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REVUE
DES
DEUX MONDES
I.XXXIP A.N.XEE. — SIXIEME PERIODE
TOME X. — 1" JUILLET 1912.
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXII» ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME DIXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1912
(oio^?3
LE MAITRE DES FOULES
(1)
TROISIEME PARTIE (2)
Vil
Le soleil de janvier rayonnait dans la salle à manger de
M™® Grandier : les convives habituels du dimanche riaient d'aise
à son éclat.
— J'ai toujours dit, s'écria M""^ Grandier, que l'hiver finis-
sait avec le mois de janvier.. Et moi, l'hiver, quand il arrive,
il m'apporte dix ans ; quand il s'èn-^va,- il me les reprend !
— Et même un peu plus, dit Lagrolier galamment.
Elle le remercia d'un sourire qui fit jouer la belle lumière
dans l'émail éblouissant de ses dents. Elle était jeune, en efîet,
prodigieusement. Face aux fenêtres, elle n'avait, ce matin, rien
à redouter du soleil, ni pour son teint lisse comme celui de
Germaine, ni pour ses yeux où pétillait une flamme dorée, ni
même pour sa bouche, affaissée à certaines heures, et que le
menton spirituel relevait, en ce moment, frémissante de la joie
de vivre. Chacun, à part soi, admira la jeunesse de cette femme
([ui avait accompli, on le savait, sa quarante-sixième année. Elle
sentit cette admiration, et elle en eut un plaisir qui se répandit
aussitôt en un flot de gaité bruyante. Elle avait toujours aimé
le bruit, le choc des voix hautes et des rires. En face d'elle,
Vambard, disposant au besoin d'un fausset qui dominait les plus
grands tapages, lui fit écho. Le peintre Marcieu, au bout de la
(1) Copyright by Calmann-Lévy, 1912.
(2) Voyez la Revue des 1" et 15 juin 1912.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
table, lançait, d'une basse retentissante, des bourdes énormes.
Et il y avait encore, pour parfaire l'ensemble, Jacqueline Vam-
bard, soprano aigu, M™^ Chavige, contralto cuivré, André Talban,
reporter à monocle et faux-col excessif, baryton sonore. Les
autres convives, moins doués, n'auraient pu se faire entendre :
ils ne l'essayaient pas. Les uns, comme le ménage Bienassis,
mangeaient avec soin en ayant l'air d'écouter. M'"** Derwein
causait avec Chautin ; Germaine, silencieuse aux côtés de Jozan,
regardait et songeait.
Au premier moment, le cri de jeunesse de sa mère l'avait
touchée ; mais la fringale de plaisir qui s'y découvrait, la choqua,
tout de suite après, comme fille de cette mère qui oubliait son
âge, l'agaça, comme femme très jeune auprès d'une autre déjà
mure. De telles disparates, entre l'âge d'une personne et les goûts
qu'elle affecte, sont particulièrement irritantes pour les êtres
jeunes. Il n'importait à Germaine que M"'*' Grandier eût gardé
un visage presque intact, une taille charmante : elle se re'pétait
ironiquement : « Elle ne pense qu'à s'amuser et c'est une vieille
dame ! » Ce contraste la peinait comme un mensonge qui ne
pouvait duper personne. Au surplus, qu'étaient-ils donc tous
ces gens réunis à la table de M™^ Grandier? Seuls, M™^ Derwein
et Chautin, résignés à vieillir, avaient modifié leurs allures,
assagi leurs propos. Mais Marcieu, plus rouge et plus lourd,
répétait les mêmes farces, dont il restait convenu qu'elles étaient
irrésistibles. Lagrolier ramenait la même mèche, réduite par
le temps, et, l'œil égrillard, jouait sans trêve, sur tout ce que
disaient les femmes, aux sous-entendus. Le musicien Chavige,
toujours fatal et beau, dissimulait dans ses cheveux noirs des
fils d'argent, et n'ouvrait la bouche que pour faire allusion à
<( deux actes » qu'il avait à l'Opéra-Comique, — les mêmes deux
actes dont il parlait,- de la même manière, depuis quinze ans : la
beauté de ses yeux lui avait valu d'être épousé par l'opulente
veuve, au contralto cuivré, près de qui il attendait confortable-
ment le succès dû à son génie. Bienassis, le sculpteur, épousé,
lui aussi, par une très jeune fille, poétesse et romancière, pleine
de confiance en sa gloire à venir, gardait les mêmes tics et re-
commençait les mêmes œuvres, allégories d'une littérature gran-
diose et d'une exécution incompréhensible... Tous, ce vieux ga-
lantin de Lagrolier, ce trio d'artistes ratés, à quel poi»t ils étaient
à côté du juste et du vrai, Germaine le sentait avec la plus aftli-
LE MAITRE DES FOULES. ^ï
géante vivacité. Et, comme à plaisir, M'"*^ Grandier appuyait sur
cette dissonance par la taquinerie, l'encouragement, l'éloge qui
accusaient en chacun le personnage de leur commune convention.
— Pauvre femme ! Encore une de vos victimes, Lagrolier.
Aucune ne vous résiste !
— Cette machine de l'Opéra-Gomique ! Une horreur. Quand
on pense qu'ils ont les deux actes de Chavige !
— Marcieu ! j'ai rêvé de votre bonne femme en rouge...
Jamais vous n'avez rien fait de si rendu...
— Vous n'avez pas vu le groupe de Bienassis ? Il faut voir
ça... Un Rodin, seulement plus poussé...
Et elle était convaincue et ils ne l'étaient pas moins. Dans
le bruit des voix, parmi les gestes de gourmandise, la comédie
continuait, la même depuis tant de dimanches.
Ce dimanche de janvier, Germaine considérait avec une mal-
veillance aiguisée le divertissement de ces fantoches : elle oppo-
sait, en ce moment, à ce vain tapage, à ce jeu ridicule, à tout
ce faux, un esprit cruellement lucide, une âme singulièrement
avide de sincérité.
Ses mains très blanches, chargées de bagues, se posaient sur
la nappe, comme inertes sous les feux qui jaillissaient des
pierres. Son corps souple, tour à tour, se cambrait et s'abandon-
nait, moulé dans une robe étroite, d'une élégance hardie et
apprêtée. L'arrangement de ses cheveux noirs^ roulés autour du
front, faisait plus délicate la finesse de sa peau vers les tempes,
plus savoureux le lobe charnu de ses oreilles et donnait à tout
son visage une étrange langueur. Ainsi transformée, sa beauté
exhalait, suivant son vœu d'autrefois, un charme pareil à ces
parfums qui troublent, comme si on y recueillait l'odeur d'une
tleur rare et d'une chair de femme. Cependant, les yeux, dans
cette créature nouvelle, gardaient un regard trop sérieux, avec
un peu de sèche assurance ; et il y passait parfois une buée de
lassitude ou des lueurs inquiètes et sombres.
Une vocifération plus aiguë déchira les oreilles de Germaine.
Vambard criait à tue-tête, s'adressant à Marcieu :
— Les affaires! Vous ne savez pas ce que c'est que les
affaires! On ne cesse pas d'y penser : on y pense partout. Je
quitte mon bureau : elles me poursuivent dans la rue, dans le
monde, chez moi, et la nuit, je n'en dors pas...
Il avait poussé tout l'effort de sa voix; mais comme on
s REVUE DES DEUX MONDES.
s'était tu par déférence, cette clameur glapissante fut pénible et
ridicule. Lagrolier, sans tarder, risquait une plaisanterie, à
l'adresse de Germaine, sur ce que son mari dormait si mal, et
Vambard avait un sourire avantageux ; mais Germaine ne
riait pas :
— De grâce, dit-elle, ne criez pas ainsi 1 Vous nous assour-
dissez !
Elle lui parlait comme à un élève indocile, la bouche pincée;
un instant, il fit la mine piteuse d'un petit garçon grondé;
puis, il sourit avec gentillesse pour l'apaiser, et comme la con-
versation reprenait à l'autre bout de la table, il détourna la tête.
La bouche de Germaine restait pincée, et son regard dévisa-
geait sans indulgence la belle barbe, l'air trop satisfait de son
époux. En lui, plus qu'en tous les autres, le trompe-l'œil l'irri-
tait. Pourquoi cette maladresse de toujours parler affaires,
depuis qu'il était devenu si riche .!^ Par un amour-propre hérité
de sa lignée bourgeoise, il prétendait qu'on attribuât cette for-
tune au développement de sa maison de commerce : « lainages
en tous genres. » Encore ne fallait-il pas abuser des bonnes
volontés. Chacun, en somme, soupçonnait que la spéculation
seule l'avait enrichi, et chacun pouvait savoir que les après-midi
de cet homme, si absorbé par les affaires, se passaient à suivre
les ventes : il achetait, constamment, pour son hôtel, des tapis-
series, des meubles rares et des tableaux. Une autre vanité,
celle du spéculateur brusquernent enrichi, le poussait k jouir et
faire montre de sa richesse.
Cet amour-propre, cette vanité, le regard impitoyable de
Germaine en percevait la force qui transformait, pour le public,
les actes et jusqu'à la personne de Vambard. Il était l'homme
d'un emploi depuis longtemps choisi, l'homme de toutes les
générosités, celles du tempérament, de l'intelligence et du
cœur, contenues par le bon sens, balancées par une gaité nar-
quoise. Il jouait bien ce rôle, servi par les dons physiques, qui
le lui avaient assigné : sa haute taille, sa belle barbe, son visage
avenant et facilement rieur. Mais, après une année de vie com-
mune, Germaine découvrait l'être véritable ; c'était un mélange
singulier, qui, tour à tour, ressemblait au personnage et en don-
nait exactement l'envers. Certes, quand il proférait des phrases
solennelles, Vambard ne jouait pas : car il goûtait le plaisir
d'exprimer des sentimens vastes et définitifs. Sans doute, aussi,
LE MAITRE DES FOULES.
sachant s'imposer les sacrifices nécessaires, il avait fixé large-
ment la pension de M"'*' (iirandier, dont il ne laissa personne
ignorer le chiiïre ; et il dépensait sans compter pour le décor de
son hôtel. Mais, au rebours de ce que chacun pouvait croire, la
loi qui dominait ses actes était la plus stricte économie de son
argent, de ses peines et de sa santé. Hormis pour les toilettes et
le luxe extérieur, qu'il payait lui-même, il mesurait comme sou
à sou les ressources de Germaine et de sa fille, qui en étaient
réduites, les fins de mois, à ne pouvoir entrer dans une maison
de thé. Il ne soulfruit pas que personne dérangeât le rythme
agréable de ses journées. Enfin, de nature paisible et plutôt froide,
soucieux de s'assurer une longue vieillesse, il n'avait témoigné,
dès les premiers temps du mariage, à sa jeune femme, qu'un
amour prudemment mesuré. L'ignorance de (iermaine s'était
accommodée de cet état. Toutefois, déçue, puis inquiète et
presque hostile, elle y trouva la plus fâcheuse lucidité, touchant
les défauts de Vambard. Elle constata aussi que les jugemens
de son mari s'inspiraient de ce qu'on aurait pu dénommer
l'incapacité d'admirer : il gouaillait le plus souvent, faute de
comprendre.
A ce degré de clairvoyance, Germaine éprouva un malaise et
même une amertume qui lui firent méconnaître, par un retour
injuste, les mérites réels de Vambard. Ainsi, elle n'appréciait
pas, comme il eût convenu, son humeur facile, produit d'une
admirable indifférence et d'une hygiène rigoureuse. Ignorant
de lui impatiences, aigreurs, silences moroses, elle ne lui en
savait aucun gré. Elle ne jouissait pas non plus d'être libre, d'une
liberté que n'effleurait aucune question jalouse. Le luxe, enfin,
jadis tant désiré, elle en arrivait à ne plus l'aimer; trop souvent,
par plaisanterie, Vambard avait rappelé qu'il était riche et qu'elle
était pauvre. Encore ne se doutait-elle pas que, sur le même
ton, il déclarait entre hommes: <( Oh! moi, je suis tranquille,
ma femme est prévenue. Si elle me trompe, je divorce! et
comme c'est moi qui ai l'argent!... »
De nouveau, la voix de Vambard résonnait seule, clairon^
nante, amène.
— Je trouve très bien qu'un pays comme le nôtre se montre
plein d'égards pour ses artistes et ses savans qui lui font honneur
aux yeux de l'étranger... Je trouve cela très bien. Mais, — et sa
tête se redressa, l'œil sévère, la bouche attristée, — je ne peux
10 REVUE DES DEUX MONDES.
pas me (lisponsor de blâmer, non, je n'hesitc pas h blâmer la
France du traitement qu'elle fait à ses commerçans. F^es aris
embellissent la vie : mais on ne vit que par le négore et les
afîaires. C'est nous tous qui nourrissons le pays. Certes, nous ne
demandons rien : on pourrait nous donner quelque chose. Et
par exemple, n'est-il pas absurde que les commerçans n'aient
pas leur place dans les conseils du gouvernement? N'esl-il pas
honteux de voir le moindre rond-de-cuir décoré après vingt ans
de bureau, tandis qu'il faut à un commerçant des chances
extraordinaires pour attraper le ruban .!^... Enfin, voyons. î^ Il faut
être raisonnable dans la vie. iVIoi, j'aime les choses raisonnables,
c'est-à-dire celles qui satisfont la raison... Eh bien! en vérité,
cela n'est pas raisonnable!...
Il développa son idée, ce qui consistait à rei)rendre ses
phrases, une par une, complaisamment. Les autres convives en
éprouvaient un ennui que le prestige de tant d'argent leur faisait
accepter. Toutefois, quand il voulut bien s'arrêter, les conversa-
tions s'engagèrent en hâte, comme si chacun y eût cherché un
soulagement. Germaine n'avait pas écouté : <'W(\ jouissait d'une
pronij)tc facilité d'inîittenlion, chaque fois que Vambard épandait
abondamment des idées qu'elle connaissait trop bien. A sa droite,
Jozan, silencieux depuis le commencement du déjeuner, essaya
de l'éveiller.
— II y a, des choses nouvelles, au Chàtelet. Irez- vous. î^
Elle s'était décoiivert, depuis la rentrée, une passion musi-
cale, où sa nervosité se plaisait, en s'excitant un peu plus.
— Naturellement, fit-elle
— On m'a dit du bien de cette })ièce symphoni(iue...
De l'autre côté de Germaine, Chautin disait à M'"" Derwein :
— Oui, un plus grand succès qu'en novembre, et qui fait de
lui quelque chose de plus qu'un grand orateur...
— Oh! je suis désolée de ne pas l'avoir entendu! J'ai eu
tant de regret, en novembre, à Leysin, cpiand j'ai lu son premier
discours qui était si beau... Je ne suis rentrée qu'avant-hier. Je
ne savais pas qu'il parlerait. J'ai bien vu ce matin qu'il avait
encore mieux réussi cette seconde fois... Racontez-moi...
— Vous raconter.... fit Chautin. Ce fut ce qu'on appelle une
belle séance, toute la Chambre suspendue à cette parole qui la
charme, l'émeut, ta domine. La première fois qu'il parla, je
n'avais pas vu, depuis... depuis Gambetta, une assemblée si
LE MAITRE DES FOULES. 1 I
emballée... Et son discours, comme vous dites, était un beau
discours. Cependant, celui d'hier l'a surpassé. Hier, pour un
socialiste, l'épreuve semblait terrible... Songez donc! Le patrio-
tisme! Le désarmement! Eh bien, ce diable d'homme a parlé,
sans que les unifiés qui le surveillent aient rien à redire, non
seulement le langage le plus noble et le plus sage, mais le plus
ardemment patriotique et même militariste...
— Je crois bien... ce passage sur l'Aisace-Lorraine, ley
peuples doivent choisir leur patrie, et... Comment donc.^... l'éter-
nelle protestation de ceux qui représentent et revendiquent, dès
qu'ils naissent, un droit qui ne périra jamais... J'en ai pleuré...
— Remarquez qu'il donnait ainsi, à son sentiment de frater-
nité pour les Alsaciens-Loi rains, une raison démocratique : le
droit des peuples de disposer d'eux. De même, il proclamait la
nécessité de la paix; mais il montrait la guerre toujours pos-
sible, dans une Europe divisée par des intérêts contraires; et
pour cette éventualité toujours possible, il disait d'abord que le
devoir militaire, héritage de la Révolution, est la sauvegarde de
nos libertés; ensuite, que la reprise de nos provinces est l'enjeu
auquel nous devons toujours penser... C'est bien, ça...
Germaine se penchait vers M"'^ Derwein :
— De quiP... commença-t-elle, curieuse.
M'"^ Derwein, qui ne l'avait pas revue depuis de longs mois,
eut un sourire d'embarras et d'ironie légère. Mais Chautin avait
été entendu : la même curiosité tournait vers lui tous les regards,^
et ce fut le reporter qui, rajustant son monocle, déclara :
— Vous ])arlez deMauès, n'est-ce pas.^ monsieur Chautin.^ Un
type épatant... Hier soir, après la séance, mon directeur, le père
Aviros, qui ne s'emballe pas, nous a dit : <( Mes enfans! ce
garçon-là fera ce qui lui plaira, et il sera ce qu'il voudra! »
Cette prophétie fut aussitôt commentée vivement. M"'^ Derv^ein
«lit entre haut et bas, à Germaine, avec le même sourire : '
— Notre Manès!... Vous l'avez revu.i^
— Mais non ! fit M""' Grandier.Il se cache. Je le regrette dou-
blement. C'était un charmant garçon, n'est-ce pas, Germaine?
— Oui, fit Germaine tran([uillement. l\ a du talent.
— Du talent! dit Chautin en riant. Et même de la facilité!
— Mais, reprit Germaine, où veut-il, où peut-il en venir.^^ •
— Attendez! répondit Chautin.
De nouveau, les convives faisaient silence pour l'écouter.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
— H y a beaucoup de vrai dans les paroles d'Aviros, quoique,
il la Chambre... Mais l'explication m'entraînerait trop loin... Ce
«pii est sur comme, je le disais à M'"^' Derwein, c'est qu'avec ce
nouveau discoui's, Manès a gravi un deuxième échelon plus
raide, à mon sens, que le premier... Ce gaillard-là, en novembre,
se révélait grand orateur, et donnait au ministère un coup for-
midabh;... lin antr(! aurait redoublé, renversé les ministres...
Lui, |»as si hèle! Il n'en aurait pas prolité. Il avait à s'affermir
lui-même, h [irendn! de l'autorité. Il s'y est ap[)liqué : il a su
l'aii'e acce])ter son succès... A la Chambre, il faut tout se faire
pardonner, le talent plus que tout le reste... Il avait ainsi montré
le sang-froid et l'habileté d'un vieux parlementaire... Et puis,
hier, il est remonté à la tribune, et il a parlé en homme d'Etat.
Là est l(! progrès. Désoiinais, cpjoi qu'il arrive, on devra compter
avec lui, (it...
Varnbard écoulait, recueilli dans une attitu<l<; maussade :
— Tout c(! (|ue vous voudrez! proféra-t-il. Du talent! du
g(''ni(î ! Mais cet homme est un socialiste, donc l'ennemi du capi-
tal et d(! la ])ro|Hi('t<!. Vous ne me ferez pas croire qu'il y ait à
la Chambre une majorité assez déraisonnable pour soutenir
M. Manès!
— A ht Chambre, y' ihî sais pas, fit Chautin : c'est un milieu
si bizarre; mais j<! vois bi(;n que, dans le pays, il s'est déjà fait
une ])opularité... Et prenez garde, mon cher monsieur Varnbard,
avant peu, nous pourrions bien recourir à lui, vous le premier.
— Moi! j)rotesta Vambard, la main sur la poitrine. En
Vf'rilé, monsieur Chautin!...
- Oui, vous, et vous aui-ez raison. 11 est capable de vous
<(tiM|)i-eiidre : il comprend tout. Quant au socialisme, h; mot
est si vaste, si vague! Qui donc s'en elVraye aujourd'hui»'
— Son ! insista Vambard, entre l'homme que je suis et...
M"" (irandier repoussa vivement sa chaise et se leva :
— liah! dit-elle. Il faut se faire des amis pour le grand soir.
Dans le salon, Vambard, tenace, prit à part Chautin, pour le
convaincre : on entendit sa voix (jui faisait éclater des mots :
— ... I*as intransigeant... Pas un do ces hommes qui...
JacqueliiM» Vambard servait le café, escortée de Talban qui
|iorlail le suci'ier et lui murmurait des g;dant(n'ies. VA\v riait
1res haut : elle s'amusait de hii et de et; (ju'ij ne ressemblait pas
à ses danseurs, comme pouvait faire jadis une petite j^rincesse
LE MAITRE DES FOLLES. 13
(l'un aventurier. Lagrolier disait avec recueillement et ferveur :
— Cette salade est le résultat de longues réflexions. La
pomme de terre, le chou-tleur, le céleri, la tomate, les truites,
sont dosés méticuleusement : chacun et ctiacune doivent faire
sentir leur saveur à travers la mayonnaise qui les fond ensemble ;
la merveille, c'est la noix, qui est onctueuse, et qui adoucit, sans
le détruire, le goût du poivre et de la moutarde...
— C'est beau, un gourmand comme Lagrolier, fit Marcieu.
— La gourmandise est un vice assez agréable, avoua le com-
merçant.
— Et qui n'empêche pas les autres, hein.^ ajouta Marcieu
en le bourrant amicalement.
M""= Derwein avait attiré Germaine sur un canapé qui,
comme tout le mobilier, appartenait h la mode de 1883.
— Il faut venir me voir sans tarder, que nous causions
comme autrefois. Voilà tant de mois que ces maudits médecins
me promènent, de Cannes à Leysin, de Vevey à Biarritz. Il me
semble que je ne vous ai pas vue depuis votre mariage...
Germaine l'interrogea sur sa santé :
— Oh! fit doucement M">^ Derwein. J'obéis aux médecins,
mais nous ne croyons plus à rien, ni eux, ni moi.
Les mille petites rides, dont la soufirance avait appliqué le
réseau sur son visage, parurent se marquer tout à coup, et
(jiermaine, avec un serrement de cœur, observa que ses yeux
t'taient plus ternes, comme si la lumière d'autrefois eût peu à
peu faibli. M'"^ Derwein s'abandonnait à cette pitié, et la résigna-
tion de son sourire semblait dire : <( N'est-ce pas.^> »
— Parlons de vous, fit-elle. J'ai su le grand événement.
Vous voilà donc richissime! C'est vous qui avez porté bonheur
à Vambard, évidemment! Maintenant, vous êtes comblée. Il
ne manque plus que le bébé; mais il n'y a pas de temps
perdu.
Elle regardait Germaine avec une sympathie qui s'olîrait
alîectueusement, pour que la jeune femme, à son gré, y mirât
les dehors éclatans de sa vie nouvelle ou, comme jadis, y décou-
vrit, à demi conscientes, les pensées et les aspirations secrètes.
Un moment, Germaine hésita : son orgueil hésitait en elle, car
il se glorifiait, devant l'amie des mauvais jours, d'une ascension
si magnifique et prompte. Mais le besoin de vérité, le même
que pendant le déjeuner, eut aussitôt raison de ce mouvement;
.14 REVUE DES DEUX MONDES.
et, entraillée au contact de M'"« Derwein par l'habitude des
anciennes confidences, elle murmura soudain :
— J'ai donc l'air d'une femme heureuse?
Et elle ajouta aussitôt :
— Hier, ce fut une assez bonne soirée, chez les Barneuf^
vous savez, des (irands Magasins. Quand nous sommes arrivés,
la petite Goldstein faisait la gentille, très fière d'un collier de
perles qu'elle mettait pour la première fois. J'ai reconnu qu'il
était moins beau que le mien, et je suis allée m'asseoir près
d'elle. D'abord, elle a été toute en sourires; mais ses regards
sont tombés sur mon collier. Elle a comparé ses perles et les
miennes, elle a vu que les miennes étaient plus belles. Alors, sa
bouche s'est mise à trembler ; j'ai cru qu'elle allait pleurer. Elle
a voulu s'éloigner de moi, c'est-à-dire de mon collier. Mais
comme elle avait été très méchante, d'autres fois, je me suis
montrée d'autant plus aimable : je ne l'ai pas quittée... Une
assez bonne soirée. Je regrette seulement que cela ne soit pas
arrivé à elle plutôt qu'à moi. Elle s'en serait amusée plus que
moi et plus longtemps, au moins trois jours...
Germaine souriait d'un sourire singulier, qui retroussait
.ses lèvres un peu fortes, ses yeu^ restant sérieux et presque
graves. M"'° Derwein lui prit les maijis :
— Mais, vous, vous n'avez pas que ça.^..
Les sourcils de Germaine, longs et soyeux, se relevèrent sur
le front blanc : elle paraissait surprise :
^^ V^ambard.^ dit M'"° Derwein.
— Mon mari ? fit Germaine. Son regard chercha la haute
taille de Vambard qui, maintenant, écoutait Chautin avec atten-
tion ; ce regard fut bref et dur, puis se voila de tristesse.
î\[mc Derwein, d'après sa propre expérience, imagina aussitôt
la [)énible déconvenue que subissent tant de jeunes femmes, dé-
licates ou lentes à s'émouvoir, par l'effet des ardeurs exces-
sives d'un mari. Elle interrogeait discrètement Germaine et
s'efforçait d'excuser Vambard. Toutefois, aux réponses ingénues
de son amie, elle s'aperçut de son erreur : il était évident d'ail-
leurs que Germaine ne songeait pas à se plaindre. M'"^ Derwein
se serait gardée de la troubler en laissant voir son étonnement;
mais, troublée elle-même, elle ne put s'empêcher de dire :
— ^ Vous aviez l'air si amoureux tous les deux pendant vos
fiançailles !
LE MAITRE DES FOULES. 15
— Vraiment! fit Germaine.
Elle eut un rire à demi ironique, et elle ajouta :
— Je ne crois pas qu'il ait jamais été amoureux de moi. Et
vous vous demandez, sans doute, pourquoi il m'a épousée. Je me
le suis demandé aussi : j'ai fini par comprendre... Je lui étais
commode, voilà tout, pour tenir sa maison, pour conduire
Jacqueline dans le monde, pour veiller jusqu'à une heure ou
deux, tandis qu'il se couche et dort. En retour, il m'assurait une
situation honorée, large et confortable : et pour une fille comme
moi, sans fortune, lasse de son métier d'institutrice, de son
indépendance, de sa gloire de pédante, aspirant à l'existence
régulière et paisible des épouses bourgeoises, certes, la chance
était rare... Il n'est que de s'entendre; de part et d'autre, en
somme, n'est-ce pas un marché avantageux?
Elle affectait la simplicité intelligente et calme. Mais, à des
frémissemens de sa voix. M'"'' Derwein reconnut la souffrance
d'une déception; et cette souffrance s'exprimait trop bien dans
le mot de « marché » qui définissait à présent le beau mariage
d'amour. M'"*' Derwein se hâta de répondre :
— Vous voulez dire que le marché, si marché il y a, est
avantageux pour lui. Un homme de quarante-huit ans, qui
épouse une fille de vingt-quatre, est toujours le plus favo-
risé, fùt-il immensément riche!... Qu'apporte-t-il, lui.!^ son
argent? Qu'est-ce que cela au prix de la jeunesse qu'elle lui
donne?
La chaleur de M"'° Derwein fit briller aux yeux de Germaine
un éclair de plaisir. Depuis trop longtemps, elle subissait l'opi-
nion de Vambard : « Quand une fille pauvre épouse un homme
riche, même vieux, même affreux, c'est elle qui fait le beau
mariage. » Et elle avait fini par admettre que tel était le juge-
ment du monde entier : elle ne savait trop d'ailleurs, mainte-
nant que les illusions .de ses fiançailles avaient disparu, si le
monde ne jugeait pas exactement. Pour la première fois, elle
entendait une protestation vigoureuse : elle la recueillit avec
avidité. M"'^ Derwein, qui s'en aperçut, insista comme pour la
convaincre d'une erreur qu'elle eût été seule à commettre.
— ... Et puis, il n'y a pas que votre jeunesse : vous êtes
simplement ravissante, ma petite.
Ce furent des complimens ingénieux dont Germaine accepta
la caresse, le regard déjà tout éclairci.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'ai admiré cette robe, tout le temps du déjeuner, ajouta
]\jme Derwein. Qui vous l'a faite?
Elles échangèrent des appréciations sur les mérites de
quelques couturiers. Le visage de Germaine exprimait une viva-
cité presque enfantine, curieuse, satisfaite. M™^ Derwein se rap-
pela qu'il avait autrefois, pour le même objet, une expression
pareille : la jeune femme, quoi qu'elle en eût, restait sensible au
plaisir de l'élégance : « C'est quelque chose, se dit M"^^ Derwein.
C'est assez peu de chose pour une nature comme la sienne.
Pauvre petite! Et que faire.^ » Elle voulait pousser plus loin sa
recherche : elle prit un détour.
— Cette enfant, Jacqueline, elle a l'air gentille...
— Très gentille, répondit Germaine d'un ton calme qu'elle
n'aurait pas eu, une demi-heure plus tôt. Une bonne petite cama-
rade, volontaire, naturellement... Comment ne le serait-elle pas
avec cette fortune.»^... et consciente d'être, de par sa dot, une
demoiselle noble des temps présens... Mais une tête froide qui
raisonne et qui juge... Je crois bien que j'ai sa confiance et qu elle
me rapporte toutes ses histoires de flirts... Nous vivons très bien
ensemble, à condition que je la gêne le moins possible.
— Et alors, tous les trois, quelle vie menez-vous .►*
— Quelle \ïe? Eh bien, ce qu'il faut appeler, faute de mieux,
la vie ploutocratiquc... des rites très rigoureux qui règlent toute
ma conduite, seule, avec Jacqueline, avec son père : visites,
thés, essayages, dîners, théâtres... Une représentation perpétuelle
où on ne choisit pas ceux qui jouent avec vous... Sont-ils ou
non de la ploutocratie!» Tout est là... Un joli mot de M""' Arles
qui en est, elle, après un dîner qu'elle avait donné : u Ça marche
toujours très bien chez moi, parce que je n'invite jamais que des
gens qui n'ont pas, entre eux, plus de quarante mille francs do
rente de différence... » Non, on ne choisit pas. Et il s'agit de
s'étonner, les unes les autres, par des chqses chères, non pas de
s'amuser. Alors, dame ! ça n'est pas toujours amusant, en effet.
— Mais chez vous.*^
— Chez moi comme chez les autres... J'ai mes matinées,
heureusement, quelquefois, et puis les concerts... Tout de même,
|e ne peux m'empêcher de penser qu'avec tant d'argent il y aurait
autre chose à faire. Ne trouvez-vous pas.^
— Bien sur! Avec de l'argent, on fait ce qu'on veut. Pour-
quoi n'attirez-vous pas des artistes, des écrivains.^...
LE MAITRE DES FOULES. iT
— Un salon? dit Germaine en riant, comme ici?
— Heu! fit M™^ Derwein, oui... un peu différent.
— Moins toc, n'est-ce pas? Ah! si maman nous entendait!...
Mais non : le goût de mon mari ne le porte pas vers ce monde-là,
et moi, je l'ai trop vu, en petit, si vous voulez, en caricature
même; cela me suffit, avec les déjeuners du dimanche, pour le
reste de mes jours... Non : je voudrais... Au fait, je ne sais pas
ce que je voudrais... Je suis comme les gens qui s'ennuient et
qui partent au loin pour se distraire : il leur arrive de s'aperce-
voir qu'ils ont emporté avec eux leur ennui.
Cette fois, les yeux de Germaine s'étaient assombris d'un vrai
chagrin. M'"^ Derwein, émue de cette peine, prit la voix gron-
deuse et tendre qu'elle avait jadis pour apaiser la petite fille :
— En vérité, j'ai bonne envie de dire à Vambard qu'il vou»
batte un peu, pour vous remettre. C'est cela qui vous manque,,
un petit désagrément, un léger souci!...
— Il me semble que si j'avais des enfans! fit Germaine.
— Après dix-huit mois de mariage, il ne faut pas désespérer.
Et puis, vous avez raison, il faut que vous cherchiez quelque
chose. Dans ce que vous appelez la ploutocratie, vous êtes une
femme qui pense, qui sent, qui a de l'énergie; et vous souffrez de
ne pas trouver l'emploi de ces belles qualités. Il y en a d'autres
pareilles à vous. Que font-elles? Elles écrivent...
— J'ai essayé... N'en parlons pas... Le résultat a été préten-
tieux, pénible... misérable.
— Soit... La charité, les œuvres?
— Déplorable!... Je donne de l'argent; je ne me donne
pas moi-même; je ne sais pas, je ne peux pas me dévouer; je
manque de générosité sans doute, et surtout de persévérance...
— Ah! tant pis! Nous voilà un peu resserrées... Il est vrai
que toutes vos qualités font de vous une ambitieuse... Attendez
donc!.. Votre mari ! Il a ses ambitions aussi, cet homme... Pen-
dant le déjeuner, j'ai été frappée de ce qu'il disait, à propos des
grands commerçans, vous savez... ils nourrissent la France et
on ne fait rien pour eux... Il pensait à lui-même, visiblement...
— Oui, je crois qu'il a envie d'être décoré.
— Allons! ne riez pas tout de suite... Ce n'est pas si facile,
sans doute, puisqu'il se plaint... Mais il y a mieux, voyez-
vous... vous ne le jugez pas bête, n'est-ce pas?
— Non certes... Il a une intelligence qui traîne, le plus sou-
tome X. — 1912. 2
18 BEVUE DES DEUX MONDES.
vent terre à terre, mais qui s'accompagne d'une certaine finesse.
— Pourquoi donc, alors, ne se dirait-il pas, comme vous,
qu'avec tout cet argent il peut tenir un rôle.'^...
■ — Quel rôle.»^ Il a voulu entrer dans des conseils de sociétés.
Mais c'est un milieu très fermé. Il n'a pas réussi. Le Tribunal
de commerce, c'est une grosse besogne, et il n'aime pas à se
donner du mal...
— Oh! je ne parle pas de tout cela. C'est bon pour les gens...
pour la moyenne... on avance là dedans comme dans un bureau...
on est classé... Lui, est un peu à part, n'est-ce pas? Et ce qu'il
Veut, il l'a dit, je crois bien, — c'est une place dans les conseils
du gouvernement, de la politique enfin!
■ — Eh! mon Dieu, dit Germaine en riant de nouveau. Que
ferait-il à la Chambre.!^ Il est bavard, mais il parle mal. Il n'a
pas besoin de ce ridicule!...
— Le Sénat .^ fit M"'^ Derwein. Hé! hé! Sénateur, cela fait
encore bien... Qu'en dites-vous, Ghautin.!^ ajouta-t-elle pour le
vieux journaliste qui s'était rapproché, tandis que Vambard
discourait avec Marcieu et Bienassis sur ses derniers achats :
— Quelle est la matière.!^ fit Ghautin en s'asseyant.
— Je disais à cette petite femme qu'elle devrait trouver à son
époux le siège de sénateur qu'il a l'air de désirer...
Ghautin, de son geste habituel, rajusta ses lunettes. Ses yeux
luisaient de malice et d'importance derrière les verres. Sa voix
toulousaine prononça en chantant :
— Sans doute, ma chère madame Derwein, l'idée est bonne...
Mais, si vous permettez, celle du vieux Ghautin est meilleure
encore... Sénateur, oui, un peu mieux que député, qui est moins
que rien... Je vois une plus belle place pour M. Vambard, au-
dessus des députés, des sénateurs, des ministres même, la place
de celui qui les fait tous... vous m'entendez bien, qui les fait...
parce que tous, parlementaires et gouvernement, ont besoin de
lui, et ne peuvent rien sans lui...
F^es deux femmes le considéraient avec surprise. Il se frotta
les mains, et frappa du bout du doigt son crâne luisant :
— Une belle combinaison, allez, celle du père Ghautin, le
fruit de quarante ans de vie parlementaire, de réflexion, d'ex-
périence...
— Je ne comprends rien du tout, déclara M'"® Derwein.
— Ghut! fit Ghautin. Tant que ce ne sera pas fait, il ne faut
LE MAITRE DES FOULES. 19
rien dire... Sachez seulement que mon homme groupera autour
(le lui une vaste organisation de commerçans, de capitalistes, et
qu'il apportera, d'un seul coup, au Gouvernement ce... ce...
cette... cette force qu'on est obligé de chercher par petites par-
celles, de tous les côtés... Pour les élections, tenez, au lieu de
-se faire aider par Pierre , Paul, Jacques, on s'adressera à mon
homme seul, lui et son groupe. Ce sera ainsi comme un de ces
grands clubs des Etats-Unis qui se chargent, à eux seuls^ de sou-
tenir le gouvernement dans une campagne... En retour, inutile
de vous dire que le gouvernement n'a rien à leur refuser.
M'"® Derwein se taisait, un peu déçue par ces paroles vagues,
redoutant le mirage de l'imagination toulousaine, mais soucieuse
aussi de ne pas détourner (lermaino d'une combinaison qui,
après tout, chimérique ou non, l'occuperait. Or, ce fut à ce
mirage même, à ces mots pétris par l'accent du Méridional
comme dans une pâte neuve et brillante, à ses gestes, à sa
conviction, que Germaine se prit. Elle suivit, évidemment inté-
ressée, les phrases chatoyantes où Ghautin, en habile parlemen-
taire, faisait jouer toutes les facettes de son idée.
^— Ah! si vous vouliez nous aider! ajouta-t-il. Voilà, madame,
voilà ce qu'il faudrait ! Une femme intelligente comme vous,
songez donc! D'abord, vous décideriez M. Vambard. J'ai bien vu
qu'il était tenté : je le convaincrai peut-être, avec du temps...
Vous, il vous suffirait d'un sourire gracieux, comme celui-ci...
Germaine avait souri, en clTet, et c'était encore le mirage qui
opérait en elle.
— ... Et puis, quand notre alîaire sera montée, four la
mettre en train, pour la faire marcher, c'est là que vous serez
indispensable... Le vieux Ghautin se charge du gros ouvrage.
M. Vambard, avec son prestige et son habitude de commander,
est le président rêvé. Mais il Y a mieux que M. Vambard et que
moi, surtout... Un dîner chez une jolie femme, un mot dit par
elle, voilà qui vous prend un homme...
Gette fois, les deux femmes eurent ensemble le regard d'as-
sentiment que l'on doit aux vérités absolues.
— Eh bien! mais, ma petite ? interrogea M'"'' Derwein.
— Si M. Vambard est bien disposé, si je peux être utile...
— Je n'en demande pas davantage, s'écria Ghautin. Je lui en
ai dit assez pour l'intéresser... Il faut que l'idée mûrisse dans
son esprit... Elle mûrira, allez, j'en suis sûr!
20 REVUE DES DEUX MONDES,
Ces derniers mots se perdirent dans une explosion de rires
qui saluaient une histoire racontée par Vambard : enchanté de
son succès, il se balançait d'une jambe sur l'autre, et riait plus
fort que tout le monde.
jyjme Grandier coupa court en l'appelant à une table de bridge :
passionnée à ce jeu, elle aimait à y plumer son gendre en le mal-
traitant avec gentillesse. Ce fut le signal du départ pour ceux qui
ne jouaient pas. Jozan offrit à Germaine de l'accompagner au
Chàtelet. Elle accepta. Jacqueline, qu'elle comptait emmener,
refusa net, préférant flirter encore avec Talban, puis, faire un
tour au tennis, à Neuilly. Mécontente, Germaine exposa à
Vambard que la jeune fille serait mieux avec elle ; mais Vam-
bard, les cartes en mains, insouciant, optimiste, répondit :
— Bah! bah ! Si elle aime mieux rester!...
Il en était ainsi chaque fois que Germaine essayait d'exercer
.sa mission éducatrice, autrement qu'en satisfaisant aux volontés
de la jeune fille. Elle se tut, la bouche pincée ; chacune de ces
petites défaites la laissait un peu plus indifférente et comme
étrangère. Au même moment, Jacqueline, devinant la question
par la réponse de son père, murmurait à Talban :
— Oui, ma belle-maman a beau faire sa tète d'institutrice,
je ne suis plus une gosse pour être menée comme ça.
Dehors, l'air était si léger, la lumière si gaie que Germaine
voulut faire le chemin à pied, avec Jozan.
— A cinq heures, au Chàtelet, dit-elle au mécanicien.
Ils descendirent le boulevard Saint-Michel à travers une
foule flâneuse dont les voix et les rires faisaient une rumeur de
joie et de jeunesse. Les branches menues des marronniers se
déployaient en grisaille sur le ciel bleu. Brusquement, Germaine
eut la certitude de recommencer, à cette minute même, un
moment de son existence qui avait été de tous points pareil à
celui-ci : un dimanche d'hiver, les arbres noirs et gris sur le
ciel bleu, la foule rieuse ; elle, enfin, descendant aux côtés de
Jozan... Ce souvenir fut exquis et lui fit un j)eu mal, cependant.
Elle y retrouvait une étrange allégresse qui avait chanté en elle :
dans son àme, l'àme d'alors revivait, tout embaumée d'espoirs,
toute brillante de force, toute palpitante d'amour. Elle avai
aimé, ce beau dimanche, durant cette promenade sous le berceau
transparent des branches dépouillées, la lumière, les arbres, la
foule, et le groupe de jeunes hommes dont sa grâce encourageait
LE MAITRE DES FOULES. 21
l'effort, et Jozan dont elle accueillait le culte silencieux, et
Manès, le glorieux Manès, qu'elle animait dans la bataille, qui
l'emportait avec lui au triomphe. Elle avait ainsi marché,
escortée de Jozan, comme dans une fête qui était celle de ce
Paris vibrant, et celle de son àme oîi frémissait le sentiment
d'un pouvoir infini et délicieux... Elle tressaillit :
— Vous rappelez-vous.»^ disait Jozan... Un jour comme celui-
ci, nous nous en allions ensemble...
— Oui, murmura-t-elle, un jour comme celui-ci...
Elle sentit ce jour loin d'elle, perdu à jamais, tombé dans
l'abime du temps ; et la vivacité de son regret créa aussitôt en
elle l'illusion que tous les jours de ce passé avaient offert à son
àme la fête du beau dimanche. Ace moment, elle eut tout donné
pour réveiller en elle l'éclat, les chants, l'enthousiasme de
l'heureuse journée. Jozan ne pourrait-il l'y aider? Elle l'écouta...
Incapable d'exprimer une plainte, il n'avait parlé que par goût
de la souffrance : dans le rappel de ce passé, il retrouvait les
scrupules de son amitié pour Manès, ses timidités devant la
beauté de Germaine, sa crainte religieuse d'un amour qui ne
serait pas chrétien, toutes les raisons, grandes ou petites, qui
avaient retenu sur ses lèvres un aveu, alors que la jeune fille
était libre encore... Et, de ces raisons, la plus pénible peut-être,
parce qu'elle représentait un sacrifice inutile, c'était le respect
de l'union qu'il avait crue définitive entre Germaine et Manès,
c'était son effacement de disciple devant le chef, le maître... Le
mariage de (iermaine lui avait ainsi fait subir la plus doulou-
reuse déception. Il pouvait se résigner pour lui-même. Mais il
reprochait toujours à la jeune femme d'avoir dédaigné Manès :
elle, elle seule, portait le poids des erreurs où le désespoir avait
précipité cet homme. De l'élection au discours de novembre, il
fut vingt fois au moment de le lui dire. Du moins, il ne toléra
pas une parole de blâme sur leur ami d'autrefois. Il arrêta, de sa
manière sèche et péremptoire, les indignations de Vambard; et
comme elle raillait cette fidélité, il riposta : (( J'ai horreur de la
trahison. » Ce mot, son regard direct et sévère avaient laissé
Germaine étrangement gênée.
Depuis, quand Chautin lançait le nom de Manès dans les
entretiens du dimanche, elle se taisait. Elle se tut encore, lorsque
les éclatans débuts de Manès et la nouveauté de son discours lui
valurent la curiosité et la sympathie. Jozan, qui se reprenait à
2â
REVUE DES DEUX MONDES.
croire en son ami, eût voulu qu'elle parlât pour exprimer une
confiance semblable à la sienne. Mais alors, elle s'obstina, comme
par revanche, dans le silence où il l'avait contrainte. Elle glissait
seulement, parfois, la phrase pleine de doute qu'elle avait
laissée tomber, ce matin même.
Cependant, il ne .se décourageait pas; heureux de pouvoir
espérer de nouveau en Manès, il voulait que Germaine partageât
cette joie. C'est pourquoi, tandis que la jeune femme attendait
la parole émue qui ébranlerait sa propre sensibilité, il dit sim-
plement :
— Qui de nous aui'ait cru que Manès s'élèverait si vite, si haut ?
Germaine faillit répondre : « Moi! moi! je le croyais! » Elle
l'avait cru, en effet. Ce cri de sincérité vibra dans son àme, une
seconde; aussitôt l'allégresse du passé s'épanouit et chanta : le
miracle qu'elle souhaitait s'accomplit... Mais le cri s'étoulfa :
l'illusion disparut. Sous son admirable chapeau, sous le long
manteau brodé où jouait un précieux sautoir, elle redevint la
femme de M. V'ambard, millionnaire, celle qui, depuis le beau
dimanche, avait exactement jugé Manès et son avenir hasardeux;
l'opinion de Jozan, si grand cœur, mais esprit faible, ne pouvait
la troubler. Elle répondit tranquillement, sur le ton d'une
sagesse un peu méprisante :
— Sans doute il a remporté des succès. Mais pour un homme
pauvre, la carrière politique est aventureuse. S'il n'est pas réélu,
que deviendra-t-il .►* Il eût mieux fait de garder sa chaire de
professeur, avec une retraite pour ses vieux jours.
Jozan la dévisagea, chagrin et piqué. Elle tendait un peu le
cou, et son profil se dessinait purement sous l'immense chapeau,
elle semblait naturelle et paisible : elle souriait au joli soleil.
Il n'osa pas répliquer : il regretta qu'avec ce sourire, qui était
celui d'autrefois, elle eût à présent cette àme plus pesante, qui
plaisait sans doute à Vambard, et qu'il n'aimait pas.
Après l'éblouissement du grand jour et le vacarme de la rue,
la salle du Chàtelet semblait olfrir une retraite pleine d'ombre et
de silence. Germaine eut à peine le temps de gagner son fauteuil,
Jozan prenant, à côté d'elle, la place de Jacqueline. Le chef d'or-
chestre levait son bâton. Les instrumens du quatuor attaquèrent
le thème sobre et léger d'une symphonie de Mozart.
Germaine était sans doute pareille à bien des jeunes femmes,
dans cette salle, en ce qu'elle y attendait, non pas le plaisir
LE MAITRE DES FOULES. 23
musical du rythme, des timbres et de l'harmonie, mais un
frémissement et, pour ainsi dire, une confidence de sa sensi-
bilité. La musique remuait en elle, souvent, les vagues les plus
profondes, et lui apportait comme la révélation d'une créature
ignorée : alors, réelle et toutefois transformée, des rêves déli-
cieux, passionnés, étranges, l'emportaient. Mais pour que s'ac-
complit ce double miracle de la révélation et du rêve, il lui
fallait des musiques chargées d'amour, de sensualité, de déses-
poir, et même, quelquefois, l'aide d'un parfum, d'une expres-
sion de visage. C'est pourquoi, l'âme indifférente, elle écouta la
symphonie de Mozart qui ne la pouvait toucher. Ses regards se
coulaient autour d'elle, cherchaient les figures connues. Ils se
fixèrent sur une des premières baignoires, à droite. Il y avait
là deux femmes qu'elle avait rencontrées, elle ne savait plus où.
Et d'abord, elle voulut retrouver leurs noms qui lui échappaient.
— Jamais on n'écrira rien de si aisé ni de si pur, déclarait
Jozan. C'est le génie de l'équilibre et de la suavité.
— Oh! certainement, fit-elle.
« M"'^ Réginer, se dit-elle, celle qui est contre la paroi de
gauche, et l'autre. M"'*' Vanson, qui est, dit-on, la maîtresse de
Réginer, un médecin. Il est là, justement, derrière elle. Il y a
encore quelqu'un derrière M"'^ Réginer. Elle se console, comme
de juste, et même il parait que c'est elle qui a commencé...
C'est peut-être Vanson, un petit gros, qui est à la Bourse. »
Satisfaite d'avoir rétabli, par des noms et des faits, la per-
sonne de chacun de ces trois spectateurs, son attention se dé-
tourna. La musique ne parvenait pas encore à l'absorber. De
menues impressions, la pantomime du chef d'orchestre, un bour-
relet de chair blafarde au cou d'un gros homme, devant elle,
des cheveux de femme dont elle étudiait la disposition, l'occupè-
rent une seconde, tour à tour. De nouveau, son regard alla
vers la baignoire, critiqua les yeux hardis de M*"^ Réginer et
sa trop grande bouche qui riait sans cesse... Mais quelque
chose, dans ces yeux et ce rire, lui donnait une curiosité qui,
rapidement, s'aviva. Face à la salle, et la tête seulement un
peu inclinée vers la gauche, contre la paroi de la baignoire, la
jeune femme écoutait des paroles prononcées derrière elle et
pour elle, des paroles dont elle riait, qui faisaient luire sesyeux...
Germaine se pencha pour découvrir l'homme qui les disait, —
elle était certaine que ce ne pouvait être qu'un homme, —
24 REVUE DES DEUX MONDES.
mais il restait invisible. Du moins, M""^ Réginer ne laissait rien
perdre au public tie son divertissement. Par les ex|)ressions
amusées, étonnées, faussement indignées de son visage, Ger-
maine pouvait suivre ce tlirt audacieux et sournois, aux côtés
du mari; et elle en éprouvait un malaise singulier. Ses regards
revenaient à la baignoire. En elle-même, des pensées commen-
çaient de s'agiter.
«... C'est sans doute son amant, son amant d'aujourd'hui.
Et elle a un mari ! Comment supporte-t-elle cela, d'être à l'un
et à l'autre?... »
Elle se représenta ce partage : elle en rougit de pudeur
oiîensée et de dégoût. Ce n'étaient pas seulement ses délicatesses
qui se révoltaient : elle cherchait, dans son expérience de l'amour,
quelque raison de comprendre un tel égarement; mais elle
n'avait, quant à elle-même, que les souvenirs d'une déception
extraordinaire, et elle ne trouvait ainsi que les motifs de la
plus sincère, de la plus candide indignation. Une tristesse
s'ajoutait à son malaise : la tristesse qui avait tant pesé sur elle,
jadis, dès lors qu'elle avait dû soupçonner la conduite de sa
propre mère avec Lagrolier. Chaque fois que la vie de Paris
présentait à ses yeux une de ces liaisons, acceptées par le
monde, ou l'irrégularité d'une existence de femme, elle se rappe-
lait cette pénible découverte; et le chagrin humilié qu'elle en
ressentait encore, rendait plus intraitable son goût de l'honneur,
plus implacable son mépris pour celles qui pouvaient s'oublier.
— Écoutons donc cette œuvre nouvelle, fit Jozan. Après
Mozart et avant Beethoven, elle court un grand risque.
(( Oui, songeait Germaine, les hommes qui tâchent de séduire
font leur métier d'hommes; ils ne perdraient pas leur temps, ni
leurs soins s'ils ne savaient pas qu'ils peuvent réussir. Et c'est
pourquoi les femmes qui se laissent séduire sont doublement
coupables, envers elles-mêmes, envers toutes les autres; c'est
nous toutes qu'elles compromettent et dégradent avec elles !
La symphonie commençait. Les arpèges des harpes faisaient
comme un bruit d'eau qui court : les hautbois, les clarinettes,
le cor anglais, les instrumens à cordes mêlaient des dissonances
plaintives, tendres, fougueuses; les cuivres et les basses avaient
des grondemens brefs et sinistres... Dans un parc, le soir, au
bord d'une fontaine jaillissante, de futurs amans exhalaient
l'enivrante souffrance de leurs désirs éperdus...
LE MAITRE DES FOULES. 25
(( Ah! songea tout à coup Germaine. Il y a pourtant de
l'amour, sur la terre, non pas celui de M'"® Réginer, ni de tant
d'autres... non pas l'assouvissement d'un appétit... Quoi donc.^>...
Le plaisir célébré par les poètes et que chante cette musique...
la douceur de se sentir aimée, la tendre fierté de posséder
toutes les pensées d'un homme et tous les battemens de son
cœur; le charme de son émoi, dès que vous paraissez, et de sa
tristesse dès que vous partez, le délice des lents propos où deux
âmes se découvrent l'une à l'autre... C'est là l'indicible beauté
Ae l'amour! )>
Au fond d'elle-même, un désir, un regret se soulevèrent
timidement : u Pourquoi ne m'a-t-il pas été donné de la con-
naître .i^ » Qui lui eût rappelé, à cet instant, que moins de deux
années plus tôt, elle avait été, elle-même, amoureuse de Vam-
bard, l'eût profondément surprise et un peu amusée. L'amour,
joie poétique, merveilleuse, et Vambard, brave homme vani-
teux, elle ne pouvait plus les unir. Mais si elle ne pensa point à
Vambard, d'autres visages, sans qu'elle les eût appelés, passèrent
devant elle : les visages de tous ceux qui avaient semblé, depuis
son mariage, s'émouvoir à sa vue. Il y en avait d'odieux, de
ridicules, d'insignifians, et quelques-uns d'agréables. Tous, ils
disparaissaient aussi vite qu'ils s'étaient, en vérité, éloignés
d'elle... Certes, elle ne les eût pas retenus. Mais comment si
vite.'^... Y avait-il donc, dans sa personne, quelque chose qui les
repoussait ? Elle était aussi loin que possible de discerner, dans
l'attitude de ces hommes, l'effet immédiat de la plaisanterie de
Vambard : <( Si ma femme me trompe, je divorce, et comme c'est
moi qui ai l'argent!... » Ces hommes eux-mêmes n'étaient rien
pour elle : ils figuraient les masques dont l'amour avait pu
s'affubler pour se présenter devant elle. En cet instant, l'amour
seul la sollicitait par la puissance de ces sonorités neuves,
caressantes, énervantes aussi, qui en faisaient le mystère plus
attirant et plus merveilleux. Et elle ne s'en prenait qu'à elle
seule d'être celle qui reste, comme Cendrillon, à l'écart de la
fête où toutes les autres sont conviées... Cependant, au bord de
Ja baignoire, les deux jeunes femmes étaient maintenant accou-
dées, et leurs yeux avaient des expressions pareilles, — mélan-
^'olie, enchantement, ardeur, — qui traduisaient, aussi exacte-
ment que la musique, les regrets les plus poignans et les souhaits
les plus passionnés... Ce désir, la sincérité de ce désir fut pour
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Germaine la révélation qu'elle souhaitait. Elle avait pu mépriser
la facilité de ces deux femmes; elle la blâmerait encore, tout à
l'heure; mais maintenant, elle lisait avidement, dans leurs yeux,
le secret qui attirait vers elles l'amour; et c'était simplement
qu'elles le désiraient sans cesse, qu'elles l'aimaient toujours.
« Est-ce donc, pensa Germaine, que mes yeux disent que je
n'ai pas envie d'être aimée .^ Et ne suffirait-il pas, pour le
retenir. Lui, l'inconnu, qui pourrait m'aimer, de laisser voir
que je l'attends, que je l'espère.»^... »
Une joie souveraine retentit en elle, tandis que toutes les so-
norités de l'orchestre déchaînaient la violence des désirs confon-
dus. La vague toute-puissante des sons la saisit enfin, l'emporta,
la roula victorieusement... Elle ferma les yeux d'angoisse et de
délice. Où allait-elle ainsi .'^ Elle ne voulait, ne pouvait pas y
penser. Et il n'y avait en elle, avec la stupeur de ce ravissement,
que le souhait éperdu qu'il ne finît jamais... Un seul accord
brusque, la secousse du silence, le choc vulgaire des applaudis-
semens... elle s'éveilla comme endolorie. Dans le bruit, la voix
sèche de Jozan disait des choses qui lui donnèrent une sensation
toute physique de froideur et de dureté, « Musique malsaine...
La folie de ce public neurasthénique... » Elle respirait lente-
ment : elle regardait autour d'elle, et cherchait à se rétablir
dans l'état oîi l'avait surprise l'œuvre nouvelle : elle se cherchait
elle-même. Jozan sortait, car c'était l'entr'acte, pour voir quelques
amis. Seule, elle attendit que le calme revint dans son cerveau,
dans ses nerfs, dans les battemens de son cœur, dans toute sa
personne bouleversée. Il revenait, mais avec une fatigue assez
pénible, comme si vraiment les vagues de la mer s'étaient jouées
d'elle. Et elle restait embarrassée du plaisir qu'elle avait connu
à l'instant où elle s'était avoué le secret qui lui vaudrait d'être
aimée. Qu'avait-elle besoin de connaître l'action souveraine du
regard des femmes et des espoirs de leur cœur sur le désir des
hommes ? Userait-elle jamais, comme M™^ Réginer, comme
d'autres, de ce pouvoir mortel ?... Elle était la femme de Vam-
bard. Elle entendait rester épouse chaste et fidèle. Tant mieux
donc que l'air de son visage décourageât les empressemens ! Elle
se répétait : « Oui ! tant mieux ! » Et de^à ses yeux avaient repris
leur expression habituelle, contrainte, d'assurance, d'ennui ;
quoiqu'il y eût un peu do rose à ses joues et que sa bouche restât
frémissante, de nouveau, comme d'habitude, sa figure, si jeune
LE MAITRE DES FOULES. 27
et qui semblait fanée, reflétait exactement la couleur grise de
ses pensées.
Jozan revenu, elle put condamner avec lui les tendances
perverses de cette musique. Jozan disait :
— C'est désolant ; là-haut, « les purs amateurs, » comme
vous disiez autrefois, manifestent l'enthousiasme le plus absurde.
— Naturellement, fit-elle avec sévérité. Leur raison d'être
est de découvrir du neuf, de le vanter jusqu'à ce que les snobs
s'en éprennent, puis de passer à quelque chose de plus neuf.
Mais, quoi qu'ils disent, cette symphonie est une mauvaise action,
et je préfère Mozart.
Elle était sincère dans ces paroles, comme dans son regret
du trouble qui l'avait égarée. De telles réactions suivaient,
d'ordinaire, l'émoi trop profond où se transposait, pour elle, la
joie musicale et qu'elle regrettait, sitôt après l'avoir cherché.
Alors sa résolution de sagesse se ramassait avec un effort qui la
faisait tenir, dans le droit chemin, aussi appliquée que sur une
corde raide... Puis les jours passaient: le regret se perdait...
Il était encore au plus vif et les résolutions dans leur rigueur
renouvelée, quand la Neuvième symphonie commença. Germaine
écoutait avec une sorte de défiance qui était dirigée, non contre
la noble musique, mais contre elle-même. Peu à peu, cette
défiance s'apaisa. Il y eut en elle un autre plaisir, non plus celui
des songeries audacieuses et des instincts éveillés, mais une allé-
gresse pareille à celle des matins d'été, où la fraîche vivacité de
l'air, et l'éclat des herbes, des arbres, de la terre, des eaux,
excitent à marcher sur une route ombreuse. Retirée et comme
prisonnière dans la sévérité volontaire de sa vertu, il parut à
Germaine que, devant elle, tout un cortège passait en chantant,
heureux de vivre, confiant dans la vie, célébrant une vie saine,
bienfaisante et gaie... Elle reconnut dans ces chants, dans ce
cortège les rêves ingénus de son enfance et de sa jeunesse : aux
heures d'inquiétude et de peine que lui avait values, jadis, son
isolement, c'est ainsi qu'elle imaginait, simple, facile et joyeuse,
l'existence de celles qui avaient grandi dans une famille véri-
table ; et elle composait aussi, semblable à ce cortège en marche
sur la route ensoleillée, une société paisible et disciplinée où il
devait être si bon de sentir la cohésion de l'ensemble, où elle
souhaitait si vivement de prendre son rang, sa place...
Au rythme de la généreuse musique, il lui semblait que sa
28 REVUE DES DEUX MONDES.
volonté seule, maintenant, suffirait à lui donner cette place. Ne
l'avait-elle pas déjà.!^ Par son mariage, elle était entrée dans la
société régulière. Elle en éprouva soudain la vigoureuse et sou-
riante sécurité. Il ne dépendait plus que d'elle d'avoir, en même
temps, dans son àme, la paix, l'entrain et la gaîté. A cette minute,
son bon vouloir, entraîné par le rythme et l'éclat des sons, idéa-
lisa la personne et les actes de l'époux : Vambard fut, à ses yeux,
sinon le type de l'homme d'action qu'il avait figuré au temps de
leurs fiançailles, du moins, avec ses qualités vraies, allégé de ses
ridicules et de ses défauts, le compagnon fidèle, solide et de
bonne humeur, près de qui le sort favorable lui donnait de faire
le chemin...
Quelque temps, cette heureuse vision la contenta. Mais ce
n'était point assez que d'avoir rendu à Vambard, par l'effet de
cet enthousiasme, une justice inaccoutumée. Il lui aurait fallu
changer toutes les habitudes de son esprit pour" concevoir son
rôle d'épouse dans sa simple vérité, et le restreindre à une indul-
gente sollicitude. Elle le voulait très grand et très beau, car elle
était accoutumée de souhaiter que tout fût, pour elle, paré de
grandeur et de beauté... Son àme, à peine satisfaite, s'étirait,^
s'élançait... Ce fut alors qu'elle découvrit, dans les projets de
Chautin, les élémens de cette grandeur et de cette beauté où
elle voulait atteindre. Les ambitions incertaines de Vambard
furent siennes, tout à coup, et elle les précisa, pour lui, pour
elle surtout, en se rappelant, quant à lui, la fonction directrice
que le vieux journaliste proposait, en se voyant elle-même, au-
près de lui, femme dévouée, inspiratrice souveraine, tous les iils
des marionnettes dans ses mains, pour que chacune jouât au
mieux des intérêts de l'époux. Elle résolut aussitôt d'agir sur lui
sans retard, suivant les vues de Chautin. Elle avait hâte d'agir.
Dans l'excitation de ce désir, dans la vivacité des joies si hautes
et si vastes qu'elle se représentait, elle était comme dans la lu-
mière vibrante et parmi les souffles forts d'un .sommet... Elle y
resta, pénétrée d'un admirable bien-être, tandis que les chœurs
scandaient leurs hymnes vaillans et magnifiques.
A la sortie, tout animée encore, elle écouta avec bonté les
propos de Jozan : il louait de son mieux, c'est-à-dire sans chaleur
et sans force, l'action réconfortante de cette musique; bien qu'un
peu ridicule pour elle, qui venait de posséder tout entier le sens.
de la symphonie, cet humble hommage méritait d'être approuvé.
LE MAITRE DES FOULES. 29
Elle ne répondait qu'à peine, mais elle souriait. A travers la
foule, elle descendait ainsi, bienveillante, amicale à tous ces êtres
qui ne savaient pas ce qu'elle savait. Autour d'elle, les visages
changeaient. A son côté, elle avait eu longtemps le chapeau
d'une femme qui lui en cachait complètement les traits. Puis ce
fut un autre chapeau, relevé; ensuite un troisième, celui de
]\|n.e Réginer. M™^ Réginer riait encore à un homme qui descen-
dait avec elle, dissimulé par elle. Un remous força cet homme de
passer près de Germaine: c'était Manès. Elle le reconnut, en
même temps qu'il la reconnaissait. Il la salua aussi naturelle-
ment que s'il l'eût quittée la veille, et elle répondit de la même
manière :
— Je vais très bien, je vous remercie, et vous .^
— Mais parfaitement... Quel beau concert !
Il y avait de la place dans le vestibule, à côté de M'"*' Réginer :
il sourit, comme pour s'excuser, et la rejoignit. Germaine, qui
avait souri pareillement, les regarda s'éloigner côte à côte. Ayant
serré la main de Jozan qui n'avait rien vu, elle se disait, tandis
que l'auto roulait sur le quai :
<( L'amant de M""' Réginer!... Il n'est pas difficile!... »
Elle l'avait trouvé différent de l'image qu'elle avait gardée de
lui: la mise, sinon élégante, du moins très soignée, le visage
assuré, les yeux presque insolens. Un peu d'irritation qu'elle
en éprouvait, un peu de dégoût que lui donnaient ces amours
faciles, se dissipa dans le souvenir des nobles tâches où elle
allait s'employer.
VIII
En parlant à Vambard, puis à Germaine, de la Ligue répu-
blicaine qu'il voulait fonder, Chautin n'avait montré que
l'esquisse de son projet. Le projet véritable était de lier une
certaine richesse, cf»llc de Vambard et de quelques autres, à la
fortune politç ^ae de Manès, pour en tirer lui-même, qui aurait
fait l'union, un bénéfice déterminé. Il voyait, en effet, l'éclosion
d'une classe d'hommes nouveaux, brusquement enrichis, libres
de traditions, convaincus de la puissance de l'argent, impatiens de
l'exercer. II ne connaissait que quelques-uns de ces parvenus :
Farinois, des Produits chimiques, Engel, marchand de diamans.
Laveur, des Boulangeries réunies, les banquiers Pageot et
30 REVUE DES DEUX MONDES.
Goldstein, une demi-douzaine d'autres. Il disait d'eux, cepen-
dant : « C'est une classe! » Car, chez tous, il constatait une
volonté pareille, non pas d'imiter, mais de fonder du neuf, non
d'accéder à quelque aristocratie nobiliaire ou bourgeoise, mais
de se constituer eux-mêmes en aristocratie. Par l'ambition et
la vanité, avec, d'ailleurs, le goût des phrases pompeuses et
de la correction extérieure, Vambard les représentait très
dignement. L'avènement de Manès au pouvoir leur serait, à
tous, l'occasion d'installer leur influence, si, d'abord, pour assurer
son succès, ils lui donnaient l'appui dont il avait besoin.
En ce moment même, Manès avait besoin d'eux; Ghautin
l'apercevait clairement, et tous les propos qu'il recueillait, entre
le Parlement, les ministères et les journaux, lui en confirmaient
la certitude. Manès avait conquis, sur la Chambre, une action
que personne ne lui contestait : il pourrait, sans doute, à son gré,
renverser le ministère. Quant à se voir offrir le plus modeste por-
tefeuille, il ne devait pas l'espérer. Qu'importait sa popularité!
« Ce n'est pas le pays qui fait les ministères, se disait
Chautin, ce sont les groupes du Parlement; et si tous subissent
son éloquence, la plupart lui en veulent, justement de ce qu'il
est populaire, de ce qu'il est différent... »
Donner à cet homme la force d'un comité puissamment
riche, la disposition d'un trésor de guerre toujours abondant,
c'était en faire, du coup, le chef auquel tous les empressemens
se rallieraient. Restait à convaincre Vambard, et Chautin ne
doutait pas d'y réussir ; à convaincre aussi Manès, et là, le
vieux journaliste redoutait quelque résistance. Il s'était minu-
tieusement renseigné sur la vie de Manès : cette vie était sans
mystère, mais toute retirée et des plus modestes. Le succès n'y
changea rien. On le vit, il est vrai, chez M™^ Réginer, habituée des
jours de bataille, et qui se passionnait pour les beaux lutteurs du
Parlement, comme d'autres, aux courses de taureaux pour les
plus vaillantes spadas. On raconta même qu'il s'était laissé tenter
par ses avances; mais oe ne fut qu'une aventure brève, et comme
un rite auquel il eût été par trop impoli de se soustraire.
(( Il comprendra que l'appui de mon comité lui est indis-
pensable et que cette alliance lui est permise, à lui, parce que
tout le monde le sait absolument intègre... Et puis, il aura bien
quelque confiance en moi, que diable ! Comme secrétaire général,
j'apporte h la Ligue les garanties de mon passé,'de ma situation
LE MAITRE DES FOULES. 31
dans la presse et au Parlement, de mon honorabilité... Oui,
mon bon Manès, il faudra vous laisser faire, mon i^arçon. C'est
notre bien et c'est le vôtre auxquels je travaille... Mais, d'abord,
je dois mettre Vambard au point... Oh! celui-là !... »
Il y eut dès lors, dans l'hôtel du Parc Monceau, une série de
déjeuners intimes, qui groupaient les hommes choisis par Chau-
tin et qui prenaient tournure de conseils politiques. Habile
dans l'art de flatter, Ghautin exaltait les ambitions de Vambard
et de tous ses convives II les porta vite à un point d'impatience
où chacun d'eux tenait pour acquis le bénéfice d'honneur et de
pouvoir que lui assurerait la fondation de la Ligue; en cet état,
ils devaient se considérer comme dépouillés, si la combinaison
menaçait d'échouer. Peu à peu, cependant, Ghautin marquait
les tendances qu'il entendait leur imposer : il paraissait les
découvrir en euxrmèmes :
— Vous êtes des hommes nouveaux! s'écriait-il.
Et ils acceptaient volontiers, pour ce qu'ils comptaient rem-
placer les influences anciennes, d'être ainsi qualifiés.
— Aujourd'hui, disait-il encore, il ne faut pas reculer devant
les mots les plus hardis.
Et ils acceptaient de se proclamer socialistes. Toutefois, ils se
seraient embourbés dans la discussion de tel ou tel projet de loi
sur lequel chacun, suivant ses intérêts, hésitait, résistait. Mais
Ghautin leur épargna cet embarras.
— Ne nous perdons pas dans les détails. L'essentiel est de
vous révéler tels que vous êtes, des hommes de progrès, qui,
loin de reculer devant le socialisme, veulent se mettre à sa tête.
G'est là surtout qu'il trouvait, en Germaine, une aide vigou-
reuse et même passionnée. La jeune femme ne connaissait plus
les heures languissantes et troubles. Il lui semblait juste autant
qu'agréable de se dire socialiste, à ces déjeuners délicats et dans
le cadre somptueux de cet hôtel : sa personne ancienne,, jalouse
de la société régulière, se .satisfaisait dans la pensée des nou-
veautés qu'on allait lui imposer; cependant, comme elle travail-
lait ainsi à la gloire de Vambard, elle goûtait l'orgueil d'être
l'épouse dévouée qui' seconde l'effort de l'époux ; il ne lui déplai-
sait pas enfin de sentir ces hommes, que les facilités, offertes à
leurs fantaisies, avaient rendus passablement cyniques, à la fois
émus par sa beauté, et retenus par son sérieux, son savoir, l'au-
torité de sa parole.
32 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques semaines passèrent. Vambard et ses amis étaient
suffisamment échauffés : Chautin pensa à s'assurer le bon vou-
loir de Manès. A la Chambre, dans les milieux politiques, l'agi-
tation et le malaise allaient croissant : le ministère s'affaiblis-
sait, mais tenait encore par les intérêts qu'il continuait à ser-
vir. Au début d'avril, Manès parla pour la troisième fois. Il
usait toujours de la même tactique. Il ruinait les forces du Cabi-
net sans chercher à l'abattre. Cette fois encore, son discours
sur l'Instruction publique passa par-dessus les ministres pour
s'adresser au pays, et retentit, en effet, à travers la France
entière. Autour du jeune député, un parti se formait : des hommes
excédés des vieilles polémiques, indifférens aux vieilles passions.
Ce parti prenait vie à la Chambre même ; il s'étendait surtout au
dehors; il amenait sans cesse, au petit appartement d'Auteuil,
des impatiens, des envieux, des enthousiastes, avides d'approcher
celui en qui ils apercevaient le maître du lendemain... Et d'ail-
leurs, à mesure que le renom, que l'influence de Manès gran-
dissaient, l'hostilité des ministériels, la jalousie des ambitieux
s'aiguisaient au Parlement. Chautin se dit : <( Allons-y ! »
Il l'invita à diner, non pas au restaurant, mais chez lui, à
Orsay, dans sa maison de banlieue.
— En famille, mon cher député: ma femme et mes filles
le pot-au-feu et une bouteille de Cahors. xVh ! ah ! Cahors, ǣ
vous rappellera vos débuts de professeur, le temps où vous n'étie:
pas le célèbre Manès !
Manès ne se méprenait pas sur le sens des amabilités de
€hautin. L'informateur avait certainement une idtie, qui se rap-
portait à la crise imminente, au rôle que Manès y pourrait jouer.
Dans le train qui l'emportait vers Orsay, il cherchait à découvrir
cette idée; ses pensées étaient toutes d'ambition ardente, in-
quiète, irritée. Avec les succès, ses désirs avaient grandi, encou-
ragés par l'acclamation de sa jeune clientèle. Il voulait le prix
de ses victoires; il voulait le pouvoir; il le voulait d'une passion
d'autant plus âpre que, par une étrange dérision, cette récom-
pense semblait plus éloignée de sa main, à mesure qu'il la méri-
tait mieux...
(( Certes, se dit-il, comme le train franchissait les fortifica-
tions, j'en étais plus proche avant mon discours de janvier,
plus proche même avant le discours d'avril... Quelle duperie! »
LE MAITRE DES FOULES. 33
Aussi clairement que Cliautin, il discernait la défiance des
groupes, qui s'entendaient pour partager, sans lui, le butin qu'il
leur avait conquis. La rage crispa ses doigts sur le coussin.
« Si Ligeard, Bragasse et d'autres prétendent se passer de
moi, ils le paieront. J'aurai leur peau à tous! je l'aurai !... »
Il sentait, comme un athlète ses muscles, la puissance de sa
parole; mais il songeait, au même instant, que la Chambre, à
moins d'un an de sa fin, serait à la discrétion du futur minis-
tère, contre lequel, d'ailleurs, il n'aurait plus la ressource du
sarcasme et de l'indignation.
« Pas d'illusion! Si le ministère se fait sans moi, je n'aurai
pas sa peau, et c'est lui qui aura la mienne... Il me faut un
portefeuille, et, pour l'avoir, il me faut!... je ne sais!... »
Ce qu'il fallait, pourquoi donc Chautin ne le trouverait-il
pas, ne l'ofîrirait-il pas?... Le train poursuivait sagement sa
marche à travers la campagne baignée de lueurs assoupies. Le
ciel était de ce bleu tendre et vaporeux qui verse l'espérance aux
âmes les plus desséchées... Manès recueillait ses souvenirs.
Tout ce qu'il savait du vieux journaliste faisait de lui ce sujet
rare : l'homme qui exerce à perfection un métier qu'il aime.
Rompu à toutes les intrigues, confident de tant de secrets,
connaissant par le fort et le faible tout le personnel politique,
incapable d'une maladresse, ne laissant jamais échapper un mot
qu'il ne fallait pas dire, Chautin était ainsi tellement précieux!
tellement redoutable ! Et cette force allait peut-être s'employer
tout entière, en faveur de Manès...
« Ah ! je le voudrais ! Et en échange, tout ce qu'il voudra ! »
Cependant, un quart d'heure plus tard, Chautin apparaissait,
dans la salle à manger en faux vieux chêne, entre sa femme et
ses deux filles, sous les espèces d'un petit bourgeois qui raconte
à sa famille les potins du magasin ou du bureau. Son crâne poli
luisait sous la lampe ; il mangeait et buvait avec une inlassable
activité; il parlait aussi, sans s'arrêter. Il faisait à Manès les
honneurs de son village, — microcosme où il semblait exercer,
pour l'amour de l'art, ses merveilleuses facultés d'observation et
son goût de se mêler à toutes les affaires humaines. Il racontait
l'éducation de ses filles, élèves éminentes d'un lycée de Paris:
— Mais croiriez-vous qu'elles détestent la danse ! Ah ! mon
pauvre Manès, qui m'aurait dit cela quand j'avais leur âge?...
— Oh! toi, papa, tu es d'une jeunesse... ridicule...
TOME X. —-1912. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu danserais encore a ton âge...
— Vous les entendez, cher ami, reprenait Chautin ravi: où
allons-nous.^ où allons-nous?
Après le diner, le ton changea. Ils étaient sortis tous les deux
dans le jardin, pour fumer. La nuit était douce. Chautin fît
quelques phrases sur le travail de l'après-midi, à la Chambre,
quelques plaisanteries sur les ministres. Manès avait dressé
l'oreille, et brusquement le vieux journaliste demanda :
— Quand est-ce que vous nous débarrassez de ces gens-là .^^
Manès se mit à rire et questionna à son tour :
— Croyez- vous que cela dépende de moi I*
— Vous les aurez quand vous voudrez, fit Chautin.
Il ajouta, en rallumant sa pipe, ses paroles entrecoupées par
les bouffées :
— Et il faut... vouloir... sans tarder... Cette Chambre est au-
dessous... de tout... Vous la tenez... n'attendez pas plus long-
temps!...
Ils marchèrent un moment en silence :
— Et après. i^ murmura Manès. Est-ce la peine de renverser
ces gens-là, comme vous dites, pour avoir, vous savez qui.'^...
— Monsieur Manès, dit Chautin lentement, il ne s'agit de
les faire tomber que pour vous mettre à leur place.
Manès parut surpris un peu plus qu'il ne l'était.
— Je vous remercie de votre bonne opinion, fit-il. Mais ne
voyez-vous pas que ni Ligeard, ni Jalamin, ni Bragasse ne
voudront de moi?
— Je le vois très bien.
— Alors?
— Alors, il faut les forcer à vous prendre, ou, mieux encore,
installer un président du Conseil vénérable et peu gênant, par
exemple, le vieux Ladan qui en meurt d'envie ; vous aurez un
portefeuille dans le Cabinet, et vous remplacerez Ladan quand il
vous plaira... Voilà ce qu'il faut faire...
— Vous en avez le moyen?
— Je l'ai, dit Chautin froidement. Je l'ai et je vous l'offre.
Il exposa son projet, la Ligue républicaine, qui présenterait au
pays la nouveauté de capitalistes, de commerçans, d'industriels
formulant les promesses de la réforme sociale.
— Ce n'est pas une fantaisie de rêveur. A Toulouse, nous ne
rêvons guère qu'en dormant. Cette Ligue est prête à naître. J'en
LE MAITRE DES FOULES, 35
•ai le président, les principaux membres. Il me suffira de lever le
<loigt pour qu'elle vive... Seulement, il lui faut un chef politique
dont le patronage la consacrera : en retour, elle donnera à son
chef l'appui d'une organisation que la fortune et la qualité de ses
membres feront tout de suite très puissante. C'est précisément
cet appui que je vois indispensable aujourd'hui à mon ami Manès.
Ma Ligue a besoin d'un homme nouveau comme lui, et mon ami
Manès d'être soutenu par un parti d'hommes riches et considé-
rables comme les miens.
— Ce serait une bien heureuse combinaison, fit Manès en
riant un peu. Mais, voilà! Est-il possible de nous rapprocher,
eux et moi, sans que nous commencions par sacrifier ce qui nous
éloigne.^ Eux, les intérêts de leur richesse, moi, ma conviction
socialiste. Quant à moi, c'est un sacrifice que je ne consentirai
jamais.
— Vous ne pensez pas, s'écria Chautin avec véhémence,
que j'irai vous demander de vous trahir vous-même! On vous
prend tel que vous êtes, c'est la condition absolue...
— Tel que je suis... fit Manès.
Il contemplait, au bas de la pente qui dévalait du jardin vers
le village, les lumières d'un train sillonnant lacampagne sombre
d'une blancheur fugitive. Il se rappelait le soir de l'année pré-
cédente oîi Jozan, à Noirville, au retour de Solaure, disait l'espé-
rance que le vieux Talaudière avait mise en lui. Maintenant
comme alors, n'était-ce pas une gloire plus belle que celle de
l'éloquence qui semblait s'offrir, la gloire du fondateur appelé
par le vœu de tous, et donnant au pays la paix où il aspirait
vainement .^'... Il frémit djune joie quasi surhumaine... Mais il
avait été trop déçu la première fois. On l'avait repoussé. Il avait
dû se frayer son chemin par la violence; et quels regrets, ensuite,
quel effort lui avaient peu à peu restitué la conscience du vrai,
l'estime de soi, celle des autres!... Maintenant, on ne le repous-
sait plus : on le sollicitait. Qui donc le sollicitait.^ Des hommes
très difîérens de Talaudière et des industriels de Noirville, des
hommes nouveaux, disait Chautin, qui représentaient la très
grande richesse, les colossales entreprises. Une défiance instinc-
tive le hérissait. Près de Talaudière, il avait été gagné par une
manière simple et droite de penser, qui plaisait en lui a des
tendances pareilles, héritées de son père... Ces hommes-ci
étaient autres : d'avance, leurs personnes ne semblaient pouvoir
36 REVUE DES DEUX MONDES.
lui rien ofirir qui l'attirât. Et, au contraire, d'avance, il éprouvait
envers eux comme une répulsion. Contre eux se dressaient sa
haine ancienne des riches, et son mépris de l'argent, et son
amour romantique et passionné du peuple. De nouveau, comme
autrefois, il vit le monde partagé entre ces riches, comblés de
joies, égoïstes, avides, et le peuple chargé de souffrances, géné-
reux, excellent. Il était pour ce peuple, contre ces riches, et il
le dit avec une rigueur emportée :
— Pas de malentendus, mon cher ami ! Ce que je suis, il faut
qu'on le sache nettement, il faut que vous le disiez sans une
réticence : car, dans ma pensée comme dans ma conduite avenir,
je ne saurais rien céder... Ce que je suis.»^... je me fais l'effet, à
moi-même, d'être l'émissaire d'un monde nouveau. En tout, je
suis un homme nouveau; en rien, je ne tiens au passé. Je n'ai
pas de famille, seulement des cousins que je connais à peine.
Je n'ai pas de village où je puisse retrouver des amis d'autre-
fois. Je possède tout juste douze cents francs de rente, hérités de
mon grand-père. Je suis ainsi libre de tous les liens qui fixent
tant d'autres hommes aux habitudes, aux intérêts, aux opinions
que leurs parens eurent avant eux. Je n'ai eu d'ailleurs qu'à me
plaindre de mes contacts avec la société bourgeoise. J'ai même
subi d'elle une offense... grave et douloureuse... Mais je ne vous
dis cela que pour mémoire. Je n'ai plus de rancunes : il me
esmble du moins; je suis seulement indifférent, nouveau, je le
répète : c'est le mot vrai. Et si tous ces liens sociaux me sont
inconnus, en revanche, je me sens attaché fortement aux masses
populaires. Entre elles et moi, il y a comme une secrète union.
Chaque fois que je leur ai parlé, elles m'ont avoué pour un des
leurs. Quant à moi, j'ai pour elles une affection singulière, et
j'entends travailler de toutes mes forces à leur assurer, je ne dis
pas un sort meilleur, — cola, c'est le parlage de la coterie radi-
cale, — mais la puissance eflective dont elles n'ont que le simu-
lacre en politique, et dont elles n'ont même pas l'ombre dans
l'ordre économique... Voihà ce que je veux, cher ami; et voilà
donc l'homme que je suis, puisque l'homme est fait plus encore
de projets que de sensations et de souvenirs.
Il se tut. Chautin interrogea d'un ton calme :
— Eh bien.^
— Eh bien ! C'est là ce que je vous prie de répéter exacte-
ment à ces messieurs... Mais je crains qu'ensuite...
LE MAITRE DES FOULES. 31
— Je leur répéterai tout ce que vous voudrez, dit Ciiautin;
mais je leur ai déjà dit tout cela.
— Et ils n'ont pas bondi ?
— Ils n'ont rien à reprendre, ni à vos idées, ni à vos projets :
car ils .sont, eux aussi, je vous l'ai dit, des hommes nouveaux.
— Je no comprends plus, fit Manès. Très riches, dites-vous,
its .seraient des hommes nouveaux, comme moi.. Je n'aperçois
pas comment ils peuvent être ceci et cela.
— Ils le sont, mon bon ami, répondit Ghautin, joyeux de voir
la résistance de Manès réduite à cet étonnement... Ils le sont : J€
les ai choisis. Bien entendu, rien de suspect, ce serait trop dange-
reux. Des gaillards habiles, certes, ou chanceux... sans quoi!.,,
mais pas un qui ressemble à ces financiers... hum!... que nous
voyons quelquefois chez nous, à la Chambre... Chacun d'eux vaut
au moins quarante millions, comme disent les Américains... Et
voilà, ce sont des Américains de France. Chacun d'eux a pra-
tiqué la concentration des capitaux. A vous d'en profiter! Quant
à eux, leur condition est à la fois excessive et insuffisante dans
notre vieille société. C'est pourquoi ils veulent la changer,
comme vous. Il y a vingt, trente ans, ils auraient été boulan-
gistes, royalistes, que sai.s-je:' Aujourd'hui, ils sont socialistes. Ils
travaillent carrément à créer l'Etat socialiste. Qu'ont-ils à craindre
des lois ouvrières, des imjiôts rigoureux.^ Des fortunes comme
les leurs sentent peu la surcharge, si d'ailleurs elles ne réussissent
pas à s'y .soustraire... En revanche, ils comptent bien trouver,
dans cet Etat socialiste qu'ils aideront à naître, le rôle et l'influence
que désire leur ambition. En définitive, ils ne vous demandent
que deux choses : se dire les grands soutiens de la République,
porter quelques croix et rubans... Les leur refuserez-vous .^
— Non, lit Manès, en riant un peu.
— Ah ! murmura Chautin. Alors... Je peux leur donner votre
acceptation ?
Manès hésita encore une seconde. Il voyait, mais il vovait
vaguement que cette décision engageait, plus que la sienne, une
cause respectable, qu'il n'était pas sur de bien servir ainsi. Mais,
lui-même, il se sentait prêt à partir ; une chance inespérée s'offrait
une fois encore. Il ne la laisserait pas échapper.
— En principe, dit-il, vous pouvez... De mon côté, puis-je
connaître des noms?...
Chautin les lui donna sur-îe-champ : il indiquait, pour cha-
38 REVUE DES DEUX MONDES.
eiin de ces hommes, la source de sa fortune, spéculation, jeune
industrie, commerce audacieux et nouveau... Manès l'ëcoutait
avec soin, songeant :
(( Dès lors que je resterai le maître!... Et j'entends le
rester... A leur vanité, je veux bien abandonner tout ce qui leur
plaira... Mais ils subiront, en politique, ma volonté absolue... »
— Ce sont les principaux membres, continuait Chautin. Le
plus beau, c'est notre président, cet excellent Vambard.
— Vambard! fit Manès.
Il reprit aussitôt, pour expliquer sa vivacité :
— Pour le coup, monsieur Chautin, j'ai le droit de m'étonner;
Vambard qui était indigné, suffoqué de me voir à la Chambre !
— Il a bien changé, répondit Chautin doucement : nous en
avons fait un socialiste; quand je dis nous, c'est un peu moi, et
e'est surtout sa femme, notre amie Germaine., ,
Il esquissa l'évolution de Vambard, isolé par son enrichisse-
ment, avide, cependant, d'honneurs et d'influence... Manès ne
l'ëcoutait plus que d'un esprit distrait : il éprouvait un trouble
que la nuit dissimulait à Chautin. Voir le mari de Germaine, se
lier à cet homme, lui devoir un service, ces perspectives le révol-
taient. Certes, avec le temps et le succès, le souvenir de la
jeune femme s'était enseveli peu à peu dans sa pensée. Il n'en
était plus tourmenté : il avait pu la rencontrer, elle-même, au
concert du Châtelet, entendre sa voix, lui parler, sans autre
émotion qu'un peu de surprise, ensuite, qu'elle fût à la fois
pareille et si changée... La revoir, il y consentait sans crainte.
Mais ce Vambard ! Etre l'obligé de Vambard !
— Pardon, dit-il, comme Chautin achevait... En admettant
que ses idées se soient ainsi rapprochées des miennes, vous êtes
sûr que c'est avec moi, Manès, qu'il est prêt à s'entendre.^
— Je ne vous ai pas encore nommé, répondit Chautin.
— Ah!
— Je ne vous aurais pas nommé sans votre a.ssentiment :
mais je suis sûr du sien. Il soupire après sa présidence, comme
une petite fille après son amoureux. D'avance, il est aux pieds
de celui qui la lui donnera.
« Au fait, songeait Manès, l'heure n'est pas aux faiblesses.
C'est un marché que nous faisons. Chacun donne quelque chose.
Ce que m'apportent ces gens, et cet homme avec eux, ne m'est
indispensable que pour l'instant. Plus tard, je me passerai d'eux.
LE MAITRE DES FOULES. 39
Eux, au contraire, ne pourront pas se passer de moi : ils sont
les ve'ritables obliges... »
Déjà l'impatiente violence de son désir avait absorbé son
scrupule sentimental, comme un feu dévore une branche^;
Devant eux, sur les massifs du petit jardin, un rai^s de lumière
glissa brusquement : la porte de la maison s'était ouverte, et la
voix placide de M™^ Ghautin disait :
— Anatole, il ne faut pas oublier l'heure... Ce n'est pas
pour vous renvoyer, monsieur Manès ; mais après le train de
onze heures, il n'y en a plus qu'un vers minuit...
— ■ Merci, ma bonne, dit Chautin... Concluons, reprit-il pour
Manès... Demain, je porte votre acceptation à ces Messieurs.,
aux conditions que vous m'avez fixées, et tout de suite, nous
convenons d'un jour pour nous réunir. Est-ce bien cela.^
— C'est cela, dit Manès.
— Bon, reprit Chautin... Ahî j'oubliais... Il faut à votre
Ligue un secrétaire général qui s'occupe de toute la besogne,
suivant les directions que vous lui donnerez... Avez-vous une
objection à ce que cette place me soit réservée.^
— C'est-à-dire que je vous la réservais moi-même...
Le lendemain, en effet, où le déjeuner rassemblait à la table
de Vambard plus de convives que d'habitude, Chautin déclara le
moment venu de s'entendre sur le chef politique de la Ligue, et
il proposa Manès. En prononçant ce nom, il ajustait ses lunettes
de son geste familier, et, la main cachant à demi les yeux, il
observait, d'un regard aigu, les visages. Celui de Vambard et
celui de Germaine avaient aussitôt changé : lui, goguenard et
prêt à railler ; elle, froide et dédaigneuse. Les autres, au contraire,
paraissaient favorables. Chautin voulut prévenir toute parole
hostile du couple Vambard, et, s'adressant à Goldstein dont la
belle figure assyrienne, encadrée d'une fine barbe grise, sem-
blait la plus souriante, il l'interrogea directement :
— Il n'y a pas à hésiter, dit Goldstein. C'est notre homme.
— J'ai toujours pensé que c'est avec lui que nous marche-
rions, dit le gros Farinois, dont la voix était enrouée et les
doigts boudinés sous la manchette reluisante.
Cette double adhésion entraîna les autres qui firent quelque
tapage. Cependant, Chautin vit que Vambard entr'ouvrait la
bouche et bombait la poitrine pour lancer sa voix de fausset.
40 REVLE DES DEUX MONDES.
Mais au même instant, il laissa tomber son clan; il n^gardait sa
femme: elle lui avait signifié, d'un coup d'œil, qu'il eût à se
taire; il se tut, en effet; et ce fut elle qui dit, ([uand le bruit
3' apaisa :
— Je crois que le mieux est de prendre quol(|ucs jours pour
la réflexion. Cette décision est très grave : l'avenir du Cercle en
dépend. Vous désirez sans doute y penser, mon ami ?
— Certainement, dit Vambard, la mine solennelle
— Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce retard, monsieur
Ghautin?
— Aucun, dit Ghautin, pourvu que le retard soit bref...
Ce fut seulement après le départ de tous les convives, que,
tête à tête avec les Vambard, il chercha à les confesser. Il les
trouva plus résistans qu'il ne le craignait. Mais, quant aux
motifs de cette résistance, il ne put rien découvrir qu'une sorte
d'état sentimental : le mari paraissait redouter les témérités
de Manès; la femme croyait le jeune député incai)able d'au-*
cune réussite politique, hors le succès de tribune, et elle voyait
compromise, perdue par lui, la fortune du comité. Ghautin jugea
que c'étaient là des niaiseries. Toutefois, il prit la peine, pour
Germaine plus que pour Vambard, de raconter minutieusement
l'histoire de Manès à la Chambre, de décrire, dans le pays, la
popularité qui faisait de lui le chef d'un parti nouveau. Il par-
lait avec une chaleur extrême. Mais la jeune femme opposait à sa
verve un visage clos. Il se tut enfin, furieux, (^omme il s'en
allait, Germaine dit seulement :
— Si cette combinaison ne pouvait réussir, vous en trouve-
riez bien une a*utre.
— Sans doute,... évidemment, fit Vambard.
Ghautin ne répondit pas. L'après-midi, le soir, il rumina sa
colère; il cherchait: il ne trouvait rien. La nuit, comme il ne
dormait pas, la solution lui apparut, et si simple, qu'il en eut un
éclat de rire retentissant. Réveillée à son côté, M'"^ Ghautin se
plaignit.
— Pardon! ma bonne... Je rêvais... Je rêvais quelque chose
d;'assez drôle...
En arrivant à Paris, il écrivit de son journal à Vambard une
lettre pleine d'effusion. Puisque l'accord ne pouvait se faire, il
lui rendait sa parole : Farinois serait le Président.
(( Que diable! murmura-t-il ce soir-là, on faisant les cent pas
LE MAITRE DES FOULES. 41
parmi ses rosiers, il faudra bien qu'il marche ou je ne m'appelle
plus Chautin ! »
Le lendemain matin, comme il s'habillait, Vambard l'appela
au téléphone. C'était une soumission complète :
— Qu'avez-vous pu croire, cher ami.î* Mais si ! nous sommes
d'accord. Le nom de... Chose... m'avait d'abord surpris. Vous
m'avez ensuite convaincu.
— Tant mieux, tant mieux, mon bon monsieur Vambard. Je
suis ravi : un président comme vous, il n'y en a pas deux !
— Trop aimable !
— Alors, quel jour voulez-vous l'avoir à déjeuner avec ces
Messieurs.^... Mercredi? Parfait... Sans adieu.
De maf^niliques valets avaient débarrassé Manès de sa canne
et de son chapeau ; un huissier, majestueux sous l'habit et la
ehaine, le conduisit à travers la suite des salons. Manès ne donna
qu'un regard distrait aux ta[»isseries, qui étalaient sur les
murailles les couleurs blanches et roses, les figures charmantes,
les gestes précieux des personnages de Boucher.
Il se disait : (( C'est drôle ! » Germaine, Vambard, lui-même !
Le caprice des événemens qui les rapprochait à cette heure, tons
les trois transformés ! L'ironie de ce rapprochement où chacun
d'eux oubliait son personnage ancien, celui du commerçant bon
vivant et gouailleur, celui de l'enthousiaste intellectuel, celui
de l'ennemi des riches, des lois et de la société !... Et, cependant,
résidu de ce passé, le regret plus ironique d'une douceur qu'il
gardait à jamais enclose!... « C'est drôle! » se répéta Manès. Et
il tenait à se dire que c'était drôle, d'autant mieux qu'il sentait
assez péniblement que cela ne l'était guère.
— Monsieur Manès !
Ce nom parut emplir de sa sonorité le vaste hall, et retentir
jusqu'au jardin d'hiver, par-dessus le chant clair du jet d'eau.
Comme a un signal attendu, les conversations ces^rent, les
visages se tendirent de curiosité. Vambard se précipita...
Cet effet rappela fortement à Manès l'homme qu'il était désor-
mais ; et il fut joyeux d'être cet homme, d'éprouver sa puis-
sance. Tranquille, il s'avançait dans le hall où, parmi les mer-
veilleuses faïences, parmi les ors des tables et des consoles, U\
simplicité de sa mise et sa mince silhouette noire faisaient un
"ontraste qui l'amusait.
42 REVUE DES DEUX MONDES.
— Combien je suis heureux!.., s'exclamait Vambard.
Sa belle barbe en éventail sur un gilet gris, entre les revers
€le soie de la redingote, il rayonnait de cordialité. Manès se
laissa conduire vers Germaine qui faisait elle-même un pas à sa
rencontre. Comme son mari, elle se dit « très heureuse » de le
recevoir, et ils eurent ensemble le regard, le sourire de leur
personnage nouveau. Ce fut alors la solennelle présentation de
la douzaine de convives, attentifs et silencieux, qui s'étaient
instinctivement rangés en cercle, comme un état-major<*
— Veuillez me permettre, disait Vambard à Manès...
Il les nomma successivement, avec quelques mots qui mar-
quaient, pour chacun, la notoriété de son nom et de son entre-
prise. Manès fit le tour du cercle, serra des mains: son sourire
était plutôt bienveillant qu'aimable, et assez distant. Il avait
tout de suite trouvé cette nuance, et Chautin l'y avait aidé, en
le saluant avec les égards dont il usait, dans les cérémonies^
envers « les officiels. »
Le déjeuner fut annoncé : Germaine prit le bras de Manès, et
on passa dans la salle à manger. La richesse du décor y était
sensiblement égale. La table offrait le luxe le plus somptueux :
profusion des fleurs, roses et orchidées; beauté coûteuse du
surtout en biscuit de Sèvres; recherche de l'argenterie, de la
porcelaine et des cristaux, qui étincelaient à la lumière de ce
matin de mai. Satisfaite de cette ordonnance, Germaine se
tourna vers Manès et lui dit avec une sorte d'empressement :
— Je suis un peu honteuse de vous avouer que je n'ai pas
entendu vos discours ; mais je les ai lus.
Sur son front blanc, rétréci par la torsade des beaux che-
veux qui lui cerclaient la tète, les sourcils noirs luisaient;
la bouche fraîche s'entrouvrait avec grâce sur les dents écla-
tantes ; mais les yeux étaient comme enduits d'un vernis bril-
lant et froid, oii le regard filtrait avec une politesse un peu
dédaigneuse.: Manès vit tout cela, l'arrangement voluptueux de
ces cheveux, la fraîcheur de cette bouche, l'assurance protectrice
de ce regard, Germaine, à cet instant, lui parut avoir ramassé
toutes les prétentions d'une femme trop belle et trop riche. Il se
contenta de sourire, en s'inclinant un peu.
— Je les ai lus, reprit Germaine, c'est-à-dire que je les ai
vivement admirés.
Elle exprima cette admiration en termes justes, mais avec
LE MAITRE DES FOULES. 43
un accent d'autorité dans la voix, comme si elle eût été la pre-
mière à découvrir les mérites de ces discours, dont toute la
France et le monde entier s'occupaient depuis des mois. Manès
la laissa parler. Quand elle s'arrêta, il répondit :
— Je vous remercie de votre opinion et j'en suis d'autant
plus touché que... permettez-moi à mon tour un aveu... je n'au-
rais pas osé croire, ni que ces discours pourraient vous plaire,
ni même que vous prendriez la peine de les lire.
La raillerie indéfinissable de ses yeux, de- sa voix, de ses
paroles surprit Germaine. Elle avait parlé avec le sentiment
le plus sincère de leur situation nouvelle, donc avec le désir
loyal de se montrer pleine de grâce et de bonne volonté envers
l'homme que son mari et elle-même acceptaient pour allié.
Voilà que Manès insinuait qu'il la jugeait incapable de le com-
prendre, indigne d'offrir un suffrage de quelque prix! Elle!
Avait-il oublié qui elle était .'^ Son orgueil se cabra et lui fit
répondre un peu vite, d'un ton trop sérieux :
— J'ai lu vos discours, parce que j'ai toujours le goût des
manifestations originales de la pensée, et ils m'ont plu parce que
j'y ai retrouvé des idées qui me sont toujours chères, surtout
celles de notre transformation nécessaire et prochaine.
— En vérité ! murmura Manès. — Non, merci, ajouta-t-il
pour le sommelier qui venait de soufiler à son oreille : (( Laf-
fitte 1893. » — En vérité !
Il s'amusait, à part soi, qu'installée dans cette opulence, elle
s'affirmât identique à la jeune fille d'autrefois. En même temps,
comme les yeux de Germaine, dans la vivacité de sa riposte,
avaient dépouillé leur brume terne et glacée, il ne put s'empê-
cher d'admirer l'éclat extraordinaire qu'ils donnaient, comme
jadis, à tout son visage. Elle recueillit ce regard d'admiration
qui fut intense, rapide : elle en éprouva elle-même un singulier
bien-être, et elle reprit, entraînée par le sentiment du pouvoir
qu'elle avait eu, qu'elle retrouvait tout de suite sur cet homme ;
— Dussé-je vous sembler un peu vaine, je serais tentée de
croire que j'ai pu contribuer a l'évolution qui vous a conduit,
des théories violentes, à votre réalisme transformiste d'aujour-
d'hui...
— Il se peut, en effet, murmura-t-il de nouveau.
Elle rappelait que, réveillée la première au sens des réalités,
elle l'avait exhorté à rejeter, comme elle, leur idéologie révolu-
44 REVUE DES DEUX MODES.
tionnaire. Elle ne disait pas que ses conseils se plaçaient dans
la scène du Salon d'Automne : elle l'aurait aussi bien dit sans
hésitation, ni embarras ; car elle ne gardait de ce jour qu'un sou-
venir paisible ; elle avait fait ce qu'elle devait faire, et elle l'avait
bien fait. Cependant, Manès revoyait, dans la salle dorée par
la lumière d'octobre, le visage frémissant, puis implacable de
Germaine; il revoyait les jours qui avaient suivi, et comment
le désespoir l'avait jeté dans la bataille, d'où il sortait à la fois
vainqueur, guéri de son chagrin, dégoûté pour toujours des
excès de la parole et de la pensée. C'était donc bien Germaine
qui avait été la cause de son évolution et de son succès, mais
non pas au sens, ni de la manière qu'elle s'imaginait. Cette
méprise de la jeune femme le fit sourire, parce qu'elle était exac-
tement contraire à la vérité; et en même temps, par tout ce
qu'elle lui rappelait de vérités douloureu.ses, elle le secoua d'un
élancement bref et profond. Tandis qu'il souriait, un éclair passa
dans ses yeux, la flamme du foyer où le désir déçu, la jalousie,
toutes les fureurs avaient fait rage. Germaine, dans l'instant
où elle se livrait au plaisir d'exercer son influence et d'en célébrer
les bienfaits, subit la brûlure de ce regard : elle en fut pénétrée
si brusquement qu'elle resta interdite. Comme jadis, au temps
où elle était la disciple amoureuse et soumise, elle se sentit
humble auprès de lui, telle que l'esclave heureuse de se vouer
aux fantaisies de son maître. Elle voulut parler : son intelli-
gence, sa raison, tout son être conscient protestaient contre cette
empri.se.
— Aujourd'hui comme alors, je suis prête à vous donner mon
aide, et j'espère qu'elle pourra vous être de quelque utilité...
Cette offre venait, comme une conclusion naturelle, après
l'évocation complaisante d'un passé, où Manès avait été si bien
conseillé, secouru. Mais la voix de (iermaine était changée : en
promettant sa protection à Manès, elle avait l'air de le solliciter.
Elle le comprit et son trouble s'accrut. Lui, cependant, fut
agacé par l'affectation d'une bienveillance qui semblait oublier
l'homme qu'il était. D'ailleurs, il s'apercevait que Vambard, en
face d'eux, attendait la fin de leur entretien, non pas certes avec
la nervosité d'un jaloux, mais avec un reproche amical et timide,
comme s'il eût dit : « Voyons, ce n'est pas pour plaisanter avec
une femme que vous êtes ici, mais pour causer, entre hommes,
de choses sérieuses. » Autour de la table, les conversations ne
LE MAITRE DES FOULES. 45
faisaient qu'un murmure intermittent, et, d'un coupd'œiJ, Manès
constata que tous les regards l'observaient, attendaient aussi. Il
fut rétabli dans la force de son personnage présent; il wîjeta le
passé qui n'avait été qu'humiliation et souffrance ; à son tour,
il conclut avec raideur :
— Je vous remercie, madame. Mais l'heure d'aujourd'hui ne
ressemble pas à celle d'hier. Il ne s'agit pas de moi, niaijit*;-
nant, mais de mon œuvre. J'accueille les concours qui mo. vien-
nent de toute part, à une condition : ceux qui les offrent doi-
vent accepter sans réserve le but que je me suis proposé...
Il s'adressait à Vambard, il avait un peu hausse la voix.
Germaine ne disait rien: elle n'aurait su que dire. Ce fut Vam-
bard qui répondit avec l'emphase la plus cordiale :
— Tous les honnêtes gens marchent avec vous, monsieur
Manès. Votre œuvre est leur œuvre ; car il ne s'agit de rien
moins que de sauver la République menacée.
— Menacée! s'écria Chaulin. Dites en danger de mort. Un an
de ce régime, et je vous jure qu'elle est ])erdue!
Une exclamation unanime rap[)rouva. Il flétrit l'abaissement
des mœurs politiques, le trafic des consciences, l'exploitation du
pays par une bande sans scrupule. Son accent toulousain faisait
sonner .sa voix chaude : animés par la chère excellente et les vins
précieux, les visages des convives rayonnaient d'énergie. Manès
les contemplait avec curiosité : Farinois, vif et brutal; l'^ngel, le
marchand de diamans, gras, souriant, avec une moue narquoise
de la lèvre; Laveur, l'homme des boulangeries, correct, froid,
le regard immobile ; l*ageot, le grand commissionnaire, le teint
olivâtre, les yeux très noirs h l'ombre du nez busqué... Tous,
assurés dans l'autorité de leur richesse et l'habitude de com-
mander, prenaient, pour écouter Chautin, la même expnission de
confiance et d'ardeur recueillie...
« Oui, pensa Manès, Chautin disait vrai ; ils paraissent à
point... On en trouverait beaucoup d'autres pour (h'îblatérer
contre le gouvernement et déplorer les malheurs de la France
en dégustant un excellent déjeuner; c'est de cette manière que
tant de bourgeois français pratiquent l'amour de la chostî
publique. Mais ceux-ci ne sont pas des bourgeois de vieille race :
ils n'en ont pas l'apathie, ni les goûts de stricte régularité. S'ils
se plaignent de ce qui est, c'est qu'ils veulent quelque chose,
chacun pour soi, des rubans peut-être, comme dit Chautin, ou la
46 REVUE DES DEUX MONDES.
gloriole d'un rôle officiel... Bah! si cela leur fait plaisir, on
verra... Mais que, d'abord, ils se mettent à ma discrétion... »
— Et justement, achevait Chautin, alors que tout va à la
dérive, M. Manès est venu donner un coup de barre qui peut
ramener la barque, du marais dans l'eau courante !...
« Attention ! » se dit Manès.
— Si vous permettez, reprenait Chautin, d'un air modeste et
grave, si vous permettez à un vieux journaliste qui n'a qu'un
mérite, celui d'une expérience trop longue, si vous lui permettez,
d'exprimer son opinion devant des hommes également considé-
rables par leur fortune et par leur science des affaires, je vous
dirai ceci : de mémoire de parlementaire, je n'ai jamais vu crise
si dangereuse, ni, heureusement, chance de salut si favorable.
J'entends des voix qui parlent de réaction. Ce serait une aventure
insensée, la guerre peut-être... on ne sait... Vous, messieurs,
vous vous gardez de cette imprudence. Vous voulez que la Repu
blique se sauve elle-même, et qu'elle vive en se renouvelant. C'est
pourquoi vous avez salué les promesses du grand orateur qui
veut, lui aussi, et qui saura renouveler: vous avez acclamé, dans
M. Manès, l'admirable tribun dont la parole soulève ou contient
les masses populaires, et qui, demain, sera l'homme de gouver-
nement que la France réclame...
— Bravo ! s'écria Vambard. Voilà qui est parlé...
Chacun répétait : « Parfait ! Très bien ! C'est la vérité ! Tou»
les gens raisonnables pensent ainsi!... »
Manès attendait que cette rumeur de contentement fût
apaisée. La voix de Germaine murmura à son oreille :
— Que leur direz-vous.^ Il est beau de s'affirmer dans l'in-
transigeance de ses principes. Mais il est meilleur de ne pas
éloigner, par trop de rigueur, les personnes les mieux disposées...
Il la regarda, surpris : elle avait, dans les yeux, une lueur
très vive de sympathie ; rien ne restait en elle de la protectrice
un peu dédaigneuse : une amie, violemment intéressée à sa
réussite, et toute portée vers lui d'une àme inquiète et dévouée,
éclairait la route où il allait s'engager. Elle ajouta :
— ... On peut n'être pas trop exigeant envers des hommes
qui, eux-mêmes, ne demandent rien...
Il la remercia d'un clin d'œil : il avait déjà commencé à
parler. Il se défendait de détenir les secrets de l'avenir. Les cir-
constances l'avaient servi et, surtout, cet amour du peuple, cette
LE MAITRE DES FOULES. 41
familiarité qu'il gardait avec le prolétariat, cette confiance réci-
proque où il prenait le pouvoir immense du nombre.
— : Peut-être suis-je par là mieux qualifié qu'un autre pour
entreprendre l'œuvre que le pays attend. Je le crois, du moins,
je le sens : j'y suis porté par la conviction la plus ardente, et ni
le courage ni la persévérance, je vous le jure, ne me manqueront
pour accomplir cette grande tâche...
Il avait gardé le ton mesuré qui convenait à une simple con^
versation. Sur la dernière phrase, sa voix lança soudain les
vibrations sonores, caressantes, émouvantes, qui la faisaient
pareille au retentissement du fer, à l'ébranlement du cristal, au
chant du ruisseau dans les roches. Son regard, qui avait par-
couru les visages, se posa sur Vambard, dont la barbe oscillait en
cadence, par manière d'approbation, puis sur Germaine. Elle le
contemplait, les yeux fixes et brillans : elle écoutait la musique
oubliée de sa voix, et une inquiétude plus craintive, dans sa tête
un peu penchée, dans son corps un peu ployé, disait :
« Moi, il me semble... Vous feriez bien... Vous seul pouvez
décider; mais je crois... »
Il hésita une seconde. Que dirait-il à ces hommes.^^ En quoi
étaient-ils d'accord et en quoi différens.^ N'allait-il pas fortifier,
en les prenant avec lui, ce qu'en soi-même il voulait changer.^
Et ne leur abandonnait-il pas, au contraire, à leur insouciance,
à leur cynisme, tout ce qui lui paraissait digne d'être conservé .^.,
Il eût souhaité de réfléchir encore... Mais l'heure avait sonné.
La conquête était là, sous sa main. Un désir immense de la
saisir le précipitait. Germaine, elle-même, avec le feu de sou-
mission et d'attente qui brûlait dans ses yeux, ne paraissait-elle
pas étonnée qu'il tardât à user de son pouvoir.i^ Que faisait-il, en
somme, que de jeter dans la balance le pouvoir du charmeur
des foules. ^^ Et quel compte avait-il à rendre à ces hommes qui
ne sollicitaient que la faveur de se ranger sous ses ordres.»^
— Mon œuvre, reprit-il tout à coup, la voix contenue et fré-
missante, elle tient en un mot : je veux consolider. Ce n'est pas
une tâche nouvelle : ce pays l'impose périodiquement aux
citoyens de bonne volonté; car il est ainsi fait qu'il se porte en
avant, par bonds irrésistibles, avec la générosité la plus insou-
ciante, à la poursuite de son idéal de justice et de liberté : et,
après chacun de ces élans, tandis que les autres nations le
contemplent, craintives et jalouses, il faut qu'il se reprenne,
48 REVUE DES DEUX MOi\DES.
qu'il assure ses conquêtes, que l'examen et la rdtlexion succè-
dent à l'enthousiasme ; c'est l'heure de l'intelligence après celle
du sentiment. Une fois encore, il en est ainsi aujourd'hui. De la
secousse qui l'a précipité si loin au delà des autres peuples, le
nôtre est resté ébranlé : aucune révolution, depuis un siècle, ne
fut si profonde. Nous avons maintenant à en confirmer les in-
signes résultats. C'est bien là l'œuvre à laquelle je suis heureux
de vous voir si disposés. La crise, en modifiant les hautes classes
sociales, a fait d'hommes tels que vous, messieurs, les soutiens
nécessaires de l'Etat; et votre concours permettra à un gouver-
nement, digne de ce nom, de donner au pays les lois qu'il a
méritées, ces lois sociales qui seront, avec la juste autorité que
vous prendrez dans la République, le fruit du prodigieux boule-
versement par où s'est ouvert le xx^ siècle, notre siècle.
De nouveau, emporté par la force des mots et le rythme des
phrases, il avait laissé sa voix s'infléchir et s'élancer; la parole,
sur ces hommes de sensibilité cependant médiocre, opérait le
miracle habituel ; et plus encore que les vagues espérances don-
nées à leurs convoitises, l'accent de Manès les avait si bien
remués, qu'ils saluèrent sa conclusion en battant des mains. Le
tapage se prolongea en conversations bruyantes qui approuvaient
Manès, et s'emparaient joyeusement de l'avenir.
— Etes-vous contente? demanda-t-il à Germaine.
Elle aspira l'air un peu nerveusement, comme si cette ques-
tion eût surpris en elle des pensées secrètes, effarouchées d'être
exposées à sa vue. Elle murmura comme malgré elle :
— Je suis... je suis très heureuse... je veux dire...
Vambard frappait sur sa coupe de Champagne. Le silence
établi, il déclara, tour à tour aimable et majestueux :
— Monsieur le député, si nous avions eu besoin d'être
convaincus, nous l'aurions été par votre... hem!... par vos...
Chautin risqua : « Vos observations. »
— C'est ce que j'allais dire, reprit-il de toute la vigueur de
son fausset, par vos observations... Mais, ajouta-t-il avec un sou-
rire, nous étions convaincus déjà! Il ne vous restait qu'à nous
charmer. C'est chose faite à présent. En notre nom à tous, per-
mettez-moi de vous remercier, de... de... de vous remercier. El
puisque nous sommes à l'heure des toasts, je vous propose de
boire à notre union. Messieurs, à M. Manès! A la naissance
de la grande Ligue républicaine dont il voudra bien accepter
LE MAITRE DES FOULES. 49
le patronage! Et aussi, je vous prie, à M. Ghautin, qui fut
l'agent de notre réunion, comme il sera le... la... heu... le res-
sort, oui, le ressort de notre comité...
Il y eut un brouhaha oi^i les convives exprimaient, avec leur
sympathie, le soulagement que Vambard eût achevé son toast
sans encombre. Lui-même ne participait aucunement à cet em-
barras, et faisait une admirable figure, rayonnante et digne, de
président. Manès se contenta de répondre :
— Je vous remercie, messieurs, je bois à votre Ligue, à
son président, à son secrétaire, à ses membres...
(Ihautin ne pouvait laisser perdre cette occasion de parler.
Maintenant que Manès avait prononcé la formule solennelle de
l'union, sa tâche à lui, organisatrice et pratique, commençait : il
dit comment il la comprenait, le siège du comité, les réunions,
le bureau d'informations, les concours électoraux...
<( La cuisine, » songea Manès.
Il écoutait avec soin et reconnaissait l'habileté, l'expérience
du Toulousain. Mais, en même temps, entre lui et ces hommes,
désormais associés à sa chance et le fortifiant de leur appui, il
sentait la bizarrerie de l'alliance. Il contemplait le plafond
doré de la salle à manger, les boiseries sculptées des murailles;
et, comme à son entrée dans l'hôtel, il éprouvait, en se raillant
lui-même, le malaise d'être là, en face du mari de Germaine,
près de Germaine qu'il avait aimée. Cette richesse lui rappelait
la trahison qu'elle avait causée : il regardait la figure de cet
homme, épanouie sur la belle barbe; il entendait à son côté le
souffle léger de Germaine. Et, très profondément, un remous de
colère se soulevait dans son être, à le voir lui, le mari, si lour-
dement satisfait, elle si dangereusement belle, à les voir, tous
les deux, ensemble, chez eux, avec la familiarité de leurs regards,
de leurs manières.
— Bien entendu, chantait le vieux Ghautin en ajustant ses
lunettes, tout ce que je viens de proposer, ce n'est qu'un plan que
je soumets à votre appréciation. Mais j'y ai longuement réfléchi,
et je ne vous cache pas que je n'en crois pas de meilleur.
— Nous continuerons en prenant le café, voulez-vous.»^ dit
Germaine.
Elle s'était levée : Manès lui offrit son bras pour retourner
dans le hall. Il se moquait déjà de sa colère. Quoi donc^^ Gomme
tous ses autres succès, celui de ce déjeuner avait provoqué en
TOME X. — 1912. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
lui un retrait ironique; et il ne pouvait être de meilleure matière
à l'ironie qu'un sentiment jadis si durement blesse', qu'un
souvenir d'amour aujourd'hui si ridicule, dans ce milieu, en face
du sympathique Vambard, auprès de cette jeune femme évidem-
ment heureuse de sa fortune présente. La sorte d'amertume
qui lui en restait au cœur n'était qu'une des saveurs un peu vives
auxquelles devait s'habituer son personnage nouveau. Il l'accepta
ainsi et, en saluant Germaine, il tint à lui dire, pour mieux lui
marquer combien il était libéré :
— Je suis ravi de connaître enfin M. Vambard. Il attire tout
de suite la sympathie ; on ne peut le voir sans comprendre votre
choix et vous en féliciter.
Un peu de mordant, à sa voix, fit croire à Germaine qu'il pro-
posait, en se moquant, une comparaison entre Vambard et lui-
même : elle en fut d'autant plus otfensée, que la comparaison
avait déjà assailli son esprit, trop avantageuse pour Manès, trop
pénible pour l'époux. Elle se reprocha cette pensée involontaire,
comme un oubli de ses devoirs, et elle répondit :
— Je ne connais pas d'intelligence plus droite ni d'homme
meilleur, et je me loue, chaque jour, du bonheur d'être sa
femme.
Elle voulait parler avec sécheresse ; mais il se trouva que sa
voix tremblait, que l'éclat de ses yeux était voilé d'embarras ;
et, sur son front blanc, une légère rougeur s'étendit, comme si
elle avait eu conscience d'un mensonge pénible que Manès ne
pouvait pas ne pas remarquer. Aussitôt, elle se détourna, prête
à se consacrera ses hôtes qui, d'ordinaire, s'empressaient autour
d'elle, plus galans à cette heure. Mais ils étaient tous possédés
d'une envie plus âpre que le vain désir d'avoir d'elle un regard,
un sourire : tous, l'ambition des croix, des honneurs, d'une
puissance officielle les dominait exclusivement, et ils entou-
raient l'homme qui devait bientôt la satisfaire. Assise un peu à
l'écart, Germaine prit par contenance un magazine : en feuille-
tant les pages, elle contemplait le cercle de leurs visages atten-
tifs, de leurs dos respectueux. Ils parlaient tour à tour, et
chacun fournissait, en vue des élections qui seraient la grande
œuvre de la Ligue, le renseignement du pays où il avait
domaine, chasse ou château. Germaine observait Manès, mince
et pâle, au milieu d'eux. Il n(! disait rien. Une cigarette au
coin de la lèvre, il écoutait, il observait sans doute, aussi lui,
LE MAITRE DES FOULES. 51
les yeux mi-clos... Cachée par le magazine qu'elle abaissait
par momens, Germaine regardait cette face, si pénétrée
d'intelligence et d'énergie que sa laideur rendait presque ridi-
cules, par contraste, les traits réguliers de \ ambard et la belle
tète assyrienne de Cîoldstein. Elle se dit, toutefois, avec convic-
tion : « Il est laid! » Mais elle ne pouvait faire que ce mot, en
ce moment, ne fût comme un hommage d'admiration... Elle
aurait voulu rencontrer ces yeux dont elle .sentait le feu contenu ;
mais il les fixait adroite, à gauche, sur celui qui parlait; pas une
fois, il ne les dirigea vers elle, et ce qu'elle pouvait recueillir de
leur ardeur la troublait sans la satisfaire... Soudain, elle eut un
geste qui releva le magazine et la dissimula complètement. La
voix de Manès résonnait dans le silence. A une question de
Ghautin, il répondait d'un ton léger et net :
— Vous avez raison, il est temps d'arracher à ce ministère
le peu de vie qui lui reste.
Personne ne dit rien : tous attendaient, comprenant qu'il
allait poursuivre. Il se recueillait, le front incliné... Germaine
l'entrevit, adossé contre la muraille : dans ce silence, dans ce
recueillement, la force qu'il portait en lui se dressait si formi-
dable, qu'une fois encore elle se sentit chétive et soumise.
— Messieurs, reprenait-il, le plus urgent est de manifester
votre existence. Je pense que votre secrétaire général, M. Ghautin,
se chargera des notes aux journaux qui annonceront que vous
vivez. Mais il faut, à votre naissance, une solennité qui frappe,
dont le bruit retentis.se. Il faut un banquet nombreux avec des
discours. Votre président exposera l'objet d'une association que
vos noms seuls, d'ailleurs, définissent assez clairement...
— Très bien, très bien ! dit Vambard.
— Et, demanda Goldstein, vous parlerez aussi .f>
— Je parlerai, fit Manès.
Il dit cela sur le ton le plus simple. Tous, aussitôt, poussèrent
un « ah ! » de satisfaction. A cet instant, Germaine eut la repré-
sentation brusque et saisissante de tout l'avenir qui tenait dans
cette promesse : (c Je parlerai, » donnée, là, devant elle, par cet
homme pâle et volontaire. Et c'était comme si la puissance, qu'elle
avait sentie tout à l'heure dans son recueillement, soudain se
mettait en œuvre et s'emparait du monde. Elle la voyait près
d'agir, agissant, subjuguant les foules, créant des événemens
nouveaux. Cette sensation du réel fut si vive qu'elle en resta stu-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
péfaite. Ses yeux grands ouverts contemplaient Manès, comme
s'ils avaient subi la plus étrange révélation : ce visage connu,
cet être qu'elle avait, tour à tour, admiré, dédaigné, plaint et
vaguement redouté, se transfigurait. Parmi tous ces hommes, si
contens et fiers de leur richesse, il était celui qui disposait, mieux
que de cette richesse, de milliers et de milliers de destinées : il
était le maître et tous l'acceptaient comme tel.
Elle ne s'étonna pas ensuite qu'il ajoutât :
— Le reste me regarde. Ce que nous aurons ensemble com-
mencé, je l'achèverai quelque jour à la tribune.
Vambard se frottait les mains; Farinois avait un gros rire.
Chautin exposa que l'installation du Cercle reculait à trois ou
quatre semaines le banquet inaugural. Farinois fut constitué
vice-président, Goldstein trésorier : tous, formant le comité de
direction, se chargeaient de faire adhérer leur clientèle d'obligés...
Germaine écoutait distraitement ces propos. Elle eût voulu que
Manès, le maître, se fît entendre de nouveau. Le cercle se rompit.
Manès venait vers elle pour prendre congé. Elle se leva et tendit
la main : ses paupières battaient, comme après l'éblouis.sement
d'une éclatante lumière, et ses yeux ne paraissaient rien voir.
Aux remercîmens qu'il présentait, elle ne répondait rien. Elle ne
paraissait rien comprendre. Elle balbutia enfin quelques paroles
banales et s'eiforçade sourire. Il s'éloigna, reconduit par Vambard.
Ils parcoururent ensemble la longueur du hall. Goldstein, Fari-
nois, tous suivaient d'un regard avide, jaloux et satisfait, la mince
silhouette de l'homme en qui reposaient leurs espoirs. Germaine
suivit aussi la forme noire qui diminuait; elle semblait mécon-
tente, offensée, comme si Manès se fût emparé de son bien le
plus cher et du meilleur de sa pensée, qu'il emportait négligem-
ment avec lui.
Louis Delzons.
[La dernière partie au prochain numéro.)
PETITE GARNISON MAROCAINE
. En route pour Dar-Chafaï. — Le village et la kasbah. — La question des Tadla. —
Les militaires en garnison et l'ascétisme africain. — Une école pratique d'arts
et métiers. — Marsouins et goumiers; campagne de guerre et cartouches à
blanc. — Au village : le mellah, le douar de Cythère, les pionniers de la civili-
sation. — Les vendredis de Dar-Chafaï : le marché et la « chkaya. » — Les
deux écoles. — Les préparatifs de la « colonne » de Marrakech. — Les échos de
la révolte de Fez. — Dans l'espoir de jours meilleurs.
De mémoire do Marocain, jamais autant de Roumis n'ont
parcouru, comme pendant ces dernière.s semaine.s, la piste qui
conduit de Casablanca à Marrakech. Spéculateurs et fournis-
seurs se hâtent vers la capitale du Sud, où l'arrivée toujours
imminente et toujours différée des troupes françai.ses va faire
affluer les douros et les bonnes occasions. Mais le touriste qui,
dédaignant les sentiers battus, les abandonne à Settat pour
longer les territoires des Srahrna, s'applaudit bientôt de sa déci-
sion que ne manquent pas de blâmer les vieux routiers du bled.
Dès la seconde étape, s'il aime les ruines pittoresques et les récits
imagés, il peut s'arrêter à Dar-Chafaï. Une boite d'aquarelle
complète, un stylographe bien garni, une mémoire fidèle, lui
permettront de noter des impressions dont le souvenir de Rabat,
de Fez et de Meknès ne parvient pas à diminuer la vivacité.
A quelques kilomètres de Guicer, au delà du col d'accès facile
qui limite au Sud la Chaouïa, les plateaux ondulés des Beni-
Meskine abaissent doucement leurs terrasses caillouteuses vers
le sillon de l'Oum-es-Rbia. Quelques maigres champs d'orge et
de blé sèment des taches vertes ou jaunes dans la teinte pâle de
l'herbe desséchée, que le soleil levant fait briller comme un
54 REVUE DES DEUX MONDES.-
tapis de noige ; des troupeaux de moutons, de chèvres et de
bœufs cherchent une vague pâture entre les roches calcinées;
des chameaux profilent dans le ciel leurs silhouettes d'ombres
chinoises; les huttes en paille ou nouaias qui, depuis Settat,ont
remplace les tentes brunes, dressent au milieu d'enclos en
pierres sèches leurs toits coniques et branlans. Vers le Sud, à
peine estompé par l'éloignement dans une atmospiière sans pro-
fondeur, un reflet blanc dans le cobalt dilué du ciel dénonce les
glaciers de l'Atlas. Perchés sur les bambous qui supportent le
111 ténu du télégraphe de campagne, des éperviers roulés en
boule contemplent sans émoi les scènes du chemin. Proprié-
taires cossus que transportent sans heurts des mules au pas re-
levé, goumiers drapés dans le manteau bleu qui échangent sans
hâte les sacs postaux, paysans qui poussent leurs chameaux
indolens et leurs <ànes miteux, se suivent et se croisent, colpor-
tant les nouvelles qui seront déformées, amplifiées par les
commentaires des douars. Au-dessus des coteaux chauves, des
faucons planent inlassables, voltent, se laissent choir, remontent,
filent comme des flèches, reviennent, sans un mouvement appa-
rent de leurs ailes, imposant des comparaisons fâcheuses pour
nos aéroplanes que la prudence retient à Casablanca sous le
mystère de leurs hangars. Elevant sa coupole sur une ondulation
d'un faible relief, le tombeau de Si-Mohammed-bel-Kouch^
visible de trois lieues à la ronde, semble un phare qui domine
la houle figée d'un océan silencieux. Puis, le Trident de Marra-
kech se montre, bleuâtre, à l'horizon; la ligne de hauteurs qui
longe la route à droite s'abaisse, disparait et démasque un chaos
de montagnes roses et violettes par delà le fleuve lointain,
dont la coupure profonde est jalonnée par des pitons gris. On
traverse l'amas misérable des cahutes du douar Bou-Jdouda, où
des gosses loqueteux piaillent au milieu de poules bruyantes et
de chiens hargneux. Et, soudain, on domine une vision de rêve
qui se dresse au loin sur le flanc élargi d'un ravin. Des murailles
rougeàtres, des tours trapues, des terrasses éclatantes d'où
émerge un minaret blanc, couvrant un vaste espace, font songer
à quelque cité guerrière endormie dans la paix du désert. Les
arêtes vives des remparts dévalent vers le ravin où des puits se
devinent par le grouillement de formes vagues, par un miroite-
ment de flaque jailli du sol ; elles remontent les pentes, enca-
drent un éperon largement étalé, se mêlent, dessinent de triples
PETITE GARNISON MAROCAINE. 55
enceintes étaye'es par les masses carrées des bastions qui pro-
jettent des ombres dures. Nid inviolé des pillards, citadelle for-
midable de caïds rebelles, tel apparaît l'ancienne résidence des
fils de Chafaï.
Mais l'aspect change à mesure que la distance diminue. La
ville immense n'est plus qu'une cohue de bâtisses en terre,
semées sans ordre au milieu des noualas. Dans les enceintes
quadrangulaires, des plaies béantes trouent les tours découron-
nées, les murs chancelans. Nul gardien ne veille sur la porte
voûtée du mers dont le sol, évidé par les cachettes d'innom-
brables silos, n'abrite plus les charges de grains amenées parles
collecteurs d'impôts ; nulle harka n'attend derrière ses remparts
le signal d'entrer en campagne contre une tribu dissidente; nulle
meule ne bourdonne dans le moulin où deux arches en briques,
de six mètres d'ouverture, attestent la science des maçons du
temps jadis. Des corbeaux, des tourterelles, des émouchets ani-
ment seuls les recoins sombres des corps de garde, les crevasses
des huit tours dont les masses carrées ont encore une fière allure
et soutiennent les huit cents mètres de murailles qui proté-
geaient les richesses du Maghzen.
Vus de près, les ravages du temps apparaissent rapides et
sûrs. Les orages de l'hiver font couler en boue rougeâtre la terre
des enduits, arrondissent les angles, obstruent les meurtrières,
effacent les créneaux. L'eau qui s'infiltre agrandit en brèches
les fissures du pisé, ronge les soubassemens, transforme une
(euvre gigantesque en chaos minable, d'où la poésie des ruines
disparait avec le beau temps. Comme les hameaux pyrénéens,
les paillotes annamites, les villages malgaches ou les agglomé-
rations chinoises, les manifestations éphémères de l'architec-
ture arabe ont besoin de soleil pour se montrer en valeur ; et
les « impressions d'Orient » du touriste se muent en tristesse
infinie sous un ciel pluvieux.
Cependant, à deux cents mètres du mers, par delà les cases
rudimentaires où les pionniers de la civilisation française
abritent leurs tables de « bistrots » et le capharnaum de leurs
bazars, la kasbah des Ouled-Ghafaï étale ses constructions mas-
sives et ses remparts intacts. De l'autre côté d'un vallon, la
maison neuve d'un caïd la domine, et ses étages qui s'élèvent
symbolisent la puissance qui grandit sur la ruine du passé. Le
contraste entre la civilisation envahissante et la routine obsti-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
née, entre la mentalité chrétienne et l'Islam, est rendu encore
plus violent par le drapeau français qui flotte sur la terrasse
du minaret. Si-Chafai, l'ancêtre, avait patiemment édifié la de-
meure familiale que sa descendance agrandissait; et, dans ses
constructions uniformes, il mettait toute l'àme de [sa race : les
logis mystérieux devaient ignorer à jamais, derrière leurs murs
énormes et leurs portes fermées, l'agitation de l'extérieur. Mais
les Roumis sont venus; ils ont chassé les maîtres légitimes,
percé partout des ouvertures, abattu les barrières, pour faire
pénétrer de l'air et de la lumière dans ce colossal emblème du
monde musulman.
L'aspect de la kasbah, du dehors de l'enceinte, ne fait pas
soupçonner les merveilles d'élégance, le confortable raffiné dont
s'entouraient ses anciens possesseurs, et que les dévastations de
la guerre civile ou de notre occupation militaire n'ont pas com-
plètement détruits. Aux temps que le protectorat va séparer de
nous par un abime profond, il n'était pas prudent pour les caïds
de rendre trop visibles les effets d'une administration intéres-
sée. Les fonctionnaires enrichis renonçaient aisément aux satis-
factions extérieures delà vanité, pour éviter les emprunts forcés,
les restitutions vengeresses que n'auraient pas manqué d'ordon-
ner des sultans toujours besogneux. Ils goûtaient en égoïstes les
joies de l'opulence ; ils cachaient aux regards indiscrets les
splendeurs de leurs demeures, comme le paysan méfiant dont
nous parla Rousseau. C'est ainsi que terrasses, appartemens,
colonnades et jardins disparaissent derrière des tours banales et
des murs sans caractère, qui se développent sur les faces d'un
carré de cent mètres, exactement orienté. Un soubassement de
moellons, large de un mètre cinquante, supporte le conglomé-
rat de cailloux et d'argile, haut de six à dix mètres, dont sont
faits les maisons, les remparts et les tours. Ce béton rustique,
enduit de terre bien polie, a la consistance du roc; il serait in-
destructible, si les torrens qui courent sur le sol après chaque
ondée ne minaient le pied des édifices, dontils préparent l'écrou-
lement. D'ailleurs, leurs angles mal raccordés sont en outre une
cause efficace de ruine. Mal soutenus par leurs bases rétrécies,
les murs penchent, se disjoignent, ouvrent des brèches où
l'eau des j)luies qui s'infiltre, où le vent qui fait rage, accom-
plissent vite leur œuvre de destruction. Les constructions les
plus imposantes exigent un entretien constant, que les indi-
PETITE GARNISON MAROCAINE. o7
gènes paresseux et fatalistes dédaignent. Ainsi, au Maroc, quel-*
ques années à peine suffisent pour changer en ruines vénérables
des monumens dont la masse et la solidité semblaient délier les
siècles. Ils se trompent, les voyageurs qui croient interroger, dans
les vestiges épars sur les campagnes, les témoins véridiques
d'un passé lointain.
Depuis deux ans, les préoccupations tactiques des officiers
français ont aggravé les ravages du temps et des rébellions dans
la résidence des Chafaï. On a écrêté les remparts, éventré les
murs, percé des meurtrières, pour faciliter les évolutions de
défenseurs que l'ennemi n'a jamais inquiétés. Mais on n'a pas
songé à nettoyer les canalisations obstruées, à réparer les ter-
rasses, à boucher les fissures des citernes; les souliers ferrés ont
martelé sans pitié les fines mosaïques et les carrelages élégans,
jadis réservés aux caresses nonchalantes des babouches souples
et des pieds nus ; les bougies de traite ont embrumé les peintures
éclatantes; les graffiti égrillards ou désenchantés des guerriers
enlizés dans cet austère séjour ont sali l'enduit neigeux des
appartemens. Et cependant, malgré toutes les dévastations,
l'édifice peut encore étonner les artistes et satisfaire les curieux.
C'est d'abord au logis de Si-Ahmed-ben-Ghafaï, enchâssé dans
un labyrinthe de murailles et de couloirs, où les commandans
d'armes du poste dressent par tradition leur lit de camp, que
l'on conduit le voyageur attiré par la réputation grandissante de
la kasbah. Relevé de ces ruines après la révolte des Beni-
Meskine, il apparaît assez intéressant pour faire oublier les
médiocres échantillons de l'art arabe entrevus dans la kasbah
d'été des Sultans à Dar-Dbibagh et dans le palais d'Abd-el-Aziz à
Rabat.
Deux appartemens se font face dans une cour fermée par de
hautes bâtisses qui dressaient autour du maître le mystère d'un
majestueux isolement. Le sol, recouvert par un glacis de ciment,
cache une citerne voûtée, que les pluies remplissaient d'une eau
limpide et fraîche ; il est égayé par les caissons étoiles, en
faïences multicolores, d'où jaillissent des orangers. Un vaste
tapis de mosaïque entoure un bassin profond ; une vasque de
marbre attend le jet d'eau qui ne chantera plus dans sa coupe
élégante. La plainte douce de l'eau, le parfum des fleurs, l'inces-
sant gazouillis des oiseaux qui pullulent encore sous les feuilles
devaient distraire Si-Ahmed dans cette retraite inaccessible, et
58 . REVUE DES DEUX MONDES.
lui faire oublier les angoisses d'un passé récent, les calculs du
présent et les embûches de l'avenir. Sur .le côté Sud de la cour,
une galerie en arcades montre ses grillages finement ouvragés,
le miroitement de ses piliers, les couleurs éclatantes de ses boi-
series : elle précède une vaste chambre carrelée de faïences,
ornée de mosaïques. C'était l'asile des fidèles esclaves noirs^
des serviteurs qui avaient l'honneur d'approcher le maître, ceux
dont la présence lui était agréable et le dévouement précieux.
Ce décor élégant convient aux splendeurs de la demeure
habitée jadis par Si-Ahmed. Sur" la face Nord de la cour, une
large vérandah pavée de carreaux minuscules et chatoyans est
supportée par des piliers ornés de faïences bleues et blanches ;
entre leurs fûts octogones q^Lie relient des ogives élancées, court
une haute balustrade où le fer forgé s'étire en dessins capricieux.
La porte d'entrée peinte de claires arabesques est vaste comme
un portail de cathédrale; ses lourds battans, qu'allègent deux
guichets aux ferrures archaïques, tournent dans des gonds
énormes qui s'effilent en clochetons. Elle donne accès dans la
chambre du maître, dont les proportions étonnent nos yeux
accoutumés à l'exiguïté des appartemens parisiens : elle est
longue de douze mètres, large de quatre, haute de sept. Une pro-
fonde alcôve l'agrandit encore, ceinturée par trois étages de
décors : des mosaïques jusqu'à hauteur d'homme, où le bleu, le
noir, le vert, s'estompent sur un fond glauque; au-dessus, des
panneaux en plâtre sculpté, où les reliefs dessinent symétrique-
ment des fouillis harmonieux, que rehaussent des teintes vives ;
enfin, des peintures compliquées, où les imbroglios géométriques,
alternant avec les tleurs, atténuent dans le demi-jour l'opulence
de leurs tons chauds. Le plafond de ce temple somptueux de
l'amour et du .sommeil, à qui le lit Picot, la chaise Archinard et
la table du chef de poste donnent maintenant un aspect monacal,
disparait sous une rosace gigantesque, labyrinthe de lignes régur
lières que l'œil s'épuise à suivre et à démêler dans leur chatoie-
ment de couleurs. Un fronton grandiose couronne cette alcôve
enguirlandée par des versets du Coran taillés en relief sur un
fond d'azur, entre des dentelles de plâtre. La salle tout entière
fait d'ailleurs une monture digne de cet éblouissant joyau.
L'admiration y va du sol recouvert de céramiques savamment
assorties, aux mosaïques des lambris, aux bandeaux sculptés
qui encadrent les baies, aux grilles en fer forgé des fenêtres, aux
PETITE (.ARMSO> MAROCAIPsE. 59
motifs d'ornement des volets, au fouillis fantaisiste et patient du
cintre de la porte, des larges frises, des étroites rosaces par où
le soleil sème sur toute cette grâce un peu mièvre une poussière
d'améthystes et d'opales, d'émeraudes et de rubis. Elle se fixe
enfin au plafond partagé en caissons gigantesques où riiabileté
du décorateur produit des effets surprenans : les tracés géomé-
triques se sont transformés en feuillages et en fleurs dont une
longue tradition a sans doute fixé les contours, mais qu'une
palette riche et bien composée a parés de fraîcheur et d'origina-
lité. Deux chambrettes dissimulées par des portes qui retiennent
l'attention, une cuisine et une office vaste comme celles de Panta-
gruel, des cabinets spacieux, la salle de bains, le hammam com-
plètent cette luxueuse demeure où le touriste, sans effort, rèvfr
des Mille et une iSuits.
Un dédale de couloirs que fermaient des portes bardées de
tôle conduit à gauche vers l'appartement des femmes, qui sert
aujourd'hui de caserne aux soldats coloniaux. Quatre longues
chambres, que protège une double enceinte déliantes murailles,
se dissimulent derrière des arcades qui entourent une tour
carrée; souvent les marsouins y trompent leur ennui par des
impromptus fantaisistes où revivent les souvenirs de la Rue du
Caire et des turqueries de Port-Saïd. A droite, s'ouvrant sur un
vestibule où les sculptures des frises, les carreaux blancs et verts
du sol mettent des tonalités gaies, la demeure de Si-Mohammed,
l'ainé des fils de Si-Ahmed, montre ses colonnes légères, ses
boiseries de cèdre et de thuya, son patio remarquable par l'im-
mense rosace en mosaïque qui dessine un tapis somptueux, la
richesse de ses lambris, le mystère de ses recoins. C'est là que
Si-Mohammed mourut prématurément de sa belle mort, après
avoir longtemps tremblé au souvenir des scènes qui avaient
épouvanté sa jeunesse : le réseau d'énormes barres de fer qu'il
fit sceller sur les frises du patio le rassurait à peine contre les
pillards dont il redoutait l'irruption par les terrasses de la
kasbah.
Partout ailleurs, dans les colossales constructions entassées
par Si-Chafaï et que ses descendans n'ont pas eu le temps ou
les moyens de restaurer, la rage des révoltés pendant la siba
qui suivit la mort du sultan jMoulay-Ilassan a dépassé le van-
dalisme de nos sans-culottes pendant la Révolution. Mais les
vestiges qui en subsistent laissent une impression plus vive
GO REVUE DES DEUX MONDES.
encore que les bàtimens relevés par Si-Ahmed. On se repré-
sente sans peine les beautés delà « Koubba, » ou maison voûtée
de Si-Abbès; celles de la chambre où mourut Si-Ghafaï, dont les
murs disparaissaient littéralement sous les mosaïques et sous les
sculptures coloriées ; on évoque les élégances mièvres des cou-
loirs couverts de terrasses, éclairés par des baies aux contours
gracieux; les appartemens où les femmes caquetaient dans la
pénombre qui estompait les teintes vives des carrelages et des
plafonds, la dentelle éclatante des murs. Les rebelles ont anéanti
les chefs-d'œuvre des maîtres-maçons de Fez, des menuisiers
de Marrakech, des céramistes de Salé, des peintres de Casa-
blanca. Ils ont écrasé les sculptures, abattu les colonnettesa
rompu les arceaux, descellé les mosaïques, défoncé les cours,
crevé les voûtes, incendié les plafonds. Ils se sont vengés des
longues années de rapines sur les manifestations du luxe créé
par l'injustice et l'avidité de leurs seigneurs. Les Chafaï ont
ainsi expié leur habileté traditionnelle à faire suer les burnous
ou, comme on dirait en France, à plumer la poule sans la faire
crier, leurs douros amassés, les amendes en nature qui leur
procuraient les matériaux de construction, leur solution élégante
du problème de la main-d'œuvr ' gratuite par les nombreux jours
de prison qui punissaient les porcadilles de leurs administrés.
Pour mieux montrer la justice de leurs-représailles, les rebelles
ont respecté la mosquée de la kasbah, qui étalait ses piliers
trapus et ses arcades lourdes au pied du minaret blanc égayé de
faïences vertes, dont la terrasse à seize mètres de hauteur su|)-
porte aujourd'hui un poteau télégraphique, transformé en màt
de pavillon. Ils ont laissé intacte la demeure sans faste que
Si-Chafaï s'était bâtie dans les premières années de sa richesse
et qui abrita plus tard, au temps de l'opulence, les serviteurs et
les cliens du puissant caïd. Ils n'ont pas davantage assouvi leur
fureur sur la maisonnette ancestrale des Chafaï, qui subsiste
encore, tapie contre la mosquée, et qui, flanquée de deux ou trois
noualas, devait dresser son rez-de-chaussée en terre dans un
enclos limité par un mur de pierres sèches, lorsque Si-Chafaï
était simple khalifa des Beni-Meskine. Le fondateur de la kasbah
aimait, dit-on, rêver dans cette cahute qui lui rappelait l'hu-
milité de ses débuts. Il devait être fier de la montrer à ses
petits-fils et à ses hôtes, écrasée dans l'enceinte formidable où
évoluait un peuple de parasites et de serviteurs, comme nos j)ar-
PETITE GARNISOA MAROCAINE. 61
venus quand ils commencent leur histoire par le cliciié tradi-
tionnel sur les sabots qu'ils portaient en arrivant à Paris.
Humble cahute, maison vaste et confortable, palais somp-
tueux, jalonnent les étapes de la vie publique des Chafaï. L'his-
toire de la famille se confond ainsi avec celle de lakasbah. C'est
d'ailleurs celle de tous les clans féodaux du Maroc : ils naissent
dans l'intrigue, grandissent dans la tyrannie, sombrent dans la
disgrâce des souverains ou la révolte des administrés. Aujour-
d'hui, le petit-fils de Si-Chafaï, qui fut lui aussi caïd des Beni-
Meskine après son père Si-Ahmed, est exilé à Marrakech. Les
champs, les jardins de Bou-Gendouz et de Tiferdiouine lui sont
disputés par d'innombrables collatéraux, et la kasbah, reven-
diquée par le Maghzen, abrite depuis deux ans 1' « arrière-garde
tactique » des troupes débarquées au Maroc.
Ce déploiement de forces y subissait, d'ailleurs, les caprices
des circonstances. La « colonne d'observation » stationnée à
Guicer, le bataillon, la batterie et l'escadron de l'a arrière-garde
tactique » s'étaient volatilisés dans les groupemens hétéroclites
que le général Moinier conduisait à Fez, dans les postes qui
protégeaient les communications entre la capitale et l'Océan.
Mais on n'avait jamais cessé d'occuper Dar-Chafaï, que l'on
croyait toujours exposé à quelque retour offensif des Tadla.
C'était exagérer la valeur combative de ces guerriers, et l'on
pouvait attribuer au « mirage africain » la nature et la durée de
l'impression causée chez nous par les résultats de la colonne
Aubert. Dans ce pays où quelques tués, une dizaine de blessés
pour un effectif de trois mille combattans font qualifier toute ren-
contre de « sanglant combat, » on oubliait qu'un millier d'hommes
avait poussé une pointe de cent cinquante kilomètres dans le
pays des Tadla, fait sauter pour l'exemple la porte de leur kasbah
principale, passé sur le corps de tous les guerriers confédérés
qui voulaient barrer la route du retour, pour ne se souvenir
que des 20 tués et des 60 blessés dont le commandant Aubert
avait payé son exploit. Ces pertes semblaient colossales aux libé-
rateurs de Fez, aux vainqueurs de Bahlil et de Meknès. Elles
paraient d'une auréole d'invincibilité les guerriers sans cohésion
et mal armés que notre victoire sans lendemain transformait
en triomphateurs. Les effectifs qu'on estimait nécessaires pour
réduire leur siba chronique semblaient si considérables, que
62 REVUE DES DEUX MONDESt
l'expansion de notre influence dans la vallée de l'Oum-es-Rbia
était remise à une date indéterminée. Les notables prévoyans
qui manifestaient, dans les tribus Tadla, leurs sympathies pour
nous, étaient abandonnés sans protection aux vengeances de nos
ennemis. Ceux-ci, encouragés par notre inertie, proclamaient
que leur territoire serait notre tombeau ; ils menaçaient d'un
pillage général lesBeni-Meskine qui avaient accepté une tutelle
déshonorante, dont le poste de Dar-Ghafaï était le témoignage.
Ainsi, depuis deux ans, les Tadla défiaient notre oiï'ensive, et
nous attendions leur attaque. Et le touriste, à qui la situation
des deux partis était expliquée, ne manquait pas de la comparer
à celle des deux écoliers qui vont vider un différend : (( Tu vois
la paille que je mets sur mon épaule .^^ touches-y si tu oses! —
Je la toucherai, si je veux ! — Eh bien ! touche-la ! — Oui, quand
je voudrai! je ne te crains pas! » La discussion continuerait,
interminable, si quelque camarade impatienté ne poussait l'un
contre l'autre les adversaires, que cette intervention décide à se
prendre aux cheveux.
L'intervention se produira tôt ou tard, sous une forme inat-
tendue. D'ailleurs, le résultat du contlit n'est pas douteux. Si
nous savons agir sur la cupidité, la vanité sans bornes des Maro-
cains, gagner de proche en proche des partisans, pratiquer la
politique facile de la division, apprécier justement la valeur des
irréductibles, allier la force à la mobilité, agir comme auTonkin,
au Soudan, à Madagascar, au Ouadaï, nous verrons que les Tadla,
pareils à toutes les grandes tribus marocaines, sont plus terribles
de loin que de près. Peut-être nous opposeront-ils, pour sauver
l'honneur, une résistance plus bruyante qu'efficace, et mobili-
seront-ils tous leurs guerriers dans une impressionnante coali-
tion. Nous devons souhaiter cette attitude au lieu de la redouter,
car elle démontrerait d'un seul coup la supériorité de nos armes
dans une rencontre qui sera le prologue indispensable à la
« tache d'huile » des organisateurs.
Les premiers occupans de Dar-Chafai ne devaient pas avoir
un tel optimisme. Ils avaient machiné la kasbah pour une
lutte désespérée contre des assaillans impétueux. Les remparts
étaient couverts d'abris, où de nombreuses sentinelles avaient
monté une garde vigilante ; les murs des bàtimens, percés comme
des écumoires par les créneaux d'infanterie, par les portes des
lignes de communications intérieures, étaient prêts à cracher
PETITE GARMSON MAROCAINE. 63
la mort dans les cours et dans les couloirs. On sentait qu'une
intelligence méticuleuse avait étudié toutes les hypothèses d'un
assaut brusqué; on devinait que toutes les préoccupations du
bien-être s'étaient elîacées devant la prudence avertie du guerrier.
Des parapets de moellons dessinaient de vastes places d'armes
autour de l'enceinte; chaque pan de mur cachait un piège; des
barricades transformaient en culs-de-sac les dédales des chemins
de ronde ; des banquettes colossales pour deux rangs de tireurs
montaient jusqu'au faite des murailles, et des meurtrières mena-
çantes surveillaient les moindres recoins. Mais l'ingéniosité des
(( commandans d'armes )> ne s'était appliquée qu'à ces prépara-
tifs belliqueux. Elle avait dédaigné, comme une concession au
confortable indigne des vieux durs-à-cuire africains, les res-
sources que le Service du Génie procurait, avec une générosité
relative, pour l'amélioration des casernemens. Chefs et soldats
savaient qu'ils vivaient en nomades, qu'un ordre inopiné pou-
vait les envoyer plus loin, vers le Nord, sur les confins de la
Ghaouïa, sur la route de Fez, pour y remplacer des garnisons
affligées de la même instabilité. La passion du changement, qui
semblait animer l'État-major, ballottait ainsi les troupes, comme
si l'autorité suprême voulait faire visiter successivement à cha-
cun toutes les régions du Maroc. Cet incessant chassé-croisé,
qu'r^.jgravait le fatalisme ambiant, expliquait la misère de
poSjyji où des militaires plus stables, comme dans nos lointaines
coljçj^ es, auraient habilement combiné la main-d'œuvre des
ipj'j^j-j^es avec l'esprit inventif des Européens^
de pic^^^ deux ans que les détachemens hétéroclites se rempla-
ç tugux ,Dar-Ghafaï, un prélart éphémère et coûteux servait de
i etclf>'''T^^ boulangerie; nul lavabo n'invitait les soldats aux
S\ ^^ • .çientaires de la propreté corporelle; les paillasses éten-
du ^5,%*^ <i sol exposaient les dormeurs aux morsures des rats,
aux ^^^ >s des serpens, aux piqûres des scorpions, qui pullu-
laient u Jes vieux murs; à trois kilomètres de la kasbah, près
d ,,'n pui? ^eu profond, quelques pierres plates enfouies dans
une, vase iia^ïcte, d'où montait la fièvre, représentaient le lavoir.
Des trois puits, profonds de trente mètres, qui alimentaient la
kasbah au temps des Chafai, un seul pouvait être utilisé par la
garnison. Et ce puits, lui-même, attestait une routinière insou-
ciance. Jadis, avant la révolte des Beni-Meskine, une énorme
noria, mue par un chameau, faisait circuler dans une canalisa-
64 BEVUE DES DEUX MONDES.
lion savante l'eau qui emplissait les réservoirs, égayait les
vasques de marbre et les bassins de mosaïque, scintillait dans
les abreuvoirs. jMais nos guerriers n'avai(!nt pas réparé cette
mécanique, dont les débris gisaient dans les décombres des murs
éboulés. Un trépied branlant soutenait aujourd'bui une poulie
grinçante, où courait un câble tiré par un mulet pensif; du fond
du puits un sac en toile montait, et quatre liommes le vidaient
sans liàte dans les récipiens de t«jle qui renfermaient la [irovi-
sion journalière de la garnison.
Cette installation sommaire datait du temps où, les yeux
sans cesse lixés vers le pays des terribles Tadla, 1)00 soldats
et ^JO officiers habitaient la kasbah. Lch chevaux d'une batterie
et d'un escadron, les mulets du train, s'étaient tour ;i tour désal-
térés, comme ils avaient pu, sous la protection d'une Iroupe en
armes, aux puits de liou-(jiendfMiz éloignés d(i Irois kilomètres.
Ils s'étaient succédé autour d'une bâche d'arrnba, de (juolques
auges creusées dans des trous d(! tamarins, (!l la journée suffi-
sait à peine aux séances d'abreuvoir, (cependant, i*; bassin et le
puits d'une noria se voyaient encore au milieu des orangei's et
d<is oliviers mutilés du jardin qu'elle arrosait autrefois. Avec
quel(]U(;s centaines d(! francs, et moins d'indilTérence, on aurait
ramen('' les fruits et les lleui's, on aurait remplacé le cloaque
du lavctir, ses auges vétustés, par des aménagemens plus d'*i;nes
de nous. Et les indigènes, qui nous jugeaient sur la compai*"* son
du })résent et du passé, nous considéraient comme des ba^ *. r^s
ignoriins et prétentieux. ^^
Peu à peu, l'eiîectif de la garnison avait diminué. V '^! ,'^'^-
ton d(! mai-souins, un (b'îlachenKMit du 3'^ goiim, (pielq! ■^-
. . 11 1 11' - I » ■ sauver,
glots, y rej>resentai(!nt maintenant 1 « arriere-gardc l;u ^ -)
Préservés, j)ar leur éloignement, de la fièvre qui animait vers 'w.
Nord les colonnes circulaires dont les <( quolidieiis (d'ficieis »
annonçaient les expdoits ; disj)ensés, par leur laibh; nombre, des
conceptions subtiles et des dispositifs savans dans le cas d'une
alerte im})n''viie, l(;s coloniaux s'appliquaient d'aboi-d à ren«^^e
habitable leur maison. Avec une ))atience d(! fourmis, ils re( j. i-
mençaient à Dar-(^hafaï des travaux inteirompus ailleurs par
leurs changcmens successifs de résidence, et dont une longue
pratique de la vie outre-mer leur avait api)ris l'utilité. Ils
savaient que les privations bénévoles sont, pour le soldat euro-
péen aux colonies, une cause efficace de misère ithysiologiqu*"*
PETITE GARNISON MAROCAINE. 63
et (le morl ; ils considéraient le confortable comme un remède
plus souverain que la (juinine préventive et les vaccins les moins
discutés. L'autorité suprême, avertie par la dure expérience de
l'année précédente, avait invité le Génie à se montrer généreux.
Les matériaux affluaient, ctiarriés depuis Casablanca par des
arrabas grinçantes qui transportaient les planches et les che-
vrons, les tôles ondulées et la quincaillerie, les barils de ciment
et les outils, dont s'enflaient les statistiques du commerce et
les chiffres du mouvement des ports. Les troupiers, joyeux
d'échapper à la mouture des <( tableaux de service » et des « pro-
gressions de l'instruction )> où se brise en peu d'années le res-
sort de l'activité militaire, montraient dans tous les métiers de
réelles capacités professionnelles ou des vocations insoupçonnées.
Tels, que leurs chefs ne jugeaient propres à rien, se révélaient
aptes à tout. D'autres maniaient avec aisance les outils qu'ils
avaient jadis abandonnés dans un accès de découragement, une
époque de chômage, une crise d'humeur vagabonde, pour
endosser la vareuse du marsouin, avoir une retraite, et courir
l'univers; ils chantaient en brandissant la truelle du maçon ou
le rabot du menuisier, la pioche du mineur ou la lime de
l'ouvrier d'art. Au loin, dans la campagne, un caporal trans-
formé en maitre-chaufournier surveillait, d'un œil vigilant, les
fournées de plâtre et de chaux qui feraient disparaître la crasse
des enduits, les blessures béantes des murs. A Bou-Gendouz,
d'anciens ouvriers du bâtiment dressaient avec amour les arêtes
de pierre d'un lavoir et d'un abreuvoir qu'une pompe, don fas-
tueux de la direction du Génie, emplirait d'une eau abondante
et claire ; des jardiniers traçaient allées et plates-bandes dans le
vallon rocailleux qu'un arrosage régulier, désormais possible,
métamorphoserait en jardin potager. Dans la kasbah, une
équipe de menuisiers façonnait avec une activité fébrile des
tables et des bancs ; elle assemblait les fils de fer et les chevrons
en châlits rudimentaires qui, recouverts des paillasses adminis-
tratives, donneraient l'illusion de sommiers moelleux ; des
apprentis pleins de zèle édifiaient un lavabo sous la direction
d'un sous-officier adroit ; d'anciens peintres, sculpteurs, électri-
ciens et ferblantiers, bouchaient les crevasses, consolidaient les
portes, s'inspiraient du style oriental pour transformer en
fenêtres élégantes les baies informes dont leurs prédécesseurs
avaient troué les murs. Ils promenaient partout la tête de loup,
TOME X. — 1912. 5
66, REVUE DES DEUX MONDES.
le pinceau et le racloir ; sous leurs mains diligentes, les loge-
mens miséreux prenaient un aspect confortable et coquet. Les
plus maladroits rendaient leur blancheur primitive aux vesti-
bules et aux couloirs; ils badigeonnaient la mosquée, changée
en réfectoire et en salle de réunion ornée de cartes et de gra-
vures, où l'on voyait en belle place le tableau d'honneur de la
compagnie. Un dessinateur-ornemaniste y avait inscrit avec un
soin pieux les noms des camarades tués ou blessés à l'ennemi
pendant la campagne précédente, et de ceux qui, moins heureux,
étaient morts sans gloire dans les hôpitaux.
Ainsi, une vaste école d'Arts et Métiers bourdonnait dans la
kasbah. Mais les occupations manuelles ne faisaient pas oublier
l'entraînement guerrier. Deux ou trois fois par semaine, on
lâchait les outils pour le fusil, et les épaules reprenaient contact
avec le sac chargé. Ces prises d'armes, d'ailleurs, n'inspiraient
plus l'esprit inventif des carottiers. Les jarrets cotonneux et les
poumons en soufflets de forge de leurs débuts au Maroc leur
laissaient un cuisant souvenir; ils ne voulaient pas s'exposer,
par leur paresse, à revivre ces jours douloureux. Les soldats qui
étaient en France, aux jours traditionnels des marches mili-
taires, les cliens perse vérans du médecin, se montraient les
plus empressés à pousser les cailloux sur les pistes des envi-
rons. Et les ofllciers admiraient chaque fois, au moment du
départ matinal, la page blanche du « cahier de visite, » et les
rangs au complet.
On ne s'évertuait pas à combiner, pour ces sorties utilitaires,
de mystérieux thèmes tactiques et d'inédits (( cas concrets. » Les
gradés étaient déjà rompus à la routine des évolutions, comme
aux imprévus du service en campagne ; le galon de rengagé sou-
lignait toutes les manches des soldats, et le détachement était
lier du nombre de ses hns tireurs. Il sufiisait donc de maintenir
intactes la résistance à la fatigue et l'aptitude à la marche, qui
.s'étaient développées pendant les courses vers Fez et vers
Meknès, et pendant le retour en Chaouïa. L'éventualité, toujours
immédiate et toujours diiïérée, d'une nouvelle entrée en cam-
pagne était d'ailleurs un énergique excitant : les coteaux et les
vallons s{! nivelaient sous les ]>ieds légers; une excursion de
trente kilomètres ne méritait plus les honneurs de la grande
halte et le viatique du repas froid.
PETITE (.ARMSOX MAROCAINE. 67
Mais, de temps à autre, ces marcties stériles s'exécutaient
avec solennité. Comme en France, des manœuvres à double action ,
oi^i l'ennemi était <( représenté, » assuraient la liaison des armes
et mobilisaient toutes les forces disponibles de la petite garnison.
Le détachement de (Juicer fournissait invariablement le parti de
rebelles ou de pillards, dont un émissaire diligent aurait dénoncé
la présence dans quelque douar où ils commettaient, en prin-
cipe, les déprédations d'usage. Dar-Chafaï expédiait aussitôt ses
marsouins et ses goumiers qui s'efforçaient d'exécuter des
variantes sur le thème connu : surprendre l'ennemi, l'obliger à
la retraite, ou le capturer. Ces divertissemens inoffensifs main-
tenaient la troupe en haleine. Ils développaient en outre, entre
les marsouins et les goumiers, l'estime réciproque et la camara-
derie militaire qui s'étaient ébauchées, l'année précédente, sur
les routes de Fez, de Bahlil et de Meknès.
Les coloniaux reconnaissaient « leur manière » dans l'orga-
nisation des goums de Chaouïa. Ils en louaient l'absence de
l'ordinaire, le néant de la literie et des chaussures, la simplicité
des écritures, la légèreté de l'équipement. Ils convenaient qile,
si les Marocains pouvaient éviter le moule où les tirailleurs
algériens s'étaient trop européanisés, les goums représenteraient
le type idéal des troupes indigènes. Formés en corps indépen-
dans, de ioO à 200 hommes, dont un quart de cavaliers, ils
doivent à leur caractère mixte une extraordinaire mobilité. Lo
recrutemeut, effectué sous la garantie matérielle et morale des
douars, ne place dans leurs rangs que des sujets honorables el
connus. Leurs instructeurs sont nombreux et choisis avec soin :
dans chaque goum, trois officiers d'infanterie, un de cavalerie,
un médecin, que secondent plusieurs sous-officiers aidés par
une dizaine de tirailleurs algériens, forment un cadre solide
autant qu'expérimenté. Ils sont en effet recrutés dans les régi-
mens du 19^ corps, et possèdent tous une connaissance suffi-
sante de la langue arabe et des usages musulmans. Le problème
de la spécialisation est ainsi résolu d'une manière plus ration-
nelle que chez les coloniaux, où les officiers et sous-officiers des
troupes indigènes sont souvent désignés au hasard (1). Grâce à
(1) Un officier de ma connaissance, titulaire du brevet supérieur de langue
annamite, qui, à l'approche de son tour de départ, avait demandé son affectation
en Indo-Gliine, fut désigné pour le Zinder. 11 protesta, et les conséquences de sa
réclamation le firent échouer à Madagascar.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
cette préparation indispensable, les chefs de goums savent se
garder d'une ingérence tatillonne dans les actes extra-militaires
de leurs soldats. En garnison, les goumiers vivent à leur guise,
habitent en famille au dehors des camps. Lorsqu'ils ont terminé
leur service journalier, ils laissent dans la salle d'armes leur
fusil, leurs cartouches et leur équipement, et sont libres jus-
qu'au lendemain. En colonne, ils sont soumis par nécessité aux
règles ordinaires de discipline et d'alimentation des troupes en
marche. C'est d'ailleurs ainsi que vivent les tirailleurs indigènes
dans toutes nos possessions, l'Algérie exceptée. La formule dut
sembler bonne au commandant Simon, un vieil Africain cepen-
dant, puisqu'il l'adopta pour les goums marocains dont il est le
fondateur. Sans doute, des chefs épris de tradition et d'unifor-
mité s'otfusquent à la pensée que des troupes régulières peuvent
exister sans chambrées, sans lits, sans paquetages corrects,
sans bonis d'ordinaire, sans permissions de dix heures ou de la
nuit, sans contre-appels, sans éducation civique et sans mutua-
lité. Mais c'est précisément pour protester contre une régulari-
sation intempestive, on tout au moins prématurée, que l'armée
chérifienne de nouvelle formation s'est révoltée en massacrant
la plupart de ses chefs. Les anciens tabors de la mehallah impé-
riale, organisés par le commandant Mangin sur le même type
que les goums, avaient au contraire fait honorablement leur
devoir, pendant les opérations militaires qui précédèrent et
suivirent notre intervention au Maroc.
L'apparition des goumiers et des marsouins aux abords des
douars qu'ils venaient symboliquement délivrer, attirait sur le
champ de bataille une foule d'indigènes loquaces et curieux.
Les détonations aussi bruyantes qu' in offensives des cartouches
à blanc ajoutaient à l'éclat de ces démonstrations guerrières,
et les indigènes admiraient sans réserves les manœuvres de la
troupe, le rythme des coups de feu qui leur représentaient les
épisodes bien réglés d'énigmatiques fantasias. Puis, à la tin de
la bataille, quand le directeur de la manœuvre avait abondam-
ment répandu l'eau bénite de la « critique » traditionnelle sur
leurs chefs, les deux partis fraternisaient. Autour des fontaines,
à l'ombre des arbres, on consommait le repas froid, tandis que
les notables apportaient aux officiers le cousscouss de l'hospi-
talité. Inquiets, sans le paraître, d'un tel déploiement de forces,
ils questionnaient avec astuce, et leur physionomie s'illuminait
PETITE r.ARMSON MAROCAINE. 611
quand ils apprenaient la signification utilitaire de cet appareil
belliqueux. Ils remerciaient le Seigneur de leur avoir donné des
protecteurs intrépides qui éloignaient de leurs douars le spectre
de la razzia. Mais les officiers, en commentant le dernier « quo-
tidien » qui relatait les combats journaliers entre les troupes
du Nord et les tribus dissidentes, se désolaient d'être en cam-
pagne de guerre pour brûler des cartouches à blanc.
Travaux d'installation, simulacres guerriers, ne chassaient
pas l'ennui de cette garnison paisible. Les militaires n'y ris-
quaient pas de perdre leur ardeur combative dans les délices
d'une (Japoue marocaine, et les loisirs prévus dans le « tableau
de service » les laissaient désemparés. Ils vaguaient sans entrain
dans le village, et les rites de leurs passe-temps se déroulaient
sans imprévu. Les notes alertes de la retraite ne précipitaient
pas vers la kasbah des soldats essoufflés, et les fenêtres des
chambrées étaient noires bien avant la plainte de l'extinction
des feux. Comme des chevaux de manège, ils tournaient dans
une piste invariable que jalonnaient le fouillis vermineux du
mellah, les noualas boiteuses du douar de Gythère et les cahutes
des '( bistrots. »
Au mellah de Dar-Chafaï, la politesse obséquieuse des
hommes, les costumes clairs et l'empâtement des femmes, le
grouillement des enfans, rappellent seuls les riches quartiers
juifs de Casablanca, de Rabat, de Fez ou de Meknès. On n'y
voit point de magasins profonds et sombres, bondés de mar-
chandises hétéroclites. ; ni de maisons rendues avenantes par la
traditionnelle peinture bleue, les balcons en fer, les fenêtres
finement grillagées ; ni de jeunes gens arrogans et souples dans
leur costume européen, préparés à leurs nouvelles destinées par
les écoles de l'Alliance Israélite. Comme tous les mellahs ruraux
en pays musulman, il n'abrite que de pauvres hères. Leurs
cabanes bâties de.guingois avec des cailloux et de la terre, leurs
noualas noircies par le temps, sont tapies contre la kasbah
dont les seigneurs, qui les rançonnaient, les protégeaient jadis
contre les pillards. Chacun de ces taudis est un capharnaum de
choses malpropres et misérables sur lesquelles s'exerce le génie
mercantile de la race : laine de moutons, poils de chameaux et
de chèvres, peaux de bœufs, qui seront vendus à Casablanca,
boites de conserves vides, touques de pétroles disloquées, que
10 REVUE DES DEUX MONDES.
les artisans transforment en ustensiles grossiers. Pendant le
jour, presque tous les iiommes sont absens. Ils ont quitté le
mellah dès l'aurore, et, conduisant leurs petits ânes maigres qui
trottinent légèrement sur les pistes, ils ont franchi des lieues
pour livrer d'âpres batailles sur des trocs sans ampleur. Ils
reviennent le soir pour repartir le lendemain, et les indigènes
qui les méprisent ne peuvent se passer d'eux. Dans les cases
obscures et fraîches, les femmes et les artisans occuj)ent leur
activité de fourmis. Autour des puits, les enfans aux traits fins,
aux yeux immenses, crispent leurs petites mains sur la rude
corde qui remonte la peau de bouc : affairés et silencieux, ils
tirent à grandes brassées et leur liàte convulsive fait heurter,
contre les étroites parois, le rustique récipient qui arrive presque
vide à l'orifice du puits. Des mères françaises s'évanouiraient
de frayeur à la vue de ces gosses ainsi penchés sur l'ouverture
béante, que n'entoure aucune margelle, et dont le fond, à trente
mètres du sol, disparait dans le noir.
Economes et timides, ces Juifs ruraux vivent paisibles à
l'ombre de la kasbah. Ainsi, au Maroc, tout caïd puissant est le
patron d'une petite colonie qu'il pressure en temps de gène et
qui exploite la foule de ses cliens et de ses serviteurs. Mais,
accrochée aux résidences des grandes familles, elle en partage
les vicissitudes : les Juifs sont les premières victimes des pil-
lards qu'engendre la siba. Ils y sont d'ailleurs accoutumés, et
les reprises sociales ne les laissent pas découragés. Ils recom-
mencent leur course lente vers une aisance qu'ils atteignent
rarement, car une catastrophe nouvelle anéantit quelques années
plus tard les résultats de leur adresse et de leur ténacité. On
comprend donc que, même dans les postes où notre présence
leur assure une paix durable et des trafics avantageux, ils ne
soient pas fixés pour toujours au mellah qui les a vus naître.
Dès qu'une affaire longtemps étudiée leur assure des bénéfices"
inattendus, ils vont ouvrir boutique à la ville, où les spécula-
tions s'otîrent nombreuses à leur esprit inventif, où les profits
sont plus sûrs et plus grands. Et tel qui naquit dans une nouala,
terminera ses jours dans une luxueuse maison de Casablanca
ou de Tanger, tandis que son fils comptera déj<à jiarmi les per-
sonnalités « éminemment parisiennes » de la finance ou du
boulevard.
En face du mellah, quelques huttes de paille montrent leur
PETITE GARMSO> MAROCAINE. 71
toit pointu au-des,sus d'un mur en pierres sèches que garde un
caporal. Des formes onduleuseset bIancties,enveloppe'es de voiles
souples et llottans, apparaissent à l'entrée de ce petit village :
des dessous nux couleurs vives caressent les pieds nus qui jouent
avec les babouches jaunes ; des yeux noirs dévorent les faces
flétries, marquées de fins tatouages ; de lourds anneaux d'argent
distendent les oreilles sales ; des colliers de verroteries des-
cendent en cascades sur les poitrines dont le flou du vêtement
ne déguise pas les profils fatigués. Ce sont les prêtresses de
Cythère, qu'une autorité prévoyante confine dans « le douar
réservé. » Elles y célèbrent les rites d'amour qui séduisent les
jeunes hommes, mais leurs temples n'ont pas l'élégance des
« maisons d'illusion » dont nous parla M. Maurice Talmeyr. Un
faune maigre, philosophe et discret, veille sur ces nymphes sans
grâce, que la nostalgie et l'habitude parent de charmes capiteux.
Des soldats arrivent; ils plaisantent, complimentent, font la
roue, essaient le pouvoir des mots arabes qu'ils écoichent dans
un sabir expressif. Des groupes se forment dans les nonalas
obscures et puantes, le thé à la menthe circule ; mais les filles
du désert, malgré leur courtoisie professionnelle, sont indiffé-
rentes aux propos galans des Roumis. Elles en riront demain avec
les hommes de leur race, les goumiers triomphans qu'elles aiment
et qu'elles admirent, qui les battent et se ruinent pour elles, et
que le gradé de service consigne au dehors, pour éviter les rixes,
quand ils oublient les dates réglementaires des ébats permis.
La soirée s'achève sous la lumière crue de l'acétylène, autour
d'une bouteille de gros vin d'Espagne, de bière chaude ou de
limonade éventée. Les soldats tripotent les crasseux paquets de
cartes, et l'ennui se dissipe dans les combinaisons de la manille,
de l'écarté ou des dominos. Et quand arrive le règlement des
comptes, ils sortent sans regret quelques pièces blanches de
leurs porte-monnaie flasques : « C'est autant de moins qu'aura
le gouvernement, » disent-ils, gouailleurs, en songeant aux
trois sous par jour dont les ronds-de-cuir injustes et rapaces du
ministère ont réduit leurs pauvres hautes-payes, malgré l'évi-
dence de leurs droits et la précision des tarifs officiels. Ainsi
les maigres prêts qui paient leur sacrifice obscur préparent la
fortune de « bistrots. »
En France, le marchand de vin est l'éducateur civique de
72 REVLE DES DELX MO^DES.
l'électeur conscient; outre-mer, accompagnant nos troupes, il
se transforme en colon de la première heure, pionnier delà civi-
lisation. Tandis que s'élèvent les bàtimens d'un poste, il plante
sa tente ou construit son gourbi ; des tables informes, des bancs
boiteux, fabriqués par ses mains adroites ou malhabiles, s'ali-
gnent sous la tôle ondulée ou sous la toiture de chaume ; des
fioles garnissent une étagère, et leurs étiquettes éclatantes solli-
citent les désirs. Le soleil des tropiques excite la soif, et la soli-
tude engendre l'ennui : le soldat français est sociable et altéré. Il
aime bavarder devant un verre plein, dans une salle bourdon-
nante et enfumée. Un débitant qui s'installe est donc toujours
sur d'avoir des cliens : il n'a pas à redouter le chômage. La pro-
fession n'exige pas d'aptitudes spéciales ni de talens particuliers ;
quelques bouteilles de liquides frelatés et quelques gobelets
grossiers suffisent pour la mise de fonds. Quand une santé floris-
sante et durable seconde l'intelligence, un petit bazar agrandit
bientôt le petit café. Les profits augmentent avec la vente des
savons grossiers, des parfumeries violentes, des quincailleries
de traite, des conserves douteuses, des camelotes variées, qui
tentent la puérilité des soldats, suppléent aux dénùmens des
popotes, excitent l'envie des indigènes. Les affaires s'étendent ;
le boutiquier devient négociant, la cahute se transforme en
magasin, l'adresse et la jovialité métamorphosent le tiroir-caisse
en respectable coffre-fort. Les transactions sur les récoltes et
les troupeaux, les prêts d'argent aux notables de la région tou-
jours besogneux font affluer les douros ; le tnhms habeiis de
naguère spécule sur les terrains; il est fournisseur de la troupe,
adjudicataire de travaux publics. Sa fortune est faite. Heureux
d'avoir échappé aux embûches des hommes, aux dangers du
climat, il réalise sans regret. Il passe la main, abandonne le
pays sans espoir de retour pour jouir de sa richesse, mener la
grande vie, ou soigner son estomac.
L'histoire de l'ancien troupier devenu millionnaire, de l'ou-
vrier d'art ou du journalier changé en président de Chambre de
commerce, après avoir servi pendant longtemps des verres de
vin et des pernods « bien tassés, » n'est pas une exception dans
nos colonies. Cependant, elle n'est pas si commune qu'on ne
puisse compter les personnalités qui en sont les héros. On la
raconte à tous les immigrans dont elle exalte l'enthousiasme et
fortifie les illusions. Mais, en quelques années, la sélection s'est
PETITE GAR^ISO^ MAROCAINE. 73
faite. Comme nous l'apprend l'Evangile, bien peu d'élii.sse trou-
vent parmi les nombreux appelés. La timidité, l'inexpérience,
la versatilité, l'intempérance ou la maladie ont réduit les colo-
nisateurs ardens et fanfarons en lamentables épaves, que le flot
de l'expansion militaire dépose dans les po.stes lointains. Ils
accusent la cliance, maudissent leur destin, se posent en vic-
times d'intrigues ou de trahisons. Ils forment de nouveaux
projets, tentent de nouvelles aventures, sans pouvoir franchir
l'étape déci.sive qui sépare la misère delà pauvreté. Ils gaspillent
vainement le peu de ressources et d'énergie qui leur reste, jus-
qu'à ce qu'ils s'enfoncent dans une tourbe anonyme, ou que
l'autorité leur accorde comme dernière grâce, pour leur retour
en France, un passage d'indigent.
A Dar-Chafai, les pionniers de la civilisation faisaient partie
de cette catégorie de malchanceux, intéressante et pitoyable.
C'étaient des types singuliers, qui vivaient de rêves en atten-
dant l'occasion favorable et son cortège de bénéiices fabuleux.
Dans la gérance d'un cabaret placé sous l'énigmatique patro-
nage des lions de l'Atlas, une ex-choriste du Grand-Théâtre de
Casablanca comptait trouver à la fois la régénération morale,
un Prince Charmant, le viatique d'un départ définitif pour le
village natal; mais, bonne fille, elle comptait sans les faiblesses
gratuites d'un cœur compatissant, et, poussée par une soif inex-
tinguible, elle glissait à toute allure sur la pente savonnée des
pires déchéances. Sous des tôles moins surchauffées que son
imagination, le doyen de la colonie européenne méditait de
vastes projets. Ses déboires innombrables et pittoresques ne
l'avaient pas guéri des combinaisons hypothétiques et des ava-
tars douloureux. Il délaissait les profits modestes, mais sûrs des
fournitures de l'Ordinaire pour courir après les mirages de
l'association agricole avec les indigènes et les bénéfices chimé-
riques des affaires bizarres qu'il tentait sans expérience et sans
capitaux. Ses rêveries de Méridional candide lui faisaient
oublier la vieillesse menaçante, le lendemain douteux. On
.souhaitait à ce Tartarin en ébuUition un succès tardif, d'ailleurs
improbable, qui récompenserait sa foi tenace et sa persévérante
honnêteté. Moins exubérant, mais aussi utopique, un autre
colon de la première heure escomptait les plus-values de bàti-
menset de terrains qu'il croyait escamoter en douceur à la vigi-
lante autorité militaire, dans le domaine du Maghzen. Il en
74 BEVUE DES DEUX MONDES.
tirait, en attendant, des protits copieux par des contrats fantai-
sistes qui liaient des locataires naïfs. Sa perspicacité naturelle
était assez grande pour lui donner l'avantage sur les Juifs dont
il faisait ses agens d'affaires ; mais, à peine sur le chemin
de l'aisance, il lâchait la proie pour l'ombre, et, dédaignant les
médiocres triomphes de boutique, il tentait de se révéler comme
un génial agioteur. Il y perdait régulièrement tout son avoir.
Un autre, enfin, combinait les revenus d'un caboulol achalandé
par les yeux rieurs d'une femme avenante avec les aléas onéreux
de l'élevage des moutons. Presque tous, d'ailleurs, espéraient le
gros commanditaire, la vente de terrains guettés sur l'hypothé-
tique tracé du chemin de fer de Marrakech, l'accroissement de
la garnison, la cohue toujours attendue de l'illusoire colonne
des Tadla. Ils avaient des rancunes et des dossiers, ils exhalaient
leurs dépits en appréciations sévères, et ne songeaient pas à
demander à leur inconstance le secret de leurs malheurs.
Indiflerens à leurs plaintes et fermés à leurs illusions, deux
Grecs se contentaient du présent et souriaient à l'avenir. Actifè
et débrouillards, amènes et calculateurs, ils ne se prenaient pas
au mirage des grandes affaires et n'aventuraient pas en aveugles
leurs bénéfices de mastroquets. Ils attiraient la clientèle mili-
taire par leur complaisance et l'attrait des alcools défendus,
servis en cachette malgré les ordres de la Place qui, de temps à
autre, consignait leur établissement. Ils la conservaient par
l'extraordinaire variété de ressources qu'offrait leur petit bazar,
et qui émerveillait les badauds marocains. Ils ne méprisaient
pas les acheteurs indigènes, dont ils parlaient la langue rude ;
ils savaient les tenter par l'étalage d'une camelote bien choisie,
et les douros des Beni-Meskine voisinaient ainsi dans leur caisse
avec les écu«6 des soldats. Sans besoins et sans vices, paliens et
vigoureux, ils ne voyaient pas au delà de l'aisance rapidement
acquise qui les mettrait, dans leur pays, au niveau des plus
fortunés. Ils étaient pareils à tous les Grecs des postes du Maroc,
à tous ceux des escales de la Mer-Rouge et des villages de Mada-
gascar, qui trouvent à s'enrichir là où nos compatriotes échouent
piteusement, et les coloniaux les comparaient volontiers aux
(Chinois.
Cette quiétude sereine oii vivait la petite garnison faisait
paraître les jours vides et lents; mais une fièvre hebdomadaire
PETITE GARNISON MAROGAI^E. 7S
secouait le village qui s'emplissait alors de rumeurs et de mouve-
ment. Chaque vendredi amène, en effet, une foule d'indigènes
.sur le monticule réservé au marché. On les voit égrener dès
l'aurore leurs théories de cavaliers et de piétons qui accourent
des douars les plus lointains du district. Tous se hâtent vers le
soukh, pour être les premiers à fixer les cours, à connaitre le.^
nouvelles, à terminer leurs transactions. Vers sept heures, les
bourricots et les chevaux, entravés et paisibles, tournent au
.soleil leurs croupes poussiéreuses; ils mordillent les coussins
ou les selles de leurs voisins pour distraire leur attente, sautillent
.sur leurs pattes pour atteindre entre deux pierres un brin d'herbe
jaunie, piétinent les étalages des potiers, bousculent les conci-
liabules des femmes et reçoivent, impassibles, les injures et les
coups de bâton. Au delà de cette barrière vivante, des groupes
affairés discutent. Ils marchandent les petits pains de sucre
il'Autriche, les bougies fondantes d'Angleterre, les étoffes
voyantes d'Allemagne, les allumettes belges, la camelote suisse,
les pâtes italiennes, que les Juifs rangent sur le sol en étalages
tentateurs. Les corvées d'ordinaire se pressent autour des charges
de fruits et de légumes apportées par les jardiniers d'Aïn-Blat;
des élèves de l'école franco-arabe, en rupture de classe, s'offrent
comme interprètes bénévoles, pour avoir l'occasion de bara-
gouiner les phrases usuelles que leur serine leur instituteur
marsouin ; les cuisiniers des popotes et des colons palpent en
connaisseurs les côtelettes et les gigots découpés sur une mare
sanglante par des bouchers improvisés. Tout proche, des éleveurs
vantent leurs bêtes ahuries et bêlantes qui halètent sous leurs
épaisses toisons. Des acheteurs se décident: ils tirent avec regret
quelques douros serrés dans leurs ceintures et s'emparent avec
des gestes brusques de la chèvre ou du mouton qu'ils poussent
comme une brouette vers le marchand de laine ou l'inéluctable
destin. Ailleurs, des forgerons ambulans préparent des ferrures
frustes; ils retapent des coutelas, des socs de charrue ou des
bijoux. Entouré d'un cercle épais de badauds él>aubis, un conteur,
dans l'attitude immortalisée par Falguière, prodigue ses contor-
sions baroques et ses lazzis expressifs. Des vieilles mélancoliques,
des enfans sourians, des hommes graves, proposent à des cliens
dédaigneux les paquets de menthe et d'herbes médicinales, les
poudres qui transforment les visages des jeunes femmes en
chromos aux tons violens. Des porteurs d'eau passent, et leurs
76 REVUE DES DEUX MONDES.
outres ruisselantes se vident sans répit dans les gosiers dessé-
chés. Réunis en parlotes frivoles, des notables solennels et distans
l'orment des ilôts immobiles dans la cohue bourdonnante; et les
pauvres hères s'écartent, impressionnés par ces conciliabules qu'ils
supposent redoutables et mystérieux. Les faces brunes, les barbes
noires sur la blancheur uniforme des burnous, le contraste
brutal de la lumière éclatante et des ombres violettes, donnent
à cette foule un aspect funèbre, que corrigent à peine le jaune
<l'une ceinture, le vert d'un bonnet de juive, la housse rose d'une
mule de caïd, le bleu pâle du ciel.
A midi, acheteurs, badauds et marchands sont partis. Les
cnfans du village cherchent d'improbables trouvailles entre les
cailloux. Sur le terrain bientôt désert, les corbeaux s'abatten^
<'t font de bruyantes ripailles avec les débris abandonnés par les
bouchers. Vers tous les points de l'horizon les indigènes s'égrè-
nent, au pas trottinant des ânes, à l'amble rapide des mules, au
dandinement hésitant des chevaux. Ils disparaissent derrière les
crêtes, s'enfoncent dans les vallons, et l'on s'étonne de voir qu'une
telle multitude puisse vivre dans ce désert. Mais des groupes
s'attardent dans le café maure, au douar réservé, devant la
porte du Bureau des Henseignemens. Ils semblent décidés à
savourer sans hâte les plaisirs que Dar-Chafaï offre à ses visi-
teurs. Ils causent en parcourant à pas mesurés l'avenue des
Tadla, qui est la rue Royale du village; ils boivent doucement les
tasses d'infusion de menthe, regardent sans émoi la chorégraphie
étudiée des danseuses et discutent en connaisseurs les mérites
respectifs des sujets. Cependant, on devine que leur pensée est
loin de l'heure présente, et qu'une idée fixe hante leur esprit. Ces
viveurs méthodiques ne sont en effet que des justiciables mécon-
tens. Ils ont à protester contre quelque décision du cadi, à faire
appel au Hakem Nasrani dont ils espèrent plus d'expérience ou
plus d'équité. Ils ruminent leurs griefs, méditent leurs plai-
doyers, en attendant la séance de la chkaya.
Vers quatre heures du soir, un cortège apparaît. Il sort de
la maison du caïd et se dirige vers le Bureau des Renseignemens.
C'est Bou-Haffa, chef des Beni-Meskine de l'Ouest, son cadi, son
khalifa, ses caïds subordonnés, qui viennent se ranger autour
<lu lieutenant chargé des Affaires indigènes du district. Tel saint
Louis, il reçoit une fois par semaine ses administrés en séance
publique, pour écouter leurs doléances qu'il approuve ou punit,
PETITE GARMSON MAROCAINE. 77
en juge intègre, impassible el gratuit. Dans son bureau, dont
l'élégance rappelle celle des beaux appartemens de la kasbah,
et qui remplace le chêne légendaire, les mécontens délitent,
racontent leurs malheurs. Histoires de femmes, vols d'animaux,
compétitions de terrains, se succèdent avec des variantes baroques,
des péripéties étourdissantes, et l'officier qui se passe aisément
d'interprète éprouve parfois de la peine à garder sa gravité de
magistrat. Il sait qu'il est le suprême espoir et la dernière
pensée de ces Marocains retors et verbeux. Les uns attendent,
avec une sentence équitable, le triomphe de leur droit; les
autres croient surprendre la bonne foi de leur juge dont ils
escomptent l'inexpérience ou la crédulité. Les témoins affirment
ou contredisent. Le caïd, le cadi, expliquent les textes du Coran
et donnent leur avis. Enfin, la Sagesse a parlé : le suprême arrêt,
ou le conseil judicieux, met fin à l'éloquence persuasive des
plaignans. Ceux-ci, consciens d'avoir accompli leur devoir ou
sauvé leur amour-propre, s'inclinent devant l'inévitable. Ils
acceptent le fait accompli, qui devait être écrit de tout temps
dans le livre du destin.
A la popote des officiers, où coloniaux et africain.*?, unis par
l'ennui commun et la sympathie des caractères, se retrouvaient
deux fois par jour autour d'une table que l'ingéniosité d'un cui-
sinier marsouin rendait estimable, cette séparation des pouvoirs
administratifs et militaires était un sujet inépuisable de cour-
toi.ses discussions. Chacun défendait le système qui, dans une
période troublée de conquête et d'organisation, lui paraissait
concilier au mieux les intérêts particuliers des guerriers et l'in-
térêt général du pays. A Changarnier et Bugeaud l'on opposait
Pennequin et (îalliéni ; l'expansion algérienne, figée dans les
rites datant d'Abd-el-Kader, était malignement comparée à l'es-
sor de l'Indo-Ghine, du Soudan et du Congo. Les coloniaux
approuvaient le recrutement du personnel des Affaires indigènes,
— plus connu sous le nom de Bureaux Arabes, — sa stabilité
relative, son expérience technique, sa connaissance de la langue
et des mœurs indigènes. Ils critiquaient le renversement de la
hiérarchie qui met parfois, dans un bureau, un capitaine sous
les ordres d'un lieutenant ; ils blâmaient la possibilité de conflits
dans les postes entre le (( commandant d'armes )> et !'« officier
des Renseignemens, » la dispersion des efforts qui en résulte,
78 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emploi divergent des troupes régulières et des goumiers. Ils
vantaient la simplicité de leurs territoires militaires oii triomphe
l'initiative individuelle dans la concentration des pouvoirs. A ces
objections, les <■<■ Africains » avaient des réponses faciles. Ils rail-
laient les usages qui attribuent les fonctions politiques et admi-
nistratives dans les territoires, cercles et secteurs des colonies, à
des officiers désignés au hasard. Ils s'étonnaient d'apprendre que
l'expérience des affaires et les services rendus ne pouvaient cor-
riger les inconséquences du <( tour de départ ; » ils se moquaient
doucement des caprices qui faisaient promener au Soudan, h
Madagascar, des personnalités que leur passé, leurs connais-
sances pratiques semblaient destiner au Tonkin , ils ne s'expli-
quaient pas comment on pouvait préférer l'instabilité à la spé-
cialisation, la règle aveugle au choix minutieux des capacités,
les aléas du provisoire au progrès raisonné des méthodes. Ils^
voulaient bien descendre de leur piédestal, mais non pour y
jucher leurs rivaux; et si, depuis un an, l'armée d'Afrique ne
leur paraissait plus exempte de critiques, ils la préféraient à la
pétaudière individualiste et pittoresque où se complaisaient les
coloniaux.
Mais les événemens allaient fournir à ces discussions oiseuses
des sujets plus variés. Des rumeurs guerrières montaient de
Mechra-ben-Abbou. Le départ de la (( colonne de Marrakech, »
si souvent annoncé, paraissait imminent. Au bord de l'Oum-er-
Rbia, ce poste, que trente kilomètres à peine séparaient de Dar-
Ghafaï, était choisi comme tète d'étapes et l'intendance y faisait
affluer les approvisionnemens. Le Génie construisait un pont de
bateaux, et cette œuvre qu'on avait longtemps hésité à réaliser
était la première conséquence tangible du traité de protectorat.
L'autorité militaire, instruite par l'expérience de la marche sur
Fez, voulait éviter désormais les critiques malveillantes, par la
minutie de ses préparatifs. Les automobiles circulaient sans cesse
entre Casablanca et Mechra-ben-Abbou, chargées de personnages
affairés et soucieux, qui venaient surveiller la construction des
magasins et des hôpitaux, le choix des emplacemens de troupes,
le zèle des agens, la régularité des convois. Les lourds chariots
de l'entreprise des transports, les théories de chameaux, se suc-
cédaient sur la route, faisaient vaciller le pont fragile, et dépo-
saient sur la rive droite, naguère encore territoire interdit, les
vivres, les médicamens, les tentes, les outils, un matériel
PETITE CAR M SON MAROCAINE. 79
«norme ot mystérieux. (îliacini sentait que cette expédition, dont
rêvaient tous les postes de la Cliaouïa, était destinée à servir de
modèle pour l'avenir. On en avait assez, à Casablanca, d'entendre
prôner l'organisation matérielle des opérations faites au Tonkin
par le généra] Brière de l'isle, de la campagne du Dahomey par
le général Dodds, de celle du Pe-Tchi-Li par le général Voyron, et
l'on voulait montrer que les métropolitains, quand ils en ont le
temps, savent faire mieux que les coloniaux. Nul, d'ailleurs, ne
se plaignait de cette émulation qui écartait le cauchemar de mi-
sère dont les vétérans de l'année précédente n'avaient pas perdu
le souvenir. A la fin du mois de mars, les rôles étaient distri-
bués. La désignation du chef et des troupes restait encore dans
le mystère des états-majors, mais les indiscrétions inévitables
avaient semé dans tous les postes les espoirs enthousiastes et les
regrets bougonnans. Justement, vers Marrakech, les partis fai-
saient parler d'eux. Des tribus se proclamaient en siba, et les
fauteurs de désordre qui se glissaient dans la ville y mettaient
en danger la vie des Européens. Notre consul réclamait un
secours immédiat. L'occasion d'intervenir était bonne, et la
signature apposée par Moulay-IIafid au traité de protectorat per-
mettait l'envoi de nos troupes sans exposer le gouvernement
français à des récriminatioTis. On n'attendait que le retour du
général Moinier, dont la présence à Fez était devenue inutile
depuis l'entrée en scène de M. Regnault. Son arrivée à Casa-
blanca devait déclancher tout cet appareil guerrier.
A Dar-Chafai, la garnison bouillonnait. Officiers et soldats,
coloniaux et goumiers, comptaient bien suivre le torrent qui
allait emporter vers le Sud escadrons, bataillons, batteries,
convois et ambulances. Les tringlots, toujours prêts pour l'hé-
roïsme obscur et méconnu, visitaient avec soin les harnais,
graissaient les essieux des arrabas. Ils savaient que le mouve-
ment d'une troupe nombreuse les entraînerait dans son tour-
billon, avec leurs véhicules et leurs animaux. Les marsouins
calculaient que leur bataillon, dont la principale partie était
stationnée à Settat, devait forcément représenter l'élément
européen dans la concentration de forces qui se préparait. Des
instructions imprécises, mais suggestives, les y invitaient. Par
une dérogation aux usages, les demandes d'etTets et de souliers
ne restaient plus sans réponse dans les bureaux des comptables.
Les soldats étaient habillés et chaussés à neuf. Ils étaient ravis
80 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'aventure, et ne songeaient plus aux postes où, pendant un
an, l'inertie ambiante avait failli engourdir leur ardeur. Ils
pouvaient partir : jamais troupe plus alerte n'aiïronterait les
fatigues de la route et les embûches des Marocains. Encore une
quinzaine de jours, et ils abandonneraient sans regret Dar-Chafaï
pour n'y plus revenir.
Soudain, le (( quotidien officiel » apporte, un soir, des nou-
velles extraordinaires : les Fazi ont réédité les Vêpres siciliennes ;
le pillage de la ville complète l'œuvre sanglante des conjurés;
toutes les troupes disponibles sont envoyées d'urgence au secours
des Français et du Sultan ; la marche sur Marrakech est, une
fois encore, différée; les garnisons de la Ghaouia ne doivent
compter que sur elles-mêmes si la révolte éclate dans cette
région; la guerre sainte parait proclamée de Sefrou à Meknès;
il faut s'attendre à l'expansion des sentimens anti-étrangers.
En réalité, ces événemens n'étonnaient que les aveugles par
persuasion. Ils surprenaient les grands personnages pendant
leurs échanges de congratulations en l'honneur d'un protectorat
qui nous coûtait cher ; mais les simples figurans de la comédie
marocaine avaient prévu depuis longtemps les conséquences
inévitables de notre inertie et de notre naïveté. Heureusement,
nous étions servis par l'anarchie chronique du pays et les riva-
lités des tribus. Tandis que Zaïan, Zaër, Beni-Mtir, Ouarain
couraient aux armes, la population de la Chaouïa, rendue pru-
dente par le souvenir du général d'Amade, refusait de les imiter.
Elle se montrait d'ailleurs sceptique à l'égard des récits enthou-
siastes qui parvenaient dans les douars deux jours après la ver-
sion impartiale que nos agens avaient publiée. La voix du peuple
n'utilisait pas, comme nous, les fils du télégraphe, et la défor-
mation des faits s'aggravait de bouche en bouche, jusqu'àparaitre
invraisemblable aux crédules Marocains. Cependant, on appre-
nait, par les indigènes, ce que le « quotidien officiel, » muet
pendant une demi-semaine, laissait ignorer : les causes immé-
diates de la révolte dans l'armée chériiîenne, la complicité
tacite du Maghzen et de la population surexcitée par la déchéance
du Sultan. Moulay-Hafid était, sans nul doute, antipathique à
la grande majorité de ses pseudo-sujets : mais il représentait
leur liberté séculaire à la merci des étrangers.
Chez les Tadhi, les fanfarons exultaient. Ils aiguisaient leurs
couteaux et s'approvisionnaient de cartouches pour achever la
PETITE GARMSON MAROCAINE. 8t
victoire des Fazi. Ils invitaient les Beni-Meslvine à l'union, et
s'etîoi'çaient de leur démontrer combien il serait facile de
chasser les Roumis, maintenant diminués des 18000 hommes
que les gens de Fez avaient massacrés. Mais les Beni-Meskine
étaient sourds à ces appels. Ils savaient que les Français n'étaient
pas tous morts ; qu'il en restait encore assez pour promener de
poste à poste, en « colonnes de police, » des soldats à casque, et
(les « fusils du diable, » et des canons. Ils voyaient le calme de
leur garnison, l'indifférence des marsouins, l'imperturbable fidé-
lité des goumiers. Ils raisonnaient sur ces apparences qui leur
prouvaient la force intacte des Français, et les risques d'une
aventure. Ils priaient donc les Tadla d'agir seuls; leurs succès
entraîneraient alors les indécis, mais, en attendant, les Beni-
Meskine ne pouvaient que les aider de leurs vœux.
Les Srahrna faisaient aussi des réponses dilatoires. Des in-
térêts plus immédiats les sollicitaient. Aux fantasias sans résul-
tats précis dans les plateaux caillouteux et déserts qui environ-
nent Uar-Ghafaï, ils préféraient les joies moins dangereuses de
la siba. Ils avaient déjà invité les fonctionnaires du Maghzen à
déguerpir vers Marrakech, et la violence avait eu raison des
caïds récalcitrans. Les Tadla restaient donc provisoirement
seuls, dans la région, pour jouer contre les Français une partie
décisive. Les souvenirs de la colonne Aubert leur montraient
qu'elle n'était pas sans dangers. Leurs énergies se dépensaient
en menaces lointaines, et l'indécision générale dissipait comme
des nuages leurs rassemblemens belliqueux.
Dans la kasbah, les marsouins maugréaient devant leurs
souliers neufs et leurs armes fourbies. Ils ne croyaient plus à
la course vers Marrakech. Ils se voyaient condamnés à la garde
pacifique d'une bicoque, tandis que leurs camarades bataillaient
sans relâche aux alentours do Fez. Ils auraient volontiers troqué
le confortable relatif qu'ils devaient à leur industrie contre leur
ancien bivouac de Dar-Dbibagh, malgré le cauchemar de misère
et de maladie qu'il évoquait. Ils souhaitaient l'irruption tant
de fois annoncée des Tadla dans le village, pour se venger sur
eux de leur inertie et de leurs déceptions. Et, persuadés enfin de
la vanité de leur rêve, ils se laissaient tout doucement glisser
vers un fatalisme désenchanté.
Cependant, les plus vieux avaient encore l'illusion tenace. Ils
conservaient l'espoir de ne pas terminer à Dar-Ghafaï leur séjour
TOME X. — 1912. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
marocain, comme des fi^ardes nationaux oubliés dans leur gué-
rite. Le choix du géiiéral Lyautcy, qui venait remplacer
M. Regnault à Fez, comme le général Galliéni avait remplacé
M. Laroche à ïananarive, semblait leur donner raison. Quelques-
uns d'entre eux avaient vu le nouveau Résident général à Fia-
narantsoa, Ankazobe, lorsqu'il n'était que colonel, liste savaient
dégagé des préjugés communs dont les marsouins étaient
victimes, par le souvenir de l'œuvre accomplie jadis dans les
Territoires du Sud. Ils supposaient que les coloniaux ne seraient
pas ti-aités en parens pauvres ])ar un chef qui leur devait une
partie de sa gloire, et qu'ils estimaient comme un des leurs. Ils
n'avaient pas oublié cfue l'ancien pacificateur de la région saka-
lave était un partisan résolu de la fameuse <( tache d'huile, » ni
ce qu'il exigeait de force, de méthode et de mouvement dans
l'organisation d'un pays révolté. Ils propageaient ainsi leurs
opinions et leurs espérances. Et, songeant à la part de gloire
que l'évolnlion imminente de la politique marocaine pouvait
leur réserver, les emmurés de Dar-Ghafaï (sntrevoyaient la fin
des mauvais jours, loin de leur petite garnison.
Pierre Khorat.
GIOVANNI PASCOLI
Lor^qu'en 1906 Garducci, déjà penché vers la tombe, voulut
({uitter eette chaire de l'Université de Bologne où, pendant près
d'un demi-siècle, il avait enseigné la littérature italienne, il
fallut trouver qui lui succédât. Choix diflicile : c'était son poète
lauréat que l'Italie devait ainsi désigner, son poète national; le
plus capable de porter sans faiblir ce lounl fardeau de gloire.
La tâche fut confiée à Giovanni Pascoli.
Le poète Giovanni Pascoli vient de mourir.
I
Il naquit en pleine nature : dans l'immense propriété des
ïorlonia, dont son père était l'intendant; entre San Mauro et
Savignano, humbles communes de la Romagne. Il fut le petit
paysan qui va siftlant sur tous les chemins, qui suit les domes-
tiques dans l'écurie et dans l'étable, qui marche à côté des voi-
tures lourdes de blé, les soirs de moisson. L'air des champs, qui
baigna son corps, imprégna son àme; et cette première intluence
fut si forte qu'elle devait pénétrer tout son art comme toute
sa vie. Quand vint l'âge de l'école, et qu'on le mit au col-
lège d'Urbino, le pensionnaire mélancolique regardait par les
fenêtres la route sinueuse qui descendait la colline, et qui le
reconduirait, pour les vacances, au village où son àme d'enfant
demeurait. C'étaient des courses folles à travers les prairies,
pendant les promenades; ou des contemplations subites qui le
tenaient en arrêt : si bien qu'un jour, on le chercha vainement
parmi ses camarades; il s'était oublié à regarder le coucher du
"84 REVUE DES DEUX MONDES.
soleil. Devenu habitant des villes, il resta campagnard : v(don-
tiers solitaire, fuyant les compagnies bavardes, détestant le
bruit et la réclame; âpre au travail, comme le laboureur qui
veut que son sillon soit tracé avant la fin du jour; lourd d'al-
lures, frugal à sa table, simple dans sa mise, insoucieux des
curiosités ingénieuses dont les citadins aiment à s'entourer :
content de meubles primitifs et de murs sans ornemens. Ceux
qui l'ont connu savent qu'il faisait lui-même son pain, tous les
samedis, à la mode des Romagnes : pain sans levain, qu'il
pétrissait en forme de croix, et qu'il mettait cuire sur l'àtre. Il
s'était choisi un refuge en Toscane, à Castelvecchio di Harga,
près du Serchio que Shelley a chanté avant lui ; il y courait dès
qu'il était libre; il lui arriva même, pris de nostalgie, de quitter
les tiédeurs de la Sicile pour revoir sa maison des chamjts en
plein hiver.
Ce qu'il faut noter encore, en cherchant les traits primitifs
qui constituent la physionomie d'une àme, c'est la bonté, dont
l'expression devint plus tard inséparable de son nom même :
le bon Pascoli. Les gens des Romagnes ne passent pas pour donner
dans la sensiblerie; ils ont des passions vigoureuses, qui écla-
tent. Mais ils sont francs, et leur rudesse comporte quelque
chose de solide et de sûr. Né d'un père très droit, d'une mère
très douce et très tendre, Pascoli apportait au monde une bonté
impulsive. Il était de ceux qui n'ignorent pas le mal, et ne résis-
tent pas au plaisir vengeur de le dénoncer quelquefois. Il était
de ceux aussi qui, ayant pesé le mal et le bien, trouvent que C(;
dernier l'emporte, parce qu'ils mettent leur propre idéalisme
dans la balance. Il croyait, suivant le proverbe de son pays,
qu'un scorpion se cache sous chaque pierre, mais que chaque
cyprès abrite un nid. Ainsi, sous des dehors communs, se cachait
une àme belle et pure; elle transparaissait dans le sourire qui
venait par momens illuminer ses yeux. De cet optimisme inné,
Pascoli allait avoir besoin plus que personne, dans les circon-
stances tragiques que voici.
Le 10 août 1867, le chef de famille partit pour un marché
voisin, où l'appelaient les devoirs de sa charge. Il n'avait j)as
pris de domestique avec lui, et conduisait seul sa voiture. La plus
jeune de ses filles avait voulu le retenir; elle n'entendait point
que son père s'en allât, malgré les poupées qu'il lui promettait
pour le retour; de ses petites mains malhabiles, elle s'attachait
GIOVA>M PASCOLI. 83
k lui désespérément. Il avait dû calmer ses pleurs en la trom-
pant, rentrer, sortir par une autre porte, faire attendre l'attelage
non loin de la maison. Il partit. Le soir, comme il regagnait sa
demeure, il fut assassiné. Le cheval revint seul à l'écurie; et
quant au cadavre, on le retrouva le lendemain, sanglant au
milieu de la route.
C'est de cette façon que, dans l'enfance paisible de Pascoli,
orientée vers la bonté, vers la beauté, entra la douleui', hôtesse
inattendue. Il avait alors douze ans. Du jour où l'affreuse vision
passa devant ses yeux, il fut marqué pour la tristesse, par privi-
lège et par choix. Si c'était une épreuve qui devait le grandir,
en affinant sa sensibilité, en suscitant en lui ce don des larmes
qui est refusé aux natures vulgaires, et qui confère aux natures
délicates comme une plus large humanité, rien de cette épreuve
redoutable n'allait lui être épargné. Car la fatalité ne se tint pas
pour satisfaite après ce premier coup. Elle se mit à le frapper
avec cette rage qu'on lui voit apporter quelquefois dans ses per-
sécutions, avec cette obstination que les anciens attribuaient au
«'ourroux des dieux. Mourut d'abord la sœur aînée, Marguerite,
à seize ans; mourut la mère, après qu'elle eut pleuré pendant
un peu plus d'une année; moururent deux fils encore. De la
florissante famille restaient quatre orphelins : frêles plantes sur
des ruines.
Il fallait vivre. Giovanni, ayant montré de remarquables dis-
positions pour les bonnes lettres, on lui fit continuer ses classes
à Urbino, à Rimini, à Florence. Puis il concourut pour une
bourse d'études à l'Université de Bologne. L'adolescent, timide
et sauvage, tout plein d'une admiration craintive, comparut
devant un maître bienveillant et rude : Carducci reçut Pascoli.
Ce fut un étrange étudiant. On saisit, à l'observer pendant
ces années de formation et de trouble, les élémens contradictoires
d'une personnalité inquiète; on aperçoit un caractère en tra-
vail, et comme en fermentation; c'est une àme qui fait effort
pour arriver à la pleine possession de ses ressources et à la
connaissance de sa propre volonté. On préfère, à tout |)rendre,
ces tressaillemens et ces heurts aux scolarités troj) parfaites
d'où sortent rarement des originalités puissantes. A la recherche
d'expédiens qui lui permettront d'équilibrer un budget incertain,
déménageant à de fréquentes reprises, comme il arrive à ceux
qui ne peuvent payer leur terme, l'étudiant Pascoli vit dans une
86 REVUE DES DEUX MONDES.
clemi-bohème : il se laisse aller a de grosses farces, par accès;
souvent il est triste, et plongé dans son rêve intérieur. S'il tra-
vaille beaucoup, c'est à sa façon : il est très loin d'être un modèlt;
de régularité, manque aux cours, ne remet pas les devoirs injposés,;
il produit très peu, parce qu'il éprouve à finir les œuvres çqih-
mencées une sorte de répugnance ; les romans et les pièces .de
théâtre qu'il esquisse ne yoient jamais le jour. Mais il, accumule
une foule de connaissances, au gré de ses goûts ou de son
caprice. Tantôt il étudie à fond les secrets de la métrique grecque
ou latine; et tantôt il fait des vers français : ce qui ne laisse pas
de supposer une certaine maitrise de notre langue. Ses lectures
sont des plus variées : les classiques anciens ; les grands prosa-
teurs italiens; les poètes : Leopardi, Gœthe, Hugo, Heine; les
historiens : Michelet et Edgar Quinot; les philosophes : Hart-
mann ; parmi les contemporains, les poètes français, les roman-
ciers allemands et russes. Ses maîtres favoris sont Virgile et
Manzoni; il les associe dans une pieuse admiration. Il consacre
la journée à ses travaux; le soir, il sort. On le rencontre dans
les osterie les plus modestes, au milieu d'une compagnie bigarrée :
(dudians qui discutent littérature ; ouvriers en costume de tra-
vail ; anciens soldats de Garibaldi, qui se plaisent à raconter leurs
campagnes. Surtout, il fait de la politique.
Socialiste au moment où le gouvernement sévit sans pitié
contre le jeune parti, il s'inscrit à l'Union internationale des
travailleurs. H parle dans les arrière-boutiques, où l'on se réfugie
avec la crainte d'être arrêté au beau milieu des discours; il col-
labore à des journaux révolutionnaires, qu'il distribue aux étu-
dians ses camarades; il rédige des affiches incendiaires. Quand une
manifestation s'organise pour l'enterrement d'un comi)agnon,
il est du cortège; il exhorte jusqu'aux portes de la prison les
militans qu'on y conduit. \\ ne s'arrête pas toujours aux portes :
un jour qu'il s'est battu avec la police, on l'appréhende, et on
l'enferme. « Ce fut aux débuts du socialisme italien, quand on
faisait leur procès, comme à des malfaiteurs, à ceux qui vou-
laient extirper le mal du mondé; et on les condamnait. Je pro-
testai. Ainsi j'eus l'occasion de méditer profondément, pendant
deux mois et demi d'un hiver très froid, sur la justice. Après
cette méditation, je me trouvai absous pour le moment, et
indigné pour toujours... » Il oubliait le chemin de l'Université;
le cours de ses études fut interrompu deux années durant. Les
GIOVANNI PASCOLI. 87
prières de ses amis el les conseils de Carducci Jlnirenl par per-
suader à l'enfant prodigue de rentrer au bercail. Alors il se
reprit, et se remit avec courage à la préparation des examens.
En 1882, il conquit la laurea, — le titre qui lui permettait de
devenir eniin professeur.
On l'envoya loin pour ses débuts officiels : au lycée de
Potenza. La discipline de l'enseignement était celle qui allait
achever de le former. Longtemps il avait étudié : il devenait
maître à son tour, prenait coniiance en lui-même, ordonnait
ses connaissances, s'initiait à un public, celui de tous qui exige
le plus de clarté intellectuelle et de dignité morale ; de jeunes
âmes, fraîches et neuves, s'ouvraient tous les jours devant lui :
il n'avait qu'à y lire. Les momens heureux de la classe, où l'on
répand pour les autres son esprit et son cœur, tout en sentant
sa propre personnalité s'enrichir ; les momens ingrats, où l'on
peine sur les devoirs hâtifs d'écoliers négligens, où la fonction
devient besogne, lui furent diversement salutaires. Dans la ville
lointaine, qui le retenait hors de sa province comme pour le
forcer à mieux connaître son pays, Pascoli avait fait venir ses
deux sœurs : Ida devait le quitter pour un nouveau foyer, Maria
rester avec lui jusqu'à sa mort : Maria, dolce sorella... Le soir,
ils jouissaient de la douceur d'être ensemble : le frère écrivait,
les sœurs cousaient sous la lampe.
Le lycée de Livourne, celui de Massa di Carrara ; un cours
de grammaire grecque et latine à l'Université de Bologne, une
chaire de littérature latine à Messine ; Pise, et Bologne encore :
telles devaient être les étapes de sa carrière. Mais désormais le
poète était né. Il avait surgi, lentement, à travers les expériences
de la vie, loin de ce mirage de gloire qui séduit l'âme des jeunes
gens, et les pousse à écrirç avant d'avoir travaillé, compris,
souffert ; et c'était son honneur, que ce long, cet exceptionnel
apprentissage de modestie et de sincérité. Pascoli avait trente-
sept ans lorsqu'on 4892 il réunit ses productions éparses pour
les présenter au public : non point floraison hâtive du })rintemps,
ainsi qu'il le disait, mais fruits mûrs de l'été; ou mieux encore,
bouquet d'humbles plantes des champs : arbusta juvant humi-
lesque myricae (1).
(1) Les œuvres de Pascoli sont publiées chez Zanichelli dans une édition
d'ensemble : I. Myricae; II. Prlmi Poemetti: III. Nuovi Poemetti ;l\. Canti di Cas-
telvecchio; V. Odi ed Inni; VI. Poemi conviviali. Il faut y ajouter Le Canzoni di Re
88 REVUE DES DEUX MONDES.
II
La bonne, la fraîche odeur de campagne qui semble vous
arriver par bouffées, lorsque vous ouvrez le livre ! Les My?'icae
vous transportent dans un village de « la Romagne ensoleillée,
doux pays ; » elles font paraître à vos yeux la tour blanche de
l'église, la maison du curé, les fermes et les chaumières; au
carrefour, la Madone, avec ses fleurs de lys ; sur la route, les
bœufs qui rentrent; les peupliers au bord de l'eau, et le vieux
pont qui regarde passer le ruisseau indolent. Plus loin, voici
les champs, dans la joie d'avril ou la sérénité d'octobre, selon le
jour où vous suivez le chemin des saisons. Et tout cela, sans
descriptions proprement dites : par indications brèves, qui
notent les couleurs avec les formes. Ce n'est pas un décor
d'opéra, tout rangé, dont les pièces se suivent ; ce sont des
impressions indépendantes, qui forment un ensemble, à la fin,
par leur tonalité générale plutôt que par l'ordre de leur succes-
sion. Nulle trace de cette idéalisation mignardo, qu'un vieil héri-
tage littéraire impose encore quelquefois quand on parle des
choses rustiques ; ni de ce réalisme grossier, dans lequel on se
jette par réaction : de la vérité, tout simplement. jNous pouvons
écouter, sans crainte d'être dupes d'une émotion banale, le bruit
des cloches dans le soir, parce que nous entendons aussi le
sifflet du chemin de fer ; le vent chante dans les fils télégra-
phiques. Laissons-nous aller a la tristesse de l'automne, puisque
nous savons que la bonne fermière ne partage pas notre mélan-
colie ; elle est heureuse de penser que la moisson a rempli ses
greniers, et la vendange ses tonneaux ; l'hiver peut venir : sa
provision d'œufs est faite. L'auberge est pleine de buveurs
bruyans qui s'assemblent au coup de midi ; le vieux mendiant
trempe son pain dans l'eau de la fontaine; les commères, en
petit groupe, parlent du gouvernement, du vin qui coûte cher,
du fils qui va sur ses vingt ans, et des bêtes, qui dévorent sans
engraisser. Ces menus traits, d'un pittoresque familier, nous
rassurent sur l'authenticité de l'ensemble et donnent je ne sais
quelle sécurité à notre plaisir.
Ënzio et les Poemi italici;les poésies latines, telles que l'inno a Roma et l'Inno
a Torino;\es œuvres de critique dantesque; les Pensieri e Discorsi; et plusieurs
discours édités à part, notamment lia lia, Nel cinquantenario délia patria, — Gari-
haldi, — Commemorazione di Giosue Carducci, — La (jvande proletaria si è mossa.
(.10\ ANM PASCOLI. 80
Ce sens des réalités rustiques, mêlé au sens do la beauté,
ferait des Myricae quelque chose comme des Géorgiques mo-
dernes : mais voici un autre élément. L'endroit oi^i Pascoli nous
conduit de préférence et nous ramène obstinément, c'est le cime-
tière. Il y a peu de poèmes, je ne dis pas dans la littérature ita-
lienne, mais dans toute la littérature contemporaine, qui pro-
duisent une impression plus saisissante que le Jour des Morts.
La tempête sévit sur le champ du repos; pluie et vent font rage
dans les ténèbres; les cyprès semblent agités de frissons. Alors
s'élèvent, du fond des tombes, les voix du père non vengé, de la
mère, de la fille, des deux fils; ils adressent un appel passionné à
ceux dont ils ont été arrachés, et que leur amour ne peut plus
étreindre. Ceux-ci, cependant, sont on train de prier pour les
morts. Ainsi le poète évoque la destinée de sa famille. La dou-
leur que l'enfant avait connue, que l'adolescent avait mûrie,
éclate maintenant en sanglots. Une force obscure se fait sentir
en lui, au moment même où sa pensée semble se distraire
dans la contemplation des choses ; et la lamentation s'élève de
nouveau. Un anniversaire, un regard jeté sur ses sœurs, un sou-
venir qui vient furtivement traverser sa mémoire, l'obligent à
reprendre sa plaintive élégie. Telle l'histoire de l'anneau. L'an-
neau que le père portait au doigt le jour qu'il fut assassiné, ce
fut sa femme qui le prit; puis, lorsqu'elle cessa de vivre à son
tour, le fils aîné. Le fils voulut laver l'anneau dans la mer ; il l'y
laissa tomber; seule une étoile le voit encore. Toute la mer ne
laverait pas la tache do sang; l'étoile raconte le secret aux cicux
infinis ; mais en vain. Tel encore ce symbole funèbre : dans la
plaine, on entend un galop rapide, haletant, qui se rapproche.
Plaine déserte, immense. Quelques oiseaux égarés passent,
comme des ombres, semblant échappés à un lointain" désastre,
on ne sait quand, on ne sait où. On entend un galop lointain,
qui vient, qui court dans la plaine. C'est la Mort.
C'est là, au point de rencontre de ces deux élémens si divers,
que se trouve l'originalité de la poésie de Pascoli. D'une part,
une vision très nette et un art très précis ; de l'autre, un senti-
ment diffus, très intense et très prenant.
La précision, d'abord, vient du travail analytique de la
pensée. L'artiste se défie des synthèses, et même des généralités.
11 tient à voir les objets qu'il peint dans toutes leurs particula-
rités. L'exactitude est sa loi : il arrive par elle à la sincérité du
90 REVUE DES DEUX MONDES.
rendu. Il reprochera quelque part à Leopardi d'avoir parlé
(( d'un bouquet de roses et de violettes, » — comme si roses et
violettes fleurissaient dans la même saison ! — et d'avoir écrit
l'éloge des oiseaux sans citer un seul nom, sans nous dire s'il
s'agissait de roitelets, de fauvettes ou de pinsons. La poésie, au
contraire, doit vivre de détails, de détails scrupuleusement
observés, et minutieusement traduits. C'est dire qu'il bannit de
ses vers non seulement la rhétorique, mais l'éloquence : mérite
plus rare. Dans quelques-unes de ses pièces, il s'efforce même
de fixer l'effet fugitif qu'un instant détruit : effet de soleil, de
[)luie, ou de neige. Il nous donne alors de véritables eaux-fortes ;
il cherche les mots les plus expressifs et les rythmes les plus
condensés pour reproduire en traits incisifs sa vision.
Cet art très objectif est tout pénétré de sentiment. Ce pour-
rait être la haine de la nature marâtre, qui met au monde les
créatures pour les torturer, si nous ne nous rappelions ici la
bonté essentielle de Pascoli : il ne se lasse jamais d'exprimer sa
douleur, parce qu'il ne l'oublie jamais: mais de sa souffrance,
plutôt qu'à la légitimité de la révolte, il conclut à la nécessité
du pardon. Désirer la vengeance, blasphémer ou maudire, ne
serait-ce pas perpétuer le mal sur la terre, et prendre rang parmi
les coupables ? Ayant éprouvé qu'il y a dans la vie un inson-
dable mystère, ils doivent se serrer les uns contre les autres,
ceux que le même mystère angoisse ; ils doivent se chérir et
s'entr'aider, pour prendre leur revanche contre le sort. La pitié,
la tendresse, la douceur, voilà donc les sentimens qui pénétre-
ront les vers du poète, et qui, partant des hommes, aboutiront
aux choses. Parmi les hommes, il s'intéressera d'abord aux vic-
times, aux orphelins, aux malades ; puis aux humbles, aux
pauvres, aux misérables : puis encore, aux simples et aux pri-
mitifs. Pareillement, il aimera les arbres qui frémissent au vent,
les fleurs qui tremblent sur leur tige, et la faiblesse gracieuse
des oiseaux: comme saint François d'Assise, puisqu'on a dit de
lui qu'il était un Virgile chrétien, ou un saint François païen ;
comme ce Paolo Uccello dont il a écrit la touchante histoire. Il
aimera toute la nature : soit qu'il aperçoive en elle des symboles,
et veuille voir des berceaux dans les nids ; soit qu'il manifeste
une reconnaissance émerveillée pour les tableaux de beauté
([u'elle lui présent(^ ; soit qu'il l'associe aux hommes dans la
lutte contre le mystèr(; (|ui l'enveloppe elle-même, il finit par la
C.TOVANM PASCOil. 91
considérer comme une mère très douce, qui nous berce encore
à l'heure où nous nous endormons. (( Ah ! laissons-la faire, car
elle sait ce qu'elle fait, et elle nous aime!... » Ce sentiment-lh,
il nous le communique sans prétendre nous l'imposer. En effet,
cet artiste épris d'exactitude, connaissant la valeur de la préci-
sion, en connaît aussi les limites. Il sait qu'au delà du terme
où l'analyse peut atteindre, il y a les forces presque incon-
scientes qu'il faut laisser agir par elles-mêmes après les avoir
mises en mouvement. Il possède la pudeur rare qui consiste à
ne pas vouloir tout dire ; à faire crédit h la sensibilité du lec-
teur; à se taire lorsqu'il a provoqué le rêve, afin de ne le point
troubler.
Certes, on peut désirer un tempérament plus fort, et une
personnalité moins complexe ; une représentation de l'univers
plus philosophique, moins ingénue ; partant, une poésie plus
riche, plus variée, plus capable de renouveler ses thèmes. Non
pas que Pascoli soit toujours identique a lui-même : les diffé-
rences, moins sensibles peut-être dans les Canti di Castelvecchio,
sont manifestes dans les Poemetti. L'aquarelle et l'eau-forte
tendent à se transformer en fresques; l'activité de la terre, le
sourd travail de Germinal, la gloire de Messidor, se traduisent
en inspirations plus vigoureuses. On dirait que les poèmes
cherchent à se grouper autour d'une histoire, autour de la très
simple et très touchante idylle de Rosa et de Enrico. Dès lors le
tableau d'ensemble s'ordonne mieux ; l'art devient moins frag-
mentaire ; la communion de la nature et des hommes s'affirme
davantage, dans la vie universelle.
Mais aussi, des défauts apparaissent, que \esMj/ricae ne com-
portaient pas ; d'autres se font plus sensibles, dont on entre-
voyait seulement le germe. S'il pouvait être curieux de repro-
duire au passage le scilp... scilp des moineaux, ou le vitt...
videvitt des hirondelles, c'est une erreur fatigante que de mul-
tiplier les onomatopées : les din don dan des cloches, \eimuh du
vent, le ^re ^re des grenouilles, les ^rr... tr)\.. terit... terit, les
zisteretete, les sicceccé, et autres cris variés de la gent ailée, ont
quelque chose d'enfantin, et provoquent une critique trop aisée
pour qu'on s'y attarde. — Les délicats ont observé, et non pas
sans raison, que Pascoli avait rarement atteint ce degré de
perfection qui laisse h l'esprit du lecteur une jouissance sans
mélange. Il est quelquefois précieux et quelquefois obscur ; un
92 REVUE DES DEUX MONDES.
vers mauvais gâte un vers admirable, un sonlimenl exquis
tourne en sensiblerie : on aimerait plus d'égalité, on aimerait
surtout que les inégalités fussent moins nombreuses dans les
derniers recueils. — C'est un procédé louable que de rechercher
les expressions locales : c'est un excès fâcheux que d'abuser des
mots de terroir^ au point d'ajouter un petit lexique toscan-italien
à la fin d'un volume de vers. — Quoi donc encore ? Parfois, un
certain manque d'harmonie entre l'inspiration et le rythme : il
arrive que la terza rima paraisse une forme un peu ample pour
la pensée qu'elle recouvre, et s'adapte mat à des mouvemens
brusques et saccadés. Si bien qu'en somme, il reste vrai que
Pascoli s'est répété plus qu'il ne s'est développé; et qu'il peut
donner l'impression d'être pauvre en chefs-dieuvre par son
abondance même.
Mais quand on allongerait encore la liste de ces critiques,
son originalité n'en serait pas diminuée. Point n'est besoin
d'être un poète parfait pour être un grand poète; il suffit que,
que dans le chœur innombrable des auteurs, on ait fait entendre
une note nouvelle, digne de demeurer. Or ce mérite lui est
acquis. A côté de Carducci le violent, s'inspirant de l'histoire, et
trouvant dans la comparaison du passé avec le présent la source
de perpétuelles indignations, Pascoli a prêché la mansuétude. A
côté de d'Annunzio le voluptueux, dont l'acre désir de jouissance
imprègne toute l'œuvre comme un parfum malsain, Pascoli a
dit le charme de la famille et la douceur du foyer ; et, refusant
une place à l'amante en ses vers, il a peint la tendresse délicate
et pure de la sœur. Et ce faisant, il n'a pas seulement repris et
vivifié une des meilleures traditions de la littérature italienne,
celle de Manzoni : il a exprimé nos sentimens profonds, a Je
voudrais vous inviter à venir avec moi à la campagne... » Ce
goût de la vie simple et saine, qui ne l'a éprouvé, en nos jours
fatigués .3 Cette voix des morts, cette voix dont on n'entend pas
distinctement les paroles, parce que ceux qui les veulent pronon-
cer (( ont la bouche pleine de terre, » ceux-là seuls ne la con-
naissent pas, qui n'ont jamais eu de deuils. Sa chanson rustique
et sa chanson triste, entremêlant leurs thèmes, se fondant en
une seule mélodie, restent inimitables. II y en a de plus harmo-
nieuses, et surtout de plus sonores : il y en a peu qui soient
capables de trouver autant d'écho dans les cœurs.
GIOVAÎSM PASCOLI. 93"
III
Chez Pascoli, l'érudit complète le poète, et ne le contredit
pas.
Parmi tant d'auteurs italiens qu'il pratiqua pour son plaisir
propre et pour le plaisir aussi d'en recueillir la fleur à l'usage
des écoles, Dante le passionna. Il se mit à l'étudier avec la
ferveur d'un culte ; il le lut et le relut ; il s'entoura de tous les
commentaires, et voulut remonter à toutes les sources. Peu à
peu, il lui sembla que les parties obscures du poème s'éclai-
raient; le voile que lesérudits cherchaient vainement à soulever
se déchirait, et il pénétrait de plain-pied dans le sanctuaire. Ce
modeste devint orgueilleux de sa découverte ; il jtrochuna son
triomphe ; et, pour faire part aux autres du grand secret, il
n'écrivit pas moins de trois volumes, à la masse imposante et
au titre ambitieux : Minei^ve obscure; Prolégomènes : la con-
struction morale du poème de Dante; Soiis le Voile, essai d'une
interprétation générale du poème sacré; La Vision admirable,
esquisse d'une histoire de la Divine Comédie. A vrai dire, les
spécialistes le reçurent assez mal ; ils lui firent entendre, qui
avec politesse, et qui avec àpreté, qu'il apportait peut-être d'in-
génieuses remarques de détail, mais que la clef qu'il prétendait
avoir trouvée n'ouvrait rien. Ces reproches le blessèrent sans
le convaincre; il se débattit contre la critique, et il resta tou-
jours persuadé que lui, Pascoli, avait compris Dante; que s'il
avait un titre de gloire qui lui permit de demeurer sur les
lèvres des hommes, ce serait celui-là ; que ses vers passeraient
sans doute, mais son exégèse, jamais.
Ce n'est pas sous cet aspect qu'il faut le voir, penché sur
Aristote ou sur saint Thomas pour trouver le rapprochement
problématique qui justifiera ses hypothèses. Il y a en Italie un
usage admirable, qui ne répond à aucune de nos habitudes litté-
raires, ni pour la majesté du rite, ni pour le sentiment national
qu'il révèle, et en même temps qu'il exalte. Ce sont les « lec-
tures dantesques; » chaque semaine, l'élite intellectuelle des
villes se réunit, et vient entendre commenter un chant du grand
poème. Représentons-nous Pascoli à Florence, invité à faire la
première des explications du Paradis; voyons-le dans la salle
austère d'Or San Michèle, gravissant les hauts degrés de la
94 REVUE DES DEUX MONDES.
chaire d'où sa ])arole va planer; partageons l'émolion qu'il
<!proiive à inl(U'pr('ler le texte vénéré ; et lorsque, le comnientain;
fini, l'auditoire se lève pour écouter pieusement la lecture du
chant tout entier, rendons justice alors à son amour pour Dante.
Il remonta plus avant dans le passé : jusqu'.à Home. Toute
matière lui était bonne a mettre en vers latins ; il accomplissail,
en traitant les sujets les plus paradoxaux, les innocentes
prouesses qui remplissaient d'admiration le cœur des lettrés
d'autrefois. Le jeu savant des dactyles et des spondées qu'on
enchâsse en façon de mosaïque lui servait de délassement, car
il prenait plaisir, en bon ouvrier d'art, à travailler cette matière
solide comme la pierre et résistante comme elle. Il savait bien
qu'il ne mériterait pas ainsi les suffrages de la foule ; mais il
entrerait en communication avec de rares esprits disséminés
de par le monde : et cette satisfaction ne le trouvait pas insen-
sible. Périodiquement, on apprenait en Italie que l'Académie
néerlandaise avait décerné son prix annuel à un poème de
Pascoli : Vejamis, Castanea, Reditus Augusti, et tant d'autres;
c'était presque une habitude. Les esprits les moins touchés
]>ar le charme des vers latins étaient forcés de convenir qu'à
tout prendre, le passe-te;mps était inoffensif; ceux que les
souvenirs classiques émeuvent encore applaudissaient. Sa der-
nière production en ce genre fut VHymmts in Taiirinos, après
VHynmus in Romam, composé pour célébrer l'anniversaire de
l'unité italienne; on y trouvera une forte saveur de belle lati-
nité :
Aeternum spiras, acternum, Roma, viges. Tu
Post militas caedes, post longa oblivia rerum
Et casus tantos surgentcsquc undique flammas,
Tu supra cineres formidatasque ruinas
AUior exlslens omni de morte triumphas...
Il remonta jusqu'à l'antiquité hellénique; et voyant revivre
dans ses traductions les héros et les dieux, il conçut le désir de
les chanter. Plusieurs de ses sujets furent pris dans Vlliade et
VOdyssée; celui-ci dans Hésiode; celui-là dans Bacchylide, et
tel autre encore dans Platon ; les histoires furent c(dles des
aèdes chantant à laiîn des banquets: comment Anticlée, enfermé
dans le cheval de Troie, en serait sorti à la voix d'Hélène, et
aurait rendu vaine la ruse des Grecs, si le prudent Ulysse ne
GIOVANM PASCOLI. 95
l'avait retenu ; comment celui-ci, las d'un long repos dans Ithaque,
partit pour son dernier voyage, et quand il ordonna à ses vieux
compagnons de reprendre la mer, les rameurs recommencèrent à
chanter le chant de leur enfance, parce qu'ils n'en avaient jamais
appris d'autre; comment Alexandre, étant arrivé aux limites
du monde, se prit à pleurer. Le ton était celui de la narration
épique; le vers, majestueux; il n'était point jusqu'au choix des
épithètes qui ne rappelât la manière d'Homère, les paroles ailées,
les nefs h la proue recourbée, et la mer violette, la mer où l'on
ne moissonne pas. Les lecteurs, quand les Poemi conviviali furent
réunis en volume, s'émerveillèrent de voir l'antiquité ainsi res-
suscitée, e' crurent trouver un Pascoli nouveau.
Pourt""it, il restait fidèle h lui-même. L'échec de sa critique
dantesqi' '> suffirait à prouver qu'il ne se transforma pas en
abordanf^*'»3 nouveaux domaines de la pensée; mais le plus signi-
ficatif es^^^j façon dont il les aborda. Ce qui le frappa d'abord, ce
fut une i^'^lge, une forte impression des sens. Dante l'émerveilla
comme F 9ature ; le même mystère l'intrigua. Encore adolescent,
en effet P^l lui fit visiter Ravenne ; le tombeau de ïhéodoric, le
mausr^^^ de Galla Placidia, Saint-Apollinaire, le laissèrent froid;
mais 1*^ ^*^u'on le conduisit enfin à la chapelle de Dante, il sentit
en lu'^P'^ème un mouvement singulier ; une adoration subite-
ment ^^e ; une impulsion d'amour. Quoi d'étonnant, dès lors, à
ce qu'il l'ait plus tard interprété en poète .^ Ce fut en poète que
d'abord il le vénéra. — De même, il faut savoir quelle était la
plus forte de toutes les raisons qu'il avait de faire des vers
latins ; il nous l'a dite un jour. C'était de maintenir une tradition ;
d'empêcher que la poussière des siècles ne recouvrît peu à peu
le trésor des médailles bien frappées, accumulé par les anciens
et légué à leurs héritiers ; de sauver de l'anéantissement, en
montrant qu'elle était capable d'inspirer encore des forces créa-
trices, une forme d'art ; d'unir les doctes aux doctes, ceux du
présent à ceux du passé, pour lutter contre l'oubli, puissance
mauvaise qui nous guette; c'était, en d'autres termes, le même
sentiment qui anime les Myricae et les autres poèmes ; la
conscience de la destruction toujours prête, de la mort toujours
voisine, et l'appel à l'effort humain pour résister à leurs prises :
moins un jeu qu'un devoir. — Et dans ses vers à la mode
grecque, quelle mélancolie, toute moderne ! Comme ils sont loin
de l'objectivité tranquille des anciens ! Comme ils nous montrent
1)6 REVUE DES DEUX MONDES.
1'àme de l'auteur! Homère essayant de rivaliser avec le bruit
4'une fontaine, et imitant les murmures de l'eau courante, c'est
Pascoli. Le triste Achille, qui joue de la lyre dans la nuit, de
sorte que ni les plaintes des Néréides, ni la conversation de
ses chevaux parlant de sa mort prochaine n'arrivent jusqu'à lui ;
mais qui entend les lamentations et les paroles funèbres dès
qu'il cesse de jouer : ce pourrait être Pascoli encore. Hésiode, le
poète des ilotes, celui qui comprend peu à peu la dignité du
travail avec la beauté de la souffrance, et veut en inspirer ses
chants, — qui serait-ce, sinon Pascoli.!^
S'il faut entendre par humaniste celui qui po"le en soi la
connaissance et l'amour des civilisations ancienne* , il fut un
humaniste. Mais si le mot implique un certain mépri • lu présent
et une satisfaction égoïste de la seule intelligence'^^-herchons
pour lui un autre nom. Avant tout, les littératures a^^^ennes lui
apparurenit comme une école de moralité. Il cit^^, comme
d'autres citent la Bible, une devise qu'elles lui ava?P^*^' fournie,
et qu'il donnait pour règle de vie : la moitié est plus *' ande que
le tout; c'était la philosophie d'Horace : la sagesse c'^ ^"iste à se
contenter d'un bien modéré; c'était, davantage enc»^"'^ la phi-
losophie de Socrate : le sacrifice à autrui vaut mi( *}^^®que la
jouissance exclusive de soi-même. Il rappelait qur'^ n ami
Virgile avait prédit l'avènement d'une loi nouvelle'/ Mais,
disait-il, je n'ai pas besoin de chercher des exemples pc ' mon-
trer que les littératures classiques sont intimement chrétiennes;
car ils abondent... »
IV
Cependant Pascoli voulait agir. Il arrive toujours un âge où
la poésie et l'érudition semblent des jouets de vanité; on s'aper-
çoit qu'après avoir beaucoup produit, on est très loin d'avoir
exprimé tout ce qu'on avait à dire, parce qu'on n'a pas encore
abordé le problème moral directement; or le terme est proche,
et il faut se hâter. Pascoli, voyant avec une sorte d'effroi la
fuite des années, voulait agir, exercer une influence sur les
jeunes gens, donner des directions pour la pratique de la vie.
De là une philosophie sociale qui s'épanchait en articles, en con-
férences, en discours, presque en sermons ; et une évolution qui
nous présente, pour finir, le drame d'une conscience.
GIOVANM PASGOLI. 97
II n'était pas croyant. De son enfance pieuse, il est vrai qu'il
avait conservé de très doux souvenirs. Il se rappelait l'émotion
attendrie qu'il éprouvait, lorsqu'en assistant à la messe il enten-
dait le prêtre parler avec l'invisible. Il revoyait les soirs d'été où
il rentrait au collège avec une ample moisson de genêts ; ses
camarades et lui les disposaient dans la chapelle, en guirlandes
et en bouquets : alors il sentait « je ne sais quoi de solennel, de
tendre et de frais, comme un parfum d'encens, comme un écho
d'hymne, dont était plein son cœur pieux le soir d'une fête. »
Plus lidèlement encore que la poésie du culte, il avait gardé
l'esprit de la religion du Christ : l'humilité, la charité, et l'es-
poir de la grande paix qui doit venir sur la terre aux hommes
de bonne volonté. Mais il avait rejeté les dogmes, une fois pour
toutes ; et il n'y revint plus. La croyance en la vie future lui
semblait néfaste, comme un « alcoolisme intellectuel » dont on
enivrait les hommes pour les empêcher de penser à leur condi-
tion réelle. Leur condition réelle, c'est la mort, et puis îe néant.
Vérité qu'il convient d'envisager avec tristesse, mais sans le
désespoir des pessimistes et des sceptiques. Car il y voyait la
source de tout perfectionnement: on aime ses frères d'un amour
plus actif, quand on sait qu'on est destiné à les aimer peu de
temps ; on se hâte de faire le bien ici-bas, quand on est per-
suadé qu'il n'y aura plus ni bien, ni mal dans l'au-delà.
N'étant plus chrétien, il était socialiste; rien n'est plus
logique. Ceux qui ont besoin d'un idéal le reportent tout na-
turellement sur la terre, après qu'ils ont vu In ciel fermé.
Parmi toutes les convictions que l'étudiant de Bologne portait
jadis en lui-même et qui allaient changer, celle-<'i ne changea
pas : une plainte s'élève des bas-fonds de la société ; ceux qui
possèdent et ceux qui savent sont coupables s'ils ne font rien
pour l'apaiser; étant responsables de la misère, ils sont respon-
sables des crimes. Pascoli trouvait des accens d'une émotion
profonde, pour parler aux jeunes de la dure condition des tra-
vailleurs, u Sois juste, et pense à ceux qui souffrent. Regarde
comme ils grattent la terre, creusent le sol, frappent sur le fer
et le feu, n'ayant jamais de repos, ayant toujours faim... Regarde
avec quelle injustice on exige qu'ils soient bons, quand ils
souffrent, et ne peuvent rien voir autour d'eux que le mal.
Regarde avec quelle stupidité on permet qu'ils ne sachent rien,
pour prétendre ensuite qu'ils sachent une chose : respecta la
TOME X. — 1912. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
société qui les néglige et qui les renie... Sois avec les faibles et
les opprimés ! Unis-toi à ceux qui s'unissent ! Entends-tu le bruit
âourd que fait en s'avançant l'immense armée des va-nu-pieds .^
Sois généreux, et marche avec tes frères malheureux!... »
Mais fallait-il prêcher aussi la lutte des classes .^^ Ici, Pascoli
reculait. Il se représentait le tableau d'une société divisée en
deux camps, les pauvres et les riches, s'observant avec férocité.
Pas d'autre communication entre eux que des défections : de
temps à autre, un de ceux qui étaient mal habillés passait à
ceux qui sont bien vêtus, trahissant sa foi ; ou bien un des
riches passait aux pauvres, et ce n'était jamais le meilleur. Puis
venait la bataille entre les frères ennemis, l'àpre lutte, où le
frêle progrès qui avait lentement fleuri au cours des siècles dis-
paraissait, écrasé... De cette vision, que son instinct de poète
lui peignait avec la force des réalités, Pascoli avait horreur.
Il aimait mieux renoncer aux dogmes du socialisme ; répudier
la justice, pour revenir à la charité : « Voici la base de mon
socialisme : l'accroissement certain et continu de la pitié dans le
cœur de l'homme. » Se trouvant en désaccord avec ses prin-
cipes, il se retrouvait d'accord avec son tempérament. Lorsqu'on
se moquait de cette faiblesse, qu'on souriait de ces rugissemens
de lion qui se transformaient peu a peu en bêlemens d'agneau,
et que les camarades d'autrefois parlaient de trahison, il répon-
dait qu'il s'était détaché des partis pour conserver une foi ; qu'il
ne craignait pas le sort des apôtres lapidés, pourvu qu'il eût le
même succès qu'eux auprès des âmes jeunes, auxquelles il
s'adressait de préférence; et, beau d'illogisme, il célébrait main-
tenant dans ses hymnes et dans ses odes les événemens les plus
disparates de la politique contemporaine, du moment où il trou-
vait dans chacun d'eux pris à part un air de grandeur ou de
bonté.
Ce n'est pas tout. Socialiste, il devait être internationaliste;
et il le fut. A mesure qu'il diluait sa violence, son pacifisme
devait s'accroître : et en effet, il s'accrut. Une des raisons qui lui
tirent proclamer la faillite de la religion fut que le christianisme
s'est trouvé impuissant à guérir la plaie de la guerre. Toujours
des égorgemens ! Les portes du temple de Mars toujours ou-
vertes ! Le droit de la force toujours prêt à se manifester, au
prix de millierê de victimes ! Les peuples européens, non contens
de se battre entre eux, toujours occupés à porter dans les colo-
GIOVANNI PASCOLI. 99
nies les plus lointaines la tyrannie de leurs armes ! Douloureux
spectacle, en vérité, pour le rêveur qui voudrait voir régner
dans l'univers la loi d'amour.
Mais en protestant contre la guerre, c'était aux aspirations
intimes de ses compatriotes qu'il s'opposait. Ceux-ci étaient
agités par le besoin de montrer au monde leur vitalité ; entraî-
nés par le sûr accroissement de leurs forces, ils songeaient à se
répandre au dehors, et à conquérir. Cette ardeur, pour un temps,
Pascoli ne craignit pas de la braver, au milieu des clameurs.
Cependant le sentiment patriotique devenait toujours plus
fort dans le pays; il pénétrait toutes les âmes; il apaisait les
divisions politiques ; il s'imposait à tous les partis. Pour les
historiens de l'Italie future, ce sera un phénomène essentiel à
observer que ce prodigieux élan national. Brisant toutes les résis-
tances, il fit plier Pascoli. C'est en 1900 que le poète proposa,
devant les étudians de Messine, ce qu'il appelait le socialisme
patriotique : de même que les pauvres doivent défendre leur
personnalité contre l'envahissement des riches, de même les
peuples doivent résister aux voisins ambitieux qui visent à une
domination universelle. On peut concilier ce qu'on doit à l'hu-
manité et ce qu'on doit à la patrie : les humbles qu'il faut secou-
rir, ce sont assurément tous ceux qui soulîrent de par le monde ;
mais ne sont-ce pas des victimes aussi que les émigrans italiens.»^
et ne présentent-ils pas un devoir plus impérieux et plus aisé à
remplir à des fils nés du même sol ? — Pendant les années qui
suivirent, il allait expliquant sa formule : le nationalisme con-
serve le caractère et l'essence de chaque peuple ; l'internationa-
lisme empêche les guerres qui détruiraient ce caractère et cette
essence : soyons donc nationalistes et internationalistes à la fois.
Quand vint enfin la récente guerre, aboutissement fatal d'une
impulsion devenue irrésistible, il fut nationaliste, sans correctif
et sans épithète. Le discours qu'il prononça en l'honneur des
morts et des blessés, à Barga, quelques mois avant sa mort, eut
dans tout le pays un retentissement profond. « La grande prolé-
taire s'est mise en mouvement... » Le vocabulaire de l'orateur
conservait la trace de son ancien parti. 31ais il avait renoncé à
l'effort douloureux de concilier les inconciliables; sonàme jouis-
sait pleinement de la douceur de se sentir d'accord avec celle de
la nation ; il était arrivé en même temps au terme de son évolu-
tion et de sa vie. La grande prolétaire, c'était désormais l'Italie.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
Tel fui (îiovanni Pascoli. Il s'est compare lui-même à une
lampe, h une humble lampe campagnarde qu'on allume à la
veillée, et qu'on suspend à la poutre du plafond: ses rayons ne
dissipent pas toutes les ténèbres, et les recoins demeurent
obscurs ; mais ils brillent d'un éclat très doux, et, venant frapper
la fenêtre, se font voir même au dehors. Le voyageur qui suit la
route de la vie s'arrête un instant, laisse les rayons caresser son
àme, et repart en chantant. — L'image ne manque pas de justesse ;
pourtant, il en est une autre que nous lui préférons. Car il a dit
aussi qu'il y avait dans chacun de nous un enfant, qui reste
jeune quand nous veillissons ; capricieux et déraisonnable, belli-
queux chez l'homme pacifique, et fou chez l'homme sérieux ;
mais regardant toutes choses d'un œil si ravi ; si sincère et si
spontané dans tous ses sentimens; si désintéressé dans ses actes;
si naturel enfin, qu'à vouloir le faire taire, nous perdrions peut-
être le meilleur de nous-mêmes. C'est parce que Pascoli a laissé
librement parler cette voix enfantine, cette voix de poésie et de
rêve, que nous l'aimons.
Le plus grand poète de l'Italie depuis Pétrarque, a prononcé
d'Annunzio; c'est trop dire. Un petit grand poète, déclare au
contraire Benedetto Croce; ce n'e.st pas assez. Une belle âme,
pense Vittorio Cian, son ami; sincère et bonne.
Paul IIazard.
LE CHATEM' DE LA ilOTTE-FEIJlLLl
EN BERRY
Par une des plus admirables journées de l'admirable été
de l'an dernier, vers le soleil couchant, j'ai visité l'antique
manoir de la Motte-Feuilly, auprès de La Châtre, illustré par
le séjour de Charlotte d'Albret, femme de César Borgia, qui y
passa de longues années et y mourut en l'an lol4. J'ai rap-
porté de cette excursion dans ces mélancoliques plaines du Bas-
Berry, illustrées par la plume de George Sand, une impression
profonde.
Charlotte d'Albret était la fille du vieil Alain d'Albret, dit
Alain le Grand, duc de Guyenne, un des types les plus inté-
ressans de la haute féodalité française du Sud-Ouest dans la
seconde moitié du xv« siècle. Elle était la sœur du roi de
Navarre, Jean d'Albret, devenu tel par son mariage avec
Catherine de Foix, sœur et unique héritière de François
Phébus, dernier souverain de cette contrée, mort sans posté-
rité.
Nous ne savons presque rien de la jeunesse de Charlotte.
J'y reviendrai plus loin. Je dirai seulement ici qu'elle fut de
bonne heure, aux environs de l'an 1497, appelée à la cour de
France par Anne de Bretagne dont elle fut une des filles d'hon-
neur. Elle y vivait heureuse sans que rien pût lui faire prévoir
le brillant mariage qu'elle était sur le point d'accomplir et qui
allait jeter sur son nom le plus tragique comme le plus dou-
loureux éclat. En l'an mil quatre cent quatre-vingt-dix-huit,
102 REVUE DES DEUX MONDES^
en elîet, le hasard des négociations l^diplomatiqucs allait faire
d'elle l'épouse de César Borgia, le terrible fils du pape
Alexandre VI, alors dans tout l'éclat de sa courte, brillante et
dramatique carrière. Voici le plus bref résumé des faits néces-
saires à l'histoire de cette extraordinaire union :
Je n'ai pas à revenir sur les débuts de l'aventureuse, roma-
nesque et violente existence de César Borgia, le plus bel homme
de l'Italie au dire des contemporains, peut-être aussi le plus
cruel. Né en avril 1476, des relations de son père, alors cardinal
vice-chancelier, avec Vannozza, dame romaine, il avait, étant
étudiant à l'université de Pise, et malgré son jeune âge, déjà
archevêque de Pampelune, reçu la nouA^elle de l'élection de son
père au souverain pontificat le 11 août 1492. Depuis, sa carrière
avait été aussi éclatante que rapide, étrangement favorisée par
l'élévation au trône pontifical de ce fpère qui le chérissait. Dès
le mois de septembre de cette même année, bien qu'il n'eût
jamais marqué aucun goût pour le sacerdoce, il avait été fait
cardinal de Valence en Espagne, ce qui ne l'empêchait pas de
s'habiller à la française, more gallico, de chasser sans cesse,
portant l'arme au côté, de mener la vie Ja plus fastueuse et la
plus dissolue. Un an après, en septembre 1493, il entrait de fait
au Sacré Collège comme cardinal effectif au titre de Santa Maria
Nuova, après qu'on eut établi par des preuves la légitimité de
sa naissance. Il n'était encore à ce moment que diacre. Il ne
reçut du reste jamais que les quatre ordres mineurs et témoigna
constamment de la plus grande répulsion pour les liens "fragiles
qui l'attachaient à l'Eglise.
Je n'insisterai pas sur l'histoire de ce brillant parvenu du-
rant les années suivantes, années remplies surtout par l'expé-
dition de Charles VIII en Italie, puis par l'entrée solennelle à
Rome d'un autre fils du Pape, (lioffre, prince de Squillace, et
de son épouse dona Sancia, fille naturelle d'Alphonse, duc de
Calabre, par la première campagne des troupes pontificales
contre les barons romains, par l'assassinat dans la nuit du 14 au
15 juin 1497 du fils aîné du souverain pontife, le duc de Gandia,
assassinat que l'opinion publique tout entière imputa aussitôt
b, César, par la mission enfin de celui-ci à Naples pour y cou-
ronner le nouveau roi Frédéric.
Le meurtre de son aîné fut la cause principale d'un grand
changement dans les destinées de César. Depuis longtemps, il
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BEHHY. lO-H
détestait l'état ecclésiastique et ne songeait qu'à rentrer dans
la vie civile qui lui permettrait d'assouvir sa passion de gloire
et de plaisirs, aussi sa fureur guerrière, de mener à bonne fin
ses projets ambitieux et ceux de son père, surtout de devenir
avant tout le chef incontesté des armées pontificales.
Un nouvel événement également imprévu : la mort subite à
Amboise du roi Charles VIII, le 7 avril 1498, moins d'un an
après celle de Gandia, précipita encore les événemens pour
César. Avec leur intelligence pratique, dépourvue de tout scru-
pule, les deux Borgia, le fils comme le père, eurent tôt fait de
deviner à quel point le changement de règne allait servir leurs
appétits de gloire. César, qui ne cachait point son ardente
envie de déposer la pourpre et de débuter dans sa nouvelle
existence par un mariage quasi royal, avait le plus grand be-
soin de la protection du nouveau chef de la maison de France,
Louis d'Orléans, devenu le roi Louis XII. D'autre part, ce der-
nier, à peine sur le trône, n'avait pas de plus pressant, de plus
impérieux désir que d'obtenir de la cour romaine l'annulation
de son mariage avec son épouse détestée : Jeanne, fille de
Louis XI, la future sainte Jeanne de Valois, pour pouvoir con-
voler aussitôt en secondes noces avec la veuve de son prédéces-
seur, cette fameuse Anne de Bretagne qui lui apportait en dot
le plus beau fleuron de la couronne de France, le duché de
Bretagne.
Le Pape et César d'un côté, Louis XII et ses conseillers, les
deux d'Amboise, de l'autre, ne mirent pas longtemps à s'en-
tendre. Ainsi que le dit Charles Yriarte, l'érudit historien de
César, « une logique implacable va désormais présider à l'en-
chaînement rapide des faits qui vont se dérouler devant nous,
César, meurtrier de son frère, rentrera d'abord dans le siècle
en déposant la pourpre ; une fois laïque et libre, il prendra
aussitôt l'épée, et, ramassant le gonfanon de l'Église tombé
des mains mourantes de son frère Gandia, il s'intitulera capi-
taine-général des armées pontificales. Une fois capitaine-général
il cherchera une alliance royale pour s'appuyer sur les forces
d'un souverain et reconstituer une armée ; vainqueur, il sera
duc; duc, il sera roi ou il succombera: aut Ccesar, aut nihil,
sera désormais sa devise. »
Je cojitinue pour ces événemens à suivre le récit de Charles
Yriarte. (( Dès le mois de février 1498, le bruit de la renoncia-
lsO'4 REVUE DES DEUX MONDES.
tion du cardinal de Valence occujje les esprits dans toute la
ville de Rome. César abandonne de plus en plus le costume
ecclésiastique et se montre partout à la française et en armes.
Un jour même, accompagnant le ramoux Djem ou Zizim à In
visite des saintes basiliques, il parait en costume oriental 1 »
On négocie déjà pour lui une alliance avec Charlotte, la
fille du roi de Naples et d'une princesse de Savoie, élevée,
comme tant d'autres princesses de haut rang de cette époque, à
la cour vénérée de la reine Anne de France. Charlotte doit lui
apporter en dot la principauté de Tarente et d'Altamura. Sur
ces entrefaites, on apprend la mort soudaine de Charles VIII.
Le mariage aragonais finit par se défaire, l'honnête roi Fré-
déric ne pouvant se décider à donner sa fille chérie à un prêtre
fils de prêtre. Alors survient Louis XII qui va dissiper cet
alfront en comblant les vœux de César et de son père.
Louis XII, je l'ai dit, était infiniment pressé d'obtenir du
Saint-Siège les facilités nécessaires pour pouvoir répudier
Jeanne de France et épouser Anne de Bretagne. De son côté,
César, bien que voulant à tout prix abandonner sa situation de
cardinal, était <( follement attaché à son titre espagnol de
Valence. » Pour se dédommager presque jusque dans les mots,
suivant l'expression d'Yriarte, on érige en duché le comté
français de Valence, de Valentinois, et on lui en donne l'investi-
ture. Ainsi, de cardinal espagnol, il devient duc français avec le
même titre. Par d'autres ordonnances royales du même mois
d'août 1498, on lui donne encore le comté de Diois, voisin du
Valentinois, et la chàtellenie d'Issoudun, plus le commandement
d'une compagnie de cent lances avec vingt mille livres de
pension, plus six mille livres sur le péage du Rhône pour les
transports de sel et de vin. En même tem})s, il est invité à
venir en France. Enfin, — honneur suprême! — pour venger
l'affront aragonais, le Roi s'engage à lui faire épouser une autre
princesse, celle-là française, qui se nomme Charlotte d'Albret.
Donc, le jeune défroqué se prépare à venir dans le beau
royaume de saint Louis, chargé des dons do la munificence
romaine si impatiemment espérés et atten<lus. Il apporte,
cadeau précieux entre tous, les dispenses pontificales signées
dès septembre et qui vont permettre à Louis XII d'épouser la
veuve de son prédécesseur dès que le procès en répudiation de
l'infortunée Jeanne aura été plaidé et jugé ; il apport(> encore
LE ClIATEAL DE LA MOT lE-FE LILLY EN BERRV. lOM
le bref (lu 17 septembre donnant le chapeau à Georges d'Ani-
boise, archevêque de Rouen, le conseiller préféré du nouveau
roi ; il apporte enfin le projet d'un traité d'alliance militaire
ollensive et défensive entre le Pape et le roi de France, projet
avant-coureur de toutes les futures campagnes d'Italie, qui
donnera à Louis rap]»ui du Pape, de ses parens, de ses amis
et de ses alliés « touchant la conquête de Naples et du duché
de 3Iilan » et au Pape rap[)ui de Louis pour détruire la puis-
sance des barons des Komagnes et fortifier d'autant le pouvoir
temporel.
Pressés par leur fougue naturelle, Alexandre et César
mènent ces négociations avec une activité extraordinaire. Dès
le mois d'août, à la suite de scènes dramatiques et malgré
l'opposition acharnée du parti espagnol, le Sacré Collège, sur
la prière instante du Pa[ie aftirmant que la vie privée du car
dinal de Valence est un scaiulale et que la sécularisation s'im-
|)0se (( pour le salut de son âme, » le Sacré Collège, dis-je, à
l'unanimité, <( omnes communi et concordi voto, » s'en remet à
la discrétion d'Alexandre, donnant à César l'autorisation de
l'enti'er dans la vie séculière et de contracter mariage. Aussitôt
Villeneuve, baron de Trans, ambassadeur spécial du roi de
France, porteur des patentes ducales du Valentinois pour
César, débarqué à Ostie, se rend à Rome et s'acquitte de sa
mission auprès du Pape.
Tout était, du reste, conclu d'avance. Les personnages qui
devaient accompagner César en France étaient d'ores et déjà
«lésignés ; le splendide trousseau j)Our la fiancé(^ future, d'un
luxe inouï, était prêt. Toutes les merveilles de la Renaissance
devaient servir à orner le cortège du royal fiancé, à harnacher
superbement ses attelages, à couvrir de diamans, d'armes, de
brocarts et de velours, de livrées aussi, ses compagnons et ses
innombrables valets.
La flotte royale française qui devait conduire César auprès
tlu Roi, commandée par le sieur de Sarenon et composée d'un
vaisseau, de cinq galères et de deux barques, annoncée pour la
lin d'août, n'arriva que le 27 octobre îi Ostie. César, monté sur
un beau coursier, coiffé d'une toque ornée d'une plume noii'e,
habillé d'un pourpoint de damas blanc bprdé d'or, les épaule^
couvertes d'un manteau de velours noir (( à la mode française, »
quitta Rome le 7 novembre, et suivit la rive du Tibre et tout le
100 REVUE DES DEUX MONDES.
Transtëvère. Le Pape resta à la fenêtre jusqu'à ce qu'il eût perdu
de vue son lils qu'il ne pouvait se défendre d'aimer, malgré le
Grime affreux dont il le savait souillé. A Ostie, César s'embar-
qua sur le vaisseau français avec le baron de Trans, avec Gior-
dano Orsini et toute une foule brillante de jeunes nobles
romains, trente en tout. « Pour viatique, dit Yriarte, César
emportait 200 000 ducats d'or en monnaie sonnante provenant
de confiscations et d'amendes sur des juifs et autres. Il emme-
nait encore cent serviteurs, écuyers, pages et estafiers avec douze
chariots et cinquante mules pour les bagages, un majordome,
un médecin espagnol, un secrétaire, etc.
Au bout de dix jours de lente navigation, la flotte brillante
arriva à Marseille. L'archevêque de Dijon reçut César au môle
au nom du Roi. La première grande étape du magnifique cor-
tège fut Avignon où le fils du Pape rencontra le cardinal Julien
de la Rovère, le futur Jules II, venu à sa rencontre de la cour
de France où il vivait, celui-là même qui devait être plus tard
l'agent direct de sa perte. (( Je ne veux pas cacher à Votre
Sainteté, écrivait la Rovère dans une de ses missives au Pape,
que le duc de Valence est si plein de mo'destie, de prudence,
d'habileté et doué de tels avantages, au physique et au moral,
que tout le monde est fou de lui ; il est en haute faveur à la
Cour et auprès du Roi ; tout le monde l'aime et l'estime, et
j'éprouve à le dire une véritable satisfaction. »
Pendant douze jours, la Rovère entretint à ses frais César
et sa suite, prodigalité qui lui coûta la somme de 1 000 écus
d'or. César fit dans Avignon une entrée magnifique, monté sur
un cheval barbe, sorti des haras du marquis de Mantoue et
présent de ce prince.
D'Avignon, César gagna Valence, la capitale de son nou-
veau duché. 11 refusa de descendre au château avant d'avoir
été mis officiellement en possession de son Etat. De même, il
refusa le cordon de Saint-Michel que Louis XII lui envoyait,
déclarant qu'il ne l'accepterait que des mains du Roi. Le voyage
se poursuivit par Lyon où la réception par les consuls fut d'une
richesse merveilleuse. On a retrouvé, dans la chronique de
Renoit Maillart, grand prieur de Savigny, les détails relatifs au
menu du banquet principal. Ce fut un festin de Gargantua:
vingt-huit chapons, vingt-quatre lapins, quatorze douzaines de
perdrix blanches, deux de perdrix rouges, seize canards, trente-
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 1G7
cinq tourterelles, trois douzaines de bécasses, six levrauts, des
grives et des alouettes, douze paons, dix faisans, une rouelle
<le veau, une pièce de bœuf, un quintal et demi de lard, des
oranges, de la vanille, deux « goneaulx (?), » dix-huit pâtés
de coings, dix-huit tartes d'Angleterre, dix-huit « bridefa-
veaux(i), » dix-huit plats de rissoUes, dix-huit plats de«. foub (?), »
dix-huit plats de gelée, des langues de mouton, dix-huit plats
(( de mestier, )> dix-huit pâtés de chapons, dix-huit pâtés
<l'alouettes, dix-huit dariolles de crème, des amandes, des œufs,
de l'eau de rose, de la graisse blanche, etc., deux livres six
gros de canelle, une livre trois gros d'orangeat, une livre trois
gros d'anis, une livre un gros de « pignons, » une livre un gros
de coriandres, une livre trois gros de « mandrians, » trois gros
de dragées musquées, trente-deux « cymaises » d'hypocras, de
menues épices : gingembre, muscades, giroflée, sucre de Por-
tugal, malvoisie, muscat, raisins de Gorinthe, prunes, dattes,
grenades, etc. !
D'Avignon, César gagna la Touraine avec une sage lenteur,
désirant ne rejoindre le Roi qu'après la fin du procès en annu-
lation du mariage de Jeanne de France qui avait commencé à
Tours le 10 août et se poursuivait à Amboise. <( Il semblait, a
dit M. de Maulde dans sa belle histoire de cette princesse.,
prendre un plaisir de parvenu h étaler aux yeux des Français
les richesses immenses du Pontificat romain. Il ferrait, racon-
tait-on, ses chevaux avec des fers d'or retenus par un seul clou.
En réalité, il les faisant ferrer bel et bien en argent. »
Le 17 décembre, dans l'église de Saint-Denis d'Amboise,
en présence d'une foule considérable, émue d'une grande pitié,
le vieux cardinal de Luxembourg, sous les huées populaires,
durant qu'éclatait un formidable orage, lut avec peine le long-
jugement qui condamnait Jeanne de France et rompait son
mariage avec le roi Louis XII. Le lendemain même, le mer-
credi 18 décembre, César, qui s'était arrangé en conséquence,,
faisait son entrée solennelle à Chinon. La veille, le roi LouisXII,
sous prétexte d'aller à la chasse, l'avait rencontré, comme par
hasard, à deux lieues de la ville et lui avait fait le plus sympa-
thique accueil. A l'entrée du pont sur la Vienne, Borgia trouva
(1) Mon savant confrère de l'Institut, M. A. Thomas, m'apprend que la vraie
lecture est ici " brides à veaux, » sorte de pâtisserie faite de farine, de sucre, de
sel, de jaunes d'œufs et de vin blanc.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
les envoyés du Koi. La Cour, r(hinie an château, attendait im-
patiemment son arrivée.
Brantôme, dans sa Vie de César Borgia, a raconté en détail
cette fameuse entrée du Valentinois à Cliinon. « J'en ai trouvé,
dit-il, et vu le discours dans le trésor de notre maison assez
bien écrit, et en rime telle quelle pour ce vieux temps et assez
grossière; et pour ce, je ne m'en suis ici voulu aider, car elle
pourrait importuner le lecteur, mais je l'ai mise en prose au
plus net et clair langage. » Ce curieux récit a été publié bien
des fois. Il est nécessaire de le reproduire ici une fois encore,
car seul il peut donner idée du luxe prodigieux de la cour pon-
tificale à cette époque : « Le duc de Valentinois entra ainsi le
mercredi, dix-huitième jour de décembre, mil quatre cent quatre-
vingt-dix-huit. Premièrement, marchaient devant lui M. le
cardinal de Rouen, M. de Ravestein, ^I. le Sénéchal de Tou-
louse, M. de Clermont, accompagnés de plusieurs seigneurs et
gentilshommes de la Cour jusques au bout du pont pour
lui faire compagnie à son entrée; devant lui il y avait vingt-
quatre mulets fort beaux, chargés de bahuts, cotîres et
bouges (1), couverts de couvertures avec les écussons et armes
dudit duc; après encore venaient vingt-qualre autres mulets
avec des couvertures rouge et jaune mi-parti, car ils portaient
la livrée du Roi, qui était jaune et rouge... Puis après sui-
vaient douze mulets avec des couvertui'es jaunes de satin bar-
rées tout à travers. Puis venaient dix mulets ayant des couver-
tures de drap d'or, dont l'une barre était de drap d'or frisé et
l'autre ras : qui font en tout soixante et dix par compte. Quand
tous les mulets furent entrés dans la ville ils montèrent tous
au château.
« Et après vinrent seize beaux grands coursiers, lesquels on
tenait en mains, couverts de drap d'oi- i-ouge et jaune, ayant
leurs brides à la genette et à la coutume du pays. Item après
cela venaient dix-huit pages, chacun sui* un beau coursier: dont
les seize étaient vêtus de velours cramoisi, et les deux autres
de drap d'or frisé. Pensez que c'étaient, disait le monde, ses
deux mignons, pour être ainsi plus braves que les autres. De
plus, par six laquais étaient menées, comme de ce temps on en
usait fort, six belles mules, richement enharnachées de selles,
(1) Vieux mol fraiK ais pour « bourse. » .
LE CHATEAU DE LA MO TTE-FEUILLY EN BERRY. 109
brides et harnais, tout complets de velours cramoisi, et les
laquais vêtus de même. Et après venaient deux mulets por-
tant coffres, et tout couverts de drap d'or. Pensez, disait le
monde, que ces deux-là portaient quelque chose de plus exquis
que les autres ou de ses belles et riches pierreries pour sa maî-
tresse et pour d'autres, ou quelques bulles ou quelques indul-
gences de Rome ou quelques saintes reliques, disait ainsi le
monde. Puis après venaient trente gentilshommes, vêtus de
drap d'or et de drap d'argent. Item il y avait trois ménétriers,
c'est à savoir deux tambours et un rebec, dont l'on usait fort
dans ce temps-là..., ces deux tambourineurs étaient vêtus de
drap d'or, ainsi qu'était la coutume de leur pays, et leurs
rebecs accoutrés de fil d'or : et aussi les instrumens étaient
d'argent avec de grosses chaînes d'or; et allaient lesdits méné-
triers entre lesdits gentilshommes et le duc de Valentinois,
sonnant toujours. Item quatre trompettes et clairons d'argent,
richement habillés, sonnant toujours de leurs instrumens. Il v
avait aussi vingt-quatre laquais tous vêtus de velours cramoisi
mi-partie de soie jaune, et étaient tout autour du dit Duc ; auprès
duquel était M. le cardinal de Rouen, qui l'entretenait.
(( Quant au dit Duc, il était monté sur un gros et grand
coursier, harnaché fort richement, avec une robe de salin
rouge et de drap d'or mi-parti et brodée de force riches pierre-
ries et grosses perles. A son bonnet étaient doubles rangs de
cinq ou six rubis, gros comme une grosse fève, qui montraient
une grande lueur. Sur le rebras (1) de sa barrette, y avait
aussi grande quantité de pierreries, jusques à ses bottes qui
étaient toutes lardées de cordons d'or, et bordées de perles.
Et un collinr, pour en dire le cas,
Qui valait bien trente mille ducats.
<( Ainsi dit la rime du dit écrit.
« Le cheval qu'il montait était tout chargé de feuilles d'or
et couvert de bonne orfèvrerie, avec force perles et pierreries.
Outre cela, il avait une belle petite mule pour se promener par
la ville, qui avait tout son harnais comme la selle, la bride et
le poitrail, tout couvert de roses de fin or épais d'un doigt. Et
pour faire la queue de tout, il y avait encore vingt-quatre
(1) Revers.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
mulets avec des couvertes rouges, ayant les armoiries du dit
Seigneur; avec aussi force charriage de chariots, qui portaient
force autres besognes, comme des lits de campagne, de la vais-
selle et autres choses.
Ainsi entra pour avoir grand renom (ou bruit et renom)
Ledit Seigneur au château de Cliinon,
(( Voilà l'équipage du galant dont je n'ai rien changé du
sens de l'original. Le Roi, étant aux fenêtres, le vit arriver,
dont il ne faut pas douter qu'il s'en moquât, et lui et ses cour-
tisans, et qu'ils ne dissent que c'était trop pour un petit duc de
Valentinois. »
(( Le cortège, dit de son côté l'ambassadeur vénitien (i), se
dirigea vers le château de Ghinon où devait loger le Duc : deux
cents archers de la garde royale l'y attendaient. Le Valentinois
mit pied à terre et se rendit auprès du roi Louis XII, qui se
tenait dans la salle avec toute la Cour. Il se courba profondé-
ment, lit quelques pas, puis se courba à nouveau, puis, comme
il allait se prosterner. Sa Majesté se leva pour l'en empêcher et
le Duc lui baisa seulement la main. )>
Les habitans de Ghinon conservèrent de cette entrée extra-
ordinaire une impression profonde. Gependant le Roi et sa Cour,
ainsi que nous l'avons vu, raillèrent entre eux (c la vaine gloire
et bombance sotte de ce duc de Valentinois. »
Avant la fin de décembre, le chapeau fut remis solennelle-
ment à Mgr d'Amboise. Quinze jours après, Louis XII, délivré
de la dolente Jeanne, son épouse imposée depuis le mois de
septembre 1476, c'est-à-dire depuis plus de vingt-deux ans, se
remaria avec la reine veuve Anne de Bretagne. On s'occupa
aussitôt après à la cour de France de remplir la promesse qu'on
avait faite à César de conclure ses noces avec une princesse
française.; Fort humilié par le refus définitif de la princesse
Charlotte d'Aragon, celui-ci se montrait très pressé. J'ai dit que
le choix du Roi était tombé sur Charlotte d'Albrel, la ])lus belle
et la plus vertueuse des demoiselles d'honneur de haute lignée
(1) Nous possédons de cette même entrée plusieurs autres récits, entre autres
celui de l'ambassadeur vénitien dans les Diarii de Sanudo. Tous ces récits
olfrent peu de différences. Celui de la Palatine de Florence dit que le cheval de
César portait » sur la croupe un arlichaut (cm-ciofo) d'or, grand comme nature, la
queue retenue par une cordelière d'or, de perles et de pierreries. »
LE CH\TEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 111
■qui faisaient à Anne de Bretagne une si brillante et si jeune
couronne. On expédia incontinent des ambassadeurs à Alain
d'Albret, son père.
Cet Alain d'Albret, dit le Grand, un des plus grands barons
de la couronne de France, qui, suivant l'expression très juste
de Charles Yriarte, semble encore un homme du moyen âge,
était un étrange et peu sympathique personnage auquel Achille
Luchaire a consacré un livre curieux. Il était le chef actuel
de cette puissante maison d'Albret, maîtresse, à la fm du
xv^ siècle, de la grande vallée de la Garonne et de presque tous
les fiefs pyrénéens, et qui allait devenir, par le mariage d'un
fils même d'Alain, souveraine du Béarn et de la Navarre. Alain
était, en outre, comte de Dreux, de Gaure, dans la vallée du
Gers, de Penthièvre, de Périgord, vicomte de Tartas et de
Limoges, seigneur d'Avesnes et de Landrecies, etc. C'était un
puissant feudataire dont l'autorité s'exerçait sur une des plus
belles parties du Plateau central. Dans sa longue carrière il
devait vivre sous cinq rois. Dans l'espérance, étant veuf de sa
première femme, d'épouser lui aussi Anne de Bretagne, il avait,
dès 1486, levé des troupes qu'il mena en Bretagne contre les
Français; mais, après avoir forcé ceux-ci à lever le siège de
Nantes, il apprenait qu'Anne venait d'être fiancée à Maximilien
d'Autriche, abandonnait la partie et faisait sa paix avec
Charles Mil.
Né vers 1440 d'un père gascon et d'une mère bretonne,
Catherine de Rohan, d'extérieur lourd et grossier, boiteux, de
petite taille, le regard farouche et dur, la figure toute coupero-
sée, Alain avait plutôt, dit Achille Luchaire, l'aspect d'un
chef de soudards que du représentant d'une grande famille
féodale et d'un des plus riches propriétaires du royaume.
Elevé auprès du roi Louis XI, il avait, en 1456, épousé Fran-
çoise de Blois, héritière de Blois-Bretagne. En 1471, parla mort
de son grand-père, il avait enfin succédé aux vastes domaines
des sires d'Albret. De son mariage avec sa femme, il avait eu
huit enfans, dont l'aîné, Jean, vicomte de Tartas, avait, en
épousant en juin 1484 Catherine de Foix et en devenant de la
sorte roi de Navarre, donné un accroissement presque déme-
,suré et bien inespéré à la puissance de la maison d'Albret. Les
autres étaient, outre Charlotte à laquelle ces pages sont consa-
•crées, Amanieu, qui fut cardinal et évêque de Pampelune,
112 REVUE DES DEUX MONDES.
l^ieiTé, comte de Férigord, Gabriel, comte do Lesparre, Anne,
mariée à Charles de Croy, Isabelle, mariée à Gaston de Foix,
comte de Gandale, et une autre fille.
Je ne conterai pas la vie agitée de cet homme, à l'avidité
sans scrupule, sous les règnes de Louis XI et de Charles VIII.
A l'avènement de Louis XII, avec lequel il était fort mal depuis
la guerre de Bretagne, il fut pris d'une assez vive inquiétude,
mais fut tôt rassuré quand il s'aperçut que le nouveau roi
avait besoin de lui pour remplir la promesse qu'il avait
faite de récompenseï* Borgia par un riche mariage de tout
ce qu'il lui apportait de la part du Pape. Le moment était
venu de s'exécuter, et le choix de Louis XII était tombé sur
une des filles d'Alain, la belle Charlotte, « une sienne pro-
chaine parente ^ Nous ignorons tout sur la première jeunesse
de celle-ci, sauf qu'elle était fort belle et de grande vertu.
Elle avait dû recevoir dans la demeure paternelle l'éducation
des filles nobles d'alors. De bonne heure, elle avait été appelée
avec ses trois sceurs à la cour de France par Anne de Bre-
tagne qui s'occupait alors de former ses filles d'honneur.
(( C'estoit, dit le Père Hilarion de Coste, dans son éloge de la
Heine i,l), une eschole de vertu, une académie d'honneur. Là
les premier.s seigneurs, non seulement de France et de Bretagne,
mais aussi des j)ays étrangers, tenoient à très grande faveur de
mettre leurs iilles auprès de cette grande Reine qui, comme
une autre Vesta ou une autre Diane, tenoit toutes ses nymphes
en une discipline fort étroite et néanmoins pleine de douceur et
de courtoisie. » u Charlotte, dit M. Bonnafie, avait grandi sous
la tutelle intelligente de cette grande Reine au milieu de cette
cour lionnète, (dégante, pieuse, prenant le haut ton de la Cour
dans la société la plus choisie, quand Louis XII, à peine monté
sur le trône, songea h elle pour César Borgia. >>
Des ambassadeurs furent de la part du Roi et de; la Reine;
envoyés à Alain d'Albret, chargés de lui proposer pour gendre
(jésar Borgia, « considérant les louables et recommandable.s
biens et vertu qui sont en la personne de M"" Charlotte d'Albret,
fille naturelle et légitime de haut et puissant prince, Mgr d'Albret,
leur proche j)arente. » Alain d'Albret, dans .ses lointains ai)a-
nages du Midi, et son fils, le faible roi de Navarre, avaient
(1) Histoire culhoUqiie dd hommes el dames illushes paf lexir piété, Paris.
Ifi25.
LE CHATEAC DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 1 i oi
trop «l'intérêt à se mettre bien avec leur puissant suzerain pour
ne pas accepter avec empressement une pareille proposition.
D'autre part, César, à peine débarrassé de la pourpre cardina-
lice, n'avait point encore, malgré le drame de la mort de son
frère Gandia, l'exécrable réputation qu'il devait acquérir par
la suite. On assura de la part du roi à Alain que (( ledit duc dc^
Valentinois était un très honnête et bon personnage, sur et
discret, et pour avoir et acquérir de grands biens et honneurs
en ce royaume. » En outre, Louis XII donnait aux jeunes époux
cent mille livres tournois, plus de nombreux autres avantages.
Le sieur de la Romagère et les autres députés du roi de
France exposèrent à Alain «l'Albret « qu'il voulût bien entendre
et consentir au dit mariage et que, en ce faisant, ils répute-
roient très grand plaisir et service par eux leur avoir été faits. »>
L'intérêt de la couronne de Navarre, constamment menacée
par les rois catholiques, était, je le répète, tellement évident
(ju' Alain, de peur d'oiïenser le Uoi, consentit aussitôt, toute-
fois avec force restrictions dictées par ses intérêts particuliers,
aux jiropositions qu'on lui faisait.
Le très curieux et considérable dossier des négociations de
ce mariage essentiellement politique est encore aujourd'hui
conservé intact dans les Archives de Pau, antique capitale du
Béarn. Je n'en rapporteiai que le résultat final, me bornant à
dire qu'on y suit pas à [»as l'âpre méliance du vieil Alain qui,
loin de songer uniquement aux intérêts de sa iille, s'occupe
surtout des siens propres. Il fallut beaucoup discuter, beaucoup
ergoter. Enfin, le 29 avril liîJU, i»ar une lettre datée de sa ville
de Nérac, Alain fixa ses conditions détinitives. Détail curieux
<'t qui l'honore, il demandait entre autres choses « à voir el
toucher » la dispense que, au nom de Louis XII, le sieur de
la Romagère affirmait avoir été accordée à César par son père,
le Pape ; car lui aussi, comme le roi de Naples Frédéric d'Ara-
gon , n'entendait point donner sa fille à « un prêtre, fils de [trêtre. »
On discuta encore sur la dot de cent mille livres octroyée au
Valentinois par le Roi, et sur l'étendue et la valeur vraie des
revenus de celui-ci en dehoj-s de cette dot et <les rentes du
duché de Valence, du comté de Die, du grenier à sel d'Issoudun,
ioules faveurs accordées par le Roi. Alain donnait de son c«Mé
à sa fille une dot de trente mille livres tournois payable par
échéances. Les conjoints stM-aienl [)ar moitié en meubles et
TOME X. — 191.2, 8
114 REVUE DES DEUX MONDES,
acquêts dès le jour de leurs noces, et si César venait à mourir
avant Charlotte, elle aurait pour son douaire quatre mille livres
•de rentes de prochain en prochain « où bon lai semblerait et
laquelle des maisons du duc qu'elle voudrait choisir. S'il lais-
sait des enfans mineurs, la duchesse aurait l'administration de
leurs corps et biens, et ferait les fruits de leurs biens et héri-
tages jusqu'à ce que lesdits enfans soient en âge compétent. »
Alain émit encore bien d'autres prétentions. On lui accorda à
peu près tout ce qu'il voulut, même le chapeau de cardinal
pour son fils Aymon ou Amanieu. La reine Anne elle-même
s'entremit et écrivit au moins deux fois au vieux seigneur,
faisant l'éloge du Valentinois, promettant à Alain sa reconnais-
sance et celle du Roi, promettant surtout de veiller, elle et son
époux, sur la fortune future des jeunes conjoints, quelque incon-
vénient qui pût leur en arriver.
Dès le 24 mars, Alain alvait envoyé à Blois pour ces négo-
ciations son fils Gabriel d'Albret, assisté de messire Regnauld
<le Saint-Chamans, sénéchal des Lannes ou Landes, et de maître
Jean de Calvimont, lequel semble avoir joué dans toute cette
affaire un rôle assez équivoque. Le 10 mai enfin. César ayant,
pour complaire à son futur beau-père, signé l'acte de cession à
sa fiancée de ses biens s'il venait à mourir avant elle, le contrat
de mariage fut ratifié <( au chastel de Blois par devant les
tabellions jurés du scel, » en présence du Roi, de la reine Anne,
du cardinal d'Amboise,du chancelier de France, do l'archevêque
de Sens, de messieurs de Nemours et d'Orval, des évêques de
BayeuX, de Viviers et autres, du sieur de Tournon, du vice-
chancelier de Bretagne et des procurateurs du duc de Cuyenne.
Ainsi que le fait remarquer M. Bonnaffé, la dot de la jeune
princesse était mince, mais le contrat énonçait un considérant
de la plus haute importance, faisant présager le rôle qu'allait
jouer César dans la future conquête de Naples et du Milanais :
« le Roi espère que ledit Duc, ses parens, amis et alliés, lui
feront au temps à venir grands et recomuiandablos services, et
mêmement touchant la conquête do ses royaumes de Naples et
duché de Milan. » La réciproque comjioi-lait l'appui des troupes
royales pour le Vatican.
César, do son côté, dans le même ado, |)romottait do con-
.signor os mains d'Alain d'Albret les cent mille livres données
\r,\v le Uoi (« pour être employées en roules et en terres au
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BEHUY. 115
profit de la princesse Charlotte. » Alain avait exigé que les cent
mille livres fussent garanties par les quatre trésoriers du Roi ou
généraux des finances.
Le mariage suivit immédiatement. Il fut célébré et con-
sommé le 12 mai. Charlotte avait été surnommée « la plus
belle fille de France. » César était à cette époque si bien de sa
personne qu'on avait pu dire de lui que « comme Tibère dans
l'antiquité, il était le plus bel homme de son siècle. » Dix jours
après son union, il envoyait à son père au Vatican un courrier
spécial. Telle était la brutalité des mœurs du temps que le
nouvel époux raconte à son père sa nuit de noces et ses
prouesses à cette occasion, dans un langage tellement libre que je
ne puis ici le reproduire (1). Alexandre VI s'amusa fort de ce
récit avec son fameux maître des cérémonies Burckhardt.
Sept jours après le mariage, le 19 mai, jour de la Pentecôte,
le Valentinois reçut directement de la main du Roi ce collier
de Saint-Michel qu'il avait refusé de prendre de toute autre
main, ce collier somptueux fait de coquilles d'or et de lacs
d'amour en soie noire avec l'image du Saint Archange, <( pres-
mier chevalier qui, pour la querelle de Dieu, batailla contre
l'ancien ennemi de l'humain lignage et le fit trébucher du ciel. »
Un courrier, arrivé à Rome dès le 23, annonça à la cour pontifi-
cale cet événement qui fut célébré par des fêtes publiques.
Aux premiers jours, la candide Charlotte aima certainement
d'amour son jeune et bel époux. La lettre au Souverain Pontife,
son beau-père, qu'elle joignit à la missive de César, lui expri-
mait, dit M. Bonnaffe, ses sentimens de fille dévouée et son vif
désir de se rendre à Rome pour le connaître ; puis, d'un ton
enjoué, elle se déclarait très satisfaite de son présent état.
Mais ce bonheur, si bonheur il y eut, fut de bien courte
durée. Quatre mois à peine après son mariage. César reprenait
le chemin de sa chère Italie pour y commencer sa vie de grandes
aventures et quittait sa jeune femme enceinte de lui. Hélas ! il
(1) Dans les Mémoires de Robert de la Marck, seigneur de Fleuranges, le rôle
de César dans cette nuit mémorable semble beaucoup moins glorieux puisque,
suivant cette source, il aurait été victime d'une cruelle plaisanterie : « Et pour
vous conter les noces du dit duc de Valentinois, il demanda des pilules à l'apo-
thicaire pour festoyer sa dame, là où eut de gros abus, car, au lieu de lui donner
ce qu'il demandait, lui donna des pilules laxatives, tellement que toute la nuit,
il ne cessa d'aller au retrait, comme en firent les dames le rapport au matin ! »
Nous savons encore que, suivant la coutume du temps. César avait fait bénir le
lit nuptial par un prêtre pour conjurer les maléfices.
116 REVUE DES DET X MONDES.
ne devait jamais la revoir et la mélancolique destinée de la
charmante princesse allait se dérouler d'abord loin de lui, et
puis, dans le veuvage, quinze années encore avant qu'une fin
solitaire ne vint mettre un terme à sa solitaire existence.
Sur le point de quitter sa dolente épouse qu'il aimait certaine-
ment alors, César voulant régler ses affaires au moment de ce
départ qui s'annonçait gros de périls accumulés, donna à Char-
lotte sa procuration générale en date du 8 septembre 1499 pour
<( régir et gouverner ses terres, comté et duché de Valentinois et
de Diois et autres ses terres, seigneuries et chevances, étant
tant au royaume de France que Dauphiné. » Par un autre acte
daté du même jour, il faisait ]>ar avance donation à la prin-
cesse « de tous et chacun des meubles qu'il aurait au jour et
heure de son trépas. » Ce témoignage éclatant, dit M. Bonnaffé,
(( atteste tout au moins l'union qui régnait entre les deux époux
et la confiance que César avait dans rintelligence et le bon
esprit de sa jeune femme. » Il la quitta pour toujours presque
aussitôt après et partit avec le Roi pour l'Italie à la tête de
«leux mille chevaux et de six mille fantassins.
Les plus grands événemens se préparaient. Les traités dont
Charlotte d'Albret était un des prix, signés entre le roi de
France et le Pape, puis entre le roi de France et Venise,
allaient préparer la conquête du Milanais et la marche sur
Naples. Dès le 9 septembre, on apprenait soudain au Vatican
les victoires des troupes françaises commandées par Jacques
Trivulce, dit (( le grand Trivulce, » Louis de Ligny et le comte
d'Aubigny, la prise par elles d'Alexandrie, de Tortone, puis la
fuite de Ludovic le More et la prise de Milan. Louis XII était h
ce moment à Lyon, d'où il veillait aux préparatifs. César Borgia
(Hait auprès de lui.
Nous ne suivrons pas (]ésar dans sa (•ourt(\ brutale et tra-
gique destinée que tous connais.sent. 11 suffira de rappeler
qu'après la conquête des Romagnes et les jours de gloire et de
triomphe marqués par tant de violences et de crimes, les mau-
vais jours arrivèrent vile pour le terrible condottiere. Alexandre VI
meurt presque subitenK'ut <lès le 18 août 1503. Son succes-
seur. Pie III Piccolomiiii, jwolège César haiTelé i)ar mille
ennemis, mais il meurt à son tour subitement le 17 octobre,
après vingt-sept jours de pontificat seulement. Alors les événe-
mens se précipitent pour le Borgia. Il abandonne Rome après
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 1 17
l'éleciion de Jules 11 de la Hovère, son mortel ennemi, et se
rend à Naples auprès de (ionzalve de Cordoue, qui s'empare
traîtreusement de sa personne et l'expédie prisonnier en Espagne.
Enfermé d'abord dans l'aiTreuse forteresse de Chinchilla, puis
dans celle bien plus alfreuse et sombre encore de Médina del
Campo, il s'évade de cette dernière prison par la plus folle et
la plus audacieuse équipée. Il galope éperdument jusqu'en
Navarre. Réfugié en décembre loOBà Pampelune auprès de son
beau-frère le roi de Navarre, il se fait tuer misérablement et
héroïquement en mars 1507 dans une escarmouche sous les
murs de Viana. S'il faut en croire son érudit historien, Charles
Yriarte, ses restes, expulsés vers la fin du xyiii" siècle de
l'église de Santa Maria de Viana, par un évèque fanatique de
Calahorra, diocèse dont dépend cette ville, auraient été retrouvés
récemment dans la calle ou rue de la Rua, au pied même des
marches qui donnent accès à la terrasse sur laquelle s'élève
cette église.
Nous ne connaissons malheureusement rien des relations
épistolaires qu'entretinrent certainement César et Charlotte,
d'abord très fréquemment dui'ant que César triomphait en Italie,
puis bien plus rarement, hélas ! alors qu'il expiait ses crimes dans
les horribles geôles d'Espagne. Lui, qui aimait tant les femmes,
songea-t-il souvent à la sienne dans ses longues et mornes
heures de captivité, si dures pour cette <àme violente entre toutes?
Nous ne savons rien non plus de la manière dont Charlotte
apprit la mort de son époux, très probablement par quelque
missive de son frère, le roi de Navarre. Sa douleur fut certaine-
ment extrême. Nous ignorons également presque tout de sa vie
(hirant ces sept années et plus qui précédèrent son veuvage.
Dans le courant de l'an 1500, Charlotte avait donné le jour
à une fille qui ne devait jamais voir son père. Nous savons
.seulement après cela que, pour des raisons k nous inconnues,
elle quitta bientôt la brillante cour de sa protectrice Anne de
Bretagne pour se retirer en Berry, le plus près possible de sa
grande amie, la première épouse répudiée de Louis XII, Jeanne
de France, qui, après la perte de son procès, s'était réfugiée
dans la capitale de cette province. Nous trouvons d'abord Char-
lotte fixée dans cette ville d'Issoudun dont son mari, par son
mariage, était devenu le seigneur. Les revenus du grenier à sel
de cette ville devaient compléter, on se le rappelle, les vingt
118 REVUE DES DEUX MONDES.
milles livres de rentes accordées par le roi de France, stipulée»
dans le contrat. De l'existence de la jeune veuve et de sa fille
au berceau dans cette toute petite cité berrichonne nous igno-
rons tout. Charlotte dut y vivre déjà dans la piété et le recueil-
lement, qui n'excluaient pas le luxe en rapport avec son sang.
Elle fit du moins un voyage à Paris, car les archives de Pau
contiennent une pièce datée du jeudi 20 février de l'an de
grâce 1504, par laquelle Charlotte, à Paris, au Chàtelet, « en
présence de Jacques d'Estouteville, chancelier du Roi, garde de
la Prévôté de Paris, déclare avoir reçu l'acte par lequel les tré-
soriers généraux de France s'étaient engagés le 19 mai 1499 à
payer au sieur d'Albret, son père, la somme de cent mille
livres à l'occasion du mariage de sa fille ; o elle promet en
outre à son père de faire usage de cette somme bien et dûment
en acquisitions nécessaires, du vouloir et du consentement du
dit père, et si les deniers sont mal employés par elle, elle rend
absolument indemnes de toute responsabilité son père et son
mari.
Ne s'occupant guère que de l'éducation de sa fille, d'exercices
pieux et de charités, Charlotte menait au fond du Berry la
vie la plus isolée. Sa seule joie était d'aller le plus souvent
qu'elle le pouvait visiter à quelques lieues d'Issoudun, dans le
château de Bourges, la reine répudiée Jeanne de France. Après
le procès de l'an 1498, Louis XII avait donné à la sainte prin-
cesse le duché de Berry à titre d'usufruit, avec les revenus des
greniers à sel de Bourges, de Buzançais, de Pontoise, celui des
aides et impositions du Berry, et le droit de nommer aux offices
royaux, sauf au commandement de la Grosse Tour de Bourges
dont il se réservait l'administration comme prison d'Etat. Il lui
garantissait en outre un beau douaire de trente mille livres.
Le 13 mars 1499, Jeanne avait fait dans la cité de Bourges
son entrée solennelle. Elle s'installa dans le vieux palais, vaste
construction féodale où jadis Charles VII avait reçu Jeanne
d'Arc, et inaugura immédiatement cette existence, tout entière
consacrée à l'exercice des plus hautes vei'tus de charité et de
piété, qui lui valut à cette époque une si touchante renommée
et plus tard l'honneur d'être mise au nombre des bienheureuses.
Non contente de combler de ses bienfaits les humbles, les mal-
heureux, les déshérités, de fonder cet ordre de l'Annonciade
depuis si célèbre et dont le premier monaslère devait s'élever
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 119
■dans Bourges même, sous ses yeux et à ses frais, elle s'entoura
■ilans son intimité particulière d'un petit cercle de femmes de
haut rang, comme elle victimes de la vie, qui étaient avec elle
en communauté de pensées et d'intérêts religieux et charitables,
et qui lui composaient à la fois une petite cour et une véritable
congrégation pieuse destinée à l'assister dans ses charités comme
■dans ses dévotions. Il faut citer avant tout, parmi ces femmes si
distinguées que leurs malheurs et leur piété réunissaient autour
de la reine découronnée, les noms de la propre dame d'honneur
de Jeanne, Françoise de Maillé, de Jeanne Malet de Graville,
gracieuse jeune femme mariée à un d'Amboise et qui s'était
donné pour mission de ressembler à sa chère reine, de
]yjme d'Aumont, épouse abandonnée puis veuve, de M"'® de Ghau-
mont, deux fois veuve, mère non moins infortunée, de la
reine de Hongrie, Béatrice d'Aragon, veuve de Mathias Corvin,
puis répudiée par son second époux le roi Ladislas, qui vint en
juillet 1502 séjourner à Bourges, enfin de nombre de jeunes
filles nobles, malheureuses ou voulant se vouer à la religion :
Jeanne de Bourbon entre autres, fille de Guy de Bourbon, qui
ne voulut jamais plus quitter la reine et mourut, dit-on, de
■douleur à sa mort.
Mais, parmi toutes ces victimes de la société, de la politique,
de tant d'autres causes, la plus intéressante certainement était
Charlotte d'Albret qui, à l'égal de sa sainte amie, se considé-
rait comme veuve, même avant la mort de son mari. Depuis sa
solitude, elle n'avait plus qu'une pensée, plus qu'un bonheur :
aller trouver la reine, le plus souvent qu'elle le pourrait, pour
vivre de sa vie, partager ses austères exercices, faire à ses côtés
des retraites dans ce couvent de l'Annonciade devenu la princi-
pale- préoccupation de Jeanne et la seconder de toutes ses
forces dans le dévouement qu'elle témoignait à sa création. Ces
visites à Bourges, l'éducation de sa fille, le soin de ses biens,
les intérêts de ses vassaux remplissaient l'existence de Ghar-
lotte. La reine Anne avait bien tenté de lui exprimer la tendresse
qu'elle ressentait pour elle et de l'attirer à nouveau à sa cour.
Elle avait même fait informer de ces sentimens le Pape, qui la
remercia par un bref daté de Bome du 26 août loOl. Mais tout
fut en vain. En 1508 cependant, nous voyons encore Anne
adresser un présent à sa cousine, la duchesse de Valentinois.
Gharlotte d'Albret avait pris le même confesseur et direc-
120 REVUE DES DEUX MO^DES
teiir (Je ses exercices spirituels que la reine Jeanne : c'était le
fameux Père Gilbert Nicolas, dit Gabriel-Marie, religieux de
l'ordre de Saint-François, « personnage bien versé en la science
des Saints, » qui joua un si grand rôle dans les dernières années
de la vie de l'ex-reine et qui fut aussi le confesseur de Margue-
rite de Lorraine, duchesse d'Alençon, (( de laquelle la mémoire
est en bénédiction. » Le plus grand plaisir que la princesse
Charlotte recevait, dit le Père Hilarion de laGoste, c'était quand
quelqu'une de ses demoiselles ou filles suivantes embrassait la
vie religieuse et voulait servir Dieu dans un monastère. Elle
assistait à leur vèture et à leur profession, leur servant de mère
et de marraine, s'éjouissant d'avoir donné une nouvelle épouse
à Jésus-Ghrisl. Es registres ou archives du couvent des Annon-
ciades de Bourges, on lit que k la duchesse de Valentinois
assista à la réception d'une de ses tilles d'honneur, nommée
Anne d'Orval, fille de noble homme Jean d'Orval et d'Isabeau
de Molitor, et qu'elle était grandement afl'ectionnée à l'avance-
ment de l'Ordre de la Sainte- Vierge, étant parfaite imitatrice
de la bienheureuse Jeanne. »
En l'an 1504, la princesse Charlotte, très probablement à la
suite des malheurs et de la captivité de son époux, désireuse
d'établir encore plus discrètement sa vie douloureuse et isolée
loin de tous les bruits du monde, abandonna sa résidence
pourtant bien claustrale déjà d'issoudun, pour une localité
encore plus méridionale du Berry. Par acte du 20 juin, signé
par devant les maîtres notaires royaux à Issoudun, elle acquit
pour le prix de vingt-huit mille livres tournois le château de la
Motte-Feuilly, entre La Châtre et Chàteau-Mcillant, dont elle
devait faire sa résidence définitive. Avec le château, elle acheta
la terre et les justices du même nom, ainsi que celles de Nérel
et de Feusines avec leurs appartenances et dépendances.
Dans cette nouvelle résidence, Charlotte d'Albret se trouvait
plus «doignéie de la ville de Bourges, habitée par son amie.
Malgrf'^ les difficultés de tout voyage à cette éjtoque, malgré les
routes affreuses', tantôt montée sur sa haquenée, tantôt trans-
portée en litière, elle continua à accourir au[uès d'elle le plus
souvent possible. Ce ne fut que pour bien j)eu de temps : les
jours de Jeanne de Valois étaient comj)tés. Son corps frêle et
infirme, épuisé aussi par tant de pieuses macérations, ne se
soutenait plus qu'à grand'peine. Dès le 4 février 1505, après un(i
LE CHATEAU DE LA MO TTE-F^UILLY EX BERRY. 121
longue agonie, elle expira au milieu de la désolation générale.
La douleur de Charlotte fut immense. Elle devait survivre
plus (le neuf années à son amie. Lorsqu'elle expira elle-même,
son v(eu le plus ardent fut exaucé, et ses restes mortels furent
transportés h Bourges auprès de ceux de Jeanne.
En l'année 1502, Charlotte fut sur le point d'aller rejoindre
César Borgia en Italie. Il semble même qu'elle devait lui amener
.sa fille, la petite Loïse, dont le marquis François de Gonzague,
de Mantoue, avait sollicité les fiançailles avec son fils, le prince
héritier, Frédéric. Le cardinal Amanieu d'Albret devait accom-
pagner sa sœur et sa nièce. Mais Charlotte tomba gravement
malade, et le voyage d'Italie fut abandonné.
Il est grand temps de parler de ce château de la Motte-Feuilly
qui est le but principal de cet article. Charlotte y a vécu dix ans
avec sa fille dans la retraite la plus absolue. C'est là qu'au prin-
temps de 1507, elle eut la douleur d'apprendre la mort tragique
ei misérable de son sanguinaire époux. C'est là qu'elle mourut
elle-même en 1514.
Les agrestes environs de la charmante petite ville de La
Châtre et de la Vallée Noire, tant vantés par l'illustre châte-
laine de Nohant, sont peuplés d'antiques demeures féodales,
véritables forteresses médiévales avec hautes tours cylindriques,
coiflees de toits aigus, qui redisent encore les hauts faits de
notre vieille histoire nationale, et surtout la lutte séculaire
contre l'Anglais au xiv* siècle. Une aimable hospitalité reçue
dans celui de ces châteaux où (leorge Sand a placé les princi-
pales scènes des Beaux Messieurs de Bois-Doré m'a permis de
parcourir à mon aise cette région si riche en souvenirs guerriers
de la vieille France. De tant d'impressions poignantes rapportées
de ces courses de quelques jours, je ne parlerai ici que de ma
visite au solitaire et mélancolique manoir de la Motte-Feuilly.
L'antique seigneurie, devenue la résidence de la duchesse de
Valentinois, est située à deux lieues de La Châtre, auprès d'un
tout petit hameau. Son nom, trop souvent mal orthographié ou
déformé dans les actes du temps, constamment écrit : Mons
Foliahis dans les anciens documens latins et qui devrait s'écrire
en réalité la Motte Feuillue ou Feuillée, s'orthographie actuelle-
ment et depuis longtemps la Motte-Feuilly. Au moment où
Charlotte en fit l'acquisition, elle appartenait à la famille de
dulan qui possédait à peu de distance le ningniflque château
122 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce nom, aujourd'hui encore une des gloires féodales dm
Berry.
<( En dehors du voisinage de Jeanne de France, le choix de
cette résidence par Charlotte, dit M. Bonnaffé, n'était pas indif-
férent, car le fief de la Motte-Feuilly, situé dans le Bas-Berry,
entre La Châtre et Chàteau-Meillant, était voisin de plusieurs
seigneuries appartenant à Jean d'Albret, son oncle, à Jean de
Brosse, son cousin, à sa cousine Louise de Bourbon, à ses.
parens les La Trémoïlle. »
Dès l'originq, dit le même auteur, Charlotte eut des procès
à soutenir pour sa nouvelle acquisition. Une partie des revenus
de la Motte-Feuilly fut frappée d'opposition; il fallut payer
aux vendeurs un supplément de prix, désintéresser leur sœur,,
moyennant un nouveau payement de deux mille livres. Enfin,
le l^"" février 1506, intervint une sentence définitive du prévôt
de Paris ordonnant que « la terre et seigneuries de la Motte de
Feuilly, les fruits et revenus d'icelle soient délivrés au profit de
la duchesse et l'empêchement mis en eux levé et ôté. » Char-
lotte, on le sait, était fort riche. Elle avait l'administration des
biens très considérables de son mari en France. Probablement
César avait préféré mettre une partie de sa fortune dans ce pays
et en confier le soin à sa femme.
