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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS  COLLEGE  LiBRflRY 


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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


I.XXXIP    A.N.XEE.    —    SIXIEME    PERIODE 


TOME    X.    —    1"    JUILLET    1912. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXII»   ANNÉE.  —  SIXIÈME  PÉRIODE 


TOME   DIXIÈME 


PARIS 

BUREAU   DE   LA   REVUE   DES   DEUX    MONDES 

RUE    DE     l'université,      15 

1912 


(oio^?3 


LE  MAITRE  DES  FOULES 


(1) 


TROISIEME    PARTIE  (2) 


Vil 

Le  soleil  de  janvier  rayonnait  dans  la  salle  à  manger  de 
M™®  Grandier  :  les  convives  habituels  du  dimanche  riaient  d'aise 
à  son  éclat. 

—  J'ai  toujours  dit,  s'écria  M""^  Grandier,  que  l'hiver  finis- 
sait avec  le  mois  de  janvier..  Et  moi,  l'hiver,  quand  il  arrive, 
il  m'apporte  dix  ans  ;  quand  il  s'èn-^va,-  il  me  les  reprend  ! 

—  Et  même  un  peu  plus,  dit  Lagrolier  galamment. 

Elle  le  remercia  d'un  sourire  qui  fit  jouer  la  belle  lumière 
dans  l'émail  éblouissant  de  ses  dents.  Elle  était  jeune,  en  efîet, 
prodigieusement.  Face  aux  fenêtres,  elle  n'avait,  ce  matin,  rien 
à  redouter  du  soleil,  ni  pour  son  teint  lisse  comme  celui  de 
Germaine,  ni  pour  ses  yeux  où  pétillait  une  flamme  dorée,  ni 
même  pour  sa  bouche,  affaissée  à  certaines  heures,  et  que  le 
menton  spirituel  relevait,  en  ce  moment,  frémissante  de  la  joie 
de  vivre.  Chacun,  à  part  soi,  admira  la  jeunesse  de  cette  femme 
([ui  avait  accompli,  on  le  savait,  sa  quarante-sixième  année.  Elle 
sentit  cette  admiration,  et  elle  en  eut  un  plaisir  qui  se  répandit 
aussitôt  en  un  flot  de  gaité  bruyante.  Elle  avait  toujours  aimé 
le  bruit,  le  choc  des  voix  hautes  et  des  rires.  En  face  d'elle, 
Vambard,  disposant  au  besoin  d'un  fausset  qui  dominait  les  plus 
grands  tapages,  lui  fit  écho.  Le  peintre  Marcieu,  au  bout  de  la 

(1)  Copyright  by  Calmann-Lévy,  1912. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  15  juin  1912. 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

table,  lançait,  d'une  basse  retentissante,  des  bourdes  énormes. 
Et  il  y  avait  encore,  pour  parfaire  l'ensemble,  Jacqueline  Vam- 
bard,  soprano  aigu,  M™^  Chavige,  contralto  cuivré,  André  Talban, 
reporter  à  monocle  et  faux-col  excessif,  baryton  sonore.  Les 
autres  convives,  moins  doués,  n'auraient  pu  se  faire  entendre  : 
ils  ne  l'essayaient  pas.  Les  uns,  comme  le  ménage  Bienassis, 
mangeaient  avec  soin  en  ayant  l'air  d'écouter.  M'"**  Derwein 
causait  avec  Chautin  ;  Germaine,  silencieuse  aux  côtés  de  Jozan, 
regardait  et  songeait. 

Au  premier  moment,  le  cri  de  jeunesse  de  sa  mère  l'avait 
touchée  ;  mais  la  fringale  de  plaisir  qui  s'y  découvrait,  la  choqua, 
tout  de  suite  après,  comme  fille  de  cette  mère  qui  oubliait  son 
âge,  l'agaça,  comme  femme  très  jeune  auprès  d'une  autre  déjà 
mure.  De  telles  disparates,  entre  l'âge  d'une  personne  et  les  goûts 
qu'elle  affecte,  sont  particulièrement  irritantes  pour  les  êtres 
jeunes.  Il  n'importait  à  Germaine  que  M"'*'  Grandier  eût  gardé 
un  visage  presque  intact,  une  taille  charmante  :  elle  se  re'pétait 
ironiquement  :  «  Elle  ne  pense  qu'à  s'amuser  et  c'est  une  vieille 
dame  !  »  Ce  contraste  la  peinait  comme  un  mensonge  qui  ne 
pouvait  duper  personne.  Au  surplus,  qu'étaient-ils  donc  tous 
ces  gens  réunis  à  la  table  de  M™^  Grandier?  Seuls,  M™^  Derwein 
et  Chautin,  résignés  à  vieillir,  avaient  modifié  leurs  allures, 
assagi  leurs  propos.  Mais  Marcieu,  plus  rouge  et  plus  lourd, 
répétait  les  mêmes  farces,  dont  il  restait  convenu  qu'elles  étaient 
irrésistibles.  Lagrolier  ramenait  la  même  mèche,  réduite  par 
le  temps,  et,  l'œil  égrillard,  jouait  sans  trêve,  sur  tout  ce  que 
disaient  les  femmes,  aux  sous-entendus.  Le  musicien  Chavige, 
toujours  fatal  et  beau,  dissimulait  dans  ses  cheveux  noirs  des 
fils  d'argent,  et  n'ouvrait  la  bouche  que  pour  faire  allusion  à 
<(  deux  actes  »  qu'il  avait  à  l'Opéra-Comique,  — les  mêmes  deux 
actes  dont  il  parlait,- de  la  même  manière,  depuis  quinze  ans  :  la 
beauté  de  ses  yeux  lui  avait  valu  d'être  épousé  par  l'opulente 
veuve,  au  contralto  cuivré,  près  de  qui  il  attendait  confortable- 
ment le  succès  dû  à  son  génie.  Bienassis,  le  sculpteur,  épousé, 
lui  aussi,  par  une  très  jeune  fille,  poétesse  et  romancière,  pleine 
de  confiance  en  sa  gloire  à  venir,  gardait  les  mêmes  tics  et  re- 
commençait les  mêmes  œuvres,  allégories  d'une  littérature  gran- 
diose et  d'une  exécution  incompréhensible...  Tous,  ce  vieux  ga- 
lantin  de  Lagrolier,  ce  trio  d'artistes  ratés,  à  quel  poi»t  ils  étaient 
à  côté  du  juste  et  du  vrai,  Germaine  le  sentait  avec  la  plus  aftli- 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  ^ï 

géante  vivacité.  Et,  comme  à  plaisir,  M'"*^  Grandier  appuyait  sur 
cette  dissonance  par  la  taquinerie,  l'encouragement,  l'éloge  qui 
accusaient  en  chacun  le  personnage  de  leur  commune  convention. 

—  Pauvre  femme  !  Encore  une  de  vos  victimes,  Lagrolier. 
Aucune  ne  vous  résiste  ! 

—  Cette  machine  de  l'Opéra-Gomique  !  Une  horreur.  Quand 
on  pense  qu'ils  ont  les  deux  actes  de  Chavige  ! 

—  Marcieu  !  j'ai  rêvé  de  votre  bonne  femme  en  rouge... 
Jamais  vous  n'avez  rien  fait  de  si  rendu... 

—  Vous  n'avez  pas  vu  le  groupe  de  Bienassis  ?  Il  faut  voir 
ça...  Un  Rodin,  seulement  plus  poussé... 

Et  elle  était  convaincue  et  ils  ne  l'étaient  pas  moins.  Dans 
le  bruit  des  voix,  parmi  les  gestes  de  gourmandise,  la  comédie 
continuait,  la  même  depuis  tant  de  dimanches. 

Ce  dimanche  de  janvier,  Germaine  considérait  avec  une  mal- 
veillance aiguisée  le  divertissement  de  ces  fantoches  :  elle  oppo- 
sait, en  ce  moment,  à  ce  vain  tapage,  à  ce  jeu  ridicule,  à  tout 
ce  faux,  un  esprit  cruellement  lucide,  une  âme  singulièrement 
avide  de  sincérité. 

Ses  mains  très  blanches,  chargées  de  bagues,  se  posaient  sur 
la  nappe,  comme  inertes  sous  les  feux  qui  jaillissaient  des 
pierres.  Son  corps  souple,  tour  à  tour,  se  cambrait  et  s'abandon- 
nait, moulé  dans  une  robe  étroite,  d'une  élégance  hardie  et 
apprêtée.  L'arrangement  de  ses  cheveux  noirs^  roulés  autour  du 
front,  faisait  plus  délicate  la  finesse  de  sa  peau  vers  les  tempes, 
plus  savoureux  le  lobe  charnu  de  ses  oreilles  et  donnait  à  tout 
son  visage  une  étrange  langueur.  Ainsi  transformée,  sa  beauté 
exhalait,  suivant  son  vœu  d'autrefois,  un  charme  pareil  à  ces 
parfums  qui  troublent,  comme  si  on  y  recueillait  l'odeur  d'une 
tleur  rare  et  d'une  chair  de  femme.  Cependant,  les  yeux,  dans 
cette  créature  nouvelle,  gardaient  un  regard  trop  sérieux,  avec 
un  peu  de  sèche  assurance  ;  et  il  y  passait  parfois  une  buée  de 
lassitude  ou  des  lueurs  inquiètes  et  sombres. 

Une  vocifération  plus  aiguë  déchira  les  oreilles  de  Germaine. 
Vambard  criait  à  tue-tête,  s'adressant  à  Marcieu  : 

—  Les  affaires!  Vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  les 
affaires!  On  ne  cesse  pas  d'y  penser  :  on  y  pense  partout.  Je 
quitte  mon  bureau  :  elles  me  poursuivent  dans  la  rue,  dans  le 
monde,  chez  moi, et  la  nuit,  je  n'en  dors  pas... 

Il   avait  poussé   tout  l'effort  de   sa  voix;    mais  comme    on 


s  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'était  tu  par  déférence,  cette  clameur  glapissante  fut  pénible  et 
ridicule.  Lagrolier,  sans  tarder,  risquait  une  plaisanterie,  à 
l'adresse  de  Germaine,  sur  ce  que  son  mari  dormait  si  mal,  et 
Vambard  avait  un  sourire  avantageux  ;  mais  Germaine  ne 
riait  pas  : 

—  De  grâce,  dit-elle,  ne  criez  pas  ainsi  1  Vous  nous  assour- 
dissez ! 

Elle  lui  parlait  comme  à  un  élève  indocile,  la  bouche  pincée; 
un  instant,  il  fit  la  mine  piteuse  d'un  petit  garçon  grondé; 
puis,  il  sourit  avec  gentillesse  pour  l'apaiser,  et  comme  la  con- 
versation reprenait  à  l'autre  bout  de  la  table,  il  détourna  la  tête. 

La  bouche  de  Germaine  restait  pincée,  et  son  regard  dévisa- 
geait sans  indulgence  la  belle  barbe,  l'air  trop  satisfait  de  son 
époux.  En  lui,  plus  qu'en  tous  les  autres,  le  trompe-l'œil  l'irri- 
tait. Pourquoi  cette  maladresse  de  toujours  parler  affaires, 
depuis  qu'il  était  devenu  si  riche  .!^  Par  un  amour-propre  hérité 
de  sa  lignée  bourgeoise,  il  prétendait  qu'on  attribuât  cette  for- 
tune au  développement  de  sa  maison  de  commerce  :  «  lainages 
en  tous  genres.  »  Encore  ne  fallait-il  pas  abuser  des  bonnes 
volontés.  Chacun,  en  somme,  soupçonnait  que  la  spéculation 
seule  l'avait  enrichi,  et  chacun  pouvait  savoir  que  les  après-midi 
de  cet  homme,  si  absorbé  par  les  affaires,  se  passaient  à  suivre 
les  ventes  :  il  achetait,  constamment,  pour  son  hôtel,  des  tapis- 
series, des  meubles  rares  et  des  tableaux.  Une  autre  vanité, 
celle  du  spéculateur  brusquernent  enrichi,  le  poussait  k  jouir  et 
faire  montre  de  sa  richesse. 

Cet  amour-propre,  cette  vanité,  le  regard  impitoyable  de 
Germaine  en  percevait  la  force  qui  transformait,  pour  le  public, 
les  actes  et  jusqu'à  la  personne  de  Vambard.  Il  était  l'homme 
d'un  emploi  depuis  longtemps  choisi,  l'homme  de  toutes  les 
générosités,  celles  du  tempérament,  de  l'intelligence  et  du 
cœur,  contenues  par  le  bon  sens,  balancées  par  une  gaité  nar- 
quoise. Il  jouait  bien  ce  rôle,  servi  par  les  dons  physiques,  qui 
le  lui  avaient  assigné  :  sa  haute  taille,  sa  belle  barbe,  son  visage 
avenant  et  facilement  rieur.  Mais,  après  une  année  de  vie  com- 
mune, Germaine  découvrait  l'être  véritable  ;  c'était  un  mélange 
singulier,  qui,  tour  à  tour,  ressemblait  au  personnage  et  en  don- 
nait exactement  l'envers.  Certes,  quand  il  proférait  des  phrases 
solennelles,  Vambard  ne  jouait  pas  :  car  il  goûtait  le  plaisir 
d'exprimer  des  sentimens  vastes  et  définitifs.  Sans  doute,  aussi, 


LE    MAITRE    DES    FOULES. 


sachant  s'imposer  les  sacrifices  nécessaires,  il  avait  fixé  large- 
ment la  pension  de  M"'*'  (iirandier,  dont  il  ne  laissa  personne 
ignorer  le  chiiïre  ;  et  il  dépensait  sans  compter  pour  le  décor  de 
son  hôtel.  Mais,  au  rebours  de  ce  que  chacun  pouvait  croire,  la 
loi  qui  dominait  ses  actes  était  la  plus  stricte  économie  de  son 
argent,  de  ses  peines  et  de  sa  santé.  Hormis  pour  les  toilettes  et 
le  luxe  extérieur,  qu'il  payait  lui-même,  il  mesurait  comme  sou 
à  sou  les  ressources  de  Germaine  et  de  sa  fille,  qui  en  étaient 
réduites,  les  fins  de  mois,  à  ne  pouvoir  entrer  dans  une  maison 
de  thé.  Il  ne  soulfruit  pas  que  personne  dérangeât  le  rythme 
agréable  de  ses  journées.  Enfin,  de  nature  paisible  et  plutôt  froide, 
soucieux  de  s'assurer  une  longue  vieillesse,  il  n'avait  témoigné, 
dès  les  premiers  temps  du  mariage,  à  sa  jeune  femme,  qu'un 
amour  prudemment  mesuré.  L'ignorance  de  (iermaine  s'était 
accommodée  de  cet  état.  Toutefois,  déçue,  puis  inquiète  et 
presque  hostile,  elle  y  trouva  la  plus  fâcheuse  lucidité,  touchant 
les  défauts  de  Vambard.  Elle  constata  aussi  que  les  jugemens 
de  son  mari  s'inspiraient  de  ce  qu'on  aurait  pu  dénommer 
l'incapacité  d'admirer  :  il  gouaillait  le  plus  souvent,  faute  de 
comprendre. 

A  ce  degré  de  clairvoyance,  Germaine  éprouva  un  malaise  et 
même  une  amertume  qui  lui  firent  méconnaître,  par  un  retour 
injuste,  les  mérites  réels  de  Vambard.  Ainsi,  elle  n'appréciait 
pas,  comme  il  eût  convenu,  son  humeur  facile,  produit  d'une 
admirable  indifférence  et  d'une  hygiène  rigoureuse.  Ignorant 
de  lui  impatiences,  aigreurs,  silences  moroses,  elle  ne  lui  en 
savait  aucun  gré.  Elle  ne  jouissait  pas  non  plus  d'être  libre,  d'une 
liberté  que  n'effleurait  aucune  question  jalouse.  Le  luxe,  enfin, 
jadis  tant  désiré,  elle  en  arrivait  à  ne  plus  l'aimer;  trop  souvent, 
par  plaisanterie,  Vambard  avait  rappelé  qu'il  était  riche  et  qu'elle 
était  pauvre.  Encore  ne  se  doutait-elle  pas  que,  sur  le  même 
ton,  il  déclarait  entre  hommes:  <(  Oh!  moi,  je  suis  tranquille, 
ma  femme  est  prévenue.  Si  elle  me  trompe,  je  divorce!  et 
comme  c'est  moi  qui  ai  l'argent!...  » 

De  nouveau,  la  voix  de  Vambard  résonnait  seule,  clairon^ 
nante,  amène. 

—  Je  trouve  très  bien  qu'un  pays  comme  le  nôtre  se  montre 
plein  d'égards  pour  ses  artistes  et  ses  savans  qui  lui  font  honneur 
aux  yeux  de  l'étranger...  Je  trouve  cela  très  bien.  Mais,  —  et  sa 
tête  se  redressa,  l'œil  sévère,  la  bouche  attristée,  —  je  ne  peux 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  me  (lisponsor  de  blâmer,  non,  je  n'hesitc  pas  h  blâmer  la 
France  du  traitement  qu'elle  fait  à  ses  commerçans.  F^es  aris 
embellissent  la  vie  :  mais  on  ne  vit  que  par  le  négore  et  les 
afîaires.  C'est  nous  tous  qui  nourrissons  le  pays.  Certes,  nous  ne 
demandons  rien  :  on  pourrait  nous  donner  quelque  chose.  Et 
par  exemple,  n'est-il  pas  absurde  que  les  commerçans  n'aient 
pas  leur  place  dans  les  conseils  du  gouvernement?  N'esl-il  pas 
honteux  de  voir  le  moindre  rond-de-cuir  décoré  après  vingt  ans 
de  bureau,  tandis  qu'il  faut  à  un  commerçant  des  chances 
extraordinaires  pour  attraper  le  ruban  .!^...  Enfin,  voyons. î^  Il  faut 
être  raisonnable  dans  la  vie.  iVIoi,  j'aime  les  choses  raisonnables, 
c'est-à-dire  celles  qui  satisfont  la  raison...  Eh  bien!  en  vérité, 
cela  n'est  pas  raisonnable!... 

Il  développa  son  idée,  ce  qui  consistait  à  rei)rendre  ses 
phrases,  une  par  une,  complaisamment.  Les  autres  convives  en 
éprouvaient  un  ennui  que  le  prestige  de  tant  d'argent  leur  faisait 
accepter.  Toutefois,  quand  il  voulut  bien  s'arrêter,  les  conversa- 
tions s'engagèrent  en  hâte,  comme  si  chacun  y  eût  cherché  un 
soulagement.  Germaine  n'avait  pas  écouté  :  <'W(\  jouissait  d'une 
pronij)tc  facilité  d'inîittenlion,  chaque  fois  que  Vambard  épandait 
abondamment  des  idées  qu'elle  connaissait  trop  bien.  A  sa  droite, 
Jozan,  silencieux  depuis  le  commencement  du  déjeuner,  essaya 
de  l'éveiller. 

—  II  y  a,  des  choses  nouvelles,  au  Chàtelet.  Irez- vous. î^ 

Elle  s'était  décoiivert,  depuis  la  rentrée,  une  passion  musi- 
cale, où  sa  nervosité  se  plaisait,  en  s'excitant  un  peu  plus. 

—  Naturellement,  fit-elle 

—  On  m'a  dit  du  bien  de  cette  })ièce  symphoni(iue... 

De  l'autre  côté  de  Germaine,  Chautin  disait  à  M'""  Derwein  : 

—  Oui,  un  plus  grand  succès  qu'en  novembre,  et  qui  fait  de 
lui  quelque  chose  de  plus  qu'un  grand  orateur... 

—  Oh!  je  suis  désolée  de  ne  pas  l'avoir  entendu!  J'ai  eu 
tant  de  regret,  en  novembre,  à  Leysin,  cpiand  j'ai  lu  son  premier 
discours  qui  était  si  beau...  Je  ne  suis  rentrée  qu'avant-hier.  Je 
ne  savais  pas  qu'il  parlerait.  J'ai  bien  vu  ce  matin  qu'il  avait 
encore  mieux  réussi  cette  seconde  fois...  Racontez-moi... 

—  Vous  raconter....  fit  Chautin.  Ce  fut  ce  qu'on  appelle  une 
belle  séance,  toute  la  Chambre  suspendue  à  cette  parole  qui  la 
charme,  l'émeut,  ta  domine.  La  première  fois  qu'il  parla,  je 
n'avais   pas  vu,   depuis...  depuis  Gambetta,  une   assemblée   si 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  1  I 

emballée...  Et  son  discours,  comme  vous  dites,  était  un  beau 
discours.  Cependant,  celui  d'hier  l'a  surpassé.  Hier,  pour  un 
socialiste,  l'épreuve  semblait  terrible...  Songez  donc!  Le  patrio- 
tisme! Le  désarmement!  Eh  bien,  ce  diable  d'homme  a  parlé, 
sans  que  les  unifiés  qui  le  surveillent  aient  rien  à  redire,  non 
seulement  le  langage  le  plus  noble  et  le  plus  sage,  mais  le  plus 
ardemment  patriotique  et  même  militariste... 

—  Je  crois  bien...  ce  passage  sur  l'Aisace-Lorraine,  ley 
peuples  doivent  choisir  leur  patrie,  et...  Comment  donc.^...  l'éter- 
nelle protestation  de  ceux  qui  représentent  et  revendiquent,  dès 
qu'ils  naissent,  un  droit  qui  ne  périra  jamais...  J'en  ai  pleuré... 

—  Remarquez  qu'il  donnait  ainsi,  à  son  sentiment  de  frater- 
nité pour  les  Alsaciens-Loi  rains,  une  raison  démocratique  :  le 
droit  des  peuples  de  disposer  d'eux.  De  même,  il  proclamait  la 
nécessité  de  la  paix;  mais  il  montrait  la  guerre  toujours  pos- 
sible, dans  une  Europe  divisée  par  des  intérêts  contraires;  et 
pour  cette  éventualité  toujours  possible,  il  disait  d'abord  que  le 
devoir  militaire,  héritage  de  la  Révolution,  est  la  sauvegarde  de 
nos  libertés;  ensuite,  que  la  reprise  de  nos  provinces  est  l'enjeu 
auquel  nous  devons  toujours  penser...  C'est  bien,  ça... 

Germaine  se  penchait  vers  M"'^  Derwein  : 

—  De  quiP...  commença-t-elle,  curieuse. 

M'"^  Derwein,  qui  ne  l'avait  pas  revue  depuis  de  longs  mois, 
eut  un  sourire  d'embarras  et  d'ironie  légère.  Mais  Chautin  avait 
été  entendu  :  la  même  curiosité  tournait  vers  lui  tous  les  regards,^ 
et  ce  fut  le  reporter  qui,  rajustant  son  monocle,  déclara  : 

—  Vous  ])arlez  deMauès,  n'est-ce  pas.^  monsieur  Chautin.^  Un 
type  épatant...  Hier  soir,  après  la  séance,  mon  directeur,  le  père 
Aviros,  qui  ne  s'emballe  pas,  nous  a  dit  :  <(  Mes  enfans!  ce 
garçon-là  fera  ce  qui  lui  plaira,  et  il  sera  ce  qu'il  voudra!  » 

Cette  prophétie  fut  aussitôt  commentée  vivement.  M"'^  Derv^ein 
«lit  entre  haut  et  bas,  à  Germaine,  avec  le  même  sourire  :  ' 

—  Notre  Manès!...  Vous  l'avez  revu.i^ 

—  Mais  non  !  fit  M""'  Grandier.Il  se  cache.  Je  le  regrette  dou- 
blement. C'était  un  charmant  garçon,  n'est-ce  pas,  Germaine? 

—  Oui,  fit  Germaine  tran([uillement.  l\  a  du  talent. 

—  Du  talent!  dit  Chautin  en  riant.  Et  même  de  la  facilité! 

—  Mais,  reprit  Germaine,  où  veut-il,  où  peut-il  en  venir.^^  • 

—  Attendez!  répondit  Chautin. 

De  nouveau,  les  convives  faisaient  silence  pour  l'écouter. 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  H  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  les  paroles  d'Aviros,  quoique, 
il  la  Chambre...  Mais  l'explication  m'entraînerait  trop  loin...  Ce 
«pii  est  sur  comme,  je  le  disais  à  M'"^'  Derwein,  c'est  qu'avec  ce 
nouveau  discoui's,  Manès  a  gravi  un  deuxième  échelon  plus 
raide,  à  mon  sens,  que  le  premier...  Ce  gaillard-là,  en  novembre, 
se  révélait  grand  orateur,  et  donnait  au  ministère  un  coup  for- 
midabh;...  lin  antr(!  aurait  redoublé,  renversé  les  ministres... 
Lui,  |»as  si  hèle!  Il  n'en  aurait  pas  prolité.  Il  avait  à  s'affermir 
lui-même,  h  [irendn!  de  l'autorité.  Il  s'y  est  ap[)liqué  :  il  a  su 
l'aii'e  acce])ter  son  succès...  A  la  Chambre,  il  faut  tout  se  faire 
pardonner,  le  talent  plus  que  tout  le  reste... Il  avait  ainsi  montré 
le  sang-froid  et  l'habileté  d'un  vieux  parlementaire...  Et  puis, 
hier,  il  est  remonté  à  la  tribune,  et  il  a  parlé  en  homme  d'Etat. 
Là  est  l(!  progrès.  Désoiinais,  cpjoi  qu'il  arrive,  on  devra  compter 
avec  lui,  (it... 

Varnbard  écoulait,  recueilli  dans  une  attitu<l<;  maussade  : 

—  Tout  c(!  (|ue  vous  voudrez!  proféra-t-il.  Du  talent!  du 
g(''ni(î  !  Mais  cet  homme  est  un  socialiste,  donc  l'ennemi  du  capi- 
tal et  d(!  la  ])ro|Hi('t<!.  Vous  ne  me  ferez  pas  croire  qu'il  y  ait  à 
la  Chambre  une  majorité  assez  déraisonnable  pour  soutenir 
M.  Manès! 

—  A  ht  Chambre,  y'  ihî  sais  pas,  fit  Chautin  :  c'est  un  milieu 
si  bizarre;  mais  j<!  vois  bi(;n  que,  dans  le  pays,  il  s'est  déjà  fait 
une  ])opularité...  Et  prenez  garde,  mon  cher  monsieur  Varnbard, 
avant  peu,  nous  pourrions  bien  recourir  à  lui,  vous  le  premier. 

—  Moi!  j)rotesta  Vambard,  la  main  sur  la  poitrine.  En 
Vf'rilé,  monsieur  Chautin!... 

-  Oui,  vous,  et  vous  aui-ez  raison.  11  est  capable  de  vous 
<(tiM|)i-eiidre  :  il  comprend  tout.  Quant  au  socialisme,  h;  mot 
est  si  vaste,  si  vague!  Qui  donc  s'en  elVraye  aujourd'hui»' 

—  Son  !  insista  Vambard,  entre  l'homme  que  je  suis  et... 
M""  (irandier  repoussa  vivement  sa  chaise  et  se  leva  : 

—  liah!  dit-elle.  Il  faut  se  faire  des  amis  pour  le  grand  soir. 
Dans  le  salon,  Vambard,  tenace,  prit  à  part  Chautin,  pour  le 

convaincre  :  on  entendit  sa  voix  (jui  faisait  éclater  des  mots  : 

—  ...  I*as  intransigeant...  Pas  un  do  ces  hommes  qui... 
JacqueliiM»  Vambard  servait  le  café,  escortée  de  Talban  qui 

|iorlail  le  suci'ier  et  lui  murmurait  des  g;dant(n'ies.  VA\v  riait 
1res  haut  :  elle  s'amusait  de  hii  et  de  et;  (ju'ij  ne  ressemblait  pas 
à  ses  danseurs,  comme  pouvait  faire  jadis  une  petite  j^rincesse 


LE    MAITRE    DES    FOLLES.  13 

(l'un  aventurier.  Lagrolier  disait  avec  recueillement  et  ferveur  : 

—  Cette  salade  est  le  résultat  de  longues  réflexions.  La 
pomme  de  terre,  le  chou-tleur,  le  céleri,  la  tomate,  les  truites, 
sont  dosés  méticuleusement  :  chacun  et  ctiacune  doivent  faire 
sentir  leur  saveur  à  travers  la  mayonnaise  qui  les  fond  ensemble  ; 
la  merveille,  c'est  la  noix,  qui  est  onctueuse,  et  qui  adoucit,  sans 
le  détruire,  le  goût  du  poivre  et  de  la  moutarde... 

—  C'est  beau,  un  gourmand  comme  Lagrolier,   fit  Marcieu. 

—  La  gourmandise  est  un  vice  assez  agréable,  avoua  le  com- 
merçant. 

—  Et  qui  n'empêche  pas  les  autres,  hein.^  ajouta  Marcieu 
en  le  bourrant  amicalement. 

M""=  Derwein  avait  attiré  Germaine  sur  un  canapé  qui, 
comme  tout  le  mobilier,  appartenait  h  la  mode  de  1883. 

—  Il  faut  venir  me  voir  sans  tarder,  que  nous  causions 
comme  autrefois.  Voilà  tant  de  mois  que  ces  maudits  médecins 
me  promènent,  de  Cannes  à  Leysin,  de  Vevey  à  Biarritz.  Il  me 
semble  que  je  ne  vous  ai  pas  vue  depuis  votre  mariage... 

Germaine  l'interrogea  sur  sa  santé  : 

—  Oh!  fit  doucement  M">^  Derwein.  J'obéis  aux  médecins, 
mais  nous  ne  croyons  plus  à  rien,  ni  eux,  ni  moi. 

Les  mille  petites  rides,  dont  la  soufirance  avait  appliqué  le 
réseau  sur  son  visage,  parurent  se  marquer  tout  à  coup,  et 
(jiermaine,  avec  un  serrement  de  cœur,  observa  que  ses  yeux 
t'taient  plus  ternes,  comme  si  la  lumière  d'autrefois  eût  peu  à 
peu  faibli.  M'"^  Derwein  s'abandonnait  à  cette  pitié,  et  la  résigna- 
tion de  son  sourire  semblait  dire  :  <(  N'est-ce  pas.^>  » 

—  Parlons  de  vous,  fit-elle.  J'ai  su  le  grand  événement. 
Vous  voilà  donc  richissime!  C'est  vous  qui  avez  porté  bonheur 
à  Vambard,  évidemment!  Maintenant,  vous  êtes  comblée.  Il 
ne  manque  plus  que  le  bébé;  mais  il  n'y  a  pas  de  temps 
perdu. 

Elle  regardait  Germaine  avec  une  sympathie  qui  s'olîrait 
alîectueusement,  pour  que  la  jeune  femme,  à  son  gré,  y  mirât 
les  dehors  éclatans  de  sa  vie  nouvelle  ou,  comme  jadis,  y  décou- 
vrit, à  demi  conscientes,  les  pensées  et  les  aspirations  secrètes. 
Un  moment,  Germaine  hésita  :  son  orgueil  hésitait  en  elle,  car 
il  se  glorifiait,  devant  l'amie  des  mauvais  jours,  d'une  ascension 
si  magnifique  et  prompte.  Mais  le  besoin  de  vérité,  le  même 
que  pendant  le  déjeuner,  eut  aussitôt  raison  de  ce  mouvement; 


.14  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et,  entraillée   au   contact  de    M'"«    Derwein   par   l'habitude   des 
anciennes  confidences,  elle  murmura  soudain  : 

—  J'ai  donc  l'air  d'une  femme  heureuse? 
Et  elle  ajouta  aussitôt  : 

—  Hier,  ce  fut  une  assez  bonne  soirée,  chez  les  Barneuf^ 
vous  savez,  des  (irands  Magasins.  Quand  nous  sommes  arrivés, 
la  petite  Goldstein  faisait  la  gentille,  très  fière  d'un  collier  de 
perles  qu'elle  mettait  pour  la  première  fois.  J'ai  reconnu  qu'il 
était  moins  beau  que  le  mien,  et  je  suis  allée  m'asseoir  près 
d'elle.  D'abord,  elle  a  été  toute  en  sourires;  mais  ses  regards 
sont  tombés  sur  mon  collier.  Elle  a  comparé  ses  perles  et  les 
miennes,  elle  a  vu  que  les  miennes  étaient  plus  belles.  Alors,  sa 
bouche  s'est  mise  à  trembler  ;  j'ai  cru  qu'elle  allait  pleurer.  Elle 
a  voulu  s'éloigner  de  moi,  c'est-à-dire  de  mon  collier.  Mais 
comme  elle  avait  été  très  méchante,  d'autres  fois,  je  me  suis 
montrée  d'autant  plus  aimable  :  je  ne  l'ai  pas  quittée...  Une 
assez  bonne  soirée.  Je  regrette  seulement  que  cela  ne  soit  pas 
arrivé  à  elle  plutôt  qu'à  moi.  Elle  s'en  serait  amusée  plus  que 
moi  et  plus  longtemps,  au  moins  trois  jours... 

Germaine  souriait  d'un  sourire  singulier,  qui  retroussait 
.ses  lèvres  un  peu  fortes,  ses  yeu^  restant  sérieux  et  presque 
graves.  M"'°  Derwein  lui  prit  les  maijis  : 

—  Mais,  vous,  vous  n'avez  pas  que  ça.^.. 

Les  sourcils  de  Germaine,  longs  et  soyeux,  se  relevèrent  sur 
le  front  blanc  :  elle  paraissait  surprise  : 
^^  V^ambard.^  dit  M'"°  Derwein. 

—  Mon  mari  ?  fit  Germaine.  Son  regard  chercha  la  haute 
taille  de  Vambard  qui,  maintenant,  écoutait  Chautin  avec  atten- 
tion ;  ce  regard  fut  bref  et  dur,  puis  se  voila  de  tristesse. 

î\[mc  Derwein,  d'après  sa  propre  expérience,  imagina  aussitôt 
la  [)énible  déconvenue  que  subissent  tant  de  jeunes  femmes,  dé- 
licates ou  lentes  à  s'émouvoir,  par  l'effet  des  ardeurs  exces- 
sives d'un  mari.  Elle  interrogeait  discrètement  Germaine  et 
s'efforçait  d'excuser  Vambard.  Toutefois,  aux  réponses  ingénues 
de  son  amie,  elle  s'aperçut  de  son  erreur  :  il  était  évident  d'ail- 
leurs que  Germaine  ne  songeait  pas  à  se  plaindre.  M'"^  Derwein 
se  serait  gardée  de  la  troubler  en  laissant  voir  son  étonnement; 
mais,  troublée  elle-même,  elle  ne  put  s'empêcher  de  dire  : 

— ^  Vous  aviez  l'air  si  amoureux  tous  les  deux  pendant  vos 
fiançailles  ! 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  15 

—  Vraiment!  fit  Germaine. 

Elle  eut  un  rire  à  demi  ironique,  et  elle  ajouta  : 

—  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  été  amoureux  de  moi.  Et 
vous  vous  demandez,  sans  doute,  pourquoi  il  m'a  épousée.  Je  me 
le  suis  demandé  aussi  :  j'ai  fini  par  comprendre...  Je  lui  étais 
commode,  voilà  tout,  pour  tenir  sa  maison,  pour  conduire 
Jacqueline  dans  le  monde,  pour  veiller  jusqu'à  une  heure  ou 
deux,  tandis  qu'il  se  couche  et  dort.  En  retour,  il  m'assurait  une 
situation  honorée,  large  et  confortable  :  et  pour  une  fille  comme 
moi,  sans  fortune,  lasse  de  son  métier  d'institutrice,  de  son 
indépendance,  de  sa  gloire  de  pédante,  aspirant  à  l'existence 
régulière  et  paisible  des  épouses  bourgeoises,  certes,  la  chance 
était  rare...  Il  n'est  que  de  s'entendre;  de  part  et  d'autre,  en 
somme,  n'est-ce  pas  un  marché  avantageux? 

Elle  affectait  la  simplicité  intelligente  et  calme.  Mais,  à  des 
frémissemens  de  sa  voix.  M'"''  Derwein  reconnut  la  souffrance 
d'une  déception;  et  cette  souffrance  s'exprimait  trop  bien  dans 
le  mot  de  «  marché  »  qui  définissait  à  présent  le  beau  mariage 
d'amour.  M'"*'  Derwein  se  hâta  de  répondre  : 

—  Vous  voulez  dire  que  le  marché,  si  marché  il  y  a,  est 
avantageux  pour  lui.  Un  homme  de  quarante-huit  ans,  qui 
épouse  une  fille  de  vingt-quatre,  est  toujours  le  plus  favo- 
risé, fùt-il  immensément  riche!...  Qu'apporte-t-il,  lui.!^  son 
argent?  Qu'est-ce  que  cela  au  prix  de  la  jeunesse  qu'elle  lui 
donne? 

La  chaleur  de  M"'°  Derwein  fit  briller  aux  yeux  de  Germaine 
un  éclair  de  plaisir.  Depuis  trop  longtemps,  elle  subissait  l'opi- 
nion de  Vambard  :  «  Quand  une  fille  pauvre  épouse  un  homme 
riche,  même  vieux,  même  affreux,  c'est  elle  qui  fait  le  beau 
mariage.  »  Et  elle  avait  fini  par  admettre  que  tel  était  le  juge- 
ment du  monde  entier  :  elle  ne  savait  trop  d'ailleurs,  mainte- 
nant que  les  illusions  .de  ses  fiançailles  avaient  disparu,  si  le 
monde  ne  jugeait  pas  exactement.  Pour  la  première  fois,  elle 
entendait  une  protestation  vigoureuse  :  elle  la  recueillit  avec 
avidité.  M"'^  Derwein,  qui  s'en  aperçut,  insista  comme  pour  la 
convaincre  d'une  erreur  qu'elle  eût  été  seule  à  commettre. 

—  ...  Et  puis,  il  n'y  a  pas  que  votre  jeunesse  :  vous  êtes 
simplement  ravissante,  ma  petite. 

Ce  furent  des  complimens  ingénieux  dont  Germaine  accepta 
la  caresse,  le  regard  déjà  tout  éclairci. 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  J'ai  admiré  cette  robe,  tout  le  temps  du  déjeuner,  ajouta 
]\jme  Derwein.  Qui  vous  l'a  faite? 

Elles  échangèrent  des  appréciations  sur  les  mérites  de 
quelques  couturiers.  Le  visage  de  Germaine  exprimait  une  viva- 
cité presque  enfantine,  curieuse,  satisfaite.  M™^  Derwein  se  rap- 
pela qu'il  avait  autrefois,  pour  le  même  objet,  une  expression 
pareille  :  la  jeune  femme,  quoi  qu'elle  en  eût,  restait  sensible  au 
plaisir  de  l'élégance  :  «  C'est  quelque  chose,  se  dit  M"^^  Derwein. 
C'est  assez  peu  de  chose  pour  une  nature  comme  la  sienne. 
Pauvre  petite!  Et  que  faire.^  »  Elle  voulait  pousser  plus  loin  sa 
recherche  :  elle  prit  un  détour. 

—  Cette  enfant,  Jacqueline,  elle  a  l'air  gentille... 

—  Très  gentille,  répondit  Germaine  d'un  ton  calme  qu'elle 
n'aurait  pas  eu,  une  demi-heure  plus  tôt.  Une  bonne  petite  cama- 
rade, volontaire,  naturellement...  Comment  ne  le  serait-elle  pas 
avec  cette  fortune.»^...  et  consciente  d'être,  de  par  sa  dot,  une 
demoiselle  noble  des  temps  présens...  Mais  une  tête  froide  qui 
raisonne  et  qui  juge...  Je  crois  bien  que  j'ai  sa  confiance  et  qu  elle 
me  rapporte  toutes  ses  histoires  de  flirts...  Nous  vivons  très  bien 
ensemble,  à  condition  que  je  la  gêne  le  moins  possible. 

—  Et  alors,  tous  les  trois,  quelle  vie  menez-vous  .►* 

—  Quelle  \ïe?  Eh  bien,  ce  qu'il  faut  appeler,  faute  de  mieux, 
la  vie  ploutocratiquc...  des  rites  très  rigoureux  qui  règlent  toute 
ma  conduite,  seule,  avec  Jacqueline,  avec  son  père  :  visites, 
thés, essayages,  dîners,  théâtres...  Une  représentation  perpétuelle 
où  on  ne  choisit  pas  ceux  qui  jouent  avec  vous...  Sont-ils  ou 
non  de  la  ploutocratie!»  Tout  est  là...  Un  joli  mot  de  M""'  Arles 
qui  en  est,  elle,  après  un  dîner  qu'elle  avait  donné  :  u  Ça  marche 
toujours  très  bien  chez  moi,  parce  que  je  n'invite  jamais  que  des 
gens  qui  n'ont  pas,  entre  eux,  plus  de  quarante  mille  francs  do 
rente  de  différence...  »  Non,  on  ne  choisit  pas.  Et  il  s'agit  de 
s'étonner,  les  unes  les  autres,  par  des  chqses  chères,  non  pas  de 
s'amuser.  Alors,  dame  !  ça  n'est  pas  toujours  amusant,  en  effet. 

—  Mais  chez  vous.*^ 

—  Chez  moi  comme  chez  les  autres...  J'ai  mes  matinées, 
heureusement,  quelquefois,  et  puis  les  concerts...  Tout  de  même, 
|e  ne  peux  m'empêcher  de  penser  qu'avec  tant  d'argent  il  y  aurait 
autre  chose  à  faire.  Ne  trouvez-vous  pas.^ 

—  Bien  sur!  Avec  de  l'argent,  on  fait  ce  qu'on  veut.  Pour- 
quoi n'attirez-vous  pas  des  artistes,  des  écrivains.^... 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  iT 

—  Un  salon?  dit  Germaine  en  riant,  comme  ici? 

—  Heu!  fit  M™^  Derwein,  oui...  un  peu  différent. 

—  Moins  toc,  n'est-ce  pas?  Ah!  si  maman  nous  entendait!... 
Mais  non  :  le  goût  de  mon  mari  ne  le  porte  pas  vers  ce  monde-là, 
et  moi,  je  l'ai  trop  vu,  en  petit,  si  vous  voulez,  en  caricature 
même;  cela  me  suffit,  avec  les  déjeuners  du  dimanche,  pour  le 
reste  de  mes  jours...  Non  :  je  voudrais...  Au  fait,  je  ne  sais  pas 
ce  que  je  voudrais...  Je  suis  comme  les  gens  qui  s'ennuient  et 
qui  partent  au  loin  pour  se  distraire  :  il  leur  arrive  de  s'aperce- 
voir qu'ils  ont  emporté  avec  eux  leur  ennui. 

Cette  fois,  les  yeux  de  Germaine  s'étaient  assombris  d'un  vrai 
chagrin.  M'"^  Derwein,  émue  de  cette  peine,  prit  la  voix  gron- 
deuse et  tendre  qu'elle  avait  jadis  pour  apaiser  la  petite  fille  : 

—  En  vérité,  j'ai  bonne  envie  de  dire  à  Vambard  qu'il  vou» 
batte  un  peu,  pour  vous  remettre.  C'est  cela  qui  vous  manque,, 
un  petit  désagrément,  un  léger  souci!... 

—  Il  me  semble  que  si  j'avais  des  enfans!  fit  Germaine. 

—  Après  dix-huit  mois  de  mariage,  il  ne  faut  pas  désespérer. 
Et  puis,  vous  avez  raison,  il  faut  que  vous  cherchiez  quelque 
chose.  Dans  ce  que  vous  appelez  la  ploutocratie,  vous  êtes  une 
femme  qui  pense,  qui  sent,  qui  a  de  l'énergie;  et  vous  souffrez  de 
ne  pas  trouver  l'emploi  de  ces  belles  qualités.  Il  y  en  a  d'autres 
pareilles  à  vous.  Que  font-elles?  Elles  écrivent... 

—  J'ai  essayé...  N'en  parlons  pas...  Le  résultat  a  été  préten- 
tieux, pénible...  misérable. 

—  Soit...  La  charité,  les  œuvres? 

—  Déplorable!...  Je  donne  de  l'argent;  je  ne  me  donne 
pas  moi-même;  je  ne  sais  pas,  je  ne  peux  pas  me  dévouer;  je 
manque  de  générosité  sans  doute,  et  surtout  de  persévérance... 

—  Ah!  tant  pis!  Nous  voilà  un  peu  resserrées...  Il  est  vrai 
que  toutes  vos  qualités  font  de  vous  une  ambitieuse...  Attendez 
donc!..  Votre  mari  !  Il  a  ses  ambitions  aussi,  cet  homme...  Pen- 
dant le  déjeuner,  j'ai  été  frappée  de  ce  qu'il  disait,  à  propos  des 
grands  commerçans,  vous  savez...  ils  nourrissent  la  France  et 
on  ne  fait  rien  pour  eux...  Il  pensait  à  lui-même,  visiblement... 

—  Oui,  je  crois  qu'il  a  envie  d'être  décoré. 

—  Allons!  ne  riez  pas  tout  de  suite...  Ce  n'est  pas  si  facile, 
sans  doute,  puisqu'il  se  plaint...  Mais  il  y  a  mieux,  voyez- 
vous...  vous  ne  le  jugez  pas  bête,  n'est-ce  pas? 

—  Non  certes...  Il  a  une  intelligence  qui  traîne, le  plus  sou- 
tome  X.  —  1912.  2 


18  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vent  terre  à  terre,  mais  qui  s'accompagne  d'une  certaine  finesse. 

—  Pourquoi  donc,  alors,  ne  se  dirait-il  pas,  comme  vous, 
qu'avec  tout  cet  argent  il  peut  tenir  un  rôle.'^... 

■ —  Quel  rôle.»^  Il  a  voulu  entrer  dans  des  conseils  de  sociétés. 
Mais  c'est  un  milieu  très  fermé.  Il  n'a  pas  réussi.  Le  Tribunal 
de  commerce,  c'est  une  grosse  besogne,  et  il  n'aime  pas  à  se 
donner  du  mal... 

—  Oh!  je  ne  parle  pas  de  tout  cela.  C'est  bon  pour  les  gens... 
pour  la  moyenne...  on  avance  là  dedans  comme  dans  un  bureau... 
on  est  classé...  Lui,  est  un  peu  à  part,  n'est-ce  pas?  Et  ce  qu'il 
Veut,  il  l'a  dit,  je  crois  bien,  —  c'est  une  place  dans  les  conseils 
du  gouvernement,  de  la  politique  enfin! 

■ —  Eh!  mon  Dieu,  dit  Germaine  en  riant  de  nouveau.  Que 
ferait-il  à  la  Chambre.!^  Il  est  bavard,  mais  il  parle  mal.  Il  n'a 
pas  besoin  de  ce  ridicule!... 

—  Le  Sénat  .^  fit  M"'^  Derwein.  Hé!  hé!  Sénateur,  cela  fait 
encore  bien...  Qu'en  dites-vous,  Ghautin.!^  ajouta-t-elle  pour  le 
vieux  journaliste  qui  s'était  rapproché,  tandis  que  Vambard 
discourait  avec  Marcieu  et  Bienassis  sur  ses  derniers  achats  : 

—  Quelle  est  la  matière.!^  fit  Ghautin  en  s'asseyant. 

—  Je  disais  à  cette  petite  femme  qu'elle  devrait  trouver  à  son 
époux  le  siège  de  sénateur  qu'il  a  l'air  de  désirer... 

Ghautin,  de  son  geste  habituel,  rajusta  ses  lunettes.  Ses  yeux 
luisaient  de  malice  et  d'importance  derrière  les  verres.  Sa  voix 
toulousaine  prononça  en  chantant  : 

—  Sans  doute,  ma  chère  madame  Derwein,  l'idée  est  bonne... 
Mais,  si  vous  permettez,  celle  du  vieux  Ghautin  est  meilleure 
encore...  Sénateur,  oui,  un  peu  mieux  que  député,  qui  est  moins 
que  rien...  Je  vois  une  plus  belle  place  pour  M.  Vambard,  au- 
dessus  des  députés,  des  sénateurs,  des  ministres  même,  la  place 
de  celui  qui  les  fait  tous...  vous  m'entendez  bien,  qui  les  fait... 
parce  que  tous,  parlementaires  et  gouvernement,  ont  besoin  de 
lui,  et  ne  peuvent  rien  sans  lui... 

F^es  deux  femmes  le  considéraient  avec  surprise.  Il  se  frotta 
les  mains,  et  frappa  du  bout  du  doigt  son  crâne  luisant  : 

—  Une  belle  combinaison,  allez,  celle  du  père  Ghautin,  le 
fruit  de  quarante  ans  de  vie  parlementaire,  de  réflexion,  d'ex- 
périence... 

—  Je  ne  comprends  rien  du  tout,  déclara  M'"®  Derwein. 

—  Ghut!  fit  Ghautin.  Tant  que  ce  ne  sera  pas  fait,  il  ne  faut 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  19 

rien  dire...  Sachez  seulement  que  mon  homme  groupera  autour 
(le  lui  une  vaste  organisation  de  commerçans,  de  capitalistes,  et 
qu'il  apportera,  d'un  seul  coup,  au  Gouvernement  ce...  ce... 
cette...  cette  force  qu'on  est  obligé  de  chercher  par  petites  par- 
celles, de  tous  les  côtés...  Pour  les  élections,  tenez,  au  lieu  de 
-se  faire  aider  par  Pierre  ,  Paul,  Jacques,  on  s'adressera  à  mon 
homme  seul,  lui  et  son  groupe.  Ce  sera  ainsi  comme  un  de  ces 
grands  clubs  des  Etats-Unis  qui  se  chargent,  à  eux  seuls^  de  sou- 
tenir le  gouvernement  dans  une  campagne...  En  retour,  inutile 
de  vous  dire  que  le  gouvernement  n'a  rien  à  leur  refuser. 

M'"®  Derwein  se  taisait,  un  peu  déçue  par  ces  paroles  vagues, 
redoutant  le  mirage  de  l'imagination  toulousaine,  mais  soucieuse 
aussi  de  ne  pas  détourner  (lermaino  d'une  combinaison  qui, 
après  tout,  chimérique  ou  non,  l'occuperait.  Or,  ce  fut  à  ce 
mirage  même,  à  ces  mots  pétris  par  l'accent  du  Méridional 
comme  dans  une  pâte  neuve  et  brillante,  à  ses  gestes,  à  sa 
conviction,  que  Germaine  se  prit.  Elle  suivit,  évidemment  inté- 
ressée, les  phrases  chatoyantes  où  Ghautin,  en  habile  parlemen- 
taire, faisait  jouer  toutes  les  facettes  de  son  idée. 

^—  Ah!  si  vous  vouliez  nous  aider!  ajouta-t-il.  Voilà,  madame, 
voilà  ce  qu'il  faudrait  !  Une  femme  intelligente  comme  vous, 
songez  donc!  D'abord,  vous  décideriez  M.  Vambard.  J'ai  bien  vu 
qu'il  était  tenté  :  je  le  convaincrai  peut-être,  avec  du  temps... 
Vous,  il  vous  suffirait  d'un  sourire  gracieux,  comme  celui-ci... 

Germaine  avait  souri,  en  clTet,  et  c'était  encore  le  mirage  qui 
opérait  en  elle. 

—  ...  Et  puis,  quand  notre  alîaire  sera  montée,  four  la 
mettre  en  train,  pour  la  faire  marcher,  c'est  là  que  vous  serez 
indispensable...  Le  vieux  Ghautin  se  charge  du  gros  ouvrage. 
M.  Vambard,  avec  son  prestige  et  son  habitude  de  commander, 
est  le  président  rêvé.  Mais  il  Y  a  mieux  que  M.  Vambard  et  que 
moi,  surtout...  Un  dîner  chez  une  jolie  femme,  un  mot  dit  par 
elle,  voilà  qui  vous  prend  un  homme... 

Gette  fois,  les  deux  femmes  eurent  ensemble  le  regard  d'as- 
sentiment que  l'on  doit  aux  vérités  absolues. 

—  Eh  bien!  mais,  ma  petite  ?  interrogea  M'"''  Derwein. 

—  Si  M.  Vambard  est  bien  disposé,  si  je  peux  être  utile... 

—  Je  n'en  demande  pas  davantage,  s'écria  Ghautin.  Je  lui  en 
ai  dit  assez  pour  l'intéresser...  Il  faut  que  l'idée  mûrisse  dans 
son  esprit...  Elle  mûrira,  allez,  j'en  suis  sûr! 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Ces  derniers  mots  se  perdirent  dans  une  explosion  de  rires 
qui  saluaient  une  histoire  racontée  par  Vambard  :  enchanté  de 
son  succès,  il  se  balançait  d'une  jambe  sur  l'autre,  et  riait  plus 
fort  que  tout  le  monde. 

jyjme  Grandier  coupa  court  en  l'appelant  à  une  table  de  bridge  : 
passionnée  à  ce  jeu,  elle  aimait  à  y  plumer  son  gendre  en  le  mal- 
traitant avec  gentillesse.  Ce  fut  le  signal  du  départ  pour  ceux  qui 
ne  jouaient  pas.  Jozan  offrit  à  Germaine  de  l'accompagner  au 
Chàtelet.  Elle  accepta.  Jacqueline,  qu'elle  comptait  emmener, 
refusa  net,  préférant  flirter  encore  avec  Talban,  puis,  faire  un 
tour  au  tennis,  à  Neuilly.  Mécontente,  Germaine  exposa  à 
Vambard  que  la  jeune  fille  serait  mieux  avec  elle  ;  mais  Vam- 
bard, les  cartes  en  mains,  insouciant,  optimiste,  répondit  : 

—  Bah!  bah  !  Si  elle  aime  mieux  rester!... 

Il  en  était  ainsi  chaque  fois  que  Germaine  essayait  d'exercer 
.sa  mission  éducatrice,  autrement  qu'en  satisfaisant  aux  volontés 
de  la  jeune  fille.  Elle  se  tut,  la  bouche  pincée  ;  chacune  de  ces 
petites  défaites  la  laissait  un  peu  plus  indifférente  et  comme 
étrangère.  Au  même  moment,  Jacqueline,  devinant  la  question 
par  la  réponse  de  son  père,  murmurait  à  Talban  : 

—  Oui,  ma  belle-maman  a  beau  faire  sa  tète  d'institutrice, 
je  ne  suis  plus  une  gosse  pour  être  menée  comme  ça. 

Dehors,  l'air  était  si  léger,  la  lumière  si  gaie  que  Germaine 
voulut  faire  le  chemin  à  pied,  avec  Jozan. 

—  A  cinq  heures,  au  Chàtelet,  dit-elle  au  mécanicien. 

Ils  descendirent  le  boulevard  Saint-Michel  à  travers  une 
foule  flâneuse  dont  les  voix  et  les  rires  faisaient  une  rumeur  de 
joie  et  de  jeunesse.  Les  branches  menues  des  marronniers  se 
déployaient  en  grisaille  sur  le  ciel  bleu.  Brusquement,  Germaine 
eut  la  certitude  de  recommencer,  à  cette  minute  même,  un 
moment  de  son  existence  qui  avait  été  de  tous  points  pareil  à 
celui-ci  :  un  dimanche  d'hiver,  les  arbres  noirs  et  gris  sur  le 
ciel  bleu,  la  foule  rieuse  ;  elle,  enfin,  descendant  aux  côtés  de 
Jozan...  Ce  souvenir  fut  exquis  et  lui  fit  un  j)eu  mal,  cependant. 
Elle  y  retrouvait  une  étrange  allégresse  qui  avait  chanté  en  elle  : 
dans  son  àme,  l'àme  d'alors  revivait,  tout  embaumée  d'espoirs, 
toute  brillante  de  force,  toute  palpitante  d'amour.  Elle  avai 
aimé,  ce  beau  dimanche,  durant  cette  promenade  sous  le  berceau 
transparent  des  branches  dépouillées,  la  lumière,  les  arbres,  la 
foule,  et  le  groupe  de  jeunes  hommes  dont  sa  grâce  encourageait 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  21 

l'effort,  et  Jozan  dont  elle  accueillait  le  culte  silencieux,  et 
Manès,  le  glorieux  Manès,  qu'elle  animait  dans  la  bataille,  qui 
l'emportait  avec  lui  au  triomphe.  Elle  avait  ainsi  marché, 
escortée  de  Jozan,  comme  dans  une  fête  qui  était  celle  de  ce 
Paris  vibrant,  et  celle  de  son  àme  oîi  frémissait  le  sentiment 
d'un  pouvoir  infini  et  délicieux...  Elle  tressaillit  : 

—  Vous  rappelez-vous.»^  disait  Jozan...  Un  jour  comme  celui- 
ci,  nous  nous  en  allions  ensemble... 

—  Oui,  murmura-t-elle,  un  jour  comme  celui-ci... 

Elle  sentit  ce  jour  loin  d'elle,  perdu  à  jamais,  tombé  dans 
l'abime  du  temps  ;  et  la  vivacité  de  son  regret  créa  aussitôt  en 
elle  l'illusion  que  tous  les  jours  de  ce  passé  avaient  offert  à  son 
àme  la  fête  du  beau  dimanche.  Ace  moment,  elle  eut  tout  donné 
pour  réveiller  en  elle  l'éclat,  les  chants,  l'enthousiasme  de 
l'heureuse  journée.  Jozan  ne  pourrait-il  l'y  aider?  Elle  l'écouta... 

Incapable  d'exprimer  une  plainte,  il  n'avait  parlé  que  par  goût 
de  la  souffrance  :  dans  le  rappel  de  ce  passé,  il  retrouvait  les 
scrupules  de  son  amitié  pour  Manès,  ses  timidités  devant  la 
beauté  de  Germaine,  sa  crainte  religieuse  d'un  amour  qui  ne 
serait  pas  chrétien,  toutes  les  raisons,  grandes  ou  petites,  qui 
avaient  retenu  sur  ses  lèvres  un  aveu,  alors  que  la  jeune  fille 
était  libre  encore...  Et,  de  ces  raisons,  la  plus  pénible  peut-être, 
parce  qu'elle  représentait  un  sacrifice  inutile,  c'était  le  respect 
de  l'union  qu'il  avait  crue  définitive  entre  Germaine  et  Manès, 
c'était  son  effacement  de  disciple  devant  le  chef,  le  maître...  Le 
mariage  de  (iermaine  lui  avait  ainsi  fait  subir  la  plus  doulou- 
reuse déception.  Il  pouvait  se  résigner  pour  lui-même.  Mais  il 
reprochait  toujours  à  la  jeune  femme  d'avoir  dédaigné  Manès  : 
elle,  elle  seule,  portait  le  poids  des  erreurs  où  le  désespoir  avait 
précipité  cet  homme.  De  l'élection  au  discours  de  novembre,  il 
fut  vingt  fois  au  moment  de  le  lui  dire.  Du  moins,  il  ne  toléra 
pas  une  parole  de  blâme  sur  leur  ami  d'autrefois.  Il  arrêta,  de  sa 
manière  sèche  et  péremptoire,  les  indignations  de  Vambard;  et 
comme  elle  raillait  cette  fidélité,  il  riposta  :  ((  J'ai  horreur  de  la 
trahison.  »  Ce  mot,  son  regard  direct  et  sévère  avaient  laissé 
Germaine  étrangement  gênée. 

Depuis,  quand  Chautin  lançait  le  nom  de  Manès  dans  les 
entretiens  du  dimanche,  elle  se  taisait.  Elle  se  tut  encore,  lorsque 
les  éclatans  débuts  de  Manès  et  la  nouveauté  de  son  discours  lui 
valurent  la  curiosité  et  la  sympathie.  Jozan,  qui  se  reprenait  à 


2â 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


croire  en  son  ami,  eût  voulu  qu'elle  parlât  pour  exprimer  une 
confiance  semblable  à  la  sienne.  Mais  alors,  elle  s'obstina,  comme 
par  revanche,  dans  le  silence  où  il  l'avait  contrainte.  Elle  glissait 
seulement,  parfois,  la  phrase  pleine  de  doute  qu'elle  avait 
laissée  tomber,  ce  matin  même. 

Cependant,  il  ne  .se  décourageait  pas;  heureux  de  pouvoir 
espérer  de  nouveau  en  Manès,  il  voulait  que  Germaine  partageât 
cette  joie.  C'est  pourquoi,  tandis  que  la  jeune  femme  attendait 
la  parole  émue  qui  ébranlerait  sa  propre  sensibilité,  il  dit  sim- 
plement : 

— Qui  de  nous  aui'ait  cru  que  Manès  s'élèverait  si  vite,  si  haut  ? 

Germaine  faillit  répondre  :  «  Moi!  moi!  je  le  croyais!  »  Elle 
l'avait  cru,  en  effet.  Ce  cri  de  sincérité  vibra  dans  son  àme,  une 
seconde;  aussitôt  l'allégresse  du  passé  s'épanouit  et  chanta  :  le 
miracle  qu'elle  souhaitait  s'accomplit...  Mais  le  cri  s'étoulfa  : 
l'illusion  disparut.  Sous  son  admirable  chapeau,  sous  le  long 
manteau  brodé  où  jouait  un  précieux  sautoir,  elle  redevint  la 
femme  de  M.  V'ambard,  millionnaire,  celle  qui,  depuis  le  beau 
dimanche,  avait  exactement  jugé  Manès  et  son  avenir  hasardeux; 
l'opinion  de  Jozan,  si  grand  cœur,  mais  esprit  faible,  ne  pouvait 
la  troubler.  Elle  répondit  tranquillement,  sur  le  ton  d'une 
sagesse  un  peu  méprisante  : 

—  Sans  doute  il  a  remporté  des  succès.  Mais  pour  un  homme 
pauvre,  la  carrière  politique  est  aventureuse.  S'il  n'est  pas  réélu, 
que  deviendra-t-il  .►*  Il  eût  mieux  fait  de  garder  sa  chaire  de 
professeur,  avec  une  retraite  pour  ses  vieux  jours. 

Jozan  la  dévisagea,  chagrin  et  piqué.  Elle  tendait  un  peu  le 
cou,  et  son  profil  se  dessinait  purement  sous  l'immense  chapeau, 
elle  semblait  naturelle  et  paisible  :  elle  souriait  au  joli  soleil. 
Il  n'osa  pas  répliquer  :  il  regretta  qu'avec  ce  sourire,  qui  était 
celui  d'autrefois,  elle  eût  à  présent  cette  àme  plus  pesante,  qui 
plaisait  sans  doute  à  Vambard,  et  qu'il  n'aimait  pas. 

Après  l'éblouissement  du  grand  jour  et  le  vacarme  de  la  rue, 
la  salle  du  Chàtelet  semblait  olfrir  une  retraite  pleine  d'ombre  et 
de  silence.  Germaine  eut  à  peine  le  temps  de  gagner  son  fauteuil, 
Jozan  prenant,  à  côté  d'elle,  la  place  de  Jacqueline.  Le  chef  d'or- 
chestre levait  son  bâton.  Les  instrumens  du  quatuor  attaquèrent 
le  thème  sobre  et  léger  d'une  symphonie  de  Mozart. 

Germaine  était  sans  doute  pareille  à  bien  des  jeunes  femmes, 
dans  cette  salle,  en  ce  qu'elle  y  attendait,  non   pas   le   plaisir 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  23 

musical  du  rythme,  des  timbres  et  de  l'harmonie,  mais  un 
frémissement  et,  pour  ainsi  dire,  une  confidence  de  sa  sensi- 
bilité. La  musique  remuait  en  elle,  souvent,  les  vagues  les  plus 
profondes,  et  lui  apportait  comme  la  révélation  d'une  créature 
ignorée  :  alors,  réelle  et  toutefois  transformée,  des  rêves  déli- 
cieux, passionnés,  étranges,  l'emportaient.  Mais  pour  que  s'ac- 
complit ce  double  miracle  de  la  révélation  et  du  rêve,  il  lui 
fallait  des  musiques  chargées  d'amour,  de  sensualité,  de  déses- 
poir, et  même,  quelquefois,  l'aide  d'un  parfum,  d'une  expres- 
sion de  visage.  C'est  pourquoi,  l'âme  indifférente,  elle  écouta  la 
symphonie  de  Mozart  qui  ne  la  pouvait  toucher.  Ses  regards  se 
coulaient  autour  d'elle,  cherchaient  les  figures  connues.  Ils  se 
fixèrent  sur  une  des  premières  baignoires,  à  droite.  Il  y  avait 
là  deux  femmes  qu'elle  avait  rencontrées,  elle  ne  savait  plus  où. 
Et  d'abord,  elle  voulut  retrouver  leurs  noms  qui  lui  échappaient. 

—  Jamais  on  n'écrira  rien  de  si  aisé  ni  de  si  pur,  déclarait 
Jozan.  C'est  le  génie  de  l'équilibre  et  de  la  suavité. 

—  Oh!  certainement,  fit-elle. 

«  M"'^  Réginer,  se  dit-elle,  celle  qui  est  contre  la  paroi  de 
gauche,  et  l'autre.  M"'*'  Vanson,  qui  est,  dit-on,  la  maîtresse  de 
Réginer,  un  médecin.  Il  est  là,  justement,  derrière  elle.  Il  y  a 
encore  quelqu'un  derrière  M"'^  Réginer.  Elle  se  console,  comme 
de  juste,  et  même  il  parait  que  c'est  elle  qui  a  commencé... 
C'est  peut-être  Vanson,  un  petit  gros,  qui  est  à  la  Bourse.  » 

Satisfaite  d'avoir  rétabli,  par  des  noms  et  des  faits,  la  per- 
sonne de  chacun  de  ces  trois  spectateurs,  son  attention  se  dé- 
tourna. La  musique  ne  parvenait  pas  encore  à  l'absorber.  De 
menues  impressions,  la  pantomime  du  chef  d'orchestre,  un  bour- 
relet de  chair  blafarde  au  cou  d'un  gros  homme,  devant  elle, 
des  cheveux  de  femme  dont  elle  étudiait  la  disposition,  l'occupè- 
rent une  seconde,  tour  à  tour.  De  nouveau,  son  regard  alla 
vers  la  baignoire,  critiqua  les  yeux  hardis  de  M*"^  Réginer  et 
sa  trop  grande  bouche  qui  riait  sans  cesse...  Mais  quelque 
chose,  dans  ces  yeux  et  ce  rire,  lui  donnait  une  curiosité  qui, 
rapidement,  s'aviva.  Face  à  la  salle,  et  la  tête  seulement  un 
peu  inclinée  vers  la  gauche,  contre  la  paroi  de  la  baignoire,  la 
jeune  femme  écoutait  des  paroles  prononcées  derrière  elle  et 
pour  elle,  des  paroles  dont  elle  riait,  qui  faisaient  luire  sesyeux... 
Germaine  se  pencha  pour  découvrir  l'homme  qui  les  disait,  — 
elle  était  certaine  que   ce  ne  pouvait    être   qu'un    homme,   — 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  il  restait  invisible.  Du  moins,  M""^  Réginer  ne  laissait  rien 
perdre  au  public  tie  son  divertissement.  Par  les  ex|)ressions 
amusées,  étonnées,  faussement  indignées  de  son  visage,  Ger- 
maine pouvait  suivre  ce  tlirt  audacieux  et  sournois,  aux  côtés 
du  mari;  et  elle  en  éprouvait  un  malaise  singulier.  Ses  regards 
revenaient  à  la  baignoire.  En  elle-même,  des  pensées  commen- 
çaient de  s'agiter. 

«...  C'est  sans  doute  son  amant,  son  amant  d'aujourd'hui. 
Et  elle  a  un  mari  !  Comment  supporte-t-elle  cela,  d'être  à  l'un 
et  à  l'autre?...  » 

Elle  se  représenta  ce  partage  :  elle  en  rougit  de  pudeur 
oiîensée  et  de  dégoût.  Ce  n'étaient  pas  seulement  ses  délicatesses 
qui  se  révoltaient  :  elle  cherchait,  dans  son  expérience  de  l'amour, 
quelque  raison  de  comprendre  un  tel  égarement;  mais  elle 
n'avait,  quant  à  elle-même,  que  les  souvenirs  d'une  déception 
extraordinaire,  et  elle  ne  trouvait  ainsi  que  les  motifs  de  la 
plus  sincère,  de  la  plus  candide  indignation.  Une  tristesse 
s'ajoutait  à  son  malaise  :  la  tristesse  qui  avait  tant  pesé  sur  elle, 
jadis,  dès  lors  qu'elle  avait  dû  soupçonner  la  conduite  de  sa 
propre  mère  avec  Lagrolier.  Chaque  fois  que  la  vie  de  Paris 
présentait  à  ses  yeux  une  de  ces  liaisons,  acceptées  par  le 
monde,  ou  l'irrégularité  d'une  existence  de  femme,  elle  se  rappe- 
lait cette  pénible  découverte;  et  le  chagrin  humilié  qu'elle  en 
ressentait  encore,  rendait  plus  intraitable  son  goût  de  l'honneur, 
plus  implacable  son  mépris  pour  celles  qui  pouvaient  s'oublier. 

—  Écoutons  donc  cette  œuvre  nouvelle,  fit  Jozan.  Après 
Mozart  et  avant  Beethoven,  elle  court  un  grand  risque. 

((  Oui,  songeait  Germaine,  les  hommes  qui  tâchent  de  séduire 
font  leur  métier  d'hommes;  ils  ne  perdraient  pas  leur  temps,  ni 
leurs  soins  s'ils  ne  savaient  pas  qu'ils  peuvent  réussir.  Et  c'est 
pourquoi  les  femmes  qui  se  laissent  séduire  sont  doublement 
coupables,  envers  elles-mêmes,  envers  toutes  les  autres;  c'est 
nous  toutes  qu'elles  compromettent  et  dégradent  avec  elles  ! 

La  symphonie  commençait.  Les  arpèges  des  harpes  faisaient 
comme  un  bruit  d'eau  qui  court  :  les  hautbois,  les  clarinettes, 
le  cor  anglais,  les  instrumens  à  cordes  mêlaient  des  dissonances 
plaintives,  tendres,  fougueuses;  les  cuivres  et  les  basses  avaient 
des  grondemens  brefs  et  sinistres...  Dans  un  parc,  le  soir,  au 
bord  d'une  fontaine  jaillissante,  de  futurs  amans  exhalaient 
l'enivrante  souffrance  de  leurs  désirs  éperdus... 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  25 

((  Ah!  songea  tout  à  coup  Germaine.  Il  y  a  pourtant  de 
l'amour,  sur  la  terre,  non  pas  celui  de  M'"®  Réginer,  ni  de  tant 
d'autres...  non  pas  l'assouvissement  d'un  appétit...  Quoi  donc.^>... 
Le  plaisir  célébré  par  les  poètes  et  que  chante  cette  musique... 
la  douceur  de  se  sentir  aimée,  la  tendre  fierté  de  posséder 
toutes  les  pensées  d'un  homme  et  tous  les  battemens  de  son 
cœur;  le  charme  de  son  émoi,  dès  que  vous  paraissez,  et  de  sa 
tristesse  dès  que  vous  partez,  le  délice  des  lents  propos  où  deux 
âmes  se  découvrent  l'une  à  l'autre...  C'est  là  l'indicible  beauté 
Ae  l'amour!  )> 

Au  fond  d'elle-même,  un  désir,  un  regret  se  soulevèrent 
timidement  :  u  Pourquoi  ne  m'a-t-il  pas  été  donné  de  la  con- 
naître .i^  »  Qui  lui  eût  rappelé,  à  cet  instant,  que  moins  de  deux 
années  plus  tôt,  elle  avait  été,  elle-même,  amoureuse  de  Vam- 
bard,  l'eût  profondément  surprise  et  un  peu  amusée.  L'amour, 
joie  poétique,  merveilleuse,  et  Vambard,  brave  homme  vani- 
teux, elle  ne  pouvait  plus  les  unir.  Mais  si  elle  ne  pensa  point  à 
Vambard,  d'autres  visages,  sans  qu'elle  les  eût  appelés,  passèrent 
devant  elle  :  les  visages  de  tous  ceux  qui  avaient  semblé,  depuis 
son  mariage,  s'émouvoir  à  sa  vue.  Il  y  en  avait  d'odieux,  de 
ridicules,  d'insignifians,  et  quelques-uns  d'agréables.  Tous,  ils 
disparaissaient  aussi  vite  qu'ils  s'étaient,  en  vérité,  éloignés 
d'elle...  Certes,  elle  ne  les  eût  pas  retenus.  Mais  comment  si 
vite.'^...  Y  avait-il  donc,  dans  sa  personne,  quelque  chose  qui  les 
repoussait  ?  Elle  était  aussi  loin  que  possible  de  discerner,  dans 
l'attitude  de  ces  hommes,  l'effet  immédiat  de  la  plaisanterie  de 
Vambard  :  <(  Si  ma  femme  me  trompe,  je  divorce,  et  comme  c'est 
moi  qui  ai  l'argent!...  »  Ces  hommes  eux-mêmes  n'étaient  rien 
pour  elle  :  ils  figuraient  les  masques  dont  l'amour  avait  pu 
s'affubler  pour  se  présenter  devant  elle.  En  cet  instant,  l'amour 
seul  la  sollicitait  par  la  puissance  de  ces  sonorités  neuves, 
caressantes,  énervantes  aussi,  qui  en  faisaient  le  mystère  plus 
attirant  et  plus  merveilleux.  Et  elle  ne  s'en  prenait  qu'à  elle 
seule  d'être  celle  qui  reste,  comme  Cendrillon,  à  l'écart  de  la 
fête  où  toutes  les  autres  sont  conviées...  Cependant,  au  bord  de 
Ja  baignoire,  les  deux  jeunes  femmes  étaient  maintenant  accou- 
dées, et  leurs  yeux  avaient  des  expressions  pareilles,  —  mélan- 
^'olie,  enchantement,  ardeur,  —  qui  traduisaient,  aussi  exacte- 
ment que  la  musique,  les  regrets  les  plus  poignans  et  les  souhaits 
les  plus  passionnés...  Ce  désir,  la  sincérité  de  ce  désir  fut  pour 


26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Germaine  la  révélation  qu'elle  souhaitait.  Elle  avait  pu  mépriser 
la  facilité  de  ces  deux  femmes;  elle  la  blâmerait  encore,  tout  à 
l'heure;  mais  maintenant,  elle  lisait  avidement,  dans  leurs  yeux, 
le  secret  qui  attirait  vers  elles  l'amour;  et  c'était  simplement 
qu'elles  le  désiraient  sans  cesse,  qu'elles  l'aimaient  toujours. 

«  Est-ce  donc,  pensa  Germaine,  que  mes  yeux  disent  que  je 
n'ai  pas  envie  d'être  aimée  .^  Et  ne  suffirait-il  pas,  pour  le 
retenir.  Lui,  l'inconnu,  qui  pourrait  m'aimer,  de  laisser  voir 
que  je  l'attends,  que  je  l'espère.»^...  » 

Une  joie  souveraine  retentit  en  elle,  tandis  que  toutes  les  so- 
norités de  l'orchestre  déchaînaient  la  violence  des  désirs  confon- 
dus. La  vague  toute-puissante  des  sons  la  saisit  enfin,  l'emporta, 
la  roula  victorieusement...  Elle  ferma  les  yeux  d'angoisse  et  de 
délice.  Où  allait-elle  ainsi  .'^  Elle  ne  voulait,  ne  pouvait  pas  y 
penser.  Et  il  n'y  avait  en  elle,  avec  la  stupeur  de  ce  ravissement, 
que  le  souhait  éperdu  qu'il  ne  finît  jamais...  Un  seul  accord 
brusque,  la  secousse  du  silence,  le  choc  vulgaire  des  applaudis- 
semens...  elle  s'éveilla  comme  endolorie.  Dans  le  bruit,  la  voix 
sèche  de  Jozan  disait  des  choses  qui  lui  donnèrent  une  sensation 
toute  physique  de  froideur  et  de  dureté,  «  Musique  malsaine... 
La  folie  de  ce  public  neurasthénique...  »  Elle  respirait  lente- 
ment :  elle  regardait  autour  d'elle,  et  cherchait  à  se  rétablir 
dans  l'état  oîi  l'avait  surprise  l'œuvre  nouvelle  :  elle  se  cherchait 
elle-même.  Jozan  sortait,  car  c'était  l'entr'acte,  pour  voir  quelques 
amis.  Seule,  elle  attendit  que  le  calme  revint  dans  son  cerveau, 
dans  ses  nerfs,  dans  les  battemens  de  son  cœur,  dans  toute  sa 
personne  bouleversée.  Il  revenait,  mais  avec  une  fatigue  assez 
pénible,  comme  si  vraiment  les  vagues  de  la  mer  s'étaient  jouées 
d'elle.  Et  elle  restait  embarrassée  du  plaisir  qu'elle  avait  connu 
à  l'instant  où  elle  s'était  avoué  le  secret  qui  lui  vaudrait  d'être 
aimée.  Qu'avait-elle  besoin  de  connaître  l'action  souveraine  du 
regard  des  femmes  et  des  espoirs  de  leur  cœur  sur  le  désir  des 
hommes  ?  Userait-elle  jamais,  comme  M™^  Réginer,  comme 
d'autres,  de  ce  pouvoir  mortel  ?...  Elle  était  la  femme  de  Vam- 
bard.  Elle  entendait  rester  épouse  chaste  et  fidèle.  Tant  mieux 
donc  que  l'air  de  son  visage  décourageât  les  empressemens  !  Elle 
se  répétait  :  «  Oui  !  tant  mieux  !  »  Et  de^à  ses  yeux  avaient  repris 
leur  expression  habituelle,  contrainte,  d'assurance,  d'ennui  ; 
quoiqu'il  y  eût  un  peu  do  rose  à  ses  joues  et  que  sa  bouche  restât 
frémissante,  de  nouveau,  comme  d'habitude,  sa  figure,  si  jeune 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  27 

et  qui  semblait  fanée,  reflétait  exactement  la  couleur  grise  de 
ses  pensées. 

Jozan  revenu,  elle  put  condamner  avec  lui  les  tendances 
perverses  de  cette  musique.  Jozan  disait  : 

—  C'est  désolant  ;  là-haut,  «  les  purs  amateurs,  »  comme 
vous  disiez  autrefois,  manifestent  l'enthousiasme  le  plus  absurde. 

—  Naturellement,  fit-elle  avec  sévérité.  Leur  raison  d'être 
est  de  découvrir  du  neuf,  de  le  vanter  jusqu'à  ce  que  les  snobs 
s'en  éprennent,  puis  de  passer  à  quelque  chose  de  plus  neuf. 
Mais,  quoi  qu'ils  disent,  cette  symphonie  est  une  mauvaise  action, 
et  je  préfère  Mozart. 

Elle  était  sincère  dans  ces  paroles,  comme  dans  son  regret 
du  trouble  qui  l'avait  égarée.  De  telles  réactions  suivaient, 
d'ordinaire,  l'émoi  trop  profond  où  se  transposait,  pour  elle,  la 
joie  musicale  et  qu'elle  regrettait,  sitôt  après  l'avoir  cherché. 
Alors  sa  résolution  de  sagesse  se  ramassait  avec  un  effort  qui  la 
faisait  tenir,  dans  le  droit  chemin,  aussi  appliquée  que  sur  une 
corde  raide...  Puis  les  jours  passaient:  le  regret  se  perdait... 

Il  était  encore  au  plus  vif  et  les  résolutions  dans  leur  rigueur 
renouvelée,  quand  la  Neuvième  symphonie  commença.  Germaine 
écoutait  avec  une  sorte  de  défiance  qui  était  dirigée,  non  contre 
la  noble  musique,  mais  contre  elle-même.  Peu  à  peu,  cette 
défiance  s'apaisa.  Il  y  eut  en  elle  un  autre  plaisir,  non  plus  celui 
des  songeries  audacieuses  et  des  instincts  éveillés,  mais  une  allé- 
gresse pareille  à  celle  des  matins  d'été,  où  la  fraîche  vivacité  de 
l'air,  et  l'éclat  des  herbes,  des  arbres,  de  la  terre,  des  eaux, 
excitent  à  marcher  sur  une  route  ombreuse.  Retirée  et  comme 
prisonnière  dans  la  sévérité  volontaire  de  sa  vertu,  il  parut  à 
Germaine  que,  devant  elle,  tout  un  cortège  passait  en  chantant, 
heureux  de  vivre,  confiant  dans  la  vie,  célébrant  une  vie  saine, 
bienfaisante  et  gaie...  Elle  reconnut  dans  ces  chants,  dans  ce 
cortège  les  rêves  ingénus  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  :  aux 
heures  d'inquiétude  et  de  peine  que  lui  avait  values,  jadis,  son 
isolement,  c'est  ainsi  qu'elle  imaginait,  simple,  facile  et  joyeuse, 
l'existence  de  celles  qui  avaient  grandi  dans  une  famille  véri- 
table ;  et  elle  composait  aussi,  semblable  à  ce  cortège  en  marche 
sur  la  route  ensoleillée,  une  société  paisible  et  disciplinée  où  il 
devait  être  si  bon  de  sentir  la  cohésion  de  l'ensemble,  où  elle 
souhaitait  si  vivement  de  prendre  son  rang,  sa  place... 

Au  rythme  de  la  généreuse  musique,  il  lui  semblait  que  sa 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

volonté  seule,  maintenant,  suffirait  à  lui  donner  cette  place.  Ne 
l'avait-elle  pas  déjà.!^  Par  son  mariage,  elle  était  entrée  dans  la 
société  régulière.  Elle  en  éprouva  soudain  la  vigoureuse  et  sou- 
riante sécurité.  Il  ne  dépendait  plus  que  d'elle  d'avoir,  en  même 
temps,  dans  son  àme,  la  paix,  l'entrain  et  la  gaîté.  A  cette  minute, 
son  bon  vouloir,  entraîné  par  le  rythme  et  l'éclat  des  sons,  idéa- 
lisa la  personne  et  les  actes  de  l'époux  :  Vambard  fut,  à  ses  yeux, 
sinon  le  type  de  l'homme  d'action  qu'il  avait  figuré  au  temps  de 
leurs  fiançailles,  du  moins,  avec  ses  qualités  vraies,  allégé  de  ses 
ridicules  et  de  ses  défauts,  le  compagnon  fidèle,  solide  et  de 
bonne  humeur,  près  de  qui  le  sort  favorable  lui  donnait  de  faire 
le  chemin... 

Quelque  temps,  cette  heureuse  vision  la  contenta.  Mais  ce 
n'était  point  assez  que  d'avoir  rendu  à  Vambard,  par  l'effet  de 
cet  enthousiasme,  une  justice  inaccoutumée.  Il  lui  aurait  fallu 
changer  toutes  les  habitudes  de  son  esprit  pour" concevoir  son 
rôle  d'épouse  dans  sa  simple  vérité,  et  le  restreindre  à  une  indul- 
gente sollicitude.  Elle  le  voulait  très  grand  et  très  beau,  car  elle 
était  accoutumée  de  souhaiter  que  tout  fût,  pour  elle,  paré  de 
grandeur  et  de  beauté...  Son  àme,  à  peine  satisfaite,  s'étirait,^ 
s'élançait...  Ce  fut  alors  qu'elle  découvrit,  dans  les  projets  de 
Chautin,  les  élémens  de  cette  grandeur  et  de  cette  beauté  où 
elle  voulait  atteindre.  Les  ambitions  incertaines  de  Vambard 
furent  siennes,  tout  à  coup,  et  elle  les  précisa,  pour  lui,  pour 
elle  surtout,  en  se  rappelant,  quant  à  lui,  la  fonction  directrice 
que  le  vieux  journaliste  proposait,  en  se  voyant  elle-même,  au- 
près de  lui,  femme  dévouée,  inspiratrice  souveraine,  tous  les  iils 
des  marionnettes  dans  ses  mains,  pour  que  chacune  jouât  au 
mieux  des  intérêts  de  l'époux.  Elle  résolut  aussitôt  d'agir  sur  lui 
sans  retard,  suivant  les  vues  de  Chautin.  Elle  avait  hâte  d'agir. 
Dans  l'excitation  de  ce  désir,  dans  la  vivacité  des  joies  si  hautes 
et  si  vastes  qu'elle  se  représentait,  elle  était  comme  dans  la  lu- 
mière vibrante  et  parmi  les  souffles  forts  d'un  .sommet...  Elle  y 
resta,  pénétrée  d'un  admirable  bien-être,  tandis  que  les  chœurs 
scandaient  leurs  hymnes  vaillans  et  magnifiques. 

A  la  sortie,  tout  animée  encore,  elle  écouta  avec  bonté  les 
propos  de  Jozan  :  il  louait  de  son  mieux,  c'est-à-dire  sans  chaleur 
et  sans  force,  l'action  réconfortante  de  cette  musique;  bien  qu'un 
peu  ridicule  pour  elle,  qui  venait  de  posséder  tout  entier  le  sens. 
de  la  symphonie,  cet  humble  hommage  méritait  d'être  approuvé. 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  29 

Elle  ne  répondait  qu'à  peine,  mais  elle  souriait.  A  travers  la 
foule,  elle  descendait  ainsi,  bienveillante,  amicale  à  tous  ces  êtres 
qui  ne  savaient  pas  ce  qu'elle  savait.  Autour  d'elle,  les  visages 
changeaient.  A  son  côté,  elle  avait  eu  longtemps  le  chapeau 
d'une  femme  qui  lui  en  cachait  complètement  les  traits.  Puis  ce 
fut  un  autre  chapeau,  relevé;  ensuite  un  troisième,  celui  de 
]\|n.e  Réginer.  M™^  Réginer  riait  encore  à  un  homme  qui  descen- 
dait avec  elle,  dissimulé  par  elle.  Un  remous  força  cet  homme  de 
passer  près  de  Germaine:  c'était  Manès.  Elle  le  reconnut,  en 
même  temps  qu'il  la  reconnaissait.  Il  la  salua  aussi  naturelle- 
ment que  s'il  l'eût  quittée  la  veille,  et  elle  répondit  de  la  même 
manière  : 

—  Je  vais  très  bien,  je  vous  remercie,  et  vous  .^ 

—  Mais  parfaitement...  Quel  beau  concert  ! 

Il  y  avait  de  la  place  dans  le  vestibule,  à  côté  de  M'"*'  Réginer  : 
il  sourit,  comme  pour  s'excuser,  et  la  rejoignit.  Germaine,  qui 
avait  souri  pareillement,  les  regarda  s'éloigner  côte  à  côte.  Ayant 
serré  la  main  de  Jozan  qui  n'avait  rien  vu,  elle  se  disait,  tandis 
que  l'auto  roulait  sur  le  quai  : 

<(  L'amant  de  M""'  Réginer!...  Il  n'est  pas  difficile!...  » 
Elle  l'avait  trouvé  différent  de  l'image  qu'elle  avait  gardée  de 
lui:  la  mise,  sinon  élégante,  du  moins  très  soignée,  le  visage 
assuré,  les  yeux  presque  insolens.  Un  peu  d'irritation  qu'elle 
en  éprouvait,  un  peu  de  dégoût  que  lui  donnaient  ces  amours 
faciles,  se  dissipa  dans  le  souvenir  des  nobles  tâches  où  elle 
allait  s'employer. 

VIII 

En  parlant  à  Vambard,  puis  à  Germaine,  de  la  Ligue  répu- 
blicaine qu'il  voulait  fonder,  Chautin  n'avait  montré  que 
l'esquisse  de  son  projet.  Le  projet  véritable  était  de  lier  une 
certaine  richesse,  cf»llc  de  Vambard  et  de  quelques  autres,  à  la 
fortune  politç  ^ae  de  Manès,  pour  en  tirer  lui-même,  qui  aurait 
fait  l'union,  un  bénéfice  déterminé.  Il  voyait,  en  effet,  l'éclosion 
d'une  classe  d'hommes  nouveaux,  brusquement  enrichis,  libres 
de  traditions,  convaincus  de  la  puissance  de  l'argent,  impatiens  de 
l'exercer.  II  ne  connaissait  que  quelques-uns  de  ces  parvenus  : 
Farinois,  des  Produits  chimiques,  Engel,  marchand  de  diamans. 
Laveur,     des   Boulangeries    réunies,    les   banquiers    Pageot   et 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Goldstein,  une  demi-douzaine  d'autres.  Il  disait  d'eux,  cepen- 
dant :  «  C'est  une  classe!  »  Car,  chez  tous,  il  constatait  une 
volonté  pareille,  non  pas  d'imiter,  mais  de  fonder  du  neuf,  non 
d'accéder  à  quelque  aristocratie  nobiliaire  ou  bourgeoise,  mais 
de  se  constituer  eux-mêmes  en  aristocratie.  Par  l'ambition  et 
la  vanité,  avec,  d'ailleurs,  le  goût  des  phrases  pompeuses  et 
de  la  correction  extérieure,  Vambard  les  représentait  très 
dignement.  L'avènement  de  Manès  au  pouvoir  leur  serait,  à 
tous,  l'occasion  d'installer  leur  influence,  si,  d'abord,  pour  assurer 
son  succès,  ils  lui  donnaient  l'appui  dont  il  avait  besoin. 

En  ce  moment  même,  Manès  avait  besoin  d'eux;  Ghautin 
l'apercevait  clairement,  et  tous  les  propos  qu'il  recueillait,  entre 
le  Parlement,  les  ministères  et  les  journaux,  lui  en  confirmaient 
la  certitude.  Manès  avait  conquis,  sur  la  Chambre,  une  action 
que  personne  ne  lui  contestait  :  il  pourrait,  sans  doute,  à  son  gré, 
renverser  le  ministère.  Quant  à  se  voir  offrir  le  plus  modeste  por- 
tefeuille,  il  ne  devait  pas  l'espérer.  Qu'importait  sa  popularité! 

«  Ce  n'est  pas  le  pays  qui  fait  les  ministères,  se  disait 
Chautin,  ce  sont  les  groupes  du  Parlement;  et  si  tous  subissent 
son  éloquence,  la  plupart  lui  en  veulent,  justement  de  ce  qu'il 
est  populaire,  de  ce  qu'il  est  différent...  » 

Donner  à  cet  homme  la  force  d'un  comité  puissamment 
riche,  la  disposition  d'un  trésor  de  guerre  toujours  abondant, 
c'était  en  faire,  du  coup,  le  chef  auquel  tous  les  empressemens 
se  rallieraient.  Restait  à  convaincre  Vambard,  et  Chautin  ne 
doutait  pas  d'y  réussir  ;  à  convaincre  aussi  Manès,  et  là,  le 
vieux  journaliste  redoutait  quelque  résistance.  Il  s'était  minu- 
tieusement renseigné  sur  la  vie  de  Manès  :  cette  vie  était  sans 
mystère,  mais  toute  retirée  et  des  plus  modestes.  Le  succès  n'y 
changea  rien.  On  le  vit,  il  est  vrai,  chez  M™^  Réginer,  habituée  des 
jours  de  bataille,  et  qui  se  passionnait  pour  les  beaux  lutteurs  du 
Parlement,  comme  d'autres,  aux  courses  de  taureaux  pour  les 
plus  vaillantes  spadas.  On  raconta  même  qu'il  s'était  laissé  tenter 
par  ses  avances;  mais  oe  ne  fut  qu'une  aventure  brève,  et  comme 
un  rite  auquel  il  eût  été  par  trop  impoli  de  se  soustraire. 

((  Il  comprendra  que  l'appui  de  mon  comité  lui  est  indis- 
pensable et  que  cette  alliance  lui  est  permise,  à  lui,  parce  que 
tout  le  monde  le  sait  absolument  intègre...  Et  puis,  il  aura  bien 
quelque  confiance  en  moi,  que  diable  !  Comme  secrétaire  général, 
j'apporte  h  la  Ligue  les  garanties  de  mon  passé,'de  ma  situation 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  31 

dans  la  presse  et  au  Parlement,  de  mon  honorabilité...  Oui, 
mon  bon  Manès,  il  faudra  vous  laisser  faire,  mon  i^arçon.  C'est 
notre  bien  et  c'est  le  vôtre  auxquels  je  travaille...  Mais,  d'abord, 
je  dois  mettre  Vambard  au  point...  Oh!  celui-là  !...  » 

Il  y  eut  dès  lors,  dans  l'hôtel  du  Parc  Monceau,  une  série  de 
déjeuners  intimes,  qui  groupaient  les  hommes  choisis  par  Chau- 
tin  et  qui  prenaient  tournure  de  conseils  politiques.  Habile 
dans  l'art  de  flatter,  Ghautin  exaltait  les  ambitions  de  Vambard 
et  de  tous  ses  convives  II  les  porta  vite  à  un  point  d'impatience 
où  chacun  d'eux  tenait  pour  acquis  le  bénéfice  d'honneur  et  de 
pouvoir  que  lui  assurerait  la  fondation  de  la  Ligue;  en  cet  état, 
ils  devaient  se  considérer  comme  dépouillés,  si  la  combinaison 
menaçait  d'échouer.  Peu  à  peu,  cependant,  Ghautin  marquait 
les  tendances  qu'il  entendait  leur  imposer  :  il  paraissait  les 
découvrir  en  euxrmèmes  : 

—  Vous  êtes  des  hommes  nouveaux!  s'écriait-il. 

Et  ils  acceptaient  volontiers,  pour  ce  qu'ils  comptaient  rem- 
placer les  influences  anciennes,  d'être  ainsi  qualifiés. 

—  Aujourd'hui,  disait-il  encore,  il  ne  faut  pas  reculer  devant 
les  mots  les  plus  hardis. 

Et  ils  acceptaient  de  se  proclamer  socialistes.  Toutefois,  ils  se 
seraient  embourbés  dans  la  discussion  de  tel  ou  tel  projet  de  loi 
sur  lequel  chacun,  suivant  ses  intérêts,  hésitait,  résistait.  Mais 
Ghautin  leur  épargna  cet  embarras. 

—  Ne  nous  perdons  pas  dans  les  détails.  L'essentiel  est  de 
vous  révéler  tels  que  vous  êtes,  des  hommes  de  progrès,  qui, 
loin  de  reculer  devant  le  socialisme,  veulent  se  mettre  à  sa  tête. 

G'est  là  surtout  qu'il  trouvait,  en  Germaine,  une  aide  vigou- 
reuse et  même  passionnée.  La  jeune  femme  ne  connaissait  plus 
les  heures  languissantes  et  troubles.  Il  lui  semblait  juste  autant 
qu'agréable  de  se  dire  socialiste,  à  ces  déjeuners  délicats  et  dans 
le  cadre  somptueux  de  cet  hôtel  :  sa  personne  ancienne,, jalouse 
de  la  société  régulière,  se  .satisfaisait  dans  la  pensée  des  nou- 
veautés qu'on  allait  lui  imposer;  cependant,  comme  elle  travail- 
lait ainsi  à  la  gloire  de  Vambard,  elle  goûtait  l'orgueil  d'être 
l'épouse  dévouée  qui'  seconde  l'effort  de  l'époux  ;  il  ne  lui  déplai- 
sait pas  enfin  de  sentir  ces  hommes,  que  les  facilités,  offertes  à 
leurs  fantaisies,  avaient  rendus  passablement  cyniques,  à  la  fois 
émus  par  sa  beauté,  et  retenus  par  son  sérieux,  son  savoir,  l'au- 
torité de  sa  parole. 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quelques  semaines  passèrent.  Vambard  et  ses  amis  étaient 
suffisamment  échauffés  :  Chautin  pensa  à  s'assurer  le  bon  vou- 
loir de  Manès.  A  la  Chambre,  dans  les  milieux  politiques,  l'agi- 
tation et  le  malaise  allaient  croissant  :  le  ministère  s'affaiblis- 
sait, mais  tenait  encore  par  les  intérêts  qu'il  continuait  à  ser- 
vir. Au  début  d'avril,  Manès  parla  pour  la  troisième  fois.  Il 
usait  toujours  de  la  même  tactique.  Il  ruinait  les  forces  du  Cabi- 
net sans  chercher  à  l'abattre.  Cette  fois  encore,  son  discours 
sur  l'Instruction  publique  passa  par-dessus  les  ministres  pour 
s'adresser  au  pays,  et  retentit,  en  effet,  à  travers  la  France 
entière.  Autour  du  jeune  député,  un  parti  se  formait  :  des  hommes 
excédés  des  vieilles  polémiques,  indifférens  aux  vieilles  passions. 
Ce  parti  prenait  vie  à  la  Chambre  même  ;  il  s'étendait  surtout  au 
dehors;  il  amenait  sans  cesse,  au  petit  appartement  d'Auteuil, 
des  impatiens,  des  envieux,  des  enthousiastes,  avides  d'approcher 
celui  en  qui  ils  apercevaient  le  maître  du  lendemain...  Et  d'ail- 
leurs, à  mesure  que  le  renom,  que  l'influence  de  Manès  gran- 
dissaient, l'hostilité  des  ministériels,  la  jalousie  des  ambitieux 
s'aiguisaient  au  Parlement.  Chautin  se  dit  :  <(  Allons-y  !  » 

Il  l'invita  à  diner,  non  pas  au  restaurant,  mais  chez  lui,  à 
Orsay,  dans  sa  maison  de  banlieue. 

—  En  famille,  mon  cher  député:  ma  femme  et  mes  filles 
le  pot-au-feu  et  une  bouteille  de  Cahors.  xVh  !  ah  !  Cahors,  ǣ 
vous  rappellera  vos  débuts  de  professeur,  le  temps  où  vous  n'étie: 
pas  le  célèbre  Manès  ! 

Manès  ne  se  méprenait  pas  sur  le  sens  des  amabilités  de 
€hautin.  L'informateur  avait  certainement  une  idtie,  qui  se  rap- 
portait à  la  crise  imminente,  au  rôle  que  Manès  y  pourrait  jouer. 
Dans  le  train  qui  l'emportait  vers  Orsay,  il  cherchait  à  découvrir 
cette  idée;  ses  pensées  étaient  toutes  d'ambition  ardente,  in- 
quiète, irritée.  Avec  les  succès,  ses  désirs  avaient  grandi,  encou- 
ragés par  l'acclamation  de  sa  jeune  clientèle.  Il  voulait  le  prix 
de  ses  victoires;  il  voulait  le  pouvoir;  il  le  voulait  d'une  passion 
d'autant  plus  âpre  que,  par  une  étrange  dérision,  cette  récom- 
pense semblait  plus  éloignée  de  sa  main,  à  mesure  qu'il  la  méri- 
tait mieux... 

((  Certes,  se  dit-il,  comme  le  train  franchissait  les  fortifica- 
tions, j'en  étais  plus  proche  avant  mon  discours  de  janvier, 
plus  proche  même  avant  le  discours  d'avril...  Quelle  duperie!  » 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  33 

Aussi  clairement  que  Cliautin,  il  discernait  la  défiance  des 
groupes,  qui  s'entendaient  pour  partager,  sans  lui,  le  butin  qu'il 
leur  avait  conquis.  La  rage  crispa  ses  doigts  sur  le  coussin. 

«  Si  Ligeard,  Bragasse  et  d'autres  prétendent  se  passer  de 
moi,  ils  le  paieront.  J'aurai  leur  peau  à  tous!  je  l'aurai  !...  » 

Il  sentait,  comme  un  athlète  ses  muscles,  la  puissance  de  sa 
parole;  mais  il  songeait,  au  même  instant,  que  la  Chambre,  à 
moins  d'un  an  de  sa  fin,  serait  à  la  discrétion  du  futur  minis- 
tère, contre  lequel,  d'ailleurs,  il  n'aurait  plus  la  ressource  du 
sarcasme  et  de  l'indignation. 

«  Pas  d'illusion!  Si  le  ministère  se  fait  sans  moi,  je  n'aurai 
pas  sa  peau,  et  c'est  lui  qui  aura  la  mienne...  Il  me  faut  un 
portefeuille,  et,  pour  l'avoir,  il  me  faut!...  je  ne  sais!...  » 

Ce  qu'il  fallait,  pourquoi  donc  Chautin  ne  le  trouverait-il 
pas,  ne  l'ofîrirait-il  pas?...  Le  train  poursuivait  sagement  sa 
marche  à  travers  la  campagne  baignée  de  lueurs  assoupies.  Le 
ciel  était  de  ce  bleu  tendre  et  vaporeux  qui  verse  l'espérance  aux 
âmes  les  plus  desséchées...  Manès  recueillait  ses  souvenirs. 
Tout  ce  qu'il  savait  du  vieux  journaliste  faisait  de  lui  ce  sujet 
rare  :  l'homme  qui  exerce  à  perfection  un  métier  qu'il  aime. 
Rompu  à  toutes  les  intrigues,  confident  de  tant  de  secrets, 
connaissant  par  le  fort  et  le  faible  tout  le  personnel  politique, 
incapable  d'une  maladresse,  ne  laissant  jamais  échapper  un  mot 
qu'il  ne  fallait  pas  dire,  Chautin  était  ainsi  tellement  précieux! 
tellement  redoutable  !  Et  cette  force  allait  peut-être  s'employer 
tout  entière,  en  faveur  de  Manès... 

«  Ah  !  je  le  voudrais  !  Et  en  échange,  tout  ce  qu'il  voudra  !  » 

Cependant,  un  quart  d'heure  plus  tard,  Chautin  apparaissait, 
dans  la  salle  à  manger  en  faux  vieux  chêne,  entre  sa  femme  et 
ses  deux  filles,  sous  les  espèces  d'un  petit  bourgeois  qui  raconte 
à  sa  famille  les  potins  du  magasin  ou  du  bureau.  Son  crâne  poli 
luisait  sous  la  lampe  ;  il  mangeait  et  buvait  avec  une  inlassable 
activité;  il  parlait  aussi,  sans  s'arrêter.  Il  faisait  à  Manès  les 
honneurs  de  son  village,  —  microcosme  où  il  semblait  exercer, 
pour  l'amour  de  l'art,  ses  merveilleuses  facultés  d'observation  et 
son  goût  de  se  mêler  à  toutes  les  affaires  humaines.  Il  racontait 
l'éducation  de  ses  filles,  élèves  éminentes  d'un  lycée  de  Paris: 

—  Mais  croiriez-vous  qu'elles  détestent  la  danse  !  Ah  !  mon 
pauvre  Manès,  qui  m'aurait  dit  cela  quand  j'avais  leur  âge?... 

—  Oh!  toi,  papa,  tu  es  d'une  jeunesse...  ridicule... 

TOME  X.  —-1912.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  danserais  encore  a  ton  âge... 

—  Vous  les  entendez,  cher  ami,  reprenait  Chautin  ravi:  où 
allons-nous.^  où  allons-nous? 

Après  le  diner,  le  ton  changea.  Ils  étaient  sortis  tous  les  deux 
dans  le  jardin,  pour  fumer.  La  nuit  était  douce.  Chautin  fît 
quelques  phrases  sur  le  travail  de  l'après-midi,  à  la  Chambre, 
quelques  plaisanteries  sur  les  ministres.  Manès  avait  dressé 
l'oreille,  et  brusquement  le  vieux  journaliste  demanda  : 

—  Quand  est-ce  que  vous  nous  débarrassez  de  ces  gens-là  .^^ 
Manès  se  mit  à  rire  et  questionna  à  son  tour  : 

—  Croyez- vous  que  cela  dépende  de  moi  I* 

—  Vous  les  aurez  quand  vous  voudrez,  fit  Chautin. 

Il  ajouta,  en  rallumant  sa  pipe,  ses  paroles  entrecoupées  par 
les  bouffées  : 

—  Et  il  faut...  vouloir...  sans  tarder...  Cette  Chambre  est  au- 
dessous...  de  tout...  Vous  la  tenez...  n'attendez  pas  plus  long- 
temps!... 

Ils  marchèrent  un  moment  en  silence  : 

—  Et  après. i^  murmura  Manès.  Est-ce  la  peine  de  renverser 
ces  gens-là,  comme  vous  dites,  pour  avoir,  vous  savez  qui.'^... 

—  Monsieur  Manès,  dit  Chautin  lentement,  il  ne  s'agit  de 
les  faire  tomber  que  pour  vous  mettre  à  leur  place. 

Manès  parut  surpris  un  peu  plus  qu'il  ne  l'était. 

—  Je  vous  remercie  de  votre  bonne  opinion,  fit-il.  Mais  ne 
voyez-vous  pas  que  ni  Ligeard,  ni  Jalamin,  ni  Bragasse  ne 
voudront  de  moi? 

—  Je  le  vois  très  bien. 

—  Alors? 

—  Alors,  il  faut  les  forcer  à  vous  prendre,  ou,  mieux  encore, 
installer  un  président  du  Conseil  vénérable  et  peu  gênant,  par 
exemple,  le  vieux  Ladan  qui  en  meurt  d'envie  ;  vous  aurez  un 
portefeuille  dans  le  Cabinet,  et  vous  remplacerez  Ladan  quand  il 
vous  plaira...  Voilà  ce  qu'il  faut  faire... 

—  Vous  en  avez  le  moyen? 

—  Je  l'ai,  dit  Chautin  froidement.  Je  l'ai  et  je  vous  l'offre. 

Il  exposa  son  projet,  la  Ligue  républicaine,  qui  présenterait  au 
pays  la  nouveauté  de  capitalistes,  de  commerçans,  d'industriels 
formulant  les  promesses  de  la  réforme  sociale. 

—  Ce  n'est  pas  une  fantaisie  de  rêveur.  A  Toulouse,  nous  ne 
rêvons  guère  qu'en  dormant.  Cette  Ligue  est  prête  à  naître.  J'en 


LE    MAITRE    DES    FOULES,  35 

•ai  le  président,  les  principaux  membres.  Il  me  suffira  de  lever  le 
<loigt  pour  qu'elle  vive...  Seulement,  il  lui  faut  un  chef  politique 
dont  le  patronage  la  consacrera  :  en  retour,  elle  donnera  à  son 
chef  l'appui  d'une  organisation  que  la  fortune  et  la  qualité  de  ses 
membres  feront  tout  de  suite  très  puissante.  C'est  précisément 
cet  appui  que  je  vois  indispensable  aujourd'hui  à  mon  ami  Manès. 
Ma  Ligue  a  besoin  d'un  homme  nouveau  comme  lui,  et  mon  ami 
Manès  d'être  soutenu  par  un  parti  d'hommes  riches  et  considé- 
rables comme  les  miens. 

—  Ce  serait  une  bien  heureuse  combinaison,  fit  Manès  en 
riant  un  peu.  Mais,  voilà!  Est-il  possible  de  nous  rapprocher, 
eux  et  moi,  sans  que  nous  commencions  par  sacrifier  ce  qui  nous 
éloigne.^  Eux,  les  intérêts  de  leur  richesse,  moi,  ma  conviction 
socialiste.  Quant  à  moi,  c'est  un  sacrifice  que  je  ne  consentirai 
jamais. 

—  Vous  ne  pensez  pas,  s'écria  Chautin  avec  véhémence, 
que  j'irai  vous  demander  de  vous  trahir  vous-même!  On  vous 
prend  tel  que  vous  êtes,  c'est  la  condition  absolue... 

—  Tel  que  je  suis...  fit  Manès. 

Il  contemplait,  au  bas  de  la  pente  qui  dévalait  du  jardin  vers 
le  village, les  lumières  d'un  train  sillonnant  lacampagne  sombre 
d'une  blancheur  fugitive.  Il  se  rappelait  le  soir  de  l'année  pré- 
cédente oîi  Jozan,  à  Noirville,  au  retour  de  Solaure,  disait  l'espé- 
rance que  le  vieux  Talaudière  avait  mise  en  lui.  Maintenant 
comme  alors,  n'était-ce  pas  une  gloire  plus  belle  que  celle  de 
l'éloquence  qui  semblait  s'offrir,  la  gloire  du  fondateur  appelé 
par  le  vœu  de  tous,  et  donnant  au  pays  la  paix  où  il  aspirait 
vainement .^'...  Il  frémit  djune  joie  quasi  surhumaine...  Mais  il 
avait  été  trop  déçu  la  première  fois.  On  l'avait  repoussé.  Il  avait 
dû  se  frayer  son  chemin  par  la  violence;  et  quels  regrets,  ensuite, 
quel  effort  lui  avaient  peu  à  peu  restitué  la  conscience  du  vrai, 
l'estime  de  soi,  celle  des  autres!...  Maintenant,  on  ne  le  repous- 
sait plus  :  on  le  sollicitait.  Qui  donc  le  sollicitait.^  Des  hommes 
très  difîérens  de  Talaudière  et  des  industriels  de  Noirville,  des 
hommes  nouveaux,  disait  Chautin,  qui  représentaient  la  très 
grande  richesse,  les  colossales  entreprises.  Une  défiance  instinc- 
tive le  hérissait.  Près  de  Talaudière,  il  avait  été  gagné  par  une 
manière  simple  et  droite  de  penser,  qui  plaisait  en  lui  a  des 
tendances  pareilles,  héritées  de  son  père...  Ces  hommes-ci 
étaient  autres  :  d'avance,  leurs  personnes  ne  semblaient  pouvoir 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  rien  ofirir  qui  l'attirât.  Et,  au  contraire,  d'avance,  il  éprouvait 
envers  eux  comme  une  répulsion.  Contre  eux  se  dressaient  sa 
haine  ancienne  des  riches,  et  son  mépris  de  l'argent,  et  son 
amour  romantique  et  passionné  du  peuple.  De  nouveau,  comme 
autrefois,  il  vit  le  monde  partagé  entre  ces  riches,  comblés  de 
joies,  égoïstes,  avides,  et  le  peuple  chargé  de  souffrances,  géné- 
reux, excellent.  Il  était  pour  ce  peuple,  contre  ces  riches,  et  il 
le  dit  avec  une  rigueur  emportée  : 

—  Pas  de  malentendus,  mon  cher  ami  !  Ce  que  je  suis,  il  faut 
qu'on  le  sache  nettement,  il  faut  que  vous  le  disiez  sans  une 
réticence  :  car,  dans  ma  pensée  comme  dans  ma  conduite  avenir, 
je  ne  saurais  rien  céder...  Ce  que  je  suis.»^...  je  me  fais  l'effet,  à 
moi-même,  d'être  l'émissaire  d'un  monde  nouveau.  En  tout,  je 
suis  un  homme  nouveau;  en  rien,  je  ne  tiens  au  passé.  Je  n'ai 
pas  de  famille,  seulement  des  cousins  que  je  connais  à  peine. 
Je  n'ai  pas  de  village  où  je  puisse  retrouver  des  amis  d'autre- 
fois. Je  possède  tout  juste  douze  cents  francs  de  rente,  hérités  de 
mon  grand-père.  Je  suis  ainsi  libre  de  tous  les  liens  qui  fixent 
tant  d'autres  hommes  aux  habitudes,  aux  intérêts,  aux  opinions 
que  leurs  parens  eurent  avant  eux.  Je  n'ai  eu  d'ailleurs  qu'à  me 
plaindre  de  mes  contacts  avec  la  société  bourgeoise.  J'ai  même 
subi  d'elle  une  offense...  grave  et  douloureuse...  Mais  je  ne  vous 
dis  cela  que  pour  mémoire.  Je  n'ai  plus  de  rancunes  :  il  me 
esmble  du  moins;  je  suis  seulement  indifférent,  nouveau,  je  le 
répète  :  c'est  le  mot  vrai.  Et  si  tous  ces  liens  sociaux  me  sont 
inconnus,  en  revanche,  je  me  sens  attaché  fortement  aux  masses 
populaires.  Entre  elles  et  moi,  il  y  a  comme  une  secrète  union. 
Chaque  fois  que  je  leur  ai  parlé,  elles  m'ont  avoué  pour  un  des 
leurs.  Quant  à  moi,  j'ai  pour  elles  une  affection  singulière,  et 
j'entends  travailler  de  toutes  mes  forces  à  leur  assurer,  je  ne  dis 
pas  un  sort  meilleur,  —  cola,  c'est  le  parlage  de  la  coterie  radi- 
cale, —  mais  la  puissance  eflective  dont  elles  n'ont  que  le  simu- 
lacre en  politique,  et  dont  elles  n'ont  même  pas  l'ombre  dans 
l'ordre  économique...  Voihà  ce  que  je  veux,  cher  ami;  et  voilà 
donc  l'homme  que  je  suis,  puisque  l'homme  est  fait  plus  encore 
de  projets  que  de  sensations  et  de  souvenirs. 

Il  se  tut.  Chautin  interrogea  d'un  ton  calme  : 

—  Eh  bien.^ 

—  Eh  bien  !  C'est  là  ce  que  je  vous  prie  de  répéter  exacte- 
ment à  ces  messieurs...  Mais  je  crains  qu'ensuite... 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  31 

—  Je  leur  répéterai  tout  ce  que  vous  voudrez,  dit  Ciiautin; 
mais  je  leur  ai  déjà  dit  tout  cela. 

—  Et  ils  n'ont  pas  bondi  ? 

—  Ils  n'ont  rien  à  reprendre,  ni  à  vos  idées,  ni  à  vos  projets  : 
car  ils  .sont,  eux  aussi,  je  vous  l'ai  dit,  des  hommes  nouveaux. 

—  Je  no  comprends  plus,  fit  Manès.  Très  riches,  dites-vous, 
its  .seraient  des  hommes  nouveaux,  comme  moi..  Je  n'aperçois 
pas  comment  ils  peuvent  être  ceci  et  cela. 

—  Ils  le  sont,  mon  bon  ami,  répondit  Ghautin,  joyeux  de  voir 
la  résistance  de  Manès  réduite  à  cet  étonnement...  Ils  le  sont  :  J€ 
les  ai  choisis.  Bien  entendu,  rien  de  suspect,  ce  serait  trop  dange- 
reux. Des  gaillards  habiles,  certes,  ou  chanceux...  sans  quoi!.,, 
mais  pas  un  qui  ressemble  à  ces  financiers...  hum!...  que  nous 
voyons  quelquefois  chez  nous,  à  la  Chambre...  Chacun  d'eux  vaut 
au  moins  quarante  millions,  comme  disent  les  Américains...  Et 
voilà,  ce  sont  des  Américains  de  France.  Chacun  d'eux  a  pra- 
tiqué la  concentration  des  capitaux.  A  vous  d'en  profiter!  Quant 
à  eux,  leur  condition  est  à  la  fois  excessive  et  insuffisante  dans 
notre  vieille  société.  C'est  pourquoi  ils  veulent  la  changer, 
comme  vous.  Il  y  a  vingt,  trente  ans,  ils  auraient  été  boulan- 
gistes,  royalistes,  que  sai.s-je:' Aujourd'hui,  ils  sont  socialistes.  Ils 
travaillent  carrément  à  créer  l'Etat  socialiste.  Qu'ont-ils  à  craindre 
des  lois  ouvrières,  des  imjiôts  rigoureux.^  Des  fortunes  comme 
les  leurs  sentent  peu  la  surcharge,  si  d'ailleurs  elles  ne  réussissent 
pas  à  s'y  .soustraire...  En  revanche,  ils  comptent  bien  trouver, 
dans  cet  Etat  socialiste  qu'ils  aideront  à  naître,  le  rôle  et  l'influence 
que  désire  leur  ambition.  En  définitive,  ils  ne  vous  demandent 
que  deux  choses  :  se  dire  les  grands  soutiens  de  la  République, 
porter  quelques  croix  et  rubans...  Les  leur  refuserez-vous .^ 

—  Non,  lit  Manès,  en  riant  un  peu. 

—  Ah  !  murmura  Chautin.  Alors...  Je  peux  leur  donner  votre 
acceptation  ? 

Manès  hésita  encore  une  seconde.  Il  voyait,  mais  il  vovait 
vaguement  que  cette  décision  engageait,  plus  que  la  sienne,  une 
cause  respectable,  qu'il  n'était  pas  sur  de  bien  servir  ainsi.  Mais, 
lui-même,  il  se  sentait  prêt  à  partir  ;  une  chance  inespérée  s'offrait 
une  fois  encore.  Il  ne  la  laisserait  pas  échapper. 

—  En  principe,  dit-il,  vous  pouvez...  De  mon  côté,  puis-je 
connaître  des  noms?... 

Chautin  les  lui  donna  sur-îe-champ  :  il  indiquait,  pour  cha- 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eiin  de  ces  hommes,  la  source  de  sa  fortune,  spéculation,  jeune 
industrie,  commerce  audacieux  et  nouveau...  Manès  l'ëcoutait 
avec  soin,  songeant  : 

((  Dès  lors  que  je  resterai  le  maître!...  Et  j'entends  le 
rester...  A  leur  vanité,  je  veux  bien  abandonner  tout  ce  qui  leur 
plaira...  Mais  ils  subiront,  en  politique,  ma  volonté  absolue...  » 

—  Ce  sont  les  principaux  membres,  continuait  Chautin.  Le 
plus  beau,  c'est  notre  président,  cet  excellent  Vambard. 

—  Vambard!  fit  Manès. 

Il  reprit  aussitôt,  pour  expliquer  sa  vivacité  : 

—  Pour  le  coup,  monsieur  Chautin,  j'ai  le  droit  de  m'étonner; 
Vambard  qui  était  indigné,  suffoqué  de  me  voir  à  la  Chambre  ! 

—  Il  a  bien  changé,  répondit  Chautin  doucement  :  nous  en 
avons  fait  un  socialiste;  quand  je  dis  nous,  c'est  un  peu  moi,  et 
e'est  surtout  sa  femme,  notre  amie  Germaine., , 

Il  esquissa  l'évolution  de  Vambard,  isolé  par  son  enrichisse- 
ment, avide,  cependant,  d'honneurs  et  d'influence...  Manès  ne 
l'ëcoutait  plus  que  d'un  esprit  distrait  :  il  éprouvait  un  trouble 
que  la  nuit  dissimulait  à  Chautin.  Voir  le  mari  de  Germaine,  se 
lier  à  cet  homme,  lui  devoir  un  service,  ces  perspectives  le  révol- 
taient. Certes,  avec  le  temps  et  le  succès,  le  souvenir  de  la 
jeune  femme  s'était  enseveli  peu  à  peu  dans  sa  pensée.  Il  n'en 
était  plus  tourmenté  :  il  avait  pu  la  rencontrer,  elle-même,  au 
concert  du  Châtelet,  entendre  sa  voix,  lui  parler,  sans  autre 
émotion  qu'un  peu  de  surprise,  ensuite,  qu'elle  fût  à  la  fois 
pareille  et  si  changée...  La  revoir,  il  y  consentait  sans  crainte. 
Mais  ce  Vambard  !  Etre  l'obligé  de  Vambard  ! 

—  Pardon,  dit-il,  comme  Chautin  achevait...  En  admettant 
que  ses  idées  se  soient  ainsi  rapprochées  des  miennes,  vous  êtes 
sûr  que  c'est  avec  moi,  Manès,  qu'il  est  prêt  à  s'entendre.^ 

—  Je  ne  vous  ai  pas  encore  nommé,  répondit  Chautin. 

—  Ah! 

—  Je  ne  vous  aurais  pas  nommé  sans  votre  a.ssentiment  : 
mais  je  suis  sûr  du  sien.  Il  soupire  après  sa  présidence,  comme 
une  petite  fille  après  son  amoureux.  D'avance,  il  est  aux  pieds 
de  celui  qui  la  lui  donnera. 

«  Au  fait,  songeait  Manès,  l'heure  n'est  pas  aux  faiblesses. 
C'est  un  marché  que  nous  faisons.  Chacun  donne  quelque  chose. 
Ce  que  m'apportent  ces  gens,  et  cet  homme  avec  eux,  ne  m'est 
indispensable  que  pour  l'instant.  Plus  tard,  je  me  passerai  d'eux. 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  39 

Eux,  au  contraire,  ne  pourront   pas  se  passer  de  moi  :  ils  sont 
les  ve'ritables  obliges...  » 

Déjà  l'impatiente  violence  de  son  désir  avait  absorbé  son 
scrupule  sentimental,  comme  un  feu  dévore  une  branche^; 
Devant  eux,  sur  les  massifs  du  petit  jardin,  un  rai^s  de  lumière 
glissa  brusquement  :  la  porte  de  la  maison  s'était  ouverte,  et  la 
voix  placide  de  M™^  Ghautin  disait  : 

—  Anatole,  il  ne  faut  pas  oublier  l'heure...  Ce  n'est  pas 
pour  vous  renvoyer,  monsieur  Manès  ;  mais  après  le  train  de 
onze  heures,  il  n'y  en  a  plus  qu'un  vers  minuit... 

— ■  Merci,  ma  bonne,  dit  Chautin...  Concluons,  reprit-il  pour 
Manès...  Demain,  je  porte  votre  acceptation  à  ces  Messieurs., 
aux  conditions  que  vous  m'avez  fixées,  et  tout  de  suite,  nous 
convenons  d'un  jour  pour  nous  réunir.  Est-ce  bien  cela.^ 

—  C'est  cela,  dit  Manès. 

—  Bon,  reprit  Chautin...  Ahî  j'oubliais...  Il  faut  à  votre 
Ligue  un  secrétaire  général  qui  s'occupe  de  toute  la  besogne, 
suivant  les  directions  que  vous  lui  donnerez...  Avez-vous  une 
objection  à  ce  que  cette  place  me  soit  réservée.^ 

—  C'est-à-dire  que  je  vous  la  réservais  moi-même... 

Le  lendemain,  en  effet,  où  le  déjeuner  rassemblait  à  la  table 
de  Vambard  plus  de  convives  que  d'habitude,  Chautin  déclara  le 
moment  venu  de  s'entendre  sur  le  chef  politique  de  la  Ligue,  et 
il  proposa  Manès.  En  prononçant  ce  nom,  il  ajustait  ses  lunettes 
de  son  geste  familier,  et,  la  main  cachant  à  demi  les  yeux,  il 
observait,  d'un  regard  aigu,  les  visages.  Celui  de  Vambard  et 
celui  de  Germaine  avaient  aussitôt  changé  :  lui,  goguenard  et 
prêt  à  railler  ;  elle,  froide  et  dédaigneuse.  Les  autres,  au  contraire, 
paraissaient  favorables.  Chautin  voulut  prévenir  toute  parole 
hostile  du  couple  Vambard,  et,  s'adressant  à  Goldstein  dont  la 
belle  figure  assyrienne,  encadrée  d'une  fine  barbe  grise,  sem- 
blait la  plus  souriante,  il  l'interrogea  directement  : 

—  Il  n'y  a  pas  à  hésiter,  dit  Goldstein.  C'est  notre  homme. 

—  J'ai  toujours  pensé  que  c'est  avec  lui  que  nous  marche- 
rions, dit  le  gros  Farinois,  dont  la  voix  était  enrouée  et  les 
doigts  boudinés  sous  la  manchette  reluisante. 

Cette  double  adhésion  entraîna  les  autres  qui  firent  quelque 
tapage.  Cependant,  Chautin  vit  que  Vambard  entr'ouvrait  la 
bouche  et  bombait  la  poitrine  pour  lancer  sa  voix  de  fausset. 


40  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  au  même  instant,  il  laissa  tomber  son  clan;  il  n^gardait  sa 
femme:  elle  lui  avait  signifié,  d'un  coup  d'œil,  qu'il  eût  à  se 
taire;  il  se  tut,  en  effet;  et  ce  fut  elle  qui  dit,  ([uand  le  bruit 
3' apaisa  : 

—  Je  crois  que  le  mieux  est  de  prendre  quol(|ucs  jours  pour 
la  réflexion.  Cette  décision  est  très  grave  :  l'avenir  du  Cercle  en 
dépend.  Vous  désirez  sans  doute  y  penser,  mon  ami  ? 

—  Certainement,  dit  Vambard,  la  mine  solennelle 

—  Vous  ne  voyez  pas  d'inconvénient  à  ce  retard,  monsieur 
Ghautin? 

—  Aucun,  dit  Ghautin,  pourvu  que  le  retard  soit  bref... 

Ce  fut  seulement  après  le  départ  de  tous  les  convives,  que, 
tête  à  tête  avec  les  Vambard,  il  chercha  à  les  confesser.  Il  les 
trouva  plus  résistans  qu'il  ne  le  craignait.  Mais,  quant  aux 
motifs  de  cette  résistance,  il  ne  put  rien  découvrir  qu'une  sorte 
d'état  sentimental  :  le  mari  paraissait  redouter  les  témérités 
de  Manès;  la  femme  croyait  le  jeune  député  incai)able  d'au-* 
cune  réussite  politique,  hors  le  succès  de  tribune,  et  elle  voyait 
compromise,  perdue  par  lui,  la  fortune  du  comité.  Ghautin  jugea 
que  c'étaient  là  des  niaiseries.  Toutefois,  il  prit  la  peine,  pour 
Germaine  plus  que  pour  Vambard,  de  raconter  minutieusement 
l'histoire  de  Manès  à  la  Chambre,  de  décrire,  dans  le  pays,  la 
popularité  qui  faisait  de  lui  le  chef  d'un  parti  nouveau.  Il  par- 
lait avec  une  chaleur  extrême.  Mais  la  jeune  femme  opposait  à  sa 
verve  un  visage  clos.  Il  se  tut  enfin,  furieux,  (^omme  il  s'en 
allait,  Germaine  dit  seulement  : 

—  Si  cette  combinaison  ne  pouvait  réussir,  vous  en  trouve- 
riez bien  une  a*utre. 

—  Sans  doute,...  évidemment,  fit  Vambard. 

Ghautin  ne  répondit  pas.  L'après-midi,  le  soir,  il  rumina  sa 
colère;  il  cherchait:  il  ne  trouvait  rien.  La  nuit,  comme  il  ne 
dormait  pas,  la  solution  lui  apparut,  et  si  simple,  qu'il  en  eut  un 
éclat  de  rire  retentissant.  Réveillée  à  son  côté,  M'"^  Ghautin  se 
plaignit. 

—  Pardon!  ma  bonne...  Je  rêvais...  Je  rêvais  quelque  chose 
d;'assez  drôle... 

En  arrivant  à  Paris,  il  écrivit  de  son  journal  à  Vambard  une 
lettre  pleine  d'effusion.  Puisque  l'accord  ne  pouvait  se  faire,  il 
lui  rendait  sa  parole  :  Farinois  serait  le  Président. 

((  Que  diable!  murmura-t-il  ce  soir-là,  on  faisant  les  cent  pas 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  41 

parmi  ses  rosiers,  il  faudra  bien  qu'il  marche  ou  je  ne  m'appelle 
plus  Chautin  !  » 

Le  lendemain  matin,  comme  il  s'habillait,  Vambard  l'appela 
au  téléphone.  C'était  une  soumission  complète  : 

—  Qu'avez-vous  pu  croire,  cher  ami.î*  Mais  si  !  nous  sommes 
d'accord.  Le  nom  de...  Chose...  m'avait  d'abord  surpris.  Vous 
m'avez  ensuite  convaincu. 

—  Tant  mieux,  tant  mieux,  mon  bon  monsieur  Vambard.  Je 
suis  ravi  :  un  président  comme  vous,  il  n'y  en  a  pas  deux  ! 

—  Trop  aimable  ! 

—  Alors,  quel  jour  voulez-vous  l'avoir  à  déjeuner  avec  ces 
Messieurs.^...  Mercredi?  Parfait...  Sans  adieu. 

De  maf^niliques  valets  avaient  débarrassé  Manès  de  sa  canne 
et  de  son  chapeau  ;  un  huissier,  majestueux  sous  l'habit  et  la 
ehaine,  le  conduisit  à  travers  la  suite  des  salons.  Manès  ne  donna 
qu'un  regard  distrait  aux  ta[»isseries,  qui  étalaient  sur  les 
murailles  les  couleurs  blanches  et  roses,  les  figures  charmantes, 
les  gestes  précieux  des  personnages  de  Boucher. 

Il  se  disait  :  ((  C'est  drôle  !  »  Germaine,  Vambard,  lui-même  ! 
Le  caprice  des  événemens  qui  les  rapprochait  à  cette  heure,  tons 
les  trois  transformés  !  L'ironie  de  ce  rapprochement  où  chacun 
d'eux  oubliait  son  personnage  ancien,  celui  du  commerçant  bon 
vivant  et  gouailleur,  celui  de  l'enthousiaste  intellectuel,  celui 
de  l'ennemi  des  riches,  des  lois  et  de  la  société  !...  Et,  cependant, 
résidu  de  ce  passé,  le  regret  plus  ironique  d'une  douceur  qu'il 
gardait  à  jamais  enclose!...  «  C'est  drôle!  »  se  répéta  Manès.  Et 
il  tenait  à  se  dire  que  c'était  drôle,  d'autant  mieux  qu'il  sentait 
assez  péniblement  que  cela  ne  l'était  guère. 

—  Monsieur  Manès  ! 

Ce  nom  parut  emplir  de  sa  sonorité  le  vaste  hall,  et  retentir 
jusqu'au  jardin  d'hiver,  par-dessus  le  chant  clair  du  jet  d'eau. 
Comme  a  un  signal  attendu,  les  conversations  ces^rent,  les 
visages  se  tendirent  de  curiosité.  Vambard  se  précipita... 

Cet  effet  rappela  fortement  à  Manès  l'homme  qu'il  était  désor- 
mais ;  et  il  fut  joyeux  d'être  cet  homme,  d'éprouver  sa  puis- 
sance. Tranquille,  il  s'avançait  dans  le  hall  où,  parmi  les  mer- 
veilleuses faïences,  parmi  les  ors  des  tables  et  des  consoles,  U\ 
simplicité  de  sa  mise  et  sa  mince  silhouette  noire  faisaient  un 
"ontraste  qui  l'amusait. 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Combien  je  suis  heureux!..,  s'exclamait  Vambard. 

Sa  belle  barbe  en  éventail  sur  un  gilet  gris,  entre  les  revers 
€le  soie  de  la  redingote,  il  rayonnait  de  cordialité.  Manès  se 
laissa  conduire  vers  Germaine  qui  faisait  elle-même  un  pas  à  sa 
rencontre.  Comme  son  mari,  elle  se  dit  «  très  heureuse  »  de  le 
recevoir,  et  ils  eurent  ensemble  le  regard,  le  sourire  de  leur 
personnage  nouveau.  Ce  fut  alors  la  solennelle  présentation  de 
la  douzaine  de  convives,  attentifs  et  silencieux,  qui  s'étaient 
instinctivement  rangés  en  cercle,  comme  un  état-major<* 

—  Veuillez  me  permettre,  disait  Vambard  à  Manès... 

Il  les  nomma  successivement,  avec  quelques  mots  qui  mar- 
quaient, pour  chacun,  la  notoriété  de  son  nom  et  de  son  entre- 
prise. Manès  fit  le  tour  du  cercle,  serra  des  mains:  son  sourire 
était  plutôt  bienveillant  qu'aimable,  et  assez  distant.  Il  avait 
tout  de  suite  trouvé  cette  nuance,  et  Chautin  l'y  avait  aidé,  en 
le  saluant  avec  les  égards  dont  il  usait,  dans  les  cérémonies^ 
envers  «  les  officiels.  » 

Le  déjeuner  fut  annoncé  :  Germaine  prit  le  bras  de  Manès,  et 
on  passa  dans  la  salle  à  manger.  La  richesse  du  décor  y  était 
sensiblement  égale.  La  table  offrait  le  luxe  le  plus  somptueux  : 
profusion  des  fleurs,  roses  et  orchidées;  beauté  coûteuse  du 
surtout  en  biscuit  de  Sèvres;  recherche  de  l'argenterie,  de  la 
porcelaine  et  des  cristaux,  qui  étincelaient  à  la  lumière  de  ce 
matin  de  mai.  Satisfaite  de  cette  ordonnance,  Germaine  se 
tourna  vers  Manès  et  lui  dit  avec  une  sorte  d'empressement  : 

—  Je  suis  un  peu  honteuse  de  vous  avouer  que  je  n'ai  pas 
entendu  vos  discours  ;  mais  je  les  ai  lus. 

Sur  son  front  blanc,  rétréci  par  la  torsade  des  beaux  che- 
veux qui  lui  cerclaient  la  tète,  les  sourcils  noirs  luisaient; 
la  bouche  fraîche  s'entrouvrait  avec  grâce  sur  les  dents  écla- 
tantes ;  mais  les  yeux  étaient  comme  enduits  d'un  vernis  bril- 
lant et  froid,  oii  le  regard  filtrait  avec  une  politesse  un  peu 
dédaigneuse.:  Manès  vit  tout  cela,  l'arrangement  voluptueux  de 
ces  cheveux,  la  fraîcheur  de  cette  bouche,  l'assurance  protectrice 
de  ce  regard,  Germaine,  à  cet  instant,  lui  parut  avoir  ramassé 
toutes  les  prétentions  d'une  femme  trop  belle  et  trop  riche.  Il  se 
contenta  de  sourire,  en  s'inclinant  un  peu. 

—  Je  les  ai  lus,  reprit  Germaine,  c'est-à-dire  que  je  les  ai 
vivement  admirés. 

Elle  exprima  cette  admiration  en  termes  justes,  mais  avec 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  43 

un  accent  d'autorité  dans  la  voix,  comme  si  elle  eût  été  la  pre- 
mière à  découvrir  les  mérites  de  ces  discours,  dont  toute  la 
France  et  le  monde  entier  s'occupaient  depuis  des  mois.  Manès 
la  laissa  parler.  Quand  elle  s'arrêta,  il  répondit  : 

—  Je  vous  remercie  de  votre  opinion  et  j'en  suis  d'autant 
plus  touché  que...  permettez-moi  à  mon  tour  un  aveu...  je  n'au- 
rais pas  osé  croire,  ni  que  ces  discours  pourraient  vous  plaire, 
ni  même  que  vous  prendriez  la  peine  de  les  lire. 

La  raillerie  indéfinissable  de  ses  yeux,  de-  sa  voix,  de  ses 
paroles  surprit  Germaine.  Elle  avait  parlé  avec  le  sentiment 
le  plus  sincère  de  leur  situation  nouvelle,  donc  avec  le  désir 
loyal  de  se  montrer  pleine  de  grâce  et  de  bonne  volonté  envers 
l'homme  que  son  mari  et  elle-même  acceptaient  pour  allié. 
Voilà  que  Manès  insinuait  qu'il  la  jugeait  incapable  de  le  com- 
prendre, indigne  d'offrir  un  suffrage  de  quelque  prix!  Elle! 
Avait-il  oublié  qui  elle  était .'^  Son  orgueil  se  cabra  et  lui  fit 
répondre  un  peu  vite,  d'un  ton  trop  sérieux  : 

—  J'ai  lu  vos  discours,  parce  que  j'ai  toujours  le  goût  des 
manifestations  originales  de  la  pensée,  et  ils  m'ont  plu  parce  que 
j'y  ai  retrouvé  des  idées  qui  me  sont  toujours  chères,  surtout 
celles  de    notre    transformation  nécessaire  et  prochaine. 

—  En  vérité  !  murmura  Manès.  —  Non,  merci,  ajouta-t-il 
pour  le  sommelier  qui  venait  de  soufiler  à  son  oreille  :  ((  Laf- 
fitte  1893.  »  —  En  vérité  ! 

Il  s'amusait,  à  part  soi,  qu'installée  dans  cette  opulence,  elle 
s'affirmât  identique  à  la  jeune  fille  d'autrefois.  En  même  temps, 
comme  les  yeux  de  Germaine,  dans  la  vivacité  de  sa  riposte, 
avaient  dépouillé  leur  brume  terne  et  glacée,  il  ne  put  s'empê- 
cher d'admirer  l'éclat  extraordinaire  qu'ils  donnaient,  comme 
jadis,  à  tout  son  visage.  Elle  recueillit  ce  regard  d'admiration 
qui  fut  intense,  rapide  :  elle  en  éprouva  elle-même  un  singulier 
bien-être,  et  elle  reprit,  entraînée  par  le  sentiment  du  pouvoir 
qu'elle  avait  eu,  qu'elle  retrouvait  tout  de  suite  sur  cet  homme  ; 

—  Dussé-je  vous  sembler  un  peu  vaine,  je  serais  tentée  de 
croire  que  j'ai  pu  contribuer  a  l'évolution  qui  vous  a  conduit, 
des  théories  violentes,  à  votre  réalisme  transformiste  d'aujour- 
d'hui... 

—  Il  se  peut,  en  effet,  murmura-t-il  de  nouveau. 

Elle  rappelait  que,  réveillée  la  première  au  sens  des  réalités, 
elle  l'avait  exhorté  à  rejeter,  comme  elle,  leur  idéologie  révolu- 


44  REVUE    DES    DEUX    MODES. 

tionnaire.  Elle  ne  disait  pas  que  ses  conseils  se  plaçaient  dans 
la  scène  du  Salon  d'Automne  :  elle  l'aurait  aussi  bien  dit  sans 
hésitation,  ni  embarras  ;  car  elle  ne  gardait  de  ce  jour  qu'un  sou- 
venir paisible  ;  elle  avait  fait  ce  qu'elle  devait  faire,  et  elle  l'avait 
bien  fait.  Cependant,   Manès  revoyait,  dans  la  salle  dorée  par 
la  lumière  d'octobre,  le  visage  frémissant,  puis  implacable   de 
Germaine;  il  revoyait  les  jours  qui  avaient  suivi,  et  comment 
le  désespoir  l'avait  jeté  dans  la  bataille,  d'où  il  sortait  à  la  fois 
vainqueur,   guéri    de  son  chagrin,  dégoûté   pour   toujours  des 
excès  de  la  parole  et  de  la  pensée.  C'était  donc  bien  Germaine 
qui  avait  été  la  cause  de  son  évolution  et  de  son  succès,  mais 
non  pas  au  sens,   ni  de  la  manière   qu'elle   s'imaginait.    Cette 
méprise  de  la  jeune  femme  le  fit  sourire,  parce  qu'elle  était  exac- 
tement contraire  à  la  vérité;  et  en  même  temps,  par  tout  ce 
qu'elle  lui  rappelait  de  vérités  douloureu.ses,  elle  le  secoua  d'un 
élancement  bref  et  profond.  Tandis  qu'il  souriait,  un  éclair  passa 
dans  ses  yeux,  la  flamme  du  foyer  où  le  désir  déçu,  la  jalousie, 
toutes   les  fureurs  avaient  fait  rage.  Germaine,  dans  l'instant 
où  elle  se  livrait  au  plaisir  d'exercer  son  influence  et  d'en  célébrer 
les  bienfaits,  subit  la  brûlure  de  ce  regard  :  elle  en  fut  pénétrée 
si  brusquement  qu'elle  resta  interdite.  Comme  jadis,  au  temps 
où  elle  était  la  disciple   amoureuse   et  soumise,  elle  se  sentit 
humble  auprès  de  lui,  telle  que  l'esclave  heureuse  de  se  vouer 
aux  fantaisies  de   son   maître.  Elle  voulut  parler  :  son  intelli- 
gence, sa  raison,  tout  son  être  conscient  protestaient  contre  cette 
empri.se. 