« Au temps où la duchesse de Valentinois vint à la Motte-
Feuilly, dit Edmond Plauchut, de grands bois couvraient le
pays. Les loups les peuplaient, comme aujourd'hui parfois
encore et la principale et unique pièce d'eay que l'on vit dans
le voisinage, l'étang de Rongères, n'était animé que par des pas-
sages de griies qui se plaisent sur ces rives désertes. S'il est un
ciel presque toujours exempt de tempêtes, une atmosphère
tiède et calme, des nuits silencieuses, des levers et des couchers
de soleil empreints d'une grande tristesse, c'est bien dans cettfr
région du centre de la France qu'on les rencontre. A celle qui
voulait oublier le monde et s'en faire oublier, le site con-
venait. »
Charlotte résida à la Motte-Feuilly jusqu'à sa mort, dans
une solitude presque absolue, uniquement occupée à prier Dieu,
à élever sa fille, à faire du bien autour d'elle, surtout à faire à
ses humbles vassaux et aux pauvres des villages environnans
des visites charitables. Elle allait les voir tantôt sur sa haquenée
à la selle de velours cramoisi recouverte [de drap d'or, tantôt
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 123
portée dans sa somptueuse et confortable litière. Son panégy-
riste, le Père llilarion de la Coste ou de Coste, nous dit (( qu'elle
nourrit et éleva sa fille avec un grand soin et diligence digne
d'une bonne et prudente mère. » Après la mort de Jeanne de
Valois, elle continua à s'occuper avec une extrême diligence de
l'œuvre de l'Annonciade de Bourges qui avait été si chère au
cœur de la défunte reine et à l'avancement de laquelle, dit
encore le Père Hilarion, elle était grandement affectionnée,
« étant parfaite imitatrice de la bienheureuse Jeanne! »
La mort de César, arrivée moins de trois années après l'éta-
blissement de Charlotte dans cette solitaire résidence, lui porta
un coup terrible et transforma encore sa vie. Depuis sept ans
séparée de lui, elle avait toujours espéré le revoir. Elle résolut
alors, malgré ses vingt-cinq ans à peine, de vivre dans le deuil
■et dans la retraite les plus sévères. Elle fit fermer et démeu-
hler à la Motte-Feuilly tous les appartemens de réception et n'y
remit plus jamais les pieds, se réservant uniquement pour elle
■et sa tille les pièces indispensables à leur existence, qu'elle fit
entièrement draper de tentures noires. Suivant l'usage du
temps, son mobilier même devint funèbre. Son lit fut tendu de
damas noir, celui de sa fille de serge noire. De même les sièges,
les coffres, les bahuts furent cachés sous des housses noires
portant ses armes. Ses robes fourrées d'hermine et de martre
furent constamment de drap noir. Même « la selle de sa haque-
née fut couverte de velours noir avec tout le harnais étant aussi
de velours noir. »
Il ne faut pas croire que cette excessive austérité d'existence
fût naturelle à Charlotte d'Albret. C'était une très grande dame
qui, même dans cette lointaine retraite du Berry, avait vécu
jusque-là dans le plus grand luxe. M. BonnafTé, qui a publié
en 1878 V Inventaire de sa succession, rédigé après sa mort en
présence de sa fille parles magistrats royaux, Inventaire retrouvé
dans les Archives si riches du duc de La TrémoïUe, nous a
fourni par ce document les plus précieux renseignemens sur la
vie matérielle que menait cette princesse à la Motte-Feuilly
avant le grand deuil qui l'accabla. Sa maison était montée sur
le plus grand pied : six écuyers, Claude de la Perrière, seigneur
•de Billy, Jehan de Moussy, seigneur de la Motte-Fleury,
Rémond de Grossolles, seigneur d'Asques, Jehan de Mareuil,
seigneur de Montaboulin, Pierre de Regnard, seigneur de
124 REVUE DES DEUX MONDES.
Maray, François Amignon, seigneur de Clois, un aumônier,
messire Robert Challopin, un receveur, messire André du Ver-
gier; quatre filles et femmes servantes, toutes nobles demoi-
selles : Catherine de Regnard, Marie de Lavoyne, Marie de la
Perrière, Magdeleine de Mazellon; une femme de chambre,
Catherine Challopin, une femme attachée au service de la fille
de la duchesse : (( Mademoiselle Loïse ; » un valet de chambre,
un clerc de l'argenterie, un sommelier de paneterie, un som-
melier d'échansonnerie, un tailleur, un clerc de dépense, deux
cuisiniers, un boulanger et d'autres employés subalternes.
L'argenterie énumérée dans Vlnventaire était magnifique,
conservée dans de nombreux coffres de bois recouverts de cuir :
treize pièces en or massif, treize en cristal de roche monté, trois
cent trente-quatre en argent ou en vermeil, façon de Hongrie
ou d'Espagne, merveilles d'orfèvrerie de l'époque, la plupart
émaillées, plus vingt servant à la chapelle; plats armoriés, bas-
sins à laver les mains avant le repas, ou à servir des dragées,
drageoirs admirables, grandes pièces contenant les épices de
chambre, confitures et bonbons à la mode, gobelets, coupes
superbes, tasses, assiettes, tranchoirs ou vastes plateaux à dé-
couper les viandes, saucières, trois fourchettes seulement ser-
vant à des usages exceptionnels comme de manger des mûres,,
des grillades de fromage, etc. (1 : buires, aiguières, pots innom-
brables à eau, à vin, etc.; flûtes cl trompes d'argent; pommes
pour tendre les garnitures de lit, chandeliers en façon de tou-
relle, cuillers en quantité, « cocotières » pour les œufs à la coque„
clochettes, fermoirs de livres, plats, lavabos pour le prêtre,
encensoirs, boites à hosties, chopi nettes pour le vin de la com-
munion, croix, crucifix, baisers de paix, lanternes, chandeliers
d'autel en or, cassolettes en argent, cannelles, calices, custodes,,
bénitiers avec éponges et goupillons, arrosoirs ou chante-pleurs
à jeter de l'eau de rose, cages « à mettre oiselets de Chypre, »
sorte de porte-parfums très à la mode à cette époque, pommes
à senteur, pommes servant à rafraîchir les mains ou à les
réchautîer, vaisseaux d'argent à quatre anses, nefs, biberons
pour malades, coquemards, salières, plats pour contenir les
épices, les serviettes, l'éventail et les gants, flacons, chauffe-
(1) A cette époque, on mangeait encore avec le couteau ou la cuiller, surtout
avec les doigts, en s'essuyant à tout moment à la serviette jetée sur l'épaule-
gauche.
. LE CHATEAU DE L\ MOTTE-I EUILLY EN BERRY. 125
rettes, poêlons armories, les deux sceaux d'argent de la prin-
cesse contenus dans un petit coffret.
La plupart de ces pièces magniliques de grande orfèvrerie,
qui sont énuméréesau début du précédent paragraphe, provenant
d Italie ou d'Espagne, constituaient certainement la fameuse
argenterie dont s'était tellement enorgueilli le Valentinois et
que ses mulets richement pomponnés portaient sur leurs
dos bariolés lors de son entrée à Chinon. Armoriés aux armes
de France et des Borgia qui sont d'or au bœuf passant de
gueules sur une terrasse de sinople à la bordure do même
chargée de trois flammes de champ, elles ne sortaient des coffres
que dans les grandes occasions. Cent trente pièces aux armes
de la duchesse étaient destinées au service journalier.
Les bijoux, diamans et pierres précieuses aussi étaient
splendides. L'évaluation des prix semble énorme pour l'époque.
L'énumération de ces richesses [m'entraînerait trop loin. Beau-
coup de ces [objets étaient enfermés dans des coffrets d'ivoire
doublés de velours à serrures d'argent. On remarquait surtout
deux perles énormes, dont l'une est estimée quatre cents écus
d'or, d<js broches, des anneaux, des cabochons dont l'un est
estimé deux cents écus d'or, une <( table » de diamant esti-
mée trois cents écus d'or, une émeraude : huit cents écus d'or,,
une foule d'autres bijoux ou objets précieux : coupes, sa-
lières et cuillers d'or, une fourchette d'or, des petits coffres
do senteurs, des fioles de senteurs, des « oiselles de Chypre, »
paie de senteur spéciale, do la cyvette en quantité, des tableaux-
reliques, une foule de chapelets de toute matière: bois do sen-
teur, corail, chalcédpino, jais, ambre ; des verres, des coupes et
des aiguières do cristal, un merveilleux bénitier en agate monté
sur argent, estimé la somme énorme de huit mille écus d'or,
sans doute un chef-d'œuvre venu d'Italie ; un autel portatif de
jaspe monté sur vermeil, provenant de la chapelle cardinalice
de César ; un petit coffret contenant pour près do huit millo
écus d'or de bijoux: perles, pierres précieuses minutieusement
décrites par le scribe officiel, un collier d'or avec vingt rubis et
({uatre-vingts perles, estimé mille écus d'or, deux diadèmes
estimés l'un quinze cents, l'autre seize cents écus d'or, une
foule de pièces d'habillement enrichies d'orfèvrerie : gorgerins,
carcans, ceintures, chaînes, bracelets, plus de cinquante autres
objets do luxe en or de toute espèce: un rocher d'argent « pour
126 REVUE DES DEUX MONDES.
oiseaux de sfiitour, » des plumes et roses de diamnus, un
gi'iflon volant en or, un luth d'or, une pomme de senteur d'or,
des heures d'or, des enseigne^g, des reliquaires, des étuis, des
papillons, des croix, des custodes, des flacons, des poires, des
tourelles h senteur toujours en or, des chapelels en or en masse,
un chardon d'or fpeut-être le fameux artichaut qui ornait à
Loches la croupe du cheval de César), des écharpes de lil d'or,
des chifï'res en or, une épi nette.
^Inventaire contient encore l'énumération de tous les
■papiers très nombreux de la duchesse : son contrat de mariage,
ses titres de propriétés, les reçus de ses divers créanciers ou
débiteurs, tous papiers contenus dans des coffres, des armoires,
des sacs de toile ou de cuir rouge ou blanc. Vient ensuite un
chapitre consacré à une foule de vètemens : robes et cottes
d'étoffes précieuses tissées d'or, puis des housses de selle, des
pièces de velours, de satin de toute couleur, de drap d'or frisé,
de damas, de taffetas de toute couleur aussi, des couvertures,
des coussins [en nombre infini, des draps ou « lincieulx » de
toile de Troyes et de Hollande, des oreillers fins, quatre-vingt-
huit tapisseries de Felletin et de Normandie, d'innombrables
autres tapisseries de haute et basse lisse et tentures de fils d'or,
de soie et de satin cramoisi, réunies presque toutes dans une
pièce close, scellée et fermée, d'autres encore « représentant le
Vieux Testament et le Nouveau, » des tapis sans nombre, beau-
coup de (( ciels de lits » et de rideaux d'une extrême riches.se,
des courtepointes de damas d'or broché « fait à roses, » doublé
de taffetas cramoisi, des dosselets ou coussins de velours égale-
ment cramoisi, bordé de drap d'or, frangé de fil d'or et de soie
violette, avec pendans de velours cramoisi et de drap d'or, une
foule de tentures de satin broché d'or, des pendans de satin
broché à grandes et petites roses d'or, à franges de fil d'or et
de soie, encore d'autres pièces de satin, des tapis de Turquie.
Tous ces objets magnifiques avaient été, je l'ai dit, enfermés
dans des coffres par ordre de Charlotte, à la mort de son mari,
au moment où elle prit ce grand deuil quelle ne devait plus
quitter.
\J Inventaire énumère ensuite d'innombrables fourrures, des
peaux d'hermine, de zibeline, soixante-quatre peaux de martre
dans un coffre, mille autres objets d'usag(! rare ou curieux, un
coffre en bois (c auquel l'on a accoutumé mettre le pain de l'au-
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 127
mône, )> des « cassoni » italiens, couverts d'applications en
pâte blanche, dorée ou décorée de peintures (ce sont là les coffres
blancs « à la mode d'Italie »), de magnifiques chaises de céré-
monie, couvertes de velours, d'une extrême richesse de déco-
ration, tout un mobilier d'église très riche, des crépines d'or
(coiffures (( pour habiller épousées » destinées au mariage des
filles d'honneur de la duchesse), d'autres aumônières, ceintures,
gorgerettes, etc., de fil d'or également <( pour épousées, » des
étuis de toilette, des épingliers de velours cramoisi et de satin,
«les pantoufles de velours vert couvert d'écarlate, des miroirs
ardens dans leurs étuis, des peignes d'ivoire et de bois, des
peignoirs de toile de Hollande, des bonnets de nuit en quantité,
des chemises de femme de très fine toile, des taies d'oreiller de
fine toile de Hollande, deà draps ou « lincieulx » de même, des
boites pleines de senteur, d'autres boites d'Agnus Dei, une selle
de haquenée et tout le harnachement noir « pour feue Ma-
dame. »
Je ne parle pas, pour cause, des meubles meublans innom-
brables, ni du mobilier et des objets garnissant les cuisines, les
offices, la paneterie, l'échansonnerie. Cette énumération nous
entraînerait beaucoup trop loin. Je note simplement un objet
fort étrange à la suite de cette splendide énumération, un objet
sur l'histoire duquel je reviendrai et que V Inventaire désigne
comme suit : (( un cep à mettre prisonniers en la haute chambre
de la grosse tour. »
A partir de son deuil, Charlotte d'Albret ne revit proba-
blement plus toutes ces somptuosités enfermées dans des pièces
où elle ne pénétrait jamais. Probablement aussi, après la mort
de sa sainte et royale amie de Bourges, elle ne fit plus dans cette
ville que de rares apparitions.; Sa vie, toute de bonnes œuvres,
de pratiques de dévotion, de lectures pieuses et de macéra-
tions, dut être infiniment monotone en ce lieu retiré. Sa fille
était le seul point lumineux de cette douloureuse existence. Les
malheureux y tenaient aussi une grande place. J'ai parlé déjà des
visites de sa charité. U Inventaire nomme, entre autres meubles,
le « coffre contenant le pain des pauvres. » Charlotte d'Albret
s'occupait aussi avec soin de la direction de son importante for-
tune et de l'admini.stration des grands biens que son mari
possédait en France. En 1509, deux ans après la mort de César,
on la voit encore acquérir de haute et puissante princesse Marie
128 REVUE DES DEUX MONDES.
de Luxembourg (( les terres et seigneuries de (lliàlus en Ver-
mandois, pour le prix et somme de dix-sept mille écus d'or au
soleil et cinq mille livres tournois en monnaie. » Nous la voyons
encore obliger de ses libéralités ses parens et ses amis. Elle
prête de fortes sommes en loO(> à son oncle Jean d'Albret, à sa
tante Françoise d'Albret, en loOl à son cousin Louis de Bour-
bon, en 1508, 1509 et 1510 h divers marchands de Tours, à un
orfèvre de Blois, à Jacques de Beaune-Semblançay, général des
finances, au seigneur de Maupas, à Nycolas le Mercier, son
propre valet de chambre.
Le 11 mars 1513 (en réalité le 11 mars 1514, car l'année
commençait alors à Pâques, et Pâques tombait le 27 mars), usée
par le chagrin, Charlotte de Valentinois s'éteignit à peine âgée
de trente-deux ans. Ce jour même, sentant la mort venir, elle
avait dicté ses dernières volontés à messire André Richomme,
prêtre, et à Martin Amison, tous deux « clers, jurez et notaires
du scel, » en présence de son médecin « honorable homme et
sage maître Sébastien Coppain, licencié en médecine. » Ce tes-
tament est aujourd'hui encore conservé à la Bibliothèque Natio-
nale.
Après avoir donné son àme à Dieu et l'avoir recommandée
à la Vierge Marie et à monsieur Saint Michel l'Ange pour qu'ils
soient envers Notre-Seigneur Jésus-Christ ses intercesseurs, la
duchesse dicte la forme de son enterrement, le nombre et le
prix des messes qui y seront dites. Elle demande à être enseve-
lie dans son cher couvent de Bourges, « au lieu et monastère de
Notre-Dame la Nonciade, que a fondé feue madame la duchesse
de Berri, y> h l'exception de son c(eur et de ses entrailles qui
demeureront en l'humble église de la Motte-Feuilly. Elle insti-
tue sa fdle son héritière unique et universelle et ordonne
qu'elle soit conduite à M""^ d'Angoulême, Louise de Savoie, la
mère du futur roi François I*'', qui prendra possession de tous
ses biens et les lui gardera en toute sécurité. Elle désigne l'au-
mônier et les dames qui constitueront la maison de la pauvre
orpheline et fixe d'avance leurs gages.
C'est à la suite de cette mort que, le 12 mai 1514 et jours
suivans, maître Jacques Dorsanne, licencié en droit, conseiller
du Roi, lieutenant, au siège et ressort d'Issoudun, de messire
Pierre Dupuy, bailli et gouverneur du Roi en Berry, assisté d(*
Geoffroy Jacquet, orfèvre juré de Blois, procéda, à la requête et
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 129
en présence de « damoiselle Loïse, » fille unique et héritière
universelle de la défunte, en présence aussi de ses exécuteurs
testamentaires, des gens de sa maison, des représentans de son
père Alain d'Albret et de Louise de Savoie, comtesse d'Angou-
lême, tutrice, à cet Inventaire dont je viens de résumer les
somptueuses énumérations, et fit lever les scellés des salles et
chambres qui, dès le décès, avaient été soigneusement fermées,
scellées et murées, « vu la minorité de la dite damoiselle Loïse
Borgia. » h' Inventaire fut clos le 16 mai. Six cent soixante-dix-
sept numéros avaient été catalogués en cinq jours.
L'antique château de la Motte-Feuilly, construit par Drouin
de Voudenay dans les premières années du xv® siècle, existe
encore en grande partie dans la plus mélancolique, dans la plus
ombreuse et romantique solitude, caché dans un nombreux
groupe d'arbres dont le feuillage touffu fait dans la belle saison
à cet austère et fier donjon du moyen âge un entourage si
sombre, si impénétrable que le visiteur surpris, comme opprimé
par une sorte d'angoisse religieuse, semble pénétrer subitement
dans la nuit. Je m'y suis rendu avec des amis par une des splen-
dides journées de l'été dernier. C'était au déclin du jour. Nous
venions de visiter le beau château de Culan, vieille forteresse
médiévale orgueilleusement campée sur la rive de l'Arnon.
Nous avions pris la route du retour vers La Châtre, et, après
avoir dépassé Chàteaumeillant, nous nous étions légèrement
détournés vers la gauche. Nous avions atteint les humbles
chaumières qui forment à elles seules l'agreste bourg de la
Motte-Feuilly. Bientôt nous avions pénétré sous les ombrages
silencieux qui font en été à la vieille demeure de Charlotte
d'Albret une si sombre, une si noire ceinture. L'impression, en
quittant la grande route et ce ciel de feu, était extraordinaire.
Le soleil se couchait dans un horizon enflammé et brûlant.
Autour de nous l'ombre envahissait cette superbe feuillée sous
laquelle se dressaient les tours et les murailles du donjon.
Hélas! une consigne rigoureuse en interdisait la visite. Nous ne
pûmes qu'admirer la belle enceinte et jeter de la porte un coup
d'œil sur la cour d'honneur.
' L'antique demeure doit être restée à peu près telle que
lorsque Charlotte d'Albret y vivait seule et résignée, sauf que
la démolition d'une portion de l'enceinte crénelée entre le por-
tail et la grosse tour a amené quelque lumière dans la cour.
TOME X. — 1912. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES,
H Elle a bien, comme le dit M. Bonnaffé, l'aspect sévère des
constructions militaires de cette époque. La Renaissance, avec
ses ajustemens et ses coquetteries, n'a pas encore passé par là. »
La grosse tour d'entrée trapue, massive, au toit aigu, présente
une porte basse sur les côtés de laquelle on aperçoit encore les
rainures du pont-levis. Sous le toit, un chemin de ronde en
encorbellement, éclairé par des meurtrières, est muni de mâchi-
coulis.
Mais la gloire du vieux château est le donjon encore par-
faitement conservé, qui, chose infiniment rare à notre époque,
a gardé son ancien hourdage en charpente, à planches verticales
s'appuyant sur des montans également en bois. Le toit pointu
se termine par une lanterne à pans destinée à servir d'échau-
guette. L'intérieur, au dire de ceux quiy ont pénétré, est intacta
L'escalier en vis, dont les gradins semblent faits d'hier, conduit
au premier comme au second étage à une vaste chambre fai-
blement éclairée, munie d'une grande cheminée de pierre. Les
deux bancs traditionnels, également de pierre, scellés dans la
muraille, permettaient de découvrir la campagne environnantes
h' Inventaire nous révèle que le tailleur de la princesse habitait
la chambre basse de la tour. Au troisième étage une surprise
attend le visiteur. Sur un plancher fait de poutrelles à jours
convergeant vers le centre, se dresse un instrument de répres-
sion peut-être aujourd'hui unique en France dans cet état parfait
de conservation : c'est un cep ou carcan déjà mentionné, chose
curieuse, nous l'avons vu, à l'article 675 de V Inventaire : « En
la haute chambre de ladite tour ont été trouvés un « sects )>
à mettre prisonniers. »
On sait que les fourches patibulaires, le cep et le pilori
étaient les trois signes visibles du droit de haute justice auquel
avait droit la vicomte de la Motte-Feuilly. <( Le cep, dit Robert
Estienne, dans son Dictionnaire latin-français de 1538, est une
sorte de forment de bois dedans lequel on met le col et les
pieds des malfaiteurs. » C'est donc bien une espèce de carcan
destiné aux prisonniers dangereux.
Les derniers ceps, bien rares déjà à ce moment, ont disparu
à la Révolution. Quelle matière admirable pour les prédicat
teurs de liberté qui cherchaient à insulter à la féodalité lors
du pillage des donjons lointains! Le cep de la Motte-Feuilly
est probablement le dernier qui subsiste, du moins le dernier
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 131
qui soit encore installé aussi complètement que curieusement
dans sa situation primitive. On conçoit l'intérêt qu'éprouvent
les archéologues pour cet instrument dont la présence en ce lieu
fait un si piquant contraste avec tout ce que nous savons de la
douceur angélique de Charlotte d'Albret. 11 est bon de savoir du
reste que ce n'était point là un instrument de pure torture, comme
l'ont cru certains ignorans, mais bien un instrument de répres-
sion, de répression certes cruelle et brutale en rapport avec les
mœurs de l'époque. N'ayant pu voir le cep delà Motte-Feuilly, j'en
emprunte la description à M. Bonnaffé : » C'est un monument
de charpente en chêne traité à merveille, composé de deux
montans verticaux terminés par des pinacles à pans et portant
sur des patins encastrés dans le solivage. Ces montans soutien-
nent trois larges traverses horizontales, pouvant glisser haut et
bas dans les mortaises des montans. L'ensemble présente l'aspect
d'une barrière solide et close. Chaque traverse est pourvue d'en-
tailles demi-circulaires qui se correspondent et sont destinées à
recevoir [les jambes ou les poignets du prisonnier ; en rappro-
chant les traverses, on paralysait ses mouvemens, comme dans
un carcan. Le cep suppose donc au moins deux traverses échan-
crées, se serrant l'une contre l'autre. C'est pourquoi, si on
disait <( un cep, » comme nous le lisons dans le texte de Yln-
ventaire, on disait aussi des <( ceps. » Le plancher à jours avait
sans doute pour objet de faciliter la surveillance des prisonniers
par le geôlier posté à l'étage inférieur.
Au fond de la cour, au pied du donjon, des arcades portées
sur d'antiques et lourds piliers supportent une chapelle dont la
fenêtre gothique existe encore. Bien souvent Charlotte, de
noir vêtue, a dû monter les marches du petit escalier qui y con-
duit pour aller prier et pleurer devant l'autel. Les anciennes
douves ont été converties en pelouses. Les ouvrages extérieurs
de défense ainsi que deux tours ont disparu. Le parc qui entoure
le château abonde en beaux arbres, en charmans points de vue
sur les grandes landes des Chaumois, vaste plaine de genêts,
d'ajoncs et de bruyères aux acres parfums. Ce paysage est d'une
tristesse infinie. Près du château, on montre un if colossal, plu-
sieurs fois centenaire, étayé sur de vraies béquilles, qui passe
pour avoir été contemporain de Charlotte. Peut-être s'asseyait-
elle souvent à l'ombre de cet arbre pour assister aux jeux de
sa fille, pour rêver et prier.:
132 REVUE DES DEUX MONDES.
Loïsc Borgia avait quatorze ans quand elle perdit sa mère.
Ce fut en sa présence que fut dressé Y Inventaire publié par
M. Bonnaffé. A chaque page de ce document précieux on voit la
jeune princesse intervenir pour faire mettre de côté tel objet
ou tel meuble lui appartenant, surtout dans les pièces qui con-
stituaient son appartement particulier. Le 17 avril 1517, elle
épousa Louis de la Trémoïlle, vicomte de Thouars, prince de
Talmont, veuf de Gabrielle de Bourbon. Son contrat de mariage
est également conservé dans les Archives si riches du duc de
la Trémoïlle. Louis fut tué à la bataille de Pavie. Demeurée
veuve sans enfans, Loïse se remaria cinq années après, le
3 février 1530, avec Philippe de Bourbon, seigneur de Busset,
fils aîné de Pierre de Bourbon, bâtard de Liège, dont elle eut
trois fils et une fille. De l'aîné de ses fils sortirent les comtes
de Busset et les barons de Chàlus.
La princesse Loïse semble avoir éprouvé pour sa mère,
qu'elle n'avait jamais quittée, une tendresse profonde et con-
servé pour sa mémoire un culte religieux. Nous avons vu que,
suivant les dernières volontés de Charlotte, son corps avait été
transporté, pour y être enterré, au couvent de l'Annonciade de
Bourges, dans l'église, devant le grand autel, mais que son
cœur et ses entrailles avaient été conservés dans l'humble petite
église de la Motte-Feuilly. C'est dans cette église qu'en 1521
Loïse fit élever un monument à la mémoire de sa mère, monu-
ment superbe dont les débris, affreusement mutilés, attirent
encore en ce lieu retiré les amans des vieux souvenirs. Loïse
avait chargé de ce soin Martin Claustre « tailleur d'images, de
Grenoble, demeurant à Blois, paroisse Saint-Nicolas. » « C'était,
dit M. Bonnaffé, un habile homme et Fartiste à la mode en ce
moment. » En 1519, il avait exécuté sur la commande de
Louis II, le premier mari de Loïse, trois tombeaux pour la
chapelle de Thouars. C'est encore lui qui entreprit le tombeau
du baron de Montmorency, père du connétable. Le marché
qu'il passa le 2 avril 1521 au château de Thouars <( après
Pâques )> avec haute et puissante dame M'""^ Loïse de la Tré-
moïlle, épouse de haut et puissant seigneur, monseigneur Loys
seigneur de la Trémoïlle, marché également conservé au
chartrier de Thouars, donne des détails très précis sur le mo-
nument destiné à contenir le cœur de la duchesse de Valenti-
nois, sur la statue d'albâtre de Noli*e-Dame de Lorette, soute-
LE CHATEAU DE LA MOTTE-FEUILLY EN BERRY. 133
nant un modèle de la chapelle, qui devait être érige'e à côté
du tombeau, enfin sur la tombe en marbre blanc du Dauphiné
avec l'effigie émaillée de la duchesse pour sa se'pulture de
Bourges. Le tombeau de la Motte-Feuilly devait avoir trois
pieds de haut. Le soubassement serait de marbre noir, et les
piliers à l'entour aussi de marbre noir, taillés a l'antique à
candélabres. « A l'environ duquel tombeau sera mis les sept
vertus, qui seront d'albâtre, dont il y en aura en chacun côté
trois, et au bout du haut une, là où sera écrit une épitaphe
telle que lui sera baillée. Sur chacune des dites vertus sera une
coquille bien taillée à l'antique, et chacune des dites vertus
aura son nom par écrit. Et par-dessus sera une tombe de
marbre noir toute d'une pièce sur laquelle sera le personnage
de la dite duchesse de Valentinois en façon de dame gisante,
lequel personnage sera d'albâtre, et aux pieds deux petits
chiens. Lequel tombeau et sépulture sera mis en la chapelle du
château de la Motte de Feuilly, étant en l'église parrochiale du
dit lieu. Lesquelles choses le dit Claustre a promis faire bien et
dûment, de bon marbre et albâtre bien nets, sans veines ni
taches et l'ouvrage taillé bien net. Le prix total pour les trois
objets sera de cinq cents livres tournois payables en trois fois. »
La belle tombe de Bourges avec l'effigie de la duchesse
émaillée de ciment noir, a disparu comme des milliers et des
milliers d'autres dans la tourmente révolutionnaire. Mais le
tombeau si précieux de la Motte-Feuilly et la statue attenante
de la Vierge de Lorette existent encore, mais, hélas ! dans quel
piteux état, brisés, mutilés eux aussi par les imbéciles destruc-
teurs de 1793. Une pieuse restitution a récemment relevé ces
tristes débris, sans pouvoir atténuer les mutilations qui les
déparent. L'église du village, placée sous le vocable de Saint-
Hilaire, est à quelque cent pas du château. Je m'y suis rendu par
l'humble chemin couvert de grands ombrages que dut suivre si
souvent la douloureuse silhouette de la triste Charlotte d'Albret.
Le misérable petit édifice rayonnait aux feux du soleil cou-
chant à travers les rameaux verts. J'ai vu peu de lieux d'une
plus complète mélancolie. Le tombeau de Charlotte, placé dans
une chapelle latérale, avait survécu intact jusqu'à la Révolu-
tion. Trois fanatiques, deux habitans de La Châtre et un du
bourg tout voisin de Sainte-Sévère, dont on a conservé les
noms, sont venus détruire ce beau monument de l'art français.
134 REVUE DES DEUX MONDES.
Bien qu'on ait relevé le tombeau, son aspect demeure lamen-
table. Du beau soubassement à piliers (c à l'antique » avec com-
partimens pour chacune des sept Vertus, il ne reste plus que
des fragmens de pilastres chargés d'arabesques et les débris
des charmantes figures de la Tempérance, de la Charité et de
la Force dans leurs niches surmontées de leurs coquilles. Les
quatre autres sont presque méconnaissables à force d'avoir été
saccagées. La statue de Notre-Dame de Lorette est également
fort mutilée. On aperçoit encore une main charmante qui sup-
porte la chapelle votive. Quant à la statue gisante de Charlotte
portant la couronne ducale sur ses cheveux tressés, richement
vêtue, tenant le chapelet de ses mains jointes, elle était entière-
ment défigurée et brisée en trois morceaux lorsqu'on l'a replacée
tant bien que mal sur la tombe de marbre noir. Le visage est
broyé à coups de marteau. L'inscription très abîmée est ainsi
conçue : « Cy git le cœur de très haute et très puissante dame.
Madame Charlotte d'Albret, en son vivant veuve de très haut et
très puissant prince don César de Borgia, duc de Valentinois,
comte de Diois, seigneur d'Issoudun et de la Motte de Feuilly,
laquelle trépassa au dit lieu de la Motte de Feuilly, le onzième
du mois de mars de l'an de grâce mil cinq cent quatorze. »
M. de Maulde, dans sa Vie de Jeanne de Va/ois, dit qu'on
montrait encore dans l'église un banc où la tradition raconte
que Charlotte venait habituellement s'asseoir.
Sous la Restauration on avait déjà tenté une réfection
du monument. La Duchesse de Berry et le Duc d'Angoulème
s'étaient inscrits chacun pour une somme de douze cents francs.
La restitution actuelle est due, à ce qui m'a été dit, au comte
Ferdinand de Maussabré dont la famille a possédé le château
de la Motte-Feuilly du mois de septembre 1783 au mois de
septembre 1886. Le château fut vendu à cette époque à un
habitant de La Châtre. Les tombeaux de Jean de Bourbon, fils
de Loïse Borgia, et de son épouse Euchariste, fille de Jacques
de la Brosse-Marlet, vice-roi d'Ecosse (sic), sont également
conservés dans la petite chapelle de l'église de la Motte-Feuilly.;
Gustave Schlumberger.
LA VOCATION PAYSANNE
ET
L'ÉCOLE
On a trouvé que nos premières remarques sur la Gascogne
pouvaient s'appliquer à une grande partie de la France, et c'est
pourquoi nous laissons à cette nouvelle étude un titre général.
Mais, comme nous ne séparons pas les idées des faits auxquels
nous les devons, on verra que notre champ d'observation ne
s'est pas étendu. Nous ne quittons pas le pays de la Garonne.
La crise qui le désole est unique, bien qu'elle se présente
sous deux grands aspects que nous avons déjà examinés (1) ;
en dépit des apparences, elle est morale, surtout morale; et,
malgré toutes les difficultés que l'on y aperçoit, elle ne serait
pas entièrement au-dessus de nos efforts, si nous les concen-
trions sur l'enfant avec science et méthode, ardeur et sincé-
rité. C'est ce qu'il est nécessaire de préciser tout d'abord pour
montrer l'importance des soins que l'àme du petit paysan doit
attendre de l'école. Au moment où il y entre, il est déjà un
apprenti de la terre, et il va devenir un disciple du fait de l'en-
seignement moral qui lui est réservé. Nous nous bornerons à
étudier aujourd'hui la vocation de l'apprenti, son origine, sa
nature, ses principaux caractères, les dangers que l'école lui fait
courir, les moyens par lesquels elle devrait au contraire la
(1) Voyez la Revue du 1*" août 1910 : En Gascogne : l'Abandon de la terre et
1^"^ juillet 1911 : En Gascogne: A propos du problème de la natalité'.
1S6 REVUE DES DEUX MONDES.
défendre, la soutenir et la fixer. C'est bien, comme on va le voir,
d'une culture morale qu'il s'agit. Il est possible d'ailleurs que la
méthode, qui convient à l'apprenti, puisse dans une certaine
mesure laisser entrevoir celle qui conviendrait au disciple.
En matière d'éducation, la psychologie et un sens très vif des
réalités, dans lesquelles l'enfant est plongé, sont des guides
toujours sûrs.
I
L'abandon de la terre et l'affaiblissement de la natalité sont
deux phénomènes sociaux étroitement liés l'un à l'autre dans les
départemens gascons. Leur intime connexité se montre avec
une évidence immédiate sur certains points, tandis qu'il faut un
peu d'attention pour la découvrir sur d'autres.
Il est clair que, s'il naît peu d'enfans au village, les champs
manqueront de laboureurs ; il ne l'est pas moins qu'une popu-
lation agricole, en se raréfiant, condamne ceux qui restent, à un
surmenage pénible, douloureux qui les inquiète, les aigrit, les
décourage, et à la longue les révolte contre le métier. Mais le
travail de la terre par son organisation naturelle, forcément
familiale, invite le couple paysan à une natalité élevée, encore
que l'invitation ne soit plus entendue. Pour peu que la prairie
s'étende sur les bords du ruisselet, dont la ligne argentée des
saules suit le cours sinueux, et que les sillons s'allongent sur
les flancs de la colline, il ne fait pas bon se sentir seul quand
les foins sont murs et les moissons jaunissantes. On n'a pas
besoin de s'entourer d'enfans pour être facteur ou cantonnier,
valet de chambre ou cocher : ici le métier donne des conseils
tout diflerens.
Le changement de métier lui-même n'est pas sans gravité
au point de vue moral. On quitte un foyer qui a abrité pendant
longtemps la succession des douleurs et des joies, un champ où
chaque sillon a été suivi au pas lent de la vache par le rêve inin-
terrompu des ancêtres ; on abandonne des habitudes, des façons
de se vêtir et de parler, un ensemble d'idées, de sentimens, de
passions, de préjugés sucés avec le lait. Tout cela est une arma-
ture cachée, solide, infiniment protectrice, presque une armure.
On entre dans une période critique de transition, dans une
phase de mue <jui amène de l'inijuiétude et du trouble, au fond
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 137
un peu plus de vulnérabilité' morale. Sur une voie nouvelle, où
l'incertitude et les tàtonnemens sont inévitables, l'homme se
ramasse et se replie sur lui-même dans un geste très naturel de
prudence et d'égoïsme : il est peu disposé aux sacrifices que
demande la famille nombreuse.
L'abandon de la terre et l'affaiblissement de la natalité se
juxtaposent, se combinent et se pénètrent pour constituer une
crise unique, qui, nous l'avons dit, est avant tout morale, bien
qu'on n'ait pas manqué d'en proposer des explications purement
économiques. On a prétendu par exemple que les paysans
désertent la terre parce qu'elle ne peut donner la rémuné-
ration qu'ils trouvent ailleurs, et c'est la vérité quelquefois :
parmi les transfuges, il en est qui ont eu raison de le devenir
pour chercher une adaptation meilleure. Beaucoup d'autres ne
sont ni regrettables pour le métier qu'ils laissent, ni désirables
pour celui qu'ils prennent. Seuls les paysans bien adaptés, qui
travaillent avec ardeur, intelligence et succès, méritent de nous
arrêter.
Sur les coteaux des deux rives de la Garonne, comme dans
les riches alluvions de la plaine, leur budget nous est assez fami-
lier. Ici les céréales, le vin et les bestiaux, là le sorgho, l'oignon,
les pois, les asperges et les tomates, plus loin les chasselas et
les prunes fournissent les grosses recettes, auxquelles s'ajoutent
des menus profits qui ne sont pas à dédaigner, les produits de
la basse-cour et du verger. Tout cela fait un budget copieux,
solide dans les pièces principales, bien garni dans les joints, qui
se gonfle ou maigrit selon les années, sans devenir jamais
étique à cause de l'extrême variété des cultures. Il permet de
satisfaire des besoins de confort et de luxe chaque jour grandis-
sons, et plus d'un pourrait jeter sur lui quelques regards d'envie
parmi ceux qui sont allés chercher fortune à la ville. C'est pour-
tant là, dans ces maisons où l'on est généreusement payé des
soins donnés à la terre, que les jeunes s'en détournent; ils en
redoutent le travail, la grossièreté, la solitude, les aléas ; leurs
admirations, leurs désirs et leurs rêves vont à un autre type de
vie, et, si Ton veut, à un autre idéal. Il y a ici une désaffection
de la terre : tout cela se passe dans les âmes, dans les parties
profondes et délicates de l'àme.
Nous avons montré que, pour la natalité, les paysans gascons
ont suivi pas à pas les bourgeois au cours du siècle dernier, et
138 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'après avoir réduit leurs naissances pour s'élever socialement
à leur exemple, ils en sont arrivés comme eux à une mentalité
caractérisée par la peur de l'effort, de la responsabilité et du
risque. Les médecins diraient que c'est de l'asthénie avec triple
phobie, et, dans la même langue, on pourrait ajouter que le
bouillon de culture , est excellent pour le fonctionnarisme et
l'étatisme. Mais tout cela est moral comme le désir de bien-être,
de luxe, de déplacemens et de plaisirs qui achève de ruiner la
natalité dans nos campagnes.
Dernièrement, un des continuateurs de Le Play et de Demo-
lins, M. Philippe Ghampeault, dégageait, de ses belles études sur
les types familiaux, cette loi générale que <( la natalité est floris-
sante toutes les fois que les enfans rapportent aux parens plus
qu'ils ne leur coûtent, ou tout au moins quand ils ne leur
coûtent pas notablement plus qu'ils ne leur rapportent, et qu'elle
baisse au-dessous de cette limite (1). » Cette loi se vérifie dans
les faits partout autour de nous : dans les familles de paysans
Gascons suivies depuis la Révolution jusqu'à nos jours, dans
la métairie landaise dont la solitude, sous les grands pins de
la forêt, est encore égayée par une troupe de petits bergers,
dans les familles espagnoles, venues des vallées pauvres des
Pyrénées, et qui forment en Gascogne de nombreuses colonies
intéressantes.
Mais traversons la première couche de vérité que cette loi
nous offre, cherchons l'intime et le solide, descendons jusqu'au
fondement et nous y rencontrerons l'àme elle-même. Ici le fait
économique en cache un autre plus profond, plus humain, qui
le dépasse, le domine et l'explique. L'enfant coûte aux paysans
gascons plus qu'il ne leur rapporte depuis qu'il renie sa pre-
mière dette et se refuse à payer le lait dont il fut nourri : dès
qu'il gagne plus qu'il ne consomme, il entend profiter seul de
l'excédent, il coupe de bonne heure les liens qui le rattachent
au tronc familial et de telle manière qu'il ne lui donnera
jamais rien, tout en continuant de l'exploiter pendant la maladie,
le chômage, le service militaire, dans d'autres circonstances
encorcs
Chose étrange, nous vivons dans un temps de solidarité ; le
(1) Philippe Ghampeault, /a Science sociale, décembre 1910. Nous ne donnons
que la partie essentielle de la loi dont l'énoncé complet montrerait que l'auteur n'a
pas méconnu l'importance des idées religieuses et morales.
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 139
progrès social semble tout en attendre ; nous ne reculons devant
aucun sacrifice pour la re'aliser par les institutions et les lois ;
elle prend les formes les plus diverses et les plus ingénieuses ;
elle protège l'enfant dans le sein de sa mère, l'accueille par des
bienfaits à sa naissance, entre avec lui à l'école, le suit pendant
l'apprentissage et même au régiment. Les jeunes grandissent
dans une atmosphère de solidarité et, malgré cette leçon conti-
nue et touchante, ils se dérobent dès qu'ils le peuvent à la plus
facile, la plus naturelle, la plus sacrée des solidarités qui est
celle de la famille.
L'individualisme très précoce, intense, un peu féroce des
jeunes, voilà le fait capital. Sans doute on trouverait dans ses
causes des facteurs économiques, industriels, commerciaux,
mais à côté de quelques autres fort importans qui ne sont rien
de tout cela. L'étude de sa nature psychique intime nous révéle-
rait peut-être qu'il est un phénomène de régression, un retour
à des mentalités ancestrales, très primitives. Il est toujours un
phénomène moral, et cela seul nous intéresse ici. La ruine de
la natalité se prépare dans les cœurs avant de s'inscrire dans
un fait économique qui en est la loi apparente et d'ailleurs
exacte.
On ne peut guère voir de près ce qui se passe en Gascogne
sans éprouver un sentiment de tristesse et de découragement. Il
ne faut pas s'y abandonner. Le bien sort quelquefois de l'excès
même du mal et les déchets que nous constatons sont sans doute
les sacrifices nécessaires pour préparer le progrès. Gardons
intacte, à l'abri de toute défaillance, notre foi dans le progrès;
s'il est une illusion, aimons sa piperie : il n'en est pas de plus
nécessaire. La foi est ici la volonté même de vivre. Il arrive
peut-être aux peuples comme aux individus d'être touchés par
l'horreur de la mort, de se ressaisir au moment décisif dans un
mouvement de recul et de trouver le salut dans un appel déses-
péré aux forces suprêmes de vie. Mais nous avons des raisons
plus précises de croire que nous ne mourrons pas.
Nous devons a nos devanciers un capital d'aristocratie mo-
rale merveilleux, fruit de lentes accumulations qui se sont dé-
posées comme les couches d'un terrain géologique. Nous ne l'uti-
lisons pas toujours très bien, nous le gaspillons quelquefois et,
malgré de sincères efforts, nous le renouvelons assez mal. Au
fond, c'est sur lui que nous vivons. Quand on pénètre dans l'in-
140 REVUE DES DEUX MONDES.
limité morale des hommes, on constate que derrière les paroles,
les formules, les gestes et les actes, qui semblent indiquer une
coupure infranchissable entre le présent et le passé, le passé est
toujours là agissant et déterminant. Bien des choses menacent
ruine qui durent par la vertu de forces cachées : telles ces
pauvres maisons qui, autour de la petite place, dressent sur des
piliers leurs façades en pans de bois, façades déjetées, bossuées,
fripées par la morsure des hivers, toujours prêtes à tomber et qui
ne tombent jamais, tant est puissante la cohésion acquise au
cours des siècles et solide, malgré l'usure des chevilles, l'antique
liaison des assemblages ! Nous avons encore des réserves consi-
dérables où nous puisons chaque jour à notre insu, et ils ne sont
peut-être pas aussi vides que nous le croyons les vases d'où
s'échappent les vieux parfums.
Voilà une première raison d'espérer. En voici une seconde,
plus intéressante peut-être, ou qui tout ou moins nous doit solli-
citer davantage. Il s'en faut que tout soit fatal dans l'évolution
qui nous entraine ; nous n'y sommes pas roulés comme des cail-
loux sur le lit d'un torrent. Nous entendons intervenir pour con-
duire, soutenir, modérer, précipiter le mouvement. Nous inter-
venons en effet, continuellement, avec notre raison, dont c'est
l'ambition de tout régler le plus rationnellement possible. Il
n'est certes pas de meilleur guide et d'ailleurs nous n'en pou-
vons pas avoir d'autre. Mais il faut prendre garde que la raison
ne juge et ne décide que sur une information complète de la
réalité tout entière, qu'elle reste toujours très sensible à cette
réalité, attentive à garder le contact. Ce n'est un secret pour
personne qu'elle y répugne un peu. Les irrégularités, les
caprices, les surprises, le désordre et les illogismes du réel sont
autant de grossièretés qui blessent sa délicate.sse, tandis que la
limpidité des idées abstraites lui est une douceur délicieuse.
Elle s'en tient volontiers aux choses telles qu'elle les conçoit, au
lieu de les voir et de les subir telles qu'elles sont. C'est la source
de beaucoup d'erreurs dont nous souffrons et qui finiraient par
nous être funestes. On reconnaît le véritable esprit scientifique au
soin avec lequel il vérifie continuellement sa méthode. Comme
les marins relèvent leur point plusieurs fois par jour, nous de-
vrions nous aussi relever souvent le nôtre, et, comme eux, au
premier signe suspect, ralentir l'allure et marcher la sonde à la
main. C'est l'image même du souci de la réalité qui descend au
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 141
fond des choses pour en saisir les moindres détours. Une mé-
thode se juge à ses résultats comme un arbre à ses fruits. Quand
les fruits sont mauvais ou médiocres, on arrache l'arbre ou on le
greffe. Il ne s'agit pas de sacrifier le rationalisme, une des gloires
de l'esprit français, mais il pourrait recevoir avec profit le
bienfait de quelques sèves différentes.
C'est surtout en ce qui touche l'enfant que la méthode doit
être sans cesse minutieusement vérifiée et mise au point : dans
un pays où la crise morale est <( grande pitié, » à qui penser, sinon
aux jeunes ? Ils sont l'avenir mystérieux, que bien des facteurs,
étrangers à nous et même inaccessibles, détermineront, sur
lequel cependant nous ne sommes pas sans action, et que de fait
nous préparons tous les jours en pétrissant la pâte molle de
leurs âmes. Devant eux il faut se poser la grave et troublante
question, que les médecins connaissent bien, qu'ils se posent
sans cesse, qui est leur tourment et leur honneur : faisons-nous
ce qu'il faut faire et faisons-nous bien tout ce que nous croyons
devoir faire .^ Elle se pose ici précise, impérieuse, obsédante
quand, au détour du petit chemin, devant le champ en friche et
la maison abandonnée, on rencontre, au lieu de la bande joyeuse
d'autrefois, quelque écolier solitaire, cheminant d'un pas dis-
trait vers l'école.
C'est en effet à l'école que nous sommes directement conduit,
et notre première pensée est d'y suivre la vocation naissante
pour la terre que le petit paysan y apporte chaque matin. Cette
vocation mérite beaucoup d'égards, de minutieuses précautions,
toute une culture morale fine et délicate, un véritable etfort
éducateur qui ne peut réussir qu'en s'appuyant sur une psvcho-
logie vraie. On n'a que faire ici d'une psychologie générale,
superficielle, conventionnelle, rationnelle, comme il nous semble
qu'elle l'est trop souvent; il nous faut une connaissance appro-
fondie de l'àme, telle que le passé nous l'a léguée, telle qu'elle
vit et réagit dans le milieu qui pèse sur elle et la travaille de
mille manières. Il nous faut la voir aux prises avec l'enseigne-
ment qu'elle reçoit, ce qui est une affaire capitale, telle qu'on
la trouve peut-être ailleurs, telle qu'elle est exactement ici
même, en Gascogne, dans notre village, sous nos yeux. Nous
offrons à l'école le peu que nous savons, quelques renseignemens
sur l'écolier et l'àme paysanne. Aucun d'eux n'a été puisé dans
les livres.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
Les âmes se laissent voir dans les petits faits de la vie jour-
nalière. L'historien, qui en veut sonder le fond et démonter les
ressorts chez les rois, les politiques et les capitaines, ne craint
pas de descendre aux détails les 'plus vulgaires et les plus
infimes : tout est ici relevé par la grandeur du personnage et la
majesté de l'histoire. Le romancier dans le roman psychologique
se sert des mêmes détails, mais il les choisit à son gre, les place
où il veut, les enchâsse et les sertit si bien que d'un caillou
grossier il fait un bijou charmant. Le sociologue ne connaît
aucun de ces avantages. En psychologie sociale, comme en cli-
nique médicale, la première règle est l'exactitude, la précision,
la minutie et la patience dans l'observation des humbles choses
qui sont souvent les plus révélatricess
On trouvera beaucoup d'humbles choses dans les pages qu'on
va lire, et d'autres ont vu certainement ailleurs ce que nous
avons observé en Gascogne. Mais la concordance d'observations,
faites sur des points divers, par des observateurs qui s'ignorent,
est une marque de leur valeur et une présomption de vérité. Et
puis des vérités déjà connues, presque vieilles, se raniment et se
rajeunissent, prennent de la force et de l'autorité quand on les
considère à l'état naissant, c'est-à-dire au sortir même des faits
qui les contiennent. Les fleurs n'ont jamais plus d'éclat et les
fruits plus de saveur qu'au moment où on les détache de la
branche qui les porte.
II
Le petit paysan qui, à l'âge de six ans, entre à l'école pour la
première fois est bien un apprenti de la terre : on peut même
dire qu'il l'a été en quelque sorte en naissant. Pendant les plu-
vieuses journées d'hiver, où le travail ne presse guère, la mère a
souvent porté le nourrisson à l'étable chaude, et, en manière de
jeu, elle l'a mis à califourchon sur le dos de la vieille vache au
regard mélancolique et indifférent. Dès qu'il a pu marcher il a
saisi un bâton, et matin et soir, très sérieusement, comme la
mouche du coche, il s'est employé à faire entrer et sortir les
bestiaux. Aux semailles d'automne, quand les guérets sont fins
et doux, le père assis sur la herse l'a pris dans ses bras, et il a
tenu les guides. Dans ses premières conversations avec les autres
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 143
écoliers, il racontera qu'il sait labourer et il a laboure' en effet.
La main agrippée au mancheron de la charrue à côté de celle de
son père, il a suivi le soc de ses petits pas; il a répété les vieux
commandemens aux traînantes intonations, il a enflé sa voix
pour lancer les jurons qui tendent les jarrets et courbent les
nuques de l'attelage sur les affleuremens d'argiles compactes :
au bout du champ, pendant que les bètes soufflent, il s'est
retourné pour contempler le travail fait, le sillon droit et profond
d'où s'échappe une buée légère, les grandes mottes renversées;
il a aspiré à pleins poumons l'odeur salubre de la terre, et
senti déjà lui aussi dans son cœur la joie et l'orgueil du beau
labour.
Rien de plus intéressant et de plus instructif que l'étude de
cet enfant dont on peut dire à première vue qu'il a choisi son
métier, qu'il en a commencé l'apprentissage, et qu'il en a la voca-
tion. Voilà le fait concret, et, bien que dans l'activité naissante
de cette âme, tout soit encore confus, rudimentaire et amorphe,
une analyse attentive y peut déjà faire des distinctions : sur les
deux bourgeons jumeaux, étroitement accolés, que la sève gonfle,
un œil exercé ne distingue-t-il pas celui d'où sortira la fleur de
celui qui ne donnera que des feuilles ? Le choix du métier et
l'apprentissage ont été imposés par la naissance, une ambiance
infranchissable, la force même des choses. Ici l'enfant a tout
reçu, et subi : il a été entièrement passif. Il n'en est pas de même
pour la vocation, qui bientôt se révèle avec son caractère d'in-
néité et de spontanéité. Elle est naturellement tributaire des
circonstances extérieures, qui dans l'espèce sont dominantes et
oppressives, mais elle marque, en leur échappant quelquefois,
qu'elle est d'origine plus intime, plus profonde et plus ancienne.
Quelle différence entre ces deux écoliers, que nous rencon-
trons chaque soir conduisant leurs bestiaux à la prairie, enfans
sages, apprentis dociles, en qui les parens voient déjà deux
solides bouviers ! Le premier ne sait guère que le nom et le
nombre de ses bêtes ; le second est intarissable sur l'âge , le
mérite, les aptitudes, l'avenir de chacune d'elles ; et, quand
il arrive aux deux rois du troupeau, les grands bœufs gris
aux cornes noires, ses yeux et sa voix s'animent pour le cou-
plet final, plein de bravoure gasconne et de phrases du ter-
roir : « Voyez- vous, monsieur, quand mon père les met à la
forte charrue, et qu'il appuie des deux mains, elle s'enfonce
144 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'au manche... Ils lèvent de la terre à charretées... Ça fait
peur... Tout le monde s'arrête pour regarder... Dites au voisin
qu'il y vienne avec sa brabant et ses quatre garonnaises. » Le
premier n'a pas la vocation, il ne l'aura peut-être jamais.
Elle est née chez le second, décidée, vigoureuse, opérante et
sous la forme qu'elle a toujours chez l'enfant, qui est l'admira-
tion.
C'est en effet une admiration qui se cache à la racine de
toute vocation : pour cultiver celle du petit paysan, l'école ne
doit jamais perdre de vue cette notion capitale, sur laquelle on
ne saurait trop insister. L'admiration est le dernier terme que
l'analyse psychologique puisse atteindre, mais non pas le plus
profond. Elle est sous-jacente à l'imitation qui joue dans notre
vie individuelle et collective un rôle si important, et où Tarde
a trouvé le principe le plus explicatif de la sociologie; elle la
précède, lui donne le premier branle, en est la condition. L'ad-
miration est un mouvement qui nous sort de nous-même, une
ouverture de l'àme, un élan où l'on sent vaguement de l'amour
et du désir, parfois un véritable essor. Elle est, par cela seul,
la source la plus féconde de notre éducabilité. Le phénomène
admiralif est très initial, et cependant quelque chose est encore
plus profond qui garde son mystère, c'est le substratum, c'est-à-
dire notre innéité morale, faite de toutes les hérédités dont elle
est l'expression. Nous sommes le prolongement de ceux qui nous
ont précédés dans la vie. L'appel que nous entendons dans une
direction déterminée, et qui est véritablement et en termes
propres la vocation (vocare), nous donne l'illusion que nous obéis-
sons à une force qui nous attire, au lieu que nous subissons une
poussée, une vis a tercjo héréditaire. La connaissance approfon-
die de l'hérédilé dans une famille permettrait de reconnaître et
de protéger do bonne heure certaines vocations. Elle explique-
rait bien des surprises, le goût très vif d'un enfant pour la
terre dans un milieu défavorable, la révolte inattendue d'un
autre contre le métier familial. Mais cette connaissance est
impossible, car, outre les causes d'erreur inévitables en pareille
matière, il se trouve que les hérédités les plus nettes, loin d'être
toujours immédiates ou prochaines, remontent parfois à
plusieurs générations. D'après une vieille légende, quand un
enfant naît, les morts de la famille se réveillent, s'agitent et se
parlent au cimetière. Sans doute que l'un d'eux, délégué par les
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 145
autres, se lève pour entrer dans l'àme du nouveau-né et en
commander le devenir. Pourquoi faut-il que ce soit souvent un
aïeul inconnu, depuis longtemps oublié?
Chacun de nous apporte en naissant son idiosyncrasie, et on
sait que les médecins entendent par ce mot la tendance que
nous avons à prendre certaines maladies ou à nous en défendre.
La belle découverte de l'anaphylaxie, due à M. Charles Richet,
et dont la Revue a récemment entretenu ses lecteurs (1), permet
d'entrevoir le mécanisme par lequel la nature détermine notre
personnalité physique en nous montrant celui des immunités
et des sensibilités acquises. Notre personnalité morale est pétrie,
elle aussi, de tendances et de répulsions. L'hérédité dépose en
chacun de nous certaines sensibilités qui sont autant de germes
différenciés d'admiration. Si ces germes rencontrent des circon-
stances favorables, ils fructifient en admirations précises, géné-
ratrices de vocations. Il arrive même que la vitalité de ces
germes est telle que le moindre incident suffit pour les faire
éclore, qu'ils se développent et aboutissent malgré tous les
obstacles.
Inversement, il n'est au pouvoir de personne de faire naître
une admiration dans des âmes qui n'ont pas été favorablement
ensemencées, encore moins dans celles qui ont reçu des germes
de défense et d'inhibition. Cela, même pour chacun de nous, est
au-dessus de notre propre volonté. La volonté nous fera bien
prendre un métier comme elle nous fait quelquefois épouser
une femme : elle ne peut nous donner ni la vocation, ni l'amour.
Il y faut un autre consentement intérieur, plus intime. En
résumé, selon que nos âmes sont ouvertes ou fermées à cer-
taines admirations, nous sommes prêts ou réfractaires aux voca-
tions correspondantes.
Aucune vocation n'est plus héréditairement préparée que
celle du petit paysan. Il doit à une longue série d'ancêtres labou-
reurs une sensibilité très vive au charme de la terre, et son
admiration pour elle éclate dans tous ses propos, au moment
où il entre à l'école. Appliquons-nous, pour la mieux défendre,
à bien connaître cette admiration, qui offre ce triple caractère
d'être personnelle, fragile, et particulièrement sensible à une
cause spéciale de ruine.
(1) Voyez la Revue du lo novembre 1911.
TOME X. — 1912. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle est personnelle parce qu'une personne en est toujours
l'objet. L'enfant n'admire pas le métier, mais celui qui l'exerce
sous ses yeux. L'idée du métier est une idée abstraite à laquelle
on n'arrive que par généralisation. L'enfant ne généralise pas, et
l'abstraction lui est difficile. Le caractère personnel de cette
admiration est d'ailleurs persistant ; on le retrouve encore après
l'enfance et la jeunesse. Car la vocation n'est pas une force qui
tombe en se réalisant; elle survit au choix du métier et à
l'apprentissage, elle accompagne, conduit et soutient la carrière,
qui sans elle courrait de vrais dangers; mais elle reste toujours,
malgré les apparences, une admiration personnelle. Sans doute
on admire maintenant le métier en lui-même, on en a acquis
l'idée abstraite, on le compare aux autres, on apprécie ses
avantages et sa supériorité , mais on admire surtout la maîtrise
qu'on y apporte et les succès qu'on y obtient. Le même senti-
ment, qui a fait naître la vocation, l'entretient et la confirme;
nous commençons par admirer les autres et nous continuons en
nous admirant nous-même.
Le mérite de celui que l'enfant admire importe beaucoup,
car plus il est grand, reconnu de tous et cité, plus il y a de
chances pour que l'admiration soit vive. Le père, qui travaille
sans goût et sans succès, humilie son fils qui porte ailleurs ses
regards; celui dont les moissons sont un triomphe, met dans le
cœur du sien un sentiment d'une grande force. Ce sentimen;t
est fait de tendresse et d'admiration : le père n'y voit en géné-
ral que la première, qui se manifeste le plus et par des témoi-
gnages dont son cœur est profondément touché, mais il est
possible que l'admiration domine.
Le sentiment admiratif du petit domestique pour le maître,
moins profond, moins enthousiaste, est encore très efficace- Il
est des métairies, d'où les jeunes bergers qu'on y loue sortent
presque toujours au bout de quelque temps laboureurs confir-
més, et d'autres qui n'en retiennent aucun à la terre.. Nous
avons connu un agriculteur émérite qui allait chercher ses
petits domestiques à la ville, dans des milieux défavorables; de
presque tous il faisait de vrais paysans, reconnaissables à
l'empreinte de leur premier maître, dont ils citaient sans cesse
les pratiques, les exemples, jusqu'aux paroles. Les sociétés
d'agriculture, entrant dans une voie un peu nouvelle, devraient
rechercher ces éducateurs sans diplôme, ces fixateurs de voca-
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉGOLE. 147
tien, les récompenser, les signaler à l'Assistance publique qui
de préférence leur confierait ses pupilles.
Aucune précaution n'est inutile autour de ces admirations,
à cause de leur fragilité. Sur le cerveau de l'enfant les impres-
sions sont faciles, vives, mais non moins superficielles et
fugaces. Les sentimens les plus opposés s'y succèdent avec une
rapidité inouïe comme sur leur visage le rire n'attend pas que
les pleurs soient séchés. C'est un jeu de substituer une admi-
ration à une autre dans des âmes où la nouveauté d'un senti-
ment est le secret même de sa force. Là est tout le danger et il
est très grand. La consistance augmente naturellement avec
l'âge, mais de six à douze ans, la mobilité est extrême, et c'est
précisément la période où des conditions nouvelles sollicitent,
favorisent et excitent au plus haut point cette mobilité.
De six à douze ans, les écoliers font un grand et solennel
voyage; neuf fois sur dix, ils n'en feront plus de pareil, et les
plus favorisés, ceux auxquels est réservé l'enseignement secon-
daire et supérieur, n'auront qu'à le recommencer dans d'autres
conditions, avec des arrêts prolongés sur certains points plutôt
que sur d'autres.
Dès son arrivée à l'école, le petit Gascon est tiré de son village
et conduit à Toulouse, à Bordeaux, à Paris ; on le promène à
travers la France et l'Europe ; on lui fait franchir les mers et
parcourir les continens. On ne lui donne, il est vrai, que d'in-
fimes clartés de toutes les sciences, mais on lui en raconte les
triomphantes applications ; on lui montre les distances sup-
primées, la parole et la pensée portées avec la rapidité de l'éclair
à travers l'espace, les solitudes de l'air disputées aux oiseaux,
partout la matière vaincue et asservie, partout la terre trépi-
dante de machines dont les unes ont la précision et la délica-
tesse des doigts les plus fins, et les autres soulèvent des blocs
que des milliers de bras ne pourraient ébranler; on évoque
devant lui le long et curieux passé de l'humanité, moins trou-
blant peut-être que l'effort du présent pour préparer un avenir
dont l'image est enchanteresse. Pendant six ans, l'école tient
l'âme de l'enfant dans un émerveillement continu. Que devien-
nent ses premières admirations auxquelles sa vocation agricole
est liée ?
Nous pouvons témoigner que le voyage leur est funeste. Au
retour, au lendemain du certificat d'études, quand nous chemi-
148 REVUE DES DEUX MONDES.
nons côte à côte, comme il y a six ans, entre les haies odorantes
du petit chemin creux, l'écolier ne nous chante plus le lier
couplet des grands bœufs gris aux cornes noires.
III
Ce n'est pourtant pas un mal nécessaire, inévitable et fatal
que l'école compromette ainsi la vocation du petit paysan en
ruinant les sentimens qui en sont le principe et l'aliment. Elle
pourrait au contraire, s'inspirant de la psychologie que nous
venons d'en esquisser, lui être favorable, la maintenir, la forti-
fier, la mettre en état de défense contre les nombreux dangers
qui l'attendent et que l'on connaît : le service militaire, le fonc-
tionnarisme, la pénétration de la vie moderne dans les cam-
pagnes les plus reculées. De celle-ci, nous redoutons non seule-
ment l'action générale, qui s'exerce partout, mais les plus petites
répercussions partielles, qui ailleurs passeraient inaperçues. Tout
est gravement nocif dans un pays de misérable natalité comme
le nôtre. Nous souffrons du nombre des facteurs et des canton-
niers, que l'on double, de la petite usine de sandales ou de ba-
lais qui demandera deux douzaines d'ouvriers, de la modeste
automobile que l'on trouve dans le moindre village.
L'automobilisme est modeste en Gascogne : médecins, no-
taires, rentiers, négocians tiennent eux-mêmes le volant et n'ont
qu'un petit domestique qui lave la voiture et les accompagne au
besoin. Ils le prennent de préférence dans une métairie où il
sera plus robuste, plus docile, moins exigeant. Dès que le petit
paysan a mis sur ses épaules la peau de bique et sait faire partir le
moteur, il est définitivement perdu pour la terre. Je trouve même
dans mes notes des faits significatifs, comme celui d'un enfant de
quatorze ans, qui entre chez un médecin où il reste deux ans,
glisse de là au garage du chef-lieu de canton et qu'on retrouve
peu de mois après dans un aérodrome: celui-là, sans passer
par la grande ville, en était arrivé au monoplan moins de
trois ans après avoir quitté la charrue et une vieille famille de
laboureurs.
La terre est ici plus malheureuse qu'ailleurs. Pourquoi l'école
ne lui marquerait-elle pas un intérêt particulier, et même un
peu de tendresse, en redoublant d'elîorts pour protéger, exciter,
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 149
exalter jusqu'à l'enthousiasme les admirations reçues de l'héré-
dité et du milieu? La première est celle du cadre oîi l'enfant est
né et où le métier doit retenir sa vie. La prise du village sur
l'àme des jeunes était telle autrefois que quelques-uns, devenus
soldats, ne se consolaient pas de l'avoir quitté. Les médecins
militaires nous ont laissé d'émouvantes descriptions de ce
curieux mal du pays, qui frappait plus d'un conscrit, brisait ses
résistances physiques, le couchait sur un lit d'hôpital et fermait
à jamais ses pauvres yeux parce qu'ils étaient privés de la dou-
ceur de l'horizon natal.
Cette prise sur l'àme, bien moindre aujourd'hui, est encore
très forte au moment où l'enfant devient écolier. Il faut em-
ployer à la consolider l'enseignement lui-même et tirer un
secours de ce qui est un danger; il faut donner au village, pour
qu'aucune comparaison ne lui soit humiliante ou défavorable,
une grandeur et une beauté d'emprunt qui seront celles de tout
le passé de la France. L'histoire de la grande patrie se dérou-
lera tout entière, dans la petite; celle-ci prendra dans l'imagi-
nation de l'enfant, au récit de ce conte merveilleux, des propor-
tions incomparables, au-dessus de toute atteinte.
C'est le seul moyen et nous l'avons déjà indiqué. Nous y
revenons parce que, si notre idée a été généralement approuvée,
il semble qu'on ne veuille l'appliquer qu'avec timidité. Une cir-
culaire récente du ministre de l'Instruction publique, « tenant
compte d'un vif mouvement qui s'est produit en ces dernières
années, » recommande aux maîtres l'étude de la géographie et
de l'histoire locales, pour en mêler l'enseignement à celui de la
géographie et de l'histoire nationales. « Il importe, ajoute le
ministre, de mêler les deux enseignemens en puisant le plus
possible les exemples dans le milieu même où les élèves rési-
dent, qu'ils connaissent et qu'ils aiment. Ce qui fait que l'his-
toire apparaît généralement à l'enfant comme une étude diffi-
cile et peu attrayante, c'est qu'elle lui est trop souvent présentée
d'une manière abstraite et sans lien avec la réalité qu'il peut
concevoir. On ne l'y intéresse vivement qu'à condition de solli-
citer sa curiosité et de provoquer son émotion. C'est surtout
pour lui que l'histoire doit être, selon le mot de Michelet, une
résurrection. » On ne saurait mieux dire. Nous demandions
cela et même quelque chose de plus que nous demandons tou-
jours. Nous voudrions que, de propos délibéré et par méthode,
150 REVUE DES DEUX MONDES.
les principales notions de l'histoire de France fussent déposées
dans l'esprit do l'enfant sous des formes concrètes dont le
village serait le support.
Le paysan, qui n'a d'autre enseignement que celui de l'école,
— et le plus souvent il en est ainsi, — ne garde un souvenir
historique que s'il est lié à un des objets de l'activité journa-
lière de son cerveau. En y pénétrant, une notion nouvelle,
complètement étrangère aux réalités environnantes, provoque
du malaise, reçoit un accueil glacial, cherche vainement sa
place et finalement s'en échappe, comme celui qui, entré par
mégarde dans un salon, où il ne connaît personne, ne songe
qu'à en sortir. La même notion fait naître de la joie et une
sorte d'attendrissement, qui se lisent sur le visage, si on la mêle
et la confie à d'autres notions familières à respj'it, douces au
comr. Il faut s'assurer de l'amitié de l'àme si l'on veut qu'elle
accepte et retienne ce qu'on lui offre, et on peut saisir ici sur le
fait, en pleine vie, dans un de ses modes intimes, la vertu intel-
lectuelle et cognitive de la sensibilité. En somme, un fait histo-
rique reste obscur tant qu'il n'est pas mis en compagnie de faits
antérieurement bien connus, qui l'enveloppent de leur propre
clarté et par cela même le rendent déjà aimable; son image est
essentiellement caduque et périssable, si on la laisse en l'air,
c'est-à-dire sans soutien dans les choses que l'enfant a sous les
yeux, sous la main, qui entrent dans le cours ordinaire de sa
pensée et de sa conversation; elle devient claire et se hxe défini-
tivement dans l'esprit par la familiarité, la banalité, la perma-
nence des idées auxquelles elle est associée.
Ces enfans, filles et garçons, qui s'égaillent joyeusement en
sortant de l'école, savent tous l'histoire d'un crime qui fut com-
mis dans le village il y a cent vingt ans : c'est que le récit en est
toujours fait en montrant la maison où le drame s'est passé,
le champ contesté qui en fut l'occasion, le trou de l'évier par
lequel le canon du fusil fui iutroduil pour foudroyer un vieil-
lard devant son feu, les descendans de la victime, ceux du
meurtrier. Arrêtons parmi ces enfans une grande fillette de
treize ans, écolière appliquée, aux beaux yeux intelligens, et
nous n'aurons pas de peine à constater qu'elle ne sait vraiment
pas ce qu'a été pour la France la guerre de 4870. Cependant
son grand-père, mobile au troisième bataillon du Gers, est mort
au passage de larmée de Bourbaki en Suisse. Croit-on que son
LA VOCATION PAYSANNE ET L ECOLE.
151
ignorance serait la même, si la leçon avait rattache dans son
esprit les événemens de l'Année terrible à l'événement familial,
au malheur de l'aïeule qui tant de fois a raconté <( la grande
peine qu'elle s'est vue, » pauvre vieille, aujourd'hui toute
blanche, qui verse encore une larme quand un conscrit du
voisinage lui vient « toucher main » avant de partir, qui
chaque année, le jour de la Toussaint, tire de l'armoire une
pliotographie et quelques lettres, les étale sur le lit et gauche-
ment s'agenouille devant ces reliques?,
Il n'est pas un grand événement de l'histoire qui n'ait eu sa
répercussion au village. Les maîtres devront lire les ouvrages
spéciaux et les revues, suivre les travaux des sociétés locales,
fouiller les minutes des notaires, les archives publiques et pri-
vées, pour relever les moindres traces de ces répercussions, d'où
ils tireront le plus possible la substance de leur enseignement.
Mais, quel que soit le zèle des travailleurs et le bonheur de leurs
découvertes, il arrivera souvent que les documens manqueront.
Nous sommes au point vif de la question. Nous renouvelons,
sans y rien changer, le conseil que nous avons déjà donné :
qu'on n'hésite pas à recourir à la fiction pour établir la trame
du récit, l'animer et le rendre fécond.
Les historiens feront peut-être des réserves. Nous pourrions
leur répondre que nous sommes des paysans, uniquement dési-
reux de voir nos fils rester à la charrue, et que leurs préoccu-
pations nous sont indifférentes. Mais la vérité, qui est le pre-
mier souci des historiens, doit être celui de tout le monde et
nous nous flattons qu'il est aussi le nôtre. Sur les Gaulois et les
Romains, la féodalité et Jeanne d'Arc, Henri IV et Louis XIV, la
Révolution et l'Empire, nous mettrons dans l'esprit des enfans
des notions parfaitement vraies, même si elles sont liées à des
personnages et à des faits imaginaires.
Beaucoup de Français, qui ne sont pas des paysans, seraient
étonnés et même humiliés, si on retranchait de leur science
historique tout ce qu'elle doit au roman, au théâtre, aux chan-
sons, aux légendes, c'est-à-dire à des fables. La vérité historique
que les petits paysans devront à notre méthode sera une vérité
élémentaire, de bon aloi, d'un usage courant, une vérité de faits,
sur laquelle tout le monde est d'accord, et qui leur suffira, avec
cet avantage qu'elle sera durable, tandis qu'il ne r^ste rien de
ce qu'une autre méthode leur donne aujourd'hui. On confie à
152 REVUE DES DEUX MONDES.
leur mémoire des mots qui ne sont que des sons : nous leur
offrirons des images saisissables et touchantes, fixe'es sur un
fond que leurs yeux Contemplent tous les jours, et qui à cause
de cela deviendront dans leur activité psychique autant de
petits foyers définitifs. Une nuit épaisse règne actuellement sur
l'histoire dans le cerveau des paysans : nous y allumerons une
ligne de minuscules lumières, qui, tout en se reflétant sur les
maisons du village, jalonneront la longue route suivie par nos
pères.
L'enseignement de l'histoire ne mériterait pas d'être fait à
l'école primaire, s'il n'en devait sortir une idée éducatrice et
bienfaisante, nécessaire à l'homme moderne, quel qu'il soit.
C'est l'idée même de la continuité de la vie, le sentiment que
nous sommes insérés par notre naissance dans cette continuité
comme un anneau dans une chaîne, que nous sommes comp-
tables de l'effort de nos devanciers envers nos successeurs, que
nous devons leur transmettre cet effort additionné du nôtre.
C'est la notion morale de Y héritage, des devoirs et des responsa-
bilités qu'il implique, telle que la noblesse française l'impri-
mait dans le cœur de ses enfans. Toute notre histoire est rem-
plie des beaux gestes que ce sentiment a inspirés. Il soutient
encore bien des hommes qui entendent toujours ^e^T^V la France,
comme autrefois ils auraient servi le Roi, encore qu'ils y ren-
contrent parfois plus d'une difficulté.
Le jeune gentilhomme recevait cette notion directrice de
tout ce qui l'entourait et l'accueillait dans la vie, des premiers
récits dont il était bercé, des usages et des traditions de la
famille, des liasses de vieilles lettres souvent relues, des
portraits accrochés aux murs, des pierres mêmes du château.
Pourquoi les petits paysans, les vrais fils de la môme terre,
ses fils les plus humbles, les plus fidèles, les plus méritans,
ne recevraient-ils pas un enseignement analogue.*^ Pourquoi ne
sentiraient-ils pas eux aussi ces excitations, douces et toniques
à la fois, qui de bonne heure inspirent à l'homme l'orgueil
de- ses origines et l'ambition d'en rester digne. ^^ Ils n'ont
rien autour d'eux qui puisse les leur donner, ni château, ni
archives, ni portraits d'ancêtres. Mais ils ont l'école, la petite
école. Celle-ci doit tout faire et elle peut beaucoup. Elle peut
toucher, ravir, entraîner ses écoliers, si elle sait leur montrer la
grande œuvre du passé, d'où est sortie la France moderne, len-
LA VOCATION PAYSANNE ET L ECOLE. \5ô
tement, durement poursuivie et façonnée par des ouvriers qui
étaient du village, dont le sang coule dans leurs veines, dont
ils portent les noms, qui comme eux parlaient patois, qui
habitaient les mêmes maisons, passaient tous les jours sur
les mêmes chemins, travaillaient les mêmes champs. N'est-ce
pas le vrai moyen de donner à ces enfans le sentiment de
la solidarité, de faire naître en eux des fiertés qui se transfor-
meront en énergies, d'attendrir leurs jeunes cœurs à l'idée
du devoir social, qu'on rendrait ainsi présente, saisissable et
vivante ?
L'efficacité de cette méthode d'enseignement est certaine, et
nous l'avons essayée plus d'une fois avec succès. Il y a peu de
temps je voyais entrer dans mon cabinet un homme, prématu-
rément vieilli par la fatigue et tordu par le métier. Il me dit son
nom, et, comme je ne le reconnaissais pas : « J'ai beaucoup
changé depuis le jour où vous nous racontiez l'histoire d'Henri IV
.que je n'ai pas oubliée. » Il n'avait pas oublié en effet le conte
X[ue trente ans avant je m'étais amusé à faire un jour devant un
groupe d'enfans attentifs.
Sous le manteau de la cheminée d'une vieille maison du
village, j'avais fait asseoir Henri IV et Sully, encore jeunes; ils
étaient venus consulter une sorcière renommée qui leur prédit
tous les événemens du règne futur, même sa fin tragique. Le
Roi n'y voulut pas croire, et malheureusement il renvoya la
vieille avec une pièce blanche, sans y ajouter la formule consa-
crée qui, prononcée en patois, préserve du mauvais sort.
On pense bien qu'Henri IV parlait patois, au grand déplaisir
de Sully qui n'en saisissait pas toutes les nuances, à la grande
joie de mes auditeurs qui en triomphaient. Bien qu'en pleine
Gascogne, mon affabulation n'en était pas un pur produit.
Henri de Navarre et son futur ministre ont beaucoup che-
vauché dans nos villages ; on montre à Lectoure une maison où
ils ont couché; je ne sais plus où j'avais lu que Sully y consulta
une sorcière dont les avis favorables le décidèrent à prêter de
l'argent au Roi; le sire de Rosny avait toujours de l'argent
dans ses poches, car, outre qu'il était naturellement ménager
de son bien, il excellait à vendre fort cher des chevaux qu'il
achetait bon marché; et ses mémoires témoignent par ailleurs
que les prédictions astrologiques de son précepteur Labrosse
soutenaient sa foi dans la fortune de son maître. Mais, même
154 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un fondement historique bien moindre, mon récit aurait
eu autant de succès. Si nous voulons que nos paroles soient
comprises et retenues, nous devons premièrement penser à la
réceptivité cérébrale de celui qui nous écoute ; et, comme nous
mesurons l'éclat de notre voix à la sensibilité de son oreille, il
nous faut avec plus de soin encore proportionner notre discours
à son esprit.
L'avidité du cerveau de l'enfant pour le concret est si grande
que, toutes les fois qu'on lui offre une idée à demi abstraite, il
essaye dans la mesure de ses forces de la transformer en une
image familière. Quand on lui lit pour la première fois les fables
de La Fontaine, il situe immédiatement la comédie ou le drame
sur les bords du ruisseau voisin, dans un coin du grenier, sur
un arbre du jardin; il dispose les personnages à sa guise et il
donne à chacun la physionomie des animaux et des gens qu'il
connaît. On le verrait bien à ses dessins s'il savait dessiner^ Le
dessin de son imagination est net et déiînitif. Plus tard les illus-
trations de Grandville et de Gustave Doré, si admirées soient-
elles, ne l'effaceront pas.
La résistance de ces premières images est extrême. Il n'est
pas rare qu'un homme ait atteint l'âge miàr quand il visite
Rome pour la première fois. Mais il a passé sur le Forum dix
années de son enfance et de sa jeunesse : il y est entré au lende-
main de ses secondes dents avec le De Viris, et quand il en est
sorti, il retroussait sa moustache naissante en relisant l'ode à
Lydie. On ne vit pas si longtemps dans un pays par l'imagination
sans qu'elle vous en fournisse une image précise, empruntée aux
élémens dont elle dispose. Le Capitole et le Palatin sont deux
petites collines du pays natal, séparées par une prairie où Romu-
lus et Tatius se livrèrent leurs combats. L'image est gardée
intacte jusqu'au jour où le voyage lui en substitue une autre
plus vraie et plus émouvante. Celle-ci restera sans doute maî-
tresse du champ psychique : n'empêche qu'au hasard d'une son-
gerie ou même d'une lecture, quand l'esprit s'échappe la bride
sur le cou, l'image primitive reviendra nette, importune, récla-
mant ses droits de premier occupanLi
On pense bien que ce retour n'a pas d'importance, et les pro-
fesseurs d'histoire ne doivent pas s'en inquiéter. Des confidences
nous permettent de dire qu'on peut consacrer sa vie aux travaux
historiques et garder des images un peu fantaisistes de Charte-
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 155
magne, de saint Louis et de Napole'on, dues à des lectures enfan-
tines. La notion première, concrète et lointaine, est un point
d'appel sur lequel les idées et les images nouvelles viennent se
déposer en cristallisant. L'impureté relative du noyau primitif
ne gène pas le travail de cristallisation et ne ternit pas l'éclat
des cristaux. Ce que nous demandons n'est après tout qu'un
artifice didactique, et tout l'enseignement primaire, lecture,
écriture, calcul, repose sur des artifices pareils. La morale elle-
même n'est-elle pas enseignée à l'aide des contes et des fables ?
Pour avoir appris une certaine sagesse dans d'adorables récits,
l'enfant est-il moins bien disposé à recevoir plus tard les sévères
leçons de l'éthique ?
Qu'on fasse donc venir sans crainte les plus grands person-
nages de l'histoire sur la petite place dont le silence n'est trou-
blé que par le tumulte quotidien de la récréation. Le cadre est
pauvre et étroit pour y loger toute l'histoire de France. Mais les
écoliers le connaissent et l'aiment : et, comme ils ne l'oublieront
jamais, ils garderont le souvenir des tableaux que nous saurons
y mettre. Les enseignemens du lycée et de la Faculté n'y
perdront rien; la terre y gagnera peut-être quelque chose^
IV
Une autre admiration mérite encore plus la sollicitude de
l'école, c'est celle du métier. Il n'est personne qui ne dise que le
meilleur moyen de la servir est de développer l'enseignement
agricoleiE L'avis est unanime et nous nous y associons pleine-
ment. Mais il se peut que cette unanimité repose sur une confu-
sion et sur une erreur.
La confusion est précisément celle du choix du métier et de
la vocation dont on a déjà entrevu les différences fondamen-
tales. Il est assez ordinaire qu'on choisisse le métier dont on a
la vocation, mais le contraire n'est pas rare, et plusieurs éven-
tualités peuvent se produire. Souvent la vocation vient avec
l'apprentissage, dont, la vertu sur ce point est indéniable, car
l'apprenti qui « sent le métier entrer, » qui reçoit les compli-
mens du maître et prend de l'ascendant sur ses camarades, n'est
pas loin de la vocation. Il arrive aussi qu'elle ne vient pas ; on
reste cependant dans le métier, on l'exerce plus ou moins bien
156 REVUE DES DEUX MONDES.
selon le degré de conscience et de volonté, on finit môme par
s'en accommoder comme deux époux raisonnables s'accom-
modent d'un mariage mal asssorti. D'autres fois, toute adapta-
tion étant reconnue impossible, on se décide pour une carrière
nouvelle.
Dans le choix du métier, où la raison, le jugement, le bon
sens interviennent, nous tenons compte de notre vocation, de
nos préfér£nces, de nos aptitudes, mais encore d'une foule
d'autres circonstances extérieures à nous-même. La vocation,
comme on l'a vu, est tout autre chose. Sous nos yeux depuis
quinze ans, neuf enfans sont entrés dans trois ferme-écoles dif-
férentes. Ils en ont suivi l'enseignement avec assiduité pendant
le temps voulu, et deux en sont sortis premiers avec tous les hon-
neurs. Aucun d'eux n'est resté à la terre. Actuellement deux
sont commis dans des magasins de nouveautés, un est comptable
dans une compagnie d'assurances, un autre dans une usine
d'engrais ; l'armée en a gardé un comme sous-officier et conduit
un autre à être agent de police ; nous en savons un qui est dans
les contributions indirectes, un autre tonnelier, le dernier est
marchand de meubles à Bordeaux.
Ici le choix du métier avait été déterminé par les conve-
nances et les avantages que les parens avaient montrés aux
enfans : ils pensaient que la vocation suivrait, amenée par l'ap-
prentissage. Elle n'est pas venue, et on pouvait prévoir qu'elle
ne viendrait pas. Ces enfans étaient fils d'instituteurs, de gen-
darmes, de boulangers, de petits bourgeois, de domestiques
attachés à des maisons bourgeoises. Tous étaient fils d'évadés de
la terre. L'hérédité leur manquait et surtout l'impr-égnation
spéciale des premières années. Aucun, en venant de prendre sa
tétée, n'avait joué à califourchon sur le dos de la vieille vache,
aucun n'avait suivi le sillon en mettant ses petits pas dans ceux
de son père. Répétons bien que le choix du métier est un acte
de la raison, et que la vocation met en jeu d'autres forces de
l'âme ; elle vient du cœur.
On remarquera que ces neuf enfans avaient reçu de l'institu-
teur un enseignement agricole particulièrement soigné en vue
de leur entrée à la ferme, et que celle-ci leur avait développé
cet enseignement en même temps qu'elle les initiait aux travaux
pratiques. Tout cela sans le moindre résultat. C'est donc une
erreur de penser que l'enseignement préparatoire à un métier et
LA VOCATION PAYSANNE ET LÉCOLE. 157
l'enseignement théorique de ce métier suffisent à donner la
vocation. Celle de nos futurs officiers ne vient pas de l'étendue
des connaissances scientifiques qu'on leur impose. Ce n'est pas
en faisant de l'algèbre, de la physique et de la chimie qu'on
devient artilleur et marin « dans l'âme. » Ce ne sont pas tou-
jours ceux qui y réussissent le mieux qui plus tard auront le
plus de feu sacré à la tête d'une batterie ou sur la passerelle
■d'un cuirassé. N'a-t-on pas remarqué que les vocations sont
moins solides, les démissions plus fréquentes dans la marine
depuis qu'on a étendu et surchargé les programmes de l'Ecole
navale ? Le caractère général et élevé des études y fait naitre
facilement l'idée d'une autre carrière, et on surprend, paraît-il,
des premiers de promotion qui rêvent d'être dramaturges ou
chefs d'usine.
Nous sommes à l'école du village et nous n'entendons pas
comparer des choses qui ne sont pas comparables. Mais on reste
frappé de la similitude de certains faits. Il est sans doute des
distances sociales que la psychologie ne connaît pas. Nos meil-
leurs écoliers, ceux qui en agriculture se montrent supérieurs
aux examens, sont les plus disposés à déserter le métier fami-
lial. Leur culture scientifique, pourtant si rudimentaire, fait
naître en eux des rêves inattendus. L'an dernier, la Société
d'agriculture du Lot-et-Garonne a distribué solennellement
des prix aux écoliers du département qui s'étaient fait remar-
quer en agriculture : nous avons constaté que certains lauréats
voyaient dans leur succès la justification d'ambitions nouvelles,
très éloignées de la terre. Cette année, dans une école pri-
maire supérieure, les deux premiers de la section d'agricul-
ture, après avoir brillamment passé leurs examens, ont demandé
de rentrer pour préparer l'un les contributions indirectes,
l'autre la Banque de France. « Voilà mon fils, — disait un paysan
que nous connaissons à un directeur d'école primaire supé-
rieure, son ami, — apprends-lui tout ce que tu voudras en agri-
culture, et le plus sera sans doute le mieux, mais rends-le-moi
décidé à labourer. » Au bout de' deux ans, le directeur engagea
le père à retirer son enfant, qui était un excellent élève, sentant
que, s'il le gardait plus longtemps, la vocation risquerait d'être
compromise.
Les succès scolaires provoquent chez les petits paysans une
véritable griserie, que les parens partagent presque toujours,
158 REVUE DES DEUX MONDES.
sans se douter du danger qu'elle renferme. L'écolier est de'jà un
petit parvenu de la science ; il témoigne du dédain à ceux qui
ne sont pas savans comme lui, La douzaine de livres qu'il traîne
dans son sac lui donne des sentimens suspects pour ses parens
et leur métier.
Les choses seraient tout de même un peu différentes si,
parmi les livres, il n'y avait pas un petit cours d'agriculture.
Le père garderait aux yeux de son fils le prestige d'une compé-
tence et d'une supériorité, le prestige d'une science, celle du
métier qui met chaque jour le pain sur la table et sans laquelle
on mourrait de faim. Mais voici que l'écolier rentre chaque soir
armé de quelques mots avec lesquels sur l'engrais, le fumier,
la ration des animaux, il pourrait dans la maison humilier tout
le monde. Même, s'il ne monte pas jusqu'aux paroles, le mépris
est au fond du cœur où il fait son œuvre. La terre n'a donc plus
rien pour se défendre dans l'âme de l'enfant.
Faut-il supprimer le petit livre d'agriculture dans le sac ?
Il faut au contraire en mettre plusieurs. Développons l'ensei-
gnement agricole, consacrons-lui beaucoup plus de temps, don-
nons-lui dans l'école du village une place éminente qu'il est
loin d'avoir. La science rend à la terre d'incalculables services,
et chacune de ses découvertes finit par devenir un bienfait pour
la plus modeste métairie. Une transformation complète se pré-
pare qui est déjà commencée^ L'agriculture de l'avenir sera
scientifique sous peine d'être vouée à toutes les défaites écono-
miques.
Le plus petit peuple de l'Europe donne un exemple dont les
plus grands peuvent tirer profit. Le Danemark n'a guère plus
d'étendue que la Bretagne, et il exporte autant de chevaux que
toute la France, trois fois plus de bétail vivant, dix-huit fois
plus de viande de boucherie et de porc salé, quatre fois plus de
beurre, et un million d'œufs par jour, alors que nous en achetons
cent trente millions par an à l'étranger. La science, secondée par
l'amour du travail, l'esprit d'initiative et d'association, inspire
et dirige ce merveilleux effort: on peut suivre ses applications
dans le choix des semences et des engrais, le défrichement des
landes, l'élevage du porc et des bestiaux, les industries laitières,
la production des œufs dont pas un ne sort du Danemark, en
passant par les sociétés de vente, sans avoir été vérifié à la
lumière électrique.; Notons que nous sommes dans un pays de
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 159
petite culture ; les deux tiers de sa superficie sont occupés par
des fermes de moins de dix hectares. Des écoles agricoles pri-
maires et supérieures, des écoles spéciales, des conférences, des
bibliothèques de campagne, des cours du soir distribuent large-
ment la science aux paysans : ils la reçoivent et en profitent
sans que leurs âmes se détachent de la terre (i).
Mais il y a loin des bords de la Baltique à ceux de la
Garonne: le sol, le climat, la race, l'histoire, le tempérament,
le traditionalisme, la religion, les tendances, les ambitions,
les rêves, tout est différente La culture scientifique du paysan
gascon demande des précautions particulières* On parle tous les
jours d'organiser sérieusement l'enseignement primaire agri-
cole et rien n'est plus nécessaire 5 il nous semble qu'il serait
profitable de faire entrer à l'école et dans les œuvres post-
scolaires quelque chose de l'esprit que nous nous efforçons de
dégager.
v
e
il
I Auest pas de leçon d'agriculture où, après avoir exposé les
acqiii's ons scientifiques les plus récentes, on ne puisse rendre
justiaulïela valeur des pratiques qui constituent la vie agricole
teilemport'vécolier l'a sous les yeux. Chacune d'elles a coûté bien
des icher et représente une expérience millénaire. Le plus
mod répc i^apitre de pathologie, rempli de microbes et de
toxii<( \i '\ t^ 4icorps et de complémens, ne permet-il pas de
gloriu ^^^\^^ a rable observation clinique de nos devanciers .^* Les
jeunes ci'i^, rnt volontiers que toute la science est née d'hier, et
je crains que l'école primaire ne le leur laisse croire quelque-
fois. Ce serait un grave danger pour la vocation que nous vou-
lons défendre*
On vient d'exposer aux écoliers les plus avancés le phéno-
mène de la sidération, le curieux travail des bactéries fixées sur
les racines des légumineuses, qui arrêtent au passage l'azote
atmosphérique et le font entrer dans des combinaisons solubles
dont profiteront les cultures suivantes. Prévenons l'enfant de
n'apporter de son savoir aucun orgueil à la maison, car sur ce
(1) V AgrîculXure danoise et ses progrès. Rapport de M, Tisserand, directeur
honoraire de l'Agriculture, 1908.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
point, on y est presque aussi savant que lui, bien que ce soit
d'une autre manière. Le père sait que le blé sera beau si le
trèfle, la luzerne ou les fèves l'ont précédé dans le champ. Il
tient cela de son père qui lui-même le tenait du sien. La science
moderne donne du phénomène une admirable explication, qui
pourrait bien d'ailleurs n'être que provisoire, mais la découverte
du fait pratiquement intéressant remonte aux Romains et est
définitive.
On profile d'une chaude journée d'été, où les plantes souf-
frent et meurent de soif, pour dire aux enfans que l'homme
peut vaincre la sécheresse et leur raconter les merveilleux résul-
tats obtenus par les Américains. On leur explique comment la
terre profondément défoncée emmagasine l'eau des pluies de
l'hiver oii les sarclages superficiels et répétés la maintiennent.
On appuie la leçon par la petite expérience des deux colonnes
de sucre, reposant sur une soucoupe remplie d'eau, l'une faite
d'un seul bloc, l'autre d'une série de morceaux superposés ; l'eau
monte rapidement dans la première pour s'évaporer à la s, rface,
difficilement dans la seconde. Mais, pour que la leçon so^-'ilcom-
plète et féconde dans le sens que nous désirons, il es*i"vi3ces-
saire d'ajouter que le fait, si bien expliqué par la sciemit pétait
parfaitement connu des vieux paysans gascons, co' se ) en
témoignent certains usages d'autrefois^ «^nir ,'
Quand la population était abondante sur les b^tes écce la
Gimone et de l'Arralz, petites rivières qui descen^'-^ pla-
teau de Lannemezan, les grandes métairies louaietr.rjjdonitiers
leurs chaumes aux gens du village qui n'avaient pas de"'\^rres.
Le bail était verbal, annuel, à moitié fruits, pour la culture du
maïs et des haricots. L'hiver venu, chacun défonçait sa parcelle
avec la bêche plate ou palon. Il arrivait même que, dans les
nuits claires, après avoir couvert le feu et éteint le careily
toute la famille s'alignait sur le champ. On lançait quelques
appels pour signaler sa présence aux équipes voisines qui ré-
pondaient, et puis, dans le grand silence de la lune baignant
la vallée, on n'entendait plus que le choc des sabots sur le
fer des outils. Pendant l'été, entre les lignes où les plantes
étaient intercalées, la culture se continuait par de nombreux
sarclages à la main. Le mauvais vent du Sud, V Autan pourrait
souffler, il n'aurait pas raison des maïs, il ne tordrait pas leurs
larges feuilles luisantes en cordes lamentables. On n'expliquait
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 161
pas alors à la petite école les lois de la capillarité, mais on
savait tout de même que défoneage et binage valent bien des
arrosages.
Voici des enfans très lixés sur les difïérens types de terrains
dont on leur a appris les noms scientifiques. Demandons-leur
s'il est possible de reconnaître la nature d'une terre sans la voir.
La question les ahurit d'abord et ils finissent par croire qu'on
se moque d'eux. Leurs grands-pères, moins embarrassés, nous
auraient répondu par le conte de l'aveugle qu'ils avaient
entendu bien des fois :
Il était une fois un aveugle dont le tils voulait acheter deux
champs, l'un pour semer du chanvre, l'autre pour planter une
vigne. L'aveugle dit à son fils: « Ne conclus pas le marché
avant que je n'aie vu la terre des deux champs ; demain je mon-
terai sur l'àne et tu m'y conduiras. » Cependant le fils se disait
tout bas : (( Comment mon père verra-t-il la terre des deux
champs puisqu'il est aveugle.^ »
Le lendemain, quand on fut arrivé au premier champ, le
père dit à son fils : « Attache l'âne à un pied de yèble, de peur
qu'il ne s'échappe, » et le fils répondit : (( Père, je n'en vois pas. »
Au second champ, l'aveugle dit à son fils : « Ramasse des
fleurs de genêts pour faire de la tisane à la vache qui est
échauffée, » et le fils répondit : « Père, je n'en vois pas. » —
« Emportons au moins un bouquet de fougère qui, suspendu au
plancher, permettra le soir la capture des mouches. » Mais le
fils répondit : (c II n'y a pas de fougère dans le champ. »
«( Rentrons à la maison, dit l'aveugle, et n'achète pas ces
champs qui seraient notre ruine, car le premier n'est pas bon
pour le chanvre, ni le second pour la vigne puisque le yèble, les
genêts et la fougère n'y croissent pas spontanément. »
L'école doit rester en contact intime avec la réalité de la vie
paysanne qui l'entoure, et son enseignement changera de carac-
tère selon que dans le pays l'homme est forestier, vigneron, ou
semeur de blé. Les entretiens journaliers suivront pas à pas les
travaux de la saison, — le conseil en a été déjà donné (I), — afin
que la leçon soit plus intéressante, plus pratique, plus saisis-
sable. Le maître y verra surtout l'occasion de marquer à l'éco-
lier qu'il partage les préoccupations de ses parens, qu'il se
(1) Circulaire du 4 janvier 1897.
TOME s. — 1912. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
réjouit ou s'attriste comme eux du soleil et de la pluie, que le
souci de la terre est vivant dans son cœur, qu'il y a entre l'école
et la métairie une sensibilité commune, profonde, sincère,
familière, qui s'étend aux joies et aux défaites de la vie agricole
et dont l'expression elle-même devra toujours garder un carac-
tère un pou paysan. Les moindres nuances sont précieuses
quand on veut prendre l'àme de l'enfant.
La succession des travaux se déroule devant lui, attachée à
une longue série de préceptes, de dictons et de proverbes où
tous les saints du calendrier sont employés. A coté d'erreurs et
de croyances puériles on y trouve des observations dont la jus-
tesse étonne, quand on a soin de ne pas les sortir du canton,
parfois très circonscrit, auquel elles s'appliquent. Dans un vil-
lage, le proverbe conseille de semer les fèves à la Saint-Michel,
en terre tellement sèche que le grain, à peine recouvert,
u devra voir le bouvier s'en* aller, ))et celui d'un village voisin
d'attendre l'Octave des Morts :
A l'octave des Morts
La fève n'a pas tort.
Pourquoi cette ditïérence entre deux communes limitrophes.^
On est sur de trouver dans l'une des terres très argileuses et
imperméables qui sont gâtées par les labours humides, tandis
que les terrains argilo-calcaires et sablonneux de l'autre les
redoutent beatucoup moins. Ne sourions donc pas de ces pauvres
choses qui sont la sagesse sentencieuse des anciens. Ce serait
une petite injustice, et leur mépris rejaillirait sur toute la vie
agricole de la métairie.
Il faut rester très attentif à toutes les contingences qui
entourent le petit paysan, et le patois n'est pas une des moindres,
(àrave question que celle du patois à l'écoh', qui a fait couler
beaucoup d'encre, et ce n'est pas fini. Les uns l'en chassent tous
les jours comme fâcheux et même ennemi, les autres l'y veulent
conserver et soutiennent que, dans les pays de langue d'oc, il
peut beaucoup servir à l'en.seignement du français; il est pos-
sible que quelques félibres ardens, — le soleil du Midi explique
toutes les ardeurs, — rêvent de lui donner la première place
en reléguant le français à la seconde. Nous sommes résolu-
ment pour que le patois ne soit pas exclu de l'école, el aux
raisons qu'en ont données .ses partisans nous en ajouterions
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 103
peut-èlro quelques autres, celle-ci par exemple que, judicieuse-
ment employé dans renseignement agricole^ il est une des forces
édiicatrices les plus puissantes dont puisse bénéficier la vocation
du petit paysan.
Restons dans la réalité : il n'y a qu'elle qui compte, si l'on a
le souci de l'adaptation, qui est le secret du succès. Le patois est
la langue agricole de la Gascogne. C'est de lui qu'on se sert pour
commander les animaux, les flatter et les gourmander. C'est en
patois qu'on sème et qu'on moissonne, qu'on salue les épis
lourds « qui courbent la tête comme le col d'une oie, » et qu'en
septembre éclate la joie triomphale des vendanges. C'est en
patois que le vin nouveau délie les langiies pour célébrer la
Angne et conseiller aux jeunes de la planter de bon plant,
Comme de bonne mère il faut choisir la lille.
Joies, sentimens, images, tous les mouvemens de l'âme, liés aux
travaux agricoles, sont fixés dans des mots patois. Quand il
s'agit de la terre, on pense en patois, comme le montre une petite
expérience que nous avons faite bien souvent et qu'il est facile
de renouveter.
On expose à quelques jeunes paysans une question de science
agricole. On s'applique à être méthodique, simple, clair ; on
revient plusieurs fois sur les points difficiles ; on s'assure que
tout est bien compris par les auditeurs attentifs. Mais ils restent
silencieux et graves. On reprend la leçon en s'aidant du patois.
Les visages s'éclairent : les remarques, les rétlexions arrivent,
même les objections. C'est de l'allégresse. Le patois a accompli
ce miracle de transfigurer la science sous leurs yeux : ils la
sentent maintenant faite pour eux, ils pourront l'emporter à la
maison, la garder avec leurs habits de tous les jours, en parler
et s'en servir. L'instrument de luxe, dont on se méfiait tout «à
l'heure, est devenu un outil familier.
La leçon, entièrement faite en français, pour si soigneuse-
ment adaptée qu'elle soit, reste tout de même distinguée, haute,
lointaine. Si le petit pay.san se laisse prendre à son charme, —
ai cela arrive souvent, — ce sera aux dépens de la métairie,
qu'il trouvera pauvre, mal outillée, arriérée, grossière, qu'il
dédaignera et oubliera. Il y sera ramené par la même leçon, s*
le patois l'a éclairée, égayée, adoucie en la rendant rustique,
paysanne comme lui. Certes, nous désirons que l'enfant res-
164 REVUE DES DEUX MONDES.
pire à l'école un air chargé de science ; mais, de grâce, qu'on
y mêle toutes les senteurs du terroir, si l'on veut qu'il soit
vivifiant.
Le patois, discrètement employé, aura encore cet avantage
de préserver l'enseignement de la stérilité verbale, particulière-
ment redoutable ici, comme partout où il y a une langue vul-
gaire complètement distincte du français. Le petit Gascon parle
continuellement patois avec ses parens et il entre à l'école pour
ap])rendre le français. L'acquisition des mots français, surtout
scientifiques, est une conquête qui le remplit d'aise et facilement
lui suffit; il est fier de les prononcer et de les écrire, il croit de
bonne foi tenir les choses qu'ils recouvrent : il met dans son
grenier des sacs vides et se réjouit comme s'ils étaient pleins.
Que d'exemples nous pourrions citer ! Ainsi le mot azote revient
assez couramment dans la conversation des jeunes paysans à
cause de l'emploi journalier des engrais, et nous n'en trouvons
presque aucun chez qui il réponde à une réalité saisie par l'es-
prit. Il est pourtant possible de mettre dans ces humbles cer-
veaux des notions vraies et utilisables sous les trois vocables qui
désignent les principaux gaz de l'atmosphère, mais à la condition
d'employer des comparaisons peu scientifiques, des images fami-
lières et certaines explications qui ne valent qu'en patois, car
c'est ici surtout que, comme dit Montaigne, <^ où le Français
n'arrive, le Gascon y peut aller. »
VI
Il faut parler patois, savoir le conte de l'Aveugle et bien
d'autres, les proverbes, les chansons, les traditions elles légendes
pour pénétrer la mentalité du paysan et saisir les liens secrets
qui l'attachent à un métier où le travail est dur, sous les pluies
et les vents glacés de l'hiver, sous les soleils brùlans de l'été,
avec des journées de quinze heures, des nuits sans sommeil,
dans la solitude, loin des nouvelles et des plaisirs, et pour une
rémunération forcément toujours incertaine. Ges liens seront
peut-être toujours les mômes. Il semble difficile que l'esprit
scientifique puisse satisfaire entièrement l'àme paysanne et lui
être une plénitude. Il est entendu que les paysans seront de
plus en plus instruits, mais chçz eux la science devra accepter
LA VOCATIO^ PAYSAMNE ET l'kCOLE^.. 105
oorlains voisinages et rcspectoi- d'aulres forces ([ii'il importe de
t^onnaitre.
-Les grêles, qui en quelques minutes ruinent les espérances
d'une année et compromettent pour plusieurs autres les vigne*
et les arbres fruitiers, ne sont j)as rares en (îascogne,ni lespluies
persistantes de juin qui noient la tleur du blé et laissent les épis
vides, ni les grandes invasions de Black-rot et de Mildew aux-
quelles les vignes les mieux (( ti-aitëes » ne résistent j)as. Il est
curieux d'observer l'état d'esprit des paysans au lendemain du
désastre. La conslfcnation est la même chez tous, mais nim pas-
le découragement, ou tout au moins la blessure morale. Les plus-
blessés sont certainement les plus éclairés, ceux qui conduisent
scientifiquement et avec succès leur travail, et qui d'ailleurs per-
dront moins que les autres, car ils ont su s'assurer largement,
ils sauront se retourner, refaire leurs semis, développer leur
élevage.
Essayons d'interpréter cette curieuse constatation. Toutes les^
industries connaissent les risques économiques : mévente, crises
de main-d'œuvre, cherté de la matière première, et l'agricultunv
n'en est pas à l'abri. Mais les risques météorologiques, qui l'ac-
cablent, ont un caractère particulier. Le tisseur, qui mêle sur
son métier des fils de coton et de laine, sait qu'il aura une étoile
d'une qualité déterminée, et le métallurgiste produira du fer ou
de l'acier selon la formule chimique de la lave incandescente qui
s'échappe en coulée du haut fourneau. Le laboureur n'est pas.
sûr de manger le pain du blé qu'il a semé selon les règles d'uike
science précise, et le vigneron, qui a conduit ses raisins à, la
cuve au prix des plus scientifiques efforts, aura peut-être de la
piquette au lieu du bon vin qu'il méritait.
Le paysan traditionaliste et routinier supporte mieux le
désastre parce qu'il trouve dans sa vieille mentalité une sorte de
fatalisme héréditaire. Le paysan moderne, d'esprit précis et
positif, que l'imprégnation scientifique de l'école a développé,
regrette alors de n'avoir pas fait autre chose comme tel de ses
camarades qui n'était pas plus instruit que lui, de n'être pas
entré dans une de ces carrières, si appréciées en France, où
l'effort détermine rigoureusement le succès, c'est-à-dire le
payement, où l'on voit même parfois que celui-ci dépasse de
beaucoup celui-là.
Il y a encore une autre nuance, inattendue, pleine d'intérêt.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Le paysan moderne traite sa culture comme une expérience
scientifique, il en a établi méthodiquement les conditions; il les
a maîtrisées une à une, et, quand l'accident grossier anéantit du
même coup les profits espérés et la marche triomphante d'une
expérience, où il mettait son orgueil, il ressent un choc parti-
culièrement irritant. Il éprouve une soufi'rance qui est épargnée
à ses voisins. Il soufTre un peu à la façon de celui qui, dans un
laboratoire, et sur le point de terminer un travail, trouverait ses
ballons brisés, ses cultures souillées, son livre d'observations
détruit. Le traumatisme porte sur certaines parties de l'àme,
restées jusqu'ici indifférentes au travail de la terre ; il est par
cela même plus aigu, plus douloureux, plus décourageant.
Il l'est d'autant plus que la métairie est un laboratoire qui ne
ressemble pas aux autres, et que, dans l'espèce, l'expérience
agricole a contre elle trois circonstances aggravantes. Elle est
longue, puisqu'elle demande au moins une année, quelquefois
davantage, quand il s'agit de cépages ou d'assolemens nou-
veaux; elle exige une avance d'argent assez considérable, et ne
se poursuit qu'au prix d'un travail pénible, presque douloureux ;
enfin elle devient la plus criante des injustices quand elle est
brutalement arrêtée : dans ces deux vignes, placées côte à côte,
la récolte a été emportée par la gelée, mais le vigneron de l'une,
qui est un paresseux, ne perd que deux pièces de vin, tandis que
son voisin, qui n'a ménagé ni son temps, ni sa peine, ni le
fumier, ni l'engrais, en perd quatre fois plus. Le plus méritant
est donc ici le plus durement frappé.
VII
La vie de la terre, comme celle de la mer pour le marin, a
toujours exercé sur le paysan un charme poétique et religieux.
11 frémit au premier chant du coucou qui est pour lui l'annon-
ciateur des sèves printanières, et il sent la mélancolie de l'au-
tomne dans ces journées déjà sombres, où l'on jette le grain h
la hâte, sous un ciel bas, que traversent les appels étranges des
grands oiseaux migrateurs. Mais on peut vivre longtemps avec
lui sans s'en douter: il cache avec soin son émotion poétique
comme son sentiment leligieux et sa croyance au devin. La
crainte qui le^ teinte .ftst- de paraître dupe, et, afin d'en prévenir
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 167
le soupçon, il devient souvent moqueur. Il rit de celui qui se
dissimule le long des haies pour gagner la maison du sorcier,
et, à la nuit, il ira le consulter lui-même ; le matin, quand la
messe sonne, il y va de l'invariable plaisanterie sur le malin
qui aura tôt fait de gagner sa journée et il a payé cette messe
pour ses morts ; il traite de songe-creux le voisin qui s'attarde
au bout du sillon pour écouter le cihant de l'alouette et il vient
de réciter à son àme la strophe ailée et joyeuse que le vieux
poète patois fait monter et fait chanter dans les airs (i).
Devant les grands spectacles de la nature son émotion
dépasse la poésie et devient religieuse : les deux sentimens com-
munient dans leur origine qui est le mystère universel des
choses. La succession invariable des saisons, les phases de la
lune qu'on croit si décisives dans la germination des plantes,
la gloire du soleil au solstice, que saluent des feux de la Saint-
Jean, sont des forces depuis longtemps diivinisées. Le paysan
que nous avons sous les yeux, quelles que soient les sources
diverses de ses lointaines origines, a derrière lui un atavisme
terrien qui se perd dans la nuit des temps. Voilà donc des mil-
liers d'années que la race, aux prises avec la terre, sent confu-
sément une puissance souverainement créatrice et maternelle
dans le rythme annuel de son inlassable fécondité. Loin des
rivages grecs, bien des hommes, qui n'ont su ni la dégager de
leurs obscures intuitions, ni la personnifier, ni la dénommer,
ont tout de même senti et adoré à leur manière l'immortelle
et bienfaisante Déméter. Faut-il s'étonner qu'un vague pan-
théisme subsiste encore sous la couche épaisse de christianisme
qui l'a absorbé et le recouvre.^ C'est probablement ici la partie
la plus profonde, la plus intime du sentiment religieux, peut-
être la plus irréductible, et qui, même aux jours difficiles de la
Révolution, garda ses exigences.
En Lomagne par exemple, sous la Terreur, les paysans se
passèrent de prêtres pour les morts, les naissances et les
(1) Dastros, poète patois de la fin du xvii* siècle. Ses vers sur le chant des
oiseaux sont un petit chef-d'œuvre d'harmonie imitative. Voici la strophe sur
l'alouette que les paysans répètent avec des variantes :
La lauzeto, per lauza Diou.
Dab soun tiro liro piou piou,
Debez Ion ceou dret coum uo biro
En bet tiro lira se tiro,
E quan nou pot mes haut lira
En bat tourno tiro lira.
REVUE DES DEUX MONDES.
mariages, ou s'accommodèrent fort bien du curé constitu-
tionnel. Mais ils restaient troublés à l'endroit de la Terre et se
V43ulaient garder de toute impiété envers elle. Quand ils
savaient un prêtre caché quelque part, ils le suppliaient de
v<;nir la nuit bénir leurs champs et leurs bestiaux. D'un vieux
logis qu'on voit encore, tapi sous les plantes grimpantes,
à l'entrée d'une petite gorge qui s'ouvre sur la vallée de l'Arratz^
entre Saint-Glar et Mauvezin, un prêtre sortait souvent le soir,
suivi d'un enfant qui plus tard devait raconter ses souvenirs. On
prenait des chemins détournés et on allait fort loin; on s'arrê-
tait aux croix derrière lesquelles hommes et femmes se dissimu-
laient agenouillés et on récitait les prières à voix basse; parfois
sur une alerte on se jetait dans un fourré; on descendait sur
ies rivières où les bestiaux, laissés à dessein dans les prairies,
attendaient, couchés dans l'herbe; quand l'enfant tombait de
fatigue et de sommeil, un paysan le chargeait sur ses épaules et,
au moment voulu, le réveillait d'une secousse pour lui faire
marmotter ses réponses latines.
Telle était l'impression produite par ces nocturnes bénédictions
qjue les légendes naquirent vite. Le prêtre dont nous parlons
fut un jour manqué par une patrouille qui ne trouva dans sa
cachette que ses ornemens sacerdotaux. Un jeune homme s'en
r<jvètit et, à la tête de ses compagnons, parcourut procession-
nellement les rues de la petite ville voisine. Le lendemain, il
était frappé d'une maladie étrange, qui le couvrait d'ulcères, et
un an après, jour pour jour, il mourait en proie à d'atroces souf-
frances. A deux lieues de là, un autre prêtre, ancien religieux,
qui bénissait lui aussi la terre, déroutait tous les efforts de la
police : on résolut de le prendre par trahison. Un meunier, qui
consentit à le livrer, l'envoya chercher par son fils pendant qu'il
se mettait au lit, faisant le moribond. La confession devait
durer assez longtemps pour permettre aux gendarmes d'arriver.
Le prêtre accourut sans défiance, mais au moment où il s'ap-
prochait du lit, il se trouva que le faux moribond était devenu
un vrai mort.
Il est possible que la ruine complète de l'idée chrétienne, en
qui se sont réfugiées et transformées toutes les formes anté-
rieures et durables du .sentiment religieux, entraînerait celle
des vieilles et poétiques survivances panthéistes. Si jamais
l'ùme paysanne, entièrement vidée de tout son passé, n'était
LA VOCATION PAYSAIN.NE ET l'ÉCOLE. ÎJS9'
plus accessible qu'à la science, la terre aurait beaucoup moius^
(le prise sur elle. Il y aurait peu de vrais paysans.
Les vrais paysans aiment la terre pour des raisons que ki
raison ne connaît pas entièrement. On peut d'ailleurs l'aimer
autrement, et il y a beaucoup de faux paysans. Le capitaliste-
qui achète une vaste propriété comme placement, l'ingénieur
qui l'organise et la dirige, les contremaîtres qui surveillent le*f
équipes d'ouvriers, les travailleurs qui forment ces équipes, sont
pour la plui)art de faux paysans. Ils aiment la terre uniquement
pour des raisons claires, et une comptabilité exacte règle leurs,
sentimens. Los vrais paysan»^, les plus rudes et les [)lus avare»,
ont pour elle un cœur plein de faiblesse : c'est toujours la
maîtresse ensorcelante dont une faveur fait oublier plusieurs
trahisons. Qu'ils possèdent la terre ou rêvent de la posséder et
travaillent à réaliser leur rêve, ils l'aiment d'un amour extrême^,
ombrageux et exclusif. Le désir des sillons que l'on n'a pas n'est
pas plus âpre que l'amour de ceux que l'on po.ssède. Bien des
_gens, qui ont quelque intérêt aie faire, veulent séparer les deux
sentimens : ils prennent chaque matin le premier pour le trans-
porter sur le sommet de la plus haute montagne, et, avec le.>*
paroles éternellement délicieuses du Tentateur, ils lui montrent
non pas les .sols pauvres et méprisés, — causses, landes, friches,
garrigues, — mais les vallées herbeuses et nourricières, le.s
pentes ensoleillées où les vendanges mûrissent, les plaines cou-
vertes de moissons. Le paysan a l'oreille qui s'ouvre vite, quand
on lui parle de prendre la terre ; cependant il sous-entend tou-
jours que la prise serait suivie d'une entière et parfaite posses-
sion, telle que la race la poursuit en lui depuis des siècles,
telle que l'évolution économique la lui donne chaque jour
davantage, possession à plein effet et libre jeu, avec le droit de
vendre, de louer, de bailler à moitié fruits, de transmettre
héréditaireiment, de prêter et d'emprunter dessus, d'user et
d'abuser, avec tous les droits anciens et de nouveaux, s'il était
possible. Et même cette possession n'aurait peut-être pas tout
.son attrait, si elle s'étendait à tous, si l'on ne .se .sentait plus à
côté de soi des gens qui la désirent et ne l'ont pas, des gens qui,
pour éviter la fondrière du chemin vicinal, ne peuvent pas
monter .sur le talus du champ en bordure, parce qu'il vous plait
de les arrêter, de les exclure de votre droit souverain, aussi sou-
verain sur un demi-arpent que sur un domaine princier. Et
170 REVUE DES DEUX MONDES.
ceci est encore un ravissement pour la passion d'égalité qui
nous enivre et qui s'accorde si bien en nous avec le plaisir d(i
marquer notre supériorité au voisin.
Il est des idées, qui ont besoin de se déformer, de s'altérer
profondément, au point d'être méconnaissables, pour pénétrer
dans le tréfonds de la mentalité du paysan, à moins que celle-ci
ne se libère des lourdes hérédités qui l'ont faite : on doit
craindre que, du même coup, elle ne se détache de la terre. C'est
une très vieille chose que l'âme paysanne : si on l'ouvre à cer-
tains souffles nouveaux, on risque de la dissoudre. C'est la mé-
moire vivante d'un long passé douloureux qui cherche l'apai-
sement dans la plus individualiste des revanches.
Elle est remplie en effet par un individualisme forcené, où il
entre infiniment d'orgueil, par un sentiment farouche et intrai-
table à la façon d'un sentiment religieux. La terre est pour les
vrais paysans l'objet d'un culte et d'une foi, d'une vague et in-
consciente religion : ils y mettent toutes leurs ambitions et toutes
leurs énergies, leur âme et leur vie. Bien que leur nombre
diminue chaque jour, ils forment encore le fond même de la
nation, son ossature, son cœur et ses muscles, notre grande
réserve de forces physiques, intellectuelles et morales. Si la belle
paysannerie française, thc beantiful french peasantry, comme
disent les Anglais, qui nous l'ont plus d'une fois enviée, venait à
disparaître, quelles que puissent être les adaptations futures, le
dommage serait sans doute incalculable.
Ce sont ces paysans que l'école doit s'appliquer à nous con-
server en cultivant soigneusement les vocations naissantes des
petits apprentis qu'on lui confie. Elle n'y parviendra que si le
maître lui apporte des qualités très personnelles. On ne peut
faire aimer la terre qu'à la condition de l'aimer profondément
soi-même. 11 ne s'agit plus d'un enseignement où il suffit d'être
clair, méthodique, ingénieux et patient, mais d'une culture
morale, où chaque parole et chaque geste doivent être appuyés
par le rayonnement de l'âme.
Osons dégager et formuler une vérité qu'entrevoient tous
ceux qui suivent de près l'évolution morale de nos campagnes.
Le maître, à l'école du village, ne peut être éducateur dans le
sens de la terre que s'il la voit, la connaît et l'aime avec des
yeux et un cœur de paysan. Que les plus difficiles et les plus
délicats se rassurent : on peut être paysan, profondément paysan.
LA VOCATION PAYSANNE ET l'ÉCOLE. 171
parler facilement patois, au besoin manier la bêche, avec une
bonne culture scientifique, du goùt littéraire, un sentiment très
vif de la poésie de la nature, une véritable élégance intellec-
tuelle et morale. Celle-ci ne se mesure pas au savoir livresque,
et elle reste toujours une des qualités maîtresses de l'éducateur.
Il y a au moins un reproche qu'on ne pourrait pas faire au
maître paysan, c'est d'être un esprit primaire au sens défavo-
rable qui semble s'attacher de plus en plus à ce mot, puisque,
si je ne me trompe, et pour des raisons que l'on voit sans peine,
il serait précisément tout le contraire.
Les instituteurs à l'àme paysanne étaient nombreux autrefois,
ils le sont moins aujourd'hui, et on m'assure qu'ils deviennent
chaque jour plus rares, ce qui est extrêmement regrettable. Gom-
ment les recruter et les former.^ C'est une question grave, diffi-
cile, complexe, délicate, mais non pas insoluble, et dont on peut
bien dire qu'elle n'est pas,_ qu'elle ne sera peut-être pas de sitôt
le premier souci de ceux qui s'occupent le plus de l'école. Il est
des milieux où l'on provoque un véritable étonnement quand on
y parle du maître tel qu'il devrait être dans une école villa-
geoise, adaptée selon les règles d'une bonne méthode scien-
tifique.
Les exigences de ma profession me conduisirent un jour pour
la première fois dans un petit village de la plaine qui éparpille
négligemment ses maisons parmi les vergers. Sous le soleil de
juin les champs étaient en joie et les cerisiers rouges de fruits.
Devant l'école un homme dételait une paire de vaches, entouré
d'enfans dont les plus grands l'aidaient. C'était l'instituteur qui,
après son labour matinal, allait commencer sa classe. On devine
ma curiosité. Elle amena une enquête, qui peu à peu devint
complète.
Ce maître était sorti d'une vieille famille de métayers
gascons, qui depuis cent vingt ans travaillait la même métairie
au moment où son père l'acheta, moyennant une somme assez
ronde, enterrée sous le lit par l'effort de quatre ou cinq généra-
tions. Le métayei', devenu propriétaire, voulut faire de son fils
un monsieur et il en fit un instituteur. Mais celui-ci garda tou-
jours la nostalgie de la charrue et il s'était juré qu'il y ramène-
rait ses trois fils, alors âgés de moins de quinze ans. Il avait
pris pour cela le vrai moyen et même le seul ; sur quelques
champs loués, il travaillait tous les jours avec eux et leur mère,
172 REVUE DES DEUX MONDES.
en se faisant aider parfois de toute la bande des écoliers. Le cas
était curieux. Je me permis de le signaler et d'en montrer le bel
intérêt. J'aurais voulu une récompense pour ce rare éducateur.
On me répondit que ce maître était très méritant, mais qu'on
jie pouvait pas entrer dans mes vues, parce qu'aux examens et
«ux inspections, dans les réponses et les cahiers, les élèves de
<ette école ne se montraient pas supérieurs en agriculture à ceux
des écoles voisines. Evidemment nous ne nous comprenions pas.
Mon protégé n'a pas eu d'autre récompense que la réalisation
«le son rêve. Il est maintenant à la retraite et, avec ses trois fils,
il laboure les champs paternels. La Gascogne lui doit certaine-
ment bien d'autres laboureurs.
La terre, qui nous nourrit, est la principale source de notre
richesse et de notre puissance, elle est au premier rang des in-
fluences qui ont déterminé la personnalité morale de la France
et façonné le génie national. L'école, malgré de très louables
efforts, ne fait pas son devoir envers elle, et nous avo7is essayé
de montrer les erreurs qui l'en empêchent. C'est une erreur de
penser que la même formation peut donner à Paris et à la pro-
vince, à la ville et au village, l'instituteur qui leur convient, que
le choix du métier et la vocation se confondent et qu'il suffit
d'enseigner l'un pour faire naître et développer l'autre ; c'est une
erreur de croire qu'on peut faire aimer la terre sans la con-
naître à fond et l'aimer profondément soi-même et que, pour
rester un maître paysan, on doive renoncer à la distinction intel-
lectuelle. Ces erreurs ont un caractère commun, une marque
d'origine où l'on reconnaîtra le goût de l'unité et l'esprit aprio-
riste du rationalisme. L'expérience complète et sincère de la
réalité, la patiente soumission à cette expérience, fondemens
d'une autre philosophie, nous donneraient de meilleurs résultats.
Sur la mince tranche de vie que nous venons d'étudier, l'esprit
€t la méthode rationalistes aboutissent à un véritable échec.
D'' Emmanuel Labat.
ÉPOPÉES AFRICAINES
Après avoir lu mon livre A travers r Afrique, un ami me
disait un jour, écrasé par la quantité des actes héroïques de nos
tirailleurs : « Ne m'en racontez plus, je croirais à la fin que vous
les inventez. »
Je n'invente pas. Chaque jour voit se produire un de ces faits
dignes d'être enregistrés par l'histoire, et que nul ne connaît.
Sait-on seulement le chiffre des pertes que l'armée noire
subit en un an ?
Nous nous plaisons en France à répéter que la période de
conquête est terminée, sans nous douter que tous les jours on se
bat dans cette brousse lointaine, et qu'on y meurt. Pour ne
parler que des dernières années, les pertes ont été en 1908 de
341 hommes, en 1909 de 417, en 1910 de 534 ; et de 138 dans les
trois premiers mois de 1911.
Ces chiffres ont leur éloquence, ils se passent de commen-
taires; mais lorsque je regarde ce monceau de gloire, des noms
d'amis en jaillissent, noms d'officiers ou de simples tirailleurs,
inséparables les uns des autres, car marsouins et tirailleurs ne
l'ont qu'un. L'union des hommes et de leurs officiers est telle,
que parler des premiers, c'est, parler des seconds.
Certes, la bravoure de nos tirailleurs est innée; ils l'ont dans
le sang. Mais il ne faut pas conclure, et j'ai entendu faire c^tte
supposition, que leur bravoure est indépendante du chef qui les
commande, que d'eux-mêmes ils accom[)lissent des prodiges.
Il en est de l'armée noire comme de toutes les armées ; le
chef est indispensable, et surtout le chef français. Mieux que
tout autre, le Français inspire à ses hommes, avec l'admiration,
174 REVUE DES DEUX MONDES.
l'attachement absolu qui double leur valeur. Le propre de rânic
française est de communiquer les vertus qu'elle porte en elle,
d'engendrer le dévouement jusqu'à l'héroïsme.
Cet Anglais s'en rendait compte, lorsqu'il me disait: « Si
nous avions vos tirailleurs et vos officiers, toute l'Afrique serait
à nous depuis longtemps. » Il ne séparait pas les chefs de leurs
hommes, et il avait raison. C'est aux premiers que nous devons
les seconds, aux premiers et aux sous-officiers à qui incombent
presque toujours des devoirs et des responsabilités d'officiers.
Il ne faut pas que mes récits, que mon admiration pour no.s
tirailleurs diminuent le rôle de leurs officiers. Si brave que soit
une troupe, elle ne peut rien sans son chef, en dépit de l'affir-
mation de Tolstoï : «■ Le soldat est tout dans le combat. » Le seul
vrai principe sera toujours celui de Napoléon : (( Le chef est tout. »
(( Pendant la guerre de Grimée, raconte le colonel Ardant du
Picq, un jour de grande action, au détour d'un des nombreux
remuemens de terre qui recouvraient le sol, des soldats de
deux partis opposés se trouvèrent inopinément face à face, à dix
pas. Saisis, ils s'arrêtèrent ; puis, comme oubliant leurs fusils, se
jetèrent des pierres, tout en reculant. »
Un autre épisode, analogue et plus récent, est rapporté par
le général Yan Hamilton, détaché à l'état-major du général
Kuroki pendant la guerre de Mandchourie.
Le général Hamilton visitait la colline emportée d'assaut par
le général Okasaki, au combat du Cha-ho ; il engagea la conver-
sation avec un soldat japonais ayant participé à l'attaque. Ce
dernier avoua ne s'être battu ni à coups de fusil, ni à coups de
baïonnette, mais à coups de pierres. Et le général lui en deman-
dant la raison, le soldat répondit que, sur le moment, ce mod«(
de combat avait paru le plus simple.
Il est incontestable que ces hommes, aussi bien en Mandchou-
rie qu'en Grimée, ont eu un instant d'affolement. Mis brusque-
ment en face les uns des autres, à bout portant, aucun d'eux
n'a osé tirer le premier, appréhendant de déterminer par son
geste celui de l'adversaire. Ils étaient si près que les balles ne,
devaient pas manquer leur but, «lu moins ils se le figuraient ;
et pour se distraire de leur fusil, pour distraire l'ennemi {\u
sien, pour occuper le temps, et se donner, en somme, la pos-
sibilité de reculer, ils se lançaient des pierres.
A quelle cause attribuer cette défaillance d'hommes éminem-
ÉPOPÉES AFRICAINES. 175
ment braves? La réponse est facile, elle est contenue dans le récit
détaillé des deux combats. Ces soldats, séparés de leur groupe
par la furie de l'attaque, se sont trouvés, des deux côtés, privés d^e
leur chef, sans officier pour les enlever. Leur éd'iication mili-
taire n'a pu triompher de l'elYet produit par l'apparitiion' soudaine
d'un danger redoutable ; brusquement, la mort s^est dressée
devant eux; ils ont été l'homme primitif revenant aux armes
primitives. Ils l'ont été durant une minute, le tetnps qu'une
troupe apparût conduite par son chef et, se portant au secours
d'un des partis, décidât l'autre à la fuite. Mais cette minute a
existé, et cet exemple suffit pour démontrer l'erreur de la théorie
de Tolstoï : « Le soldat est tout dans le combat. »
Ce qui est vrai en Europe reste vrai en Afrique.
La bravoure de nos tirailleurs est admirable, est folle; tou-
tefois, si elle atteint ce paroxysme qui l'élève jusqu'aux sublimes
dévouemens, c'est grâce à la présence du « blanc. » Les Souda-
nais sont des hommes, plus près encore de la nature que les
Européens ; livrés à eux-mêmes, ils auraient peut-être des re-
tours vers « le caillou, » comme les civilisés de Grimée et de
Mandchourie.
Cette bravoure de nos noirs est faite d'honneur et de fierté
de race; cependant, on ne trouverait, dans leurs combats, anté-
rieurement à notre domination, aucun de ces actes qui sont la
monnaie courante dont ils paient aujourd'hui notre affection.
En 1908, dans la Sassandra, le caporal Gogué Diara, seul
avec quelques hommes, cerné, pressé par l'ennemi, arrive à lui
arracher le corps de son lieutenant qui vient d'être tué. Il eût
certainement abandonné le corps d'un de ses camarades.
Un an plus tard, à la Côte d'Ivoire, dans le Baoulê, il faut
cinq blessures pour l'arrêter ; il ne tombe qu'après avoir eu la
cuisse traversée, le péroné fracturé, et après avoir reçu trois
balles dans la jambe et le pied. Son sang bambara est le prin-
cipal mobile de sa valeur, mais il lutte jusqu'au bout parce
qu'il veut être digne du blanc qui le commande et en mériter
l'admiration, parce qu'en se battant, il défend la vie de son chef.
Dans ce même Baoulé, pendant la même période de répres-
sion, à la prise de Kami, le lieutenant Kaufman demande un
homme pour reconnaître une palissade qui semble déserte,
mais d'où, un moment plus tôt, est partie une fusillade terrible.
Le premier, parmi plusieurs autres. Baba Tourése présente.
176 REVUE DES DEUX MONDES,
II part, il se dissimule, il rampe à travers la brousse. Le voilà
tout près de la palissade. Rien ne bouge. Il avance encore un
peu, il parvient au pied des palanques, il se soulève, regarde.
Pas un homme. La position est évacuée. A l'instant où il va
crier la bonne nouvelle, sa voix s'arrête; à gauclie à 20 mètres,
une tranchée est remplie d'ennemis. Les fusils sont braqués sur
lui. Qu'il reste immobile, muet, les indigènes ne tireront pas,
afin de ne pas dévoiler leur embuscade. Il n'hésite pas, et pour
mieux indiquer à son chef la direction d'où vont partir les
balles à son adresse, il met lui-même enjoué ceux qui le visent,
et tire le premier.
Vingt détonations retentissent, il tombe grièvement blessé.
Tout à l'heure les ennemis s'empareront de lui, le mutileront;
qu'importe! Son officier est averti. Et il soulève sa tête au-dessus
des herbes pour donner un dernier regard à ceux qu'il a sauvés.
Que voit-il. »> Le lieutenant vient de commander: En avant! Il ne
s'imagine pas que c'est pour aller à son secours ; il se dit qu'il
n'a pas été compris, que son officier va tomber dans l'embus-
cade; il doit compléter son renseignement. Rassemblant ses
forces, il se dresse, et debout, s'offrant en cible à l'ennemi,
avant de retomber, il a le temps de s'écrier :
— Avancez pas, y en a sauvages!
Brave petit tirailleur; à cent cinquante ans de distance, il
rééditait le cri sublime : « A moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi! ))Il
ne connaissait pas l'héroïsme de d'Assas, il en avait le cœur. Mais
si son lieutenant n'avait pas été là, aurait-il jeté son cri d'alarme.'*
La France pour lui, c'est l'officier qui a su se faire aimer en
même temps que se faire admirer. Le drapeau de nos tirailleurs,
c'est celui de leur officier, c'est leur officier lui-même.
LA RETRAITE DE ZINDER
Le Tchad! nom magique, fascinateur ! Qui n'a rêvé du lac
inconnu au centre de l'Afrique.»^
Le Tchad! Pendant longtemps, il a brillé devant les yeux à
la façon des mirages évanouis avant d'être touchés! Il semblait
même à l'explorateur, lorsque ces mirages se levaient sur sa
route, qu'ils avaient été lancés par le grand lac dont ils devaient
être un refiet ; ils disparaissaient, renaissaient et reculaient sans
cesse pour l'attirer vers l'eau mystérieuse.
ÉPOPÉES AFRICAINES. 177
Le Tchad! Le colonel Monteil le vit en 1893. Son retour fut
celui d'un vainqueur. Le Tchad n'était plus inaccessible. Vers
lui convergèrent alors toutes les expéditions; il devint le point
de jonction désigné entre nos possessions du Congo, de l'Algérie
et du Soudan. En 1898, il fut atteint sur sa rive orientale par le
lieutenant Gentil parti du Congo ; la même année, deux missions^
se mettaient en route de l'Algérie et du Soudan pour y arriver,
l'une par le Nord, l'autre par l'Ouest; la première, celle de Fou-
reau-Lamy, était une véritable colonne ; la deuxième, celle du
capitaine Cazemajou, comptait seulement quelques hommes.
Le capitaine Cazemajou avait, en effet, quitté Say, n'emme-
nant avec lui que 18 tirailleurs et l'interprète Olive.
Cette escorte était suffisante pour traverser l'Afrique; le
colonel Monteil l'avait prouvé. Toutefois, une mission ne réussit
dans de semblables conditions que par la diplomatie, l'habileté
de son chef. Il faut connaître à fond le caractère des noirs, ne
pas faire une faute, ne pas commettre une imprudence. Le capi-
taine Binger, lui aussi, en 1887, était allé presque sans escorte
du Soudan à la Côte d'Ivoire; en 1893, le capitaine Marchand
avait réalisé le même exploit, en sens inverse et par une autre
route; mais Monteil, Binger et Marchand étaient des spécialistes
de l'Afrique. Le capitaine Cazemajou ignorait le Soudan, il y
venait pour la première fois, son entreprise était hasardeuse.
Jusqu'à la région de Demaghara, il ne rencontre aucune dif-
ficulté. Dans ce pays, il est même bien accueilli par les Haous-
sas, intelligens, commerçans, et d'un naturel assez pacifique.
Pourtant, des bruits alarmans circulent ; on lui dit de se méfier
du sultan Ahmadou peu disposé h le laisser passer.
Il ne s'inquiète pas de ces racontars et poursuit sa route.
L'hivernage n'est pas encore commencé, les herbes sont
desséchées par le soleil, ou brûlées par les indigènes, mais le
pays est riche. Autour des villages, les terres sont défrichées;
champs de mil, champs de cotonniers attendent les premières
pluies pour reverdir. Chaque jour, à l'étape, les vivres sont
abondans, et, chaque soir, Cazemajou s'endort, confiant dans le
lendemain.
Le 4 mai, il arrive en vue de Zinder. La grande cité noire du
Sahara se profile sur l'horizon. Au-dessus des hautes murailles
se dressent les minarets de ses mosquées, les toits de ses palais,
çà et là, quelques arbres émergent, une masse imposante et
TOME X. — 1912. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
sombre domine cet ensemble confus, c'est une colline de rochers
enfermée dans la ville. Le soleil est déjà bas, ses rayons obliques
illuminent les faites, et découpent sur le ciel les contours des
édifices, au pied desquels l'enceinte forme un ourlet d'ombre.
Quelques cavaliers venus au-devant de la colonne caracolent,
le burnous flottant; ils ont apporté à Gazemajou l'invitation à
camper hors de la ville, lui seul sera admis auprès du Sultan.
Sur un mamelon, à 1 200 mètres de Zinder, le capitaine
installe le bivouac; il est trop tard pour rendre visite le soir
même au sultan Ahmadou.
Déjà, dans le crépuscule, les maisons s'aplatissent, se nivellent,
ne forment plus qu'un pèle-mèle, une confusion de cubes lourds,
de blocs blanchâtres, à peine estompés sur l'étendue de la
brousse; tout se fond dans l'air gris; les cavaliers au burnous
flottant ont franchi les murs de la ville, la plaine est silencieuse.
Au cours de la soirée, le capitaine Gazemajou se félicite de
cette prise de contact avec Zinder : le Sultan n'a pas les mau-
vaises intentions qu'on lui prêtait, s'il avait voulu arrêter la mis-
sion, il l'aurait attaquée immédiatement; il ne tient pas à ce
que les tirailleurs pénètrent dans la ville, rien n'est plus natu-
rel; il craint d'effrayer la population, peut-être de se donner
une apparence de soumission aux blancs.
L'interprète ne répond rien à ces hypothèses. Son regard se
porte des tirailleurs accroupis devant un feu à la sentinelle qui
veille en avant du campement, et ce regard traduit clairement
la crainte d'une attaqué. Le capitaine trouve son compagnon trop
pessimiste. Néanmoins, il appelle le sergent Samba Taraoré et lui
fait des recommandations pour la nuit. Gelui-ci hoche la tête.
— Mon capitaine, ces gens-là y a pas bons.
Le caporal Kouby Keita, avec la familiarité des tirailleurs,
résultat de leur confiance et de leur affection, s'est approché, et
appuie l'affirmation du sergent.
— Ges gens-là y a pas bons. Toi n'as pas besoin de voir le
Sultan demain.
Gazemajou hausse les épaules :
— Et pourquoi.»^
— Ça manière de sauvages pour te prendre.
Samba et Kouby Keita insistent : ils ont entendu parler les
Haoussas, ils savent que le Sultan ne veut pas permettre aux
blancs de passer chez lui. Zinder est la plus grande ville du
ÉPOPÉES AFRICAINES. IID
Soudan, olle renferme des richesses incalculables pour le pays,
des maisons qui sont des palais ! C'est ici que se concentre tout
le commerce des caravanes venues du Nord ! Ahmadou ne serait
plus le Snltan tout-puissant s'il n'empêchait les Européens de
fouler sa terre ; il perdrait son nom, il perdrait sa fortune,
Gazemajou ne se laisse pas influencer par ces paroles. Certes,
cette ville est importante, elle doit compter au moins 20000 âmes,
son enceinte crénelée a plus de 5 kilomètres de tour; et ce
qu'on rapporte de sa richesse est probablement exact; mais tous
les voyageurs ont rencontré sur leur chemin des cités, sinon
aussi florissantes, au moins aussi puissantes ; Binger est entré
à Kong, Monteil à Kouka; le lieutenant de vaisseau Boiteux, avec
6 Européens et 12 tirailleurs, a pris Tombouctou ! Pourquoi
suspecter la bonne foi du Sultan ? Si celui-ci est encore indé-
cis, un coup d'audace lui en imposera.
Le jour se lève ; nulle attaque n'a troublé la nuit.Cazemajou,
heureux et confiant, regarde le vent dissiper les nuées matinales,
les minarets sortir de l'ombre, la ligne des toits se préciser et
mettre sur l'horizon des dentelures. Il aspire cette odeur un peu
acre exhalée par les herbes brûlées que la nuit a mouillées de
rosée, cette odeur caractéristique de l'aurore africaine, et qui
reste, pour ceux qui l'ont connue, l'odeur évocatrice de la brousse ,^
l'odeur de l'Afrique.
La ville à contre-jour n'est encore qu'un amas d'ombre; elle
se détache comme un ilôt noirâtre sur la mer ensoleillée des
champs environnans; elle semble dormir encore. Pourtant, les
portes se sont ouvertes, les cavaliers de la veille galopent vers
le campement, ils viennent chercher le chef de la Mission.
Le sergent Samba Taraoré fait prendre les armes à l'escorte;
il s'approche du capitaine et renouvelle sa prière.
— Mon capitaine, toi n'as pas besoin d'aller là-bas.
Gazemajou fait signe à l'interprète Olive et se dispose à
accompagner les envoyés d'Ahmadou. Samba e.st devant lui.
— Alors, mon capitaine, tous les tirailleurs y a partir avec toi.
Gazemajou lui donne l'ordre de l'attendre. Avec l'interprète
Olive, il descend vers la ville.
Du sommet du mamelon, Samba et le caporal Kouby Keita,
l'arme au pied, liés au convoi par la consigne, regardent s'éloi-
gner leur officier. Le capitaine approche du grand tata, il fran-
chit la porte, on ne le voit plus... Samba et Kouby demeurent
180 REVUE DES DEUX MONDES.
les yeux fixés sur cette tache sombre qui dans le mur marque
l'entrée de Zinder.
Tout à coup, ils tressaillent; là-bas, des cris s'élèvent. Est-ce
que ce sont des acclamations en l'honneur des blancs? N'entend-
on pas, au milieu de ces cris, la voix du capitaine.!^
Maintenant des hurlemens passent par-dessus l'enceinte. Ces
hurlemens ont un accent de triomphe. Et voilà des cavaliers qui
se précipitent, clamant leur victoire : les blancs sont morts; que
leurs hommes s'en aillent.
Le sergent ne peut douter de la vérité de cette nouvelle.
C'est bien l'appel de son officier qui, tout à l'heure, est venu
jusqu'à lui !
A peine entré dans la ville, Cazemajou a été a.ssommé à coups
de bâton avec son interprète.
Le capitaine e.st tué, mais les tirailleurs n'abandonnent pas
leur chef, même quand il est mort. Il leur faut le corps de leur
officier. Sans hésiter. Samba Taraoré dit au caporal Kouby Keita
de garder le campement, et avec un homme il se dirige vers
Zinder.
Saisi aussitôt et conduit devant le Sultan, il exige de lui les
cadavres de ses chefs. Ahmadou, dans un éclat de rire, ordonne
d'enchainer les audacieux.
Près du convoi, le caporal attend toujours le retour du ser-
gent. Il devine que Samba est prisonnier. A son tour de prendre
le commandement. Sur son ordre, les tirailleurs construisent un
retranchement ;en quelques minutes, des abris sont creusés, les
ballots du convoi renforcent les parapets, forment des barri-
cades. En face des murailles de Zinder, hautes de 8 mètres, abri-
tant des centaines de guerriers, se dessine sur la colline, comme
un trait d'ombre, la ligne mince de la tranchée des 16 tirailleurs.
Kouby Keita n'a pas l'intention de s'en tenir à la défensive ;
il veut son sergent et les corps de ses officiers.
Dans les indigènes du convoi, il choisit un interprète et
l'envoie porter son ultimatum au Sultan : <( Si les prisonniers ne
sont pas rendus immédiatement, il prendra et brûlera Zinder. »
Ahmadou est bon prince, il n'en veut pas à ces noirs. La
sommation lui semble tellement bouftonne qu'il ne peut se
fâcher. Même, la grandeur du ge.ste de ce petit tirailleur ne lui
échappe pas; il n'y voit pas de l'impudence, mais seulement une
présomption folle.
ÉPOPÉES AFRICAINES. 181
Lequel parmi ses chefs oserait avoir une pareille témérité? Il
ï\rrète ses guerriers prêts à venger l'offense et se contente de ne
rien répondre.
Ce silence est une nouvelle insulte pour Kouby Keita. Il
attend la nuit et, lorsque tous les bruits ont cessé, à la tête d'une
patrouille, il s'avance vers Zinder. Les hommes portent des bottes
de paille et des perches, lui-même tient un tison à la main.
Les palais et les maisons du centre de la ville ont des toits
plats en terre battue, mais près de l'enceinte, les cases des fau-
bourgs sont recouvertes de chaume. Kouby l'a remarqué. Il ne
peut enfoncer la grande porte du tata; à l'aide des perches dont
il s'est muni, il fera tomber des torches enflammées sur les
paillotes. Il se dissimule; l'ennemi a peut-être une sentinelle
sur la colline de rochers dominant la ville ; il se glisse sous les
murs, parvient à l'endroit qu'il s'est iixé, et rapidement exécute
son plan.
Illuminé par les flammes qui s'élèvent, crépitent, tendent un
voile de feu sur les palais de Zinder, Kouby Keita, calme, suivi
de sa patrouille en ordre, regagne son campement. Et la popula-
tion réveillée en sursaut, sortie de la ville, contemple, terrifiée,
ces cinq hommes qui montent la pente de la colline d'un pas
égal sans même tourner la tête.
Au lever du jour, le sergent Samba et le tirailleur étaient
remis en liberté. Mais le Sultan l'endait ces <leux hommes parce
qu'i4 les voulait tous; il voulait ces guerriers que rien ne pou-
vait effrayer. Il leur donnerait le commandement de son armée,
il les paierait ce qu'ils demanderaient. Il comprenait que parla
force il ne les prendrait pas vivans.
Les cavaliers, en ramenant le sergent, firent part aux tirail-
leurs des offres de leur maître.
Samba n'a pas besoin de consulter' ses hommes. Tous ont
bondi sous l'outrage :
— Nous ne sommes pas à vendre, rendez-nous les corps
<le nos chefs.
Les cavaliers rentrent à Zinder et rapportent au Sultan la
réponse des tirailleurs.
La journée se passe. Les portes de Zinder restent fermées. Le
lendemain, elles ne se rouvrent pas. En vain, derrière son re-
tranchement, la petite phalange attend les cadavres des blancs.
Le soir, Kouby Keita, sur un autre point de la ville, renou-
182 REVUE DES DEUX MONDES.
velle son exploit de la veille : tle nouveau les llammes s'élèvent
sur Zinder.
Cette fois, c'en est trop! Le Sultan est à bout de patience.
Puisque ces hommes sont assez fous pour le braver, qu'ils
meurent! Au matin ses guerriers marchent contre le campement.
Le sergent les laisse approcher; à 500 mètres, il commande
le feu, cette foule hurlante va connaître ce que peuvent les
armes des blancs!
Chaque feu de salve fauche la cohue, y ouvre une brèche,
l'éventre, chaque balle traverse plusieurs hommes. L'ennemi
s'arrête, il ne crie plus ; le silence s'est fait devant cette ligne
d'éclairs d'où jaillissent des gerbes de plomb mortelles; et
tout à coup, pris de panique, les soldats d'Ahmadou se dis-
persent, détalent vers la ville. Quelques cavaliers galopent
encore çà et là, mais ils suivent le mouvement et s'engouffrent
dans Zinder.
Samba Taraoré s'est avancé, et dans la plaine déserte, au
milieu des cadavres, au pied de la muraille, il répète encore
une fois :
— Rends-nous les corps de nos chefs.
Tout l'après-midi, les tirailleurs attendent un nouvel
assaut; la grande porte de fer ne se rouvre pas.
La nuit est venue, Zinder semble une ville morte. La petite
troupe pourrait facilement battre en retraite, elle n'y songe pas :
les cadavres des blancs sont là; l'honneur et le devoir com-
mandent de ne pas les abandonner.
Samba et Kouby se relaient pour veiller.
Le sergent vient de prendre le quart ; il contemple ces mu-
railles noyées dans l'obscurité : comment les renverser >} Il n'a
pas de canon !
Evidemment les sauvages ont peur, ils n'osent pas attaquer !
Ils resteront derrière leurs remparts sans offrir le combat, espé-
rant que les tirailleurs lassés se retireront. Le front têtu de
Samba se plisse, ses balafres de Bambara, de chaque côté des
joues, se creusent sous l'effort de la colère et de la volonté. Non,
ses tirailleurs ne s'en iront pas! Ils assiégeront la vilh;!
Assiéger la ville.^ Zinder a des vivres pour longtemps, pour plus
longtemps peut-être que les tirailleurs!...
Tout à coup la ligure de Samba s'illumine : là-bas, dans une
dépression du terrain, sont les puits où s'alimente l'ennemi. Il
ÉPOPÉES AFRICAINES. 483
ne peut le réduire ni par la force, ni par la faim, il le réduira
par la soif.
Dès l'aube, avec une partie des tirailleurs, il occupe les puits ;
Kouby Keita garde le camp.
Au matin, quelques indigènes sortent furtivement et se diri-
gent vers les points d'eau. Une décharge les accueille. Ceux qui
n'ont pas été couchés par la salve s'enfuient terrifiés ; la ville se
referme, et le calme s'étend de nouveau sur la plaine.
La journée s'écoule. Pas un homme ne se risque hors des
murs.
Une fois, deux fois, le soleil se lève; chaque jour, il éclaire les
dix-huit tirailleurs montant la garde devant la forteresse qu'ils
ont plongée dans la stupeur et dans l'effroi, la forteresse où
reposent leurs chefs, immobile et silencieuse comme une tombe.
Pourtant le quatrième jour, les réserves d'eau de Zinder sont
épuisées. Une sourde rumeur s'élève au-dessus des murs ; un
grondement de bêtes affolées qui se préparent à mordre; bientôt
la cité entière hurle par des milliers de bouches; il faut boire!
Les tam-tams et les trompes de guerre retentissent. Samba et
Kouby se préparent au combat.
Dans l'après-midi, les portes s'ouvrent. Une nuée de guer-
riers se précipite vers les points d'eau; une grêle de chevro-
tines, une nuée de flèches s'abattent sur le sergent et ses tirail-
leurs. Calme, Samba commande le feu. En vain les premiers
rangs ennemis s'écroulent sous les balles, la horde altérée pié-
tine les corps, se rue sur les défenses derrière lesquelles le
sergent tente de résister. La retraite va lui être coupée. Les sau-
vages sont trop !
Mais Kouby Keita est prêt à la contre-attaque. Du haut de la
colline, il tombe sur le flanc des assaillans. Les détonations
partent à bout portant, les flammes des fusils brûlent les faces;
les baïonnettes luisent... Samba est dégagé; les tirailleurs
reculent sur le campement, face à l'adversaire.
Les soldats d'Ahmadou, après un moment de surprise, sont
enlevés de nouveau par le son des tam-tams et le mugissement
des trompes, ils s'élancent à l'assaut du retranchement où se sont
affaissés le caporal et deux hommes que leurs camarades ont
soutenus jusque-là. Kouby Keita est blessé à mort.
Encore une fois la vague est repoussée.
Autour du mamelon, les ennemis tenus en respect se dis-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
persent, ils tirfml abrites ; leurs balles parviennent à peine jus-
qu'au but, mais les assie'gés ne sont plus que dix.
Cinq nouveaux blessés gisent à terre. Ils ont fait le coup de
feu tant qu'ils ont eu des forces, maintenant ils ont donné leurs
cartouches aux survivans, les dernières cartouches! caries mu-
nitions vont manquer.
Enfin la nuit arrive ; le suaire des ténèbres recouvre les
cadavres de Kouby Keita et de deux tirailleurs.
Le sergent comprend qu'il ne peut plus résister. Il est im-
puissant contre le nombre. Il a fait son devoir, il a maintenant
celui de sauver ceux qui vivent encore et de regagner le premier
poste, « afin de rendre compte, » comme il le dit plus tard.
Silencieusement, il donne les ordres de départ et forme son
convoi ; l'ennemi garde les corps des chefs, il ne lui laissera pas
d'autres trophées; il emporte ses morts et ses blessés.
L'ombre protège sa retraite. Grâce à l'obscurité, à coups de
baïonnette, dans la rage qui triple les forces, il réussit à crever
le cercle des soldats d'Ahmadou.
Cependant, sur ses pas résonnent les appels de ceux qui le
poursuivent. Au jour, il doit leur faire tète, et recommencer à
se battre. Autour de lui, se serre la glorieuse phalange dont
chaque jour les rangs s'éclaircissent, mais les survivans, épuisés,
les yeux brillans de fièvre, retrouvent des forces pour tenir à
distance la meute qui les harcèle, sans o.ser les approcher,
attendant de les voir tomber.
Cette poursuite dura plusieurs jours ; quand le sergent
Samba Taraoré parvint au premier poste français, sur les dix-
huit tirailleurs, escorte du capitaine Cazemajou, six avaient été
tués et huit étaient blessés.
LA MORT DU LIEUTENANT MARITZ
La lune re.splendit, sa clarté inonde la brousse et fleurit de
blanc l'extrémité des branches. Sur le sentier qui se détache
comme une traînée d'un gris clair entre les herbes plus sombres,
les tirailleurs vont silencieux, la fraîcheur de la nuit les rend
légers, et surtout la pensée du combat vers lequel leur officier
les conduit.
Le lieutenant Marilz marche en tête, il s'est mis en route, le
ÉPOPÉES AFRICAINES. 185
soleil couché, pour surprendre a l'aurore un rassemblement de
sofas, signalé près de la frontière de Sierra Leone, au village de
Wvma. Ces sofas cherchent sans doute à rallier Samory dont ils
ont été séparés. Hypothèse vraisemblable ; car le colonel
Combes ^1) vient opérer simultanément dans la vallée du Milo
et dans celle du Haut Niger. Le colonel a refoulé Samory vers
l'Est, du Milo sur le Bani, et les colonnes volantes des capitaines
Briquelot et Dargelos ont rejeté Kémoko Bilali, un des lieute-
nans de l'Almamy, des sources du Niger vers le territoire bri-
tannique de Sierra Leone. Les bandes dispersées se sont refor-
mées dans ce, dernier pays, non sans y exercer de nombreux
pillages, et les Anglais s'elîorcent de les repousser chez nous.
Pris entre les deux lignes de postes anglais et français,
Kémoko Bilali essaie sans doute de fuir vers le Bani. Le lieu-
tenant Maritz a résolu de lui couper la retraite. Il n'a que
trente tirailleurs, mais il sait ce qu'ils valent, et il escompte
l'elîet assuré d'une surprise, au lever du jour, sur des sofas mal
gardés. Un fort contingent d'indigènes Malinkés l'accompagne,
toutefois, il ne compte pas sur eux; ils serviront peut-être dans
la poursuite, ils se tiendront sûrement à distance au moment
de l'attaque. Cette foule qui, instruite, encadrée, serait brave,
manque de chefs, en a conscience et comprend sa faiblesse; elle
envisage moins le combat que son résultat, le pillage.
La lune peu à peu a disparu, sa lueur blanche agonise dans
l'ombre, le sentier est à peine visible, les arbres sont mainte-
nant des taches noires ; l'enveloppement de la nuit est plus
mystérieux, le calme plus recueilli. Cette paix n'est troublée que
par le glissement des pieds sur le sol, parfois un pas plus
relevé fait claquer une sandale. Au passage d'un ruisseau, le
clapotis de l'eau piétinée met dans l'air un bruit de pluie qui
grandit et devient un roulement de torrent, lorsque, derrière les
tirailleurs, les Malinkés traversent pressés, en désordre.
Maritz paisible, résolu, l'esprit tendu vers le but, prêt à com-
mander, est agité seulement par cette passion qui aux heures
d'action n'est ni l'ambition, ni l'amour de la gloire, mais
l'amour de la lutte, l'amour du danger. F-^e nombre d'ennemis
qu'il va rencontrer ne l'inquiète pas, il est suivi par trente
hommes, avides eux aussi de danger, et qui se reposent sur leur
(1) Le colonel Combes dirigeait la colonne de 1893, qui suivit la première colonne
-contre Samory commandée par le colonel Humbert en 1892.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
chef, décidés à obéir, à n'être que l'arme au service de celui
qui pense pour eux, une arme terrible dont la force est décu-
plée par l'ardeur et la coniiance.
Vers cinq heures, les premières lueurs éclaircissent la nuit ;
le guide s'arrête : Wyma est là.
Maritz s'avance pour examiner la position.
Une ligne d'arbres, encore indistincte dans l'obscurité, barre
l'espace comme un rempart d'ombre ; derrière, il distingue le
point brillant d'un feu près de s'éteindre. Le campement des
sofas est invisible, mais son emplacement est indiqué par la
brousse abattue sur une surface de 30 mètres ; les branches
coupées ont été utilisées pour former des abatis. Cette précau-
tion n'a rien d'étonnant : toutes les fois qu'ils en ont le temps,
les sofas se retranchent.
Le bivouac est endormi, il faut attaquer. D'un bond, sur un
signe de leur chef, les tirailleurs franchissent l'espace dé-
broussé. Une sentinelle ennemie se dresse devant eux, terri-
fiée; d'un coup de revolver Maritz l'étend raide morte.
L'alarme est donnée. L'ennemi court aux armes ; en même
temps, l'élan de l'assaut est brisé par les abatis ; la surprise n'est
plus possible. Maritz commande le feu, un feu rapide, terrible,
à 50 mètres.
Les sofas ripostent; des détonations claquent, dispersées
d'abord, puis le feu s'étend sur le front. Une double ligne
d'éclairs illumine le brouillard bleuâtre que le soleil dissipera
dans quelques minutes.
Maritz est étonné de la rapidité avec laquelle l'ennemi s'est
ressaisi et lui a fait face, manœuvrant comme une troupe réek
lement commandée. L'affaire sera dure, mais il peut demander
tous les efforts à ses hommes.
Une balle l'atteint. Il reste à son poste ; il n'a pas d'officier
pour le remplacer.
Cependant l'action traîne en longueur. De .ses trente braves,
plusieurs sont déjà hors de combat; il faut en finir et arriver à
l'assaut. Les tirailleurs sont parvenus à gagner du terrain à
travers les abatis; Maritz veut commander : A la baïonnette! il
reçoit une deuxième balle. En avant tout de môme... Une troi-
sième balle le traverse, et le couche à terre; deux hommes
l'emportent en arrière. Il se sent frappe mortellement ; il va
abandonner ses liraillours... avant, du moins, il verra leur
ÉPOPÉES AFRICAINES. 187
victoire. Il appelle le sergent : « Dirige l'assaut. » Puisqu'il
ne peut plus commander; qu'on lui donne le fusil d'un mort.
Adossé au tronc d'un arbre, il se prépare à tirer.
Subitement le soleil se lève. Dans les ombres qui se meuvent,
là-bas derrière les abatis, et sur lesquelles les tirailleurs se dis-
posent à se lancer, Maritz distingue des figures... il lui semble
que ces ombres portent un uniforme... que des baïonnettes
brillent au bout des fusils... Est-la fièvre qui trouble sa vue.^*...
Mais le vêtement clair de ce chef qu'il vise n'est pas un bou-
bou... Ce chef n'est pas un noir, c'est un Européen! Ces enne-
mis ne sont pas des sofas ! On l'a trompé !
Un suprême effort le soulève pour commander : « Cessez le
feu ! En retraite !»
Les tirailleurs n'ont pas compris; cependant, ils ont obéi.
Autour de leur lieutenant, farouches, prêts à le défendre de
leurs baïonnettes, puisqu'il a interdit de tirer, ils reçoivent
sans bouger les dernières balles de l'ennemi.
Sur trente, ils ne sont plus que vingt, dont dix-huit sont
grièvement blessés, mais ils ont enlevé les cadavres des dix tués
qui devant leur officier forment un rempart; morts, ses hommes
le défendent encore.
Bientôt, ceux qu'on a dit à Maritz être des sofas suspendent
leur tir. Etonnés du recul subit des assaillans, après la furie
de leur offensive, sans que leur retraite ait été protégée par un
seul coup de fusil, ils pensent que des adversaires aussi redou-
tables se sont dérobés pour attaquer sur un autre point. Une
compagnie se lance à leur poursuite.
A cent mètres, ei\e se trouve en présence de tirailleurs,
baïonnette au canon, retenus à grand'peine par un officier
mourant... Celui qui commande arrête brusquement ses
hommes. Lui aussi croyait avoir affaire à des sofas... il recon-
naît des Français; il s'attendait à rencontrer une troupe nom-
breuse... il a devant lui vingt hommes, dont quelques-uns seu-
lement peuvent se soutenir! Il s'approche et salue l'héroïsme
et la mort ! C'est un Anglais !
Le gouverneur de Sierra Leone, inquiet des brigandages
commis par les bandes de Kémoko Bilali sur son territoire,
avait envoyé contre elles une expédition commandée par le colo-
nel Ellis. Cette colonne comptait, en outre des détachemens
dé police de la frontière, quatre cents hommes du régiment de
188 REVUE DES DEUX MONDES.
West India, envoyés d'Angleterre. C'est sur ces cinq ou six
cents liommes que les trente tirailleurs de Maritz se précipi-
taient à la baïonnette.
30 hommes contre 600! car les auxiliaires, dès le début de
l'action, avaient disparu. Et ces 30 hommes avaient forcé toute
la colonne anglaise à prendre les armes, à se déployer; ces
30 hommes avaient tué 4 officiers, et combien de soldats .►* les
rapports ne l'ont pas dit. Ces 30 hommes avaient attaqué avec
une telle force qu'un officier anglais écrivait :
« En moins de deux minutes, les coups de feu devinrent si
rapides que je ne pouvais pas entendre ma propre voix, alors
que je criais de toutes mes forces. Je pris mon revolver, et je
courus au feu, étonné de la rapidité avec laquelle l'ennemi
nous fusillait. En passant, je vis le pauvre Leston étendu mort,
le capitaine Lendy était également tué... »
Si les abatis n'avaient pas arrêté l'élan de ces trente
hommes, les empêchant de se jeter sur le camp à la baïon-
nette, les réduisant à tirer, combien de morts cette terrible
erreur eùt-elle coûtées à la colonne Ellis? Quel eût été le
résultat de cette surprise.^
Chacun des deux adversaires s'était cru sur un territoire
appartenant à sa nation, car la question de délimitation com-
mune au Soudan et à Sierra Leone avait été maintes fois agitée,
mais aucun accord n'était intervenu.
Transporté au camp attaqué par lui, Maritz y reçut en vain
tous les soins que lui prodiguèrent les médecins anglais. 11
vécut encore quelques heures : assez pour exprimer sa douleur
de la triste méprise qu'un faux renseignement lui avait fait
commettre.
A côté des corps des officiers anglais fut déposé celui de
Maritz et, sur leurs tombes, des salves furent tirées. Près d'eux
dorment ensemble tirailleurs soudanais et tirailleurs de West
India, inhumés avec tous les honneurs militaires.
LE COMBAT d'aCHORAT
L'Azalay, la grande caravane transsaharienne, le train du.
désert, va passer.
Tous les ans, à l'époque où la chaleur est moins intense, les
Azalays partent de Tombouclou pour se rendre à Taoudenni, le
ÉPOPÉES AFRICAINES. 189
pays du sel. Chargées de vivres de toute sorte, mil, riz, karité,
manioc, noix de kola, poteries et calebasses; approvisionnées de
tissus soudanais, pagnes de Ségou et couvertures du Macina;
récoltant sur leur passage les troupeaux des nomades, elles vont
porter la vie au centre du Sahara. Elles y prennent en échange le
précieux sel extrait des mines sous forme de plaques longues
de 1"V,20, larges de 40 centimètres, et semblables à de grandes
plaques de marbre; le précieux sel que les pirogues de Tom-
bouctou déposeront ensuite dans tous les ports du Niger et de .ses
affluens, d'où il se répandra à travers le Soudan par des convois
d'ànes, de bœufs ou de porteurs.
Taoudenni, disent les indigènes, est un nom composé de
trois mots arabes ; <( Ta ou denni; — charge et cours. »
Ce jeu de mots pourrait être justifié par la valeur du sel,
inappréciable dans toutes les régions qui en sont dépourvues.
La barre qui pèse de 30 à 35 kilos, et vaut déjà 30 francs à Tom-
bouctou, se vend jusqu'à 70 et 80 francs aux environs du Tchad.
(( Emporte ces barres de sel, et va vers ceux qui les attendent
et les achèteront au poids de l'or. »
La traduction arabe s'expliquerait aussi par la pauvreté,
l'aridité de Taoudenni ; Charge, et quitte ce triste séjour, où les
dunes de sable gris sont tellement dépourvues de toute trace de
terre, de toute végétation, que les maisons construites en blocs
de sel sont recouvertes de peaux de chameaux, et que les habi-
tans vivent uniquement des dattes du Maroc ou des grains du
Soudan.
Mais le véritable sens parait être donné par le danger tou-
jours présent sur la route de Taoudenni : Prends et cours, afin
d'échapper aux pillards marocains et tripolitains toujours en
quête de caravanes à détrousser, de troupeaux et de chameaux
à voler.
Dans ces parages, en effet, les caravanes étaient autrefois la
proie des rezzoïis. Aujourd'hui, si notre occupation n'a pu encore
supprimer ces bandes, qui sont parfois de véritables expéditions,
du moins nous en surveillons la formation, et les escortes
fournies assurent la sécurité des convois.
Au mois de novembre 1909, l'iVzalay était parvenue à Araouan,
à peu près à moitié route de Tombouctou et de Taoudenni ; le 14,
la compagnie du capitaine Grosdemange devait prendre les
devans et la précéder.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la soirée, un courrier rapide, envoyé du Xord [)ar le
chef de Bou Djebilia, annonça qu'un fort rezzou venu du Tafi-
lalet se trouvait dans le Nord-Est.
Le renseignement manquait de précision, il pouvait n'être
qu'une ruse de pillards essayant de détourner l'escorte de la pro-
tection immédiate de l'Azalay, car le bruit de la présence d'un
autre rezzou dans l'Ouest courait également. Les dispositions
prises par le capitaine ne furent pas modiliées. Le 16, à 9 heures
du matin, 3 sections de la compagnie, 71 méharistes, partaient
vers Taoudenni; une section restait à Araouan, à la garde du
poste et des animaux au pâturage, prête à marcher lorsque la
caravane s'ébranlerait à son tour.
Le long de la route, les courriers se succèdent; le rezzou
existe, sa direction se précise, le capitaine reconnaît la nécessité
d'en purger la région. Des traces ont été relevées dans l'Est, au
puits d'Anefis, il décide de s'y porter.
La poursuite d'un rezzou marocain dans le Sahara, c'est une
chasse donnée à des voleurs, à des assassins, mais à des hommes
braves qui sont des guerriers, plus nombreux et aussi bien
armés que leurs poursuivans. C'est une chasse à travers une
immensité aride, tantôt au milieu de dunes mouvantes, tantôt en
terrain plat, monotone, recouvert de gravier et de cailloux
roulés, tantôt sur un plateau largement ondulé, auquel succèdent
des collines rocheuses coupées de ravins aux pentes rapides; et
les collines se transforment parfois en montagnes, car l'immense
Sahara n'est pas seulement une mer de sable. C'e.st une chasse
de puits à puits commencée sur des renseignemens vagues, des
indices plus vagues encore. Le dire d'un habitant oriente les
méharistes vers un point d'eau ; là, ils découvrent des traces
déjà anciennes qu'il faut interpréter, dont ils déduisent la race
des anciens occupans, leur nombre, les prises qu'ils ont déjà
faites. De quel côté l'ennemi s'est-il échappé .^ La piste a été
effacée par le vent ou est invisible sur les rochers 1 Elle est
recoupée par des patrouilles lancées dans toutes les directions.
Et la course reprend. Le rezzou se sent menacé, il ciierche à
donner le change à ceux qui le poursuivent ; il presse sa marche,
mais les troupeaux qu'il a razziés l'alourdissent. De leur côté,
les méharistes ne peuvent se passer d'un convoi, et quelle que
soit leur hâte, eux aussi sont ralentis. Pourtant ils gagnent du
terrain, les indices deviennent plus fréquens ; enfin les traces
ÉPQPÉES AFRICAINES. 191
apparaissent nettes, fraîches, c'est l'hallali courant, puis c'est la
« vue ; » rennemi fait tète, c'est le combat.
Le 20 novembre, le capitaine Grosdemange s'était porté de
Bou-Djebiha sur le puits d'Anefis. Il y arrive le 21, à une heure
de l'après-midi, ayant couvert 85 kilomètres. Des indigènes
affirment avoir vu le rezzou; mais, d'après les uns, celui-ci ne
possède que des montures ruinées, une trentaine d'ànes, et se
déplace lentement; suivant les autres, il est monté sur des
chameaux nombreux et vigoureux.
La compagnie reprend la poursuite ; elle se dirige vers le
puits d'In-Etissam, à 145 kilomètres.
Elle l'atteint en trois étapes. Autour du puits les traces
abondent. Plus de doute, le rezzou est passé là. Des chameaux
ont été « baraqués » à l'intérieur d'un carré dont les côtés sont
marqués par les cendres de 20 feux et des os de mouton. Il y a
des empreintes d'ânes et de bœufs, des morceaux de sangles en
poils de chameau, des débris de selles recouverts d'une peau,
comme seuls en emploient les hommes du Tafilalet. Ces traces
ne remontent pas à i)lus de deux jours.
Aux environs, une patrouille a découvert la piste, au milieu
d'un campement Targui qui vient d'être razzié; elle obtient des
renseignemens.
Le rezzou compte au moins 100 fusils à tir rapide, il entraîne
100 chameaux de prise, 200 ânes, il va vers les puits d'Ali-Badan
à 80 kilomètres ; un Beraber est à sa tête.
En chasse ! A six heures du soir, le 25, les tirailleurs repartent.
Ils sont arrivés à une heure de l'après-midi, mais on n'a pas le
loisir de se reposer, on mangera et on dormira plus tard. Un
guide indique un raccourci. Le chemin est mauvais, à cause des
lignes de dunes à traverser. N'importe, il faut gagner du temps^
Vingt-quatre heures après, la compagnie retrouve la piste qu'elle
avait abandonnée. Les traces datent de la veille.
A dix heures du soir, le guide déclare que les puits sont
proches. Le capitaine arrête la colonne, fait baraquer les cha-.
meaux et désigne une section de garde. Avec deux sections, il
part à pied. Mais il est encore à 17 kilomètres du but, le guide
a commis une erreur. En trois heures, la distance est franchie;
cette fois, voilà les puits. A la baïonnette !
Les tirailleurs donnent dans le vide ! Le rezzou a déjà dis-,
paru.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, 27, la poursuite recommence! Maintenant, on
suit facilement les traces des Berabers. Cependant à minuit on
les perd. A quatre heures du matin, les tirailleurs bivouaquent.
Dans la matinée, le capitaine fait rechercher la piste; l'après-
midi, la voie est retrouvée: en avant!
A 2 heures du matin, on approche du puits d'Achorat ; un
feu brille à 800 mètres de la colonne : c'est le rezzou. Il faut agir
rapidement.
Le convoi est assez loin derrière, avec ses 13 hommes d'es-
corte ; il est impossibl.e de l'attendre. Le capitaine laisse 12 hommes
auprès des chameaux de selle baraqués, et divise les 45 tirailleurs .
restans en deux sections; la première sous le commandement de
l'adjudant Rossi, la deuxième sous celui du lieutenant Morel.
Chaque homme porte 230 cartouches, mais défense formelle
<le tirer est faite ; on attaquera à la baïonnette. Encore une fois,
les tirailleurs rencontrent le vide !
Mais à 500 mètres au Nord d'autres feux apparaissent; celui
que les sections ont trouvé désert a dû être allumé par un petit
poste placé en avant du bivouac pour le protéger. Depuis quand
est-il abandonné.^ L'arrivée des méharistes a-t-elle été signalée.^
Les Fierabers sont-ils sur la défensive ou, se croyant gardés,
dorment-ils? Là-bas, autour des lueurs indiquant le campement,
rien ne bouge.
Le capitaine donne le signal; la deuxième section se dirigera
sur le feu de gauche, la première sur celui de droite, un caporal
et 4 hommes assurent la liaison avec le convoi.
Quarante tirailleurs marchent sur le rezzoïi évalué à plus de
cent fusils.
D'un bond, le lieutenant Morel est sur un groupe de dix
hommes endormis. Les baïonnettes les clouent à terre, mais des
cris ont jeté l'alarme. Deux groupes en retrait, abrités derrière
leurs chameaux et une ligne de charges ouvrent le feu. En
avant ! A la baïonnette! Les tirailleurs foncent sur les éclairs qui
cinglent la nuit ; leur élan est brisé par les animaux couchés et
les bagages entassés devant l'ennemi. Quatre tirailleurs sont tués,
plusieurs blessés. Une balle troue le casque du capitaine, une
autre son pantalon. Le lieutenant veut pénétrer dans le retran-
chement ; en un instant, il est cerné. Ali Bokou se précipite
devant lui, sa baïonnette plonge dans les poitrines, élargit le
cercle des agresseurs... Son officier est dégagé! Alors il se
EPOPEES AFRICAINES.
193
couche aux pieds du lieutenant, lui tend s(ni iïisil et ses car-
touches... Il est blessé à mort.
Le lieutenant Morel, grâce à l'obscurité, parvient à reculer
et à se reformer pour soutenir la section de droite près de suc-
comber sous le nombre. L'adjudant Rossi a été accueilli par une
violente décharge. H y a répondu par le commandement: En
avant ! Là aussi les Derabers sont retranchés. A la tête de la
première escouade, il franchit la ligne des chameaux et des
charges; c'est le corps à corps dans le tumulte du fer, des dé-
tonations, des cris de fureur et d'agonie. L'adjudant reçoit un
COU}) de crosse en pleine poitrine ; de son revolver, il abat >son
adversaire; une balle lui traverse la cuisse et le jeti(! à terre. A
ses côtés, le caporal Moro Sidi Bé, six tirailleurs sont tués, et le
caporal Suleyman Sissoko a le pied droit fracassé.
L'adjudant essaie de se relever, mais en vain; le caporal lian-
diougou Sissoko le saisit dans ses bras et le transporte en arrière.
Le sergent Diara Fofona, avec la deuxième escouade, couvre le
caporal Bandiougou ; deux fois il enlève ses hommes, deux fois
il e.st blessé: la deuxième section n'a plus un gradé!
Lasurprise a échoué, le capitaine rassemble les deux groupes
et les reporte à la lisière d'une brousse d'arbustes de 50 à 60 cen-
timètres de hauteur; il fait en même temps reculer les chameaux
jusqu'au convoi arrêté à un kilomètre au Sud.
Il est trois heures du matin. Une accalmie se produit. Au puits
d'Achorat, des appels se font entendre, auxquels répondent
d'autres appels dans le Nord-Est. C'est un secon<l campement
Beraber qui va venir à la rescousse. Peut-être aussi le rezzou
songe-t-il à prendre la fuite;' Il ne faut pas qu'il échappe. Cette
troupe déjà décimée ne renonce pas à la victoire.
Le lieutenant Morel se glisse derrière une petite crête, à
100 mètres du puits. Son premier feu de salve arrache des cris
à l'ennemi. Mais quelques tireurs lui font face aussitôt.
Du campement, un chant retentit, grave et lent, qui domine
le crépitement des balles, c'est le chant de la mort des guer-
riers; car les Berabers sont forcés de vaincre ou de mourir.
Arrivés seulement la veille, au puits d'Achorat, ils n'ont pas eu le
temps d'abreuver tous leurs animaux, ils ont six jours <le
marche jusqu'au puits suivant; ils ne peuvent pas céder le ter-
rain. Au bout d'une demi-heure, le lieutenant est obligé de se
replier sur le capitaine. Le feu se tait. De part et d'autre, on
TOME X. — 1912. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
attend le jour. Des 4o tirailleurs, 11 sont tués et 12 sont blessés.
A 5 heures 30, le jour parait, les lueurs naissantes laissent
voir le puits organisé cléfensivement. L'ennemi, en dépit de ses
pertes, semble avoir augmenté de nombre; le campement voi-
sin auquel il a fait appel a dû se joindre à lui.
Au moment oîi les premières clartés dissipent l'ombre, der-
rière le retranchement des Berabers, une invocation monte; leur
fanatisme implore Allah et lui demande la victoire. Le combat
va reprendre.
Cinq cents mètres séparent les adversaires. Les tirailleurs se
sont creusé des trous pour s'abriter.
Les Marocains sont invisibles, terrés dans le sable. Les déto-
nations se croisent, se mêlent; seules, elles animent cette plaine
déserte; ni d'un côté, ni de l'autre, la fumée des fusils ne révèle
la position des tireurs; les Berabers, eux aussi, ont des armes
de petit calibre et de la poudre sans fumée.
Les balles pleuvent autour des tirailleurs, pas un pli de ter-
rain ne leur permet de manœuvrer ; ils sont immobilisés.
L'ennemi, plus favorisé, peut en rampant étendre ses ailes.
Le crépitement de ses feux gagne vers l'Est et vers l'Ouest. Il
cherche évidemment à déborder le capitaine.
A droite, un tirailleur s'écroule, la balle qui a traversé son
crâne transperce le bras du sergent Develdtte; deux autres
tirailleurs tombent, puis un troisième. Avec le caporal Bandiou-
gou et quelques hommes, le sergent Fadiala s'elforce d'arrêter
la progression des Berabers; une grave blessure le jette à terre,
près de lui, le clairon Moussa SidiBé s'affaisse, mais Bandiougou
lient bon.
A gauche, le sergent Diara et 3 hommes se défendent avec
énergie. Il faut résister; le convoi où a ét(' transporté l'adju-
dant Rossi connaît la situation; une partie de l'escorte que com-
mande le sergent Rolland va arriver.
Soudaiu, de tous côtés, éclate un feu rapide, les deux ailes
des Berabers qui ont réussi à dissimuler leur mouvement surgis-
sent dans le flanc des tirailleurs, dans leur dos, elles les enser-
rent, elles vont se rejoindre et fermer le cercle.
Bandiougou et Diara se replient sur le centre; le plomb
ci-ibic les broussailles, fustige le sable; dans la ligne écarlate des
clu'-cliins, de nouveaux vides se creusent.
Le capitaine dirige tout l'effort du feu sur ces deux bras près
ÉPOPÉES AFRICAINES. 195
de se refermer sur lui. Lue balle lui fracasse la ehiiville. Il se
couche et contiuue de commander. Trente hommes sont eucorr
vivans; combien restent assez valides pour tirer .*>
Le sergent Diara Fofona est blessé une troisième fois, puis
une quatrième; le fusil échappe à ses mains.
A ce moment, le sergent Fadiala Keita se pré.sente au capi-
taine et porte l'arme :
— Mon capitaine, mon ventre y a crevé.
Il tombe sans connaissance, ayant une horrible blessure dans
l'aine.
Les Berabers se rapprochent. En même temps, des détona-
tions lointaines se font entendre... le convoi est attaqué !
Le capitaine se fait porter près du lieutenant Morel. Dans
les bras de Lamine Kitessa, il reçoit une balle <]ui lui brise la
colonne vertébrale et ressort au-dessous du cœur.
Etendu près du lieutenant, malgré l'atroce douleur, il plai-
.sante et encourage les tirailleurs.
Les Berabers, pour avancer, sont obligés de se découvrir; le
lieutenant a pris le fusil d'un mort; chacun de ses coups jette
un homme h terre; sous ce feu meurtrier, les denx ailes
reculent.
Le capitaine se sent mourir. Il appelle le lieutenant :« Battez
en retraite sur le convoi, abandonnez-moi.»
Le lieutenant refuse. Lamine Kitessa s'écrie :
— Nous y a pas moyen, capitaine, nous y a tous morts ici.
— Abandonnez-moi, répète le capitaine. Et, voyant que l'offi-
cier refuse d'obéir : « Bien. Tenez encore un peu. »
Il montre son revolver vide, et demande qu'on le charge.
Cependant il entre en agonie, son regard se trouble, tout oscille
autour de lui : là-bas, dans le fond de la plaine étincelante,
le puits flamboie d'éclairs, de chaque côté, les deux ailes des
Berabers s'étendent, elles se rapprochent, elles vont écraser
sa compagnie, ses tirailleurs... des lueurs se lèvent des baïon-
nettes, il veut commander : En avant! Le désert tourbillonne, des
rumeurs emplissent ses oreilles, crépitemens, vociférations;
•quelques paroles inarticulées s'échappent de ses lèvres : « A
Tombouctou... cimetière... sons des pierres... «Sa tète se sou-
lève, ses yeux s'éclairent du soleil répandu sur le désert; son
•âme s'illumine de la suprême lumière... le capitaine Grosde-
mange a cessé de vivre.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
Los Berabors ont vu tomber le chef; ils redoublent d'eiîorts ;
ils s'excitent par des cris de victoire; leur exaltation de î^uer-
riers, leur haine de musulmans passent dans la foudre de leurs
armes ; leur mouvement de recul causé parle tir mortel du lieu-
tenant s'est arrêté.
Mais la mort du capitaine a enflammé les tirailleurs;
maintenant, c'est pour le chef mort qu'ils se battent. Le clairon
Moussa Sidi Bé, jeté à terre par sa première blessure, se
redresse et, debout près du cadavre, insulte les meurtriers. Le
lieutenant lui ordonne de se coucher. Il montre rennemi. (( Non
lui y a croire moi y a peur. » Une balle lui brise la cuisse; il
se relève; il retombe, la jambe fracturée en trois endroits.
Sur 45 hommes 16 sont tués, 22 sont blessés. L'ennemi les
croit à sa merci.
(îependanl des coups de feu résonnent à l'Est; à 800 mètres,
des fuyards remontent en courant vers le puits; ce sont les
af^resseurs du convoi qui ont échoué; ils sont poursuivis par
les tirailleurs du sergent Rolland. Les Berabers craignent d'être
tournés à leur lour; ils hésitent; en même temps., des signaux
faits du campement les rappellent; ils se replient.
Pendant le combat, le rezzou a pu charger ses chameaux,
remplir ses peaux de bouc, son but est atteint; il n'a plus qu'à
fuir.
• Depuis vingt-quatre heures, les tirailleurs n'ont pas mangé,
ils sont épuisés par les marches forcées de jour et de nuit qui
ont précédé l'attaque, ils se battent depuis une heure du matin,
et il est dix heures; c'est à peine si les survivans se soutien-
nent, mais l'ennemi recule; ils veulent se jeter à sa poursuite.
L(! lieutenant Morel pour les retenir est obligé de leur
montrer le corps du capitaine dont ils ne doivent pas se sé-
parer.
De loin, ils tirent sur le rezzou en retraite et sur l'arrièro-
garde qui protège ce mouvement.
Les chameaux s'(''k»ignent; bientôt sur le ciel pcàle du désert,
ils ne forment plus qu'un feston mouvant, la plaine se vide, les
dernières salves des tirailleurs s'éteignent. Dans le campement
hâtivement évacué, le sol se soulève par endroits sous des
groupes de cadavres à peine recouverts de sabh^; quelques corps
gisent épars çà et là, les derniers tombés <'t qui n'ont pu être
enterrés; les bagages délaissés encombrent le sol; dans les pàtu-
ÉPOPÉES AFRICAINES. Iîl7
ragos eiivirounans envnt 200 chameaux, 300 Ixvufs, 2"o Anes,
toutes les prises que les Berabers ont dû abandonner, et que les
méharistes vont trainer derrière eux sur la route de retour pour
les rendre à leurs propriétaires.
Le capitaine Grosdemange avait mission de couvrir l'Azalay,
d'arracher aux pillards le fruit de leurs rapines et de les anéantir,
s'il le pouvait. Les deux premiers buts .sont atteints, le dernier
seul ne l'est pas entièrement; mais du rezzoïi il ne reste que
des débris, le chef Abiddin est parmi les morts, et les survi-
vans n'ont plus qu'une idée : regagner au plus tôt le Tafilalet.
Maintenant la compagnie rentre à Bon Djebiha; 16 tirailleurs
dorment sous les sables du puits d'Achorat. Le capitaine, au
moment de mourir, a prononcé des mots où le lieutenant a dis-
cerné le vceu d'être enterré dans le cimetière de Tombouctou ;
«on corps enseveli dans des couvertures, enfermé dans des sacs
de cuir, i-epose sur un méhari. Chaque Européen, à tour de rôle,
veille sur la dépouille dont le tirailleur jMamady Keita, aveuglé-
ment attaché à son chef, refuse de s'écarter. Derrière, les 22 blessés
cramponnés à leurs selles forment au mort une glorieu.se escorte.
(Jlorieuse et triste!
Cette marche e.st épouvantable. L'état de ces hommes exige-
rait des soins sur place, tout au moins une allure lente, des
précautions minutieu.ses. Ils ont 400 kilomètres à parcourir à
dos de chameau, les étapes sont réglées par l'éloignement des
puits, il n"y a pas de médecin, et il est nécessaire d'en trouver un
le plus vite possible.
Ln courrier est parti à cet effet vers Tombouctou, mais le
médecin ne rejoindra la compagnie qu'à Bou Djebiha. Jusque-là,
les blessés endureront les tortures provoquées par les secousses
de leurs montures.
Au passage des dunes mouvementées, ils ne résistent pas aux
hetirts, aux cahots; ils tombent à terre, et les tirailleurs valides,
déjà épuisés, sont obligés pour les relever de courir d'un bout
à l'autre de la colonne. La température elle-même s'ajoute aux
.souffrances; un vent glacé souftle qui paralyse les hommes et
les animaux, multiplie les faux pas des chameaux, rend les
chocs plus sensibles et les plaies plus douloureuses.
Le .sergent Rolland prodigue son dévouement; il fait des
pan.semens; mais les médicamens de la compagnie ont été tout
198 REVUE DES DEUX MONDES.
do suite épuisés; il n'a plus que des antiseptiques destinés aux
animaux, des bandes coupées dans le linge des Européens. Et
peut-il extraire des balles, soulager le sergent Fadiala Keita qui
souffre atrocement de sa blessure de l'aine, sauver le sergent
Diara Fofona?
Il est impuissant. Ses efforts ne parviennent i)as à empêcher
la gangrène de se mettre dans la jambe du clairon Moussa Sidi Bé,
fracturée en trois endroits, et dans la cuisse également brisée.
Pourtant pas une plainte ne s'élève de ce lugubre convoi,
plusieurs plaisantent même sur leur mal.
— Moi y a trompé les mouches, dit en riant Moussa Sidi Bé;
avant, lui y a vienne sur mon figure; maintenant, lui y a
vienne sur mon jambe.
Tous montrent dans la douleur le même courage que dans le
combat; ils ne se plaignent pas, ils ont seulement hâte d'être
au terme du voyage.
Diara Fofona ne devait pas voir la fin de cette longue route.
Le 7 décembre, il succombait à ses quatre blessures.
Le lieutenant ne voulut pas abandonner son corps. Bon Djebiha
n'était plus qu'à trois étapes ; là on l'enterrerait avec les honneurs
qu'il avait mérités.
Sur sa tombe, dans le cimetière musulman, les officiers ont
élevé un petit monument; à côté, est une autre tombe, celle de
Moussa Sidi Bé. Le médecin était arrivé trop (ard pour sauver
le brave clairon; la gangrène avait fait son œuvre.
L'opération fut tentée malgré tout; et pendant cette opéra-
tion, rendue plus horrible encore par la gangrène, le lieutenant
voulut être là. En se livrant au docteur. Moussa Sidi Bé prit la
Ciain de son officier, la garda dans la sienne... puis son étreinte
se desserra, il était mort.
Il pouvait dire ce que répètent souvent ses camarades à leurs
officiers :
— Moi, noir; mais comme toi y a c<eiii- blanc!
Colonel Baratier.
UN TEMOIN
DE
lA VIE nmmm \i mm m lodis x\
LES « MÉMOIRES » DU PEINTRE J-C. DE MANNLIGH
Dans le plus récent volume de ce monumental Saint-Simon
que MM. Lecestre et J. de Boislisle continuent de publier (après
le regretté Arthur de Boislisle j, pour le plus grand profit des
historiens et la plus plus grande joie des lettrés, on remarque,
aux appendices, l'intéressante monographie d'un vieil hôtel
parisien. L'hôtel de Lorge s'ouvrait sur la [rue Neuve-Saint-Au-
gustin dans le quartier (Taillon et poussait ses jardins jusqu'à
la campagne vers le point où se dresse aujourd'hui, sur le bou-
levard des Italiens, le pavillon de Hanovre. Edifiée sur les plans
de Mansard pour un riche gentilhomme, Nicolas de Frémont,
cettte somptueuse demeure fut occupée après 1(387 et embellie
de nouveau par le gendre du premier occupant, le maréchal de
Lorge, qui devint lui-même le beau-père [de Saint-Simon, en
sorte que le duc écrivain fut marié dans la chapelle qui y avait
été ménagée. Acheté par la princesse de Gonti, fille de Louise de
La Vallière, l'hôtel de Lorge passa au cousin et héritier de
cette dernière, le duc de La Vallière, pour venir enfin en 1167
par une nouvelle vente entre les mains de Christian IV, duc
régnant de Deux- Ponts dont il prit à ce moment le nom. — Le
duché allemand de ce souverain s'appelait en réalité Zwei-
bruecken, mais on sait que l'hégémonie de la culture française
200 REVUE DES DEUX MONDES.
encourageait nos grands-parens à traduire en français jusqu'aux
noms propres des étrangers de marque afin d'évitei' tout effort
insolite à leur gosier délicat.
C'est dans ce cadre de haute allure et dans l'entourage immé-
diat de ce prince allemand que le témoin dont nous écouterons
un instant les récits fit très ample connaissance avec In vie pari-
sienne durant les dernières années du roi Louis XV. Les Mémoires,
récemment j)ubliés (1), du peintre Jean-Christian dt; Mannlich
sont même rédigés en français dans leur texte original, bien
que leur savant éditeur, M. Stollreither, ait choisi d'en offrir une
version allemande à ses compatriotes, en sorte que nous aurons
à retraduire, au profit de nos lecteurs, les passages que nous
croirons devoir citer mot pour mot. Nous décrirons avant tout
la petite cour étrangère qui fut, au cœui' même du Paris de
l'Encyclopédie, le milieu à la fois patriarcal et accueiifant aux
choses de l'esprit où Mannlich puisa sa culture française. De
cette culture, il ne put jamais secouer rinfluence en dépit des
obstacles bientôt dressés par les événemens révolutionnaires
entre son pays d'origine et celui de son éducation eslhétique.
En effet, engageant de Munich une correspondance littéraire
avec (iœthe en 1804 (2), il se servait de la langue française
pour écrire à son illustre compatriote !
. I
L'antique maison de Wittelsbach, qui duxiii''au x^IlI^ siècle
s'était partagée en d'innombrables branches, donnaul des chefs
au Saint-Empire et des rois à la Suède, avait vu ses rameaux se
dessécher tour à tour. Le seul qui gardât postérit(î vers 1730
était le plus effacé, le plus médiocrement apanage de l<»us : il por-
tait le nom de deux bourgades, Birkenfeld-Bischweiler. Aussi, dès
1734, ce vert bourgeon de la souche antique obtint-il par héritage
le duché déjà plus important de Deux-Ponts, situé au Nord de
l'Alsace française. En 1799, il devait recueillir une i)lus riche
succession, celle de l'électoral palatino-bavarois, bientol trans-
Innné jtar la grâce de Napoléon en royaume de iia\iere. ho,
premier duc de Deux-Ponts dans cette ligne, Christian 111, avait
(1) Ein deulscher Maler und Hofmann. — Joh. ChrisHati von Mannlich. Berlin,
MIO.
(2) Hi/fjerion, 1. Muenchen, 190s.
LES (( MÉMOJUES )> DU PEINTRE J.-C. DE MA^^L1GH. 20.',i
stîi'vi la France sous Louis XIV : il planta notre dm peau sur les
murs lie Barcelone en 1G97 et se distingua à la journée d'Oude-
narde : les réginiens français de Royal-x\lsace, plus tard celui
de l{oyal-Deux-Ponls se recrutèrent en toutou en partie dans se.s
Ftals et curent pour (-(donels des princes de sa maison. Ce bon
soldat mourut en 1735 et son fils aine, alors mineur, Chris-
tian IV, acheva son éducation mondaine à Versailles où le car-
dinal de Fleury témoignait une sympathie particulière à sa
famille.
Christian IV fut un homme intelligent et droit. Né protestant,
il se convertit au cidh(dicisme lorsqu'il eut la quasi-certitude de
recueillir un jour le ri(die héritage de l'électeur palatino-bava-
rois son cousin. Conversion d'inspiration nettement politiqu^e
ainsi qu'on le voit : elle le laissa donc fort libéral dans ses
allures et fort tolérant aux Réformés de ses domaines. Il faisait
même partie de la franc-maçonnerie comme tant de personnages
princiers vers cette époque. Son portrait par Mannlich, l'artiste
dont nous allons feuilleter les Souvenirs, montre une figure
allongée, au front légèrement fuyant : les yeux bridés vers le.*-
tempes sont d'expression plutôt froide, mais le regard n'est paf
dépourvu de fi.nesse. Et en effet les lettres de sa main que son
protégé reproduit çà et là dans son récit font honneur à son
sens droit, à ses dispositions d'équité bienveillante. Il avait h
goût délicat, car les artistes parisiens trouvaient en lui un géuf
reux Mécène (1), et les tentatives expérimentales de la sciencf
n'intéressaient pas moins ce prince éclairé qui passait unie
partie de sa vie dans ses laboratoires.
11 était donc en général aimé autant qu'estimé dans ce Paris
qu'il habitait tous les hivers, et son peintre ordinaire, Mannlich,
a plus d'une fois rencontré dans ses voyages des personnages do
marque qui lui furent complaisans par sympathie pour son sou-
vernin. A Rome en particulier, notre ambassadeur, le cardinal
de Bernis, accueillait le jeune Allemand par ce discours signifi-
catif : « Vous avez le bonheur d'appartenir, je ne veux pas dire
au prince le plus aimable du monde, ce serait une insuffisante
expression de ma pensée, mais à V homme le plus aimable et le
plus respectable que je connaisse. Considérez donc ma maison
comme la vôtre... » On voit que ce personnage princier eut son
(1) Voyez le journal du ;;raveui; J.-G. Wille en particulier (Paris, 1857).
202 REVUE DES DEUX MONDES.:
heure de popularité daus notre capitale avant beaucoup d'autres
qui connurent également l'honneur d'être pourvus du droit de
cité parmi nous : il mérite en conséquence des Parisiens du
xx*" siècle le tribut d'un souvenir courtois.
Christian de Deux-Ponts était d'autant mieux au ton et au
goût de son époque qu'il avait épousé sinon une bergère, à la
mode des héros de Florian, du moins une fille d'humble extrac-
! On. Il acheta pour elle en Alsace la seigneurie de Forbach qui
r ipportait cent mille livres de rente environ et que Stanislas
.-«eczinski érigea bientôt eu comté sur sa requête. Mais qui était
au juste cette comtesse de Forbach que son maitre distingua
fort jeune, qu'il épousa après quelques années de vie commune,
qu'il appelle sa <( bonne amie » dans sa correspondance avec ses
neveux et à laquelle il resta dévoué, sinon très strictement
fidèle, jusqu'à la tin de sa vic^^ C'est ce qui n'est pas très net-
tement établi et ce que nous essaierons d'éclaircir.
Son nom même est controversé. L'éditeur des Souvenirs de
Mannlich l'appelle Marianne Camasse de Strasbourg, et nomme
son frère, qui fut secrétaire des commandemens du duc Chris-
tian IV, Pierre Camasse de Fontenet (1). La baronne d'Oberkirch,
née Waldner-Freundstein, parle de Marianne, dans ses Mé-
moires bien connus, comme <( d'une belle danseuse que le duc
fit la folie d'enlever au théâtre pour la nommer comtesse de
Forbach. » Mais il semble ^que cette assertion soit inexacte. La
comtesse ainsi que son frère dont nous avons déjà prononcé le
nom étaient gens de parfaite éducation, et, sans nul doute,
grandis l'un et l'autre dans un milieu de bonne bourgeoisie où
les ballerines ne se recrutent guère. En réalité, iMarianne paraît
avoir été la fille d'un régisseur des biens de la maison ducale à
Bischweiler : aimée par Christian IV pour ses grâces juvéniles
dans le style de Greuze, elle fut épousée par lui quand elle lui
eut donné plusieurs enfans.
Si nous avons esquissé cette courte enquête généalogique,
(1) Mais, d'autre part, l'historien de la ville de Bischweiler, Culmann, qui écrivait
peu de temps après les événemens en 1826 et, à la suite de cet historien celui de
Zweibruecken, Molitor, ainsi que le grand dictionnaire biographique de nos voi-
sins, i'Allgemeine Deutsche Biographie (à l'article Christian IV de Zweibruecken)
l'appellent Marie-Anne Fontevieux et soutiennent qu'on l'aurait indûment nommée
Gamas ou Camache. Nous inclinerions à la croire née Camasse de Fontenay, —
Fontevieux étant assez voisin de ce dernier nom, qui, sans doute emprunté de
quelque modeste propriété de ses parens, devait flatter davantage dans son âge
mûr l'épouse morganatique d'un prince régnant.
LES « MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLICH. 20d
c'est qu'elle permettra (.rajoiiter quelque jour une note explica-
tive aux œuvres de Diderot. En eflet, la comtesse de Forbacli,
tenant à Paris la maison du duc Christian, présidait aux récep-
tions artistiques et littéraires de l'hôtel ou palais de Deux-Ponts
où elle s'efforçait d'attirer les gens de réputation et en particu-
lier les encyclopédistes. Or Diderot, qui lui était dévoué, reçut
d'elle, certain jour, un Es mi sur l'éducation qu'elle avait rédige
de sa main. Parce qu'en effet, elle avait donné quatre fils et deux
11 lies à son époux princier, M™*^ de Forbach se croyait à bon
droit pourvue d'une certaine expérience maternelle et pédago-
gique dont elle entendait faire profiter son illustre ami. Après
avoir lu ces pages, Diderot y répondit par une lettre théorique
importante que Naigeon a publiée pour la première fois sans
nulle mention de date, avec cette seule indication qu'elle fut
adressée à la comtesse de Forbach, et qu'Assezat a dû repro-
duire sans plus ample commentaire dans sa consciencieuse
édition des OEuvres complètes du philosophe (1). Grâce aux Sov-
veiiirs de Mannlich, la correspondante occasionnelle de Diderot
«ort de l'ombre où la laissaient jusqu'ici les plus soigneux com-
mentateurs du grand publiciste. Ajoutons que Diderot se félicite
dans sa réponse de se trouver à peu près d'accord avec M"'^ de
Forbach sur une aussi délicate matière : « Il n'y a guère, écrit-il,
de différence entre la lettre de mon aimable et belle comtesse et
la mienne que celle des sexes. » Témoignage vraiment tiono-
rable en faveur des capacités intellectuelles de sa correspondante,
quand même on ferait sa part <à la g;alanterie qui s'impose en
semblable occurrence. En outre, le roi de Prusse Frédéric-
(iuillaume II, neveu de Christian IV par son mariage, disait à
l'un de ses familiers (1) vers la lin du siècle que la comtesse de
Forbach devait être une femme très remarquable pour avoir su
fixer de façon durable le duc de Deux-Ponts qui passait pour
« un des princes les plus distingués de l'Allemagne. )>
Des six enfans que M""^ de Forbach eut de son mari, deux
fils seulement ont lais.sé quelque souvenir : les comtes Chris-
tian et Guillaume de Forbach furent tous deux officiers au ser-
vice de la France, tous deux remarqués pour leur belle conduite
au siège de Yorktown, pendant la guerre d'Amérique. Retournés
en Allemagne à la Révolution, ils reçurent alors l'un et l'autre
(1) Mémoires du baron de Gagera.
2J4 REVUE DES DEUX MONDES.
io titre bavarois de baron de Deux- Ponts qui avouait leur ori-
,i;ine paternelle. L'ainé avait épousé une Bëthune-Sully, le second
une Polastron, de cette maison qui se trouvait alors au comble
de la faveur, grâce à la belle Diane de Polastron, duchesse de
Polignac, l'amie de Marie-Antoinette. Ce dernier seul laissa un
lils qui mourut général bavarois en 1851), sans postérité mâle.
Terminons cette rapide biographie en indiquant (jue la com-
tesse de Forbach, retirée dans ses terres alsaciennes après la
mort de Christian IV en 1775, sut encore se faire estimer et traiter
avec déférence par le neveu et successeur de son époux, le duc
(jharles-Auguste II, comme on le voit par certains traits du récit
de Mannlich. Nous la rencontrerons plus d'une fois sur notre
chemin.
II
La petite cour qui entourait ces personnages princiers ou
quasi princiers était plus qu'à demi française. Sans parler du
secrétaire des commandemens, cet aimable et sur Camasse de
Fontenet qui resta jusque dans sa vieillesse l'un des meilleurs
amis de Mannlich, le médecin, le chirurgien, le confesseur du
duc, le gouverneur de ses pages et les précepteurs de ses héri-
tiers étaient nos compatriotes. Un capitaine de l'artillerie fran-
çaise, M. de Vismes, parfait musicien et acteur excellent, avait
été nommé sur le désir de Christian IV au commandement de
la place de Bitsch, toute voisine de Zweibruecken, avec permis-
sion de résider le plus souvent dans cette dernière ville où il
était l'àme des plaisirs artistiques de la cour ducale.
Un courtisan qui mérite une plus s])éciale mention, (-'est
l'abbé Salabert dont le nom revient souvent sous la plume de
Mannlich. Le baron de Gagern, dont nous avons déjà cité les
Mémoires et qui fut en relations fréquentes avec Salabert, nous
a tracé un utile [)ortrait du personnage : (( Ce pauvre prêtre du
diocèse de Metz, écrit-il, était mieux qu'un abbé de cour comme
on en a tant vu à celte époque. Plein de raison, d'esprit et de
goût, et bien qu'il dissimulât sous ce brillant vernis toutes les
passions des « roués, » il conquit d'abord l'amitié de la com-
tesse de Leyen, née Dalberg et sœur du primat de Cologne, une
femme remarquable qui habitait le iîef de Blieskastel, très voi-
sin de Deu.\-Ponts, et introduisit Salabert à la cour ducale. II
LES « MÉMOIRES )) Di; PEINTRE J.-C. DE MAWLIGH. 20')
y inspira confiance et y joua lîientot un grand rùle. Comme il
arrive souvent anx voluptueux, il n'était nullement méchant :
ses manières étaient galantes, son style élégant, son esprit vil"
et spontané. Mais il était mal fait pour devenir le ministre
dirigeant d'une principauté allemande dont il ne connaissait ni
la langue, ni les dispositions traditionnelles. »
Salabert devint en eiïet, au temps de la Révolution française,
le ministre du duc Charles-Auguste, ce neveu et successeur de
Christian IV, dont il avait été le précepteur, en même temps
que de son frère le prince Max, qui devint le premier roi (te
Bavière. Mais lorsque nos troupes occupèrent Mannheim en 17ÎI3,
l'abbé reçut si bien ses compatriotes jacobins et s'entendit si
parfaitement avec les généraux de la (Convention qu'il fut accusé
de haute trahison et emprisonné peu après comme traître à
l'Empire, par les ordres du gouvernement impérial. Bientôt
élargi néanmoins sur les instances des princes palatino-bavarois,
ses anciens élèves, il termina ses jours vingt ans pins tard à la
cour royale de Bavière où il incarna jusqu'à sa lin les grâces
musquées de l'époque Louis XV. A la veille de sa mort, il lit
encore les délices et le sourire d'un souper fin auquel assistait
Mannlich.
Mais il est temps de venir à ce dernier dignitaire de la petite
cour dont nous lui devons le portrait fidèle, au peintre ordi-
naire du duc, Jean-Christian de Mannlich. Né en 1741 à Stras-
bourg, Mannlich était issu d'une famille distinguée qui figura
dès le XV® siècle au livre d'or du patriciat de la ville d'Augs-
bourg et reçut de Charles-Quint en 1545 des lettres de noblesse.
Son père, Conrad de Mannlich, dont on a quelques toiles con-
sciencieuses, était déjà le peintre en titre de la cour de Deux-
Ponts : aussi lorsque ce digne homme laissa le jeune Christian
orphelin, dans sa dfx-septième année, le duc promit-il à l'ado-
lescent de lui servir de père et commen(;a de lui tenir parole en
l'envoyant tout d'abord travailler le dessin à l'École des Beaux-
Arts de Mannheim, à ce moment fort réputée par toute l'Alle-
magne.
Mannlichasi joli mentconté ce premier pas dans le monde (pic
nous lui emprunterons quelques traits de son récit : on croirai!
lire une page de Manon Lescaut. Lorsqu'il monta, dit-il, dans
l'antique voiture de poste qui allait l'emporter loin des siens, il
trouva les sièges du fond occupés par un négociant de Metz cl
_206 REVUE DES DEUX MONDES.
par une joiine l'emmo française. On le fit asseoir sur un petit
banc transversal, placé devant ces deux personnes, en sorte
qu'il tournait le dos à la jolie voyageuse. Ses paupières étaient
encore roupies des larmes de l'adieu : ce que remarquant, sa
compagne lui demanda s'il s'éloignait de son foyer pour la
première fois. Sa réponse fut inintelligible, car il parlait à peine
le français et ne se sentait nullement en humeur de lier con-
versation avec des inconnus. Mais sa voisine ne s'offensa pas de
son mutisme et dit au négociant messin : « Le pauvre garçon
aura certainement très froid cette nuit, placé comme il l'est
près de la portière. Je m'intéresse à lui parce qu'il ressemble
comme deux gouttes d'eau h un de mes neveux que j'aime ten-
drement. » Le pronostic était exact au surplus, car la nuit vint
et le froid se lit vivement sentir. Mannlich, claquant des dents,
maudissait tout bas l'odieux véhicule lorsqu'il se sentit soudain
saisir doucement })ar les éi)aules et attirer en arrière dans le
giron de la j<uine femme qui appuya sa tète sur l'un de ses bras,
tandis que, di- l'autre, elle ramenait maternellement sur lui le
vaste manteau de fourrure dont elle était enveloppée pour sa
part. Plus quf jamais muet de surprise et de timidité, le Sosie
(lu neveu se laissa faire et tomba bientôt, malgré les cahots delà
lourde voilure, dans le facile sommeil de son <àge.
A la première halte de la diligence, un compagnon de route
qu'on avait chargé de veiller sur le jeune homme, et qui était
assis près de lui sur le banc malconfortable ne le vit plus à ses
cotés; il le <-rut disparu et commençait à s'inquiéter de son sort
lorsqu'il aperçut ses jambes qui restaient visibles sous le man-
teau et devina ce qui s'était passé. Le négociant fit de son côté
la même remarque et plaisanta assez crûment sa voisine sur le
goût qu'elle montrait pour les débu;tans dans le vaste monde ;
mais elle prit fort gaiment la plaisanterie et lorsque, dans la
plaine du Rhin, le vent et le froid se faisant de nouveau sentir,
Mannlich jeta en arrière un regard d'envie sur son moelleux
oreiller de la nuit, sa compatissaiite amie lui ouvrit le même
refuge et le couvrit jus([trau nez de son manteau, insoucieuse
des sarcasmes gaulois du Messin. La timidil(' de; l'enfant fut
enfin vaincue jjar tant de bonne grâce, ajoute-t-il, et, saisissant
la petite main ({ui le choyait de la sorte, il la porta plusieurs
fois à ses lèvres sous l'abri de la fourrure, inspiré d'ailleurs
par le plus pur sentiment de reconnaissance. (( (l'est ainsi, con-
LES (( MÉMOIRES )) DU PEINTRE J.-C. DE MANNLICII. 207
clul-il Iriomphalement dans ses Souvenirs, que j'ai fait mon
premier pas dans le monde, bercé sur les genoux d'une bonne
et jolie femme. »
Anecdote fort symbolique en effet, car notre homme devait
traverser l'existence dans une analogue attitude. Il resta de
tournure un peu gauche, de repartie un peu lente, mais sympa-
thique malgré tout par son honnêteté native, par sa bonne foi
évidente ^i trouvant donc sans faute à point nommé l'assistance
impromptue ou même le salut inespéré, par la grâce de sa droi-
ture instinctive et de sa sensibilité naturelle. Son portrait de
vieillesse, qui a été placé en tête de ses Souvenirs, conlîrme
l'impression morale qui se dégage de leur lecture, car sa ligure
amaigrie et accentuée par l'âge, sa bouche un peu large et son
nez trop fort peuvent avoir quelque chose de comique au pre-
mier coup d'œil : on dirait un personnage falot échappé des
contes d'Hoffmann. Mais ses grands yeux au regard cordial, sur-
montés de sourcils qui trahissent une sorte d'étonnement naïf
devant les àpretés de la vie, ne manquent pas d'inspirer la
sympathie pour son caractère : ils sont d'un homme de sejis et
de cœur <à qui l'on pourra se fier.
III
A la lin de l'année 1762, le duc Christian, satisfait des pro-
grès de son protégé à l'Académie de Mannheim, annonça l'in-
tention de l'emmener à Paris pour y passer désormais les hivers
en sa compagnie, le jeune peintre ne pouvant manquer de pro-
fiter, pour son éducation artistique, d'un séjour prolongé dans la
capitale de l'Europe pensante. Le voyage de Mannlich et ses
premières impressions parisiennes sont contés avec bonne hu-
meur dans ses Souvenirs : il lui fallut quelque temps pour s'ac-
coutumer au bruit et même à l'odeur du pavé parisien, mais il
s'accommoda bientôt de sa ^ vie nouvelle. Son protecteur, qui
avait sa loge dans les principaux théâtres, lui donnait à discré-
tion les plaisirs du spectacle et le conduisait en personne chez
les plus grands artistes de l'époque. Une visite h M"" Clairon et
une autre à Karl van Loo forment sous sa plume d'amusans
tableaux de mœurs.
En 1765, Christian IV jugea bon de confier le jeune homme
aux soins de l'illustre François Boucher, ce « peintre des grâces
208 REVUE DES DEUX MONDES.
françui.sos » qui, comiiie presque tous les artistes de la capitale,
était lié d'ancienne amitié avec l'aimable prince étranger. Quaixl
Mannlich dut être présenté par le duc à son futur maitre, celui-
ci reçut ses visiteurs dans son cabinet d'histoire naturelle, alors
célèbn^ ])Our la qualité de ses collections et surtout pour son
ordonnance parfaite. Il dépensait chaque année des sommes
considf'rables pour le développer davantage, et il possédait en
particulier des pierres précieuses h l'état brut qui représentaient
une valeur importante, car la vente de ces minéraux procura
par la suite plus de deux cent mille livres à ses héritiers, —
somme considérable pour l'époque, comme on le sait. Le duc,
[ui était lui-même un minéralogiste distingué, gratifiait l'ar-
iiste de morceaux intéressans qu'il lui rapportait des mines de
la région rhénane.
Quand M™* Boucher parut un instant dans l'appartement
pour accueillir l'auguste visiteur, sa fraîcheur et sa beauté
éblouirent littéralement notre débutaid, à qui son introducteur
princier dit en sortant, avec complaisance : (( Il vous aurait
fallu la connaître il y a vingt ans, mon cher Mannlich. C'était
alors la plus belle personne non seulement de Paris, mais de
toute la France. Mon frère, et bien d'autres encore, étaient
éperdument épris de ses charmes ; mais ils en furent pour leurs
mines langoureuses, car la jeune femme, n'(''tant pas moins ver-
tueuse que belle, s'acquit bientôt par son honnêteté l'estime et
la sympathie universelles. Elle a maintenant quarante ans au
moins et peut encore passer cependant pour une des beautés de
la capitale. Vous voyez par là combien il est avantageux d'avoir
une jeunesse raisonnable. » Le duc philosophe manquait en eiVet
rarement l'occasion d'une petite homélie aux jeunes gens de son
entourage.
Mannlich fut logé peu après dans une petite pièce contiguë.h
l'atelier de Boucher, auprès duquel il i»assa toute l'année 1765.
— Rédigeant ses Souvenirs en 1813, c'est-à-dire après l'entière
victoire de la réaction classique inaugurée par Winckelmann,
triomphante avec David et le style Empire, il croit pouvoir affir-
mer que les directions du <( peintre des grâces » lui firent i)lus
de tort que de profit : mais il ne laisse pas que de vénérer dans
son ancien maître l'homme au génie original, à l'esprit débor-
dant de fine gaîté, au caractère le plus sur et le plus honorable
qui lut. Boucher, nous raconte-t-il, s'éloignait alors à regret de
LES (( MÉMOIRES » DU PEI^THE J.-C. DE MANNLICH. 2\)':>
sa (lomeurc et ses rares sorties no le conduisaient ii,uère quii
Versailles pour faire sa cour au Roi, à la manufacture des Gobe-
lins qu'il dirigeait, à l'Opéra dont les décors et les costumes
étaient placés sous sa haute surveillance, enfin chez les mar-
chands et collectionneurs d'histoire naturelle. — Le matin,
tandis qu'il prenait son chocolat dans son atelier, il se plaisait à
tracer des dessins ou plutôt à les parachever, comme nous allons
le voir, car il n'en avait jamais assez dans ses portefeuilles au gré
des amateurs ou revendeurs qui les lui payaient deux louis d'or
la pièce. Il avait donc cherché et trouvé le moyen de satisfaire
à cette .surabondante demande. Ses élèves employaient sur son
désii' uiu' partie de leur temps à faire des copies de ses plus beaux;
morceaux qu'il conservait avec soin pour cet usage ; ils avaient
toutefois la consigne de ne jamais mettre la dernière main h
leur travail. Puis, pendant qu'il prenait son déjeuner du matin,
Boucher s'occupait à retoucher adroitement ces ébauches. Il leur
donnait en quelques coups de crayon l'empreinte de son talent
personnel, et estimait en avoir fait par là des originaux qu'il
vendait comme tels sans plus de scrupule : pratique qui sufli-
rait à expliquei* l'existence de nombreuses répliques dans son
œuvre en blanc et noir.
Après cet intermède, si profitable à ses intérêts, le vieux
maître se jdaçait devant son chevalet où il peignait presque
constamment de mémoire, ou « de chic, » pour employer le
terme des ateliers, mais avec une étonnante perfection: u Ni
moi. ni personne autour de lui, ajoute Mannlich, n'aurait jamais
pu croire à une semblable virtuosité, si nous n'avions été chaque
jour les témoins de ce tour de force ! » Et l'élève s'accoutuma si
bien à cette manière de faire qu'il finit par y trouver de la
beauté et même de la « naïveté » par surcroit, en sorte qu'il prit
grand'peine pour s'en assimiler les procédés. Il y réussit à ce
point qu'on le plaisanta bientôt sur la perfection de ses pasti-
ches : (( Une fois engagé dans cette voie, écrit-il, je m'éloignai
chaque jour davantage de la vérité comme de la beauté, non sans
percevoir toutefois les murmures de ma conscience d'artiste
qui me re}»rochait mes égaremens. Quand je parcourais les
belles galeries du Palais-Royal, les œuvres immortelles de
Raphaël me criaient, par leur contraste avec celles de Boucher,,
que j'étais sur une mauvaise route où je finirais par me perdre.»
Le duc Christian se chargeait d'ailleurs d'entretenir ces
TOME X. — 1912. U
210 REVUE DES DEUX MONDES,
.scrupules assez justifiés dans l'esprit de son })rotég'é : <( Boucher,
lui écrivait-il de Zweibruecken le 1" octobre 1755, est un maitre
dans l'art de la composition gracieuse, mais son dessin et son
coloris sont également factices. ïenez-vous-en donc au plan de
conduite que je vais vous tracer en quelques mois : prendre
l'antique pour modèle au point de vue de la ligne et vous inspi-
rer pour la couleur du pinceau de Rubens. Appropriez-vous seu-
lement de Boucher la manière aimable et riante, en quoi je le
considère comme le meilleur peintre de la Fj'ance actuelle. Et
faites-moi, mon cher Mannlich, le plaisir de peindre à mon
intention un tableau dont je laisse d'ailleurs le sujet à votre
choix. » — Cette alîectueuse requête fut l'occasion d'un sérieux
effort de la part du jeune homme. Il alla prendre conseil de son
maitre qui l'engagea à figurer pour le duc : Vénus chargeant
Vulcain de forger des arrnes pour son fils Enée. a Vous aurez
là, disait le vieil artiste, une tâche fort attrayante à remplir : le
dessin d'une belle figure de femme environnée d'Amours, la
silhouette d'un homme musculeux accompagnée de quelques
cyclopes à l'ari'ière-plan. Disposez donc d'abord cette scène sui-
vant votre inspiration, puis venez me montrer votre projet. »
Ainsi fut fait. Boucher choisit l'une des esquisses qui lui
furent présentées peu après par son disciple : il y apporta quel-
ques modifications de détail et insista en particulier pour que
Vénus fût assise sur un nuage dans l'antre des Cyclopes : conseil
que l'élève se vit forcé de suivre par égard pour son maitre,
mais qu'il lui en coûta de mettre h exécution parce qu'il jugeait
ce nuage plus convenable, dit-il, au décor d'un ballet qu'à une
toile mythologique soigneusement étudiée dans sa psychologie
symbolique. Il se mit cependant à l'ouvrage et dessina d'abord
son Vulcain sans difficultés d'après un modèle célèbre de l'époque
qui se nommait Deschamps et dont il trace un pittoresque por-
trait moral. Mais quand il en vint au personnage de Vénus, il se
vit beaucoup plus empêché de satisfaire aux exigences de Bou-
cher qui le morigénait en ces termes : a Quelques-uns de vos
personnages féminins sont trop maigres sans être plus sveltes
pour cela. D'autres sont trop épais ou trop masculins à mon gré.
Devant un corps de femme figuré par la peinture, on doit à peine
sentir qu'il enferme des os: il faut qu'il soit rond, délicat, élance
sans paraître ni gras ni maigre. Il est vrai qu'on ne trouve guère
dans la nature plus d'une privilégiée parmi des centaines pour
LES (( MÉMOIKES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLICII. 211
répondre à cet idéal excellent de la beauté. » C'est qu'en effet la
découverte et le choix de semblables modèles avait été l'une des
préoccupations principales du vieux maître au cours de sa lon-
gue carrière. Comment Mannlich pour sa pari allait-il mettre la
main sur l'oiseau rare ?
Par dos ruses dignes de Sherlock Holmes, il parvinl à décou-
vrir le modèle féminin dont Boucher lui-même se servait exclu-
sivement depuis quelques années déjà (^tout au moins quand il
daignait recourir au dessin d'après nature), mais dont il cachait
jalousement l'identité à ses confrères ou élèves, afin d'en conser-
ver pour lui le monopole. C'était la femme d'un doreur de cadres,
et le jeune Allemand fut assez heureux pour la décider, nous ne
savons par quels prestiges, à lui accorder quelques séances de
pose. Moyennant quoi, Boucher, resté dans l'ignorance de cette
aventure, se montra parfaitemenl satisfait de la Vénus. « Je
vois, dit-il à Mannlich, que vous avez profilé de mes observations
sur la beauté de la femme et que, grâce à ces avis opportuns,
vous avez su figurer la déesse ainsi qu'il convenait. »
Quant au duc Christian, revenu à Paris quelques semaines
plus tard, il se montra également fort satisfait des progrès de son
protégé, bien qu'il criliquàt le malencontreux nuage, puisque,
disait-il, Vénus se trouvant après tout dans le domicile conjugal
auprès de Vulcain son époux, il ne fallait pas tant de manières à
leur entrevue. — A quoi un contradicteur tenace aurait pu
répondre que le prince oubliait le sujet de cette entrevue, sujet
plus que délicat et qui voulait quelques précautions oratoires,
puisque Enée n'était pas le fils du forgeron divin qu'on sommait
de lui marteler des armes redoutables. Vénus devait être bien
aise de conserver quelque prestige au cours de sa requête et,
sans doute aussi, le moyen de se dérober sans délai, par la voie
des airs, à quelques marques trop brusques de l'insatisfaction
conjugale: « Empruntez de Boucher, conclut le duc une fois de
plus, la grâce riante qui fait le caractère et le mérite de ses
œuvres, mais ne l'imitez pas dans le reste. Tenez-vous-en à la
nature et à l'antique qui seront vos guides les plus sûrs. Vous
êtes ici dans un pays où les jolies personnes s'offrent plus volon-
tiers au pinceau que partout ailleurs. Utilisez donc cette circon-
stance pour peindre amplement d'après nalure. Je vous ferai
ouvrir des crédits particuliers à cet effet, mais sous la condition
que votre vieille gouvernante assistera toujours aux séances de
212 REVUE DES DEUX MONDES.
pose. » C'est ainsi que ce paternel souverain mariait l'esthétique
à la morale, oubliant un peu la comtesse de Forbach épousée
par lui après quelque dommage et certaines étoiles d'Opéra qu'il
lui donnait encore à l'occasion pour rivales.
Après avoir laissé Mannlich environ un an sous la dii'ectiou
de Boucher, le duc obtint pour lui du marquis de Marigny,
alors directeur des Académies et Manufactures royales, une
place de pensionnaire à notre Ecole de Rome que dirigeait ;i ce
moment Natoire. Au dépai't, Boiu-lier munit son élève d(; ce
viatique bien significatif :« Ne vous attardez pas trop longtemps
k Rome, croyez-moi, et étudiez-y surtout les œuvres de l'Albane
et du Guide. Raphaël, malgré sa renommée, n'est qu'un artiste
assez froid, et, quant à Michel-Ange, il ne saurait susciter en
nous d'autre sentiment que la terreur. Vous pouvez contempler
à l'occasion leurs travaux, mais gardez-vous bien de les imiter:
vous ne feriez que refroidir toute chaleu)' de sentiment dans
votre àme. Pour ma part, j'ai jadis fait cadeau à Sa Majesté de
trois années du séjour italien qu'il m'avait octroyé à ses frais,
puisque, au bout d'un an, j'étais déjà de retour à Paris où, m'a-
bandonnant aux leçons de la nature, je fis de rapides progrès, n
(<elui-là prétendait donc aussi se mettre à l'école de la nature et
du sentiment. Il avait lu Jean-Jacques, et il essayait d'inter-
préter à la mode du jour les inspirations, assez peu <( naturelles, »
en vérité, de son pinceau.
IV
Nous ne parlerons pas ici des souvenirs romains deMannlicli(l)
dont les impressions parisiennes fixent surtout notr(^ atlentiou
en ce moment. Loi'squ'il revit les rives de la Seine dans l'hiver
de 1772, il observa d'un regard plus mûr le s|)ectacle animé qui
se déroulait sous ses yeux et se montra plus (•aj)able que par le
pa.ssé de goûter les attraits variés de la grande ville. Ce fut aloi's
que la comtesse de Forbach le mit en ndalions plus intini<\s
avec ses commensaux philosophiques, principalement avec.
Diderot, sur lequel il n'est pas sans nous fournir quelques détails
intéressans et nouveaux : (( Je veux vous faire lier connaissance
avec le philosophe, lui dit-elle un jour, — entendant par cette
(1) Nous en avons donné quelque aperçu dans la Revue hebdomadaire du
20 janvier 1912.
LES « MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLTCII. 2 DJ
désignation le philosophe par excellence, le rédacteur principal
de y Encyclopédie. — Nous irons pour cela frapper à sa porte,
continua-t-elle, car il est bon de contempler les grands hommes
à leur foyer domestique, afin de les mieux connaître et de les
juger ensuite avec une plus sûre équité. »
Diderot habitait dès lors son célèbre appartement de la rue
Taranne. Ses visiteurs le trouvèrent ce jour-là sans perruque,
envelo])pé d'une vaste robe de chambre en flanelle rouge, assis
près de sa cheminée sur le maigre brasier de laquelle un pot-au-
feu murmurait sa chanson monotone. Christian de Forbach, fils
aine de la comtesse et Mannlich lui furent à la fois présentés.
Il les accueillit avec sa cordialité coutumière, et M™^ de Forbach
demanda bientôt à saluer aussi la fille de son hôte, la future
^jme (}g Vandeuil, qui fut appelée sans délai. Mannlich l'avait
déjà rencontrée à l'hôtel de Deux-Ponts où la comtesse l'attirait
souvent à cette époque en raison de son brillant esprit. Cette
fois, la jeune pei-sonne parut à l'artiste encore j)lus loquace et
plus démonstrative que son père : ce dernier ne put placer un
mot tant qu'elle fut dans l'appartement; enlin il la pria de se
retirer pour aller assister sa mère dans les soins du ménage.
Aussitôt qu'elle eut quitté la pièce, il se tourna vers ses visiteurs
pour leur faire une naïve profession de foi jiaternelle. « Cette
jeune tille, dit-il, m'impose véritablement à moi-même : elle est
si remarquable ({ue j'ose à peine ouvrir la bouche en sa pré-
sence ! n M""' de Forbach s'empressa de réj)ondre, ainsi qu'il
convenait, que la fille d'un tel père ne pouvait être moins favo-
risée par le destin.
Tandis qu'on échangeait ces gentillesses, poursuit xMannlich,
la porte de la chambre s'ouvrit tout à coup avec violence, et l'on
vit paraître une véritable harengère, grossièrement vêtue, le
bonnet placé de travers sur les cheveux qui s'échappaient en
mèches malpropres le long du visage et du cou, une moustache
de tabac d'Espagne sous le nez, une bûche de bois sous chaque
bras et une écumoire à la main. Cette bizarre personne alla droit
à la cheminée sans s'occuper autrement de l'assistance, tandis
que Diderot se levait prestement pour lui faire place. Pendant
qu'elle accommodait le feu et écumait le })ot qui renfermait le
dîner du philosophe, — ce brouet qu'il assurait préférer aux
raftînemens des tables impériales, — celui-ci s'elVorçait de faire
comprendre par signes à ses amis allemands qu'ils eussent à ne
214 REVUE DES DEUX MONDES.
pas déranger la ménagère, et lui-même gardait prudemment le^
plus religieux silence. Mannlich ne savait que penser de cette
scène. Lorsque, dit-il, cette figure de carnaval se fut enfin
redressée et se tint devant la compagnie, son écumoirc h la
main comme un sceptre, Diderot la présenta comme sa femme
à la comtesse qui ne manqua pas de la féliciter sur son heureux
destin, la digne compagne d'un pliilosoplie aussi sage qu'illustre
devant, ajoutait-elle, s'estimer hautement favorisée entre toutes
les femmes : « Bah ! tout cela nous fait une belle jambe en vérité,
riposta M""® Diderot d'une voix éraillée. Ce grand philosophe ne
sait même pas gagner de quoi mettre le pot-au-feu tous les
jours! )) Et elle s'éloigna sur cette incongruité', sans esquisser le
moindre salut, en claquant les portes derrière elle.
Diderot reprit alors son siège en soupirant : (( Je m'arrange
de son humeur, expliqua-t-il : elle veille .sur le bien-être maté-
riel de notre enfant, tandis que je me consacre à son développe-
ment intellectuel. Elle prend soin de tout : je ne manque de
rien, et, au prix d'une infatigable patience, j'en suis venu à
m'accommoder de cette amie qui cache un ca^ur excellent sous
une ru<le écorce. » Sans aller jusqu'à traiter ^I""' Diderot de
Xantippe, la comtesse prit occasion de ce discours pour saluer
Diderot du titre de nouveau Socrate, discrète allusion à laquelle
il n'opposa que quelques protestations de modestie, et l'on se
quitta sur ce dernier compliment qui montre M™*^ de Forbach
tout à fait apte à présider un salon littéraire, ainsi qu'elle en
avait l'ambition.
La scène est amusante, mais ce qui l'est plus encore, c'est
l'interprétation que notre Allemand croit en pouvoir donner
dans ses Souvenirs. Il y raconte en etfet qu'il estima conve-
nable de retourner quelque temps après chez le philosophe
qui le lui avait en effet demandé avec insistance et dont nous
dirons la bienveillance persévérante à l'égard du jeune artiste
étranger. En traversant le jardin des Tuileries pour passer
les [)onts, notre peintre rencontra ce même Christian de For-'
bach qui l'avait accom[)agné dans sa première visite et qui
dérida de se joindre îi lui cette fois encore. Arrivés rue Ta-
ranne, ils sonnèrent à I;i jtorle de rap{»îirtemeid : une femme
simplement, mais proprement vêtue vint leur ouvrir, les reçut
avec une tranquille bonne grâce et leur exprima très poli-
ment les regrets de M. Diderot, qui, occupé pour un moment
LES (( MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLICII. 215
chez son imprimeur, serait assurément désolé de manquer leur
visite : « Si vous voulez bien, messieurs, l'attendre un instant
dans sa chambre, ajoutait-elle, il ne saurait tarder à revenir et
sera charmé de vous recevoir. » Pendant ce discours, Forbach
jetait à son <-ompagnon des regards de surpi'ise et lui faisait des
signes d'intelligence. Ils remercièrent néanmoins jM""" Diderot,
— car c'était bien elle, — pour sa proposition obligeante et pré-
textèrent une affaire pressante pour s'éloigner sans plus de
délai. La maitres.se du logis ne manqua pas de les accompagner
jusqu'au seuil et leur montra sans se démentir un instant, dit
Mannlich, cette politesse un peu cérémonieuse, mais cordiale et
franche qui était alors en honneur dans la bonne bourgeoisie.
Elle avait donc totalement oublié, conclut-il, le rôle de Xantippo
qu'elle avait été contrainte de jouer quelques jours plus tôt !
Ainsi, (-'aurait été une scène répétée d'avance entre deux
effrontés comédiens que l'épisode de ménage dont M""-' de For-
bach avait été le témoin ! Cette idée saugrenue fut sans doute
.-suggérée à Mannlich par le comte Christian de Forbach qui lui
ilit, aussitôt qu'ils eurent gagné la rue: « Avez-vous remarqué
<-ombien ma mère se fait facilement duper par tous ces encyclo-
pédistes qui sont, dans le fond, de purs charlatans. N'est-ce pas
une fort digne femme que celle à qui nous venons de parler.»^ Et
que pensez-vous d'un philosophe qui lui impose le rôle d'une
Xantippe uniquement pour se draper à nos yeux dans le man-
teau de Socrate ? Un acteur de foire qui gagne loyalement sa vie
par des farces de tréteaux et que l'Eglise exclut pour ce méfait
de la communion chrétienne, me parait à moi bien plus esti-
mable que ces prétendus sages et je suis bien décidé à ne plus
mettre les pieds chez celui-ci. » Ce Forbach était un beau et
brave garçon qui devint plus tard un homme de cœur et de
sens, si nous en croyons Mannlich, son ami de toute la vie. Il
n'en était pas moins, à vingt ans, un véritable fat, gâté par ses
relations avec la jeunesse dorée de la Cour et qui n'évitait guère
les défauts inhérens à ces situations hybrides et boiteuses que
préparent à leurs rejetons à peine avoués les unions dites « mor-
ganatiques » des princes allemands (1).
(1) Mannlich raconte qu'il surprit un jour ce jeune Forbach faisant sauter son
maître d'italien par-dessus sa canne, comme on le demande aux roquets, avant de
lui accorder une tasse de chocolat. Le Scapin s'épongeait le front après ce bel
exercice et criait au survenant avec une belle impudeur dans la bassesse : « Mais
voyez donc, que de fatigue pour une tasse de chocolat ! » Forbach lui en fit donner
21 G REVUE DES DEUX MONDES.
Après cette parenthèse, est-il besoin de démontrer que
M'"*' Diderot n'accepta jamais de foirer son naturel pour jouer un
rôle conceitc avec son époux. Issue d'uu manufacturier ruiinî
et d'uue iille de noblesse, M"« Chami»ion vivait pauvrement
avec sa mère, d'un commerce de dentelles et de linge quand
Diderot l'épousa par amour, contre le gré de sa propre famille.
(( Grande, belle, pieuse et sage, » ainsi la dépeint sa fille, la
brillante M'"^ de Vandeuil dans la notice biographique qu'elle a
consacrée h son père. Mais la pauvre femme se vit bientôt osten-
siblement trompée par son volage époux, et son caractère s'aigrit
dès lors jusqu'à en faire une fort authentique Xantippe à l'occa-
sion. Elle ne cessa pas, dit l'éditeur de Diderot, Assezat (4), de
remplir ses devoirs d'épouse et de mère avec un courage et uue
constance dont peu de femmes eussent été capables à sa place ;
mais ce qui devait faire jusqu'au bout le chagrin de son mari,
c'était sou esprit inculte, le souci d'argent qu'elle manifestait à
tout ])ropos, les perquisitions jalouses auxquelles elle se livrait
parfois ;i l' improviste dans les papiers du philosophe. C'était
encore toute une société de voisins vulgaires que Diderot héber-
geait k contre-cœur et qui, de leur côté, tenaient en médiocre
estime cet homme si mal vu du Parlement, du clergé et de la
Sorbonne. Jean-Jacques l'a traité crûment de « harengère »
dans ses Confessions, en ceci d'ailleurs infidèle à la reconnais-
sance de l'estomac, car il dina souvent de sa cuisine pendant la
captivité de Diderot à Vincennes : mais il est certain que
d'Alembert, (îrimm et d'Holbach ne s'arrêtaient jamais au qua-
trième étage de la rue Taranne où M""' Diderot gouvernait ses
casseroles. Ils montaient tout droit à 1' <( atelier » du cinquième et
l'on ne voyait guère chez la maîtresse de la maison que l'abbé
Sallier de la Bibliothèque royale et le musicien Bemetzrieder
dont nous aurons à parler tout à l'heure.
l'ar là s'explique aussi bien la (( Xantippe » des mauvais
jours que la digne et correcte bourgeoise des heures apaisées;
c'était simj)le question d'humeur et surtout de bourse, rue
Taranne. Il nous parait fort probable que M"'« de Forbach fit sa
visite avec son fils et Mannlich un n[)rès-midi qu'il y avait peu
deux, ajoute notre témoin et l'ultramontain se trouva le plus heureu.x des homnie.^.
— Telles étaient alors les façons quasi néroniennes de ce jeune dandy dont Mann
licli acceptait sans plus ample examen les appréciations puériles.
(1) Notice préliminaire aux lettres à M"' Voland. — (Eiivres, XVIII, 340.
LES « MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANM.ICII. 217
d'argent au logis pour faire bouillir le pot : l'humeui- de la mé-
nagère s'en ressentait, voilà tout. Au surplus, elle était payée
pour nourrir une conjugale niéliaiice contre les belles visiteuses
aristocratiques de son inllammable Denis. Pourqu<»i donc leur
aurait-elle fait bon visage.'^
En dépit de la bévue psychologique qui marqua de la sorte
le début de leurs relations, Manniich devait être durablement et
intimement lié par la suite avec l'auteur du Neveu de Rameau,
comme nous allons le voir. Lors de la présentation que nous
avons racontée, le nouveau Socrate s'était tourné vers le jeune
peintre aussitôt après la bruyante sortie de sa Xantippe et lui
avait adressé ce petit discours avec sa bonhomie coutumière :
(« Quant à vous, je vous réquisitionne à mon profd. Venez me
voir souvent, car j'aime passionnément les arts el je crois les
connaître assez bien. J'aime aussi les jeunes gens de votre nation :
ils n'ont pas toujours des clartés de tout comme les nôtres, mais
ce qu'ils savent, ils le savent du moins à fond, el cela vaut
mieux de la sorte. M. Bemetzi-ieder m'a engagé dans cette opi-
nion, et vous m'y confirmerez, j'en suis sur! »
Ce Bemetzrieder était un jeune Allemand qui avait été
adressé à Diderot par un de ses amis. Le j)hilosophe raconte,
dans son célèbre dialogue du Neveu de Rameau, (\n'\\ interrogea
d'abord le nouveau venu sur les connaissances dont il comptait
tirer parti pour gagner son pain sur le pavé de Paris. L'étranger
s'étant proclamé bon mathématicien, juriste de savoir, historien
<le vaste érudition, son interlocuteur parisien lui assura que, de
toutes ces capacités, il ne tirerait pas un denier vaillant. Alors
Bemetzrieder ayant ajouté : « Je suis assez bon musicien. — Eh !
que ne le disiez-vous tout d'abord ! J'ai une iille : venez chaque
jour de sept heures et demie du soir jusqu'à neuf. Vous lui don-
nerez des leçons et je vous donnerai vingt-cinq louis par an.
Vous déjeunerez, dinerez, goûterez, souperez avec nous. Le reste
(le votre journée vous appartiendra. » S'il eût été sage, il eût
fait fortune, conclut l'auteur du Neveu, qui se montra donc en
cette circonstance, suivant son usage, d'une générosité fort mal
proportionnée à ses médiocres moyens.
Il ht bien davantage encore pour ce Bemetzrieder, — ou
218 REVUE DES DEUX MONDES.
Bemelz, comme disait pour <( simplifier » M'*" Diderot. — Il mit
sous forme de dialogues aussi vifs que substantiels Les leçons de
clavecin et principes d' harmonie que ce musicien publia pourtant
sous son seul nom en 1771. Aussi, malgré la générosité de Diderot
qui assure dans la préface du traité n'avoir été que le correcteur
du français tudesque de son protégé, son éditeur et commenta-
teur récent, Assézat, reste si persuadé du contraire, qu'il a inséré
in extenso dans des OËuvres du philosophe cet écrit qui en rem-
plit presque tout le tome Xll^. Au surplus, Bemetzrieder ayant
donné au public en 1776 un autre ouvrage qui était vrai*nent de
sa façon, il y mit non seulement son français tudesque, mais
encore une lourdeur d'exposition et de méthode qui montre à
quel point Diderot lui avait été précédemment secourablo. —
Ceci dit pour répondre d'avance à certains jugemens assez
arbiti-aires que nous allons rencontrer sous la plume de Mann-
lich quand il s'agira de ses propres relations avec le même zéla-
teur de son talent.
Diderot avait la modestie de penser qu'il avait beaucoup
appris de Bemetzrieder en matière de musique : il espérait sans
doute que Mannlich lui ouvrirait d'aussi fructueuses perspec-
tives dans le champ des arts de la forme. Il ne manquait jamais,
nous raconte le peintre, de l'accueillir avec les plus vives démons-
trations d'amitié. Quand il s'occupait d'un travail pressé, il met-
tait un livre entre les mains de son visiteur, le priant de
patienter auprès de lui quelques instans. Mannlich le regardait
alors écrire et remarquait ses fréquens hochemens de tète : oji
aurait dit qu'il voulût appuyer du geste ce qu'il venait de jeter
sur ses cahiers. Lorsque sa plume se posait plus lourdement sur
la feuille, avec un grincement caractéristique, c'est qu'il confiait
alors au ])a])ier une assertion particulièrement nouvelle et auda-
cieuse. — La besogne terminée, il se prenait à interroger le
jeune homme sur son art, parfois aussi sur ses vues morales ou
religieuses, présentait ensuite des objections et discutait lon-
guement avec son interlocuteur pour le contraindre, par une
sorte de maïeutique, à mettre en [»ieiii relief les différens aspects
de sa pensée.
Il le conduisait souvent dans l'atelier de quelques artistes
célèbres dont il (Uiiil l'ami pai'liculier, afin de recueillir ses
appréciations sur leurs travaux du moment. C'est ainsi qu'il
l'introduisit chez IMgalle, jiour connaître son sentiment sur le
LES U MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-G. DE MANNLICII. 219
célèbre tombeau du maréchal de Saxe, alors en voie d'achève-
ment. Mannlich n'en fut pas satisfait et déclara lui ])référer,
pour la conception comme pour l'exécution, le monumeid
sculpté en mémoire du Dauphin par Coustou. Après un copieux
échange de vues sur ce sujet, Diderot résuma son opinion en ces
termes : « J'ai médité vos objections et je les trouve justes au
total. Gardez-vous cependant de les manifester devant nos ama-
teurs d'art : on vous lapiderait pour votre audace. Mais persistez
€n revanche à prendre sur toutes choses le conseil de vos propres
yeux et celui de votre raison. Vous vous tromperez rarement de
la sorte, car je connais bien des jeunes gens qui ont l'esprit plus
brillant que vous, mais aucun qui ait le jugement plus solide et
plus mùr. » Il n'est donc pas impossible que Mannlich, après
Bcmetzrieder, ait fourni quelque aliment à la féconde méditation
i\c Diderot.
VI
En 1773, notre peintre venait d'achever deux toiles qui
ligui'ent présentement au ministère des Cultes à Munich :
c'était une Dorinde admirée de Silvio, et une Entrevue de Satyre
avec Corisca, sujets bucoliques tirés l'un et l'autre du Pastor
Fido de Guarani. Déjà Vernet, Vien, Greuze et Fragonard, tous
familiers de l'hôtel de Deux-Ponts, en avaient donné leur avis
motivé à l'auteur. Diderot et sa fille vinrent sur ces entrefaites
pour diner rue Neuve-Saint-Augustin, car là comtesse de Forbach
appréciait de plus en plus M^''' Diderot pour son brillant esprit
et le tour enjoué de sa conversation. On imagine assez les ser-
vices qu'une jeune personne de ce mérite pouvait rendre à une
maîtresse de maison, amie des artistes et des lettrés. Mannlich
profita de l'occasion pour prier son illustre ami de lui donner à
son tour une appréciation sur ses récens ouvrages. Le philo-
sophe se rencontra dans l'atelier de l'artiste avec Saint-Quentin,
un camarade romain de ce dernier. Saint-Quentin n'épargna
pas ses critiques aux deux toiles, tandis que Diderot se renfer-
mait dans un mutisme affecté qui inquiéta le peintre plus
encore que les objections de son confrère. — Mais dès que
celui-ci eut pris congé, l'écrivain alla pousser le verrou de la
porte, afin d'éviter, disait-il, la visite de quelque nouveau
fâcheux: après quoi, il se jeta dans les bras de son jeune ami
220 REVUE DES DEUX MONDES.
avec loiito l'expansion de son caraclère : « Je suis ravi de votre
O'uvre, clamait-il avec l'accent de conviction communicativc
qu'il trouvait pour exprimer ses o{)inions sincères. J'enrageais
d'entendre les absurdes chicanes de votre condisciple et n'ai
voulu à aucun prix de'florer l'élan de mon admiration en vous
l'exprimant devant lui. Votre Gorisca est de la tète aux pieds la
friponne que nous a dépeinte Guarani et votre Satyre associe
harmonieusement en sa personne la double nature humaine et
bestiale qu<! lui prête la mythologie. Oui, c'est ainsi qu'il faut
peindre la fable et traduire les intentions d'un poète. Votre
coloris est vrai, j)uissant, plein de fraîcheur : la composition
simple, franche, exempte d'inutiles surcharges : l'exécution
soignée sans glisser dans la minutie. »
Après cette véritable explosion de sympathie, il formula
néanmoins quelques critiques de détail, puis, ayant encore lon-
guement contemplé les deux tableaux, il se tourna vers son
interlocuteur avec sa vivacité ordinaire en lui demandant s'il
était riche, ou, dans le cas contraire, s'il souhaitait de le devenir:
(( Oui, certes, répondit Mannlich, si cela est possible par des
moyens honnêtes, les seuls au surplus que M. Diderot puisse
avoir en vue. — Alors vous t (^-^ un homme dès à présent tiré
d'afï'aire, » riposta celui-ci. El il poursuivit sur un ton plus
tranquille : « Je suis chargé par l'impératrice de Russie d'em-
ployer nos meilleurs artistes à l'ornement de ses palais. Elle
m'a donné à ce propos carte blanche. Je choisis selon mon
goùl, je fixe les prix et détermine les sujets à représenter. Vous
voyez donc, mon jeune ami, quel avantage ce pourrait être pour
vous qu'une commande de ma façon qui vous apporterait gloire
et richesse ! » — Mannlich évoquant le souvenir de cette scène
après quarante ans écoulés, reconnaît dans ses Mémoires qu'il
fut à la fois flatté et touché tout d'abord par une proposition qui
trahissait tant de spontanéité cordiale. Il objecta toutefois qu'fi
peine revenu de ses voyages d'étude, la reconnaissance l'obli-
geait à réserver ses premiers travaux pour son paternel protec-
teur, le duc Christian. Plus tard ce dernier, in.spiré par sa bonté
coutumière, lui permettrait certainement d'accepter l'offre si
flatteuse qui venait de lui être faite.
Nous laisserons la parole à notre homme pour conter la suite-
de cette conversation à laquelle il attribue, nous le verrons, la
plus vaste j>ortée philosophique et morale : « Le visage du philo-
LES « MÉiMOlHES )) Dl PEINTRE J.-C. DE MANNLTCII. 221
sophe s'assombrit, écrit-il, à mesure que le mien s'éclairait
sous l'influence des senlimens sincères qui s'éveillaient à ce
moment dans mon cœur. Il garda quelques instans le silence,
puis il reprit la parole en ces termes : (c La reconnaissance est de
nos jours une vertu aussi rare qu'elle est respectable. Certes, je
ne puis qu'approuver celle que' vous ressentez à l'égard du duc
et je vous en estime encore davantage, s'il est possible. Mais
comme nos sentimens nous égarent le plus souvent quand ils ne
sont pas contrôlés par la raison, on doit toujours les examiner
de près avant de s'abandonner à leur élan. Examinez donc un
instant avec moi, je vous prie, ce que sont les princes et ce
que vous êtes vous-même. Ils empruntent leur richesse à une
portion de leurs sujets, n'est-il pas vrai, et qu'en font-ils alors .i^ »
Il posa cette question en élevant soudain la voix pour bien
marquer son importance : « Ils la transportent à une autre por-
tion du même grou])e, » continua-t-il en se penchant vers moi et
en taisant un geste du bras comme s'il versait l'or à flots dans
ma direction. Après quoi, il se leva et conclut sur un ton plus
dégagé : « Vous voyez, mon ami que votre bonne étoile vient de
vous placer du coté vers lequel on verse. Laissez donc les princes
y verser largement pendant qu'ils en ont la fantaisie. Adieu,
pensez à tout cela et revenez me voir bientôt. »
Mannlich se plait h commenter cette scène en fervent de
Jean-Jacques et en adepte attendri du « sentiment » qu'il resta
durant toute sa longue carrière. Il assure que le « sophisme >i de
Diderot ne le fit pas hésiter un instant sur le parti qu'il conve-
nait de prendre. La « raison, » comprise dans le sens où le phi-
losophe employait ce mot, lui semblait synonyme d'égoïsme et!
n'avait, dit-il, jamais eu la moindre part à sa conduite passée.
S'il gardait la pleine conscience de ses fragilités et de ses trop
humaines faiblesses, du moins n'hésitait-il pas à s'accorder ce
témoignage qu'il avait toujours cédé aux impulsions de son
cieur. L'insistance que Diderot semblait vouloir mettre à com-
battre ses scrupules les plus honorables l'indigna et le peina
d'autant plus, à l'en croire, qu'en dépit du souvenir fâcheux de
sa première visite au philoso})he, il en était venu à l'aimer sincè-
rement pour sa constante et exceptionnelle bienveillance à son
égard .
Il s'indigna bien davantage encore lorsque Grimm, étant
venu le voir à son tour, lui adressa le discours suivant : <( Diderot
222 REVUE DES DEUX MONDES..
m'a parlé du plaisir que lui avaient fait vos travaux, de l'amitié
qu'il vous porte et de la proposition qu'il vous a faite. J'espère
que vous ne commettrez pas la faute de la refuser, car on ren-
contre bien rarement semblable occasion de se mettre en évi-
dence et de faire rapidement son chemin. Vous ne pouvez ima-
giner à quel point ces commandes impériales sont recherchées
et de quelles sollicitations notre grand ami se voit harcelé par
les premiers artistes de l'époque qui voudraient profiter de l'au-
baine. » — Là-dessus Mannlich exposa ses scrupules à peu près
sous la même forme que la veille : <( Tout cela est bel et bon,
riposta froidement son compatriote francisé, mais il ne faut
jamais être la dupe des grands. Ils répandent leurs bienfaits au
hasard et sont trop heureux quand une partie de ces largesses
aveugles profite à quelqu'un qui les mérite. Encore une fois, je
vous conseille de saisir aux cheveux l'occasion favorable qui
vous est offerte en ce moment. Ne la laissez pas échapper,
croyez-moi, et rappelez-vous ce proverbe excellent qui la dit
chauve par derrière. »
Là-dessus Mannlich de donner encore }»lus libre cours à
son indignation vertueuse : Ce sont donc là, se disait-il,
— et l'on sent qu'il paraphrase en cet endroit la célèbre excla-
mation de son cher Jean-Jacques : (( Enfin, je les ai vus! >»
— ce sont donc là ces sages superbes qui prétendent éclairer,
réformer l'humanité par leurs écrits éloquens, conduire la
vérité au triomphe, terrasser l'hypocrisie et le fanatisme, faire
régner la vertu, la tolérance et l'humanité dans le monde!
Et voici qu'ils ne comptent pour rien ces aspirations si natu-
relles d'un cœur sensible, la reconnaissance et le désintéres-
sement! Pensent-ils donc rendre le genre humain meilleur
et plus heureux en prêchant à leur entourage l'incroyance,
l'égoïsme et l'ingratitude.^ » — « Ces considérations, conclut-il
en trahissant ici l'inspirateur de sa diatribe, me firent enfin
comprendre la haine que ces personnages avaient vouée à
l'excellent Jean-Jacques. Il me parut tout naturel que des char-
latans dissimulés sous le masque de la })liil(»sophie et de la
vertu, dont ils empruntaient le langage avec impudence, aient
abliorré cet homnu' simple, vertueux, d'un vrai mérite, d'un
talent plus éminent que le leur, et d'ailleurs dédaigneux de
toute ostentation philosophique. Je compris qu'ils cherchassent
de toute manière aie perdre en rampant ])our cela, s'il le fallait,
LES « MÉMOIRES )) Dl PEINTRE J.-C. DE MANNLICH. 223
dans la poussière (levant les puissans, leurs ministres et leurs
maîtresses! »
Cette nouvelle querelle est un peu 'mieux justifiée sans doute
que l'hypothèse d'une mascarade où M™"^ Diderot aurait joué un
rôle peu conforme à son caractère sur les injonctions de son
époux. Mais encore convient-il d'examiner les choses avec plus
de sang-froid. Le sentiment de Mannlich est d'une indiscutable
délicatesse en cette circonstance et peut-être en effet l'àpre lutte
pour la vie avait-elle trop endurci son interlocuteur à la voix
de semblables scrupules. — Mais, après tout, la proposition de
Diderot aussi bien que son insistance avaient leur source dans
un sentiment amical et désintéressé lui aussi; elles ne méri-
taient donc aucunement cet orage de sensibilité dénigrante,
soupçonneuse et comminatoire à la façon de Jean-Jacques. S'y
dérober avec fermeté, c'était bien. S'envelopper à ce propos dans
sa supériorité morale })0ur accabler le prétendu tentateur des
plus injurieux commentaires, c'est assurément fort injuste. Le
mandataire de la grande Catherine voulait faire pour le peintre
ce qu'il avait e^ayé deux ans auparavant pour le musicien alle-
mand, c'est-à-dire leur procurer à tous deux la consécration du
succès parisien : et sans doute pensa-t-il, en se voyant rebuté
par le second, ce qu'il écrit au sujet du premier dans le Neveu
de Rajneau : « S'il eût été sage, il eût fait sa fortune. )> — Il sen-
tait ({u'il ne disposait peut-être pas pour de longues années de
la bourse impériale et que d'autre part le duc Christian eût sans
doute accordé de grand cœur et sans nulle arrière-pensée une
autorisation avantageuse à son protégé s'il en avait été sollicité
avec tact. Pendant son séjour à Rome, Mannlich avait bien
trouvé le temps de peindre un tableau de piété pour la petite
église d'Eze dans le comté de Nice, sans y mettre tant de façons.
— Le peintre était donc dans les limites de son droit et même,
si l'on veut, dans celles de son devoir strict en déclinant les
offres du philo,sophe : il sort assurément de son rôle en se taillant
par surcroit une niche de saint dans l'église de Jean-Jacques
aux frais et dépens de son illustre ami. — Et ce fut au total
sous une bizarre constellation de méprises et de malentendus
réciproques que devaient se dérouler jusqu'au bout les relations
entre le chaleureux polémiste français et l'honnfMe artiste alle-
mand.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
VII
Ces relations restèrent pourtant très cordiales jusqu'à leur
terme et Maunlich va nous fournir un dernier renseignement
inédit qui pourra trouver sa place dans une future biographie
<le Diderot. — Indiquons d'abord ici que la comtesse de Forbach,
dont la situation sociale tout entière reposait sur les liens qui
lui attachaient le duc Christian, s'inquiétait à bon droit pour la
santé de ce prince de la passion qu'il montrait pour la chasse à
courre, passion à laquelle on put en effet attribuer sa iin pré-
maturée quelques années plus tard. Elle cherchait donc à lui
procurer pendant la belle saison dans sa résidence les plaisirs
beaucoup plus paisibles du théâtre, et elle conçut à cet effet une
idée bien digne de germer dans l'atmosphère à la fois patriar-
cale et despotique qui pesait sur ces petites cours allemandes
•du temps passé. En vue de recruter à bon compte des actrices
ou chanteuses de talent pour son théâtre de société, elle ima-
gina de marier tous les jeunes gens qui vivaient des bienfaits
du duc, à savoir son propre frère Fontenet, un certain Fleury,
précepteur de ses fils, Mannlich lui-même et autres ])ersonnage.'^
de même situation sociale à de jeunes Parisiennes dépourvues
de fortune, mais honnêtes, aimables et montrant quelque dis-
position pour les arts. On aurait de la sorte à Deux-Ponts sans
aucuns frais une troupe excellente et très propre à retenir [)lus
souvent au foyer le prince trop ami de chevauchées dange-
reuses.
A Mannlich, la comtesse destina tout d'abord une certaine
M"" Duchesne dont il eut grand'peine à repousser les avances.
Il se retrancha sur un amour encore vivant dans son cœur
pour une charmante jeune fille franc'aise qn'il avait connue h
Parme, lors de son retour de Rome et qu'une grave maladie
empêchait seule de devenir sans délai la compagne de sa vie.
iM"^ Duchesne fut donc mariée à Fleury, le précepteur, oÀ Mann-
lich put respirer quelques mois. Mais M"'* de Forbach lui dé-
couvrit bientôt un autre parti : il ne s'agissait de rien moins
cette fois que de M^'° Diderot en personne, la future M"'° de
Vandeuil, dont nous avons dit qu'elle avait conquis les bonnes
grâces de la comtesse alsacienne. Notre peintre parvint une fois
de plus à gagner du temps et n'eut pas sujet de s'en repentir.
LES (( MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-C. DE MANNLIGH. 225
car voici ce qui arriva de celle alïaire lors de son dernier séjoui-
à Paris, au prinlemps de 1774.
Il s'élonnail grandement, dil-il,du silence de la comtesse qui
ne revenait pas cette fois à la charge en faveur de sa protégée,
et il avait même retardé autant que possible sa visite d'arrivée à
Diderot afin de ne pas réveiller, comme l'on dit, le chat qui dort.
Mais il devait, malgré tout, déférence et reconnaissance au philo-
sophe, ainsi qu'il veut bien l'avouer en parlant pour la dernière
fois de lui dans ses Mémoires, et il finit par se décider à l'aller
voir. Il le trouva plongé dans la plus noire douleur; sa chère fille,
devant le génie de laquelle il demeurait en quelque sorte effrayé
et qu'il vantait d'ailleurs à tout venant comme un modèle
d'afl'ection filiale, de douceur et de vertu, sa fille venait d'aban-
donner la maison paternelle pour suivre un employé de la
Ferme royale qu'elle aimait depuis longtemps déjà sans que
ses parens eussent conçu le moindre soupçon de cet amour.
Elle manifestait l'intention d'épouser à bref délai son ravisseur
avec ou sans leur aveu.
Diderot raconta sur-le-champ cette triste aventure à Mannlich
et lui fit ce récit à sa manière, c'est-à-dire avec une passion,
une émotion communicatives. Il maudissait surtout l'hypocrisie
et le manque de foi de la fugitive, car il eùte.vcusé tout le reste, à
l'en croire; mais une si longue dissimulation trahissait chez
son enfant un défaut de cœur qu'il ne pouvait se résoudre à lui
pardonner. Cependant, poursuit Mannlich, la jeune émancipée
oubliait l'univers dans les bras de son ami et laissait pester son
philosophe de père qu'elle connaissait trop bien pour redouter
de lui une très longue rancune. Elle l'accablait néanmoins de
lettres pathétiques et d'appels éloquens à sa clémence, qui
restèrent quelque temps sans effet. Mais elle eut une inspiration
décisive, le jour où elle lui réclama son portrait, afin, disait-elle,
de pouvoir du moins pleurer sa faute devant l'image d'un père
irrité, mais adoré, qui se refusait à l'entendre. De ce moment
tout fut oublié, assure Mannlich qui envisage aussitôt en peintre
ce gracieux épisode et ne peut s'empêcher d'y voir un sujet d'une
toile émouvante à la mode de Greuze : une jolie pécheresse à
genoux, tout en pleurs devant l'effigie d'un père vénérable dont
elle n'a pu désarmer le courroux.
On ne voit rien d'une pareille aventure dans la correspon-
dance ou dans les biographies de Diderot, pas même dans celle
TOME X. — 1912. Ib
226 REVUE DES DEUX MONDES.
de Roseiikranlz, le plus copieux de ses historiens jusqu'ici. II
nous parait ])ourtant difficile de récuser sur ce point le témoi-
gnage de Mannlich. La précision de ses souvenirs (qui lui per-
mettent de noter jusqu'à l'accent de Diderot dans la conversation
où il conta sa mésaventure), ce trait si caractéristique du portrait,
surtout le lien moral que créèrent pendant des mois entre M'^^ Dide-
rot et lui les projets conjugaux de M"'« de Forbacli à leur égard, '
cet ensemble de circonstances topiques ne permet guère de sup-
poser que sa mémoire ait pu lui l'aire illusion sur ce sujet dans sa
vieillesse. Tout devait concourir au contraire à fixer dans son
esprit les circonstances qui sauvegardèrent, à point nommé, son
indépendance. Cet employé de la Ferme était-il d'ailleurs M. de .
Vandeul, qu'on donne ordinairement pour un gentilhomme des
environs de Langres sans plus ample désignation, ou fut-il un
précurseur éphémère de ce légitime époux. ^ C'est en tout cas
une émotion jusqu'à présent inconnue dans la vie du penseur
illustre qui nous est révélée par la plume de son familier alle-
mand.
Indiquons en terminant que les relations de Mannlich avec
Gliick forment encore un intéressant chapitre de ses Souvenirs.
Le grand musicien autrichien fut en effet hébergé et défrayé à
l'hôtel de Deux-Ponts pendant ses séjours parisiens, et durant
les orageuses répétitions de son Iphigénie ou de son Orphée.
Mannlich vécut alors avec lui dans l'intimité la plus étroite, faillit
devenir également son gendre et lui rendit d'importans services,
en atténuant, par sa bonne grâce vis-à-vis des artistes de l'Opéra, ,
les boutades de cet homme de génie qui était aussi un assez
grossier personnage. Nous ne citerons qu'un gentil épisode de ,
ces nouvelles relations illustres. Gluck avait été mal satisfait
du librettiste français de son Iphigénie en Aulide, le bailli du
Rollet. Voici comment il en choisit un autre pour son admirable
Orphée, si nous en croyons le récit de Mannlich. Tandis qu'on
préparait à l'hôtel de Deux-Ponts l'installation du musicien,
des tapissiers travaillaient avec activité dans l'appartement qui
lui était destiné. Gluck et Mannlich entrant ensemble dans une
des pièces de cet ap})artement y virent une jeune et jolie fille,
qui, montée sur une échelle, collait une bordure de papier sous <
la corniche. Comme elle se trouvait assez haut perchée et qu'eUe ,
avait un peu relevé sa robe pour monter [tlus commodément, notrii
peintre ne put s'empêcher de lui faire un compliment s-ur sa ;
LES u MÉMOIRES » DU PEINTRE J.-G. DE MANNLICH. 221
jambe. Elle répondit sans embarras ni pruderie à ce madrigal,,
tout en s'empressant de plier le genou pour que sa robe devint
moins indiscrète. Puis, lacoiiversation ainsi engagée sur le mode
plaisant, elle se tourna vers Gliick et s'enhardit jusqu'à lui dire :
« J'ai une prière à vous adresser. Chez nous, au quatrième étage,
habite un petit poète qui souhaiterait bien ardemment obtenir
l'honneur de travailler pour vous et qui s'en acquitterait fort
habilement, j'en suis sûre. — C'est bien, répondit Gliick. En-
voyez-le-moi dès demain. Je l'interrogerai et, s'il me plait, je
lui donnerai de l'ouvrage. » C'est ainsi que naquit le célèbre
couplet : J'ai perdu mon Eurydice, et que le librettiste d'Orphée.,
Moline, connut la notoriété par sa collaboration à l'opéra tou-
jours jeune. <( Vous pouvez dire ce que vous voudrez, répondait
(îliick quand on s'étonnait autour de lui de son choix, mais je
n'ai nul besoin de vos beaux phraseurs à prétentions littéraires
et m'accommode beaucoup mieux du petit poète de la tapis-
sière qui fait tout ce que je lui dis sans broncher. » Le geste
n'est-il pas charmant de cette Parisienne accorte, à la langue
preste et à l'esprit avisé .^
Mannlich ne revit jamais Paris après la mort du duc Chris-
tian IV qui survint l'année suivante. Il fut correspondant de
l'Institut de France et termina ses jours en 1822 après avoir été
longtemps le directeur général des musées et collections de la
couronne bavaroise, collections qu'il lui fallut défendre de son
mieux après les victoires napoléoniennes contre les convoitises
artistiques de son toujours sémillant contemporain, Vivant-
Denon. Il dut les honneurs de sa vieillesse à cette circonstance
qu'il avait pour ainsi dire bercé sur ses genoux l'enfance du pre-
mier roi de Bavière, et nous prendrons congé de lui sur l'anec-
<lote, de style bien Louis XV elle aussi, qu'il aimait raconter à ce
propos. Lorsqu'il commençait ses études d'art à Mannheim en
1762, il se trouvait chargé tous les jours pendant quelques
heures de la surveillance du petit prince Max, alors âgé de
six ans. En effet, le sous-gouverneur de l'enfant, désireux de se
relâcher pour quelques momens d'une absorbante surveillance,
le confiait au jeune artiste qui l'amusait alors en le faisant
<lessiner sur une petite table à côté de son chevalet.
Ces séances avaient lieu régulièrement de une heure à trois.
Or certain jour que Mannlich se hâtait vers son atelier après son
repas de midi, il passa sous la fenêtre d'une des plus jolies bal-
•^28 REVUE DES DEUX MONDES.
Jerines françaises du théâtre électoral de Mannheim, M'^® Caro-
line Boccard, qui le pria de prendre le café en sa compagnie.
Ayant refusé d'abord, il ne put se défendre longtemps contre
l'insistance de cette belle personne ; il céda donc, ne lui promet-
tant toutefois qu'un instant. Mais M"^ Caroline connaissait à fond,
dit-il, l'art de retenir les gens auprès d'elle, en sorte que cet
instant devint une longue demi-heure avant qu'il s'en fût rendu
compte. Il se mit ainsi fort en retard et trouva le petit prince en
compagnie de son sous-gouverneur, tous deux attendant dans
les jardins son retour avec quelque impatience. Or quand ils
pénétrèrent ensemble dans l'atelier qui était le théâtre de leurs
occupations quotidiennes, ils s'aperçurent avec effroi qu'un lourd
contrevent, soudain arraché de ses gonds par un violent courant
<rair, venait de tomber précisément sur la petite table où l'en-
fant précieux s'asseyait chaque jour à pareille heure : la pesante
masse de bois avait réduit en miettes tout ce qu'elle avait atteint
duns sa chute.
Lorsqu'il retrace cet événement dans ses Souvenirs en 4813,
Mannlich ajoute que le roi Max, dînant quelques jours plus tôt
<'.iiez le comte Rechberg, avait encore fait allusion à cet épisode
<m disant publiquement à la Reine: « Si ce vieux libertin de
Mannlich n'avait pas été prendre une tasse de café chez une
danseuse d'opéra, il y a déjà plus d'un demi-siècle que j'aurais
fait mes adieux à ce bas monde ! » En ce cas, conclut le peintre,
courtisan visiblement chatouillé dans son amour-propre par
une si bienveillante allusion, la ligne cadette (et actuellement
^dqicale) de la maison de Wittelsbach, celle de Birkenfeld-Geln-
hausen, occuperait aujourd'hui le trône de Bavière ! A quoi tient
le destin des royaumes.-*
Erxest Seillière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
L'énergie montrée par M, le président du Conseil dans la défense-
de la représentation proportionnelle a eu les résultats qu'on en pou-
vait espérer : autant le succès de la réforme paraissait incertain, il y
a quelques semaines, autant il est devenu probable aujourd'hui : aui
moins dans ses lignes générales, tout fait croire qu'U sera un fait,
acquis avant la clôture de la session. Acquis devant la Chambre, bien
entendu ; il est trop tard pour que le Sénat puisse se prononcer avant
les vacances. On connaît le projet du gouvernement : nous l'avons
analysé dans notre dernière chronique. Il n'est pas parfait, mais c'est
le plus clair auquel nous ayons eu affaire depuis longtemps. Parfait,,
comment pourrait-il l'être, puisqu'il est le résultat d'une transaction,
et que, en le rédigeant, le gouvernement a eu la préoccupation de
donner aux uns et aux autres assez de satisfactions, en leur deman-
dant assez de sacrifices, pour réunir une majorité républicaine? Tout
le monde, en effet, voulait une transaction, ou du moins le disait;
mais les radicaux-socialistes ont soutenu que celle que proposait le
gouvernement n'était pas la bonne et qu'ils en aA^aient une en réserve,
(fui était bien préférable. Il fallait s'y attendre : adversaires de toute
réforme sincère et profonde, ils devaient trouver mauvaise, quelle
([u'elle fût d'ailleurs, celle que le gouvernement s'efforcerait de faire-
pré valoir. Arrondissementiers honteux, ils avaient sur le bout des lèvres^
le mot de réforme et parlaient volontiers de transaction; mais, quoi
qu'on leur proposât, ils étaient décidés à le repousser et à mettre en
avant autre chose, dans l'espoir que les mois et les années se passe-
raient sans qu'on aboutît, que la lassitude causée par tant d'efforts^
stériles finirait par décourager les meilleures volontés, que le moment
opportun serait manqué une fois de plus, enfin qu'on arriverait ainsi:
236 ïiE\aTT: dî;b deux MO^•DEs.
jusqu'à la veille des élections, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'on
pourrait dire qu'il était trop tard. Tel est le jeu que les radicaux-socia-
listes ont joué, avec une application soutenue, depuis le commence-
ment de la législature. Leur déception a été grande lorsque M. Poin-
caré a déclaré tout net que cette méthode de temporisation trouverait
un gouvernement récalcitrant, et qu'il faudrait le renverser si on s'y
entêtait.
Le débat devait avoir une autre solution. M. Poincaré, qui avait
posé hardiment la question de confiance, a eu une forte majorité. Elle
s'est encore accrue le lendemain, à la suite d'un retour offensif des
radicaux-socialistes. M. Breton a mené ce nouvel assaut avec plus
de furie que de sang-froid; il s'est refusé à admettre que le gouverne-
ment avait eu la majorité des républicains et a présenté une motion
formelle pour l'inviter à se conformer à cette règle récente qui est
encore venue compliquer le fonctionnement du machinisme parlemen-
taire en le rendant plus difficile. Il ne suffit plus aujourd'hui au mi-
nistère d'avoir la majorité de la Chambre, il faut encore qu'il ait
la majorité du parti, républicain. Mais, précisément, M. Poincaré pré-
tendait l'avoir eue et, au total, il suffisait qu'il le crût pour que cela
fût une bataille gagnée. C'est d'ailleurs une étrange nouveauté que celle
qui consiste à faire des catégories parmi les députés et à dire que,
dans certains votes, les voix des uns comptent, tandis que les voix des
autres ne comptent pas. Pour renverser un ministère, elles comptent
toutes; du moins on n'a pas encore établi le contraire, et c'est peut-être
un perfectionnement qu'on réserve à l'avenir; mais, pour le conserver,
le maintenir, le consolider, des distinctions surviennent ; les voix de
ceux-ci sont admises, les voix de ceux-là sont récusées. Le suffrage
universel est un cependant et c'est porter atteinte à sa souveraineté
que de distinguer, au point de vue du droit, entre ses élus. Ne viennent-
ils pas tous de la même source ? Y a-t-il, peut-il y avoir des députés de
première classe et des députés de seconde? Est-ce que les mandats des
uns et des autres ne sont pas égaux? A toutes ces questions, il ne sau-
rait, en bonne doctrine, y avoir qu'une réponse : malheureusement on
se soucie peu de la doctrine aujourd'hui. Soit ; mais si on raisonne en
fait, et non plus en droit, où commence, où finit la majorité républi-
caine ? M. Breton l'a demandé avec insistance à M. Poincaré qui ne lui
a pas répondu. Les socialistes unifiés font-ils partie de celte majorité?
Et les progressistes ? 11 semble bien que ces derniers en soient exclus,
et même avec la connivence du gouvernement. Les progressistes n'ont
pas l'habitude de forcer les portes qu'on leur ferme et de s'immiscer
REVUE. CHRONIQUE. 231
indiscrètement dans une société où l'on ne veut pas d'eux. 11 leur suffit
d'être républicains et ils se consolent aisément de ne pas faire partie
de la majorité républicaine telle qu'on la délimite artificiellement;
néanmoins, c'est une suprême insolence que de ne pas les y compter,
et ils auraient le droit de la relever vertement s'ils n'aimaient pas
mieux la dédaigner. Les radicaux-socialistes font sonner très haut les
services qu'ils ont rendus à la République, tout en oubliant un peu
trop les services que la République leur a rendus depuis une quin-
zaine d'années qu'ils l'exploitent à leur profit et à celui de leurs amis.
On dirait vraiment, à les entendre, qu'ayant fondé la République et
l'ayant fait vivre à eux tout sevds, ils ont seuls le droit de se dire répu-
blicains. S'ils avaient la mémoire un peu plus longue, ils se sou^den-
draient que les républicains libéraux et modérés comme on les dénom-
mait alors, les progressistes comme on les appelle aujourd'hui, ont
grandement contribué au premier établissement de la République.
A dire le vrai, on n'aurait pas réussi à la fonder sans eux. Ces sou-
venirs sont bien effacés maintenant. Laissons-les donc à l'histoire à
laquelle ils appartiennent et revenons à la représentation propor-
tionnelle.
Ses probabilités de succès, nous l'avons dit, ont fait depuis quelques
jours de grands progrès. Les élections partielles qui ont eu lieu sur
plusieurs points du pays éloignés les uns des autres, et qui ont tourné
en faveur des partisans de la réforme, y sont certainement pour
quelque chose : elles ont prouvé que le mouvement proportionnaliste,
qui avait été très marqué au moment des élections dernières, ne s'est
ni arrêté, ni même ralenti, et qu'il s'est au contraire accentué. Com-
ment les élus d'hier, c'est-à-dire les candidats de demain, ne tien-
draient-Us pas compte de cet avertissement? C'est en vain qu'on leur
parle des mérites du scrutin d'arrondissement et des immenses ser-
\ices qu'il a rendus autrefois à la République : à supposer que ce qu'on
en dit soit vrai, et nous aurions à ce sujet quelques réserves à faire, tout
cela n'aurait plus qu'un intérêt rétrospectif. Le scrutin d'arrondisse-
ment est condamné. Ceux mêmes qui désirent le plus son maintien
n'ont plus le courage de le défendre ouvertement ; ils prennent pour
cela des biais et des détours. En lisant par exemple le discours dans
lequel M. Augagneur célébrait avec un lyrisme attendri les vertus de la
loi électorale actuelle, nous ne pou^dons pas nous empêcher de songer
à celui que M, Guizot prononçait contre la réforme à la veille de
la révolution de Février. Comparer les deux éloquences serait cruel
pour M, Augagneur, mais M. Guizot se servait du même argument
232 REVUE DES DEUX MONDES.
en 1847 que lui en 1912. « SI notre système électoral actuel était,
disait-il, un être \'ivant, une personne qui pût sentir et parler, et qui
eût la parole dans cette enceinte, il aurait grandement le droit de
s'étonner et de se plaindre. » Et M. Guizot, après avoir énuméré dans
un langage magnifique les services rendus par un mode électoral
qui avait sauvé la Charte et la France: « Quel système, concluait-il,
a jamais été soumis en aussi peu de temps à d'aussi rudes et aussi
diverses attaques ? lien a toujours triomphé. Et l'on vous demande
de le condamner et de le réformer ! Messieurs, s'il pouvait parler, il
aurait grand droit de nous accuser d'ingratitude. » M. Guizot parlait à
sa place et il accusait les auteurs du projet de réforme d" « ingra-
titude. » Tout ce qu'il disait du passé était peut-être vrai; il n'oubliait
qu'une chose, c'est que le système électoral de 1847 avait fait son
temps, que toutes ses vertus étaient périmées, qu'on n'en sentait plus
que les vices, en un mot qu'il était mort et que le régime qui y res-
terait attaché mourrait bientôt avec lui. Il en est de même à présent
du scrutin d'arrondissement. Le parti qui en a vécu et qui continue
d'en vivre s'efforce de le perpétuer dans l'espérance de se perpétuer
avec lui, mais le système est mort, et le parti radical est mourant.
L'un ne peut plus communiquer de la vie à l'autre, n'en ayant plus
assez pour lui-même. Quoi d'étonnant si M. Augagneur ne se rend pas
compte de cela aujourd'hui, puisque M. Guizot ne s'est pas rendu
compte autrefois d'une situation analogue? Mais M. Poincaré a une
A'ue plus juste des choses, parce qu'il ne borne pas l'étendue de ses
regards à l'horizon parlementaire etqu'il a aussi regardé un peu dans
le pays.
Il y a distingué des besoins nouveaux qui sont nés assez naturelle-
ment après une quarantaine d'années de république. Au bout d'un si
long laps de temps il faut qu'un régime pohtique se transforme et se
renouvelle. D'autres générations sont venues qui ne ressemblent pas
aux anciennes et qui, à quelques égards, les déconcertent. La question
est de savoir si la République saura s'adapter à leur nouvelle ma-
nière de penser et de sentir. C'est à ce besoin que le Gouvernement
s'efforce de donner une première satisfaction en faisant voter la
représentation proportionnelle. Il n'a pas la prétention d'imposer
son projet ne varielur. Il a admis que la Chambre en repoussât les
dispositions relatives au groupement de plusieurs départemens en
une seule circonscription électorale. Nous avions fait prévoir que cet
article de la loi aurait beaucoup de peine à passer, soit devant la
Chambre, soit devant le Sénat. M. Poincaré Fa défendu très éloqiiem-
REVUE. CHRONIQUE. 233
ment, mais il n'a pas posé la question de confiance, et il a bien fait.
Là en effet n'était pas le nœud de la loi : il est dans la question du
quotient électoral qui sera discutée demain. Si le gouvernement l'em-
porte sur ce point, et sa victoire ne nous paraît plus douteuse, le sort
du projet de loi sera décidément assuré.
Nous n'avons pas encore parlé de la lutte retentissante qui se pour-
suit aux États-Unis entre M, Taft, le président actuel de la République
qui aspire à le rester, et M.Roosevelt qui aspire à le redevenir; mais
aujourd'hui que les premiers actes de cette immense pièce à surprises
sont arrivés à leur terme et que de nouveaux se préparent, il est temps
de mettre nos lecteurs au fait des péripéties déjà accomplies. Le
spectacle est d'ailleurs curieux et de couleur ^dolente. Les mœurs
politiques de l'Amérique nous étonnent et quelquefois nous heurtent.
On a beau dire que les nôtres s'en rapprochent, l'écart reste encore
considérable, et un pugilat comme celui auquel se livrent M. Taft et
M. Roosevelt serait, au moins pour maintenant, impossible chez nous.
Tout au plus pourrait-on en trouver d'analogues dans nos villages, au
cours de nos campagnes d'arrondissement; là on voit assez souvent
des déchainemens brutaux qui rappellent en effet les pratiques améri-
caines ; mais à mesure que la circonscription s'élargit et que les inté-
rêts s'élèvent, les luttes prennent un autre caractère; on ne verrait
pas en France des candidats à la présidence de la République échanger
entre eux des propos qui font penser à ceux des dieux d'Homère ou
de nos cochers de fiacre. Il est vrai que, fort heureusement, nos insti-
tutions ne se prêtent pas à ces débordemens. On a critiqué le procédé
électoral que nous employons pour faire un président de la Répu-
blique, et peut-être est-il en effet un peu étroit, nous alhons dire étri-
qué : toutefois, lorsque nous le comparons au système américain, nous
sommes portés à le traiter avec indulgence et même avec quelque chose
de plus. Nous avons eu depuis 1871, sans compter M. Thiers qui a été
élu par l'Assemblée nationale, sept élections présidentielles; elles se
sont toutes passées dans un ordre parfait, sans intrigues de longue
haleine, sans brigues passionnées, sans même qu'un éclat de voix de
mauvais goût soit jamais venu troubler la courtoisie des candidats les
uns envers les autres et la décence de l'opération. La Constitution de
1875 a été bien inspirée dans la manière dont elle a réglé l'élection du
président de la République. Nous aurons à procéder au mois de février
prochain à une élection nouvelle : nul ne peut prédire quel en sera le
bénéficiaire, mais tout le monde est certain que les choses se pas-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
seront une fois de plus comme elles l'ont fait jusqu'ici, sans agitations
dangereuses et sans bruit. Il est vrai que les pouvoirs d'un président
américain sont plus étendus que ceux d'un président français : le
premier est vraiment le chef du pouvoir exécutif, tandis que le second,
beaucoup plus par suite de la tradition qu'on a laissée s'établir que
par une stricte application de la loi constitutionnelle, s'est réduit à un
rôle figuratif; mais plus le pouvoir est grand, plus il aurait été sage
d'accélérer le mouvement électoral. Chez nous, tout se passe en un
jour; il semble au contraire qu'en Amérique on ait prolongé les délais
et multiplié les étapes comme à plaisir. En ce moment ce plaisir n'est
pas sans mélange de quelques désagrémens. Les ressorts de la vieille
constitution américaine sont secoués par une tourmente qui menace
de les faire craquer. A l'exemple de quelques autres, cette constitu-
tion est en train d'évoluer vers des fins nouvelles qui échappent aux
yeux les plus perspicaces et qui seront ce qu'il plaira à Dieu.
Le danger de ces campagnes présidentielles est encore augmenté
par la fréquence de leur renouvellement. En France, le président de
la République est élu pour sept ans, aux États-Unis il ne l'est que
pour quatre. Comme si on avait senti qu'il y avait là une aggra-
vation d'un inconvénient manifeste, Thalùtude s'était établie de réé-
lire une fois, — une fois seulement, — le président de la Répu-
blique, ce qui portait à huit ans la durée efîective de ses pouvoirs. Ce
n'était sans doute qu'un usage; encore a-t-il ilonné lieu à plus d'une
exception; mais, depuis quelque temps, il semblait prendre la force
d'une tradition. M. Roosevelt a rompu avec cette tradition comme avec
beaucoup d'autres. Dans son impatience de revenir aux affaires, il n'a
pas consenti à y laisser M. Taft pendant huit ans, et dès l'approche de
la première échéance, il a posé sa candidature avec fracas. Cette can-
didature elle-même était une nouveauté, ou plutôt une innovation
constitutionnelle. S'il est dans la tradition, depuis Washington lui-
même, qu'un président de la République peut être élu deux fois,
jamais il ne l'a été une troisième, et M. Roosevelt avait si bien,
autrefois, Is sentiment qu'il devait en être ainsi qu'en posant sa
deuxième candidature, il avait formellement annoncé que ce serait la
dernière. Il a depuis équivoque sur cette promesse en disant qu'il
n'avait parlé, pour l'écarter, que d'une troisième candidature qui suc-
céderait sans interruption à la seconde, mais qu'il ne s'était pas engagé
pour un avenir indéterminé. Si j'ai dit, a-t-il expliijué, qu'après une
seconde tasse de café je n'en prendrai pas une troisième, cela signilie
que je ne la boirai pas immédiatement, mais non pas que je n'en
BEVUE. CHRONIQUE. ;â35
boirai jamais plus. Après ce commentaii^e, on a appelé pendant quelque
temps M. Roosevelt le candidat de la tasse de café, mais bientôt des
choses plus graves ont fait oublier cette plaisanterie.
M. Roosevelt, en efîet, a engagé contre M. Taft une bataille sans
merci, où il a prodigué les accusations, les injures, les outrages contre
son ami de la veille, son ancien collaborateur, le candidat qu'il avait
lui-même fait élire à sa place après l'expiration de son deuxième mandat.
M. Taft a riposté de son mieux ; il a fait effort pour n'être pas en reste
avec son redoutable rival ; mais il y parvenait difficilement et on sen-
tait, surtout dans les débuts, que le cœur n'y était pas. M. Taft n'est
pas naturellement un homme de combat; il a conservé les habitudes
de ses anciennes fonctions de magistrat ; il n'a pas l'intensité d'action
et la verve à l'emporte-pièce de M. Roosevelt. Celui-ci ne connaît ni
la fatigue, ni la mesure, et il faut bien dire qu'il n'a fait preuve d'au-
cun scrupule. Pour atteindre son but, tous les moyens lui ont été
bons. Si on Ta accusé de démagogie, ce n'est pas sans motifs. 11 a fait
appel aux passions des foules, dénoncé la fortune comme un vol, excité
le pauvre à la reprise des biens qui lui avaient été enlevés, mis en
cause les décisions judiciaires dont il a soutenu qu'elles devaient en
dernier ressort être soumises au peuple par voie de référendum, dé-
noncé enfin cette Cour suprême que nous aidons l'habitude de consi-
dérer comme la meilleure institution des États-Unis et que nous leur
envions, parce qu'elle nous semblait être le seul frein possible dans
une démocratie. De tout cela M. Roosevelt a fait litière, prononçant,
au hasard des circonstances, des mots qui peuvent être ceux d'un
candidat exaspéré, mais ne sont pas ceux d'un homme d'État qui
en a pesé le sens et s'apprête à en faire l'appUcation. On ne recon-
naissait plus le Roosevelt d'autrefois, et, tout en admirant son indomp-
table énergie, on se demandait si elle n'était pas jilus nuisible qu'utile
à son pays. Sa figure convulsée nous en expUquait d'autres que nous
avions vues passer dans l'histoire, qu'elle traversait avec une allure
puissante et quelquefois tragique. Le souffle des révolutions était en lui.
Quoi qu'il advienne désormais, sa campagne électorale sera un épisode
important dans l'évolution des États-Unis qui, pas plus que M. Roose-
velt lui-même, ne seront plus après ce qu'ils étaient avant. Reaucoup
de colonnes qu'on croyait solides auront été ébranlées; beaucoup
de choses qu'on croyait sacrées auront été bafouées ; quelques-unes se
seront effondrées pour toujours. Ce n'est pas seulement en Amé-
rique que nous avons vu, dans ces derniers temps, s'opérer des trans-
formations semblables. Pour qu'elles s'accomplissent, il faut sans
236 REVUE DES DEUX MONDES.
doute que les circonstances s'y prêtent et que, sous une surface
restée imposante, les vieilles institutions soient en effet très usées;
mais il faut aussi qu'un homme se rencontre pour en sonner le glas
funèbre. Ici plusieurs noms viennent à la pensée. Nous ne retiendrons
pour le moment que celui de M. Roosevelt. Il n'y a pas longtemps
encore, des entreprises comme la sienne auraient sombré sous le sou-
lèvement de la conscience nationale, des préjugés nationaux si l'on
veut : aujourd'hui, M. Roosevelt suscite autour de lui un grand
enthousiasme; il a des amis chauds et des partisans enflammés; sa
parole électrise les foules et, malgré la défaite qu'après tant d'efforts
il vient d'éprouver à la convention de Chicago, on se demande quel
sera le dénouement final de l'aventure où il s'est jeté à corps perdu.
Il a eu des hauts et des bas si rapprochés, si imprévus, si para-
doxaux et il y a en lui une telle accumulation de ressources vitales
qu'on ne peut rien présumer de son avenir. L'échec qu'il a éprouvé à
la convention de Chicago est des plus graves assurément, mais si on
songe que l'élection présidentielle n'aura définitivement lieu qu'au
mois de novembre, nul ne peut dire ce qui se passera d'ici là et encore
moins ce qui aura lieu ce jour-là.
On sait que chacun des deux grands partis des États-Unis élit dans
une convention son candidat à la présidence. Chaque Ëtat envoie ses
représentans à cette Convention : il yen avait 1072 à celle du parti
républicain à Chicago. Une première opération avait eu heu avant
l'ouverture de la Convention : un comité appelé Comité national avait
vérifié les élections contestées. Elles étaient en assez grand nombre
et on a pu constater tout de suite que le Comité national avait une
sorte de prédisposition à invaUder les partisans de M. Roosevelt : il
en a fait un vrai massacre. A-t-il eu tort ou raison, nous ne saurions
le dire, mais les apparences pouvaient faire croire à un parti pris.
Alors, la colère de M. Roosevelt n'a plus eu de bornes : il a dénoncé
avec indignation la fraude, le vol dont il était victime; il a fulminé que
si la Convention ratifiait les décisions du Comité elle perdrait toute
autorité et quun honnête homme ne pourrait pas accepter d'être
désigné par elle. A partir de ce moment, le vol, sous toutes ses formes,
est devenu l'obsession de sa pensée, la dénonciation habituelle de son
langage et il a pris pour premier article de son programme le mot de
l'Écriture: « Tu ne voleras pas. » Il en a fait son cri de guerre,
qu'il a poussé avec fureur en arrivant à Chicago. Car il y a eu encore
à une tradition à laquelle M. Roosevelt a manqué : les candidats
d'un parti n'allaient jamais autrefois au lieu où se tenait la convention
REVUE. CHRONIQUE. 237
de ce parti. Mais M. Rooseveltne tenait pas en place : il sait d'ailleurs
quel est le magnétisme qui se dégage de sa parole et il ne voulait
pas se priver de ce puissant moyen d'action. Tous les échos ont donc
retenti de ses clameurs contre le vol qui ne prévaudrait pas, disait-
il, qui ne pouvait pas prévaloir. Mais on n'a pas tardé à se compter
à la Convention ; on l'a fait sur le choix du président. Le candidat
de M. Roosevelt a été battu ; les invaUdations de ses partisans ont
été confirmées; U n'y a eu bientôt plus rien à espérer pour lui. Alors
il a interdit à ses amis de prendre part au vote qui désignerait le
candidat du parti. Il n"a pas été strictement obéi, car il n'y a eu que
344 abstentions, et 107 A^oix se sont portées, malgré lui, sur son
nom; mais M. Taft n'en a eu que 561. On ne peut pas dire qu'une
élection aussi disputée et faite à une aussi faible majorité soit très
brillante pour ce dernier; néanmoins elle est suffisante, et si M. Roo-
sevelt s'était soumis aux règles et aux traditions qui ont présidé à
toutes les élections d'autrefois, il se serait avoué vaincu. Son atti-
tude antérieure permettait de prévoir qu'il n'en ferait rien et il n'en
a effectivement rien fait. Ses partisans se sont réunis et ils ont décidé
que leur assemblée était la seule, la vraie, celle qui représentait la
bonne foi pohtique contre la fraude et le vol. La Convention républi-
caine s'était rendue coupable de forfaiture. En permettant à des délé-
gués frauduleusement élus de siéger, elle avait attribué la candida-
ture présidentielle à un homme qui n'était qu'un « receleur d'objets
volés. » Il n'était que temps de venger la morale et le droit, et le moyen
pour cela était d'offrir une candidature progressiste à M. Roosevelt.
Celui-ci Ta acceptée en principe. « Je crois, a-t-il dit, que le temps de se
fondre en un mouvement unique est venu pour tous ceux qui croient
aux principes élémentaires de la morahté publique et privée, que tout
gouvernement doit respecter. La Convention qui vient de terminer ses
travaux à Chicago n'est pas à proprement parler une Convention
républicaine ; elle ne représente pas la masse des groupes répubh-
cains; elle a été organisée en contradiction cynique avec les vœux du
parti répuhlicain; elle n'a servi que les desseins d'un groupe d'intri-
gans qui n'a pas une ombre de sympathie pour le peuple et qui ne
trouve dans le parti républicain qu'un moyen de faire de l'argent, soit
pour eux, soit pour les grands intérêts financiers qu'ils servent. Les
principes fondamentaux que je défends sont : 1° que le peuple a le
droit de se gouverner lui-même et qu'il se gouverne mieux que ne peut
le faire n'importe qui ; 2° que son devoir est de se gouverner dans un
esprit de justice envers tous les hommes et toutes les femmes qu'en-
238 REVUE DES DEUX MONDES.
ferment nos frontières. Il doit gouverner pour la justice non seule-
ment politique, mais industrielle. Nous ne voulons pas que ces prin-
cipes soient de pure abstraction; nous voulons les pratiquer, comme
nous pratiquons l'honnêteté et l'équité. » Tout cela n'est peut-être pas
bien clair. Est-ce pour le rendre plus intelligible que M. Roosevelt a
donné pour emblème à son parti un beau, vigoureux et rapide animal,
l'élan? C'est parler aux yeux, ce qui, en campagne électorale, est
peut-être plus facile et plus efficace que de parler aux esprits.
Sera-t-il sui\d jusqu'au bout par la majorité de ses partisans?
L'entreprise où il s'est jeté est périlleuse. Son but unique est d'arriver
à la présidence ; mais par quel chemin? Pour commencer, il a coupé en
deux le parti républicain et il l'aurait irrémédiablement affaibli, s'il en
restait là. Les chances du parti démocrate en seraient augmentées
d'autant. Que veut-il donc et qu'espère-t-il ? A peine la Convention
républicaine de Chicago avait-elle terminé ses travaux que la Conven-
tion démocrate de Baltimore ouvrait les siens. Qu'allait-il s'y passer?
Le parti démocrate est très divisé lui aussi; il a un grand nombre
de candidats dont aucun ne s'impos€ par une autorité et une notoriété
supérieures. Qui sait? qui sait? M. Roosevelt fait appel aux progi^es-
sistes de tous les partis; il dirait volontiers, pour simplifier les
choses, aux honnêtes gens de tous les partis, à ceux qui condamnent
le vol, à ceux qui ne pratiquent pas la fraude, enfin aux méconlens,
il y en a toujours et partout. Son rêve est entre les deux vieux partis
historiques de l'Union américaine d'en constituer un nouveau qui
s'enrichirait à leur détriment. Il en sonne le ralliement autour de sa
personnalité attirante et débordante. Il dirait volontiers: '( Moi seul et
c'est assez ! » Les mêmes scènes qui s'étaient passées à Chicago se
sont reproduites à Baltimore. Au moment où nous écrivons, la
Convention n'a pas encore désigné son candidat à la présidence
de la République, mais elle a élu son président, M. Parker, contre
M. Kern que proposait M. Bryan et contre M. Bryan lui-même que pro-
posait M. Kern. A Baltimore comme à Chicago, le parti avancé a été
battu par le parti modéré. Rien ne pouvait mieux faire les affaires de
M. Roosevelt, dont le plan est de réunir les deux fractions avancées
des deux partis. Elles sont mécontentes et irritées l'une et l'autre;
l'accord entre elles semble donc possible ; qui sait si nous ne verrons
pas bientôt M. Roosevelt et M. Bryan dans les bras l'un de l'autre? En
attendant, le trouble est partout. Le lendemain n'est pas assuré et le
surlendemain l'est moins encore, car M. Roosevelt continuera sa
campagne avec une énergie que rien ne peut lasser et qui est comme '
14EVUE. CHRONIQUE. 239
une force de la nature. Si tous ses anciens amis ne le suivent pas
dans une entreprise aussi hasardeuse que la sienne, il en trouvera
d'autres et il lui importe peu de savoir d'où ils viennent; il les récon-
ciliera en lui. 11 aura même les femmes, car il revendique pour elles
le droit de vote! Et cette agitation, à supposer qu'elle s'arrête là,
durera au moins jusqu'au 5 novembre, date de l'élection finale du
président de la République. Pendant tout ce temps, on versera à flots
l'argent et les gros mots.
Au mois de février suivant, nous le répétons, on élira en France
un nouveau président de la République. Dieu nous garde du senti-
ment pharisien qui nous ferait dire ou croire que nous valons mieux
que les Américains ! Mais nous mettrons avec conliance en parallèle
les deux systèmes électoraux et sans doute on cessera de nous-
donner comme un modèle celui des États-Unis.
Nous ne pouvons pas terminer cette chronique sans dire un mot
de la perte que la Revue a faite en M. Anatole Leroy-Beaulieu, qui était
un de ses rédacteurs les plus anciens et les plus fidèles. Une cruelle
maladie l'a enlevé à l'affection de sa famille et de ses amis au moment
où il avait acquis par les plus remarquables travaux la plénitude de
son talent et de son autorité. 11 était encore très jeune lorsqu'il a entre-
pris et mené à bon terme son œuvre capitale, celle à laquelle son nom
restera attaché, son grand livre sur la Russie. L'ouvrage n'a pas tardé
à devenir classique : il nous a fait connaître l'empire des tsars dans
son organisation administrative, politique et sociale avant que
Eugène-Melchior de Vogué nous ait fait pénétrer dans le secret de
son âme romanesque et mystique, à la pensée profonde, aux désirs
infinis. Les deux œuvres se complètent admirablement : l'une appelait
l'autre et ne saurait guère s'en passer. Depuis lors, M. Anatole Leroy-
Beaulieu s'est Uvré à des travaux variés, qui tous se rattachent aux
préoccupations de l'ordre le plus élevé. Ardent patriote, il n'a jamais
cru que, pour mieux connaître et mieux aimer la France, il fallait
l'abstraire en quelque sorte du reste du monde : loin de là, U a sans
cesse étudié l'étranger avec une sympathie qui venait à la fois de son
intelligence et de son cœur, car il recherchait partout les plus nobles
causes, celle des nationalités affligées et opprimées, pour entretenir
chez elles des espérances de justice et de liberté. Les questions reli-
gieuses l'attiraient; il les connaissait profondément et, là encore,
tout son effort a consisté à faire prévaloir, par le respect des con-
sciences, des idées de tolérance et de liberté. Si ce mot de liberté
240 REVUE DES DEUX MONDES.
revient si souvent sous notre plume en parlant de lui, c'est qu'U a étô
avant tout un libéral. Il appartenait à cette école de catholi(jues libé-
raux qui a jeté un vif éclat sur le dernier siècle et dont les représen-
tans disparaissent successivement sans être remplacés : l'histoire leur
rendra le témoignage qu'ils ont été des ouvriers de bonne volonté et
que leur œuvre était bonne. Dans la poursuite d'objets d'un caractère
aussi général, M. Anatole Leroy-Beaulieu pouvait moins que jamais
borner son horizon à celui d'un seul pays. Il voyageait beaucoup pour
«e renseigner sur place par une enquête personnelle qu'il poursuivait
avec une méthode scrupuleuse. Il était un de nos écrivains les plus
connus au dehors, estimé partout, populaire dans certains pays. Son
caractère généreux l'éloignait de toute prévention hostile : s'il était
trop intelligent pour ne pas tout comprendre, il était loin de tout
excuser, mais ses sévérités n'étaient jamais blessantes parce qu'elles
étaient sans acrimonie; elles visaient à convaincre, à toucher, jamais
à blesser. Il a été certainement une des consciences les plus pures
et les plus éclairées de son temps. Dans les dernières années de sa
vie, la direction de l'École libre des Sciences politiques, qui lui avait
été confiée après la mort de Boutmy, l'avait mis en rapport avec les
générations nouvelles : il aimait les jeunes gens, il savait se faire
entendre d'eux, les diriger dans leurs études, les conseiller dans leurs
travaux : il leur consacrait la meilleure partie de son temps. Nos
lecteurs savent toutefois qu'il ne les oubliait pas. Sa mort fait un
grand vide dans notre Revue qui a publié son œuvre presque entière
«t qui s'honorait de sa collaboration.
Francis Charmi':s.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.
LE MAITRE DES FOULES
DERNIERE PARTIE (2
IX
Le train était au moment de quitter la gare de la Bastille :
essoufflée d'avoir couru, Germaine ouvrit nerveusement la por-
tière du compartiment qu'elle venait d'atteindre, et, en hâte,
se jeta sur les coussins. Le train partit aussitôt. Elle n'avait
pas regardé ses compagnons de voyage, deux ménages d'offi-
ciers, une vieille dame, un homme lisant un journal qui le
cachait à demi : elle regardait les hautes maisons du faubourg
alignées au-dessus de la voie, et elle pensait tristement à
M""^ Derwein qui l'appelait vers elle, là-bas, à sa villa de Nogent,
comme pour un suprême adieu. Devant la fin prochaine de cette
am^e parfaite, elle éprouvait le découragement le plus doulou-
reux. La vie de M'"® Derwein qui, depuis tant d'années, n'était
faite que de souffrances, lui paraissait, à la veille de s'achever,
telle qu'un de ces pénibles rêves où ni ruse, ni fuite ne par-
viennent à déjouer une poursuite sûre d'atteindre sa proie.
« Elle n'a tant souffert, elle n'a tant lutté contre le mal ({ue
pour aboutir à cette issue : la mort. »
Une intense pitié lui faisait battre le cœur. C'était aussi
pitié d'elle-même, chagrin de perdre une affection, dont jamais
elle n'avait si profondément senti le besoin. Autour d'elle, sa
(1) Copyright by Calmann-Lévy, 1912.
(2) Voyez la Revue des 1" et 15 juin et du l""^ juillet 1912.
'tome X, — 1912. 16
242 REVUE DES DEUX MO^DES.
mère, son mari, lui semblaient plus étrangers à son àme que
des êtres qui n'auraient même pas traversé son existence. Elle
restait seule : elle resterait seule. Ses pensées les plus délicates,
ses sentimens les plus précieux, ses aspirations et ses tristesses
resteraient enfermés dans son cœur. Et prisonnière d'elle-même,
elle marcherait toute sa vie entre des murs infranchissables,
comme ce train s'en allait entre les parois lisses des tunnels...
A Vincennes, les officiers et leurs femmes descendirent :
elle ne s'en aperçut même pas. Quand elle entendit crier :
« Nogent! » elle s'éveilla, se leva; devant elle, le voyageur qui
lisait son journal sortait du wagon : elle reconnut Manès.
(( Tiens! songea-t-elle. Pourquoi ne m'a-t-il pas saluée.^
Serait-ce qu'il ne veut pas être vu? »
Il ne lui venait pas à l'esprit que Manès, à ce moment, se
faisait pour elle la même réflexion. Elle était tout à coup vive-
ment curieuse de savoir les motifs de cette réserve. Pourquoi se
cachait-il d'elle ?... Quinze jours avaient passé depuis le déjeuner
du Parc Monceau, quinze jours activement employés à l'organi-
sation de la Ligue. Germaine avait donné à Vambard, Chautin
et Goldstein la collaboration la plus utile : elle s'était emparée,
juste à point, d'un premier étage, avenue de l'Opéra, qui allait
être loué; elle avait couru les tapissiers; choisi tentures et
meubles; veillé, chez elle, aux dactylographes qui préparaient
les circulaires ; conseillé Vambard pour les recrues qu'il devait
amener, pour le grand discours de l'inauguration... Associée de
si près à l'eifort de son mari, elle partageait son impatience de
toucher au but, sa joie d'en approcher. Cependant elle éprouvait
une sorte de malaise, quand il la remerciait de son dévouement
avec ces efi'usions dont il était prodigue. Sans doute, il profite-
rait de ses soins et de sa peine : elle en était satisfaite, mais non
pas complètement. Son œuvre lui paraissait mesquine, si le ré-
sultat n'en devait être que d'apaiser les désirs vaniteux de ce
brave homme. Elle la souhaitait, elle l'apercevait grandiose, par
la puissance de celui qui animerait soudain les matériaux amassés
de l'étincelle de vie; c'est à celui-là, le maître, invisible et pré-
sent, qu'elle pensait sans cesse... Le retrouver ainsi, indifférent,
dédaigneux, occupé peut-être d'une galanterie, infidèle à sa mis-
sion, ingrat envers tant de zèle, brusquement elle en fut exas-
pérée. Elle réagit toutefois, se disant : « Oh ! il n'a pas besoin de
se délier de moi: je ne le gênerai pas! » En même temps, elle
LE MAITRE DES FOULES. 243
lU exactement les quelques pas nllonges qui pouvaient la placer
tout contre Manès, et elle le regarda comme pour signifier qu'elle
voulait être reconnue. II la salua aussitôt. Elle répondit :
— Je crois bien que nous avons voyagé ensemble, sans le
savoir, moi du moins... Je ne vous ai découvert qu'au moment
où vous descendiez.
— Je vous avais découverte un peu plus tôt, répliqua-t-il.