—  Aujourd'hui  comme  alors,  je  suis  prête  à  vous  donner  mon 
aide,  et  j'espère  qu'elle  pourra  vous  être  de  quelque  utilité... 

Cette  offre  venait,  comme  une  conclusion  naturelle,  après 
l'évocation  complaisante  d'un  passé,  où  Manès  avait  été  si  bien 
conseillé,  secouru.  Mais  la  voix  de  (iermaine  était  changée  :  en 
promettant  sa  protection  à  Manès,  elle  avait  l'air  de  le  solliciter. 
Elle  le  comprit  et  son  trouble  s'accrut.  Lui,  cependant,  fut 
agacé  par  l'affectation  d'une  bienveillance  qui  semblait  oublier 
l'homme  qu'il  était.  D'ailleurs,  il  s'apercevait  que  Vambard,  en 
face  d'eux,  attendait  la  fin  de  leur  entretien,  non  pas  certes  avec 
la  nervosité  d'un  jaloux,  mais  avec  un  reproche  amical  et  timide, 
comme  s'il  eût  dit  :  «  Voyons,  ce  n'est  pas  pour  plaisanter  avec 
une  femme  que  vous  êtes  ici,  mais  pour  causer,  entre  hommes, 
de  choses  sérieuses.  »  Autour  de   la  table,   les  conversations  ne 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  45 

faisaient  qu'un  murmure  intermittent,  et,  d'un  coupd'œiJ,  Manès 
constata  que  tous  les  regards  l'observaient,  attendaient  aussi.  Il 
fut  rétabli  dans  la  force  de  son  personnage  présent;  il  wîjeta  le 
passé  qui  n'avait  été  qu'humiliation  et  souffrance  ;  à  son  tour, 
il  conclut  avec  raideur  : 

—  Je  vous  remercie,  madame.  Mais  l'heure  d'aujourd'hui  ne 
ressemble  pas  à  celle  d'hier.  Il  ne  s'agit  pas  de  moi,  niaijit*;- 
nant,  mais  de  mon  œuvre.  J'accueille  les  concours  qui  mo.  vien- 
nent de  toute  part,  à  une  condition  :  ceux  qui  les  offrent  doi- 
vent accepter  sans  réserve  le  but  que  je  me  suis  proposé... 

Il  s'adressait  à  Vambard,  il  avait  un  peu  hausse  la  voix. 
Germaine  ne  disait  rien:  elle  n'aurait  su  que  dire.  Ce  fut  Vam- 
bard qui  répondit  avec  l'emphase  la  plus  cordiale  : 

—  Tous  les  honnêtes  gens  marchent  avec  vous,  monsieur 
Manès.  Votre  œuvre  est  leur  œuvre  ;  car  il  ne  s'agit  de  rien 
moins  que  de  sauver  la  République  menacée. 

—  Menacée!  s'écria  Chaulin.  Dites  en  danger  de  mort.  Un  an 
de  ce  régime,  et  je  vous  jure  qu'elle  est  ])erdue! 

Une  exclamation  unanime  rap[)rouva.  Il  flétrit  l'abaissement 
des  mœurs  politiques,  le  trafic  des  consciences,  l'exploitation  du 
pays  par  une  bande  sans  scrupule.  Son  accent  toulousain  faisait 
sonner  .sa  voix  chaude  :  animés  par  la  chère  excellente  et  les  vins 
précieux,  les  visages  des  convives  rayonnaient  d'énergie.  Manès 
les  contemplait  avec  curiosité  :  Farinois,  vif  et  brutal;  l'^ngel,  le 
marchand  de  diamans,  gras,  souriant,  avec  une  moue  narquoise 
de  la  lèvre;  Laveur,  l'homme  des  boulangeries,  correct,  froid, 
le  regard  immobile  ;  l*ageot,  le  grand  commissionnaire,  le  teint 
olivâtre,  les  yeux  très  noirs  h  l'ombre  du  nez  busqué...  Tous, 
assurés  dans  l'autorité  de  leur  richesse  et  l'habitude  de  com- 
mander, prenaient,  pour  écouter  Chautin,  la  même  expnission  de 
confiance  et  d'ardeur  recueillie... 

«  Oui,  pensa  Manès,  Chautin  disait  vrai  ;  ils  paraissent  à 
point...  On  en  trouverait  beaucoup  d'autres  pour  (h'îblatérer 
contre  le  gouvernement  et  déplorer  les  malheurs  de  la  France 
en  dégustant  un  excellent  déjeuner;  c'est  de  cette  manière  que 
tant  de  bourgeois  français  pratiquent  l'amour  de  la  chostî 
publique.  Mais  ceux-ci  ne  sont  pas  des  bourgeois  de  vieille  race  : 
ils  n'en  ont  pas  l'apathie,  ni  les  goûts  de  stricte  régularité.  S'ils 
se  plaignent  de  ce  qui  est,  c'est  qu'ils  veulent  quelque  chose, 
chacun  pour  soi,  des  rubans  peut-être,  comme  dit  Chautin,  ou  la 


46  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gloriole   d'un  rôle  officiel...  Bah!  si  cela   leur  fait  plaisir,  on 
verra...  Mais  que,  d'abord,  ils  se  mettent  à  ma  discrétion...  » 

—  Et  justement,  achevait  Chautin,  alors  que  tout  va  à  la 
dérive,  M.  Manès  est  venu  donner  un  coup  de  barre  qui  peut 
ramener  la  barque,  du  marais  dans  l'eau  courante  !... 

«  Attention  !  »  se  dit  Manès. 

—  Si  vous  permettez,  reprenait  Chautin,  d'un  air  modeste  et 
grave,  si  vous  permettez  à  un  vieux  journaliste  qui  n'a  qu'un 
mérite,  celui  d'une  expérience  trop  longue,  si  vous  lui  permettez, 
d'exprimer  son  opinion  devant  des  hommes  également  considé- 
rables par  leur  fortune  et  par  leur  science  des  affaires,  je  vous 
dirai  ceci  :  de  mémoire  de  parlementaire,  je  n'ai  jamais  vu  crise 
si  dangereuse,  ni,  heureusement,  chance  de  salut  si  favorable. 
J'entends  des  voix  qui  parlent  de  réaction.  Ce  serait  une  aventure 
insensée,  la  guerre  peut-être...  on  ne  sait...  Vous,  messieurs, 
vous  vous  gardez  de  cette  imprudence.  Vous  voulez  que  la  Repu 
blique  se  sauve  elle-même,  et  qu'elle  vive  en  se  renouvelant.  C'est 
pourquoi  vous  avez  salué  les  promesses  du  grand  orateur  qui 
veut,  lui  aussi,  et  qui  saura  renouveler:  vous  avez  acclamé,  dans 
M.  Manès,  l'admirable  tribun  dont  la  parole  soulève  ou  contient 
les  masses  populaires,  et  qui,  demain,  sera  l'homme  de  gouver- 
nement que  la  France  réclame... 

—  Bravo  !  s'écria  Vambard.  Voilà  qui  est  parlé... 

Chacun  répétait  :  «  Parfait  !  Très  bien  !  C'est  la  vérité  !  Tou» 
les  gens  raisonnables  pensent  ainsi!...  » 

Manès  attendait  que  cette  rumeur  de  contentement  fût 
apaisée.  La  voix  de  Germaine  murmura  à  son  oreille  : 

—  Que  leur  direz-vous.^  Il  est  beau  de  s'affirmer  dans  l'in- 
transigeance de  ses  principes.  Mais  il  est  meilleur  de  ne  pas 
éloigner,  par  trop  de  rigueur,  les  personnes  les  mieux  disposées... 

Il  la  regarda,  surpris  :  elle  avait,  dans  les  yeux,  une  lueur 
très  vive  de  sympathie  ;  rien  ne  restait  en  elle  de  la  protectrice 
un  peu  dédaigneuse  :  une  amie,  violemment  intéressée  à  sa 
réussite,  et  toute  portée  vers  lui  d'une  àme  inquiète  et  dévouée, 
éclairait  la  route  où  il  allait  s'engager.  Elle  ajouta  : 

—  ...  On  peut  n'être  pas  trop  exigeant  envers  des  hommes 
qui,  eux-mêmes,  ne  demandent  rien... 

Il  la  remercia  d'un  clin  d'œil  :  il  avait  déjà  commencé  à 
parler.  Il  se  défendait  de  détenir  les  secrets  de  l'avenir.  Les  cir- 
constances l'avaient  servi  et,  surtout,  cet  amour  du  peuple,  cette 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  41 

familiarité  qu'il  gardait  avec  le  prolétariat,  cette  confiance  réci- 
proque où  il  prenait  le  pouvoir  immense  du  nombre. 

— :  Peut-être  suis-je  par  là  mieux  qualifié  qu'un  autre  pour 
entreprendre  l'œuvre  que  le  pays  attend.  Je  le  crois,  du  moins, 
je  le  sens  :  j'y  suis  porté  par  la  conviction  la  plus  ardente,  et  ni 
le  courage  ni  la  persévérance,  je  vous  le  jure,  ne  me  manqueront 
pour  accomplir  cette  grande  tâche... 

Il  avait  gardé  le  ton  mesuré  qui  convenait  à  une  simple  con^ 
versation.  Sur  la  dernière  phrase,  sa  voix  lança  soudain  les 
vibrations  sonores,  caressantes,  émouvantes,  qui  la  faisaient 
pareille  au  retentissement  du  fer,  à  l'ébranlement  du  cristal,  au 
chant  du  ruisseau  dans  les  roches.  Son  regard,  qui  avait  par- 
couru les  visages,  se  posa  sur  Vambard,  dont  la  barbe  oscillait  en 
cadence,  par  manière  d'approbation,  puis  sur  Germaine.  Elle  le 
contemplait,  les  yeux  fixes  et  brillans  :  elle  écoutait  la  musique 
oubliée  de  sa  voix,  et  une  inquiétude  plus  craintive,  dans  sa  tête 
un  peu  penchée,  dans  son  corps  un  peu  ployé,  disait  : 

«  Moi,  il  me  semble...  Vous  feriez  bien...  Vous  seul  pouvez 
décider;  mais  je  crois...  » 

Il  hésita  une  seconde.  Que  dirait-il  à  ces  hommes.^^  En  quoi 
étaient-ils  d'accord  et  en  quoi  différens.^  N'allait-il  pas  fortifier, 
en  les  prenant  avec  lui,  ce  qu'en  soi-même  il  voulait  changer.^ 
Et  ne  leur  abandonnait-il  pas,  au  contraire,  à  leur  insouciance, 
à  leur  cynisme,  tout  ce  qui  lui  paraissait  digne  d'être  conservé  .^., 
Il  eût  souhaité  de  réfléchir  encore...  Mais  l'heure  avait  sonné. 
La  conquête  était  là,  sous  sa  main.  Un  désir  immense  de  la 
saisir  le  précipitait.  Germaine,  elle-même,  avec  le  feu  de  sou- 
mission et  d'attente  qui  brûlait  dans  ses  yeux,  ne  paraissait-elle 
pas  étonnée  qu'il  tardât  à  user  de  son  pouvoir.i^  Que  faisait-il,  en 
somme,  que  de  jeter  dans  la  balance  le  pouvoir  du  charmeur 
des  foules. ^^  Et  quel  compte  avait-il  à  rendre  à  ces  hommes  qui 
ne  sollicitaient  que  la  faveur  de  se  ranger  sous  ses  ordres.»^ 

—  Mon  œuvre,  reprit-il  tout  à  coup,  la  voix  contenue  et  fré- 
missante, elle  tient  en  un  mot  :  je  veux  consolider.  Ce  n'est  pas 
une  tâche  nouvelle  :  ce  pays  l'impose  périodiquement  aux 
citoyens  de  bonne  volonté;  car  il  est  ainsi  fait  qu'il  se  porte  en 
avant,  par  bonds  irrésistibles,  avec  la  générosité  la  plus  insou- 
ciante, à  la  poursuite  de  son  idéal  de  justice  et  de  liberté  :  et, 
après  chacun  de  ces  élans,  tandis  que  les  autres  nations  le 
contemplent,  craintives  et  jalouses,  il   faut  qu'il  se  reprenne, 


48  REVUE    DES    DEUX    MOi\DES. 

qu'il  assure  ses  conquêtes,  que  l'examen  et  la  rdtlexion  succè- 
dent à  l'enthousiasme  ;  c'est  l'heure  de  l'intelligence  après  celle 
du  sentiment.  Une  fois  encore,  il  en  est  ainsi  aujourd'hui.  De  la 
secousse  qui  l'a  précipité  si  loin  au  delà  des  autres  peuples,  le 
nôtre  est  resté  ébranlé  :  aucune  révolution,  depuis  un  siècle,  ne 
fut  si  profonde.  Nous  avons  maintenant  à  en  confirmer  les  in- 
signes résultats.  C'est  bien  là  l'œuvre  à  laquelle  je  suis  heureux 
de  vous  voir  si  disposés.  La  crise,  en  modifiant  les  hautes  classes 
sociales,  a  fait  d'hommes  tels  que  vous,  messieurs,  les  soutiens 
nécessaires  de  l'Etat;  et  votre  concours  permettra  à  un  gouver- 
nement, digne  de  ce  nom,  de  donner  au  pays  les  lois  qu'il  a 
méritées,  ces  lois  sociales  qui  seront,  avec  la  juste  autorité  que 
vous  prendrez  dans  la  République,  le  fruit  du  prodigieux  boule- 
versement par  où  s'est  ouvert  le  xx^  siècle,  notre  siècle. 

De  nouveau,  emporté  par  la  force  des  mots  et  le  rythme  des 
phrases,  il  avait  laissé  sa  voix  s'infléchir  et  s'élancer;  la  parole, 
sur  ces  hommes  de  sensibilité  cependant  médiocre,  opérait  le 
miracle  habituel  ;  et  plus  encore  que  les  vagues  espérances  don- 
nées à  leurs  convoitises,  l'accent  de  Manès  les  avait  si  bien 
remués,  qu'ils  saluèrent  sa  conclusion  en  battant  des  mains.  Le 
tapage  se  prolongea  en  conversations  bruyantes  qui  approuvaient 
Manès,  et  s'emparaient  joyeusement  de  l'avenir. 

—  Etes-vous  contente?  demanda-t-il  à  Germaine. 

Elle  aspira  l'air  un  peu  nerveusement,  comme  si  cette  ques- 
tion eût  surpris  en  elle  des  pensées  secrètes,  effarouchées  d'être 
exposées  à  sa  vue.  Elle  murmura  comme  malgré  elle  : 

—  Je  suis...  je  suis  très  heureuse...  je  veux  dire... 
Vambard  frappait  sur  sa  coupe  de    Champagne.  Le  silence 

établi,  il  déclara,  tour  à  tour  aimable  et  majestueux  : 

—  Monsieur  le  député,  si  nous  avions  eu  besoin  d'être 
convaincus,  nous  l'aurions  été  par  votre...  hem!...  par  vos... 

Chautin  risqua  :  «  Vos  observations.  » 

—  C'est  ce  que  j'allais  dire,  reprit-il  de  toute  la  vigueur  de 
son  fausset,  par  vos  observations...  Mais,  ajouta-t-il  avec  un  sou- 
rire, nous  étions  convaincus  déjà!  Il  ne  vous  restait  qu'à  nous 
charmer.  C'est  chose  faite  à  présent.  En  notre  nom  à  tous,  per- 
mettez-moi de  vous  remercier,  de...  de...  de  vous  remercier.  El 
puisque  nous  sommes  à  l'heure  des  toasts,  je  vous  propose  de 
boire  à  notre  union.  Messieurs,  à  M.  Manès!  A  la  naissance 
de  la  grande  Ligue  républicaine  dont  il  voudra   bien   accepter 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  49 

le  patronage!  Et  aussi,  je  vous  prie,  à  M.  Ghautin,  qui  fut 
l'agent  de  notre  réunion,  comme  il  sera  le...  la...  heu...  le  res- 
sort, oui,  le  ressort  de  notre  comité... 

Il  y  eut  un  brouhaha  oi^i  les  convives  exprimaient,  avec  leur 
sympathie,  le  soulagement  que  Vambard  eût  achevé  son  toast 
sans  encombre.  Lui-même  ne  participait  aucunement  à  cet  em- 
barras, et  faisait  une  admirable  figure,  rayonnante  et  digne,  de 
président.  Manès  se  contenta  de  répondre  : 

—  Je  vous  remercie,  messieurs,  je  bois  à  votre  Ligue,  à 
son  président,  à  son  secrétaire,  à  ses  membres... 

(Ihautin  ne  pouvait  laisser  perdre  cette  occasion  de  parler. 
Maintenant  que  Manès  avait  prononcé  la  formule  solennelle  de 
l'union,  sa  tâche  à  lui,  organisatrice  et  pratique,  commençait  :  il 
dit  comment  il  la  comprenait,  le  siège  du  comité,  les  réunions, 
le  bureau  d'informations,  les  concours  électoraux... 

<(  La  cuisine,  »  songea  Manès. 

Il  écoutait  avec  soin  et  reconnaissait  l'habileté,  l'expérience 
du  Toulousain.  Mais,  en  même  temps,  entre  lui  et  ces  hommes, 
désormais  associés  à  sa  chance  et  le  fortifiant  de  leur  appui,  il 
sentait  la  bizarrerie  de  l'alliance.  Il  contemplait  le  plafond 
doré  de  la  salle  à  manger,  les  boiseries  sculptées  des  murailles; 
et,  comme  à  son  entrée  dans  l'hôtel,  il  éprouvait,  en  se  raillant 
lui-même,  le  malaise  d'être  là,  en  face  du  mari  de  Germaine, 
près  de  Germaine  qu'il  avait  aimée.  Cette  richesse  lui  rappelait 
la  trahison  qu'elle  avait  causée  :  il  regardait  la  figure  de  cet 
homme,  épanouie  sur  la  belle  barbe;  il  entendait  à  son  côté  le 
souffle  léger  de  Germaine.  Et,  très  profondément,  un  remous  de 
colère  se  soulevait  dans  son  être,  à  le  voir  lui,  le  mari,  si  lour- 
dement satisfait,  elle  si  dangereusement  belle,  à  les  voir,  tous 
les  deux,  ensemble,  chez  eux,  avec  la  familiarité  de  leurs  regards, 
de  leurs  manières. 

—  Bien  entendu,  chantait  le  vieux  Ghautin  en  ajustant  ses 
lunettes,  tout  ce  que  je  viens  de  proposer,  ce  n'est  qu'un  plan  que 
je  soumets  à  votre  appréciation.  Mais  j'y  ai  longuement  réfléchi, 
et  je  ne  vous  cache  pas  que  je  n'en  crois  pas  de  meilleur. 

—  Nous  continuerons  en  prenant  le  café,  voulez-vous.»^  dit 
Germaine. 

Elle  s'était  levée  :  Manès  lui  offrit  son  bras  pour  retourner 
dans  le  hall.  Il  se  moquait  déjà  de  sa  colère.  Quoi  donc^^  Gomme 
tous  ses  autres  succès,  celui  de  ce  déjeuner  avait  provoqué  en 

TOME    X.    —    1912.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  un  retrait  ironique;  et  il  ne  pouvait  être  de  meilleure  matière 
à  l'ironie  qu'un  sentiment  jadis  si  durement  blesse',  qu'un 
souvenir  d'amour  aujourd'hui  si  ridicule,  dans  ce  milieu,  en  face 
du  sympathique  Vambard,  auprès  de  cette  jeune  femme  évidem- 
ment heureuse  de  sa  fortune  présente.  La  sorte  d'amertume 
qui  lui  en  restait  au  cœur  n'était  qu'une  des  saveurs  un  peu  vives 
auxquelles  devait  s'habituer  son  personnage  nouveau.  Il  l'accepta 
ainsi  et,  en  saluant  Germaine,  il  tint  à  lui  dire,  pour  mieux  lui 
marquer  combien  il  était  libéré  : 

—  Je  suis  ravi  de  connaître  enfin  M.  Vambard.  Il  attire  tout 
de  suite  la  sympathie  ;  on  ne  peut  le  voir  sans  comprendre  votre 
choix  et  vous  en  féliciter. 

Un  peu  de  mordant,  à  sa  voix,  fit  croire  à  Germaine  qu'il  pro- 
posait, en  se  moquant,  une  comparaison  entre  Vambard  et  lui- 
même  :  elle  en  fut  d'autant  plus  otfensée,  que  la  comparaison 
avait  déjà  assailli  son  esprit,  trop  avantageuse  pour  Manès,  trop 
pénible  pour  l'époux.  Elle  se  reprocha  cette  pensée  involontaire, 
comme  un  oubli  de  ses  devoirs,  et  elle  répondit  : 

—  Je  ne  connais  pas  d'intelligence  plus  droite  ni  d'homme 
meilleur,  et  je  me  loue,  chaque  jour,  du  bonheur  d'être  sa 
femme. 

Elle  voulait  parler  avec  sécheresse  ;  mais  il  se  trouva  que  sa 
voix  tremblait,  que  l'éclat  de  ses  yeux  était  voilé  d'embarras  ; 
et,  sur  son  front  blanc,  une  légère  rougeur  s'étendit,  comme  si 
elle  avait  eu  conscience  d'un  mensonge  pénible  que  Manès  ne 
pouvait  pas  ne  pas  remarquer.  Aussitôt,  elle  se  détourna,  prête 
à  se  consacrera  ses  hôtes  qui,  d'ordinaire,  s'empressaient  autour 
d'elle,  plus  galans  à  cette  heure.  Mais  ils  étaient  tous  possédés 
d'une  envie  plus  âpre  que  le  vain  désir  d'avoir  d'elle  un  regard, 
un  sourire  :  tous,  l'ambition  des  croix,  des  honneurs,  d'une 
puissance  officielle  les  dominait  exclusivement,  et  ils  entou- 
raient l'homme  qui  devait  bientôt  la  satisfaire.  Assise  un  peu  à 
l'écart,  Germaine  prit  par  contenance  un  magazine  :  en  feuille- 
tant les  pages,  elle  contemplait  le  cercle  de  leurs  visages  atten- 
tifs, de  leurs  dos  respectueux.  Ils  parlaient  tour  à  tour,  et 
chacun  fournissait,  en  vue  des  élections  qui  seraient  la  grande 
œuvre  de  la  Ligue,  le  renseignement  du  pays  où  il  avait 
domaine,  chasse  ou  château.  Germaine  observait  Manès,  mince 
et  pâle,  au  milieu  d'eux.  Il  n(!  disait  rien.  Une  cigarette  au 
coin  de  la  lèvre,  il  écoutait,  il  observait  sans  doute,  aussi  lui, 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  51 

les  yeux  mi-clos...  Cachée  par  le  magazine  qu'elle  abaissait 
par  momens,  Germaine  regardait  cette  face,  si  pénétrée 
d'intelligence  et  d'énergie  que  sa  laideur  rendait  presque  ridi- 
cules, par  contraste,  les  traits  réguliers  de  \  ambard  et  la  belle 
tète  assyrienne  de  Cîoldstein.  Elle  se  dit,  toutefois,  avec  convic- 
tion :  «  Il  est  laid!  »  Mais  elle  ne  pouvait  faire  que  ce  mot,  en 
ce  moment,  ne  fût  comme  un  hommage  d'admiration...  Elle 
aurait  voulu  rencontrer  ces  yeux  dont  elle  .sentait  le  feu  contenu  ; 
mais  il  les  fixait  adroite,  à  gauche,  sur  celui  qui  parlait;  pas  une 
fois,  il  ne  les  dirigea  vers  elle,  et  ce  qu'elle  pouvait  recueillir  de 
leur  ardeur  la  troublait  sans  la  satisfaire...  Soudain,  elle  eut  un 
geste  qui  releva  le  magazine  et  la  dissimula  complètement.  La 
voix  de  Manès  résonnait  dans  le  silence.  A  une  question  de 
Ghautin,  il  répondait  d'un  ton  léger  et  net  : 

—  Vous  avez  raison,  il  est  temps  d'arracher  à  ce  ministère 
le  peu  de  vie  qui  lui  reste. 

Personne  ne  dit  rien  :  tous  attendaient,  comprenant  qu'il 
allait  poursuivre.  Il  se  recueillait,  le  front  incliné...  Germaine 
l'entrevit,  adossé  contre  la  muraille  :  dans  ce  silence,  dans  ce 
recueillement,  la  force  qu'il  portait  en  lui  se  dressait  si  formi- 
dable, qu'une  fois  encore  elle  se  sentit  chétive  et  soumise. 

—  Messieurs,  reprenait-il,  le  plus  urgent  est  de  manifester 
votre  existence.  Je  pense  que  votre  secrétaire  général,  M.  Ghautin, 
se  chargera  des  notes  aux  journaux  qui  annonceront  que  vous 
vivez.  Mais  il  faut,  à  votre  naissance,  une  solennité  qui  frappe, 
dont  le  bruit  retentis.se.  Il  faut  un  banquet  nombreux  avec  des 
discours.  Votre  président  exposera  l'objet  d'une  association  que 
vos  noms  seuls,  d'ailleurs,  définissent  assez  clairement... 

—  Très  bien,  très  bien  !  dit  Vambard. 

—  Et,  demanda  Goldstein,  vous  parlerez  aussi  .f> 

—  Je  parlerai,  fit  Manès. 

Il  dit  cela  sur  le  ton  le  plus  simple.  Tous,  aussitôt,  poussèrent 
un  «  ah  !  »  de  satisfaction.  A  cet  instant,  Germaine  eut  la  repré- 
sentation brusque  et  saisissante  de  tout  l'avenir  qui  tenait  dans 
cette  promesse  :  (c  Je  parlerai,  »  donnée,  là,  devant  elle,  par  cet 
homme  pâle  et  volontaire.  Et  c'était  comme  si  la  puissance,  qu'elle 
avait  sentie  tout  à  l'heure  dans  son  recueillement,  soudain  se 
mettait  en  œuvre  et  s'emparait  du  monde.  Elle  la  voyait  près 
d'agir,  agissant,  subjuguant  les  foules,  créant  des  événemens 
nouveaux.  Cette  sensation  du  réel  fut  si  vive  qu'elle  en  resta  stu- 


52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

péfaite.  Ses  yeux  grands  ouverts  contemplaient  Manès,  comme 
s'ils  avaient  subi  la  plus  étrange  révélation  :  ce  visage  connu, 
cet  être  qu'elle  avait,  tour  à  tour,  admiré,  dédaigné,  plaint  et 
vaguement  redouté,  se  transfigurait.  Parmi  tous  ces  hommes,  si 
contens  et  fiers  de  leur  richesse,  il  était  celui  qui  disposait,  mieux 
que  de  cette  richesse,  de  milliers  et  de  milliers  de  destinées  :  il 
était  le  maître  et  tous  l'acceptaient  comme  tel. 

Elle  ne  s'étonna  pas  ensuite  qu'il  ajoutât  : 

—  Le  reste  me  regarde.  Ce  que  nous  aurons  ensemble  com- 
mencé, je  l'achèverai  quelque  jour  à  la  tribune. 

Vambard  se  frottait  les  mains;  Farinois  avait  un  gros  rire. 
Chautin  exposa  que  l'installation  du  Cercle  reculait  à  trois  ou 
quatre  semaines  le  banquet  inaugural.  Farinois  fut  constitué 
vice-président,  Goldstein  trésorier  :  tous,  formant  le  comité  de 
direction,  se  chargeaient  de  faire  adhérer  leur  clientèle  d'obligés... 
Germaine  écoutait  distraitement  ces  propos.  Elle  eût  voulu  que 
Manès,  le  maître,  se  fît  entendre  de  nouveau.  Le  cercle  se  rompit. 
Manès  venait  vers  elle  pour  prendre  congé.  Elle  se  leva  et  tendit 
la  main  :  ses  paupières  battaient,  comme  après  l'éblouis.sement 
d'une  éclatante  lumière,  et  ses  yeux  ne  paraissaient  rien  voir. 
Aux  remercîmens  qu'il  présentait,  elle  ne  répondait  rien.  Elle  ne 
paraissait  rien  comprendre.  Elle  balbutia  enfin  quelques  paroles 
banales  et  s'eiforçade  sourire.  Il  s'éloigna,  reconduit  par  Vambard. 
Ils  parcoururent  ensemble  la  longueur  du  hall.  Goldstein,  Fari- 
nois, tous  suivaient  d'un  regard  avide,  jaloux  et  satisfait,  la  mince 
silhouette  de  l'homme  en  qui  reposaient  leurs  espoirs.  Germaine 
suivit  aussi  la  forme  noire  qui  diminuait;  elle  semblait  mécon- 
tente, offensée,  comme  si  Manès  se  fût  emparé  de  son  bien  le 
plus  cher  et  du  meilleur  de  sa  pensée,  qu'il  emportait  négligem- 
ment avec  lui. 

Louis  Delzons. 

[La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


PETITE  GARNISON  MAROCAINE 


.  En  route  pour  Dar-Chafaï.  —  Le  village  et  la  kasbah.  —  La  question  des  Tadla. — 
Les  militaires  en  garnison  et  l'ascétisme  africain.  —  Une  école  pratique  d'arts 
et  métiers.  —  Marsouins  et  goumiers;  campagne  de  guerre  et  cartouches  à 
blanc.  —  Au  village  :  le  mellah,  le  douar  de  Cythère,  les  pionniers  de  la  civili- 
sation. —  Les  vendredis  de  Dar-Chafaï  :  le  marché  et  la  «  chkaya.  »  —  Les 
deux  écoles.  —  Les  préparatifs  de  la  «  colonne  »  de  Marrakech.  —  Les  échos  de 
la  révolte  de  Fez.  —  Dans  l'espoir  de  jours  meilleurs. 

De  mémoire  do  Marocain,  jamais  autant  de  Roumis  n'ont 
parcouru,  comme  pendant  ces  dernière.s  semaine.s,  la  piste  qui 
conduit  de  Casablanca  à  Marrakech.  Spéculateurs  et  fournis- 
seurs se  hâtent  vers  la  capitale  du  Sud,  où  l'arrivée  toujours 
imminente  et  toujours  différée  des  troupes  françai.ses  va  faire 
affluer  les  douros  et  les  bonnes  occasions.  Mais  le  touriste  qui, 
dédaignant  les  sentiers  battus,  les  abandonne  à  Settat  pour 
longer  les  territoires  des  Srahrna,  s'applaudit  bientôt  de  sa  déci- 
sion que  ne  manquent  pas  de  blâmer  les  vieux  routiers  du  bled. 
Dès  la  seconde  étape,  s'il  aime  les  ruines  pittoresques  et  les  récits 
imagés,  il  peut  s'arrêter  à  Dar-Chafaï.  Une  boite  d'aquarelle 
complète,  un  stylographe  bien  garni,  une  mémoire  fidèle,  lui 
permettront  de  noter  des  impressions  dont  le  souvenir  de  Rabat, 
de  Fez  et  de  Meknès  ne  parvient  pas  à  diminuer  la  vivacité. 

A  quelques  kilomètres  de  Guicer,  au  delà  du  col  d'accès  facile 
qui  limite  au  Sud  la  Chaouïa,  les  plateaux  ondulés  des  Beni- 
Meskine  abaissent  doucement  leurs  terrasses  caillouteuses  vers 
le  sillon  de  l'Oum-es-Rbia.  Quelques  maigres  champs  d'orge  et 
de  blé  sèment  des  taches  vertes  ou  jaunes  dans  la  teinte  pâle  de 
l'herbe  desséchée,  que    le   soleil  levant  fait  briller  comme  un 


54  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

tapis  de    noige  ;    des  troupeaux  de   moutons,   de  chèvres  et  de 
bœufs  cherchent  une  vague   pâture   entre  les   roches  calcinées; 
des  chameaux  profilent  dans  le  ciel   leurs  silhouettes   d'ombres 
chinoises;  les  huttes  en  paille  ou  nouaias  qui,  depuis  Settat,ont 
remplace    les  tentes    brunes,    dressent   au    milieu   d'enclos    en 
pierres  sèches  leurs  toits  coniques  et   branlans.  Vers  le  Sud,  à 
peine  estompé  par  l'éloignement  dans  une  atmospiière  sans  pro- 
fondeur, un  reflet  blanc  dans  le  cobalt  dilué  du  ciel  dénonce  les 
glaciers  de  l'Atlas.   Perchés  sur  les   bambous  qui  supportent  le 
111    ténu    du  télégraphe  de   campagne,    des  éperviers   roulés  en 
boule  contemplent  sans  émoi  les  scènes  du  chemin.   Proprié- 
taires cossus  que  transportent  sans  heurts  des  mules  au  pas  re- 
levé, goumiers  drapés  dans  le  manteau  bleu  qui  échangent  sans 
hâte  les  sacs   postaux,  paysans    qui    poussent  leurs  chameaux 
indolens  et  leurs  <ànes  miteux,  se  suivent  et  se  croisent,  colpor- 
tant   les    nouvelles   qui   seront    déformées,   amplifiées    par    les 
commentaires  des  douars.  Au-dessus  des  coteaux  chauves,  des 
faucons  planent  inlassables,  voltent,  se  laissent  choir,  remontent, 
filent  comme  des  flèches,  reviennent,  sans  un  mouvement  appa- 
rent de  leurs  ailes,  imposant  des  comparaisons  fâcheuses  pour 
nos  aéroplanes   que  la  prudence  retient   à    Casablanca  sous  le 
mystère  de  leurs  hangars.  Elevant  sa  coupole  sur  une  ondulation 
d'un    faible    relief,    le    tombeau    de    Si-Mohammed-bel-Kouch^ 
visible  de  trois   lieues  à  la  ronde,  semble  un   phare  qui  domine 
la  houle  figée  d'un  océan  silencieux.  Puis,  le  Trident  de  Marra- 
kech se  montre,  bleuâtre,  à  l'horizon;  la  ligne  de  hauteurs  qui 
longe  la  route  à  droite  s'abaisse,  disparait  et  démasque  un  chaos 
de    montagnes   roses  et  violettes    par  delà  le   fleuve    lointain, 
dont  la  coupure  profonde  est  jalonnée  par  des  pitons  gris.  On 
traverse  l'amas  misérable  des  cahutes  du  douar  Bou-Jdouda,  où 
des  gosses  loqueteux  piaillent  au  milieu  de  poules   bruyantes  et 
de  chiens  hargneux.  Et,  soudain,  on  domine  une  vision  de  rêve 
qui  se  dresse  au  loin  sur  le  flanc  élargi  d'un  ravin.  Des  murailles 
rougeàtres,    des  tours    trapues,   des   terrasses    éclatantes    d'où 
émerge  un  minaret  blanc,  couvrant  un  vaste  espace,  font  songer 
à  quelque  cité  guerrière   endormie   dans  la  paix  du  désert.  Les 
arêtes  vives  des  remparts  dévalent  vers  le  ravin  où  des  puits  se 
devinent  par  le  grouillement  de  formes  vagues,  par  un  miroite- 
ment de  flaque  jailli  du  sol  ;  elles  remontent  les  pentes,  enca- 
drent un  éperon  largement  étalé,  se  mêlent,  dessinent  de  triples 


PETITE    GARNISON    MAROCAINE.  55 

enceintes  étaye'es  par  les  masses  carrées  des  bastions  qui  pro- 
jettent des  ombres  dures.  Nid  inviolé  des  pillards,  citadelle  for- 
midable de  caïds  rebelles,  tel  apparaît  l'ancienne  résidence  des 
fils  de  Chafaï. 

Mais  l'aspect  change  à  mesure  que  la  distance  diminue.  La 
ville  immense  n'est  plus  qu'une  cohue  de  bâtisses  en  terre, 
semées  sans  ordre  au  milieu  des  noualas.  Dans  les  enceintes 
quadrangulaires,  des  plaies  béantes  trouent  les  tours  découron- 
nées, les  murs  chancelans.  Nul  gardien  ne  veille  sur  la  porte 
voûtée  du  mers  dont  le  sol,  évidé  par  les  cachettes  d'innom- 
brables silos,  n'abrite  plus  les  charges  de  grains  amenées  parles 
collecteurs  d'impôts  ;  nulle  harka  n'attend  derrière  ses  remparts 
le  signal  d'entrer  en  campagne  contre  une  tribu  dissidente;  nulle 
meule  ne  bourdonne  dans  le  moulin  où  deux  arches  en  briques, 
de  six  mètres  d'ouverture,  attestent  la  science  des  maçons  du 
temps  jadis.  Des  corbeaux,  des  tourterelles,  des  émouchets  ani- 
ment seuls  les  recoins  sombres  des  corps  de  garde,  les  crevasses 
des  huit  tours  dont  les  masses  carrées  ont  encore  une  fière  allure 
et  soutiennent  les  huit  cents  mètres  de  murailles  qui  proté- 
geaient les  richesses  du  Maghzen. 

Vus  de  près,  les  ravages  du  temps  apparaissent  rapides  et 
sûrs.  Les  orages  de  l'hiver  font  couler  en  boue  rougeâtre  la  terre 
des  enduits,  arrondissent  les  angles,  obstruent  les  meurtrières, 
effacent  les  créneaux.  L'eau  qui  s'infiltre  agrandit  en  brèches 
les  fissures  du  pisé,  ronge  les  soubassemens,  transforme  une 
(euvre  gigantesque  en  chaos  minable,  d'où  la  poésie  des  ruines 
disparait  avec  le  beau  temps.  Comme  les  hameaux  pyrénéens, 
les  paillotes  annamites,  les  villages  malgaches  ou  les  agglomé- 
rations chinoises,  les  manifestations  éphémères  de  l'architec- 
ture arabe  ont  besoin  de  soleil  pour  se  montrer  en  valeur  ;  et 
les  «  impressions  d'Orient  »  du  touriste  se  muent  en  tristesse 
infinie  sous  un  ciel  pluvieux. 

Cependant,  à  deux  cents  mètres  du  mers,  par  delà  les  cases 
rudimentaires  où  les  pionniers  de  la  civilisation  française 
abritent  leurs  tables  de  «  bistrots  »  et  le  capharnaum  de  leurs 
bazars,  la  kasbah  des  Ouled-Ghafaï  étale  ses  constructions  mas- 
sives et  ses  remparts  intacts.  De  l'autre  côté  d'un  vallon,  la 
maison  neuve  d'un  caïd  la  domine,  et  ses  étages  qui  s'élèvent 
symbolisent  la  puissance  qui  grandit  sur  la  ruine  du  passé.  Le 
contraste  entre  la  civilisation  envahissante  et  la  routine   obsti- 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

née,  entre  la  mentalité  chrétienne  et  l'Islam,  est  rendu  encore 
plus  violent  par  le  drapeau  français  qui  flotte  sur  la  terrasse 
du  minaret.  Si-Chafai,  l'ancêtre,  avait  patiemment  édifié  la  de- 
meure familiale  que  sa  descendance  agrandissait;  et,  dans  ses 
constructions  uniformes,  il  mettait  toute  l'àme  de  [sa  race  :  les 
logis  mystérieux  devaient  ignorer  à  jamais,  derrière  leurs  murs 
énormes  et  leurs  portes  fermées,  l'agitation  de  l'extérieur.  Mais 
les  Roumis  sont  venus;  ils  ont  chassé  les  maîtres  légitimes, 
percé  partout  des  ouvertures,  abattu  les  barrières,  pour  faire 
pénétrer  de  l'air  et  de  la  lumière  dans  ce  colossal  emblème  du 
monde  musulman. 

L'aspect  de  la  kasbah,    du  dehors  de  l'enceinte,  ne  fait  pas 
soupçonner  les  merveilles  d'élégance,  le  confortable  raffiné  dont 
s'entouraient  ses  anciens  possesseurs,  et  que  les  dévastations  de 
la  guerre  civile  ou  de  notre  occupation  militaire  n'ont  pas  com- 
plètement détruits.  Aux  temps  que  le  protectorat  va  séparer  de 
nous  par  un  abime  profond,  il  n'était  pas  prudent  pour  les  caïds 
de  rendre  trop  visibles  les  effets  d'une  administration  intéres- 
sée. Les  fonctionnaires  enrichis  renonçaient  aisément  aux  satis- 
factions extérieures  delà  vanité,  pour  éviter  les  emprunts  forcés, 
les  restitutions  vengeresses  que  n'auraient  pas  manqué  d'ordon- 
ner des  sultans  toujours  besogneux.  Ils  goûtaient  en  égoïstes  les 
joies   de    l'opulence  ;   ils   cachaient  aux    regards    indiscrets   les 
splendeurs  de  leurs  demeures,  comme  le  paysan   méfiant  dont 
nous  parla  Rousseau.   C'est    ainsi   que  terrasses,  appartemens, 
colonnades  et  jardins  disparaissent  derrière  des  tours  banales  et 
des  murs  sans  caractère,  qui   se  développent  sur  les  faces  d'un 
carré  de  cent  mètres,  exactement  orienté.  Un  soubassement  de 
moellons,  large  de  un  mètre  cinquante,  supporte  le  conglomé- 
rat de  cailloux   et  d'argile,  haut  de  six  à  dix  mètres,   dont  sont 
faits  les  maisons,  les  remparts  et  les  tours.  Ce  béton  rustique, 
enduit  de  terre  bien  polie,  a  la  consistance  du  roc;  il  serait  in- 
destructible, si  les  torrens  qui  courent  sur  le  sol  après  chaque 
ondée  ne  minaient  le  pied  des  édifices,  dontils  préparent  l'écrou- 
lement. D'ailleurs,  leurs  angles  mal  raccordés  sont  en  outre  une 
cause  efficace  de  ruine.  Mal  soutenus  par  leurs  bases  rétrécies, 
les    murs   penchent,  se    disjoignent,   ouvrent    des    brèches  où 
l'eau  des  j)luies  qui  s'infiltre,  où  le  vent  qui  fait   rage,  accom- 
plissent vite   leur  œuvre  de  destruction.   Les  constructions  les 
plus  imposantes  exigent  un    entretien  constant,  que  les   indi- 


PETITE    GARNISON    MAROCAINE.  o7 

gènes  paresseux  et  fatalistes  dédaignent.  Ainsi,  au  Maroc,  quel-* 
ques  années  à  peine  suffisent  pour  changer  en  ruines  vénérables 
des  monumens  dont  la  masse  et  la  solidité  semblaient  délier  les 
siècles.  Ils  se  trompent,  les  voyageurs  qui  croient  interroger,  dans 
les  vestiges  épars  sur  les  campagnes,  les  témoins  véridiques 
d'un  passé  lointain. 

Depuis  deux  ans,  les  préoccupations  tactiques  des  officiers 
français  ont  aggravé  les  ravages  du  temps  et  des  rébellions  dans 
la  résidence  des  Chafaï.  On  a  écrêté  les  remparts,  éventré  les 
murs,  percé  des  meurtrières,  pour  faciliter  les  évolutions  de 
défenseurs  que  l'ennemi  n'a  jamais  inquiétés.  Mais  on  n'a  pas 
songé  à  nettoyer  les  canalisations  obstruées,  à  réparer  les  ter- 
rasses, à  boucher  les  fissures  des  citernes;  les  souliers  ferrés  ont 
martelé  sans  pitié  les  fines  mosaïques  et  les  carrelages  élégans, 
jadis  réservés  aux  caresses  nonchalantes  des  babouches  souples 
et  des  pieds  nus  ;  les  bougies  de  traite  ont  embrumé  les  peintures 
éclatantes;  les  graffiti  égrillards  ou  désenchantés  des  guerriers 
enlizés  dans  cet  austère  séjour  ont  sali  l'enduit  neigeux  des 
appartemens.  Et  cependant,  malgré  toutes  les  dévastations, 
l'édifice  peut  encore  étonner  les  artistes  et  satisfaire  les  curieux. 

C'est  d'abord  au  logis  de  Si-Ahmed-ben-Ghafaï,  enchâssé  dans 
un  labyrinthe  de  murailles  et  de  couloirs,  où  les  commandans 
d'armes  du  poste  dressent  par  tradition  leur  lit  de  camp,  que 
l'on  conduit  le  voyageur  attiré  par  la  réputation  grandissante  de 
la  kasbah.  Relevé  de  ces  ruines  après  la  révolte  des  Beni- 
Meskine,  il  apparaît  assez  intéressant  pour  faire  oublier  les 
médiocres  échantillons  de  l'art  arabe  entrevus  dans  la  kasbah 
d'été  des  Sultans  à  Dar-Dbibagh  et  dans  le  palais  d'Abd-el-Aziz  à 
Rabat. 

Deux  appartemens  se  font  face  dans  une  cour  fermée  par  de 
hautes  bâtisses  qui  dressaient  autour  du  maître  le  mystère  d'un 
majestueux  isolement.  Le  sol,  recouvert  par  un  glacis  de  ciment, 
cache  une  citerne  voûtée,  que  les  pluies  remplissaient  d'une  eau 
limpide  et  fraîche  ;  il  est  égayé  par  les  caissons  étoiles,  en 
faïences  multicolores,  d'où  jaillissent  des  orangers.  Un  vaste 
tapis  de  mosaïque  entoure  un  bassin  profond  ;  une  vasque  de 
marbre  attend  le  jet  d'eau  qui  ne  chantera  plus  dans  sa  coupe 
élégante.  La  plainte  douce  de  l'eau,  le  parfum  des  fleurs,  l'inces- 
sant gazouillis  des  oiseaux  qui  pullulent  encore  sous  les  feuilles 
devaient  distraire  Si-Ahmed   dans  cette  retraite  inaccessible,  et 


58  .       REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  faire  oublier  les  angoisses  d'un  passé  récent,  les  calculs  du 
présent  et  les  embûches  de  l'avenir.  Sur  .le  côté  Sud  de  la  cour, 
une  galerie  en  arcades  montre  ses  grillages  finement  ouvragés, 
le  miroitement  de  ses  piliers,  les  couleurs  éclatantes  de  ses  boi- 
series :  elle  précède  une  vaste  chambre  carrelée  de  faïences, 
ornée  de  mosaïques.  C'était  l'asile  des  fidèles  esclaves  noirs^ 
des  serviteurs  qui  avaient  l'honneur  d'approcher  le  maître,  ceux 
dont  la  présence  lui  était  agréable  et  le  dévouement  précieux. 

Ce  décor  élégant  convient  aux  splendeurs  de  la  demeure 
habitée  jadis  par  Si-Ahmed.  Sur"  la  face  Nord  de  la  cour,  une 
large  vérandah  pavée  de  carreaux  minuscules  et  chatoyans  est 
supportée  par  des  piliers  ornés  de  faïences  bleues  et  blanches  ; 
entre  leurs  fûts  octogones  q^Lie  relient  des  ogives  élancées,  court 
une  haute  balustrade  où  le  fer  forgé  s'étire  en  dessins  capricieux. 
La  porte  d'entrée  peinte  de  claires  arabesques  est  vaste  comme 
un  portail  de  cathédrale;  ses  lourds  battans,  qu'allègent  deux 
guichets  aux  ferrures  archaïques,  tournent  dans  des  gonds 
énormes  qui  s'effilent  en  clochetons.  Elle  donne  accès  dans  la 
chambre  du  maître,  dont  les  proportions  étonnent  nos  yeux 
accoutumés  à  l'exiguïté  des  appartemens  parisiens  :  elle  est 
longue  de  douze  mètres,  large  de  quatre,  haute  de  sept.  Une  pro- 
fonde alcôve  l'agrandit  encore,  ceinturée  par  trois  étages  de 
décors  :  des  mosaïques  jusqu'à  hauteur  d'homme,  où  le  bleu,  le 
noir,  le  vert,  s'estompent  sur  un  fond  glauque;  au-dessus,  des 
panneaux  en  plâtre  sculpté,  où  les  reliefs  dessinent  symétrique- 
ment des  fouillis  harmonieux,  que  rehaussent  des  teintes  vives  ; 
enfin,  des  peintures  compliquées,  où  les  imbroglios  géométriques, 
alternant  avec  les  tleurs,  atténuent  dans  le  demi-jour  l'opulence 
de  leurs  tons  chauds.  Le  plafond  de  ce  temple  somptueux  de 
l'amour  et  du  .sommeil,  à  qui  le  lit  Picot,  la  chaise  Archinard  et 
la  table  du  chef  de  poste  donnent  maintenant  un  aspect  monacal, 
disparait  sous  une  rosace  gigantesque,  labyrinthe  de  lignes  régur 
lières  que  l'œil  s'épuise  à  suivre  et  à  démêler  dans  leur  chatoie- 
ment de  couleurs.  Un  fronton  grandiose  couronne  cette  alcôve 
enguirlandée  par  des  versets  du  Coran  taillés  en  relief  sur  un 
fond  d'azur,  entre  des  dentelles  de  plâtre.  La  salle  tout  entière 
fait  d'ailleurs  une  monture  digne  de  cet  éblouissant  joyau. 
L'admiration  y  va  du  sol  recouvert  de  céramiques  savamment 
assorties,  aux  mosaïques  des  lambris,  aux  bandeaux  sculptés 
qui  encadrent  les  baies,  aux  grilles  en  fer  forgé  des  fenêtres,  aux 


PETITE    (.ARMSO>    MAROCAIPsE.  59 

motifs  d'ornement  des  volets,  au  fouillis  fantaisiste  et  patient  du 
cintre  de  la  porte,  des  larges  frises,  des  étroites  rosaces  par  où 
le  soleil  sème  sur  toute  cette  grâce  un  peu  mièvre  une  poussière 
d'améthystes  et  d'opales,  d'émeraudes  et  de  rubis.  Elle  se  fixe 
enfin  au  plafond  partagé  en  caissons  gigantesques  où  riiabileté 
du  décorateur  produit  des  effets  surprenans  :  les  tracés  géomé- 
triques se  sont  transformés  en  feuillages  et  en  fleurs  dont  une 
longue  tradition  a  sans  doute  fixé  les  contours,  mais  qu'une 
palette  riche  et  bien  composée  a  parés  de  fraîcheur  et  d'origina- 
lité. Deux  chambrettes  dissimulées  par  des  portes  qui  retiennent 
l'attention,  une  cuisine  et  une  office  vaste  comme  celles  de  Panta- 
gruel, des  cabinets  spacieux,  la  salle  de  bains,  le  hammam  com- 
plètent cette  luxueuse  demeure  où  le  touriste,  sans  effort,  rèvfr 
des  Mille  et  une  iSuits. 

Un  dédale  de  couloirs  que  fermaient  des  portes  bardées  de 
tôle  conduit  à  gauche  vers  l'appartement  des  femmes,  qui  sert 
aujourd'hui  de  caserne  aux  soldats  coloniaux.  Quatre  longues 
chambres,  que  protège  une  double  enceinte  déliantes  murailles, 
se  dissimulent  derrière  des  arcades  qui  entourent  une  tour 
carrée;  souvent  les  marsouins  y  trompent  leur  ennui  par  des 
impromptus  fantaisistes  où  revivent  les  souvenirs  de  la  Rue  du 
Caire  et  des  turqueries  de  Port-Saïd.  A  droite,  s'ouvrant  sur  un 
vestibule  où  les  sculptures  des  frises,  les  carreaux  blancs  et  verts 
du  sol  mettent  des  tonalités  gaies,  la  demeure  de  Si-Mohammed, 
l'ainé  des  fils  de  Si-Ahmed,  montre  ses  colonnes  légères,  ses 
boiseries  de  cèdre  et  de  thuya,  son  patio  remarquable  par  l'im- 
mense rosace  en  mosaïque  qui  dessine  un  tapis  somptueux,  la 
richesse  de  ses  lambris,  le  mystère  de  ses  recoins.  C'est  là  que 
Si-Mohammed  mourut  prématurément  de  sa  belle  mort,  après 
avoir  longtemps  tremblé  au  souvenir  des  scènes  qui  avaient 
épouvanté  sa  jeunesse  :  le  réseau  d'énormes  barres  de  fer  qu'il 
fit  sceller  sur  les  frises  du  patio  le  rassurait  à  peine  contre  les 
pillards  dont  il  redoutait  l'irruption  par  les  terrasses  de  la 
kasbah. 

Partout  ailleurs,  dans  les  colossales  constructions  entassées 
par  Si-Chafaï  et  que  ses  descendans  n'ont  pas  eu  le  temps  ou 
les  moyens  de  restaurer,  la  rage  des  révoltés  pendant  la  siba 
qui  suivit  la  mort  du  sultan  jMoulay-Ilassan  a  dépassé  le  van- 
dalisme de  nos  sans-culottes  pendant  la  Révolution.  Mais  les 
vestiges    qui  en   subsistent  laissent   une   impression  plus  vive 


GO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore  que    les  bàtimens  relevés  par  Si-Ahmed.  On   se   repré- 
sente sans  peine  les  beautés  delà  «  Koubba,  »  ou  maison  voûtée 
de  Si-Abbès;  celles  de  la  chambre  où  mourut  Si-Ghafaï,  dont  les 
murs  disparaissaient  littéralement  sous  les  mosaïques  et  sous  les 
sculptures  coloriées  ;  on  évoque  les  élégances  mièvres  des  cou- 
loirs couverts  de  terrasses,  éclairés  par  des  baies  aux  contours 
gracieux;  les    appartemens  où  les  femmes  caquetaient  dans  la 
pénombre  qui  estompait  les  teintes  vives  des  carrelages  et  des 
plafonds,  la  dentelle  éclatante  des  murs.  Les  rebelles  ont  anéanti 
les  chefs-d'œuvre  des    maîtres-maçons  de   Fez,  des   menuisiers 
de  Marrakech,   des  céramistes  de  Salé,   des  peintres    de   Casa- 
blanca.   Ils   ont  écrasé  les    sculptures,  abattu    les  colonnettesa 
rompu  les  arceaux,  descellé  les  mosaïques,  défoncé    les  cours, 
crevé  les  voûtes,  incendié  les  plafonds.  Ils  se  sont  vengés  des 
longues  années  de  rapines  sur  les  manifestations  du  luxe  créé 
par  l'injustice  et    l'avidité  de  leurs  seigneurs.   Les  Chafaï    ont 
ainsi  expié  leur  habileté  traditionnelle  à  faire  suer  les  burnous 
ou,  comme  on  dirait  en  France,  à  plumer  la  poule  sans  la  faire 
crier,  leurs   douros    amassés,    les  amendes   en  nature  qui  leur 
procuraient  les  matériaux  de  construction,  leur  solution  élégante 
du  problème  de  la  main-d'œuvr  '  gratuite  par  les  nombreux  jours 
de  prison  qui  punissaient  les  porcadilles  de  leurs  administrés. 
Pour  mieux  montrer  la  justice  de  leurs-représailles,  les  rebelles 
ont  respecté   la    mosquée  de  la   kasbah,  qui   étalait  ses  piliers 
trapus  et  ses  arcades  lourdes  au  pied  du  minaret  blanc  égayé  de 
faïences  vertes,  dont  la  terrasse  à  seize  mètres  de  hauteur  su|)- 
porte  aujourd'hui  un  poteau  télégraphique,  transformé  en  màt 
de  pavillon.    Ils  ont  laissé  intacte   la   demeure   sans  faste  que 
Si-Chafaï  s'était  bâtie  dans  les  premières  années  de  sa  richesse 
et  qui  abrita  plus  tard,  au  temps  de  l'opulence,  les  serviteurs  et 
les  cliens  du  puissant  caïd.  Ils  n'ont  pas  davantage  assouvi  leur 
fureur  sur   la   maisonnette  ancestrale  des  Chafaï,  qui    subsiste 
encore,  tapie  contre  la  mosquée,  et  qui,  flanquée  de  deux  ou  trois 
noualas,  devait    dresser  son   rez-de-chaussée  en  terre   dans  un 
enclos  limité  par  un  mur  de   pierres  sèches,   lorsque  Si-Chafaï 
était  simple  khalifa  des  Beni-Meskine.  Le  fondateur  de  la  kasbah 
aimait,  dit-on,  rêver  dans  cette  cahute  qui    lui   rappelait  l'hu- 
milité  de  ses  débuts.  Il   devait  être  fier  de  la  montrer  à    ses 
petits-fils  et  à  ses  hôtes,  écrasée  dans  l'enceinte  formidable  où 
évoluait  un  peuple  de  parasites  et  de  serviteurs,  comme  nos  j)ar- 


PETITE    GARNISOA    MAROCAINE.  61 

venus  quand  ils  commencent  leur  histoire  par   le  cliciié  tradi- 
tionnel sur  les  sabots  qu'ils  portaient  en  arrivant  à  Paris. 

Humble  cahute,  maison  vaste  et  confortable,  palais  somp- 
tueux, jalonnent  les  étapes  de  la  vie  publique  des  Chafaï.  L'his- 
toire de  la  famille  se  confond  ainsi  avec  celle  de  lakasbah.  C'est 
d'ailleurs  celle  de  tous  les  clans  féodaux  du  Maroc  :  ils  naissent 
dans  l'intrigue,  grandissent  dans  la  tyrannie,  sombrent  dans  la 
disgrâce  des  souverains  ou  la  révolte  des  administrés.  Aujour- 
d'hui, le  petit-fils  de  Si-Chafaï,  qui  fut  lui  aussi  caïd  des  Beni- 
Meskine  après  son  père  Si-Ahmed,  est  exilé  à  Marrakech.  Les 
champs,  les  jardins  de  Bou-Gendouz  et  de  Tiferdiouine  lui  sont 
disputés  par  d'innombrables  collatéraux,  et  la  kasbah,  reven- 
diquée par  le  Maghzen,  abrite  depuis  deux  ans  1'  «  arrière-garde 
tactique  »  des  troupes  débarquées  au  Maroc. 

Ce  déploiement  de  forces  y  subissait,  d'ailleurs,  les  caprices 
des   circonstances.    La  «   colonne   d'observation   »  stationnée   à 
Guicer,  le  bataillon,  la  batterie  et  l'escadron  de  l'a  arrière-garde 
tactique  »  s'étaient  volatilisés  dans  les  groupemens  hétéroclites 
que   le  général  Moinier  conduisait  à   Fez,  dans  les  postes  qui 
protégeaient  les  communications  entre  la  capitale   et  l'Océan. 
Mais  on  n'avait  jamais  cessé   d'occuper    Dar-Chafaï,   que    l'on 
croyait  toujours    exposé   à  quelque    retour  offensif  des  Tadla. 
C'était  exagérer   la  valeur    combative  de  ces  guerriers,  et  l'on 
pouvait  attribuer  au  «  mirage  africain  »  la  nature  et  la  durée  de 
l'impression  causée   chez  nous  par  les   résultats  de   la  colonne 
Aubert.  Dans  ce  pays  où  quelques  tués,  une  dizaine  de  blessés 
pour  un  effectif  de  trois  mille  combattans  font  qualifier  toute  ren- 
contre de  «  sanglant  combat,  »  on  oubliait  qu'un  millier  d'hommes 
avait  poussé  une  pointe  de  cent  cinquante  kilomètres  dans  le 
pays  des  Tadla,  fait  sauter  pour  l'exemple  la  porte  de  leur  kasbah 
principale,  passé  sur  le  corps  de  tous  les  guerriers  confédérés 
qui  voulaient   barrer  la  route  du  retour,  pour  ne  se  souvenir 
que  des  20  tués  et  des  60  blessés  dont  le  commandant  Aubert 
avait  payé  son  exploit.  Ces  pertes  semblaient  colossales  aux  libé- 
rateurs de  Fez,  aux  vainqueurs  de  Bahlil  et  de  Meknès.   Elles 
paraient  d'une  auréole  d'invincibilité  les  guerriers  sans  cohésion 
et  mal  armés  que   notre  victoire  sans  lendemain  transformait 
en  triomphateurs.  Les  effectifs  qu'on  estimait  nécessaires  pour 
réduire   leur  siba  chronique  semblaient   si  considérables,  que 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDESt 

l'expansion  de  notre  influence  dans  la  vallée  de  l'Oum-es-Rbia 
était  remise  à  une  date  indéterminée.  Les  notables  prévoyans 
qui  manifestaient,  dans  les  tribus  Tadla,  leurs  sympathies  pour 
nous,  étaient  abandonnés  sans  protection  aux  vengeances  de  nos 
ennemis.  Ceux-ci,  encouragés  par  notre  inertie,  proclamaient 
que  leur  territoire  serait  notre  tombeau  ;  ils  menaçaient  d'un 
pillage  général  lesBeni-Meskine  qui  avaient  accepté  une  tutelle 
déshonorante,  dont  le  poste  de  Dar-Ghafaï  était  le  témoignage. 
Ainsi,  depuis  deux  ans,  les  Tadla  défiaient  notre  oiï'ensive,  et 
nous  attendions  leur  attaque.  Et  le  touriste,  à  qui  la  situation 
des  deux  partis  était  expliquée,  ne  manquait  pas  de  la  comparer 
à  celle  des  deux  écoliers  qui  vont  vider  un  différend  :  ((  Tu  vois 
la  paille  que  je  mets  sur  mon  épaule .^^  touches-y  si  tu  oses!  — 
Je  la  toucherai,  si  je  veux  !  —  Eh  bien  !  touche-la  !  —  Oui,  quand 
je  voudrai!  je  ne  te  crains  pas!  »  La  discussion  continuerait, 
interminable,  si  quelque  camarade  impatienté  ne  poussait  l'un 
contre  l'autre  les  adversaires,  que  cette  intervention  décide  à  se 
prendre  aux  cheveux. 

L'intervention  se  produira  tôt  ou  tard,  sous  une  forme  inat- 
tendue. D'ailleurs,  le  résultat  du  contlit  n'est  pas  douteux.  Si 
nous  savons  agir  sur  la  cupidité,  la  vanité  sans  bornes  des  Maro- 
cains, gagner  de  proche  en  proche  des  partisans,  pratiquer  la 
politique  facile  de  la  division,  apprécier  justement  la  valeur  des 
irréductibles,  allier  la  force  à  la  mobilité,  agir  comme  auTonkin, 
au  Soudan,  à  Madagascar,  au  Ouadaï,  nous  verrons  que  les  Tadla, 
pareils  à  toutes  les  grandes  tribus  marocaines,  sont  plus  terribles 
de  loin  que  de  près.  Peut-être  nous  opposeront-ils,  pour  sauver 
l'honneur,  une  résistance  plus  bruyante  qu'efficace,  et  mobili- 
seront-ils tous  leurs  guerriers  dans  une  impressionnante  coali- 
tion. Nous  devons  souhaiter  cette  attitude  au  lieu  de  la  redouter, 
car  elle  démontrerait  d'un  seul  coup  la  supériorité  de  nos  armes 
dans  une  rencontre  qui  sera  le  prologue  indispensable  à  la 
«  tache  d'huile  »  des  organisateurs. 

Les  premiers  occupans  de  Dar-Chafai  ne  devaient  pas  avoir 
un  tel  optimisme.  Ils  avaient  machiné  la  kasbah  pour  une 
lutte  désespérée  contre  des  assaillans  impétueux.  Les  remparts 
étaient  couverts  d'abris,  où  de  nombreuses  sentinelles  avaient 
monté  une  garde  vigilante  ;  les  murs  des  bàtimens,  percés  comme 
des  écumoires  par  les  créneaux  d'infanterie,  par  les  portes  des 
lignes  de  communications   intérieures,  étaient  prêts  à  cracher 


PETITE    GARMSON    MAROCAINE.  63 

la  mort  dans  les  cours  et  dans  les  couloirs.  On  sentait  qu'une 
intelligence  méticuleuse  avait  étudié  toutes  les  hypothèses  d'un 
assaut  brusqué;  on  devinait  que  toutes  les  préoccupations  du 
bien-être  s'étaient  elîacées  devant  la  prudence  avertie  du  guerrier. 
Des  parapets  de  moellons  dessinaient  de  vastes  places  d'armes 
autour  de  l'enceinte;  chaque  pan  de  mur  cachait  un  piège;  des 
barricades  transformaient  en  culs-de-sac  les  dédales  des  chemins 
de  ronde  ;  des  banquettes  colossales  pour  deux  rangs  de  tireurs 
montaient  jusqu'au  faite  des  murailles,  et  des  meurtrières  mena- 
çantes surveillaient  les  moindres  recoins.  Mais  l'ingéniosité  des 
((  commandans  d'armes  )>  ne  s'était  appliquée  qu'à  ces  prépara- 
tifs belliqueux.  Elle  avait  dédaigné,  comme  une  concession  au 
confortable  indigne  des  vieux  durs-à-cuire  africains,  les  res- 
sources que  le  Service  du  Génie  procurait,  avec  une  générosité 
relative,  pour  l'amélioration  des  casernemens.  Chefs  et  soldats 
savaient  qu'ils  vivaient  en  nomades,  qu'un  ordre  inopiné  pou- 
vait les  envoyer  plus  loin,  vers  le  Nord,  sur  les  confins  de  la 
Ghaouïa,  sur  la  route  de  Fez,  pour  y  remplacer  des  garnisons 
affligées  de  la  même  instabilité.  La  passion  du  changement,  qui 
semblait  animer  l'État-major,  ballottait  ainsi  les  troupes,  comme 
si  l'autorité  suprême  voulait  faire  visiter  successivement  à  cha- 
cun toutes  les  régions  du  Maroc.  Cet  incessant  chassé-croisé, 
qu'r^.jgravait  le  fatalisme  ambiant,  expliquait  la  misère  de 
poSjyji  où  des  militaires  plus  stables,  comme  dans  nos  lointaines 
coljçj^  es,  auraient  habilement  combiné  la  main-d'œuvre  des 
ipj'j^j-j^es  avec  l'esprit  inventif  des  Européens^ 

de  pic^^^  deux  ans  que  les  détachemens  hétéroclites  se  rempla- 
ç  tugux  ,Dar-Ghafaï,  un  prélart  éphémère  et  coûteux  servait  de 
i  etclf>'''T^^  boulangerie;  nul  lavabo  n'invitait  les  soldats  aux 
S\  ^^ •  .çientaires  de  la  propreté  corporelle;  les  paillasses  éten- 
du ^5,%*^  <i  sol  exposaient  les  dormeurs  aux  morsures  des  rats, 
aux  ^^^  >s  des  serpens,  aux  piqûres  des  scorpions,  qui  pullu- 
laient u  Jes  vieux  murs;  à  trois  kilomètres  de  la  kasbah,  près 
d  ,,'n  pui?  ^eu  profond,  quelques  pierres  plates  enfouies  dans 
une, vase  iia^ïcte,  d'où  montait  la  fièvre,  représentaient  le  lavoir. 
Des  trois  puits,  profonds  de  trente  mètres,  qui  alimentaient  la 
kasbah  au  temps  des  Chafai,  un  seul  pouvait  être  utilisé  par  la 
garnison.  Et  ce  puits,  lui-même,  attestait  une  routinière  insou- 
ciance. Jadis,  avant  la  révolte  des  Beni-Meskine,  une  énorme 
noria,  mue  par  un  chameau,  faisait  circuler  dans  une  canalisa- 


64  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lion  savante  l'eau  qui  emplissait  les  réservoirs,  égayait  les 
vasques  de  marbre  et  les  bassins  de  mosaïque,  scintillait  dans 
les  abreuvoirs.  jMais  nos  guerriers  n'avai(!nt  pas  réparé  cette 
mécanique,  dont  les  débris  gisaient  dans  les  décombres  des  murs 
éboulés.  Un  trépied  branlant  soutenait  aujourd'bui  une  poulie 
grinçante,  où  courait  un  câble  tiré  par  un  mulet  pensif;  du  fond 
du  puits  un  sac  en  toile  montait,  et  quatre  liommes  le  vidaient 
sans  liàte  dans  les  récipiens  de  t«jle  qui  renfermaient  la  [irovi- 
sion  journalière  de  la  garnison. 

Cette  installation  sommaire  datait  du  temps  où,  les  yeux 
sans  cesse  lixés  vers  le  pays  des  terribles  Tadla,  1)00  soldats 
et  ^JO  officiers  habitaient  la  kasbah.  Lch  chevaux  d'une  batterie 
et  d'un  escadron,  les  mulets  du  train,  s'étaient  tour  ;i  tour  désal- 
térés, comme  ils  avaient  pu,  sous  la  protection  d'une  Iroupe  en 
armes,  aux  puits  de  liou-(jiendfMiz  éloignés  d(i  Irois  kilomètres. 
Ils  s'étaient  succédé  autour  d'une  bâche  d'arrnba,  de  (juolques 
auges  creusées  dans  des  trous  d(!  tamarins,  (!l  la  journée  suffi- 
sait à  peine  aux  séances  d'abreuvoir,  (cependant,  i*;  bassin  et  le 
puits  d'une  noria  se  voyaient  encore  au  milieu  des  orangei's  et 
d<is  oliviers  mutilés  du  jardin  qu'elle  arrosait  autrefois.  Avec 
quel(]U(;s  centaines  d(!  francs,  et  moins  d'indilTérence,  on  aurait 
ramen(''  les  fruits  et  les  lleui's,  on  aurait  remplacé  le  cloaque 
du  lavctir,  ses  auges  vétustés,  par  des  aménagemens  plus  d'*i;nes 
de  nous.  Et  les  indigènes,  qui  nous  jugeaient  sur  la  compai*"*  son 
du  })résent  et  du  passé,  nous  considéraient  comme  des  ba^  *.  r^s 
ignoriins  et  prétentieux.  ^^ 

Peu  à  peu,  l'eiîectif  de  la  garnison  avait  diminué.  V  '^!  ,'^'^- 

ton  d(!  mai-souins,  un    (b'îlachenKMit  du  3'^  goiim,  (pielq!  ■^- 

.  .  11  1         11'  -  I    »  ■  sauver, 

glots,  y  rej>resentai(!nt  maintenant  1  «  arriere-gardc  l;u      ^        -) 

Préservés,  j)ar  leur  éloignement,  de  la  fièvre  qui  animait  vers  'w. 
Nord  les  colonnes  circulaires  dont  les  <(  quolidieiis  (d'ficieis  » 
annonçaient  les  expdoits  ;  disj)ensés,  par  leur  laibh;  nombre,  des 
conceptions  subtiles  et  des  dispositifs  savans  dans  le  cas  d'une 
alerte  im})n''viie,  l(;s  coloniaux  s'appliquaient  d'aboi-d  à  ren«^^e 
habitable  leur  maison.  Avec  une  ))atience  d(!  fourmis,  ils  re(  j.  i- 
mençaient  à  Dar-(^hafaï  des  travaux  inteirompus  ailleurs  par 
leurs  changcmens  successifs  de  résidence,  et  dont  une  longue 
pratique  de  la  vie  outre-mer  leur  avait  api)ris  l'utilité.  Ils 
savaient  que  les  privations  bénévoles  sont,  pour  le  soldat  euro- 
péen aux  colonies,  une  cause  efficace  de  misère  ithysiologiqu*"* 


PETITE    GARNISON    MAROCAINE.  63 

et  (le  morl  ;  ils  considéraient  le  confortable  comme  un  remède 
plus  souverain  que  la  (juinine  préventive  et  les  vaccins  les  moins 
discutés.  L'autorité  suprême,  avertie  par  la  dure  expérience  de 
l'année  précédente,  avait  invité  le  Génie  à  se  montrer  généreux. 
Les  matériaux  affluaient,  ctiarriés  depuis  Casablanca  par  des 
arrabas  grinçantes  qui  transportaient  les  planches  et  les  che- 
vrons, les  tôles  ondulées  et  la  quincaillerie,  les  barils  de  ciment 
et  les  outils,  dont  s'enflaient  les  statistiques  du  commerce  et 
les  chiffres  du  mouvement  des  ports.  Les  troupiers,  joyeux 
d'échapper  à  la  mouture  des  <(  tableaux  de  service  »  et  des  «  pro- 
gressions de  l'instruction  )>  où  se  brise  en  peu  d'années  le  res- 
sort de  l'activité  militaire,  montraient  dans  tous  les  métiers  de 
réelles  capacités  professionnelles  ou  des  vocations  insoupçonnées. 
Tels,  que  leurs  chefs  ne  jugeaient  propres  à  rien,  se  révélaient 
aptes  à  tout.  D'autres  maniaient  avec  aisance  les  outils  qu'ils 
avaient  jadis  abandonnés  dans  un  accès  de  découragement,  une 
époque  de  chômage,  une  crise  d'humeur  vagabonde,  pour 
endosser  la  vareuse  du  marsouin,  avoir  une  retraite,  et  courir 
l'univers;  ils  chantaient  en  brandissant  la  truelle  du  maçon  ou 
le  rabot  du  menuisier,  la  pioche  du  mineur  ou  la  lime  de 
l'ouvrier  d'art.  Au  loin,  dans  la  campagne,  un  caporal  trans- 
formé en  maitre-chaufournier  surveillait,  d'un  œil  vigilant,  les 
fournées  de  plâtre  et  de  chaux  qui  feraient  disparaître  la  crasse 
des  enduits,  les  blessures  béantes  des  murs.  A  Bou-Gendouz, 
d'anciens  ouvriers  du  bâtiment  dressaient  avec  amour  les  arêtes 
de  pierre  d'un  lavoir  et  d'un  abreuvoir  qu'une  pompe,  don  fas- 
tueux de  la  direction  du  Génie,  emplirait  d'une  eau  abondante 
et  claire  ;  des  jardiniers  traçaient  allées  et  plates-bandes  dans  le 
vallon  rocailleux  qu'un  arrosage  régulier,  désormais  possible, 
métamorphoserait  en  jardin  potager.  Dans  la  kasbah,  une 
équipe  de  menuisiers  façonnait  avec  une  activité  fébrile  des 
tables  et  des  bancs  ;  elle  assemblait  les  fils  de  fer  et  les  chevrons 
en  châlits  rudimentaires  qui,  recouverts  des  paillasses  adminis- 
tratives, donneraient  l'illusion  de  sommiers  moelleux  ;  des 
apprentis  pleins  de  zèle  édifiaient  un  lavabo  sous  la  direction 
d'un  sous-officier  adroit  ;  d'anciens  peintres,  sculpteurs,  électri- 
ciens et  ferblantiers,  bouchaient  les  crevasses,  consolidaient  les 
portes,  s'inspiraient  du  style  oriental  pour  transformer  en 
fenêtres  élégantes  les  baies  informes  dont  leurs  prédécesseurs 
avaient  troué  les  murs.  Ils  promenaient  partout  la  tête  de  loup, 

TOME   X.  —  1912.  5 


66,  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  pinceau  et  le  racloir  ;  sous  leurs  mains  diligentes,  les  loge- 
mens  miséreux  prenaient  un  aspect  confortable  et  coquet.  Les 
plus  maladroits  rendaient  leur  blancheur  primitive  aux  vesti- 
bules et  aux  couloirs;  ils  badigeonnaient  la  mosquée,  changée 
en  réfectoire  et  en  salle  de  réunion  ornée  de  cartes  et  de  gra- 
vures, où  l'on  voyait  en  belle  place  le  tableau  d'honneur  de  la 
compagnie.  Un  dessinateur-ornemaniste  y  avait  inscrit  avec  un 
soin  pieux  les  noms  des  camarades  tués  ou  blessés  à  l'ennemi 
pendant  la  campagne  précédente,  et  de  ceux  qui,  moins  heureux, 
étaient  morts  sans  gloire  dans  les  hôpitaux. 

Ainsi,  une  vaste  école  d'Arts  et  Métiers  bourdonnait  dans  la 
kasbah.  Mais  les  occupations  manuelles  ne  faisaient  pas  oublier 
l'entraînement  guerrier.  Deux  ou  trois  fois  par  semaine,  on 
lâchait  les  outils  pour  le  fusil,  et  les  épaules  reprenaient  contact 
avec  le  sac  chargé.  Ces  prises  d'armes,  d'ailleurs,  n'inspiraient 
plus  l'esprit  inventif  des  carottiers.  Les  jarrets  cotonneux  et  les 
poumons  en  soufflets  de  forge  de  leurs  débuts  au  Maroc  leur 
laissaient  un  cuisant  souvenir;  ils  ne  voulaient  pas  s'exposer, 
par  leur  paresse,  à  revivre  ces  jours  douloureux.  Les  soldats  qui 
étaient  en  France,  aux  jours  traditionnels  des  marches  mili- 
taires, les  cliens  perse vérans  du  médecin,  se  montraient  les 
plus  empressés  à  pousser  les  cailloux  sur  les  pistes  des  envi- 
rons. Et  les  ofllciers  admiraient  chaque  fois,  au  moment  du 
départ  matinal,  la  page  blanche  du  «  cahier  de  visite,  »  et  les 
rangs  au  complet. 

On  ne  s'évertuait  pas  à  combiner,  pour  ces  sorties  utilitaires, 
de  mystérieux  thèmes  tactiques  et  d'inédits  ((  cas  concrets.  »  Les 
gradés  étaient  déjà  rompus  à  la  routine  des  évolutions,  comme 
aux  imprévus  du  service  en  campagne  ;  le  galon  de  rengagé  sou- 
lignait toutes  les  manches  des  soldats,  et  le  détachement  était 
lier  du  nombre  de  ses  hns  tireurs.  Il  sufiisait  donc  de  maintenir 
intactes  la  résistance  à  la  fatigue  et  l'aptitude  à  la  marche,  qui 
.s'étaient  développées  pendant  les  courses  vers  Fez  et  vers 
Meknès,  et  pendant  le  retour  en  Chaouïa.  L'éventualité,  toujours 
immédiate  et  toujours  diiïérée,  d'une  nouvelle  entrée  en  cam- 
pagne était  d'ailleurs  un  énergique  excitant  :  les  coteaux  et  les 
vallons  s{!  nivelaient  sous  les  ]>ieds  légers;  une  excursion  de 
trente  kilomètres  ne  méritait  plus  les  honneurs  de  la  grande 
halte  et  le  viatique  du  repas  froid. 


PETITE    (.ARMSOX    MAROCAINE.  67 

Mais,  de  temps  à  autre,  ces  marcties  stériles  s'exécutaient 
avec  solennité.  Comme  en  France,  des  manœuvres  à  double  action , 
oi^i  l'ennemi  était  <(  représenté,  »  assuraient  la  liaison  des  armes 
et  mobilisaient  toutes  les  forces  disponibles  de  la  petite  garnison. 
Le  détachement  de  (Juicer  fournissait  invariablement  le  parti  de 
rebelles  ou  de  pillards,  dont  un  émissaire  diligent  aurait  dénoncé 
la  présence  dans  quelque  douar  où  ils  commettaient,  en  prin- 
cipe, les  déprédations  d'usage.  Dar-Chafaï  expédiait  aussitôt  ses 
marsouins  et  ses  goumiers  qui  s'efforçaient  d'exécuter  des 
variantes  sur  le  thème  connu  :  surprendre  l'ennemi,  l'obliger  à 
la  retraite,  ou  le  capturer.  Ces  divertissemens  inoffensifs  main- 
tenaient la  troupe  en  haleine.  Ils  développaient  en  outre,  entre 
les  marsouins  et  les  goumiers,  l'estime  réciproque  et  la  camara- 
derie militaire  qui  s'étaient  ébauchées,  l'année  précédente,  sur 
les  routes  de  Fez,  de  Bahlil  et  de  Meknès. 

Les  coloniaux  reconnaissaient  «  leur  manière  »  dans  l'orga- 
nisation des  goums  de  Chaouïa.  Ils  en  louaient  l'absence  de 
l'ordinaire,  le  néant  de  la  literie  et  des  chaussures,  la  simplicité 
des  écritures,  la  légèreté  de  l'équipement.  Ils  convenaient  qile, 
si  les  Marocains  pouvaient  éviter  le  moule  où  les  tirailleurs 
algériens  s'étaient  trop  européanisés,  les  goums  représenteraient 
le  type  idéal  des  troupes  indigènes.  Formés  en  corps  indépen- 
dans,  de  ioO  à  200  hommes,  dont  un  quart  de  cavaliers,  ils 
doivent  à  leur  caractère  mixte  une  extraordinaire  mobilité.  Lo 
recrutemeut,  effectué  sous  la  garantie  matérielle  et  morale  des 
douars,  ne  place  dans  leurs  rangs  que  des  sujets  honorables  el 
connus.  Leurs  instructeurs  sont  nombreux  et  choisis  avec  soin  : 
dans  chaque  goum,  trois  officiers  d'infanterie,  un  de  cavalerie, 
un  médecin,  que  secondent  plusieurs  sous-officiers  aidés  par 
une  dizaine  de  tirailleurs  algériens,  forment  un  cadre  solide 
autant  qu'expérimenté.  Ils  sont  en  effet  recrutés  dans  les  régi- 
mens  du  19^  corps,  et  possèdent  tous  une  connaissance  suffi- 
sante de  la  langue  arabe  et  des  usages  musulmans.  Le  problème 
de  la  spécialisation  est  ainsi  résolu  d'une  manière  plus  ration- 
nelle que  chez  les  coloniaux,  où  les  officiers  et  sous-officiers  des 
troupes  indigènes  sont  souvent  désignés  au  hasard  (1).  Grâce  à 

(1)  Un  officier  de  ma  connaissance,  titulaire  du  brevet  supérieur  de  langue 
annamite,  qui,  à  l'approche  de  son  tour  de  départ,  avait  demandé  son  affectation 
en  Indo-Gliine,  fut  désigné  pour  le  Zinder.  11  protesta,  et  les  conséquences  de  sa 
réclamation  le  firent  échouer  à  Madagascar. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  préparation  indispensable,  les  chefs  de  goums  savent  se 
garder  d'une  ingérence  tatillonne  dans  les  actes  extra-militaires 
de  leurs  soldats.  En  garnison,  les  goumiers  vivent  à  leur  guise, 
habitent  en  famille  au  dehors  des  camps.  Lorsqu'ils  ont  terminé 
leur  service  journalier,  ils  laissent  dans  la  salle  d'armes  leur 
fusil,  leurs  cartouches  et  leur  équipement,  et  sont  libres  jus- 
qu'au lendemain.  En  colonne,  ils  sont  soumis  par  nécessité  aux 
règles  ordinaires  de  discipline  et  d'alimentation  des  troupes  en 
marche.  C'est  d'ailleurs  ainsi  que  vivent  les  tirailleurs  indigènes 
dans  toutes  nos  possessions,  l'Algérie  exceptée.  La  formule  dut 
sembler  bonne  au  commandant  Simon,  un  vieil  Africain  cepen- 
dant, puisqu'il  l'adopta  pour  les  goums  marocains  dont  il  est  le 
fondateur.  Sans  doute,  des  chefs  épris  de  tradition  et  d'unifor- 
mité s'otfusquent  à  la  pensée  que  des  troupes  régulières  peuvent 
exister  sans  chambrées,  sans  lits,  sans  paquetages  corrects, 
sans  bonis  d'ordinaire,  sans  permissions  de  dix  heures  ou  de  la 
nuit,  sans  contre-appels,  sans  éducation  civique  et  sans  mutua- 
lité. Mais  c'est  précisément  pour  protester  contre  une  régulari- 
sation intempestive,  on  tout  au  moins  prématurée,  que  l'armée 
chérifienne  de  nouvelle  formation  s'est  révoltée  en  massacrant 
la  plupart  de  ses  chefs.  Les  anciens  tabors  de  la  mehallah  impé- 
riale, organisés  par  le  commandant  Mangin  sur  le  même  type 
que  les  goums,  avaient  au  contraire  fait  honorablement  leur 
devoir,  pendant  les  opérations  militaires  qui  précédèrent  et 
suivirent  notre  intervention  au  Maroc. 

L'apparition  des  goumiers  et  des  marsouins  aux  abords  des 
douars  qu'ils  venaient  symboliquement  délivrer,  attirait  sur  le 
champ  de  bataille  une  foule  d'indigènes  loquaces  et  curieux. 
Les  détonations  aussi  bruyantes  qu' in  offensives  des  cartouches 
à  blanc  ajoutaient  à  l'éclat  de  ces  démonstrations  guerrières, 
et  les  indigènes  admiraient  sans  réserves  les  manœuvres  de  la 
troupe,  le  rythme  des  coups  de  feu  qui  leur  représentaient  les 
épisodes  bien  réglés  d'énigmatiques  fantasias.  Puis,  à  la  tin  de 
la  bataille,  quand  le  directeur  de  la  manœuvre  avait  abondam- 
ment répandu  l'eau  bénite  de  la  «  critique  »  traditionnelle  sur 
leurs  chefs,  les  deux  partis  fraternisaient.  Autour  des  fontaines, 
à  l'ombre  des  arbres,  on  consommait  le  repas  froid,  tandis  que 
les  notables  apportaient  aux  officiers  le  cousscouss  de  l'hospi- 
talité. Inquiets,  sans  le  paraître,  d'un  tel  déploiement  de  forces, 
ils  questionnaient  avec  astuce,  et  leur  physionomie  s'illuminait 


PETITE    r.ARMSON    MAROCAINE.  611 

quand  ils  apprenaient  la  signification  utilitaire  de  cet  appareil 
belliqueux.  Ils  remerciaient  le  Seigneur  de  leur  avoir  donné  des 
protecteurs  intrépides  qui  éloignaient  de  leurs  douars  le  spectre 
de  la  razzia.  Mais  les  officiers,  en  commentant  le  dernier  «  quo- 
tidien »  qui  relatait  les  combats  journaliers  entre  les  troupes 
du  Nord  et  les  tribus  dissidentes,  se  désolaient  d'être  en  cam- 
pagne de  guerre  pour  brûler  des  cartouches  à  blanc. 

Travaux  d'installation,  simulacres  guerriers,  ne  chassaient 
pas  l'ennui  de  cette  garnison  paisible.  Les  militaires  n'y  ris- 
quaient pas  de  perdre  leur  ardeur  combative  dans  les  délices 
d'une  (Japoue  marocaine,  et  les  loisirs  prévus  dans  le  «  tableau 
de  service  »  les  laissaient  désemparés.  Ils  vaguaient  sans  entrain 
dans  le  village,  et  les  rites  de  leurs  passe-temps  se  déroulaient 
sans  imprévu.  Les  notes  alertes  de  la  retraite  ne  précipitaient 
pas  vers  la  kasbah  des  soldats  essoufflés,  et  les  fenêtres  des 
chambrées  étaient  noires  bien  avant  la  plainte  de  l'extinction 
des  feux.  Comme  des  chevaux  de  manège,  ils  tournaient  dans 
une  piste  invariable  que  jalonnaient  le  fouillis  vermineux  du 
mellah,  les  noualas  boiteuses  du  douar  de  Gythère  et  les  cahutes 
des  '(  bistrots.  » 

Au  mellah  de  Dar-Chafaï,  la  politesse  obséquieuse  des 
hommes,  les  costumes  clairs  et  l'empâtement  des  femmes,  le 
grouillement  des  enfans,  rappellent  seuls  les  riches  quartiers 
juifs  de  Casablanca,  de  Rabat,  de  Fez  ou  de  Meknès.  On  n'y 
voit  point  de  magasins  profonds  et  sombres,  bondés  de  mar- 
chandises hétéroclites.  ;  ni  de  maisons  rendues  avenantes  par  la 
traditionnelle  peinture  bleue,  les  balcons  en  fer,  les  fenêtres 
finement  grillagées  ;  ni  de  jeunes  gens  arrogans  et  souples  dans 
leur  costume  européen,  préparés  à  leurs  nouvelles  destinées  par 
les  écoles  de  l'Alliance  Israélite.  Comme  tous  les  mellahs  ruraux 
en  pays  musulman,  il  n'abrite  que  de  pauvres  hères.  Leurs 
cabanes  bâties  de.guingois  avec  des  cailloux  et  de  la  terre,  leurs 
noualas  noircies  par  le  temps,  sont  tapies  contre  la  kasbah 
dont  les  seigneurs,  qui  les  rançonnaient,  les  protégeaient  jadis 
contre  les  pillards.  Chacun  de  ces  taudis  est  un  capharnaum  de 
choses  malpropres  et  misérables  sur  lesquelles  s'exerce  le  génie 
mercantile  de  la  race  :  laine  de  moutons,  poils  de  chameaux  et 
de  chèvres,  peaux  de  bœufs,  qui  seront  vendus  à  Casablanca, 
boites  de  conserves   vides,  touques  de  pétroles  disloquées,   que 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  artisans  transforment  en  ustensiles  grossiers.  Pendant  le 
jour,  presque  tous  les  iiommes  sont  absens.  Ils  ont  quitté  le 
mellah  dès  l'aurore,  et,  conduisant  leurs  petits  ânes  maigres  qui 
trottinent  légèrement  sur  les  pistes,  ils  ont  franchi  des  lieues 
pour  livrer  d'âpres  batailles  sur  des  trocs  sans  ampleur.  Ils 
reviennent  le  soir  pour  repartir  le  lendemain,  et  les  indigènes 
qui  les  méprisent  ne  peuvent  se  passer  d'eux.  Dans  les  cases 
obscures  et  fraîches,  les  femmes  et  les  artisans  occuj)ent  leur 
activité  de  fourmis.  Autour  des  puits,  les  enfans  aux  traits  fins, 
aux  yeux  immenses,  crispent  leurs  petites  mains  sur  la  rude 
corde  qui  remonte  la  peau  de  bouc  :  affairés  et  silencieux,  ils 
tirent  à  grandes  brassées  et  leur  liàte  convulsive  fait  heurter, 
contre  les  étroites  parois,  le  rustique  récipient  qui  arrive  presque 
vide  à  l'orifice  du  puits.  Des  mères  françaises  s'évanouiraient 
de  frayeur  à  la  vue  de  ces  gosses  ainsi  penchés  sur  l'ouverture 
béante,  que  n'entoure  aucune  margelle,  et  dont  le  fond,  à  trente 
mètres  du  sol,  disparait  dans  le  noir. 

Economes  et  timides,  ces  Juifs  ruraux  vivent  paisibles  à 
l'ombre  de  la  kasbah.  Ainsi,  au  Maroc,  tout  caïd  puissant  est  le 
patron  d'une  petite  colonie  qu'il  pressure  en  temps  de  gène  et 
qui  exploite  la  foule  de  ses  cliens  et  de  ses  serviteurs.  Mais, 
accrochée  aux  résidences  des  grandes  familles,  elle  en  partage 
les  vicissitudes  :  les  Juifs  sont  les  premières  victimes  des  pil- 
lards qu'engendre  la  siba.  Ils  y  sont  d'ailleurs  accoutumés,  et 
les  reprises  sociales  ne  les  laissent  pas  découragés.  Ils  recom- 
mencent leur  course  lente  vers  une  aisance  qu'ils  atteignent 
rarement,  car  une  catastrophe  nouvelle  anéantit  quelques  années 
plus  tard  les  résultats  de  leur  adresse  et  de  leur  ténacité.  On 
comprend  donc  que,  même  dans  les  postes  où  notre  présence 
leur  assure  une  paix  durable  et  des  trafics  avantageux,  ils  ne 
soient  pas  fixés  pour  toujours  au  mellah  qui  les  a  vus  naître. 
Dès  qu'une  affaire  longtemps  étudiée  leur  assure  des  bénéfices" 
inattendus,  ils  vont  ouvrir  boutique  à  la  ville,  où  les  spécula- 
tions s'otîrent  nombreuses  à  leur  esprit  inventif,  où  les  profits 
sont  plus  sûrs  et  plus  grands.  Et  tel  qui  naquit  dans  une  nouala, 
terminera  ses  jours  dans  une  luxueuse  maison  de  Casablanca 
ou  de  Tanger,  tandis  que  son  fils  comptera  déj<à  jiarmi  les  per- 
sonnalités «  éminemment  parisiennes  »  de  la  finance  ou  du 
boulevard. 

En  face  du  mellah,  quelques  huttes  de  paille  montrent  leur 


PETITE    GARMSO>    MAROCAINE.  71 

toit  pointu  au-des,sus  d'un  mur  en  pierres  sèches  que  garde  un 
caporal.  Des  formes  onduleuseset  bIancties,enveloppe'es  de  voiles 
souples  et  llottans,  apparaissent  à  l'entrée  de  ce  petit  village  : 
des  dessous  nux  couleurs  vives  caressent  les  pieds  nus  qui  jouent 
avec  les  babouches  jaunes  ;  des  yeux  noirs  dévorent  les  faces 
flétries,  marquées  de  fins  tatouages  ;  de  lourds  anneaux  d'argent 
distendent  les  oreilles  sales  ;  des  colliers  de  verroteries  des- 
cendent en  cascades  sur  les  poitrines  dont  le  flou  du  vêtement 
ne  déguise  pas  les  profils  fatigués.  Ce  sont  les  prêtresses  de 
Cythère,  qu'une  autorité  prévoyante  confine  dans  «  le  douar 
réservé.  »  Elles  y  célèbrent  les  rites  d'amour  qui  séduisent  les 
jeunes  hommes,  mais  leurs  temples  n'ont  pas  l'élégance  des 
«  maisons  d'illusion  »  dont  nous  parla  M.  Maurice  Talmeyr.  Un 
faune  maigre,  philosophe  et  discret,  veille  sur  ces  nymphes  sans 
grâce,  que  la  nostalgie  et  l'habitude  parent  de  charmes  capiteux. 
Des  soldats  arrivent;  ils  plaisantent,  complimentent,  font  la 
roue,  essaient  le  pouvoir  des  mots  arabes  qu'ils  écoichent  dans 
un  sabir  expressif.  Des  groupes  se  forment  dans  les  nonalas 
obscures  et  puantes,  le  thé  à  la  menthe  circule  ;  mais  les  filles 
du  désert,  malgré  leur  courtoisie  professionnelle,  sont  indiffé- 
rentes aux  propos  galans  des  Roumis.  Elles  en  riront  demain  avec 
les  hommes  de  leur  race,  les  goumiers  triomphans  qu'elles  aiment 
et  qu'elles  admirent,  qui  les  battent  et  se  ruinent  pour  elles,  et 
que  le  gradé  de  service  consigne  au  dehors,  pour  éviter  les  rixes, 
quand  ils  oublient  les  dates  réglementaires  des  ébats  permis. 

La  soirée  s'achève  sous  la  lumière  crue  de  l'acétylène,  autour 
d'une  bouteille  de  gros  vin  d'Espagne,  de  bière  chaude  ou  de 
limonade  éventée.  Les  soldats  tripotent  les  crasseux  paquets  de 
cartes,  et  l'ennui  se  dissipe  dans  les  combinaisons  de  la  manille, 
de  l'écarté  ou  des  dominos.  Et  quand  arrive  le  règlement  des 
comptes,  ils  sortent  sans  regret  quelques  pièces  blanches  de 
leurs  porte-monnaie  flasques  :  «  C'est  autant  de  moins  qu'aura 
le  gouvernement,  »  disent-ils,  gouailleurs,  en  songeant  aux 
trois  sous  par  jour  dont  les  ronds-de-cuir  injustes  et  rapaces  du 
ministère  ont  réduit  leurs  pauvres  hautes-payes,  malgré  l'évi- 
dence de  leurs  droits  et  la  précision  des  tarifs  officiels.  Ainsi 
les  maigres  prêts  qui  paient  leur  sacrifice  obscur  préparent  la 
fortune  de  «  bistrots.  » 

En  France,  le  marchand  de  vin   est  l'éducateur  civique  de 


72  REVLE    DES    DELX    MO^DES. 

l'électeur  conscient;  outre-mer,  accompagnant  nos  troupes,  il 
se  transforme  en  colon  de  la  première  heure,  pionnier  delà  civi- 
lisation. Tandis  que  s'élèvent  les  bàtimens  d'un  poste,  il  plante 
sa  tente  ou  construit  son  gourbi  ;  des  tables  informes,  des  bancs 
boiteux,  fabriqués  par  ses  mains  adroites  ou  malhabiles,  s'ali- 
gnent sous  la  tôle  ondulée  ou  sous  la  toiture  de  chaume  ;  des 
fioles  garnissent  une  étagère,  et  leurs  étiquettes  éclatantes  solli- 
citent les  désirs.  Le  soleil  des  tropiques  excite  la  soif,  et  la  soli- 
tude engendre  l'ennui  :  le  soldat  français  est  sociable  et  altéré.  Il 
aime  bavarder  devant  un  verre  plein,  dans  une  salle  bourdon- 
nante et  enfumée.  Un  débitant  qui  s'installe  est  donc  toujours 
sur  d'avoir  des  cliens  :  il  n'a  pas  à  redouter  le  chômage.  La  pro- 
fession n'exige  pas  d'aptitudes  spéciales  ni  de  talens  particuliers  ; 
quelques  bouteilles  de  liquides  frelatés  et  quelques  gobelets 
grossiers  suffisent  pour  la  mise  de  fonds.  Quand  une  santé  floris- 
sante et  durable  seconde  l'intelligence,  un  petit  bazar  agrandit 
bientôt  le  petit  café.  Les  profits  augmentent  avec  la  vente  des 
savons  grossiers,  des  parfumeries  violentes,  des  quincailleries 
de  traite,  des  conserves  douteuses,  des  camelotes  variées,  qui 
tentent  la  puérilité  des  soldats,  suppléent  aux  dénùmens  des 
popotes,  excitent  l'envie  des  indigènes.  Les  affaires  s'étendent  ; 
le  boutiquier  devient  négociant,  la  cahute  se  transforme  en 
magasin,  l'adresse  et  la  jovialité  métamorphosent  le  tiroir-caisse 
en  respectable  coffre-fort.  Les  transactions  sur  les  récoltes  et 
les  troupeaux,  les  prêts  d'argent  aux  notables  de  la  région  tou- 
jours besogneux  font  affluer  les  douros  ;  le  tnhms  habeiis  de 
naguère  spécule  sur  les  terrains;  il  est  fournisseur  de  la  troupe, 
adjudicataire  de  travaux  publics.  Sa  fortune  est  faite.  Heureux 
d'avoir  échappé  aux  embûches  des  hommes,  aux  dangers  du 
climat,  il  réalise  sans  regret.  Il  passe  la  main,  abandonne  le 
pays  sans  espoir  de  retour  pour  jouir  de  sa  richesse,  mener  la 
grande  vie,  ou  soigner  son  estomac. 

L'histoire  de  l'ancien  troupier  devenu  millionnaire,  de  l'ou- 
vrier d'art  ou  du  journalier  changé  en  président  de  Chambre  de 
commerce,  après  avoir  servi  pendant  longtemps  des  verres  de 
vin  et  des  pernods  «  bien  tassés,  »  n'est  pas  une  exception  dans 
nos  colonies.  Cependant,  elle  n'est  pas  si  commune  qu'on  ne 
puisse  compter  les  personnalités  qui  en  sont  les  héros.  On  la 
raconte  à  tous  les  immigrans  dont  elle  exalte  l'enthousiasme  et 
fortifie  les  illusions.  Mais,  en  quelques  années,  la  sélection  s'est 


PETITE    GAR^ISO^    MAROCAINE.  73 

faite.  Comme  nous  l'apprend  l'Evangile,  bien  peu  d'élii.sse  trou- 
vent parmi  les  nombreux  appelés.  La  timidité,  l'inexpérience, 
la  versatilité,  l'intempérance  ou  la  maladie  ont  réduit  les  colo- 
nisateurs ardens  et  fanfarons  en  lamentables  épaves,  que  le  flot 
de  l'expansion  militaire  dépose  dans  les  po.stes  lointains.  Ils 
accusent  la  cliance,  maudissent  leur  destin,  se  posent  en  vic- 
times d'intrigues  ou  de  trahisons.  Ils  forment  de  nouveaux 
projets,  tentent  de  nouvelles  aventures,  sans  pouvoir  franchir 
l'étape  déci.sive  qui  sépare  la  misère  delà  pauvreté.  Ils  gaspillent 
vainement  le  peu  de  ressources  et  d'énergie  qui  leur  reste,  jus- 
qu'à ce  qu'ils  s'enfoncent  dans  une  tourbe  anonyme,  ou  que 
l'autorité  leur  accorde  comme  dernière  grâce,  pour  leur  retour 
en  France,  un  passage  d'indigent. 

A  Dar-Chafai,  les  pionniers  de  la  civilisation  faisaient  partie 
de  cette  catégorie  de  malchanceux,  intéressante  et  pitoyable. 
C'étaient  des  types  singuliers,  qui  vivaient  de  rêves  en  atten- 
dant l'occasion  favorable  et  son  cortège  de  bénéiices  fabuleux. 
Dans  la  gérance  d'un  cabaret  placé  sous  l'énigmatique  patro- 
nage des  lions  de  l'Atlas,  une  ex-choriste  du  Grand-Théâtre  de 
Casablanca  comptait  trouver  à  la  fois  la  régénération  morale, 
un  Prince  Charmant,  le  viatique  d'un  départ  définitif  pour  le 
village  natal;  mais,  bonne  fille,  elle  comptait  sans  les  faiblesses 
gratuites  d'un  cœur  compatissant,  et,  poussée  par  une  soif  inex- 
tinguible, elle  glissait  à  toute  allure  sur  la  pente  savonnée  des 
pires  déchéances.  Sous  des  tôles  moins  surchauffées  que  son 
imagination,  le  doyen  de  la  colonie  européenne  méditait  de 
vastes  projets.  Ses  déboires  innombrables  et  pittoresques  ne 
l'avaient  pas  guéri  des  combinaisons  hypothétiques  et  des  ava- 
tars douloureux.  Il  délaissait  les  profits  modestes,  mais  sûrs  des 
fournitures  de  l'Ordinaire  pour  courir  après  les  mirages  de 
l'association  agricole  avec  les  indigènes  et  les  bénéfices  chimé- 
riques des  affaires  bizarres  qu'il  tentait  sans  expérience  et  sans 
capitaux.  Ses  rêveries  de  Méridional  candide  lui  faisaient 
oublier  la  vieillesse  menaçante,  le  lendemain  douteux.  On 
.souhaitait  à  ce  Tartarin  en  ébuUition  un  succès  tardif,  d'ailleurs 
improbable,  qui  récompenserait  sa  foi  tenace  et  sa  persévérante 
honnêteté.  Moins  exubérant,  mais  aussi  utopique,  un  autre 
colon  de  la  première  heure  escomptait  les  plus-values  de  bàti- 
menset  de  terrains  qu'il  croyait  escamoter  en  douceur  à  la  vigi- 
lante autorité    militaire,   dans  le  domaine   du  Maghzen.    Il  en 


74  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tirait,  en  attendant,  des  protits  copieux  par  des  contrats  fantai- 
sistes qui  liaient  des  locataires  naïfs.  Sa  perspicacité  naturelle 
était  assez  grande  pour  lui  donner  l'avantage  sur  les  Juifs  dont 
il  faisait  ses  agens  d'affaires  ;  mais,  à  peine  sur  le  chemin 
de  l'aisance,  il  lâchait  la  proie  pour  l'ombre,  et,  dédaignant  les 
médiocres  triomphes  de  boutique,  il  tentait  de  se  révéler  comme 
un  génial  agioteur.  Il  y  perdait  régulièrement  tout  son  avoir. 
Un  autre,  enfin,  combinait  les  revenus  d'un  caboulol  achalandé 
par  les  yeux  rieurs  d'une  femme  avenante  avec  les  aléas  onéreux 
de  l'élevage  des  moutons.  Presque  tous,  d'ailleurs,  espéraient  le 
gros  commanditaire,  la  vente  de  terrains  guettés  sur  l'hypothé- 
tique tracé  du  chemin  de  fer  de  Marrakech,  l'accroissement  de 
la  garnison,  la  cohue  toujours  attendue  de  l'illusoire  colonne 
des  Tadla.  Ils  avaient  des  rancunes  et  des  dossiers,  ils  exhalaient 
leurs  dépits  en  appréciations  sévères,  et  ne  songeaient  pas  à 
demander  à  leur  inconstance  le  secret  de  leurs  malheurs. 

Indiflerens  à  leurs  plaintes  et  fermés  à  leurs  illusions,  deux 
Grecs  se  contentaient  du  présent  et  souriaient  à  l'avenir.  Actifè 
et  débrouillards,  amènes  et  calculateurs,  ils  ne  se  prenaient  pas 
au  mirage  des  grandes  affaires  et  n'aventuraient  pas  en  aveugles 
leurs  bénéfices  de  mastroquets.  Ils  attiraient  la  clientèle  mili- 
taire par  leur  complaisance  et  l'attrait  des  alcools  défendus, 
servis  en  cachette  malgré  les  ordres  de  la  Place  qui,  de  temps  à 
autre,  consignait  leur  établissement.  Ils  la  conservaient  par 
l'extraordinaire  variété  de  ressources  qu'offrait  leur  petit  bazar, 
et  qui  émerveillait  les  badauds  marocains.  Ils  ne  méprisaient 
pas  les  acheteurs  indigènes,  dont  ils  parlaient  la  langue  rude  ; 
ils  savaient  les  tenter  par  l'étalage  d'une  camelote  bien  choisie, 
et  les  douros  des  Beni-Meskine  voisinaient  ainsi  dans  leur  caisse 
avec  les  écu«6  des  soldats.  Sans  besoins  et  sans  vices,  paliens  et 
vigoureux,  ils  ne  voyaient  pas  au  delà  de  l'aisance  rapidement 
acquise  qui  les  mettrait,  dans  leur  pays,  au  niveau  des  plus 
fortunés.  Ils  étaient  pareils  à  tous  les  Grecs  des  postes  du  Maroc, 
à  tous  ceux  des  escales  de  la  Mer-Rouge  et  des  villages  de  Mada- 
gascar, qui  trouvent  à  s'enrichir  là  où  nos  compatriotes  échouent 
piteusement,  et  les  coloniaux  les  comparaient  volontiers  aux 
(Chinois. 

Cette  quiétude  sereine  oii  vivait  la  petite  garnison  faisait 
paraître  les  jours  vides  et  lents;  mais  une  fièvre  hebdomadaire 


PETITE    GARNISON    MAROGAI^E.  7S 

secouait  le  village  qui  s'emplissait  alors  de  rumeurs  et  de  mouve- 
ment. Chaque  vendredi  amène,  en  effet,  une  foule  d'indigènes 
.sur  le  monticule  réservé  au  marché.  On  les  voit  égrener  dès 
l'aurore  leurs  théories  de  cavaliers  et  de  piétons  qui  accourent 
des  douars  les  plus  lointains  du  district.  Tous  se  hâtent  vers  le 
soukh,  pour  être  les  premiers  à  fixer  les  cours,  à  connaitre  le.^ 
nouvelles,  à  terminer  leurs  transactions.  Vers  sept  heures,  les 
bourricots  et  les  chevaux,  entravés  et  paisibles,  tournent  au 
.soleil  leurs  croupes  poussiéreuses;  ils  mordillent  les  coussins 
ou  les  selles  de  leurs  voisins  pour  distraire  leur  attente,  sautillent 
.sur  leurs  pattes  pour  atteindre  entre  deux  pierres  un  brin  d'herbe 
jaunie,  piétinent  les  étalages  des  potiers,  bousculent  les  conci- 
liabules des  femmes  et  reçoivent,  impassibles,  les  injures  et  les 
coups  de  bâton.  Au  delà  de  cette  barrière  vivante,  des  groupes 
affairés  discutent.  Ils  marchandent  les  petits  pains  de  sucre 
il'Autriche,  les  bougies  fondantes  d'Angleterre,  les  étoffes 
voyantes  d'Allemagne,  les  allumettes  belges,  la  camelote  suisse, 
les  pâtes  italiennes,  que  les  Juifs  rangent  sur  le  sol  en  étalages 
tentateurs.  Les  corvées  d'ordinaire  se  pressent  autour  des  charges 
de  fruits  et  de  légumes  apportées  par  les  jardiniers  d'Aïn-Blat; 
des  élèves  de  l'école  franco-arabe,  en  rupture  de  classe,  s'offrent 
comme  interprètes  bénévoles,  pour  avoir  l'occasion  de  bara- 
gouiner les  phrases  usuelles  que  leur  serine  leur  instituteur 
marsouin  ;  les  cuisiniers  des  popotes  et  des  colons  palpent  en 
connaisseurs  les  côtelettes  et  les  gigots  découpés  sur  une  mare 
sanglante  par  des  bouchers  improvisés.  Tout  proche,  des  éleveurs 
vantent  leurs  bêtes  ahuries  et  bêlantes  qui  halètent  sous  leurs 
épaisses  toisons.  Des  acheteurs  se  décident:  ils  tirent  avec  regret 
quelques  douros  serrés  dans  leurs  ceintures  et  s'emparent  avec 
des  gestes  brusques  de  la  chèvre  ou  du  mouton  qu'ils  poussent 
comme  une  brouette  vers  le  marchand  de  laine  ou  l'inéluctable 
destin.  Ailleurs,  des  forgerons  ambulans  préparent  des  ferrures 
frustes;  ils  retapent  des  coutelas,  des  socs  de  charrue  ou  des 
bijoux.  Entouré  d'un  cercle  épais  de  badauds  él>aubis,  un  conteur, 
dans  l'attitude  immortalisée  par  Falguière,  prodigue  ses  contor- 
sions baroques  et  ses  lazzis  expressifs.  Des  vieilles  mélancoliques, 
des  enfans  sourians,  des  hommes  graves,  proposent  à  des  cliens 
dédaigneux  les  paquets  de  menthe  et  d'herbes  médicinales,  les 
poudres  qui  transforment  les  visages  des  jeunes  femmes  en 
chromos  aux  tons  violens.  Des  porteurs  d'eau  passent,  et  leurs 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

outres  ruisselantes  se  vident  sans  répit  dans  les  gosiers  dessé- 
chés. Réunis  en  parlotes  frivoles,  des  notables  solennels  et  distans 
l'orment  des  ilôts  immobiles  dans  la  cohue  bourdonnante;  et  les 
pauvres  hères  s'écartent,  impressionnés  par  ces  conciliabules  qu'ils 
supposent  redoutables  et  mystérieux.  Les  faces  brunes,  les  barbes 
noires  sur  la  blancheur  uniforme  des  burnous,  le  contraste 
brutal  de  la  lumière  éclatante  et  des  ombres  violettes,  donnent 
à  cette  foule  un  aspect  funèbre,  que  corrigent  à  peine  le  jaune 
<l'une  ceinture,  le  vert  d'un  bonnet  de  juive,  la  housse  rose  d'une 
mule  de  caïd,  le  bleu  pâle  du  ciel. 

A  midi,  acheteurs,  badauds  et  marchands  sont  partis.  Les 
cnfans  du  village  cherchent  d'improbables  trouvailles  entre  les 
cailloux.  Sur  le  terrain  bientôt  désert,  les  corbeaux  s'abatten^ 
<'t  font  de  bruyantes  ripailles  avec  les  débris  abandonnés  par  les 
bouchers.  Vers  tous  les  points  de  l'horizon  les  indigènes  s'égrè- 
nent, au  pas  trottinant  des  ânes,  à  l'amble  rapide  des  mules,  au 
dandinement  hésitant  des  chevaux.  Ils  disparaissent  derrière  les 
crêtes,  s'enfoncent  dans  les  vallons,  et  l'on  s'étonne  de  voir  qu'une 
telle  multitude  puisse  vivre  dans  ce  désert.  Mais  des  groupes 
s'attardent  dans  le  café  maure,  au  douar  réservé,  devant  la 
porte  du  Bureau  des  Henseignemens.  Ils  semblent  décidés  à 
savourer  sans  hâte  les  plaisirs  que  Dar-Chafaï  offre  à  ses  visi- 
teurs. Ils  causent  en  parcourant  à  pas  mesurés  l'avenue  des 
Tadla,  qui  est  la  rue  Royale  du  village;  ils  boivent  doucement  les 
tasses  d'infusion  de  menthe,  regardent  sans  émoi  la  chorégraphie 
étudiée  des  danseuses  et  discutent  en  connaisseurs  les  mérites 
respectifs  des  sujets.  Cependant,  on  devine  que  leur  pensée  est 
loin  de  l'heure  présente,  et  qu'une  idée  fixe  hante  leur  esprit.  Ces 
viveurs  méthodiques  ne  sont  en  effet  que  des  justiciables  mécon- 
tens.  Ils  ont  à  protester  contre  quelque  décision  du  cadi,  à  faire 
appel  au  Hakem  Nasrani  dont  ils  espèrent  plus  d'expérience  ou 
plus  d'équité.  Ils  ruminent  leurs  griefs,  méditent  leurs  plai- 
doyers, en  attendant  la  séance  de  la  chkaya. 

Vers  quatre  heures  du  soir,  un  cortège  apparaît.  Il  sort  de 
la  maison  du  caïd  et  se  dirige  vers  le  Bureau  des  Renseignemens. 
C'est  Bou-Haffa,  chef  des  Beni-Meskine  de  l'Ouest,  son  cadi,  son 
khalifa,  ses  caïds  subordonnés,  qui  viennent  se  ranger  autour 
<lu  lieutenant  chargé  des  Affaires  indigènes  du  district.  Tel  saint 
Louis,  il  reçoit  une  fois  par  semaine  ses  administrés  en  séance 
publique,  pour  écouter  leurs  doléances  qu'il  approuve  ou  punit, 


PETITE    GARMSON    MAROCAINE.  77 

en  juge  intègre,  impassible  el  gratuit.  Dans  son  bureau,  dont 
l'élégance  rappelle  celle  des  beaux  appartemens  de  la  kasbah, 
et  qui  remplace  le  chêne  légendaire,  les  mécontens  délitent, 
racontent  leurs  malheurs.  Histoires  de  femmes,  vols  d'animaux, 
compétitions  de  terrains,  se  succèdent  avec  des  variantes  baroques, 
des  péripéties  étourdissantes,  et  l'officier  qui  se  passe  aisément 
d'interprète  éprouve  parfois  de  la  peine  à  garder  sa  gravité  de 
magistrat.  Il  sait  qu'il  est  le  suprême  espoir  et  la  dernière 
pensée  de  ces  Marocains  retors  et  verbeux.  Les  uns  attendent, 
avec  une  sentence  équitable,  le  triomphe  de  leur  droit;  les 
autres  croient  surprendre  la  bonne  foi  de  leur  juge  dont  ils 
escomptent  l'inexpérience  ou  la  crédulité.  Les  témoins  affirment 
ou  contredisent.  Le  caïd,  le  cadi,  expliquent  les  textes  du  Coran 
et  donnent  leur  avis.  Enfin,  la  Sagesse  a  parlé  :  le  suprême  arrêt, 
ou  le  conseil  judicieux,  met  fin  à  l'éloquence  persuasive  des 
plaignans.  Ceux-ci,  consciens  d'avoir  accompli  leur  devoir  ou 
sauvé  leur  amour-propre,  s'inclinent  devant  l'inévitable.  Ils 
acceptent  le  fait  accompli,  qui  devait  être  écrit  de  tout  temps 
dans  le  livre  du  destin. 

A  la  popote  des  officiers,  où  coloniaux  et  africain.*?,  unis  par 
l'ennui  commun  et  la  sympathie  des  caractères,  se  retrouvaient 
deux  fois  par  jour  autour  d'une  table  que  l'ingéniosité  d'un  cui- 
sinier marsouin  rendait  estimable,  cette  séparation  des  pouvoirs 
administratifs  et  militaires  était  un  sujet  inépuisable  de  cour- 
toi.ses  discussions.  Chacun  défendait  le  système  qui,  dans  une 
période  troublée  de  conquête  et  d'organisation,  lui  paraissait 
concilier  au  mieux  les  intérêts  particuliers  des  guerriers  et  l'in- 
térêt général  du  pays.  A  Changarnier  et  Bugeaud  l'on  opposait 
Pennequin  et  (îalliéni  ;  l'expansion  algérienne,  figée  dans  les 
rites  datant  d'Abd-el-Kader,  était  malignement  comparée  à  l'es- 
sor de  l'Indo-Ghine,  du  Soudan  et  du  Congo.  Les  coloniaux 
approuvaient  le  recrutement  du  personnel  des  Affaires  indigènes, 
—  plus  connu  sous  le  nom  de  Bureaux  Arabes,  —  sa  stabilité 
relative,  son  expérience  technique,  sa  connaissance  de  la  langue 
et  des  mœurs  indigènes.  Ils  critiquaient  le  renversement  de  la 
hiérarchie  qui  met  parfois,  dans  un  bureau,  un  capitaine  sous 
les  ordres  d'un  lieutenant  ;  ils  blâmaient  la  possibilité  de  conflits 
dans  les  postes  entre  le  ((  commandant  d'armes  )>  et  !'«  officier 
des  Renseignemens,  »  la  dispersion  des  efforts  qui  en  résulte, 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'emploi  divergent  des  troupes  régulières  et  des  goumiers.  Ils 
vantaient  la  simplicité  de  leurs  territoires  militaires  oii  triomphe 
l'initiative  individuelle  dans  la  concentration  des  pouvoirs.  A  ces 
objections,  les  <■<■  Africains  »  avaient  des  réponses  faciles.  Ils  rail- 
laient les  usages  qui  attribuent  les  fonctions  politiques  et  admi- 
nistratives dans  les  territoires,  cercles  et  secteurs  des  colonies,  à 
des  officiers  désignés  au  hasard.  Ils  s'étonnaient  d'apprendre  que 
l'expérience  des  affaires  et  les  services  rendus  ne  pouvaient  cor- 
riger les  inconséquences  du  <(  tour  de  départ  ;  »  ils  se  moquaient 
doucement  des  caprices  qui  faisaient  promener  au  Soudan,  h 
Madagascar,  des  personnalités  que  leur  passé,  leurs  connais- 
sances pratiques  semblaient  destiner  au  Tonkin  ,  ils  ne  s'expli- 
quaient pas  comment  on  pouvait  préférer  l'instabilité  à  la  spé- 
cialisation, la  règle  aveugle  au  choix  minutieux  des  capacités, 
les  aléas  du  provisoire  au  progrès  raisonné  des  méthodes.  Ils^ 
voulaient  bien  descendre  de  leur  piédestal,  mais  non  pour  y 
jucher  leurs  rivaux;  et  si,  depuis  un  an,  l'armée  d'Afrique  ne 
leur  paraissait  plus  exempte  de  critiques,  ils  la  préféraient  à  la 
pétaudière  individualiste  et  pittoresque  où  se  complaisaient  les 
coloniaux. 

Mais  les  événemens  allaient  fournir  à  ces  discussions  oiseuses 
des  sujets  plus  variés.  Des  rumeurs  guerrières  montaient  de 
Mechra-ben-Abbou.  Le  départ  de  la  ((  colonne  de  Marrakech,  » 
si  souvent  annoncé,  paraissait  imminent.  Au  bord  de  l'Oum-er- 
Rbia,  ce  poste,  que  trente  kilomètres  à  peine  séparaient  de  Dar- 
Ghafaï,  était  choisi  comme  tète  d'étapes  et  l'intendance  y  faisait 
affluer  les  approvisionnemens.  Le  Génie  construisait  un  pont  de 
bateaux,  et  cette  œuvre  qu'on  avait  longtemps  hésité  à  réaliser 
était  la  première  conséquence  tangible  du  traité  de  protectorat. 
L'autorité  militaire,  instruite  par  l'expérience  de  la  marche  sur 
Fez,  voulait  éviter  désormais  les  critiques  malveillantes,  par  la 
minutie  de  ses  préparatifs.  Les  automobiles  circulaient  sans  cesse 
entre  Casablanca  et  Mechra-ben-Abbou,  chargées  de  personnages 
affairés  et  soucieux,  qui  venaient  surveiller  la  construction  des 
magasins  et  des  hôpitaux,  le  choix  des  emplacemens  de  troupes, 
le  zèle  des  agens,  la  régularité  des  convois.  Les  lourds  chariots 
de  l'entreprise  des  transports,  les  théories  de  chameaux,  se  suc- 
cédaient sur  la  route,  faisaient  vaciller  le  pont  fragile,  et  dépo- 
saient sur  la  rive  droite,  naguère  encore  territoire  interdit,  les 
vivres,  les   médicamens,    les    tentes,    les   outils,    un    matériel 


PETITE     CAR  M  SON     MAROCAINE.  79 

«norme  ot  mystérieux.  (îliacini  sentait  que  cette  expédition,  dont 
rêvaient  tous  les  postes  de  la  Cliaouïa,  était  destinée  à  servir  de 
modèle  pour  l'avenir.  On  en  avait  assez,  à  Casablanca,  d'entendre 
prôner  l'organisation  matérielle  des  opérations  faites  au  Tonkin 
par  le  généra]  Brière  de  l'isle,  de  la  campagne  du  Dahomey  par 
le  général  Dodds,  de  celle  du  Pe-Tchi-Li  par  le  général  Voyron,  et 
l'on  voulait  montrer  que  les  métropolitains,  quand  ils  en  ont  le 
temps,  savent  faire  mieux  que  les  coloniaux.  Nul,  d'ailleurs,  ne 
se  plaignait  de  cette  émulation  qui  écartait  le  cauchemar  de  mi- 
sère dont  les  vétérans  de  l'année  précédente  n'avaient  pas  perdu 
le  souvenir.  A  la  fin  du  mois  de  mars,  les  rôles  étaient  distri- 
bués. La  désignation  du  chef  et  des  troupes  restait  encore  dans 
le  mystère  des  états-majors,  mais  les  indiscrétions  inévitables 
avaient  semé  dans  tous  les  postes  les  espoirs  enthousiastes  et  les 
regrets  bougonnans.  Justement,  vers  Marrakech,  les  partis  fai- 
saient parler  d'eux.  Des  tribus  se  proclamaient  en  siba,  et  les 
fauteurs  de  désordre  qui  se  glissaient  dans  la  ville  y  mettaient 
en  danger  la  vie  des  Européens.  Notre  consul  réclamait  un 
secours  immédiat.  L'occasion  d'intervenir  était  bonne,  et  la 
signature  apposée  par  Moulay-IIafid  au  traité  de  protectorat  per- 
mettait l'envoi  de  nos  troupes  sans  exposer  le  gouvernement 
français  à  des  récriminatioTis.  On  n'attendait  que  le  retour  du 
général  Moinier,  dont  la  présence  à  Fez  était  devenue  inutile 
depuis  l'entrée  en  scène  de  M.  Regnault.  Son  arrivée  à  Casa- 
blanca devait  déclancher  tout  cet  appareil  guerrier. 

A  Dar-Chafai,  la  garnison  bouillonnait.  Officiers  et  soldats, 
coloniaux  et  goumiers,  comptaient  bien  suivre  le  torrent  qui 
allait  emporter  vers  le  Sud  escadrons,  bataillons,  batteries, 
convois  et  ambulances.  Les  tringlots,  toujours  prêts  pour  l'hé- 
roïsme obscur  et  méconnu,  visitaient  avec  soin  les  harnais, 
graissaient  les  essieux  des  arrabas.  Ils  savaient  que  le  mouve- 
ment d'une  troupe  nombreuse  les  entraînerait  dans  son  tour- 
billon, avec  leurs  véhicules  et  leurs  animaux.  Les  marsouins 
calculaient  que  leur  bataillon,  dont  la  principale  partie  était 
stationnée  à  Settat,  devait  forcément  représenter  l'élément 
européen  dans  la  concentration  de  forces  qui  se  préparait.  Des 
instructions  imprécises,  mais  suggestives,  les  y  invitaient.  Par 
une  dérogation  aux  usages,  les  demandes  d'etTets  et  de  souliers 
ne  restaient  plus  sans  réponse  dans  les  bureaux  des  comptables. 
Les  soldats  étaient  habillés  et  chaussés  à  neuf.  Ils  étaient  ravis 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'aventure,  et  ne  songeaient  plus  aux  postes  où,  pendant  un 
an,  l'inertie  ambiante  avait  failli  engourdir  leur  ardeur.  Ils 
pouvaient  partir  :  jamais  troupe  plus  alerte  n'aiïronterait  les 
fatigues  de  la  route  et  les  embûches  des  Marocains.  Encore  une 
quinzaine  de  jours,  et  ils  abandonneraient  sans  regret  Dar-Chafaï 
pour  n'y  plus  revenir. 

Soudain,  le  ((  quotidien  officiel  »  apporte,  un  soir,  des  nou- 
velles extraordinaires  :  les  Fazi  ont  réédité  les  Vêpres  siciliennes  ; 
le  pillage  de  la  ville  complète  l'œuvre  sanglante  des  conjurés; 
toutes  les  troupes  disponibles  sont  envoyées  d'urgence  au  secours 
des  Français  et  du  Sultan  ;  la  marche  sur  Marrakech  est,  une 
fois  encore,  différée;  les  garnisons  de  la  Ghaouia  ne  doivent 
compter  que  sur  elles-mêmes  si  la  révolte  éclate  dans  cette 
région;  la  guerre  sainte  parait  proclamée  de  Sefrou  à  Meknès; 
il  faut  s'attendre  à  l'expansion  des  sentimens  anti-étrangers. 

En  réalité,  ces  événemens  n'étonnaient  que  les  aveugles  par 
persuasion.  Ils  surprenaient  les  grands  personnages  pendant 
leurs  échanges  de  congratulations  en  l'honneur  d'un  protectorat 
qui  nous  coûtait  cher  ;  mais  les  simples  figurans  de  la  comédie 
marocaine  avaient  prévu  depuis  longtemps  les  conséquences 
inévitables  de  notre  inertie  et  de  notre  naïveté.  Heureusement, 
nous  étions  servis  par  l'anarchie  chronique  du  pays  et  les  riva- 
lités des  tribus.  Tandis  que  Zaïan,  Zaër,  Beni-Mtir,  Ouarain 
couraient  aux  armes,  la  population  de  la  Chaouïa,  rendue  pru- 
dente par  le  souvenir  du  général  d'Amade,  refusait  de  les  imiter. 
Elle  se  montrait  d'ailleurs  sceptique  à  l'égard  des  récits  enthou- 
siastes qui  parvenaient  dans  les  douars  deux  jours  après  la  ver- 
sion impartiale  que  nos  agens  avaient  publiée.  La  voix  du  peuple 
n'utilisait  pas,  comme  nous,  les  fils  du  télégraphe,  et  la  défor- 
mation des  faits  s'aggravait  de  bouche  en  bouche,  jusqu'àparaitre 
invraisemblable  aux  crédules  Marocains.  Cependant,  on  appre- 
nait, par  les  indigènes,  ce  que  le  «  quotidien  officiel,  »  muet 
pendant  une  demi-semaine,  laissait  ignorer  :  les  causes  immé- 
diates de  la  révolte  dans  l'armée  chériiîenne,  la  complicité 
tacite  du  Maghzen  et  de  la  population  surexcitée  par  la  déchéance 
du  Sultan.  Moulay-Hafid  était,  sans  nul  doute,  antipathique  à 
la  grande  majorité  de  ses  pseudo-sujets  :  mais  il  représentait 
leur  liberté  séculaire  à  la  merci  des  étrangers. 

Chez  les  Tadhi,  les  fanfarons  exultaient.  Ils  aiguisaient  leurs 
couteaux  et  s'approvisionnaient  de  cartouches  pour  achever  la 


PETITE    GARMSON    MAROCAINE.  8t 

victoire  des  Fazi.  Ils  invitaient  les  Beni-Meslvine  à  l'union,  et 
s'etîoi'çaient  de  leur  démontrer  combien  il  serait  facile  de 
chasser  les  Roumis,  maintenant  diminués  des  18000  hommes 
que  les  gens  de  Fez  avaient  massacrés.  Mais  les  Beni-Meskine 
étaient  sourds  à  ces  appels.  Ils  savaient  que  les  Français  n'étaient 
pas  tous  morts  ;  qu'il  en  restait  encore  assez  pour  promener  de 
poste  à  poste,  en  «  colonnes  de  police,  »  des  soldats  à  casque,  et 
(les  «  fusils  du  diable,  »  et  des  canons.  Ils  voyaient  le  calme  de 
leur  garnison,  l'indifférence  des  marsouins,  l'imperturbable  fidé- 
lité des  goumiers.  Ils  raisonnaient  sur  ces  apparences  qui  leur 
prouvaient  la  force  intacte  des  Français,  et  les  risques  d'une 
aventure.  Ils  priaient  donc  les  Tadla  d'agir  seuls;  leurs  succès 
entraîneraient  alors  les  indécis,  mais,  en  attendant,  les  Beni- 
Meskine  ne  pouvaient  que  les  aider  de  leurs  vœux. 

Les  Srahrna  faisaient  aussi  des  réponses  dilatoires.  Des  in- 
térêts plus  immédiats  les  sollicitaient.  Aux  fantasias  sans  résul- 
tats précis  dans  les  plateaux  caillouteux  et  déserts  qui  environ- 
nent Uar-Ghafaï,  ils  préféraient  les  joies  moins  dangereuses  de 
la  siba.  Ils  avaient  déjà  invité  les  fonctionnaires  du  Maghzen  à 
déguerpir  vers  Marrakech,  et  la  violence  avait  eu  raison  des 
caïds  récalcitrans.  Les  Tadla  restaient  donc  provisoirement 
seuls,  dans  la  région,  pour  jouer  contre  les  Français  une  partie 
décisive.  Les  souvenirs  de  la  colonne  Aubert  leur  montraient 
qu'elle  n'était  pas  sans  dangers.  Leurs  énergies  se  dépensaient 
en  menaces  lointaines,  et  l'indécision  générale  dissipait  comme 
des  nuages  leurs  rassemblemens  belliqueux. 

Dans  la  kasbah,  les  marsouins  maugréaient  devant  leurs 
souliers  neufs  et  leurs  armes  fourbies.  Ils  ne  croyaient  plus  à 
la  course  vers  Marrakech.  Ils  se  voyaient  condamnés  à  la  garde 
pacifique  d'une  bicoque,  tandis  que  leurs  camarades  bataillaient 
sans  relâche  aux  alentours  do  Fez.  Ils  auraient  volontiers  troqué 
le  confortable  relatif  qu'ils  devaient  à  leur  industrie  contre  leur 
ancien  bivouac  de  Dar-Dbibagh,  malgré  le  cauchemar  de  misère 
et  de  maladie  qu'il  évoquait.  Ils  souhaitaient  l'irruption  tant 
de  fois  annoncée  des  Tadla  dans  le  village,  pour  se  venger  sur 
eux  de  leur  inertie  et  de  leurs  déceptions.  Et,  persuadés  enfin  de 
la  vanité  de  leur  rêve,  ils  se  laissaient  tout  doucement  glisser 
vers  un  fatalisme  désenchanté. 

Cependant,  les  plus  vieux  avaient  encore  l'illusion  tenace.  Ils 
conservaient  l'espoir  de  ne  pas  terminer  à  Dar-Ghafaï  leur  séjour 

TOME  X.  —  1912.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marocain,  comme  des  fi^ardes  nationaux  oubliés  dans  leur  gué- 
rite. Le  choix  du  géiiéral  Lyautcy,  qui  venait  remplacer 
M.  Regnault  à  Fez,  comme  le  général  Galliéni  avait  remplacé 
M.  Laroche  à  ïananarive,  semblait  leur  donner  raison.  Quelques- 
uns  d'entre  eux  avaient  vu  le  nouveau  Résident  général  à  Fia- 
narantsoa,  Ankazobe,  lorsqu'il  n'était  que  colonel,  liste  savaient 
dégagé  des  préjugés  communs  dont  les  marsouins  étaient 
victimes,  par  le  souvenir  de  l'œuvre  accomplie  jadis  dans  les 
Territoires  du  Sud.  Ils  supposaient  que  les  coloniaux  ne  seraient 
pas  ti-aités  en  parens  pauvres  ])ar  un  chef  qui  leur  devait  une 
partie  de  sa  gloire,  et  qu'ils  estimaient  comme  un  des  leurs.  Ils 
n'avaient  pas  oublié  cfue  l'ancien  pacificateur  de  la  région  saka- 
lave  était  un  partisan  résolu  de  la  fameuse  <(  tache  d'huile,  »  ni 
ce  qu'il  exigeait  de  force,  de  méthode  et  de  mouvement  dans 
l'organisation  d'un  pays  révolté.  Ils  propageaient  ainsi  leurs 
opinions  et  leurs  espérances.  Et,  songeant  à  la  part  de  gloire 
que  l'évolnlion  imminente  de  la  politique  marocaine  pouvait 
leur  réserver,  les  emmurés  de  Dar-Ghafaï  (sntrevoyaient  la  fin 
des  mauvais  jours,  loin  de  leur  petite  garnison. 

Pierre  Khorat. 


GIOVANNI  PASCOLI 


Lor^qu'en  1906  Garducci,  déjà  penché  vers  la  tombe,  voulut 
({uitter  eette  chaire  de  l'Université  de  Bologne  où,  pendant  près 
d'un  demi-siècle,  il  avait  enseigné  la  littérature  italienne,  il 
fallut  trouver  qui  lui  succédât.  Choix  diflicile  :  c'était  son  poète 
lauréat  que  l'Italie  devait  ainsi  désigner,  son  poète  national;  le 
plus  capable  de  porter  sans  faiblir  ce  lounl  fardeau  de  gloire. 
La  tâche  fut  confiée  à  Giovanni  Pascoli. 

Le  poète  Giovanni  Pascoli  vient  de  mourir. 

I 

Il  naquit  en  pleine  nature  :  dans  l'immense  propriété  des 
ïorlonia,  dont  son  père  était  l'intendant;  entre  San  Mauro  et 
Savignano,  humbles  communes  de  la  Romagne.  Il  fut  le  petit 
paysan  qui  va  siftlant  sur  tous  les  chemins,  qui  suit  les  domes- 
tiques dans  l'écurie  et  dans  l'étable,  qui  marche  à  côté  des  voi- 
tures lourdes  de  blé,  les  soirs  de  moisson.  L'air  des  champs,  qui 
baigna  son  corps,  imprégna  son  àme;  et  cette  première  intluence 
fut  si  forte  qu'elle  devait  pénétrer  tout  son  art  comme  toute 
sa  vie.  Quand  vint  l'âge  de  l'école,  et  qu'on  le  mit  au  col- 
lège d'Urbino,  le  pensionnaire  mélancolique  regardait  par  les 
fenêtres  la  route  sinueuse  qui  descendait  la  colline,  et  qui  le 
reconduirait,  pour  les  vacances,  au  village  où  son  àme  d'enfant 
demeurait.  C'étaient  des  courses  folles  à  travers  les  prairies, 
pendant  les  promenades;  ou  des  contemplations  subites  qui  le 
tenaient  en  arrêt  :  si  bien  qu'un  jour,  on  le  chercha  vainement 
parmi  ses  camarades;  il  s'était  oublié  à  regarder  le  coucher  du 


"84  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soleil.  Devenu  habitant  des  villes,  il  resta  campagnard  :  v(don- 
tiers  solitaire,  fuyant  les  compagnies  bavardes,  détestant  le 
bruit  et  la  réclame;  âpre  au  travail,  comme  le  laboureur  qui 
veut  que  son  sillon  soit  tracé  avant  la  fin  du  jour;  lourd  d'al- 
lures, frugal  à  sa  table,  simple  dans  sa  mise,  insoucieux  des 
curiosités  ingénieuses  dont  les  citadins  aiment  à  s'entourer  : 
content  de  meubles  primitifs  et  de  murs  sans  ornemens.  Ceux 
qui  l'ont  connu  savent  qu'il  faisait  lui-même  son  pain,  tous  les 
samedis,  à  la  mode  des  Romagnes  :  pain  sans  levain,  qu'il 
pétrissait  en  forme  de  croix,  et  qu'il  mettait  cuire  sur  l'àtre.  Il 
s'était  choisi  un  refuge  en  Toscane,  à  Castelvecchio  di  Harga, 
près  du  Serchio  que  Shelley  a  chanté  avant  lui  ;  il  y  courait  dès 
qu'il  était  libre;  il  lui  arriva  même,  pris  de  nostalgie,  de  quitter 
les  tiédeurs  de  la  Sicile  pour  revoir  sa  maison  des  chamjts  en 
plein  hiver. 

Ce  qu'il  faut  noter  encore,  en  cherchant  les  traits  primitifs 
qui  constituent  la  physionomie  d'une  àme,  c'est  la  bonté,  dont 
l'expression  devint  plus  tard  inséparable  de  son  nom  même  : 
le  bon  Pascoli.  Les  gens  des  Romagnes  ne  passent  pas  pour  donner 
dans  la  sensiblerie;  ils  ont  des  passions  vigoureuses,  qui  écla- 
tent. Mais  ils  sont  francs,  et  leur  rudesse  comporte  quelque 
chose  de  solide  et  de  sûr.  Né  d'un  père  très  droit,  d'une  mère 
très  douce  et  très  tendre,  Pascoli  apportait  au  monde  une  bonté 
impulsive.  Il  était  de  ceux  qui  n'ignorent  pas  le  mal,  et  ne  résis- 
tent pas  au  plaisir  vengeur  de  le  dénoncer  quelquefois.  Il  était 
de  ceux  aussi  qui,  ayant  pesé  le  mal  et  le  bien,  trouvent  que  C(; 
dernier  l'emporte,  parce  qu'ils  mettent  leur  propre  idéalisme 
dans  la  balance.  Il  croyait,  suivant  le  proverbe  de  son  pays, 
qu'un  scorpion  se  cache  sous  chaque  pierre,  mais  que  chaque 
cyprès  abrite  un  nid.  Ainsi,  sous  des  dehors  communs,  se  cachait 
une  àme  belle  et  pure;  elle  transparaissait  dans  le  sourire  qui 
venait  par  momens  illuminer  ses  yeux.  De  cet  optimisme  inné, 
Pascoli  allait  avoir  besoin  plus  que  personne,  dans  les  circon- 
stances tragiques  que  voici. 

Le  10  août  1867,  le  chef  de  famille  partit  pour  un  marché 
voisin,  où  l'appelaient  les  devoirs  de  sa  charge.  Il  n'avait  j)as 
pris  de  domestique  avec  lui,  et  conduisait  seul  sa  voiture.  La  plus 
jeune  de  ses  filles  avait  voulu  le  retenir;  elle  n'entendait  point 
que  son  père  s'en  allât,  malgré  les  poupées  qu'il  lui  promettait 
pour  le  retour;  de  ses  petites  mains  malhabiles,  elle  s'attachait 


GIOVA>M    PASCOLI.  83 

k  lui  désespérément.  Il  avait  dû  calmer  ses  pleurs  en  la  trom- 
pant, rentrer,  sortir  par  une  autre  porte,  faire  attendre  l'attelage 
non  loin  de  la  maison.  Il  partit.  Le  soir,  comme  il  regagnait  sa 
demeure,  il  fut  assassiné.  Le  cheval  revint  seul  à  l'écurie;  et 
quant  au  cadavre,  on  le  retrouva  le  lendemain,  sanglant  au 
milieu  de  la  route. 