Mais vous sembliez si recueillie que je n'ai pas osé vous dis-
traire ; je...
Germaine fut de nouveau possédée par le chagrin,
— Ah ! interrompit-elle, je viens faire ici une douloureuse
visite. M'"^ Derwein, ma vieille amie, vous vous la rappelez, elle
se meurt, elle va mourir!
■ — La pauvre femme ! dit Manès, je la plains, et je vous
plains de la perdre... Ce sont les meilleurs qui disparaissent!
Trifeuil, il est condamné, lui aussi. Il est ici, à Nogent, chez sa
sœur. On espérait que le repos, le calme le remettraient. Il a été
frappé d'une deuxième attaque et c'est la fin..?
— Vous allez .►>...
— Oui, il m'a demandé...
Ils sortaient de la gare, traversaient le pont et suivaient la
lisière du bois. Ils se taisaient, saisis tous les deux par l'appré-
hension de l'émoi qui les attendait, là, dans quelques instans,
isolés chacun dans la frayeur. Le courage de la jeune femme
faiblit tout à coup. Elle avait besoin d'être soutenue, et que
Manès lui dit une parole qui la fortifiât. Elle l'en aurait supplié,
et ce fut d'une voix qui semblait implorer en tremblant, qu'elle
balbutia :
— Il y a... longtemps... que vous n'avez vu Trifeuil ?
— Longtemps .►* répondit Manès... Hélas! oui... Je ne l'ai pas
revu depuis...
II fit une courte pause... La scène de leur dernière entrevue
surgissait devant lui : le regard aigu de Trifeuil sondait la plaie
de son àme ; l'affection du professeur voulait le guérir malgré
lui, et cette ferme volonté le forçait à reprendre la tâche mo-
deste qui devait le conduire à son éclatante destinée.
— ... Depuis dix-huit mois, ajouta-t-il, depuis mon départ de
Paris, à l'automne de l'an dernier.
Il avait parlé comme pour lui-même, d'un ton distrait et
singulier. Cependant, rien qu'à l'entendre, Germaine se sentit
244 HEVUE DES DEUX MONDES.
ralïermie. Elle so souvenait que Jozan, en lui apprenant alors ce
départ de Manès, l'avait expliqué par l'ordre de Trifeuil.
— Oui, dit-elle, c'est lui qui vous avait fait partir...
— Vous le savez? demanda Manès vivement.
Il lui jeta un regard bref, soupçonneux, qui aurait discerné
chez elle la moindre velléité de raillerie. Mais il la vit seule-
ment désemparée, frémissante; ses yeux dilatés luisaient d'une
inquiétude craintive et sincère, comme ceux d'un enfant mal-
heureux ; sa bouche se tendait, comme si elle avait envie de
pleurer. La dureté du regard de Manès lui fit mal, et cependant,
— elle n'aurait su dire pourquoi, — elle souhaita d'être blessée
encore, de la môme manière. A travers cette sensation doulou-
reuse, il lui semblait percevoir une confuse et merveilleuse joie.
— J'ai su que vous partiez, dit-elle doucement, et j'ai voulu
savoir pourquoi vous partiez.
Manès s'était ressaisi. 11 accueillit cette douceur avec ironie :
« C'est encore une méprise. Elle parle de la meilleure foi du
monde et sans coquetterie. Que la vie est donc bizarre! »
— Oui, reprit-il à voix haute, que la vie est bizarre!... Quand
je suis revenu de Noirville, Trifeuil était atteint déjà : peut-être
aussi jugeait-il mes idées trop éloignées des siennes ; à ma pre-
mière visite, je ne fus pas reçu, ni à la seconde, et j'attendis un
signe pour les renouveler. Mais quand le signe me fut fait, le
mal était aggravé. Aujourd'hui, il est trop tard !... Je veux dire...
Il hésita devant sa pensée qui, d'elle-même, se laissait attirer
par l'intluence magnétique et trop prochaine de ce visage, de ce
corps de femme dont il avait été si longtemps obsédé. Dans cet
instant, Germaine était secrètement avertie que sa présence agis-
sait sur lui et le faisait hésiter. D'un mouvement presque incon-
scient, elle tourna la tête et l'enveloppa d'un regard où brûlait
le désir instinctif qu'il sentit mieux encore, plus fortement, cette
présence. Gomme s'il l'eut ainsi sentie, en elîet, il reprit :
— ... Je redoute pour lui qu'il ne me trouve très changé.
Je ne suis plus le même, et la satisfaction dernière qu'il attend,
à me revoir, je ne la lui donnerai pas. Lui-même n'est plus lui :
c'est un homme qui n'appartient déjà plus à la vie. Je vais
accomplir un devoir, et j'y mettrai toute ma piété. Mais les
beaux, les émouvans souvenirs de notre amitié, je ne les éveil-
lerai pas. Il en est d'eux comme de tant d'autres : c'est du passé
révolu désormais, où reste engloutie une part de moi-même!
LE MAITRE DES FOULES. 245
Sa voix vibrait d'uno tristesse véhe'mente et tendre à la fois.
Germaine soupira. 11 pouvait dire vrai : elle comprenait sa
crainte; elle le plaignait, maintenant, comme il l'avait plainte,
mais pour cette lieure seulement. Et que parlait-il du passé?
Comment pouvait-il en subir la no.stalgie, lui, devant qui l'ave-
nir s'ouvrait magnifiquement.'^ Elle le contempla encore, ce profil
irrégulier, ces traits tourmentés: et son regard exprimait, cette
fois, du respect et de l'enthousiasme pour la grandeur de cet
avenir, pour la puissance et la gloire où il s'épanouirait. Elle
aimait, cependant, que l'homme d'une telle destinée laissât
voir, dans son cœur, la faiblesse d'un regret ; elle aimait qu'il
parlât du passé avec cet accent passionné. Et de nouveau, elle
entrevit confusément, elle goûta comme une étrange et merveil-
leuse joie... Mais elle ne dit rien. Ils firent quelques pas encore :
lui, le visage un peu baissé, perdu dans ses pensées; elle silen-
cieuse, volontairement silencieuse, pour ne pas troubler, même
d'une parole de sympathie, le charme émouvant de cette peine.
Soudain, elle s'arrêta :
— C'est ici, fit-elle à mi-voix.
— Ah ! m u rm u ra-t-i 1 .
Il la contemplait et, dans ses yeux graves, il n'y avait plus
que de la pitié pour elle, pour la souffrance qu'elle allait aflron-
ter. Ce regard parut à Germaine meilleur que toutes les paroles.
Ses paupières battirent. Elle trouvait, à cette seconde, la conso-
lation et le soutien qu'elle avait souhaités; la douceur qu'elle
en éprouva lui fit apercevoir, aussitôt, le moment affreux oii
elle sortirait de cette maison, seule et désolée :
— Pourrez-vous m'attendre à la gare, dans une heure envi-
ron.^ demanda-t-elle.
— Je vous attendrai, répondit-il.
Il s'éloigna, tandis qu'elle sonnait à la grille.
Il était à la gare, une heure après. Assis sur un banc de bois,
les jambes croisées, il considérait, en face de lui, des branches
de lilas, qui retombaient par-dessus la haute muraille grise; à la
crête du mur, où le soleil les baignait, leur couleur s'éteignait
dans son éclat; mais au-dessous, dans l'ombre, elles rayonnaient
d'une admirable et chaude lumière violette. Manès reposait ses
yeux sur cette ombre, sur cette lueur qui est, plus que toute autre.
246 BEVUE DES DEUX MONDES.
apaisante à la fois et mystérieuse... Il regardait aussi vers l'esca-
lier de la gare par où Germaine apparaîtrait. Il la vit enfin. Elle
avançait vers lui. Il ne distinguait d'abord que la tache blanche
de son visage et la silhouette harmonieuse que dessinait la robe
étroite : il suivait, à chacun de ses pas, le mouvement de son
genou qui tendait l'étoffe mince. Il lui plaisait d'avoir à la
discrétion de son regard la beauté de ce corps souple; il était,
toutefois, sourdement irrité... Comme elle approchait, il sentit
que les yeux de la jeune femme cherchaient les siens : il les
vit palpitans, désolés et, cependant, éclairés tout de suite, en
se posant sur lui, de confiance, de sympathie, d'espoir. Il s'était
levé. 11 marcha rapidement à sa rencontre : il ne pensait plus
qu'à donner à sa peine le soulagement qu'elle sollicitait.
— Eh bien.» fit-il.
— Oh ! murmura-t-elle, je ne croyais pas possible une si
belle, une si parfaite sérénité... Imaginez non pas une résigna-
tion triste, mais l'acceptation la plus sincère et la plus calme
de... de la fin... Elle est très faible : elle peut à peine parler;
elle n'a parlé que pour rappeler tous nos souvenirs; elle sou-
riait même, par momens. Elle m'a demandé enfin de revenir
et elle m'a dit alors : « Si j'ai cessé de vivre, restez un })eu
près de moi : il me semble que nous nous comprendrons, et
que cela me fera du bien comme si j'étais encore vivante... »
J'avais peur, je vous l'avoue, avant d'entrer dans cette maison;
mais, tant que j'y suis restée, je n'ai plus éprouvé qu'une paix
légère et bienfaisante. Et c'est seulement après en être sortie...
Elle soupira :
— C'est trop beau... On se retrouve ensuite une âme misé-
rable et lourde. Et... je vous remercie de m'avoir attendue... Si!...
Vous l'avez connue : vous savez combien je l'aimais; je poux
tout vous dire, et cela m'est tellement bon !...
Elle s'était assise : Manès, à côté d'elle, la contemplait,
attentif et silencieux. Elle n'avait pas besoin qu'il parlât : il le
devinait; elle avait besoin seulement d'être écoutée, d'être com-
prise; et l'écouter, la comprendre, c'était l'aide qu'elle ne pouvait
solliciter de nul autre que de lui. Cela aussi, il le sentait ; les liens
du passé les rapprochaient intimement, ce réseau ténu que tisse,
entre les créatures humaines, l'échange des pensées jaillies,
comme goutte à goutte, du plus profond d'elles-mêmes... Il sem-
blait à Manès que ces liens devenaient soudain matériels,
LE MAITRE DES FOULES. 247
visibles et palpables. Leur force, ainsi révélée, le surprenait; mais
il ne songeait pas à se rebeller, à se débattre; au contraire, il
acceptait d'être si fermement lié, pour le délice de donner, lui,
l'homme, l'appui de sa vigueur, à cette femme qui disait les plus
chères émotions de son enfance, avec une voix et des yeux en ce
moment pareils à ceux d'un enfant... Aussi librement, aussi
ingénument qu'aux regards indulgens et tendres de M"'*' Derwein,
(lermaine évoquait devant Manès ses souvenirs ; et elle y trou-
vait l'illusion de prolonger une incomparable amitié; et peu à
peu, toutefois, elle éprouvait le délice de sa faiblesse de femme,
soutenue par l'homme énergique et fort entre tous... Elle avait
remercié Manès tout de suite. Elle aurait voulu le remercier
mieux encore. Et ce fut par le désir de lui donner, en retour de
cet appui, une sollicitude aussi délicate, sinon robuste comme
la sienne, qu'elle s'arrêta pour dire :
— Mais je ne pense qu'à ma pauvre amie et à moi-même...
Et vous.!^ Vous avez eu beaucoup de peine, sans doute .►'...^
— Oui, fit Manès avec un peu d'hésitation, mais pas comme
vous. Notre amitié à nous, non pas d'ordre sentimental comme
la vôtre pour M""^ Derwein, mais surtout intellectuelle, s'était
distendue par notre longue séparation, et plus encore par l'éloi-
gnement des idées où nous ont menés, chacun, des chemins
trop différens : lui, l'activité cérébrale et solitaire d'un philo-
sophe, moi, les luttes politiques et l'ambition. Ma peine est
venue de ne plus trouver qu'une ombre à la place d'un homme,
une parole qui tâtonne et s'embarrasse au lieu de ce langage si
ferme, si lumineux que j'ai connu.
— Quel dommage ! dit Germaine.
— Et pourtant! reprit Manès, la pensée veille encore dans ce
cerveau à demi figé, cette pensée qui domina toujours instincts,
intérêts, sentimens, qui le jeta naguère, si mal armé, dans ta
terrible bataille. Elle lui commandait, à cette heure suprême, de
tenter pour le bien public un dernier effort, et, parce qu'il voit
les destinées de son pays entre mes mains, de me montrer
comment je peux et je dois les faire heureuses et belles.
— Ah ! murmura Germaine. Et que vous a-t-il dit.^^
Son visage exprimait l'ardeur et le recueillement. Toute son
âme se portait, d'un élan d'admiration, vers Manès.
— Ce qu'il m'a dit.^ fit-il. En vérité, c'est par la sagesse qu'il
semblait inspiré... inspiré... prenez le mot à la lettre... Sa
248 REVUE DES DEUX MONDES.
parole hésitante, difficile, s'arrêtait souvent, puis se reprenait.
On aurait cru qu'il écoutait une voix secrète, tour à tour proche
et lointaine, nette, puis indistincte, et qu'il répétait à mesure,
tantôt balbutiant, tantôt précis et clair, les avis dictés par elle...
« La patience, disait-il, la mesure, le sens de l'équilibre social,
vertus essentielles de notre race, sont indispensables à qui veut,
non pas gouverner un jour, mais durer lui-même et fonder
quelque chose qui dure... » Il disait encore : « La foule! les
foules !... Le monstre si mal connu... L'infiniment grand qui se
révèle à nous avec l'infiniment petit... L'armée humaine forte-
ment unie pour le bien de tous... ou la bête féroce, aveugle,
malfaisante, qui hurle, broie, détruit!... » Il resta longtemps
silencieux sur ces mots : ses yeux étaient fixes et tout remplis
d'épouvante ; ils semblaient contempler ce monstre, ses brusques
métamorphoses d'une sublime beauté à la plus horrible laideur,
ses magnifiques élans de courage ou de bonté, et ses fureurs
sauvages... Puis, son regard s'est comme replié sur lui-même,
adouci, ranimé; sa flamme, toute vive de pensée, se portait sur
moi. Un instant, j'ai pu croire que j'avais retrouvé l'homme
d'autrefois, intact. Et c'est alors qu'il m'a dit, d'un ton que je
n'oublierai pas, affectueux, grave, pressant, qui témoignait d'un
souci plus fort que la mort même, assez fort pour la faire reculer,
pour rallumer la vie déjà presque éteinte : « En vous appelant
à la rescousse, dans notre grande bataille, je fus cause que vous
connûtes la foule et votre pouvoir sur elle... J'ai le droit de vous
adresser une prière... Si vous prétendez vous servir d'elle comme
d'un instrument pour votre propre fortune, vous vous ferez
nécessairement son esclave, l'esclave de ses instincts de bête; si
vous décidez de la servir, vous serez son maître, le maître de
son cœur et de sa pensée... Je vous en conjure, Manès, pour moi
qui vais mourir, pour vous qui pouvez vivre une existence glo-
rieuse et féconde, choisissez d'être le maître, non l'esclave... »
— Et.^... demanda Germaine, comme Manès se taisait.
— Il n'y eut rien de plus, répondit-il. L'efTort avait été sans
doute désespéré... Ensuite, le langage s'embarrassa de nouveau,
se perdit en mots incohérens... Je n'osais parler; et je .suis enfin
parti, laissant cette pensée ensevelie sous dos voiles qui sont,
hélas ! un linceul...
— Ce sont de belles paroles qu'il vous a dites, reprit (lermaine.
— N'est-ce pas.»^ fit Manès.
LE MAITRE DES FOULES. 249
Sa voix avait un accent singulier de défiance et de raillerie
contenue. Germaine sentit cette ironie : elle sentit que, pour un
peu, la pointe s'en aiguiserait contre lui-même, contre elle aussi^
Elle ne comprenait ni pourquoi, ni comment. Mais elle ne
voulait pas, elle ne voulait à aucun prix qu'il diminuât en lui
le sentiment de sa mission, qu'il profanât en elle une croyance
que les paroles mêmes de Trifeuil venaient encore d'exalter ; et
elle se hâta d'ajouter :
— Qu'eùt-il dit, s'il avait connu notre projet, s'il vous avait
vu donnant votre appui à notre association, pour servir, comme
il vous le demande, les intérêts du plus grand nombre.^...
Manès hocha la tête qu'il avait un peu baissée. Germaine per-
cevait donc comme lui le contraste des belles paroles de Trifeuil
et de la réalité.»^ Elle goûtait l'ironie de ce hasard qui leur mon-
trait, dans la vision du mourant, le rôle idéal et désintéressé du
conducteur de peuples, à cette heure, après le pacte d'ambition
et de convoitise conclu pour la rapide conquête du pouvoir.^... Il
releva la tête ; il regarda la jeune femme, ce visage, ces yeux
ardens de sincérité... A quel point il se trompait, combien elle
était loin de soupçonner ce qu'il croyait voir, il en fut aussitôt
convaincu. Elle ajoutait d'ailleurs :
— Vous savez que, depuis quinze jours, nous avons travaillé
avec acharnement. Et moi-même...
Lg fracas du train, débouchant au tournant de la voie, couvrit
ses paroles. Quand ils furent installés, seuls, dans un compar-
timent, lui en face d'elle :
— Mais oui, reprit-elle, j'ai beaucoup travaillé, et je vous
assure que je suis très contente de moi...
Elle souriait, les yeux sur les siens, l'air de dire à Manès
qu'elle était contente d'elle à cause de lui, et qu'il devait donc
être content d'elle aussi. Cette attitude, cette expression auraient
été de la coquetterie la plus provocante, si elles n'avaient révélé,
dans sa franchise, un sentiment vrai :
— Racontez-moi cela, je vous prie, fit Manès.
Subitement, comme au déjeuner du Parc Monceau, il éprou-
vait la délicieuse surprise d'un zèle, passionné pour sa cause,
qui animait ce regard, faisait frémir cette bouche, et portait
toute vers lui Germaine, jolie comme jadis, mais d'une autre
beauté... Il l'écoutait, disant ses soins, son activité. Et le délice
devenait plus orgueilleux, plus troublant.
2o0 BEVUE DES DEUX MONDES.
<( C'est à mon œuvre, non à celle de VambartI, donc à moi,
non à lui qu'elle donnait ainsi son temps, sa peine, sa pensée...
Pourquoi ne se donnerait-elle pas elle-même?... A qui appar-
tient-elle vraiment aujourd'hui.»^... S'il me l'a prise autrefois,
n'est-ce pas qu'il ne dépend que de moi de la lui reprendre
aujourd'hui?.. s >>
Ce désir, cette pensée, passèrent en lui comme un tourbillon
qui brûla tout son sang, bouleversa toute sa vie, une seconde,
puis le laissa stupéfait, mécontent, malheureux.
« Quelle folie ! songea-t-il. J'ai bien besoin, en vérité, de me
mettre en tête des sottises, à la veille de jouer une partie qui
réclame toutes mes forces et tout mon sang-froid... Quoi ! parce
qu'elle est jolie, désirable, plus jolie, plus désirable qu'autrefois,
puis-je oublier qu'elle a détruit de ses mains mon rêve d'amour,
le seul que je ferai jamais, que j'ai été fou de douleur et de
jalousie, qu'enfin, elle, oui, elle-même, telle qu'elle est devant
moi, eh bien ! elle est à Yambard, toute à Vambard, toute!... »
Il pressait ainsi, d'une énergie méchante, sur la cicatrice
délicate de sa blessure : il se faisait mal à lui-même pour que
jamais, jamais plus l'envie ne le tentât d'accueillir un espoir, un
désir... Il maintenait devant ses yeux l'image odieuse qui l'avait
torturé jadis, tandis qu'avec un sourire contraint il écoutait le
récit vif, joyeux de Germaine. Peu à peu, le calme lui revint :
il laissa l'image s'effacer, disparaître. Il raisonnait avec une
sorte d'aisance agréable :
« Pourquoi tourner en malaise et souffrance des événemens
heureux et des faits qui ne sont que plaisans? Tout à l'heure,
sur les paroles de Trifeuil, je me perdais en réflexions
amères pour me voir infidèle à sa pensée, indigne de sa con-
fiance dernière... Mais le tout n'est-il pas d'arriver, de réussir?
C'est ensuite qu'on choisit sa voie. A quoi servent les plus belles
théories, les meilleures résolutions sur l'exercice du pouvoir, si
on n'a pas le pouvoir lui-même? Le conquérir, voilà le difficile
et l'essentiel; voilà qui vaut tous les sacrifices. En bien user, j'y
suis parfaitement résolu, et il est donc inutile de m'attarder au
regret naïf des concessions, des marchés, des alliances que je
subis pour le moment... C'est comme Germaine... Pourquoi
m'emporter contre elle? Il reste que son zèle m'est doublement
précieux : car il sert admirablement ma cause, et il me donne
une revanche inattendue... Non, je n'aurai pas la folie de vouloir
LE MAITRE DES FOULES. 2ol
revivre le passé; mais de ce passé, jr3 retrouve du moins, et
plus complète et plus dévouée, son admiration... »
Son sourire s'adoucit et il la remercia avec une certaine cha-
leur, acceptant d'ailleurs, comme nécessaires, cette activité, ce
dévouement. Son orgueil apaisé faisait taire en lui, pour l'in-
stant, tout instinct, tout sentiment.
— Oui, nous réussirons, s'écria-t-il, joyeux comme elle. Et
A'ous aurez votre grande et juste part dans la victoire !
— Je vois plus loin, dit-elle aussitôt. Je vois, après votre
victoire qui consacre, à elle seule, une révolution, l'œuvre que
vous entreprendrez pour la consommer... C'est toute la société
d'hier que vous allez changer : c'est une France nouvelle que
vous allez créer... C'est notre projet grandiose, celui que nous
imaginions ensemble à Rouen, c'est celui-là même que vous
pouvez réaliser...
— Oui, murmura Manès.
11 était saisi par ce souvenir, et, plus encore, étonné que ce
fût elle qui rappelât leurs anciens projets. Jouer au socialisme,
bien : comme tant de femmes riches, elle suivait cette mode.
Mais revenir, de son opulence, à ces idées de reconstruction so-
ciale, a leur haine d'orgueilleux, isolés et pauvres, contre la société
bourgeoise, comment le pouvait-elle.»^ quelle duperie l'égarait
encore.»^... Cependant elle parlait avec la plus ardente sincérité.
— Vous avez ce devoir, et moi, j'ai celui de vous aider à
l'accomplir. Nous le voyions clairement alors. Depuis, j'ai
cherché ailleurs : j'ai cru que mon mariage me rattachait au
monde ancien; j'ai tâché d'y prendre ma place... Je ne vous
dirai pas mes déceptions : elles ont été cruelles... Je me trom-
pais... je reviens à la réalité.
En prononçant ce mot « déception, » sa voix avait vibré de
rancune, et Manès sentit que, d'une légère insistance, il lui aurait
fait dire comment elle avait été déçue. Il faillit insister, puis il
se retint. La vie politique l'avait rendu extraordinairement
défiant. Il se défiait d'un changement qui pouvait n'être que
passager : il ne voulait rien dire qui l'engageât lui-même. Au
surplus, il acceptait qu'on l'aidât à parvenir; mais ensuite
l'œuvre à' réaliser n'appartenait qu'à lui; et il entendait créer
plutôt que détruire, consolider les parties neuves de l'édifice
avant que de pousser plus avant la transformation, et en tout
cas, toujours, trouver des transactions entre les formes sociales
252 REXLE DES DEUX MONDES.
du passé et celles de l'avenir. Lui-même ne réalisait-il pas, |)ar
son alliance avec le groupe Vambard, un de ces accommodemens
nécessaires el fructueux?...
Cependant, son silence et sa distraction laissaient l'amertume
de Germaine s'épandre en elle et gâter soudain la douceur ines-
pérée de cet après-midi. Le train filait entre les hautes façades
lisses du faubourg. Dans un instant, ils arriveraient à la Bas-
tille, et Manès l'ayant quittée, elle resterait seule : elle n'empor-
terait même pas le réconfort d'un regard de lui, d'une parole
encourageante. Tout à l'heure, racontant ses courses et ses dé-
marches, et auparavant, à la gare de Nogent, en l'écoutant lui-
même, elle avait eu ce plaisir : elle avait senti plus active, élargie,
meilleure, non seulement sa vie présente, mais celle du lende-
main, de tous les autres jours. Et maintenant ce plaisir avait
disparu, parce que la minute approchait où elle cesserait de
voir Manès, — pour quel long temps! — et parce que lui, à cet
instant, au lieu d'éprouver un regret pareil, s'enfermait dans le
silence, se retirait déjà loin d'elle... Toutefois, à la vue des hautes
maisons qui annonçaient l'arrivée prochaine, il éprouva juste-
ment le regret de la quitter. Ce fut une mélancolie soudaine qui
ne fit que passer dans ses yeux. Elle ne passa pas si vite que
Germaine n'eût le temps d'en recueillir la lueur intense et grave.
Aussitôt, elle aperçut qu'il était impossible, pour lui comme
pour elle, de se séparer sans la certitude de se retrouver proni-
ptement; elle imaginait en même temps que, dès le lendemain,
ils pouvaient se rencontrer comme cet après-midi, et elle le dit
avec cette sorte d'audace tranquille, où elle franchissait, sans
paraître le comprendre, les limites extrêmes de la coquetterie.
— Je reviendrai demain, ici, près de mon amie ; je revien-
drai tant qu'elle vivra... Voulez-vous revenir aussi, que je vous
trouve, après l'avoir quittée, pour vous parler d'elle et de moi-
même ?
Manès avait porté la main à sa moustache; de ce geste, il
dissimula le frémissement, sur ses lèvres, d'une absurde joi(^
qu'il réprimait aussitôt, rudement. Et il répondit en souriant, la
voix un peu voilée :
— Je vous attendrai comme aujourd'hui, il la même heure.
— Merci, fit-elle.
Il l'avait aidée à descendre : ils se serrèrent la main. Il la
regarda s'éloigner devant lui ; à mesure qu'elle s'éloignait, il
LE MAITRE DES FOULES. 253
lui semblait, à la fois, que la souplesse de celle taille, la masse
de ces cheveux sombres, toute cette élégance de femme étaient
son bien, et qu'il ne se serait pas consolé, si ses yeux avaient dû
le perdre, pour plus de temps que les vingt-quatre heures qui
s'écouleraient jusqu'au lendemain.
Ce lendemain, comme Germaine quittait la maison de
]\|me Derwein et fermait la grille, elle aperçut Manès.
— Ah ! fit-elle ; de surprise et de plaisir, ses joues s'étaient
rosées. Elle pensait le trouver à la gare, non près de la maison,
non tout de suite :
— Il faisait si beau, répliqua-t-il, comme pour répondre à
l'étonnement de Germaine. Je suis venu de la gare en flânant le
long du Bois... Et... je voulais être plus toi... — il allait dire :
« près de vous, )> il se retint: — à votre disposition.
Elle ne le remercia pas : il n'y avait plus, ni de lui à elle une
amicale courtoisie, ni d'elle à lui la gratitude de cet empresse-
ment. Elle sentait confondus leur impatience et leur plaisir de
se revoir. Elle souriait au soleil, aux frondaisons touffues des
arbres, à la vie qui était belle. Et, le regard caressé par la ver-
dure fraîche des charmilles, où des taches de lumière dorée
espaçaient les lointains, elle demanda :
— Vous connaissez ce Bois.!^... Non, n'est-ce pas .^ Personne
ne le connaît. Venez un peu... Nous pouvons gagner Fontenay...
Ils entrèrent dans le Bois ; presque aussitôt, ils eurent sur
leurs têtes la nef des hauts peupliers, et, devant eux, autour
d'eux, à perte de vue, baignée d'or et de lumière verte, la masse
des taillis qui semblait s'alléger, s'écarter, à chacun de leurs
pas, pour leur faire place et se refermer sur eux.
— C'est très beau, murmura Manès.
— Oui, fit-elle : j'ai toujours aimé venir ici, parce que c'est
beau, et, peut-être aussi, parce que cette beauté m'appartenait
davantage à cause de la solitude... M'^^Der^^ein me le rappelait
tout à l'heure...
— Comment est-elle.»^
— Elle s'en va dans la paix la plus sereine; elle ne souffre
pas : elle glisse vers la fin. La mort n'est ainsi ni triste, ni
effrayante : c'est le terme naturel du voyage... Je ne saurais vous
dire la consolation que j'éprouve à la voir calme et vraiment
234 REVUE DES DEUX MONDES.
heureuse, — oui, vraimenl, — après les douleurs de toute son
existence... Elle m'a parlé de vous...
— De moi.»^
— Oui... c'est-à-dire que je lui avais raconté comment nous
nous sommes trouvés hier, et je lui disais aussi nos projets,
nos préparatifs pour l'inauguration de la Ligue... Elle a mur-
muré : (( Ah! Manès! il fera de grandes choses... J'ai toujours
eu foi en lui. » Cela est vrai.
Un souvenir, rapide et bref comme un éclair, traversa l'es-
prit de Manès : « Elle, pas vous! » Mais le sourire de Germaine
et son regard, luisant sous les lourds cheveux bruns, l'associaient
trop elle-même à la confiance de son amie et au succès de la
prédiction. Il trouva que ses paroles étaient douces et qu'elle
était elle-même, en les disant, singulièrement émouvante.
— Je suis très touché de cette pensée, fit-il. Mais depuis hier,
j'ai un repentir. Je ne vous ai pas assez remerciée de vous
employer si généreusement, de vous intéresser avec tant d'ar-
deur à...
— Oh! dit-elle en s'arrètant. Pourquoi me parlez-vous ainsi.''
Cette œuvre, à laquelle je travaille, ne nous est-elle pas com-
mune.»^ N'ai-je pas eu ja^lis l'habitude de mintéresser, comme
vous dites, à vos projets, de m'employer à leur réussite.^ Avez-
vous donc oublié.»^...
Elle se tut. Les yeux de Manès fouillaient dans les siens; il&
avaient une violence qui la tint tout à coup slui)éfaite; cepen-
dant, cette violence même semblait hésiter, comme si quelque
force luttait pour la refouler dans le secret d'où elle n'aurait pas.
dû sortir... Germaine subissait ce regard : elle attendait, muette,
haletante... Le silence, entre elle et Manès, vibrait de toute la
véhémence de leur émotion. Immobile devant elle, il voulait
détourner son regard des yeux de Germaine, palpitans comme
une proie ; et il ne pouvait plus refermer dans son àme la bar-
rière si longtemps immuable... Deux, trois secondes passèrent ;
il était tel qu'un homme qui sent céder sous sa main une cloison
j)Oussée par une main plus forte... Il murmura, la voix basse,
frémissante :
— Et vous, vous, avez-vous donc oublié.^...
L(!s yeux de («ermaine s'agrandirent. Elle était devenue très
])àle, et s'appuyait contre un arbre. Elle contemplait Manès fixe-
ment. Devant lui, devant ce visage plus pâle que le sien, convulsé
LE MAITRE DES FOULES. 255
de passion, elle tremblait^dans l'attente éperdue d'une révélation
qui allait ébranler sa vie même. Il .se pencha vers elle.
— Avez-vous oublié que je vous aimais.!^
Elle balbutia : « Ah! nEIle n'aurait pu parler, Elle tremblait
davantage. La voix de Manès mordit sur ses nerfs comme l'ar-
chet sur les cordes :
— Vous ne le savez plus!... Et, après que vous m'avez
rejeté, méprisé, pour vous donner à un autre, savez-vous com-
bien j'ai été malheureux.»^
— Non! non! fit-elle, ne me dites pas cela!
La pensée de ce mal, causé par elle, lui était insupportable.
Manès crut qu'elle voulait seulement faire taire ses reproches.
Dans l'emportement où il s'abandonnait en furieux, nulle puis-
sance humaine ne l'aurait empêché de parler :
— Je vous le dirai. Je vous dirai tout. Il faut que vous le
sachiez!... Oui, j'ai souffert par vous! j'ai soulîert atrocement,
après ce jour abominable où vous m'annonciez d'un air si satis-
fait votre mariage !... Je suis parti de Paris comme une bête
blessée à mort, qui fuit en hurlant et qui emporte avec elle sa
blessure... A Noirville, là-bas, le jour de votre mariage, j'ai cru
mourir de désespoir... J'ai vécu pourtant et vous avez pu me
voir, chez vous, hier encore, aujourd'hui même, souriant devant
vous... Eh bien, non! ce que je dois vous dire, parce que je ne
peux plus vivre avec cette contrainte qui m'étouffe, c'est que
ce sourire est un mensonge ; c'est que je n'ai été sauvé, je n'ai
vécu que par ma jalousie; et si je lui dois l'ardent désir de
vivre malgré vous, je vous jure qu'elle me l'a fait payer cher!,..
Germaine ouvrit la bouche comme pour parler; mais elle ne
parla pas. Elle pressa ses mains contre sa poitrine, et elle se
laissa tomber au pied de l'arbre sur un banc de gazon : le visage
levé vers Manès, elle continuait de le contempler fixement, et
elle gémissait, comme si elle eut senti en elle-même, dans son
cœur, toute la souffrance dont il se plaignait.
— Ah! disait-il, quelles heures! quelles journées! quelles
nuits! Vous avoir rencontrée, vous! Avoir établi entre nous
cette communion parfaite des sentimens et des idées, cette con-
fiance complète qui fait déborder l'être hors de son étroite pri-
son, qui lui donne une autre àme pour aider la sienne, une
autre vie pour embellir et prolonger sa vie! Mieux encore!
Avoir rêvé de votre amour, le rêve de cette existence merveil-
256 REVUE DES DEUX MONDES.
leuse, où j'aurais eu votre pureté, vos caresses, le don absolu de
vous, où je vous aurais appartenu tout entier, qui nous aurait
unis enfin par les plus belles, par les plus grandes joies
humaines !... Tout cela, cet espoir, ce bonheur déjà, ce rêve!...
Et soudain !... Non, je ne parviendrai pas à vous dire, vous ne
connaîtrez pas la torture de l'image alîreuse qui est là, toujours
devant les yeux, aveuglante de lumière dans la nuit, sombre
dans le soleil, forçant le regard qui voudrait se détourner, impla-
cable, plus implacable quand on crie : grâce!... et plus mé-
chante, plus féroce, quand on a cru lui échapper! Non, je ne
vous ferai pas sentir cette plaie que j'ai portée en moi, que je
porte encore et qui ne guérira jamais !... N'est-ce pas un sort mi-
sérable.^^... Dites... J'étais bien tout àl'heure, et voilà qu'il a suffi
d'un mot pour que je retrouve toute ma souffrance... Alors,
que m'importent les succès, le pouvoir si je dois garder au
cœur cette éternelle souffrance, cet éternel regret d'une destinée
qui aurait été moins brillante, mais qui, par vous, aurait été le
bonheur... tandis que, sans vous, le bonheur, jamais, jamais je
ne le connaîtrai!...
Il s'était écroulé sur le banc de gazon, assez loin d'elle; il la
regardait toujours; mais, à mesure qu'il parlait, son regard
dépouillait sa violence ; il n'était plus que douloureux : il trem-
bla enfin, comme si la détresse de Germaine l'avait gagné peu à
peu. Elle lut dans ces yeux toute la frayeur qui avait été dans
les siens, mais désolée, sans espoir, devant la perspective d'un
avenir qu'habiterait encore la soutTrance. Et cette vue, sans
doute, était insupportable à Manès autant que celle de l'image
qui l'avait si longtemps poursuivi. D'un geste instinctif, et
comme pour la cacher, ses mains se portèrent à son visage... Il
se taisait maintenant... Après avoir cédé à l'irrésistible poussée
qui lui faisait croire qu'il ne pourrait plus vivre s'il ne laissait
déborder son amertume, il sentait soudain une sécheresse
ardente, et comme le vertige d'un homme égaré, sous le soleiU
dans un désert sans limites...
Germaine se glissa vers lui : ses mains rlétachèrent du visage
de Manès ces mains qui brûlaient. Elle olïrit à ce regard hallu-
ciné ses yeux pareils à des coupes pleines de fraîcheur. Elle avait
pour lui, pour ses souffrances passées, pour son angoisse d'à
présent, une pitié, une tendresse infinies. Cet homme qui pou-
vait disposer en maître de l'àme des foules et du .^orl de son
LE MAITRE DES FOULES. 2oT
pays, était là, devant elle, plus faible qu'un enfant; et c'était
elle qui disposait de lui, souverainement. Elle en éprouvait une
joie indicible, dont le merveilleux frisson courait en elle comme
l'esprit d'une vie surhumaine.
— Pardonnez-moi, dit-elle, encore haletante. Je fus très cou-
pable envers vous... je ne savais pas, je ne voulais pas savoir
que vous m'aimiez... Et plus tard, je n'ai pas su, je n'ai pas
voulu savoir que vous souffriez... Je m'accuse de cette mauvaise
volonté... J'allais au rebours de mon propre destin : engagée
dans cette voie, je ne pouvais pas admettre que je m'étais trom-
pée, et je marchais résolument, aveuglément... Et puis !... je n'ai
pas fait de mal qu'à vous... Je m'en suis fait à moi-même, autant
qu'à vous !...
Manès eut une sourde exclamation. Son cœur était boule-
versé par cet aveu ; mais la souffrance de Germaine lui faisait
de la sienne une acre volupté; et, à voir la rougeur de ce front
qui se penchait vers lui, comme cet orgueil s'inclinait dans le
sentiment de la faute, il éprouvait, à son tour, une ivresse de
triomphe. Ses mains serrèrent à les broyer les mains petites qui
se crispaient dans les siennes.
— Ah! fit-il, la voix frémissante, est-ce possible.!^ est-ce vrai.^
Dois-je comprendre.»^...
La flamme de ses yeux dévorait les yeux palpitans de Ger-
maine :
— Dois-je comprendre que vous regrettez à cette heure d'être
à un autre .î^
Elle hésita : la question lui paraissait trop simple et soule-
vait en elle une foule de sentimens, qu'elle aurait voulu tous^
exprimer. Elle dit lentement, avec un regard qui ouvrait, jus-
qu'au fond, son àme :
— Vous savez bien que rien de ce qui est moi, de ce que je
pense, de ce que je sens, n'appartient à un autre!...
Il la contemplait ardemment. Il semblait chercher en elle,
dans cette àme grande ouverte, si quelque erreur, quelque dupe-
rie ne s'y cachait pas encore... Il ne trouvait qu'une pensée qui
se dévouait à lui tout entière... Il aspira l'air longuement. Mais
aussitôt son visage s'assombrit. Ce n'était pas assez de ce
triomphe.
— Rien de ce que vous êtes n'appartient à un autre ! fit-iL
avec colère. Vous n'en êtes pas moins sa femme, sa femme !
TOME X. — 1912. 17
238 REVUE DES DEUX MONDES.
Ses mains abandonnèrent celles de Germaine, et il détourna
la tète, toute sa joie anéantie dans la défiance et la rancune...
— Oui, murmurait-elle, je suis sa femme, et il ne souffre
pas, il ne souffrira pas de ce que je me suis malheureusement
trompée. Mais je peux bien ne manquer à aucun des égards que
je lui dois, et, cependant, donner le meilleur de moi-même, dont
il n'a que faire, à celui...
De nouveau, les yeux de Manès étreignaient les siens, et
d'une voix très basse, qui martelait les mots, il répondit :
— L'homme a qui vous appartenez, c'est celui qui vous a,
vous, à sa discrétion, quand il lui plait.
Germaine tressaillit. Elle avait joint les mains pour conjurer
cette colère. Elle suppliait Manès, dans son cœur, de ne pas
flétrir la beauté de cet instant par le réveil de souvenirs qui
n'étaient que pénibles. Elle ne savait comment formuler cette
prière : toutes ses pudeurs s'y refusaient. Et elle aurait voulu
qu'il en recueillit la ferveur dans son regard, sur ses lèvres
tremblantes, qu'il la comprit, qu'il y cédât. Mais il opposait un
visage de violence aveugle et sourde, une passion résolue à ne
rien comprendre, à ne pas céder, une souffrance qui exigeait au
contraire d'être aussitôt secourue. Elle fut un moment épouvan-
tée devant la force qui se révélait, soudain, pour s'emparer d'elle;
mais elle la subit; il lui était impossible de voir cette ardente
douleur. Elle balbutia lentement :
— Non..., non... Il n'en est rien... Je n'appartiens plus à
personne... Un mariage de convenance... peut devenir assez
vite... une association amicale...
Ce fut Manès qui tressaillit à son tour. Elle avait rougi : elle
le regardait, confuse à la fois et heureuse d'avoir parlé. Il prit ses
mains et les baisa longuement. Il la contempla encore; elle sentit
qu'il l'attirait à lui. Elle résistait, en souhaitant à la fois qu'il
renonç<àt h l'attirer et qu'il fût plus fort que cette résistance.
Son cœur battait, à grands coups : et dans ce trouble extrême,
sans qu'elle sût comment cela s'était fait, il arriva que sur ce
cœur affolé, contre son épaule, la tête de Manès reposait, tandis
qu'il disait, d'une voix dont elle frémit tout entière :
— Vous souvenez-vous, Germaine.^... Quand vous ne vouliez
être que mon amie, je vous répondais : <( Vous êtes mon amie...
aimée. »
Elle trembla de délice, et son bras entoura Manès: ses mains
LE MAITRE DES FOULES. 259
se nouèrent contre ce visage qui rayonnait d'une joie infinie.
Elle penchait sa tète vers lui : elle en était si proche que ses
lèvres auraient pu lui effleurer le front, les paupières. Mais elle
était contente de respirer seulement son ardeur et sa joie.
— Mon amie... aimée, disait-il..., je vous appellerai ainsi,
désormais... comme autrefois, mieux qu'autrefois : celle à qui
je suis lié par les confidences où nous nous sommes donné ce
que nous avions en nous de plus secret et de plus cher... celle
qui m'appartient et qui me possède... et puis, celle que j'aime...
que j'aime!... Me sentez-vous délivré comme je le suis.'^... Gom-
ment vous dire ce malheur qui fut le mien si longtemps : souf-
frir en pensant à vous... craindre même de penser à vous...
porter mon amour comme une blessure... C'est donc fini... je
peux vous aimer!... Et vous.^...
Il leva vers elle son regard qui se baigna, qui se noya dans
le flux de tendresse qu'elle épandait sur lui. Elle sourit un peu
à ce regard qui paraissait d'abord l'interroger. Puis, comme par
malice, et parce que cette flamme virile la brûlait vraiment, elle
ferma les yeux en continuant de sourire. Elle les rouvrit aussi-
tôt : sur son cou, la bouche de Manès s'était appuyée. La brû-
lure dont elle voulait préserver ses yeux était en elle, mais avec
une enivrante douceur, et lui prenait sa vie, l'égarait dans un
abime plein de délices... Devant ses yeux, le mystère des sous-
bois lointains s'éclairait d'une lumière féerique... Un conte!
Le prodige d'une métamorphose qui la transfigurait elle-même
en créature d'essence surhumaine et d'éblouissante clarté...
Tout à coup, le prodige diminua, la clarté faiblit; car Manès
avait murmuré :
— Vous êtes à moi i* dites .^ toute à moi.^...
Et elle distinguait brusquement, sous la merveilleuse bro-
derie de la métamorphose, des objets, des êtres réels, Vambard !...
— Hélas! fit-elle.
Un malaise sans nom se mêlait à son ravissement. Elle vou-
lait saisir encore la beauté qui se dérobait à sa vue, et elle ne
pouvait pas refuser sa pensée aux images qui s'entassaient là,
proches, obsédantes.
— Hélas! reprit-elle... Je ne suis pas libre!
Manès détacha sa tête de l'épaule où elle avait reposé.
— Si ! fit-il, vous êtes libre, puisque vous n'appartenez plus
à personne.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oh! gémit-elle.
Son visage eut une crispation de surprise et de chagrin,
comme si elle allait reprochera Manès de tourner si vite contre
elle l'aveu qu'elle lui avait fait pour l'apaiser. Mais elle ne par-
vint pas à exprimer ce reproche. Elle ne sut pas davantage ex-
primer la répugnance qu'elle avait éprouvée, un instant plus
tôt, à gâter l'heure merveilleuse par un désir vulgaire : cette
répugnance, depuis le baiser de Manès, avait si bien cédé, qu'elle
n'était plus certaine de l'avoir ressentie. Elle n'était plus cer-
taine de rien que de sa soumission enchantée aux volontés de
cet homme ; c'était en elle comme un vol de sentimens et
d'idées, pareils à des oiseaux affolés par la mystérieuse menace
d'une puissance souveraine; et la faiblesse, où il lui semblait
se fondre, se mêlait de terreur et de volupté. Elle ne put que
murmurer d'un effort suprême :
— J'ai donné ma parole... j'ai juré... Ayez pitié de moi...
Elle était à bout : elle ne pouvait plus supporter l'impé-
rieuse prière du visage penché vers elle, ni le tourment qui la
ravageait. Elle avait appuyé son bras sur l'épaule de Manès :
elle s'y cachait à demi. Et certes, au frémissement dont il trem-
blait encore, elle ne pouvait douter du combat furieux qui se
livrait en lui. Mais elle, pour avoir imploré la pitié de Manès et
son secours contre lui-même, était soudain affranchie de cette
angoisse passionnée : elle retrouvait l'allégresse d'être aimée ;
elle dit avec un soupir de joie :
— Je suis heureuse!... heureuse!...
Il ne répondait pas : elle lui montra des yeux où riait ce
bonheur.
— Si heureuse, si hère!
Il avait un regard lourd et sombre, qu'elle voulut aussitôt allé-
ger, éclaircir, en apaisant sa fièvre.
— Pensez-vous quel beau miracle se fait pour nous.-^ Désor-
mais nous voici rapprochés, réunis, et je reprends la place qui
m'était si chère, mon Seigneur, comme servante de votre ,
gloire... De tout mon cœur, do toutes mes forces, je voudrais la
servir, et vous avec elle... Vous le voulez bien aussi, dites.^
— Oh! lit-il d'une voix où sa passion vibrait sourdement,
vous savez bien que c'est moi qui vous appartiens et que vous
ferez de moi ce qu'il vous plaira!...
Elle avait été moins troublée par son exigence qu'elle ne le
LE MAITRE DES FOULES. 261
fut soudain à le voir dompte. Contre lui, elle pouvait du moins
invoquer sa faiblesse de femme: contre elle-même, comment se
défendre dans la langueur qui l'accablait.^ Elle tenait entre ses
mains la main de Manès, et la pressait doucement, d'une étreinte
qui semblait machinale et distraite. Elle contemplait au loin
les rayons de lumière jouant dans les sous-bois... Elle souriait
avec une tendresse un peu triste... Ce rayon de lumière sem-
blait si beau, et les feuilles vert et or brillaient si joyeusement,
qu'elle eût voulu s'en aller jusqu'à cette clairière radieuse, pour
goûter librement son charme et posséder son secret... Mais elle
se disait aussi qu'il était meilleur de rester au loin, de préférer
le désir et son prodigieux mirage à une satisfaction dont elle
serait peut-être déçue... Et puis, pourquoi tout de suite .^... Pour-
quoi ne pas laisser à l'avenir des surprises?... L'avenir! le
temps!... L'heure présente les avait comblés : ne lui devaient-
ils pas, en retour, d'accorder leur confiance, de remettre leur
espoir à quelque autre heure, qu'ils pouvaient attendre dans la
joie qui leur était accordée .i^... Elle souhaitait que Manès le
comprit comme elle.
— J'aimerai ce bois un peu plus à partir d'aujourd'hui, fit-
elle, et surtout cette place où vous m'avez parlé. Vous l'aimerez
aussi, et vous lui garderez un souvenir de reconnaissance.»^...
Vous penserez à cet endroit, à cette heure, comme à moi-même.*^
sans colère, sans rancune .î^...
— Je tâcherai! murmura-t-il.
Il souriait, avec une courte lueur, fébrile et dure, qui poin-
tait encore au fond de ses yeux. Elle l'eût voulu plus parfaite-
ment d'accord avec elle; mais elle ne pouvait lui demander
davantage. Il reprit :
— Vous m'y aiderez, (iermaine! vous reviendrez ici! Main-
tenant que je vous ai retrouvée, vous ne me laisserez plus à
moi-même !
— Et comment donc ferais-je pour me passer de vous.^^ dit-
elle.
Elle s'était levée. Il était debout. De ses deux mains, il
dressa vers lui le visage alangui, il semblait l'interroger encore.
Pourquoi, pourquoi, libre d'elle-même, refusait-elle de se donner?
Pourquoi voulait-elle que ce refus maintint entre eux, présent
et vivace, le souvenir de ce qu'il souhaitait si fort d'oublier?
Comment ne voyait-elle pas que le serment qu'elle invoquait,
262 REVUE DES DEUX MONDES.
pour lui, signifiait trahison?... Ali! dissiper les ombres mau-
vaises, jeter dans son àme de la merveilleuse lumière, libérer
les forces d'amour trop cruellement contraintes qui aspiraient
vers elle, ne sentait-elle pas que c'était le vrai miracle, et que,
d'un mot, elle pouvait l'accomplir, et que cette joie inouïe, dùt-
elle la payer d'une souffrance morale, il aurait, lui, assez d'ado-
ration pour qu'elle en bénit à jamais le sacrifice.^... Ou bien se
méprenait-elle. ►* Etait-ce un jeu.*^ Si fort dans le silence, et désarmé
par l'aveu, devenait-il un jouet pour occuper les loisirs d'une
femme riche et désœuvrée?... Qu'elle le dit au moins! Il se
reprendrait, il essaierait de se reprendre. Il ne s'abandonnerait
pas à la folle espérance de vivre le rêve ancien de l'amour
absolu!... Il interrogeait le visage, les yeux, la bouche qui sou-
riaient devant lui... Moins d'une seconde, dans un éclair de luci-
dité, elle vit toute son inquiétude : elle comprit que cet homme
aux passions véhémentes lui appartenait dans cet instant, et qu'il
lui appartiendrait désormais, à la condition que, se soumettant à
son désir, elle s'en emparât... Il suffisait qu'elle dît une parole...
Mais elle ne pouvait pas dire cette parole... Et déjà, rassurée
par sa propre joie, elle ajoutait en elle-même : « Pas mainte-
nant, peut-être un jour. » Et elle en revenait à cette tendre et
naïve certitude qu'il devait être heureux, puisqu'elle était
heureuse... Son sourire s'adoucit un peu plus. Elle murmura :
— Mon ami! mon ami si cher!...
Il ne put s'empêcher de sourire à son tour. Cependant, il ne
savait rien; mais la douceur de Germaine le gagnait, comme
elle l'avait voulu. Et il acceptait ainsi que leur destinée, qui
aurait pu se fixer, attendit de l'avenir la révélation définitive.
Ils s'en allèrent lentement vers Fontenay. Elle le question-
nait sur lui-même, sur les projets de son ambition, sur les par-
tisans dévoués à sa cause. Et d'abord, il ne répondait qu'en
phrases vagues et brèves : il était comme gêné par les émotions
incertaines de l'heure précédente pour reprendre le personnage
du chef de parti, sur de sa route, confiant en sa chance. Mais la
curiosité de Germaine finit par lui rendre le sentiment éner-
gique de soi. Il observa seulement que, de tout ce qu'il racon-
tait, espoirs, idées, opinions sur les hommes, elle s emparait
aussitôt comme d'un bien qui, désormais, leur était commun;
elle s'emparait de lui, forte de l'aveu qui le mettait à sa discré-
tion. Et certes, il n'avait jadis rien rêvé de pins beau que cette
LE MAITRE DES FOULES. 2(>3
parfaite union, où, sans cesse, il ferait àla femme aimée l'offrande
de toutes ses pensées. Mais c'est qu'aussi, dans ce rêve, Germaine
était à lui, véritable moitié de lui-même... Maintenant, elle pre-
nait tout et elle ne se donnait pas... Il en avait un peu de ce
malaise, qu'on éprouve à pressentir une duperie à laquelle, d'ail-
leurs, on s'est, soi-même, étourdiment exposé... Cependant, il
continua son récit. Germaine l'écoutait, le recueillait avec fer-
veur. 11 disait ce mouvement de convoitise, cet attrait invin-
cible de la puissance prochaine qui amenait vers lui la foule
mêlée des ambitieux et des mécontens, depuis qu'on savait son
éloquence et ses volontés réformatrices soutenues par la richesse
audacieuse des hommes nouveaux : il disait aussi l'hostilité
furieuse des démocrates bourgeois, menacés dans leur jouissance
et leur sécurité... Germaine glissait une approbation, une réserve,
une critique. Les reconnaissant toujours justes et fines, Manès,
loin de les éviter, les provoqua. Leur entretien fut enfin tel
qu'elle le souhaitait : une confidence de Manès qui lui livrait, à
la fois, les faits exposés au grand jour et l'univers secret des
intentions, des hypothèses, des tendances, pour qu'elle jugeât et
choisit. Le regard de la jeune femme luisait d'ardeur et de joie...
Assis en face d'elle, comme la veille, dans le train qu'ils
avaient pris à Fontenay, Manès s'abandonnait au bien-être
qu'épandaient en lui la chaleur de ce regard et la sollicitude
avisée de cet esprit. Par instans, le plaisir de contempler Ger-
maine l'emportait, ou au contraire, l'agrément de la sentir
intéressée, plus que lui-même, à la partie qu'il voulait jouer... Il
la voyait enfin telle qu'il avait passionnément désiré qu'elle se
montrât, un peu plus tôt, au moment de quitter le banc de
gazon dans le bois de Vincennes: il découvrait clairement en
elle la dévotion totale à sa personne et l'ivresse de lui appar-
tenir. Seulement, il ne pouvait douter que l'émoi qui faisait
étinceler ces yeux, frémir ces narines et cette bouche, avait sa
cause vraie, non dans une impulsion, mais dans un triomphe
d'orgueil. Il en était certain et toute son espérance se rallumait:
« Peut-être, peut-être, songeait-il, l'aurai-je à moi, ainsi... Peut-
être cédera-t-elle par la faiblesse de cet orgueil !... »
Le train s'arrêta. Ils durent s'apercevoir qu'ils étaient arri-
vés. Du coup, toute la vie de Manès se ramassa dans un regret
insupportable : Germaine allait disparaître, heureuse, enchantée,
et lui, le cœur grand ouvert, subirait le froid de la solitude,
264 REVUE DES DEUX MONDES.
l'amertiimt' de son désir déçu. Il iiiurmura : « (lermaine! »
La violence de ce désir étranglait sa voix; il saisit la main
de la jeune femme, déjà debout et prête à descendre du wagon :
elle se rassit brusquement sur la même banquette que lui, le
visage vers la portière ; derrière elle, contre [ses cheveux et son
cou, elle sentait le souffle brûlant de Manès. Il murmura en
mots hachés :
— Ecoutez, Germaine... pour moi comme pour vous... Notre
amour ne doit pas être la lutte... la lutte sournoise... où l'homme
cherche à conquérir, par ruse, la femme qui veut s'amuser de
lui... Nous valons mieux et notre amour exige davantage...
Soyez à moi en toute loyauté, comme moi, je suis à vous... J'ai
soif de vous, mon amie aimée... Je vous veux toute à moi... Il
faut que vous soyez à moi pour tuer les mauvais souvenirs,
pour faire l'admirable union qui fut toujours mon rêve... Dites!
je vous en supplie!... Je vous appartiens... Ne lardez pas à me
dire la parole qui nous unira pour toujours... 111e faut!... Ne
sentez-vous pas qu'il le faut.!^...
Elle avait essayé de l'interromjjre. Elle répondit enfin avec
une sorte de gémissement :
— Ah ! vous êtes inexorable... je suis brisée... Laissez-moi le
temps... de... de lire en moi-même...
— Le temps! fit-il avec emportement. C'est îi chaque minute,
à chaque seconde, une inquiétude, une souffrance pour moi...
— Eh bien! fit-elle comme accablée... demain... demain, je
vous dirai si je crois possible... plus tard... de nous aimer libre-
ment...
Un employé s'arrêtait devant la portière : sa face placide et
sympathique exprimait l'ennui d'avoir à les troubler. Germaine
se précipita hors du wagon.
Le lendemain matin, Manès re(,'ut un ^ pneumatique » non
signé, oîi il reconnut l'écriture de Germaine.
« Je ne vous verrai pas aujourd'hui, disait-elle. Ne blas-
phémez pas ! Je voudrais tant vous voir ! Je vous écris de la
maison de ma pauvre amie. J'y suis retournée hier soir, car
c'était fini, et j'ai passé près d'elle cette nuit, comme elle me
l'avait demandé: on viendra m'y chercher dans la journée, et
il est inutile de vous exposer à cette rencontre... Je voudrais
LE MAITRE DES FOULES. 26o
tant vous voir! mais comme hier, pas avec des hasards qui
pourraient gâter notre joie; et, ces jours-ci, je n'ose compter sur
ma liberté... Soyez patient ! Ne vous plaignez pas I Que vous avez
été cruel devons plaindre, hier!... Le temps, que vous accusez,
pourrait vous être plus favorable que vous ne le croyez!... »
Manès froissa nerveusement le billet : il ne doutait plus de
la victoire, il la sentait sûre, prochaine. Et d'abord, il se dit:
« Comment pourrai-je attendre, comment pourrai-je supporter
les jours jusqu'à ce que j'aie vu son sourire de consentement.»^ »
Mais il souriait lui-même en s'interrogeant ; et, comme si le
tendre espoir que lui accordait Germaine l'eût enrichi d'une
force inconnue, jusque-là prisonnière et soudain affranchie, il
était maintenant au-dessus de toute misère, de toute faiblesse,
de toute souffrance. Il pouvait opposer à lui-même et au monde
entier une puissance invincible de vie et d'action.
Un peu plus tard, Chautin arrivait, escorté de deux jeunes
députés qui s'étaient attachés d'une énergie enthousiaste, autant
qu'intéressée, à la fortune de Manès. Le journaliste, plus affairé
que jamais, se plaignit de ne l'avoir pas trouvé, la veille, à la
Chambre :
— Je vous ai cherché partout...
— Oui, fit Manès... j'ai dû m'absenter, hier...
Il sourit en pensant au bois lumineux et désert.
— C'est fâcheux, répondit Chautin. Nous touchons à la
crise; ce ne sont pas les jours qui comptent, maintenant, mais
les heures !
— Quoi.^ fît Manès, brusquement possédé par la fièvre de
la lutte. Que se passe-t-il ? Que s'est-il passé hier ?
— Il s'est passé que le ministère intrigue ferme, et vous
savez par quels moyens. Depuis que la fondation de la Ligue est
annoncée, il tâche de rattraper tous ceux qui viennent à nous.
Il n'y va pas par quatre chemins, et dame ! beaucoup hésitent...
Chaviot, qui semblait gagné pour nous, se replie à présent...
Combien d'autres! Il faut agir. Du moins, je le crois...
— Bien, fit Manès frémissant. Fixons donc le banquet de
la Ligue à mardi ; quant à la Chambre, nous verrons, ce soir...
Moi, je suis prêt.
D'autres visiteurs arrivaient, collègues du Parlement, cer-
tains fonctionnaires, des journalistes, des hommes qui sont
toujours de toutes les intrigues, des délégations provinciales...
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Trois fois la semaine, il en était ainsi ; on eût dit l'antichambre
d'un ministre tout-puissant, les jours d'audience. Seulement,
tout ce monde s'entassait dans le petit salon, le cabinet exigu,
la chambre étroite, et débordait dans le jardin, où le bruit des
voix attirait aux fenêtres les visages curieux des voisins... Manès
allait et venait parmi les groupes... Il écoutait plus qu'il ne
parlait. Il recueillait plus de doléances et de vœux, qu'il ne
formulait de promesses. Il n'avait pas besoin de s'engager. Sa
présence suffisait à tous. Il figurait leur espoir. Il était comme
revêtu, à tous les yeux, de sa mystérieuse et souveraine séduc-
tion.
L'après-midi, à la Chambre, il vérifia la justesse des obser-
vations de Chautin. Les ministériels tentaient un effort déses-
péré pour ramener les incertains, pour effrayer ses amis, pour
le décourager lui-même; et parmi les agités, bons à toutes les
folies, on avait l'air de compter sur lui comme pour un coup
d'Etat. Il résolut de s'expliquer sur-le-champ, non pas à la tri-
bune, mais dans les conditions mêmes où on manœuvrait contre
lui, et de manière que l'explication fût, sinon retentissante,
du moins connue. Il avisait précisément Christian, fort excité,
déployant sa verve d'orateur de couloirs, qui n'avait jamais eu
meilleure occasion de s'exercer, et, d'ailleurs, se dérobant dès
qu'il paraissait s'approcher. Il prévint quelques amis. Tous se
mirent à rôder autour de Christian, puis, rabattus soudain,
l'enfermèrent dans un cercle où Manès l'eut en face de lui.
— Me voilà donc faux républicain, traître, tyran, premier
Consul ! fit Manès ironiquement. Pourquoi pas Empereur ?
Manès PM Hein.^... Ah çà ! de qui vous moquez-vous, de moi,
de la Chambre, ou de vous-même.»^
Le groupe, autour d'eux, avait brusquement grossi. Les plus
éloignés se dres.saient pour voir, ou tendaient l'oreille pour
recueillir chaque mot. Christian se débattait, protestait:
— Je n'ai dit que la vérité, répétait sa voix de Vaucluse, assez
troublée, semblait-il.
— La vérité, répondait Manès. je vais vous la révéler tout
entière, mais <à une condition, c'est que vous la transmettrez
exactement à votre ami, le président du Conseil... Il est parfai-
tement vrai que certains hommes, à la tête de grandes entre-
prises, ont formé un comité de propagande })olitique; mais ces
hommes sont tous républicains, tous socialistes : leur comité
LE MAITRE DES FOULES. 267
sera républicain, socialiste comme eux... Il est parfaitement vrai
que nous avons accepté..., tenez... tous ces messieurs et moi,
de guider leurs etïorts; mais nous imposons notre programme
qui tiendra en deux phrases : « Ne rien sacrifier du passé répu-
blicain, exiger tout pour l'avenir socialiste... n 11 est vrai, enfin,
qu'entre ce comité et nous, il y a un lien... Là est le grand secret.
Je n'hésite pas à vous le découvrir. Ce lien, c'est le dégoût de
l'ignoble politique que vous nous imposez, c'est le désir de sau-
ver la République compromise par vous, c'est la volonté enfin
de jeter bas votre ministère, pour réparer d'abord le mal qu'il a
fait, et tâcher ensuite de faire un peu de bien... Voilà le secret,
Christian; courez le dire à vos amis ; il n'est que temps : avant
peu, je le leur dirai moi-même !...
Il y eut surcesmotsun brouhaha. Christian s'éclipsa : le bruit
se répandit aussitôt que Manès allait interpeller. L'agitation fut
tout de suite très vive. Chacun voulait s'informer. Du coté des
ministériels, l'imprévu de l'attaque jetait évidemment le désordre
et, la consternation. On avait couru à la présidence du Conseil:
les ministres arrivaient un à un ; leurs fidèles les renseignaient,
et, trop visiblement, la nouvelle les déconcertait. La masse des
incertains flairait la bataille, avec un sentiment, qui ne se
cachait pas, d'impatience et de curiosité. En cet état, Chautin
joignit Manès, silencieux, un peu pâle, au milieu d'un groupe
pressé, chuchotant :
— Eh bien ! lit-il, est-ce exact .i^ Ne craignez-vous pas que.»^...
Vous ne m'aviez pas dit.^^...
Manès l'arrêta d'un geste : dans son visage, dont tous les
muscles semblaient tondus, les yeux clairs luisaient de réso-
lution.
— Ce n'est pas moi qui les ai cherchés. Ils s'offrent à rece-
voir des coups: ils sont là comme un troupeau bêlant, affolé.. v
Jamais nous n'aurons une plus belle occasion de vaincre... Faut-
il la laisser échapper ?
Chautin plissa le front, appuya sur ses lunettes, passa la
main sur son crâne chauve. Il semblait mesurer, comme un
entraîneur son « crack, » les ressources et la chance de Manès...
Cet examen ne dura qu'un instant. Le vieux journaliste s'écria,
la mine épanouie :
— Ma foi ! d'un autre, je me permettrais de douter, mais de
vous ! . . .
268 REVUE DES DEUX MONDES.
— Alors, dit Manès, en avant !
Quand on le vit gagner la salle des séances, tous les députés
refluèrent à sa suite. Les ministres étaient à leur banc. Une
rumeur bourdonnait et grondait tour à tour. A la tribune, un
orateur, étonné de cette affluence, précipitait, dans le bruit, des
périodes qui n'étaient pas faites pour cette atmosphère de com-
bat. Quand il eut achevé, la rumeur s'enfla d'abord. Le prési-
dent, debout, un papier à la main, réclamait le silence. Il put
annoncer enfln que M. Manès demandait à interpeller le gou-
vernement sur la politique générale du ministère. Le président
du Conseil se leva pour déclarer que le gouvernement réclamait
le renvoi à un mois. Une minute après, Manès était à la tri-
bune.
— J'insiste pour la discussion immédiate, dit-il. Que le gou-
vernement ne comprenne pas à quel point elle est nécessaire,
pour le bien du pays comme pour sa propre dignité, cela seul
prouve la singulière conception qu'il se fait de l'un et de
l'autre.
— C'est son affaire ! cria-t-on.
— Oui ; mais celle de la Chambre est d'avoir en face d'elle
des ministres dignes de sa confiance...
Des « très bien, très bien, » fusèrent de tous côtés. Il voyait,
dans le vaste hémicycle, les visages attentifs; il les dénombrait
instinctivement, et croyait les trouver, en majorité, favorables.
Il aurait voulu pousser son attaque. Il devait se retenir, au con-
traire, pour tout à l'heure, pour le moment où il engagerait le
fond du combat. Il jeta rapidement quelques phrases d'une poli-
tesse méprisante, et conclut :
— Je ne comprends qu'une chose, c'est que vous avez peur,
peur de vous-mêmes, de votre impopularité, peur de lire, dans le
sentiment de la Chambre, qu'elle vous a trop longtemps sup-
portés, et qu'elle ne veut plus de vous !
Cette fois, les bravos battirent, drus et retentissans, tandis
que des protestations et des cris répondaient sur les travées
ministérielles. Autour du président du Conseil, quelques députés
parlaient très vivement, comme pour l'exhorter à une hardiesse
dont il ne voulait pas. Enfin, le président mit aux voix la date
d'un mois. Le tumulte grandissait.
— Ça y est, dit-on à Manès. Le renvoi est repoussé...
— Non, ne dites pas cela! protestaient les timides.
LE MAITRE DES FOULES. 269
Telle était pourtant la vérité. Le président proclama les
chiffres: trois cents voix contre deux cent vingt repoussaient le
renvoi. Aussitôt le président du Conseil se leva et quitta la salle,
suivi de tous les ministres. Il y avait eu comme une stupeur,
quand on l'avait vu se lever. On comprit qu'il s'en allait, qu'il
préférait tomber tout de suite, au lieu de se battre ; alors ce fut
une explosion. Un formidable tonnerre d'applaudissemens
éclata : il ne couvrait pas les hurlemens de fureur, mais il gron-
dait plus triomphant, et dans la salle entière, tout le monde
debout, la gesticulation des bras, des têtes, des corps faisait
l'amphithéâtre pareil à un champ de bataille. Manès se disait :
(( Voilà! c'est fait! » Il était plus étonné que tout autre, mais
il n'en laissait rien paraître, et il accueillait avec bienveillance
les félicitations enthousiastes. Cependant, il ajoutait en lui-
même : « Pourvu que ce soit fait ! qu'ils ne se laissent pas con-
vaincre de revenir ! » Mais il écarta cette invraisemblable hypo-
thèse. Il pensa encore : « Pourvu que le nouveau ministère ne
se fasse pas sans moi ! » Contre ce souci, protestaient les accla-
mations qui saluaient sa victoire, à lui; la séance était levée,
la salle se vidait. Dans les couloirs, toujours entouré, il fut
abordé par Ladan, qui le félicita solennellement. Sans désempa-
rer, le vieil homme lui prit le bras.
— Si je suis appelé, fit-il à mi-voix, je compte sur vous...
Venez causer ce soir h neuf heures.
Ils se serrèrent la main comme pour un engagement défi-
nitif. Chautin se précipitait :
— Hein! comme vous les avez eus, d'un coup d'épaule...
admirable, mon cher Manès... Et maintenant, un beau porte-
feuille ! hé !
Manès exprima légèrement ses doutes, pour le plaisir d'être
ras.suré; Chautin le rassura, en effet, avec indignation :
— Ah bien ! Il faudrait voir ça!
Escorté comme un triomphateur, Manès quitta le Palais-
Bourbon et regagna Auteuil. Il avait besoin de la présence de
ses partisans et de leurs di.scours, pour occuper sa fièvre. Il par-
lait joyeusement, ironiquement, et ils avaient, eux, besoin d'en-
tendre sa voix pour s'associer mieux à sa victoire. Comme il
était à peine six heures, il les garda près de lui, à causer indé-
finiment. Il les retint à diner. Ils l'accompagnèrent chez Ladfln.
Quelques-uns, vers minuit, le reconduisirent encore. Il lui sem-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
blait qu'il ne pourrait dormir: il dormit cependant, d'un som-
meil immckliat, profond, comme toutes les fois que sa force
nerveuse s'était dépensée en émotions excessives.
Le lendemain, il se réveilla pour lire un billet de (îormaine;
stupéfaite de la chute du ministère, elle exprimait, à la fois, un
espoir et des craintes... « N'est-ce pas arrivé trop tôt .^ Et vous
saura-t-on gré d'avoir provoqué cet elï'ondrement, comme d'avoir
triomphé dans une lutte difficile ? En tous cas, la Ligue va
vous soutenir, et moi, j'attends vos ordres... Que j'ai donc hâte
de vous revoir! »
De tout le billet, cette dernière phrase, seule, restitua un
instant, au cœur de Manès, l'émoi de lavant-veille : le reste
l'avait plutôt indisposé, gêné. Mieux eût valu pour lui la lutte
et la victoire.^ Il le savait; pourquoi le marquer avec cette
insistance.*^... La Ligue l'appuierait .^^ Certes, il y comptait bien :
à quoi bon le lui dire ?... 11 avait cru, en ouvrant le billet, à
une effusion de tendresse... Il relut plusieurs fois la dernière
phrase. Puis avec une véhémence que le repos ranimait, plus
impatiente que la veille, il se jeta dans les calculs et les combi-
naisons de la partie qui se jouerait, ce jour même et les suivans.
Durant ces jours, il connut les affres du joueur qui a risqué
sur une carte tout son argent, l'argent dont il a besoin pour
vivre, le prix de son existence même. Depuis l'élection de Noir-
ville, il n'avait pas subi des angoisses si cruelles. Elles le
secouaient plus violemment à la hauteur où il s'était élevé, et,
cependant, il lui était interdit à lui, chef de parti, d'en rien
laisser paraître. Il ne devait pas douter qu'un portefeuille ne lui
fût réservé : il n'eut pas l'air, en effet, d'en douter. Ses amis, à
la Chambre, Chautin dans les journaux, appuyé par l'inlluence
de la Ligue dont il se servait avec son habileté coutumière, tirent
pour Ladan le travail pareil à celui des sapeurs du génie autour
d'une place forte. Ladan fut entin appelé : son Cabinet était
composé d'avance : Manès eut les Travaux publics.
Quand il rentra chez lui, de l'Elysée où Ladan avait pré-
senté son ministère, Manès trouva Chautin, Vambard et tous les
directeurs de la Ligue, venus pour le féliciter. Il ne les remercia
pas de leur concours ; il indiqua seulement que son succès était
le leur. Eux-mêmes le jugeaient bien ainsi. Jamais Vambard
n'avait étalé un contentement plus épanoui de soi, de Manès,
de l'univers. Ce fut lui qui rapi)ela la date du banquet : il ne
LE MAITRE DES FOULES. 271
pouvait plus attendr(3, il était plus impatient de tenir son rôle
à la face du monde, que n'avait été Manès de sentir en ses
mains \o pinivoir.
— Pourquoi changer nos décisions ? fit-il. L'opinion est
prête pour une manifestation grandiose. Nous avons toutes nos
réponses... A moins que vous ne pensiez autrement, mon cher
ministre ?...
— Nous sommes d'accord en tout, répondit Manès. Va pour
mardi ! Veuillez me prendre demain matin au ministère, à
onze heures. Je vous conduirai chez Ladan pour que vous lui
fassiez votre invitation.
X
— Par ici, madame, prenez garde, il y a deux marches...
Là... Veuillez seulement ne pas pencher la tète... On vous aper-
cevrait... De là vous verrez très bien et vous entendrez tout...
Germaine remercia le directeur de l'hôtel, qui l'avait conduite,
et s'assit dans l'ombre, contre une baie de la galerie qui circulait
autour de la salle du banquet : de là, en effet, sans que personne
pût remarquer sa présence, elle voyait tout, elle entendait tout.
Et d'abord, surprise par l'éclat des lumières, par le bruit que
faisaient au-dessous d'elle les quatre cents convives, causant,
riant, mangeant, le cœur lui battait un peu d'être là, par ruse et
comme en fraude, pour satisfaire un caprice : elle avait souhaité
d'assister à ce banquet; elle y avait réussi, seule, sans prévenir
ni son mari, ni qui que ce fût, et elle s'amusait de ce mystère.
Mais son cœur battit plus fort. Devant elle, à la table d'honneur
qui déployait une longue courbe, au-dessus des rangées perpen-
diculaires des convives, un visage recueilli, résolu, se dressait:
des yeux clairs contemplaient un rêve extraordinaire... Ger-
maine porta contre ses lèvres ses mains passionnément jointes.
C'est ])our le voir, lui, qu'elle était venue, et pour l'entendre
tout à l'heure... Oui, l'entendre : car il parlerait. Et son plaisir
de le contempler devenait une joie infiniment émouvante, parce
que ce visage impassible, énergique, et ces yeux pleins de rêve,
recelaient la merveilleuse beauté de l'éloquence.
« Cher ! cher ! » se dit-elle.
Le repas touchait à sa fin : de l'angle où était la porte du
l'office, une procession de serveurs se déroulait comme dans
272 REVUE DES DEUX MONDES.
une féerie, chacun portant, le bras haut, sur un plat d'argent,
la croûte dorée d'un pâté. Mais Germaine pouvait attendre
très longtemps, car elle regardait Manès : elle le regardait
librement, de toute son àme ; elle le prenait, et elle se donnait
à lui. Elle ne l'avait pas revu depuis l'après-midi du bois de
Vincennes, depuis son baiser et son impérieuse prière. Dès
le lendemain, elle le reverrait chez elle, à déjeuner, avec le
comité. Mais demain, c'était trop tard: demain, elle ne l'aurait
pas tout à elle, et ne pourrait se laisser aller vers lui. En ce
nioment, libre dans l'ombre qui la cachait, elle sentait combien,
depuis une semaine, le temps avait travaillé pour lui. Elle lui
appartenait. Et dès lors qu'elle lui appartenait, elle trouvait
aisé, simple et, d'ailleurs, délicieux le projet qui pouvait la faire
à tout jamais libre, plus libre qu'en ce moment, de l'aimer et
d'être à lui. Elle avait hésité devant une telle hardiesse : elle
n'hésitait plus qu'à peine ; elle ne pouvait plus repousser, mé-
connaître sa véritable destinée... Au centre de la table d'hon-
neur, entre Ladan et le Garde des sceaux, Vambard reluisait de
sa barbe magnifique, de son plastron qui semblait verni, surtout
•d'un air qu'elle ne lui avait jamais vu, si majestueux, pompeux
et triomphant. Elle sourit. Elle n'aurait pas voulu ternir le bril-
lant de ce personnage ridicule et sympathique. Elle se raison-
nait : (( Qu'est-ce que cela peut lui faire ? Il a du bonheur pour
longtemps et la croix le consolerait d'une bien autre misère... »
Aux détonations des bouteilles de Champagne, il y eut dans
la salle une accalmie, et les tètes se tournèrent vers la table
<l'honneur, Vambard, la main caressant sa barbe, faisait une
mine aimable et solennelle. Il suivait de l'œil le mouvement des
serveurs emplissant les vei-res. Dès qu'ils eurent achevé, il sp
ieva. Un murmure flatteur parut approuver sa prestance et l'au-
torité de toute sa personne :
<( ... Dire que j'ai tant lutté pour qu'il acceptât cette prési-
ilence !... Mais il y est parfait : il n'aurait jamais rien trouvé qui
lui convint mieux ; on n'aurait trouvé personne qui convint
mieux que lui. »
Elle se savait gré de l'avoir décidé, et qu'il dût à ses instances
•d'être là, rayonnant, entre deux ministres, à la première place ;
elle avait besoin, en ce moment, de sentii- tout ce qu'elle avait
fait pour lui. Quand les premières phrases de Vambard furent
-soulignées de « Très bien! Bravos! » elle fut contente aussi,
LE MAITRE DES FOULES. 273
parce que c'était encore à elle, qui avait corrigé, complété,
refondu son discours, que son mari devait cet applaudissement.
Même elle lui avait enseigné à le bien dire : debout devant elle,
dans le hall du Parc Monceau, il avait soigneusement appris,
suivant ce qu'elle lui montrait, les justes intonations. Mainte-
nant, il s'en tirait fort bien. Sa voix de fausset n'avait pas
d'éclats trop discordans : dans les feuilles posées sur la table, il
suivait son texte avec assez d'habileté pour donner à toute la
salle l'illusion d'une parole abondante et spontanée. On l'applau-
dit vigoureusement quand il affirma, au nom de la Ligue, c la réso-
lution de vouloir le socialisme, non de le subir, en même temps
que le dessein de montrer à la France, par l'exemple de patrons
et de capitalistes intéressés à la conservation sociale, qu'elle
pouvait et devait prendre des formes mieux adaptées aux temps
nouveaux. » C'est alors qu'il saluait et remerciait les ministres.
Les applaudissemens redoublèrent, quand il parla du vétéran des
luttes républicaines, à savoir de Ladan, puis du Garde des
sceaux, de deux autres ministres. Ils crépitèrent vifs, chaleu-
reux, joyeux quand il prononça le nom de Manès. Impassible,
souriant un peu, Manès avait toujours son regard perdu. Ger-
maine le contemplait avec une tendresse orgueilleuse qui se
nourrissait de ce bruit et souhaitait qu'il ne cessât point.
Dès lors, elle écouta distraitement les orateurs. Vambard
acheva son discours. Ladan parla sur ce rythme méridional où
toutes les phrases sont cadencées avec le même emphatique
accent. Elle n'écoutait plus : elle n'avait d'autre sensation
d'elle-même que l'énervement insupportable de l'attente. Enfin
Ladan s'assit. Les bravos lui rendirent l'hommage qui conve-
nait à sa fonction et à ses promesses : ils s'apaisèrent peu à
peu. Et tout à coup, ce fut une explosion furibonde, les mains
frappées de toute la force des bras, les poitrines lançant des cris
enthousiastes : Manès était debout, les doigts touchant à peine
la table, la tête un peu inclinée. Sur le plastron blanc, son
visage semblait pâle : dans ses yeux clairs passait une flamme
d'étrange volonté; on l'eût dit possédé par une hallucination
prodigieuse. Au premier éclat de l'ovation, Germaine avait été
secouée d'une émotion si violente qu'elle cria aussi : elle cria
dans le formidable tumulte; sa voix se perdit; elle-même l'enten-
-dit à peine. Elle étouffait : elle tremblait tout entière. Appuyée
«contre la balustrade, les poings à ses tempes qui battaient fol-
TOME X. — 1912. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
lement, elle tâchait de reprendre haleine ; il lui semblait qu'on
lui avait jeté tout d'un coup une joie presque douloureuse... La
douleur était calmée ; la joie l'envahissait, la baignait : elle
l'avait dans toutes ses fibres, dans son cerveau et dans son cœur,
comme un parfum, comme la saveur la plus exquise, comme
un air de fraîcheur et de vie. Une infinie reconnaissance l'élan-
çait vers Manès :
« Ah ! murmura-t-elle. A toi ! à toi ! à toi ! »
Elle avait parlé à mi-voix : sa voix s'abaissa, s'éteignit. La
voix de Manès retentissait... Quelques années plus tôt, dans une
vaste salle, basse, enfumée, surchauffée, devant une foule
fiévreuse, Germaine l'avait entendue pour la première fois ; les
mots que la bouche de cet homme enveloppait d'une sonorité si
caressante, avaient volé jusque vers elle, et sa pureté de vierge
s'était profondément troublée, comme si la caresse lui eut été
donnée, à elle-même, par cette bouche. Maintenant, toutes ses
aspirations de femme, ses inquiétudes et ses vagues désirs se
fondaient en langueur et délice, parce que, de nouveau, de la
même bouche, venait vers elle la même caresse des sons... Pos-
sédée par cette musique d'enchantement, elle écoutait les
paroles de Manès, comme dans un rêve qui s'embellissait sans
cesse de leur beauté... Par instans, le fracas des applaudisse-
mens la faisait tressaillir... Puis elle s'alanguissait encore : elle
.se livrait plus amoureusement à la voix qui lui semblait
l'étreindre... En même temps, l'évocation du passé, saisissante
et miraculeuse à certains mots, la tourmentait d'un regret infi-
niment tendre : « Pourquoi, pourquoi n'ai-je pas suivi ma des-
tinée qui me vouait à luiP... » Et ce regret était aigu aussi : il
avivait en elle le souhait passionné de vivre désormais la vie
bienheureuse qu'elle avait méconnue jadis. Devant elle, il
n'était plus ni joie, ni repos, ni raison d'exister, hors l'amour
qui l'unissait à l'élu. Tous les doutes, tous les scrupules tom-
baient autour d'elle; il fallait qu'elle fût libre, elle était libre,
puisqu'elle devait disposer d'elle-même. Elle prenait à cette
heure la décision suprême que, d'abord, toutes ses timidités,
les habitudes, le respect humain lui avaient montrée trop redou-
table...
— ... Vous avez regardé vers l'avenir, disait la voix vibrante
de Manès... Honneur et gloire à vous!... La cité future, que le
rêve généreux des philosophes et des poètes semblait avoir bâtie
LE MAITRE DES FOULES. 275
sur des nuées, vous êtes, vous tous, les bons ouvriers qui entre-
prenez de la construire, réelle et solide, avec des moellons et du
mortier... Honneur à vous, messieurs!... Aujourd'hui nous en
posons la première pierre... Et je ne devance l'avenir que d'un
moment, pour dire ce qui fut toujours mon vœu le plus cher,
la pensée directrice de ma vie : la cité s'élèvera par nos efforts :
rien ne nous coûtera pour la faire vaste et belle. Nous n'épui-
serons pas cependant toute la tâche ; nos successeurs la conti-
nueront après nous et, ne l'ayant pas épuisée plus que nous, la
légueront à leurs descendans. C'est une tâche, en effet, qui domine
la faiblesse des individus : elle est aussi grande que l'humanité.
Mais loin de vous effrayer, son étendue, sa difficulté, le dévoue-
ment et les sacrifices qu'elle exige ont attiré votre audace... Je
salue cette audace, messieurs, et je bois à son succès!...
Il resta debout, un instant, sa coupe tendue vers la salle qui
l'acclamait; il semblait, en ce geste, lui offrir un philtre de paix
et de bonheur; et c'était bien comme un breuvage d'illusion que
déjà ces hommes venaient de goûter à l'entendre. Par ses yeux
qui le voyaient tel qu'un magicien, debout en face de la foule
haletante, par ses oreilles qui bourdonnaient du bruit formi-
dable des clameurs, Germaine s'enivra tout à fait. Elle se dit :
<( Pourquoi attendre? C'est maintenant, c'est tout de suite
qu'il doit savoir que je lui appartiens... »
Elle écrivit sur une feuille de télégramme :
<( Je suis là devant vous, ami si cher, je vous ai entendu et
je vous vois. Voulez-vous que je vous attende, en voiture, der-
rière la Madeleine.^ Si vous le voulez, comptez dans la galerie
qui est en face de vous jusqu'à la septième baie, en portant la
main à votre bouche... »
Elle avait appelé un domestique pour faire remettre ce billet
à Manès. Elle attendit ensuite anxieusement. Elle vit Manès
prendre le billet sur un plateau, l'examiner avec un peu d'éton-
nement et le décacheter... Sous les cheveux drus, sur le front
pâle et crispé, une onde courut. La tète baissée de Manès se
releva : ses yeux comptaient rapidement les fenêtres de la gale-
rie ; à la septième, ils lancèrent un éclair de joie, tandis que
sa main se portait à ses lèvres...
Un quart d'heure plus tard, quand Manès ouvrit la portière
de l'auto où l'attendait Germaine, il l'interrogea, d'abord, la
voix étouffée :
276 REVUE DES DEUX MONDES.
— Où voulez-vous aller?
— Où il vous plaira, re'pondit-elle.
Il donna son adresse à Auteuil. Il était auprès d'elle; la
voiture roulait par la rue Royale; ils n'osaient se regarder;
leurs mains s'étreignaient avec la violence de leur impatiente
ardeur. Dès qu'ils aperçurent les Champs-Elysées, il l'attira
contre lui : il cherchait les lèvres de Germaine ; elle les lui
donna dans un grand cri d'apaisement. Ce baiser les unit tout
le long du chemin. Il avait seulement murmuré :
— A moi ? à moi ?...
Et elle avait répondu, la voix légère comme un souffle :
— A toi ! à toi !.. .
Puis ils s'étaient tus ; ils n'auraient pu parler. Ils avaient
besoin d'abord d'étancher une soif trop ancienne et cuisante.
La voiture s'arrêta enfin. Silencieuse, Germaine suivait
Manès qui la guidait jusqu'à sa porte, puis, dans le petit salon,
jusqu'à son cabinet. Elle s'assit là, devant la table de travail où
se posait la lampe à grand abat-jour. Elle avait enlevé son cha-
peau, retiré ses gants. Gomme Manès, à ses genoux, lui baisait les
mains, elle dit :
— Je suis bien ici..., ici où vous avez vécu, travaillé... je
suis avec vous comme je l'étais tout à l'heure, avant que vous
ne parliez et quand vous avez parlé...
— Ah! fit-il... Quel choc j'ai eu au cœur lorsque j'ai su que
vous étiez dans cette salle ! . . .
— Je l'ai bien vu, dit-elle.
Ils se contemplèrent en souriant : elle lui passa la main sur
le front, sur les yeux.
— Que c'était beau ! murmura-t-elle.
— Vraiment."^
— A me rendre folle... folle de bonheur, de fierté, d'amour.
— Chérie !
Il baisa le menton volontaire qui tremblait encore au souve-
nir de cet émoi; puis il appuya sa tète contre l'épaule de la
jeune femme, ses lèvres promenant sur le cou délicat une
caresse lente.
— Comme dans le bois, disait-il.
— Mieux que dans le bois, reprit-elle.
— Et c'est vrai.»* ajouta-t-il. C'est vrai que désormais tiL
m'appartiens. !*
LE MAITRE DES FOULES. 2TÏI
— C'est vrai, fit-elle gravement. Je t'appartiens,
— Je l'ai tant désiré, dit-il, la voix plus basse et frémissante.. ..
Je ne peux le croire encore... Il me semble que c'est un jeu, et
que tu vas partir!... Germaine!...
— Mais non, non, dit-elle.
— Alors!... supplia-t-il.
Il la regardait avidement, — regard d'adoration, de recou/-
naissance éperdue et de triomphe. Elle sourit un peu et baissa
la tète, pour qu'il lui fermât les yeux de ses baisers.
— Cher, cher, disait-elle, les yeux ainsi fermés. Ce soir
commence notre vie nouvelle qui sera magnifique entre toutes.
Je me donne à toi pour toujours, parce que je t'aime... Ce soir,,
après m'ètre donnée, il faudra cependant que je te quitte encore;
iuais bientôt je ne te quitterai plus, je t'appartiendrai sans-
réserve, et j'aurai repris ma liberté pour être à toi absolu-
ment...
Les baisers de Manès sur le tissu des paupières faisaient ur
bruit léger et doux, qui fut plus léger, cessa.
— Il est onze heures, dit-il d'un ton à peine hésitant, comme
s'il attendait qu'elle complétât sa pensée.
— Oui, poursuivait-elle; je suis en ce moment au théâtre,,
libre pour une grande heure. Il a bien fallu mentir...
Elle reprit après un silence :
— ... Mentir pour cette fois... Demain, le plus tôt possible.,
le mensonge disparaîtra... Nous serons dans la claire, dans la
bienheureuse vérité.
— Quoi? fit-il étonné... je ne comprends pas...
— Tu ne comprends pas.^ Je veux t'appartenir exclusivement,,
l»arce que je t'aime uniquement, et je ne peux pas nous dégrader,.,
moi, toi-même, par une tromperie. Je fus sincère en promettant
ma foi à l'homme que j'épousai ; je suis aussi sincère en la luit
reprenant, et je serai loyale en lui disant qu'il est impossible-
que je vive sous son toit, comme sa femme, dès lors que je suis,
à un autre.
— Tu lui... Vous abandonnerez votre mari.^ murmura-t-il.
— Nous nous séparerons raisonnablement, amicalement, je-
l'espère. Je suis sûre qu'il me saura gré d'agir envers lui avec
franchise et respect. D'ailleurs, je saurai le convaincre...
— Ah! fit Manès avec emportement. Qu'importe demain t.
C'est ce soir même, tout de suite, que nous serons heureux...
278 REVUE DES DEUX MONDES.
Il lui prit les lèvres d'un baiser violent. Elle subit cette
caresse; elle la lui rendit, aussi passionnée, et toutefois elle
prononça :
— Je ne serais pas heureuse, ce soir, je ne pourrais pas être
heureuse, si je n'étais sûre de demain et de tout l'avenir.. ^
— Pourquoi .►*... murmura-t-il. N'avons-nous pas gagné
notre bonheur par les déceptions et la souffrance.^
— Il ne suffit pas de l'avoir gagné : il faut le dégager des
compromissions et du mensonge, de tout ce qui est laid et vil.
— Mais tu es libre puisque tu ne lui appartiens plus...
— Je ne serai libre que lorsque je lui aurai redemandé ma
parole et qu'il me l'aura rendue.
Elle souriait toujours, le visage animé d'une sorte d'enthou-
siasme grave. Manès s'était assis près d'elle, sur une chaise
basse : son front se plissait, et, dans ses yeux clairs, comme dans
un ciel d'orage, des lueurs farouches jaillissaient à travers un
voile de nuages sombres.
— Avez-vous songé, fit-il d'une voix sourde, que vous m'in-
fligez un supplice mille fois plus cruel que tous ceux du passé .i^...
Elle leva ses beaux sourcils, étonnée.
— Vous m'aimez, vous le dites, je le crois, et dans l'instant
où vos baisers me transportent, il faut que je mesure le sacrifice
que vous allez vous imposer pour moi : il faut que je me
demande si j'ai le droit de l'accepter!...
— Oh! dit-elle en retrouvant son sourire. Je ne peux appeler
sacrifice, à présent, que le renoncement à notre amour... Le
reste...
Manès la contempla en silence : cerclé de cheveux noirs, le
visage de Germaine luisait d'une blancheur rosée, toute pareille
à celle d'un beau fruit; les prunelles palpitaient avec une dou-
ceur caressante, avivée d'une pointe de moquerie tendre; la
bouche, émue des longs baisers, entr'ouvrait sa fraîcheur, et la
taille souple s'abandonnait dans le large fauteuil... Manès aspira
désespérément la beauté de ce visage et de ce corps qui se livrait
à lui, qu'il pouvait prendre... Il tendit les mains... Il avait bien le
droit de connaître ce soir la joie si longtemps désirée, si chère-
ment payée par sa douleur... Il rejetait furieusement les scrupules
et les craintes... Et puis... Comment cela se fit-il.!^ La puissance
de l'ambition et celle du mysticisme, le respect d'autrefois en-
vers celle qui avait été la fiancée, le sentiment héréditaire de
LE MAITRE DES FOULES. 279
cette délicatesse profonde qui se refuse à faire souffrir, surtout
à faire souttrir une femme, — ces forces et tendances qui étaient
l'essentiel de sa personne, se réveillèrent, se révoltèrent sans
doute sous la menace. Sa voix ne tremblait qu'à peine quand
il dit :
— Le reste, Germaine, si vous n'y pensez pas, j'ai le devoir
d'y penser pour vous... Demain, dites-vous, dès demain, vous
parlerez à Vambard; puis vous le quitterez et, en même temps
que lui, le luxe auquel vous vous êtes habituée. Vous divorcerez
alors, mais comment vivrez-vous .î>
— Je vivrai d'abord quelque temps près de vous, le plus
près possible, dans ce quartier, dans une rue voisine... Ensuite,
après un an, deux, trois, nous nous marierons ou nous ne nous
marierons pas, suivantes qui vous plaira.
Elle parlait avec tranquillité, comme d'un projet mûrement
réfléchi, et dont la sagesse ni la beauté ne se pouvaient dis-
cuter...
— Mais cette existence, reprit Manès, j'entends l'existence
d'une femme telle que vous, vous savez bien que je n'y pourrai
pourvoir que de la manière la plus médiocre... Je suis pauvre,
Germaine, et je serai pauvre toute ma vie, parce que j'aime ma
pauvreté, comme d'autres aiment leur richesse.
— Oh! dit-elle avec une moue de reproche, me croyez-vous
semblable à celles qui peuvent se priver, même de bonheur, de
paix, d'estime de soi, mais non de belles robes, ni de beaux cha-
peaux.^ J'ai connu la vie simple très longtemps, et, loin de la
redouter, je la préfère maintenant, puisqu'elle va me rapprocher
de vous... Être pauvre avec vous , mais je l'accepte, mais je le
veux!... Et j'entends travailler près de vous, prendre ma part
de votre fardeau, être enfin, que nous soyons mariés ou non,
l'épouse constamment et complètement dévouée... Qu'y a-t-il là
qui puisse vous inquiéter pour moi.^ N'était-ce pas notre rêve
d 'autre foi s. î^
— Oui, fit Manès.
Et en lui-même un écho ironique répondait : « Autrefois,
autrefois! » Le vieux rêve se dessinait, si charmant, et lui faisait
battre le cœur d'allégresse. Mais cette allégresse, aussitôt, deve-
nait poignante; car autour du rêve ancien, c'était un concert de
mille voix l'accablant de ridicule, criant à son absurdité, le bri-f
.sant en misérables lambeaux, comme un jouet qui n'amuse plus
280 REVUE DES DEUX MONDES.
eÀ qui gène. Le temps était révolu des illusions candides : le
passé était le passé. Par quelle fantaisie puérile, (lermaine
«herchait-elle à se duper elle-même et à les tromper tous les
'deux.^ Un peu d'irritation, qui lui venait, lui lit dire :
— J'ai peur que le charme ancien de ce rêve ne vous abuse
.sur ce qu'il nous donnerait aujourd'hui, à nous deux, tels que
notre vie nous a façonnés... Et il y a plus... Voyez-vous bien,
dans son détail, cette existence que vous voulez vous imposer
pour moi .»^ Voyez-vous bien l'homme que je suis, et son temps
dévoré jour par jour, heure par heure? Je voudrais vous appar-
tenir et je ne m'appartiens pas à moi-même. Je suis un homme
public, livré, comme tant d'autres, non seulement aux devoirs
de sa fonction, mais aux exigences du hasard... Vous m'offrez
généreusement de vivre pour moi, exclusivement .^> Combien y
aura-t-il de journées dont je ne pourrai même pas vous donner
un instant .►^ Que deviendrez-vous alors, seule, n'ayant pour sou-
tien que moi qui vous ferai défaut.!^ Ne regretterez vous pas
votre générosité.!^ Ne me reprocherez-vous pas de l'avoir
acceptée ?
Il s'était levé : il marchait à travers l'étroit cabinet.
— Je ne redoute rien, dit Germaine. Il n'y a pour moi qu'un
malheur po!?sible, c'est que vous veniez à ne plus m'aimer...
Elle avait parlé d'un ton encore ferme : toutefois, ses yeux,
qui suivaient Manès, noircissaient d'inquiétude. Il se rapprocha
d'elle :
— Allons au pis, déclara-t-il nettement. Et si ce malheur
nous arrive, à vous ou à moi.!^ Si je ne vous aimais plus ou si
vous cessiez de m'aimer.^
Elle porta la main à sa bouche qui s'était mise à trembler.
— Vous pouvez, fit-elle, vous pouvez prévoir... cela....*^
Deux larmes perlaient à ses paupières.
— Ah! s'écria Manès. Croyez-vous donc qu'il ne me serait pas
plus facile de m'endormir avec vous dans l'illusion.^ Ne sentez-
vous pas qu'en face de vous que j'aime et qui m'aimez, il me faut
lutter de toutes mes forces, pour secouer cette torpeur trop douce,
pour regarder au loin, pour raisonner, pour voir clair.!^ Aidez-
moi ! (jiermaine... Vos larmes me font trop de mal !... C'est à vous
que je pense, avec toute la tendresse et tout le respect que j'ai
pour vous... C'est vous que j'aperçois dans l'avenir, étonnée do
votre sacrifice, peut-être déçue, peut-être désespérée... Je me
LE MAITRE DES FOULES. 28?
considère moi-même tel que je suis... Ne vous y trompez pas!...
Je n'ai aimé qu'une femme au monde, vous!... Je n'en aime, je-
n'en aimerai jamais nulle autre... Mais je suis l'homme de ma
destinée. Avant qu'elle ne s'emparât de moi, nous aurions pu^
oui, et je l'avais rêvé, nous si bien lier ensemble que nulle puis-
sance ne nous eût séparés. Mais il est trop tard, maintenant-
Elle m'a pris seul. Elle m'emporte, et rien, ni bonheur, ni cha-
grin, nul sentiment, nulle faiblesse ne doit me détourner de mon
chemin... J'ignore ce qui m'attend... Demain, dans quelques,
années, je peux courir d'invraisemblables aventures, être jeté
au plus bas, remonter plus haut même que je ne suis... je sui-
vrai ce destin sans recul, sans hésitation... Mais je n'ai pas k?
droit d'y associer une existence de femme, et c'est pourquoi,
(iermaine, je vous le dis, la mort dans le cœur, votre sacrifice'.,
je ne peux pas, non, je ne peux pas l'accepter!...
Elle continuait de pleurer lentement, silencieusement .
Quand les larmes débordaient ses paupières, elle les essuyaiL
distraitement. Mais ses yeux restaient voilés et, sous ce voile,
ils étaient fixes, étonnés, infiniment tristes, comme des yeuxi
(raveugle. Manès s'assit près d'elle :
— Pardonnez-moi, dit-il... Je vous ai fait soulïrir et cepen-
dant, ce n'est pas ma faute si je suis devenu tel que je vous 1er
(lis... Et puis, c'est la vérité, la vérité profonde que je vous aime,
que vous êtes la seule femme au monde que j'aie jamais aimée...
Il me semble pourtant que, si vous vouliez accepter la réalité,
au lieu de chercher à la transformer en un rêve trop beau, il y
aurait encore du bonheur pour nous... Germaine...
Elle se leva soudain, d'un mouvement mécanique, et d'uni
geste pareil, serra autour d'elle les plis de son manteau...
— Vous partez.^ fit Manès en pâlissant un peu.
— Il est l'heure, murmura-t-elle. Près de minuit. Le théâtre^
est fini, la comédie est jouée...
— Ne partez pas sans me dire un mot... un mot de pardon,
de...
— Que voulez-vous que je vous dise.^* reprit-elle, le reganT
toujours fixe, bien que séché de ses larmes. Il me semble qutv
j'ai dormi, que j'ai fait un rêve et que je m'éveille... Je me sui.s
éveillée ainsi des matins d'hiver, jadis, dans le froid, dans le
noir, avec le souvenir désolé du rêve qu'il me fallait perdre, avecr
l'appréhension de la vie qui allait recommencer.
282 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais...
— Que voulez-vous que je vous dise.'*... C'est ainsi... Nous
n'y pouvons rien... Je vais rentrer, dormir; j'ai envie de dor-
mir... Demain, ensuite... je crois qu'il me faudra m éloigner
d'ici, voyager... Je ne pourrais pas supporter la vie d'ici, pas
tout de suite...
— Et nous, alors .►* et... et moi.»^
Elle tourna lentement vers lui son regard étrange, toujours
fixe, et comme désormais privé de mouvement, de sensibilité,
de sourire :
— Nous.!* Qu'est-ce donc que nous.!* je ne suis plus moi, main-
tenant, et vous êtes un autre que je ne reconnais pas.
Elle avait gagné la porte, la tète droite, marchant comme une
hallucinée. Il l'accompagnait sans parler : il sentait tout à coup
qu'elle lui était, en effet, étrangère, elle, sa personne vivante,
cette femme aux cheveux bruns qui marchait devant lui, sinon
celle qu'une heure plus tôt il avait tenue dans ses bras.
Quand ils furent dans la rue, Manès dut secouer le chauffeur,
un tout jeune homme, qui dormait, le sourire aux lèvres.
— A la Madeleine, dit Germaine.
Elle était installée sur les coussins, à la place où elle était
assise, quand elle avait donné ses lèvres à Manès. Elle gardait
son air grave et distrait. Il ferma la portière. A travers la glace,
il ne distinguait plus que la blancheur de ce visage immobile.
La voiture s'ébranla tout à coup, s'élança, disparut : le bruit
diminua, s'éteignit. Il était seul sur le trottoir dans la rue
déserte. Il frissonna de cette solitude, comme si, de l'ombré,
mille dangers allaient surgir. Mais aussitôt sa tête se redressa ;
son regard redevint calme et ferme : il acceptait son destin.
Louis Delzons.
LE DUC D'AUMALE
EN EXIL
Correspondance du Duc d'Aumale et de Cuvillier-Fleury, avec une introduction
de M. René Vallehy-Kadot, tome troisième, 1 vol. in-8 ; Pion, 1912.
Il faut savoir le plus grand gré à M. Henri Linibourg de
nous aider à reconstituer complètement deux physionomies
aussi rares que celles du Duc d'Aumale et de Guvillier-Fleury.:
Ces deux noms sont désormais inséparables. Attaché à la per-
sonne du Prince lorsque celui-ci n'avait encore que six ans, le
précepteur a imprimé sa marque sur l'esprit de l'enfant et, à
travers toutes les vicissitudes de la destinée, a entretenu avec
l'enfant <levenu homme le commerce le plus actif et le plus
amical. Pendant les années heureuses et glorieuses, il le suivait
par la pensée sur la terre d'Afrique, non sans anxiété, con-
stamment préoccupé des dangers à courir, mais constamment
aussi réconforté par l'éclat des succès. Puis, lorsque le vainqueur
d'Abd-el-Kader, le gouverneur général de l'Algérie fut con--
damné à l'exil, l'exilé n'eut pas de correspondant plus attentif
et plus régulier que Cuvillier-Fleury,
Leur correspondance dont le troisième volume vient de
paraître, mérite de retenir l'attention publique par la qualité et
par la valeur morale des interlocuteurs. En parlant des deux
premiers volumes, nous avons indiqué ici même ce qui les dis-
tingue (1) : l'absence de toute prétention et la sincérité absolue
du langage. Le précepteur, qui n'a jamais flatté son élève et qui
(1) V'oyez la Heuue des Deux Mondes des 13 mai et 15 septembre 1910.
:284 REVUE DES DEUX MONDES.
lui a appris de bonne heure à supporter la vérité, lui écrit avec
franchise, souvent môme avec impétuosité, sans se départir un
instant de la déférence qu'il doit à un prince. Le Prince, à son
tour, ouvre volontiers son cœur à un homme dont il se sait
profondément aimé, dont il connaît le dévouement et la dis-
'crétion. Il pense tout haut devant lui, il lui fait des confidences
<]u'il ne ferait certainement pas à d'autres. Dans leurs lettres,
le fond de leurs deux natures apparaît en jdeine lumière. C'est
par là surtout que nous apprenons ce qu'il y avait en eux du
noblesse d'àme. Rien d'étroit ni de mesquin dans l'échange de
[leurs idées. Ils ne sont pas toujours d'accord, mais au milieu
^de leurs divergences, ils cherchent toujours ce qu'il y aurait do
mieux à dire ou à faire, ce qui s'accorderait le mieux avec leur
idéal commun, ce qui servirait et honorerait le mieux la
France. Français, ils le sont jusqu'au bout des ongles, jusqu'à
l'idolâtrie. Le Duc d'Aumale a subi dans sa vie de bien cruelles
<jpreuves. De toutes la plus douloureuse, celle dont il sent
i'aiguillon tous les jours, dont aucune occupation ne peut le
«listraire, c'est l'exil.
I
Au moment oîi s'ouvre le troisième volume de la Correspon-
dance, le Prince termine la onzième année de son séjour en
Angleterre. 11 est installé dans sa belle résidence de Twic-
kenham, à portée de Claremont, oîi réside la reine Marie-
Amélie. Il y vit au milieu des siens, entouré des égards et des
respects de la société anglaise, avec tout le luxe d'une grande
existence, avec toutes les apparences du bonheur. A le voir d'une
humeur si égale, si empressé auprès de ses hôtes, personne ne
soupçonnerait la blessure intérieure dont il souffre. Habitué
clapuis son enfance, sous la rude discipline de Cuvillier-Fleury,
h rester maître de soi, il trompe sa douleur par son activité
physique et intellectuelle. Il monte à cheval, il chasse à tir et
à courre, il prépare des matériaux pour sa grande Histoire des
Princes ae la maison de Condé. Mais au fond, tout au fond d*^.
cette àme courageuse persiste le regret quotidien de la i)atrie
perdue. Aussi quelle joie lorsque les amis de France traversent
la mer! Si c'est Cuvillier-Fleury, on le retient })endanl des
mois entiers, on ne se lasse pas d'apprendre par lui les nou-
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 285
velles politiques et littéraires. Rentré ciiez lui, il écrit, il con-
tinue la conversation commencée, en donnant des détails que
lui seul est en mesure de connaître. Par sa collaboration au
Journal des Débats, il a un pied dans le monde de l'opposition
libérale. Par son beau-frère Thouvenel, devenu ministre des
Affaires étrangères, tout en gardant une indépendance farouche,
il entrevoit de loin ce qui se passe dans le monde impérial,
(^ette double source d'information donne à quelques-unes de ses
lettres une saveur particulière.
La politique a souvent son tour dans cette active corres-
pondance. Il y a toutefois des momens où elle chôme pour
faire place à des préoccupations d'un autre ordre. Une des
grandes douleurs de l'exil est d'obliger les Princes à élever leurs
enfans sur la terre étrangère. Quel système allait adopter le
Duc d'Aumale pour l'éducation de son fils aine le prince de
Condé.»^ En France, c'eût été la chose du monde la plus simple.
Le père aurait fait pour l'enfant ce que Louis-Philippe avait
fait pour lui-même avec tant de succès. Il l'aurait conservé à
la maison, sous la direction d'un précepteur, en l'envoyant par
surcroit suivre comme externe les classes d'un établissement de
l'Etat. C'eût été du même coup assurer l'éducation par la
famille et l'instruction par les professeurs les plus autorisés. Ce
plan aurait eu l'avantage de remédier aux inconvéniens de
l'éducation solitaire sans émulation et de former le caractère
de l'élève en le mettant en contact avec les natures les plus
différentes, en le jetant tout de suite en pleine mêlée humaine.
Mais, à l'étranger, quel établissement choisir.^ Où trouver l'équi-
valent de cet admirable lycée Henri IV dont le Duc d'Aumale
et ses frères conservaient un si cher souvenir, où ils avaient
trouvé des maîtres et des camarades si distingués ^ En cette
année 1859, le choix de la maison où entrerait Condé fut un des
grands soucis du Prince. Cuvillier-Fleury consulté se serait
contenté du précepteur. Il se défiait des collèges anglais, il
craignait surtout que le jeune homme ne fût exposé à quelques
mauvais procédés de la part de ses condisciples, de ces « or-
gueilleux bambins, » comme il les appelait avec un peu d'iro-
nie.fl
Le Duc d'Aumale qui connaissait mieux que son correspon-
dant les nobles sentimens de la société anglaise, pour les avoir
éprouvés depuis onze ans, n'avait pas de ces inquiétudes. Il
286 REVUE DES DEUX MONDES.
tenait avant lout à ce que son fils ne fût pas élevé seul, il vou-
lait que cet enfant entretint avec d'autres enfans des liens de
camaraderie qui lui créeraient pour l'avenir quelques-unes de
ces amitiés fidèles dont il sentait personnellement tout le prix.
Cette pensée dominante le conduisit à faire un sacrifice. Ne
trouvant pas à Londres l'établissement qui lui convenait, il se
décida, non sans peine, à se séparer de son fils. Il avait d'abord
songé à la Suisse, mais n'y trouvant rien non plus, il choisit la
vieille école municipale d'Edimbourg, qui lui offrait l'avantage
d'être dirigée par un laïque, de n'astreindre les élèves à aucune
obligation, instruction ou prescription religieuses. Les catho-
liques pouvaient y rester catholiques, sans subira aucun degré,
comme ailleurs, la pression des pasteurs protestans. De plus, on
y prononçait le grec et le latin à l'européenne, non à l'anglaise.
Ce détail enchantait Cuvillier-Fleury en lui donnant la cer-
titude que les humanités se continueraient à Edimbourg aussi
bien qu'en France.
Su r ce point, il était irréductible. Ainsi que tous les vieux
professeurs de l'Université, il considérait les études classiques,
l'étude du grec et du latin, comme la base nécessaire de tout
enseignement, le latin surtout, qu'il possédait à fond et dont
il fait des citations dans presque toutes ses leltres. Il aime les
Romains, non seulement parce qu'ils écrivent une langue lim-
pide et forte, parce qu'ils savent conduire et discipliner leur
pensée, mais parce qu'ils ont donné au monde d'admirables
exemples de courage moral et de dignité civique. Leurs écrits
sont faits pour inspirer les vertus mâles. Il n'y a. pas de nour-
riture plus saine et plus fortifiante pour l'àme d'un prince.
II
Ce lettré de race, ce rédacteur du plus littéraire des jour-
naux d'alors, du Journal des Débats, dexaii naturellement penser
un jour à l'Académie Française, puisqu'il est convenu que
l'Académie Française est la suprême récompense du talent de»
écrivains. Aussi l'histoire des candidatures académiques tient-
elle une grande place dans ses lettres. Il y en eut plusieurs, l^a
première fois, ce fut plutôt une velléité. Dès 1858, il avait com-
mencé ses ti-avaux (Tapproche, sans insister d'ailleurs, en homme
qui se contente d'explorer le terrain. Un an a[>rès, la tentative
LE DLC d'aUMALE EN EXIL. 287
fut plus sérieuse. A la mort de Tocqueville, quelques amis
pensèrent à lui pour remplacer ce généreux représentant du
libéralisme. En 1860, l'Académie se piquait d'être libérale :
avec le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, elle
était, sous un gouvernement absolu, un des refuges de la liberté.
On n'y attaquait pas directement l'Empire, mais on ne s'y fai-
sait pas faute d'allusions malicieuses, on y célébrait volontiers
les mérites et les bienfaits du régime parlementaire ; on tenait
à distance les candidats attachés au gouvernement qui, dans
leur discours, auraient peut-être eu la tentation de le louer. Par
ses relations avec les anciens membres du Parlement qui peu-
plaient l'Académie, par l'indépendance de son caractère et de
ses articles, par les opinions libérales qu'il exprimait chaque
fois qu'il touchait à la politique, Cuvillier-Fleury paraissait
bien placé pour recueillir les suffrages des académiciens. Il le
croyait du moins et il aurait sans doute réussi si, à la suite de
la guerre d'Italie qui avait mécontenté le monde conservateur
et catholique, l'idée n'était venue à quelques personnes de pré-
senter une candidature religieuse pour mieux indiquer le désac-
cord qui s'accusait entre l'esprit de l'Académie et la politique
impériale.
(( Je ne suis plus assez nuancé, écrivait mélancoliquement
Cuvillier-Fleury, pour représenter l'Académie dans son opposi-
tion à la politique du gouvernement ; il faut un papiste, n'im-
porte lequel, pourvu qu'il ait ufl général qui soit à Rome. Mon
général, à moi, est k Twickenham, ce n'est pas assez. » Quoique
le candidat évincé exhalât sa mauvaise humeur, il n'avait pas le
droit de se plaindre du concurrent qu'on lui opposait. Ce n'était
rien moins qu'une des gloires de l'Eglise, le Père Lacordaire.
Le gouvernement impérial avait fermé la bouche de l'éloquent
prédicateur en ne lui permettant l'accès d'aucune chaire. L'Aca-
démie lui rendait la parole, c'était de bonne guerre. Elle se
donnait ainsi le double mérite d'honorer un personnage célèbre
comme elle en a le devoir, et de témoigner de son indépen-
dance. Ce fut une grande séance que celle où le protestant
Guizot reçut le dominicain Lacordaire. Deux noms glorieux,
une renommée universelle, dont le rapprochement indiquait la
largeur d'esprit des académiciens. Protestans, catholiques, peu
importait. Cela voulait dire que, si les membres de l'Académie
sont parfois obligés, dans les années maigres, de subir des noms
288 REVUE DES DEUX MONDES.
obscurs, ils entendaient cette fois ne laisser hors de leur Com-
pagnie aucun des hommes dont la France était justement fière.
En 1862, nouvel échec de Guvillier-Fleury. Cette fois, il n'y
eut pas d'élection, mais le candidat qui obtint le plus de voix
fut le poète Autran. L'irascible précepteur du Duc d'Aumale
voit dans cette candidature toutes sortes de combinaisons ma-
chiavéliques ; il croit que l'Académie veut bien se prononcer
pour un ultramontain comme le Père Lacordaire ou pour un
des chefs du parti catholique comme le prince Albert de Broglie,
mais qu'elle lui tient rigueur, à lui, Cuvillier-Fleury, parce
qu'il est le correspondant du Prince et qu'on ne veut pas se
compromettre auprès du gouvernement en faisant campagne
pour un orléaniste, l'orléanisme étant le parti que l'Empereur
redoute et déteste le plus. Suivant lui, les adversaires de sa can-
didature, ne pouvant faire passer leur candidat, se sont rabattus
pour lui faire échec sur un candidat incolore. Il y a certaine-
ment du vrai dans ces doléances académiques. Mais incolore est
bientôt dit et ne peut d'ailleurs se comprendre qu'au point de
vue politique. Il eût été plus élégant de reconnaître le mérite
de l'adversaire et de saluer, comme l'Académie elle-même, les
Poèmes de la mer. Il n'y avait aucune humiliation à être battu
par cet esprit délicat qui joignait à son talent la bonne fortune
de représenter la Provence, d'être le compatriote de Thiers et
de Mignet.
Aux tristesses de l'exil s'ajoutait, pour le Duc d'Aumale, un
souci d'un ordre plus général. Ni la prospérité ni la puissance
apparente de l'Empire ne lui dissimulaient le danger que faisait
courir à la France la permanence d'un pouvoir sans contrôle..
Il ne concevait la monarchie que sous la forme d'un régime par-
lementaire, telle qu'il l'avait vue sous le règne de son père, telle
que la Grande-Bretagne lui en offrait le spectacle, comme un pou-
voir contrôlé par l'opinion. Cette opinion ne pouvait se mani-
fester que de deux manières, par des élections libres ou par la li-
berté accordée à la presse. Si le gouvernement dictait lui-même
le choix des députés, si les journaux qui oseraient discuter les
actes du gouvernement se savaient menacés de confiscation, le
contrôle n'existerait plus. Ce serait le régime de l'arbitraire et
du bon plaisir. Telle était bien la physionomie du second Em-
pire. Le Duc d'Aumale suivait avec anxiété les incohérences
d'une politique personnelle, tantôt favorable au Saint-Siège,.
LE DUC DAUMALE E> EXIL. 28!>
tantùl cntrainée par le mouvemenl qui poussait l'Italie vers
l'unité. Il aimait à coup sur les Italiens, il leur avait donne une
preuve de sA sympathie en faisant entrer dans l'armée piémon-
taise son neveu, le Duc de Chartres. Mais il était loin d'ap-
prouver tout ce qui se passait dans la Péninsule. Certaines vio-
lations du droit, favorisées par la politique impériale, blessaient
en lui le sentiment de la justice. Il n'était pas plus papalin que
Cuvillier-FIeury ; mais il ne pouvait pas fermer les yeux sur les
contradictions d'une diplomatie qui, après avoir travaillé à
l'affranchissement de l'Italie, lui refusait ensuite Venise et
Rome. Le résultat de cette politique ambiguë lui apparaissait
clairement. Après tous les sacrifices que la France avait faits,
après Magenta, après Solférino, nous ne devions plus compter sur
la reconnaissance des Italiens. Si un jour nous avions besoin
d'eux, nous ne les trouverions plus. L'événement n'a que trop
justifié ces prévisions pessimistes.
Parmi les rares organes de la presse qui se permettaient
quelques réserves en parlant de la politique extérieure, au
risque d'attirer sur leurs tètes les foudres impériales, le Jour-
nal des Débats se distinguait par le talent et par le courage de
ses rédacteurs. Prévost-Paradol, Sacy, Saint-Marc Girardin y
voisinaient avec Guvillier-Fleury. Le Prince, en lisant leurs
articles, y retrouvait comme un écho de la liberté disparue.
Aussi témoigna-t-il un peu d'inquiétude lorsque le bruit se
répandit que le journal allait être vendu, acheté sans doute
pour le compte du gouvernement. Heureusement, pas plus que
ses rédacteurs, le journal n'était à vendre. Quelles n'auraient
pas été les appréhensions du Duc d'Aumale s'il avait su que vers
la même époque François Buloz, écœuré et inquiet, fut tenté
un instant de transporter à Genève la Revue des Deux Mondes
pour conserver son indépendance. Cette fois, l'Empereur com-
prit qu'il ne fallait pas laisser sortir de France un organe si
important, que ce serait un affaiblissement de l'influence fran-
çaise, et il fit savoir indirectement à la Revue qu'elle n'avait
rien à craindre.
III
L'exilé se contentait en général d'exprimer son opinion en
•[uelques mots, par des confidences discrètes. Il mettait d'autant
TOME X. — 1912. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de mesure dans ses jugemens écrits qu'il se savait étroi-
tement surveillé par la police impériale, que ses lettres étaient
régulièrement décachetées avant d'arriver à destination et qu'il
ne voulait compromettre personne. Un jour vint cependant où
une provocation directe le fit sortir de sa réserve. Le prince
Napoléon, l'enfant terrible de son parti et de sa famille, avait
prononcé au Sénat un discours retentissant où il prenait à
partie la branche ainée et la branche cadette de la Maison de
France, où il établissait entre les Napoléon et les Bourbons un
parallèle injurieux pour ceux-ci. L'Empereur, qui avait plus
d'une fois gémi des frasques de son cousin, applaudissait cette
fois et le ministre de l'Intérieur faisait afficher le discours dans
toutes les communes. Le gouvernement impérial semblait ainsi
désigner la Maison de France au mépris des populations. Le
Duc d'Aumale, indigné de cet abus de la force, de cette insulte
gratuite adressée par des vainqueurs tout-puissans à des vain-
cus exilés, releva le gant au nom de tous les siens. Sous un
titre modeste, destiné à tromper la police, il écrivit les pages
admirables qu'il intitula simplement Lettre sur rHistoire de
France et qui produisirent dans toute l'Europe une impression
profonde.
Dans l'introduction qu'il a mise en tête du troisième volume
de la Correspondance, M. ValLery-Radot raconte fort spirituelle-
ment à la suite de quelles circonstances ce formidable écrit
pénétra en France et y fut répandu par milliers d'exemplaires,
avant même que le gouvernement eût pu prendre les mesures
nécessaires pour en empêcher la diffusion. J'ai suivi moi-même
de très près cette opération délicate, j'ai vu avec quelle dexté-
rité manœuvrait mon excellent ami, le comte d'Haussonville,
le plus habile et le plus entreprenant des chefs de l'opposition.
D'une bonne humeur inaltérable, toujours prêt à servir la cause
de la liberté, ne plaignant ni ses peines, ni son argent, il aurait
été surpris, presque mécontent qu'on ne lui confiât pas les
missions les plus difficiles à remplir. Le Duc d'Aumale, qui con-
naissait ses qualités et son dévouement, l'avait choisi comme
l'homme le plus propre à accomplir ce tour de force : quoiqu'il
fût interdit de rien publier sans l'autorisation du gouvernement,
trouver en France un imprimeur et un éditeur assez courageux
pour publier l'acte d'accusation le plus véhément el le mieux
motivé qui eût paru contre le régime impérial. Le manuscrit,
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 291
a[)porto par Ivloiiarcl Boclier, fut remis à d'IIaussonville, qui entra
immédiatement en campagne avec son entrain accoutumé.
Il y avait deux hommes qui connaissaient les risques à courir
puisqu'ils les avaient déjà aiîrontés, M. Beau, imprimeur à
Saint-Germain, et M. Dumineray, éditeur, rue Richelieu. Tous
deux avaient été condamrfés pour avoir publié la brochure de
Prévost-Paradol sur les Anciens partis. Ils ne se dissimulèrent
pas que, cette fois, ils allaient au-devant d'une condamnation
plus rigoureuse encore. Leur zèle n'en fut pas diminué; par
compensation, ils eurent même la chance d'échapper, pendant
quelques heures, à la répression qui les attendait. L'aventure
fit la joie des orléanistes et des républicains alors groupés dans
une hostilité commune contre l'Empire. Le titre inofïensif de
l'ouvrage, Lettre sur l Histoire de FratiLce, avait dépisté les soup-
çons. Ce n'est pas que les intéressés eussent essayé de tourner
la loi. Très ouvertement ils avaient déposé le manu.scrit au
parquet du procureur impérial de Versailles et dans les bureaux
de la préfecture de Seine-et-Oise. Les mauvaises langues racon-
taient, non sans ironie, que le procureur impérial, sur le vu
du titre et de la signature : Henri d'Orléans, avait pris l'air
entendu en disant : u Je vois ce que c'est, une suite au travail
sur Alésia. » Au ministère de l'Intérieur, alors en plein démé-
nagement, on ne fut ni plus diligent, ni plus clairvoyant. Il en
résulta que le 13 avril 1861, à midi, la vente de la brochure
devint légale par l'expiration du délai de dépôt. Le libraire
Dumineray ne perdit pas une minute pour l'étaler sous sa
vitrine. « Des libraires, en toute hâte, arrivaient et emportaient
des paquets par douzaines. Un marchand de journaux en ven-
dait à lui seul un millier d'exemplaires. A l'heure de la Bourse,
sur la place, sur les marches, la brochure jaune apparaissait
dans toutes les mains. » Chez moi, le comte d'IIaussonville en
apportait une centaine à distribuer dans le monde universitaire.
L'elfet produit fut prodigieux. Les hommes d'aujourd'hui,
habitués aux polémiques ardentes de la presse, parviennent dif-
ficilement à se représenter dans quelle atmosphère de somno-
lence et de silence vivait la population française en l'an de
grâce 18G1. Les journaux ne traitaient les questions politiques
qu'à voix basse, comme s'ils parlaient dans une chambre de
malade. Chacun savait en prenant la plume qu'il suffisait de
deux avertissemens pour amener la mort du journal. L'art des
292 REVUE DES DEUX MONDES.
plus brillans journalistes d'opposition, l'art supérieur de Prévost-
Paradol et de Saint-Marc (iirardin consistait à trouver des for-
mules ingénieuses pour envelopper une apparence de désappro-
bation ou de critique dans les plis d'une phrase habilement
cadencée. C'était le triomphe de l'allusion, de l'épigrammc
discrète, une passe d'armes, un exercice de beau langage plu-
tôt qu'un acte politique. Ceux mêmes qui y réussissaient le
mieux, dont le talent s'affinait à ce jeu d'escrime, exprimaient
volontiers le regret d'être condamnés à tant d'habileté. Ils
enviaient le sort de ceux de leurs prédécesseurs qui avaient
connu un autre régime, le temps des luttes épiques où chacun
combattait sous son drapeau, à visage découvert.
Dans cette France silencieuse et somnolente éclata tout à
coup comme une fanfare de guerre la voix sonore du prince
Napoléon. Un petit progrès venait de s'accomplir, non dans le
régime de la presse, toujours aussi rigoureux, mais dans les
rapports du (jouvernement et des Chambres. Le droit de
réponse à l'adresse du trône était rendu aux sénateurs et aux
députés. "Ce fut le paisible Sénat qui fit la première expérience
de cette liberté nouvelle et qui l'inaugura par un coup d'éclat.
La question italienne était naturellement à l'ordre du jour. On
cherchait à voir clair dans la pensée intime de l'Empereur
visiblement partagé entre les aspirations italiennes et la volonté
plusieurs fois affirmée de conserver l'indépendance du Saint-
Siège. Les orateurs catholiques, M. de Larochejaquelein,
M. de Heeckeren, M. de Gabriac avaient défendu le pouvoir
temporel du Pape, M. Pietri leur avait répondu, lorsque le cou-
sin de l'Empereur, dans la séance du 1"^' mars, demanda la
parole.
Dès le début de son discours, il provoqua l'étonnement et
même quelques murmures par la véhémence de son argumenta-
lion. Il prit àpartie les défenseurs de la Papauté en leurreprochant
de reprendre avec leurs tendances cléricales les idées surannées
du moyen âge, tandis que les Napoléon représentaient le libre
esprit de la société moderne. Ayant à parler du roi de Naples
auquel il n'accordait aucun droit, pour lequel il n'éprouvait qu'un
très vague sentiment de pitié, il entreprit à ce propos l'histoire
(le la maison deiîourbon en France, en Espagne, en Italie, et il
le fit dans les tei'mes les plus outrageans pour tous les membres
de la famille. Le Sénat écoutait avec stupeur cette parole sac-
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 293
cadée et hautaine dont les périodes se pressaient quelquefois en
tumulte les unes après les autres, comme si l'orateur avait peine
à contenir le bouillonnement intérieur de la passion qui l'agi-
tait. 11 parla ainsi trois heures durant, faisant successivement
le procès de tous les partisans du pouvoir temporel, n'épargnant
personne, mais s'acharnant surtout sur les morts, sur les ban-
nis, les absens, les vaincus. Du ton le plus méprisant, il évo-
quait « les bandes » de Lamoricière, il faisait le portrait ironique
de M. de Mérode, ce sous-lieutenant belge transformé en mi-
nistre des armes ; il dénonçait à ses auditeurs la souveraineté
pontificale << qui fuyait de toutes parts comme un vase fêlé » et
la Papauté elle-m«>me <( cette cristallisation du moyen âge. »
Que le gendre du roi Victor-Emmanuel prit publiquement
position en faveur de l'Italie contre la Papauté, au moment où
l'Empereur paraissait hésiter, c'était affaire entre son cousin et
lui. Les exilés pouvaient regarder de loin d'un œil détaché cette
scène de famille. Mais qu'il se permit à ce propos de refaire
l'histoire de France et de sacrifier d'un seul trait toutes les
gloires de l'ancienne monarchie à la gloire plus récente des
Napoléon, cette audacieuse entreprise appelait une réponse. Le
Duc d'Aumale la fit avec une souveraine éloquence. Quoiqu'il
eût déjà donné bien des preuves de sa valeur intellectuelle et
morale, jamais encore il ne s'était élevé si haut. En face de ce
vainqueur sans générosité qui abuse de sa situation privilégiée
pour accabler les vaincus, il dresse une autre image, celle de
l'honnête homme, momentanément délaissé par la fortune,
qui ne réclame aucun privilège, qui veut simplement savoir
s'il lui sera permis de défendre contre un gouvernement tout-
puissant son honneur et celui des siens publiquement outragés.
Ce droit qui sur le sol de la Grande-Bretagne ne serait refusé à
aucun citoyen anglais, un citoyen français exilé peut-il le reven-
diquer sur la terre de France ?
(( L'attaque injurieuse, dit le Duc d'Aumale, qu'un pouvoir
si fort et qui vous inspire tant de confiance a endossée, pro-
pagée, affichée sur tous les murs, ma réponse peut-elle la
suivre et se produire, en se conformant aux lois, sur le sol même
de la patrie .!^ J'en veux faire l'expérience. Si elle tourne contre
mes vœux et si, au mépris des notions de la justice et de l'hon-
neur, vous étouffez ma voix en France dans une cause si légi-
time, elle aura du moins quelque écho en Europe et en tout pays
294 REVUE DES DEUX MONDES.
au cœur des honnêtes gens. » Le Prince ne se trompait pas en
faisant appel à l'opinion publique. Dès que la brochure parut, elle
fut traduite dans toutes le.s langues et universellement admirée.
Comment les esprits indépendans n'eussent-ils pas été frap-
pés dans tous les pays par le contraste entre le ton tranchant
du prince Napoléon et le sentiment des nuances observé par le
Duc d'Aumale. Vous êtes bien jeunes, semblait dire celui-ci à
son adversaire, pour vous comparer à nous. Vous avez régné
trente ans et nous dix siècles. Que, dans ce long espace de temps,
nous ayons commis des fautes et même des crimes, je vous
l'accorde volontiers. Mais nous avons fait autre chose. Ce
Louis XIV que vous traitez de si haut, que vous accusez d'avoir^
appauvri son royaume d'hommes et d'argent, il a pourtant laissé
(( la grande monarchie autrichienne irrévocablement dissoute
et la France agrandie de la Flandre, de l'Artois, de l'Alsace, de
la Franche-Comté et du Roussillon. » Vous opposez aux divi-
sions qui ont séparé la branche cadette de la branche aînée de
notre famille l'étroite union des Napoléon. Oubliez-vous donc et
Lucien et Murât .'^ Ne nous accablez pas non plus de l'éclat de
votre gloire.
Cette gloire, nous la reconnaissons, nous l'admirons autant
que vous. Nous avons chanté les chansons de Béranger, c'est le
gouvernement de Juillet qui a replacé Napoléon sur la colonne
de la place Vendôme et transporté ses cendres aux Invalides.
Mais nous n'oublions pas comme vous le revers de tant de
triomphes. Combien de centaines de mille hommes votre oncle
a-t-il fait périr en Espagne, en Russie, à Leipzig ? Dans quel
état a-t-il laissé la France après Waterloo ?
Vous répétez volontiers que vous êtes un gouvernement fort
et, pour montrer votre force, vous nous annoncez que, si quel-
ques-uns d'entre nous faisaient une descente sur les côtes de
France, vous nous feriez bel et bien fusiller. <c Nous aussi, nous
avons eu une incursion à Strasbourg et une descente à Bou-
logne. Personne pourtant n'a été fusillé. Ces d'Orléans sont in-
corrigibles. Ce serait à recommencer que je crois vraiment qu'ils
seraient aussi démens que par le passé. Mais pour les Bonaparte,
quand il s'agit de faire fusiller, leur parole est bonne. Et, tenez,
prince, de toutes les promesses que vous et les vôtres avez,
faites ou pouvez faire, celle-là est la seule sur l'exécution de la-
quelle je compterais. »
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 295
Puis s'élevant au-dessus des considérations personnelles,
ramassant pour sa péroraison tous les griefs et toutes les appré-
hensions des libéraux, l'auteur de la Lettre sur rHistoûe de
France terminait par cette phrase d'une superbe envolée: « Vous
qui traitez avec l'arrogance de la bonne fortune ces races an-
tiques qui ont régné longtemps sur une nation généreuse...,
vous qui jouissez du fruit accumulé de tant de travaux, de tant
de sagesse et de tant de gloire, sachez bien que, si vous ne sor-
tez pas des mauvaises voies oîi vous êtes si profondément enga-
gés, ce n'est pas aux Bourbons, ni aux d'Orléans auxquels on n'a
jamais pu adresser un tel reproche; c'est à vous et aux vôtres
qu'on pourrait alors renvoyer les paroles de votre oncle au
Directoire : Qu'avez-vous fait de la France "^ » Cette véhémente
apostrophe ne résonne-t-elle pas comme l'annonce prophétique
de la tourmente qui devait emporter le second Empire .^^
Qu'on juge de l'effet produit par un tel langage au milieu
d'un pays condamné au silence "^ Les opposans ne cachaient pas
leur joie. Dans les conversations particulières, on répétait
quelques-uns des traits de la brochure, on faisait des gorges
chaudes aux dépens du téméraire qui venait de s'attirer cette
foudroyante réplique. L'Empereur s'était résigné avec philoso-
phie en disant à ses ministres : « L'affaire regarde surtout mon
cousin. » Mais les ministres devaient veiller au salut de l'Em-
pire. Le ministre de l'Intérieur, Persigny, pour se dédommager
de n'avoir pu empêcher l'entrée de la brochure, voulut du moins
en interdire la circulation. Les journaux furent invités à n'en
donner ni extraits ni commentaires. Une note ofiicielle annon-
çait simplement que la Lettre sur r Histoire de France avait été
saisie et l'éditeur poursuivi devant les tribunaux. Le prince
Napoléon fit un geste élégant pour arrêter les poursuites et
sauver du moins les apparences en ce qui le concernait. Tenta-
tive inutile ! Le gouvernement avait décidé de poursuivre, on
poursuivit. Le 4 mai, l'imprimeur Beau et l'éditeur Dumineray
comparaissaient devant la sixième chambre du tribunal correc-
tionnel de la Seine pour y répondre du délit d'excitation à la
haine et au mépris du gouvernement.
Le procureur impérial partagea son réquisitoire en deux
parties, une charge à fond contre le gouvernement de Juillet et
la glorification du second Empire. Dufaure lui répondit par une
de ces argumentations serrées qui étaient sa manière propre et
296 REVUE DES DEUX MONDES.
qui le faisaient ressembler par le poids et par la solidité des
argumens à une forteresse en marche. L'accusateur public avait
parlé d'un manifeste orléaniste. Il ne s'agit pas là de politique,
répondait l'illustre avocat. Dans un discours qui ne les concer-
nait en rien, à propos d'une question à laquelle ils n'étaient pas
mêlés, les princes d'Orléans ont été personnellement et violem-
ment attaques. L'un d'eux a répondu, n'était-ce pas son droit .^
Pouvez-vous lui reprocher d'avoir défendu l'honneur de sa
famille.^ Si vous lui faites un reproche d'avoir engagé le gou-
vernement dans la querelle, oubliez-vous que c'est le gouver-
nement lui-même qui s'est solidarisé avec l'orateur du Sénat en
faisant afficher le discours à la porte de toutes les mairies de
France ? Si vous vous sentez atteints, c'est vous qui l'avez voulu.
(( Je n'admets pas qu'il soit loisible au gouvernement, même le
plus absolu, d'écrire ou de répandre des offenses, sans être
exposé à des représailles. » Malgré cette vigoureuse défense,
malgré une plaidoirie non moins forte d'Hébert, l'imprimeur et
l'éditeur furent tous deux condamnés à la prison et à l'amende.
IV
Pendant que, suivant le mot du duc Pasquier, (( ce grand
événement » s'accomplissait en France, le Duc d'Aumale, de
mieux en mieux accueilli par la haute société anglaise, était
invité à présider le banquet de la Société Royale littéraire de
Londres qui fêtait son soizante-douzième anniversaire. Le Prince
y p-rit la parole en anglais; son discours, prononcé presque à
l'époque où fut écrite la Lettre sw' l'Histoire de France, nous
permet d'apprécier toute la souplesse, toute l'élasticité de ce
rare esprit. La réponse au prince Napoléon, écrite de verve et
comme d'un seul jet, révèle des qualités supérieures d'historien .
et de polémiste. La langue en est pleine de saveur, toute péné-
trée d'ironie et de dédain, en même temps qu'appuyée sur les
connaissances historiques les plus solides. Tout autre est le ton du
discours prononcé en Angleterre devant une réunion d'écrivains
et d'hommes politiques. Tout y est au contraire en nuances
délicates et fines, tout y respire la bonne grâce et l'aisance de
l'esprit le plus cultivé. Quoi de plus propre à toucher les Anglais
que la reconnaissance exprimée par le Prince pour l'accueil qui
lui est fait, pour la généreuse hospitalité qu'il reçoit en Angle-
LE DUC d'aUMALE EX EXIL. 297
terre. Il donne une forme exquise à l'expression de sa gratitude
«n la reportant sur la Reine, en s'adressant à elle, comme si elle
représentait toutes les vertus de la race anglaise. En la louant,
ainsi qu'il le fait, dans une note émue, avec une sorte d'atten-
<lrissement, il va au cœur du peuple qui aime à se reconnaître
en elle. Il montre également qu'il comprend bien la nature du
public auquel il s'adresse en insistant sur les deux sujets qui
l'intéressent le plus, les lettres et la politique.
Quelle impression ne dut-il pas produire sur ses auditeurs
lorsqu'il leur racontait que, dans les paisibles soirées de Neuilly,
son père allait quelquefois chercher un volume in-folio de
Shakspeare illustré par Boydell pour donner aux enfans un
aperçu des plus belles scènes du théâtre anglais et que lui-
même, au collège Henri IV, il avait plus d'une fois caché un
volume de Walter Scott dans son pupitre. Au moment où on le
croyait absorbé dans la lecture d'un texte classique il lisait
Ivanhoe ou les Puritains. Il parlait ensuite du mérite des insti-
tutions anglaises avec un accent d'admiration qui n'avait rien
de banal. C'est sous un gouvernement constitutionnel, dans le
culte du régime parlementaire, qu'il a été (devé et qu'il a grandi.
L'idéal politique qu'on lui propose depuis sa jeunesse c'est
l'idéal anglais, laconciliation de l'ordre et de la liberté. L'ordre
s'obtient par la continuité de la tradition dynastique, la liberté
par l'indépendance de la tribune et de la presse. Quels services
n'ont pas rendus les grands orateurs dont s'honore le parle-
ment d'Angleterre par le contrôle qu'ils ont exercé sur les
actes du gouvernement ! Ils ont évité ou réparé bien des
fautes. En même temps ils jettent un tel éclat sur la nation
tout entière qu'elle a le droit de les compter au nombre de ses
gloires nationales et littéraires. La France aussi a eu pendant
trente-six ans une tribune libre et glorieuse. Ceux qui la repré-
sentaient sont aujourd'hui dans le cadre de réserve. Plus
heureuse, la Grande-Bretagne n'a jamais vu interrompre la
série de ses orateurs politiques. Le Duc d'Aumale en reconnaît
plusieurs dans son auditoire et leur adresse le salut le plus
cordial.
Le point culminant du discours, ce qui en fait l'originalité,
•c'est l'éloge sans réserve de la liberté de la presse dans un
■temps oîi tant de personnes en France se résignaient à la voir
supprimée. Depuis qu'elle nous a été rendue, que do fois nous
298 REVUE DES DEUX MONDES.;
avons entendu les gens timorés qui composent une partie consi-
dérable <lu public français se plaindre de ses excès et lui attri-
buer une influence funeste sur l'état des esprits ! Lorsque
j'entends ces lamentations de la race moutonnière, je suis tou-
jours tenté de leur répondre : Hommes de peu de courage, vous
n'avez pas passé comme nous par l'épreuve du silence, vous ne
savez pas ce qu'il en coûte de ne rien connaître des affaires
publiques, de vivre dans la nuit, de ne pas pouvoir discuter une
seule fois les actes du gouvernement et de n'apprendre les réso-
lutions qui engagent l'avenir du pays qu'au moment où elles
sont déjà prises. Tout plutôt que l'impossibilité pour les citoyens
de défendre les intérêts de la nation, que la nécessité de subir
le joug d'une volonté solitaire et silencieuse.
On ne se rend pas compte aujourd'hui du réconfort qu'ap-
portaient aux libéraux restés en France les paroles du Duc d'Au-
male, même interceptées en partie, même mutilées par la police.
En face du snobisme et de la peur qui régnaient dans tant de
milieux, il se trouvait enfin un homme qui osait réclamer la
liberté de la presse, et cet homme était un prince, un de ceux qui
sont le plus exposés, par le rang qu'ils occupent, à attirer l'atten-
tion et à subir les critiques des journaux. L'exemple venant de
si haut, appuyé sur des considérations si fortes, nous rendait
du courage pour supporter le régime douloureux que nous
subissions. L'argumentation du Prince était irréfutable, parce
qu'elle n'exagérait ni ne dissimulait rien. Il ne présentait pas
la presse comme une vestale ou comme une sainte. Il recon-
naissait qu'elle était capable de commettre des erreurs, de faire
quelquefois du mal, d'égarer l'opinion publique sur certaines
choses et contre certains hommes. Mais qu'y a-t-il donc de
parfait en ce monde ? Après avoir comparé les avantages et les
inconvéniens de la liberté, il concluait en faveur de la liberté
par ces réflexions décisives :
« La presse agit sur le pouvoir exécutif tout à la fois comme
un aiguillon et comme un frein. Elle suspend bien des résolu-
tions irréfléchies, elle signale bien des choses excellentes à faire,
qu'un seul homme ne saurait toujours apercevoir sans le secours
de ses cent voix. » A l'appui de son opinion il citait son propre
exemple. Pendant qu'il avait servi son pays dans des fonctions
publiques, rien ne lui donnait un sentiment plus vif de ses
devoirs, rien ne lui imposait avec plus d'autorité l'obligation
LE DUC d'aUMALE EX EXIL. 299
de réfléchir profondément avant de prendre une résolution et de
se consacrer tout entier à sa tâche, que la certitude que toutes
ses actions ou tous ses oublis seraient exposés au public et quel-
quefois commentés sur un ton tout autre que celui de la bien-
veillance.
La Société Royale de Londres n'est pas seulement une société
littéraire, elle a un caractère essentiellement charitable; sa
manière d'encourager la noble profession des lettres consiste
surtout à secourir ceux qui écrivent, dans les crises de leur des-
tinée. Elle tend la main au jeune écrivain sans appui, inca-
pable pour ses débuts de se suffire à lui-même, au vieillard usé
par le travail, à la veuve ou à l'orphelin qu'un malheur subit a
laissés sans ressources. Son action bienfaisante ne se limite
pas aux frontières de la Grande-Bretagne. Partout où elle dé-
couvre une misère à soulager, elle agit. Il serait facile à celui
qui préside le banquet d'en citer de nombreux exemples. Il le
ferait si les statuts de la Société ne le défendaient rigoureuse-
ment. La main droite doit ignorer ce que donne la main
gauche. Il y a cependant une bonne œuvre qu'il est permis de
rappeler parce que celui-là même qui en était l'objet a tenu à
en entretenir la postérité. Lorsque Chateaubriand, émigré et
pauvre, végétait dans un taudis de Londres, il n'aurait pu ter-
miner les Natchez, le premier livre qui fonda sa réputation, s'il
n'avait reçu une aide pécuniaire de la Société Royale littéraire.
Quand le Duc d'Aumale se rassit, les applaudissemens écla-
tèrent dans toutes les parties de la salle. Disraeli, qui se leva
pour lui répondre, le fit avec un tact infini. Après avoir associé
le Prince à toutes les gloires de sa race et présenté en lui le des-
cendant direct du grand roi qui a donné son nom à la période la
plus éclatante des lettres modernes, il rappela les titres per-
sonnels que s'était acquis l'ancien gouverneur général de
l'Algérie en racontant l'histoire des soldats d'Afrique, après les
avoir conduits à la victoire, et en analysant la plus merveilleuse
campagne de César. Les révolutions sont sans pitié, mais ce
qu'elles ne peuvent entamer, c'est la valeur morale de leurs vic-
times. « Heureux le Prince, disait l'orateur à la fin de son dis-
cours, qui, sans avoir commis une faute personnelle, banni des
palais et des camps, peut trouver une consolation dans les livres
et une noble occupation dans les riches domaines de la science
et de l'art 1 Heureux le Prince qui, dans un pays étranger, tout
300 REVUE DES DEUX MONDES.
en se mêlant aux autres hommes sur le pied de l'égalité, se dis-
tingue toujours par la supériorité de son esprit et de sa nature!
Heureux le Prince qui, dans de pareilles circonstances, peut
dans le royaume des lettres conquérir des provinces qu'il ne
saurait perdre et défier les mauvais destins des dynasties! »
Pauvre Prince, aurait-on pu répondre à Disraeli. A l'heure
même où l'élite de la société anglaise lui témoignait une si
grande, une si universelle déférence, la police impériale, hon-
teuse d'avoir laissé passer, comme un papier innocent, \3i Lettre
sur l' Histoire de France, et stimulée parle ministre de l'Intérieur,,
surveillait tous les envois qui arrivaient d'Angleterre. Un jour
elle crut avoir fait une trouvaille qui intéressait la sûreté de
l'Etat en arrêtant à la frontière le plus inoffensif des catalogues :
un inventaire de tous les meubles du cardinal Mazarin, dressé
par Golbert et que le Duc d'Aumale en curieux et en bibliophile
avait fait précéder d'une préface. Tout écrit signé Henri d'Or-
léans paraissait séditieux. Il fallut trois semaines de négocia-
tions pour obtenir que Mazarin et Colbert pussent entrer en
France. Un autre travail beaucoup plus important, les deux
premiers volumes de Y Histoire des Princes de Coudé pendant le-
XVr et le XVII' siècle, auxquels le Duc d'Aumale consacrait le
meilleur de son temps, provoqua de plus grosses difficultés. Pour
cette œuvre, Edouard Bocher, mandataire du Prince, a\'ait conclu
un traité littéraire avec l'éditeur Michel Lévy. Le manuscrit,,
recopié par la Duchesse d'Aumale, s'imprimait chez Glaye. Le
Prince avait reçu et renvoyé sans difficultés des séries d'épreuves,
l'ouvrage allait paraître, on commençait à le brocher, lorsque le
19 janvier 1863, sur l'ordre du préfet de la Seine, un commis-
saire de police vint saisir toutes les feuilles d'impression et les
transporta dans des tapissières à la Préfecture de Police.
Un citoyen anglais qui se croit lésé dans ses droits personnels
n'hésite jamais <à porter plainte devant toutes les juridictions
qui peuvent le protéger.
Il tient à poser et à faire juger la question, non seulement
pour lui-môme, mais pour ceux qui peuvent se trouver dans son
cas. En .se déf(!ndant, il défend le droit de tous dans le présent et
dans l'avenir. Déjà très pénétré de l'idée juridique que chaque
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 301
ras paiiioiilier peut recevoir une application générale, le Duc
d'Aumale n'avait fait que se confirmer dans ce sentiment au
contact de ses amis d'Angleterre. Se sachant traqué et poursuivi,
il était résolu à se servir de toutes les armes que les lois de son
pays mettaient à sa disposition. Il écrivait en ce sens à son con-
seil : (c Sommations à l'éditeur, sommations au préfet, porter la
question devant les tribunaux ordinaires, la soutenir devant
toutes les juridictions et h tous les degrés : voilà ce qui nous-
reste à faire et je n'ai pas d'autre instruction à vous donner. »
La lutte judiciaire et administrative devait durer six années.
Elle commença en 1863 par une admirable plaidoirie de Dufaure.
(( J'ai entre les mains le volume que vous avez pris, disait-il, je
l'ai lu en entier. C'est l'œuvre d'un homme qui sait écrire notre
langue avec élégance et sévérité, qui a fait de savantes recherches-
et qui possède les archives les plus précieuses sur le sujet qu'il
a traité. Mais dans ce volume pas un mot, vous entendez, pas un
mot qui ait trait, même indirectement, à la politique. L'auteur
a poussé sur ce point le scrupule jusqu'à s'interdire le xviii*' siècle,
pour n'être pas tenté par elle. Son ouvrage s'arrêtera à la mort
du vainqueur de Rocroi. »
Dufaure avait raison, le Duc d'Aumale n'avait aucune inten-
tion de mêler la politique à l'œuvre d'histoire qu'il entreprenait.
Il ne poursuivait que la vérité historique. Il apportait à son tra-
vail tous les scrupules de l'historien le plus consciencieux, la
recherche des documens authentiques, le soin du détail et le
souci de ne s'élever aux considérations générales qu'après avoir
solidement assuré le terrain sous ses pas. Un des moyens d'in-
formation auquel il attache le plus d'importance est la visite des
champs de bataille. Ceux de France lui sont interdits; mais
partout où il peut pénétrer, il observe et il étudie. Une des lettres
les plus émouvantes qu'il adresse à Cuvillier-Fleury contient le
récit d'une station faite par lui auprès du tombeau de Turenne.
« Je viens de fouler le petit coin déterre que Turenne a couvert
de son corps quand il tomba raide mort aux pieds de son che-
val La Pie.... Le monument est bien. L'inscription surtout me
touche : « La France à Turenne. )> Et de l'autre côté : (( Arras,
« Les Dunes, Erzheim, Sinzheim, Turckheim. » Gela dit tout,,
c'est simple et grand. »
302 REVUE DES DEUX MONDES.
VI
Il ne serait pas étonnant que la saisie si arbitraire et si in-
justifiée d'un ouvrage purement historique ait été provoquée
par un incident peu connu qui se produisit à Paris avant le
19 janvier 1863. Le 13 de ce mois, on vendit aux enchères pu-
bliques les principaux tableaux de M. Demidoff, entre autres
la célèbre Stratoiiice d'Ingres commandée par le Duc d'Orléans
en 1840. Le Duc d'Aumale voulut l'acquérir en souvenir de son
frère et donna ses ordres à l'expert Petit. Lorsque l'adjudication
fut prononcée, à 92 000 francs, toute la salle réclama le nom du
véritable acquéreur, et le Prince fut nommé. « Bravo pour le
Duc d'Aumale ! » fut le cri unanime, accompagné d'applaudis-
semens prolongés. Un assistant ayant cru devoir protester en
criant : Vive l'Empereur ! provoqua une nouvelle salve d'applau-
dissemens en l'honneur du prince exilé. Un personnage de la
maison de l'Empereur entrant sur ces entrefaites, demanda à
qui s'adressaient ces applaudissemens : « Au Duc d'Aumale. —
Ce n'est pas possible, c'est Vive l'Empereur qu'il faut crier. —
Vous y êtes bien, l'Empereur a eu juste une voix. » Voilà une
de ces manifestations que la police impériale ne pouvait ni
prévoir ni pardonner.
L'épisode de la Stratonice nous fait entrevoir un des côtés
de la vie du Prince sur lequel la Correspondance ne peut guère
nous donner de détails. L'activité infatigable du Duc d'Aumale
se portait sur tant de sujets qu'il n'en entretenait pas toujours
son ancien précepteur. Il parlait volontiers à Cuvillier-Fleury
de ses livres, il lui parlait moins des œuvres d'art pour les-
quelles son goût se développait avec les années. Outre les nom-
breuses acquisitions qu'il faisait dans ce genre en Angleterre, il
avait en France des intermédiaires chargés de ses achats. Le
principal était le sculpteur Henri de Triqueti. En janvier 1861,
à la vente de la collection Soltykof faite à Paris, Triqueti ac-
quit pour le Prince quatre beaux émaux de Léonard Limousin,
portraits de princes français, la croix du Trésor de Bàle, superbe
pièce d'orfèvrerie du xv^ siècle. En même temps, il négociait
l'acquisition de la magnifique collection de dessins de maîtres
formée par M. Frédéric Reiset. Cette collection comprenait
380 pièces choisies par un connaisseur de premier ordre; tous
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 303
les grands maîtres italiens, français, flamands, allemands,
hollandais s'y trouvaient représentés. Les prétentions de
M. Reiset étaient élevées, mais la perspective de voir ses des-
sins entre les mains de l'illustre amateur lui fît accepter le prix
de 140 000 francs. Il poussa la complaisance jusqu'à donner des
conseils d'épuration que le Prince trouva trop sévères. Celui-ci
écrivit à Triqueti le 26 janvier 1861 : <( Retenu hors de chez moi
par d'anciens engagemens, j'ai dû difïérer de quelques jours
l'ouverture des précieux portefeuilles. Maintenant j'ai vu et
revu avec la plus grande attention les 380 dessins; ma femme
et mon fils ont été associés à ce plaisir, et tout ce que je puis
vous dire, c'est que notre attente a été surpassée; tout m'a paru
excellent dans le détail, et l'ensemble est saisissant. Les avis
de M. Reiset me seront bien précieux pour guider mon inexpé-
rience. Quoique la justesse de ses observations m'ait le plus
souvent frappé, j'aurai quelque peine à toutes les exécutions
qu'il recommande. Enfin, monsieur, je ne puis que vous le ré-
péter, je suis on ne peut plus satisfait de l'acquisition et recon-
naissant <les peines que vous avez prises, du soin et du zèle
affectueux avec lequel vous avez tout conduit et dirigé. » Et le
12 février, Adolphe Couturié, ami et secrétaire du Prince, écri-
vait à M. de Triqueti : « Le Prince est toujours sous le charme,
et, quand il rentre chez lui, c'est pour courir à ses chers des-
sins... Colnaghi ne les a pas encore vus, bien qu'il en grille
d'envie, mais les fréquentes absences du Prince, qui tient à
montrer lui-même son trésor et qui n'en livre la clé à personne,
n'ont pas encore permis de le convoquer, n
Ce Dominique Colnaghi, « le vieux Dom, » dont la bou-
tique canalisait l'immense réservoir d'œuvres d'art qu'était
alors l'Angleterre n'avait pas de client plus assidu que le Duc
d'Aumale, qui lui donnait aussi ses commissions pour les
grandes ventes de Londres. Chez le Prince, l'amateur se double
constamment du bibliophile. Il visite les boutiques des libraires,
surtout celle de Boone, qui a la spécialité des manuscrits an-
ciens. Il y trouva, pour n'en citer que deux, un précieux Sacré-
mentaire de l'abbaye de Lorsch au XI" siècle et un Evangé-
liaire de Saint-Ludger, du xii<^. Il s'attachait à compléter la
collection de manuscrits qui venait des Condé, la splendide
série d'incunables formée par M. Standish et les trois mille
volumes de la bibliothèque Gigongne, transportée de Paris à
304 REVUE DES DEUX MONDES.
Londres au printemps de 1861. M. Armand Gigongne, ancien
agent de change à Paris, avait composé une collection presque
exclusivement française. Il recueillait, avec un soin et une persé-
vérance admirables, une merveilleuse série d'ouvrages en vers,
<le pièces dramatiques et de romans. Il y avait joint des volumes
curieux dans tous les genres, des reliures précieuses portant les
armes de personnages illustres, des manuscrits qui étaient de
vrais bijoux. Non content de collectionner les reliques des ama-
teurs anciens, il avait fait relier lui-mèmo un nombre considé-
rable de volumes. Nul bibliophile moderne n'avait montré au-
tant de discernement dans le choix des exemplaires, autant de
goût dans la décoration extérieure des livres. La réputation de
sa bibliothèque était universelle. Aussi le Duc d'Aumale s'effor-
ça-t-il aussitôt d'en devenir possesseur et son mandataire
Edouard Bocher futassez heureux pour conclure, le 2 juillet 1859,
l'acquisition en bloc de la collection, au prix de 375 000 francs.
La place manquant à ïwickenham pour loger tous ces tré-
sors, le Prince demanda à l'architecte Duban le plan d'une
grande salle qui servirait de bibliothèque. La première pierre
de ce bâtiment fut posée le 21 avril 1860; la truelle d'argent
qui servit à cette occasion au Duc et à la Duchesse d'Aumale
est conservée au Musée Condé.
VII
Le dernier événement de quelque importance qui soit signalé
à la fin du troisième volume de la Correspondance est la candi-
dature possible du Duc d'Aumale au trône de Grèce. Cuvillier-
Fleury en parle pour la première fois dans une lettre datée du
30 décembre 1862. Quelques jours auparavant, une grande
chasse avait été donnée à Ferrières par le baron de Rothschild.
Le bruit courait depuis lors que l'Empereur qui y assistait avait
prononcé le nom du Prince pour le trône que rendait vacant le
départ du roi Othon de Bavière. « Gela me parait pour le moins
extraordinaire, écrivait Guvillier-Fleury, ce n'est pas une rai-
son pour que ce ne soit pas vrai, si peu vraisemblable que cela
soit. Il y a bien de l'imprévu dans les choses humaines. II y a
bien des motifs pour qu'une solution de ce genre fût agréable
au Maître. Elle servirait à sa politique et à son renom. » Il n'eût
pas été maladroit, en eiïet, d'éloigner le Duc d'Aumale, de
LE DUC d'aUxMALE E.\ EXIL. 305
détourner son attention des affaires de France et d'offrir un but
à son activité.
Au fond, l'idée ne venait pas de l'Empereur qui s'était borné
à y faire bon accueil. Elle venait d'un des plus fidèles serviteurs
de la Maison d'Orléans, FMscatory, ancien philhellène, ancien
ministre de France en Grèce. Piscatory, demeuré très populaire
en Orient, y conservait des correspondans et des amis. Sa maison
de Paris était ouverte aux jeunes Grecs qui y faisaient leurs
études. II avait appris par eux et par des lettres de Grèce que la
candidature du Prince y serait acclamée. On se faisait fort
d'obtenir l'adhésion écrite de tous les officiers de la garnison
d'Athènes. Quant à lui, avec sa nature ardente et optimiste, il
avait pris la question si à cœur qu'il s'engageait, s'il pouvait
débarquer à midi au Pirée, à faire proclamer le Duc d'xVumale
roi, par acclamation, avant la fin du jour. Les Grecs tenaient
d'autant plus à l'acceptation du Prince qu'ils ne voyaient se
produire nulle part une candidature qui leur convint et qu'ils
ne pouvaient se passer d'un roi sans tomber dans l'anarchie.
Le Duc, pressenti par Piscatory, ne lui cacha pas que, si des
objections pouvaient être faites à ce projet, il n'en était pas
moins flatté qu'on vînt le chercher sur la terre d'exil. Il aurait
été moins sensible à cette ^marque de sympathie pendant que
son père régnait aux Tuileries. Eloigné de France, exilé, sans
influence politique, il ne pouvait qu'être profondément touché
qu'on voulût bien penser à lui. Il ne lui était pas non plus
indifférent de se consacrer à une noble cause, de servir un
peuple pour lequel les jeunes hommes de son temps avaient tou-
jours fait les vœux les plus ardens, dont le patriotisme avait
excité dans tous les pays d'Europe un si vif enthousiasme. S'il y
avait du travail à accomplir, il ne craignait pas le travail ; s'il y
avait des dangers à courir, le danger ne lui faisait pas peur.
La proposition oflrait donc à son avis des côtés séduisans.
Mais cet homme, si hardi sur le champ de bataille, était en
même temps le plus prudent et le plus avisé des politiques. Il
ne voulait à aucun prix s'engager avant d'obtenir certaines pré-
cisions. Quelles seraient les ressources du royaume hellénique,
serait-il en mesure de défendre son indépendance.^ La question
se compliquait aussi de considérations morales. Les Grecs no
paraissaient pas demander au Prince de changer de religion,
mais ils exprimaient le désir que celui de ses enfans qui devait
TOME X. — 1912. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
lui succéder adoptât le rite grec. Avant de prendre un parti, le
Duc d'Aumale désirait consulter les membres de sa famille, et
particulièrement son fils aîné, le Prince de Gondé. Celui-ci, qui
suivait à Lausanne les cours de l'Académie sous la direction
d'un colonel de l'armée fédérale, témoigna peu de goût pour
l'aventure. Très attaché à la foi catholique, très Français de
cœur, il ne voulait changer ni de religion, ni de patrie (1).
(1) Voici la réponse faite au Duc d'Aumale par le Prince de Condé dans une
lettre qui honore sa mémoire.
Lausanne, 2 février 1863.
Mon cher Papa,
J'ai reçu par Rohert la lettre de M. Piscatory et la réponse que vous lui aA'ez
faite*. Au premier moment, je ne le cacherai pas, une pareille idée ma plutôt
efTrayé je ne m'étais jamais préparé à l'idée de porter le fardeau que l'on appelle
ime couronne. Mais ensuite, en lisant votre réponse, j'ai ti'ouvé que tout ce que
vous avez dit était d'accord avec ce que je pensais; je me bornerai donc à ajouter
quelques idées qui me viennent à l'esprit, et dont vous ferez le cas nécessaire.
D'abord un point à éclaircir, et qui est pour moi le sine qua non de la ques-
tion. Dans l'analyse de la lettre de M. Piscatory, que vous m'avez envoyée, il est
dit : « Ils (les Grecs) ne lui demanderaient point un changement de religion, et il
leur suffirait que celui de [ses enfans qui devrait lui succéder adoptât le rite grec. »
Que veut dire ce mot » rite? » Est-ce simplement d'entendre les offices selon le
rite d6S Grecs unis à l'Église romaine, ou bien le mot rite veut-il dire ici religion?
Désire-t-on une abjuration de la foi catholique? En ce cas, je me retire, je neveux
â aucun prix quitter la foi de mes pères, que je tiens pour la meilleure.
Autre question : je ne crois pas qu'en ce moment votre élection au trône de
Grèce rencontre quelque opposition de la part des puissances étrangères. Mais si,
comme je l'espère, Paris monte, un jour, sur le trône de France, l'.Vngleterre ne
s'inquiéterait-elle pas de voir les trônes de Grèce et de France dans les mains de
la même famille? Ne pourrait-il résulter de là de fâcheuses complications?
Je passe au troisième et dernier point qui m'ait préoccupé : en montant sur le
trône de Grèce vous renonceriez, pour vous et votre famille, à cette patrie que
nous aimons tous tant; il faudrait devenir Grec et cesser d'être Français. Rude
sacrifice, dont je ne me sens guère plus la force que , du changement de religion,
et sans lequel on ne serait qu'un second Othon. Enfin, et il n'y a pas à se faire
d'illusion, votre nom est, au dire de tous ceux qui viennent de France^ le plus
connu et le plus populaire de la famille. En devenant roi des Grecs, vous ces-
seriez d'être Duc d'Aumale. Serait-il juste de priver non seulement la maison
d'Orléans, mais la cause tant aimée de la liberté, d'un de ses appuis les plus im-
portans? En assurant ainsi une situation à tnotre branche, ne gâterions-nous pas
celle de la famille entière et de la France?
J'indique. A vous de décider si ce que je dis est faux ou juste. Vous m'avez
demandé ce que je pensais; j'ai répondu avec franchise et selon ma conscience.
Maintenant, si Dieu favorise votre candidature et que vous l'acceptiez, vous
pouvez être sûr que je serai à côté de vous, prêt à vous servir et à accepter toute
tâche. Seulement, je ne veux point apostasier, préférant le bonheur éternel à la
^Moirc de ce monde.
Votre très ro.spectueux el très alTectionné fils
Louis d'Ohlé.\xs.
* Cos lettres avaient oté romisos au Prince de Condë par le Comte do Paris et le Duc de
Chartres qui, allant voyager en Italie, s'étaient arrêtés pendant quelques jours à Lausanne.
LE DUC d'aUMALE EN EXIL. 301
C'était au fond la pensée même du père. 11 suffit qu'elle fut
exprimée avec énergie par le fils pour que toute idée de candi-
dature fût abandonnée. Le Duc y mit de propos délibéré des
conditions qui la rendaient inacceptable pour les Grecs. Devant
ce refus peu déguisé, l'Angleterre entra en scène à son tour et
fit agréer comme candidat le second fils du prince héréditaire
de Danemark, le frère de la princesse de Galles.
De l'ensemble de la correspondance se dégagent certains
traits particuliers de la physionomie du Duc d'Aumale. Il convient
de les retenir si l'on veut pénétrer jusqu'au fond de cette nature
si originale et si forte. De toutes les hérédités qui pouvaient
peser sur lui en sens divers, celle qui lui a laissé une empreinte
ineffaçable, c'est la Révolution de 1830. Il est resté jusqu'au
bout l'homme des journées de Juillet, très partisan du droit
populaire, passionné pour toutes les libertés, pour la liberté de
penser et pour celle d'écrire, très respectueux des choses de la
religion, mais aussi indépendant des coteries cléricales que des
coteries légitimistes. Les préjugés de certains conservateurs, le
snobisme des gens qui se croient bien pensans et qui ne voient
de salut que dans leur petite église, lui donnent des nausées.
De temps en temps il a besoin de se soulager, d'ouvrir son
cœur, de crier à son correspondant la répugnance que lui in-
spirent les opinions artificielles de quelques salons. Il aime les
gloires de son pays, il parle avec enthousiasme des grandes
familles qui l'ont illustré. Mais aucun plébéien ne juge plus
sévèrement les travers d'une partie de la haute société que ce
prince issu de la plus vieille des races royales, mais aflranchi
par son éducation de tous les partis pris de classes ou de
castes. Il est bien, comme il aime à le dire, le fils de la Révolu-
tion, et il se réclame en toute circonstance des principes de 1789.
A. Mézières.
CHATEAUBRIAND
ET
SES RÉCENS HISTORIENS
Heureux prestige du talent littéraire ! A peine la nouvelle
s'éiait-elle répandue que M. Jules Lemaître, en l'an de grâce
1912, consacrerait à Chateaubriand une série de conférences que,
de tous c(jlés, l'on vit surgir des articles et des livres sur l'auteur
({'Atala. D'importans travaux que nous réclamions — en vain —
depuis bien des années se sont hâtés de voir le jour. Quel inté-
rêt nous offrent ces principales publications? Qu'ajoutent-elles
de nouveau à l'idée que nous nous formions jusqu'ici de René?
C'est ce que je voudrais rechercher ici.
I
(( Quand on songe, — écrivions-nous il y a deux ans à peine,
— avec quelle piété les Allemands ont constitué les Archives de
leur Cœllie, collectionné jusqu'à ses moindres autographes,
édité ses œuvres, et quel bruit, tout récemment encore, ils ont
fait de la découverte d'une première version de Wilhelm Metster,
on est un peu honteux, pour l'honneur littéraire de la France,
que nous en soyons encore à attendre une édition quelconque de
la Co?re.<pon(/cmce générale de Chateaubriand. Ignorerions-nous
par hasard que Chateaubriand est, en France, un aussi grand nom
(|ue Gœthe en Allemagne.»^ Et serions-nous, peut-être, trop
riches en chefs-d'œuvre? » Puisque M. Louis Thomas a bien
voulu s'approprier ces quelques lignes pour présenter récemment
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. WU
au public le premier volume de cette Correspondance générale
que nous n'étions pas seul à souhaiter, nous n'aurons pas trop
de scrupules à les reprendre à notre tour : elles expriment tant
bien que mal le sentiment que nous e'prouvions alors, que beau-
coup d'autres avant nous avaient éprouvé, à constater et à dé-
plorer la fâcheuse, la singulière lacune que le nouvel éditeur
s'est proposé de combler (1).
Car d'abord, c'est bien un véritable chef-d'œuvre que la Cor-
respondance de Chateaubriand, un chef-d'œuvre qu'il nous
faudra examiner d'ensemble, et tâcher de placer à son véritable
rang, quand la publication en sera terminée. De cela, à vrai
dire, nous étions déjà quelques-uns à nous douter. Des « cha-
teaubriandistes » de profession, Edmond Biré, l'abbé Pailhès,
René Kerviler l'avaient dit avant moi à plus d'une reprise.
M. Lanson, juge difficile, et juge peu suspect d'un excès de ten-
dresse à l'égard de Chateaubriand, essayant un jour d'évaluer
« ce trésor épistolaire, » n'hésitait pas à déclarer qu'« en ce
genre encore, Chateaubriand serait au premier rang. » Je crois
pour ma part, et de plus en plus, — et si je l'ai déjà dit, je le
répète, — que, de toutes les correspondances du xix^ siècle
français, s'il en est une qu'on puisse, dans un genre d'ailleurs
fort différent, comparer ou opposer à celle de Voltaire lui-
même, c'est bien celle de l'auteur du Génie du Christianisme.
Je sais les différences. On ne saurait, certes, railler avec plus
de hnesse, conter ou discuter avec plus d'agrément, badiner avec
plus de grâce, flatter avec une plus spirituelle légèreté que Vol-
taire dans les quelque [dix mille lettres qu'il nous a laissées, et
qui sont, à n'en pas douter, l'un des monumens les plus extra-
ordinaires du génie français. Mais aussi on ne saurait mettre
plu.s de hautaine éloquence, de mélancolie rêveuse, de poésie
sombre, délicate ou ardente que Chateaubriand dans les pages
qu'il adresse à ses nombreux amis. J'ouvre absolument au
hasard le premier volume de cette Correspondance , et je toml^c
sur ces quelques lignes à M"'^ de Duras (18 juin 1813) :
J'ai bien des choses dans l'âme que je voudrais dire, mais je souffre
tant, que j'ai peine à voir les mots que j'écris. Bonsoir, chère sœur ! Je vais
me coucher avec votre pensée et le chant d'un rossignol qui revient chaque
(1) Correspondance générale de Chateaubriand, publiée avec Introduction, indi-
cation des sources, notes et tables doubles, par Louis Thomas, avec un portrait
tiiédit, t. 1. Paris, Champion, 1912; in-8.
'ilO REVUE DES DEUX MONDES.
pffiDtemps dans ma petite tour. Il est arrivé avanl-liier. Je compte lui
a^pprendre le nom de mon amie.
A Chênedollé (12 janvier 1803) :
Je vous attends... Nous irons nous ébattre dans les vents, rêver au passé,
gémir sur l'avenir. Si vous êtes triste, je vous préviens que je n'ai jamais
été dans un moment plus noir ; nous serons comme deux cerbères aboyant
contre le genre humain. Venez donc le plus tôt possible.
Et encore une fois, je n'ai pas choisi. Les uns pourront pré-
férer la vivacité piquante de Voltaire ; les autres l'imagination
somptueuse de Chateaubriand. Littérairement, les deux se
valent. On pourrait dire d'ailleurs qu'il arrive parfois à Chateau-
briand de .« faire du Voltaire, » j'entends par là de plaisanter
avec autant d'agrément que Voltaire ; je ne crois pas que Vol-
taire épistolier ait jamais su atteindre à certaines hauteurs où
s'élève sans effort Chateaubriand.
Et je ne pense pas que l'intérêt historique ou documentaire
de la Correspondance de Chateaubriand soit beaucoup moindre
que celui qui s'attache à la Correspondance de Voltaire. Si le
grand écrivain du xviii^ siècle a été mêlé à toute la vie de son
temps, on en peut dire autant du poète des yi/«Wyr5. Ambassadeur
et ministre, celui-ci a vu de plus près, il a même manié de plus
grandes affaires, et l'historien, même politique, des deux Restau-
rations ne saurait négliger le témoignage d'un homme qui a pu
se vanter fièrement, et justement, d'avoir « fait de l'histoire. »
Quand, en 1838, il publia son Congrès de Vérone, — ce livre trop
peu connu aujourd'hui, et pour lequel Vinet professait une si vive
admiration, — deux de ses amis, Marcellus et La Ferronays,
inquiets de ces divulgations qu'ils jugeaient prématurées, vinrent
le supplier de ne publier que les documens strictement indispen-
sables à sa justification personnelle. Nullement convaincu, mais
ne voulant pas contrister ses amis. Chateaubriand déféra à leur
désir. (( Vous me coûtez tous deux quarante mille francs, » leur
dit-il. Quatre volumes étaient imprimés : il les fit détruire, —
sauf un exemplaire, — et il réduisit sa publication h deux
volumes. On aurait pu, ce me semble, publier de son vivant toute
la Correspondance de Voltaire sans trahir aucun secret d'Etat.
Mais, plus encore qu'un document sur l'histoire politique et
sociale, morale et littéraire de son temps, la Correspondance de
Chateaubriand est un document sur lui-même; et à ce point de
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 311.
vue encore, elle ne le cède en rien à celle de Voltaire. Il e^t
certain que, si nous ne le connaissions que par son œuvre, nous
ne connaîtrions pas dans la vérité vivante de sa nature morale
et de sa biographie le patriarciie de Ferney. C'est dans ses lettres
que nous le voyons tel qu'il fut, tel qu'il éblouit, émerveilla, scan-
dalisa ses contemporains, ce prodigieux, cet unique Voltaire, g^
«'Composé d'air et de flamme, » comme on l'a si bien appelé;
c'est là qu'il prolonge encore pour nous cet étourdissant feu
d'artifice qu'il a, pendant plus d'un demi-siècle, tiré sans répit
sur les tréteaux de l'histoire ; là nous le voyons rire, s'agiter,
mentir, tripoter, ourdir les multiples trames de ses multiples
intrigues, effacer par une caresse les égratigimres de sa
verve, réparer une étourderie par une flatterie, une malice,
ivoire une polissonnerie, et tenir dans sa dépendance, inté-
resser à "son effort, faire servir à sa fortune ses innombrables
correspondans, en déployant toutes les infinies ressources de
l'esprit le plus subtil, le plus souple, le plus agile qui fut
jamais. Le roi Voltaire est dans sa Correspondance , et il n'est
pas ailleurs. Il n'en est pas tout à fait de même pour Chateau-
briand, puisque nous avons les Mémoires d' Outre-Tombe. Mais
les Mémoires ne nous offrent, n'ont laissé passer jusqu'à nous
qu'un René un peu arrangé, simplifié, — et même « costumé, »
dirait M. Beaunier, — en vue de l'effet à produire sur la posté-
rité. Le René amoureux n'y parait qu'à peine, et le René profes-
seur de français et commis voyageur en bas n'y parait pas dii
tout. Au contraire, dans la Correspondance, si incomplète qu'elle
soit encore, le Chateaubriand vrai, réel, — et sans retouches, — le
« bon garçon » qu'ont tant aimé les Fontanes,les Joubert, et tout
un cortège d'adoratrices, se montre à nous tel qu'il était : faible,
passionné, à la fois ambitieux et détaché, enthousiaste et pour-
tant lucide, 'généreux et égoïste, toujours à court d'argent,
souvent en proie aux humeurs noires, orgueilleux et vindicatif,
très capa^ble de haines violentes, mais incapable de bassesses,
charmant avec tout cela, bref, une tête folle et un cœur d'or.
Or, ce Chateaubriand-là, que beaucoup de ses lecteurs n'ont
même pas soupçonné, il est nécessaire de le bien connaître
pour comprendre exactement son œuvre. L'œuvre de Chateau-
briand, en effet, n'est pas, comme celle des grands classiques,
comme l'était encore celle de Voltaire, entièrement détachée de
la personne morale qui l'a conçue et réalisée : elle en est un
312 REVUE DES DEUX MONDES.
reflet direct, un prolongement naturel, une expression à peine
transposée. Supposez que nous connaissions par le menu toute
la vie, et jusqu'aux démarches les plus intimes de Corneille :
croyez-vous que nous en soyons très avancés pour l'intelligence
du Cid ou de Polyeiicte? Pareillement, Zaïre et le Siècle de
Louis XIV, Candide et V Essai sur les mœurs se suffisent fort bien
à eux-mêmes : ce que nous savons de leur auteur ne saurait en
rien modifier l'idée que nous avons de ces divers écrits, et le
jugement que nous en portons. Mais il n'en va plus de même
avec Chateaubriand : nous avons besoin de savoir avec précision
ce que le poète a mis de lui-même, de son expérience person-
nelle de la vie dans René, dans le Génie, dans les Martyrs, pour
bien entendre non seulement certains détails, mais même la
signification générale de chacune de ces œuvres, et pour en
porter un jugement équitable. Très intéressante donc pour nous
faire connaître une personnalité extrêmement riche et complexe,
aussi extraordinaire en son genre peut-être que l'était celle de
Voltaire, la Correspondance de Chateaubriand nous aide encore
a mieux comprendre, à mieux juger l'œuvre même de Chateau-
briand. Voilà bien des raisons qui expliquent l'impatience avec
laquelle, depuis une quinzaine d'années surtout, critiques et
historiens littéraires en attendaient la publication.
Et, il est vrai, nous la connaissions déjà en partie, cette
Correspondance, et l'on en avait déjà publié d'importantes
portions. J'évaluais, il y a deux ans, à deux mille environ le
nombre de lettres de Chateaubriand alors connues de moi tout
au moins. Seulement, ces deux mille lettres, dont quelques-
unes étaient d'ailleurs inédites, il fallait, pour les utiliser, se
reporter à plus de cinquante volumes, et à je ne sais combien de
brochures, ou d'articles de revues. C'est dire qu'elles étaient à
peu près inutilisables pour le commun des travailleurs et des
lecteurs, et même pour bien des spécialistes : en dépit de leur
patience et de leur bon vouloir, les arbres, trop souvent, leur
masquaient la vue de la forêt. Il fallait donc, de toute nécessité,
recueillir en un seul Corpus ces innombrables pages éparses,
disjecti membra poetœ; il fallait dresser, une bonne fois, un
inventaire sérieux, à peu près complet, de toutes les lettres dis-
persées; il fallait faire appel à tous les détenteurs de papiers
inédits, et les engager à verser au trésor commun leurs richesses
particulières.
CHATEAUBUIAND ET SES RECENS HISTORIENS. 313
C'est ce qu'a fait le nouvel éditeur. Et il semble, d'après sa
Préface, qu'il a déjà été bien payé de sa peine. Nombre de portes,
qu'on aurait pu croire plus jalouses, se sont ouvertes devant lui;
d'aimables et précieuses communications lui ont été faites qui,
jointes à ses propres recherches, lui permettront d'augmenter
singulièrement le nombre de lettres connues ou simplement
soupçonnées du grand écrivain. Il serait sans doute bien préma-
turé de vouloir, dès maintenant, donner des chiffres un peu
précis. Je ne serais pourtant pas étonné que M. Louis Thomas
put porter à trois mille, — et peut-être au delà, — le total des
lettres que nous possédons de Chateaubriand. Et, bien entendu,
il ne rassemblera pas tout.
Car les Correspondances les plus complètes, le plus pieuse-
ment conservées, le plus scrupuleusement publiées, ne repré-
sentent jamais qu'une partie, parfois assez minime, de tout ce
qui s'est écrit de lettres durant une vie d'homme ou de femme.
Le hasard et la volonté, pour sauvegarder comme pour détruire,
ne s'inspirent pas toujours des vrais intérêts du mort illustre, et
bien moins encore de ceux de la postérité. C'est ainsi que nou^s
ne possédons aucune des lettres de Chateaubriand à son père, à
sa mère, à son frère, à sa sœur M""' de Farcy, à sa sœur Lucile,
II semble bien qu'il ait détruit lui-même sa correspondance avec
M'"^ de Beaumont (1), et même, ce qui s'explique moins, presque
toutes ses lettres à Joubert. Toute .sa correspondance avec Bonald
a disparu des papiers de l'auteur de la Théorie du Pouvoir. Et
nul doute enfin qu'il n'y ait bien des lacunes dans sa correspon-
dance avec Lamennais, avec Ballanche, même avec M""' de Staël
et avec Fontanes, avec combien d'autres encore ! Ces lacunes sont
assurément regrettables, mais elles sont inévitables, et, d'ailleurs,
quelques-unes seront peut-être comblées un jour. La première
édition de la Correspondance de Voltaire comprenait six mille
lettres : nous en possédons dix mille aujourd'hui, — et, jusqu'au
Jugement dernier, l'on en retrouvera de nouvelles.
(1) De toute la Correspondance avec M"' de Beaumont, il ne nous reste que
quelques lignes citées par M"» de Beaumont dans une lettre à Joubert [les Corres-
pondons de Joïiberf, p. 142), et qui, chose assez piquante, se retrouvent en partie
dans une autre lettre de Chateaubriand... au même Joubert, laquelle fait partie du
Voijafje en Italie. Chateaubriand y parlait des déserts « où la trace de la dernière
charrue romaine n'a pas été effacée, des villes tout entières vides d'habitans, de^s
aigles planant sur toutes ces ruines, etc. ! Le Pape a une figure admirable, pâle,
triste, religieuse. Toutes les tribulations de l'Église sont sur son front. » — Cette
lettre que M. Paul de Raynal n'a pas datée doit l'être de la fin de juin 1803.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
Des publications comme celle qu'a entreprise M. Louis
Thomas sont donc nécessairement provisoires. Il ne s'ensuit pas
qu'elles ne doivent être exécutées avec les scrupules de précision
et d'exactitude qu'aujourd'hui plus que jamais, — car ces scru-
pules sont de date récente, — on exige des travaux de cette
nature. Un premier point, sur lequel nous ne transigeons guère,
c'est le parfait établissement des textes qu'on nous livre. Il
semble bien que, sur cet article, le nouvel éditeur nous donne
très suffisante satisfaction, et il y avait peut-être d'autant plus de
mérite que quelques-uns de ses prédécesseurs lui avaient, à cet
égard, légué d'assez mauvais exemples. Il indique toujours la
source ou les sources où il puise, et, presque toutes les fois qu'il
en a la possibilité, il collationne le texte sur les originaux. Cer-
taines lettres, dont il avait déjà publié le texte fautif ou incom-
plet d'après les imprimés, lui ayant été communiquées en cours
d'impression, il a pris le parti de les reproduire, en leur teneur
exacte, dans un Supplément. Et à ce propos, j'ai bien envie de
chercher une petite querelle à M. Louis Thomas. Il reproduit
dans son Supplément la Lettre écrite chez les sauvages de
r Amérique, et il s'excuse de ne pas l'avoir publiée à sa date
dans le cours de la Correspondance. « J'avais toujours pensé,
nous dit-il, que cette lettre était une composition littéraire à
mettre en dehors de la correspondance, mais certains habitués
de l'œuvre de Chateaubriand ayant une opinion c.ontraire,
je m'incline devant leurs raisons. «Soit; mais il a publié sans
sourciller dans la Correspondance la fameuse Lettre au citoyen
Fontanes sur la seconde édition de l'ouvrage de M""' de Staël (1),
et les lettres non moins célèbres écrites de Turin, de Milan et de
Rome à Joubert et à Fontanes et extraites du Voyage en Italie :
or ce sont bien là, — et il s'en avise lui-même, — des (( compo-
sitions littéraires » au premier chef, puisque ce sont, à propre-
ment parler, des articles. Et je n'ai garde de me plaindre de les
retrouver dans la Correspondance; mais j'ai quelque peine à
comprendre les scrupules du nouvel éditeur dans le premier cas,
et son absence de scrupules dans le second.
J'aurais voulu aussi qu'il prit un parti plus net sur la ques-
tion de l'orthographe. Il me semble qu'il a mêlé dans ce premier
volume les orthographes les plus diverses : celle des imprimés,
(1) Pour cette Lettre, il aurait mieux valu donner le texte le plus ancien, celui
i\x Mercure, et rejeter en notes les variantes des éditions ultérieures.
C1IATE\UBRIANU ET SES REGENS HISTORIENS. 31S
celle des autographes, celle aussi des copies qui lui ont été
communiquées. Puisqu'il était impossible d'atteindre, et de
reproduire d'une manière constante l'orthographe de Chateau-
briand, — laquelle tétait des plus fantaisistes, et ne présente, à
mon gré, aucun intérêt véritable, — mieux valait, si je puis dire,
tout réduire au même dénominateur, et adopter franchement,
et uniformément, l'orthographe actuelle. Personne ne se fut
plaint de ce « modernisme. » A quoi bon hérisser de difficultés
la lecture de nos grands écrivains, et, sous prétexte de littéralité
ou d'exactitude, donner à leur prose je ne sais quel aspect d'ar-
chaïsme, ou même de barbarie. ►>
Mais ce sont là fautes bien vénielles. M. Louis Thomas n'en
a-t-il pas commis une plus grave en reculant, comme il l'a fait,
devant la lâche, considérable et ingrate, je le sais, difficile et
délicate, j'en conviens, d'annoter cette Correspondance? « J'ai
réduit les notes, nous dit-il, et m'en suis passé la plupart du
temps. Je sais combien il est facile, avec un dictionnaire biogra-
phique comme celui de Michaud, de se donner l'air d'un grand
érudit. D'ailleurs, à mon avis, sauf dans le cas spécial d'une
édition philologique, l'appareil de notes gène le lecteur dans sa
recherche d'un plaisir intellectuel. » — Ah! le bon billet! suis-je
ici tenté de dire. Qu'on me montre le lecteur qui sera « gêné »
« dans sa recherche d'un plaisir intellectuel » par des notes
sobres, précises, lui éclaircissant telle allusion, lui rappelant tel
fait qu'il a sans doute oublié ou qu'il ignore, et lui fournissant
toutes les indications essentielles pour replacer une lettre dans
ce cadre de vie morale et sociale en dehors duquel elle n'est rien
que la plus morte des abstractions! S'il s'en trouve un seul, — et
ce n'est pas pour celui-là que nous travaillons, — qu'à cela ne
tienne! Puisque la poussière du rez-de-chaussée l'incommode,
il n'a qu'à rester au premier étage !... Mais, sans doute, M. Loui^s
Thomas a voulu plaider coupable. Convaincu, trop convaincu
peut-être que son travail ne saurait être définitif, il a tenu à
limiter son effort; il s'est interdit l'ambition de rivaliser, par
exemple, avec les admirables éditeurs de la Correspondance de
Bossuet, dans la Collection des Grands Écrivains de la France,
MM. E. Levesque et Ch. Urbain (1), ou encore avec les éditeurs
tout récens de la Correspondance àa Manzoni, MM. Giovanni
(1) Correspondance de Bossuet, par MM. E. Levesque et Gli. Urbain, 5 vol. in-8^
Hachette.
S16 REVUE DES DEUX MONDES.
Sforza et GiuseppeGalIavresi(l). Il m'est difficile de le lui repro-
cher trop sévèrement. Quand on n'a pas eu soi-même le courage,
la patience ou le loisir, en ayant eu quelquefois l'intention ou
le désir, d'entreprendre et de pousser jusqu'au bout une édition
complète et annotée de la Correspondance de Chateaubriand, et
d'engloutir dans cet absorbant travail une dizaine d'années de
sa vie, on se doit d'être indulgent pour les autres. Imparfaite,
assurément, et nécessairement provisoire, l'édition de M. Louis
Thomas, à en juger par le premier volume, témoigne d'un
labeur très méritoire et, telle qu'elle est, nous rendra les plus
grands services ; elle a d'ailleurs ce mérite éminent à' exister,
puisque, soixante-quatre ans après la mort de Chateaubriand,
elle est la première en date. Il faut souhaiter qu'elle continue à
recevoir les encouragemens efficaces des travailleurs, des lettrés,
de tous ceux qui possèdent encore des lettres autographes ou des
copies de lettres de René (2). Comme le dit très bien M. Louis
Thomas, « Chateaubriand appartient au patrimoine de la
France : » il est d'un intérêt général que cette première édition
de sa Correspondance, — que sans doute on ne refera pas de
sitôt, — soit aussi complète que possible.
Le premier volume de cette Correspondance comprend trois
eent quarante-quatre lettres, ou fragmens de lettres, — car
quand certaines lettres ne lui sont connues que par des cata-
logues d'autographes, le nouvel éditeur, en attendant mieux,
reproduit les indications et citations, presque toujours trop
fragmentaires, des catalogues (3), — et il nous conduit jusqu'au
(1) Carteggio di Alessandro Manzoni a cura di Giovanni Sforza e Giuseppe
Galiavresi, con 12 ritratti e 2 fac simili, 1803-1821 ; Milan, Uirico Hoepli, in-16.
(2) Pour prêcher d'exemple, voici une lettre inédite de Chateaubriand à Michelet,
dont je dois la communication h feu Gabriel Monod :
« 29 février 1840.
<( Je n'ai qu'un regret, monsieur, c'est de ne pas vous avoir rencontré chez
vous; je ne mérite point vos éloges, mais j'en suis extrêmement flatté. J'ai com-
mencé votre quatrième volume : malgré ce que je croyais savoir du xv siOole, j'ai
vu que j'avais encore bien des choses à apprendre. Je vais continuer une lecture
aussi instructive qu'attachante.
« Je vous prie, monsieur, de parler de moi à votre fils, et d'agréer, avec
l'hommage de mon admiration, l'assurance de ma considération la plus dis-
tinguée.
<' CmATEALBKIANI). 1)
(3) Quelques lettres ou fragmens de lettres sont mal datés. Par exemple, p. 59
le 20 prairial ne saurait correspondre au 9 janvier 1802. Dans la même lettre, au
lieu de : « au mois d'août, » il faut lire, je crois : « au mois d'avril. » — Pourquoi
enfin, dans ce volume, n'avoir pas mis de Table des matières?
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 317
27 juillet 1817. C'est donc près de cinquante années de la vie de
Chateaubriand qu'il embrasse; et l'on pourrait, à l'aide de ce
premier volume, esquisser la biographie et la psychologie du
grand écrivain durant toute cette importante période. Je résiste
à la tentation : la personnalité de Chateaubriand n'est pas, selon
moi, de celles que l'on puisse morceler sans inconvénient; pour
en apprécier avec équité les divers aspects, il faut d'abord en
bien voir l'ensemble; et c'est ce que l'on ne pourra faire sérieu-
sement, je veux dire avec une suffisante précision, (|ijc lorsque
la Correspondance générale sera à peu près couijd élément
exhumée et publiée. D'ici là, tout jugement de fond sur le carac-
tère et sur la destinée de Chateaubriand aura quelque chose de
vague, d'approximatif et de provisoire. S'il est vrai, comme je
le crois, et comme Brunetière le déclarait déjà, voici plus de
■quinze ans, que c le jugement de la postérité sur Chateaubriand
est encore à prononcer, » aucun travail ne contribuera plus à la
lente formation de ce jugement que la publicationde sa Corres-
pondance.
II
Tel doit être aussi, j'imagine, l'avis de M. Albert Cassagne,
l'auteur d'un livre curieux dont le titre (1), évidemment inspiré
d'un roman de M'"'' Ti navre, la Vie amoureuse de François
Barbazanges, a peut-être le tort, l'heureux tort de promettre
moins qu'il ne tient. Car, s'il est bien question surtout de « la
vie politique de François de Chateaubriand » dans ce gros
volume, il est question de beaucoup d'autres choses qui n'ont
avec la vie politique de René qu'un rapport quelquefois lointain.
Même, des critiques superficiels, observant que ce premier
volume nous conduit jusqu'aux Cent-Jours, pourraient dire que
€6 livre s'arrête au moment où la vie politique commence. Ils se
tromperaient; car, s'il est exact que la vraie vie politique de Cha-
teaubriand s'ouvre après l'Empire, la longue période qui précède
n'est pourtant pas qu'une simple introduction à cette carrière
publique. En tout cas, c'est la thèse que soutient M. Cassagne :
pour lui, la vie politique de René s'ouvre un quart de siècle
avant la date oi^i on la fait généralement commencer.
(1) La vie politique de François de Chateaubriand, t. I {Consulat, Empire, Pre-
mière Restauration), par M. Albert Cassagne, 1 vol. in-8; Pion, 1911.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
Vivent les livres à thèse! Ils nous empêchent de nous endor-
mir sur le mol oreiller des opinions courantes et des ide'es toutes
faites. Ils bousculent les préjugés à la mode. Ils éveillent, ils
tiennent en haleine l'inquiétude d'esprit, seule condition de tout
progrès intellectuel. Quand la thèse est vraie, elle emporte toutes
les résistances. Quand elle est fau.sse, elle nous force, pour la
combattre et la ruiner, à descendre jusqu'au fond de notre
pensée, à préciser, à renouveler, à rajeunir les raisons que nous
pouvons avoir de ne pas nous y rallier et de maintenir notre
opinion première. Quand elle est simplement enfin paradoxale
ou excessive, — ce qui est le cas le plus fréquent, — elle remet
en honneur ou en lumière, elle fait rentrer dans la circulation
générale bien des vérités secondaires sans doute, mais intéres-
santes, importantes même quelquefois, et trop inapen^'ues.
La thèse que soutient M. Albert Gassagne me parait être de
cette dernière catégorie. Il l'énonce lui-même avec une hardiesse,
une netteté qui ne laissent rien à désirer, dès les premières
lignes de son Avant-propos : « Je la résumerai d'un mot, écrit-il,
en disant qu'il (Chateaubriand) fut homme d'action par essence,
et poète par accident. » Et tout son livre est, en effet, la démons-
tration, ou plutôt l'illustration de cette idée générale qui sur-
prendra et même choquera, — il s'en rend fort bien compte, et
il n'est pas loin de s'en réjouir, — un certain nombre de ses
lecteurs.
Pour ma part, je n'en suis ni choqué, ni scandalisé, et,
persuadé depuis fort longtemps qu'il y a dans Chateaubriand
autre chose qu'un pur et simple poète, je suis tout prêt à recon-
naître qu'elle contient une a.ssez large part de vérité. Mais,
réduite à ces termes un peu trop simples, elle me semble ne pas
correspondre exactement à la réalité des faits, à la vraisemblance
psychologique et historique.
Chateaubriand « homme d'action par essence et poète par
accident : » la formule est ingénieuse, mais elle a le tort d'op-
poser et de séparer deux choses qui, dans l'espèce, doivent être
étroitement unies. Les facultés d'homme d'action et de poète
ou d'écrivain s'opposent, en effet, chez la plupart des hommes;
elles s'opposent même si bien qu'elles sont très rarement réunies
chez le même homme; et, par exemple, nous ne voyons niïaine,
ni Renan costumés en ambassadeurs ou même en ministres.
Mais ce qui est vrai du commun des mortels, et même de
CHATEAUBRIAND ET SES REGENS HISTORIENS. 319
quelques individualités supérieures, ne l'est pas de toutes. Le
génie politique et le génie militaire s'opposent aussi le plus
souvent; et pourtant, Napoléon n'aété, que nous sachions, dénué
ni de l'un, ni de l'autre. Pareillement, et toutes proportions
gardées. Chateaubriand a su concilier en lui deux « ordres » dif-
férens. Ne parlons pas, j'y consens, de son génie politique : si
le génie n'est qu'une longue patience, en politique plus peut-
être qu'ailleurs, cette vertu suprême lui a fait étrangement
défaut. Mais, cette réserve faite, plus on étudiera sa vie et son
rôle publics, plus on reconnaîtra, je crois, qu'il a fait, en son
temps, sérieuse figure d'homme d'Etat. En tout cas, il est indé-
niable qu'il ait eu le tempérament et quelques-unes des plus
rares qualités de l'homme d'action, et qu'on lui fasse tort de
toute une partie de sa personnalité et de son œuvre en le rédui-
sant à n'être qu'un rêveur et un poète. La vérité est qu'il était
par essence une grande force indéterminée, capable de s'appli-
quer, ensemble ou successivement, mais avec une égale inten-
sité, à des objets fort différens, et qui tantôt fusait en rêveries
et en phrases harmonieuses, et tantôt en désirs précis, en volontés
bien arrêtées de faire passer dans les faits un peu de son propre
idéal. Mais il n'a jamais sérieusement sacrifié l'un de ses dons à
l'autre. S'il était très fier de « sa » guerre d'Espagne, il ne l'était
pas moins du Génie du Christianisme et des Mémoires d'Outre-
Tombe. Et même, quand on le poussait, — il y a là-dessus de
curieuses pages dans les Mémoires, — il déclarait volontiers qu'il
est infiniment plus aisé d'être un bon diplomate qu'un bon
poète.
Il m'est d'autant plus difficile de souscrire pleinement à la
thèse de M. Albert Cassagne que la méthode qu'il emploie pour
la démontrer me parait assez souvent sujette à caution. Il use et
abuse des conjectures. Je sais bien que nous faisons tous, plus
ou moins, ainsi. Si consciencieux que nous soyons, — et l'enquête
de M. Cassagne a été très consciencieuse, — nous n'atteignons
jamais, en histoire, que des lambeaux de certitude; l'entre-deux
nous échappe, et bon gré, mal gré, nous le remplissons par des
hypothèses. Encore faut-il cependant que ces hypothèses aient
un certain air de vraisemblance et reposent sur des faits minu-
tieusement prouvés et contrôlés. Or les hypothèses de M. Cas-
sagne ne sont pas toujours de cette espèce. Il a sa thèse à éta-
blir et, pour la faire triompher, rien ne lui coûte. Il a vite fait
M20 REVUE DES DEUX MONDES.
do transformer une vague possibilité en probabilité', puis en
certitude; il dit volontiers : peut-être à la première ligne, pro-
hablement à la seconde, et sûrement à la troisième ; et à la <jua-
trième, il dégage de ce soi-disant fait d'imposantes et imprévues
conséquences. Donnons au moins un exemple de cette disposi-
tion d'esprit quelque peu dangereuse.
Peltier, dans son Paris du 15 avril 1799, insère un curieux
article anonyme sur la Guerre des Dieux de Parny : l'article est
visiblement d'un incroyant. M. Cassagne l'attribue, sans en
apporter la moindre preuve, à Chateaubriand, et il voit dans cet
article le point de départ du Génie du Christianisme conçu tout
d'abord, d'après lui, comme étant essentiellement une œuvre
non pas d'apologétique, mais d' « opportunisme » littéraire
et politique. La conversion n'aurait eu lieu qu'ensuite, à la
nouvelle de son double deuil, « entre la fin d'août et la fin d'oc-
tobre. » « Donc, le livre n'est pas le fruit de la conversion. Le
contraire serait plus vrai. L'ouvrage était auparavant conçu,
élaboré, et, sous sa première forme, terminé. » Et tout cela,
parce qu'il s'agit de montrer que Chateaubriand, même dans ses
œuvres en apparence les plus spontanées et les plus sincères,
n'a jamais été qu'un homme politique, et, si je l'ose dire, un
« arriviste » supérieur ! Il n'y a qu'un malheur : c'est que l'ar-
ticle sur Parny ne parait pas être de Chateaubriand ; qu'à cette
date (15 avril 1799), et selon toutes les vraisemblances, Chateau-
briand connaissait déjà depuis plusieurs mois la nouvelle de la
mort de sa mère, et, qu'ayant pleuré et ayant cru, il avait déjà
conçu et esquissé son grand livre sous la forme d'une Apologie
esthétique et morale du christianisme. Je crois donc devoir
maintenir les dates et conclusions que j'ai, il y a un an, pro-
posées ici même, et que M. Cassagne a écartées sans les avoir
discutées.
J'insisterais moins si nous ne saisissions ici sur le vif l'un
des défauts d'une méthode historique fort en honneur de nos
jours, et où je voudrais bien, moi qui écris ceci, n'être jamais
tombé ! Nous n'attachons aucune importance aux déclarations
que les hommes du passé nous font sur eux-mêmes. Nous avons
la prétention de mieux les connaître qu'ils ne se connaissaient
eux-mêmes, de mieux démêler qu'eux-mêmes les mobiles secrets
de leurs actes, et quand nous n'incriminons pas leur sincérité,
nous leur prêtons généreusement une prodigieuse inconscience..
CFIATEAUBKIA^D ET SES RÉCE^S HISTOUIENS. 32J^
A force de les voir et de les étudier en fonction de leur époque,
de restituer autour d'eux les innombrables circonstances, pres-
que toujours inaperçues d'eux-mêmes, de leur vie morale et d&
leur action, nous finissons par oublier leur existence propre, et
par dissoudre le plus clair de leur personnalité dans l'imperson-
nalité ambiante ; la richesse du cadre nous fait perdre de vue
non seulement la beauté, mais parfois jusqu'à la réalité du por-
trait. Rien de plus facile, à la distance où nous sommes, que de
voir les raisons utilitaires qu'a eues — finalement — Chateau-
briand d'écrire le Génie du Christianisme; rien de plus aisé que
de noter les signes précurseurs d'une renaissance religieuse qui
semblait appeler et rendre comme nécessaires une Apologie nou-
velle et un nouvel apologiste. Mais quand, la plume à la main,
nous nous livrons à cette analyse, ne sommes-nous pas la dupe
d'une sorte de mirage rétrospectif.^ N'oublions-nous pas, ne
négligeons-nous pas, de propos délibéré, tous les signes, tous
les faits contraires, toutes les virtualités divergentes.^ Il y a dans
l'histoire comme dans la nature une foule de germes qui avor-
tent. Cette renaissance religieuse s'est produite, soit: mais s'est-
t-elle produite sans résistance ? et si le Concordat n'avait pas
été promulgué, aurait-elle pu se produire.'^ Le Concordat lui-
même était-il un fait nécessaire.»^ Et la volonté de Napoléon
n'a-t-elle pas eu à briser bien des difficultés qui auraient pu
paraître insurmontables.^ La réalité de l'histoire est plus mêlée,
plus complexe, plus enchevêtrée, plus obscure que nous ne
la construisons après coup. Aucun de ceux qui s'y sont fait
un nom n'a pu, à un moment donné, avoir la certitude, en
agissant d'une certaine manière, que son action aura l'avenir
pour elle. En fait, au moment de la « conversion » de Cha-
teaubriand, en 1798 ou 1799, il était impossible de prévoir \e
Concordat, le rétablissement du culte, la renaissance religieuse :
le contraire même était beaucoup plus vraisemblable. Des vœux
de persécutés, des espérances d'émigrés ne pouvaient constituer,
pour un esprit prudent et <c politique, » une base d'action suf-
fisante; il fallait, pour s'en contenter et pour y asseoir sa fortune,
un acte de foi singulièrement hardi et d'ailleurs invérifiable;
il fallait parier, pour tout dire. Plus simplement, il fallait
suivre l'inspiration de sa conscience, et, sans se désintéresser
assurément des conséquences pratiques, pour le reste, « laisser
faire aux dieux. » C'est ce qu'a fait Chateaubriand : il nous le
TOME X. — 1912. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
dit, et nous n'avons aucune raison, — psycliologique et histo-
rique, — de ne pas l'en croire. En concevant le Génie, il ne pou-
vait pas, — raisonnablement, — espérer être servi comme il l'a
été, par les circonstances; et il désirait, certes, passionnément
le succès, et il n'a rien négligé pour l'assurer, mais il ne pouvait
espérer celui qu'il a eu. Acte de foi et de bonne foi, acte de
désintéressement, de générosité et de conscience, le Génie du
Christianisme, n'est, originairement, rien autre chose; la poli-
tique n'est venue qu'ensuite, après le retour en France. Et dans
les difficultés mêmes que Chateaubriand rencontrait pour réaliser
son œuvre, je vois, s'il en était besoin, une preuve nouvelle, et
non pas peut-être la moins parlante, de sa parfaite sincérité.
M. Gassagne me répondra sans doute qu'il ne conteste pas
la sincérité de l'auteur du Génie du Christianisme, et qu'au
surplus la sincérité n'est pas du tout inconciliable avec une
certaine dose d'esprit politique, ce qui est du reste tout à fait
mon avis. Il n'en est pas moins vrai qu'à insister comme il le
fait, et d'une manière selon moi exagérée, sur la politique ou
la diplomatie de Chateaubriand, il ne peut s'empêcher de laisser
planer un certain doute'sur la franche spontanéité de ses convic-
tions : trop d'habileté nuira toujours dans notre esprit à ceux
qui veulent être ou paraître sincères. Et cela est si vrai que
M. Cassagne, première victime, après son héros, de sa propre
thèse, n'a peut-être pas, et, en tout cas, ne suggère pas, pour le
poète des Martyrs, toute la .sympathie qu'on peut sans doute lui
refuser, mais qu'il me paraît, généralement, mériter : il parle
de lui sur un ton de désinvolture un peu tranchante qui cho-
quera, je le crains, beaucoup de lecteurs, et qui, à plus d'une
reprise, semble assez peu conforme à la stricte équité. S'il appré-
cie en fort bons termes le célèbre article du Mercure en 1807, et
la courageuse provocation qu'il contenait, il est plus froid pour
la non moins courageuse démission de 1804: u Dans cette quasi
unanime passivité ou servilité, l'acte de Chateaubriand, sans
vouloir en exagérer le retentissement ni la portée, fit son efiet. Le
geste avait belle allure; il avait même, en un sens, de r à-propos. »
Un (( à-propos » qui pouvait coûter terriblement cher à sou
auteur : voilà ce que l'ingénieux historien aurait dû ne pas
oublier, et ce qui aurait dû lui interdire certaines insinuations,
inutiles, et d'ailleurs incontrôlables, sur la divfîrsité des mobiles
qui ont pu, selon lui, dicter à Chateaubriand sa lettre de démis-
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 323:
sk)n. Ailleurs encore, M. Gassagne dit de lui : « Son cœur était
bien placé. 5/ la rancune et la sottise de l'émigré y pénétraient,
elles n'y abolissaient pas la qualité française et le sentiment de^
l'honneur national. » La phrase est assez contradictoire, et il
ne me parait pas que les expressions un peu bien vives qu'elle
renferme s'appliquent réellement à l'auteur de la Monarchie
selon la Charte.
On le voit, il arrive à INI. Albert Gassagne de méconnaître
parfois le véritable caractère de Ghateaubriand. Il lui arrive
aussi de se méprendre un peu sur la nature du rôle qu'il a joué
dans l'histoire morale et politique de son temps. Il le repré-
sente quelque part comme <( un ennemi implacable de la Révo-
lution, de ses principes, de son esprit, » comme « acquis à la
réaction religieuse et monarchique, » comme « l'homme du parti
catholique » ou « clérical, » il dit même, en s'en excusant un
peu, « du parti prêtre. )> Je n'aime pas tout d'abord ces expres-
sions qui sentent la polémique, et qu'un véritable historien
devrait impitoyablement renvoyer aux journaux de la Restau-
ration ou du second Empire. Et ce dont je suis plus sur encore,
c'est qu'elles nous donnent de Ghateaubriand une idée très
inexacte, et, peu s'en faut, tout à fait fausse. Si Ghateaubriand
avait été cet « ennemi implacable de la Révolution » qu'on nous
dépeint à plusieurs reprises, il n'aurait pas écrit la Monarchie
selon la Charte, il n'aurait pas réclamé ni défendu la liberté de
la presse, il n'aurait pas, parmi les royalistes de son temps, —
et même du nôtre, — excité des inimitiés redoutables : la vérité
est qu'il était un (( libéral, » et qu'il a voulu, de tout son esprit
et de tout son cœur, réconcilier (c les deux Frances, » celle de
l'ancien régime et celle du régime moderne. Et enfin, c'est le
diminuer étrangement, — et le travestir, — que de voir en lui
« l'homme du parti prêtre; » c'est là une conception un peu
simpliste héritée des (( jacobins » ou des « idéologues : » il
n'était pas de ceux qui limitent leur horizon à celui d'une
sacristie. Gomme s'il avait pu, d'ailleurs, prévoir le reproche, il
y a répondu d'avance dans' une de ses lettres à Fontanes (l^'^juin
1803) : « Quand le Gonsul a rétabli la religion, il a fait l'acte
d'un grand homme ; mais il ne se dit pas, ou })lutôt on cherche
à lui cacher tout ce qu'il a fait pour lui-même. On parle de
partis? Mais, certes, 34 millions de chrétiens sont, je pense, un
assez grand parti! Eh bien ! ce parti-là est décidément à celui
324 REVUE DES DEUX MONDES.
•qui a relevé les autels. » Et c'est à ce parti-là qu'appartenait
Chateaubriand.
Il est fâcheux qu'une idée générale juste, mais poussée trop
loin et développée avec trop de raideur, fasse du livre de
M. Gassagne un guide parfois assez dangereux dans l'étude de
Chateaubriand et donne à son information même quelque chose
d'un peu tendancieux. Car je n'ai pas assez dit de combien de
recherches à travers les imprimés, les journaux et les documens
-d'archives témoigne ce premier volume sur la Vie politique
de Chateaubriand, et tout ce qu'on y peut puiser d'indications
intéressantes et utiles pour écrire la biographie de son héros.
Par exemple, M. Cassagne a, sur la manière dont a été lancé le
Génie du Christianisme , tout un chapitre très neuf, très curieux,
et qui, s'il n'est peut-être pas définitif, sera sans doute une
révélation pour bien des lecteurs. Pareillement, la vie, assez
mal connue jusqu'ici, de Chateaubriand sous l'Empire, est,
sinon complètement débrouillée, tout au moins serrée d'assez
près, et, notamment en ce qui concerne les rapports du grand
écrivain avec Napoléon, elle s'enrichit d'un certain nombre de
détails assez nouveaux. Et enfin, quand l'auteur en arrive à la
chute de l'Empire, c'est-à-dire au début de la vraie vie politique
de Chateaubriand, — c'est-à-dire, déclarera quelque malveil-
lant, à son vrai sujet, — les objections que j'ai cru devoir pré-
senter tout à l'heure n'ont presque plus ici de raison d'être.
Soit qu'il maitrise mieux son sujet et sa matière, soit que la
vraie physionomie de Chateaubriand homme politique s'impose
à lui avec plus de force et de relief, il voit désormais son héros
assez bien tel qu'il est, et il lui rend une justice plus pleine et
plus exacte. Il y a là près d'une centaine de pages qui sont, à
n'en pas douter, à tous égards, et même pour la forme, les meil-
leures du volume. Si, comme il y a tout lieu de l'espérer, le ou
les volumes qui suivront celui-ci (1), — car j'ai peine à croire,
surtout s'il se pique d'établir quelque proportion entre les dilfé-
rentes parties de son œuvre, que M. Cassagne puisse réaliser
son dessein et faire tenir en un seul volume tout ce qui lui reste
(1) Pour la suite de son travail, M. Gassagne trouvera d'abondans et curieux
renseignemens dans le livre qui vient de paraître de M. le comte d'Antioche,
Chateaubriand ambassadeur à Londres (1822), d'après ses dépêches inédites (1 vol.
in-8; Perrin); il ressort de ce volume que cette courte ambassade est très loin
d'avoir été inutile au point de vue des intérêts français, et que Chalcaubriand
s'est très vite révélé un très actif et très clairvoyant diplomate.
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 325
à nous dire, — si, dis-je, les volumes qui suivront sont écrits
dans la note de ces dernières pages, nous aurons enfin le Cha-
teaubriand politique que nous attendions depuis si longtemps,
et nous pourrons alors, dans un article d'ensemble, essayer de
reprendre à notre tour un très beau sujet que l'auteur des Lîmflfts'
jadis n'a même pas effleure.
III
Je viens de faire allusion à Sainte-Beuve. Il est difficile de ne
pas songer à lui et aux deux volumes qu'il a consacrés au <( Sa-
chem du romantisme, » quand on s'apprête à parler du Chateau-
briand de M. Jules Lemaitre (1). Les deux ouvrages, en efîet,
ont entre eux bien des analogies : ils ont eu tous deux pour
origine des conférences publiques ; leurs auteurs respectifs se
ressemblent par divers aspects de leur œuvre et par plus d'un
trait de leur tempérament moral et littéraire; enfin, tous deux
n'ont pas été précisément conçus (c dans une pensée d'extrême
bienveillance » pour le grand écrivain qu'ils étudiaient. On
pourrait poursuivre le parallèle...
On retrouvera, — est-il besoin de le dire ? — dans le livre de
M. Jules Lemaitre les qualités de grâce, de finesse légère, de
souple nonchalance, de souriante malice qui ont fait sa juste
réputation. Le dirai-je pourtant.»* Il me semble que l'auteur des
Impressions de théâtre a écrit des livres qui l'expriment plus
complètement, qui mettent plus heureusement en lumière les
dons si rares de son prestigieux talent, et qui remplissent aussi
plus entièrement leur objet. Si quoiqu'un par exemple voulait
sur un seul ouvrage juger M. Jules Lemaitre, bien plutôt que
celle de ce Chateaubriand , je lui conseillerais la lectu-re du
sixième volume des Contemporains, celui qui contient les études
sur Veuillot et sur Lamartine, et les délicieuses Figurines. Et,
d'autre part, à ceux qui voudraient apprendre à bien connaître
Chateaubriand, tout en limitant leurs lectures, bien plutôt que
le livre de M. Lemaitre, je conseillerais l'article divinateur
qu'Eugène-Melchior de Vogué, ici même, a con-sacré, il y a
vingt ans, à l'auteur du Génie du Christianisme, ou la belle
étude, si complète et si lucide, de M. Faguet dans son Dix-
(1) Cliateaubriand, par M.Jules Lemaitre, 1 vol. in-10; Galmann-Lévy.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
neuvième Siècle, ou encore l'admirable petit volume classique
[['Extraits de Chateaubriand que nous devons à Brunetière.
C'est que M. Jules Lemaitre a beau s'en défendre, — par
ironie, ou par prudence? — il n'aime pas Chateaubriand. Il
n'aime en lui ni l'homme, ni le style, ni les idées. Et cela, certes,
est son droit. Et ne dites pas : Pourquoi donc l'auteur des Con-
lemporains , n'aimant pas l'auteur à! Atala, a-t-il voulu quand
même parler de lui.^ Car où en serait la critique, juste ciel ! si
nous ne devions jamais parler que des auteurs que nous aimons }
Et ne dites même pas que M. Lemaitre aurait dû faire eiîort
pour sortir de soi, pour entrer dans une personnalité étrangère,
pour tâcher de la voir telle qu'elle est, en elle-même, et pour lui
rendre pleine et entière justice. Car d'abord, il n'est pas sur
qu'il eût intérêt à faire cet effort de sympathie critique, et vous
connaissez de reste les objections de la critique impression-
niste. Mais surtout, c'était son droit strict, et peut-être même
son devoir de critique, — de critique impressionniste, — de ne
pas abdiquer sa personnalité devant celle de Chateaubriand, de
réagir au contraire vigoureusement, contre elle, de heurter son
tempérament propre contre un tempérament opposé, et de noter
avec une franchise passionnée et même violente les impressions
qu'il recevrait de ce contact. Bien loin, pour ma part, de repro-
cher à M. Jules Lemaitre d'avoir fait cela, je lui reprocherais
plutôt... de ne l'avoir pas fait assez, je veux dire avec assez de
résolution, de continuité et d'audace, bref, et, en dépit de cer-
taines vivacités et de certaines rudesses, d'être resté, encore et
jusqu'au bout, « l'homme des coteaux modérés. » Il est vrai que
c'était encore là une manière de marquer son opposition, et le
fond intime, irréductible de sa véritable nature.
Mais, idéalement, on aurait pu souhaiter autre chose. « Pour
avoir étalé l'adoration de soi aussi naïvement qu'un enfant ou
une femme, écrit M. Jules Lemaitre, cet homme d'un si grand
génie nous donne à tous, si peu de chose que nous soyons, le
droit de sourire. » Ce droit au sourire, M. Lemaitre l'a exercé
copieusement, pendant plus de trois cents pages, et je ne crois
pas qu'aucun autre écrivain, aujourd'hui, aurait pu, aussi impu-
nément, soutenir pareille gageure. Il a fait à Chateaubriand
une petite guerre continue et sans merci d'épigrammes, d'ironies,
de malices et de sourires. Il a, je crois bien, épuisé contre lui
toutes les llèches de son carquois. Avouerai-je qu'à cette guerre
CHATEAUBRIAND ET. SES RECENS HISTORIENS. 327
à coups (l'épingle j'aurais préféré la lutte corps à corps, —
devant laquelle Sainte-Beuve avait déjà reculé, — et que
M. Lemaitre était assez grand écrivain pour se permettre ?
Songez donc ! Un combat singulier entre ces deux esprits adverses,
entre ces deux âmes différentes et peut-être ennemies, entre
ces deux maîtres de la langue française, un duel en champ clos,
enseignes déployées, mais il n'y aurait rien eu de plus inté-
ressant, de plus suggestif, de plus passionnant ! On ne se com-
prend pas toujours, on frappe quelquefois à côté des coups
d'estoc et de taille, on a des partis pris et des injustices; mais
qu'importe? On finit bien par s'étreindre; et voilà qui est l'es-
sentiel. Chacun révèle alors le fond de son être et de sa nature
morale. Savez- vous rien de plus instructif que les Remarques de
Voltaire sur les Pensées de Pascal, ou son Commentaire sur
Corneille? que les pages de Rousseau contre Molière.^ que celles
de Taine sur Napoléon .'^ que celles de M. Faguet sur Voltaire .î^
que celles enfin de Brunetière sur Flaubert ou sur Zola. !^ Chateau-
briand méritait peut-être, — au moins autant que M. Georges
Ohnet, — l'honneur d'une discussion en règle, d'une critique
sérieuse, directe, approfondie, motivée, et qui l'embrassât une
bonne fois tout entier.
Or, cette (( libre promenade à travers la vie et l'œuvre de
Chateaubriand » que l'on nous propose est décidément un peu
bien rapide, incomplète et capricieuse pour justifier toutes les
sévérités que M. Jules Lemaitre prodigue avec une inlassable
complaisance à René. « Il a écrit, — nous dira son biographe,
— beaucoup de choses dont je n'ai pu vous parler : des Études
historiques, des lettres de voyage, une histoire de la littérature
anglaise, et combien d'articles politiques et de brochures, et
combien de vastes dépêches diplomatiques. » Ajoutons-y les
Mélanges littéraires, la traduction du Paradis perdit et toute la
Correspondance àowi M. Lemaitre n'a rien dit non plus. Et voilà,
n'est-il pas vrai.^ bien des lacunes. J'ai quelque peine, je'l'avoue,
à concevoir une étude d'ensemble sur Chateaubriand où l'on
passerait complètement sous silence, et les admirables Études
historiques, qui ne sont pas du tout la besogne de librairie qu'on
s'imagine trop souvent, et la fameuse Lettre sur la campagne
romaine : ne parlons même pas de la Correspondance, puis-
qu'elle n'est pas entièrement recueillie, encore que... Quant aux
œuvres qu'il a plu au critique d'e.xaminer, lapins aimable fan-
328 REVUE DES DEUX MONDES.
taisie a préside aux dcveloppemens qu'il lour a consacres. Il n'a
que quatorze pages sans grand relief sur le Génie du Christia-
nisme proprement dit; il en a sept sur le Dernier Abeiicérage
qu'il a découvert « un jour de soleil » et qui lui a paru (( déli-
cieux; » et il en a dix-huit un peu inégales sur les Natchez. D'une
manière générale, les analyses qu'il nous présente des divers
ouvrages qu'il étudie sont, pour lui emprunter un aimable
euphémisme, « d'un intérêt un peu languissant : )> c'est que,
précisément, elles sont des analyses, au lieu d'être des transpo-
sitions rapides et vivement commentées. Comme à l'époque de
ses premiers Coîitemporains, il se laisse, si je puis dire, imposer
par le livre qu'il apprécie la marche et la suite de son expo-
sition. Et il lui arrive, peut-être parce qu'il veut être trop
consciencieux, d'être souvent incomplet et parfois infidèle. Par
exemple, dans l'analyse qu'il en donne, toute u simplifiée »
qu'elle soit, je ne reconnais guère ce que M. Faguet appelait les
u délicieux » Natchez, » cet étrange roman » qu'on lit peut-être
plus, oui, même de nos jours, que ne le pense M. Lemaitre,
lequel déclare que « ce n'est pas une joie. » L'ingénieux écrivain
s'extasie, — peut-être ironiquement, — sur le <( tube enflammé,
surmonté du glaive de Bayonne, » sur « les caisses d'airain que
recouvre la peau de l'onagre » et qui « se taisent au signe du
géant qui les guide ; » mais quand il nous représente Fénelon
s'entretenant avec Ghactas, il néglige de relever cette phrase
étonnante sur la parole de l'auteur du Télémaque: a Ce qu'il
faisait éprouver n'était pas des transports, mais une succession
do sentimens paisibles et inetïables: il y avait dans son discours
je ne sais quelle tranquille harmonie, je ne sais quelle douce
lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu'aucune expres-
sit)n ne peut rendre. «Et il ne signale pas non plus tels paysages
polaires qu'on pourrait croire détachés de Pécheur d'Islande, et
qui nous rappellent fort à propos que les Natchez ont enchanté
les dix-huit ans de Pierre Loti. Pareillement enlin, dans VEssai
sur les Révolutions , dans le Génie, dans les Martyrs, dans l'Itiné-
raire, les pages que cite et commente le conférencier ne sont pas
toujours, elles sont même assez rarement celles que l'on atten-
dait, celles qui mettent le mieux en valeur l'originalité d'artiste,
le génie d'écrivain de Chateaubriand. Je suis bien convaincu que
M. Lemaitre ne l'a pas fait exprès, qu'il n'a pas, de propos déli-
béré, voulu rabaisser Chateaubriand, qu'il n'a pas un instant
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. o'2\\
songé à le saisir et à le peindre en posture d'infériorité. Mais
cette partialité involontaire n'est-elle pas d'autant plus signifi-
cative, et ne nous est-elle pas une preuve que le biographe
n'avait pas l'esprit entièrement libre quand il s'est mis à l'étude
de son sujet ?
Cette partialité inconsciente se traduit par mille autres
signes. C'est Laubardemont qui disait que, pour pendre un
homme, il ne fallait que dix lignes de son écriture.!^ Il n'en faut
pas tant à M. Jules Lemaitre ! Il a un art de « solliciter » les
textes les plus innocens, de les amener, de les extraire, de les
enchâsser, de les commenter, que, si je le possédais, je me gar-
derais bien d'appliquer, fût-ce même à de grandes œuvres litté-
raires. Car qui sait si VIliade et Athalie elles-mêmes résisteraient
à une telle opération.'^ Par exemple, à propos des opérations de
l'armée des Princes devant Thionville, on nous cite cette phrase
de Chateaubriand : « Je me souviens d'avoir dit à mon camarade
Ferron que le roi périrait sur l'échafaud et que, vraisemblable-
ment, notre expédition devant Thionville serait un des princi-
paux chefs d'accusation contre Louis XVI. » Et M. Lemaitre de
s'écrier : (( Il avait donc, s'il faut l'en croire, le sentiment de
tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire,
auprès du camp. » <( Ces choses-là sont rudes, » comme dit
Victor Hugo, et comme répète M. Lemaitre. Ailleurs, à propos
du premier ouvrage de Chateaubriand: « Mais en 1826, en pleine
Restauration, sans nécessité, il me semble, et même au risque
de troubler des âmes en faisant, connaître davantage un livre
qu'il réprouvait, il donne lui-même une réédition de V Essai sur
les Révolutions . » Si cette réédition annotée de VEssai a pu
<( troubler )) une seule àme, je voudrais bien la connaître ; et
quant aux raisons, fort légitimes, sinon « nécessaires, » qu'avait
Chateaubriand de réimprimer son livre, il nous les a données
assez clairement pour qu'on n'ait pas l'air de les ignorer.
Ailleurs enfin, — car j'abrège, et je ne suis pas sûr, parmi tant
d'exemples que m'offre le livre de M. Lemaitre, de choisir les
plus forts, et les plus surprenans, — parlant de la naissance de
René et du « bruit de la tempête qui berça son premier som-
meil, » il ajoute : (( Bref, Chateaubriand naquit sans aucune
simplicité. » Et le mot est drôle; mais la tempête est authen-
tique; et M. Lemaitre devait le savoir, non pas, je pense,
pour avoir lu le Grand Bey, mais pour avoir feuilleté l'édition
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Biré : pourquoi donc ne l'a-t-il pas dit? Pourquoi a-t-il insinué
le contraire? Puisque la nature, pour une fois, était complice,
est-ce que la vraie « simplicité, » pour le critique, ne consistait
pas à dire tout simplement la simple vérité?
<( Ernest Renan, a écrit M. Faguet, est le plus grand esprit
qui ait paru en France depuis Chateaubriand. » C'est dire le cas
qu'il fait de ce dernier. Tel n'est pas précisément l'avis de
M. Jules Lemaitre : <( Senancour est bien autrement intelligent
(au sens strict du mot) que Chateaubriand. II a donné du mal de
René des définitions autrement précises et profondes. Je regrette
de trouver en lui un anticatholicisme si marqué (nullement
intolérant d'ailleurs et qui ne voudrait enlever à personne l'aide
ou la consolation d'une foi religieuse) : mais c'est un esprit
vigoureux et vraiment libre. Il est plein de pensées... Senan-
cour, je le dis nettement, me seinble un roi de l'intelligence... »
J'ai cru rêver en entendant, puis en lisant et relisant cette
phrase. Senancour, ce raté, d'ailleurs curieux et intéressant,
proclamé « un roi de l'intelligence! )> Mais qu'est-ce que M. Jules
Lemaitre dira donc d'un Pascal, d'un Cœthe, d'un RenUn? Notez,
que, de son propre aveu, Senancour ne comprend rien au ca-
tholicisme, ce qui prouve, — entre autres choses, — que son
intelligence a des limites, et ce qui est sans doute fâcheux pour
«( un roi de l'intelligence. » Je crois, pour ma part, y ayant
regardé de fort près et durant de longues années, que Chateau-
briand est une intelligence autrement « royale » que Senancour,
et je trouve au total fort peu de choses qu'il n'ait vraiment pas
comprises. M. Jules Lemaitre serait-il donc un idéologue? Croit-
il donc que la capacité de former des idées abstraites, qui n'est
qu'une des formes, et non pas la plus haute, ni la plus profonde^
de la faculté de comprendre, soit le tout de l'intelligence? Il y
aurait beaucoup à philosopher là-dessus, en psychologue, et
même en métaphysicien... Mars je m'aperçois, un peu tard, que
M. Lemaitre a dû prévoir l'objection : s'il déclare Senancour
plus intelligent que Chateaubriand, c'est (( au sens strict du
mot )) qu'il l'entend. Précisons encore : disons : au sens le plus
étroit, — et n'en parlons plus.
Allons maintenant au fond des choses, et tâchons, de ces dix
conférences ou causeries, de* dégager 1' « impression » totale
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 331
que la personne et l'œuvre de Chateaubriand ont faite sur l'au-
teur des Contemporains. Et d'abord, comment conçoit-il la» psy-
chologie » de René? « Orgueil, désir, ennui, nous dit-il, c'est
toute son àme. » Et cela est vrai. Mais encore, comment le cri-
tique justifîe-t-il et développe-t-il cette juste formule .^^
A l'égard de Chateaubriand, « romanesque et amoureux, »
M. Jules Lemaitre est peut-être plus indulgent qu'on ne l'est
assez souvent. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un trop vif
reproche ! Je ne déteste pas le ton de vivacité amusée et de ma-
lice souriante avec lequel il parle de ces choses. Je conçois d'ail-
leurs qu'on puisse se montrer plus sévère ; et sans aller jusqu'à
trouver « odieuse, » — le mot a été prononcé, comme si, de son
vrai nom, René s'appelait... Robert Greslou, ainsi que le « dis-
ciple » du roman de M. Bourget, — la conduite de Chateaubriand
envers Charlotte Ives, je conviens que, sur cet article, l'auteur
du Génie du Christianisme a pris d'étranges libertés, et décidé-
ment trop peu conformes à son rôle d'apologiste. C'est là un des
côtés les plus désobligeans de sa nature et de son œuvre, car
jusque dans la Vie de Rancé, jusque dans les Études histo-
riques, je sais des traces bien fâcheuses de cette disposition
regrettable. Si grands pourtant qu'ils aient été, n'exagérons pas
les écarts de René, et ne le chargeons pas, lui tout seul, de tous
les « crimes d'amour. » Que n'a-t-on pas dit de « ces femmes
«xquises, dont il humait le charme, l'esprit, ^admiration, fai-
sant passer ces fantômes d'amour à travers son ennui, sans se
douter assez que c'étaient là des êtres de chair et de sang qui
le berçaient dans leur angoisse (1)! »Oui, peut-être, encore que,
dans ces affaires de cœur, il soit bien difficile de connaitre
l'exacte vérité, et de répartir équitablement les torts (2). « Eh!
mon ami, disait cet autre, comment faites-vous pour être si sûr
lie ces choses-là.!^ » Je veux bien admettre que, à l'égard des
femmes qui l'ont aimé, l'auteur A' Atala ait été l'égoïste féroce
qu'on nous a si souvent dépeint. Je me demande cependant s'il
l'a été beaucoup plus, hélas! que presque tous les « grands
(1) Cette très jolie phrase est de M. Gustave Lanson, dans son Hisloire de la
liltéraliire frajiçaise.
(2) Voyez par exemple, sur la liaison de Chateaubriand et de M"* de Custine,
les livres intéressans et contradictoires d'A, Bardoux, M°" de CusLine, d'après des
•documens inédits (Calmann-Lévy, 1888) ; — de M. E. Chedieu de Robethon, Cha-
teaubriand et M'"' de Custine (Pion, 1893j; — de MM. Gaston Maugras et de Croze-
Lemercier, Delphine de Sabran, marquise de Custine (Pion, 1912).
332 REVUE DES DEUX MOîNDES.
amoureux. » Et puis, n'y a-t-il pas une contre-partie qu'il fau-
drait une bonne fois mettre en lumière?... 0 vous, touchante
Pauline de Beaumont, et vous, ardente Delphine de Custine, et
vous, douloureuse Nathalie de Noailles, et vous toutes, ombres
charmantes, légères et plaintives qui avez adoré René, je ne
puis m'associer pleinement aux larmes très littéraires que tant
de mes galans confrères ont versées sur votre sort. N'àvez-vous
pas demandé à l'Enchanteur surtout des sensations voluptueuses .►*
Il vous en a donné : n'étiez-vous pas à peu près quittes ? Pou-
viez-vous sincèrement croire qu'il vous aimerait éternellement.»*
Vous n'avez pu lire Paul Bourget sans doute, et vous ne saviez
pas que toute femme qui se donne à un homme dans des condi-
tions nécessairement un peu dégradantes, lui confère, par cela
même, le droit de la mépriser, et presque de la trahir; mais
cette loi des amours coupables, ne pouviez-vous pas la pres-
sentir .î> Il vous a trompées, et il faut l'en blâmer; mais vous,
n'aviez-vous donc trompé personne. »*Ignoriez-vous donc que vous
l'enleviez d'abord à sa femme, et parfois même à une autre
amante.»* Si vous avez souffert par lui, d'autres n'ont-elles pas
souffert par vous.»* Vous-même, spirituelle et tendre duchesse de
Duras, je persiste à croire, — n'en déplaise à M. Paul Souday,
ce journaliste stendhalien qui n'avait certainement vu aucun
de vos portraits, — que vous n'avez été que la (( chère sœur »
de René. Mais quoi ! votre amitié amoureuse en était-elle beau-
coup plus légitime.»^ N'avez-vous rien pris à M'"® de Chateau-
briand, et, dans le fond de votre cœur de chrétienne, vous êtes-
vous toujours sentie sans reproche.»* Et plus d'une fois enfin,
n'avez-vous pas dû vous dire que vos souffrances étaient une
expiation ?...
(( Chateaubriand, — dit très joliment M. Jules Lemaître, —
Cliateaubriand ne saurait être rendu responsable de toutes les
souffrances de ses amies. D'abord, elles étaient trop. Et puis,
elles savaient d'avance ce qu'il était, ce qu'il ne pouvait pas ne
pas être. » Il me semble qu'il y a là bien du bon sens.
« Ce qu'il ne pouvait pas ne pas être. » Insisterons-nous à
notre tour sur ce que M. Jules Lemaître appelle drôlement « le
Chateaubriand de guinguette » qu'il découvre, sans d'ailleurs
en triompher trop bruyamment, derrière le Chateaubriand offi-
ciel.^ Je veux bien croire que ce Chatcaubriand-Ià a existé,
puisque M. Lemaître et Sainte-Beuve l'affirment, et puisque.
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 333^
aussi bien, on peut çà et là, l'entrevoir dans son œuvre. Mais
peut-être Sainte-Beuve, qui en a surtout voulu à René de son
don de séduction, — les deux volumes qu'il lui a consacrés sont,,
tout au fond, la vengeance du peu séduisant et jaloux Joseph
Delorme, — peut-être Sainte-Beuve n'a-t-il pas été sans exagérer
ce trait désobligeant. Car ce que nous savons là-dessus de plus
positif, nous le savons par Hortense Allart : or, comme chacun
sait, quand une femme, — et surtout une femme de lettres! —
se met à raconter certaines choses sur elle-même, elle ne peut
s'empêcher de faire son métier de femme, je veux dire de broder
un peu.
(( L'homme de désir, ))en Chateaubriand, atrouvé son expres-
sion, sans doute immortelle, dans l'épisode et dans le person-
nage de René. M. Jules Lemaitre, comme il convenait, a parlé
longuement de l'un et de l'autre. Ainsi que les Mémoires d' Outre-
Tombe semblaient, à vrai dire, l'y inviter, il a établi, entre'
Chateaubriand et sa sœur Lucile, d'une part, et les deux héros
du célèbre poème, d'autre part, une identification qu'il s'est
refusé à pousser jusqu'au bout, mais qu'il a tout de même poussée
un peu bien loin. Car enfin, à ne prendre que les Mémoires, il
n'y aurait rien eu que de parfaitement innocent dans l'affection
qui unissait le frère et la sœur; et jusqu'à quel point sommes-
nous autorisés à rapprocher René des Mémoires? J'avoue d'ail-
leurs qu'un doute est permis, et que, par la faute de Chateau-
briand, on peut être très tenté de trancher la question dans le
sens de M. Lemaitre; j'y ai moi-même fort longtemps incliné.
J'ai pourtant été bien surpris de voir l'ingénieux critique assi-
miler Lucile non seulement à Amélie, mais... à Velléda. Je
conçois très bien que M. Le Braz trouve dans Charlotte Ives
l'original de Cymodocée, et je crois même qu'il a raison, —
M. Lemaitre, qui ne mentionne pas ce rapprochement, ne serait-il
pas de notre avis? — Mais j'avoue humblement qu'entre Velléda
et Lucile les rapports m'échappent. Qui est Velléda? Une simple
fiction? ou l'image, plus ou moins idéalisée et transformée, de
l'une des femmes que Chateaubriand a aimées? ou encore une
sorte de symbole oi^i il aurait comme fondu les traits de plusieurs
de ses amoureuses? Cette dernière hypothèse me séduirait assez;
mais je ne la donne que comme une hypothèse, et sur le fond
des choses, jusqu'à plus ample information, ignoramus, ignora-
bîmus...
534 REVUE DES DEUX MONDES,
Sur la question de savoir si l'Amélie de Meiié n'est pas, à
peine transposée, la Lucile de l'histoire, M. Jules Lemaltre, qui
est,comme toujours, la loyauté et la sincérité mêmes, apporte un
document considérable, et qui, j'en ai peur, ruine à peu près
complètement les rapprochemens auxquels il s'est lui-même
livré. C'est une lettre de Louis de Chateaubriand, le neveu du
grand écrivain, à sa tante, 31'"^ de Marigny : elle est datée du
10 octobre 1848 ; et l'on y lit ceci : u Ce qui, dans ce que je con-
naissais de l'ouvrage (les Mémoires d'Outre-Tombe) m'affligeait
le plus était ce qui concernait ma tante Lucile. J'étais si forte-
ment inquiet à cet égard que je lui en ai écrit il y a quelques
années pour lui exprimer que le tableau que son imagination
traçait compromettrait une sœur très pure. Il m'a demandé,
lorsqu'il m'a revu le lendemain, si j'étais devenu fou, m'assurant
qu'il ny avait rien dans ses écrits qui fût de nature à donner
utteinte à la pureté de sa sœur et à la sienne... » Voilà, ce me
semble, un témoignage décisif, et qui nous donne heureusement
tort à tous, ou presque tous. Si les soupçons ou les craintes que
le récit des Mémoires rapproché de celui de René nous faisaient
concevoir avaient eu dans la réalité le moindre fondement,
quelque grande qu'on fasse en Chateaubriand la part de l'incone
science, il ne me parait pas possible qu'il ait eu, en face de son
neveu, l'attitude énergiquement indignée [que celui-ci nous rap-
porte. Qu'il ait prêté à son héroïne quelques traits du caractère
de sa sœur, cela me semble non seulement probable, mais cer-
tain (1); mais le <■<■ cas » d'Amélie reste une fiction poétique, une
fiction d'ailleurs malsaine, mais une fiction. Chateaubriand reste
moralement coupable de l'avoir écrite, et, peut-être, de l'avoir
conçue ; il l'est encore de nous avoir, sans du reste le vouloir,
donné le change à cet égard; mais il l'est, au total, moins que
nous ne le pensions. Quand je lisais jusqu'ici sous la plume de
M. Lanson : » Chateaubriand s'y donne (dans ^e/ie^le plaisir de
noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse ; d'une
amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore
•qu'ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux, » je
(1) Il résulte d'un récent article de M. E. Herpin sur Chateaubriand et sa cou-
sine Mère des Séraphins [Annales romantiques, mars-avril 1912) que la scène de prise
de ■voile d'Amélie dans René aurait été inspirée à Cliateaubriand par la prise de
■voile de cette cousine. — Nous devons à M. E. Herpin un livre intéressant sur
Armand de Chateaubriand, correspondant des Princes entre la France et l'Aiigle-
■ierre (1768-1809), d'après des documens inédits, 1 vol. in-8,- Perrin, 1910.
ciiA ri: AiiiuuAM» I r si;s ul':(;l■;^s iiisioiui.ns. 'V,\r>
pcnsnis, ;i [);n'l moi, <]ii(' M. Litiisoii (>l;nl Mcii opliinislc : je suis,
aiijoiii'd'liiii liicii oltlii^'c (Ir i<'(oiiii;<iln' (jiio c'osl M. Laiisnn (|iii
uvail raison.
Je voudrais bien domicr raison aussi à M. .Iules Lcinailri^
dans ranalysr (|u'il nous prcscnlc^ <l(' l'ennui ciialeauhriaiufsiiue.
A[M'ès avoir, en des jta^cs «pii soni une nier\('ill(> de jK'iKMi'al ioiu
de suMilile |>syeli(do^it|ne, el de Nirluosije Ncriiale. deuièle el
dt'lini les dixcrses forines de la Irislesse ([u a eonnnes Clialeau-
hriand, il ajoiile :
Mais la piro l'oriiid tlii la Lristosso, qui est sans dniili- I riuiiii, yc iloitlf
qu'il en iii( l'ail silricHticmcnt, CcxpiU'icmx. Il a beau diw iiiirhnit un il ^ hilille sa
vie, » m: n'est qu'une pltmac. Il uio i)ai'HÎt impossible qu'un liouinu' d'un si
fort tonipôraiMcul, si h l)()n f^an'ou ■■ cl, d'un(> 'f^aili'^ si fucilc avec ses amis;
qui a laiil rcril ri, <pii a iMr Icllcmcut, possùdi^ de la maiiir d'rciiii^ ; doiil. la
vio est, wno si siipcTho » rùiissiU;; » qui a lant joui, non sciilcmciil Ai' sa
{gloire, mais do stis lili'os cl do sos honneurs; quia joui avec laul, Ac siira-
hoiuiauco cl, si naïvomont d'AIro luinislro ou ambassadeur; el, qui d'ailleiu's
a cxprimô soneuuui par un clioix de mois el, avec un celai, doul. il se savait
si b(Mi ^M'c ; il me parait impossible que ci't liomuK! là stt soit emiiiYe beau-
coup i)lus ([10' le commun des liommes.
J'ose ne pas èli'e de l'avis de M. Leinalire, el je voudrais
avoir un peu de sa linesse d'espi'il el de slyle pour jusl ilier niou
o|Mnion. .le crois eouinie lui ipiil U(> laid èhv' la du|)e de p(>r-
S(Uine, el de ( 'Jialeaulnia iid pas plus que d'un aid re. IMais (pnd !
n'(^s| ce [tas siniplilier un peu Irop Uene (|ue de le ramener au
(( comnuin des lunumesi' » M. .Iules liemailre ne eroil o-u^re à
rani;(tisse melaplivsi(pie ; evideiumeni, Moidai^iie lui a h'^ue
lin peu de s(»n seeplieisme ^(tf;iieuard à l'endroil, d((s {^raiuls
{j,(!sles el des taraudes pluases, des elals d'àme rares ou (piinles-
HOnei(''s. Pour ma pari, il m'esl dillieile de ne voii" (pie n de la
lllliM'alure >> dans les innoiulu'aldes |)ii^(vs où (llialeaiihriand nous
a (Hall' son ennui, l'ïli oui ! il a «lesin'' (oui, j'anjoiir (d, hi ^l(»ire,
los f^randeiirs de <'liair, e(mime livs aiilres, el, il a joui de joui,
non seiileiueid avec passion, mais a\'(^e riV'iK'sie. Mais le surt/if
nmari alnmid lui esl immlc' aii.\ lèvres plus vile ipi'anv aiilres,
Inuiimes. {)\\<\ dis-je! Ions ces n diverliss<>mens >> ipi'il eoiivoi-
lail el (|u'il e|iuisail ne lui (daienl (pi'iiii moven, lonjoiirs iindli
ea<-e, de Iroinper el de l'iiir, (d d'user sou inexoralde euiiiii. On
peut s'ennuyer, assiiremeiil , il la manière ^rise, monol(»ne, - el
eiiiuiyeuse, de Senaneoiir; on peiil s'ennuyer ;iuasi i\ la ma-
•336 REVUE DES DEUX MONDES.
nière somptueuse, ardente, poétique de Chateaubriand. Qui sait
«lème si celui qui a tout connu, tout éprouvé, tout épuisé dans
les innombrables jouissances qu'ont inventées, pour échapper à
leur propre misère et pour se fuir eux-mêmes, les malheureux
enfans des hommes, n'a pas, lorsqu'il s'ennuie, un ennui plus
profond, plus absolu, plus irrémédiable et plus vécu que celui
■qui, voué à une vie mesquine, resserrée, inglorieuse, ignore
tout ce que les soi-disant heureux de ce monde poursuivent de
l'inlassable ardeur de leur désir .^> Et pourquoi ne s'ennuierait-il
pas, ce privilégié de l'existence, s'il est né, ce qui arrive, avec
une âme à' la fois ardente et désenchantée, inquiète et un peu
haute .^ Il aura si vite fait de faire le tour de la vie et des hommes,
<ie voir l'envers du décor, de mesurer à son juste prix la friperie
lamentable des oripeaux humains! Chacune de ses nouvelles
•expériences le confirmera dans sa conviction native du vide et du
néant de tout, et cette conviction native à son tour empoisonnera
chacune de ses expériences, mêlera comme un goût de cendre
à chacun des divertissemens auxquels il se laissera séduire.
Comment ne s'ennuierait-il pas de trouver l'existence si désespé-
rément plate, monotone et vide ? Comment ne bàillerait-il pas une
Tie dont il sait d'avance tous les secrets ressorts, et dont l'im-
prévu même ne l'a jamais trompé.^ Il faut une grande puissance
d'illusion sur les autres et sur soi-même pour jouer son bout de
rôle dans la comédie humaine; quand cette puissance d'illusion
manque, on le joue toujours imparfaitement. C'est bien ce qui
est arrivé à Chateaubriand. La meilleure preuve que son éternel
ennui n'était pas une simple phrase, c'est qu'il n'a jamais su être
un homme d'action complet.
Et qu'il y ait eu quelque chose de morbide dans cette dispo-
sition d'àme, comme d'ailleurs dans celle qui le livrait en proie
à tous ses désirs, c'est ce que je crois très volontiers. Pareille-
ment, — et M. Jules Lemaitre l'a fort bien vu, — il y a eu, —
sans métaphore, — quelque chose de maladif dans l'orgueil dont
il a, toute sa vie durant, donné des preuves si multipliées. C'est
là, ce semble, le défaut que l'auteur des Contemporains a le plus
de peine à pardonner à Chateaubriand, et sur lequel il exerce le
plus volontiers sa verve ironique. En un certain sens, ce senti-
ment est tout à l'honneur du critique, mais je crains cependant
'^u'il ne l'ait plus d'une fois entraîné à de réelles injustices. A
^chaque instant, il nous parle de la (( vanité monstrueuse, »
CHATEAUBRIAND ET SES RÉGENS HISTORIENS. 337
<( unique, » du grand écrivain; il y voit la marque d'une « véri-
table niaiserie. ^ A propos des pages des Mémoires oîi Chateau-
briand constate le grand succès du Génie du Christianisme : « Il
peut y avoir du vrai dans ces vantardises ; mais je trouve misé-
rable de parler ainsi de soi-même. » — Oh ! que voilà, n'est-il
pas vrai.^ de bien grands, et presque de gros mots! Admirons,
vénérons, pratiquons la modestie; mais, hommes de lettres
nous-mêmes, soyons un peu plus indulgens à ce grand homme
de lettres! Et certes, nous aussi, nous voudrions qu'il eût lai.ssé
à d'autres le soin de constater le succès et les heureuses consé-
quences du Génie ; mais si pourtant ce qu'il en dit est la rigou-
reuse vérité historique.»^ Vous vous rappelez aussi les célèbres
pages des Mémoires où Chateaubriand oppose ses années de mi-
sère à Londres aux honneurs qui, en 1822, pleuvent sur l'ambas-
sadeur du Roi Très Chrétien. M. Jules Lemaitre cite et commente
ces pages, qui lui paraissent un « affligeant » témoignage de la
plus sotte vanité : « Qu'il ait été pauvre, à Londres, dans sa jeu-
nesse, et qu'il y retourne, dans son âge mùr, comme ambassa-
deur, Chateaubriand n'en revient pas... Jamais bourgeois n'a été
à ce point ébloui d'être ambassadeur ou ministre... Une de ses
plus grandes joies est d'être appelé Votre Excellence. «Mais est-ce
que je me trompe à mon tour.î^ Je ne vois là, je l'avoue, rien de
semblable ; j'y vois au contraire un sentiment très naturel
exprimé avec la verve amusée, l'humour hautain, la virtuosité
d'un grand artiste. Je sais des gens très modestes et qui, après
des débuts difficiles, étant parvenus à une fort belle situation,
s'amusent assez souvent à opposer leur passé à leur présent, et,
nullement dupes des rites de leur position nouvelle, s'égayent
volontiers des changemens d'attitude qu'ils observent autour
d'eux : il y a, certes, dans leurs propos, plus d'ironie que de
vanité; et, s'ils avaient du talent de style, ils seraient fort ca-
pables de récrire les pages des Mémoires d'Outre-Tombe. M. Jules
Lemaitre aura quelque peine, je le crains, à transformer René
en bourgeois gentilhomme. Pour mon compte, je ne crois pas
<]u tout qu'il ait été « ébloui » de ses décorations et de ses
titres ; peut-être même ne les a-t-il pas pris toujours suffisam-
ment au sérieux; son nihilisme, avant de s'appliquer aux autres,
s'appliquait tout d'abord à lui-même. En tout cas, — les témoi-
gnages de ses subordonnés sont formels à cet égard : voyez en
particulier ceux de M. de Marcellus et du chevalier de Cussy, —
TOME X. — 1912. 22
338 ' REVUE DES DEUX MONDES.
les péchés mignons du parvenu « ébloui, >- l'infatuation, la
morgue, lui ont été, cela parait certain, véritablement étran-
gers. <( N'est-ce pas, monsieur, écrivait-il à son ancien secré-
taire d'ambassade, le chevalier de Gussy, que vous aviez un peu
peur de moi, lorsque j'arrivai à Berlin.»^ Et moi aussi, j'étais
tout efîrayé de vous. Je désire que la peur vous ait passé, comme
à moi, et que vous n'ayez conservé, pour moi, que le sincère
attachement que j'ai pour vous. Si vous m'avez trouvé bon
garçon, je suis heureux. J'ose croire que, si nous avions passé
de plus longs jours ensemble, vous n'auriez plus su, au bout de
quelque temps, quel était le ministre, de vous ou de moi. » Fasse
le ciel que les ambassadeurs et les ministres de la troisième
République écrivent souvent sur ce ton et de ce style!
Et, bien entendu, je ne vais pas m'aviser de prétendre que
Chateaubriand ait été modeste. Mais quand M. Lemaitre le pro-
clame « l'écrivain le plus vaniteux de la littérature française, et
probablement de toutes les littératures, » il m'est difticile de l'en
croire. René, que je sache, n'a jamais écrit la Préface de la
Légende des siècles que cite M. Jules Lemaitre lui-même : « L'au-
teur... a esquissé dans la solitude une sorte de poème d'une cer-
taine étendue où se réverbère le problème unique, l'Etre, sou8
sa triple face : l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le
relatif, l'absolu... » Et je ne sache pas non plus que Chateau-
briand se soit, comme Victor Hugo, fabriqué une généalogie. Le
voilà, le véritable bourgeois gentilhomme : c'est Victor Hugo,
et non pas Chateaubriand. <( Hugo, dit M. Lemaitre, parait
plutôt orgueilleux que vaniteux. » ITel ne doit pas être, j'ima-
gine, l'avis de M. Lanson qui a, .sur « l'immense vanité » de
Hugo, une demi-page assez dure, et, selon moi, trop juste ; mais
la formule s'appliqueraitîassez bien à'Chateaubriand. Celui-ci, ce
me semble, était trop orgueilleux pour être vaniteux; ou, si l'on
préfère, son orgueil a dévoré ses vanités [[). Il me parait qu'il a
eu fort modérément en partage les petitesses trop communes aux
(1) A propos des négociations relatives à son tombeau dans lilot du Grand-lié.
M. Jules Lemaitre incrimine encore la vanité de Chateaubriand : « Ah ! le pauvre
être préoccupé d'étonner, môme quand il ne le saura plus ! 11 est si facile pour-
tant d'être détaché de soi après la mort ! Lui, non. // a même le squelette vaniteux. »
— Suis^je ici trop indulgent? Je vois là, bien plutôt qu'un dernier g'este de puérile
vanité, une très naturelle idée de poète, et qui ne me choque nullement. Ce qui
me choque, c'est le corbillard des pauvres où a voulu être enterré le poète cinq
fois millionnaire.
CHATEAUBRIAND ET S^ES RÉCENS HISTORIENS. 339
gens (le lettres : il n'a point, comme Victor Hugo, poursuivi d'une
rancune inexpiable ceux qui discutaient son talent ou ses idées;
il était très docile à la critique, et non pas seulement, — ses édi-
tions successives en témoignent, — à celle de ses amis. •( Je n!ai:
pas la moindre confiance on moi, écrivait-il; peut-être même
ai- je trop de facilité à recevoir les avis qu'on veut bien me
donner; il dépend presque du> pr>emier venu de me faire
changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que
l'on juge et que l'on voit mieux que moi. » Il ne me semble pas
ici qu'il se vante.
Et enfin, son immense orgueil n'était-il pas la rançon, et, qui
sait .'^ peut-être la condition d'une vertu assez rare, et sur
laquelle, décidément, M. Lemaître n'insiste pas assez: je veux,
parler de ce haut sentiment, de ce culte de l'honneur qui lui a
inspiré plus d'un acte de renoncement et de courage;* L'avoue-
rai-je? Je suis, pour ma part, disposé à beaucoup pardonner à
celui qui, au milieu de la servilité générale, a tenu tète, très
bravement, et non sans danger, à Napoléon.
Fort sévère, comme l'on peut voir, et peu sympathique à
l'homme, M. Jules Lemaitre art-il eu pour l'œuvre plus,d'indul-
gence .î* Si l'on met à part Alala, « qui peut se relire encore avec
délices, » René, peut-être, le Dernier Abencérage, — bref, les
trois courtes « nouvelles, » — et les admirables i/emozVes (TOnlre-
Tombe, — il ne nous dissimule pas que tous les autres ouvrages
de Chateaubriand l'ont profondément ennuyé. Ennuyeux donc
V Essai sur les Révolutions; ennuyeux, les Natchez; ennuyeux., le
Génie du Christianisme; ennuyeux, les Martyrs; ennuyeux, Vlti-
néraire. A cela il n'y a rien <à répondre : il est évident que l'au-
teur des Contemporains a cherché dans ces divers écrits l'espèce
d'intérêt et de plaisir qu'il demande aux, œuvres d'imagination
d'aujourd'hui, et qu'ils ne le lui ont pas procuré. Seulement, qjue
répondrons-nous aussi à ceux qui viendront nous déclarer
ennuyeuses Y Iliade ou V Enéide, les. Provinciales ou Athaiie?
Est-ce que, à force de se cantonner dans la modernité, la crir
tique impressionniste deviendrait incapable de jouir historique-
ment des reuvres du passé .^ Que M. Jules Lemaitre y prenne
g^arde! vS'il faisait beaucoup de. disciples, il ne se trouverait
bientôt plus personne pour rêver <( en marge des vieux livre*. »
Mais xUlah est Allah, et M. Jules Lemaitre est M. Jules Le-
maitre. S'il a lu distraitement peut-être, et en bâillant copieu-
340 KKMK DKS DKl \ MOM)l>.
sonuMil. l'uMiN rc (le ('.halcaiibriaml. uno pailie loiil nu moins de
ft'll(> (iMivro. il l'a lue poiirlanl. — il a humuo In i\foïS(\ ce qui
notait sans doute pas indispcnsaMe. — et . clicinin taisant, il
n"a pu s'cnipècluM' d'y taire (|n(d(|ut's (lécouvtM'Ics intéressantes.
Je diseulerais volontiers (iutd(jues-unes de ses ini|)r(>ssions et de
ses liypothôses ; j'insislerai [dus longuement sur etdies ipiil y a,
j^elon moi, désormais lieu de retenir.
Par exemple, on sait que la première partie des i\<i{(/u'z est
écrite sur le mode épique, et la seconde, u sur le t(Mi de la
sim[>le narration. ^> u Pourquoi etdte ditlert>nee !' se demande
M. Ijemaitre. — C.liateaubiiand ne iu>ns le dit pas. ,Ie crois
que, loul simplement, travaillant sur l'énorme manuscrit pri-
mitif des A^rt/Mrr. il n'a eu le temps et le courage «l'élever au
ton de l'épopée que la première nu>itié dt' son roman [>eau-
rougt'. » IjC contraire, je l'avoue, me paraîtrait beaucoup plus
vraisemblable. Si en 1827. — car c'est bien là. me semble-
t-il. ce que M. Jules Lemaitrt» veut dire. — Cliateaubriand avait
rt'crit et u stylisé » la premièr(> [)artie île siui poème, on ne s'ex-
pliquerait liuère qu'il y eût laisse subsister u le tube entlammé, »
le n iilaive île Hayonne. » et autres métapbores. [>ériphrases et
u truculences » de jeunesse. Je crois qu'en ITîU. il avait, bel et
bien, commencé h écrire /fs Nafi/icz dans le styh> pseudo-épique
du temps, et qu'au cours de la rédaction primitive, s'étant lassé
de cet exercice, il était, de lui-même, revenu .à un ton plus
sim[)le : et j'inclinerais à penser que le texte actutd, en dépit de
certaines corrections et de certaines i-etoucbes. nous rend assez
tldèlemeut les deux états successifs de la prcMuière vtMsion.
Il m'est difticile aussi de partai^er sur lir/ir l'iqiinion de l'ex-
quis écrivain, u Hf>nt', nous dit-il, est un petit livre bizarre de
quarante pages, où il n'y a peut-être pas plus de cinquante lii^nes
qui aient été neuves h leur moment. » Et pour le prouver, il cite
une des premières pai::es : (c Tantôt nous marchions en silence... »
— (( Pas une expression trouvée. — aji>ute-t-il. — ^sauf u collines
p/uviruses, ») j)as un ti-ait (]ui enfonce, (ada pourrait être dt>
n'importe qui. Tout le monde écrivait comme cela avant la
Uévolulion. » M. Jules Lemaîlre n'est-il pas un peu bien sévère?
D'abord, ces lignes <( sont harmonieuses, » il en convient lui-
même. Kt puis, je ne crois vraiment pas que, tout le monde, au
xviii"^ siècle, eût trouvé non seulement u collines pluvieuses, »
mais encore cette jolie phrase de poète : u Le matin de la vie est
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS IlISfORIENS. 311
comme le malin du jour, plein de }»urelé, d'images et d'iiar-
monie. » « Je ne serais pas éloigné de croire, écrit M. Lemaitre,
<{ue René a d'abord ét(; ci'ayonné [)ar Clial('aut)riand dans les bois
de Combourg, avant son départ pour le régiment. » Et il afiirnKï
(jue (( René a été conçu et une première fois écrit avant les
Nalchez, ou plutôt était d'abord une introduction à ce roman. »
11 est possible ; mais la pi-euve sur laquelle on établit cette bypo-
llièse est-elle bien péremptoirei* « Des les premières pages des
Natchez, nous dit-on, l'auteur appelle René u bî frère d'Amélie, »
ce qui serait absolument inintelligible au lecteur, si l'bistoire
de René ne précédait pas celle des l^eaux-Rouges. » Oui, si les
Natchez, — ce que M. Lemaitre nie avec raison ailleurs, — ont été
publiés tels qu'ils ont été écrits ; mais René ayant vu le jour en
librairie avant les Natchez, et les Natchez ayant été sûrement
retouchés, qu'est-ce qui empêchait Chateaubriand, en le retou-
chant, de faire, dès le début de son grand poème, une allusion à
la célèbre « nouvelle » de 1802.!^ Bien plutôt qu'une « introduc-
tion, » René me parait, ainsi (\uAtaia, avoir bien été un <( épi-
sode » primitif des Natchez, et le témoignage de Chateaubriand
ne me semble pas ici devoir être sérieusement infirmé.
Seulement, ce qui est non pas probable, mais certain, c'est
que le René primitif devait être assez différent du René qua nous
connaissons. Chateaubriand a dû modifier plus ou moins pro-
fondément son œuvre et la christianiser, si l'on peut ainsi dire,
pour la faire entrer dans le Génie du Christianisme, dont elle a
fait tout d'abord partie. Y a-t-il toujours parfaitement réussi!'
Ne pourrait-on [)as, sous la version actuelle, retrouver des traces
de la conception première? « Si l'aventure d'Amélie, dit excel-
lemment M. Jules Lemaitre, faisait penser à quelque chose, ce
ne serait certes pas aux histoires d'Amnon et de Thamar ou
d'Europe et de Thyeste, on y verrait plutôt une recherche d'eiîets
tragiques à la manière de Diderot, un ressouvenir de toutes les
histoires de religieuses passionnées et brûlantes où se sont plu
les gens du xviii*' siècle. » Oui, tel pourrait bien être le fond
primitif de René: une histoire fort peu « édifiante » dans le
goût de Diderot.
Pareillemen pour Atala. M. Jules Lemaitre a très finement
démêlé la diversité des élémens et des intentions successives
que Chateaubriand a fondus dans son petit roman. Il y a si
longtemps, pour ma part, |que je suis convaincu ^^a Atala élail
342 REVUE DES DEUX MONDES.
originairement un roman (( anticlérical, )> que j'ai été tout heu-
reux de trouver cette idée fort nettement indiquée par le subtil
etpéné,trant critique. <( L'histoire d'Alaia, comme tant d'histoires
du XVIII*' siècle, pouvait simplement être un exemple des dan-
gers du fanatisme ignorant... Sans le Père Aubry, Atala pour-
rait être, par l'esprit, un conte de Marmontel ou de Saint-Lam-
bert. Et il est vrai qu'il y a le Père Aubry ; mais, même avec le
Père Aubry, on voit qu'après tout, si la religion console par des
phrases harmonieuses Atala et Chactas, c'est elle qui a c^usé
leurs malheurs et tué Atala. » On ne saurait, à mon avis, mieux
dire ; Chateaubriand a essayé de christianiser, après sa conver-
sion, un roman d'intention voltairienne ; et je crois, comme
M. Lemaitre, que l'intervention du Père Aubry marque le point
de suture des deux versions.
Pour rendre sa démonstration plus plausible encore, M. Jules
Lemaitre a justement rapproché l'histoire d'Atala et de Chactas
de celle d'Alonzo et de Cora, dans les Jncas de Marmontel : les
deux fables présentent entre elles de telles analogies qu'il n'est
pas douteux que la première en date est la « source » ou au moins
l'une des « sources » de l'autre. Le récit de Marmontel, c'est
presque, — et moins le style, — une Atala « philosophique, »
et il est fort possible que V Atala primitive ait ressemblé d'assez
près à celle-là.
Le christianisme d'Atala, — dit encore M. Jules Lemaitre, — n'est qu'une
sorte de fétichisme. Si les deux amans ne rencontraient pas le vieux mis-
sionnaire, si Atala cédait pendant l'orage, e\, si elle mourait ensuite dans la
forêt (désespérée et ravie d'avoir manqué à son vœu), l'histoire d'Atala
pourrait finir comme celle de Manon Lescaut.
Il serait plaisant, et il ne serait pas impossible que telle eut
été l'histoire d'Atala, quand elle se présenta pour la première
fois à l'esprit de Chateaubriand jeune, incrédule, nourri de
Marmontel et de Raynal, de Prévost et de Diderot.
On le voit, l'historien littéraire le plus exact, le plus « objec-
tif, )) trouvera plus d'une chose à prendre et à retenir dans le
recueil des « impressions » de M- Jules Lemaitre sur Chateau-
briand, et il regrettera sans doute que le délicat écrivain n'ait
pas appliqué avec plus de constance les merveilleuses qualités
de son esprit et de son talent à ce magnifique sujets
CHATEAUBRIAND ET SES RÉCENS HISTORIENS. 348
Au reste, si dur et, je crois, injuste, que le poète des Médail-
lons ait été pour le poète des Martyrs, il lui arrive parfois de se
relâcher de sa sévérité, et peut-être tout n'est-il pas entièrement
ironie et précaution oratoire dans les tendres protestations de
sympathie qu'il prodigue de loin en loin à René :
Mais il est aimable. S'il était ici, nous l'adorerions. Je l'aime surtout
vieillissant, comme j'ai aimé Racine etFénelon, comme j'ai fini par aimer le
•pauvre Jean-Jacques, — parce que, à force de vivre avec les gens, on les com-
prend mieux, ou bien on s'habitue à leurs défauts, et aussi parce que, si
dévorante et si illusionnée qu'ait été l'âme d'un homme, elle devient forcé-
ment, dans la vieillesse, un peu plus sincère et un peu plus détachée...
Et ailleurs :
Joubert avait pour Chateaubriand une admiration amusée et une indul-
gence presque paternelle, malgré le peu de ditFérence des âges (treize ans).
Il connaissait Chateaubriand beaucoup mieux que celui-ci ne se connaissait
lui-même ; et, tout en le jugeant et sans être jamais sa dupe, il l'aimait avec
une vraie tendresse.
Peut-être a-t-il surtout manqué à M. Jules Lemaitre de vivre
assez longtemps avec Chateaubriand. S'il avait consenti à le
faire, je crois bien qu'il aurait « fini » par l'aimer tout à fait,
par éprouver à son égard les sentimens mêmes de ce délicieux
Joubert. Il n'aurait pas chagriné quelques-uns de ses plus désin-
téressés admirateurs. Et je ne serais pas obligé, en terminant,
de copier l'auteur des Contemporains , et de me dire : (( Quel
pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois,
— et peut-être également, Chateaubriand et M. Jules
Lemaitre! »
Victor Giraud.
UN DRAME D'AMOUR
A LA COUR DE SUÈDE
1784-1795(2)
I
AUTOUR DES ACTEURS DU DRAME
I
Sous Je règne de Gustave III, roi de Suède, qui ne dura pas
moins de vingt ans, de 1772 à 1792, le château de Drottnin-
gholm situe à une courte distance de la capitale, sur l'une des
îles qui émergent du lac Moelar et y sont comme des oasis, fut
le séjour préféré de ce prince et de sa cour, pendant la belle
saison. C'était déjà, comme c'est encore aujourd'hui, une rési-
dence somptueuse. Tout y semblait combiné pour le plaisir des
yeux et les agrémens de la vie. Construite au xvii* siècle par
l'architecte Tessin, elle avait été offerte en 1744, par Frédéric P"",
(1) Copyright by Ernest Daudet.
(2) Les documens inédits utilisés dans celle étude proviennent des Archives
royales de Suède et de Naples, de celles du Ministère des Affaires étrangères de
Russie, conservées à Moscou et du Dépôt du quai d'Orsay. Dans les pièces du
procès qui se termina par la condamnation du baron d'Armfeldt et de sa maîtresse
M"' de Rudenschold, jai trouvé les lettres de celle-ci. Quant au.x extraits de son
autobiographie et du Journal de son amant, ils sont tirés du livre savamment
documenté que feu l'historien suédois, Elof Tegner, a consacré à ce personnage.
Ce livre, qui n'a jamais été traduit, m'a fourni d'utiles renseignemens et de même
celui de M. de Heidenstam : La Fin d'une dynastie, écrit en français et publié en
France (Paris, Pion, Nourrit et G'°).
U\ DRAME DAMOl R A L\ COUR DE SUEDE. 34?)
h l'occasion du mariage du prince héritier, le futur roi Adolphe-
Frédéric avec Louise-Ulrique de Prusse, qui devait être la mère
de (iustave.
Le château, de style Renaissance, mire dans les eaux du lac
l'une de ses façades et les degrés de marbre qui, sur toute sa
longueur, donnent accès à la rive. L'autre façade domine une
terrasse de laquelle on descend, par un escalier monumental,
sur un rond-point découvert, après avoir traversé une vaste
esplanade qu'embellissent, comme en un décor de féerie, des
pelouses étoilées de fleurs, des statues dispersées |çà et là et un
massif de buis, disposé à l'intérieur en labyrinthe. Au delà de
ce rond-point,' commence le parc, un parc immense planté
d'arbres plus vieux que le château. Sous leurs ombrages véné-
rables s'allongent, à perte de vue, des allées hautes et larges dont
la lumière du jour perce à peine les voûtes feuillues et qu'on
dirait endormies dans le silence et le mystère. Au détour de
ces allées, se dresse un pavillon chinois, « la Chine, » comme on
l'appelle, dont Adolphe-Frédéric avait fait, en 1752, la surprise
à la Reine, son épouse, le jour de sa fête.
C'est dans ce pavillon que, durant les après-midi de l'été, se
réunissait la Cour ; elle y venait respirer l'air des bois et la fraî-
cheur qui tombait des arbres. Le caractère intime de ces réu-
nions se trahissait par la liberté laissée à chacun de ceux qui y
prenaient part. Là, le cérémonial et l'étiquette étaient oubliés.
On allait et venait à sa guise. On pouvait travailler, lire à
l'écart, deviser entre amis. On y vivait sans contrainte. Princes
et courtisans se sentaient plus à l'aise dans cette « Chine » que
lorsque, à d'autres momens du jour, ils naviguaient en gondole
sur le lac, ou lorsqu'ils paradaient sur l'esplanade, ou lorsque,
le soir venu, ils s'assemblaient dans les vastes salons et les gale-
ries du château, autour des Majestés, ou encore lorsque Gustave
donnait une de ces fêtes que nous décrirons tout à l'heure.
On peut dire que plus qu'en aucune autre de ses résidences,
(îustave III a goûté àDrottningholm la douceur de vivre. Il jouis-
sait de ce domaine royal depuis que sa mère s'étant, une fois
veuve, lourdement endettée, avait dû, afin de désintéresser ses
créanciers, le rétrocéder à la couronne, avec les richesses d'art
qu'il renfermait, pour aller vivre dans le château plus modeste
de Fredhriskof. Elle était partie de Drottningholm les yeux
pleins de larmes, le cœur déchiré, irritée contre son fils qui l'en
346 REVUE DES DEUX MONDES.
dépossédait et résolue à n'y pas revenir. Bientôt, du reste, ce
premier dissentiment s'envenima. La conduite de Louise-Ulrique,
au moment de la naissance du prince royal, son petit-fils, héri-
tier du trône, ses tentatives inconsidérées et coupables à l'efiet
de prouver que Gustave n'était pas le père du nouveau-né (1),
donnèrent à la brouille accidentelle survenue entre le Roi et. sa
mère^un cai'actère définitif. La Reine douairière ne remit jamais
les pieds à Drottningholm.
Gustave en avait pris aisément son parti. Trop fondés et trop
irritans étaient ses griefs contre elle pour qu'il désirât la revoir.
Il s'était approprié sans hésitations et sans remords le château
royal d'où il l'avait en quelque sorte expulsée. A dater.de ce mo-
ment, Drottningholm devint, durantil'été, le principal théâtre des
plaisirs de la cour, ces plaisirs que de tout temps Gustave III avait
aimés et dont son séjour en France, en 1772, lui avait donné
plus vivement le goût. Toutes les occasions, naissances et ma-
riages dans sa famille ou son entourage, lui étaient bonnes jtour
organiser des fêtes. C'est par des fêtes qu'aux anniversaires d'évé-
nemens import ans, publics ou privés, il se plaisait à en commé-
morer le souvenir. Il les célébrait partout où il se trouvait, car
sans parler du palais de Stockholm, il comptait dans son apa-
nage plusieurs résidences: Garlberg, Ulriksdal, Swartsijo, Haga.
Mais, nulle part, ces solennités ne revêtaient plus d'éclat que
<lans le cadre éblouissant de Drottningholm, devant le paysage
magique qu'on découvre du haut des terrasses.
Durant le jour, dans le « Labyrinthe » aménagé en théâtre,
étaient données des représentations en plein air; le soir, elles
avaient lieu dans les luxueuses salles du château. Les acteurs du
théâtre français- de Stockholm étaient appelés à y concourir et
le Roi y jouait avec eux. Tantôt il était Turcaret, tantôt Ginna,
tantôt l'Avare ou le Malade imaginaire, héros de drame ou de
comédie, familiers aux spectateurs, qui presque tous parlaient la
langue française et, pour la plupart, les avaient applaudis à
Paris; Parfois aussi, il se taillait un rôle dans ses propres pièces,
écrites en collaboration avec le poète suédois Kellgren ou avec
l'auteur et acteur français Monvel. Il arrivait même qu'après
s'être costumé pour la représentation, il conservait jusqu'au soir
le costume qu'il avait revêtu pour jouer et faisait, ainsi déguisé,
(1) Voyez dans mon livre : Tragédies et Comédies de VHisloire (Hachette et C»),
lo récit intitulé : Autour d'une chamiu-e royale.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 347
les honneurs de son palais, fantaisie innocente assurément, mais
qui ne laissait pas de nuire à la dignité royale.
La Cour assistait encore à d'autres spectacles, carrousels,
joutes et tournois inspirés à Gustave par ses instincts chevale-
resques, par le souvenir des splendeurs de Versailles et par sa
vive imagination qu'avaient influencée, dès le berceau, les.
légendes Scandinaves et plus tard, après son voyage en Italie,
les événemens et la littérature de la Renaissance.
On peut maintenant se ligurer la physionomie qu'elle pré-
sentait au moment où va se dérouler ce récit, c'est-à-dire pen-
dant l'été de 1785, alors que le roi de Suède, rentré depuis plu-
sieurs-mois d'un long voyage en Italie, était venu se reposer à
Drottningholm, des fatigues et des soucis du gouvernement, y
vivre en famille, parmi les personnes auxquelles il avait accordé
sa confiance et y recevoir fréquemment ses ministres, les digni-
taires de sa maison et leurs femmes, les diplomates étrangers et
suédois, toute une société en un mot qui rivalisait par l'élégance
et l'esprit avec celle de la cour de France.
Il faudrait le pinceau d'un Lancret ou d'un Watteau pour
décrire ces réunions, pour nous montrer les grands bateaux à
la proue resplendissante dans l'éclat de ses sculptures en bois,
chargées d'or, et les barques légères, sillonnant, toutes voiles au
vent, le lac étincelant sous les premiers feux du soleil estival si
lumineux dans les ciels du Nord; les belles dames, parure de ce
règne, étagées debout sur les degrés de marbre ou assises en des
attitudes nonchalantes sur les pelouses fleuries, leurs sigisbés 'à
leurs pieds ou s'égarant à leur bras sous les ombrages du parc.
La beauté de ces ensorceleuses, leurs attitudes, le luxe de leurs
toilettes, copiées sur celles des grandes dames françaises, les
caresses de la lumière sur les étoffes soyeuses et sur l'or ou
l'ébène des chevelures, toute cette magie des couleurs, se
déployant dans la splendeur du paysage, évoquée par le pinceau
des illustres peintres des fêtes galantes, nous auraient valu un
tableau que la plume ne saurait égaler. Essayons cependant de
le reconstituer, en lui donnant pour cadre les terrasses du châ-
teau aux heures matinales ou le pavillon chinois, lorsque la
cohue dorée vient y chercher un abri contre la canicule de
l'après-midi.
Voici d*abord la reine régnante, l'épouse de Gustave III,
Sophie-Madeleine de Danemark. Consolée, depuis qu'elle a
348 REVUE DES DEUX MONDES.
donné un héritier à la couronne, du long abandon où ,1a laissa
Gustave après le mariage et pendant plusieurs années, elle serait
belle si des allures majestueuses, l'orgueil satisfait, le contente-
ment d'occuper la place qui lui est due et la joie d'être mère
suffisaient à créer la beauté. Mais, les dédommagemens qui lui
ont été accordés n'ont pas réchauffé sa froideur native et décon-
certante. Elle est restée glaciale et hautaine ; toujours repliée sur
elle-même, depuis surtout qu'elle a perdu son second fils mort
au berceau, elle n'attire pas. Seuls le grand écuyer Munk, arti-
san de sa réconciliation avec le roi, et sa favorite, la baronne
Mandestrom, semblent avoir trouvé grâce auprès d'elle. C'est à
peine si les gais propos de ses belles-sœurs, la princesse Sophie-
Albertine, sœur de Gustave III, grosse fille dépourvue de
charme, vouée volontairement au célibat, abbesse honoraire de
Quildembourg en Allemagne, et la sémillante Hedwige-Elisa-
beth-Charlotte, duchesse de Sudermanie, née Holstcin-Gottorp,
parviennent à la dérider. Elle les regarde aller, venir, papil-
lonner, comme presque indifférente à leurs ébats, sans même
remarquer ce qui monte de mélancolie dans les yeux d'Hedwige-
Élisabelh-Cbarlotte lorsqu'ils se posent sur son mari le duc de
Sudermanie, frère du Roi, dont elle n'ignore pas les infidélités et
qui ne prend même pas la peine de les lui cacher.
Soudain, l'attention de la duchesse est détournée de ce qui
l'avait péniblement captivée, par l'apparition d'un charmant trio
féminin qui s'est rapproché d'elle : M"'' de la Motte, la comtesse
Sophie Piper et la cousine de celle-ci, la comtesse Augusta de
Lowenhielm. Ces deux dernières appartiennent à l'illustre
famille Fersen, l'une est la fille du comte de Fersen, grand ma-
réchal de la Cour ; le père de l'autre est le feld-maréchal du
même nom, <lont le fils Axel de Fersen réside en France où le
retient l'intérêt que lui témoigne la reine Marie-Antoinette.
Augusta de Lowenhielm et Sophie Piper doivent à leurs
aventures de cœur, non moins qu'à leur naissance, qu'à leur
grâce et <iu'à leur esprit, de ne pouvoir passer inaperçues. Au-
gusta a été jadis, peu après son mariage, la maîtresse du duc de
Sudermanie qui était encore célibataire. Un enfant est même né
de leurs relations, <lont le comte de Lowenhielm, mort depuis,
sest laissé attribuer la paternité. La liaison a été rompue sur
l'initiative de la maîtresse, quand la raison d'Etat et la volonté
du Hoi ont obligé l'amant àse marier. Plus lard, elle s'est renouée
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 349
et a duré jusqu'au jour où le prince, mobile et débauché, a
volé à d'autres amours. Maintenant, son ancienne amie appar-
tient corps et cœur au chambellan Essen. Mais elle ne l'a pas
plus fixé qu'elle ne fixa le duc de Sudermanie et, trop amou-
reuse pour rompre avec lui, elle souffre cruellement de se voir
trahie.
L'histoire de Sophie, comtesse Piper, difïère un peu de celle
de sa belle cousine. Elle aussi a été aimée, étant jeune fille, par
l'un des frères du Roi, le duc d'Ostrogothie. Il en était si folle-
ment épris que, ne pouvant vaincre ses résistances, il voulut
l'épouser. Elle refusa d'être sa femme, par crainte de déplaire
au Roi, et accorda sa main au comte Piper, à qui depuis elle a
été infidèle en faveur du secrétaire d'Etat, baron Taube, sur qui
elle règne toujours. Elle est l'amie de cœur de la duchesse de
Sudermanie, comme ne tarderont pas à l'être la comtesse de
Lowenhielm et M"'® de la Motte, fille du marquis de Pons, am-
bassadeur de France, qui, séparée de son mari, est venue
rejoindre son père à Stockholm. Ces quatre femmes seront alors
inséparables. L'attrait réciproque qui les rapprochera se devine
déjà au plaisir qu'elles semblent éprouver en se trouvant
réunies à Drottningholm.
A quelques pas d'elles, on remarque un autre groupe formé
seulement de deux personnes, un homme et une femme.
L'homme est beau comme un Apollon ; ses traits expriment
l'énergie ; il n'a pas trente ans. La figure virginale de la femme
en trahit à peine vingt et respire le bonheur. Issue d'une illustre
maison suédoise, cette créature charmante s'appelle, encore
aujourd'hui, Hedwige de La (Jardie. Elle s'appellera demain la
baronne d'Armfeldt. Elle est fiancée au brillant seigneur qui
lui parle et qui se tient auprès d'elle dans une attitude d'ado-
ration, Gustave-Maurice d'Armfeldt, l'Alcibiade de la cour de
Suède, le favori du Roi. Leur mariage est prochain et le sou-
verain, pour leur témoigner son amitié, a organisé des fêtes
dont par avance on dit merveille.
De quoi parlent-ils ? X)e leur amour sans doute ; peut-être
aussi de la solennité qui se prépare en leur honneur. Mais,
quel que soit l'objet de leur entretien, il les absorbe et à ce point
qu'ils ne s'aperçoivent pas qu'à travers les groupes parmi les-
quels ils sont isolés, une belh' jeune fille, de mine résolue, Made-
leine de Rudenschoid, demoiselle d'honneur de la princesse
380 PREVUE DES DEUX MONDES.
■Sojihie-AIbertine, le.s surveille de loin et, sans en avoir l'air, les
enveloppe d'un 'reg-ard passionné comme si elle cherchait , en les
regardant, à surprendre ce qu'ils se disent.
Brusquement apparaître Roi. Il tient })ar la main son lils le
j)rince royal, un bel enfant à la physionomie grave et hautaine,
presque sévère, dont les yeux reflètent déjà des pensées au-dessus
de son âge, comme s'il prévoyait les -douloureux événemens qui
assonibriroilt sa jeunesse et dramatiseront son règne. Quoique
iiustave III n'ait pas encore' depassé'Ia quarantaine, sa démar(*he
e.st lourde et la déformation visible de son corps, son visage
échauffé, son frortt aplati d'un côté, sa dentition défectueuse
accuseraient d'une manière déplaisarlte sa précoce maturité s-r
son regard vif, ouvert, caressant ne donnait à sa physionomie
une expression de bienveillance, fondue dans l'air vraiment
royal qui le Garactérise. Souvent négligé dans sa' tenue, il porte,
ce jour-là, un habit couleur gTJs de'lin, à i»aremens de soie, dis-
crètement brodé d'or, sur lequel brille la plaque de l'Ordre des
Séraphins. Derrière lui se pressent ses chambellans et ses écuyers,
le comte de Oyldenstôlpe, gouverneur du petit prince, 'Rosens-
tein son précepteur. Mais, l'enfant a vu sa mère ; il court à elle,
tandis que le Roi, après avoir salué au passage d'un geste fami-
lier Armfeldt et sa l^ancée et s'être incliné devant la Reine, les
princesses et les dames invitées, commence à parcourir'lesrangs
des hommes groupés de tous côtés, attentifs et respectueux.
îDans la suite du règne de Gustave III, le château de Drottnin-
gholm ne présenta plus qu'en de rares circonstances la physio-
nomie que nous avons essayé de lui rendre à l'aide des documens
contemporains. La guerre engagée en Finlande contre lajiussie,
celle que le Danemark déclara à la Suède, leurs péripéties qui
remplirent les années 1787 et 1788 et dont l'influence se fit
sentir jusqu'à la paix de Véréla, signée le 10 octobre 1791, les
orages parlementaires qui oaractérisent l'Assemblée des États
Suédois de 1789, l'arrestation des membres de la noblesse qtii
faisaient échec aux propositions royales, la rancœur qu'ils on
gardaient et qui se traduisait en bouderies, autant d'événemens
qui ne laissaient guère de place pour une vie de plaisirs. Droll-
ningholm était tombé dans la solitude et la tristesse; ron|[n'v
revit plus l'animation joyeuse dont nous venons de réveiller les
échos.
Mais en 1785, ce théAtrede la plupart des intrigues politico-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 351
galantes si fréquentes sous le règne de Gustave était bien tel que
nous l'avons décrit. La Cour, depuis longtemps, avait quitté le
deuil de la reine mère Louise-Ulrique, morte deux ans aupara-
vant, et.celui du pelit duc de Smaland. Le Roi était revenu de son
voyage en France et en Italie. Au, moment de l'entreprendre, il
avait visité en Finlande l'impératrice Catherine et, de sa longue
excursion, il rapportait des résultats et des espérances propres
à encourager les projets que lui suggérait, son ambition pour la
grandeur de la Suède. Tout était donc à la joie en lui comme
autour de lui et il se livrait, libre d'inquiétudes, à l'organisation
des fêtes par lesquelles il voulait manifester la satisfaction que
lui causait le mariage du baron d'Armfeldtj son favori.
Personnage attachant et étrange, ce baron d'Armfeldt, d'ori-
gine finlandaise qui» nouveau venu, à la cour de Suède, s'était
fait en peu de temps une place éminente dans l'entourage du
Roi. Naguère encore, simple enseigne dans la garde royale, il
avait été nommé successivement, en quelques mois, capitaine,
chambellan, lieutenant-colonel, aide de camp du Roi et enlin
gentilhomme de la Chambre, charge de cour qui donnait rang
de lieutenant général; A la même époque, le Roi lui confiait la
direction des théâtres et la surintendance des menus plaisirs,
toutes choses auxquelles Gustave III attachait une importance
capitale. D'ailleurs, la faveur royale mettait Armfeldt bien au-
dessus de sa fonction. S'il ne participait pas encore aux affaires
de l'Etat, il n'en ignorait pas les secrets dont son prince s'en-
tretenait souvent devant lui.
Maintenant, cette faveur ira toujours en grandissant. Elle
ouvrira à celui qui en est l'objet l'Académie Suédoise nouvelle-
ment fondée. Un peu plus tard, elle fera de lui le confident de
tous les projets de Gustave III. Elle lui vaudra en 1787, lorsque
éclatera, la guerre, un grand commandement qui lui fournit
l'occasion de se distinguer pan son courage et son esprit de déci-
sionsous le feu.de l'ennemi.
Il n'entre pas dans le plan de ce récit de suivre Armfeldt aux
diverses étapes de sa carrière. Mais, pour montrer sur quel
sommet elle l'avait porté, il convient de reproduire ici ce qu'il
en disait lui-même en 1794, lorsque, étant proscrit, après la mort
de son protecteur, il s'efforçait de justifier sa conduite passée
et de démontrer l'abominable injustice de c€ux qui le persé-
cutaient.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
... (( Au retoLir de mes voyages, écrit-il, je fus placé à la Cour
en qualité de menin du prince royal: j'eus l'honneur d'être un
de ceux qui le reçurent les premiers des mains des femmes. Le
Roi, peu de temps après, me fit son premier gentilhomme de la
Chambre, en me conservant ma charge auprès de son fils. Mais,
la guerre qui survint ne me permit pas de rester inutile ; je pré-
férai la gloire des armes au faste oisif de mes places et je
marchai avec mon régiment aux frontières de la Finlande. Les
événemens d'une guerre meurtrière entre deux nations me
furent favorables; j'eus le bonheur de mériter l'estime des en-
nemis et la confiance de mes soldats. J'obtins le commande-
ment en chef d'une division de l'armée. Là, je versai mon sang
pour mon Roi et pour mon pays ; je reçus une griève blessure
dont les suites m'accompagneront au tombeau et j'étais dans
l'impuissance de garder le commandement lorsque se firent les
premières ouvertures de la paix. Le Roi me choisit pour la traiter
et, malgré mon état, ne consultant que mon zèle, je fis un tra-
vail au-dessus de mes forces et une paix au-dessus de mee es-
pérances. Gustave ne s'en tint pas là et sentant qu'une alliance
avec la plus grande souveraine de la terre, par sa puissance
comme par son génie, assurerait la tranquillité de ses Etats, réu-
nirait tous les intérêts politiques et particuliers, il songea à la
conclure et me fit l'honneur de me nommer l'un des commis-
saires de cette grande affaire. L'alliance fut faite ; Gustave, ras-
suré du côté du dehors, tourna, dès cet instant, toutes ses
pensées vers le bonheur de ses sujets et nous nous occupâmes,
avec un espoir non équivoque, à rétablir les finances et à remé-
dier aux désordres de l'administration. »
Malgré le caractère apologétique de ce langage, il y a lieu de
reconnaître que tout y est vérité. A l'honneur d'avoir vaillam-
ment combattu en Finlande, Armfeldt joignit celui de négocier
la paix de Véréla et l'alliance de la Suède avec la Russie qui en
furent la conséquence. Mais, en 1785, trois ans après ses débuts
à la cour de Suède, il ne prévoyait pas les mémorables événe-
mens que nous venons de rappeler. A l'heure où on l'a vu entrer
en scène, il était uniquement occupé des préparatifs de son ma-
riage.
Fixées au premier jour du mois d'août, les fêtes par les-
quelles Gustave III voulait célébrer cet événement .s'annonçaient
comme devant être encore plus brillantes que celles dont il avait
UN DRAME d'aMOI H A LA COLR DE SUEDE. 3^?/
donné souvent le spectacle à sa Cour. Diners d'apjtarat an
château, représentations suivies de bal, processions aux flam-
baaux figuraient sur le programme des soirées. Durant les jour-
nées, on verrait se dérouler dans une somptueuse mise en scène
un épisode de \r Jérusalem délivrée. La princesse Sophie-Alber-
tine, sa demoiselle d'honneur Madeleine de Rudenschold, M""' de
la [Motte, [la comtesse de Lowenhielm, sa sœur la comtesse de
Hopken y avaient un rôle et de même le Roi et son frère cadet,
le duc de Sudermanie. Le Roi devait représenter le chef de
l'armée musulmane et son frère figurer Renaud, le chevalier
légendaire de l'épopée du Tasse.
Les vastes pelouses de l'esplanade de Drottningholm se
prêtaient merveilleusement à ce pompeux spectacle. On y avait
dressé des estrades et des tentes autour d'un décor monumental :
c'est là que la représentation se déroula devant toute la Cour
en présence des nouveaux époux placés au premier rang. Les
récits contemporains mentionnent quelques accidens. Les che-
vaux d'Armide, — princesse Sophie-Albertine, — s'emportèrent
et faillirent la jeter dans un fossé. Le duc de Sudermanie se
foula le genou en joutant; mais son frère, le duc d'Ostrogothie,
prit sa place et la fête continua. Nous en trouvons un écho dans
l'autobiographie de M"^ de Rudenschold, dont la reproduction
fera connaître, dès maintenant, l'héroïne de ce récit.
« Pour moi, je tenais le rôle de la fée Mélusine, protectrice
des chrétiens; le duc de Sudermanie était mon chevalier sous
les traits de Renaud, que j'avais arraché à l'ensorcellement
d'Armide. Je montais un joli cheval blanc, vêtue comme une
nymphe, le cou et les bras nus, une ceinture éclatante de pier-
reries et un voile blanc qui pendait sur mon cheval. Suivie de
Renaud, j'avançai au galop et le présentai aux arbitres. Mon
apparition fit une vive impression sur tous les spectateurs: tout
le monde battit des mains et on m'assura que, cette fois, j'avais
été plus jolie que jamais. »
Cette courte citation révèle chez la narratrice une rare
coquetterie féminine. Toutefois ce n'est pas uniquement par
coquetterie qu'elle constate son succès ; c'est aussi pour marquer
qu'elle en était flattée parce qu'elle l'avait obtenu en présence du
seul homme h qui, parmi tant d'admirateurs de sa beauté, elle
eût le souci de plaire. Et celui-là, c'était le nouveau marié, le
baron d'Armfeldt dont elle venait, à sa grande joie, de surprendre
TOME X. — 1012. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
le regard fixé sur elle et à qui elle avait répondu, inconsciem-
ment peut-être, par un regard révélateur de l'amour que déjà
elle avait conçu pour lui.
Get amour, non encore avoué, remontait a l'année précédente,
c'est-à-dire à l'époque où, arrivée depuis peu à la Cour, elle
avait vu le baron d'Armfeldt pour la première fois. C'était au
mois d'août 1784. Fille du sénateur, comte de Rudenschold,
elle venait de remplacer, à peine âgée de dix-sept ans, comme
demoiselle d'honneur de la princesse Sophie-Albertine, sœur du
Roi, sa sœur a» elle, Caroline, mariée depuis peu au baron de
Ehrencrone, écuyer de Sa Majesté. Dès ses débuts dans le monde
royal,, sa beauté, sa gràce^, la vivacité de son esprit l'avaient fait
admirer. Plusieurs demandes en mariage lui avaient été alors
adressées. Mais, comme si elle eut prévu sa destinée, elle hési-
tait à se marier. Aucun des prétendans à sa main n'était par-
venu à vaincre ses hésitations.
A ce moment, elle ne connaissait pas le baron d'Armfeldt. Il
voyageait en Italie avec le Roi. Mais son retour suivit de près
l'installation de la belle Madeleine à la Cour. Son attention se
fixa aussitôt sur. la nouvelle demoiselle d'honneur. Il exprima,
dès le premier soir, l'attrait quasi foudroyant qu'il subissait, en
disant à la princesse Sophie-Albertine :
— La Cour de Sa Majesté s'est singulièrement embellie en
mon absence.
En le disant, il désignait du regard celle à qui il adressait
cet hommagB. Elle en resta comme foudroyée elle aussi, et dès
lors sa destinée fut fixée.
Vingt ans plus tard, alors que, victime de ce malheureux
amour et des catastrophes qui en furent la suite; elle déplorera
sa faute et sera toute au. repentir, elle dira en parlant de l'homme
à, qui elle attribue ses infortunes : (( Il avait une àme dépravée
qu'il savait cacher au moins pour moi. » Mais ce jugement
date du moment oii elle ne pouvait plus que gémir. Il diffère du
tout au tout de celui qu'elle formulait presque au début de leur
liaison, dans une sorte de confession adressée à son amant jijour
se mieux faire connaître de lui :
(( Tous ceux, qui ont vu et connu cet homme seront d'accord
avec moi sur ce point qu'il réunit tout ce qui peut charmer un
cœur de femme. Le bel idéal de mes rêves que j'avais cherché
en vain s'est réalisé en lui. Un moment, il sembla vouloir me
IN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 355
distinguer parmi la foule des dames de la Cour auxquelles il
présentait plus ou moins ses hommages. Avoir captivé l'homme
le plus beau et le plus aimable était bien une chose propre à
flatter mon amour-propre. A cette époque, il ne s'occupait pa;s
encore d'afîaire s politiques; il était uniquement chargé d'orga-
niser les fêtes de la Cour et il portait ses hommages à la beauté
partout où il la trouvait. Cependant, quoique son penchant pour
moi eût paru pas.sager, l'impression en resta gravée dans mon
cœur et ma fierté seule me fit paraître indifférente' lorsque, au
grand contentement du Roi, il épousa ^^'^ de la'Gardie.
((... Déjà, quelques mois avant son mariage, le baron d'Arm-
feldt avait habité un appartement contigu au mien. M"^ de la
(îardie sa fiancée se levait tard, tandis que je melevais de bonne
heure. En l'attendant, il se mettait à sa fenêtre, moi à la mienne,
et nous causions. Ma bonne humeur et mon état d'esprit lui
plurent : il y avait tant de points de contact entre nous, dans
notre manière d'envisager la vie et d'y réfléchir! Je trouvais un
vrai plaisir dans ces conversations matinales et nulle place dans
la chambre ne me plaisait autant que cette fenêtre et je crois
bien qu'il en était de même pour lui, puisque, tarit qu'il fut
libre, il ne manqua pas une seiile fois de venir ainsi causer avec
moi. Son mariage mit fin à nos conversations et par la suite,
lorsqu'il se trouvait en ma présence, il affectait beaucoup de
réserve. Je n'en restai pas moins persuadée que je ne lui étais
pas tout à fait indillerente et j'en ressentais une vive joie. Sans
doute, ma raison, bien qu'égarée, me faisait comprendre la
nécessité de cacher ce sentiment même à celui qui en était
l'objet. Pensée téméraire! Nos cœurs s'entendaient déjà. Un seul
regard ne suffit-il pas pour révéler toiit ce que la bouche n'ose
avouer. »
Il résulte de ces citations que, lors du carrousel, Madeleine
aimait déjà et espérait être aimée. Au surplus, c'est d'elle-même
que nous en tenons l'aveu. Faisant allusion aux applaudisse-
mens qui ont salué sa jeune beauté, elle écrit :
« Ce qui plus que toutes ces gentillesses me rendit heureuse,
c'est l'impression que je fis sur le baron d'Armfeldt. Je jouis
pleinement de ce triomphe. Sans doute j'eus tort, très tort de
ne pas étouffer ce sentiment qui était criminel puisque l'homme
qui l'inspirait n'était plus libre. Mais l'amour raisonne-t-il dans
un cœur chaud et déchaîné ? Et les circonstances ne paraissent-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
elles pas quelquefois contribuer à nous conduire au sort qui
nous est destiné? Afin de pouvoir oublier Armfeldt, j'aurais du
éviter de le voir et de me trouver quotidiennement dans sa
société. »
Le silence des documens qui nous servent de guide ne per-
met pas de préciser l'époque à laquelle furent échangés entre
Madeleine et le favori du Roi les aveux décisifs. Il est certain
toutefois qu'au moment du mariage d'Armfeldt, ils ne s'étaient
encore rien dit, mais que, vers le milieu de l'année suivante,
ils n'avaient plus rien à s'apprendre.
Dans sa confession écrite, nous l'avons dit, lorsqu'elle était
déjà la maîtresse d'Armfeldt, elle rappelle encore que Gus-
tave III, loin de mettre obstacle à leur liaison, la favorisa et que
parfois même, en l'absence de l'amant, il s'inquiéta plus que de
raison des coquetteries dont la maîtresse se faisait un jeu vis-à-
vis d'autres personnes. « Cette faiblesse, dit-elle, n'était qu'une
conséquence de ma vanité et de mon désir d'être toujours la plus
jolie et Armfeldt le savait. )> Au reste, (iustave III s'était rassuré
en apprenant à la connaître. Il avait acquis la conviction qu'elle
n'abuserait jamais des confidences qu'Armfeldt pourrait lui
faire au sujet des atîaires de l'Etat auxquelles d'ailleurs elle ne
prétendait pas être initiée. Ce qu'elle voulait gagner surtout,
c'était l'entière confiance de son amant, le droit de lire dans
son cœur <* qu'elle souhaitait de captiver par un sentiment
plus fort que l'amour, qui, chez lui, n'était jamais de longue
durée. »
(( Personne n'a été plus léger que lui; mais personne n'a su
mieux que lui obtenir le pardon de sa légèreté. Même le cœur
qui était le plus épris de lui se sentait heureux du don de son
amitié lorsque son amour s'était évanoui. Il sait y donner une
telle chaleur qu'elle laisse l'illusion de ce qui a été. »
Il suffit de regarder à la vie intime d'Armfeldt pour recon-
naître combien était exact et juste le jugement qu'on vient de
lire. Son existence en elîet abonde en aventures romanesques
où les femmes qu'on y voit figurer se montrent aussi promptes
à lui pardonner ses infidélités que passionnément attachées à
lui. C'est qu'il a été de bonne foi quand il leur jurait un éternel
amour et qu'elles en sont convaincues. Mais, ce qui ne laisse
pas d'être plus surprenant, c'est que, lorsqu'il les trompe, il leur
en fait l'aveu en se lamentant sur ses fail)lesses, en sollicitant
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 357
son pardon, sans oser ce[)on(lant promettre de ne pas recom-
mencer. Ses relations avec sa noble femme, Hedwige de la
Gardie, qu'il trouva toujours, même dans ses pires malheurs,
dévouée jusqu'à l'héroïsme, ne sont pas à cet ég^ard moins révé-
latrices de sa nature ondoyante et de la fragilité de ses engage-
mens que ses rapports avec Madeleine de Rudenschold.
A l'heure où il semble en proie aux sentimens les plus tendres
pour Iledwige, il se laisse captiver par la beauté de Madeleine.
Il se défend d'abord contre la tentation. Bientôt, elle s'empare
de lui avec une irrésistible violence; finalement, il y succombe.
Peut-être suppose-t-il que l'aventure sera passagère. Mais la
jeune fille, qui se donne sans calculer les suites de sa faute,
n'est pas de celles qui se laissent abandonner. S'il n'a pas été
en son pouvoir d'empêcher Armfefdt de se marier, elle le tient;
elle entend le garder; elle le gardera, l'ayant si fortement
enchaîné qu'il renoncera à briser la chaîne et que, pendant
plusieurs années, il portera fiévreusement le fardeau de deux
amours, celui qu'il ressent pour sa femme et celui qu'il a conçu
pour sa maîtresse.
Il y a lieu d'observer qu'à la cour de Suède, une situation
aussi peu régulière n'était pas pour faire scandale. Il en était
d'analogues et en assez grand nombre. On en parlait couram-
ment. La famille royale elle-même fournissait maints alimens
à la médisance.
La liaison du baron d'Aimfeldt avec Madeleine de Rudens-
chold fut admise au même titre que les autres. Comme les deux
amans ne se cachaient pas, leur constance réciproque publi-
quement avouée finit par imprimer à leur liaison une sorte de
régularité qui semblait la rendre légitime. Fière de son amant,
transportée par ses succès, heureuse de le savoir on possession
de la confiance du Roi et tout-puissant à la Cour, Madeleine se
livrait sans contrainte au bonheur de lui prodiguer sa tendresse
et de recevoir les preuves de la sienne. Elle lui disait alors, ce
qu'elle devait lui répéter plus tard, dans ses lettres, quand ils
furent pour toujours séparés :
— Nous sommes l'un à l'autre pour la vie, car tant que
je t'aimerai tu m'appartiendras, et jamais je ne cesserai de
t'ai mer.
Quelque volage que fut Armfeldt, il ne doutait pas <le
l'éternité de cet amour plus fort que ses remords et que n'avaient
358 REVUE DES DEUX MONDES.
pu détruire les constans et tendres témoignages de celui xle sa
femme. Mais alors qu'il s'abandonnait aux mêmes espérances
que sa maîtresse, un événement inattendu allait les précipiter
dans une longue suite d'infortunes, transformer en tragédie le
beau roman auquel cbaque jour ajoutait un chapitre plus eni-
vrant.
Dans la soirée du 16 mars 1792, au bal de l'Opéra de
Stockholm, (iustave III était frappé par la balle d'un assassin et,
le 29 du même mois, il succombait aux suites de sa blessure.
II
Il n'y a pas lieu de s'attarder ici aux péripéties qui précé-
dèrent la mort du roi de Suède. Il suffit de rappeler qu'Arm-
feldt figurait parmi les serviteurs fidèles qui reçurent son der-
nier soupir et qu'au moment de rendre l'àme, le mourant lui
donna un suprême et dernier témoignage de sa confiance en
exigeant de lui l'engagement formel de veiller sur le petit roi
Gustave I\^ qui n'avait alors que quatorze ans.
Quant à ses autres volontés, elles étaient exprimées dans un
testament olographe daté de 1780, et dans un codicille daté
de 1789, par lesquels il confiait la régence à son frère pendant
la minorité de Gustave IV, qui ne serait majeur qu'à dix-huit
ans. Quelques heures avant de mourir, il avait complété ces
dispositions en nommant le baron d'Armfeldt gouverneur géné-
ral de Stockholm, en ordonnant que Iv comte Gyldensdolpe,
gouverneur du jeune prince, et Rosenstein, son précepteur, ne
pourraient être dépossédés de leur charge jusqu'à sa majorité, et
enfin en constituant, pour assister le Régent, un conseil composé
de quatre membres qui étaient nominativement désignés et
parmi lesquels Armfeldt ligurait. Mais, soit que l'état du Roi ne
lui eût pas permis d'énoncer clairement ses intentions au sujet
de ce conseil, soit que le secrétaire d'Etat Schroderein, chargé
de les rédiger, les eût mal comprises, elles étaient en contradic-
tion avec le testament antérieur. En outre, la signature qu'avait
mise au bas de la pièce la main défaillante du mourant, lais-
sait supposer, tant les caractères en étaient brouillés, qu'au mo-
ment de signer, il ne s'appartenait déjà plus. Néanmoins, il est
un point sunlequél sa volonté était d'autant moins douteuse qu'il
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 3§9
l'avait exprimée verbalement : il voulaitqiie le Régent fût assisté
d'un conseil.