C'est  de  cette  façon  que,  dans  l'enfance  paisible  de  Pascoli, 
orientée  vers  la  bonté,  vers  la  beauté,  entra  la  douleui',  hôtesse 
inattendue.  Il  avait  alors  douze  ans.  Du  jour  où  l'affreuse  vision 
passa  devant  ses  yeux,  il  fut  marqué  pour  la  tristesse,  par  privi- 
lège et  par  choix.  Si  c'était  une  épreuve  qui  devait  le  grandir, 
en  affinant  sa  sensibilité,  en  suscitant  en  lui  ce  don  des  larmes 
qui  est  refusé  aux  natures  vulgaires,  et  qui  confère  aux  natures 
délicates  comme  une  plus  large  humanité,  rien  de  cette  épreuve 
redoutable  n'allait  lui  être  épargné.  Car  la  fatalité  ne  se  tint  pas 
pour  satisfaite  après  ce  premier  coup.  Elle  se  mit  à  le  frapper 
avec  cette  rage  qu'on  lui  voit  apporter  quelquefois  dans  ses  per- 
sécutions, avec  cette  obstination  que  les  anciens  attribuaient  au 
«'ourroux  des  dieux.  Mourut  d'abord  la  sœur  aînée,  Marguerite, 
à  seize  ans;  mourut  la  mère,  après  qu'elle  eut  pleuré  pendant 
un  peu  plus  d'une  année;  moururent  deux  fils  encore.  De  la 
florissante  famille  restaient  quatre  orphelins  :  frêles  plantes  sur 
des  ruines. 

Il  fallait  vivre.  Giovanni,  ayant  montré  de  remarquables  dis- 
positions pour  les  bonnes  lettres,  on  lui  fit  continuer  ses  classes 
à  Urbino,  à  Rimini,  à  Florence.  Puis  il  concourut  pour  une 
bourse  d'études  à  l'Université  de  Bologne.  L'adolescent,  timide 
et  sauvage,  tout  plein  d'une  admiration  craintive,  comparut 
devant  un  maître  bienveillant  et  rude  :  Carducci  reçut  Pascoli. 

Ce  fut  un  étrange  étudiant.  On  saisit,  à  l'observer  pendant 
ces  années  de  formation  et  de  trouble,  les  élémens  contradictoires 
d'une  personnalité  inquiète;  on  aperçoit  un  caractère  en  tra- 
vail, et  comme  en  fermentation;  c'est  une  àme  qui  fait  effort 
pour  arriver  à  la  pleine  possession  de  ses  ressources  et  à  la 
connaissance  de  sa  propre  volonté.  On  préfère,  à  tout  |)rendre, 
ces  tressaillemens  et  ces  heurts  aux  scolarités  troj)  parfaites 
d'où  sortent  rarement  des  originalités  puissantes.  A  la  recherche 
d'expédiens  qui  lui  permettront  d'équilibrer  un  budget  incertain, 
déménageant  à  de  fréquentes  reprises,  comme  il  arrive  à  ceux 
qui  ne  peuvent  payer  leur  terme,  l'étudiant  Pascoli  vit  dans  une 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

clemi-bohème  :  il  se  laisse  aller  a  de  grosses  farces,  par  accès; 
souvent  il  est  triste,  et  plongé  dans  son  rêve  intérieur.  S'il  tra- 
vaille beaucoup,  c'est  à  sa  façon  :  il  est  très  loin  d'être  un  modèlt; 
de  régularité, manque  aux  cours, ne  remet  pas  les  devoirs  injposés,; 
il  produit  très  peu,  parce  qu'il  éprouve  à  finir  les  œuvres  çqih- 
mencées  une  sorte  de  répugnance  ;  les  romans  et  les  pièces  .de 
théâtre  qu'il  esquisse  ne  yoient  jamais  le  jour.  Mais  il,  accumule 
une  foule  de  connaissances,  au  gré  de  ses  goûts  ou  de  son 
caprice.  Tantôt  il  étudie  à  fond  les  secrets  de  la  métrique  grecque 
ou  latine;  et  tantôt  il  fait  des  vers  français  :  ce  qui  ne  laisse  pas 
de  supposer  une  certaine  maitrise  de  notre  langue.  Ses  lectures 
sont  des  plus  variées  :  les  classiques  anciens  ;  les  grands  prosa- 
teurs italiens;  les  poètes  :  Leopardi,  Gœthe,  Hugo,  Heine;  les 
historiens  :  Michelet  et  Edgar  Quinot;  les  philosophes  :  Hart- 
mann ;  parmi  les  contemporains,  les  poètes  français,  les  roman- 
ciers allemands  et  russes.  Ses  maîtres  favoris  sont  Virgile  et 
Manzoni;  il  les  associe  dans  une  pieuse  admiration.  Il  consacre 
la  journée  à  ses  travaux;  le  soir,  il  sort.  On  le  rencontre  dans 
les  osterie  les  plus  modestes,  au  milieu  d'une  compagnie  bigarrée  : 
(dudians  qui  discutent  littérature  ;  ouvriers  en  costume  de  tra- 
vail ;  anciens  soldats  de  Garibaldi,  qui  se  plaisent  à  raconter  leurs 
campagnes.  Surtout,  il  fait  de  la  politique. 

Socialiste  au  moment  où  le  gouvernement  sévit  sans  pitié 
contre  le  jeune  parti,  il  s'inscrit  à  l'Union  internationale  des 
travailleurs.  H  parle  dans  les  arrière-boutiques,  où  l'on  se  réfugie 
avec  la  crainte  d'être  arrêté  au  beau  milieu  des  discours;  il  col- 
labore à  des  journaux  révolutionnaires,  qu'il  distribue  aux  étu- 
dians  ses  camarades;  il  rédige  des  affiches  incendiaires.  Quand  une 
manifestation  s'organise  pour  l'enterrement  d'un  comi)agnon, 
il  est  du  cortège;  il  exhorte  jusqu'aux  portes  de  la  prison  les 
militans  qu'on  y  conduit.  \\  ne  s'arrête  pas  toujours  aux  portes  : 
un  jour  qu'il  s'est  battu  avec  la  police,  on  l'appréhende,  et  on 
l'enferme.  «  Ce  fut  aux  débuts  du  socialisme  italien,  quand  on 
faisait  leur  procès,  comme  à  des  malfaiteurs,  à  ceux  qui  vou- 
laient extirper  le  mal  du  mondé;  et  on  les  condamnait.  Je  pro- 
testai. Ainsi  j'eus  l'occasion  de  méditer  profondément,  pendant 
deux  mois  et  demi  d'un  hiver  très  froid,  sur  la  justice.  Après 
cette  méditation,  je  me  trouvai  absous  pour  le  moment,  et 
indigné  pour  toujours...  »  Il  oubliait  le  chemin  de  l'Université; 
le  cours  de  ses  études  fut  interrompu  deux  années  durant.  Les 


GIOVANNI    PASCOLI.  87 

prières  de  ses  amis  el  les  conseils  de  Carducci  Jlnirenl  par  per- 
suader à  l'enfant  prodigue  de  rentrer  au  bercail.  Alors  il  se 
reprit,  et  se  remit  avec  courage  à  la  préparation  des  examens. 
En  1882,  il  conquit  la  laurea,  —  le  titre  qui  lui  permettait  de 
devenir  eniin  professeur. 

On  l'envoya  loin  pour  ses  débuts  officiels  :  au  lycée  de 
Potenza.  La  discipline  de  l'enseignement  était  celle  qui  allait 
achever  de  le  former.  Longtemps  il  avait  étudié  :  il  devenait 
maître  à  son  tour,  prenait  coniiance  en  lui-même,  ordonnait 
ses  connaissances,  s'initiait  à  un  public,  celui  de  tous  qui  exige 
le  plus  de  clarté  intellectuelle  et  de  dignité  morale  ;  de  jeunes 
âmes,  fraîches  et  neuves,  s'ouvraient  tous  les  jours  devant  lui  : 
il  n'avait  qu'à  y  lire.  Les  momens  heureux  de  la  classe,  où  l'on 
répand  pour  les  autres  son  esprit  et  son  cœur,  tout  en  sentant 
sa  propre  personnalité  s'enrichir  ;  les  momens  ingrats,  où  l'on 
peine  sur  les  devoirs  hâtifs  d'écoliers  négligens,  où  la  fonction 
devient  besogne,  lui  furent  diversement  salutaires.  Dans  la  ville 
lointaine,  qui  le  retenait  hors  de  sa  province  comme  pour  le 
forcer  à  mieux  connaître  son  pays,  Pascoli  avait  fait  venir  ses 
deux  sœurs  :  Ida  devait  le  quitter  pour  un  nouveau  foyer,  Maria 
rester  avec  lui  jusqu'à  sa  mort  :  Maria,  dolce  sorella...  Le  soir, 
ils  jouissaient  de  la  douceur  d'être  ensemble  :  le  frère  écrivait, 
les  sœurs  cousaient  sous  la  lampe. 

Le  lycée  de  Livourne,  celui  de  Massa  di  Carrara  ;  un  cours 
de  grammaire  grecque  et  latine  à  l'Université  de  Bologne,  une 
chaire  de  littérature  latine  à  Messine  ;  Pise,  et  Bologne  encore  : 
telles  devaient  être  les  étapes  de  sa  carrière.  Mais  désormais  le 
poète  était  né.  Il  avait  surgi,  lentement,  à  travers  les  expériences 
de  la  vie,  loin  de  ce  mirage  de  gloire  qui  séduit  l'âme  des  jeunes 
gens,  et  les  pousse  à  écrirç  avant  d'avoir  travaillé,  compris, 
souffert  ;  et  c'était  son  honneur,  que  ce  long,  cet  exceptionnel 
apprentissage  de  modestie  et  de  sincérité.  Pascoli  avait  trente- 
sept  ans  lorsqu'on  4892  il  réunit  ses  productions  éparses  pour 
les  présenter  au  public  :  non  point  floraison  hâtive  du  })rintemps, 
ainsi  qu'il  le  disait,  mais  fruits  mûrs  de  l'été;  ou  mieux  encore, 
bouquet  d'humbles  plantes  des  champs  :  arbusta  juvant  humi- 
lesque  myricae  (1). 

(1)  Les  œuvres  de  Pascoli  sont  publiées  chez  Zanichelli  dans  une  édition 
d'ensemble  :  I.  Myricae;  II.  Prlmi  Poemetti:  III.  Nuovi  Poemetti ;l\.  Canti  di  Cas- 
telvecchio;  V.  Odi  ed  Inni;  VI.  Poemi  conviviali.  Il  faut  y  ajouter  Le  Canzoni  di  Re 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

II 

La  bonne,  la  fraîche  odeur  de  campagne  qui  semble  vous 
arriver  par  bouffées,  lorsque  vous  ouvrez  le  livre  !  Les  My?'icae 
vous  transportent  dans  un  village  de  «  la  Romagne  ensoleillée, 
doux  pays  ;  »  elles  font  paraître  à  vos  yeux  la  tour  blanche  de 
l'église,  la  maison  du  curé,  les  fermes  et  les  chaumières;  au 
carrefour,  la  Madone,  avec  ses  fleurs  de  lys  ;  sur  la  route,  les 
bœufs  qui  rentrent;  les  peupliers  au  bord  de  l'eau,  et  le  vieux 
pont  qui  regarde  passer  le  ruisseau  indolent.  Plus  loin,  voici 
les  champs,  dans  la  joie  d'avril  ou  la  sérénité  d'octobre,  selon  le 
jour  où  vous  suivez  le  chemin  des  saisons.  Et  tout  cela,  sans 
descriptions  proprement  dites  :  par  indications  brèves,  qui 
notent  les  couleurs  avec  les  formes.  Ce  n'est  pas  un  décor 
d'opéra,  tout  rangé,  dont  les  pièces  se  suivent  ;  ce  sont  des 
impressions  indépendantes,  qui  forment  un  ensemble,  à  la  fin, 
par  leur  tonalité  générale  plutôt  que  par  l'ordre  de  leur  succes- 
sion. Nulle  trace  de  cette  idéalisation  mignardo,  qu'un  vieil  héri- 
tage littéraire  impose  encore  quelquefois  quand  on  parle  des 
choses  rustiques  ;  ni  de  ce  réalisme  grossier,  dans  lequel  on  se 
jette  par  réaction  :  de  la  vérité,  tout  simplement.  jNous  pouvons 
écouter,  sans  crainte  d'être  dupes  d'une  émotion  banale,  le  bruit 
des  cloches  dans  le  soir,  parce  que  nous  entendons  aussi  le 
sifflet  du  chemin  de  fer  ;  le  vent  chante  dans  les  fils  télégra- 
phiques. Laissons-nous  aller  a  la  tristesse  de  l'automne,  puisque 
nous  savons  que  la  bonne  fermière  ne  partage  pas  notre  mélan- 
colie ;  elle  est  heureuse  de  penser  que  la  moisson  a  rempli  ses 
greniers,  et  la  vendange  ses  tonneaux  ;  l'hiver  peut  venir  :  sa 
provision  d'œufs  est  faite.  L'auberge  est  pleine  de  buveurs 
bruyans  qui  s'assemblent  au  coup  de  midi  ;  le  vieux  mendiant 
trempe  son  pain  dans  l'eau  de  la  fontaine;  les  commères,  en 
petit  groupe,  parlent  du  gouvernement,  du  vin  qui  coûte  cher, 
du  fils  qui  va  sur  ses  vingt  ans,  et  des  bêtes,  qui  dévorent  sans 
engraisser.  Ces  menus  traits,  d'un  pittoresque  familier,  nous 
rassurent  sur  l'authenticité  de  l'ensemble  et  donnent  je  ne  sais 
quelle  sécurité  à  notre  plaisir. 

Ënzio  et  les  Poemi  italici;les  poésies  latines,  telles  que  l'inno  a  Roma  et  l'Inno 
a  Torino;\es  œuvres  de  critique  dantesque;  les  Pensieri  e  Discorsi;  et  plusieurs 
discours  édités  à  part,  notamment  lia  lia,  Nel  cinquantenario  délia  patria,  —  Gari- 
haldi,  —  Commemorazione  di  Giosue  Carducci,  —  La  (jvande  proletaria  si  è  mossa. 


(.10\  ANM    PASCOLI.  80 

Ce  sens  des  réalités  rustiques,  mêlé  au  sens  do  la  beauté, 
ferait  des  Myricae  quelque  chose  comme  des  Géorgiques  mo- 
dernes :  mais  voici  un  autre  élément.  L'endroit  oi^i  Pascoli  nous 
conduit  de  préférence  et  nous  ramène  obstinément,  c'est  le  cime- 
tière. Il  y  a  peu  de  poèmes,  je  ne  dis  pas  dans  la  littérature  ita- 
lienne, mais  dans  toute  la  littérature  contemporaine,  qui  pro- 
duisent une  impression  plus  saisissante  que  le  Jour  des  Morts. 
La  tempête  sévit  sur  le  champ  du  repos;  pluie  et  vent  font  rage 
dans  les  ténèbres;  les  cyprès  semblent  agités  de  frissons.  Alors 
s'élèvent,  du  fond  des  tombes,  les  voix  du  père  non  vengé,  de  la 
mère,  de  la  fille,  des  deux  fils;  ils  adressent  un  appel  passionné  à 
ceux  dont  ils  ont  été  arrachés,  et  que  leur  amour  ne  peut  plus 
étreindre.  Ceux-ci,  cependant,  sont  on  train  de  prier  pour  les 
morts.  Ainsi  le  poète  évoque  la  destinée  de  sa  famille.  La  dou- 
leur que  l'enfant  avait  connue,  que  l'adolescent  avait  mûrie, 
éclate  maintenant  en  sanglots.  Une  force  obscure  se  fait  sentir 
en  lui,  au  moment  même  où  sa  pensée  semble  se  distraire 
dans  la  contemplation  des  choses  ;  et  la  lamentation  s'élève  de 
nouveau.  Un  anniversaire,  un  regard  jeté  sur  ses  sœurs,  un  sou- 
venir qui  vient  furtivement  traverser  sa  mémoire,  l'obligent  à 
reprendre  sa  plaintive  élégie.  Telle  l'histoire  de  l'anneau.  L'an- 
neau que  le  père  portait  au  doigt  le  jour  qu'il  fut  assassiné,  ce 
fut  sa  femme  qui  le  prit;  puis,  lorsqu'elle  cessa  de  vivre  à  son 
tour,  le  fils  aîné.  Le  fils  voulut  laver  l'anneau  dans  la  mer  ;  il  l'y 
laissa  tomber;  seule  une  étoile  le  voit  encore.  Toute  la  mer  ne 
laverait  pas  la  tache  do  sang;  l'étoile  raconte  le  secret  aux  cicux 
infinis  ;  mais  en  vain.  Tel  encore  ce  symbole  funèbre  :  dans  la 
plaine,  on  entend  un  galop  rapide,  haletant,  qui  se  rapproche. 
Plaine  déserte,  immense.  Quelques  oiseaux  égarés  passent, 
comme  des  ombres,  semblant  échappés  à  un  lointain"  désastre, 
on  ne  sait  quand,  on  ne  sait  où.  On  entend  un  galop  lointain, 
qui  vient,  qui  court  dans  la  plaine.  C'est  la  Mort. 

C'est  là,  au  point  de  rencontre  de  ces  deux  élémens  si  divers, 
que  se  trouve  l'originalité  de  la  poésie  de  Pascoli.  D'une  part, 
une  vision  très  nette  et  un  art  très  précis  ;  de  l'autre,  un  senti- 
ment diffus,  très  intense  et  très  prenant. 

La  précision,  d'abord,  vient  du  travail  analytique  de  la 
pensée.  L'artiste  se  défie  des  synthèses,  et  même  des  généralités. 
11  tient  à  voir  les  objets  qu'il  peint  dans  toutes  leurs  particula- 
rités. L'exactitude  est  sa  loi  :  il  arrive  par  elle  à  la  sincérité  du 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rendu.  Il  reprochera  quelque  part  à  Leopardi  d'avoir  parlé 
((  d'un  bouquet  de  roses  et  de  violettes,  »  —  comme  si  roses  et 
violettes  fleurissaient  dans  la  même  saison  !  —  et  d'avoir  écrit 
l'éloge  des  oiseaux  sans  citer  un  seul  nom,  sans  nous  dire  s'il 
s'agissait  de  roitelets,  de  fauvettes  ou  de  pinsons.  La  poésie,  au 
contraire,  doit  vivre  de  détails,  de  détails  scrupuleusement 
observés,  et  minutieusement  traduits.  C'est  dire  qu'il  bannit  de 
ses  vers  non  seulement  la  rhétorique,  mais  l'éloquence  :  mérite 
plus  rare.  Dans  quelques-unes  de  ses  pièces,  il  s'efforce  même 
de  fixer  l'effet  fugitif  qu'un  instant  détruit  :  effet  de  soleil,  de 
[)luie,  ou  de  neige.  Il  nous  donne  alors  de  véritables  eaux-fortes  ; 
il  cherche  les  mots  les  plus  expressifs  et  les  rythmes  les  plus 
condensés  pour  reproduire  en  traits  incisifs  sa  vision. 

Cet  art  très  objectif  est  tout  pénétré  de  sentiment.  Ce  pour- 
rait être  la  haine  de  la  nature  marâtre,  qui  met  au  monde  les 
créatures  pour  les  torturer,  si  nous  ne  nous  rappelions  ici  la 
bonté  essentielle  de  Pascoli  :  il  ne  se  lasse  jamais  d'exprimer  sa 
douleur,  parce  qu'il  ne  l'oublie  jamais:  mais  de  sa  souffrance, 
plutôt  qu'à  la  légitimité  de  la  révolte,  il  conclut  à  la  nécessité 
du  pardon.  Désirer  la  vengeance,  blasphémer  ou  maudire,  ne 
serait-ce  pas  perpétuer  le  mal  sur  la  terre,  et  prendre  rang  parmi 
les  coupables  ?  Ayant  éprouvé  qu'il  y  a  dans  la  vie  un  inson- 
dable mystère,  ils  doivent  se  serrer  les  uns  contre  les  autres, 
ceux  que  le  même  mystère  angoisse  ;  ils  doivent  se  chérir  et 
s'entr'aider,  pour  prendre  leur  revanche  contre  le  sort.  La  pitié, 
la  tendresse,  la  douceur,  voilà  donc  les  sentimens  qui  pénétre- 
ront les  vers  du  poète,  et  qui,  partant  des  hommes,  aboutiront 
aux  choses.  Parmi  les  hommes,  il  s'intéressera  d'abord  aux  vic- 
times, aux  orphelins,  aux  malades  ;  puis  aux  humbles,  aux 
pauvres,  aux  misérables  :  puis  encore,  aux  simples  et  aux  pri- 
mitifs. Pareillement,  il  aimera  les  arbres  qui  frémissent  au  vent, 
les  fleurs  qui  tremblent  sur  leur  tige,  et  la  faiblesse  gracieuse 
des  oiseaux:  comme  saint  François  d'Assise,  puisqu'on  a  dit  de 
lui  qu'il  était  un  Virgile  chrétien,  ou  un  saint  François  païen  ; 
comme  ce  Paolo  Uccello  dont  il  a  écrit  la  touchante  histoire.  Il 
aimera  toute  la  nature  :  soit  qu'il  aperçoive  en  elle  des  symboles, 
et  veuille  voir  des  berceaux  dans  les  nids  ;  soit  qu'il  manifeste 
une  reconnaissance  émerveillée  pour  les  tableaux  de  beauté 
([u'elle  lui  présent(^  ;  soit  qu'il  l'associe  aux  hommes  dans  la 
lutte  contre  le  mystèr(;  (|ui  l'enveloppe  elle-même,  il  finit  par  la 


C.TOVANM    PASCOil.  91 

considérer  comme  une  mère  très  douce,  qui  nous  berce  encore 
à  l'heure  où  nous  nous  endormons.  ((  Ah  !  laissons-la  faire,  car 
elle  sait  ce  qu'elle  fait,  et  elle  nous  aime!...  »  Ce  sentiment-lh, 
il  nous  le  communique  sans  prétendre  nous  l'imposer.  En  effet, 
cet  artiste  épris  d'exactitude,  connaissant  la  valeur  de  la  préci- 
sion, en  connaît  aussi  les  limites.  Il  sait  qu'au  delà  du  terme 
où  l'analyse  peut  atteindre,  il  y  a  les  forces  presque  incon- 
scientes qu'il  faut  laisser  agir  par  elles-mêmes  après  les  avoir 
mises  en  mouvement.  Il  possède  la  pudeur  rare  qui  consiste  à 
ne  pas  vouloir  tout  dire  ;  à  faire  crédit  h  la  sensibilité  du  lec- 
teur; à  se  taire  lorsqu'il  a  provoqué  le  rêve,  afin  de  ne  le  point 
troubler. 

Certes,  on  peut  désirer  un  tempérament  plus  fort,  et  une 
personnalité  moins  complexe  ;  une  représentation  de  l'univers 
plus  philosophique,  moins  ingénue  ;  partant,  une  poésie  plus 
riche,  plus  variée,  plus  capable  de  renouveler  ses  thèmes.  Non 
pas  que  Pascoli  soit  toujours  identique  a  lui-même  :  les  diffé- 
rences, moins  sensibles  peut-être  dans  les  Canti  di  Castelvecchio, 
sont  manifestes  dans  les  Poemetti.  L'aquarelle  et  l'eau-forte 
tendent  à  se  transformer  en  fresques;  l'activité  de  la  terre,  le 
sourd  travail  de  Germinal,  la  gloire  de  Messidor,  se  traduisent 
en  inspirations  plus  vigoureuses.  On  dirait  que  les  poèmes 
cherchent  à  se  grouper  autour  d'une  histoire,  autour  de  la  très 
simple  et  très  touchante  idylle  de  Rosa  et  de  Enrico.  Dès  lors  le 
tableau  d'ensemble  s'ordonne  mieux  ;  l'art  devient  moins  frag- 
mentaire ;  la  communion  de  la  nature  et  des  hommes  s'affirme 
davantage,  dans  la  vie  universelle. 

Mais  aussi,  des  défauts  apparaissent,  que  \esMj/ricae  ne  com- 
portaient pas  ;  d'autres  se  font  plus  sensibles,  dont  on  entre- 
voyait seulement  le  germe.  S'il  pouvait  être  curieux  de  repro- 
duire au  passage  le  scilp...  scilp  des  moineaux,  ou  le  vitt... 
videvitt  des  hirondelles,  c'est  une  erreur  fatigante  que  de  mul- 
tiplier les  onomatopées  :  les  din  don  dan  des  cloches,  \eimuh  du 
vent,  le  ^re  ^re  des  grenouilles,  les  ^rr...  tr)\..  terit...  terit,  les 
zisteretete,  les  sicceccé,  et  autres  cris  variés  de  la  gent  ailée,  ont 
quelque  chose  d'enfantin,  et  provoquent  une  critique  trop  aisée 
pour  qu'on  s'y  attarde.  —  Les  délicats  ont  observé,  et  non  pas 
sans  raison,  que  Pascoli  avait  rarement  atteint  ce  degré  de 
perfection  qui  laisse  h  l'esprit  du  lecteur  une  jouissance  sans 
mélange.  Il  est  quelquefois  précieux  et  quelquefois  obscur  ;  un 


92  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vers  mauvais  gâte  un  vers  admirable,  un  sonlimenl  exquis 
tourne  en  sensiblerie  :  on  aimerait  plus  d'égalité,  on  aimerait 
surtout  que  les  inégalités  fussent  moins  nombreuses  dans  les 
derniers  recueils.  —  C'est  un  procédé  louable  que  de  rechercher 
les  expressions  locales  :  c'est  un  excès  fâcheux  que  d'abuser  des 
mots  de  terroir^  au  point  d'ajouter  un  petit  lexique  toscan-italien 
à  la  fin  d'un  volume  de  vers.  —  Quoi  donc  encore  ?  Parfois,  un 
certain  manque  d'harmonie  entre  l'inspiration  et  le  rythme  :  il 
arrive  que  la  terza  rima  paraisse  une  forme  un  peu  ample  pour 
la  pensée  qu'elle  recouvre,  et  s'adapte  mat  à  des  mouvemens 
brusques  et  saccadés.  Si  bien  qu'en  somme,  il  reste  vrai  que 
Pascoli  s'est  répété  plus  qu'il  ne  s'est  développé;  et  qu'il  peut 
donner  l'impression  d'être  pauvre  en  chefs-dieuvre  par  son 
abondance  même. 

Mais  quand  on  allongerait  encore  la  liste  de  ces  critiques, 
son  originalité  n'en  serait  pas  diminuée.  Point  n'est  besoin 
d'être  un  poète  parfait  pour  être  un  grand  poète;  il  suffit  que, 
que  dans  le  chœur  innombrable  des  auteurs,  on  ait  fait  entendre 
une  note  nouvelle,  digne  de  demeurer.  Or  ce  mérite  lui  est 
acquis.  A  côté  de  Carducci  le  violent,  s'inspirant  de  l'histoire,  et 
trouvant  dans  la  comparaison  du  passé  avec  le  présent  la  source 
de  perpétuelles  indignations,  Pascoli  a  prêché  la  mansuétude.  A 
côté  de  d'Annunzio  le  voluptueux,  dont  l'acre  désir  de  jouissance 
imprègne  toute  l'œuvre  comme  un  parfum  malsain,  Pascoli  a 
dit  le  charme  de  la  famille  et  la  douceur  du  foyer  ;  et,  refusant 
une  place  à  l'amante  en  ses  vers,  il  a  peint  la  tendresse  délicate 
et  pure  de  la  sœur.  Et  ce  faisant,  il  n'a  pas  seulement  repris  et 
vivifié  une  des  meilleures  traditions  de  la  littérature  italienne, 
celle  de  Manzoni  :  il  a  exprimé  nos  sentimens  profonds,  a  Je 
voudrais  vous  inviter  à  venir  avec  moi  à  la  campagne...  »  Ce 
goût  de  la  vie  simple  et  saine,  qui  ne  l'a  éprouvé,  en  nos  jours 
fatigués  .3  Cette  voix  des  morts,  cette  voix  dont  on  n'entend  pas 
distinctement  les  paroles,  parce  que  ceux  qui  les  veulent  pronon- 
cer ((  ont  la  bouche  pleine  de  terre,  »  ceux-là  seuls  ne  la  con- 
naissent pas,  qui  n'ont  jamais  eu  de  deuils.  Sa  chanson  rustique 
et  sa  chanson  triste,  entremêlant  leurs  thèmes,  se  fondant  en 
une  seule  mélodie,  restent  inimitables.  II  y  en  a  de  plus  harmo- 
nieuses, et  surtout  de  plus  sonores  :  il  y  en  a  peu  qui  soient 
capables  de  trouver  autant  d'écho  dans  les  cœurs. 


GIOVAÎSM    PASCOLI.  93" 

III 

Chez  Pascoli,  l'érudit  complète  le  poète,  et  ne  le  contredit 
pas. 

Parmi  tant  d'auteurs  italiens  qu'il  pratiqua  pour  son  plaisir 
propre  et  pour  le  plaisir  aussi  d'en  recueillir  la  fleur  à  l'usage 
des  écoles,  Dante  le  passionna.  Il  se  mit  à  l'étudier  avec  la 
ferveur  d'un  culte  ;  il  le  lut  et  le  relut  ;  il  s'entoura  de  tous  les 
commentaires,  et  voulut  remonter  à  toutes  les  sources.  Peu  à 
peu,  il  lui  sembla  que  les  parties  obscures  du  poème  s'éclai- 
raient; le  voile  que  lesérudits  cherchaient  vainement  à  soulever 
se  déchirait,  et  il  pénétrait  de  plain-pied  dans  le  sanctuaire.  Ce 
modeste  devint  orgueilleux  de  sa  découverte  ;  il  jtrochuna  son 
triomphe  ;  et,  pour  faire  part  aux  autres  du  grand  secret,  il 
n'écrivit  pas  moins  de  trois  volumes,  à  la  masse  imposante  et 
au  titre  ambitieux  :  Minei^ve  obscure;  Prolégomènes  :  la  con- 
struction morale  du  poème  de  Dante;  Soiis  le  Voile,  essai  d'une 
interprétation  générale  du  poème  sacré;  La  Vision  admirable, 
esquisse  d'une  histoire  de  la  Divine  Comédie.  A  vrai  dire,  les 
spécialistes  le  reçurent  assez  mal  ;  ils  lui  firent  entendre,  qui 
avec  politesse,  et  qui  avec  àpreté,  qu'il  apportait  peut-être  d'in- 
génieuses remarques  de  détail,  mais  que  la  clef  qu'il  prétendait 
avoir  trouvée  n'ouvrait  rien.  Ces  reproches  le  blessèrent  sans 
le  convaincre;  il  se  débattit  contre  la  critique,  et  il  resta  tou- 
jours persuadé  que  lui,  Pascoli,  avait  compris  Dante;  que  s'il 
avait  un  titre  de  gloire  qui  lui  permit  de  demeurer  sur  les 
lèvres  des  hommes,  ce  serait  celui-là  ;  que  ses  vers  passeraient 
sans  doute,  mais  son  exégèse,  jamais. 

Ce  n'est  pas  sous  cet  aspect  qu'il  faut  le  voir,  penché  sur 
Aristote  ou  sur  saint  Thomas  pour  trouver  le  rapprochement 
problématique  qui  justifiera  ses  hypothèses.  Il  y  a  en  Italie  un 
usage  admirable,  qui  ne  répond  à  aucune  de  nos  habitudes  litté- 
raires, ni  pour  la  majesté  du  rite,  ni  pour  le  sentiment  national 
qu'il  révèle,  et  en  même  temps  qu'il  exalte.  Ce  sont  les  «  lec- 
tures dantesques;  »  chaque  semaine,  l'élite  intellectuelle  des 
villes  se  réunit,  et  vient  entendre  commenter  un  chant  du  grand 
poème.  Représentons-nous  Pascoli  à  Florence,  invité  à  faire  la 
première  des  explications  du  Paradis;  voyons-le  dans  la  salle 
austère    d'Or  San  Michèle,    gravissant   les   hauts   degrés  de    la 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaire  d'où  sa  ])arole  va  planer;  partageons  l'émolion  qu'il 
<!proiive  à  inl(U'pr('ler  le  texte  vénéré  ;  et  lorsque,  le  comnientain; 
fini,  l'auditoire  se  lève  pour  écouter  pieusement  la  lecture  du 
chant  tout  entier,  rendons  justice  alors  à  son  amour  pour  Dante. 
Il  remonta  plus  avant  dans  le  passé  :  jusqu'.à  Home.  Toute 
matière  lui  était  bonne  a  mettre  en  vers  latins  ;  il  accomplissail, 
en  traitant  les  sujets  les  plus  paradoxaux,  les  innocentes 
prouesses  qui  remplissaient  d'admiration  le  cœur  des  lettrés 
d'autrefois.  Le  jeu  savant  des  dactyles  et  des  spondées  qu'on 
enchâsse  en  façon  de  mosaïque  lui  servait  de  délassement,  car 
il  prenait  plaisir,  en  bon  ouvrier  d'art,  à  travailler  cette  matière 
solide  comme  la  pierre  et  résistante  comme  elle.  Il  savait  bien 
qu'il  ne  mériterait  pas  ainsi  les  suffrages  de  la  foule  ;  mais  il 
entrerait  en  communication  avec  de  rares  esprits  disséminés 
de  par  le  monde  :  et  cette  satisfaction  ne  le  trouvait  pas  insen- 
sible. Périodiquement,  on  apprenait  en  Italie  que  l'Académie 
néerlandaise  avait  décerné  son  prix  annuel  à  un  poème  de 
Pascoli  :  Vejamis,  Castanea,  Reditus  Augusti,  et  tant  d'autres; 
c'était  presque  une  habitude.  Les  esprits  les  moins  touchés 
]>ar  le  charme  des  vers  latins  étaient  forcés  de  convenir  qu'à 
tout  prendre,  le  passe-te;mps  était  inoffensif;  ceux  que  les 
souvenirs  classiques  émeuvent  encore  applaudissaient.  Sa  der- 
nière production  en  ce  genre  fut  VHymmts  in  Taiirinos,  après 
VHynmus  in  Romam,  composé  pour  célébrer  l'anniversaire  de 
l'unité  italienne;  on  y  trouvera  une  forte  saveur  de  belle  lati- 
nité : 

Aeternum  spiras,  acternum,  Roma,  viges.  Tu 
Post  militas  caedes,  post  longa  oblivia  rerum 
Et  casus  tantos  surgentcsquc  undique  flammas, 
Tu  supra  cineres  formidatasque  ruinas 
AUior  exlslens  omni  de  morte   triumphas... 

Il  remonta  jusqu'à  l'antiquité  hellénique;  et  voyant  revivre 
dans  ses  traductions  les  héros  et  les  dieux,  il  conçut  le  désir  de 
les  chanter.  Plusieurs  de  ses  sujets  furent  pris  dans  Vlliade  et 
VOdyssée;  celui-ci  dans  Hésiode;  celui-là  dans  Bacchylide,  et 
tel  autre  encore  dans  Platon  ;  les  histoires  furent  c(dles  des 
aèdes  chantant  à  laiîn  des  banquets:  comment  Anticlée,  enfermé 
dans  le  cheval  de  Troie,  en  serait  sorti  à  la  voix  d'Hélène,  et 
aurait  rendu  vaine  la  ruse  des  Grecs,  si  le  prudent  Ulysse  ne 


GIOVANM    PASCOLI.  95 

l'avait  retenu  ;  comment  celui-ci,  las  d'un  long  repos  dans  Ithaque, 
partit  pour  son  dernier  voyage,  et  quand  il  ordonna  à  ses  vieux 
compagnons  de  reprendre  la  mer,  les  rameurs  recommencèrent  à 
chanter  le  chant  de  leur  enfance,  parce  qu'ils  n'en  avaient  jamais 
appris  d'autre;  comment  Alexandre,  étant  arrivé  aux  limites 
du  monde,  se  prit  à  pleurer.  Le  ton  était  celui  de  la  narration 
épique;  le  vers,  majestueux;  il  n'était  point  jusqu'au  choix  des 
épithètes  qui  ne  rappelât  la  manière  d'Homère,  les  paroles  ailées, 
les  nefs  h  la  proue  recourbée,  et  la  mer  violette,  la  mer  où  l'on 
ne  moissonne  pas.  Les  lecteurs,  quand  les  Poemi  conviviali  furent 
réunis  en  volume,  s'émerveillèrent  de  voir  l'antiquité  ainsi  res- 
suscitée,  e' crurent  trouver  un  Pascoli  nouveau. 

Pourt""it,  il  restait  fidèle  h  lui-même.  L'échec  de  sa  critique 
dantesqi'  '>  suffirait  à  prouver  qu'il  ne  se  transforma  pas  en 
abordanf^*'»3  nouveaux  domaines  de  la  pensée;  mais  le  plus  signi- 
ficatif es^^^j  façon  dont  il  les  aborda.  Ce  qui  le  frappa  d'abord,  ce 
fut  une  i^'^lge,  une  forte  impression  des  sens.  Dante  l'émerveilla 
comme  F  9ature  ;  le  même  mystère  l'intrigua.  Encore  adolescent, 
en  effet  P^l  lui  fit  visiter  Ravenne  ;  le  tombeau  de  ïhéodoric,  le 
mausr^^^  de  Galla  Placidia,  Saint-Apollinaire,  le  laissèrent  froid; 
mais  1*^  ^*^u'on  le  conduisit  enfin  à  la  chapelle  de  Dante,  il  sentit 
en  lu'^P'^ème  un  mouvement  singulier  ;  une  adoration  subite- 
ment ^^e  ;  une  impulsion  d'amour.  Quoi  d'étonnant,  dès  lors,  à 
ce  qu'il  l'ait  plus  tard  interprété  en  poète  .^  Ce  fut  en  poète  que 
d'abord  il  le  vénéra.  —  De  même,  il  faut  savoir  quelle  était  la 
plus  forte  de  toutes  les  raisons  qu'il  avait  de  faire  des  vers 
latins  ;  il  nous  l'a  dite  un  jour.  C'était  de  maintenir  une  tradition  ; 
d'empêcher  que  la  poussière  des  siècles  ne  recouvrît  peu  à  peu 
le  trésor  des  médailles  bien  frappées,  accumulé  par  les  anciens 
et  légué  à  leurs  héritiers  ;  de  sauver  de  l'anéantissement,  en 
montrant  qu'elle  était  capable  d'inspirer  encore  des  forces  créa- 
trices, une  forme  d'art  ;  d'unir  les  doctes  aux  doctes,  ceux  du 
présent  à  ceux  du  passé,  pour  lutter  contre  l'oubli,  puissance 
mauvaise  qui  nous  guette;  c'était,  en  d'autres  termes,  le  même 
sentiment  qui  anime  les  Myricae  et  les  autres  poèmes  ;  la 
conscience  de  la  destruction  toujours  prête,  de  la  mort  toujours 
voisine,  et  l'appel  à  l'effort  humain  pour  résister  à  leurs  prises  : 
moins  un  jeu  qu'un  devoir.  —  Et  dans  ses  vers  à  la  mode 
grecque,  quelle  mélancolie,  toute  moderne  !  Comme  ils  sont  loin 
de  l'objectivité  tranquille  des  anciens  !  Comme  ils  nous  montrent 


1)6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

1'àme  de  l'auteur!  Homère  essayant  de  rivaliser  avec  le  bruit 
4'une  fontaine,  et  imitant  les  murmures  de  l'eau  courante,  c'est 
Pascoli.  Le  triste  Achille,  qui  joue  de  la  lyre  dans  la  nuit,  de 
sorte  que  ni  les  plaintes  des  Néréides,  ni  la  conversation  de 
ses  chevaux  parlant  de  sa  mort  prochaine  n'arrivent  jusqu'à  lui  ; 
mais  qui  entend  les  lamentations  et  les  paroles  funèbres  dès 
qu'il  cesse  de  jouer  :  ce  pourrait  être  Pascoli  encore.  Hésiode,  le 
poète  des  ilotes,  celui  qui  comprend  peu  à  peu  la  dignité  du 
travail  avec  la  beauté  de  la  souffrance,  et  veut  en  inspirer  ses 
chants,  —  qui  serait-ce,  sinon  Pascoli.!^ 

S'il  faut  entendre  par  humaniste  celui  qui  po"le  en  soi  la 
connaissance  et  l'amour  des  civilisations  ancienne*  ,  il  fut  un 
humaniste.  Mais  si  le  mot  implique  un  certain  mépri  •  lu  présent 
et  une  satisfaction  égoïste  de  la  seule  intelligence'^^-herchons 
pour  lui  un  autre  nom.  Avant  tout,  les  littératures  a^^^ennes  lui 
apparurenit  comme  une  école  de  moralité.  Il  cit^^,  comme 
d'autres  citent  la  Bible,  une  devise  qu'elles  lui  ava?P^*^'  fournie, 
et  qu'il  donnait  pour  règle  de  vie  :  la  moitié  est  plus  *'  ande  que 
le  tout;  c'était  la  philosophie  d'Horace  :  la  sagesse  c'^  ^"iste  à  se 
contenter  d'un  bien  modéré;  c'était,  davantage  enc»^"'^  la  phi- 
losophie de  Socrate  :  le  sacrifice  à  autrui  vaut  mi(  *}^^®que  la 
jouissance  exclusive  de  soi-même.  Il  rappelait  qur'^  n  ami 
Virgile  avait  prédit  l'avènement  d'une  loi  nouvelle'/  Mais, 
disait-il,  je  n'ai  pas  besoin  de  chercher  des  exemples  pc  '  mon- 
trer que  les  littératures  classiques  sont  intimement  chrétiennes; 
car  ils  abondent...  » 

IV 

Cependant  Pascoli  voulait  agir.  Il  arrive  toujours  un  âge  où 
la  poésie  et  l'érudition  semblent  des  jouets  de  vanité;  on  s'aper- 
çoit qu'après  avoir  beaucoup  produit,  on  est  très  loin  d'avoir 
exprimé  tout  ce  qu'on  avait  à  dire,  parce  qu'on  n'a  pas  encore 
abordé  le  problème  moral  directement;  or  le  terme  est  proche, 
et  il  faut  se  hâter.  Pascoli,  voyant  avec  une  sorte  d'effroi  la 
fuite  des  années,  voulait  agir,  exercer  une  influence  sur  les 
jeunes  gens,  donner  des  directions  pour  la  pratique  de  la  vie. 
De  là  une  philosophie  sociale  qui  s'épanchait  en  articles,  en  con- 
férences, en  discours,  presque  en  sermons  ;  et  une  évolution  qui 
nous  présente,  pour  finir,  le  drame  d'une  conscience. 


GIOVANM    PASGOLI.  97 

II  n'était  pas  croyant.  De  son  enfance  pieuse,  il  est  vrai  qu'il 
avait  conservé  de  très  doux  souvenirs.  Il  se  rappelait  l'émotion 
attendrie  qu'il  éprouvait,  lorsqu'en  assistant  à  la  messe  il  enten- 
dait le  prêtre  parler  avec  l'invisible.  Il  revoyait  les  soirs  d'été  où 
il  rentrait  au  collège  avec  une  ample  moisson  de  genêts  ;  ses 
camarades  et  lui  les  disposaient  dans  la  chapelle,  en  guirlandes 
et  en  bouquets  :  alors  il  sentait  «  je  ne  sais  quoi  de  solennel,  de 
tendre  et  de  frais,  comme  un  parfum  d'encens,  comme  un  écho 
d'hymne,  dont  était  plein  son  cœur  pieux  le  soir  d'une  fête.  » 
Plus  lidèlement  encore  que  la  poésie  du  culte,  il  avait  gardé 
l'esprit  de  la  religion  du  Christ  :  l'humilité,  la  charité,  et  l'es- 
poir de  la  grande  paix  qui  doit  venir  sur  la  terre  aux  hommes 
de  bonne  volonté.  Mais  il  avait  rejeté  les  dogmes,  une  fois  pour 
toutes  ;  et  il  n'y  revint  plus.  La  croyance  en  la  vie  future  lui 
semblait  néfaste,  comme  un  «  alcoolisme  intellectuel  »  dont  on 
enivrait  les  hommes  pour  les  empêcher  de  penser  à  leur  condi- 
tion réelle.  Leur  condition  réelle,  c'est  la  mort,  et  puis  îe  néant. 
Vérité  qu'il  convient  d'envisager  avec  tristesse,  mais  sans  le 
désespoir  des  pessimistes  et  des  sceptiques.  Car  il  y  voyait  la 
source  de  tout  perfectionnement:  on  aime  ses  frères  d'un  amour 
plus  actif,  quand  on  sait  qu'on  est  destiné  à  les  aimer  peu  de 
temps  ;  on  se  hâte  de  faire  le  bien  ici-bas,  quand  on  est  per- 
suadé qu'il  n'y  aura  plus  ni  bien,  ni  mal  dans  l'au-delà. 

N'étant  plus  chrétien,  il  était  socialiste;  rien  n'est  plus 
logique.  Ceux  qui  ont  besoin  d'un  idéal  le  reportent  tout  na- 
turellement sur  la  terre,  après  qu'ils  ont  vu  In  ciel  fermé. 
Parmi  toutes  les  convictions  que  l'étudiant  de  Bologne  portait 
jadis  en  lui-même  et  qui  allaient  changer,  celle-<'i  ne  changea 
pas  :  une  plainte  s'élève  des  bas-fonds  de  la  société  ;  ceux  qui 
possèdent  et  ceux  qui  savent  sont  coupables  s'ils  ne  font  rien 
pour  l'apaiser;  étant  responsables  de  la  misère,  ils  sont  respon- 
sables des  crimes.  Pascoli  trouvait  des  accens  d'une  émotion 
profonde,  pour  parler  aux  jeunes  de  la  dure  condition  des  tra- 
vailleurs, u  Sois  juste,  et  pense  à  ceux  qui  souffrent.  Regarde 
comme  ils  grattent  la  terre,  creusent  le  sol,  frappent  sur  le  fer 
et  le  feu,  n'ayant  jamais  de  repos,  ayant  toujours  faim...  Regarde 
avec  quelle  injustice  on  exige  qu'ils  soient  bons,  quand  ils 
souffrent,  et  ne  peuvent  rien  voir  autour  d'eux  que  le  mal. 
Regarde  avec  quelle  stupidité  on  permet  qu'ils  ne  sachent  rien, 
pour  prétendre  ensuite  qu'ils  sachent  une  chose  :    respecta  la 

TOME  X.  —  1912.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

société  qui  les  néglige  et  qui  les  renie...  Sois  avec  les  faibles  et 
les  opprimés  !  Unis-toi  à  ceux  qui  s'unissent  !  Entends-tu  le  bruit 
âourd  que  fait  en  s'avançant  l'immense  armée  des  va-nu-pieds  .^ 
Sois  généreux,  et  marche  avec  tes  frères  malheureux!...    » 

Mais  fallait-il  prêcher  aussi  la  lutte  des  classes  .^^  Ici,  Pascoli 
reculait.  Il  se  représentait  le  tableau  d'une  société  divisée  en 
deux  camps,  les  pauvres  et  les  riches,  s'observant  avec  férocité. 
Pas  d'autre  communication  entre  eux  que  des  défections  :  de 
temps  à  autre,  un  de  ceux  qui  étaient  mal  habillés  passait  à 
ceux  qui  sont  bien  vêtus,  trahissant  sa  foi  ;  ou  bien  un  des 
riches  passait  aux  pauvres,  et  ce  n'était  jamais  le  meilleur.  Puis 
venait  la  bataille  entre  les  frères  ennemis,  l'àpre  lutte,  où  le 
frêle  progrès  qui  avait  lentement  fleuri  au  cours  des  siècles  dis- 
paraissait, écrasé...  De  cette  vision,  que  son  instinct  de  poète 
lui  peignait  avec  la  force  des  réalités,  Pascoli  avait  horreur. 
Il  aimait  mieux  renoncer  aux  dogmes  du  socialisme  ;  répudier 
la  justice,  pour  revenir  à  la  charité  :  «  Voici  la  base  de  mon 
socialisme  :  l'accroissement  certain  et  continu  de  la  pitié  dans  le 
cœur  de  l'homme.  »  Se  trouvant  en  désaccord  avec  ses  prin- 
cipes, il  se  retrouvait  d'accord  avec  son  tempérament.  Lorsqu'on 
se  moquait  de  cette  faiblesse,  qu'on  souriait  de  ces  rugissemens 
de  lion  qui  se  transformaient  peu  a  peu  en  bêlemens  d'agneau, 
et  que  les  camarades  d'autrefois  parlaient  de  trahison,  il  répon- 
dait qu'il  s'était  détaché  des  partis  pour  conserver  une  foi  ;  qu'il 
ne  craignait  pas  le  sort  des  apôtres  lapidés,  pourvu  qu'il  eût  le 
même  succès  qu'eux  auprès  des  âmes  jeunes,  auxquelles  il 
s'adressait  de  préférence;  et,  beau  d'illogisme,  il  célébrait  main- 
tenant dans  ses  hymnes  et  dans  ses  odes  les  événemens  les  plus 
disparates  de  la  politique  contemporaine,  du  moment  où  il  trou- 
vait dans  chacun  d'eux  pris  à  part  un  air  de  grandeur  ou  de 
bonté. 

Ce  n'est  pas  tout.  Socialiste,  il  devait  être  internationaliste; 
et  il  le  fut.  A  mesure  qu'il  diluait  sa  violence,  son  pacifisme 
devait  s'accroître  :  et  en  effet,  il  s'accrut.  Une  des  raisons  qui  lui 
tirent  proclamer  la  faillite  de  la  religion  fut  que  le  christianisme 
s'est  trouvé  impuissant  à  guérir  la  plaie  de  la  guerre.  Toujours 
des  égorgemens  !  Les  portes  du  temple  de  Mars  toujours  ou- 
vertes !  Le  droit  de  la  force  toujours  prêt  à  se  manifester,  au 
prix  de  millierê  de  victimes  !  Les  peuples  européens,  non  contens 
de  se  battre  entre  eux,  toujours  occupés  à  porter  dans  les  colo- 


GIOVANNI    PASCOLI.  99 

nies  les  plus  lointaines  la  tyrannie  de  leurs  armes  !  Douloureux 
spectacle,  en  vérité,  pour  le  rêveur  qui  voudrait  voir  régner 
dans  l'univers  la  loi  d'amour. 

Mais  en  protestant  contre  la  guerre,  c'était  aux  aspirations 
intimes  de  ses  compatriotes  qu'il  s'opposait.  Ceux-ci  étaient 
agités  par  le  besoin  de  montrer  au  monde  leur  vitalité  ;  entraî- 
nés par  le  sûr  accroissement  de  leurs  forces,  ils  songeaient  à  se 
répandre  au  dehors,  et  à  conquérir.  Cette  ardeur,  pour  un  temps, 
Pascoli  ne  craignit  pas  de  la  braver,  au  milieu  des  clameurs. 
Cependant  le  sentiment  patriotique  devenait  toujours  plus 
fort  dans  le  pays;  il  pénétrait  toutes  les  âmes;  il  apaisait  les 
divisions  politiques  ;  il  s'imposait  à  tous  les  partis.  Pour  les 
historiens  de  l'Italie  future,  ce  sera  un  phénomène  essentiel  à 
observer  que  ce  prodigieux  élan  national.  Brisant  toutes  les  résis- 
tances, il  fit  plier  Pascoli.  C'est  en  1900  que  le  poète  proposa, 
devant  les  étudians  de  Messine,  ce  qu'il  appelait  le  socialisme 
patriotique  :  de  même  que  les  pauvres  doivent  défendre  leur 
personnalité  contre  l'envahissement  des  riches,  de  même  les 
peuples  doivent  résister  aux  voisins  ambitieux  qui  visent  à  une 
domination  universelle.  On  peut  concilier  ce  qu'on  doit  à  l'hu- 
manité et  ce  qu'on  doit  à  la  patrie  :  les  humbles  qu'il  faut  secou- 
rir, ce  sont  assurément  tous  ceux  qui  soulîrent  de  par  le  monde  ; 
mais  ne  sont-ce  pas  des  victimes  aussi  que  les émigrans italiens.»^ 
et  ne  présentent-ils  pas  un  devoir  plus  impérieux  et  plus  aisé  à 
remplir  à  des  fils  nés  du  même  sol  ?  —  Pendant  les  années  qui 
suivirent,  il  allait  expliquant  sa  formule  :  le  nationalisme  con- 
serve le  caractère  et  l'essence  de  chaque  peuple  ;  l'internationa- 
lisme empêche  les  guerres  qui  détruiraient  ce  caractère  et  cette 
essence  :  soyons  donc  nationalistes  et  internationalistes  à  la  fois. 
Quand  vint  enfin  la  récente  guerre,  aboutissement  fatal  d'une 
impulsion  devenue  irrésistible,  il  fut  nationaliste,  sans  correctif 
et  sans  épithète.  Le  discours  qu'il  prononça  en  l'honneur  des 
morts  et  des  blessés,  à  Barga,  quelques  mois  avant  sa  mort,  eut 
dans  tout  le  pays  un  retentissement  profond.  «  La  grande  prolé- 
taire s'est  mise  en  mouvement...  »  Le  vocabulaire  de  l'orateur 
conservait  la  trace  de  son  ancien  parti.  31ais  il  avait  renoncé  à 
l'effort  douloureux  de  concilier  les  inconciliables;  sonàme  jouis- 
sait pleinement  de  la  douceur  de  se  sentir  d'accord  avec  celle  de 
la  nation  ;  il  était  arrivé  en  même  temps  au  terme  de  son  évolu- 
tion et  de  sa  vie.  La  grande  prolétaire,  c'était  désormais  l'Italie. 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tel  fui  (îiovanni  Pascoli.  Il  s'est  compare  lui-même  à  une 
lampe,  h  une  humble  lampe  campagnarde  qu'on  allume  à  la 
veillée,  et  qu'on  suspend  à  la  poutre  du  plafond:  ses  rayons  ne 
dissipent  pas  toutes  les  ténèbres,  et  les  recoins  demeurent 
obscurs  ;  mais  ils  brillent  d'un  éclat  très  doux,  et,  venant  frapper 
la  fenêtre,  se  font  voir  même  au  dehors.  Le  voyageur  qui  suit  la 
route  de  la  vie  s'arrête  un  instant,  laisse  les  rayons  caresser  son 
àme,  et  repart  en  chantant.  —  L'image  ne  manque  pas  de  justesse  ; 
pourtant,  il  en  est  une  autre  que  nous  lui  préférons.  Car  il  a  dit 
aussi  qu'il  y  avait  dans  chacun  de  nous  un  enfant,  qui  reste 
jeune  quand  nous  veillissons  ;  capricieux  et  déraisonnable,  belli- 
queux chez  l'homme  pacifique,  et  fou  chez  l'homme  sérieux  ; 
mais  regardant  toutes  choses  d'un  œil  si  ravi  ;  si  sincère  et  si 
spontané  dans  tous  ses  sentimens;  si  désintéressé  dans  ses  actes; 
si  naturel  enfin,  qu'à  vouloir  le  faire  taire,  nous  perdrions  peut- 
être  le  meilleur  de  nous-mêmes.  C'est  parce  que  Pascoli  a  laissé 
librement  parler  cette  voix  enfantine,  cette  voix  de  poésie  et  de 
rêve,  que  nous  l'aimons. 

Le  plus  grand  poète  de  l'Italie  depuis  Pétrarque,  a  prononcé 
d'Annunzio;  c'est  trop  dire.  Un  petit  grand  poète,  déclare  au 
contraire  Benedetto  Croce;  ce  n'e.st  pas  assez.  Une  belle  âme, 
pense  Vittorio  Cian,  son  ami;  sincère  et  bonne. 

Paul  IIazard. 


LE  CHATEM'  DE  LA  ilOTTE-FEIJlLLl 

EN  BERRY 


Par  une  des  plus  admirables  journées  de  l'admirable  été 
de  l'an  dernier,  vers  le  soleil  couchant,  j'ai  visité  l'antique 
manoir  de  la  Motte-Feuilly,  auprès  de  La  Châtre,  illustré  par 
le  séjour  de  Charlotte  d'Albret,  femme  de  César  Borgia,  qui  y 
passa  de  longues  années  et  y  mourut  en  l'an  lol4.  J'ai  rap- 
porté de  cette  excursion  dans  ces  mélancoliques  plaines  du  Bas- 
Berry,  illustrées  par  la  plume  de  George  Sand,  une  impression 
profonde. 

Charlotte  d'Albret  était  la  fille  du  vieil  Alain  d'Albret,  dit 
Alain  le  Grand,  duc  de  Guyenne,  un  des  types  les  plus  inté- 
ressans  de  la  haute  féodalité  française  du  Sud-Ouest  dans  la 
seconde  moitié  du  xv«  siècle.  Elle  était  la  sœur  du  roi  de 
Navarre,  Jean  d'Albret,  devenu  tel  par  son  mariage  avec 
Catherine  de  Foix,  sœur  et  unique  héritière  de  François 
Phébus,  dernier  souverain  de  cette  contrée,  mort  sans  posté- 
rité. 

Nous  ne  savons  presque  rien  de  la  jeunesse  de  Charlotte. 
J'y  reviendrai  plus  loin.  Je  dirai  seulement  ici  qu'elle  fut  de 
bonne  heure,  aux  environs  de  l'an  1497,  appelée  à  la  cour  de 
France  par  Anne  de  Bretagne  dont  elle  fut  une  des  filles  d'hon- 
neur. Elle  y  vivait  heureuse  sans  que  rien  pût  lui  faire  prévoir 
le  brillant  mariage  qu'elle  était  sur  le  point  d'accomplir  et  qui 
allait  jeter  sur  son  nom  le  plus  tragique  comme  le  plus  dou- 
loureux  éclat.    En  l'an  mil   quatre  cent    quatre-vingt-dix-huit, 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES^ 

en  elîet,  le  hasard  des  négociations  l^diplomatiqucs  allait  faire 
d'elle  l'épouse  de  César  Borgia,  le  terrible  fils  du  pape 
Alexandre  VI,  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa  courte,  brillante  et 
dramatique  carrière.  Voici  le  plus  bref  résumé  des  faits  néces- 
saires à  l'histoire  de  cette  extraordinaire  union  : 

Je  n'ai  pas  à  revenir  sur  les  débuts  de  l'aventureuse,  roma- 
nesque et  violente  existence  de  César  Borgia,  le  plus  bel  homme 
de  l'Italie  au  dire  des  contemporains,  peut-être  aussi  le  plus 
cruel.  Né  en  avril  1476,  des  relations  de  son  père,  alors  cardinal 
vice-chancelier,  avec  Vannozza,  dame  romaine,  il  avait,  étant 
étudiant  à  l'université  de  Pise,  et  malgré  son  jeune  âge,  déjà 
archevêque  de  Pampelune,  reçu  la  nouA^elle  de  l'élection  de  son 
père  au  souverain  pontificat  le  11  août  1492.  Depuis,  sa  carrière 
avait  été  aussi  éclatante  que  rapide,  étrangement  favorisée  par 
l'élévation  au  trône  pontifical  de  ce  fpère  qui  le  chérissait.  Dès 
le  mois  de  septembre  de  cette  même  année,  bien  qu'il  n'eût 
jamais  marqué  aucun  goût  pour  le  sacerdoce,  il  avait  été  fait 
cardinal  de  Valence  en  Espagne,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de 
s'habiller  à  la  française,  more  gallico,  de  chasser  sans  cesse, 
portant  l'arme  au  côté,  de  mener  la  vie  Ja  plus  fastueuse  et  la 
plus  dissolue.  Un  an  après,  en  septembre  1493,  il  entrait  de  fait 
au  Sacré  Collège  comme  cardinal  effectif  au  titre  de  Santa  Maria 
Nuova,  après  qu'on  eut  établi  par  des  preuves  la  légitimité  de 
sa  naissance.  Il  n'était  encore  à  ce  moment  que  diacre.  Il  ne 
reçut  du  reste  jamais  que  les  quatre  ordres  mineurs  et  témoigna 
constamment  de  la  plus  grande  répulsion  pour  les  liens  "fragiles 
qui  l'attachaient  à  l'Eglise. 

Je  n'insisterai  pas  sur  l'histoire  de  ce  brillant  parvenu  du- 
rant les  années  suivantes,  années  remplies  surtout  par  l'expé- 
dition de  Charles  VIII  en  Italie,  puis  par  l'entrée  solennelle  à 
Rome  d'un  autre  fils  du  Pape,  (lioffre,  prince  de  Squillace,  et 
de  son  épouse  dona  Sancia,  fille  naturelle  d'Alphonse,  duc  de 
Calabre,  par  la  première  campagne  des  troupes  pontificales 
contre  les  barons  romains,  par  l'assassinat  dans  la  nuit  du  14  au 
15  juin  1497  du  fils  aîné  du  souverain  pontife,  le  duc  de  Gandia, 
assassinat  que  l'opinion  publique  tout  entière  imputa  aussitôt 
b,  César,  par  la  mission  enfin  de  celui-ci  à  Naples  pour  y  cou- 
ronner le  nouveau  roi  Frédéric. 

Le  meurtre  de  son  aîné  fut  la  cause  principale  d'un  grand 
changement  dans  les  destinées  de  César.   Depuis  longtemps,  il 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BEHHY.  lO-H 

détestait  l'état  ecclésiastique  et  ne  songeait  qu'à  rentrer  dans 
la  vie  civile  qui  lui  permettrait  d'assouvir  sa  passion  de  gloire 
et  de  plaisirs,  aussi  sa  fureur  guerrière,  de  mener  à  bonne  fin 
ses  projets  ambitieux  et  ceux  de  son  père,  surtout  de  devenir 
avant  tout  le  chef  incontesté  des  armées  pontificales. 

Un  nouvel  événement  également  imprévu  :  la  mort  subite  à 
Amboise  du  roi  Charles  VIII,  le  7  avril  1498,  moins  d'un  an 
après  celle  de  Gandia,  précipita  encore  les  événemens  pour 
César.  Avec  leur  intelligence  pratique,  dépourvue  de  tout  scru- 
pule, les  deux  Borgia,  le  fils  comme  le  père,  eurent  tôt  fait  de 
deviner  à  quel  point  le  changement  de  règne  allait  servir  leurs 
appétits  de  gloire.  César,  qui  ne  cachait  point  son  ardente 
envie  de  déposer  la  pourpre  et  de  débuter  dans  sa  nouvelle 
existence  par  un  mariage  quasi  royal,  avait  le  plus  grand  be- 
soin de  la  protection  du  nouveau  chef  de  la  maison  de  France, 
Louis  d'Orléans,  devenu  le  roi  Louis  XII.  D'autre  part,  ce  der- 
nier, à  peine  sur  le  trône,  n'avait  pas  de  plus  pressant,  de  plus 
impérieux  désir  que  d'obtenir  de  la  cour  romaine  l'annulation 
de  son  mariage  avec  son  épouse  détestée  :  Jeanne,  fille  de 
Louis  XI,  la  future  sainte  Jeanne  de  Valois,  pour  pouvoir  con- 
voler aussitôt  en  secondes  noces  avec  la  veuve  de  son  prédéces- 
seur, cette  fameuse  Anne  de  Bretagne  qui  lui  apportait  en  dot 
le  plus  beau  fleuron  de  la  couronne  de  France,  le  duché  de 
Bretagne. 

Le  Pape  et  César  d'un  côté,  Louis  XII  et  ses  conseillers,  les 
deux  d'Amboise,  de  l'autre,  ne  mirent  pas  longtemps  à  s'en- 
tendre. Ainsi  que  le  dit  Charles  Yriarte,  l'érudit  historien  de 
César,  «  une  logique  implacable  va  désormais  présider  à  l'en- 
chaînement rapide  des  faits  qui  vont  se  dérouler  devant  nous, 
César,  meurtrier  de  son  frère,  rentrera  d'abord  dans  le  siècle 
en  déposant  la  pourpre  ;  une  fois  laïque  et  libre,  il  prendra 
aussitôt  l'épée,  et,  ramassant  le  gonfanon  de  l'Église  tombé 
des  mains  mourantes  de  son  frère  Gandia,  il  s'intitulera  capi- 
taine-général des  armées  pontificales.  Une  fois  capitaine-général 
il  cherchera  une  alliance  royale  pour  s'appuyer  sur  les  forces 
d'un  souverain  et  reconstituer  une  armée  ;  vainqueur,  il  sera 
duc;  duc,  il  sera  roi  ou  il  succombera:  aut  Ccesar,  aut  nihil, 
sera  désormais  sa  devise.   » 

Je  cojitinue  pour  ces  événemens  à  suivre  le  récit  de  Charles 
Yriarte.  ((  Dès  le  mois  de   février  1498,  le  bruit  de  la  renoncia- 


lsO'4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  du  cardinal  de  Valence  occujje  les  esprits  dans  toute  la 
ville  de  Rome.  César  abandonne  de  plus  en  plus  le  costume 
ecclésiastique  et  se  montre  partout  à  la  française  et  en  armes. 
Un  jour  même,  accompagnant  le  ramoux  Djem  ou  Zizim  à  In 
visite  des  saintes  basiliques,  il  parait  en  costume  oriental  1  » 

On  négocie  déjà  pour  lui  une  alliance  avec  Charlotte,  la 
fille  du  roi  de  Naples  et  d'une  princesse  de  Savoie,  élevée, 
comme  tant  d'autres  princesses  de  haut  rang  de  cette  époque,  à 
la  cour  vénérée  de  la  reine  Anne  de  France.  Charlotte  doit  lui 
apporter  en  dot  la  principauté  de  Tarente  et  d'Altamura.  Sur 
ces  entrefaites,  on  apprend  la  mort  soudaine  de  Charles  VIII. 
Le  mariage  aragonais  finit  par  se  défaire,  l'honnête  roi  Fré- 
déric ne  pouvant  se  décider  à  donner  sa  fille  chérie  à  un  prêtre 
fils  de  prêtre.  Alors  survient  Louis  XII  qui  va  dissiper  cet 
alfront  en  comblant  les  vœux  de  César  et  de  son  père. 

Louis  XII,  je  l'ai  dit,  était  infiniment  pressé  d'obtenir  du 
Saint-Siège  les  facilités  nécessaires  pour  pouvoir  répudier 
Jeanne  de  France  et  épouser  Anne  de  Bretagne.  De  son  côté, 
César,  bien  que  voulant  à  tout  prix  abandonner  sa  situation  de 
cardinal,  était  <(  follement  attaché  à  son  titre  espagnol  de 
Valence.  »  Pour  se  dédommager  presque  jusque  dans  les  mots, 
suivant  l'expression  d'Yriarte,  on  érige  en  duché  le  comté 
français  de  Valence,  de  Valentinois,  et  on  lui  en  donne  l'investi- 
ture. Ainsi,  de  cardinal  espagnol,  il  devient  duc  français  avec  le 
même  titre.  Par  d'autres  ordonnances  royales  du  même  mois 
d'août  1498,  on  lui  donne  encore  le  comté  de  Diois,  voisin  du 
Valentinois,  et  la  chàtellenie  d'Issoudun,  plus  le  commandement 
d'une  compagnie  de  cent  lances  avec  vingt  mille  livres  de 
pension,  plus  six  mille  livres  sur  le  péage  du  Rhône  pour  les 
transports  de  sel  et  de  vin.  En  même  tem})s,  il  est  invité  à 
venir  en  France.  Enfin,  —  honneur  suprême!  — pour  venger 
l'affront  aragonais,  le  Roi  s'engage  à  lui  faire  épouser  une  autre 
princesse,  celle-là  française,  qui  se  nomme  Charlotte  d'Albret. 
Donc,  le  jeune  défroqué  se  prépare  à  venir  dans  le  beau 
royaume  de  saint  Louis,  chargé  des  dons  do  la  munificence 
romaine  si  impatiemment  espérés  et  atten<lus.  Il  apporte, 
cadeau  précieux  entre  tous,  les  dispenses  pontificales  signées 
dès  septembre  et  qui  vont  permettre  à  Louis  XII  d'épouser  la 
veuve  de  son  prédécesseur  dès  que  le  procès  en  répudiation  de 
l'infortunée  Jeanne  aura   été  plaidé  et  jugé  ;  il  apport(>   encore 


LE    ClIATEAL     DE    LA    MOT lE-FE LILLY    EN     BERRV.  lOM 

le  bref  (lu  17  septembre  donnant  le  chapeau  à  Georges  d'Ani- 
boise,  archevêque  de  Rouen,  le  conseiller  préféré  du  nouveau 
roi  ;  il  apporte  enfin  le  projet  d'un  traité  d'alliance  militaire 
ollensive  et  défensive  entre  le  Pape  et  le  roi  de  France,  projet 
avant-coureur  de  toutes  les  futures  campagnes  d'Italie,  qui 
donnera  à  Louis  rap]»ui  du  Pape,  de  ses  parens,  de  ses  amis 
et  de  ses  alliés  «  touchant  la  conquête  de  Naples  et  du  duché 
de  3Iilan  »  et  au  Pape  rap[)ui  de  Louis  pour  détruire  la  puis- 
sance des  barons  des  Komagnes  et  fortifier  d'autant  le  pouvoir 
temporel. 

Pressés  par  leur  fougue  naturelle,  Alexandre  et  César 
mènent  ces  négociations  avec  une  activité  extraordinaire.  Dès 
le  mois  d'août,  à  la  suite  de  scènes  dramatiques  et  malgré 
l'opposition  acharnée  du  parti  espagnol,  le  Sacré  Collège,  sur 
la  prière  instante  du  Pa[ie  aftirmant  que  la  vie  privée  du  car 
dinal  de  Valence  est  un  scaiulale  et  que  la  sécularisation  s'im- 
|)0se  ((  pour  le  salut  de  son  âme,  »  le  Sacré  Collège,  dis-je,  à 
l'unanimité,  <(  omnes  communi  et  concordi  voto,  »  s'en  remet  à 
la  discrétion  d'Alexandre,  donnant  à  César  l'autorisation  de 
l'enti'er  dans  la  vie  séculière  et  de  contracter  mariage.  Aussitôt 
Villeneuve,  baron  de  Trans,  ambassadeur  spécial  du  roi  de 
France,  porteur  des  patentes  ducales  du  Valentinois  pour 
César,  débarqué  à  Ostie,  se  rend  à  Rome  et  s'acquitte  de  sa 
mission  auprès  du  Pape. 

Tout  était,  du  reste,  conclu  d'avance.  Les  personnages  qui 
devaient  accompagner  César  en  France  étaient  d'ores  et  déjà 
«lésignés  ;  le  splendide  trousseau  j)Our  la  fiancé(^  future,  d'un 
luxe  inouï,  était  prêt.  Toutes  les  merveilles  de  la  Renaissance 
devaient  servir  à  orner  le  cortège  du  royal  fiancé,  à  harnacher 
superbement  ses  attelages,  à  couvrir  de  diamans,  d'armes,  de 
brocarts  et  de  velours,  de  livrées  aussi,  ses  compagnons  et  ses 
innombrables  valets. 

La  flotte  royale  française  qui  devait  conduire  César  auprès 
tlu  Roi,  commandée  par  le  sieur  de  Sarenon  et  composée  d'un 
vaisseau,  de  cinq  galères  et  de  deux  barques,  annoncée  pour  la 
lin  d'août,  n'arriva  que  le  27  octobre  îi  Ostie.  César,  monté  sur 
un  beau  coursier,  coiffé  d'une  toque  ornée  d'une  plume  noii'e, 
habillé  d'un  pourpoint  de  damas  blanc  bprdé  d'or,  les  épaule^ 
couvertes  d'un  manteau  de  velours  noir  ((  à  la  mode  française,  » 
quitta  Rome  le  7  novembre,  et  suivit  la  rive  du  Tibre  et  tout  le 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Transtëvère.  Le  Pape  resta  à  la  fenêtre  jusqu'à  ce  qu'il  eût  perdu 
de  vue  son  lils  qu'il  ne  pouvait  se  défendre  d'aimer,  malgré  le 
Grime  affreux  dont  il  le  savait  souillé.  A  Ostie,  César  s'embar- 
qua sur  le  vaisseau  français  avec  le  baron  de  Trans,  avec  Gior- 
dano  Orsini  et  toute  une  foule  brillante  de  jeunes  nobles 
romains,  trente  en  tout.  «  Pour  viatique,  dit  Yriarte,  César 
emportait  200  000  ducats  d'or  en  monnaie  sonnante  provenant 
de  confiscations  et  d'amendes  sur  des  juifs  et  autres.  Il  emme- 
nait encore  cent  serviteurs,  écuyers,  pages  et  estafiers  avec  douze 
chariots  et  cinquante  mules  pour  les  bagages,  un  majordome, 
un  médecin  espagnol,  un  secrétaire,  etc. 

Au  bout  de  dix  jours  de  lente  navigation,  la  flotte  brillante 
arriva  à  Marseille.  L'archevêque  de  Dijon  reçut  César  au  môle 
au  nom  du  Roi.  La  première  grande  étape  du  magnifique  cor- 
tège fut  Avignon  où  le  fils  du  Pape  rencontra  le  cardinal  Julien 
de  la  Rovère,  le  futur  Jules  II,  venu  à  sa  rencontre  de  la  cour 
de  France  où  il  vivait,  celui-là  même  qui  devait  être  plus  tard 
l'agent  direct  de  sa  perte.  ((  Je  ne  veux  pas  cacher  à  Votre 
Sainteté,  écrivait  la  Rovère  dans  une  de  ses  missives  au  Pape, 
que  le  duc  de  Valence  est  si  plein  de  mo'destie,  de  prudence, 
d'habileté  et  doué  de  tels  avantages,  au  physique  et  au  moral, 
que  tout  le  monde  est  fou  de  lui  ;  il  est  en  haute  faveur  à  la 
Cour  et  auprès  du  Roi  ;  tout  le  monde  l'aime  et  l'estime,  et 
j'éprouve  à  le  dire  une  véritable  satisfaction.  » 

Pendant  douze  jours,  la  Rovère  entretint  à  ses  frais  César 
et  sa  suite,  prodigalité  qui  lui  coûta  la  somme  de  1  000  écus 
d'or.  César  fit  dans  Avignon  une  entrée  magnifique,  monté  sur 
un  cheval  barbe,  sorti  des  haras  du  marquis  de  Mantoue  et 
présent  de  ce  prince. 

D'Avignon,  César  gagna  Valence,  la  capitale  de  son  nou- 
veau duché.  11  refusa  de  descendre  au  château  avant  d'avoir 
été  mis  officiellement  en  possession  de  son  Etat.  De  même,  il 
refusa  le  cordon  de  Saint-Michel  que  Louis  XII  lui  envoyait, 
déclarant  qu'il  ne  l'accepterait  que  des  mains  du  Roi.  Le  voyage 
se  poursuivit  par  Lyon  où  la  réception  par  les  consuls  fut  d'une 
richesse  merveilleuse.  On  a  retrouvé,  dans  la  chronique  de 
Renoit  Maillart,  grand  prieur  de  Savigny,  les  détails  relatifs  au 
menu  du  banquet  principal.  Ce  fut  un  festin  de  Gargantua: 
vingt-huit  chapons,  vingt-quatre  lapins,  quatorze  douzaines  de 
perdrix  blanches,  deux  de  perdrix  rouges,  seize  canards,  trente- 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  1G7 

cinq  tourterelles,  trois  douzaines  de  bécasses,  six  levrauts,  des 
grives  et  des  alouettes,  douze  paons,  dix  faisans,  une  rouelle 
<le  veau,  une  pièce  de  bœuf,  un  quintal  et  demi  de  lard,  des 
oranges,  de  la  vanille,  deux  «  goneaulx  (?),  »  dix-huit  pâtés 
de  coings,  dix-huit  tartes  d'Angleterre,  dix-huit  «  bridefa- 
veaux(i),  »  dix-huit  plats  de  rissoUes,  dix-huit  plats  de«.  foub  (?),  » 
dix-huit  plats  de  gelée,  des  langues  de  mouton,  dix-huit  plats 
((  de  mestier,  )>  dix-huit  pâtés  de  chapons,  dix-huit  pâtés 
<l'alouettes,  dix-huit  dariolles  de  crème,  des  amandes,  des  œufs, 
de  l'eau  de  rose,  de  la  graisse  blanche,  etc.,  deux  livres  six 
gros  de  canelle,  une  livre  trois  gros  d'orangeat,  une  livre  trois 
gros  d'anis,  une  livre  un  gros  de  «  pignons,  »  une  livre  un  gros 
de  coriandres,  une  livre  trois  gros  de  «  mandrians,  »  trois  gros 
de  dragées  musquées,  trente-deux  «  cymaises  »  d'hypocras,  de 
menues  épices  :  gingembre,  muscades,  giroflée,  sucre  de  Por- 
tugal, malvoisie,  muscat,  raisins  de  Gorinthe,  prunes,  dattes, 
grenades,  etc.  ! 

D'Avignon,  César  gagna  la  Touraine  avec  une  sage  lenteur, 
désirant  ne  rejoindre  le  Roi  qu'après  la  fin  du  procès  en  annu- 
lation du  mariage  de  Jeanne  de  France  qui  avait  commencé  à 
Tours  le  10  août  et  se  poursuivait  à  Amboise.  <(  Il  semblait,  a 
dit  M.  de  Maulde  dans  sa  belle  histoire  de  cette  princesse., 
prendre  un  plaisir  de  parvenu  h  étaler  aux  yeux  des  Français 
les  richesses  immenses  du  Pontificat  romain.  Il  ferrait,  racon- 
tait-on, ses  chevaux  avec  des  fers  d'or  retenus  par  un  seul  clou. 
En  réalité,  il  les  faisant  ferrer  bel  et  bien  en  argent.  » 

Le  17  décembre,  dans  l'église  de  Saint-Denis  d'Amboise, 
en  présence  d'une  foule  considérable,  émue  d'une  grande  pitié, 
le  vieux  cardinal  de  Luxembourg,  sous  les  huées  populaires, 
durant  qu'éclatait  un  formidable  orage,  lut  avec  peine  le  long- 
jugement  qui  condamnait  Jeanne  de  France  et  rompait  son 
mariage  avec  le  roi  Louis  XII.  Le  lendemain  même,  le  mer- 
credi 18  décembre,  César,  qui  s'était  arrangé  en  conséquence,, 
faisait  son  entrée  solennelle  à  Chinon.  La  veille,  le  roi  LouisXII, 
sous  prétexte  d'aller  à  la  chasse,  l'avait  rencontré,  comme  par 
hasard,  à  deux  lieues  de  la  ville  et  lui  avait  fait  le  plus  sympa- 
thique accueil.  A  l'entrée  du  pont  sur  la  Vienne,  Borgia  trouva 

(1)  Mon  savant  confrère  de  l'Institut,  M.  A.  Thomas,  m'apprend  que  la  vraie 
lecture  est  ici  "  brides  à  veaux,  »  sorte  de  pâtisserie  faite  de  farine,  de  sucre,  de 
sel,  de  jaunes  d'œufs  et  de  vin  blanc. 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  envoyés  du  Koi.  La  Cour,  r(hinie  an  château,  attendait  im- 
patiemment son  arrivée. 

Brantôme,  dans  sa  Vie  de  César  Borgia,  a  raconté  en  détail 
cette  fameuse  entrée  du  Valentinois  à  Cliinon.  «  J'en  ai  trouvé, 
dit-il,  et  vu  le  discours   dans   le  trésor  de  notre  maison  assez 
bien  écrit,  et  en  rime  telle  quelle  pour  ce  vieux  temps  et  assez 
grossière;  et  pour  ce,  je  ne  m'en  suis  ici  voulu  aider,  car  elle 
pourrait  importuner  le  lecteur,  mais  je  l'ai  mise  en  prose  au 
plus  net  et  clair  langage.   »  Ce  curieux  récit  a  été  publié  bien 
des  fois.  Il  est  nécessaire  de  le  reproduire  ici  une  fois  encore, 
car  seul  il  peut  donner  idée  du  luxe  prodigieux  de  la  cour  pon- 
tificale à  cette  époque  :  «  Le  duc  de  Valentinois  entra  ainsi  le 
mercredi,  dix-huitième  jour  de  décembre,  mil  quatre  cent  quatre- 
vingt-dix-huit.    Premièrement,    marchaient    devant   lui    M.    le 
cardinal  de  Rouen,    M.   de  Ravestein,  ^I.   le  Sénéchal  de  Tou- 
louse, M.  de  Clermont,  accompagnés  de  plusieurs  seigneurs  et 
gentilshommes   de    la    Cour   jusques    au    bout    du    pont    pour 
lui  faire   compagnie  à  son  entrée;  devant  lui  il  y  avait  vingt- 
quatre    mulets    fort    beaux,     chargés    de    bahuts,    cotîres    et 
bouges  (1),  couverts   de  couvertures  avec  les  écussons  et  armes 
dudit    duc;  après  encore  venaient  vingt-qualre  autres    mulets 
avec  des  couvertures  rouge  et  jaune  mi-parti,  car  ils  portaient 
la  livrée  du  Roi,   qui    était   jaune  et    rouge...    Puis  après   sui- 
vaient douze  mulets  avec  des  couvertui'es  jaunes  de  satin  bar- 
rées tout  à  travers.  Puis  venaient  dix  mulets  ayant  des  couver- 
tures de  drap  d'or,  dont  l'une  barre  était  de  drap  d'or  frisé  et 
l'autre  ras  :  qui  font  en  tout  soixante  et  dix  par  compte.  Quand 
tous  les  mulets  furent  entrés  dans  la  ville  ils  montèrent  tous 
au  château. 

«  Et  après  vinrent  seize  beaux  grands  coursiers,  lesquels  on 
tenait  en  mains,  couverts  de  drap  d'oi-  i-ouge  et  jaune,  ayant 
leurs  brides  à  la  genette  et  à  la  coutume  du  pays.  Item  après 
cela  venaient  dix-huit  pages,  chacun  sui*  un  beau  coursier:  dont 
les  seize  étaient  vêtus  de  velours  cramoisi,  et  les  deux  autres 
de  drap  d'or  frisé.  Pensez  que  c'étaient,  disait  le  monde,  ses 
deux  mignons,  pour  être  ainsi  plus  braves  que  les  autres.  De 
plus,  par  six  laquais  étaient  menées,  comme  de  ce  temps  on  en 
usait  fort,  six  belles  mules,  richement  enharnachées  de  selles, 

(1)  Vieux  mol  fraiK  ais  pour  «  bourse.  »  . 


LE    CHATEAU    DE    LA    MO TTE-FEUILLY    EN    BERRY.  109 

brides  et  harnais,  tout  complets  de  velours  cramoisi,  et  les 
laquais  vêtus  de  même.  Et  après  venaient  deux  mulets  por- 
tant coffres,  et  tout  couverts  de  drap  d'or.  Pensez,  disait  le 
monde,  que  ces  deux-là  portaient  quelque  chose  de  plus  exquis 
que  les  autres  ou  de  ses  belles  et  riches  pierreries  pour  sa  maî- 
tresse et  pour  d'autres,  ou  quelques  bulles  ou  quelques  indul- 
gences de  Rome  ou  quelques  saintes  reliques,  disait  ainsi  le 
monde.  Puis  après  venaient  trente  gentilshommes,  vêtus  de 
drap  d'or  et  de  drap  d'argent.  Item  il  y  avait  trois  ménétriers, 
c'est  à  savoir  deux  tambours  et  un  rebec,  dont  l'on  usait  fort 
dans  ce  temps-là...,  ces  deux  tambourineurs  étaient  vêtus  de 
drap  d'or,  ainsi  qu'était  la  coutume  de  leur  pays,  et  leurs 
rebecs  accoutrés  de  fil  d'or  :  et  aussi  les  instrumens  étaient 
d'argent  avec  de  grosses  chaînes  d'or;  et  allaient  lesdits  méné- 
triers entre  lesdits  gentilshommes  et  le  duc  de  Valentinois, 
sonnant  toujours.  Item  quatre  trompettes  et  clairons  d'argent, 
richement  habillés,  sonnant  toujours  de  leurs  instrumens.  Il  v 
avait  aussi  vingt-quatre  laquais  tous  vêtus  de  velours  cramoisi 
mi-partie  de  soie  jaune,  et  étaient  tout  autour  du  dit  Duc  ;  auprès 
duquel  était  M.  le  cardinal  de  Rouen,  qui  l'entretenait. 

((  Quant  au  dit  Duc,  il  était  monté  sur  un  gros  et  grand 
coursier,  harnaché  fort  richement,  avec  une  robe  de  salin 
rouge  et  de  drap  d'or  mi-parti  et  brodée  de  force  riches  pierre- 
ries et  grosses  perles.  A  son  bonnet  étaient  doubles  rangs  de 
cinq  ou  six  rubis,  gros  comme  une  grosse  fève,  qui  montraient 
une  grande  lueur.  Sur  le  rebras  (1)  de  sa  barrette,  y  avait 
aussi  grande  quantité  de  pierreries,  jusques  à  ses  bottes  qui 
étaient  toutes  lardées  de  cordons  d'or,  et  bordées  de  perles. 

Et  un  collinr,  pour  en  dire  le  cas, 
Qui  valait  bien  trente  mille  ducats. 

<(  Ainsi  dit  la  rime  du  dit  écrit. 

«  Le  cheval  qu'il  montait  était  tout  chargé  de  feuilles  d'or 
et  couvert  de  bonne  orfèvrerie,  avec  force  perles  et  pierreries. 
Outre  cela,  il  avait  une  belle  petite  mule  pour  se  promener  par 
la  ville,  qui  avait  tout  son  harnais  comme  la  selle,  la  bride  et 
le  poitrail,  tout  couvert  de  roses  de  fin  or  épais  d'un  doigt.  Et 
pour   faire    la    queue    de   tout,    il    y  avait  encore  vingt-quatre 

(1)  Revers. 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mulets  avec  des  couvertes  rouges,  ayant  les  armoiries  du  dit 
Seigneur;  avec  aussi  force  charriage  de  chariots,  qui  portaient 
force  autres  besognes,  comme  des  lits  de  campagne,  de  la  vais- 
selle et  autres  choses. 

Ainsi  entra  pour  avoir  grand  renom  (ou  bruit  et  renom) 
Ledit  Seigneur  au  château  de  Cliinon, 

((  Voilà  l'équipage  du  galant  dont  je  n'ai  rien  changé  du 
sens  de  l'original.  Le  Roi,  étant  aux  fenêtres,  le  vit  arriver, 
dont  il  ne  faut  pas  douter  qu'il  s'en  moquât,  et  lui  et  ses  cour- 
tisans, et  qu'ils  ne  dissent  que  c'était  trop  pour  un  petit  duc  de 
Valentinois.  » 

((  Le  cortège,  dit  de  son  côté  l'ambassadeur  vénitien  (i),  se 
dirigea  vers  le  château  de  Ghinon  où  devait  loger  le  Duc  :  deux 
cents  archers  de  la  garde  royale  l'y  attendaient.  Le  Valentinois 
mit  pied  à  terre  et  se  rendit  auprès  du  roi  Louis  XII,  qui  se 
tenait  dans  la  salle  avec  toute  la  Cour.  Il  se  courba  profondé- 
ment, lit  quelques  pas,  puis  se  courba  à  nouveau,  puis,  comme 
il  allait  se  prosterner.  Sa  Majesté  se  leva  pour  l'en  empêcher  et 
le  Duc  lui  baisa  seulement  la  main.  )> 

Les  habitans  de  Ghinon  conservèrent  de  cette  entrée  extra- 
ordinaire une  impression  profonde.  Gependant  le  Roi  et  sa  Cour, 
ainsi  que  nous  l'avons  vu,  raillèrent  entre  eux  (c  la  vaine  gloire 
et  bombance  sotte  de  ce  duc  de  Valentinois.  » 

Avant  la  fin  de  décembre,  le  chapeau  fut  remis  solennelle- 
ment à  Mgr  d'Amboise.  Quinze  jours  après,  Louis  XII,  délivré 
de  la  dolente  Jeanne,  son  épouse  imposée  depuis  le  mois  de 
septembre  1476,  c'est-à-dire  depuis  plus  de  vingt-deux  ans,  se 
remaria  avec  la  reine  veuve  Anne  de  Bretagne.  On  s'occupa 
aussitôt  après  à  la  cour  de  France  de  remplir  la  promesse  qu'on 
avait  faite  à  César  de  conclure  ses  noces  avec  une  princesse 
française.;  Fort  humilié  par  le  refus  définitif  de  la  princesse 
Charlotte  d'Aragon,  celui-ci  se  montrait  très  pressé.  J'ai  dit  que 
le  choix  du  Roi  était  tombé  sur  Charlotte  d'Albrel,  la  ])lus  belle 
et  la  plus  vertueuse  des  demoiselles  d'honneur  de  haute  lignée 


(1)  Nous  possédons  de  cette  même  entrée  plusieurs  autres  récits,  entre  autres 
celui  de  l'ambassadeur  vénitien  dans  les  Diarii  de  Sanudo.  Tous  ces  récits 
olfrent  peu  de  différences.  Celui  de  la  Palatine  de  Florence  dit  que  le  cheval  de 
César  portait  »  sur  la  croupe  un  arlichaut  (cm-ciofo)  d'or,  grand  comme  nature,  la 
queue  retenue  par  une  cordelière  d'or,  de  perles  et  de  pierreries.  » 


LE    CH\TEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  111 

■qui  faisaient  à  Anne  de  Bretagne  une  si  brillante  et  si  jeune 
couronne.  On  expédia  incontinent  des  ambassadeurs  à  Alain 
d'Albret,  son  père. 

Cet  Alain  d'Albret,  dit  le  Grand,  un  des  plus  grands  barons 
de  la  couronne  de  France,  qui,  suivant  l'expression  très  juste 
de  Charles  Yriarte,  semble  encore  un  homme  du  moyen  âge, 
était  un  étrange  et  peu  sympathique  personnage  auquel  Achille 
Luchaire  a  consacré  un  livre  curieux.  Il  était  le  chef  actuel 
de  cette  puissante  maison  d'Albret,  maîtresse,  à  la  fm  du 
xv^  siècle,  de  la  grande  vallée  de  la  Garonne  et  de  presque  tous 
les  fiefs  pyrénéens,  et  qui  allait  devenir,  par  le  mariage  d'un 
fils  même  d'Alain,  souveraine  du  Béarn  et  de  la  Navarre.  Alain 
était,  en  outre,  comte  de  Dreux,  de  Gaure,  dans  la  vallée  du 
Gers,  de  Penthièvre,  de  Périgord,  vicomte  de  Tartas  et  de 
Limoges,  seigneur  d'Avesnes  et  de  Landrecies,  etc.  C'était  un 
puissant  feudataire  dont  l'autorité  s'exerçait  sur  une  des  plus 
belles  parties  du  Plateau  central.  Dans  sa  longue  carrière  il 
devait  vivre  sous  cinq  rois.  Dans  l'espérance,  étant  veuf  de  sa 
première  femme,  d'épouser  lui  aussi  Anne  de  Bretagne,  il  avait, 
dès  1486,  levé  des  troupes  qu'il  mena  en  Bretagne  contre  les 
Français;  mais,  après  avoir  forcé  ceux-ci  à  lever  le  siège  de 
Nantes,  il  apprenait  qu'Anne  venait  d'être  fiancée  à  Maximilien 
d'Autriche,  abandonnait  la  partie  et  faisait  sa  paix  avec 
Charles  Mil. 

Né  vers  1440  d'un  père  gascon  et  d'une  mère  bretonne, 
Catherine  de  Rohan,  d'extérieur  lourd  et  grossier,  boiteux,  de 
petite  taille,  le  regard  farouche  et  dur,  la  figure  toute  coupero- 
sée, Alain  avait  plutôt,  dit  Achille  Luchaire,  l'aspect  d'un 
chef  de  soudards  que  du  représentant  d'une  grande  famille 
féodale  et  d'un  des  plus  riches  propriétaires  du  royaume. 
Elevé  auprès  du  roi  Louis  XI,  il  avait,  en  1456,  épousé  Fran- 
çoise de  Blois,  héritière  de  Blois-Bretagne.  En  1471,  parla  mort 
de  son  grand-père,  il  avait  enfin  succédé  aux  vastes  domaines 
des  sires  d'Albret.  De  son  mariage  avec  sa  femme,  il  avait  eu 
huit  enfans,  dont  l'aîné,  Jean,  vicomte  de  Tartas,  avait,  en 
épousant  en  juin  1484  Catherine  de  Foix  et  en  devenant  de  la 
sorte  roi  de  Navarre,  donné  un  accroissement  presque  déme- 
,suré  et  bien  inespéré  à  la  puissance  de  la  maison  d'Albret.  Les 
autres  étaient,  outre  Charlotte  à  laquelle  ces  pages  sont  consa- 
•crées,   Amanieu,   qui    fut    cardinal   et    évêque    de  Pampelune, 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l^ieiTé,  comte  de  Férigord,  Gabriel,  comte  do  Lesparre,  Anne, 
mariée  à  Charles  de  Croy,  Isabelle,  mariée  à  Gaston  de  Foix, 
comte  de  Gandale,  et  une  autre  fille. 

Je  ne  conterai  pas  la  vie  agitée  de  cet  homme,  à  l'avidité 
sans  scrupule,  sous  les  règnes  de  Louis  XI  et  de  Charles  VIII. 
A  l'avènement  de  Louis  XII,  avec  lequel  il  était  fort  mal  depuis 
la  guerre  de  Bretagne,  il  fut  pris  d'une  assez  vive  inquiétude, 
mais  fut  tôt  rassuré  quand  il  s'aperçut  que  le  nouveau  roi 
avait  besoin  de  lui  pour  remplir  la  promesse  qu'il  avait 
faite  de  récompenseï*  Borgia  par  un  riche  mariage  de  tout 
ce  qu'il  lui  apportait  de  la  part  du  Pape.  Le  moment  était 
venu  de  s'exécuter,  et  le  choix  de  Louis  XII  était  tombé  sur 
une  des  filles  d'Alain,  la  belle  Charlotte,  «  une  sienne  pro- 
chaine parente  ^  Nous  ignorons  tout  sur  la  première  jeunesse 
de  celle-ci,  sauf  qu'elle  était  fort  belle  et  de  grande  vertu. 
Elle  avait  dû  recevoir  dans  la  demeure  paternelle  l'éducation 
des  filles  nobles  d'alors.  De  bonne  heure,  elle  avait  été  appelée 
avec  ses  trois  sceurs  à  la  cour  de  France  par  Anne  de  Bre- 
tagne qui  s'occupait  alors  de  former  ses  filles  d'honneur. 
((  C'estoit,  dit  le  Père  Hilarion  de  Coste,  dans  son  éloge  de  la 
Heine  i,l),  une  eschole  de  vertu,  une  académie  d'honneur.  Là 
les  premier.s  seigneurs,  non  seulement  de  France  et  de  Bretagne, 
mais  aussi  des  j)ays  étrangers,  tenoient  à  très  grande  faveur  de 
mettre  leurs  iilles  auprès  de  cette  grande  Reine  qui,  comme 
une  autre  Vesta  ou  une  autre  Diane,  tenoit  toutes  ses  nymphes 
en  une  discipline  fort  étroite  et  néanmoins  pleine  de  douceur  et 
de  courtoisie.  »  u  Charlotte,  dit  M.  Bonnafie,  avait  grandi  sous 
la  tutelle  intelligente  de  cette  grande  Reine  au  milieu  de  cette 
cour  lionnète,  (dégante,  pieuse,  prenant  le  haut  ton  de  la  Cour 
dans  la  société  la  plus  choisie,  quand  Louis  XII,  à  peine  monté 
sur  le  trône,  songea  h  elle  pour  César  Borgia.  >> 

Des  ambassadeurs  furent  de  la  part  du  Roi  et  de;  la  Reine; 
envoyés  à  Alain  d'Albret,  chargés  de  lui  proposer  pour  gendre 
(jésar  Borgia,  «  considérant  les  louables  et  recommandable.s 
biens  et  vertu  qui  sont  en  la  personne  de  M""  Charlotte  d'Albret, 
fille  naturelle  et  légitime  de  haut  et  puissant  prince,  Mgr  d'Albret, 
leur  proche  j)arente.  »  Alain  d'Albret,  dans  .ses  lointains  ai)a- 
nages  du    Midi,    et  son    fils,    le   faible   roi    de   Navarre,  avaient 

(1)  Histoire  culhoUqiie   dd  hommes  el   dames    illushes  paf   lexir  piété,  Paris. 
Ifi25. 


LE    CHATEAC      DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  1  i  oi 

trop  «l'intérêt  à  se  mettre  bien  avec  leur  puissant  suzerain  pour 
ne  pas  accepter  avec  empressement  une  pareille  proposition. 
D'autre  part,  César,  à  peine  débarrassé  de  la  pourpre  cardina- 
lice, n'avait  point  encore,  malgré  le  drame  de  la  mort  de  son 
frère  Gandia,  l'exécrable  réputation  qu'il  devait  acquérir  par 
la  suite.  On  assura  de  la  part  du  roi  à  Alain  que  ((  ledit  duc  dc^ 
Valentinois  était  un  très  honnête  et  bon  personnage,  sur  et 
discret,  et  pour  avoir  et  acquérir  de  grands  biens  et  honneurs 
en  ce  royaume.  »  En  outre,  Louis  XII  donnait  aux  jeunes  époux 
cent  mille  livres  tournois,  plus  de  nombreux  autres  avantages. 

Le  sieur  de  la  Romagère  et  les  autres  députés  du  roi  de 
France  exposèrent  à  Alain  «l'Albret  «  qu'il  voulût  bien  entendre 
et  consentir  au  dit  mariage  et  que,  en  ce  faisant,  ils  répute- 
roient  très  grand  plaisir  et  service  par  eux  leur  avoir  été  faits.  »> 
L'intérêt  de  la  couronne  de  Navarre,  constamment  menacée 
par  les  rois  catholiques,  était,  je  le  répète,  tellement  évident 
(ju' Alain,  de  peur  d'oiïenser  le  Uoi,  consentit  aussitôt,  toute- 
fois avec  force  restrictions  dictées  par  ses  intérêts  particuliers, 
aux  jiropositions  qu'on  lui  faisait. 

Le  très  curieux  et  considérable  dossier  des  négociations  de 
ce  mariage  essentiellement  politique  est  encore  aujourd'hui 
conservé  intact  dans  les  Archives  de  Pau,  antique  capitale  du 
Béarn.  Je  n'en  rapporteiai  que  le  résultat  final,  me  bornant  à 
dire  qu'on  y  suit  pas  à  [»as  l'âpre  méliance  du  vieil  Alain  qui, 
loin  de  songer  uniquement  aux  intérêts  de  sa  iille,  s'occupe 
surtout  des  siens  propres.  Il  fallut  beaucoup  discuter,  beaucoup 
ergoter.  Enfin,  le  29  avril  liîJU,  i»ar  une  lettre  datée  de  sa  ville 
de  Nérac,  Alain  fixa  ses  conditions  détinitives.  Détail  curieux 
<'t  qui  l'honore,  il  demandait  entre  autres  choses  «  à  voir  el 
toucher  »  la  dispense  que,  au  nom  de  Louis  XII,  le  sieur  de 
la  Romagère  affirmait  avoir  été  accordée  à  César  par  son  père, 
le  Pape  ;  car  lui  aussi,  comme  le  roi  de  Naples  Frédéric  d'Ara- 
gon ,  n'entendait  point  donner  sa  fille  à  «  un  prêtre,  fils  de  [trêtre.  » 
On  discuta  encore  sur  la  dot  de  cent  mille  livres  octroyée  au 
Valentinois  par  le  Roi,  et  sur  l'étendue  et  la  valeur  vraie  des 
revenus  de  celui-ci  en  dehoj-s  de  cette  dot  et  <les  rentes  du 
duché  de  Valence,  du  comté  de  Die,  du  grenier  à  sel  d'Issoudun, 
ioules  faveurs  accordées  par  le  Roi.  Alain  donnait  de  son  c«Mé 
à  sa  fille  une  dot  de  trente  mille  livres  tournois  payable  par 
échéances.   Les   conjoints    stM-aienl    [)ar    moitié   en    meubles   et 

TOME  X.  —    191.2,  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

acquêts  dès  le  jour  de  leurs  noces,  et  si  César  venait  à  mourir 
avant  Charlotte,  elle  aurait  pour  son  douaire  quatre  mille  livres 
•de  rentes  de  prochain  en  prochain  «  où  bon  lai  semblerait  et 
laquelle  des  maisons  du  duc  qu'elle  voudrait  choisir.  S'il  lais- 
sait des  enfans  mineurs,  la  duchesse  aurait  l'administration  de 
leurs  corps  et  biens,  et  ferait  les  fruits  de  leurs  biens  et  héri- 
tages jusqu'à  ce  que  lesdits  enfans  soient  en  âge  compétent.  » 
Alain  émit  encore  bien  d'autres  prétentions.  On  lui  accorda  à 
peu  près  tout  ce  qu'il  voulut,  même  le  chapeau  de  cardinal 
pour  son  fils  Aymon  ou  Amanieu.  La  reine  Anne  elle-même 
s'entremit  et  écrivit  au  moins  deux  fois  au  vieux  seigneur, 
faisant  l'éloge  du  Valentinois,  promettant  à  Alain  sa  reconnais- 
sance et  celle  du  Roi,  promettant  surtout  de  veiller,  elle  et  son 
époux,  sur  la  fortune  future  des  jeunes  conjoints,  quelque  incon- 
vénient qui  pût  leur  en  arriver. 

Dès  le  24  mars,  Alain  alvait  envoyé  à  Blois  pour  ces  négo- 
ciations son  fils  Gabriel  d'Albret,  assisté  de  messire  Regnauld 
<le  Saint-Chamans,  sénéchal  des  Lannes  ou  Landes,  et  de  maître 
Jean  de  Calvimont,  lequel  semble  avoir  joué  dans  toute  cette 
affaire  un  rôle  assez  équivoque.  Le  10  mai  enfin.  César  ayant, 
pour  complaire  à  son  futur  beau-père,  signé  l'acte  de  cession  à 
sa  fiancée  de  ses  biens  s'il  venait  à  mourir  avant  elle,  le  contrat 
de  mariage  fut  ratifié  <(  au  chastel  de  Blois  par  devant  les 
tabellions  jurés  du  scel,  »  en  présence  du  Roi,  de  la  reine  Anne, 
du  cardinal  d'Amboise,du  chancelier  de  France,  do  l'archevêque 
de  Sens,  de  messieurs  de  Nemours  et  d'Orval,  des  évêques  de 
BayeuX,  de  Viviers  et  autres,  du  sieur  de  Tournon,  du  vice- 
chancelier  de  Bretagne  et  des  procurateurs  du  duc  de  Cuyenne. 

Ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Bonnaffé,  la  dot  de  la  jeune 
princesse  était  mince,  mais  le  contrat  énonçait  un  considérant 
de  la  plus  haute  importance,  faisant  présager  le  rôle  qu'allait 
jouer  César  dans  la  future  conquête  de  Naples  et  du  Milanais  : 
«  le  Roi  espère  que  ledit  Duc,  ses  parens,  amis  et  alliés,  lui 
feront  au  temps  à  venir  grands  et  recomuiandablos  services,  et 
mêmement  touchant  la  conquête  do  ses  royaumes  de  Naples  et 
duché  de  Milan.  »  La  réciproque  comjioi-lait  l'appui  des  troupes 
royales  pour  le  Vatican. 

César,  do  son  côté,  dans  le  même  ado,  |)romottait  do  con- 
.signor  os  mains  d'Alain  d'Albret  les  cent  mille  livres  données 
\r,\v  le  Uoi    («    pour    être    employées  en    roules  et  en   terres  au 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BEHUY.  115 

profit  de  la  princesse  Charlotte.  »  Alain  avait  exigé  que  les  cent 
mille  livres  fussent  garanties  par  les  quatre  trésoriers  du  Roi  ou 
généraux  des  finances. 

Le  mariage  suivit  immédiatement.  Il  fut  célébré  et  con- 
sommé le  12  mai.  Charlotte  avait  été  surnommée  «  la  plus 
belle  fille  de  France.  »  César  était  à  cette  époque  si  bien  de  sa 
personne  qu'on  avait  pu  dire  de  lui  que  «  comme  Tibère  dans 
l'antiquité,  il  était  le  plus  bel  homme  de  son  siècle.  »  Dix  jours 
après  son  union,  il  envoyait  à  son  père  au  Vatican  un  courrier 
spécial.  Telle  était  la  brutalité  des  mœurs  du  temps  que  le 
nouvel  époux  raconte  à  son  père  sa  nuit  de  noces  et  ses 
prouesses  à  cette  occasion,  dans  un  langage  tellement  libre  que  je 
ne  puis  ici  le  reproduire  (1).  Alexandre  VI  s'amusa  fort  de  ce 
récit  avec  son  fameux  maître  des  cérémonies  Burckhardt. 

Sept  jours  après  le  mariage,  le  19  mai,  jour  de  la  Pentecôte, 
le  Valentinois  reçut  directement  de  la  main  du  Roi  ce  collier 
de  Saint-Michel  qu'il  avait  refusé  de  prendre  de  toute  autre 
main,  ce  collier  somptueux  fait  de  coquilles  d'or  et  de  lacs 
d'amour  en  soie  noire  avec  l'image  du  Saint  Archange,  <(  pres- 
mier  chevalier  qui,  pour  la  querelle  de  Dieu,  batailla  contre 
l'ancien  ennemi  de  l'humain  lignage  et  le  fit  trébucher  du  ciel.  » 
Un  courrier,  arrivé  à  Rome  dès  le  23,  annonça  à  la  cour  pontifi- 
cale cet  événement  qui  fut  célébré  par  des  fêtes  publiques. 

Aux  premiers  jours,  la  candide  Charlotte  aima  certainement 
d'amour  son  jeune  et  bel  époux.  La  lettre  au  Souverain  Pontife, 
son  beau-père,  qu'elle  joignit  à  la  missive  de  César,  lui  expri- 
mait, dit  M.  Bonnaffe,  ses  sentimens  de  fille  dévouée  et  son  vif 
désir  de  se  rendre  à  Rome  pour  le  connaître  ;  puis,  d'un  ton 
enjoué,  elle  se  déclarait  très  satisfaite  de  son  présent  état. 

Mais  ce  bonheur,  si  bonheur  il  y  eut,  fut  de  bien  courte 
durée.  Quatre  mois  à  peine  après  son  mariage.  César  reprenait 
le  chemin  de  sa  chère  Italie  pour  y  commencer  sa  vie  de  grandes 
aventures  et  quittait  sa  jeune  femme  enceinte  de  lui.  Hélas  !  il 

(1)  Dans  les  Mémoires  de  Robert  de  la  Marck,  seigneur  de  Fleuranges,  le  rôle 
de  César  dans  cette  nuit  mémorable  semble  beaucoup  moins  glorieux  puisque, 
suivant  cette  source,  il  aurait  été  victime  d'une  cruelle  plaisanterie  :  «  Et  pour 
vous  conter  les  noces  du  dit  duc  de  Valentinois,  il  demanda  des  pilules  à  l'apo- 
thicaire pour  festoyer  sa  dame,  là  où  eut  de  gros  abus,  car,  au  lieu  de  lui  donner 
ce  qu'il  demandait,  lui  donna  des  pilules  laxatives,  tellement  que  toute  la  nuit, 
il  ne  cessa  d'aller  au  retrait,  comme  en  firent  les  dames  le  rapport  au  matin  !  » 
Nous  savons  encore  que,  suivant  la  coutume  du  temps.  César  avait  fait  bénir  le 
lit  nuptial  par  un  prêtre  pour  conjurer  les  maléfices. 


116  REVUE  DES  DET  X  MONDES. 

ne  devait  jamais  la  revoir  et  la  mélancolique  destinée  de  la 
charmante  princesse  allait  se  dérouler  d'abord  loin  de  lui,  et 
puis,  dans  le  veuvage,  quinze  années  encore  avant  qu'une  fin 
solitaire  ne  vint  mettre  un  terme  à  sa  solitaire  existence. 

Sur  le  point  de  quitter  sa  dolente  épouse  qu'il  aimait  certaine- 
ment alors,  César  voulant  régler  ses  affaires  au  moment  de  ce 
départ  qui  s'annonçait  gros  de  périls  accumulés,  donna  à  Char- 
lotte sa  procuration  générale  en  date  du  8  septembre  1499  pour 
<(  régir  et  gouverner  ses  terres,  comté  et  duché  de  Valentinois  et 
de  Diois  et  autres  ses  terres,  seigneuries  et  chevances,  étant 
tant  au  royaume  de  France  que  Dauphiné.  »  Par  un  autre  acte 
daté  du  même  jour,  il  faisait  ]>ar  avance  donation  à  la  prin- 
cesse «  de  tous  et  chacun  des  meubles  qu'il  aurait  au  jour  et 
heure  de  son  trépas.  »  Ce  témoignage  éclatant,  dit  M.  Bonnaffé, 
((  atteste  tout  au  moins  l'union  qui  régnait  entre  les  deux  époux 
et  la  confiance  que  César  avait  dans  rintelligence  et  le  bon 
esprit  de  sa  jeune  femme.  »  Il  la  quitta  pour  toujours  presque 
aussitôt  après  et  partit  avec  le  Roi  pour  l'Italie  à  la  tête  de 
«leux  mille  chevaux  et  de  six  mille  fantassins. 

Les  plus  grands  événemens  se  préparaient.  Les  traités  dont 
Charlotte  d'Albret  était  un  des  prix,  signés  entre  le  roi  de 
France  et  le  Pape,  puis  entre  le  roi  de  France  et  Venise, 
allaient  préparer  la  conquête  du  Milanais  et  la  marche  sur 
Naples.  Dès  le  9  septembre,  on  apprenait  soudain  au  Vatican 
les  victoires  des  troupes  françaises  commandées  par  Jacques 
Trivulce,  dit  ((  le  grand  Trivulce,  »  Louis  de  Ligny  et  le  comte 
d'Aubigny,  la  prise  par  elles  d'Alexandrie,  de  Tortone,  puis  la 
fuite  de  Ludovic  le  More  et  la  prise  de  Milan.  Louis  XII  était  h 
ce  moment  à  Lyon,  d'où  il  veillait  aux  préparatifs.  César  Borgia 
(Hait  auprès  de  lui. 

Nous  ne  suivrons  pas  (]ésar  dans  sa  (•ourt(\  brutale  et  tra- 
gique destinée  que  tous  connais.sent.  11  suffira  de  rappeler 
qu'après  la  conquête  des  Romagnes  et  les  jours  de  gloire  et  de 
triomphe  marqués  par  tant  de  violences  et  de  crimes,  les  mau- 
vais jours  arrivèrent  vile  pour  le  terrible  condottiere.  Alexandre  VI 
meurt  presque  subitenK'ut  <lès  le  18  août  1503.  Son  succes- 
seur. Pie  III  Piccolomiiii,  jwolège  César  haiTelé  i)ar  mille 
ennemis,  mais  il  meurt  à  son  tour  subitement  le  17  octobre, 
après  vingt-sept  jours  de  pontificat  seulement.  Alors  les  événe- 
mens se  précipitent  pour  le  Borgia.  Il  abandonne  Rome  après 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  1  17 

l'éleciion  de  Jules  11  de  la  Hovère,  son  mortel  ennemi,  et  se 
rend  à  Naples  auprès  de  (ionzalve  de  Cordoue,  qui  s'empare 
traîtreusement  de  sa  personne  et  l'expédie  prisonnier  en  Espagne. 
Enfermé  d'abord  dans  l'aiTreuse  forteresse  de  Chinchilla,  puis 
dans  celle  bien  plus  alfreuse  et  sombre  encore  de  Médina  del 
Campo,  il  s'évade  de  cette  dernière  prison  par  la  plus  folle  et 
la  plus  audacieuse  équipée.  Il  galope  éperdument  jusqu'en 
Navarre.  Réfugié  en  décembre  loOBà  Pampelune  auprès  de  son 
beau-frère  le  roi  de  Navarre,  il  se  fait  tuer  misérablement  et 
héroïquement  en  mars  1507  dans  une  escarmouche  sous  les 
murs  de  Viana.  S'il  faut  en  croire  son  érudit  historien,  Charles 
Yriarte,  ses  restes,  expulsés  vers  la  fin  du  xyiii"  siècle  de 
l'église  de  Santa  Maria  de  Viana,  par  un  évèque  fanatique  de 
Calahorra,  diocèse  dont  dépend  cette  ville,  auraient  été  retrouvés 
récemment  dans  la  calle  ou  rue  de  la  Rua,  au  pied  même  des 
marches  qui  donnent  accès  à  la  terrasse  sur  laquelle  s'élève 
cette  église. 

Nous  ne  connaissons  malheureusement  rien  des  relations 
épistolaires  qu'entretinrent  certainement  César  et  Charlotte, 
d'abord  très  fréquemment  dui'ant  que  César  triomphait  en  Italie, 
puis  bien  plus  rarement,  hélas  !  alors  qu'il  expiait  ses  crimes  dans 
les  horribles  geôles  d'Espagne.  Lui,  qui  aimait  tant  les  femmes, 
songea-t-il  souvent  à  la  sienne  dans  ses  longues  et  mornes 
heures  de  captivité,  si  dures  pour  cette  <àme  violente  entre  toutes? 
Nous  ne  savons  rien  non  plus  de  la  manière  dont  Charlotte 
apprit  la  mort  de  son  époux,  très  probablement  par  quelque 
missive  de  son  frère,  le  roi  de  Navarre.  Sa  douleur  fut  certaine- 
ment extrême.  Nous  ignorons  également  presque  tout  de  sa  vie 
(hirant  ces  sept  années  et  plus  qui  précédèrent  son  veuvage. 

Dans  le  courant  de  l'an  1500,  Charlotte  avait  donné  le  jour 
à  une  fille  qui  ne  devait  jamais  voir  son  père.  Nous  savons 
.seulement  après  cela  que,  pour  des  raisons  k  nous  inconnues, 
elle  quitta  bientôt  la  brillante  cour  de  sa  protectrice  Anne  de 
Bretagne  pour  se  retirer  en  Berry,  le  plus  près  possible  de  sa 
grande  amie,  la  première  épouse  répudiée  de  Louis  XII,  Jeanne 
de  France,  qui,  après  la  perte  de  son  procès,  s'était  réfugiée 
dans  la  capitale  de  cette  province.  Nous  trouvons  d'abord  Char- 
lotte fixée  dans  cette  ville  d'Issoudun  dont  son  mari,  par  son 
mariage,  était  devenu  le  seigneur.  Les  revenus  du  grenier  à  sel 
de  cette   ville  devaient  compléter,  on  se   le   rappelle,  les  vingt 


118  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

milles  livres  de  rentes  accordées  par  le  roi  de  France,  stipulée» 
dans  le  contrat.  De  l'existence  de  la  jeune  veuve  et  de  sa  fille 
au  berceau  dans  cette  toute  petite  cité  berrichonne  nous  igno- 
rons tout.  Charlotte  dut  y  vivre  déjà  dans  la  piété  et  le  recueil- 
lement, qui  n'excluaient  pas  le  luxe  en  rapport  avec  son  sang. 
Elle  fit  du  moins  un  voyage  à  Paris,  car  les  archives  de  Pau 
contiennent  une  pièce  datée  du  jeudi  20  février  de  l'an  de 
grâce  1504,  par  laquelle  Charlotte,  à  Paris,  au  Chàtelet,  «  en 
présence  de  Jacques  d'Estouteville,  chancelier  du  Roi,  garde  de 
la  Prévôté  de  Paris,  déclare  avoir  reçu  l'acte  par  lequel  les  tré- 
soriers généraux  de  France  s'étaient  engagés  le  19  mai  1499  à 
payer  au  sieur  d'Albret,  son  père,  la  somme  de  cent  mille 
livres  à  l'occasion  du  mariage  de  sa  fille  ;  o  elle  promet  en 
outre  à  son  père  de  faire  usage  de  cette  somme  bien  et  dûment 
en  acquisitions  nécessaires,  du  vouloir  et  du  consentement  du 
dit  père,  et  si  les  deniers  sont  mal  employés  par  elle,  elle  rend 
absolument  indemnes  de  toute  responsabilité  son  père  et  son 
mari. 

Ne  s'occupant  guère  que  de  l'éducation  de  sa  fille,  d'exercices 
pieux  et  de  charités,  Charlotte  menait  au  fond  du  Berry  la 
vie  la  plus  isolée.  Sa  seule  joie  était  d'aller  le  plus  souvent 
qu'elle  le  pouvait  visiter  à  quelques  lieues  d'Issoudun,  dans  le 
château  de  Bourges,  la  reine  répudiée  Jeanne  de  France.  Après 
le  procès  de  l'an  1498,  Louis  XII  avait  donné  à  la  sainte  prin- 
cesse le  duché  de  Berry  à  titre  d'usufruit,  avec  les  revenus  des 
greniers  à  sel  de  Bourges,  de  Buzançais,  de  Pontoise,  celui  des 
aides  et  impositions  du  Berry,  et  le  droit  de  nommer  aux  offices 
royaux,  sauf  au  commandement  de  la  Grosse  Tour  de  Bourges 
dont  il  se  réservait  l'administration  comme  prison  d'Etat.  Il  lui 
garantissait  en  outre  un  beau  douaire  de  trente  mille  livres. 

Le  13  mars  1499,  Jeanne  avait  fait  dans  la  cité  de  Bourges 
son  entrée  solennelle.  Elle  s'installa  dans  le  vieux  palais,  vaste 
construction  féodale  où  jadis  Charles  VII  avait  reçu  Jeanne 
d'Arc,  et  inaugura  immédiatement  cette  existence,  tout  entière 
consacrée  à  l'exercice  des  plus  hautes  vei'tus  de  charité  et  de 
piété,  qui  lui  valut  à  cette  époque  une  si  touchante  renommée 
et  plus  tard  l'honneur  d'être  mise  au  nombre  des  bienheureuses. 
Non  contente  de  combler  de  ses  bienfaits  les  humbles,  les  mal- 
heureux, les  déshérités,  de  fonder  cet  ordre  de  l'Annonciade 
depuis  si  célèbre  et  dont  le  premier  monaslère  devait  s'élever 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN     BERRY.  119 

■dans  Bourges  même,  sous  ses  yeux  et  à  ses  frais,  elle  s'entoura 
■ilans  son  intimité  particulière  d'un  petit  cercle  de  femmes  de 
haut  rang,  comme  elle  victimes  de  la  vie,  qui  étaient  avec  elle 
en  communauté  de  pensées  et  d'intérêts  religieux  et  charitables, 
et  qui  lui  composaient  à  la  fois  une  petite  cour  et  une  véritable 
congrégation  pieuse  destinée  à  l'assister  dans  ses  charités  comme 
■dans  ses  dévotions.  Il  faut  citer  avant  tout,  parmi  ces  femmes  si 
distinguées  que  leurs  malheurs  et  leur  piété  réunissaient  autour 
de  la  reine  découronnée,  les  noms  de  la  propre  dame  d'honneur 
de  Jeanne,  Françoise  de  Maillé,  de  Jeanne  Malet  de  Graville, 
gracieuse  jeune  femme  mariée  à  un  d'Amboise  et  qui  s'était 
donné  pour  mission  de  ressembler  à  sa  chère  reine,  de 
]yjme  d'Aumont,  épouse  abandonnée  puis  veuve,  de  M"'®  de  Ghau- 
mont,  deux  fois  veuve,  mère  non  moins  infortunée,  de  la 
reine  de  Hongrie,  Béatrice  d'Aragon,  veuve  de  Mathias  Corvin, 
puis  répudiée  par  son  second  époux  le  roi  Ladislas,  qui  vint  en 
juillet  1502  séjourner  à  Bourges,  enfin  de  nombre  de  jeunes 
filles  nobles,  malheureuses  ou  voulant  se  vouer  à  la  religion  : 
Jeanne  de  Bourbon  entre  autres,  fille  de  Guy  de  Bourbon,  qui 
ne  voulut  jamais  plus  quitter  la  reine  et  mourut,  dit-on,  de 
■douleur  à  sa  mort. 

Mais,  parmi  toutes  ces  victimes  de  la  société,  de  la  politique, 
de  tant  d'autres  causes,  la  plus  intéressante  certainement  était 
Charlotte  d'Albret  qui,  à  l'égal  de  sa  sainte  amie,  se  considé- 
rait comme  veuve,  même  avant  la  mort  de  son  mari.  Depuis  sa 
solitude,  elle  n'avait  plus  qu'une  pensée,  plus  qu'un  bonheur  : 
aller  trouver  la  reine,  le  plus  souvent  qu'elle  le  pourrait,  pour 
vivre  de  sa  vie,  partager  ses  austères  exercices,  faire  à  ses  côtés 
des  retraites  dans  ce  couvent  de  l'Annonciade  devenu  la  princi- 
pale- préoccupation  de  Jeanne  et  la  seconder  de  toutes  ses 
forces  dans  le  dévouement  qu'elle  témoignait  à  sa  création.  Ces 
visites  à  Bourges,  l'éducation  de  sa  fille,  le  soin  de  ses  biens, 
les  intérêts  de  ses  vassaux  remplissaient  l'existence  de  Ghar- 
lotte.  La  reine  Anne  avait  bien  tenté  de  lui  exprimer  la  tendresse 
qu'elle  ressentait  pour  elle  et  de  l'attirer  à  nouveau  à  sa  cour. 
Elle  avait  même  fait  informer  de  ces  sentimens  le  Pape,  qui  la 
remercia  par  un  bref  daté  de  Bome  du  26  août  loOl.  Mais  tout 
fut  en  vain.  En  1508  cependant,  nous  voyons  encore  Anne 
adresser  un  présent  à  sa  cousine,  la  duchesse  de  Valentinois. 

Gharlotte  d'Albret  avait  pris  le  même  confesseur  et  direc- 


120  REVUE    DES    DEUX    MO^DES 

teiir  (Je  ses  exercices  spirituels  que  la  reine  Jeanne  :  c'était  le 
fameux  Père  Gilbert  Nicolas,  dit  Gabriel-Marie,  religieux  de 
l'ordre  de  Saint-François,  «  personnage  bien  versé  en  la  science 
des  Saints,  »  qui  joua  un  si  grand  rôle  dans  les  dernières  années 
de  la  vie  de  l'ex-reine  et  qui  fut  aussi  le  confesseur  de  Margue- 
rite de  Lorraine,  duchesse  d'Alençon,  ((  de  laquelle  la  mémoire 
est  en  bénédiction.  »  Le  plus  grand  plaisir  que  la  princesse 
Charlotte  recevait,  dit  le  Père  Hilarion  de  laGoste,  c'était  quand 
quelqu'une  de  ses  demoiselles  ou  filles  suivantes  embrassait  la 
vie  religieuse  et  voulait  servir  Dieu  dans  un  monastère.  Elle 
assistait  à  leur  vèture  et  à  leur  profession,  leur  servant  de  mère 
et  de  marraine,  s'éjouissant  d'avoir  donné  une  nouvelle  épouse 
à  Jésus-Ghrisl.  Es  registres  ou  archives  du  couvent  des  Annon- 
ciades  de  Bourges,  on  lit  que  k  la  duchesse  de  Valentinois 
assista  à  la  réception  d'une  de  ses  tilles  d'honneur,  nommée 
Anne  d'Orval,  fille  de  noble  homme  Jean  d'Orval  et  d'Isabeau 
de  Molitor,  et  qu'elle  était  grandement  afl'ectionnée  à  l'avance- 
ment de  l'Ordre  de  la  Sainte- Vierge,  étant  parfaite  imitatrice 
de  la  bienheureuse  Jeanne.  » 

En  l'an  1504,  la  princesse  Charlotte,  très  probablement  à  la 
suite  des  malheurs  et  de  la  captivité  de  son  époux,  désireuse 
d'établir  encore  plus  discrètement  sa  vie  douloureuse  et  isolée 
loin  de  tous  les  bruits  du  monde,  abandonna  sa  résidence 
pourtant  bien  claustrale  déjà  d'issoudun,  pour  une  localité 
encore  plus  méridionale  du  Berry.  Par  acte  du  20  juin,  signé 
par  devant  les  maîtres  notaires  royaux  à  Issoudun,  elle  acquit 
pour  le  prix  de  vingt-huit  mille  livres  tournois  le  château  de  la 
Motte-Feuilly,  entre  La  Châtre  et  Chàteau-Mcillant,  dont  elle 
devait  faire  sa  résidence  définitive.  Avec  le  château,  elle  acheta 
la  terre  et  les  justices  du  même  nom,  ainsi  que  celles  de  Nérel 
et  de  Feusines  avec  leurs  appartenances  et  dépendances. 

Dans  cette  nouvelle  résidence,  Charlotte  d'Albret  se  trouvait 
plus  «doignéie  de  la  ville  de  Bourges,  habitée  par  son  amie. 
Malgrf'^  les  difficultés  de  tout  voyage  à  cette  éjtoque,  malgré  les 
routes  affreuses',  tantôt  montée  sur  sa  haquenée,  tantôt  trans- 
portée en  litière,  elle  continua  à  accourir  au[uès  d'elle  le  plus 
souvent  possible.  Ce  ne  fut  que  pour  bien  j)eu  de  temps  :  les 
jours  de  Jeanne  de  Valois  étaient  comj)tés.  Son  corps  frêle  et 
infirme,  épuisé  aussi  par  tant  de  pieuses  macérations,  ne  se 
soutenait  plus  qu'à  grand'peine.  Dès  le  4  février  1505,  après  un(i 


LE    CHATEAU    DE    LA    MO TTE-F^UILLY    EX    BERRY.  121 

longue  agonie,  elle  expira  au  milieu  de  la  désolation  générale. 
La  douleur  de  Charlotte  fut  immense.  Elle  devait  survivre 
plus  (le  neuf  années  à  son  amie.  Lorsqu'elle  expira  elle-même, 
son  v(eu  le  plus  ardent  fut  exaucé,  et  ses  restes  mortels  furent 
transportés  h  Bourges  auprès  de  ceux  de  Jeanne. 

En  l'année  1502,  Charlotte  fut  sur  le  point  d'aller  rejoindre 
César  Borgia  en  Italie.  Il  semble  même  qu'elle  devait  lui  amener 
.sa  fille,  la  petite  Loïse,  dont  le  marquis  François  de  Gonzague, 
de  Mantoue,  avait  sollicité  les  fiançailles  avec  son  fils,  le  prince 
héritier,  Frédéric.  Le  cardinal  Amanieu  d'Albret  devait  accom- 
pagner sa  sœur  et  sa  nièce.  Mais  Charlotte  tomba  gravement 
malade,  et  le  voyage  d'Italie  fut  abandonné. 

Il  est  grand  temps  de  parler  de  ce  château  de  la  Motte-Feuilly 
qui  est  le  but  principal  de  cet  article.  Charlotte  y  a  vécu  dix  ans 
avec  sa  fille  dans  la  retraite  la  plus  absolue.  C'est  là  qu'au  prin- 
temps de  1507,  elle  eut  la  douleur  d'apprendre  la  mort  tragique 
ei  misérable  de  son  sanguinaire  époux.  C'est  là  qu'elle  mourut 
elle-même  en  1514. 

Les  agrestes  environs  de  la  charmante  petite  ville  de  La 
Châtre  et  de  la  Vallée  Noire,  tant  vantés  par  l'illustre  châte- 
laine de  Nohant,  sont  peuplés  d'antiques  demeures  féodales, 
véritables  forteresses  médiévales  avec  hautes  tours  cylindriques, 
coiflees  de  toits  aigus,  qui  redisent  encore  les  hauts  faits  de 
notre  vieille  histoire  nationale,  et  surtout  la  lutte  séculaire 
contre  l'Anglais  au  xiv*  siècle.  Une  aimable  hospitalité  reçue 
dans  celui  de  ces  châteaux  où  (leorge  Sand  a  placé  les  princi- 
pales scènes  des  Beaux  Messieurs  de  Bois-Doré  m'a  permis  de 
parcourir  à  mon  aise  cette  région  si  riche  en  souvenirs  guerriers 
de  la  vieille  France.  De  tant  d'impressions  poignantes  rapportées 
de  ces  courses  de  quelques  jours,  je  ne  parlerai  ici  que  de  ma 
visite  au  solitaire  et  mélancolique  manoir  de  la  Motte-Feuilly. 
L'antique  seigneurie,  devenue  la  résidence  de  la  duchesse  de 
Valentinois,  est  située  à  deux  lieues  de  La  Châtre,  auprès  d'un 
tout  petit  hameau.  Son  nom,  trop  souvent  mal  orthographié  ou 
déformé  dans  les  actes  du  temps,  constamment  écrit  :  Mons 
Foliahis  dans  les  anciens  documens  latins  et  qui  devrait  s'écrire 
en  réalité  la  Motte  Feuillue  ou  Feuillée,  s'orthographie  actuelle- 
ment et  depuis  longtemps  la  Motte-Feuilly.  Au  moment  où 
Charlotte  en  fit  l'acquisition,  elle  appartenait  à  la  famille  de 
dulan  qui  possédait   à  peu  de   distance  le  ningniflque  château 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce    nom,   aujourd'hui   encore  une   des  gloires   féodales    dm 
Berry. 

<(  En  dehors  du  voisinage  de  Jeanne  de  France,  le  choix  de 
cette  résidence  par  Charlotte,  dit  M.  Bonnaffé,  n'était  pas  indif- 
férent, car  le  fief  de  la  Motte-Feuilly,  situé  dans  le  Bas-Berry, 
entre  La  Châtre  et  Chàteau-Meillant,  était  voisin  de  plusieurs 
seigneuries  appartenant  à  Jean  d'Albret,  son  oncle,  à  Jean  de 
Brosse,  son  cousin,  à  sa  cousine  Louise  de  Bourbon,  à  ses. 
parens  les  La  Trémoïlle.   » 

Dès  l'originq,  dit  le  même  auteur,  Charlotte  eut  des  procès 
à  soutenir  pour  sa  nouvelle  acquisition.  Une  partie  des  revenus 
de  la  Motte-Feuilly  fut  frappée  d'opposition;  il  fallut  payer 
aux  vendeurs  un  supplément  de  prix,  désintéresser  leur  sœur,, 
moyennant  un  nouveau  payement  de  deux  mille  livres.  Enfin, 
le  l^""  février  1506,  intervint  une  sentence  définitive  du  prévôt 
de  Paris  ordonnant  que  «  la  terre  et  seigneuries  de  la  Motte  de 
Feuilly,  les  fruits  et  revenus  d'icelle  soient  délivrés  au  profit  de 
la  duchesse  et  l'empêchement  mis  en  eux  levé  et  ôté.  »  Char- 
lotte, on  le  sait,  était  fort  riche.  Elle  avait  l'administration  des 
biens  très  considérables  de  son  mari  en  France.  Probablement 
César  avait  préféré  mettre  une  partie  de  sa  fortune  dans  ce  pays 
et  en  confier  le  soin  à  sa  femme. 

«  Au  temps  où  la  duchesse  de  Valentinois  vint  à  la  Motte- 
Feuilly,  dit  Edmond  Plauchut,  de  grands  bois  couvraient  le 
pays.  Les  loups  les  peuplaient,  comme  aujourd'hui  parfois 
encore  et  la  principale  et  unique  pièce  d'eay  que  l'on  vit  dans 
le  voisinage,  l'étang  de  Rongères,  n'était  animé  que  par  des  pas- 
sages de  griies  qui  se  plaisent  sur  ces  rives  désertes.  S'il  est  un 
ciel  presque  toujours  exempt  de  tempêtes,  une  atmosphère 
tiède  et  calme,  des  nuits  silencieuses,  des  levers  et  des  couchers 
de  soleil  empreints  d'une  grande  tristesse,  c'est  bien  dans  cettfr 
région  du  centre  de  la  France  qu'on  les  rencontre.  A  celle  qui 
voulait  oublier  le  monde  et  s'en  faire  oublier,  le  site  con- 
venait. » 

Charlotte  résida  à  la  Motte-Feuilly  jusqu'à  sa  mort,  dans 
une  solitude  presque  absolue,  uniquement  occupée  à  prier  Dieu, 
à  élever  sa  fille,  à  faire  du  bien  autour  d'elle,  surtout  à  faire  à 
ses  humbles  vassaux  et  aux  pauvres  des  villages  environnans 
des  visites  charitables.  Elle  allait  les  voir  tantôt  sur  sa  haquenée 
à  la  selle  de  velours  cramoisi  recouverte  [de   drap  d'or,  tantôt 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  123 

portée  dans  sa  somptueuse  et  confortable  litière.  Son  panégy- 
riste, le  Père  llilarion  de  la  Coste  ou  de  Coste,  nous  dit  ((  qu'elle 
nourrit  et  éleva  sa  fille  avec  un  grand  soin  et  diligence  digne 
d'une  bonne  et  prudente  mère.  »  Après  la  mort  de  Jeanne  de 
Valois,  elle  continua  à  s'occuper  avec  une  extrême  diligence  de 
l'œuvre  de  l'Annonciade  de  Bourges  qui  avait  été  si  chère  au 
cœur  de  la  défunte  reine  et  à  l'avancement  de  laquelle,  dit 
encore  le  Père  Hilarion,  elle  était  grandement  affectionnée, 
«  étant  parfaite  imitatrice  de  la  bienheureuse  Jeanne!  » 

La  mort  de  César,  arrivée  moins  de  trois  années  après  l'éta- 
blissement de  Charlotte  dans  cette  solitaire  résidence,  lui  porta 
un  coup  terrible  et  transforma  encore  sa  vie.  Depuis  sept  ans 
séparée  de  lui,  elle  avait  toujours  espéré  le  revoir.  Elle  résolut 
alors,  malgré  ses  vingt-cinq  ans  à  peine,  de  vivre  dans  le  deuil 
■et  dans  la  retraite  les  plus  sévères.  Elle  fit  fermer  et  démeu- 
hler  à  la  Motte-Feuilly  tous  les  appartemens  de  réception  et  n'y 
remit  plus  jamais  les  pieds,  se  réservant  uniquement  pour  elle 
■et  sa  tille  les  pièces  indispensables  à  leur  existence,  qu'elle  fit 
entièrement  draper  de  tentures  noires.  Suivant  l'usage  du 
temps,  son  mobilier  même  devint  funèbre.  Son  lit  fut  tendu  de 
damas  noir,  celui  de  sa  fille  de  serge  noire.  De  même  les  sièges, 
les  coffres,  les  bahuts  furent  cachés  sous  des  housses  noires 
portant  ses  armes.  Ses  robes  fourrées  d'hermine  et  de  martre 
furent  constamment  de  drap  noir.  Même  «  la  selle  de  sa  haque- 
née  fut  couverte  de  velours  noir  avec  tout  le  harnais  étant  aussi 
de  velours  noir.  » 

Il  ne  faut  pas  croire  que  cette  excessive  austérité  d'existence 
fût  naturelle  à  Charlotte  d'Albret.  C'était  une  très  grande  dame 
qui,  même  dans  cette  lointaine  retraite  du  Berry,  avait  vécu 
jusque-là  dans  le  plus  grand  luxe.  M.  BonnafTé,  qui  a  publié 
en  1878  V Inventaire  de  sa  succession,  rédigé  après  sa  mort  en 
présence  de  sa  fille  parles  magistrats  royaux,  Inventaire  retrouvé 
dans  les  Archives  si  riches  du  duc  de  La  TrémoïUe,  nous  a 
fourni  par  ce  document  les  plus  précieux  renseignemens  sur  la 
vie  matérielle  que  menait  cette  princesse  à  la  Motte-Feuilly 
avant  le  grand  deuil  qui  l'accabla.  Sa  maison  était  montée  sur 
le  plus  grand  pied  :  six  écuyers,  Claude  de  la  Perrière,  seigneur 
•de  Billy,  Jehan  de  Moussy,  seigneur  de  la  Motte-Fleury, 
Rémond  de  Grossolles,  seigneur  d'Asques,  Jehan  de  Mareuil, 
seigneur    de    Montaboulin,    Pierre    de    Regnard,   seigneur    de 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Maray,  François  Amignon,  seigneur  de  Clois,  un  aumônier, 
messire  Robert  Challopin,  un  receveur,  messire  André  du  Ver- 
gier;  quatre  filles  et  femmes  servantes,  toutes  nobles  demoi- 
selles :  Catherine  de  Regnard,  Marie  de  Lavoyne,  Marie  de  la 
Perrière,  Magdeleine  de  Mazellon;  une  femme  de  chambre, 
Catherine  Challopin,  une  femme  attachée  au  service  de  la  fille 
de  la  duchesse  :  ((  Mademoiselle  Loïse  ;  »  un  valet  de  chambre, 
un  clerc  de  l'argenterie,  un  sommelier  de  paneterie,  un  som- 
melier d'échansonnerie,  un  tailleur,  un  clerc  de  dépense,  deux 
cuisiniers,  un  boulanger  et  d'autres  employés  subalternes. 