Profitant des obscurités de rédaction qui rendaient imprécises
les attributions de ce cortseil, le duc de Sudermanie refusa
d'adhérer au codicille. Il ratifia les dispositions de son frère
en ce qui touchait la nomination d'Armfeldt comme gouA^r-
neur général de la capitale et le maintien de Gyldensdolpe
et de- Rosenstein dans leurs fonctions auprès du roi mineur.
Mais, en lisant la clause constitutive d'un conseil de régence, il
s'écria :
— Qu'est-ce que cela signifie? C'est incompréhensible. Je ne
puis être Régent dans ces conditions.
Il consulta pour la forme le chancelier de Justice. Après
avoir pris son avis, il annula purement et simplement la dispoi->
sition qui réduisait ses pouvoirs en lui imposant des conseillers
par qui devaient être approuvés ses actes. Armfeldt perdait
ainsi la possibilité d'intervenir dans la conduite du gouverne-
ment et d'y exercer son influence.
Sans doute, en confiant à sai sollicitude le jeune roi, en lui
faisant promettre de ne le quitter jamais, enfin en le nommant
gouverneur général de la capitale, Gustave IILlui avait donné
les moyens d'étayer l'autorité qu'il entendait = lui conserver et
Armfeldt aurait pu croire qu'elle ne serait pas atteinte s'il n'avait
connu la malveillance du duc de Sudermanie à son égard. Mais
il en possédait trop de preuves pour l'ignorer.
Elle datait de loin et tenait à plusieurs causes. La plus
ancienne résultait de la faveur mên>e dont il avait joui au temps
du feu Roi. Tenu par son frère à l'écart de la politique et con-
vaincu que cette marque humiliante de défiance était due au
favori, le duc s'était souvent trouvé du côté de ses adversaires,
trop souvent même pour qu'Armfeldt pût se faire illusion quant
aux sentimens qu'il lui inspirait. On a toujours vu les courti-
sans honorés de l'amitié de leur souverain, jalousés par les
membres de sa famille : sur ce point,. le Régent ne démentait
pas la tradition.
A cette première cause de son inimitié plus ou moins dissi-
mulée du vivant de Gustave, était venue, dans ces derniers
temps, s'en ajouter une autre d'une origine toute différente. Il
s'était épris de Madeleine de Rudenschold et n'avait pas craint
de le lui avouer. L'accueil fait à ses aveux n'étant pas de nature
360 REVUE DES DEUX MONDES.
à encourager ses espérances, il avait feint d'y renoncer et de se
résigner au refus indigné par lequel Madeleine lui avait répondu.
Mais sa résignation n'était que comédie. Tandis qu'Armfeldt,
dans les bras de sa maîtresse, raillait l'étrange tentative du
prince dont elle lui avait fait la confidence, celui-ci ne se décou-
rageait pas et se promettait de revenir à la charge dans un mo-
ment plus opportun. Il n'est pas téméraire de penser qu'il son-
geait déjà à éloigner Armfeldt et à se donner ainsi une chance
plus grande de vaincre la résistance que lui opposait la jeune
femme.
Toutefois, quel que fût son dessein, il se montra d'abord plein
d'attention pour le favori de son frère. Non content de ratifier
sa nomination de gouverneur général, il lui déclara que les
hommes qui avaient servi le feu Roi jusqu'à la dernière heure,
sans marchander leur dévouement, seraient toujours considérés
par lui comme les plus fidèles serviteurs de l'Etat et traités en
conséquence.
Dès ce moment, sa conduite à l'égard d'Armfeldt présente
tous les caractères de la perfidie. Il l'accueille toujours avec
bonté. Dans les circonstances graves qui se produisent au len-
demain de la mort de Gustave III, il lui demande conseil; il
recourt même à ses services et notamment lorsque, à la nouvelle
de la décision qui le nommait Régent, une émeute éclate dans
la capitale; c'est à lui qu'il demande d'intervenir pour apaiser les
masses populaires. Lorsque le soulèvement est conjuré, il le
remercie avec la plus vive reconnaissance et avec le désir de le
convaincre de sa durée.
Un homme moins perspicace et moins fin que le gouverneur
général s'y serait mépris; mais il ne s'y méprit pas. S'il avait
lieu d'être satisfait des paroles qui lui étaient adressées, il ne
jtouvait l'être des actes qu'il prévoyait et auxquels le Régent
})réludait en imprimant à la politique suédoise une orientation
nouvelle.
Au moment de la mort de Gustave III, cette politique était
fdudée sur l'alliance de la Suède et de ja Russie, conclue, on s'en
souvient, à la suite de la paix de Véréla. Après s'être réconciliés,
les deux adversaires de la veille avaient compris la nécessité de
s'unir étroitement en vue des complications qui s'annonçaient
pour le lendemain. Gustave s'était prêté à ce rapprochement
avec d'autant plus de joie qu'il ne pouvait plus compter désor-
UN DRAME d'aMOITR A LA COUR DE SLÈDE. 361
mais sur ralliance du gouvernemeut fraurais, devenu la proie
<les factions révolutionnaires et qu'il voyait dans l'impératrice
Catherine l'instrument le plus actif et le pivot le plus
solide d'une coalition des puissances monarchiques contre la
nation qui voulait les détruire. Avec le concours de cette
souveraine, l'Europe parviendrait à rétablir l'autorité royale
en France et à écraser le jacobinisme dont l'influence se faisait
déjà sentir de toutes parts. Telle était la politique da roi de
Suède quand il avait été frappé par la balle d'un assassin. Telle
était aussi celle d'Armfeldt. A l'exemple de son roi, il désirait
préserver la Suède de la contagion du fléau qui menaçait tous
les trônes.
En dernier lieu, cette politique avait eu pour résultat de faire
rappeler à Stockholm le baron de Staél-Holstein, ministre du
gouvernement suédois à Paris, à qui le Roi reprochait de s'être
montré trop favorable aux idées nouvelles. Si Gustave eût été
vivant lorsque cet ambassadeur était rentré en Suède, il l'aurait
accueilli par des reproches. Non seulement, Staël n'en entendit
pas dans la bouche du Régent avec qui il était lié d'amitié;
mais encore, lorsqu'il eut expliqué sa conduite, elle fut ap-
prouvée.
Presque à la même date, le duc de Sudermanie mandait à
Stockholm un personnage qui, lui aussi, était de ses amis. Cette
amitié, comme celle qu'il avait conçue pour le baron de Staël,
était née de leurs fréquentes rencontres dans les séances mysté-
rieuses que tenaient entre eux les membres de la secte des illu-
minés, à laquelle tous les trois s'étaient affiliés. Ce per.sonnage
à qui le Régent songeait à confier la direction du gouvernement
se nommait le baron Adolphe de Reuterholm. Ancien cham-
bellan de la reine Sophie-Madeleine et membre de la Diète de
1789, il y avait pris contre Gustave III une attitude résolument
hostile. Tombé alors en disgrâce, il avait quitté la Suède
pour aller vivre à Paris. Là, il s'était mis en rapport avec les
partis révolutionnaires; il avait adopté peu à peu la plupart
de leurs idées en y mêlant celles de la franc-maçonnerie et
une sorte de mysticisme moitié religieux, moitié profane, acquis
au contact des milieux spirites que depuis longtemps il fré-
quentait.
Ces idées étaient, à peu de chose près, celles du duc de Suder-
manie. Reuterholm, malgré son arrogance et sa vanité, lui était
3€t2 REVUE DES DEUX MONDES.
sT^mpathique. A Stockholm même, ils s'élaient maintes fois
réunis pour évoquer les esprits. A plusieurs reprises, iReu-
terlîolm s'était flatté d'avoir obtenu d'eux des prédictions qui
annonçaient au prince qu'il serait un jour le maître de la Suède
et que lui, Reuterhôlm, était destiné à la gouverner sous ses
ordres.
Intelligence brumeuse et àme pervertie, avide de plaisirs,
libertin par nature, lent en toutes choses à se décider, redou-
tant les responsabilités, le duc de Sudermanie, encore qu'il affi-
chât des prétentions autoritaires, ne demandait qu'à être mis
en tutelle. Reuterholm, au sort duquel, à en croire les voix
d'outre-tombe, le sien était lié, lui parut digne de le seconder
dans la tâche qui lui était échue; sous l'influence <les souvenirs
qui leur étaient communs, il l'appela à Stockholm et en fît le
maître de l'Etat.
Le baron d'Armfeldt en était déjà parti. Au lendemain de la
mort du Roi, accablé de douleur, atteint dans sa santéet prompt
à s'irriter des changemens qu'il voyait se produire dans la
marche des affaires, ne croyant pas à la sincérité des témoignages
de bienveillance auxquels semblait se plaire le Régent à vson
égard, il vivait assez retiré, se consacrant presque uniquement
à ses fonctions de gouverneur général et ne paraissant à la Cour
qu'autant qu'il y était appelé par les nécessités de son service.
Elle était alors à Drottningholm. Lorsqu'il y venait, c'était sur-
tout pour y voir le jeune roi vis-à-'Vis duquel il entendait conser-
ver, autant qu'il le pourrait, le rôle qui lui avait été prescrit par
Gustave IIL Mais, par Madeleine de Rudenschold, il était tenu
au courant de ce qui se passait autour du Régent.
■Lesintentions du prince, dont les échos lui parvenaient par
cette voie, semblaient avoir été conçues pour l'exaspérer. Il voyait
les volontés du roi défunt méconnues, le gouvernement suédois
préparer la rupture de l'alliance russe et se rapprocher du ; gou-
vernement français qui était alors aux mains du parti Girondin.
Le baron de Staël, réintégré dans les fonctions diplomatiques
dont Gustave III avait voulu le déposséder, s'apprêtait à retour-
ner à Paris muni d'instructions à d-efTet de jeter ; les ; bases d'un
traité d'alliance entre la Suède et la République : il se flattait
d'en obtenir des subsides plus considérables que ceux qui
étaient stipulés dans le traité conclu avec la Russie au commen-
cement de l'année précédente.
UN DRAME d'amour. A LA. COUR. D£ SUEDE. 363
Il n'était pas jusqu'à la lenteur des poursuites intentées
contre les régicides dont Armfeldt ne fût otîensé et irrité. 11 la
considérait comme un outrage à la mémoire de son maitre. En
un mol, de quelque côté qu'il tournât les yeux, il saisissait les
preuves de la volonté du Régent de jçterla Suède dans des voies
nouvelles, contraires à celles où l'avait engagée le règne précé-
dent. Ces preuves apparaissaient surtout dans l'entourage que se
formait le prince et où entraient peu à peu les hommes-les plusr
hostiles au souverain qui venait de disparaître.
L'imagination d'Armfeldt était vive, fougueuse même, sout
vent jusqu'à l'exagération. Il se ligura que les changemens dont
il était le témoin avaient pour but d'annihiler la volonté de
l'enfant qui attendait que l'heure de régner sonnât pour lui et;
lorsqu'il aurait atteint sa majorité, de rendre son règne impos-
sible, ce qui eût prolongé la régence ou fait pas.ser la couronne
sur latête du duc de Sudermanie. Il y avait quelque exagération
dans ces craintes; il ne semble pas que le Régent ait alors conçu
de telles ambitions. Mais il n'en était pas de même autour de
lui. Celles de ses courtisans qui ne devaient se réaliser qu'en
1809, après que son neveu eut été détrôné, se trahissaient déjà
dans leurs propos.
On peut voir à ces traits combien, quelques semaines après
la mort de Gustave, la situation était tendue. D'un côté, Arni'
feldt et ses amis, qui, dans la conduite du gouvernement, ne
trouvaient rien qui pût être approuvé ; de l'autre côté, les enne-
mis de l'ancien régime groupés autour du Régent, attendant
impatiemment l'occasion de se délivrer de ceux qu'on appelait
les Gustaviens.
Pour achever de décrire l'état de trouble en lequel ces riva-
lités avaient jeté la cour, de Suède, il convient de constater que
le comte de Stackelberg, l'ambassadeur de Russie, se confor-
mant aux ordres de sa souveraine, avait pris parti pour les
royalistes dévoués à la mémoire de Gustave III et à l'avenir de
son fils. Ils se réunissaient chez ce diplomate, toujours prêt à
leur ouvrir sa maison et à se concerter avec eux sur les moyens
d'imposer au Régent l'alliance russe à laquelle il s'elForçait
de se dérober. La nouvelle de l'arrivée prochaine de Reuter-
holm, la présence à Stockholm d'un envoyé de la République
française, l'abbé de Verninac de Saint-iMaur, la décision. prisé de
faire partir pour Paris le baron de Staël furent donc les pre-
364 REVUE DES DEUX MONDES.
mières causes de l'irritation d'ArmfelcU contre le nouveau
régime.
Elles s'envenimèrent de diverses conlrariéte's qu'il éprouva
dans l'exercice de ses fonctions de gouverneur général ainsi que
dénominations à des postes élevés de personnages que Gustave III
avait éloignés de la Cour; il interpréta ces mesures comme un
témoignage du désir qu'avait le Régent de se débarrasser de lui.
Il fut bientôt convaincu que son renvoi était décidé et que sa
disgrâce totale était proche. Il conçut alors le projet de s'éloi-
gner momentanément de Stockholm. Sa santé compromise et
lente à se rétablir lui fournirent le prétexte dont il avait besoin.
Elle justifia la demande de congé qu'il présenta au Régent en
démontrant la nécessité où il se trouvait d'aller faire une cure
à Aix-la-Chapelle.
Son désir ne pouvait qu'être agréable au prince. En y faisant
droit, il supprimait un témoin de sa conduite, qui semblait tou-
jours la lui reprocher; il éloignait de la Cour un rival dont la
présence l'empêchait de donner carrière à ses convoitises amou-
reuses. Quoique contenue et dissimulée, sa passion pour la de-
moiselle d'honneur ne s'était pas refroidie. Malgré l'échec de sa
première tentative, il n'avait pas renoncé à en faire une seconde.
A tous les points de vue, le départ d'Armfeldt comblerait ses
vœux. Néanmoins, poussant la perfidie à l'extrême et continuant
à couvrir d'un masque de bonté ses antipathies et sa mal-
veillance, il feignit de se faire tirer l'oreille et de vouloir refu-
ser le congé qui lui était demandé pour quatre ou cinq mois.
Il finit par l'accorder, mais pour trois mois seulement, sous le
prétexte que les fonctions d'Armfeldt exigeaient son prompt
retour.
(( II avait eu le temps de se préparer à la comédie qu'il me
fit l'honneur de jouer devant moi, écrit Armfeldt. Son Altesse
Royale ne se contenta pas de répéter les propos flatteurs qu'il
avait déjà tenus à l'occasion de mon voyage qu'il voyait avec
chagrin ainsi que sur mon retour, qu'il me pria de hâter, et sur
tous les services que je lui avais rendus et qu'il attendait encore
de moi. Il m'embrassa en employant les expressions les plus
tendres et émouvantes; mais je ne me laissai pas donner le
change. Je compris fort bien que cette attitude étudiée n'avait
été prise que pour m'empècher de parler de la liberté de la
presse; il savait que j'avais la loi dans ma poche. Voyant qu'il
UN DRAME d'aMOI R A LA COUR DE SUEDE. 365
ne voulait à aucun prix entendre la vérité, je me dispensai, bien
à contre-cœur, de lui décrire tous les malheurs qui, d'après
mon avis, seraient le résultat du nouveau décret. Je m'empres-
sai de le quitter, le cœur serré :
« — Que le ciel protège Votre Altesse Royale, lui dis-je, et
que la disposition d'esprit que Votre Altesse Royale a eu la
bonté de me montrer soit aussi sincère et aussi durable que les
vœux de succès que je ne cesserai jamais de former pour le Roi,
la patrie et Votre Altesse Royale dont les intérêts sont insépara-
blement [réunis.
(c Encore une fois, au souper de la Cour du même jour, j'eus
une conversation assez longue avec le Régent, au cours de la-
quelle il me dit entre autres choses :
« — Ne pourriez-vous pas aller en Angleterre pour voir les
princesses anglaises et en choisir une pour notre jeune roi.^
« Je lui répondis :
« — Quelque désir que j'aie d'obéir à la volonté de Votre
Altesse Royale, je ne puis pourtant me charger d'une telle com-
mission, parce que j'ai trop de respect pour les projets de feu le
Roi et sens qu'une partie de la nation désire vivement que notre
alliance avec la Russie soit raffermie par une alliance mari-
tale.
(( Le duc me plaisanta à ce sujet et chercha à me montiier que
ces sortes d'alliance n'avaient que peu d'importance de nos
jours ; le roi d'Angleterre était riche, et l'argent avait beaucoup
plus de poids que de vastes projets et de brillantes perspectives
qui, souvent, ne réussissent pas. Je ne voulais pas le contre-
dire, car, au fond, il avait raison à ce sujet, et je me contentai
de lui répondre :
<( — Je crois que nos propositions à cet égard ne sont pas
encore mûres; lorsqu'il y aura lieu de prendre une décision dé-
finitive, il sera nécessaire d'avoir l'avis du Roi, et on agira sage-
ment en lui laissant toute liberté à ce sujet.
« Le duc me regarda fixement et se tut. »
Ces détails ne laissent aucun doute quant à l'existence
d'une animosité réciproque entre les deux hommes qu'on
vient de voir aux prises. Armfeldt s'éloignait contraint et forcé,
bien que son départ parût volontaire ; il se croyait condamné
à une disgrâce certaine qui durerait jusqu'à la majorité
du Roi. Le Régent, malgré les assurances menteuses qu'il lui
36& REVUE DES DEUX MONADES.
proGHguait, élait heureux de le voir, jmrtir. Ainsi, chacun
d'eux jouait à l'autre une comédie, mais sans parvenir à le
tromper.
Le lendemain du départ d'Armfeldi,,on vit paraître à la Cour
le baron de Reuterholm dont l'arrivée était depuis longtemps
annoncée. C'était, nous l'avons dit, un vieil ennemi de l'ancien
favori de (iustave III. Il ne put que se féliciter de le savoir
ab-seoit; Mais il n'était pas homme à se contenter d'une si mince
satisfaction et il poursuivit avec opiniâtreté le dessein qu'il
avait conçu de le perdre. C'est probablement alors qu'il attacha
à ses pas des espions chargés d'exercer sur lui une surveillance
rigoureuse et dont nous raconterons plus loin les exploits.
Il apportait d'autre part des projets sur lesquels il s'était
déjà mis d'accord avec le Régent. Ils consistaient, on le sait, à
briser l'alliance conclue avec la Russie et à se rapprocher
de la France, ainsi que le conseillait fortement le baron de
Staël. Mais, pour faire accepter par l'opinion ce grand change-
ment, il fallait la flatter. Dans ce dessein, Reuterholm, à peine
au pouvoir, promulguait la loi q\ii rendait à la presse la liberté
que Gustave III lui avait ravie. Il est vrai qu'après avoir fait à la
Suède ce don de joyeux avènement, il se hâta de le lui. reprendre
dès qu'il eut acquis la certitude que la liberté de la presse allait
devenir aux mains de l'opposition une arme dangereuse pour
lui.
En même temps, il pactisait avec les révolutionnaires fran-
çais: et déclai'ait la guerre au parti des Gustaviens dont Armfeldl
était le chef. Il les calomniait auprès du jeune Roi, le mettait en
défiance contre eux; d'autre part, il créait l'isolement autour de
lui, en laissant entendre que ce malheureux petit prince était
menacé de perdre la raison.
Ces calculs ténébreux, sur lesquels il est difficile à l'Histoire
de se prononcer, n'échappaient pas à Armfeldt. A. la date du
9 octobre 1792, dans une lettre écrite d'Amsterdam à. Madeleine
de Rudenschold, il les constate. Il va jusqu'à soupçonner « ces
malfaiteurs et ces scélérats » de vouloir empoisonner l'enfant
royal. II songe à le mettre sous la protection de l'impératrice
Catherine, en lui rapj)elant qu'elle a promis à Gustave IV de le
défendre s'iLétait en péril. Comprenant du reste que, pendant la
régence, ses adversaires seraient plus forts que lui^il commence
à croire qu'il ferait bien de ne revenir à Stockholm que lorsque
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 367
le Roi sera majeur. Il sert ainsi, sans le vouloir, les projets de
Reuterholm.
Ouelles qu€ fussent les idées du « vizir, » aussi bien sur la
politique générale qu'en ce qui concernait Armfeldt, elles eurent,
dès le début, l'entière approbation du Régent. Il les approuva
non pas seulement parce qu'elles étaient conformes aux siennes
et parce qu'il avait une confiance illimitée dans les talens du
nouveau ministre, mais aussi parce qu'elles favorisaient ses
desseins sur la belle Madeleine en tenant Armfeldt éloigné de la
Suède. Celui-ci parti, il renouvela sa précédente tentative auprès
de la jeune femme. Elle repoussa de nouveau ses offres, sous
te, forme la plus dédaigneuse. Puis, elle se ravisa. Quoique tou-
jours énergiquement résolue à ne laisser aucune espérance à
son adorateur et, comme elle le disait : « à ne jamais s'avilir »
en se donnant à lui, elle pensa qu'elle pouvait tirer parti
pour son amant de l'ardente passion qu'elle avait inspirée au
prince.
Armfeldt, dont l'esprit était aussi mobile qu'agité, caressait en
ce moment un nouveau projet. Le poste de gouverneur général
de la Poméranie étant devenu vacant par suite de la démission
du titulaire, il songeait à s'y faire nommer en abandonnant
celui qu'il occupait à Stockholm. Ecrivartt au secrétaire royal
Schroderein, il lui confiait son désir, en sollicitant son avis et
ses bons offices. Schroderein communiqua sa lettre au Régent -et
à Reuterholm. Ils étaient bien loin de vouloir confier à leur
adversaire la haute fonction qu'il cherchait à obtenir. Ils -son-
geaient même déjà à l'envoyer comme représentant de la Suède
auprès des cours d'Italie, emploi diplomatique qui, s'il l'accep-
tait, les délivrerait de sa présence et le ferait oublier. A
Stockholm, ce projet n'était plus un secret; on en parlait ouver-
tement, on y voyait. la preuve de la disgrâce d'Armfeldt. Avec
une insigne mauvaise foi, ils feignirent d'interpréter sa lettre
comme une démission positive de l'emploi dont il était encore
investi et contribuèrent à en accréditer le bruit. Ses amis s'in-
quiétèrent de ces rumeurs et Madeleine de Rudenschold plus
qu'aucun d'eux. Depuis le départ d'Armfeldt, elle se consolait de
son absence en défendant ses intérêts et, quand il s'agissait de les
défendre, elle se transformait en lionne.
A cette heure, elle avait beau jeu pour intervenir. Le duc de
Sudermanie ne lui dissimulaitplus ses convoitises. Tel était le
•368 REVUE DES DEUX MONDES.
langage qu'il tenait à cet égard même en public, soit en s'adres-
sant à elle, soit en parlant d'elle, qu'on eut dit qu'il voulait la
j'éduire en la coniproniettanl. Son rôle h cette occasion est
véritablement odieux. Lorscju'on le rapproche de celui qu'il tint
j)lus tard j)0ur se venger des dédains (ju'il n'avait j)u vaincre,
on ne peut n'y j)as voir la preuve de, la plus rare bassesse
<ràme.
Seul avec Madeleine, il cherche à déshonorer son amant.
— II vous est infidèle, lui dit-il ; il est indigne de votre
amour et votre fidélité provoque la pitié de ceux qui savent com-
bien vous en êtes mal récompensée.
INiis voyant que ces j)rop(ts n'excitent «pui mé-pris, il change
^J'allure. Il déclare ixMad(deine que le dévouement qu'elle témoigne
à Armfeldt, au moment où tout le monde l'abandonne, a augmenté
son admiration et qu'il n(! nourrit plus d'nulre désir que celui
de gagner son amitié.
— Jntéressez-vous à moi, ajoute-t-il, et il n(^ lui sera rien l'ait
de ce (|ui pourrait vous déplaire.
Un jour nn^'Uie, il va plus loin dans le mensonge. Il annonce
à Madeleine qu'il a désigné, Armfeldt comme gouverneur géné-
ral de la Poméranie. Elle s'empresse d'annoncer à son amant la
bonne nouvelle. Mais, au bout de quelques jours, comme il n'en
transpire rien, et qu'en même temps, il lui revient de toutes
parts qu'on raconte qu'elle a cédé aux instances du Régent, elle
<léci(l(( de le mettre en demeure de démentir ces propos calom-
nieux, de renoncer à envoyer Armfeldt en Italie et de signer sa
nomination au post(; qu'il souliaite.
Dans une lettre écrite au voyageur, idbi lui narre ce qui s'est
passé entre elle et le duc de Sudermanie.
« — Mon parti ^est pris, dit-elle au })rince en l'abordant. On
■raconte sur moi des choses que je ne nuis supporter. Je ne suis,
ni ne deviendrai votre maîtresse, et malgré cela, le comte de
Huuth et la comtesse ont hier prétendu c(da devant d'autres per-
sonnes. Je mettrai fin h tout cela en partant pour la campagne la
semaine prochaine. Toutefois, je prie Votre Altesse Royale,
comme gag(! de tous les signes d'amitié qui m'ont été prodigués,
de vouloir décider sur le sort d'Armfeldt avant (jue je parte, car,
pendant mon absence. Votre Altesse Royale im sera entourée
(|ue de ses ennemis qui ont juré sa perte. Si vous l'autorisez à
-Lonserver toutes ses fonctions et à revenir lorsque son congé sera
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 369
lermind, ou .si, à la place de cela, vous lui douuez le posle de
gouverneur général en Poméranie, tout en lui conservant sa
pension, son régiment, ses fonctions de premier gentilhomme
de la Chambre, alors Votre Altesse Royale pourra prétendre à
mon amitié que je lui garderai pendant toute ma vie. Mais si
Elle l'envoie en exil ou qu'Elle lui donne le poste en Italie, je
vous dirai adieu à tout jamais. Je le rejoindrai, iVit-il au bout
du monde, et, malgré toute votre haine, vous ne réussirez pas ;i
le rendre complètement malheureux, tant que je partagerai sa
vie, et, au lieu de gagner mon amilié, vous gagnerez tout le
contraire.
(( La foudre n'aurait pu briser un mortel au point où il
l'était après mon explication. Il fondit en larmes, me prit
deux mains et m'adjura d'avoir pitié de l'état dans lequel il se
trouvait; il me dit qu'il me laissait «'utièrement le soin de déci-
der sur ton sort comme bon me semblerait. Quant à lui, il ne
pouvait qne pensci' à celb' chose terrible : ne plus jamais me
voir. Il promit de ne plus me parler pourvu, que seji yeux pussent
me regarder.
(( Il était dans un tel état de surexcitation que je compris que
je ne pourrais lui tirer une réponse sensée et que j'étais obligée
d'attendre un moment plus calme. Je l'engageai à gagner ses
appartemens pour reprendre ses sens, ce qu'il lit aussitôt. Un
moment après, il revint, à peu }»rès dans [le même état. Il me
dit que, puisque j'avais fait son malheur, il jetterait le royaume
et la tutelle au diable, et qu'il voudrait que tu reviennes, car,
ainsi, je n'aurais pas de raisons pour le haïr. »
Après l'entretien que nous venons de reproduire, Madeleine
avait résolu d'aller passer quelque temps h la campagne. Avant
de partir, elle écrivit au Régent une lettre non moins fière que
le langage qii'elle lui avait tenu. Elle exigeait, en ce qui touchait
Armfeldt, une réponse franche et délinitivi;. Elle ne put l'obtenii-
et ne fut fixée qu'en appn;nant que le comte Ruuth était nommé
gouverneur général de la Poméranie et Armfeldt, ministre de •
Suède en Italie.
Dans l'explication verbale qu'elle provoqua, le prince essaya
de se justifier en prétendant que ses conseillers lui avaient forcé
la main ; mais il donna sa parole d'honneur qu'Armfeldt resterait
libre, s'il ne voulait pas accepter le poste d'Ilalic, de conserver
les fonctions qu'il occupait en Suède. Cette déclaration fut (mcore
TO.ME X. — 1912. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
accompagnée de larmes et de protestations d'amoiiret Madeleine
eut ainsi l'avant-goùt des lettres qu'elle devait recevoir pendant
son séjcuir à la campagne, lettres brûlantes à travers lesquelles
elle pouvait se figurer son amoureux « ne cessant de gémir sur
son absence et pleurant comme un enfant pendant des journées
entières. »
Vraie ou feinte, cette douleur ne pouvait l'émouvoir, car le
jour même où le prince s'engageait sur l'honneur à laisser
Armfeldt libre de choisir entre les fonctions qu'il occupait et
celle à laquelle on l'appelait, il signait sa nomination comme
ministre en Italie.
On ne saurait trop s'étonner qu'après avoir ainsi entassé
mensonges sur mensonges, tromperies sur tromperies, pour
vaincre la résistance opposée à ses prières, il ait pu conserver
l'espoir d'en avoir raison un jour. Il est cependant vrai qu'il le
conserva. Dans des lettres ultérieures, Madeleine, qui maintenant
n'a plus que railleries pour cette (( belle passion, » nous montre
le Régent à Drottningholm « passant trois ou quatre fois par
jour devant ses fenêtres et se tordant le cou pour essayer de la
voir à travers les vitres. »
Une autre fois, au mois de mai 1793, elle le rencontre au
souper du Roi où il venait rarement et, de nouveau, elle acquiert
la preuve qu'il n'a pas renoncé à la séduire ou que, tout au
moins, il veut feindre de n'y avoir pas renoncé.
<( Pour mon malheur, il s'avisa de rappeler le temps passé de
cet été, et cela assez haut pour être entendu de Taube, Gyldens-
dolpe et Stackelberg. Il me dit que, pour m'oublier, il -avait fait
tlèche de tout bois, mais que, ne trouvant partout que des sottes
et des mijaurées, ses sentimens retournaient toujours à moi, que
plus je le dédaignais et je marquais mon amour et ma constance
pour toi, et plus il m'aimait.
(( Il me dit que je n'avais qu'un défaut qui était l'entêtement.
Je me défendis que je n'étais pas plus entêtée qu'une autre.
(, — Oh! que si, dit-il, ce qui vous est une fois entré dans la
tète, le diable lui-même ne saurait le faire sortir.
(( — Je vous demande pardon, monseigneur, je suis la première
à céder à la raison, mais jamais à l'autorité.
(( — Qiii vous parle d'autorité; elle n'existe pas chez moi. Mai.s
je vous dirai aussi que quand je me suis mis une idée entête, je
n'en d^nuords pas.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 371
(( — Tant mieux, monseigneur ; il est bon que vous soyez
ferme duns vos idées et ne cédiez pas à celles des autres qui
peuvent vous être funestes.
« — Gomment! vous croyez que je ne suis pas toujours ma
propre volonté! vous vous trompez fort, mademoiselle.
(( — Non, monseigneur, je suis persuadée qu'avec vos lumières,
votre esprit, votre caractère, vous devez conduire, non pas être
conduit. Je m'en réjouis, voilà pourquoi je vous parle avec celte
franchise.
« Il parut un moment interdit, puis voulut tourner la chose
on plaisanterie, disant qu'il ne pouvait s'en rapporter à un juge
aussi partial que moi, attendu que je lui en voulais toujours
d'avoir éloigné celui que j'aime et finit par recommencer ses
cajoleries et ses fadaises. »
Ces cajoleries et ces fadaises ne pouvaient pas plus troubler
Madeleine de Rudenschold que ne l'avaient fait antérieurement
les adjurations passionnées. Elle ne croyait plus aux senti mens
'qui lui étaient exprimés sous ces formes tantôt ardentes, tantôt
plaisantes. Ce qui dans cette circonstance semble l'avoir con-
trariée, c'est que ce qui lui était dit avait été entendu par l'am-
bassadeur Stackelberg, par Gyldensdolpe, le précepteur du Roi,
et par le baron Taube resté comme eux fidèle à la mémoire de
Gustave III. S'inquiétant de la dureté avec laquelle la régence
traitait les amis du feu roi et notamment Armfeldt, ils pensaient
qu'avec un peu plus de bonne grâce envers le duc de Suder-
manie, Madeleine pourrait obtenir un sort meilleur pour celui
qu'elle défendait avec àpreté. Sans la pousser à céder aux
instances du Régent, ils étaient d'avis qu'elle ne devait pas lui
enlever tout espoir.
A en croire sa correspondance, ils le lui répétèrent ce jour-là.
C'était vouloir amollir un roc. Elle était convaincue que le prince
ne lui faisait encore la cour que pour couvrir sa retraite et que
sa vanité seule était en jeu. Elle ne se trompait pas. Les favoris
du duc de Sudermanie travaillaient depuis plusieurs mois à
détourner ses convoitises de l'objet qui les avait allumées et dont
ils redoutaient l'influence. Par leurs soins, le prince était
retombé sous le joug de l'actrice Stolsberg, « son ancienne habi-
tude. » Quand il était las de leurs obsessions, c'est chez elle qu'il
cherchait un abri pour goûter un peu de repos et oublier les
soucis que lui créait la politique. D'autre part, en ces derniers
372 REVUE DES DEUX MONDES.
temps, une cerlaine Frédérjka Love avait mis la main sur lui.
Avide, exigeante et vénale, elle lui coulait cher. Mais, en lui
offrant les attraits de la nouveauté, elle le consolait de ne jouir
chez la Stolsberg que de sensations épuisées et de n'avoir pu
vaincre l'inflexibilité de la maîtresse d'Armfeldt.
Ses dévergondages alimentaient les potins de la Cour; Made-
leine n'en ignorait rien et dans les protestations nouvelles
qu'avaient surprises ses amis, elle ne voyait autre chose que les
dernières étincelles d'un foyer en train de s'éteindre. Elle écrit :
« Ils m'obsédèrent tout le reste de la soirée; mais, pour moi, je
me flatte que tout cela n'était que des propose! que, repris dans
les filets de Frédérika Love, il m'oubliera. »
III
Le baron d'Armfeldt avait quitté Stockholm au mois de.
juillet 1792. Les fragmens que nous possédons de sa correspon-t
dance de cette époque témoignent du plus sombre pessimisme.
Dans sa pensée, la Suède est perdue et deviendra bientôt la proie
des factions révolutionnaires au même degré que la France. Ce
sera le résultat fatal du gouvernement de la régence, tombé aux
mains de ce Reuterholm, qui ne dissimule plus ses sympathies
jacobines, encouragées par la faiblesse du Régent. On peut même
craindre que cette politique funeste n'aboutisse au triomphe des
révolutionnaires suédois et à l'établissement d'un état de choses
qui fermera à Gustave IV l'accès du trône.
De son côté, M"^ de Rudenschold lui annonçait que de plus
en plus les Gustaviens étaient persécutés. Le séjour de la capi-
tale était interdit à plusieurs d'entre eux; on maintenait la
garnison sous les armes sous le prétexte de réprimer les soulè-
vemens séditieux, mais, en réalité, disait la jeune femme, pour
restaurer le gouvernement des Etats tel qu'il avait été constitué
en 1720, et que l'avait détruit Gustave III à son avènement. De
telles nouvelles ne pouvaient qu'accroître l'irritation d'Armfeldt,
d'autant que de loin les événemens lui apparaissaient plus
graves encore qu'ils n'étaient.
Elle atteignit le comble lorsque, vers la fin de 1792, il reçut
à Dresde l'ordonnance royale qui le nommait ministre de Suède
auprès des Cours d'Italie et l'ordre de gagner son poste dans
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 3î3
le plus bref délai, sans passer par Stockholm. Les formes de
politesse dont était enveloppé cet ukase d'exil et les avantages
pécuniaires attachés aux fonctions auxquelles on l'appelait, dis-
simulaient tant bien que mal la disgrâce définitive dont il était
frappé. Mais il comprit qu'on le proscrivait. Néanmoins, il ne
crut pas devoir refuser, puisque, après tout, il ne voyait pas de
place pour lui en Suède, avant que le Roi eût atteint sa majo-
rité.
« Puisque Votre Altesse m'a fait connaître sa volonté, man-
dait-il an Régent, je n'ai plus rien à dire. Gomme sujet, je sais
que l'obéissance est mon premier devoir. Dans quelque cir-
constance que ce soit, on ne me prendra jamais à renier ma
profession de foi sous le règne de votre immortel frère et au
milieu des intrigues de l'esprit de révolte et de fureur, qui divi-
sait la patrie. »
Mai-, que d'amertume sous cette soumission ! Elle éclate
dans les lettres qu'il écrivait à sa femme et à sa maîtresso. H
trouve humiliant qu'en échange de la situation la plus brillante,
on le condamne à courir les chemins et à une carrière sans
gloire. Un emploi de ministre en Italie lui convient d'autant
moins qu'on ne lui a pas même conféré le titre d'ambassadeur.
Tout au plus peut-il espérer qu'exilé, (( il sera intéressant. »
Ainsi, de ce qui lui arrive, de ce qu'il voit, de ce qu'il
apprend des événemens de Suède, que viennent assombrir
encore ceux qui se déroulent à Paris, naissent les raisons qui
alimentent ses colères et le jettent dans un état voisin du
découragement. On ne saurait donc s'étonner si, d'une part, il
.songe à passer au service d'une puissance étrangère et si, d'autre
part, il est résolu à ne pas se hâter de se rendre à son nouveau
poste .
Telles sont les dispositions dans lesquelles, au commencement
de 1793, il débarquait à Vienne. Il n'y était pas attiré seule-
ment par le désir d'y chercher l'occasion de réali.ser les desseins
vagues encore dont son esprit était agité, mais aussi parce qu'il
avait hâte d'y retrouver une femme dont les charmes et la séduc-
tion lui faisaient oublier qu'en Suède deux cœurs qui lui étaient
passionnément attachés ne cessaient pas de battre pour lui. Née
(îalitzine, elle avait épousé le prince Mentschikoff, sujet russe,
connu pour ses mœurs dépravées. Armfeldt l'avait rencontrée à
Aix-la-Chapelle où elle .se trouvait avec son mari et une nièce
574 REVUE DES DEUX MONDES.
de celui-ci. Promptement captivé par la beauté de la princesse,
«< personne ravissante, aimable et douce, douée d'une voix de
rossignol, » il lui avait fait entendre des paroles d'amour.
Écoutées avec complaisance, elles devaient nécessairement
aboutir à une de ces liaisons que le volage amant de Madeleine
de RuderLschold était toujours prêt à greffer sur ses autres
attachemens.
Rien ne prouve que cette flamme amoureuse ait été couronnée
a Aix-la-Chapelle. Ce qui est plus certain, c'est qu'en se séparant
dans cette ville, la princesse et Armfeldt s'étaient donné rendez-
vous à Vienne et que, là, il fut consolé de son isolement et de
ses déboires par les témoignages du plus tendre dévouement. Il
était destiné à en savourer la douceur plus d'un jour. Quelques
mois plus tard, quand il résidait à Naples, il en jouissait encore
et leur dut son salut dans une circonstance où sa liberté et sa
vie étaient en jeu.
A Vienne, la princesse M^ntschikoil le présenta dans la
liaute société dont elle était une des reines. En peu de jours, il
fut l'homme à la mode, dans le monde russe surtout. Tout con-
tribuait donc à lui inspirer le désir et l'espoir de se créer en
Russie une situation assez brillante pour le dédommager d'avoir
perdu celle qu'il occupait en Suède avant la mort de Gustave III,
Dans la capitale autrichienne, il avait retrouvé le comte Razo-
mowski, ambassadeur de l'impératrice Catherine, une de ses
anciennes connaissances. Ce diplomate l'entretenait dans ses
intentions. D'ailleurs, Armfeldt se rappelait qu'à Stockholm, le
comte do Stackelberg lui avait donné l'assurance du bon vouloir
qu'était disposée à lui témoigner la souveraine moscovite. Fort
de ce souvenir et sur les conseils de Razomowski, il écrivait à
celle-ci pour lui faire part de ses vœux.
u Du moment, lui disait-il, que la conservation purement
passive d'un emploi quelconque pourra être interprétée comme
une approbation des infortunes et du déshonneur de mon pays,
je m'empresserai de me débarrasser de tout et de solliciter de
Votre Majesté Impériale un asile dans ses Etats. »
Cette lettre fut confiée à l'ambassadeur qui s'était chargé de
la faire parvenir à son adresse. L'Impératrice y répondit le
11 mai. Après avoir remercié et complimenté Armfeldt des sen-
timens qu'il lui avait exprimés, elle ajoutait:
H ... Si les événemens de la vie vous conduisent dans mes
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 375
Etats ou à ma Cour, soyez assuré que vous y recevrez un accueil
qui confirmera les dispositions favorables dans lesquelles je suis
à votre égard. »
Grisé par ce langage, se croyant assuré de l'appui de Cathe-
rine et cédant è. la fougue de son imagination, Armfeldt consi-
déra l'Impératrice comme l'arbitre des destinées de la Suède.
Puisque cette patrie à laquelle il était passionnément attaché
était tombée aux mains d'un gouvernement despotique, favo-
rable aux idées révolutionnaires qui menaçaient toute l'Europe,
il fallait la délivrer. Qui pouvait mieux contribuer à sa déli-
vrance que cette souveraine dont le génie faisait l'admiration du
monde ?
Ces réflexions, depuis longtemps, hantaient l'esprit d'Arm-
feldt. La lettre impériale leur donnait un fondement solide sur
lequel il édifia le plan de révolution dont la découverte, avant
même qu'il eût pu commencer à l'exécuter, allait bientôt pro-
curer à ses ennemis les armes qu'ils cherchaient contre lui. Ce
plan figure parmi les pièces du procès qui lui fut ultérieurement
intenté. Bien qu'il ne soit pas écrit de sa main, l'authenticité
n'en est pas douteuse ; il l'avait dicté à un .secrétaire :
« J'ai médité pendant mon voyage, y dit-il, sur une" révo-
lution à faire en Suède et qui pourrait s'opérer sans effusion de
sang, sans tumulte, sans aucune espèce de désordre.
« Pour arriver au but sans violence et afin que la révolution,
qui est inévitable, soit paisible et heureuse pour tous, je dési-
rerais que l'Impératrice fit proposer au Duc rcgent, amicalement,
mais d'un ton'très impérial :
<( i° Que le jeune Roi soit admis à tous les Conseils ;
« 2" Qu'il admît à son Conseil les personnes suivantes (suit
une liste des personnes proposées pour former la nouvelle
administration, sans parler de lui-même, Armfeldt, qui en sera
le chef).
(( Pour donner de la vigueur à cette capitulation du Duc, il
faudrait une petite escadre russe à la hauteur de Stockholm
jusqu'à ce que la machine fût montée. Le Régent, une fois dans
nos mains, éclairé sur ses vrais intérêts, voyant qiae rien ne
peut changer sa situation à l'égard de son influence, serait très
content, très tranquille et ressemblerait à ces folles innocentes
dont on a violé la vertu. » ;
Tout en élaborant ce plan, Armfeldt ne se dissimulait pas-
376 - REVUE DES DELX MONDES.
qu'il était daiigereux pour l'indépendance de la Suède de faire
appel à l'intervention de la Russie. « Mais, dans les grands
maux, disait-il, il faut des remèdes violens, et quand on veut le
bien, il faut en accepter les moyens. »
Il n'avait pas communiqué ses projets à sa femme. Elle
devait le rejoindre à Naples avec leurs enfans et il ne pouvait
compter sur sa collaboration. Mais il en était autrement de sa
maîtresse. Elle restait en Suède, mêlée au monde de la Cour, en
relations avec les Gustaviens que Reuterholm n'avait pas chas.sés
de Stockholm, en rapports de confiance avec l'ambassadeur
Stackelberg. Elle pouvait donc lui être utile. Il n'avait pas hésité
à faire appel à son dévouement dont la solidité lui était garantie
par l'amour que, malgré l'absence, elle continuait à nourrir
pour lui. Il ne prévoyait pas qu'en lafaisant intervenir dans une
entreprise qui revêtait la physionomie d'un complot contre le
gouvernement royal, il la vouait à toutes les conséquences de sa
conduite tout au moins imprudente et l'exposait à tous les
dangers.
Ce n'est pas l'unique preuve de son imprévoyance et de sa
légèreté. Quels que fussent ses desseins qui .semblent avoir pris
corps pendant son séjour à Vienne, il aurait dû, pour ne pas les
laisser deviner, s'abstraire de certaines fréquentations propres à
le rendi'ê de plus en plus suspect au Cabinet suédois. Mais,
entraîné par la princesse Mentschikolî dans la société mosco-
vite, il ne cachait pas son antipathie pour la conduite politique
de la régence ; il parlait irrévérencieusement du Régent, de
Reuterhohlm, de leur entourage: il ne quittait pas la maison
de l'ambassadeur de Russie pour lequel il n'avait pas de secrets.
11 s'était également lié avec le comte de (îallo, représentant de
Naples en Autriche, qui, par conviction comme par état, profes-
sait des opinions conformes aux siennes.
A Stockholm, par suite des mesures de police qu'avait
ordonnées Reuterholm, on commençait à connaître ces menées
et on en prenait ombrage. Déjà, au moment où Armfeldt quit-
tait Stockholm, un maître de poste de Hambourg, acheté par la
police suédoise, s'était engagé à arrêter au passage sa correspon-
dance et à la communiquer à l'agent consulaire de Suède dans
cette ville. Quand on sut qu'il allait airiver à Vienne, des
instructions secrètes furent envoyées au ministre de Suède près
la cour d'Autriche, le baron Nolcken : il lui était enjoint de ne
UN DRAME DAMOUU A LA COUR DE SUÈUE. 3T7
pas le perdre <le vue. Tous ses actes, toutes ses démarches
devaient être surveillés, car on était fondé à le soupçonner
d'avoir suscité des troubles à Stockholm. Nolcken avait été
l'ami du feu Roi. Par égard pour sa mémoire, il essaya de
défendre Armfeldt. Mais son plaidoyer resta sans efTet. D'autres
voix étouffèrent la sienne : celle notamment du graveur Piranesi
dont jadis un caprice de Gustave III avait fait l'agent consulaire
de Suède dans les Etats romains. Lié avec Reuterholm, l'illustre
artiste s'était fougueusement associé à sa haine contre Armfeldt.
On le verra bientôt se répandre en ruses abominables pour la
servir, multiplier les guets-apens contre le voyageur, lui dérober
ses papiers et ne pas craindre de mettre des assassins à ses
trousses. Espionné à son insu, durant son .séjour à Vienne,
Armfeldt, en arrivant à Rome, le 19 mars 1793, allait être l'objet
d'une surveillance plus rigoureuse, non seulement de la part de
Piranesi, mais aussi de la part de l'entourage de la princesse
vSophie-Albertine que son excursion en Italie venait d'amener
dans la ville pontificale. Il devait y rester avec elle et autant
qu'elle. Il irait ensuite à Florence et à Gênes pour y présenter
au grand-duc de Toscane et au Doge ses lettres de créance, et
se rendrait ensuite à Naples. Il avait choisi la capitale des Etats
des Deux-Siciles comme lieu de sa résidence parce que la prin-
cesse MentschikofF lui avail promis de s'y fixer.
Ernest Daudet.
NOTES
SUR LA
GUERRE DE TRIPOLITAINE
Au mois d'avril dernier, entré en Tripolitaine par Ben Gar-
dane sur le golfe de Gabès, j'ai parcouru la province qui s'étend
de la frontière tunisienne à la banlieue de Tripoli. Des évé-
nemens de quelque importance se déroulaient sur la côte à cette
époque : les Italiens débarquaient â Bou Kamech, le canon ton-
nait le long du rivage, les dirigeables poussaient de nombreuses
reconnaissances dans l'intérieur des terres et lançaient des
bombes sur les troupes. Tout l'intérêt de cette guerre surpre-
nante, qui dure depuis huit mois sans aucun engagement
sérieux, était concentré dans la région..
Je fus continuellement sur le qui-vive; il me fut donné de
¥oir et d'entendre bien des choses intéressantes. Toutefois, les
notes que j'ai prises, les observations que j'ai pu recueillir
sont trop fragmentaires pour que je me hasarde à donner mon
sentiment sur l'issue de la guerre. Je laisserai à chacun le soin
d'en tirer les conclusions qui conviendront le mieux à ses
sympathies.
Mais, à mesure que je parcourais ces territoires désolés, je
comprenais de moins en moins, à s'en tenir à l'aspect extérieur
du pays, la ténacité que mettaient les deux adversaires, l'un, à
vouloir s'en emparer, l'autre à le conserver. A part certains i*lots
de verdure dans la région Tripoli-Homs, à part une bande côtière
\OTES SUll LA (.UERRE DE TRIPOLITAINE. 37^
plus étendue en Cyrénaïque et des vallons arrosés dans le
Djebel-Nefoussa, la« Libye » équivaut à l'Extrême-Sud Algérien.
Ce ne sont que plaines stériles, dunes de sable et, plus au Su(i,
collines et plateaux calcinés. Nul cours d'eau, quelques sources
de faible débit, quelques puits... Le désert, en un mot.
De B&n Gardane à Regdaline, pendant plus de 100 kilomètres^
la piste s'allonge à travers la plaine et le marais. Pas un arbre,
à peine de la broussaille ; ni villages, ni troupeaux. La solitude.,
le silence, un morne- soleil et des vents déchaînés I Les rares
puits que l'on y trouve contiennent une eau chargée de magné-
sie qui, si eMe c/onvient à l'indigiène, est contraire à l'Européen.
Il en est ainsi dans l'ensemble de ces territoires. On y a
remédié dans le Sud-Tunisien, en construisant de vastes citernes.
A Ben Gardane, la jarre d'eau douce se vend de huit à quinze
sous, selon la saison.
A Regdaline, seulement, commencent les palmiers qui
se succèdent dès lors en groupes de plus en plus rapproché.^
jusqu'à Zouara, Zavié, Azizié. Ces palmiers furent plus nombreux
autrefois. Avec un peu de soin, plusieurs oasis envahies par le
sable pourraient renaître.
On sait que, pour tenir contre la résistance opiniâtre qui
leur fût opposée, les Italiens ont dû débarquer en Tripolitaine
plus de 120 000 hommes. Dès le début des hostilités, c'est-k-
dire dès les premières semaines d'octobre 1911, ils occupèrent
les ports de Tripoli, Homs, Derna, Benghazi et Tobruk.
Ils s'en emparèrent facilement, mais depuis lors, leurs
troupes y restent entassées sous la protection des canons de la
Hotte. Cela fait huit mois d'immobilité.
Jamais ils n'ont cherché à se rencontrer avec les Turcs dans
une bataille décisive; jamais ils n'ont lancé quelques milliers
d'hommes résolus dans l'intérieur des terres; pas une seule fois^
ils n'ont tenté la destruction du camp d'Azizié, quf, au bout
d'une plaine toute plate, n'est qu'à 40 kilomètres au Sud de
Tripoli. Tout s'est borné jusqu'à présent à des escarmouche.s
d'avant-postes !
Les troupes, immobilisées sur la côte, s'énervent et se démo-
ralisent; l'escadre se fatigue à tenir la mer depuis si longtemps
pour les protéger. Cet été, le choléra risque de causer de grands
ravages dans une telle agglomération d'hommes.
3^0 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans leurs « presidios » inutiles et si chèrement conquis,
les Italiens semblent résolus à se tenir sur la de'fensive, comme
l'ont fait, pendant des siècles, les Espagnols au Maroc. Ils con-
struisent, en ce moment, un mur d'enceinte autour de Tripoli.
Quand ce mur sera terminé, ils pourront « décongestionner la
place, » estimant que 25 000 hommes suffiront à la défendre.
Une inaction aussi prolongée répond, sans nul doute, à un
plan mûrement élaboré. Pour qui ne connaît pas ce plan, elle
est inexplicable.
La possession d'un pays ne résulte pas seulement d'un décret
d'annexion. Encore faut-il en occuper les points stratégiques
principaux, avoir réduit l'adversaire à merci, y percevoir l'im-
piôt, en tout, y faire acte de souveraineté !
Quelles sont les forces musulmanes qui tiennent les Italiens
en échec .'^
Une armée turque réduite à un millier d'hommes, dont un
bon tiers de malades, et au maximum 10 000 volontaires indi-
gènes accourus des points les plus divers. Il y a quelques mois,
leur nombre fut plus considérable. Il peut augmenter de nou-
veau après la moisson, quand le danger sera pressant... Il est
venu des Garamantes du Fezzan, des cavaliers de l'Air, des
Touareg du Sahara, ces derniers armés de la lance et montés à
méharis. Certains ont mis plus de deux mois à faire le voyage.
Tous les Tripolitains employés en Tunisie, dans les mines et
dans les vignobles, ont abandonné la Régence au début de la
guerre, pour courir au feu. Des bandes de cinquante à cent
hommes passaient journellement la frontière. Ils vendaient
tout ce qu'ils possédaient afin de s'équiper : tapis, bijoux des
femmes, jusqu'à leurs tentes. Partout l'on souscrivit. Les fellahs
les plus pauvres donnèrent leur obole. Des sommes considérables
furent ainsi recueillies. Un élan unanime souleva le nionde
musulman, de l'Arabie au Maroc. Au mois de mars dernier,
une souscription pour le Croissant rouge réunissait 120 000 francs
dans la Régence de Tunis, seule.
Les armes et les munitions ne manquent point, au camp
turc. D'habiles corsaires qui viennent surtout des îles de l'ar-
chipel grec, — de Sicile aussi m'a t-on dit, — assurent le ravi-
taillement. Tous ne passent point, mais les trois quarts par-
NOTES SUR L\ GUERRE DE TRTPOUTAINE. 381
viennent à tromper la surveillance des torpilleurs italiens. La
moitié serait encore suffisante.
Les Turcs disposent de G 000 fusils Mauser. Ils possèdent,
en outre, un assez grand nombre de Martini pris aux Italiens.
Mais que valent ces armes délicates en des mains inexpéri-
mentées ? Il faut mettre des tampons au canon, envelopper la
culasse de chiffons, pour éviter l'encrassement par le sabl^.
L'indigène qui arrive au combat n'a ni le temps, ni le goût de
s'instruire de leur maniement. Même, un jeune soldat qui par-
lait français, natif de Tripoli, préférait une carabine de chasse
à son Mauser. Il l'avait achetée pour 40 francs à un Maltais. Le
Martini n'est pas apprécié ; on le juge inoffensif: la balle e.st de
trop faible calibre. Dans les engagemens à courte distance, on a
vu des combattans avoir la poitrine traversée de part en part,
sans hémorragie.
L'indigène continue d'employer ses armes habituelles; et
personnellement, j'ai vu entre les mains de ces francs-tireurs
beaucoup plus de fusils à pierre que d'autres ; quantité de trom-
blons également à pierre ; et il s'en faut que tous les carava-
niers, la plupart combattans occasionnels, soient munis d'une
arme à feu.
Mais les Tripolitains sont des guerriers redoutables qui
rachètent leur faiblesse numérique et leur armement rudimen-
taire par une intrépidité sans égale et par un absolu mépris de
la mort. Au surplus, ils savent tirer le meilleur parti de leur
fusil à pierre. A 80 mètres, ils abattent leur homme.
Les Turcs sont, malheureusement pour eux, dépourvus d'ar-
tillerie. Ils possèdent quelques canons emmenés de Tripoli et qui,
remisés au camp d'Azizié, attendent les événemens. Les canons
firent merveille au début de la guerre. La batterie fantôme du
capitaine Ahmed Ghougri, composée de deux canons, harcela
les Italiens pendant quarante-cinq jours. Elle est restée légen-
daire, même à Tripoli.. t
Pendant quelques jours, j'ai recours aux bons offices d'un
volontaire tripolitain pour me guider à travers ce grand pays
désolé. L'homme est petit, glabre, bien musclé. Son visage est
celui d'un adolescent, ses traits ont de la candeur ; et son exis-
tence est celle d'un bandit des grands chemins. Court vêtu
d'une sorte de chemise en loques, jambes nues, le burnous jeté
sur l'épaule, il porte un poignard à la ceinture et, dans le dos.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
l'antique fusil à pierre. Il fera toute la route à pied, de jour et
denuil, h l'allure de mon cheval, et, sans essoufUement appa-
rent, ne cessera de me narrer ses aventures.
Il fait la guerre depuis le début des hostilités. Il fut à Tri-
poli, à Homs, à Zouara, partout en un mot.
Un jour, dans un engagement aux avant-postes, il tua
trois bersagliers à lui seul. Un autre jour, sur la promesse
d'une prime de 20 francs que lui avait faite un officier, il se
rqndit à Tripoli pour acheter un litre de cognac. Une autre fois
encore, il paria, pour l'insignifiant enjeu de deux livres de
sucre, qu'il irait tuer une sentinelle au camp ennemi. En dépla-
çant devant lui un buisson d'épines, il y parvint, après une
nuit d(! ruses, à travers les fils barbelés qui ont des sonnettes.
C'est à Regdaline que j'ai vu des Turcs pour la première
fois.
Seul, à cheval, ayant devancé ma caravane dont la lenteur
est fatigante (4 kilomètres à l'heure), je n'atteignis le village qu'au
soir, à la lin d'une longue journée de marche Pendant toute
l'étape à travers la solitude, j'eus les mains et le visage brûlés
par le soleil, par le vent marin, parla scintillante réverbération
des marais.
La palmeraie est vaste, mais le village se compose seulement
d'un caravansérail, d'une ruelle de masures et de quelques
tentes.
Trente hommes y tiennent garnison sous les ordres d'un
lieutenant. Parmi les officiers, le lieutenant seul est musulman.
Le secrétaire est Gircassien, le médecin. Grec-orthodoxe, le phar-
macien, Arménien-catholique. Le médecin a pour femme une
Française de Tripoli, le pharmacien une Maltaise. C'est, en
raccourci, une image vivante de l'Empire ottoman. A la tète, le
Turc conquérant, et pour les autres besognes, le <( giaour, » le
fils des races soumises.
Cette })etite garnison est installée dans le caravansérail qui
tombe eu ruines. J'y reçois le meilleur accueil. Chacun s'em-
j)resse autour de l'hote qui apporte des nouvelles, qui rompt la
monotonie des jours. C'est ici l'isolement, la stagnation dans
une misère qui serre le cœur.
Dans la cour où s'amoncellent les immondices et les délrilus
NOTES SUR 1,A GUERRE DE TRTPOLITAINE. 383
■desséchés que le venl jette au visage, deux tentes sont dressées
pour les malades. Ceux-ci représentent presque la moitié de
l'efFectif. La plupart sont fiévreux, car l'endroit est humide et
malsain. Ils n'ont qu'une couverture pour s'étendre sur le sol et
les médicamens font défaut. Les plus malades sont évacués sur
le camp de Ghàrian, à 100 kilomètres au Sud, ce qui représente
au moins cinq journées de marche à dos de chameau.
Là, sont installés le Croissant rouge ottoman, la Croix-
rouge allemande. Je n'ai pas vu d'ambulances dans la région du
littoral.
A cause de ma caravane qui arrive trop tard pour que l'on
dresse la tente, je suis obligé d'accepter le gite et le couvert que
les officiers m'offrent avec une insistance, avec une cordialité
contre lesquelles il n'y a pas à lutter. Mais à goûter la cuisine
indigène, mais à voir l'endroit où je devrai dormir, je regrette
fort d'avoir pris les devans.
Tous ces gens vivent dans une malpropreté qui ne semble
plus les incommoder. La vermine, les parasites de toutes sortes
pullulent en ïripolitaine. On renonce bien vite à s'en garder, si
l'on arrive mal à s'y accoutumer, et c'est l'un des tourmens du
voyage !
Je passe une nuit des plus pénibles dans la cellule que je
partage avec le lieutenant et, dès les premières lueurs du jour,
je suis dehors.
La pureté du ciel, la fraîcheur de l'air, le balancement des
palmes berceuses dans une brise qu'embaument les senteurs de
l'étendue, tout annonce une matinée radieuse comme il dut y en
avoir a la naissance du monde. Ma poitrine se gonfle d'allégresse,
tout mon être déborde de la joie de vivre la plus franche ; ins-
tantanément, j'oublie les fatigues des jours précédens, l'inquié-
tude de ma nuit... et comme l'eau du puits est abondante, pas
trop boueuse, je prolonge avec délices mes ablutions dans la
cour, d'autant plus que, depuis deux jours bien longs, — oserai-
je l'avouer.!^ — je n'ai pu faire ma toilette! Autour de moi se
presse un cercle de mendians, d'infirmes, d'indiscrets dont je
ne tiens aucun compte.
Partout, dans les moindres agglomérations, l'on est harcelé
par une troupe affreuse d'aveugles, d'êtres sordides couverts
d'ulcères. Les vieilles femmes, réduites à l'état de squelettes,
sont les plus impressionnantes. Il en est qui peuvent à peine se
384 REVUE DES DEUX MONDES.
mouvoir et qui viennent trier l'orge dans le sable à l'endroit où
les chevaux ont mangé. Un jour, un négrillon m'arracha des
mains une boîte de biscuits et les dévora sauvagement... La
veille, je m'étais arrêté au bord d'un puits sous un auvent où
l'on sert le thé. Quelques vieillards, deux enfans s'y trouvaient
accroupis. Ils sont maigres, sans couleur; des mouches se cram-
ponnent sur le bord de leurs paupières sans qu'ils songent à les
chasser. S'il tombe une miette du pain que je mange, ils avancent
tout doucement la main pour s'en emparer. J'abandonne dans
le sable une cigarette à demi consumée et la repousse du pied.
Le cafetier croit qu'elle lui revient, veut s'en emparer. Les
autres lui disent : « Vas-tu bien la laisser à ce voyageur !... »
Mon interprète, qui est de Djerba et ne connaît pourtant de
la Tunisie que Gabès et l'extrème-Sud, ne cesse de témoigner en
toute occasion d'une pitié méprisante : « C'est ça la Tripolitaine!
Celui-là, tu es sur que c'est un officier.»* Si mal vêtu! Oh! chez
nous !... »
Je n'ai pas terminé de déjeuner sous ma tente enfin dressée,
que des cris, des conversations animées m'appellent dans la
cour. Je sors, et j'aperçois à l'horizon, du côté de la mer, un
dirigeable qui vient en droite ligne sur Regdaline. Il grossit à vue
d'œil ; bientôt on perçoit le ronflement des hélices. C'est alors
l'affolement dans l'oasis. Les bédouines, hors de leurs tentes,
poussent des clameurs, courent de droite et de gauche avec leur
marmaille. Les chiens aboient. La femme du pharmacien s'agite,
pleure, serre son enfant dans ses bras. Elle est vêtue à la mau-
resque, ne parle qu'italien. Son mari et le médecin l'entraînent
on ne sait où, à la recherche d'un abri sous les touffes basses des
palmiers encore jeunes. Quelques soldats prennent leurs fusils,
— parmi eux se trouve un enfant de quatorze ans, ceinturé de
cartouches, — et c'est, à travers la palmeraie, une fusillade bril-
lante mais inefficace contre le dirigeable qui évolue maintenant
au-dessus du caravansérail. Alors des boml)es éclatent ici et là,
dans le sable, petits panaches blancs autour d'un trou noir, huit
bombes que l'on ne voit point tomber et qui heureusement ne
causent aucun dommage. Déjà, — quel soulagement ! — le diri-
geable s'éloigne, s'éloigne pour ne plus revenir, reprend la route
de Tripoli où se trouve le camp d'aviation.
Les officiers, accoutumés à ces visites qui sont fréquentes,
ont fait preuve d'une placidité remarquable. Accroupis sur un
NOTES SUR LA (iLEKRE DE TRIPOLITAINE. 385'
pan de mur, ils comptaiont les coups en plaisantant... Le
nombre des bombes que lance un dirigeable atteint rarement
la douzaine et toutes n'éclatent point. Jusqu'à présent, elles n'ont
produit aucun effet. Pourquoi n'en lance-t-on pas davantage et
de plus efficaces.»^ Pour moi, cela va sans dire, je ne réclame rien,,
je suis bien heureux de m'en être tiré indemne... Tandis que nous
prenons le thé dans la cellule qui sert à la fois de cuisine et de
salle à manger, un soldat arrive avec une bombe qui n'a pas
éclaté. C'est une boite cylindrique encore pleine de picrate de
potasse. Elle porte à la base un percuteur en cuivre terminé à
l'extérieur par une hélice, et au-dessus, la mitraille sans doute,
dans une forte enveloppe de toile. Celle-ci est déchirée et le
contenu est vide. Une tige de bois, pour maintenir le tout, plonge
dans la poudre et porte ces mots : (c détonateur Copenhague,,
patent universel. » Le secrétaire arménien s'empare de cette
bombe, s'accroupit sur une couverture et s'amuse, avec la pointe
d'un couteau, à creuser dans la masse de poudre comprimée. IL
en pourrait résulter la pire explosion. Mais il n'en croit rien, et,
avec le sérieux d'un enfant qui vide sa poupée de son, continue
de creuser...
Dans la cellule, le vieux pharmacien apparait, s'elfondre sur
une caisse, se relève, ne peut tenir en place. Ses yeux sont
encore pleins de frayeur. 11 se tàte le ventre, exhale des soupirs,,
perd son regard dans l'au-delà, fait « Tah ! tah ! tah ! Ah ! nous
sommes bien malheureux, ma pauvre femme, mon enfant,
nous avons eu bien peur avec ce dirigeable, ces bombes, toutes
ces choses qui ont le bruit de la mort! «Le docteur, petit et sec,.
entre à son tour, et prononce : « Ça dure depuis plus de six mois
avec ces Italiens qui ont tout, des bateaux, des canons, des aéro-
planes, des obus gros comme des enfans, plus de 100 000 hommes^
à Tripoli ! Quand se décideront-ils à en linirP »
Ce médecin et ce pharmacien sont depuis jdus de vingt-cinc^
ans en Afrique. Lors de l'invasion italienne, ils n'ont pas
hésité, en dépit de leurs droits à la retraite, à suivre l'armée
turque dans sa campagne errante.
Braves gens qui regrettent Tripoli comme le Paradis perdu,
que peut trahir un moment de trop forte émotion, mais qui
supportent stoïquement toutes les privations et qui, ayant fait
le sacrifice de leur vie, comme les autres, accompliront jusqu'au
bout leur devoir.
TOME X. — 1912. " 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'il en soit de la valeur individuelle des combattans,
le contingent des troupes arabo-turques est numériquement
faible.
Une autre cause de faiblesse réside encore dans ce fait que
l'indigène est d'une inconstance extrême.
Les chefs de bande ne peuvent en répondre. Leurs hommes
accourent, augmentent, diminuent avec une fantaisie que rien
ne parvient à discipliner.
Un événement de famille, des soucis personnels, des ques-
tions d'intérêt, la célébration d'une fête religieuse les font
souvent retourner chez eux alors que l'on eu aurait un besoin
urgent sur le champ de bataille. Autant qu'ils le peuvent, ils se
cherchent des remplaçans, reviennent eux-mêmes avec dili-
gence; mais une telle inconsistance empêche toute opération
régulière.
L'aftluence de ces bandes ou leur dispersion tient à des
causes profondes et en quelque sorte organiques. L'indigène
d'aujourd'hui conçoit la guerre de la même façon que le Libyen
d'autrefois, que l'Africain de tous les temps. La guerre, à ses
yeux, n'est qu'une lutte temporaire destinée à procurer un
profit immédiat.
Le manque de persévérance et de cohésion est lune de ses
caractéristiques les plus marquées.
En temps ordinaire, qui est l'état de guerre à l'état chro-
nique, l'ennemi n'est-il pas le plus souvent la tribu voisine
qu'il faut dépouiller de sa récolte et de ses troupeaux!'
Il y a quelques mois, dans un engagement près de Sciara-
Sciat, plusieurs tribus momentanément unies contre les Italiens
prirent à ceux-ci quelque butin. Aussitôt après le combat,
elles s'en disputèrent la possession exclusive dans une mêlée
sanglante. *
Les exemples de cette sorte abondent. Comment y décou-
vrirait-on, dans le cas actuel, le sacrifice à un idéal commun.^
La haine du musulman contre le chrétien passe au second plan.
On a beaucoup parlé de la secte des Senoussis, et de son
inlhience toute-puissante en Tripolitaine sur le fanatisme mu-
sulman. Or, ceux qui j»rétendent les connaître affirment que
cette influence, d'ordre purement religieux, ne cherche pas
NOTES SUR LA GUERRE DE TRTPOLITAIINE. 387
à s'amoindrir par des compromissions d'ordre politique. Les.
chefs sont résignés d'avance à la domination étrangère, — le
Turc était déjà pour eux l'étranger, — et la qualité du maître
leur im}>orte peu.
Les Tripolitains n'avaient jamais accepté la domination
turque sans impatience. En 1851, les Berbères du Djebel Gha-
ziàn opposèrent une résistance acharnée aux troupes ottomanes
quand celles-ci s'avancèrent dans leurs montagnes. De sorte que,
à l'arrivée des Italiens si formidablement outillés, certaines
tribus furent bien près de se rendre sans résistance. Elles
inclinaient à la soumission immédiate, autant par haine de la
domination turque que par le sentiment de leur faiblesse.
Traitées par les Ottomans de « turc à more, » ne parlant pas
la même langue, habilement soudoyées par des émissaires gagnés
à la cau.se italienne, leur reddition paraissait assurée. J'ai yu^
un jour, dans un village, une fillette de douze ans servir d'in-
terprète entre le cheik de l'endroit, vieillard aveugle, et un
sergent turc qui, à la tète d'un détachement, recherchait le gros
des troupes.
C'est alors qu'accoururent ces officiers que tout le monde
connaît et admire aujourd'hui : Ferad bey, Env«r bey, Fetih
bey, Nechet bey, d'autres encore qui sillonnèrent la région et
groupèrent autour d'eux les partisans de la lutte à outrance.
Les terribles massacres d'Aïn Zara où les Italiens, d'abord
traqués dans l'oasis qu'ils croyaient soumise, mirent tout à feu
et à sang pour se venger, firent une hécatombe de vieillards, de
femmes et d'enfans, ces massacres arrivèrent à point pour
changer définitivement la face des choses, pour unir désormais
le Turc et l'Arabe, ces ennemis de la veille, pour agglutiner
dans une résistance déses|>érée les tribus vagabondes qui accou-
raient de toutes parts.
Le fait parait historique aujourd'hui. Nous ne le rappelons
point pour en souligner l'atrocité. La guerre coloniale n'est
qu'une longue suite de cruautés. Toutes les nations europée/unes
en ont autant à leur passif.
Maintenant, les officiers turcs sont acceptés pour chefs. Ce
n'est pas à dire qu'ils le soient aveuglément. Leurs ordres ne
sont pas toujours exécutés sans murmure, surtout quand, pour
ménager des vies humaines, ils tentent de modérer l'ardeur des
combattans. Bien vite, leur prudence est taxée de couardise et
-388 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on cherche l'or italien au fond de leur poche. Encore ont-ils
"dû faire aux troupes maintes promesses de victoires et de prises
fructueuses. Pourront-ils les tenir en haleine jusqu'au bout, et
n'y a-t-il pas à craindre qu'un jour, fatiguf'os de trop attendre,
-ces bandes ne se retournent contre eux ?
*%
Depuis le début de la guerre, les côtes n'étant plus libres,
tout le commerce tripolitain se fait par l'Egypte et par la Tuni-
sie.
Du côté de la Tunisie, le marché principal d'approvision-
nement en vivres de toutes sortes (orge, maïs, farine) est Ben
'Gardane, notre poste frontière près du lac des Bibans.
Il y vient en moyenne de 6 à 8000 chameaux tripolitainspar
semaine. Le trafic mensuel de ce marché s'est élevé dans ces
derniers temps à 800 000 francs.
Quelques jours avant mon départ, je vis arriver une cara-.
vane d'au moins 3 000 chameaux. Dans l'après-midi, elle attei-
gnit les abords du village et s'arrêta pour passer la nuit, sur le
terrain de campement que la Résidence a réservé à cet effet.
Ce fut une vision saisissante. Cette horde clairsemée, toute
sombre et poussiéreuse, s'avançait sur un front immense.
La plaine a,ux tons bruns miroitait, des émouchets volaient
mollement dans la brise marine, le soleil commençait de rou-
-geoyer à l'horizon; le silence était partout. Tandis qne les
premiers groupes exécutaient des mouvemens tournans, s'in-
stallaient déjà, selon des règles que l'on devinait fixées par la
tradition, les derniers apparaissaient encore dans le lointain,
tout grandis sur le ciel, comme s'ils se balançaient dans l'azur
-d'un mouvement imperceptible et berceur.
J'errais parmi ces gens qui, demain, seraient mes compagnons
de piste et de solitude. Je ne voyi\is point sur les visages
d'hostilité déclarée, de mépris trop affiché; — quelques-uns
m'offrirent le thé; — mais je ne parvenais pas à pénétrer les sen-
timens de ces nomades au front têtu, au regard court, pour qui
la vie n'est que rudesse, fatigues et privations...
Les chameaux entravés, les ànons, les chevaux, crinière au
vent, mangeaient en cercle leur ration d'herbes coriaces; les
ballots s'amoncelaient tous en abris semblables; avec un sens
-avisé de l'orientation, des feux pétillans d'épines s'allumaient
NOTES SUR LA (.UERRE DE TRIPOLITAINE. 389
par centaines pour le délassement des membres et la préparation
du thé. Les gestes simplifiés et justes, la dignité des attitudes,
la parfaite ordonnance de l'ensemble, tout révélait l'adaptation
de cette multitude à des habitudes séculaires et comme le goût
d'une pompe rituelle dans les moindres actes de la vie cou-
rante.
Des rumeurs, toutes sortes de relens, une vapeur rousse et
dorée, pareille à quelque fumée d'holocauste, s'élevaient de ce
rassemblement. Parfois, on entendait plus distincts des voix
humaines, le chant d'une flûte ou des plaintes animales. Les
premières étoiles s'allumaient au ciel et, dans la nuit qui
montait, le silence des solitudes environnantes devenait plus
absolu et plus impressionnant.
Les Italiens auraient un intérêt majeur à couper les pistes
qui relient la Tunisie h la Tripolitaine, pour interrompre le traOc
des caravanes et tarir, de ce côté du moins, le ravitaillement des
troupes arabo-turques.
Pour cela, ils avaient jeté leur dévolu sur Zouara, qui devait
leur servir de base d'opération. C'est uu petit port à l'Ouest
de Tripoli, à 80 kilomètres environ de la frontière tunisienne.
Mais la prise de Zouara, si souvent annoncée, n'est pas encore
un fait accompli. Les Italiens l'ont déjà bombardé dix fois et il n'y
a pas eu d'autre victime, parmi les assiégés, qu'une fillette
blessée à l'épaule par un éclat d'obus. Zouara n'est plus aujour-
d'hui qu'un amoncellement de ruines. Le sol, alentour, est un
vrai champ de projectiles où l'on chercherait en vain un brin
d'herbe. C'est là qu'on ramas.se des obus « gros comme des
enfans, » selon l'expression du médecin. Beaucoup de ces obus,
lancés par des canons fatigués, ne portent plus trace de rayures.
Les Italiens ont apporté une rage inutile et stupéfiante dans
le bombardement de cette place, puisque jamais aucun débar-
quement ne s'ensuivit. Il est vrai que la configuration du sol en
permet aisément la défense. Dans les dunes qui dominent la
plage, les obus tombent amortis et l'indigène s'y tient aux
aguets.
Tout débarquement ne s'effectuera pas .sans coûter beaucoup
de monde à l'assaillant.
Cent cinquante soldats turcs, un millier d'indigènes, pas
davantage, gardent la ville. Ils sont commandés par Mehmet
390 REVUE DES DEUX MONDES.:
Moussa, un Arabe du Yemen, de haute figure et d'indomptable
énereie.
N'ayant pu prendre Zouara, les Italiens, vers la mi-avril,
s'emparèrent de Bou Kamech, un fortin délabré, encore plus
voisin que Zouara de la frontière tunisienne.
Ils avaient mobilisé 27 bâtimens de guerre : croiseui's,
contre-torpilleurs et torpilleurs, pour convoyer les 11 chalands
qui transportaient 12 000 hommes de troupcx
Pendant plus d'une semaine, ils croisèrent en vue des côtes.
Le canon tonna presque sans discontinuer d'un mercredi à midi
au vendredi soir.
Tandis qu'une partie de leurs bâtimens faisaient une diver-
sion sur un autre point pour y attirer l'adversaire, ils parvinrent
finalement à débarquer tout leur effectif à Bou Kamech, qui
n'était point défendu.
Mais les premiers jours, ils n'y laissèrent pas plus de
150 hommes.
Fetih bey, avec lequel je me trouvais alors, envoya aussitôt
ses bandes pour cerner le fort. Il était assuré de la prompte red-
dition de cette poignée d'Italiens; et, pour éviter un massacre
général, il avait élevé à 15 livres turques (plus de 300 francs) la
prime pour chaque prisonnier vivant.
Je conserverai le souvenir de la nuit pleine d'intérêt et
d'émotion que je passai non loin de lui, dans une oasis voisine
de Zouara.
La nuit était chaude et pesante ; de grosses étoiles scintil-
laient à travers les palmes ; partout des grillons lançaient leur
note sonore et cristalline; un chien se lamentait au loin.
Je me tins continuellement sur le seuil de ma tente. J'enten-
dais par momens les appels du tambour destinés à rassembler
les partisans épars dans la région, et j'apercevais sur un tertre
la silhouette immobile de l'officier qui attendait le retour de ses
estafettes.
J'admirais l'énergie de cet homme qui venait de rester à che-
val trente heures, à peine interrompues par les repos indispen-
sables, qui relevait d'une grave maladie et qui passait encore sa
nuit à veiller, prêt à partir de nouveau si l'événement l'y con-
traignait. Je ne pouvais en détacher mes yeux et j'attendais
avec une curiosité grandissante l'arrivée d'un émissaire.
NOTES SUR LA GUERRE DE TRIPOLITAliNE . 391
A l'aube, deux cavaliers surgirent d'entre les palmiers et s'ar-
rêtèrent devant leur chef. Le colloque fut rapide; puis un ordre,
quelques gestes, et une ordonnance amena au commandant son
cheval tout sellé. J'accourus pour le saluer.
Sans me dire de quel côté il se dirigeait, il m'annon(:a cepen-
dant son retour prochain et, toujours confiant dans la capture
des Italiens, me promit une bouteille de Champagne pour fêter
cet heureux fait d'armes. Il partit, et je n'eus plus l'occasion de
le revoir...
Si les Italiens, par cette occupation de Bou Kamech, avaient
pour objectif de couper la route aux caravanes, il ne semble pas
qu'ils aient aujourd'hui beaucoup avancé dans la réalisation de
ce projet.
Reconnaissons que les difficultés sont grandes, autant par
l'insalubrité de la région que par son manque total de res-
sources. Il faudra, de toute nécessité, procurer de l'eau aux
troupes, que cette eau vienne de Sicile ou d'ailleurs.
Et pour rendre le blocus effectif, il y aura, le long de la fron-
tière, des centaines de kilomètres à couvrir, car la route des
caravanes s'infléchira vers le Sud, à mesure que les Italiens
s'avanceront. Autant de postes à tenir en relation étroite les uns
avec les autres, et que l'indigène harcèlera.
Le « soldat, » régulier ou mercenaire, reçoit par jour un
kilogramme de farine ou d'orge grillée et concassée, avec laquelle
il se fait une pâtée à l'huile. De plus, il touche une solde de
20 francs par mois.
Pour beaucoup, faméliques des solitudes, c'est la sécurité
de la pitance et presque la fortune. Payés régulièrement ils
accourent, n'ayant jamais connu pareille aubaine. Or, tandis
que les soldats touchent une solde inespérée par son impor-
tance et sa régularité, les officiers ont vu la leur réduite des
trois quarts. La promesse leur a bien été faite qu'à la fin des
hostilités, l'arriéré leur serait versé, mais cette promesse est
soulignée de gestes hypothétiques et ils s'entraînent à n'y pas
trop croire. Quel est celui qui me disait, au sujet de cette iné-
galité de traitement entre l'officier et l'homme de troupe :
— Prisonnier de son devoir, l'officier restera. Mais le sol-
dat ! Qu'on tarde à le payer régulièrement, et l'on verra plus
d'une bande se dissoudre et disparaître !
392 REVUE DES DEUX MONDES.
La remarque est exacte. Nul ne pourrait contraindre ces
nomades à demeurer indéfiniment au camp — surtout que
l'on ne se bat point. Perdant, un peu plus chaque jour, l'espoir
de prises fructueuses, cette haute paye les engage tout juste à
rester. Et, depuis quelque temps, à la frontière tunisienne, on
voit se dessiner un exode contraire à celui du début des hosti-
lités. Maints Tripolitains abandonnent le camp turc et retour-
nent à leurs mines ou à leurs vignobles tunisiens. Ils ont fait
des économies, ils sont parfois revêtus partiellement d'un uni-
forme italien. Ce serait le cas de dire, à leur sujet : Ense et aralrol
Je passe quelques jours à Menchyïa, petit camp d'avant-
garde improvisé dans une oasis, auprès d'un caravansérail plus
délabré encore que celui de Regdaline. Le jour de mon arrivée,
le site me parut enchanteur. C'était le soir. Sous des bouquets
de palmiers, parmi les dunes aux molles ondulations, se dres-
saient quelques tentes. Des chevaux entravés hennissaient alen-
tour; des graminées se doraient sur le sable au soleil couchant.
Non loin, des caravanes fréquentes s'avançaient sur les pistes,
disparaissaient bientôt dans la palmeraie, semblaient se prome-
ner à travers les allées d'un grand parc primitif. Tout était pai-
sible et lumineux: le paysage entier baignait dans des lueurs
roses et rappelait l'inexprimable sérénité des images bibliques.
Le lendemain, avec le soleil, lèvent se leva, un vent brûlant
qui augmenta peu à peu d'intensité et souffla toute la journée
en tempête, obscurcissant le ciel, flétrissant les palmes, battant
de ses rafales embrasées les toiles de la tente dont les cordes
claquaient. A chaque ruée nouvelle du simoun, je pensais que
ma frêle demeure allait se déchirer et s'enfuir. Le sable coulait
en ruisseaux sous la tente, s'infiltrait dans mes cantines, me
remplissait les oreilles. Je passai toute la journée, haletant, la
gorge sèche, sur mon lit de camp. Les chameaux, le cou tout
allongé sur le sable, les chevaux, couchés sur le flanc, restaient
complètement immobiles et semblaient des bêtes mortes.
Vers le soir, la tempête se calma. Le cuisinier put enfin
allumer du feu pour le thé. Quelques officiers vinrent s'asseoir
autour de ma table.
Leurs uniformes sont à bout, déchirés, graisseux. L'un d'eux,
toujours de bonne humeur et qui parle admirablement fran-
çais, me fait remarquer son accoutrement : bonnet d'artilleur,
NOTES SUR LA «lUERRE DE TRIPOLITAINE . 393
veste de fantassin, culotte kaki, bandes molletières. Il dort
enveloppé dans une couverture et, en route, porte en deux
minces rouleaux, sur sa selle, tout son équipement. Au cours
de l'hiver dernier, ils ont cruellement souffert du froid ; ils
vont maintenant avoir l'été à supporter; ils s'attendent à toutes
les privations et savent encore sourire. Ce sont des âmes bien
trempées.
C'est à peine s'ils peuvent se nourrir. Une soupe, un ragoût
composent leur menu le plus habituel. Et l'on s'accroupit par
terre autour du plat pour y tremper tour à tour son pain ou ses
doigts. Les caisses d'eau minérale sont l'objet d'une vigilance
spéciale, tant c'est boisson précieuse en ce pays. J'ai vu un
pauvre lieutenant offrir à des chameliers jusqu'à 8 sous pour
une boite d'allumettes, — et n'en pas trouver. Celle que je lui
donnai finalement le combla de joie.
En ce qui me concerne, je dois vivre de conserves, em-
porter mon pain qui devient dur comme du caillou, m'embar-
rasserde mille choses et veiller constamment sur mon bien, car
les chameliers pillent tout, dévorent tout, d'un air conquérant
et gouailleur.
Ces chameliers rendent le voyage extrêmement pénible. Par
suite d'un décret récent du Résident général, le passage en
Tripolitaine des chameaux tunisiens est interdit, et l'on est
contraint de recourir à des Tripolitains.
Ceux-ci, habitués seulement à charger leurs bêtes de deux
énormes sacs qui se font contrepoids sur les flancs, ne savaient
quel choix faire dans mes fourreaux de campement, dans mes
cantines et mes caisses de dimensions diverses. Au moment du
départ, plusieurs, à la vue de ces choses hétéroclites, prirent un
air soucieux et se dédirent, craignant le mauvais sort.
Les deux nomades qui ont enfin consenti à tenter l'aventure
avec moi traitent sans ménagement mes richesses. Entêtés,
querelleurs, ils n'acceptent aucun conseil, bien qu'ils ignorent
tout des lois de l'équilibre et de la répartition des charges. De
leur côté, les chameaux braillans se relèvent toujours avant la
lin du chargement. Les caisses tombent, se brisent. Par for-
tune, je me suis approvisionné de sacs. Maintenant, tout s'y
<întasse dans la plus fragile confusion : paquets de sucre, bou-
teilles d'eau et boites de conserves.
394 REVUE DES DEUX MONDES.
L'un de ces chameliers, coiffé de la calotte blanche en tricot,
dont le dessin vient d'Assyrie, rond de visage et trapu comme
un archer de bas-relief, parle d'une voix musicale : il a des
rires chantans qui lui feraient beaucoup })ardonner, s'il me
laissait plus de repos.
Un matin, nous atteignons un groupe de masures où nous
apprenons bientôt, parmi les vociférations des hommes, parmi
l'épouvante des bédouines, que les Italiens ont envahi le pays,
qu'ils vont, d'un moment à l'autre, pénétrer dans l'oasis. Il
semble déjà qu'il y ait un soldat ennemi derrière chaque pal-
mier.
Là-dessus, mes chameliers, craignant la capture de leurs
bêtes — toute leur fortune ! — refusent de me conduire plus
loin, font plier le genou à leurs chameaux et répandent sur le
sable tout le chargement.
Colère, discussions, menaces, rien n'y fait. Il faut se sou-
mettre. Après le règlement des comptes, j'aperçois, sous les
haillons de l'archer au bonnet blanc, l'un de mes couteaux de
cuisine. Il consent, en riant, à le rendre à mon interprète et
dit qu'il s'en était emparé pour se venger si je lui avais fait
tort. Il y a foule autour de nous, foule hostile, prête à croire
ce bandit qui cherche à me faire passer pour un espion italien.
Et cependant, depuis mon entrée en Tripolitaine, je ne porte
que le fez, coiffure insuffisante qui, malgré tous les voiles, m'a
valu un coup de soleil où mon visage se cuit.
Très préoccupé de la situation, tout à la recherche de nou-
veaux chameliers, je me rends chez le cheik avec mon inter-
prète, environné d'oisifs et de curieux, quand je me sens tiré
par le bras. Je me retourne et j'aperçois mon chamelier qui
cherche à me baiser la main, tout en me débitant des remercie-
mens et des souhaits de bon voyage ! Tout est imprévu et con-
trastes en ce pays. Pour notre soulagement, nous apprenons,
un peu plus tard, que les Italiens siont loin. Actuellement, ils
n'ont pas encore pris le village !
Un jour, je rencontre des blessés qui retournent chez eux à
dos de chameaux.
L'un d'eux a le poignet cassé, à peine enveloppé d'un chiffon
noir de crasse. Un autre a sa culotte de cotonnade tout écla-
boussée de sang. Deux balles lui ont traversé les cuisses. Un
autre encore a une plaie au front, des marbrures de sang sur
>OTES SUR LA GUERRE DE TfilPOLITAlNE. 395
le visage, et, soutenu par l'un des siens, semble dormir, tout
en se balançant sur la bosse du dromadaire.
Ce ne sont pas des soldats turcs.
Bédouins de la région, montagnards du Djebel-Nefoussa,
nomades du désert, où vont-ils à travers l'étendue plate et mono-
tone ? Quand atteindront-ils la paillote grouillante de vermine,
la tente en loques, où, privés de tout soin, ils s'étendront sur le
sol muets et résignés ?
La chaleur du jour, le froid intense des nuits les accableront,
les cingleront tour à tour. S'ils guérissent, ils retourneront au
combat. Et pour défendre quel pays de misère et de désolation !
Héros obscurs, soumis à cet instinct puissant qui pousse tout
homme à lutter contre l'envahisseur, ils accompliront leur destin
en idéalistes, préférant la misère de leur clan à la prospérité que
l'ennemi leur offre par delà ses canons.
La guerre durera-t-elle longtemps encore ?
C'est la question que l'on est tout naturellement porté à se
poser.
D'un côté, 120 000 Italiens, un outillage formidable mais qui
s'use. De l'autre, lOOOOTripolilains armésde façon rudimentaire.
D'un côté, l'inertie, la temporisation. De l'autre, la sobriété,
l'entraînement séculaire à vivre dans ces régions déshéritées, le
goût de l'indépendance, le sentiment guerrier le plus exalté.
Dans ces conditions, il est difficile de rien augurer de la
suite des événemens.
Toutefois, les Italiens se fortifient dans leurs positions, et
apprennent à connaître un adversaire qui a plus de fougue que
de persévérance.
Les tribus tripolitaines, comme celles de toute l'Afrique du
Nord, manquent d'entente, de cohésion. Lors de la conquête de
l'Algérie, indépendamment de nos qualités d'ordre, de méthode,
de bravoure, ce manque de cohésion fut toujours un facteur im-
portant du succès de nos armes en Afrique. Il est à présumer que
les Italiens arriveront un jour à le reconnaître et à en profiter.
Alors, ils avanceront progressivement dans le pays, et l'his-
toire seule pourra dire si les résultats qu'ils auront obtenus
valaient un pareil effort.
R.-H. DE Vandelbourg.
LA FEMME
ET
r r
LA SOCIETE FRANÇAISE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIP SIÈCLE
LA FEMME DANS LA FAMILLE
I
L'économie de notre sujet nous a amené au lendemain du
mariage (1). La vie conjugale, la famille sont maintenant
devant nous avec leur constitution juridique, leur solidarité mo-
rale, leur organisation domestique. C'est sous ces trois aspects
que nous allons les étudier, mais la famille n'a pas à nous
occuper en elle-même et dans son ensemble. C'est la femme qui
va nous y introduire, comme elle nous a déjà introduit, comme
elle nous introduira encore dans les autres milieux sociaux; c'est
le rôle qu'elle joue dans celui-là comme épouse, comme mère et
comme maîtresse de maison que nous essaierons de mettre en
relief. Circonscrite ainsi par le point de vue où nous nous
plaçons, l'étude historique qu'on va lire l'est nécessairement
aussi par le temps où elle se renferme. Pour ceux de nos
lecteurs qui ne connaîtraient pas les précédentes ou qui en
auraient oublié le cadre chronologique, il ne sera pas superflu
de rappeler que la société à laquelle elles sont consacrées, est
celle dont les générations se sont succédé depuis la (in de la
Ligue jusqu'à la veille de la Fronde (1^98-1648).
(1) Voyez la Revue du 1" janvier 1911.
LA FEMML liT LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 391.
Les rapports entre époux se nouent et se caractérisent sous
l'empire d'intérêts et de seiitimens et, si c'est tantôt ceux-ci et
tantôt ceux-là qui l'emportent, on peut dire qu'il n'y a pas.
d'union conjugale qui ne m(;tle en jeu les uns et les autres. Ils
se pénètrent et se balancent soit pour réaliser la belle définition
lie Modestin au Digeste : Nuptiœ sunt conjunctio maris et fe-
ininœ et consortimn o?nnis vitœ, divini et humani juris commu-
nication soit pour composer, suivant l'expression de Nicolas Pas-
quier, « un mets difficile à cuire et à digérer, » soit plus souvent
de façon à justifier la maxime de La Rochefoucauld : « Il y a de
bons mariages, mais il n'y en a point de délicieux. » Nous avons
déjà dit (I) comment les parties et la loi, à leur défaut, réglaient,
à la veille de leur union, leurs intérêts matériels; mais nous,
avons dû nous borner à des indications sommaires. Le moment
est venu de définir avec plus de détail et d'ampleur la situation
que les divers régimes matrimoniaux faisaient à la femme,
et l'influence qu'ils exerçaient sur les relations conjugales qui
relèvent de l'ordre moral.
Etienne Pasquier, dans une lettre au président Brisson, a
opposé l'esprit et les dispositions du droit romain et de ce qu'iË
appelle le droit de la France, c'est-à-dire du droit coutumier,
dans l'organisation de la propriété et de la famille. Le premier,
d'après lui, s'est préoccupé surtout de la liberté individuelle, le
seco»nd de la conservation de l'association familiale. On est tout
d'abord tenté d'établir la même opposition entre la législation
coutumière et celle qui se présente comme une adaptation de-
la loi romaine à notre pays. C'est par là qu'on expliquerait dans
la première les privilèges de masculinité et de primogéniture,
la défaveur du testament, la renonciation des filles aux succes-
sions paternelle et maternelle, le retrait lignager, la commu-
nauté entre époux; dans la seconde, l'égalité des partages, la
liberté et le devoir de tester, l'obligation de la dot, l'absence
d'autorité maritale, le régime dotal. A ne tenir compte que des.
institutions respectives qne nous venons d'énumérer, il n'y
aurait pas eu moins de contraste entre ces deux législations que
Pasquier n'en fait ressortir entre celle des Césars et celle de nos-
coutumes; mais, si on examine comment ces institutions étaient
appliquées, on constate que leur antinomie, pour réelle qu'elle-
(1) Vuyez la Revue du 1" janvier 1911.
31)8 REVUE DES DEUX MONDES.
fût en théorie, était beaucoup moins rigoureuse dans la pratique.
La liberté de tester, par exemple, est bien un droit individuel,
mais il faut voir si l'usage qu'on en faisait dans les pays soumis
à la tradition romaine ne servait pas à fortifier la famille.
L'absence d'autorité maritale est bien favorable à l'émancipation
de la femme et par suite à l'individualisme, à condition pour-
tant que celle-ci ne passera pas avec son mari sous la puis-
sance des ascendans de ce dernier. La dotalité constitue bien
un régime de séparation de biens et par là un nouveau gage
donné à ce même individualisme; mais elle tend, d'autre part,
à la conservation des biens dans la famille et par suite à
la stabilité de celle-ci. En d'autres termes, sans nous priver,
pour saisir les conceptions et les tendances des deux systèmes
juridiques qui ont régi fort inégalement notre pays, de la dis-
tinction lumineuse d'Etienne Pasquier, il faut naturellement
juger ces deux systèmes moins par leurs principes abstraits que
par les applications où les circonstances les ont conduits. C'est
l'exposé des régimes matrimoniaux adoptés dans les diverses
régions de l'ancienne France qui va faire ressortir leur esprit et
leur effet sur la constitution juridique du mariage et de la
famille.
La communauté de biens était le régime légal des pays cou-
tumiers et celui qui obtenait, lorsqu'elles faisaient un contrat
de mariage, la préférence des parties. Il n'y en a pas qui réponde
mieux dans le règlement des intérêts à l'harmonie des affections
et des volontés qui fait le caractère moral de l'union conjugale.
Y avait-il eu un temps où, sous l'empire des idées chrétiennes,
s'était réalisée dans la société de biens comme dans la société
de vie qui constituent cette union, la belle conception d'une
collahoralio faisant presque oublier l'inégalité des sexes?
Pourrait-on l'admettre sans s'exagérer l'efficacité d'un idéal
aussi transcendant, sans méconnaître la force d'intérêts qui
n'étaient pas moins âpres, de passions qui n'étaient pas
moins vives au moyen âge que la foi religieuse el le respect
<le la femme étaient répandus.»*... Quoi qu'il en soit, ce n'est
pas à cette communauté-là que nous avons affaire. Celle dont
Du Moulin et son école ont construit la théorie, cellJe que
les habitudes et la jurisprudence ont fait passer dans la pra-
tique, est une œuvre de défiance et de précaution qui distingue
les personnes et les intérêts que la communauté du moyen âge
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 399
aurait confondus. Le mari et la femme sont bien pour elle deux
associes, mais les droits d'associée de celle-ci sont soumis, pour
devenir effectifs, à une condition suspensive, à la dissolution de
la communauté. Non est proprie socia sed speratur fore, dira Du
Moulin. Cette fiction juridique procède de la prépondérance de
la puissance maritale qui rompt l'équilibre inhérent aux sociétés
ordinaires. Mais plus cette puissance est grande, plus il est né-
cessaire de protéger contre ses abus celle qui la subit, et la
jurisprudence comme la doctrine qui, à partir de la seconde
moitié du xvi^ siècle, ont conçu et établi ce système, se sont
ingéniées à le faire. La personne que ses auteurs ont en vue est
un être faible et dépendant {fragilitas sexiis), mais, si sa fai-
blesse fait sa dépendance, elle appelle aussi toute la sollicitude
de la loi, toute la fertilité d'expédiens des juristes.
Ce n'est donc, en principe, qu'au jour de la dissolution que
la femme commune pourra faire valoir les droits dont elle est,
en cette qualité, virtuellement investie. Ils ne diminuent rien
de ceux du mari })endant la communauté. Il en était le chef et,
comme tel, il pouvait toujours, sans le concours de sa compagne,
disposer à titre gratuit ou onéreux des meubles et des conquèts
immeubles qui [faisaient partie des biens communs. Adminis-
trateur des propres de celle-ci, il en gardait les fruits et n'avait
besoin de son assistance que pour les actes d'aliénation. Cepen-
dant à son pouvoir absolu 'sur le patrimoine commun la
coutume de Paris, suivie par beaucoup d'autres, avait, dès sa pre-
mière rédaction (1510), apporté une restriction qui fut confir-
mée par la seconde (1580). L'aliénation cà titre gratuit ne fut dès
lors valable que si elle avait lieu sans fraude et au profit de
personnes capables. Cela allait lato sensu jusqu'à interdire les
donations faites par le mari dans un intérêt personnel, par
exemple à ses héritiers présomptifs, ou dans un intérêt dont la
morale aurait eu à rougir, notamment à des bâtards.
Ce fut au début du xv® siècle que s'introduisit, pour conjurer
la mauvaise administration et la dissipation de la communauté,
à côté de la séparation de biens conventionnelle par contrat de
mariage qui était rare, la séparation de biens judiciaire. On la
trouve dans la première coutume de Paris. Elle ne dispensait pas
l'épouse séparée de recourir, pour les actes d'aliénation, à l'au-
torisation de son conjoint et ne lui conférait que des pouvoirs
d'administration. Elle était souvent accordée assez légèrement
'400 REVUE DES DEUX MONDES.
sans que le danger couru par les biens communs du fait du
mari fût bien établi et elle devenait pour celle qui l'obtenait un
moyen de soustraire jusqu'à sa dot, affectée pourtant ad onera
matrimonii, aux dettes inséparables des charges et des emplois
dont elle avait partagé l'honneur.
La séparation de biens sauvegardait tous les droits de la
femme commune. Le remploi servait à lui assurer la conserva-
tion de ses propres. II s'exerçait pendant la communauté aussi
bien qu'à sa dissolution, soit par application d'une clause du
contrat de mariage, soit en vertu d'une clause de l'acte d'aliéna-
tion du propre. Le prix de celui-ci, au lieu de tomber dans la
communauté, était remployé en un autre immeuble.
Bien qu'il ne soit question de l'hypothèque légale ni dans la
première, ni dans la seconde coutume de Paris, elle semble
avoir été adoptée dans les pays coutumiers, peut-être sous l'in-
fluence du droit écrit, dès le milieu du xvt*' siècle. Elle garantis-
sait l'exécution des conventions matrimoniales et l'exercice des
recours de la femme et résultait du contrat de mariage ou sim-
plement de sa célébration.
Au moment de la dissolution de la communauté, l'épouse
commune trouvait différens moyens pour défendre ses intérêts,
soit qu'elle eût à obtenir le remboursement de ses avances soit
qu'elle eût à soustraire au passif sa part ou ses propres. Elle
pouvait renoncer à cette communaulé ou on poursuivre la liqui-
dation de façon à faire ressortir la distinction entre la masse
commune, son patrimoine personnel et celui de son conjoint, et
en usant, pour rendre le sien indemne et réaliser ses avantages
nuptiaux, des ressources que la législation nouvelle, œuvre de
Du Moulin et de son école, avait mises à sa disposition : bénélice
d'émolument, récompenses, reprise d'apport franc et quitte,
règlement du douaire. Elle entrait naturellement aussi en pos-
session de sa part.
Il y avait eu un temps où l'opinion i>ublique s'était montrée
sévère pour la renonciation. Elle y voyait un blâme infligé à la
mémoire du mari pour sa mauvaise administration. Patru va
jusqu'à dire qu'elle n'était pas moins mal vue que la banque-
route et la cession de biens. C'était le temps où la veuve la ren-
dait publique en déposant sur la fosse sa ceinture, sa bourse et
ses clefs. Bien qu'elle fût peu à peu remplacée par une <léclara-
tion au greffe, cette cérémonie n'était pas tombée en désuétude.
LA FEMxME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 401
Ce qui avai| à peu près disparu, c'était la de' faveur attachée à
cette répuaialicn qui était approuvée généralement, au con-
traire, comme l'acte d'une mère prévoyante. La faculté de la
faire était de droit, mais elle était aussi stipulée par le contrat de
mariage. Celui de Jean Hurault de L'Hospital sieur de Goumer-
ville et de Louise d'Allonville passé le 30 novembre 1600 l'avait,
pour n'en citer qu'un exemple, réservée à celle-ci en même temps
que son préciput sur ses habits, bagues, joyaux, coche et che-
vaux. La première coutume de Paris ne l'accordait qu'à la veuve
noble, mais la seconde l'étendit à toutes les veuves, innovation
qu'il faut encore attribuer à l'influence des juristes, notamment
de Du Moulin et de Jean-Jacques de Mesme. La veuve en était
déchue par le recel ou le défaut d'inventaire de la succession.
Les contrats de mariage stipulaient souvent pour la femme renon-
çante le droit de reprendre ses apports francs et quittes ainsi
que les biens qui lui étaient échus à titre gratuit.
De la renonciation on peut rapprocher le bénéfice d'émolu-
ment. C'était une acceptation limitée au profit que la veuve
pouvait tirer de la communauté. Il avait surtout sa raison d'être
dans ceux des pays coutumiers ^qui n'admettaient pas la renon-
ciation et il était subordonné aussi à un inventaire.
La dissolution de la communauté donnait lieu aux récom-
penses légales, c'est-à-dire au règlement des indemnités dues par
elle à la veuve ou réciproquement, selon que les propres de
celle-ci avaient profité à la communauté ou cette dernière aux
propres.
Les contrats de mariage assuraient à l'époux survivant, sous
le nom de préciput, le droit de prélever, hors part en nature _
en argent jusqu'à concurrence d'un certaine somme, une partie
des biens meubles consistant habituellement au minimum en
objets à son usage personnel, armes et chevaux pour le mari,
garde-robe et bijoux pour la femme.
Aux récompenses légales s'ajoutaient pour l'épouse survi-
vante les avantages nuptiaux qui se réalisaient en même temps
que les premières lui étaient acquises. Le plus important était
le douaire. On désignait par là tantôt la partie des immeubles
propres du mari hypothéquée à la jouissance de la veuve, tantôt
ce droit de jouissance lui-même. Le douaire devait oermettre à
la veuve, généralement exclue de l'hérédité paternelle et mater-
nelle, de ne pas trop déchoir de la situation qu'elle avait par-
TOME X. — 1912. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
tagée avec son mari. La quotité en était fixée par^ la coutume
ou par les parties. Le douaire légal était quelquefois du tiers,
plus souvent de la moitié des biens du mari. Il était constitué
quelquefois non seulement au profit de la veuve mais aussi au
profit des enfans. Il était vu favorablement par la loi civile et
par l'Eglise qui en consacrait la constitution dans la cérémonie
nuptiale par les mots traditionnels : a De mes biens je te doue à
la coutume du pays. » Le douaire n'était pas le .seul gain 'de
survie de la veuve. Le don mutuel en était un aussi et celui-là,
comme le mot l'indique, profitait à l'un et à l'autre des conjoints
mais l'effet en était bien restreint parce que, ne portant d'ail-
leurs que sur l'usufruit, il n'était valable qu'à défaut d'enfans.
Toutefois les parens pouvaient, en mariant leurs enfans, leur
imposer par contrat de mariage l'obligation de laisser jouir le
père ou la mère survivante de l'usufruil des meubles et conquèts
immeubles du prédécédé. A défaut d'inventaire en règle, la
communauté continuait entre la veuve et les enfans mineurs.
Cela donnait naissance à l'une de ces sociétés taisibles qui,
issues d'origines diverses, prolongeaient l'indivision [dans la
propriété et dans la famille.
En résumé quelle situation le droit et l'usage coutumiers,
tels qu'ils avaient été fi.vés par les jurisconsultes réformateurs et
la jurisprudence du xvi^ siècle, faisaient-ils à la femme com-^
mune en biens ? Que devenaient, sous l'influence de la puissance
maritale, ses intérêts pécuniaires .î^On estimera sans doute comme
nous qu'elle n'avait pas trop à se plaindre du régime de com-
munauté. Il faut reconnaître que, si ces intérêts y ont été subor-
donnés à cette puissance, ils y ont été, après ce principe supé-
rieur, le premier souci. On ne pourrait, sans être dupe d'une
subtilité juridique, prétendre qu'ils n'étaient que réservés tant
que durait la communauté, qu'ils n'étaient défendus que quand
elle était dissoute, c'est-à-dire trop tard si le mari l'avait admi-
nistrée de telle façon qu'elle n'offrait plus qu'un passif. Outre
que dans ce cas la veuve pouvait avoir recours contre les propres
du défunt, comment oublier, au cours même de la commu-
nauté, la nécessité de la participation de la femme commune
pour l'aliénation des propres, celle du remploi des conquèts
immobiliers, l'hypothèque générale, la séparation de biens ? Ces
garanties, dont l'effet était immédiat, montrent assez/|ue, pour la
formule de Du Moulin que nous avons reproduite ; Uxor non est
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 4(Ki
proprie socia sed speratur fore, comme pour les autres do même
sens, il faut faire la part du relief excessif que l'esprit de sys-
tème tend toujours à donner à des vérite's relatives.
C'est encore, comme le régime de communauté, au point de
vue de la capacité de la femme mariée, des garanties et des
avantages qu'il lui accordait, que le régime dotal nous intéresse.
L'épouse dotale jouissait, au regard des biens, de beaucoup plus
de capacité que l'épouse commune. Si elle ne pouvait, ni seule
ni avec le concours de son mari, aliéner sa dot, sauf dans des
conditions très particulières, si elle ne pouvait pas davantage
renoncer à son hypothèque légale, elle avait l'administration et
la libre disposition de ses paraphernaux.
Il semblerait d'abord y avoir une bonne raison pour expli-
quer cette différence. C'est que les pays de droit écrit, à l'excep-
tion de quelques-uns tels que le Bordelais, l'Auvergne, ne con-
naissaient pas, en principe, la puissance maritale. Mais, comme
elle y était, nous l'avons remarqué dès le début, remplacée par
la puissance paternelle, cette raison est beaucoup moins bonne
qu'elle n'en a l'air. La femme passait par le mariage sous l'au-
torité de son beau-père. En Limousin, c'était celui-ci et non le
futur qui recevait la dot et qui l'administrait. Dans le Périgord,
l'Agenais, le Quercy, pays de droit écrit comme le Limousin,
les nouveaux mariés ne faisaient pas ménage à part. Ils venaient
partager la vie du père du marié et des membres de la commu-
nauté familiale. Le chef de famille les nourrissait, mais s'ap-
propriait, sauf conventions contraires, le produit de leur travail
et les fruits de la dot. Le fils avait été, sous le nom d'héritier
associé, in.stitué par le contrat de mariage héritier universel,
mais seulement en nue propriété, l'usufruit étant réservé au
père et, à son décès, à la mère. Le contrat imposait' aux futurs
cette agrégation, dans une situation dépendante, à la copropriété
familiale. L'émancipation venait quelquefois l'abréger, mais elle
était trop profitable au père et à la mère pour qu'ils ne fussent
pas jaloux de conserver jusqu'à la mort ou à une extrême vieil-
lesse la situation de chef et de principal bénéficiaire de l'exploi-
tation collective. Antoine Martin était marié depuis assez long-
temps pour avoir eu six enfans au moins quand son père, Boni-
face Martin, qui était ce qu'on appelait en Provence un paysan
ménager, se décida à lui transmettre la direction du domaine.
Au moment où il se résigna à la retraite, il était riclie et il
404 REVUE DES DEUX MONDES
avoue que c'est à la dot fort honnête et à la collaboration de sa
bru qu'il doit d'avoir développé ses affaires et d'être parvenu
à l'aisance. Il arrivait aussi en pays coutumier, en Nivernais,
par exemple, que le gendre et la bru vinssent vivre avec leurs
parens et beaux-parens et formassent avec eux une communauté
taisible, mais ces parconniers étaient copropriétaires en pleine
propriété.
Bien que le droit coutumier ait eu recours, aussi bien que le
droit écrit, pour empêcher la femme de s'engager, d'intercéder,
comme on disait, au profit des tiers et surtout de son mari con-
sidéré à cet égard comme le plus dangereux des tiers, à la légis-
lation des Césars, l'application du sénatus-consulte velléien et
de l'authentique Si qua mulier doit surtout être considérée
comme une garantie de l'inaliénabilité dotale et c'est dans la
région de la séparation de biens que cet emprunt au Corpus juris
a eu le plus de force et de durée, puisque cette incapacité a
résisté et survécu à l'édit d'août 160G qui l'avait abolie. Si elle
a été une entrave à la sécurité et au développement des affaires,
nous devons y voir uniquement ici une précaution contre l'es-
prit de sacrifice de la femme, une mesure bien en harmonie avec
toutes celles qui, dans les deux domaines juridiques de notre
pays, étaient inspirées par une grande sollicitude pour une fra-
gilité souvent imputable aux entrainemens du cœur.
Le régime dotal connaissait, comme le régime de commu-
nauté, les gains de survie. L'augment de dot y correspondait au
douaire. Pour se l'assurer au prédécès du mari, l'intéressée
pouvait, du vivant de celui-ci, prendre des mesures conserva-
toires. Si le mari était fortement endetté, si ses biens étaient
décrétés et discutés, si, en conséquence, elle demandait à être
colloquée tant pour son augment que pour ses deniers dotaux,
elle ne pouvait, à la vérité, obtenir une collocation immédiate
pour son augment du vivant de son mari, mais elle avait le
droit de faire condamner les créanciers postérieurs à son con-
trat de mariage à fournir caution pour le rétablissement éven-
tuel de l'augment.
Sous le nom de bagues et joyaux, le droit écrit accordait à
la veuve à peu près le même privilège que les coutumes lui attri-
buaient sous le nom de préciput. Les bagues et joyaux ne consis-
taient pas seulement dans des meubles en nature, ils compre-
naient aussi le dixième ou le vingtième de la dot. Tantôt ils
LA FEMME ET L\ SOCIETE FUANÇAISF.. 405
étaient acquis de plein droit, tantôt en vertu dVr contrat de
mariage qui pouvait en faire bénéficier les deux futurs comme
cela se passait, dans la région coutumière, pour le préciput. En
Provence notamment ce privilège de préemption était stipulé
par le contrat et sur le pied de la réciprocité. D'après une juris-
prudence constante du parlement d'Aix, lorsque les bagues et
joyaux avaient été estimés dans le contrat, la veuve pouvait les
prendre à la fois en nature et en valeur, l'estimation valant
vente et faisant du mari un acheteur redevable de la partie de
dot que représentait cette estimation. Dans la région de l'Au-
vergne qui suivait la loi romaine, l'épouse survivante reprenait
rn nature, dans l'état où ils se trouvaient et à charge de faire les
Irais de funérailles, les lits, la garde-robe, le linge et les joyaux.
C'était, sous le nom de gaigne coutumière, une variante du
préciput et des bagues et joyaux.
Loin des bassins du Rhône et de la (Jaronne, oi^i survit et
règne à des degrés divers la tradition romaine, on rencontre
une coutume qui est allée plus loin que toute autre dans le sens
de la puissance maritale et de l'incapacité féminine. C'est la
coutume de Normandie. En Normandie, — c'est Du Moulin
qui nous le dit, — la femme est traitée en servante et livrée
aux pièges d'un mari cupide et retors. Miilieres ut ancHlaî
mullum viris suis subditx qui sunt avari et fraudatores. C'est
l'esprit de la coutume, parce que c'est l'esprit de la race,
d'une race guerrière, conquérante et féodale. Cela reste vrai,
malgré les tempéramens apportés par le temps à la rudesse
avec laquelle le sexe faible y est traité. La coutume normande
lui appliquait rigoureusement la législation velléienne. Elle lui
refusait une part quelconque dans les conquêts immeubles et
excluait la communauté même comme régime conventionnel.
Elle se relâchera pourtant de cette rigueur. Dès le xiii^ siècle,,
elle y déroge en accordant à la femme la moitié des bourgages,
c'est-à-dire des immeubles urbains, puis, au moment où il se
modifie et se fixe dans la rédaction de 1583, le droit matrimo-
nial normand arrive à étendre sa part jusqu'au tiers en usufruit,
sans distinction entre immeubles ruraux et urbains. Quant aux
meubles, ce n'est pas comme femme commune qu'elle en prendra
une part, mais comme héritière à la mort du mari, et ce qui lui
en reviendra sera le tiers ou la moitié, suivant qu'il y a ou qu'il
n'y a pas d'enfans. Elle recevait en outre un douaire. Quoique
406 REVUE DES DEUX MONDES.
la dot fût inaliénable, son intervention dans l'aliénation faite
par le mari rendait cette aliénation valide en ce sens qu'elle ne
pouvait revendiquer l'immeuble aliéné en nature niais seule-
ment sa valeur, son remploi ou une indemnité. Quant aux
libéralités entre époux, le don mutuel lui-même était interdit.
Les régimes légaux pouvaient, dans une certaine mesure,
être modifiés par les conventions des parties. Telles de ces mo-
difications devenaient habituelles dans certains pays. Dans le
ressort du parlement de Bordeaux, c'est-à-dire dans un pays de
dotalité, les conjoints ajoutaient souvent à leur contrat une
clause de société d'acquêts. Le droit matrimonial coutumier
admettait même des clauses stipulant la séparation de biens,
excluant la communauté, mais il ne permettait pas de toucher
à certains principes : par exemple, il n'aurait pas laissé porter
atteinte par l'introduction de l'inaliénabilité dotale à la concep-
tion qu'il se faisait des rapports entre époux ni, d'une façon
quelconque, à l'autorité maritale.
Nous avons représenté la femme dotale comme jouissant de
plus de capacité que la femme commune. Comment concilier
cette façon de voir avec la situation dépendante qu'elle parta-
geait avec son mari dans la maison de ses beaux-parens.»> Pour
réduire cette contradiction apparente à sa juste valeur, il faut
observer d'abord que l'épouse dotale ne devenait pas toujours la
commensale de sa nouvelle famille et ensuite qu'alors même
qu'elle entrait sous le toit de celle-ci, il pouvait intervenir entre
les ascendans et le nouveau ménage des conventions de nature à
sauvegarder les intérêts de celui-ci. Quelquefois c'était chez les
parens de la femme que les nouveaux mariés venaient vivre.
En 1624, dans le Berry, un valet de ferme, François Tixier, au
lendemain de son mariage avec Jeanne Collin, s'engageait à
habiter avec son beau-père et k rester six ans à son service pour
pouvoir gagner son affiliation à la communauté qui n'avait pas
à attendre de lui d'autre profit que son travail. Il payait à son
beau-père, le jour de la bénédiction nuptiale, 30 livres. Il
gagnera en moyenne 25 livres par an, loO livres pendant les six
années et sera habillé et chaussé. A ces conditions il obtenait
de son beau-père Et. Collin son affiliation immédiate et sa dési-
gnation comme héritier au même rang qu'un des enfans.
En terminant cet examen succinct de nos régimes matri-
moniaux, où nous nous sommes surtout proposé de discerner la
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 407
sécurité et la capacité qu'ils procuraient à la femme mariée,
nous ne pouvons nous empêcher de signaler, au sein des pays
basques, qui se distinj^uent déjà par l'adoption de la commu-
nauté de conquèts, un ilôt qui nous présente un type de demi-
matriarcat. Nous voulons parler de la vallée de Barèges. Ici, la
primogéniture effaçait la distinction des sexes. La fille aînée
était héritière et, quand elle se mariait, elle gardait le nom de
sa famille, elle le transmettait à ses enfans, elle ^devenait le
chef de celle qu'elle fondait, elle administrait le patrimoine et
en disposait.
Nous n'avons pu nous occuper des intérêts matériels de la
femme mariée, tels qu'ils étaient réglés par la législation et les
conventions matrimoniales, sans toucher par cela même, sinon
expressément du moins en fait, à sa situation morale. Gomment,
en efïet, la capacité que cette législation et ces conventions lui
accordent ou lui refusent pour l'aliénation et l'administration
des biens, les moyens qu'elles mettent a sa disposition pour dé-
fendre ces intérêts, n'auraient-ils pas influé sur son indépen-
dance, sur son autorité, sur sa dignité .►^ Elle obtiendra d'autant
plus d'égards pour sa personne qu'elle sera plus protégée dans
ses biens. Nous avons dit le compte qu'il faut tenir des limites
que le régime de communauté avait mises, à cet égard, à l'exer-
cice de l'autorité conjugale. Nous avons remarqué que, dans la
région qui obéissait à la loi romaine, le droit matrimonial ne
semblait ignorer la puissance maritale que pour soumettre l'un
et l'autre des époux à celle des ascendans; mais on verra bientôt
par la conditio-n faite à la veuve, dans cette région comme dans
la région coutumière, ce qu'il faut penser de celle de la
femme mariée. Il apparaîtra alors, que, si elle n'avait pas à se
plaindre de la loi, elle avait beaucoup à se louer des mœurs.
C'est qu'en effet sa condition, envisagée au point de vue
moral, subissait encore l'influence de certaines circonstances, de
certaines idées, de certaines habitudes d'une portée générale. Il
faut toujours se rappeler, quand on écrit un chapitre de l'his-
toire morale, le poids dont la vie publique a pesé sur les des-
tinées privées. Que d'intelligences et d'aptitudes perdues ou
mises à profit, que d'existences dévoyées ou utilement dirigées
selon qu'elles sont laissées à elles-mêmes ou qu'elles s'encadrent
et se disciplinent dans des institutions autonomes et tradition-
nelles!... De tous les effets de près de trente ans de guerre
408 REVUE DES DEUX MONDES.
•civile et d'anarchie dont notre pays avait souiîert, nous n'avons
à signaler ici que le tort qu'ils avaient causé à la moralité qui
règle les rapports des sexes. Nous nous contenterons de rap-
peler ce que nous avons dit ailleurs (1) de la multiplicité des
rapts, des trop faciles annulations de mariages se répétant
longtemps après que ces guerres avaient cessé. Jeune fille ou
épouse, c'était la femme qui avait pàti de cette licence, de cette
instabilité. Ce qui rend plus frappant encore ces défaillances
jnorales, c'est la pureté de mœurs qui avait régné en France
■dans la période antérieure à nos luttes intestines ou, pour pré-
ciser davantage, dans la première moitié du xvi'' siècle, et dont
le père de Montaigne se donne à la fois pour témoin et pour
exemple.
Ces temps troublés avaient eu un autre effet qui avait été,
au contraire, de relever la considération de la femme autant que
le libertinage avait pu lui nuire. Dans la vie de hasards, de sur-
prises, de dangers qu'ils avaient faite à tout le monde et parti-
'Culièrement aux habitans du plat pays, les paysans, les châte-
lains avaient trouvé maintes fois dans leurs compagnes d'utiles
auxiliaires pour la défense du château, de la maison forte, du
village auxquels surtout s'attaquaient les partis adverses, quel-
quefois celles-ci avaient dû et avaient su les défendre elles-
mêmes. Plus d'une avait révélé une énergie et une habileté
dont ceux qui les connaissaient les auraient crues, dont elles
se seraient crues elles-mêmes incapables. Beaucoup avaient fait
-en petit ce qu'avait fait en grand une Chrétienne d'Aguerre,
comtesse de Sault, levant des gens d'armes, écoutée dans les
conseils, disputant la Provence au duc de Savoie. M'"* de la
Guette avait eu à veiller plus d'une fois sur la sûreté de son
«bateau de Sussy en Brie et, martiale comme elle était, ayant
acquis, dès l'âge de douze ans, l'habitude de l'escrime et des
.armes à feu, cela n'était pas pour l'embarrasser. La baronne de
Bonneval n'était pas moins guerrière que son mari, mais c'était
aux dépens de leurs voisins et particulièrement des habitans
d'Uzerche que l'un et l'autre exerçaient leur besoin de se rendre
redoutable». La comtesse de Saint-Balmont jouissait, au milieu
du xvii^ siècle, d'une véritable réputation d'amazone et, si la
nature, si son caractère l'avaient préparée à la mériter, c'étaient
(1) Voyez la Revue du 1" janvier 19H.
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 409'
les circonstances qui la lui avaient value. Les contemporains'
nous la présentent comme une femme exempte de la coquet-
terie la plus légitime, dune honnêteté inattaquable, d'une cha-
rité active, pieuse sans excès, d'une gaieté communicative, d'une
verve naturelle, faisant des vers et même des tragédies sans
prétention et surtout pour s'occuper, une femme virile, si l'on
veut, mais sans avoir rien d'une virago, et elle serait restée une
châtelaine plus passionnée qu'une autre pour le dressage des
chevaux et pour la chasse si la nécessité de défendre ses terres
contre les Français et leurs alliés, les Weimariens qui dévas-
taient la Lorraine, — elle était du Barrois, — si l'absence de son
mari qui servait sous les enseignes de son maitre, le duc de
Lorraine, ne l'avaient forcée à monter à cheval, à organiser la
protection de ses propriétés et bientôt, par le goût qu'elle y pre-
nait, par la confiance qu'elle inspirait, celle des biens de ses
voisins. On pourrait multiplier de pareils exemples. Il en résul-
terait que, sous l'empire de circonstances qui faisaient sans cesse
appel au sang-froid et au courage, le sexe faible s'était élevé au-
dessus de lui-même. Comment cette communauté de dangers
et d'intrépidité n'aurait-elle pas grandi son autorité dans la-
famille et dans le ménage ?
Il y a encore une chose qu'il ne faut pas oublier. C'est la
liberté dont jouissait, par opposition à la surveillance jalouse
dont la femme italienne et espagnole était l'objet, celle de
notre pays, celle qui était mariée plus encore que la jeune fille.
De cette façon de comprendre l'autorité maritale que nous avons
déjà remarquée, que nous serons amené à remarquer encore,
parce que c'est une vérité qui domine et éclaire bien des par-
ties de notre sujet, nous ne donnerons ici d'autre preuve que
le témoignage du père de Montaigne que nous venons d'invo-
quer sur un autre sujet. Aux traits de chasteté qu'il racontait à
l'honneur de son temps, Pierre Eyquem mêlait le souvenir
d'étranges privautés qu'on se permettait, qu'il s'était permises-
lui-même et qui ne faisaient aucun tort à la réputation de celles
qui s'y prêtaient. A peine, ajoute-t-il, y avait-il dans toute une
province une femme de qualité qui donnât à parler.
Protection légale des intérêts féminins dans le régime ma-
trimonial des biens, relâchement des mœurs et ébranlement
de la solidité de l'union conjugale à la suite des guerres civiles
et assez longtemps après, prestige inattendu acquis par le sexe
410 REVUE DES DEUX MONDES.
faible à se montrer en face du danger l'égal du sexe fort, liberté
d'aller et de venir, d'avoir commerce avec le monde, voila qui
semble fait pour nous donner l'idée d'une personne, qui peut
être certainement victime du libertinage ou de la cupidité d'un
mari, mais qui trouve pourtant aussi dans la loi et plus encore
dans des mœurs qui inclinent de plus en plus vers la sociabilité,
de quoi se défendre et se faire écouter quand il s'agit des inté-
rêts communs du ménage. Il faut aussi, en revanche, tenir
compte des préventions que la théologie, le droit canon, le droit
civil, la littérature populaire entretenaient dans les esprits
contre la capacité et même la moralité féminines et qui, pour
être moins raisonnées encore qu'instinctives et traditionnelles,
n'en étaient pas moins fortes.
En dehors de son intervention dans le régime des biens, l'au-
torité maritale consiste dans la prépondérance du mari au point
de vue de la direction de la vie commune. La première marque
de cette autorité, c'est l'obligation pour la femme de suivre le
mari, d'habiter sous le même toit. C'en est aussi la première
condition. Il faut qu'elle vive avec lui pour le servir, suivant la
forte expression qu'on trouve | dans une sentence du bailliage de
Bourges, il faut qu'elle soit m manu mariti, et l'on va voir que
cette expression n'est pas une simple métaphore. Nous avons
déjà eu l'occasion de remarquer que l'abandon du domicile
conjugal n'était pas légitimé même par des sévices. 11 apparte-
nait à la justice de décider [si ces sévices dépassaient l'exercice
légitime de l'autorité du chef du gouvernement domestique^
Celui-ci, en efiet, pouvait corriger, enfermer sa compagne. Elle
était, à cet égard, assimilée à l'enfant mineur. L'abus ne com-
mençait qu'avec la blessure, le mehaing, comme avait dit autre-
fois à ce sujet Beaumanoir. Exceptionnellement, en Bourgogne,
le droit de correction, même ainsi limité, était ricfusé au mari, et
l'un d'eux, pour n'avoir pas respecté ce privilège, pour avoir
fait ce qu'on faisait partout ailleurs, se vit condamner par le
parlement de Dijon, le 6 mars 1597, à deux écus d'a-mende.
Ainsi, devan-t la justice et ajoutons devant l'opinion, les coups
ne portaient pas atteinte à la dignité de l'épouse. Il en était
tout autrement, on le comprend, quand c'était le mari qui les
recevait. Cela arrivait, même dans les ckasses élevées. M""^ Le
Hagois de Bretonvilliers battait quelquefois le sien. Celui de la
marquise de Vervins l'était si souvent et si outrageusement
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 411
que Louis XIII l'engagea à la faire enfermer. Le bon sens popu-
laire avait compris que le plus coupable ici, c'était la victime
qui laissait avilir en sa personne la hiérarchie domestique et il
l'en punissait par le ridicule en lui faisant chevaucher un âne
tête à queue, livré aux quolibets de la foule. La justice consacra
longtemps cette expiation facétieuse d'une faiblesse préjudiciable
à l'honneur collectif et elle ne cessa de l'admettre qu'en 1613
sans que l'usage de « faire courir l'àne » disparût radicalement
pour cela.
Si les sévices subis par la femme ne donnaient pas lieu de
plein droit à la séparation de corps, si les tribunaux exerçaient
en pareil cas un pouvoir conciliateur et discrétionnaire, ils n'en
étaient pas moins considérés comme une des deux causes prin-
cipales de séparation judiciaire, la dilapidation du patrimoine:
par le mari étant la seconde. C'est ce dernier motif qu'invoqua
Marie Brisson devant le parlement de Paris quand la Cour lui
demanda pourquoi elle avait quitté le lieutenant civil Miron.
Celui-ci avait, à l'entendre, largement entamé par ses prodiga-
lités la dot et les propres apportés par elle. Quand on lui fait
observer qu'elle a aidé à ces dépenses et qu'elle en a profité, que
le lieutenant civil lui a constitué un train de maison honorable
et lui a entretenu six chevaux et six serviteurs, elle affirme
qu'au contraire elle n'avait à son service qu'une demoiselle et
(|u'un laquais et qu'au lieu de 200 écus par mois qu'on lui avait
promis pour son entretien, elle n'en recevait que 150. Si, dans
cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres analogues, le
parlement, au lieu d'homologuer, ainsi que le demandait Marie
Brisson, l'acte de séparation amiable qu'elle avait passé avec son
mari, procéda à une tentative de conciliation, il n'en faut pas
moins tenir compte des séparations de fait qui n'avaient pas été
prononcées par la justice. Celle-ci ne voulait pas et ne pouvait
pas se borner à enregistrer des séparations volontaires, elle se
croyait avec raison tenue de provoquer un retour à la bonne
harmonie, de demander aux parties l'effort et la résignation dont
les unions heureuses ont elles-mêmes besoin, elle devait aussi se
préoccuper des intérêts des tiers qui pouvaient se trouver com-
promis par la séparation de biens, conséquence inévitable de la
séparation de corps. Mais les passions n'acceptaient qu'avec peine
la nouvelle épreuve qu'on voulait leur imposer. Beaucoup de
ménages désunis refusaient de s'y soumettre et reprenaient tout
'412 REVUE DES DEUX MONDES.
de suite leur liberté. Les tribunaux ne pouvaient guère faire autre-
ment alors que de céder à une incompatibilité établie par cette
résistance ou, si les intéressés avaient essayé de vivre de nou-
veau ensemble, par une nouvelle désertion du foyer commun.
C'est ce qui parait bien s'être produit dans le cas de Samuel
Robert. Lieutenant particulier dans l'élection de Saintes, Samuel
'Robert avait été marié en 1639 par le ministre Baduel à Made-
leine Merlat. La bonne intelligence des époux fut troublée six
ans après et, comme nous n'avons, pour nous renseigner sur
l'origine de ce désaccord, que les articulations du mari qui les
a consignées dans son journal, force nous est bien de nous on
rapporter en grande partie à lui, d'en attribuer la responsabilité
à Madeleine que son conjoint nous présente comme une autre
Xantippe. En tout cas, celui-ci n'aurait pas eu la patience de
Socrate, car il reconnaît que, poussé à bout par les torts graves
et l'humeur acariâtre de sa compagne, il se laissa aller à lui
donner trois ou quatre soufflets. Madeleine n'était probablement
pas habituée à ces vivacités, car son mari ne se les eut pas plu-
tôt permises qu'elle quitta la maison et se retira chez le ministre
Rossel dont la servante Sarah lui offrit la moitié de son lit.
Ramenée par son époux au domicile conjugal, elle le quittait le
lendemain à l'insu de tous les gens de la maison et se réfugiait
cette fois au couvent des religieuses de Notre-Dame de Saint-
Yivien à Saintes. Samuel Robert s'y rendit et eut avec la fugi-
tive, à travers la grille, une conversation où il ne négligea rien
pour la décider à reprendre la vie commune, lui prenant la
main, la sommant de son devoir, lui jtromettant l'oubli du
passé. Madeleine s'y refusa obstinément et se déclara résolue à
changer de religion et à mourir dans le cloître qui l'avait
accueillie. Vainement Samuel Robert combat cette résolution
en disant qu'elle est contraire aux lois divine et humaine, qu'elle
n'a pas été prise librement, qu'elle est le résultat d'une capta-
lion. Il obtient pourtant enfin que la contumace promette, une
fois son abjuration faite entre les mains de l'évèque de Saintes, de
retourner au foyer conjugal. Il ne peut plus se dissimuler qu'il
y a là autre chose qu'un mauvais caractère, que l'inégalité
d'humeur est venue surtout de la contrariété entre sa religion à
lui, celle que Madeleine professait encore elle-même extérieu-
rement et celle à laquelle elle est attachée par sa foi intime.
Catholique ou protestante, il ne veut pas perdre une ménagère,
i
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 413
une femme; il offre d'ouvrir sa maison aux docteurs de l'Église
romaine pour achever l'instruction de la néophyte, de la con-
fier, pour recevoir cette instruction, à son cousin germain et
parrain, M. le Président, qui est un homme à ménager et qui
semble bien avoir encouragé, sinon éveillé les premières incli-
nations de Madeleine vers le catholicisme, qui, avec des voisins
du ménage désuni, a favorisé sa retraite au couvent. A peu de
jours de là, le 13 novembre 1649, l'évêque de Saintes y recevait
l'abjuration de Madeleine. Y prendra-t-elle le voile.»* Gela ne
nous étonnerait pas, mais à ce moment nous la perdons de vue.
Tout ce que nous pouvons affirmer, — et c'est là que nous vou-
lions en venir, — c'est que la justice, qui jusqu'ici ne s'est mêlée
de rien, est amenée à accepter une séparation amiable par
suite de laquelle l'héroïne de ce débat domestique se verra
assigner le couvent de Notre-Dame de Saint-Vivien ou tout
autre pour y résider pendant la vie de son mari.
L'importance de la cohabitation, considérée comme première
conséquence et comme première condition de la puissance ma-
ritale, est si grande qu'on nous permettra de donner de nou-
veaux exemples de la façon dont l'obligation en était appliquée
ou éludée. La femme qui quittait le domicile conjugal était
forcée parla justice à le réintégrer. C'était là le principe. Encore
fallait-il que la justice fût saisie. Quand le tribunal du bail-
liage de Bourges condamna Aimée Mahas, absente depuis un
mois de son intérieur, à y reprendre sa place et à y remplir ses
devoirs, ce fut sur la requête de son mari, Pierre Hurtault. Il
n'est guère douteux pourtant que, si la séparation de fait
donnait lieu à un scandale, la juridiction civile intervînt
d'office. Aux yeux de la juridiction spirituelle, le scandale résul-
tait du fait même de la séparation non autorisée et elle avait à
cœur de le faire cesser. En 1642, un mercier de Saint-Remy en
Picardie nommé Tasse se vit refuser par le curé la communion
pascale parce que, séparé de sa femme, il n'avait pas voulu, à
l'occasion de Pâques, se réconcilier avec elle. Le doyen du cha-
pitre d'Amiens, informé du fait par le curé au moment de sa
visite pastorale, fit venir le réfractaire, lui! fit sentir la gravité
d'une situation qui n'était pas régularisée par l'Eglise et en
obtint la promesse de faire son devoir.
Les circonstances qui pouvaient faire cesser la cohabitation
étaient naturellement des plus variées. Dans un ménage pauvre
414 REVUE DES DEUX MONDES.
les époux qui avaient un intérêt si évident à vivre ensemble, pou-
vaient cependant exceptionnellement en avoir un plus grand à
se quitter. Le plus souvent chacun s'en ira de son côté là oii
l'attire l'espoir de se créer plus facilement des moyens d'exis-
tence, mais il arrivera aussi que la femme croit devoir se faire
décharger de l'obligation de rester au foyer conjugal. C'est ainsi
que, pour alléger leur commune pauvreté, Eustache Boitte auto-
rise la sienne à aller gagner sa vie où elle voudra, soit comme
regrattière dans les foires et marchés, soit comme domestique.
Dans les ménages aisés plus que dans les autres, quand les
époux vivent à part, c'est la passion, le caprice qui les a séparés.
Si M^*^ Garnier acheta de 20 000 écus le consentement de son
mari, Mangot, seigneur d'Orgères, à une séparation amiable,
c'est qu'elle voulait être plus libre de récompenser les assi-
duités de Champlatreux, le fils du premier président, du futur
iJ-arde des Sceaux, Mathieu Mole. L'inconduito du mari eut sa
part dans les dissentimens qui troublèrent l'union des T...,
mais l'animosité de la mère de M"^'' de T... contre son gendre,
secondée par une suivante, fut surtout ce qui inspira à la
femme une aversion tenace contre son mari. Il faut dire que
le mariage avait eu pour origine une indélicatesse et une
illégalité, car c'était au mépris de la loi et de ses devoirs
que le père de M. de T... avait marié son fils à M^'^ de
L..., dont il était l'oncle et le tuteur et qui était une riche
héritière. Par cet abus d'autorité il avait fait de la mère de la
jeune fille une ennemie acharnée de lui et de son fils. Des ques-
tions d'intérêt avaient empiré des rapports conjugaux qui se
ressentaient de ces fâcheux auspices. Le mari, par exemple,
avait vendu une charge de lieutenant aux gardes et n'avait pas
rendu compte à M"*^ de L... de l'emploi de l'argent, bien que
cette charge fût sans doute un immeuble de communauté.
M"'® de T... s'était laissé persuader, par hi suivante que sa
mère avait placée auprès d'elle, que son mari ne reculerait
devant aucun moyen pour devenir veuf. Elle quitta la maison
conjugale et se retira dans un couvent de Rennes. Le ménage
vivait dans celte ville. Le mari fit alors ce que nous avons vu
faire à Samuel Robert. Ayant découvert que c'était au couvent de
Saint-Georges que se cachait la fugitive, il s'y présenta, fut
admis a la voir et à lui parler sous le voile et à travers la grille,
lui. demanda pardon et se soumit à toutes les réparations pour
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 415
obtenir seulement le droit de jouir de sa présence. Mais celle-
ci ne se laissa pas fléchir. Elle poursuivit l'annulation du
mariage en arguant de l'abus de pouvoir commis par son beau-
père et aussi, en dépit d'une ancienne dispense, de la consan-
guinité au degré de cousin germain. L'aftaire fut évoquée à
Paris pour suspicion légitime. Le père de M""® de T... avait
été, en effet, conseiller au Parlement de Rennes et surtout la
population avait pris vivement parti, généralement, contre la
demanderesse qu'on trouvait trop vindicative. Elle perdit sur la
question de dissolution mais obtint la séparation. Elle fut
placée comme pensionnaire chez les religieuses de la Propaga-
tion de la Foi où son mari fut autorisé à lui faire visite.
Ce fut encore une suivante qui mit la division dans le mé-
nage du vicomte et de la vicomtesse de Lisle. Celle-ci s'en était
engouée et lui faisait faire beaucoup de choses dans la maison.
Le mari, au contraire, ne pouvait la souffrir et voulait la ren-
voyer. La vicomtesse vint vivre avec elle à Paris. Ici encore,
comme dans le cas de M. et de M""® dejT..., il s'agit d'une
riche héritière, — M™^de Lisle avait 20 000 livres de rente, — et
d'un ménage breton. Or en ce temps-là on comptait les bons mé-
nages en Bretagne. Il n'y en avait que trois a Rennes et, dans la
province, il y en avait beaucoup d'assez mauvais pour qu'on pût
raconter tout bas comment ils avaient fini par la mort tragique
du mari, par le crime de la femme. Dans le conflit conjugal
entre le vicomte et la vicomtesse de Lisle, ce fut cette fois encore
le mari qui eut le dessous car il fut obligé de venir rejoindre la
vicomtesse à Paris. Le ménage de Quatresols do Montanglos,
riche auditeur des comptes, offre encore un exemple de sépara-
tions accomplies sans l'intervention de la justice. De ce ménage
peu uni étaient nés trois enfans, deux garçons et une fille. Les
garçons étaient élevés par le père et la fiHe par la mère.
La séparation prenait aussi le caractère d'une pénalité do-
mestique et alors elle pouvait aller jusqu'à l'internement. C'est
ainsi que Loi^is de Bourbon, marquis de Malauze, relégua
Charlotte de Kervénio, sa femme, qui était en même temps sa
cousine germaine, dans son château de Miramont. Il donna
l'ordre de ne la laisser manquer de rien, mais de ne lui laisser
voir personne. Elle y mourut sans avoir recouvré les bonnes
grâces de son mari, qu'elle parait bien avoir trompé, mais qui
avait beaucoup plus de choses qu'elle à se faire pardonner.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
Rigoureusement les bienséances ne permettaient pas aux
femmes séparées de vivre ailleurs qu'au couvent, mais il n'en
manquait pas qui ne se faisaient pas scrupule de rester dans le
monde.
Nous n'aurions pu diminuer le nombre des cas particuliers
que nous venons de produire, sans faire moins bien comprendre
comment la vie commune était dissoute par des séparations de
fait qui n'avaient d'efïet légal que lorsqu'elles étaient sanction-
nées par les tribunaux et par l'Eglise. Il faut se rappeler, pour
réagir contre l'impression laissée par la fragilité des unions
dont nous avons raconté l'histoire, que les foyers désorganisés
ont toujours fait parler d'eux plus que les bons ménages, que
la justice et la chronique ont eu à s'occuper des premiers beau-
coup plus que des seconds.
Le trait le plus frappant, au point de vue moral, dans les
rapports des époux, c'est peut-être la déférence que le chef du
ménage obtient de sa compagne. Quand elle lui écrit, elle se
qualilie sa très obéissante femme et servante, sa très humble
servante et femme. Dans certaines provinces, dans le Morvan,
notamment, elle lui parle à la troisième personne, elle le sert à
table et assiste debout à ses repas. Cette déférence n'était pas
comprise seulement comme un hommage à la suprématie mari-
tale, mais tout autant comme un moyen, pour celle qui en était
redevable, de s'assurer par une influence de tous les instans le
pouvoir réel. Nicolas Pasquier a tracé avec agrément pour sa
bru. M''® de la Brangelie, une méthode qui établit la charte
naturelle et permanente d'un régime domestique où, comme
dans le régime constitutionnel, le roi règne et ne gouverne pas.
Consultez toujours votre mari, lui dit-il en substance, de façon
à l'amener a faire ce que vous voudrez. Laissez-lui l'honneur de
paraître tout faire et jouissez de la réalité de tout faire avec son
aveu. N'est-ce pas aussi de cette méthode qui part de la défé-
rence pour arriver à l'influence et au gouvernement que s'in-
spire ce conseil d'un père à sa fille : « Rendez-vous aux occa-
sions facile et adroite à lui faire croire que ses raisons, quoique
vous les sachiez fausses, vous satisfont, et que personne ne vous
peut mettre autre pensée dans l'esprit que ce qu'il vous dit. »
De même que la cohabitation était pour la femme mariée
la première obligation légale, la fidélité était son premier de-
voir moral. Si l'opinion et la loi faisaient une grande di fie rence
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 417
entre son iniidélite et celle du mari, c'était à cause du respect
dû h celui-ci et de l'honneur familial dont il était le gardien. Si
l'on ajoutait que, répugnant à la translation des biens d'une
famille dans une autre, elles devaient répugner bien davan-
tage encore à la transfusion illégitime d'un sang étranger, à
l'usurpation d'une paternité qui faisait entrer des enfans adul-
térins, à côté des enfans légitimes et en concours avec eux,
dans une famille qui n'était pas la leur, on donnerait une rai-
son de la sévérité qu'elles auraient pu avoir contre l'adultère,
on n'en donnerait pas de l'inégalité de leur sévérité. La femme
ne pouvait intenter une action en adultère contre son mari.
L'adultère n'entrainait pour celui-ci ni la séparation de corps,
ni l'incapacité de la demander pour la même faute, il n'avait
pour lui d'autre sanction que la perte de la dot et des avan-
tages nuptiaux. Le monde n'était pas moins indulgent et il
demandait à la victime d'avoir la même indulgence. Vives la
lui présente comme un devoir; tout ce qu'il lui permet, c'est de
faire de la morale au coupable, mais une morale qui, en lui
profitant, ne puisse pas l'irriter. Il s'en faut peu que M"^ de
Scudéry, qui peut être considérée comme un arbitre des bien-
séances, taxe de mauvais goût les récriminations les mieux
justifiées sur ce chapitre. Toutefois elle fait une distinction qui
sied bien à la métaphysique sentimentale où se complaisaient
les précieuses ; elle oppose, sur cette question de casuistique de
la bonne éducation, les mariages de raison et les mariages d'in-
clination. La femme, en se mariant, a-t-elle moins écouté son
cœur que tenu compte de telles ou telles convenances, elle doit se
résigner, avoir l'air d'ignorer et, si l'évidence lui crève les yeux,
ne pas en parler à l'infidèle. Mais si elle a aimé celui qu'elle a
épousé, alors c'est un cœur qui lui échappe, et il est naturel
qu'elle ne puisse prendre son parti de le voir passer à une autre.
La duchesse de Montmorency, Marie-Félice des Ursins, commença
par soufïrir des infidélités de son mari, puis elle s'y résigna et
trouva même une consolation singulière à recevoir ses confi-
dences qu'elle voulait. sans réticences.
A l'égard de la femme et de son complice, la répression de
l'adultère rappelle le passé et annonce l'avenir. L'adultère est
encore un crime public, il intéresse encore la société, mais on
sent venir le moment où il sera considéré comme n'intéres-
sant presque que le mari. Celui-ci est encore armé d'une juri-
TOME X. — 1912. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
diction domestique, la loi lui laisse le droit de venger son hon-
neur par des sanctions disciplinaires. Nous avons vu tout à
l'heure le marquis de Malauze séquestrer sa femme dans un de
ses châteaux. Souscarrière fit enfermer la sienne dans un cou-
vent à la campagne pendant un an et demi, au bout duquel il
lui rendit la liberté en lui déclarant qu'il ne se considérerait
jamais comme son mari. La puissance maritale permettait
d'aller beaucoup plus loin. Elle autorisait à tuer l'épouse
adultère et son complice quand ils étaient surpris en flagrant
délit. C'est bien comme un droit, non comme une tolérance,
que J.-P. Camus présente cette justice sommaire. Elle restait
impunie, même quand elle ne s'exerçait pas à la chaude, comme
dit l'évêque de Belley. Henri IV ayant fait honte au comte de
Cheverni de sa patience à supporter les désordres de sa femme,
le comte la fit, malgré sa situation intéressante, étouffer dans
son lit. Le comte de Gramont poignarda l'amant attitré de la
sienne et on le soupçonna de s'être, peu de temps après, débar-
rassé de celle-ci par le poison. Le comte de Vertus assassine un
des galans de la comtesse, Saint-Germain la Troche, qu'il avait
attiré dans un guet-apens par une lettre supposée. Il ne faisait,
il est vrai, que devancer le sort que lui préparaient les deux
complices dont les intentions criminelles lui avaient été révélées
par leur correspondance. Un des plus grands seigneurs de Gas-
cogne, dont le chroniqueur bordelais qui rapporte le fait, nous
a 1-aissé, intentionnellement sans doute, ignorer le nom, fit tuer
sa femme par ses suisses à coups de hallebardes, parce qu'elle
l'avait trahi avec un gentilhomme de sa maison, et le public,
comme la justice, garda sur l'événement un silence prudent.
Quand le mari outragé demandait à la société de venger son
honneur et de se défendre elle-même dans son institution fon-
damentale, la société mettait à sa disposition des peines infa-
mantes. C'était aussi dans l'infamie que la justice populaire
plaçait le châtiment, ave€ cette différence qu'elle ne se piquait
nullement de l'impassibilité de la loi, qu'elle s'assaisonnait, au
contraire, d'une gaieté sans frein oii le scandale faisait
presque oublier l'expiation. Il est bien entendu que nos ancêtres
de ce temps-là étaient très malheureux, mais il faut avouer
qu'ils ne perdaient pas une occasion de s'amuser, fût-ce dans
les circonstances les plus graves, les plus tragiques. La foule
que nous avons vue s'inviter aux noces et les faire tomber dans
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 419
une licence vers laquelle elles penchent déjà par elles-mêmes,
(jui i'aisait enrourcher un àne tète à queue |)ar le mari battu et
le poursuivait de ses quolibets, était la même qui obligeait les
adultères à courir tout nus par la ville. Nous ne signalerons pas
toutes les pénalités bouifonnes et cyniques que l'imagination
populaire avait inventées contre l'adultère. Elles tendaient
d'ailleurs à disparaître et le peuple lui-même arrivait à être
choqué du tort que cette façon de venger la morale faisait à Ja
morale elle-même. Ce fut la population d'Avansac qui demanda
qu'on laissât tomber en désuétude, comme contraire aux bonnes
mœurs, l'article de la coutume qui condamnait les adultères
à se montrer tout nus à leurs concitoyens et qui l'obtinrent,
en 1623, du parlement de Toulouse malgré l'opposition du
seigneur. Les peines infamantes encore en vigueur étaient le car-
can, le pilori, la fustigation; mais les deux premières étaient
rares, tandis que la troisième était commune. La fustigation,
qui était publique, était suivie du bannissement à temps ou à
perpétuité ou de l'internement dans un couvent, spécialement,
à partir d'une certaine époque, aux Filles repenties. Le bannis-
sement, qui se présente le plus souvent dans nos textes, était
destiné à être remplacé par la réclusion et il est probable qu'une
étude particulière de la question montrerait dès lors cette seconde
pénalité en train de se substituer h la première. Rien ne mani-
feste mieux que cette substitution l'indulgence qui s'introduisait
et se répandait pour la femme coupable. La séquestration, bien
que motivée en partie par la crainte du scandale, c'est-à-dire
par une préoccupation sociale, semble être une application de la
justice domestique et dénote qu'on arrive à considérer l'adultère
comme un fait qui n'intéresse plus que la partie lésée, telle-
ment qu'il dépend du mari, qui est tenu de pourvoir à l'en-
tretien de sa femme au couvent, faute de quoi elle sera
remise en liberté, de faire cesser cette séquestration en repre-
nant la coupable. S'il ne le fait pas, l'internement devient
perpétuel. Déjà, en principe, il avait seul qualité pour accuser
sa femme d'adultère. En réalité il suffisait qu'il y eût scandale
pour donner lieu à l'action publique, soit qu'elle se joignit à
celle de la partie, soit qu'elle s'exerçât d'une façon indépendante.
Nous n'avons encore parlé que de l'adultère simple. Parmi
les circonstances aggravantes qui constituaient l'adultère quali-
fié nous n'en remarquerons qu'une. C'est celle qui consistait
420 BEVUE DES DEUX MOXDES.
dans la situation subalterne du complice par rapport au mari.
Elle entraînait la mort pour les deux coupables. Cette sévérité
s'explique beaucoup moins par l'indignité du complice, par la
violation de la hiérarchie sociale que par l'abus de confiance qui
augmentait la culpabilité et qui devait être d'autant plus sévè-
rement frappé qu'un contact intime donnait plus de facilité
pour le commettre.
Aux sanctions pénales s'ajoutaient naturellement pour la
femme adultère, dans l'ordre civil, la perte de ses droits matri-
moniaux, de l'usufruit de ses deniers dotaux et même de ses
paraphernaux.
A part la rigueur déployée contre ce qu'on pourrait appeler
l'adultère domestique, on constate donc dans la répression un
adoucissement, et cet adoucissement correspond naturellement à
plus d'indulgence dans l'opinion. La multiplicité des adultères,
la facilité des démariages avaient blasé l'indignation à l'égard
de la violation de la fidélité conjugale et amenaient à y voir
moins une atteinte à l'institution constitutive de la famille
qu'une infortune particulière. Sans parler des maris complai-
sans, de ceux qui ne se reconnaissaient pas le droit d'être
sévères, il yen avait beaucoup qui ne se servaient qu'à moitié
des armes que la loi mettait dans leurs mains, abrégeant la
réclusion, laissant écouler la prescription de cinq ans qui
éteignait l'action privée. En voici un, Philippe Claus,qui avoue
que pour tenir son ménage et l'assister dans sa vieillesse, il ne
peut se passer de sa compagne qui a témoigné d'ailleurs un
grand repentir et lui a fait souvent demander pardon. Il solli-
cite en conséquence pour elle des lettres patentes qui lui
remettent le bannissement auquel elle a été condamnée et qui
lui permettent de revenir près de lui.
La situation que la loi et les mœurs faisaient aux enfans
naturels va nous aider encore à nous représenter comment on
appréciait l'excellence morale et sociale du mariage' l'impor-
tance de ses devoirs. Les enfans naturels, même s'ils étaient
adultérins et incestueux, avaient droit à des alimens. Ni les
uns ni les autres de ces derniers ne pouvaient rigoureusement,
sauf le compte à tenir des circonstances, prétendre à autrii
chose, mais ils pouvaient, à titre alimentaire, recevoir des libé-
ralités particulières. Le père naturel s'acquittait de sa dette
envers ses enfans illégitimes en leur faisant apprendre un
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 421
métier. Généralement il ne suffisait pas de les mettre en
apprentissage, il fallait encore les établir. La fille née hors
mariage n'était pas néanmoins admise à réclamer une dot, mais
l'arrêt de la Tournelle du 20 juin 1598, qui la déclarait non
recevable, enjoignait en même temps au père de saisir la pre-
mière occasion pour la pourvoir d'une situation. Nous connais-
sons même un arrêt du parlement de Paris du 12 août 1638 qui
condamne les héritiers du père à doter la fille, ce qui semble
bien indiquer un changement de jurisprudence. Les bâtards
avaient la capacité de tester. Ils transmettaient leurs biens à
leurs enfans légitimes et à leurs père et mère, au moins pour
ces derniers leurs meubles et conquêts. La plupart des cou-
tumes leur refusaient l'hérédité paternelle et maternelle. En
Dauphiné pourtant ils succédaient à leur mère en l'absence
d'enfans légitimes. Certaines coutumes allaient jusqu'à les
appeler en concours avec les enfans légitimes.
La société ne se montrait pas sévère pour l'irrégularité de
leur naissance. Quand des intérêts matériels n'en faisaient pas
pour elle des adversaires, la famille légale, qui comprenait
souvent des enfans de différens lits et par suite des demi-frères
et des demi-sœurs, les accueillait sans en rougir et comme s'ils
en faisaient légitimement partie. Le o octobre 1578, Pierre sur-
nommé Pilotus, bâtard de (iuillaume Le Riche, avocat du Roi à
Saint-Maixent, arrive chez ses frères légitimes qu'il n'avait pas
vus depuis douze ou treize ans, après avoir fait son tour de
France comme ouvrier sellier, et il est très bien reçu. Sa fille
avait d'ailleurs pour marraines la femme et la sœur de l'avocat
du Roi. C'était souvent par un acte de dernière volonté que le
père naturel reconnaissait un enfant et lui assurait un avenir.
Dans un testament empreint de la foi protestante lapins ardente,
Claude de la Trémoïlle avoue pour son fils naturel un certain
Hannibal, exprime la volonté qu'il soit traité comme tel et en
gentilhomme, entretenu au collège jusqu'à seize ans, envoyé
ensuite en Hollande pour y apprendre le métier des armes et
lui assigne 6 000 livres qu'il touchera à son mariage.
G. Fagmez.
FRANÇOIS PALACKY
HISTORIEN DE LA BOHÈME
1798-1 87G
Pendant trois jours, du 28 juin au 1^'" juillet, la Bohême a
été en fête. Prague regorgeait d'hôtes accourus de tous les points
de l'Europe et même des Etats-Unis. La cause de cet afflux
extraordinaire des Slaves et des amis de la race slave dans la
noble et pittoresque capitale de l'ancien royaume de Bohême,
était une double solennité. La Société des Sokols, ces gymnastes
tchèques, qui rendirent à la cause de la régénération nationale
du peuple tchèque des services considérables et qui furent les
ardens et dévoués propagateurs de l'idée patriotique, fêtait le
cinquantenaire de sa fondation et, à cette occasion, d'autres
groupes de Sokols étaient accourus de tous les pays slaves
pour afiirmer leur foi en l'avenir de leur race et leur volonté
de le préparer en unissant leurs cœurs et leurs forces. En même
temps, les représentans du monde savant et les amis du peuple
tchèque et des Slaves étaient venus à Prague pour assister, le
1*" juillet, à l'inauguration du monument grandiose élevé par
la ferveur patriotique des Tchèques au grand historien de la
Bohême, François l*alacky.
Les Tchèques paient ainsi le juste tribut de leur reconnais-
sance à l'homme qu'ils appellent avec orgueil « l'organisateur
de la nation, » car c'est bien grâce aux efforts de Palacky, savant
FRANÇOIS PALACKY. 423
et homme politique à la fois (1), que la Bohême, réduite sous
Marie-Thérèse et sous Joseph II à l'état de simple province de
la monarchie des Habsbourg, a trouvé la force de se relever
pour réclamer la reconnaissance de ses droits méconnus. Palacky
a ressuscité la nation tchèque : c'est une gloire très pure et très
rare qui lui assure, parmi les grands historiens, une place à
part, à côté des grands conducteurs de peuples.
Pour apprécier à sa valeur l'œuvre de Palacky, il convient de
se reporter à cent vingt ans en arrière. Ecrasée en 1620 à la
baitaille de la Montagne Blanche, la Bohême était encore, à la
fin du xviii* siècle, plongée dans une torpeur dont rien ne pou-
vait la tirer. Dépouillée de ses anciens droits et privilèges, elle
n'existait plus comme nation, elle voyait venir le moment où,
complètement germanisée, elle serait traitée à l'égal des pays
dits héréditaires de la maison d^ Habsbourg.
L'aristocratie et les classes élevées ne gardaient que de
vagues souvenirs du passé de la Bohême. Les descendans des
plus grandes familles nobles ne faisaient, à peu d'exceptions près,
que de courtes apparitions dans le pays. L'éclat de la Cour les
attirait à Vienne, brillante résidence impériale où les fêtes et
les réjouissances se suivaient sans fin. La population des grandes
capitales des trois pays de la couronne de Bohême, Prague, Brno
(Briinn), Opava (Troppau), et des villes secondaires était germa-
nisée par les colons allemands, pour la plupart commerçans et
industriels, et par les fonctionnaires de l'administration centrale,
qui étaient exclusivement recrutés parmi les Allemands. La
langue tchèque n'était parlée dans les campagnes que par les
masses rurales, et dans les villes par les ouvriers, artisans et
petites gens sans biens, sans instruction. Ce parler, déformé,
altéré par le mélange d'élémens étrangers, ne rappelait que
vaguement le beau et clair langage de Komensky (Comenius), le
grand pédagogue tchèque au xvii® siècle.
(1) Né dans l'humble cabane d un maître d'école à Hodslavice, village situé aux
confins de la Moravie et delà Slovaquie, François Palacky, reçut les premières leçons
de son père, un excellent pédagogue, descendant des Frères moraves. La famille
était nombreuse; François était le puîné de douze enfans. 11 fit ses études dans
les écoles de Trencin et de Presbourg. Ce fut à l'âge de vingt-trois ans qu'il conçut
l'idée de se vouer à l'histoire.
424 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout ce qui subsistait de l'ancienne autonomie du pays,
comme la Chancellerie aulique bohème, représentation des plus
hauts pouvoirs régionaux, fut supprimé par Marie-Thérèse.
Joseph II se montra encore plus ardent que sa mère à transformer
le conglomérat d'élémens hétérogènes, dont est formée la mo-
narchie danubienne, en un Etat uniforme et centralisé. Son rêve
était de construire un Etat national, uni par la même législa-
tion, la même administration et la même langue, — l'allemand,
— qui devait supplanter dans les pays slaves la langue autoch-
tone. Ce moment où l'àme de la nation semble sur le point
de disparaître, est celui où elle se réveille et se révolte. Pour
empêcher la disparition de l'idiome national, quelques savans
bohèmes à l'exemple de Dobrovsky, le premier des slavistes,
entreprirent de restaurer la langue tombée au rang de patois,
de créer une littérature nouvelle et de rendre au peuple le senti-
ment de sa nationalité. Ils n'étaient d'abord qu'une poignée,
mais comme ils interprétaient un sentiment partagé par tous
les hommes éclairés chez qui le souvenir de la Bohême indé-
pendante n'était pas éteint, leur voix trouva dans le pays un
écho retentissant, et l'essai réussit au delà de toute espérance.
Ce mouvement régénérateur qui empêcha, au moment du
danger suprême, l'absorption du peuplé tchèque, eut Prague
pour foyer. De là il ne tarda pas à s'étendre à la province et aux
pays voisins, la Moravie et la Silésie.
Palacky commença en 1818 à prendre part à cette noble
émulation littéraire et nationale. Il écrivit en collaboration
avec Sàfarîk, l'auteur des Antiquités slaves, un manifeste, Les
débuts de la Poésie tchèque, qui attira l'attention sur le jeune
écrivain. Il était alors préoccupé surtout de philosophie et
d'esthétique ; il prit goût à l'histoire après avoir lu quelques
anciennes chroniques de Bohême, les livres de Dalimil et de
Hajek, avec ceux de Komensky et de Vcleslavin. Il ne pensa plus
dès lors qu'à écrire l'histoire de Bohême, voyant dans le passé la
promesse de l'avenir et dans l'histoire l'instrument de la résur-
rection.
Un passage d'une lettre qu'il écrivit en 1822 à son ami
Kollar, le célèbre chantre de la Fille de Sldva, nous fait voir sa
résolution de se faire l'historien de son pays. « Mon parti est pris,
dit-il, je suis fermement décidé à écrire l'histoire de Bohême. Si
FRANÇOIS PALACKY. 425
je ne vis pas assez longtemps pour mener cette tâche à bonne
fin, je chercherai à tirer au clair au moins les premiers âges de
notre histoire et la période hussite. Il est révoltant de constater
à quel point on est ignorant, en Bohême de même qu'à l'étran-
ger, de l'héroïque passé de notre patrie. »
Lorsque, une année après, il vint se fixer à Prague, son plan
était définitivement arrêté. Les premiers dix ans se passèrent
en recherches dans les archives. Le jeune savant entreprit plu-
sieurs voyages en Italie, en France et en Allemagne. Il exhuma
de précieuses généalogies, mit en ordre le premier cartulaire (Ij,
publia un grand nombre de documens historiques. Ses travaux :
Scriptores rfrum bohemicarum et Wiirdigung der alten bœhmis-
chen Geschichtschreiber , puis quelques monographies qu'il écrivit
pour plusieurs grandes familles nobles, — les Sternberk, les
Kinsky, les Cernin, les Martinice, — auxquelles il fut présenté
par le maitre qui l'avait initié à la paléographie, le vieux
Dobrovsky, lui valurent les faveurs de la noblesse bohème,
effleurée par le souffle libéral venant de l'Occident. Les États de
iiîohème le nommèrent, en 1827, historiographe du royaume de
Bohême. Le premier volume de VHistoire du Peuple tchèque,
écrit en allemand, parut en 1836. L'édition tchèque ne fut
prête qu'en 1848. Les autres volumes, au nombre de cinq (dix
fascicules), suivirent à des intervalles de huit à dix ans. Le
dernier volume parut en 1876, peu de temps avant la mort
4e l'auteur. L'œuvre s'arrête à l'avènement des Habsbourg,
en 1526.
Les chapitres les plus remarquables, palpitans de vie et
écrits avec une chaleureuse éloquence, sont ceux qui se raj)-
poitent aux événemens du xv« siècle : la lutte héroïque de la
Bohême, soulevée comme un seul homme pour la défense des
doctrines du prédicateur de la chapelle de Bethléem, Jean Huss;
■la défense de la nation contre l'envahissement germanique ; le
règne de Georges de Podiebrad.
Palacky possédait la maîtrise pleine et entière de tous les
(1) Après lui, Emler et Erben publièrent les Regesla, qui vont jusqu'à 1346. Les
documens les plus importans, postérieurs à cette date, ont été reproduits par Frie-
<iricii : Codex diplomaticus et epistolaris regni Bohemiœ. Nombre de documens
furent publiés dans VArc/iiv èeskij, revue fondée par Palacky, et par l'Académie
tchèque.
426 REVUE DES DEUX MONDES.
instiLimens de recherche; son àme d'ardent patriote resplendit
à travers son oeuvre sans nuire à sa probité de savant et à sa
loyauté d'historien (1). Son style est d'une élégance sobre et
d'une souveraine clarté. Au point de vue philosophique, Palacky
voit la loi de l'histoire dans l'antagonisme de deux forces agis-
sant l'une sur l'autre. Tout progrès vient de leur lutte, comme
dans la nature où ces deux forces se heurtent constamment, se
pénètrent, se concilient et se repoussent pour recommencer
sans cesse. Dans ses conclusions, Palacky est idéaliste : la force
intellectuelle et morale est, pour lui, toujours victorieuse. Palacky
est un historien de l'époque romantique : il est le Michelet de
la Bohème.
Au cours de l'histoire de Bohème, il voit ce heurt des forces
contraires dans le contact inévitable et les luttes perpétuelles
des Slaves et des Germains. Ces rapports forment la trame fon-
damentale de l'histoire du peuple tchéco-morave. Mais loin de
déplorer ce contact avec l'élément étranger, il le considère comme
nécessaire, comme bienfaisant même. La décadence de la Bohême
utraquiste, dans la seconde moitié du xv^ siècle, est, à ses yeux,
la conséquence de l'obstination du peuple à repousser l'influence
de l'Occident : la Bohême resta trop figée dans son particula-
risme. Le contraste qui frappe entre le Slave et le Germain pro-
vient, d'après Palacky, de la différence du caractère et de la
culture primitive de ces deux races : le Slave, doux, n'aimant pas
la guerre, bon agriculteur; le Germain, agressif, conquérant,
envahissant. Dans l'ancienne communauté slave régnait l'égalité
absolue;. la liberté et le droit étaient assurés à tous au même
degré. En face de cette démocratie slave se dressait la société
germanique, fondée sur le système hiérarchique : maîtres et
esclaves; privilèges et immunités d'un côté, servitude et défaut
absolu de protection de l'autre. Ces théories, aujourd'hui vieillies,
étaient alors en faveur.
Après s'être prodigué durant plus de cinquante ans au ser-
vice de l'histoire, Palacky tâcha d'en dégager la vérité pour la
faire pénétrer dans l'àme du peuple, qui avait besoin d'un tel
appui moral dans la lutte engagée pour reconquérir son auto-
nomie d'autrefois. Le vrai but que Palacky poursuivit en écri-
(i) Ce fut notamment dans les polémiques qu'il fut obligé d'entamer avec
quelques historiens allemands, surtout Hœfler, qu'éclata la grande érudition, l'im-
partialilé et la probité morale de Palacky.
FUA.NÇOIS PALACKY. 427
vant son histoire fut do donner aux aspirations nationales une
base solide : le droit historique.
Les historiens tchèques venus après lui, Tomek, Gindelly,
Erben, Emler, Kalousek, Goll, s'attachèrent à faire mieux con-
naître, d'une part, les institutions urbaines et les tendances de
la bourgeoisie, — telle fut l'œuvre de Gelakovsky, qui écrivit le
Corpus juris miinicipalis regni boheniiœ,Ae Winter, etc., — et
d'autre part, ils s'efforcèrent de dissiper la nuit qui enveloppait
le sort des paysans et des classes asservies. Parmi ces derniers
historiens prennent rang Kalousek et Pekar, Palacky, ayant été
nommé historiographe par les Etats, donna une place peut-être
trop large, dans [son histoire, aux classes privilégiées, laissant
dans l'ombre la bourgeoisie et les ruraux.
Parmi les historiens étrangers qui ont écrit des livres d'hisH
toire sur la Bohême, le plus en vue est le très distingué profes-
seur à la Sorbonne, M. Ernest Denis, dont les volumes : Huss et
la giierre des Bussites, Georges de Podiebrad, les premiers Habs-
bourg, les Origines de rUnité des Frères Bohèmes et La Bohême
depuis la Montagne Blanche, ont été traduits en tchèque.
Le premier effet de l'intluence de Palacky et de l'école histo-
rique qu'il avait créée fut de rallier à la cause nationale tchèque
les États de Bohème. S'étant décidés à revendiquer, à l'exemple
des Etats hongrois, la restauration de leurs libertés et préroga-
tives, ils demandèrent, en 1842, à Palacky de les instruire sur la
Constitution de 1627. Plus tard, ils appuyèrent de leurs voix les
aspirations des patriotes tchèques à la Diète, espérant recon-
quérir, avec la restitution de la Constitution, leurs anciens
droits.
Quand Palackj^ fut appelé en 1848 à la vie politique, il for-
mula le programme national de la Bohème et posa nettement la
question tchèque. Il voulait que l'Autriche, forte à l'extérieur,
fût, à l'intérieur, la puissante égide sous laquelle vivraient les
nationalités réunies sous le sceptre du souverain Habsbourg.
Chacune de ces nationalités devait jouir de la liberté de se déve-
lopper selon l'esprit et les traditions de sa race. La victoire exclu-
sive d'une nationalité sur l'autre serait, à ses yeux, le signe
avant-coureur du morcellement et de la ruine de la monarchie.
Au cours de cette mémorable année 1848, Palacky fut |deux
fois invité à entrer dans le Cabinet de Sa |Majesté comme
428 REVUE DES DEUX MONDES.
ministre de l'Instruction publique, mais il déclina cette oiïre, de
peur que les Allemands n'en prissent prétexte pour crier à la
slavisation de l'Autriche. Une lettre qu'il écrivit au président
du Congrès de Francfort pour décliner l'invitation de prendre
part, comme délégué de la Bohême aux travaux du Congrès,
montre à quel point il était un fervent défenseur de l'intégrité
de l'Autriche. Il s'y exprime comme il suit sur la situation delà
Bohème et de l'Autriche :
(( Que certains liens aient rattaché autrefois les pays de la
couronne de Bohème au Saint-Empire, c'est un fait que personne,
connaissant l'histoire du moyen âge, ne peut contester. Il est
cependant bien établi que ces liens ne furent jamais si étroits
que ceux, par exemple, qui unissent à l'Allemagne les pays de
La Confédération germanique. La souveraineté de la Bohême n'a
jamais été mise en doute ; les chefs du Saint-Empire n'ont jamais
po.ssédé, à ce titre, des droits régaliens en Bohème.
« Demander aujourd'hui, à ce pays qui n'a pas abdiqué son in-
dividualité historique, et qui ne s'est, à aucun moment, considéré
comme un pays germanique, de travailler, d'accord avec les re-
présentans du peuple allemand, à la reconstitution de l'Empire
germanique, c'est vouloir créer une situation qui n'a pas de
fondement dans l'histoire et pourrait menacer l'existence de
l'Autriche.
<( Les Tchèques, habitans autochtones des pays de la cou-
ronne de Bohême, sont de race slave et ne peuvent avoir de
place dans une Assemblée qui se préoccupe d'affermir la puis-
sance de la race allemande. Ils ne peuvent prêter leur concours
à la création d'un état de choses qui serait une menace continue
pour le maintien de l'Autriche comme puissance indépen-
dante.
(( Or, le maintien de cette monarchie importe non seulement
aux Tchèques, mais à l'Europe même, à l'humanité, à la civilisa-
tion. Cette puissance a une mission si importante à remplir que,
si elle n existait pas, il faudrait T inventer. »
En 1800, quand l'Autriche revint au régime constitutionnel,,
après la défaite de ses armées en Lombardie et la terrible crise
financière qui secouait la monarchie, Palacky défendit le prin-
cipe fédéraliste. La période qui s'ouvrit en Bohême après la pro-
mulgation du diplôme impérial de 1800, qui annonçait la Con-
stitution, est celle où le mouvement patriotique prit le plu.'*
FRANÇOIS PALACKY. 429
d'ampleur et d'intensité. Les patriotes tchèques se hâtèrent de
profiter des libertés que la Charte leur promettait. Le sentiment
national, si longtemps comprimé, éclata en bruyantes fanfares.
La littérature et l'art s'unirent pour chanter la dianede l'éman-
cipation. Des journaux se fondèrent, les sociétés patriotiques
pullulèrent.
En 1863, Palacky écrivit une étude politique : La raison
dêtre de l'Autriche, qui fut très remarquée à cause surtout de
la position que l'auteur y prend contre le dualisme qui com-
mençait à ce moment à poindre à l'horizon.
Peu après, les hommes politiques tchèques se divisèrent en
deux partis : l'un, parti conservateur, libéral-national, se préoc-
cupait surtout de droits et de traditions historiques et poursui-
vait la reconstitution du royaume de Bohème : il avait à sa tête
Palacky, Rieger et le clan des Vieux-Tchèques. Il trouva un
appui auprès de la noblesse bohème. L'autre [parti, radical-
démocrate, invoquait surtout le droit naturel. Il trouvait [son
soutien dans le peuple et avait pour chefs Gregr, Sladkovsky et
d'autres pionniers du parti jeune-tchèque.
Pendant que cette crise de croissance poursuivait son cours
en Bohème, à Vienne les événemens se précipitaient. Schmer-
ling, forcé de donner sa démission, cédait le pas à Belcredi qui
cherchait en premier lieu à apai.ser les Hongrois. Le compromis
de 1867, la division de la monarchie habsbourgeoise en deux
Etats augmenta le désarroi politique de la Bohème. Les députés
tchèques protestèrent contre l'institution d'un Parlement central,
à Vienne, pour tous les pays cisleithans et réclamèrent un arran-
gement à l'instar de celui que la couronne venait de conclure
avec les Hongrois. Le gouvernement de Vienne resta sourd à
ces réclamations. Il lit procéder à de nouvelles élections pour
la Diète de Bohème ; elles se firent sous la pression du gouver-
neur et donnèrent la majorité au parti constitutionnel, contraire
au ' rétablissement de l'autonomie de la Bohême. Les députés
tchèques s'abstinrent alors pour plusieurs années de participer
aux travaux parlementaires et ne consentirent à reprendre leurs
sièges au Reichsrath de Vienne que lorsque l'empereur François-
Joseph eut signé, en 1871, le Rescrit impérial, qui donna satis-
faction aux légitimes faspirations des Tchèques, i^e comte
Hohenwart, président du Conseil, inspirateur du Rescrit ne put
tenir_ contre la campagne furibonde que^ les Allemands et les
430
REVUE DES DEUX MONDES.
Magyars menèrent contre son système. Il donna sa démission
et le Rescrit fut rapporté.
Cet échec de l'action tchèque pour obtenir l'indépendance
nationale détermina Palacky à se retirer de la lutte. Il résigna
ses mandats de député à la Diète de Bohème et de membre de
la Chambre Haute de Vienne. Il écrivit, en 1874, son Testament
politique où il résume les principales phases que la Bohême a
traversées depuis 1848. Il avoue les erreurs que le parti national
tchèque a commises : il eut une trop grande confiance dans
l'appui de la noblesse, il fit trop fond sur le sentiment de
justice des Allemands. Attristé de voir se substituer à l'absolu-
tisme d'un prince l'absolutisme d'une race qu'il regardait comme
l'ennemie de la race slave, il laisse tomber le mot amer : « La
Bohême et la nation tchèque existaient avant l'Autriche, elles
subsisteront après elle. »
Il ne perdit jamais foi dans l'avenir de la Bohême aulonome.
Il aimait à citer des exemples tirés de l'histoire universelle
prouvant que les destinées des nations sont déterminées plutôt
par le degré de la civilisation que par la force numérique du
peuple. Appliquant cette règle à la Bohême, il répétait que les
alternatives de prospérité et de décadence qui se succédèrent
dans ce pays avaient toujours correspondu au degré de l'in-
struction du peuple. <( Tâchons donc, ajoutait-il, de nous élever
surtout moralement et intellectuellement, ne recourons jamais à
la force brutale. Voilà le moyen d'assurer notre existence natio-
nale et de reprendre un jour, dans la vie et dans l'histoire, la
place qui nous appartient de droit. »
Le programme politique que Palacky laissa à la nation tohèque
est un legs précieux. Si ce programme, qui poursuit le réta-
blissement du droit historique de la Bohème dans une Autriche
transformée en un Etat fédéraliste, ne pouvait encore être réa-
lisé de son temps, il n'est pas démontré qu'il ne le sera jamais.
Dans la vie des nations les idées, pour mûrir, ont besoin de
beaucoup de temps.
Parmi les nombreuses créations nationales et civilisatrices
dont Palacky prit l'initiative ou qui se développèrent sous son
influence, il convient de citer la Revue du Musée du royaume
de Bohème, fondée en 1827. Lorsqu'il fut question de la publi-
cation des premiers fascicules tchèques de ce recueil, le Comité
FKANÇOIS PALACKY. 431
exprima des doutes sur la possibilité de trouver en Bohème
assez de lecteurs pour une revue scientifique rédigée en langue
tchèque. Palacky, indigné du peu de foi qu'il trouvait chez ses
confrères, s'écria : « Si je descendais d'une famille de tziganes,
et que je fusse le dernier représentant de ma race, je considé-
rerais comme mon devoir de travailler de toutes mes forces à
ce qu'elle laissât un souvenir honorable dans les annales de
l'humanité. » Il enleva le vote à l'unanimité, et cette publication
est encore aujourd'hui la source la plus précieuse de renseigne-
mens et d'informations pour ceux qui s'intéressent à l'histoire
de la Bohème et à sa littérature ancienne et moderne.
La Matice ceskà (la Mère tchèque) est une autre fondation
nationale due à l'initiative de Palacky. Cette société facilita la
publication des plus importans travaux littéraires tchèques,
comme le Dictionnaire de Jungmann, les Antiquités slaves de
Sàfarik, V Histoire du peuple tchèque de Palacky. Elle commença
en 184-0 la publication en traduction autorisée des chefs-d'ceuvre
des littératures étrangères.
Palacky contribua'ensuite à la fondation de Y Archiv cesky (les
Archives tchèques) et de l'Institut archéologique du Musée de
Bohème. Il est enfin l'un des fondateurs du Svatobor, société de
secours, créée pour les écrivains tchèques, leurs veuves et orphe-
lins.
L'idée d'élever un monument à la mémoire du"grand histo-
rien et patriote prit naissance au lendemain de sa mort. Le
21 juin 1876, le Conseil municipal de Prague vota la première
annuité de 10 000 couronnes, qui fut portée peu après à 20 000.
Un comité fut constitué qui se chargea de la direction des tra-
vaux. Les projets et l'exécution du monument sont dus à un
grand artiste tchèque, M. Stanislas Sucharda, statuaire, et à
M. Aloïse Dryak, architecte. Les frais de construction s'élèvent
à 570 000 couronnes, à peu près 600 000 francs. Les travaux d'ar-
chitecture sont exécutés en granit de Bohême ; les groupes déco-
ratifs sont en bronze. Seule la statue de Palacky est taillée dans
le granit.
Le monument, qui se dresse dans l'axe du pont Palacky,
consiste en un vaste hémicycle, au milieu duquel s'élève un
pylône massif. Palacky, grave, méditatif, semble regarder au
432 REVUE DES DEUX MONDES.
loin, comme s'il voulait pénétrer le secret de l'avenir. La tête
du savant, modelée avec beaucoup de vigueur, retlète la puis-
sance et la sérénité de la pensée. Le grand historien semble
dire : « L'œuvre de ma génération est terminée. La voie est
ouverte, les premiers jalons sont posés. A vous, ô jeunes, de
faire le reste pour assurer le triomphe de demain. »
Aux extrémités basses du monument se dressent deux groupes
symboliques : l'un représente l'effort du germanisme pour étouffer
le réveil slave; dans l'autre on voit le peuple tchèque se soule-
vant à la voix de l'Histoire; il est encore sur les genoux, mais
tout fait espérer que demain il sera debout. L'Histoire, sous les
traits d'une vieille femme, raconte aux jeunes le passé de la
Bohême! Ce groupe est d'un effet saisissant. Puis, voici une
figure impressionnante, celle de la Bohème écrasée après la
Montagne Blanche; c'est une jeune femme agonisante, image,
foulée aux pieds des étrangers, de la patrie tchèque; elle git là,
à la droite de Palacky, encadrée de ses ailes comme un grand
oiseau foudroyé. Au sommet du pylône, un autre groupe symbo-
lique représente les trois pays de la couronne de Saint-Venceslas :
la Bohême, la Moravie et la Silésie. A gauche, enfin, le Génie de
la Nation est suspendu dans l'air, comme s'il traversait les
espaces, poussant le cri de ralliement. Le monument est à la
fois un hymne à la gloire de « l'organisateur de la nation » et
un symbole des destinées tragiques du peuple tchèque.
Henri Hantich.
REVUE LITTÉRAIRE
UN ROMAN SUR LA RÉVOLUTION (1)
« La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la
terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, mo-
dérés, généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous.
Robespierre croyait à la vertu : 'il fit la Terreur. Marat croyait à la
justice : il demandait deux cent mille têtes. » C'est ainsi que M. Anatole
France jugeait naguère notre Révolution dans un livre où il s'appli-
quait à raisonner suivant les principes de M. l'abbé Jérôme Coignard.
Cet abbé professait en son temps une philosophie de tous points opposée
à celle que Jean-Jacques Rousseau était à la veille de nous apporter
et dont la Révolution devait faire son évangile. D'après lui, si l'on se
mêle de conduire les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont
de « mauvais singes. » A cette condition seulement, on a chance de se
montrer humain et bienveillant. Une politique fondée sur la croyance
à la bonté originelle de nos semblables ne peut être qu'absurde et
cruelle. M. l'abbé Jérôme Coignard n'avait pas vécu assez longtemps
pour lire le Contrat social, ni pour voir ce qui advint quand on voulut
l'appliquer à la meilleure des républiques; mais tout, dans la com-
plexion de ce sage, protestait contre des atrocités auxquelles il eût
en outre reproché d'être si inutiles ! Car il était persuadé que ces
grands changemens qui bouleversent les Ëtats et dont l'histoire tient
registre ne changent [finalement rien aux choses ni à l'humanité qui
est incurable. « Pour ma part, je prends peu d'intérêt à ce qui se fait
(1) Anatole France. Les Dieux ont soif, 1 vol. in-16 (Galmann-Lévy).
TOME X. — 1912. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n'en est pas
changé, qu'après les réformes les hommes sont, comme devant,
égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et
qu'il s'y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés,
de mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de
la société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler,
car il est fondé sur la misère et l'imbécilUté humaine, et ce sont là des
assises qui ne manqueront jamais. « Ces opinions étaient celles de
M. Anatole France, jadis, au temps où il recueillait pour nous les
propos qui s'échangeaient dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Il
y a de cela une vingtaine d'années. Pendant ces vingt années, bien des
événemens sont survenus qui ont donné à penser aux Français et
auxquels M. Anatole France n'est pas resté indifférent. Il passe pour
avoir reçu la révélation, un beau jour, et désormais adhéré au plus
pur dogme révolutionnaire. Aussi trouvera-t-on doublement intéres-
sant qu'il publie aujourd'hui un roman sur la Révolution, et que ce
roman paraisse justement à la date où des fêtes officielles consacrent
le culte de Rousseau comme culte national.
Les Dieux ont soif est un roman historique. Qui donc a dit que le
roman historique est un genre faux? Cela ne l'aurait certes pas em-
pêché d'avoir la vie dure : depuis le temps qu'on fait des romans
on en a toujours fait d'historiques, les écrivains les plus conscien-
cieux s'y sont essayés non moins que Dumas père, et, à l'heure
qu'n est, le genre est plus que jamais à la mode. Prenons toutefois
l'objection pour ce qu'elle vaut. Elle signifie sans doute que le roman
historique a pour essence d'unir, sans jamais réussir à les fondre, et
de juxtaposer, plutôt que d'unir, deux élémens entre lesquels il y a
contradiction. Le roman est fiction, l'histoire est vérité. L'un est la
négation de l'autre. Telle est la tare de ce genre hybride qui tente de
marier le jour et la nuit et devait plaire aux romantiques amis des
contrastes et férus d'antithèse... C'est merveille comme l'objection
s'évanouit, pour peu qu'on prenne les choses par un certain biais qui
est celui par où les prend M. Anatole France. L'argument suppose, en
effet, la croyance à la vérité de l'histoire : il tombe si l'on est persuadé
de sa vanité. Cette idée, que la vérité historique nous échappe et nous
dépasse, s'est maintes ïois retrouvée sous la plume de M, Anatole
France. Il l'exprimait un jour en se jouant dans le Crime de Sylvestre
Bonnard et, dix ans après, la reprenait dans un article de doctrine
consacré à un essai de M. Louis Bourdeau sur l'histoire considérée
comme science positive. « Qu'est-ce que l'histoire? L'histoire est la
REVUE LITTÉRAIRE. 435
représentation écrite des événemens passés. Mais qu'est-ce qu'un
événement? Est-ce un fait quelconque? Non pas. C'est un fait notable.
Or comment l'historien juge-t-il qu'un fait est notable ou non? Il en
juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en
artiste enfin, car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en
faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque
chose d'extrêmement complexe. L'historien représentera- t-il les faits
dans leur complexité? Non, cela est impossible. Il les représentera
dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par consé-
quent tronqués, mutilés, différens de ce qu'ils furent. Quant aux rap-
ports des faits entre eux, n'en parlons pas. » C'est nous qui en isolant
certains faits, en les simplifiant et les amplifiant, leurs attribuons une
valeur qu'en eux-mêmes ils ne sauraient avoir. Dans la réalité, les
faits sont tous sur le même plan. La dignité de l'histoire n'est qu'une
illusion, un prestige de l'éloignement, un mirage de l'ignorance où
nous sommes de tant d'autres faits qui méritaient aussi bien d'être
retenus.
Voulez- vous une application de cette théorie ? Aux premières pages
de Les Dieux ont soif, un cortège passe, dans la lueur des torches et
le chquetis des sabres, escortant une charrette qui traîne un homme
à la guillotine : c'est le premier condamné du tribunal révolution-
naire. Cependant un jeune homme, Desmahis, sans faire aucune
attention à ce spectacle où s'ameutent les badauds, s'efforce de fendre
la foule et de couper le cortège. Vainement quelqu'un essaie de l'ar-
rêter. Tout à l'unique objet qui le préoccupe, U jette ces mots: «Je
suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de
modes, ses cheveux blonds sur le dos : cette maudite charrette m'en a
séparé. EUe a passé devant, elle est déjà au bout du pont... Gamehn
tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d'impor-
tance. Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes,
sabres et torches, et poursuivait la demoiselle de modes. » Le passage
de la première charrette, voilà, suivant le langage ordinaire, un fait
historique. Mais pour ce Desmahis qui poursuit une demoiselle de
modes, ce n'est qu'un embarras dans la rue. Et, suivant la philosophie
de tout le livre, il n'y a rien de plus important que de poursuivre une
demoiselle de modes. Les faits ont l'importance que nous leur prêtons ;
leur prétendue hiérarchie ne se règle que sur notre caprice. Qu'est-ce
donc qui nous empêcherait de les faire entrer dans des combinaisons
nouvelles dont le jeu amuse notre esprit?
M. Anatole France continuait : « Et je suppose que l'historien a
436 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS les yeux des témoignages certains, tandis quen réalité il n'ac-
corde sa confiance à tel ou tel témoin que pour des raisons d'intérêt ou
de sentiment. Lhistoiie n'est pas une science, c'est un art, et on n'y
réussit que par l'imagination. » Ainsi achève de s'évanouir toute diffé-
rence entre Thistoire et le roman, puisque l'historien et le romancier
font pareillement œu^Te d'imagination et de sentiment. Et le « roman
historique » reprend cette harmonie et cette unité sans lesquelles il n'y
a pas de véritable œuvre d'art. — C'est l'artiste qui nous intéresse
d'abord et que nous étudierons surtout chez M. Anatole France. Mais
qui ne serait curieux de savoir aussi comment il « imagine » la
France révolutionnaire, et quels sont ses « sentimens » à l'endroit
de ceux qui, dans ces temps troublés, firent l'époque à leur ressem-
blance ?
La période qu'il a choisie pour y placer son récit est celle oii la
Révolution devient le plus sanglante. « Les prisons regorgeaient, l'ac-
cusateur public travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des
armées, aux révoltes des pro'vinces, aux conspirations, aux complots,
aux trahisons, la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient
soif. » Cela conmience avec le triomphe de Marat et finit avec la chute
de Robespierre. Tout l'entre-deux est rempli par les exploits sinistres
du tribunal révolutionnaire. On demandait à l'abbé Sieyès ce qu'il
avait fait pendant la Terreur. Il répondait: « J'ai vécu. » Que faisait,
à ces heures tragiques, l'ensemble de la population ? Comment pour
elle se continuait la vie avec son retour quotidien de travaux, de plai-
sirs, de soucis, de joies et de menus soins ? C'est ce que nous deman-
dons au romancier de figurer à nos yeux, s'il est vrai que, suivant une
féconde définition de Brunetière, le roman ait pour objet de peindre
les mœurs du plus grand nombre de personnes à chaque époque. Et
c'est bien le dessein que M. Anatole France s'est proposé.
Il a eu soin de ne pas mettre en scène les acteurs principaux. Dans
un roman ou dans un drame, quand Danton ou Marat, l'Empereur ou
le Pape prennent la parole et saisissent cette occasion de nous confier,
une fois pour toutes, ce qu'ils avaient sur le cœur, c'est la déroute de
toute vraisemblance, mais c'est surtout le goût qui s'afflige. M. France
ne pouvait commettre cette faute. Son Marat ou son Robespierre ne
nous sont présentés qu'en passant et dans leur apparence extérieure.
Yoici, dans une rapide vision, l'Ami du peuple. « Précédé d'un sapeur
qui faisait place au cortège, entouré d'officiers municipaux, de gardes
nationaux, de canonniers, de gendarmes, de hussards, s'avançait len-
tement, sur les têtes des citoyens, un homme au teint bilieux, le front
REVUE LITTÉRAIRE. 431
ceint d'une couronne de chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite
verte à collet d'hermin(3. Les femmes lui jetaient des fleurs. Il pro-
menait autour de lui le regai'd perçant de ses yeux jaunes, comme
si, dans cette multitude enthousiaste, il cherchait encore des ennemis
du peuple à dénoncer, des traîtres à punir. » Ailleurs nous verrons
monter à la tribune « un homme jeune, le front fuyant, le regard
perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid :
il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la
taille. » C'est Maximilien. Nous aurons aussi un Fouquier-TinAdlle :
un magistral laborieux, appliqué à ses devoirs, dont l'esprit ne sortait
pas du cercle de ses fonctions. Car on imagine volontiers que la jus-
tice révolutionnaire fut le défi jeté à toutes les traditions de la justice
civile ou ecclésiastique en France. Le fait est que « ces magistrats de
l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons aux magistrats
de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé les fonc-
tions d'avocat général au conseil d'Artois ; Fouquier était un ancien
procureur au Ghâtelet. Ils avaient gardé leur caractère. » Il est juste
et conforme à la réahté que, dans un roman, on rencontre, une fois ou
l'autre sans plus, ces fameux personnages, — comme, dans l'ordi-
naire de la vie, nous autres, gens du commun, nous entrevoyons, à la
faveur d'une cérémonie, d'une catastrophe, d'un gala ou d'un procès,
les hommes puissans, pohtiques, financiers, agitateurs, agioteurs,
législateurs, de qui dépend notre destinée.
Ce sera donc une humanité anonyme, ce seront des êtres créés
par lui de toutes pièces, que le romancier de Les Dieux ont soif
fera vivre devant nous, dans le décor d'une époque soigneusement
reconstituée. Afin d'évoquer le miheu, il dispose çà et là de petits
tableaux soignés, achevés, finis, dont on dirait autant d'estampes
anciennes. Ce fui de tout temps un des procédés famihersàM. Anatole
France que cette manière savante dont il « illustre » son propre
texte. On retrouve dans Les Dieux ont soif le même art « parnassien »
avec lequel naguère l'auteur de VÉtui de nacre composait tour à tour
des contes dans le goût de l'enluminure du moyen âge ou selon la
peinture d'un vase grec. Pour rendre l'atmosphère et les sentimens
d'une société, le moindre bibelot ou le moindre objet d'art vaut mieux
que tous les discours. Personne n'est plus curieux que M. Anatole
France de ces futihtés qui retiennent, j>our qui sait voir, un peu de
l'âme du passé. Comme son Jérôme Coignard fréquentait autrefois
chez le Libraire Blaizot à V Image Sainte-Catherine, une partie de son
nouveau roman se passe chez le citoyen Biaise, marchand d'estampes
438 REVUE DES DEUX MONDES.
à VAmour peintre^ rue Honoré, Ads-à-vis de l'Oratoire, proche des
Messageries. Voici ce qu'on trouvait alors à l'étalage : « On y voyait
des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly,
Leçons d'amour conjugal et Douces résistances... la Promenade pu-
blique, de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur
trois chaises, des chevaux du jeune Carie Vernet, des aérostats, le
Bain de Virginie, et des figures d'après l'antique. » Il est clair que
pour un lecteur un peu averti, il y a là, dans ce simple coup d'oeil sur
une vitrine d'estampes, l'évocation d'une époque, une rencontre de
goûts qui n'a été possible qu'une fois, pendant quelques semaines et
équivaut à une date.
Ainsi, les curiosités de l'artiste, du fureteur, servent le romancier
ou l'historien. On feuillette Les Dieux ont soif comme une précieuse
collection d'estampes, comme on consulterait, par exemple, la collec-
tion De Vinck, ou comme on se promène dans les salles du musée
Carnavalet. Un meilleur connaisseur vous dirait, à chaque page,
quelle réminiscence d'art a voulu provoquer l'écrivain. Ce sont tantôt
des estampes du Paris révolutionnaire, comme celles de Prieur, tantôt
des images champêtres ou Ubertines dans le goût de Vincent, de
Moreau le Jeune, ou de Saint- Aubin. Lisez à cet égard tout le cha-
pitre X : le récit de la promenade à la campagne, la traversée du vil-
lage en calèche, le déjeuner à l'auberge, la scène des « gages touchés, »
enfin la scène du grenier entre Desmahis et la fille de ferme, forment
autant de tableaux de genre sur lesquels on pourrait placer un nom
d'artiste. Plus loin les scènes du Luxembourg, tout le rôle de Julie, la
jolie émigrée qui se déguise en jeune seigneur habillé à l'anglaise,
sont encore des tableautins touchans et presque du genre « chromo . »
Mais peut-être l'exemple le plus frappant est-il celui de la fin du cha-
pitre XI, lorsque Évariste va posséder Élodie pour la première fois.
« Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux mourans, les
cheveux répandus, la taUle ployée, à demi évanouie, elle lui échappa
et courut pousser le verrou... » Qui ne reconnaît ici la copie textuelle
d'une composition de Fragonard?Et, de fait, c'est l'estampe fameuse :
le Verrou.
Dans ce Paris révolutionnaire, ainsi évoqué en images, nous assis-
tons tour à tour à une arrestation, à une fête populaire, à une séance
du tribunal, nous pénétrons dans l'intérieur d'un club ou dans les
cachots dune prison, pour aboutir uniformément à la place où fonc-
tionne la guillotine et où mènent tous les chemins. Les personnages,
qu'y a groupés l'auteur, sont à la fois des individus et des types, à la
REM E LITTÉUAIUE. 43l>
manière classique. Évariste Gamelin, peintre, élève de David, juré
près le tribunal révolutionnaire, puis membre du conseil général de
la Commune, est le jacobin. Maurice Brotteaux des Islettes est le
ci-devant. Le Père Longuemare est le prêtre insermenté. I^ne cer-
taine comtesse de Rochemaure, galante, intrigante, qui correspond
avec l'étranger et tripote avec les spécnlateius, est la courtisane du
grand monde, comme la tille Marlbe Gorcut. dite Atliénaïs, est la
courtisane de bas étage. Et tous, après des aventures diverses, se
retrouveront, avec quelques autres, dans la charrette qui réalise l'éga-
lité dans les conditions et la fraternité devant la guillotine.
Deux « caractères >^ sont tracés avec un soin particulier, celui du
jacobin et celui du ci-devant. C'est sur eux que l'auteur a concentré
toute la lumière; ce sout eux qui donnent à l'œuvre son intérêt et sa
signiiication. Il sont d'ailleurs eu parallèle suivi et en antithèse conti-
nue. Maurice Brotteaux, en qui M. Anatole France a mis toutes ses
complaisances, est éminemment le « personnage sympathique. « Il
est le porte-parole de l'auteur, et, comme on dit au théâtre, le « rai-
sonneur. » Ce n'est pas à dire qu'il soit ennuyeux, bien au contraire.
Un raisonneur vaut ce que vaut celui qui le fait raisonner ou dérai-
sonner à son gré. Les raisonneurs des pièces d'Alexandre Dumas fils
sont étourdissons d'esprit, de fantaisie, de verve généreuse et para-
doxale. Dans la Théodora de Sardon, ce rôle est conlié à nu Parisien
quia déj;\ toute l'ironie gouailleuse et la blague facile du boulevard.
Maurice Brotteaux est un ancien traitant. Il a mené naguère, dans
son hôtel fameux par ses fêtes et ses soupers fins, la vie fastueuse
du financier de l'ancien régime. La Révolution lui a tout enlevé :
ses oflices, sa fortune, ses terres, jusqu'à son nom. Maintenant il
gagne son pain ;\ de petits métiers de rencontre. Il fait des portraits
sous les portes cochères, donne des leçons de danse, fabrique des
pantins pour le compte d'un marchand de jouets. A travers ces vicissi-
tudes, il garde une àme sereine. Cette sérénité est celle du [diilosophe
que ne sauraient troubler les contingences. Car ce vieil épicurien de
mœurs l'est aussi de doctrine. La preuve en est qu'il porte sans cesse
dans la poche de sa redingote puce un voluuu^ du poète Lucrèce (jui
mit en vers admirables, ardens et passionnés, la sèche doctrine d'fipi-
cure.
Son rôle est de personnilierdes idées chères à M. Anatole Krauce, de
les ex[)oser dans un style d'une éh'gance dépouillée, t^l d'eu prouver
par son exemple les bons iMVets pour la couiluile des hommes. Il a pu
lire, lui, les écrits de .lean-.lacques. el il s't>sl lait sur eux une opinion
440 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il exprime sans ambages : « Jean-Jacques Rousseau, qui montra
quelques talens, surtout en musique, était un jean-fesse qui prétendait
tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de
Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous
donne l'exemple de tous les crimes et de tous les vices que l'état
social corrige ou dissimule. >> Il est athée avec délices, comme disait
de Chénier son biographe, non celui de Marie-Joseph, mais celui
d'André. Gela le distingue d'Évariste, à qui Robespierre a enseigné les
méfaits de l'athéisme, doctrine inventée par les aristocrates pour
asservir le peuple. Il est égoïste sans vergogne et fuit le spectacle des
larmes qui ne servent qu'à gâter le visage, tandis qu'Évariste donne
dans le genre larmoyant. De là vient que la guillotine fasse horreur à
l'un, qui n'est pas le sensible Évariste, etsemble fort acceptable àl'autre,
qui n'est pas le sec Brofteaux. « Je n'ai pas d'objection essentielle à
faire contre la guillotine, répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma
seule maîtresse et ma seule institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune
manière que la vie d'un homme ait quelque prix; elle enseigne au
contraire, de toutes sortes de manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique
fin des êtres semble de devenir la pâture d'autres êtres destinés à la
même fin. Le meurtre est de droit naturel : en conséquence, la peine de
mort est légitime, à la condition qu'on ne l'exerce ni par vertu, ni par
justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit. Cependant
il faut que j'aie des instincts pervers, car je répugne à voir couler le
sang, et c'est une dépravation que toute ma philosophie n'est pas
encore parvenue à corriger. — Les républicains, reprit Évariste, sont
humains et sensibles. Il n'y a que les despotes qui soutiennent que la
peine de mort est un attribut nécessaire de l'autorité. Le peuple sou-
verain l'abolira un jour. Robespierre l'a combattue et avec lui tous
les patriotes; la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promul-
guée. Mais elle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi
de la République aura péri sous le glaive de la loi. » Telles sont les
maximes de deux écoles. Tels sont les fruits de deux philosophies.
Celle du vieux Brotteaux a été honnie par les morales de tous les pays,
anathématisée par les religions de tous les temps : elle est la ruine de
toutes les certitudes, la négation de tous les principes, le scandale de
tous les honnêtes gens... et elle n'inspire que des actions généreuses,
compatissantes et douces! Brotteaux, mourant de faim, partage avec
l'indigent son morceau de pain. Suspect, traqué, toujours à la veille
d'être arrêté, il abrite dans son grenier le Père Longuemare, protège
contre la fureur des patriotes la fille Athénaïs, que sais-je encore?
REVUE LITTÉRAIRE. 441
Je dirais presque qu'il exagère. Trop est trop. La perfection n'est pas
de ce monde. Mais c'est toujours le défaut du « personnage sympa-
thique » qu'il paraisse un peu convenu, arrangé et soufflé en bau-
druche.
Un trait l'achève de peindre, sur lequel M. Anatole France revient à
maintes reprises, et avec une insistance qu'il est impossible de ne pas
déplorer. L'ancien traitant qui fut jadis célèbre par ses galanteries est
devenu un vieux galantin. Les glaces de l'âge le rendent inhabile aux
plus douces des jouissances; mais son esprit ne cesse de lui en sug-
gérer les images regrettées. C'est une obsession. Où qu'il soit, le voisi-
nage d'un être du sexe allume dans ses yeux un regard attristé et égril-
lard. Dans la file qui stationne à la porte d'une boulangerie, il « jette
les yeux sur la nuque de sa jolie voisine et respire avec volupté la
peau moite de cette petite souillon. » Dans la charrette qui le conduit
au supplice, placé à côté d'Athénaïs, il « contemple en connaisseur la
gorge blanche de la jeune femme et regrette la lumière du jour. »
C'est le vieux monsieur qui regrette les petites femmes. Ce trait de
sénilité est un des plus déplaisans qui se puissent imaginer. Admet-
tons qu'il y eût lieu de l'indiquer : M. Anatole France y a insisté, on
ne sait pourquoi, non sans quelque lourdeur. Et le malheur est qu'il
ne détonne pas dans l'ensemble du récit. On a constaté, paraît-il, que
les époques les plus sombres furent aussi celles du plaisir effréné et
de la volupté débridée. M. Anatole France s'est souvenu de cette par-
ticularité des mœurs : il a voulu la signaler et la souligner. Il en a
mis partout. On sent qu'il s'est appliqué. Comme une fable ne saurait
se terminer sans une morale, ni une ballade sans un envoi, tout cha-
pitre ici se termine par une coucherie : c'est la règle. Chaque fois
qu'Évariste vient d'envoyer à la mort de nouvelles victimes, Élodie
trouve à ses caresses plus de saveur et se pâme plus voluptueuse-
ment dans ses bras. Il se peut : tous les goûts sont dans la nature.
Toutefois ces scènes, dans leur impudeur voulue et leur dépravation
étudiée, sont peu engageantes. Rien n'est plus froid que cet étalage
de sensualité.
Mais il nous tarde d'arriver au personnage central du roman, qui
en est aussi le caractère le plus étudié, le plus fouillé, et le plus soli-
dement établi. « Évariste, ou le jacobin, » ressemble à beaucoup de
jacobins dont l'histoire nous a conservé les traits. Comme Da\Td, il
mêle l'art et la poUtique et subordonne celui-là à celle-ci. Il a com-
mencé par traiter des scènes galantes dans la manière de Boucher et
de Fragonard; puis répudiant tout ce qui porte l'empreinte de la
442 REVUE DES DEUX MONDES.
corruption monarchique, il s'est mis à dessiner des Libertés, des Vic-
toires, des Hercules populaires et autres spécimens d'un art symbo-
lique, éducateur, moralisateur et patriote. Comme Robespierre, il a
été, dès son jeune âge, sensible et ami de la nature. « Quand les
petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu
t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur
mère. » Comme d'autres, il est bon fils et vertueux amant. 11 est désin-
téressé et supporte fièrement la pauvreté. Par quelle voie la cruauté
est-elle donc entrée en lui? Quelle pente l'a acheminé vers le rôle
odieux où il a décidément versé? Comment est-il arrivé à être le
terrible pourvoyeur de la guillotine que nous voyons opérer sans
relâche tout au long du récit? La cause n'en est- elle pas qu'il fut tou-
jours un faible d'esprit? Concentré en soi, replié sur lui-même et
comme étranger aux choses de la vie réelle, il était plus que d'autres
préparé à subir l'influence des idées abstraites et le pouvoir des mots.
Habitué des réunions publiques, il est devenu la proie des déclama-
teurs. C'est la dupe qui se fait bourreau.
Une fois sa fureur allumée, tout lui sert d'aliment. Un jour il
condamne un général coupable de s'être laissé battre, et le lendemain
une porteuse de pain, suspecte d'avoir tramé une conspiration ten-
dant à ramener le Roi en portant le pain chez le client. 11 met une
espèce de scrupule, une coquetterie d'honnêteté, à distribuer la mort
également à tous, sans souci des distinctions de naissance, de fortune
et de rang. Il exerce sa magistrature comme un sacerdoce. Il se tient
lui-même pour le prêtre d'une rehgion laïque. Peu à peu il en est venu
à se faire du châtiment une idée mystique, à lui prêter une vertu, des
mérites propres. « Il pense qu'on doit la peine aux criminels et que
c'est leur faire tort que de les en frustrer. » Il les en comble, il les en
accable. U a, coup sur coup, à juger un ci-devant convaincu d'avoir
détruit des grains pour affamer le peuple, trois émigrés qui étaient
revenus fomenter la guerre civile en France, deux fdles du Palais-Éga-
lité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescens,
maîtres et serviteurs. « Évariste opina constamment pour la mort... La
semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq
hommes et dix-huit femmes. » Comment sa raison résisterait-elle à
dételles épreuves où il la met quotidiennement? Dès lors, on aperçoit
nettement la fissure qui ira chaque jour en s'élargissant. La manie
soupçonneuse l'envahit et le possède. La nuit, il croit, par chaque sou-
pirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats; au fond
de chaque boutique, des magasins regorgeant de vivres accumulés par
REVUE LITTÉRAIRE. 443
les accapareurs. Partout des suspects et partout des traîtres. Les
pantins, que Brotteaux découpe pour l'amusement des enfans, sont
suspects. La fille de joie qui fait son métier rue Fromenteau trahit la
République. C'est la bêtise à la base de la cruauté.
Et sans doute Évariste ne songe qu'au bien général et à l'intérêt de
la République. A l'occasion pourtant, et toujours comme d'autres, il
ne se fera pas faute de mettre le terrible instrument dont il dispose au
service de ses rancunes personnelles et d'en faire un moyen de ven-
geance privée. Il s'est logé dans la tète que le séducteur de sa maî-
tresse devait être un aristocrate, et qu'il le retrouverait un jour à la
barre. Il n'y manque pas. Un certain Jacques Maubel, ci-devant, ayant
été amené au tribunal, U se persuade que c'est son infâme rival; et il
l'envoie à la guillotine pour venger son amour humilié en même
temps que la patrie offensée. Il est prêt à dénoncer sa sœur s'il apprend
que celle-ci est rentrée en France, malgré la loi sur les émigrés : car la
nature perd ses droits sur cet amant de la nature. Sa bonne femme de
mère, obligée d'ouvrir les yeux à la réalité, prononce le mot : C'est un
monstre. Ayant à juger son propre beau-frère, il ne se récuse pas, car
les deux Bru tus, eux non plus, ne s'étaient pas récusés quand il leur
fallut condamner un fils, frapper un père adoptif; mais il verra,
dressée devant lui, au sortir de l'horrible séance, sa sœur lui cracher
au visage. Désormais possédé par une sombre démence, Evariste
n'est plus un homme : c'est un maniaque, un malade torturé par le
déhre. « Vingt fois dans la nuit, il se réveillait en sursaut dans un
sommeil plein de cauchemars... Un matin, après une nuit où il avait
vu les Euménides, il se réveilla brisé d'épouvante et faible comme un
enfant... Ses cheveux, mêlés sur son front, lui couvraient les yeux
d'un voile noir : Élodie, au chevet du lit, écartait doucement les
mèches farouches, » — comme Electre essuyant l'écume qui souUle la
bouche de son frère en proie aux Furies. Évariste est complètement
fou. Et il continue à siéger, à juger, à condamner, à disposer de la \àe
et de la mort des hommes...
Rétrécissement et déformation du cerveau, niaiserie sentimentale,
humeur noire, manie du soupçon, instinct de vengeance, vanité, désé-
quihbre mental, folie du sang, — en deux mots : sottise et méchanceté,
— telle est la psychologie du personnage. Elle nous fait irrésistible-
ment songer à cette « psychologie du jacobin » que Taine a tracée jadis
avec tant de vigueur et qui lui a été reprochée avec tant d'âpre té. Par
d'autres moyens et par d'autres procédés, le romancier aboutit aux
mêmes résultats que l'historien. Les conclusions sont les mêmes. Et
i44 REVUE DES DEUX MONDES.
ce n'est pas le moins piquant de l'affaire, de voir M. Anatole France,
adopté et même confisqué par les penseurs révolutionnaires, renchérir
sur le jugement que Taine a porté de la Révolution.
Si j'en avais la place, et s'il s'agissait d'histoire, où d'ailleurs je
suis peu compétent, j'aurais sans doute des réserves à faire. La Révo-
lution a été ce que la montre M. Anatole France; mais elle a été aussi
autre chose. Ce fut un grand événement, quoi qu'on en pense ; il est
ici diminué, réduit, étriqué : c'est petit. Et cela peut être exact, dans
chaque trait et dans chaque détail: on a l'impression que dans l'en-
semble, ce n'est pas équitable. On a souvent reproché à Taine d'avoir
peint la France de 1793, sans souci de ce qui se passait alors en
Europe : il a fait tort à la Révolution de sa diplomatie et de ses guerres ;
il manque à ses livres ce qu'ont mis dans les leurs Albert Sorel et
M. Ghuquet. M. Anatole France a fait de même. Ajoutons que ses per-
sonnages, même les plus sympathiques, sont étrangement choisis. Le
représentant de l'ancienne France, Brotteaux, n'est qu'un vieux polis-
son. Le prêtre, le P. Longuemare, est un imbécile. Et toutes les
femmes sont des filles. La guillotine a fait d'autres victimes, plus
intéressantes, plus touchantes et plus nobles... Mais nous n'avons pas
ici à juger le procès au fond : il s'agit uniquement de connaître les
opinions et les sentimens de M. Anatole France. Au rebours de ce
qu'on aurait pu croire, il n'a guère varié, depuis vingt ans, dans son
opinion sur la Révolution. Sa philosophie est restée celle de
l'abbé Jérôme Coignard, qui, en bon philosophe du xviii" siècle et du
xvni® siècle antérieur à Rousseau, était le moins romantique des
hommes. Ce sont les romantiques qui ont inventé la poésie de l'écha-
faud. Ce sont eux qui ont célébré la vertu féconde du sang versé.
C'est Lamartine qui dans les Girondins idéalise Robespierre après
Vergniaud. C'est Michelet qui exalte en héros les grands ancêtres.
A les regarder de près, comme fait M. Anatole France, ces géans
étaient des hommes de taille ordinaire et d'esprit médiocre, affolés
par les circonstances et par la peur.
René Doumic.
REVUE MUSICALE
UN MOZART INCONNU
W.-A. Mozart. Sa vie musicale et son œuvre, de l'enfance à la pleine matu-
rité, par MM. T. de Wyzewa et G. de Saint-Foix, t. I et II. Paris, Perrin
etC'^
Sous ce titre, il n'y a guère plus de quinze ans, nous eûmes le plai-
sir d'entendre une conférence de M. de Wyzewa. Le Mozart dont il
nous parla, — dès le début il avait pris soin de nous en avertir, — ne
fut « ni M. Bruneau, ni même M. Erlanger, ni feu Benjamin Godard,
ni personne autre que Wolfgang-Amédée Mozart, le rossignol de Salz-
bourg, l'auteur de la Marche turque et du Trio des masques. » Tout
d'abord aussi l'orateur nous donna les raisons que nous avions d'igno-
rer le plus fameux des musiciens, ou de le méconnaître. La gloire de
Mozart étant universellement répandue, il est arrivé ceci, que tout le
monde a fini par trouver inutile de s'en assurer, ou, comme on dit
vulgairement, -< d"y aller voir. » Aussi ibien les occasions « d'y aller
voir » ne sont ni très fréquentes ni très favorables. Chez nous, si, de
tant de musiciens illustres, Mozart est peut-être celui qu'on joue le
moins souvent, il est, et de beaucoup, celui qu'on joue le plus mal.
Or, depuis quinze ans, les choses sont demeurées en ce deux fois
déplorable état. Le titre de la conférence de naguère pourrait servir
au livre d'aujourd'hui, et même c'est assez de lire celui-ci pour nous
convaincre encore davantage qu'avant de l'avoir lu nous ne connais-
sions pas Mozart.
Un ami, nous recommandant un jour certain manuscrit, nous
disait : « Ne vous laissez pas effrayer par les cent premières pages. »
446 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne faut pas non plus avoir peur des deux gros volumes, chacun de
cinq cents pages en\iron, dont se compose le Mozart de MM. de
Wyzewa et de Saint-Foix. C'est beaucoup, et ce n'est pourtant que les
vingt premières années de Mozart, le printemps d'une vie, qui devait
toucher à peine à son été. Mais de ce printemps même, nous n'avions
fait jusqu'ici qu'entrevoir la merveilleuse floraison. Fraîche, épanouie,
embaumée, la voici tout entière devant nous. Les minutieux bio-
graphes ont distingué jusqu'à vingt-quatre périodes dans les vingt ans
de r « enfant prodige, » puis du « jeune maître. » Dans son œuvre, les
judicieux critiques n'ont pas compté moins de deux cent quatre-vingt-
huit ouvrages. Que dis-je! les compter ne leur a pas suffi. De tous,,
fût-ce du moindre, ils ont fait l'historique et l'analyse détaillée. De
presque tous ils ont transcrit les premières lignes, afin de nous en
donner au moins l'idée et comme la sensation dans l'ordre de la mu-
sique pure. Enfin ils ont partagé tous les chapitres entre la biographie
et la critique. Et ces deux parties, qui se touchent, et même se tiennent,
sont pourtant séparables. Ainsi le lecteur non musicien, j'entends
musicien de goût seulement, non de pratique, pourra se contenter de
lire l'histoire de Mozart et de ne prendre connaissance que des faits.
Le musicien complet trouvera par surcroît dans les citations et dans
les commentaires qui les suivent la confirmation des faits et comme
une illustration vivante de l'histoire.
Aussi bien, et là n'est pas la moindre originaHté de la méthode
appliquée par MM. de Wyzewa et de Saint-Foix, lorsque les documens
biographiques leur manquaient, c'est dans l'œuvre du maître qu'ils ont
été chercher les traces ou les échos de sa vie. Pour eux alors la mu-
sique de Mozart a non seulement chanté, mais parlé, mais raconté,
mais témoigné. S'ils ont rétabli, — vous devinez au prix de quel tra-
vail, de quelles peines, — la chronologie intégrale et rigoureuse de
toutes les compositions de Mozart, ils ne l'ont pas fait par vanité d'éru-
dits, mais dans le dessein plus vaste, avec l'espérance plus haute
de reconstituer le développement intérieur du génie de Mozart et
d'atteindre ainsi la vie et l'âme véritable du maître, par delà le détail
tout anecdotique et souvent indifférent de son existence individuelle.
De ce génie, de cette âme, un caractère essentiel ou peut-être le
principal caractère, n'avait pas encore été mis à sa place et dans son
véritable jour : c'est la dociUté, l'obéissance même, une obéissance
naturelle et comme instinctive, aux influences musicales du dehors.
La suite, exactement établie, ourétabUe, des œuvres de Mozart a suffi
pour amener la critique à cette conclusion, qu'on peut appeler aussi
REVUE MUSICALE. 447
bien une découverte : « Lame prodigieusement souple et mobile du
maître s'est toujours librement abandonnée à l'impulsion, plus ou
moins fortuite, de son goût du moment, si bien que toujours, tout au
long de sa vie, Mozart s"est complu à adopter, à employer exclusive-
ment, puis à écarter de son horizon non seulement telle ou telle coupe
particulière, tel ou tel procédé d'expression musicale, mais encore jus-
qu'à telle ou telle manière de concevoir l'objet même et la beauté de
son art. Aussitôt qu'un changement se produisait dans les idées du
jeune homme, — et nul artiste peut-être n'a connu un plus grand
nombre de ces révolutions intérieures, — aussitôt toutes ses œuvres,
pendant une durée plus ou moins considérable, portaient la trace de
ce changement, au point de nous présenter, parfois, une allure et un
style tout contraires à ceux que nous offraient ses œuvres précé-
dentes... A chacun de ces goûts nouveaux il se hvrait sans réserve,
s" obstinant à reproduire, jusque dans les genres les plus variés, un
certain tour de pensée ou un certain mode d'« écriture » définis, jus-
qu'au jour où, sous l'influence de sa propre lassitude ou de la ren-
contre d'un modèle nouveau, tout vestige de ces signes caractéristiques
disparaissait à jamais de sa production. »
Voilà l'évolution dont nul n'avait encore, du moins avec cette fîdé-
hté, cette finesse, noté les phases nombreuses et brèves. Nous disons
l'évolution, non le progrès, ce mouvement ayant eu ses retours. Mais,
dans un sens ou dans l'autre, il fut constamment déterminé par des
mobiles extérieurs : « Toujours, avec sa nature essentiellement
« féminine, »ce génie poétique a eu besoin de recevoir d'ailleurs l'élan
nécessaire pour engager son œuvre dans des voies nouvelles... » Et
les biographes alors d'imaginer Mozart et de nous le présenter sous les
traits, mais pacifiés, mais spiritualisés de son Don Juan; pèlerin d'un
autre idéal et d'un autre arnour, et le demandant moins aux filles de la
terre, qu'aux nobles muses tour à tour apparues à ses regards, à son
âme, dans les œuvres d'un Chrétien Bach, d'un Schobert, d'un Michel
ou d'un Joseph Haj'dn et de bien d'autres encore.
Ceux-là, qui par l'exemple, sinon toujours par les leçons, furent en
réalité les maîtres de Mozart, les critiques de Mozart les ont nommés
tous et tous étudiés. Ils ont, avec précision et jusque dans le moindre
détail, déterminé leurs zones et leurs périodes d'influence. Les unes
étaient connues, d'autres demeuraient encore ignorées. | Ainsi, nous
saurons désormais à merveille que Wolfgang, — et cela dès ses pre-
mières années, — reçut de son père non seulement les principes
techniques, ou la lettre, mais surtout l'esprit même de son art. Et cet
448 REVUE DES DEUX MONDES.
esprit, ou cette âme, pour le père d'abord et pour le fils après lui,
selon lui, fut toujours l'expression de [la sensibilité, la traduction par
la musique, par tous les élémens de la musique, de tous les modes, de
toutes les nuances des émotions humaines. Les preuves abondent de
l'estime où le médiocre musicien qu'était Léopold Mozart tenait le
pouvoir expressif du langage sonore. Et quant au génie de Wolfgang,
on en pourrait hasarder, entre bien d'autres, cette formule ou cette
définition: la rencontre et l'alliance miraculeuse, unique même, du
sentiment pur avec la pure beauté.
Le jeune Mozart, qui ne nous aima guère, nous Français, aurait eu,
ne fût-ce que par reconnaissance, des raisons de ne point nous haïr.
Il nous doit quelque chose de lui-même et nous ignorions qu'il fût
autant notre obligé. Déjà son premier voyage à Paris (1763-1764) ne
lui fut pas inutile. Il avait alors huit ans et ce n'est pas communément
l'âge des expériences profitables. Mais les années d'apprentissage d'un
Mozart ressemblent à des années de maîtrise et l'on ne saurait étudier
cet enfant, puis cet adolescent merveilleux,'qu'en dehors, au-dessus de
la condition et de la loi commune. Il est certain qu'entre novembre 1763
et avril 1764, Wolfgang « s'est profondément imprégné de musique
française » et cette musique était — alors — « essentiellement simple et
claire, la mieux faite du monde pour s'imposer à un cœur d'enfant. »
Le petit garçon ne manqua pas de connaître à Paris l'œuvre de Rameau.
Il ne fut pas non plus sans entendre, à la Comédie-Italienne, les
pièces à ariettes de Danican PhiUdor et peut-être, à Versailles, certain
pot-pourri de Favart, Bastien et Bastienne, dont Mozart, en 1768,
reprendra le texte comme livret de son premier opéra-comique alle-
mand. A travers les formes ouïes formules de l'époque, l'esprit même
de notre art se faisait sentir et révélait à l'enfant étranger, pour toujours,
cet « idéal de précision expressive » où l'on doit reconnaître, avec
M. de Wyzewa, l'un des signes éminens du goût français.
Que savions-nous jusqu'ici d'un certain Schobert? A peine son
nom. M. de Wyzewa nous apprend que ce claveciniste du prince de
Conti fut, en dépit de sa naissance et de son éducation étrangère (il
était Silésien), l'un de nos plus grands musiciens d'alors, oui l'un des
plus nôtres, et le premier vrai maître de Mozart. On ignore presque
tout de sa vie. Il mourut, très jeune (en 1767), empoisonné par des
champignons, ainsi que sa femme et l'un de ses enfans. Quant à sa
musique, en particulier ses sonates, il suffit de l'étudier pour y trouver,
avec autant de surprise que de certitude, l'une des origines ou des
sources de Mozart. Cela suffit, mais encore le fallait-il faire. A ceux qui
REVUE MUSICALE. 449
l'ont fait, et très bien, nous sommes redevables de connaître un
maître nouveau, et de le connaître deux fois: en lui-même d'abord,
ensuite et surtout par rapport à Mozart et pour ainsi dire en fonction
de Mozart.
Si l'on est toujours le fOs de quelqu'un, il peut arriver qu'on le soit
de plusieurs. Ce n'est pas la moindre nouveauté ni le moindre intérêt
de l'ouvrage de MM. de Wyzewa et de Saint-Foix que la recherche et
la découverte des diverses filiations de Mozart. A peine le petit voya-
geur (toujours dans sa huitième année) a-t-il passé de France en Angle-
terre, qu'à l'influence d'un Schobert va succéder celle d'un Chrétien
Bach. Après avoir été l'élève, un peu de son père et plus encore de son
frère Philippe-Emmanuel, après avoir étudié surtout, à Milan, pendant
six ans, le genre et le style italien, Chrétien ou Christian Bach, le der-
nier fils de Jean-Sébastien, avait été appelé à Londres pour composer
des opéras. Il en composait donc, en grand nombre, et d'élégans, de
faciles, un peu mondains, parfois délicieux. « Remarquablement écrits
pour le chant, et d'une orchestration plus fournie que chez les compo-
siteurs italiens, ces opéras -ont consacré la formation définitive d'un
genre entièrement dépouillé de la raideur comme aussi du sérieux et
de l'élaboration approfondie de l'ancien opéra... Leur influence sur lui
(Mozart) fut véritablement énorme ; on peut dire que, durant toute sa
jeunesse, Mozart est resté imprégné du style et de l'esprit même de
Chrétien Bach dans le style de l'opéra... Ce mélange d'élégance dis-
crète, de pureté mélodique, de douceur parfois un peu molle, mais
toujours charmante, cette préférence de la beauté à l'intensité de l'ex-
pression dramatique, tout cela est venu directement à Mozart des opéras
de Chrétien Bach. » — Resterait seulement à saA'Oir, — et nous l'ap-
prendrons tout à l'heure, — ce qu'à tout cela, qui lui venait en effet de
Chrétien Bach, et des autres, Mozart a personnellement ajouté.
Ils étaient légion, les autres. Allemands ou itahens, musiciens
de théâtre ou de musique pure, auquel d'entre eux le petit Mozart
n'aurait-il point alors adressé le salut et le remerciement de Dante à
Virgile ! Agé de douze ans, à Vienne, il écoute avec le même plaisir et
le même profit (son œuvre d'alors en porte témoignage) les opéras
sérieux d'un Gluck ou d'un Hasse, Alceste ou Partenope et des opéras
bouffes italiens comme la Buona figliuola de Piccini.
Un Mozart français, un Mozart italien, un Mozart allemand, ces trois
personnes coexistent en vérité dans la nature unique de Mozart. Chacune
des trois s'y révèle. La dernière a maintes fois subi l'influence, l'em-
preinte même de deux grands maîtres fraternels, les Haydn : Joseph,
TOME X. — 1912. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aîné, le plus grand, celui qu'on oublie, et le plus jeune, Michel, celui
qu'on ignore. MM. de Wyzewa et de Saint-Foix ont suivi leurs traces
à tous deux à travers l'œuvre du jeune Mozart. Au terme d'une véri-
table étude consacrée à Michel Haydn, les biographes-critiques ne
craignent pas d'écrire : « Il n'est pas douteux que jamais, durant toute
sa vie, Mozart n'a rencontré un homme dont le génie fût si singulière-
ment proche du sien, ni dont l'œuvre dût exercer sur lui une influence
à la fois aussi vive et aussi durable. Jusqu'au terme de sa carrière,
l'auteur de la Flûte enchantée et de VAve vermn est resté l'élève et
l'imitateur du vieux Michel Haydn. » C'est beaucoup dire, pensera-t-on
peut-être d'abord. Mais, la thèse aussitôt posée, il faudra bien lire les
pages suivantes, se rendre à des argumens assez nombreux, assez
forts, pour la démontrer et la soutenir.
Pourtant, sur le génie de Mozart le génie de Joseph Haydn ne
devait guère avoir une action moins efficace que le génie de Michel. On
sait quelle admiration réciproque, quelle tendresse, paternelle et
filiale, unit toujours l'un à l'autre Haydn et Mozart. Chaque fois qu'il
revint d'Italie, en 1771, 177!2, 1773, à quinze, à seize, à dix-sept ans,
Wolfgang fut pris et repris par l'influence de Haydn. Elle le rendait en
quelque sorte à l'esprit allemand. La reprise de 1773, à Vienne, fut la
plus forte. Haydn traversait alors une des époques de sa vie où il
conçut la notion la plus haute de l'objet et du caractère de son art. II
régnait en maître sur le monde musical viennois. Mozart, le sensible
et souple Mozart, ne tarda pas à se constituer son élève et son imita-
teur. Il reconnut aussitôt combien l'idéal de Haydn dépassait en gran-
deur, en dignité, l'idéal plus léger et plus menu que lui avaient offert
les œuvres de l'école itahcnne de son temps. On aimerait suivre jus-
qu'au bout, et dans le détail, l'action et la réaction réciproque des
deux génies, car il se fit dès lors entre eux de nobles et pieux échanges.
Mozart ne devait pas être ingrat, et tout ce qu'adolescent, presque
enfant encore, il avait reçu de Haydn, sa maturité le rendra plus tard
à la A-ieillesse de son maître. Ainsi l'un et l'autre et l'un par l'autre, ces
deux grands hommes furent plus grands tour à tour.
Il semble en vérité que tous les principes, tous les élémens de la
beauté sonore épars en ce temps-là dans le monde, se soient réunis
pour composer la perfection unique de Mozart. Avec sa grâce, avec
son sourire d'enfant, il allait, dérobant à tous les peuples, à tous les
maîtres, le secret de leur chant et de leur âme elle-même. Et tous ils
se laissaient dépouiller, un peu surpris, mais bientôt plus heureux
«incore de retrouver et de reconnaître, sans savoir par quel enchante-
REVUE MUSICALE. 451
ment, leur propre voix plus pure et leurs concerts plus harmonieux.
Dans l'œuvre du jeune Wolfgang, l'apport italien ne fut pas le moins
abondant. Les deux biographes-critiques en ont dressé le bilan après
chaque séjour de l'enfant au delà des Alpes. Avec tous les documens,
toutes les observations qu'ils ont réunies, on composerait un volume
à la fois solide et charmant sur l'itahanisme de Mozart. Une place
d'honneur y serait faite à lenseignement que Mozart, à Bologne,
en 1770, reçut du célèbre Père Martini, « cet homme admirable, ce
représentant parfait du génie de sa race et le dernier héritier de ce
beau style italien qui naguère avait créé les chefs-d'œuvre des Fresco-
baldi et des Corelli, et de Haendel même. En se nourrissant de ses
leçons, — dont bien d'autres, avant lui, avaient profité, mais personne
aussi pleinement ni avec autant de passion, — Mozart s'est trouvé
prendre contact avec ce que l'ItaUe avait à lui donner de plus précieux
et de plus sacré. Et si, plus tard, son œuvre va se distinguer de celle
de ses plus grands rivaux par un caractère de beauté plus pure et plus
haute, peut-être le devra-t-elle, en grande partie, à la chance qui lui
aura permis de consacrer ces trois mois de sa jeunesse à recueillir
l'héritage desAdeux maîtres itahens. «
Italiam! Italiam! Un siècle après Mozart, un autre, un tout autre
grand musicien d'Allemagne devait aussi jeter ce cri de désir et
d'amour que, depuis Virgile, ont proféré tant de lèvres humaines.
Richard Wagner lui-même ne réva-t-il pas je ne sais quelle alliance
entre son génie et le génie latin? Dans une mémorable lettre adressée
à Arrigo Boito, U exprima l'espoir que son Lohengrin, descendant alors
en Italie, pourrait être le messager et comme le héraut de cette union
mystérieuse. Mais c'est à Mozart, au seul Mozart, qu'avait été réser-
vée la faveur de l'accomplir. Pour nul autre autant que pour le mélo-
dieux enfant, l'ItaUe ne se montra bienfaisante et généreuse. L'amour
dont elle l'aima n'eut rien de jaloux ni de sévère. Elle ne prétendit
point régner seule en son cœur; elle accepta le partage avec sa patrie.
Et même, par un contraste, sinon par une contradiction piquante,
l'Italie fut un jour témoin de l'évolution ou de la révolution tout alle-
mande qui vint, parmi tant d'autres, changer l'âme toujours chan-
geante du jeune Mozart. L'ouvrage, abondant en surprises, que nous
étudions, n'offre pas de plus curieux épisode, ni jusqu'ici de moins
connu. C'était à Milan pendant l'hiver de 1772-1773. Mozart avait dix-
sept ans. Hôte de l'Italie pour la troisième et dernière fois, il achevait
la composition et préparait la représentation de l'opéra qui lui avait
été commandé, Lucio Silla. L'ouvrage devait « passer » le 26 décembre
in^ ui:viii; i)i;s dki x mondes.
MlH. liC .'> fin iiK^'iiK! mois, viii^^i cl. un j(»urs ;iii|t;iiiiv;ml,, Wolfgang
<'5rriv;iil li;iiH|nill(!iiiciil à sa Sd'iir : « l'iiicdic (inalor/c morceaux à
fjiirn otpiiiH j'autai (iiii. » An joui- dil, il (iiil fini ca eftol. Le succès de
/,iiri() Silla lut médiocre. J/ouvragc iicaumoius coniionl plusieurs
I>assag(!S, un (',|>is()do o.w part,iculi(îr (la senne des lomboaux) qui, par
« i'ardriilc. iKiaul/;, » |iai-« la, profondeur l,i"i^i(pio, » se jjlacjîulau pi(ïmi('r
rang de loul, I'o-umm! dramal,i(pi(! du mailre. I*]l puis, (d Hurioul, ces
IragiiKuis apparaisscid comme les symplômes d'un élal d'(;spiil. et
«r.ànui, d'un accès, d'une V(''iilal)li! crise de, romani isnu; que valraverser
pendant, quchpios mois le g(''nie du jeuni! Mo/.arl. L'Allemagne (înlrait
alors dans la |)éiiod(> d'agilal,i(m passioiuu'îc que Vow (h'signe commu-
némenl par hi nom de: Slunii. nnd Ih-dini (d, qn(^ r(^préseiil,ent, dans
l'ordii! Iill.( raire, des (euvr(!S Iclles (\\\v. la I.rnorr. de Uiiig('r cl le,
WcrlhenW. (UvWu> (177i).
La mnsitpie n(! pouvait, ('cliappcr à c('lle inllucnce. Il semble même
(picille l'ail, suhio la, prcnnèri! . Mois sim' les IVonls ]es]iliis |»ms, les
plus calmes, un souflle d'orage i)assa. .Ius(puî chez un Haydn, M. de
Wy/,e\\a naguère a conslat,('î c(! uiouvenuMit de lièvre. 11 a sur|)ris une
clial(Mn-, un h(ud)Ie el vraimcnl, un frisson nouveau dans cortainos
<euvres étranges cl magnilicpK^s t,(!ll(^s (pi'niie sonate pour jtiano en iil
mineur, un(! série (1(! (pialuors savans et dramatiques et surfont c(!8
<( proiligiiiiix poèuMïs de donlcuu' patludicpie » (pn^ sont 1(îs symphonies
app»!l(''es la, l'assiou, les Adieux et la, Sijiiiplioiiii' fiinèhrc . Aujom'd'hui
c'i^st, dans ru'UMcî d(! Mo/art, à la mcm(! 6i)0(pu\ exact(uniMit la même
année (la di\-septièu)e d(! la vie (!(> Mo/art) (pui i)ar les menues signes
le mènuï clal nous i^sl r('vél('. Liât, ou, coinnu' disaient les anciens,
è.thos allemand, pro[)i-(! ii l'Allemagne d'alors, v\ par où l'on ignorait
conmuménKMd, (pu5 Mozart adolesccMit (m'iI passif Chose plus surpre-
nante encoie : le liasai'd ayant voulu (pie l'italii^ fi'it ti'uioin d(î ce pas-
sage cl (pu; l(! " mal i-omaid,i(pie » atteignît, Mo/art j^Midaid, (pi'il siî
trouvait à Milan et composait un op('ia italien, c'est dans la langue
musicale italienne (pi'il (exprima diîs siMitimens allemands. VA cela,
(pii, elle/ tout autre, n'cnt pas mampn'dc produire un coniraste, voire
une disparal(î,ne lit(prajoufcr une harmonie de plus ù ce génie en tout
et toujours harmonieux.
L'esjtace nous est ici trop m(îsuré pour sui\ re Mo/.art à travers les
détours et les retours ménuî d'un clicnun (pi'on avait, jus(prici, cru
moins sinueux. Plus d'une étape encore, dans l'un ou l'autre sens,
oiVrirait l'intérêt le plus vif et le plus impr('\n. MM. de Wy/.(>wa (d, de
Saint-Foix, avec délicatesse, les ont toutes su distingU(M- et déliiiir.
RKVUE MUSICALK. 4^)3
Par les (l'iivros sc^ulos, à (l(ïfiiiil (h; docunicns, ils nous monlrcnl (incllo
aniice buiiie et féconde! est la dix-sepUrnui annc'io de Mozart, I'îuhkmî
du « grand cfToil créateur. « Un [kmi jikis loin, rien que ce titre d'un
autre chapitre : « la vingtième année, » (piand c'est de Mozart qu'il
s'agit, n'est-il i)as une promesse et comme un programme de fête I
Nous parlions de régression tout à l'heure. Une l'ois, une s(!ule, sui- sa
route enchantée, on dir.'ul ([lie Mozart s'arrête, s'il ne iccule. Par un
de ces reviremens <[ui lui sont familiers, il pass(î et peut-être il (i(;s-
cend, du grand style à la « galanterie, » ainsi qu'on af)[)claitdo son
temps le genre, ou l'idéal, — car après tout cvm était un (■ncoïc, — de;
la musique sf^uhunent agréable et légère, ("est aux environs de sa
dix-huitième année que le déjà savant et vigoureux artiste se trans-
forme, — • pour un temps, — en un poète assurément délicieux encore,
mais « plus préoccupé d'amuser (!t (I(î ravir ses auditeurs (jue de les
émouvoir en exposant devant eux les passions de son pro[)i'e crur. »
Quoi qu'il on soit, et si l'on ne craignait de jouer sur les mots, on
appellerait volonti(!rs cett(! nouvclk! biogiaphicî critique une histoire.
— très neuve en ellet à c(;t ('gard, — des Aariations du jeun»! Mozait.
Mais sous ces variations, à travers les iniluences diverses, il fallait
maintenir, sauvegarder l'unité i'I la personnalité du maître; ; il impor-
tait de nous faire comprendre, sentii-, comment et pourquoi Mozart et
non point Chrétien Bach, ou Haydn, ou Schobcrt a été le vrai, l'unique
Mozart. C'est à quoi les aut(;in-s ont parfaitcunent réussi. Non pas qu'ils
aient tenté nulle part, isolément, la défhiition ou le portrait du g('nie
de Mozart. Mais [)lutôt ils en ont, un [)eu partout, à tout [u-ofios, et
sans jamais les ra,ssembl(!r en masse, noté les élémens on les traits.
Dès le début, rappelant telle ou telle anecdote, ils ont bien montrf!,
dans le caractère, dans la vie et dans Tceuvre de « l'enfant i)ro(lige, »
l'idhance jusque-là sans exemple et qui depuis ne s'est pas renouvelée,
du naturel et du merveilleux. Tout est miracle chez le petit Mozart,
mais avec un air simple, lamilicu', je dirais presque ingénu. I*lus tard,
en étudiant la formation ou hi com[)osition du g(hiie de Mozart, les
deux historiens-critiejues ont pris soin d'y signaler, non seulcmcmt à
côté, mais au-dessus de l'apport extérieur, l'élément personnel, cnliu
le don de Dieu, plus fort, plus sacré que toutes les inducnces hu-
maines. Ainsi Mozart a reçu Ijeaucoup d'un Chrétien IJach. Mais à tout
ce qu'il lui doit il ajouta « le secret d'une beauté plus parlait»; » et
s'il a parlé quelquefois la même langue, il s'en est du moins^servi pour
« traduire des sentimens d'un degré plus haut. » Kst-ce à l'ceuvro
d'un Michel Haydn que nous comparerons l'œuvre de Mozart? 11 fau-
454 REVUE DES DEUX MONDES.
dra bien alors avouer, avec MM. de Wyzewa et de Saint-Foix, que « le-
produit de l'élève contient pour ainsi dire plus de musique, une por-
tée expressive plus haute et une réalisation plus parfaite que n'en
contenait son modèle immédiat. Et cela « sans compter un certain
don mystérieux de vie artistique, qui toujours nous fera apparaître
comme un seul et même ensemble un chef-d'œuvre de Mozart. » Enfin
et surtout lorsque les deux auteurs, quittant, comme ils font souvent,
comme on leur sait gré de le faire, le langage technique, en viennent
à nous parler « de ce secret de simple et transparente beauté, de cette
mélodie constante et vraiment « infinie, » de ce don de transfigurer
toutes choses en chant ; » de ce besoin irrésistible, continu, absolu, de
vivre en beauté et de représenter ainsi toute vie et toute la vie, alors
il semble bien qu'on ne puisse manquer de reconnaître ici, dégagée
des antécédens ou des alentours, la personnalité, bien plus, l'essence,,
et la plus pure, du génie de Mozart.
Elle se répand à travers le livre et, tout entier, le pénètre. On la
respire en chacune des œuvres citées, de la première à la dernière. Oui,,
la première de toutes, un petit menuet composé par Wolfgang à l'âge
de six ans (janvier 1762) est déjà du Mozart. « Le style est encore d'une
simplicité tout enfantine; la basse reste sèche et pauvre, se bornant à
marquer le rythme. » Mais comparez-le seulement avec un autre
menuet, gravé sur la même page, dont l'auteur est le père de Wolf-
gang et son premier maître : vous sentirez aussitôt la différence pro-
fonde, l'abîme entre les deux natures, « et combien l'enfant, par
instinct, » avait déjà « le don de faire chanter sa musique, de la rendre
vivante. »
En ce peu de notes, les premières que l'imagination de Mozart ait
conçues, que ses petites mains aient jouées, je ne sais quoi nous
émeut et nous attendrit. Le premier volume de MM. de Wyzewa et de
Saint-Foix s'ouvre sur cette citation. Le second se ferme, ou peu s'en
faut, sur une autre, qui, pour d'autres raisons, peut également nous
toucher. L'œuvre, dont on lit ici les quatre premières mesures, est un
graduel pour la fête de la Vierge. Daté du 9 septembre 1777, lende-
main de la Nativité, peut-être fut-il composé pour la dite fête et
recopié le jour suivant. Il est écrit pour quatre voix, avec accom-
pagnement de quatuor et d'orgue, en contrepoint aisé. Quelques traces
de styles « galant, » çà et là certaine concession au goût profane s'y
découvrirait sans peine. L'expression générale du petit morceau n'en
est pas moins pieuse et tendre, le recueillement profond avec simpli-
cité. « Nulle part autant que dans ce Sancta Maria, — jusqu'à VAve
REVUE MUSICALE. 435
verum de 1791, qui d'ailleurs n'est pas sans le rappeler singulièrement,
— Mozart n'est parvenu à réaliser, à l'aide des procédés tout mondains
de la musique de son temps, un idéal nouveau du chant religieux, tra-
duisant l'émotion d'un cœur chrétien en présence de la Vierge, comme
d'autres œuvres, instrumentales ou vocales, traduisent les émotions
de l'amour ou de la souffrance profane. » Et puis il n'est pas jusqu'aux
paroles, latines, qui ne donnent à cette composition de Mozart un sens
particulier, un intérêt biographique, une valeur d'àme en quelque
sorte autant qu'une valeur d'art. « Sainte Marie, mère de Dieu, je vous
dois tout; mais, à partir de ce moment, je me voue expressément à
votre service, et vous choisis pour ma patronne et ma gardienne. Votre
honneur et votre culte ne s'effaceront plus de mon cœur ; jamais je ne
les abandonnerai ni ne les laisserai violer par d'autres personnes
dépendant de moi, ni en paroles, ni en fait. Sainte Marie, accueillez-
moi miséricordieusement, prosterné à vos pieds. Protégez-moi dans
la vie et me défendez à l'heure de la mort. Amen. »
Quand U écrivit ce morceau rehgieux, en l'honneur de la Vierge,
Wolfgang n'avait pas encore accompli sa vingt-deuxième année. Il se
préparait à quitter encore une fois Salzbourg, le "IS septembre, pour
commencer, en compagnie de sa mère, le grand voyage qui devait,
par Munich, Augsbourg et Mannheim surtout, le mener, ou le ramener
à Paris. On sait, par d'autres documens, qu'il était, à cette époque,
engagé dans une congrégation ou une confrérie « mariale. » Dès lors
on comprend, on goûte même, à la veUle du jour où le jeune et pieux
pèlerin allait se remettre en route, la beauté, la ferveur et la dévotion
de cette « harmonieuse prière, » véritable consécration à la Vierge,
des vingt ans de Mozart.
Ainsi, dans ce hvre, chaque œuvre de Mozart, analysée en soi,
comme pure musique, est traitée encore comme élément de biogra-
phie, mais d'une biographie surtout intérieure et psychologique, où
l'esprit et l'âme ont plus de part que les événemens. MM. de Wyzewa
et de Saint-Foix ont intitulé leur étude : Mozart, sa vie musicale et son
œuvre. Le titre ne ment pas : c'est bien en musique que l'on voit ici
vivre Mozart. De quelle vie ondoyante et diverse, nous avons essayé
de vous en donner l'idée. Lisez le livre pour en avoir le sentiment
et presque la sensation. Il n'est pas un genre musical où ne se soit
essayée, illustrée l'Enfance et la Jeunesse de Mozart. Musique d'opéra,
de concert, de chambre, d'égUse, à quoi Wolfgang, à vingt ans, n'avait-
n pas touché de ses mains légères, de ses divines mains ! Pour lui,
par lui, tout devenait musique, parce que tout était musique en lui.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien, fût-ce un repas, ne lui paraissait indigne d'être accompagné,
d'être honoré, d'être embelli pas les sons. Il a composé des « mu-
siques de table » destinées aux festins que donnait le prince-arche-
vêque de Salzbourg. C'était des « divertissemens, » ou de simples
« entrées pour trompettes et timbales, » accompagnées parfois de
deux flûtes, annonçant d'autres « entrées, » celle des hôtes et celle
même, non moins solennelle, des plats. Et puis, quand le jeune
Wolfgang avait rempli de ses chants les salles de fête et de théâtre,
les éghses et les chapelles, le palais des grands et la maison de
Dieu, son génie débordant s'échappait au dehors. Les places, les rues
de Salzbourg résonnaient de ses « musiques de plein air, » et les
sérénades de Mozart faisaient la ville de Mozart harmonieuse, dans
l'ombre claire des nuits d'été
Ce livre même, écrit à la gloire du maître, est une harmonie, un
perpétuel concert. Les citations musicales y sont en si grand nombre
que non seulement on le lit, mais on l'écoute. On l'a fermé depuis
longtemps, que l'on croit toujours l'entendre. Il laisse en nous l'im-
pression, l'écho, ou plutôt mille échos d'une fête sonore, d'une fête
exquise, et la jeunesse de Mozart continue de chanter à nos oreilles. En
son langage familier et mystique, il nous souvient qu'un jour Gounod
nous disait : « Mon enfant, quand j'entrerai — si j'y entre, comme je
l'espère, — au Paradis, je saluerai d'abord le bon Dieu. Mais après,
tout de suite après, je demanderai : Maintenant, et Mozart? Où est
Mozart. » Dès ce monde, en attendant l'autre, le lecteur sait désormais
où trouver Mozart, le jeune Mozart.
Camille Bellaigue.
REVUES ÉTRANGÈRES
A PROPOS D'UN RECUEIL DE LETTRES
DE "WILLIAM COW^PER
Letters of William Cowper, avec une introduction et des notes de J. G.
Frazer, 2 volumes in-18. Londres, librairie Macmillan, 1912.
Il y avait à Londres, vers la fin de l'année 1762, un jeune avocat
sans causes, appelé William Cowper, à qui l'un de ses oncles, fonc-
tionnaire important de la Chambre des Lords, avait fait obtenir déjà
une petite pension annuelle de GO livres sterling, pour l'empêcher de
mourir de faim. Et lorsque, vers ce même temps, deux emplois se
trouvèrent vacans dans l'administration de ladite Chambre, l'excel-
lent oncle s'empressa d'en offrir im à son neveu William, qui tout
d'abord se montra profondément ravi de la perspective de pouvoir
vivre ainsi de son propre travail. Bientôt, cependant, le jeune homrne
s'avisa que l'un comme l'autre des deux emplois vacans comportait
une part de responsabilité, — ou, pour mieux dire, de « publicité, » —
bien pesante pour le pauvre être timide et nerveux qu'il était par
nature ; si bien que son oncle, touché de ses scrupules, lui promit de
solhciter et d'obtenir pour lui un autre emploi beaucoup moins lucra-
tif que ceux dont les charges l'avaient effrayé, mais ayant sur eux
l'avantage de convenir le mieux du monde à son tempérament. 11 ne
s'agissait plus, en effet, de devoir assister et prendre part aux débats
de la haute assemblée, mais simplement de rédiger tout à l'aise, dans
le silence et la tranquillité d'un bureau, le compte rendu officiel des
séances passées. Cette fois, WilUam Cowper fut trop heureux d'accepter
la proposition ; et déjà il confiait joyeusement à ses amis ses beaux
4')8 Mi;vt;K mes iji:j;x mom)j;h.
rAvoH (\<: fof Uinc et <1(; i^ïaui; pro(;ljain(;s, < :i; il ;iv;iil, I;i pUHsioii des
IcUrcs, <;l 0Hf)('jrail bien coriHacrer désormais ses loisirs à la compo-
siliod (le, /riîi^^iifiquos por'irrjos r|u'il avait cji l/fto, — lorsqu'un d<;tail
lui fut r<'v(';l(- (jui, HuivaritsoH jjrofircs [)arol(iH, lui produisit l'onVjt d'un
roMf» (le. lofificfre. li'cjiifdoi cw question If; dispenserait bien, il est
vrai, delà terriblt; n^'icessitr'; d'avoir à corn[)arail,ff;, chaque jour, d<!vanl
r-'iHseifiltif'-e des Lords: mais avant d'6tro admis à H'instailfjr dans
sou eaj/iie d d<'dicieux bureau, il aurait à comparaître au moins une
l'ois en pré8onr;e de l'augiistJ! assemblée, afin de subir une espèce de
petit examen, et encore suivi d'uiir; prestation de serment I
La chose f)anit si eiïrayaute au f);iuvre ^^arçon qu'il fut t(;nté de
sifiÇnider à son oncle rirnf)Ossil)ilit('; où il s(! sentait d'accepter cet
<iiiI)loi-la, tout d(! même (|ue his autres. Il finit [)f)urtant f»ar s'armer
de couraf^e, sur les instances aU'ectueuses de sa famille cl. dr; ses amis.
I*(jndant six mois, jiar manière de préparation à un (îxarnen qui ne
d(îvail pas durer i)lus de (|uelqu(;s inimités, il dépimsa ses journées et
s<!S nuits à ]ir<!, a reliii;, a appreiidn; piir coiiir les (•/•Moptes rendus de
toutes l<!S séances de la (;hand)r(! des Lr^rds. VA, sans doute, il aurait
suc<;oml)é à la fatigiie de cette t;'icl)e inutile, s'ajoiit.uit î'i l'aflreuso
é[K)uvarite (pii décidéuMiiit m; f.ess.'iit pas de le torturer, si sou orude
et d'aiitriis parens ne l'avaient obligi';, un mois etiviron avant la date
lixé(! pour sr)n (ixarnen, :i ail*;!' se rofiosersur la |)laK'! de Mar|.;ii,te. Il
cul l;i d(! coiirtcH vacanciîS /jui réussirent très siiinsammeiil, - sem-
l)l;iit il, - ;i lui iitiidre sa léf^'ère et <;harmante si'irénité de. jadis. Dans
une lettre qu'il écrivait à une «le, ses cousines, dès la vrulle de son
dé[)art de Londres, il commerir;iit déjà a raill(!r- s<;s folles alarmes des
mois prècédiiiis rd à céléhr-er de nouveau l'cjuvialile exist(!nc(! rpi«! lui
réHfuvîiit l'avenir-, aussitôt qu'il aur;iit fiaiiclii l'insigniliante fornia-
lit<'' de son examen. « (Jiiie si s<'iiI(mih;iiI ji; n-iissis dans mon (sntr-e-
jirise, <iisiiit-il, j'aur"ii la satisfaction de pouvoir- m'afdrmiir que les
volumiis que j'6<-rir-;ii seront pieuseriuînt <-,onsorvés d'ù^e en jI^"» 6t
dureront aussi lonj^t(!m[)S ipie la Constitution .-iii^^laise. »
Mais évidemincnt Willi.un (lovviirr ne se trom[)ait pas sursoi-rnème
en ex()rimanl, qu(;l(pi(!S lif^Mies plus loin, c(!t avrsu in^^tnii : « Je vois
bien que je suis d'une nature siiiKulièie, et très dinéi-eiit di; tous les
autres hommes que j'.iie jamais r(!U(-,on(i'('!s. » (lar- lorsque, apr-ès son
rfîtour de Mar^ate, le joui- du fanuuix examen, son oncle vint le (;h(!r--
cher- dans son jx'.til lof^cunent du 'riinifile pour le conduir-*! devant
les Lords, il troiivii h; malhc'ur-eux c;iudidiit étruidu à terre;, une (-,orde
:iu cou. Li; jinine homini; avait eu si pciii' de mourir' de |)(;ur, m
REVUES ÉTRANGÈRES. 459
comparaissant devant l'assemblée, qu'il avait préféré mourir tout de
suite, et avait essayé de se pendre ! Encore les contusions qui lui
restaient de sa chute n'étaient-elle rien en comparaison de l'horrible
désordre qu'allait dorénavant laisser pour toujours, dans son esprit,
cette crainte puérile d'avoir à affronter, durant quelques instans,
plusieurs centaines de visages inconnus et sévères. En décembre
1763, après plusieurs tentatives de suicide, sa folie prit une tournure
si grave qu'on fut forcé de l'enfermer à Saint-Albans, dans l'asile
d'ahénés du docteur Cotton.
De tout temps, d'ailleurs, la folie avait projeté son ombre sur ce
frêle cerveau, désormais effondré. William Cowper étaitné trente-deux
ans auparavant, dans un ^dllage du comté de Hertford, où son frère
exerçait les fonctions de pasteur. Par sa mère, petite-fille du poète et
théologien John Donne, il descendait du roi d'Angleterre Henri III ; et
pareillement son père, malgré sa pauvreté, appartenait à l'une des
plus anciennes familles du royaume. Mais sans doute ce père devait
avoir le sang vicié par quelque grave maladie contractée dans sa jeu-
nesse ou peut-être héritée de ses parens : car le fait est que ses cinq
premiers enfans étaient morts au berceau. Puis la jeune mère de
William était morte à son tour, six ans après la naissance de celui-ci,
en mettant au monde un nouvel enfant. Aussitôt après cette mort de
sa mère, le petit garçon avait été envoyé dans une école lointaine où,
pendant deux ans, il avait eu à endurer toute sorte de supplices cor-
porels ou moraux de la part d'un autre élève beaucoup plus âgé, —
une de ces jeunes brutes qui prennent leur plaisir à torturer d'infortu-
nés petits êtres Uvrés à leur merci, simplement parce qu'elles les
savent sans défense contre elles. Et déjà, sous l'effet de ces persécu-
tions incessantes, la nervosité native de l'enfant menaçait de s'exaspé-
rer, lorsqu'un mal d'yeux tout à fait insohte, — et qui semblerait,
lui aussi, dénoter chez le futur poète la présence d'une incurable
« tare » héréditaire, — l'avait sauvé très opportunément de la folie, ou
peut-être de la mort, en l'obligeant à passer dix-huit mois dans la mai-
son d'un médecin oculiste. Après quoi, il avait fait de brillantes huma-
nités au célèbre collège de Westminster, et puis s'était inscrit au bar-
reau, et n'avait pas tardé à émerveiller tous ses camarades par une
verve poétique infiniment légère et chantante, imprégnée de cette
lumineuse gaieté qui paraît bien avoir formé, jusqu'au bout, l'essence
intime de l'esprit et du cœur de Cowper. Mais voici que tout d'un
coup, vers l'âge de vingt-cinq ans, la mort accidentelle d'un ami, et le
460 REVUE DES DEUX MONDES.
chagrin de devoir renoncer à la main d'une belle cousine tendrement
aimée, étaient venus substituer à cette joyeuse humeur native une
hantise d'idées noires, de craintes sans objet et de folles angoisses,
à tel point que le pauvre garçon s'était cloîtré dans sa chambre et avait
rompu tous rapports avec sa famille. Heureusement une de ses cou-
sines, — la sœur aînée de celle que le poète aurait voulu épouser, —
avait deviné le caractère morbide du changement survenu dans son
attitude à l'égard de ses proches. Sur la prière de la jeune fille, son
fiancé s'était rendu chez le misanthrope improvisé et l'avait emmené
avec soi, presque de force, à Southampton, où quelques mois de repos,
et surtout une série de promenades en mer, avaient suffi à guérir
Cowper de sa mélancoHe. Aucun nuage n'avait plus troublé, depuis
lors, la douce tranquillité de sa vie, jusqu'où jour où l'offre malencon-
treuse du major Cowper allait compromettre de nouveau, — et, cette
fois, irréparablement, — l'équiUbre d'un cerveau le moins fait qu'il y
eût jamais pour supporter les cahots de notre existence terrestre. « Si
j'étais aussi approprié à la vie de l'autre monde que je le suis peu à
celle de ce monde-ci, — écrivait très justement Wilham Cowper à
sa chère cousine, — tous les saints de la chrétienté auraient le droit
de m'envier. »
Entré dans la maison du docteur Cotton en décembre 1763, le
poète n'en sortit que deux années plus tard. Sous l'influence, sans
doute, de lu stricte éducation protestante qu'il avait reçue en sa qua-
lité de fils et de petit-fils de pasteurs, sa folie avait revêtu d'emblée
une portée et une couleur essentiellement rehgieuses. Pendant la
première année de son séjour à Saint-Albans, Cowper était torturé
par l'horrible certitude de sa damnation éternelle. Puis au contraire,
une voix céleste lui avait appris qu'il avait le privilège d'être à jamais
sauvé; et si grande avait été sa joie, devant cette nouvelle, qu'il
avait dorénavant tâché par tous les moyens à ne plus dormir, — les
rêves de son sommeil lui apparaissant comme de plates et vilaines
réahtés, en regard du magnifique rêve qu'il vivait tout éveillé.
Peu à peu, cependant, cette seconde phase eUe-même du délire
de Cowper commença à s'apaiser; les médecins eurent l'agréable
surprise de constater qu'un peu de lumière et de calme renaissait
dans l'esprit de leur jeune cUent. Vers le milieu de l'année 1765, le
malade se trouva suffisamment rétabli pour qu'on lui permît de
quitter Saint-Albans et d'aller demeurer dans un village voisin de
Cambridge, où demeurait son frère. Quatre ans après, ce fut dans
REVUES ÉTRANGÈRES. 461
une autre bourgade de la même région, à Olney, que vint s'installer le
futur poète, en compagnie d'une excellente femme. M""" Unwin, veuve
d'un pasteur, qui lui servait à la fois de garde-malade et de confidente.
Ce séjour à Olney se prolongea dix-sept ans, jusqu'en 1786 ; ou plutôt
l'on peut dire qu'il se prolongea jusqu'au bout de la longue carrière
du poète : car le village de Weston, où Cowper et M""" Unwin se
transportèrent en 1786, n'était situé qu'à quelques pas de leur ancienne
habitation d'Olney ; et lorsque Cowper, en 1795, fut emmené par un
de ses neveux à Norfolk, où il allait mourir cinq années plus tard,
l'étincelle de raison inespérément rallumée en lui à Saint-Albans
s'était désormais éteinte pour toujours.
Pendant les trente années de sa « lucidité » relative, de 1765 à 1795,
William Cowper a ainsi vécu misérablement dans un coin de province,
sans autres ressources que la petite pension que lui accordait sa
famille. Le logement qu'il occupait à Olney était si étroit et si sombre
que tous ceux qui l'ont vu nous le décrivent comme une « prison : »
après le départ du poète, un savetier l'a jugé trop incommode pour
consentir à s'y installer. Trente années d'une existence obscure et
monotone, sans autre distraction que de menus travaux domestiques
et, chaque jour, la même promenade au bras de M"" Unwin. Mais le
plus affreux est que, depuis sa sortie de Saint-Albans, Wilham Cowper
n'a plus jamais cessé d'être fou : obsédé d'une mélancolie à la fois plus
persistante et plus douloureuse que celle qui, chez nous, a harcelé le
cerveau d'un Jean-Jacques ou d'un Gérard de Nerval. Trois fois,
durant ces trente années de sa vie solitaire, le poète anglais a été repris
de crises violentes comme celle qui, naguère, l'avait fait enfermer chez
le docteur Cotton, — mais avec ce trait aggravant que, désormais, nul
espoir d'éternelle béatitude n'est plus venu se mêler en lui à
l'effroyable attente d'une damnation éternelle. A trois reprises, le
malheureuiv s'est trouvé hors d'état, pendant de longs mois, d'échapper
par aucun « divertissement » à la vision de l'abîme infernal ouvert
devant lui : de telle sorte qu'il pleurait et hurlait d'épouvante, se refu-
sant à parler, à manger, à sortir de sa chambre, et ne voyant dans ses
amis de la veille que des émissaires de Satan, ou bien encore de téné-
breux ennemis acharnés à sa perte. Après quoi, comme je l'ai dit, cinq
ans avant sa mort, une nuit profonde s'est répandue dans son cer-
veau; et je ne sais rien qui égale l'horreur des quelques lettres écrites
par lui durant cette période finale de son martyre. Qu'on Use, par
exemple, la première en date de ces quelques lettres, adressée le
27 août 1795 à la tendre et fidèle cousine dont l'active amitié a été
462 REVUE DES DEUX MONDES.
l'une des plus précieuses consolations de William Cowper, tout au
long des années. La lettre ne porte plus d'intitulé, et commence brus-
quement de la façon que voici :
Sans l'ombre d'espoir, comme toujours, et surtout afin de me satisfaire
moi-même en appliquant une fois encore ma plume sur le papier, j'écris
ces quelques brèves lignes à une personne que je serais trop heureux de
pouvoir satisfaire pareillement en les lui envoyant. Le plus misérable et
abandonné des êtres, je foule aux pieds, en pliant sous le fardeau d'un
désespoir infini, un rivage que j'ai foulé jadis tout animé de gaîté et de
joie. Chaque vaisseau qui approche de la côte, je le regarde d'un œil de
haine et de terreur, craignant qu'il n'arrive avec la commission de s'em-
parer de moi. La falaise est ici d'une hauteur telle qu'il est effrayant de
plonger ses yeux au-dessous de soi. Hier soir, au clair de lune, je suis
passé plusieurs fois à moins d'un pied du rebord, avec la cei^titude d'être
écrasé en miettes s'il m'arrivait de tomber. Mais encore que, peut-être,
d'être écrasé en miettes eût été ce qui pouvait m'arriver de meilleur, je me
suis détourné du précipice, et m'attends à être écrasé par d'autres moyens.
A deux milles de la côte se trouve un haut rocher solitaire, que la falaise a
laissé debout en s'écroulant alentour. Je l'ai déjà visité deux fois, et y ai
reconnu un emblème de ma propre personne. Séparé violemment de tout
mon entourage naturel, je me dresse debout, isolé, et attends la tempête
qui va me renverser.
Je n'ai aucune perspective de vous revoir jamais, bien que mon domes-
tique Samuel m'assure que je reverrai ma maison de Weston, et que vous
viendrez m'y rejoindre. Mes terreurs, lorsque je suis parti de cette maison,
ne m'ont point permis de lui dire : « Adieu à jamais ! » Je le lui dis mainte-
nant : souhaitant, mais souhaitant en vain, de vous revoir une fois encore, et
souhaitant aussi qu'il me fût permis à présent de m'appeler votre bien affec-
tueux ami, avec autant de confiance et de chaleur que je le pouvais autre-
fois. Mais tout sentiment qui me permettrait de m'appeler ainsi a depuis
longtemps, comme vous le savez trop bien, abandonné le cœur de — W. C.
« Mon état d'esprit, écrit-il dans une autre lettre, est un milieu à
travers lequel les beautés mêmes du Paradis ne pourraient passer sans
s'imprégner de douleur. » Telle a été l'existence de William Cowper
pendant ces longues crises dont il était ressaisi après trois ou quatre
années de relâche, et dont la dernière devait 1' « écraser, miette par
miette, » jusqu'à sa mort! Mais cela encore ne suffit pas à laisser
entrevoir toute la rigueur de l'incroyable supplice qu'il a eu à subir.
Car le fait est que, même dans l'intervalle de ces crises, et presque
sans arrêt, Cowper s'est trouvé hanté de l'affreuse certitude de sa
damnation. Pas un instant, depuis sa sortie de Saint-Albans jusqu'à
sa mort, il n'a pu rester seul, et laisser à son esprit le loisir d'errer
librement, sans qu'aussitôt la \àsion de l'enfer surgît devant lui, d'un
REVUES ÉTRANGÈRES. 463
enfer béant sous ses pas, prêt à l'engloutir. La nuit, surtout, pour peu
que le sommeil tardât à venir, c'était vraiment comme si le malheureux
se fût déjà senti précipité au fond de la géhenne; et il avait beau ren-
forcer les doses de laudanum, afin de hâter ou de prolonger le sommeil
libérateur: toujours, d'année en année, ses insomnies devenaient plus
fréquentes, entraînant à leur suite un tel cortège d'atroces visions que
parfois, malgré tout son courage héroïque, le pauvre Cowper ne parve-
nait pas à produire, dans la matinée du lendemain, sa ration habituelle
de vers alexandrins, — remède qu'il avait reconnu plus efficace encore
que le laudanum pour rendre à sa pensée quelques heures de repos.
Les alexandrins qu'il produisait ainsi chaque jour étaient destinés à
une traduction nouvelle de VIliade et de VOdyssée, commencée dès
l'automne de 1785, et dont le patient achèvement allait former
jusqu'au bout la principale distraction de William Cowper. Mais il
y avait longtemps déjà que celui-ci avait imaginé de chercher, dans
un retour à son art d'autrefois, l'oubli des hideux cauchemars qui le
torturaient. Tout d'abord, au sortir de Saint-Albans, il avait combattu
son mal en faisant divers travaux de menuiserie ou de jardinage. A
ces travaux avait succédé la peinture : mais cet art-là coûtait trop
cher, et, de plus, force était bien à l'apprenti-peintre de s'avouer que
ses figures « n'avaient que le seul mérite d'être tout à fait sans rien
d'équivalent dans la nature ni dans l'art. » Un jour. M"*" Unwin lui
avait conseillé d'écrire un poème sur les « progrès de l'incrédulité. »
Il avait écouté le conseil, et, après ce premier poème religieux, il en
avait composé une demi-douzaine d'autres, toujours afin de lutter
contre ses idées noires. Puis, insensiblement, le ton de sa poésie
s'était détendu. Une dame de ses amies lui ayant raconté l'amusante
histoire d'un gros bourgeois de Londres qui avait été emporté bien au
delà de sa destination par un cheval désireux de s'en retourner rapide-
ment jusqu'à son écurie, Cowper avait dû à cette histoire la chance
miraculeuse de pouvoir passer toute sa nuit dans un éclat de rire;
après quoi, le matin, pour chasser le retour de ses sombres hantises,
il avait mis en vers le récit de son amie. U Histoire divertissante de
John Giipin, tel était le titre qu'il avait donné à son poème; et le fait
est que, jusqu'à l'apparition du non moins immortel M. Pickwick,
aucune autre « histoire » n'allait « divertir » toutes les classes et
tous les âges de la nation anglaise autant que celle-là. Mais qui sait
si Cowper, en l'appelant de ce titre, n'a pas songé au genre parti-
culier de « divertissement » qu'il en avait d'abord retiré pour son
464 REVUE DES DEUX MONDES.
propre compte? Un peu plus tard, la même amie, comme il se plaignait
de n'avoir plus aucun sujet à mettre en vers pour résister aux assauts
du mauvais Esprit, l'avait engagé à chanter le sofa où elle venait de
s'étendre : et Cowper s'était employé aussitôt à chanter le sofa, et
le charmant éloge qu'il en avait fait avait constitué le premier chant
d'un grand poème familier, la Tâche, qui, dès le moment de son appa-
rition, avait émerveillé le public anglais. Aujourd'hui encore, cette
Tâche, comparable seulement aux spirituels tableaux poétiques du
Milanais Parini, est justement appréciée des lettrés de son pays
comme le chef-d'œuvre d'un art déjà tout « moderne » dans sa sim-
plicité; et la révolution qu'il a produite dans la poésie anglaise,
désormais émancipée de l'emphase « classique, » n'a pas été loin
d'égaler celle qu'avait produite un peu auparavant, dans nos lettres
françaises, le roman du glorieux frère en folie de William Cowper.
Mais toute la beauté et tout le mérite de la poésie du soHtaire d'Olney
n'empêche pas celui-ci de s'être fait poète, uniquement, pour échapper
à l'obsession continuelle de sa mélancolie. « Ma chère cousine, —
écrivait-il le 12 octobre 1785 à lady Hesketh, — la dépression d'es-
prit qui, sans doute, aura interdit à bien des gens de devenir auteurs,
c'est elle qui m'a amené à en devenir un. Mon état me met dans
l'obligation absolue de m'occuper constamment ; et, en conséquence,
je tâche par tous les moyens à être constamment occupé. Or, il se
trouve que les occupations manuelles ne distraient pas suffisamment
la pensée, ainsi que je le sais par expérience, en ayant essayé un
grand nombre ; tandis que le travail httéraire, et surtout la composi-
tion d'œuvres poétiques, ofTre l'avantage d'absorber la pensée aussi
complètement que possible. C'est pourquoi j'écris, chaque jour, pen-
dant une moyenne de trois heures le matin; et, le soir, je transcris
les vers composés dans la matinée. Je lis un peu, aussi, mais pas
autant que j'écris : car il faut également que j'aie de l'exercice corporel,
de telle façon que jamais je ne passe une journée sans ma promenade
ordinaire. »
N'est-ce point là, en vérité, une existence épouvantable? Et ne
semble-t-il pas que le poète qui s'est trouvé condamné à la vivre ait
dû « toucher le fond delà souffrance humaine? » Oui, et le fait est que
William Cowper l'a sûrement touché, aussi bien pendant ses trois
crises passagères de folie délirante que pendant l'affreuse période des
cinq dernières années de sa \de. Les lettres qu'U a écrites pendant cette
période, comme je l'ai dit, dépassent en horreur tout ce que j'ai lu
d'analogue : avec un mélange singulier de douceur poétique et de
REVUES ÉTRANGÈRES. 465
sombre angoisse qui ferait songer à une joyeuse chanson transcrite
en ton mineur, et revêtue des poignantes modulations d'une marche
funèbre. Et pareillement on ne saurait concevoir l'impression déses-
pérée qui s'exhale des trois ou quatre petits poèmes composés par
Cowper durant la même période. Le dernier de tous s'appelle Le
Naufragé. L'auteur y décrit, en des vers d'une grâce mélodieuse,
l'aventure d'un matelot perdu au milieu de l'Océan,- — aventure que
ses gardiens viennent de lui lire dans les VoTjages d'Anson :
Aucun poète ne l'a pleuré : mais la page — de récit sincère, — qui nous
dit son nom, sa qualité, son âge, — est tout humide des larmes d'Anson.
— Et les larmes versées par les poètes ou les héros — ont le pouvoir d'im-
mortaliser les morts.
Quant à moi, je ne projette, ni ne rêve, — en décrivant son sort, — de
donner à ce thème mélancolique — une durée impérissable. — Mais le
malheur se plaît toujours à découvrir — sa ressemblance dans d'autres
cipurs.
Aucune voix divine n'a apaise la tempête, — aucune lumière propice n'a
bi ille, — lorsque, privés de tout secours efficace, — nous avons péri, lui
et moi, seuls tous les deux ; — mais moi sous une mer bien plus rude que
lui, — et englouti dans des abimes autrement profonds !
Oui, mais, à l'exception de ces périodes de crise, je serais tenté de
croire que peu d'hommes ont été plus satisfaits de leur sort, plus agréa-
blement insoucians et gais, en un mot plus heureux, que ce tragique
martyr de la destinée. Non seulement ses poèmes nous enchantent
surtout par l'incomparable belle humeur dont ils sont pénétrés,- — les
poèmes les plus « sourians » qu'ait jamais produits la littérature an-
glaise : c'est aussi par leur sourire ingénu et charmant que ses lettres
se sont assuré la place qu'elles occupent désormais dans celte littérature,
— et qui est incontestablement la première de toutes, à moins que l'on
réserve celle-ci pour les lettres de cette autre victime du sort que fut
l'éternel moribond de Menton et de Samoa, Robert-Louis Stevenson.
Une nouvelle édition de ces lettres de Cowper vient précisément d'être
publiée par la librairie Macmillan : elles sont fameuses, dans leur pays,
au même degré que chez nous les lettres delà marquise de Sévigné ; et
peu s'en faut que leur lecture, dans le nouveau recueU, m'ait procuré
un plaisir égal à celui que m'apportent toujours les expansions mater-
nelles de l'aimable châtelaine de Livry et des Rochers. Ou plutôt je n'ai
rien retrouvé, chez le poète anglais, de la profonde sagesse de M""^ de
Sévigné, écho d'une âme qui a très profondément connu tous les
modes divers de l'amour et de la souffrance. Comparées auxleitres de
loiiE X. — 1912. 30
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Cowper, celles de M"''' de Sévigné ont une « humanité » bien plus
émouvante : nous y découvrons à nu un magnifique cœur tout sai-
gnant des luttes de la vie. Mais il y a dans les lettres de Cowper une
charmante lumière de printemps, une lumière attiédie et parfumée,
qui prête aux détails les plus insignifians un relief, un attrait, une
beauté poétique incomparables. D'un bout à l'autre des deux volumes
du recueil, — à la condition seulement d'omettre les dix dernières
pages, — c'est comme si nous voyions et entendions l'aimable sou-
rire d'un poète tout à fait ignorant des choses de ce monde, mais
qui en ignorerait surtout les laideurs et les tristesses, et d'autant
plus se sentirait à l'aise pour nous exprimer les doux rêves de son
propre cœur.
Est-ce donc que Cov^^pernous ait menti, ou encore à soi-même, en
remplissant ses lettres de ce sourire immortel? La preuve manifeste
du contraire nous est suffisamment fournie par d'innombrables pas-
sages où le poète, sans l'ombre d'un motif pour l'engager à dissimuler
ses sentimens véritables sous un tel aveu, avoue à ses correspondans
qu'il est pleinement satisfait de son sort, et ne saurait concevoir une vie
plus heureuse. « Je mène l'existence que j'ai toujours souhaitée, —
écrit-il le 11 novembre 1782, — et, sauf l'état de dépendance où je
me trouve condamné, je n'arrive pas à découvrir en moi un besoin
assez large pour qu'il me soit possible d'y édifier un nouveau désir. »
D'année en année, ses lettres reflètent le même contentement ingénu.
Et jusque dans les lettres des années qui précèdent la catastrophe su-
prême, Cowper ne manque pas une occasion de nous assurer qu'il
tient infiniment à la vie, qu'il serait désolé d'avoir à mourir bientôt,
et qu'en somme sa destinée lui plaît telle qu'elle est. Aussi bien con-
servera-t-il cette étonnante disposition d'esprit jusque pendant l'hor-
reur de ses dernières années. La lettre que j'ai citée plus haut ne
nous le montre-t-elle pas « se détournant » avec soin du bord de la
falaise, par crainte d'un vertige qui le ferait tomber? Enfoncé dans un
désespoir douloureux et sinistre, il nous dit encore qu'il désire vivre :
pas une fois sa plainte ne se transforme en un souhait de délivrance,
non plus d'ailleurs qu'en un grief contre la puissante main qu'il sent
peser sur lui.
C'est là un phénomène psychologique assez étrange, mais d'une
réaUté incontestable. Peu d'hommes ont été plus parfaitement heureux
que l'infortuné "William Cowper, malgré tout le poids effrayant qu'U a
eu à porter pendant toute sa vie. Et peut-être, en somme, l'étrange té
du phénomène ne l'empêche-t-elle pas de nous paraître explicable, si
REVUES ETRANGERES.
467
nous nous rappelons que, par-dessous le cortège maladif de ses idées
noires, le poète de la Tâche et de John Gilpin est né avec un caractère
adorablement léger et joyeux, qui s'est toujours, par la suite, conservé
chez lui avec toute sa fraîcheur juvénile en raison même de l'élément
de folie dont il s'est trouvé recouvert. Non seulement Cowper a dû à
sa tranquille existence de malade le privilège de pouvoir rester à
jamais une espèce de grand enfant, libre de soucis matériels et tenu à
l'écart des luttes de la vie : sans doute aussi le besoin de réagir
contre l'invasion de l'élément morbide, dans son cœur et. son esprit, .
l'aura inconsciemment obligé à renforcer les élémens primitifs et
fonciers de son être, de telle manière que sous chacun des assauts
continuels de sa mélancolie il s'armait d'une provision plus forte d'in-
souciance et de gaîté, — sauf parfois pour son implacable adversaire
à renverser brusquement, d'un souffle, tout ce patient appareil de sa
résistance. Et lorsque, durant les heures cruelles des nuits d'insom-
nie, le pauvre poète avait été le plus durement harcelé de ses noires
visions, d'autant plus ensuite la société bienfaisante de M""^ Unwin
ou de lady Hesketh, d'autant plus la société même de sa plume et de
son papier l'excitaient à profiter de sa -sàctoire momentanée pour se
laisser aller déUcieusement à Tardente joie de \dvre qu'il sentait se
réveiller et chanter en soi.
Encore cette lumineuse et charmante gaîté n'est-elle pas l'unique
attrait de la correspondance de Wilham Cowper. La httérature anglaise
a l'enviable privilège de posséder deux œuvres infiniment originales,
qui, l'une et l'autre, nous permettent de pénétrer jusque dans l'inti-
mité la plus familière d'une vie humaine; et il n'importe guère
d'ajouter, après cela, que l'une de ces deux œuvres a pour auteur un
sot, la seconde un fou. La première est cette bizarre et merveilleuse
biographie de Samuel Johnson par Boswell où s'est conservée toute
vivante et parlante, — plus réelle pour nous que les figures de nos
plus proches amis, — l'immortelle figure d'un personnage extraordi-
naire, mélange incroyable de pédantisme comique et de profonde
sagesse, de grossièreté et de raffinement, d'apparent égoïsme et de la
plus haute noblesse morale. L'autre ouvrage, ce sont ces lettres de
€owper.
Que l'on imagine un peintre de génie, un peintre doublé d'un
psychologue et d'un poète, qu'on l'imagine forcé, par un caprice de la
destinée, à passer un quart de siècle dans les hmites resserrées d'un
petit village, et s'amusant en outre, pendant une heure ou deux chaque
468
REVUE DES DEUX MONDES.
jour, à nous décrire minutieusement jusqu'aux moindres détails de-
tout ce qui l'entoure aussi bien que de ses propres pensées ! Ne voit-
on pas le délicieux tableau qui aura chance d'en résulter, et combien
le mérite littéraire d'un tel tableau sera encore rehaussé de l'in-
térêt « instructif » de ce qu'on pourrait appeler son contenu documen-
taire? De jour en jour, durant un quart de siècle, un poète dont toute
la maîtrise consiste précisément à animer d'une exquise douceur, à la
fois musicale et sentimentale, les plus humbles aspects delà vie quoti-
dienne s'est fidèlement ingénié à faire revivre, dans ses lettres, le
« microcosme » gracieux de sa maison et de son village, — n'omet-
tant ni les gambades de ses Uèvres apprivoisés, ni les chansons de
son bouvreuil en cage et des oiseaux qui viennent l'égayer dans son
jardin tandis qu'il écrit, ni les menues aventures de ses quelques
voisins, ni non plus ses réflexions, souvent admirables, sur les plus
graves problèmes de la littérature et de la reUgion. Tout de même que
pas un de nos amis ne nous hvre aussi entièrement les clefs de son
être que le docteur Johnson dans ses entretiens avec le stupide et
consciencieux Boswell, de même il n'y a pas jusqu'à notre entourage
ordinaire, l'appartement que nous habitons et notre rue et notre quar-
tier, qui se découvrent à nous aussi pleinement que le fait, dans ces
lettres de William Cowper, le milieu où se sont écoulées les souffrances
et les joies du poète fou. Mais, au reste, je sens bien que tous les com-
mentaires demeureraient insuffisans à donner une juste idée de l'agré-
ment de ces lettres, avec la double richesse poétique de leur ton
et de leurs sujets. J'ai voulu simplement aujourd'hui, à leur propos,
rappeler aux lecteurs français l'étrange destinée d'un poète en qui
naguère le Joseph Delorme de Sainte-Beuve se plaisait à saluer l'un
des plus purs modèles de l'art qu'il rêvait : une autre fois, peut-être,
je tenterai d'étudier d'un peu plus près la figure même de l'auteur de
John Gilpin, en m'aidant de quelques citations de ces lettres fameuses,
où, mieux encore que dans ses poèmes, revit et se déploie pour nous-
son aimable génie.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La Chambre poursuit la discussion de la réforme électorale au
milieu des incidens les plus divers, les plus passionnés, les plus désor-
donnés; les partisans du système majoritaire les multiplient avec
acharnement; mais, en dépit de leurs efforts, la réforme marche,
avance, est sur le point d'aboutir. La grande bataille a été livrée sur la
question du quotient électoral dont nous avons à maintes reprises
expliqué le caractère et l'intérêt. Le gouvernement demandait, — et
il posait à ce sujet la question de confiance, — que le quotient électoral
fût calculé sur le nombre des votans et non pas sur celui des inscrits.
S'U l'avait été sur le nombre des inscrits, les difficultés relatives à
l'attribution des restes seraient devenues inextricables. Le gouverne-
ment l'a emporté. Ce cap des tempêtes, une fois doublé, devenait un
cap de bonne espérance avec un horizon éclairci, et si les partisans du
«régime majoritaire ne se sont pas découragés, c'est qu'ils sont, qu'on
nous passe le mot, indécourageables, comme des gens qiii combattent
pour leur vie même, avec toute la violence du désespoir.
Le projet du gouvernement n'a été jusqu'ici fortement amendé que
sur un point dont H n'avait pas fait une question capitale, à savoir le
groupement de plusieurs petits départemens en une seule circonscrip-
tion électorale. Ce groupement se rattachait à des idées très recom-
mandables, mais peu populaires à la Chambre et qui se heurtaient à
des mœurs administratives et poUtiques depuis longtemps établies.
M. Poincaré s'est rendu compte des résistances qu'il rencontrerait
et il a renoncé à se sacrifier pour les vaincre, remettant à l'avenir
le soin de prouver qu'il avait raison, que ses vues étaient aussi
justes que larges, enfin que la réforme, pour réahser pleinement le
scrutin de liste avec représentation proportionnelle, avait besoin de
470 REVUE DES DEUX MONDES.
circonscriptions plus étendues que les limites d'un seul département,,
au moins lorsque sa grandeur territoriale est au-dessous de la moyenne.
Et pour nous prouver à quel point son opinion était bien fondée sur
ce point, M. Poincaré a conclu que le rejet de l'apparentement des
départemens devait obligatoirement entraîner l'adoption de l'apparen-
tement des listes dans un même département. A dire vrai, nous ne
comprenons pas très bien comment ce dernier mal corrigera l'autre,
ou môme l'atténuera; la logique de cette corrélation nous échappe;
mais si on nous dit qu'une nécessité de tactique s'est imposée au gou-
vernement et qu'il a dû faire une concession à un assez grand nombre
de réformateurs tièdes et hésitans qui ne promettaient leur vote que
conditionnellement, émettaient des exigences, présentaient presque
des sommations, alors nous commençons à comprendre : il a fallu
faire la part du feu et on l'a faite. Nous ne le reprocherons pas au
gouvernement; il n'était sans doute pas libre de faire autrement et,
au total, une réforme boiteuse vaut mieux en ce moment que pas de
réforme du tout. Il n'en est pas moins vrai que l'apparentement est en
opposition directe avec le principe de la réforme. On sait en quoi il
consiste : plusieurs listes peuvent, avant le scrutin, déclarer qu'elles
s'apparentent et, en vertu de cette déclaration, elles sont admises à
unir les voix qu'elles ont obtenues en sus du quotient électoral, pour
se faire attribuer les sièges non pourvus. Qui ne voit à quelles combi-
naisons de toutes sortes, à quels marchandages, à quelles compro-
missions cette faculté ne manquera pas de donner naissance? Le but,
ou du jnoins un des buts de la réforme était précisément de faire les
élections sur des listes qui représentaient des partis et des opinions
définis, tranchés, exclusifs les uns des autres. Ce but ne sera pas
atteint. Est-ce tout? Non. La loi a des adversaires avoués, qui
l'attaquent directement; et à côté d'elle, parallèlement, un certain
nombre de manœuvriers dont on ne serait dire s'ils sont amis ou
ennemis, — ils sont tantôt l'un et tantôt l'autre, — • lui portant de biais
des coups qui l'entament. Ce sont eux qui ont fait voter l'apparente-
ment; puis, encouragés par ce premier succès, ils ont demandé une
prime à la majorité. Le mot est moins barbare, mais la chose ne vaut
pas mieux. Elle consiste à décider que la majorité, — sera-ce la
majorité relative ou la majorité absolue ?on n'est pas encore d'accord
sur ce point; — mais enfin que la majorité aura une prime, c'est-à-dire
un siège en plus de ce qui lui est strictement dû. Cette disposition est
encore en opposition avec l'esprit de la loi, point n'est besoin de le
démontrer. Cependant le gouvernement en a accepté le principe.
REVUE. CHRONIQUE. 471
L'apparentement et la prime à la majorité resteront les deux tares de
la loi : ils ne valent guère mieux l'un que l'autre et leur accouplement
dénature, sophistique et corrompt une réforme qui, si elle avait abouti
dans d'autres conditions, aurait grandement honoré la Chambre et le
gouvernement.
Mais on fait ce qu'on peut et nous aurions tort sans doute de nous
montrer trop difficiles. La composition de la Chambre actuelle ne
permet pas de faire mieux. La réforme ne sera pas parfaite, loin de là;
elle sera tout de même une amélioration sur l'état présent. Nous
espérons du moins que les choses tourneront ainsi, mais rien n'est
terminé. Les dernières convulsions sont quelquefois terribles et les
arrondissemenliers nous réservent peut-être encore des surprises. Et
puis, il y a le Sénat, qui ne dit rien et n'a rien à dire pour le mo-
ment, mais qui parlera demain. Au fond, il est peu favorable à la
réforme. Devant lui, comme devant la Chambre, le gouvernement
aura besoin de tout son sang-froid, de toute son énergie.
Une autre discussion importante a eu lieu au Palais-Bourbon.
Il s'agissait du Maroc : le traité qui établit sur lui notre protectorat
était soumis à la Chambre. Une discussion sur le Maroc, après tant
d'autres dont les dernières sont d'hier, ne devait pas nous apporter
des lumières nouvelles ; toutefois la Chambre a entendu plusieurs
bons discours : un de M. Barthou qui a remplacé M. Deschanel à la
présidence de la Commission de? affaires étrangères , un autre de
M. Poincaré, et il serait injuste de ne pas faire mention de celui du
rapporteur de la loi, M. Long, plein de détails précis et de conseils
sensés. L'effet utile de ces discours a été la mise au point d'un certain
nombre des questions pendantes : on ne pouvait pas en attendre davan-
tage, car la situation ne se transforme pas toutes les six semaines.
M. Barthou et M. Poincaré ont été d'ailleurs à peu près d'accord
sur tous les points et ils se sont montrés fort prudens tous les deux
dans les appréciations qu'ils ont faites, soit du présent, soit de l'ave-
nir. M. Barthou, qui venait d'étudier pour la première fois la question
avec le supplément d'informations que lui donne sa situation parle-
mentaire officielle, a qualifié de grave l'état actuel du Maroc. La
Commission du Sénat, ayant eu l'occasion d'entendre M. le ministre
des Affaires étrangères, lui a demandé ce qu'il fallait penser de ce mot
et M. Poincaré a répondu qu'au mot grave il substituerait volontiers
celui de sérieux qui a le même sens, un peu atténué. Que l'état du
Maroc soit grave ou seulement sérieux, il mérite toute notre attention.
472 REVUE DES DEUX MONDES.
Des fautes ont été commises dans le passé, et nous ne parlons pas
seulement ici des fautes politiques faites à Paris; d'autres encore ont
été relevées avec une sévérité outrancière, excessive. Les orateurs qui
les ont énumérées à la tribune n'ont pas tenu suffisamment compte
de ce que les circonstances ont eu de difficile et d'impérieux pour
nos officiers. Si la marche sur Fez a été improvisée et si les défauts
de toute improvisation y ont été parfois sensibles, la responsabilité
n'en est pas à nos généraux qui ont fait de leur mieux et pour le
mieux : ils ont atteint le but avec la rapidité qui leur avait été recom-
mandée. M. Millerand et M. Poincaré ont parlé comme il convenait de
ces bons serviteurs du pays et la Chambre les a très justement
applaudis.
Au reste, tout cela appartient au passé : il y a au Maroc une situa-
tion nouvelle depuis que tous les pouvoirs du gouvernement de la
République ont été mis entre les mains d'un seul homme. Le général
Lyautey n'a pas seulement besoin d'une grande liberté dans l'exercice
de ces pouvoirs : il a besoin aussi de la pleine confiance du gouver-
nement et du pays et cette confiance lui a été témoignée par le
gouvernement et par la Chambre. Sa tâche est déUcate : il l'a d'ailleurs
comprise admirablement, si on en juge par la manière même dont il l'a
hmitée. Il ne peut s'agir en ce moment d'étendre notre action sur le
Maroc tout entier, ni même sur la partie du Maroc qui était territoire
maghzen. On sait combien l'autorité du Maghzen était faible en réalité,
intermittente, chancelante sur ces territoires soumis à une féodalité
exigeante et rapace avec laquelle il fallait toujours s'entendre, traiter,
composer. Le général Lyautey a émis l'avis que la première tactique
à suivre était de se concentrer sur quelques points stratégiq.ues bien
choisis. On verra ce qu'il conviendra de faire ensuite, on s'étendra
davantage plus tard, par échelons successifs, au fur et à mesure que
l'action miUtaire, secondée par l'action politique, permettra d'avancer
à coup sijr, sans avoir à redouter des surprises pénibles qui pour-
raient obliger à rétrograder. Pour le moment, et c'est assurément
par là qu'il fallait commencer, l'opération principale a pour objet
d'assurer la Uberté de la capitale : c'est à quoi travaille le général
Gouraud dont le premier succès nous a remplis d'espérance ; mais ce
n'était qu'un succès partiel ; U s'agit maintenant d'exécuter un plan
d'ensemble. Avons-nous pour cela le nombre d'hommes nécessaire?
C'est la question qui se pose, elle n'est pas encore résolue. M. Poincaré
a donné le cliiffre de nos forces au Maroc. Nous y avons ^8 967 hommes,
dont 1 1 266 sont rattachés à la frontière alfférienne : il en reste donc
REVUE. CHRONIQUE.
413
37 701 à la disposition directe du général Lyautey. Sur ce chiffre,
32 050 hommes appartiennent au corps expéditionnaire et 5 651 sont
des auxiUaires indigènes. Est-ce assez? Le contraire est à craindre.
Le général Lyautey a déjà demandé une première fois des renforts.
M. Poincaré a dit qu'on lui enverrait tout ce qu'il demanderait, mais
en même temps il a exprimé la conviction que le général « ne per-
drait jamais de vue la situation de la France en Europe.» Le mot n'a
pas laissé d'inquiéter un peu. Ce n'est pas seulement aujourd'hui ou
demain qu'il faut ou qu'iï faudra ne pas perdre de vue la situation de la
France en Europe ; il aurait fallu y songer beaucoup plus tôt et nous
avons bien le droit de dire qu'on ne l'a pas toujours fait, puisque nous
n'avons négligé aucune occasion de le faire, pour notre compte, au jour
le jour. Maintenant nous sommes engagés, nous ne pouvons pas recu-
ler. Le général Lyautey est un homme trop intelligent pour ne pas se
préoccuper de la situation de la France en Europe ; mais il n'en a ni
la responsabilité ni la charge ; elles appartiennent au gouvernement :
son affaire, à lui, est de faire connaître à Paris notre situation au
Maroc. Elle est grave, dit M. Barthou; elle est sérieuse, dit M. Poincaré :
nous n'avons rien à ajouter.
M. Jaurès est naturellement intervenu dans la discussion : nous
disons naturellement, parce qu'il n'a jamais manqué l'occasion, lors-
qu'elle s'est offerte, défaire connaître son avis sur les affaires maro-
caines, et nous sommes un peu gêné pour dire que cet avis a été
quelquefois le nôtre. Nous sommes gêné parce que, même lorsque
nous avons été d'accord avec M. Jaurès, les motifs qui nous gui-
daient lui et nous étaient bien différens. M. Jaurès est ennemi de
toute poUtique coloniale ; ne voulant pas la fin, il ne veut pas non
plus les moyens, et il a rêvé, pour l'extension de notre influence au
Maroc, toute une idylle de pénétration pacifique à laquelle nous
n'avons jamais cru. Il rêve aujourd'hui de substituer à notre protec-
torat sur le Maroc une sorte de coopération, d'association bénévole
avec le Sultan qui nous donnerait à peu près les mêmes charges
que le protectorat sans ses bénéfices. M. Barthou, qui était en verve,
n'a pas eu de peine à montrer à la fois l'inanité et le danger de la
combinaison. Nous aiiidons vraiment mieux M. Jaurès lorsqu'il se
contentait de dire : — Qu'allons-nous faire au Maroc? Qu'allons-nous
faire dans cette galère? Nous avons eu tort d'y aller : allons-nous-en
AVL plus vite et laissons le Maroc aux Marocains, qui sont de bons
■citoyens, d'excellens nationahstes et dont les mœurs sont respectables
€omme le sont toutes les mœurs indépendantes et Hbres. — Ce lan-
474 REVUE DES DEUX MONDES.
gage avait sans doute le défaut de révéler d'étranges illusions, mais il
était d'une belle franchise et, le principe admis, d'une logique irréfu-
table. M. Jaurès propose tout autre chose maintenant. On dit que
le Sultan a en lui une confiance particulière qui nous parait bien jus-
tifiée. Le Sultan, quand il nous a appelés à Fez, avait conçu lui aussi
une association dans laquelle nous aurions fait ses affaires avec un
désintéressement parfait ; nous aurions été simplement son bras
droit, et c'est parce qu'il a vu que les choses ne tournaient pas tout
à fait ainsi qu'il a parlé d'abdiquer.
Puisque M. Jaurès et le Sultan se comprennent si bien, nous les
laissons à leur entente. Quant à la France, à tort ou à raison, elle a
contracté au Maroc des obligations qu'elle doit remplir, des charges
qu'elle doit supporter et, pour cela, elle a besoin des moyens que lui
donne le protectorat. Rien de plus, rien de moins; elle ne demande
pas autre chose; elle ne poursuit pas la conquête; elle a su borner
ses prétentions et elle saura y conformer son action. Mais, même
ainsi réduite, la tâche est lourde, et nous ne sommes pas surpris
qu'à l'épreuve, on commence à en sentir le poids.
Les échos, en ce moment encore, retentissent des coups de canon
tout pacifiques qui ont été tirés à Port-Baltique pour célébrer la ren-
contre des deux empereurs du Nord, de l'empereur Nicolas et de
l'empereur Guillaume. Les rencontres de ce genre ne sont pas une
nouveauté; elles ont été fréquentes et, toutes les fois qu'elles ont
eu lieu, elles ont provoqué des commentaires à l'infini; les jour-
naux en ont ou exagéré ou atténué l'importance suivant les intérêts
de leurs pays respectifs et les influences du moment ; mais il est per-
mis de dire qu'elles n'ont jamais eu de grandes conséquences et il en
Sera sans doute cette fois-ci comme les précédentes.
Non pas que ces visites soient indifférentes en elles-mêmes; elles
ont eu dans plus d'un cas des effets heureux ; mais si elles ont servi
à dissiper quelques nuages et à éclaircir quelques questions, elles
n'ont jamais modifié ni la pohtique générale, ni l'altitude des diverses
puissances relativement à cette politique, ni les conventions ou traités
qu'elles ont faits, ni les groupemens dans lesquels elles sont entrées.
Les notes officielles ou officieuses s'accordent à dire qu'il en sera
aujourd'hui comme hier. On a causé à Port-Baltique des différentes
questions actuellement posées en Europe ; on a sans doute échangé
des vues ; on n'a certainement rien conclu et le train du monde sera
le lendemain de la visite ce qu'il était la veille. Les gouvernemens
REVUE. CHRONIQUE. 475
ont d'autres moyens d'action, d'intelligence et d'entente et il est à
croire qu'ils en ont usé dans ces derniers temps. L'entrevue de Port-
Baltique ne nous réserve aucune surprise. En tout cas, notre gouver-
nement sera bientôt fixé sur ce point, car le gouvernement russe ne
manquera pas de le mettre au courant de ce qui s'est fait, s'il s'est fait
quelque chose, et le gouvernement allemand fera de même pour ses
alliés. Quoi qu'il en soit, la Triple Alliance et la Triple Entente res-
teront ce qu'elles sont. Si les bonnes relations entre Saint-Péters-
bourg et Berlin deviennent plus faciles et plus cordiales, pourquoi le
regretterions-nous ? Est-ce que nous ne noas appliquons pas nous
aussi à ce que les nôtres deviennent toujours meilleures avec l'Italie,
avec l'Autriche, avec l'Allemagne même, avec laquelle nous désirons
vivre en bons voisins? En le faisant, nous savons bien que nous res-
tons fidèles à nos amitiés et à nos alliances : la Russie et rAllemagne
en font autant.
Puisque nous avons parlé de l'Italie, disons en passant combien
nous sommes hem^eux de voir que le léger malentendu qui s'était
produit entre elle et nous, il y a quelques mois, se dissipe de plus en
plus. Les choses n'ont d'importance que par les intentions qu'on y
met et nos intentions à l'égard de l'Italie ont toujours été amicales,
comme l'ont toujours été, nous n'en doutons nullement, les siennes
à notre égard. La France, scrupuleusement respectueuse des enga-
gemens qu'elle avait pris avec elle , s'est appliquée à ne créer à l'Italie
aucune difficulté dans son entreprise tripolitaine. Sans doute nous
n'avons montré aucune préférence pour l'un ou pour l'autre belli-
gérant; notre neutralité ne nous le permettait pas; mais, tout en ré-
servant à l'avenir le règlement des intérêts qui ont été mis en cause
ou qui pourraient l'être, nous nous sommes appliqués à ne gêner en
rien l'Italie, pas plus que la Porte, dans la manière dont elles usaient
des droits que donne l'état de guerre. Nous avons, d'autre part, saisi
toutes les occasions de témoigner à nos voisins nos sentimens de
traditionnel attachement. C'est ainsi que, ces jours derniers, le gou-
vernement de la République a tenu à être tout entier à la Sorbonne
le jour où a été dignement célébré un des plus grands hommes de
ritaUe et de l'humanité, l'artiste, le savant, l'inventeur, le précurseur
plein de génie qu'a été Léonard de Vinci. M. Poincaré, comme pré-
sident du Conseil et ministre des Affaires étrangères, a prononcé des
paroles qui traduisaient le sentiment de la France et qui, nous l'espé-
rons bien, ont été entendues au delà des Alpes, tandis que l'ambassa-
deur d'Italie auprès de nous, M. Tittoni, traduisait, avec non moins de
476
REVUE DES DEUX MONDES.
bonheur et certainement d'exactitude, les sentimens de son gouver-
nement et de son pays. M. Tittoni a publié tout récemment, dans un
recueil très précieux et très instructif, les discours qu'il a prononcés
pendant qu'il était ministre des Affaires étrangères. Ces discours
peuvent être lus ou relus avec la même satisfaction des deux côtés de
la frontière, car on n'y trouve nulle part renonciation ou la défense
d'un intérêt italien qui ne puisse s'accorder avec un intérêt français :
et cette lecture aide à se bien connaître mutuellement, ce qui est tou-
jours un avantage. La fête de la Sorbonne est un incident sans impor-
tance politique : elle n'a été qu'une occasion d'échanger l'expression
de sympathies sincères et cet échange ne pouvait mieux se faire
qu'avec le souvenir d'un grand homme qui a vécu en Italie et qui est
venu mourir en France, c'est-à-dire par l'évocation d'un artiste admi-
rable et d'un génie qu'on a pu quahfier d'universel.
Les conversations de Port-Baltique ont naturellement porté sur
4'autres sujets, d'un intérêt non pas plus grand, mais plus actuel et
plus pressant. Un communiqué concerté, russe et allemand, a fait
savoir au monde en termes explicites que ces conversations « ont
.porté sur toutes les questions du jour. » On a donc parlé, et comment
aurait-il pu en être autrement? de la guerre qui se poursuit toujours
entre la Porte et l'ItaUe. Quand en verrons-nous la fin? Y a-t-il
quelque moyen de la hâter? Ce moyen a-t-il été en^dsagé et précisé?
■Comme nous l'avons dit plus haut, s'il l'a été à Port- Baltique, il est
probable qu'il l'avait déjà été avant et ailleurs; mais la conversation
des deux empereurs a pu aider à préparer une solution, si on en a
aperçu une, et si on s'est mis d'accord pour la faire aboutir. Quant à
nous, public, nous ne pouvons juger que sur les apparences, et les
apparences n'indiquent malheureusement pas encore une solution
aussi prochaine qu'elle est désirable. L'Italie voyant que, pendant la
saison d'été, elle ne pouvait rien faire dans la Tripolitaine et que, plus
que jamais, elle était obligée d'y stopper, a tourné son effort d'un
-autre côté, elle s'est emparée des Sporades. Si elle a cru par là faire
-capituler la Porte, elle n'y a pas réussi : la Porte est restée immobile,
indifférente en apparence, résolue à ne pas céder. Ces îles, en somme,
ont une population grecque et chrétienne, tandis que la Tripolitaine
est habitée par une population arabe et musulmane : on aime mieux
à Constantinople, s'il faut perdre quelque chose, perdre les premières
que la seconde. Au surplus, on y pense que l'occupation des Iles mé-
diterranéennes soulève des questions qui ne sont pas seulement otto-
manes et dont l'Europe tout entière aura à s'occuper un jour. Et c'est
REVUE. CHRONIQUE.
47T
pourquoi on attend sans impatience. L'Italie n'a donc pas atteint le
but immédiat qu'elle s'était proposé; mais, si elle a voulu prendre des
gages, se procurer des objets d'échange, et attendre, elle aussi, avec
confiance que le règlement des questions complexes soulevées par son
initiative lui apporte des avantages appréciables, il est possible
qu'elle ne se soit pas trompée et cela même est probable.