L'argenterie  énumérée  dans  Vlnventaire  était  magnifique, 
conservée  dans  de  nombreux  coffres  de  bois  recouverts  de  cuir  : 
treize  pièces  en  or  massif,  treize  en  cristal  de  roche  monté,  trois 
cent  trente-quatre  en  argent  ou  en  vermeil,  façon  de  Hongrie 
ou  d'Espagne,  merveilles  d'orfèvrerie  de  l'époque,  la  plupart 
émaillées,  plus  vingt  servant  à  la  chapelle;  plats  armoriés,  bas- 
sins à  laver  les  mains  avant  le  repas,  ou  à  servir  des  dragées, 
drageoirs  admirables,  grandes  pièces  contenant  les  épices  de 
chambre,  confitures  et  bonbons  à  la  mode,  gobelets,  coupes 
superbes,  tasses,  assiettes,  tranchoirs  ou  vastes  plateaux  à  dé- 
couper les  viandes,  saucières,  trois  fourchettes  seulement  ser- 
vant à  des  usages  exceptionnels  comme  de  manger  des  mûres,, 
des  grillades  de  fromage,  etc.  (1  :  buires,  aiguières,  pots  innom- 
brables à  eau,  à  vin,  etc.;  flûtes  cl  trompes  d'argent;  pommes 
pour  tendre  les  garnitures  de  lit,  chandeliers  en  façon  de  tou- 
relle, cuillers  en  quantité,  «  cocotières  »  pour  les  œufs  à  la  coque„ 
clochettes,  fermoirs  de  livres,  plats,  lavabos  pour  le  prêtre, 
encensoirs,  boites  à  hosties,  chopi nettes  pour  le  vin  de  la  com- 
munion, croix,  crucifix,  baisers  de  paix,  lanternes,  chandeliers 
d'autel  en  or,  cassolettes  en  argent,  cannelles,  calices,  custodes,, 
bénitiers  avec  éponges  et  goupillons,  arrosoirs  ou  chante-pleurs 
à  jeter  de  l'eau  de  rose,  cages  «  à  mettre  oiselets  de  Chypre,  » 
sorte  de  porte-parfums  très  à  la  mode  à  cette  époque,  pommes 
à  senteur,  pommes  servant  à  rafraîchir  les  mains  ou  à  les 
réchautîer,  vaisseaux  d'argent  à  quatre  anses,  nefs,  biberons 
pour  malades,  coquemards,  salières,  plats  pour  contenir  les 
épices,  les  serviettes,  l'éventail   et  les  gants,  flacons,  chauffe- 

(1)  A  cette  époque,  on  mangeait  encore  avec  le  couteau  ou  la  cuiller,  surtout 
avec  les  doigts,  en  s'essuyant  à  tout  moment  à  la  serviette  jetée  sur  l'épaule- 
gauche. 


.     LE    CHATEAU    DE    L\    MOTTE-I EUILLY    EN    BERRY.  125 

rettes,  poêlons  armories,  les  deux  sceaux  d'argent  de  la  prin- 
cesse contenus  dans  un  petit  coffret. 

La  plupart  de  ces  pièces  magniliques  de  grande  orfèvrerie, 
qui  sont  énuméréesau  début  du  précédent  paragraphe,  provenant 
d  Italie  ou  d'Espagne,  constituaient  certainement  la  fameuse 
argenterie  dont  s'était  tellement  enorgueilli  le  Valentinois  et 
que  ses  mulets  richement  pomponnés  portaient  sur  leurs 
dos  bariolés  lors  de  son  entrée  à  Chinon.  Armoriés  aux  armes 
de  France  et  des  Borgia  qui  sont  d'or  au  bœuf  passant  de 
gueules  sur  une  terrasse  de  sinople  à  la  bordure  do  même 
chargée  de  trois  flammes  de  champ,  elles  ne  sortaient  des  coffres 
que  dans  les  grandes  occasions.  Cent  trente  pièces  aux  armes 
de  la  duchesse  étaient  destinées  au  service  journalier. 

Les  bijoux,  diamans  et  pierres  précieuses  aussi  étaient 
splendides.  L'évaluation  des  prix  semble  énorme  pour  l'époque. 
L'énumération  de  ces  richesses  [m'entraînerait  trop  loin.  Beau- 
coup de  ces  [objets  étaient  enfermés  dans  des  coffrets  d'ivoire 
doublés  de  velours  à  serrures  d'argent.  On  remarquait  surtout 
deux  perles  énormes,  dont  l'une  est  estimée  quatre  cents  écus 
d'or,  d<js  broches,  des  anneaux,  des  cabochons  dont  l'un  est 
estimé  deux  cents  écus  d'or,  une  <(  table  »  de  diamant  esti- 
mée trois  cents  écus  d'or,  une  émeraude  :  huit  cents  écus  d'or,, 
une  foule  d'autres  bijoux  ou  objets  précieux  :  coupes,  sa- 
lières et  cuillers  d'or,  une  fourchette  d'or,  des  petits  coffres 
do  senteurs,  des  fioles  de  senteurs,  des  «  oiselles  de  Chypre,  » 
paie  de  senteur  spéciale,  do  la  cyvette  en  quantité,  des  tableaux- 
reliques,  une  foule  de  chapelets  de  toute  matière:  bois  do  sen- 
teur, corail,  chalcédpino,  jais,  ambre  ;  des  verres,  des  coupes  et 
des  aiguières  do  cristal,  un  merveilleux  bénitier  en  agate  monté 
sur  argent,  estimé  la  somme  énorme  de  huit  mille  écus  d'or, 
sans  doute  un  chef-d'œuvre  venu  d'Italie  ;  un  autel  portatif  de 
jaspe  monté  sur  vermeil,  provenant  de  la  chapelle  cardinalice 
de  César  ;  un  petit  coffret  contenant  pour  près  do  huit  millo 
écus  d'or  de  bijoux:  perles,  pierres  précieuses  minutieusement 
décrites  par  le  scribe  officiel,  un  collier  d'or  avec  vingt  rubis  et 
({uatre-vingts  perles,  estimé  mille  écus  d'or,  deux  diadèmes 
estimés  l'un  quinze  cents,  l'autre  seize  cents  écus  d'or,  une 
foule  de  pièces  d'habillement  enrichies  d'orfèvrerie  :  gorgerins, 
carcans,  ceintures,  chaînes,  bracelets,  plus  de  cinquante  autres 
objets  do  luxe  en  or  de  toute  espèce:  un  rocher  d'argent  «  pour 


126  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

oiseaux  de  sfiitour,  »  des  plumes  et  roses  de  diamnus,  un 
gi'iflon  volant  en  or,  un  luth  d'or,  une  pomme  de  senteur  d'or, 
des  heures  d'or,  des  enseigne^g,  des  reliquaires,  des  étuis,  des 
papillons,  des  croix,  des  custodes,  des  flacons,  des  poires,  des 
tourelles  h  senteur  toujours  en  or,  des  chapelels  en  or  en  masse, 
un  chardon  d'or  fpeut-être  le  fameux  artichaut  qui  ornait  à 
Loches  la  croupe  du  cheval  de  César),  des  écharpes  de  lil  d'or, 
des  chifï'res  en  or,  une  épi  nette. 

^Inventaire  contient  encore  l'énumération  de  tous  les 
■papiers  très  nombreux  de  la  duchesse  :  son  contrat  de  mariage, 
ses  titres  de  propriétés,  les  reçus  de  ses  divers  créanciers  ou 
débiteurs,  tous  papiers  contenus  dans  des  coffres,  des  armoires, 
des  sacs  de  toile  ou  de  cuir  rouge  ou  blanc.  Vient  ensuite  un 
chapitre  consacré  à  une  foule  de  vètemens  :  robes  et  cottes 
d'étoffes  précieuses  tissées  d'or,  puis  des  housses  de  selle,  des 
pièces  de  velours,  de  satin  de  toute  couleur,  de  drap  d'or  frisé, 
de  damas,  de  taffetas  de  toute  couleur  aussi,  des  couvertures, 
des  coussins  [en  nombre  infini,  des  draps  ou  «  lincieulx  »  de 
toile  de  Troyes  et  de  Hollande,  des  oreillers  fins,  quatre-vingt- 
huit  tapisseries  de  Felletin  et  de  Normandie,  d'innombrables 
autres  tapisseries  de  haute  et  basse  lisse  et  tentures  de  fils  d'or, 
de  soie  et  de  satin  cramoisi,  réunies  presque  toutes  dans  une 
pièce  close,  scellée  et  fermée,  d'autres  encore  «  représentant  le 
Vieux  Testament  et  le  Nouveau,  »  des  tapis  sans  nombre,  beau- 
coup de  ((  ciels  de  lits  »  et  de  rideaux  d'une  extrême  riches.se, 
des  courtepointes  de  damas  d'or  broché  «  fait  à  roses,  »  doublé 
de  taffetas  cramoisi,  des  dosselets  ou  coussins  de  velours  égale- 
ment cramoisi,  bordé  de  drap  d'or,  frangé  de  fil  d'or  et  de  soie 
violette,  avec  pendans  de  velours  cramoisi  et  de  drap  d'or,  une 
foule  de  tentures  de  satin  broché  d'or,  des  pendans  de  satin 
broché  à  grandes  et  petites  roses  d'or,  à  franges  de  fil  d'or  et 
de  soie,  encore  d'autres  pièces  de  satin,  des  tapis  de  Turquie. 
Tous  ces  objets  magnifiques  avaient  été,  je  l'ai  dit,  enfermés 
dans  des  coffres  par  ordre  de  Charlotte,  à  la  mort  de  son  mari, 
au  moment  où  elle  prit  ce  grand  deuil  quelle  ne  devait  plus 
quitter. 

\J Inventaire  énumère  ensuite  d'innombrables  fourrures,  des 
peaux  d'hermine,  de  zibeline,  soixante-quatre  peaux  de  martre 
dans  un  coffre,  mille  autres  objets  d'usag(!  rare  ou  curieux,  un 
coffre  en  bois  (c  auquel  l'on  a  accoutumé  mettre  le  pain  de  l'au- 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  127 

mône,  )>  des  «  cassoni  »  italiens,  couverts  d'applications  en 
pâte  blanche,  dorée  ou  décorée  de  peintures  (ce  sont  là  les  coffres 
blancs  «  à  la  mode  d'Italie  »),  de  magnifiques  chaises  de  céré- 
monie, couvertes  de  velours,  d'une  extrême  richesse  de  déco- 
ration, tout  un  mobilier  d'église  très  riche,  des  crépines  d'or 
(coiffures  ((  pour  habiller  épousées  »  destinées  au  mariage  des 
filles  d'honneur  de  la  duchesse),  d'autres  aumônières,  ceintures, 
gorgerettes,  etc.,  de  fil  d'or  également  <(  pour  épousées,  »  des 
étuis  de  toilette,  des  épingliers  de  velours  cramoisi  et  de  satin, 
«les  pantoufles  de  velours  vert  couvert  d'écarlate,  des  miroirs 
ardens  dans  leurs  étuis,  des  peignes  d'ivoire  et  de  bois,  des 
peignoirs  de  toile  de  Hollande,  des  bonnets  de  nuit  en  quantité, 
des  chemises  de  femme  de  très  fine  toile,  des  taies  d'oreiller  de 
fine  toile  de  Hollande,  deà  draps  ou  «  lincieulx  »  de  même,  des 
boites  pleines  de  senteur,  d'autres  boites  d'Agnus  Dei,  une  selle 
de  haquenée  et  tout  le  harnachement  noir  «  pour  feue  Ma- 
dame. » 

Je  ne  parle  pas,  pour  cause,  des  meubles  meublans  innom- 
brables, ni  du  mobilier  et  des  objets  garnissant  les  cuisines,  les 
offices,  la  paneterie,  l'échansonnerie.  Cette  énumération  nous 
entraînerait  beaucoup  trop  loin.  Je  note  simplement  un  objet 
fort  étrange  à  la  suite  de  cette  splendide  énumération,  un  objet 
sur  l'histoire  duquel  je  reviendrai  et  que  V Inventaire  désigne 
comme  suit  :  ((  un  cep  à  mettre  prisonniers  en  la  haute  chambre 
de  la  grosse  tour.  » 

A  partir  de  son  deuil,  Charlotte  d'Albret  ne  revit  proba- 
blement plus  toutes  ces  somptuosités  enfermées  dans  des  pièces 
où  elle  ne  pénétrait  jamais.  Probablement  aussi,  après  la  mort 
de  sa  sainte  et  royale  amie  de  Bourges,  elle  ne  fit  plus  dans  cette 
ville  que  de  rares  apparitions.;  Sa  vie,  toute  de  bonnes  œuvres, 
de  pratiques  de  dévotion,  de  lectures  pieuses  et  de  macéra- 
tions, dut  être  infiniment  monotone  en  ce  lieu  retiré.  Sa  fille 
était  le  seul  point  lumineux  de  cette  douloureuse  existence.  Les 
malheureux  y  tenaient  aussi  une  grande  place.  J'ai  parlé  déjà  des 
visites  de  sa  charité.  U Inventaire  nomme,  entre  autres  meubles, 
le  «  coffre  contenant  le  pain  des  pauvres.  »  Charlotte  d'Albret 
s'occupait  aussi  avec  soin  de  la  direction  de  son  importante  for- 
tune et  de  l'admini.stration  des  grands  biens  que  son  mari 
possédait  en  France.  En  1509,  deux  ans  après  la  mort  de  César, 
on  la  voit  encore  acquérir  de  haute  et  puissante  princesse  Marie 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Luxembourg  ((  les  terres  et  seigneuries  de  (lliàlus  en  Ver- 
mandois,  pour  le  prix  et  somme  de  dix-sept  mille  écus  d'or  au 
soleil  et  cinq  mille  livres  tournois  en  monnaie.  »  Nous  la  voyons 
encore  obliger  de  ses  libéralités  ses  parens  et  ses  amis.  Elle 
prête  de  fortes  sommes  en  loO(>  à  son  oncle  Jean  d'Albret,  à  sa 
tante  Françoise  d'Albret,  en  loOl  à  son  cousin  Louis  de  Bour- 
bon, en  1508,  1509  et  1510  h  divers  marchands  de  Tours,  à  un 
orfèvre  de  Blois,  à  Jacques  de  Beaune-Semblançay,  général  des 
finances,  au  seigneur  de  Maupas,  à  Nycolas  le  Mercier,  son 
propre  valet  de  chambre. 

Le  11  mars  1513  (en  réalité  le  11  mars  1514,  car  l'année 
commençait  alors  à  Pâques,  et  Pâques  tombait  le  27  mars),  usée 
par  le  chagrin,  Charlotte  de  Valentinois  s'éteignit  à  peine  âgée 
de  trente-deux  ans.  Ce  jour  même,  sentant  la  mort  venir,  elle 
avait  dicté  ses  dernières  volontés  à  messire  André  Richomme, 
prêtre,  et  à  Martin  Amison,  tous  deux  «  clers,  jurez  et  notaires 
du  scel,  »  en  présence  de  son  médecin  «  honorable  homme  et 
sage  maître  Sébastien  Coppain,  licencié  en  médecine.  »  Ce  tes- 
tament est  aujourd'hui  encore  conservé  à  la  Bibliothèque  Natio- 
nale. 

Après  avoir  donné  son  àme  à  Dieu  et  l'avoir  recommandée 
à  la  Vierge  Marie  et  à  monsieur  Saint  Michel  l'Ange  pour  qu'ils 
soient  envers  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ses  intercesseurs,  la 
duchesse  dicte  la  forme  de  son  enterrement,  le  nombre  et  le 
prix  des  messes  qui  y  seront  dites.  Elle  demande  à  être  enseve- 
lie dans  son  cher  couvent  de  Bourges,  «  au  lieu  et  monastère  de 
Notre-Dame  la  Nonciade,  que  a  fondé  feue  madame  la  duchesse 
de  Berri,  y>  h  l'exception  de  son  c(eur  et  de  ses  entrailles  qui 
demeureront  en  l'humble  église  de  la  Motte-Feuilly.  Elle  insti- 
tue sa  fdle  son  héritière  unique  et  universelle  et  ordonne 
qu'elle  soit  conduite  à  M""^  d'Angoulême,  Louise  de  Savoie,  la 
mère  du  futur  roi  François  I*'',  qui  prendra  possession  de  tous 
ses  biens  et  les  lui  gardera  en  toute  sécurité.  Elle  désigne  l'au- 
mônier et  les  dames  qui  constitueront  la  maison  de  la  pauvre 
orpheline  et  fixe  d'avance  leurs  gages. 

C'est  à  la  suite  de  cette  mort  que,  le  12  mai  1514  et  jours 
suivans,  maître  Jacques  Dorsanne,  licencié  en  droit,  conseiller 
du  Roi,  lieutenant,  au  siège  et  ressort  d'Issoudun,  de  messire 
Pierre  Dupuy,  bailli  et  gouverneur  du  Roi  en  Berry,  assisté  d(* 
Geoffroy  Jacquet,  orfèvre  juré  de  Blois,  procéda,  à  la  requête  et 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  129 

en  présence  de  «  damoiselle  Loïse,  »  fille  unique  et  héritière 
universelle  de  la  défunte,  en  présence  aussi  de  ses  exécuteurs 
testamentaires,  des  gens  de  sa  maison,  des  représentans  de  son 
père  Alain  d'Albret  et  de  Louise  de  Savoie,  comtesse  d'Angou- 
lême,  tutrice,  à  cet  Inventaire  dont  je  viens  de  résumer  les 
somptueuses  énumérations,  et  fit  lever  les  scellés  des  salles  et 
chambres  qui,  dès  le  décès,  avaient  été  soigneusement  fermées, 
scellées  et  murées,  «  vu  la  minorité  de  la  dite  damoiselle  Loïse 
Borgia.  »  h' Inventaire  fut  clos  le  16  mai.  Six  cent  soixante-dix- 
sept  numéros  avaient  été  catalogués  en  cinq  jours. 

L'antique  château  de  la  Motte-Feuilly,  construit  par  Drouin 
de  Voudenay  dans  les  premières  années  du  xv®  siècle,  existe 
encore  en  grande  partie  dans  la  plus  mélancolique,  dans  la  plus 
ombreuse  et  romantique  solitude,  caché  dans  un  nombreux 
groupe  d'arbres  dont  le  feuillage  touffu  fait  dans  la  belle  saison 
à  cet  austère  et  fier  donjon  du  moyen  âge  un  entourage  si 
sombre,  si  impénétrable  que  le  visiteur  surpris,  comme  opprimé 
par  une  sorte  d'angoisse  religieuse,  semble  pénétrer  subitement 
dans  la  nuit.  Je  m'y  suis  rendu  avec  des  amis  par  une  des  splen- 
dides  journées  de  l'été  dernier.  C'était  au  déclin  du  jour.  Nous 
venions  de  visiter  le  beau  château  de  Culan,  vieille  forteresse 
médiévale  orgueilleusement  campée  sur  la  rive  de  l'Arnon. 
Nous  avions  pris  la  route  du  retour  vers  La  Châtre,  et,  après 
avoir  dépassé  Chàteaumeillant,  nous  nous  étions  légèrement 
détournés  vers  la  gauche.  Nous  avions  atteint  les  humbles 
chaumières  qui  forment  à  elles  seules  l'agreste  bourg  de  la 
Motte-Feuilly.  Bientôt  nous  avions  pénétré  sous  les  ombrages 
silencieux  qui  font  en  été  à  la  vieille  demeure  de  Charlotte 
d'Albret  une  si  sombre,  une  si  noire  ceinture.  L'impression,  en 
quittant  la  grande  route  et  ce  ciel  de  feu,  était  extraordinaire. 
Le  soleil  se  couchait  dans  un  horizon  enflammé  et  brûlant. 
Autour  de  nous  l'ombre  envahissait  cette  superbe  feuillée  sous 
laquelle  se  dressaient  les  tours  et  les  murailles  du  donjon. 
Hélas!  une  consigne  rigoureuse  en  interdisait  la  visite.  Nous  ne 
pûmes  qu'admirer  la  belle  enceinte  et  jeter  de  la  porte  un  coup 
d'œil  sur  la  cour  d'honneur. 

'  L'antique  demeure  doit  être  restée  à  peu  près  telle  que 
lorsque  Charlotte  d'Albret  y  vivait  seule  et  résignée,  sauf  que 
la  démolition  d'une  portion  de  l'enceinte  crénelée  entre  le  por- 
tail et  la  grosse  tour  a  amené  quelque  lumière  dans  la  cour. 
TOME  X.  —  1912.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

H  Elle  a  bien,  comme  le  dit  M.  Bonnaffé,  l'aspect  sévère  des 
constructions  militaires  de  cette  époque.  La  Renaissance,  avec 
ses  ajustemens  et  ses  coquetteries,  n'a  pas  encore  passé  par  là.  » 
La  grosse  tour  d'entrée  trapue,  massive,  au  toit  aigu,  présente 
une  porte  basse  sur  les  côtés  de  laquelle  on  aperçoit  encore  les 
rainures  du  pont-levis.  Sous  le  toit,  un  chemin  de  ronde  en 
encorbellement,  éclairé  par  des  meurtrières,  est  muni  de  mâchi- 
coulis. 

Mais  la  gloire  du  vieux  château  est  le  donjon  encore  par- 
faitement conservé,  qui,  chose  infiniment  rare  à  notre  époque, 
a  gardé  son  ancien  hourdage  en  charpente,  à  planches  verticales 
s'appuyant  sur  des  montans  également  en  bois.  Le  toit  pointu 
se  termine  par  une  lanterne  à  pans  destinée  à  servir  d'échau- 
guette.  L'intérieur,  au  dire  de  ceux  quiy  ont  pénétré,  est  intacta 
L'escalier  en  vis,  dont  les  gradins  semblent  faits  d'hier,  conduit 
au  premier  comme  au  second  étage  à  une  vaste  chambre  fai- 
blement éclairée,  munie  d'une  grande  cheminée  de  pierre.  Les 
deux  bancs  traditionnels,  également  de  pierre,  scellés  dans  la 
muraille,  permettaient  de  découvrir  la  campagne  environnantes 
h' Inventaire  nous  révèle  que  le  tailleur  de  la  princesse  habitait 
la  chambre  basse  de  la  tour.  Au  troisième  étage  une  surprise 
attend  le  visiteur.  Sur  un  plancher  fait  de  poutrelles  à  jours 
convergeant  vers  le  centre,  se  dresse  un  instrument  de  répres- 
sion peut-être  aujourd'hui  unique  en  France  dans  cet  état  parfait 
de  conservation  :  c'est  un  cep  ou  carcan  déjà  mentionné,  chose 
curieuse,  nous  l'avons  vu,  à  l'article  675  de  V Inventaire  :  «  En 
la  haute  chambre  de  ladite  tour  ont  été  trouvés  un  «  sects  )> 
à  mettre  prisonniers.   » 

On  sait  que  les  fourches  patibulaires,  le  cep  et  le  pilori 
étaient  les  trois  signes  visibles  du  droit  de  haute  justice  auquel 
avait  droit  la  vicomte  de  la  Motte-Feuilly.  <(  Le  cep,  dit  Robert 
Estienne,  dans  son  Dictionnaire  latin-français  de  1538,  est  une 
sorte  de  forment  de  bois  dedans  lequel  on  met  le  col  et  les 
pieds  des  malfaiteurs.  »  C'est  donc  bien  une  espèce  de  carcan 
destiné  aux  prisonniers  dangereux. 

Les  derniers  ceps,  bien  rares  déjà  à  ce  moment,  ont  disparu 
à  la  Révolution.  Quelle  matière  admirable  pour  les  prédicat 
teurs  de  liberté  qui  cherchaient  à  insulter  à  la  féodalité  lors 
du  pillage  des  donjons  lointains!  Le  cep  de  la  Motte-Feuilly 
est  probablement  le  dernier  qui  subsiste,  du  moins  le  dernier 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  131 

qui  soit  encore  installé  aussi  complètement  que  curieusement 
dans  sa  situation  primitive.  On  conçoit  l'intérêt  qu'éprouvent 
les  archéologues  pour  cet  instrument  dont  la  présence  en  ce  lieu 
fait  un  si  piquant  contraste  avec  tout  ce  que  nous  savons  de  la 
douceur  angélique  de  Charlotte  d'Albret.  11  est  bon  de  savoir  du 
reste  que  ce  n'était  point  là  un  instrument  de  pure  torture,  comme 
l'ont  cru  certains  ignorans,  mais  bien  un  instrument  de  répres- 
sion, de  répression  certes  cruelle  et  brutale  en  rapport  avec  les 
mœurs  de  l'époque.  N'ayant  pu  voir  le  cep  delà  Motte-Feuilly,  j'en 
emprunte  la  description  à  M.  Bonnaffé  :  »  C'est  un  monument 
de  charpente  en  chêne  traité  à  merveille,  composé  de  deux 
montans  verticaux  terminés  par  des  pinacles  à  pans  et  portant 
sur  des  patins  encastrés  dans  le  solivage.  Ces  montans  soutien- 
nent trois  larges  traverses  horizontales,  pouvant  glisser  haut  et 
bas  dans  les  mortaises  des  montans.  L'ensemble  présente  l'aspect 
d'une  barrière  solide  et  close.  Chaque  traverse  est  pourvue  d'en- 
tailles demi-circulaires  qui  se  correspondent  et  sont  destinées  à 
recevoir  [les  jambes  ou  les  poignets  du  prisonnier  ;  en  rappro- 
chant les  traverses,  on  paralysait  ses  mouvemens,  comme  dans 
un  carcan.  Le  cep  suppose  donc  au  moins  deux  traverses  échan- 
crées,  se  serrant  l'une  contre  l'autre.  C'est  pourquoi,  si  on 
disait  <(  un  cep,  »  comme  nous  le  lisons  dans  le  texte  de  Yln- 
ventaire,  on  disait  aussi  des  <(  ceps.  »  Le  plancher  à  jours  avait 
sans  doute  pour  objet  de  faciliter  la  surveillance  des  prisonniers 
par  le  geôlier  posté  à  l'étage  inférieur. 

Au  fond  de  la  cour,  au  pied  du  donjon,  des  arcades  portées 
sur  d'antiques  et  lourds  piliers  supportent  une  chapelle  dont  la 
fenêtre  gothique  existe  encore.  Bien  souvent  Charlotte,  de 
noir  vêtue,  a  dû  monter  les  marches  du  petit  escalier  qui  y  con- 
duit pour  aller  prier  et  pleurer  devant  l'autel.  Les  anciennes 
douves  ont  été  converties  en  pelouses.  Les  ouvrages  extérieurs 
de  défense  ainsi  que  deux  tours  ont  disparu.  Le  parc  qui  entoure 
le  château  abonde  en  beaux  arbres,  en  charmans  points  de  vue 
sur  les  grandes  landes  des  Chaumois,  vaste  plaine  de  genêts, 
d'ajoncs  et  de  bruyères  aux  acres  parfums.  Ce  paysage  est  d'une 
tristesse  infinie.  Près  du  château,  on  montre  un  if  colossal,  plu- 
sieurs fois  centenaire,  étayé  sur  de  vraies  béquilles,  qui  passe 
pour  avoir  été  contemporain  de  Charlotte.  Peut-être  s'asseyait- 
elle  souvent  à  l'ombre  de  cet  arbre  pour  assister  aux  jeux  de 
sa  fille,  pour  rêver  et  prier.: 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Loïsc  Borgia  avait  quatorze  ans  quand  elle  perdit  sa  mère. 
Ce  fut  en  sa  présence  que  fut  dressé  Y  Inventaire  publié  par 
M.  Bonnaffé.  A  chaque  page  de  ce  document  précieux  on  voit  la 
jeune  princesse  intervenir  pour  faire  mettre  de  côté  tel  objet 
ou  tel  meuble  lui  appartenant,  surtout  dans  les  pièces  qui  con- 
stituaient son  appartement  particulier.  Le  17  avril  1517,  elle 
épousa  Louis  de  la  Trémoïlle,  vicomte  de  Thouars,  prince  de 
Talmont,  veuf  de  Gabrielle  de  Bourbon.  Son  contrat  de  mariage 
est  également  conservé  dans  les  Archives  si  riches  du  duc  de 
la  Trémoïlle.  Louis  fut  tué  à  la  bataille  de  Pavie.  Demeurée 
veuve  sans  enfans,  Loïse  se  remaria  cinq  années  après,  le 
3  février  1530,  avec  Philippe  de  Bourbon,  seigneur  de  Busset, 
fils  aîné  de  Pierre  de  Bourbon,  bâtard  de  Liège,  dont  elle  eut 
trois  fils  et  une  fille.  De  l'aîné  de  ses  fils  sortirent  les  comtes 
de  Busset  et  les  barons  de  Chàlus. 

La  princesse  Loïse  semble  avoir  éprouvé  pour  sa  mère, 
qu'elle  n'avait  jamais  quittée,  une  tendresse  profonde  et  con- 
servé pour  sa  mémoire  un  culte  religieux.  Nous  avons  vu  que, 
suivant  les  dernières  volontés  de  Charlotte,  son  corps  avait  été 
transporté,  pour  y  être  enterré,  au  couvent  de  l'Annonciade  de 
Bourges,  dans  l'église,  devant  le  grand  autel,  mais  que  son 
cœur  et  ses  entrailles  avaient  été  conservés  dans  l'humble  petite 
église  de  la  Motte-Feuilly.  C'est  dans  cette  église  qu'en  1521 
Loïse  fit  élever  un  monument  à  la  mémoire  de  sa  mère,  monu- 
ment superbe  dont  les  débris,  affreusement  mutilés,  attirent 
encore  en  ce  lieu  retiré  les  amans  des  vieux  souvenirs.  Loïse 
avait  chargé  de  ce  soin  Martin  Claustre  «  tailleur  d'images,  de 
Grenoble,  demeurant  à  Blois,  paroisse  Saint-Nicolas.  »  «  C'était, 
dit  M.  Bonnaffé,  un  habile  homme  et  Fartiste  à  la  mode  en  ce 
moment.  »  En  1519,  il  avait  exécuté  sur  la  commande  de 
Louis  II,  le  premier  mari  de  Loïse,  trois  tombeaux  pour  la 
chapelle  de  Thouars.  C'est  encore  lui  qui  entreprit  le  tombeau 
du  baron  de  Montmorency,  père  du  connétable.  Le  marché 
qu'il  passa  le  2  avril  1521  au  château  de  Thouars  <(  après 
Pâques  )>  avec  haute  et  puissante  dame  M'""^  Loïse  de  la  Tré- 
moïlle, épouse  de  haut  et  puissant  seigneur,  monseigneur  Loys 
seigneur  de  la  Trémoïlle,  marché  également  conservé  au 
chartrier  de  Thouars,  donne  des  détails  très  précis  sur  le  mo- 
nument destiné  à  contenir  le  cœur  de  la  duchesse  de  Valenti- 
nois,  sur  la    statue  d'albâtre  de  Noli*e-Dame  de  Lorette,  soute- 


LE    CHATEAU    DE    LA    MOTTE-FEUILLY    EN    BERRY.  133 

nant  un  modèle  de  la  chapelle,  qui  devait  être  érige'e  à  côté 
du  tombeau,  enfin  sur  la  tombe  en  marbre  blanc  du  Dauphiné 
avec  l'effigie  émaillée  de  la  duchesse  pour  sa  se'pulture  de 
Bourges.  Le  tombeau  de  la  Motte-Feuilly  devait  avoir  trois 
pieds  de  haut.  Le  soubassement  serait  de  marbre  noir,  et  les 
piliers  à  l'entour  aussi  de  marbre  noir,  taillés  a  l'antique  à 
candélabres.  «  A  l'environ  duquel  tombeau  sera  mis  les  sept 
vertus,  qui  seront  d'albâtre,  dont  il  y  en  aura  en  chacun  côté 
trois,  et  au  bout  du  haut  une,  là  où  sera  écrit  une  épitaphe 
telle  que  lui  sera  baillée.  Sur  chacune  des  dites  vertus  sera  une 
coquille  bien  taillée  à  l'antique,  et  chacune  des  dites  vertus 
aura  son  nom  par  écrit.  Et  par-dessus  sera  une  tombe  de 
marbre  noir  toute  d'une  pièce  sur  laquelle  sera  le  personnage 
de  la  dite  duchesse  de  Valentinois  en  façon  de  dame  gisante, 
lequel  personnage  sera  d'albâtre,  et  aux  pieds  deux  petits 
chiens.  Lequel  tombeau  et  sépulture  sera  mis  en  la  chapelle  du 
château  de  la  Motte  de  Feuilly,  étant  en  l'église  parrochiale  du 
dit  lieu.  Lesquelles  choses  le  dit  Claustre  a  promis  faire  bien  et 
dûment,  de  bon  marbre  et  albâtre  bien  nets,  sans  veines  ni 
taches  et  l'ouvrage  taillé  bien  net.  Le  prix  total  pour  les  trois 
objets  sera  de  cinq  cents  livres  tournois  payables  en  trois  fois.  » 
La  belle  tombe  de  Bourges  avec  l'effigie  de  la  duchesse 
émaillée  de  ciment  noir,  a  disparu  comme  des  milliers  et  des 
milliers  d'autres  dans  la  tourmente  révolutionnaire.  Mais  le 
tombeau  si  précieux  de  la  Motte-Feuilly  et  la  statue  attenante 
de  la  Vierge  de  Lorette  existent  encore,  mais,  hélas  !  dans  quel 
piteux  état,  brisés,  mutilés  eux  aussi  par  les  imbéciles  destruc- 
teurs de  1793.  Une  pieuse  restitution  a  récemment  relevé  ces 
tristes  débris,  sans  pouvoir  atténuer  les  mutilations  qui  les 
déparent.  L'église  du  village,  placée  sous  le  vocable  de  Saint- 
Hilaire,  est  à  quelque  cent  pas  du  château.  Je  m'y  suis  rendu  par 
l'humble  chemin  couvert  de  grands  ombrages  que  dut  suivre  si 
souvent  la  douloureuse  silhouette  de  la  triste  Charlotte  d'Albret. 
Le  misérable  petit  édifice  rayonnait  aux  feux  du  soleil  cou- 
chant à  travers  les  rameaux  verts.  J'ai  vu  peu  de  lieux  d'une 
plus  complète  mélancolie.  Le  tombeau  de  Charlotte,  placé  dans 
une  chapelle  latérale,  avait  survécu  intact  jusqu'à  la  Révolu- 
tion. Trois  fanatiques,  deux  habitans  de  La  Châtre  et  un  du 
bourg  tout  voisin  de  Sainte-Sévère,  dont  on  a  conservé  les 
noms,  sont  venus  détruire  ce  beau  monument  de  l'art  français. 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bien  qu'on  ait  relevé  le  tombeau,  son  aspect  demeure  lamen- 
table. Du  beau  soubassement  à  piliers  (c  à  l'antique  »  avec  com- 
partimens  pour  chacune  des  sept  Vertus,  il  ne  reste  plus  que 
des  fragmens  de  pilastres  chargés  d'arabesques  et  les  débris 
des  charmantes  figures  de  la  Tempérance,  de  la  Charité  et  de 
la  Force  dans  leurs  niches  surmontées  de  leurs  coquilles.  Les 
quatre  autres  sont  presque  méconnaissables  à  force  d'avoir  été 
saccagées.  La  statue  de  Notre-Dame  de  Lorette  est  également 
fort  mutilée.  On  aperçoit  encore  une  main  charmante  qui  sup- 
porte la  chapelle  votive.  Quant  à  la  statue  gisante  de  Charlotte 
portant  la  couronne  ducale  sur  ses  cheveux  tressés,  richement 
vêtue,  tenant  le  chapelet  de  ses  mains  jointes,  elle  était  entière- 
ment défigurée  et  brisée  en  trois  morceaux  lorsqu'on  l'a  replacée 
tant  bien  que  mal  sur  la  tombe  de  marbre  noir.  Le  visage  est 
broyé  à  coups  de  marteau.  L'inscription  très  abîmée  est  ainsi 
conçue  :  «  Cy  git  le  cœur  de  très  haute  et  très  puissante  dame. 
Madame  Charlotte  d'Albret,  en  son  vivant  veuve  de  très  haut  et 
très  puissant  prince  don  César  de  Borgia,  duc  de  Valentinois, 
comte  de  Diois,  seigneur  d'Issoudun  et  de  la  Motte  de  Feuilly, 
laquelle  trépassa  au  dit  lieu  de  la  Motte  de  Feuilly,  le  onzième 
du  mois  de  mars  de  l'an  de  grâce  mil  cinq  cent  quatorze.  » 

M.  de  Maulde,  dans  sa  Vie  de  Jeanne  de  Va/ois,  dit  qu'on 
montrait  encore  dans  l'église  un  banc  où  la  tradition  raconte 
que  Charlotte  venait  habituellement  s'asseoir. 

Sous  la  Restauration  on  avait  déjà  tenté  une  réfection 
du  monument.  La  Duchesse  de  Berry  et  le  Duc  d'Angoulème 
s'étaient  inscrits  chacun  pour  une  somme  de  douze  cents  francs. 
La  restitution  actuelle  est  due,  à  ce  qui  m'a  été  dit,  au  comte 
Ferdinand  de  Maussabré  dont  la  famille  a  possédé  le  château 
de  la  Motte-Feuilly  du  mois  de  septembre  1783  au  mois  de 
septembre  1886.  Le  château  fut  vendu  à  cette  époque  à  un 
habitant  de  La  Châtre.  Les  tombeaux  de  Jean  de  Bourbon,  fils 
de  Loïse  Borgia,  et  de  son  épouse  Euchariste,  fille  de  Jacques 
de  la  Brosse-Marlet,  vice-roi  d'Ecosse  (sic),  sont  également 
conservés  dans  la  petite  chapelle  de  l'église  de  la  Motte-Feuilly.; 

Gustave  Schlumberger. 


LA    VOCATION    PAYSANNE 


ET 


L'ÉCOLE 


On  a  trouvé  que  nos  premières  remarques  sur  la  Gascogne 
pouvaient  s'appliquer  à  une  grande  partie  de  la  France,  et  c'est 
pourquoi  nous  laissons  à  cette  nouvelle  étude  un  titre  général. 
Mais,  comme  nous  ne  séparons  pas  les  idées  des  faits  auxquels 
nous  les  devons,  on  verra  que  notre  champ  d'observation  ne 
s'est  pas  étendu.  Nous  ne  quittons  pas  le  pays  de  la  Garonne. 

La  crise  qui  le  désole  est  unique,  bien  qu'elle  se  présente 
sous  deux  grands  aspects  que  nous  avons  déjà  examinés  (1)  ; 
en  dépit  des  apparences,  elle  est  morale,  surtout  morale;  et, 
malgré  toutes  les  difficultés  que  l'on  y  aperçoit,  elle  ne  serait 
pas  entièrement  au-dessus  de  nos  efforts,  si  nous  les  concen- 
trions sur  l'enfant  avec  science  et  méthode,  ardeur  et  sincé- 
rité. C'est  ce  qu'il  est  nécessaire  de  préciser  tout  d'abord  pour 
montrer  l'importance  des  soins  que  l'àme  du  petit  paysan  doit 
attendre  de  l'école.  Au  moment  où  il  y  entre,  il  est  déjà  un 
apprenti  de  la  terre,  et  il  va  devenir  un  disciple  du  fait  de  l'en- 
seignement moral  qui  lui  est  réservé.  Nous  nous  bornerons  à 
étudier  aujourd'hui  la  vocation  de  l'apprenti,  son  origine,  sa 
nature,  ses  principaux  caractères,  les  dangers  que  l'école  lui  fait 
courir,   les    moyens   par   lesquels   elle  devrait  au   contraire  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1*"  août  1910  :  En  Gascogne  :  l'Abandon   de  la  terre  et 
1^"^  juillet  1911  :  En  Gascogne:  A  propos  du  problème  de  la  natalité'. 


1S6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défendre,  la  soutenir  et  la  fixer.  C'est  bien,  comme  on  va  le  voir, 
d'une  culture  morale  qu'il  s'agit.  Il  est  possible  d'ailleurs  que  la 
méthode,  qui  convient  à  l'apprenti,  puisse  dans  une  certaine 
mesure  laisser  entrevoir  celle  qui  conviendrait  au  disciple. 
En  matière  d'éducation,  la  psychologie  et  un  sens  très  vif  des 
réalités,  dans  lesquelles  l'enfant  est  plongé,  sont  des  guides 
toujours  sûrs. 

I 

L'abandon  de  la  terre  et  l'affaiblissement  de  la  natalité  sont 


deux  phénomènes  sociaux  étroitement  liés  l'un  à  l'autre  dans  les 
départemens  gascons.  Leur  intime  connexité  se  montre  avec 
une  évidence  immédiate  sur  certains  points,  tandis  qu'il  faut  un 
peu  d'attention  pour  la  découvrir  sur  d'autres. 

Il  est  clair  que,  s'il  naît  peu  d'enfans  au  village,  les  champs 
manqueront  de  laboureurs  ;  il  ne  l'est  pas  moins  qu'une  popu- 
lation agricole,  en  se  raréfiant,  condamne  ceux  qui  restent,  à  un 
surmenage  pénible,  douloureux  qui  les  inquiète,  les  aigrit,  les 
décourage,  et  à  la  longue  les  révolte  contre  le  métier.  Mais  le 
travail  de  la  terre  par  son  organisation  naturelle,  forcément 
familiale,  invite  le  couple  paysan  à  une  natalité  élevée,  encore 
que  l'invitation  ne  soit  plus  entendue.  Pour  peu  que  la  prairie 
s'étende  sur  les  bords  du  ruisselet,  dont  la  ligne  argentée  des 
saules  suit  le  cours  sinueux,  et  que  les  sillons  s'allongent  sur 
les  flancs  de  la  colline,  il  ne  fait  pas  bon  se  sentir  seul  quand 
les  foins  sont  murs  et  les  moissons  jaunissantes.  On  n'a  pas 
besoin  de  s'entourer  d'enfans  pour  être  facteur  ou  cantonnier, 
valet  de  chambre  ou  cocher  :  ici  le  métier  donne  des  conseils 
tout  diflerens. 

Le  changement  de  métier  lui-même  n'est  pas  sans  gravité 
au  point  de  vue  moral.  On  quitte  un  foyer  qui  a  abrité  pendant 
longtemps  la  succession  des  douleurs  et  des  joies,  un  champ  où 
chaque  sillon  a  été  suivi  au  pas  lent  de  la  vache  par  le  rêve  inin- 
terrompu des  ancêtres  ;  on  abandonne  des  habitudes,  des  façons 
de  se  vêtir  et  de  parler,  un  ensemble  d'idées,  de  sentimens,  de 
passions,  de  préjugés  sucés  avec  le  lait.  Tout  cela  est  une  arma- 
ture cachée,  solide,  infiniment  protectrice,  presque  une  armure. 
On  entre  dans  une  période  critique  de  transition,  dans  une 
phase  de  mue  <jui  amène  de  l'inijuiétude  et  du  trouble,  au  fond 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  l'ÉCOLE.  137 

un  peu  plus  de  vulnérabilité'  morale.  Sur  une  voie  nouvelle,  où 
l'incertitude  et  les  tàtonnemens  sont  inévitables,  l'homme  se 
ramasse  et  se  replie  sur  lui-même  dans  un  geste  très  naturel  de 
prudence  et  d'égoïsme  :  il  est  peu  disposé  aux  sacrifices  que 
demande  la  famille  nombreuse. 

L'abandon  de  la  terre  et  l'affaiblissement  de  la  natalité  se 
juxtaposent,  se  combinent  et  se  pénètrent  pour  constituer  une 
crise  unique,  qui,  nous  l'avons  dit,  est  avant  tout  morale,  bien 
qu'on  n'ait  pas  manqué  d'en  proposer  des  explications  purement 
économiques.  On  a  prétendu  par  exemple  que  les  paysans 
désertent  la  terre  parce  qu'elle  ne  peut  donner  la  rémuné- 
ration qu'ils  trouvent  ailleurs,  et  c'est  la  vérité  quelquefois  : 
parmi  les  transfuges,  il  en  est  qui  ont  eu  raison  de  le  devenir 
pour  chercher  une  adaptation  meilleure.  Beaucoup  d'autres  ne 
sont  ni  regrettables  pour  le  métier  qu'ils  laissent,  ni  désirables 
pour  celui  qu'ils  prennent.  Seuls  les  paysans  bien  adaptés,  qui 
travaillent  avec  ardeur,  intelligence  et  succès,  méritent  de  nous 
arrêter. 

Sur  les  coteaux  des  deux  rives  de  la  Garonne,  comme  dans 
les  riches  alluvions  de  la  plaine,  leur  budget  nous  est  assez  fami- 
lier. Ici  les  céréales,  le  vin  et  les  bestiaux,  là  le  sorgho,  l'oignon, 
les  pois,  les  asperges  et  les  tomates,  plus  loin  les  chasselas  et 
les  prunes  fournissent  les  grosses  recettes,  auxquelles  s'ajoutent 
des  menus  profits  qui  ne  sont  pas  à  dédaigner,  les  produits  de 
la  basse-cour  et  du  verger.  Tout  cela  fait  un  budget  copieux, 
solide  dans  les  pièces  principales,  bien  garni  dans  les  joints,  qui 
se  gonfle  ou  maigrit  selon  les  années,  sans  devenir  jamais 
étique  à  cause  de  l'extrême  variété  des  cultures.  Il  permet  de 
satisfaire  des  besoins  de  confort  et  de  luxe  chaque  jour  grandis- 
sons, et  plus  d'un  pourrait  jeter  sur  lui  quelques  regards  d'envie 
parmi  ceux  qui  sont  allés  chercher  fortune  à  la  ville.  C'est  pour- 
tant là,  dans  ces  maisons  où  l'on  est  généreusement  payé  des 
soins  donnés  à  la  terre,  que  les  jeunes  s'en  détournent;  ils  en 
redoutent  le  travail,  la  grossièreté,  la  solitude,  les  aléas  ;  leurs 
admirations,  leurs  désirs  et  leurs  rêves  vont  à  un  autre  type  de 
vie,  et,  si  Ton  veut,  à  un  autre  idéal.  Il  y  a  ici  une  désaffection 
de  la  terre  :  tout  cela  se  passe  dans  les  âmes,  dans  les  parties 
profondes  et  délicates  de  l'àme. 

Nous  avons  montré  que,  pour  la  natalité,  les  paysans  gascons 
ont  suivi  pas  à  pas  les  bourgeois  au  cours  du  siècle  dernier,  et 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'après  avoir  réduit  leurs  naissances  pour  s'élever  socialement 
à  leur  exemple,  ils  en  sont  arrivés  comme  eux  à  une  mentalité 
caractérisée  par  la  peur  de  l'effort,  de  la  responsabilité  et  du 
risque.  Les  médecins  diraient  que  c'est  de  l'asthénie  avec  triple 
phobie,  et,  dans  la  même  langue,  on  pourrait  ajouter  que  le 
bouillon  de  culture  ,  est  excellent  pour  le  fonctionnarisme  et 
l'étatisme.  Mais  tout  cela  est  moral  comme  le  désir  de  bien-être, 
de  luxe,  de  déplacemens  et  de  plaisirs  qui  achève  de  ruiner  la 
natalité  dans  nos  campagnes. 

Dernièrement,  un  des  continuateurs  de  Le  Play  et  de  Demo- 
lins,  M.  Philippe  Ghampeault,  dégageait,  de  ses  belles  études  sur 
les  types  familiaux,  cette  loi  générale  que  <(  la  natalité  est  floris- 
sante toutes  les  fois  que  les  enfans  rapportent  aux  parens  plus 
qu'ils  ne  leur  coûtent,  ou  tout  au  moins  quand  ils  ne  leur 
coûtent  pas  notablement  plus  qu'ils  ne  leur  rapportent,  et  qu'elle 
baisse  au-dessous  de  cette  limite  (1).  »  Cette  loi  se  vérifie  dans 
les  faits  partout  autour  de  nous  :  dans  les  familles  de  paysans 
Gascons  suivies  depuis  la  Révolution  jusqu'à  nos  jours,  dans 
la  métairie  landaise  dont  la  solitude,  sous  les  grands  pins  de 
la  forêt,  est  encore  égayée  par  une  troupe  de  petits  bergers, 
dans  les  familles  espagnoles,  venues  des  vallées  pauvres  des 
Pyrénées,  et  qui  forment  en  Gascogne  de  nombreuses  colonies 
intéressantes. 

Mais  traversons  la  première  couche  de  vérité  que  cette  loi 
nous  offre,  cherchons  l'intime  et  le  solide,  descendons  jusqu'au 
fondement  et  nous  y  rencontrerons  l'àme  elle-même.  Ici  le  fait 
économique  en  cache  un  autre  plus  profond,  plus  humain,  qui 
le  dépasse,  le  domine  et  l'explique.  L'enfant  coûte  aux  paysans 
gascons  plus  qu'il  ne  leur  rapporte  depuis  qu'il  renie  sa  pre- 
mière dette  et  se  refuse  à  payer  le  lait  dont  il  fut  nourri  :  dès 
qu'il  gagne  plus  qu'il  ne  consomme,  il  entend  profiter  seul  de 
l'excédent,  il  coupe  de  bonne  heure  les  liens  qui  le  rattachent 
au  tronc  familial  et  de  telle  manière  qu'il  ne  lui  donnera 
jamais  rien,  tout  en  continuant  de  l'exploiter  pendant  la  maladie, 
le  chômage,  le  service  militaire,  dans  d'autres  circonstances 
encorcs 

Chose  étrange,  nous  vivons  dans  un  temps  de  solidarité  ;  le 

(1)  Philippe  Ghampeault, /a  Science  sociale,  décembre  1910.  Nous  ne  donnons 
que  la  partie  essentielle  de  la  loi  dont  l'énoncé  complet  montrerait  que  l'auteur  n'a 
pas  méconnu  l'importance  des  idées  religieuses  et  morales. 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  l'ÉCOLE.  139 

progrès  social  semble  tout  en  attendre  ;  nous  ne  reculons  devant 
aucun  sacrifice  pour  la  re'aliser  par  les  institutions  et  les  lois  ; 
elle  prend  les  formes  les  plus  diverses  et  les  plus  ingénieuses  ; 
elle  protège  l'enfant  dans  le  sein  de  sa  mère,  l'accueille  par  des 
bienfaits  à  sa  naissance,  entre  avec  lui  à  l'école,  le  suit  pendant 
l'apprentissage  et  même  au  régiment.  Les  jeunes  grandissent 
dans  une  atmosphère  de  solidarité  et,  malgré  cette  leçon  conti- 
nue et  touchante,  ils  se  dérobent  dès  qu'ils  le  peuvent  à  la  plus 
facile,  la  plus  naturelle,  la  plus  sacrée  des  solidarités  qui  est 
celle  de  la  famille. 

L'individualisme  très  précoce,  intense,  un  peu  féroce  des 
jeunes,  voilà  le  fait  capital.  Sans  doute  on  trouverait  dans  ses 
causes  des  facteurs  économiques,  industriels,  commerciaux, 
mais  à  côté  de  quelques  autres  fort  importans  qui  ne  sont  rien 
de  tout  cela.  L'étude  de  sa  nature  psychique  intime  nous  révéle- 
rait peut-être  qu'il  est  un  phénomène  de  régression,  un  retour 
à  des  mentalités  ancestrales,  très  primitives.  Il  est  toujours  un 
phénomène  moral,  et  cela  seul  nous  intéresse  ici.  La  ruine  de 
la  natalité  se  prépare  dans  les  cœurs  avant  de  s'inscrire  dans 
un  fait  économique  qui  en  est  la  loi  apparente  et  d'ailleurs 
exacte. 

On  ne  peut  guère  voir  de  près  ce  qui  se  passe  en  Gascogne 
sans  éprouver  un  sentiment  de  tristesse  et  de  découragement.  Il 
ne  faut  pas  s'y  abandonner.  Le  bien  sort  quelquefois  de  l'excès 
même  du  mal  et  les  déchets  que  nous  constatons  sont  sans  doute 
les  sacrifices  nécessaires  pour  préparer  le  progrès.  Gardons 
intacte,  à  l'abri  de  toute  défaillance,  notre  foi  dans  le  progrès; 
s'il  est  une  illusion,  aimons  sa  piperie  :  il  n'en  est  pas  de  plus 
nécessaire.  La  foi  est  ici  la  volonté  même  de  vivre.  Il  arrive 
peut-être  aux  peuples  comme  aux  individus  d'être  touchés  par 
l'horreur  de  la  mort,  de  se  ressaisir  au  moment  décisif  dans  un 
mouvement  de  recul  et  de  trouver  le  salut  dans  un  appel  déses- 
péré aux  forces  suprêmes  de  vie.  Mais  nous  avons  des  raisons 
plus  précises  de  croire  que  nous  ne  mourrons  pas. 

Nous  devons  a  nos  devanciers  un  capital  d'aristocratie  mo- 
rale merveilleux,  fruit  de  lentes  accumulations  qui  se  sont  dé- 
posées comme  les  couches  d'un  terrain  géologique.  Nous  ne  l'uti- 
lisons pas  toujours  très  bien,  nous  le  gaspillons  quelquefois  et, 
malgré  de  sincères  efforts,  nous  le  renouvelons  assez  mal.  Au 
fond,  c'est  sur  lui  que  nous  vivons.  Quand  on  pénètre  dans  l'in- 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

limité  morale  des  hommes,  on  constate  que  derrière  les  paroles, 
les  formules,  les  gestes  et  les  actes,  qui  semblent  indiquer  une 
coupure  infranchissable  entre  le  présent  et  le  passé,  le  passé  est 
toujours  là  agissant  et  déterminant.  Bien  des  choses  menacent 
ruine  qui  durent  par  la  vertu  de  forces  cachées  :  telles  ces 
pauvres  maisons  qui,  autour  de  la  petite  place,  dressent  sur  des 
piliers  leurs  façades  en  pans  de  bois,  façades  déjetées,  bossuées, 
fripées  par  la  morsure  des  hivers,  toujours  prêtes  à  tomber  et  qui 
ne  tombent  jamais,  tant  est  puissante  la  cohésion  acquise  au 
cours  des  siècles  et  solide,  malgré  l'usure  des  chevilles,  l'antique 
liaison  des  assemblages  !  Nous  avons  encore  des  réserves  consi- 
dérables où  nous  puisons  chaque  jour  à  notre  insu,  et  ils  ne  sont 
peut-être  pas  aussi  vides  que  nous  le  croyons  les  vases  d'où 
s'échappent  les  vieux  parfums. 

Voilà  une  première  raison  d'espérer.  En  voici  une  seconde, 
plus  intéressante  peut-être,  ou  qui  tout  ou  moins  nous  doit  solli- 
citer davantage.  Il  s'en  faut  que  tout  soit  fatal  dans  l'évolution 
qui  nous  entraine  ;  nous  n'y  sommes  pas  roulés  comme  des  cail- 
loux sur  le  lit  d'un  torrent.  Nous  entendons  intervenir  pour  con- 
duire, soutenir,  modérer,  précipiter  le  mouvement.  Nous  inter- 
venons en  effet,  continuellement,  avec  notre  raison,  dont  c'est 
l'ambition  de  tout  régler  le  plus  rationnellement  possible.  Il 
n'est  certes  pas  de  meilleur  guide  et  d'ailleurs  nous  n'en  pou- 
vons pas  avoir  d'autre.  Mais  il  faut  prendre  garde  que  la  raison 
ne  juge  et  ne  décide  que  sur  une  information  complète  de  la 
réalité  tout  entière,  qu'elle  reste  toujours  très  sensible  à  cette 
réalité,  attentive  à  garder  le  contact.  Ce  n'est  un  secret  pour 
personne  qu'elle  y  répugne  un  peu.  Les  irrégularités,  les 
caprices,  les  surprises,  le  désordre  et  les  illogismes  du  réel  sont 
autant  de  grossièretés  qui  blessent  sa  délicate.sse,  tandis  que  la 
limpidité  des  idées  abstraites  lui  est  une  douceur  délicieuse. 
Elle  s'en  tient  volontiers  aux  choses  telles  qu'elle  les  conçoit,  au 
lieu  de  les  voir  et  de  les  subir  telles  qu'elles  sont.  C'est  la  source 
de  beaucoup  d'erreurs  dont  nous  souffrons  et  qui  finiraient  par 
nous  être  funestes.  On  reconnaît  le  véritable  esprit  scientifique  au 
soin  avec  lequel  il  vérifie  continuellement  sa  méthode.  Comme 
les  marins  relèvent  leur  point  plusieurs  fois  par  jour,  nous  de- 
vrions nous  aussi  relever  souvent  le  nôtre,  et,  comme  eux,  au 
premier  signe  suspect,  ralentir  l'allure  et  marcher  la  sonde  à  la 
main.  C'est  l'image  même  du  souci  de  la  réalité  qui  descend  au 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  l'ÉCOLE.  141 

fond  des  choses  pour  en  saisir  les  moindres  détours.  Une  mé- 
thode se  juge  à  ses  résultats  comme  un  arbre  à  ses  fruits.  Quand 
les  fruits  sont  mauvais  ou  médiocres,  on  arrache  l'arbre  ou  on  le 
greffe.  Il  ne  s'agit  pas  de  sacrifier  le  rationalisme,  une  des  gloires 
de  l'esprit  français,  mais  il  pourrait  recevoir  avec  profit  le 
bienfait  de  quelques  sèves  différentes. 

C'est  surtout  en  ce  qui  touche  l'enfant  que  la  méthode  doit 
être  sans  cesse  minutieusement  vérifiée  et  mise  au  point  :  dans 
un  pays  où  la  crise  morale  est  <(  grande  pitié,  »  à  qui  penser,  sinon 
aux  jeunes  ?  Ils  sont  l'avenir  mystérieux,  que  bien  des  facteurs, 
étrangers  à  nous  et  même  inaccessibles,  détermineront,  sur 
lequel  cependant  nous  ne  sommes  pas  sans  action,  et  que  de  fait 
nous  préparons  tous  les  jours  en  pétrissant  la  pâte  molle  de 
leurs  âmes.  Devant  eux  il  faut  se  poser  la  grave  et  troublante 
question,  que  les  médecins  connaissent  bien,  qu'ils  se  posent 
sans  cesse,  qui  est  leur  tourment  et  leur  honneur  :  faisons-nous 
ce  qu'il  faut  faire  et  faisons-nous  bien  tout  ce  que  nous  croyons 
devoir  faire  .^  Elle  se  pose  ici  précise,  impérieuse,  obsédante 
quand,  au  détour  du  petit  chemin,  devant  le  champ  en  friche  et 
la  maison  abandonnée,  on  rencontre,  au  lieu  de  la  bande  joyeuse 
d'autrefois,  quelque  écolier  solitaire,  cheminant  d'un  pas  dis- 
trait vers  l'école. 

C'est  en  effet  à  l'école  que  nous  sommes  directement  conduit, 
et  notre  première  pensée  est  d'y  suivre  la  vocation  naissante 
pour  la  terre  que  le  petit  paysan  y  apporte  chaque  matin.  Cette 
vocation  mérite  beaucoup  d'égards,  de  minutieuses  précautions, 
toute  une  culture  morale  fine  et  délicate,  un  véritable  etfort 
éducateur  qui  ne  peut  réussir  qu'en  s'appuyant  sur  une  psvcho- 
logie  vraie.  On  n'a  que  faire  ici  d'une  psychologie  générale, 
superficielle,  conventionnelle,  rationnelle,  comme  il  nous  semble 
qu'elle  l'est  trop  souvent;  il  nous  faut  une  connaissance  appro- 
fondie de  l'àme,  telle  que  le  passé  nous  l'a  léguée,  telle  qu'elle 
vit  et  réagit  dans  le  milieu  qui  pèse  sur  elle  et  la  travaille  de 
mille  manières.  Il  nous  faut  la  voir  aux  prises  avec  l'enseigne- 
ment qu'elle  reçoit,  ce  qui  est  une  affaire  capitale,  telle  qu'on 
la  trouve  peut-être  ailleurs,  telle  qu'elle  est  exactement  ici 
même,  en  Gascogne,  dans  notre  village,  sous  nos  yeux.  Nous 
offrons  à  l'école  le  peu  que  nous  savons,  quelques  renseignemens 
sur  l'écolier  et  l'àme  paysanne.  Aucun  d'eux  n'a  été  puisé  dans 
les  livres. 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  âmes  se  laissent  voir  dans  les  petits  faits  de  la  vie  jour- 
nalière. L'historien,  qui  en  veut  sonder  le  fond  et  démonter  les 
ressorts  chez  les  rois,  les  politiques  et  les  capitaines,  ne  craint 
pas  de  descendre  aux  détails  les  'plus  vulgaires  et  les  plus 
infimes  :  tout  est  ici  relevé  par  la  grandeur  du  personnage  et  la 
majesté  de  l'histoire.  Le  romancier  dans  le  roman  psychologique 
se  sert  des  mêmes  détails,  mais  il  les  choisit  à  son  gre,  les  place 
où  il  veut,  les  enchâsse  et  les  sertit  si  bien  que  d'un  caillou 
grossier  il  fait  un  bijou  charmant.  Le  sociologue  ne  connaît 
aucun  de  ces  avantages.  En  psychologie  sociale,  comme  en  cli- 
nique médicale,  la  première  règle  est  l'exactitude,  la  précision, 
la  minutie  et  la  patience  dans  l'observation  des  humbles  choses 
qui  sont  souvent  les  plus  révélatricess 

On  trouvera  beaucoup  d'humbles  choses  dans  les  pages  qu'on 
va  lire,  et  d'autres  ont  vu  certainement  ailleurs  ce  que  nous 
avons  observé  en  Gascogne.  Mais  la  concordance  d'observations, 
faites  sur  des  points  divers,  par  des  observateurs  qui  s'ignorent, 
est  une  marque  de  leur  valeur  et  une  présomption  de  vérité.  Et 
puis  des  vérités  déjà  connues,  presque  vieilles,  se  raniment  et  se 
rajeunissent,  prennent  de  la  force  et  de  l'autorité  quand  on  les 
considère  à  l'état  naissant,  c'est-à-dire  au  sortir  même  des  faits 
qui  les  contiennent.  Les  fleurs  n'ont  jamais  plus  d'éclat  et  les 
fruits  plus  de  saveur  qu'au  moment  où  on  les  détache  de  la 
branche  qui  les  porte. 


II 


Le  petit  paysan  qui,  à  l'âge  de  six  ans,  entre  à  l'école  pour  la 
première  fois  est  bien  un  apprenti  de  la  terre  :  on  peut  même 
dire  qu'il  l'a  été  en  quelque  sorte  en  naissant.  Pendant  les  plu- 
vieuses journées  d'hiver,  où  le  travail  ne  presse  guère,  la  mère  a 
souvent  porté  le  nourrisson  à  l'étable  chaude,  et,  en  manière  de 
jeu,  elle  l'a  mis  à  califourchon  sur  le  dos  de  la  vieille  vache  au 
regard  mélancolique  et  indifférent.  Dès  qu'il  a  pu  marcher  il  a 
saisi  un  bâton,  et  matin  et  soir,  très  sérieusement,  comme  la 
mouche  du  coche,  il  s'est  employé  à  faire  entrer  et  sortir  les 
bestiaux.  Aux  semailles  d'automne,  quand  les  guérets  sont  fins 
et  doux,  le  père  assis  sur  la  herse  l'a  pris  dans  ses  bras,  et  il  a 
tenu  les  guides.  Dans  ses  premières  conversations  avec  les  autres 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  143 

écoliers,  il  racontera  qu'il  sait  labourer  et  il  a  laboure'  en  effet. 
La  main  agrippée  au  mancheron  de  la  charrue  à  côté  de  celle  de 
son  père,  il  a  suivi  le  soc  de  ses  petits  pas;  il  a  répété  les  vieux 
commandemens  aux  traînantes  intonations,  il  a  enflé  sa  voix 
pour  lancer  les  jurons  qui  tendent  les  jarrets  et  courbent  les 
nuques  de  l'attelage  sur  les  affleuremens  d'argiles  compactes  : 
au  bout  du  champ,  pendant  que  les  bètes  soufflent,  il  s'est 
retourné  pour  contempler  le  travail  fait,  le  sillon  droit  et  profond 
d'où  s'échappe  une  buée  légère,  les  grandes  mottes  renversées; 
il  a  aspiré  à  pleins  poumons  l'odeur  salubre  de  la  terre,  et 
senti  déjà  lui  aussi  dans  son  cœur  la  joie  et  l'orgueil  du  beau 
labour. 

Rien  de  plus  intéressant  et  de  plus  instructif  que  l'étude  de 
cet  enfant  dont  on  peut  dire  à  première  vue  qu'il  a  choisi  son 
métier,  qu'il  en  a  commencé  l'apprentissage,  et  qu'il  en  a  la  voca- 
tion. Voilà  le  fait  concret,  et,  bien  que  dans  l'activité  naissante 
de  cette  âme,  tout  soit  encore  confus,  rudimentaire  et  amorphe, 
une  analyse  attentive  y  peut  déjà  faire  des  distinctions  :  sur  les 
deux  bourgeons  jumeaux,  étroitement  accolés,  que  la  sève  gonfle, 
un  œil  exercé  ne  distingue-t-il  pas  celui  d'où  sortira  la  fleur  de 
celui  qui  ne  donnera  que  des  feuilles  ?  Le  choix  du  métier  et 
l'apprentissage  ont  été  imposés  par  la  naissance,  une  ambiance 
infranchissable,  la  force  même  des  choses.  Ici  l'enfant  a  tout 
reçu,  et  subi  :  il  a  été  entièrement  passif.  Il  n'en  est  pas  de  même 
pour  la  vocation,  qui  bientôt  se  révèle  avec  son  caractère  d'in- 
néité  et  de  spontanéité.  Elle  est  naturellement  tributaire  des 
circonstances  extérieures,  qui  dans  l'espèce  sont  dominantes  et 
oppressives,  mais  elle  marque,  en  leur  échappant  quelquefois, 
qu'elle  est  d'origine  plus  intime,  plus  profonde  et  plus  ancienne. 

Quelle  différence  entre  ces  deux  écoliers,  que  nous  rencon- 
trons chaque  soir  conduisant  leurs  bestiaux  à  la  prairie,  enfans 
sages,  apprentis  dociles,  en  qui  les  parens  voient  déjà  deux 
solides  bouviers  !  Le  premier  ne  sait  guère  que  le  nom  et  le 
nombre  de  ses  bêtes  ;  le  second  est  intarissable  sur  l'âge ,  le 
mérite,  les  aptitudes,  l'avenir  de  chacune  d'elles  ;  et,  quand 
il  arrive  aux  deux  rois  du  troupeau,  les  grands  bœufs  gris 
aux  cornes  noires,  ses  yeux  et  sa  voix  s'animent  pour  le  cou- 
plet final,  plein  de  bravoure  gasconne  et  de  phrases  du  ter- 
roir :  «  Voyez- vous,  monsieur,  quand  mon  père  les  met  à  la 
forte  charrue,   et  qu'il  appuie  des  deux  mains,  elle  s'enfonce 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'au  manche...  Ils  lèvent  de  la  terre  à  charretées...  Ça  fait 
peur...  Tout  le  monde  s'arrête  pour  regarder...  Dites  au  voisin 
qu'il  y  vienne  avec  sa  brabant  et  ses  quatre  garonnaises.  »  Le 
premier  n'a  pas  la  vocation,  il  ne  l'aura  peut-être  jamais. 
Elle  est  née  chez  le  second,  décidée,  vigoureuse,  opérante  et 
sous  la  forme  qu'elle  a  toujours  chez  l'enfant,  qui  est  l'admira- 
tion. 

C'est  en  effet  une  admiration  qui  se  cache  à  la  racine   de 
toute  vocation  :  pour  cultiver  celle  du  petit  paysan,  l'école  ne 
doit  jamais  perdre  de  vue  cette  notion  capitale,  sur  laquelle  on 
ne  saurait  trop  insister.  L'admiration  est  le  dernier  terme  que 
l'analyse  psychologique  puisse  atteindre,   mais  non  pas  le  plus 
profond.  Elle  est  sous-jacente  à  l'imitation  qui  joue  dans  notre 
vie  individuelle  et  collective  un  rôle  si  important,  et  où  Tarde 
a  trouvé  le  principe  le  plus  explicatif  de  la  sociologie;  elle  la 
précède,  lui  donne  le  premier  branle,  en  est  la  condition.  L'ad- 
miration est  un  mouvement  qui  nous  sort  de  nous-même,  une 
ouverture  de  l'àme,  un  élan  où  l'on  sent  vaguement  de  l'amour 
et  du  désir,  parfois   un  véritable  essor.  Elle  est,  par  cela  seul, 
la  source  la  plus  féconde  de  notre  éducabilité.  Le  phénomène 
admiralif  est  très  initial,  et  cependant  quelque  chose  est  encore 
plus  profond  qui  garde  son  mystère,  c'est  le  substratum,  c'est-à- 
dire  notre  innéité  morale,  faite  de  toutes  les  hérédités  dont  elle 
est  l'expression.  Nous  sommes  le  prolongement  de  ceux  qui  nous 
ont  précédés  dans  la  vie.  L'appel  que  nous  entendons  dans  une 
direction    déterminée,  et   qui    est  véritablement  et   en  termes 
propres  la  vocation  (vocare),  nous  donne  l'illusion  que  nous  obéis- 
sons à  une  force  qui  nous  attire,  au  lieu  que  nous  subissons  une 
poussée,  une  vis  a  tercjo  héréditaire.  La  connaissance  approfon- 
die de  l'hérédilé  dans  une  famille  permettrait  de  reconnaître  et 
de  protéger  do  bonne  heure  certaines  vocations.  Elle  explique- 
rait bien  des  surprises,   le  goût  très   vif  d'un   enfant  pour  la 
terre    dans  un    milieu  défavorable,    la  révolte  inattendue  d'un 
autre  contre  le  métier    familial.    Mais   cette    connaissance    est 
impossible,  car,  outre  les  causes  d'erreur  inévitables  en  pareille 
matière,  il  se  trouve  que  les  hérédités  les  plus  nettes,  loin  d'être 
toujours     immédiates    ou     prochaines,     remontent    parfois    à 
plusieurs  générations.    D'après  une  vieille  légende,   quand   un 
enfant  naît,  les  morts  de  la  famille  se  réveillent,  s'agitent  et  se 
parlent  au  cimetière.  Sans  doute  que  l'un  d'eux,  délégué  par  les 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  145 

autres,  se  lève  pour  entrer  dans  l'àme  du  nouveau-né  et  en 
commander  le  devenir.  Pourquoi  faut-il  que  ce  soit  souvent  un 
aïeul  inconnu,  depuis  longtemps  oublié? 