Qui ^ivra verra. Certains symptômes qui viennent de se produire
dans l'Empire ottoman travailleront peut-être au dénouement avec
plus d'efficacité que les coups portés par l'Italie, soit sur les côtes tri-
politaines, soit dans les îles de la mer Egée. D'abord le ralentissement
du commerce entre la Turquie et le reste du monde, en diminuant les-
ressources de la Porte, qui étaient déjà faibles, l'oblige à songer sérieu-
sement à ce que la situation a de préoccupant pour elle à mesure
qu'elle se prolonge. C'est là un des symptômes inquiétans dont nous
parlons, ce n'est toutefois pas le plus grave : la mutinerie mibtaire
qui s'est produite en Albanie et qui a eu ailleurs des contre-coups
révèle un état de choses encore plus fâcheux.
,Nous ne parlons pas de la question albanaise, bien qu'elle soit
posée, elle aussi; elle l'est toujours, elle n'est jamais résolue; si elle
paraît s'éteindre un jour, c'est pour se rallumer le lendemain avec plus
d'intensité; s'il y a des trêves, il n'y a pas d'apaisement. Les causes en
sont connues. Le gouvernement jeune-turc a le malheur d'être féru,
sous prétexte d'unité, de cette manie d'uniformité qui a aussi hanté le
cerveau de nos Jacobins et qui la hante encore : mais nos Jacobins
ont eu des moyens d'action et de répression qui font défaut aux
Jeunes-Turcs, et ceux-ci se trouvent d'ailleurs en face d'un problème
infiniment plus compliqué que leurs devanciers français, puisqu'ils
ont affaire à des populations de races et de rehgions différentes. Ils
ont été maladroits un peu partout, mais particulièrement en Albanie,
pays guerrier, amoureux de son indépendance, sachant la défendre,
difficile à dompter, que l'ancien Sultan, grand criminel si l'on veut
mais politique avisé, avait pris soin de ménager : il se l'était par là
assez attaché pour lui demander ses gardes du corps et ses plus in-
times défenseurs. La Jeune-Turquie a procédé autrement et ne s'en
est pas bien trouvée; elle a voulu imposer à l'Albanie le même droit
public qu'au reste de l'Empire et la révolte y est devenue à l'état
chronique. L'armée restait comme une suprême garantie : avec une
armée dévouée, c'est-à-dire satisfaite, on pouvait espérer que, le temps
aidant, on vaincrait les résistances ou qu'on les empêcherait de
s'étendre et de se développer. Le malheur est que l'armée n'est pas-
478 REVUE DES DEUX MONDES.
satisfaite. Pourquoi! Nous n'en savons rien, probalilement parce que
tous les officiers voudraient devenir ministres de la Guerre et qu'il n'y
en a qu'un, qui est Mahmoud Chefket pacha. Ce dernier a joui d'une
grande popularité; il a disposé d'une autorité très forte : n'est-ce pas
lui qui a conduit les troupes de la Jeune-Turquie à Constantinople et
détrôné l'ancien Sultan? Mais tout s'use à la longue et, si le prestige de
Chefket pacha n'est pas encore dissipé, il semble bien qu'il soit quelque
peu diminué. Avons-nous besoin de dire que celui du gouvernement
et du Comité Union et Progrès, dont le gouvernement est l'émana-
tion, a baissé dans les mêmes proportions? Comité, gouvernement,
tout enfin dans la Jeune-Turquie reposant sur l'armée, si l'armée
s'irrite et se rebelle, l'anarchie devient générale. On n'en est pas là
sans doute, mais le mécontentement augmente et avec lui le malaise :
enfin des mutineries locales se produisent et il serait dangereux de
fermer les yeux à de pareils avertissemens. La première mutinerie
a éclaté en Albanie, à Monastir. Des soldats, encouragés et bientôt
suiAds par leurs officiers, ont déserté et gagné la montagne, ce qui
est une manière de se retirer sur une sorte de Mont Aventin où ils ont
cherché à devenir menaçans. Quand nous disons qu'on aurait tort de
fermer les yeux à de pareils avertissemens, ce n'est pas un reproche
à adresser au gouvernement jeune-turc. Il a parfaitement compris
le danger, il s'en est ému, il a donné l'ordre à AbduUah pacha, qui
commande une trentaine de mille hommes en Asie Mineure, de s'em-
barquer avec eux et de passer immédiatement en Europe; mais
Abdullah pacha a refusé de le faire en déclarant qu'il avait juré à
ses officiers de ne jamais porter les armes contre les Albanais. Il a
fallu le remplacer au plus vite. Ainsi mutinerie en Albanie, refus
d'obéissance en Asie Mineure, le second symptôme venant aggraver le
premier, ce sont là des faits alarmans. Les révoltés de Monastir ont
demandé la dissolution du Comité Union et Progrès et la démission
d'un certain nombre de ministres qu'ils ont désignés nominalement.
Le gouvernement a montré de l'énergie et tout fait croire qu'il est
encore assez fort pour dominer la situation; il le sera encore aujour-
d'hui, mais qui pourrait répondre de l'avenir? Le gouvernement a
déposé un projet de loi pour interdire aux officiers de s'occuper de
politique, et ce projet a été défendu par Chefket pacha avec la plus
grande vigueur. 0 ironie de l'histoire ! Quis tulerit Gracchos de sedi-
tione guxrentes? Combien de fois les gouvernemens n'ont-ils pas été
\ictimes de leur origine, c'est-à-dire des exemples qu'ils ont donnés
eux-mêmes pour se fonder? Le gouvernement jeune-turc traverse en
REVUE. CHRONIQUE. 479
ce moment une phase également difficile à l'intérieur et à l'extérieur.
11 en sortira. La mutinerie s'apaise. On a compté les officiers et les
soldats déserteurs et on s'est aperçu qu'ils étaient peu nombreux.
Beaucoup sont déjà rentrés dans l'ordre. Après l'anxiété du premier
moment, l'espérance, la confiance même sont revenues. Mais les faits
sont des faits et comment ne pas y voir un avertissement?
Il n'est pas démontré, toutefois, que les difficultés avec lesquelles
il est aux prises rendront le gouvernement jeune-turc plus conciliant à
l'égard de l'Italie et on serait même tenté de dire: au contraire. Il fau-
drait un gouvernement très fort et qui se sentît tel pour prendre sur
lui de traiter avec Rome. Le gouvernement actuel, s'il peut retrouver
quelque popularité, ne la retrouvera que dans la résistance. S'il fallait
émettre des probabilités, nous le ferions dans le sens de la continua-
tion de la guerre. Mais nous ne savons pas ce qui s'est dit à Port-
Baltique ni, par conséquent, ce qui peut en résulter. Quoi qu'il en soit,
cette guerre est décevante pour les belligérans et pénible, dangereuse
pour tout le monde : on ne peut que souhaiter d'en voir la fin.
La Convention démocrate de Baltimore a choisi pour candidat à la
Présidence de la République M. Woodrow Wilson : il ne lui a pas fallu
pour cela moins de quarante-huit tours de scrutin au cours desquels
les chances ont été tour à tour pour M. Champ-Glarke d'abord, puis
pour M. Wilson, puis de nouveau pour M. Clarke, puis finalement pour
M. Wilson. Il semble que le fléau de la balance ait été entre les mains
de M. Bryan qui, désespérant d'être élu lui-même, a tenu du moins à
montrer sa puissance en favorisant tantôt un candidat, tantôt l'autre,
et sans doute en imposant ses conditions avant de donner son indis-
pensable concours.
La Convention a montré d'ailleurs de l'esprit poUtique en votant
pour M. Wilson qui était un candidat plus avancé que M. Clarke. Elle
avait d'abord élu pour la présider M. Parker contre le candidat de
M. Bryan. Peut-être a-t-elle voulu seulement par là éHminer ce dernier
et lui faire comprendre que, s'il pouvait encore jouer un rôle impor-
tant au second plan, il devait renoncer au premier. Toutefois, quand
M. Parker a été porté à la présidence de la Convention, nous avons dit
que rien ne pouvait mieux faire les affaires de M. Roosevelt qui, après
avoir coupé en deux le parti républicain, espérait sans doute voir se
couper en deux le parti démocrate : avec les deux moitiés de chaque
parti, on en aurait fait un troisième sur lequel M. Roosevelt et M. Bryan
se seraient sans doute disputé l'influence définitive : mais il y avait des
480 REVUE DES DEUX MONDES.
chances pour quelle revînt de préférence au premier. Seulement il
aurait fallu pour cela que la Convention démocrate élût un candidat
modéré, comme avait fait la Convention républicaine : la fraction
avancée des deux partis n'étant alors représentée nulle part, la scis-
sion aurait pu se produire à Baltimore comme à Chicago et on aurait
réuni sous une nouvelle bannière tous les mécontens, devenus des
dissidens. Les choses ont tourné autrement; la Convention démo-
crate a élu un candidat avancé, plus avancé mémo que M. Roosevelt,
et, au lieu d'une scission, c'est l'union qui s'est faite pleine et entière.
M. Clarke s'est désisté et a voté pour M. WOson, qui a eu alors l'unani-
mité. M. Clarke a été le premier à le féliciter; M. Bryan a déclaré
qu'après avoir porté si longtemps le drapeau du parti, U était heureux
de le remettre entre ses mains. Tout le monde s'est embrassé dans le
camp démocrate et, si les sentimens exprimés sont sincères, si la réso-
lution arrêtée est définitive, chaque opinion ayant son représentant,
l'opinion modérée dans M. Taft et l'opinion radicale dans M. Wilson,
il est à craindre pour M. Roosevelt qu'il ne trouve plus sa place et
ne reste seul avec quelques fidèles. Mais on connaît l'homme, rien ne
le décourage ni ne le lasse, il est déjà revenu de loin, il a dans l'opi-
nion une force immense dont il sait jouer. L'élection présidentielle
n'aura lieu qu'en novembre : il serait prématuré de dire qu'il n'y aura
que deux candidats en présence à ce moment et, s'il y en a trois, il
serait téméraire de dire quel est celui qui l'emportera. Contentons-
nous de constater que la Convention de Baltimore a manonivré de
mani<3re ù enlever à M. Roosevelt le plus gros atout de son jeu.
Francis Charmes,
Ze Directeur-Gérant y
Francis Charmes.
i
LA VALLÉE BLEUE
(1)
PREMIERE PARTIE
.1. — LES DEUX FRERES
— Allons, bon! qui est-ce qui s'est invité à diner?
Lèvres rasées de près, le smoking fleuri d'un œillet lie de
vin, les mains dans les poches, Maxime Baroney a lancé son
apostrophe vers la table elle-même au nombre insolite de
couverts. Sa mère, également habillée pour sortir, arrive sur
ses pas et le rassure :
— Personne, personne, ne crains rien. Ce n'est que l'oncle
Gabriel...
— Je l'avais oublié, ce bon rural... Qu'est-ce qu'il vient faire
à Paris à cette époque ?
— Sa lettre ne le dit pas.
— Mystère et discrétion... Imitons sa réserve et mettons-
nous à table, hein? C'est à huit heures tapant la petite histoire
de Grostard et j'ai promis à Jabot d'arriver pour son entrée. Il
s'est fait une tête impossible, la tête de Brisson dans les grandes
séances : « Je vais mettre aux voix l'expulsion de notre hono-
rable collègue! » Bien entendu Grostard est plus gâteux que
jamais. Tous les mots sont de Marathon et de Jabot. Risine
elle-même, qui cependant est loin d'avoir inventé la poudre, a
collaboré. Le vieux maître est enchanté de ses interprètes, tu
(1) Copyright by Jacques des Gâchons, 1912.
TOME X. — 1912. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
penses, et il va de'crocher un nouveau succès! Quel malin, ce
Grostard... il fait la bête et on lui apporte [du foin... Ah! voici
Rolande... Fichtre! mademoiselle ma sœur, quelles épaules...
Tu vas faire sensation..,. Dis donc, maman, on ne débouche
pas une vieille bouteille, en l'honneur de l'oncle Gabriel...
et pour nous représenter en notre absence...
— Oh! tu as raison. Et il appréciera la compensation...
Dévoue-toi, Maxime.
— Ayez donc des idées généreuses!
— Au fond de l'office, à droite, deuxième rayon...
— Je sais, je sais.
Sa serviette sur la manche de son smoking, Maxime Baroney
sort en glissant sur le parquet de la salle à manger, laissant sa
mère servir le potage.
— Tu ne m'en donneras pas, dit Rolande, ses beaux bras
levés vers les torsades noires de ses cheveux.
— Ma foi, je n'en prendrai pas non plus, ajoute M""^ Baro-
ney. L'oncle Gabriel pourra y revenir...
— Il n'y manquera point.
— Est-ce qu'il compte rester quelques jours à Paris. ►^ Nous
avons une façon de le recevoir...
— Oh! il n'est point homme à s'en formaliser...
— D'ailleurs le voici.
Le timbre du vestible venait en effet de retentir. La bou-
teille qu'il apportait mise en sûreté, Maxime alla ouvrir, sans
façon, en criant à la bonne de ne pas se déranger.
— Bonsoir, oncle des Champs. Donnez votre chapeau, votre
canne... Ah! une bourriche! La Bourriche! entrez directement
dans la salle à manger, le potage est sur la table : nous allons
vous expliquer! Tout le monde va bien, sur vos terres.»^...
Nu -tête, le visage épanoui, l'oncle Gabriel agitait dans l'air
ses mains encore gantées, tandis qu'on arrivait à sa rencontre.
— Il ne me donnera pas le temps de dire bonsoir... Ma chère
Fanny, je vous embrasse de la part de toute ma petite famille^
en bon état, pour le moment. Dieu merci! Ma belle Rolande,
ce n'est certainement pas en mon honneur que tu montres de
si jolies choses, mais je te remercie tout de même. La sagesse
conseille d'accepter sans contrôle les complaisances du sort.
Maxime, mon ami, à ton tour. Tes moustaches sans doute
allongent, mais tu y mets ordre. Tu es plus américain que
LA VALLÉE BLEUE. 483
jamais. L'Amérique est un beau pays. Es-tu toujours un joyeux
vivant.»*
— Toujours, toujours.
- — Bravo!
L'oncle Gabriel ayant embrassé tour à tour, de tout son
cœur, sur les deux joues, sa belle-sœur, sa nièce et son neveu,
clignota vers la table au milieu de laquelle le potage répandait
des volutes de vapeur.
— Ah! Parisiens que vous êtes! Voyons, est-ce qu'on sert la
soupière sans son couvercle! Le fumet s'en va en fumée.
— Mon oncle, vous avez raison. Asseyez-vous pour mettre
fin à ce déplorable exode.
— Avec plaisir; c'est effrayant ce que Paris me creuse. Dix
pas sur l'asphalte et j'ai l'estomac dans les talons.
Le nouveau convive se tut. Il n'aimait pas à parler en man-
geant. Tout à son potage, il ne pensait guère à interroger ses
hôtes sur leur propre abstention et sur leur hâte à se mettre à
table. Maxime ne fut pas long à le renseigner.
— Mon bon oncle, prenez votre temps, mais souffrez que. nous
•continuions notre dîner. Il faut que, dans une demi-heure, nous
soyons dans un taxi-auto et filions vers les Nouveautés ! C'est
ce soir la générale de Bâton de chaise et nous avons promis à
Jabot d'arriver pour sa première scène...
— Jabot .î* dit l'oncle Gabriel, en arrêtant sa cuiller à mi-
chemin de sa destination.
Maxime éclata de rire. Le visage de sa mère, celui de sa
sœur s'épanouirent à l'unisson.
— Jabot, répéta le jeune homme en imitant son oncle. Vous
ne pouvez pas vous figurer ce que vous étiez drôle, oncle
Gabriel, en prononçant votre « Jabot.!* » « Jabot, » cela ne vous
dit rien.»* Vous ignorez Jabot.»*
— J'ignore Jabot.
— Mon oncle ! mon oncle, vous me désespérez. Mais Jabot,
c'est la gloire de Paris. C'est le comique du jour. Quand il entre
en scène, tous les yeux pétillent, toutes les bouches s'élargissent
de joie et, quand il parle, c'est du délire, tout de suite, quoi qu'il
dise. Jabot, mon oncle, mais c'est une des raisons de vivre.
S'il n'existait pas, il faudrait l'inventer. Sans lui le boulevard
ne serait plus le boulevard...
— Attends, attends. Ça me revient, ton Jabot n'a-t-il pas le
484 REVUE DES DEUX MONDES.
nez comme une pomme de terre? J'ai dû voir son portrait dans
un journal...
— Comme une pomme de terre! si l'on peut dire! Le nez
le plus spirituel d'Europe? Voulez-vous que nous vous emme-
nions? Ce serait la meilleure façon de vous instruire...
— Ecoute, mon petit Maxime, j'aime mieux diner tran-
quille...
Tandis que Maxime parlait, le dîner continuait, au galop, et
c'est après la disparition, sans doute irrévocable, du premier
plat, un poulet chasseur dont il eût volontiers repris, que ronde
exprima franchement sa préférence, qui d'ailleurs n'était pas
pour étonner Maxime. L'oncle Gabriel avait l'horreur des repas
précipités... Il y eut donc un moment de silence, puis :
— Si je restais une semaine à Paris, dit le nouveau venu, je
ne dis pas que, le trois ou quatrième jour, je ne me laisserais
pas tenter. Les improvisations me troublent. Je suis entré ici
pour dîner en famille et voilà qu'au légume tu veux tout à coup
m'enlever et m'enfermer tout chaud dans quelque loge étroite
et malsaine. Laisse-moi le temps de m'acclimater... Ce soir,
je tomberais foudroyé à l'instant où je passerais le seuil de
ton théâtre... Est-ce que tu veux m'assassiner, jeune monstre?
Rien que cette idée d'aller digérer sur une chaise de velours en
regardant, de guingois, des pantins s'agiter sur des planches
au-dessous de moi, me tourne le cœur et me coupe l'appétit...
— Oh! mon oncle, mon oncle! N'en parlons plus et
pardonnez-moi... Un peu de cette mousse?
— Non, merci; tu sais, les sucreries ne me disent rien... Je
préférerais... mais peut-être que...
— Dites, dites, mon cher Gabriel, insista la maîtresse de la
maison... Vous n'allez pas vous gêner avec nous...
— Eh bien! voilà... Un diner sans fromage, a dit...
— Du fromage? Nous avons oublié le fromage... Personne
n'en mange ici... à moins qu'à la cuisine...
On interrogea la femme de chambre. Oui, il y avait un
camembert à l'office. La nouvelle rasséréna un peu le pauvre
homme. Mais tout à coup une exclamation de Maxime le fit
.sursauter :
— Sapristi, savoz-vous quelle heure il est?
Puis, tout de suite :
— Et le vin ! on allait oublier la vieille fiole sortie exprès
LA VALLÉE BLEUE. 485
pour VOUS, oncle Gabriel!... Vous allez la boire en compagnie
de père, qui va arriver d'un moment à l'autre...
— Oh ! s'e'cria le provincial en recevant la bouteille, avec
précaution, des mains de son neveu, je ne vous ai même pas
demandé des nouvelles de Jérôme !
— En route ! en route ! nous allons arriver en retard ! Père
va bien, très bien. Toujours sombre et robuste. Hier il a dîné
en notre compagnie.
L'oncle Gabriel regardait son neveu, cherchant à démêler la
vérité de l'espièglerie. Mais il n'en put savoir davantage.
Rolande et sa mère trempèrent leurs doigts dans une coupe
d'eau et s'éclipsèrent avec de confuses excuses. Maxime vint
mettre son pardessus dans la salle a manger, puis, le melon à
la toute dernière mode sur la tête, il fit sauter le couvercle de
son briquet et lança une bouffée de tabac blond au plafond en
s'écriant :
— Ah ! mon oncle ! Jabot, voyez-vous, c'est le meilleur
digestif qu'on ait fabriqué en ce bas monde depuis que les
hommes vivent en société et qu'ils mangent...
— Qu'est-ce que tu veux, mon pauvre Maxime, moi, j'aime
mieux le fromage...
Le bon provincial était prêt à développer son idée, mais son
neveu lui coupa la parole, écourta les adieux et disparut en
laissant derrière lui un sillage de jasmin et de tabac russe.
Extrêmement blond, l'oncle Gabriel portait de fortes mous-
taches qu'il effilait à leur extrémité, mais ce qu'il avait de plus
caractéristique était sa calvitie, tout le haut du crâne était décou-
vert, lisse et rose et gagnant chaque jour sur la couronne des
fins cheveux blonds, coupés courts. Un beau nez droit, des
joues pleines et fraîches et, éclairant le tout, de beaux yeux
bleu clair.
La tristesse et la joie transformaient ce visage, ouvert à toutes
les impressions. Les mains qui s'agitaient volontiers étaient
petites et nerveuses. L'oncle Gabriel était si vif, si guilleret
que c'est à peine si l'on s'apercevait qu'il était devenu replet.
Il n'était point à son avantage à la ville. Sa jaquette et son
gilet de cérémonie ne lui allaient pas mal, mais, dans cet
accoutrement, il ne se sentait pas tout à fait à l'aise : il fallait le
voir sur ses terres, dans son veston de chasse couleur kaki, la
large ceinture bouclée sur le devant, le bâton ferré à la main,
486 REVUE DES DEUX MONDES.
OU bien la bandoulière du fusil sur l'épaule... Il eut une minute
cette vision de lui-même, lorsqu'il se trouva seul dans la salle à
manger de sa belle-sœur... Il haussa les épaules, puis se caressa
le menton pour réfléchir.
— Monsieur ne prend pas de camembert, dit la servante.
— Tout à l'heure, mon enfant... Dites-moi... Rose; c'est
Rose qu'on vous nomme ?
— Oui, monsieur.
— Dites-moi, Rose, on a bien mis le poulet chasseur sur le
bain-marie... pour mon frère Jérôme...
— Oh ! je pense, monsieur.
— A quelle heure arrive-t-il mon frère, d'habitude.»^
— Vers huit heures, monsieur, huit heures et quart... Je
l'entends qui cherche ses clefs... Je vais lui ouvrir, il a tou-
jours cinq ou six trousseaux sur lui... ce sera plus vite fait.
Et Rose disparut.
L'oncle Gabriel se demanda s'il devait se lever et aller au-
devant de son frère, ou bien tout simplement l'attendre. Il
adopta cette dernière attitude, plus sage. Il faut éviter de s'agi-
ter au beau milieu d'un repas. Jérôme certainement ne s'en
choquera point.
Non seulement Jérôme Daroney ne s'émut pas, mais il était
si myope qu'il s'avança d'abord sans remarquer son frère, dont
il avait oublié la venue. Quand enfin il le découvrit, il lui mit
les deux mains sur les épaules pour l'empêcher de se âoulever :
— Ah ! mon cher Gabriel, je suis content de te voir... Com-
ment vas-tu .!^ Rien, parbleu! Heureux homme!... Mais où est
ma femme et... les autres.»^
— Jabot! lança l'oncle Gabriel d'un air entendu...
— Jabot ? répéta, sans comprendre, son frère.
— Jabot! Ils sont tous enjabotés, ce soir... Tu n'en es pas,
toi, tu me restes, j'espère...
— Ah ! mon ami, j'ai bien le temps d'aller au théâtre, moi.
Tiens !...
Il avait encore sa serviette sous son bras, une grosse ser-
viette noire coupée, usée aux bords, et gonflée de paperasses...
— Tiens, j'ai tout ça à débrouiller avant d'aller me cou-
cher...
— Fichtre !... Mais tu vas dîner, avant .^...
— Il faut bien !
LA VALLÉE BLEUE. 487
— Il faut bien ! ça a l'air de t'ennuyer?
— 'Non, seulement... j'ai tant à faire, que parfois, je suis
tenté d'oublier de me mettre à table. Mais ça n'est pas possible...
— Non, ça n'est pas possible. Débarrasse-toi de ton fardeau
et assieds-toi, là, près de moi... Ça sera plus commode pour
causer... Tu vois, je n'ai pas voulu continuer de diner... je me
suis accordé un petit entr'acte... comme les amis de Jabot...
— Tu ne me parles que de Jabot, tu le connais donc, toi
aussi...
— Si je le connais! notre Jabot national! qui no connaît
Jabot, l'homme le plus spirituel d'Europe...
— Qu'est-ce que tu racontes là? Tu te moques de moi...
— Non, pas de toi...
— Je l'ai vu deux fois, leur Jabot, une fois, ici, à déjeuner!
Il est bête et grossier.. Une autre fois, à son théâtre, dans une
pièce de je ne sais qui, stupide. J'avais envie de hurler tellement
il me portait sur les nerfs. Le soir, Maxime m'a fait une scène,
ah ! quelle scène... il était à gifler !
— Et alors ?
— Alors, je suis allé m'enfermer dans mon cabinet...
— Uolle retraite, mon cher Jérôme. De telle sorte que c'est
Maxime qui a eu, comme on dit, le dernier mot...
— Il y a longtemps que je n'essaie plus de lutter...
— Tu as pourtant tes bons poings de jadis...
Jérôme en eflet ne ressemblait guère à son frère. Il avait la
tête de plus que Gabriel Baroney, de grands bras, de larges
épaules, une toison jadis noire, aujourd'hui grisonnante, une
barbe de fleuve et, au milieu du visage, masquant les yeux, de
larges lunettes bleues.
On avait apporté à Jérôme une assiette de potage et il venait
de l'avaler sans y prendre garde.
Le frère rural considérait avec une grande pitié le frère
citadin et, à part lui, se disait : « Je parie bien qu'il ne sait pas
ce qu'il mange. » Mais bientôt on apporta le poulet chasseur
qui répandait autour de lui une odeur des plus alléchantes. Et
Gabriel Baroney oublia l'indifïérence de son frère pour songer à
sa propre faiblesse.
— Rose, dit-il, vous ferez compliment de ma part à la cuisi-
nière. La sauce est réussie, et je m'y connais ; ça n'est pas un
plat de débutante.
488 REVUE DES DEUX MONDES.
— Si Monsieur veut en reprendre un peu, dit Rose en
souriant.
— Eli bien ! ma fille, j'accepte. Je suis prêt à prouver ce
que j'avance.
Gabriel, d'un œil exercé, plongea dans le plat pour en retirer
un joli morceau d'aile, tandis que son frère maugréait de s'être
maladroitement adjugé un pilon. Souriant au verre de vieux
beaune, qu'il s'était versé, Gabriel Baroney prit en patience ce
repas mouvementé et se mit à donner gaiement des nouvelles
du Berry à son frère qui, le nez dans son assiette, oubliait de
lui en demander.
Jérôme répondait par des hochemens de tète, des exclama-
tions, des haussemens d'épaules. Plusieurs fois, il porta sa main
gauche à son front pour le pétrir et en chasser la fatigue :
— Tu as le temps de vivre, toi ! Ah! si tu savais! Galérien,
galérien, voilà ce que je suis!... quelquefois j'ai peur que mon
front n'éclate littéralement...
— Repose-toi !
— Impossible. Je suis pris dans un engrenage... Il faut que
tout le corps y passe.
— Qu'est-ce que vous ferez cet été.^
— Ce que les enfans voudront. Maxime hésite beaucoup...
Ce qu'il voudrait au fond c'est une randonnée en auto... Seule-
ment, dans ce cas, moi, je n'en serais pas... Tout ce que je
puis donner c'est mes dimanches, et de temps en temps un
samedi... aussi avons-nous jusqu'à présent choisi les côtes
normandes... Rolande en est saturée...
— Et ta femme .*^...
— Oh ! Fanny, tu sais, elle est toujours la même. Elle n'a de
volonté que celle de Maxime...
— Alors c'est Maxime qui mène la maison...
— Oui, autant dire, pour tout le côté agrément de l'exis-
tence...
Gabriel Baroney fit une moue et hocha la tête. Cet arran-
gement lui paraissait bien singulier. Il n'en allait pas ainsi à
Filaine et son fils Etienne, qui était cependant son collaborateur
et son ami dans la gestion de ses domaines, ne s'était jamais
avisé de commander en quoi que ce fût.
— A Paris, dit Jérôme, comme s'il avait deviné l'aparté de
son frère, il y a toute une nécessité de plaisirs dont je n'ai pas
LA VALLÉE BLEUE. 489
matériellement le loisir de m'occiiper... Il est assez naturel que
ce soit Maxime qui m'y supplée...
— En elïet,... conclut Gabriel qui n'aimait point à juger les
actes de son aîné...
La conversation tomba un instant. Le frère terrien fit, des
yeux, le tour de la pièce. Il la connaissait bien, mais il ne par-
venait pas à s'en souvenir d'un voyage à l'autre. C'était la salle
à manger de luxe banal qu'on retrouve à des centaines de
mille d'exemplaires dans les appartemens parisiens. Rien
d'original, de typique, de personnel : la classique salle à manger
bourgeoise, buffet Henri II, servante, chaises en cuir de Gor-
doue aux initiales jadis dorées. Lourde suspension dq bronze
modifiée pour l'éclairage électrique. Aux murs, de grandes
gravures représentant le château de Versailles, le Louvre,
le Parvis Notre-Dame et le château de Blois, quatre chefs-
d'œuvre d'architecture, seule concession au métier du maitre
de la maison.
Il y avait dans cette pièce quelque chose d'anonyme qui
choquait Gabriel Baroney. Mais ce soir, l'impression était plus
pénible encore à cause des serviettes que Rolande et Maxime
avaient abandonnées sur le dossier de leurs chaises. Gabriel eut
une rapide vision de table d'hôte dans une gare. Mais il fronça
les sourcils pour se gronder lui-même de toutes ces pensées
qui l'assaillaient, où il ridiculisait son pauvre Jérôme pour qui
cependant il professait une vive admiration...
Le diner était fini. Gabriel réclama un petit verre de fine
Champagne et allait demander la permission d'allumer sa pipe
« puisqu'ils étaient entre hommes, » quand il aperçut la main
de son frère qui, machinalement, se tendait vers la serviette
noire bourrée de paperasses déposée près de lui, sur une chaise
inoccupée :
— Dis donc, vieux, s'écriait-il, tu ne vas pas te gêner pour
moi. Allons dans ton cabinet. J'y fumerai quelques instans, en
digérant. Puis j'irai me coucher. Paris m'endort, moi.
Les deux frères, portant, l'un sa lourde serviette, l'autre,
dans son poing, son verre de cognac, gagnèrent, par un long
corridor, le cabinet de travail de l'architecte.
A peine assis à sa table, encombrée à droite et à gauche de
dossiers dans des chemises multicolores, Jérôme se mit à com-
pulser, à annoter, à classer les documens et Jes lettres qu'il
490 REVUE DES DEUX MONDES.
retirait de sa serviette. Penché sous l'abat-jour de la lampe,
les lunettes à quelques centimètres du papier, il traçait, vite,
des mots menus, menus :
— Tu t'abîmes les yeux à travailler ainsi le soir pendant ta.
digestion, dit Gabriel. Tu obliges le sang à se porter en même
temps vers ton cerveau et vers ton estomac... comment veux-tu
qu'il s'y reconnaisse ?
Jérôme posa sa plume et releva un instant la tête :
— Mon cher, je perds la vue, tout simplement...
— Qu'est-ce que tu dis là.^
— La vérité! Un petit docteur à qui je faisais signer un
bail dernièrement m'a regardé et, avec la brutalité de la jeu-
nesse, il m'a prévenu que, si je continuais, je deviendrais
aveugle avant un an...
— Il plaisantait.
— Non. D'ailleurs, il y a des mois que je m'en suis aperçu
et que j'en souffre. J'ai parfois des éblouissemens qui durent
plusieurs minutes...
— Alors, qu'est-ce que tu fais pour te soigner .^
— Moi, rien !
— Et ta femme, qu'est-ce qu'elle dit.»*
— Elle hausse les épaules.
— Sans doute parce que tu ne veux pas faire ce qui serait
raisonnable.
— Mais, mon pauvre Gabriel, ce qui serait raisonnable, ce
serait de fermer boutique et de me retirer à la campagne.
— Eh bien.»* Que diable! vous avez de quoi vivre, je pense,
depuis trente ans que tu travailles de l'aube à la nuit...
— Mais non, mais non, nous n'avons pas de quoi vivre sans
rien faire. J'ai gagné pas mal d'argent, le plus que j'ai pu ;
mais la maison est lourde, et puis je fais une petite rente à
Maxime. Il a vingt-cinq ans et ne gagne rien encore. Enfin il
y a la dot de Rolande. A la Châtre, une fille de la bourgeoisie
peut trouver un excellent parti avec 25 000 francs; à Paris, il
faut 200 000 francs. Et tout est dans cette proportion...
— Et tu tiens à la marier à Paris.»*
— Je ne la vois pas bien épousant un notaire de chez nous
ou quelque receveur d'enregistrement... Elle a une vie mon-)
daine.
— Oui, oui.j Tu dois avoir raison... Eh bien! où en es-tu
LA VALLÉE BLEUE. 491
de sa dot? Tu ne peux pourtant pas te tuer afin d'arriver juste
au chiffre que tu t'es fixé !
Gabriel Baroney tirait à petits coups de sa pipe une boufîée
qu'il lançait ensuite savamment vers le plafond. Devant le
silence de son frère, il se reprit vite :
— Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour toi. Tu m'as effrayé
avec tes idées de l'autre monde... Et puis, vraiment, tu pren-
drais deux ou trois mois de congé, cela pourrait te faire le
plus grand bien sans nuire à tes affaires. Au retour, tu retrou-
verais tes cliens.
— C'est ce qui te trompe. Toutou rien. Ou je continue en
assumant toutes les charges du métier, ou j'abandonne la
partie.
— Je ne comprends pas...
— En effet, tu ne peux pas comprendre.
Gabriel Baroney se souleva un peu du fauteuil où il s'était
nonchalamment installé, retira sa pipe de sa bouche et regarda
son frère qui hésitait, semblait-il, à parler davantage. Il eut
tout à coup peur de l'avoir contrarié et chercha à changer de
conversation.
— Voyons, combien as-tu construit d'immeubles cette année ?
Jadis tu m'en\ioyais les photographies de tes bâtisses nouvelles.
Je suis très en retard. Tu ne m'as rien montré, je crois bien,
depuis ta villa d'Auteuil, tu sais, avec ton atrium à colonnade
où tu avais si adroitement mêlé l'art antique et les plus ré-
centes améliorations modernes. Je l'ai fait encadrer et c'est
Philippe qui a voulu l'avoir dans sa chambre. Tu sais que Phi-
lippe manifeste le goût le plus vif pour l'architecture.
— Ah !
— Il faudra même, — plus tard, — que je t'interroge à ce
sujet...
— C'est une belle profession !
— Je me souviens de tes enthousiasmes de jadis : « L'archi.
lecture est le premier des arts! le plus utile et le plus beau, tout
à la fois. » Et tu avais les plus vastes projets. Tu voulais réno-
ver l'architecture française ! Tu voulais faire des livres à ce
sujet... Et déjà, tu voyais l'Institut l'accueillir...
Jérôme eut un court ricanement, puis :
— Ah! il est loin, l'Institut; ils sont propres, mes rêves de
jadis... Il est joli le métier où je suis tombé! Tu me demandes
492 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que j'ai bâti cette année. C'est très simple : rien ! L'an dernier :
rien. Depuis cinq ans : rien! rien! rien!
— Voyons! qu'est-ce que tu dis là?...
— Mon cher Gabriel, je ne suis plus architecte. Ou plutôt,
ne sursaute pas, je suis d'une sorte d'architectes, assez répandue,
qui n'a que le nom de la profession ! Veux-tu que je te raconte,
par le menu, l'emploi d'une quelconque de mes journées .^^
« Ce matin, à six heures, j'étais sur pied, j'avais un rendez-
vous à sept heures à l'autre bout de Paris. Le gérant d'un des
immeubles dont j'ai la haute surveillance m'appelait en témoi-
gnage près d'un locataire grincheux qui demandait une répa-
ration impossible. Il y avait, parait-il, urgence. De là, je suis
allé jeter un coup d'œil, sur le rafistolage d'un établissement de
bains, à Montrouge. A huit heures et demie, j'étais rentré pour
le courrier, qui m'apportait sept rendez-vous échelonnés entre
aujourd'hui et jeudi, sans préjudice de ceux qui étaient déjà
fixés. Une heure de correspondance par petits bleus et, à dix
heures, j'étais à Asnières. — Oui, je fais la ville et la banlieue.
— Là, il s'agissait de faire le devis d'un préau de cinquante
mètres de long, dans un terrain vague transformé en vélodrome
d'essai. Il y avait aussi une maisonnette de concierge à édifier !
Le tout en carreaux de plâtre ! A onze heures, rue Geoffroy-
l'Angevin, du côté de la rue Rambuteau, je devais assister au
remplacement de trois vieilles poutres du xvii« siècle par trois
poutres de fer dans une maison qu'on devrait abattre pour une
foule de raisons (sécurité, propreté, alignement, etc.), et que je
suis au contraire payé pour faire durer encore une dizaine d'an-
nées pour la plus grande joie d'un Grandet du quartier des
Halles qui ne possède pas moins de dix masures également répu-
gnantes. C'est à croire qu'il les collectionne. Et si tu voyais ses
locataires! Il y a entre autres, rue Aubry-le-Boucher, une
librairie israélite (c'est du moins ce qu'annonce une pancarte
crasseuse écrite en hébreu), où un balai n'est certainement
pas entré depuis deux siècles. Un enduit de poussière gluante
tapisse le plancher. Personne ne se souvenait de la nature du
sol. J'ai découvert à quarante centimètres de profondeur, en
établissant vers le milieu de la boutique un poteau de soutè-
nement, qu'il existait réellement un parquet ! Mais j'anticipe,
la rue Aubry-le-Boucher, c'est de cet après-midi. A midi, j'avais
une consultation avec deux propriétaires mitoyens, tous deux
LA VALLÉE BLEUE. 493
mes cliens et qui se chamaillent tous les trimestres. Ils m'ont
retenu jusqu'à une heure et quart dans un café de la rue des
.Abbesses, aux Batignolles, où j'ai fini par déjeuner, horrible-
ment, comme bien tu penses, en vingt minutes. A deux heures,
apparition chez moi, pour recevoir deux jeunes confrères que
j'emploie en province. A trois heures, rue Aubry-le-Boucher,
déjà décrite. De trois heures quarante-cinq à six heures, séance
à mon bureau du faubourg Saint-Honoré. Tous les jours je suis
là de quatre à six. La concierge sait-elle que je suis architecte ?
Je ne le parierais pas. Pour le quartier, je suis expert en
bâtisse, je donne des consultations aux gérans, gérant moi-
même d'un tas d'immeubles. J'établis des baux, des états de
lieux. J'ai reçu une douzaine de personnes cet après-midi. Puis,
correspondance ! Ah ! ça n'est pas la moindre de mes besognes...
J'ai dû écrire à peu près vingt lettres aujourd'hui. J'ai des
journées plus chargées. Je vais parfois à quatorze rendez-
vous... Voilà ma vie, mon cher Gabriel ; depuis cinq ans, je n'ai
pas planté un clou dans un bâtiment neuf. Je suis ce qu'on
appelle un architecte d'entretien.
Gabriel Baroney avait laissé éteindre sa pipe. Il s'attendait si
peu à recevoir de pareilles révélations. Ses yeux bleus s'étaient
laits graves et sa main libre caressait son grand front blanc.
— Ah! mon pauvre Jérôme, quel métier!
— Métier est le mot. Je ne suis plus un artiste, je suis un
manœuvre.
— Et bon an mal an, tu te fais.»^...
— Une quarantaine de mille francs...
— Sapristi !
— Je ne les vole pas.
— Non, certes, mais c'est tout de même un assez joli résul-
tat... Sais-tu ce que j'ai gagné cette année, moi, — et j'en suis tout
ûer? — Huit mille, pas un maravédis de plus. Si, quelques
poules et quelques dindons... Huit mille et j'ai onze bouches à
la maison !
— Huit mille à Saint-Ghartier, c'est superbe, ça équivaut à
quatre-vingt mille à Paris, au bas mot... Et puis tu vis, toi, tan-
dis que je m'agite, que je perds la vue et, qu'en somme, je me
tue...
— Mais comment es-tu arrivé à abandonner la construc-
tion ?...
494 REVUE DES DEUX MONDES.
— Est-ce qu'on sait? On croit qu'on dirige sa vie et c'est la
vie qui vous pousse où elle veut. On se fait un plan, après cent
hésitations; on le met au net; on en tire des (( bleus » qu'on
distribue à ses amis et connaissances, à sa famille (tu as eu le
tien), on se croit architecte pour la vie et digne de rivaliser avec
les maîtres qu'on s'est choisis... et puis, la vie est là, qui ricane,
derrière vous. On se marie. On épouse la fille d'un architecte,
pour consolider encore les raisons que l'on a de persévérer dans
la voie où l'on s'est élancé. Le beau-père vous lègue sa clientèle.
On est sur de la réussite. Les dépenses croissent; on travaille
davantage. On accepte tout. Et quand on a le choix, on opte
pour ce qui doit rapporter le plus dans le moins de temps. Ce
jour-là, sans qu'on s'en doute, on a bifurqué. C'est la première
concession et il n'y a que la première qui coûte. Les enfans
viennent et avec eux l'ambition de leur donner une vie facile,
élégante... On se lève avant le jour, on se couche le dernier....
On consent à gérer des immeubles et à bâtir des remises en
carreaux de plâtre. On perd les yeux, mais votre femme peut
recevoir deux fois par semaine et sortir les cinq autres jours....
On gagne quarante mille francs, sans se servir de ses compas, et
l'on est un homme fichu...
Gabriel s'écrasait les moustaches d'une main tandis que
l'autre maniait le cadavre refroidi de sa pipe. Il était très en-
nuyé par toutes ces confidences. Lui qui croyait son frère si heu-
reux ! Et puis il était mécontent d'avoir ainsi, par ses questions,
contribué à humilier son aine, car il était certain que Jérôme
était humilié... On ne confesse pas ainsi sa déchéance sans en
souffrir.
L'architecte avait enlevé ses larges lunettes bleues pour en
essuyer les verres et, d'un regard perçant de chasseur, Gabriel
Baroney aperçut les yeux sans vie de son frère. Une sorte de
taie blanchâtre envahissait l'iris marron. Le blanc de l'œil était
mat. Le ravage était si manifeste que Gabriel retint sur ses
lèvres le cri qui allait s'échapper de sa poitrine., Son pauvre
Jérôme, comme la vie intense de Paris l'avait abîmé !
Jérôme remit promptement ses lunettes et ses mains tâtpn-
nèrent vers ses dossiers :
■ — Tu permets, n'est-ce pas, que j'achève?...
— Je; crois bien,.. Je te fais perdre ton temps.
— liah ! ça fait du bien de se décharger un peu le cœur.
LA VALLÉE BI EUE. 495
— Diable de vie de Paris...
— Oui, oui, elle est dure. Mais lu sais, je ne gémis pas tous
les jours comme ça... Je l'aime au fond... Quoi qu'on fasse, lors-
qu'on le fait avec passion, avec fougue, on se sent une force,
une nécessité... Et c'est cette sorte d'admiration qu'on a pour
soi-même qui prolonge l'effort et discipline l'àme...
— Ah! ah! dit Gabriel en riant, voila le Parisien qui
remonte sur sa bète.
Il avait une folle envie de voir la conversation se terminer
sur une parole réconfortante. Cette parole, Jérôme venait lui-
même de la laisser échapper. Il n'y avait donc rien de déses-
péré dans son cas. Sans remords, Gabriel Baroney nettoya sa
pipe et la bourra de tabac...
— Je la fumerai en montant à mon hôtel...
Et il se leva tout engourdi de sommeil :
— A demain, mon bon Jérôme.
— A demain, mon petit Gabriel.
Dans le vestibule, la femme de chambre remit à Jérôme un
billet qu'avait apporté un chasseur des Nouveautés. Il était de
l'écriture de Maxime :
u Maman avait perdu la tète, ce soir, en invitant l'oncle
•Gabriel pour demain soir. Elle dîne avec Rolande chez les
Périllo, avenue d'Antin; et moi avec mon vieil ami Malagar.
Impossible de nous dégager. Arrangez-vous tous les deux. »
Déjà Jérôme Baroney haussait les épaules et froissait brus-
quement le papier en grommelant; mais Gabriel s'écria, heureux
de saisir l'occasion :
— Bravo ! Laissons les tiens prendre leur plaisir où ils le
trouvent, et allons faire <( la bombe » tous les deux. Demain,
tâche d'être à sept heures et demie à mon petit hôtel. Je te
mènerai quelque part.
A chacun de ses séjours à Paris, Gabriel Baroney descen-
dait dans un paisible hôtel de la rue Bonaparte, entre Saint-
Germain-des-Prés et Saint-Sulpice, une de ces maisons fami-
liales, tenue de père en fds, où l'on voit les enfans grandir, où
les domestiques vous reconnaissent et où les hôtes se souvien-
nent gentiment de vos moindres manies.
En sortant, ce jour-là, Gabriel avait averti l'hôtesse et sa
496 REVUE DES DEUX MONDES.
fille, M""^ Polaillon et M"^ Francine, qu'il ne dînerait pas et que
son frère l'architecte viendrait le prendre :
— Dès qu'il arrivera, vous le ferez monter dans ma chambre,
n'est-ce pas? J'y serai.
Jérôme arriva bien à l'heure dite, mais son frère n'était pas
rentré. Cependant M"® Francine le conduisit jusqu'à la chambre
n" 7, la chambre préférée du provincial et que, par bonheur, il
avait trouvée libre à son arrivée. Gabriel y reconnaissait deux
avantages, dont il ne s'était du reste jamais expliqué : Cette
chambre, située au premier étage, donnait, d'un côté, directement
sur le palier de l'escalier et de l'autre sur un balcon ; en cas
d'incendie c'était deux issues, et Gabriel, sans être peureux le
moins du monde, aimait à prendre ses précautions. II avait aussi
pour le chiffre « sept » une certaine prédilection : « Il exprime un
nombre harmonieux, bien équilibré! » prétendait-il. Pour le re.ste,
avec son mobilier en acajou et ses vues de Rome, la chambre 7-
ressemblait à toutes les autres chambres de l'hôtel Fénelon.
Un seul détail attira les regards de Jérôme : bien en vue
sur la cheminée, déployé en paravent, un long porte-photo-
graphies ollrait les portraits de M""' Baroney et de ses sept
enfans. Gabriel ne voyageait jamais sans sa « petite famille, »
comme il djsait. Jérôme souleva ses lunettes vers son front et
se pencha pour mieux voir et tâcher de reconnaître ses neveux
berrichons. Il sourit au beau visage grave de sa belle-sœur Ma-
deleine et à ses sages bandeaux en ailes grisonnantes. Puis il
passa à Etienne, aux longues moustaches blondes à la gauloise,
le fils aîné, réplique un peu grise de son père ; il se souvint
aussi de Paul et de Philippe : l'un, soldat, l'autre, collégien. Après
il s'embrouilla dans les noms, dans les âges, Lucien, René, et
les deux filles, Solange qui avait huit ans et la petite dernière,
Gabrielle, qui allait sur ses sept ans. Il les passa lentement en
revue, cherchant les ressemblances selon l'usage. Paul, malgré
ion caractère froid, pratique, était l'exact portrait de sa mère,
Philippe se rapprochait plutôt de l'aïeul paternel, père de
Jérôme et de Gabriel, dont il avait les yeux noirs et vifs, la
taille élancée et le sourire moqueur. Lucien et Solange avaient
le même nez rond, aux narines un peu vastes, — le nez des
LormcaU; famille de leur mère, — et le même regard afïectueux
et profond; René et la benjamine Gabrielle, le nez droit du
père et ses yeux clairs.
LA VALLÉE BLEUE. 497
(( Quels beaux enfans ! » dit h mi-voix le père de Maxime. A
cet instant, la porte s'ouvrit brusquement et Gabriel entra, le
chapeau d'une main, de l'autre s'épongeant le front :
— xVh ! ce Paris, quel enfer ! comment peut-on vivre là dedans.*^
Moi, j'y perds mon latin... Tu m'excuses, hein.^ Il n'y a pas de
ma faute, je t'assure... Je sortais à sept heures, rue de Rome,
de chez un fabricant de plaques photographiques, — une com-
mission pour Etienne. J'avais tout le temps, soit par l'autobus,
soit dans un fiacre, d'arriver à notre rendez-vous à la minute
précise, comme je l'aime... J'avais compté sans la foule qui assié-
geait le bureau, sans la pluie qui transforma la place en une
suite de mares de toutes tailles. Après une douzaine de minutes
perdues, je renonçai à mes projets économiques et je grimpai
dans un fiacre qui passait. Mais il parait que je n'allais pas dans
la direction préférée de l'automédon et force me fut de sauter
à terre ou plutôt dans l'eau. Ma boite de plaques m'y avait pré-
cédé. Mais, par bonheur, la boue amortit la chute. Ah! la boue
de Paris, quelle belle invention ! Sans m'en apercevoir j'avais
traversé la chaussée et me trouvais sur un autre trottoir, juste
à côté d'une bouche de métro; pour cacher ma honte, je m'y
précipitai comme, à bout de ressource, on se jette à la rivière.
Je n'ai pas une très vive sympathie pour les voyages dans le
royaume des égouts. Cependant, je m'inclinais devant la néces-
sité, lorsque, au bas de l'escalier, j'aperçus environ deux cents
personnes qui avaient, peinte sur le visage, ma propre rési-
gnation. Une petite sueur me chatouilla la colonne vertébrale...
Mais déjà je n'étais plus le dernier. Des familles, en grappes,
se tassaient derrière moi. Les minutes passèrent et je n'étais
pas très éloigné-du très désiré guichet quand j'appris des lèvres
d'un monsieur précis et laconique que la ligne de l'Odéon
n'était pas encore livrée à la circulation et que force me serait,
à mi-chemin de mon parcours, de prendre un autre véhicule. Je
remerciai mon conseiller et abandonnai la file, ce qui déchaîna
un murmure de blâme. Comme la foule se révolte facilement:
je lui cédais ma place et pour un peu elle m'eût houspillé !
Me voici donc revenu à la surface du globe. Le jour avait
baissé. Les autos, omnibus, autobus, taxis, voitures de toutes
formes semblaient s'être multipliées. Des gens couraient vers
la gare, d'autres descendaient vers la ville. Les abords d'une
fourmilière en déroute ! et un grand cadran narquois me re-
TOME X. — 1912. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
gardait tout en me criant : Tu seras en retard^ homme de la pro-
vincelDe désespoir, je brandis mon parapluie; alors, comme par
encliantement, un fiacre s'arrêta à mes cotés. La chance tour-
nait. Je souris à mon sauveur, un vieux cocher du genre
molosse bon enfant : cinq minutes plus tard, le sympathique
molosse, son cheval et moi, étions arrêtés rue Auber, dans le
plus extraordinaire enchevêtrement de véhicules. Impossible
d'avancer, de reculer. Les autos cornaient, coin! coin! les
cyclistes sifflaient. Sur les impériales des omnibus, des citoyens
de banlieue, debout, levaient au ciel des bras ornés de paquets
ficelés. Seuls les sergens de ville conservaient un air calme. On
se fait à tout, même au malheur d'autrui... Impossible surtout
de descendre de voiture... L'heure avançait toujours... Enfin,
il se fit une trouée en face de nous. Le cocher abattit son fouet;
le cheval, qui sans doute avait profité des circonstances pour
s'endormir, se réveilla en sursaut, glissades quatre fers et s'étala
dans les brancards... Ce fut la goutte d'eau qui fait déborder le
vase. Je laissai une pièce dans la main du malheureux molosse,
résolu à faire le chemin à pied... Et me voici !
La verve de Gabriel s'était accentuée au cours de son récit
commencé parmi les gestes du courroux et de la lassitude. Mais
le naturel avait vite repris le dessus et le bon provincial n'était
pas enclin a la mauvaise humeur pas plus qu'au ressentiment.
Du fond du fauteuil où il s'était jeté sans façon, il mimait toute
les phases de sa petite histoire, banale en elle-même, mais
racontée avec tant de brio que Jérôme, debout près de la che-
minée, laissait ses épaules sursauter de plaisir.
« Diable de Gabriel! se disait le Parisien! Ah! en voilà un
qui ne se fait pas de bile. »
Sur le point d'achever son histoire, Gabriel avait quitté sa
jaquette, son gilet, son col et il s'ébrouait, le nez dans sa ser-
viette. Il fut bientôt rhabillé :
— Et maintenant, à la tour de Nesles! s'écria-t-il en en-
fonçant son melon sur son beau crâne luisant.
— Oii m'emmènes-tu .i^
— Il n'y a pas deux restaurans ! affirma le voyageur, déjà
sur le palier.
Gabriel Daroney avait voué une complète admiration au
restaurant Lapérouse. C'était là, dans une petite salle de l'en-
tresol, dont on touche le plafond avec la main, qu'il avait fait
LA VALLÉE BLEUE. 499
« son premier vrai diner ; » c'e'tait là qu'il avait toujours traité
ses amis ; c'était là qu'il eût aimé à revenir si les prix n'en
avaient pas été fort au-dessus d'un budget de modeste cultiva-
teur. Il savait d'ailleurs très bien s'accommoder des maisons à
sa portée. Mais cette fois, il lui paraissait utile de conduire son
frère au Lapérouse et pas ailleurs. A cet homme voué aux repas
hâtifs et quelconques, il fallait offrir un échantillon de dîner
parfait. Au Lapérouse, il aurait tous les élémens d'une con-
cluante démonstration...
Bien entendu, il était allé dans la journée « faire le menu )>
avec le patron. « Pas un menu d'entretien, s'était dit le provin-
cial, un menu de construction, un menu d'artiste. «Et le patron,
après quelques minutes de réflexion, lui avait soumis la carte
suivante :
CONSOMMÉ LAPÉROUSE
LE HOMARD MIMI
SELLE d'agneau STUART
CANETONS R0UENNAIS SUIRAM
SALADE CLÉMATITE
PÊCHE SUZANNE
Comme vins, un chablis moutonné et un clos-Vougeot 1893;
avec te café, la fine Napoléon... Gabriel se fit donner quelques
explications qui le satisfirent.
Tout le jour, il rêva de ce dîner qu'il offrait en somme beau-
coup plus à lui-même qu'à l'indifférent Jérôme et il monologuait
parmi le bruit intense des rues de Paris :
(( Comprendra-t-il l'utilité du consommé froid et saura-t-il
apprécier cette sauce crémeuse du homard mimi. Le homard
mimi.^> Une nouveauté sans doute... »
Le repas servi dans le salon La Fontaine, au milieu des
fables illustrées par Boucher, fut tel que l'avait prévu notre
gourmand. Il s'en délecta et sa bonne humeur ne fit que croître.
Jérôme en avait meilleur appétit et participa peu à peu à cette
franche gaieté. Gabriel, de temps à autre, s'arrêtait de jouir
pour lui-même des plats qui défilaient, afin de les « expliquer »
à son frère.
— Cette sauce Stuart est à base de crème de champignons
accentuée de pointes d'asperges. Le clos-Vougeot qu'on va
nous servir est un 93 qui ne peut être comparé qu'au 62 de
500 REVUE DES DEUX MONDES.
nos pères. Le soleil n'est pas toujours en forme et ses enfans
ne se ressemblent pas d'années en années...
A ce moment, le maître d'tiôtel apporta sur un large plateau
d'argent tout ce qu'il faut pour confectionner devant le client le
caneton suiram, foie gras, foie de volaille et sauce au fumet de
truffe. Jérôme haussait les sourcils; Gabriel triomphait modes-
tement.
Puis ce fut la salade clématite qui comprend de la romaine,
de la banane et une julienne de céleri. Enfin, triple primeur,
la pêche Suzanne ferma la marche, accompagnée de fraises et de
framboises.
Jérôme, cependant, mettait un frein à sa satisfaction et, au
lieu d'écouter les beaux discours du gastronome, évoquait pour
soi-même le Gabriel des champs qui ne ressemblait guère a celui
qu'il avait devant les yeux, le Gabriel avec ses métayers ren-
dant des comptes en face des batteuses qui ronflent et ver.sent
dans des sacs, d'abord flasques, puis vite rebondis, le beau blé
lourd, ou encore le Gabriel des lectures du soir en famille, le
Gabriel du banc d'œuvre à l'église... Et cela le chagrinait un
peu de le voir se livrer avec excès à ces éloges du homard mimi
et de la pèche Suzanne... Son Gabriel valait mieux que ce
glouton loquace...
Gabriel sentit tout à coup qu'il n'était point écouté et il lut
de la pitié dans le regard de son frère. Il se tut, puis, ayant
laissé passer un silence comme pour bien séparer sa conversa-
tion de tout à l'heure de celle qui allait suivre, il dit, ayant
repris conscience de la réalité :
— A propos, mon bon Jérôme, que je te dise le but de ma
visite : mon cher Etienne est fiancé...
— Ah! bah.
— Je n'ai pas voulu l'écrire la nouvelle; la détermination
des deux intéressés date de dimanche. Comme il convient, tu es
le premier averti...
— Et qui épouse-f-il.!^
— - Marthe Bourin.
— La fille de Paul Bourin, le notaire...
— Ah! tu n'as pas oublié.
— Pour ne pas vivre à Saint-Ghartier, on peut tout de même
se souvenir des gens. C'est un honnête homme.
— Oui, et sa fille est gentille. Ce n'est pas tout à fait le
LA VALLÉE BLEUE. 501
mariage que j'avais rêvé pour Etienne, mais les jeunes gens se
plaisent beaucoup et, ma foi, il m'a semblé que, tout de même,
on pouvait laisser aller les choses... Marthe Bourin est une assez
jolie brune, un peu fluette, qui a été élevée dans un grand pen-
sionnat de Tours. Elégante sans être par trop coquette, elle parle
nettement, avec un certain esprit naturel. Elle est musicienne et
cultive volontiers la bicyclette. Nous avons assisté d'années en
années à toute sa sommaire évolution. Son père chasse avec
Etienne et le projet s'est, je crois, d'abord élaboré, entre eux,
dans nos guérets, l'automne dernier. Les enfans se sont vus
davantage cet hiver. Etienne nous a demandé conseil. Madeleine
et moi avons étudié la jeune personne, et finalement nous avons
donné notre consentement. La petite parait très heureuse d'en-
trer dans notre famille.
— Qu'est-ce que Bourin donne à sa ûWe?
— Cinquante mille francs, dont six mille de trousseau et de
mobilier.
— Elle est fille unique.^
— Non. Il y a un frère aux colonies; un coup de tête. Pas un
mauvais diable, mais un peu désorbité... Bourin en parle peu;
il a dû y avoir quelque scène violente entre eux. Ce qu'il veut,
il le veut bien ; il a bâti son étude tout seul. C'est un travailleur.
Son fils n'a hérité de lui que son entêtement. Ils ont dû mettre
les mers entre eux. C'est une calamité qu'un enfant qui veut
sortir de nos traditions et qui ne sait plus obéir...
Gabriel Baroney ne pensait qu'au fils Bourin en prononçant
ces mots ; mais ces paroles elles-mêmes évoquèrent à ses yeux
un autre fils, son propre neveu Maxime, qui ne devait pas suivre
non plus le sillage normal. Dans l'encombrement de la rue
Auber, il l'avait aperçu dans une luxueuse auto, en compagnie
d'une non moins élégante jeune personne. Tous les deux, ren-
versés sur les coussins, les pieds appuyés sur la banquette d'en
face, causaient avec une nonchalance un peu théâtrale, s'exer-
çant à ne pas paraître étonnés de cet arrêt forcé et à ne pas se
mêler à l'énervement général. La jeune femme, sous son abat-
jour à plumes comme en portaient jadis les chefs peaux-rouges,
jouait avec son sautoir au bout duquel pendait une montre
minuscule ornée de brillans ; Maxime fumait un cigare de volume
inusité. L'oncle Gabriel avait pu les examiner à loisir et comme
ils désiraient sans doute qu'on les examinât.
502 REVUE DES DEUX MONDES.
« C'est ça, probablement, le vieil ami Malagar avec qui dine
monsieur mon neveu. A moins qu'auto et petite dame n'appar-
tiennent au dit Malagar. »
L'oncle Gabriel se répétait ses suppositions de la rue Auber.
Puis tout à coup, s'adre.ssant à Jérôme qui rêvassait :
— En somme, qu'est-ce qu'il fait Maxime.^ Je ne parle pas de
ses soirées. Je commence à en connaître l'emploi. Mais le jour.^
— Il est attaché à l'étude de M® Rallier, boulevard Haussmann,
et achève son droit.
— En quelle année est-il ?
— Trois ou quatrième, je crois.
— Et que pense-t-il faire ?
— Je n'en sais tichtre rien! Est-ce qu'on sait aujourd'hui à
quoi destiner ses enfans.»* Ils n'en savent rien eux-mêmes...
Chacun i)0ur soi. Je fais mon devoir; il fera le sien quand il
faudra...
Avec le plus vif étonnement, (iabriel Baroney écoutait son
frère émettre ces extraordinaires théories :
« Certainement, il no voit pas ce qui se pa.sse et il ne devine
qu'une toute petite partie de la vérité. Ce Maxime est sur une
très mauvaise pente et il doit donner un triste spectacle et, qui
sait.^ un déplorable exemple à sa sœur... Tout cela finira très
mal... Et ce n'est pas des choses à dire à Jérôme. Il a as.sez
d'ennuis et de tracas comme ça! Il conviendrait que je voie
davantage Maxime et à part. Il ne faut pas y songer à Paris... »
Tout en monologuant, il caressait Cunégonde, sa pipe insé-
parable. C'est à ces momens-là que les idées lui venaient d'ha-
bitude. Tout à coup, il se leva et, appuyant sa main sur le
bras de Jérôme, il s'écria :
— Sais-tu ce que tu devrais faire? Plus j'y réiléchis (;t plus
cela me parait nécessaire... Tu ne peux pas continuer cette
existence que tu m'as dépeinte. Et puisque tu ne j)eux pas ne
plus travailler, change ton fusil d'épaule tout simplement...
Il y a six semaines, Malard, tu sais le baron Malard, le fils du
vieux grigou d'Epirange, me disait : « Je voudrais bien retaper
de fond en comble ma baraque, — sa baracjuc;, c'est ce m(!r-
veillcux château iJenaissance qui se dresse à d(!ux kilomèlrcs de
Lii Châtre, sur l'Indre; — il me faudrait un ai-chilocle surplace,
pas une savate de par ici, un vrai aitistc;, nn Parisien. Qu'est-
ce qu'il fait voire frère.»* » Alors, j(! lui ai exjdiqué la situation
LA VALLÉE BLEUE. 503
et combien de peu de temps tu disposes, u Je payerais ce qu'il
faudrait. » J'estime qu'il y aurait pour quatre ou cinq années
de travail. Je n'ai pas débattu de prix, comme de juste. Mais je
sais qu'il n'a traité avec personne. Je lui ai promis de te faire
la proposition de vive voix. Voilà qui est fait. Réfléchis. Pour
toi, ce serait le salut...
Et il ajouta, à part lui : «. et pour toute ta famille peut-être. )>
Jérôme s'était mis à frotter ses lunettes, geste qui favorisait
sa réflexion. Ce n'était pas à lui qu'il pensait, à ses yeux, à sa
santé, à son bonheur de revenir à un travail intelligent, c'était
aux siens seulement et à l'argent que pourrait lui rapporter ce
nouveau labeur.
Gabriel devina ses préoccupations et ajouta :
— Qu'est-ce que tu voudrais gagner.^
n. — « AGI-: OUOD AGIS »
De la place qu'il occupe à table, Gabriel Baroney, par une
large fenêtre, voit sa ferme de Filaine, la ferme aux longs et
larges toits de tuiles vieux-rose patinées par le soleil et les
orages. L'un des bàtimens se développe tout entier sur la droite
à l'ombre d'une rangée de noyers luisans et ronds, l'autre bâti-
ment offre son pignon en forme de cœur, la pointe dressée vers
le ciel. Entre les deux, on aperçoit la cour et dans son prolon-
gement le chemin qui sort de la ferme et qui s'en va vers la
rivière et vers les pâturages. Et ainsi, même pendant les repas,
rien n'échappe à l'œil du maître.
Entre la maison et la ferme s'étend une large pelouse qui
dévale sur la gauche, vers trois ormes séculaires, au tronc
robuste et bas, tapis là on dirait depuis toujours et pour l'éter-
nité. On ne les saurait imaginer plus vieux et ils gardent l'as-
pect de la plus fière jeunesse.
Un seul massif de fleurs éclate de ce côté de la maison, large
ovale formé d'un triple cercle de géraniums de toutes les
teintes, de cannas jaune d'or et de ces sauges d'un rouge flam-
boyant qui vous viennent du Brésil.
C'est à partir de ce massif, situé comme en terrasse et
qu'entoure une large allée sablée, que le sol s'incline douce-
ment vers la vallée. Aussi du perron qui donne accès à la mai-
son et de toutes les fenêtres orientées de ce côté, par-dessus la
504 REVUE DES DEUX MONDES.
ferme, par-dessus les noyers et les ormes du chemin, par-dessus
les peupliers qui forment une double et bruissante barrière le
long de rigneraie, aperçoit-on les toits du village, les tours
pointues du château, l'humble clocher de Saint-Chartier et, sur
la gauche, la vallée énorme, et familière, la vallée bleue, appel-
lation qu'il préférait à celle de vallée noire qu'avait trouvée
George Sand, sans trop chercher, selon son propre aveu.
Ce bleu laiteux de la vallée, Gabriel Baroney l'avait « dans
les yeux )> depuis sa toute petite enfance. Il était devenu à la
fois la couleur de son pays et la couleur de son àme, toute en
douceur et en étendue. Au saut du lit, les volets poussés avec
soin, afin de ne -pas réveiller la maisonnée, il avait coutume
d'embrasser, d'un premier regard de reconnaissance et d'espoir,
le petit clocher, ses champs et la vallée. C'était devant ce tableau
dont les saisons modifient le détail mais dont l'ensemble reste
immuable, que les yeux de Gabriel se rouvraient à la vie en
même temps que son àme. Il réfléchissait, longuement. Ce
n'était pas du temps perdu. Il appelait cela son bain spirituel.
Jamais il ne manquait à s'y plonger. Loin de nuire à sa médi-
tation, ce beau développement d'arbres et de cultures donnait
une favorable ampleur à sa pensée. Gabriel Baroney était resté
un croyant intégral, pratiquant, à l'occasion, militant. Et sa
foi avait la couleur de la vallée, c'était une foi harmonieuse,
féconde, bienfaisante, lumineuse.
Grâce à elle, la vie de Gabriel Baroney avait une puissante
et flexible armature. Conscient de sa noblesse et de ses devoirs,
il se dressait sur le coteau comme un de ces arbres, solides et
murmurans, ornemens de la vallée et refuges des troupeaux
aux heures d'orage.
Son troupeau à lui, c'était sa femme et ses enfans, toute la
tablée, à sa droite, à sa gauche et en face de lui. Sauf Paul, en
garnison à Epinal, la famille était au complet. D'un côté, entre
sa femme qui lui faisait face et lui-même, les <( petits, » Lucien,
René, Solange et la benjamine Gabrielle près de sa mère; do
l'autre côté, les aines, Etienne, Philippe et Marthe, la fiancée
d'Etienne. Sans orgueil inutile, Gabriel Baroney les tenait tous
sous son regard bienveillant. Visage à visage, il égrenait ce
chapelet vivant. Par bonheur, tout le monde allait bien aujour-
d'hui. Le rhume de Solange était enrayé et le bras de René, en
écharpc depuis une chute d'un arbre, ne donnait plus de souci.
LA VALLÉE BLEUE. 505
Dans une famille de neuf personnes, il y a toujours un éclopé;
mais Gabriel Baroney prétendait que cela aguerrissait tout le
monde et que, par conséquent, c'était excellent. Un tendre
regard à sa femme : pour être de vieux époux, on n'en est pas
moins amoureux constans ; un petit clin d'œil pour la gentille
dernière; Gabriel Baroney, dirait-on, prolonge son examen,
fait l'école buissonnière. Oublierait-il sa voisine. î^ Eh! non. Il
brûle même de lui parler, de lui faire sa cour paternelle. Il est
intimidé. Il n'ose commencer... Les débuts de repas sont tou-
jours peu bruyans. Etienne n'est guère bavard et les enfans
ont été habitués à ne parler que si on les interroge. C'est
M'"° Baroney qui rompt le silence :
— Onze poussins sont nés hier à la ferme.
— Et la Marquise ?
— C'est pour demain ou après-demain.
— Ah! ah! Vous devriez aller l'encourager après déjeuner,
dit le maitre de la maison. Ma charmante voisine ouvre de
larges yeux. Ignorerait-elle la Marquise.»^ Ma chère enfant, la
Marquise, ainsi appelée parce qu'elle a fort grand air, un air
de l'ancien temps, et qu'elle porte des paniers, des paniers
pleins d'œufs, est une poule pondeuse, la meilleure de Filaine
et du pays. Elle a quatorze œufs, et, depuis vingt jours, elle
les a couvés sans une distraction, et elle les fera très proba-
blement tous éclore. C'est sa spécialité. Comment! vous ne
connaissez pas la Marquise ?
Marthe Bourin regardait son futur beau-père avec une sorte
d'admiration craintive. Elle était pleine de bonne volonté, mais
elle se rendait compte de son ignorance. Saint-Chartier n'est
pas un village bien important et il n'est guère de maison dont
le jardin ne donne directement dans les champs. Les troupeaux
traversent les rues sans façon et la jeune fille n'est pas sans
avoir aperçu des couples de grands bœufs, le front lié, arrêtés
devant la porte à panonceaux de son père, à son grand émoi,
du reste. Elle connaît, de vue, toutes les bêtes, mais elle ne
comprend pas le grand intérêt qu'on leur porte chez les Baroney.
Etienne peu à peu l'initie, en riant, pour ne pas avoir l'air d'un
pédant. Elle écoute, de toutes ses forces, mais vite son esprit
s'évade. De la campagne elle comprend surtout les promenades,
les parties de pêche, les déjeuners sur l'herbe... Non, elle ne
connaît pas « la Marquise. »
506 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous me présenterez, dit-elle avec un sourire qui embel-
lit ses yeux bleus de brune aux cheveux insoumis.
Etienne est heureux de ce sourire où il voit tout un de'sir de
s'instruire des choses de la ferme. M'"° Baroney accueille avec
reconnaissance cette bonne intention :
— Vous vous y mettrez, ma petite Marthe. Vous verrez
comme tout cela est amusant... Ces quatorze petites bêtes qui
vont naître, je puis dire que je les ai couvées, moi aussi, et non
pas seulement de mes yeux : de mes soins... Mais je vous expli-
querai tout cela sur place après déjeuner.
Solange, tout enguirlandée de boucles blondes, se penche
pour voir l'air de sa future sœur. C'est que, malgré ses huit ans,
c'est déjà une vraie petite fermière et qui sait aider sa maman
et la basse-courièro, dans la recherche des œufs et dans la
surveillance de toute la gent caquetante.
Lucien et René s'intéressent aussi à cette scène d'initiation,
chacun avec son caractère: René, le sourcil froncé au-dessus de
son joli nez droit; Lucien, épanoui, l'œJl malin, la bouche pro-
longeant sa courbe jusqu'aux oreilles, le nez plus rond que
jamais... Mais ni l'un ni l'autre ne prononce une parole.
Philippe, en vacances depuis quelques jours ainsi que
Lucien, a un appétit de collégien qui lui enlève tout autre
souci que celui de la bonne mastication. Et puis Marthe, qui le
traite en garçon sans importance, ne l'intéresse que médiocre-
ment.
Quant à la benjamine Gabrielle, elle est en train de se
morigéner intérieurement. Sa mère l'ayant grondée quelques
instans auparavant à cause d'un léger manquement à l'obéis-
sance, elle se punit. Elle s'impose de petites privations, s'in-
terdit la pratique de ses manies. Elle place de travers sa four-
chette et son couteau et met sa timbale d'argent un peu en
dehors de l'alignement habituel et elle souffre de ce désordre.
Elle pince les lèvres et murmure : « Cela vous apprendra, made-
moiselle ! »
Gabriel Baroney assiste vraiment à toutes ces comédies
intimes. Il connaît si bien tous ses enfans. Il est content de
tous. Ce sont de bons enfans et la grande silhouette de Paul,
tout récent maréchal des logis, passe devant ses yeux : un Paul
froid, cassant, moderne en diable ! C'est le seul qui lui donne
du souci ; mais qui n'en a?... Il sourit, ému, et son cœur accé-
LA VALLÉE BLEUE. 507
1ère ses battemens. Il ne manque jamais à ces momens-là
d'envisager tout à la fois le passé et l'avenir et de bénir la
Providence qui l'a fait chef de cette jolie famille. A cet élan de
gratitude se mêle la conscience de son perpétuel devoir, où
toutes les minutes comptent pour ainsi dire sept fois, car elles
sont sept fois grosses du destin de ses enfans. Mais ses rêveries,
qui avaient toutes la réalité pour base, le ramenaient vite à la
conversation :
— Combien d'œufs ce matin, Solange.»^
— Sept, papa, ou plutôt six et demi, car il y en avait un de
Pique-à-la-main, ma préférée, un plus petit que d'habitude.
— Ah! sapristi, s'écrie à ce moment Etienne, et moi qui
oubliais que j'en avais trouvé deux, il y a une heure, derrière
les nouveaux fagots. Pourvu, mon Dieu...
Il n'ose porter les mains à son veston.
— Ils sont là dans votre poche, monsieur Etienne.*^ demande
Marthe. C'est bien dangereux...
— Mais oui, vous allez voir...
Il n'y a plus à hésiter. Il palpe son vêtement à travers
l'étoffe, puis triomphalement sort les deux œufs, deux énormes
œufs de dinde, à la coque foncée.
— Alors, cela fait neuf, dit René gravement.
— Comme hier, ajoute Solange, qui tient exactement ses
comptes.
— Qu'ils sont beaux ! s'écrie Marthe : on dirait des boules à
repriser...
— Ce sont des boules à repriser qui ressemblent à des œufs
de dinde, insinue Philippe à mi-voix.
L'observation fait sourire tout le monde. Marthe convient
qu'elle a mis la charrue avant les bœufs :
— Je regarde encore la ferme du bas du village, ajoute-
t-elle.
— C'est tout naturel, assure le maître de la maison. Vous
allez peu à peu vous rapprocher de nous et de la nature. Vous
vous intéresserez à la vie des bêtes, à la vie des champs. Tout,
autour de nous, travaille sans cesse, et pour nous : l'herbe des
pâturages, toujours verte, pousse pour nourrir les bœufs, tandis
que tout près, sous terre, lentement germe le blé qui sera
demain notre pain, les poules pondent, les poulains grandis-
sent, les agneaux se muent d'heure en heure en moutons, les
508 REVUE DES DEUX MONDES.
dindonneaux prennent le rouge, les oies s'engraissent sur les
chemins...
Tout en parlant, Gabriel Baroney souriait, de ce sourire,
limpide des yeux bleu clair ; et ce sourire allait plus loin que la
salle à manger; on devinait que celui qui parlait souriait à
toutes ses bêtes, à toutes ses terres et qu'il les voyait vérita-
blement.
— Et à mesure que tout cela pousse, que tout cela grandit,
notre petite fortune grossit, sou à sou. L'agriculteur gagne sa
vie lentement. Les années grasses font oublier les années
maigres. Et quand on a au logis une bonne ménagère, il n'y a
point à s'inquiéter. La terre et les bêtes sont les meilleurs auxi-
liaires que le Bon Dieu ait mis entre les mains des hommes...
Et notre vie, voyez-vous, Marthe, est la plus saine, la plus natu-
relle et la plus noble. Il faut plaindre ceux qui se moquent de
nous. Ils ne nous connaissent pas.
Les petits, filles et garçons, regardaient leur père parler ; ils
le regardaient de la même façon qu'ils regardaient, le dimanche,
à la grand'messe, M. le curé commentant l'Evangile du jour.
L'espiègle Lucien lui-même modérait la malice de ses regards
toujours en quête d'une moquerie. Marthe hochait lentement
son beau front tandis qu'entre ses sourcils se creusait une ride
qui donnait à son visage la gravité convenable. Antonin, le fils
d'Augustine la cuisinière, et qui, hier bouvier, avait été promu
au service de la table, marchait sur le bout de ses gros souliers
pour ne pas perdre un mot des discours de son maitre. Il régnait
autour de Gabriel Baroney un bel accord qui lui plaisait. Mais
le plus ému de tous les auditeurs était son fils Etienne, qui
comprenait que si toutes ces paroles étaient prononcées avec un
soin particulier, c'était à cause de sa jolie voisine, de Marthe,
qui allait devenir sa femme et à qui Gabriel Baroney essayait
d'inspirer cet amour de la terre sans lequel elle ne pourrait être
complètement heureuse sous ce toit à demi paysan.
Gabriel Baroney découpait. Quand il eut fini, il regarda son
œuvre, satisfait :
— Etienne, mon ami, quand tu seras, à ton tour, chef de
famille, tu me suppléeras de temps à autre. Dans une maison
bien ordonnée, c'est l'homme qui doit découper et bien décou-
per... D'ailleurs, mes enfans, il y a une grande règle dans la
pratique de l'existence, une règle qui tient en trois petits mots
LA VALLEE BLEUE.
509
qui pourraient être signés par le plus grand des sages etparM.de
LaPalice s'il avait su le latin, il le savait peut-être ; ces trois petits
mots, vous les savez par cœur, mais il n'était pas mauvais de les
faire précéder d'une digne avant-garde ; les voici : Age qiiod agis :
occupe-toi de ce que tu fais, fais-le à fond, consciencieusement.
De la plus petite chose à la plus importante, il faut se donner à
tout ce que l'on fait, à tout ce qui est commandé, à tout ce que
vous vous imposez... Philippe, mon ami, mange posément...
Tu n'es plus au réfectoire... Ici, ton estomac qui supporte, Dieu
merci, toutes les gymnastiques, peut se reposer... Moi-même, en
ce moment, je me blâme de tant parler en mangeant. Ce n'est
pas bon. Mais je ne vous demande pas de m'imiter jusque dans
mes erremens. Quand on est en classe, c'est pour travailler;
quand on est à table, eh ! mon Dieu ! c'est pour manger, — voilà
qui étonnerait fort votre oncle Jérôme, qui n'a que ce moment-là
pour lire son journal et, comme il est rarement content de la
politique du jour et en général de tout ce qui se passe, cette
lecture intempestive lui procure de déplorables digestions, —
c'est pour manger, et non pour discourir (ça c'est pour
moi)... Je sais bien qu'il est de bon ton de ne pas s'occuper
de ce qui défile sur la table... Détestable politesse qui con-
siste à ne pas exprimer tout haut son contentement. Que
si l'on remarque des défaillances culinaires, je veux bien
qu'on jette un voile. Il ne faut désespérer personne. Mais
l'indifférence totale me parait être une grossièreté... Sans être
gourmand (ce qui, hélas ! est un vice), on doit s'intéresser à ce
que l'on vous sert, par hygiène, et aussi par reconnaissance...
Croyez-m'en, ne négligez pas, plus tard, l'art de bien manger.
Il s'en va. Retenez-le... A Paris, on ne sait plus vivre... Ah!
ces repas ! Je connais des maisons oîi c'est pitoyable ! Les
uns mangent de ceci, les autres de cela. Les diners n'ont ni
queue ni tète; plus de potage, plus de fromage. Les heures
sont bouleversées. On dine un soir à sept heures, le lendemain
à neuf. Le maître de la maison, lui, voudrait pouvoir ne pas
diner du tout. Sa femme n^e pense qu'à diner en ville ou à rece-
voir... Pour les jeunes demoiselles, ce qui est le plus important
dans un diner, c'est la robe ! Alors, il faut voir ces mines de
chat ébouriffé, ces faces de carême ou plutôt de mi-carême, et
poudre par-ci, et rouge par-là, la mère a l'air de la sœur de sa
fille, les fils ont l'air d'amis frais débarqués de New- York, et le
510 REVUE DES DEUX MONDES.
père, d'un vieux domestique maniaque qu'on admet à table à
la fin des repas et qui tripote des papiers pendant que ses
maîtres pris de la folie du départ se brûlent les lèvres à leur
tasse ou avalent de travers leurs grains de raisin, comme s'ils
avaient le feu à leurs trousses. Mais, pauvres fousl aurait-on
envie de dire, manquez-le une bonne fois votre train et dinez en
repos ! Diner ! ma chère petite voisine, il ne faut pas me prendre
pour un vilain goinfre : je suis un être raisonnable qui met toute
chose à sa place. Age quod agis. J'ai bien rempli ma journée,
mes jambes me rentrent un peu dans le corps, l'estomac com-
mence à me tirailler. J'arrive de loin. Ah ! la bonne odeur de
cuisine qui vient au-devant de moi. Vite, comme M. Vieux-
Bois, homme prudent, je vais changer de linge. De mon
cabinet de toilette oii j'étais entré ayant faim simplement, je
sors allant dîner, exquise sensation. Voici la table, voici ma
femme et mes enfans. Un dîner bien ordonné est une sorte de
cérémonie qu'il convient d'accomplir consciemment. Après le
labeur de la journée, le diner est umaboutissement légitime,
une trêve, une récompense... Les Parisiens, — je parle de ceux
que je connais, — ne s'arrêtent jamais. Ils n'ont que le sommeil
et encore ils doivent le peupler des cauchemars les plus trépi-
dans. Croyez-moi, mes enfans. Il faut bien travailler, bien
manger, bien dormir. Age quod agis...
Marthe Bourin en oubliait de terminer son dessert. Elle
connaissait bien les boutades de Gabriel Baroney, mais jamais
elle ne l'avait entendu se livrer à de pareils développemens. Il
ne faisait que les pauses absolument nécessaires et parfois il
buvait à contretemps, ce qui lui faisait froncer les sourcils.
— Mais, dit-il pour finir, assez de morale pour ce matin !
Antonin, verse-nous du muscat. Va doucement. Le vin n'aime
pas à courir la poste... Ma chère Marthe, je lève mon verre en
votre honneur. Que votre vie 'sous ce toit reste toujours lim-
pide et lumineuse comme ce nectar ! Ce vin non plus n'est pas
du pays, il nous vient de Rivesaltes, en Roussillon, et je vous
assure qu'il a toujours été le bien reçu à cette table. Il en sera
de même pour vous, « Mademoiselle d'ailleurs, » jolie fleur du
Midi transplantée, dès son plus jeune âge, dans la bonne terre
du Berry. Nous aurons bien soin de vous. Nous vous arroserons
de prévenances... Je m'arrête ; il y a, en moi, un vieux poète à
comparaisons tout à fait incorrigible. Pardonnez-moi... Et
LA VALLÉE BLEUE. 5 H
VOUS, mes enfans, si vous avez de petites histoires à raconter,
le moment est venu. Gabrielle, ta figure me dit que tu as envie
de quelque cliose...
— Oh ! mon papa ! comment peux-tu savoir cela ?...
— Je me trompe ?
— Non, mon papa... Car j'ai justement envie d'aller em-
brasser Marthe...
— Eh bien ! mais, c'est très gentil cela, ma petite Brielle.
Et si Marthe n'y voit pas d'inconvéniens...
Marthe, rouge de plaisir et d'émotion d'être ainsi mise sur
la sellette, se laissa embrasser et rendit baiser pour baiser en
balbutiant des remerciemens, tourne'e tantôt vers le maître de
la maison, tantôt vers Etienne, pour leur faire partager sa joie.
Le bonheur n'inspirait point d'éloquence au fiancé de
M"'' Bourin mais illuminait son visage. Ses fines moustaches
blondes, dont la pointe s'abaissait, ses yeux clairs, ses joues
hàlées et fermes, ses cheveux en brosse drue, lui donnaient un
air de jeunesse confiante qui seyait à sa physionomie générale.
Marthe le remarqua et en eut du contentement et un accès de
timidité qui n'était point dans sa nature.
Il y eut alors dans la salle à manger, autour de Gabriel
Baroney, toujours habile à voir ce qui se passe dans l'àme des
siens, quelques minutes de silence qui ne lui déplurent pas. Il
faut prendre garde à troubler ces velléités de réflexion qui tout
à coup se manifestent. C'est dans ces haltes de conversations
que le cœur prend le mieux conscience de son domaine. L'amitié
spontanée de la fillette transportait chacun jusqu'à ce tout pro-
chain avenir qui verrait Marthe devenir la grande sœur, la
femme d'Etienne. C'était comme une prise de possession en
même temps qu'une déclaration d'amour générale. Et puis
chacun songeait aussi à la nouvelle vie d'Etienne. L'aile droite
de la maison allait être aménagée pour recevoir le jeune ménage
qui cependant continuerait de prendre ses repas en famille.
— Apporterez-vous votre bicyclette ici, Marthe, quand vous
serez mariée.»^ demanda Lucien. Il y a encore des places a
l'écurie...
— Mais oui.
— Vous m'apprendrez à monter, n'est-ce pas, Marthe P dit
Solange toujours pratique.
— Avec plaisir.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous serez prudentes, recommanda par avance M™® Ba-
roney.
Son mari mangeait avec une sage lenteur un « beurré
d'Aremberg » de son verger, cueilli à l'arbre le matin même,
quand tout à coup il s'écria :
— Voici justement un cycliste. C'est le père François, le
porteur de dépêches.
— Mon Dieu, qu'est-ce qu'il y ai? demanda la mère de
famille, qui tout de suite pensa à son fils absent.
— Ça ! c'est un télégramme de Paris qui nous avise de l'ar-
rivée des Jérôme...
— Ils ne doivent venir qu'à la fin du mois.
— Justement, c'est pour cela qu'ils débarqueront demain.
Et s'ils avaient dû venir demain, la dépêche dirait ; «■ Voyage
remis fin août. » Lucien, va au-devant du père François, dirige-
le vers la cuisine : la côte est dure à monter, il doit avoir soif,
— et apporte-nous le mystérieux papier.
Au bout d'un instant, Gabriel Baroney lisait tout haut ces
mots :
(( Avons pu mettre bouchées doubles ; allons coucher ce soir
à Tours ; arriverons demain ; préparez garage trente chevaux.
— Maxime. »
11 y eut un grand silence. Toute la jeunesse restait bouche
bée. La petite Gabrielle était la plus émerveillée :
— Trente chevaux ! s'écria-t-elle avec une telle sincérité
ingénue que toute la compagnie éclata de rire.
La mignonne fillette, d'abord confuse, reprit vite son assu-
rance et se mit à rire comme tout le monde sans trop savoir
pourquoi l'on riait.
— Heureusement que la récolte d'avoine a été bonne, dit
Lucien pour continuer d'amuser la tablée.
— Tu n'es pas généreux, Lucien, interrompit son père. Ma
petite Brielle, ton oncle arrive en automobile... et il expliqua à
sa benjamine l'expression de Maxime.
Mais Gabrielle avait un excellent caractère :
— En automobile ! c'est encore mieux, assura-t-elle.
C'était, du reste, l'avis de tout le monde. L'arrivée des Pari-
siens, dès qu'elle avait été annoncée, avait fort ému les calmes
habitans de Filaine ; les uns, tels que M'^'^ Baroney et son fils
Etienne, craignirent la pire perturbation dans leurs chères habi-
LA VALLÉE BLEUE. 513
tucles quotidiennes, les autres, c'est-à-dire toute la jeunesse, ne
virent que la nouveauté, l'attrait de l'inconnu : c'était Paris qui
allait débarquer tout vivant à leurs yeux. Quanlt à Gabriel
Baroney, auteur responsable, sans se dissimuler les inconvé-
niens de cette invasion, il pensait surtout à la bonne influence
que les siens et tout le pays allaient pouvoir exercer sur ces
« pauvres fous. »
La nouvelle de leur arrivée au pétrole acheva de troubler
les premiers et d'émoustiller les autres. M"'*' Baroney lançait vers
son mari ses regards les plus désolés, mais en vain, M. Baroney
étant tout occupé à considérer l'émotion de ses enfans :
— Mais, papa, disait Lucien, tu ne nous avais pas dit que
l'oncle Jérôme avait un auto.
— Il n'en avait pas en juin, mais il y a des marchands à
tous les carrefours, sans parler des loueurs...
— Trente chevaux, reprenait René en hochant gravement
le front, ce doit être une limousine...
A ce mot, qui est du pays, la petite Gabrieile ouvrit la
bouche, mais vite la referma, craignant de dire encore quelque
bêtise.
— Non, affirma Philippe, avec l'autorité que confère la
classe deu première; «non, avec une limousine on ne fait pas assez
de route, ce doit être un landaulet à capote mobile ou encore
un de ces double-phaétons de forme allongée à la fois confor-
tables et légers...
— Gomme vous êtes renseigné, Philippe, dit Marthe. Est-ce
que vous avez un cours d'automobilisme à votre collège ?
— C'est de la mécanique, mademoiselle, et puis les parens
de Charles Morel ont une voiture et nous parlons quelquefois
moteur et carrosserie...
Tandis que les enfans étaient tout yeux et tout oreilles aux
explications de leurs aines, les grandes personnes songeaient à
cette arrivée impromptu.
— Heureusement, dit M"'^ Baroney, que tout est prêt. Il n'v
a plus qu'à mettre les draps dans les lits.
— J'irai prévenir Anna, ajouta son mari.
— Elle va être bien surprise...
— Bah ! ça la secouera ; cela ne lui fera pas de mal.
— Cette pauvre Anna ! murmura M"^ Baroney en hochant la
tête.
TOME X. — 1912. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette Anna, dont on parlait, était une cousine des Baroney,
plantureuse veuve qui habitait, à cinq cents mètres de Filaine,-
une grosse maison bourgeoise flanquée do petites poivrières
tapissées de lierre, singeant le castel authentique et que les
gens du pays appelaient le Château neuf.
jyjnie Anna Bouquet vivait avec sa mère, M'"^ Biseau, veuve
depuis un demi-siècle.
M"'^ Biseau et M"'° Bouquet, que les Baroney appelaient cou-
ramment tante Anna et tante Malvina, avaient une existence des
mieux organisées.
Elles se levaient tard et tout de suite s'attablaient devant
une large tasse de chocolat dont l'odeur faisait luire leurs yeux.
De mouillettes en [mouillettes, ce premier repas se prolongeait
jusque vers neuf heures. Afin de gagner de l'appétit pour le
déjeuner de dix heures et demie, M™'^ Bouquet allait gronder ses
bonnes et M"'^ Biseau partait pour le bourg. A pas lourds et
lents, elle gagnait la route, appuyée sur un vieux parapluie de
cotonnade ficelé à la taille. Sans s'arrêter nulle part, sans
parler à qui que ce fût, elle atteignait les maisons, longeait « la
rue » de bout en bout jusqu'au débit de tabac, situé non loin
du pont. Elle poussait la porte, posait une pièce sur le comptoir
et prononçait ces seuls mots :
— Deux sous ! »
La marchande, habituée à cette visite et à ce laconisme,
tendait un petit cornet de papier en forme de chapeau de gen-
darme renversé et ajoutait, non moins régulièrement :
— Au revoir, madame Malvina. A demain...
Et M'"*' Biseau repartait, avec dans sa poche deux sous de
tabac à priser. Depuis plus de vingt ans, chaque jour, en toute
saison et quelque temps qu'il fit, elle venait elle-même acheter
sa provision de la journée. Parmi ses habitudes anciennes, cette
course, passée à l'état d'obligation, était restée intacte dans
l'écroulement de sa raison. M"'^ Biseau était en enfance; elle ne
divaguait pas, car elle ne disait mot, mais elle éfait incapable de
la moindre initiative. Ses mouvemens du jour étaient calqués
sur ceux de la veille et sa vie faisait songer à ces glaces en vis-
à-vis, un peu d'équerre, dans lesquelles une multitude de sil-
houettes identiques font, jusqu'à l'infini, un identique geste.
Rentrée chez elle, elle allait s'asseoir dans son fauteuil,
auprès d'une fenêtre de sa chambre, et là, le visage épanoui,
LA VALLÉE BLEUE. 515
elle reniflait sa première prise. Et la matinée se passait, scandée
d'éternuemens homériques. Après le déjeuner, nouvelle série de
prises, nouveaux éternuemens. A cinq heures et demie, diner.
De six à huit, trois parties de piquet de cent cinquante points. A
huit heures et demie, ces [dames ronflaient dans leur chambre
respective. La porte qui les séparait était ouverte à deux battans,
tante Anna et tante Malvina mêlaient leurs nuits sonores comme
elles avaient mêlé leurs muettes journées.
Car la vie de M"'" Bouquet ressemblait étrangement à la vie
de sa mère ; non pas que M™^ Bouquet battit le moins du monde
la campagne; elle disposait de toutes ses facultés, si l'on peut
appeler ainsi l'intelligence rudimentaire, le flair essoufflé et la
délicatesse obtuse qu'elle avait reçus en partage. M""' Bouquet ne
prisait pas, elle brodait, assise en face de sa femme de chambre
et d'une jeune ouvrière qui brodaient avec acharnement, tout
l'après-midi, sous sa haute direction. Et entre ces trois per-
sonnes, les sujets de conversation ayant été vite épuisés, le
calme régnait. Les doigts seuls avaient l'air d'exister. On enten-
dait le bruit des respirations et le tic tac de l'horloge qui, du
fond de la pièce, semblait élever d'autant plus la voix que le
silence était plus absolu.
C'était chez ces dames que les Jérôme allaient débarquer.
Leur maison était vaste et elles n'en habitaient qu'une toute
petite partie. Le reste, brossé, épousseté, ciré, aéré, réguliè-
rement tous les samedis, demeurait hermétiquement clos les
autres jours de la semaine, sauf le salon qu'on ouvrait égale-
ment le dimanche pour la forme, car M"'® Bouquet préférait
recevoir dans l'ancien cabinet de son mari, asile des tambours à
broderie et de la table à piquet qui venait du grand-père Biseau,
notaire à La Châtre au temps du roi Louis XVL
Il y avait un rite immuable à l'arrivée de tout visiteur au
Château neuf. Au coup de marteau, la bonne accourait, regar-
dait par le judas grillé, puis à grand bruit de galoches sur le
dallage du vestibule, s'en allait chercher la clef et prévenir Ma-
dame. La porte s'ouvrait enfin et déjà commençaient de se
montrer les perplexités de la domestique. Fallait-il faire
attendre le visiteur, l'introduire dans le salon obscur ou
le guider vers le cabinet de M. Bouquet .î>... Au cours de ces hési-
tations, la maîtresse de la maison avait le temps de faire son
apparition. Tout de suite, elle levait les bras très haut, —
516 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi haut du moins que son embonpoint le lui permettait.. —
et s'écriait :
— Ah! ah ! ah! ma fille, vous n'avez pas ouvert le salon!
— Mais, madame Bouquet, pourquoi voulez-vous me faire
entrer dans votre salon? disait le nouveau venu.
— Ah! ah! ah! s'éplorait encore la plantureuse veuve. Vous
ne tenez pas à entrer dans le salon. Alors, venez par ici. Il y
fait bien meilleur, du reste. Oh ! oui, bien meilleur.
Et le cabinet aux broderies et au piquet accueillait finale-
ment le visiteur.
Lorsque cet après-midi-là Gabriel Baroney se présenta chez
sa cousine la petite scène préalable ne manqua pas d'avoir
lieu. La domestique avait déjà ouvert sur la nuit la plus pro-
fonde la porte du salon quand M'"^ Bouquet surgit :
— Bonjour, Anna.
— C'est toi, Gabriel.»^ Ah! ma fille, vous n'avez pas ouvert
le...
— Inutile, inutile... je n'entre qu'un instant...
— Tu n'entres qu'un instant.^ Ah! bien, par exemple, tu ne
viens pourtant pas si souvent. On pourrait bien ouvrir le salon
pour toi...
— Mais non, mais non. On sera mieux, chez toi...
— Ah ! ça, c'est sur, par exemple, on sera mieux chez moi.
— Je ne te demande pas de nouvelles de tante Malvina, je
viens de l'entendre éternuer. Ah! elle en a un coffre!
— Oh ! oui, par exemple, elle a un coffre, ça, c'est vrai, un
vrai coffre...
Et tout en répétant sans relâche les mots qu'elle entendait,
M""^ Bauquet ne cessait de rire, ce qui faisait remuer tout son
corps, son ventre, sa vaste poitrine, son petit chignon...
— Ah! ah! ah! Oh! oui, par exemple, un vrai coff're...
Ah! par exemple, un vrai coff're... Ah! par exemple, c'est
vrai...
On eût dit un écho en délire qui, après avoir reçu une phrase,
ne pourrait plus s'arrêter et la répéterait à tort et à travers.
— ^ Je viens l'annoncer une nouvelle, ma bonne Anna..
— -Une nouvelle, tu viens m'annoncer une nouvelle! Ah!
bien, par exemple, ça n'est pas une mauvaise nouvelle, j'es-
père ? ...
— Non. Les Jérôme...
LA VALLÉE BLEUE. 517
— Ah! c'est des Jérôme. Ah! bien, par exemple, tu m'as
fait peur. Les Jérôme... ça ne sera pas une petite affaire, quand
ils seront là...
— Ils arrivent demain.
— Ils arrivent demain! Ah! bien. Ah! bien. Demain, ils
arrivent demain!
— Tout est prêt, n'est-ce pas.^
— Ah! pour cela, oui, tout est prêt...
— Madeleine me disait qu'il n'y avait plus que les draps a
mettre dans les lits...
— Oui, plus que les draps à mettre dans les lits. Ah! pour
cela, par exemple, Madeleine a raison. Il n'y a plus que les
draps à mettre dans les lits...
— Seulement, il y a peut-être un dernier coup de balai à
donner...
— Oh! oui, un dernier coup de balai.
— Et puis ouvrir un peu les volets...
— Ah! oui, ouvrir un peu les volets...
— Je préviendrai au domaine pour le lait.
— C'est ça. Tu préviendras au domaine pour le lait...
— Et puis je vais parler à Sidonie...
— Oui, oui, veux-tu que je l'appelle.»* Tu as raison. Tu as
raison, par exemple, de parler à Sidonie...
Sidonie était une maîtresse cuisinière à qui la consigne fut
vite passée. Les Jérôme amenaient leur personnel, mais, malgré
tout, on comptait sur Sidonie pour mettre tout en train.
— Allons, au revoir, ma bonne Anna. Madeleine viendra te
voir dans la journée s'il y a encore quelques décisions à
prendre...
— Ah! par exemple, oui, tant mieux, je serai contente de
voir Madeleine; je ne t'ai même pas demandé comment elle
allait ?
— Très bien, très bien, et tous les petits au.ssi.
— Ah! tant mieux, tant mieux...
Ils étaient dans le vestibule quand un sourd éternuement se
fit entendre :
— Au revoir, tante Malvina, cria Gabriel Baroney, comme
réponse, — quel coffre!
— Oh! oui, on peut le dire, dit M™® Bouquet, quel coffre!
Ils passaient devant la porte du salon :
riiS KEVUE DES DEUX MONDES.:
— Une autre fois, on ouvrira les fenêtres, dit la maîtresse
(le la maison, comme hantée de son éternel remords de ne pas
recevoir les gens avec assez d'honneur.
— Mais oui, mais oui, dit Gabriel Baroney, ne te tourmente
donc pas, ma bonne Anna.
Et il ferma lui-même la porte derrière lui de peur d'être
retenu davantage.
Pendant que Gabriel Baroney faisait, au pas de chasseur à
pied, sa visite à M""^ Bouquet, le reste de la famille s'était rendu
chez « la Marquise. »
La Marquise était un trop grand personnage pour habiter un
simple poulailler. Elle tenait « ses assises, » — on ne saurait
mieux dire, — au rez-de-chaussée d'un fruitier.
On forma le cercle autour d'une large touffe de plumes d'un
jaune tirant sur le vieux rose d'oii, soudain, sortirent : un cou,
une tête ébouriffée, des yeux étonnés et une sorte de glousse-
ment craintif et affectueux :
— Croou-ou-ou !
— Bonjour, grosse maman, dit Solange. Tu permets.!^
— Crou, crou, crou, crou!...
M'"^ Baroney souleva la poule délicatement à deux mains et
laissa à découvert quatorze beaux œufs d'un blanc immaculé,
lumineux, rangés en cercle et si près les uns des autres qu'on
n'aurait pas su dire où la poule posait ses pattes.
— Quelle belle bête! s'écria Marthe, sincère mais n'osant
pas s'approcher. Elle ne va pas nous sauter à la figure.!^
— Oh! non, dit M'"® Baroney, les Faverolles, les meilleures
couveuses françaises, sont en même temps les plus douces
mamans. Celle-ci n'a qu'une idée en tête : couver. Elle a même
le défaut de sa vertu et, si nous n'y prenions garde, elle se laisse-
rait mourir de faim de peur de manquer à son devoir. Tous les
jours, vers cette heure-ci, je viens la prendre entre mes bras et
je la force à avaler sa pitance, sans compter que ses œufs aussi
ont besoin de respirer. Pour l'empêcher de retourner immé-
diatemefiit à eux, je mets cette planche en travers du nid. Un
jour j'ai oublié de revenir mettre les choses en ordre; le soir j'ai
trouvé notre pauvre Marquise qui, consciencieusement, couvait
la planctie..T.
En sortant du fruitier, la petite troupe fit un tour dans les
allées du jardin potager. Marthe admirait beaucoup les pom-
LA VALLÉE BLEUE. 519
miers en cordon, tout couverts de gros fruits, les uns jaune d'or,
les autres d'un rouge éblouissant.
— C'est moi qui les ai crée's, dit Etienne... Toute cette partie
était en luzerne. Père et moi avons décidé d'y planter des poi-
riers : voici les doyennés de Juillet, petites mais savoureuses, et
les doyennés d'hiver, rondes comme des pommes et qu'on est
si heureux de trouver dans sa réserve, après les beaux jours.
Cette énorme, qui a beaucoup donné cette saison, la k belle ange-
vine, » est une poire à cuire. Mais mon triomphe, ce sont mes
pommiers. Ils sont en pleine puissance. La récolte sera très
belle et les fruits sont intacts. Voici le grand Alexandre et ici
la calville rouge, mes deux espèces préférées. Le grand Alexandre
se mange en été, il se conserve assez difficilement. Mais la cal-
ville rouge a tout pour elle, la beauté extérieure, le parfum
intime et la faculté d'attendre le bon plaisir du gourmet.
— Tiens, qu'est-ce qu'on a collé sur celle-ci, dit Marthe
Bourin en se penchant.
Etienne rougit, se baissa et cueillit le fruit avec précaution,
avec l'ongle il détacha le papier découpé qui y adhérait, puis il
le présenta à sa fiancée, en disant :
— Pardonnez-moi cette fantaisie..., cette dédicace. J'ai désiré
que le jardin vous offrit son plus beau fruit.
En effet, sur la pomme se trouvaient dessinées par le soleil les
initiales M. B. de la jeune fille, entourées d'un joli motif où se
mêlaient les roses et les épis, les épis rappelant la culture de
la terre, Etienne lui-même, et les roses, la jeunesse et la beauté
de Marthe.
— Quelle jolie surprise, dit la jeune fille..., c'est vous qui
avez dessiné cela,^
— Mais oui.
— Oh! mais je ne vous savais pas ce talent.
— Il n'y a pas là de quoi tirer vanité.
— Vous êtes trop modeste...
Etienne était tout à fait à son avantage sur sa terre. Il le sen-
tait confusément. Il désira guider sa fiancée jusqu'à la prairie
que douze hommes étaient occupés à faucher. M'"*^ Baroney pré-
texta l'ouvrage du logis. Les enfans étaient déjà dispersés, les
uns vers la ferme, les autres vers la maison des jeux. On appe-
lait ainsi une serre en forme de hutte qui s'élevait en contre-
bas de Filaine, et où l'on trouvait des livres d'images, un piano
520 REVUE DES DEUX MONDES.
à tout jouer, toutes sortes de boîtes de construction et un régi-
ment de poupées. C'était le domaine de René et de ses sœurs.
Lucien condescendait encore à aller s'y asseoir. Mais Philippe
préférait promener l'ombre de ses moustaches sur les chemins
qui mènent à l'Igneraie.
Dès qu'Etienne et Marthe se trouvèrent seuls, notre culti-
vateur fut repris de sa timidité. Il n'osa plus parler pendant un
grand moment. C'était sa façon de goûter son bonheur. Ils
marchaient l'un près de l'autre, dans un chemin creux, tunnel
de verdure, décoré d'une façon fort piquante par d'énormes
ronces dont les pousses de l'année tombaient droites au-dessus
des têtes et parfois jusque sur les épaules des promeneurs.
Etienne les écartait brusquement, au risque délicieux de se
déchirer les mains au service de celle qu'il avait élue pour
femme.
A mi-chemin, tout à coup, Etienne se retourna vers sa
compagne et, comme pour résumer ses pensées, il dit :
— Vous verrez, JVIarthe, comme je vous aimerai bien !
— Oui, je le crois, répondit la jeune fille en donnant spon-
tanément ses mains à son fiancé.
Etienne dompta sa réserve habituelle. Son regard ému illu-
mina ses yeux bleus, et Marthe, conquise, heureuse, dans la
pénombre favorable, sous ce dais de ronces vertes, s'abandonna
entre les bras robustes d'Etienne pour recevoir son premier baiser.
Puis, d'un pas plus alerte, ils reprirent leur promenade et
débouchèrent bientôt, par une barrière de bois, à l'extrémité
d'une vaste prairie bordée de vieux ormeaux qui paraissaient
exécuter autour du champ une ronde fantastique. Marthe fit
en souriant cette remarque :
— Ils sont cocasses et impressionnans !
Etienne, qui connaissait ses arbres pour les avoir fait plu-
sieurs fois élaguer, sourit aussi, mais sans chercher à poursuivre
la conversation. Il regardait ses hommes.
Le spectacle ne manquait pas de grandeur. Il y avait d'abord
la vallée, vaste et intime, toute en menus détails disparates et
délicieusement harmonieuse, verte et bleue, solide et aérienne.
Puis, s'élevant doucement de leurs pieds jusqu'à un rideau
d'arbres, sommet du coteau, il y avait la prairie. Une douzaine
d'hommes y travaillaient, les uns à faucher, les autres à faner
l'ouvrage de la veille.
LA VALLÉE BLEUE. 52-1
Les Baroney n'étaient pas des cultivateurs ancrés dans la
routine. Ils suivaient au contraire les comices de la région, se
tenaient au courant de tous les perfectionnemens apportés aux
machines agricoles et lisaient avec soin les journaux qui pou-
vaient les instruire. Aussi y avait-il à Filaine deux faucheuses
et une faneuse qui faisaient l'admiration des petits propriétaires
voisins.
De l'ombre de la haie où ils s'étaient arrêtés, Etienne et
Marthe assistèrent à la triple manœuvre. Grimpés sur le petit
siège en forme de coquille, trois jeunes paysans excitaient ou
apaisaient de la voix leurs chevaux pleins d'ardeur parmi les
difficultés de la tâche. Et les grandes machines rouges allaient
dans l'herbe haute, mystérieuses et implacables. Derrière elles,
de larges rubans de verdure se couchaient. Et cette mort de
l'herbe, en bataillons serrés, faisait songer à la féroce gran-
deur de la guerre moderne qui, avec un seul boulet, fauche des
centaines d'hommes... Si bien que les progrès de l'œuvre de
paix et les progrès de l'œuvre de guerre vont de front, dans
les chemins parallèles que suit l'humanité, guidée par son
double instinct bienfaisant et fratricide... Non loin de chacune
des machines, marchait un garçon de ferme, corrigeant les
fautes et prêt à s'élancer à l'appel du conducteur, en cas d'arrêt
subit. Les deux faucheuses se suivaient, tantôt montant vers
le haut du pré, tantôt tourne'es vers le vallon.
A l'autre bout des champs, la faneuse aux grandes roues
bleues faisait aller ses fins râteaux, écartant l'herbe grasse, pré-
sentant au soleil ce qu'il n'avait pas encore séché, en construi-
sant régulièrement toute une chaîne de collines vertes, que des
hommes avec leur fourche n'avaient point de peine à séparer
en petites meules arrondies :
— Pour nos bêtes, cet hiver, dit Etienne, en ramassant une
poignée de fourrage. La récolte est à peu près saine, cette
année, et abondante.
A ce moment, déboucha, d'un chemin, tout au bas de la
prairie, une longue charrette traînée par deux bœufs.
— On commence à rentrer ce qui est sec, reprit le jeune
cultivateur. C'est le père Clément qui conduit le chariot. Il a
avec lui ses deux petits-fils, de rudes gars. . . Là-bas, aux machines,
les trois fils : Charles, Luc et Augustin. Les autres hommes
sont loués, à l'année... Il y a toujours du travail, ici ou là... Il
522 REVUE DES DEUX MONDES.
n'v a jamais de cliômage à Filaine... Et tous, ils aimeiil bien
leur métier. De Ja famille, il n'y a que Florent qui soit allé à
Paris. Il avait, à son retour du régiment, rapporté des idées. Ça
n'a pas plu au père Clément. Il y a eu des mots entre eux et
puis Florent est parti, pour Paris, bien entendu... Il est garçon
de café et joue aux courses...
Etienne haussa les épaules, garda un moment le silence,
puis, oubliant le déserteur, il étendit la main surtout le champ :
— Pour bien travailler la terre, il faut l'aimer. Tous les
Delage l'aiment, de père en fils !
Dans la grande clarté chaude de la journée, les douze hom-
mes, en effet, ne songeaient guère h flâner. Sans se presser, à la
manière du Berry où tout se fait à son heure, ils accomplissaient
leur labeur et, malgré son laconisme, Etienne avait révélé à
la jeune fille un peu de la majesté qui se dégage des travaux de
la terre.
Ils allaient regagner le chemin de Filaine quand, en haut
du pâturage, sur un tertre, se détacha une silhouette. Une
main dans la poche, l'autre appuyée sur un bâton, l'homme
dominait tout le champ. On eut dit qu'il apparaissait pour
achever, pour contresigner les paroles d'Etienne. 11 regardait
autour de lui. On le devinait grave, attentif, heureux. C'était le
maître : celui qui commande, celui qui est responsable. Marthe
l'avait reconnu ; cependant Etienne, relevant la tête, crut
devoir dire d'une voix claire oîi l'on devinait de l'orgueil :
— Mon père !
Jacques des Gâchons.
(La deuxième partie au prochain numéro.)
GUERRE DE 1870
A L'ARMEE DE METZ (1
Les souvenirs que je résume dans ces pages, sont appuyés
sur des notes prises au jour le jour.
J'étais attaché, en qualité de capitaine d'étal-major, à la divi-
sion de Gissey, 1''^ du i^ corps.
Mon chef, qui m'honora de son amitié et d'une confiance
particulière, a pleinement approuvé mes impressions recueillies
d'après la marche des événemens. Il m'a éclairé dans mes juge-
mens, avec sa haute expérience des hommes et des choses; je
puis donc dire que les vues d'ensemble que je vais exprimer
sont en parfaite concordance avec les siennes, fréquemment ma-
nifestées pendant la campagne proprement dite, et durant \m
jours de la triste captivité à Hambourg.
I. — LES DÉBUrS DE LA GUKRRE. — L.A CONCENTllATION AUTOUR DE METZ
^'i julllet-i1 août 1870. — Chacun sait comment fut
engagée la malheureuse guerre de 1870 !
L'Empereur, qui voulut la diriger personnellement, était
dans un très mauvais état de santé, qui ne lui permettait pas
d'en supporter les fatigues.
(1) Dans le journal que nous publions pour l'aire suite aux arlicles île M. Emile
Ollivier, le général Garcin rend compte avec clarté et précision, et sans autre souci
que celui de l'exactitude, des événemens militaires auxquels il a participé jusqu'à
la chute de Metz.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsqu'on vit la guerre inévitable, l'élaboration du plan de
campagne fut très précipitée, alors qu'on aurait dû l'assurer
longtemps auparavant; elle se traduisit par une concentration
défectueuse, par un dispositif en rideau étendu, de Thionville à
gauche jusqu'à Strasbourg-Belfort à droite.
Cette ligne de front, faible sur tous les points, était sans
cohésion, et surtout sansmoyens d'action efficaces, pour prendre,
à une heure donnée, l'offensive hardie et vigoureuse qui eût été
conforme à nos traditions françaises !
Dans l'entourage de l'Empereur, des influences diverses et
très multipliées exercèrent, de façon variable, une pression plus
ou moins heureuse sur l'esprit du souverain.
Pourquoi l'Empereur, qui se savait malade, et dans l'impos-
sibilité de conduire personnellement les opérations, pourquoi
l'Empereur n'avait-il pas fait choix, à l'avance, de l'homme de
grand caractère et de réel savoir, auquel il aurait confié, de
façon absolue, la direction des destinées militaires de la France ?
Nous nous trouvions en présence d'un adversaire redoutable!
Cet ennemi se préparait de longue main à la guerre qu'il dé-
chaîna sciemment, et qu'il voulait pour l'accomplissement de ses
desseins ultérieurs ; on le savait pertinemment ; de nombreux
documens avaient été réunis à cette fin; il était facile d'être
fixé en haut lieu sur les éventualités les plus graves, et absolu-
ment inévitables dans un délai de temps quelconque.
C'était donc avant, et non pas à l'heure où la guerre éclatait,
qu'aurait dû être élaboré notre plan de campagne. Si le chef
suprême des armées françaises choisi par l'Empereur, et désigné
par lui en temps utile, avait connu la mission qui lui était
réservée, il se serait certainement préparé à la remplir le cas
échéant. Alors, dès le début de la guerre, notre concentration
aurait pu, en restant logique, être resserrée au lieu d'être épar-
pillée ; on aurait été maîtres de l'heure et par conséquent de
l'offensive ; on aurait pu la prendre incontinent, avec tout ce que
nous avions de disponible sous les drapeaux, pour agir en coup
de foudre, de manière à troubler la mobilisation et la concen-
tration des Allemands, détraquer par un premier choc auda-
cieux leur savant mécanisme du temps de paix. Nos m*agasins,
dans les places frontières, étaient, il est vrai, insuffisamment
approvisionnés quand éclata la guerre, mais, même en ayant
égard à cette condition défavorable, le chef suprême désigné par
A l'armée de METZ. 525
le Souverain, sentant sa responsabilité engagée, aurait fait
approvisionner ces places et l'armée dans le minimum de temps.
La plus grande activité s'imposait d'ailleurs, dès la première
heure des hostilités; elle serait restée des plus productives, parce
que le chef, choisi et qualifié pour ordonner, l'aurait entretenue
et soutenue avee méthode et réflexion. Les efl'ectifs, déjà si
faibles dans nos unités d'infanterie, n'auraient pas, dès le com-
mencement, subi des prélèvemens de combattans, néfastes et
déplorables, au profit de l'administration de l'armée dont l'ou-
tillage laissait à désirer ; on aurait assuré les services adminis-
tratifs par d'autres moyens, tels que les réquisitions, auxquelles
il fallut forcément recourir par la suite en improvisant du train
auxiliaire.
Quand une guerre, comme celle de 1870, éclate brusque-
ment et, si on le veut, en coup de tonnerre, le premier moment
de surprise, voire même de saisissement, est admissible. Mais
on doit se reprendre et surtout se reprendre vite.
En résumé, l'unité de vues, jointe à l'unité de direction, per-
mettaient seules de résoudre le problème qui surgissait, trou^
blant la quiétude d'esprit et un peu aussi l'insouciance géné-
rale ! Sous une bonne impulsion, nous serions certainement
arrivés à la production rapide, quoique laborieuse, de tous les
efforts commandés par les circonstances.
Rien de cela n'a été réalisé !
Qu'en résulta-t-il ?
Chacun des chefs des groupes importans, lancés précipitam-
ment à la frontière, et répartis sur notre front de longueur
démesurée, resta, durant des jours si précieux, dans une attente
passive et incertaine des événemens, c'est-à-dire des manifesta-
tions d'attaque du côté adverse. Les Allemands, qui pendant ce
temps n'étaient pas inquiétés, eurent tous loisirs, toutes facilités,
pour se mobiliser, pour se concentrer, puis pour choisir enfin
les points d'où ils pouvaient avantageusement fondre sur nous.
Nous n'arrivions même pas à être renseignés comme il conve-
nait, sur les projets d'irruption de l'ennemi sur notre territoire;
nous n'avons pas connu en temps utile les points qu'il choisis-
sait pour franchir la frontière; nous aurions dû savoir, et nous
aurions pu tout au moins chercher à mieux agir.
Gomme conclusion, et l'on ne saurait trop insister à cet
égard, il nous aurait fallu, avant tout et par-dessus tout, un chef
S26 REVUE DES DEUX MONDES.
autoritaire, vif et alerte, sagace et pre'voyant ; il fallait le Diix
des anciens, seconde' par un bon état-major, possédant son
entière confiance, et qui aurait su, à tous instans, assurer la
réalisation entière de la pensée dirigeante, celle de l'homme de
commandement choisi entre tous, envers et contre toutes
influences.
Quand on dispose de troupes, merveilleuses d'endurance et
d'entrain, comme l'ont été celles de l'armée de Metz, rien ne
devait être impossible ; il fallait débuter avec elles en allant
hardiment de l'avant ; l'harmonie dans les efforts, la confiance
en soi, se seraient manifestées; l'espoir du succès, dans ce choc
formidable de deux nations fortes, aurait certainement pu deve-
nir, pour nous, très fondé et très légitime.
n. — PÉRIODE DES GRANDES BATAILLES
Du 22 juillet au 8 août, notre situation au 4® corps, aile
gauche de l'ordre de bataille français, fut un état d'expectative et
d'incertitude.-
Nous restions dans une attente anxieuse, bien que nos recon-
naissances journalières, poussées très loin dans la direction de
Sarrelouis, donnassent à penser que l'effort allemand ne se pro-
duirait pas tout d'abord de notre côté.
La division de Cissey, placée en avant du gros du 4'^ corps, à
Sierck d'abord, puis à Bouzonville, Teterchen et Boulay, avait
servi de couverture à son corps d'armée, depuis le 23 juillet
jusqu'au 8 août.
Le 8 août, nous recevions des ordres, pour commencer une
marche rétrograde vers Metz où l'armée allait se concentrer.
Le 10 août, nous apprenions que le maréchal Bazaine avait
été investi du commandement suprême de l'armée; le général
Jarras lui avait été donné, contre son gré je crois, comme chef
de l'état-major de l'armée.
Cette désignation du général Jarras, a dit le général de Cissey,
ancien chef d'état-major du maréchal Bosquet en Crimée, qua-
lifié par conséquent pour porter un jugement, ne pouvait per-
mettre d'espérer un utile fonctionnement de l'état-major général
de l'armée. Et cependant, cet état-major était composé d'officiers
distingués, particulièrement choisis, les uns en raison de leur
grande expérience de la guerre, les autres parce qu'ils avaient
A l'armée de METZ. 527
une connaissance approfondie de l'organisation militaire de
l'Allemagne.
Mais le général Jarras n'avait pas la confiance du maréchal
Bazaine, qui le tint autant que possible à l'écart, et ne le mit
jamais au courant de ses projets ni de ses combinaisons.
Ce manque de liaison, entre le généralissime et son chef
d'état-major, devait être des plus préjudiciables au cours de la
campagne, pour le bon fonctionnement de l'organe essentiel
qu'est un état-major d'armée.
Au lieu d'être employés de façon incessante au service actif,
le seul qui permette au chef suprême d'être constamment ren-
seigné, de pouvoir ordonner, et surtout de faire assurer l'exécu-
tion de ses ordres, ces officiers d'élite furent particulièrement
absorbés par un travail de bureau; en fait, la plupart du temps,
ils restaient immobilisés, inutilisés, alors qu'ils auraient pu si
bien faire! En station, dans les marches et surtout au combat,
il aurait fallu les employer sans cesse, au lieu de les garder
inertes en paralysant leur bonne volonté et leur ardeur. Dans
notre modeste état-major divisionnaire, nous étions constam-
ment à cheval, et notre chef, qui savait se servir de nous, voyait
par nos yeux quand il lui était impossible de voir par lui-
même. Quand il n'y a pas utilisation rationnelle d'un état-major,
le chef qui est appelé à se faire seconder par lui, fùt-il un homme
très supérieur, se place inévitablement dans des conditions
d'infériorité certaine vis-à-vis de son adversaire, car il se prive
gratuitement de son organe de liaison et d'investigation auprès
de ses troupes, il reste ignorant de bien des choses, qui peuvent
lui être utiles pour le travail de la pensée, celui qui amène les
résolutions!
La concentration sous Metz était réalisée le 13 août et l'armée
se disposait à passer le 14 août sur la rive gauche de la Moselle,
en vue d'une marche générale de repli dans la direction de Verdun.
De notre côté, au 4« corps, la division Lorencez (.3'') tenait
la tète de la marche vers les ponts de la Moselle; la division de
Cissey, l•'^ venait ensuite; la division Grenier, 2^ attendait sur
le plateau, à proximité de Mey, son tour d'entrer dans la colonne.
Tout à coup, le canon tonne violemment, la division Gre-
nier, qui avait à sa droite les troupes du corps Lebœuf (S*^ corps),
est très fortement attaquée.
La division de Cissey, déjà à proximité des ponts de l'ile
528 REVUE DES DEUX MONDES.
Chambière sur la Moselle, entendant la violente canonnade,
laisse vivement ses sacs à terre le long de la route, remonte au
pas gymnastique, accompagnée par son artillerie, sur le plateau
à Mey; elle vole au secours de la division Grenier, que les
Allemands avaient déjà poussée très vivement et délogée des
bois en avant de Mey.
La division de Cissey, appuyée par sa droite à la division
Grenier, s'empare à nouveau du village de Mey, puis des bois
avoisinans. Attaqué avec une extrême vigueur, l'ennemi, refoulé,
se replie en désordre en éprouvant de très grosses pertes.
La nuit arrive, les Allemands tentent un violent retour
offensif, mais ils sont à nouveau repoussés et se retirent défi-
nitivement.
Nous bivouaquons sur les positions conquises.
Cette première rencontre avec nos adversaires, dénommée
bataille de Borny, nous indiquait déjà ce que nous pouvions
espérer de nos belles troupes!
Les pertes de la division, dans cette affaire, furent : Officiers :
2 tués, 4 blessés. — Troupe : 11 tués, 81 blessés, 11 disparus.
Les heureux résultats obtenus dans cette journée, par le
4'^ corps, peuvent être attribués sans conteste à l'initiative du
général de Ladmirault, admirablement secondée par l'intrépidité
de la division de Cissey, qui courut avec vivacité et entrain au
secours de la division Grenier. Les Allemands, bien renseignés,
avaient espéré culbuter les forces françaises laissées sur la rive
droite, pendant que leurs principales masses, par un mouvement
de grande envergure, traversaient la Moselle en aval de Metz,
afin de nous couper de la ligne de Verdun. Le général Jarras,
chef de l'état-major de l'armée, avait cependant été avisé, dès le
13 août, qu'une avant-garde de cavalerie prussienne avait passé
la Moselle au pont d'Ars, qu'il eût été si facile de faire sauter
le 13 au soir. Il ne tint pas compte de ce précieux renseigne-
ment, restant par surcroit sans liaison avec son général en chef,
qui, déjà, ne se souciait guère de l'avoir auprès de lui. On perdit
une occasion superbe d'infliger un^ sanglant désastre à l'adver-
saire, qu'on prenait en pleine exécution d'une manœuvre tro[t
audacieuse.
La direction générale de l'armée de Metz se manifesta, dès
ce début de haute lutte, très iacerta^ne et flottante.
llien d'heureux ne résulta pour nous du brillant combat de
A l'armée de METZ. 529
Boriiy, premier succès par lequel nous avions vengé nos échecs
en Alsace !
Après avoir bivouaqué sur son champ de bataille, la partie
du 4*^ corps qui avait été engagée reprenait le lo août à la pointe
du jour, suivant les ordres reçus, son mouvement interrompu
la veille; elle passait sur la rive gauche de la Moselle; la divi-
sion de Gissey s'installait à Voippy.
L'armée de Metz devant toujours se replier sur Verdun, le
corps de Ladmirault, 4<^, avait l'ordre de se porter le 16 août
sur Doncourt.
La division Lorencez était dirigée par Rozérieulles sur une
route déjà très encombrée ; les divisions Grenier et de Gissey par
Saulny et Saint-Privat.
On devait savoir que le gros des forces allemandes ne serait
pas loin de Doncourt, puisque, depuis deux jours, elles passaient
la Moselle sur plusieurs points en amont de Metz. Malgré cela,
le grand quartier général de l'armée commit la lourde faute de
laisser s'engager sur la route de Saulny, entre les divisions
Grenier et de Gissey, un parc de réserve d'artillerie, un lourd
convoi d'ambulances et do bagages. Or, le village de Saulny pré-
sente un long défilé étroit; c'était compliquer singulièrement la
marche de la division de Gissey, qui, prête à suivre immédiate-
ment la division Grenier, avait un intérêt majeur à atteindre
promptement le plateau, c'est-à-dire Saint-Privat, pour gagner
ensuite Doncourt, son objectif de marche assigné. S'il y avait eu
des officiers du grand état-major de l'armée, non seulement pour
régler méthodiquement l'ouverture de nos marches de guerre à
proximité de l'ennemi, mais encore pour en surveiller l'exécu-
tion au nom du général en chef, nul doute que nos mouvemens
dans le 4'' corps, au commencement de la journée du 16 notam-
ment, n'eussent été assurés avec la régularité et la ponctualité
nécessaires; l'encombrement par les impedimenta, sur les routes
affectées aux élémens de combat, eût en particulier été évité.
Il arriva forcément que in division de Gissey, échelonnée der-
rière la division Grenier, ne put la suivre immédiatement; elle
éprouva en outre, dans la traversée du défilé de Saulny, les
^lus grands retards et les plus grandes difficultés; elle perdit
beaucoup de temps avant de gagner le plateau de Saint-Privat.
Elle y parvint cependant, aussitôt qu'elle le put, grâce à l'ini-
tiative de son chef. Quittant la route encombrée par les équi-
T(*iE X. — 1912. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
pages, dès qu'elle fui sortie du long défilé, e-lle put eiilin
atteindre Saint-Privat vers 11 heures du matin, après avoir
marché à travers champs.
Un arrêt à Saint-Privat venait d'être ordonné, afin d'y faire
le café, et d'y grouper en même temps les deux brigades de la
division, qui avaient formé deux échelons de marche, mais, à
ce moment même, une très forte canonnade éclata du côté de
Gravelotte, Mars-la-Tour. On put pressentir tout de suite, à la
vivacité et à l'intensité du feu, une sérieuse attaque dirigée
contre l'armée française pour l'empêcher de poursuivre sa marche
sur Verdun.
Fidèle au principe de courir au canon, le général de Cissey,
sans songer un instant à attendre passivement des ordres du
commandement supérieur, prescrit de renverser les marmites
et de se remettre en marche vers Doncourt, tout en prenant sa
direction sur la ferme de Butricourt.
C'était aller droit à l'attaque allemande. La brigade de
Golberg, 2« de la division, marche en tête; la brigade Brayer,
!'■'' de la division, s'arrête quelques minutes à Saint-Privat pour
reprendre haleine, puis elle doit continuer à la suite de la
2^ brigade, formant comme auparavant le deuxième échelon
de marche.
La division de Cissey est, à partir de Saint-Privat, en for-
mation de marche condensée; elle coupe à travers champs pour
atteindre le terrain de la lutte dans le minimum de temps.
Un officier, envoyé par le général de Ladmirault, arrive au
galop, annonçant qu'une grande bataille est engagée et qu'il
est urgent de hâter le plus possible notre marche, pour arriver
au secours de la division Grenier, déjà fortement aux prises
avec l'ennemi et qui a un impérieux besoin d'être secourue. La
chaleur est écrasante, nous franchissons 10 kilomètres sans
nous arrêter, l'infanterie en colonnes par sections, l'artillerie
par demi-batteries, les troupes bien massées. Pas un homme ne
reste en arrière.
De la ferme de' Butricourt, où le général de Cissey, suivi de
son état-major, s'est porté au galop, il est facile de se rendre
compte que la bataille du 16 est en plein développement.
L'intention indiquée par le général de Ladmirault, com-
mandant du 4^ corps, est de tourner l'aile gauche ennemie par
Mars-la-Tour; il fait canonner vigoureusement l'adversaire, pour
A l'armée de METZ. o3 1
assurer le mouvement de la division Grenier, malheureusement
dessiné un peu trop tôt. Nos batteries divisionnaires, devan-
çant la brigade de Golberg, vont se mettre en ligne avec les
batteries de réserve du 4^ corps; elles^ ouvrent un fou nourri
sur les lignes prussiennes^
Bientôt arrive la brigade de Golberg, qui garnit la partie de
la ligne de front qui lui est assignée, de façon que la division
de Cissey, après l'arrivée de la brigade Brayer, puisse se trou-
ver rangée par brigades accolées sur deux lignes, sur la rive
droite du ravin de la Cuve.- Notre entrée en action permet de
porter plus à droite une masse de cavalerie française qui conti-
nuera à former l'extrême droite de notre ordre de bataille
général.
Mais, pendant notre entrée en ligne, l'ennemi recevait de
nouveaux renforts, à la faveur desquels il prononçait Un vigou-
reux retour offensif sur la division Grenier; il l'obligeait à
céder du terrain et à passer même assez brusquement en éche-
lon défensif derrière nous. Notre masse d'artillerie, qui se sentit
alors menacée h son tour, vint chercher rapidement une autre
position plus en arrière.
A un certain moment, notre adversaire se crut assuré du
succès; il poussait nos tirailleurs, les rabattant sur notre masse,
et sa tète d'attaque (brigade Vedel) s'avançait jusqu'à quarante
pas de nous.
L'instant était critique, car, au même moment, un coup de
mitraille ennemie balayait le général de Cissey et son état-
major, dont un seul officier, le capitaine Garcin, était resté à
cheval et indemne. Sans perdre une minute, le général de
Cissey fut promptement dégagé de dessous sa monture qui
venait d'être tuée, et alors qu'un officier allemand s'apprêtait
h lui casser la tête; il put remonter vivement à cheval en pre-
nant celui du capitaine Garcin, qui venait de le débarrasser de
l'officier ennemi. Alors, sur les ordres brefs et rapides du géné-
ral, sa division s'ébranlant comme une masse puissante, se
jette avec furie sur les troupes ennemies. Celles-ci, fauchées en
même temps par notre artillerie, qui venait de prendre une
position rapprochée très avantageuse, furent littéralement écra-
sées et vivement refoulées dans le fond du ravin de la Cuve qui
nous séparait de Mars-la-Tour. A ce début de la lutte acharnée,
le général Brayer, commandant notre U^ brigade, et son aide
532 REVUE DES DEUX MONDES.
de camp le capitaine de Saint-Preux tombaient mortellement
frappés tous deux. Cette mort brillante sur le champ de bataille
semblait avoir été en quelque sorte pressentie par le valeu-
reux commandant de la l''^ brigade. Il répondait en elï'et quel-
ques instans auparavant, au capitaine Garcin, envoyé par
le général de Cissey, pour le presser d'arriver sur la ligne de feu
avec ses régimens : « J'accours; on va toujours vite quand on
va à la mort ! » Son aide^de camp, le capitaine de Saint-Preux,
camarade de jeunesse du capitaine Garcin, lui avait, lui aussi,
déjà manifesté peu auparavant, dans une rencontre amicale,
les plus noirs pressentimens ! Tous les deux recevaient simul-
tanément la palme du martyre, en oftrant ensemble leur vie
pour la Patrie ! Singulier phénomène que les gens de guerre
constatent parfois, tout en allant au sacrifice, avec insouciance,
hardiment, sans peur ni reproche !
Mais reprenons la suite du combat.
Le général de Cissey et son état-major, l'épée à la main, en
tète de la division, poussaient l'adversaire, la baïonnette dans
les reins et achevaient sa déroute complète; nos drapeaux vic-
torieux étaient plantés sur les positions ennemies; le drapeau
du 16^ poméranien, ainsi que divers trophées, tombaient entre
nos mains.
Pour tâcher de sauver leur infanterie, en pleine déroute vers
Mars-la-Tour, les Allemands lancèrent sur la division de Cissey
leurs escadrons disponibles, qui, avec beaucoup de bravoure,
exécutèrent sur nous la charge de la mort. Notre infanterie,
pleine de sang-froid, formant rapidement des carrés, laisse
arriver cette cavalerie, la fusille, de face, sur les flancs et à
revers : elle l'anéantit si complètement, que pas un seul des
cavaliers engagés n'échappe au désastre; tous sont tués, blessés
ou faits prisonniers.
Nous étions entièrement maîtres du champ de bataille.
Ah ! il eût fallu alors faire occuper tout de suite Mars-la-
Tour, avec tout le 4'' corps et une réserve; nous aurions ainsi
intercepté la route de Paris et empêché les Allemands de
garder ce point important en se renforçant pendant la nuit.
Mais le haut commandement n'a pas dirigé cette bataille
du 16.
Nous n'avons pas vu le général en chef; pas un officier de
son état-major n'est venu voir ce qui se passait de notre côté.
A l'armée de METZ. 533
qui était peut-être, à un instant donné surtout, celui où l'enga-
gement général était le plus important.
Cette inertie fut coupable, puisqu'on ne tira pas profit des
efTorts et des sacrifices si volontairement consentis par les
troupes engagées; pareille inertie ne pouvait résulter que d'une
grande insuffisance, dans les capacités de direction et de con-
duite des masses. Tel qui a pu briller parfois au second rang,
s'éclipse totalement au premier.
Sur l'ensemble du 4'' corps, une seule division, la division
de Cissey, avait réellement donné son maximum d'efforts. La
division Lorencez, arrêtée longtemps dans sa marche par des
impedimenta de toute sorte, avait tardé pour atteindre le champ
de bataille, ne pouvant accourir au canon, à travers champs,
comme l'avait spontanément fait la division de Cissey, en dépit
de la chaleur et d'une marche des plus fatigantes au cours de
la journée.
La nuit étant proche, nos tirailleurs, qui avaient atteint Mars-
la-Tour, ne pouvaient songer à y rester, si notre division n'était
appuyée, ni soutenue. Le capitaine Garcin avait été envoyé
auprès du général de Ladmirault, pour lui exposer notre situa-
tion si avantageuse, et pour lui demander avec insistance, de
la part du général de Cissey, l'aide nécessaire pour garder le
terrain gagné, en occupant fortement jMars-la-Tour. Malheureu-
sement, en dépit des instances de cet officier, le commandant
du 4* corps crut devoir ordonner l'abandon du terrain comjuis,
et le repli de la division sur la rive droite du ravin de la Cuve.
Malgré les efforts surhumains produits dans la journée par
tous les élémens de notre division, les troupes étaient remplies
d'un enthousiasme indescriptible ; elles acclamaient au passage
leur vaillant chef, qui une fois encore les avait menées à la
victoire.
L'action terminée, parce que le jour avait disparu > on s'oc-
cupa à relever les blessés et à les diriger sur la ferme de Butri-
court, où avait été organisée une ambulance à l'aide de nos
ressources divisionnaires ; les nombreux prisonniers que nous
avions faits furent conduits en arrière des troupes. L'héca-
tombe des Allemands dans le ravin de la Cuve et sur ses bords
avait été telle que les tués s'y trouvaient amoncelés en masses
épaisses, montrant bien ainsi qu'ils y avaient été littéralement
écrasés.
S34 REVUE DES DEUX MONDES.
La prise du bivouac réalisée au cours des premières heures
de la nuit, la l"' division, qui n'avait de toute la journée
du 16 absolument rien mangé, s'alimenta comme elle le put
autour des feux allumés, puis elle prit un peu du repos dont
elle avait si grand besoin. Chacun était persuadé que la lutte
reprendrait certainement acharnée dès le 17 au matin; on s'était
endormi avec cette pensée enthousiaste et réconfortante !
Hélas! vers une heure du matin, l'ordre nous arrivait de
nous replier vers Metz, et la 1''^ division, groupée à 3 heures du
matin, après de grandes difficultés dans la marche à cause de
l'obscurité, se trouvait, autour de la ferme de Butricourt, prête
a se remettre en marche.
Nos pertes dans la division, à la fin de cette glorieuse jour-
née du 16, étaient : Officiers : 20 tués, 58 blessés. — Troupe :
179 tués, 692 blessés, 97 disparus.
Le 16 août, les 2^ et 6"^ corps d'armée, avec la Garde, avaient
tenu, depuis le matin, la gauche et le centre de notre ordre de
bataille général. Le 3'' corps était venu les renforcer vers 3 heures
du soir. Le i'' corps, à la droite, avait tout d'abord occupé Bru-
ville et Saint-Marcel avec la division Grenier ; il avait rejeté les
forces ennemies dans la direction de Vionville. La division de
Gissey, entrée en action vers 5 heures et demie du soir, avait
immédiatement réalisé son hardi et vigoureux mouvement
offensif sur Mars-la-Tour, après avoir relevé en première ligne
la division Grenier. A l'extrême droite, une masse importante
de notre cavalerie avait chargé la cavalerie ennemie non sans
succès, mais avait éprouvé des pertes sérieuses. Les Allemands
avaient produit, vers 5 heures du soir, un retour offensif géné-
ral sur leur ligne de combat ; ils avaient échoué et avaient été
partout repoussés.
Cette bataille du 16 août, qui n'avait cessé qu'entre 8 et
9 heures du soir, était dans son ensemble un succès réel pour
l'armée française. Elle aurait produit les plus grands résultats,
si nos masses, amenées méthodiquement sur le terrain de la
lutte, avaient été dirigées avec suite et habileté, si nous avions
répondu à la hardiesse imprudente de l'adversaire qui n'était
pas en nombre, en prenant toujours et toujours l'oifensive, qui
est dans notre tempérament, et qui aurait été des plus fécondes
avec nos admirables soldats.
Le destin, hélas! était contre nous.
A l'armée de METZ. 535
Le n août au matin, nous exécutions donc, ainsi que cela
avait été absolument prescrit, le mouvement de repli, qui pour
nous était sur Amanvillers, Saint-Privat. C'est de cette opéra-
tion néfaste que résulteront tous nos désastres!
Elle était, selon le maréchal Bazaine, motivée par la néces-
sité de se rapprocher de Metz, afin de se ravitailler plus aisé-
ment en vivres et en munitions.
Bien pauvres motifs! L'idée dirigeante qui aurait dû l'em-
porter sur toutes autres considérations, eût été de reprendre
résolument l'offensive, le 17 dès l'aube, en profitant de notre
succès du 16. Nous aurions rejeté sur la Moselle notre ennemi
empêtré dans des ravins difficiles. Nous aurions pu transformer
sa retraite en une complète déroute.
En tout cas, puisque cette idée si naturelle était écartée,
pourquoi ne se portait-on pas franchement dans les directions
Etain, Briey.^ Nous n'aurions pas cessé alors de rester en com-
munication avec Metz et Thionville, nous aurions encore pu nous
y ravitailler rapidement, tout en nous appuyant sur l'Argonne et
en faisant plus tard notre jonction avec Mac Mahon. Les
désastres de Sedan et de Metz eussent été évités et le sort de la
campagne fût peut-être resté finalement à notre avantage.
Pour justifier encore, si possible, son repli sur Metz, cette
place, disait le maréchal Bazaine, eût été investie et bombardée
aussitôt après notre départ; elle n'eût pas tardé à succomber,
puisque ses forts incomplètement armés et mal approvisionnés
auraient été hors d'état de résister efficacement.
Ce sont ces faibles raisons, données pour masquer del'impé-
ritie et un manque de résolution, qui ont en tout cas fait perdre
de vue que le sort d'un pays se résout par la lutte en rase cam-
pagne et non pas en s'accrochant à une place que l'ennemi finit
par encercler et bloquer.
Il aurait fallu pensera la capitulation d'Ulm.
Reprenons maintenant les faits, tels qu'ils se déroulèrent par
la suite.
La division de Cissey avait l'ordre de venir s'établir le 17, sa
droite à Saint-Privat, sa gauche à Amanvillers. Elle installait
donc son bivouac dans la matinée. V'ers 4 heures du soir, le
corps de Canrobert (6^) se plaçait à notre droite ; l'extrême-
gauche du 6*^ corps était installée dans le village même de Saint-
Privatr
536 REVUE DES DEUX MONDES.
Le 18 août au matin, une brusque canonnade éclate, nous
couvrant de projectiles. Sans prendre le temps de lever le bivouac,
la division de Gissey garnit rapidement la ligne de front qu'elle
avait à tenir, entre le 6® corps à droite, les autres divisions du
4® corps à gauche.
Pendant plusieurs heures, ce ne fut qu'un combat d'usure,
sans effort décisif. Encadrée, notre division restait impassible
sous le feu de l'artillerie ennemie, toujours renforcée. Les Alle-
mands, qui augmentaient constamment le nombre de leurs
pièces postées en face de nous, finirent par obtenir une supé-
riorité de feu écrasante. Nos batteries furent successivement
démontées, aucun renfort ne nous parvint, malgré des demandes
incessamment renouvelées.
A un moment de la lutte engagée, se dessina nettement à
nos yeux la préparation par les Allemands de leur attaque déci-
sive sur Saint-Privat.
De la ligne de front que nous occupions, nous nous rendions
facilement compte des agissemens de l'adversaire ; les forces
ennemies chargées de donner l'assaut se massaient, le canon
tonnait de plus en plus vite et criblait d'obus Saint-Privat et la
division de Cissey. Ce village ne nous semblait pas, d'autre part,
occupé de façon suffisante pour pouvoir résister au choc pro-
chain de la masse prussienne.
Le maréchal Ganrobert, du point où il stationnait sur la hau-
teur, ne pouvait se rendre compte, comme nous-mêmes, de ce
qui se préparait contre Saint-Privat, c'est-à-dire contre la gauche
de son corps d'armée. Il fallut môme une grande insistance de
la part de l'auteur de ce récit envoyé auprès de lui, pour le
convaincre du péril qui menaçait ce point important de notre
ligne de bataille et contre lequel allaient se produire tous les
efforts de nos adversaires.
J'avais insisté en effet de telle façon, que M. le maréchal
Ganrobert, m'interrompant, me donnait à entendre que je pou-
vais me retirer. Gomme je ne bougeais pas : « Vous êtes donc
Breton, mon capitaine ! s'écria-t-il. — Non, monsieur le maréchal !
Je suis désespéré, ajoutai-je, d'avoir aussi mal rempli ma mis-
sion, puisque mon exposé du péril qui menace Saint-Privat ne
me semble pas vous convaincre! » J'avais, entre temps, indiqué
au maréchal un point du terrain h proximité, d'où l'on pouvait
se rendre compte des préparatifs d'attaque de l'ennemi.
A l'armée de METZ. 537
<( Eh bien! j'y vais avec vous! » s'exclama le maréchal. A peine
la vision du péril avait-elle lieu, que le maréchal, me serrant la
main, me disait affectueusement et rapidement : (( Merci. Dites
au général de Cissey que je compte sur lui pour me soutenir. »
Le maréchal renforce à la hâte Saint-Privat, effectivement
assez dégarni de troupes, parce que le gros du 6** corps avait été
amené à s'étendre sur sa droite, dans la crainte d'un mouvement
tournant dirigé par le général allemand Steinmetz, qui, d'après
le maréchal, voulait le séparer de Metz.!
L'attaque de Saint-Privat déjà prévue a donc lieu; les troupes
à l'aile gauche du corps Canrobert sont écrasées et refoulées de
Saint-Privat malgré leur éclatante bravoure, la situation devient
pour nous des plus dangereuses, puisque la ligne de bataille fran-
çaise sera tout à fait rompue, si les Allemands réussissent et
parviennent finalement à occuper le village.
C'est alors qu'intervient, si utilement et si efficacement, pro-
prio motu, la division de Cissey. Par un raj>ide changement de
front sur sa droite, qui reste toujours appuyée à Saint-Privat,
notre division se place à petite portée de fusil, face au flanc droit
de la colonne d'assaut allemande. Elle la décime en moins d'un
quart d'heure par une fusillade des plus rapides; elle arrête net
l'élan des troupes chargées de l'attaque, qui subissent alors les
pertes les plus terribles, voyant nombre de fois tomber leurs
drapeaux dont les porteurs sont tués successivement !
Ah! si, à ce moment psychologique, le secours des réserves
tant de fois réclamées était survenu, c'était la victoire, la bril-
lante victoire!
Le maréchal Bazaine, loin du champ de bataille, ne savait
pas ce qui se passait alors!
Bientôt les Allemands se ressaisissent, de nouveaux groupes
d'artillerie viennent s'ajouter à la masse des pièces déjà en
position ; un feu d'une intensité inouïe, puisque les obus tom-
baient comme grêle, s'abat sur notre division, la décime et
l'écrase.
Pour donner une idée de la violence de ce feu de l'artillerie
allemande, une batterie française, rencontrée disponible en
arrière de notre ligne de feu, y avait été amenée par le capitaine
de la Boulaye, de notre état-major. Ouvrant son feu aussitôt après
sa mise en batterie^ elle fut immédiatement repérée par l'artil-
lerie allemande, et si vite écrasée, qu'elle ne put tirer qu'un
538 REVUE DES DEUX MONDES.
seul coup par pièce; ses affûts, ses caissons furent brisés, ses
officiers, sous-officiers et servans tués ou blessés ; le capitaine de
cette batterie, tout couvert de sang, venait, peu d'instans après
l'ouverture du feu par ses canons, dire au général de Gissey :
(( Voilà ce qui reste de ma batterie, moi seul disponible! »
La division de Gissey tint bon cependant autant qu'elle le
put, malgré des pertes considérables en officiers et troupe. Bien
que Saint-Privat ait été complètement abandonné par les der-
niers élémens du 6*^ corps en retraite sur Metz, notre résistance
est si héroïque à ce moment de la lutte que la tête de la colonne
d'assaut allemande reste comme figée à mi-pente, sur la croupe
de terrain qu'elle suivait pour atteindre Saint-Privat; elle y res-
tera immobile et terrifiée par ses pertes jusqu'à la nuit venue !
Le général de Gissey, considérant qu'il ne sera pas secouru,
malgré ses demandes de renforts réitérées, voyant que sa divi-
sion va être entièrement anéantie sous le feu le plus violent
qu'on puisse imaginer, recule très lentement par échelons de
brigade afin d'aller prendre une position de résistance en arrière
à la lisière des bois de Saulny. L'attitude de ses troupes en im-
pose toujours à l'adversaire, qui n'agira plus désormais jusqu'à
la fin de la bataille que 'par des feux très puissans d'artillerie
auxquels nous ne pouvons répondre qu'avec quelques pièces en
nombre insuffisant. La nuit approchait, il était sept heures du
soir; à cet instant, le soleil rouge comme du feu allait descendre
au-dessous de l'horizon; Saint-Privat, Amanvillers étaient en
flammes, laissant échapper vers le ciel de longs tourbillons de
fumée ; le peu qui nous restait de l'artillerie du 4® corps, non
démonté et utilisable, tonnait et vomissait obus et mitraille !
Quel spectacle grandiose et impressionnant ! G'était, à cette
heure tragique, l'effort suprême pour l'honneur que nous don-
nions à la France ! Il fallut, dans l'obscurité qui nous avait enfin
gagnés, abandonner ce champ de bataille couvert de nos morts
et de nos blessés; il fallut, suivant les ordres reçus, rallier Metz
au cours de la nuit : mais, malgré tout, la vaillance restait au
cœur de nos soldats incomparables; ils avaient soutenu une
lutte gigantesque et se tenaient encore prêts, jusqu'à la fin, à
de nouveaux sacrifices !
Nous avions perdu dans notre division : Officiers : 20 tués,
71 blessés, 21 dis}iarus. — Troupe : 18i tués, 1 177 blessés,
375 disparus.
A l'armée de METZ. 539
Si le 6*^ corps (Ganrobert) avait été appuyé le 18 par les
nombreuses batteries de la réserve générale, que l'on n'a jamais
utilisées dans les journées de haute lutte, le général de Ladmi-
rault aurait pu, avec les divisions Grenier et Lorencez, jointes à
la division de Gissey marchant en échelons, se jeter résolument
sur les Allemands arrêtés dans leur premier élan quand ils don-
naient l'assaut à Saint-Privat. Gette puissante contre-attaque au-
rait permis d'infliger à l'ennemi une sanglante défaite, malgré
leurs corps d'armée accumulés devant nous. La Garde, qui serait
venue à la rescousse derrière le 4^ corps, aurait complété notre
effort d'ensemble et nous aurions pu arriver à nous rendre défi-
nitivement maîtres de la situation.
Malheureusement, notre chef suprême n'était pas là, pour pro-
fiter de l'occasion qui s'offrait à lui pour la seconde fois, afin de
déterminer un grand succès final ! Son état-major restait immo-
bilisé auprès de lui, loin du champ de bataille; le maréchal
Bazaine ne voulut pas se renseigner, et par conséquent con-
naître, d'instans en instans, les incidens graves qui caractéri-
saient les phases de la bataille décisive de Saint-Privat. L'inertie
et l'insouciance rendaient inutiles les impressions apportées par
ceux qui venaient de la ligne de feu, demandant à être soutenus
et renforcés sur les points les plus menacés.
Pour la journée du 18 août le dispositif général de l'armée
de Metz avait été le suivant :
La ligne de front de combat allait de Rozérieulles à Saint-
Privat.
Le 6« corps, à la droite, tenait Raucourt et Saint-Privat.
Le 4« corps, divisions de Gissey et Grenier en première ligne,
division Lorencez en seconde ligne, occupait Amanvillers, Mon-
tigny-la- Grange et se reliait à Saint-Privat, par la droite delà
division de Gissey, à l'extrême gauche du 6« corps.
Le 3^ corps, à gauche du 4^ avait son front couvert par les
fermes La Folie, Leipzig, Moscou, sa gauche arrivant à la ferme
du Point-du-Jour.
Le 2^ corps couronnait la hauteur qui domine Rozérieulles,
un bataillon du 97« d'infanterie à Sainte-Ruffine.
La Garde avait une brigade de voltigeurs au chalet Billaudel,
formant réserve pour le 3« corps ; la division de grenadiers, avec
le général Bourbaki, fut d'abord placée sur le plateau de Plap-
peville, puis plus tard, mais beaucoup trop tard, elle vint à l'en-
540 REVUE DES DEUX MONDES.
trée du bois Je Saulny. La 2"^ brigade de voltigeurs se tint avec
le général Deligny au col de Lessy.
Le maréchal Bazaine resta à Plappeville avec son état-major.
Dès le début de la bataille, l'ennemi fit effort contre notre
droite ; Sainte-Marie-aux-Chênes, un instant occupé par le 6^ corps,
fut écrasé d'obus et dut être abandonné. Roncourt fut ensuite
attaqué, et le (5® corps, bien qu'il fût soutenu par la brigade de
cavalerie du Barail et d'autres élémens de même arme, finit par
l'évacuer.
Dans le 4® corps, la division Lorencez n'avait pas tardé à être
portée en ligne, à gauche de la division Grenier.
Dans le 3'^ corps, une brigade, tenant bien le bois de Géni-
vaux, avait couvert efficacement la partie de notre front défendue
par les divisions de ce corps d'armée.
Dans le 2® corps, les positions occupées avaient été facile-
ment gardées, et, de ce côté, l'ennemi se contenta d'une démon-
stration de mouvement tournant vers Jussy, mouvement qui fut
repoussé par la brigade Lapasset.
Le 19 août au matin, la division de Cissey, après une marche
de nuit rétrograde, pénible et difficile, sur une route encombrée
d'impedimenta, atteignit enfin le village de Voippy.
Après quelques heures de repos bien courtes, et dès cinq
heures, son chef la faisait rassembler provisoirement, puis, con-
formément aux ordres reçus, l'établissait au-dessous du fort
Saint-Quentin.
Une pluie diluvienne avait mis dans un état lamentable nos
malheureux Jsoldats, démunis de tout, puisqu'ils n'avaient pas
eu le temps de reprendre leurs effets, laissés au bivouac de la
veille, quand on avait commencé la bataille de Saint-Privat. Ces
braves garçons, résignés et admirables en tout, nous rendaient
plus malheureux encore, en raison de leurs souffrances et de
leurs privations, qu'ils enduraient après des heures de combat
acharné et sans avoir pris le repos nécessaire.
ni. — COMMENCEMENT DE L'INVESTISSEMENT. — ENCERCLEMENT
DE l'armée de METZ. — TENTATIVES DE PERCÉE DES 26 ET 31 AOUT
A partir du 20 août, commence l'encerclement de l'armée et de
la place de Metz; il sera soigneusement assuré par les Allemands !
Notre général en chef va, au fond, rester passif jusqu'à la
A l'armée de METZ. 541
fin du drame. Nous, infortunés, nous allons subir le supplice
d'un enlizement fatal, contre lequel nous voudrons nous dé-
battre, mais qui forcément aura raison de nous, puisque la
passivité restera à l'ordre du jour!
Sentant déjà que, quoi qu'il advienne, nous devons remplir
notre rôle du mieux que nous pourrons, nous allons nous orga-
niser aussi fortement que possible, pour une résistance éner-
gique.
Les Allemands finiront peut-être par nous réduire, mais ce
sera en nous affamant et non pas en nous maîtrisant par le
combat !
Les forts de Metz étaient à compléter pour être mis en me-
sure de soutenir un siège, il faudra fournir pendant un certain
temps de nombreux travailleurs pour assurer leurs conditions
défensives.
Les Allemands, très renseignés sur nous, grâce à leur ser-
vice d'espionnage parfaitement organisé, peuvent déjà compter,
qu'en établissant un blocus sévère, ils viendront à bout de la
résistance de Metz sans coup férir et dans un nombre de jours
qu'ils peuvent presque escompter à l'avance-.
36 août. — Le 26 août doit avoir lieu, nous dit-on, une pre-
mière tentative pour forcer, sur la rive droite de la Moselle, un
point du cercle ennemi qui nous enserre ! Les forces françaises,
établies sur la rive gauche, doivent, à cet effet, quitter leurs
emplacemens dans la nuit du 25 au 26 et franchir la rivière.
Pour cette démonstration, le 6^ corps tiendra la gauche entre le
château de Grimont et la Moselle; le 4" corps sera à hauteur de
Mey avec les divisions de Cissey et Grenier en première ligne, la
division Lorencez en seconde ligne, formant réserve du 4^ corps.
Le 3^ corps doit se placer à la droite du 4^. Le 2® corps devait
être maintenu en réserve générale de l'armée avec la Garde.
L'ennemi, qui est en forces dans les villages de Servigny,
Poix et Sainte-Barbe où il a déjà établi de nombreuses batteries,
reste immobile en attendant notre attaque !
Quant à nous, nous sommes maintenus dans l'expectative des
ordres du maréchal Bazaine, qui préside un conseil de guerre
réuni au château de Grimont.
A 6 heures du soir, et sans que nous ayons combattu, il nous
est enjoint d'aller reprendre sur la rive gauche de la Moselle,
nos positions primitives !
542 REVUE DES DEUX MONDES.
La pluie torrentielle qui n'a pas cessé de tomber, au cours de
la journée, dure toute la nuit : elle alourdit cette épreuve inu-
tile imposée à nos soldats !
On n'utilise même pas notre concentration sur la rive droite,
pour s'assurer la possession des approvisionnemens en denrées
de consommation existantes sur le terrain que nous quittons et
qui plus tard nous auraient été si précieuses si on les avait fait
entrer dans Metz.
Ce furent les Allemands qui en profitèrent! Après une
marche de nuit déprimante, la division de Cissey gagnait avec
grandes difficultés Longeville-lès-Metz, nouveau point de sta-
tionnement assigné.
Ce ne fut qu'à la pointe du jour, le 27, qu'il nous fut pos-
sible de faire un établissement définitif. Une brigade s'installe
en avant de Longeville-lès-Metz, l'autre, sous le fort Saint-
Quentin, avec avant-postes à Scy et à Chazelles; l'artillerie de
la division a son parc établi à l'extrémité de Longeville,du côté
de Metz; le quartier général est à Longevilles
Le 2® hussards, qui avait été adjoint à la division, assura un
service de vedettes a nos avant-postes.
Beaucoup se sont demandé à quel "effet avaient eu lieu les
marches du 26 août, pour concentrer l'armée sur la rive droite
de la Moselle .^^ L'utilité de cette démonstration est restée un
mystère !
SI août. — Dans la nuit du 30 au 31 août, nouveaux ordres
pour se porter le 31, dès 5 heures du matin, sur la rive droite
de la Moselle, et aller prendre position sur le plateau de Grimont.
Les 2^ et 3^ corps d'armée avaient été maintenus sur cette
rive le 26 au soir.
A 8 heures du matin, la division de Cissey est formée, la
droite au bois de Mey, la gauche à la route de Bonzonville ; la
division Grenier est à sa gauche, à hauteur de Villers-l'Orme.
La division Lorencez est en seconde ligne.
Le 4^ corps d'armée a le 6^ corps à sa gauche et le 3^ corps à
sa droite; plus à droite encore, le 2® corps [d'armée. La Garde,
formant la réserve générale, est placée derrière le 6"^ corps,
entre le château de Grimont et la Moselle.
Vers midi, le général de Ladmirault, sortant du conseil de
guerre qui vient d'être tenu, annonce avec une joie rayonnante
que nous allons avoir enfin une vraie bataille! Nous aborderons
A l/vRMÉE DE METZ. 543
l'ennemi de front, en cliereliant à le tourner par sa gauche. On
ne se bornera pas à le canonner, mais nous le forcerons à me-
surer son infanterie avec la nôtre! Cette nouvelle, vite répandue
dans les corps de troupe, rend nos soldats tout heureux, à la
pensée de n'être pas tenus immobiles sous le feu des canons
allemands, mais de pouvoir rendre coups pour coups, et de se
servir énergiquement de leurs baïonnettes.
La division Aymard, du 3" corps, à notre droite immédiate
se précipitera sur Servigny; nous soutiendrons cette attaque, et
le mouvement d'offensive générale sera appuyé par trois pièces
de gros calibre de 24 et une batterie de 12 établies à 800 mètres
en avant du fort Saint-Julien.
L'attaque, par les autres élémens du 3*^ corps, sera subor-
donnée aux progrès du mouvement du 2^ corps, agissant à
l'extrême droite de notre front de bataille. Le 2*^ corps, qui va
menacer l'extrême gauche ennemie, doit encore l'empêcher de
fournir une résistance à outrance, dans les villages qu'il occupe
et dans les retranchemens qu'il a construits.
Mais tous ces mouvemens ordonnés sont retardés par des
causes restées inconnues; la division Aymard n'entre en action
qu'après 4 heures du soir!
Pendant qu'on perd ainsi un temps précieux, l'ennemi ri-
poste violemment aux feux de nos grosses pièces d'artillerie en
position fixe : le tir de l'adversaire est sans grande efficacité,
grâce à la précaution prise de tenir les troupes d'infanterie très
déployées et en arrière des crêtes.
La division de Gissey, appuyant l'attaque commencée par
la division Aymard, se porte en avant en lignes échelonnées;
notre artillerie divisionnaire, réduite à 4 pièces par batterie,
inaugure une nouvelle manière de combattre.; Elle se porte
rapidement derrière les crêtes successives, ôte les avant-trains
hors de la vue de l'ennemi, met en batterie à bras d'hommes,
tire rapidement plusieurs salves efficaces, remet les avant-trains,
puis change de position par un mouvement de flanc au galop.
L'ennemi couvre immédiatement d'obus le terrain que vien-
nent de quitter nos batteries, et comme il n'y a plus personne,
ce sont des munitions consommées en pure perte! Par cette
manière de faire, notre artillerie supplée à son infériorité
numérique !
Le 20^ bataillon de chasseurs à pied, attaché à notre divi-
544 REVUE DES DEUX MONDES.
sion, ne tarde pas à devancer la division Aymard ; nos tirail-
leurs et les partisans de nos compagnies franches pénètrent
dans les premières maisons de Servigny et causent de grandes
pertes aux Allemands. En même temps, notre masse d'infan-
terie enlève, avec une rare énergie, les tranchées-abris et les
retranchemens de toutes sortes qui protègent nos adversaires;
un grand nombre de canons ennemis de position tombent entre
nos mains, mais doivent être encloués, faute d'attelages pour
les emmener.
La nuit survient malheureusement avec un brouillard épais;
il devient très difficile de remettre l'ordre nécessaire dans ces
troupes qui viennent de combattre avec acharnement, jusqu'à
ce que la lutte soit devenue impossible. Les Allemands, guidés
par les feux de bivouac imprudemment allumés dans la division
Aymard, repoussent de Servigny nos avant-postes, qu'on ne
peut plus soutenir efficacement à cause de l'obscurité complète.
Les pertes subies par la division de Gissey dans cette journée
du 31 août furent :
Officiers : 4 tués, 29 blessés, 4 disparus. — Troupe : 41 tués,
449 blessés, 255 disparus.
/^'' septembre. — Le 1^'' septembre, à la pointe du jour, la
division Lorencez nous remplace en première ligne et ce mou-
vement est favorisé par le brouillard toujours très épais.
La division de Gissey va remplir le rôle de réserve du
4^ corps, si, comme nous l'espérons, l'ensemble des troupes doit
marcher de l'avant, afin de profiter «lu premier succès obtenu
la veille.
Mais, vers 9 heures du matin, le maréchal Bazaiiie appre-
nant que notre S*" corps (Lebœuf) est attaqué par des forces
considérables, prescrit de battre en retraite sur toute la ligne,
et de venir prendre une position de rassemblement à proximité
du fort Saint-Julien.
A i heure du soir, la division de Gissey quittait cette posi-
tion de rassemblement, allait passer la Moselle, puis venait
reprendre sa situation du 30 août sur la rive gauche, après une
marche exténuante, provenant surtout de l'encombrement de
la route suivie.
Diverses améliorations, au point de vue de l'installation,
comme à celui des conditions de résistance éventuelles, sont
réalisées à cette heure du retour vers Longeville-lès-Metz.
A l'armée de METZ. 545
Le village de Moiilins-lès-Metz, qui est un des points prin-
cipaux de notre ligne de couverture, est particulièrement ren-
forcé. Deux compagnies de grand'gardes, relevées toutes les
24 heures, y feront le service concurremment avec une des quatre
compagnies franches de la division.
Le commandement supérieur de ce poste important de Mou-
lins-lès-Metz est donné à M. Arnous-Rivière, chef d'une com-
pagnie de volontaires, installée en permanence dans cette localité.
M. Arnous-Rivière, ancien officier au régiment étranger,
avait une grande habitude de la guerre d'avant-postes, qu'il avait
pratiquée en maintes circonstances et notamment durant le
siège de Sébastopol; il a rendu des services très appréciables au
cours du blocus de Metz, non-seulement en assurant la sécurité
de la division, dans la direction d'Ars-sur-Moselle et dans celle
de Sainte-Ruffine, mais encore en nous procurant des approvi-
sionnemens en denrées diverses pour la subsistance de la
troupe, qu'il savait découvrir, et que nous faisions enlever par
nos compagnies franches, composées d'hommes résolus et
adroits.
Le 2® hussards ayant été de nouveau rattaché à la division
de Cissey, un groupe de cavaliers alimentait chaque jour le
service des vedettes.
Les villages de Scy et de Ghazelles étaient occupés par des
corps de notre division, qui assuraient d'autre part la sécurité
en avant de ces localités, et toujours en liaison avec les grand'-
gardes de Moulins-lès-Metz.
Le mouvement de retraite de l'armée de Metz, dans la jour-
née du l^"^ septembre, fut désastreux à tous les points de vue!
Il avait fait constater notre impuissance, même après un
succès; il témoignait, à partir de ce moment, de l'abandon
absolu de l'idée de faire une trouée pour rejoindre l'armée de
Mac Mahon; il indiquait nettement la résolution de rester con-
finés sous Metz.
On a prétendu que le maréchal Bazaine croyait avoir devant
lui, le l^"" septembre au matin, 220 000 Allemands venus en
partie pendant la nuit après avoir franchi la Moselle ! Il ignorait
donc à ce moment que les deux principales armées allemandes
manœuvraient pour envelopper Mac Mahon .^ Les prisonniers
que nous avions faits le 31 août, sans compter un service d'es-
pionnage bien assuré, auraient pu nous l'apprendre ! mais le
TOME X. — 1912, 35
546 REVUE DES DEUX MONDES?-
service des renseignemens, au grand quartier général de notre
armée, a été, du commencement à la fin, tout à fait insuffisant;
nous n'avons jamais su ce que nous avions exactement devant
nous, et encore moins ce qui se passait à l'extérieur!
IV. — BLOCUS DE l'aRMKE DE METZ. — PRIVATIONS ET MISÈRES
/jer SEPTEMBRE-24 OCTOBRE
Nous entrons dans la période du blocus proprement dit :
Les journées des 2, 3, 4, [5, 6, 7 et 8 septembre sont parti-
culièrement employées à une forte organisation défensive de nos
positions.
Par des retranchemens, des tranchées-abris, des maisons
crénelées aux endroits indispensables, nous arrivons à des con-
ditions d'ensemble excellentes pour la résistance! L'ennemi, qui
sait très bien ce qui se passe de notre côté, ne tentera jamais de
nous surprendre et surtout de foncer sur nous, avec l'intention de
nous réduire par le combat pendant le temps que durera le
blocusi;
Un service d'avant-postes, rigoureux et très soigneusement
asssuré, fonctionnera chez nous sans relâche jusqu'au dernier
jours:
Avec nos quatre compagnies franches, soutenues quand il est
nécessaire, nous enlevons de vive force tous les approvisionne-
mens à notre portée en céréales et denrées fourragères, nous
assurons avec nos propres moyens, dans la division, la fabrica-
tion de notre pain quotidien.
Cet ensemble de mesures nous sauvegardera et nous empê-
chera de mourir de faim dans les derniers jours,:
La plus grande propreté doit constamment régner dans nos
cantonnemens et à nos avant-postes; [nous éviterons par là
toutes causes d'épidémies qui auraient été |la ruine complète de
nos effectifs, si diminués déjà dans les combats antérieurs!
L'état-major de notre division se multiplie sous l'impulsion
intelligente et ardente du général de Gissey, pour surveiller l'exé-
cution des mesures de sécurité prises et de tous les détails du
service quotidien. Cet état-major fournit surtout du service actif
et non exclusivement un service de bureau.
A dater du 8 septembre, la viande de cheval est mise en dis-
tribution.
<
A l'armée de METZ. 547
Des pluies torrentielles tombaient très fréquemment, et
venaient accroître de façon marquée nos premières misères.
Des bruits alarmans et sinistres courent alors dans les
camps ! D'après ces rumeurs, l'armée de Mac Mahon aurait été
anéantie à Sedan. La France était entièrement ouverte à l'in-
vasion de l'ennemi.
On ne savait comment ces nouvelles, que le grand quartier
général disait non confirmées, avaient pu être mises en circu-
lation! D'aucuns assuraient que c'était l'ennemi qui nous les
faisait parvenir pour nous démoraliser et nous énerver.
9 septembre. — A 7 heures du soir, par une pluie diluvienne
et un ouragan très violent, une forte canonnade commence sur
toute la ligne ennemie ; elle est dirigée contre nos positions et
nos cantonnemens.
Les Allemands ont leur artillerie déployée sur la rive gauche
de la Moselle, c'est-à-dire vers Ars-sur-Moselle, à Vaux, Jussy,
le Point-du-Jour, etc. Nos forts de Saint-Quentin et de Plappe-
ville répondent à cette canonnade. Nous n'éprouvons pas de
pertes, grâce aux dispositions de préservation adoptées ; toute-
fois, comme c'est peut-être là le prélude d'une attaque générale
préparée contre nous, tout le monde se rend à son poste de
combat.
Le bruit a été accrédité, à propos de cette canonnade, ter-
minée vers 8 heures et demie du soir, que les troupes prison-
nières de l'armée de Sedan contournaient Metz à ce moment
même! Le découragement dont elles étaient sans doute déjà
envahies ne devait-il pas être augmenté par cette démonstration
de l'artillerie allemande.^
iO septembre. — A partir du 10 septembre, la ration des
chevaux est sensiblement réduite. Le temps continue à être
épouvantable. Dans la soirée du 10, a lieu, à nos avant-postes
de Moulins-les-Metz, une échange de 600 prisonniers.
Nous apprenons par les nôtres, qui nous sont rendus et pro-
viennent de l'armée de Sedan, combien le désastre y a été
complet et" malheureux pour notre cause. Dés'ormais, notre
général en chef devait être certain de ne plus pouvoir compter^
sur des renforts venant par le Nord de Metz.
Il aurait pu, croit-on, avant notre affaiblissement définitif,
tenter une trouée par le Sud, se jeter sur Château-Salins en
coupant les chemins de fer à l'ennemi, et chercher ensuite à
548 REVUE DES DEUX MONDES.
gagner le plateau de Langres pour avoir l'appui de cette place
et de celle de Besançon.
Cette conception aurait, parait-il, été envisagée et même
étudiée à l'état-major général de l'armée, mais il n'y fut donné
aucune suite.
Nous apprenons, par un émissaire venant d'Ars-sur-Moselle,
la nouvelle de la révolution du 4 septembre.
// et 1*2 septembre. — Travaux de perfectionnement et
d'achèvement dans notre organisation défensive. Réduction nou-
velle de la ration d'avoine pour nos chevaux, on la remplace
par de la graine de minette et de sorgho.
M. Debains, jeune diplomate attaché en qualité d'historio-
graphe à l'élat-major de l'armée, essaie de franchir en parle-
mentaire nos avant-postes de Moulins-les-Metz.
Il est, en fait, envoyé par le maréchal Bazaine au gouverne-
ment de la Défense nationale, pour lui exposer notre situation
exacte.
M. Debains s'était donné comme sujet belge, avocat au
barreau de Liège, enfermé dans Metz par suite de circonstances
fortuites.
Les Allemands l'accueillent poliment, le gardent toute la
journée à leurs avant-postes, puis nous le renvoient le soir dans
nos lignes, se refusant à le laisser sortir de Metz.
iS et 14 septembre. — L'avoine disparait progressivement
de la ration journalière de nos chevaux ; elle est remplacée par
tout ce qu'il est possible de trouver.
Le mauvais temps persiste et le froid se manifeste.
L'effectif de notre division est réduit à 5 500 hommes
environ.
Une brigade de la Garde nous avait été promise comme ren-
fort pour garder nos positions très étendues, mais cette pro-
messe n'est pas suivie d'effet ; la brigade de la Garde reste tran-
quillement maintenue au Ban Saint-Martin.
15 septembre. — Un service postal, par petits ballons, est
inauguré dans la place de Metz ; ce service est avantageusement
utilisé.
16 septembre. — Un ordre général apprend officiellement à
l'armée de Metz la composition du gouvernement nouveau qui
s'est formé à Paris.
18 septembre. — Il nous est prescrit de livrer tous les jours,
A l'armée de METZ. 349
h partir de cette date, un certain nombre de chevaux d'artillerie
€t de cavalerie, afin d'assurer le service de distribution, de la
viande aux troupes.
Depuis longtemps déjà, il ne nous reste plus que du cheval à
manger !
i9 septembre. — Nous recevons l'ordre d'utiliser les feuilles
de vigne et d'arbres encore existantes, pour assurer la nourri-
ture des chevaux qui nous restent.
':^0 septeynbre. — Un ordre géne'ral réduit d'une quantité très
notable les rations de sel, sucre et café.
'iS septembre. — Un parlementaire prussien amène dans la
journée, pour franchir nos lignes, un homme aux allures mysté-
rieuses, qui se dit envoyé diplomatique auprès du maréchal
Bazaine.
C'était le célèbre Régnier, comme nous le sûmes plus
tard !
II nous parait, dès l'abord, très peu au courant des usages
diplomatiques, car il avait pris, pour drapeau de parlementaire,
une chemise attachée au bout de son parapluie.
C'était un bavard et un incohérent, qui, à première vue,
n'avait pas l'air sérieux et ne paraissait pas susceptible d'inspirer
confiance.
Le capitaine Garcin, de l'état-major de la division, chargé
de le conduire en voiture, les yeux bandés, au maréchal Bazaine
au Ban Saint-Martin, avait tout de suite remarqué ses allures
étranges et assez louches, pendant le trajet depuis Longeville-lès-
Metz ; il avait eu de la peine à l'amener à se taire et à se dis-
penser de réflexions formulées à haute voix.
Après avoir eu un entretien secret d'une certaine durée avec
le maréchal, ledit M. Régnier fut reconduit, sur sa demande et
d'après l'ordre du maréchal, directement à nos avant-postes de
Moulins-lès-Metz.
Il était sur, aftîrmait-il au capitaine Garcin, de pouvoir re-
passer nos lignes sans difficultés, car c'était, d'après lui, entendu
avec les Allemands ; ils l'en avaient assuré au moment oîi il
venait à nous. Mais la chute du jour se produisait quand nous
fûmes à proximité des avant-postes ennemis, une grêle de balles
fut la réponse aux sonneries du trompette qui accompagnait les
parlementaires.
M. Régnier, qui ne se souciait nullement d'être tué ou niêma
550 REVUE DES DEUX MONDES.:
blessé, demanda alors très instamment qu'on le gardât pendant
la nuit à Moulins-lès-Metz. Il y fut donc retenu, gardé à vue
bien entendu, car la confiance qu'il nous inspirait était vrai-
ment des plus médiocres.
34 septeynbre. — L'étrange diplomate retourne donc de grand
matin au quartier général du prince Frédéric-Charles à Fras-
catyi;
Il revient, le soir même de cejour,jmais cette fois, et contrai-
rement aux usages habituels, il est [introduit dans nos lignes
par un officier de l'état-major général de l'armée, envoyé à
l'avance à Moulins-lès-Metz pour le recevoir et l'amener direc-
tement au maréchal Bazaine.
35 septembre. — Le matin, à la pointe du jour, M. Régnier
retournait au quartier général prussien, emmenant avec lui le
général Bourbaki habillé en civil, ainsi que des médecins luxem-
bourgeois en séjour à Metz appartenant à une ambulance inter-
nationale, qui avaient demandé à sortir de la place.
37 se'ptemhre. — A 9 heures du matin, la canonnade se fait
entendre du côté du fort de Queuleu ; elle correspondait à une
pointe tentée sur Peltre et Mercy-lès-Metz, action offensive que
nous devions soutenir au besoin^]
Le général Lapasset, du 2^ corps, réalisa à cette occasion un
brillant coup de main, faisant à l'ennemi plus de 200 prisonniers
et enlevant des approvisionnemens assez considérables.
Nos hommes avaient enlevé avec un entrain remarquable
dans ce combat tous les retranchemens de l'ennemi; les wagons
blindés qui avaient porté une partie des troupes assaillantes
jusque sur le théâtre du combat, avaient servi ensuite pour
ramener les prises faites aux Allemands.
Toute l'armée eut grande joie quand elle apprit ce succès dû
à la hardiesse et à la vivacité de nos soldats habilement di-
rigésg
38 septembre. — La ration des chevaux est de nouveau
réduite de 500 grammes et composée en grande partie de tour-
teaux. Les pauvres animaux font pitié, tant ils sont maigres et
décharnés; on en voit constamment qui tombent d'inanition sur
les routes! Aussi, le petit nombre qui reste vivant n'est-il
guère propre à faire un service et encore moins bon pour la
boucherie I
SO septembre. — Une mentalité particulière, causée par
A l'armée de METZ. 551
l'irritation et les souffrances endurées, commence à se mani-
fester chez certains !
Des menées, plus ou moins secrètes, sont ourdies en vue de
faire remplacer le maréchal Bazaine comme commandant en
chef, par le général de Ladmirault, qui prendrait alors le géné-
ral de Gissey comme chef de l'état-major général de l'armée.
Le général de Ladmirault, en présence du maréchal Bazaine,
flétrit comme ilconvieat ces fâcheuses tendances à l'indiscipline,
toujours condamnables, fussent-elles motivées par une irritabi-
lité assez naturelle, qui résultait de nos épreuves et de nos infor-
tunes accumulées !
L'abandon du sentiment du devoir, manifesté par un certain
nombre, eut malheureusement et par surcroît une triste réper-
cussion, car notre ennemi l'apprit tout de suite, grâce à son
habile service d'espionnage ; il fut édifié sur notre situation
militaire intérieure et encouragé à nous serrer toujours de plus
près.
^ octobre. — Les Allemands, à 1 heure et demie du soir,
canonnent nos avant-postes extrêmes placés à Sainte-Ruffine ; ils
paraissent disposés à agir de vive force contre nous. L'artillerie
de nos forts répond avec ses grosses pièces à celles de l'ennemi
et éteint leurs feux vers 2 heures et demie. Notre adversaire
renonce à prononcer son attaque décisive et nos forts conti-^
nuent à tirer sur Ars-sur-Moselle et sur Frascaty où ont lieu des
mouvemens de troupes allemandes.
A 4 heures du soir, l'alerte étant passée, nos troupes repren-
nent leurs conditions de vie habituelles. La ration de tour-
teaux de colza donnée à nos chevaux est remplacée par un
équivalent de betteraves ; les pauvres bêtes font plus que jamais
pitié ! Quelques chevaux d'officiers, seuls, sont encore capables
de faire du service en étant très ménagés.
3 octobre. — L'ennemi, exaspéré de n'avoir pu nous déloger
de nos avant-postes de Sainte-Ruffine, qu'il n'avait pas voulu la
veille attaquer à l'arme blanche, nous canonne à nouveau avec
une grande intensité de feux. Il n'a pas plus de succès que le
2 octobre ; nos troupes, remarquablement aguerries et très
alertes, le tiennent en respect de façon absolue. Le fort Saint-
Quentin répond d'ailleurs très efficacement aux batteries alle-
mandes.
4 octobre. — Gardant encore, malgré tout, une dernière
"352 REVUE DES DEUX MONDES.
espérance au cœur, celle Je nous frayer, les armes à la main, un
(les jours prochains peut-être, un chemin à travers les mailles
qui nous enserrent, nous préparons tout en vue de la réalisation
d'une percée à outrance.
Le chargement du soldat d'infanterie est réduit à son der-
nier minimum d'effets, afin de pouvoir emporter un plus grand
nombre de cartouches.
On voudrait tout faire pour écarter la hideuse vision d'une
capitulation, vision qui commence à nous hanter sans répit.
Cette pensée d'échapper aune triste fin ne devait être, hélas!
qu'une illusion dernière.
Pour tout esprit calme et réfléchi, ce qu'on aurait pu envi-
sager avec chances de succès les 26 et 31 août, ne pouvait l'être
désormais ; nous n'avions plus ni artillerie ni cavalerie en état
d'agir !
Il ne nous restait plus qu'une résolution dernière, celle de
mourir en braves pour la France.
6 octobre. — Nous tentons, à 3 heures du matin, un coup
de main audacieux contre les avant-postes prussiens établis
entre Chàtel et Lessy. L'attaque, réalisée avec plein succès, nous
indique que nos hommes ont gardé toute leur ardeur.
A 1 heure et demie du soir, une forte canonnade s'engage
en avant de nos lignes ; les batteries allemandes bombardent à
nouveau Scy, Ghazelles et Maison-Neuve.
A 3 heures et demie, la canonnade cessant tout à coup, une
forte colonne d'infanterie prussienne se porte sur le village
de Lessy pour l'enlever. Mais, accueillie de front, par une vive
fusillade du régiment de la division Lorencez du 4^ corps qui
occupe Lessy, en flanc et à revers par nos propres avant-postes
qui sont voisins, la colonne allemande est forcée de se retirer
précipitamment après avoir subi de fortes pertes.
7 octobre. — Il n'est plus fait de distribution de sel, cette
denrée manquant de façon absolue. Indépendamment des che-
vaux qu'on abat pour les distributions de viande quotidiennes,
l'armée en fournit 200 par jour à l'administration qui les trans-
forme en viande de conserve.
La misère est telle dans les villages que nous occupons, qu'il
«ous faut venir en aide aux habitans pauvres par l'intermédiaire
des maires ; on donne des chevaux pour leur nourriture et
aussi des secours en argent. Une souscription faite à cet elfet
A l'armée de METZ. 553
dans notre division, où chacun, quel que soit son rang, a voulu
donner, a produit plus de 2 600 francs!
Dans cette journée du 7, continuation de vives escarmouches
aux avant-postes ; affaire brillante de Ladonchamp, menée par
le général Deligny avec les voltigeurs de la Garde.
La dernière espérance de sortir en masse dans la nuit du 7
au 8 octobre est déçue comme tant d'autres. Il ne nous reste
même plus la pensée de pouvoir aller au dernier sacrifice pour
l'honneur ! Nos squelettes de chevaux encore sur pieds auraient
été, assurait-on, incapables de trainer un canon de 4 dans les
terres détrempées. Nous aurions toujours eu nos fusils et l'arme
blanche !
9 octobre. — La ration journalière de pain ayant été réduite
h 300 grammes, celle de viande de cheval est portée à 750 gram-
mes. Les chevaux ont atteint un tel état de dépérissement qu'on
a grand'peine pour les faire marcher jusqu'à l'abattoir. Ils
sont entièrement maigres et décharnés, leur viande ne contient
presque plus de principes nutritifs, et, comme elle est mangée
sans sel, l'estomac se l'assimile difficilement.
Chez nos soldats, bien que le moral soit encore bon et que
l'esprit reste excellent, les forces physiques diminuent à vue
d'œil, les affections gastriques se multiplient de façon
effrayante !
iO et 11 octobre. — Notre état de misère s'accentue.
Dans la soirée, un parlementaire prussien vient au Ban
Saint-Martin pour s'entretenir avec le général en chef : il repart
accompagné du colonel Boyer, premier aide de camp du maréchal
Bazaine; ce colonel va se rendre en mission au quartier général
du roi Guillaume à Versailles. C'est la reprise ou la continua-
tion des négociations Régnier dont il a déjà été question !
Le maréchal Bazaine voit avec terreur s'approcher le jour
où il ne lui restera plus un cheval, ni un grain de blé à man-
ger! Il s'est laissé endormir par le fol espoir de réussir avec des
négociations ; incapable jusqu'au bout, il est acculé à la néces-
sité de nous livrer sans merci, car nous n'avons plus la moindre
chance de réussite en essayant un coup de force. Les jours qui
suivent passent mornes et désolés; ils ne sont marqués. que par
des canonnades continuelles dirigées contre nos positions; l'ar-
tillerie de nos forts répond aux tirs des batteries ennemies.
554 REVUE DES DEUX MONDES.
V. — DERNIERS JOURS DU BLOCUS. — NEGOCIATIONS FINALES. — REDDITION
DE LA PLACE ET DE l'aRMÉE DE METZ
17 octobre. — Journée sans incidens militaires.
Lé colonel Boyer rentre de sa mission infructueuse à Ver-
sailles, nous n'avons plus rien à espérer d'une armée de secours
quelconque! Les Allemands, sachant à quoi s'en tenir sur ce que
nous pouvons avoir encore de vivres, édifiés sur l'état physique
de nos soldats, peuvent patienter aisément, convaincus qu'il
nous faudra sous peu nous résoudre à accepter les conditions
qu'il leur plaira de nous imposer.
^1 octobre. — Par une sorte d'accord instinctif et tacite, les
avant-postes cessent complètement de tirer les uns sur les autres.
Les soldats allemands en arrivent, par humanité, àoftVir de quoi
manger aux nôtres qui leur font face !
C'est notre agonie que respecte notre ennemi lui-môme!
'2S octobre. — On arrive à pouvoir encore distribuer dans
notre division 25 grammes de blé par homme.
'25 octobre. — Distribution de 30 grammes de riz et de
25 grammes d'orge et de seigle par homme.
Nous apprenons le résultat d'une nouvelle mission du
colonel Boyer, envoyé auprès de l'impératrice Eugénie en
Angleterre.
L'Impératrice a déclaré qu'elle ne pouvait que souhaiter et
désirer ardemment le salut de notre armée, mais qu'elle ne pou-
vait intervenir, pas plus cette fois-ci qu'à l'époque où avaient
commencé les négociations Régnier!
Il fut alors décidé, dans un conseil de guerre, que le général
Changarnier, dont personne n'avait àsuspecter la grande loyauté,
se rendrait auprès du prince Frédéric-Charles pour entamer des
négociations!
Le général de Cissey est appelé ensuite d'urgence, à 5 heures
du soir, au grand quartier général du Ban Saint-Martin. Il y
trouve le maréchal Bazaine en conférence avec le général
Changarnier. Le maréchal lui fait savoir qu'il doit se rendre au
château, de Frascaty, le soir même et sans retard.
Le général Changarnier expose alors lui-même qu'il s'est
déjà rendu le matin chez le prince Frédéric-Charles. Le prince,
après l'avoir reçu avec de grands honneurs militaires et l'avoir
A l'armée de METZ. 555
traité avec la plus haute courtoisie, n'a rien voulu céder aux
demandes du général Ghangarnier; il s'est retranché derrière
les ordres du Roi, qui exigeait la reddition absolue de Metz, et
celle de l'armée entière avec son matériel.
Il fut impossible au général Ghangarnier d'obtenir que
l'armée sortit avec les honneurs de la guerre, pour se retirer
soit dans des départemens du nord de la France, qui auraient
été neutralisés, soit en Algérie, avec l'engagement de ne plus
prendre les armes contre l'Allemagne.
Le prince avait prié le général Ghangarnier, au moment de
se séparer, de demander au maréchal Bazaine d'envoyer à Fras-
caty le chef de l'état-major général français, pour qu'il put
envisager avec le général de Sthiele, chef d'état-major du prince,
les détails de la convention à intervenir.
G'est alors que le maréchal Bazaine, gardant encore un inu-
tile espoir de conditions améliorées, prescrivit au général de
Gissey de se rendre personnellement au quartier général du
prince Frédéric-Gharles.
Le général de Gissey, aussitôt après son arrivée à Frascaty,
dut entrer en rapports avec le général de Sthiele et s'efforça de
remplir sa mission au mieux de nos intérêts !
Il rencontra les mêmes sentimens d'inflexibilité et le même
esprit de résistance qu'avait trouvés auprès du prince le général
Ghangarnier.
Toutes considérations rappelant l'héroïsme dont nous avions
fait preuve, les souffrances multiples que nous avions endurées,
trouvèrent un cœur sec, hautain et égoïste. Dans toutes les
réponses faites, les ordres du Roi étaient invoqués.
Et cependant, nous restions des affamés et non des vaincus!
Nous avions rempli noblement notre devoir, en gens de guerre
dévoués à leur patrie !
Tout fut inutile! Tout sentiment de générosité chevaleresque,
fréquent entre adversaires qui ont motifs de s'estimer récipro-
quement après la lutte, fut de parti pris systématiquement
écarté.
Le général de Gissey quitta alors Frascaty, emportant le pro-
tocole de la capitulation de Sedan, auquel on devait se confor-
mer, pour rédiger la convention à intervenir pour notre armée.
Revenu auprès du maréchal Bazaine, pour lui faire connaître
les résultats infructueux de sa mission, il lui demanda de lui
556 REVUE DES DEUX MONDES.
épargner tout au moins la tristesse d'apposer sa signature au
bas d'un acte de capitulation et de faire terminer les arrange-
mens concernant cet acte par le général Jarras, son chef d'état-
major, puisque l'établissement d'un tel document le concernait
et non pas d'autres !
Le général de Gissey, rentré à son quartier général de Lon-
geville-lès-Metz, nous narra les incidens de cette cruelle soirée,
•et la nuit que nous passâmes, les uns et les autres, fut une nuit
de désespoir et de larmes qu'on ne saurait jamais oublier !
^6 octobre. — Distribution de 20 grammes de pain par
homme et de 100 grammes de semence de trèfle et de luzerne
pour faire de la bouillie.
Les hommes des quatre compagnies franches de la division,
qui avaient rendu jusqu'au dernier jour des services signalés,
rentrent à leurs corps respectifs et reprennent place dans leurs
unités.
Le SI*' régiment d'infanterie de notre division, qui avait été
forcément maintenu au bivouac sous la tente, faute de place
dans les villages de notre secteur, est réparti en entier dans
Moulins-lès-Metz.
A 8 heures du matin, a lieu le grand conseil de guerre
réuni au Ban Saint-Martin chez le maréchal Bazaine.
Le général de Gissey y est appelé pour rendre compte de sa
mission de la veille à Frascaty.
Il fait savoir que le général de Sthiele avait particulièrement
insisté sur la question de la remise de nos drapeaux ! Le général
de Gissey lui avait alors répondu que, le gouvernement impérial
ayant été renversé, ces drapeaux, suivant l'usage après un chan-
gement de gouvernement, avaient été versés à l'artillerie pour
être brûlés 1
On ne peut donc s'expliquer pourquoi l'incinération de nos
drapeaux, forme lletnent annoncée comme une chose déjà [aile,
n'a pas été réalisée avant la signature de la capitulation.
27 octobre. — Signature de la capitulation de la place de
Metz et de l'armée qui était restée sous ses murs.
^28 octobre. — Notre division verse ses armes à 4 heures (ki
matin au fort de Plappeville.
Le général de Gissey fait ses adieux à ses vaillantes troupes;
il demande aux officiers de se mêler à leurs soldats, de sou-
tenir leur moral dans une aussi pénible épreuve, de leur faire
A l'armée de METZ. 557
comprendre enfin, qu'après en avoir imposé à leurs adversaires
par leur courage, ils devaient alors se faire respecter par leur
dignité dans le malheur.
Je joins à ce travail ce bel ordre d'adieux aux troupes de la
l""® division.
ORDRE DE LA DIVISION
Officiers, sous-officiers et soldats de la !■''' division,
Nous avons combattu ensemble et supporté les plus rudes épreuves.
Votre courage, votre constance et votre discipline ne se sont pas un instant
démentis; vous avez excité chez vos ennemis un sentiment d'admiration
et de respect.
Maigre vos efforts valeureux, le sort des armes ne nous est pas favo-
rable.
Nous ne sommes pas vaincus, mais nous cessons la lutte devant des
armées innombrables et devant la famine ! Nous avons épuisé toutes nos
dernières ressources; notre pays ne peut nous demander davantage, car,
après avoir livré plusieurs sanglantes batailles, vous avez fait tout ce que
l'on pouvait attendre de vous pour donner à la France lé temps de s'armer
et de se défendre.
Malheureusement, aucune armée de secours ne peut venir à nous.
Forces de subir une bien douloureuse fatalité, vous partirez d'ici le
front haut, car votre honneur est sauf!
Vous allez entrer en Allemagne pour y séjourner pendant peu de temps,
je l'espère. Je suis convaincu que vous subirez cette dernière épreuve, avec
dignité et calme, comme il convient à des hommes d'honneur. Vous conti-
nuerez dans l'exil à vous faire respecter de vos ennemis, par votre disci-
pline, votre résignation, et par les mâles vertus que vous avez montrées.
Avant de me séparer de vous, le cœur brisé par les malheurs de notre
Patrie, je tiens à vous dire combien je suis fier d'avoir commandé à d'aussi
valeureux soldats, et combien je suis profondément affligé de vous dire
adieu.
Vous emportez mon affection et mon estime.
Tous les corps de la division ont rivalisé de courage, et, en vous remer-
ciant de vos nobles efforts, je ne puis oublier de mentionner les services
que nous ont rendus, pendant cette mémorable lutte, le 2* régiment de
hussards, les compagnies de partisans et des francs-tireurs d'Ars, par une
fraternité d'armes qui leur fait le plus grand honneur.
Adieu, soldats, ou plutôt : au revoir !
Votre général espère que vous ne serez pas perdus pour votre pays et
que vous aurez plus tard d'importans services à rendre.
• Metz, 28 octobre 1870.
Le Général commandant la I" division du 4« corps
Signé : De Cissev.
558 REVUE DES DEUX MONDES.
S9 octobre. — A 11 heures du matin, les troupes de notre
division, après être passées une dernière fois devant leur géné-
ral, profondément ému et bouleversé, sont conduites dans l'ordre
le plus parfait et un silence morne, sur le plateau d'Amanvillers.
où elles sont remises aux autorités prussiennes. Il est facile de
penser combien la séparation finale, entre des chefs estimés et
aimés et d'aussi braves soldats, fut cruelle et déchirante pour
tous !
30 octobre. — Nous passons cette journée du dimanche
30 octobre de la façon la plus pénible, jusque dans les moindres
détails qui la marquèrent.
Le général Jarras avait, comme son chef, quitté Metz dès le
matin ; son état-major général n'était plus en fonctions. Il nous
fallut nous enquérir directement, auprès des autorités alle-
mandes, de l'heure du départ du convoi qui nous emmènerait
en Allemagne, ainsi que des divers détails concernant notre
mise en route.
Nous avions hâte de nous soustraire au spectacle navrant des
campagnes désolées que nous allions quitter et des ruines invo-
lontairement amoncelées autour de nous !
Nous partons enfin, pour accomplir, sans interruption jus-
qu'à Hambourg-sur-l'Elbe, notre long voyage de plusieurs jours
et plusieurs nuits consécutifs.
Au passage à Nancy, nous y sommes grossièrement insultés
par une lâche populace qui nous jette de la boue au visage parce
que nous sommes des vaincus !
C'était, avant de quitter notre chère France, l'ultime sacri-
fice et la dernière douleur qui nous étaient imposés dans notre
infortune si grande et si peu méritée !
Général E. Garcin.
L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE
M. Joseph Drouet a fait une étude très consciencieuse de
toutes les œuvres de l'abbé de Saint-Pierre. De plus, il a trouvé,
pour renouveler sa biographie, des documens d'une grande
importance qui dormaient dans la Bibliothèque de Caen. Ce
sont des manuscrits de l'abbé, ceux-là mêmes, sans aucun doute,
que J.-J. Rousseau avait été chargé par le comte de Saint-
Pierre de trier et d'extraire, et qui l'avaient rebuté si vite. — De
plus, M. Joseph Drouet a dépouillé attentivement le manuscrit
de la Bibliothèque de Rouen qui est une très copieuse biogra-
phie de l'abbé de Saint-Pierre écrite par lui-même. Nous avons
donc dans le volume de M. Joseph Drouet un abbé de Saint-
Pierre authentique et complet, et ce n'est pas une chose mépri-
sable.
J'aurais bien quelques critiques à adresser à M. Joseph
Drouet. Il ne parait pas surveiller toujours d'assez près ses
assertions ou ses jugemens. Il écrit quelque part : « Il y a quel-
qu'un, disait Voltaire, qui a plus d'esprit que vous et moi, c'est
Monsieur tout le monde. » M. Drouet aurait bien dû indiquer où
Voltaire a dit cela. Quand on me cite le mot : « Il y a quelqu'un
qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est tout le monde, » j'ai l'habi-
tude de répondre : « Je ne sais pas qui a dit cela; mais, à coup
sûr, ce n'est pas Voltaire. » En tout cas, c'est bien invraisem-
blable (On attribue généralement le mot à Talleyrand.)
M. Drouhet écrit ailleurs : « M™® Dupin n'eut-elle pas la
fâcheuse inspiration, après la mort de son vieil ami [l'abbé de
Saint-Pierre], de remettre son fils entre les mains de l'auteur
à' Emile! Le résultat fut ce qu'il devait être. » Rousseau rendu
responsable des désordres de M. de Ghenonceaux, cela est
560 REVUE DES DEUX MONDES.
étrange. II l'a eu pour élève pendant huit jours ! ce M'"^ Dupin
m'avait fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils,
qui, changeant de gouverneur, restait seul pendant cet inter-
valle. Je passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir
d'obéir à M™^ Dupin pouvait seul me rendre souffrable ; car le
pauvre Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tète qui a
failli déshonorer sa famille et qui l'a fait mourir dans l'Ile de
Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l'empêchai de
faire du mal à lui-même ou à d'autres et voilà tout. Encore ne
fut-ce pas une médiocre peine et je netn'en serais pas chargé huit
autres jours quand Af""' Dupin se serait donnée à moi pour récom-
pense. » Il est peu probable que l'influence de Rousseau sur
Chenonceaux ait été très considérable; on ne peut guère tenir la
vie déplorable de Chenonceaux pour le résultat de l'éducation
donnée par Jean-Jacques.
Je lis encore : «... S'il y a dans l'histoire de notre littérature
un moment où les poètes, les écrivains et les orateurs, quelle
que vsoit leur tribune, font pauvre figure, c'est l'époque de la
Régence qui ne fut pas moins désastreuse sous ce rapport que
sous beaucoup d'autres. » Ceci n'est pas tout à fait faux. Cepen-
dant une période de sept ans qui voit paraître au jour VOEdipe
de Voltaire, les Odes de Voltaire, une vingtaine d'épitres de
Voltaire, le Médisant de Destouches, la Sémiramis de Crébil-
lon, le Petit carême de Massillon, le Gil Blas de Lesage, les
Révolutions romaines de Vertot, la Grâce de Louis Racine, les
Fables de la Motte-Houdart, la Surprise de r amour de Mari-
vaux et les Lettres Persanes de Montesquieu ne fut pas abso-
lument dénuée et l'on trouverait sans doute quelques sep-
tennats littéraires beaucoup moins bien partagés.
Sur quoi je chicanerais surtout M. Drouet si je causais avec
lui, c'est sur son idée principale, qu'il a exprimée avec vigueur
dans sa préface et dans ses conclusions, qui est que l'abbé de
Saint-Pierre n'est nullement le chimérique et l'utopiste que
l'on a cru et qu'il est au contraire très terre à terre, très posi-
tif et très peu original. Cette idée parait très intéressante dans la
préface de M. Drouet et elle parait très fausse dans ses conclu-
sions, parce que, entre la préface et les conclusions, il y a tout
le volume qui précisément met en lumière, malgré lui, il faut
le croire, l'utopique, le chimérique, l'originalité et même
l'excentricité, très intéressante du reste, de beaucoup des idées
l'abbé de saint-pierre. 5Gt
de l'abbé de Saint-Pierre, si ce n'est de la plupart. Il est rare-
qu'autant que M. Drouet on mette en avant une idée et l'on
prouve en trois cents pages le contraire même.
Tout cela n'empêche point que le volume ne soit très bon
en soi comme belle exposition des idées du célèbre abbé et cer-
tainement, même après l'ouvrage brillant du spirituel Goumy,
ce livre était à faire et il a été fait.
L'abbé de Saint-Pierre était né à Saint- Pierre-Eglise, près de
Barfleur. C'était un cadet de très bonne famille remontant au
xiii^ siècle. Il fit ses études chez les Jésuites du collège de Rouen
où il connut Varignon et Fontenelle. Il y fit de mauvaises^
études, n'ayant aucun goût pour les humanités, mais garda de
ses maîtres un excellent souvenir qu'il ne cacha pas. A peine
ses études finies, possesseur d'un petit capital qui lui venait de
sa mère qu'il avait perdue ta l'âge de six ans, il vint à Paris où
il se fit étudiant es sciences, suivant les cours, conférences,
entretiens et conversations de tous les savans du temps et étu-
diant avec ferveur la seule chose qu'il aimât et la seule qu'on ne
lui eût pas enseignée.
Il attira à lui, dans sa petite maison du faubourg Saint-
Jacques, Varignon, avec qui il partagea ses revenus; il yconvia
Fontenelle ; il y convia Vertot, et cette seconde société des quatre
amis, inférieure en génie à celle de La Fontaine, Molière, Boi-
leau, Racine, ne fut pas moins significative de son temps.
Dans cette « cabane » de l'abbé de Saint-Pierre c'était le
xviii^ siècle, philosophique, historique, scientifique, qui naissait
et s'agitait, dru et fort déjà dans son berceau. J'y vois tout son
esprit et déjà son audace. L'abbé, du reste, se répandait dans le
monde et s'y plaisait. Il agréa à la marquise de Lambert chez,
qui Fontenelle avait ses grandes et ses petites entrées, et la mar-
quise de Lambert, qui était au moins vice-roi à l'Académie fran-
çaise, en fit un académicien. On le nomma en 1694. Il n'avait
rien écrit du tout. Entre nous, c'était bien le moment de le
nommer.
Il fut de plus aumônier de la princesse Palatine qui l'aima^
beaucoup et dont il a tracé ce portrait : «... princesse très res-
pectable pour son courage et par sa fermeté pour la justice ; son
humeur douce, affable, complaisante, libérale, la faisait aimer de
tout le monde... » Voilà ce qu'en vingt-cinq ans le bon abbé de
Saint-Pierre a remarqué chez la Palatine. Il y a des cas où-
tome X. — 1912. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éloge est si éloigné de la vérité qu'il parait d'une ironie féroce.
Mais rien n'est plus étranger à l'abbé de Saint-Pierre que l'ironie.
On sait assez que la Polysinodie (1718) contenant des pas-
sages très durs pour le feu Roi (et aussi contre la politique du
Régent et son grand conseil, qualifié de conseil de parade), et
l'abbé de Saint-Pierre ayant eu le tort d'imprimer candidement
ce que tout le monde pensait, il fut exclu de l'Académie très
brutalement et avec un mépris incontestable des formes et des
règles. Cela le mit à la mode pour une bonne vingtaine d'années.
Il remplaça l'Académie par le fameux Club de l'entresol^ que
du reste il fit fermer ou contribua beaucoup à faire fermer. Cet
homme infiniment doux, par sa hardiesse inconsciente, provo-
quait les coups d'Etat. Il se faisait chasser des compagnies ou il
faisait disperser celles qui avaient le tort de le recevoir. C'était
le type même de l'enfant terrible.
11 vieillit très doucement, très caressé par M"*'' de Tencin,
après l'avoir été par M""^ de Lambert et adoré de M™° Dupin,
après avoir été très aimé de M"® de Tencin. Il est, comme Fon-
tenelle, un peu moins seulement, la chaîne vivante entre les
grands salons successifs du xviii® siècle. C'est qu'il était doux,
sincère sans brusquerie, candide et qu'il aimait à écouter. Savoir
écouter c'est le premier talent du causeur.
Du reste il avait de l'esprit. D'une dame qui parlait bien,
mais dans le monologue seulement (oh! comme elle ressemblait
à un homme!) il disait : <( Elle danse bien; mais elle ne sait
pas marcher. »
D'une autre qui s'exprimait avec une grâce charmante sur un
sujet frivole : « Quel dommag;e qu'elle n'écrive pas ce que je
pense ! » '
Un jour, se trouvant à Versailles, il se rencontra a\'ec un
évêque : (c Oh! monsieur, quel séjour pour un philosophe! —
Pensez-vous, monseigneur, qu'il vaille mieux pour un évèque.»^ »
Quelqu'un lui disait, avec beaucoup de raison du reste :
« Je vois d'excellentes choses dans vos ouvrages; mais elles y
sont trop répétées. — Indiquez-m'en quelques-unes, je vous en
prie. » Et comme son interlocuteur lui en citait plusieurs :
« Vous les avez donc retenues ; j'ai donc bien fait de les répéter. »
A quelque grand seigneur qui lui faisait sentir un peu rude-
ment qu'il l'ennuyait : « Je sais bien, monsieur, que je suis,
moi, un homme très ridicule; mais ce que je vous dis ne laisse
l'abbé de saint-pierre. 563
pas d'être fort sensé ; et si vous étiez jamais obligé d'y répondre
sérieusement, soyez sûr que vous joueriez un personnage plus
ridicule encore que le mien. »
Il avait dans la conversation, dans la discussion, à quoi il
assure qu'il avait renoncé, mais à quoi il ne renonça jamais,
des formes de courtoisie un peu ironiques, peut-être sans le
savoir, qui nous rappellent Renan, l'homme d'ailleurs à qui, cer-
tainement, il ressemble le moins. Il disait : (( C'est mon opinion,
toute personnelle, et pour le moment; » et il ne disait point,
comme Brunetière : « Je ne suis pas du tout de votre avis ; »
mais ce qui est d'une bien jolie politesse : « Je ne suis pas en-
core de votre avis. » — Il mourut à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans, peut-être grâce à l'extrême régularité et à l'extrême sobriété
de son régime, peut-être malgré cela. Il paraît bien qu'il mourut
doucement et spirituellement. Il aurait été visité par Voltaire
peu de jours avant sa mort et lui aurait dit : » J'envisage cela
comme un voyage à la campagne. » A un autre il aurait répété
le mot de Patru : « Un mourant a bien peu de chose à dire,
lorsqu'il ne parle ni par faiblesse, ni par vanité. »
Il crd^ait en Dieu, à l'immortalité de l'âme, aux récom-
penses et aux peines d'outre-tombe. C'était tout. Il était un chré-
tien limited. Il parait bien, cependant, qu'il était prêtre; il n'au-
rait pas pu être aumônier de la princesse Palatine sans cela. La
princesse Palatine, qui avait « son petit religion à part soi, »
aimait les messes d'un quart d'heure. Sans doute il les lui disait
telles. C'était un prêtre limited. Il avait eu dans le passage de
l'adolescence à la jeunesse une velléité de se faire religieux.
11 en parlait soixante ans environ plus tard de cette sorte :
« Le vieux Segrais me dit un jour que la plupart des jeunes
gens, filles et garçons, avaient des envies, vers dix-sept ans, de
se faire religieux ou religieuses; que c'était une attaque de
mélancolie, et il appelait cette maladie la petite vérole de l'esprit,
parce que peu s'en sauvent. J'ai eu cette petite vérole, mais je
n'en suis pas demeuré marqué. » Non, on ne peut pas dire que
l'abbé de Saint-Pierre soit resté marqué de l'affection religieuse.
Ses ouvrages sont illisibles, mais ils méritent d'être lus. Sa
Polysinodie est un système de gouvernement parlementaire, très
difficilement praticable, je le reconnais, mais qui ouvre des
voies nouvelles et, à mon avis, préférables à celles de la mo-
narchie absolue. Il est complété du reste par son Projet pour
t)64 REVUE DES DEUX MONDES.
perfectionner le (jouvernement des Etats, où, d'une part, les
Conseils superposés, hiérarchisés, d'oii le Roi devra tirer ses
ministres, sont composés par élection et M. Drouet a tout à fait
raison de rapprocher ce système de la Constitution de l'an VIII
— où, d'autre part, est instituée une Académie politique, pro-
tectrice et directrice du pouvoir exécutif, chargée de lui donner
des idées et de penser ce qu'il agira, et cela est tout à fait le
système du : 1° Pouvoir spirituel, 2" Pouvoir temporel, d'Au-
guste Comte. Personne, en théories politiques, ne ressemble plus
à Saint-Simon .(Saint-Simon le saint-simonien) que l'abbé de
Saint-Pierre. Il avait, à la fois confusément et minutieusement,
beaucoup d'avenir dans l'Esprit.
Son projet de paix perpétuelle n'est pas autre chose qu'à la
fois Y arbitrage européen et les Etats-Unis d'Europe. Or l'arbi-
trage européen est une chose à quoi l'on ne parviendra jamais,
je crois, parce qu'on ne saura jamais où trouver la sanction de
l'arbitrage, c'est-à-dire la force qui l'imposera si on le conteste;
mais une chose cependant à quoi il faut toujours viser et dont
l'idée seule, la considération seule est déjà bienfaisante, étant
salutaire que ce qui devrait être soit l'entretien le plus fréquent
de l'esprit : cela donne un pli.
M. Drouet a raison, partiellement, de rapprocher le rêve
de l'abbé de Saint-Pierre d'une rêverie de Napoléon à Sainte-
Hélène : « La paix dans Moscou, disait-il à Las Cases le 24 dé-
cembre 1816, accomplissait et terminait mes expéditions de
guerre... Un nouvel horizon allait se dérouler; le système
européen allait se trouver fondé ; il n'était plus question que de
l'organiser. Tranquille partout, j'aurais eu mon « congrès » et
ma (( sainte alliance. » Ce sont des idées que l'on m'a volées.
Dans cette réunion de tous les souverains, nous eussions traité
de nos intérêts en famille et compté de clerc à maître avec tous
les peuples... L'Europe n'eût bientôt fait qu'un même peuple,
et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans sa
patrie commune... Un code européen, une cour de cassation
européenne... Mon cher, voilà encore de mes rêves. » — Il est
vrai, c'est bien là la grande pensée napoléonienne et c'est un
peu celle de l'abbé de Saint- Pierre. L'Europe désormais est trop
petite pour contenir vingt peuples vivant relativement les uns
aux autres en état naturel; il faut qu'ils vivent en état social ;
il faut qu'ils aient un gouvernement général commun, des lois
L'ABBli DE SAINT-PIERRE. 565
générales communes et une commune magistrature générale.
Oui, c'est bien l'idée et de l'abbé de Saint-Pierre et de Napoléon.
Seulement, cela, l'abbé de Saint-Pierre croit qu'on peut
l'imposer par la persuasion et Napoléon a cru qu'on ne pou-
vait l'imposer que par la force. Ce gouvernement général sera
celui du peuple qui par la victoire définitive aura conquis l'hé-
gémonie et dont les autres ne seront que les vassaux, libérale-
ment traités du reste et à demi indépendans. Il s'agit de la Pax
Romana, la plus belle chose assurément (tout compte fait) que
le monde ait vue; mais niisquam pax romàna nisi per hélium.
Voilà la différence entre l'idée napoléonienne et l'idée de Saint-
Pierre.
Ce qu'il y a d'assez curieux et que M. Drouet a bien fait de
saisir au passage, c'est que de son idée à lui, l'abbé de Saint-
Pierreenvoit le point faible quand il la rencontre chez un autre.
Le marquis d'Argenson, celui de qui Voltaire disait qu'il mérite-
rait d'être secrétaire d'Etat de la République de Platon, dans son
Essai de r exercice du tribunal européen par la France pour la
pacification universelle , avait [>roposé que la France commençât
à exercer et exerçât seule tout ce que le Tribunal général (rêvé
par l'abbé de Saint-Pierrej. eût exercé, c'est-à-dire un arbitrage
armé; et il concluait ainsi: « Voilà la véritable monarchie uni-
verselle : juger c'est gouverner. Décider avec équité devrait
être le seul empire admis par les hommps. » C'est précisément
parce que juger c'est gouverner, se dit l'abbé, qu'aucune puis-
sance n'acceptera que la France, et, du reste, aucune puissance,
joue le rôle de juger ; et il écrit à d'Argenson : « A l'égard
de votre proposition que le Roi de France se proposât pour l'ar-
bitre de l'Europe, je vous ai déjà dit les obstacles invincibles
qui s'opposeront à l'acceptation des autres souverain-s. S'zV n'est
pas de beaucoup le plus fort, ils se moqueront de ses jugemens ;
s'il est de beaucoup le plus fort, ils craindront la tyrannie. Nul
établissement solide que là où la grande supériorité de force est
intimement unie à la grande supériorité de justice et de
raison... »
Fort bien, et réciproquement nul établissement solide que
là où la supériorité de justice et de raison est unie à la supé-
riorité de force. Or, un arbitrage, constitué par les diflérentes
puissances nommant des arbitres, n'aura aucune force que la
bonne volonté des puissances à se soumettre à lui, n'aura
566 REVUE DES DEUX MONDES.
aucune force contraignante ; donc le système de l'abbé de Saint-
Pierre ne vaut rien ; donc, en montrant comme inefficace un
arbitrage qui n'a pas assez de force, l'abbé condamne le sien
qui n'en a pas du tout; donc il revient sans s'en douter à l'idée
qui sera celle de Napoléon. Que quelqu'un soit le plus fort et
ensuite qu'il soit juste; il n'y a pas d'autre solution. C'est tou-
jours le mot de Pascal; il faut fortifier la justice, ou justifier la
force. Or fortifier lajustice qui arbitrera les querelles européennes,
le moyen. î^ Donc, malheureusement, il faut une force qui se
justifiera ensuite ; il faut que quelqu'un devienne le roi de
l'Europe par la victoire et ensuite qu'il la juge et c'est-à-dire
la (( gouverne. »
Remarquons que les Etats-Unis d'Amérique eux-mêmes,
c'est par la force qu'ils se sont constitués définitivement, non
pas en 1776, mais en 1865. Une moitié de ce peuple a vaincu
l'autre, puis a été juste dans l'organisation et la pratique de
l'union. C'est bien l'idée napoléonienne ; il fallait que même là
elle fût prouvée vraie.
M. Drouet a examiné tout cela, comme c'était son devoir;
mais ce qui fait l'intérêt de son livre c'est qu'il a examiné avec
le même soin les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre beaucoup
moins connus, ses ouvrages non plus de politique mais d'édu-
cateur, de sociologue, de critique littéraire, etc.
Il était ennemi déclaré des jansénistes sans être moliniste
pour autant : « La Cour fait bien de viser à expulser la doctrine
de Jansénius sur la liberté humaine ; mais il ne faudrait que
veiller sur les professeurs et sur les supérieurs des commu-
nautés à qui il faudrait donner des pensions fortes et ne donner
des bénéfices qu'aux molinistes; et cette doctrine empoisonnée,
opposée aux bonnes mœurs, s'en irait par insensible transpira-
tion, sans faire de bruit, sans augmenter en France l'autorité du
Pape. Sans que, par cette élimination douce, on augmentât l'au-
torité du Pape, et sans diminuer l'attention du Parlement aux
entreprises de la Cour romaine qui tendent toutes à diminuer
l'autorité royale. » D'autre part : « Les jésuites seraient plus
souhaitables et meilleurs citoyens s'ils avaient un général fran-
çais indépendamment de leur général italien. Tout ce qui tend
à diviser l'autorité porte les citoyens à la division, aux partis et
peu à peu aux guerres civiles. »
11 était l'ennemi fieffé des couvens, des moines, des reli-
l'abbé de saint-pierre. 567
gieux, surtout des religieux contemplateurs ; il aurait voulu que
les moines se transformassent ou fussent transformes d'office en
ingénieurs et en architectes. Dans les couvens, on eût dressé
les novices à la science et à l'art de faire des routes et de bâtir
des maisons. Chaque couvent eût été une école des ponts et
chaussées (ce qu'étaient déjà les frères pontifes d'Avignon et
quelques autres congrégations). Voilà au moins des gens utiles
à la société. Il insiste surtout sur cette idée que les travaux
publics deviendraient ainsi moins coûteux pour l'Etat. En ceci,
il n'est pas « moderne ; » car de nos jours, l'Etat préfère un ser-
vice laïque coûtant beaucoup plus à un service religieux coûtant
beaucoup moins. C'est une conviction philosophique.
Comme éducateur, il est très intéressant et c'est bien là qu'il
est moderne, comme du reste Diderot et tous les philosophes
du xviii^ siècle, excepté Voltaire. Il a en horreur les études
gréco-latines. Il veut les remplacer par les sciences et les langues
vivantes. Il est essentiellement « enseignement spécial » et
« enseignement moderne » : « ... Nous avons, par exemple, dix
fois plus besoin, dans le cours de la vie, des opérations de l'arith-
métique et de la géométrie pratique, pour niveler, pour me-
surer les parties de la terre, pour lever des plans, pour arpenter ;
de la géographie, de l'histoire des hommes illustres, que de
nous amuser à faire des vers grecs, des amplifications de rhé-
torique, des vers latins, etc., nous avons besoin de citoyens labo-
rieux et appliqués... On nous apprend l'inutile et on nous laisse
ignorer le plus important... » Il y a eu toujours un peu du
« primaire » chez l'abbé de Saint-Pierre. C'est pour cela, sans
aucun doute, que Sainte-Beuve a été si sévère ou si dédaigneux
pour lui. Chose curieuse, du moins pour quelques-uns, l'abbé
veut que l'on consacre beaucoup plus de temps et d'efforts à
Y éducation qu'à ['instruction et il ne voit pas la grande force
précisément éducative de l'étude des auteurs anciens. Il est
probable que, s'il avait ^ngé à cette considération, cette grande
force éducative de l'antiquité, tout simplement il l'aurait niée.
Pour mon compte et quant à présent, je ne suis pas encore de
son avis et plus je vais au contraire, plus je suis frappé de l'étroi-
tesse d'horizon des esprits qui ont reçu ou se sont donné une
très forte instruction, mais qui n'ont pas commencé par les
études classiques. C'est sans doute un préjugé.
Pour ce qui est de l'éducation des femmes, l'abbé est beau-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
coup plus moderne que ne sera tout à l'heure Jean-Jacques
Rousseau. Il veut, pour permettre aux femmes de comprendre leurx
m,aris et aussi pour leur utilité personnelle, qu'elles aient une
instruction scientifique poussée assez loin. Un peu d'astronomie,
de physique, de physiologie, d'histoire naturelle. Gela fera
qu'elles ne seront pas tout à fait étrangères à la nature et par-
ticulièrement par (( un peu de connaissance » qu'elles auront
(( des causes naturelles des effet-s surprenans, » elles seront
« éloignées de la superstition, qui cause tant de maux. »
Ne croyez pas, que, pour autant, l'abbé soit un « féministe. »
Une des bonnes trouvailles que M. Drouet a faites dans les
manuscrits de Caen c'est l'abbé de Saint-Pierre anti-féministe
déclaré, c'est-à-dire opposé à l'indépendance des femmes et à
leur immixtion dans la vie sociale. La femme, quelle qu'elle soit,
et l'abbé ne fait aucune acception ni exception, doit strictement
vivre à la maison et n'en point sortir que pour les soins du
ménage lui-même. L'abbé rapporte, sans l'approuver, mais au
moins avec une demi-complaisance l'exemple de Frédéric I"""
qui ne pouvait souffrir une femme dans les rues et qui, lorsqu'il
en rencontrait quelqu'une, la chargeait à coups de canne en
disant : « Que fait là cette gueuse.^^ Les honnêtes femmes restent
chez elles. » L'abbé de Saint- Pierre vivant de nos jours eût été
satisfait de l'applicalion de quelques-unes de ses idées; mais à
d'autres égards il eût bien soutTerl.
On ne s'étonnera pas que l'abbé de Suint-Pierre, d'une part
anti-humaniste et d'autre part moraliste intransigeant, ait
peu aimé la littérature. A cet égard, on peut le considérer
comme le vrai et très important précurseur de Rousseau
et de Tolstoï. 'Le Discours sur les lettres et les arts, c'est lui qui
l'a écrit le premier. Son raisonnement, à le résumer, car son
défaut est toujours d'avoir besoin d'être résumé; est celui-ci.
Ou les lettres dépravent les hommes ; ou, au moins, elles ne les
améliorent pas; donc elles sont ou dangereuses ou inutiles. 11
ne faut dans un Etat ni empoisonneurs ni inutiles. Il n'y faut
pas d'hommes de lettres. Qu'est-ce que c'est, je vous prie, que
ces romanciers et petits poètes qui font des chansons et des
épigrammes satiriques et personnelles ou des ouvrages qui
tendent à inspirer l'intempérance, la licence, la débauche, la
vengeance, le mépris pour les bienséances ou pour les lois, qui
louent la paresse, la mollesse, la fainéantise, qui excusent l'in-
l'abbé de saint-pierre. 569
différence envers la famille, envers les domestiques, envers les
voisins et envers les pauvres ? »
Aussi est-il très en colère contre Corneille (^lui-même), contre
Racine et, comme Rousseau plus tard, contre Molière. Le Cid
est le panégyrique du duel et cela est anti-social au premier
chef. Molière est un « corrupteur public » et n'a jamais visé
« qu'à faire sa réputation et sa fortune. «Quant à Racine, s'il a
écrit Athalie, de quoi, du reste, il y aurait beaucoup à dire, il a
écvii Phèdre et savez-vous bien l'histoire de Phèdre? C'est une
gageure qu'a faite Racine de rendre sympathique et de faire
applaudir une adultère et une incestueuse et de faire pleurer
sur elle : « J'ai ouï dire à M"'^ de La Fayette que, dans une con-
versation. Racine soutint qu'un bon poète pourrait faire excuser
les grands crimes et même inspirer la compassion pour les cri-
minels; que Gicéron disait que l'on pouvait porter jusque-là
l'éloquence; et il ajouta qu'il ne faut que de la fécondité, de la
justesse et de la délicatesse d'esprit pour diminuer tellement
l'horreur des crimes ou de Médée ou de Phèdre qu'on les ren-
drait aimables au spectateur au point de lui inspirer de la pitié
pour leurs malheurs. Or, comme les assistans lui nièrent que
cela fût possible et qu'on voulut même le tourner en ridicule
sur sa thèse extraordinaire, le dépit qu'il en eut le fit se
résoudre à entreprendre Phèdre, où il réussit si bien à faire
plaindre les malheurs de celle-ci que le spectateur a plus de
pitié de la criminelle que du vertueux Hippolyte. »
Voilà ce que sont les hommes de lettres et les plus grands
et ce qu'ils font. Ce sont des ennemis de la morale et par con-
séquent de la société. Tout ce qu'on pourrait dire à leur défense,
c'est qu'ils ne la corrompent point et l'on n'aurait prouvé que
ceci qu'ils sont inutiles et il ne faut point, dans l'Etat, d'inu-
tiles qui pourraient ne l'être point.
Exception est faite pour les hommes de lettres, très rares,
qui précisément sont utiles, pour les moralistes quand ils ne
se parent point de ce titre afin de dissimuler qu'ils sont simple-
ment des satiriques, pour les sermonnaires, pour les romans à
tendances morales (\e Télémaque aîii au premier rang, la Pamela
de Richardson est infiniment louable). Mais, ces réserves faites,
il reste que la littérature est le plus souvent, est presque tou-
jours une dépravatrice.
Gomment pourrait-on la purifier.^ Par mesures législatives
570 REVUE DES DEUX MONDES,.
et administratives; c'est toujours là que l'abbé de Saint-Pierre
en revient. Il faudrait une direction des Beaux-Arts, comme
nous disons, ou un (( bureau des gens vertueux et connaisseurs, »
comme il dit. Ce bureau serait d'abord une censure; mais, et
c'est ici que l'abbé est original, il n'aurait pas seulement un
rôle prohibitif: il encouragerait par des récompenses la litté-
rature vertueuse et il ferait raccommoder, il n'y a pas d'autre
mot et dans son sens étymologique il est très juste, les anciens
ouvrages. L'abbé de Saint-Pierre y voit deux avantages : cela
sauverait les ouvrages anciens menacés sans cette mesure de
tomber en désuétude comme les vieux monumens en ruines;
— cela mettrait les ouvrages anciens, au niveau de la raison
publique, laquelle, comme on sait, est toujours en progrès : « Les
anciennes pièces [il songe surtout au théâtre] ainsi modifiées
produiraient du nouveau et de l'excellent nouveau, ce qui serait
un moyen de les faire vivre toujours, sinon elles périraient avec
la langue ancienne ; on ne joue plus de pièces de cent vingt
ans, on ne jouera plus Racine dans deux cents ans [mauvais
prophète très probablement]. Ensuite ce changement serait con-
forme à la nature humaine dont la raison va toujours en crois-
sant, dont le bon goût se perfectionne tous les cinquante ans.
Et enfin [troisième avantage que j'avais oublié] nous aurions de
nouvelles pièces meilleures, car personne ne voudrait donner une
pièce de moindre valeur que les bonnes pièces [ainsi perfec-
tionnées] de Corneille, Racine et Molière... On imprimera donc :
<( Comédie de Sertorius, de P. Corneille, perfectionnée par
M. B... » et cinquante ans plus tard: (( par M. B...et depuis par
M. R... » et ainsi chaque auteur pourra espérer que son nom
durera autant que l'ouvrage. »
Il ne faut pas s'étonner outre mesure de cette proposition.
M. Drouet fait remarquer qu'en pratique ces raccommodages
ont été très fréquens au xviii^ siècle ; que Marmontel a restauré
Rotrou et Quinault et Ducis Shakspeare ; que Voltaire a « habillé
la Sophonisbe de Mairet à la moderne » et qu'il a recommandé
d'appliquer cette recette à la moitié du théâtre de Corneille :
« Nous avons des jeunes gens qui font très bien des vers sur des
sujets assez inutiles ; ne pourrait-en pas employer leurs talens
à soutenir l'honneur du théâtre français en corrigeant Agésilas,
Attila, Suréna, Olhoji, Pulchérie, Pertharite, OEdipe, Médée,
Don Sanche d'Aragon, la Toison d'Or, Andromède...^ même
L ABBE DE SAINT-PIERRE.
571
Théodore... On pourrait même refaire quelques scènes de Pom-
pée, de Sertorius, des Iloraces et en retrancher d'autres. Ce
serait à la fois rendre service à la mémoire de Corneille et à la
scène française qui reprendrait une nouvelle vie. Cette entre-
prise serait digne de votre protection (il s'adresse au duc de La
Vallière) et même de celle du ministère. » C'est l'idée même
de l'abbé de Saint-Pierre et l'on voit si Voltaire met de la cha-
leur à la faire sienne. Remarquez encore qu'ils ne font autre
chose, ceux qui de nos jours adaptent les œuvres d'Euripide et
de Sophocle en en changeant l'esprit pour les mettre h la hau-
teur du nôtre, tenant compte du progrès de la raison et du
perfectionnement du goût, comme l'abbé de Saint-Pierre le
recommandait si judicieusement.
Sur l'art ou plutôt contre l'art, l'abbé de Saint-Pierre a des
idées analogues et qui le font se rencontrer exactement avec
Proudhon. A propos de Colbert, il dira dans ses Annales poli-
tiques: « Il vit que les Italiens s'étaient perfectionnés dans la
peinture et dans la sculpture par des académies où... Cela le
détermina à établir une pareille académie à Paris. La peinture,
la sculpture, la musique, la poésie, la comédie, l'architecture,
prouvent les richesses présentes d'une nation. Elles ne prouvent
pas l'augmentation et la durée de son bonheur ; elles prouvent
le nombre des fainéans, leur goût pour la fainéantise qui suffit
à entretenir et à nourrir d'autres espèces de fainéans, gens qui
se piquent d'esprit agréable mais non pas d'esprit utile; ils
veulent exceller sur leurs pareils ; mais ils se contentent sotte-
ment d'exceller dans des bagatelles... Qu'est-ce présentement
que la nation italienne où ces arts sont portés à une haute per-
fection ? Ils sont gueux, fainéans, paresseux, vains, poltrons,
occupés de niaiseries. Ils sont devenus, peu à peu, par l'affai-
blissement du gouvernement, les misérables successeurs de ces
Romains si estimables... »
Il avait aussi ses idées, qui n'étaient point banales, mais
qui ont eu moins de succès, sur l'éloquence de la chaire. Il avait
remarqué que parmi les prédicateurs, les uns savaient composer,
mais ne savaient pas débiter, et que les autres savaient débiter
et ne savaient pas écrire. Pour remédier à ce mal, il proposait
que les sermons fussent écrits par ceux qui savent écrire et
prononcés par ceux qui savent dire ; il y aurait ainsi des ser-
monnaires compositeurs ^i àe^i sermonnaires déclamateiirs. C'est
572 REVUE DES DEUX MONDES.
encore une idée ingénieuse. J'ai dit qu'elle avait eu peu de
succès et c'est vrai. Encore faut-il dire que nombre de sermon-
naires du xviii^ siècle faisaient écrire pour un louis ou deux
leurs sermons par des jeunes gens pauvres et bien doués et ces
« déclamateurs » pouvaient se réclamer des théories de l'abbé
de Saint-Pierre.
Cet homme était très intelligent. Il remuait beaucoup d'idées
dont beaucoup étaient de lui, dont quelques-unes étaient déci-
dément trop chimériques, dont beaucoup étaient telles qu'au
moins nous les discutons et très ardemment encore aujourd'hui.
Beaucoup, Montesquieu, Voltaire, le marquis d'Argenson, Rous-
seau, lui ont fait des emprunts dont une discrétion de bon goût
les a empêchés de se vanter. Ses œuvres sont une mine d'idées,
de vues et de projets que l'on n'exploite plus, mais où l'on pour-
rait puiser encore aujourd'hui. Il fut soutenu toute sa vie par
l'amour du vrai et particulièrement du vrai à utiliser pour le
bien des hommes. C'était un (c pragmatique. » Il avait une qua-
lité éminente et une force incomparable qui consistait à n'avoir
pas le sentiment du ridicule et à être insensible à la risée. Le
cardinal Dubois a dit de sa Paix perpétuelle : « C'est le rêve
d'un honnête homme. » S'il vous plait, c'est toute sa vie qui
fut le rêve quelquefois saugrenu, quelquefois très respectable et
très intéressant, d'un très honnête homme.
EiMTLE Faguet.
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ
LA. PAIX
(1878-1889)
LE RÉTABLISSEMENT DES RAPPORTS AVEC ROME
LA DEUXIÈME LOI RÉPARATRICE
(1880-1882)
1
L'État prussien, s'appuyant sur la loi de juillet 1880, signi-
liait désormais aux évêques de Prusse : Vous continuez d'avoir,,
dans vos diocèses, deux catégories de prêtres. Il y a, d'une part,
ceux que vous avez ordonnés depuis 1873, ou ceux que depuis
cette date, sans l'agrément de l'État, vous vous êtes permis de
nommer à des cures : je continue, de par la loi, à leur défendre
tout ministère. Mais il en est d'autres, pourvus d'une cure anté-
rieurement à 1873 : je ne les autorisais, jusqu'ici, qu'à exercer
le sacerdoce dans leurs paroisses. Aujourd'hui, devenu géné-
reux, je leur ouvre toutes les paroisses vacantes : s'ils ont le
temps et la force, ils peuvent y porter les sacremens, y dire la
messe, sans crainte de mes gendarmes. Ainsi les prêtres que
les lois de Mai condamnaient au chômage ou acculaient à l'illé--
galité, continuaient d'avoir les mains liées; mais les prêtres qui
(1) Voyez la Revue]_du}i" février et du 1" avril 1912.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
avant 1873 étaient curés, et dont l'Etat, dès lors, avait toujours
considéré le ministère paroissial comme parfaitement légal,
pouvaient, si bon leur semblait, tenter hors de leurs paroisses
d'apostoliques évasions, et ramener le Christ, de temps à autre,
pour quelques brefs instans, dans les nombreuses églises dé-
nuées de tout sacerdoce. La facilité de reprendre contact avec
toutes les âmes catholiques de Prusse était rendue à l'Eglise de
Prusse; mais les seuls ecclésiastiques qui pussent en profiter
étaient ceux qui occupaient, quelque part en Prusse, un poste
légal, considéré par l'Etat comme leur appartenant légalement.
Le caprice législatif proposait ainsi un notable surcroit de
besogne, une besogne de missionnaires, à des prêtres déjà âgés,
déjà responsables du soin de toute une paroisse : ils acceptèrent
avec une joie conquérante cette fatigue longtemps inespérée. On
vit tout de suite les curés qui étaient membres du parti du
Centre se partager entre eux, dans un certain périmètre autour
de Berlin, les paroisses vacantes, et s'en aller le dimanche,
tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre, pour vivifier les hosties
et les âmes. Le Dieu de l'Eucharistie, dans certaines mains
sacerdotales nettement indiquées par la loi, avait cessé d'être
un délinquant : il pouvait réapparaître sans fraude, dans les
sanctuaires où depuis sept ans il lui fallait, furtivement, braver
la police. Çà et là, cette rentrée fut triomphale; et la Gazette de
Cologne s'en plaignait; la sécurité toute nouvelle de ce Dieu
apparaissait comme une humiliation pour l'Etat; et l'humilia-
tion, remarquait-on, durerait peut-être dix ans, quinze ans même,
jusqu'à ce qu'eussent disparu du monde tous ces curés légi-
times, dont l'État venait de déchaîner le zèle. Ainsi, pour dix
ou quinze ans, la Prusse avait (( lâché son arme essentielle contre
l'Eglise; » et le journal rhénan, après avoir vainement espéré
que, pressées par l'inanition spirituelle, les âmes catholiques
iraient s'abreuver à d'autres sources que les sources « ultra-
montaines, » s'apitoyait sur le désarmement provisoire de l'Etat.
Dans ce duel entre les âmes et l'Etat bismarckien, c'est
l'État qui finissait par être gêné. Il se sentait à l'aise à Berlin,
du haut de la tribune, pour affirmer la souveraineté des lois qui
privaient d'évêques les diocèses, et qui, depuis sept années, ex-
cluaient de tout service utile les nouvelles recrues du sanc-
tuaire ; mais lorsqu'il fallait affronter directement, chez elles, sur le
terrain même de leurs souffrances et de leurs luttes, les popu-
BISMARCK ET LA PAPAUTE.
575
lations catholiques, l'État sentait fléchir sa morgue, et son as-
surance s'aff'aisser. Les fêtes qui devaient, à l'automne de 1880,
célébrer l'achèvement de la cathédrale de Cologne, causèrent
aux ministres de l'Empereur un grave embarras. Trente-huit
ans auparavant, Frédéric-Guillaume IV avait solennellement
posé la première pierre du portail méridional, et l'archevêque
Geissel, dont l'avènement avait, en ce temps-là, scellé la paix
religieuse, s'était tenu aux côtés du Roi, suscitant avec lui dans
les imaginations allemandes le long et vaste espoir de voir le
Dôme de Cologne terminé. L'année 1880 réalisait cet espoir,
mais si les imaginations étaient satisfaites, les consciences
étaient mornes. Car cet épisode suprême de la construction du
Dôme, inauguré dans une époque de concorde, finissait dans
une ère de déchiremens : au fond du chœur, le trône archié-
piscopal était vide depuis quatre ans; Melchers, l'occupant légi-
time, avait été déposé par l'État; il communiquait, clandes-
tinement, par des messages expédiés de Hollande, avec les curés
et les fidèles, et 63 paroisses de l'archidiocèse étaient sans
prêtres. Un deuil accablant pesait sur le catholicisme rhénan;
et c'était l'heure, pourtant, d'être en liesse, puisque les flèches
de Cologne, toutes fières, toutes joyeuses, élevaient jusqu'au
ciel l'hommage d'une prière séculaire, et puisque l'Allemagne
du XIII*' siècle était exaucée par l'Allemagne de Guillaume P'".
Le président de la province, dès octobre 1879, avait sondé
Auguste Reichensperger pour savoir ce que ferait le clergé, ce
que feraient les ultramontains. u Leur attitude sera passive, avait
répondu Reichensperger; le Dôme est en deuil. »
Guillaume I" aimait le Dôme ; il aimait cette synthèse de
pierres, pour laquelle avaient collaboré, à six siècles de distance,
le Saint-Empire et l'Empire des Hohenzollern. Il voulait qu'elle
s'inaugurât au milieu des pompes. Il voulait aller là-bas, lui-
même, et il y tenait. Mais Bismarck avait une peur : il crai-
gnait que Melchers, l'archevêque déposé, contumace, émigré,
ne revint secrètement et ne réapparût, à l'improviste, au seuil
de sa cathédrale pour recevoir l'Empereur, et pour que l'Empe-
reur ainsi sanctionnât de sa présence un affront public aux
lois de Mai. Et Guillaume, aussi, n'était pas rassuré, mais
chez lui prévalait une crainte inverse : il redoutait le cas où
le clergé de Cologne, à la dernière heure, prohiberait toutes
cérémonies religieuses et refuserait au Dôme, privé par l'Etat
576 REVUE DES DEUX MONDES.
de la bénédiction de Melchers, la bénédiction même de Dieu.
Hohenlohe, dans un rapport que le 7 août il présentait au
-conseil des ministres, refusait de croire à cette éventualité; il
lui semblait plutôt que les chefs du parti ultramontain saisi-
raient l'occasion des fêtes de Cologne pour manifester leur loya-
lisme envers la personne de Guillaume. Mais il ajoutait : « C'est
^précisément cet accueil aimable et respectueux réservé à l'Em-
pereur, ce sont précisément les discours et les démonstrations
inséparables de ce genre de cérémonies, qui sont propres à nous
inquiéter. » Il se trouvait déjà des protestans pour déplorer le
vote du récent projet de loi; ils verraient, à Cologne, l'Empe-
reur avoir l'air de faire des avances à des opposans, à des ré-
voltés ; et les progressistes de gauche, au moment des élections,
profiteraient du trouble des esprits pour faire leur trouée.
Hohenlohe tenait pour nécessaire que le ministère invitât Guil-
laume à réfléchir un peu plus : et comme il advient dans les
situations gauches, on trouvait pareillement difficile, et que
Guillaume n'allât pas à Cologne et qu'il y allât. « Beaucoup
d'encre coulera, écrivait Herbert de Bismarck, avant qu'on ac-
couche d'une décision : et ce sera peut-être une fausse couche. »
L'Allemagne apprit en septembre que Guillaume, Augusta,
le prince Frédéric seraient le 15 octobre à Cologne, pour présider
à cette triomphante heure d'histoire : les catholiques de la ville,
dans un meeting, décidèrent d'observer un « digne effacement. »
La décision fut observée : le chapitre de la cathédrale n'accorda
pas d'autre office que le chant d'un Te Deiim; l'évêque auxiliaire,
Baudri,tint à l'Empereur, en le recevant dans l'édifice, une allo-
cution sobre et grave, où il appela de ses vœux le jour qui ren-
drait à l'Eglise la paix, à la cathédrale son pasteur; beaucoup de
maisons catholiques s'abstinrent de pavoiser; tous les chanoines,
sauf deux, refusèrent d'aller banqueter avec l'Empereur. L'efface-
ment des liturgies, le silence de la chaire, la nudité des façades,
disaient sans provocation, mais avec éloquence, que Melchers
n'était pas là ; et qu'il souffrait, et qu'après le jour où l'on avait
fermé son séminaire, le jour où sans lui s'inaugurait sa cathé-
drale était le plus amer de sa vie. Ne pas rendre à l'Empereur,
peut-être, tout ce qu'on lui devait d'honneurs, c'était la seule
façon qu'eussent les catholiques de Cologne pour rendre à Melchers
lointain quelque chose de ce qu'ils lui devaient. Ils ne pouvaient
acclamer, puisqu'ils avaient à prolester.
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 577
La presse nationale-libérale se consola par d'ambitieuses
théories : que les ultramontains fussent demeurés étrangers aux
fêtes, cela prouvait, d'après elle, qu'ils ne considéraient pas la
cathédrale de Cologne comme incarnant leurs aspirations; elle
était trop germaine, trop nationale, pour être ultramontaine; et
les siècles futurs jugeraient entre elle et Saint-Pierre de Rome.
Ce fut une démonstration anti-ultramontaine grandiose, lisait-on
dans la Post : le monde n'en a pas encore vu de pareille. Et la
correspondance de V Associât ion allemande, organe des nationaux-
libéraux les plus fougueux, s'était à l'avance réjouie que le
15 octobre le Dôme « fût au moins débarrassé de cette classe
de visiteurs qui regardent comme un honneur suprême de
baiser la pantoufle d'un grand prêtre romain, et que la majesté
de l'Empereur ne risquât pas d'être profanée par le voisinage
des esclaves de Rome, intrus dans une église allemande. »
Quant à Guillaume P^ il tirait sans doute, des spectacles qu'il
avait eus sous les yeux, de tout autres leçons. Il savait qu'à
l'endroit de son trône, les Rhénans n'avaient rien de frondeur;
et s'ils avaient boudé, c'est parce qu'un autre trône, celui de
Melchers, était vide. Goerres autrefois avait salué la cathédrale
comme la représentation épique et symbolique du devenir alle-
mand, comme l'expression esthétique de l'unité future; aujour-
d'hui cette unité était faite; cet éloquent monument, victorieuse-
ment achevé, paraissait convier toutes les âmes allemandes à un
élan de fierté. Mais le Culturkampf divisait les âmes, il para-
lysait l'élan; et dans cette grande fête d'unité que des siècles
entiers avaient invoquée, que le romantisme avait rêvée, que
l'active dynastie prussienne avait préparée, voilà qu'au contraire
émergeaient les divisions, d'autant plus profondes, peut-être,
qu'elles demeuraient un peu voilées. Une Allemagne souffrante,
l'Allemagne catholique, s'effaçait à demi, sur les marches du
Dôme, de ce Dôme qui était sien, pour laisser entrer l'Allemagne
gouvernementale ; la rencontre était froide ; les saints contraints.
Guillaume était homme à le sentir, et à s'en tourmenter ; et
c'était avec sincérité, avec émotion, qu'il disait à l'évêque auxi-
liaire Baudri : « En cette journée que toute la nation salue
joyeusement, l'épanouissement dans tout l'Empire d'une paix de
Dieu, d'une paix non troublée, demeure, ayez-en l'assurance, le
but de mes constans efforts, de mes quotidiennes prières. » Il
avait été impossible de lui organiser, à Cologne, un de ces
TOME X. — 1912. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
voyages à la Potemkine, qui trompent l'œil des souverains;
Guillaume et le prince Frédéric avaient vu clair, comme avait
vu clair, toujours, l'impératrice Augusta : au Nord comme au
Sud, en Prusse rhénane comme en Alsace, le « Rhin allemand »
baignait des terres de souffrances.
II
Dans le Landtag une majorité existait, très mêlée, très
nuancée, qui, en bloc, parce qu'elle voulait une Allemagne chré-
tienne, ne voulait plus du Culturkampf. Mais le Culturkampf sq
prolongeait, parce que, dans cette majorité, il y avait une frac-
tion, les conservateurs, qui ne voulait rétablir la paix religieuse
qu'avec l'agrément du gouvernement et conformément aux ini-
tiatives gouvernementales, et une autre fraction, le Centre, qui
derrière ces initiatives inclinait à flairer des pièges, et qui vou-
lait, non point aider le gouvernement à faire la paix, [mais la
lui imposer. Ainsi cette majorité, qu'unissait un commun désir
de pacification, se laissait tout de suite désunir et défaire par
certaines divergences de tactique : on avait failli voir, en juin>-
le projet de loi gouvernemental échouer, parce que le Centre
lui avait refusé ses votes; et l'on voyait d'autre part les motions
du Centre échouer, parce que les conservateurs n'acceptaient
pas que le gouvernement fût l'objet d'un ultimatum.
Mais ces motions du Centre, régulièrement repoussées, étaient
représentées par Windthorst, avec une périodicité tenace : une
caricature, le grandissant, lui prêtait les traits et l'allure d'un
Démosthène écrasant de son geste un petit homme coiffé d'un
casque à pointe, Bismarck. Avant de harceler le ministère, il
avait, à Vienne, consulté Jacobini (1) : le cardinal, recevant
Windthorst, lui marquait son approbation pour l'attitude du
Centre, et puis s'en allait à Rome occuper près du Pape le
poste de secrétaire d'Etat. Alors Windthorst, rentrant à Berlin,
s'arrangea, durant l'hiver, pour que, chaque mois à peu près,
se déroulât au Landtag un grand débat religieux; il y en eut
un dans les journées des 9 et 10 décembre 1880, à propos du
budget des Cultes ; un second, les 26 et 27 janvier 1881, au sujet
d'une motion de Windthorst, qui réclamait pour tout prêtre,^
(1 Dans les ^limynen aus Maria Laach, 1912, I, p. 364 et suiv., le P.Pfûlf a pu-
blié de fort intéressans documens sur ces entretiens entre Windthorst et Jacobini.
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 579
quelle qu'eût été son éducation, quelle que fût sa situation vis-
à-vis de l'Etat, le droit de dire la messe et d'administrer les
sacremens; un troisième, le 16 février, suscité par Windthorst,
encore, et ayant trait au rétablissement des revenus ecclé-
siastiques suspendus. Windthorst, de son mince filet de voix,
criait la misère des âmes, demandait ce qu'on avait fait pour
appliquer la loi de 1880, quelles facilités on avait données aux
ordres religieux, et quels revenus d'Eglise on avait restitués; il
montrait que l'Etat, qui s'était fait octroyer la permission de
réparer certaines injustices, en usait peu; il demandait où en
étaient les négociations avec Rome. Puttkamer s'efforçait d'éta-
blir qu'il était clément et juste, plus clément et plus juste que
ne le disait Windthorst ; il multipliait les chiffres, pour qu'on
Térifiât son bon cœur. Il proclamait que sur 2 148 prêtres catho-
liques qui, au moment de son arrivée au ministère, étaient
exclus de l'enseignement religieux, 1 369 avaient été réintégrés
par ses soins; que 953 paroisses vacantes, peuplées de
913 000 âmes, avaient de nouveau connu, au cours des six der-
niers mois, les bienfaits d'un ministère sacerdotal régulier ; et
<jue les présidens supérieurs étaient autorisés à prélever des
subsides sur les biens épiscopaux qu'ils administraient et à rému-^
nérer ainsi les prêtres qui cumulaient avec leur propre ministère
paroissial le souci des paroisses voisines. « Le gouvernement,
déclarait-il en décembre, observe une attitude calme, expec-
tante, caractérisée par une application continue et obligatoire,
mais opportunément indulgente, des lois de Mai. » Et il ajou-
tait : (( Si la possibilité se présente de négocier à nouveau avec
Rome, le gouvernement négociera. » Puis, en janvier 1881,
Puttkamer, sans se laisser griser, lui-même, par l'optimisme
de ses chiffres, reconnaissait tout le premier que, si l'état de
choses actuel durait un certain nombre d'années, l'avenir reli-
gieux de la Prusse serait trouble; mais il proclamait avec
quelque agacement : (( Le remède ne consiste pas dans un orage
ininterrompu contre notre législation. » Et sur ces mots, dans
la journée du 27 janvier, s'engageait une stérile bagarre des
partis* Bennigsen, au nom des nationaux-libéraux, reparlait de
l'hostilité de la Papauté contre l'Empire évangélique; et Wind-
thorst répliquait aux nationaux-libéraux que le Culturkampf
datait de plus haut, qu'il datait de Sadowa; on put croire, un
moment, qu'après dix ans d'unité allemande, les vieilles idées
580 REVUE DES DEUX MONDES.
de Grande Allemagne et de Petite Allemagne allaient derechef
se livrer un duel, sous le regard des députés prussiens. Il s'agis-
sait de la liberté des messes et l'on arrivait à philosopher sur
l'histoire allemande. L'ordre du jour proposé par les conserva-
teurs réclamait de l'Etat le rétablissement d'un ministère parois-
sial régulier, mais repoussait la motion Windthorst, qui ris-
quait, disaient-ils, de compromettre la paix au lieu de
l'accélérer. Ils furent seuls à voter pour leur texte ; le Centre fut
seul à voter pour le texte de Windthorst, et le débat [fut clos,
sans conclusion. Windthorst se disait attristé, abattu, atterré,
par l'attitude des conservateurs et de Puttkamer ; et puis il
rebondissait, [et, le IG février, il se levait de nouveau, pour
demander à l'Etat d'en finir avec sa politique de confiscations;
ce jour-là, on le laissa parler, lui et ses collègues, sans leur
répondre ; et quelques conservateurs seulement, au vote, appuyè-
rent la motion, qui naturellement succomba.
La presse hostile au Centre riait de ces échecs successifs. « On
voit M. Windthorst rôder de bonne heure au palais, chantonnait
un satiriste; son œil curieux demande en haut: Rien à faire .^ Car je
ferais volontiers une affaire, à la vieille et réelle façon; pourtant
on paie d'avance, même j'ai des prix fixes. )> Une caricature le
représentait en don Quichotte, chevauchant avec sa lance contre
le moulin des lois de Mai ; une autre le transformait en chat, à
l'alTùt devant une souricière où était écrit le mot Culturkampf.
Bismarck s'effaçait de tous ces débats ; mécontent de tous les
partis, il |les laissait s'arranger ou se gourmer entre eux. Le
Centre méritait d'être mis en pénitence, parce qu'il avait, en
juin, voté contre la loi religieuse, et parce qu'il continuait l'agi-
tation contre les lois de Mai : « Il n'y a pour l'instant ni paix
religieuse, ni guerre religieuse, disaient les Grenzboten : le
chancelier attend. » Mais les nationaux-libéraux avaient cette
tare d'être plutôt des juristes, des formalistes, captifs d'abstrac-
tions, que des hommes politiques soucieux des réalités; ils per-
sistaient aussi à traîner avec eux une gauche avancée, une
gauche plus dangereuse encore que la vraie gauche « progres-
siste, » à remorquer des gens qui, (( n'aimant pas les cuisiniers
du Progrès, aimaient pourtant leur cuisine, » et qui voulaient
la servir au peuple allemand, en la cuisant eux-mêmes. Quant
aux conservateurs, auxquels Bismarck en voulait encore de
sept ans de brouille, il les voyait élaborer, de plus en plus
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 581
allègrement, un programme religieux, politique, économique,
qui affectait quelque originalité; Bismarck, chez les parlemen-
taires, n'aimait pas l'originalité mais l'obéissance. Il hésitait
entre les diverses combinaisons possibles, ne se compromettait
pas, semblait souhaiter, en février 1881, que Bennigsen fit
partie du bureau du Reichstag, mais il n'osait pas le dire for-
mellement; le bureau, finalement, était formé par les conserva-
teurs et le Centre. Le conservateur Arnim, élu président, regim-
bait contre le voisinage du catholique Franckenstein, et
démissionnait ; alors on élisait Gossler, un conservateur que ce
voisinage n'effrayait pas ; et la bonne entente des deux partis
survivait, d'autant plus ferme, à ces manœuvres hostiles.
Auguste Reichensperger, dans une lettre du 2 mars, prévoyait
que Bismarck, sortant de ses tergiversations, pourrait bientôt
être forcé de jeter vers le Centre un nouveau pont.
Ce fut vers Reichensperger lui-même que Bismarck le jeta.
A la soirée parlementaire du 29 mars, on les vit trinquer
ensemble, et causer un peu de tout, des fouilles d'Olympie, de
celles de Pergame, du parlement de Francfort. Reichensperger
s'extasia sur la bonne bière que fabriquaient certains moines,
expulsés d'i\.llemagne : « Il peut bien arriver qu'ils y rentrent, »
interrompit Bismarck. On écoutait autour d'eux; un témoin
disait, à la sortie : « Cette soirée appartient au Centre, » et Rei-
chensperger songeait malignement à la belle surprise qu'allait
éprouver la Gazette de Cologne. Bismarck, en pleine soirée parle-
mentaire, avait étalé et comme affiché l'influence des parlemen-
taires catholiques, cette influence que la Gazette, après leur refus
de participer aux fêtes de Cologne, avait déclarée définitivement
ruinée. Cinq jours après, Reichensperger retournait chez Bis-
marck, et sans mécontentement le chancelier lui disait : « On me
soupçonne, depuis la dernière soirée, d'être passé complètement
du côté du Centre. » Les Grenzboten, bientôt, voulant apparem-
ment dissiper le soupçon, signifièrent qu'on pouvait faire la paix
avec Rome, mais jamais avec le Centre, jamais avec « les troupes,
jésuitiquement dressées, de la démocratie hostile à l'Empire. »
III
On avouait causer avec Rome; que Berlin causât avec Rome,
et puis boudât, et puis causât encore, c'était désormais pleine-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
ment admis. Le Figaro de Vienne représentait Bismarck tenant
dans ses bras une poupée, qui avait les traits de Léon XIII, avec
cette légende : « Les voilà de nouveau, tous les deux, si étroi-
tement unis, qu'on peut craindre de les voir s'étouffer. »
Cette feuille plaisante était bien informée : le secrétaire
d'Etat Jacobini avait, en effet, pris l'initiative d'une correspon-
dance avec Bismarck; le chancelier s'y était prêté. C'était une
occasion, pour lui, de faire collaborer Rome, en quelque mesure,
à l'application de la loi de 1880. Cette loi, on se le rappelle peut-
être, autorisait le pouvoir civil à dispenser de l'obligation du
serment les ecclésiastiques chargés provisoirement par l'Eglise
d'administrer les évêchés vacans, et à les reconnaître, dès lors,
comme administrateurs diocésains, sans leur poser aucunes con-
ditions inacceptables. Sur neuf diocèses en souffrance, quatre
l'étaient par la volonté de Dieu, cinq par la volonté de la Prusse.
A Posen, à Cologne, à Munster, à Breslau, à Limbourg, l'Etat
prussien avait déposé les évêques. L'Eglise n'admettait pas que
ces diocèses-là fussent vacans; le retour des pasteurs légitimes
était pour elle la seule solution, et l'amusante caricature sur
laquelle Bismarck, les mains encombrées par les lois de Mai, se
cognait la tête contre une cathédrale, pouvait passer pour un
symbole très exact des embarras du chancelier. Mais à Pader-
born, à Osnabriick, à Fulda, à Trêves, la mort avait frappé les
évêques; il y avait là quatre diocèses effectivement veufs, dont
.es deux pouvoirs pouvaient utilement converser. Les chapitres
de Paderborn, d'OsnabriJck, de Fulda, désignèrent des vicaires
capitulaires : ces trois personnages furent agréés par l'Etat,
et dispensés du serment : dès le mois de mars 1881, le fonc-
tionnement de la hiérarchie était ainsi rétabli dans trois cir-
conscriptions ecclésiastiques, et Guillaume P"", écrivant à son
ami l'historien Reumont, se réjouissait que la glace fût brisée
entre Rome et Berlin; il espérait, même, qu'elle finirait par
fondre toujours davantage. Mais la glace, à Trêves, était plus
lente à fondre : le chanoine di Lorenzi, recevant quelques
notables de la ville, leur expliqua que, pour donner au gouverne-
ment la preuve de son esprit pacifique, il remettait au Pape le
soin d'étudier la difficulté, et qu'il était confiant dans la sagesse
du Saint-Siège, dans la Providence, dans la sagesse, aussi, de
l'Etat. Bismarck, de son côté, pour rétablir à Trêves la paix et
la hiérarchie, étudiait un curieux projet : il chargeait Varnbuler,
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 583
plénipotentiaire de Wurtemberg au Conseil fédéral, de conférer
avec Kuhn, le célèbre théologien catholique de Tubingue, et de
demander à Kuhn si Hefele, évêque de Rottenburg, consenti-
rait, le cas échéant, à négocier auprès du Vatican la nomination
d'un prélat wurtembergeois comme vicaire apostolique de
Trêves. La réponse de Kuhn donna peu de coniiance dans l'ac-
ceptation de Hefele; mais une lettre de Jacobini fit espérer à
Bismarck que le Vatican ferait bon accueil à l'évèque de Rot-
tenburg, et Bismarck ne renonçait pas à son projet.
C'étaient là des pourparlers qui ne regardaient pas les
députés : ils ne devaient, eux, connaître qu'un fait : le refus de
l'Etat de laisser Lorenzi s'installer à Trêves; le reste, c'était
le secret du chancelier. On eût dit qu'il faisait effort pour se
rendre incompréhensible aux divers partis, et il y réussissait.
Le 6 mai, dans un discours au Reichstag, il semblait esquisser
à l'endroit de Bennigsen quelques gestes coquets; et puis, le
7 mai, il avait à dîner plusieurs membres du Centre, et les cou-
vrait d'affabilités. Il mettait à sa gauche, à table, le chanoine
Moufnng; il plaçait Franckenstein à droite de la princesse et
s'amusait à conter aux frères Reichensperger l'histo'ire des trois
excommunications qui avaient jadis frappé trois de ses ancêtres;
et voilà pourquoi, continuait-il, j'ai reçu du Pape une lettre si
amicale. « Ce Bismarck, notait Auguste Reichenspenger, est
vraiment l'un des plus originaux hommes d'Etat qui aient
jamais été, un mélange de contrastes. » Il s'amusait, au fond,
à jouer au bon garçon, voire même au bon plaisant, avec les
hommes du Centre, et puis à les voir partir comme ils étaient
venus, sans renseignemens. Son confident à ce moment-là,
c'était Mittnacht, le président du conseil wurtembergeois; il lui
faisait part, le H mai, d'un très grand projet. Il ne s'agissait de
rien de moins que de rétablir la légation de Prusse à Rome :
Bismarck observait qu'en fait ce poste avait survécu au vote des
lois de Mai; qu'on ne l'avait supprimé que dix-huit mois après,
en raison du langage de Pie IX; et que dès lors on pouvait le
rétablir sans rien préjuger de la destinée future de ces lois.
Mais auparavant, Bismarck, à titre d'essai, songeait à envoyer à
Rome une mission extraordinaire; et il souhaitait que Hefele
s'en fût voir le Pape, et que cet évêque préparât le terrain en
mettant bien au point, d'avance, la question des évêchés à pour-
voir. Bismarck priait Mittnacht d'insister, pour que Hefele con-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
sentit. Celui-ci objecta sa mauvaise santé, son grand âge, et la
réputation qu'il avait, aux yeux de certains, d'être complaisant
pour le pouvoir civil; l'archevêque Melchers, par exemple, met-
tait en lui peu de confiance, et de telles suspicions pouvaient
être gênantes, pour négocier. Hefele rappelait aussi que deux ans
plus tôt, lorsqu'il avait une première fois tâché de rendre quelques
services au Pape et au roi de Prusse, il n'avait pas réussi; et
puis, avec une netteté qui l'honorait, il tenait à faire savoir à
Bismarck que les auteurs des lois de Mai se trompaient lorsqu'ils
alléguaient, en faveur des exigences prussiennes, l'organisation
de l'Eglise wurtembergeoise. En Wurtemberg, l'évêque dressait
la liste des candidats à la cure vacante : l'Etat en prenait connais-
sance, et avait, une fois seulement, rayé un nom; en Prusse, au
contraire, l'Etat exigeait qu'on lui présentât, pour un poste déter-
miné, un curé déterminé, et qu'on lui laissât le droit de dire
oui ou non. Hefele ne consentait pas à soutenir, à cet égard, les
prétentions de la Prusse. Ainsi se déroulait sa lettre : il ne
refusait pas formellement à Mittnacht le concours demandé par
Bismarck, mais il ne montrait aucun enthousiasme pour cette
besogne et ne laissait espérer à la Prusse aucune complaisance.
Le ministre wurtembergeois transmit à Bismarck la réponse
épiscopale, et Bismarck ne songea plus à se servir de Hefele.
IV
n avait sous la main, à Berlin, son vieil ami Conrad de
Schloezer, représentant de la Prusse à Washington, qu'il avait
eu pour secrétaire, vingt ans plus tôt, à l'ambassade de Saint-
Pétersbourg, et qui, de 1864 à 1868, avait appartenu à la léga-
tion de Prusse auprès du Saint-Siège ; il résolut de se servir de
lui. Bismarck connaissait Schloezer, Schloezer connaissait Rome ;
et Schloezer savait, tout à la fois, comprendre Bismarck à demi-
mot et comprendre Rome à demi-mot. L'Allemagne bismarc-
kienne était pauvre en grands diplomates ; glorieuse dans l'art
de la guerre, elle estimait peut-être que la diplomatie, cet art
de la paix, était un art de valeur moyenne, fait pour des génies
moyens. La diplomatie, c'est souvent l'arme de la faiblesse ; l'Al-
magne, elle, appréciait la force; et d'ailleurs, quand il y avait de
grandes négociations à mener, Bismarck s'en chargeait, et les
subordonnés étaient annulés. Les circonstances, qui furent pro-
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 585
pices, et la distinction même de son talent, assurèrent à Schloe-
zer une place à part, dans le corps diplomatique de l'e'poque
bismarckienne : des initiatives lui furent laissées, des responsa-
bilités aussi. En bon bismarckien, il envisageait les problèmes
qui se posent à Rome comme des questions de puissance
{Machtfragen). D'esprit trop élégant, peut-être, pour parler de
Rome comme d'une Babylone ou du successeur de Pierre comme
de l'Antéchrist, ou pour s'attarder, avec certains de ses coreli-
gionnaires, à des récriminations contre la guerre de Trente Ans,
ses propres origines confessionnelles et son scepticisme ulté-
rieur le rendaient incapable de comprendre l'importance de
l'établissement catholique pour l'éducation religieuse de l'huma-
nité; on ne pouvait demander à un esprit comme le sien d'atta-
cher quelque valeur spirituelle au grand fait religieux qu'est la
Papauté. Schloezer, à Rome, ne faisait point de métaphysique;
il faisait de la politique. Dès 1871, alors qu'en Prusse les natio-
naux-libéraux s'imaginaient que la Papauté détrônée ne comp-
tait plus dans le monde, Schloezer, qui venait d'être nommé
à Washington, éprouvait la nécessité d'aller d'abord passer trois
semaines à Rome. « L'Eglise catholique, écrivait-il alors à
Bismarck, prend une importance croissante dans l'Amérique du
Nord, eu égard aux élémens allemands : il serait pour moi d'un
haut intérêt d'utiliser mon séjour en Europe pour jeter un coup
d'œil sur la situation romaine actuelle. » La place que gardait le
Saint-Siège dans la politique internationale, voilà ce qui inté-
ressait Schloezer, et voilà ce qu'il observait, avec une subtile
acuité, sans bienveillance, mais sans esprit de secte, avec un
certain penchant à traiter le Pape, — cet homme fort, — non
point en ami, non point en ennemi, mais en partenaire d'une
belle partie. Lefebvre de Behaine, qui fut bientôt son collègue,
et qui, de longues années durant, se mesura contre lui sur
l'échiquier romain, lui savait gré d'un autre trait : u De rela-
tions très sûres, écrivait-il en 1898, connaissant à fond l'Italie
et les Italiens, M. de Schloezer était étranger à ces passions qui
ont dominé depuis vingt-cinq ans la politique du gouvernement
du roi Humbert, et au nom desquelles les hommes d'Etat de la
Consulta se sont constamment efforcés de faire de la Triple-
Alliance une arme offensive contre la papauté autant que contre
la France. » La croisade internationale contre la papauté avait
échoué lorsque l'Allemagne bismarckienne la projetait. Schloezer,
586 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'il verrait l'Italie crispinienne s'y essayer, ne ferait rien
pour encourager cette emphase.
On avait affaire, en lui, à un joueur très agile, au jeu ferme
et serré, prompt à s'afficher, prompt à s'effacer, sachant, suivant
les heures, se mettre en vue, ou bien être introuvable; très
entrant, lorsque l'exigeaient ses fins, mais jamais encombrant;
ne ménageant pas ses courses, ne craignant pas les escaliers,
habile à s'arrêter (fens les antichambres où les murs avaient des
oreilles, à y dire ce qu'il voulait dire, et ayant des oreilles, lui
aussi, pour écouter; toujours prêt à venir causer, à badiner
aussi longuement que c'était nécessaire, à se taire sur les choses
sérieuses sans pour cela cesser d'y songer ; fermement convaincu
que les plus petits sont parfois les plus puissans ; assez familier
d'allures pour mériter de plaire aux plus petits, et sachant
abriter, derrière cette familiarité même, toutes sortes d'indiscrets
manèges, flatteurs pour leur puissance ou pour l'illusion qu'ils en
avaient ; exploitant avec maîtrise tous les moyens, grands ou
futiles, dont dispose, pour agir, un familier de Rome; étalant,
comme une originalité imprévue chez un messager bismarckien,
certaines complaisances apparentes pour la Rome papale;
d'autant plus avenant par sa bonne humeur, par son air de
bien s'amuser, par sa bonne grâce à se rendre amusant, que l'on
pouvait craindre, chez un ami du chancelier, des plissemens de
front et des raidissemens de torse. Tel était Conrad de Schloezer,
que le prince de Bismarck dépêchait à Rome pour marchander,
retarder ou accélérer la paix, et qui, à la longue, lorsque
Bismarck décidément la voudrait, la ferait.
Il prit le chemin de Rome, en juillet 1881, avec mission de
causer. Le Pape, recevant des pèlerins allemands le jour de
l'Ascension, leur avait dit : « Nous visons avec constance à sup-
primer les causes du confiit et à rétablir une paix durable. »
Schloezer étudia les visées pontificales, revint à Berlin voir le
chancelier, et puis repartit pour Rome : ce second voyage, suc-
cédant de très près au premier, fut remarqué. Bismarck, deux
ans plus tôt, voulait que les envoyés du Vatican vinssent con-
férer à Berlin; il acceptait, aujourd'hui, qu'un envoyé du Hohen-
zollern allât conférer à Rome.
Les évêquesde Prusse, réunis en juillet à Aix-la-Chapelle, per-
sistaient à déclarer que les prétentions prussiennes au sujet de
la nomination des curés étaient inacceptables ; ils constataient
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 587
avec joie que les avances papales de février 1880 avaient été
expressément retirées ; ils tombaient tous d'accord, pour sou-
haiter que le Centre réclamât sans trêve, en faveur de l'Eglise,
le rétablissement des anciennes garanties constitutionnelles :
cette stabilité de leurs protestations, cette inflexibilité de leurs
desseins, était connue de Léon XIII et devinée de Bismarck. Il
n'y avait pas lieu, pour Rome, de s'en plaindre, puisqu'en allé-
guant les sentimens des évêqties, elle aurait ainsi l'occasion de
vendre d'autant plus cher au chancelier les concessions mêmes
que, malgré eux peut-être, elle croirait devoir envisager comme
possibles. A mesure que se resserrerait le dialogue entre Bis-
marck et Léon XIII, la voix des évêques d'Allemagne, assourdie
mais jamais silencieuse, aiderait du moins Léon XIII, en parais-
sant parfois le gêner, à ne pas accorder à Bismarck plus d'avan-
tages qu'il n'avait l'intention de lui en accorder.
L'une des questions dont Schloezer eut tout de suite à causer,
concernait le diocèse de Trêves. Ce vaste diocèse, si cruellement
ravagé par le Ctilturkatnpf, demeuvRii sans hiérarchie: faute
d'entente sur le nom du vicaire capitulaire, la loi de 1880 y
restait inappliquée. Jacobini, à deux reprises, avait insisté auprès
de Bismarck pour que cette situation cessât, le chancelier ne
répondait pas, tergiversait. Mais une troisième lettre du cardi-
nal avait plus de succès : il demandait qu'à Trêves un évèque
fût nommé, et il proposait un nom. Pour la première fois depuis
les lois de Mai, Rome et Berlin s'essayaient à faire un évêque.
Le prêtre auquel songeait Léon XIII était l'abbé Félix Korum :
d'origine alsacienne, il passait, jeune encore, pour un des grands
orateurs sacrés de l'époque, et savait, avec une souveraine
aisance, asservir les deux langues, la française et l'allemande,
aux élans de son éloquence. Le maréchal de Manteuffel, gou-
verneur d'Alsace-Lorraine, n'avait pas voulu, pour des motifs
politiques, que l'abbé Korum fût coadjuteur en Alsace-Lorraine,
mais il l'appréciait fort, et se mit en quête, pour lui, d'autres
destinées ; on pourrait presque dire que pour le siège de Trêves la
présentation de l'abbé Korum à Bismarck fut faite, tout à la
fois, par le maréchal de Manteuffel et par le Vatican. Bismarck
n'y fit pas d'objections ; il envoya Puttkamer et Gossler jusqu'à
Ems, pour obtenir le consentement de l'Empereur. Le souve-
rain, ce jour-là, s'inquiétait de la santé de l'Impératrice ; il
donna son assentiment, rapide et distrait. Mais un dernier oui
588 REVUE DES DEUX MONDES.
manquait, celui de l'abbé Korum : trois fois de suite l'abbé
refusa, trois fois de suite Rome insista. Tarnassi, auditeur de
nonciature à Munich, parut à Strasbourg, le pressa, l'obligea
d'accomplir, sans retard, les formalités canoniques nécessaires
pour la consécration épiscopale. L'abbé Korum obéit, et s'en fut
à Rome, avec un dernier espoir : de vive voix, peut-être, il
saurait persuader à Léon XIII de ne pas persister à faire de lui
un évêque. Mais pour la première fois l'éloquence de l'abbé
Korum manqua d'efficacité. Léon XIII lui répondit en fixant la
date de son sacre.
Il allait donc devenir évêque de Trêves, mais il n'aurait pas
la possibilité, une fois là-bas, de nommer un curé, puisque les
lois de Mai duraient toujours. C'était absurde, qu'il [eût ainsi
les mains liées. Schloezer et Jacobini, par la force des choses,
furent amenés à parler de ces lois de Mai, et des formalités
qu'elles exigeaient des évêques pour la nomination des curés.
La Correspondance politique de Vienne, dans un article qui
parut être du publiciste bismarckien Constantin Roessler, expli-
quait, déjà, qu'en dispensant les ecclésiastiques des conditions
d'examen prévues par ces lois, l'Etat n'irait pas à Canossa. Mais
entre Schloezer et Jacobini les entretiens, bientôt, faillirent dé-
générer en brouille; Schloezer, un instant, menaça de s'en
aller : pour vouloir se mieux entendre, on risquait de défaire le
résultat obtenu, la nomination même de l'abbé Korum... Rome,
•prudente, s'empressa de le sacrer; au soir du 14 août, l'abbé
Korum était évêque.
Mais à ce moment même tout semblait remis en question.
L'Empereur avait, pour le siège de Trêves, un candidat person-
nel, le professeur Kraus, de Fribourg : il se plaignit d'avoir été
trop peu consulté, accusa ses ministres d'avoir surpris son con-
sentement en faveur de l'abbé Korum. Que n'avaient-ils inter-
rogé sur l'abbé Korum le prévôt Holzer, de Trêves, en qui Guil-
laume avait confiance "^ Et le souverain montrait une lettre du
prévôt qui conjurait son roi d'écarter de Trêves cet évêque-là.
Guillaume s'échauffait, s'ulcérait, expédiait à Bismarck, à Gossler,
des lettres irritées. Bismarck passa quelques mauvaises heures :
allait-on le forcer, à la dernière minute, de manquer de parole au
Pape et de fermer Trêves à Mgr Korum .^ C'eût été, pour longtemps,
la pacification reculée, et les catholiques, qui commençaient
l'agitation électorale en vue du renouvellement du Reichstag,
BISMARCK ET LA PAPAUTE. o89
auraient exploité l'incident contre Bismarck, et l'auraient
accusé d'avoir volontairement offensé le Pape. On était à l'un
de ces momens où les susceptibilités des souverains doivent
fléchir devant la raison d'Etat. Guillaume apprit que ses ministres
dispensaient Mgr Korum de prêter le serment et lui ouvraient
ainsi, toutes grandes, les portes de'son diocèse; alors, le 16, il
s'en fut chez Bismarck, fit une visite d'une demi-heure, qui peut-
être fut une scène, et puis céda. Un prêtre, né hors d'Allemagne
et sacré au delà des monts, allait régner sur les consciences prus-
siennes sans avoir promis aux lois prussiennes une impossible
obéissance; et dans l'acte par lequel Guillaume le reconnut, la
bulle De Sainte, de 1821, et les émolumens d'Etat, qu'elle garan-
tissait à l'évêque, étaient mentionnés expressément. On avait
affecté, durant tout le Cidtiirkampf, de considérer cette bulle
comme périmée : aujourd'hui l'on reparlait d'elle, en la réputant
valable, impérieuse même, comme tout bon contrat.
(( Voilà le commencement de la fin du Cidturkampf, s'écriait
joyeusement, dans son évêché de Metz, l'illustre Dupont des Loges,
le premier pas pour aller à Canossa était le plus difficile, et le
voilà fait. » Mais dans la Gazette générale de Munich, un sérieux
cri d'alarme s'élevait, aussitôt répercuté par toute une partie
de la presse : « Ce n'est pas sur le chemin de Canossa que nous
sommes, disait la Gazette; nous voilà déjà très avant dans le ves-
tibule de cette intéressante citadelle où la fière parole du chance-
lier avait promis de ne jamais trainer la nation allemande. »
L'article s'épanchait comme un flot d'amertume : il était
signé des deux initiales : V. S. On l'attribua d'abord à un cano-
niste vieux-catholique : on se trompait. L'article était l'œuvre
d'un catholique, d'un prêtre, d'un professeur qui dans une
faculté de théologie catholique instruisait les futurs prêtres.
François-Xavier Kraus, candidat de Guillaume P''pour l'évèchéde
Trêves, se consolait ainsi de l'éloignement de la mitre, à laquelle,
jusqu'à ses derniers jours il ne devait pas cesser d'aspirer. L'ar-
chéologie chrétienne, l'histoire de l'art, l'exégèse de la Divine
Comédie, durent à Kraus des enrichissemens et lui procurèrent
une gloire de bon aloi, qui durera. Mais ni le passé chrétien ne
suffisait à le retenir, ni l'immensité de la Divine Comédie ne
suffisait à l'absorber; au delà des visions de jadis, en deçà des
visions d'éternité, il s'évadait, avec un fiévreux attrait, dans les
ténébreuses broussailles de la politique religieuse contemporaine..
590 REVUE DES DEUX MONDES.
Il voyait Bismarck, volontairement, effacer peu à peu les-
prétentions de l'Etat; il voyait la « démocratie » des chapelains
travailler à la victoire de Rome. Deux spectres qui ne quittèrent
plus Kraus, 1' « ultramontanisme jésuitique » et la « déma-
gogie, » commençaient de le hanter; son imagination les alliait,
ne faisait d'eux qu'un seul et même spectre, et son effroi redou-
blait. Apeuré, déçu, il s'essayait alors, de sa plume incisive, à
exciter l'Allemagne contre le geste bismarckien, qui là-bas, à
Trêves, rendait à des millions de catholiques, après huit ans
d'épreuves, un peu de joie.
Mais le geste bismarckien se prolongeait : un publiciste
officieux, nommé Hahn, faisait paraître, à l'instigation de Bis-
marck, une Histoire du Culturkampf, dont la préface, pacifique
et sereine, était très remarquée, et l'on apprenait bientôt que
Bismarck, après avoir installé Mgr Korum à Trêves, allait
installer définitivement, à Rome, le ministre Schloezer.
Le 9 septembre 1881, la Gazette de l'Allemagne du Nord
annonçait à la Prusse que l'on invoquerait de ses députés un
crédit pour le rétablissement d'une légation auprès du Saint-
Siège. Il y avait quelque embarras dans la rédaction de la note ;
<( le rétablissement de ce poste, disait-on, n'a rien à faire avec
les concessions au Saint-Siège; il n'est pas l'objet d'une entente
réciproque, encore que naturellement cette légation ne puisse
fonctionner que si le Saint-Siège l'accepte. » Le mot d'ordre
officiel était bien net : il ne fallait pas dire, le pensât-on, qu'en
expédiant Schloezer au Pape Bismark faisait à Léon XIII une
concession, fût-ce même celle d'un sourire.
Mais personne ne fut dupe : les journaux catholiques et les
journaux hostiles s'accordèrent pour prendre acte de ce bon
procédé ; les premiers s'en réjouirent, les seconds s'en irri-
tèrent ; et les uns et les autres ressuscitèrent, avec des commen-
taires différens, certaine lettre, vieille de seize mois, où Bismarck
laissait entendre au prince de Reuss, qu'avant de rétablir avec
le Saint-Siège des rapports diplomatiques, il fallait que le Saint-
Siège payât. Le Saint-Siège n'avait encore rien « payé ; » il
n'avait rien accordé encore, au sujet de la nomination des curés,
et Schloezer, après une halte à Berlin, puis une halte à Varzin,
BISMARCK ET LA PAPAUTE, 591
s'en allait à Washington faire son déménagement, — son démé-
nagement pour Rome ; même, dans certains cercles protestans
•de Berlin, l'on se demandait avec inquiétude si quelque nonce, un
beau matin, n'allait pas survenir sur les bords de la Sprée. Car
on apprenait coup sur coup que Mgr Korum, l'évêque du « jésui-
tisme, » faisait à Trêves une entrée triomphale ; que Puttkamer,
devenu ministre de l'Intérieur, prodiguait aux ordres hospita-
liers toutes les facilités susceptibles d'aider leur recrutement,
que les novices commençaient d'y affluer, — on devait, peu de
mois après, en compter 700, — et que des processions catho-
liques, autorisées par une récente circulaire du même ministre,
recommençaient de circuler dans certaines villes prussiennes.
Avec une malveillance alarmée, on appelait l'époque où l'on
était entré l'ère Korum, et l'on s'attendait, parmi les ennemis
de Rome, à toutes les abdications de Berlin. Les Grenzboten
essayaient d'un langage rassurant, niaient formellement que
l'Etat se laissât glisser aux pieds du Pape, et prétendaient que,
tout au contraire, le Pape renonçait à cette maxime : (( vaincre
avec le Centre, )> et que c'était là pour Bismarck un succès. Le
chancelier lui-même, recevant le prince de Hohenlohe, lui disait :
« Il n'a jamais été question de nonciature, ni d'un contrat réci-
proque entre Rome et Berlin. Je compte donner satisfaction aux
catholiques prussiens en pourvoyant les évêchés et en me mon-
trant généralement conciliant, et je m'en tiendrai là. )>
Il continuait, en effet, de concert avec Rome, de faire des
évêques ou d'y travailler : à Breslau, pour l'instant, on se con-
tentait d'un vicaire capitulaire, parce que la Prusse, voulant
tenter, peut-être, d'installer sur ce siège le cardinal de Hohen-
lohe, refusait la liste de noms présentée par le chapitre ; mais
l'on nommait, à Fulda, Mgr Kopp, qui dans son premier man-
dement épiscopal exprimait sa confiance de voir bientôt tomber
toutes les chaînes de l'Eglise et qui devait lui-même quelques
.années plus tard avoir la gloire de briser les plus lourdes.
VI
Les catholiques, cependant, n'estimaient pas, quoi qu'es-
pérât Bismarck, que ce fût là pour eux une satisfaction, et ils
continuaient de demander : Jusques à quand nos jeunes prêtres
seront-ils exclus des presbytères, et des confessionnaux, et des
592 REVUE DES DEUX MONDES.
chaires, et même de l'autel ? Les concessions de l'Etat n'endor-
maient pas Windthorst ; elles ne le débusquaient pas de son
terrain de lutte. Il les acceptait, mais ne permettait pas qu'à leur
faveur les questions plus graves, et vraiment décisives, fussent
éludées.
Restons équipés, complètement équipés, criait-il au congrès catholique
de Bonn. Nous sommes comme une armée pendant qu'on négocie les préli-
minaires d'une suspension d'armes, l'arme au pied, mais la poudre sèche,
soit qu'il l'aille, contre nos désirs et nos espérances, combattre de nouveau,
soit que nous puissions, à notre joie, tirer de joyeux feux de salve. Nous ne
sommes pas encore au bout, mais l'aurore commence à poindre, et quand
elle point, vous savez, cela avance constamment, et dans un proche délai, le
soleil resplendit. Ce que nous avons demandé, ce que nous demandons, c'est
le rétablissement de l'état de choses antérieur aux lois de Mai.
Les élections au Reichstag s'approchaient : le Centre, pour
les préparer, redoubla d'ardeur. Adversaire systématique des
nationaux-libéraux, il était tout prêt, là où il disposait d'une
minorité notable, à ménager le succès d'un conservateur, ou le
succès d'un progressiste, d'un homme de droite, ou d'un homme
de gauche avancée : on demanderait à l'un et à l'autre ce qu'ils
pensaient du Culturkampf, et quelles promesses ils donnaient,
et l'on déciderait. D'un bout à l'autre de l'Allemagne, Windthorst
appliqua cette tactique, sous l'œil déconcerté de Bismarck im-
puissant. Bennigsen, dans un discours à Magdebourg, expliquait
que les nationaux-libéraux ne songeaient pas à prolonger le Cul-
turkampf, que cette lutte avait été nécessaire, pour remettre en
vigueur les vieux principes du droit territorial prussien ; que
l'on pouvait, aujourd'hui, étudier les concessions compatibles
avec les droits de l'Etat; que les libéraux y étaient prêts, et que
cette œuvre, peut-être, leur serait plus facile qu'elle ne l'était
aux conservateurs. Windthorst laissait dire, agissait, et visant
toutes les cimes, il faisait culbuter le prince de Hohenlohe lui-
même, en Franconie, par un progressiste obscur : Hohenlohe
payait ainsi de son mandat sa retentissante dépêche au prince de
Keuss, du précédent mois de mai. Les nationaux-libéraux
étaient partis 98; au Reichstag élu le 27 octobre 1881, ils ren-
traient 45. Les progressistes, qui naguère avaient 26 sièges, en
avaient désormais 59; le Centre, qui comptait la veille 93
membres, en possédait maintenant 98; et ces 98 voix, jointes à
celles des Polonais, des Guelfes, des Alsaciens, allaient être,
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. "593
dans le nouveau Reichstag, l'axe de la majorité. La Correspo?f.-
dance politique, qu'inspirait Bismarck, reconnut, non sans
amertume, ce malencontreux résultat; et l'aveu qu'elle en faisait
se transformait en une demi-avance. « Le Centre, expliquait-
elle, peut prendre le rôle qu'ont eu douze ans durant les natio-
naux-libéraux, s'il sait distinguer les concessions possibles des
concessions impossibles, » et elle ajoutait : « Le moment a pour
Rome une importance que soupçonnent peu de membres du
Centre. » A quoi la Germania répondait : (( Nous n'avons
jamais dit : A bas Bismarck! Nous sommes encore en plein
Culturkampf ; nous souffrons par lui ; mais nous sentons que la
nation ne peut se passer de sa forte main. Nous ne voulons pas
d'ailleurs prendre le rôle des nationaux-libéraux, mais soutenir
loyalement le chancelier dans toutes ses réformes pour le bien
de la nation, délivrer le pays de l'hégémonie libérale, et préparer
la politique conservatrice de l'avenir, qui n'est possible que lors-
qu'on en aura complètement fini avec le Culturkampf . »
Qu'est-ce à dire } interrogeaient les Grenzboten, et que veulent
dire ces mots : « en finir complètement avec le Culturkampf? »
Bismarck questionnait, faisait questionner, et n'écoutait pas
les réponses, trop dures à entendre, de l'inflexible Windthorst;
il les devinait, s'en irritait. <( Ce nouveau Reichstag ! criait-il
devant Busch, pas de majorité : partout l'inintelligence et l'in-
gratitude. » « Je voudrais qu'on me jetât une bombe comme au
Tsar, disait-il à Schloezer, et que c'en fût fait de moi. » Dans
le Parlement de l'Empire, le Centre et les progressistes étaient
les maîtres : ce paradoxe était devenu la très amère réalité, qui
l'humiliait. Bismarck tonnait contre les progressistes : « Ce
Mommsen, qui juge si faussement le présent, peut-il être un
bon historien du passé .-^ » Il bavardait contre le Centre : « Rien
à faire avec cette fraction ; elle a partout marché contre nous ; »
et puis, s'amusant un peu pour cesser d'enrager, on l'entendait
en plein diner, offert aux membres du Conseil fédéral, crier au
plénipotentiaire bavarois : « Je songe à prendre un vice-chan-
celier pour les affaires intérieures, préparez un peu Franckens-
tein à l'entrevue que je veux avoir avec lui. » Franckenstein, un
homme du Centre, un Bavarois, un particulariste, associé à la
chancellerie de l'Empire! Bismarck était-il sérieux.^ voulait-il
rire.!^ Il ne lui déplaisait pas de susciter ce point d'interrogation.
On racontait, par ailleurs, qu'à la suite des troubles auxquels
TOME X. — 1912. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
avait donné lieu, clans les rues de Rome, le transfert du corps de
Pie IX, les prélats se demandaient si l'Italie royale serait une
meilleure protectrice pour la sécurité du pape vivant qu'elle ne
l'avait été pour l'auguste et inoffensive dépouille du pape
défunt, et si Léon XIII ne devait pas quitter Rome ; on ajoutait
que peut-être il allait s'installer à Fulda, et que le cardinal de
Hohenlohe, que l'on voyait rôder en Allemagne, était peut-être
venu comme fourrier. On s'attardait aux faux bruits, on se re-
paissait de légendes, faute de savoir exactement quelle était la
page d'histoire que le chancelier s'apprêtait à écrire.
A peine le Reichstag fut-il rassemblé, qu'un indiscret ques-
tionneur se leva. C'était Virchow en personne, Virchow, qui
avait baptisé le Culturkampf et tenté de faire croire à l'Alle-
magne et au monde que l'enjeu de cette bagarre n'était rien de
moins que la civilisation. Allant tout droit à la question capi-
tale, il demanda au chancelier : Est-il vrai que l'Empire et le
Saint-Siège se rapprochent.»^ Bismarck, dans sa réponse, justifiait
l'intention qu'avait la Prusse, de rétablir un poste diplomatique
auprès du Pape ; et il admettait comme possible, dans l'avenir,
que ce poste put devenir un poste d'Empire, si d'autres Etats de
l'Allemagne souhaitaient, à leur tour, être représentés à Rome.
(( Nous sommes, déclarait-il, dans les relations les plus cour-
toises et les plus amicales avec le pontife qui occupe actuelle-
ment le siège Romain. » Il y avait donc quelque chose de nou-
veau dans les rapports entre Bismarck et l'Eglise romaine : cet
hommage à Léon XIII l'attestait. Mais la suite du discours était
singulièrement plus grave, il y avait aussi quelque chose de
nouveau dans la conception que se faisait Bismarck de l'Eglise
romaine. « Puis-je, demandait-il, considérer l'Eglise catholique
en Allemagne comme une institution étrangère, qui ressortit
aux relations purement diplomatiques .►* » Et il répondait : <( Non,
car je compte les membres de la confession catholique en Alle-
magne parmi nos compatriotes assimilés les uns aux autres, et
je tiens les institutions de l'Eglise catholique en Allemagne, y
compris la Papauté qui est leur sommet, pour une institution
indigène des Etats confédérés allemands. ))Le temps n'était plus
où Bismarck reprochait aux catholiques d'Allemagne d'être les
esclaves d'un souverain étranger; il affectait aujourd'hui de rendre
au catholicisme allemand droit de cité dans l'Empire allemand.,
Il proclamait, sans nulle gène, que Rome et Berlin négociaient ;
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 595
qu'un accord de principes serait la quadrature du cercle, mais
qu'on pourrait toujours arriver à un modus Vivendi.
Windthorst, en termes calculés, offrit au chancelier l'hom-
mage de sa (( gratitude expectante; » son langage, aussi, offrait
quelque chose d'imprévu ; renouvelant son vœu d'une paix reli-
gieuse rapide, il déclarait y aspirer « pour que l'Empire fût plus
solidement fondé ; » ce <( petit Guelfe » s'intéressait à l'Empire !
Il signifiait à Virchow, ensuite, que protestans croyans et catho-
liques avaient d'avance partie liée. Mais alors, riposta Virchow,
nous faudra-t-il donc, tous, ramper sous la croix? Nos nuques ne
se courbent pas. Et Virchow, parrain du Cîdturkampf, se retour-
nant vers le chancelier, auteur du Cidtiirkampf, lui reprocha
tout d'un coup, avec rage, non de projeter la paix, mais d'avoir
déchaîné la guerre. L'heure était émouvante : sous les regards
épanouis du Centre, Virchow, bravant Bismarck, lui criait :
J'ai volé les lois de Mai, parce que j'ai cru que M. le chancelier serait
plua conséquent qu'il ne l'a été, j'ai cru qu'il affranchirait réellement l'école
de l'Église, et qu'il édifierait à nouveau cette dernière, sur la base d'une
véritable liberté de conscience. Si j'avais prévu la situation présente, j'au-
rais dit : Non.
Bismarck alors, merveilleux de souplesse, retrouva, dans ses
discours mêmes de 1873, de 1874, de 1875, certaines théories
esquissées, sur lesquelles aujourd'hui il n'avait qu'à appuyer
pour justifter sa palinodie ; on l'entendit redire que le Cultur-
Aam/}/ n'était qu'un épisode transitoire, après tant d'autres, de
la lutte séculaire entre les rois et les prêtres ; et puis que le but
final des batailles, c'était la paix, et qu'aucune bataille ne pou-
vait être considérée par lui comme une institution durable, et
dont la durée fût utile. D'ailleurs, au cours de cette bataille les
nationaux-libéraux l'avaient abandonné, ou bien avaient trop
exigé de lui : ainsi, de même que naguère il avait, à certaines
heures, rejeté sur l'abandon des conservateurs la nécessité où
il était de faire voter les lois antireligieuses, de même, il se
préparait à rejeter sur les nationaux-libéraux la nécessité où
il se trouverait un jour de retirer ces lois. Il apparaissait de
plus en plus comme l'homme dédaigneux des idées pures, et
préoccupé surtout d'avoir derrière lui une armée bismarckienne.
Puis, subitement, d'un geste plus expressif que gracieux, il
ouvrait au Centre les rangs de cette armée: « S'il me faut opter,
disait-il, entre l'alliance du Centre et celle des progressistes, je
596 REVUE DES DEUX MONDES.
choisis le Centre; entre les deux, le Centre est le moindre mal;
entre les deux il est le parti qui, d'après moi, met le moins en
péril le vaisseau de l'Etat. »
Ainsi, dans la séance même où Bismarck justifiait devant le
Reichstag le rétablissement par la Prusse des rapports diploma-
tiques avec Rome, il s'affichait comme désireux de nouer entre
le Centre lui-même et la chancellerie de l'Empire certaines rela-
tions amicales ; il grommelait à vrai dire, plutôt qu'il ne sou-
riait, à l'idée d'avoir désormais de tels amis ; il les prenait,
sans nullement le cacher, comme un pis aller ; mais ce discours
du 30 novembre contenait, cependant, deux avances formelles :
l'une s'adressait au Pape, avec un geste large ; l'autre, plus
parcimonieuse et de moins bonne humeur, s'adressait au Centre.
Et tandis que Bismarck, pour tenir Rome en haleine avant le
retour définitif de Schloezer, se préparait à envoyer Maurice
Busch passer là-bas quelques jours, on projetait d'autre part,
sur les bancs du Centre, de se rendre en masse, le 6 décem-
bre 1881, à la soirée parlementaire du chancelier, et de sanc-
tionner ainsi ses ouvertures, à demi caressantes déjà, à demi
hautaines encore. Mais une sotte averse vint détruire l'arc-en-
ciel. L'averse éclata dans les bureaux de la Gazette générale de
r Allemagne du Nord et s'abattit sur Windthorst ; une phrase
qu'il avait dite, dans la commission parlementaire où l'on étu-
diait la navigation de l'Elbe, fut mal rapportée, mal interprétée,
et la Gazette accusa Windthorst d'être en Allemagne l'avocat
de l'étranger. Il se fâcha, obligea le ministre des Finances à
déclarer que cette feuille officieuse s'était fourvoyée. Mais les
membres du Centre furent plus susceptibles encore que leur
chef; au soir du 6 décembre, pas un ne vint chez Bismarck.
Ils rendaient le chancelier responsable des inconvenances
commises par la Gazette ; ils l'en punissaient par une grève
mondaine, en dépit de sa récente avance parlementaire. C'est
qu'ils le connaissaient, et que le connaissant ils se défiaient ; ils
avaient souvenir qu'un jour de 1872 il avait voulu les séparer
de Windthorst ; et ils redoutaient que la presse bismarckienne,
— au moment surtout où Bismarck leur faisait appel, — ne
renouvelât pareille tentative et n'essayât de les décapiter, afin
de faire d'eux, plus sûrement, un parti bismarckien. Leur atti-
tude fut éloquente : resserrés autour de Windthorst, ils firent
sécession, et boudèrent avec éclat l'invitation du chancelier.
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 597
Bismarck en fut très marri, déclara qu'il n'était pour rien dans
l'article de la Gazette, fulmina contre l'incroyable grossièreté de
pareils invités et finit par dire, en riant: « Gomment! ma bonne
bière de Munich reste au fond des bouteilles, et me voilà réduit
à être moi-même mon meilleur consommateur; Windthorst me
revaudra cela ! »
VII
Un parti parlementaire est presque toujours maniable ; des
flatteries partielles, des avances de détail, des complaisances indi-
viduelles, le divisent contre lui-même ou bien l'apprivoisent, le
disloquent ou l'enchaînent. Mais le Centre persistait à se grou-
per derrière Windthorst, et Windthorst n'était pas maniable. Il
semblait qu'il mit toute sa coquetterie à laisser s'approcher le
chancelier, puis à reculer pour que le colosse doublât ses enjam-
bées, puis à obliquer pour le dérouter ; et tandis que Bismarck
marchait droit vers lui, on le voyait, avec d'agiles manèges,
promener dans les directions les plus diverses ses demi-proposi-
tions de demi-amitié, comme une coquette promène, d'un bout
à l'autre d'un salon, ses mines et sa souriante beauté. Entre vous
et les progressistes c'est vous que je choisis, avait dit Bismarck
aux membres du Centre, le 30 novembre 1881. Et voici que
Windthorst, dans la séance du il janvier 1882, était assez adroit
pour embrigader les progressistes et pour les mener à l'assaut,
derrière lui, contre la loi de 1874, qui permettait d'exiler les
évêques et d'exiler les prêtres. Tel un despote de harem jetant le
mouchoir à la favorite éphémère, Bismarck avait jeté au Centre
ce mot impérieusement condescendant : « J'opte pour vous. » Il
retrouvait le Centre fraternisant avec les progressistes pour
défaire, dans la bâtisse du Culturkampf, le morceau qu'avait
agencé le Reichstag et que le Reichstag seul pouvait faire tomber.
Windthorst, ce jour-là, dans le Parlement de l'Empire,
apparut le maître ; devant les représentans du gouvernement,
qui, faute d'une consigne bismarckienne, se taisaient, la loi sur
l'expatriation des hommes d'Eglise fut rayée du code, sous
réserve de l'acquiescement du Conseil fédéral. Bismarck per-
mettrait-il cet acquiescement } C'est ce qu'on ne pouvait pré-
sager ; mais Windthorst avait,àbrùle-pourpoint, fait condamner
le Culturkampf par le Reichstag. a Le gouvernement s'esquive,
598 REVUE DES DEUX MONDES.
criait Yirchow, il laisse retomber sur nous tout l'odieux de cette
lutte. » <( Le parti gauche, ripostait plaisamment un conserva-
teur, fut parrain de l'enfant Cttlturkampf ; personne, aujourd'hui,
ne veut avoir été le père de cet enfant-là. » Windthorst avait
amené les représentans de l'Allemagne à signifier implicitement
à la Prusse qu'il y avait des démolitions à faire, et qu'ils démo-
lissaient pour leur part ice qu'ils avaient le droit de démolir.
Le Landtag, trois jours après ce vote, était averti par le
discours du trône que les « progrès accomplis dans le sens de
la paix réjouissaient Sa Majesté et qu'un nouveau projet de loi
ecclésiastique se préparait. » Il était nécessaire, en effet, de
remettre en mouvement la machine législative, pour accorder
derechef au ministre les permissions que lui avait données la
loi de 1880, et qui expiraient, on se le rappelle, au l'"" jan-
vier 1882 ; c'est à quoi visa l'article premier du projet nouveau,
déposé le 17 janvier. Mais d'autres articles suivaient, qui mar-
quaient une étape nouvelle dans la résipiscence de l'Etat.
Le ministère, ressuscitant certains articles auxquels n'avait
pas consenti le législateur de 1880, insistait auprès de la Chambre
pour qu'il lui fût permis, enfin, de réinstaller les évêques
déposés, — c'était le but de l'article 2, — et pour qu'il lui fût
permis, aussi, de par l'article 3, d'autoriser à l'exercice des fonc-
tions sacerdotales les prêtres étrangers et les prêtres qui n'avaient
pas satisfait au programme d'éducation et d'examen fixé par
les lois de Mai. Le ministère maintenait en principe l'obligation,
pour les évêques, de présenter aux présidens supérieurs les
noms des curés qu'ils voulaient installer; mais, tandis que le
législateur de 1872 s'était complaisamment étendu sur toutes
les raisons qui pourraient justifier légalement le veto de ces
hauts fonctionnaires, le projet de loi renfermait une formule
d'aspect moins chicanier; puis, avec l'arrière-pensée, sans doute,
de laisser peu a peu tomber en désuétude la <( cour royale pour
les affaires ecclésiastiques, » tribunal injurieux pour l'Eglise, on
proposait qu'à l'avenir le recours des évêques contre de telles
oppositions fût porté, directement, devant le ministre des Cultes.
Ainsi se déroulait l'article 4; et l'article 5, par un surcroit de
concessions, permettait au ministère de restreindre les cas où
l'évêque serait forcé de présenter les prêtres. Si cet article était
voté, Bismarck aurait le droit de tolérer que l'évoque, sans
soumettre leurs noms à l'approbation du président supérieur,
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 599
installât, à titre d'auxiliaires, dans les paroisses où existait
déjà un curé reconnu par l'Etat, des prêtres qui auraient satis-
fait aux conditions d'examen prescrites par les lois de Mai, ou
bien qu'il obtint, en vertu de l'article 2, la dispense de ces condi-
tions; et Bismarck, d'ailleurs, serait libre, s'il le voulait, de
retirer cette tolérance, comme il serait libre de n'en jamais user.
En 1882 comme en 1880, Bismarck réclamait du Landtag
des pouvoirs discrétionnaires. Il avait affaire à une Chambre
dont la majorité était lasse du Culturkampf, mais il persistait à
vouloir qu'elle lui laissât toutes facultés pour atténuer certaines
détresses, ou pour les faire durer, et à ne vouloir rien de plus.
Pourquoi cet arbitraire.^ demandaient, mus par des sentimens
divers, les hommes politiques du Centre et ceux du parti natio-
nal libéral. C'est la faute aux Polonais, répondait-on; le mi-
nistre Gossler montrait du doigt cette terre de Posen sur laquelle
l'Allemand, aujourd'hui encore, ne se sent pas le pied sur, et
sur laquelle Bismarck voulait garder le droit de faire appliquer
les lois de Mai, dans toute leur rigueur. C'est la faute aux Polo-
nais : avec ce belliqueux mot d'excuse, Bismarck s'était, dix
ans plus tôt, engagé dans le Culturkampf; avec ce même mot,
il s'y empêtrait. Mais Windthorst le releva, déclara que les
catholiques n'abandonneraient pas les Polonais, et que le Centre
voulait le rétablissement de la paix, et non point l'établissement
de l'arbitraire; et puis, lorsque Virchov^' eut redit, une fois de
plus, que le Pape n'était qu'un souverain étranger, et que l'ave-
nir appartenait, non aux Eglises, mais à des communautés libres,
lorsque le progressiste Richter eut accusé Bismarck de vouloir,
pour sa lutte contre le Centre, réduire le clergé catholique au
rôle d'otage, lorsque le national-libéral Gneist eut défendu, non
sans quelque gène, les maximes du Culturkampf, et lorsque
deux orateurs conservateurs les eurent condamnées, Windthorst
se leva encore, et constata que ce qu'il fallait et ce qu'évidem-
ment la Chambre voulait, c'était la revision des lois.
Le projet gouvernemental fut renvoyé à une commission de
21 membres. (( Il est tel quel inacceptable pour le Centre, écri-
vait Auguste Reichensperger. Naturellement nous nous efforce-
rons de le rendre acceptable. Il faut manœuvrer avec une parti-
culière prudence, regarder les autres partis, le gouvernement,
et Rome, ne faire ni trop ni trop peu; ce qui est d'autant plus
difficile qu'on ne voit pas clair dans ces trois facteurs. Espérons
600 REVUE DES DEUX MONDES.
que Dieu aidera. » Pour que Dieu aidât, Windthorst aidait. Il
noua partie avec les conservateurs, comme un mois plus tôt, au
Reichstag, il nouait partie avec les progressistes; il disposait
dans la Commission, grâce à cette alliance, de 11 voix sur 21 ;
il était souverain. Gossler eut à comparaître; et Windthorst
lui demanda si Schloezer traitait à Rome de la revision des lois
de Mai, et si le gouvernement projetait cette revision pour une
date prochaine. « Schloezer, expliqua le ministre, a des pou-
voirs pour négocier avec la Curie au sujet du présent projet de
loi; si les pourparlers marchent bien, il est à prévoir qu'il aura
des pouvoirs pour des pourparlers plus étendus. Le fait que nous
réglons, par une législation unilatérale, la frontière entre l'Etat
et l'Eglise, n'exclut pas cet autre fait, d'une entente matérielle
avec la Curie. Pour l'instant, le gouvernement ne peut pas
dépasser les concessions contenues dans le projet. » Windthorst
riposta, résuma les explications de Gossler en disant qu'il n'y
avait pas à compter sur une revision fondamentale des lois. La
Commission travailla lentement. Il advint au projet gouverne-
mental la même destinée qu'au projet de 1880 : il fut rendu
méconnaissable. Windthorst s'arrangeait pour faire traîner la
besogne. Avant de prendre position au sujet des articles 4 et 5,
relatifs à l'ingérence de l'Etat dans la collation des postes ecclé-
siastiques, il voulait savoir ce que Rome pensait.
Rome, en ce moment même, d'accord avec la Prusse, venait
de nommer trois évêques, à Paderborn, Osnabrûck et Breslau : à
cet égard, la détente était sérieuse, mais à cet égard seulement.
Schloezer, définitivement installé là-bas, voyait Léon XIII; et le
Pape lui disait en substance : « Ayez des instructions pour trai-
ter sur des bases solides, et je serai conciliant. » Bismarck expé-
diait le bureaucrate Hùbler, chargé d'assister Schloezer comme
il avait assisté Reuss; mais les bases solides faisaient toujours
défaut. En fait, il ne pouvait pas y avoir d'amélioration sérieuse;
il ne pouvait pas, surtout, y avoir de paix, tant que la Prusse et
le Saint-Siège ne se seraient pas entendus au sujet de la collation
des fonctions ecclésiastiques. La législation bismarckienne et la
résistance du Pape rendaient impossible toute nomination de
curé; du jour où sur ce point le Pape aurait définitivement
fait les concessions auxquelles, d'ores et déjà, il était disposé,
les populations recouvreraient des curés, des pompes religieuses ;
aux yeux de beaucoup de catholiques le CiiUiirkampf serait
BISMARCK ET LA PAPAUTE. 601
chose Unie. Que dans certains cas ces curés demeurassent révo-
cables par l'Etat; qu'un tribunal subsistât dans Berlin, créé tout
exprès pour prononcer ces révocations; que les évêques ne
fussent pas libres d'élever leurs clercs comme ils le voulaient,
c'étaient là des abus que l'Etat pourrait ensuite faire durer,
sans que les masses catlioliques en sentissent le poids, sans
qu'elles en souffrissent, directement, personnellement, au fond
de leurs bourgades. La dislocation de la vie paroissiale était une
ruine visible pour tous; les empiétemens du pouvoir civil sur
la liberté de l'éducation cléricale, les empiétemens du pouvoir
judiciaire sur la liberté du ministère sacerdotal, faisaient sur
les populations une impression moins immédiate, moins saisis-
sante, et créaient des menaces dont ouvriers et paysans ne
voyaient pas toujours toute la portée. La pression populaire
forçait Bismarck de s'entendre avec le Pape pour rendre des
curés aux paroisses; elle serait moins rigoureuse, moins ardente,
pour lutter contre des usurpations qui ne touchaient pas le
peuple d'aussi près. La simple tactique commandait donc à
Léon XIII d'exiger d'abord que l'Etat, par une revision des lois
de Mai, renonçât à se faire l'éducateur des clercs et le juge des
curés ou des évêques : l'Eglise ensuite, par des concessions
opportunes, mettrait Bismarck en mesure de satisfaire le peuple,
qui réclamait un ministère paroissial régulier; elle ne remédie-
rait à cette suprême détresse que lorsque l'Etat, de sa propre
initiative, aurait mis un terme aux autres.
Voilà pourquoi Léon XIII et Windthorst, insensibles aux
avances prussiennes, réclamaient la revision des lois de Mai;
et voilà pourquoi, au printemps de 1882, ils n'éprouvaient ni l'un
ni l'autre aucun goût pour un projet d'après lequel le gouverne-
ment pourrait à son gré, suivant les cas, maintenir ou suppri-
mer, pour tel évèque et non pour tel autre, au profit de telle
paroisse et non au profit de telle autre, l'obligation de soumettre
au pouvoir civil les noms des prêtres appelés à des fonctions
auxiliaires. Léon XIII, à qui la Prusse demandait d'agréer ce
projet, répondait non. Et Windthorst à son tour décida que le
Landtag devait répondre non. <( Le but, le salut, sont encore
bien loin, versifiait un chansonnier satiriste. Le chancelier est
pressé, mais Rome a tout le temps. »
Vom Ziele, vom Heile, voie sind uni' noch tceit!
Der Kanzler hat Eile, Rom aber hat leit.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
La Correspondance politique, que Bismarck chargeait d'en-
trer en rage lorsque cela ne valait pas encore la peine qu'il y
entrât lui-même, prit un ton bien rude pour faire savoir que le
Vatican jouait gros jeu, et que le chancelier avait les moyens de
reprendre le Culturkampf i<. dans un style plus efficace. «On crut
ainsi faire peur à Windthorst; une image le montrait tout trem-
blant, racontant à cinq de ses collègues, effrayés comme lui,
qu'il avait, en rêve, vu le retour de F'alk au pouvoir. Mais Wind-
thorst et Schorlemer, sans prêter attention à de pareils spectres,
concluaient un accord très précis avec les conservateurs Ham-
merstein et Koeller, et cet accord allait transformer le projet de \ou
VIII
On décida de repousser les articles 4 et 5, ainsi que le com-
portaient les indications du Vatican : la grosse question qui
mettait aux prises la Curie et la cour de Prusse allait ainsi
demeurer en suspens; des libertés éventuelles et révocables,
offertes à l'Eglise comme un appât, n'avaient, aux yeux de
Windthorst, rien de commun avec la liberté. En revanche, les
deux fractions alliées s'attaquaient à deux autres points de l'édi-
fice des lois de Mai* D'une part, elles s'occupaient des exigences
de ces lois au sujet de l'éducation cléricale : l'Etat demandait
qu'on l'autorisât à en dispenser les clercs; le Centre et les con-
servateurs préféraient stipuler certaines conditions, moyennant
lesquelles les prêtres, indépendamment de tout caprice gouver-
nemental, devraient être, en droit, dispensés de l'examen
d'Etat : il leur suffirait de faire la preuve par témoin, qu'ils
avaient subi l'examen de sortie d'un gymnase, fait trois ans
d'études théologiques dans une université allemande ou dans un
séminaire prussien reconnu par l'Etat, et suivi régulièrement
des cours de philosophie, d'histoire et de littérature allemande.-
D'autre part, le Centre et les conservateurs envisageaient les
étranges articles par lesquels les lois de mai 1874 avaient accordé,
soit aux patrons des paroisses, soit aux électeurs paroissiaux, le
droit de pourvoir eux-mêmes aux cures vacantes : l'Etat, en 1880,
avait proposé, vainement d'ailleurs, de subordonner à l'agrément
du président supérieur l'exercice d'une telle prérogative; les
deux fractions alliées, allant plus loin, s'accordèrent sur un
article qui la déclarait supprimée : elles ne voulaient plus qu'à
BISMARCK ET LA PAPAUTE. 603
l'avenir pussent être installés, en dehors de toute investiture
épiscopale, des prêtres que le mépris public qualifiait de curés
d'Etat (StaatspfaiTe?'). Plus de curés d'Etat; plus d'examen d'Etat :
telle était la double décision par laquelle le Centre et les conser-
vateurs corrigeaient le projet gouvernemental ; et puis ils consen-
taient par surcroît à voter, sous une forme qui le rendait moins
choquant pour les susceptibilités catholiques, l'article qui per-
mettait au ministère, s'il le jugeait bon, de rendre aux évêques
déposés le droit d'exercer les fonctions épiscopales.' Ainsi collabo-
rèrent, durant une partie du printemps, les bons catholiques du
Centre et les bons protestans du parti conservateur.
En 1880, le compromis dont était résultée la première loi
réparatrice avait été négocié, sous les auspices du ministère,
entre les conservateurs et les nationaux-libéraux. Aujourd'hui le
compromis dont la seconde loi devait être le fruit s'était concerté,
à l'écart du ministère, entre les conservateurs et le Centre. « Le
Cultiirkam.'pf n'est pas encore fini, mais il est brisé, » écrivait
Auguste Reiclienspcrger. Une caricature montrait le pasteur
Stoecker, habillé en Faust, déclarant a Windthorst que le mot
de Ganossa n'avait rien d'effrayant, et Windthorst, dans l'accou-
trement du Famidus Wagener, lui disant galamment : (c Se pro-
mener avec vous, docteur, c'est honneur et profit. » La prome-
nade se poursuivit, avec de nombreux zigzags mais sans
encombre, dans la Chambre basse, puis dans celle des Seigneurs;
puis, de nouveau, dans la Chambre basse ; sauf de légères modi-
fications, le texte qu'avaient élaboré les deux partis alliés
devint loi. Le 31 mai 1882, Guillaume la signa. C'étaient trois
entorses nouvelles données aux lois de Mai : elles différaient,
d'ailleurs, de caractère et de portée. L'Etat ne pouvait plus, à
lui seul, installer des curés : c'était là, définitivement, un fait
acquis. [^Les évêques déposés pouvaient être rappelés : c'était une
simple possibilité, dont l'Etat devenait, tout à la fois, le juge et
le maitre. La nécessité pour les clercs de [subir l'examen d'État
était supprimée ; mais encore |fallait-il que l'Église permît à ses
clercs de donner à l'État les justifications moyennant lesquelles ils
obtiendraient des dispenses; et ce serait affaire à l'Église, de déci-
der si oui ou non elle y devrait condescendrea D'ailleurs, alors
même que l'Église condescendrait, elle ne pourrait pas, ensuite,
leur donner un poste, puisqu'elle se 'heurtait à l'obligation, non
acceptée par Rome, de soumettre leurs noms au pouvoir civil :
604 REVUE DES DEUX MONDES.
un des obstacles qui empêchaient l'Eglise «l'employer leur zèle
était désormais écarté, mais l'autre, et le plus grave, subsistait,
et c'est pourquoi l'article par lequel l'examen d'Etat cessait
d'être une inéluctable exigence n'était pas susceptible, pour
l'instant, de recevoir une application utile.
Un familier de Bismarck, Tiedemann, désireux de rassurer
les partisans des lois de Mai, leur disait: « L'obligation persiste
de soumettre au pouvoir civil les noms des curés ; le droit de
révoquer les évêques persiste ; la cour royale pour les affaires
ecclésiastiques existe toujours ; ce sont là les points essentiels de
notre système de défense ; la loi nouvelle n'y touche point. Peut-
on dire, sans l'exagération la plus néfaste, que notre législation
ecclésiastique soit mise de côté ? » Et cependant beaucoup de
nationaux-libéraux se plaignaient, d'une voix très haute, en
termes très amers ! A les entendre, le fier vaisseau de l'Etat
prussien baissait pavillon devant le Vatican. Ils avaient une for-
mule piquante pour caractériser les attitudes successives de
l'Etat: « En 1873, disaient-ils, la Prusse conquérante disait au
Vatican: Je prends pour que tu donnes; en 1880, la Prusse,
coquette, lui disait : Je donne si tu donnes ; en 1882, la Prusse,
humiliée, en arrive à dire : Je donne pour que tu donnes. » Et
ils demandaient si Rome, enfin, allait donner quelque chose, et
ce que Rome allait donner.
IX
L'été, puis l'automne de 1882, s'achevèrent en une sorte de
stagnation. Bismarck, évidemment, ne cherchait pas de nou-
velles occasions de conflit. Herzog, le nouvel évêque de Breslau,
avait dans son diocèse quelques « curés d'Etat : » il crut pouvoir
exiger leur déménagement, en alléguant que la loi récente abo-
lissait pour l'avenir cette catégorie de prêtres ; la plupart résis-
tèrent; la presse tonna contre le prélat, mais Bismarck ne prit
aucune mesure contre lui. A Sainte-Hedwige, de Berlin, qui rele-
vait du même diocèse, fut affichée, par erreur, bien que cer-
taines tolérances papales l'eussent depuis longtemps abolie, une
législation canonique très intransigeante relative aux effets des
mariages protestans : cet affichage fit scandale parmi l'évangé-
lisme prussien ; on fit campagne contre Herzog ; mais Bismarck,
cette fois encore, se tut, et laissa dire les journaux qui deman-
BISMARCK ET LA PAPAUTÉ. 605
daient l'arrestation d'Herzog. Mais pas plus qu'on ne reculait
d'un pas vers l'état de guerre violente, on ne s'avançait d'un
pas vers l'état de paix. Le vote par lequel le Reichstag avait
aboli la loi sur l'expatriation des prêtres ne fut pas sanctionné
par le Conseil fédéral ; le paragraphe par lequel le Landtag per-
mettait aux ministres de rappeler les évêques ne fut pas appli-
qué ; des pétitions demandaient que l'archevêque Melchers pût
rentrer à Cologne, que l'évêque Blum pût rentrer à Limburg ;
ce fut en vain, Bismarck demeura sourd. Un peu déçus, peut-
être, les comités provinciaux du Centre, dans les manifestes
qu'ils préparaient en vue des prochaines élections au Landtag,
affectèrent certains accens de mécontentement. Windthorst,
mieux informé, disait au congrès catholique de Francfort : (( Les
choses vont moins bien qu'elles n'ont déjà été, mais elles vont
mieux, beaucoup mieux, que les libéraux ne le croient. »
Le Centre fut consolidé, en même temps que grossi, par les
élections qui, le 26 octobre 1882, renouvelèrent le Landtag ; et
ces élections en même temps marquèrent une grande victoire
pour les conservateurs : le peuple prussien justifiait ainsi, par
son vote, les deux partis qui avaient ensemble élaboré la récente
loi religieuse et qui venaient d'applaudir, ensemble, au coup
d'éclat par lequel le ministre Gossler, supprimant dans la grande
ville de Crefeld les écoles simultanées, y rétablissait les écoles
confessionnelles. Cette « coalition cléricale conservatrice » appa-
raissait aux derniers partisans du Cidturkampf comme le suprême
péril ; Jolly, l'auteur du Cidturkampf badois, du fond de la
retraite définitive où l'avait relégué le besoin de paix religieuse,
se tourmentait de cette constellation nouvelle qui planait sur la
politique berlinoise, et dans les colonnes des Annales Prus-
siennes s'apitoyait longuement sur les destinées de l'Allemagne.
Mais les esprits obstinés qui aspiraient à une continuation de
cette lutte devenaient de plus en plus rares. Un des anciens
avocats parlementaires du Cidturkampf, le libre-conservateur
Kardorff, expliquait dans un discours public :
Le Culturkampf était un événement naturel ; contre la tactique originelle
du Centre, les plus rigoureuses mesures étaient requises; maintenant nous
avons un pape conciliant, et s'il est indifférent à la prélature italienne
qu'une grande partie de nos catholiques tombent dans la sauvagerie, notre
gouvernement, lui, ne peut se désintéresser de ce péril. Au surplus, les
lois de Mai ont une foule de défauts. Continuer la lutte, ce serait faire les
affaires des progressistes, qui ont déjà pactisé avec le Centre.
606 REVUE DES DEUX MONDES.;
Et dans ces mêmes Annales Prussiennes où Jolly laissait voir
un stérile dépit, Treitschke en personne, l'ancien député
national-libéral, l'historien cher aux nationaux-libéraux, avait
la franchise de hasarder un aveu singulièrement grave :
Nous avons besoin de la paix religieuse, moins pour des raisons poli-
tiques que pour des raisons morales. Au cours des années, la lutte entre
l'État et l'Eglise a perdu beaucoup de son caractère primitif, qui était exclu-
sivement politique ; elle a donné une puissante impulsion, dans notre peuple,
aux élémens anticonfessionnels. Quiconque étend son regard au delà du
lendemain, peut à peine se défendre de penser que dès le début, peut-être,
du siècle prochain, une immense lutte peut s'engager, dont le christia-
nisme, dont tous les principes de la moralité chrétienne, seront l'enjeu.
Partout en Europe, de violentes forces de négation et de dissolution sont à
l'œuvre. Le jour peut venir, où tout ce qui est encore chrétien devra se
rassembler sous un drapeau. Lorsque au ciel apparaissent de tels signes, il
n'y a rien de plus dangereux qu'une lutte qui trouble les consciences.
De plus en plus nombreuses étaient les voix qui récla-
maient la paix; et cependant, de mai à novembre 1882, on
n'avait rien fait pour s'y acheminer. En novembre même, l'idée
d'un projet de loi sur la liberté des sacremens traversa l'esprit de
Bismarck, qui trouvait que l'État gaspillait en vexations insup-
portables son prestige et sa force ; et puis il ajourna, pensant
avec de Hohenlohe, avec le juriste Friedberg, qu'il fallait éviter
toute complaisance jusqu'à ce que Rome fit d'autres concessions.
Il y avait de la cordialité, un parti pris d'espérer, mais
aucune promesse dans les phrases par lesquelles Guillaume, le
13 novembre, résumait devant le nouveau Landtag la politique
ecclésiastique : le monarque affirmait la « tendance conciliante »
du gouvernement prussien, mentionnait avec joie les rapports
amicaux noués avec le Pape, exprimait la confiance que la
situation politico- religieuse en serait améliorée, et donnait
l'assurance que la Prusse voulait « faire droit aux besoins reli-
gieux de ses sujets, en tant que cela était compatible avec les
intérêts généraux de l'Etat et de la nation. » C'était bienveillant,
mais vague. Moins de trois semaines après, Léon XIII adressait
à l'Empereur une longue lettre, pleine d'effusions gracieuses :
il marquait sa joie pour ce discours, sa joie pour le rétablisse-
ment des relations diplomatiques; il redisait comment l'Eglise
peut contribuer à l'éducation et à l'affermissement des vertus
civiques ; et pour qu'en Allemagne elle [pût exercer ce rôle, il
BISMARCK ET LA PAPAUTE. 607
invoquait la paix. Cette paix, continuait-il, ne pourrait être
vraie et durable, si elle n'e'tait établie sur des bases solides :
aussi demandait-il que l'Empereur couronnât a son long et glo-
rieux règne » en faisant adoucir et amender les lois de Mai, d'une
manière définitive, au moins dans les points essentiels pour la
vitalité de la religion catholique. Guillaume, le 22 décembre,
non moins aimablement, non moins courtoisement, répondait
à Léon XIII. L'Empereur observait que, grâce aux avances de son
gouvernement, les sièges épiscopaux avaient reçu des titulaires;
il réclamait, dans l'intû-rêt de l'Eglise plus encore que de l'Etat,
une avance du Pape, pour qu'enfin les cures pussent être pour-
vues. Il feignait, ainsi, d'avoir fait les premiers pas ; mais des
évêques n'avaient été nommés que parce que le gouvernement
avait consenti à faire usage de ses pouvoirs discrétionnaires ; et
ce qu'on demandait au Pape, au contraire, au sujet de la col-
lation des cures, c'était une concession de principe, une con-
cession durable. L'assimilation faite par l'Empereur entre ce
que la Prusse avait accordé et ce que la Prusse voulait obtenir
était plus adroite que légitime.^ Guillaume ajoutait que lorsque
le Pape aurait fait cette avance, le Landtag, alors, pourrait
examiner les lois de Mai. Mais avec une netteté très discrète et
pourtant excessive, il distinguait, parmi ces lois, celles qui
étaient nécessaires, d'une manière permanente, à des relations
pacifiques, et celles qui n'étaient « utiles que dans la période
de lutte, pour la défense des droits contestés de l'Etat; » il
taissait comprendre que le Landtag pourrait toucher aux
secondes, mais semblait admettre que les premières, de 'par la
définition même qu'il leur donnait, étaient intangibles.
Léon pi^III avait tout le temps, comme disait en avril le
chansonnier du Kladderadatsch. La lettre de l'Empereur était
subtile et dense ; pour la bien juger, pour en tirer toutes les
conséquences et pour concerter sa propre conduite, Léon XIII
attendait qut son secrétaire d'Etat Jacobini eiit causé avec le
ministre Schloezer.
Georges Goyau.
LE MUSÉE DU LOUVRE
AU TEMPS DE NAPOLÉON
D'APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS
I. — LES ORIGINES AVANT LE CONSULAT
Aux xvi*' et XVII® siècles, les pre'cieuses collections d'objets
d'art formées par les rois de France n'avaient eu d'autre desti-
nation que de décorer les résidences princières où elles se trou-
vaient disséminées; les courtisans étaient seuls admis à les
contempler, avec quelques visiteurs privilégiés. C'est vers le
milieu du xviii^ siècle que l'idée s'accrédita de les faire servir à
l'agrément et à l'éducation esthétique des simples particuliers.
Marigny, le frère de M""® de Pompadour, qui sous le titre de
directeur général des bâtimens du Roi exerçait une véritable
surintendance des beaux-arts, Marigny n'éprouvait aucun scru-
pule à orner son château et son parc de Ménars de statues appar-
tenant au domaine de la couronne ; mais en même temps, il
aménageait au Luxembourg un petit musée de 110 toiles, dont
l'accès, à partir du 14 septembre 1750, était ouvert au public deux
fois par semaine, en même temps que celui de la galerie conte-
nant la suite consacrée par Rubens à Marie de Médicis. Le comte
d'Angevillers, directeur des bâtimens sous Louis XVI, conçut le
projet d'agrandir cet embryon de musée et de le transporter
dans la grande galerie reliant le Louvre aux Tuileries, galerie
alors encombrée par les plans des forteresses et principales
villes du royaume : il aurait voulu y « réunir tout ce que la
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLEON. GOO
couronne possédait de beau en peinture et en sculpture, » et
l'exposer sous le nom de Muséum, imité de l'Angleterre ou
renouvelé de l'Alexandrie des Ptolémées. Il en fut du Miiséion
prôné par d'Angevillers comme de tant d'idées utiles ou ingé-
nieuses, mises en avant dans les derniers temps de la mo-
narchie : non seulement la réalisation en fut indéfiniment
ajournée, mais, par suite de l'attribution du palais du Luxem-
bourg au Comte de Provence, les toiles qui y étaient réunies
furent expédiées à Versailles à partir de 1785 et soustraites aux
regards du public.
C'est Barère, le futur (( Anacréon de la guillotine, » qui reprit
le projet dans un rapport à la Constituante, et qui lit voter, le
26 mai 1791, un décret de principe, décidant la création d'un
Muséum dans la galerie du Louvre. Après la chute de la royauté,
le ministre Roland annonçait au peintre et conventionnel David
cette création comme imminente. Le 8 février 1793 pourtant,
Barère devait revenir à la charge dans un rapport à la Conven-
tion ; le 27 juillet, un nouveau décret ordonnait l'ouverture
pour le premier anniversaire du Dix Août. En fait, c'est à une
date qui n'avait encore rien d'historique, le 18 brumaire an II
(8 novembre 1793), que le Muséum Français ouvrit ses portes :
le public y était admis les trois derniers jours, et les artistes
les cinq premiers jours, de chaque décade.
Il avait fallu non seulement triompher des résistances de la
municipalité de Versailles, acharnée à conserver les collections
royales, mais trier l'abondant produit des confiscations révolu-
tionnaires, et surtout récupérer une partie des locaux du Louvre
sur les hôtes qui s'y étaient plus ou moins indûment installés.
Sous l'ancien régime déjà, malgré les protestations et les actes
de rigueur intermittens de Marigny, écrivains, artistes et cour-
tisans avaient obtenu des ateliers et des logemens soit au-des-
sous de la grande galerie, soit sur la façade de la colonnade de
Perrault, soit même dans des baraques surgies au milieu des
cours. La Révolution expulsa les serviteurs de la monarchie,
mais pour leur donner des successeurs moins discrets et plus
entreprenans : « Le Louvre fut envahi, » a écrit le comte de
Clarac, qui avait pu entrevoir ces campemens ; « c'était une
ville prise d'assaut, livrée au pillage, et que chacun se parta-
geait à son gré... On bâtissait des maisons entières dans des
salles qui n'étaient pas terminées : on ne respectait pas plus
TOJiE X. — 1912 39
610 REVUE DES DEUX MONDES»
celles qui l'étaient ; elles recevaient de nouvelles distributions :
on criblait de trous les plus belles parties de l'architecture. Les
corridors, les salles, encombrés d'immondices, ne présentaient
plus de tous côtés que des murs dégoùtans de saleté, et d'où l'on
aurait dû être chassé par l'air infect qui s'en exhalait. »
Les collections royales comprenaient surtout des tableaux
des maîtres italiens de la Renaissance, avec quelques spécimens
des écoles flamande et hollandaise. La fermeture des couvens,
la spoliation des églises avaient mis à la disposition du gouver-
nement de nombreuses toiles des peintres du xvii" siècle. Avec
une largeur d'esprit qui leur fait honneur, les membres de la
(( commission du Muséum » résolurent de réagir contre le pré-
jugé dominant, de le déraciner si possible, en réhabilitant les
œuvres nationales ; leur intention, comme l'expliquaient un
peu plus tard leurs successeurs, « fut de présenter à l'admiration
des étrangers des tableaux de l'école française qui puissent par
leur beauté lutter avec succès contre les écoles italienne et
flamande... On exposa. donc les ouvrages de Le Sueur, de Pous-
sin, de Le Brun ; la sublimité et la sagesse de leurs composi-
tions firent revenir les Français eux-mêmes, enthousiastes
inconsidérés des productions des peintres italiens, sur les beautés
des ouvrages de leurs compatriotes... » Mais bientôt l'afflux
imprévu des chefs-d'œuvre étrangers vint rompre décidément
l'équilibre, en apportant d'ailleurs à l'amour-propre national
d'incomparables compensations.
Tout d'abord, à la suite de l'occupation et de l'annexion de
la Belgique, on n'hésita point à traiter les églises flamandes ou
wallonnes comme les françaises, c'est-à-dire à les dépouiller au
profit de la nouvelle collection parisienne : c'est ainsi que les
Rubens d'Anvers, que le célèbre tableau d'autel des frères van
Eyck à Gand, prirent le chemin du Muséum. Dans le i-apport
même où, après Thermidor, il flétrissait les ravages du vanda-
lisme terroriste, Grégoire faisait ingénument valoir que les con-
quêtes belges aideraient à combler des pertes déplorables. Ce
fut une protestation à peu près isolée que celle du voltairien
révolutionnaire Ginguené, s'obstinant à écrire, sept ans après la
translation du tableau de la Mise en croix: « Il serait à désirer,
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLEON. 611
pour le bien des arts, qu'on en privât le Muséum et qu'on le
replaçât au lieu même pour lequel Rubens l'avait fait. » De
Belgique, les armées républicaines débordèrent en Hollande. Ce
pays calviniste ne recelait plus guère de « monumens de la
superstition ; » mais, à défaut des trésors du « fanatisme, »
ceux du « despotisme » furent déclarés de bonne prise, et les
collections du stathouder enrichirent à leur tour le Muséum.
Il y avait donc déjà comme une sorte de tradition instituée
quand Bonaparte franchit les Alpes. Pour les hommes à forma-
tion classique de la fin du xviii^ siècle, non seulement l'Italie
était par excellence la terre des chefs-d'œuvre, le foyer de la
Renaissance, l'asile des principaux vestiges de l'art antique ;
mais en vertu de cette conception romaine de la conquête et de
l'hégémonie intellectuelle, qui jadis avait fait affluer dans la
péninsule les dépouilles de la Grèce et de l'Orient hellénisé, la
France, héritière moderne de Rome, se devait à elle-même de
centraliser à son tour dans sa capitale, devenue celle du monde
civilisé, les merveilles de la Renaissance et de l'antiquité, pour
attester sa prééminence, pour mieux assurer aussi le progrès
des arts et des « lumières. » Comme le Directoire le notifiait h
Bonaparte : « Le temps est arrivé où leur règne (des beaux-artsi
doit passer en France pour affermir et embellir celui de la
liberté. Le Muséum national doit renfermer les monumens les
plus célèbres de tous les arts. » Quant aux peuples dépossédés
des chefs-d'œuvre dont tant de générations s'étaient enor-
gueillies, leur consolation serait de se sentir « affranchis » et
rattachés à la « grande nation » par un lien d'alliance ou de
vassalité.
Le jeune général de l'armée d'Italie partageait et encoura-
geait cet état d'esprit. Dès ses premières victoires, à côté des
contributions destinées à satisfaire un gouvernement famélique,
il eut toujours soin de faire figurer des prélèvemens d'objets
d'art, qui iraient enrichir le Muséum, susciter l'admiration des
amateurs, exalter la vanité des Parisiens ; le jour même où il
avait signé le traité par lequel Pie VI consacrait l'abandon de
cent d'entre les joyaux du Vatican et du Capitole, Bonaparte
écrivait triomphant : « Nous aurons tout ce qu'il y a de beau en
Italie, excepté un petit nombre d'objets qui se trouvent à Turin
et à Naples. »
Triés sur place par une commission d'artistes et de savans,
612 REVUE DES DEUX MONDES.
les trophées des victoires d'Italie furent concentrés à Livourne,
et de là transportés par mer à Marseille, puis acheminés vers
Paris par le Rliùne et le réseau des canaux. Le choix et l'embal-
lage dos objets, le voyage même avaient nécessité de longs
délais, et le convoi ne parvint point à destination avant l'été
de 1798. Quand il approcha de Paris, un des commissaires qui
le dirigeaient, Thouin, manifesta son indignation à la pensée
de voir débarquer tant de trésors <( surfe quai du Louvre comme
des caisses de savon ; » il suggéra l'organisation d'une fête
pompeuse, qui accueillerait et célébrerait leur arrivée. L'idée
était trop conforme aux goûts du temps pour ne pas séduire un
gouvernement en quête de popularité : le Directoire, qui en
cette année 1798 avait maille à partir avec les <( exclusifs, »
héritiers plus ou moins directs de l'ancienne « Montagne, »
imagina de faire coïncider la réception des objets d'art conquis
en Italie avec l'anniversaire de la chute de Robespierre. Le
9 thermidor an VI (27 juillet 1798), un cortège triomphal par-
tit du voisinage du Jardin des Plantes, où étaient amarrés les
chalands, et se dirigea vers le Champ-de-Mars : escortées par
(les détachemens de troupes, par les principales autorités con-
stituées, par les membres de l'Institut, les précieuses caisses
défilèrent sur des chars ornés de feuillages et de rubans ; des
inscriptions placées sur des banderoles signalaient à l'ébahis-
sement des Parisiens les chevaux de Venise, l'Apollon du Bel-
védère, le Laocoon, le Brutus du Capitole, la Transfiguration de
Raphaël, le Saint Jérôme du Corrège, et tant d'autres mer-
veilles. Au Champ-de-Mars, les chars furent rangés sur trois
lignes circulaires, et les commissaires firent la remise officielle
du convoi au ministre de l'Intérieur. Le lendemain, le Direc-
toire en corps vint en prendre possession : après échange de
discours entre Reubell et Thouin, le cortège se reforma, pour se
diriger vers le Louvre. De cette double cérémonie l'orgueil
patriotique et, si l'on peut ainsi parler, la passion de rapine
artistique furent exaltés à un degré incroyable : un général qui
n'était point le premier soudard venu, mais un lettré, un futur
directeur de la librairie sous l'Empire, Pommereul, proposait
sérieusement d'enlever encore de Rome la colonne Trajane
et de l'ériger à la pointe de l'île de la Cité. D'autre part, la fête
de 1798 laissa chez les contemporains un si durable souvenir
que quinze ans plus tard, au déclin de la fortune napoléo-
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. 613
niennc, Denou, charge de pourvoir à la décoration du grand
escalier du Musée, commandait à Gérard comme sujet de fresque
(( l'arrivée à Paris des monumens des arts conquis par le traité
de Tolentino. »
Pour préparer le digne aménagement de tant de richesses,
le Louvre ferma momentanément ses portes. On avait renoncé
depuis le début de 1797 au vocable exotique ou pseudo-antique
de Muséum, dont, par une destinée bizarre, devait hériter l'en-
semble de collections, de chaires et de laboratoires d'histoire
naturelle groupé dans le vénérable « Jardin des Plantes (1). »
Le Muséum fiançais avait fait place au Musée central des arts, et
la commission du Muséiun à une organisation plus centralisée.
Le conseil d'administration, composé de sept artistes avancés en
âge (2), n'avait plus guère qu'un rôle consultatif : la direction
effective appartenait h un administrateur , l'architecte Dufourny,
assisté d'un administrateur-adjoint, Foubert, et d'un secrétaire,
Lavallée. Au-dessous d'eux un commissaire-expert (Jean-Bap-
tiste-Pierre Lebrun, mari de M"'^ Vigée-Lebrun), un garde des
dessins (Morel d'Arleux), un marbrier-sculpteur, un expédi-
tionnaire, douze gardiens-travailleurs et deux portiers exté-
rieurs complétaient le personnel du Musée.
Gomme toutes les administrations publiques, le Musée cen-
tral des arts fut victime de l'effroyable pénurie financière qui
demeure un des traits caractéristiques du gouvernement direc-
torial. La vente des catalogues, grâce à la curiosité provoquée
par les récens enrichissemens des collections, produisit en trois
ans environ 34 000 francs, et permit de parer à quelques
dépenses d'extrême urgence : mais sur les sommes régulière-
ment allouées par le budget, l'administration ne toucha que
1 000 francs en dix-huit mois. Dans la lettre où il se plaignait
de ce retard, Dufourny représentait que les sept membres du
(i) Le bon Littré, plus lexicograplie qu'historien, prononce d'un ton tranchant:
« On ne dit pas : le Muséum du Louvre. » C'est vrai aujourd'hui, mais on l'a dit à la
fin du xviii* siècle, et cette locution, qui se trouve encore en 1802 dans un arrêté
du Premier Consul (Con-esjoonf/ance de Napoléon, 6i39), a persisté dans le langage
courant jusque sous l'Empire.
(2; A la fin de la période directoriale, les sept membres du Conseil étaient
JoUain, Hubert Robert, Suvée, Barthélémy, Vien, Pajou et Moitié.
()I4 REVUE DES DEUX MONDES.
conseil étaient (( pour la plupart octogénaires et sexagénaires,
ayant tous des droits à la bienveillance du gouvernement, soit
par les services qu'ils ont rendus aux arts, soit par la perte
totale de leur fortune, soit enfin par la suppression des pensions
et des rentes : » il y avait une vraie cruauté à différer le paie-
ment de leur modeste traitement de 2500 francs, déjà écorné par
les lois de circonstance issues de la détresse budgétaire. Les
dépenses du matériel demeuraient pareillement en souffrance :
quinze mois après la fastueuse cérémonie de thermidor an VI, on
n'avait pas encore, faute de fonds, « décaissé » les chefs-d'œuvre
venus d'Italie; Dufourny rougissait de ce qu'il appelait à juste
titre « un délit envers nos frères d'armes et nos concitoyens. »
n. LE MUSÉE CENTRAL DES ARTS
Pas plus au Louvre qu'ailleurs, la substitution du Consulat
au Directoire ne ramena instantanément la prospérité maté-
rielle. Au printemps de 1800 encore, Dufourny annonçait que
les employés subalternes, à bout de ressources, en étaient rédwts
pour subsister à vendre leurs bardes et leurs effets mobiliers : à
la fin de janvier 1801, il rappelait « ses demandes répétées sur
les besoins prouvés d'un établissement qui depuis neuf mois n'a
reçu du gouvernement que 1 250 francs. » Le 1" décembre 1799,
Bonaparte, qui n'était encore officiellement que l'un des trois
consuls provisoires, mais qui prenait insensiblement le rôle et
le langage de chef de l'Etat, Bonaparte vint au Louvre, et mani-
festa le vœu que le public fut admis le plus tôt possible à con-
templer les statues rapportées d'Italie; comme on alléguait le
manque de fonds, il suggéra de percevoir un droit d'entrée. Les
administrateurs exposèrent les objections déjà classiques alors,
sinon décisives, fondées sur les principes démocratiques et le
soi-disant honneur national. Le général n'insista point, mais
six mois plus tard, à son instigation sans nul doute, son frère
Lucien, devenu ministre de l'Intérieur, réclama un projet de
règlement pour la perception des rétributions à la porte du
Musée. Les administrateurs renouvelèrent leurs objections et la
question demeura pendante : elle l'est encore après plus d'un
siècle écoulé.
Mais à défaut de ressources pécuniaires immédiates, au
Louvre comme partout, l'événement de Brumaire ramena la
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLEON^ 615
confiance en l'avenir, le courage d'édifier des projets et d'en
tenter l'exécution. A part les courtes périodes de fermeture
nécessitées par la présentation et l'aménagement des nouveaux
arrivages, la galerie des tableaux demeurait publiq-ue les trois
derniers jours de chaque décade, puis le samedi et le dimanche
à partir de la promulgation du Concordat et de la reprise offi-
cielle du régime hebdomadaire ; les autres jours étaient en
principe réservés aux artistes, mais on admettait les visiteurs
étrangers sur la présentation de leur passeport ; le vendredi,
jour réservé pour le nettoyage, la porte ne s'ouvrait que sur
l'autorisation spéciale du ministre de l'Intérieur.
Presque immédiatement après le coup d'État de Brumaire, le
personnel du Musée s'accrut d'un éminent archéologue, bien
qualifié pour classer et placer les marbres et les bronzes conquis
en Italie. Descendant d'un bâtard des anciens seigneurs de
Milan, Ennio-Quirino, ou, comme on disait plus volontiers en ce
temps féru de latinisme, Ennius-Quirinus Visconti était le fils
du principal collaborateur de Winckelmann à Rome et de l'or-
ganisateur du musée Pio-Clementino; lui-même, après avoir été
un enfant prodige, avait conquis une renommée européenne en
continuant et en décrivant l'œuvre paternelle. Mais ce haut
fonctionnaire pontifical avait donné avec enthousiasme dans le
mouvement révolutionnaire, acceptant, lors de la crise de 1798,
d'être l'un des cinq consuls de l'éphémère République romaine.
Quand l'armée d'occupation française dut battre en retraite,
Visconti s'estima trop compromis pour ne pas la suivre au
delà des Alpes (1). Bonaparte, bientôt consul à son tour d'une
république plus puissante, sinon plus durable, voulut fixer à
Paris le savant fugitif et utiliser sa compétence : après quelques
hésitations, non point sur les fonctions, mais sur le titre à lui
attribuer, on l'attacha au Musée central des arts en qualité
d'antiquaire (le mot n'avait point pris alors une désobligeante
acception de brocante), avec entrée au conseil d'administration
et un traitement de 4 000 francs.
(1) Il fil naturaliser dès 1799 son fils enfant, Louis-Tullius-Jnacliini, qui devint
par la suite un architecte réputé, et fut chargé par Napoléon 111 de l'achèvement
(lu Louvre. ^
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans l'ombre de scrupule ni m»^me d'embarras, Visconti
s'employa de son mieux à disposer dans les salles du rez-de-
chaussée du Louvre les merveilles dont une bonne partie avait
été naguère, cataloguée et « conservée » par lui au Vatican ou
au Capitole. Malgré sa diligence et celle de l'architecte Raymond,
la mise en état de la collection des antiques demanda bien près
d'une année : par un trait de cet esprit de courtisanerie qui
commençait à partout prévaloir, on décida de l'ouvrir au public
pour le premier anniversaire de la Révolution du 18 brumaire.
L'avant-veille (16 brumaire an IX-7 novembre 1800), Bonaparte
parcourut les salles, suivi d'un cortège d'élite : son collègue
Lebrun, Joséphine et Hortense, Murât, le conseiller d'Etat
Benezech, qui sans en avoir le titre remplissait les fonctions de
grand chambellan, Duroc, Eugène, le jeune Lebrun, Denon
enfin, le directeur du lendemain, dont les ambitions se dissi-
mulaient sous cette désignation inoffensive, « l'un des savans
de l'expédition d'Egypte. » Le maître félicita chaudement Fou-
bert, Visconti, Raymond, le vieux peintre et « sénateur » Vien,
membre du conseil d'administration. Gomme le temps avait
manqué pour frapper une médaille commémorative de cette
inauguration, on pria le général de daigner fixer lui-même, sur
le socle de l'Apollon du Belvédère, une plaque de bronze avec
une inscription dans laquelle Visconti, en style déjà presque
monarchique, glorifiait Bonaparte conquérant et chef de gou-
vernement (1).
L'ouverture officielle eut un tel succès que les membres du
conseil d'administration et les commissaires envoyés en Ralie
résolurent d'en perpétuer le souvenir par un banquet annuel.
Les journaux célébraient (( le théâtre pompeux où les chefs-
d'œuvre de l'antique s'étonnent eux-mêmes de se voir fixés
parmi nous et brillans d'un éclat tout nouveau. » Les visiteurs
affluaient, badauds parisiens ou provinciaux, artistes, touristes
surtout, très nombreux en ce premier hiver de paix continen-
tale. Si tous admiraient une accumulation de chefs-d'œuvre telle
qu'on n'en avait jamais réalisé auparavant, ceux qui avaient
jadis été à Rome se divisaient sur la question de savoir si
/l) « La statue d'Apollon (iiii s'élève sur ce piédestal, trouvée à Aniiiiiu sur la,
fin du W siècle, placée au Vatican par Jules II au commencement du xvi» siècle,
concjuise l'an V de la Répul)li(|ue par l'armée d'Italie sous les ordres du jj-énéral
Bonaparte, a été fixée ici le 20 yerininal an VIII, première année de son consulat. >>
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE \APOLÉO>. G17
l'Apollon en particulier était pins on moins heureusement pré-
senté au Louvre. Avec la belle désinvolture de certains trans-
fuges, Visconti n'admettait point la discussion à cet égard;
montrant l'Apollon à un politicien français qu'il avait connu
comme agioteur au temps de la République romaine, il s'écriait
triomphant : « Il est mieux là qu'au Vatican..., mieux placé,
mieux éclairé, mieux vu dans toutes ses parties. » C'était l'opi-
nion aussi enthousiaste et plus désintéressée d'une Anglaise,
miss Berry. En revanche, les personnes attachées à l'ancien état
de choses par leurs convictions ou par leur âge étaient géné-
ralement de l'avis de cette dame de l'émigration, qui, quelques
années plus tard, adressait ses doléances à la veuve du dernier
Stuart : « Vous pleurerez en voyant le bel Apollon du Belvé-
dère presque jaune et très peu élevé devant une niche de
})oèle... Qu'il était rayonnant de charmes dans sa tribune! » Le
musicien allemand Reichardt, tout en se félicitant qu'on eût
supprimé au Louvre « les affreuses feuilles de vigne vertes,
imaginées par la pruderie romaine, » et « les inscriptions do-
rées rappelant les noms des papes, qui enlaidissaient presque
chaque statue, » estimait lui aussi que l'Apollon, et surtout la
Vénus du Capitole, étaient moins bien mis en valeur qu'à
Rome.
Très fière de sa collection de sculpture, l'administration du
Musée n'en était point satisfaite. Elle revendiquait contre le
propriétaire actuel du domaine de Menars Jes marbres jadis
accaparés par Marigny, en déclarant qu'elle ne se désisterait
de ses prétentions que si on lui opposait une donation réguliè-
rement consentie par Louis XV. Elle se préoccupait surtout de
compléter les antiques venues d'Italie. Onze des objets d'art cédés
à la suite du traité de Tolentino, et notamment les groupes
colossaux personnifiant des fleuves, trop lourds pour être trans-
portés à Livourne sur des chariots, n'avaient point fait partie
du grand convoi, et étaient demeurés à Rome dans un maga-
sin. Après la retraite de l'armée française, les Napolitains,
usant à leur tour des droits de la victoire ou de l'occupation,
avaient fait main basse sur ces trophées, ainsi que sur une
statue de Pallas, récemment déterrée près de Velletri, sur les
antiques de la villa Albani et sur la collection du duc Braschi
(les Français avaient spolié ce dernier en sa qualité de neveu
de Pie VI). Dès que le gouvernement consulaire eut engagé des
618 REVUE DES DEUX MONDES.
négociations avec les puissances italiennes, l'administration du
Musée multiplia les instances pour que ces différens articles
fussent réclamés par voie diplomatique ; elle écrivit même
directement à Gacault, après sa nomination à Rome, pour in-
téresser au succès son amour-propre et son goût artistique. Le
traité de Florence, signé le 28 mars 1801, entre la France et
les Deux-Siciles, spécifiait expressément la restitution au gou-
vernement consulaire des objets litigieux. Mais il fallut comp-
ter alors avec les démarches tendant à en obtenir la rétrocession
gracieuse à Rome : tantôt c'étaient les Albani qui s'adressaient
à la générosité de Bonaparte ; tantôt le gouvernement pontifi-
cal, en échange de la bonne volonté dont il faisait preuve dans
la délicate négociation du Concordat, sollicitait l'abandon du
reliquat des trophées de Tolentino. Le Premier Consul fut bien
près de se laisser ébranler, si près que Talleyrand conseillait
sous main de presser à Naples l'embarquement, afin de pouvoir
opposer aux Romains le fait accompli. Heureusement pour le
Musée, Dufourny, que Foubert avait remplacé comme adminis-
trateur titulaire depuis l'automne de 1800, fit en 1801 et 1802
un long séjour en Italie avec une mission officielle : il seconda,
inspira au besoin les requêtes diplomatiques de Cacault et d'Al-
quier. Bonaparte, par ménagement pour la noblesse romaine,
finit par accorder la rétrocession d'une partie des collections
Albani et Braschi, mais il fut inflexible sur les <( onze articles
du traité de Tolentino, » à l'exécution complète duquel sa gloire
personnelle était intéressée. « Toutes réflexions faites, » écri-
vaient à Dufourny les autres administrateurs, « la superbe col-
lection que vous avez expédiée de Naples, si vous pouvez y
joindre la belle Pallas, doit nous consoler de celle qui est restée
à Rome. »
La question de la Pallas demeurait en effet en suspens, et
cette statue, que le Louvre devait garder après les reprises
de 1815, n'y parvint qu'après bien des péripéties. Elle avait été
exhumée, à l'automne de 1797, d'une vigne proche de Velletri ;
le 15 avril 1798, les commissaires de la République frçinçaise
l'avaient séquestrée et mise en dépôt au château Saint-Ange, où
les Napolitains s'en étaient emparés en octobre 1799. A Du-
fourny, qui la réclamait en vertu du traité de Florence, le gou-
vernement de Naples objectait que la Pallq.s ne faisait pas partie
des cessions de Tolentino, et que d'ailleurs il l'avait régulière-
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. G 19
mont achetée au propriétaire de la vigne. Assez disposé d'abord
à abandonner la Pallas en échange de la Vénus de Médicis, que
les hasards de la guerre avaient pareillement fait tomber entre
les mains des Napolitains, Bonaparte fut stimulé par une note
de Dufourny, et fit ordonner à Alquier de réclamer impérieu-
sement la statue de Velletri. Mais au moment où les adminis-
trateurs croyaient avoir cause gagnée, ils apprirent que Gallo,
l'ambassadeur des Deux-Siciles, représentait Talleyrand comme
affichant l'indifférence en veïia affaire, et prêtait même au
Premier Consul ce mot, qu'il ne ferait jamais la guerre pour
une statue. Il fallut de nouvelles instances, et c'est le 11 sep-
tembre 1802 seulement qu'Alquier pouvait officiellement an-
noncer le départ imminent de la Pallas : quand elle arriva à
Paris, le Musée avait changé de direction.
Pour les tableaux, en grande majorité plus faciles à déplacer
que les sculptures, on adopta un système tout dilîérent. Au fur
et à mesure de leur arrivée et de leur mise en état, les toiles
les plus belles ou les plus fameuses étaient provisoirement exhi-
bées dans le Salon Carré, consacré alors aux expositions tem-
poraires, et notamment à l'exposition annuelle ou bisannuelle
des œuvres des artistes vivans (de là le nom de Salon employé
encore aujourd'hui pour désigner cette exposition, quoiqu'elle
ait changé de local et singulièrement augmenté d'étendue).
C'est ainsi que le public fut successivement convié à venir con-
templer le Portrait de Léon X et la Vierge à la Chaise, les
grandes toiles de Paul Véronèse et plusieurs Rubens, d'autres
Rubens encore avec des van Dyck venus de Gênes et des
Fra Bartolomeo, puis la Madone de Foligno et la Mort de
Saint Pierre Martyr, du Titien. Un touriste anglais prétendait
que la reconnaissante admiration des Parisiens avait baptisé le
Salon Carré, à cause des chefs-d'œuvre que nos victoires y re-
nouvelaient, le (c bouquet de Bonaparte. » Mais ces chefs-
d'œuvre n'y séjournaient point ; c'est après la période napoléo-
nienne que l'idée prévalut de réunir dans le Salon Carré du
Louvre, comme dans la Tribuna des Offices à Florence, les
tableaux les plus réputés de l'ensemble du Musée.
A l'occasion de la venue à Paris du nouveau souverain de
620 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éphémère royaume d'Etrurie, on décora le Salon Carré des
deux immenses tableaux de Véronèse, les Noces de Cana et le
Repas chez Lévi, et des Batailles d' Alexandre de Le Brun.
(( L'administration, » écrivait Dufourny, « a eu pour but, en
faisant cette exposition provisoire du grand salon, de montrer
à M. le comte de Livourne le Musée dans toute sa magnifi-
cence. » A la réflexion, on estima que cet ensemble de grandes
toiles se trouvait admirablement à sa place dans le Salon Carré :
comme, d'autre part, il était incommode et même dangereux
de les déménager (les Noces de Cana étaient venues de Venise
en deux morceaux), l'architecte Raymond fut chargé de prépa-
rer un jeu de cloisons, qui, à V époque de^ Salons traditionnels,
masqueraient les tableaux de Véronèse et de Le Brun et pour-
raient recevoir les œuvres des peintres modernes.
Les autres toiles italiennes avaient leur place définitive dans
la grande galerie du bord de l'eau, à la suite des écoles française,
allemande, hollandaise et flamande. L'installation traîna quelque
peu, à cause de la disette d'argent et du manque de place :
dans ce vaste Louvre, l'espace était si chichement mesuré au
Musée, qu'on avait dû prendre le fond de la galerie pour y
camper les ateliers de restauration. C'est seulement le 26 mes-
sidor an IX, pour célébrer l'anniversaire encore officiel du
14 juillet, que la partie de la galerie contenant l'école italienne
fut ouverte au public. La première impression fut d'éblouisse-
ment : « Quelle galerie, mais quelle galerie! » s'écriait une
Anglaise; « telle que le monde n'en a jamais vu, comme gran-
deur et comme décoration!... tout ce que je puis dire, et en
vérité tout ce que je pus voir, c'est que chacune de ces divisions
générales contient toutes les toiles fameuses et excellentes ad-
mirées autrefois dans leurs pays respectifs. » A la réflexion
seulement, les délicats se plaignaient, soit que l'entassement des
tableaux empêchât de bien jouir de certains d'entre eux, soit
que l'éclairage, donné exclusivement par les fenêtres des deux
côtés de la galerie, multipliât les faux jours. Mais l'architecte
Raymond songeait déjà à remédier à ce dernier défaut en pra-
tiquant des ouvertures dans le plafond ; et quant à l'excessive
accumulation des œuvres d'art, la masse des visiteurs était
plutôt portée à y trouver un sujet d'admiration.
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE ^APOLÉO^. 621
m. — DENON ET LE MUSEE NAPOLEON
L'organisation du Musée central des arts, telle qu'elle avait
été réglée par le Directoire, avec une administration plus ou
moins collective, avec un conseil appelé en théorie à délibérer
sur les questions qui intéressaient l'établissement, cette orga-
nisation n'était plus en harmonie avec le régime gouverne-
mental instauré par la Constitution de l'an VÏII, ni surtout
avec la centralisation de plus en plus autocratique qui avait
accompagné l'établissement du Consulat à vie. A l'automne de
l'année 1802, où tant d'événemens de capitale importance
s'étaient accumulés, un arrêté consulaire, peut-être dicté et
sûrement inspiré par le Premier Consul, modifia profondément
le statut administratif du Musée (28 brumaire an XI-19 novem-
bre 1802).
« Il y aura un directeur (1) général du Musée central des
arts. Il aura sous sa direction immédiate le Muséum (sic) du
Louvre : le Musée des monumens français; le Musée spécial de
l'Ecole française à Versailles ; les galeries du palais du gouver-
nement ; la Monnaie des médailles ; les ateliers de chalcogra-
phie, de gravure sur pierres tines et de mosaïques; enfin
l'acquisition et le transport des objets d'art... Il sera assigné un
logement au directeur général. » Toutes les dépenses devaient
être ordonnancées par le ministre de l'Intérieur. L'arrêté sta-
tuait encore que les membres (sic) du Musée cesseraient leurs
fonctions le 1^' frimaire, soit dans un délai de trois jours,
et que ceux qui n'exerçaient pas d'emplois effectifs dans la nou-
velle organisation recevraient, avec le titre d'administrateurs
honoraires, une gratification annuelle égale à la moitié de leur
traitement pour l'an XI.
Au bout de quelques mois et sans attendre la proclamation
de l'Empire, le changement d'organisation intérieure fut doublé
d'un changement de nom très significatif. Pour ménager en
apparence la modestie du Premier Consul, on alïecta d'agir en
dehors de lui ; pendant qu'une tournée triomphale et toute
monarchique le retenait en Belgique, son collègue Cambacérès
vint, le 22 juillet 1803, visiter au Louvre les nouvelles salles
(1) Ce mot a été introduit par une correction sur la niimilc, qui portait d'alud-d
« aduiinislrateur. » (AF, IV, plat[. 4 il.!
022
iiKViii'; i)i;s in;iix mondes.
<l(;,s Anli<|ii(!S, lion c.iicor*! ouv(!rl,(!S lui jiiihlic; nsiiln; cIkî/, lui, il
;i(lr<\ss;i .111 <lir(Ml(Mir une Icllr*; où, apn's .ivoir cliiilciirciisiMiMMil
('\|iriiiu'^ son :iilinir;il ion , il .ijoiihiil : « L(;liirc, (|iii (-oiiNicnl h;
mieux il, (-(îlli! |)r«;c.ioiiM<; coliiiclion lisL l(! nom dn héros ;i <|iii
nous lii <l(!Voiis. -le crois (l(mc ((Xprinier le v(en inilioinil lui vous
;inloi-is;iiil ii (loniiei- |M)nr inseriplion ii lit IVisi; (|iii domine, l;i
l»oile d'enliv'e ces mois: Miist'c Napoléon. »
l)(!|)nis l(! vole dn (lonsnl.d ii vie, le ^(ÎikW'îiI |{ona[»;u-l(!
;iccoliiil il s;i sij.;n;il inv, ce pn'iioni (!X<tli<|n(^ <l(!slim; ii une
reiiomiiK'e s.iiis l'aille, iiniis Ioihmm' jadis en ridicule par les
coiidisci|des (Je |{ri<^nne, el laisse dopnis lors <lans niu! ombre
|triideiile. (i'c'laii ici la premièn! l'ois (|ne le pivînom s'iso-
lail, à la mode |Miiici('r<^ : li; IVl(is<!(i Na|»ol('M»n |>r('!c(îdail el
annoncail \i' (Iode Na|>ol(''oii el, l'idahl iss(!ineiil même dn Irùiie
iinp('H'ial.
A la snile de la proclamai ion de ri'im|)ire el coiiroriin''iiieiil
il |;i Iradilion iiioiiarclii(|ne, le Miisiitt, ralhudit' an domaine
iiiipi'rial, Inl |)la(-(> dans la d(>pendaiic(> d(; rinleiidanl, général
de la <,oiironiH^ Al,l,ril>n<'>e d'ahord ii un ancien minisli'e di;
Louis XVI, l^leiirien, celle inlendanci; (Wlinl liiiMilôl k l):irn,
<pie son ('ronnanle puissance de travail id sa l'orle ciillnre iiilel-
leclindli! ineLlaienl ii même de s'inl<''r(;ss(îr idlicaceiiK^nl an
!Vlns(!<(. Quand, en INII, D.irn enl remplace'' Marel ii la secriîlai-
reri(! d'illal , \v iioiiV(d inifuidani ;^tun''ral, (llia m|>a^iiy , |»arail
avoir <|ii(d(|ne peu m'^li^ê; le; Louvi'i! ; dn moins, ii partir de
(•(die date, c'êdail plnl(M le ministre de rinh'nii^ur, l'alVable el
laboriiMix Monlalivel, <|ne le directeur prenait pour conlideiil
desesprojids (d di; ses iii(!C(nn|>les, lonles les l'ois (|iril s'a|;issail
d'une <|n(tsli(ni didicate.
Ainsi (|n'il avait i\\v (daldi lors de l:i prtnnnl^al ion i\\\ (ion-
cordai, le INinscîe demenra onxcri an public les samedis id
dimaiicli(\s de 2 ii i IhMires. (les joins lii, il s'y pressai! une
foule très inèlcMî ; mais Nîi,p(d(''on binait ii en '[ne, dans ciis
limitiis (droites, b^ |M'iiicip(! dn libre acc^^s au lVIiis(!e IVit ri}^(KJ-
reiisemenl iw^specdii: en septeiiibr(i iNdll, an lendemain de
l'agression prnssienm!, <|natre j(»nrs avaiil de (|nitler Saiiil-
(llond pour enlaiiKM' la cainpa;^iie d'Iê'iia, il trouvait b^ leinjts
de se plaindre <|n'(»n ei'il un samedi ^ i(darde l'eiilree dn
IMiisénni » el ('ontraint b; public ii altendri! ii la |»orle : <* On in;
peiil rien faire i|ni soit pins contraire ;i mmi inlenlion. »
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. ()23
Le bruit se colportait dans certains cercles parisiens qu'après
avoirété préposé à l'installation de la Galerie des Antiques, Vis-
conticroyaitpouvoir compter sur la direction générale du Musée,
et que le gouvernement aurait été effarouché par l'excessive liberté
de son langage, par l'exaltation de ses idées démocratiques ou
anti-religieuses. Il n'y a vraisemblablement de fondé dans ce
racontar que la déception de Visconti ; sous le titre de Direction
générale du Musée central des arts, Bonaparte ressuscitait l'an-
tique direction générale des bâtimens, avec ses multiples attri-
butions, ou plutôt il créait une surintendance des beaux-arts : il
y fallait, outre les aptitudes de l'administrateur et la dextérité
du courtisan, la notion approfondie et jusqu'à un certain point
la pratique des diverses branches de l'art, la connaissance exacte
du personnel des artistes contemporains, toutes qualités dont se
trouvait évidemment pourvu l'éminent archéologue romain. Ce
qui est certain, c'est que le jour même où était remaniée l'or-
ganisation du Musée, un second arrêté consulaire, minuté de la
main de Chaptal, nommait directeur général, avec un traite-
ment de 12 000 francs, (( le citoyen Denon. »
Ce futur baron de l'Empire s'était appelé sous l'ancien
régime le (( chevalier de Non : » sensiblement plus âgé que
la majorité des collaborateurs de l'œuvre napoléonienne, il
comptait alors cinquante-cinq ans. On a n^aintes fois rapporté
comment, venu de Bourgogne pour étudier le droit à Paris,
l'antiquaire Gaylus l'avait déterminé sans peine à suivre sa
vocation artistique ; comment il avait forcé en quelque sorte,
par l'audacieuse assiduité de ses hommages, la faveur de
Louis XV à Versailles et celle de Voltaire à Ferney; comment,
secrétaire et un moment chargé d'affaires de l'ambassade de
France à Naples, il avait mené de front la diplomatie, l'art, la
galanterie, et renouvelé auprès de la reine Marie-Caroline les
exploits légendaires de La Chétardie à la Cour de la tsarine
Elisabeth; comment enfin il avait ouvert un atelier de gravure
à Venise, puis traversé la Terreur à Paris, grâce à la protection
du peintre David. Nous savons aussi que Denon avait volontiers
le propos leste dans l'intimité, que sa plume était à l'occasion
badine, comme en témoigne un petit conte trop vanté, Point de
62i REVUE DES DEUX MONDES.
lendemain (1), et que son crayon, spirituel autant que facile,
s'oubliait parfois jusqu'à reproduire ou imiter les plus infâmes
inspirations de l'art païen. Sans être prude ni même vertueux,
Bonaparte n'avait aucun goût pour le libertinage des roués :
c'est à contre-cœur que, sur les instances de Joséphine, il s'était
résigné h emmener Denon en Egypte. (( Mais bientôt... il fut
charmé par cette conversation si vive, si spirituelle et si nourrie,
par cette infatigable curiosité qui poussait Denon à risquer sa
vie pour prendre un croquis, par cette vision qu'il avait si juste
et si graphique des faits contemporains, par cette instruction
encyclopédique qui en faisait le meilleur juge en matière
d'art (2). » De son côté, Denon fut ébloui et conquis, comme
tant d'autres, par un génie si dissemblable de tout ce dont il
avait approché dans une carrière déjà longue. Dès l'Egypte, il
entrevit combien il serait honorable et passionnant pour un
artiste iVillustrer cette fabuleuse destinée. Devenu directeur du
Musée avec des attributions qui en faisaient « le ministre, si l'on
peut dire, chargé du portefeuille des idées d'art et d'histoire, »
il conçut l'ambition, non seulement de reprendre et de déve-
lopper l'œuvre de Marigny et de d'Angevillers, mais par les
richesses entassées au Louvre, par les peintures décoratives, les
statues, les monumens suscités à Paris et sur toute l'étendue
du territoire français, de donner à la gloire napoléonienne une
consécration grandiose. Six semaines après sa nomination, il
écrivait au Premier Consul : « Je passe mes jours à me mettre
au fait de tout ce que vous m'avez confié, afin de m'en rendre
maitre et de justifier peut-être à l'avenir l'opinion que votre
choix adonné de moi; et chaque fois que j'aperçois une amé-
lioration à faire, je vous en fais l'hommage et vous adresse des
remerciemens de m'avoir élu pour l'opérer. »
Sans doute, Denon en tenant ce langage demeurait l'adroit
courtisan qu'il avait toujours été, de même que le directeur du
Musée Napoléon conservait les préjugés antireligieux de l'ancien
visiteur de Forney. Pour obtenir la restitution des salles du
Louvre naguère mises à la disposition de l'Institut, il raillait
(1) En dehors do l<a question de moralité, ces scènes de iîhcrtiiinifc encadrc-es cl
sliinidécs par des « trucs » mécaniques à la Vaucanson sont ctrungcmcnt artili-
ciolics et même monotones, malgré la brièveté du récit : on comprend ([u'unc
société mise à ce régime se soit pâmée d'émoi à la lecture de Paul et Virginie.
{i) t'rédéric Masson, Napoléon chez lui, [). 136.
LE MUSÉE DU LOUN RE AU TEMPS DE NAPOLÉON. 625
agréablement rincohérence parlementaire qui avait présidé
aux délibérations de la Convention. Le désir de contenter le
maitre l'entrainait même, — et ceci était une vraie faute profes-
sionnelle, — à machiner une supercherie archéologique. C'était au
moment oi^i se préparait la descente en Angleterre, où Bonaparte
cherchait à mettre en évidence les souvenirs de Guillaume le
Conquérant. Denon lui signalait, dans les caves du Musée des
monumens français, aux Petits-Augustins, une statue anonyme,
(( costume du xi^ siècle, visage gras, les yeux à fleur de tète et
l'air colérique : «on l'emballerait en cachette, puis une charrette
la transporterait mystérieusement sur les bords de la Seine, à
deux lieues en aval de Paris. De là, un bateau la ramènerait en
grande pompe au port Saint-Nicolas, pendant que les journaux
dûment stylés annonceraient la découverte près de Cocherel
d'une effigie authentique du duc Guillaume. Le préfet Frochot,
« sans être instruit que de ce qu'il doit savoir, c'est-à-dire que
l'on a véritablement trouvé cette statue en Normandie et qu'elle
est arrivée à Paris, » voudrait sûrement l'ériger sur une des
places de la capitale, et, concluait Denon triomphant, (( l'illu-
sion sera telle que moi-même, ainsi que tout Paris enchanté de
la trouvaille, je voudrais me la contester que je ne le pourrais
plus. » Ce dernier trait était exquis, et toute l'invention d'ail-
leurs faisait honneur à la fertilité d'imagination de l'auteur de
Point de lendemain, sinon à la probité scientifique du directeur
du Musée. On n'en était pas moins à la merci du bavardage
d'un ouvrier ou d'un marinier: par prudence ou par scrupule,
le Consul s'abstint de donner suite à cette trop ingénieuse
suggestion.
A côté du courtisan, il y avait chez Denon un administra-
teur fort.avisé. Quand il entra en fonctions, la Monnaie des
médailles était dans un tel dénuement, qu'il dut avancer de ses
deniers les sommes indispensables pour continuer la fabrica-
tion ; sous sa direction, cet établissement combla rapidement
le déficit de la période antérieure, puis connut des bénéfices
qui dépassèrent 61 000 francs pour la seule année 1808. Mais
surtout, Denon était passionné pour l'accroissement et l'embel-
lissement de la merveilleuse collection dont il avait la garde.
A chacune des grandes campagnes napoléoniennes, il sollicitait
l'autorisation de suivre le quartier général, pour prendre sans
doute les croquis qui lui serviraient à commander les tableaux
TOME X. — 1912. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
commémoratifs des actions d'éclat, mais aussi et principalement
pour inventorier les trésors artistiques des vaincus, pour les
écrémer au profit des galeries du Louvre. Indifférent à l'humi-
liation de ceux qu'il dépouillait, dédaigneux de dissimuler son
orgueil de conquérant et ses convoitises de collectionneur, ses
prélèvemens d'objets d'art provoquaient presque autant de
malédictions dans les pays envahis que l'inflexible fiscalité de
son ami Daru ; les rancunes accumulées se traduisirent parfois
en propos calomnieux, que M™^ de Rémusat a recueillis sans
parvenir à les accréditer. Si les grognards de la Grande Armée
s'amusaient à appeler Denon « l'huissier priseur, » ce sobriquet
était dépourvu sur leurs lèvres de toute intention outrageante.
Ils savaient ou ils devinaient que Denon s'estimerait pleinement
récompensé au retour, en organisant une de ces triomphales
exhibitions des « objets conquis, » qui provoquaient la curiosité
et l'enthousiasme des Parisiens.
IV. — LES SCULPTURES ANTIQUES
A la fin de mars 1803, les journaux annonçaient l'arrivée à
Pétris d'un premier convoi des antiques rétrocédées par le gou-
vernement napolitain ; le reste, comprenant les pièces les plus
volumineuses et les plus précieuses, devait suivre de près.
Plus tard, en séance publique de l'Institut, Denon se mit en
frais de rhétorique et d'adulation pour exalter les conditions
prodigieusement favorables dans lesquelles le transport s'était
accompli : (( Une étoile, qui est devenue la nôtre, a présidé à
tous les événemens relatifs à ces envois. » En réalité, s'il n'y
eut aucun marbre sérieusement endommagé, le second convoi,
le plus impatiemment attendu, chemina avec une désespérante
lenteur. Par négligence ou indolence, le commissaire qui le
dirigeait, un certain Psesser, se laissa surprendre par la baisse
estivale du plan d'eau dans les canaux, et il fallut faire une
halte prolongée à Saint-Aubin, non loin de Moulins. Des ani-
maux vivans exotiques, que le convoi amenait au Jardin des
Plantes, souffrirent beaucoup de cette navigation interminable :
Denon rapportait sérieusement, et même avec une pointe
d'émotion, l'histoire d'un lionceau qui, depuis le départ de
Marseille, aurait grossi au point de ne plus pouvoir faire un
mouvement dans sa cage !
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLEON. 627
Avec le restant des trophées de Tolentino, notamment les
groupes colossaux dits des Fleuves, ce convoi retardé compre-
nait la célèbre Vénus de Médicis, venue en la possession de la
France par une suite assez compliquée d'événemens et de négo-
ciations.
En 1797, à l'approche des Français, le grand-duc B'erdinand
de Toscane avait fait emballer en 74 caisses et déposer à Livourne
les plus précieux objets des collections de Florence. Peut-être
insoupçonné et en tout cas inviolé pendant l'occupation, ce
dépôt avait été, à l'automne de 1800, transporté à Palerme par
la flotte anglaise, sous prétexte de mieux garantir les droits du
propriétaire. Lorsqu'on 1801 la Toscane eut été attribuée, sur
l'initiative du gouvernement consulaire, à Louis de Bourbon-
Parme, avec le titre de roi d'Etrurie, notre envoyé à Naples,
l'ancien conventionnel Alquier, eut mission de négocier la resti-
tution à la cour de Florence des objets d'art naguère amenés
en Sicile par les Anglais. C'est alors que l'idée fut mise en
avant, peut-être par l'administration du Louvre, de prélever la
Vénus pour le compte de la France, comme récompense des
bons offices rendus en cette circonstance par notre diplomatie :
(c La Vénus de Médicis, » écrivait ingénument Foubert, « est
une des statues antiques les plus renommées et les plus pré-
cieuses; il serait glorieux pour la France d'en faire ainsi l'ac-
quisition... » Et il suggérait qu'on pourrait en échange offrir des
produits de nos manufactures, pour une valeur de 300 000 francs.
Le roitelet d'Etrurie eût préféré, comme il l'écrivait piteuse-
ment au Premier Consul, <( un agrandissement et un arron-
dissement plus régulier de mes Etats, » pour moins humilier
l'amour-propre de ses nouveaux sujets. Bonaparte fut inflexible :
sa convoitise était maintenant allumée, et son orgueil inté-
ressé h placer la Vénus de Médicis à côté de l'i^pollon du Bel-
védère ; d'autre part, son sens politique répugnait à un rema-
niement immédiat des territoires italiens. Par son ordre exprès,
Clarke se montra exigeant à Florence, Alquier menaçant à
Naples, et, le 7 septembre 1802, la Vénus fut embarquée à
Palerme pour Marseille.
Les Toscans demeurèrent inconsolables. L'année suivante,
un conservateur des Uffîzi, désignant du doigt à un officier
français le piédestal resté vide, osait lui dire : « Nous n'avons
rien mis à sa place, parce que rien ne peut remplacer notre
628 REVUE DES DEUX MONDES.
Vénus ; c'était la gloire de Florence. » En vain plus tard l'Em-
pereur commandait-il à Ganova une statue destinée à occuper
la place vacante ; en vain le directeur de la police française en
Toscane écrivait-il : « les artistes assurent que la Vchius de
Napoléon égale la Vénits de Médicis, » rien ne fut capable de
satisfaire les Florentins, rien que le retour après Waterloo de
la statue tant pie urée.
Il faut dire qu'à Paris l'arrivée de la Vénus avait été saluée
par des transports de joie bien propres à aviver les regrets des
précédens possesseurs. Grâce aux incroyables lenteurs dont il a
été question plus haut, la statue, partie de Marseille le 7 sep-
tembre 1802, ne parvint au quai du Louvre que dans la matinée
du 14 juillet 1803 : il fut donc impossible d'en inaugurer l'ex-
position pour ce jour de fête nationale, comme l'aurait désiré
Bonaparte. Denon profita du mécompte pour préparer à loisir
l'installation de la Vénus dans le musée provisoirement fermé ;
son admiration s'épanchait en termes dithyrambiques : « La
Vénus sera prête dans quelques jours et plus belle qu'elle n'a
jamais été. C'est sans contredit la plus belle production de
l'art ; c'est ce dont je me suis convaincu depuis qu'elle est arrivée
et que je m'en occupe plusieurs heures par jour. Gomme cer-
tains êtres dont la nature est avare, elle est encore au-dessus de
sa réputation. »
G'est au Premier Gonsul, alors en tournée dans les départe-
mens belges, que s'adressaient ces effusions. « J'attendrai votre
retour, » poursuivait le directeur, « pour ouvrir le musée des
statues. G'est vous, général, qui l'avez rassemblé, c'est à vous
d'en faire l'inauguration, et c'est à tout jamais le monument
des monumens. »
Bonaparte accepta de présider à l'inauguration, mais il y
mit un cachet marqué de simplicité. Revenu depuis peu à Saint-
Cloud, il avait passé à Paris la journée du 15 août 1803, la pre-
mière où l'anniversaire de sa naissance fut solennisé par des
fêtes religieuses. Il coucha aux Tuileries, et le lendemain 16, à
six heures du matin, en compagnie de Joséphine, qui savait à
l'occasion faire violence à son indolence de créole, il se pré-
senta à la porte du Musée Napoléon, comme venait de le bap-
tiser Gambacérès. Denon le promena à travers les nouvelles
salles, et, en face de la Vénus, lui offrit une médaille commé-
morative gravée par Jeuffroy : d'un côté, l'artiste avait ropro-
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. 629
(luit la célèbre statue, avec une le'gende, et de l'autre l'effigie
même du Consul.
Le caractère intime et matinal de cette cérémonie excluait
les grandes envolées d'éloquence. Six semaines plus tard
(8 vendémiaire an XII- 1*^'' octobre 1803), Denon, récemment
entré à l'Institut, profita de la séance publique de la classe des
beaux-arts pour donner lecture d'un (( discours » sur les monu-
mens de l'art antique récemment acquis par le Musée. Brillant,
.spirituel, adulateur, alliant la fierté patriotique à une pointe de
.sentimentalité libertine, ce morceau e.st un écbantillon carac-
téri.stique de la façon dont on entendait alors la critique d'art.
Après avoir agréablement énuméré et décrit les principales
sculptures qui venaient d'arriver d'Italie, Denon effeuillait aux
pieds de la Vénus de Médicis les fleurs les plus précieuses de sa
rhétorique. Avec une assurance qu'un avenir peu lointain devait
cruellement démentir, il la proclamait définitivement fixée au
Louvre : « Aujourd'hui nous pouvons dire aux arts rassurés
qu'elle est sous la sauvegarde de la plus puissante des nations,
et que le sanctuaire où elle est déposée est pour elle le temple
de Janus dont les portes sont fermées à jamais. » Venait enfin
l'obligatoire parallèle entre l'Apollon du Belvédère et la Vénus
de Médicis, modèle d'archéologie galante à la mode du
xviii^ siècle : « L'Apollon vivant intimiderait la femme la plus
hardie ; le jeune homme le plus timide accompagnerait d'une
expression de sensibilité la première phra.se qu'il adresserait à
la Vénus. »
A peine était calmée l'émotion causée par l'installation au
Louvre de la Vénus de Médicis, que les journaux annonçaient
l'arrivée de la Pallas de Velletri. « Cette statue », avait naguère
écrit le diplomate Alquier, u n'est pas aussi précieuse que la
Vénus de Médicis, mais elle ne déparera pas la collection des
chefs-d'œuvre dont le Premier Consul a enrichi la France. » Si
sa célébrité était moindre, elle offrait par con,tre l'attrait de la
nouveauté, puisque, exhumée depuis six ans seulement, elle
avait été ensuite séquestrée, contestée, ballottée de Rome à
Naples et de Naples à Marseille, au demeurant à peu près invi-
sible. Les artistes qui l'avaient aperçue à Rome la déclaraient
d'ailleurs « aussi parfaite dans son genre que l'Apollon, la Vénus
du Capitole, celle de Médicis, le Laocoon, l'Antinous, » auprès
desquels elle allait prendre place au Musée Napoléon. Ce fut
630 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi l'opinion de Denon : « Mon cher collègue, » écrivait-il au
savant Monge, naguère commissaire du Directoire à Rome, « la
Pallas est arrivée. Elle n'est point au-dessous des éloges que
vous lui donniez; la juste appréciation que vous m'en avez faite
prouve que vous l'aviez vue avec les yeux d'un amateur éclairé
des beaux-arts. Venez la voir, mon cher collègue : elle est main-
tenant décaissée. J'ai pensé que les soins que vous aviez pris
pendant votre administration à Rome pour procurer ce chef-
d'œuvre à la France méritaient que vous fussiez un des premiers
à en jouir. » Avec le Premier Consul, Denon entrait dans des
détails plus didactiques, expliquant comment la statue, anté-
rieure à la domination romaine, avait dû être apportée de Grèce
après la conquête ; mais son admiration s'exprimait en termes
aussi enthousiastes : (( On peut l'annoncer avec assurance
comme la plus belle figure drapée qui soit connue. »
Provisoirement placée dans la première salle des antiques,
la Pallas reçut, le 19 décembre 1803, la visite du Consul et de
M""^ Bonaparte. Quelques semaines plus tard, de l'examen d'un
fragment original de la main et de l'avant-bras, expédié de
Rome par le chargé d'affaires Artaud, Denon conclut que la
restauration effectuée en Ralie trahissait la pensée de l'auteur,
et il la fit reprendre sur d'autres données. Loin d'estimer comme
nous que toute tentative de restauration constitue une sorte
de sacrilège, on se croyait alors obligé de réparer les injures
du temps ou des hommes, et de rétablir les chefs-d'œuvre
antiques dans leur état soi-disant primitif.
Au moment où la galerie des antiques, enrichie des statues
récemment arrivées, allait être rouverte au public, le directeur
laissait échapper un excusable cri d'orgueil : « Ce monument
si précieux de la gloire de nos armées est maintenant, par les
nouvelles dispositions qui lui ont été données et les nombreux
chefs-d'œuvre qu'il renferme, le plus bel établissement de
l'univers. » Mais Denon avait l'ambition d'augmenter encore
cette incomparable collection. S'il devait renoncer à l'espoir de
posséder au Louvre les chevaux de Venise, transportés en 1807
de la grille des Tuileries à l'arc de triomphe du Carrousel, et le
quadrige de Berlin, destiné au futur temple de la Victoire; s'il
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. 631
avait le bon goût et la discrétion de se refuser à dépouiller les
villes françaises de leurs antiquités (1), il se dédommageait
ardemment, àprement, en pays étranger ; une guerre victo-
rieuse, les embarras financiers de quelque riche collectionneur,
une fouille heureuse en Italie ou en Grèce, toutes les occasions
lui étaient propices pour ajouter à la splendeur du Musée Napo-
léon. Admis à suivre l'Empereur dans ses campagnes, à être son
interlocuteur familier pendant les déjeuners des Tuileries, il
lui était facile de suggérer des revendications ou des achats que
le maître prenait à cœur, comme tout ce qui intéressait sa
gloire et la splendeur de son règne.
C'est ainsi que Denon participa sûrement non seulement à
l'aménagement, mais à l'acquisition des antiques de la villa
Borghèse, dont la vente fut en 1808 imposée par Napoléon à
son beau-frère Camille. Pour transporter les pièces les plus con-
sidérables, on construisit des chars spéciaux, attelés, dans les
passages de montagnes, de douze et quinze paires de bœufs.
« Un premier convoi des sculptures de la villa Borghèse vient
d'arriver, » écrivait joyeusement Denon le 14 octobre 1808.
(( J'en ai fait déposer les caisses dans l'ancienne salle des séances
de l'Institut. Je procéderai à leur ouverture aussitôt après
l'exposition, et, si V. M. l'ordonne, le placement de ces chefs-
d'œuvre sera pour Paris une curiosité qui succédera à l'intérêt
qu'inspire aujourd'hui le Salon. »
Vers la même époque, Denon pressait son maitre de mettre
à profit l'annexion de la Toscane pour attribuer au Louvre une
partie des antiques de Florence. « C'est peut-être actuelle-
ment, » représentait-il, <( la seule occasion d'ajouter à la sublime
collection du Musée Napoléon huit morceaux de sculpture de
premier ordre, principalement l'Apollon, qui est le pendant
naturel de la Vénus, et deux bas-reliefs les plus beaux connus. »
Le tentateur insinuait cet argument spécieux, que les marbres
en question, transférés de la villa Médicis de Rome depuis
(1) Cf. cette lettre caractéristique au maire de Vienne en Dauphiné : « Le Musée
Napoléon est fondé, Monsieur le Maire, pour recevoir et exposer à la curiosité du
public et à l'instruction des artistes les illustres trophées des armées et les
richesses du gouvernement en objets d'art, mais non pour dépouiller les villes de
l'Empire des antiquités qu'elles possèdent. Si quelques monumens épars dans
quelques villes de France ont été demandés pour le Musée Napoléon, c'est que
l'insouciance des autorités locales et des administrés pour leur conservation
exigeait cette mesure. » (\Q septembre 1807. Archives des musées nalionaux.)
632 REVUE DES DEUX MONDES.
moins de quarante ans, par le grand-duc et futur empereur
Léopold, ne faisaient point partie, à proprement parler, du
patrimoine artistique de Florence. Mais soit qu'il voulût ménager
la susceptibilité de ses nouveaux sujets, soit par égard pour sa
sœur Elisa, qui allait être promue au gouvernement de la
Toscane, Napoléon ne se décida point à la revendication pro-
posée. ,
L'ambition de l'Empereur était de grouper au Louvre les
antiques qui avaient une célébrité européenne : c'est ainsi qu'il
avait si passionnément convoité la Vénus de Médicis. Il médi-
tait d'extorquer un présent analogue à son beau-frère Murât;
certain jour de 1810, causant avec Canova qui assistait à son
déjeuner, il se laissa aller à dire : (( C'est ici que sont les anciens
chefs-d'œuvre de l'art; il no manque que l'Hercule Farnèse,
mais nous l'aurons aussi. » Le sculpteur s'est vanté d'avoir
répliqué : (( Que V. M. laisse au moins quelque chose à l'Italie!
Ces anciens monumens forment une chaine ou collection avec
une infinité d'autres qui ne peuvent être transportés, ni de
Rome, ni de Naples. » L'objection, renouvelée de Quatremère
de Quincy, n'était point de nature à ébranler la détermination
de Napoléon : elle s'appliquait d'ailleurs avec moins de justesse
aux antiques, déjà déplacées à plusieurs reprises depuis leur
création, qu'aux monumens ou tableaux des églises. L'Empe-
reur laissa pourtant l'Hercule à Naples.
A la fin du règne de Napoléon, le nombre des antiques
exposées au Louvre, statues, bustes et bas-reliefs, dépassait 400.
Dès le temps du Consulat, on se plaignait de l'encombrement
des salles, qui forçait à entasser pour ainsi dire les chefs-
d'œuvre, au lieu de ménager entre eux un espace convenable.
Aussi Denon et Visconti saluèrent-ils avec joie le décret du
29 ventôse an XIII, qui transférait l'Institut sur l'autre rive de
la Seine, dans l'ancien collège des Quatre-Nations. Cet exode,
accompli dans l'été de 1806, laissa à la disposition du Musée les
locaux que l'Institut occupait au rez-de-chaussée du Louvre et
notamment la salle dite des Caryatides, où se tenaient les
séances publiques. Cette salle, qui doit son nom aux célèbres
sculptures de Jean (îoujon, avait depuis la Renaissance servi
de théâtre à bien des scènes dramatiques ou mémorables : c'est
là notamment que pendant la Ligue quatre des plus compromis
parmi les Seize avaient subi le dernier supplice ; là qu'avait
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. 633
tout d'abord été transporté Henri IV blessé à mort; là que la
troupe de Molière avait joué le Nicomède de Corneille; là enfin
que le 4 avril 1796, en présence des cinq directeurs, l'Institut
National avait tenu son interminable première séance publique.
Mais, comme l'écrivait sans exagération un contemporain de
Louis-Philippe, en 1806 <( il y avait au moins deux cent vingt
ans que l'on ne s'était occupé, si ce n'est pour la dégrader, de
la belle salle des Caryatides : » la décoration en était demeurée
inachevée, et les murs portaient la trace des nombreux méfaits
des tapissiers. Fontaine et Percier, chargés de la mettre en état,
eurent le tact de conserver le style Renaissance, de placer
auprès des statues de Jean Goujon des bas-reliefs en bronze
d'André Riccio et de Benvenuto Cellini, et de dessiner une
ornementation en harmonie avec les cariatides ou la nymphe
de Fontainebleau. Denon attendait impatiemment la fin des
travaux d'appropriation : « Cette salle conviendra parfaitement
à l'exposition des statues colossales et à quelques-uns des
chefs-d'œuvre de la collection de la villa Borghèse. » On y plaça
notamment les groupes du Nil et du Tibre, venus du Vatican,
d'où le nom de salle des Fleuves, qui lui était parfois attri-
bué.
V. — LES TABLEAUX
L'aménagement de la grande galerie du bord de l'eau,
affectée à la peinture ancienne, fut le souci dominant de Denon
pendant les premières années de son directorat.
A peine entré en fonctions, il consacrait tout un « trumeau, »
ou, comme nous dirions plutôt aujourd'hui, toute une travée,
comprise entre deux fenêtres, aux œuvres de Raphaël; seize
tableaux du maître étaient groupés autour de la Transfiguration
€t permettaient de suivre l'évolution de son génie. « Je conti-
nuerai dans ce même esprit pour toutes les écoles, » expliquait
le nouveau directeur au Premier Consul, « et dans quelques
mois, en parcourant la galerie, on pourra faire sans s'en aper-
voir un cours historique de l'art de la peinture. » Mais les
visiteurs qui affluaient, tout en se déclarant émerveillés d'un
tel ensemble, dénonçaient plus que jamais un mode d'éclairage
qui empêchait de jouir pleinement des chefs-d'œuvre de
Raphaël. Aussi, peu après la proclamation de l'Empire, Denon
634 REVUE DES DEUX MONDES.
était-il tout joyeux d'annoncer que l'arcliitecte Raymond avait
trouve le moyen d'éclairer la galerie par la voûte, ce qui procu-
rerait aux toiles une lumière plus douce et plus égale : (( Le
nouveau développement que va donner à la collection des
tableaux la suppression des croisées me met dans le cas d'as-
surer Votre Majesté que cette galerie prendra dans son genre
un caractère aussi imposant que celle des statues, et que les
deux collections réunies seront le plus grand monument qui
aura jamais existé. »
La transformation indiquée par Raymond s'accomplit par
les soins de Fontaine et de Percier; la galerie fut divisée en
travées, le jour ménagé par la voûte, et l'on tira, comme
peuvent s'en assurer les innombrables visiteurs du Louvre, le
meilleur parti possible d'un local qui n'avait pas été construit
pour servir de musée. Mais cette opération souffrit bien des
lenteurs et des contretemps. Tantôt c'était la bibliothèque du
Conseil d'Etat, qui, entreposée dans le fond de la galerie soi-
disant pour quelques semaines, l'encombrait pendant plus d'une
année et retardait d'autant les travaux ; tantôt c'étaient les
tableaux mêmes qu'on était obligé de déplacer et de soustraire
aux regards du public : « Ce que j'avais prévu arrive en ce
moment, » écrivait Denon exaspéré ; (( la moitié du Musée
devient le magasin de l'autre moitié ; il faut que je ferme la
totalité de la grande galerie. » Ce qui était plus grave, c'est
qu'un dissentiment fondamental persistait entre le directeur et
l'architecte : mal converti aux idées de son prédécesseur Ray-
mond, Fontaine tantôt insinuait qu'on pourrait ne pas étendre
à toute la galerie l'éclairage par le haut, et tantôt mettait à
poursuivre l'opération une lenteur calculée. Avant le départ de
Napoléon pour la campagne d'Eckmûhl et de Wagram, une
vive discussion, presque une altercation, eut lieu en sa pré-
sence : Denon, non content d'avoir obtenu le plafond vitré sur
toute l'étendue de la galerie, aurait voulu qu'on bouchât les
fenêtres, pour gagner de la place et mieux éviter les faux-jours ;
Fontaine s'y opposa avec indignation, au nom de la symétrie,
de l'élégance, et finit par avoir gain de cause. Cependant ces
travaux, ainsi que la construction de l'escalier monumental
(détruit sous le Second Empire), avaient pour résultat d'inter-
dire complètement au public l'accès de la collection des
tableaux pendant plus de dix-huit mois.
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLEON. 635
L'aménagement était enfin terminé, au début de 1810,
quand le musée des tableaux fut inopinément désigné pour
servir de cadre à l'une des plus mémorables cérémonies du
régime. C'est trois semaines d'avance seulement que Denon fut
avisé par Daru : « Le mariage religieux de Sa Majesté, monsieur,
sera célébré à Paris, dans la salle de l'Exposition des tableaux,
qui sera décorée en chapelle... Il y aura des places particulières
pour tous les ordres de l'Etat, et tout y sera disposé de manière
qu'il n'y ait point de confusion. Il y aura dans la galerie du
Muséum deux rangs de banquettes pouvant servir à asseoir
3 000 personnes des deux côtés, et derrière deux rangs d'hommes
debout formant 3 000 hommes, ce qui fera 6 000 personnes. On
ne saurait prendre trop de précautions pour qu'il ne puisse ré-
sulter aucun accident du rassemblement d'une aussi grande
quantité de personnes dans cette galerie. »
Dressé à exécuter promptement des ordres catégoriques, le
personnel des administrations intéressées déploya une activité
plus fébrile encore que de coutume. Le problème pourtant
parut d'abord insoluble, non pas tant d'aménager le Salon
Carré en chapelle que d'y disposer des tribunes pour 400 assis-
tans. Une tentative faite pour déménager les Noces de Cana
faillit amener la destruction du tableau, et devait servir en
1815 d'argument décisif pour en obtenir le maintien au Louvre.
Comme Denon se risquait à objecter la difficulté de déplacer
tant de tableaux volumineux et précieux, Napoléon répondit
par une boutade de despote mal civilisé et d'enfant gâté de la
fortune : (c Eh bien, il n'y a qu'à les brûler! » Il se fût indigné
sans doute d'être pris au mot, mais il entendait marquer que sa
volonté était inébranlable. « Là-dessus, on s'ingénia, » a écrit
l'un de ses plus récens historiens : Denon fit détendre et rouler
plusieurs tableaux : les autres furent masqués et protégés tant
bien que mal, par les soins de Fontaine et d'Isabey, à l'aide de
tentures de taffetas et de velours.
Quant à la galerie, où le cortège nuptial devait défiler
devant l'élite de la société parisienne, le directeur géné-
ral avait craint au contraire qu'elle ne parût par endroits dé-
garnie de tableaux, en raison des prélèvemens improvisés pour
les résidences impériales. Il s'en expliquait spirituellement avec
Daru, une semaine avant le grand jour : <( Depuis le dernier
envoi que j'ai fait à Gompiègne, j'ai fait travailler jour et nuit
636 REVUE DES DEUX MONDES.
à la restauration de quelques tableaux extraits de notre hôpital,
non pour remplacer, mais pour boucher tant bien que mal les
lacunes qu'avait laissées la décoration du salon de Compiègne.Il
y aura peut-être parmi ces tableaux quelques productions qui
pèseront sur ma conscience, mais le public, occupé de la grande
cérémonie et de l'intérêt attaché aux augustes personnages qui
en sont l'objet, n'apercevra pas ce qu'en d'autres temps il
pourrait prendre pour des négligences ou des fautes de connais-
sances. Vous pouvez donc, monsieur l'intendant général, assu-
rer Sa Majesté que le public et les étrangers verront et que sa
Cour traversera le plus beau musée de l'univers. »
Plus encore que la bénédiction nuptiale dans le Salon Carré,
assombrie par l'abstention de la majorité des cardinaux, le
défilé dans la galerie du bord de l'eau fut le point culminant,
l'épisode triomphal de la cérémonie du 2 avril 1810, celui qui
laissa aux assistans le plus saisissant souvenir. Comme l'avait
prévu Denon, le cortège impérial, attendu avec curiosité, accla-
mé par ce public d'élite avec un enthousiasme quasi populaire,
accapara l'attention, et nul ce jour-là ne se soucia du détail
des tableaux, de la vue desquels les Parisiens étaient pourtant
sevrés depuis de longs mois.
Dès le surlendemain. Napoléon fit à la nouvelle Impératrice
les honneurs du Musée : mais cette fois, loin de consentir à
donner sa lune de miel en spectacle aux Parisiens, il prescrivit
une consigne rigoureuse. «. Monsieur le comte, » mandait Duroc
à Daru, n LL. MM. comptent aller demain à deux heures de
l'après-midi visiter le Musée. L'Empereur désire que les portes
en soient bien fermées, et de n'y trouver absolument personne,
si ce n'est vous, M. Costaz, M. Denon et M. Fontaine. Je
vous prie de recommander que l'on fasse retirer tous les gar-
diens et autres employés que Sa Majesté ne veut pas y ren-
contrer. ))
Cette visite solitaire, presque mystérieuse, fut enfin suivie
de l'ouverture ou de la réouverture de la galerie au public.
Les Parisiens, les provinciaux et étrangers venus en foule pour
le mariage furent éblouis d'une telle accumulation de mer-
veilles. Le succès alla surtout aux quatre travées consacrées
aux écoles italiennes : la dernière en particulier, la plus proche
du pavillon de Flore, ornée de cent chefs-d'œuvre, aurait fait
(( à elle seule la plus riche galerie de l'Europe, » comme Denon
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE iNAPOLEON. 637
en donnait l'assurance à Napoléon, en proposant pour cette
travée le nom de salon impérial. Quant aux jeunes artistes,
formés plus ou moins à l'école de David, c'était une révélation
pour eux que le coloris des Vénitiens et de l'école de Rubens,
admirablement représentée dans la travée des Flamands : on
a pu assigner l'ouverture du Musée Napoléon comme point de
départ a l'évolution qui allait se marquer dans la peinture
française.
Judicieusement classées, restaurées avec respect, conve-
nablement éclairées, les peintures ne trouvaient point, dans la
grande galerie du Louvre, les conditions les plus favorables à
leur conservation. En été, il manquait des stores pour tamiser
l'éclat du soleil; l'humidité de l'hiver était surtout redoutable.
Pour la combattre, on ne disposait que de poêles chauffés au
bois, rares et mal commodes. Au retour de la campagne de
Russie, Napoléon se plaignait de l'atmosphère glaciale qu'il
avait trouvée au Musée. Pour activer le tirage des poêles, on
était obligé d'ouvrir les vasistas, ce qui avait le double résultat
de mettre les visiteurs en fuite et de détériorer les tableaux,
principalement les Italiens, dont les auteurs ne s'étaient point
prémunis contre le climat brumeux des bords de la Seine.
Loin de se contenter de cette collection incomparable, Denon
jusqu'à la fin de la période impériale travailla assidûment à
l'agrandir. Accouru en Allemagne après léna, il pressait Napo-
léon d'exiger du roi de Saxe, en remplacement d'une partie des
contributions de guerre, quelques toiles de la fameuse galerie
de Dresde, notamment des Gorrège et des Holbein : (( Ce der-
nier peintre manque à Votre Majesté... Je dois répéter à Votre
Majesté qu'en faisant la conquête du reste de l'Europe, elle ne
retrouvera jamais l'occasion que Lui offre la Saxe en ce mo-
ment. » Napoléon tenait à ménager Frédéric-Auguste, dont il
voulait se faire un allié. Déçu à Dresde, Denon se dédommagea
à Cassel, où il préleva 299 tableaux (1), sans compter 153 objets
(1) Une cinquanlaine des plus beaux tableaux de la galerie de Cassel (notam-
ment la Descente de croix de Rembrandt et la célèbre Vache de Paul Potter
avaient été après la bataille d'iéna cacliés par l'ordre de l'électeur de liesse dans
une maison de garde forestier; le général Lagrange les y saisit et les expédia à
638 REVUE DES DEUX MONDES.
d'art et 367 pièces de laque, porcelaine ou faïence, à Brunswick,
à Berlin et à Potsdam. Par manière de consolation et presque
d'aumône, on accorda dédaigneusement à l'Académie de Berlin
une collection de reproductions en plâtre des antiques du Musée
Napoléon. Cependant Denon organisait au Salon Carré, avant le
placement définitif, « l'exposition des monumens conquis en
Allemagne; » il écrivait triomphant à Daru : « Tout Paris a
admiré avec étonne ment une si grande quantité de chefs-
d'œuvre, et n'a pas été moins surpris de l'activité avec laquelle
un si grand nombre d'objets précieux avaient été réparés. Il
fallait, pour que cette exposition eut lieu le 14 octobre, anni-
versaire de la bataille d'Iéna, un travail qu'on devait croire
impossible. )> Mais le maître avait habitué alors ses meilleurs
serviteurs à de tels prodiges de diligence, que rien n'était plus
impossible.
Les affaires d'Espagne vinrent ouvrir un nouveau terrain
aux chasses artistiques de Denon. Ici pourtant, il se heurtait à
la fiction de la souveraineté de Joseph Bonaparte : « Si tout autre
prince que le frère de Votre Majesté eût occupé le trône de
Madrid, je les aurais sollicités (les ordres impériaux) pour
ajouter à la collection du Musée vingt tableaux de l'école espa-
gnole dont elle manque absolument et qui auraient été à per-
pétuité un trophée de cette dernière campagne. » Denon, qui,
entre temps, avait noté un certain nombre de toiles dans les
hôtels des grands seigneurs madrilènes adhérens à la junte
insurrectionnelle, Denon ne renonça point au rêve de mettre à
contribution les collections royales. Il travailla certainement,
dans sesconversationsavecl'Empereur, à suggérer un décret que
le docile Joseph signa le 30 décembre 1809, et dont les consi-
dérans déclamatoires annonçaient l'intention de « disposer au
profit des beaux-arts du nombre considérable de tableaux
ensevelis dans les cloîtres, remettre en honneur l'école espa-
gnole peu connue des nations voisines, assurer le tribut de
gloire qu'ils méritent aux noms immortels de Velazquez, Ribera,
Murillo, Rivalta, Navarrete, Juan San-Vicente et autres. » Quant
Mayence à l'impératrice Josépliine, qui, forte de racquiescemenl tacite de l'Enipo-
reur, se les adjugea malgré les réclamai ions de Denon et les fit placer à Malniaison :
après la mort de Joséphine, en 1814, sa collection fut vendue prés d'un million au
tsar Alexandre, et cesl ainsi ({u'uno partie des merveilles de Cassel est depuis lors
demeurée en Russie, à la vive déception des Hessois.
LE MUSÉE nu LOUVRE ALT TEMPS DE NAPOLÉON. 639
nu dispositif, entre deux articles dont l'un prescrivait la forma-
lion d'un musée de peinture à Madrid et l'autre réservait la
décoration des deux palais des Cortès et du Sénat, on en avait
glissé un troisième, ordonnant en outre la formation d'une col-
lection « générale » des grands peintres espagnols, « afin que
Nous puissions l'offrir à Notre auguste frère l'empereur des
Français et lui manifester Notre désir de la voir placée dans
l'une des salles du Musée Napoléon. »
En transmettant cette nouvelle, l'ambassadeur La Forest y
joignait la liste des 46 toiles destinées au Louvre : mais la remise
du cadeau plus ou moins spontané se fit singulièrement attendre.
Avec l'évidente intention d'inspirer des regrets au roi Joseph,
on avait compris dans la liste un certain nombre des toiles qui
décoraient ses propres appartemens : quand il en fut averti, il
ne déguisa point son mécontentement, et ordonna qu'on lui soumit
d'autres propositions. De là des retards considérables, si bien
que Denon, perdant confiance et patience, écrivait, comme si
l'affaire était manquée : « 11 a été longtemps question d'un
clioix de tableaux des peintres de l'école espagnole que Sa
Majesté le roi d'Espagne devait envoyer à Sa Majesté l'Empe-
reur. » Lorsque enfin, après une attente de trois ans et demi, le
convoi fut arrivé à Paris, le déballage provoqua une très vive
déception : « Il se trouve tout au plus six tableaux qui pourront
entrer dans le Musée Napoléon, et l'on peut s'apercevoir facile-
ment par ce choix combien Sa Majesté le roi d'Espagne a été
trompée par les personnes qu'Elle avait chargées du soin de les
désigner, »
D'autres envois d'Espagne compensèrent la médiocrité de
l'hommage fraternel. Au printemps de 1813, Soult offrit quatre
tableaux au Musée, peut-être pour désarmer les censures impor-
tunes et prévenir les recherches indiscrètes. Surtout, la « Com-
mission impériale des séquestres et indemnités en Espagne »
expédia à Paris un lot de 250 tableaux « choisis tant par vous,
lors du voyage que vous avez fait à Madrid, » écrivait-on à
Denon, « que par les membres de la commission dans les galeries
des hôtels appartenant au domaine extraordinaire de Madrid. »
C'était l'application, au préjudice des grands d'Espagne fidèles à
Ferdinand VII, de ce droit de conquête que Denon avait regretté
de ne pouvoir invoquer en 1808 et 1809. Le directeur charmé
déclarait que, sur les 250 tableaux, tous estimables, deux étaient
640 REVUE DES DEUX MONDES.
de premier ordre et loO se prêteraient admirablement à la déco-
ration des résidences impériales. Mais on était arrivé à l'au-
tomne de 1813, et les événemens se précipitaient; le temps fit
défaut pour exposer les tableaux espagnols. Dès le mois de
mai 1814, Louis XVIII en ordonnait la restitution.
Avec une indépendance de goût fort rare parmi ses contem-
porains, Denon appréciait les primitifs italiens : il pensait et il
disait que leur présence au Louvre était nécessaire « afin de
compléter la collection impériale, qui maintenant est bien la
plus magnifique réunion de l'Europe, mais à qui cependant
il manque encore cette partie érudite et historique qui constitue
réellement un musée. » Lors de la réunion de la Toscane à
l'Empire, il signalait la convenance d'annexer aussi au Musée
Napoléon « quelques peintres de l'école florentine, les plus an-
ciens de la restauration des arts en Europe. » Il redoubla d'in-
stances quand fut prononcée la suppression des couvens de la
Toscane, du duché de Parme et des Etats Romains, tout en pro-
testant que son ambition saurait se borner : « Vous pouvez,
monseigneur, compter sur ma discrétion. Je ne demanderai
jamais des tableaux de peintres dont nous aurions déjà des
productions. »
A sa demande sans nul doute, il reçut en 1811 une double
mission en Italie. Il devait d'abord parcourir les champs de
bataille de la première campagne qui avait fondé la gloire du
général Bonaparte, pour en joindre les croquis à ceux des
guerres impériales. Mais en même temps, il s'était fait charger
par Montalivet, le ministre de l'Intérieur qui partageait et se-
condait ses désirs, de visiter les monastères supprimés, depuis
la Ligurie jusqu'aux Etats Romains, « afin d'indiquer à Son
Excellence les objets d'art à conserver, ceux à laisser à la dis-
position du culte et ceux à abandonner au domaine pour être
vendus. » Il fit douze cents lieues, séjourna assez longtemps à
Rome, revint émerveillé et ravi, comme après ses voyages à la
suite du quartier général : <( Si le Musée Napoléon, monsei-
gneur, peut obtenir de Votre Excellence que les tableaux dont
j'ai l'honneur de lui adresser l'état lui soient envoyés, il n'aura
plus rien à désirer. Il se trouvera complété par cette partie his-
LE MUSÉE DU LOUVRE Al TEMPS DE NAPOLEON. 611
torique de l'art qui lui manquait, et il devra à votre adminis-
tration une collection éminemment intéressante de la renais-
sance des arts en Italie, commençant au (sic) Cimabue et
finissant à Raphaël... Si on ne saisit cette occasion, on ne
pourra, vu la rareté des peintures sur bois des premiers maîtres,
la retrouver... Je n'ai indiqué qu'un tableau de chaque peintre,
et deux au plus. »
Denon se faisait illusion sur sa propre modération. Non
seulement ses préoccupations artistiques étaient à l'antipode
de celles de Ganova, suppliant Napoléon de ne point dépouiller
les églises de Florence de leurs tableaux et objets d'art, « qui
sont un accompagnement nécessaire des ouvrages à fresque,
lesquels ne peuvent être transportés ailleurs, » mais les fresques
mêmes ne lui inspiraient pas un respect sans limites. Sans
doute, à l'énoncé de la monstrueuse proposition de deux pré-
tendus artistes, qui offraient d'enlever du Vatican et de trans-
porter au Louvre la Dispute du Saint-Sacrement et VEcole
crAthènes, le directeur du Musée s'exclamait tout indigné que
ce serait là (( le comble du vandalisme; » mais il ajoutait que
l'enlèvement s'imposerait pour les fresques des couvens sup-
primés, notamment pour la charmante et profane décoration
donnée par le Corrège au réfectoire des bénédictines de Parme;
quatre ans auparavant, il avait reçu et probablement provoqué
les ordres de Napoléon pour « faire enlever de l'église de la
Trinité-du-Mont à Rome la fameuse fresque représentant la
Descente de Croix, de Daniel de Volterre, l'une des plus célèbres
productions des arts. » Au cours du voyage de 1811, il jeta son
dévolu sur un certain nombre de tableaux de l'Académie des
Beaux-Arts de Florence et de la Brera de Milan. Dans ce dernier
musée, il nota cinq toiles de primitifs non représentés au
Louvre, et en négocia l'échange contre un Rubens, unvanDyck
et un Jordaens, « peintres coloristes qui sont, essentiellement
nécessaires à l'école de Milan; «comme les conservateurs mi-
lanais faisaient mine de regimber, Denon le prit de très haut :
(( Mais de quoi s'agit-il enfin ! L'Empereur prend dans son
musée de Brera cinq tableaux pour son musée de Paris. Dans
ce dernier, il cherche à compléter la collection la plus éton-
nante qui ait jamais été faite, et due presque en totalité à ses
victoires. Sa Majesté eût pu les prendre sans envoyer en com-
pensation les trois beaux tableaux de l'école flamande. » Il gour-
TOME X. — 1912. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
mandait vertement aussi le chevalier degli Alessandri, direc-
teur de l'Académie des Beaux-Arts de Florence, qui au Fra
Filippo Lippi choisi par lui dans cette collection avait substitué
un tableau très endommagé du même peintre : Denon faisait
valoir cet argument inattendu, que, le Louvre étant à la veille
d'acquérir un très beau Filippino Lippi, il serait inconve-
nant que le père fût moins avantageusement représenté que le
fils.
Soit négligence dans l'emballage, soit vétusté des tableaux,
le premier envoi de primitifs italiens, arriA^é en août 1812,
subit de sérieuses avaries : un Cosimo Roselli et surtout un
Rafaelino del Garbo durent être considérés comme à peu près
perdus. Denon multiplia les recommandations pratiques, et
suggéra même de spécifier sur l'acte de voiture que le com-
missionnaire en roulage répondrait des dégâts à dire d'expert ;
précaution ingénue de la part d'un aussi spirituel amateur, et
qui fait penser au légendaire proconsul Mummius, prétendant
exiger le remplacement des dépouilles artistiques de Corinthe.
Les arrivages d'Italie se succédèrent littéralement jusqu'à
la chute de l'Empire. Les caisses étaient transportées par eau
de la Spezia à Arles et Chalon-sur-Saône, d'où des chariots les
amenaient à Paris. En novembre 1813, une voiture reçut un
chargement si volumineux qu'elle ne put franchir les portes
de Villeneuve-sur-Yonne, et dut contourner cette bourgade. Le
8 décembre 1813 encore, Denon faisait ordonnancer les frais de
transport de « cinq caisses de tableaux de la primitive école
d'Italie, expédiées de Florence. » Le i'2 décembre iSiS, avec
une raideur qui à cette date tient de l'inconscience ou de l'hé-
roïsme, il réprimandait le baron Rœderer, fils du sénateur,
préfet du département romain du Trasimène, sur sa noncha-
lance à mettre en route les dix-neuf caisses de tableaux « mar-
qués à Pérouse, Foligno, Gittà di Gastello et Todi. »
Ce convoi, le dernier qu'on attendît, ne quitta jamais l'Italie.
Mais grâce à la largeur du goût ou plutôt à l'étendue de la cu-
riosité artistique de Denon, grâce aussi au zèle passionné qu'il
déployait dès qu'il s'agissait de son cher musée, le Louvre se
trouvait en possession d'une collection de primitifs italiens fort
importante, sinon tout à fait complète. Comme on dédaignait
alors un art soi-disant barbare, presque tous ces tableaux échap-
pèrent aux reprises de 1814 et 1815, et les acquisitions de Denon
LE MUSÉE DU LOUVRE AU TEMPS DE NAPOLÉON. ^ji^^
constituent non seulement le noyau, mais la meilleure -part de
notre galerie actuelle de quattrocentistes.
La splendeur prodigieuse des collections du Louvre devait
être aussi éphémère que la fortune de Napoléon. Les traités de
1814, qui réduisaient la France à peu près à son territoire de
1789, lui conservaient à la vérité ses conquêtes artistiques, et
plus d'un officier des armées coalisées, plus d'un diplomate
étranger, en parcourant les galeries où étaient entassées tant
de merveilles, dut maudire à part lui la générosité des souve-
rains alliés. De son côté, le gouvernement de la Restauration ne
pouvait déguiser que ces trophées des guerres de la Révolution
et de l'Empire lui étaient parfois indifférens, sinon importuns :
la Vénus de Médicis et l'Apollon du Relvédère ne lui tenaient
guère plus au cœur que les départemens de Jemmapes, Monte-
notte ou Marengo. Quand le coup de folie du retour de l'ile
d'Elbe eut déchaîné une seconde invasion plus haineuse et plus
rapace, les revendications s'élevèrent impérieuses, bientôt bru-
tales. Après un semblant de discussion, les ministres de
Louis XVIII s'inclinèrent : ils admirent même les reprises de la
cour de Rome, quoique les cessions de Tolentino, consenties
par traité, fussent venues en déduction d'une indemnité pécu-
niaire. Pour avoir protesté trop vivement, Denon fut mis à la
retraite et le secrétaire Lavallée frappé de révocation. Il
convenait de rappeler tout au moins ce sombre épilogue d'une
magique et étincelante féerie.
De Lanzag de Laborie.
LA FEMME
ET
r r
LA SOCIETE FRANÇAISE
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVIP SIÈCLE
LA FEMME DANS LA FAMILLE (1
II
Dans la psychologie de la vie conjugale que nous essayons
d'esquisser, nous avons pu isoler deux choses, la cohabitation
sans laquelle elle n'existerait pas, la fidélité à défaut de laquelle
elle peut sans doute subsister mais dont la violation, trop sou-
vent, trop outrageusement répétée, arrive, par la méconnaissance
du premier de ses devoirs, à en relâcher, à en rompre le lien
moral, à ne plus laisser au foyer que des cendres peu à peu
refroidies. Mais il y a dans la vie des époux, est-il besoin de
le dire, bien autre chose encore que l'existence sous le même
toit, que le dualisme dans l'affection, il y a un échange de sen-
timens, de devoirs et d'efforts dont la complexité défie l'ana-
lyse. Ce n'est que dans son ensemble qu'on peut étudier cette
collaboration pour arriver à une impression générale de l'asso-
ciation morale qu'elle établit. On réussirait peut-être, malgré
la variété qui distinguait nécessairement les intérieurs de nos
ancêtres de la première moitié du xvii® siècle, à se rapprocher
de cette impression en présentant plusieurs types de ces exis-
tences à deux fondues dans une unité composite. Dans les
tableaux d'intérieur que nous allons mettre sous les yeux de
(1) Voyez la Reime du 15 juillet.
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRA5ÇAi^E. (J R)
•nos lecteurs il ne sera question ni de la maternité ni dé l'admi-
nistration domestique. Nous avons fait comprendre dès le début
ijue nous réserverions une place à part à la mère et à la mai-
tresse de maison. Nous reviendrons pour elles à la méthode
analytique que nous ne délaissons en ce moment qu'à cause de
l'indivisibilité qui existe dans les relations morales des épo^ux.
Catherine de Meurdrac avait repoussé les partis que son père
lui avait proposés et ne s'était réconciliée avec l'idée du mariage
que le jour où M. de la Guette lui déclara directement ses sen-
limens et ses vœux. L'aimant bien vite autant qu'elle en était
aimée, elle fut assez hardie pour l'épouser clandestinement de
l'aveu de sa mère et contrairement à la volonté de son père ;
■mais elle unissait à cet esprit d'indépendance un assez grand
respect de l'autorité paternelle et assez d'ingénuité pour se faire
promettre par son futur de la traiter comme une sœur jusqu'au
jour où le mariage aurait acquis par le consentement du père
toute sa validité. Il fallut, pour qu'il fût consommé, que k^
protecteur de M. de la Guette, le duc d'Angoulème, fit com>-
prendre la nécessité de le rendre par là indissoluble au moment
où il se chargeait de l'annoncer à M. de Meurdrac et d'obtenir
.sa ratification. Catherine a cru pouvoir suivre le mouvement de
.son cœur sans s'arrêter devant une résistance que celui-là
même qui la lui oppose déclare aussi peu motivée qu'invin-
cible; mais, en même temps qu'elle se montre pour sa mère, qui
a donné raison à sa conduite, une fille excellente, elle reste
inconsolable d'encourir encore, malgré l'intervention du duc
d'Angoulème, la désapprobation de son père, la privation de le
voir. Cela ne l'empêche pas de remplir les devoirs de la vie
conjugale et d'en goûter les joies avec une droite et cordiale
simplicité, avec une bonne humeur qui semblent avoir été les
traits dominans de sa nature. Quand le mari est là, on est tou.s
les jours à cheval pour chasser et pour rendre visite à la
noblesse du voisinage. Est-il en campagne, les distractions sont
plus rares. L'entrain un peu viril, que l'on remarque chez M™*^ de
la Guette comme chez beaucoup de ses pareilles de la noblesse
campagnarde, la rend pourtant empressée à s'associer aux par-
lies de plaisir dont l'occasion se présente. C'est ainsi que, pen.-
dant une des absences de son mari, elle s'habille en homme, .
monte à cheval avec M. de Vibrac et va courre le cerf dans le
parc pour gagner de l'appétit. Le soir ce sont des momons, des ■
646 REVUE DES DEUX MONDES.
gentilshommes en masque qui viennent la surprendre et elle
n'a pas encore quitté ses habits masculins quand elle les
reçoit. On se met à jouer, puis les visiteurs ôtent leurs masques.
On fait collation et les momons vont faire carême prenant avec
leurs femmes « comme c'est la coutume en France. » M. de
Vibrac et les autres invités de M"'^ de la Guette se mettent à
table. Quand on a desservi, « on danse aux chansons, » c'est-à-
dire sur une chanson que chacun chante a son tour, et c'est la
maîtresse de la maison qui chante la sienne la première. Ici se
produit un coup de théâtre. Arrive le mari qu'on croyait en
Flandre ou sur le Rhin et qui a fait plus de deux cents lieues
pour venir. La bonne chère recommence, on régale le bien-
venu de grillades, de capilotades, de vins exquis, on porte force
santés. Quand les époux sont restés seuls, « que de caresses de
part et d'autre ! » nous dit M™^ de la Guette qui saisit l'occasion
de faire à ce sujet une profession de foi : « Je ne biaise point
ici, car une femme ne saurait trop aimer son mari... je ne fais
pas beaucoup de cas de celles qui font les sucrées parce qu'elles
sont très sujettes à caution... » Le mari, qui certainement a
profité de cette façon de penser, se souvient qu'il est père, il va
voir son enfant qui est en nourrice à une lieue de là. Sa femme
lui en donnera dix, cinq garçons et cinq filles. Quand il partira
pour la campagne de Catalogne en 1648, il emmènera l'un de
ses fils âgé de neuf ou dix ans, en qualité de cornette. Chargé
par le prince de Condé, peu de temps avant la bataille de Nord-
lingen, en 1645, de porter une dépèche, il trouvait le moyen de
s'arrêter chez lui le temps de faire manger les chevaux de poste
pour embrasser Catherine, Son apparition inattendue causa à
celle-ci une telle émotion qu'elle fut, nous dit-elle, trois mois
entiers sans pouvoir dormir. Attachement respectueux aux
parent, bien qu'il n'aille pas jusqu'à sacrifier une inclination
raisonnable à une autorité arbitraire, abandon chaste et pour-
tant sans réserve à l'époux que le cœur a choisi, maternité
féconde et courageuse qui n'essaie pas de soustraire un fils aux
dangers auxquels le père va l'associer, entrain et bonne humeur
dans les relations sociales, n'y a-t-il pas là tout ce qu'il faut
pour nous rendre sympathique M"'^ de la Guette et son ménage
et avec lui tous ceux des gentilshommes campagnards qui
ressemblaient au sien ?
De M""^ de la Guette et de son intérieur on peut rapprocher
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 047
M'"*" de Gavoie et son intérieur. « Jamais femme n'a plus aimé
son mari, » nous dit ïallemant, qui a prouvé par le vivant
médaillon qu'il a fait d'elle et de lui que sa maligne complai-
sance à accueillir les commérages ne l'empêchait pas de voir
le bien et de se plaire à le dire. Cavoie, qui aimait la jolie veuve
à laquelle il donna son nom, la conquit d'un coup par une
preuve d'amour bien significative. A la veille de se battre en
duel, il fit un testament par lequel il l'instituait sa légataire
universelle, en avertit une amie commune et supplia celle-ci
de lui déclarer, s'il était tué, qu'il mourait son serviteur. La
chose divulguée, on cherche Gavoie. Il était sorti sain et sauf
et en vainqueur de cette rencontre. Celle qu'il aimait fut si
touchée qu'elle l'épousa. Quand le service de son mari, qui était
capitaine de la compagnie des mousquetaires de Richelieu, le
tenait loin d'elle, elle avait toujours une lettre à donner pour
lui à la première personne qui allait rejoindre la Cour et, cette
lettre remise, elle en écrivait une autre et quelquefois une
troisième. Elle ne se consola jamais de sa mort. Grâce à la
protection du cardinal, elle put, quoique chargée d'une dou-
zaine d'enfans, vivre honorablement. Tallemant ne nous intro-
duit pas, à proprement parler, dans son ménage. Il nous per-
met toutefois de nous le représenter comme pénétré d'une
chaude et cordiale affection, pas façonnière, bien gaillarde au
contraire comme le prouvent les mots et les manières que rap-
porte l'indiscret chroniqueur et qui faisaient d'elle, pour la
verdeur et la liberté des uns et des autres, une émule de
M™« Pilou et de M'"'' Gornuel. M""' de la Guette, qui n'aimait pas
les femmes « sucrées, » aurait aimé M™*' de Gavoie.
G'est aussi parmi les unions fondées sur une intimité cor-
diale et sans complication sentimentale qu'il faut ranger celle
de Madeleine d' Accosta et d'Antoine Brun, diplomate et magis-
trat au service de l'Espagne, qui nous appartient en qualité de
Franc-Gomtois. Pour se faire une pareille idée de leur intérieur,
il suffirait de la lettre que, de Ratisbonne où il représentait
l'Espagne à la Diète de 1641, Antoine Brun adressait à sa femme.
Après l'avoir louée de la générosité qui lui fait accepter de
pénibles séparations et préférer ainsi le devoir et l'ambition à
leur bonheur domestique, il lui déclare qu'il ne peut, quant à
lui, les supporter plus longtemps et qu'il est résolu à l'emmener
à l'avenir dans ses missions diplomatiques et, dès à présent, à
REVUE DES DEUX MONDES.
la faire venir à Hatisbonne si la Diète se prolonge. Puis passant,
pour lui dire adieu, au tutoiement et à la tendre familiarité à
laquelle sa correspondante était habituée: « Adieu, chère Made-
loji, écrit-il, montre-toi aussi vaillante à mettre au monde ton
enfant que Thérèse à enfanter ses dents, je la baise bien fort, la
petite donzelle avec son polisson de frère, et mille fois la dame
Ninon, de qui je suis parfaitement le très afïectionné mari. »
Les relations conjugales du vicomte de Pompadour et de
Marie Fabri ne paraissent pas avoir été très différentes de celles
■ ({ui unissaient Antoine Brun et Madeleine d'Accosta. Le ton de
leur correspondance révèle chez tous deux une tendresse très
vive et très familière, une impatience très grande de se revoir
«quand ils sont séparés; chez Marie Fabri, un dévouement actif
aux intérêts communs, le vif désir d'éviter au vicomte des
soucis d'argent, de le voir satisfaire sans scrupule ses fantaisies.
Leur union avait associé un grand seigneur imprévoyant et
prodigue comme il y en avait beaucoup en ce temps-là et la
fille d'un trésorier de l'extraordinaire des guerres, qui de ses
origines tenait le goût de l'ordre. Tallemant représente M""^ de
Pompadour comme se compromettant jusqu'au scandale avec
des subalternes de sa maison et des gens du dehors. Nous
n'avons rien découvert qui justifie l'imputation du célèbre
anecdotier et M. Clement-Simon qui a eu sous les yeux « les
volumineuses correspondances, les papiers de famille » des
Pompadour, n'y a rien trouvé non plus de nature à l'accréditer.
Le seul document relatif à la conduite de Marie Fabri est une
lettre de Pompadour à sa femme au sujet d'une missive galante
à elle adressée. Cette lettre pourrait tout au plus la rendre sus-
pecte d'un peu de coquetterie et les termes dans lesquels elle
est(,C/0nçue ne permettent pas, bien au contraire, de voir dans
Bffliïîpjidour un mari complaisant.
Si ce n'est pas par l'abandon que se distinguaient les inté-
rieurs protestans, c'était par une gravité, voire une austérité
qui laissaient apparaître et comme jaillir à l'occasion une affec-
tion profonde. Tel fut, par exemple, le caractère de celui de
Du Plessis-Mornay et de Charlotte Arbaleste, de celui du maré-
chal de La Force. Ce dernier mérite de nous arrêter quelques
anstans. On connaît le maréchal de La Force. Soldat heureu.x,
n'ayant compté à la guerre que des succès, popularisé par sa
bonhomie, par ses longs états de services prolongés jusqu'au
LA FEMME ET LA SOCTÉTÉ FRANÇAISE. 649'
<lelà de quatre-vingts ans, sévère dans ses mœurs, Nompar d(^
(laumont fut aussi un époux modèle. Sa première femme, Gliar^
lotte de Gontaut qui lui donna douze enfans, le suivait dans ses
campagnes avec sa bru, dont le mari, le marquis de La Force,
partageait les fatigues et les dangers de son père le maréchal..
La femme de son petit-fils, le marquis de Boisse, se joignait .'p
elles et toutes trois soignaient les blessés et veillaient à la bonnes
tenue des hôpitaux. Ce fut dans une de ses campagnes, à Metz, .
que mourut, en 1635, à soixante-quatorze ans, après cinquante-
huit ans de mariage, Charlotte de Gontaut. Les lettres que le ■
vieux maréchal écrivit à cette occasion témoignent d'une façon.,
aussi touchante que discrète de sa douleur et de sa piété. 11 faut
tout dire. Ce patriarche, nourri de la Bible, se flattant peut être
de partager le privilège de la verdeur comme de la longévité de-
ceux dont les livres saints lui racontaient l'histoire, ne sut pas
se contenter des consolations, des aflections que lui réservait;,
pour finir dignement ses jours, sa nombreuse postérité. U
épousa, à quatre-vingt-deux ans, malgré l'opposition de ses
enfans, une fille de Du Plessis-Mornay, veuve de M. de la Ta-
barière. Exemple qui décida bien des vieilles gens encore hési-
tans à faire des mariages non moins ridicules. Veuf de nouveau
après avoir rendu sa seconde femme aussi heureuse que la pre-
mière, que faire ? Depuis qu'il avait atteint l'âge de quatre-
vingt-six ans, il ne pouvait plus courre le cerf; d'autre part, il
n'avait plus de charge et ne voulait pas en solliciter de la nou-
velle Cour. C'était sous Mazarin. II ne se vit pas d'autre res-
source que de se créer un troisième intérieur. 11 épousa à
quatre-vingt-neuf ans la veuve de Langherac, l'ancien ambas-
sadeur des Provinces-Unies en France.
A côté des intérieurs protestans il faut mettre ceux oîi les
époux étaient de religion différente. Les mariages mixtes, nous
l'avons dit ailleurs, étaient fréquens. Malgré les engagemens
pris devant l'Eglise et les consistoires au moment du mariage,
chacun des conjoints cherchait souvent à élever les enfans dans
sa religion. Le M avril 1610, Louis Paris, sieur de la Haie,
faisait baptiser au temple, malgré sa femme, son fils nouveau-
né. Le 22 avril, l'enfant était, par les soins de sa mère, pré-
senté à l'égli.se. Le 14 octobre 1647, Jeanne de Ségur profitait,,
pour faire ondoyer sa petite fille, de l'absence de son mari,
Alain Filhiol, sieur de Paranchier, qui, contrairement à sa pro-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
messe de faire instruire ses enfans dans la religion catholique,
avait fait entrer par le baptême ceux qu'il avait déjà dans la
communion protestante. La paix du ménage était encore plus
difficile à conserver quand l'un des conjoints abandonnait la
religion qui leur était commune. Si Sam. Robert et sa femme
firent, comme on l'a vu, mauvais ménage, ce fut beaucoup à
cause du désir de celle-ci de se convertir au catholicisme. Bien
peu de femmes surent s'y prendre comme IVP'^ de Neuvillars
qui, convertie elle aussi après son mariage, réussit, à force de
réserve, de tact, de déférence et de vertus, en pratiquant ses
dévotions en secret, en ne parlant presque jamais à son mari
de religion, à obtenir de lui pour ses nouvelles croyances une
tolérance qui alla jusqu'à permettre que ses fils fussent élevés
dans l'orthodoxie sous la direction de Pères Jésuites.
Sortons de ce milieu exceptionnel où les dissidences reli-
gieuses s'ajoutaient à tous les risques qui menacent le bonheur
domestique, pour rentrer dans la vie commune, dans ce que
cette vie commune a de plus ordinaire. C'est, en effet, parce
quîil ressemble beaucoup aux autres ménages de commerçans
marseillais que leurs intérêts dans le Levant éloignaient de leur
foyer, que nous nous arrêterons un instant devant celui de
Jeanne Reynette et de Benoît Ferrenc. Jeanne entretient son
mari de ses aiîaires, se plaint de son silence, se montre touchée
des nouvelles qu'elle reçoit, prie beaucoup pour lui, fait dire
des messes pour son retour, lui envoie du linge. Malgré la
sobriété de l'expression, on sent dans sa correspondance une
affection vraie, on devine une vie attristée par l'absence.
Le moment serait venu, semble-t-il, de placer dans leur
cadre matériel les figures dont nous aurions voulu faire les types
de couples conjugaux appartenant à des milieux differens; mais
ce que nous aurions à dire de l'harmonie entre la vie morale des
époux et la distribution des intérieurs sera, croyons-nous, mieux
placé ailleurs. Nous nous bornerons ici à quelques observations.
Le ménage des petits et même des moyens commerçans et
artisans se contentait d'une installation étroite et sommaire.
Charles Dieu, maître passementier à Troyes, couchait avec sa
femme dans une chambre haute, où se trouvaient deux autres
lits pour leurs sept enfans et où l'on faisait aussi la cuisine. Au
rebours de cette promiscuité qui, en tant qu'elle consistait à
faire coucher ensemble les enfans du même sexe, a encouru la
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 651
censure de saint François de Sales, dans les me'nagesde la haiih;
société on faisait habituellement lit à part et même chambre h
part. L'importance morale et sociale du lit conjugal se mani-
festait par la façon dont il était isolé et abrité contre les intem-
péries et les indiscrets et en même temps abordable aux visi-
teurs. Souvent il était apporté en mariage par la fiancée, souvent
la garniture, — rideaux, pentes, cantonnières, couverture de
parade, etc., — était l'œuvre de ses mains. C'est sur le lit nup-
tial que la nouvelle mariée en grande toilette recevait, le lende-
main des noces, les visites de félicitations. Ce n'est pas la seule
circonstance où les visiteurs trouvassent la femme sur son lit.
On pourrait donc ne voir dans les réceptions de la nouvelle
mariée qu'un usage sans signification morale et sociale, à peine
digne d'être relevé. Il faut y voir autre chose. Il y avait là un
exemple de plus de la publicité dont étaient entourés les actes
intimes de la vie domestique. Nous n'avons rien à ajouter h ce
que nous avons dit ailleurs de celle des noces (1). Celle des
couches, la toilette de l'accouchée, les visites qu'on lui fait et
où s'échangent des commérages comme ceux dont l'auteur des
Caquets de Vaccouchée s'est fait l'écho, sont présentées par
l'avocat Ant. Arnauld comme une façon pour la mère de famille
de rendre tout le monde témoin d'une fécondité dont elle doit
être fière par opposition à la maternité inavouable et clandes-
tine de la concubine. Le mariage était consommé. Les amis, les
connaissances venaient en prendre acte et en féliciter la mariée
de la veille. Le temps |n'est pas encore arrivé où les nouveaux
époux se déroberont par l'absence aux embarras de leur nouvelle
situation. C'est qu'on n'est pas sensible à ces embarras. On le
sera à la fin du siècle. L'usage que nous signalons indignera La
Bruyère. M"'^ de Sévigné nous le présentera comme n'étant plus
[)ratiqué que par les paysans. Dans la première moitié de ce même
siècle on trouvait encore naturel de faire assister le public aux
événemens qui intéressaient la famille. La première des familles
françaises, celle qui donne l'exemple aux autres, la famille royale,
ne devait-elle pas, parce qu'elle était celle de tout le monde, vivre
aussi, plus qu'aucune autre, sous les yeux de tout le monde (2) .î>
(1) Voyez la Revue du 1" janvier 1911.
(2) Les lecteurs de la Revue n'ont pas oublié l'autorité avec laquelle M. Funck-
Brentano a mis en lumière et en action ce caractère fondamental de la Monarchie
française. Voyez son livre Le Roi (Hachette).
* Ô52 REVUE DES DEUX MONDES.
En. abordant les rapports de la mère et des enfans nous ne
délaissons qu'en apparence ceux des époux. Les uns et les autre.s
ont une intime corrélation.
Si, pendant la durée de l'union conjugale, la puissance
paternelle masque et semble absorber l'autorité maternelle, celle-
ci n'en est qu'éclipsée, elle subsiste en droit et s'exerce en fait,
soit concurremment, soit toute seule en cas d'absence ou d'in-
capacité du mari. Le consentement de la mère était nécessaire
aussi bien que celui du père pour la validité du mariage des
enfans, de leur entrée en religion. En cas de désaccord, c'était,
il est-vrai, la volonté du père qui l'emportait, mais il arrivait
iiussi que les tribunaux donnassent la préférence à celle de la
mère. En matière d'éducation, c'était elle qui avait la haute
main, surtout quand il s'agissait de la première éducation et de
reWe des filles, et le père la lui abandonnait pour s'en tenir au
rôle le plus souvent platonique de surveillant et d'arbitre. L'édu-
<ation faisait partie du régime intérieur de la famille. Or c(;
régime relevait de la femme, comme les occupations profes-
'sionnelles regardaient le mari. Le mariage ne mettait pas fin à
l'autorité morale de la mère. Jeanne du Laurens acceptait doci-
lement les admonestations et les sermons maternels auxquels
elle avait été habituée quand elle était jeune fille. La rudesse
iivec laquelle Marie Buatier gourmande sa fille au sujet de ses
imprudences pendant sa grossesse, indique qu'elle n'avait rien
perdu de ses droits. Il y avait, on le comprend, des circon-
stances oîi la mère pouvait être privée de l'éducation, soit
/]u'elle fût incapable de la diriger, soit qu'elle s'en rendit indigne
/ju qu'appartenant à la religion prétendue réformée, tandis que
le père était catholique, la justice la lui retirât pour que les
■enfans fussent élevés dans l'orthodoxie. C'est au père, en sens
inverse, quand il sera mal sentant de la foi, qu'on enlèvera les
•enfans. Catherine Arnauld, plaidant en séi)aration de corps
rrmtre son mari, Jean Lemaistre, obtint la garde et l'éducation
de ses cinq fils, parce que leur père, au cours du procès, s'était
déclaré protestant. Cette intervention de la justice ne se produi-
sait guère qu'en l'absen^-e d'arrangemens réglant la confession
que devaient suivre les enfans.
La mort du père ne pouvait qu'accroître l'autorité mater-
nelle. Celle que la veuve en acquérait n'était pas toujours pom-
mant pleine et entière. La volonté du défunt, la coutume elle-
LA FEJMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 653
même lui imposaient parfois dos limites. Xi celle qui s'applique
à la personne ni celle qui s'applique aux biens ne s'exerçait
toujours sans contrôle et sans partage. Bien que la jurisprudence
se montrât, pour l'éducation, favorable aux droits de la mère et
exigeât, pour qu'elle en fût privée, des causes graves, les dispo-
sitions prises à ce sujet par le père défunt prévalaient sur ces
droits, et la coutume de Bretagne attribuait même le règlement
de la question au conseil de famille. Pour le mariage, la volonté
de la mère était bien plus souvent soumise à l'avis du tuteur et
des plus proches parens. Au milieu du xvii^ siècle, le tuteur de
Marie de Peschart fit opposition au mariage de sa pupille qui
avait été fiancée par sa mère à un cadet de la maison de Maillé
et, comme on avait passé outre, le fit annuler. En Normandie,
le mariage dépendait beaucoup moins de la mère ou du tuteur
(|ue d'un conseil de famille formé de six parens de chaque ligne.
Le pouvoir de la mère sur les biens était à plus forte raison
soumis à certaines restrictions, mais elle n'en était pas moins
presque toujours tutrice testamentaire, légitime ou dative.
L'autorité de la mère survivante échappait à ces limitations
légales quand le mari défunt, éclairé sur les vertus et la capa-
cité de la mère par celles qu'il avait reconnues dans l'épou.se,
avait réglé de la façon la plus honorable et la plus avantageuse
pour elle les rapports qui devaient exister entre sa veuve et ses
enfans. Or cela arrivait communément et dans les pays de cou-
tume et dans les pays de droit écrit. On voit beaucoup de pères
de famille instituer leur femme survivante héritière universelle,
avec dispense d'inventaire et de reddition de compte, lui laisser
toute leur autorité sur leurs enfans, en faire le chef de l'hoirie
dans ce qu'elle a à la fois de moral et de matériel. Les enfans
n'étaient inscrits alors sur le testament qu'à titre de légataires.
Tantôt cette hérédité comprend la pleine propriété qui est alors
grevée de substitution au profit d'un ou de plusieurs des enfans,
tantôt elle ne comprend que l'usufruit, soit jusqu'à la mort de
l'héritière, soit jusqu'à la majorité de vingt-cinq ans des enfans,
dont l'entretien et l'éducation sont, jusqu'à ce qu'ils l'aient
atteinte, mis à sa charge. Le choix de l'enfant à qui passera le
patrimoine, la liberté de prendre des dispositions qui tiendront
compte des mérites de chacun lui sont quelquefois réservés. Ce
règlement de biens, dans ce qu'il a d'essentiel et sous sa forme
la plus usitée de succession usufructuaire, répondait si bien
654 REVUE DES DEUX MONDES.
aux sentimens et aux habitudes que, dans les coutumes d'Orléa-
nais, de Touraine, d'Anjou et du Maine, il était de droit pour les
successions ab intestat et qu'un avocat pouvait dans un factum
en parler en ces termes : «... II n'y a point de cas plus favorable
et commun en droit que celui d'un mari qui laisse à sa femme
non pas simplement l'administration ou même l'usufruit entier
de tous ses biens, mais, qui plus est, le pouvoir |d'en laisser la
propriété à l'un des enfans que bon lui semblera, dont il a
même été jugé en ce cas, par arrêt solennel rendu en l'audience
de la grande chambre le 7 juillet 1642, qu'elle n'était pas privée
par un second mariage. » Ces dispositions testamentaires don-
naient naissance à une indivision fondée, non seulement sur
l'autorité et les devoirs de lanière, mais généralement aussi sur
la solidarité des enfans, dont les cadets étaient confiés auxsoins,^
placés sous le patronage de l'aihé.
On aperçoit tout de suite la forte constitution qu'un pareil
régime successoral révèle dans la famille et qu'il lui assure, la
confiance qu'il atteste chez le mari à l'égard de la femme, l'indé-
pendance, le pouvoir et la dignité qu'il conférait à la mère. On en
voudrait à Montaigne d'avoir méconnu la portée et la moralité so-
ciale de ce mode de transmission héréditaire si au moraliste qui a
visé à atteindre, sous ses multiples diversités, sous ses costumes
de Grec, de Romain, de civilisé et de sauvage, l'homme en soi,,
il était légitime de demander de se préoccuper, tout comme un
Montesquieu x)u un Bonald, de l'adaptation de l'individu à la
plus grande prospérité des sociétés. Montaigne nous apprend
qu'il n'a pu voir sans scandale un officier de la Couronne, futur
héritier de 50 000 écus de rente, mourir à cinquante ans dans,
la gêne, laissant une mère en possession, à l'âge de la décrépi-
tude, de l'immense fortune de son mari. Ce délicieux compila-
teur de faits divers ne s'e.st pas demandé si ce n'était pas par
sa faute que ce personnage, si bien placé pour s'assurer de
larges moyens d'existence, était resté accablé de dettes. Et il
prend occasion de ce cas })arliculier, ([ui serait peu concluant,
même s'il était mieux circonstancié, |)0ur nous donner ses vues.
sur la question. Ce qui lui i)arait le jdus raisonnable, c'est de
laisser l'administration des biens à la mère tant que les enfans
sont mineurs, surtout de ne pas la jdacer dans leur dépen-
dance, de l'avantagerlplutôt à leur préjudice, particulièrement
au préjudice des enfans mâles, parce que la gêne serait plus
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 655
pénible pour elle que pour eux. Enfin il n'approuve pas qu'on
s'en remette à elle du choix de l'enfant auquel sera attribué
l'héritage. Ce choix, à ses yeux, ne peut être dicté que par le
caprice.
Beaucoup de femmes jouissaient ainsi de la considération et
des avantages matériels attachés à l'espèce de survivance par
laquelle le défunt avait voulu se continuer lui-même dans leur
personne et, ce que l'on aurait peine à croire si le fait n'était
établi par l'arrêt solennel que nous mentionnions tout à l'heure,
un second mariage ne les leur faisait pas toujours perdre. Parmi
celles qui contractaient de nouvelles unions, il y en avait qui
n'attendaient pas, pour le faire, l'expiration du délai légal, c'est-
à-dire de l'an vidual. L'Église et la loi civile manifestaient bien
leur désapprobation des secondes noces, la première en leur
refusant sa bénédiction, la seconde en frappant la femme de cer-
taines peines, surtout de certaines incapacités; mais en cette
matière la jurisprudence, toujours obligée de compter avec les
mœurs, tendait à l'indulgence et l'arrêt que nous venons de
signaler montre jusqu'où elle la poussait. En Provence, les
secondes noces, même celles qui étaient célébrées prématuré-
ment, n'entraînaient que l'application des garanties justifiées
par l'intérêt des enfans du premier lit. Le monde n'était pas
plus sévère, mais le vulgaire ne voulait pas renoncer au droit de
s'amuser aux dépens de ceux et de celles qui se laissaient
tenter par le convoi. Aussi n'était-il pas facile, bien que l'Eglise
et l'autorité civile, dans leur souci un peu chagrin de la décence
publique, s'y employassent de concert, de lui faire perdre
l'habitude des charivaris qui, sous le nom d'ouvoidé, de pelote,
de chevet, etc., étaient souvent rachetés par des droits en nature
auxquels les intéressés ne tenaient pas moins.
Sans être rare, la fidélité d'outre-tombe l'était asez pour atti-
rer l'estime et presque l'admiration. Dans son livre de raison,
un avocat au présidial de Soissons, Claude du Tour, parlant de
son père qui venait de mourir le 3 mai 1648 âgé de soixante-sept
ans, remarque qu'il est resté veuf jusqu'à sa mort, c'est-à-dire
pendant plus de vingt-quatre ans, par fidélité à la mémoire de sa
femme et par affection pour le fils unique qu'elle lui avait
laissé. Montaigne présente M'"*^ d'Estissac, à cause de sa longue
viduité, des nombreux et brillans partis qu'elle avait refusés,
de sa gestion épineuse et habile des intérêts de ses enfans, de
656 REVUE DES DEUX MONDES.
l'impulsion (qu'elle a donnée à leur fortune, comme le modèle
des mères de son temps.
Que devenaient les rapj>orts de la mère et des enfans quand
la veuve, au lieu de perpétuer l'autorité et comme la personne
du défunt, lui donnait un successeur.^ Malgré les variations de
la législation et de la jurisprudence, qui allait jusqu'à conserver
à la veuve remariée la situation morale et pécuniaire que le
mari défunt lui avait constituée, nous croyons pouvoir dire
qu'en matière d'éducation le droit de la mère était si bien
compris et si bien accepté que le convoi ne suffisait pas pour le
lui faire perdre, il y fallait des circonstances graves, une suspi-
cion légitime, il fallait qu'elle en mésusât, qu'elle s'en rendit
indigne par son inconduite, par de mauvais traitemens. Il en
était de même pour la tutelle, bien qu'à cet égard il n'y eût pas
non plus uniformité. Ici, elle en était déchue de plein droit; là,
elle ne lui était retirée que par le conseil de famille qui ne
pouvait le faire que pour de sérieux motifs. En Bourgogne, la
femme noble baillistre qui se remariait conservait le bail, et |)ar
analogie un arrêt du parlement de Dijon du 4 avril 1588 avait
étendu cette disposition de la coutume à la tutelle roturière.
L'édit de juillet 1560, connu sous lé nom d'éditdes secondes
noces, protégeait les enfans d'un premier lit contre les libérali-
tés excessives que la femme aurait faites à leurs dépens à sofi
nouveau mari. Elle ne pouvait disposer de ses meubles, de ses
acquêts et de ses propres en faveur de celui-ci que dans la pro-
portion d'une part d'enfant, si les parts étaient égales et, en
cas d'inégalité, que jusqu'à concurrence de la part de l'enfant
moins prenant.
On ne peut parler des rapports d'intérêt entre la mère et les
enfans sans dire un mot des droits de celle-là sur la succession
de ceux-ci. Dans la législation coutumière comme dans celle
qui suivait la tradition romaine, la mère succédait à ses enfans
concurremment avec les collatéraux les plus proches ou préfé-
rablement à eux. Mais la première de ces législations tenait
compte, dans le règlement de cette succession, de la nature et
de l'origine des biens, et appliquait le principe Propres ne re-
montent, qui était, sous une forme moins claire, celui qu'expri-
mait plus explicitement le brocard : Pâte ma pâte mis, materna
maternis. Ces deux adages signifiaient que les biens dévolus
au de cujus par succession ou donation ne pouvaient, dans la
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FR\NÇAISE. 657
succession ab intestat, passera un héritier qui n'appartenait pas
à la ligne d'où ils étaient provenus. Le droit écrit ignorait ces
distinctions que toutes les coutumes elles-mêmes ne faisaient
pas et suivait, pour ces successions, la novelle 118 de Justi-
nien. Dans la région qui lui était soumise, les ascendans et les
collatéraux qui représentaient la ligne paternelle, qui portaient
le nom et les armes de la maison, se trouvaient évincés de
biens qui, au lieu de soutenir le rang et l'éclat de cette maison,
pouvaient être portés par la veuve dans une maison étrangère.
Ce fut principalement de la noblesse de Guyenne, de Langue-
doc, de Provence et de Dauphiné, que partirent les réclama-
tions qui obtinrent du gouvernement de Charles IX un édit
destiné à assurer la conservation de l'aristocratie méridionale
en étendant aux bassins du Rhône et de la Garonne la distinc-
tion des biens qui était propre à la région coutumière. Cet édit
rendu à Saint-Maur en mai 1567, et vulgairement connu sous
le nom d'Éclit des mères, réserva les propres paternels de la
succession des enfans à la ligne d'où ils tiraient leur origine en
même temps qu'il attribuait à la mère l'usufruit delà moitié de
ces biens. Mais l'édit n'intéressait qu'une minorité aristocra-
tique et était contraire aux habitudes de la grande majorité de
la population méridionale, à l'esprit égalitaire d'un pays qui
ne connaissait pas le droit d'aînesse, au respect qui s'y asso-
ciait pour la mère survivante à la persistance de la patria po-
testas. Voilà sans doute pourquoi il n'avait pas encore, en 1629,.
reçu d'application dans les ressorts des parlemens de Toulouse,
de Bordeaux, d'Aix et de Grenoble, c'est-à-dire dans la plus
grande partie des pays pour lesquels il avait été fait. Le code
Michau, qui le sanctionna, n'était pas propre à lui donner une
efficacité qui lui manqua à lui-même et il est probable que,
lorsqu'il fut abrogé en 1729, il n'avait plus depuis longtemps
qu'une exi.stence nominale.
La situation dont héritaient beaucoup de veuves donne
l'idée la plus favorable des unions que la mort du mari était
venue dissoudre. Rien ne peut attester davantage l'affection et
la confiance que l'épouse et la mère avaient su obtenir de celui
qu'elles venaient de perdre. L'idée que nous cherchons à nous
faire de la vie conjugale dans la période réparatrice que nous
étudions, en est singulièrement relevée, et il faut avouer qu'elle
en avait besoin, après les exemples de mauvais ménages que la
TOMi' X. — 1912. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
chronique scandaleuse et les archives judiciaires nous avaient
fournis. Cette affection, cette confiance, les femmes les durent
beaucoup à leurs mérites de ménagères, de maîtresses de mai-
son, de gérantes du patrimoine commun, d'auxiliaires de la
carrière du chef nominal de l'association domestique. C'est
sous cet aspect qu'il nous reste à les envisager.
Il y a un principe qui domine le partage des attributions
dans la vie des conjoints. Il vient de loin, puisque Aristote y a
attaché son nom {Pol. III, ii, 10) et c'est sous son empire que
s'est constituée pendant longtemps leur collaboration. C'est
celui qui attribue à l'époux la mission d'acquérir, à l'épouse
celle de conserver. C'est par suite de cette conception que les
biens acquis par elle après son mariage étaient présumés pro-
venir de l'industrie du mari et qu'il incombait à sa compagne
de faire la preuve, si cela était contesté, que l'acquisition lui en
était due. Parmi les services qu'elle rendra aux intérêts com-
muns, c'est d'abord les plus humbles, ceux de la ménagère qui
vont nous occuper.
Nous^ avons établi, quand nous avons parlé de l'éducation (1),
qu'après la formation morale et chrétienne qui en était le pre-
mier objet et dont ils ne séparaient pas les bienséances en rap-
port avec la condition sociale de la jeune fille, il n'y avait pas,
pour nos ancêtres de la première moitié du xv!!*" siècle, de
partie plus importante dans la pédagogie féminine que les con-
naissances ménagères. C'était à quoi s'appliquait tout d'abord
la sollicitude maternelle. Catherine de Meurdrac, que nos lec-
teurs, nous l'espérons, n'ont pas oubliée, était à peine sortie de
la première enfance que sa mère lui donnait de petites tâches
à remplir dans la maison et lui faisait rendre compte de la
façon dont elle s'en était acquittée, et la fillette ne semble pas,
jusqu'à l'âge de dix ou douze ans, s'être occupée d'autre chose.
M'"'' de Brézal ne s'y prenait pas autrement que la mère de
Catherine. vSeulement ce n'était pas à des enfans qu'elle avait
affaire, c'ébait à des jeunes filles, et ces jeunes filles elle n'e^i
était pas la mère. Restée veuve à vingt-deux ans avec un seul
enfant et décidée <à ne pas se remarier, elle avait vendu son
écurie et son équipage de chasse et employé le produit de la
(1) Voyez la Revue du 15 janvier 1909.
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 659
vente à assurer des moyens d'existence à des vieillards des deux
sexes. Elle vivait entourée de cinq ou six demoiselles de qua-
lité à qui elle enseignait l'économie domestique en assignant à
chacune une besogne hebdomadaire et en l'interrogeant sur la
manière dont elle s'en était tirée. Comme il s'agissait de
grandes filles, ces exercices pratiques étaient naturellement
j)lus difficiles que ceux qui avaient appris à Catherine et a ses
contemporaines le b a ba du ménage. On ne s'étonnera pas que
la petite école ménagère de M™" de Brézal fut assiégée de postu-
lantes, surtout quand on saura qu'on y apprenait aussi les arts
d'agrément et que, tout en étant réglée comme un couvent, on
y recevait la bonne compagnie, on y donnait des sauteries et
d'autres distractions. Elevée à la campagne par un oncle désireux
de faire éclore chez elle les heureuses semences que sa mère y
avait déposées, Madeleine de Scudéry apprit toute seule la cui-
sine, l'économie rurale et horticole, un peu de médecine, l'art
de composer des remèdes, de distiller des parfums, des produits
utiles et agréables. Vives, dans son De institutions feminœ chris-
tianx, recommande a la maîtresse de maison d'avoir une petite
pharmacie domestique, et il est probable que plusieurs fabri-
quaient elles-mêmes les drogues dont elle se composait. Nous
n'avons pas à entrer ici dans le détail des habitudes pratiques
que l'on donnait à la jeune fille. Ce serait nous répéter. Nous
nous contenterons de rappeler que M"*^ Acarie et Françoise de
Chantai les firent entrer dans l'éducation de leurs filles et de
signaler l'expérience qui en était souvent le résultat précoce.
La sœur de Pascal, Gilberte, qui devint M™® Périer, n'avait pas
encore quinze ans qu'elle tenait la maison de son père, qui était
veuf. A seize, Claude du Chatel, qui épousa plus tard Gouyon
de la Moussaye, était capable aussi d'en tenir une. Dans les
établissemens d'enseignement public destinés au peuple, c'était
moins l'enseignement ménager que l'enseignement profession-
nel qu'on avait en vue. Chez les Ursulines et chez les Augus-
tines qui, avec les Visitandines, firent l'éducation de presque
toutes les filles de la classe moyenne et de la classe élevée, le
travail ménager était un peu subordonné aux travaux d'aiguille
mais, en revanche, on y enseignait les connaissances néces-
saires à l'administration d'une maison et d'une fortune.
Même dans la bourgeoisie, la femme ne dédaignait pas les
soins les plus humbles du ménage. Celle d'André du Laurens,
660 REVUE DES DEUX MONDES.
afin d'assurer à son mari, qui était médecin, la liberté d'esprit
et le bien-être dont il avait besoin pour ses études, se faisait sa
servante. C'est au.v femmes qu'il appartenait presque toujours
de procéder aux recouvremens, de délivrer les quittances, d'a-
purer les comptes, de faire les emplettes ménagères et même,
à la campagne, les ventes et les achats qui se rapportent à l'ex-
ploitation agricole. M""^ de Gliarmoisy, la Philothée de saint
François de Sales, occupait une partie de son temps, pendant
les absences fréquentes de son mari, à classer, à coter de sa
main, h étudier les papiers d'affaires. Quand Antoine ArnaubI,
dans un plaidoyer dont nous nous sommes déjà servi, présente
l'administration domestique comme l'une des attributions di.s-
■tinclives de l'épouse légitime par op})Osition à la concubine, le
clavier qu'elle porte à la ceinture comme le symbole de son au-
torité dans cette administration, il allègue Festus et Cicéron cl
.évoque la matrone romaine, mais il pense à ses contemporaines
et c'est pour elles qu'il parle.
Cette vocation était si bien établie que la maitresse de mai-
son était de droit investie d'un mandat tacite et général du mari
pour gérer les affaires du ménage, et que de ce chef elle obligeait
celui-ci sans avoir besoin de procuration spéciale. Le mari était
tenu de payer les dettes contractées par elle dans cet intérêt,
et le premier président de la Chambre des comptes, Antoine
Xicolai, fut déclaré redevable de toutes les fournitures faites à
crédit à la présidente, Marie Amelot, qu'il laissait sans argent.
Il y a peut-être lieu de distinguer, au point de vue de la res-
ponsabilité maritale, entre les dépenses purement ménagères et
celles qui intéressent le patrimoine et, par exemple, le domaine
rural. Le juriste Bouvot décide que, pour celles-ci, la femme'
ne peut engager son conjoint, mais tout à l'heure, quand
nous la présentions comme capable d'agir au nom de celui-<-i
pour les besoins d'un faire valoir aussi bien que pour ceu.x du
ménage, c'était l'opinion de Coquille que nous reproduisions-
L'étendue de ses pouvoirs, la solidarité du mari dans ses actes
4'administration domestique, peuvent être rangées parmi les
matières controversées. Si le désaccord que nous venons d(!
signaler à cet égard entre Coquille et Bouvot ne nous incli-
nait pas à le faire, nous y serions conduit par le plaidoyer d'un
avocat qui soutient que M""' de Chemeraut avait qualité, sans
.autorisation maritale, pour recevoir un dépôt et s'obliger vala-
LA FEMME ET LA SOCIETE FRANÇAISE. 6(U
blement à le restituer parce qu'elle était exceptée, comme toutes
celles de son rang, de la rigueur de la coutume qui exige cette
autorisation. De cette argumentation, il faudrait conclure, d'une
part, que ceux de ces actes qui ne se rapportaient pas exclusive-
ment aux besoins domestiques n'étaient valables qu'en vertu
d'une autorisation particulière, de l'autre, que les femmes de
qualité avaient le privilège d'être affranchies de cette condition.
En fait, le mari tirait rarement parti de ces distinctions juri-
diques. Plus il se sentait rassuré dans sa dignité et ses intérêts
par la situation prépondérante que lui faisaient la loi et l'opi-
nion, plus il abandonnait complaisammeiit à celle dont il avait
éprouvé le savoir faire et le dévouement, la conduite de sa
maison et même la gestion de son patrimoine. Plus d'un, pour
se soustraire à la tentation de s'en mêler, donnait à sa com-
pagne une procuration générale. On ne compte pas les ménages
où l'ordre a été assuré, défendu tout au moins par la maîtresse
de maison. Que de grands seigneurs généreux, prodigues,
dédaigneux d'une comptabilité sévère eurent à s'applaudir
d'avoir fait de leur femme l'intendante de leur fortune ! Quand
Marie-Félice des Ursins épousa, à dix-sept ans, Henri II de
Montmorency, ce n'était pas seulement au chef d'une des plus
illustres maisons du royaume qu'elle confiait sa destinée, c'était
à un gentilhomme aussi imprévoyant et aussi peu ordonné que
brave et séduisant. La maison du duc ne pouvait recevoir la
nouvelle duchesse sans que le train s'en trouvât augmenté. Ce
fut elle qui choisit le personnel nouveau. Elle le voulut peu
nombreux et se contenta pour elle de six pages. Elle voulut
aussi réduire à douze les vingt-quatre qui servaient son mari,
mais celui-ci se refusa à cette diminution en disant galamment
({u'ils seraient à elle comme à lui et suppléeraient au petit
nombre de ceux qu'elle avait pris à son service, he duc avait
remis entre ses mains la conduite de sa maison. Elle se rendit
compte du revenu et des charges, et ayant établi pour l'ensemble
l'actif et le passif, elle entreprit de convaincre son mari qu'if
fallait faire des économies et qu'elles étaient urgentes. Ici,
nous voyons une femme lutter contre les prodigalités de son
conjoint. Le ménage de I^hilibert de Pompadour et de Marie
Fabri nous fait assister au même spectacle. Seulement, dans ce
cas, c'est la femme, c'est l'ordre et la préservation du patrimoine
qui l'emportent. Ce résultat ne fut pas obtenu sans peine. Le
662 REVUE DES DEUX MONDES.
gentilhomme dont Marie Fabri va partager la vie n'a jamais
voulu voir un livre de recettes et de dépenses et ne veut pas
entendre parler d'épargne. La domesticité, celle surtout qui est
afîectée à la chasse, dépasse les besoins et est aussi mal payée
que surabondante. Les intérêts du maître sont abandonnés sans
contrôle à un homme d'affaires qui laisse tout aller au hasard.
La nouvelle vicomtesse prend tout de suite en mains l'admi-
nistration. Le vicomte se rebiiîe un peu contre certaines éco-
nomies, se plaint qu'on veuille restreindre les frais de l'hospi-
talité seigneuriale, retrancher sur ce qu'il doit a une clientèle
qui n'en finit pas, où, comme le dit un intendant qui, lui, n'est
guère moins dévoué que bon administrateur, u chaque saint
demande sa chandelle et son suffrage, » c'est-à-dire chaque
parasite sa sportule. Philibert de Pompadour n'en conçoit pas
moins, pour la capacité de celle qui le remplace si bien, une
telle estime qu'il lui laisse le soin de mettre ses châteaux en
état de défense, et de fait elle dirige avec une fiévreuse ardeur
les travaux de fortification de celui de Pompadour. Elle est si
nécessaire à la bonne gestion de la fortune, que quand, par une
circonstance quelconque, sa surveillance fait défaut, le gaspil-
lage recommence. Il arrivera même que sa vigilance et sa fer-
meté se trouveront impuissantes à conjurer le désordre, et que
le beau-père, l'ancien trésorier de l'extraordinaire des guerres,
Fabri, qui veillait de loin sur une fortune dont il se considé-
rait avec raison comme en grande partie l'auteur et qui avait
subvenu plus d'une fois aux embarras du ménage, ne crut pou-
voir la sauver qu'en faisant rentrer dans la maison l'intendant
éprouvé dont nous venons de parler. Marie Fabri pourtant
n'abandonna pas à cet intendant l'administration du patrimoine.
Elle continua à s'en occuper elle-même et procéda à la liqui-
dation très épineuse de la succession de son père avec une
intelligence des affaires et un succès remarquables. Elle réussit
à assurer au vicomte de Pompadour la large existence seigneu-
riale dont il avait besoin et à laquelle elle tenait elle-même.
Les absences de son mari, qui était lieutenant général du
Limousin, l'amenèrent plus d'une fois à se mêler des intérêts
de la province. Restée veuve à trente-cinq ans avec huit enfans,
elle se montra, dans leur tutelle et pour leur établissement,
aussi avisée qu'elle l'avait été pour sauvegarder le patri-
moine commun de la ruine dont le menaçaient l'incurie de
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. 663
son chef et les charges d'une situation aussi lourde que brillante.
M"*'' de Cavoie n'aurait pas été l'épouse parfaite que nous
connaissons, si elle n'avait évité à son mari tout le tracas du
ménage et des affaires. Celui-ci n'entendait jamais parler de
rien de fâcheux, du mariage il ne connaissait que les dou-
ceurs. Enfin, nous dit-elle avec sa crudité ingénue, « c'était
comme si le sacrement n'y eût pas passé. » M""" de Vieillevigne
dispensait aussi son mari, qui lui avait donné une procuration
générale, de s'occuper de quoi que ce fût. Elle aifectait de s'en
plaindre, tandis que M'"® de Cavoie qui avait le cœur sur la main
le disait naturellement comme elle disait toute chose, pour le
plaisir de montrera tout le monde combien elle aimait son mari.
L'inventaire après décès d'Anne Phelypeaux, comtesse de
Palluau, fait mention d'un livre en partie écrit de sa main où
était enregistré le revenu annuel de ses rentes constituées et
de ses terres. Il est vrai que le mari, Henri de Buade de Fron-
tenac, n'était plus là pour tenir un pareil livre. Dans la compta-
bilité de la maison ducale deLaRoche-Guyon, les états de recette
et de dépense fournis par l'intendant étaient vus, clos et arrêtés
par la duchesse, c'est-à-dire par Catherine de Matignon, puis
par Jeanne de Schomberg.
Il y avait des femmes qui, en assumant l'administration de
la fortune commune, semblaient agir moins pour en décharger
leur mari que pour satisfaire le besoin d'ordre et de contrôle,
le génie des affaires qui distinguent tant de personnes de leur
sexe. Ces qualités pouvaient dégénérer en avarice, en fourberie
et décrier celles qui en étaient douées. Ce fut le cas de Lucrèce
Desplas, fille d'un opulent bourgeois de Toulouse et femme
du premier président du Parlement de Bordeaux, Guillaume
Daphis. Quand elle mourut en 1605, elle laissa la réputation
d'une personne non seulement « merveilleuse en la ménagerie
d'une grande maison », comme dit Etienne de Cruseau dans sa
Chronique bordelaise, mais aussi tellement intéressée, tellement
appliquée à faire commerce de tout, si peu scrupuleuse que, si
elle eût vécu plus longtemps, elle eût sans doute enrichi beau-
coup sa maison, mais aussi perdu d'honneur son mari et sa
famille et même, ne craint pas d'ajouter le même chroniqueur,
<( rendu la ville de Bordeaux sans commerce. » La capacité fémi-
nine s'élevait, cela ne .surprendra personne, jusqu'à des opéra-
tions commerciales importantes, et nous ne ferons que rappeler
C64 REVUE DES DEUX MONDES.
ici les preuves que nous en avons (lonn<''es quand nous nous
sommes occupe de la vie professionnelle.
Après avoir établi que, dans l'économie domestique y compris
l'administration des biens, la première place appartenait aux
femmes et qu'elles la méritaient par leurs qualités, il faut ajou-
ter qu'il y en avait un certain nombre qui faisaient exception
à la règle, à qui il aurait été imprudent de confier la gestion
des intérêts communs et qui étaient même de mauvaises ména-
gères. On connaît tous les dons qui rendaient la marquise de
Rambouillet, Catherine de Vivonne, si séduisante et si respec-
table, mais il lui manquait de savoir conduire les affaires de sa
maison. La marquise de Sablé, Madeleine de Souvré, était bien
romanesque et bien chimérique pour tenir la sienne. Elle ne
laissa presque rien à ses enfans. La maréchale de Châtillon,
toute à la dévotion, en était aussi tellement incapable, que son
mari, Gaspard de Goligny, fut obligé de lui en ôter la direc-
tion. M"'^ Roger trompa la confiance du sien, fils d'un riche
orfèvre de Paris qui lui avait donné une procuration générale
et l'endetta de 50 000 écus. Marie de Montauron, fille du
célèbre financier, Puget de Montauron et femme de Gédéon Tal-
lemant, cousin germain de Tallemant des Réaux, ne faisait
œuvre de ses dix doigts, elle ne s'en servait que pour tenir des
cartes. C'est ici le lieu de rappeler les intérieurs dont parle
Montaigne où Monsieur rentrant vers midi (( maussade et tout
marmiteux du tracas des affaires, » trouvait encore Madame à
sa toilette. On pourrait multiplier ces exemples. On pourrait
même, pour prétendre que le commun des femmes ne remplis-
sait pas le rôle que les idées du temps leur assignaient et à
laquelle l'éducation les préparait, invoquer une remarque géné-
rale de La Mothe Levayer qui parle du mépris que font celles
do son temps des soins domestiques; mais ni ces exemples ni
l'affirmation d'un écrivain, qui fut beaucoup moins un observa-
teur qu'un philosophe livré à des spéculations abstraites, ne
peuvent prévaloir sur les témoignages plus nombreux et plus
autorisés que nous avons recueillis.
Dès qu'on essaie de se représenter l'économie d'un intérieur
familial, on retrouve la domesticité. On se rappelle peut-être
qu'elle nous a déjà occupé (L), mais nous ne l'avons envisagée
(1) Voyez la Revue du l"' ciclobrc 11111.
LA FEMME ET LA SOGIliTÉ FRANÇAISE. 665
que comme une carrière de nature à fournir aux femmes isolées
des moyens d'existence et notre attention s'est portée surtout
sur celle qui était au service de la classe moyenne et urbaine.
Nous avions supposé que le jour où nos investigations nous
feraient pénétrer dans un autre milieu, dans celui de la grande
propriété rurale, nous avions chance de rencontrer une domes-
ticité assez différente par les rapports avec les maîtres et par
l'esprit. Nous n'affirmerons pas qu'elle n'existait pas. Tout ce
que nous pouvons dire, c'est que les sujets qui auraient pu la
représenter ne se sont pas offerts à nous avec un caractère assez
spécifique, assez tranché pour constituer une classe à part. Et,
par exemple, pas plus dans les domaines, les châteaux et les
hôtels de la noblesse que dans les intérieurs de la bourgeoisie,
nous n'avons trouvé, à quelques exceptions près, ces vieux ser-
viteurs, ces serviteurs héréditaires que, sur la foi d'une tradition
fort accréditée, nous nous attendions à voir venir à nous. Dès
à présent pourtant nous connaissons de grandes maisons où l'on
savait apprécier le prix des longs services. Celle du comte
d'Avaux, celle de Richelieu étaient du nombre. Dans celle des
Sourdis, les domestiques se succédaient de père en fils. Le texte
qui mentionne le fait, le présente, il est vrai, comme une sin-
gularité. Une tradition d'ailleurs ne saurait avoir tort, il ne lui
manque jamais, pour avoir raison, que d'être bien comprise et
pour cela soigneusement^ circonstanciée. Nous ne désespérons
donc pas de pouvoir un jour confirmer la portée générale dont
celle-là se prévaut. En attendant, nous donnerons sur l'économie
des grandes maisons certaines particularités qui ne paraîtront
peut-être pas dépourvues d'intérêt.
C'était, nul ne s'en étonnera, un intendant qui présidait au
mouvement des fonds auquels donnait lieu le train de vie des
grandes familles. La comptabilité de la maison de La Roche-
Guyon peut, à cause de l'uniformité qu'elle présente, être prise
pour modèle. La dépense de bouche et d'entretien des maitres
et du personnel à Paris, àLiancourt et dans les autres résidences
du duc et de la duchesse, sur le pied de 92 personnes et de
45 chevaux, s'éleva annuellement, dans les années 1629, 1630,
1631, 1633, 1635, 1636, à une moyenne de 58 848 livres. Les
sommes dont nous donnons la moyenne étaient versées, mois
par mois, par l'intendant aux sous-comptables, maître d'hôtel,
argentier et à leurs commis, qui répartissaient, conformément à
()(;(i
uriviir: dios dimix M(»M)I';s.
IT'Ial ^('mh't.iI (Irnssi' |>;ii' lui, Iciii's iillocil ions r(!S|»('(| iv(\s «iiilrc
\^',H (lillViiniis s(',rvi('(!S. Par (!X(!m|»l<î «es sons <(»ni|>lal)l(!,s viii'-
sai<!nl, dans his iiiains du dii<', |Minr ses iiMMiiKis d('!|)(!iiH(iH
(d plaisirs, :i raison d(; .'!(ll) livrt^s |)ar mois, nn (-oiiipl.-utt do
IM)()0 livres, dans ('(dliis dr la diicli(!SS(!, |t(tnr sa loiioUo «d, los
}^a,f^(îs <l(! SCS d(unois(dl(!S id ItMnnics de ( liainhr*;, h l'aison do
400 livres |>ar mois, i HOO livres. La dinlicss*; r(M'(!vail pour
ses aMiM(">ni's nne anniiih' don! le cliillVc s'(d(îva en 1().'{!) à
(i!l24 livriis 10 sols. Liîs ^a^(!S d<! rinicndani l{(d)in(;aii olaifini
d(î 400 livnis par mois, ceux du maiire d'InMcd Qikm-cI do IJOO,
ceux d<î rar{j;(!nli<M- Malorlic de IHO. L'adininislnilioii (d la. coin p-
ialtilihi des glandes maisons pnisonlaicn! iiahircdluiiKinl,, on
mcm»^ l(Mnps «pie de grandes analogies, c(M-|aines «liilVM'oncos.
Dans c(dl(! du marquis cl de la marcpiisc; de Monlaiisi('r, njîo
Lucie d'An}.;ennes, les cliai-;.;es, «pii s'(de\aienl annindhiinenl h
48 000 livi'os, ne c(»mpr(M»aienl pas lesf^a^es, maissenleme.nl. hss
d('!p(Mis(^s d«! Ixmcdie cl sans doute aussi d'(înlnilien. Li; mon-
lanl en elail remis mensuell(Mnonl par l'inUindanl non, conim(;
elle/, les La |{o( lie ( luyon (d dans la pliiparl des ^randoH niai-
sons, an maiire d'iiolel el à l'ar^eiilier, mais an secn'dairo du
mai-(piis, IV1. de La ( lliàJrif^iKM-aie. L<is f^af^cs lixes de rinlendaril
ne d(''passaienl pas 2 :>00 liviMis par an. Dans la maison de
Ilichelieu, (pii <dail adminisiree avec aulanl d'ordnî (|ue de
rasl(! <d. doni les d('penses aiinu(dl(vs sTdovaienl , sans <-ompler
les charges des deux c(impa|;rnes des gardes (d des m()US(jU(!-
laires (d l(! personnel des «'cnries, pour ISO personnes (d
140 chevaux on miilols, à ){l(» 002 livres \l\ s<ds (> deniers, il n'y
avail |)as d'inleiidanl. (l'est le maiire de (diamhre (|ui en r(Mn-
plissail les fonclions. On y IrouN'ail en icNam lie, comme dans
les aulres. un mailn^ d'Iiôlcd (d un arf;cnliei' el en plus un
conlrôl<Mir. (l'es! sous leiii' siii'veillance el leur dircilion (|ue
ronclionnaieni les dilVerens ser\ ices : cahinei, aiiiiK'merie,
«duimbnî, bouche, grande ol p(dil(! <'cniie. Les inv(Mdaires après
d(M'ès, en indi(pianl la deslinalion Acs pièces des h<M(ds el.
d(^s (duVI(!aux seigneuriaux. indi(|ne en même lemps les dif-
l'erenles (dasses de s(M'N ileiirs. Dans un invenlaire de l'hôhd de
Soissons, rue des Denx-hVus, à Paris, dresse'' en lli'i 'i , nous l'cmar-
(|uons la l'ourrière, c'est adiré le magasin au l'ourra^'o (d au
comhnst ihie (d aussi les i;(mis de S(U'\ice commis à sa mannt(Mi-
lion; la salle du commun, c'est ;i-dire des lias ofliciiM-s, la soni'
LA FEMME ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. ()(i7
mellerie, la chambre des officiers, la chambre de l'écuyer de
cuisine, celle de l'aumônier, celle de l'apothicaire, celle des
filles d'honneur, celle de « l'homme des filles, » c'est-à-dire de
l'homme attaché à leur service, celle des valets de chambre,
celle du brodeur.
L'idée que nous avons donnée de la femme mariée, dans
son triple rôle d'épouse, de mère et de maîtresse de maison,
préjuge celle qu'il faut se faire de la famille où c'est elle .seule
que nous avons cherchée. La place qu'y tient le mari nous aide
encore à comprendre celle quelle y tient elle-même. L'établisse-
ment de la famille, son ascension à un rang aussi élevé que pos-
sible dans la société, voilà la principale affaire du mari, et elle
ne lui laisse guère le loisir de s'occuper d'autre chose. Il est à
l'armée, il est au palais, il est déjà à la Cour. Il ne peut faire
autrement que de laisser à sa compagne le gouvernement
domestique. De l'éducation il ne se mêle le plus souvent que
quand il s'agit de garçons, et encore au moment où ceux-ci
font leur apprentissage et leur début dans la vie pratique et pro-
fessionnelle, qui commence, il est vrai, de bonne heure. La pre-
mière éducation virile, sans parler de celle des filles, incombe
donc à la mère. L'administration des intérêts domestiques lui
appartient aussi, depuis les soins les plus humbles du ménage
jusqu'à la gestion du patrimoine. C'est donc à elle qu'il faudrait
savoir gré ou demander compte de la prospérité de la famille
comme de sa déchéance, si les vicissitudes qui font monter ou
descendre celle-ci dans l'échelle sociale n'étaient encore plus,
comme nous venons de le dire, l'œuvre du mari qui la repré-
sente au dehors, qui la fait profiter ou souffrir de ses mérites
ou de ses défaillances. Telle est la conception d'après laquelle
s'opère le partage des attributions. Mais il y a autre chose qu'une
division du travail dans l'organisation de la famille. Elle a
besoin, malgré son dualisme, d'un gouvernement unitaire. Il sera
exercé par le mari, à moins que ce ne soit par le père du mari
encore soumis à la puissance paternelle. Mais la nécessité d'un
chef ne s'impose jamais sans faire songer tout de suite aux abus
auxquels peut donner lieu son autorité. Scrupule d'autant plus
fort ici que la personne qui l'éveille est considérée comme plus
faible, plus exposée à être la dupe de son cœur, qu'elle a droit
à une protection proportionnée à l'incapacité qu'une tradition,
(368 REVUE DES DEUX MONDES.
qui pourra s'aiïaiblir mais qui ne disparaîtra jamais, lui attribue
trop libéralement. Aussi la loi l'arme-t-elle contre son seigneur
et maître, et en même temps contre elle-même. D'autre part,
la situation que lui fait son mari, pour le cas où elle lui survivra,
prouve qu'elle avait dans le cœur de celui-ci, dans l'estime et
l'afTection qu'elle a su lui inspirer, de quoi se rassurer contre
les dangers qui ont provoqué la sollicitude du législateur. Héri-
tière universelle en pleine propriété ou en usufruit du patri-
moine laissé par l'époux prédécédé, héritière de l'autorité pater-
nelle, elle devient l'âme et le chef de ces co-propriétés, de ces
indivisions familiales qui sont plus communes qu'on ne croit.
C'est d'après cette situation de beaucoup de veuves qu'il faut
juger celle de la femme mariée durant l'union conjugale. La
façon dont elle en a rempli les devoirs se trouve attestée ainsi
dans un acte suprême et solennel par le témoin le plus autorisé
en même temps que le plus cher.
En la mettant à la tête du gouvernement intérieur de la
famille, en montrant dans cette demi-incapable de la loi la
collaboratrice et l'héritière du mari, nous n'oublions pas les
objections que l'enquête même qu'on vient de lire peut fournir
contre l'image que nous voudrions faire prévaloir. Par le soin
avec lequel nous avons relevé les cas particuliers qui prouve-
♦ raient, s'il en était besoin, que la destinée des époux ne se con-
formait pas toujours à ce plan normal de la vie conjugale,
nous avons suffisamment indiqué ce qu'il y a de relatif dans la
conclusion ta laquelle nous voulons amener le lecteur. Pourquoi
celui-ci refuserait-il à l'histoire des idées, des sentimens et des
mœurs le droit qu'il accorde à celle de la politique, des institu-
tions et à toutes les autres, d'établir des vérités générales qui ne
peuvent être ébranlées par des anomalies particulières, ces
anomalies eussent-elles même une portée assez étendue.^ C'est
toujours sous la réserve de certaines dérogations, de certains
tempéramens que prennent légitimement place dans l'histoire
les vérités où se résume le passé et qui pourraient faire, si on
savait mieu.v la lire, le profit de l'avenir.
G. Fagimez.
UN DRAME D^AMOUR
A LA COUR DE SUÈDE
1784-1795
11(2)
A TRAVERS UNE CORRESPONDANCE
I
Quoique, au moment où le baron d'Armfeldt quittait Stock-
holm pour se rendre à Aix-la-Chapelle, Madeleine de Rudens-
chold fût en proie à de sombres pressentimens, elle ne désespé-
rait pas cependant de le voir revenir dans un délai de trois mois,
ainsi qu'il l'avait promis au Régent et à elle-même. Pendant les
quelques jours qu'ils avaient passés ensemble àDrottningholm,
avant de se dire adieu, il opposait cette promesse à ses plaintes
et à ses larmes. Lorsque, inquiète et tourmentée, elle lui objec-
tait que les inimitiés liguées contre lui entraveraient son
retour, il relevait son courage en lui disant qu'en ce cas, c'est
elle qui le rejoindrait.
Peu de temps après qu'il fut parti, la princesse Sophie-
Albertine se prépara à entreprendre un long voyage. Comme
tous les ans, elle passerait l'automne à son abbaye de Quilden-
bourg ; puis elle irait à Berlin, de là à Rome et à Naples ; son
absence devait durer plusieurs mois. Il n'eût tenu qu'à Made-
leine de se faire désigner pour être du voyage. Mais c'était le
moment où, confiante dans la parole du Régent, elle croyait
qu'Armfeldt allait être nommé gouverneur général de la Pomé-
(1) Copyright by Eriicsl Daudet.
(2) Voyez la Revue du 15 juillet l'J12.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
ranie. Convaincue qu'il lui serait alors facile de se réunir fré-
quemment à lui, elle ne voulait pas en être empêchée. Elle
déploya donc toute son habileté pour être dispensée d'accom-
pagner la princesse et manœuvra si bien qu'elle atteignit son
but. La princesse s'éloigna en la laissant à Stockholm.
Quand elle n'était pas de service à la Cour, elle vivait auprès
de sa mère déjà très âgée. Sa sœur était mariée; ses deux frères,
officiers l'un et l'autre, étant souvent absens, l'existence de
Madeleine eût été monotone autant que reposante si, d'une part»
elle n'eut continué à fréquenter la Cour, à subir l'empire des
devoirs mondains que lui créaient ses nombreuses relations et
si, d'autre part,réloignement d'Armfeldt n'eût entretenu en elle
une mélancolie douloureuse. iMais c'était une âme agitée en
qui les espoirs et les craintes prenaient une forme exaltée. Tel
est, comme on va le voir, le caractère de sa correspondance
avec son amant. Cette exaltation naturelle s'accrut encore lors-
qu'elle apprit que le Régent, au mépris de ses promesses, avait
nommé Armfeldt ministre de Suède auprès des cours italiennes.
Nous ne possédons pas les lettres qu'échangèrent les amans
aussitôt après leur séparation. Celles d'Armfeldt, nous l'avons
dit, ont été détruites; il n'en reste que de rares fragmens, sou-
vent peu compréhensibles. Quant aux lettres de Madeleine, c'est
seulement à partir du mois de janvier 1793, que s'ouvre la série
de celles qui sont sous nos yeux. Elles suffisent cependant pour
nous laisser deviner ce qu'étaient les autres. Dans les réponses
de la maîtresse, dans les nouvelles qu'elles contiennent, dan§
l'ardeur qu'elles révèlent, dans les cris d'amour qui les rem-
plissent, dans les lamentations et les reproches qui trop souvent
viennent les assombrir, on voit, comme dans un miroir, la mobi-
lité de l'amant, la multiplicité de ses projets souvent contradic-
toires, ses jalousies, ses tromperies, son amour et l'éloquence
persuasive avec laquelle il l'exprime, même quand il est infi-
dèle. Les lettres de M"*^ de Rudenschold constituent donc à la
fois un document historique, un tableau de la Cour de Suède à
cette époque et celui des égaremens d'une passion qui brûlait
deux cœurs et ne s'éteignit que lorsque des événemens tra-
giques vinrent la foudroyer.
Dans les dernières semaines de l'année 1792, Madeleine rece-
vait de son amant le fameux plan de révolution qu'on a lu dans
la première partie de ce récit. II s'agissait, on s'en souvient, de
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 671
contraindre le Régent à revenir à la politique de Gustave III, à
chasser Rcuterholm, h rappeler les Gustaviens aux affaires et à
rompre les négociations engagées avec la République française
par le baron de Staël, à l'effet de nouer une alliance entre elle
et la Suède. Pour que ce plan pût réussir, il fallait l'appui de
la Russie. x\rmfeldt était disposé à le solliciter. Mais, afin de
rendre efficace sa démarche, il voulait être muni d'une lettre de
Gustave IV, le présentant à Catherine comme un homme en qui
elle pouvait avoir confiance. Il avait rédigé lui-même cette
lettre. En la communiquant à sa maîtresse, il la chargeait de la
faire signer au jeune Roi. Quand cette lettre serait revêtue de
la signature royale, elle devait être envoyée à l'Impératrice avec
le plan de révolution et un écrit d'Armfeldt qui le compléterait.
Pour accomplir cette mission, il avait jeté les yeux sur un jeune
et brillant officier de l'armée suédoise, le colonel Aminoff, dont
il connaissait les opinions et le dévouement.
Dans ces projets, tout n'était pas pour plaire à Madeleine.
Ardemment patriote, elle redoutait pour son pays les suites de
l'intervention moscovite. Mais, son amant ayant parlé, elle ne
s'attarda pas à discuter ses dires et s'empressa de suivre ses
instructions. Dès le 23 janvier 1793, elle lui mandait (1) :
(( J'ai fait la proposition à AminofT; voici sa réponse : Il em-
brasse avec avidité ton plan ; mais il ne voit pas la possibilité
de partir avant le commencement du mois d'août parce qu'il ne
veut pas mettre sa femme entièrement dans sa confidence ; elle
pourrait commettre une indiscrétion vis-à-vis de sa sœur qui est
bavarde. Partir, sans prétexter une maladie, l'obligerait à une
confidence vis-à-vis de son beau-père qui, surpris d'un départ
aussi subit, voudrait en savoir l'objet, comme la source de l'ar-
gent. Au lieu qu'en allant d'abord aux manœuvres de son régi-
ment, au mois de juin, fort tranquillement, il pourrait, au mois
de juillet, demander au duc un congé d'une année pour aller en
Poméranie chez son beau-père avec sa femme. Une fois-là, il en
partirait bien vite pour Pyrmont dans le mois de décembre pour
suivre après cela ponctuellement le plan que tu lui as tracé.
Mais il dit que ses moyens le mettent dans l'impossibilité de
faire les dépenses de ce voyage, à moins qu'il ne les prenne dans
(1) Les lettres de M"" de Rudeaschold sont écrites en français, comme d'ailleurs
celles d'Armfeldt. On peut s'en expliquer ainsi les incorrections, puisqu'elle était
Suédoise. Elle dit cependant quelque part qu'elle parle et écrit fort mal le suédois.
672 REVUE DES DEUX MONDES.
ta bourse. Il accepte donc tes offres, que je ne lui fis cependant
qu'après qu'il m'eut présenté cet obstacle. Je désire donc, pour
persuader au Roi de lui donner un billet de sa main pour l'Im-
pératrice, que tu lui écrives pour l'en prier... »
Lorsque M"® de Rudenschold expédiait cette lettre, Aminofl
venait de quitter Stockholm pour rejoindre son régiment. Mais,
pendant le séjour qu'il y avait fait, ils s'étaient trouvés souvent
ensemble et les échos de la Cour commençaient à laisser en-
tendre que la demoiselle d'honneur, pour se consoler de l'ab-
sence d'Armfeldt, avait écouté avec complaisance les tendres
aveux, que, séduit par sa beauté, le brillant colonel s'était per-
mis de lui faire, bien qu'il fût marié. Tout était calomnie dans
cette histoire ; jamais iMadeleine n'avait été moins disposée à
ouvrir l'oreille à des déclarations amoureuses. Les mauvais pro-
pos n'en circulaient pas moins, sans que les deux personnages
qui en étaient l'objet pussent les soupçonner. Madeleine, pour
sa part, les soupçonnait si peu qu'au moment du départ d'Ami-
noff, elle écrivait à Armfeldt :
((... Aminoff est parti hier, la rage dans le cœur. Pour un
homme jaloux de son naturel, il doit être affreux de quitter sa
femme au moment qu'un jeune fat lui fait la cour; car il faut sa-
voir que le baron Bunge lui en conte très assidûment et le cas
est d'autant plus épineux qu'elle est au moment d'une grossesse.
(( Mais, puisque mie voilà sur le chapitre de la galanterie,
Malla doit faire à Pojke (l'aimé) une confession, qu'elle vient de
faire une conquête d'un jeune et joli garçon, sans être un Adonis
dangereux pour ton amante, qu'il faut amuser pour lui plaire,
et celui-ci n'a aucun talent pour cela. C'est Axel de La Gardie.
Comme les novices ne se cachent pas quand ils sont amoureux,
celui-ci a mis toute la société au fait de son inclination, qui
cependant n'est vieille que de huit jours... Au moins, si on te dit
que La Gardie me fait la cour, j'espère i[ue Pojke ne s'abandon-
nera pas derechef à des soupçons injurieux pour le sentiment
sacré que je porte pour toi au fond du cœur. »
Ce n'est point là, on le reconnaîtra, le langage d'une femme
qui a trahi la foi jurée ou qui est disposée à la trahir. Mais,
déjà, Armfeldt avait été averti des propos qui se tenaient à
Stockholm. La lettre qui précède était à peine partie que Made-
leine en recevait deux, datées du 10 janvier, qui lui repro-
chaient avec véhémence son inconstance et sa légèreté.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 673
(( Plus je les relis, mon ange, écrivait-elle le 29, et plus je
sens l'étendue de mon malheur de n'avoir pas inspiré plus de
confiance en mon amour, en ma constance, comme au caractère
décidé que j'ai mis dans ma conduite et que je ne voudrais pas,
sans même la passion qui m'unit à toi, démentir pour aucune
considération du monde ! Supposé même que j'eusse eu la fai-
blesse de prendre du goût pour ce jeune homme, me crois-tu
assez folle pour ne pas voir que cette inconséquence me rendrait
le rire de tout l'univers, après avoir manifesté aussi hautement
mes sentimens pour toi? Et cette tête que tu accuses de tant de
légèreté n'a connu qu'un seul entraînement dans l'espace de
sept ans que nous avons été unis. J'aurais pu bien souvent, ne
fût-ce que pour me venger, me permettre quelque étourderie.
L'ai-je fait.»^... J'ai senti toute l'horreur de devoir t'abandonner
quand tu étais malade. Que serait-ce donc quand tu es malheu-
reux et que tes chagrins te rendent mille fois plus cher à mon
cœur ! Mettons à part mon amour et le chagrin que je te cause-
rais par une inconstance, que serais-je aux yeux du public, dont
je suis méprisée à cause du préjugé que j'ai bravé .*> Il ne me
reste qu'une seule vertu, celle de ne pas changer avec la fortune
et de rester ta fidèle amante jusqu'au dernier souffle de ma vie.
« Quelle gloire aurais-je tirée de mon refus au Duc si je
pouvais aimer un autre que toi.^ Ce refus ne serait plus de la
constance chez moi, mais seulement que mon goût ne m'y por-
tait pas.
(< Ah ! tu n'as pas envisagé toutes ces circonstances avant de
me déclarer coupable. Ah! pojke, quel injuste et affreux soup-
çon tu t'es permis! Pourras-tu jamais effacer les larmes amères
qu'il m'a coûtées. Moi t'oublier ; moi m'avilir ainsi à mes propres
yeux! Comment as-tu pu t'imaginer.»* Non, ta Malla te jure en
face du ciel que, depuis ton départ, tu as toujours été l'objet de
toutes ses pensées, de son amour le plus illimité... »
Trois jours plus tard, faisant part au voyageur» d'une histoire
ridicule » qui courait sur son compte et qui la présentait comme
prête à partir pour la Russie, en qualité de « dame d'atours »
de l'impératrice Catherine, elle en profitait pour affirmer de
nouveau son entière innocence et pour protester de son amour :
« Je reprends la plume pour te remercier, cœur de ma vie,
de ta charmante lettre du 18, de Prague. Dieu ! comme il me
tarde que tu reçoives la mienne à Vienne. Ah! pojke, tu ne peux
TOME X. — 1912. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
être plus impatient d'être rassuré sur mon amour que je ne le
suis de me savoir disculpée à tes yeux, que tu reconnaisses mon
innocence. Il est afTreux pour un cœur sensible de se savoir
injustement soupçonné par celui qu'on idolâtre. Mon ami, au
nom de Dieu, rassure-toi sur l'inviolabilité d'une passion qui a
été à l'épreuve du temps et du malheur... »
L'incident que nous venons de raconter n'avait pas fait
perdre de vue à M"® de Rudenschold la mission qu'elle était
chargée de remplir auprès du Roi. A cette époque, il n'avait
pas été mis en garde contre elle, du moins elle le. croyait; elle
l'approchait assez fréquemment; elle vivait familièrement avec
son gouverneur et son précepteur et toujours bien reçue, sur-
tout lorsqu'elle lui parlait d'Armfeldt, elle se flattait d'être en
possession de sa confiance. Toutefois, avant de lui présenter la
lettre qu'elle devait lui faire signer, elle voulut le préparer à
la recevoir. Le 10 février, se trouvant seule avec lui, elle lui dit
qu'elle avait un papier à lui remettre. Mais elle se heurta à
une attitude glaciale et au refus le plus inattendu. Le surlen-
demain, elle faisait connaître à Armfeldt le triste résultat de
sa démarche :
(( La réponse du Roi m'a terrifiée : il m'a demandé s'il lui
serait permis de la montrer à Gyldenstolpe, son gouverneur.
(( — Non, dis-je, je désire que vous ne la montriez à personne.
(( — En ce cas, me dit-il en secouant la tête, je ne dois sans
doute pas la recevoir.
« — Votre Majesté me fait de la peine, ajoutai-je. Cette
réponse, qu'elle me donne, marque une grande méfiance pour
moi, ce qui m'afflige.
(( Ceci prouve clairement, mon ange, qu'on a monté son
esprit contre nous... Je désire donc avoir tes ordres et connaî-
tre tes idées à cet égard. Un coup de foudre m'aurait moins
surprise et moins découragée. »
Il sera souvent question, dans la suite de cette correspon-
dance, de cette lettre destinée à l'impératrice Catherine. Mais
on verra que l'occasion ne se présenta plus de la communiquer
au Roi, bien que la mandataire n'eût pas cessé de déployer toute
son habileté afin d'obtenir sa signature. Elle s'agitait encore
pour essayer de l'obtenir que, déjà. Armfeldt avait changé d'avis,
ainsi que le prouve ce billet : « La bonne manière de soutenir
le jeune Roi est de ne fomenter aucun trouble pendant la durée
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 675
(lu gouvernement actuel, car l'issue de tels troubles est incal-
culable. Re'signons-nous et supportons ce gouvernement comme
on supporte une année de mauvaise récolte. » Il est donc cer-
tain que le « plan » n'eut pas même un commencement d'exé-
cution, ce qui n'empêcha pas le Régent et Reuterholm, quand
ils eurent connaissance de ces vagues pourparlers, de les uti-
liser et d'y puiser les élémens d'une accusation de complot
contre la sûreté de l'Etat.
Avant d'en arriver a ces tragiques incidens, il convient de
parcourir les lettres que Madeleine écrivit à Armfeldt pendant
l'année 1793, qui vit se clore le roman de leurs amours. Elles
révèlent dans toute son ardeur la passion qui consuma cette
malheureuse femme, la souffrance de son cœur et les poignantes
épreuves que lui firent subir les imprudences et les infidélités
de son amant. Elles permettent aussi de cuivre Armfeldt à
travers les incidens de son séjour en Autriche et en Italie.
14 février. — « Te voilà donc à la fin arrivé à Vienne.;
Heureuse nouvelle. Mais ta Malla n'est pas encore justifiée aux
yeux de son amant ; cela est bien cruel pour une âme sensible
et innocente du tort qu'on lui a imputé. Cependant, mon bàsta
pojken (cher aimé) est doux, il est tendre dans la pensée de
notre amour; cela me console un peu en me prouvant que ton
amour, ce bien précieux de mon cœur, tu me le conserves en
dépit des calomnies qu'on t'a débitées sur mon compte.
<( Dieu veuille que ta santé ne se ressente pas, mon bel ange,
de ta leste équipée. Ce trait de jeunesse sied bien à l'homme
bien portant; mais tu es bien loin de l'être et je te conjure,
âme de ma vie, de te bien reposer à Vienne, y recueillir des
forces pour le reste du voyage, et surtout pour le régime
déréglé que tu seras obligé de suivre en Italie...
« J'ai reçu par le dernier courrier une longue lettre de
jyjme l'Abbesse (1) qui ne parait pas extrêmement contente de
son séjour à Rome. Elle y était dans le moment d'une émeute
de la populace contre les Français, en faveur du Pape. Sa voi-
ture même a été insultée, on y a jeté des pierres, les laquais
ont été mis aux arrêts et ses femmes de chambre, qui se pro-
menaient dans les rues, ont été assaillies par la populace qui les
prenait pour des Françaises, parce qu'elles ne criaient pas :
(1) La princesse Sophie-AIberline, abbesse de Qxiiklenbourg.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
A^ive le Pape ! Moi je dis à tout cela le mot : — Que diable allait-
elle faire dans cette maudite galère?
(( Je lui ai fait aujourd'hui une réponse au sujet d'un article
de sa lettre, qui, je suppose, lui donnera un peu d'humeur.
Elle me dit que l'on trouvait ici que je me mêlais de critiquer
un peu tout ce que fait le gouvernement et que, comme elle
s'intéresse infiniment à moi, elle me conseille en amie de ne
plus le faire. Je lui réponds que, reconnaissante de ses bons
conseils, je serai soigneuse de les suivre, que je n'aurai du
reste pas grand mérite de garder le silence sur tous ces objets,
ayant déjà contracté l'habitude de me taire, lorsqu'il était de
bon ton de dénigrertout cequi émanait du gouvernement (1)..,
« Mais voilà mes frères qui viennent me prendre avec la
voiture pour aller au bal. Mais je prendrai ma revanche le pro-
chain courrier. En attendant, compte sur l'amour de ta Malla !
Il est inséparable de son existence. Je t'aime et t'embrasse,
âme de ma vie, soigne ta santé. Songe que le temps approche
où tu seras réuni à ton amante. Il faut être bien portant.
Encore une fois adieu, idole de mon cœur. »
19 février. — <c Ah! pour le coup, ta Malla est au comble
de la joie; je bénis ta charmante lettre de Vienne, idole de mon
âme. Dieu, que tu es divin ! Quel style, quelle grâce dans tout ce
que tu dis ! Non, il n'y a que mon pojke au monde qui sache écrire,
qui sache aimer ainsi; je savoure chaque phrase de ta lettre...
u II faut que je te dise tout bas à l'oreille que ta petite Malla
a tellement embelli cet hiver que même les femmes en con-
viennent. Juge donc si, une fois près de toi, je ne conserverai
pas ma fraîcheur. Mais, gare! Pojke peut se fâcher de cette
plaisanterie et croire que je ne voudrais plus chercher le plaisir
dans ses bras. Oh! mon ange, je ne rêve que de l'y chercher,
m'y fixera jamais pour qu'une autre ne puisse m'être préférée...
(( Ta Malla donne à déjeuner vendredi à toute la colonie
russe (2). Comme j'y vais souper très souvent, j'ai voulu leur
faire une petite politesse à mon tour, qui leur fasse sentir que
ce n'est pas le besoin de trouver du friand qui m'a fait aller
chez eux, et, afin que cela n'ait pas l'air d'un déjeuner du parti
russe, j'ai invité aussi des Suédois, qui n'en sont pas du tout. »
(1) Allusion à Topposition qu'avait faite la princesse à la politique de
Gustave III.
(2) L'ambassadeur comte de Stackelberg et les membres de l'Ambassaile.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 677
2/ février. — <( J'ai reçu ce matin ta divine lettre du 2 fé-
vrier. Si tu pouvais concevoir l'excès de mon bonheur, tu serais
réellement heureux et m'écrirais plus souvent, sentant le plai-
sir que tu me fais. Oui, mon ange idolâtré, jamais mon àme
ne se détachera de la tienne et quand même mon projet de
départ échouerait, j'adopterai le tien, rien n'est impossible à
l'amour, à ma passion, dont la vivacité aurait pu servir de
modèle à Ovide...
« Saint-Priest (1) te fait un million de complimens. Ce digne
vieillard est abimé dans la douleur. Avec la larme à l'œil, il lui
faut sourire. Il y a eu hier un service divin pour l'àme de
Louis XVI (2). L'église était très bien décorée. On n'y entrait
qu'avec billet, pour éviter la foule et le désordre. »
'iS février. — « Mille et mille grâces, àme de ma vie, pour
ta charmante lettre du 6 février qui m'est parvenue ce matin...
« Malheureusement, je n'ai que de tristes nouvelles à te
communiquer aujourd'hui, en confirmant celles que je t'ai
mandées, dans une de mes précédentes, au sujet de la réponse
du Roi et que sûrement la cabale avait allumé son esprit contre
tous les fidèles serviteurs de Gustave III.
« Stackelberg se plaint qu'il est traité froidement, Taube(3)
de même, cela me chagrine à un point inconcevable, puisque
je perds par là tout espoir de l'obliger à écrire cette lettre à
l'Impératrice.
« Jeudi passé, le Duc entra chez le Roi et lorsque Gyldens-
tolpe voulut entrer avec lui, il lui ferma la porte au nez. Il
resta seul avec le Roi deux heures. J'ai en outre découvert
qu'on m'a dénigrée, me présentant comme une personne de
mauvaises mœurs par ma longue liaison avec un homme marié.
Tu vois par là, mon bel ange, que la contrariété fut de tout
temps mon partage.
« J'ai relu ton apostille du 26, mon cœur, et je me figure
(1) Le comte de Saint-Priest, l'ancien ministre de Louis XVL Ayant émigré
avec sa femme, il s'était fixé à Stockholm et le ménage fréquentait assidûment le
monde de la Cour.
(2) Le gouvernement du Régent, craignant de déplaire au gouvernement de
Paris avec lequel le baron de Staël négociait, négligea d'ordonner un service pour
le roi de France. Des catholiques résidant à Stockholm, le Gorpg diplomatique et
les Gustaviens en firent célébrer un à leurs frais.
(3) Ancien secrétaire de Gustave III, chargé par le Régent du ministère des
Affaires étrangères, il s'était démis de ses fonctions pour ne pas se prêter à la
politique de Reuterholm ; mais il conservait encore une certaine influence.j
678 REVUE DES DEUX MONDES.
que c'est toi qui as mal saisi le sens de mon chiffre, car j'ai
parfaitement compris le tien et ton intention. Hélas! que ne
l'ai-je pu exécuter de mème.i*
<( J'ai fait ta commission à Stackelberg (1), il est demeuré
stupéfait, n'ayant pas pu deviner cela de mille ans. C'est que cela
n'était pas à portée de sa science; ainsi il ne pouvait le prévoir.
Comme tu dis fort bien, mon bel ange, le physique chez cet
homme est le point essentiel. S'il peut faire en toute tran-
quillité un bon repas, il sacrifierait tous les intérêts du
monde. »
/^'" mars. — « Ta pauvre Malla est aujourd'hui d'une mélan-
colie extrême, et que je devrais avoir la discrétion de ne pas
te communiquer. Mais le bonheur d'épancher mon àme dans le
sein du plus tendre des amis m'entraîne et je ne puis renoncer
au premier de mes plaisirs, celui de te répéter que je t'idolâtre,
que tu es l'unique objet de mes pensées et qu'un seul mot tracé
de ta main me vaudrait aujourd'hui la tranquillité. Je ne sais
pas pourquoi, depuis deux ou trois jours, je suis d'une inquié-
tude extrême et que mon imagination sur ton sujet est si as-
sombrie. Cependant, je crains bien de ne pas recevoir de tes
nouvelles aujourd'hui en calculant que tu auras déjà entamé
ton voyage pour l'Italie. Dieu ! combien cet éloignement va
retarder notre correspondance. Il faudra trois semaines pour
écrire et autant pour recevoir une réponse. Hélas! mon ami,
aurions-nous pu imaginer, il y a aujourd'hui un an, que notre
sort serait aussi cruellement changé!...
« Je dois te rendre compte, mon ange, d'une explication
que j'ai eue hier avec Gyldenstolpe au sujet du Roi et du chan-
gement que je redoute dans ses sentimens. Il me dit l'avoir
remarqué de même, et suppose que cela provient de ce qu'il
observe que le Duc, ainsi que tout son parti, lui font assidûment
la cour et cherchent à s'insinuer auprès de lui, ce qui flatte son
orgueil. Bien plus que cela, ils changent ses principes. Ayant
longtemps supporté ses humeurs, le Duc lui en a enfin demandé
l'explication lorsque le Roi a nié d'être changé. J'ai appris que
Bonde (2) est fort avant dans ses bonnes grâces. Stackelberg m'a
dit que si le Roi change, on n'a plus aucune mesure à attendre
(1) Armfeldt l'avait chargée de prévenir l'ambassadeiii' iin"il savait que son
gouvernement allait le rappeler.
(2j (Chambellan du duc de Sudermanie et son favori.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 679
du côtd de la Russie. Je me hâte de t'avertir à temps, en cas que
tu veuilles le prévenir.
(( J'ai fait tes complimens au général ïaube, qui m'a forte-
ment recommandé de te parler de lui dans ma lettre. On m'a dit
qu'Axel de Fersen revient. Gela serait-il vrai ? Mon Dieu ! que je
le plains en ce cas; il sera ici sur un pied très désagréable, car
le Duc ne le souffre pas, ni le Vizir, ni tous les autres favoris.
« Le séjour à Drottningholm est retardé jusqu'au mois
d'août. Le Duc m'a fait l'honneur, l'autre jour, de m'ordonner
d'en être; il trouva qu'en lui répondant que j'irais, j'avais un
petit air qui indiquait que j'avais l'intention de ne pas accom-
plir cette promesse. Et ce fut avec toute la peine du monde que
je parvins à le dérouter. Dieu me garde d'y aller. C'est le vœu
que forme mon cœur... »
5 mars. — « Pour être bien sûre d'avoir tout mon temps
pour causer avec l'idole de mon cœur, me voilà déjà, à huit
heures du matin, ma plume à la main pour te rendre grâce de
tes deux charmantes lettres du 9 et du 10 février...
<( Je ne sais trop pourquoi, mais je crains ce séjour en Italie.
Est-ce parce qu'on m'a dépeint la femme italienne comme si
attrayante, si pleine de complaisance. Je tremble que tu ne
puisses leur résister.
(( Ce que tu me dis de ma chère Abbesse (1) me surprend.
Gomment sa tournure a-t-elle jamais pu paraître agréable .^> Gela
me donne une pauvre idée des princesses autrichiennes. Quant
à ce qu'on a remarqué sur sa Gour et la laideur de ses dames,
elle a été la même partout où elle a passé, à ce qu'on m'a
raconté. Taube a dit à ce sujet quelque chose de très flatteur
pour moi. Dans un cercle de dames, on se moquait un peu de
moi et du désespoir que je devais ressentir de ne pas avoir été
choisie pour accompagner Son Altesse, d'autant plus que tu
étais nommé ministre là-bas.
(( — G'est la princesse qui doit être au désespoir de ne pas
l'avoir, dit Taube, puisque c'est une femme jolie et aimable,
tandis qu'elle n'est entourée que de laideronnes sottes. Gelles-ci
ne font guère honneur à la femme suédoise; M"® Rudenschold
en eût donné une idée bien plus avantageuse.
(t) La princesse Sophie-Albertine venait de quitter Vienne lorsque ArmfeJdt y
arriva et, ayant recueilli les témoignages de l'impression qu'elle y avait produite,
il en faisait part à Madeleine de Rudenschold.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
« Je suis flattée du jugement favorable que ces dames ont
bien voulu porter sur moi dans leurs lettres. Elles ignorent
apparemment que Son Altesse n'a pas cessé un instant de me
faire la cour, soit en affectant de l'humeur, de l'indifférence ou
en reprenant ses assiduités, que ce n'est chez moi nullement la
crainte d'une passade, mais une résolution inébranlable qui fait
que je ne cède point. »
La lettre qu'on vient de lire était à peine achevée que Made-
leine en recevait une d'Armfeldt datée du 12 février. Il lui
disait avoir reçu des billets anonymes remplis de menaces contre
sa vie. Il en parlait avec mépris et comme un homme qui ne
les redoutait pas. Mais il y voyait la preuve que des assassins
avaient été soudoyés pour en finir avec lui. Madeleine en fut
bouleversée, ainsi que le prouve ce post-scriptum qu'elle ajoutait
a sa missive :
(( Grand Dieu I mon ami, quelle affreuse nouvelle tu me
mandes ! à quel sort suis-je réservée ! Je prévoyais bien un
malheur et ma crainte a toujours été de te voir la victime de
la scélératesse de tes ennemis. »
C'est sans doute de la même époque que datent quelques
lignes détachées d'une lettre qui s'est perdue et qui se trouvent
parmi ces tristes reliques du passé :
« Non, je ne survivrai pas un seul instant à la perte du seul
homme que je puisse aimer de la vie. Si tu aimes encore ta
Malla, soigne-toi, fais ce que tu peux pour te sauvegarder.
Adieu, idole de mon âme et recueille les baisers ardens que je
dépose sur ce papier. »
Ses tourmens apparaissent de nouveau avec violence dans
une autre lettre, écrite le 6 mars:
« Depuis l'instant fatal où tu m'as communiqué les funestes
avis qui te sont remis, je n'ai plus de repos ; mon esprit agité
se forme des fantômes de malheurs que rien ne dissipe, dont
rien ne peut détruire la triste image. Je te revois sans cesse
exposé aux dangers qui menacent ta vie. Trop magnanime, tu
ne voudras jamais prendre de précautions et partout, à tout
instant du jour, la main d'un scélérat peut t'atteindre. Tout
mon sang se glace à cette pensée.
<( Hélas! mon cher ami, que ne m'as-tu pas laissé ignorer
cette affreuse nouvelle, qui a détruit jusqu'à l'espoir d'un bon-
heur à venir ? Comment pourrais-je du moins m'en promettre
UiN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 681
quand, jusque dans tes bras, il me faudra trembler pour tes
jours ? Heureuse illusion qui m'est ravie de voir finir mes
chagrins en me réunissant à celui que j'aime. Sais-tu, mon
ami, ce qu'une pensée pareille a de désolant pour l'atîection et
le cœur sensible de ta Malla.^> Quel destin m'est-il réservé au
bout de mon voyage ? Les barbares ne choisiront-ils pas le
moment où tous nos vœux s'accomplissent pour nous séparer à
jamais .î>... Contrariés dans tous nos projets, il ne faut pas moins
qu'un amour comme le nôtre pour ne pas succomber sous le
joug de l'adversité. Mon idée de convertir ma pension qui nous
eût mis à l'aise, entièrement détruite, tous les plans, les arran-
gemens que tu avais si sagement préparés, également échoués,
tout dérivant de la même source : l'inimitié de Reuterholm.
Sans elle, sans les soins qu'on a pris d'exciter contre toi l'es-
prit du Roi, la lettre que tu voulais faire écrire l'eût été et
toute notre inquiétude à cet égard dispersée, toi-même rassuré
à jamais. Si pourtant tu t'adressais à Taube ; qu'il engage
le Roi ; peut-être que la persuasion d'un homme tel que lui
parviendrait à l'enhardir, »
II
En lisant ces pages enflammées, on doit croire qu'à l'époque
où elles furent écrites, Armfeldt avait promis à Madeleine de
l'appeler bientôt auprès de lui. Mais comment ajouter foi à la
sincérité de cette promesse quand on se rappelle qu'à Vienne,
au même moment, il était attelé au char de la princesse Ment-
schikoff et que, devant bientôt se séparer, ils avaient pris l'un
envers l'autre l'engagement de se retrouver à Naples ? N'est-on
pas plutôt autorisé à penser qu'il avait surtout en vue de con-
jurer les éclats de la jalousie de Madeleine, en la berçant d'une
illusion difficilement réalisable ? Au surplus, quelles que fussent
ses intentions, Madeleine ne doutait pas de sa sincérité. Elle se
voyait, dans un avenir prochain, réunie à lui, peut-être en
Italie, plus probablement en Russie, car il lui laissait entendre
qu'il ne conserverait pas ses fonctions diplomatiques et qu'il
irait chercher fortune à Saint-Pétersbourg, où il se croyait
assuré de la faveur de l'Impératrice. C'est dans la capitale russe
qu'elle songeait à aller, en s'arrêtant à Vienne où elle le retrou-
verait et d'où elle le suivrait partout où il irait. Elle avait même
682 REVUE DES DEUX MONDES.
fait choix d'une compagne de voyage, M'"^ Davidoft', femme du
premier secrétaire de l'ambassade de Russie à Stockholm, choix
d'autant plus étrange qu'elle se défiait d'elle et ne le cachait
pas à Armfeldt.
(( Il y a des cabales dans la mission russe, lui mandait-elle,
qui ne me donnent pas une haute opinion de la moralité de
M""" Davidoff, puisque enfin on ne vient pas recevoir des poli-
tesses de gens qu'on cherche à dépouiller de leur place. Elle
intrigue à la Cour de Pétersbourg pour faire nommer son mari
ambassadeur, s'appuyant sur ce qu'il est ici en très mauvaise
odeur, tandis qu'elle a eu le talent de se faire bien venir
partout et est très en crédit à la Cour... »
Ce jugement n'exprimait que la vérité. M""® Davidoff, tout en
se montrant l'amie de Madeleine et dévouée au parti d'Arm-
feldt, les trahissait auprès du Régent et de Reuterholm. Ils
détestaient Stackelberg ; ils avaient même demandé son rappel
et entretenaient l'espoir que nourrissait cette femme de voir son
mari succéder à l'ambassadeur. Malgré tant de raisons qu'avait
M"'' de Rudenschold de se défier d'elle, M""^ Davidoff lui avait
demandé la permission de l'accompagner et il était convenu
qu'elles partiraient ensemble. Mais encore fallait-il que Made-
leine obtint le consentement de sa mère. La comtesse de Ru-
denschold âgée et infirme le refusait ; elle ne voulait pas se
séparer de sa fille. Néanmoins, celle-ci ne se décourageait pas
et conservait l'espoir d'avoir raison de sa résistance.
Vers le même temps, elle reçut de son amant, avec prière
de la communiquer au Régent, une note dans laquelle il énu-
mérait les périls que ferait courir à la Suède une alliance avec
la République française. Puis, à l'improviste, ce fut la commu-
nication d'une nouvelle apprise par hasard et bien propre à
déconcerter ses espérances. Armfeldt avait invité sa femme à
partir pour Naples où il devait la retrouver. Un peu plus tard
enfin, une confidence, aussi malveillante que calculée, apprenait
à Madeleine les assiduités de son amant auprès de la princesse
Mentschikoff. Les lettres qu'on va lire s'alimentent de ces infor-
mations et continuent à nous révéler le trouble et l'exaltation
de la maîtresse d' Armfeldt.
Mardi le i4 mars. — « Depuis ma dernière lettre, j'ai eu le
plaisir de recevoir deux des tiennes, âme de ma vie, celles du
16 et du 18 février...
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 683
« Je crois, mon ange, qu'il serait inutile de communiquer
au Régent l'écrit dont tu fais mention ! Supposé môme qu'il lui
fit impression, elle n'aurait que la durée d'un moment. Il est
entouré avec trop d'assiduité pour que je ne sois sûre qu'on dis-
siperait immédiatement toute réflexion heureuse qui puisse lui
venir ; tu ne ferais donc que porter des coups inutiles aux prin-
cipes dominans et il me parait que le sage ne doit pas prodiguer
ses conseils à des gens d'autant plus sourds qu'ils ont tout
intérêt à ne pas entendre; et quoique je sois très persuadée que
le Duc ne protège pas le Jacobinisme de son propre chef, on le
fait agir en sa faveur lorsqu'il croit s'y opposer. Mais le moment
approche où le principe du gouvernement doit se démasquer,
puisque l'argent français est en chemin, et il faudra bien alors
déclarer positivement si nous sommes les ennemis ou les alliés
de la France. Là on ne se contentera pas de promesses équi-
voques et de puérils faux-fuyans...
« Quant à la lettre, je ne m'avancerai pas davantage avant
de recevoir ta réponse du rapport que je te lis de la mal réus-
site de ma première démarche auprès du Roi et si tu veux que
je revienne à la charge.
(( De grâce, mon ange, point d'humeur sur ma lettre du 25.
Partageons les torts. Si mon bâsla jiojken se croyait des raisons
pour être inquiet de la rivalité des histoires, je m'en croyais
autant d'être fâchée en le voyant encore porter le plus tendre
comme le plus constant attachement à ta femme. Pourquoi,
mon bàstapojken, devions-nous jamais être séparés.*^ Etant l'un
à l'autre, nos joies comme nos peines devraient s'écouler
ensemble... Oui, aimons-nous jusqu'au trépas ; il ne peut en
être autrement. Je te jure que ma constance et mon amour
sont incapables de changer... »
15 mars. — « Gyldenslolpe fut chez moi hier pour me prier
de lier conversation avec le Roi et chercher à ramener en lui
ses anciens sentimens, car il était excessivement alarmé des
changemens, du refroidissement qu'il remarque en lui. Je lui fis
sentir alors, quoique indirectement, que j'avais eu l'occasion de
m'apercevoir de la même chose et redoutant que mon raison-
nement ne lui fit aucune impression, attendu que son opinion
à mon égard s'est cruellement modifiée, je profitai de l'occasion
pour lui faire sentir, avec énergie, mais sans l'offenser, que
c'était une suite de sa trop grande faiblesse à lui. Au lieu de
684 REVUE DES DEUX MONDES.
ne jamais perdre le Roi de vue, il le laissait des heures avec
des personnes qui ne lui inspiraient que des principes contraires
à nos plans.
« En ce moment, on m'apporte ton portrait. Dieu! que de
larmes de tendresse cette image me fait verser! Mais qu'est
devenu ce regard séduisant qui attirait tous les cœurs à mon
amant .!^ Son œil devient farouche et me plonge dans la douleur.
Ah! Pojke ne reprendra son ancienne sérénité qu'en serrant
sa Malla dans ses bras. Ces traits enchanteurs perdront leur
amertume quand ton amante sera là, partageant avec toi le
fardeau de tes peines...
« Oui, mon ami, je pars, je vole dans tes bras, aussitôt que
la Davidoff aura fixé son voyage : rien ne pourra me retenir.
J'écris le courrier prochain à la princesse pour lui demander
d'abord un congé de six mois, que je prolongerai après et je
serai auprès de toi, âme de ma vie...
« Ah 1 mon ange, à quand le moment heureux de nous
répéter de vive voix ces assurances qui doivent éterniser notre
attachement .î^ Mais, je ne le cache pas, je tremble pour l'avenir.
jyjme Armfeldt avec toi, ta pauvre Malla courant le monde, ne
goûtant le bonheur de t' avoir qu'un instant à Vienne et, après
cela, obligée de passer tout l'hiver dans un pays étranger, loin
de toi, où à coup sur tu ne viendras pas, te sachant au fond de
l'Italie enseveli dans ta famille... Mais enfin, tu le veux, tu
l'exiges, il faut m'y résigner, si ce n'est que pour te convaincre
de la force de mon amour.
(( Gomme tu vois, mon ange, mon imagination broie du
noir. Mais je ne connais pas d'autre bonheur que celui de
vivre et de mourir à tes côtés ; cet heureux espoir est loin de
moi, il faut me résigner, le bonheur n'est réservé qu'à ta
femme. A ta Malla il est tombé en partage le triste sort de
l'isolement. Pardon, mon tendre ami, cette plainte, elle échappe
à ma plume malgré moi, malgré ma résolution de ne pas t'en
importuner.
« J'ai été l'autre jour chez Stackelberg ; il m'a demandé si
le Roi ne m'avait pas parlé de toi. Il tenait à savoir où tu en es
avec le Roi, si tu étais sûr de son agrément en ce que tu entre-
prendrais. Sur quoi, j'ai pris sur moi de lui répondre que j'en
avais parlé au Roi qui me dit qu'à ton départ, il t'avait donné
sa parole d'agir selon tes principes et tes vues et qu'il ne rétrac-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 085
ierait jamais cette promesse. Supposant que Stackelberg avait
été chargé par sa Cour de s'en informer, je crois avoir bien fait
en lui répondant ainsi.
« J'ai encore fait une bonne chose ces jours passés. Il faut
commencer par te dire que le jeune Gyldenstolpe est amoureux
de moi. Ayant observé qu'il est fort avant dans les bonnes
grâces du Roi, je l'ai ménagé pour tirer de lui des éclaircisse-
mens, si le petit entrait par hasard en confidence avec lui. J'ai
donc appris que cette longue conversation que le Duc avait eue
avec le Roi lorsqu'il refusait à Gyldenstolpe d'en être en lui
fermant la porte au nez, fut pour engager le petit à se faire
franc-maçon ; mais le petit, qui est timide et peut-être soup-
çonneux, n'a rien voulu répondre de suite. Alors, il lui a dit,
apparemment pour mieux le persuader, qu'il faisait la même
proposition au jeune Gyldenstolpe. Effectivement, Reuterholm
le lui proposa, offrant de lui obtenir tout de suite le troisième
grade. Mais Gyldenstolpe lui demanda quelques jours pour
réfléchir et il me demanda mon avis, ne penchant pas du tout
lui-même à accepter, dans la crainte de se voir entraîné à faire
des engagemens fâcheux pour sa place, mais craignant que, s'il
refusait, cela pourrait le rendre suspect et qu'on chercherait
tout de suite à l'éloigner du jeune Roi. Je lui dis donc que, s'il
se sentait assez de caractère et de fermeté pour ne pas se laisser
séduire, il devait entrer, mais exiger du petit de ne pas y
con.sentir avant que lui ne soit reçu, et qu'après, il me donne*
rait sa parole de faire tout ce qui dépendrait de lui pour en
détourner le jeune Roi. Ceci nous prouve clairement le projet
qu'ils ont de s'emparer absolument du Roi et peut-être de lui
tourner l'esprit par les mystères mystiques. J'espère avoir ton
approbation sur la manière dont je me suis conduite. »
5:^ mars. — « C'est de ce jour que je vois combler ma dis-
grâce. Je sors de chez ma mère. J'ai tout employé, prières,
larmes, elle est inébranlable. Tout conspire contre moi. Le
rappel de Stackelberg, le prompt départ de M'"^ Davidoff lui
font croire que nous sommes prêts à avoir la guerre avec la
Russie, ce qui autorise son refus. Tous mes amis me conjurent
de ne pas faire une démarche qui entraînerait ma perte comme
la tienne en nous faisant soupçonner d'avoir donné dans les
sourdes menées qu'on accuse Stackelberg d'avoir tramées. On
m'accuserait d'avoir été un espion russe. Nos ennemis saisi-
686 REVUE DES DEUX MONDES.
raient cette occasion pour se venger en me déshonorant et me
chassant de la Cour, ce qui me fermerait à jamais les portes de
la Suède si tu devais y rentrer un jour. Le Duc profiterait de
l'occasion peut-être pour te narguer en ma personne. Enfin, on
fait tout au monde pour m'en dissuader. Pour moi, je me
moquerais de toutes leurs raisons si je parvenais seulement à
persuader ma mère, mais je l'implore en vain... Le ciel se
venge des jours heureux que j'ai eus...
« J'ai parcouru ton apostille en chiffre (1); j'ai très bien
saisi tes ide'es, j'en reconnais la sagesse, comme la possibilité de
leur exécution. Malgré cela, je désespère de les pouvoir mettre
à profit, car tout va de mal en pis, à tel point que je ne vois
plus, dans un mal aussi extrême, qu'un remède violent, et
celui-ci me paraît même trop modéré pour qu'il puisse être
encore efficace. Le Régent ne fait plus rien par lui-même, uni-
quement adonné à ses plaisirs; c'est Reuterholm, Sparre,
Rosenstein et Engestrôm qui font tout, et une lettre de l'Impé-
ratrice leur serait tout de suite montrée, ne produirait par
conséquent rien. Mais, comme il ne faut pas être dans le cas
de se reprocher de n'avoir pas tout fait avant de laisser des
choses venir à une telle extrémité, je me consulterai avec
Ehrenstrôm (2), qui voit bien les choses telles qu'elles sont
dans notre pauvre patrie.
(c Le Roi a été reçu franc-maçon. Pour persuader le vieux.
Gyldenstolpe, on lui a fait la proposition d'un grade très élevée
qu'il n'apu accepter, ayant déjà refusé il y adix ans. Mais flatté,
néanmoins, il a eu la faiblesse d'y laisser entraîner le Roi. »
^6 mars. — « Au nom du ciel, mon bâsta pojken, n'ajoute pas
h ma douleur par ton désespoir. Prends pitié de mon infortune
et ne t'abandonne pas au chagrin de façon à détruire ta santé...
(( Mais je vais répondre à tes lettres, idole de mon âme.
Quels sont donc ces projets charmans, chevaleresques, dignes
d'un homme de courage et d'honneur (3)? Je te connais trop
bien pour ne pas les deviner. Mais, songe, mon cher ange, que
(1) Armfelilt pensait ([u'oii pourrait gagner le Régent en lui offrant de faire
payer ses dettes par l'Impératrice : elles étaient nombreuses et il faisait en vain
flèche de tout bois pour donner satisfaction à ses ci'éanciers.
(2) Ancien secrétaire de Gustave III, tombé en disgrâce sous la régence et
dévoué au pai'ti d'Armfeldt dont il partagea le sort.
(3) Armlcldl })roposait de rentrer secrètement en Suède pour opérer une révo-
lution et mettre fin à la régence en déclarant le Roi majeur.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. i\Hl
l'action hardie, lorsqu'elle n'est pas couronnée de succès, devient
sottise. Personne plus que moi ne reconnaît la supériorité et la
puissance du génie accompagné de courage, disons même de
l'audace; j'admets même qu'il puisse se rendre maitre des cir-
constances; mais, dans un siècle comme celui-ci, il faut craindre
les conséquences et les défaillances. L'incapacité des personnes
pour lesquelles tu auras agi détruira toute ton œuvre. T'ai-je
deviné.»^ Ne crois pas cependant que ta Malla n'ait le cœur assez
«levé, assez magnanime pour saisir avec enthousiasme un
pareil projet...
« Les succès rapides des armées coalisées paraissent en
éloigner l'exécution, en mettant en même temps ces cannibales
à la raison. Leurs protecteurs ici ont le nez long, à chaque heu-
reuse nouvelle qui nous parvient, qui semble abattre leur cou-
rage. Adieu les trois millions de subsides que Staël et consorts
avaient promis si généreusement. Taube m'avait déjà annoncé
l'arrivée de ce premier à Paris. Je donnerais mon dernier sol
pour qu'il ait déjà annoncé à l'Assemblée nationale que le
Régent reconnaissait la République française. Au moment de la
défaite entière, la honte serait double. Avouez que les admira-
teurs de Gustave III persécutés ont encore des momens de
sstisfaction. Ils ont soin, ces messieurs du gouvernement, de
nous venger d'eux-mêmes...
« Le Duc ne s'était pas attendu que l'Impératrice rappelle-
rait sitôt Stackelberg. Dans le conseil intime, sa surprise à
cette nouvelle a été notoire, et pour s'en être fait un ennemi
irréconciliable, il n'a pas gagné son but en le mettant plus que
jamais dans le cas de lui nuire. Il ne gagne rien à l'échange
avec Romanoff, qui passe pour être, plus que tous les Russes,
fier de la gloire de sa souveraine. Je l'ai beaucoup vu à Berlin.
Ne crois-tu pas, mon ange, que pour mieux cacher notre jeu, je
devrais saisir cette occasion de paraître m'éloigner de la mis-
sion russe .►^ Si tu trouves cela à propos, peut-être voudras-tu
l'avertir de cela. Moins observés de cette façon, nous pourrons
avec plus de facilité communiquer ensemble.
« Toute cette intrigue avec Stackelberg est allée au mieux.
Il est dans la ferme persuasion que c'est par les intrigues du Due
et de la Davidoff pour faire nommer son mari, qu'il est rappelé,
et cela avec d'autant plus de raison que l'Impératrice lui a
envoyé la lettre originale du Duc où il lui en fait la demande.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
(( Ce que tu me dis du Roi me surprend après ce que j'ai
moi-même éprouvé et ce que Gyldenstolpe m'a dit il y a quinze
jours. Dieu veuille que ce qui t'a fait si grand plaisir ! soit l'effet
d'un heureux changement en lui; cela me rendrait l'espoir que
je commençais à perdre de ce côté. Je pense que celle où jeté
faisais part de l'issue de ma démarche auprès de lui ne t'est pas
parvenue, cher ami. J'attends tes ordres pour la renouveler...
« Au dernier souper du Roi, j'étais triste et embarrassée.
Ayant l'envie de pleurer, je pris le parti de me mettre au jeu
de cartes. Désœuvré de son côté, le Duc vint s'asseoir à côté de
moi. Je gagnais considérablement lorsqu'il me dit avec un air
plein de sous-entendus :
(( — Avouez que je vous porte bonheur.
<( — Je vous jure, dis-je avec vivacité, que ce n'est qu'au
boston.
« Les larmes qui m'assaillirent garantissaient la vérité de
ce que je disais. Il devint rouge de colère et me quitta sur-le-
champ... »
29 mars. — « La dernière poste ne m'a apporté aucune
nouvelle de toi, mon cher ange. J'en conclus donc que, confor-
mément à tes projets, tu étais en route pour Rome le 4 mars,
et qu'ainsi, ce ne sera que de cette capitale du monde que je
recevrai un petit mot de l'ami de mon cœur. J'espère qu'il sera
un peu remis des fatigues du voyage et des ennuis de faire la
cour à ma chère Abbesse et à causer avec toutes les laideronnes
de sa suite. Je supplie mon bàsta pojketi de ne pas se laisser
mettre sur la liste de leurs conquêtes...
« Le Duc doit être très embarrassé avec la démarche préci-
pitée de Staël qui avait ordre d'attendre à Hambourg que la
campagne se décide, et si cela était en faveur des Français, alors
seulement il devait suivre ses instructions de se rendre à Paris.
Cet ordre pusillanime n'a guère réussi. Quand il a vu Breda
pris, sur de la victoire, il vola à Paris. Mais à peine y était-il
arrivé que les Français sont partout battus et le Régent em-
bourbé dans une vilaine affaire. Je me flatte de le voir forcé par
leurs défaites à se rétracter. Cette double honte sera un triomphe
de plus pour nous. Il se réserve le sort d'être en abomination chez
toutes les nations. Aussi, à l'arrivée du dernier courrier, il était
do si mauvaise humour que, malgré toute sa fausseté, il ne fut
pas maitrc de la cacher, malgré que Stackelberg fût présent. »
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 689
A la fin du mois de mars 1793, époque oîi nous ont con-
duits les lettres qu'on vient de lire, Armfeldt était à Rome,
mais ne devait pas tarder à en partir pour s'acquitter de ses
obligations diplomatiques dans les autres capitales italiennes.
Naples devait être le terme de sa tournée : c'est là qu'il enten-
dait se fixer, mais pour peu de temps sans doute, puisque, à la
même époque, on voit Madeleine concevoir de nouveau l'espé-
rance de le rejoindre en Russie. Avait-elle eu raison de la résis-
tance de sa mère.!^ Etait-elle résolue à partir quand même .î^ Sa
correspondance ne nous le dit pas. Nous y voyons seulement
qu'elle songeait toujours à se mettre en route avec M'"^ Davidoff
lorsque, après le rappel de Stackelberg, elle fut obligée de renon-
cer à son projet. L'ambassadeur rappelé, attribuant sa disgrâce
aux intrigues de la femme du secrétaire de l'ambassade, s'en
était plaint à l'Impératrice, et la souveraine avait enjoint à
M™*' Davidoff de venir rendre compte de sa conduite.
« Ce qui me met au désespoir, écrit Madeleine, c'est que
l'Impératrice a appris que la Davidoff" faisait des rapports au
Duc. Elle lui a ordonné de se rendre en droiture à Pétersbourg.
Ainsi voilà tout mon projet entièrement détruit! J'en ai été si
saisie que j'ai manqué me trouver mal. Il m'est impossible de
m'en aller en Russie en compagnie d'une disgraciée comme le
sera désormais cette Davidoff. »
En s'ajoutant à tant d'autres qui, depuis le départ d'Arm-
feldt, se succédaient dans la vie de M"*' de Rudenschold, cette
dernière déconvenue aggrava ses tourmens dont sa santé com-
mençait à se ressentir. Fréquemment souffrante, obligée de
s'aliter, elle ne cesse de se lamenter. Sa correspondance, déplus
en plus, trahit son agitation, son découragement et sa douleur ;
elle en devient même quelque peu monotone par suite de la
répétition des mêmes plaintes et des mêmes reproches. Aussi
n'en retiendrons-nous que ce qui est rigoureusement nécessaire
à l'intérêt de ce récit.
III
Jusqu'à ce jour, les divers projets imaginés par Armfeldt
pour obtenir du Régent le renvoi de Reuterholm avaient été
jugés impraticables par ses amis à qui sa maîtresse les commu-
niquait. Mais il n'en fut pas de même de celui qui consistait à
■ TOME X. — 1912. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
gagner le prince, en faisant payer ses dettes par l'impératrice
Catherine. Bien que, dans sa lettre du 22 mars, Madeleine eût
laissé entendre que l'exécution en était difficile, elle n'avait pas
renoncé cependant à essayer de l'utiliser. Puis, à la réflexion,
elle l'avait vu sous un jour plus favorable. Malheufeusement,
au moment de tenter de le mettre en pratique, elle était tombée
malade et c'est seulement lorsqu'elle fut convalescente qu'elle put
aviser aux moyens d'y parvenir, en profitant de l'impression que
devaient produire sur le Régent les succès des arnlées coalisées.
12 avril. — u Gomme c'est le premier jour depuis ma mala-
die que je puis être assise sur une chaise et que j'ai beaucoup
de choses à te dire, il faut que j'entre vite en matière.
« Le Duc est dans une disette d'argent épouvantable, ce qui
facilitera l'affaire. Mais voici un petit changement que je te pro-
pose : c'est qu'à la place de la lettre que tu veux que l'Impéra-
trice écrive au Duc, je pense qu'elle devrait envoyer un agent
secret qui serait devancé par la réputation d'être franc-maçon ;
il parviendrait bien plus aisément, car si le Duc reçoit une lettre,
il la montrera tout de suite à Reuterholm et tout deviendrait
inutile. Après cela, il me parait nécessaire, s'il se laisse gagner,
comme je n'en doute pas, que l'exécution de cette affaire se fasse
pendant qu'il sera en voyage avec le Roi, cet été, éloigné de
tous ses ministres et que tout soit expédié avant son retour,
car s'il les voi,t, tout est perdu ; il n'aura plus le courage à rien. »
16 avril. — « Que dis-tu des bonnes nouvelles de l'armée
française.!^ Je ne désespère pas de voir ces abominables assassins
de Louis XVI punis comme ils le méritent. Que ne pouvons-
nous y joindre tous ceux du grand Gustave pour en tirer une
vengeance complète.*^ Le Régent doit être édifié des bons avis
qu'on lui a donnés. J'espère qu'il recevra leurs têtes en guise
des subsides qu'on lui avait promis si magnifiquement. »
19 avril. — « Les bonnes nouvelles de France ont fait leur
effet. Les Jacobins suédois ont été sinon anéantis, du moins
intimidés. Le général Taube sort à l'instant de chez moi. Ge fut
par Son Excellence que Fersen envoya sa dépèche au duc. Il est
monté tout de suite la remettre à Son Altesse. Elle eut la dupli-
cité de recevoir cette nouvelle avec toute la démonstration d'une
véritable joie. Le Vizir survint, qui reçut le coup de foudre avec
toute l'émotion de la rage contenue, fendant la bouche jusqu'aux
oreilles pour s'écrier que c'était la journée aux surprises. Le
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 691
petit Grand ^Chancelier arriva tout elïaré, suppliant le Duc de
tirer parti des circonstances en ordonnant à Fersen d'entamer
les négociations. Taube, avec son fiel ordinaire, fit sentir qu'il
serait peut-être un peu tard pour passer l'e'ponge sur le passé,
mais qu'en tout cas, si c'était réellement l'intention du Duc de
réparer, il ne devait pas tarder une minute d'envoyer un cour-
rier à Fersen. Aussi, le même soir, Reutersdart partait, muni des
ordres à Fersen de suivre en tout exactement le plan que le feu
Roi lui avait tracée Quel triomphe pour les amis du Grand Roi!
Aussi je ne me sens pas d'aise. J'aurais donné tout au monde
pour avoir été du souper de mardi; j'aurais eu l'occasion de leur
détacher quelque épigramme, que ma satisfaction et ma haine
auraient rendue doublement amère. Mais, dussé-je mourir dans
l'escalier, mardi prochain, si ces nouvelles se confirment, j'irai
au souper de la duchesse. »
Les nouvelles qui mettaient Madeleine en joie ne se confir-
mèrent pas et les espérances auxquelles on l'a vue se livrer
furent anéanties par les revers des armées coalisées. A en croire
la jeune femme, le Régent, qui avait caché son dépit quand les
informations envoyées par Axel de Fersen présentaient les
Français en déroute, n'en dissimula pas moins sa satisfaction
quand il fut prouvé qu'elles étaient erronées.
^ô avril. — « Ayant soupe hier soir chez la duchesse, c'était
ma première sortie ; je vis le besoin qu'il avait de me parler des
dernières nouvelles. Il me dit dès qu'il m'aborda :
« — Eh bien, toute cette belle équipée de Dumouriez n'a été
qu'un coup d'épée dans l'eau.
« — Oui, malheureusement, monseigneur.Nous caressions déjà
l'heureux espoir de voir les Jacobins régicides suffisamment punis.
« — Les Autrichiens ne sont pas maîtres de Lille, comme
l'avait annoncé le comte Fersen, dit le Duc avec un sourire amer.
Il trouvait la nouvelle san s doute trop bonne pour ne pas la débiter.
(( — Oui, il s'est trop hâté, en recevant cette nouvelle qu'il
croyait vraie, de la communiquer. Persuadé du plaisir qu'elle
devait faire à Monseigneur, il n'a pu résister d'être le premier
à vous l'apprendre.
« Il me quitta sans dire mot et se garda bien de m'adresser
la parole de toute la soirée. »
S9 avril. — « Je suppose qu'à l'arrivée de celle-ci, tu seras
au moment de perdre notre belle Abbesse. Je t'en fais mon
692 REVUE DES DEUX MONDES.
compliment. Pour moi, je désire la savoir loin de l'Italie. Tant
qu'elle y sera, je suis persuadée qu'elle aura un soin extrême
de t'affliger par de mauvaises histoires sur mon compte. Cepen-
dant j'aurais voulu que tu aies le plaisir de la voir quand elle
recevra la nouvelle de la perte des 250 aunes de damas dont le
feu Roi lui avait fait cadeau. Arrivés de Lyon, où il les avait
commandés, on les porta à la garde-robe du Régent. Ils ont eu
le même sort que d'autres effets que le Roi faisait venir de pays
étrangers, d'être employés aux appartemens du Duc ou donnés à
une de ses maîtresses.
(( On a beau faire chercher, ils ne se retrouvent plus. Le
Duc soutient ne les avoir jamais reçus ; le commissaire Peyron
prétend les lui avoir livrés; je ne suis pas fâchée de cette caco-
phonie. La chère Abbesse regrettera la perte qu'elle a faite du
meilleur des frères et, comme elle n'est sensible qu'à l'intérêt
personnel, c'est par là même qu'elle sera convertie.
« En rentrant en Suède, elle trouvera son appartement aussi
peu avancé que lorsqu'elle est partie. Dès que Silversparre en parle
au Duc, il lui tourne le dos en répondant qu'il n'a pas d'argent...
(( Le Régent, assoupi dans la mollesse et la volupté, sacrifie
tout à sa nouvelle passion pour la Love, qui, pour s'être un peu
brouillée avec lui, n'en a repris que plus d'empire. Elle lui
coûte déjà, outre les cadeaux en bijoux, 22 000 riksdalers en
plus des 1500 de pension annuelle qu'elle lui a fait donner sous
prétexte qu'elle avait été la maitresse du feu Roi. »
5/ mai. — (( Le monde semble me rendre plus de justice
aujourd'hui par le vif intérêt qu'on m'a témoigné au sujet de ma
faible santé. Ce fut à la mode de venir me voir tout le temps
que j'étais malade. Tu peux en juger quand je te disque M'"" de
Brahe, à qui je n'ai pas dit deux mots cet hiver, la fuyant comme
la peste, ne manqua pas un jour de venir prendre de mes nou-
velles, sans parler des autres dames de la Cour et de la ville. Essen,
par exemple, ne manquait pas un jour de venir me voir et offre
(le m'accompagner à cheval, persuadé qu'il me faut de l'exer-
cice et de la dissipation. On a bien dit que j'avais fait une
fausse couche; mais je leur ai donné le meilleur démenti en
relevant de ma maladie. On n'a pas le visage frais et la gorge
telle que je l'ai après un tel accident.
(( On m'a dit aussi que les hommes entre eux prétendent
que j'étais malade du changement de régime et que si je repre-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUÈDE. 693
nais un amant, je me porterais mieux. Ces messieurs ont la
bonté de croire que j'ai plus de tempérament que la nature ne
m'en a donné et je confesse que je n'ai presque jamais de
pensées libertines. Ce qui est vrai, c'est que, malgré les saignées,
sangsues et ventouses, mon sang est aussi brillant et je dois
continuer mon régime, ne boire que de l'eau et du lait.
(c Moi, j'attribue cela à l'agitation de mes esprits, car, tu le
croiras ou non, c'est un fait que depuis que j'ai perdu l'espoir de
te revoir, je suis rarement seule dans ma chambre que je ne
me mette à pleurer.
« Avant-hier, chez le Roi, le Duc et M"'^ de Saint- Priest
parlaient d'Augusta Fersen. Je dis :
<( — Cette femme doit être bien heureuse; elle est aimée de
tout le monde.
<( — Et pourtant, elle ne l'est pas, dit M'"^ de Saint-Priest,
vu les infidélités de celui qu'elle aime.
(( — Qu'importe, dis-je, qu'il soit infidèle : elle le voit, l'a
auprès d'elle; tout en lui ne lui est pas indifférent.
« Et je sentais les larmes me monter à la gorge. Le Duc m'a
regardée avec aigreur et nous quitta. »
3i mai. — <( Hier soir, j'ai soupe chez la duchesse. Je
croyais le départ de M'"« Armfeldt encore éloigné, n'ayant
jamais eu le courage de m'en informer, lorsque la duchesse a
dit que M"»® Armfeldt partait le lendemain. La foudre ne m'au-
rait pas frappée plus que ne firent ces paroles. Ta pauvre Malla
en présence de tout le monde fondit en larmes. Je ne pus me
remettre de toute la soirée, ne voyant devant moi que ce malheur.
Mon basta pojken finira par m'oublier. Partagé entre tant d'objets
d'intérêt, il ne me réservera que la plus petite part de sa ten-
dresse, moi qui en suis séparée. Je connais le pouvoir de ta
femme. Il lui sera bien facile, moi étant à quatre cents lieues
de mon pojke, de m'eiïacer de sa pensée. Mon Dieu ! que je suis
malheureuse! Au nom du ciel, ne m'abandonne pas... »
li Juin. — « Oui, àme de ma vie, quoique nous soyons
séparés, ta Malla est mille fois plus heureuse aimée de toi dans
tes lettres qu'avec le plus bel homme du monde à ses côtés.
Aimons-nous donc, en dépit de l'univers et des événemens. Un
jour viendra où un instant radieux compensera tous nos cha-
grins passés... Ah! Pojke, si jamais je rattrape ce bonheur,
j'en jouirai. Je suis sûre que ton cœur te dit tout ce que sent
694 REVUE DES DEUX MONDES.
le mien, à cette pensée. Si ma mère n'existait pas, rien au
monde ne m'empêcherait de m'envoler immédiatement pour
hâter notre réunion. »
18 juin. — (( Je viens de recevoir ta lettre du 23 mai qui m'a
fait bien pleurer. Mon Dieu, Pojke, que ne puis-je m'aban-
donner aux douces illusions que me laissent les assurances de
ton amour.^ Pourquoi doivent-elles être empoisonnées par la
jalousie qui me dévore, tous les soupçons que l'on aime à faire
naître en moi.^ Mon bàsta Pojke, je te conjure de ne pas me
tromper. Dis-moi la vérité, la vérité tout entière; si cruelle
qu'elle soit, je la préfère aux cruels propos du monde qui
finiront par troubler ma raison. »
9 juillet. — <( Comme mon cœur plaide pour toi, je m'en
veux presque d'avoir douté de ton amour, quoique tu ne sois
pas encore tout à fait justifié à mes yeux. Mais tes expressions
sont si passionnées, si conformes à tout ce que mon cœur sent,
que je me fais un scrupule d'en révoquer en doute la vérité.
Mille grâces donc, mon ange, pour ta charmante lettre du
15 juin, qui a versé du baume dans mon cœur. Aime-moi
seulement un peu et tu verras que rien au monde ne peut
changer les sentimens que je t'ai voués. Ils font partie de mon
existence, je ne l'ai que trop éprouvé à cette occasion où je me
suis crue oubliée par toi. Je n'ai pas cessé de t' aimer un seul
instant. Il me semblait que mon amour luttait avec ma colère
pour faire sentir encore plus vivement toute l'étendue de mon
malheur. Je désire ne jamais rencontrer cette princesse Ments-
clîikofT, car dans dix ans, je lui en voudrai encore du chagrin
qu'elle m'a fait. La douleur était trop vive pour être jamais
oubliée... La santé de maman se remet, elle a l'air de vouloir
atteindre le siècle. Aussi, depuis qu'elle est mieux, je pars avec
la petite Augusta Fersen et Charlotte Bielke pour Wijk, chez
Essen, où nous resterons jusqu'à la fin du mois. Je rentre après
cela en ville pour quelques jours, mais je tâcherai de quitter
la ville avant le retour de la Cour; j'irai passer tout le mois
d'août en Ostrogothie. »
15 juillet. — (( Hélas! mon bon ami, quel triste anniver-
saire, quelle douloureuse impression il réveille en ma mémoire;
il y ajuste un an que tu me quittais. Mon cœur ressent encore
la déchirure de ce moment d'adieu avec la même violence. Tu
me jurais de revenir en trois mois. Quel espoir me fais-tu entre-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 695
voir à cette heure?... Ah! mon Dieu 1 si mes yeux pouvaient te
fixer encore une fois. Je crois que je voudrais me tuer à ce
moment, pour ne pas survivre à une nouvelle séparation.
« Dieu! comme je t'aime; avec quelle impétuosité l'amour
s'accapare de tous mes sens! Puis-je jamais trahir un cœur qui
ne respire que par toi (sic)l Pourrais-tu me reprendre le tien !
Mais je le connais, ton cœur, je sais en apprécier tous les batte-
mens. Il me rassure contre toutes les alarmes du mien. Tu
m'aimeras toute ta vie; un lien sacré ne saurait se rompre. Si
tu oublies les instans de bonheur que nous avons eus, jamais
ceux que nous avons arrosés de nos larmes ne pourront s'effacer
de ta pensée, j'en suis bien sûre. »
i 8 juillet. — « Oui, mon ange, j'accepte ton rendez-vous.
A la mort de ma mère, rien ne m'arrêtera d'aller recevoir de
toi un enfant qui rendra la chaîne qui nous lie doublement
sacrée... Je crois qu'avec un sentiment aussi profond, l'âge
même ne pourra le glacer.
«... Quoi qu'il arrive, je partagerai ton sort. Connais-moi
donc une fois et crois bien que mon cœur ne demande au ciel
que le bonheur de te prouver tout son dévouement et d'autre
félicité que de vivre et de mourir à tes côtés. »
Au moment où M"^ de Rudenschold poussait ce cri qui
nous donne la mesure de sa passion et des espoirs que, malgré
tout, elle conservait, elle était à la campagne. Il était une
réponse à des lettres d'Armfeldt, réconfortantes et rassurantes
tant elles trahissaient un indestructible amour. Après de cruelles
épreuves, l'amante qui avait craint d'être trahie et délaissée, se
livrait tout entière au bonheur de se savoir toujours aimée.
Mais il était écrit que le volage, auquel elle s'était donnée, ne la
laisserait jamais en repos et serait incessamment pour elle, sous
les formes les plus inattendues, un artisan de malheurs et une
cause de larmes. Nous en trouvons une preuve nouvelle dans la
lettre suivante, écrite le 6 août, de Stockholm, oîi elle était reve-
nue pour quelques jours, avant de partir pour l'Ostrogothie.
« En arrivant à Adon samedi, où j'ai trouvé Essen, j'ai
reçu de lui la brebis égarée, la lettre du 29 juin qui m'eût causé
un bonheur infini par tout ce qu'elle renferme de tendre et de
consolant, si, par une cruelle ironie et par suite d'une distrac-
tion de ta part, tu ne l'avais enveloppée du brouillon d'une
lettre adressée à une princesse, apparemment la princesse
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Mentschikoff. Qui cela pourrait-il être, sinon elle? Tu lui écris
donc? Et tu m'en fais mystère ! Que dois-je conclure de cela? Ou
que j'ai perdu ton amour, ou bien ta confiance. L'un ou l'autre,
et l'un comme l'autre me serait également pénible. La certitude
de cela que j'avais devant les yeux m'a déchiré le cœur.
(( Ah ! Pojke, est-ce ainsi qu'on devrait agir avec une amie?
Supposé qu'il n'y eût entre la princesse MentschikofT et toi qu'une
liaison d'amitié, rien n'était plus simple que de m'en parler.
Mais le soin que tu mets de taire son nom dans tout ce que
tu me dis des femmes qui t'intéressent me paraît plus qu'équi-
voque.
« Ceci n'est pas une histoire que tes ennemis ont forgée ; ce
n'est pas une fable au sujet de laquelle ma jalousie me rend
incrédule et injuste. C'est toi-même qui, non content de trahir
ma confiante amitié, te charges de déchirer le bandeau de l'illu-
sion que mon amour conservait jalousement, même lorsque tout
le monde se plaisait à me dénoncer ton inconstance. Mon
cœur, qui continuait bénévolement à t'adorer, prenait ta défense
contre ma tête, qui cherchait en vain à démêler ce qu'il pouvait
y avoir d'intérêt à faire dire ces choses à ceux qui me les répé-
taient. Je te renvoie ce malheureux brouillon, qui est devenu
pour moi une source de chagrin ; tu jugeras si j'ai tort de me
plaindre et si je puis me tromper quant à la personne à qui cette
lettre était adressée. Ah! Pojke, si j'avais agi ainsi avec toi, de
quels amers reproches ne m'aurais-tu pas accablée ! »
Quelle que soit la vivacité de ces reproches, il n'apparaît pas
que Madeleine ait tenu rigueur à son amant du mystère qu'il lui
avait fait de ses relations avec la princesse. Dans les lettres pos-
térieures, elle ne lui en parle plus. Il faut en conclure ou qu'elle
n'en soupçonnait pas le véritable caractère, ou qu'à la condi-
tion de n'être pas abandonnée, elle se résignait à être trompée
ou même jugeait bon de n'en pas acquérir la certitude. A lire ce
qui suit, on ne se douterait pas qu'elle est dévorée de jalousie.
Drotbiingholm, 9 août. — « Tu seras étonné, mon cher ami,
de trouver ma lettre datée de cet endroit. Hélas! j'y suis, à mon
grand regret, mais seulement pour huit jours. Ne pouvant aller
en Ostrogothie qu'à la fin de la semaine prochaine, j'ai craint,
en restant tout ce temps en ville, que le Roi ne le prît en mau-
vaise part, ce que je lui ai dit en arrivant hier ici. Il a paru
en être content, d'autant plus que sa société n'est composée
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 697
que de la duchesse, ses trois dames d'honneur, M""®* Hôpken,
Hamilton, Saint- Priest et moi...
« Le Régent me traite avec une froideur marquée qui ne me
paraît pas affectée, mais dérivée d'un fond d'iiumeur. J'ignore
cette nouvelle raison de me bouder depuis son retour, puisque
nous nous séparâmes en bons termes lors de son départ en
voyage. Mais aussi je me sens un fond de résignation inépui-
sable à endurer ses boutades, sans vouloir seulement en con-
naître la raison, ayant de mon côté des sujets de griefs contre
lui, qui ne s'effaceront jamais de mon àme.
« Sa persécution, sa haine contre toi, dont je reçois constam-
ment de nouvelles preuves, me font croire que je ne réussirai
pas dans mes négociations pour ton retour. Quand le Roi est
arrivé à Gothembourg, on lui a annoncé la nouvelle certaine de
ta mort. On aurait pu croire que cette nouvelle devait, pour le
moment du moins, désarmer la haine du Régent. Point du tout.
En présence même du Roi, il en a marqué une joie barbare, et,
pour la justifier, il t'a diffamé. Le Roi a baissé les yeux. Gyl-
denstolpe, Horn et Essen se sont tus ; les autres en bas valets
étaient de l'avis du Régent, qui n'avait pas même le sens de
l'indignité de leur conduite. Mais, si jamais l'occasion s'en pré-
sente, je la lui ferai bien comprendre, ce qui lui fera faire un
retour sur la sienne dont il devrait rougir.
« Il affecte au reste un grand fond de gaieté ; ce n'est qu'un
jeu, car il doit se trouver dans de mauvais draps. L'Impératrice
doit lui avoir écrit tout récemment une note plutôt désagréable
et, malgré son extrême économie, il se trouve dépourvu d'ar-
gent, son projet d'emprunt n'ayant pas réussi. M. l'ambassadeur
Staël était chargé de persuader à son beau-père de prêter au
Régent son argent, au lieu de le placer en France, à un taux
plus élevé. Necker y a consenti; mais l'Assemblée nationale, en
apprenant cette transaction, refusa de lui rendre ses fonds; ainsi
cette belle négociation est tombée dans l'eau.
<( Nos grands orateurs réduits aux abois se bornent à leurrer
le public en lui faisant croire que les économies depuis la mort
du feu Roi ont amassé des fonds considérables. Apparemment
que la Stolsberg et la Love sont regardées comme les bijoux de
la Couronne qui représentent des valeurs et qu'en les vendant,
on pourrait éviter la banqueroute, car elles sont les seules
dépositaires des richesses de la Couronne.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
(( On m'a conté une histoire caractéristique du Vizir. Dans
une société où l'on parlait des événemens de France, il s'est
apitoyé sur la reine de France et ses malheurs, sur la mort de
Louis XVI, dont il paraissait vivement frappé. Et c'est un tel
hypocrite qui gouverne la Suède !... »
Drottningholm, le 13 août. — « C'est a la veille de quitter ce
séjour, mon cher ami, que je t'écris. Grâce au ciel, je pars
demain... Le Duc, qui, jusqu'à ce moment, avait affecté de l'indif-
férence, a pris mon départ fort vivement et a voulu me per-
suader d'y renoncer, prétextant que c'était manquer au Roi, qui
m'avait ordonné d'être du séjour ici. Je répondis que nous
n'étions pas encore à l'époque où le Roi ferait lui-même la liste
des personnes qu'il voulait admettre à sa société ; que pour le
moment, je le croyais assez indifférent quant à ceux qui allaient
et qui venaient; que je serais pourtant au désespoir si mon départ
allait l'offenser • que j'irais de ce pas le supplier de ne pas prendre
en mauvaise part si je m'absentais pour une couple de semaines.
Et effectivement, j'y fus, et le Roi consentit gracieusement.
« Le Duc, par pique, me dit qu'il voyait très bien que ce
n'était qu'à lui que j'étais indifférente de faire de la peine; que
je ne pouvais ignorer qu'il m'aimait toujours et que je faisais
une étude de lui être désagréable. J'ai cherché à tourner cette
petite déclaration en plaisanterie et me suis esquivée. Gela n'a
pas empêché qu'on me dit après que j'y avais mis de la coquet-
terie pour me faire mieux regretter.
« Le Duc, après que je lui ai annoncé mon départ, a semblé
s'émanciper de la tutelle du Vizir. Il recherchait toutes les occa-
sions de me parler et, pour me mettre bien en train, il m'a parlé
de toi. Il m'a demandé de tes nouvelles et cela naturellement,
sans aigreur. Je lui en ai donné sur le même ton en toute sim-
plicité, car je trouve qu'il faut les laisser croire à ta sérénité,
comme si tu ne songeais plus aux injustices qu'on t'a faites.
Plus ils croiront à ton impassibilité et moins ils se rebuteront à
te laisser revenir un jour, ce que pour le moment, on me paraît
bien éloigné de vouloir. »
Le lendemain, Madeleine de Rudenschold quittait Drottnin-
gholm et, le 16 août, elle partait pour l'Ostrogothie. Son absence
devait durer trois semaines. Il n'y a pas lieu de la suivre dans
ce voyage dont les circonstances sont étrangères à ce récit.
Nous nous contenterons de nous arrêter avec elle à deux des
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 699
étapes de son excursion. A la première, la petite ville de Wes-
teras, elle devait voir ce fils d'Armfeldt qu'il avait eu à Paris
de M"« l'Éclair et qui était au collège. Elle avait toujours
témoigné à cet enfant le plus tendre intérêt.
u J'aime ce petit Maurice comme mon propre trésor, mandait-
elle au père, et plus je me sens malheureuse, plus je m'y attache.
Abandonnée de toi, il ne me resterait plus que lui sur la terre. »
Elle le vit et en parla avec émotion à Armfeldt :
<( J'ai examiné ses études. Il est à la deuxième leçon de ma-
thématiques, il a traduit, du suédois en français, l'histoire de
Suède depuis Gustave P'' jusqu'à Sigismond; il est très avancé
en géographie ; il comprend l'anglais en le lisant et compte
assez bien. Il sera grand et robuste comme toi; il a déjà la taille
de mon frère cadet. Sa jambe est plus droite et il n'en ressent
pas souvent des douleurs. Il sera à coup sur un de nos plus
beaux hommes ; sa physionomie s'est beaucoup développée,
tout le bas du visage te ressemble et il a les plus belles couleurs.
Enfin, j'en raffole plus que jamais. »
La seconde étape du voyage solitaire de Madeleine fut la
terre de Lénas, qui appartenait à Armfeldt. Il l'avait invitée à
s'y reposer quelques jours et des ordres étaient donnés pour
qu'elle y fût traitée comme la châtelaine. Elle y arrivait le
27 août, et, le même jour, elle écrivait à Armfeldt :
« Devine, mon ange, d'où je t'écris cette lettre.^ D.e Lénas
même. Mais tu ne croiras jamais qu'en cet endroit qui ne devait
m'offrir que l'image d'un bonheur futur, j'ai commencé par
verser des larmes amères. En voici la raison : d'abord, je me
suis dit que quand Pojke était dernièrement ici, ce fut au
moment de s'éloigner peut-être pour la vie de sa Malla. Quand
]y[me d'Armfeldt y a passé, ce fut pour t'aller rejoindre. J'y viens
et c'est pour déplorer ton absence, y trouver l'ennui et les
chagrins. Que nos trois sorts sont différens et qu'à cette com-
paraison mon cœur se déchire !
(( Te l'avouerai-je, mon bon ami; ce qui a achevé de m'ac-
cabler, c'est la réception de ta lettre du 29, qui m'attendait ici
pour m'annoncer l'arrivée de M"^ d'Armfeldt auprès de toi.^
Crois-tu qu'après cela, cet endroit, tout charmant qu'il soit,
puisse me donner des images riantes. Hélas! non, je ne fais que
broyer du noir et ne puis croire que mon bàsta pojke viendra
jamais habiter Lénas auprès de sa Malla. Il ne l'aime pas assez
700 REVUE DES DEUX MONDES,
pour abandonner ainsi le monde, même s'il était en son pou-
voir de revenir en ce moment en Suède. Que ne suis-je à la
place de M™® d'Armfeldt. Elle te voit, elle reçoit tes baisers.
Mais, pardonne-moi, cher ami, ce transport de jalousie; il
m'échappe, je n'ai pas été maîtresse de le réprimer. Mais c'est
fini, n'en parlons plus. »
Au commencement de septembre, elle rentrait a Stockholm
et, dès le 4, elle réapparaissait à Drottningholm. Le surlende-
main, elle annonçait son retour à Armfeldt :
« Je suis ici depuis avant-hier, assez triste et chagrine. De
mauvaises histoires sur ton compte m'attendaient derechef ici,
et je ne te cacherai pas à quel point j'y suis sensible. »
Quelles étaient ces mauvaises histoires, elle ne le disait pas.
Mais il nous est aisé de le deviner. Elles s'inspiraient des rap-
ports que le gouvernement de la régence recevait des espions à
qui il avait confié la surveillance de son ministre en Italie, rap-
ports malveillans, venimeux, qui, pour une part de vérité, con-
tenaient une plus grande part de mensonge et qui, rapprochés
des papiers d'Armfeldt traîtreusement dérobés dans sa maison,
allaient servir de base à une accusation de crime d'Etat. Dans
la matinée du 18 décembre, la population de Stockholm appre-
nait à l'improviste la découverte d'un complot contre le Régent
et l'arrestation pendant la nuit des conspirateurs, parmi lesquels
se trouvait Madeleine de Rudenschold.
Ernest Daudet.
POÉSIES
JOURNÉE SANS VOUS
D'abord l'aube : l'éveil du rustique labeur ;
Le ciel rose partout, dès la porte franchie ;
Les platanes où reste une humide senteur ;
Du vent sur la maison provençale et blanchie!...
Puis, chauffant les couleurs fragiles du matin,
Le soleil a brûlé la lande et les genièvres
Et mûri les carrés odorans du jardin...
Et chaque fleur devint tiède comme des lèvres.
— Le splendide sommeil des vignes et des champs ;
L'après-midi : l'ombre des bois où l'on se couche
Puis, parmi les paniers, les pampres et les chants,
La vendange qui rit, une grappe à la bouche !
Puis le déclin doré; l'approche du repos...
Dans l'air triste, là-bas, une chouette crie:
Et l'on dirait, tandis que rentrent les troupeaux,
Que le jour las regagne aussi la bergerie...
Enfin l'étoile entre les mûriers obscurcis 1
Mais puisqu'il ne se peut qu'avec vous je partage
Ni mon jeune désir ni mon vieux paysage,
Ce soir j'écris pour vous et vous offre ceci :
702 REVUE DES DEUX MONDES.;
Des parfums, des reflets, du raisin de septembre ;
Les bonheurs que ce jour en mes yeux a laissés,
Et l'or doux de la lampe au plafond de ma chambre...
Ceci, quelques mots noirs vainement cadencés...:
PREMIER BONHEUR
Le fragile bonheur qu'aujourd'hui m'a donné.
Je vous le dois. Il est tout jeune, il est sincère.
Il va vivre... De mes mains jointes je le serre
Silencieusement sur mon cœur étonné...
Ce n'est qu'un reflet d'aube et ce n'est qu'un présage :
De vous je ne sais rien sinon que je prévois
Des caresses dans vos regards et sous vos doigts,
Et je ne connais pas très bien votre visage,
Puisque au fond de mes yeux, ce soir, en les fermant,
Loin de vous je vous cherche encore vainement...
Pourtant je suis heureux de l'ombre et du silence,
Et j'écoute l'accent persuasif et doux
Que prennent mes désirs pour me parler de vous.
Voici que le prodige éternel recommence,
— L'âme des roses reste aux rosiers engourdis, —
Et j'invente pour vous des mots souvent redits...
Que m'importe comment les floraisons s'achèvent :
Tout l'avenir s'émeut lors des éclosions,
Et, grâce à vous, ce soir, content d'illusions.
Je crois au renouveau délicieux des rêves 1
Car ce n'est pas encor la fièvre et le tourment.
Mais l'éveil d'une joie indéfinie et tiède,
Un tranquille plaisir fait d'attendrissement.
Une tentation d'aimer, à qui je cède...
NE LES CROIS PAS
Les pauvres, les jaloux, ceux que l'amour déserte,
Prédiront, si jamais tu parles de nous deux.
Que tu n'auras, après le plaisir hasardeux.
Que la déception d'être moins inexperte...
POÉSIES. 703
La sagesse leur vient de rêves disparus,
Leurs yeux se sont ternis à regarder la cendre;
Ils voudront t'avertir, ils voudront te défendre
Contre les beaux périls qu'ils n'ont jamais courus!
Ils sont jaloux. Ne les crois pas.- Sous tes paupières
Cache le désir jeune aux étincelles d'or,
Et, pour garder le grave et splendide trésor,
Prudemment, sur ton sein, croise tes deux mains fières...
Surtout réjouis-toi de ton isolement :
Souris, songe à demain et, la tête baissée,
Pour te rassurer mieux écoute simplement
Le bruit que fait mon cœur au fond de tes pensées,..
L'ORAGE
Les nuages montans ont obscurci l'espace ;
Le rosier las semble expirer contre le mur;
L'été sous la chaleur éblouissante et basse
Respire à peine... Il va pleuvoir sur le blé mûr.
Sur les chemins brùlans où dormait la poussière.
Sur le sable et la branche et l'ardoise du toit.
— Je pense à ton regard, à ta lèvre un peu fîère,
A l'adieu si distrait que j'ai reçu de toi.
Où donc étaient partis tes rêves, tout à l'heure ?
Une ombre de nuage avait couvert ton front...
Déjà des larmes d'eau s'étoilent au perron :
Quelle est l'inquiétude indicible qui pleure .î*
Voici qu'un vent brutal épouvante l'air lourd ;
Les arbres éperdus et mêlés se révoltent ;
Je songe au sort toujours menacé de l'amour
Et je songe au trésor fragile des récoltes,
A quelque enfant rustique et peureuse qui court
Vers le hameau natal à travers le pré sombre !
Là-bas roule la voix solennelle des cieux,
Puis le vent tombe, et sur le feuillage anxieux
La pluie autour de moi commence un bruit sans nombre.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut rentrer. Je pense à toi. L'averse vient:
Ton jardin doit souffrir aussi comme le mien ;
Tu rentres comme moi dans ta chambre et, peut-être,
Vaguement énervée et triste tout à coup,
Vas-tu pencher un peu ton front vers la fenêtre...
Le poids de tes cheveux a fatigué ton cou,
Tu vois l'orage au loin courber les moissons d'août,
Sur le gazon, tout près, s'écroulent des pétales
Et l'eau, cinglant la vitre en subites rafales,
Y fait un éphémère et transparent dessin I
Tu penses, toute seule en ta chambre. J'espère
Que, lasse, ayant trop chaud sous ton vêtement fin,
Tu sens monter la fièvre à ton cœur solitaire.
Tu te souviens que j'ai quelquefois supplié,
Tu découvres que j'eus raison d'être fidèle ;
Puis, parce qu'un éclair coupe le, ciel mouillé,
Tu trembles longuement d'une angoisse nouvelle...
— Mais bientôt le soleil redescendra vers nous.
Alors t'arriveront par la croisée ouverte
Une froide senteur de verdure plus verte,
L'odeur de l'air lavé, l'odeur des sentiers mous.
Les parfums sensuels éclos après l'orage...
Et toi, sans volonté, vaincue et sans courage,
Défaillante devant l'adorable danger.
Tu connaîtras enfin le vertige que j'ai,
Et, comprenant qu'un mal délicieux commence.
Tu vas être alanguie et tu regretteras
Pour ta jeune faiblesse et pour ton ignorance,
L'abri mystérieux et tendre de mes bras.
SOIR PRÈS DU LAC
Du vent glisse dans les châtaigniers frémissans,
Puis tout se calme en une lourde rêverie...
Qu'il fait sombre! Pas une étoile... Je descends
Vers le lac invisible au bas de la prairie.
Une senteur d'eau morte et d'orage et de nuit
Par souffles sur le flot ténébreux se soulève :
Le lac vient s'étirer aux galets de la grève.
Je sais qu'il est immense et ne vois rien de lui 1
POESIES.
70 o
Le soir est chaud... Je pense aux romantiques âmes
De ces lacs où l'amour soupirait sur les eaux
Des aveux que rythmait le bruit. mouillé des rames...
Tant de lyres ont frissonné dans les roseaux,
Du lac de lord Byron au lac de Lamartine,
Et tant d'hommes, émus d'un mirage ignoré,
0 mon lac noir, aujourd'hui même, ont adoré
Ton àme bleue où passe une voile latine !...
Tout près d'ici, sous les platanes de Vevey
Jean-Jacques sensuel et subtil écrivait
Les lettres de Saint-Preux dont s'exaltaii Julie,
Et quand la lune est comme un nénuphar d'argent,
Sur les rives j'ai vu, leurs lèvres se touchant,
Frissonner le désir et la mélancolie...
Et puis les soirs de fête apportant aux flots mous
Des bateaux éclairés où des ombres s'enlacent;
On entend, par sursauts, rire les femmes lasses,
Des couleurs de lampions tournent dans un remous;
Le lac sentimental chante ses barcarolles!
Mais la nuit peu à peu fait taire les paroles.
Et les femmes, nouant leurs mains à leurs genoux,
Délicieusement laissent descendre en elles.
Au lieu du plaisir brusque et vain qu'on leur offrait,
Un attendrissement plus intime et plus vrai.
L'amicale douceur des beautés naturelles...
^' fait sombre. Pas une étoile... Je n'ai rien,
Ni compagne, ni cœur battant, ni sérénade;
Sur le gravier l'imperceptible va-et-vient
De l'eau donne une odeur mystérieuse et fade.
L'orage rôde au fond des ténèbres. Je vois,
Très loin, cligner les feux d'un village vaudois
Comme tremble une flamme au chevet d'un malade...
J'écoute l'éternel et faible clapotis...
Et de même qu'au temps où nous étions petits,
A[)prochant une oreille étonnée et crédule.
Nous retrouvions au fond d'un coquillage amer
Le ressac et le vent salé qui s'y module
Et l'aventure, et le vertige de la mer,
TOME X. — 1912. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
Je m'incline, écoutant, vers la nuit et l'eau noire,
Gomme sur une conque où pleure encor le flot...
Et d'entendre à mes pieds l'obscur et lent sanglot
Me fait songer a tous les lacs de ma mémoire!
Ces jours oii, quand au vent les drapeaux ont flotté,
On s'embarque, cinglant dans l'azur. Et j'évoque
Le bruit de l'eau fuyante au flanc doux de la ((que;
Le blanc sillage est comme une neige d'été.
On a du plaisir frais plein sa poitrine pure.
Et l'on croit, sous l'essor penché de la voilure,
Que l'on part conquérir la jeune liberté!...
Lac changeant... Je connais si bien chaque nuance.
Depuis l'heure où l'aurore au ciel froid se fiance
Jusqu'au chaud crépuscule où les barques ont l'air
D'ibis roses prêts à voler vers le soir clair!
Ou bien la pluie et les sarcelles dans la brume;
L'aile d'un cygne enflée aux brises du beau temps ;
La vague verte avec ses volutes d'écume
Ou les après-midi de calme, miroitans...
— Le lac vient là, tout près... Je sais qu'il est immense.
Il berce la langueur sensible de la nuit
Et j'écoute... Et j'entends que s'exhale de lui,
Soupir d'une divine et sereine indolence,
Vaguement, la nocturne haleine du silence...
LE MALADE
Ne venez pas trop près. Je me recueille. Il faut
Laisser combattre en moi ma mourante jeunesse.
Pour qu'un peu de ferveur courageuse renaisse,
Peut-être, dans mon corps allongé, faible et chaud.
Je me tais... Comprenez mes yeux et mon silence
Et plaignez-moi d'être déjà si loin de vous
Parmi l'ombre où je sens tous mes rêves dissous...
Continuellement la pendule balance
L'heure qui parfois tombe en débris argentins
Car ce jour lentement décroit... un jour encore f
Voici que mon rideau fleuri se décolore.
Et la pitié du soir descend vers les jardins.
POESIES.
701
— Je ne sais plus penser à ma jeunesse heureuse :
Libre et robuste, avec des rires dans sa voix,
Elle est restée au fond des vergers et des bois.
A présent sur ma face ardente qui se creuse
Je n'ai plus de soleil ni de vent passager,
Et si l'amour voulait venir jusqu'à ma couche,
Il pâlirait, voyant le dessin de ma bouche
Immobile... Je suis devenu l'étranger,
Et mon bonheur m'oublie ainsi qu'un fils prodigue.
Et la douceur des fruits plus jamais ne tiendra
Dans cette main déserte et blême au bord du drap.
Je suis enveloppé de fièvre et de fatigue...
— J'ai compris ma faiblesse hier, en épiant
Tes yeux mouillés et ton mensonge souriant,
0 toi qui lis un peu croyant que je repose.
J'ai compris ma faiblesse et regretté des choses...
Un instant j'ai voulu garder comme un trésor
Mon sang de pourpre lente et ma force fanée.
Mais, plus sage à présent, je glisse vers mon sort...
Le crépuscule a clos mollement la journée.
Et l'immobile nuit me tient dans ses réseaux :
Est-ce l'humain sommeil ou l'autre qui commence ?...
J'ignore... Je suis calme et vaguement, d'avance.
J'ai peur de l'aube froide où chantent des oiseaux I...
LE SILENCE
Il est l'ami des cœurs farouches et meurtris;
Lui seul nous parle après que plus rien ne nous reste;
Dans l'émoi d'un regard ou la ferveur d'un geste
Il fait tenir tous les aveux et tous les cris.
Il est persuasif autant que l'éloquence;
Il nous ouvre, loin des propos habituels,
D'autres espoirs, d'autres âmes et d'autres ciels;
Il enseigne le prix sacré de ce qu'on pense...
Il redit les sermens qu'on n'a pas entendus,
Il murmure ceux qu'il fallait que l'on devine;
Près de nous le silence est une voix divine,
Qui continue alors que les mots se sont tus.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
Certains soirs désolés, sous le halo des lampes,
Il éclôt cependant que meurt le dernier bruil ;
Puis il ferme nos yeux et caresse nos tempes,
Et mûrit gravement le rave comme un fruit.
Il porte dans ses mains patientes et sûres
Les pavots du sommeil, le lierre des tombeaux,
Le calme de la mort et l'ombre du repos...
Il guérit le chagrin secret et la blessure.
Après la passion brûlante, il rentre en nous.
Pur comme un crépuscule où perle la rosée ;
Le silence renaît de la fièvre apaisée;
Il est puissant, il est invisible, il est doux.
Alors les souvenirs fleurissent la mémoire
Et, dans un instant noble, intime et précieux,
Il semble que l'amour encor chaud vienne boire
A quelque source calme où se mirent ses yeux...
— Il fait nuit; le silence est maître de la terre;
Il remplit les chemins; il baigne l'horizon.
Il endort le feuillage et bénit la maison
Et le jardin où le jet d'eau vient de se taire...
Je suis loin d'elle... Alors, silence qui veillez.
Je vous donne à deux mains, ce soir qu'elle est absente,
Ma tendresse isolée et toujours frémissante,
Mon labeur simple et mes songes émerveillés!...
Dites-lui, si jamais son cœur vain vous écoute.
Que les espoirs muets sont les moins inconstans;
Silence, parlez-lui très bas, troublez-la toute,
Silence, frère obscur et fidèle du temps...
Jacques Chenevièrb*
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La Chambre des députés a voté la loi électorale avant de se séparer,
à une majorité de 122 voix. C'est plus qu'on ne pouvait espérer lorsque
le Cabinet Poincaré est arrivé aux affaires. Beaucoup de ceux qui se
sont finalement prononcés en faveur de la réforme étaient en effet
hésitans, perplexes, hostiles même : quelques-uns l'étaient sans oser
l'avouer parce qu'ils étaient gênés par leurs engagemens électoraux,
mais ils n'auraient pas été fâchés que la loi échouât sans qu'on pût les
rendre directement responsables de son échec. Pour tous ces motifs,
la situation du Cabinet était difficile et il a fallu au gouvernement,
en même temps qu'une conviction très forte des mérites de la ré-
forme, une somme de courage peu ordinaire pour affronter comme il
l'a fait les obstacles, les briser ou les tourner.
Quand la discussion a été terminée, M. Poincaré a pris la parole
une dernière fois pour expUquer quelle avait été l'attitude du gouver-
nement dans cette affaire. Lorsqu'il s'est formé, la situation n'était
pas intacte; la question de la représentation proportionnelle était
posée; la Chambre avait déjà émis plusieurs votes dont U fallait tenir
compte; elle avait pris parti sur certains points importans. M. Poin-
caré l'a rappelé avec raison. Il a rappelé aussi les concessions nom-
breuses qu'il avait faites sur des points de la loi qui ne touchaient pas à
ses principes essentiels, en vue de ramener au projet le plus grand
nombre possible de républicains. Il a ramené les votes, mais non pas
les cœurs. Les radicaux-socialistes, qui sont une fraction considérable
du parti républicain et ont la prétention d'être ce parti tout entier, ne
lui pardonneront pas de n'avoir pas écouté leurs cris de détresse, de
ne s'être pas arrêté devant leurs objurgations impérieuses et désespé-
rées, enfin d'avoir réalisé les promesses de son programme et d'avoir
fait voter une loi qu'ils avaient chargée de leurs malédictions. Peut-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
êU'e leur opposition irréconciliable rendra- t-elle l'avenir du Cabinet
plus incertain; mais, quoi qu'il arrive, M. Poincaré aura fait un grand
acte ; il ne se sera pas traîné dans l'ornière accoutumée ; la physio-
nomie de son ministère tranchera sur celle de la plupart de ses
prédécesseurs ; il sera une date dans l'histoire de la République.
Date néfaste! crie M. Clemenceau et qusmd M. Clemenceau crie, il
le fait très fort. 11 a crié cette fois plus fort encore que d'habitude,
tant il est convaincu, à l'inverse de M. Poincaré, que la réforme élec-
torale, au Heu d'être iin bien, est un mal et même le souverain mal.
M. Clemenceau est sénateur : on doit donc s'attendre à ce que la
discussion qui vient de finir, au moins momentanément, au Palais-
Bourbon, soit reprise au Luxembourg, faut-il dire avec d'autres
armes ? non sans doute, car on n'en inventera pas de nouvelles ; mais
avec d'autres combattans qui les brandiront différemment. Rien qu'à
la pensée de cette lutte prochaine, M. Clemenceau a senti en lui comme
un regain de jeunesse et, la tribune n'étant pas encore ouverte, il a
pris sa plume de pubUciste, sa plume de combat, pour écrire à l'adresse
de « tous les républicains » un morceau qu'il est permis de trouver
trop verbeux. La bataille n'est donc pas finie, ou plutôt elle va recom-
mencer, et c'est un spectacle piquant de voir les radicaux et les
radicaux-socialistes, qui n'ont pas l'habitude d'exalter le Sénat, mettre
en lui leurs dernières espérances. Faites donner la garde, la vieille
garde! disent-ils. Nous croyons que, dans le cas actuel, le Sénat leur
causera une déception. En vain M. Clemenceau a-t-il lié partie avec
M. Combes : ces deux grands débris ne formeront pas, pour la défense
du scrutin d'arrondissement, un rempart bien solide ; en vain ont-ils
formé un comité qui s'est intitulé hardiment « comité de défense
du suffrage universel ; » en vain ont-ils annoncé qu'ils allaient com-
mencer, dans la France entière, une campagne de propagande extrê-
mement active; en vain M. Clemenceau a-t-il rédigé, pour servir de
programme à cette campagne, le manifeste touffu, décousu et vio-
lent dont nous avons déjà dit un mot ; il y a tout lieu de croire
que tant d'efforts seront dépensés en pure perte. Le Sénat tiendra
certainement compte de la volonté de la Chambre et de celle du
pays et si le gouvernement, comme nous n'en doutons pas, continue
de montrer la même fermeté, le résultat n'est pas douteux. Mais, dit-
on, le Sénat, au fond de l'âme, est hostile à la réforme ! C'est bien pos-
sible. Cependant, que M. Clemenceau fasse appel à ses souvenirs. Le
Sénat n'a jamais été plus hostile à une loi quelconque qu'il ne l'a été
à celle du rachat du chemin de fer de l'Ouest. Il ne l'en a pas moins
REVUE. CHRONIQUE. 711
votée et on sait pourquoi : il n'a pas osé renverser M. Clemenceau. Ou
serait surpris qu'après avoir voté une loi néfaste pour conserver
M. Clemenceau, pour en repousser une excellente H renversât M. Poin-
caré. Si le rachat de l'Ouest n'avait pas été voté, nos finances ne s'en
porteraient que mieux ; mais, si la réforme électorale venait s'enlizer
au Sénat, nous entrerions dans une ère de conflits dont les accidens
seraient très graves et le terme très incertain. Le Sénat est trop sage
pour s'exposer à de tels hasards.
Et ce n'est pas le manifeste de M. Clemenceau qui pourrait l'y en-
gager. Il débute ainsi : « Les ennemis de nos institutions — réaction-
naires et révolutionnaires refusant le budget — se coalisent au grand
jour dans une entreprise de prétendue réforme électorale qui n'est rien
moins qu'un attentat contre le suffrage universel. » On voit le ton ; il
se poursuit longtemps ainsi. L'Apocalypse n'a pas plus d'anathèmes !
Cherchant dans le passé des analogies à ce qui se fait aujourd'hui, à
ce qu'on menace de faire demain, M. Clemenceau passe en revue
l'aventure boulangiste, les entreprises de M. de Broglie dont la réforme
électorale sera la revanche, les entreprises bien plus redoutables
encore de l'Église qui, elle aussi, cherche à réparer ses défaites et
en trouvera, paraît-il, le moyen dans la représentation proportion-
nelle, et il accuse enfin le gouvernement d'accepter les pires ennemis
de la Répubhque pour collaborateurs. Que tout cela est ^deux, nous
alUons dire rance ! Laissons s'écouler ce flot tumultueux et bour-
beux pour en venir à des choses plus sérieuses. Quel est donc l'objet
de cette loi? Est-ce seulement d'assurer au pays une représentation
plus ressemblante? Quand même elle n'aurait pas d'autre but, la
loi porterait en elle-même sa justification.
Si notre système électoral actuel doit être condamné et remplacé,
ce n'est pas tant parce qu'il donne du pays une représentation fausse
que parce qu'il corrompt nos mœurs publiques. Ici nous cédons volon-
tiers la parole à M. Clemenceau. « M. le président du Conseil, dit-il,
s'est expliqué sur ce point devant la Chambre. La raison supérieure
qui le fait passer outre aux objections les plus redoutables, c'est la
nécessité, urgente paraît-U, primant toute autre considération d'intérêt
public, de mettre l'élu à l'abri des influences locales. Il a découvert
que l'ingérence quotidienne des parlementaires dans toutes les ques-
tions administratives rendait difficile au ministre de défendre son
impartialité. Les faveurs fatalement se gUssent çà et là et les mécon-
tentemens risquent de se multiplier. Le mal assurément n'est pas
imaginaire, car il s'étale publiquement aux yeux de tous comme la
71-2 REVUE DES DEUX MONDES.
conséquence infiniment fâcheuse de notre excessive centralisation...
Le remède ici n'a rien de mystérieux. Tout le monde sait qu'il n'y a
d'efficacité que dans la réforme administrative. Et le gouvernement
le sait si bien qu'il n'a pas craint de nous présenter sa réforme élec-
torale, qui ne change rien et ne peut rien changer de l'administra-
tion, comme une amorce de réforme administrative. » M. Clemen-
ceau reconnaît donc l'existence du mal ; il propose seulement un
autre remède, à savoir la réforme administrative, et sur ce point il
semble bien que M. Poincaré soit d'accord avec lui, puisqu'il a dit,
en effet, que la réforme électorale, en créant des circonscriptions
plus larges, faciliterait la réforme administrative et la préparerait.
Mais, de ces deux réformes, par laquelle faut-il commencer? Par la
réiorme électorale, dit l'un; par la réforme administrative, dit l'autre.
Il est évident pour tout homme de bonne foi que la priorité donnée à
la réforme administrative aurait pour conséquence de renvoyer la
réforme électorale aux calendes grecques, si même elle ne l'avait pas
positivement pour objet. Rien n'est plus difficOeà faire que la réforme
administrative. La question de la centralisation et de la décentralisa-
tion, qui en est le point saillant, est une des plus délicates et même
des plus redoutables qu'un pays comme la France puisse se poser, et il
s'en faut de beaucoup qu'elle soit résolue dans notre esprit. Elle l'est
dans celui de M. Clemenceau. DécentraHsons, dit-il, et tout sera sauvé !
A quoi nous répondrons : Qui sait? Quelques réformes décentralisatrices
ont déjà été faites; les pouvoirs locaux ont été augmentés; nous
n'avons pas remarqué que la somme des abus en ait été diminuée ; la
source seulement en a été déplacée. Il n'y a pas de pires tyrannies
que les tyrannies locales ; il n'y a pas de pire favoritisme que le favo-
ritisme local et les reproches qu'on adresse si justement à nos
ministres, trop dociles aux influences des députés, qm le sont trop eux-
mêmes à celles des électeurs, ne s'appUqueraient pas moins à nos
maires et à nos conseillers généraux qui, eux aussi, ont des électeurs.
Le pouvoir central était considéré autrefois comme un arbitre pré-
sentant de plus grandes garanties d'impartialité, parce qu'U avait plus
d'indépendance et d'autorité : cette indépendance et cette autorité, il
ne les a plus. Les abus qui se produisent en bas n'ont pas diminué
pour cela, bien au contraire : ils ont perdu seulement le correctif
qu'ils avaient en haut. Alors le mal a été partout et on s'est plaint de
la centralisation qui, ne remplissant plus son office, l'aggravait en effet
au lieu de le supprimer ou de l'atténuer.
Justement, dit M. Clemenceau, nos hommes d'État manquent de
REVUE. CHRONIQUE. 713
caractère, et il ajoute qu'aucune loi ne peut leur en donner. Aucune
ne peut leur en donner en effet, mais il y en a qui peuvent leur en
ôter. Les caractères des hommes étant ce qu'ils sont, nos institutions
les mettent à une épreuve à laquelle ils sont incapables de résister.
C'est du moins ce qui est arrivé trop souvent. Peut-être en sera-t-il
autrement avec M. Poincaré : il ^àent, en effet, de prononcer à Gérard-
mer un discours qui tranche singulièrement, nous voulons dire heu-
reusement, avec ceux auxquels nous sommes habitués. « Nous n'en-
tendons pas, a-t-il dit, faire figure d'un gouvernement qui se laisse
gouverner. » Langage admirable, que nous n'avions pas entendu
depuis longtemps et qui, à lui seul, est tout un programme. M. Poin-
caré a touché à bien des points sur lesquels nous ne le suivrons pas
aujourd'hui, parce que cela nous détournerait de la loi électorale : au
surplus, il lui a consacré la plus grande partie de son beau discours,
et il s'est exprimé à son sujet avec une netteté, une précision, en
même temps qu'avec une élégance de langage qui nous ont tiré de
l'embrouillamini de M. Clemenceau. M. Clemenceau s'est senti touché;
il a répliqué par une lettre à M. Poincaré, dont le style n'est plus le
même que celui de son manifeste ; nous reconnaissons qu'il est
meilleur; mais, à travers sa clarté reconquise, l'insuffisance des argu-
mens n'apparaît que mieux. M. Poincaré a répondu en deux mots, par
une sorte d'accusé de réception, qui a mis fin à une correspondance
assez inutile : rendez-vous est pris devant le Sénat. En attendant le
débat qui se prépare, nous nous en tenons à l'explication suivante de
M. Poincaré. « Autant il est indispensable, a-t-il dit, que ce soit la
majorité qui décide, autant il est juste que toute la nation soit appelée
à (léhbérer, et, puisqu'elle délibère par ses représentans, il faut que
cette représentation soit l'image, aussi fidèle que possible, du pays
tout entier. » Tel est effectivement l'objet en quelque sorte philoso-
phique de la réforme, mais son but pratique, on ne saurait trop
le répéter, est d'assainir nos mœurs publiques. Si le pays la veut, c'est
dans l'espoir que les influences qu'il a vues s'exercer cyniquement
perdront quelque chose de leur force au profit de la force et de l'indé-
pendance du pouvoir central.
Là est, à nos yeux, le véritable intérêt et le sens vrai de cette
réforme. Le comité qui s'est formé, sous l'égide de M. Clemenceau
et de M. Combes, pour la défense du suffrage universel, comité com-
posé par moitié de députés et de sénateurs, annonce qu'il multipliera
les brochures et les conférences. Soit : on lui répondra. La volonté du
pays se dégagera. M. Clemenceau, dans un passage de son manifeste,
714 REVUE DES DEUX MONDES.
regrette la suppression des élections partielles qui, dit-il, en attendant
les élections générales, donnent sur l'état de l'opinion des renseigne-
mens précieux. Sur dix élections partielles, huit tournent aujourd'hui
en faveur des partisans de la représentation proportionnelle, etles radi-
caux-socialistes eux-mêmes, pour être élus, sont obUgés d'en accepter
le principe. Quel parti M. Clemenceau tire-t-il de cet enseignement
qu'il juge si salutaire? Aucun. Mais le Sénat sera mieux avisé.
Toute une révolution vient de se produire à Gonstantinople. Nous
avions trop présumé, il y a quinze jours, des ressources de vie qui
restaient encore au Comité Union et Progrès et au ministère qui le
représentait. Sans doute la situation de l'un et de l'autre nous sem-
blait très ébranlée, compromise même à échéance plus ou moins pro-
chaine, mais nous avions cru que la crise actuelle pourrait se dénouer
provisoirement sans changement profond, et, tout au contraire, le
déclanchement s'est précipité avec une étrange rapidité. Nous avions
encore il y a quinze jours le ministère Saïd pacha; nous avons aujour-
d'hui le ministère Mouktar pacha.
Le ministre qui a été visé le premier par l'opposition a été le plus
considérable de tous, celui qui? pendant quelque temps avait paru être
le maître de l'Empire et qui l'aurait été en effet s'il avait été un
ambitieux de grand style. Mais Mahmoud Chevket pacha n'a voulu être
qu'un militaire, son horizon était borné à celui de l'armée : hors de là,
sa vue s'obscurcissait et l'énergie même de son caractère s'atténuait
dans une demi-indifférence. On se rappelle ses luttes contre le ministre
des Finances auquel il refusait de soumettre les comptes de son mi-
nistère. L'armée était pour lui au-dessus des lois, ou du moins des
règles de la comptabihté. C'est à ces petitesses qu'il réduisait son
action. Ce type de militaire est d'ailleurs vieux, comme le monde:
Horace le décrivait dans son Arf poétique en disant : Negat sibi leges,
il nie que les lois soient faites pour lui. Tel était Chevket pacha, hon-
nête homme à l'esprit étroit; mais, comme il avait battu la contre-
révolution, maintenu la constitution, mis le nouveau Sultan sur le
trône, tout s'inclinait devant son importance. Pour d'autres motifs que
les siens, tout le monde sentait que l'armée était tout dans l'Empire,
qu'elle en constituait le seul pivot solide et que son mécontentement,
s'U venait à naître ou à renaître et se traduisait de nouveau par des
actes, serait une force contre laquelle rien ne prévaudrait. Et, précisé-
ment, l'armée est devenue mécontente. A côté du Comité Union et
Progrès et contre lui, s'est formée une Ligue militaire qui travaillait
REVUE. CHRONIQUE. 715
dans l'ombre en attendant de se manifester au grand jour. Ses griefs
étaient d'ordres divers, mais, naturellement, ils portaient tous contre
Chevket pacha puisqu'il était le grand chef militaire et que, après
avoir exercé une sorte de dictature occulte, il avait accepté, avec les
fonctions de ministre de la Guerre, la responsabihté qui s'y attache.
On lui reprochait d'avoir introduit dans l'armée le régime du favori-
tisme et du passe-droit et d'avoir mis à sa tête une coterie qui, ayant
tout accaparé pour elle, avait fini par devenir odieuse. L'anarchie s'y
était introduite. Les chefs y avaient cessé d'être respectés et bientôt
Chevket pacha ne l'a pas été plus que les autres. Aux griefs tirés de
l'intérêt lésé des personnes, d'autres se sont joints. On a été surpris,
ému, indigné, que, disposant de toutes les forces de l'Empire, Chevket
Pacha n'eût rien fait pour mettre la TripoUtaine en état de défense,
pas plus d'ailleurs que les îles de la mer Egée. N'avait-il donc rien
prévu ? Cependant les ambitions de l'Italie n'étaient pas un mystère et
il fallait s'attendre tôt ou tard à ce qu'elle essayât de les réaliser. La
situation générale de la Méditerranée, l'entreprise de la France au
Maroc, les dédommagemens qu'elle avait donnés à d'autres puis-
sances, à l'Angleterre, à l'Espagne, et qu'elle avait consentis à l'ItaUe
elle-même devaient exercer sur celle-ci une tentation irrésistible. La
moindre psychologie politique devait suffire à faire apparaître le dan-
ger. Cependant Chevket pacha n'en a pas eu l'intuition et le gouverne-
ment ne l'a pas eue plus que lui. Ni l'un ni l'autre n'ont rien fait.
Après les griefs mihtaires, les griefs politiques. Sans doute, l'ar-
mée ne devrait pas faire de politique et Chevket pacha le lui a rappelé
avec une vigueur d'accent qui, dans sa bouche, pouvait faire sourire.
Ses objurgations n'ont rien arrêté. L'armée, qui a fait de la politique,
il y a trois et quatre ans, pour fonder le régime actuel et pour le main-
tenir, y a pris goût. EUe regarde le régime constitutionnel comme
son œuvre et elle fait profession d'y tenir. Or U faut bien reconnaître
qu'on n'en avait plus que l'apparence : il était difficile d'en voir la
réahté représentée dans un gouvernement qui ne pouvait \dvre
qu'avec l'état de siège, une presse muselée, des élections falsifiées
et des pratiques corruptrices qui rappellent à s'y méprendre les plus
mauvais jours d'Abdul Hamid. De cet ensemble de choses, résultait
dans la nation un malaise et dans l'armée une irritation qpii croissaient
sans cesse. De tant de nuages accumulés, l'orage devait sortir. Il a
été tout de suite si menaçant que le gouvernement a pris peur et que
Chevket pacha a donné sa démission. Si le reste du Cabinet a cru se
sauver par ce grand sacrifice, il se trompait : quand la poutre princi-
T16 REVUE DES DEUX MONDES.
pale d'un édifice vient à tomber, tout tombe avec elle. La Ligue mili-
taire ne voulait pas plus de Djavid bey, de Talaat bey et de leurs
collègues que de Chevket pacha. La démission de ce dernier ne
dénouait donc pas la crise, elle l'ouvrait. La difficulté qu'on a ren-
contrée pour le remplacer a montré qu'il n'était pas remplaçable, ou
plutôt que tout devait être remplacé à la fois. Le gouvernement ne
l'a pas compris tout de suite; il a essayé de se défendre ; il a organisé
une mise en scène parlementaire dont nous reparlerons dans un
moment, à la suite de laquelle la Chambre lui a voté un ordre du
jour de confiance à une majorité que, dans tous les sens du mot, on
peut qualifier d'écrasante: il n'a manqué à Saïd pacha que quatre
voix. Mais l'autorité de la Chambre n'est pas plus grande que celle
d'un gouvernement dont elle est l'émanation trop directe. Élue, il y a
deux mois, sous une pression politique, administrative et même
militaire peut-être sans exemple, cette Chambre, qu'on a dit avoir été
élue « à coups de bâton, » n'avait d'autre existence que celle que le
gouvernement lui avait communiquée : elle ne pouvait pas la lui
rendre s'il venait à la perdre lui-même. Saïd a cherché \ainement un
nouveau ministre de la Guerre, U s'est heurté à des exigences inac-
ceptables pour lui. Tout d'un coup le ministre de la Marine, Hour-
chid Pacha, a joint sa démission à celle Je Chevket. Saïd a aussitôt
donné la sienne. Quelques-uns de ses collègues l'ont accusé de trahi-
son. Le Comité Union et Progrès a été atterré et indigné. Mais Saïd
avait fort bien jugé; le ministère ne pouvait plus même se survivre;
le système qu'il a appliqué était usé au point de n'être plus raccom-
modable; la mutinerie de Monastir lui avait donné le coup de mort.
Plusieurs causes ont déterminé sa chute, mais la principale est dans
la manie d'uniformité que, sous prétexte d'unité, le parti Jeune-Turc
a voulu imposer à tout l'Empire. Cette conception jacobine a abouti
à un échec complet. On s'explique mal par suite de quelle aberration
des hommes intelHgens ont appliqué ce système étroit et violent à
une province de caractère aussi indépendant que l'Albanie. L'Albanie
s'est insurgée et rien ne l'a maîtrisée : les nouvelles qui en viennent
sont de plus en plus alarmantes, même après le changement de
ministère. Chevket pacha a pu s'apercevoir que le sabre ne suffit pas à
trancher toutes les questions. Là est l'explication des événemens qui
viennent de se produire : ils étaient sans doute inévitables et n'ont
surpris que par leur soudaineté. Comme il arrive d'ailleurs toujours
en pareil cas, le fait une fois accomph, tout le monde a déclaré l'avoir
prévu.
REVUE. CHRONIQUE. 71T
Bien coupé, mais il fallait recoudre, et ce n'était pas facile. Qui
succéderait à Saïd pacha ? Qui serait grand vizir? La question s'adres-
sait au Sultan. Ce modèle de souverain constitutionnel a fait appeler
en consultation les présidens des deux Chambres : d'après ce que
nous avons dit de celle des députés, on peut juger de l'autorité de ses
conseils. Le choix de Mahomet V s'est porté d'abord sur Tewfik pacha,
ambassadeur de Turquie à Londres, qui, absent de Turquie depuis trois
ans, n'avait pas été mêlé aux intrigues des partis. Au premier moment,
le choix a paru bon; il a été bien accueilU par l'opinion européenne;
dans une proclamation qu'il a adressée à l'armée, le Sultan l'a pré-
senté comme défmitif, et tout le monde a remarqué, dans le document,
impérial, la phrase suivante qui a paru significative : « Je désire et
je juge nécessaire que le nouveau Cabinet soit composé de personna-
lités ayant une large expérience des atïaires de l'État et ayant des
opinions indépendantes, alTranchies de toute influence. » On a dit
que cette proclamation était la condamnation définitive du Comité
Union et Progrès. En effet, les anciens ministres et le dernier en
particulier étaient loin d'avoir des opinions indépendantes : ils avaient
celles du Comité. Ils étaient loin d'être affranchis des influences: ils
subissaient docilement celles du Comité. Tewfîk pacha allait-il être
vraiment Ubre de suivre une pohtique personnelle ? On l'a cru un
moment, mais ce moment a été court. Tewfik a posé ses conditions,
qui n'ont pas été acceptées. La première était, parait-il, la dissolu-
tion de la Chambre et la seconde celle des Comités, ce qui n'était
pas trop mal vu. La dissolution de la Chambre s'imposera fatalement
à prochaine échéance et il aurait mieux valu commencer par où on
sera obligé de finir. Il reste quelque chose de mystérieux dans la
manière dont Tewfik, après avoir été mis en avant, a été éliminé. Ce
premier tâtonnement, cette première hésitation du Sultan montrent
que, tout en rompant avec le Comité, il a voulu encore le ménager.
Il a appelé au grand-vizirat Ghazi Mouktar pacha. Mouktar le victo-
rieux est le général le plus glorieux de l'Empire, dont il a soutenu
il y a trente-cinq ans, en Asie Mineure, lors de la guerre contre
la Russie, les intérêts et l'honneur par des manœuvres qui lui
ont valu l'admiration de tous les gens du métier. Mais en pohtique
Mouktar est un neutre. Il a confié le ministère de la Guerre à Nazim
pacha, choix excellent, a-t-on dit tout de suite, mais Nazim s'est
empressé de déclarer aux Jeunes-Turcs qu'il n'était d'aucun parti,
d'aucun comité et qu'il ferait strictement son devoir de ministre de la
Guerre. La présence de Hussein Hilmi pacha à la Justice a paru être
718 REVUE DES DEUX MONDES.
une garantie, mais Hilmi a fait donner, assure-t-on, aux Jeunes-Turcs
des assurances analogues à celles de Nazim. On a cru avoir besoin de
Férid pacha, qui est Albanais, et dont la nomination ferait, pour ce
motif, un bon effet en Albanie ; mais il demande le ministère de l'Inté-
rieur et on hésite à le lui donner de peur de déplaire aux Jeunes-Turcs.
On a voulu avoir Kiamil pacha : il ne s'est pas refusé, mais il a demandé
la présidence du Conseil d'État, ce qui le met en marge du ministère,
dans une situation d'attente, et tout le monde commence à dire qu'il est
le grand vizir de demain. Quand le ministère Mouktar s'est formé, on
l'a qualifié de grand ministère, à cause de la haute personnalité de la
plupart de ses membres : le lendemain, on l'a appelé seulement
ministère de transition et il semble bien qu'il ne soit pas autre chose.
Sous cette couverture, brillante mais de faible contexture, les partis
vont continuer d'intriguer et de s'agiter. La nouvelle révolution
menace d'être changée en nourrice comme la précédente et il est
naturel que l'Albanie manque de confiance et reste en insurrection.
L'avenir reste en effet très incertain. Les intentions sont louables, mais
faibles et dès lors suspectes. Le Comité Union et Progrès est battu,
mais non pas vaincu. Il est composé d'hommes énergiques et sans
scrupules qui n'acceptent pas leur défaite. On n'en a pas fini avec lui.
Sa chute est profonde }>ourtant et, soit dit en passant, si on s'étonne de
voir passer et repasser les noms de Saïd, de Kiamil, de Mouktar, qui
ont tous plus de quatre-vingts ans, l'expUcation du rôle que jouent
encore ces revenans perpétuels n'est-elle pas dans le fait que le régime
nouveau, celui du Comité, n'a pas fourni des hommes capables de les
remplacer?-
Nous avons dit un mot de la séance de la Chambre des députés que
Saïd a organisée et mise en scène, après la démission de Mahmoud
Chevket pacha, soit pour essayer de raffermir sa situation ébranlée,
soit, s'U devait mourir, pour faire une belle mort. Il a prononcé un
grand discours, qui a été complété par un autre du ministre des Affaires
' étrangères, Hassim bey. Il résulte de ces harangues d'apparat, dont on
aurait sans doute tort de prendre les déclarations au pied de la lettre,
que jamais la situation extérieure de la Turquie n'a été meilleure qu'en
ce moment. On est bien, très bien avec toutes les puissances et
particulièrement avec chacune d'elles. Saïd pacha a eu un mot
aimable, obligeant, confiant, reconnaissant, pour les unes et pour
les autres. A l'entendre, la Porte a repris, conformément à de vieilles
traditions, les meilleurs rapports avec l'Angleterre. Elle n'a jamais
cessé de les avoir avec la France. La présence de M. SasonofF au niinis-
REVUE. CHRONIQUE.
119
tère des Affaires étrangères de Russie lui est une preuve manifeste des
sentimens amicaux de ce pays. Il en est de même, en Autriche, de la
haute situation dont le comte Berchtold remplit si bien les charges.
L'Autriche et l'Allemagne ont été mises à l'épreuve par une guerre
qui, les plaçant entre un ami et un alUè, devait leur causer quelque
embarras, mais elles en sont sorties de manière à mériter les remer-
ciemens de la Turquie. Tout est donc pour le mieux dans la meilleure
des Europes. Quant à la guerre, elle continuera jusqu'au moment où
l'Italie accordera à la Porte des conditions de paix honorables, c'est-
à-dire où elle reconnaîtra sa pleine souveraineté sur la Tripolitaine, la
Porte étant décidée à ne céder jamais une parcelle de territoire otto-
man et encore moins à la vendre. Ce sont là de fières paroles : sont-
elles bien d'accord avec la vérité? Il semble que Saïd pacha ait voulu
sortir en quelque sorte tous ses avantages, soit pour en parer sa chute,
soit pour en écraser ses successeurs s'ils en compromettent et en
perdent quelque chose. En réalité la situation de la Turquie est cri-
tique, en dépit des bonnes volontés qu'elle rencontre en effet en
Europe, mais qui ne suffisent pas à la tirer des difficultés qui l'as-
saillent. On répète volontiers à Constantinople que la guerre peut
durer indéfiniment sans que la Turquie en souffre ; les événemens
d'hier montrent que cela n'est pas tout à fait vrai; la crise intérieure
est en grande partie l'effet du mécontentement causé par la prolonga-
tion de la guerre dans une armée qui, malgré toute sa valeur, se sent
impuissante à y mettre un terme. Peut-être en est-il de même du côté
italien ; mais en Itahe l'esprit public a un autre ressort qu'en Turquie,
l'opinion a une autre tenue et, bien qu'elle n'ait pas encore produit, à
beaucoup près, le résultat qu'on en attendait, la guerre y reste popu-
laire. Un beau fait d'armes que la flotte vient d'accomplir a produit
dans toute la péninsule un enthousiasme indescriptible. Cinq ou six
torpilleurs sont entrés de nuit dans les Dardanelles; lorsqu'ils y ont
été découverts, ils avaient déjà fait du chemin et ils ont continué d'en
faire sous les feux convergens du rivage, poussant jusqu'à la flotte
ottomane qu'ils avaient formé le projet de couler. La flotte était
garantie par des chaînes de métal qui ont arrêté les torpilleurs ita-
Uens; mais ils n'en avaient pas moins fait vingt kilomètres et ils
s'en sont retournés comme ils étaient venus, toujours sous le canon
ennemi qui ne leur a causé que des avaries insignifiantes. Cet acte
héroïque, qui rappelle un peu ceux de notre amiral Courbet, ne
saurait être trop admiré, bien qu'il n'ait pas atteint son but. L'au-
dace de la conception et l'énergie de l'exécution montrent ce que
120 REVUE DES DEUX MONDES.
peuvent faire les marins italiens. Nous ne savons pas quelle impres-
sion en a ressentie l'opinion ottomane, mais nous savons quelle a été
celle du Sultan. Dans une proclamation qu'il a adressée à l'armée pour
lui recommander la discipline et l'obéissance : « Agir contre ces pres-
criptions, a-t-il dit, serait commettre une trahison envers la nation et
la patrie. Ce sont les tendances qui se sont manifestées à la suite
d'un grave incident qui ont encouragé l'ennemi à oser venir, dans la
nuit, jusqu'aux portes de la capitale. Ces faits constituent un avertis-
sement. »
Le Sultan exagère un peu, car les torpilleurs italiens ne sont pas
venus et n'ont jamais eu l'intention de venir jusqu'aux, portes de la
capitale. Mais enfm le canon a retenti dans les Dardanelles, et cela
doit suffire pour rappeler au Comité Union et Progrès, à l'Union
Libérale, à la Ligue mililaire, c'est-à-dire à l'opinion et à l'armée, qu'il
est dangereux, en pleine guerre, de se livrer à des opérations de poli-
tique intérieure qui renverseraient des ministères les uns sur les
autres et donneraient au dehors l'impression de l'incohérence et de
l'anarchie. Le ministère Saïd ne tenait plus debout; on ne l'a même
pas renversé, il est tombé ; soit, mais il est à désirer qu'on ne recom-
mence pas. Et pourtant, nous l'avons dit, le ministère Mouktar pacha
n'est qu'une belle façade derrière laquelle nul ne peut dire avec certi-
tude ce qu'il y a aujourd'hui, et encore moins ce qu'il y aura demain.
La personne du Sultan est bien effacée. Il n'était question que d'Abdul-
Hamid quand il était sur le trône : qui parle de Mahomet V? On en a
parlé, il est vrai, dans ces derniers temps, mais pour se demander s'il
n'y avait pas lieu de le déposer lui aussi et de lui donner un successeur.
Ces velléités sont abandonnées, paraît-il, et cela est fort heureux.
Détrôner un sultan ne diminuerait pas les inconvéniens qu'il y a déjà
à jeter à bas des ministres. Puisse-t-on s'inspirer à Constant inople du
proverbe si sage d'après lequel ce n'est pas au milieu du gué qu'il est
prudent de changer les chevaux !
Francis Charmes.
Le Directew-Gérant,
Francis Charmes.
LA VALLÉE BLEUE
(1)
DEUXIEME PARTIE (2)
III. — L INVASION DES CIVILISES
La vie s'organisa très vite au Château Neuf grâce à l'éner-
gique initiative combinée de Maxime et de Rolande.
Tout de suite après le petit déjeuner du matin, l'auto con-
duisait Jérôme à Epirange, concession de Maxime à son père.
— C'était à Epirange que se trouvaient la grande maison
moderne du baron Malard et les ruines du château que Jérôme
allait avoir à réédifier. — Puis, le chauffeur remettait le volant
aux mains de son jeune maitre et la première randonnée com-
mençait.
Le matin, seul ou en compagnie du chaufïeur, Maxime fai-
sait de la vitesse, s'exerçait à de savans virages, traversait
bourgs et hameaux, pétaradant, cornant, à l'ahurissement géné-
ral.
Puis à déjeuner, négligemment il disait à sa mère, à
Rolande :
— J'arrive de Rourges.
Et, comme pièces à l'appui, il offrait des friandises, des spé-
cialités du pays :
— Voici des forestines...
— Ah bien ! par exemple, s'écriait la tante Anna en lais-
sant sa poitrine tressauter de rire. Si je m'attendais à cela ! Tu
(1) Copyright by Jacques tles Gâchons, 1912.
(2) Voyez la Revue du i«' août.
TOME X. — 1912. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
arrives de Bourges. Ah bien ! par exemple. C'est bien parce que
tu me le dis...
Les étonnemens quotidiens de la tante Anna étaient une
des joies de Maxime.
— Il faudra que je vous emmène un jour, que je vous enlève,
tante Anna...
— Ah! par exemple, Maxime, non, je ne veux pas que tu
m'enlèves. Ah bien ! par exemple, je ne me vois pas sur ta
machine! Je suis trop lourde. Oui, oui, je suis trop lourde.
— Mais vous êtes une plume, ma tante, une plume pour ma
trente chevaux !
— Une plume ! tu es bien la première personne qui me dit
cela! une plume ! Ah bien! par exemple...
Quoique la voiture fût excellente, il y avait de temps à
autre une panne. La panne, c'est un des rites de cette nouvelle
religion. Mais les pannes de Maxime avaient lieu d'ordinaire en
ville, à Ghàteauroux, au Blanc, à Saint-Amand, à Montluçon,
et l'obligeaient à déjeuner dans une de ces bonnes auberges de
jadis que l'automobile et le Touring Club font renaître peu à
peu de leur poussière! Alors, au diner, qui avait lieu tantôt
chez les tantes, tantôt à Filaine, Maxime triomphait :
— Fauveau m'a fait faire un petit déjeuner au vin gris avec
un coquin de salmis de volaille dont j'ai encore le parfum dans
les narines ! Pour sa peine je l'ai conduit à Gluis où il avait
affaire. Impossible, ce Fauveau, il ne voulait pas que je le paye.
(( Donnant, donnant! » s'écriait-il. Alors nous nous sommes
mis à nous tutoyer, u Les parens de mes amis sont mes parens,
s'écriait-il. Passe donc déjeuner de temps en temps au buffet! »
Il sait vivre... Mais ce qu'il a été épaté d'apprendre que nous
allions rester toutes les vacances à Saint-Ghartier ! Il prétend
que c'est un trou. Il n'a pas tout à fait tort: «Alors, quoi.^^ me
disait-il, c'est l'invasion des civilisés... »
Gabriel Baroney laissait parler son neveu à tort et à travers,
et il souriait de voir tous les visages amusés de ses enfans. Il
était plein d'indulgence pour Maxime. Au bout de quinze jours,
il le trouvait déjà plus acceptable.
— Il est de son époque, ce pauvre garçon; ici, son auto sera
un excellent dérivatif.
LA VALLÉE BLEUE. 723
L'auto des Jérôme était munie d'une trompe qui jouait le
<( Roi Dagobert » pour avertir les passans,et cette musique nasil-
larde avait achevé de conquérir les enfans de Gabriel Baroney.
Ils l'entendaient de plus d'un kilomètre. Dès qu'une note de la
célèbre chanson avait retenti au fond de la vallée, ou bien, au
loin, sur la route qui suit le faite du coteau, tous les petits ten-
daient l'oreille et en même temps, sans hésiter, ils murmu-
raient :
— Voilà Maxime !
Car, très vite, l'auto et Maxime n'avaient plus formé qu'un
seul personnage. L'auto, c'était le bruit, la vitesse, le danger;
Maxime, c'était l'élégance, la verve, la raillerie. Et tout cela
allait très bien de pair. C'était surtout autre chose que ce qui
formait la vie- habituelle à Filaine, à Saint-Chartier et même à
La Châtre. L'auto et Maxime, c'était Paris, c'était la vie moderne,
sorte de vin mousseux dont tous les jeunes cerveaux s'enivrent
vite. C'était les vacances! Mais des vacances, vraiment, tout à
fait rares, des vacances extraordinaires qu'ils n'auraient pas su
prévoir, même en rêve. Filaine, le calme Filaine, était trans-
formé en une sorte d'embarcadère d'où l'on s'évadait, chaque
jour, pour un lieu ou pour un autre. Maxime était, à la fois, le
directeur des excursions et ie chauffeur: il donnait des ordres
et les exécutait.
Tout, en Maxime, frappait : sa voix, nette, autoritaire, abso-
lue ; ses vètemens à la fois sauvages et du dernier genre; sa
science de la mécanique ; et son visage, son visage surtout, avec
ses lèvres rasées où l'ironie se dessinait à tout propos et même
hors de propos. Lucien copiait déjà ses gestes, sans s'en douter,
écartait, en marchant, deux bras raides comme s'il avait eu
autour du corps la peau de bête de Maxime. Philippe sentait
pousser en lui l'orgueil d'être le cousin de ce chauffeur émérite
et de ce spirituel gamin de Paris... Quant aux petites Solange
et Gabrielle, elles étaient figées de joie. René seul, toujours plus
réservé, faisait bande à part, ce qui ne l'empêchait pas de se
laisser volontiers enlever avec tous les autres.
L'auto n'était pas encore au milieu de l'allée des tilleuls que
les cinq Baroney étaient en rang le long du perron, avec leurs
72i REVUE DES DEUX MONDES.
cache-poussière, leurs casquettes, leurs gants et leurs cinq visages
épanouis.
Maxime ne descendait pas de voiture. Il écrasait deux ou
trois fois, brusquement, entre ses doigts le caoutchouc de la
trompe, ce qui faisait sauter et rebondir les petites comme des
balles élastiques et il attendait ses voyageurs en consultant sa
carte d'état-major, à travers son mica.
Gabriel Baroney apparaissait bientôt guètré, le bâton ferré
à la main.
— Salut, oncle des champs !
— Bonjour, neveu de ville!... Tu sais, nous n'avons que
deux heures à te donner. Il faut qu'à la demie de quatre heures
nous soyons rentrés pour le goûter des enfans chez la tante
Anna...
— Ah! tante Anna a convié les enfans à un goûter. Ah
bien ! par exemple, je n'aurais garde de manquer à ce charmant
rendez-vous. Ah bien ! par exemple !
Maxime parlait du nez, (( riboulait » des yeux et imitait le
gros rire de tante Anna, ce qui amusait toujours les petits.
— Voyons, voyons ! Maxime, grondait l'oncle Gabriel pour
la forme.
— Deux heures, réfléchissait Maxime. Voici ce que je pro-
pose. Ghâteaumeillant par Briantes et Champillet. Retour par
Néret et Montlevic. Une demi-heure pour aller, une heure et
demie pour le retour, par les petites routes qui ménagent
toujours des surprises, cela vous va ?
— Tu ne pourras pas nous mener à Ghâteaumeillant en une
demi-heure !
— Voulez-vous y aller en vingt minutes ?
— Non, non. Je te confie ma nichée à la condition que tu
sois prudent.
— Je le suis, je le serai. Oùoût ! oùoût ! Nous perdons de
précieuses secondes ! Bonjour, ma tante !
]y|nie Baroney se montrait sur le seuil de la maison, le front
ridé d'anxiété. A Filaine, elle seule, jusqu'à ce jour, avait résisté
aux propositions de son neveu et ces départs des enfans là ren-
daient malade. Son mari, plus brave, ne manquait pas de
l'exhorter au calme :
— Allons, la mère, ne sois pas en retard, au petit goûter de
Fanny. L'air va nous fouetter l'appétit.
LA VALLÉE BLEUE. 72/>
M'"" Bnroney haussait les épaules, puis suppliait :
— Maxime, je t'en prie, pas d'imprudences...
— Mais, ma bonne tante, je vous assure q;ue je tiens essen>-
tiellement à ma peau...
Deux sourdes clameurs de trompe :
— Oùoùt ! oùt !
L'Apre bruit de l'embrayage, le grondement sourd du mo^
leur, quelques brusques détonations et l'auto démarrait vive?
ment, faisant le tour de la pelouse, aux aboiemens de Rip et de
Jap, les deux chiens de Filaine, pas encore habitués à ce tapage^.
el disparaissait dans l'allée des tilleuls.
c( G'est-le roi-Da gobert... » chante la trompette. — Oùt,
(»ùoùt ! )) beugle la trompe. Une petite secousse à la traversé^^
du caniveau et l'auto file sur la grand'route, traverse le pays,,
ralentit une minute devant les poivrières des tantes Anna^crl
Célina, puis Maxime met le capot sur La Châtre... .
« C'est-le roi-Da... oùt, oùoùt ! »
Les sept Baroney soulèvent la poussière de la route. Per-
sonne ne parle. Les petites se serrent les unes contre le.-*
autres. Lucien, Philippe, René pincent les lèvres. L'oncl»
(îabriel à la gauche de son neveu appuie fortement la paume de
la main sur sa canne, fichée en face de lui. Quant à Maxime^
le visage grave derrière le masque, il n'a qu'une idée : bien
conduire. Et, ma foi, après trois semaines d'essai, il conduit
parfaitement.
« Aurait-il trouvé sa voie ? » se demande ironiquement son
voisin. Mais l'auto aborde déjà la forte côte d'Ars. Gabriel
Baroney clignote des yeux; dans la voiture, on se cramponne :
chacun à sa façon jouit du soleil, de la vitesse et de la moderne
sensation de se voir poivré des pieds à la tête par la bonne
poussière natale.
Le goûter offert par M™^ Jérôme Baroney avait lieu dans la '
grande salle à manger de la tante Anna, dont on avait ouvert à
deux battans la porte qui la faisait communiquer avec le grand
.salon. Jamais ces deux pièces ne s'étaient si bien vues l'une
l'autre. Dès le matin, les volets étaient ouverts, et le soleil, h
travers les rideaux, posait des taches d'or sur le tapis et sur la
dos des meubles; des rayons bondissaient sur le parquet, rico-
chaient sur les glaces. Un portrait, au pastel, de la tante Anna
726 REVUE DES DEUX MONDES.
à seize ans, écarquillait ses yeux gris, — comme s'il sentait
vraiment qu'il émergeait de l'obscurité. Les fauteuils, tout à
coup dépouillés de leur housse perpétuelle, n'osaient pas se
regarder, tels des conscrits pudiques devant le major: et, de fait,
ils n'étaient guère beaux avec leurs bras pelés et leur tapisserie
luisante. Enfin la pendule marchait: un pêcheur, debout, balan-
çait sans relâche un filet, qu'il ne se résolvait jamais à laisser
tomber dans l'eau, symbole des perpétuelles hésitations de ce
bas monde. Et cependant l'heure avançait, tic tac, tic tac, la vie
s'écoulait emportant les bonnes occasions comme le fleuve ses
poissons... tic tac... Deux fées, Rolande et sa mère, étaient
entrées dans ce salon, cette salle à manger de la Belle au Bois
Dormant et, à leur voix, tout s'était éveillé.
La tante Anna était à la fois fière et inquiète. Elle avait
jusqu'alors vécu dans la croyance qu'un jour luirait certaine-
ment, durant lequel son château serait ouvert à la curiosité du
dehors et qu'elle pourrait enfin montrer à quelques amis privi-
légiés les fameuses broderies dont elle avait fait le but intégral
de ses journées. Mais elle n'avait jamais essayé de deviner à
quelle occasion elle inaugurerait son exposition. C'était un de
ces mystères de la vie quotidienne qui, approfondis, enlève-
raient toute énergie à bien des créatures ; à défaut de grand
devoir, elles s'en suggèrent une multitude de mesquins et inu-
tiles. Une fois achevées, après des mois et parfois des années de
travail, les broderies de la tante Anna et de ses zélées camé-
ristes étaient soigneusement couchées dans de la mousseline
azurée, empaquetées, étiquetées et rangées avec une scrupuleuse
méthode dans d'énormes et vénérables armoires, sombres et
hermétiques geôles.
Rolande avait un soir surpris le secret de tante Anna qui,
après une belle défense, avait avoué ses trésors. Et Rolande
avait voulu tout voir, tout étaler, tout comparer.
■ — Ma bonne tante, s'était écriée la jeune fille, vous êtes
comme l'avare qui laisse trop vieillir ses vins... Donnons un
banquet !
— Un banquet ? Ah bien ! par exemple...
Rolande, qui était obstinée, parvint à réaliser son idée.
Parmi les chefs-d'œuvre de la brodeuse, elle choisit les pièces
maîtresses ; un dessus de cheminée, une série de voiles de fau-
teuils et de canapés, des stores, des discrets et enfin une extraor-
LA VALLÉE BLEUE. 727
(liiiairc draperie de piano... Chargée de ces trophées, elle avait
fait une impressionnante invasion dans le salon...
Une heure après, la métamorphose était accomplie. La tante
Anna n'en croyait pas ses yeux et poussait elle-même les plus
admiratives exclamations.
— Ah! sainte Province ! monologuait ilolande,tu ne connais
pas tes richesses. Que de belles choses y moisissent dédaignées,
que de jolies filles y tournent en vinaigre, que de talens cachés!
Il n'y a qu'à frapper la terre, et il. en sort des merveilles... Ma
tante Anna, vous avez la discrétion du vrai savant, du grand
artiste, tout entier à son œuvre. Mais, aujourd'hui, on n'a plus
le droit de vivre obscur et de jouir seul de ses découvertes et de
son talent : le devoir est d'en faire profiter tout le monde ! Et
considérez la joie de ces belles dentelles faites à muche-pot,
comme dit l'oncle Gabriel. Le silence n'est pas à la mode, nous
sommes dans le siècle de la grosse caisse.
La tante Anna, sans trop comprendre les bondissantes
pensées de Rolande, opinait docilement du chignon maigrelet
qui servait de couronne à sa grosse tète ronde.
Ressuscites par les mains ingénieuses de Rolande et de sa
mère, suivante docile, le salon et la salle à manger de la tante
Anna ne pouvaient demeurer longtemps inutilisés. Ces dames
comptaient pour rien leurs propres repas. Il convenait de rece-
voir. Après un premier diner, Madeleine Raroney ayant montré
peu d'enthousiasme a se séparer, à nouveau, de sa nichée, dont
une partie se couchait de bonne heure, Rolande résolut d'orga-
niser des goûters, en attendant qu'elle pût convier, cérémo-
nieusement, les (( châtelains » des environs. N'avait-elle pas des
amis en villégiature à moins de vingt-cinq kilomètres? Les
Morel du Gard, l'élégante M">« Morel du Gard et ses trois filles,
ei leur cousin François de Chigné, le meilleur bostonneur de
Paris. Les Fritz, banquiers, un fils, une fille, n'habitaient pas
loin non plus. L'été, Paris est en province.
Et le Château Neuf vraiment dépassait les plus optimistes
prévisions de Rolande qui prenait au sérieux son rôle de châte-
laine...
Pour l'inauguration de cette série de goûters, la jeune fille
avait préféré ne pas être de la promenade en auto, afin de
tout préparer elle-même ; sa frivolité n'allait point sans un cer-
tain sons de la « présentation. » Et bien avant quatre heures, la
728 REVUE DES DEUX MONDES.
table était ordonnée et fleurie. Nappe, napperons, serviettes à
thé sortaient de 1'» atelier )> de la tante Anna.
— Vous savez, ma tante, avertit Rolande, il ne faut pas
vous émouvoir aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle la répétition
des couturières. Nous n'avons convié que la famille, afin de voir
si tout est au point. Bientôt ce sera le tour des belles dames de
La Châtre.
— Les belles dames de La Châtre. Ah bien! par exemple!
mais quelles belles dames .^
— Je n'en sais rien encore. Mais ce dont je suis sûre, c'est
^*}u'elles viendront...
Et les yeux de tante Anna de s'écarquiller davantage...
C'est Rolande, bien entendu, qui fit à M""' Gabriel Baroney
€t à Marthe Bourin les honneurs des beautés inédites du salon
et de la salle à manger.
— Bonjour, cousine, s'écria gentiment Rolande en allant
.nu-devant de la jeune fille.
— Bonjour, mademoiselle.
Depuis l'arrivée des Jérôme, Marthe avait pris un air grave
•qui réjouissait Etienne, mais qui étonnait un peu Gabriel Baro-
ney : il eût voulu chez la jeune fille un plus naïf étonnement.
Elle s'appliquait. Elle domj»tait son admiration pour l'élégance
aisée de la jolie Parisienne, Rolande devinait très bien cette
circonspection, et sa vanité en était agréablement chatouillée.
Le tour de la table accompli, les complimens reçus,
Rolande installa ces dames dans le salon et s'assit elle-même
au fond d'une bergère, les jambes croisées sans façon. Un de
ses pieds battait la mesure lentement, et découvrait par instant
«ne cheville charmante, gantée de soie rose. Dans ses cheveux,
un ruban du même ton paraissait, disparaissait, et faisait ado-
rablement ressortir ses lourdes torsades noires. Sa robe et son
corsage étaient tout simples, mais on sentait partout le doigt
du bon faiseur. Et puis, quelle aisance dans ses gestes! Elle
avait une telle habitude de l'élégance, que ce qui chez toute
autre eût paru excentrique semblait ici tout naturel. C'était une
Heur compliquée, mais dont l'exotisme constituait une grâce de
plus ajoutée à la fraîcheur de la jeunesse.
Marthe n'était pas très fière de son petit tailleur beige. Et
puis, elle comparait la loilette de M""' Jérôme Baroney, si jeune,
«i celle de sa future belle-mère, d'une sobriété par trop cam-
LA VALLÉE BLEIE. 72'l '
pagnarde. Elle jetait un rei^ard dploré vers la tante Anna quî
était toujours en retard de deux ou trois ans sur la mode. Un
malaise embruma un instant sa pensée. Pourquoi prenait-ello
garde à ces détails."* Chacun porte le costume de son milieu.
Ce qui paraissait délicieux chez la jolie Parisienne eût été pré*
tentieux et exagéré chez une jeune fille destinée à habiter touîi*-
sa vie une simple bourgade au fond de sa vallée.
— Est-ce que nous verrons Etienne.^ demanda Rolande.
— Etienne.^ répéta la jeune fille tirée tout à couj> de ses
réflexions. Non. Il a beaucoup à faire cet après-midi... Nous ne
le verrons guère qu'.à l'heure du diner...
— Vous le gronderez de ma part, n'est-ce pas.^ Vous lui
direz qu'on peut très bien mener de front ses fonctions d'agri-
culteur et ses devoirs d'homme du monde. On n'est un homme
complet qu'à cette condition.
— Ma chère Rolande, dit M""® (iabriel Baroney, venant au
secours de sa future belle-fille, Etienne sera assez puni de
n'avoir pu assister à cette charmante réunion. C'est aujourd'hui
la fin des foins; il ne peut quitter ses hommes.
— Il ])ouvait les finir d(;main ses foins, ou hier.
— Tout ne s'arrange pas selon notre gré, ma chère petite- .
le temps...
— Mais si, ma tante, mais si! Il s'agit de ne pas se laisser
complètement envahir par les obligations de sa profession, dô
se garder un peu à soi et aux autres. Nous sommes quelque.»
jeunes filles de cet avis, et qui n'épouserons qu'un homme assez
intelligent, assez malin, si vous voulez, pour le comprendre.
— Comme tu as raison, Rolande! s'écria, avec un soupir^
]y|me Jérôme Baroney. Je vais dans des maisons où mon mari
n'a jamais mis les pieds, où l'on ignore peut-être son existence.
Il n'a pas su faire la part du feu. Aujourd'hui toute sa vie per-
sonnelle est anéantie... La jeune génération ne veut plus de
cela... Elle est dans le vrai !
— Aujourd'hui père est incurable! insista Rolande... Ici
même, il ne nous donne pas plus de son temps qu'à Paris.
Depuis avant-hier, il déjeune à Epirange. Si jamais il prend sa
retraite, vous verrez qu'il passera ses journées à errer à l'aven-
ture. Il a perdu le sens de la vie de famille.
— Ma petite, put enfin répliquer Madeleine Baroney, je suis
persuadée que si votre père pouvait matériellement vous donne;
730 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu de sa vie, il le ferait avec joie. Il ne se tue pas de tra-
vail par simple amusement.
— Gomme vous le connaissez peu, ma pauvre tante! Mais
papa adore son existence de « glob-trotter. » Il prend sur ses
nuits. Il s'enivre de fatigue comme d'autres d'alcool. Il me l'a
dit un soir : (( Ma petite Rolande, le jour où je n'aurai rien à
faire, je suis un homme mort!... )> Allez, allez, ma tante, il ne
faut pas le plaindre, ni l'admirer outre mesure.
Marthe ne trouvait rien à dire. Elle songeait à son père, à
elle, qui n'était heureux que dans son étude ; elle songeait à
Etienne qui n'était vraiment lui-même qu'au milieu de ses
champs ou parmi les arbres qu'il avait plantés. Et elle ne com-
prenait pas très bien les reproches de Rolande. Mais ce qui
l'étonnait par-dessus tout, c'était le ton de la petite causeuse,
son assurance, la netteté de ses propos, la désinvolture de ses
juge mens.
Cependant, Rolande allait un peu loin. Elle-même se mit à
rire pour atténuer la portée de ses paroles et elle ajouta :
— Ce qu'il y a de certain, c'est que nous pourrions l'aimer
dix fois plus, si nous le voyions plus souvent.
Madeleine Baroney se tourna vers sa belle-sœur; elle avait
hâte de changer la conversation :
— Eh bien! Fanny, commencez-vous à vous y retrouver
avec nos modestes commerçans et avec les fournisseurs de La
Châtre.^ N'avez-vous pas trop d'ennuis .►*
— Aucun, ma bonne Madeleine. D'ailleurs, je ne m'occupe
de rien. Avec mes migraines!... C'est Julie et Rose qui se dé-
brouillent. Je leur ai laissé leur budget de Paris. Elles doivent
faire de jolis bénéfices. Mais quelle quiétude pour moi ! Tout
leur incombe, sauf l'arrangement de la table quand nous re-
cevons. Et encore, depuis quelques années, c'est Rolande qui
me supplée dans ce soin,
M""* Gabriel Baroney cherchait à comprendre.
— Leur budget de Paris, dites-vous P
— Oui, vous connaissez cette méthode, importée d'Amé-
rique .^> On verse à la cuisinière la somme que l'on veut dépenser
dans le mois, en y comprenant trois, quatre, six dîners de céré-
monie. Et c'est à elle de combiner les menus de façon à ne pas
dépasser le chilîre prévu. Les absences de la maison ne sont pas
<léfalquées...
LA VALLÉE BLEUE. 731
— C'est ingénieux, n'est-ce pas? dit Rolande en s'installant
au piano. Cousine, venez près de moi, — ajouta-t-elle en
s'adressant à Marthe, tout en préludant, — j'ai horreur d'en-
tendre parler (( domestique. » Connaissez-vous ce motif .î^... C'est
dans l'introduction <ï Aphrodite... Vous aimez la musique mo-
derne .^ Quand on a vingt ans, on comprend tout ce qui est neufj
tout ce qui se renouvelle... Allez-vous quelquefois au théâtre?
Quand êtes-vous allée à Paris, la dernière fois?
— Je n'y suis allée qu'une fois, il y a trois ans. Papa m'a
menée à l'Opéra. On donnait la Juive ; puis aux Français où j'ai
entendu le Député de Bombignac.
— Brr!... C'est tout?
— J'ai été deux fois au théâtre à Tours, une fois à Chàteau-
roux. J'ai entendu Faust, les Huguenots et le Maître de Forges.
— Tous nos classiques, quoi ! Eh bien! vous devez avoir une
idée plutôt fâcheuse du théâtre contemporain... Nous avons le
même âge. Savez-vous combien de fois je suis allée au théâtre,
en quatre ans? Trois cent vingt fois. Bien entendu, je ne parle
pas des petites comédies jouées sur les tréteaux mondains.
— Vous allez dans tous les théâtres?
— Dans tous, et vous voyez, je ne m'en porte pas plus mal.
C'est fini, aujourd'hui, de la jeune fille élevée dans le gynécée.
Nous sortons nos mères qui en sont enchantées. Conférences,
visites, expositions, répétitions, voilà nos journées. Le soir,
diners, bals, théâtre. Ah! la vie est courte, je vous assure! Mais
à toutes ces cérémonies, c'est le théâtre que je préfère, de
beaucoup. Le théâtre d'aujourd'hui, voyez-vous, ce, n'est pas
seulement un amusement, c'est la véritable école des mœurs.
Ce que j'ai appris grâce à Bataille et à Bernstein, c'est étonnant.
Je ne sais auquel donner ma préférence. J'ai mes jours « Bataille »
et m3s jours « Bjrnstein. » Henri Bataille, ma petite, c'est le
plus grand poète d'aujourd'hui, le plus profond, si vous aimez
mieux. C'est à la répétition de la Marche nuptiale que j'ai eu ma
plus grosse émotion. J'ai senti que cet homme pénétrait jus-
qu'au tréfonds de moi : il me découvrait à moi-même. J'avais
les yeux pleins de larmes, larmes de joie et de reconnaissance,
larmes aussi de terreur. Ah ! que peu de chose nous sommes
sans la douleur. La femme est faite pour pleurer, pleurer, pleu-
rer toute sa vie, toute sa vie... Bernstein, c'est autre chose. Il
n'est pas poète, lui. Ah! non; mais il voit clair, il est pratique.
"732 REVUE DES DEUX MONDES.
îl VOUS prend par les épaules, vous secoue et vous crie :
« Combien te faut-il? trois, quatre, huit cent mille francs? II
s'agit d'abord de te les procurer. L'homme n'est rien sans
argent. Et maintenant, oîi veux-tu aller? ici ou là, qu'importe,
mais choisis ! Il faut faire sa vie, sans rechigner aux moyens,
^ans se préoccuper d'autrui. L'homme est fait pour jouir et le
plus vite possible et le plus longtemps possible... » Seulement,
ma chérie, si vous n'avez vu jouer que les Huguenots et le
BépiUé de Bombigriac, vous ne pouvez guère comprendre ce dont
je vous parle...
Il y avait un peu de dédain, dans les derniers mots de
Rolande. Marthe sentit l'olïense et fronça le sourcil.
— Si je ne suis pas allée souvent au théâtre, j'ai beaucoup lu...
— Ah! on vous permet de lire? Quels auteurs, ceux de la
«. Bibliothèque de ma fille » et les auteurs à astéri.sque, les
mièvres, les gnangan, en un mot messieurs les auteurs mo-
raux. Mais, sapristi! la morale nous la savons par C(eur et
même jusqu'à la rancœur. (Ju'est-ce qu'on veut que cela me
fasse que : (première partie) la fille du vieux colonel blessé à
Patay refuse d'épouser le jeune Bavarois qu'elle a rencontré à
vVichy (et qu'elle aime) pour ne pas faire mourir son père de
honte, puis que (seconde partie) elle accepte de donner sa
main à un gentilhomme décavé et albuminurique qui est le
neveu de la cousine du brave colonel, laquelle cousine fut la
bonne amie du colonel, sous l'Empire?... Qu'ils s'arrangent : eux
et moi n'avons rien de commun... Ce qui m'intéresse, c'est
l'étude d'une àme d'aujourd'hui, orgueilleuse et passionnée
comme on en rencontre chez d'Annunzio ou chez M'"^ deNoaillos,
amoureuse comme chez Delarue-Mardrus, avertie de toutes les
roublardises de la vie, et qui cependant succombe lorsque surgit
•le maître de ses sens... Je vous prêterai des livres... Tout de
suite, en les lisant, vous sentirez vos yeux s'ouvrir à la lumière.
Les femmes d'aujourd'hui doivent sortir du harem des tradi-
tions vermoulues, sous peine de mort...
— Vous êtes féministe?
— Je suis juste le contraire... Les féministes voudraient être
'Vies hommes, moi je veux être une femme accomplie, corps et
. àme !
Les deux dames Baroney et la tante Anna continuaient à
parler entre elles de la cherté de la vie, de la difliculté de se
LA VALLÉE BLEUE. 733
faire servir et de maints autres sujets d'intérêt domestique.
jMalgré ses belles théories d'émancipation, M'"^ Jérôme n'était
pas la moins éloquente, car elle avait inauguré depuis quelques
mois seulement son système de ministère des fourneaux qui lui
coûtait, elle Unit par l'avouer, (( les yeux de la tête. »
L'heure avançait, et les voyageurs n'étaient point encore
signalés.
— Pourvu qu'il ne leur soit rien arrivé! murmura Made-
leine Baroney.
— Maxime n'est point homme à risquer de recevoir un re-
proche, assura sa belle-sœur.
Cependant, la demie de quatre heures était sonnée depuis
longtemps et par les fenêtres ouvertes l'on n'entendait rien que
le pépiement ininterrompu des moineaux dans le sable et un
bêlement obstiné qui partait d'une bergerie.
— Il y a quelque chose, sûrement il y a quelque chose!
affirma la tante Anna, inhabile à cacher ses impressions du
moment.
— Mais, ma bonne tante, assura Rolande debout, au milieu
du salon, il n'y a pas d'accidens d'automobile! On est beaucoup
plus en sûreté dans une trente chevaux que dans une voiture à
àne.
Et M'"" Jérôme Baroney de renchérir :
— Il faudra qu'un jour tous les gens comme il faut aient
leur voiture... A Paris, déjà, on ne peut plus vivre sans auto...
Les journées sont si brèves et l'on a tant d'obligations ! Jérôme
ne s'en rend pas compte encore, mais il y arrivera! Maxime est
beaucoup plus pratique.
M""' Gabriel Baroney n'était point de cet avis. Elle ne tenait
plus en place. A tous momens, elle se levait et allait se pencher
à l'une des fenêtres pour mieux écouter les bruits de la cam-
pagne. Elle ne dissimulait plus son anxiété. Tout à coup, elle se
rasséréna. Le <( roi Dagobert » venait de faire connaître sa loin-
taine existence.
— Les voilà!
— Ma chère Madeleine, je n'ai pas été une minute inquiète,
affirma la mère du jeune héros. Maxime est un excellent
chauffeur.
— Trois quarts d'heure de retard, c'est pourtant quelque
chose.
734 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bah! s'écria Rolande, c'est l'imprévu : cela rompt la mono-
tonie de l'existence...
M"'*' Gabriel Baroney n'écoutait plus. Elle brûlait d'aller con-
templer ses poussins. La tante Anna ne trouvait pas de mots
pour exprimer sa pensée, mais elle riait à tous les propos d'au-
trui : elle riait des certitudes de M"'® Jérôme, des peurs de
Madeleine, de la désinvolture de Rolande. Elle riait même
quand les répliques se croisaient autour d'elle et qu'elle n'en-
tendait plus rien. Elle riait au milieu du silence. Mais personne
ne prenait garde à tous ces rires intempestifs. On les connais-
sait, on les prévoyait, ils étaient la tante Anna elle-même,
bruyante et vide, excellente et fatale personne.
Ses éclats redoublèrent lorsque les voyageurs envahirent,
tout poussiéreux, la salle à manger. C'était à qui dirait son mot.
Ils entouraient M'"*^ Gabriel Baroney qui, les bras tendus vers ses
enfans, cherchait à comprendre quelque chose à leurs exclama-
tions.
— Alors... Figure-toi... J'ai poussé un cri... Pas moi... Si tu
nous avais vus!... C'était comique... Nous étions dans le fossé...
Papa a eu sa canne cassée, net... Il y a aussi la corne qui a reçu
un atout... Alors... nous nous sommes tous mis à rire... mais à
rire!... C'était si amusant... Nous étions en salade... Personne
n'avait rien...
— 11 n'y a que la pauvre canne de papa, répéta avec émo-
tion la petite (labrielle. Il voulait la jeter, mais moi j'ai demandé
la permission de la rapporter...
A ce moment apparut Maxime dans sa peau de chèvre du
Tbibet. Tous les regards se portèrent vers lui. Très maître de
.ses gestes, il salua toute la compagnie, puis, en particulier,
Marthe qui s'était levée et qui s'était mêlée aux enfans.
— Ma chère tante, dit enfin le jeune triomphateur, en se
tournant vers M""" Baroney, je vous ramène la maisonnée au
complet et intacte.
— Mais qu'est-ce qu'il y a eu, Gabriel.»^ demanda Madeleine à
son mari.
— Tn incident banal...
— l'n« chien que nous n'avons pas voulu écraser ! inter-
rompit Maxime. Un tas de cailloux qui est venu à notre ren-
contre. Un fossé de tout repos qui nous a reçus, tous à la fois, le
plus honnêtement du monde.
LA VALLÉE BLEUE. 73o
— Vous alliez vite?
— Au pas! Et je le regrette. En vitesse, on est moins sen-
timental, nous aurions écrasé le stupide animal, niais nous
serions ici depuis trois quarts d'heure... C'est bien le dernier
cabot que j'épargne !
— Oh! Maxime !
— Oh! monsieur Maxime!
Au milieu de l'intérêt général, Maxime haussa les épaules et,
s'approchant de la table, il prit un gâteau sans façon :
— Et savez-vous ce que j'en ferai, du prochain toutou.^ —
il avala son gâteau et ajouta : — une bouchée.
Le goûter se ressentit de l'excitation générale. Il fut très gai,
mais un peu bruyant. Les petites plusieurs fois quittèrent leur
chaise pour montrer, assises sur le tapis, dans les bras l'une de
l'autre, leur position critique dans le fossé. Philippe et Lucien,
tout haut, comparaient leur accident à des accidens arrivés à
leurs amis. Maxime en faisait l'historique, seconde par seconde,
à Marthe, sa voisine. Gabriel Baroney avait eu peur, il en conve-
nait; mais, maintenant, il était ravi d'avoir été là :
— Ce fossé était vraiment fort bien capitonné...
La tante Anna riait, riait et personne ne s'apercevait que,
dans le brouhaha de l'arrivée, elle avait changé les petites ser-
viettes à thé brodées de ses mains contre de vulgaires serviettes
à thé à fleurs de couleur...
— Où allons-nous demain. ^ dit tout à coup Maxime, avec un
flegme qui déchaîna l'hilarité générale.
— Je demande une trêve de vingt-quatre heures ! répondit
Gabriel Baroney une main levée.
— Pas nous, pas nous! s'écrièrent en chœur les enfans.
Madeleine Baroney dut calmer tout le monde, en donnant le
signal du départ.
— Demain, c'est dimanche, et nous avons M. l'abbé à déjeu-
ner. L'après-midi se passera à la maison.
Les enfans étaient debout et entouraient le cousin Maxime.
Au mot catégorique de sa tante Madeleine, Maxime fit une gri-
mace, àlaronde, en imitant avec la main une clef qu'on tourne
dans la serrure.
— Crrrr!...
Ce menu détail n'échappa point à M'"<= Gabriel Baroney qui,
sur le chemin de Filai ne, en fit part à son mari :
736 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'aime pas beaucoup cela!
— Bah! dit Gabriel Baroney ne te mets donc pas martel en
tête. C'est un enfantillage.
— Sans doute, mais qui peut avoir les conséquences les
plus fâcheuses...
— Allons, allons, la mère, n'exagérons rien. Regarde ton
troupeau... on ne peut guère être plus raisonnable...
En avant, trottant la main dans la main, les petites Solange
et Gabrielle, puis René, les yeux vers les haies et le fossé, h la
recherche de plantes pour son herbier. Philippe et Lucien enca-
draient Marthe qui s'avançait d'un pas léger, son joli visage
tourné tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre de ses interlocu-
teurs.
Madeleine Baroney sourit :
— iMettons que je n'ai rien dit.
Dès qu'ils se trouvaient séparés de Maxime, les jeunes Baro-
ney reprenaient en effet leurs bonnes habitudes d'enfans bien
élevés, prompts à l'obéissance et heureux de leur vie coutu-
mière.
Le soir après dîner, il y avait à Filaine lecture h haute voix.
De sept heures et demie à huit heures et demie, lecture profane
et lecture de la vie d'un saint, pour les plus jeunes. A
huit heures et demie, prière en commun, puis la })elite équipe,
sous la surveillance de la mère, allait se coucher. Pendant ce
temps, conversation générale; à neuf heures, reprise de la
séance, par des lectures un peu plus élevées de ton. A
nf'uf heures et demie, couvre-feu! De neuf heures et demie à
dix heures, Etienne et son père, tout en fumant, s'entretenaient
dos travaux du jour et se partageaient la tâche du lendemain.
Gabriel Baroney et sa femme tenaient beaucoup à cette soirée
intime et tous les enfaris s'y pliaient avec joie. Leur père savait
mêler l'utile et l'agréable. Seul Paul toujours autoritaire s'était
jadis regimbé contre cette règle. Sans doute, le régiment avait
raison de cette indépendance...
L'arrivée des Jérôme n'avait i»oint modifié la tradition.
Ces réunions se tenaient dans une sorte de salon qu'on
avait coutume d'appeler la « grande salle. » C'était la pièce
familiale par excellence. Au fond, il y avait une vaste cheminée
avec d'énormes chenets de fer forgé, luisans comme s'ils étaient
LA VALLÉE BLEUE. 73"
neufs, et cependant dix géne'rations de Baroney y avaient tour à
tour posé de ces bûches sèches et dures qui vont d'un jour sur
l'autre après un cliaud sommeil sous la cendre. A droite de la
cheminée, se dressait un large corps de bibliothèque où les
vieilles reliures en veau voisinaient avec les modernes bradel et
les couvertures jaunes des volumes récens. On n'y trouvait pas
seulement les livres préférés de Gabriel Baroney, mais aussi les
ouvrages que son père et le père de son père et tous les autres.
Baroney avaient acquis, [«as toujours au hasard, au cours de
leur vie. On y voyait aussi, sous leur toile verte ou rouge, tous
les prix obtenus par les Baroney et par leurs femmes. A gauche
de la cheminée, s'appuyait, contre la muraille, un lit très
simple, en acajou, sans rideaux et drapé d'une couverture de
cretonne blanche à fleurs rouges et bleues, mais qui était un
meuble vénérable et vénéré.
C'était dans ce lit que tous les Baroney du pays étaient nés.
On pouvait voir au bas du village, à l'entrée du cimetière, un
petit monument blanc en forme de chapelle où dormaient les
Baroney de jadis, et tous, ainsi, avaient, au total, accompli le
même chemin de ce lit à cette tombe. Ceux que la mort sur-
prenait loin de Saint-Chartier étaient pieusement ramenés dans
la terre natale. C'était la coutume aussi, lorsque la femme d'un
Baroney était sur le point de devenir mère, de l'installer dans
la « grande salle » dont le lit, alors, était amené au beau
milieu et monté sur une petite estrade d'une marche comme
un trône. Ce qui allait se passer était un grand événement,
devant lequel la vie quotidienne ordinaire devait s'incliner: la
famille s'augmentait d'un petit être, fille ou garçon, et cette
nouvelle naissance était considérée comme un bonheur, comme
une richesse, comme un don de Dieu.
Tous les jeunes Baroney dont le babil animait, en cet instant,
la grande salle étaient nés ici même. L'oncle Jérôme aussi avait
vu le jour au milieu de cette pièce, mais sa femme n'avait pas
voulu se plier à la règle de la famille. Maxime et Rolande étaient
nés, l'un rue de Clichy, l'autre rue de Rennes, à un étage quel-
conque d'un immeuble quelconque dont ils ne se souciaient
pas plus l'un que l'autre.
Cette tradition rompue, Etienne comptait bien la reprendre.
Mais, en attendant, le lit était relégué à sa place de repos le
long du mur et le centre de la grande salle était occupé par une
TOME X. — 1912. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
lourde table de chêne dont les pieds étaient ronds et massifs
comme des colonnes de temple.
Au signal habituel, tous les enfans se rangèrent, ce soir-là,
autour de la table. Leur père avait allumé sa pipe et s'était
installé dans le fauteuil préparé pour lui de biais, tout près de
la lampe. Sa femme avait déjà un ouvrage de couture entre
les doigts. Etienne et Marthe s'assirent un peu à l'écart. Les
plus jeunes formaient une brochette du côté opposé à leur
père.
C'était pour ces derniers que Gabriel Baroney lisait la Vie et
les aventures de Rohinson C?'i(Soé, dans la traduction de Thémi-
seul de Saint-Hyacinthe. On en était au moment où, après six
ou sept ans de captivité dans son ile, Robinson a failli Mre em-
porté dans son canot, par un courant, et n'a dû son salut qu'à
une manifeste intervention divine.
Le silence établi, Gabriel Baroney commença. Il dit la recon-
naissance de Robinson reprenant possession de son ile, l'aban-
don de la barque, le retour « à sa maison de campagne » et le
profond sommeil auquel il succombe après les émotions et les
fatigues de cette journée, puis son réveil, — qui lui parut d'abord
un rêve, — aux appels de son nom : « Robinson, Robinson Crusoé,
pauvre Robinson Crusoé ! oi^i êtes-vous ? où avez-vous été ? »
C'était son perroquet venu à sa rencontre... Les enfans écou-
taient religieusement... Puis il y eut une digression, considéra-
tions philosophiques auxquelles Daniel de Foë aime à faire une
large part... Les jeunes auditeurs clignaient des yeux, se regar-
dant les uns les autres, à la dérobée... La petite Gabrielle, au
bout de la table, laissait ses mains s'agiter par saccades, autour
d'un <( volant imaginaire. » Le mouvement est contagieux ;
Solange fut prise à son tour d'une sorte de frénésie. Penchée en
avant, la main trépidante,- elle allait, elle allait la fièvre aux
doigts.
« Je me passai donc de canot, continuait le lecteur, et me
résolus ainsi à perdre le fruit d'un travail de plusieurs mois...
Dans cet état, j'ai vécu près d'un an dans une vie retirée, comme
on peut bien se l'imaginer. J'étais tranquille par rapport à ma
condition. Je m'étais résigné aux ordres de la Providence; et
hors la société, il ne me manquait rien pour être parfaitement
heureux... »
Toute la rangée des enfans était maintenant penchée vers la
LA VALLEE BLEUE.
739
table, manœuvrant, les regards vers l'obstacle, cinq volans, les
pieds aux pe'dales...
« Durant cet intervalle de temps, je me perfectionnai beau-
coup dans les professions mécaniques... »
A ce mot, Gabriel Baroney s'étant arrêté, pour tirer une
boutl'ée de sa pipe, des onomatopées bizarres arrivèrent à son
oreille :
— Grr. . . crr. . . toutï. . . touiï. . . toutV. . . cracracra touffou ! touf-
fou ! touffou! coinc coinc... touiî-touff touff... clougne clougne
clougne... cracra...
Gabriel Baroney leva lentement les yeux vers ses enfans...
Ah! ils étaient loin du rocher de Robinson! Ils filaient, à qui
mieux mieux, sur la route, élèves de Maxime, secoués par les
soubresauts des pneus...
— « C'est-le-roi-Da-gobert ! » chante à mi-voix la. petite
Solange.
Ge fut le bouquet. Gabriel Baroney vit bien qu'il était, ce
soir-là, inutile de prolonger davantage la lecture.
Il passa la main sur son grand front blanc, sourit et donna
le signal pour que la séance fût levée.
Il ne voulut gronder personne : il n'avait pas lui-même la
conscience absolument tranquille; il se souvenait très bien d'avoir
plusieurs fois songé aux promenades en automobile, tandis que
ses lèvres lisaient seules la vieille histoire de Uobinson Grusoé.
IV. — EPIRANGE
Dès le lendemain de son arrivée à Saint-Ghartier, Jérôme
Baroney, qui ne savait point perdre son temps, alla voir le
jeune baron Malard dans son château d'Epirange.
Le domaine d'Kpirange, en pleine vallée Bleue, un peu au
Nord de Montgivray, n'était pas à plus de quatre kilomètres de
La Châtre. Il comprenait un gros domaine, une maison de
maître moderne construite sous Gharles X par un ancien méde-
cin de l'Empereur, anobli après Wagram, et l'importante ruine
d'un château Renaissance, inhabité depuis plus d'un siècle. Le
parc comprenait un grand bois, d'immenses pelouses plantées
de bouquets de sapins: bordé à l'Est par la grande route de
Tours à Glermont, le cours de l'Indre le longeait à l'Ouest. Un
"740 REVUE DES DEUX MONDES.
ponl privé enjambait même la rivière et reliait la propriété à
un second domaine, Moulin-Vert, tout en pâturage.
C'était le château Renaissance que Jérôme Baroney allait
avoir à restaurer, ou plutôt à réédifier sur les plans anciens.
Louis-Napoléon Malard devait aux sages économies de son
père, membre du Conseil d'administration de plusieurs grosses
sociétés d'assurance et de crédit, une assez coquette fortune. Mais
si Louis-Napoléon avait hérité d'une belle terre, de solides
rentes, et d'un château confortable, son père avait complètement
négligé de lui léguer un caractère en rapport avec sa situation.
Louis-Napoléon était ce qu'on appelle couramment « un type. »
Extérieurement, il rappelait assez bien le financier son père et
le savant son bisaïeul. C'était la même haute taille, la même
carrure quasi athlétique. C'était la même voix, un peu bourrue;
la même familiarité avec tout le monde qui allait souvent jus-
qu'au sans gêne.
Mais là s'arrêtait la ressemblance. Tandis que l'esprit dn
grand aïeul s'était tourné du côté de la science, et celui du père
vers les finances, l'esprit du dernier rejeton de cette race esti-
mable, — qui n'allait que par unité, — s'appliquait à satisfaire)
toutes sortes de menues manies. Il aimait la chasse, mais la
chasse silencieuse, solitaire, un peu à la manière des bracon-
niers : la chasse à l'affût. Il aimait les livres, ou plutôt certains
livres, particulièrement les mémoires, les correspondances, avec-
un culte fanatique pour Napoléon et pour son armée. Enfin, il
collectionnait les vieux meubles, mais pas du tout les meubles
Empire, les meubles Renaissance, ce qui n'était qu'à demi con-
tradictoire puisque ce bonapartiste forcené possédait les magni-
fiques restes d'un château commencé sous Henri II par l'archi-
tecte préféré de ce prince, Philibert Delorme, l'auteur des
premières Tuileries et du chnteau d'Anet. Sans ordre, au fur et
h mesure des achats, les bahuts, stalles, bas-reliefs, tapisseries,
tableaux, crosses, aiguières, statuettes, s'entassaient dans toutes
les pièces du château « Charles X » d'un style caserne tout h
fait fâcheux. ?'aute d'une allée pour y circuler, on ne pénétrait
même plus dans les salons où la poussière recouvrait cent chefs-
d'œuvre :
— C'est la bonne housse du temps! assurait le jeune baron
(|ui avait horreur du monde.
Aussi jouissait-il d'une fort déplorable réputation dans la
LA VALLÉE BLEUE. 741
région. On l'appelait couramment (( l'Ours d'Epirange » et
encore « Bric-à-brac. » Mais un grief plus sérieux lui était fait
par la <( société, » par les anciens amis de sa famille : sa liai-
son avec une simple couturière de La Châtre et ses séances pro-
longées dans un café de second ordre et fréquenté par les
<( cocottes » de cette calme sous-préfecture. Méthodique dans son
désordre, il quittait Epirange le samedi. II dînait chez Suzanne
Miroir, y déjeunait le lendemain, puis, aux environs de quatre
heures, il se dirigeait vers le Café des Voyageurs où il prenait
un troisième repas de ville, mais sans son amie qu'il ne revoyait
plus que le samedi suivant. Il regagnait son château dans la
nuit, h pied, et l'habitude était excellente, car il ne rencontrait
d'ordinaire personne, et le grand air aidait à le dégriser si
d'aventure il avait absorbé un peu plus de liquide que de
raison.
Ces vingt-quatre heures d'cc orgie » étaient la fable de la
petite ville. Louis-Napoléon s'en inquiétait fort peu. Il vivait à
sa guise, ne devant de compte à personne. Il avait fort mal reçu
un vieux camarade de son père qui était venu le morigéner et
lui proposer de « reprendre son rang » par un bon mariage.
— Je me trouve assez marié comme cela, avait-il répondu.
Une nuit de noce par semaine me satisfait amplement.
— Si même elle était jolie, cette personne !
— Ça, mon vieux monsieur, c'est mon afiaire.
Le (( vieux monsieur » se le tint pour dit.
Le jeune baron Malard menait déjà depuis cinq ans sa double
vie lorsque les deux Baroney vinrent lui rendre visite. Le long
du chemin, Gabriel avait renseigné Jérôme ; avec sa verve habi-
tuelle et sa bienveillance foncière, il avait raconté les amours
de la lingère et du châtelain. Il en savait plus long que beau-
coup de bavards, car un soir de chasse, dans le crépuscule favo-
rable aux épanchemens, il avait reçu les confidences de son
jeune ami.
— Au demeurant, avait conclu Gabriel Baroney, un original
qui en remontrerait en générosité à beaucoup de nos bienfai-
teurs patentés et en compétence aux membres les plus véné-
rables de nos sociétés savantes !
Jérôme, du reste, n'écoutait que d'une oreille paresseuse. Il
était tout à son étonnement de s'être ainsi laissé « transj)lanter.»
Il regardait le paysage, les bonnes femmes que l'on croisait.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
les troupeaux au pâturage. Il écoutait les bruits oubliés. Les
paroles de son frère, dont il souriait de confiance, ne lui parve-
naient que scandées par le grincement sec de ses souliers sur
le silex de la route... Rip et Jap allaient et venaient autour
d'eux, affairés.
Gabriel avait passé son bras dans celui de son frère (tout
gêné de se promener sans sa lourde serviette) et ils marchaient
sans se presser. Ils étaient en avance.
(( En avance, songeait Jérôme, comment peut-on être en
avance ? »
Et il avait dans les mollets des fourmillemens d'impatience.
Enfin ils arrivèrent à Epirange. On écourta les présentations
et tout de suite on se rendit aux ruines.
Elles étaient imposantes et pittoresques. Les toits, les étages
n'existaient plus. Seules les voûtes des caves avaient résisté aux
orages et aux révolutions. Sauf d'un côté, tous les murs étaient
intacts et les fenêtres, à travers lesquelles on apercevait le ciel,
avaient conservé tout le charme de leurs fins détails. Deux che-
minées monumentales s'élançaient à droite et à gauche du corps
principal. Mais la merveille était le centre de la façade avec sa
porte à triple étage encadrée de colonnettes superposées, cou-
pées de niches veuves de leurs statues.
On eût dit que Jérôme avait retrouvé ses yeux de vingt ans,
et qu'il voyait Epirange pour la première fois. Il gesticulait, puis
passait ses doigts dans ses cheveux :
— Dieu! que c'est beau. Ah! les bougres, ils savaient faire
chanter la pierre !
— N'est-ce pas .^ disait Louis-Napoléon, heureux de cet
enthousiasme.
Et leurs deux barbes se tournaient l'une vers l'autre, comi-
quement.
Un peu à l'écart, Gabriel Baroney, qui connaissait les ruines
par cœur, regardait son frère elle jeune châtelain. Tout à coup,
il se mit à rire tout seul :
« Mais... ils se ressemblent ! constata-t-il, même indifférence
pour le costume et le dessin de la barbe, mêmes gestes sincères,
même amour des belles choses pour elles-mêmes. Tout va bien.
Ils s'entendront à merveille... Sans compter que cette restaura-
tion peut très bien réhabiliter Jérôme à ses propres yeux, ce qui
serait la plus heureuse des cures.
LA VALLÉE BLEUE. 743
Ecartant les arbustes qui avaient envahi la cour d'honneur,
la vasque qui ornait le centre et jusqu'à l'intérieur du château,
l'architecte et son guide allaient à la découverte, oubliant tout
à fait Gabriel. Us n'avaient plus besoin de lui.
Loin de s'en choquer, Gabriel mit son bâton sous son bras,
se frotta les mains, siffla ses chiens et, de son petit pas gaillard,
il reprit le chemin de Filaine...
Jérôme Baroney passâtes quinze premiers jours à faire, avec
son dessinateur, le relevé de toutes les parties conservées du
vieux château du baron Malard. Firmin Vial, le dessinateur
que l'architecte avait engagé pour trois mois, grimpait aux
murailles, prenait les dimensions que son patron notait à mesure
sur ses croquis. Et, chaque jour, on mettait au net et à l'échelle
les dessins des parties examinées.
On commença bientôt, avec l'aide d'un maitre maçon de La
Châtre, les sondages pour se rendre compte de l'épaisseur, de la
profondeur et de l'état des fondations. Pendant ce temps, un
sculpteur-modeleur prenait les empreintes des motifs de l'orne-
mentation qui avaient résisté aux injures du temps.
On examina avec attention la pierre qui avait servi à l'édifi-
cation du château. Il s'agissait de découvrir, aux environs, sa
carrière d'origine afin de marier plus intimement comme grain
et comme couleur les vieux moellons et la pierre nouvelle.
Jérôme Baroney visita aussi, dès les premiers jours, les chan-
tiers des marchands de bois d'alentour. Pour le (( solivage » et
les plafonds à poutres visibles, il voulait employer du bois
ancien, bien flotté, ayant de dix à vingt ans de chantier et il
tenait à s'assurer tout de suite des provisions disponibles à
proximité.
Il se rendit compte de l'état des cheminées et de la possibi-
lité d'établir un calorifère à vapeur, « comme h Langeais, » et de
poser l'électricité. La rivière qui coulait le long du parc allait
rendre de grands services.
Louis-Napoléon suivait son architecte partout ; les travaux le
passionnaient. Il avait trouvé en Jérôme le collaborateur idéal,
à la fois consciencieux et enthousiaste. A les entendre discuter,
un profane n'eût pas su distinguer lequel travaillait pour
l'autre. Ils étaient comme les champions d'une même cause.
Le jeune baron possédait deux très précieux documens, une
estampe représentant une vue du château, côté de la cour
744 REVUE DES DEUX MONDES.
d'honneur, avec, au centre, la vasque, sa colonnette et sa déli-
cieuse statue de marbre rose, et un dessin au crayon, un peu
naïf, mais d'une amusante exactitude, montrant une royale
re'ception dans la salle principale d'Epirange. Louis XIII avait
en effet, un soir du mois de mai 1G38, fait le grand honneur
au marquis d'Epirange de souper dans son château et d'y
coucher.
Le dessin avait été exécuté après le départ du Roi par le
marquis lui-même, désireux de léguer à ses petits-fils ce beau
souvenir. Les personnages, tous de même taille, avaient une
raideur un peu risible, mais les détails du décor devaient être
exacts, et c'était là le principal, aussi bien pour le baron Malard
que pour Jérôme Baroney.
Il s'agissait de ressusciter ce que les hommes avaient
détruit. Et l'image, même imparfaite, de ce qui avait été rem-
plissait les deux hommes d'une singulière émotion. Tous les
métiers qui défendent, qui construisent, qui élèvent, soit maté-
riellement, soit au moral, ont quelque chose'de sacré. Quand les
deux hommes se revoyaient, le matin, ils allaient l'un à l'autre
avec une sorte de respect : le baron admirait le talent et la
science de Jérôme, et Jérôme avait de la déférence pour ce
jeune homme prêt à déj)enser une partie de sa fortune pour un«î
œuvre d'art.
Lorsque les dessins et les plans nouveaux furent achevés,
Jérôme Baroney dit à Louis-Napoléon :
— VV)us savez que cela vous coûtera au bas mot un million
et demi.
— C'est, à peu près, ce que j'avais calculé... et combien de
temps vous faut-il ?
— Trois années au maximum.
— Trois années qui compteront dans mon existence. Et puis,
vous savez, je vous tiens, je vous garde...
— • Trois ans, ici ; mais, cher monsieur, c'est imj)ossible.
— Oh ! vous n'allez pas me lâcher comme ça...
— Je viendrai tous les huit jours, s'il le faut!
■^— Tous les huit jours! Eh bien ! ce serait du joli. Mais j'ai
absolument besoin de vous avoir à toute heure : ça n'est pas
une maison de rapport que nous construisons : le plus menu
(b'tail a son importance...
A quelques jours de là, Louis-Napoléon revint à la charge.
LA VALLÉE BLEUE. 145
— C'est pourtant intéressant, sacrédië, cette bàtisse-là. Elle
vaut qu'on s'y consacre tout entier.
— Sans doute; cependant, mes cliens de Paris...
— Làchez-les.
— J'en meurs d'envie depuis que je suis ici. Mais ce ne
serait pas raisonnable...
— Augmentons les honoraires...
— Ne faisons de folies ni l'un, ni l'autre.
— Et puis, vous auriez dans le pays les cliens que vous
voudriez !
— - Vous croyez ?
— J'en suis absolument sur. On est routinier en province,
mais on aime aussi à imiter le voisin. Quand on vous saura
disposé à rester sur place, vous ne saurez plus auquel en-
tendre !
Ces propos firent une grande impression sur Jérôme Baroney.
Pour sa santé et, qui sait.^ pour son avenir matériel, il ne
serait peut-être pas mauvais qu'il vendît son cabinet de Paris, —
il avait d'ailleurs des propositions fort avantageuses, — et qu'il
s'installât à La Châtre avec la spécialité de restauration... Le
plus grand obstacle était sa femme et ses enfans. Aussi n'osa-t-il
pas faire allusion à quoi que ce fût devant eux. Mais il vivait
dans son rêve... Plus de courses en fiacre, de gérance en
gérance, plus de discussions avec d'absurdes locataires, plus de
congé à donner à des concierges indélicates : un château Renais-
sance à construire avec carte blanche pour les dépenses ! De
quotidiennes et charmantes relations avec un homme d'esprit
prime-sautier, très informé de l'époque dont on s'inspirait et
d'une piquante familiarité...
Selon sa coutume, Jérôme se donnait corps et âme à son tra-
vail. Il ne quittait plus son chantier. Toute une aile du château
Charles X lui était abandonnée. Il avait fallu entasser des
meubles dans le grenier. Une sorte de hall fut transformé en
atelier : il y installa son dessinateur, Firmin Vial, garçon à
l'imagination alerte, et un vérificateur, vieux célibataire un peu
grognon, mais d'une honnêteté ultra-scrupuleuse, M. Raveau.
Le cabinet de Jérôme était porte à porte avec l'atelier. Sous les
yeux du baron, les trois collaborateurs ne perdaient pas un
instant.
Et quand l'architecte avait une course à faire à La Châtre ou
746 REVUE DES DEUX MONDES.
aux alentours, pour ne pas priver Maxime de l'auto, il préfé-
rait emprunter la charrette anglaise et le cheval d'Epirange; le
baron était enchanté de conduire Jérôme où qu'il voulût aller.
Maxime aimait la contradiction. Il ne comprenait pas le
désintéressement de son père à l'égard de leur voiture.
— Vous verrez qu'un beau jour, assura-t-il à sa mère,
il fera prendre à l'auto le chemin de Paris, sous prétexte que
c'est une dépense inutile. Ce Malard, herbu comme ses vieux
murs, l'hypnotise, littéralement... Père finira par coucher à son
Epirange.
Alors Maxime chercha à se rendre utile. Un matin, comme
il partait en ballade, sans but, il rencontra Etienne se rendant à
pied à La Châtre.
— Quelle pitié ! Gomment peut-on au xx" siècle aller sur ses
jambes.^
— Je vais à pied, c'est vrai, dit Etienne, mais je sais où je
vais. Je parie que vous n'en pourriez dire autant.
— Erreur! je le sais fort bien : Je vais où il me plaît d'al-
ler. Gageons que vous n'en pourriez dire autant... Et pour une
fois, il me plait d'aller où vous allez vous-même. Voulez-vous
gagner vingt-cinq minutes.^
Etienne ne pouvait pas refuser et il monta près de son cousin.
Après un instant de silence, en pleine vitesse, Maxime reprit :
— C'est pressé, ce rendez-vous!'
— Si j'arrive en avance, j'irai faire une autre course, voilà
tout.
— Si nous passions par La Berthenoux.î*
— Pourquoi diable.^
— Pour rien; pour ne pas arriver en avance.
Maxime allongea donc le trajet d'une douzaine de kilomètres.
Chemin faisant, il réalisa quelques menues prouesses qui fai-
saient sourire en lui-même le calme campagnard. Ils n'avaient
plus rien à se dire... Ils n'avaient jamais beaucoup sympathisé.
Ni dans leur passé, ni dans leurs préoccupations présentes, ni
dans leur avenir, ils n'avaient de lien; pas le moindre point
de contact. Ils se serraient la main machinalement, souriaient
et se quittaient. Ils avaient l'un pour l'autre un égal dédain.
Pour Etienne, Maxime était un cerveau creux. Pour Maxime,
Etienne était un rustre sans culture, ce qui n'empêchait pas le
fringant chautfeur de rechercher, à l'instant même, l'étonné-
LA VALLÉE BLEUE. 747
ment, l'admiration du fruste et discret agriculteur, l'homme du
« quartier des Ternes, » comme l'appelait Maxime devant sa
sœur.
Une autre fois, Maxime fit une plus piquante rencontre et qui
lui fit bënir le «. patron » des indiscrets. C'était un dimanche,
dans l'après-midi, sur la petite route qui mène de La Châtre à
Epirange et à peu près à mi-chemin.
— Monsieur Malard ! ayez pitié de mon essence qui brûle en
pure perte, et faites-moi la grâce d'accepter mon hospitalité.
Or, le jeune baron n'était pas seul. Il commença par^ froncer
le sourcil; il n'aimait point ces intrusions dans sa vie privée;
mais il sentit, à la pression du bras de sa compagne, qu'on le
gronderait de ne pas accepter, et il fît monter Suzanne dans le
beau phaéton des Baroney.
— Où voulez-vous aller, mademoiselle.'^ demanda Maxime en
se retournanj: vers ses invités.
Suzanne Miroir rougit d'être ainsi interrogée directement,
puis :
— Oh! monsieur, ça m'est égal. Oi^i M. Louis voudra. Mais
pas en ville...
C'était la première fois que la jeune fille montait dans une
auto, mais son plaisir, doublé d'une certaine appréhension, ne
lui faisait pas perdre le sens des convenances.
Ce sens-là était le cadet des soucis de Maxime. Le soir, il y
avait diner de tous les Baroney à Filaine. Et notre malin chauf-
feur attendit le dessert pour servir sa petite histoire :
— Cet après-midi j'ai recueilli dans ma voiture une bien
délicieuse personne : la... femme d'un de nos plus distingués
hobereaux, un des gentilshommes qui remontent à Cinq-Louis
par la Banque de France, celui-là même qui se fait construire
un château historique pour abriter ses enfans et petits-enfans.
— Voyons, voyons, Maxime! gronda l'oncle Gabriel, sois
charitable.
— Puisque je vous dis que je les ai voitures jusqu'à Épi-
rangé...
Les enfans ouvraient de grands yeux, les uns scandalisés, les
autres intrigués. Etienne mordait sa moustache et cherchait à
distraire Marthe, sa voisine, de celte bizarre conversation.
Rolande s'amusait beaucoup. Elle mit les points sur les i,
feignant de se moquer de son frère.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
— On dirait vraiment que tu as découvert le pot aux roses.
Tout le monde connaît l'aventure du baron Malard.
— Tu veux dire l'aventurière! insista Maxime.
— Tu oublies vraiment de qui tu parles, Maxime, dit tout à
coup Madeleine Baroney, et surtout au milieu de qui tu parles.
Tu pourras continuer ton histoire au fumoir, avec ton père et
ton oncle.
— Allons, bon! la gaffe! s'écria Maxime, le nez dans son
assiette.
Jérôme Baroney se contenta de hausser les épaules. Puis, il
y eut un froid. Cependant le repas s'acheva sans nouvelle
escarmouche.
Gabriel n'aimait pas ces sortes de scènes. Tout de suite après
diner, il prit Maxime sous le bras et l'entraîna dans le jardin.
Il faisait une nuit splendide. La lune n'était pas encore levée,
mais des milliards d'étoiles faisaient du ciel, tout entier décou-
vert, une coupole féerique. La vallée, en taches plus ou moins
sombres, se devinait. Au milieu de sa terrasse, Gabriel s'ar-
r<''ta :
— Dieu! que c'est beau!
— Oui, dit Maxime, on dirait un décor de Jusseaume... On
peut tout de même fumer un cigare, n'est-ce pas? Aucun danger
d'incendier les portans P
— - Diable soit de votre théâtre ! Vous regardez toujours la vie
par le petit bout de la lorgnette... Mon petit Maxime, veux-tu
m'accorder un quart d'heure d'entretien.^ Un quart d'heure sans
plaisanterie. Je ne tiens pas à faire l'oncle d'opérette et à gronder
hors de propos, mais je ne veux pas non plus que tu me prennes
pour un parent indifférent. Tu approches de tes vingt-cinq ans.
Tu n'es plus un petit garçon. Quand te mettras-tu à être un
homme .^
— C'est-à-dire?...
— C'est-à-dire à prendre un emploi, à travailler.
— Mais... le plus tard possible.
— Et que penses-tu faire?
— Quelque chose de pas trop fatigant.
— Voilà que tu te moques, déjà.
— Non,' mon oncle, je vous assure. Vous me demandez h
brùle-pourpoint de choisir une profession et, comme je n'ai pas
encore beaucouj» rélléchi à mon suicide, je louvoie. D'ailleurs,
LA VALLÉE BLEUE. 749
nous sommes en vacances, août s'achève,, la chasse va hientùt
ouvrir. La « chasse, » oncle Gabriel, voilà une belle carrière,
pour le mois de septembre.
— Tu n'as pas honte .^
— De quoi.^ d'être jeune, d'aimer à rire, à courir, à fumer,
de ne croire à rien qu'à moi-même?
— Oui, c'est entendu, tu es plein d'esprit. Seulement, ce
n'est pas avec des mots qu'on paye son tailleur.
— C'est ce qui vous trompe, mon pauvre oncle. Tel que
vous me voyez, je dois trois années à l'un d'eux, car j'en ai
plusieurs.
— Ton père ne doit rien en savoir.
— Mon père ne s'occupe pas de ces vétilles.
— Vétilles, vétilles, et combien lui dois-tu?
— A cet honneste tailleur? Exactement, je n'en sais rien ;
aux environs de neuf cents francs.
— Et il ne réclame rien?
— Si, quelquefois, pour la forme. Mais il n'est pas inquiet.
11 sait bien qu'un soir, en revenant des courses, ou un lende-
main d'heureux baccara, je lui apporterai le bon billet de
mille.
— Tu joues?
— Faut bien! La vie coûte cher!
— Elle coûte cher à ton père, surtout.
— Papa, il me donne cinq cents francs par mois, pas un
radis de plus...
— Cinq cents francs ! c'est abominable. Mais si je connais-
sais beaucoup de garçons dans ton genre, je finirais par deve-
nir socialiste, par dégoût. Ton cynisme est révoltant. Où donc
as-tu pris ces leçons d'égoïsme et d'inconscience?
— Mon cher oncle, c'est de la bonne politique. Il faut imiter
la fleur de son temps. Celle d'aujourd'hui n'est pas la petite
bleue du vôtre... Un homme sentimental est du dernier ridi-
cule : on devrait l'enfermer comme on fait pour celui qui sort
déguisé en sénateur romain... Quand je voudrai, j'épouserai
une héritière, et je me ferai caser dans un conseil d'adminis-
tration. Je protégerai vos fils et, si le cœur m'en dit, je me ferai
nommer député. Je me vois très bien ministre des Colonies ou
sous-secrétaire aux Postes et Télégraphes.
— Exquis, le curriculum vitxl
750 REVUE DES DEUX MONDES.
— Moderne. Logique. Il n'y a plus île filières. Il s'agit de se
montrer quand l'heure sonne.
— Combien d'années te donnes-tu à vivre aux crochets de ton
père ;'
— Tant qu'il sera sur la brèche, je n'ai pas besoin de m'in-
quiète r.
— Sapristi! tu as de la chance de n'être pas mon fils.
— Mon oncle, le monde est très bien fait. Et vous avez
d'excellens cigares.
Les propos de Maxime détonnaient terriblement dans l'illu-
mination paradisiaque du firmament. L'oncle Gabriel en était
profondément choqué.
« Il ne voit donc rien, il ne sent donc rien, » pensa-t-il;
puis, tout haut, il conclut :
— Mon enfant, vis donc à ta guise. Ta génération a l'air de
vouloir se passer de nos conseils de prudence. Vous ferez beau-
coup de mal, à vous-même, ce n'est que justice, et aux autres,
ce qui est vilain. Je ne te demanderai donc qu'une chose, c'est
un peu de discrétion dans l'exposé de tes théories. Je désire
que mes enfans ne soient pas contaminés...
— Eh bien! mon oncle, vous avez tort. Ce sont les en-
fans élevés dans du coton qui sont le plus dangereusement
atteints par les maladies du jour. Nous autres, nous sommes
mithridatés.
Il était écrit que Maxime aurait le dernier mot. Gabriel s'y
résigna, et les deux hommes rentrèrent dans la grande salle où,
devant un parterre de Baroney, Rolande initiait sa famille aux
danses esthétiques d'Isadora Duncan. De discrets applaudisse-
mens accueillirent sa fuite finale. Elle revint saluer, puis elle
ajouta :
— Pour bien faire, il aurait fallu enlever mes bas...
Pendant les journées de grosse chaleur qui se succédèrent
en août, le zèle de Maxime pour la route se modéra quelque peu
et finit par tomber tout à fait. Mais pour rien au monde il
n'aurait voulu rester une journée sans (( remuer. » Il partait
donc pour La Châtre!
Il commençait, d'ailleurs, à s'habituer à la bonne petite sous-
préfecture. Il avait si souvent traversé la grande rue, de bout en
bout, — pour aller soit vers Neuvy-Saint-Sépulcre et Argenton,
LA VALLÉE BLEUE. 751
soit vers Aigurande, ou tout bonnement en se rendant chez
quelque fournisseur, en service commande, — qu'il était déjà
connu. Les jolies filles, et il y en a beaucoup à La Châtre, se
montraient aux fenêtres et sur le seuil des boutiques. Maxime
se sentait apprécié et en était ravi. Il avait déjà quelques occa-
sions de saluer et même de sourire en remuant un tout petit
peu la tète d'une façon bien à lui et qui amusait ces demoi-
selles. On n'est point très farouche à La Châtre ; la beauté des
filles leur donne droit à la bonne grâce et les émancipe quelque
peu.
Lorsqu'elles étaient en groupe, elles riaient, en se poussant
le coude; mais quand elles étaient seules en face du petit signe
de reconnaissance de Maxime, plusieurs rougissaient de plaisir.
— Oh! ma chère, j'ai encore rencontré le fils Baroney de
Paris. Je me damnerais bien pour lui.
— Tu n'es pas la seule, ma petite !
Quand on sut son nom, il circula de bouche en bouche,
familièrement.
— Maxime a traversé la ville en tourbillon, ce matin, sans
regarder personne. Ce qu'il conduit bien !
— J'ai entendu sa musique, mais je suis arrivée trop tard à
la fenêtre; il était passé.
Maxime n'était point homme à en rester aux admirations
platoniques et aux petits saints à distance. A peine avait-il
circulé pendant trois semaines dans la ville qu'il avait déjà
noué deux intrigues, d'un côté avec une demoiselle de magasin,
dans un bazar, d'un autre avec la préposée d'un bureau de tabac :
toutes deux peu « cruelles » du reste, la première même, qu'on
disait au mieux avec son patron, avait ses coudées franches et
plusieurs fois elle accepta de faire un petit tour en auto, dans
la campagne. Pour sauver ce qui lui restait d'apparence, elle
faisait semblant de porter un paquet dans l'auto qui attendait
dans une rue peu fréquentée, elle montait dans la voiture, se
couchait entre les sièges, Maxime jetait quelques couvertures
sur elle et il enlevait, pour une heure, la jeune personne, dont
le patron se trouvait en voyage... Le retour s'effectuait de la
même façon.
Un jour, Etienne sortait du bazar juste à l'instant où la
demoiselle soulevait ses couvertures.
— Flûte, pincée! s'écria-t-elle.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne te frappe pas! C'est mon cousin...
Etienne, du reste, ne sachant trop quelle contenance adopter,
lit mine de n'avoir rien vu d'anormal. Il se contenta d'adresser
à Maxime un petit signe de la main.
Il est assez malaisé de poursuivre une intrigue, deux intri-
gues, dans une petite ville « de cinq mille âmes, » sans attirer
l'attention des badauds, surtout lorsqu'on fait ses visites dans
une 30 HP. Les fournisseurs, qui ne s'étaient pas entendus avec
la cuisinière de M™^ Jérôme Baroney, firent des gorges chaudes,
et c'est Etienne qui reçut les premières confidences :
— Vous devez être bien ennuyé, monsieur Etienne, avec
votre cousin. Il fait les quatre cents coups ici; ça finira mal,
vous verrez... Est-ce que M. Gabriel le sait, et M"'^ Gabriel qui
est une si digne dame.^
Etienne, qui ne demandait pas de détails, fut renseigné
d'office :
— Si encore il ne s'adressait qu'à des effrontées, on ne dirait
rien. Mais voilà-t-il pas, maintenant, qu'il tourne autour de la
femme d'Ernest le coifTeur. Il lui a fait cadeau d'un peigne en
écaille avec monture en vieil argent, pas laid du tout! et il a
donné une pipe à Ernest. Ce gros serin n'y voit plus rien,
comme de juste, à travers la fumée de sa pipe. Mais nous,
dans le quartier, ça nous gène et, s'il continue, il y aura du
bruit !
Etienne alla voir son ami Carraut, le notaire, pour se
rendre compte de l'étendue du <( scandale. » Il n'eut pas la
peine de parler :
— Dis donc, il va bien ton cher cousin. Il se croit dans le
centre de l'Afrique, ma parole. Nos filles, nos femmes, nos
bonnes, tout lui est bon qui porte cotillon, et il a de la paco-
tille pour chacune! Ah! il a la bosse du commerce, on ne peut
le nier, et la conscience élastique...
— Tu exagères.
— C'est plutôt lui qui exagère, mon vieux. Tu me connais,
je ne suis pas des plus collet monté, — et quand je suis à
Paris, j'aime à me distraire; — mais, ici, au vu et au su de
chacun, il dépasse les limites. Pourquoi ne se contente-t-il pas
de sa cocotte .►'
— Quelle cocotte?
— Une belle lille, ma foi ! brune avec des grands voiles
LA VALLÉE BLEUE. 753
roses. Ils ont encore traversé la ville hier, tous deux, filant sur
Ohàteaumeillant. . .
— Ce n'est pas une cocotte. C'est sa sœur.
— Allons donc! Elle était dans le fond de la voiture, les
bras nus, les jambes croisées et lisait un journal à images
polissonnes!... Après tout, tu as peut-être raison, une cocotte
aurait plus de tenue...
Etienne se rendait compte que son ami Carraut ajoutait des
détails de son cru; cependant chaque fois, il rentrait de La
Châtre plus ennuyé, plus troublé. La jalousie dictait une bonne
moitié des propos que l'on tenait sur Maxime, mais si Maxime
méritait la moitié des cancans, c'était déjà trop. Etienne résolut
d'avertir son cousin, à la première occasion.
Maxime, qui était complètement dépourvu de constance et
incapable même d'une toquade, continuait à entremêler les
écheveaux de ses passagères intrigues. Dès qu'il sentait une
résistance un peu sérieuse, il tirait sa révérence pour, huit
jours plus tard, tenter une autre escarmouche. An fond, il
n'était pas très fier de ses victoires, peu nombreuses et assez peu
reluisantes... Sa vanité, mal nourrie, regimbait à ce « régime
départemental, » comme il disait à sa aœur. Rolande, de son
côté, s'ennuyait au Château Neuf. Les visites étaient rares et les
visiteurs, venus en curieux, ne récidivaient pas. Elle proposa
à Maxime d' (( élargir le cercle, » et Maxiriie fut trop heureux
d'accepter.
Depuis quelque temps, M™^ Jérôme était reprise de ses mi-
graines, malaise périodique qui l'anéantissait complètement.
Maxime et Rolande décidèrent de passer outre et de faire tous
deux les visites promises à certaines relations parisiennes, jus-
qu'au fond du Haut Berry et dans le Bourbonnais. Par malheur,
les Morel du Gard et le petit Chigné, sur lesquels ils avaient
beaucoup compté, n'habitaient leur château qu'en octobre, et les
Fritz déjà partis, après un court séjour, devaient revenir, mais
n'avaient pas donné de date à leur régisseur ; leur propriété
du reste était à vendre : ce pauvre régisseur avait même cru,
tout d'abord, que les jeunes automobilistes venaient pour
visiter!
Et Maxime et Rolande essayèrent d' « élargir encore le
cercle; » de vingt-cinq ils passèrent à cinquante kilomètres.
Les Durand-Macquet possédaient depuis quelques mois, entre
TOME X. — 1912. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
Charenton-sur-Glier et Saint-Amand-Montrond, un petit châ-
teau qu'ils seraient ravis de montrer; les Guiraudet passaient
l'été à Boussac, dans la vieille maison de famille : ceux-ci
n'avaient malheureusement pas d'auto; mais, au besoin, s'ils
manifestaient l'intention de rendre la visite des jeunes Baroney,
Maxime proposerait de venir les chercher. Il n'était pas à dix
litres d'essence près! Tout fut très bien combiné. Mais il y
eut encore des déboires : les Durand-.Macquet étaient absens
pour la journée ; les Guiraudet de Boussac ne ressemblaient
pas du tout aux Guiraudet du boulevard Malesherbes : M"'® Gui-
raudet, l'élégante femme du vieux maestro, avait sur sa tête un
vieux canotier de sept ans au moins d'existence, sa fille bran-
dissait une ombrelle brûlée et trouée par le soleil ; quant au
maestro, il vint s'excuser, en sabots, de n'avoir pas de faux-
col... Mais leur visage à tous trois ne montrait aucune honte
de toutes ces anomalies :
— C'est que, voyez-vous, mes enfans, expliqua le cher
maître, à Paris je parade, ici je travaille!
Rolande était furieuse et une après-midi où ils avaient fait
chou blanc, il lui passa par la tête une idée assez audacieuse.
Elle n'hésita point h la communiquer sur l'heure à son frère :
— Dis donc, Maxime, à ton sens, le baron Malard est-il un
homme épousable.^
A quoi le jeune Baroney répondit imperturbablement :
— Un homme est toujours épousable quand il a plusieurs
millions... une femme aussi, du reste.
— Ça, je lésais aussi bien que toi. Jeté demande si celui-là
en particulier se laisserait épouser.
— L'ours d'Epirange.^ Essaie! Tu verras bien. Veux-tu
qu'on passe chez lui ce soir, sous prétexte de prendre papa.^^
— Pourquoi pas.^*
Le dialogue avait lieu en auto. Pour mieux causer, Rolande
s'était mise à la gauche de son frère. Ils traversèrent La Châtre
sans y prendre garde. Maxime ne songeait guère à ses petites
aventures. L' « idée » de Rolande le passionnait pour le moment.
Rolande épousant le jeune baron, c'était tout un avenir pour
Maxime.
— Comment esl-il fait, au juste.!^ s'enquiL la jeune fille.
— Il a du poil parloul, jusqu'aux paumes des mains. C'est le
<( surllemmard. » Je suis certain que s'il ne s'est pas marié, c'est
LA VALLÉE BLEUE. 755
par cagnardisG. Il n'a même pas su se choisir une maîtresse...
— Elle est <( moche » alors?
— Gomme les trois vertus théologales !
— Intelligente, peut-être?
— Pas même. Juste la roublardise nécessaire pour appâter
le bonhomme.
La légende qui courait sur la liaison du jeune baron n'était
pas d'accord avec l'histoire. Pour la bourgeoisie des environs,
le dernier des Malard avait simplement abusé de sa lingère, et
son faux ménage hebdomadaire prouvait tout à la fois sa pin-
grerie et son mauvais goût.
La vérité était que Louis-Napoléon ayant congédié un peu
brusquement une jeune lingère venue au château en journée
et ayant appris, par ses domestiques, qu'elle faisait vivre sa
mère et sa grand'mère, alla porter des provisions chez les
deux femmes, y retourna la semaine suivante, prit l'habitude
d'y diner le samedi, et retenu là, un soir, par un violent orage,
accepta un lit de fortune. Il arriva bien plus tard ce que les
gens de La Châtre contaient déjà comme une réalité. Le céliba-
taire ennemi des conventions de la vie de société, poussé par le
besoin de se créer une sorte de foyer, tout en gardant jalouse-
ment son indépendance, avait trouvé dans la petite maison de
la rue du Pont-aux-Laies, où logeaient les dames Miroir, cette
intimité sans contrainte qui lui manquait. Si bien que son
geste initial, spontané et excellent, prit tout à coup une tournure
assez vilaine ou, si l'on veut, des plus banales. Il y a les pré-
jugés, frêles barrières maintenues par le bon ton, puis il y a la
morale, le devoir, grand mur blanc qui défend la dignité
humaine. Poussé par son caractère libéré de toute entrave, Louis-
Napoléon ne sut pas s'arrêter à temps. Il arriva aussi que la
calme Suzanne s'éprit de toutes ses forces, contenues jusqu'alors,
de ce bon gros garçon qui semblait si heureux en sa compagnie
et qui ne demandait rien en retour de ses prodigalités. Et
n'ayant qu'elle-même pour toute fortune, elle se donna, sans
condition.
Maxime n'en savait pas si long, il se contenta de répéter
à sa sœur tous les potins malpropres des ateliers et des cafés
de La Châtre. Suzanne n'était qu'une mijaurée qui désirait
se faire épouser, et le baron, un malin qui ne se souciait nulle-
ment de se laisser passer autour du cou ce collier de cuirs
756 REVUE DES DEUX MONDES.
(on prétendait que la jeune couturière abondait en liaisons
fâcheuses).
— Tu lui rendrais un fier service, à ce pauvre baron! con-
clut Maxime.
Ils arrivaient à Epirange. La journée n'était pas achevée. On
entendait, partant des ruines, les ordres d'un contremaître à
ses hommes et de sourds coups de pioche. L'auto s'approcha le
plus possible du vieux château. Rolande voulait faire une
entrée convenable. Trois hommes au bruit du moteur se retour-
nèrent, le jeune baron et les deux liaroney, Jérôme et Gabriel.
Les jeunes gens firent une même grimace à la vue de leur
oncle, dont ils n'avaient pas prévu l'intempestive présence.
Gabriel, cependant, ne fut pas inutile :
— Ce sont mes neveux, s'écria-t-il, en brandissant son
bâton. Mon cher Malard, je crois bien que vous ne connaissez
pas M"" Rolande, ma nièce .^ Ma chère petite, je te présente le
baron Malard, archéologue, collectionneur et vieux garçon, le ^
tout avec acharnement.
Louis-Napoléon s'approcha en grognant des excuses. Rolande
sauta légèrement de voiture et tendit sans façon sa main au
jeune châtelain sur qui cette aisance et cette familiarité produi-
sirent le meilleur effet.
Maxime n'avait point encore cherché à se lier avec le baron
dont la rusticité ne le séduisait guère. Il jugea bon cette fois de
faire quelques avances :
— Oh! mais ça prend tournure! s'exclama-t-il en s'appro-
chantdes murs. Regarde, Rolande, toi qui gobes la Renaissance.
Quel ensemble ! C'est un peu <( là ! »
Rolande avait rejeté en arrière son grand voile de gaze rose
qui voletait dans son sillage. Sous son manteau ouvert, sa
svelte silhouette apparut, moulée dans une robe claire.
L' « ours d'Epirange, » sa casquette à la main, clignait des
yeux tantôt vers son château, tantôt vers cette gracieuse appa-
rition. Il savait vaguement que son architecte avait une fille,
mais il était loin de l'avoir supposée si fine, si belle, si pari-
sienne.
L'oncle Gabriel lissait ses grandes moustaches blondes, satis-
fait d'avoir une nièce aussi accomplie et fier de voir le trouble
du jeune baron;,
Jérôme, le chapeau rabattu sur ses lunettes bleues, était déjà.
LA VALLEE BLEUE.
757
à grands pas, retourné vers ses hommes, suivi du jeune dessina-
teur, un peu distrait par cette irruption. Les ouvriers étaient
occupés à reprendre en sous-œuvre la base du mur ouest du
château qui avait plus souffert que le reste. Les pierres endom-
magées étaient extraites et l'on glissait à leur place des moel-
lons neufs. Jérôme tenait à assister à la délicate manœuvre.
Mais ce n'était pas cela qui intéressait Rolande. Elle se faisait
expliquer les projets du baron : l'aménagement intérieur, les
décorations, le mobilier :
— Vous pensez bien que mon père ne nous dit rien ! Le
secret professionnel !
Et Louis-Napoléon, sur son terrain, parlait sans contrainte,
de verve. Rolande écoutait :
— C'est passionnant! avouait-elle de temps en temps.
L'oncle Gabriel dut donner le signal du départ :
— Tu nous emmènes, n'est-ce pas, Maxime .^Allons, Jérôme,
mon ami. Tu sais, à Filaine, on aime bien diner à l'heure. Au
revoir, mon cher Malard...
C'était en effet un jour de dîner chez les Gabriel. Sur le che-
min, du siège de devant où il aimait s'asseoir, l'oncle loquace,
à demi tourné vers sa nièce, ne tarissait pas :
— Eh bien ! ma chérie, tu vois que notre baron Bric-à-brac,
comme on l'appelle en ville, n'a rien d'un vulgaire antiquaire.
Il a un goût des plus avertis. Et puis il me semble que tu as
apprivoisé notre sauvage! Il était poli, ma parole, et il n'a pas
prononcé le moindre mot qui ne fût pas de bon ton. C'est un
bon garçon que j'aime beaucoup. Tu devrais le convier de temps
en temps à tes five-o'clock. Je serais curieux de le voir dans
un salon... Il y ferait, parbleu ! meilleure figure qu'un tas de
freluquets ignorans comme leurs escarpins...
Maxime riait derrière ses lunettes et Rolande approuvait fine-
ment de la tète. Leur père, au fond de la voiture, le nez plongé
dans sa grande serviette noire qu'il n'avait pu se résoudre à
abandonner, alignait des chiffres sur des lettres reçues le matin
de Paris. Il n'entendait rien ; il ne voyait rien.
Et cependant le spectacle était merveilleux.
Le ciel s'était chargé de nuages, de grands nuages blancs
laissant entre eux des lacs d'un bleu sombre et, sous cette cou-
pole qui s^appuyait au cirque des coteaux, la route montait de la
vallée vers Filaine en gentils méandres, faits, on eût dit, pour
758 REVUE DES DEUX MONDES.
ménager de continuelles surprises aux voyageurs. De l'endroit
où la voiture était parvenue, on ne voyait que des pâturages, les
uns tout petits, les autres si vastes qu'on n'en pouvait deviner la
lîn. Tous étaient d'un vert somptueux, plus clair vers le som-
met de la colline, plus foncé à mesure qu'ils descendaient. Les
uns, derrière leurs hautes et larges haies, faites de jeunes ronces
et de vieux ormeaux, étaient vides, avaient l'air tout neufs,
inviolés. Les autres étaient habités: en tas, vautrés jusqu'au
mufle, ou disséminés, la queue battant leurs flancs, de belles
vaches tachetées et cirées comme des marrons et de grands
bœufs blancs animaient le paysage. Parfois le soleil perçait le
voile des nuages, promenait de longs rayons sur les trou-
peaux indolens et faisait de larges taches claires sur l'émeraude
des prés. De loin en loin, de gros ormes, ronds, accroupis sur
leur tronc court, avaient l'air de bergers attentifs.
Ce fut Rolande qui signala cet harmonieux et paisible tableau
champêtre :
— Mais c'est le paradis des bêtes, ici. Oncle Gabriel, à qui ce
magnifique troupeau, là-haut.^
— Il est de Filaine.
— Vous faites donc de l'élevage, mon oncle ?
— Mais oui, ma petite Rolande. Nous avons quarante-sept
têtes dans la bouverie, dont quinze vaches et deux taureaux.
— Deux taureaux ! en liberté ?
— Sans doute!... Le long de la haie, à droite, le mufle en
l'air, c'est Bastien.
— Bastien ? On donne donc des noms aux bêtes ?
— Parfaitement ; quand elles le méritent. Bastien est un
puissant personnage. Nous irons le voir un jour oii vous resterez
dans le pays. Mais vous êtes toujours par monts et par vaux.
— Est-ce un mot, oncle (iabriel.»* demanda Maxime. .
— Non, mon neveu.
Ils avaient atteint le sommet du coteau et la vallée s'oiïrait
tout entière, verte et bleue, avec, au centre, le vieux donjon
restauré de Saint-Chartier. Des fumées montaient des fermes
disséminées. L'oncle Gabriel eut envie d'étendre la main, d'ap-
peler un cri d'admiration, mais il devina que Rolande n'était
plus à l'unisson et il garda au fond_de lui l'hymne de recon-
naissance qui était toujours sur le })()inl de s'échapper de ses
lèvres.
LA VALLÉE BLEUE. 759
Le diner fut très gai. Maxime, suivant sa coutume, parla
presque constamment. iMais cette fois, il avait abandonné toute
amertume. Les projets de Rolande, dont il avait le secret, l'élec-
trisaient. Il raconta, avec une verve jaillissante, leur visite aux
Guiraudet à Boussac, leurs haltes aux châteaux inhabités. Il
avait le don du portrait campé en quelques phrases et du dia-
logue; il imitait les gestes, le son de la voix des interlocuteurs ;
le tout un peu poussé vers la caricature. Madeleine Baroney
elle-même riait, et quand Madeleine Baroney riait, c'était un
déluge... Il lui fallait se moucher tour à tour et tamponner ses
yeux. C'est dire le succès de Maxime. Pour les enfans, ce n'était
plus un repas, c'était une récréation supplémentaire.
Marthe Bourin, toujours sur la défensive, s'efforçait de ne pas
regarder le beau causeur, mais elle y parvenait difficilement.
Quand la gaîté devenait générale, elle y prenait part et, vite,
tournait les yeux vers le visage si comiquement grave de
Maxime.
Etienne, seul, restait à l'écart de la fête. Cette verve l'aga-
çait et le triomphe de son cousin achevait de l'exaspérer. Il y
avait certes de la jalousie dans son cas. Il se sentait incapable
de ces trouvailles de mots, de cette malice ingénieuse, de ce
pétillement d'esprit, il se croyait relégué à un rang inférieur,
dédaigné, diminué, tourné en ridicule. — Mais il y avait aussi
de la sagesse, — toute cette comédie était de mauvais aloi !
Sagesse intempestive, hélas ! il s'en rendait compte.
A un moment, il eut la vision d'un grand fossé qui se
creusait entre Marthe et lui. Ils se touchaient presque, et
cependant Marthe était à l'autre bout du monde, et cela causa
au malheureux garçon une intolérable douleur. Tout son
visage se crispa. Sa fiancée s'étant retournée le considéra avec
étonnement.
— Qu'est-ce que vous avez, monsieur Etienne ? Pourquoi ne
riez- vous pas P C'est amusant, ce que raconte...
— ... ce pitre !
— Oh ! le vilain jaloux, gronda la jeune fille en fronçant le
sourcil, et vite elle se détourna de son maussade voisin.
La soirée était si tiède, si engageante que toute la com-
pagnie accepta de faire le grand tour du jardin avant de se
séparer.
Maxime avait remarqué le mutisme de son cousin et deviné
760 REVUE DES DEUX MONDES.
son hostilité. Sur la terrasse, il resta en arrière du défilé pour
lui adresser quelques mots :
— Tu as beaucoup travaillé aujourd'hui ?
— Oui, dit l'agriculteur, tout mûrit à la fois cette année, et
il faut commencer la moisson par tous les bouts. Mais je me
demande pourquoi tu t'inquiètes de ma journée...
— Tout m'intéresse, mon cher!
— Tout et rien !
— Pas de bonne humeur, hein!
— C'est mon affaire. Mais puisque tu m'en procures l'occa-
sion et que nous sommes seuls, je ne serais pas fâché de te
dire ce que j'ai sur le cœur. Tiens, entrons là.
Il poussa la porte du kiosque aux jeux, et les deux cousins
entrèrent et s'assirent dans un coin d'ombre. Maxime alluma
une cigarette, ce qui éclaira un moment son visage ironique.
Etienne n'était pas diplomate : il exposa brutalement ses
griefs.
— Est-ce que tu ne t'aperçois pas que tu te conduis comme
un goujat ?
— Tu dis ? s'écria Maxime interloqué par cette brusque
attaque.
— Je dis que j'en ai assez des réticences et des cancans dont
on me salue à ton sujet, — où que j'aille à La Châtre. Tu te con-
duis comme un commis voyageur en goguette, et tu annonces
tes triomphes d'arrière-boutique ou d'office à son de trompe.
C'est honteux. Tu es le premier Baroney qui fasse ainsi litière
de son honneur...
— Allons, allons ! pas de grands mots. Qu'est-ce qu'on
raconte ? Qui est-ce qui se plaint ?
— Personne !... Tout le monde !...
— Il faudrait savoir si c'est l'un ou l'autre.
— Tu es la risée publique.
— Pas des jolies filles... je te le promets.
— Mais tu ne comprends donc pas ce que je te dis. C'est
très grave, mon cher. L'honneur d'une famille, d'un nom, c'est
un capital dont le premier morveux venu n'a pas le droit de
disposer.
Les deux hommes, ensemble, s'étaient dressés, comme deux
coqs prêts à se jeter l'un sur l'autre. Une main, toute claire
dans l'obscurité, une main qui hésitait, qui tremblait, les sépara,
LA VALLÉE BLEUE. 761
les fit s'éloigner. C'était Marthe qui, redoutant une algarade,
rôdait autour de la maisonnette.
Maxime haussa les épaules et, marchant vers la porte, il dit :
— Il est à enfermer, ma parole !
Puis il disparut, en sifflotant un air de café-concert, satis-
fait d'être quitte à si bon compte.
Etienne se précipitait déjà pour le suivre. Marthe chercha à
le retenir :
— Monsieur Etienne, il faut que je vous parle !
— Vous ne voyez donc pas qu'il fuit comme un lâche ?
— Ecoutez-moi.
Etienne déjà sur le seuil revint sur ses pas. Habitué à l'obs-
curité, il aperçut Marthe toute droite et immobile au milieu de
la pièce.
— Pourquoi êtes-vous entrée, " Marthe ? demanda un peu
sèchement Etienne, comme pour répondre à cette attitude
agressive.
— Pour vous empêcher de faire quelque sottise.
— Une sottise.!^ Je n'ai pas l'habitude...
— Et cependant, vous voyez... M. Maxime ne méritait pas...
— Ne méritait pas ! Vous défendez cet énergumène !
— C'est votre cousin...
— C'est un malotru, un garçon malpropre...
— Il est chez vous...
Etienne eut un rire ironique :
— N'est-il pas partout chez lui?
— Allons, allons, monsieur Etienne, calmez-vous ; M. Maxime
est plus jeune que vous, voilà tout, moins sérieux, mais ce
n'est pas un malhonnête homme.
— Ne le jurez pas, mademoiselle. C'est trop grave. Ce
chenapan va faire notre malheur à tous.
— Oh ! comment cela se pourrait-il ? Ce que je sais, c'est
qu'il est bien amusant, puis que, ce soir, vous m'avez fait de la
peine et lui, au contraire, il a fait beaucoup de plaisir à tout
le monde.
— Marthe ! Marthe ! que dites-vous .^^
— M. Maxime est aimable pour les siens. Dès qu'il entre, il
est avec nous. Vous, monsieur Etienne, on ne vous voit guère et
vous ne vous montrez que préoccupé, grognon... Vous grondez
tout le monde !
762 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je gronde tout le monde, moi?
— Enfin vous avez l'air, c'est la même chose...
Etienne écartait les bras d'étonnement :
— Mais, Marthe, cela ne se peut pas, cela ne se peut pas !
Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Avez-vous déjà oublié nos pro-
menades, nos bonnes causeries, vos promesses et ces paroles de
mon père qui vous avaient tant remuée.'^...
— Oui, mais alors, je ne savais pas...
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne puis m'expliquer. Il y a quelque chose de changé...
— Oh ! Marthe, Marthe, en effet, je ne vous reconnais plus !
— Je ne me reconnais plus moi-même... Aussi vous êtes
îrop..., vous n'êtes pas assez... Oh! je ne sais plus, je ne sais
plus. Il faut que je m'en aille... Tout de suite...
— Tout de suite ? Vous êtes fatiguée ? Je vais vous recon-
duire.
— Non, oh ! non. Je veux m'en aller seule, toute seule !
Et déjà elle s'échappait.
— A demain! jeta, comme on implore, Etienne anéanti...
Marthe tremblait tout entière comme un pauvre oiseau qui
court dans le sillon, ne pouvant plus prendre son vol. Elle avait
envie de rire, de pleurer, d'aller se cacher chez elle, à l'abri.
Elle sortit en trébuchant.
Une petite allée serpentait derrière le kiosque, entre deux
haies de fusains. Une ombre se détacha des arbustes et tendit les
mains à la jeune fille, puis à voix basse :
— Merci, Marthe ; j'ai tout entendu, merci.
C'était Maxime dont on voyait, dans la nuit, le front et le
visage. Marthe ne savait que faire. Elle tendit machinalement
les mains vers celles qu'on lui olîrait. Maxime attira la jeune
fille à lui, la courba vers sa poitrine et, sans un mot, appuya
longuement ses lèvres sur celles de Marthe.
Jacques des Oachons.
(La troisième jmrtie au prochain numéro.)
LES QLIESTÏONS FÉMININES
DANS
L'ANCIENNE ROME
« Transporter dans des siècles reculés toutes les ide'es du
siècle où l'on vit, c'est, des sources de l'erreur, celle qui est la
plus féconde. » Cette pensée de Montesquieu est fort vraie, mais
elle deviendrait très discutable si, au mot « idées, » on substi-
tuait celui de « préoccui)ations. » Autant il est pernicieux d'ap-
pliquer à l'étude d'autrefois nos préjugés d'aujourd'hui, autant
il est légitime, dans une certaine mesure et avec les plus pru-
dentes réserves, d'y apporter un peu de nos curiosités. Se de-
mander comment les hommes de jadis ont envisagé ou résolu
les problèmes actuels, les interroger loyalement, sans vouloir
dicter leur réponse, sans fausser leurs croyances ou leurs mœurs
pour donner à ses propres opinions une autorité plus haute,
c'est peut-être un des prohts les plus précieux, et en tout cas
un des plus vifs plaisirs, qu'un historien qui aime à réfléchir
puisse trouver dans la connaissance du passé.
C'est dans cet esprit de recherche impartiale, mais non indif-
férente, que nous voudrions ici examiner comment se posait
pour les Romains la question des droits de la femme. Question
<( contemporaine, » s'il en fut, puisque chaque jour quelque
occasion nouvelle, — un livre ou une pièce de théâtre, un fait
divers ou une proposition de loi, — remet en lumière le conflit
social des deux sexes, et puisque l'on peut déjà prévoir l'heure
où les élections législatives se feront sur la plate-forme du
764 REVUE DES DEUX MONDES.
« sulîrage vraiment universel. » De ce sujet qui s'impose, si
pressant, à notre attention, qui a provoqué et provoquera encore
tant (le discussions passionnées, qu'est-ce que l'on pensait dans
l'ancienne Rome, dans cette Rome dont nous sommes malgré
tout les héritiers, au sol de laquelle la plupart de nos institu-
tions plongent leurs profondes racines.'^ Car c'est ce qui rend
plus intéressant l'objet de cette étude; par les lois, }»ar les
mœurs, par l'éducation, par ce qui a survécu de leur civilisa-
tion dans la morale chrétienne, les Romains sont les maîtres
qui nous ont façonnés : il n'en est que plus utile de savoir com-
ment leur apparaissait ce qui nous préoccupe tant à cette heure,
la situation de la femme dans la société .^^
Reconnaissons qu'à la différence des penseurs modernes, ils
ne paraissent pas avoir institué là-dessus de controverses théo-
riques. Nous ne trouvons i)as, dans leur poésie ou dans leur
théâtre, d'ceuvres (( à thèse » comparables à celles de notre
temps : la littérature latine ne compte pas d'Alexandre Dumas
fils ou de Paul Hervieu. Et l'histoire romaine ne nous montre
pas non plus d'homme d'Etat, de publiciste ou de philosophe,
qui se soit voué à faire rendre aux femmes une justice qu'on
leur refusait. La })rédication féministe n'existe pas à Rome, — pas
plus d'ailleurs que la prédication anti-féministe; ou, du moins,
celle-ci se réduit à quelques boutades plus ou moins spiri-
tuelles, qui ont tout juste autant d'ampleur et de portée que des
épigrammes de petits journaux ou de revues de fin d'année. Ni
d'un côté ni de l'autre, la question ne semble avoir été ouver-
tement discutée.
Mais il n'en faut pas conclure qu'elle n'ait pas existé en fait.
Ce serait bien mal connaître la mentalité des Romains. Plus
avides de réalités positives qu'épris de conceptions dogma-
tiques, ils n'éprouvent jamais le besoin de systématiser, de gé-
néraliser leurs manières de faire. 11 leur suffit d'agir, sans défi-
nir leur action. Les faits les plus frappans de leur histoire ne
les incitent pas à des explications conscientes et réfléchies
comme celles où se complaît, par exemple, la fine dialectique
grecque. Ils conquièrent l'univers, mais luille jiart ils ne tracent
unjtrogramme de j>olitique impérialiste. Ils remplacent la répu-
blique par la monarchie, mais c'est à peine s'ils indiquent dis-
crètement, et seulement après cou}), rétonnante rc'volution
qu'ils ont accomplie. De même, dirons-nous volontiers, il im-
LES QUESTIONS FÉMIMNES DANS l'aNCIENNE ROME. 765
porte assez jxni qu'on ne l'enconlre chez eux iuicuii(3 li'ace de dé-
bat sensationnel sur les droits des femmes : il est fort ])OssibI(!
que, sans les avoir discutés ex professa, ils les aient, en réalité,
progressivement reconnus et étendus. Ils [)euvent bien avoir été
féministes sans le dire, — au r(îbours de tant d(i gens (|ui disent
l'être et qui ne le sont pas.
Mais peut-être ce terme est-il trop vague, et la question que
nous posons, par suite, trop complexe. Etre féministe, dans
notre langue du xx*' siècle, cela veut dire bien des choses : c'est
réclamer pour la femme, tantôt la libre direction de sa vie [)ri-
vée, tantôt l'administration autonome de ses biens; quelquefois,
c'est lui attribuer une part dans le gouvernement de la cho.se
publique ; quelquefois, c'est vouloii' lui ouvrir l'accès de car-
rières ius([u'alors réservées aux hommes ; c'est aus.si revendi-
quer à son profit un développement moi-al et intellectuel iden-
tique à celui de l'autre sexe. Toutes ces demandes procèdent, à
coup sur, d'une même tendance : cependant elles sont assez
diverses ])oui- qu'il ^oit sage de les considérei- isolément. Il y ;i
plusieurs problèmes féminins distincts, quoi(|ue connexes :
voyons, — d'après les faits à défaut des théories ({tuisque celles-
ci font défaut), — comment l'antiquité latine a résolu chacun
d'eux.
I
C'est peut-être en ce qui concerne la vie privée et familiale
que l'évolution a été la plus complète; c'est Là que la femme
avait à l'origine le moins de liberté, et qu'elle a Jini ])ar en con-
quérir le plus. Rappelons-nous ce qu'est la matrone romaine au
foyer archaïque, comment (die est entrée dans la maison et com-
ment elle y vit. Elle a été fiancée toute enfant, à sept ans, à trois
peut-être, et mariée à douze ans au moins, à vingt ans au ])lus.
La loi, il est vrai, a exigé qu'elle donnât son consentement à
l'union décidée par son père, mais la tradition, \emosmajonim,
aussi respectable que la loi, ne lui a permis de dire <( non » que
si le fiancé était d'une inimoi-alité notoire. Par ce mariage, où
sa volonté a eu si ])eu de part, elle est tombée, suivant la forte
expression du vieux droit romain, <( dans la main » de son
mari; elle est devenue (c'est encore un terme juridique) « sa
fille, » non son égale, mais sa suboi'donnée. Elle règne sur les
766 REVUE DES DEUX MONDES.
serviteurs, mais elle règne en son nom, par déle'gation de son
pouvoir, comme une sorte d'intendante ou de femme de charge :'
ainsi que le dit l'historien Denys d'Halicarnasse, c'est par la
comjdète obéissance à l'époux [qu'elle devient en même temps
que lui la maîtresse de la maison. Elle est exempte de travaux
serviles, tels que la mouture du froment et la fabrication des
mets, parce que la dignité patricienne, à laquelle elle participe,
en subirait quelque atteinte humiliante; mais elle est loin d'être
oisive, ou libre de son activité. Sans parler des enfans qu'elle
nourrit et qu'elle élève, elle contnMe le train quotidien de la
vie domestique, garde les clefs, dirige les esclaves, assure le bon
approvisionnement du garde-manger et de la cave. Surtout,
assise dans l'atrium au milieu de ses servantes, elle leur distri-
bue la laine ou le lin, file et tisse avec elles, si bien vouée à
cette besogne que, jusqu'à la fin de l'empire, les épitaphes des
matrones les loueront pour leur habileté de fileuses, et qu'on
sculptera sur leur tombe un métier à tisser en guise d'armoi-
ries. Elle ne peut sortir qu'avec la permission de son mari, et
escortée de gens âgés dont le seul aspect suffit pour éloigner
les galans. Elle ne peut avoir de relations personnelles : elle
doit avoir les mêmes amis que son mari, et pas d'autres. Elle
assiste aux repas, mais il lui est interdit de boire du vin. Elle
n'a aucun d*roit légal sur la destinée de ses enfans : lorsqu'ils
sont en âge de se marier, ce n'est pas elle qui décide de leur
sort, c'est le père de famille ; il la consulte souvent, s'il a con-
fiance en son jugement, mais parce qu'il le veut bien, étant en
principe le seul dont le consentement soit requis par la loi.
C'est également du mari que dépend le maintien ou la rupture
du lien conjugal : il peut divorcer, non pas à sa fantaisie, il est
vrai, ni sans avoir pris l'avis du tribunal de famille; mais enfin,
dans certains cas déterminés, si la femme est coupable d'adul-
tère ou d'empoisonnement, si elle a introduit dans la famille un
enfant supposé, ou si même, tout simplement, elle a usé de
fausses clefs, il })eut la répudier, — et en quels termes outra-
geans ! la formule indiquée par la vieille loi des Douze Tables
est celle-ci : « il lui redemande les clefs, » comme à une domes-
tique que l'on renvoie. La femme, au contraire, dans la législa-
tion archaïque, ne peut jamais réclamer le divorce. Il semble
même que le mari ait, en un certain sens, droit de vie et de
mort sur elle, si l'on en croit cette phrase célèbre de Caton
LES QUESTIO>S FEMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 7G7
i'i\.ncien, dans laquelle s'étale avec un cynisme naïf la superbe
conliance masculine en l'inégalité des sexes : « Quand tu sur-
prends ta femme en flagrant délit d'adultère, tu peux impuné-
ment la tuer sans jugement; si c'est toi qui es coupable, elle
n'osera pas te toucher du bout du doigt ; la loi le lui défend. »
Cette différence de traitement entre la faute de l'époux et celle
de la femme subsistera dans les codes jusqu'au milieu du
ii*^ siècle de notre ère : c'est assez dire combien elle était d'ac-
cord avec les préjugés les plus enracinés dans la vieille société
romaine. Peu importe, après tout cela, que la matrone, dès les
temps anciens, reçoive certains honneurs officiels, qu'on lui
vienne offrir des présens et des souhaits le 1" mars, le jour de
la « Fête des femmes, » que son mari l'appelle solennellement
« Madame, » et qu'après sa mort, si elle appartient à une grande
famille, on prononce en grande pompe son oraison funèbre.
Toutes ces marques de déférence ne sauraient faire oublier les
sujétions légales et morales auxquelles elle est astreinte, si
nombreuses, si pressantes, si immuables, que Tite-Live n'exa-
gère nullement quand il fait dire à un contemporain des
guerres puniques que (( jamais les femmes ne sortent d'escla-
vage, » nwnqiiam exiiitur servitus muliebris.
Elles en sont sorties cependant, et si le tableau que nous
venons de tracer est vrai des premiers siècles de la république,
rien ne serait plus faux que de le transporter à l'époque de
Sylla, ou de César, ou d'Auguste. Nous ne saurions, naturelle-
ment, dire d'une façon précise quand et comment les choses ont
changé : il est probable que l'évolution s'est faite peu à peu, par
suite de cette dissolution progressive des anciens principes et
des anciennes mœurs qui remplit toute la fin de la période répu-
blicaine. A. mesure que la société s'enrichissait, que les classes
se confondaient, que les façons de vivre étrangères, grecques ou
orientales, s'insinuaient à Rome, que les croyances disparais-
saient, la forte et dure discipline qui jadis avait servi d'arma-
ture à l'aristocratie latine s'etïritait lentement. Ceux qu'elle
avait tenus dans la soumission prenaient un insatiable appétit
d'indépendance, et ceux qui étaient autrefois les maîtres
n'avaient plus assez de foi en leurs prérogatives pour les main-
tenir contre les assauts des rebelles. De ce mouvement universel
d'émancipation, les femmes ont bénéficié comme les plébéiens,
comme les cnfans, comme les esclaves, comme tous ceux dont
768 REVUE DES DEUX MONDES.
l'asservissement avait été la base sur la({uelle reposait le vieil
édifice.
Quoi qu'il en soit, les textes de l'époque classique nous
montrent la femme dans un cadre singulièrement moins austère
que celui où elle nous apparaissait tout à l'heure. Une chose, à
vrai dire, n'a pas été modifiée : les mariages continuent à se
conclure comme par le passé; il ne parait pas que l'on ait pris
l'habitude de consulter les jeunes filles avant de leur choisir
un époux. Gicéron, par exemple, e.st un père très tendre; tout
le monde sait combien il se préoccupe de sa « petite Tullia, » et
avec quel désespoir il la pleurera une fois morte : i)ourtant,
quand il s'agit de la marier, il ne semble guère s'inquiéter de
ses goûts; il prend son gendre dans ses amis politiques; il
pense sans doute, comme l'Argan de Molière, qu'une fille d'un
bon naturel doit être heureuse d'épouser ce qui peut être utile
aux intérêts de son père. Gela ne lui réussit d'ailleurs pas beau-
cou}> : ses déceptions, et les tristesses de la jeune femme,
prouvent assez combien il a eu l'égoïsme peu clairvoyant. Est-il
besoin aussi de rappeler les mariages successifs de Julie, la fille
d'Auguste, tour à tour unie à tous les héritiers présomptifs de
l'empii-e, Marcellus, Agrippa, Tibère, pour des raisons oîi son
cœur n'avait pas la moindre part, comme elle sut du reste
fort bien le leur montrer.'^ Mais chez les amis de Pline le Jeune,
dans une société plus (( bourgeoise, » moins dominée par les
grands intérêts politiques et la raison d'Etat, c'est encore l'au-
torité paternelle qui est souveraine : tel correspondant de Pline
lui demande de lui fournir un gendre, sans songer à faire une
place aux préférences de sa fille. Alors encore, presque autant
qu'au siècle de Gamille ou de Gincinnatus, la femme entre dans
la vie conjugale sans savoir ce qu'elle fait, ni qui elle prend.
Seulement, une fois qu'elle y est entrée, elle a sa revanche.
Le genre d'existence de jadis, tout de labeur, d'obéissance et
d'effacement, n'est plus qu'un souvenir quasi mythique. La
matrone, à présent, ne contrôle plus la marche de la maison :
elle s'en repose sur des intendans. Elle n'allaite plus ses tils :
elle les confie à des nourrices mercenaires. Elle ne dirige plus
leur éducation : elle en abandonne le soin à des esclaves, sou-
vent <à de médiocres esclaves, si bien que les moralistes comme
Tacite voient dans c(;t usage une cause essentielbï du déclin de
la société. Quant aux travaux domestiques, les épilaphes conti-
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 769
nuent à célébrer rassiduilé qu'y apportent les femmes, parce
qu'en tout pays, et à Rome plus qu'ailleurs, la littérature funé-
raire est encombrée de survivances et infestée d'illusions : mais
des témoins désintéressés, tels que Columelle, se plaignent que
leurs contemporaines négligent pour leurs plaisirs les soins du
filage et du tissage. Si l'empereur Auguste oblige ses filles et ses
petites-filles à s'acquitter de cette besogne, s'il ne porte que des
vètemens fabriqués par sa femme ou sa sœur, l'application même
qu'il met à réhabiliter ces vieux usages prouve à quel point ils
ont disparu. Gomment n'en serait-il pas ainsi, puisque, à chaque
instant, en lisant les ouvrages de cette époque, nous voyons les
femmes absentes du foyer. ^^ On nous les dépeint au théâtre, aux
fêtes, au cirque, aux cérémonies des temples, sur les prome-
nades publiques, dans les festins, partout, en un mot, partout
ailleurs que chez elles. Il est vrai que, parmi ces documens,
quelques-uns, — les poèmes de Tibulle et d'Ovide, — se rap-
portent sans doute aux courtisanes aussi bien et mieux qu'aux
matrones, et qu'on est assez embarrassé de préciser certaines
allusions. Mais cela même est un signe de l'évolution accom-
plie. Pour l'époque archaïque, jamais de telles incertitudes
n'auraient été possibles : si, maintenant, les honnêtes femmes
peuvent être confondues avec celles du demi-monde, c'est
qu'elles mènent une existence aussi extérieure, aussi indépen-
dante. Car on devine ce qui peut subsister, dans ces conditions,
de l'ancienne autorité conjugale : pour que le mari pût être
encore le maître de sa femme, à tout le moins faudrait-il qu'ils
vécussent sous le même toit.
La femme s'est donc aiîranchie, dans le mariage même, du
joug [si lourd autrefois. Elle n'est plus « esclave, » ni de son
mari, ni de la tradition. Mais de plus, mais surtout, de ces
liens pourtant si peu gênans, elle est libre de sortir dès qu'elle
veut et comme elle veut. Là réside la grande nouveauté, et ce
qu'il y a de singulier, c'est que cette transformation, si capitale
pour le sort des femmes, nous est très mal connue. Les histo-
riens ont beaucoup discuté pour savoir à quelle date la faculté
du divorce s'était introduite dans la législation romaine : selon
les uns, la première rupture du lien conjugal aurait été l'œuvre
d'un certain GarviliusRuga, deux cent trente ans environ avant
notre ère; d'autres croient que la chose était possible déjà
d'après la loi <les Douze Tables; d'autres enfin remontent Jus-
tome X. — 1912. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à l'dpoque fabuleuse de Romulus. Les textes, à ce sujet, sont
obscurs et contradictoires. Mais, en quelque sens qu'on les in-
terprète, il faut bien noter qu'ils se rapportent [tous au divorce
prononcé par le mari lui-même et à son profit. A quel moment
le divorce a-t-il été au contraire demandé par la femme. »^ A
quel moment est-il devenu pour elle, non plus une humiliation
qu'on subit, mais une libération qu'on réclame. »^ Les documens
anciens sont malheureusement muets sur cette question. Les
premières œuvres où l'on parle de mariages dénoués sur l'ini-
tiative |de l'épouse sont les comédies de Plante. 11 est vrai que
ce ne sont guère que des traductions du grec, et qu'en bonne
logique leur témoignage vaut pour les mœurs helléniques plu-
tôt que pour les mœurs romaines. Cependant, à cette date, la
traduction se complique toujours d'une certaine adaptation aux
goûts et aux habitudes du public. Il est probable que Plaute
n'aurait pas mis aussi fréquemment sur la scène des matrones
qui parlent de divorcer, si, parmi ses spectatrices, plus d'une
n'avait été prête à en faire autant. On peut donc admettre que,
dès le commencement du ii" siècle avant Jésus-Christ, le divorce
au gré de la femme était déjà chose connue, en attendant
(|u'il devint, par un progrès insensible, chose tout à fait fré-
quente.
A la fin de la république, en effet, et sous l'empire, les
femmes romaines paraissent bien avoir eu le droit de rompre
leur mariage quand bon leur semblait, et avoir largement pro-
fité de ce droit. Non pas qu'il faille peut-être invoquer ici,
comme l'ont fait beaucoup d'historiens, les textes célèbres de
Sénèque, de Juvénal et de Tertallien. L'un nous dit que les
grandes dames comptent les années, non [>ar les noms des
consuls, mais par ceux de leurs maris. L'autre nous parle de
femmes qui trouvent le moyen d'avoir huit époux en cinq ans.
Le dernier déclare que le divorce est devenu le vœu des ma-
trones et le fruit naturel du mariage. Tous ces mots sont spiri-
tuels et frappans, mais ce sont des (( mots, » auxquels il serait
sans doute im})rudent de se fier, d'autant plus que Sénèque est
un moraliste, (jui, par définition, doit être sévère à l'excès pour
les mœurs |de son temps, que Juvénal est un pamphlétaire et
un déclamateur, et Tertullien un adversaire systématique de la
société païenne. Leurs assertions ne peuvent donc pas servir de
preuves, mais les preuves sont ailleurs. Elles sont dans les faits
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 771
mentionnés en passant par les historiens, h propos de tel ou
tel grand personnage, de telle ou telle femme célèbre. Elles sont
aussi, et plus encore peut-être, dans les anecdotes que l'on peut
glaner dans des correspondances comme celles de Gicéron et de
Pline le Jeune : quand Ccelius écrit à Gicéron qu'une certaine
V^aleria Paula, « sans raison aucune, » a divorcé le jour même
où son mari devait revenir de sa province, et qu'elle va épouser
Decimus Brutus, on ne sait ce qu'on doit admirer davantage,
de l'aisance avec laquelle l'héroïne de ce récit s'est débar-
rassée de son premier époux, de la rapidité qu'elle a mise à en
prendre un second, ou de l'aimable insouciance que le narra-
teur apporte à constater l'événement, comme s'il s'agissait de
la chose du monde la plus naturelle. Ge « fait-divers » jeté inci-
demment dans une lettre, sur le ton le plus détaché, en dit plus
que toutes les boutades des satiriques ou [que tous les sermons
des moralistes : il nous fait sentir combien radicale est la dis-
parition des anciennes mœurs, combien absolue l'émancipation
individuelle de la femme romaine.
Ge n'est pas à dire, comme bien on pense, que toutes les
matrones aient profité pour leur coniple des très larges facilités
que la loi et l'opinion leur laissaient. Ge n'est pas à dire non
plus que nul effort n'ait été tenté jtour revenir en arrière et
rendre plus étroits les liens très relâchés du pacte conjugal.
Tout le monde sait, par exemple, ce que rem})ereur Auguste a
essayé de faire en ce sens. S'il n'est pas allé, comme il l'aurait
désiré sans doute, jusqu'.à rendre le divorce impossible, il s'est
ingénieusement appliqué à le rendre beaucoup plus difficile,
l'interdisant totalement aux alîranchies, et, pour les personnes
d'un rang supérieur, l'assujettissant à des formalités assez com-
pliquées. Mais, du point de vue où nous nous plaçons ici, il
importe de remarquer que cette réforme législative, — dont les
effets, d'ailleurs, sont restés très inférieurs à ce que le prince en
avait attendu, — n'est pas plus particulièrement dirigée contre
les femmes que contre les hommes. Même l'article relatif aux
affranchies, que nous signalions tout à l'heure, semble avoir
été dicté par un désir de réaction aristocratique bien plus que
par une pensée hostile aux libertés féminines : si l'affranchie
était astreinte à demeurer malgré elle unie à l'homme libre qui
l'avait épousée, c'était seulement en raison de sa condition
sociale; il s'agissait de consacrer la subordination d'une classe.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
non rellr dun sexe. Quant aux personnes de naissance libre, rien
n'autorise à penser que les lois Juliennes aient fait entre l'époux
et l'épouse la moindre distinction. L'un comme l'autre peut pro-
voquer la dissolution du mariage ; l'un comme l'autre, pour y
arriver, est obligé de se conformer à une certaine procédure ;
l'un comme l'autre, si le divorce est prononcé contre lui, est
exposé h certaines jiénalités pécuniaires. Par les permissions
qu'elle octroie comme j)ar les sanctions qu'elle édicté, cette
législation tient la balance en parfait équilibre entre les deux
sexes. Elle ne ressemble pas du tout au code arcbaïque, oîi nous
avons observé une disprojxtrtion si flagrante. Elle re.streint la
liberté de la femme, mais dans la même mesure que celle de
l'homme, et pour les mêmes motifs, — des motifs d'utilité
.sociale et civique, — et ainsi elle se trouve consacrer leur éga-
lité.
(le que nous Aenons de dire de la réforme légale essayée par
Auguste n'est pas moins vrai de la réforme morale opérée parle
stoïcisme. Les stoïciens, eux aussi, ont tâché de remettre en
honneur les mœurs d'autrefois : ils se sont fait, du mariage et
du rôle de la femme, une conception très austère et très stricte.
Mais les obligations qu'ils prescrivent à la femme se rattachent
à une doctrine qui est, en son fond, la même pour les deux
sexes; elles ne proviennent point d'une j)rétendue infériorité. La
matrone stoïcienne obéit à sa conscience, non h une contrainte
juridique : le principe de sa vie morale est en elle. C'est pour
réaliser, dans sa sphère, l'idéal rationnel de dignité humaine,
qu'elle s'acquitte de ses devoirs (t'épouse. On ne peut pas dire
qu'elle .soit soumise h son mari, mais jdutôt qu'elle se soumet
comme lui et avec lui à la loi de rhonneur. L'union conjugale
telle que se la représentent les stoïciens, telle qu'elle apparaît
par exemple dans les beaux vers de Lucain sur Caton et Marcia,
e.st aussi forte que celle qui était en usage dans la famille pri-
mitive, mais elle en diffère totalement par son esprit. C'est
comme l'amitié fi-aternelle de deux sages de .sexe différent, qui
communient dans une même foi philosophique, tout en gardant
chacun sa personnalité. L'association v<dontaire est sa règle
essentielle, et non ])lus la sujétion imposée.
Ainsi, de qutdqiic enté (]ue nous l'envisagions, la société de
renijtire nr»ns inuidre les femmes t(»ut à fait émancipées des
contraintes que les lois et l'opinion faisaient peser sur elles
LES QUESTIONS FEMIMNES DANS LANCIENNE ROME. 773
dans des temps plus reculés. Dans les milieu.v frivoles, elles
vivent, comme les hommes, au grë de leur caprice ; dans les
groupes plus sérieux, elles adhèrent, comme les hommes, à un
devoir spontanément choisi. Mais, dans un cas comme dans
l'autre, dans la libre obéissance comme dans la complète indé-
pendance, elles sont devenues maîtresses de leur destinée indi-
viduelle.
II
Elles sont devenues aussi, dans une large mesure, maîtresses
de leurs biens, et ceci ne constitue pas, si l'on se reporte en
arrière, une innovation moins considérable.
A l'origine, en effet, le droit de propriété n'existe pour la
femme qu'avec des restrictions qui, en pratique, l'annulent ou
peu s'en faut. On ne définirait pas mal sa condition juridique en
disant qu'elle peut posséder, mais qu'elle ne peut disposer de
ce qu'elle possède. Elle peut posséder, et, sur ce point, se dis-
tingue de la femme orientale, voire de la femme grecque :
c'est ainsi qu'à Rome, contrairement à ce qui a lieu à Athènes,
fils et filles ont des droits égaux spr l'héritage ])aternel. Mais la
fortune qui peut lui échoir ne lui appartient, si l'on ose dire,
que nominalement. Elle n'est pas libre de l'aliéner ni de la
dénaturer. A quelque âge qu'on la considère, et dans quelque
situation, on la voit soumise, en ce qui concerne ses biens, à un
contrôle rigoureux et inéluctable. Tant que vit le père de famille,
elle est naturellement sous son pouvoir, aussi bien que ses
frères : toutes les sommes qui entrent dans la maison, à n'im-
porte quel titre, sont aussitôt versées à la masse de la commu-
nauté, et administrées par le chef tout-puissant de cette commu-
nauté. Mais, de plus, à la mort du père, alors que les fils
deviennent maîtres de faire ce qu'ils veulent de leur part d'hé-
ritage, la fille reste incapable d'administrer la sienne comme
elle l'entend. Elle passe sous la tutelle de ses plus proches
parens, de ceux qui, le cas échéant, hériteraient d'elle, et ont
donc comme une sorte d'hypothèque ou de créance anticipée
sur ses biens. Sans leur autorisation, elle ne peut accomplir
aucun acte qui entraîne, ou qui seulement risque d'entraîner,
une diminution de son patrimoine. Même avec leur autorisation,
elle ne peut le léguer par testament. C'est qu'en réalité ce
774 REVUE DES DEUX MONDES.
patrimoine no lui appartient pas, mais plutôt à la famille, à la
gens dont elle est née. Elle ne le reçoit qu'alin de le transmettre.
Dans la chaîne des héritiers successifs, elle est un anneau indis-
pensable, mais un anneau qui n'a de raison d'être que par la
place qu'il occupe et le lien qui l'unit aux autres. Enlîn, si le
mariage émancipe la femme de la sujétion financière où la tenait
sa gens originelle, il l'expose du même coup à une nouvelle
servitude non moins lourde. Dans le mariage par confarreatio,
le plus ancien de tous et le seul qui primitivement ait existé, le
mari devient le libre administrateur des biens de sa femme ;
ils tombent « dans sa main, » comme dit le code ; ou, si l'on
préfère les termes de Cicéron, « tout ce qui était à elle est désor-
mais a lui. » Si peut-être il en est en certains cas responsable,
— car la question est obscure, — s'il est tenu à restitution lors-
qu'il divorce, c'est envers son beau-père, non envers sa femme.
Celle-ci, en vérité, n'a aucune part aux tractations llnancières
auxquelles son hymen donne lieu : elle n'en est que le prétexte.
Ainsi, qu'elle soit fille, orpheline, ou femme mariée, sous la
puissance paternelle, la tutelle de la famille, ou la manus conju-
gale, elle est dépourvue également de tout rôle actif dans la
gestion de sa fortune ; elle y assiste sans y participer. Comme le
dément ou l'incapable, dont les textes législatifs la rapprochent
souvent, elle est toujours une mineure.
Voilà la situation de la femme, au point de vue financier,
dans les temps les plus anciens, telle que nous la font connaître
les souvenirs archaïques conservés dans la législation posté-
rieure. Mais sa subordination économique, de même que sa
subordination personnelle, s'est modifiée par une lente évolution
et sous l'infiuence de causes multiples. Il est probable que,
lorsque les mœurs commencèrent à s'adoucir, ceux mêmes au
profit desquels la fortune de la femme était grevée de si lourdes
obligations, se l'olàchèrent, par une renonciation bénévole, de
l'extrême rigueur de leurs droits. Dans la famille naturelle,
comme dans la seconde famille où le mariage la faisait entrer, la
femme put bénéficier de concessions pour lesquelles l'alTection
faisait tléchir la loi. Par exemple, il vint un moment où les
pères eurent la faculté de désigner par testament les tuteurs de
leurs filles : ils en profitèrent souvent pour choisir des tutegrs
bienveillans, complaisans même, dont le large et afï'octueux
libéralisme ne ressemblait point du tout h la surveillance
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNGIENNE ROME. 773
inquiète et jalouse des proches parens, héritiers présomptifs, et,
en attendant, gardiens inquisitoriaux des biens de l'orpheline.
La tutelle primitive était instituée dans l'intérêt des tuteurs :
celle-ci le fut dans l'intérêt de la pupille. Le mari avait, à cet
égard, la même faculté que le père, et quand la sympathie avait
présidé aux rapports conjugaux, il nommait, lui aussi, un
tuteur qui devait être pour la veuve un ami, et non un tyran. Il
pouvait encore, au lieu d'indiquer un tuteur, conférer par testa-
ment à sa femme le droit de le choisir elle-même, et, peu à peu,
l'usage s'établit d'interpréter en un sens très large celte autori-
sation : on reconnut à la veuve la liberté de faire son choix, non
pas une fois pour-toutes à la mort de son mari, mais aussi sou-
vent qu'elle avait un acte légal à accomplir, en prenant pour
chacun de ces actes un nouveau tuteur. Dans de pareilles condi-
tions, la tutelle devenait peu gênante ; elle se réduisait à une
simple et illusoire formalité, — comme bien des obligations qui
avaient eu, dans l'ancien droit, une autorité impérieuse, qui
continuaient à subsister en apparence parce que le génie romain
a toujours répugné à détruire les vestiges du passé, mais qui ne
subsistaient qu'à l'état d'enveloppes vides, desséchées, destituées
de toute efficacité vivante.
Dira-t-on, peut-être, que les expédiens que nous venons de
décrire sont subordonnés à la bonne volonté du père ou du
mari, qu'ils ne constituent donc pas à la femme une liberté
assurée .î> Cela e.st vrai; il y aurait quelque péril à trop idéaliser
les mœurs romaines, à se fisurer les relations familiales ou con-
jugales comme empreintes toujours d'une douceur idyllique.
Même à une époque relativement récente, il continua à y avoir
des pères et des maris assez despotiques pour ne pas admettre
que leurs filles ou leurs femmes fussent, après leur mort,
exeinptes de la vraie tutelle, de la tutelle stricte et rigoureuse,
telle qu'on l'avait jadis entendue. Seulement, celles-ci ne se
tinrent pas pour vaincues. Ce qu'on ne voulait pas leur con-
céder de bon gré, elles le conquirent par un moyen détourné,
grâce à la complicité de jurisconsultes peu sévères et d'hommes
d'affaires peu scrupuleux. Le formalisme des codes romains, très
gênant à première vue, était au fond très commode pour qui
savait l'exploiter. La loi ne permettait pas à la femme en tutelle
de s'émanciper de ses tuteurs, mais elle lui permettait de se
marier; et l'autorité de son mari, sa manus, annihilait la puis-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
sance tutoriale. Or il ne lui était pas malaisé de trouver un
homme complaisant qui consentit a lui servir de mari fictif
ou nominal, juste le temps de la soustraire au contrôle des
tuteurs, et à la céder ensuite à un autre personnage qui, à son
tour, l'affranchissait. Sa liberté de gestion financière était donc
achetée au prix de procédés un peu compliqués, mais d'un effet
sûr. Bientôt même elle n'eut plus besoin de recourir à ce stra-
tagème. Sous Auguste, la femme qui avait été mère de plusieurs
enfans fut affranchie de la tutelle, et, sous Théodose, ce privi-
lège fut étendu à tout le sexe. C'est tardivement, il est vrai, à la
veille de la chute de l'empire, que cette réforme fut opérée; mais
comme il arrive souvent, elle s'était faite dans les mœurs bien
avant de s'inscrire dans les lois. Quand parut le code ïhéodosien,
il y avait longtemps que l'autorité des tuteurs familiaux n'était
plus qu'un nom, et que veuves et orphelines pouvaient faire de
leurs biens ce qu'elles voulaient.
Quant aux femmes mariées, elles avaient atteint la même
indépendance de la façon la plus simple, à l'aide de la dot. Ici
encore, elles avaient su utiliser a leur profit une arme qui n'avait
point été forgée pour elles. Lorsqu'on prévision d'un divorce
possible, on prit l'habitude de faire promettre au mari la restitu-
tion des biens apportés par l'épouse, lorsqu'on en vint plus tard
à sous-entendre cette clause, si bien qu'elle fût implicitement
contenue dans tous les contrats, on n'avait pas pour but de
sauvegarder les intérêts féminins : non, les biens dotaux ayant
été fournis par la famille de la jeune femme, il fallait en assurer
le retour à cette famille; c'est par le père (ou par le plus proche
parent) que l'action dotale était exercée, et c'est pour lui qu'elle
était établie. Mais, qu'elle fût ou non au profit de la femme,
cette action dotale avait toujours pour résultat d'appauvrir le
mari : l'hypothèse d'un divorce était donc suspendue sur sa tète
comme une menace effrayante et perpétuelle, et une femme
habile à jouer de cette menace pouvait obtenir tout ce que bon
lui semblait, y compris l'administration d'une partie de sa for-
tune. Le mari, ce mari tremblant que nous dépeignent les comé-
dies de Piaule, ce mari <( qui a vendu son pouvoir contre une
dot, » aime encore mieux laisser sa femme diriger, — ou même
gaspiller, — la moitié de ses biens, que d'être condamné à res-
tituer le tout, (l'est [Kir cette esj)èce de chantage sans cesse
renouvelé que les matrones romaines ont fini par se constituer
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 777
une véritable autonomie financière au sein même de la commu-
nauté conjugale.
Dès la fin de la république, cette autonomie est passée dans
les mœurs. Les femmes ont si bien leur fortune à part que, sou-
vent, ne sachant |)as ou ne voulant })as la gérer elles-mêmes, elles
emploient des hommes d'alfaires qui dépendent d'elles directe-
ment, et dans la conduite desquels leurs maris n'ont rien à
voir. Parmi ces (( procureurs pour dames, » il y en a dont les
documens nous vantent les probes et loyaux services : il est vrai
que ces documens se rencontrent surtout dans l'épigraphie
funéraire, qui est un peu sujette à caution. Gicéron est moins
indulgent; trouvant sur son chemin, au cours de son plaidoyer
pour GcGcina, un de ces personnages, il fait un portrait sati-
rique de l'espèce entière. « C'est une espèce très répandue, dit-
il; on les rencontre dans la vie de tous les jours. Ils sont aussi
rusés et experts parmi les femmes qu'ineptes et sots au milieu
des hommes. » Sénèque, et après lui saint Jérôme, précisent les
insinuations malveillantes de Gicéron, en laissant entendre que
ce n'est pas seulement à sa science du droit que le « procureur
frisé, » comme ils disent, doit ses succès auprès de sa clientèle.
Martial le montre aussi dans une attitude légèreirient scabreuse,
chuchotant à l'oreille de sa patronne, passant le bras autour de
sa chaise, faisant figure de sigisbée plutôt que d'intendant.
Mais à côté de ces femmes qui, dans l'homme d'affaires,
voient avant tout le joli garçon, il y en a de plus pratiques et
positives, pour lesquelles la libre gestion de leurs biens n'est
qu'une occasion d'enrichissement, et non un prétexte à la
coquetterie. De ces matrones avides et retorses, qui ont toutes
les qualités et tous les défauts des financiers de profession, la
femme de Gicéron, Terentia.otfre le type accompli. Aussi rapace,
aussi âpre au gain, que son mari est fastueux et prodigue, elle
use de tous les moyens pour accroître sa fortune au détriment
de la communauté. Quelquefois, lorsqu'elle remet à Gicéron les
sommes qu'il lui a confiées, elle prélève quelques milliers de
sesterces, à titre de commission probablement, mais sans le dire.
Sur la dot de leur fille, versée au gendre par son entremise, elle
ne retient pas moins de douze mille francs. Elle impose à son
mari comme intendant l'aiTranchi Philotimus, qui le pille effron-
tément })endant son absence, et qui, au retour, lui présente une
note fantastique : il est très probable que, de ces profits scanda-
778 REVUE DES DEUX MONDES.
leux, Terentia touche une bonne part. L'histoire de ces tripo-
tages et de ces conflits domestiques est piquante à suivre à tra-
vers la correspondance de Cicéron. Elle nous atteste que
l'émancipation llnancière de la femme est bien complète, puis-
qu'elle peut gérer ses affaires, non seulement sans son mari,
mais contre lui.
Parfois, au contraire, elle fait cause commune avec lui, et
de telle sorte que les tiers n'ont pas à s'en louer. Ses biens,
distincts de ceux de son époux, sont insaisissables, môme en cas
de banqueroute ': si elle a un mari peu scru[)uleux, et si elle-
même est d'une probité peu farouche, ils j)euvent profiter de
cette disposition de la loi pour frustrer les créanciers du ménage.
Le mari, quand il se voit perdu de dettes, acculé à la faillite,
n'a qu'à faire passer sur la tète de sa femme les sommes qui
lui restent avant de se déclarer insolvable. Apulée, dans son
Apologie, parle d'un personnage [qui a eu recours à cette
manœuvre dolosive, et le Digeste, en examinant les consé-.
quences d'une telle [manière d'agir, prouve qu'elle est assez
répandue. Le théâtre et le roman modernes, — et même la vie
réelle quelquefois, — nous avertissent que nos financiers n'ont
pas laissé perdre cet ingénieux ^artifice, imaginé par leurs
prédécesseurs de l'antique Rome.
L'entente économique entre les époux n'a pas toujours ce
caractère de coalition frauduleuse. Ainsi, dans l'éloge funèbre
qu'il a fait graver sur la tombe de sa femme Turia, Q. Lu-
cretius Vespillo la remercie de lui avoir donné le maniement de
son ])atrimoine, comme à un protecteur bienveillant et loyal.
Elle n'a pas eu à s'en plaindre, semble-t-il, puisque, dans la
proposition si curieuse et si touchante qu'elle lui fait de divorcer
el de lui chercher une autre femme susceptible de lui donner
des enfans, elle lui promet de lui laisser l'administration de sa
fortune personnelle. Cette oraison funèbre, un peu emphatique
do temps en temps, mais vraisemblablement sincère, nous
olï're un joli exemple, non plus, comme tout à l'heure, d'un
couple armé en guerre pour détrousser les passans, mais d'un
ménage de braves gens, qui mettent tout en commun parce
qu'ils savent pouvoir compter l'un sur l'autre. Toutefois, notons
bien que l'abandon de ses droits consenti par Turia est entiè-
rement volontaire : elle remet ses biens entre les mains de son
mari par sym[)atliie, par confiance, non par nécessité. Et d'une
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNGIENNE ROME. 779
manière générale, dans toutes ces o])érations d'argent aux-
quelles nous font assister les textes de l'époque impériale, que
la femme cherche a s'enrichir aux dépens de son mari, ou, de
concert avec lui, aux dépens d'autres personnes, ou bien qu'elle
veuille vivre sous sa tutelle bénévole, qu'elle lui soit une
adversaire, une complice ou une honnête associée, elle en
demeure toujours indépendante. C'est une puissance autonome,
qui a ses' prérogatives, qui peut en user bien ou mal, qui peut
aussi en abdiquer l'exercice, mais qui ne cesse pas de les
posséder.
in
Dans la famille, donc, comme j)ersonne et comme proprié-
taire, la femme romaine est parvenue à s'assurer autant de
liberté qu'elle en avait eu peu tout d'abord. En a-t-il été de
même dans l'Etat ? Les femmes ont-elles jamais réussi à y jouer
un rôle actif .^^ Leurs droits politiques se sont-ils développés en
même temps et de la même façon que leurs droits civils ? C'est
ici, plus peut-être que partout ailleurs, qu'il faut distinguer avec
soin entre l'apparence et la réalité, entre la théorie et les
faits.
Officiellement, les femmes n'ont jamais exercé d'autorité
légale dans le gouvernement des affaires publiques. Pour les
premiers temps de Rome, la légende ne les montre jamais pla-
cées à la tête de |rEtat, et la légende est précieuse à consulter,
car, outre qu'elle renferme parfois des souvenirs historiques
plus ou moins déformés, elle est historique encore en ce sens
qu'elle reflète les conceptions morales et sociales de l'époque
où elle s'est élaborée. Si les traditions fabuleuses sur les siècles
primitifs ne connaissent pas de femme qui ait gouverné, il est
permis de conclure que, pendant la période où ces traditions
ont pris leur forme définitive, on regardait les femmes comme
naturellement exclues du gouvernement. La chose n'a d'ailleurs
rien qui doive surprendre. La famille romaine étant sous la
domination exclusive du père, l'Etat, qui n'est qu'une agglo-
mération de familles, doit également être dirigé par le sexe
fort. Le même phénomène s'observe dans le monde grec, si
fortement apparenté au monde latin. On a récemment con-
staté que les villes helléniques où les inscriptions nous font
780 REVUE DES DEUX MONDES.
voir des femmes magistrats sont des villes d'Asie, à moitié
orientales, dans lesquelles les populations primitives avaient
pratiqué le régime du matriarcat, et qui en avaient conservé
d'obscures survivances. Mais dans la pure et véritable Grèce, les
femmes n'ont aucun pouvoir politique, n(jn plus qu'à Rome. Le
nom même du régime originel sous lequel a vécu la société
romaine, <( patriciat, » indique à lui seul que les femmes n'y
sauraient être comptées pour quoi que ce fût. C'est un gouver-
nement de patres, de chefs des grandes maisons : nulle place
n'y existe pour les femmes, pas plus que pour les plébéiens ou
les esclaves.
Il est vrai que, dans la suite, cette infériorité s'est prolongée
seulement pour les femmes, et non pour les autres catégories
dont nous venons de les rapprocher. Les plébéiens se sont
ouvert peu à peu l'accès de toutes les magistratures. Les esclaves
mêmes ont réussi à entamer la vieille citadelle patricienne, puis-
que les affranchis possédèrent les droits de citoyens, et qu'on a
vu quelquefois leurs fds arriver à la dignité sénatoriale ou au
consulat. Les femmes, au contraire, sont restées constamment
à la porte de la cité. Jamais elles n'ont exercé de magistrature,
tant qu'a vécu la république romaine ; jamais elles n'ont siégé
au Sénat ; jamais même elles n'ont voté aux comices pour
l'élection des consuls ou l'établissemmt des lois. Cette immuable
sujétion des femmes, contrastant avec l'émancipation politique,
au moins relative, des autres victimes de l'oligarchie patri-
cienne, ne laisse pas d'être frappante, et l'on est conduit à se
demander si elles sont restées dans cet état parce qu'elles n'ont
pas voulu en sortir, ou parce que, le voulant, elles ne l'ont
pas pu.
11 n'est pas absolument sûr qu'elles ne l'aient pas voulu, —
du moins certaines d'entre elles, et à certains momens. 11 est
assez remarquable, par exemple, que la période qui suit immé-
diatement la seconde guerre punique, le commencement du
11^ siècle avant notre ère, a vu se produire plusieurs événemens
célèbres, sur lesquels nous sommes moins bien renseignés que
nous ne le souhaiterions, mais où les femmes ont joué un rôle
très actif. En IDo, pour obtenir l'abrogation de la loi ()j)j)ia, qui
restreignait leurs dépenses somptuaires, elles se livrent, en
plein forum, à une manifestation collective que les hommes
d'Etat du parti opposé comparent aux sécessions {\v, la plèbe. Dix
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 781
ans plus tard, dans les associations formées pour célébrer les
Bacchanales, — associations qui semblent avoir eu un but })oli-
tique autant que religieux, et qui ont été traquées ])ar le Sénat
romain avec une sauvagerie impitoyable, — les femmes occu-
pent un rang égal à celui des hommes, et même supérieur : ce
sont elles qui ont fondé cette corporation secrète ; elles n'y ont
admis les hommes que plus tard, comme par grâce; et, comme
en témoigne le sénatus-consulte rendu à ce sujet, elles y sont
restées les plus nombreuses. Trop de détails nous échappent,
dans ces mystérieuses affaires, i)Our que nous puissions affirmer
qu'il y a eu alors un mouvement politique féministe : nous
n'avons le droit que de [toser un point d'interrogation. Peut-être
ce mouvement a-t-il existé; mais, en tout cas, il ne s'est })as
généralisé, et il n'a pas abouti.
La plupart des femmes ne paraissent pas s'être souciées
d'acquérir des droits civiques : nous ne trouvons nulle trace de
revendications à cet égard, de revendications nettes, systéma-
tiques, opiniâtres, comme celles des j)lébéiens par exemple, qui
ont été reprises et maintenues avec tant d'acharnement. Et, au
surplus, ces revendications eussent-elles été formulées qu'elles
auraient probablement avorté : elles ne pouvaient pas s'appuyer,
comme celles des plébéiens, sur une force susceptible de s'im-
poser. Les plébéiens n'ont obtenu gain de cause que parce qu'on
avait besoin d'eux pour la guerre, et qu'ils le savaient : leurs
sécessions ont été des grèves militaires, et c'est par là qu'ils ont
triomphé. Les femmes n'avaient pas ce moyen-là à leur dispo-
sition. Un moment est venu où elles ont constitué, elles aussi,
une puissance sociale capable d'exiger que l'on comptât avec
elle. Quand elles ont eu de l'argent, elles ont, du même coup,
eu de l'influence, une influence dont il leur était loisible d'user
pour se faire octroyer une large part dans le gouvernement de
l'Etat. Seulement, il était trop tard : on était à la fin de la répu-
blique, à une date où la vie politique régulière était anéantie.
En pleine guerre civile, l'obtention du droit de suffrage n'était
pas une conquête assez séduisante pour valoir la peine d'être
tentée. L'époque où les femmes auraient pu obtenir la partici-
pation aux droits civi<|ues était celle où ces droits n'avaient plus
d'existence réelle.
Quant au régime impérial, il y avait une bonne raison pour
qu'il ne leur conférât pas les pouvoirs qui jusqu'alors leur avaient
182 REVUE DES DEUX MOiNDES.
été refusés : c'est (ju'ii s'appliquait, officiellement et extérieu-
rement, à respecter les traditions les plus invétérées. Du mo-
ment que, sous la république, les femmes avaient été éliminées
des assemblées et des magistratures, les empereurs, même les
plus audacieux, auraient cru faire scandale en leur en ouvrant la
porte. On nous dit bien qu'Héliogabale institua un « petit sénat »
de matrones, senaciilum: mais cette institution, qui d'ailleurs
ne devait pas survivre à son fondateur, n'avait aucun caractère
politique ; les sénatus-consultes féminins ne tranchèrent que
des questions de costume, d'équipage ou de préséance mondaine.
On nous dit aussi que la femme et la sœur d'Auguste reçurent
l'inviolabilité tribunitienne, qu'Agrippine eut, comme les magis-
trats, des licteurs et des faisceaux, que ^certaines impératrices
furent appelées « mères des légions » ou « mères du peuple : »
mais quelle répercussion ces honneurs, réservés aux princesses
de la famille régnante, pouvaient-ils avoir sur le sort des autres
femmes? Enfin, nous savons par les inscriptions que, dans
quelques endroits, les femmes ont exercé des magistratures
municipales: on trouve [en Afrique une femme duumvir, dans
les Baléares une autre, « qui a rempli toutes les charges officielles
de l'ile ; » mais ce sont des exceptions tout à fait rares. A
prendre les choses dans l'ensemble, on peut assurer que sous
l'empire aussi bien que sous la république, et dans les pro-
vinces aussi bien qu'à Rome, les femmes n'ont jamais possédé
de droits politiques.
Mais cela ne veut pas dire qu'elles n'aient pas eu une influence
politique, plus grande en certains cas que celle de bien des gens
investis des plus hautes magistratures. Ici encore, la légende,
qui place une Tanaquil auprès d'un Tarquin, auprès d'un Corio-
lan une Véturie, peut être interprétée comme un symbole de
l'action occulte, mais puissante, que les Romains de l'époque
républicaine voyaient exercer par les femmes sur les chefs de
l'Etat. Le nom d'une femme, Cornélie, est inséparable du sou-
venir des premières réformes démocratiques tentées par les
Gracques. Une femme, Cœrellia, est la confidente des projets et
des ennuis de Cicéron. Une autre, Sempronia, est la complice
de Gatilina. Plusieurs femmes, entre autres la mère et la sœur
de Brutus, sont initi(îes aux desseins de César, dont elles servent
l'ambition avec un zèle où se mêlent le dévouement et l'intérêt
personnel. Il n'y a presque i)as d'événement, à la lin de la repu-
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 783
bliqiie, dans lequel on ne rencontre une ou plusieurs interven-
tions féminines. Sous l'empire, cela est encore plus sensible.
Les exemples de Livie, inspiratrice d'Auguste, d'Agrippine, mai-
tresse du monde sous le nom de Néron, sont demeurés célèbres
pour avoir été immortalisés par la prose de Tacite et par les
beaux vers de Corneille et de Racine ; mais ils ne sont nulle-
ment exceptionnels. Du haut en bas de l'échelle sociale, les
femmes s'immiscent partout. Sénèque obtient son premier
poste, la questure, par les démarches de sa tante maternelle,
ce qui ne l'empochera pas, l'ingrat, d'être un des moralistes les
plus misogynes de la littérature latine. Josèphe nous parle d'un
gouverneur de Judée nommé grâce à une amie de Poppée ;
Philostrate, d'un professeur d'Athènes choisi sur la recomman-
dation de l'impératrice Julia Domna ; Tacite, d'un personnage
consulaire qui était arrivé aux plus hautes dignités parce qu'il
avait su se concilier la faveur des dames. Dans les provinces,
les femmes des gouverneurs assistent quelquefois avec leurs
maris aux manœuvres des troupes, haranguent les soldats,
reçoivent des placets, sollicitent, — pas toujours par pure bien-
veillance, — pour les hommes d'affaires com[)romis dans des
négociations véreuses. Les choses en viennent à un tel point,
dès le règne de Tibère, qu'on discute au Sénat pour savoir s'il
n'y a pas lieu d'interdire aux proconsuls et propréteurs d'emme-
ner leurs femmes: on voudrait le faire, on ne l'ose pas, tant
les nouveaux usages ont pris d'ascendant, et les provinces con-
tinuent d'être souvent dirigées, — et exploitées, — par les
grandes dames romaines (autant j que par leurs époux. Dans les
petites villes, les mêmes phénomènes se reproduisent avec de
moins amples proportions : les femmes recommandent des can-
didats aux fonctions publiques, signent des affiches électorales,
comme à Pompéi, patronnent certaines associations, en forment
elles-mêmes de nouvelles, oîi l'on examine les actes des magis-
trats. Partout, en un mot, dans la vie municipale comme dans
celle de l'empire, dans les plus lointaines bourgades comme à
la cour ou dans la capitale, la main des femmes se fait sentir.
Rien, peut-être, ne montre mieux combien sont trompeuses les
fictions officielles et vaines les prohibitions légales, puisque
jamais les femmes n'ont été réputées compter pour quoi que
ce soit dans la politique romaine, et que jamais pourtant la
politique ne s'est faite sans elles.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
IV
Au surplus, la vie d'une société ne consiste pas tout entière
en des actes légaux. Si le droit de participer à l'élection des ma-
gistrats ou au vote des lois n'est pas négligeable, bien plus im-
portant est sans doute celui d'exercer certaines professions qui
semblent douées d'un prestige particulier et d'une influence
])répondérante. Ce dernier droit, on sait avec quelle ardeur les
femmes se sont appliquées, dans la société contemporaine, à le
maintenir ou à l'étendre. La situation n'était pas du tout la
même dans l'ancienne Rome, et ne pouvait pas produire des
luttes aussi vives.
Prenons, par exemple, les deux professions dites « libérales »
autour desquelles se sont livrées chez nous les batailles les plus
acharnées, celle d'avocat et celle de médecin. Les femmes
romaines, pour y arriver, n'avaient à vaincre aucune prohibi-
tion légale : c'étaient deux métiers libres, ouverts à tout individu
sans condition de capacité aucune, et, semble-t-il, sans condi-
tion de sexe non plus. Mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient
exciter chez les femmes des convoitises aussi fortes qu'aujour-
d'hui. La médecine était presque toujours un métier d'esclaves
ou tout au moins d'afiranchis, lucratif parfois, mais, selon les
idées des anciens, médiocrement honorable, souvent confondu
avec les emplois de domesticité, et en tout cas absolument dé-
pourvu de l'importance sociale que nous lui donnons actuelle-
ment. Il n'en est pas de même, à vrai dire, de la profession
d'avocat, dont Cicéron, Tacite et Quintilien ont fait un si pom-
peux éloge: mais elle était peut-être moins estimée pour l'ar-
gent qu'on y pouvait gagner que pour l'accès facile qu'elle don-
nait aux charges publiques, doux qui la choisissaient n'étaient
pas, en général, ceux qui voulaient s'enrichir, mais ceux qui
rêvaient d(^ s'élever aux grandes dignités, et qui, dans ce des-
sein, tra^ai^ai(^nt à se faire connaître du peuple, à obliger beau-
coup de gens intluens en plaidant pour eux, à se constituer cette
clientèle électorale dont le frère de Cicéron, dans son Traité de
la candidature au consulat, nous a laissé un tableau si précis
et si curieux. En un mot, <a Rome plus encore qu'à Paris, le bar-
reau était avant tout le chemin (h' la tribune. C'est dire que son
plus puissant alli'ait devait forcément rester lettre morte pour
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNGIENNE ROME. 785
les femmes, puisque la loi ne les admettait pas aux magistra-
tures. L'opposition est donc complète, en ce qui concerne le
métier d'avocat aussi bien que celui de médecin, entre les mœurs
romaines et les nôtres. Chez nous, les femmes ont été long-
temps arrêtées à l'entrée de ces professions par des barrières
qu'elles ont renversées à cause de la grande utilité qu'elles y
trouvaient; à Rome, rien ne les empêchait de soigner les ma-
lades ou de plaider pour les accusés, mais rien ne les y poussait
non plus. Elles n'y rencontraient ni aucun obstacle, ni aucun
profit.
Par là s'explique à la fois qu'il y ait eu un certain nombre de
femmes médecins ou avocats, et que ce nombre soit demeuré
assez restreint. Les « doctoresses » romaines n'intéressent guère
que l'histoire anecdotique de l'art médical. Parmi les « avo-
cates » au contraire, il en est une qui mérite de retenir un peu
plus l'attention à divers titres. Par sa naissance d'abord : elle
était fille de cet Hortensius qui avait été le plus brillant orateur
de l'époque républicaine avant Cicéron, et l'un des hommes les
plus marquans du parti aristocratique. La circonstance oi^i elle
prit la parole n'est pas indifférente non plus : c'était sous le
triumvirat, au moment des proscriptions et des confiscations;
Octave, Antoine et Lépide avaient établi un impôt arbitraire sur
les biens des quatorze cents femmes les plus riches de la ville,
et ce fut pour protester contre cette mesure vexatoire qu'Horten-
sia prononça son discours, appuyée par un grand nombre de ses
compagnes. C'était donc une femme qui parlait pour des femmes,
et c'est aussi sur le terrain des droits féminins qu'elle semble
avoir porté la discussion, autant que nous pouvons en juger à
travers la traduction grecque que l'historien Appien nous a
laissée de sa harangue. Ses argumens se ramènent à une idée
essentielle : les femmes ne doivent pas être appelées à subir les
conséquences des luttes civiles, parce qu'elles ne participent pas
effectivement à ces luttes. « Si jamais nous n'avons déclaré
l'un de vous ennemi public, détruit sa maison, soudoyé son
armée, levé des soldats contre lui, contribué à l'exclure d'un'
commandement ou d'une charge, pourquoi aurions-nous part
au châtiment, puisque nous n'en avons pas eu à la faute .^...
Pourquoi nous faire contribuer de nos biens, puisque nous ne
sommes pour rien dans les combats,] dans les magistratures,
dans le commandement des armées, en un mot dans ce gouver-
TOME X. — 1912. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
nement pour lequel vous a^ous faites tant de mal re'ciproque ? ■»
Et Hortensia continue en démontrant que, même en temps de
guerre, les femmes sont exemptes d'impôts; tout au plus admet-
elle la nécessité de subvenir aux besoins de la patrie si la sécu-
rité de l'empire était menacée par une attaque étrangère ; mais
tel n'est pas le cas, et elle revendique pour son sexe le privilège
de rester h l'abri des exigences tyranniques des triumvirs. Il y
a dans toute cette argumentation beaucoup de rigueur et de
force, — non sans quelque sécheresse peut-être, — et sur-
tout une limitation très nette du débat. Hortensia ne conteste
pas la lé,gitimité du pouvoir des triumvirs; elle entre si peu
dans la controverse politique qu'elle affecte presque de l'igno-
rer ; elle se cantonne dans la défense des prérogatives fémi-
nines : abstention de la vie publique, et par suite, comme
contre-partie nécessaire, exemption des charges financières que
cette vie entraîne, voilà la formule qu'elle met en relief avec
insistance, et qui lui était d'ailleurs imposée par les conditions
de la cause. Elle réussit, nous disent les historiens, à obtenir au
moins une notable atténuation des exigences fiscales : au lieu de
quatorze cents femmes assujetties à l'impôt, il n'y en eut plus
que quatre cents, et en même temps, le taux de l'impôt fut consi-
dérablement abaissé. L'histoire de l'éloquence féminine à Rome
compte donc un beau triomphe, remporté dans une occasion
dramatique, sur des juges tout-puissans et durs. Malheureuse-
ment, cette histoire n'est pas très riche en noms célèbres et en
épisodes connus. Le plaidoyer devant les triumvirs fut une
exception dans la carrière d'Hortensia, et Hortensia elle-même
une exception parmi les femmes romaines. Il y eut d'autres
avocates, mais trop peu nombreuses et trop peu glorieuses pour
que nous puissions nous les représenter sous un jour concret
et vivant : elles sont pour nous des noms, et rien de plus.
Avec la pratique de l'éloquence, ce qui attire surtout l'acti-
vité d'un Romain des classes dirigeantes, c'est la spéculation
financière. Gaton aussi bien que César, Rrutus aussi bien que
Gicéron, ont été des manieurs d'argent en même temps que des
orateurs. Ge domaine n'était pas, lui non plus, fermé à l'initia-
tive féminine. Maîtresse de gérer ses biens, la femme pouvait
chercher à les augmenter par les mêmes moyens que les
hommes : exploitation de vastes domaines agricoles, spéculation
sur les terrains et les immeubles, prêt aux gens besogneux
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 787
(souvent à un taux outrageusement usuraire), participation
aux grandes entreprises commerciales dans les provinces, aux
sociétés formées pour la perception des impôts ou pour l'adjudi-
cation des travaux publics, tous les modes d'enrichissement
dont usaient les patriciens et les chevaliers étaient aussi bien
offerts à leurs femmes et à leurs filles. Tout au plus l'usage leur
prescrivait-il dans certains cas (par exemple pour les fermes et
entreprises des publicains) de se dissimuler derrière un prête-
nom, mais ce subterfuge, qui ne trompait personne, ne leur
apportait pas une gêne réelle. En fait, les lettres de Cicéron
et celles de Pline nous les montrent mêlées autant que les
hommes, sans différence appréciable, à la vie financière de leur
époque.
Quant aux autres occupations masculines, il n'est pas très
aisé de savoir jusqu'à quel point elles y étaient associées. Les
auteurs latins nous en parlent peu, et quand ils en parlent, c'est
quelquefois pour se contredire. Ainsi Juvénal, dans sa sixième
satire, dépeint les femmes comme possédées d'une fureur de
rivaliser avec les hommes sur tous les champs d'action : les unes
faisant de la gymnastique ou de l'escrime, les autres se lançant
à corps perdu dans la chicane, d'autres se passionnant pour les
nouvelles politiques, diplomatiques et militaires. Mais ailleurs, le
même Juvénal déclare que ces femmes émancipées sont fort
peu nombreuses : voilà qui infirme singulièrement les portraits
satiriques qu'il a tracés avec tant de verve, et voilà aussi qui
nous replonge dans l'incertitude. Une seule chose est sûre, c'est
que nulle part nous n'apercevons d'interdictions formulées par
la loi. A part les fonctions publiques, il n'y a pas de profession
dont les hommes se soient réservé le monopole. Les femmes
ont eu la faculté de les exercer toutes, faculté dont elles ont pro-
fité plus ou moins selon l'avantage qu'elles y trouvaient, mais
dont, en théorie, rien ne les privait. A cet égard, la société
romaine parait à la fois en avance et en retard, sinon sur la
nôtre, au moins sur celle de nos pères : en retard, puisqu'en fait
les femmes cherchaient moins à pénétrer dans les professions
masculines; en avance, parce que ces mêmes professions leur
étaient plus librement accessibles. Elles avaient plus de droits,
encore qu'elles en usassent moins.: >
788 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui est vrai de l'activité professionnelle ou économique
de la femme à Rome l'est peut-être encore davantas^e de son
activité intellectuelle. Là non plus il n'y a point de fossé
creusé entre les deux sexes, point de rempart protecteur derrière
lequel l'égoïsme masculin puisse mettre à l'abri ce qu'il croit
son bien exclusif. Aucune institution, — on pourrait même
presque dire aucun préjugé, — ne tient les femmes à l'écart de
ce qui constitue la vie de l'esprit.
L'éducation, notamment, ne met nulle différence entre elles
et les hommes, du mops à partir du moment oij il commence
à y avoir a éducation » véritable et complète, formation de l'in-
telligence en même temps que du corps ou du caractère. Aupa-
ravant, dans les siècles primitifs, il est bien probable que l'en-
fance des garçons et des filles n'était pas remplie des mêmes
. occupations : ici, la lutte, l'équitation, les jeux violens, l'appren-
tissage de la guerre; là, les travaux manuels et la tenue de la
maison. Mais dès que l'on songe à cultiver l'esprit, à donner
quelques connaissances positives, l'instruction est conçue de la
piême manière pour les deux sexes. Dans les familles riches,
les filles reçoivent comme les garçons, et souvent avec eux, les
leçons d'un précepteur, — le plus communément un affranchi
grec. Dans les classes moins fortunées, elles vont à la même
école que leurs frères; elles ont le même maître, et le poète
Martial nous dit qu'elles s'accordent fort bien avec leurs petits
camarades dans la haine du commun tyran [scolaire, invisum
pueris virginibiisque caput. Rien ne nous autorise à supposer
qu'il y ait eu des écoles spécialement réservées aux jeunes filles :
en tout cas, s'il y en avait eu, on y aurait enseigné la même
chose que dans les autres, c'est-à-dire la lecture, l'écriture, le
calcul, la connaissance des auteurs grecs et latins, et, à propos
de ces auteurs, un peu d'histoire, de géographie et de sciences.
Cette fois, la Rome ancienne devance de beaucoup les sociétés
actuelles : sans fracas, sans théorie ambitieuse, elle nous
montre réalisé ce qui n'est encore que réclamé parmi nous par
une minorité, la coéducation des sexes et l'identité des pro-
grammes.
Ceci s'applique à ce que nous nommerions aujourd'hui l'en-
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 789
seignement primaire et l'enseignement secondaire, à celui du
litteralor et à celui du grammaticus. On peut l'appliquer aussi
à l'enseignement des beaux-arts. Il ne faut pas nous laisser abu-
ser par les jugemens sévères arrachés à quelques moralistes par
la vue des femmes instruites dans la danse et la musique. La
question de sexe n'a rien à voir ici. Scipion Emilien, dans un de
ses discours, s'indigne que les jeunes filles de famille noble
aillent dans des écoles de danse, parmi des baladins, et y appren-
nent ce qu'il appelle (( des arts malhonnêtes : » mais il en dit
autant des jeunes gens, et sa description même prouve que, là
comme chez le maître d'école, la communauté d'éducation était
complète. Un siècle plus tard, Salluste reproche à Sempronia, la
complice de Gatilina, de savoir mieux danser qu'il ne sied à une
honnête femme : mais, exactement à la même date, les adver-
saires du consul Murena lui adressaient une pareille accusation.
L'enseignement de la « musique » (en prenant le mot au sens
large, et en y comprenant à la fois le chant et la danse) était
donc jugé de la même manière, qu'il s'agit de l'un ou de l'autre
sexe : les uns le blâmaient, les autres le toléraient, mais ceux
qui le blâmaient chez les filles ne le toléraient pas davantage
chez les garçons. Du reste, ce fut bientôt le parti le moins
sévère qui l'emporta. N'invoquons pas ici, comme le font beau-
coup d'historiens des mœurs romaines, le témoignage d'Ovide :
car l'éducation dont il trace dans Y Art d'aimer le programme
charmant et frivole est destinée probablement à former des cour-
tisanes plutôt que des femmes du monde. Mais des exemples
moins équivoques, celui de Gornélie, la femme de Pompée,
ceux de la fille de Stace et de la femme de Pline le Jeune, nous
attestent que la culture artistique était reçue par les jeunes
filles aussi complètement que par les jeunes gens.
En était-il de même pour la culture philosophique."^ Ici les
conditions ne sont plus tout à fait semblables. A l'âge où l'esprit
peut utilement être initié aux spéculations métaphysiques ou
morales, les Romaines étaient presque toujours mariées : leur
éducation proprement dite était finie, et les lectures qu'elles
pouvaient faire variaient beaucoup, selon qu'elles étaient plus
ou moins soumises à leurs époux, et aussi selon que ceux-ci
étaient d'intelligence plus ou moins ouverte. Nous en connais-
sons un qui contrôla et restreignit jalousement les études de sa
femme : c'est- le père de Sénèque. Il ne lui permit, nous dit son
790 REVUE DES DEUX MONDES.
lils, que de prendre une légère teinture de la philosophie, et
non do s'y plonger tout entière ; et Sénèque le regrette fort.
Voilà un exemple d'hostilité systématique contre l'émancipa-
tion intellectuelle de la femme. Mais c'est un exemple dont il
ne faut pas exagérer la portée. D'abord Sénèque le Père semble
bien avoir été un original, un isolé, un homme de tendances
très (( réactionnaires, » inojorum consuctudini deditus, égaré
dans son siècle. De plus, on nous dit qu'il n'a été aussi sévère
pour sa femme que parce qu'il en voyait beaucoup autour de lui
qui avaient suivi un régime tout contraire, et qui en abusaient :
c'est donc que la tendance générale de l'époque allait en sens
inverse de la sienne, et que la plupart des Romaines de bonne
condition étaient au courant du mouvement philosophique. Il
faut remarquer, enfin, que si cet obstiné partisan des vieilles
mœurs ne voulait pas de la philosophie pour les femmes, il ne
l'aimait pas davantage pour les hommes : il s'opposa de toutes
ses forces à la vocation stoïcienne de son fils; les philosophes
étaient à ses yeux des rêveurs téméraires et dangereux, contre
lesquels on ne pouvait trop tenir en garde les esprits jeunes ou
faibles. Qu'un tel homme ait été l'ennemi de la culture philo-
sophique pour les femmes, cela s'explique, mais cela ne prouve
rien pour l'ensemble de la société. D'autres, à coup sûr, parta-
geaient ses répugnances, et tâchaient de les justifier par des
argumens dont le compilateur Stobée nous a conservé le résumé..
Mais d'autres encore, plus nombreux, les combattaient par de
fortes raisons : entre eux, au premier rang, le bon Plutarque
déclare qu'on ne peut donner à une femme trop de notions phi-
losophiques et même scientifiques, que cela lui met dans l'esprit
des goûts sérieux et des idées saines, la préservant ainsi d'aimer
trop les plaisirs frivoles ou d'adhérer trop complaisamment aux
pratiques .superstitieuses, La philosophie sera pour elle un lest
solide, dont elle a besoin autant et plus que l'homme, et qu'il
y aurait à la fois injustice et imprudence à prétendre lui refuser»
C'est ainsi que, depuis les connaissances les plus rudimen-
taires jusqu'aux méditations les plus élevées, la formation intel-
lectuelle des femmes de Rome a été de tout point semblable à
celle des hommes. Le résultat s'en est fait sentir, et l'on ne peut
douter qu'elles se soient associées dans une large mesure aux ^
mouvemens d'idées de la société latinCi Non pas que nous con-
naissions parmi elles beaucoup d'esprits créateurs : l'histoire lit-
LES QUESTIONS FÉMININES DANS l'aNCIENNE ROME. TS"!
téraire de Rome, — qui, il est vrai, ne nous a été que très
imparfaitement conservée, — ne nous cite que deux ou trois
femmes poètes, et pas une seule femme philosophe. Mais l-e
progrès ne se fait pas seulement par les génies inventeurs : le
public, le milieu, y a sa part aussi, et en ce sens les femmes
ne s'en sont point tenues à l'écart. Elles s'intéressaient aux
questions littéraires : Juvénal dit même qu'elles s'y intéres-
saient trop, et que leurs controverses pédantesques sur tes
beautés respectives d'Homère et de Virgile, leurs citations de
vieux auteurs, leurs discussions grammaticales inspirées par le
purisme le plus étroit, les rendaient insupportables. Mais un
satirique est toujours suspect de quelque outrance ; et puis cet
excès d'érudition n'était-il pas la conséquence ou la rançon
nécessaire d'un goût général pour les lectures sérieuses^.3 D'ail-
leurs, à côté des types caricaturaux que nous dépeint le poète,
nous en voyons d'autres, qui, plus réels, sont aussi plus sympa-
thiques. Une femme comme Cornélie, capable d'apprécier les
beaux vers et de discuter géométrie, bonne joueuse de lyre au
surplus, mais soigneusement appliquée à ne pas faire parade de
ses talens, n'a absolument rien d'un « bas bleu. )>Ge que nous en
dit Plutarque nous ferait volontiers songer à une M"*^ de Sévigné
ou de La Fayette, de même que les héroïnes de Juvénal res-
semblent beaucoup à Philaminte. Il est probable que les deux
genres de femmes lettrées existaient dans le monde de l'em-
pire : les unes avec exagération, les autres avec une discrétion
modeste, toutes avaient l'amour des lettres et des arts, et en
servaient plus ou moins heureusement la cause.
Il en va de même pour la philosophie. Si aucune des
femmes romaines n'a inventé ni même perfectionné de système,
la plupart des écoles leur ont dû un concours empressé et sou-
vent fort utile. Ici encore il y a lieu de distinguer entre le sain
usage et l'abus fâcheux ou puéril. Quand, au temps d'Epictète,
les belles dames se passionnent pour la République de Platon
parce que l'abolition du mariage y est prêchée, et qu'elles y
croient trouAer la justification de leurs fantaisies senti-
mentales, — ou quand, à l'époque de Lucien, elles ont dans
leur cortège des philosophes à gages, confondus avec la vale-
taille, chargés de veiller sur la chienne favorite de la maison,
— il est trop clair que ni la philosophie ni les femmes ne
tirent grand profit de modes comme celles-là. Mais ce ne sont, à
792 REVUE DES DEUX MONDES.
vrai dire, que des parodies du zèle philosophique : il existe
ailleurs, sous sa vraie forme, réel, sincère, efficace. Voici, à la
cour d'Auguste, l'impératrice Livie, qui se console de son deuil
maternel en écoutant les exhortations du stoïcien Arée. Voici,
un peu plus tard, la patricienne Marcia, qui reçoit de Sénèque
le même office. Voici, auprès de Sénèque encore, sa jeune femme
Pauline, qui l'assiste si courageusement dans son agonie et
garde si pieusement sa mémoire. Voici, autour de Thrasea, un
grand nombre d'auditrices fidèles qui recueillent ses nobles pa-
roles. Comme on le voit, c'est surtout le stoïcisme qui parait
avoir compté parmi les femmes des sectatrices ferventes. Cette
dure et haute doctrine avait de quoi les effrayer, mais elle avait
aussi de quoi les fortifier : les meilleures d'entre elles l'ont
senti, et c'est pourquoi elles sont venues lui demander, tout
comme leurs époux ou leurs frères, le vivifiant réconfort de
leur pensée et de leur volonté.
Sur ce point comme sur bien d'autres, les excellentes habi-
tudes prises par la philosophie antique ont été adoptées, ampli-
fiées même, par le christianisme. Tout le monde sait ce qu'il a
fait pour les femmes, et ce n'est pas ici le lieu d'examiner la
place qui leur a été donnée dans l'Église des iii« et iv^ siècles :
en réalité, il y a là un ordre d'idées et de choses nouveau, qui
se forme alors, et le peu que nous pourrions dire de cette
société naissante déborderait hors du cadre de notre étude. La
seule remarque que nous voulions présenter, c'est que le chris-
tianisme n'a pas conquis les femmes seulement par ses élémens
affectifs et mystiques. A lire certains historiens, on dirait vrai-
ment qu'elles ne sont allées vers lui que parce qu'elles étaient
séduites et comme troublées dans leur sensibilité et dans leur
imagination. C'est peut-être vrai pour d'autres sectes plus ou
moins exotiques, qui sont venues à Rome en même temps que
le christianisme, mais dont il s'est victorieusement distingué;
c'est même vrai, si l'on veut, de certaines parties de la société
chrétienne, mais non de toutes, non des meilleures et des plus
actives. Celles-là ont compris, aimé, embrassé le dogme et la
morale dans ce qu'ils avaient de plus robuste. Les pénitentes de
saint Ambroise ne voient pas dans leur foi un prétexte à émo-
tions, à rêveries ou à extases, mais bien une règle pour leur
conduite et une réponse à leurs doutes. De même aussi les cor-
respondantes de saint Jérôme, les Marcelle et les Paule, les
LES QUESTIONS FEMININES DANS l'aNCIENNE ROME. 793
Blesille et les Eiistochio, celles à qui il dédie ses opuscules
d'exëgèse ou de controverse, qu'il préfère à tout le reste du
public parce qu'il les trouve plus attentives et plus curieuses que
les hommes. « Je n'aurais pas besoin de parler aux femmes,
dit-il quelque part, si les hommes me posaient des questions sur
l'Ecriture. » Les the'ologiens d'alors ont été pour les femmes,
dans la plus noble et large acception du mot, des maîtres de
pensée et de conscience. Par là ils ont repris, — avec un autre
esprit, et avec un succès plus complet, — les efforts tentés deux
siècles auparavant par des stoïciens comme Sénèque. En faisant
ainsi appel et confiance à l'intelligence féminine, la religion
nouvelle allait peut-être plus loin que la philosophie ancienne,
mais elle marchait dans le même sens.
De tous les faits que nous avons rassemblés, que se dégage-
t-il.^ Une conclusion systématique risquerait d'être fausse; elle
offrirait un démenti à la complexité mouvante des réalités, que
nous avons au contraire essayé de faire apercevoir. Tout au plus
nous sera-t-il permis de rappeler les exemples que nous avons
rencontrés du désaccord entre les lois et les mœurs, et du
danger qu'il y aurait à juger des unes par les autres : quelque-
fois, par exemple pour l'administration des fortunes privées, le
code édicté des prescriptions rigoureuses dont les femmes, en
pratique, savent parfaitement s'affranchir; parfois au contraire,
comme en ce qui touche à certaines professions, les femmes ont
tous les droits, mais n'en usent pas. Nous pouvons remarquer
aussi que, si les lois sont impuissantes à gêner le cours de
l'évolution, les théories ne sont pas très nécessaires à l'accélé-
rer : nous ne voyons pas que les Romaines se soient mal trou-
vées de ce qu'aucun penseur ou aucun publiciste n'avait solen-
nellement proclamé leurs droits. La force des choses se moque
des prohibitions et se passe des systèmes : et c'est ainsi que,
chez un peuple qui ne se piquait nullement d'être féministe,
les femmes ont eu autant de liberté, d'activité et d'influence,
que dans les sociétés qui s'en targuent le plus.
René Pichon.
SUISSE ET SAVOIE
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE
Que dans un État centralisé comme la France il puisse
aujourd'hui subsister, entre le Léman, le Rhône et les Alpes,
un vaste territoire jouissant d'un régime spécial d'exterritoria-
lité économique, sans parler d'autres franchises, tel qu'il
semble bénéficier des privilèges de la nationalité sans en subir
toutes les charges : qui le croirait ? C'est pourtant le cas de la
« zone franche de la Haute-Savoie (1), » qui comprend les
anciennes provinces du Cliablais et du Faucigny, avec une frac-
tion du Genevois, soit les arrondissemens actuels de Bonne-
ville et Thonon avec la majeure portion de celui de Saint-Julien.
Disons tout de suite que dans cette zone franche on doit dis-
tinguer deux parties, l'une très petite, dite zone sarde, qui
résulte des traités de 1815, et l'autre, dite zone de 1860 ou zone
d'annexion, créée par Napoléon III, bien autrement vaste et
qui occupe les deux tiers du département de la Haute-Savoie.
Ajoutons que, de cette zone économiquement franche, il faut
d'autre part distinguer le territoire, encore plus spacieux,
puisque du lac de Genève il s'étend jusqu'au midi des lacs
d'Annecy et du Bourget, dont les traités de 1815 ont prononcé
la neutralité militaire. Voilà d'étranges anomalies, de singu-
lières restrictions apportées sur une terre française à la loi
commune des Français. Gomment s'expliquent-elles .■^ Quelles
(1) C'est aussi le cas de la zone franche du pays de Gex, voisine de celle qui
nous occupe, mais bien moins importante par son étendue, et dont nous devrons
ici, pour nous borner, laisser entièrement de côté l'étude.
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 795
sont, au point de vue économique, le seul ici qui ait une portée
pratique, les raisons d'être de cette institution de la zone
franche de la Haute-Savoie, quels sont ses avantages, ses incon-
véniens, les motifs actuels qui militent pour ou contre sa sup-
pression? C'est ce que nous voulons examiner, en prévision du
renouvellement prochain de la convention franco-helvétique
du 14 juin 1881 relative à cette zone franche. Question écono-
mique, question politique aussi : c'est l'aboutissement moderne
de l'histoire de la Savoie, notamment dans ses rapports avec
Genève et la Suisse, et c'est de cette histoire qu'il nous faut
d'abord rappeler quelques traits.
I
Elle a voulu, cette histoire, qu'avant de faire l'Italie, les
princes de Savoie, « ces portiers des Alpes, » eussent l'ambition
de faire, non pas une France, mais du moins une « Bourgogne. »
Pendant trois siècles ils s'agrandirent aux dépens de la France
et de la Suisse : c'est AmédéeV le Grand, qui acquiert la Bresse
et le Bugey et qui, après avoir chassé les comtes de Genevois,
prend pied, à titre de « vidomnc » épiscopal, à Genève, où
l'ont appelé les bourgeois en lutte avec leur évèque suzerain
(1290) ; c'est Amédée VI, le « comte vert, » qui prend Gex, Vaud,
le Valromey; c'est Amédée VIII, premier duc de Savoie, —
celui-là même qui, retiré à Ripaille après son abdication, de-
vait être pape sous le nom de Félix V, — qui s'annexe le
Genevois, et, dans un règne glorieux, voit l'apogée de cette
politique (( bourguignonne » dont les rois de France, et leurs
alliés les Suisses, allaient aux xv^ et xvi'' siècles ruiner l'édifice
et ravir les dépouilles. En 1477, la Savoie perd le bas Valais, le
pays de Vaud, le protectorat de Berne et Fribourg. En 1535,
après vingt ans de luttes, Genève, révoltée et réformée, chasse
son évêque, son vidomne, et, s'érigeant en république, rejette
le joug de ces princes de Savoie qui, depuis plus d'un siècle,
régnaient sur elle en maitres, par les évêques leurs créatures,
et par leurs partisans dans la bourgeoisie, les (( Mamelus. » Ils
verront dès lors paralysés par la France tous leurs efforts contre
Genève, et leurs provinces du Nord souvent occupées et rava-
gées par les Suisses. En 1603j au traité de Saint-Julien, le duc
Charles-Emmanuel devra reconnaître l'indépendance genevoise,
796 REVUE DES DEUX MONDES.
au lendemain de cette malheureuse tentative de l'Escalade,
dont les Genevois célèbrent encore chaque année la mémoire,
non sans quelque excès de chauvinisme. Dépouillée de ses pos-
sessions helvétiques, la Savoie perdra en même temps toutes
ses possessions en France : au traité de Lyon, en 1601, elle
cédera à Henri IV ce qui lui en restait en échange du marquisat
de Saluées.
Voilà, en ce tournant de l'histoire, les portes du Nord fer-
mées aux convoitises des princes savoyards. Celles du Midi
s'ouvrent à eux, et leur politique, de bourguignonne deve-
nue italienne, s'oriente dès lors vers la Lombardie et vers la
péninsule dont ils réaliseront un jour à leur profit l'indépen-
dance et l'unité. Séparée du Piémont par la nature avant de
l'être par l'histoire, la Savoie, cette <( marche » transalpine, n'est
pour eux qu'une charge dans la paix, un risque dans la guerre.
Comment assurer contre les Français la défense de cet Ushcrgo
di Savoia? Pendant deux cents ans, tous les efforts des ducs de
Savoie, et de leurs successeurs les rois de Sardaigne, conver-
geront pour demander, à l'encontre de la France, la neutralité
militaire de la Savoie, à garantir par qui.^^ par le corps helvé-
tique. Dès 1611, la prétention est posée ; elle l'est en 1690 et en
1703 à Berne, elle l'est à Utrecht et à Aix-la-Chapelle : toujours
la France s'y oppose. — Durant ce même temps, Genève qui,
depuis sa rupture avec la Savoie, étroitement enserrée, enclavée
entre ses puissans voisins, manquant de terre et d'air, étouffe;
Genève, qui s'est volontairement séparée de son « grenier »
savoyard, et que les princes de Savoie peuvent affamer, qu'ils
affament parfois, par la simple interdiction de sortie de leurs
denrées alimentaires; Genève, qui aspirerait à se constituer
dans la Savoie du Nord la banlieue agricole qui lui manque,
s'efforce au moins d'obtenir la liberté du commerce avec la
Savoie, cette liberté qui est nécessaire à sa vie économique, et
que sanctionnent, assez vaguement d'ailleurs, les traités de
1530, de 1S64, de 1603 et de 1754.
Avec la Révolution, voici pour un temps Genève et la Savoie
réunies sous l'égide française et rendues à leur communauté
d'intérêts. Envahie par Montesquiou, la Savoie se donne à la
France en 1792; elle subira les confiscations et les proscriptions,
elle s'associera avec un enthousiasme vraiment national aux
guerres et aux gloires napoléoniennes : de ce jour, elle sera de
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 797
cœur française. Genève, de son côté, est annexe'e en 1798; la
Savoie du Nord, à laquelle est jointe le pays de Gex, forme
avec Genève pour capitale le département du Léman. Pour la
première fois depuis près de trois siècles, Genève est politique-
ment unie à la Savoie, union qui va être à nouveau brisée à la
chute de l'Empire, lorsque Genève, ayant repris sa liberté et
s'étant réunie à la Confédération helvétique, la Savoie est resti-
tuée au roi de Sardaigne, pour partie en 1814, et en totalité en
18lo. Tous les vieux difïérends entre Genève et la Savoie se font
jour alors au Congrès de Vienne. La Sardaigne présente avec
succès cette fois à l'Europe sa vieille demande de neutralisation
de la Savoie. Genève, par la bouche de l'habile Pictet de Roche-
mont, découvre ses ambitions sur la Savoie du Nord et demande
de ce côté un agrandissement de territoire avec de bonnes fron-
tières, des limites stratégiques, le Fier ou les LLsses : prétention
écartée de prime abord par le Congrès, qui rejettera même la
demande de Pictet de Hochemont tendant à obtenir de la Sar-
daigne l'engagement qu'aucune partie de la Savoie septentrio-
nale ne serait jamais cédée à d'autres qu'à la Suisse. Genève
demande et obtient la libre sortie des denrées du duché de
Savoie destinées à sa consommation. Elle obtient, moyennant le
prix de cent mille livres, le reculement de la ligne des douanes
sardes à une petite distance de la frontière politique, c'est-à-
dire la réserve d'une zone franche de minime étendue en bor-
dure de sa frontière méridionale : voilà la <( zone sarde » con-
stituée. Elle obtient enfin la cession par la Sardaigne de douze
communes destinées à arrondir son territoire et à désenclaver
certaines de ses possessions, ceci comme contre-partie de la neu-
tralité qui est conférée à la Savoie. Par l'article 92 de l'acte
final du Congrès et l'article 7 du traité de Turin du 16 mars
1816, le privilège de la neutralité helvétique est en effet accordé
à la Savoie septentrionale au nord d'Ugine, Faverges et Lesche-
raines, et de là au lac du Bourget jusqu'au Rhône : « En consé-
quence, toutes les fois que les puissances voisines de la Suisse
se trouveront en état d'hostilité ouverte ou imminente, les
troupes de S. JM. le roi de Sardaigne qui pourraient se trouver
dans ces provinces, se retireront, et pourront à cet effet passer
par le Valais, si cela devient nécessaire ; aucunes autres troupes
armées d'aucune autre puissance ne pourront traverser ni sta-
tionner dans les provinces et territoires susdits, sauf celles que
798 REVUE DES DEUX MONDES.
la Confédération suisse jugerait à propos d'y placer... » C'est
une situation étrange et sans précédent, fort mal définie au
surplus, qui est faite alors à la Savoie septentrionale. La Confé-
dération n'y est investie d'aucun droit territorial, mais de
la seule faculté d'y faire respecter par ses troupes, en cas de
guerre, une neutralité qui est décrétée, non pas à sa demande,
mais à la demande (si souvent réitérée depuis deux siècles) de
la Maison de Savoie, non pas comme une faveur, mais comme
une charge dont elle reçoit d'ailleurs le prix. Cette charge, cette
fonction de « concierge » comme on l'a bourgeoisement appelée,
la Suisse y a vu depuis lors un privilège qui lui aurait été con-
cédé dans son intérêt propre, comme un renforcement de la
neutralité helvétique : c'est ainsi qu'en 1860 elle s'en fera un
argument pour soutenir ses revendications sur la Savoie du
Nord, et qu'elle s'efforcera ultérieurement de maintenir ouverte
une question à laquelle l'annexion de 1860 ne pourra qu'enlever
toute portée sérieuse. Que restera-t-il en effet pratiquement de
la neutralité savoyarde, instituée contre la France en faveur de
la Sardaigne, du jour où la Sardaigne cédera la Savoie à la
France.»^ Si la lettre des traités de 1815 est restée, je veux dire
si cette lettre a été respectée par le traité d'annexion de 1860,
l'esprit qui la vivifiait sur ce point s'est éteint. La question de
la neutralité de la Savoie du Nord, si elle reste (c actuelle » pour
une partie de l'opinion suisse, n'a guère plus à nos yeux qu'un
intérêt théorique. Il n'en est pas de même de la question des
rapports économiques entre Genève et la Savoie; celle-ci va
passer au premier plan avec l'annexion de la Savoie à la
France.
II
Redevenue sarde à la chute de Napoléon, la Savoie, sous le-
buon governo, sous ce régime de police militaire plus ridicule
.|iie tyrannique, plus pesant que blessant, et dont le pire vice
est d'être Piémontais, c'est-à-dire étranger, la Savoie, conqué-
rante autrefois du Piémont et maintenant sa vassale, ne fut point
heureuse. « Pauvre Savoie, sire, comme cet antique héritage
est traité! » s'écriait Joseph de Maistre, Elle est traitée en terre
sujette, exploitée comme une colonie : ses intérêts sont négligés,
le plus clair de ses revenus s'en va en tribut au delà des Alpes,
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE -SAVOIE. 799
ses habitans sont écartés des emplois, son administration 6st
d'une négligence proverbiale : affari interni affarieterni, dit-on.
De là une désaffection marquée pour l'autorité de Turin, notam-
ment chez les libéraux, un détachement qui ne fait que s'ac-
•croitre avec les deux guerres malheureuses de 18i8 et 1849 où
la Savoie, tout en donnant largement le sang de ses fils pour
une cause qui n'est pas la sienne, sait qu'elle a tout à perdre et
rien à gagner. Elle n'est pas et ne peut pas être italienne, elle
comprend que plus le Piémont s'agrandira, plus elle sera
déchue et sacrifiée, elle ne veut pas devenir, selon un mot prêté
à Gavour, 1' « Irlande de l'Italie. » Sans doute le statut de 1848
et la politique anticléricale de Gavour rallient bientôt au gou-
Yernement les libéraux, les démocrates, les amis de la France
républicaine devenus les adversaires de la France impériale ;
mais ce sont alors les conservateurs qui, sans renier leur lova-
lisme au prince, de « Piémontais )> qu'ils étaient, deviennent
« Français, » tandis que la masse garde au cœur son affection
pour la grande nation dont la rapprochent la langue, les
intérêts, et tant de glorieux souvenirs ! Tout le monde pres-
sent qu'une nouvelle campagne sur le Pô décidera du sort de
la Savoie, et l'angoisse est à son comble quand éclate la guerre
de 1859 où la brigade de Savoie va faire encore une fois bril-
lamment son devoir. La Savoie se survivra-t-elle.'^ Se réveil-
lera-t-elle Française.^ Subira-t-elle l'humiliation d'un démem-
brement franco-helvétique ?
On sait comment à Plombières, en juillet 1858, Gavour
s'était assuré de l'aide de l'Empereur dans une guerre italienne
d'où le Piémont sortirait agrandi de la vallée du Pô, de la
Romagne et des légations; en échange, le roi Victor-Emmanuel
sacrifierait (( l'enfant et le berceau : » il donnerait à l'Empereur
la Savoie, il donnait de suite au prince Napoléon la main de
la jeune princesse Glotilde. L'Empereur, un an après, s'étant à
Villafranca retiré du jeu, alors que le but à atteindre n'était
qu'à demi atteint, et paraissant dès lors s'opposer aux progrès
du Piémont dans l'Italie centrale, dut laisser pour un temps
sommeiller la question savoyarde. Il la reprit en douceur dans
l'automne de 1859, puis avec fermeté au début de janvier 1860,
après qu'il se fut décidé, devant le progrès des révolutions
italiennes, à rendre la main à la monarchie sarde en Italie. Le
12 mars, il y a accord secret, notifié le lendemain aux puis-
800 REVUE DES DEUX MONDES.
sauces; enfin le 24 mars, le traité officiel de cession, ce « bon
contrat de droit monarchique, » comme disait alors M. Forcade
dans la Revue des Deux Mondes, est signé et publié : la Savoie
et Nice sont « réunies » à la France ; cette « réunion » sera
effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations,
les gouvernemens devant se concerter sur les moyens de con-
stater la manifestation de cette volonté. Après trois siècles et
demi d'épreuves, l'histoire atteignait donc son but, et en même
temps que la Maison de Savoie devenait la dynastie d'Italie, la
Savoie, rendue par ses princes à sa destinée, devenait française
pour toujours : jamais Savoie comme a dit le marquis Costa,
ne repassera les Alpes!
Ce sont là des faits connus de tous. Il y en a d'autres
moins connus, mal connus encore aujourd'hui, et sur lesquels
il faut insister, car on y démêle l'origine de l'établissement,
par l'initiative impériale, de la zone franche de 1860. Ce
qu'on sait peu, ce qu'on s'explique moins encore, c'est que,
bien avant le jour de l'annexion, l'Empereur se soit disposé
à céder à la Suisse la Savoie du Nord, le territoire même de
la zone franche actuelle. Ses intentions étaient sans doute fixées
depuis longtemps lorsqu'il déclara verbalement au ministre de
Suisse à Paris, Kern, le 31 janvier 1860, que, (( si l'annexion
devait avoir lieu, il se ferait un plaisir, par sympathie pour la
Suisse à laquelle il portait un intérêt tout particulier, de lui
abandonner, comme son propre territoire et comme une partie
de la Confédération helvétique, les provinces de Ghablais et de
Faucigny. )> Les 6 et 7 février, des déclarations analogues furent
faites à Berne et à Genève; Turin et Londres furent mis au cou-
rant (1). Pourquoi cette libéralité gracieuse.^ Pourquoi l'Em-
pereur se préparait-il à offrir à la Suisse cette part du gâteau
de Savoie, et à créer de son plein gré au Sud du Léman un nou-
veau Tessin.î^ On a imaginé bien des raisons, et pas une bonne.
Sans doute, dès l'automne de 1839, saisissant l'occasion de faire
valoir ses prétentions sur la Savoie septentrionale, la Suisse
avait d'avance et officieusement protesté contre une annexion
éventuelle de la Savoie à la France : Genève serait écrasée par
la ligne des douanes françaises ; la défense militaire de la Confé-
dération deviendrait impossible ; la neutralité de la Savoie du
(1) Kern, Souvenirs poUliques, Paris, 1887, p. 186. — Cf. L. Thouvenel, Le Secret
de l'Empereur, Paris, 1889, I, p. 29.
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 801
Nord, dont elle est garante, ne serait plus qu'un vain mot... En
« bon chien de garde, )> disait encore M. Forcade, elle « entend
partager le déjeuner (1). » Mais en janvier 48G0, la vraie cam-
pagne de la presse et de la diplomatie helvétique, qui sera très
violente, et qui, chose curieuse, sera l'une des causes du revire-
ment de l'Empereur dans l'affaire de la cession, n'était pas
activement commencée. Il en était de même, à ce même moment,
de la campagne séparatiste qu'allait mener dans la Savoie du
Nord un groupe de démocrates helvétisans; cette campagne,
qui sera largement propagée, alimentée par la Suisse, et qui
aboutira à une pétition plus ou moins sincère, revêtue de
12000 signatures, en faveur d'une réunion à la Confédération,
ne commença réellement qu'à la findejanvier (réunion de Boëge,
28 janvier); elle n'a donc pu influer sur le projet, alors déclaré,
de l'Empereur. Ce n'est pas non plus, quoi qu'on ait dit, aux
instances de Cavour que céda Napoléon. Serait-ce à son propre
sentiment d'amitié pour la Suisse, de gratitude à l'égard de la
Confédération dont il avait été le citoyen, qu'il avait servie
comme capitaine d'artillerie et qui, après l'affaire de Strasbourg,
avait donné asile au proscrit, malgré les menaces de Louis-
Philippe.^ Certaines paroles de l'Empereur pourraient le faire
croire. Mais, en vérité, la reconnaissance personnelle a-t-elle un
tel pouvoir en politique, et peut-on bien croire qu'il ait voulu
payer ses dettes privées, au prix d'une trahison des intérêts
français, avec des lambeaux d'un pays qui se donnait alors à la
France .^^ Peut-être vaudrait-il mieux voir dans le geste de l'Empe-
reur un effet de certaines appréhensions qu'il aurait conçues sur
l'accueil que les puissances, l'Angleterre surtout, feraient à
l'annexion savoyarde, un contre-coup tardif du coup de barre de
Villafranca et des fluctuations qui s'ensuivirent dans sa poli-
tique.
Toujours est-il qu'il ne se passa pas longtemps avant que
l'Empereur, par un brusque et nouveau coup de barre, ne
revînt avec quelque embarras, non pas à la vérité sur des <( pro-
messes » qu'il n'avait pas faites, du moins sur des « espérances »
qu'il avait autorisées : il abandonne son plan de largesses ter-
ritoriales à la Suisse et, par une compensation bénévole, décide
de créer une zone franche sur ce même territoire qui avait été
(1) Voj'ez la Revue du 14 février 1860.
TOME X. — 1912. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le point de devenir suisse et qui devait devenir et
rester français. La création de la zone apparaît ainsi comme la
conséquence indirecte d'une manœuvre imprudente de l'Empe-
reur, d'une faute politique qu'il a voulu réparer, quand il en
était temps encore, par un adroit subterfuge. Le l^"" mars, à
l'ouverture du Parlement, l'Empereur, en annonçant l'annexion
savoyarde, s'abstient de toute allusion à l'idée du partage. Le
13 mars, Thouvenel fait savoir officiellement à Berne, comme
il en a déjà avisé Kern à Paris, que la Savoie ne sera pas
démembrée contre son gré, autrement dit qu'elle sera française
tout entière (1). — Pourquoi, dirons-nous ici encore, ce soudain,
'- — et heureux, — revirement .î* L'Empereur y fut porté d'abord
par l'attitude agressive du gouvernement helvétique qui, poussé
par l'Angleterre, cherchait à provoquer contre la France une
intervention diplomatique des puissances. D'autre part, en
France, l'opinion publique réclamait, en compensation des
charges de la guerre, non pas un demi-succès, mais un succès
plein, et n'aurait pas admis que, pouvant avoir la Savoie entière,
il se fût contenté d'une moitié de Savoie. Enfin, et surtout, un
fort mouvement s'était dessiné en Savoie contre l'éventualité
d'un démembrement. Dès le milieu de février, une déclaration,
partie de Ghambéry, « repoussant comme un crime de lèse-
patrie toute idée de morcellement ou de division de l'antique
unité savoisienne, » se couvre de signatures, et sous l'impul-
sion des conservateurs unis aux libéraux modérés, toutes les
classes, toutes les provinces, même la Savoie du Nord, s'unissent
dans une protestation angoissée contre un nouveau partage de
la Pologne. En même temps, l'idée de la zone franche, lancée
dès janvier, a fait son chemin ; on apprend de source officieuse
que l'Empereur est disposé à accorder la zone à la Savoie du Nord,
ce qui ne peut qu'y favoriser le mouvement « français. » Les
8 et 10 mars, les conseils provinciaux de Ghambéry et d'Annecy,
représentans autorisés de la nation, signent des adresses offi-
cielles de protestation contre le démembrement. Une députa-
tion de 40 notables savoyards, présidée par le comte Greyffié de
Bellecombe, va présenter ces adresses et pétitions à l'Empereur
qui, dans l'audience solennelle du 21 mars, leur confirme l'as-
surance qu'il « ne contraindra pas au profit d'autrui le vœu des
(1) DocumeîïS diplomatiques de ISôO, p. 43.
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 803
populations, » et ajoute que, « quant aux intérêts politiques et
commerciaux qui lient à la Suisse certaines portions de la
Savoie, il sera facile de les satisfaire par des arrangemens parti-
culiers (1) : )) c'est la promesse de la zone franche, dont le
Moniteui' du 1 avril sanctionnera l'annonce. Il faut ici recon-
naître à la Savoie l'honneur d'avoir, dans des circonstances
difficiles, préservé son intégrité nationale, par un beau mouve-
ment patriotique, du danger d'une mutilation sacrilège, et
empêché ce crime politique, cette (( division de l'indivisible, >»
comme disait déjà Joseph de Maistre en 1814.
L'idée première de la zone franche n'émanait pas de l'Em-
pereur ; déjà en 1849 elle avait été agitée dans la Savoie du Nord
et portée au Parlement de Turin. Ce qui est certain, c'est que
l'Empereur s'empressa de l'adopter comme un moyen de faci-
liter son changement de front, tant vis-à-vis de la Suisse que
de la Savoie. Un plébiscite doit avoir lieu en Savoie sur la
question de la réunion à la France ; une quasi-unanimité y est
désirable : la concession de la zone ralliera les votes de cette
Savoie du Nord où pendant six semaines une agitation, en partie
factice d'ailleurs, était menée en faveur d'une réunion à la
Suisse. Ce don de joyeux avènement n'était peut-être pas indis-
pensable, car les helvétisans du Chablais et du Faucigny eussent
été loin de se retrouver au vote aussi nombreux qu'ils parais-
saient l'être sur les listes de la pétition suisse, et le plébiscite
eût en tout cas réuni une énorme majorité de votes « français. )>
Mais, d'autre part, il y a la Suisse, dont l'Empereur a impru-
demment (( autorisé les espérances; » il y a Genève, dont les
revendications économiques lui sont connues. Bien plus qu'à
l'avantage des « zoniens, » dont l'Empereur parait avoir peu de
souci puisqu'un mois auparavant il était prêt à les faire suisses,
la zone est faite au bénéfice de Genève. Bien que froissé des
agissemens helvétiques, il veut pallier les, mauvais effets de sa
volte-face : en avril, il fera offrir, sans succès d'ailleurs, à la
Suisse la cession de quelques communes au bord du Léman ;
dans le même esprit de bonne volonté, il décide la zone, fiche
de consolation allouée à Genève et aux intérêts genevois ; et si
la Confédération refuse alors, comme elle refusera pendant
vingt ans, de reconnaître officiellement cette zone de 1860,
(1) Moniteur du 21 mars 1860.
804 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est-ce pas qu'elle se refuse à reconnaître, en prenant acte
d'une compensation, l'échec de ses prétentions territoriales sur
la Savoie du Nord ?
Quoi qu'il en soit, l'affaire de l'annexion se résout dès lors
vite et bien. La Savoie du Nord reçoit avec empressement l'as-
surance officielle que le vote « oui et zone » sera « déclaré
valable et considéré comme affîrmatif. » Dans toute la Savoie,
l'influence des modérés de droite et de gauche réalise l'union
des partis en faveur de la France. Le parti sarde disparait
comme par enchantement après la publication du traité d'an-
nexion, non sans laisser un bel et digne adieu au Roi: « Nous
sommes, sire, les aînés de vos sujets, et votre plus haut titre
de noblesse est fait de notre nom... » Quel loyalisme au sou-
verain pouvait prévaloir contre l'abandon, par ce souverain, du
berceau de sa maison ? Les conservateurs, fidèles au prince, ont
perdu leur prince ; les démocrates, fidèles à Cavour, sont joués
par Cavour ; la Savoie ne peut plus appartenir à l'Italie ; que
sera-t-elle, sinon française ? Le plébiscite du 22 avril est moins
un vote qu'une fête. Sur 130 839 votans, il y a 130 533 oui; les
non ne sont que 235 ; la Savoie du Nord, où le parti suisse voit
son effondrement, donne, sur 47 474 votans, 47 076 oui et zone.
L'unanimité ne peut être plus complète, plus frappante aux
yeux de l'étranger. Le Cabinet de Londres, qui a poussé la Suisse
à la lutte et protesté lui-même aigrement à Paris, abandonne
son opposition ; la Suisse voit échouer toute sa campagne diplo-
matique, et après s'être donné (( l'émotion d'une petite agitation
militaire, » isolée et impuissante, elle laisse tomber ses protes-
tations, sans toutefois se résoudre à considérer comme close la
'(( question de Savoie. » Le traité d'annexion, ratifié le 29 mai
par le Parlement de Turin, est promulgué à Paris par le sénatus-
consulte du 12 juin, en exécution duquel un décret, rendu le
même jour, crée officiellement la zone.
III
Voilà donc constituée la zone franche de la Haute-Savoie.
Bornée au Nord par le Léman, la frontière genevoise et le
Rhône, elle l'est au Midi par la rivière des Usses et la ligne de
partage qui sépare le bassin de l'Arve des bassins du Fier et de
l'Arly. Sa population actuelle est d'environ 171000 habitans,
LA ZOINE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 805
sur une population départementale de 255 737 habitans,
et sa superficie d'environ 3 112 kilomètres carrés, sur une
superficie de'partementale de 4 445 kilomètres carrés : la zone
franche, comprenant à la fois la petite zone sarde de 1815 et la
zone dite d'annexion de 1860, représente donc àpeu près 70 p. 100
du département de la Haute-Savoie.
Sa caractéristique est d'être en dehors de la ligne des
douanes françaises : elle est (( ex-douane. » Donc, sa porte
d'accès est grande ouverte de toutes parts; tout entre chez elle
librement et sans contrôle : elle vit (chose inouïe en Europe)
sous le régime du libre-échange absolu. Autre corollaire de
l'exterritorialité douanière : c'est l'exonération d'un certain
nombre de taxes intérieures (droits sur les bières, les sucres,
les huiles autres que minérales, droits de garantie des métaux
précieux, diverses licences de fabricans), la minoration de
quelques autres (droits sur le sel, sur les cartes à jouer), à quoi
il faut ajouter de grosses réductions dans les prix de vente des
produits de régie (poudres, tabac, allumettes). Les (( zoniens »
échappent ainsi à un tiers environ des charges fiscales payées
par les autres Français. Grâce à 1' (( entrée libre » d'une part, et
de l'autre aux adoucissemens fiscaux, ils ont bon nombre de
denrées de consommation à des prix un peu inférieurs aux prix
de France : ils ont la vie moins chère.
La zone est, disions-nous, hors la loi douanière. Ses impor-
tations en France seront donc taxées par la douane française.!^
Ainsi le voudrait, en bonne logique, l'application stricte du
principe des zones franches, territoires u réputés étrangers, »
ouverts sur l'extérieur et fermés sur l'intérieur. Cette consé-
quence rigoureuse, le gouvernement impérial s'efforça d'en
adoucir la sévérité lorsqu'il organisa le régime zonien par arrêté
du 25 juillet 1860 (1) : il entr'oavrit légèrement à la zone la
porte d'entrée en France, en lui donnant le droit d'importer en
franchise un petit nombre de ses produits (5 en tout), en quan-
tités limitées et à des conditions déterminées. De fait, il pouvait
(1) Cet arrêté a été pris en exécution du décret du 12 juin 1860 et du sénatus-
consulte du même jour, qui avaient prescrit que le régime de la zone serait orga-
nisé avant le 1" janvier 186! . Le droit réglementaire ainsi conféré au ministre des
Finances a donc été épuisé à cette date du 1" janvier 1861, et juridiquement on
peut douter de la légalité de toutes les décisions ministérielles, de tous les arrêtés
qui sont intervenus depuis lors pour élargir les privilèges zoniens : des décrets
auraient été nécessaires. — On peut d'autant plus regretter que les ministres des
806 REVUE DES DEUX MONDES.
être alors équitable de compenser dans une petite mesure aux
zoniens de la Haute-Savoie, comme on le faisait depuis long-
temps aux zoniens du pays de Gex, ce qu'il y avait d'excessif
dans ce régime d'exterritorialité appliqué à des Français. Mais
ce privilège limité, cette modique franchise d'importation, on
ne tarda pas à l'élargir, à l'étendre démesurément : c'est ce
qu'on commença de faire dès 1863; c'est ce qu'on fit surtout en
1892-93, à l'occasion de la guerre commerciale franco-suisse
dont la zone devait avoir particulièrement à souffrir; c'est ce
qu'on faisait hier encore et ce qu'on fera peut-être demain, car
quand on est entré dans la voie du privilège, on ne s'arrête plus
que malaisément. Entre-bâillée seulement en 1860, la porte
française est maintenant plus qu'à moitié ouverte à la zone,
concession d'autant plus appréciable que depuis 1860 la France,
devenue protectionniste, a singulièrement haussé ses murailles
douanières : la zone n'est plus une zone « franche, » mais une
zone « privilégiée, » et de faveur en faveur, les zoniens en sont
arrivés à cumuler, avec tous les avantages que leur assure en
tant que consommateurs leur régime de libre-échange, une
bonne partie de ceux qu'assure le protectionnisme à la produc-
tion française.
C'est le cas des agriculteurs de la zone, c'est-à-dire de la
majorité des zoniens. Depuis 1893, qu'ils soient Français ou
Suisses, ils ont la franchise d'importation en France pour tous
les produits de la terre ou à peu près, tantôt sans limitation de
quantité, tantôt dans la limite des crédits annuellement et d'ail-
leurs très libéralement fixés par le ministre des Finances. Ils ne
paient rien des charges douanières françaises, et ils n'en ont pas
moins le droit de vendre leur blé, par exemple, dans l'intérieur
de la France, sous la protection de la douane française et aux
prix de faveur que vaut cette protection à l'agriculture nationale,
et l'on conçoit que ce privilège, modique au début quand les droits
sur les blés étaient modiques, soit devenu des plus précieux
depuis que ces droits se sont haussés à 7 francs. Sans doute cela
ne va pas sans contrôle ni formalités : déclarations fondamen-
Finances aient procédé vis-à-vis df la /one par voie d'arrêtés et de décisions, qu'il
est de notoriété publiiiuo (pie des ialluences politiques sont, depuis une vingtaine
d'années surtout, constamment en instance auprès des autorités pour l'obtention
de faveurs nouvelles aux zoniens; les ministres successifs eussent été moins désar-
més si, pour les satisfaire, il eût .fallu la signature de M. le Président de la Répu-
blique.
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 807
taies et extraits-permis, marque métallique pour le bétail bovin,
certificats d'origine à délivrer par les maires pour les produits
secondaires, surveillance permanente par le service des douanes.
La porte s'ouvre, mais non sans délai, examen, discussion;
on ne peut faire un pas sans ses papiers. Et quelque stricte
et gênante que soit cette réglementation, quelque forte que soit
la pénalité qui menace le fraudeur, la fraude, nourrie par le
privilège, a pris racine dans la zone et autour de la zone, elle y
prospère et elle y règne. 11 y a de la fraude sur toutes les fron-
tières, mais ici mille fois plus qu'ailleurs parce que le privilège
zonien lui procure mille fois plus de facilités et plus de tenta-
tions. Modérée au début, elle a grandi avec les faveurs faites à
la zone, et si depuis une dizaine d'années, devant la protestation
publique, on a réussi à la réduire, elle reste encore considé-
rable. Fraude « légale, » d'abord, si l'on peut dire, j'entends
fraude tolérée par les règlemens : celle, par exemple, qui se
pratiquait naguère sur les farines, ou celle qui résulte de ce que
les agriculteurs zoniens sont admis à importer en franchise en
France une moyenne de 100000 quintaux de blé, après avoir fait
venir'pour leurs besoins des blés étrangers, alors qu'on sait que
la zone ne produit bon an mal an qu'à peine ce qui lui est né-
cessaire pour sa consommation. Puis fraude condamnable, et
trop rarement condamnée : fausses déclarations, trafic des per-
mis de franchise, certificats d'origine signés par complaisance
ou en blanc, vulgaire contrebande enfin, mais contrebande pro-
fitable et exorbitante, sollicitée par le bas prix en zone des
denrées coloniales et des produits de régie. Tangente extérieu-
rement au cordon de douanes, la zone libre-échangiste est un
vaste et commode entrepôt de fraude. Et plus que les agricul-
teurs, dont les franchises d'importation sont achetées par bien
des entraves administratives, les vrais bénéficiaires du régime
zonien sont les fraudeurs. La fraude est l'industrie nationale de
la zone.
C'est aussi la seule qui prospère, car l'industrie zonienne
n'a pas réussi, — pas encore réussi, — à obtenir les mêmes pri-
vilèges que l'agriculture. Plus soucieux, faut-il croire, de la
protection industrielle que de la protection agricole du territoire,
moins sollicités sans doute par les rares manufacturiers de la
zone que par la masse des agriculteurs zoniens, les pouvoirs
publics ne se sont guère prêtés à favoriser la concurrence que
808 REVUE DES DEUX MONDES.
pourrait faire aux fabricans de l'intérieur le développement
industriel d'un territoire exonéré par la loi d'un certain nom-
bre des charges nationales. Ce souci de l'équilibre économique
explique que l'arrêté ministériel du 31 mai 1863 n'ait accordé
qu'à une quarantaine d'articles manufacturés la faveur de l'im-
portation en franchise, dans la limite des crédits annuels;
encore faut-il que les propriétaires des manufactures soient
français, qu'ils se soumettent à un (c exercice » permanent, que
leurs matières premières soient françaises ou francisées par le
paiement des droits. De plus, aucun établissement créé posté-
rieurement au !'''■ janvier 1863 (limite reportée au 1^'' janvier 4883
par arrêté du 1^'' avril 1863), n'est admis à bénéficier des crédits
de franchise, ce qui s'explique par le fait qu'en accordant ces
crédits le gouvernement n'a voulu que respecter des droits
acquis et non pas en créer de nouveaux (1). On voit la gravité
de cette réserve : aucune usine nouvelle ne peut se créer en
zone, puisque le marché français comme les marchés étrangers
lui seraient fermés ; les anciennes ne pourront que végéter,
beaucoup d'ailleurs ont disparu déjà : c'est la condamnation de
la zone à la stagnation, à la paralysie industrielle. Voilà le prix
du privilège, le lourd sacrifice qu'elle a dû faire pour payer à
la France ses prérogatives de neutralité douanière, ses avan-
tages fiscaux, ses franchises d'importation agricole. N'a-t-elle
pas acheté un peu cher ses faveurs .^^ Et reçoit-elle du moins une
compensation du côté de la Suisse.»^
IV
Nous avons dit quels ont été les efforts faits par Genève, du
jour où elle eut séparé son histoire de celle de la Savoie, pour
s'assurer, à défaut d'un agrandissement territorial toujours
recherché sur la Savoie du Nord, du moins la liberté de com-
merce avec le duché voisin ; nous avons vu comment le roi de
Sardaigne, en 1815-1816, en lui garantissant à nouveau la libre
(1) Tout récemment, la franchise d'importation a été accordée aux produits
zoniens suivans : fonte, ferro-manganèse, ferro-silicium, ferro-chrome, carbure de
calcium, à condition que les matières premières, l'outillage et les combustibles
soient originaires de la zone française ou francisés par le paiement des droits. Les
industries seront « exercées. « — Cette franchise spéciale semble devoir profiter à
tout établissement créé ou à créer en zone. (Voir Tarif des douanes de 1910, p. 71
et 84.)
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 809
sortie des denre'es savoyardes nécessaires à sa consommation,
se résigna à constituer le long- de la frontière genevoise une
petite zone franche, dite zone sarde, concession qui lui coûta
beaucoup, et dont il chercha tout de suite à pallier les dangers
par une réglementation très sévère. Genève, pas plus que la
Confédération où elle venait d'entrer, n'avait alors de douanes
à sa frontière : c'est ce qui explique que le roi de Sardaigne
ait négligé de faire inscrire dans les traités la contre-partie
logique de l'entente, c'est-à-dire la libre entrée des produits
savoyards en Suisse. Or il arriva que de cette réciprocité que
semblait garantir l'esprit, sinon la lettre, des accords, la Con-
fédération ne tint nul compte quand elle imposa dès 1816 au
canton de Genève comme aux autres cantons de légers droits de
péage, puis surtout lorsqu'elle établit en 1849-1851 des taxes
de douanes dont les tarifs ne firent depuis lors que s'aggraver.
Les importations savoyardes, les produits de la zone sarde se
virent frapper comme les autres à l'entrée à Genève, à l'excep-
tion d'un très petit nombre de denrées pour lesquelles la Sar-
daigne obtint en I80I un traitement de faveur : de là toutes
les difficultés commerciales actuellement pendantes entre la
Savoie et la Suisse, entre la zone et Genève.
Elles ne firent que s'accroître, ces difficultés, le jour où
l'Empereur Napoléon prit l'initiative de créer, à côté et en
plus de la petite zone sarde, la zone dite d'annexion, près de
vingt fois plus importante en superficie. Ce n'était pas seule-
ment une facilité nouvelle donnée à Genève pour s'appro-
visionner dans la Savoie septentrionale, c'était encore un
débouché important ouvert à l'industrie et au commerce helvé-
tiques. Si considérable qu'elle fût, la libéralité gratuite que con-
sentait l'Empereur n'eut pas alors le don d'être appréciée par la
Suisse, qu'il avait trop vivement blessée dans l'affaire de la ces-
sion, et qui, de la zone, avait espéré obtenir non seulement le
domaine utile, mais le domaine direct, comme disent les juris-
consultes (1); il ne put réclamer aucune réciprocité, aucun
avantage au profit des zoniens qu'il laissa désarmés devant les
rigueurs des douanes suisses. Pendant vingt ans, la Confédé-
(1) L'expression est de M. Léonce Duparc, avocat à Annecy, dont les deux bro-
chures sur la Question de la zone franche (Annecy, Hérisson et C'% 1902 et 1903),
singulièrement riches en faits et en déductions, sont bien intéressantes même pour
ceux-là qui n'oseraient en accepter toutes les thèses.
8.10 REVUE DES DEUX MONDES.
ration s'obstina à « ignorer » la zone, malgré les protestations
qui d'année en année s'élevaient en Savoie ; et ce n'est
qu'en 1881 que le gouvernement français parvint à s'entendre
avec la Suisse au sujet de la zone, dans des conditions que nous
ne dirons pas satisfaisantes, mais un peu moins défavorables.
La Convention du 14 juin 1881, conclue pour vingt ans à
dater du l*"'" janvier 1883, — elle est donc toute proche de son
terme, — a donné certaines satisfactions aux intérêts de la
zone, sous la forme de franchises d'entrée en Suisse (10000 hecto-
litres de vins) ou dans le canton de Genève (6 articles), ou de
réduction de droits (2 articles), ou d'exemptions très stricte-
ment limitées pour l'entrée à Genève des approvisionnemens
de marché (1). On admettait en somme en franchise ou à tarifs
réduits à Genève un petit nombre de produits zoniens, ceux
dont Genève a besoin pour sa consommation : pour tout le reste,
le tarif ordinaire demeurait applicable. Et ce « reste » était
considérable. En 1892, lors de la guerre commerciale franco-
suisse, ce (( reste » dut subir comme tous les autres produits
français des droits prohibitifs, et ce n'est qu'avec peine, après
de difficiles négociations, qu'on put obtenir que le Conseil
fédéral conférât en 1895 l'avantage de son tarif minimum à un
certain nombre de produits zoniens non visés par la Convention
de 1881. Mêmes difficultés en 1905-06, quand les relations
douanières entre la Suisse et la France subirent une nouvelle
crise, et si quelques facilités nouvelles furent consenties par la
Suisse en 1908, en supplément à la Convention de 1881, elles
ne résultèrent comme celles de 1892 que d'arrêtés du Conseil
fédéral, actes unilatéraux et partant révocables.
Dans les délicates négociations que provoqua ainsi la ques-
tion de la zone, il y a lieu de noter que les réclamations
zoniennes trouvèrent le plus souvent autant de faveur à Genève
que de défaveur à Berne. Genève a besoin de la zone, elle sou-
tient ses demandes et s'efforce d'éclairer le gouvernement
(1) Les approvisionnemens de marché (12 articles), dont le prix maximum est
lixé pour chaque importation à 5 quintaux (5 kg. pour le beurre), sont admis en
l'ranchise à Genève à condition qu'ils soient amenés par les vendeurs eux-mêmes :
disposition qui a pour objet d'amener les zoniens à faire à Genève leurs achats. —
A l'expiration du terme de 30 ans, la Convention sera maintenue d'année en année,
sauf dénonciation douze mois d'avance (art. 11). Si la zone franche vient à être
supprimée ou modifiée, la Suisse aura le droit de faire cesser les effets de la
Convention dès le jour de la suppression ou modification, laquelle devra d'ailleurs
être notifiée douze mois d'avance.
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 8H
fédéral sur l'intérêt que présente 1,6 régime zonien non seule-
ment pour le canton genevois, mais pour la Suisse en général.
A Berne au contraire, on est surtout sensible aux revendications
des « agrariens » et de la puissante « ligue des paysans, » aux
plaintes que fait entendre l'agriculture suisse contre les privi-
lèges d'importation de la zone ; le gouvernement fédéral n'a
donc jamais témoigné de beaucoup de bonne volonté dans cette
affaire zonienne, dont il a d'ailleurs essayé parfois de se servir
comme d'une arme diplomatique dans les négociations relatives
aux rapports douaniers franco-helvétiques.
De fait, à examiner de près la teneur et les résultats de la
Convention de 1881 complétée par les arrêtés fédéraux de 1895
et de 1908, on est amené à constater que les faveurs faites à la
zone pour ses importations en Suisse se réduisent en somme à
bien peu de chose. Elles ne touchent, comme nous l'avons vu,
qu'un petit nombre de produits zoniens, encore ces produits
favorisés ne sont-ils pas tous admis à la franchise, plusieurs
d'entre eux ne bénéficiant que de simples réductions de droits.
Signalons un fait assez étrange. Nous avons dit que la Conven-
tion de 1881 accordait la franchise d'entrée à Genève, sous cer-
taines conditions, aux approvisionnemens de marché venus de la
zone (12 articles) ; or sur ces 12 articles, il yen a 8 qui jouissent
par ailleurs d'une exemption générale à l'entrée en Suisse en
vertu du tarif général des douanes helvétiques (1); il n'y a donc,
quant à ces 8 articles, nul privilège offert à la zone, il y a
simple application du droit commun. Mieux encore : la Con-
vention de 1881 fixe une limite de quantités à l'importation de
ces 8 articles (5 quintaux par chaque importation), alors que le
tarif général suisse ignore une pareille limitation, si bien qu'à
s'en tenir aux textes, on pourrait croire que la zone est ici
l'objet non d'une faveur particulière, mais d'une particulière
rigueur. Si maintenant nous examinons le tableau officiel (1910)
des importations zoniennes en Suisse, nous trouvons que, sur
une valeur totale de 24 921 556 francs, il y a d'abord pour
9 809 727 francs de marchandises taxées au taux du tarif con-
ventionnel, c'est-à-dire au taux du tarif applicable à toutes
autres marchandises françaises ; puis pour 8 843 438 francs de
(1) Légumes frais, fruits frais, pommes de terre, son, paille, foin, poissons
d'eau douce et lait. Ajoutons un neuvième article, les œufs, ciui sont exemptés
dans le trafic de marché par la loi sur les douanes, art. 7, lettre 0.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
marchandises admises en franchise par application de la loi sur
les douanes ou du tarif fédéral ; de sorte que la valeur des
produits zoniens ressortissant à la Convention de 1811 et aux
arrêtés ultérieurs ne s'élève qu'à 6268 391 francs (1), soit au
quart environ du chiffre global des importations de la zone. Nous
en conclurons que l'application utile de cette convention et des
arrêtés subséquens n'occupe qu'une place secondaire dans le jeu
des relations commerciales de la zone avec la Suisse, et que le
bénéfice net qu'en retirent les zoniens est bien réduit.
En revanche, et tandis que la Suisse se montre si avare de
concessions à la zone, que voyons-nous.^ Nous voyons que l'in-
dustrie suisse importe librement en zone ses produits, et le com-
merce suisse toutes ses marchandises, suisses ou étrangères. La
porte zonienne est ouverte en grand à la Suisse ; la porte suisse
n'est qu'au quart ouverte à la zone. D'une part, liberté absolue ;
do l'autre, des concessions douanières très restreintes quant aux
quantités, conditions et destination des importations. La France
a donné à la Suisse un débouché économique appréciable, et n'a
obtenu pour la zone en retour que de très modestes avantages :
il y a un évident manque d'équilibre (2). Et voyez la consé-
quence : c'est l'invasion lente de la zone par le commerce helvé-
tique, au détriment du commerce national. Un négociant, un
industriel français, établi en zone, s'il veut étendre ses affaires
en Suisse ou en France, se voit arrêté par les douanes suisses
comme par les douanes françaises ; il est emprisonné, et sou-
vent on le verra émigrer en France ou même en Suisse. Le com-
merçant genevois au contraire, avec ses succursales en zone,
(1) Là-dessus il n'y a qu'une valeur de 2 983 675 francs qui bénéficie de la fran-
chise complète; le reste ne jouit que de réductions sur les taux du tarif conven-
tionnel. — Pour être exact, le chiffre de 6 268 391 francs devrait d'ailleurs être
diminué de 1 3S0 603 francs (valeur des importations d'œufs, exemptes en vertu de
la loi sur les douanes), ce qui réduirait à 4 717 788 francs le chiffre correspondant à
l'application utile de la Convention de 1881 et des arrêtés subséquens. — Une ana-
lyse très précise et très instructive du tableau des importations zoniennes en
Suisse a été faite dans le Bulletin de la Chambre de Cominerce française de Genève
{n° du 20 septembre 1907) par un auteur des plus éclairés et compétens, M. H. Vil-
leneuve.
(2) On a calculé qu'en 1901 la Suisse avait bénéficié, dans ses exportations dans
les zones franches de Gex et de la Haute-Savoie, d'une exonération de droits de
douane s'élevant à 2 251 000 francs, tandis que le bénéfice réalisé par les zoniens
du fait des facilités douanières helvétiques dans leurs importations en Suisse
n'avait atteint que 161 503 francs, soit 0 fr. 78 par tête d'habitant des zones.
(Debussy, Rapport au nom de la Commission des Douanes sur la question des zones
franches, 1905.)
LA ZO^E FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 813
fait librement ses affaires en Suisse et en zone à la fois ; sa con-
currence sera ruineuse pour son rival zonien. La Suisse est à
même non seulement d'inonder la zone de ses produits, ou de
tous produits étrangers (allemands surtout), mais môme d'acca-
parer, si les zoniens ne se défendent, une bonne partie du com-
merce de la zone. Telle est la conséquence du régime. Le béné-
fice en est pour la Suisse bien plus que pour la zone : Genève a,
de la zone, plus besoin, et la Suisse en général tire plus profit,
que la zone ne fera jamais de la Suisse ou de Genève.
Si le régime de la zone franche présente ainsi pour les
zoniens eux-mêmes, à côté de certains avantages, tant et de si
graves inconvéniens, je crois qu'on peut se l'expliquer si l'on
observe combien la situation économique de la Savoie septen-
trionale a changé depuis cinquante ans. Au temps de l'annexion,
la difficulté des communications rendait malaisés les rapports
commerciaux du Chablais et du Faucigny avec le reste de la
Savoie ; Genève était par la force des choses le centre écono-
mique, le débouché naturel de ces provinces. Or, depuis ce
temps, d'admirables routes ont été ouvertes entre la vallée
de l'Arve et les vallées du Fier et de l'Isère, plusieurs voies
ferrées ont mis Bonneville et Thonon en rapports avec
Annecy et la Savoie propre, avec Bellegarde et la France :
la zone n'est plus nécessairement tributaire de la Suisse.
D'autre part, les tendances libre-échangistes en faveur en 1860
ont fait place à un protectionnisme toujours grandissant; plus la
France et la Suisse ont élevé leurs barrières douanières, plus
difficile s'est trouvée la situation de la zone franche, demeurée
libre-échangiste entre deux voisins devenus protectionnistes, et
cela en dépit des facilités que lui consentirent la France et la
Suisse, l'une très libéralement, l'autre avec parcimonie. Enfin
nul n'ignore quelle importance a prise depuis un quart de siècle
l'exploitation de cette richesse nouvelle, la houille blanche. Par-
tout l'industrie recherche la force hydraulique. L'Isère, la
Savoie, ont rivalisé d'ardeur pour mettre en valeur leurs chutes
d'eau. La zone franche cependant n'a encore réussi à utiliser
que 28 à 30 000 chevaux de force sur la merveilleuse réserve
de 150 000 chevaux que lui offrent ses torrens. Pourquoi, nous
814 REVUE DES DEUX MONDES.
le savons : c'est qu'il y a incompatibilité de principe entre le
régime zonien et l'industrie. N'est-il pas regrettable pour la
zone et plus désastreux encore pour la production française de
voir inexploitée, — et pour quelle cause ! — une richesse
dont la France a besoin.^
Toutes ces raisons, et d'autres encore qui font que le régime
de la zone franche ne correspond plus à l'état actuel des choses,
il semble que les zoniens eux-mêmes aient commencé à les com-
prendre, depuis que les difficultés douanières avec la Suisse leur
ont ouvert les yeux. Ils commencent à s'apercevoir qu'ils n'ont
plus au maintien de leurs soi-disant privilèges le même intérêt
qu'autrefois, qu'ils ne retirent qu'un bénéfice minime de leurs
franchises d'exportation en Suisse, et que les avantages du
libre-échange zonien ne compensent pas ses inconvéniens, je
veux dire l'isolement économique et l'envahissement de la zone
par le commerce étranger, par les produits étrangers. Sans
doute l'agriculture a prospéré, mais veut-on condamner la zone
à rester exclusivement agricole, alors qu'elle possède d'admi-
rables sources d'industrie, et ne faut-il pas chercher au contraire
à étendre son champ de production, à lui dégager la route du
progrès.!^ — En face des politiciens de la zone, qui allectent de
voir un droit supérieur et intangible dans ce régime zonien dont
ils se sont fait une plate-forme électorale, en face de la majorité
zonienne encore hypnotisée sur des prérogatives plus fiscales
qu'économiques, une forte minorité, — commerçans, industriels,
hôteliers, vignerons, etc., — s'est depuis peu levée en zone pour
protester contre la zone : les uns, les plus braves et les moins
nombreux, réclament franchement la réintégration dans le ter-
ritoire français; les autres, désireux de ménager une transition,
de réserver notamment aux zoniens, pour un temps, le béné-
fice des produits coloniaux à bon marché, demandent ce qu'ils
ont appelé le « double cordon, » c'est-à-dire l'établissement,
en plus de la ligne de douane actuelle, d'un cordon douanier
à la frontière, lequel arrêterait, pour les taxer au taux des
droits français, toutes les importations étrangères à l'excep-
tion des denrées coloniales, celles-ci ne devant être taxées
qu'à leur entrée en territoire « assujetti. » Le procédé, coûteux
et compliqué, n'est sans doute pas bien recommandable; mais
ce qui est à retenir, c'est qu'en zone même on souffre, on
se plaint, on commence à revendiquer, directement ou indi-
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 815
rectement, à terme ou sans délai, le retour au droit commun.
En dehors de la zone, il est naturel que de nombreuses pro-
testations se soient fait entendre contre le privilège zonien, sur-
tout depuis l'avènement du protectionnisme en France. Dans
les vingt dernières années, une cinquantaine de Chambres de
Commerce se sont à diverses reprises élevées, par délibé-
rations motivées, non seulement contre les fraudes que favo-
rise le régime de la zone, mais contre ce régime lui-même,
contre les exemptions et les immunités dont il est constitué.
Pourquoi, dit-on, laisser subsister sur notre frontière, en un
temps où chaque pays renforce ses barrières protectrices, cette
brèche par où s'infiltre la fraude.^ Pourquoi maintenir ces
faveurs fiscales, dont la charge retombe sur la masse des con-
tribuables, ces franchises douanières qui permettent aux zoniens
de se faire traiter comme étrangers pour tous leurs achats et
comme Français pour une bonne partie de leurs ventes.^ La Con-
stitution n'assure-t-elle pas l'égalité des citoyens devant la loi.'^
— Si dans le voisinage immédiat de la zone, notamment dans
l'arrondissement d'Annecy, les réclamations ont été spéciale-
ment vives et nombreuses, c'est que le contre-coup du privilège
zonien s'y fait sentir d'une façon spécialement dommageable.
Du fait des franchises d'importation zonienne, du fait aussi des
fraudes à l'importation, les agriculteurs de la région voient en
effet les prix de vente de leurs produits artificiellement abaissés ;
les commerçans sont entravés dans leurs affaires avec la zone
par cette ligne de « douanes intérieures » qui, en favorisant
Genève, appauvrit Annecy, comme une haute muraille appau-
vrit l'arbre auprès duquel on l'a dressé : l'arrondissement
d'Annecy, qui ne jouit d'aucune des faveurs du régime zonien,
revendique son droit à n'en pas subir les préjudices. En
matière administrative, isolé en face des trois arrondissemens
zoniens, il souffre de l'antagonisme, de la suprématie de la
zone; ses intérêts ont souvent été négligés par la majorité
zonienne du Conseil général au profit de ceux de la zone; sur
trois sénateurs de la Haute-Savoie, il n'y en a actuellement pas
un pour Annecy; l'union, la bonne harmonie sont détruites
dans le département.
Séparés de leurs concitoyens par la barrière douanière,
comme ils l'étaient autrefois par le manque de communications,
les zoniens, en revanche, se sentent naturellement attirés vers la
816 REVUE DES DEUX MONDES.
grande ville toute proche, vers la vieille cite' genevoise où trente
mille des leurs sont établis, et dont la prospérité s'est merveil-
leusement accrue depuis un demi-siècle, en partie grâce à eux.
Comme les Genevois dans la zone, où ils ont d'ailleurs d'impor-
tans intérêts, les zoniens se sentent, à Genève, un peu chez eux.
Ils y sont appelés par leurs affaires, leurs plaisirs ; ils y vont
fêter a l'occasion l'Escalade, — singulier oubli de l'histoire chez
des Savoyards; — tel est l'ascendant de la « capitale » sur les
ruraux du voisinage qu'ils se laissent influencer peu à peu par
les idées et les tendances genevoises, ils s'imprègnent incon-
sciemment d'une certaine dose àlielvétisation dont on peut se
demander s'il est bien opportun de favoriser les progrès par le
maintien de privilèges économiques qui tendent justement à
« helvétiser » les intérêts matériels des zoniens. Je sais bien
que si, en 1860, une campagne un peu artificielle a pu être
menée dans la Savoie septentrionale en faveur d'une réunion à
la Suisse, si en 1870 on a pu encore entendre agiter à Bonneville
par quelques esprits égarés l'idée d'une annexion helvétique,
on ne saurait trop affirmer que les zoniens d'aujourd'hui sont
aussi Français que les autres Français, et qu'on ne trouverait
plus parmi eux personne pour dire, comme il a été dit en 1860 :
« Si Genève est française, il faut être français; si Genève est
suisse, il faut être suisse, et si Genève est cosaque, il faut être
cosaque ! » Mais pour quiconque sait l'importance prise de nos
jours par les relations économiques dans les relations politiques,
il ne saurait paraître désirable de laisser éternellement les
zoniens sous ce régime d'exterritorialité qui risque de nuire à la
longue et malgré eux à leur nationalité. — Faut-il enfin rappeler
que la Suisse a depuis de vieux temps nourri, sur la Savoie du
Nord, des ambitions territoriales dont nous avons constaté
l'échec, une première fois en 1815 au congrès de Vienne, et une
seconde fois en 1860, lors de l'annexion delà Savoie à la France.-^
Nous avons plaisir à rendre ici témoignage non seulement aux
sentimens d'amicale cordialité que ne cesse de témoigner à la
France le gouvernement helvétique, mais encore aux liens de
confiante affection qui unissent les deux peuples dans des rap-
ports toujours plus intimes. Mais nos voisins et amis ne sauraient
se formaliser si nous remarquons que, dans une certaine partie
de la presse suisse, la question de la Savoie du Nord, toujours
tenue en observation, se voit assez souvent agitée, discutée, et
LA ZONE FRANCHE DE LA ilAl TE-SAVOTE. 817
que la question connexe de la neutralité savoyarde, dont on
s'efforce de maintenir la survivance, en l'interprétant d'ailleurs
d'une façon très spéciale, semble être parfois considérée bien
moins comme un vestige respectable du passé que comme un
«njeu gardé en vue d'une compensation éventuelle. Sans insister
sur des tendances que nous ne voulons pas croire vraiment
représentatives de l'opinion helvétique, bien que nous ne puis-
sions en négliger les manifestations, nous dirons seulement
([u'au point de vue français, la prévoyance politique et le souci
de l'intérêt national nous paraissent réclamer qu'à côté de cette
neutralité militaire de la Savoie du Nord qu'il ne dépend pas
de nous d'abolir en droit, nous ne laissions pas survivre une
neutralité douanière qui retranche un vaste territoire et
no 000 citoyens français de la vie économique du pays, et porte
ainsi, dans une certaine mesure, atteinte à l'unité de la patrie:
il faut rattacher les zoniens à la France par les intérêts maté-
j-iels, comme ils le sont déjà par le sentiment patriotique.
VI
La suppression de la zone franche de la Haute-Savoie est
<lonc désirable. Est-elle légalement possible? Et comment? C'est
notre dernier point.
A en croire les zoniens intransigeans, la France n'aurait pas
le droit d'abolir la zone d'annexion sans l'assentiment des inté-
ressés, parce que l'existence de cette zone résulte d'engagemens
officiels pris en 1860 par le gouvernement impérial et ratifiés
par les populations au plébiscite du 23 mars (47 076 votes oui et
zone). Il y aurait, au point de vue historique et juridique, beau-
coup à dire sur la valeur du quasi-contrat ainsi intervenu entre
la France et les zoniens; qu'il nous suffise de remarquer que
lien en tout cas ne s'opposerait en droit à l'abolition de toutes
les franchises gracieuses que des arrêtés ministériels d'une léga-
lité d'ailleurs contestable ont octroyées à la zone postérieure-
ment à 1860, et qu'il est hors de doute qu'à un retour éventuel
au régime strict de 1860 les zoniens d'aujourd'hui ne préfére-
raient encore la suppression de la zone. Mais nous ne voyons
pas qu'il y ait lieu de faire violence à ces populations dont les
vues sur la question de la zone franche ont d'elles-mêmes com-
mencé à se transformer. Il suffit de les éclairer sur leurs
TOME X. — 1912. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
propres avantages en leur montrant de quel prix elles paient, —
et font payer à la France, — des privilèges plus dangereux que,
profitables, et si, en même temps, les autorités veulent bien
comme c'est leur devoir, poursuivre rigoureusement la fraude
et s'opposer résolument (là est peut-être le plus difficile) aux
influences officieuses qui s'entremettent trop souvent pour faire
octroyer aux zoniens des faveurs additionnelles, on ne tardera
pas à voir en zone le mouvement antizonien assez fort pour que
la suppression du régime puisse s'opérer sans heurt ni pression.
Ce jour-là, nous croyons que la solution bâtarde du « double
cordon » devra être écartée, mais que le retour au droit com-
mun pourra être accompagné de quelques ménagemens tempo-
raires et limités qui atténueront aux intérêts particuliers le
trouble d'une transition trop brusque (1).
Du côté suisse, la suppression se heurtera-t-elle, le cas
échéant, à des difficultés diplomatiques ? Point en ce qui touche
la zone de 1860, l'hypothèse étant prévue par la Convention de
1881. En ce qui concerne la petite zone sarde, dont l'origine
remonte, on le sait, aux traités de 1815, il y aurait lieu à négo-
ciation tant avec la Suisse, principale intéressée, qu'avec les
puissances du Congrès de Vienne ; notre diplomatie ne se trou-
verait d'ailleurs pas ici en mauvaise posture pour négocier (2),
s'il n'est jugé préférable, pour prévenir tout embarras, de main-
tenir hors du cordon douanier cette très étroite petite bande
de territoire qui ne comprend qu'environ 140 kilomètres carrés,^
et dont la bordure ne serait guère plus étendue ni plus difficile
à garder que la ligne frontière. Craindra-t-on enfin qu'à une
suppression de la zone la Suisse veuille riposter par des tarifs
de rigueur appliqués aux importations de la Savoie du Nord ?
Nous rappellerons d'abord qu'une partie des franchises d'entrée
(1) Un des privilèges les plus chers aux zoniens étant la franchise des denrées
coloniales, on pourrait, par exemple, leur réserver cette franchise, à titre transi-
toire et pour un temps donné, par le moyen de hons d'importation.
(2) L'établissement de la zone sarde en 1815 a eu pour contre-partie, nous
l'avons dit, la libre importation des denrées de cette zone en Suisse. Du jour où
la Confédération a imposé ces produits à l'entrée de son territoire, la liberté com-
merciale qui existait jusqu'alors enlre la zone sarde et la Suisse étant détruite,
l'institution de celle zone a perdu son fondement juridique et son caractère d'obli-
gation contractuelle; elle est « sortie du droit i)ublic européen. » (Cf. Charousset.
Les zones franches, Annecy, 1902, p. 161.) — Il es! d'ailleurs à noter que l'article 11
(le la Convention de 1881, qui prévoit le cas de la suppression de la zone de la
Haute-Savoie, ne l'ail aucune distinction, entre la zone sarde et la zone d'annexion*
LA ZONE FRANCHE DE LA HAUTE-SAVOIE. 8 1 1)
dont jouissent acluellement les denrées zoniennes à Genève
de'coule des dispositions du tarif fédéral ou de la loi fédérale
des douanes, dispositions d'une portée générale que la Suisse
a établies à son bénéfice et dont elle ne se départirait qu'à son
détriment; d'ailleurs n'avons-nous pas notre meilleure sauve-
garde dans l'intérêt même de Genève qui a nécessairement
besoin des vivres savoyards pour la subsistance d'une popula-
tion toujours croissante ?
En attendant le jour, — prochain, nous le souhaitons, — ■
(l'une suppression de la zone, la Convention franco-suisse du
14 juin 1881 doit être maintenue à titre temporaire et transi-
toire, elle doit sortir améliorée des négociations qui vont s'ou-
vrir pour son renouvellement. Nous résumerons l'essentiel des
desiderata zoniens à ce point de vue en demandant qu'eu égard
à la franchise générale d'entrée dont jouit en zone la Suisse en-
tière, le nombre des denrées zoniennes admises aux douanes
fédérales en franchise ou avec réduction de droits soit large-
ment augmenté, ainsi que les quantités à admettre, que ces
privilèges soient accordés à l'importation non seulement dans
le canton de Genève, mais encore dans les cantons limitrophes
de Vaud et Valais ; qu'ils fassent l'objet non plus d'arrêtés fédé-
raux révocables, mais de conventions synallagmatiques; qu'en-
tin le droit de modifier ou de supprimer la zone soit réservé
explicitement et en tout temps au gouvernement français.
(( Il faut qu'une porfe soit ouverte ou fermée, disait naguère
un zonien. Laquelle.!^ La porte française ou la porte suisse .^^ )>
11 faut en effet choisir. La zone ne peut rester à la fois <( franche »
et « France, » dans cette situation singulière d'exterritorialité
privilégiée qui a pu avoir son opportunité il y a cinquante ans,
mais qui, déformée depuis lors, a fait son temjis, qui a perdu
au milieu de conditions économiques nouvelles sa raison d'être,
et qui, tout en bénéficiant de la fraude, porte préjudice à la fois
aux vrais intérêts de la population, à ceux de la production
nationale, au bien supérieur du pays. Reconnaissons donc les
nécessités actuelles, et, en supprimant la zone, faisons, de ce
territoire a franc, » un territoire u français. »
L. Paul-Dubois.
UN DRAME D^AMOUR
A LA COUR DE SUÈDE
1784-1795
(1)
111(2)
LES DESSOUS D'UN PROCÈS CRIMINEL
I
Le baron d'Armfeldt était arrivé à Rome le 19 mars 1793,
pour y prendre possession de la Légation de Suède. En atten-
dant qu'il vînt occuper son poste, l'intérim avait été fait par un
jeune chargé d'affaires, Glaës Lagersvard. Mais ce diplomate, en
dépit de l'autorité attachée à sa fonction, subissait l'ascendant
de l'agent consulaire, Francesco Piranesi, dont nous avons déjà
parlé, personnage plus connu comme artiste que comme
homme politique. Il devait l'intluence dont il jouissait et qu'il
exerçait très habilement sur Lagersvard, à ses anciennes rela-
tions avec Gustave IlL Elles avaient eu pour objet ces questions
d'art auxquelles ce souverain s'était toujours intéressé et plus
particulièrement durant son séjour à Home. Ayant chargé Pira-
nesi de divers achats d'œuvres de peinture et de statuaire, sa-
tisfait de ses services, il les avait récompensés en le nommant
consul de Suède.
Piranesi occupait cet emploi lorsque, à Stockholm, Reuter-
(1) Copyright by Ernest Daudet.
(2) Voyez la Revue du l.i juillet et du l'" août 1912.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 821
holm fut mis à la tète des affaires. Les deux hommes étaient
liés; ils professaient les mêmes opinions, attachaient le même
pri-\ à entretenir des rapports cordiaux avec la République fran-
çaise. Maintenu dans ses fonctions, Piranesi s'était fait l'àme
damnée de Reuterholm. Le ministre lui écrivait souvent. Les
messages officiels allaient hiérarchiquement au chargé d'af-
faires; mais c'est à l'agent consulaire qu'allaient les communi-
cations officieuses. Tenu au courant des soupçons qu'excitait à
Stockholm la conduite d'Armfeldt, Piranesi exerçait sur lui une
surveillance de tous les instans. Par les correspondans qu'il
entretenait un peu partout en Italie, il l'avait suivi à toutes
les étapes de son voyage.
Cette surveillance devint plus active lorsque Armfeldt fut
arrivé à Rome. Piranesi contraignit Lagersvard à s'y associer.
Le chargé d'affaires, après avoir manifesté quelque répugnance
à épier la conduite de son chef, finit par subir l'influence de
l'agent consulaire et par consentir à le seconder dans sa vile
besogne. Ses dires ajoutés à ceux de Piranesi alimentaient les
rapports que ce dernier envoyait régulièrement à Reuterholm.
Les faits et gestes d'Armfeldt furent ainsi dévoilés à la Cour du
Régent.
Ils l'étaient aussi par la princesse Sophie-Albertine qui se
trouvait à Rome, sous le nom de comtesse de Wasa. Elle n'avait
jamais aimé Armfeldt. Déjà sous le règne de son frère, elle s'ir-
ritait souvent de la confiance qu'il accordait à son favori. Elle
n'était donc que trop disposée à partager les ressentimens du
duc de Sudermanie, dont la correspondance lui révélait à tout
instant la vivacité. En présence d'Armfeldt, elle dissimulait les
siens; derrière lui, elle ne prenait pas la peine de les cacher.
Dans son entourage, personne n'ignorait qu'elle se défiait du
ministre de Suède. Obligé de se montrera la suite, Armfeldt ne
se méprenait pas aux témoignages de bienveillance qu'elle
alïectait de lui prodiguer. « Ma personne ne lui est pas
agréable, écrivait-il, et si elle n'était pas de sang royal, je dirais
la même chose d'elle, n
Au mois d'avril, la princesse quitta Rome pour aller faire
une visite à la Cour de Naples. Dispensé de l'accompagner,
Armfeldt se mit enroule pour Florence où il devait présenter
au grand-duc de Toscane les lettres qui l'accréditaient en qua-
lité de représentant de la Suède. A Rome, la présence de la prin-
822 REVUE DES DEUX MONDES.
cesse Sophie-Albertine l'avait obligé à manifester ses opinions
moins bruyamment qu'il ne l'avait fait à Vienne. Mais, quand
il se fut séparé d'elle, il en revint à ses anciens erremens ; il
recommença à parler sans mesure et sans retenue du Régent et
de Reuterholm. Il en fut ainsi durant les six mois qu'il passa
à Florence, à Pise, à Lucques et à Gènes. Dans cette dernière
ville, en présentant au Doge ses lettres de créance, il ne craignit
pas de couvrir de louanges les puissances qui se coalisaient pour
défendre les monarchies menacées. A Florence, il accentua son
attitude en refusant de se mettre en rapport avec le citoyen La
Flotte, représentant de la France, et en se liant d'amitié avec
lord Harvey, le ministre d'Angleterre, homme d'ancien régime,
adversaire ardent de la République, qui cherchait à faire entrer
dans la coalition la Cour toscane restée neutre jusqu'à ce jour
entre les belligérans.
En fréquentant assidûment, au mépris de toute prudence,
la Légation anglaise en un moment où le gouvernement qu'il
représentait négociait avec la République en vue d'une alliance,
Armfeldt ne s'inspirait pas uniquement de raisons politiques.
Au siège de cette légation, où il pouvait parler librement,
certain d'être toujours approuvé, il avait rencontré une per-
sonne spirituelle et séduisante, lady Anna Hatton, la sœur
de lord Harvey. Quelle fut la nature de ses rapports avec
elle? Lui fit-elle oublier sa femme, et ses deux maîtresses,
Madeleine de Rudenschold et la princesse Mentschikofî.^ Nous
l'ignorons. Mais il n'est pas douteux qu'entre la sémillante
Anglaise et lui, se créa, durant son séjour à Florence, une
intimité affectueuse et confiante. C'est à elle et à lord Harvey,
qu'au moment de quitter la Toscane, à la fin d'octobre, ne
jugeant pas prudent de transporter ses papiers avec lui, il les
confia, convaincu qu'entre leurs mains, ils seraient en sûreté.
C'était compter sans Piranesi et méconnaître son audace et son
esprit de ruse. On verra bientôt comment cet Ralien astucieux
parvint à s'en emparer et précipita ainsi la catastrophe dont
malheureusement Armfeldt ne devait pas être la seule victime.
Son plan de révolution n'avait pas encore transpiré ; il ne
fut connu qu'au moment de la saisie des papiers opérée par
Piranesi. Mais on savait à Stockholm qu'il suivait une poli-
tique toute contraire à celle du gouvernement suédois et qu'il
entretenait des rapports avec la Cour de Russie et ses agens à
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 823
l'étranger. On en eut une preuve, grâce à Piranesi, au moment
où Armfeldt quittait Florence pour se rendre à Naples.
Quelques semaines auparavant, en vue de l'histoire du règne
de Gustave III, qu'il se proposait d'écrire, il avait rédigé et fait
imprimer un prospectus annonçant cet ouvrage et en expliquant
l'objet. Avant de lancer ce prospectus dans le public, il en avait
envoyé un exemplaire à l'impératrice Catherine en sollicitant
son patronage et un autre à un prélat romain, Mgr de Bernis,
neveu du cardinal. Piranesi, toujours aux aguets, s'en procura
une copie dans l'entourage de ce prélat et l'expédia à Stockholm.
C'en était assez pour mettre le feu aux poudres et pour faire
éclater la sourde colère que le Régent et Reuterholm conte-
naient depuis longtemps. Par leur ordre, le grand chancelier
Sparre écrivit à Armfeldt une lettre où, pour la première fois,
était exprimée sans réticence l'irritation que provoquait sa con-
duite. Après avoir blâmé sévèrement l'attitude affectée par lui
depuis son départ de Stockholm, on incriminait le prospectus
et le livre qu'il annonçait. « C'est un événement unique dans
l'histoire qu'un tel ouvrage ait pu être écrit par un ministre
suédois accrédité dans plusieurs cours. » Armfeldt était mis
en demeure de détruire tous les exemplaires manuscrits ou
imprimés, sous peine d'être révoqué.
Cette missive furibonde lui fut remise par Lagersvard à son
passage à Roriie où il s'était arrêté en allant de Florence à
Naples. En lui communiquant cet ordre écrit, Lagersvard lui
en transmit un verbal : Défense lui était faite de résider à.
Naples. Il devrait en repartir aussitôt après avoir présenté ses
lettres officielles et choisir une autre résidence; on lui désignait
la ville de Gênes comme celle où son gouvernement préférait le
voir s'établir. Il semble bien qu'à ce moment Armfeldt ait
résolu d'abandonner ses fonctions diplomatiques.
« Je suis trop agité pour répondre au grand chancelier, man-
dait-il à M^''' de Rudenschold; mais, de Naples, je te ferai con-
naître ma décision et le même courrier portera ma réponse.
Dès maintenant, je suis résolu à n'être qu'un sujet attaché à
mon Roi, à la monarchie et à ses bases, à l'honneur et à la
gloire, et par conséquent un sujet tel que les régens devraient
en désirer. Ils crorent m'effrayer par leurs menaces et m'hu-
milier en me privant de tout. Mais qui a vaillamment affronté
la mort ne craint pas les menaces injustes, et qui n'a jamais
824 REVUE DES DEUX MONDES.
entrevu la possibilité d'être vil, trouve dans la misère même
une nouvelle satisfaction... Je n'agirai jamais comme un
traître; je n'oublierai jamais que j'ai été le sujet et l'ami d'un
grand malheureux prince, le père de mon Roi. Mais je dois à
sa mémoire et à moi-même de ne pas me laisser déshonorer en
subissant sans protester les ignominies les plus féroces et la
persécution la plus basse. »
Ce qu'il ne dit pas dans cette lettre, c'est que son irritation
provenait surtout de la défense qui lui était faite de prolonger
son séjour à Naples. A cet égard d'ailleurs, il était résolu à ne
pas obéir; il le déclara à Lagersvard : son installation dans la
capitale des Deux-Siciles était prête et ses dispositions prises en
vue d'un long séjour dans cette ville. Plusieurs autres raisons,
dont vraisemblablement il ne parla pas à son interlocuteur,
l'eussent empêché de se soumettre sur ce point aux ordres du
Régent, y eùt-il été disposé. Sa femme devait le rejoindre à
Naples ; il devait y retrouver la princesse Mentschikoft et lady
Anne Hatton. C'est donc en rebelle qu'il franchit la frontière
du royaume des Deux-Siciles. Néanmoins, il n'avait pas donné
sa démission. Le P'" novembre eut lieu sa présentation au roi et
à la reine de Naples.
On sait ce qu'était à cette époque la Cour napolitaine. Comme
celle de Danemark, quelques années auparavant, et comme celle
d'Espagne, quelques années i)lus tard, elle offrait le spectacle
d'une reine plus puissante que son mari, réduit par elle à n'être
rien qu'un soliveau, et d'un ministre omnipotent, qui s'étant rendu
maître de son cœur et de ses sens, gouvernait sous son nom le
royaume. Le général Acton était à Naples ce qu'avait été Struen-
sée à Copenhague et ce que fut ensuite Godoï à Madrid. Il avait
en mains tous les pouvoirs. Son habileté consistait à les exercer
à son gré au nom du Roi, en laissant croire à celui-ci qu'il
obéissait, alors qu'en réalité il ordonnait.
Beau, entreprenant, aimé des femmes et connu par ses
aventures galantes, Armfeldt devait plaire à une reine telle que
Marie-Caroline. En outre, elle admirait en lui le serviteur
dévoué de Gustave III, fidèle au fils de ce prince comme il l'avait
('té au père, et qui avait encouru la disgrâce du Régent en blâ-
mant de toutes ses forces et sous toutes les formes ce gouverne-
ment suédois qui ne craignait pas de s'allier à la République
française et de scandaliser ainsi tous les princes de l'Europe.
UN DRAME d'aMOUU A LA COUR DE SUEDE. 825
Le Floi pensait de même à l'égard du ministre de Suède et le
général Acton, lorsqu'il se fut assuré que le nouveau venu ne
serait pas, auprès de la Reine, un rival pour lui, ne lui marchanda
ni sa bonne grâce, ni ses services.
D'autre part, quelques-unes des grandes dames étrangères,
qui se trouvaient alors à Naples, ne dissimulaient pas l'estime
en laquelle elles tenaient Armfeldt et la tendre admiration qu'il
leur avait inspirée. La princes.se MentschikofT, fidèle à sa pro-
messe, était venue passer l'hiver auprès de lui. Ils habitaient
le même palais, elle, au rez-de-chaussée avec sa famille, lui, à
l'étage au-dessus avec sa femme accourue à Naples à son pre-
mier appel. Un petit escalier mettait en communication les
deux appartemens. La grande dame moscovite n'était pas la
seule qui attirât les hommages d' Armfeldt. Lady Hatton était
arrivée de Florence, amenant avec elle sa sœur, lady Elisabeth
Monck, amie intime de la Reine.
A signaler encore, dans ce galant escadron, la comtesse
Skavronska, femme du ministre de Russie à Naples. Née Cathe-
rine Engelhart, elle était la nièce du fameux Potemkine. Gomme
ses deux sa-urs, Alexandra et Barbara, elle avait été sa maîtresse.
Quoiqu'elle eût dépassé la trentaine, elle conservait les attraits
de sa première jeunesse. Devenue veuve depuis peu, elle se
laissait courtiser en attendant de se remarier. Un peu plus
tard, elle devait épouser le comte Litta auprès duquel elle vécut
jusqu'à sa mort, en femme revenue de ses anciens égaremens.
De ce second mariage, elle eut deux filles : l'une d'elles épousa
le comte Pahlen, et l'autre a fait beaucoup parler d'elle sous
lo nom de son mari, le général prince Bagration, tué en 1812
à la bataille de Borodino.
Il est assez difficile de préciser quel fut le rôle d'Armfeldt
dans la société de ces grandes charmeuses. S'il faut en croire la
légende, il aurait été aimé de toutes, mais les preuves sur les-
quelles elle s'appuie sont aussi rares que fragiles. Il n'y a de
certitude que pour la princesse Mentschikoff. Ce qui n'est toute-
fois pas moins vrai, c'est que lorsque, un peu plus tard, il
dut s'enfuir de Naples, ces adoratrices s'unirent à la reine Caro-
line pour favoriser sa fuite. Lady Monck lui écrivait : « L'amour
et l'amitié veillent sur vous. »
On peut conclure de ces détails qu'à celte époque, Madeleine
de Rudenschold n'était pas moins oubliée comme maîtresse, que
826 REVUE DES DEUX MONDES.
la baronne Armfeldt comme épouse. Seulement, la baronne
Armfeldt était présente et sa présence obligeait l'infidèle à
employer la ruse pour lui dissimuler ses désordres, ou à se les
faire pardonner, tandis que, Madeleine étant loin, il était plus
aisé d'entretenir les illusions qu'elle conservait encore, sinon
sur la fidélité de son amant, du moins sur sa constance. Il
continuait à lui écrire et elle continuait à lui répondre. Nous
ne le savons d'ailleurs que par quelques rares fragmens des
lettres d'Armfeldt. Nous ne possédons pas celles que Madeleine
lui écrivit après qu'il fut installé à Naples. La dernière de notre
dossier porte la date du 6 septembre. Armfeldt l'ayant reçue à
Florence, elle se trouva parmi les papiers qui lui furent déro-
bés dans cette ville par les agens de Piranesi. Il est vraisem-
blable qu'une fois averti du vol dont il avait été victime, il
détruisit celles qui lui furent écrites ultérieurement.
Quant aux informations relatives à son séjour dans la capi-
tale des Deux-Siciles, nous les devons à son Journal. Entre les
traits attachans qu'il relate, il en est un qu'il y a lieu de men-
tionner ici parce qu'il rappelle l'un des épisodes les plus tra-
giques de la Révolution française :
(( La reine accoucha dans les premiers jours de décembre,
raconte Armfeldt. Quelques jours avant, était arrivée la nou-
velle de l'exécution de la malheureuse reine de France. C'est
au théâtre San Carlo qu'elle fut communiquée au général Acton,
dans la loge de qui je me trouvais. Leurs Majestés occupaient
leur petite loge. Nous fûmes si frappés de cett^ nouvelle que
nous ne pûmes nous défendre d'en parler avec effarement, au
risque d'attirer l'attention de la reine Marie-Caroline, dont
l'imagination était hantée par la crainte de subir le même sort
que sa sœur. Comme, au même moment, elle nous avait regar-
dés, nous décidâmes de ne plus nous parler pendant le reste
de la représentation pour ne pas l'inquiéter. Elle me dit ensuite
qu'elle avait vu un tel changement sur ma figure qu'elle était
sûre que j'avais reçu de mauvaises nouvelles. »
La suite du Journal d'Armfeldt nous le montre menant à
Naples une existence agitée et brillante, vivant dans l'intimité
de la famille royale, frayant avec les représentans des puissances
étrangères les plus hostiles à la France, accueilli avec faveur
par l'aristocratie napolitaine, promenant partout son élégance,
sa jactance, sa liberté de langage, se conduisant, en un mot,
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 827
non 0(^mmeiin diplomate pour qui la discrétion et la réserve sont
un devoir, mais comme le censeur acerbe des actes du gouver-
nement qu'il représentait.
Ce n'eût été que demi-mal si son imprudente attitude n'avait
- compromis que lui. Malheureusement, elle avait pour effet de
compromettre aussi et de rendre suspects ses correspondans de
Suède, les amis auxquels il écrivait à toute heure pour les
inviter à s'unir à lui afin de les faire aboutir. C'étaient le secré-
taire royal Ehrenstrom, le colonel Aminotf, Madeleine de Ruden-
schold, d'autres encore qu'on savait en relations suivies avec
lui. On ne pouvait encore invoquer contre eux aucune charge
positive. Dans les lettres interceptées à Hambourg, il y avait
des parties en clair qui ne suffisaient pas à dresser un acte
d'accusation; il y avait aussi des parties chiffrées; mais on ne
possédait pas la clé du chiffre ; elles restaient par conséquent
intraduisibles.
Néanmoins, quoique Reuterholm ne fût pas encore assez
armé pour intenter à Armfeldt et à ses complices un procès
criminel, il avisait déjà aux moyens de les poursuivre comme
conspirateurs et auteurs d'une entreprise contre la sûreté de
l'Etat. Il est vrai qu'Armfeldt restait hors de sa portée et il ne
croyait pas qu'il consentirait à revenir en Suède pour répondre
à l'accusation. Mais il n'était pas impossible de se saisir de lui,
soit en lui tendant un piège, soit en demandant au roi de
Naples de le livrer. Telle parait avoir été l'origine du projet
que, d'accord avec le Régent, Reuterholm n'allait pas tarder à
exécuter.
Dès le mois de novembre, il songeait à s'assurer de la per-
sonne d'Armfeldt. Plusieurs navires de guerre suédois mouil-
laient dans la Méditerranée. L'un d'eux, commandé par le baron
Palmquist, était à Gènes. Le Régent écrivit à cet officier pour
l'inviter à se tenir prêt à faire voile pour Naples. Quelques jours
plus tard, le 5 décembre, ordre lui était donné de partir. Il rece-
vait en même temps une lettre destinée au roi des Deux-Siciles,
qu'il devait lui remettre en mains propres. Elle avait pour
objet d'obtenir pour le porteur l'autorisation d'arrêter le baron
d'Armfeldt. Le Régent avait également écrit au général Acton,
afin de le rendre favorable à cette demande. Ces ordres devaient
rester secrets; mais une indiscrétion fut commise par Claës
Lagersvard qui était alors à Gênes. Il raconta que le baron
828 REVUE DES DEUX MONDES.
Palmquist avait mission d'aller à Naples, d'attirer Armfeldt a
bord de son navire, de l'arrêter et de le ramener en Suède. La
nouvelle étant parvenue à lord Harvey à Florence, il s'empressa
de la transmettre à l'intéressé. Déjà celui-ci, comme s'il eût
pressenti le coup qui le menaçait, avait écrit à son gouverne-
ment pour demander son rappel. (( Il jugeait contraire à tous
les principes d'honneur de conserver une fonction représenta-
tive auprès d'une Cour étrangère, alors que dans les documens
officiels il était attaqué comme assassin et conspirateur. »
Il était sans réponse à sa demande et ignorait encore l'expé-
dition qui se préparait contre lui, lorsqu'une lettre de Stockholm
lui apporta une nouvelle terrifiante. Dans la nuit du 17 au
18 décembre, le gouvernement de la régence avait fait arrêter
M"" de Rudenschold, le secrétaire royal Ehrenstrom, son frère
lieutenant-colonel, deux autres officiers du même grade, un res-
taurateur, l'ancien valet de chambre d'Armfeldt et un employé
de commerce dont la présence au milieu de ces accusés semblait
d'autant plus inexplicable qu'il était connu comme jacobin. Plu-
sieurs d'entre eux furent remis plus tard en liberté. On les avait
arrêtés sur de simples soupçons et surtout pour faire croire à
l'existence d'un vaste complot ourdi par Armfeldt, et qui méri-
tait un châtiment inexorable.
Nos documens sont muets sur les circonstances qui précé-
dèrent et suivirent l'arrestation de Madeleine. Ils disent seule-
ment que, prévenue à l'avance de la visite des gens de police,
elle eut le temps de détruire les nombreuses lettres de son
amant, pieusement conservées jusque-là, et que la perquisition
opérée dans son domicile ne fit découvrir aucune pièce propre
à démontrer sa culpabilité. Mais, à défaut d'informations plus
complètes, on peut se figurer quelles furent, en ce pressant péril,
les réflexions de cette malheureuse femme. Elle expiait son
amour, sa longue fidélité à Armfeldt, le dévouement qu'elle
avait mis à le défendre, la docilité avec laquelle elle s'était tou-
jours empressée de suivre ses instructions, même quand elle ne
les approuvait pas. Toutefois, elle avait lieu d'espérer que sa
détention serait de courte durée: non qu'elle eût à attendre du
Régent et de Reuterholm justice ou clémence, mais parce que,
n'ayant rien à se reprocher en tant que patriote, il lui parais-
sait impossible qu'on la condamnât. Et puis, elle se connaissait
de nombreux amis qui ne manqueraient pas d'intercéder en sa
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 829
faveur. Sur ce point, elle ne se trompait pas. Dès que la nou-
velle de son arrestation se fut répandue, ils entreprirent des
démarches afin d'obtenir sa mise en liberté.
Au surplus, ce n'est pas contre elle que l'opinion se pronon-
çait, mais contre le Régent. Dans la mesure inique dont elle était
l'objet, tout le monde voyait une manifestation de la vieille
rancune du prince contre une femme à laquelle il ne pardonnait
pas d'avoir osé lui résister. Il y avait unanimité pour flétrir cet
acte de basse vengeance. Personne ne sentait mieux que sa
femme combien le sentiment public lui était hostile. Ce qu'elle
pensait de sa conduite et la compassion que lui inspirait le
malheur immérité de la demoiselle d'honneur, la décidèrent à
aller plaider auprès de lui en faveurde cette infortunée. L'épouse
si souvent outragée fit entendre des remontrances sévères et
s'efforça de prouver à celui dont elle avait tant à se plaindre qu'il
serait à jamais déconsidéré s'il laissait frapper une femme dont
le crime consistait uniquement à n'avoir pas voulu se donner à
lui. Le prince finit par céder à ses prières ou par feindre d'y
céder et promit qu'il ne laisserait pas condamner Madeleine de
Kudenschold. Il fit la même promesse à sa sœur, Sophie-Alber-
tine, qui voulait aussi tirer de ce péril sa demoiselle d'honneur.
Mais on verra bientôt qu'à la honte du Régent, ce double enga-
gement ne fut pas tenu, et que, par faiblesse ou par désir de
vengeance, le duc de Sudermanie laissa Reuterholm assouvir
jusqu'au bout, sur la personne d'une innocente, la haine qu'il
nourrissait contre Armfeldt.
II
L'ordre de partir pour Naples qu'avait reçu à (jènes le baron
Palmquist porte la date du 5 décembre. Pour des causes qui
nous échappent et dont Palmquist dut répondre ultérieurement
devant un conseil de guerre, il ne l'exécuta qu'au commence-
ment du mois de février 1794. Prévenu de ce qui se préparait,
Armfeldt se tenait sur ses gardes, assuré que, s'il était attaqué,
il serait défendu par les amies qui dès ce moment, à l'instiga-
tion de la reine Marie-Caroline, faisaient sentinelle autour de
celui qu'elles appelaient « le cher petit, » bien qu'il fût grand et
fort et qu'il eût trente-six ans. Cependant, ne voulant pas que sa
femme restât exposée aux dangers contre lesquels il devait se
830 REVUE DES DEUX MONDES.
prolëger, il décida de la faire partir. La baronne d'Armfeldt
quitta Naples le 7 février pour se rendre dans sa famille qui
habitait les provinces baltiques. Pour la protéger pendant
son voyage, son mari lui avait donné comme compagnon un
homme qui lui était passionnément dévoué, le major de Peyron,
de la garde royale de Suède. Quant à lui, il comptait se réfugier
a Saint-Pétersbourg ; il avait écrit à l'impératrice Catherine
pour lui demander un asile dans ses Etats, en lui rappelant les
promesses qu'il avait reçues d'elle. Mais il ne se pressa pas de
partir ; il resta à Naples, attendant les événemens.
Dans la matinée du 'lO février, il vit entrer chez lui une
femme atïolée. C'était lady Monck Elle accourait lui annoncer,
de la part de la Reine, que Palmquist venait d'arriver, avait
débarqué, s'était rendu au palais royal et qu'il n'était que temps
de s'enfuir. L'historien Elof Tégner, qui raconte cette scène,
nous apprend que la fuite d'Armfeldt fut si vite préparée qu'.à
cinq heures, il sortait de Naples dans la voiture de lady Monck
et que, le même soir, il était à l'abri dans un couvent franciscain
de la banlieue napolitaine. Ce ne devait être pour lui qu'un asile
jirovisoire où il resterait jusqu'à ce que la Cour eût pris d'autres
mesures pour le protéger contre les guets-apens tendus par Pira-
ncsi. D'accord avec ses amies, le Roi, la Reine et Acton s'en
occu})aient activement. A leur demande, Piranesi était arrêté à
Rome et tenu provisoirement sous les verrous.
Le 26 février, Armfeldt quittait le couvent, dans la soirée,
rentrait à Naples à la faveur de la nuit et allait prendre domi-
cile dans la maison du marquis del Vasto, grand maréchal de
la (k)ur. Il y restait quelques jours, gardé par la police et partait
bient(H pour le château de Montesarchio appartenant au marquis
qui s'était chargé de pourvoir à sa sûreté.
La sollicitude de la Reine ne devait pas s'en tenir là. Lorsque,
peu après, Armfeldt se mit en route pour la Russie, elle lui fit
compter une somme de 10 000 ducats pour couvrir ses frais de
voyage, en même temps qu'elle donnait des ordres afin que, par-
tout sur sa route à travers les Etats napolitains, il trouvât la
protection dos fonctionnaires du royaume.
Ou se souvient que le baron Palmquist était porteur d'une
lettre adressée p:u' le régent de Suède au roi des Deux-Siciles.
Il en avait une autre pour le général Acton. C'est à l'audience
de celui-ci qu'(Mi abordant à Naples, il se présenta après avoir
VN DRAME d'aMOUK A LA COUR DE SUEDE. 831
en soin de se déguiser afin de ne pas attirer l'attention. Le pre-
mier ministre s'empressa de le recevoir. Lorsqu'il eut pris con-
naissance de la lettre du Re'gent, il conduisit le mandataire
auprès du Roi. Sa Majesté montait en voiture pour aller à Por-
tici. L'entretien ne dura que quelques minutes. Palmquist
remit la lettre du Régent au royal destinataire. Elle était ainsi
conçue :
(c Monsieur mon frère, me voyant dans la fâcheuse nécessité
de rappeler subitement de la Cour de Votre Majesté le ministre
que je viens d'envoyer résider auprès d'EUe, le baron d'Arm-
feldt, mais encore de le faire arrêter pour crime d'Etat au
premier chef, je n'ai pas dû manquer d'en faire part à Votre
Majesté, parfaitement convaincu qu'EUe ne regardera cette
démarche, à laquelle je me vois forcé par les raisons d'Etat les
plus graves, et les plus pressantes, que comme une suite
naturelle de ma juste sollicitude de maintenir le repos et la
tranquillité de mon royaume, qu'un sujet rebelle et audacieux ose
vouloir troubler par ses sourdes intrigues. J'attends donc des
sentimens d'amitié de Votre Majesté, et de l'intérêt qu'Elle a
toujours voulu prendre à ma satisfaction, qu'Elle daigne donner
ses ordres, de façon que la personne chargée des miens puisse
se saisir du baron d Armfeldt ainsi que de tous ses papiers, savoir
mon aide de camp général et commandant d'un de mes vais-
.seaux de ligne, le baron de Palmquist, qui aura l'honneur de
lui présenter cette lettre, puisse s'acquitter de sa commission avec
le secret nécessaire en pareil cas.
(( Ce n'est qu'avec la plus grande répugnance que je me
suis décidé d'ôter d'une manière aussi brusque d'auprès d'un
prince, que j'aime et que j'estime aussi particulièrement que
Votre Majesté, mon envoyé, malgré qu'il y a longtemps qu'indi-
viduellement il ne l'a que trop mérité; mais, ne me laissant
plus le parti de la clémence possible, et comblant la mesure de
ses témérités, il conspire ouvertement contre moi, et l'Etat.
C'est un délit de nature à être ressenti partout, et aucun souve-
rain légitime, j'en suis sur, ne voudra soustraire à la punition
des lois un sujet aussi coupable.
« J'espère que l'amitié vraie et solide qui subsiste entre
nous ne souffrira en rien de cet événement. Elle m'est trop chère
pour que je ne la cultive pas soigneusement toute ma vie. Une
nomination plus heureuse que cette dernière, pour occuper la
832 REVUE DES DEUX MONDES.
même place auprès de Votre Majesté, s'ensuivra aussitôt que
les circonstances dans lesquelles je me trouve par rapport à ce
baron pourront me le permettre. »
Cette lettre lue, le Roi, sans s'expliquer autrement, promit
qu'il y répondrait le même jour à cinq heures. Le rapport de
Palmquist au Régent, d'où sont tirés ces détails, ajoute :
(( Je sais qu'à dix heures, la Reine a écrit un billet à lady
Monck, afin de permettre à l'oiseau de s'envoler : à cinq heures
de l'après-midi, il était parti. Ce n'est qu'à cette heure que
j'aurais dû recevoir la réponse de la « personne principale, » et
de cette façon, le temps passa jusqu'à sept heures du soir. A ce
moment, on me présenta avec force complimens deux ou trois
mauvaises raisons, du refus de délivrer l'oiseau, par exemple
qu'on n'avait pas reçu ma requête en bonne et due forme, que
la lettre n'avait pas été rédigée dans une certaine forme, etc.
Bref, je vis fort bien que les femmes avaient en leur pouvoir les
hommes à qui j'avais affaire et qu'elles avaient montré les
dents. Vous savez ce qui en résulte, si l'homme ne résiste pas. )>
Le lendemain, Palmquist reçut la réponse promise. Elle
était adressée à Gustave IV, au nom duquel le Régent avait
écrit au roi de Naples.
« Monsieur mon frère, c'est avec peine et le plus grand
étonnement que j'apprends, par la lettre de Votre Majesté du
T) décembre, la fâcheuse circonstance qui a donné lieu à l'expé-
dition du baron Palmquist, et à la destitution subite du baron
d'Armfeldl, du caractère dont il était revêtu de la part de Votre
Majesté auprès de moi. Je sens la nécessité d'une telle démarche
pour le maintien du repos et de la tranquillité dans les Etats,
et je n'hésiterais pas un instant à concourir aux vues de Votre
Majesté si je pouvais le faire sans compromettre ma dignité et
sans exposer la tranquillité de mes sujets par le procédé et
l'opération dont elle a chargé personnellement le baron de
Palmquist.
(( Le délit est de nature à mériter le ressentiment universel ;
mais la façon dont Votre Majesté s'exprime en commettant de
l'arrêter, et de le saisir dans mes Etats, c'est ce que je trouve
inadmissible. Feu mon Auguste Père qui avait sur moi l'auto-
rité que Dieu et la nature lui avaient donnée, ne s'est jamais
servi, dans les occasions, d'expressions pareilles, ni donné des
commissions qui portassent atteinte à la dignité de ma cou-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 833
renne. Il en a toujours agi vis-à-vis de moi avec cette circon
spection qu'il employait avec tout autre souverain. Une réquisi-
tion faite dans des termes plus analogues à ce principe, m'aurait
pu fournir des moyens de marquer à Votre Majesté la part et
l'intérêt que je prends à tout ce qui la regarde, sans blesseï'
ma dignité, sans faire aucune offense à mon territoire, et sans
alarmer mes sujets. D'autres époques pour motifs et circon-
stances tout aussi critiques ont donné à Naples un exemple
cité dans l'histoire de Pierre le Grand, que je me dispense de
lui rappeler. Les différens sentimens, dont je suis agité dans
cette occasion, d'estime et d'amitié pour Votre Majesté et de ce
que je dois à ma couronne, me tiennent dans une vive inquié-
tude et j'attends de Votre Majesté qu'elle suggère le moyen de
satisfaire l'une et de ne pas manquer à l'autre. )>
La réponse du général Acton était conçue dans le même
sens. Palmquist comprit alors qu'il avait été joué ; il dut repar-
tir les mains vides et « sans ramener l'oiseau. »
A Rome, Piranesi.qui avait contribué à celte démarche, en
attendait anxieusement le résultat. On doit croire qu'il l'avail
prévu et qu'il s'était apprêté à réparer l'échec de la diplomatie
suédoise. En effet, quelques jours plus tard, le gouvernemeni
de Naples était averti que quatre individus soudoyés par l'agent
consulaire venaient de partir de Rome avec l'ordre d'enlever le
baron d'Armfeldt mort ou vif. Deux d'entre eux furent arrêtés
en arrivant à Naples ; l'un des deux autres s'échappa et trouva
un refuge sur le bâtiment que commandait Palmquist. C'en était
assez pour convaincre la Cour que cet officier avait trempé
dans une tentative d'assassinat.
Cette affaire, qui donna lieu à un procès criminel engagé à
rsaples contre les émissaires de Piranesi, eut alors un grand
retentissement. Il n'y a pas lieu d'en détailler ici les innom-
brables incidens. Nous rappellerons seulement qu'ils allumè-
rent entre la Cour de Naples et celle de Suède une querelle
longue et violente qui durait encore en 1795. On en retrouve
les échos dans un grand nombre de rapports diplomatiques. La
violence en fut poussée si loin qu'on vit la Cour de Suède, à la
date du 15 octobre 1794, déclarer à celle de Naples <( que la
Providence a mis assez de forces entre ses mains pour qu'elle
puisse se procurer la juste satisfaction qui lui est due, mais que,
par humanité, elle ne veut pas augmenter les malheurs sous
TOME X. — 1912. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquels gémit l'Europe. » A cette fanfaronnade, le gouverne-
ment napolitain répond par des railleries : (( Peut-on se rendre
plus ridicule qu'en tenant un tel langage ? On croit entendre
la Cour de Russie morigéner un prince de Moldavie ou de Va-
lachie et on ne peut s'empêcher de rire quand on réfléchit que
c'est la Cour de Suède qui parle ainsi à celle de Naples. »
La discussion ne s'arrêta pas là. L'année suivante, le gou-
vernement suédois l'ayant résumée dans un rapport adressé à
toutes les Cours et rendu public, le roi de Naples se considéra
comme outragé par ce libelle et le fit brûler par la main du
bourreau sur une place de sa capitale.
Il résulte de ces détails que le régent de Suède et Ren-
te rholm étaient exsEspérés par l'attitude du souverain des Deux-
Siciles. Tandis que ce prince les accusait d'avoir voulu violer
le droit des gens en cherchant à s'emparer d'Armfeldt sur un
territoire étranger et même à le faire assassiner, ils répli-
quaient qu'en cette circonstance le roi de Naples s'était fait le
complice d'un grand criminel.
Ce qui contribuait à accroître leur fureur, c'est que les
Cabinets européens donnaient raison au monarque napolitain.
Partout, leur conduite était critiquée et blâmée. Faisant allu-
sion au traitement dont était l'objet M'^'' de Rudenschold, le duc
de San Teodoro écrivait que toute cette affaire n'était « qu'une
affaire de femme. » Par ailleurs, on racontait, en dénaturant
la vérité, (( que le Régent ne pardonnait pas au baron d'Armfeldt
de lui avoir enlevé sa maîtresse. » Enfin, lorsque, un peu plus
tard, le gouvernement suédois, cruellement déçu par les
piètres résultats de l'alliance qu'il avait contractée avec la
République française, cherchait à renouer ses anciens rapports
avec la Russie et mettait comme condition à ce rapprochement
que l'Impératrice lui livrerait le baron d'Armfeldt réfugié dans
ses Etats, elle répondait à cette demande par un refus, à la
suite duquel les pourparlers furent rompus.
Les choses n'en étaient pas encore à ce point au moment où
Armfeldt se mettait en route pour Saint-Pétersbourg, sous le
nom de Frédéric Brandt. La querelle que nous venons de
résumer commençait à peine. Il n'en connut les premiers
détails qu'après être arrivé dans la capitale moscovite, le
20 mai 1794, et probablement par le duc de Serra-Capriola,
ambassadeur de Naples en Russie, chez qui il avait pris domi-
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 835
cile. Il s'était attoiulu à recevoir à la Cour moscovite un accueil
exceptionnellement favorable et à y être l'objet de la bienveil-
lance impériale. Il y comptait d'autant plus qu'elle .s'était anté-
rieurement manifestée envers lui et que, d'autre part, il recevait
de tous côtés des témoignages de l'indignation et de la pitié
qu'excitait son malheur. Le Pape lui-même lui avait fait par-
venir des condoléances et, pour marquer qu'il désapprouvait la
conduite du Régent, il avait refusé de recevoir officiellement
Piranesi qui venait d'être nommé ministre de Suède auprès du
Saint-Siège. Armfeldt se croyait donc assuré de la faveur de
Catherine. Mais l'Impératrice caressait déjà le projet qu'elle
essaya vainement de réaliser plus tard et qui consistait à marier
l'une de ses petites-filles, la grande-duchesse Alexandra, au
jeune roi de Suède. Elle était intéressée à ne pas offenser le
Régent et son ministre en ajoutant à la protection dont elle
couvrait Armfeldt des faveurs trop apparentes. Alors qu'il espé-
rait recevoir un grade élevé dans l'armée russe ou une haute
fonction civile, il trouva l'ordre de ne pas s'arrêter dans la
capitale et de se rendre à Kalouga où des moyens d'existence
lui seraient assurés. Il ne pouvait qu'obéir et s'y résigna. C'est
danscelte petite ville de la Russie d'Europe, à quatre cents lieues
de Saint-Pétersbourg, qu'il allait vivre obscurément, entouré de
sa famille qui avait été autorisée à se réunir à lui. Cet exil
devait se prolonger durant plusieurs années; il ne cessa qu'en
1798. A cette époque, la régence n'existait plus; Gustave IV,
devenu majeur, avait pris possession de sa couronne, inauguré
son pouvoir en renvoyant Reuterholm, avec défense de paraître
à la Cour et rappelé à Stockholm les anciens amis de son père.
Tout entier à sa haine, le tout-puissant ministre, en 1794,
ne s'inquiétait pas de ce dénouement, que cependant il aurait
dû prévoir. Abusant de la faiblesse du Régent, il continuait à
en faire le complice de ses perfidies. Il n'était pas parvenu à
s'emparer d'Armfeldt. Mais il tenait les comparses de ce qu'il
appelait un complot contre la sûreté de l'Etat ; il se flattait, en
les frappant, d'atteindre le fugitif. Cependant, il n'avait décou-
vert encore aucune preuve qui permit de les convaincre de conspi-
ration. A la Cour comme dans toutes les villes du royaume où
l'opinion s'était violemment émue de cette affaire, on se diver-
tissait de la déconvenue du Régent et de Reuterholm et de leur
impuissance à établir la culpabilité des accusés. Aux fragiles
836 REVUE DES DEUX xMONDES.
argumens des accusateurs, ces malheureux opposaient des
dénégations énergiques et irréfutables. L'embarras du gouver-
nement devenait plus grand de jour en jour. Le bruit commen-
çait à se répandre qu'il serait obligé d'abandonner les poursuites ;
on s'en réjouissait ; un profond revirement s'était fait dans l'opi-
nion de plus en plus indignée de la véritable cause des persé-
cutions exercées contre M''^ de Rudenschold, cause déshonorante
pour le Régent et que personne n'ignorait plus. Mais, à ce mo-
ment, c'est-à-dire au commencement du mois d'avril, se pro-
duisit un coup de théâtre. A Florence, Piranesi était parvenu à
s'emparer des papiers d'Armfeldt laissés à la garde de lord Harvey,
le ministre d'Angleterre, et il les envoyait à son gouverne-
ment.
Dans l'épisode que nous racontons, le vol de ces papiers rap-
pelle les actes de brigandage si fréquens en Italie à l'époque de
la Renaissance et les personnages qui l'accomplirent apparais-
sent comme les héritiers des sicaires d'autrefois : ils en ont les
mœurs, les habitudes et usent des mêmes moyens. Tandis que
Piranesi lançait derrière Armfeldt des espions et des spadassins,
il avait entrepris de découvrir en quel lieu étaient déposées les
correspondances privées que recevait le représentant de la
Suède. Un hasard le lui apprit. Avec la complicité de Lagersvard,
il intercepta une lettre que lady Anne Hatton écrivait à Arm-
feldt et il sut ainsi que le précieux dépôt dont il avait tant
d'intérêt à s'emparer était à la Légation d'Angleterre à Florence,
dans la chambre de lord Harvey.
Celui-ci allait partir pour Naples, en laissant les papiers
aux mains de sa sœur qui ne devait le suivre qu'un peu plus
tard. A ce moment, ils étaient officiellement réclamés au grand-
duc de Toscane par le gouvernement suédois. Mais Piranesi,
prévoyant qu'il ne serait pas fait droit à cette requête, prit
ses mesures pour conjurer les eflets d'un refus. Deux de ses
agens partirent pour Florence, s'abouchèrent avec l'un des ser-
viteurs du diplomate anglais et le décidèrent à prix d'argent à
trahir son maître. Lord Harvey s'était mis en route le 2 février.
Le lendemain, le domestique tirait les papiers de l'armoire dans
laquelle ils étaient enfermés et les apportait chez l'un des envoyés
de Piranesi. Tout ce que contenait l'enveloppe fut aussitôt
expédié à Rome, remplacé par de vieux papiers et le })aqu('t
remis en place sans que personne à la Légation put soupçonner
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 837
la substitution qui venait d'être pratiquée. Elle fut si peu
soupçonnée que l'année suivante lord Harvey écrivait à Armfeldt :
'( Ce que vous m'avez confié est en sûreté et à votre disposi-
tion. ))
Le Régent et Reuterholm durent se réjouir en recevant ce
précieux envoi. Ils allaient y trouver les élémens d'accusation
qu'ils n'avaient pu se procurer jusque-là, c'est-à-dire toutes les
lettres qu'Armfeldt avait reçues depuis son départ de Stockholm
jusqu'à la fin de son séjour à Florence et qu'il avait imprudem-
ment négligé de détruire : celles de sa maîtresse, celles d'Ehrens-
trom, d'AminofI, de Gyldensdolpe, le gouverneur du Roi, celles
d'Axel de Fersen, qui heureusement pour lui n'était pas en
Suède, celles enfin de plusieurs autres personnages avec qui
Armfeldt entretenait une correspondance suivie. Tout ce qu'il
avait voulu, rêvé, projeté, ses critiques des actes de la régence,
ses blâmes contre le Régent, ses railleries amères contre Reu-
terholm, les propos amoureux de Madeleine, la clé du chiffre
dont il se servait en lui écrivant et dont elle usait elle-même,
enfin ce fameux plan de révolution rédigé plusieurs mois aupa-
ravant, en un mot tout ce qui pouvait le compromettre était
ainsi livré à ses ennemis. Dans les pages de Fersen, ils pou-
vaient lire des phrases telles que celles-ci : « Nos cousins de
Suède sont fous. » — « L'entourage du duc Régent est indigne
de porter le nom de Suédois. » Dans les fragmens chiffrés des
missives d'Armfeldt dont il avait gardé les minutes, dans les
élucubrations de sa maîtresse, Reuterholm pouvait se repaître
des railleries dont il était l'objet. Armfeldt le désignait sous le
nom de Son Excellence Gagliostro ; il disait de lui : « C'est un
hypocrite, un illuminé, un imbécile, en un mot un fou qui,
bien qu'il puisse faire du mal et cela d'une façon dure et altière,
n'est ni un méchant, ni un coquin, car il ne possède ni calcul
ni adresse. » Des jugemens analogues se trouvaient sous la
plume de Madeleine de Rudenschold, mêlés de plaisanteries
assurément innocentes, mais que Reuterholm, offensé dans
son orgueil, ne devait jamais pardonner.
Au lendemain des premières arrestations, une perquisition
avait été pratiquée au château de Lénas en Ostrogothie, appar-
tenant au baron d'Armfeldt. Les papiers saisis dans cette rési-
dence étant d'une date antérieure à la mort de Gustave III,
n'avaient fourni aucune charge contre le principal accusé, ni
838 REVUE DES DEUX MONDES.
contre ses complices. Les lettres de Madeleine, écrites durant
les premières années de sa liaison avec Armfeldt, formaient la
majeure partie de ce dossier et ne contenaient rien qui pût
étayer l'accusation. Ce fut pour le Régent et pour son àme
damnée une cruelle déconvenue; ils avaient dû s'y résigner.
Mais le dépit qu'elle leur causait leur suggéra une idée qui
entache à jamais leur mc^moire et qu'on voudrait n'avoir pas à
mentionner. Ne pouvant convaincre Madeleine de Rudenschold
d'avoir participé à un complot dont la preuA^e restait à faire,
ils tentèrent de la déshonorer. Un libelle infâme fut rédigé par
leurs soins, imprimé et mis en vente. Elle en était l'héroïne
sous le nom de Charlotte Garlsdotters. On y racontait ses amours
avec Armfeldt; on y publiait ses lettres et de certaines phrases
mystérieuses, mises en lumière à dessein, on inférait qu'au
moment d'être mère et pour cacher les suites de sa faute, elle
avait consenti à ce que son amant fit disparaître le nouveau-né.
(le pamphlet n'atteignit pas le but que poursuivaient ses auteurs,
et toute la honte en retomba sur eux. •
11 était déjà publié lorsque arrivèrent à Stockholm les envois
de Piranesi. Ils apportaient aux accusateurs des armes plus meur-
trières et ils s'empressèrent d'en user. La première mesure prise
consista à mettre à prix la tête d' Armfeldt. Une somme de
trois mille écus fut promise à quiconque le livrerait. Les agens
de Suède à l'étranger reçurent l'ordre d'en donner avis dans les
gazettes des pays où ils étaient accrédités. Constatons en passant
que, nulle part en Europe, les gouvernemens n'en autorisèrent
l'insertion et que leur refus donna lieu à des difficultés diplo-
matiques qui tournèrent h la confusion du Cabinet de Stockholm.
Au même moment, il préparait le procès auquel la décou-
verte faite à Florence donnait maintenant une base solide. Jus-
qu'à ce jour, les accusés arrêtés en décembre n'avaient subi que
de rares interrogatoires à la suite desquels plusieurs d'entre eux
furent mis en liberté. Seuls le major Ehrenstrom, Madeleine de
Rudenschold et deux comparses, Mineur et Forster, restaient en
prison, bien qu'aucune preuve n'eût été faite contre eux et
qu'aux griefs qu'on leur imputait, ils eussent répondu par des
dénégations énergiques et hautaines. Elles figurent dans une
protestation écrite du major Ehrenstrom. Il déclare que le pré-
tendu complot n'est qu'une fable et que le vrai conspirateur est
le personnage « qui a ourdi les soupçons odieux sur la base
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 839
(lesquels a ëtë ordonnée l'arrestation du 18 de'cembre, mesure
(elle que Son Altesse Royale frémira devant l'usage qu'on a fait
de son nom. » Après que la justice eut pris connaissance des
papiers envoyés par Piranesi, elle se sentit en état de convaincre
les accusés et leur donna un compagnon de captivité en faisant
arrêter le colonel Aminoff dont les lettres se trouvaient parmi
les documens saisis. Le gouverneur du Roi, Gyldensdolpe,
son précepteur Schrodereim étaient également compromis par
leurs relations avec Armfeldt, dont on tenait les preuves. Mais
le jeune Gustave IV intervint en leur faveur et, soutenu par le
Régent, il les arracha aux griffes de Reuterholm. Après leur avoir
adressé une remontrance sévère, on se contenta d'exiger leur
démission et de les éloigner de la Cour.
Pareille mesure aurait dû être prise envers les autres accusés,
car aucun d'eux n'était coupable. Lorsque aujourd'hui, à une
si longue distance de ces événemens, on examine la conduite
qu'on leur reprochait, il est impossible de comprendre qu'on ait
osé les traduire en justice comme complices d' Armfeldt. Ehren-
strom, tout en critiquant violemment les actes de la régence et
en cherchant les moyens d'en conjurer les suites, avait néan-
moins désapprouvé ceux que proposait Armfeldt. Aminoff, qui
d'abord s'était montré disposé à porter à l'impératrice Catherine
les propositions de son ami, y avait ensuite renoncé et s'il était
resté en correspondance avec lui, c'était moins encore pour
l'encourager dans un dessein qu'il jugeait plus dangereux que
le mal qu'Armfeldt voulait empêcher, que pour l'en détourner.
Quant à M"'' de Rudenschold, son rôle s'était borné à essayer
d'ouvrir les yeux du jeune Roi sur les dangers que faisait courir
à l'Etat la politique de la régence et à transmettre à l'ambas-
sadeur Stackelbergles communications de son amant. En admet-
tant même qu'Armfeldt fût coupable et qu'en envisageant la
possibilité de recourir aux bons offices de l'impératrice Cathe-
rine pour obtenir du Régent le renvoi de Reuterholm, il eût
commis un crime, il est évident qu'aucun de ceux dont on faisait
ses complices n'y avait participé.
Tout était donc monstrueux dans le procès qu'on leur inten-
tait : les contemporains sont d'accord sur ce point et c'est aussi
le jugement de la postérité. Elle a même trouvé juste, tout en
reconnaissant que la conduite d'Armfeldt fut répréhensible, de
lui tenir compte de la non-exécution de ce plan abandonné
840 REVUE DES DEUX MOADES.
depuis longtemps à l'heure où ou eu faisait la base d'une accusa-
lion criminelle. Sou projet n'existait que sur le papier. L'impé-
ratrice Catherine n'en avait jamais entendu parler et c'est avec
raison que, le 10 avril 1795, elle écrivait à Grimm en lui parlant
de cette prétendue révolution en Suède : « Si j'avais voulu m'en
mêler et qu'elle eût réellement existé, je vous promets qu'elle
aurait réussi. »
Ces considérations ne pouvaient échapper au Régent et à
son ministre. Mais Reuterholm s'acharnait à la perte d'Arm-
feldt et de ses amis. La faiblesse du Régont comme aussi sa
rancune d'amoureux évincé lui laissaient le champ libre. Dans
tout ce qui va se passer maintenant, il faut voir sa main; il est
le chef de cette odieuse entreprise; il conduit, dirige, ordonne,
impose sa volonté aux juges et bientôt leur dictera la sentence.
III
La procédure contre le baron d'Armfeldt et ses prétendus
complices s'engagea officiellement dans la seconde quinzaine
d'avril 1794, devant la cour criminelle de Stockholm. Elle avait
été précédée de la réunion au palais royal d'un Conseil de gou-
vernement présidé par le duc régent et auquel assistaient le
Roi mineur et son oncle le duc d'Ostrogothie. Dans cette séance,
il fut donné lecture des documens envoyés par Piranesi, sur
lesquels se fondait l'accusation, et la responsabilité de chacun
des accusés fut nettement établie. Par ordre du Roi, que repré-
sentait le Régent, furent envoyés devant la cour pour y répondre
de leurs actes : Armfeldt, principal accusé, le major Ehrenstrom,
le restaurateur P'orster, Mineur, l'ancien valet de chambre du
baron, devenu le régisseur de ses biens, et enfin M"® de Ruden-
schold, tous considérés comme ayant participé au complot dont
il était l'auteur. En ce qui le concernait, l'accusation lui impu-
tait le crime d'avoir voulu faire intervenir une puissance étran-
gère pour renverser le gouvernement légal du pays et priver
sa patrie de son indépendance et de sa liberté.
Une phrase du procès-verbal de la séance royale, lequel fut
rendu public, ayant paru mettre en cause l'impératrice Cathe-
rine, elle écrivit ultérieurement au Régent pour se plaindre
d'avoir été désignée. Le Régent protesta et déclara dans sa
réponse qu'ayant évité de nommer la souveraine, il ne croyait
IN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 8il
pas avoir outrepassé ses droits. Du reste, cette discussion fut
alors ignorée et n'exerça aucune influence sur le procès.
Le jeune Roi assista silencieux à ces préliminaires. Il parut
approuver tout ce qui se faisait en son nom. Mais l'impassibi-
lité qu'il conserva jusqu'au bout et la conduite qu'il tint à l'égard
des condamnés, lors de son avènement, permet de croire qu'il
doutait du bien fondé de l'accusation et que, s'il eût été li-bre,
il eût fait pour tous ces malheureux ce qu'il fit pour son gou-
verneur et son précepteur, qui, grâce à lui, échappèrent à la jus-
tice. Le colonel Aminoff ne figurait pas encore parmi les accu-
sés ; il ne fut arrêté que le 30 avril au cours de l'instruction.
Au début des interrogatoires qu'ils eurent à subir, ils avaient
répondu par des dénégations ; mais, lorsqu'on leur eut présenté
les lettres qu'ils avaient échangées avec Armfeldt, ils entrèrent
dans la voix des aveux. Ils reconnurent que, bien qu'ils n'eus-
sent pas adhéré au plan de révolution, ils en avaient examiné
et discuté les bases. Il est d'ailleurs remarquable que chacun
d'eux essaya de mettre ses co-accusés hors de cause.
Les débats s'ouvrirent au mois de juin et, le 19, le procureur
général prononça son réquisitoire contre les complices d'Arm-
feldt en se réservant de requérir plus tard contre lui. Il termina
en demandant la condamnation à mort d'Ehrenstrom, d'Aminoff
et de M"^ de Rudenschold avec, pour le premier, cette aggra-
vation de peine qu'il [aurait la main droite coupée et serait roué
vif. Ces conclusions lui avaient été imposées par Reuterholm ;
bien qu'il les trouvât excessives, il s'était vu dans la nécessité
d'obéir. Il ne requit contre Armfeldt que le 7 juillet. Il demanda
sa condamnation capitale et la confiscation de ses biens, étant
entendu que, puisqu'il s'était soustrait à l'action des lois, il serait
banni à perpétuité du royaume et que son nom serait mis au
pilori.
La cour n'admit pas toutes les conclusions du procureur
général. Elle prononça la peine de mort contre Armfeldt,
Ehrenstrom, Aminofî et Madeleine de Rudenschold. Mais elle
ne voulut pas qu'Ehrenstrom eût le poing coupé, ni qu'Armfeldt
subît la peine infamante du pilori. Elle ne la prononça pas non
plus contre M''^ de Rudenschold, bien que le procureur général
l'eût réclamée. Ce semblant d'indulgence eut pour effet d'exas-
pérer Reuterholm, son entourage fit écho à sa colère. On eut
alors le honteux spectacle d'un gouvernement qui, non content
842 REVUE DES DEUX MONDES.
de la sévérité des condamnations prononcées, exigeait qu'elles
fussent encore plus sévères. Le grand chancelier Sparre, pour
faire sa cour au Régent, témoigna d'une fureur barbare contre
la pauvre Madeleine : il déclarait qu'elle devait être fustigée
publiquement avant d'être conduite à l'échafaud. Influencée par
ces fureurs, la cour n'osa se sou.straire aux exigences dont elle
était l'objet. Au mépris de toute justice, elle rendit un second
jugement où il était fait état de toutes les conclusions du
procureur général.
Mais l'excès même de ces violences les fît avorter. L'opinion
publique se soulevait et se révoltait. Elle comparait les condam-
nations prononcées contre les ennemis de Reuterholm avec
l'indulgence dont il avait fait preuve envers les assassins de
Gustave III ; elle n'admettait pas que les condamnés d'aujour-
d'hui, en cherchant à renverser un ministre omnipotent,
eussent été plus coupables que les meurtriers auxquels on avait
fait grâce. Enfin, elle s'indignait de la dureté des peines pro-
noncées contre Madeleine de Rudenschold, flétrissait la conduite
du prince qui consentait à laisser périr cette infortunée.
D'autre part, la duchesse de Sudermanie et la princesse
Sophie-Albertine remuaient ciel et terre pour obtenir la grâce
de Madeleine. La première rappelait à son mari la promesse
qu'il lui avait faite ; la seconde plaidait auprès de son frère pour
son ancienne demoiselle d'honneur; elles s'abaissèrent jusqu'à
supplier Reuterholm et, bien qu'il leur reprochât avec insolence
de s'intéresser à des traîtres, elles insistèrent. Sous la pression
du sentiment public et en présence des sollicitations qui arri-
vaient de toutes parts, le gouvernement décida que les condam-
nés auraient la vie sauve. Mais c'est tout ce que les solliciteurs
purent obtenir de lui; les autres peines furent maintenues.
Le 23 septembre, les habitans de Stockholm purent voir le
nom d'Armfeldt cloué au pilori et sur la même estrade Ehrens-
trom exposé. Quelques jours plus tard, l'ancien secrétaire royal
était conduit au pied de l'échafaud. Là on lui donna lecture de
la décision royale qui lui accordait la vie. Puis, en vertu du
jugement qui le vouait à une détention perpétuelle, « sans que
jamais il put être compris dans une amnistie, » il fut incarcéré
dans la forteresse de Garlsberg où Aminofï l'avait devancé.
Mineur et Forster, mêlés à cette affaire sans qu'on puisse s'ex-
pliquer pourquoi, étaient emprisonnés pour plusieurs années.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 843
Quant à Madeleine de Rudenschold, les démarches faites
pour lui éviter la pire des humiliations avaient été vaines.
Vêtue de bure, les bras chargés de chaînes, elle fut exposée le
24 septembre sur la place de la maison des Nobles. Aux termes
de la condamnation, elle aurait dû avoir un carcan au cou.
Mais, plus clément que les juges, le bourreau lui épargna ce
supplice. Elle supporta pendant une heure celui qu'on lui impo-
sait, voyant défiler autour d'elle une foule apitoyée, des femmes
en larmes, des hommes qui murmuraient et ne dissimulaient
pas leur colère contre le Régent et contre Reuterholm. Quand
ce fut fini, on l'emporta évanouie dans la prison des femmes
perdues où elle devait être enfermée à perpétuité : le duc de
Sudermanie était vengé. Tel fut, en ce qui touchait les condamnés,
le dénouement de cette affaire scandaleuse dont des haines
atroces et les imprudences d'Armfeldt avaient été le mobile.
Le gouvernement de la régence n'en sortait pas grandi. Dans
toutes les Cours, sa conduite n'excita qu'horreur et mépris.
Pendant que se déroulaient ces douloureux événemens,
Armfeldt était à Kalouga, oisif, rongeant son frein, irrité de se
sentir inutile et redoutant que sa destinée ne le vouât à l'oubli.
Mais, plus heureux que son ancienne maitresse, il avait conservé
sa liberté. Resté debout et au milieu des anxiétés qui le dévo-
raient, il pouvait espérer qu'il prendrait un jour sa revanche. Il
était dans sa nature de se consoler aisément de ses plus grands
chagrins et d'être indulgent envers lui-même quant aux fautes
qu'il avait à se reprocher. Par ce que nous savons de son exis-
tence à cette époque, nous sommes en droit de supposer que
les malheurs de Madeleine de Rudenschold excitaient déjà les
remords qu'on l'entendra exprimera son retour en Suède. Mais,
depuis qu'il était séparé d'elle, trop d'aventures avaient traversé
sa propre existence pour que l'amour embrasât encore son
cœur. Lorsqu'il pensait à Madeleine, c'était uniquement pour
s'apitoyer sur son propre sort. Son héroïque femme et ses enfans
étaient auprès de lui : leur présence et leur tendresse lui assu-
raient des jours paisibles, sinon complètement heureux. Grâce à
la tranquillité de son foyer, il attendait sans trop d'impatience
que Gustave IV eût atteint sa majorité et, en montant sur le
trône, rappelât auprès de lui les anciens amis de son père,
persécutés et proscrits par le Régent et Reuterholm.
Ce jour impatiemment attendu arriva le 1'^'' novembre 1796.
844 REVUE DES DEUX MONDES.
A cette date, Gustave IV prend possession du pouvoir, le duc
de Sudermanie abandonne la direction des aiïaires et se con-
damne à la retraite, bien loin de prévoir qu'à douze ans de là,
en 1809, une révolution l'en fera sortir et mettra sur sa tête la
couronne arrachée à son neveu ; Reuterholm est chassé de la
Cour que, durant trois ans, il a tyrannisée, et la Suède salue
avec enthousiasme, dans la personne du jeune successeur de
Gustave III, l'aurore, pleine de promesses, de l'ère nouvelle qui
vient de s'ouvrir.
Il semble que l'heure est propice pour ramener Armfeldt
dans son pays. Mais, averti que le Roi est encore prévenu contre
lui et que, s'il demande l'autorisation de rentrer en Suède, il est
à craindre qu'elle ne lui soit refusée, il ne se hâte pas de la
demander. Il se contente un peu plus tard de faire partir sa
femme pour Stockholm : c'est elle qui plaidera sa cause, si c'est
nécessaire, et préparera son retour.
La baronne d'Armfeldt avait laissé en Suède la réputation
d'une femme passionnément dévouée à ses devoirs d'épouse et
de mère. Son inépuisable patience envers son mari, son courage
dans l'infortune avaient accru l'estime dont elle jouissait jadis.
Elle en eut la preuve en reparaissant à la Cour. De toutes parts,
elle recueillait des hommages. Ceux du Roi ne furent pas les
moins éclatans. Il venait de se marier et, après la rupture de
ses fiançailles avec la grande-duchesse Alexandra, petite-fiUe de
Catherine, d'épouser la princesse Frédérique de Bade, sœur de
l'impératrice Elisabeth, femme d'Alexandre P'. Pour témoigner
à la baronne d'Armfeldt les sentimens qu'elle lui inspirait, il la
nomma en 1799, après la naissance du prince royal, grande
maîtresse de la maison de la Reine ; en même temps, supplié
par elle de laisser revenir l'exilé, il donna son consentement à
ce retour.
Armfeldt avait déjà quitté Kalouga pour entreprendre un
voyage à travers l'Europe et revoir les pays qu'il avait parcourus
aux jours brillans de sa jeunesse. En se rappelant qu'il avait
alors quarante-quatre ans, on serait autorisé à penser qu'il ne
possédait plus les mêmes illusions qu'autrefois, ne serait plus
exposé aux entrainemens dont nous l'avons vu subir l'influence.
Il n'en est rien cependant ; la fidélité conservée à sa femme,
durant l'exil en Russie, allait .se briser au premier écueil ren-
contré sur son cheniin.
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 845
A Carlsbad, il retrouva la duchesse de Courlande qu'il avait
connue antérieurement et de laquelle il disait qu'elle était
« bonne et douce comme un ange. » L'amitié ébauchée entre
eu.x se renoua et devint promptement une intimité de toutes les
heures. La duchesse, veuve depuis longtemps, était là avec ses
quatre filles Wilhelmine, Pauline, Jeanne et Dorothée. On sait
que celle-ci devint un peu plus tard duchesse de Dino, alors que
.ses sœurs étaient mariées et l'une d'elles, Wilhelmine, au prince
Louis de Rohan, émigré français, sans fortune, dont la résidence
habituelle était à Vienne. Séduit par le charme de ces déli-
cieu.ses femmes à qui manquaient un protecteur et des conseils,
Armfeldt se considéra bientôt comme de leur famille. Lorsque, à
la lin de la saison, la duchesse de Courlande regagna son châ-
teau de Lobichau en Allemagne, il l'y suivit. Le bruit courut
alors qu'il était son amant. Mais ceux qui le disaient se trom-
paient. Bien qu'elle le comblât d'attentions, voire de cadeaux, el
qu'elle lui eût confié la direction de ses affaires, il n'était pour
elle qu'un ami. C'est à sa fille, celle qui épousa Louis de llohan,
que son cœur s'était donné, malgré la différence des âges. Qua-
dragénaire, il avait conçu une ardente passion pour cette
adolescente de dix-neuf ans et celle-ci y répondait :
« (3ui, j'ai aimé, lui écrivait-il, ce sentiment était insépa-
rable de ma vie ; mais je ne croyais pas qu'après avoir atteint
l'âge où le calme doit succéder aux passions, mon cœur pût
encore brûler, comme il brûle pour toi... Je m'étais flatté de la
pensée vaniteuse que je pourrais développer ton caractère et ton
cœur. Je me suis perdu moi-même et je me suis laissé aller à
un sentiment qui, avant, avait déjà agi sur moi et qui a tou-
jours fini par me rendre esclave plutôt que maître. C'est dans
cet état d'esprit que je veux lire dans tes yeux et entendre ta
bouclie me dire que je suis aimé. Je peux à peine le croire;
mais, hélas! la faiblesse de la nature humaine est telle qu'on
croit toujours ce que l'on désire. »
On s'explique maintenant les quelques lignes que, dans ses
souvenirs d'enfance, la duchesse de Dino a consacrées à notre
personnage : <( Ma famille tout entière était sous le charme de
ce baron d'Armfeldt, si fatal au repos de ceux dont il se disait
l'ami. Il gouvernait despotiquement notre intérieur ; mais son
règne fut court et ne laissa d'iieureux souvenirs que dans ma
vie. » Elle veut dire par là qu'Armfeldt lui apprit à lire et diri-
846 REVUE DES DEUX MONDES.
gea ses éludes jusqu'à ce qu'on lui eût choisi une gouvernante.
Cet étrange et pénible roman ne s'était pas encore dénoué
lorsque Armi'eldti'ut rappelé à Stockholm au printemps de 1801.
Peu de jours après son arrivée dans la capitale, il fut admis à
l'audience du Roi. Quoiqu'il ait ensuite écrit que Gustave IV
l'avait reçu « d'une manière digne de Gustave III, » il est cer-
tain que les espoirs d'avenir qu'il s'était plu à fonder sur cette
entrevue furent trompés. L'accueil avait été glacial. Aux yeux
de ce prince d'une piété rigide et d'une irréprochable correction
de mœurs, l'ancien favori de son père portait le poids des
désordres de sa vie privée, et, sans doute aussi, Gustave IV se
souvenait des imprudences politiques commises par Armfeldt
pendant la régence et condamnées par la justice du royaume.
Quoi qu'il en soit, ils ne se revirent pas. Ces circonstances con-
tribuèrent à rendre déplaisant au baron d'Armfeldt le séjour de
la Suède ; il n'y retrouvait plus les mômes attraits qu'autrefois;
on le tenait pour un homme vieilli et quelque peu déconsidéré.
Néanmoins, l'année suivante lui apporta un témoignage de la
bienveillance royale : il fut nommé ministre de Suède auprès de
la Cour de Vienne. Il ne tarda pas à partir pour aller occuper ce
poste qu'il ne quitta qu'à l'époque de la Révolution de 1809,
pour passer au service de la Russie. Il y resta peu d'années. La
mort le frappa à Saint-Pétersbourg au mois d'août 1814. La
faveur de l'empereur Alexandre avait embelli la fin de sa vie.
Ce prince se plaisait à discuter avec lui les questions militaires
et les discutait encore, assis à son chevet, la veille même de
son décès. Quant à la baronne d'Armfeldt, elle ne mourut
qu'en 1832, à Stockholm où elle vivait, entourée de ses enfans
et objet du respect universel.
La destinée de Madeleine de Rudenschold fut plus doulou-
reuse. Gustave IV, à son avènement, avait ouvert sa prison,
prononcé sa réhabilitation et assuré son avenir en lui assignant
pour résidence un petit domaine appartenant à l'Etat ; d'autre
part, le duc de Sudermanie, à la prière de sa femme, servait
à cette infortunée une petite pension. Elle aurait donc pu
trouver dans cette retraite l'oubli de ses fautes et de ses
malheurs. Mais, comme le prouve tout ce que nous savons
d'elle, c'était une àme agitée et surtout avide de tendresse.
Dans son existence solitaire, elle écouta de nouveau la voix
d'un séducteur. Celui-ci, loin d'être un brillant seigneur comme
UN DRAME d'amour A LA COUR DE SUEDE. 847
Armleldt, sortait du peuple. Par son éducation, par ses habi-
tudes, il difîérait du tout au tout de Madeleine; mais il lui
promettait de lui créer des jours paisibles et doux et d'être
pour elle un consolateur. Elle se donna, croyant que c'était pour
la vie. Elle fut promptement désillusionnée. L'homme était
indigne, cherchait à la dépouiller du peu qu'elle possédait, la
maltraitait, bien qu'elle lui eût donné un fils. Ce scandale l'avait
brouillée avec ses amis et sa famille; sa mère elle-même refusait
de la recevoir.
Elle passait par ces cruelles épreuves lorsque le baron d'Arm-
feldt revint à Stockholm. Elle lui écrivit pour lui raconter ses
souffrances et pour implorer son secours. Probablement aussi,
elle lui demandait un rendez-vous, puisqu'on l'entend déclarer
qu'il ne veut pas la revoir. Ce n'est pas qu'il ne ressentit pour
elle la plus vive compassion. Il dit quelque part : (( Je me consi-
dère comme la source de ses malheurs et cette idée me tour-
mente toujours. » Mais il redoutait de se trouver en sa présence :
(( Sa vue me ferait infiniment de mal; sa lettre seule m'a presque
paralysé. » Il s'offrait seulement pour la réconcilier avec sa
mère, à la condition qu'il ne fùt'jamais question du « misérable »
avec qui elle vivait. Il entendait aussi l'aider à vivre et pourvoir
à l'insuffisance de ses ressources.
Il chargea sa femme de faire oonnaitre ses dispositions à
M"^ de Rudenschold ; il lui disait : « C'est là une commission
qui semblerait étonnante s'il s'était agi de n'importe quelle
autre épouse; mais, toi, tu connais mon cœur et ma façon de
parler, ainsi que mes erremens et mes faiblesses... » Nous igno-
rons ce qui se passa entre les deux femmes qui jadis avaient
été rivales. Mais une lettre écrite par Madeleine, le 16 février
1800, nous le laisse deviner et nous révèle autant de grandeur
d'àme dans l'épouse trahie que de repentir dans la maitres.se
abandonnée.
Celle-ci écrivait :
« Pénétrée jusqu'au fond de mon âme, madame, des expres-
sions pleines de sensibilité qui vous ont échappé à mon sujet,
c'est pour mon cœur un devoir aussi sacré qu'il y trouve une
véritable consolation, de vous en marquer tout l'excès de ma
reconnaissance. Ah! madame, est-ce bien vous qui jugez avec
clémence les horreurs d'une infortunée, vous qui êtes la seule
au monde qu'elle ait véritablement offensée.»^ L'image des cha-
848 REVUE DES DEUX MONDES.
grins que je vous ai causés est maintenant retombée en poids
accablant sur mon cœur, et l'excès de votre générosité en aggrave
l'amertume. Mais ce triomphe vous était dû, et les événemens
sinistres qui se sont succédé depuis six ans ont développé toute
la grandeur de votre àme, et vous venez encore d'ajouter à son
éclat en vous informant avec intérêt sur mon triste sort. Hélas!
rejetée du sein du monde entier, ne tenant plus à rien sur la
terre, je croirais avoir vidé la coupe des malheurs, si tous les
jours ne m'offraient pas de nouveaux chagrins. Mais, telle que
puisse être ma cruelle destinée, j'ai eu et j'aurai le courage de
la remplir sans blesser les oreilles délicates des personnes
sensibles qui daignent m'écouter, par des plaintes aussi indis-
crètes que déplacées, heureuse dans mon adversité d'avoir
trouvé une occasion à mettre sous vos yeux, madame, les senti-
mens d'admiration, j'ose ajouter de vénération, dont je suis
profondément pénétrée pour vous. Puissiez-vous jouir désormais
d'un bonheur permanent, sans mélange d'aucun revers!
puisse-t-il être aussi parfait que votre cœur le désire! Et dans
ma solitude, oubliée de l'univers, la nouvelle de votre félicité,
madame, soulève le poids accablant de mes peines. »
Cette lettre clôt le roman des dramatiques amours d'Armfeldt
avec Madeleine de Rudenschold. Désormais, ayant brisé les liens
presque honteux noués dans un moment d'affolement et de
désespoir, elle vivra obscure, repentie, ne faisant à Stockholm
que de rares apparitions, cherchant l'oubli, et la fin de sa vie
échappe à l'histoire. Les dernières lettres que nous possédions
d'elle vont de 4811 à 1819. Elles sont adressées au baron d'En-
genstrom, ministre des Affaires étrangères en Suède, et contien-
nent des remerciemens pour les secours que, à la recomman-
dation du ministre, le roi Charles XIII, l'ancien duc de
Sudermanie, lui faisait annuellement parvenir. Elles prouvent
qu'à l'époque où elle les écrivait, la dignité de sa vie avait ramené
autour d'elle un peu de considération et toute la pitié que méri-
taient ses malheurs. Celle de 1811 porte aussi la preuve que le
baron d'Armfeldt, jusqu'à sa mort, ne cessa de s'occuper
d'elle et de chercher à améliorer son sort. C'était bien le moins
(ju'il put faire pour celle qui, grâce à lui, était tombée du plus
haut sommet social dans un abîme de souffrances.
Ernest Daudet.
L'ARMÉE NOIRE
La question des troupes noires a soulevé, depuis deux ans,
des polémiques passionnées. En 1910, l'opinion de la presse
était, en grande partie, favorable à l'idée neuve; certains jour-
naux laissaient même déborder leur enthousiasme. On cherchait
des chiffres en toute hâte, on remettait en lumière les hauts
faits accomplis, de tout temps, par les tirailleurs sénégalais, on
voyait enfin le moyen de donner une solution à l'angoissant
problème qui nous menace en présence de la diminution pro-
gressive de la natalité française. — Solution de Bas-Empire,
objectaient, non sans raison, les contradicteurs. — Qu'importe!
répondaient les partisans, puisque nous sommes assurés de pos-
séder en Afrique des réserves d'hommes à peu près inépuisables.
A dire vrai, tout restait dans le domaine théorique et, mal-
heureusement, les argumens invoqués de part et d'autre sem-
blaient surtout servir des intérêts particuliers et des querelles
d'armes rivales, parce qu'elles vivent sans se connaître bien.
L'armée coloniale, trouvant dans la création des troupes noires
un puissant remède à la crise dont elle souffre, ne craignait
pas de faire un panégyrique un peu tendancieux des merce-
naires qu'elle offrait; après avoir parfaitement plaidé sa cause,
elle demandait une application immédiate et sur une grande
échelle : le premier essai devait porter sur 20 000 hommes!
C'était aller bien loin quand les difficultés restaient à résoudre.
De leur côté, les officiers métropolitains avaient peur de se voir
enlever l'Algérie ; ils considéraient les soldats noirs comme des
Barbares envahisseurs. Alors s'accumulaient tous les dénigre-
mens : les Sénégalais étaient encore de vrais sauvages, leur
TOME X. — 1912. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
valeur ne s'était exercée qu'aux dépens de populations peu
dangereuses, sans armement moderne et sans discipline; leur
endurance paraissait bien surfaite; ils apporteraient dans
l'Afrique du Nord des maladies inconnues jusqu'à ce jour et ne
pourraient vivre sous un climat si différent des températures
tropicales; enfin ils ne seraient pas du tout à leur place au
milieu des Berbères dont on suspecterait le loyalisme au point
de les faire surveiller par des bataillons de nègres, c'est-à-dire,
pour tout Arabe, par des esclaves.
Il serait parfaitement inutile de revenir sur cette campagne
et de prendre parti dans la dispute. Des facteurs nouveaux sont
intervenus, qui permettent de fixer maintenant les limites de
temps, d'argent et de lieux. C'est d'abord le recrutement en
Afrique des tirailleurs et la valeur des contingens qui sont mis
à notre disposition. C'est ensuite l'expérience du bataillon qui,
depuis deux ans, tient garnison dans le Sud-Oranais. Enfin,
l'expédition du Maroc, à peine amorcée au moment des discus-
sions les plus orageuses, a placé la question sous son vrai jour.
I
Avant d'examiner ces différens points de vue, il n'est pas
inutile de discuter une objection qui fut opposée, dès les pre-
miers jours, aux partisans des troupes noires : les Sénégalais
ne pourraient vivre en Algérie ; de plus, ils propageraient dans
la population arabe les affections qui peuvent se développer
avec la filariose. Beaucoup d'indigènes, originaires de l'Afrique
centrale, véhiculent dans leur sang des parasites visibles au
microscope sous la forme de vers contournés, en perpétuel
mouvement. Ces filaires préparent le sujet soit à la fièvre jaune,
soit à la maladie du sommeil. C'est là, du moins, une hypo-
thèse assez couramment admise. Toutefois, les bactériologues
doivent reconnaître que la filariose se gagne dans certaines
régions bien localisées et qu'elle n'éprouve guère l'état de santé
des tirailleurs. Dans une des compagnies du bataillon d'Algérie,
la proportion des <( lilariés » dépassait 30 p. 100 de l'efl'ectif, et la
plupart d'entre eux comptaient parmi les plus robustes. On en
est encore à chercher si la filariose est contagieuse quand on voit
un indigène contaminé vivre avec sa femme et ses enfans
sans leur transmettre ce prétendu germe d'infection. Admettons
l'armée inoire. 851
quand même les conclusions de la Société de bactériologie,
nous verrons que le renvoi des tirailleurs filariés et l'examen
sévère auquel on soumet désormais les recrues de l'Afrique
Occidentale sont des mesures qui ne supportent pas la critique
du bon sens.
On veut ignorer que le Sénégal et l'Algérie font partie du
même continent et que les relations entre le Soudan et le Mo-
ghreb n'ont jamais cessé. La quantité de nègres implantés sur
le littoral méditerranéen, de l'Egypte au Maroc, se chiffre par
plus d'un million d'individus. Il suffit, pour s'en convaincre,
de se promener dans les rues d'Oran, de voir quels sont les
cultivateurs des oasis sahariennes ou, plus simplement, de
regarder une compagnie de tirailleurs algériens ; de tout temps,
les caravanes ont conduit les esclaves des bords du Niger aux
jardins de Blidah. Malgré les précautions prises contre la traite,
cette infiltration ne se ralentit guère. En pleine gare de Saïda,
nos Sénégalais voyaient accourir une de leurs compatriotes
portant des tatouages qui lui permettaient de faire connaître sa
tribu. Cette femme pleurait de joie en retrouvant l'occasion de
parler sa langue maternelle. Tout le long du voyage d'Oran a
Beni-Ounif, les tirailleurs apercevaient aux stations des nègres
qui dansaient, en leur honneur, les pas échevelés du Soudan.
A Colomb-Béchar, trois esclaves noirs, échappés des oasis maro-
caines, demandaient à contracter un engagement au bataillon;
originaires du pays Mossi qu'ilsavaient quitté dans leur enfance,
à la suite d'un rezzou de Touareg, il leur tardait de revivre
parmi leurs frères.
Il ne faut pas oublier que, pendant de longues années, Tom-
bouctou subit la domination marocaine et que la fameuse garde
noire du Sultan se recrutait en pays sourhai. Soumis par leur
condition aux travaux les plus pénibles, les nègres se sont
néanmoins parfaitement acclimatés; il est certain qu'ils ont
apporté depuis longtemps lafilariose, et le service médical ferait,
à coup sur, de stupéfiantes découvertes, s'il soumettait à l'ana-
lyse le sang des ksouriens et des captifs du Maroc. Il ne faut
pas compter que cette émigration noire prendra fin. Depuis la
conquête des oasis sahariennes, le commerce des esclaves a
bifurqué; les caravanes de <( bois d'ébène » ont naturellement
évité nos postes et se sont dirigées vers Marrakech et Tripoli ;
les noirs ont passé en Algérie, soit par la frontière tunisienne,
852 REVUE DES DEUX MONDES.
soit à l'Ouest, par l'oasis du Tafilalet. L'organisation de notre
protectorat sur l'empire chérifien, l'occupation prévue de
Mourzouk et de Gliadamès par les troupes italiennes permet-
tront de faire cesser complètement la traite des esclaves. La
civilisation européenne installée sur tout le rivage africain de
la Méditerranée, du cap Spartel à Port-Saïd, devra, pour se
maintenir, purger l'arrière-pays de ses derniers brigands et,
lorsque les routes du Sahara deviendront sûres, un grand cou-
rant d'émigration libre ne tardera pas à faire aflluer dans la
Berbérie les travailleurs noirs qui sont déjà très appréciés par
nos colons. Mais cet avenir, pour être assuré, demeure encore
lointain. Les esprits se sont illusionnés en croyant qu'un décret
suffirait pour faire surgir du continent noir des légions innom-
brables. Ce qu'il faut rechercher pour le moment, c'est le
moyen d'organiser des contingens mercenaires pour obtenir un
rendement rapide et pratique. Dans l'état actuel des choses,
cette organisation est-elle possible.^ Quelle est la vraie valeur
de ces soldats.^ où doivent-ils être stationnés.»^ Nous avons établi
sans peine que le noir peut vivre en Algérie, mais nous verrons
que les troupes sénégalaises ne sont guère en état de tenir
garnison dans nos trois départemens de l'Afrique du Nord.
On peut transporter dans les terres lointaines des soldats de
toutes les races, en vue d'une opération de guerre déterminée;
mais, pour l'occupation permanente d'un territoire, les troupes
indigènes doivent être recrutées dans la population même du
pays conquis, ou tout au moins dans les groupemens de la
même famille ethnique. Les tirailleurs algériens ne seront
jamais dépaysés au Maroc et les Sénégalais trouvent dans les
parages du lac Tchad les mêmes conditions d'existence que sur
les rives du Niger. Dès qu'il s'agit de transplanter les individus,
il est bon de s'assurer que la situation économique et sociale
du nouveau milieu se prête à cette délicate opération. Voilà
pourquoi les troupes européennes sont en quantités restreintes
dans les colonies, qu'elles soient françaises, anglaises ou alle-
mandes. Si les tirailleurs sénégalais se sont très bien habitués
au séjour de Madagascar, c'est qu'ils trouvaient dans la grande
ile, non seulement le climat et les ressources alimentaires de
leur patrie, mais encore, nous le verrons plus loin, le moyen
de s'y créer la vie familiale qui leur est indispensable. L'Al-
gérie, pour le moment, ne réalise aucune de ces conditions.
l'armée noire. 853
Les tirailleurs annamites pourraient se battre au ïonkin, mais
non pas y vivre; ils ne supportent pas davantage l'épreuve du
Laos et du Cambodge ; les tirailleurs tonkinois ne s'accommo-
deraient pas de la Cocbinchine, et les Algériens feraient piètre
ligure dans les territoires militaires du Soudan. Comment lés
Sénégalais des derniers recrutemens se comporteraient-ils en
Algérie. î^
II
Lorsqu'on parle en France des tirailleurs sénégalais, on
évoque aussitôt l'épopée de la mission Marchand, la tragique
aventure Voulet-Chanoine, la grande lutte contre Samory. On
se représente un soldat vigoureux, fruste, passionnément
dévoué, mauvais fusil, mais sabreur redoutable; ce mercenaire
est orgueilleux et digne ; il fait crédit pendant longtemps et
reste un an sans réclamer sa solde; en revanche, il ne faut pas
lui demander une sévère discipline de marche et l'empêcher de
se gaver de nourriture lorsque, après les fatigues et les priva-
tions d'une colonne, on tombe sur des villages riches et sur des
troupeaux de bœufs. Il faut de même fermer les yeux sur les
êtres qui l'accompagnent, sur la femme recueillie en cours de
route, sur le (( petit frère » qui porte les provisions, sur la
chèvre qu'on traîne jusqu'à la fin de l'étape, sur le poulet qui
se débat furieusement, pendu par les pattes à la poignée de la
baïonnette. Des vêtemens réglementaires il ne reste plus rien;
la veste bleue s'est accrochée à tous les buissons de mimosas,
le large pantalon « bounioul, » taillé dans une pièce de guinée,
a remplacé la culotte mince; un vieux reste de chéchia cou-
ronne le sommet du crâne et sa tache rouge est le dernier
vestige de l'uniforme. Les cadres européens sont en petit nom-
bre, les gradés indigènes sont de vieux serviteurs, inflexibles
pour les recrues, jaloux de leurs prérogatives, intelligens et
débrouillards. Avec une pareille troupe, on traverse l'Afrique;
en cas de résistance, on ne s'arrête pas longtemps à tirer, car
les cartouches sont rares; on forme la colonne d'assaut et la
trombe se déchaîne sur les ennemis qu'elle balaye ou qui la
submergent; mais si quelques hommes font la trouée, soyez
sûrs qu'ils iront au but ou qu'ils feront une retraite épique.
Deux tirailleurs se chargent d'escorter un convoi d'argent, trois
Ï54 REVUE DES DEUX MONDES.
tirailleurs lèvent l'impôt d'une province ou vont arrêter un
chef targui dans le campement de sa tribu. Leur courage est
immense et naïf, ils ne doutent vraiment de rien. Le sergent
Malamine refuse d'abattre le drapeau français sur la rive gauche
du Congo. Laissé là tout seul par Brazza pour maintenir notre
droit de conquête, il arme tranquillement son fusil devant
l'escorte de Stanley et somme le journaliste américain de passer
au plus vite. Un régiment sénégalais suffit pendant longtemps
à nous assurer la possession de Madagascar ; quelques com-
pagnies s'emparent de la Côte d'Ivoire, de la Mauritanie et du
Kanem.
Les tirailleurs qui nous servent maintenant ont-ils gardé la
même valeur.»* C'est ce qu'il faut examiner avec prudence et
sans parti pris. Tant qu'a duré l'ère des conquêtes, les engage-
mens ont été nombreux. Les épreuves endurées, les pertes
subies rendaient les officiers indulgens pour les faiblesses de
leurs hommes. Les noirs, intelligences tout à fait simplistes,
croient que la guerre doit non seulement nourrir la guerre,
mais enrichir le soldat : « Peut-être gagner crever, peut-être
gagner la vache, » me disait l'un d'entre eux au moment de
partir en expédition. Mais, de nos jours, on se bat moins sou-
vent; les colonnes de pacification prennent le caractère de tour-
nées de police, préparées avec soin et dotées de tous les services
accessoires : ambulance, intendance, ravitaillemens de toute
nature. On ne fait plus de captifs, on n'enlève plus de trou-
peaux, la discipline est rigoureuse et l'auxiliaire noir a dû se
résigner à ce changement imprévu sans l'avoir bien compris.
Nos premiers tirailleurs sénégalais, de race ouolove, ont
conquis le pays bambara. Les Bambaras à leur tour sont venus
se ranger sous nos drapeaux et se sont comportés admirable-
ment. Pendant vingt ans ils ont formé la grosse majorité de nos
troupes, mais ils ne montrent plus, pour s'engager, leur enthou-
siasme d'autrefois et les autres familles du Centre africain ne
possèdent pas les mêmes qualités militaires.
Notre ancienne colonie du Sénégal est tout entière adonnée
au commerce et à l'agriculture. Les Ouolofs et les Sérères qui
la peuplent cultivent l'arachide, sont ouvriers, mais ne con-
tractent plus d'engagement. Lorsqu'un maçon arrive à se
faire des journées de trois francs, l'idée ne lui viendra jamais
d'échanger son salaire et sa liberté contre les vingt-deux sous
l'armée noire. 855
du tirailleur qui tient garnison à Dakar. La race mande' repré-
sentée par les Bambaras, Malinkés, Sarrakolés, Kassonkés est
en train de subir la même évolution économique ef sociale.
D'importantes villes, Kayes, Bammako, Koulikoro, Segou, se
sont créées, parfois de lOutes pièces; les chemins de fer Sénégal-
Niger, Thiès-Kayes absorbent des milliers de travailleurs lar-
gement rétribués. Robustes, intelligens, actifs, les Bambaras
se sont vu rechercher par toutes les administrations; le Congo
Belge a fini par les attirer pour en faire des mécaniciens et des
ouvriers d'art. Les vrais Mandés n'entrent plus dans nos for-
mations de tirailleurs que pour 60 p. 100 de l'effectif. Le reste
provient soit des races de la Haute-Côte d'Ivoire, Samokos,
Kados, Bobos, soit de toutes les autres familles de l'Afrique
occidentale, Peuhl, Toucouleurs, Mossis, Soussous, Baoulés,
Djermas, Dahoméens. Si l'on excepte les Toucouleurs, intel-
ligens et braves, mais terriblement ombrageux et, de plus, ac-
cessibles au fanatisme musulman, toute la nomenclature des
tribus que^ nous venons d'énumérer ne permet pas un grand
espoir. Les races de la côte sont malingres, décimées par l'al-
coolisme et la tuberculose; les Peuhl sont cavaliers ou pasteurs
et ne conviennent aucunement au service de l'infanterie. Seuls,
les Mossis forment un réservoir à peu près intact dans la
boucle du Niger. Ils sont vigoureux, mais d'intelligence très
bornée ; leur instruction militaire est longue et difficile.
Tôt ou tard, il faudra revenir au recrutement bambara. Il
subit un temps d'arrêt, mais l'augmentation de la population,
très rapide avec la paix que nous procurons au pays, conjurera
bientôt cette crise regrettable. Il vaut mieux renoncer à faire
des expériences désastreuses avec les races de la côte et se
limiter momentanément, que d'engager des non-valeurs. Rien
n'alourdit une compagnie comme une ou deux douzaines de
soldats indisciplinés, anciens domestiques pour la plupart,
ivres-morts le jour du paiement de la solde. L'Afrique donnera
toujours une quantité de recrues, mais une sélection très sévère
s'impose, si l'on veut éviter les mécomptes.
Le tirailleur de race mandé représente le plus bel échan-
tillon du mercenaire. De taille haute, bien découplé, marcheur
infatigable, soldat fier et sobre, entièrement dévoué à notre
cause, fidèle à son contrat, brave jusqu'à la témérité, quels ser-
vices ne rendra-t-il pas? Il ne faut pas toutefois le garder indé-
8o6 REVUE DES DEUX MONDES.
finiment au service. Sauf de rares exceptions, le noir, une fois
la trentaine dépassée, galope vers la décrépitude. Dix ou douze
années de régiment, voilà ce qu'il convient d'en attendre, mais
pas davantage.
Si l'on tient au recrutement bambara, si d'autre part on
élimine les tirailleurs trop âgés ou les recrues non dégrossies,
il est facile de voir que les ressources, pendant quelques années,
seront assez restreintes. Le gouverneur général de l'Afrique
occidentale française, M. William Ponty, s'est bien vite aperçu
qu'avant de songer à former des brigades en Algérie, le bon
sens voulait que l'on créât au Sénégal un véritable réservoir
pour sélectionner les indigènes appelés à servir au loin et pour
assurer leur relève dans les conditions normales. Quelques
semaines passées à Dakar ou à Saint-Louis montrent combien
les anciens erremens étaient défectueux. L'armée coloniale ne
possède pas de loi des cadres ; un simple décret suffit pour
augmenter ou réduire ses effectifs. Ce procédé parait très souple
et bien fait pour répondre à toutes les éventualités qui se pro-
duisent d'un jour à l'autre. Malheureusement, la question bud-
gétaire intervient dans tous les cas pour retarder les mesures
les plus urgentes. La colonie du Sénégal a dû fournir, dans un
délai très court, des unités nouvelles pour rétablir des situations
troublées en Mauritanie, à la Côte d'Ivoire, au Congo. L'auto-
rité militaire ne pouvait répondre à toutes les demandes qu'en
désorganisant .ses corps de troupe. Le l*"'' régiment sénégalais
se trouva dispersé pendant longtemps de Port-Etienne au lac
Tchad ; la garnison de Dakar fut parfois réduite à deux com-
pagnies d'employés et de malingres. On était obligé d'accepter
tous les engagemens, d'incorporer à la hâte des tirailleurs trop
jeunes ou des miliciens, de faire partir des soldats fatigués par
deux ans de colonnes. Sans le retour du 3'' régiment, défini-
tivement rapatrié de Madagascar, un des bataillons demandés
par le Maroc n'aurait jamais pu se former. De (ous ces mouve-
mens de va-et-vient, la faiblesse du commandement et de l'in-
struction n'a pas été le seul mauvais résultat. Les tirailleurs se
sont lassés. Ils ne partent plus qu'avec réjtugnance pour cer-
taines colonies. La Côte d'Ivoire et la Mauritanie n'ont plus rien
qui les attire. Si l'on n'y prend pas garde, si l'on n'assure pas
aux soldats noirs quelques périodes nécessaires de repos dans
leurs pays d'origine, on peut appréhender une véritable crise
L ARMEE NOIRE.
857
du recrutement. Il est s^rand temps d'y remédier et de renforcer
les effectifs du Sénégal de manière à pourvoir méthodiquement
et sans précipitation aux besoins toujours grandissans de notre
expansion coloniale.
La formation d'une armée noire est possible, mais il faudra
plusieurs années d'un travail suivi pour assurer le maintien
permanent d'une division dans l'Afrique du Nord. Il n'y a pas
un moment à perdre soit par la Direction des troupes colo-
niales, soit par le gouvernement de l'Afrique occidentale fran-
çaise.
III
Cette division pourrait-elle être stationnée en Algérie.^ L'ex-
périence qui vient d'être faite nous oblige à formuler bien des
réserves.
Le bataillon de tirailleurs, constitué dans les premiers mois
de 1910 pour tenir garnison dans l'Extrême-Sud oranais, fut
recruté d'une manière hâtive. La Côte d'Ivoire était alors en
pleine révolte, le Gabon et le Congo entraient à peine dans la
voie de la pacification ; nos compagnies du Tchad se voyaient
bloquées dans leurs postes. Toutes les semaines, des unités
partaient de Dakar; il fallut, pour achever la formation du
bataillon d'Algérie, faire appel aux tirailleurs épuisés par les
colonnes de Mauritanie et aux gardes-cercle des territoires
civils, miliciens pour la plupart dépourvus d'instruction mili-
taire. Les 800 indigènes du bataillon ne donnaient pas l'im-
pression d'une troupe homogène ; toutes les races de l'Afrique
"s'y coudoyaient. .Fait bien plus grave, nombre de tirailleurs
n'étaient guère en état de supporter de grosses fatigues. Le
choix de leurs garnisons allait cependant leur inlliger de nou-
velles épreuves; le bataillon fut débarqué à Cran et dirigé, par
moitié, sur Beni-Ounif et Colomb-Béchar. En descendant du
train, on s'aperçut aussitôt du manque de préparation de l'en-
treprise. Il n'y avait pas de casernement prévu ; lorsqu'on
voulut construire un village, les matériaux manquaient. Les
Sénégalais affectionnent la case ronde en pisé, couverte en
palmes d'un toit conique, mais le pays ne donnait pas de bois de
charpente et les palmiers sont, dans les oasis, des arbros trop
précieux pour qu'on les dépouille de leurs feuilles. Les branches
858 REVUE DES DEUX MONDES.
de palmiers, les ^ djérids, » pour employer l'expression locale,
se vendaient à raison de un franc le cent; comme il est indis-
pensable de renouveler chaque année la toiture, le prix de
revient dépassait de beaucoup les allocations budgétaires. On
envisagea donc l'établissement de maisonnettes en briques
séchées au soleil, avec un toit de planches recouvertes de terre
battue; les travaux durèrent plus d'un an et coûtèrent
100000 francs en chiffres ronds. Pourtant les ressources en
casernement abondaient dans la province. La marche continue
vers l'Ouest des troupes de la division d'Oran avait laissé dis-
ponibles des casernes à Tlemcen et surtout les constructions et
les cultures des deux smalas de spahis installées à Medjahed et
Bled-Chaaba.
Pendant de longs mois, les ménages sénégalais vécurent
sous les tentes surchauffées en plein jour et glaciales dès les
approches de la nuit. On avait voulu faire vite ; en deux mois,
le commandement hésita, ne sachant où placer le bataillon, soit
à Blidah, Djelfa et Laghouat, soit à Tlemcen, soit dans l'Hx-
trème-Sud oranais. Il se serait épargné bien des mécomptes s'il
avait fait précéder l'envoi des tirailleurs par une reconnais-
sance méthodique du pays. Des officiers rompus à l'existence
de nos troupes indigènes auraient choisi, en toute connaissance
de cause, les garnisons les meilleures ou plutôt les moins
mauvaises pour l'organisme et le genre de vie de leurs soldats.
Le début s'annonçait mal. Il fallut se mettre à l'ouvrage
dès le lendemain de l'arrivée, alors que les tempêtes de sable,
si fréquentes dans ces régions, rendaient l'atmosphère irrespi-
rable, balayaient les cuisines installées en plein air, renver-
saient le campement. Après la courte accalmie de l'automne, la
neige apparut sur les montagnes; l'hiver abaissa la température
jusqu'à sept degrés au-dessous de zéro pendant la nuit, tandis
que la chaleur de midi restait suffocante. A ces conditions
climatériques si défectueuses se joignit l'obligation pour les
soldats noirs de participer aux opérations des troupes voisines,
tournées de police, reconnaissances, escortes de missions et de
convois. La mortalité sévit dans des proportions assez fortes,
' — en deux ans, le bataillon d'Algérie a perdu 68 tirailleurs; —
elle était due, presque toujours, aux congestions pulmonaires,
à la tuberculose, à l'épuisement et frappait les sujets affaiblis
par des campagnes antérieures ou les jeunes tirailleurs, de
l'aeimée noire. 859
races peu résistantes. Les femmes se comportèrent beaucoup
mieux et la mortalité infantile ne fut pas plus élevée qu'au
Sénégal. Bref, l'expérience démontra ce que le bon sens faisait
prévoir : les Sénégalais pouvaient très bien vivre en Algérie, à
la condition expresse de les choisir parmi des individus sains
et robustes; autant que possible il faudrait les .soustraire aux
effets d'un climat par trop continental. Le Sud-Oranais était
loin de convenir h leur tempérament. Le séjour sur la côte ou
dans le Tell eût été bien préférable, les événemens du Maroc
l'ont surabondamment prouvé.
Dans d'autres ordres d'idées, les difficultés ne tardèrent pas
à surgir. Le prix de revient des troupes noires, que l'on croyait
inférieur aux dépenses normales des régimens de tirailleurs
algériens, augmenta de jour en jour. On dut bientôt leur donner
des vêtemens de drap et des couvertures, distribuer des four-
nitures de literie pour les femmes et les enfans, prévoir une
solde et une ration plus élevées. Les noirs qui marchent les pieds
nus dans leur pays étaient mal à leur aise sur les <( hamadas >»
pierreuses ou sur les hauts plateaux garnis d'herbes rudes ; on
Jeur distribua des brodequins pour éviter d'avoir des bles.sés ou
des traînards. L'existence monotone de garnison, sans espoir
de faire la guerre, assombrissait l'humeur de tous ces auxi-
liaires dont la plupart avaient déjà fait le coup de feu, soit à
Madagascar, soit en Afrique. D'autres soucis, plus urgens, les
empêchaient de se résigner : dès les premiers jours, leur solde,
nettement insufûsante, ne leur permettait pas de nourrir conve-
nablement leurs familles, et voici que nous touchons au point
critique du problème de l'armée noire. La femme et les enfans
de chaque tirailleur ne .sont pas une lourde gène au Soudan.
Mais en Algérie, ce ménage complique singulièrement l'exis-
tence du soldat. Ne peut-il s'en passer.'* Est-il donc indispen-
sable d'avoir des gens mariés, et pourquoi ne pas se contenter
de tirailleurs célibataires!*
IV
On s'imagine volontiers en France que chaque tirailleur
entretient un ménage. Les bataillons du Sénégal et du Soudan
ont pourtant une bonne moitié de leurs effectifs constitués par
des célibataires ; mais il ne faut pas oublier que les vieux
860 REVUE DES DELX MONDES.
garçons vivent alors « sur le pays, » et, grâce aux mœurs assez
libres des populations, sont assurés de ne pas vivre dans la
solitude.
Ce qu'il faut retenir comme un fait indiscutable, c'est que
le noir ne se passe pas de femme. Il y goûte assez jeune, et
cette précocité n'est pas une des moindres causes de l'usure
physique et de la déchéance intellectuelle des nègres. L'enfant
est, là-bas, un être vif, intelligent, débrouillard. Il apprend
vite à lire et à écrire. Mais, vers quinze ans, on assiste presque
toujours à sa régression vers la barbarie. Son attention ne
s'éveille plus, son aâ'deurau travail décline et bientôt la paresse
l'engourdit et le livre aux plus mauvais instincts. Vous avez
dans votre poste un jeune interprète; il connaît trois ou quatre
dialectes africains et fait, dans la langue française, des progrès
remarquables. Presque du jour au lendemain, le voici qui se
néglige. Il se lève tard, perd la mémoire, abrège les heures de
classe des enfans du village ; il cherche des excuses pour ne
pas vous accompagner dans les tournées ; au cours des enquêtes,
il perd le fil de l'idée, bredouille, étoufîe des bâillemens. Ne
cherchez pas plus avant, la femme a passé dans sa vie. Dans la
plupart des cas, le mal est incurable, et se prolonge jusqu'à
l'extrême vieillesse. Dans tous les villages que l'on traverse, le
chef vous offre une femme en même temps que le poulet, le
beurre et les œufs. Partout on trouve « la femme de la cara-
vane » qui remplit au continent noir un rôle social tout naturel.
L'Islam n'a malheureusement pas réformé ces mœurs, et
c'est d'ailleurs un secret de sa progression parmi les populations
primitives. L'idéal qu'il propose ne gène pas les anciennes
habitudes; bien mieux, il les consacre et les exaspère en les
faisant continuer dans une vie meilleure de l'au-delà. Aussi
l'instinct de la reproduction se donne-t-il libre carrière et revêt-
il en Afrique le caractère le plus matériel. Les Maures et les
Touareg s'allient sans répugnance aux femmes noires, les tirail-
leurs bambaras prennent des femmes peuhl; Madagascar fut
pour eux une terre d'élection, une patrie nouvelle qui leur
faisait oublier bien vite les rives du Niger et les paradis en-
chantés de Siguiri et de Kankan; la femme hova ou sakalave
était agréable et facile et cette considération primait tout à
leurs yeux. Il ne faut pas s'étonner de trouver dans toute
l'Afrique occidentale ce métissage qui déconcerte, car il entre-
l'armée ^OTRE. 861
mêle toutes les races et complique à l'excès les rechorclies de
nos anthropologues.
Lorsque le bataillon noir destiné à l'Algérie fut rassemblé à
Dakar, les tirailleurs demandèrent en premier lieu s'ils trouve-
raient des femmes en arrivant dans leurs garnisons. Sur la
réponse négative de leurs officiers, tous ceux qui se trouvaient à
la tête d'un ménage se préparèrent à l'emmener. Les céliba-
taires contractèrent des unions avec les femmes qui voulurent
bien les suivre. Plusieurs tirailleurs s'associèrent clandestine-
ment pour commanditer une femme qui passait, aux yeux du
capitaine, pour être l'épouse légitime de l'un d'entre eux. Et je
dois dire que, pour toute sorte de raisons, tirailleurs mariés ou
célibataires agirent fort sagement.
On doit donc envisager, à côté des tirailleurs sénégalais, la
présence de femmes en grand nombre. C'est une nécessité, c'est
aussi le plus souhaitable des états de choses. Nos auxiliaires
n'ont toute leur valeur que s'ils gardent le caractère un peu
sauvage de leurs devanciers. Une compagnie de tirailleurs
forme un village où fourmille toute une population qui les
retient. En vivant auprès des femmes de leur race, en élevant
des enfans, ils n'entr'ouvrent qu'une fenêtre sur le monde civi-
lisé dont l'attrait les conduit le plus souvent à l'alcoolisme. Le
tirailleur marié, forcé de mener une vie sobre et régulière, s'il
veut nourrir sa famille, est un bien meilleur soldat que le céli-
bataire, il est plus vigoureux, plus discipliné, plus résigné. La
femme et les enfans sont, pour le commandement, une lourde
gêne. Les officiers doivent consacrer deux heures par jour à régler
leur existence, à faire la police du camp, à prévenir les contes-
tations. Mais dès que l'on part en colonne, il est bien entendu
que la femme reste au poste, et lorsque, par hasard, au cours des
longs déplacemens pour changer de garnison, les compagnies
ont fait le coup de feu, les femmes ont été braves et se sont fait
tuer souvent en portant des cartouches aux tireurs de la pre-
mière ligne. La question des femmes dominera toujours l'emploi
de l'armée noire; on ne peut pas la négliger, malheureusement.
Mais avant de philosopher, il faut vivre, et le problème se
complique dès qu'on transporte des tirailleurs dans les pays
862 REVUE DES DEUX MONDES.
civilisés. On crut bien l'avoir résolu par le choix des garnisons
du bataillon d'Algérie. Les oasis du Sud-Oranais rappelleraient
aux indigènes, croyait-on, les paysages de leur patrie. On ou-
bliait qu'en les fixant dans des régions pauvres, la subsistance
de leur famille serait, pour eux, un souci de tous les instans.
La vie, dans le Sud-Oranais, est très chère; le pays ne produit
à peu près rien ; il n'y a pas de bétail puisqu'il n'existe pas le
moindre pâturage; on cultive les légumes de France dans les
jardins des palmeraies, mais leur prix les rend à peu près ina-
bordables aux « moussos » des tirailleurs. Les poulets se ven-
daient 4 francs en 1910, le poisson n'arrivait qu'en hiver, trois
fois la semaine, par le train d'Oran, au prix minimum de 0 fr. 75
le kilogramme ; le kilogramme de riz était à 0 fr. 40 et la solde
du tirailleur, en dehors de sa ration personnelle (1), était de
0 fr. 60! Or, les indigènes de la compagnie saharienne de
Colomb, vivant en smala, touchaient, par jour, 2 fr. 50 et ne se
recrutaient que d'après ce tarif. Bref, nos tirailleurs noirs étaient
dans la misère.
Alors, on a cherché pour eux des conditions meilleures. Le
deuxième bataillon noir tiendra garnison dans le Tell, au bord
de la mer; évidemment, cette mesure sera bonne, puisque nos
tirailleurs y trouveront une des bases de leur nourriture, le
poisson, très abondant sur le littoral de l'Algérie. Mais le voi-
sinage des villes sera, pour eux, l'occasion de tentations conti-
nuelles; des besoins nouveaux se feront sentir chez ces grands
enfans et on peut craindre qu'en prenant le contact des popula-
tions européennes, ils ne dépensent en alcool l'argent qui leur
servait dans le Sud-Oranais aux achats de première nécessité.
On tourne dans un cercle bien difficultueux : dans le Sud, la
solde est trop faible; dans le Nord, les tirailleurs perdent leur
valeur utilisable. Et si l'on augmente leurs allocations, le prix
de revient de ces bataillons sera tellement élevé qu'ils devien-
dront pour le budget une lourde charge.
Les partisans de l'armée noire ont fait ressortir les avan-
tages que nous aurions, en temps de paix comme en temps de
guerre, à maintenir des divisions sénégalaises dans l'Afrique
du Nord. En temps de paix, elles remplaceraient les contin-
gens européens dont la place est tout indiquée en France où
(I) Riz : CBjSOO, viamlt^ : 0,400, sel : 0,020. i-;ilV- : 0,OUi. siicir : 0,021,' saindou.\,.
0.020.
l'armée noire. 863
«
la natalité décroît d'une manière inquiétante. En temps de
guerre, elles permettraient d'embarquer nos régimens de tirail-
leurs algériens pour renforcer les troupes d'opérations. L'armée
noire préviendrait un soulèvement qui serait, s'il se produisait,
infiniment plus terrible qu'en 1871. Au moment de la guerre
contre l'Allemagne, nous n'avions que les trois provinces d'Al-
ger, d'Oran et de Gonstantine. Aujourd'hui, nous possédons,
en plus, les régions sahariennes, la Tunisie, le Maroc. Une
insurrection musulmane, dans des circonstances difficiles, son-
nerait le glas de notre immense empire africain. Quelques au-
teurs sont allés plus loin encore. Pourquoi n'utiliserait-on pas
des divisions noires en France, dans le cas d'une contlagration
européenne.^^
Nous ne croyons pas que la suppression, en temps de paix,
des garnisons françaises d'Algérie serait une bonne mesure. Il
faudra toujours prévoir le cas de soulèvemens locaux, peu
graves en vérité quand l'autorité dispose des moyens de répres-
sion nécessaires. Si l'Arabe est peu suspect d'atîection pour le
Roumi, de tout temps il a méprisé le nègre. Des bataillons noirs
exaspéreraient la résistance des révoltés, la rendraient plus
acharnée, plus longue à vaincre, tandis que l'arrivée des zouaves
et des chasseurs d'Afrique suffit toujours à déconcerter les agi-
tateurs. Les événemens récens de Tunisie l'ont bien fait voir,
une fois de plus. En temps de guerre, les Sénégalais aideraient
les troupes françaises à garder les populations algériennes dans
l'obéissance, mais ils ne remplaceraient pas le contingent euro-
péen. Quant à l'hypothèse qui consiste à transporter des batail-
lons noirs dans la métropole, elle est tout simplement irréa-
lisable. La guerre future éclatera certainement à l'improviste,
sans avertissement préalable de nos voisins; elle se prolongera
sans doute pendant l'hiver et je ne vois pas bien comment on
pourrait amener en temps utile des régimens sénégalais pour
les conduire à la frontière. Nos mercenaires abandonneraient-ils
leurs femmes et leurs enfans ? Résisteraient-ils aux tourmentes
de neige, au froid intense, à la privation de nourriture ? Je ne
mets en doute, pour les avoir éprouvés au Soudan, ni leur cou-
rage au feu ni leur sang-froid; mais, dans l'état actuel de leur
instruction et de leur mentalité, peut-on se porter garant de
leur attitude sous les rafales de projectiles tirés par un ennemi
qu'on ne voit pas toujours.»^ Si l'on arrivait à maintenir intacte,
864 REVUE DES DEUX MOiNDES.
pendant l'action, une division sénégalaise jusqu'au moment de
l'assaut, à coup sur la position serait enlevée d'un élan irrésis-
tible, mais la circonstance est fortuite et ne s'accorde pas avec
l'expérience de la guerre.
On n'obtiendra pas les résultats qu'on faisait escompter
en 1910 sans transformer les mœurs des troupes noires, et c'est
une œuvre de longue haleine ; le temps l'accomplira, mais non
la volonté des hommes. D'ailleurs, il n'est plus question de se
lancer dans les rêveries. Les événemens du Maroc se sont chargés
d'imposer l'emploi rationnel des troupes sénégalaises.
VI
Un seul bataillon sénégalais tenait garnison dans la Chaouia
lorsque la marche sur Fez fut décidée. Ce mouvement allait
engager la France dans une politique nouvelle et faire surgir de
nombreuses difficultés diplomatiques. Mais, fait plus grave,
notre situation militaire dans l'Afrique du Nord se trouva mo-
difiée de fond en comble. Au lieu de continuer l'action lente,
mais sûre, d'une pénétration méthodique, avec les effectifs de
notre 19° corps d'armée, le gouvernement jugea préférable de
frapper un grand coup et se trouva pris dans l'engrenage d'une
expédition. Nos troupes entrèrent dans la capitale. Mais il fallut
s'y maintenir et, pour cela, garder les communications avec la
côte. Avait-on prévu la révolte de Fez et l'hostilité des tribus
voisines ? Avait-on préparé la marche nécessaire d'Oudjda sur
Taza et le mouvement sur Kasba el Maghzen et l'oasis du Tafi-
lalet des troupes des confins Sud ? Les ressources dont dispo-
sait le général Lyautey pour mener à bien cette œuvre colos-
sale se sont révélées insuffisantes. Le courage héroïque de nos
soldats a sauvé la situation jusqu'à ces jours derniers, mais il
ne serait ni prudent ni désirable d'abuser de leur dévouement.
En «'embarquant pour le Maroc, le nouveau résident général
demanda l'envoi immédiat de i 000 hommes; les opérations des
généraux (iouraud et Dalbiez onl démontré qu'il fallait expédier
au plus tôt de nouveaux renforts. Où les prendra-t-on ? La mé-
tropole a rendu quatre bataillons de zouaves à l'Algérie, ce qui
permet de garder 32 bataillons dans les trois provinces et dans
la Régence de Tunis : c'est là un minimum au-dessous duquel
la domination française et la mobilisation du 19° corps d'armée
l'armée noire. 865
se Irouveraient compromises. Sans doute, on recrute fiévreuse-
ment de nouveaux bataillons algériens. Mais on n'arrivera pas
à satisfaire aux demandes si l'on ne crée pas rapidement de
nouvelles unités sénégalaises.
Nous ne referons pas ici l'historique des services rendus par
les trois bataillons noirs envoyés successivement au Maroc ; les
formations levées à la hâte se sont montrées, comme en Algérie,,
légèrement au-dessous de leur réputation ; le dernier bataillon
rapatrié de Madagascar et composé de vieux tirailleurs a, en
revanche, fait des prodiges. En tout cas, le pourcentage des
maladies a été insignifiant chez les Sénégalais, alors que la tîèvre
typhoïde a littéralement décimé l'infanterie coloniale et les
autres contingens européens. Deux nouveaux bataillons s'em-
barqueront au mois de juillet à Dakar; un troisième les suivra
bientôt. Le Maroc aura donc une brigade noire en attendant
qu'il réclame une division.
Dès lors, il ne saurait plus être question de poursuivre en
Algérie une expérience dont le bénéfice échappe à tous les
esprits. A quoi bon conserver dans l'inaction tant de forces
vives au lieu de les jeter, à pied d'œuvre,dans un pays neuf où,
pendant longtemps encore, il faudra continuer la guerre ! Pour-
quoi s'obstiner à soumettre les tirailleurs au climat extrême du
Sud-Oranais ou à la vie, pour eux déprimante, des garnisons
du Tell ? Toutes les ressources actuelles du Sénégal et du Sou-
dan vont être absorbées par l'expédition du Maroc et, pendant
bien des années, le gouvernement de l'Afrique occidentale devra
faire flèche de tout bois pour former des bataillons présentant
quelque valeur et les relever en temps utile.
La question de l'armée noire est donc reléguée au rang des
préoccupations lointaines ; les troupes sénégalaises constituent
un élément de la force expéditionnaire ; on pourra s'en servir
pour amorcer la création d'une armée d'occupation permanente,
mais à condition de procéder avec prudence et méthode, en
suivant un plan rationnel et en réservant à cette armée les seuls
territoires qui lui reviennent. La jonction du Sénégal et du
Maroc est une nécessité d'ordre politique et stratégique : voilà
quelle est vraiment la zone d'action des troupes qu'on voulait
immobiliser dans des garnisons perdues au milieu des terres
infidèles. Nous faisons la conquête du Maroc, mais notre situa-
tion y sera toujours précaire si nous commettons la faute de ne
TOME X. — 1912. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
pas relier tous les tronçons du continent africain où flotte le
drapeau français, si nous n'organisons pas solidement et pro-
gressivement les confins algéro-marocains et la Mauritanie.
L'armée d'Algérie et l'armée noire se partageront le travail
d'après ces données simples.
Si l'on veut entretenir une armée sénégalaise en lui conser-
vant toutes ses qualités et en réduisant les frais au minimum,
il faut trouver le moyen de la placer dans son milieu, parmi
des populations de même couleur. Si, de plus, on évite les
transports de troupes par voie de mer, on diminue, en même
temps que les dépenses, l'appréhension naturelle à l'homme qui
part de son pays pour des régions mystérieuses. Le tirailleur
recruté sur les rives du Sénégal rejoint volontiers une com-
pagnie stationnée à trois mois de route, dans le Ouadaï ou le
Kanem. Le voyage n'est plus une fatigue ; de poste en poste,
notre soldat rencontre des indigènes de même race et des cama-
rades avec lesquels il a parfois servi. Le jour de sa libération
arrivé, le tirailleur refait le chemin en sens inverse, juche la
femme et les enfans sur un bœuf porteur et, d'étape en étape,
arrive enfin dans son village.
La jonction pratique d'Alger et de Tombouctou reste encore
très aléatoire ; l'itinéraire est long, le pays désert, les routes ne
seront jamais sûres. Il n'en va plus de même si l'on traverse la
Mauritanie pour se rendre de Saint-Louis à Marrakech. Lorsque
le gouvernement se laissa entraîner à la conquête du Tagant et
de l'Adrar, il ne s'attendait certes pas à préparer une route nou-
velle de pénétration vers le Maroc dont l'indépendance était
alors considérée comme un dogme intangible. Sous la vigou-
reuse impulsion du colonel Gouraud, nos troupes ont pacifié ces
régions difficiles; nous occupons Atar et Ghinguetti, les recon-
naissances ont dépassé ïourine et la sebkha d'Idjil. Il reste à
maîtriser la route d'Anadjim, Grona, Tendouf, Taroudant.
L'itinéraire Saint- Louis-Taroudant n'aura pas moins de
2 500 kilomètres, soit la distance de Saint-Louis à Gao, mais le
tiers du chemin est acquis et 2500 kilomètres pour un noir
ne représentent que dix semaines de route.
Les relations entre la Mauritanie et le Maroc n'ont jamais
cessé.- Notre plus terrible ennemi de l'Adrar, le célèbre Ma el
Ainin, le chef aux cavaliers bleus, se ravitaillait à Fez en
armes et en munitions. On sait qu'il vint demander appui à
l'armée noire. 867
Moulay-Hafid et qu'il faillit tomber aux mains des troupes
françaises de la Gliaouïa. Il est mort à l'heure actuelle, et son
fils a fait sa soumission. La route est à peu près libre; elle
ne présente qu'un seul parcours de quatre jours sans eau ;
l'obstacle n'a jamais arrêté le courant d'échanges entre les
deux pays, l'étape est ordinaire pour les chameaux des cara-
vanes. Il suffira de creuser quatre puits pour la rendre pra-
ticable à tous les convois. Nos tirailleurs se familiariseront
bientôt avec la nouvelle ligne de pénétration ; leur marche pré-
cédera l'émigration continue et fructueuse des travailleurs à la
recherche de salaires agricoles et des marchands, colporteurs de
noix de kola, « Dioulas, » Maures et Peuhl conducteurs de
troupeaux.
Les noirs ne sont pas rares au Maroc et principalement dans
la vallée du Sous. Lorsque cette région, définitivement reliée à
la Mauritanie, servira de débouché naturel au trop-plein des
populations de l'Afrique Occidentale, la création d'une armée
noire sera peut-être l'aboutissement logique d'une politique
bien entendue. Cette armée pourra pacifier et garder le Sud du
Maroc à Marrakech, Agadir, Mogador et Safi. La construction
de la voie ferrée Oudjda-Taza-Fez-Marrakech mettra les troupes
sénégalaises à trois jours d'Oran, quatre jours d'Alger, cinq
jours de Constantine et six jours de Tunis. Mais pour le
moment, qu'on se borne à recruter le nombre de bataillons
suffisant pour aider la métropole dans l'effort militaire qu'elle
doit produire pendant quelques années. Jusqu'à ce jour,
la question de l'infanterie a fait oublier les autres armes.
Par une mesure d'économie assez mesquine, on a réduit à un
seul escadroti ces magnifiques spahis sénégalais dont la bra-
voure s'est affirmée sur tous nos champs de bataille du Soudan.
L'artillerie coloniale trouve parmi les indigènes des auxiliaires
précieux. Il y aurait tout avantage à constituer des escadrons
noirs et des batteries mixtes au Maroc. Mais le bon sens
indique très clairement que si les troupes sénégalaises peu-
vent rendre des services dans une expédition coloniale, leur
constitution et leur genre d'existence ne les ont nullement pré-
parées à l'occupation de l'Algérie, encore moins à la guerre
européenne.
868 REVUE DES DEUX MONDES.-
VII
La création d'une armée noire dans l'Afrique du Nord ren-
contre donc, pour le moment, de nombreuses difficultés. La pre-
mière et la plus redoutable est la pénurie des ressources
offertes par le recrutement. Nos tirailleurs sont d'excellens sol-
dats, pour la plupart, et sauront, le cas échéant, renouveler tous
les exploits de leurs devanciers. Leur livre d'or, si riche en
exemples de bravoure, leur réserve de belles pages si toutefois
on n'accepte dans nos rangs que les indigènes vigoureux des
races de l'intérieur. Certes, le nombre est une force, mais il ne
doit pas nuire à la qualité des troupes. On semble avoir oublié
quelque peu ce principe; il est grand temps d'y revenir. Au
Soudan, l'élimination des mauvais tirailleurs se fait sans grand
dommage ; en Algérie ou au Maroc, on est obligé trop souvent
de garder les dégénérés et les malingres. Ce choix sévère n'est
pas le seul obstacle qui limite les possibilités. Les soldats
robustes ne résisteront pas indéfiniment ; il faut songer à la
relève et, pour être assuré du bon fonctionnement de l'armée
noire, chaque bataillon qu'on destine aux garnisons lointaines
devrait avoir un dépôt de même effectif chargé de recruter,
d'instruire et de fournir les remplacemens demandés. Si, par
exemple, on envoie 10 000 hommes dans l'Afrique du Nord, le
Sénégal entretiendra 10 000 soldats pour relever périodiquement
les unités qu'il détache. Ces chiffres paraîtront élevés, mais ils
s'imposent.
Une grosse pierre d'achoppement sera toujours la question
des femmes. Les tirailleurs vivent en <( smalas » et « madame
Sénégal » est fort encombrante. Elle rend au camp de précieux
services, mais encore faut-il qu'elle n'entrave pas le comman-
dement lorsqu'il s'agit de mener à bien une opération mili-
taire. Un officier a dépeint ici même le découragement des
soldais noirs séparés de leur ménage (1) ; les rengagés ont été
rares dans les rangs des bataillons envoyés au Maroc ; en Algérie,
la mortalité fut grande parce que les tirailleurs, obligés de
partager avec leur famille la ration individuelle, n'ont pas eu
la nourriture que réclamait leur appétit. Le noir est un gros
1) Pierre Khor.il, Eii colonne au Maroc. Voyez la Revue du 1" iinveiultic l'iH.
l'armée noire. 869
'mangeur ; à ses yeux, le pays est bon lorsque les vivres sont
à bon marché. On peut affirmer que l'Algérie sera pour lui
la terre maudite de la faim, à moins qu'on ne le place dans
des régions agricoles en lui concédant des cultures. Encore
faudra-t-il augmenter sa solde et ne pas abuser de l'expédition
militaire qui ruine les familles. Dans ces conditions, le soldat
noir devient extrêmement coûteux et ne rend pas les services
qu'on est en droit de lui demander.
La solution de l'armée noire est donc reculée à une échéance
lointaine ; elle dépend de la situation économique de la région
qu'on lui destine. Un bataillon sénégalais ne se contente pas
d'une caserne, il demande un village et des terres maigres,
mais suffisantes pour que le mil pousse dru et haut. C'est une
véritable colonisation du pays, à l'écart des populations euro-
péennes et du débitant d'alcool. L'Algérie n'offre plus guère de
territoires inoccupés ; l'Arabe y vivote sur les parcelles du sol
natal qu'on a bien voulu lui laisser. Qu'on envoie le Sénéga-
lais se battre au Maroc, son instinct guerrier lui fait supporter
beaucoup d'épreuves parce qu'il les sait passagères. Dès lors qu'il
reste en garnison, l'arme au pied, pour occuper un pays, il
prétend vivre en famille, procréer, élever des enfans.
On ne saura trop faire appel à son concours dans la tâche
ardue que la guerre marocaine impose à la France. Mais si
l'on veut garder plus tard des forces noires à proximité de l'Al-
gérie et de la Métropole, le seul moyen d'y parvenir est de
faire essaimer, de proche en proche, la population noire elle-
même vers le Moghreb. La mise en valeur de la Mauritanie, la
jonction économique et stratégique du Maroc et du Sénégal
sont seules capables de donner à nos auxiliaires les conditions
d'existence qu'ils trouvent dans le reste de l'Afrique. Ce jour-là
seulement il sera permis de parler de l'armée noire telle que la
désirent tous les officiers qui ont eu l'honneur et la satisfaction
de servir dans les troupes sénégalaises.
André Dussauge.
LES ORIGINES
DE
LA SCULPTURE ROMANE
Pendant les cinq premiers siècles du moyen âge on a cessé
presque complètement en Europe de faire des statues. C'est là un
fait considérable et les historiens l'ont signalé avec raison
comme une des preuves les plus certaines que la culture an-
tique était bien morte. A partir du v® siècle, les écoles artis-
tiques qui se partagent le monde ne font plus de place à la sta-
tuaire; elle n'a pu vivre ni dans l'art byzantin, ni dans l'art
musulman, ni à plus forte raison chez les peuples barbares
d'Occident. Le bas-relief, destiné à la décoration des édifices ou
du mobilier, fut désormais la seule survivance admise d'un art
plastique.
Puis brusquement, au xii"^ siècle, des écoles de statuaire
reparaissent en Occident : des statues sculptées dans l'espace
sont adossées aux piliers des cloîtres monastiques ou aux pieds-
droits des églises romanes. Alors que l'Orionl reste réfractaire à
la sculpture en ronde bosse, la statuaire trouve dans les écoles
provinciales de France, d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, d'Al-
lemagne, un terrain merveilleux oi^i elle développe de profondes
racines. La tradition interrompue se renoue pour toujours et,
malgré tout ce qu'elle emprunta à l'antiquité gréco-romaine au
cours de la Renaissance du xvi° siècle, la statuaire moderne n'en
est pas moins issue des œuvres loinlaines dues à nos imagiers
romans et gothiques. C'est en grande partie à ses écoles de sta-
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 871
tuaire que l'art occidental doit sa physionomie propre; c'est
grâce à leur développement qu'il a réussi à se dégager de l'imi-
tation orientale, et c'est justement au xii'' siècle, au moment de
la renaissance de la statuaire, qu'il commence à manifester son
originalité.
Il y a donc là un double problème qui a été souvent aperçu,
mais qui ne parait avoir encore reçu de solution satisfaisante.
Pourquoi la statuaire a-t-elle disparu au v^ siècle et pourquoi,
après une longue éclipse, reparait-elle soudain dans notre art
roman? De quel ordre sont les raisons qui poussèrent les hommes
à abandonner un art si familier aux anciens, et comment se fait-
il qu'à cette répulsion ait succédé au xii® siècle un véritable en-
gouement pour les statues.!* L'histoire de l'art présente peu de
questions plus attachantes et aussi plus mystérieuses. Il est pos-
sible que l'ignorance où l'on fut longtemps de l'art du moyen
âge, et de l'art oriental en particulier, ait contribué à en obscur-
cir les données. Mais les découvertes archéologiques de ce der-
nier demi-siècle ont augmenté singulièrement nos connais-
sances et peut-être est-il possible aujourd'hui de proposer une
explications!
I
De ces deux termes du problème, c'est le premier qui a sur-
tout attiré l'attention. L'opinion courante attribue la disparition
de la statuaire à des causes religieuses, et l'on n'hésite pas à
soutenir que sa décadence est en fonction même des progrès
du christianisme. Un des plus récens historiens de notre art du
moyen âge attribue à l'Eglise une hostilité systématique contre
les statues. « Ce sont, déclare-t-il, les conceptions religieuses des
clercs qui proscrivirent pendant de longs siècles la sta-
tuaire (1). »
Il est bien certain que l'aversion pour l'idolâtrie est un des
caractères essentiels du christianisme à ses origines. Dans leurs
traités de morale ou d'apologétique, les Pères de l'Eglise rap-
pellent souvent la prohibition rigoureuse du Décalogue : (c Vous
ne ferez point d'image taillée, ni aucune figure de tout ce qui
est en haut dans le ciel et en bas sur la terre, ni de tout ce qui
(1) Marignaa, Histoire de la sculpture en Languedoc, Paris, 1902, p. 5.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
est dans les eaux sous la terre. » {Exode XX, 4.) Hostiles à l'art
en général, saint Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène,
saint Irénée s'attaquent en particulier aux statues, qui sont à
leurs yeux comme le symbole de l'immoralité païenne. La con-
damnation de l'idolâtrie n'était pas d'ailleurs quelque chose de
nouveau dans le monde; sans parler des Juifs, dont la haine des
idoles était telle que les Romains avaient renoncé, au moment
de l'occupation de la Judée, à faire pénétrer les aigles d'argent
de leurs légions dans l'enceinte de Jérusalem, on trouve, et c'est
là un fait moins connu, un véritable courant iconoclaste chez
les philosophes païens eux-mêmes. Six cents ans avant l'ère
chrétienne, l'anthropomorphif^me est condamné par les Ioniens,
comme Xénophane ou Heraclite, et l'on a la preuve que le culte
sans statues était aussi un des articles de foi de la communauté
religieuse fondée par Pythagore. l\ n'est pas rare d'ailleurs de
voir les apologistes chrétiens trouver dans les œuvres des
auteurs grecs et latins des argumens contre l'idolâtrie, et c'est
même ainsi que beaucoup de ces opinions nous sont parvenues.
C'est par saint Justin que nous connaissons un passage des
comédies de Ménandre hostile aux idoles (1), et saint Augustin
nous a conservé de curieuses discussions, dues a Varron, sur
le même sujet (2). Plus tard des stoïciens comme Dion Chryso-
stome ou des néoplatoniciens comme Maxime de Tyr entrepri-
rent, à l'aide de leur méthode allégorique, de justifier le culte des
idoles : le caractère apologétique de leurs dissertations prouve
suffisamment qu'ils avaient à réfuter des contradicteurs.
Le paganisme a donc eu sa querelle des images : à plus forte
raison la sculpture, condamnée parla loi mosaïque, devait cho-
quer les premiers chrétiens, et même lorsque l'art eut acquis
droit de cité dans le christianisme, des protestations ne ces-
sèrent d'être formulées contre les abus auxquels donnait lieu
l'usage des icônes. On a cité bien souvent celle d'Eusèbe qui
détourne une princesse impériale de se faire fabriquer une
image du Christ, celle de saint Epiphane qui ne craint pas de
lacérer un tissu où l'on voyait une représentation de ce genre,
celle du concile d'Elvire en Espagne (300), qui interdit formel-
lement de peindre des images sur les murs des églises. Dans
des régions très différentes, des évèques témoignèrent parfois
(1) Justin, Apolof/., I, 22, 5.
,2) De Civil. Dei, IV, 31; VU, ïï.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 873
d'une véritable ardeur iconoclaste comme Xenaïas, évèque mo-
nophysite d'Hiérapolis en Phrygie, à la iin du v^ siècle, et quel-
ques années plus tard, Serenus, évêque de Marseille. Ces ten-
dances aboutirent au mouvement formidable, dont les empereurs
byzantins prirent l'initiative au viii" siècle, et qui mit en ques-
tion l'existence même de tout l'art chrétien. Il est exact, d'autre
part, que l'Islam, comme le christianisme, fut à sa naissance
une réaction contre l'idolâtrie séculaire des Arabes : Mahomet
renversa les idoles qui ornaient la Caaba, et le Coran condamne
formellement la représentation de toute figure animée.
On sait que les chrétiens comme les musulmans durent atté-
nuer par de nombreux tempéramens cette doctrine trop rigo-
riste. Il n'en est pas moins vrai que la haine de l'idolâtrie, com-
mune à la chrétienté et au monde musulman, était une
condition très défavorable au développement de la statuaire.
Mais peut-être est-oe aller trop loin que de chercher dans la
seule prohibition religieuse la cause unique de sa disparition.
Il faut remarquer en effet que les proscriptions iconoclastes,
chrétiennes ou musulmanes, atteignent non seulement la sta-
tuaire, mais toute espèce de représentation religieuse, qu'elle
soit peinte, sculptée ou gravée. Il a été surabondamment dé-
montré, par exemple, que l'art arabe lui-même connaît non
seulement le décor animal, mais même la figure humaine. Il
s'agit donc d'expliquer comment les autres arts, tels que la mo-
.saïque, le bas-relief, la fresque, ayant pu traverser la crise ico-
noclaste, la statuaire seule aurait été condamnée. Est-il possible
d'admettre qu'elle fut particulièrement proscrite parce qu'elle
rapppelait davantage le culte des faux dieux .^ Mais d'abord on
ne peut citer un seul texte juridique, soit chrétien, soit musul-
man, qui condamne formellement cet art. Lorsque le second
concile de Nicée proclama en 787 la légitimité du culte des
images, il spécifia qu'il s'agissait des images « en couleur, en
mosaïque ou en toute « autre matière, » et il autorisa par là
implicitement la statuaire aussi bien que les autres arts.
Est-il besoin d'ailleurs de rappeler qu'il s'était développé aux
IV® et v^ siècles une école de statuaire chrétienne ? Sans parler
du groupe légendaire de bronze vu par Eusèbe dans la ville de
Panéas et dont on attribuait l'érection à l'Hémorrhoïsse, la
célèbre statue de saint Ilippolyte au musée de Latran, celle de
saint Pierre au Vatican, ont, malgré leurs rapports avec l'art
874 REVUE DES DEUX MONDES.
antique, un caractère chrétien incontestable. La statuaire chré-
tienne est encore représentée par plusieurs effigies du Bon
Pasteur, au Vatican ou au Musée impérial Ottoman, analogues
sans cloute à celles dont Constantin avait, au témoignage d'Eu-
sèbe, orné les places publiques de Gonstantinople. Le même
empereur avait érigé une statue de bronze du Christ au-dessus
de la porte de la Chalcé qui servait de vestibule au palais impé-
rial de Byzance; d'autres statues de la Vierge et de l'Enfant-
Jésus avaient été placées par ses soins auprès de la Colonne de
porphyre (1). Il suffit enfin de considérer certains sarcophages
roniains ou arlésiens pour comprendre que le modelage et le
haut-relief ne sont pas entièrement étrangers à l'art chrétien :
les personnages sculptés sur leurs panneaux se détachent parfois
aux trois quarts du fond auquel ils sont adossés. La tradition
de la sculpture religieuse parait même s'être conservée à Rome
assez longtemps et la chronique officielle des papes mentionne
au VIII'' et jusqu'au ix'^ siècle l'érection dans les basiliques
romaines de statues d'argent doré dédiées au Rédempteur et à
la Vierge (2). Bien que ces œuvres « ornées de pierres précieuses, »
et sans doute de petites dimensions, relèvent autant de l'orfèvrerie
que de la sculpture, elles n'en sont pas moins une survivance
de la statuaire.
De même la tradition des |effigies impériales élevées sur les
places publiques, soit au sommet de colonnes triomphales, soit
sous la forme de statues équestres, s'est perpétuée à Gonstanti-
nople et à Rome jusqu'au ix'^ siècle. L'auteur anonyme d'un
guide de ConstantinopIe,qui écrivait à la fin du x*^ siècle, nous a
laissé l'énumération de toutes ces œuvres; les dernières qu'il
mentionne sont celles de l'impératrice Irène et de son fils Con-
stantin VI (3). Les cochers vainqueurs aux luttes de l'Hippo-
drome conservèrent même, selon un usage fort ancien, comme
en témoigne l'Aurige de Delphes, le privilège d'avoir leurs
statues. Enfin nous savons par un grand nombre de sources
que les places et les rues de Byzance avaient éUÎ transformées
par les empereurs en un véritable musée où étaient venues s'ac-
cumuler toutes les merveilles arrachées aux te'mples païens, le
Jupiter de Dodone, le colosse d'Apollon dû à Phidias, le groupe
ili Banduri, Impei'ium orientale, I, p. 9, 60.
(2) Libe?' Ponfificalis, éd. Duchesne, I, p. 418, 46; II, p. 144.
(3) Banduri, I, 8.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 875
lie Persée et d'Andromède d'Iconium, les chevaux de bronze qui
ornent aujourd'hui la façade de Saint-Marc de Venise et une
quantité prodigieuse de chefs-d'œuvre qui furent détruits en
grande partie au moment du pillage de Constantinople par les
croisés en 1204.
Il en fut d'abord de même en Occident. A navenne, Théo-
doric fit placer sa statue de bronze sur un cheval qui avait été
d'abord destiné à supporter l'effigie de l'empereur Zenon. Ghar-
lemagne fit transporter plus tard cette œuvre comme un trophée
de victoire à Aix-la-Chapelle. Le goût pour la statuaire antique
était encore assez grand au vi® siècle pour que le même Théo-
doric protégeât par des mesures spéciales « le peuple abondant
des statues, le troupeau innombrable des coursiers » qui
ornaient encore les places et les rues de la Ville Eternelle. Un
voyageur syrien, venu à Rome dans la première moitié du
vi^ siècle, nous donne une statistique édifiante des œuvres d'art
qui avaient échappé aux pillages de Genséric : 80 grandes statues
d'or des dieux, 66 statues d'ivoire des dieux, 3785 statues de
bronze, 22 grands chevaux de bronze, 2 colosses (1).
Tous ces témoignages forment un ensemble qu'il est impos-
sible de récuser. Si la statuaire n'avait éveillé chez les chrétiens
que des souvenirs odieux, si l'Eglise avait vu dans son existence
quelque danger pour le salut des âmes, on ne comprend pas
comment des princes qui se disaient les défenseurs de l'ortho-
doxie se seraient plu à embellir ainsi leurs capitales au détri-
lïient des intérêts religieux de leur peuple. Il semble du moins
que des voix courageuses se seraient élevées quelquefois pour
condamner cette pratique : or on ne peut citer aucune protes-
tation de ce genre,;
Les explications qu'on a proposées jusqu'ici pour rendre
compte de la décadence de la statuaire ont donc un caractère
trop simpliste. Le seul sentiment religieux ne peut en être rendu
responsable. Les iconoclastes, chrétiens ou musulmans, ne se
sont pas acharnés plus particulièrement sur les statues que sur
les peintures et si, de tous les arts, la statuaire seule a suc-
combé à leurs attaques, c'est sans doute à la diffusion dans le
monde d'une nouvelle doctrine en matière d'art qu'il faut attri-
buer ce phénomène.
(1) Zacharias le Rhéteur. (Guidi, Bull, délia Commiss. archeol. di Roma, 1884.)
876 REVUE DES DEUX MONDES.
II
Pendant près de mille ans en effet l'hellénisme fit triompher
dans l'art sa conception à la fois plastique et naturaliste de la
beauté. On sait à quel point la fortune des sculpteurs grecs fut
prodigieuse : au service des dynastes asiatiques ou des empe-
reurs romains, appelés au même moment par les cités gauloises
ou africaines et par les rajahs hindous du lointain Gandhara, ils
fournirent des idoles à toutes les religions, des effigies et des
symboles à toutes les puissances. Ils poussèrent jusqu'à la per-
fection l'art du modelage et presque seuls ils eurent dans l'an-
tiquité la science des proportions du corps humain et le sens de
la vérité dans les attitudes. La sculpture dans l'espace domine
l'art grec tout entier. Non seulement elle permit de couvrir les.
villes et les places d'un peuple de statues, mais les édifices eux-
mêmes relevèrent de son autorité et le modelage servit à pro-
filer dans l'espace les lignes de l'architecture. Les Grecs eurent
de l'art une conception exclusivement plastiqne.
L'évolution de l'art oriental est toute différente. A l'aurore
de son histoire, en Chaldée vers le vingtième millénaire, au
temps de Goudea et d'Our-Nina, en Egypte à l'époque de l'an-
cien empire, l'Orient connut des écoles de statuaire. Des œuvres
comme le Scribe accroupi du Louvre ou le « Cheik-el-beled » de
Boulacq montrent avec quelle délicatesse et quelle précision les
maîtres égyptiens savaient rendre les caractères ethniques de
leurs modèles. Mais ces qualités très réelles ne tardèrent pas à
être étouffées par la recherche de la pompe et du hiératisme.
Loin de se développer et de se perfectionner comme en Grèce,
la statuaire orientale perdit de plus en plus tout contact avec
le modèle vivant.
Dans ce domaine comme dans les autres, les Orientaux mani-
festèrent leur préférence pour les gestes symétriques et hiéra-
tiques : la statue de majesté assise et immobile, l'orant aux deux
bras levés ou l'atlante, dont les épaules supportent une archi-
trave, tels sont les sujets de prédilection de la statuaire égyp-
tienne. Devant l'invasion de l'hellénisme qui se produisit en
Orient après les conquêtes d'Alexandre, la statuaire indigène ne
fut pas longue h disparaître. Il y eut un compromis entre les
formules artistiques du vieil Orient et les procédés de l'art grec.
LES ORI(;I^ES DE LA SCULPTURE ROMANE. 877
Toile fut l'origine des ateliers qui couvrirent do leurs œuvres les
grandes villes hellénistiques, Alexandrie, Antioche, Rhodes,
Pergame, Ephèse. La culture indigène ne fut pas toutefois
entièrement détruite, et c'est là un fait que les découvertes de ces
dernières années ont contribué surtout à mettre en lumière.
Tandis que l'art hybride des grandes villes faisait la conquête de
l'Empire romain, dans les régions continentales des pays d'Orient,
à l'intérieur du plateau d'Anatolie, en Perse, en Syrie, en Egypte,
les procédés de l'ancien art oriental résistèrent à l'invasion de la
mode hellénique.
Ce furent justement ces territoires qui devinrent à la fin de
l'antiquité les centres d'une vraie renaissance nationale. Au
même moment, les langues indigènes reparaissent dans les
inscriptions à côté du grec (à Palmyre par exemple), le paga-
nisme est abandonné pour les religions orientales ou le christia-
nisme, enfin il n'est pas jusqu'au domaine de l'art où l'hellé-
nisme ne subisse aussi de profondes défaites. Dès le V siècle on
trouve en Orient un art national mésopotamien, un art national
syrien et un art national copte.
Il est un trait commun à toutes ces écoles : c'est leur aver-
sion pour la sculpture dans l'espace et le modelage. Les arts
plastiques n'y sont guère représentés que par des bas-reliefs '
qui couvrent des panneaux de pierre et de bois ou ornent les
nombreux objets d'ivoire en usage à cette époque. La statuaire
ne tient plus aucune place dans un art qui devient de plus en
plus essentiellement décoratif. Des monumens considérables,
comme les églises syriennes ou le palais de Mschatta dans le
pays de Moab, étaient dépourvus entièrement de statues. La mode
même de constructions en briques qui tend alors à prévaloir en
Orient, est réfractaire par nature à toute décoration tirée du mo-
delage. Pour dissimuler l'intrados des coupoles ou pour revêtir
les murailles, on employa comme dans l'ancienne Perse les pan-
neaux de faïence émaillée, les grandes compositions en bas-relief,
les mosaïques à fond d'or et aussi les étoffes précieuses.
Telle est, à partir du v^ siècle, la nouvelle forme d'art qui
tend à se répandre dans le monde entier et à éliminer les tradi-
tions hellénistiques. Non seulement Gonstantinople et l'art
byzantin en sont tributaires, mais son influence s'exerce sur les
contrées les j)lus lointaines de l'Occident, comme le prouvent les
rapports incontestables que la miniature irlandaise présente
878 REVUE DES DEUX MONDES.
avec l'art copte. La rénovation religieuse de l'Islam marqua
enfin pour cette conception artistique l'heure du triomphe défi-
nitif. Le développement des arts musulmans n'est que le terme
de l'évolution séculaire qui éloignait de plus en plus les Orien-
taux du naturalisme. La meilleure preuve que la nouvelle for-
mule décorative était parfaitement adaptée à leur tempérament,
c'est que, depuis ces époques lointaines, ils ne l'ont pour ainsi
dire jamais abandonnée et qu'aujourd'hui encore c'est elle qui
inspire les productions abâtardies de leurs arts industriels.
Ce fut cette expansion dans le monde de Va orientalisme »
artistique qui condamna la statuaire à une mort irrémissible. Il
ne faut pas croire en effet que l'accroissement de la barbarie
suffise à expliquer cette disparition. Si le secret du modelage
s'est perdu, c'est parce que le goût était ailleurs. Les artistes les
plus habiles ne songeaient plus à se perfectionner dans une dis-
cipline qui n'excitait plus que l'indifférence, et c'est dans d'autres
techniques qu'ils s'appliquaient à déployer toutes les ressources
de leur invention. A défaut de la statuaire en effet, la sculpture
n'en a pas moins continué à subsister, profondément modifiée,
il est vrai, par la destination qu'on lui donnait désormais et par
les procédés nouveaux introduits dans sa technique. On assiste
au moyen âge à ce développement paradoxal d'écoles de sculp-
ture redevables de leurs procédés à des techniques aussi éloi-
gnées que possible des arts plastiques, telles que l'orfèvrerie ou
la tapisserie. Le modelage est alors réduit à sa plus simple
expression et il finit même par être éliminé tout à fait.
L'histoire de la sculpture byzantine est à cet égard des plus
instructives et l'on peut suivre de siècle en siècle sa transfor-
mation suivant les formules de l'Orient. Au moment où Cons-
tantin fonde sur le Bosphore sa Nouvelle Rome, l'art des
grandes villes hellénistiques règne encore, mais fortement im-
prégné déjà d'ornemens orientaux. La statuaire, religieuse
ou officielle, concourt à la décoration de la nouvelle capitale,
mais déjà de nouveaux procédés de sculpture apparaissent :
les fonds d'ornemens sur lesquels se détachent les statues des
sarcophages dits d'Asie Mineure sont obtenus à l'aide du
trépan, instrument qui perce la pierre au lieu de la modeler
comme le ciseau. Aux masses largement traitées et desti-
nées à se grouper en un profil d'ensembhî se substituent des
surfaces surchargées de détails qui, cernés en quelque sorte par
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 879
les trous creusés au trépau, semblent s'enlever en clair sur un
fond obscur. L'effet maximum de relief est obtenu ainsi avec le
minimum de modelage et cette recherche du trompe-l'œil sera
désormais le but de la sculpture. L'ornement au trépan domine
l'art byzantin du v^ siècle et caractérise les chapiteaux à feuilles
d'acanthe dits théodosiens. Il n'est pas rare de le voir s'allier à
l'ornement modelé, en particulier sur les chapiteaux où les
volutes d'angle sont remplacées par des êtres animés, aigles,
béliers, griffons, anges, etc. Quelques œuvres de cette époque
d'incohérence étaient d'abord modelées à l'aide du ciseau, puis
r(jprises dans le détail avec le trépan. Tels sont les curieux cha-
piteaux de Ravenne et de Saint-Marc de Venise dont les larges
feuilles semblent couchées dans la même direction par un vent
violent. Chacune de ces feuilles a été modelée par masses, puis
sa surface a été ensuite littéralement criblée de coups de trépan.
Plus tard, au vi*' siècle, à l'époque de Justinien, un procédé
plus savant et plus décoratif, mais destiné à produire le même
effet, est employé couramment dans la sculpture byzantine. Sur
les admirables tympans qui séparent les arcades dans la nef de
Sainte-Sophie, sur les gros chapiteaux cubiques de la même église,
sur les chapiteaux plus petits de la petite Sainte-Sophie, de
Saint-Vital de Ravenne, de Saint-Marc de Venise, les motifs
d'ornement, au lieu d'adhérer au fond, n'y tiennent que par
leurs extrémités et sont entièrement découpés comme un gril-
lage de marbre. L'ombre produite par les découpures a pour
effet de mettre les motifs, feuilles d'acanthe, oves, rais-de-cœur,
en pleine lumière, et l'impression de relief est obtenue d'une
manière plus parfaite encore qu'avec la technique du trépan.
Les maîtres byzantins de l'âge de Justinien traitèrent cette
« sculpture à jour » avec une véritable virtuosité : on peut dire
que la décoration intérieure de Sainte-Sophie est le chef-d'œuvre
de cette technique. L'effet produit est celui d'une admirable
étoffe dont les motifs baignés de lumière tranchent de la manière
la plus nette sur l'obscurité du fond ; l'impression de douceur
est la même que celle que produisent les plus beaux tapis persans.
Comme la technique du trépan, la sculpture à jour se conci-
liait parfois avec le modelage et nombreux sont les chapiteaux
dont la corbeille, imitée d'un travail de vannerie, est surmontée
d'oiseaux au repos ou aux ailes éployées. Les traditions hellé-
niques se maintenaient à Byzance, puisque nous savons qu'on y
S80 REVUE DES DEUX MONDES.
élevait encore des statues. On frémit d'ailleurs en songeant aux
formes barbares que devaient enfanter ces sculpteurs dégénérés.
Le dessin, fait au xv'' siècle, de la statue de Justinien nous laisse
voir un corps d'enfant aux formes grêles que semble écraser le
poids d'une énorme coiffure en plumes de paon. Quelques bas-
reliefs du Musée impérial Ottoman, l'ambon de l'Adoration des
Mages, les bustes des Evangélistes, le Baptême du Christ sculpté
sur un fût de colonne ont encore un certain accent de vérité.
Chaque jour cependant se perdent la science des proportions et
le sens de la vie. L'humanité des sculpteurs de cette époque
devient de plus en plus monstrueuse : sur des corps lourds et
trapus s'élèvent des têtes démesurées et le sourire niais des
temps archaïques revient animer les figures de cette sculpture en
enfance. On sent que la survivance de cet art est due au seul
respect de la tradition : l'intérêt politique que les empereurs
avaient à ériger leurs propres statues sur les places publiques
prolongea sans doute de quelques siècles l'agonie de la statuaire.
Cette tradition elle-même disparut pendant la querelle des
images qui fut pour l'art comme pour la société le point de
départ d'une ère nouvelle. Les monumens qui datent d'une
manière certaine de cette époque sont malheureusement très
rares; du moins ceux des x'' et xi® siècles sont là pour attester le
changement profond qui se produisit alors dans le développe-
ment de l'art byzantin. Le mouvement iconoclaste, qui débuta
avec l'édit de Léon l'Isaurien en 726 et qui trouva sa législation
dans les décrets du concile d'Hieria en 753, n'a pas un caractère
exclusivement religieux; ce n'est pas la seule vénération des
images qu'il met en cause, c'est la question de la légitimité
même d'un art chrétien. Non seulement le culte des images fut
condamné, mais les images elles-mêmes furent partout détruites
avec acharnement. Il y a des ressemblances réelles entre le point
de vue iconoclaste et celui des musulmans, et d'ailleurs on sait
aujourd'hui que la doctrine religieuse de Léon l'Isaurien vint
d'Orient. Envisagé dans ses conséquences artistiques, le mouve-
ment est en réalité une nouvelle invasion d'orientalisme qui
faillit emporter pour toujours ce qui restait encore des traditions
helléniques.
On sait qu'après avoir été imposée quelque temps par la
force, la nouvelle doctrine, qui heurtait trop le sentiment popu-
laire, fut abandonnée une première fois en 780, à l'avènement
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 881
(le Constantin VI et d'Irène ; puis, après un retour offensif qui
fut éphémère (813-842), l'église grecque la condamna d'une
manière définitive. Mais si la doctrine théologique des icono-
clastes fut ainsi ruinée sans espoir de retour, il s'en faut de
beaucoup que la révolution artistique tentée par eux n'ait laissé
aucune trace. En architecture par exemple, c'est à cette époque
qu'à la coupole sur pendentifs succède dans les églises le dôme
persan supporté par des trompes d'angle. Mais si nous nous en
tenons au domaine de la sculpture, nous constatons des chan-
gemens profonds. Et d'abord la statuaire disparaît pour toujours
de l'art byzantin : Irène et Constantin VI paraissent être les
derniers souverains qui aient orné les places publiques de leurs
effigies. La célèbre statue du Christ qui surmontait la Porte de
Chalcé au Palais Impérial avait été détruite par ordre de Léon
l'Isaurien; lorsque Irène eut restauré le culte des images, elle fit
rétablir à cet endroit une image du Christ, mais qui fut exécutée
en mosaïque (1). Il n'est plus désormais de statue qu'on puisse
attribuer à l'art byzantin.
Trois procédés techniques sont usités désormais dans la
sculpture byzantine jusqu'au xv^ siècle. Le seul qui se rattache
aux traditions helléniques est celui de la sculpture en méplat;
malgré la faiblesse de son relief cette sculpture fait encore une
certaine place au modelé qu'indiquent soit de simples traits, soit
de faibles ressauts. Il y a de grands rapports entre ce travail et
celui de l'ivoirier : en fait, beaucoup de ces icônes de pierre,
telles que les admirables archanges de la façade de Saint-Marc
de Venise, par exemple, ressemblent à des agrandissemens de
certaines feuilles de triptyques du xi^ siècle.
Une autre catégorie de monumens s'éloigne au contraire
franchement des traditions antiques : on y trouve, reproduits
sur le marbre et la pierre, les motifs des étoffes précieuses et
les dessins de la passementerie qui tenaient une place si impor-
tante dans le mobilier civil et religieux. Ce ne sont pas seule-
ment les sujets qui décoraient ces étoffes, animaux affrontés ou
adossés, palmettes stylisées, mais jusqu'à leurs détails tech-
niques, jusqu'aux points de broderie qui sont copiés minutieu-
sement. L'engouement pour ces étoffes orientales était tel que
l'on allait jusqu'à figurer sur des panneaux de marbre destinés
(1) Banduri, I, p. 9.
TOME X. — 1912. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
aux églises chrétiennes les inscriptions en caractères coufiques
qui encadraient parfois les étofîes musulmanes. Un des plus
curieux spécimens de ces monumens fait partie du musée
byzantin d'Athènes. Il représente deux lions affrontés, la tête
renversée, la langue pendante, les griffes posées symétrique-
ment sur le tronc et les feuilles du « hom » ou arbre sacré. On
peut reconnaître facilement dans les tresses et les lignes striées
qui représentent la racine de l'arbre ou la crinière des lions, les
différens points de broderie appartenant au modèle; une inscrip-
tion en coufique fleuri court sur les montans ; d'après la forme
de ses caractères, l'étoffe ainsi copiée pourrait remonter au début
du XI® siècle (1). Cette « sculpture-broderie, » comme on peut
l'appeler, est évidemment la négation même des principes qui
régissent les arts plastiques; elle témoigne de l'importance prise
dans l'art byzantin après la querelle des iconoclastes par les
élémens orientaux.
Il en est de même des monumens de la troisième catégorie :
la technique dont ils relèvent est familière à l'art arabe et peut
être désignée par l'expression de « sculpture champlevée. » Elle
est bien l'aboutissement logique de la tendance qui poussait les
artistes à renoncer au modelage et à lui substituer, pour obtenir
des effets de relief, le contraste entre l'éclairage des motifs et les
ombres du fond. Sur les corniches et sur certains chapiteaux de
Saint-Marc de Venise, des églises de Daphni et de Saint-Luc en
Phocide les contours des motifs, feuilles, palmettes, animaux,
sont réservés sur un fond qui, d'abord légèrement creusé, est
rempli d'un mastic sombre sur lequel les sujets s'enlèvent en
clair. C'est la technique des émaux champlevés, rhénans ou
limousins. C'est à peine si l'on peut considérer comme de la
sculpture un procédé qui ne laisse plus la moindre place au mo-
delage et ne représente guère que la silhouette des objets. Or
c'est après la querelle des images qu'on trouve cette pratique
implantée dans l'art byzantin où elle est encore en usage au
XV® siècle, comme en témoignent les spécimens si nombreux
trouvés à Mistra (2).
Tel est dans ses grandes lignes le développement de la
sculpture byzantine : on voit que les procédés inspirés des
techniques orientales n'y laissent plus aucune place à la sta-
(1) Voyez nos Études de sculpture byzantine, Paris, 1911, p. 38.
(2) G. Millet, Monumens byzantins de Mistra, Paris, 1910.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 883
tuaire. La sculpture a perdu sa destination propre, qui est de
représenter des objets dans l'espace ; elle ne sert plus qu'à cou-
vrir d'ornemens certaines surfaces et elle est employée au même
usage que les mosaïques ou les revêtemens de marbres précieux
dont elle forme parfois le cadre.
Les arts musulmans ne connaissent pas davantage la sta-
tuaire. Le calife de Cordoue du viii^ siècle, Abderrhama«, qui,
au grand scandale de ses sujets, éleva à sa favorite une statue
dans son palais, paraît avoir trouvé peu d'imitateurs, et encore
est-il permis de croire qu'il attribua simplement à une statue
antique de Flore le nom de celle qu'il voulait honorer. Les ^
seuls exemples d'objets modelés par des musulmans sont fournis
par quelques bronzes de petites dimensions, tels que les réci-
piens en forme d'animaux connus sous le nom d'aquamaniles,
assez communs dans les collections. A part quelques chapiteaux
traités en méplat, la technique qui domine dans l'art arabe,
5oit sur les panneaux décoratifs de pierre, soit sur les œuvres de
menuiserie comme les chaires des mosquées, est celle de la sculp-
ture champlevée telle qu'elle s'est introduite dans l'art byzantin.
Enfin l'on peut dire que tous ces procédés de sculpture
furent importés aussi en Occident dès les temps barbares et y
restèrent en usage jusqu'à la période gothique. On retrouve la
sculpture au trépan, la sculpture à ijour, la sculpture-broderie,
et même la sculpture champlevée tant sur les débris qui nous
sont parvenus de l'époque mérovingienne que dans les grands
ensembles constitués par les chapiteaux et les façades de nos
églises romanes. Certains rapprochemens curieux permettent
d'affirmer la communauté d'inspiration qui apparaît dans toutes
les écoles de sculpture du moyen âge. Tels oiseaux alternative-
ment affrontés et adossés, avec les queues entre-croisées, sur un
chapiteau du musée des Augustins de Toulouse, sont reproduits
d'une étoffe persane, dont le dessin devait être très voisin de
celle qui inspira les sculpteurs des beaux chapiteaux aux aigles
du narthex de Saint-Marc de Venise et ceux du portique sud, à
Sainte-Sophie de Trébizonde. Les portes en bois de la cathédrale
du Puy sont une œuvre de menuiserie champlevée, où l'on voit
dans des compartimens accompagnés d'inscriptions latines
toute la vie du Christ. Mais l'encadrement de cette œuvre émi-
nemment chrétienne est formée par une inscription coufique
défigurée qui reproduit à peu près la formule si connue : « Il n'y a
884 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autre Dieu qu'Allah ! » Cette œuvre relève évidemment de
la même inspiration que le bas-relief aux lions du musée
d'Athènes.
Le fait qui domine toute l'histoire de la sculpture médiévale
est donc la substitution au modelage de procédés susceptibles
de donner l'illusion du relief. L'aversion pour le naturalisme,
la prédilection pour les motifs irréels, le parti pris de (( styliser »
la nature et de réduire les formes végétales ou animales, et
même la figure humaine, à la régularité et à la symétrie, tels
sont les principes que l'on trouve appliqués au même moment
dans les édifices byzantins, dans les mosquées arabes et dans
les églises romanes. Et pourtant, malgré ces élémens communs,
le développement de ces trois formes d'art fut différent. L'art
musulman n'a cessé de restreindre au minimum le rôle de la
sculpture et de la figure humaine. L'art byzantin a dû, au con-
traire, à la victoire des images la conservation d'élémens hellé-
niques. Enfin dans l'art occidental où ces méthodes de sculpture,
importées d'Orient, avaient d'abord trouvé un terrain favorable,
une révolution s'est accomplie au xii*' siècle : à côté de la sculp-
ture décorative exécutée suivant les principes de l'Orient, le
modelage a reparu et des écoles de statuaire se sont formées.
Quelles sont les causes directes de cet événement ? Tel est le
second terme du problème que nous avons à examiner.
III
L'art occidental de l'époque barbare vécut presque exclusi-
vement d'importations et d'imitations. Ce n'est pas trop de dire
que, du vi^ au x® siècle, le plagiat et la copie du modèle antique
ou oriental forment l'unique méthode de travail. La sculpture
subit donc la même évolution qu'en Orient : elle atteint même
sur certains sarcophages mérovingiens, où les sujets sont sim-
plement gravés au trait, les limites extrêmes de la barbarie. La
statuaire ne pouvait donc trouver aucune place dans un pareil
milieu et le rôle même de la sculpture se restreignit de plus en
plus. Dans le chapitre de son encyclopédie consacré à « l'orne-
mentation des édifices, » Isidore de Séville énumère comme
procédés de décoration les plafonds caissonnés, les revêtemens
de marbre, les mosaïques, les stucs, la peinture: de statues ou
même de sculptures sur pierre il n'est nullement question. Cet
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 885
éloignement pour les arts plastiques s'est même fait sentir sur
les œuvres plus minuscules de la glyptique, et l'on a constaté
qu'à partir du v"^ siècle on ne trouve plus sur les pierres fines
que des représentations informes et barbares (1) ; on prit même
le parti de graver simplement sur verre les scènes et les sujets
qu'on voyait autrefois sur l'agate, le jaspe ou le cristal.
Malgré ces conditions défavorables, la sculpture décorative
ne disparut pas tout à fait, comme en témoignent les panneaux
sculptés, chancels, devans de sarcophages, autels, etc., cou-
verts d'une passementerie d'entrelacs ou de rinceaux stylisés et
d'animaux symboliques. Les ressemblances frappantes que l'on
constate dans ce domaine comme dans celui de la miniature,
entre les productions franques, visigothiques, italiennes, anglo-
saxonnes, montrent suffisamment la dépendance commune de
tous les pays barbares vis-à-vis de l'Orient. Dans l'empire de
Charlemagne, les communications fréquentes entre les écoles
épiscopales et les ateliers monastiques contribuèrent à sauve-
garder l'unité de la culture et du développement artistique : entre
les œuvres d'ateliers aussi éloignés que Tours et Saint-Gall, par
exemple, il n'y a pas de différences essentielles.
Mais à partir du x® siècle il ne reste plus rien ni de l'unité
politique, ni de l'unité intellectuelle. Les guerres civiles et les
invasions normandes ou sarrasines ont ruiné la prospérité éco-
nomique et rendu très difficiles les communications d'un pays à
l'autre. Chaque canton s'est en quelque sorte replié sur lui-même,
et l'horizon des hommes s'est rétréci aux limites de leur pays
natal. Dans les monastères où s'étaient conservés quelques
élémens de culture on continua sans doute à imiter et à copier
les modèles dont on disposait, mais ils étaient différens suivant
les régions, et parfois même ils vinrent à manquer. Il semble
que ces moines-artistes, poussés par une nécessité inéluctable,
se soient résolus avec beaucoup de répugnance à puiser
dans leur propre fonds. En beaucoup d'endroits, les marbres
antiques, dont on se servait pour revêtir les murs des basi-
liques, firent défaut, et l'on prit le parti d'employer pour les
édifices les matériaux mêmes du pays. Les conditions de l'ar-
chitecture et de l'art ornemental furent bouleversées par ce
changement et, à une époque difficile à déterminer dans l'état
(1) Babelon, Séances de l'Académie des Inscriptions, 1895, p. 408.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
actuel de nos connaissances, se dessinèrent les premiers linéa-
mens de nos écoles provinciales d'architecture.
Or c'est aux représentans de l'une de ces écoles qu'il faut, à
notre sens, faire honneur d'avoir retrouvé le secret de la sta-
tuaire. Les premières statues occidentales, sculptées sous les
trois dimensions, furent exécutées dans les provinces du centre
de la France, et c'est à une forme originale prise par le culte des
reliques qu'on doit cette innovation.
Il est inutile d'insister sur la place prépondérante que la
vénération des « corps saints, » comme on disait alors, tenait
dans les préoccupations des hommes depuis les premiers siècles
de l'ère chrétienne. Des pèlerins de toute race et de tout pays
n'hésitaient pas à entreprendre les voyages les plus périlleux
pour aller vénérer les reliques qui reposaient dans les sanctuaires
célèbres, à Rome, à Constantinople, en Palestine. Chaque mo-
nastère, chaque église cherchait à posséder quelques parcelles de
ces trésors, et Gharlemagne passait pour avoir envoyé, dans toute
l'Europe, des moines chargés d'en récolter. Les corps des saints
étaient ensevelis à l'origine dans des sarcophages précieux, mais
de très bonne heure on prit l'habitude, blâmée par Guibert de
Nogent, d'en séparer certaines parties et de conserver à part
quelques pièces de leurs vêtemens. Ces fragmens furent en géné-
ral déposés dans des chàs.ses -{capsœ, arcse) : c'étaient des sortes
de coffres analogues à de petits sarcophages, dont la cuve rec-
tangulaire était surmontée d'un toit à double rampant. Tel est
l'usage universel suivi dans la chrétienté depuis une époque
très reculée, comme le prouve le curieux reliquaire de Saint-
Trophime du musée de Brousse : ce petit monument, que l'on
date du iii*^ siècle, est la reproduction à très petite échelle d'un
sarcophage de type asiatique (1).
Mais par une innovation qui, nous allons le voir, parut aux
contemporains une grande hardiesse, il arriva que, dans cer-
taines provinces reculées du Massif central et du midi de la
France, on eut l'idée de conserver les reliques dans l'intérieur
de statues qui représentaient le saint même auquel elles appar-
tenaient. Ces statues-reliquaires, exécutées en bois recouvert de
métal, sont les premières œuvres qu'on ait modelées dans l'es-
pace depuis la fin de l'antiquité. Par un hasard exceptionnel
(1) Mendel, Catalogue du Musée de Brousse, Athènes, 1908, n- 102.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 887
nous possédons un double témoignage qui nous permet de déter-
miner les conditions dans lesquelles eut lieu cette renaissance
de la statuaire : c'est, d'une part, la célèbre statue de sainte
Foy conservée au trésor de Conques en Rouergue, de l'autre, le
récit d'un pèlerinage à Conques entrepris au début du xi^ siècle
par un clerc de Chartres et intercalé par lui dans son Livre des
Miracles de sainte Foy (i).
La statue d'or de sainte Foy est célèbre depuis qu'elle a
figuré à l'Exposition Universelle de 1900 sous une vitrine du
Petit Palais ; mais, si l'on veut comprendre l'intluence que cette
statuette barbare à figure d'idole exerça jadis sur les préoccupa-
tions des hommes, c'est chez elle qu'il faut aller la contempler,
dans la basilique, grande comme une cathédrale, qui couvre de
son ombre le hameau suspendu au-dessus des gorges sauvages
de l'Ouche. Malgré tant de révolutions, le décor n'a pas beaucoup
changé depuis les temps lointains où des foules accourues de
tous les pays d'Europe campaient au milieu de cette nature pit-
toresque. La statue d'or règne toujours là, au milieu d'un trésor
de légende, où s'accumulèrent au cours des siècles les pièces de
massive orfèvrerie, les tables d'autels, les monstrances, les
châsses, les reliures d'évangéliaires. L'or, l'argent, l'ivoire, les
émaux, les pierres précieuses resplendissent autour de cette
œuvre unique au monde et lui composent un cadre à souhait.
Assise sur une trône carré dont le dossier et les montans sont
semés de croix symétriques, tandis que des boules de cris-
tal de roche amortissent les bras, la sainte penche légère-
ment la tête en arrière et lève ses deux bras au même niveau,
dans un geste d'orante. Sa tête, grosse et ronde, est coiffée d'une
couronne fermée en forme d'hémisphère ; ses yeux de verre bleu
et d'émail blanc regardent dans le vide avec une fixité obsé-
dante ; les pieds démesurés, chaussés de souliers pointus, sont
posés à plat ; le costume très simple est presque entièrement
dissimulé par les somptueux ex-voto d'orfèvrerie de tout âge et
de toute provenance qui la couvrent littéralement de la tête aux
pieds. Pendans d'oreilles garnis de pierreries, gemmes et camées
antiques, cabochons de toute nature, plaques d'or et d'argent
travaillées au repoussé, fournissent des spécimens de l'art de
toutes les époques. Déjà au temps où les clercs de Chartres
(1) Liber Miraculorum Sancte Fidis, Paris, 1897.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
vinrent à Conques, on admirait sur la statue cette abondance de
joyaux ; on racontait mèm(; qu'elle a])paraissait en songe aux
pèlerins pour leur réclamer leurs bracelets, leurs anneaux, leurs
pendans d'oreilles, et ceux qui résistaient à ses demandes ne
lardaient guère à s'en repentir.
Cette statue est bien celle qui fut vénérée en l'année 1013
par licrnai'd, écolier de Chartres, ainsi qu'on peut s'en rendre
coni[)le en la comparant à la description pittoresque qu'il en
donne : <( L'image est faite d'or le plus pur et les diverses parties
de ses vetemens sont séparées par des rangées de pierres pré-
cieuses habilement disposées. La tète olï're le même mélange
remarquable d'or et de gemmes. Des bracelets d'or sont suspen-
dus à ses bras d'or; sur un escabeau d'or reposent ses pieds en
or; la chaise sur laquelle elle est assise n'ofÏTe que pierres pré-
cieuses et or le ])lus pur. » La seule variante consiste dans des
colombes d'or, à la place des boules de cristal qui ornent aujour-
d'hui les appuis du trône.
La statue actuelle de sainte Foy existait donc certainement
déjà au début du xi^ siècle, mais certains détails du Livre des
Miracles permettent d'en faire remonter l'exécution aux temps
d'Etienne, qui fut à la fois abbé de Conques et évèque de Clcr-
mont, entre 942 et 984. De plus, cette statue précieuse n'est, au
témoignage même de Bernard, que le remaniement d'une statue
plus ancienne; comme d'autre part on sait qu'il faut placer
vers 883 la translation des reliques de la jeune martyre d'Agen
au monastère de Conques, on peut affirmer que l'idée de renfer-
mer son chef dans une statuette date au moins des dernières
années du ix'' siècle.
L'enquête que l'on fit en 1878 démontra que les plaques d'or
repoussé de la statue actuelle reposent sur une àme de bois qui
constitue peut-être l'œuvre primitive. L'intérieur est creux et,
par une ouverture pratiquée dans le dos, on a pu constater qu'il
renferme encore « le crâne entier de la sainte doublé d'une
plaque d'argent, quelques sachets d'étoffe précieuse et de drap
d'or enveloppant de nombreux fragmens de la tête et des lam-
beaux de tissus d'amiante imbibés du sang de la glorieuse mar-
tyre (4). » La statue d'or de sainte Foy peut donc passer à juste
titre jxHir la plus ancienne statue-reliquaire que l'on possède
^1) Douillet, l'Église et le trésor de Conques, p. 37.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 889
actuellement, et l'on peut faire remonter sa première exécution
à la lin du ix® siècle.
Un siècle plus tard, cette vénération de la <( majesté de
sainte Foy, » ainsi qu'on la désignait, n'était pas dans le midi
de la France un fait isolé. <( C'est, nous dit Bernard l'écolier,
une antique coutume dans les pays d'Auvergne, du Rouergue et
de Toulouse et dans les régions voisines que chacun érige à son
saint patron une statue en or, en argent ou en tout autre métal
dans laquelle on enferme avec honneur son chef ou une portion
plus importante de son corps. » Ces statues de majesté incar-
naient aux yeux des hommes la toute-puissance du saint, patron
de l'église ou du monastère et propriétaire de son domaine. Il
suffit de parcourir le Livre des miracles de sainte Foy pour com-
prendre de quelle vénération on entourait ces effigies. Devant elles
allaient prier les malades dans l'attente d'un miracle; à elles
étaient faites les donations de terres ou de joyaux. L'abbaye de
Conques, très pauvre à l'origine, devint bientôt, grâce à la re-
nommée de sainte Foy, <( répandue dans presque toute l'Europe, »
un des monastères les plus riches de la France méridionale.
Un synode ecclésiastique ayant été tenu à Rodez dans les pre-
mières années du xi" siècle, chaque congrégation de moines et de
chanoines apporta ses corps des saints, « soit dans des châsses,
soit dans des images d'or. » Un véritable camp fut dressé dans
une prairie, au pied de la montagne sur laquelle s'élève la ville.
« Le bataillon des saints y était distribué sous des tentes et des
pavillons. » On y voyait la (( majesté d'or de saint Marins, » dis-
ciple de saint Austremoine, premier évêque de Clermont, et patron
de l'abbaye de Vabres en Rouergue; la « majesté d'or de saint
Amand, » deuxième évèque de Rodez ; la « châsse d'or de saint
Saturnin, » premier évêque de Toulouse ; l'» image d'or de sainte
Marie, mère de Dieu, » et enfin la (( majesté d'or de sainte Foy. »
Nous voyons par là que l'usage des statues-reliquaires était
déjà à cette époque profondément enraciné dans les habitudes
des populations du Massif central. De môme deux inventaires du
trésor de la cathédrale de Clermont, et dont l'un remonte à
l'évoque Etienne II (vers 970), l'autre à Bégon son successeur
(980-1010), mentionnent une <( majesté de sainte Marie placée
sous un ciborium orné d'un cabochon de cristal (1). » Il n'est
(1) Archives départementales du Puy-de-Dôme. Voyez nos Éludes archéolo-
giques, Clermont, 1910, p. 40.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
pas indifférent de rappeler qu'Etienne II et Bégon furent tous
deux abbes de Conques en même temps qu'évêques de Clermont.
En Auvergne aussi le cartulairc de Sauxillanges signale en 1095
la destruction d'uiK! u majesté de saint Pierre, » conservée sur
une des terres qui dépondaient de cette abbaye (1). Enfin c'est
évidemment à Aurillac qu'était la <( majesté de saint Géraud »
couverte d'or et de pierreries, dont parle Bernard d'Angers,
Que cet usage ait été particulier aux régions méridionales et
qu'il ait paru aux pèlerins du .Nord une nouveauté presque cho-
quante, c'est ce que démontre clairement le récit du clerc de
Chartres. Nous avons des preuves mulliples que l'idée d'enfer-
mer des r(di(jucs dans une slaUu^ était entièrement étrangère
aux ])ays sepiciilrionaux. En 7t)i-, le Concile des évèques francs
assemblés par Cliarlemagne à Francfort rédigea une violente
diatribe contre la doctrine des images proclamée au Concile de
Nicée en 787. A la différence des Crées, les Occidentaux se refu-
saient à attribuer aux icônes une valeur surnaturelle. Ils trou-
vaient même (( insolent » d'établir un parallèle entre les images
des saints et leurs reliques. Les reliques, d'après les Livres Caro-
lins, sont véncirables parce qu'elles ont appartenu de quelque
manière aux corps des saints ([ui doivent ressusciter glorieuse-
ment un jour : les images au contraire, qui n'ont jamais vécu
et ne ressusciteront pas, qui sont exposées à l'incendie et à
toutes les injures du temps, ne sauraient être l'objet d'un culte
qui n'appartient qu'à Dieu (2).
L'innovation méridionale consista justement à unir de la
manière la plus étroite le culte des reliques à celui des images.
Il est même permis de se demander si cette idée ne vint pas du
parallèle établi ainsi dans les spéculations théologiques entre
les deux cultes, et dont les Livres Carolins nous ont conservé un
écho. Il est possible que cette pratique, malgré son apparence
populaire, soit le résultat des méditations compliquées d'un
clerc. Le culte des reliques, admis universellement, justifiait suf-
fi.samment la vénération réclamée pour ces statues et s'opposait
victorieusement au reproche d'idolâtrie.
C'est ce qu'il est facile de voir par le récit tout à fait savou-
reux que Bernard nous fait de son pèlerinage. Original i-e
d'Angers, mais élevé dans les écoles de Chartres sous la disci-
(i) Carlulaire de Sauxillauffes, édit. Uoniol, n° 485.
(2) Palrologie latine, 98, 1165.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 891
pline de Fulbert, il entendit parler des miracles de sainte Foy
et, en 1013, il résolut de partir pour le Rouergue avec l'écolàtre
Bernier, afin de constater lui-même la réalité des récits
merveilleux qu'on en faisait.
Ce fut à Aurillac que le culte des statues-reliquaires se
révéla aux voyageurs et leur première impression fut nettement
hostile. En voyant sur l'autel la statue d'or de saint Géraud,
Bernard ne put s'empêcher de dire à son compagnon : « Que te
semble, frère, de cette idole. î^ Ne conviendrait-elle pas bien à
Jupiter ou à Mars.^* » Ce culte lui paraît alors une superstition
toute païenne. « Ce n'est pas à tort, dit-il, que les sages y voient
un acte superstitieux; il semble qu'on ait conservé les rites par
lesquels on honorait autrefois, les dieux ou plutôt les démons. »
Trois jours après, les voyageurs arrivent à Conques elle pre-
mier spectacle qui s'offre à leurs yeux est celui de la crypte
étroite où s'entassait la foule prosternée devant la statue d'or.
« Sainte Foy, prie mentalement Bernard, toi, dont une partie du
corps est enfermée dans le présent simulacre, secours-moi au
jour du jugement, » et il se retourne en souriant vers Bernier.
Il n'est pas encore converti et regarde comme inepte de voir
tant d'êtres raisonnables adresser des supplications (c à un objet
sans parole et sans vie. » Sa prière prouve cependant que son
esprit fertile en ressources a déjà découvert le biais qui lui per-
mettra d'admettre le nouvel usage. Bernard et son compagnon
ne tardent pas en effet à revenir à d'autres sentimens : le récit
des miracles accomplis par la statue et ceux dont ils sont témoins
eux-mêmes suffisent à emporter leur conviction. Quand ils
reprennent le chemin de leur pays, Bernard, devenu un apolo-
giste du culte des statues, regrette amèrement les lazzi qu'il a
lancés à celle de sainte Foy, qu'il avait comparée avec irrévé-
rence « à un simulacre de Diane ou de Vénus. »
Ce témoignage curieux nous montre quelles traces, plus
importantes qu'on ne le suppose d'ordinaire, la querelle des
images avait laissées en Occident. Sans aller jusqu'à condamner
l'art religieux, la plupart des clercs réprouvaient la doctrine
transcendantale des images qui régnait chez les (irecs ; elles ne
devaient avoir, selon eux, que la valeur d'une commémoration
ou d'un enseignement. Agobard, archevêque de Lyon, avait écrit
en 825 un livre « contre la superstition de ceux qui croient qu'il
faut rendre hommage aux peintures et aux images des saints. »
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Si nous en croyons Bernard d'Angers, la crainte de tout ce qui
pouvait rappeler l'idolâtrie avait fait condamner en particulier
l'usage des statues. On pensait même que l'effigie en relief
devait être réservée exclusivement au Christ en croix. « Il parait
nuisible et absurde, dit Bernard, de modeler des statues de
plâtre, de bois ou de bronze, exception faite pour celle du
Seigneur crucifié. » Quant à des statues de saints, on ne saurait
les soufirir en « aucune manière. »
IV
Telle est dans toute sa rigueur la doctrine qui s'est formée
dans les pays du Nord pendant l'époque carolingienne, et qui
règne encore sans conteste au début du xi^ siècle. Les provinces
du Midi, au contraire, se sont déjà engagées dans une autre
voie : aux yeux de leurs théologiens le culte des reliques sert à
justifier celui des statues et, grâce à cette interprétation subtile,
les Méridionaux, poussés par une sorte d'instinct ethnique, ont
pu satisfaire leurs goûts et retrouver le secret de la statuaire. Les
textes et les monumens que l'on peut attribuer à cette époque
viennent d'ailleurs confirmer le témoignage de Bernard d'Angers.
Il est d'abord remarquable que les plus anciennes statues-
reliquaires, parvenues jusqu'à nous, appartiennent surtout aux
provinces du Massif central et du midi de la France. Les reliques
de la Vierge ayant été particulièrement recherchées, il est tout
naturel que les statuettes de Vierges soient les plus répandues.
Or la plupart proviennent de ces régions et elles ont entre elles
un air de parenté qui ne laisse aucun doute sur la commu-
nauté de leur origine. Bien que beaucoup de ces petits monu-
• mens datent du xii^ siècle et même parfois d'un âge plus récent,
elles n'en reproduisent .pas moins le type traditionnel de majesté
qui est celui de la statue d'or de sainte Foy.
Plusieurs de ces Vierges sont aujourd'hui dans des musées du
Nord : on en trouve de beaux spécimens au Louvre et au musée
de Cluny, mais leur provenance méridionale est incontestable.
L'une d'elles, originaire d'une église de Brioude, appartient
aujourd'hui au musée archéologique de Rouen. D'autres sont
restées dans les sanctuaires de leurs montagnes où elles sont
toujours l'objet d'un culte traditionnel; des foules de pèlerins
se pressent encore chaque année dans les Monts Dores autour
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 893
(les antiques effigies de Notre-Dame d'Orcival et Notre-Dame de
Vassivières. Le domaine de ces statues-reliquaires comprend
exactement les départemens actuels de l'Allier (1), de la
Creuse (2), de la Gorrèze (3), du Puy-de-Dôme (4), du Cantal (5),
de la Haute-Loire (6), de l'Aveyron (7), c'est-à-dire la région où
les avait découvertes Bernard d'Angers; elles se sont propagées
cependant vers le Sud, dans le Roussillon (8) et jusqu'en
Espagne (9).
La plupart ont des dimensions très modestes (0"',40 à 0'",70 de
hauteur); elles sont taillées dans le chêne ou le noyer, parfois
dans le même bloc que leur trône et que l'enfant assis sur leurs
genoux. Tantôt, comme la Vierge de Brioude, elles ont été cou-
vertes de peinture, sauf au visage et aux mains (et c'est là peut-
être l'explication de la couleur des fameuses vierges noires) ;
tantôt, au contraire, elles sont, comme la statue de sainte Foy,
revêtues de plaques de métal ornées de gemmes. Toutes sont
assises sur un trône carré, dont quatre colonnettes, élevées sur
un escabeau, supportent le siège; les bras et le dossier, qui
s'arrête aux épaules, sont en général garnis d'arcatures. Les
pieds bien écartés et posés à plat comme ceux de sainte Foy,
elles sont vêtues de la robe talaire dont les plis dessinent dans
le bas une série de godets symétriques ; par-dessus est jeté un
voile qui couvre la tête en laissant voir quelques cheveux par-
tagés sur le front en deux bandeaux ; ce voile vient former sous
!es bras de longues manches pendantes et retombe plus bas que
les genoux en formant des plis parallèles à ceux de la robe. Dans le
(1) -Aloulins. — Saint-Germain-des-Fossés. — Saint-Léon (N.-D. de Monté-
roux). — Vernouillet. — Gusset (restaurée). — Toulon-sur-Ailier (château de
Colombier). — Château de Montaigûet-Quirielle.
(2) Grandbourg (graniti. — Évaux. — Saint-Quentin.
(3) Beaulieu.
(4) Clermont (Notre-Dame du Port, d'un type différent; vierge du couvent de
la Providence; vierge du musée). — Chàteauneuf. — Marsat. — Mailhat 2 sta-
tuettes de N.-D de la Montgie). — Orcival. — Saint-Nectaire (N.-D. du Mont Cor-
nadore). — Saint-Rémy de Chargnat. — Heume-l'Église. — Grandrif. — Saint-
Gervazy. — Vertolaye. — Saint-Viclor-.Vlontvialleix.
(5) Bredons (au-dessus de Murât). — Molompize.
(6) Le Puy (Vierge Noire qui passait pour avoir été rapportée par saint Louis,
détruite en 1793). — Sainte-.Marie des Chazes. — Saugues. — Monistroi d'Allier.
— Sorlhac.
(7) Marcillac.
(8) N.-D. de Thuir. — Perpignan. — Serrabonne.
(9) N.-D. de Montserrat. — N.-D. de los Reyes. — Salamanque (N.-D. de la
Vega).
894 REVUE DES DEUX MONDES.
dos s'ouvre en général la porte de la petite armoire aux reliques.
La tête droite et les deux bras jetés en avant, elles soutien-
nent de leurs mains trop longues l'Enfant Jésus qui est assis
bien au milieu entre les deux genoux. C'est en vain que dans
ce Christ de majesté, couvert de draperies antiques, bénissant
les hommes d'une main et portant de l'autre le livre des Evan-
giles, on chercherait le moindre caractère enfantin. Il est trop
visible que la gravité et la rigidité même de cette attitude n'ont
rien à voir avec l'émotion touchante qu'éveillent les gestes ma-
ternels de certaines madones. Le type de la Vierge de majesté
est une conception enfantée par le cerveau d'un théologien.
Marie y est considérée, non comme la jeune mère qui veille sur
son enfant, mais comme le trône de Dieu, le siège de la sagesse
divine, expressions qui reviennent si souvent dans le langage
mystique de tous les temps. « Ses mains, dit saint Jean Damas-
cène dans une homélie, ses mains porteront l'Eternel, et ses
genoux seront un trône plus sublime que les chérubins (i). »
Il semble que la statue de la Vierge de majesté ne soit que la
réalisation concrète de cette figure.
Cette conception porte bien la marque de l'époque du grand
développement théologique qui suivit le Concile d'Éphèse oii fut
proclamée en 431 la maternité divine de Marie. C'est à partir du
V siècle en effet que le type de la Vierge de majesté devient
banal dans l'art chrétien. C'est celui des madones qui figurent
dans la scène de l'Adoration des Mages, ou entourées de dona-
teurs, comme sur une fresque du cimetière de Domitilla, sur le
bas-relief de la basilique de Damous-el-Karita à Carthage, sur
des briques estampées trouvées au même endroit, sur l'ambon
de Salonique au musée de Constantinople, sur plusieurs sarco-
phages romains, sur les mosaïques de Saint-Apollinaire le Neuf
de Ravenne ou de Parenzo en Istrie, sur la fresque de la basi-
lique du cimetière de Commodilla. Ces monumens s'échelon-
nent entre le iv'^ et le vi® siècle; on y trouve des formes variées
de sièges, depuis le fauteuil de vannerie à haut dossier jus-
qu'au trône impérial garni de riches coussins, avec des montans
tout constellés de pierreries. Mais ce qui est invariable, c'est
l'attitude rigide, rituelle pour ainsi dire, de la Mère et de
l'Enfant. Ce groupe de madones se distingue essentiellement
(1) Patrologie grecque, t. 96, 076
LES ORIGIiNES DE LA SCULPTURE nOMA^E. 895
des Vierges d'inspiration naturaliste que l'on rencontre dans l'art
chrétien dès les premiers siècles.
Les antiques imagiers qui taillèrent au x° siècle les pre-
mières statues-reliquaires de la Vierge ne peuvent donc être
considérés comme les créateurs du type qu'ils reproduisirent
ainsi. Mais ce qu'il y eut de vraiment nouveau dans leur œuvre,
ce fut l'interprétation dans l'espace d'un motif qui n'avait été
traité jusque-là qu'en bas-relief ou en peinture. C'est par là
■qu'ils firent preuve d'un véritable esprit d'invention : réagissant
d'instinct contre l'idéal décoratif importé d'Orient, ils retrou-
vèrent la statuaire et engagèrent ainsi le développement de l'art
religieux dans des voies nouvelles. Peut-être les modèles leur
furent-ils fournis par des étoiles précieuses. Des spécimens
•de tissus attribués à l'époque carolingienne sont couverts d'une
série ininterrompue de Vierges de majesté (1). Peut-être s'inspi-
rèrent-ils de quelque bas-relief ou de quelque ivoire. Quoi qu'il
■en soit, ils eurent le mérite de traduire à l'aide du modelage
un motif qu'ils ne pouvaient connaître que par un dessin li-
néaire et, quelque barbares que nous paraissent aujourd'hui ces
figures, dont le regard fixe et les draperies rigides éveillent tout
naturellement l'idée de statues bouddhiques, elles n'en furent
pas moins le point de départ d'une révolution artistique.
Par une coïncidence remarquable en effet, les plus anciens
spécimens de sculpture monumentale que l'on puisse dater
d'une manière certaine appartiennent au midi de la France. Il
suffit de rappeler des œuvres comme le linteau de Saint-Genis-
des-Fontaines (Roussillon), daté par une inscription de la vingt-
quatrième année du règne de Robert le Pieux (1021), et qui est
un essai barbare de grande composition, avec un Christ de ma-
jesté au milieu des apôtres; comme les statues d'apôtres adossées
aux piliers du cloitre de Moissac ou les plaques sculptées du
déambulatoire de Saint-Sernin de Toulouse, qui sont antérieures
à 1100. Le relief y est encore très faible, la science des propor-
tions et des draperies y parait enfantine, mais les rapports que
présentent ces œuvres avec les statues-reliquaires sont incontes-
tables.
Il est impossible, par exemple, de ne pas saisir l'air de pa-
renté qui relie les madones-reliquaires au Christ de majesté
(1) Dupont-Auberville, l'Ornement des tissus, Paris, 1817, p. 19.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
du déambulatoire de Saint-Sernin. C'est le même visage re'gu-
lier et sans expression : c'est la même simplification des plis qui
forment des lignes parallèles et peu accentue'es, comme si le
vêtement était collé au corps; c'est la même attitude et la même
expression d'hiératisme. De même il y a des ressemblances évi-
dentes entre les statues de saints adossées au portail de l'église
Saint-Just de Valcabrère (Haute-Garonne) et certains bustes-
reliquaires de bois, tels que le saint Baudime du trésor de Saint-
Nectaire (Puy-de-Dôme) ou le saint Chaffre de l'église du
Monastier (Haute-Loire). Avec leurs cheveux bouclés et ondulés
sur le front, par la fixité de leur regard, les statues de Valca-
brère ressemblent à des agrandissemens en pierre des bustes-
reliquaires de saints.
C'est à l'Auvergne qu'appartient aussi le moine-sculpteur de
la Chaise-Dieu, Guinamond, dont la réputation était telle qu'il
fut chargé en 1077 par le chapitre de Périgueux d'exécuter le
tombeau de saint Front. Enfin c'est à l'atelier toulousain que
l'on doit les premières manifestations d'une sculpture moins
barbare. Gilabert, qui sculpta deux des apôtres de l'ancienne
porte de Saint-Etienne de Toulouse et qui a transmis son nom
avec orgueil à la postérité, peut être regardé comme un des
créateurs du naturalisme. Tous ces faits montrent bien que ce
fut dans le midi de la France que la statuaire et la sculpture
monumentale reparurent tout d'abord.
L'examen des conditions dans lesquelles s'est développée la
sculpture dans les pays du Nord entre le viii^ et le xii" siècle
vient confirmer cette conclusion. Il serait certainement trop
absolu de soutenir que le relief y fut complètement abandonné
pendant cette période. Nous savons par Bernard d'Angers que
les crucifix en relief y étaient en usage. Il est même possible que
certains ateliers aient exécuté des statuettes de métal de petite
dimension, mais sans aucun caractère religieux. Tout le monde
connaît la curieuse statuette de bronze du musée Carnavalet
qui provient du trésor de la cathédrale de Metz et passe pour re-
}>résenter Charlemagne. Bien que l'on ait voulu en faire une
œuvre de la Renaissance, la ressemblance qu'elle présente avec
les effigies princières des miniatures carolingiennes ou avec la
fameuse mosaïque de Saint-Jean de Latran semble bien la
dater du ix^ siècle. Quelques fragmens du décor de la basilique
d'Aix-la-Chapelle, les mufles de lion qui décorent les portes de
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 897
la chapelle Palatine et la balustrade du triforium orne'e de croix
symétriques, analogues à celles du fauteuil de la statue de sainte
Foy, prouvent qu'il existait un atelier de fondeurs à la cour de
Gharlemagne.
Les traditions de cet atelier paraissent même s'être perpé-
tuées dans certains monastères saxons, comme le prouvent les
curieuses portes de bronze de la cathédrale d'Augsbourg ou la
colonne, imitée de la colonne Trajane, de Bernward, évêque
d'Hildesheim au xi® siècle. Il en fut de même de l'orfèvrerie en
relief. Sur un autel portatif, dont la table est faite d'une plaque
de verre antique, Egbert, archevêque de Trêves (977-993), fit
représenter en relief le pied de saint André, chaussé d'une san-
dale dont l'ornementation de gemmes présente les plus grands
rapports avec celle des chaussures de sainte Foy. Il est inutile
de rappeler aussi le magnifique autel de Bàle conservé au mu-
sée de Cluny et exécuté pour l'empereur Henri II (1002-1024).
A une autre extrémité de l'Europe, Salomon, roi des Bretons,
dans une lettre adressée en 869 au pape Hadrien II, lui
annonce l'envoi en offrande d'une statue d'or qui représentait le
Pape lui-même monté sur une mule et qui valait <( 200 sous
d'or (1). »
Il n'y a rien dans ces faits isolés qui soit comparable au dé-
veloppement de la statuaire religieuse du Midi. Les détails
abondans que l'on trouve dans les chroniques sur les trésors
des églises, l'ornementation des autels, la translation des re-
liques, ne laissent aucun doute à cet égard. Ils démontrent que
les populations du Nord sont restées fidèles à l'usage d'enfermer
les reliques dans des chasses. En 864 par exemple, le chef de
saint Riquier est transféré <( d'une châsse de bois dans une
châsse d'argent ornée d'or et de pierres précieuses, » et des
châsses du même genre ornaient les 30 autels des 4 églises de la
colonie monastique dont il était le patron (2).
De même dans les détails qu'Helgaud nous donne sur l'orne-
mentation offerte par Robert le Pieux à Saint-Aignan d'Orléans,
il n'est question que de châsses ou de tables d'autels ornées de
pierres précieuses. Le moine Théophile qui vivait au xi^ siècle a
écrit une véritable encyclopédie technique dans laquelle il
passe en revue tous les arts qui peuvent concourir à la décoration
(1) Dom Bouquet, H. F. VII, 59ô.
(2) Hariulph, Chronique de Saint-Riquier, éd. Lot, p. 120.
TOME X. — 1912. • t;7
898 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une église, la peinture, la verrerie, les arts du métal : il est
remarquable que la sculpture n'y soit même pas mentionnée.
Lorsque de saintes images étaient exposées au-dessus des
autels dédiés à la Vierge ou aux saints, elles consistaient tou-
jours en peintures ou en reliefs d'orfèvrerie. Tous les textes que
nous possédons permettent d'établir une distinction fondamen-
tale entre l'usage suivi au même moment dans les provinces du
Nord et celles du Midi. Ce fut sans doute sous un bas-relief ou
une peinture qu'Hincmar, archevêque de Reims (845-882), fit
inscrire un distique de sa composition en l'honneur de la
Vierge (1). De même le Christ de majesté entre saint Pierre et
saint Paul, placé, au début du xi® siècle, au-dessus du tombeau
de^saint Vanne, par l'abbé Richard, devait être une gravure au
trait ou une œuvre de métal repoussé (2).
Il est vrai que l'on trouve, dans certains sanctuaires du nord
de la France et de Belgique, des statues archaïques de Vierges
très vénérées qui ressemblent aux statues-reliquaires du Midi.
Mais lorsqu'on étudie les légendes qui sont le point de départ
de ce culte, on voit qu'elles ne remontent pas plus haut que le
XII® ou le xiii^ siècle, comme celle de Notre-Dame de Laval,
près de Montbrison, que l'on croit avoir été rapportée d'Orient
par saint Louis, ou celle de Notre-Dame de Liesse (arrondisse-
ment de Laon), venue aussi de Syrie en 1134. Quant à la célèbre
statue de Chartres, détruite en 1793, et qui passait pour avoir
été taillée par les druides dans un tronc d'arbre, il est évident
que sa légende même exclut l'hypothèse d'une statue-reliquaire,
bien que le type qui nous en a été conservé soit bien celui d'une
Vierge de majesté. Il Qst bon d'ailleurs de remarquer que l'éton-
nement témoigné par Bernard, écolier de Chartres, en 1013
devant les statues méridionales, rend l'existence de cette ma-
done au xi° siècle fort douteuse. Si elle eût été alors à Chartres
l'objet d'un culte, on ne s'expliquerait pas que Bernard n'eût
pas eu l'idée de la rapprocher- des œuvres analogues du Midi.
Bien plus, l'existence à Chartres de reliques insignes de la Vierge
et en particulier du fameux (( Voile » est certaine depuis la fin
du IX® siècle; or, jusqu'à la Révolution, ce voile fut toujours
conservé dans une châsse, et c'est devant cette châsse, et non
devant la statue qu'ont lieu les faits racontés dans les anciens
(1) Flodoard, Palrolotjie latine, t. 135, 144.
(2) Monumenta Germaniœ. Scriptores, VIII, 373-375.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 899
recueils de « Miracles de Notre-Dame do Chartres (1). » On peut
donc affirmer qu'aux environs de l'an mille, l'usage des statues-
reliquaires était entièrement inconnu dans le nord de la France.
En était-il de même de la sculpture monumentale .^^ En 1035,
Gérard, archevêque de Cambrai, tint à Arras un concile dirigé
contre une secte de manichéens qui attaquaient l'usage des
images dans les églises. Dans la profession de foi qu'il oppose à
ses adversaires, il est question des « linéamens de la peinture »
qui permettent aux illettrés de contempler le Christ et les
saints (2) : la sculpture n'est pas mentionnée et nous avons par
là une preuve certaine qu'elle ne tenait pas encore une place
très importante dans l'ornementation iconographique des églises.
Faut-il croire cependant, comme vient de le soutenir
M. Marignan (3), que son rôle ait été entièrement nul et que
même les chapiteaux historiés n'apparaissent pas dans les
églises (( avant le dernier tiers du xii'^ siècle .^ » Des faits nom-
breux, nous l'avons vu, démentent cette théorie pour le Midi.
Le Nord lui-même a connu, avant le xii° siècle, des rudimens de
sculpture monumentale. Flodoard cite l'inscription qui accom-
pagnait les effigies de Louis le Pieux et d'Etienne III au portail
de la cathédrale de Reims, sculpté sous l'épiscopat d'Ebbon
(816-827). La vérité est que la sculpture employée dans l'orne-
mentation des édifices du Nord, s'inspirait surtout de la for-
mule décorative. Des chapiteaux couverts de feuillage en méplat
ou d'ornemens géométriques, des têtes décoratives, des animaux
réels ou fantastiques, voilà ce qu'on devait voir surtout dans les
églises du Nord avant le xii^ siècle. Tel est par exemple le
caractère des chapiteaux si barbares qui furent sculptés par
Hunald entre 1016 et 1018 dans la crypte de Saint-Bénigne de
Dijon; les faces de leurs corbeilles sont ornées d'oiseaux à gros
bec, de têtes fantastiques, de torsades, d'entrelacs.
Un essai de décor iconographique apparaît même sur les
chapiteaux de Saint-Germain-des-Prés conservés au palais des
Thermes, où l'on peut voir un Christ de majesté entouré
d'anges. Toutes ces figures d'un style très barbare montrent
que la sculpture monumentale n'était pas inconnue dans le
(1) Thomas, les Miracles de N.-D. de Chartres. (Biblioth. École des Chartes,
1881, 509).
(2) Patrologie latine, t. 142, ch. xiii-xiv.
(3) Les Méthodes dupasse dans l'Archéologie^ Paris, 1911, p. 58 et "7.
900 REVUE DES DEUX MONDES,
Nord dès le début du xi^ siècle, mais elle y était restée engagée
dans les voies de l'art décoratif venu d'Orient à la fin de l'anti-
quité. Les sculpteurs septentrionaux n'eurent véritablement la
notion du relief que lorsqu'ils eurent été initiés à leur tour
aux méthodes de la statuaire méridionale.
Dès le milieu du xi*^ siècle les rapports de tout genre qui
s'établirent entre le Nord et le Midi rendirent cette pénétration
possible. Les pèlerinages tels que ceux de Bernard d'Angers,
qui fit trois fois le voyage de Conques et vint aussi à Notre-
Dame du Puy, eurent sans doute sur ce mouvement une
influence décisive. L'écolier de Chartres nous raconte lui-même
les efforts qu'il fit à son retour dans le Nord pour répandre
autour de lui le culte de sainte Foy. Il n'est pas interdit de
supposer que l'usage des statues-reliquaires pénétra dans le
Nord par cette voie, et il ne faut pas s'étonner de l'y trouver
implanté dès la fin du xi® siècle. C'est évidemment au cou
d'une statue de la Vierge que la comtesse Godiva de Malmes-
bury suspend le collier de pierres précieuses dont parle son
chroniqueur (1). Une Vierge de majesté en bois peint, du début
du xn*' siècle, est conservée à Gassicourt (Seine-et-Oise). Des
statues du même genre et de la même époque existent à Foy et
à Scherpenheuvel en Belgique, à Maria-Zell en Allemagne. La
fameuse madone de la crypte chartraine, reproduite sur le
tympan Sud du Portail Royal, parait avoir été aussi créée au
même moment. Grâce aux colonies de Cisterciens, ces statues
pénétrèrent jusque dans les pays Scandinaves. On a pu en voir
à l'exposition d'art religieux tenue à Strangnâs (Suède) en 1910
un certain nombre d'exemplaires (2). Enfin, cette représentation
de la Madone fut accueillie dans le Nord avec une telle faveur,
qu'elle servit parfois à orner les chapiteaux et devint un motif
courant sur les tympans des portails.
En même temps que l'usage des statues-reliquaires la
sculpture monumentale pénétrait dans les principales écoles
provinciales du Nord ; au Midi elle franchissait les Alpes et les
Pyrénées et par delà la Méditerranée on retrouve ses œuvres
dans les monumens élevés par les croisés en Syrie et dans l'ile de
Chypre. A la fin du xii® siècle, l'évolution était terminée. Tandis
que l'ancienne formule décorative allait continuera régner dans
(1) Guill. de Malmesbury, Rolls Séries, t. 52, p. 311.
(2) Revue de l'Art chrélien, 1911, p. 293.
LES ORIGINES DE LA SCULPTURE ROMANE. 901
l'art byzantin et dans l'artarabe, l'Occident était conquis pour tou-
jours à la statuaire. C'est l'ëpoque où les provinces du Nord pren-
nent à leur tour la direction du mouvement artistique : c'est alors
que le frère Martin sculpte l'admirable tombeau de saint Lazare
d'Autun et que « le maître des deux Madones » embellit le
portail royal de Chartres et le portail Sainte-Anne de Paris. Au
même moment, la statuaire prend une place prépondérante dans
l'ornementation des églises et produit les ensembles des grands
portails de Chartres, Saint-Denis, Sentis, Bourges, etc. Sans
doute son épanouissement, si magnifique qu'il fût, laissa
subsister tout d'abord les anciens procédés de sculpture déco-
rative. L'art roman continue à user en plein xii^ siècle de la
sculpture à jour, de la sculpture-broderie, de la sculpture
champlevée ; il reste longtemps fidèle aux motifs stylisés,
feuillages et animaux irréels, qu'il devait à l'art oriental. Mais,
avec ces élémens qui représentent le passé, coexiste désormais
un élément nouveau qui est la sculpture dans l'espace. Pour
la première fois depuis la fin de l'antiquité on recommence à
décorer les édifices avec des statues, et, pour assurer à cet art
un avenir illimité, il ne restait plus qu'un pas à faire: en aban-
donnant la copie des œuvres du passé pour le modèle vivant,
en remplaçant les draperies irréelles par la reproduction exacte
du costume de leurs contemporains, les maîtres gothiques enga-
gèrent l'art dans les voies du naturalisme d'où il était sorti
depuis huit cents ans.
Les destins de la sculpture occidentale étaient ainsi fixés,
mais il ne faut pas oublier les débuts modestes qui rendirent
possible sa brillante évolution. L'histoire doit rendre justice à
ces moines obscurs des montagnes d'Auvergne et du Rouergue
qui, désireux de propager le culte de leurs reliques, réinven-
tèrent avec l'audace de la jeunesse le procédé du modelage dans
l'espace. Ce n'est pas trop de dire que leurs œuvres, d'une
saveur toute barbare, se présentent au début de l'histoire de
notre sculpture comme les statues taillées dans des troncs
d'arbre, comme les (( xoana » à l'aurore des temps helléniques.
Louis Bréhier.
LA FALSIFICATION DES AllMENS
DE
PREMIERE NECESSITE
(1)
Voilà un sujet très ancien et pourtant toujours actuel; très
complexe en apparence, et cependant assez simple au fond;
e'puisé et toutefois encore original et nouveau. C'est ce que nous
tâctierons de faire ressortir dans le présent travail dont les élé-
mens ont été empruntés au fonds inépuisable du double recueil
dont le nom suit le titre et dans lequel la question est périodi-
quement approfondie au point de vue scientifique {Annales) et
légal {Bulletin). Mais, simple vulgarisateur, sans faire œuvre
de technicien ni de légiste, nous n'examinerons les questions
qu'autant que nous les jugerons intéressantes à exposer. Dieu
merci! même après cette sévère restriction, le champ à explorer
restera encore assez vaste.
Prévenons d'abord le lecteur que nous n'imiterons point la
minutie des auteurs compétens qui distinguent la fraude, four-
berie étrangère au produit, question (( surtout » commerciale,
tenant surtout h l'apposition d'une étiquette mensongère, de la
« falsification, » laquelle constitue une tromperie sur le produit
lui-même par incorporation de matières étrangères. A dire vrai,
cette seconde face du sujet rentre mieux dans notre plan.
(1) Annales des falsifications. — Bulletin international de la répression des
fraudes alimentaires. — Passim.
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITE. 1)03
1
Fraude ou falsification, pour que la pratique déloyale soit
constatée, il faut ou que le plaignant lésé apporte l'échantillon
suspect, pour l'examen, à un laboratoire agréé, ou que des au-
torités compétentes procèdent chez qui de droit à des saisies
ou inspections. M. Gurtel, directeur de la station œnologique et
agronomique de Dijon, nous apprend que la première descente
de ce genre, narrée par Suétone, eut lieu sous l'empereur
Claude, dans les établissemens de Rome nommés ca/da, rn])-
pelant exactement nos cafés actuels, car il n'y a rien de nou-
veau sous le soleil. On y consommait du vin chaud, sans
doute épicé, que les « mastroquets » du premier siècle avaient
peu à peu remplacé par de l'eau tiède aromatisée. Les consom-
mateurs se plaignirent, mais il est douteux que cet affadisse-
ment plus hygiénique qu'honnête ait définitivement cessé pour
cela.
Le moyen âge pratiquait beaucoup la réglementation, et des
inspecteurs, sinon chimistes, du moins bons dégustateurs et
excellens techniciens, examinaient sévèrement les denrées et
surtout les boissons offertes au public. Si on épluche avec mi-
nutie, sans parti pris, ces antiques statuts, on les trouve pleins de
sagesse. Quant aux temps modernes, ils ne le cèdent en rien à
la période précédente, car sous la Régence on no crée pas moins
de 200 offices d'inspecteurs des marchés à Paris. A ce sujet,
certains historiens superficiels ne manqueront pas de gémir
sur cette profusion de places médiocrement utiles. Soit! mais
le fonctionnarisme d'aujourd'hui.»^...
Jouisseat à l'heure actuelle du droit de prélèvement les
commissaires de police, les agens spéciaux tant départemen-
taux que municipaux, les employés assermentés des syndicats,
les commissaires spéciaux et enfin les vétérinaires. Ces saisies,
d'après la loi en vigueur qui a élargi sensiblement les anciens
usages, peuvent s'opérer non seulement aux étalages des maga-
sins, non seulement dans les recoins les plus reculés des
arrière-boutiques ou des dépôts, mais, s'il s'agit de vins, dans les
chais du propriétaire non négociant, pourvu cependant qu'on
s'attaque à des produits destinés à être mis en vente.
En pareil cas, le propriétaire, le négociant, le débitant
904 REVUE DES DEUX MONDES.
enfin n'ont qu'à s'incliner. Un cas assez curieux se présente
toutefois. Supposons qu'un garçon laitier, qui ne se sent pas
la conscience nette, voie déboucher devant lui, à Paris par
exemple, un des deux mille inspecteurs chargés de glaner les
échantillons suspects. Il avait jadis une ressource suprême :
celle de faire un beau geste, à la fois heureux et maladroit, et
d'envoyer son lait trop mouillé se précipiter en blanche cascade
dans le ruisseau. Du moment qu'il n'y avait ni violence, ni
outrage aux agens, la loi du l^"' août 4903 ne prévoyait pas de
pénalité. Mais un jugement du tribunal de la Seine est inter-
venu qui a déclaré illicite le fait d'avoir empêché le prélèvement
d'un échantillon par les agens compétens.
Cet échantillon, bien entendu, doit être recueilli en qua-
druple exemplaire, numéroté et cacheté. De ces quatre exem-
plaires, un seul, désigné simplement par son numéro d'ordre,
est analysé immédiatement; les trois autres sont mis en réserve
pour le cas seulement où cet examen préliminaire ferait classer
la denrée comme suspecte.
Une précaution essentielle veut que les agens se procurent,
en sus de la marchandise incriminée, un ou plusieurs échan-
tillons de comparaison purs, authentiques et de même prove-
nance. Il est clair que, sans cette précaution, l'on serait amené
à des conclusions bizarres. Quoique n'ayant pas quitté encore
les généralités, prenons un exemple : un bon vin blanc sec du
Bas-Languedoc, bien que coupé d'un quart d'eau, restera
encore plus généreux en apparence qu'un petit chablis des plus
loyaux. Cependant, dans le premier échantillon, la fraude éclate
aux yeux. La règle moderne, en fait de sophistication ou de
dol, est de ne rapprocher que ce qui est de même ordre,
comme en mathématiques on ne compare entre elles que des
grandeurs de nature semblable.
Les laboratoires qui procèdent aux analyses des 70 000 échan-
tillons présentés annuellement sont au nombre de quarante
répartis sur toute la France. Mentionnons d'abord le labora-
toire central de la rue de Bourgogne, à Paris, puis les labora-
toires u municipaux » d'Amiens, Brest, Glermont, Grenoble, le
Havre, Lézignan (Aude), Lille, Nice, Nimes, Reims, Rennes,
Rodez, Rouen, Saint-Étienne, Saintes, Toulon et Toulouse. Les
mêmes services sont rendus par des établissemens qualifiés de
(( départementaux » à Marseille et à Poitiers, par le laboratoire
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NECESSITE. 905
« départemental d'agriculture » à Tours, par les stations agro-
nomiques » qui fonctionnent à Arras, Auxerre, Besançon, Blois,
Chartres, Nancy, Nantes. Chàteauroux compte à la fois comme
station agronomique et laboratoire municipal. Travaillent en-
core à la même œuvre 1' (( Institut pomologique » de Gaen, les
« stations œnologiques » de Bordeaux, Beaune, Montpellier,
r (( Institut oenologique » de Bourgogne à Dijon. Les titres
varient beaucoup, comme l'on voit, et nous n'en avons pas
fini, car les laboratoires douaniers qui se rattachent au minis-
tère des Finances : Port-Vendres à l'Est des Pyre'nées,Bayonne à
l'Ouest, s'occupent aussi de la répression des fraudes alimen-
taires. De chacun de ces laboratoires dépend un ressort territo-
rial avec des anomalies assez curieuses. Pourquoi choisir Lézi-
gnan, simple chef-lieu de canton de cinq ou six mille âmes plutôt
que Narbonne ou Carcassonne.^ Orléans est sacrifié à Auxerre,
Bourges à Chàteauroux, Saintes ne fonctionne pas sur toute la
Charente-Inférieure, mais La Rochelle se rattache à Bordeaux
qui, avec Dijon et Toulouse, jouit d'un ressort très étendu.
Qu'on ne s'attende pas à nous voir procéder ici à une fasti-
dieuse énumération de personnel; nous ne discuterons pas non
plus pour savoir s'il est trop ou pas assez nombreux, bien ou
mal payé. En tout cas, il n'est pas exclusivement masculin, car,
à Paris du moins, il compte quelques dames dactylographes et
à Grenoble, il y a peu d'années de cela, une jeune personne
prêtait son concours aux analyses.
Quelles études préliminaires doit entreprendre le futur
attaché à un laboratoire de répression de fraudes, car les con-
naissances, non seulement utiles, mais indispensables, sont
aussi variées que profondes ? Avant tout s'impose la chimie
dans toutes ses branches : chimie minérale et organique,
chimie biologique surtout, et non seulement la théorie est néces-
saire, mais aussi la pratique, correcte, élégante, rapide de la
manipulation s'impose absolument. On n'acquiert de sérieuses
connaissances en chimie biologique et l'on ne peut manier avec
fruit un microscope que si l'on est bon naturaliste. D'autre
part, la chimie analytique, ne pouvant se passer du concours de
la physique, pour approfondir celle-ci, certaines études mathé-
matiques s'imposent en toute rigueur. Voilà déjà bien des études
en perspective, et ce n'est pas tout; les produits alimentaires
sont assez généralement des produits agricoles de la région, et
90G REVUE DES DEUX MONDES.
notre expert ne saurait trop se familiariser avec les cultures, le
mode d'élevage du territoire qui l'environne; à Caen, il doit
être cidrier, à Montpellier viticulteur, à Lille brasseur. Tradi-
tions du commerce local, questions économiques, législatives,
il doit tout savoir, et encore la possession des connaissances que
nous venons d'énumérer ne tirerait pas d'affaire un érudit ou
un praticien qui ignorerait les élémens du droit et qui ne sau-
rait pas rédiger un rapport avec ordre et clarté.
Des Facultés des Sciences peuvent sans doute sortir de bons
sujets, mais les mieux préparés seront les anciens étudians en
médecine ou pharmacie ou les diplômés de l'Institut agrono-
mique qui auront complété leurs études par un stage dans les
Facultés des Sciences. N'oublions pas les écoles vétérinaires
qui peuvent fournir d'utiles spécialistes, ce qui nous amène à
dire qu'il y a plus d'avantages que de sérieux inconvéniens à
ce que l'expert se cantonne ultérieurement dans les études de
son choix.
Nous risquerions fort d'ennuyer nos lecteurs en exposant
tout au long l'histoire du concours tenu en 1911, à Paris au
ministère de l'Agriculture, pour l'emploi de chef agréé au labo-
ratoire municipal de Grenoble. Ne retenons que les épreuves
pratiques qui suivaient la discussion préalable des titres, et
diverses épreuves écrites éliminatoires. On offrait aux candidats
en vue de l'examen au microscope un échantillon de moutarde,
intelligemment fraudé, quoique sans excès, avec de la farine de
riz, du maïs et un peu de curcuma. Puis on présentait un vin
rouge aseptisé avec des fluorures et des borates ; il s'agissait
non seulement de déceler la présence de ces dangereuses
matières, mais d'analyser la coloration du liquide ; or celle-ci
se trouvant naturelle, la question constituait une « colle (1). »
Pour finir, les concurrens devaient procéder à l'analyse assez
approfondie d'un échantillon de vin rouge.
Avant sa réorganisation qu'avait précédée une fermeture pro-
visoire, Grenoble avait subi une épreuve assez intéressante et
dont l'exposé mérite d'être résumé ici. Il s'agissait d'un cho-
colat fabriqué à Lyon au sujet duquel le laboratoire municipal
de Grenoble avait émis, il y a peu d'années, un avis carrément
défavorable. Les usiniers se jugeant lésés assignèrent le drrec-
(1) Mentionnons seulement une épreuve qui s'écarte du cadre de cet article :
l'examen d'une teinture pour cheveux.
LA FALSIF1CAT10\ DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITE. 907
leur du laboratoire et, ne respectant même pas le sexe, s'en pri-
rent aussi à l'attachée M'^® B...; ils demandaient 20 000 francs
de dommages-intérêts sous prétexte qu'avait été commise une
faute lourde entraînant la responsabilité des agens. Le préfet
de l'Isère formule alors un déclinatoire d'incompétence que le
tribunal de Grenoble accueille favorablement; B..., l'industriel,
a beau faire appel, le tribunal des conflits décide l'année sui-
vante que l'affaire en question ne concerne pas l'autorité judi-
ciaire, qu'il s'agit d'un service public et administratif fonction-
nant à l'aide d'un personnel régulièrement nommé. Il est
évident que, sans cette interprétation, bien des tentatives de
répression de fraudes seraient étouff'ées dès l'origine.
Si, en France, au sentiment des fraudeurs, les laboratoires
d'analyse nuisent en diffamant, il n'en est pas de même dans
les Pays-Bas. A Amsterdam on recourt au moyen inverse ; on
publie dans les journaux les résultats d'analyse des denrées
alimentaires avec le nom et l'adresse du débitant, ce qui consti-
tue assurément la meilleure des réclames. On usait, parait-il,
au moyen âge, en Brabant, d'un procédé plus cruel et plus
radical ; la guerre contre la fraude était si acharnée que les
mouilleurs de vins trop éhontés se voyaient trancher le doigt,
tout simplement.
II
Les eaux minérales ne servent pas exclusivement aux ma-
lades, car les gens bien portans en consomment des quantités
toujours croissantes. Il existe à leur sujet une réglementation
très sévère, très ancienne et assez compliquée.
C'est l'Académie de Médecine, succédant à la Société royale
de médecine de l'ancien régime, qui après analyse, examen et
rapport favorable, décide si une eau récemment découverte peut
être distribuée ou interdite. Jadis c'était le gouverneur de la
province qui servait d'intermédiaire auprès de la Société
royale ; à présent, c'est le préfet qui transmet la demande à
l'Académie. Ce n'est que sous Louis XVIII qu'on a visé dans la
législation les eaux factices ou artificielles telles que les eaux
gazeuses : ce sont les seules dont nous ayons à parler. Suivant
les techniciens compétens, la surveillance laisse encore à
désirer: le public, se voyant présenter un liquide limpide dans
908 REVUE DES DEUX MONDES.
une bouteille soigneusement bouchée et garnie d'une capsule,
s'imagine de bon cœur que le contenu est sanitairement irré-
prochable. Or le contraire est souvent la vérité, et l'absence de
règlement strict à ce sujet est d'autant plus singulière que la
plus infime des agglomérations rurales ne peut consommer une
eau de source que si elle est reconnue parfaitement salubre.
Mais comment distinguer nettement une eau de table d'une
eau médicamenteuse .^* On trouve fort peu de principes minéraux
dans les eaux d'Evian, Saint-Galmier, Couzan, Vittel, Aleth ou
Vais. Les considérera-t-on comme boissons justiciables en règle
stricte du Conseil supérieur d'hygiène ou comme des remèdes
dont l'usage concerne l'Académie de médecine ?
Parlons d'abus récens fort graves et, ce qui est singulier,
commis dans des restaurans parisiens de tout premier ordre et
fort chers. Lorsque des cliens plus ou moins dyspeptiques (et
peut-être aussi un peu naïfs et timides) demandaient une bou-
teille d'Evian, de Vittel, de Badoit, le sommelier leur présentait
de l'eau du robinet dans une bouteille débouchée d'avance, por-
tant, il est vrai, l'étiquette de la Société ; d'autres fois, on déco-
rait de la vulgaire eau de puits d'un nom pompeux de fantaisie,
ainsi « La Désirée, eau de table digestive, apéritive, rafraichis-
sante. » Vendre de l'eau plus ou moins suspecte à 0 fr. 75 ou
1 franc le litre : l'opération, comme on voit, était fructueuse. Mais
tout finit par se dévoiler; et sont intervenues constatation
d'huissier, saisies, analyses et finalement condamnations assez
sévères frappant les chefs d'établissement et aussi le personnel
qui tantôt n'en ignorait, tantôt trompait pour son propre
compte. Les Chambres syndicales ou les Sociétés civiles conces-
sionnaires des eaux ont sollicité et obtenu des dommages et
intérêts, et, pour les patrons et employés, la loi de sursis n'a pas
toujours fonctionné.
De ce que la fraude s'exerce ainsi au détail, il n'en résulte
pas qu'elle chôme en gros. Le tribunal de la Seine (son inter-
vention était tout indiquée, vu la matière première employée)
a condamné des drogueries ou soi-disant dépôts d'eaux miné-
rales qui livraient sans vergogne des centaines d'hectolitres
d'un liquide quelconque emmagasiné dans des bouteilles
parfaitement imitées ainsi que les étiquettes, capsules, bou-
chons. Dans un certain cas, on a pu calculer le volume intégral
de l'eau ainsi déguisée, au moyen du compteur de la canali-
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITÉ. 909
sation et estimer la proportion de l'acide carbonique liquide
qui servait à gazéifier les prétendues eaux de Vichy ou d'Evian.
III
Après l'eau elle-même qui n'est pas à l'abri de la falsification
parce que, il faut bien le dire, les Compagnies concessionnaires
des sources minérales débitent leurs produits authentiques à
des prix assez forts; après l'eau, vient le lait, premier liquide
indispensable à l'alimentation de l'enfant, puis de l'adulte, le
lait dont les dérivés forment en outre la base de notre cuisine
et l'adjuvant le plus important de nos desserts.
D'abord, qu'est-ce que le lait.^^ Commentons la définition
qu'en a donnée le Congrès de Genève en 1909: « Le lait
normal est le produit intégral de la traite totale d'une vache
bien portante et bien nourrie non surmenée, produit recueilli
proprement et ne contenant pas de colostrum. »
Le produit intégral parce que le lait du soir est plus riche
que celui du matin.
La traite totale parce que le début de la traite ne fournit
pas le meilleur lait.
Il va de soi que la vache ne doit pas être malade et que si
on la fait tirer sur le joug, la qualité de son lait déchoit.
Le bon sens dit que la bète ne peut fournir à la fois du tra-
vail externe pour la charrue ou la charrette et du labeur
interne pour sécréter du lait. Il faut choisir. Les anciens, et
encore de nos jours les Chinois, ont opté pour la production
d'énergie; aussi le lait de vache ne jouait chez les Grecs et les
Latins- et ne remplit aujourd'hui en Extrême-Orient qu'un rôle
secondaire.
Le colostrum est le lait d'une vache qui vient de vêler. Pour
diverses raisons physiologiques, il n'est pas salubre, et il fai>t
attendre une semaine après le part pour traire du lait mar-
chand.
Enfin si le lait tout chaud au sortir des mamelles découle
dans un récipient souillé de germes et demeure au contact des
poussières de l'air, comme il constitue un parfait bouillon de
culture, il se contaminera dans des conditions remarquables de
facilité.
Comme pratique assez dangereuse et frisant la supercherie,
910 REVUE DES DEUX MONDES.
quoiqu'elle ne paraisse pas absolument blâmable de prime abord,
nous mentionnerons la « polylactie )> ou <( mouillage au ventre. »
Est-ce qu'un laitier commet un délit lorsqu'il suralimente ses
bêtes en matières aqueuses susceptibles de forcer le volume
brut de la marchandise au détriment de ses qualités alimen-
taires.^ Diverses autorités concluent pour la négative. Ne permet-
on pas à un vigneron du Midi de submerger sa terre et de
la gorger d'engrais variés pour faire produire des flots de vin
faible, quoique loyal .î^ Le tribunal de la Seine n'a pas admis cet
argument et il a bien fait, mais nous connaissons un jugement
plus intéressant encore du tribunal d'Avignon, fondé sur les
expertises de M. le professeur Porcher, de l'Ecole vétérinaire
de Lyon.
Les experts du laboratoire de Marseille avaient déclaré un
certain lait mouillé à 8 p. 100, tandis que l'inculpé, un Italien,
soutenait avoir simplement livré le produit tel qu'il sortait
du pis de ses vaches. Alors intervinrent les expériences du
professeur susnommé qui prouva sans peine qu'une bête
suralimentée en « drèches » et copieusement abreuvée pouvait
et devait fournir des torrens de lait sans pouvoir nutritif.
Admettant cette thèse, le tribunal condamna l'ultramontain
à 100 francs d'amende et aux dépens. Mais les juges d'Avignon,
en gens lettrés, ne manquèrent pas de le qualifier de compa-
triote de Virgile, tout en convenant que probablement jamais
il n'avait lu, depuis les 25 ans qu'il fournissait du lait aux com-
tadins, les vers célèbres :
Ipse manu salsasque ferat pviBSepibus herbas,
Hinc et amant fluvios. magis et magis ubcra tendant.
Nous sommes en Italie et il s'agit de brebis ; ajoutons alors
qu'une autre fraude, à peu près inverse, s'y pratique, sans qu'il y
ait chance de la voir s'étendre dans le midi de notre F'rance.
On débite chez nos voisins du Sud-Est, comme lait de vache
pur, du lait de vache coupé de lait de brebis, non parce que
celui-ci est meilleur marché, mais parce qu'étant beaucoup plus
gras que celui-là il facilite mieux un mouillage modéré.
Revenons à une curieuse conséquence de l'alimentation des
vaches. Il y a peu d'années, des employées aux hospices
d'Amiens constatèrent qu'après cuisson, le lait qu'on leur
livrait prenait une bizarre teinte rouge. Elles s'adressèrent
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NECESSITE. 91 !•
aux chimistes du laboratoire municipal qui crurent tout d'abord
à la présence, soit de sels de manganèse, soit de microbes
chromogènes. Evaporé, puis desséché, enfin incinéré, le lait
mystérieux abandonnait un fort dépôt de cendres riches en
fer. Ce détail fut un trait de lumière ; on le rapprocha du
double fait que la cuisson avait lieu dans des vases en fer
et qu'elle aurait dû détruire les microbes. Pour confirmer
l'hypothèse, on ajouta simplement au lait cru quelques gouttes
d'un sel à base de fer comme le perchlorure médicinal, et l'on
aperçut la teinte rouge. Or tous les chimistes savent que cette
nuance en pareil cas implique la présence des sulfocyanures.
Ce principe abonde dans la graine de moutarde, et les vaches
avaient été nourries, non de tourteaux de moutarde, mais de
tourteaux de lin falsifiés par des résidus de moutarde au détri-
ment de leur santé et de la qualité du lait. On ne se borna pas
à rédiger une curieuse note pour les Mémoires de V Académie
des Sciences, mais on changea la nourriture des bêtes et la
coloration disparut.
Le voleur, fournisseur de ce lait étrange, aurait pu objecter
qu'en l'espèce il était le volé, si l'agent verbalisateur chargé, dès
le début, de pratiquer les prélèvemens officiels, n'avait fait
une première constatation intéressante : les bidons étiquetés
pour 110 litres ne contenaient qu'un hectolitre et, outre cela, le
lait au sulfocyanure renfermait 25 p. 100 d'eau. Un mouillage
honnête, comme l'on voit! et le nourrisseur picard enfonçait
de beaucoup en rouerie le modeste laitier d'Avignon. Aussi les
juges, avec raison, se sont-ils montrés sévères : trois mille
francs d'amende, affichage du jugement avec publicité et enfin
rupture du contrat de fourniture.
Physiquement, le lait est à la fois une solution et une émul-
sion : une solution de caséine, matière azotée, et de galactose
ou sucre de lait; une émulsion, c'est-à-dire que le liquide con-
tient un nombre infini de globules gras, flottant intérieurement,
qui peuvent bien se diviser, mais non s'incorporer à fond dans
l'ensemble.
Heureusement pour la fabrication du beurre, heureusement
aussi pour les fraudeurs, malheureusement pour les consom-
mateurs, lorsque le lait est livré au repos dans un endroit frais,
ces globules s'agglomèrent et, triomphant par leur réunion de
la résistance du liquide, remontent à la surface, à raison de
912 REVUE DES DEUX MONDES.
leur légèreté en formant la crème (1). C'est une tentation bien
grande pour le laitier ou le débitant que de prélever la crème,
c'est-à-dire, le meilleur, de la vendre à part, et de fournir le
lait écrémé comme lait pur, au prix de celui-ci. D'autres opè-
rent de même, mais, moins déloyaux, ils vendent la marchan-
dise sous la qualification de « lait écrémé. »
Quelques esprits paradoxaux n'ont pas manqué de dire
qu'un corps gras est toujours plus ou moins indigeste, que le
lait écrémé l'emporte en salubrité à certains égards sur le lait
pur, qu'après tout il est permis de vendre une marchandise
pour ce qu'elle est à vil prix, pour l'avantage des pauvres gens.
Or, ces théories plus ou moins saugrenues, si elles choquent le
bon sens, sont contraires à l'esprit de la loi de 1905 sur les
fraudes, contraires aussi à la jurisprudence de la Cour de cassa-
tion. Un préfet même qui autoriserait sous son vrai nom la
vente publique de « lait écrémé » verrait son arrêté cassé par le
Conseil d'Etat.
En vérité, le fraudeur agit avec moins de franchise et plus
d'habileté. Il ne cherche nullement à obtenir un lait de trop
bonne qualité pour l'alTaiblir ensuite; la quantité lui suffit, si
elle se concilie avec une richesse en corps gras juste passable
et permettant de côtoyer la falsification sans la pratiquer trop
brutalement; si, d'autre part, il récolte malgré lui une certaine
proportion de lait trop riche, il aura recours soit à un coupage
avec un liquide pauvre dont il ne manquera jamais, soit à un
écrémage partiel et modéré, soit enfin à un mouillage discret et
il vendra sa marchandise comme lait pur.
Ecrémage et mouillage! En somme, toutes les fraudes sur le
lait se réduisent aces deux procédés, combinés en général. Peut-
on les découvrir scientifiquement.*^ Avant de discuter ce sujet
qui n'est pas peu complexe, nous allons voir comment dans le
nord de la France on procède pour fournir aux Parisiens leur
ration de lait quotidienne et indispensable. M. Bonjean, chef
de laboratoire du Conseil supérieur d'hygiène publique, nous
servira de guide.
Il nous conduira d'abord le soir dans un vaste entrepôt en
rase campagne où reposent des centaines et des centaines de
bidons d'une vingtaine de litres chacun. On les rince avec de
(1) C'est pour cela que l'agent (jui prélève un échantillon ne le puise dans le
récipient de lait qu'après avoir retourné le vase pour homogénéiser l'ensemble.
LA FALSIFIGATIOX DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITE. 913
l'eau ordinaire, puis on les stérilise avec de l'eau contenant
quelques gouttes d'eau oxygénée commerciale, et le liquide désin-
fectant passe ainsi de bidon en bidon. On s'est préoccupé de ce
rinçage à l'eau oxygénée diluée et on s'est demandé si ce réac-
tif, renfermant quelquefois des traces d'acide chlorhydrique ou
sulfurique, ne risque pas de souiller plus tard le lait introduit
dans le récipient. Mais le Conseil supérieur d'hygiène a estimé
avec raison que les très faibles proportions du réactif ou de ses
impuretés susceptibles de passer dans le lait ne présentaient
aucun inconvénient sérieux. A partir de quatre heures du ma-
tin, les bidons, bien propres et égouttés, sont emportés par des
carrioles qui les emmènent vides dans les fermes et les rappor-
tent pleins. A mesure qu'ils arrivent dans une ferme, les bidons
recueillent le lait trait la veille au soir aussi bien que celui qui,
tout chaud, a été récemment exprimé du pis ; le premier, au
moins dans les petits exploitations, a passé la nuit dans des
vases plus ou moins nets, plus ou moins bien bouchés et ren-
ferme quelquefois un nombre formidable de germes; dans les
grands vacheries, on le conserve dans des bidons nettoyés et
obturés qu'on livre avec leur contenu en échange du récipient
vide, et les conditions sont meilleures, comme toujours pour
le lait du matin, qui n'a pas le temps de se contaminer.
Vers huit heures et demie, à l'heure où beaucoup de futurs
consommateurs sont à peine levés, le «■ ramassage » est fini et
le dépôt concentre tout le lait des environs : mettons un millier
de litres. On décharge les bidons et l'on goûte leur contenu, éli-
minant ceux dont la saveur laisse à désirer. Alors intervient un
filtrage rudimentaire sur un tamis de toile de coton qui élimine
les poils, les brins de paille, etc.
Rassurons maintenant les gens timorés : c'est le moment de
la pasteurisation à 70°; après quoi, le lait est refroidi (( avec de
l'eau » de puits fraîche, par contact bien entendu, et expédié sur
Paris dans des bidons propres, ordinairement nettoyés avec de
l'eau oxygénée et souvent réfrigérés. Tel est du moins le règle-
ment d'hiver, car, en été, on procède à un second ramassage
dans l'après-midi et à un second traitement le soir.
Voyageant dans le courant de l'après-midi, le lait arrive à
Paris le soir plus ou moins tard, et il est mis en vente le matin
de très bonne heure, de sorte qu'entre la traite et la consom-
mation il s'écoule parfois jusqu'à 36 heures.
■roME X. — 1912. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
Hygiéniquement, ce service suffit à peu près. Nous disons
« à peu près, » car il se présente encore, en été surtout, bien
des chances de contamination, et il faudrait que le lavage à
l'eau oxygénée diluée fût complété par un rinçage final au
moyen de quelques gouttes de lait qu'on sacrifierait ensuite.
Mais quel ramasseur se résignerait à une semblable déperdi-
tion.^ Quant à la température de pasteurisation, 70 degrés, elle
est un peu basse et ne fait que restituer au lait chauffé, en le
rajeunissant, les propriétés du lait frais. Le massacre des bac-
téries n'est pas intégral, et il faudrait pour cela arriver à
83 degrés. Mais alors on se heurte à une alternative embarras-
sante. D'après les hygiénistes, en effet, le lait cuit est moins
digestible et aussi moins nourrissant, d'où il résulte qu'en
théorie, mieux vaut un lait cru très propre, et, en pratique, du
lait cuit, mais chauffé juste à point.
Suralimentation en vue d'accroître le volume du lait, écré-
mage discret, mélanges rationnels de produits inégaux, addi-
tion modérée d'eau claire : toutes ces pratiques accumulées
finissent par aboutir à la synthèse d'un lait moyen, tantôt pas-
sable, tantôt médiocre, point très salubre, point très malsain
non plus, d'une combinaison côtoyant de près la falsification
sans en franchir ouvertement la limite. La fraude grossière et
brutale par addition d'eau, surtout après écrémage perfectionné
à la machine centrifuge, présente, elle, trop de danger pour
celui qui la tenterait.
En tout cas, dans la région de Paris , il faut procéder habi-
lement pour constater un mouillage. Qu'on en juge d'après un
rapport de M. Noulens, député; pour une même affaire, il fau-
dra se procurer : un premier échantillon du lait sorti de chez
le cultivateur avant qu'il ne soit ramassé, en compagnie de
bien d'autres, par la société laitière, un deuxième au dépôt, un
troisième à la gare sur les quais d'arrivée, un quatrième sur
les voitures du garçon livreur, un cinquième sur les pots ven-
dus cachetés au détaillant, un sixième enfin au cours du débit.
Heureusement, par compensation, qu'on dispose d'agens pré-
leveurs très exercés par habitude et que secondent des employés
commissionnés par le syndicat des laitiers et crémiers. Grâce
aux automobiles dont disposent les membres de ce personnel,
il leur est facile de se transporter aisément sur les différons
lieux où l(!ur présence est utile, et ils rentrent à Paris bien
LA I ALSIl ICMION DKS Ar.IMKiNS l»l'; l'UKMIKUK m'iCESS I II': . !) I .")
îivaiil rarrivcc (les prodiiils duiil ils oui rcciirilli les (Miiiuilil-
loiis sur itlacc. l'iii province, les (liriicullôs ;i vaincre pour
prendre les déliiKjnans sur le lail soni moindres, mais on ne
dispose pas d'ai;(Mis aussi débi'oniilés.
Maigre loul le /èic! id la lionne volonlé d(!s commissaires
pr('de\'eurs et la cclérilii d«!S (diimisliis du lahoraloire, un lail,
ris([iierail l'orL d(i s'altérer, inèuKi en llacoii <'a(di(d(i el d(^ loiir-
nir à l'analyse des résultais suspects, si, au moimuil pn'cis de;
la pris(î d'échantillon, on ne l'addilionnait pas d'une })aslilled<!
Incliroinale de potasst!, |)uissant microbicide (jui perniiît au lait
de s(! conserver {rendant j)lusi(;urs semaines. Au surplus, (>n
usant d(! proci'di's bien choisis, ro[térateur |»eiil parlailement
reconnaiti'e si un lail, même aigri, a été primil i\ ciiient
liaplisé.
I^]n somme, les fraudes sur le lait se rannuianl loujoiirs à
deux [)rocédés, toujours les mêmes et identiques au l'ond,
réîcrémagi! el h; mouillag(!, voyons comm(ïnt on j)rocède pour
les d(''mas(|U(!r. On a songé par exemph; à mettre en usage des
tours de main jiermettant à un n(m-<himist(! «le s'apercevoir de
la pauvnd('' du liquid(!. On peut observer la densité du lait au
inoy(!n du laclo-(hMisiinèlr<(, sortie d'aréomètre spiîcial, mais
comme;, (Ml pareil cas, on n'a (jue l'aire d'uiu! donnée théori<jue,
il est plus pratiijue de sii servir d'un llott(!ur a|>proi)ri('! (|u'on
immcirgedans b; lait suspect. Surnage-t-il, le lait est présumé
pur; s'enfonce-t-il, b^ lait est [iresque certainement mouillé,
d'où forte présomption de fraude. Or le lait est un lluide h base
d'eau, allégée par de la matièrt! grassi; H'rènKî ou beurre), mais
alourdie [)ar de la caséine et du sucre, substances toutes les
deux plus denses que l'fuiu. L'é'crémage, uatuivdbMuenl, appe-
santit le lait par départ du beurre; cA [v mouillage;, eu h; diluant,
l'allège, et il peut y avoir com[>ensation. Donc un lait dont la
densité est médiocre est, ou pur, ou très alléi'é, tandis (lu'un
lait dense constitue uni; marchandise moyenne, tout au plus
un peu écrémée. Mais dans la [)remièr(! hypothèse;, un simple
connaisseur se [)rononcera très bie-n, par de-gustation, entre les.
eleux altesrnatives ; on se fonelera sur l'opacité, méthode connue et
pialie|ue;e eh'puis l(uigtem|)s. I^ITecliveîment, l<; lait n'inte;re'eq)te
la lumie're; qu'à cause de la multiplicité; de;s globules gras inter-
pe)sés; bie>n écrémé, il devient {)resque; Iranspare'iit, e't en le
diluant [)rogre;ssivement avee- une ejiianlité croissante; d'e-aii, e>n
916 REVUE DES DEUX MONDES.
arrive au même résultat, et l'eau dépensée indique la teneur en
beurre.
L'expert cliimiste du xx*' siècle dispose d'un assez grand
nombre de procédés d'examen dont nous ne citerons que les
plus curieux. Mouilleurs de lait, et mouilleurs de vins aussi,
étendent très souvent leurs liquides avec de l'eau de puits, par
parenthèse d'une propreté douteuse et d'une salubrité équi-
voque, parce qu'il est plus facile de dissimuler ainsi leur mau-
vais acte, les fontaines étant trop en vue la plupart du temps.
Or, les eaux de puits sont fréquemment souillées de nitrates et
de nitrites, naturellement absens du lait pur et exclus du vin
naturel ; donc, toutes les fois qu'on aura découvert ces élémens
dans un lait ou un vin, c'est que lait ou vin auront été inten-
tionnellement mouillés. Le réactif chimique spécial à ces deux
catégories de sels voisins fournît des indications très nettes
(une belle teinte bleue), entre les mains du premier praticien
venu. Malheureusement, en sens inverse, l'échec de l'épreuve'
ne prouve pas que le lait soit loyal et montre seulement que le
mouillage, s'il a été pratiqué, résulte d'une eau non polluée
par les infiltrations organiques.
On a proposé de débarrasser le lait de sa matière grasse
pour l'étudier à part et de mesurer la densité ou le pouvoir
réfringent du résidu, mais il existe un procédé beaucoup plus
simple qui ne nécessite pas un instrument aussi coûteux qu'un
réfractomètre. On observe tout simplement le point de congéla-
tion du lait fortement refroidi, car, chose curieuse, les liquides
de l'organisme, comme le lait ou le sang, se concrètent à une
température presque invariable: — 0°,55, ou — 0", 56. L'eau pure,
tout le monde le sait, se prend à 0". Donc un lait qui, plongé
dans un mélange réfrigérant, — une sorbetière, j)ar exemple, —
se glace trop vite ou trop facilement, est mouillé. Si la congé-
lation se produit à un demi-degré sous zéro, par exemple, la
fraude est patente.
Il faut, par exemple, expérimenter sur du lait frais et bien
conservé. S'il a reçu du bichromate de potasse (1 gramme par
litre, suivant les instructions ministérielles), l'expérience réussit
bien, mais au prix d'une petite correction; s'il n'en a pas reçu,
avec le temps, le sucre de lait fermentant produil de l'acide
lactique, qui fausse les résultats, mais ([ui est Cacilt' à recon-
naître et à doser, ce qui permet d'éliminer l'erreur après calcul.
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITE. 917
Des explications plus détaillées fatigueraient sans profit
rallontion du lecteur et nous les négligerons, mais nous obser-
verons que, d'après la théorie et conformément à l'expérience,
cette excellente méthode qui trahit très bien un mouillage de
10 p. 100 est impuissante à déceler l'écrémage parce que l'écré-
mage retranche partiellement une matière, le corps gras, sans
rien ajouter et que l'abaissement du point de congélation ne
dépend ni des corps gras, parce qu'ils ne sont pas incorporés
au liquide, ni même de la caséine ou matière azotée qui n'est
pas non plus diffusée intimement. Mais le dosage précis des corps
gras ne présente aucune difticulté pour un chimiste, et l'ana-
lyse approchée peut être pratiquée par un simple professionnel
exercé.
Douze centimètres cubes de lait qu'on rafraîchit au préalable
suffisent pour déterminer le point de congélation. On les intro-
duit dans un tube de congélation où on immerge le thermo-
mètre, soigneusement vérifié au préalable, cela va sans dire (1).
Le tube lui-même baigne dans de l'alcool qui, n'étant pas
congelable, conserve sa transparence et modère la brusque
rie de l'action du froid. Enfin on dispose le tout dans un mé-
lange de glace pétrie et de très peu de sel de cuisine, et on
met l'agitateur en activité. Bientôt il y a « surfusion, » c'est-à-
dire que le lait, tout en restant liquide, se refroidit jusqu'à — 1°.
Appliquant alors une loi physique classique, on projette dans
le lait un imperceptible fragment de glace d'un centigramme
ou deux. Le thermomètre remonte brusquement et reste fixe
]>endant une bonne demi-minute au moins; c'est l'instant de
l'observation. On peut d'ailleurs répéter l'expérience deux ou
trois fois et, en moins de 3 à 5 minutes en tout, l'on est fixé sur
le coefficient cherché.
Pour en finir avec le lait, il nous faut parler d'une fraude
aussi malhonnête qu'élégante qui dernièrement a été constatée
par un expert belge, en étudiant le lait dont une importante
maison de Liège avait obtenu l'adjudication pour un établisse-
ment public : une crèche pour les bébés, si l'on veut. Gomme
(1) La sensibilité doit être telle que l'intervalle de 1 degré C. occupe sur l'échelle
luie longueur de 70 millimètres. Le centième et même le demi-centième de degré
devient alors facilement appréciable à la loupe. Le verre du thermomètre subit
bien le rétrécissement graduel bien connu qui déplace le zéro, mais cette ascen-
sion, qui exige de fréquentes vérifications avec un thermomètre neuf et ne s'arrête
jamais, devient de plus en plus lente avec le temps.
918 REVUE DES DEUX MONDES.
sucre, matière azotée, matière minérale, un sensible déficit
faisait soupçonner le mouillage (que la congélation ou « cryo-
scopie » aurait trahi tout de suite), mais la teneur en beurre ou
en corps gras, trop considérable, discordait avec la constitution
de l'ensemble. Notre chimiste agitant le lait avec de l'éther
isola facilement le beurre ; il put en étudier le pouvoir réfrin-
gent après fusion et en apprécier d'autres capacités que nous
ne songeons pas à exposer ici. Ce prétendu beurre était mélangé
par moitié de graisse de coco (ou végétaline). Le fournisseur
écrémait à fond à la centrifugeuse une moitié de son lait; il
coupait le résidu avec du lait pur ou point trop baptisé et sup-
pléait au beurre éliminé par de la végétaline. Sur ce, clameurs
de l'inculpé qui produisit sur-le-champ toute une série de bul-
letins favorables rédigés par un expert compétent et de toute
honorabilité. Ce dernier ne s'était pas trompé, mais jamais
n'avait procédé qu'à une analyse en bloc. Heureusement la
loi belge prévoit le dépôt d'un échantillon de contrôle au
greffe du tribunal : il fut facile de faire retrouver la cocoline par
un tiers expert, et le laitier confondu se vit gratifier de deux
mille francs d'amende avec affichage et insertions.
Nous voici amenés, par cet incident, à parler des fraudes sur
les beurres. Nous avons vu que 99 fois sur 100 la falsification
du lait se borne à enlever du beurre (écrémage) ou ajouter de
l'eau (mouillage). Avec le beurre la tromperie tend encore à se
simplifier et se réduit au simple mouillage. Gomme le beurre,
en sa qualité de corps gras, ne s'incorpore spontanément que
des traces d'eau, on en intei'pose rationnellement une suffisante
quantité au moyen d'un battage bien exécuté. On y ajoute aussi
sous forme de sel un « poids mort » complémentaire ; on qua-
druple carrément la dose suffisante pour la bonne conservation
du beurre salé.
Cette fraude, dira-t-on, est innocente ; elle n'offense pas la
santé du consommateur, et ne nuit qu'à sa bourse. Encore
l'avocat du prévenu peut-il soutenir que la tromperie en ques-
tion n'est ni prévue, ni punie par la loi. Il faut convenir cepen-
dant que l'épicier de la région de Dijon qui débitait naguère àses
pratiques un soi-disant beurre de provenance étrangère à 30 pour
100 d'eau, abusait singulièrement du droit de mouillage et réa-
lisait un bénéfice illicite d'au moins 15 pour 100, attendu que
les auteurs compétens estiment la tolérance extrême admis-
LA FALSIFICATIO^ DES ALIMENS DE PREMIERE NECESSITE. 919
sible à 18 pour 100 au plus et souhaiteraient qu'un texte de loi
explicite déclarât bel et bien fraude' tout beurre renfermant
moins de 82 centièmes de matière grasse.
M. Gurtel, auteur qui nous a fourni cet exemple et auquel
nous avons fait et ferons encore de fréquens emprunts, affirme
que des poudres mystérieuses permettent de gontler encore plus
le beurre en le saturant d'eau jusqu'à 50 pour 100 (1). Gela
enfonce la margarine et l'huile de palme trop faciles à recon-
naître séparément, mais on les mélange, on les ajoute à la crème
dans la baratte, et un chimiste trop novice risque de ne plus s'y
reconnaître, car la mixture est bien homogène, l'acidité vola-
tile normale, et la réfringence satisfaisante. C'est la fraude scien-
tiiique dans tout son éclat !
A l'autre extrémité de la France, en Bretagne, pays plus
arriéré, on ne se montrait naguère ni plus honnête ni moins
pratique. Lorsque du beurre refusé par son destinataire comme
un peu rance retournait à l'envoyeur primitif, la denrée ne
jouissait pas à sa rentrée d'un goût bien agréable. Alors on le
faisait fondre, ce qui en atténuait toujours un peu la mauvaise
saveur, on l'additionnait de beaucoup d'eau et de pas mal de sel,
et on le revendait comme <( beurre fort » à vil prix, aux popula-
tions agricoles, lesquelles, suivant l'auteur qui nous a fourni ce
renseignement, l'appréciaient, grâce à son bon marché, à l'égal
du beurre frais.
IV
Immédiatement après le lait, le pain constitue l'aliment
nécessaire par excellence, et la farine, quoique moins souvent
que le lait, a subi des fraudes intéressantes. Notre intention n'est
pas de rappeler l'affaire des célèbres farines du Sud-Ouest addi-
tionnées de talc, matière inerte trop facile à découvrir après
simple incinération ; cette pratique déshonnète ne se renouvel-
lera plus. On a bien essayé de blanchir artificiellement la farine
à l'aide des oxydes d'azote, poisons redoutables, il est vrai, mais
(1) 11 siuffit d'introduire dans un tube à essai gradué un petit morceau du beurre
({u'on estime mouillé. En immergeant le tube dans l'eau chaude, le beurre fondu
surnage à l'eau. Pour opérer dans les règles, on évapore dans l'étuve à 100° un
poids connu et l'on repèse le résidu au bout de quelques heures : la perte de poids
dénote la quantité d'eau primitive.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
dont les dernières traces s'éliminent avant même la panifi-
cation ou au cours de celle-ci, en sorte qu'il a fallu reconnaître
l'innocuité de ce traitement à l'égard de la santé publique. Les
farines avariées ou mélangées d'ivraie, les repasses corrompues
occasionnent quelquefois de terribles accidens, mais à la suite
de négligences très coupables plutôt que de mixtures inten-
tionnelles. Reste enfin une fraude très commune, mais non
nuisible hygiéniquement : le mélange de farine de riz à la
poudre de froment qu'on pratique lorsque le blé est cher et
dont on n'use qu'avec discrétion, car, en cas d'excès, le boulan-
ger ne réussirait pas à panifier. En petite proportion, la féve-
role est tolérée, mais elle jaunit la farine et la blancheur du
riz compense ce défaut. Pour découvrir le riz dans le blé, il
existe des méthodes techniques assez délicates, très longues,
mais certaines, quoique embarrassantes pour un débutant,
puisque les caractères de l'innocent riz broyé ne divergent pas
beaucoup de ceux de la toxique farine d'ivraie.
Passons maintenant au sucre jadis simple condiment, main-
tenant assimilé aux alimens. Les règlemens administratifs
actuels en définissent les diverses variétés, depuis les sucres
« raffinés, » c'est-à-dire cristallisés deux^ fois, presque chimique-
ment purs, sauf des traces infimes de colorans bleus qu'on tolère
très bien, jusqu'aux mélasses, aux glucoses, aux miels naturels
ou non. La dénomination qu'emploie le confiseur ou l'épicier ne
doit jamais laisser supposer que le produit est constitué de
véritable sucre pur, alors qu'il a été confectionné avec une
matière sucrée, saine, licite, mais inférieure. Il est même
interdit de vendre sous un autre nom que celui de « miel de
sucre » le produit exclusif de la récolte des abeilles, lorsque
celles-ci ont été nourries avec d'autres substances que le suc des
fleurs, et la proportion d'eau, — il serait trop aisé de forcer
l'humidité naturelle du miel, — ne doit pas dépasser 25 pour
100. Pour les confitures, gelées, ou marmelades, on est plus
large et l'on passe jusqu'à 40 pour 100.
Le mot « fantaisie, » obligatoirement ajouté à celui d'un
produit quelconque non authentique, dénote qu'il s'agit d'une
préparation artificielle d'ailleurs innocente. Il est permis de
vendre du « miel de fantaisie » obtenu avec des matières
sucrées alimentaires pures, des « bonbons de fantaisie » avec de
la gélatine et de l'empois sans gomme ni blanc d'œuf, d'user
LA FALSIFICATION DES ALIMENS DE PREMIERE NÉCESSITÉ. 921
d'aromes ou de couleurs factices. On imite très bien, et sans
danger aucun pour la santé publique, le parfum de la fraise ou
delà mandarine, et quant aux nuances artificielles, légalement
admises, il existe une gamme interminable aussi riche, aussi
variée de tons que l'arc-en-ciel, de couleurs d'origine végétale
et surtout industrielle (1).
On recommande surtout l'emploi de termes qui ne peuvent
tromper personne, grâce à leur impropriété même, comme sucre
« d'orge ou de pommes, » comme bonbons « coquelicot, » parce
qu'il est avéré que cesingrédiens ne sauraient contenir orge, ni
pomme, ni coquelicot. Enfin, pour ce qui concerne particulière-
ment les bonbons ou tolère un léger maquillage à la poudre de
talc à la dose maxima de un gramme de talc pour un kilo de
bonbons.
Ce même talc joue un rôle assez important dans le (( lus-
trage » du café vert. En quoi consiste cette opération curieuse,
mais non répréhensible .►^ Tout d'abord, les grains verts sont
agités énergiquement dans un récipient avec de la sciure, ce
qui les polit en éliminant une certaine pellicule superficielle;
après quoi, le criblage ou l'aspiration enlèvent sciure et pous-
sière, et on secoue de nouveau les grains nettoyés avec un mé-
lange de talc, de cire, et de matière colorante jaune ou bleue.
Le café acquiert ainsi un beau brillant, une jolie couleur; il se
conserve plus longtemps, reste strictement hygiénique tout en
supportant mieux la torréfaction. Ce traitement, pratiqué au
Havre sur une grande échelle, ne saurait s'appliquer aux cafés
avariés et n'a aucun rapport avec certains tours de main par
lesquels les Belges déguisaient naguère d'ignobles cafés cor-
rompus, avariés par l'eau de mer, et trouvaient moyen de leur
procurer un aspect presque passable, sans qu'ils fussent plus
sains pour cela.
En mélangeant en proportions convenables du sulfate de
cuivre à de l'acide tartrique et à un fort excès d'alcali, les chi-
mistes obtiennent une superbe liqueur bleu foncé. Si on fait
bouillir une prise de cette liqueur et qu'on y projette de l'eau
contenant des traces des matières sucrées tirées du raisin, des
fruits, du lait, la liqueur se décolore et se trouble. Un précipité
rougeàtre d'oxyde cuivreux se dépose, réaction qui a fait donner
(1) Les couleurs minérales inofTensives et autorisées sont peu nombreuses
Citons notamment le bleu Guimet, les ocres.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
le nom de « sucres réducteurs » ou « réducteurs » à ces matières.
On dose notamment par ce procédé de décoloration le sucre
d'un lait dont on a éliminé la matière grasse, coagulé la caséine
et filtré le résidu ; c'est même un moyen classique de déceler le
mouillage. Le sucre de canne dans ces conditions, lui, ne réduit
pas, mais il acquiert cette propriété, ainsi que celle de fermenter
quand il a été « inverti » au moyen d'un acide. Dans toutes ces
opérations, la liqueur à essayer doit être incolore ou presque,
pour ne pas masquer le moment précis de la disparition totale
de la teinte bleue.
C'est ce qu'on fait pour le café ; on en défèque l'infusion par
le sous-acétate de plomb, et le noir animal parachève la décolo-
ration. Le jus ainsi obtenu et suffisamment dilué est ajouté pro-
gressivement à une quantité connue de liqueur cupropotassique;
la teinte bleue ne disparait qu'à la longue si le café est authen-
tique, au lieu que la chicorée et le gland doux sont beaucoup
plus riches en matières réductrices.
Si nous passons du café au cacao, nous sommes conduits à
aborder une question à la fois chimique, hygiénique, écono-
mique des plus complexes, qui a donné lieu à des polémiques
longues et passionnées et a divisé les membres de plus d'un
congrès. Torréfiée, décortiquée, moulue, l'amande de cacao
fournit une sorte de pâte riche en matières grasses (de 50 à 35
pour 100).
Le fabricant français, traitant cette pâte par la vapeur d'eau
sous pression, ou par compression mécanique à chaud, expulse
une partie de la substance grasse et obtient un cacao dégraissé
de nuance blonde qui se mélange plus ou moins bien à l'eau.
La graisse ainsi séparée constitue le beurre de cacao qui se
vend à peu près aussi cher que la pâte a laquelle elle était pri-
mitivement associée, de sorte que l'industriel n'a pas intérêt à
forcer ni modérer le dégraissage.
En Hollande, on procède autrement. On arrose au moment
de la torréfaction les amandes de cacao avec une solution de
carbonate de potasse. La pâte se fonce ; une simple pression
suffit pour éliminer l'excès de corps gras, et le tourteau obtenu,
appauvri de moitié en graisse, se broie facilement en donnant
une poudre miscible à l'eau, mais non u soluble, » comme l'in-
diquent les prospectus.
Beaucoup de spécialistes et non des moindres, au premier
LA FALSlFICATIO^ DES ALIMENS DE PREMIERE NECESSITE. 923
rang desquels nous placerons M. Bordas, membre du Conseil
supérieur d'hygiène de France, critiquent vivement ce tour de
main. La teinte foncée de la décoction de cacao alcalinisé
donne la fausse illusion d'une richesse supérieure, ce qui est
malhonnête ; de plus, le prix du cacao surpassant du décuple
celui de la potasse, l'introduction de celle-ci, même à petite
dose, entraine un bénéfice illicite non négligeable, d'autant que
le cacao, ainsi traité, attire l'humidité de l'air et gagne encore
en poids. Enfin le carbonate de potasse, indéniablement, est
toxique.
Les fabricans hollando-belges et divers industriels français
ont répliqué avec énergie. S'il faut les écouter, les cacaos alca-
linisés se digèrent mieux que les cacaos purs ; s'ils ne sont pas
« solubles » au sens chimique du mot, ils s'émulsionnent mieux,
au grand bonheur des cuisinières. Quant à la dose d'alcali sup-
])lémentaire introduite, elle ne peut pas plus nuire à la santé
des plus actifs consommateurs de cacaos que le fait de manger
un petit pain ou de boire une demi-bouteille de bordeaux, puis-
qu'il y a de la potasse dans le pain et le vin. Au contraire,
l'alcalinisation permet d'expulser une forte proportion de ma-
tière grasse sans goût ni parfum et de concentrer davantage les
principes nourrissans azotés.
Mais alors, a répliqué M. Bordas, votre raisonnement rappelle
celui du laitier qui écréme et mouille son lait par humanité,
sous prétexte que les matières grasses sont lourdes à l'estomac !
Malgré le talent et l'énergie des preneurs des cacaos étrangers,
la majorité des hygiénistes de France s'est rangée à l'avis opposé,
et, conformément aux décisions de la Commission supérieure
d'hygiène, le gouvernement a déclaré que seuls les cacaos traités
sans alcalis méritaient l'épithète de « purs. » Il est d'ailleurs
permis de livrer des cacaos « solubilisés n au carbonate de po-
tasse, pourvu que la proportion de cet ingrédient ne dépasse pas
5 gr. 75 pour 100 grammes de marchandise sèche et dégraissée.
La dénomination « soluble, » qui risque de produire dans l'es-
prit de l'acheteur une fâcheuse confusion, est interdite. Encore
faut-il que l'addition de potasse carbonatée reste inférieure au
pouvoir nettement acide du cacao naturel que, dans aucun cas,
on ne saurait transformer en produit alcalin.
Qu'est-ce que le chocolat ? Personne n'ignore qu'on le défi-
nit « un mélange de cacao et de sucre. » Mais comme le sucre
924 REVUE DES DEUX MONDES.
vaut sept à huit fois moins clier que le cacao, à poids égal, le
chocolatier économise celui-ci au profit de celui-là. La loi a
[)révu cet abus ; tout chocolat, pour mériter ce nom, doit conte-
nir 32 pour 100 au moins de cacao en pâte ou poudre. Il n'est
pas d'ailleurs interdit de vendre du « sucre au chocolat » ou
« chocolaté » ou « au cacao, » et lorsque le chocolat sert de
« couverture, » on se montre un peu moins difficile sur sa
pureté.
L'incinération suivie de l'examen des cendres établit tout
de suite si un cacao est pur ou solubilisé, parce que, à conditions
égales, les cendres triplent de poids dans ce dernier cas. La
matière grasse, entraînée par la benzine ou l'éther, est étudiée
à part, ce qui permet souvent d'y retrouver des principes par-
faitement étrangers au cacao, comme la graisse de palme, la
pâte d'arachide. Quant au sucre, il e.st diffusé dans l'eau et,
après l'avoir inverti, le chimiste le dose au réactif cupro-
potassique ou par d'autres procédés que nous n'avons pas à
exposer ici.
En terminant un travail que nous restreignons aux seules
matières alimentaires indispensables à la nourriture de l'homme
et de l'enfant surtout, nous nous excuserons d'avoir peut-être
trop présumé de nos forces en entreprenant quelques timides
incursions dans un sujet si vaste qu'il a inspiré de volumineux
recueils surpassant les forces et les facultés d'un seul auteur,
mais exigeant le concours en collaboration de chimistes, d'hy-
giénistes, d'avocats, d'économistes. La lecture de ces énormes
livres épouvanterait le public instruit et ils sont peu connus,
malgré leur utilité et leur mérite.
Maintenant, que nos vagues extraits ne fassent pas juger que
tout ce dont la France contemporaine se nourrit et s'abreuve
est constamment fraudé. Il en est des alimens loyaux comme
des honnêtes filles: les uns et les autres ne font guère i)arler
d'eux. Ce n'est pas à dire que les produits d'excellente qualité
soient bien répandus. Nous vivons, hélas! au temps de la mé-
diocrité et de la banale uniformité. Les gourmets le savent de
reste.
Antoine de Saporta.
REVUE LITTÉRAIRE
LE DIX-SEPTIEME SIECLE
DE FERDINAND BRUNETIÈRE
Quand un écrivain d'idées, historien, philosophe ou critique, est
interrompu par la mort au milieu de son labeur, c'est un pieux devoir
de recueilhr tout ce qu'on peut sauver de l'œuvre préparée et inache-
vée. Je n'en dirais pas autant pour l'écrivain d'imagination, poète, ro-
mancier, auteur dramatique, dont l'œuvre vit surtout par la forme, et
qu'on trahit en nous livrant ses ébauches. Mais les idées ont en elles
quelque chose d'impersonnel et qui appartient à tous. Les hgnes que
devait suivre la construction ont leur vertu ; les matériaux réunis ser-
Airont à d'autres. Combien il eût été regrettable que V Histoire des
institutions politiques de F ancienne France, de Fustel de Coulanges,
n'eût pas été terminée comme elle l'a été, d'après les notes du grand
historien, par l'un des plus fidèles dépositaires de sa pensée, M. Camille
Jullian ! De même, le dernier volume des Origines de la France contem-
poraine, consacré au Régime moderne, a été publié après la mort de
Taine, par M. André Chevrillon. Tous ceux qu'intéresse l'histoire de
notre littérature seront d'avis qu'il convenait de donner au public,
dans l'état du moins où l'auteur avait pu l'amener, cette Histoire de
la littérature française classique à laquelle travaillait Ferdinand Brune-
tière, au moment où une mort prévue et prématurée vint le frapper,
encore penché sur la page commencée, et fit tomber la plume de ses
mains jusqu'au bout diligentes.
Ce devait être l'occupation des dernières années de sa vie. Il en
avait, de jour en jour, et quoiqu'il en fût de tous côtés solhcité, remis
à plus tard l'exécution. Ce n'était certes pas qu'il reculât devant une
926 REVUE DES DEUX MONDES.
entreprise de longue haleine et qu'il éprouvât ni difficulté à coor-
donner ses idées, ni scrupule à présenter un aperçu général. Nul n'eul
moins que lui l'esprit fragmentaire. Il pensait au contraire par grandes
masses, il voyait d'ensemble. C'était un trait essentiel de sa vigou-
reuse intelligence de n'être satisfaite que par cette impression de
plénitude que donne la connaissance de ce qui a précédé, amené, dé-
terminé un mouvement; il fallait encore qu'il en suivît la lente décom-
position jusqu'au moment où les forces dissociées vont se prêter à
des combinaisons nouvelles. De très bonne heure il avait été en pos-
session de ses idées maîtresses. Il ne s'y était pas entêté comme à
autant de dogmes immuables; il les avait sans cesse contrôlées,
éprouvées, modifiées sur des points de détail, élargies et assouplies,
mais sans jamais varier sur quelques principes qui ont été l'âme
même de sa critique et lui ont imprimé sa forte unité. Alors quau
grand public il offrait seulement des études séparées, il avait déjà
composé pour lui et pour quelques-uns une histoire suivie de notre
littérature : cela même explique que, dans chacune de ces études qui
paraissaient au jour le jour, à propos d'un livre nouveau, au gré de
l'actualité, on trouvât toute prête une telle richesse d'information, une
si magistrale sûreté de doctrine, et de l'une à l'autre un lien si étroit.
Cette histoire, c'était le cours qu'il avait professé à l'École normale,
quelque temps après qu'il y fut nommé, et qui, commencé en 1886, se
développa sur un espace de quatre années. Il s'était de tout temps
promis de rédiger ce cours pour le public ; mais avant de lui domier
sa forme définitive et de le présenter comme une liistoire, il ne
croyait jamais avoir réuni une documentation assez complète, ni
donné à ses méthodes assez de précision.
Le jour arriva enfin, où il se mit au travail de rédaction. Sans
doute ce qui avait levé ses dernières hésitations, c'est qu'il sentait ses
années mesurées et ses jours comptés : les livres ont leur destin, et
parfois il est tragique. Le mal qui déjà étreignait son corps avait laissé
à son intelligence toute sa hberté el toute sa puissance. Je ne crois
pas que jamais il eût rien écrit d'aussi large, d'aussi fort et d'aussi
achevé que ces études sur Ronsard, sur Rabelais, sur Montaigne,
parues ici même, et qui allaient devenir des chapitres de son livre.
Par là on peut apprécier ce qu'eût été, si le temps lui en eût donné le
loisir, cette « Histoire » entièrement écrite par lui, et amenée à son
point de perfection. Lui-même en avait fait paraître deux fascicules;
un troisième, — publié avec un soin, un souci d'exactitude, et
un goût au-dessus de tout éloge par M. Michaut, le savant profes-
REVUE LITTÉRAIRE. 927
seur en Sorbonne, — compléta le premier volume, embrassant la
période du xvi^ siècle. Voici maintenant un second volume consacré
au XVII® siècle (1). Comment il a pu être mis au jour et quelles garan-
ties il offre au lecteur, peut-être n'est-il pas inutile de le dire, et c'est
ce que j'essaierai ici, ayant assisté de très près au travail, qui a été en
quelque sorte exécuté sous mes yeux.
D'abord, on possédait les plans préparés par Brunetière pour chacune
de ses leçons et qui le guidaient pendant qu'il parlait devant ses
élèves. Ces plans de Brunetière sont fameux : ce sont des modèles du
genre, et nulle part on n'y surprend mieux ses procédés et le secret
de son art. Ils témoigneraient, s'il en était besoin, de son admirable
conscience et de cet absolu dévouement qu'il apporta toujours à sa
tâche. Qu'on me permette, à ce propos, un souvenir. Je le félicitais,
un jour, du succès brillant et durable qu'avait obtenu son enseigne-
ment auprès des élèves de l'École normale, public difficile entre tous,
parce que c'est un public de jeunes gens, qui sont déjà des maîtres et
chez qui l'esprit critique est très développé. Il me fit cette réponse,
charmante de modestie : « Ce que vous appelez mon succès, n'est
que la récompense — ou la reconnaissance — de la peine que je
prends, comme je le dois. Les élèves de l'École normale, qui sont
d'acharnés travailleurs, demandent qu'on travaille pour eux. S'ils ont
fait parfois un accueil assez froid, et même glacial, à des professeurs
éminens, c'est que ces grands professeurs prenaient leur professorat
avec quelque légèreté. Je fais ce que je peux, mais je fais tout ce que
je peux : on m'en sait gré. » 11 se faisait tort à lui-même de toutes sortes
de qualités que je n'ai pas besoin d'énumérer ici; mais il est vrai que
chacune de ses leçons représentait une somme de travail considérable.
Et c'est ce que montrent, à l'évidence, ces plans si caractéristiques.
Quelques hgnes d'abord résumaient la leçon précédente et annonçaient
l'objet de la leçon nouvelle. Les divisions en étaient soigneusement
indiquées. Dans chaque chapitre, non seulement toutes les idées
étaient notées, classées, étiquetées, numérotées, mises à leur rang et
subordonnées les unes aux autres, mais Brunetière, avec ce besoin
d'ordre et de logique qu'il poussait à un si haut degré, en marquait
la Maison, s'attachait à souligner les transitions. Il établissait ainsi le
schéma, l'arcliitecture ou l'armature de la leçon. Il indiquait chaque
citation à sa place, avec sa référence reportant à l'édition dont il s'était
servi. Plus encore. Partout où il rencontrait, sur son chemin une idée
(1) Histoire de la littérature française classique. — Tome II : le Dix-septième
siècle, par Ferdinand Brunetière, 1 vol. in-8°; Delagrave.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
particulièrement importante, dont l'expression d'ailleurs était déli-
cate et voulait plus de nuances et plus de précision, il la développait
par écrit, ne s'en remettant pas à l'improvisation qui pourtant était
chez lui ^'une abondance et d'une netteté si magnifiques. De la sorte,
des pages entières, et, à vrai dire, celles qui dans la suite du dévelop-
pement sont essentielles, ont été écrites de sa main : elles sont dans
ces scénarios, d'une si minutieuse ordonnance, mais forcément déchar-
nés, comme des illustrations. En prenant ces plans pour guides, on était
assuré de reproduire non seulement les grandes hgnes, mais toutes
les Hgnes qu'avait suivies la pensée du maître, — comme fait le
praticien qui reproduit la maquette du sculpteur ou qui met au
carreau un dessin d'architecture.
Voilà pour la pensée. Mais la parole même? Comment la retrouver,
avec sa richesse, sa sonorité, son accent, ses bonheurs d'expressions
rencontrés au cours de cette exposition passionnée, ardente, frémis-
sante et fiévreuse où Brunetière mettait toute son âme, généreuse
et inquiète ? Disons plutôt : comment ne l'eût-on pas retrouvée dans
les notes que prenaient, en l'écoutant, quelques-uns de ses élèves,
les plus fervens, désireux de ne rien laisser perdre d'un enseigne-
ment dont ils comprenaient tout le prix? Pour être sûrs de n'avoir
pas trahi par quelque inadvertance une pensée si serrée tout ensemble
et si subtile, et pour permettre au professeur de reprendre après coup
telle expression qui n'eût pas été absolument adéquate à l'idée, ils
faisaient passer sous ses yeux leur rédaction. Lui, la relisait à loisir,
annotait, corrigeait. On le voit : les plans ont fourni le squelette :
les rédactions d'élèves devaient y mettre la chair, y faire courir le
sang et circuler la vie.
C'est en combinant ces plans et ces notes qu'on a pu étabhr le
texte qu'on publie aujourd'hui. Un jeune savant, agrégé des lettres
et professeur de l'Université, M. Cherel, s'est chargé d'effectuer ce
travail, dont on voit sans peine quelle était la délicatesse. Un prin-
cipe l'a dirigé, auquel il s'est tenu rigoureusement : c'est de ne rien
donner sous la signature de Brunetière, qui ne fût de Brunetière.
Plutôt que de combler des lacunes ou d'exécuter des raccords, il a
préféré laisser ici ou là un trou, une fissure, un heurt et ne rien
introduire qui fût d'une main étrangère. On ne saurait trop l'en
louer. Nous sommes en sécurité. On n'essaie pas de nous leurrer. De
toute évidence, ce livre n'est pas celui que Brunetière aurait publié,
mais aussi ne le présente-t-on pas comme tel. Lui seul pouvait
donner à sa pensée une ampleur, à son style une couleur et une élo-
REVUE LITTÉRAIRE. 929
quence, irrémédiablement perdues. Du moins nous pouvons nous
faire une idée de ce qu'aurait été ce livre que Brunetière portait en
lui. On nous donne ce qu'on a pu en sauver : puisqu'on pouvait le
sauver, on le devait.
Parcourons donc ce volume qui, apparemment, condense et résume
la matière de plusieurs volumes ; indiquons, aussi rapidement que ce
soit, ce qui en fait l'intérêt, comment Brunetière envisageait le
XVII* siècle, de quels traits il en composait la physionomie originale,
quelle place il lui assignait dans le développement et dans la suite de
notre histoire littéraire. Tel était en etïet son souci dominant : faire
sentir cette continuité et ces transformations ininterrompues qui sont
le signe et la condition même de la vie, souligner ce mouvement pro-
gressif ou du moins alternatif et successif, sans lequel il n'y a pas
d'histoire, mais seulement tableau et énumération. C'est à quoi lui
servait cette idée d'évolution que, de l'histoire naturelle il avait
transportée dans l'histoire littéraire, et pour laquelle on l'a tant et si
injustement attaqué, comme si jamais il avait pris les genres pour
des êtres et réalisé des entités ! Non certes, mais puisque la science a
répudié l'idée de progrès telle que, de Voltaire à Condorcet, l'avait
admise le xv(ii« siècle, et puisqu'elle y a substitué la notion plus
nuancée et plus complexe d'évolution, Brunetière avait raison sans
doute de ne pas l'ignorer, et de tirer parti de cette hypothèse,
caduque comme les autres, mais plus récente que les autres, pour
serrer de plus près ces problèmes littéraires que nul ne fut plus
éloigné que lui de confondre avec les problèmes scientifiques.
Une comparaison, qu'il place au seuil même de son histoire, nous
renseigne aussitôt sur le rôle qu'il attribuait à notre xvii'' siècle.
« Représentons-nous, écrit-il, un large fleuve, au cours lent et presque
insensible, un pont sur ce fleuve et sur les parapets de ce pont
quelques admirables statues. Les statues, c'est Pascal, c'est Bossuet,
c'est Molière, c'est La Fontaine, c'est Racine, c'est Boileau ; ce pont,
c'est le siècle de Louis XIV, et sous ce pont ce fleuve qui va lente-
ment, mais sûrement de sa source à son embouchure, c'est l'esprit
du xvi^ siècle, qui deviendra celui du xviii^, renforcé d'élémens nou-
veaux et [plus riche dans sa composition d'un peu de tous les terrains
qu'il aura successivement baignés. La comparaison est de Sainte-
Beuve : seulement, ce qu'il s'est contenté d'indiquer dans cette com-
paraison fameuse, nous pouvons aujourd'hui, sans être pour cela
bien braves, l'accepter jplus hardiment que lui-même et en tirer une
division pour l'étude du xvii^ siècle. Entre le xvi« et le xviii« siècle,
TOME X. — 1912. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
il n'y a pas seulement une ressemblance, mais une identité que le
XVII'' siècle est venu momentanément interrompre. » En quoi consiste
d'ailleurs cette identité des xvi^ et xviii'^ siècles ? Elle est tout entière
dans ce que Brunetière appelle la philosophie de la Nature et que tour
à tour il signale ou il dénonce chez Rabelais, chez Molière, chez Dide-
rot et chez Rousseau.
Cette philosophie de la Nature allait-elle dans le sens de notre tem-
pérament gaulois? Raison déplus pour qu'il fût nécessaire de réagir
et d'arrêter l'esprit français sur une route où il risquait de perdre sa
noblesse et jusqu'à sa dignité. Cela exphque l'attitude de Brunetière
^ds-à-vis de quelques-uns des plus grands écrivains de ce xvu*^ siècle
même. Il n'aimait guère Corneille; et si je me sers d'un terme contre
lequel je sais bien qu'il eût protesté, parce qu'il y aurait m cette inter-
vention de sa personne et de ses goûts qu'il mettait tant de soin 'à
s'interdire, c'est que l'originahté de Brunetière restera dans cette
âpreté qu'il mettait à confesser sa foi littéraire, dans cette conviction
enthousiaste et ces haines vigoureuses qui lui font tant d'honneur, et
qui inspiraient, aux adversaires mêmes de ses idées, tant de respec-
tueuse admiration. Corneille était, à son gré, trop imaginatif, trop
guindé, trop amoureux de l'excessif, du rare, de l'extraordinaire, et,
d'un mot, trop romantique. Personne pourtant n'a mis en plus écla-
tante lumière le service que Corneille a rendu à l'esprit français, en
l'arrachant au terre à terre de la vie coutumière et le haussant à cet
état d'exaltation morale qui devient avec l'occasion le principe des
grandes actions. Comme il a soin de le remarquer, il ne pouvait en faire
de plus grand éloge, car c'est le mettre au très petit nombre de ceux
de nos grands écrivains qui nous défendent, encore aujourd'hui,
contre les étrangers, de tant de reproches qu'on nous a si souvent
adressés, d'insouciance, de légèreté, de gauloiserie. « Sans eux, notre
Httérature risquerait de n'être représentée que par l'auteur de Pan-
tiigruel et celui des Essais, par Molière et La Fontaine, ou par l'au-
teur enfin de Candide ou celui du Neveu de Rameau. C'est alors que
nous ne serions que les amuseurs de l'Europe! Mais nous avons les
Pensées de Pascal, nous avons les Sermons de Bossuet, et nous avons
les Tragédies de Corneille. Et c'est pour cela qu'avec tous ses défauts,
le bonhomme est de ceux qui font éternellement honneur, non seule-
ment comme les Molière ou les La Fontaine à l'esprit français, mais à
notre caractère, qui nous ont relevés ainsi au-dessus de nous-mêmes
et qui nous ont enfin enseigné, contre les leçons de l'épicurisme facile
des Montaigne ou des Rabelais, le prix de la volonté, l'héroïsme du
REM E LITTÉRAIRE. 931
devoir et la beauté du sacrifice. » Inversement, je ne crois pas que per-
sonne, fût-ce parmi les enragés du moliérisme, ait eu pour Molière une
admiration plus profondément ressentie. Brunetière subissait, de façon
à ne pouvoir s'en défendre, l'action de ce A^éritable génie de la comédie,
l'intensité de cette raillerie et cette puissance de vérité. Mais jus-
tement pour cela, il luttait avec plus d'obstination et d'énergie
désespérée contre l'esprit de ce théâtre qu'il jugeait funeste et auquel
le mérite extraordinaire du dramaturge prêtait une force d'expansion
presque irrésistible. Il supportait avec impatience que l'œuvre de
Molière fût devenue pour la critique à peu près intangible, et qu'on en
eût institué la « religion » à titre de culte national. « Deux siècles
tantôt passés ont bien pu nous conquérir toutes les libertés, les
nécessaires, les superflues et même les dangereuses : ils ne nous ont
pas encore donné le droit de penser sur Molière comme nous vou-
drions et de le dire comme nous le penserions. » Ce droit, il le prenait.
Et on s'y est trompé. Maintes fois on l'a accusé d'être un contempteur
de Molière, parce que, disait-on, l'homme de pensée qu'il était n'avait
pas le « sens du théâtre. » Quelle erreur ! Et quelle sottise ! La violence
même de sa critique à l'adresse d'un Molière, d'un La Fontaine, d'un
Fénelon, pour ne pas sortir du xvii'^ siècle, atteste à quel point il était
accessible au prestige de leur art.
Un chapitre, le plus considérable de cette histoire et qui en donne
la clé, est celui qui est consacré aux Jansénistes et Cartésiens. Brunetière
a voulu traiter, ensemble et dans leurs rapports, du jansénisme et du
cartésianisme, parce que d'après lui la lutte entre ces deux doctrines
et les tendances qu'elles représentent a été la grande bataille intellec-
tuelle du siècle. On ne l'a pas vu, on n'y a pas fait assez d'attention
dans les histoires de notre httérature, et n'a-t-on pas même reproché
à l'auteur de cet admirable Port-Roijal, — un des trois ou quatre
grands hvres du xix*' siècle, comme le répétait Brunetière, — d'aA'oir
développé hors de toutes proportions l'histoire d'un couvent? Ce que
Descartes apportait, c'était, entre autres idées, celle de la toute-puis-
sance de la raison, celle du progrès à l'infini, résultant du dévelop-
pement de la science et de ses apphcations « pour la diminution ou
le soulagement des travaux des hommes. » celle enfin de l'optimisme,
aucune philosophie n'ayant plus liardiment soutenu que la vie se
compose de plus de biens que de maux. On a voulu voir en Descartes
le maître à penser du xvii*' siècle, alors que, pour trouver des œuvres
directement inspirées par son influence, il hmt aller jusqu'aux Paral-
lèles de Charles Perrault et à la Pluralité des Mondes de Fontenelle
932 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, précisément, annoncent un siècle nouveau. Cette maîtrise sur les
âmes d'alors, il faut la restituer à Port-Royal. « Pendant plus de cin-
quante ans, la conscience française, si l'on peut ainsi dire, incarnée
dans le jansénisme et rendue par lui à elle-même, a fait contre la fri-
A'olité naturelle de la race le plus grand effort qu'elle eût fait depuis
les premiers temps de la Réforme ou du Calvinisme. Et c'est même
pour cette raison qu'à de certains égards la destruction de Port-Royal,
qui semble n'être dans notre histoire politique intérieure qu'une
mesure d'ordre administratif, à la vérité violente et tyrannique, est.
dans notre histoire intellectuelle et morale, un fait presque aussi consi-
dérable que la Révocation de l'édit de Nantes. » Aux dernières années
du siècle, l'influence'du jansénisme va sans cesse en décroissant; c'est
qu'en effet les hommes du cartésianisme sont nés : ce sont les « philo-
sophes » du xviii^ siècle professant, eux aussi, une foi exclusive
dans la Aérité scientifique, dans le progrès et dans la bonté de la
Nature.
Soucieux avant tout de montrer l'enchaînement des idées, la
direction des courans, la genèse des œuvres s'engendrant l'une
l'autre, l'historien de notre xvii* siècle ne pouvait donner à la biogra-
phie des écrivains que peu de place. Il se borne la plupart du temps a
quelques indications sommaires et pourtant suffisantes, les écrivains
du xvii" siècle étant ceux qui se sont le moins engagés de leur per-
sonne dans leurs écrits. Il n'entre dans quelque détail que si, comme
il arrive pour un Pascal, la vie est un commentaire indispensable de
l'œuvre, ou encore s'il est nécessaire de redresser telles de ces erreurs
que se repassent pieusement les historiens de la littérature, et qui
afïadissent et banalisent une figure, quand elles ne vont pas jusqu'à
en dénaturer et fausser tout le caractère. « On nous représente tou-
jours un Corneille grave, héroïque et naïf à la fois, presque incon-
scient de sa sublimité, juché sur son Horace ou son Polyencte, comme
sur un piédestal, un vieillard enfin à l'ancienne mode, un vieillard
classique, méditatif et austère, uniquement absorbé dans le souci de
son art et dans la contemplation des vérités morales. C'est aussi bien,
pour tous les grands hommes, le privilège ou l'inconvénient du génie :
la postérité les voit à travers leurs chefs-d'œuvre, elle les fixe,
■elle les immobilise dans l'attitude qui ressemble le plus à la physio-
nomie même, pour celui-ci de ses Pensées, pour celui-là de ses Orai-
sons funèbres, pour un troisième enfin de son Polyeucte ou de sa
liodogune, et c'est ainsi que de main en main les générations litté-
raires [se passent un Pascal toujours inquiet, agit(!^ et anxieux, un
REVUE LITTÉRAIRE. 933
Bossuet toujours vaticinant, tonnant et foudroyant, ou un Corneille
enfin constamment éloquent, tendu, pompeux, déclamatoire et
sublime. » Lui-même ne fut-il pas la victime de cette erreur d'op-
tique qui nous fait apercevoir l'homme à travers son œuvre, et prendre
le tour de son style pour la tournure de son caractère ? On nous repré-
sente toujours un Brunetière grave, guindé, gourmé, juché sur la tra-
dition, absorbé dans le souci de ses formules et dans la contemplation
de ses dogmes, tantôt rendant des oracles et tantôt s'armant de sa
férule pour écarter les auteurs rebelles au joug de son dogmatisme.
■Toutaurebours,cefutundes esprits les plus hbres qu'ait connus notre
temps, curieux de toutes les nouveautés, ouvert à toutes les hardiesses
de la pensée moderne, — et doutant de lui-même, au point de prendre
le contre-pied de sa propre opinion quand il croyait en avoir trop aisé-
ment persuadé son interlocuteur. Ajoutez une sensibilité déUcate et
souffrante, une perpétuelle inquiétude, et aussi, pour compléter et
équilibrer le portrait, une simplicité de manières, des sailhes de belle
humeur, un élan et une fidélité d'amitié qui ne s'expliquaient que par
ce qui fut le trait dominant de sa nature, et à quoi tous ceux qui
l'ont fréquenté le reconnaîtront : la bonté. C'est un portrait qu'il faudra
faire ou refaire dans quelques années. On me pardonnera d'avoir
donné en passant cette indication. Tout mon dessein n'était que
d'attirer l'attention sur quelques portraits d'une touche neuve et vive
qui çà et là, dans cette histoire, éclairent et égaient la trame du récit.
Je renvoie au portrait de Descartes, un original, un bizarre, presque
un malade, ou à celui de Bossuet, modeste, simple et doux.
Après cela, par quel heureux concours de circonstances et par
quelle rencontre d'élémens, qu'on n'a pas vus chez nous une autre fois
réunis, le xvii** siècle s'est-il trouvé donner la plus complète et la plus
exacte expression de notre génie? c'est tout le livre de Brunetière.
Est-il besoin de dire que tout ce livre tend à maintenir ou rétabhr le
xvn® siècle à la place qu'une juste admiration lui avait toujours assi-
gnée et qu'on lui conteste aujourd'hui pour des raisons qui n'ont rieu
de littéraire : « Le grand siècle, c'est le xviii^ siècle que je veux dire... »
ce mot, qu'on prête à Michelet, a servi de mot d'ordre à un parti qui
ne saurait admettre que le siècle de Voltaire et de Rousseau le cède à
aucun autre, mais surtout à celui de Pascal et de Bossuet. Brunetière,
dans son enseignement, ne cessait de protester contre cette entreprise
intéressée qui, déplaçant le centre de notre littérature, rendrait inintel-
hgible l'histoire de son développement. Encore neréserve-t-ilqu'àunt-
très courte période, qu'il appelle « l'âge classique, » l'honneur d'avoir
934 REVUE DES DEUX MONDES.
pleinement réalisé ce que le xvii" siècle apportait de nouveau et d'ines-
timable. Les quarante premières années du siècle sont tout encom-
brées des défauts qu'il restait à éliminer avant d'élever sur un terrain,
débarrassé des ruines et des matériaux suspects qui s'y entassaient,
l'édifice de pur style français où notre génie serait enfin chez lui.
C'est d'abord le fatras d'érudition où s'était complu le xvr siècle, qui
a gâté les plus grands écriA^ains d'alors et qui fait par exemple
qu'avec les dons les plus magnifiques que peut-être un poète ait
jamais possédés, Ronsard est devenu pour nous à peu près illisible.
Mais Malherbe lui-même, quand il vint , traînait encore après lui ce
bagage; et la plus « populaire » de ses pièces, la Consolation a Du
Périer, entre un début et une fin que leur plénitude et leur simplicité
ont gravés dans toutes les mémoires, contient des strophes que les
allusions les plus obscures à la plus pédantesque mythologie changent
en un logogriphe. Tout de même les poètes ne doivent pas écrire
pour les seuls érudits, et les vers ne sont pas faits pour s'accom-
pagner d'un commentaire de Marc-Antoine Muret. Les | écrivains du
xvn" siècle allaient s'en aviser, et plût au ciel que ceux 'du xix" siècle
ne l'eussent pas plus d'une fois oublié ! Puis c'est l'indécence et la
grossièreté qui ont souillé toutes les œuvres d'un temps où on ne
s'était pas encore avisé de s'en rapporter au goût des femmes. Enfin
les Littératures étrangères, qui étaient alors l'italienne et l'espagnole,
et dont l'influence, à d'autres égards, nous a rendu d'incontestables ser-
\4ces,nous avaient inoculé deux défauts : la préciosité et le burlesque.
Brunetière ne les sépare pas, car, contrairement à l'opinion courante qui
fait du burlesque la réponse à la préciosité, il n'y voit qu'un autre as-
pect de la même maladie littéraire qui consiste dans une déformation
de la réalité. Et tandis qu'on regarde généralement les macaroniques
et baroques inventions des Saint- Amant, des Sorel, des Cyrano, des
d'Assouci et surtout de Scarron, comme un épanouissement de notre
verve gauloise, Brunetière en rapporte l'honneur dérisoire à ceux qui
nous en ont gratifiés. « En réalité, dans la formation de ce genre qua-
lifié de national, deux courans étrangers apparaissent : l'un itahen qui
remonte jusqu'à Francesco Berni par l'intermédiaire de ses imitateurs,
et l'autre espagnol qui procède, pour une part, de Gongora, et, pour
une autre part, de la veine du roman picaresque. » Chez Voiture, en qui
se personnifie la préciosité, il y a des coins de burlesque dont il est
vrai de dire qu'ils firent les délices de l'Hôtel de Rambouillet. Et c'est
bien cette confusion, ce désordre, ce mélange de l'excellent et du pire
qui rendit chère aux romantiques l'époque Louis XIIL
REVUE LITTÉRAIRE. 935
Cependant un travail s'opérait qui peu à peu et chaque jour davan-
tage tendait vers l'ordre, l'harmonie, la noblesse. Avant toutes choses
il était l'effet de cette admirable renaissance religieuse qui depuis
saint François de Sales jusqu'à Fénelon allait faire passer dans tout le
siècle un courant d'une puissance irrésistible, soulever les âmes, les
mettre en présence des grandes questions qui sont l'éternel tourment
de la pensée humaine, vivifier les genres profanes et nous doter d'une
littérature sacrée à laquelle on n'en connaît pas de supérieure. Voilà
pour le sérieux de la pensée, mais voici pour la perfection de la forme.
Les ouvriers les plus modestes n'y sont pas les moins utiles. Les gram-
mairiens s'y emploient comme les critiques. On sait volontiers gré aux
premiers d'avoir épuré la langue : on ne pardonne pas aux seconds
d'avoir inventé ces règles contre lesquelles protestait Corneille, et aux-
quelles Boileau devait donner la consécration de son vers proverbe. Et
il est vrai que le xvii^ siècle a eu dans le pouvoir des règles une foi
absolue et superstitieuse; il a cru qu'en appliquant les procédés des
maîtres on peut, à l'infini, refaire des chefs-d'œuvre : Chapelain et
le Père Lemoyne sont là pour prouver ce que valait la théorie. Il n'en
reste pas moins qu'en rappelant aux plus grands écrivains l'existence
de lois dont le génie lui-même ne saurait s'affranchir, il les a défendus
contre eux-mêmes et empêchés de verser du côté où peut-être ils pen-
chaient. Surtout, on voyait enfin se former et s'organiser une société
éprise de bon goût et de bonnes lettres, et notre littérature achevait de
se caractériser en liant, une fois pour toutes, ses destinées à celles
de la société polie.
Le résultat de ce travail a été de nous donner ces cinquante années
que Voltaire avait raison de comparer aux plus brillantes périodes
qui illustrent Thistoire de l'esprit humain. L'idéal classique s'y réaUse :
entendez par là que l'idée même de notre littérature, l'idée créatrice,
au sens platonicien du mot, y arrive à la pleine expression d'elle-
même. Car d'abord cette littérature est nationale : elle n'est plus ita-
Henne et espagnole, elle n'est pas encore allemande et anglaise. Chez
Pascal et chez Racine, chez Bossuet et chez La Fontaine, chez Boileau
et chez La Bruyère, il n'y a rien que de français. Et c'est à quoi leur
sert l'imitation des anciens, telle qu'ils l'ont comprise et pratiquée:
elle leur est un moyen de défense contre les influences étrangères
modernes. La langue y arrive à son point de maturité, et les genres à
leur point de perfection.
Faut-il maintenant énumérer les traits communs et spéciaux à
cette époque unique ? Le xvn« siècle est psychologue, ou, comme on
936 REVUE DES DEUX MONDES.
disait alors, moraliste. Dans l'échelle des connaissances il n'y en a pas
qui soit supérieure à la connaissance du cœur humain. Or jamais n'en
avait-on poussé l'étude aussi avant. Cette remarque de Brune tière est
très fine et pleine de conséquences, à savoir que la psychologie des
Essais est certes une psychologie, mais uniquement traditionnelle.
Toutes les phrases de Montaigne sont autant de souvenirs empruntés
aux anciens; il ne fait, lui moderne, que revêtir de son imagination
un fonds psychologique _'qui appartient à l'antiquité. Les Pensées de
Pascal, au premier abord, semblent n'avoir été que découpées dans
les Essais. En fait tout y est renouvelé par l'observation directe, per-
sonnelle, réelle. — Le xvn" siècle est artiste; et les théoriciens de
« l'art pour l'art » ne s'y sont pas trompés, ayant maintes fois
emprunté à Racine, à La Fontaine, à Boileau, des exemples ou des pré-
ceptes que d'ailleurs ils détournaient de leur large signification pour
les interpréter dans le sens étroit dejleur doctrine particulière. — Le
xvii^ siècle est naturaliste. Il a pour règle qu'« il ne faut pas quitter la
nature d'un pas. » Mais cette nature qu'il imite, il ne la réduit pas à
la nature matérielle et physique : il s'attache aussi bien et de préfé-
rence aux réalités spirituelles. — Le xvii'' siècle est pessimiste. La
Rochefoucauld et La Fontaine, les mondains et les incrédules sont ici
d'accord avec les Pascal et les Bossue! : la vie est douloureuse, la
somme des maux l'y emporte sur celle des biens et toute la dignité
de l'homme consiste à se dégager de ces ser^dtudes ou de cette
corruption qui est au fond de lui.
Tels sont, brièvement résumés, les traits essentiels [àe cette his-
toire du xvii^ siècle. Composée par Brunetière, enrichie de tout ce que
sa pensée n'avait cessé d'acquérir, écrite dans ce style qui, en gardant
toute sa force et tout son relief, n'avait cessé de prendre plus de
souplesse, daisance et de naturel, nul doute qu'elle n'eût égalé l'am-
pleur, la noblesse et la beauté du sujet. Le livre, tel qu'il est, écho
affaibli mais fidèle de la parole du maître, rendra d'incontestables
services à quiconque fait son étude de notre littérature. Et l'accueil
qu'H a déjà trouvé auprès du public lettré sera un encouragement
aux éditeurs qui nous promettent, dans un avenir prochain, l'achève-
ment de cette œuvre de pieuse restitution.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
TVILLIAM GO^VPER,
D'APRÈS SES LETTRES INTIMES (1
Les lettres du poète anglais William Cowper sont incontestable-
ment, comme je le disais l'autre jour, les plus belles à la fois et les
plus célèbres qu'ait à nous offrir toute la littérature classique de leur
pays. Pénétrées d'une exquise lumière de printemps, doucement sou-
riantes et spirituelles dans leur naïf abandon, elles ne nous révèlent,
en vérité, que l'un des deux aspects opposés de ce qu'on serait tenté
d'appeler la « double existence » du poète fou, — trop heureux de
pouvoir échapper momentanément, pendant qu'il écrit, à la terrible
hantise de ses « diables noirs : » mais nous n'en avons pas moins l'im-
pression d'y voir s'ouvrir librement à nous son âme tout entière, telle
que toujours elle s'est conservée par-dessous l'espèce de « posses-
sion » qu'elle a eu à subir. Une âme d'enfant, mais aussi une âme de
poète et de peintre, infatigable à imprégner de tendres et délicates
émotions « lyriques » le spectacle familier d'une réaUté dont elle
percevait jusqu'aux moindres nuances avec une précision, une clarté,
un rehef merveilleux. Ainsi de page en page elle revit sous nos yeux,
dans la longue série de lettres intimes dont un choix nouveau vient
d'être publié par M. Frazer; et c'est elle que je vais essayer d'en
dégager aujourd'hui, après avoir dû me borner, le mois passé, à
rappeler brièvement l'étrange et douloureuse carrière du poète de la
Tâche et de John Gilpin.
Le 17 juin 1765, William Cowper est sorti de l'asile d'aliénés de
(1) Voj'ez la Revue du 13 juillet 191-2.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Albans, où son délire l'avait fait enfermer deux ans auparavant.
Sans le tenir encore pour complètement guéri, — et même avec la
crainte secrète de l'impossibilité pour lui d'une telle guérison, — les
médecins l'autorisaient à vivre désormais en liberté dans la calme
solitude de quelque coin de province. Et comme l'unique frère du
malade demeurait alors à Cambridge, c'est dans un endroit voisin de
cette ville, à Huntingdon, que Gowper est venu s'installer, en com-
pagnie de l'un de ses anciens gardiens de la maison de santé, « vrai
miroir de fidélité et d'attachement. « Quelques jours après son
arrivée, le l*^"" juillet, il écrit de Hunlingdon à sa cousine lady Hesketh :
Depuis la visite que vous avez eu la bonté de me faire, il y a deux ans,
dans mon logement du Temple, — la seule fois de toute ma vie où je n'aie
pas goûté de plaisir à vous voir, — que n'ai-je pas souffert? Et depuis
qu'il a plu à Dieu de me rendre l'usage de ma raison, quelles joies n'ai-je
pas épi'ouvées ? Vous savez par expérience combien c'est chose agréable, de
sentir les premières approches de la santé après une fièvre : mais oh ! quand
il s'agit d'une fièvre du cerveau ! Avoir conscience du relâchement de ce
feu-là, c'est en vérité une faveur que personne, je crois bien, ne saurait
recevoir sans une gratitude profonde. Quant à moi, pour terrible que soit une
telle forme du châtiment, je suis prêt à y découvrir la main d'une justice
infinie; et je n'ai pas' de peine, non plus, à y reconnaître la main d'une
bonté infinie, lorsque je considère l'effet qu'a eu sur moi cette lourde
épreuve. Je demande seulement au ciel qu'il me soit toujours permis de me
rappeler la signification secrète de celle-ci: moyennant quoi, je suis sûr de
continuer toujours à être, comme je le suis à présent, parfaitement heureux.
La « signification secrète » de la « lourde épreuve » qu'il a tra-
versée, le pauvre Cowperj croit l'avoir trouvée dans ce qu'il appellera
dorénavant sa «. conversion. » Il s'imagine que la « bonté infinie »
de Dieu ne l'a frappé, comme elle l'a fait, qu'afin de le tirer |de
son ancienne tiédeur religieuse, — ne soupçonnant pas la nouvelle
« épreuve » que va devenir pour lui, jusqu'à son dernier jour, cette
même ferveur de sa piété, qui ne cessera plus de lui montrer l'image
effrayante d'un enfer tout prêt à l'engloutir. Mais peut-être, au fond,
le malheureux poète ne se trompe-t-il pas autant que nous serions
tentés de le supposer ? Car le fait est que cette « conversion, » qui va
le torturer dorénavant sous la forme de mille visions ou angoisses
morbides, c'est elle aussi, d'autre part, qui lui donnera l'admirable
résignation de ses heures de lucidité, sa confiance ingénue et son doux
sourire, et sa certitude inébranlable d'être toujours « parfaitement
heureux. » L'un des élémens princi^jaux du charme poétique de ses
lettres leur viendra précisément de la déhcieuse atmosphère de piété
REVUES ÉTRANGÈRES. 939
enfantine dont on les sentira comme parfumées : et qui sait si ce
résultat de la « conversion » de Cowper ne vaudra pas, vraiment, l'im-
mense et tragique prix qu'il lui aura coûté ?
Ses lettres suivantes de Huntingdon nous le font voir s'abandon-
nant de plus en plus à l'attrait de sa nouvelle existence, où déjà ses
qualités personnelles et son infortune lui ont procuré de précieuses
amitiés. Le 14 septembre 17H5, il écrit à lady Hesketh :
Plus je vis ici, plus j'aime cet endroit, ainsi que les gens qui l'habitent.
Me voici désormais en excellens termes avec au moins cinq familles, sans
compter deux ou trois flâneurs de ma sorte ! La dernière connaissance que
j'aie faite est celle de la famille des Unwin, consistant en un père et une
mère, un fils et une fdle, toutes personnes merveilleusement agréables et
commodes à fréquenter. Le fds, âgé d'environ vingt et un ans, est bien le
jeune garçon le plus naturel qu'il m'ait été donné de rencontrer jamais. Il
n'est pas encore arrivé à ce moment de la vie où le soupçon se recommande
à nous sous la forme de la sagesse, et rejette à une distance incommensu-
rable de notre estime et de notre confiance tout ce qui n'est pas notre cher
(( moi. » De telle façon que ce jeune Unwin se trouve connu presque aus-
sitôt que vu : n'ayant rien dans son cœur qui rende nécessaire pour lui de
tenir ce cœur barre et verrouillé, il l'ouvre tout grand à la disposition du
premier venu. Le père est un pasteur, et pareillement le fils se destine à la
vie religieuse; mais cette destination ne lui vient que de son plein gré,
résultant simplement de ce que toujours il a été et demeure sincère dans
sa foi et sa tendresse envers l'Évangile.
Un mois après, le 18 octobre, Cowper écrit qu'U a rencontré
T^jme Un-^yin dans la rue, qu'il Ta ramenée chez elle, et que là, dans le
jardin, U s'est promené avec elle pendant près de deux heures. « Cette
conversation m'a fait plus de bien que m'en eût fait une audience du
premier prince de l'Europe. Le fait est que M""^ Unwin est pour moi
une vraie bénédiction : je ne puis la voir sans que sa société me pro-
fite infiniment. Je suis d'ailleurs traité, dans toute la famille, comme
si j'étais un proche parent. Vous savez quel être timide et sauvage je
suis par nature ; mais la prière la plus fervente que j'adressais au
ciel, avant de quitter Saint-Albans, consistait précisément à demander
que, en quelque Ueu qu'il plût à la Providence de m'envoyer. Je pusse
y rencontrer une amitié comme celle que j'ai trouvée chez M""" Unwin. »
Enfin, dès le i novembre, nous apprenons que Cowper s'est fixé à
demeure chez ses amis les Unwin; et toutes ses lettres, depuis lors,
ne s'emploient qu'à nous décrire le calme et profond bonheur que ne
cesse pas de lui apporter la société de ces braves gens.
11 se pourrait même, à en juger par le ton de ces lettres, que le
940 REVUE DES DEUX MONDES.
séjour du poète dans Faccueillante maison des Unwin l'eût entièrement
délivré de toute trace de ses idées noires : ne le A'oyons-nous pas dis-
cutant avec ses amis l'idée de sa prochaine entrée dans les ordres, —
ce qui n'aurait guère été possible si l'ancien pensionnaire de la maison
de santé avait continué à montrer des signes trop manifestes de
déséquilibre mental? Hélas! bientôt une nouvelle catastrophe allait
s'abattre sur lui, et détruire à jamais l'heureux effet de cette douce vie
d'« enfant gâté » qu'il avait trouvée au presbytère de Huntingdon. Dans
les premiers jours de juillet de l'année 1767, le pasteur Unwin mourait
subitement, d'une chute de cheval ; et sa veuve avait beau garder
auprès de soi le pauvre Cowper, l'emmener avec soi dans une petite
ville du voisinage, à Olney, où l'avait attirée le renom du célèbre
pasteur John Newton : de jour en jour, sous l'influence du nouveau
« choc » qu'avait été pour lui la mort de son hôte et ami, les troubles
de naguère reparaissaient dans 'le fragile cerveau du poète, pour
aboutir enfin à une crise à peine moins %iolente que celle qui, dix ans
auparavant, avait motivé son internement à Saint-Albans. Entre les
années 1769 et 1776, le recueil de M. Frazer ne nous offre pas une
seule lettre de WilUam Copwer. Il y a là, une fois de plus, une de ces
lacunes que nous rencontrons de temps à autre dans la correspon-
dance de l'auteur de la Tâche, et qui n'en sont pas l'un des traits les
moins singuliers : des arrêts tantôt brusques, tantôt précédés d'une
période où les lettres s'espacent, deviennent sensiblement plus
courtes, plus banales, parfois presque maussades; et puis c'est le
silence complet pendant des mois, ou parfois des années, et nous
devinons que, de nouveau, le malheureux se trouve exclu du monde
des vivans !
Mais lorsque ensuite nous le voyons, une fois de plus, renaître à la
\\q, aussitôt le visage du poète ressuscité recommence à s'illuminer
d'un délicieux sourire enfantin ; aussitôt ses h^ttres nous le montrent
revenu à l'état qu'il décrivait lui-même, en 1765, à sa cousine
lady Hesketh : convaincu de la « signification » providentielle de
r « épreuve » qu'il a traversée, et, au demeurant, « parfaitement heu-
reux. )) C'est ainsi qu'au sortir de sa crise de 1773 l'obhgation où il est
de s'occuper de travaux manuels, — pour lâcher à se déUvrer d'idées
noires qui jamais plus, cependant, ne consentiront à lui laisser de
repos, — nous vaut une série de lettres infiniment amusantes, toutes
remphes de détails familiers d'une grâce exquise, avec de petits-
<( tableaux de genre » qui fout songer aux chefs-d'œuvre d'un Metsu ou
d'un Pieter de Hooghe. Ou bien il nous raconte les aventures de ses
REVUES ÉTRANGÈRES. 941
bêtes, de ses chats et de ses pigeons, de deux lièvres quon
lui a donnés, et dont l'apprivoisement est désormais l'un de ses
grands soucis. Qu'on lise, par exemple, ce passage d'une lettre du
21 août 1780 :
L'événement que voici ne saurait être passé sous silence, dans un
endroit où les événemens considérables sont toujours si rares ! Mercredi
soir dei'nier, entre huit et neuf heures, tandis que nous étions en train de
souper, j'ai entendu un bruit inaccoutumé dans la chambre du fond,
comme si l'un de mes lièvres s'était embarrassé quelque part et s'efTorçait
de se dégager. Je m'apprêtais à me lever de table pour aller voir ce qui en
l'tait, lorsque le bruit a cesse. Environ cinq minutes plus tard, une voix,
de la rue, a demandé si l'un de mes lièvres ne s'était pas échappé. Je me
suis aussitôt précipité dans la chambre du fond, et j'ai constaté que ma
pauvre favorite Puss, en effet, s'était enfuie. Elle avait rongé secrètement
les mailles d'un fdet au moyen duquel je me figurais avoir suffisamment
garanti l'accès de la niche, et qui m'avait paru préférable à toute autre
espèce de fermeture, en raison du libre passage qu'elle offrait à l'air du
dehors. De là, j'ai couru à la cuisine, oU j'ai trouve noti*e voisin Thomas
Freeman : il m'a dit que, ayant vu le lièvre juste au moment où il s'élan-
çait dans la rue. il avait essayé de le recouvrir de son chapeau, mais que
la petite créature avait poussé un cri, et puis avait saute par-dessus sa
tète. J'ai alors prie Thomas de la poursuivre aussi vite que possible,
et je lui ai adjoint, pour cette chasse, Richard Coleman, comme étant
plus agile, et portant moins de poids. Non pas que j'eusse l'espoir de
retrouver ma chère Puss, mais je désirais apprendre, tout au moins, ce
qui était arrive d'elle. Au bout d'une petite heure, nous voyons reparaître
Richard, tout essoufflé, avec la relation suivante : que, s'etant mis à courir,
et n'ayant point tardé à laisser Tom en arrière, il avait aperçu une troupe
d'hommes, de femmes, et de chiens, tous occupés à la même chasse ; qu'il
avait fait de son mieux pour retenir les chiens, et avait même réussi à
distancer tout le monde, de telle façon que la course n'avait plus enfin été
disputée que parle lièvre et lui; que Puss avait couru droit par toute la
ville, et puis avait descendu le sentier qui conduit à Dropshort; que là, un
peu avant qu'elle approchât d'une maison, il l'avait dépassée, et l'avait
obligée à s'en retourner vers la ville ; et que, sitôt rentrée dans la grande
lue, elle avait cherché abri dans la tannerie de M. Wagstaff. Les moisson-
neurs de Sturges étaient à leur souper, et ont vu la bête, de l'autre côté de
la rue. Dans la tannerie, il y a une foule de trous remplis d'eau; la pauvre
Puss se débattait là, ne sortant de l'un des trous que pour plonger dans
un autre, et déjà à demi noyée, lorsqu'un des hommes l'a tirée de l'eau par
les oreilles, et a pu ainsi la reconquérir. On l'a alors proprement lavée, et
on me l'a rapportée dans un sac, vers les dix heures. Cette escapade nous
a coûté quatre shillings : mais vous pouvez bien croire que nous n'en avons
pas regretté un liard. La pauvre Puss n'a eu qu'un peu de mal à l'une de
ses pattes et à l'une de ses oreilles : dès maintenant, la voici presque dans
son état ordinaire !
942 REVUE DES DEUX MOiNDES.
Ou bien encore ceci, dans une lettre du i août 1783 :
J'c'ii fil ce moment deux^ chardonnerets, qui, pendant l'été, habitent la
serre. 11 y a quelques jours, m'occupant à nettoyer leurs cages, j'avais mis
sur la fable celle que j'étais en train de nettoyer, tandis que l'autre pen-
dait au mur ; les fenêtres et les portes étaient grandes ouvertes. A mon
retour de la pompe, où j'étais aile remplir la baignoire de l'oiseau, j'eus
l'extrême surprise de voir un chardonneret assis sur le toit de la cage dont
je m'occupais, et chantant à l'oiseau de la cage, et le caressant. Je me suis
approché, et le chardonneret étranger n'a laissé voir aucune frayeur;
encore plus prés, et toujours aucun signe d'effroi. J'ai étendu ma main
vers lui sans qu'il essayât de résister, je l'ai pris, et j'ai été certain d'avoir
attrape là un nouvel oiseau : mais en levant les yeux sur l'autre cage, j'ai
reconnu mon erreur. L'habitant de cette cage, pendant mon absence, avait
réussi à s'enfuir, par l'ouverture que lui offrait l'un des barreaux, qui
s'était un peu tordu; après quoi l'oiseau n'avait profité de sa délivrance que
pour venir saluer son ami, et s'entretenir avec lui d'une façon plus intime
qu'auparavant. Je l'ai ramené dans sa demeure propre: mais en vain.
Moins d'une minute après, de nouveau il avait glissé sa petite personne par
la môme ouverture, et de nouveau il s'était perché sur la cage de son voi-
sin, le caressant, et chantant à pleine gorge, comme si l'heureuse aventure
l'avait transporté de plaisir. Je ne pouvais que respecter une amitié aussi
touchante : si bien que, consentant à l'union de mes deux pensionnaires,
j'ai décide qu'à l'avenir une seule cage les contiendrait tous les deux. De
tels incidens sont pour moi une vraie bonne fortune : car non seulement
ils me ravissent par soi-même, mais, en outre, lorsque ensuite j'ai par trop
besoin d'un divertissement, je m'ingénie à les mettre en vers, et cela me
procure quelques heures de repos.
D'autres fois, Cowper nous raconte les événemens mémorables
d'Olney. Le 17 novembre 1783, toute la [)ctite ville est venue assis-
ter au châtiment d'un jeune drôle, qui avait volé certains « usten-
siles de fer » à M. Griggs, le boucher. » Dûment convaincu, il a été
condamné à subir le fouet. On l'a attaché derrière une charrette, et il a
eu à marcher ainsi, d'un bout à l'autre de la place, pendant que le
bedeau procédait à l'exécution. Le gaillard semblait montrer un
courage merveilleux : mais tout cela n'était que tromperie. Le
bedeau avait rempli sa main gauche d'une solution de couleur
rouge, où, après chacun de ses coups, il trempait son fouet : de telle
sorte qu'il laissait sur la peau du condamné l'apparence d'une entaille
rouge, alors qu'en réalité il ne lui faisait aucun mal. Cependant le
constable, qui suivait le bedeau, a fini par s'apercevoir delà comédie :
sur quoi ce fonctionnaire a frappé de sa canne les épaules du trop
compatissant exécuteur, et, cette fois, sans l'ombre d'un ménagement
ni d'une précaution du même genre. Aussitôt la scène est devenue
REVUES ÉTRANGÈRES. 943
beaucoup plus intéressante. Le bedeau, qui sans doute s'était engagé
à ne point frapper fort, continuait à user d'une extrême douceur, ce qui
provoquait le constable, lui, à user de plus de rigueur dans les coups
qu'il donnait au bedeau ; et ainsi cette double exécution se poursui-
vait, jusqu'au moment où une demoiselle du bas de la vdlle, prise de
pitié pour le compatissant bedeau qu'elle voyait souffrir sous les mains
de l'impitoyable policier, est venue se joindre, elle aussi, à la proces-
sion, et, se plaçant derrière le constable, l'a saisi par les cheveux, et
l'a souffleté avec l'ardeur d'une véritable amazone. Cet enchaînement
de faits m'a pris plus de papier que j'avais eu d'abord l'intention de lui
en accorder : mais comment aurais-je résisté au désir de vous infor-
mer de la manière dont le bedeau a battu le voleur, le constable battu
le bedeau, la dame battu le constable, et de quelle manière le voleur a
été la seule de ces diverses personnes qui n'eût ressenti aucun mal? »
Mais que l'on ne se représente pas les lettres de Cowper comme
toutes remplies seulement de ces petits tableaux, qui cependant y sur-
gissent devant nous à chaque instant avec une abondance et une
variété surprenantes, entremêlés de nobles ou gracieux paysages, —
les plus beaux, peut-être, qu'ait jamais produits la prose anglaise ! C'est
avant tout le cœur et l'esprit du poète qu'il nous plaît de 'voir s'épan-
cher librement, dans l'immortelle série de ses lettres ; et je ne saurais
assez dire à quel point l'un et l'autre nous y apparaissent à la fois
\ivans et profonds, différens de ce que l'on pourrait attendre d'une
espèce de vieil enfant qu'une maladie mentale incurable a toujours
gardé à l'écart du commerce des hommes. Littérature et théologie,
actuaUtés de la pohtique et problèmes éternels de la destinée, sur tout
cela ces lettres de Cowper nous apportent une foule d'aperçus d'autant
plus précieux qu'ils risquent moins d'avoir subi le poids d'une influence
étrangère : car l'ermite d'Olney n'a pas même de livres, pour lui
tenir compagnie dans sa solitude ! Tout au plus sa prodigieuse mé-
moire lui permet-elle de demeurer, jusqu'au bout, en contact familier
avec l'œuvre des poètes anciens et modernes : de telle sorte que ses
nombreux jugemens sur Shakspeare etMilton, plus tard sur Homère, —
lorsque son besoin de « divertissement » l'aura poussé à entreprendre
la traduction de Y Iliade et de V Odyssée, — comptent aujourd'hui à bon
droit parmi les pages les plus autorisées de la critique littéraire, dans
son pays. Pareillement, toutes les questions scientifiques de son temps
lui fournissent un sujet inépuisable de réflexions toujours ingénieuses,
attestant l'ardeur passionnée de sa curiosité. L'invention des ballons,
944 REVUE DES DEUX MONDES.
en particulier, est un thème sur lequel il ne se lasse pas d'insister.
A vingt reprises, il se demande quels changemens résulteront, dans
notre vie humaine, d'une conquête décisive de l'air qu'il prévoit immi-
nente. « Le jour est proche, dit-il, où l'homme n'aura plus à regretter
que la nature lui ait refusé des ailes; et qui sait si, dès la génération
prochaine, une envolée d'académiciens ou de belles dames ne consti-
tuera pas un spectacle banal ? » Mais en fin de compte, après de longues
et touchantes hésitations, il en_ vient à admettre que cette conquête
de l'air ne sera pas, pour l'humanité, un aussi grand bienfait qu'il l'a
d'abord supposé. « Je prévois, parmi ses effets, une confusion de tout
ordre et une destruction de toute autorité, avec des dangers à la fois
pour la propriété et pour les personnes, sans compter l'impunité pour
les malfaiteurs. » Si bien que le doux Cowper, pour peu que par
miracle il eût le droit de légiférer, s'empresserait de décréter la peine
de mort « contre tout homme convaincu de voler dans les airs. »
Ainsi le poète s'amuse à « philosopher : » mais surtout il prend
plaisir à s'observer soi-même, et ses lettres nous offrent un répertoire
incomparable de fines et charmantes analyses psychologiques. Écou-
tons-le, par exemple, nous parler de son attachement à sa maison
d'Olney, qu'un savetier, après son départ, jugera trop misérable pour
daigner s'y loger :
En réalité, je suis à la fois libre et prisonnier. Le monde s'ouvre au
large devant moi ; il n'y a pas de fossés autour de mon château, ni de sei'-
rures à ma porte telles que je ne puisse pas les ouvrir: mais un pouvoir
invisible et irrésistible, un penchant plus fort que celui même que j'éprou-
verais pour le lieu de ma naissance, c'est cela qui me tient lieu de murs et
de prison, de limites visibles qu'il me serait interdit de franchir. Précé-
demment, mes souffrances avaient pour effet de me rendre odieuse la vue
des lieux où je les avais subies, et de me fatiguer d'objets que trop long-
temps j'avais considérés d'un œil d'abattement et de désespoir. Mais à pré-
sent il en va pour moi d'une autre façon. Les moindres pierres du mur de
mon jardin me sont devenues d'intimes amis. Éloigné d'ici, j'en regrette-
rais jusqu'à ce qui m'y est le plus incommode ; et que, s'il pouvait se faire
que je quittasse mon misérable trou pendant quelques mois, je suis sûr
que j'y retournerais avec ravissement, et ressentirais des transports de
plaisir à la vue de choses même aussi déplaisantes que la toiture galeuse et
les murs à demi effondrés des maisons voisines. Mais cela est ainsi, et mon
misérable trou est dorénavant l'endroit que j'aime le mieux au monde : non
pas en raison du bonheur qu'il me procure, mais parce que c'est ici qu'il
m'est le plus supportable d'être malheureux.
Aussi bien n'y a-t-il pas jusqu'à de véritables romans que ne nous
laissent deviner ces lettres du poète. Plus d'une fois, son pauvre cœur
REVUES ÉTRANGÈRES. 94."
s'illumine d'un rayon d'amour; et sur-le-champ le ton de ses lettres se
réchauffe et s'élève, nous apporte l'écho des exquises chansons qui
jailUssent en lui. C'est une belle jeune femme, la dame d'un château
du voisinage, qui l'a complimenté de ses vers avec un tendre sourire ;
ou bien c'est la chère cousine, lady Hesketh, avec qui il s'est brouillé
quinze ans auparavant, dans une de ses crises de soupçon maladif, et
qui lui annonce sa prochaine visite. Désormais Cowper ne, pense plus
à rien d'autre, il frémit d'impatience et compte les heures, s'exalte en
de naïfs espoirs d'un bonheur merveilleux. Et puis il s'aperçoit de
l'impossibilité, pour lui, de goûter jamais ce bonheur qu'il vient
d'entrevoir; et de nouveau l'amoureux redevient l'humble ami de
naguère, avec à peine une nuance de mélancolie transparaissant par-
dessous son aimable sourire résigné.
Combien je regrette de ne pouvoir pas raconter avec un peu de
détail l'un au moins de ces petits romans de la vie dn poète ! Celui-ci,
un jour, a aperçu dans la rue, devant sa maison, une jeune dame
dont la figure lui a semblé si charmante qu'il s'est enhardi jusqu'à
l'aborder. C'est une certaine lady Austen, une veuA^e, fort éprise de
poésie; et bientôt Cowper, à force de lui témoigner son admiration,
la décide à venir passer toutes ses vacances à Olney. Alors commence
pour lui une période de ravissement ininterrompu ; ses lettres nous le
montrent enivré d'une joie qui s'épanche déUcieusement en une infi-
nité d'inventions imprévues ou de gais souvenirs, prêtant à toute
cette partie de sa correspondance un attrait exceptionnel d'eff'usion
poétique. C'est sous l'inspiration de lady Austen qu'il se met à décrire
en vers le sofa de son salon, inaugurant ainsi son grand poème de la
Tâche; c'est un récit de lady Austen qui, après l'avoir fait rire durant
toute une nuit, nous vaut, le lendemain, son Histoh^e de John Gilpin.
Une brouUle, survenue au printemps suivant, ne sert qu'à lui rendre
plus douce la réconciliation avec son amie; et celle-ci revient demeu-
rer à Olney, et de nouveau les lettres de Cowper chantent et rient,
comme si une couvée d'oiseaux était revenue habiter le cœur enso-
leillé du poète. Mais tout d'un coup les oiseaux s'envolent; le soleil,
qui tout à l'heure élincelait joyeusement dans les lettres de Cowper,
reprend ses tièdes et pâles reflets d'autrefois ; et nous apprenons que
la « santé » de lady Austen a forcé la jeune dame à partir pour Bri-
ghton. Et c'est seulement maintes années plus tard qu'une confidence
de Cowper nous explique le secret de cette rupture. L'excellenle
M"'" Unwin, tout en n'ayant pour son compagnon que des sentimens
maternels, n'a pu souffrir qu'une autre femme se trouvât admise à
TOME X. — 1912. 60
916 REVUE DES DEUX MONDES.
partager avec elle son rôle de consolatrice et de garde-malade : si bien
que le pauvre poète, lorsque déjà lad}^ Austen avait expressément
consenti à devenir sa femme, s'est vu forcé de sacrifier à sa reconnais-
sance le plus fervent et bienfaisant amour qu'il eût jamais éprouvé.
« N'est-il pas étonnant, — écrivait hier encore un critique anglais
de VAthenœum, — de voir quels mondes d'émotion, d'intuition, et
d'observation se trouvent reflétés dans les lettres de Cowper, ou plutôt
nous y apparaissent comme à l'intérieur d'une petite sphère de hmpide
cristal? » Et vraiment, nous ne pouvons hre la série de ces lettres sans
avoir l'impression d'être transportés dans une espèce d'univers en
miniature, de vivant et déhcieux microcosme qu'a su se créer
l'active fantaisie d'un poète. Sentimens et idées, figures et paysages,
tout est réuni là de ce qui, dans la vie du dehors, a le pouvoir de nous
toucher ou de nous ravir : de telle façon que, pour nous aussi, « les
moindres pierres » de l'ermitage d'Olney ne tardent pas à devenir
« d'intimes amis. » De page en page, nous prenons l'habitude de
borner notre horizon à ces murs de l'humble maison villageoise où
s'écoulent les journées de l'auteur de la Tâche; et il n'y a pas une des
pensées de celui-ci, ni pas un de ses rêves, qui désormais ne pénètre
d'emblée au plus secret de nos cœurs.
T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Le voyage de M. Poincaré en Russie a une signification sur la
portée de laquelle le monde diplomatique ne s'est point trompé. On
avait fait courir le bruit que l'alKance franco-russe s'était depuis
quelque temps relâchée, et M. Ribot, dans une séance du Sénat qui
date de quelques mois à peine, avait manifesté le regret qu'elle n'eût
pas été suffisamment pratiquée, c'est-à-dire qu'on ne l'eût pas tenue
constamment en haleine, et qu'on n'en eût pas tiré tout le parti pos-
sible. Il était d'autant plus opportun d'en resserrer les Uens que la
situation générale de l'Europe n'est pas sans présenter ce qu'on a
appelé autrefois quelques points noirs à l'horizon : il est dès lors
naturel que les puissances athées se tiennent en contact plus étroit et
se communiquent plus fréquemment et plus intimement leurs vues
sur tous les incidens ou accidens pohtiques qui se présentent. Cette
nécessité a été sentie à Saint-Pétersbourg comme chez nous : de là
l'intérêt qu'a présenté le voyage de M. le président du Conseil. Sans
doute il est d'usage qu'un nouveau ministre des Affaires étrangères,
qui a déjà duré quelques mois et paraît devoir durer pendant beau-
coiip d'autres, aille faire une visite au gouvernement alhé ; cela suffi-
rait pour expliquer le voyage de M. Poincaré; mais à cette raison
d'autres se sont ajoutées qui sont, dans les circonstances actuelles,
assez évidentes pour qu'U ne soit pas besoin d'y insister.
Il serait difficile de continuer de dire aujourd'hui, comme on le
faisait hier, qu'il y a quelque relâchement dans l'alliance franco-russe.
A la veille de ce voyage, le bruit s'est répandu que la Russie et la
France venaient de conclure une convention navale. La nouvelle a
été commentée aussitôt dans le monde entier, mais surtout en Alle-
magne, avec une attention, ou même une préoccupation poussée à un
haut degré d'intensité. Certains journaux allemands se sont demandé
948 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il n'y avait pas là une réplique à l'entrevue des deux empereurs à Port-
Baltique. Que reste-t-il, ont-ils dit, de cette entrevue et des espérances
qu'elle avait fait concevoir? M. de Kiderlen l'avait présentée comme
« un brillant succès de la politique allemande. » Ce succès n'aura-t-U
eu qu'un jour ? Ceux qui parlent ainsi s'étaient sans doute exagéré
l'importance de l'entrevue et la diminuent trop maintenant. Ils avaient
cru, ils s'étaient complu à croire qu'elle était un de ces signes de
l'affaiblissement de l'alliance franco-russe auxquels nous avons fait
plus haut allusion. De là leur déconvenue. Mais s'ils s'étaient bornés
à penser que l'entrevue de Port-Baltique témoignait seulement des
bonnes dispositions réciproques des deux empereurs et de leurs gou-
vernemens, rien de ce qui s'est passé par la suite n'aurait été pour
eux une déception. La convention navale de la France et de la Russie
ne porte elfectivement aucune atteinte à ces dispositions qui étaient
amicales à Port-Baltique et le sont restées depuis. La convention
navale dont on a tant parlé ne modifie en rien un état de choses qui
était connu. Voilà vingt ans que la France et la Russie ont conclu un
traité d'alliance dont elles n'ont pas fait mystère. Les termes exacts
n'en ont pas été publiés, comme l'Allemagne a publié autrefois ceux
de son traité avec l'Autriche, mais il y a certainement quelque ana-
logie entre tous ces textes: leur but est de décider que, dans certains
cas déterminés,- chacune des puissances contractantes donnera son
concours à l'autre avec la totalité de ses forces, expression qui com-
prend à la fois, à peine est-il besoin de le dire, les forces de mer aussi
bien que les forces de terre : autrement, la totalité des forces ne serait
pas engagée. La convention ou, de quelque nom qu'il faille l'appeler,
l'arrangement qui vient d'être conclu n'était donc pas nécessaire pour
que, si le casus fœderis venait à se poser, la France et la Russie
fussent tenues de mettre en ligne leurs forces navales; mais rien,
paraît-il, n'avait été prévu jusqu'ici sur les modalités de l'opération.
Au premier abord, cette négligence semble extraordinaire; elle
s'explique cependant par le fait que la flotte russe, depuis ses
désastres en Extrême-Orient, était restée une quantité très faible;
mais la situation n'est déjà plus la même et, dans un très petit
nombre d'années, elle sera très sensiblement modifiée. La Russie
entend en effet réorganiser sa puissance maritime ; elle s'applique à
cette tâche avec une extrême ardeur; là Douma a voté, sans les mar-
chander au gouvernement, des crédits considérables qui doivent être
consacrés à cet objet et on envisage dès maintenant en Europe la
reconstitution de la flotte russe comme une réalité prochaine. Dès
REVUE. CHRONIQUE.
949
lors, il n'était plus possible de ne pas préciser les conditions dans
lesquelles les forces maritimes des deux puissances alliées devraient
éventuellement combiner leur action. Une convention a été faite pour
cela, d'autres le seront plus tard. Les états-majors des armées de
terre en ont déjà fait plusieurs, poussés par la nécessité de les mo-
difier pour les mettre et remettre au point à mesure que se déve-
loppaient les forces de la Triple-Alliance. Rien de plus naturel, nous
dirons même de plus banal. La convention navale n'a pas une autre
portée que les conventions militaires antérieures; elle ne doit pas
éveiller d'autres préoccupations.
Tout cela sans doute est combiné en vue de la guerre possible,
mais n'a ni de près ni de loin pour but de la provoquer. L'alliance
franco-russe a fait ses preuves : personne aujourd'hui ne peut douter
qu'elle ne soit pacifique. La récente convention navale en est une
conséquence nécessaire; elle ne la modifie pas, elle ne la renouvelle
pas, elle ne l'étend même pas, comme on l'a dit inexactement. —
Soit, répliquent les journaux allemands; mais la flotte russe n'est pas
encore construite, elle ne le sera que dans trois ou quatre ans ; la
nécessité invoquée n'avait donc aucun caractère d'urgence, et il y a
une intention qui ne nous échappe pas dans le fait d'avoir choisi par
anticipation le moment actuel et la veille du voyage de M. Poincaré
jmur conclure la convention et la divulguer- — A cela il n'y a rien à
répondre, sinon que, si la France et la Russie s'engagent pour l'ave-
nir, c'est qu'elles considèrent que leur alliance est faite pour durer
longtemps.
Nous reconnaissons d'ailleurs volontiers que, à quelques excep-
tions près, la presse allemande a gardé son sang-froid devant la
convention franco-russe; mais il s'en faut de beaucoup qu'elle ait fait
de même devant les développemens annoncés comme prochains de la
flotte britannique. Le discours récent que M. Winston Churchill a pro-
noncé à la Chambre des Communes a provoqué dans toute l'Alle-
magne un long frémissement : l'impression n'en est pas encore apaisée
et probablement même elle ne le sera pas de sitôt, car, bon gré mal
gré, l'opposition navale de l'Angleterre et de l'Allemagne est destinée
à grandir au lieu de s'atténuer : U y a là un fait historique avec lequel
les deux nations seront aux prises pendant une longue suite d'années
et auquel l'Europe ne peut pas rester indifférente. Qu'il en résulte un
danger, nul ne le contestera. Si ce danger est écarté ou ajourné, c'est
que les deux gouvernemens ont le sentiment très net de l'immense
responsabilité qui pèse sur eux et qu'ils sont très sincèrement, très
950
REVUE DES DEUX MONDES.
fermement, très honnêtement désireux d'épargner au monde et de
détourner de leurs pays respectifs le plus redoutable des conflits.
Mais, on dépit de leur bonne volonté, les nuages s'amoncellent, et
leurs efforts pour les dissiper n'aboutissent qu'à en alourdir le poids.
Le discours de M. Winston Churchill a été le dernier incident qui a
jeté sur cette situation des clartés de plus en plus vives. L'émotion,
l'irritation qu'on en a éprouvées en Allemagne ont pourtant de quoi
surprendre, car ce discours ne contient rien de nouveau. Il y a quelques
mois à peine, M. Churchill avait dit exactement les mêmes choses qu'il
vient de répéter, et l'Allemagne avait paru ne pas les entendre. Il avait
constaté l'échec final de toutes les négociations poursuivies entre les
deux gouvernemens pour se mettre d'accord sur la modération des
armemens, et sa conclusion avait été que, toute espérance dans ce sens
étant désormais dissipée, il ne restait à l'Angleterre qu'à se tenir au
courant des armemens allemands et à en faire toujours davantage
dans une proportion qu'il avait lui-même fixée. Les ministres anglais
n'ont pas l'habitude de parler pour ne rien dire, ou pour ne rien faire :
leurs paroles annoncent des actes. Ne l'avait-on pas compris en Alle-
magne? N'y avait-on pas cru? Le sentiment Adolent qu'on vient d'y
éprouver et qui ressemble à un sursaut de surprise le donne à penser.
M. Winston Churchill n'a pourtant fait que ce qu'il avait annoncé, rien
de moins, mais rien de plus.
Il faut bien croire que le gouvernement allemand ne considère pas
la situation générale comme sûre, puisqu'il a pris coup sur coup deux
mesures dont l'objet est de renforcer l'une son armée de terre,
l'autre son armée de mer. Le gouvernement anglais, conformément à
l'annonce qu'il en avait faite, devait donc prendre immédiatement ses
dispositions pour parer le coup. Quoique nous n'eussions rien an-
noncé de semblable, nous aurions dû faire de même. Aux questions
qui lui ont été posées à ce sujet, les réponses de notre ministre de la
Guerre ont été faibles et assurément au-dessous de ce qu'exige le
maintien de notre sécurité. M. Millerand a été embarrassé par les
votes antérieurs des Chambres et par la série de mesures qui, dans
un intérêt de popularité immédiate, ont peu à peu affaibli notre force
militaire. Il s'était passé quelque chose d'analogue du côté anglais. Le
gouvernement actuel, qui est radical lui aussi, n'a certainement pas
augmenté la puissance défensive de l'Angleterre et, entraîné par un
mirage d'arbitrage, de concihation, de diminution des armemens, il a
perdu à la poursuite de chimères un temps qui aurait pu être mieux
emplové. Mais il s'est ressaisi plus vite que le nôtre, et, la désillusion
REVUE. CHRONIQUE. 951
une fois venue, soutenu, poussé même par une opinion qui commen-
çait à sentir le péril, il a fait volte-face. M. Winston Churcliill a pré-
senté un projet de constructions nouvelles et de répartition nouvelle
des forces actuelles. Entrer dans le détail du programme de l'Ami-
rauté serait donner à notre chronique un caractère trop technique :
disons seulement que M. Churchill a parfaitement caractérisé l'objet
de la loi allemande. « Le fait saillant de cette loi, a-t-il expliqué, n'est
pas tant la construction de nouveaux bâtimens, bien que ce soit natu-
rellement un fait grave, que l'augmentation du nombre de bâtimens
maintenus à effectifs complets toute l'année. Une autre escadre de
huit bâtimens va être créée et sera aussi maintenue à effectifs
complets. » Les Allemands n'ont pas deux méthodes différentes, une
pour l'armée de mer, l'autre pour l'armée de terre : dans cette der-
nière aussi, les dispositions qu'ils ont prises n'ont pas eu pour prin-
cipal objet d'augmenter le chiffre de leur effectif, bien que, dirons-
nous comme M. Churchill, ce soit là naturellement un fait grave, mais
de le rendre immédiatement disponible, de sorte que, sur terre
comme sur mer, le passage du pied de paix au pied de guerre soit
toujours en partie effectué. Froidement, résolument, le gouvernement
anglais a pris ses mesures en conséquence. Sentant que le principal
danger était pour lui dans les mers du Nord, il avait voulu y concen-
trer des forces plus nombreuses et il avait, pour cela, un peu dégarni
la Méditerranée. L'opinion s'en est émue à l'excès, croyons-nous; elle
s'est alarmée ou on l'a alarmée de la situation qui en résulterait; le
gouvernement anglais tient toujours compte de l'opinion; U a donc
ramené une partie de ses forces au Sud et décidé que celles du Nord
seraient accrues par des constructions entreprises d'urgence. Pour le
moment, il n'y a rien à craindre dans la Méditerranée. « Avec la flotte
de la France, a dit M. Churchill, la nôtre constituera une force supé-
rieure à toutes les combinaisons possibles. »
Il est bon de noter que l'Angleterre compte sur le concours de
notre marine sur un point déterminé : évidemment nous pouvons
compter sur le concours de la sienne ailleurs. Il n'y a pas d'alhance
entre elle et nous, mais des vues ont été certainement échangées et
fixées sur ce qu'on aurait à faire de part et d'autre en cas de guerre.
Au surplus, l'Angleterre ne compte pas seulement sur notre concours,
elle compte aussi sur celui de ses colonies. Au moment où M. Churchill
prononçait son discours, le premier ministre canadien, M. Borden, était
à Londres avec plusieurs de ses collègues : « Je suis autorisé par lui,
a dit M. Churchill, à déclarer que, si les circonstances le comportent,
952
REVUE DES DEUX MONDES.
l'appui du Canada ne nous fera pas défaut. Il est naturellement diffi-
cile de définir dès aujourd'hui quelle forme aura la coopération cana-
dienne, mais, s'il le faut, des mesures immédiates seront prises sans
attendre le règlement des questions d'ordre plus général. La décision
du Canada sera digne de ses ressources et de la place qu'il occupe dans
le monde. » Ainsi, l'Angleterre augmente ses forces, les concentre,-
s'assure le concours de ses amis et de ses colons. C'est ce que le
premier lord de l'Amirauté a exposé à la Chambre des Communes
dans ce langage simple, grave, sans circonlocutions inutiles qui est
celui des ministres anglais. Ils semblent parler pour eux, entre eux,
sans se préoccuper de ce qu'on en pensera ailleurs et de l'impression
qu'on en pourra éprouver; la situation insulaire de leur pays, qui le
met à l'abri des atteintes immédiates, a dès longtemps habitué ses
orateurs politiques à user de ce franc parler. M. Churchill n'a pas
paru se soucier beaucoup de ce qu'on pourrait penser à Berhn de
son discours; il ne parlait pas pour les Allemands, mais pour les
Anglais. Quant aux Allemands, ne les a-t-il pas avertis une fois pour
toutes que, s'ils construisaient deux vaisseaux, l'Angleterre en con-
struirait trois? II n'a rien à leur dire de plus, et a laissé à M. Asquith,
comme premier ministre, le soin de mettre un peu d'huile dans
des rouages d"acier qui avaient grincé peut-être trop fort.
Avant de noter l'impression produite par ce discours en Alle-
magne, voyons un peu celle qu'il a produite en Angleterre. A-t-on
trouvé en Angleterre que M. Churchill avait dépassé la mesure, qu'il
avait montré trop d'inquiétude, qu'il avait trop demandé aux res-
sources du pays? Tout au contraire. A peine s'était-il rassis que
M. Balfour s'est levé, puis M. Bonar Law, et qu'ils ont reproché l'un
et l'autre au gouvernement, quoi? De n'avoir pas demandé assez.
— Jamais, ont-Us dit, gouvernement n'a exposé une situation plus
menaçante, et que propose-t-il pour y parer? D'assurer à l'Angleterre
une supériorité de deux ou trois vaisseaux dans les mers du Nord :
encore ne la lui assure-t-il qu'en dégarnissant l'escadre du Sud. Il
emprunte tantôt à une escadre, tantôt à une autre; U dégarnit un jour
celle-ci, le lendemain celle-là; il fait passer ses A^aisseaux du Nord
au Sud, puis du Sud au Nord, sans être sûr d'avoir sur un point donné
les forces qui y seront nécessaires le jour où l'agression ennemie y
éclatera comme un coup de foudre. Ces dispositions sont insuffisantes,
surtout après le long relâchement qui, grâce à de trop longues illu-
sions, a permis à la situation actuelle de naître. — Est-ce là seulement
un langage d'opposition? L'opposition cesse en Angleterre ou s'atténue
REVUE. CHRONIQUE.
953
singulièrement lorsqu'il s'agit de politique extérieure. Les orateurs
unionistes ont sans doute profité des circonstances pour montrer
combien les choses ont empiré depuis que le pouvoir leur a échappé,
mais dans ce qu'ils ont dit des mesures à prendre, leur sincérité a été
parfaite. Il est clair, en effet, que, si la sécurité de l'Angleterre tient à
trois ou quatre vaisseaux, elle tient à peu de chose, et le hasard d'une
bataille peut subitement l'en priver. Nous sommes surpris, en vérité,
des raisonnemens qu'on fait de part et d'autre : il semblerait que
l'arithmétique pure gouvernât le monde et que, si on a un bateau
de plus que l'adversaire, on fût nécessairement le plus fort. C'est
compter sans les accidens toujours possibles. Ces immenses machines
sont aussi déUcates que puissantes et, lorsque l'enjeu qui est en cause
est l'existence même d'un pays, c'est le risquer beaucoup que de le
confier à un si petit nombre de vaisseaux, fussent-ils des dreadnoughts.
Or, il ne faut pas s'y tromper, c'est de l'existence même de l'Angle-
terre qu'il s'agit ici. Nous avons parlé d'enjeu : ceux de l'Angleterre et
de l'Allemagne sont loin d'être ici de la même importance. Supposons
que l'Allemagne soit battue sur mer ; évidemment, le coup lui sera
funeste ; étant donné le développement prodigieux de son commerce
et de sa puissance maritimes depuis quelques années, l'ébranle-
ment, l'amoindrissement qu'elle en éprouvera seront très graves ;
mais enfin, même après un Trafalgar, l'empire d'Allemagne, comme
il est arrivé autrefois à un autre grand empire, resterait une puis-
sance continentale de premier ordre; il conserverait d'immenses
moyens de défendre ses intérêts. On a peine à calculer, au contraire,
quel serait pour l'Angleterre l'effet d'un désastre sur mer; si sa flotte
était anéantie, elle perdrait tout à la fois ; le vainqueur pourrait même
l'affamer dans son île ; il serait le maître de lui imposer les conditions
qu'n voudrait, et le vainqueur, qu'on entrevoit dans cette hypothèse, n'a
pas habitué le monde à compter sur sa générosité. Aussi avons-nous
toujours compris la règle que s'était autrefois imposée l'Angleterre,
de pouvoir faire face à deux pa^sdllons ennemis quels qu'ils fussent.
Il y a quelques années, au début du gouvernement radical, cette
règle a paru, dans l'esprit du ministère, perdre quelque chose de son
inflexibilité, et nous en avons été étonnés. Le ministère, ou du moins
quelques-uns de ses ministres, croyaient alors qu'ils pourraient s'en-
tendre avec l'Allemagne pour la hmitation des armemens. Plusieurs
d'entre eux sont allés à BerUn, dans cette bonne intention : on sait
comment ils en sont revenus. M. Lloyd George a ouvert la marche,
M. Haldane, lord Haldane aujourd'hui, l'a fermée. Le premier n'avait
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REVUE DES DEUX MONDES.
pas de relations personnelles en Allemagne, mais il avait toute l'au-
dace et la confiance en lui-même d'une sorte de prophète de l'Ancien
Testament. Le second était au contraire pei'sona grala à Berlin; on
le savait ami de l'Allemagne, il comptait sur un bon accueil. Le bon
accueil ne lui a pas manqué, mais on s'en est tenu là à son égard et,
quand il a voulu causer sérieusement, il s'est aperçu ^dte qu'il y avait
entre ses interlocuteurs et lui une équivoque irréductible. Ils ont
mis à la modération des armemens des conditions qui étaient inaccep-
tables pour l'Angleterre, parce qu'elles auraient modifié non seulement
sa supériorité navale, mais les bases mêmes de sa politique générale.
M. Haldane semble bien être revenu de Berlin converti. L'autre
jour, à la Chambre des Lords, H n'a pas hésité à déclarer que jamais
il n'avait pu entrer dans l'esprit d'un Anglais de renoncer au prin-
cipe des deux pa^dllons. La presse allemande en a poussé des cris
d'indignation! Toi aussi, Haldane! Tu quoque! k qui se fier désor-
mais? Le même homme qu'on avait pris pour une douce colombe
portant l'oUvier de paix s'était changé en sombre vautour ! Ces colères
allemandes font sourire. Comment a-t-on pu croire à Berlin que
l'Angleterre céderait jamais sur une pareille question? Si on peut avoir
une surprise, c'est qu'elle n'ait pas dit nettement dès le premier jour :
— Faites un bateau, nous en ferons deux et même trois; nous sommes
les plus riches; coûte que coûte, nous tiendrons cet engagement. —
Au fait, cela coûterait moins cher qu'on ne l'imagine, et moins cher
peut-être que le système en apparence plus économique dans lequel
on s'est engagé. Le jour, en effet, où l'Allemagne serait convaincue
que l'Angleterre fera toujours au moins deux vaisseaux contre un, il
y aurait une chance, — la seule, — pour qu'elle s'arrêtât dans cette
débauche de grands armemens, condamnée désormais à être aussi
inutile qu'onéreuse. A procéder autrement, on se laissera entraîner
peu à peu à dépenser tout autant, sinon plus, avec des résultais
moindres et une situation qui restera longtemps incertaine. Ce qui se
passe actuellement est la conséquence de ce qu'on appelle le progrès
en matière de constructions maritimes. Le jour où ils ont été inventés,
les dreadnoughts ont frappé de caducité tous les bâtimens antérieurs.
Sans doute ils peuvent encore rendre des services en seconde ligne,
mais pendant quelques années seulement, après lesquelles ils seront
hors d'usage. L'Allemagne, dans ses rêves, a calculé à quelle date ce
dénouement se produirait : alors elle sera aussi forte que l'Angleterre,
plus forte môme si elle a construit chaque année un plus grand nombre
de dreadnoughts. Elle s'est mise à l'œuvre avec confiance. Malheureu-
BEVUE. CHRONIQUE.
955
sèment, on ne peut pas construire des dreadnoughts sans que cela se
voie : l'Angleterre a vu, elle a compris, elle a agi en conséquence.
L'Allemagne s'en indigne ! — C'est être mon ennemie, dit-elle, de a^ou-
loir m'empêcher de construire autant de navires que je le veux, que je
le peux, car c'est mon droit de le faire. — Sans doute, c'est votre droit,
dit l'Angleteire, mais c'est le mien d'en faire davantage et je n'y man-
querai pas. — Les choses en sont là.
Dans cette lutte de puissance, il est impossible de ne pas donner
raison à l'Angleterre, pour peu qu'on songe aux conséquences très
différentes qu'une bataille navale perdue aurait pour elle ou pour
l'Allemagne ; et quand bien même nous ne serions pas, comme nous
le sommes en ce moment, les amis de l'Angleterre, il nous serait
impossible de raisonner sur son cas autrement que nous ne le faisons.
Mais, en dehors de son cas, il y a le nôtre, il y a celui de l'Europe
et du monde dont l'équihbre actuel assure le maintien de la paix.
Ce n'est pas une hypothèse que nous faisons ici, mais bien un fait
que nous constatons : la paix existe depuis longtemps, et c'est à
l'équilibre des forces qui s'est établi peu à peu que ce résultat est dû.
Le jour où il serait rompu, qui nous dit que la paix subsisterait? Elle
serait certainement moins soHde le jour où son maintien tiendrait au
bon plaisir d'une seule puissance, ou même d'un seul groupe de puis-
sances. Nous rendons justice à l'Allemagne. En dépit de quelques mou-
vemens violens qui sont dans son caractère et qu'elle a parfois de la
peine à retenir, elle a montré qu'elle était devenue pacifique; si elle
ne l'avait pas été, depuis longtemps la guerre aurait éclaté; mais il ne
faut pas la mettre à l'épreuve d'une tentation trop forte. 11 le faut
même d'autant moins que des élémens ardens, ambitieux, sans scru-
pule, enivrés par l'idée peut-être trompeuse d'une force supérieure à
toute autre que le moment est venu d'employer, entretiennent dans
le pays une fermentation de plus en plus redoutable. Le gouverne-
ment est sage, l'opinion ne l'est pas toujours, et, quelque sage qu'il
soit, le gouvernement ne résiste pas sans défaillance à certaines pres-
sions. N'y cède-t-il pas lorsqu'il augmente sans besoin urgent ses
forces miUtaires et maritimes, et qu'il adresse par là aux autres une
sorte de sommation d'en faire autant?
Eà est l'origine de la situation présente qui est loin d'être satisfai-
sante et qui impose à tous des obUgations absolues. Les uns arment,
comme l'Allemagne et l'Angleterre. Les autres, comme la France et la
Russie, resserrent les hens qui les unissent et en^dsagent des hypo-
thèses nouvelles. L'Itahe, l'Autriche font à leur tour des projets de
936
REVUE DES DEUX MONDES.
constructions navales et leurs journaux annoncent très imprudem-
ment que, dans quelques années, elles seront maîtresses de la Médi-
terranée. Un mauvais vent de mégalomanie souffle sur le monde. Les
budgets fléchissent sous le poids des dépenses militaires, et il faut
pourtant en faire davantage. Ce n'est ni l'Angleterre ni nous qui avons
donné le signal de cette course folle qui nous emporte tous. Comment
s'empêcher d'y prendre part? Celui qui s'arrêterait, celui qui tombe-
rait, serait foulé aux pieds et écrasé. A qui la faute si le xx^ siècle
commence ainsi ?
Le nouveau ministère turc a pris enfin son parti de dissoudre la
Chambre : tout ce qu'on peut dire pour le moment de sa résolution,
c'est qu'elle aurait gagné à être arrêtée et exécutée plus tôt. Les scru-
pules du ministère ont leur explication et leur excuse dans le désir
qu'il avait de respecter la Constitution, ou du moins de ne pas la
violer trop ouvertement. Il fallait trouver un biais, il l'a trouvé, on le
trouve toujours en pareU cas. S'inspire-t-il vraiment de l'esprit de la
Constitution? Ce sont là des mots bien solennels: ils s'appliquent mal
à la situation actuelle de la Turquie. L'ancien ministère gouvernait par
la force : on peut se demander si c'était là aussi se conformer à l'esprit
de la Constitution. Cette fois, la situation a été plus forte que les vo-
lontés, qui ont été faibles, hésitantes, tâtonnantes. Pendant quelques
jours le ministère a ménagé le Comité Union et Progrès, a paru le
craindre, a négocié avec lui. Alors, ce qui devait arriver est arrivé. Le
Comité a repris confiance en lui-même et sa confiance s'est bientôt
changée en arrogance. A quelques jours de distance, il a fait émettre
par la Chambre un ordre du jour favorable au Gouvernement, puis il
a poussé ses principaux orateurs à interpeller le ministre de la Guerre,
passant d'une défensive sans dignité à une agression sans prudence.
Pendant ce temps, la révolte albanaise prenait un caractère de plus
en plus menaçant et la première revendication des Albanais était la
dissolution. Le gouvernement, n'ayant pas pour le moment les moyens
de réduire l'insurrection, a dû plier devant elle. Il s'est entendu avec
le Sénat pour dissoudre la Chambre. Celle-ci a essayé de se défendre :
elle a trouvé le vide devant elle. Quand le ministère est venu hre le
décret de dissolution, il a trouvé le vide devant lui : la Chambre avait
émis en blanc un vote de défiance et s'était séparée en chargeant son
président de la convoquer quand le moment serait venu. Le président
est allé faire part de ces votes au Sultan : il s'est heurté à une porte
fermée. Dans ce duel nouveau-jeu, chacun des deux adversaires a tiré
REVUE. CHRONIQUE.
957
sur l'autre en son absence et l'a déclaré mort sur le coup. Tout cela
n'est que comédie de gens qui jouent à la Constitution. Ces gestes,
ces simulacres semblent puérils devant la gravité de la situation. Que
fera le Comité? Essaiera-t-il de lutter? En a-t-il les moyens? Et le
gouvernement est-il décidé à l'abattre coûte que coûte? Il n'y a que
cela qui compte. Le gouvernement a bien coupé, mais il faut coudre :
et c'est la question de demain.
Nous ne pouvons pas terminer cette chronique sans faire mention
de la mort de l'empereur du Japon. L'histoire dira-t-elle de Mutsu-
Hito qu'il a été un grand homme? Nous n'en savons rien, car l'homme
est peu connu. Bien qu'il eût renoncé à certaines formes hiératiques
dans lesquelles ses prédécesseurs avaient été figés, il \dvait enfermé
dans son palais comme dans un temple, et ses ministres seuls pour-
raient dire quelle part personnelle il a eue dans la révolution qui,
au cours de son règne, a complètement transformé et modernisé son
empire. En tout cas, ce règne a été un grand règne, le plus grand à
coup sûr de l'histoire du Japon, un des plus grands de l'histoire du
monde. Jamais pays n'a marché aussi vite et n'est allé plus loin en
aussi peu d'années ; U a fait l'œuvre de plusieurs siècles dans la
moitié d'un. Ces petits hommes ont avancé à pas de géans. A peine
engagés dans la voie de la civilisation, ils sont arrivés au but, et on
parlait encore un peu vaguement de leurs progrès, sans trop y croire,
lorsqu'ils ont étonné le monde par la manifestation de leur puissance
politique et mihtaire. Rien de tout cela ne s'est fait sans Mutsu-Hito.
Qu'H l'ait conçu ou non, il y a consenti, il l'a voulu, il a soutenu éner-
giquement les hommes de mérite que sa bonne fortune lui avait
donnés pour instrumens : et voilà pourquoi son nom restera
glorieux.
Sa mort a produit au Japon une impression très vive. Dès que sa
maladie a été connue, une foule immense et recueillie s'est pressée
autour de sa demeure. Les récits des témoins qui nous sont déjà
parvenus montrent qu'on a représenté à tort la i-ace nippone comme
réfractaire aux idées et auxsentimens reUgieux. Il y a eu au contraire,
autour du palais impérial, des manifestations religieuses d'un carac-
tère singulièrement expressif. Le récit qu'en a fait l'Agence Havas,
bien qu'il ait été reproduit par tous les journaux, mérite d'être repro-
duit ici, au moins par extraits : « On voyait, y lisons-nous, des
groupes de prêtres, venant des tombes et des chapelles shintoïstes,
réciter devant les autels provisoires des prières que répétaient les
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assistan?... Des centaines de gens, ayant chacun sa lanterne multi-
colore allumée et posée sur le sol devant lui, étaient à genoux, pro-
sternés, mains jointes, le front touchant la terre... Toutes les sectes
religieuses étaient représentées. Certains membres de ces sectes, la tête
inchnée sur la poitrine, formaient le cercle; d'autres marchaient de
long en large, priant tout le temps, s'arrêtant par momens pour faire
des génuflexions dans la direction de la chambre de l'Empereur, qui
était signalée par une lanterne se balançant au haut d'une longue
perche. On cite le cas de plusieurs jeunes filles qui ont fait couper
tous leurs cheveux pour les offrir sur les autels afin d'obtenir la
guérison de l'Empereur. Certains hommes y avaient déposé une prière
signée de leur sang. Le recueillement le plus profond régnait. Les
gens les plus rapprochés du Palais se relevaient silencieusement, après
être restés prosternés en priant, et cédaient la place à d'autres qui
continuaient de prier à voix basse. Le chuchotement de plus de cent
mille personnes ressemblait au bruit du vent soufflant sur la mer.
Enfin la nouvelle de la mort commença à circuler : bientôt elle fut
confirmée par l'arrivée, en habit de deuil, des fonctionnaires et des
notables qui avaient été informés par téléphone. Les gens éteignirent
tous alors successivement leurs lanternes et restèrent prosternés et
absorbés par leurs prières, dans la nuit. »
Nous avons fait cette citation parce qu'elle est pour nous le témoi-
gnage de mœurs, de rites, de démonstrations, enfin des sentimens
reUgieux dont le sens intime nous échappe en partie. Tout est secret
dans ce pays. Un grand événement a remué l'âme nationale et a permis
d'y apercevoir des profondeurs que nous ne connaissions pas et que
nous ne pouvons pas encore nous flatter de connaître. 11 y a là bien
des choses qui nous échappent. Quant à l'empereur Mutsu-Hito, il
laisse derrière lui un peuple dont il a certainement contribué à faire la
grandeur et, disparaissant de la scène qu'il a remplie sans se mon-
trer, il emporte silencieusement dans la tombe le mystère de sa vie.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.
SIXIÈME PÉRIODE. — LXXXIP ANNÉE»
TABLE DES MATIÈRES
DIXIÈME VOLUME
JUILLET — AOUT
Livraison du 1«' Juillet.
Pngus .
Le Maître des foules, troisième partie, pai* M. Louis DELZONS 5
Petite garnison marocaine, par Pierre KHORAT 53
Giovanni Pascoli, par M. Paul HAZâRD 83
Le CHATEAU DE LA Motte-Feuilly EN Berry, par M. Gustave SCHLUMBERGER,
de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 101
La Vocation paysanne et l'École, par M. le docteur EmiMAnuel LABAT. . . 133
Épopées africaines, par le colonel BARATIER • 173
Un témoin de la vie parisienne au temps de Louis XV. — Les Mémoires du
PEINTRE J.-C. DE Mannlich, par M. Ernest SEILLIÈRE 199
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 229
Livraison du 15 Juillet.
Le Maître des foules, dernière partie, par M. Louis DELZONS 241
Le duc d'Aumale en exil, par M. Alfred MÉZIÈRES, de l'Académie française. 283
Chateaubriand et ses récens historiens, par M. Victor GIRAUD 308
Un drame d'amour a la cour de Suède (1784-1795). — I. Autour des acteurs
DU DRAME, par M. Ernest DAUDET 344
Notes sur la guerre de Tripolitaine, par M. H.-R. DE VANDELBOURG. . 378
La Femme et la Société française dans la première moitié du xvii* siècle.
— La Femme dans la famille, par M. G. FAGNIEZ, de l'Académie des
Sciences morales 39c
960
REVUE DES DEUX MONDES.
François Palacky, historien de la Bohème (1798-1876), par M. Henri HANTICH. 422
Revue littéraire. — Un roman sur la Révolution, par M. René DOUMIC,
de l'Académie française 433
Revue musicale. — Un Mozart inconnu, par M. Camille BELLAIGUE 44o
Revues étrangères. — A propos d'un recueil de lettres de William Cowper,
par M T. DE WYZEWA 457
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 469
Livraison du l^"" Août.
La Vallée bleue, première partie, par M. Jacques DES GACHONS 481
Guerre de 1870. — A l'armée de Metz, par le général GARCIN 523
L'abbé de Saint-Pierre, par M. Emile FAGUET, de l'Académie française. . . 559
Bismarck et la papauté. — La paix. — III. Le rétablissement des rapports
avec Rome. — La deuxième loi réparatrice (1880-1882), par M. Georges
GOYAU 573
Le Musée du Louvre au temps de Napoléon, d'après des documens inédits,
par M. DE LANZAG DE LABORIE 608
La Femme et la Société française dans la première moitié du xvii'' siècle.
— La femme dans la famille, par M. G. FAGNIEZ, de l'Académie des
Sciences morales 644
Un drame d'amour a la cour de Suède (1784-1793). — II. A travers une
correspondance, par M. Ernest DAUDET 669
Poésies, par M. Jacques CHENE VIÈRE 701
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Francis CHARMES,
de l'Académie française 709
Livraison du 15 Août.
La Vallée bleue, deuxième partie, par M. Jacques DES GACHONS 721
Les Questions féminines dans l'ancienne Rome, par M. René PICIION. . . . 763
Suisse et Savoie. — La zone franche de la Haute-Savoie, par M. L. PAUL-
DUBOIS 794
Un drame d'amour a la cour de Suède (1784-1793). — III. Les dessols d'un
procès criminel, par M. Ernest DAUDET 820
L'Armée noire, par M. André DUSSAUGE 849
Les Origines de la sculpture romane, par M. Louis BRElIlEll 870
La F.\lsification des alimens de première nécessité, par M. le comle Antoine
DE SAPORTA 902
Revue littéraire. — Le Dix-septième siècle de Ferdinand Brunetière, par
M. René DOUMIC, de l'Académie française 923
Revues étrangères. — Wilel^vm Cowper d'après ses lettres intimi;s, par
M. T. DE WYZEWA 937
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Fr.\ncis CHAUMES,
de l'Académie française 947
Typ. Piiii.ii'PE RENouAai', 19, rue Jes Saints-Pères- — 51300.
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