Chacun  de  nous  apporte  en  naissant  son  idiosyncrasie,  et  on 
sait  que  les  médecins  entendent  par  ce  mot  la  tendance  que 
nous  avons  à  prendre  certaines  maladies  ou  à  nous  en  défendre. 
La  belle  découverte  de  l'anaphylaxie,  due  à  M.  Charles  Richet, 
et  dont  la  Revue  a  récemment  entretenu  ses  lecteurs  (1),  permet 
d'entrevoir  le  mécanisme  par  lequel  la  nature  détermine  notre 
personnalité  physique  en  nous  montrant  celui  des  immunités 
et  des  sensibilités  acquises.  Notre  personnalité  morale  est  pétrie, 
elle  aussi,  de  tendances  et  de  répulsions.  L'hérédité  dépose  en 
chacun  de  nous  certaines  sensibilités  qui  sont  autant  de  germes 
différenciés  d'admiration.  Si  ces  germes  rencontrent  des  circon- 
stances favorables,  ils  fructifient  en  admirations  précises,  géné- 
ratrices de  vocations.  Il  arrive  même  que  la  vitalité  de  ces 
germes  est  telle  que  le  moindre  incident  suffit  pour  les  faire 
éclore,  qu'ils  se  développent  et  aboutissent  malgré  tous  les 
obstacles. 

Inversement,  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  faire  naître 
une  admiration  dans  des  âmes  qui  n'ont  pas  été  favorablement 
ensemencées,  encore  moins  dans  celles  qui  ont  reçu  des  germes 
de  défense  et  d'inhibition.  Cela,  même  pour  chacun  de  nous,  est 
au-dessus  de  notre  propre  volonté.  La  volonté  nous  fera  bien 
prendre  un  métier  comme  elle  nous  fait  quelquefois  épouser 
une  femme  :  elle  ne  peut  nous  donner  ni  la  vocation,  ni  l'amour. 
Il  y  faut  un  autre  consentement  intérieur,  plus  intime.  En 
résumé,  selon  que  nos  âmes  sont  ouvertes  ou  fermées  à  cer- 
taines admirations,  nous  sommes  prêts  ou  réfractaires  aux  voca- 
tions correspondantes. 

Aucune  vocation  n'est  plus  héréditairement  préparée  que 
celle  du  petit  paysan.  Il  doit  à  une  longue  série  d'ancêtres  labou- 
reurs une  sensibilité  très  vive  au  charme  de  la  terre,  et  son 
admiration  pour  elle  éclate  dans  tous  ses  propos,  au  moment 
où  il  entre  à  l'école.  Appliquons-nous,  pour  la  mieux  défendre, 
à  bien  connaître  cette  admiration,  qui  offre  ce  triple  caractère 
d'être  personnelle,  fragile,  et  particulièrement  sensible  à  une 
cause  spéciale  de  ruine. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  lo  novembre  1911. 

TOME  X.  —  1912.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  est  personnelle  parce  qu'une  personne  en  est  toujours 
l'objet.  L'enfant  n'admire  pas  le  métier,  mais  celui  qui  l'exerce 
sous  ses  yeux.  L'idée  du  métier  est  une  idée  abstraite  à  laquelle 
on  n'arrive  que  par  généralisation.  L'enfant  ne  généralise  pas,  et 
l'abstraction  lui  est  difficile.  Le  caractère  personnel  de  cette 
admiration  est  d'ailleurs  persistant  ;  on  le  retrouve  encore  après 
l'enfance  et  la  jeunesse.  Car  la  vocation  n'est  pas  une  force  qui 
tombe  en  se  réalisant;  elle  survit  au  choix  du  métier  et  à 
l'apprentissage,  elle  accompagne,  conduit  et  soutient  la  carrière, 
qui  sans  elle  courrait  de  vrais  dangers;  mais  elle  reste  toujours, 
malgré  les  apparences,  une  admiration  personnelle.  Sans  doute 
on  admire  maintenant  le  métier  en  lui-même,  on  en  a  acquis 
l'idée  abstraite,  on  le  compare  aux  autres,  on  apprécie  ses 
avantages  et  sa  supériorité ,  mais  on  admire  surtout  la  maîtrise 
qu'on  y  apporte  et  les  succès  qu'on  y  obtient.  Le  même  senti- 
ment, qui  a  fait  naître  la  vocation,  l'entretient  et  la  confirme; 
nous  commençons  par  admirer  les  autres  et  nous  continuons  en 
nous  admirant  nous-même. 

Le  mérite  de  celui  que  l'enfant  admire  importe  beaucoup, 
car  plus  il  est  grand,  reconnu  de  tous  et  cité,  plus  il  y  a  de 
chances  pour  que  l'admiration  soit  vive.  Le  père,  qui  travaille 
sans  goût  et  sans  succès,  humilie  son  fils  qui  porte  ailleurs  ses 
regards;  celui  dont  les  moissons  sont  un  triomphe,  met  dans  le 
cœur  du  sien  un  sentiment  d'une  grande  force.  Ce  sentimen;t 
est  fait  de  tendresse  et  d'admiration  :  le  père  n'y  voit  en  géné- 
ral que  la  première,  qui  se  manifeste  le  plus  et  par  des  témoi- 
gnages dont  son  cœur  est  profondément  touché,  mais  il  est 
possible  que  l'admiration  domine. 

Le  sentiment  admiratif  du  petit  domestique  pour  le  maître, 
moins  profond,  moins  enthousiaste,  est  encore  très  efficace-  Il 
est  des  métairies,  d'où  les  jeunes  bergers  qu'on  y  loue  sortent 
presque  toujours  au  bout  de  quelque  temps  laboureurs  confir- 
més, et  d'autres  qui  n'en  retiennent  aucun  à  la  terre..  Nous 
avons  connu  un  agriculteur  émérite  qui  allait  chercher  ses 
petits  domestiques  à  la  ville,  dans  des  milieux  défavorables;  de 
presque  tous  il  faisait  de  vrais  paysans,  reconnaissables  à 
l'empreinte  de  leur  premier  maître,  dont  ils  citaient  sans  cesse 
les  pratiques,  les  exemples,  jusqu'aux  paroles.  Les  sociétés 
d'agriculture,  entrant  dans  une  voie  un  peu  nouvelle,  devraient 
rechercher  ces  éducateurs   sans  diplôme,  ces  fixateurs  de  voca- 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  l'ÉGOLE.  147 

tien,  les  récompenser,  les  signaler  à  l'Assistance  publique  qui 
de  préférence  leur  confierait  ses  pupilles. 

Aucune  précaution  n'est  inutile  autour  de  ces  admirations, 
à  cause  de  leur  fragilité.  Sur  le  cerveau  de  l'enfant  les  impres- 
sions sont  faciles,  vives,  mais  non  moins  superficielles  et 
fugaces.  Les  sentimens  les  plus  opposés  s'y  succèdent  avec  une 
rapidité  inouïe  comme  sur  leur  visage  le  rire  n'attend  pas  que 
les  pleurs  soient  séchés.  C'est  un  jeu  de  substituer  une  admi- 
ration à  une  autre  dans  des  âmes  où  la  nouveauté  d'un  senti- 
ment est  le  secret  même  de  sa  force.  Là  est  tout  le  danger  et  il 
est  très  grand.  La  consistance  augmente  naturellement  avec 
l'âge,  mais  de  six  à  douze  ans,  la  mobilité  est  extrême,  et  c'est 
précisément  la  période  où  des  conditions  nouvelles  sollicitent, 
favorisent  et  excitent  au  plus  haut  point  cette  mobilité. 

De  six  à  douze  ans,  les  écoliers  font  un  grand  et  solennel 
voyage;  neuf  fois  sur  dix,  ils  n'en  feront  plus  de  pareil,  et  les 
plus  favorisés,  ceux  auxquels  est  réservé  l'enseignement  secon- 
daire et  supérieur,  n'auront  qu'à  le  recommencer  dans  d'autres 
conditions,  avec  des  arrêts  prolongés  sur  certains  points  plutôt 
que  sur  d'autres. 

Dès  son  arrivée  à  l'école,  le  petit  Gascon  est  tiré  de  son  village 
et  conduit  à  Toulouse,  à  Bordeaux,  à  Paris  ;  on  le  promène  à 
travers  la  France  et  l'Europe  ;  on  lui  fait  franchir  les  mers  et 
parcourir  les  continens.  On  ne  lui  donne,  il  est  vrai,  que  d'in- 
fimes clartés  de  toutes  les  sciences,  mais  on  lui  en  raconte  les 
triomphantes  applications  ;  on  lui  montre  les  distances  sup- 
primées, la  parole  et  la  pensée  portées  avec  la  rapidité  de  l'éclair 
à  travers  l'espace,  les  solitudes  de  l'air  disputées  aux  oiseaux, 
partout  la  matière  vaincue  et  asservie,  partout  la  terre  trépi- 
dante de  machines  dont  les  unes  ont  la  précision  et  la  délica- 
tesse des  doigts  les  plus  fins,  et  les  autres  soulèvent  des  blocs 
que  des  milliers  de  bras  ne  pourraient  ébranler;  on  évoque 
devant  lui  le  long  et  curieux  passé  de  l'humanité,  moins  trou- 
blant peut-être  que  l'effort  du  présent  pour  préparer  un  avenir 
dont  l'image  est  enchanteresse.  Pendant  six  ans,  l'école  tient 
l'âme  de  l'enfant  dans  un  émerveillement  continu.  Que  devien- 
nent ses  premières  admirations  auxquelles  sa  vocation  agricole 
est  liée  ? 

Nous  pouvons  témoigner  que  le  voyage  leur  est  funeste.  Au 
retour,  au  lendemain  du  certificat  d'études,  quand  nous  chemi- 


148  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nons  côte  à  côte,  comme  il  y  a  six  ans,  entre  les  haies  odorantes 
du  petit  chemin  creux,  l'écolier  ne  nous  chante  plus  le  lier 
couplet  des  grands  bœufs  gris  aux  cornes  noires. 


III 


Ce  n'est  pourtant  pas  un  mal  nécessaire,  inévitable  et  fatal 
que  l'école  compromette  ainsi  la  vocation  du  petit  paysan  en 
ruinant  les  sentimens  qui  en  sont  le  principe  et  l'aliment.  Elle 
pourrait  au  contraire,  s'inspirant  de  la  psychologie  que  nous 
venons  d'en  esquisser,  lui  être  favorable,  la  maintenir,  la  forti- 
fier, la  mettre  en  état  de  défense  contre  les  nombreux  dangers 
qui  l'attendent  et  que  l'on  connaît  :  le  service  militaire,  le  fonc- 
tionnarisme, la  pénétration  de  la  vie  moderne  dans  les  cam- 
pagnes les  plus  reculées.  De  celle-ci,  nous  redoutons  non  seule- 
ment l'action  générale,  qui  s'exerce  partout,  mais  les  plus  petites 
répercussions  partielles,  qui  ailleurs  passeraient  inaperçues.  Tout 
est  gravement  nocif  dans  un  pays  de  misérable  natalité  comme 
le  nôtre.  Nous  souffrons  du  nombre  des  facteurs  et  des  canton- 
niers, que  l'on  double,  de  la  petite  usine  de  sandales  ou  de  ba- 
lais qui  demandera  deux  douzaines  d'ouvriers,  de  la  modeste 
automobile  que  l'on  trouve  dans  le  moindre  village. 

L'automobilisme  est  modeste  en  Gascogne  :  médecins,  no- 
taires, rentiers,  négocians  tiennent  eux-mêmes  le  volant  et  n'ont 
qu'un  petit  domestique  qui  lave  la  voiture  et  les  accompagne  au 
besoin.  Ils  le  prennent  de  préférence  dans  une  métairie  où  il 
sera  plus  robuste,  plus  docile,  moins  exigeant.  Dès  que  le  petit 
paysan  a  mis  sur  ses  épaules  la  peau  de  bique  et  sait  faire  partir  le 
moteur,  il  est  définitivement  perdu  pour  la  terre.  Je  trouve  même 
dans  mes  notes  des  faits  significatifs,  comme  celui  d'un  enfant  de 
quatorze  ans,  qui  entre  chez  un  médecin  où  il  reste  deux  ans, 
glisse  de  là  au  garage  du  chef-lieu  de  canton  et  qu'on  retrouve 
peu  de  mois  après  dans  un  aérodrome:  celui-là,  sans  passer 
par  la  grande  ville,  en  était  arrivé  au  monoplan  moins  de 
trois  ans  après  avoir  quitté  la  charrue  et  une  vieille  famille  de 
laboureurs. 

La  terre  est  ici  plus  malheureuse  qu'ailleurs.  Pourquoi  l'école 
ne  lui  marquerait-elle  pas  un  intérêt  particulier,  et  même  un 
peu  de  tendresse,  en  redoublant  d'elîorts  pour  protéger,  exciter, 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  149 

exalter  jusqu'à  l'enthousiasme  les  admirations  reçues  de  l'héré- 
dité et  du  milieu?  La  première  est  celle  du  cadre  oîi  l'enfant  est 
né  et  où  le  métier  doit  retenir  sa  vie.  La  prise  du  village  sur 
l'àme  des  jeunes  était  telle  autrefois  que  quelques-uns,  devenus 
soldats,  ne  se  consolaient  pas  de  l'avoir  quitté.  Les  médecins 
militaires  nous  ont  laissé  d'émouvantes  descriptions  de  ce 
curieux  mal  du  pays,  qui  frappait  plus  d'un  conscrit,  brisait  ses 
résistances  physiques,  le  couchait  sur  un  lit  d'hôpital  et  fermait 
à  jamais  ses  pauvres  yeux  parce  qu'ils  étaient  privés  de  la  dou- 
ceur de  l'horizon  natal. 

Cette  prise  sur  l'àme,  bien  moindre  aujourd'hui,  est  encore 
très  forte  au  moment  où  l'enfant  devient  écolier.  Il  faut  em- 
ployer à  la  consolider  l'enseignement  lui-même  et  tirer  un 
secours  de  ce  qui  est  un  danger;  il  faut  donner  au  village, pour 
qu'aucune  comparaison  ne  lui  soit  humiliante  ou  défavorable, 
une  grandeur  et  une  beauté  d'emprunt  qui  seront  celles  de  tout 
le  passé  de  la  France.  L'histoire  de  la  grande  patrie  se  dérou- 
lera tout  entière, dans  la  petite;  celle-ci  prendra  dans  l'imagi- 
nation de  l'enfant,  au  récit  de  ce  conte  merveilleux,  des  propor- 
tions incomparables,  au-dessus  de  toute  atteinte. 

C'est  le  seul  moyen  et  nous  l'avons  déjà  indiqué.  Nous  y 
revenons  parce  que,  si  notre  idée  a  été  généralement  approuvée, 
il  semble  qu'on  ne  veuille  l'appliquer  qu'avec  timidité.  Une  cir- 
culaire récente  du  ministre  de  l'Instruction  publique,  «  tenant 
compte  d'un  vif  mouvement  qui  s'est  produit  en  ces  dernières 
années,  »  recommande  aux  maîtres  l'étude  de  la  géographie  et 
de  l'histoire  locales,  pour  en  mêler  l'enseignement  à  celui  de  la 
géographie  et  de  l'histoire  nationales.  «  Il  importe,  ajoute  le 
ministre,  de  mêler  les  deux  enseignemens  en  puisant  le  plus 
possible  les  exemples  dans  le  milieu  même  où  les  élèves  rési- 
dent, qu'ils  connaissent  et  qu'ils  aiment.  Ce  qui  fait  que  l'his- 
toire apparaît  généralement  à  l'enfant  comme  une  étude  diffi- 
cile et  peu  attrayante,  c'est  qu'elle  lui  est  trop  souvent  présentée 
d'une  manière  abstraite  et  sans  lien  avec  la  réalité  qu'il  peut 
concevoir.  On  ne  l'y  intéresse  vivement  qu'à  condition  de  solli- 
citer sa  curiosité  et  de  provoquer  son  émotion.  C'est  surtout 
pour  lui  que  l'histoire  doit  être,  selon  le  mot  de  Michelet,  une 
résurrection.  »  On  ne  saurait  mieux  dire.  Nous  demandions 
cela  et  même  quelque  chose  de  plus  que  nous  demandons  tou- 
jours. Nous  voudrions  que,  de  propos   délibéré  et  par  méthode, 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  principales  notions  de  l'histoire  de  France  fussent  déposées 
dans  l'esprit  do  l'enfant  sous  des  formes  concrètes  dont  le 
village  serait  le  support. 

Le  paysan,  qui  n'a  d'autre  enseignement  que  celui  de  l'école, 
—  et  le  plus  souvent  il  en  est  ainsi,  —  ne  garde  un  souvenir 
historique  que  s'il  est  lié  à  un  des  objets  de  l'activité  journa- 
lière de  son  cerveau.  En  y  pénétrant,  une  notion  nouvelle, 
complètement  étrangère  aux  réalités  environnantes,  provoque 
du  malaise,  reçoit  un  accueil  glacial,  cherche  vainement  sa 
place  et  finalement  s'en  échappe,  comme  celui  qui,  entré  par 
mégarde  dans  un  salon,  où  il  ne  connaît  personne,  ne  songe 
qu'à  en  sortir.  La  même  notion  fait  naître  de  la  joie  et  une 
sorte  d'attendrissement,  qui  se  lisent  sur  le  visage,  si  on  la  mêle 
et  la  confie  à  d'autres  notions  familières  à  respj'it,  douces  au 
comr.  Il  faut  s'assurer  de  l'amitié  de  l'àme  si  l'on  veut  qu'elle 
accepte  et  retienne  ce  qu'on  lui  offre,  et  on  peut  saisir  ici  sur  le 
fait,  en  pleine  vie,  dans  un  de  ses  modes  intimes,  la  vertu  intel- 
lectuelle et  cognitive  de  la  sensibilité.  En  somme,  un  fait  histo- 
rique reste  obscur  tant  qu'il  n'est  pas  mis  en  compagnie  de  faits 
antérieurement  bien  connus,  qui  l'enveloppent  de  leur  propre 
clarté  et  par  cela  même  le  rendent  déjà  aimable;  son  image  est 
essentiellement  caduque  et  périssable,  si  on  la  laisse  en  l'air, 
c'est-à-dire  sans  soutien  dans  les  choses  que  l'enfant  a  sous  les 
yeux,  sous  la  main,  qui  entrent  dans  le  cours  ordinaire  de  sa 
pensée  et  de  sa  conversation;  elle  devient  claire  et  se  hxe  défini- 
tivement dans  l'esprit  par  la  familiarité,  la  banalité,  la  perma- 
nence des  idées  auxquelles  elle  est  associée. 

Ces  enfans,  filles  et  garçons,  qui  s'égaillent  joyeusement  en 
sortant  de  l'école,  savent  tous  l'histoire  d'un  crime  qui  fut  com- 
mis dans  le  village  il  y  a  cent  vingt  ans  :  c'est  que  le  récit  en  est 
toujours  fait  en  montrant  la  maison  où  le  drame  s'est  passé, 
le  champ  contesté  qui  en  fut  l'occasion,  le  trou  de  l'évier  par 
lequel  le  canon  du  fusil  fui  iutroduil  pour  foudroyer  un  vieil- 
lard devant  son  feu,  les  descendans  de  la  victime,  ceux  du 
meurtrier.  Arrêtons  parmi  ces  enfans  une  grande  fillette  de 
treize  ans,  écolière  appliquée,  aux  beaux  yeux  intelligens,  et 
nous  n'aurons  pas  de  peine  à  constater  qu'elle  ne  sait  vraiment 
pas  ce  qu'a  été  pour  la  France  la  guerre  de  4870.  Cependant 
son  grand-père,  mobile  au  troisième  bataillon  du  Gers,  est  mort 
au  passage  de  larmée  de  Bourbaki  en  Suisse.  Croit-on  que  son 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  L ECOLE. 


151 


ignorance  serait  la  même,  si  la  leçon  avait  rattache  dans  son 
esprit  les  événemens  de  l'Année  terrible  à  l'événement  familial, 
au  malheur  de  l'aïeule  qui  tant  de  fois  a  raconté  <(  la  grande 
peine  qu'elle  s'est  vue,  »  pauvre  vieille,  aujourd'hui  toute 
blanche,  qui  verse  encore  une  larme  quand  un  conscrit  du 
voisinage  lui  vient  «  toucher  main  »  avant  de  partir,  qui 
chaque  année,  le  jour  de  la  Toussaint,  tire  de  l'armoire  une 
pliotographie  et  quelques  lettres,  les  étale  sur  le  lit  et  gauche- 
ment s'agenouille  devant  ces  reliques?, 

Il  n'est  pas  un  grand  événement  de  l'histoire  qui  n'ait  eu  sa 
répercussion  au  village.  Les  maîtres  devront  lire  les  ouvrages 
spéciaux  et  les  revues,  suivre  les  travaux  des  sociétés  locales, 
fouiller  les  minutes  des  notaires,  les  archives  publiques  et  pri- 
vées, pour  relever  les  moindres  traces  de  ces  répercussions,  d'où 
ils  tireront  le  plus  possible  la  substance  de  leur  enseignement. 
Mais,  quel  que  soit  le  zèle  des  travailleurs  et  le  bonheur  de  leurs 
découvertes,  il  arrivera  souvent  que  les  documens  manqueront. 
Nous  sommes  au  point  vif  de  la  question.  Nous  renouvelons, 
sans  y  rien  changer,  le  conseil  que  nous  avons  déjà  donné  : 
qu'on  n'hésite  pas  à  recourir  à  la  fiction  pour  établir  la  trame 
du  récit,  l'animer  et  le  rendre  fécond. 

Les  historiens  feront  peut-être  des  réserves.  Nous  pourrions 
leur  répondre  que  nous  sommes  des  paysans,  uniquement  dési- 
reux de  voir  nos  fils  rester  à  la  charrue,  et  que  leurs  préoccu- 
pations nous  sont  indifférentes.  Mais  la  vérité,  qui  est  le  pre- 
mier souci  des  historiens,  doit  être  celui  de  tout  le  monde  et 
nous  nous  flattons  qu'il  est  aussi  le  nôtre.  Sur  les  Gaulois  et  les 
Romains,  la  féodalité  et  Jeanne  d'Arc,  Henri  IV  et  Louis  XIV,  la 
Révolution  et  l'Empire,  nous  mettrons  dans  l'esprit  des  enfans 
des  notions  parfaitement  vraies,  même  si  elles  sont  liées  à  des 
personnages  et  à  des  faits  imaginaires. 

Beaucoup  de  Français,  qui  ne  sont  pas  des  paysans,  seraient 
étonnés  et  même  humiliés,  si  on  retranchait  de  leur  science 
historique  tout  ce  qu'elle  doit  au  roman,  au  théâtre,  aux  chan- 
sons, aux  légendes,  c'est-à-dire  à  des  fables.  La  vérité  historique 
que  les  petits  paysans  devront  à  notre  méthode  sera  une  vérité 
élémentaire,  de  bon  aloi,  d'un  usage  courant,  une  vérité  de  faits, 
sur  laquelle  tout  le  monde  est  d'accord,  et  qui  leur  suffira,  avec 
cet  avantage  qu'elle  sera  durable,  tandis  qu'il  ne  r^ste  rien  de 
ce  qu'une  autre  méthode  leur  donne  aujourd'hui.  On  confie  à 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  mémoire  des  mots  qui  ne  sont  que  des  sons  :  nous  leur 
offrirons  des  images  saisissables  et  touchantes,  fixe'es  sur  un 
fond  que  leurs  yeux  Contemplent  tous  les  jours,  et  qui  à  cause 
de  cela  deviendront  dans  leur  activité  psychique  autant  de 
petits  foyers  définitifs.  Une  nuit  épaisse  règne  actuellement  sur 
l'histoire  dans  le  cerveau  des  paysans  :  nous  y  allumerons  une 
ligne  de  minuscules  lumières,  qui,  tout  en  se  reflétant  sur  les 
maisons  du  village,  jalonneront  la  longue  route  suivie  par  nos 
pères. 

L'enseignement  de  l'histoire  ne  mériterait  pas  d'être  fait  à 
l'école  primaire,  s'il  n'en  devait  sortir  une  idée  éducatrice  et 
bienfaisante,  nécessaire  à  l'homme  moderne,  quel  qu'il  soit. 
C'est  l'idée  même  de  la  continuité  de  la  vie,  le  sentiment  que 
nous  sommes  insérés  par  notre  naissance  dans  cette  continuité 
comme  un  anneau  dans  une  chaîne,  que  nous  sommes  comp- 
tables de  l'effort  de  nos  devanciers  envers  nos  successeurs,  que 
nous  devons  leur  transmettre  cet  effort  additionné  du  nôtre. 
C'est  la  notion  morale  de  Y  héritage,  des  devoirs  et  des  responsa- 
bilités qu'il  implique,  telle  que  la  noblesse  française  l'impri- 
mait dans  le  cœur  de  ses  enfans.  Toute  notre  histoire  est  rem- 
plie des  beaux  gestes  que  ce  sentiment  a  inspirés.  Il  soutient 
encore  bien  des  hommes  qui  entendent  toujours  ^e^T^V  la  France, 
comme  autrefois  ils  auraient  servi  le  Roi,  encore  qu'ils  y  ren- 
contrent parfois  plus  d'une  difficulté. 

Le  jeune  gentilhomme  recevait  cette  notion  directrice  de 
tout  ce  qui  l'entourait  et  l'accueillait  dans  la  vie,  des  premiers 
récits  dont  il  était  bercé,  des  usages  et  des  traditions  de  la 
famille,  des  liasses  de  vieilles  lettres  souvent  relues,  des 
portraits  accrochés  aux  murs,  des  pierres  mêmes  du  château. 
Pourquoi  les  petits  paysans,  les  vrais  fils  de  la  môme  terre, 
ses  fils  les  plus  humbles,  les  plus  fidèles,  les  plus  méritans, 
ne  recevraient-ils  pas  un  enseignement  analogue.*^  Pourquoi  ne 
sentiraient-ils  pas  eux  aussi  ces  excitations,  douces  et  toniques 
à  la  fois,  qui  de  bonne  heure  inspirent  à  l'homme  l'orgueil 
de-  ses  origines  et  l'ambition  d'en  rester  digne. ^^  Ils  n'ont 
rien  autour  d'eux  qui  puisse  les  leur  donner,  ni  château,  ni 
archives,  ni  portraits  d'ancêtres.  Mais  ils  ont  l'école,  la  petite 
école.  Celle-ci  doit  tout  faire  et  elle  peut  beaucoup.  Elle  peut 
toucher,  ravir,  entraîner  ses  écoliers,  si  elle  sait  leur  montrer  la 
grande  œuvre  du  passé,  d'où  est  sortie  la  France  moderne,  len- 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  L  ECOLE.  \5ô 

tement,  durement  poursuivie  et  façonnée  par  des  ouvriers  qui 
étaient  du  village,  dont  le  sang  coule  dans  leurs  veines,  dont 
ils  portent  les  noms,  qui  comme  eux  parlaient  patois,  qui 
habitaient  les  mêmes  maisons,  passaient  tous  les  jours  sur 
les  mêmes  chemins,  travaillaient  les  mêmes  champs.  N'est-ce 
pas  le  vrai  moyen  de  donner  à  ces  enfans  le  sentiment  de 
la  solidarité,  de  faire  naître  en  eux  des  fiertés  qui  se  transfor- 
meront en  énergies,  d'attendrir  leurs  jeunes  cœurs  à  l'idée 
du  devoir  social,  qu'on  rendrait  ainsi  présente,  saisissable  et 
vivante  ? 

L'efficacité  de  cette  méthode  d'enseignement  est  certaine,  et 
nous  l'avons  essayée  plus  d'une  fois  avec  succès.  Il  y  a  peu  de 
temps  je  voyais  entrer  dans  mon  cabinet  un  homme,  prématu- 
rément vieilli  par  la  fatigue  et  tordu  par  le  métier.  Il  me  dit  son 
nom,  et,  comme  je  ne  le  reconnaissais  pas  :  «  J'ai  beaucoup 
changé  depuis  le  jour  où  vous  nous  racontiez  l'histoire  d'Henri  IV 
.que  je  n'ai  pas  oubliée.  »  Il  n'avait  pas  oublié  en  effet  le  conte 
X[ue  trente  ans  avant  je  m'étais  amusé  à  faire  un  jour  devant  un 
groupe  d'enfans  attentifs. 

Sous  le  manteau  de  la  cheminée  d'une  vieille  maison  du 
village,  j'avais  fait  asseoir  Henri  IV  et  Sully,  encore  jeunes;  ils 
étaient  venus  consulter  une  sorcière  renommée  qui  leur  prédit 
tous  les  événemens  du  règne  futur,  même  sa  fin  tragique.  Le 
Roi  n'y  voulut  pas  croire,  et  malheureusement  il  renvoya  la 
vieille  avec  une  pièce  blanche,  sans  y  ajouter  la  formule  consa- 
crée qui,  prononcée  en  patois,  préserve  du  mauvais  sort. 
On  pense  bien  qu'Henri  IV  parlait  patois,  au  grand  déplaisir 
de  Sully  qui  n'en  saisissait  pas  toutes  les  nuances,  à  la  grande 
joie  de  mes  auditeurs  qui  en  triomphaient.  Bien  qu'en  pleine 
Gascogne,  mon  affabulation  n'en  était  pas  un  pur  produit. 
Henri  de  Navarre  et  son  futur  ministre  ont  beaucoup  che- 
vauché dans  nos  villages  ;  on  montre  à  Lectoure  une  maison  où 
ils  ont  couché;  je  ne  sais  plus  où  j'avais  lu  que  Sully  y  consulta 
une  sorcière  dont  les  avis  favorables  le  décidèrent  à  prêter  de 
l'argent  au  Roi;  le  sire  de  Rosny  avait  toujours  de  l'argent 
dans  ses  poches,  car,  outre  qu'il  était  naturellement  ménager 
de  son  bien,  il  excellait  à  vendre  fort  cher  des  chevaux  qu'il 
achetait  bon  marché;  et  ses  mémoires  témoignent  par  ailleurs 
que  les  prédictions  astrologiques  de  son  précepteur  Labrosse 
soutenaient  sa  foi  dans  la  fortune  de  son  maître.  Mais,  même 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  un  fondement  historique  bien  moindre,  mon  récit  aurait 
eu  autant  de  succès.  Si  nous  voulons  que  nos  paroles  soient 
comprises  et  retenues,  nous  devons  premièrement  penser  à  la 
réceptivité  cérébrale  de  celui  qui  nous  écoute  ;  et,  comme  nous 
mesurons  l'éclat  de  notre  voix  à  la  sensibilité  de  son  oreille,  il 
nous  faut  avec  plus  de  soin  encore  proportionner  notre  discours 
à  son  esprit. 

L'avidité  du  cerveau  de  l'enfant  pour  le  concret  est  si  grande 
que,  toutes  les  fois  qu'on  lui  offre  une  idée  à  demi  abstraite,  il 
essaye  dans  la  mesure  de  ses  forces  de  la  transformer  en  une 
image  familière.  Quand  on  lui  lit  pour  la  première  fois  les  fables 
de  La  Fontaine,  il  situe  immédiatement  la  comédie  ou  le  drame 
sur  les  bords  du  ruisseau  voisin,  dans  un  coin  du  grenier,  sur 
un  arbre  du  jardin;  il  dispose  les  personnages  à  sa  guise  et  il 
donne  à  chacun  la  physionomie  des  animaux  et  des  gens  qu'il 
connaît.  On  le  verrait  bien  à  ses  dessins  s'il  savait  dessiner^  Le 
dessin  de  son  imagination  est  net  et  déiînitif.  Plus  tard  les  illus- 
trations de  Grandville  et  de  Gustave  Doré,  si  admirées  soient- 
elles,  ne  l'effaceront  pas. 

La  résistance  de  ces  premières  images  est  extrême.  Il  n'est 
pas  rare  qu'un  homme  ait  atteint  l'âge  miàr  quand  il  visite 
Rome  pour  la  première  fois.  Mais  il  a  passé  sur  le  Forum  dix 
années  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  :  il  y  est  entré  au  lende- 
main de  ses  secondes  dents  avec  le  De  Viris,  et  quand  il  en  est 
sorti,  il  retroussait  sa  moustache  naissante  en  relisant  l'ode  à 
Lydie.  On  ne  vit  pas  si  longtemps  dans  un  pays  par  l'imagination 
sans  qu'elle  vous  en  fournisse  une  image  précise,  empruntée  aux 
élémens  dont  elle  dispose.  Le  Capitole  et  le  Palatin  sont  deux 
petites  collines  du  pays  natal,  séparées  par  une  prairie  où  Romu- 
lus  et  Tatius  se  livrèrent  leurs  combats.  L'image  est  gardée 
intacte  jusqu'au  jour  où  le  voyage  lui  en  substitue  une  autre 
plus  vraie  et  plus  émouvante.  Celle-ci  restera  sans  doute  maî- 
tresse du  champ  psychique  :  n'empêche  qu'au  hasard  d'une  son- 
gerie ou  même  d'une  lecture,  quand  l'esprit  s'échappe  la  bride 
sur  le  cou,  l'image  primitive  reviendra  nette,  importune,  récla- 
mant ses  droits  de  premier  occupanLi 

On  pense  bien  que  ce  retour  n'a  pas  d'importance,  et  les  pro- 
fesseurs d'histoire  ne  doivent  pas  s'en  inquiéter.  Des  confidences 
nous  permettent  de  dire  qu'on  peut  consacrer  sa  vie  aux  travaux 
historiques  et  garder  des  images  un  peu  fantaisistes  de  Charte- 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  155 

magne,  de  saint  Louis  et  de  Napole'on,  dues  à  des  lectures  enfan- 
tines. La  notion  première,  concrète  et  lointaine,  est  un  point 
d'appel  sur  lequel  les  idées  et  les  images  nouvelles  viennent  se 
déposer  en  cristallisant.  L'impureté  relative  du  noyau  primitif 
ne  gène  pas  le  travail  de  cristallisation  et  ne  ternit  pas  l'éclat 
des  cristaux.  Ce  que  nous  demandons  n'est  après  tout  qu'un 
artifice  didactique,  et  tout  l'enseignement  primaire,  lecture, 
écriture,  calcul,  repose  sur  des  artifices  pareils.  La  morale  elle- 
même  n'est-elle  pas  enseignée  à  l'aide  des  contes  et  des  fables  ? 
Pour  avoir  appris  une  certaine  sagesse  dans  d'adorables  récits, 
l'enfant  est-il  moins  bien  disposé  à  recevoir  plus  tard  les  sévères 
leçons  de  l'éthique  ? 

Qu'on  fasse  donc  venir  sans  crainte  les  plus  grands  person- 
nages de  l'histoire  sur  la  petite  place  dont  le  silence  n'est  trou- 
blé que  par  le  tumulte  quotidien  de  la  récréation.  Le  cadre  est 
pauvre  et  étroit  pour  y  loger  toute  l'histoire  de  France.  Mais  les 
écoliers  le  connaissent  et  l'aiment  :  et,  comme  ils  ne  l'oublieront 
jamais,  ils  garderont  le  souvenir  des  tableaux  que  nous  saurons 
y  mettre.  Les  enseignemens  du  lycée  et  de  la  Faculté  n'y 
perdront  rien;  la  terre  y  gagnera  peut-être  quelque  chose^ 


IV 


Une  autre  admiration  mérite  encore  plus  la  sollicitude  de 
l'école,  c'est  celle  du  métier.  Il  n'est  personne  qui  ne  dise  que  le 
meilleur  moyen  de  la  servir  est  de  développer  l'enseignement 
agricoleiE  L'avis  est  unanime  et  nous  nous  y  associons  pleine- 
ment. Mais  il  se  peut  que  cette  unanimité  repose  sur  une  confu- 
sion et  sur  une  erreur. 

La  confusion  est  précisément  celle  du  choix  du  métier  et  de 
la  vocation  dont  on  a  déjà  entrevu  les  différences  fondamen- 
tales. Il  est  assez  ordinaire  qu'on  choisisse  le  métier  dont  on  a 
la  vocation,  mais  le  contraire  n'est  pas  rare,  et  plusieurs  éven- 
tualités peuvent  se  produire.  Souvent  la  vocation  vient  avec 
l'apprentissage,  dont, la  vertu  sur  ce  point  est  indéniable,  car 
l'apprenti  qui  «  sent  le  métier  entrer,  »  qui  reçoit  les  compli- 
mens  du  maître  et  prend  de  l'ascendant  sur  ses  camarades,  n'est 
pas  loin  de  la  vocation.  Il  arrive  aussi  qu'elle  ne  vient  pas  ;  on 
reste  cependant  dans  le  métier,  on  l'exerce  plus  ou  moins  bien 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

selon  le  degré  de  conscience  et  de  volonté,  on  finit  môme  par 
s'en  accommoder  comme  deux  époux  raisonnables  s'accom- 
modent d'un  mariage  mal  asssorti.  D'autres  fois,  toute  adapta- 
tion étant  reconnue  impossible,  on  se  décide  pour  une  carrière 
nouvelle. 

Dans  le  choix  du  métier,  où  la  raison,  le  jugement,  le  bon 
sens  interviennent,  nous  tenons  compte  de  notre  vocation,  de 
nos  préfér£nces,  de  nos  aptitudes,  mais  encore  d'une  foule 
d'autres  circonstances  extérieures  à  nous-même.  La  vocation, 
comme  on  l'a  vu,  est  tout  autre  chose.  Sous  nos  yeux  depuis 
quinze  ans,  neuf  enfans  sont  entrés  dans  trois  ferme-écoles  dif- 
férentes. Ils  en  ont  suivi  l'enseignement  avec  assiduité  pendant 
le  temps  voulu,  et  deux  en  sont  sortis  premiers  avec  tous  les  hon- 
neurs. Aucun  d'eux  n'est  resté  à  la  terre.  Actuellement  deux 
sont  commis  dans  des  magasins  de  nouveautés,  un  est  comptable 
dans  une  compagnie  d'assurances,  un  autre  dans  une  usine 
d'engrais  ;  l'armée  en  a  gardé  un  comme  sous-officier  et  conduit 
un  autre  à  être  agent  de  police  ;  nous  en  savons  un  qui  est  dans 
les  contributions  indirectes,  un  autre  tonnelier,  le  dernier  est 
marchand  de  meubles  à  Bordeaux. 

Ici  le  choix  du  métier  avait  été  déterminé  par  les  conve- 
nances et  les  avantages  que  les  parens  avaient  montrés  aux 
enfans  :  ils  pensaient  que  la  vocation  suivrait,  amenée  par  l'ap- 
prentissage. Elle  n'est  pas  venue,  et  on  pouvait  prévoir  qu'elle 
ne  viendrait  pas.  Ces  enfans  étaient  fils  d'instituteurs,  de  gen- 
darmes, de  boulangers,  de  petits  bourgeois,  de  domestiques 
attachés  à  des  maisons  bourgeoises.  Tous  étaient  fils  d'évadés  de 
la  terre.  L'hérédité  leur  manquait  et  surtout  l'impr-égnation 
spéciale  des  premières  années.  Aucun,  en  venant  de  prendre  sa 
tétée,  n'avait  joué  à  califourchon  sur  le  dos  de  la  vieille  vache, 
aucun  n'avait  suivi  le  sillon  en  mettant  ses  petits  pas  dans  ceux 
de  son  père.  Répétons  bien  que  le  choix  du  métier  est  un  acte 
de  la  raison,  et  que  la  vocation  met  en  jeu  d'autres  forces  de 
l'âme  ;  elle  vient  du  cœur. 

On  remarquera  que  ces  neuf  enfans  avaient  reçu  de  l'institu- 
teur un  enseignement  agricole  particulièrement  soigné  en  vue 
de  leur  entrée  à  la  ferme,  et  que  celle-ci  leur  avait  développé 
cet  enseignement  en  même  temps  qu'elle  les  initiait  aux  travaux 
pratiques.  Tout  cela  sans  le  moindre  résultat.  C'est  donc  une 
erreur  de  penser  que  l'enseignement  préparatoire  à  un  métier  et 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    LÉCOLE.  157 

l'enseignement  théorique  de  ce  métier  suffisent  à  donner  la 
vocation.  Celle  de  nos  futurs  officiers  ne  vient  pas  de  l'étendue 
des  connaissances  scientifiques  qu'on  leur  impose.  Ce  n'est  pas 
en  faisant  de  l'algèbre,  de  la  physique  et  de  la  chimie  qu'on 
devient  artilleur  et  marin  «  dans  l'âme.  »  Ce  ne  sont  pas  tou- 
jours ceux  qui  y  réussissent  le  mieux  qui  plus  tard  auront  le 
plus  de  feu  sacré  à  la  tête  d'une  batterie  ou  sur  la  passerelle 
■d'un  cuirassé.  N'a-t-on  pas  remarqué  que  les  vocations  sont 
moins  solides,  les  démissions  plus  fréquentes  dans  la  marine 
depuis  qu'on  a  étendu  et  surchargé  les  programmes  de  l'Ecole 
navale  ?  Le  caractère  général  et  élevé  des  études  y  fait  naitre 
facilement  l'idée  d'une  autre  carrière,  et  on  surprend,  paraît-il, 
des  premiers  de  promotion  qui  rêvent  d'être  dramaturges  ou 
chefs  d'usine. 

Nous  sommes  à  l'école  du  village  et  nous  n'entendons  pas 
comparer  des  choses  qui  ne  sont  pas  comparables.  Mais  on  reste 
frappé  de  la  similitude  de  certains  faits.  Il  est  sans  doute  des 
distances  sociales  que  la  psychologie  ne  connaît  pas.  Nos  meil- 
leurs écoliers,  ceux  qui  en  agriculture  se  montrent  supérieurs 
aux  examens,  sont  les  plus  disposés  à  déserter  le  métier  fami- 
lial. Leur  culture  scientifique,  pourtant  si  rudimentaire,  fait 
naître  en  eux  des  rêves  inattendus.  L'an  dernier,  la  Société 
d'agriculture  du  Lot-et-Garonne  a  distribué  solennellement 
des  prix  aux  écoliers  du  département  qui  s'étaient  fait  remar- 
quer en  agriculture  :  nous  avons  constaté  que  certains  lauréats 
voyaient  dans  leur  succès  la  justification  d'ambitions  nouvelles, 
très  éloignées  de  la  terre.  Cette  année,  dans  une  école  pri- 
maire supérieure,  les  deux  premiers  de  la  section  d'agricul- 
ture, après  avoir  brillamment  passé  leurs  examens,  ont  demandé 
de  rentrer  pour  préparer  l'un  les  contributions  indirectes, 
l'autre  la  Banque  de  France.  «  Voilà  mon  fils,  —  disait  un  paysan 
que  nous  connaissons  à  un  directeur  d'école  primaire  supé- 
rieure, son  ami,  —  apprends-lui  tout  ce  que  tu  voudras  en  agri- 
culture, et  le  plus  sera  sans  doute  le  mieux,  mais  rends-le-moi 
décidé  à  labourer.  »  Au  bout  de'  deux  ans,  le  directeur  engagea 
le  père  à  retirer  son  enfant,  qui  était  un  excellent  élève,  sentant 
que,  s'il  le  gardait  plus  longtemps,  la  vocation  risquerait  d'être 
compromise. 

Les  succès  scolaires  provoquent  chez  les  petits  paysans  une 
véritable  griserie,  que  les  parens  partagent  presque  toujours, 


158  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sans  se  douter  du  danger  qu'elle  renferme.  L'écolier  est  de'jà  un 
petit  parvenu  de  la  science  ;  il  témoigne  du  dédain  à  ceux  qui 
ne  sont  pas  savans  comme  lui,  La  douzaine  de  livres  qu'il  traîne 
dans  son  sac  lui  donne  des  sentimens  suspects  pour  ses  parens 
et  leur  métier. 

Les  choses  seraient  tout  de  même  un  peu  différentes  si, 
parmi  les  livres,  il  n'y  avait  pas  un  petit  cours  d'agriculture. 
Le  père  garderait  aux  yeux  de  son  fils  le  prestige  d'une  compé- 
tence et  d'une  supériorité,  le  prestige  d'une  science,  celle  du 
métier  qui  met  chaque  jour  le  pain  sur  la  table  et  sans  laquelle 
on  mourrait  de  faim.  Mais  voici  que  l'écolier  rentre  chaque  soir 
armé  de  quelques  mots  avec  lesquels  sur  l'engrais,  le  fumier, 
la  ration  des  animaux,  il  pourrait  dans  la  maison  humilier  tout 
le  monde.  Même,  s'il  ne  monte  pas  jusqu'aux  paroles,  le  mépris 
est  au  fond  du  cœur  où  il  fait  son  œuvre.  La  terre  n'a  donc  plus 
rien  pour  se  défendre  dans  l'âme  de  l'enfant. 

Faut-il  supprimer  le  petit  livre  d'agriculture  dans  le  sac  ? 
Il  faut  au  contraire  en  mettre  plusieurs.  Développons  l'ensei- 
gnement agricole,  consacrons-lui  beaucoup  plus  de  temps,  don- 
nons-lui dans  l'école  du  village  une  place  éminente  qu'il  est 
loin  d'avoir.  La  science  rend  à  la  terre  d'incalculables  services, 
et  chacune  de  ses  découvertes  finit  par  devenir  un  bienfait  pour 
la  plus  modeste  métairie.  Une  transformation  complète  se  pré- 
pare qui  est  déjà  commencée^  L'agriculture  de  l'avenir  sera 
scientifique  sous  peine  d'être  vouée  à  toutes  les  défaites  écono- 
miques. 

Le  plus  petit  peuple  de  l'Europe  donne  un  exemple  dont  les 
plus  grands  peuvent  tirer  profit.  Le  Danemark  n'a  guère  plus 
d'étendue  que  la  Bretagne,  et  il  exporte  autant  de  chevaux  que 
toute  la  France,  trois  fois  plus  de  bétail  vivant,  dix-huit  fois 
plus  de  viande  de  boucherie  et  de  porc  salé,  quatre  fois  plus  de 
beurre,  et  un  million  d'œufs  par  jour,  alors  que  nous  en  achetons 
cent  trente  millions  par  an  à  l'étranger.  La  science,  secondée  par 
l'amour  du  travail,  l'esprit  d'initiative  et  d'association,  inspire 
et  dirige  ce  merveilleux  effort:  on  peut  suivre  ses  applications 
dans  le  choix  des  semences  et  des  engrais,  le  défrichement  des 
landes,  l'élevage  du  porc  et  des  bestiaux,  les  industries  laitières, 
la  production  des  œufs  dont  pas  un  ne  sort  du  Danemark,  en 
passant  par  les  sociétés  de  vente,  sans  avoir  été  vérifié  à  la 
lumière  électrique.;  Notons  que  nous  sommes  dans  un  pays  de 


LA  VOCATION  PAYSANNE  ET  l'ÉCOLE.  159 

petite  culture  ;  les  deux  tiers  de  sa  superficie  sont  occupés  par 
des  fermes  de  moins  de  dix  hectares.  Des  écoles  agricoles  pri- 
maires et  supérieures,  des  écoles  spéciales,  des  conférences,  des 
bibliothèques  de  campagne,  des  cours  du  soir  distribuent  large- 
ment la  science  aux  paysans  :  ils  la  reçoivent  et  en  profitent 
sans  que  leurs  âmes  se  détachent  de  la  terre  (i). 

Mais  il  y  a  loin  des  bords  de  la  Baltique  à  ceux  de  la 
Garonne:  le  sol,  le  climat,  la  race,  l'histoire,  le  tempérament, 
le  traditionalisme,  la  religion,  les  tendances,  les  ambitions, 
les  rêves,  tout  est  différente  La  culture  scientifique  du  paysan 
gascon  demande  des  précautions  particulières*  On  parle  tous  les 
jours  d'organiser  sérieusement  l'enseignement  primaire  agri- 
cole et  rien  n'est  plus  nécessaire  5  il  nous  semble  qu'il  serait 
profitable  de  faire  entrer  à  l'école  et  dans  les  œuvres  post- 
scolaires quelque  chose  de  l'esprit  que  nous  nous  efforçons  de 
dégager. 

v 

e 
il 

I  Auest  pas  de  leçon  d'agriculture  où,  après  avoir  exposé  les 
acqiii's  ons  scientifiques  les  plus  récentes,  on  ne  puisse  rendre 
justiaulïela  valeur  des  pratiques  qui  constituent  la  vie  agricole 
teilemport'vécolier  l'a  sous  les  yeux.  Chacune  d'elles  a  coûté  bien 
des  icher  et  représente  une  expérience  millénaire.  Le  plus 
mod  répc  i^apitre  de  pathologie,  rempli  de  microbes  et  de 
toxii<(  \i  '\  t^  4icorps  et  de  complémens,  ne  permet-il  pas  de 
gloriu  ^^^\^^  a  rable  observation  clinique  de  nos  devanciers  .^*  Les 
jeunes  ci'i^,  rnt  volontiers  que  toute  la  science  est  née  d'hier,  et 
je  crains  que  l'école  primaire  ne  le  leur  laisse  croire  quelque- 
fois. Ce  serait  un  grave  danger  pour  la  vocation  que  nous  vou- 
lons défendre* 

On  vient  d'exposer  aux  écoliers  les  plus  avancés  le  phéno- 
mène de  la  sidération,  le  curieux  travail  des  bactéries  fixées  sur 
les  racines  des  légumineuses,  qui  arrêtent  au  passage  l'azote 
atmosphérique  et  le  font  entrer  dans  des  combinaisons  solubles 
dont  profiteront  les  cultures  suivantes.  Prévenons  l'enfant  de 
n'apporter  de  son  savoir  aucun  orgueil  à  la  maison,  car  sur  ce 

(1)  V AgrîculXure  danoise  et  ses  progrès.  Rapport   de  M,  Tisserand,   directeur 
honoraire  de  l'Agriculture,  1908. 


160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

point,  on  y  est  presque  aussi  savant  que  lui,  bien  que  ce  soit 
d'une  autre  manière.  Le  père  sait  que  le  blé  sera  beau  si  le 
trèfle,  la  luzerne  ou  les  fèves  l'ont  précédé  dans  le  champ.  Il 
tient  cela  de  son  père  qui  lui-même  le  tenait  du  sien.  La  science 
moderne  donne  du  phénomène  une  admirable  explication,  qui 
pourrait  bien  d'ailleurs  n'être  que  provisoire,  mais  la  découverte 
du  fait  pratiquement  intéressant  remonte  aux  Romains  et  est 
définitive. 

On  profile  d'une  chaude  journée  d'été,  où  les  plantes  souf- 
frent et  meurent  de  soif,  pour  dire  aux  enfans  que  l'homme 
peut  vaincre  la  sécheresse  et  leur  raconter  les  merveilleux  résul- 
tats obtenus  par  les  Américains.  On  leur  explique  comment  la 
terre  profondément  défoncée  emmagasine  l'eau  des  pluies  de 
l'hiver  oii  les  sarclages  superficiels  et  répétés  la  maintiennent. 
On  appuie  la  leçon  par  la  petite  expérience  des  deux  colonnes 
de  sucre,  reposant  sur  une  soucoupe  remplie  d'eau,  l'une  faite 
d'un  seul  bloc,  l'autre  d'une  série  de  morceaux  superposés  ;  l'eau 
monte  rapidement  dans  la  première  pour  s'évaporer  à  la  s,  rface, 
difficilement  dans  la  seconde.  Mais,  pour  que  la  leçon  so^-'ilcom- 
plète  et  féconde  dans  le  sens  que  nous  désirons,  il  es*i"vi3ces- 
saire  d'ajouter  que  le  fait,  si  bien  expliqué  par  la  sciemit  pétait 
parfaitement  connu  des  vieux  paysans  gascons,  co'  se  )  en 
témoignent  certains  usages  d'autrefois^  «^nir  ,' 

Quand  la  population  était  abondante  sur  les  b^tes  écce  la 
Gimone  et  de   l'Arralz,  petites  rivières  qui  descen^'-^  pla- 

teau de  Lannemezan,  les  grandes  métairies  louaietr.rjjdonitiers 
leurs  chaumes  aux  gens  du  village  qui  n'avaient  pas  de"'\^rres. 
Le  bail  était  verbal,  annuel,  à  moitié  fruits,  pour  la  culture  du 
maïs  et  des  haricots.  L'hiver  venu,  chacun  défonçait  sa  parcelle 
avec  la  bêche  plate  ou  palon.  Il  arrivait  même  que,  dans  les 
nuits  claires,  après  avoir  couvert  le  feu  et  éteint  le  careily 
toute  la  famille  s'alignait  sur  le  champ.  On  lançait  quelques 
appels  pour  signaler  sa  présence  aux  équipes  voisines  qui  ré- 
pondaient, et  puis,  dans  le  grand  silence  de  la  lune  baignant 
la  vallée,  on  n'entendait  plus  que  le  choc  des  sabots  sur  le 
fer  des  outils.  Pendant  l'été,  entre  les  lignes  où  les  plantes 
étaient  intercalées,  la  culture  se  continuait  par  de  nombreux 
sarclages  à  la  main.  Le  mauvais  vent  du  Sud,  V Autan  pourrait 
souffler,  il  n'aurait  pas  raison  des  maïs,  il  ne  tordrait  pas  leurs 
larges  feuilles  luisantes  en  cordes  lamentables.  On  n'expliquait 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  161 

pas  alors  à  la  petite  école  les  lois  de  la  capillarité,  mais  on 
savait  tout  de  même  que  défoneage  et  binage  valent  bien  des 
arrosages. 

Voici  des  enfans  très  lixés  sur  les  difïérens  types  de  terrains 
dont  on  leur  a  appris  les  noms  scientifiques.  Demandons-leur 
s'il  est  possible  de  reconnaître  la  nature  d'une  terre  sans  la  voir. 
La  question  les  ahurit  d'abord  et  ils  finissent  par  croire  qu'on 
se  moque  d'eux.  Leurs  grands-pères,  moins  embarrassés,  nous 
auraient  répondu  par  le  conte  de  l'aveugle  qu'ils  avaient 
entendu  bien  des  fois  : 

Il  était  une  fois  un  aveugle  dont  le  tils  voulait  acheter  deux 
champs,  l'un  pour  semer  du  chanvre,  l'autre  pour  planter  une 
vigne.  L'aveugle  dit  à  son  fils:  «  Ne  conclus  pas  le  marché 
avant  que  je  n'aie  vu  la  terre  des  deux  champs  ;  demain  je  mon- 
terai sur  l'àne  et  tu  m'y  conduiras.  »  Cependant  le  fils  se  disait 
tout  bas  :  ((  Comment  mon  père  verra-t-il  la  terre  des  deux 
champs  puisqu'il  est  aveugle.^  » 

Le  lendemain,  quand  on  fut  arrivé  au  premier  champ,  le 
père  dit  à  son  fils  :  «  Attache  l'âne  à  un  pied  de  yèble,  de  peur 
qu'il  ne  s'échappe,  »  et  le  fils  répondit  :  ((  Père,  je  n'en  vois  pas.  » 

Au  second  champ,  l'aveugle  dit  à  son  fils  :  «  Ramasse  des 
fleurs  de  genêts  pour  faire  de  la  tisane  à  la  vache  qui  est 
échauffée,  »  et  le  fils  répondit  :  «  Père,  je  n'en  vois  pas.  »  — 
«  Emportons  au  moins  un  bouquet  de  fougère  qui,  suspendu  au 
plancher,  permettra  le  soir  la  capture  des  mouches.  »  Mais  le 
fils  répondit  :  (c  II  n'y  a  pas  de  fougère  dans  le  champ.  » 

«(  Rentrons  à  la  maison,  dit  l'aveugle,  et  n'achète  pas  ces 
champs  qui  seraient  notre  ruine,  car  le  premier  n'est  pas  bon 
pour  le  chanvre,  ni  le  second  pour  la  vigne  puisque  le  yèble,  les 
genêts  et  la  fougère  n'y  croissent  pas  spontanément.  » 

L'école  doit  rester  en  contact  intime  avec  la  réalité  de  la  vie 
paysanne  qui  l'entoure,  et  son  enseignement  changera  de  carac- 
tère selon  que  dans  le  pays  l'homme  est  forestier,  vigneron,  ou 
semeur  de  blé.  Les  entretiens  journaliers  suivront  pas  à  pas  les 
travaux  de  la  saison,  —  le  conseil  en  a  été  déjà  donné  (I),  —  afin 
que  la  leçon  soit  plus  intéressante,  plus  pratique,  plus  saisis- 
sable.  Le  maître  y  verra  surtout  l'occasion  de  marquer  à  l'éco- 
lier   qu'il  partage   les    préoccupations  de    ses  parens,    qu'il  se 

(1)  Circulaire  du  4  janvier  1897. 

TOME  s.  —   1912.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réjouit  ou  s'attriste  comme  eux  du  soleil  et  de  la  pluie,  que  le 
souci  de  la  terre  est  vivant  dans  son  cœur,  qu'il  y  a  entre  l'école 
et  la  métairie  une  sensibilité  commune,  profonde,  sincère, 
familière,  qui  s'étend  aux  joies  et  aux  défaites  de  la  vie  agricole 
et  dont  l'expression  elle-même  devra  toujours  garder  un  carac- 
tère un  pou  paysan.  Les  moindres  nuances  sont  précieuses 
quand  on  veut  prendre  l'àme  de  l'enfant. 

La  succession  des  travaux  se  déroule  devant  lui,  attachée  à 
une  longue  série  de  préceptes,  de  dictons  et  de  proverbes  où 
tous  les  saints  du  calendrier  sont  employés.  A  coté  d'erreurs  et 
de  croyances  puériles  on  y  trouve  des  observations  dont  la  jus- 
tesse étonne,  quand  on  a  soin  de  ne  pas  les  sortir  du  canton, 
parfois  très  circonscrit,  auquel  elles  s'appliquent.  Dans  un  vil- 
lage, le  proverbe  conseille  de  semer  les  fèves  à  la  Saint-Michel, 
en  terre  tellement  sèche  que  le  grain,  à  peine  recouvert, 
u  devra  voir  le  bouvier  s'en*  aller,  ))et  celui  d'un  village  voisin 
d'attendre  l'Octave  des  Morts  : 

A  l'octave  des  Morts 
La  fève  n'a  pas  tort. 

Pourquoi  cette  ditïérence  entre  deux  communes  limitrophes.^ 
On  est  sur  de  trouver  dans  l'une  des  terres  très  argileuses  et 
imperméables  qui  sont  gâtées  par  les  labours  humides,  tandis 
que  les  terrains  argilo-calcaires  et  sablonneux  de  l'autre  les 
redoutent  beatucoup  moins.  Ne  sourions  donc  pas  de  ces  pauvres 
choses  qui  sont  la  sagesse  sentencieuse  des  anciens.  Ce  serait 
une  petite  injustice,  et  leur  mépris  rejaillirait  sur  toute  la  vie 
agricole  de  la  métairie. 

Il  faut  rester  très  attentif  à  toutes  les  contingences  qui 
entourent  le  petit  paysan,  et  le  patois  n'est  pas  une  des  moindres, 
(àrave  question  que  celle  du  patois  à  l'écoh',  qui  a  fait  couler 
beaucoup  d'encre,  et  ce  n'est  pas  fini.  Les  uns  l'en  chassent  tous 
les  jours  comme  fâcheux  et  même  ennemi,  les  autres  l'y  veulent 
conserver  et  soutiennent  que,  dans  les  pays  de  langue  d'oc,  il 
peut  beaucoup  servir  à  l'en.seignement  du  français;  il  est  pos- 
sible que  quelques  félibres  ardens,  —  le  soleil  du  Midi  explique 
toutes  les  ardeurs,  —  rêvent  de  lui  donner  la  première  place 
en  reléguant  le  français  à  la  seconde.  Nous  sommes  résolu- 
ment pour  que  le  patois  ne  soit  pas  exclu  de  l'école,  el  aux 
raisons   qu'en   ont   données   .ses   partisans   nous  en   ajouterions 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  103 

peut-èlro  quelques  autres,  celle-ci  par  exemple  que,  judicieuse- 
ment employé  dans  renseignement  agricole^  il  est  une  des  forces 
édiicatrices  les  plus  puissantes  dont  puisse  bénéficier  la  vocation 
du  petit  paysan. 

Restons  dans  la  réalité  :  il  n'y  a  qu'elle  qui  compte,  si  l'on  a 
le  souci  de  l'adaptation,  qui  est  le  secret  du  succès.  Le  patois  est 
la  langue  agricole  de  la  Gascogne.  C'est  de  lui  qu'on  se  sert  pour 
commander  les  animaux,  les  flatter  et  les  gourmander.  C'est  en 
patois  qu'on  sème  et  qu'on  moissonne,  qu'on  salue  les  épis 
lourds  «  qui  courbent  la  tête  comme  le  col  d'une  oie,  »  et  qu'en 
septembre  éclate  la  joie  triomphale  des  vendanges.  C'est  en 
patois  que  le  vin  nouveau  délie  les  langiies  pour  célébrer  la 
Angne  et  conseiller  aux  jeunes  de  la  planter  de  bon  plant, 

Comme  de  bonne  mère  il  faut  choisir  la  lille. 

Joies,  sentimens,  images,  tous  les  mouvemens  de  l'âme,  liés  aux 
travaux  agricoles,  sont  fixés  dans  des  mots  patois.  Quand  il 
s'agit  de  la  terre,  on  pense  en  patois,  comme  le  montre  une  petite 
expérience  que  nous  avons  faite  bien  souvent  et  qu'il  est  facile 
de  renouveter. 

On  expose  à  quelques  jeunes  paysans  une  question  de  science 
agricole.  On  s'applique  à  être  méthodique,  simple,  clair  ;  on 
revient  plusieurs  fois  sur  les  points  difficiles  ;  on  s'assure  que 
tout  est  bien  compris  par  les  auditeurs  attentifs.  Mais  ils  restent 
silencieux  et  graves.  On  reprend  la  leçon  en  s'aidant  du  patois. 
Les  visages  s'éclairent  :  les  remarques,  les  rétlexions  arrivent, 
même  les  objections.  C'est  de  l'allégresse.  Le  patois  a  accompli 
ce  miracle  de  transfigurer  la  science  sous  leurs  yeux  :  ils  la 
sentent  maintenant  faite  pour  eux,  ils  pourront  l'emporter  à  la 
maison,  la  garder  avec  leurs  habits  de  tous  les  jours,  en  parler 
et  s'en  servir.  L'instrument  de  luxe,  dont  on  se  méfiait  tout  «à 
l'heure,  est  devenu  un  outil  familier. 

La  leçon,  entièrement  faite  en  français,  pour  si  soigneuse- 
ment adaptée  qu'elle  soit,  reste  tout  de  même  distinguée, haute, 
lointaine.  Si  le  petit  pay.san  se  laisse  prendre  à  son  charme,  — 
ai  cela  arrive  souvent,  —  ce  sera  aux  dépens  de  la  métairie, 
qu'il  trouvera  pauvre,  mal  outillée,  arriérée,  grossière,  qu'il 
dédaignera  et  oubliera.  Il  y  sera  ramené  par  la  même  leçon,  s* 
le  patois  l'a  éclairée,  égayée,  adoucie  en  la  rendant  rustique, 
paysanne   comme  lui.  Certes,  nous   désirons   que   l'enfant   res- 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pire  à  l'école  un  air  chargé  de  science  ;  mais,  de  grâce,  qu'on 
y  mêle  toutes  les  senteurs  du  terroir,  si  l'on  veut  qu'il  soit 
vivifiant. 

Le  patois,  discrètement  employé,  aura  encore  cet  avantage 
de  préserver  l'enseignement  de  la  stérilité  verbale,  particulière- 
ment redoutable  ici,  comme  partout  où  il  y  a  une  langue  vul- 
gaire complètement  distincte  du  français.  Le  petit  Gascon  parle 
continuellement  patois  avec  ses  parens  et  il  entre  à  l'école  pour 
ap])rendre  le  français.  L'acquisition  des  mots  français,  surtout 
scientifiques,  est  une  conquête  qui  le  remplit  d'aise  et  facilement 
lui  suffit;  il  est  fier  de  les  prononcer  et  de  les  écrire,  il  croit  de 
bonne  foi  tenir  les  choses  qu'ils  recouvrent  :  il  met  dans  son 
grenier  des  sacs  vides  et  se  réjouit  comme  s'ils  étaient  pleins. 
Que  d'exemples  nous  pourrions  citer  !  Ainsi  le  mot  azote  revient 
assez  couramment  dans  la  conversation  des  jeunes  paysans  à 
cause  de  l'emploi  journalier  des  engrais,  et  nous  n'en  trouvons 
presque  aucun  chez  qui  il  réponde  à  une  réalité  saisie  par  l'es- 
prit. Il  est  pourtant  possible  de  mettre  dans  ces  humbles  cer- 
veaux des  notions  vraies  et  utilisables  sous  les  trois  vocables  qui 
désignent  les  principaux  gaz  de  l'atmosphère,  mais  à  la  condition 
d'employer  des  comparaisons  peu  scientifiques,  des  images  fami- 
lières et  certaines  explications  qui  ne  valent  qu'en  patois,  car 
c'est  ici  surtout  que,  comme  dit  Montaigne,  <^  où  le  Français 
n'arrive,  le  Gascon  y  peut  aller.  » 


VI 


Il  faut  parler  patois,  savoir  le  conte  de  l'Aveugle  et  bien 
d'autres,  les  proverbes,  les  chansons,  les  traditions  elles  légendes 
pour  pénétrer  la  mentalité  du  paysan  et  saisir  les  liens  secrets 
qui  l'attachent  à  un  métier  où  le  travail  est  dur,  sous  les  pluies 
et  les  vents  glacés  de  l'hiver,  sous  les  soleils  brùlans  de  l'été, 
avec  des  journées  de  quinze  heures,  des  nuits  sans  sommeil, 
dans  la  solitude,  loin  des  nouvelles  et  des  plaisirs,  et  pour  une 
rémunération  forcément  toujours  incertaine.  Ges  liens  seront 
peut-être  toujours  les  mômes.  Il  semble  difficile  que  l'esprit 
scientifique  puisse  satisfaire  entièrement  l'àme  paysanne  et  lui 
être  une  plénitude.  Il  est  entendu  que  les  paysans  seront  de 
plus  en  plus  instruits,  mais  chçz  eux  la  science  devra  accepter 


LA    VOCATIO^    PAYSAMNE    ET    l'kCOLE^..  105 

oorlains  voisinages  et  rcspectoi-  d'aulres  forces  ([ii'il  importe  de 
t^onnaitre. 

-Les  grêles,  qui  en  quelques  minutes  ruinent  les  espérances 
d'une  année  et  compromettent  pour  plusieurs  autres  les  vigne* 
et  les  arbres  fruitiers,  ne  sont  j)as rares  en  (îascogne,ni  lespluies 
persistantes  de  juin  qui  noient  la  tleur  du  blé  et  laissent  les  épis 
vides,  ni  les  grandes  invasions  de  Black-rot  et  de  Mildew  aux- 
quelles les  vignes  les  mieux  ((  ti-aitëes  »  ne  résistent  j)as.  Il  est 
curieux  d'observer  l'état  d'esprit  des  paysans  au  lendemain  du 
désastre.  La  conslfcnation  est  la  même  chez  tous,  mais  nim  pas- 
le  découragement,  ou  tout  au  moins  la  blessure  morale.  Les  plus- 
blessés  sont  certainement  les  plus  éclairés,  ceux  qui  conduisent 
scientifiquement  et  avec  succès  leur  travail,  et  qui  d'ailleurs  per- 
dront moins  que  les  autres,  car  ils  ont  su  s'assurer  largement, 
ils  sauront  se  retourner,  refaire  leurs  semis,  développer  leur 
élevage. 

Essayons  d'interpréter  cette  curieuse  constatation. Toutes  les^ 
industries  connaissent  les  risques  économiques  :  mévente,  crises 
de  main-d'œuvre,  cherté  de  la  matière  première,  et  l'agricultunv 
n'en  est  pas  à  l'abri.  Mais  les  risques  météorologiques,  qui  l'ac- 
cablent, ont  un  caractère  particulier.  Le  tisseur,  qui  mêle  sur 
son  métier  des  fils  de  coton  et  de  laine,  sait  qu'il  aura  une  étoile 
d'une  qualité  déterminée,  et  le  métallurgiste  produira  du  fer  ou 
de  l'acier  selon  la  formule  chimique  de  la  lave  incandescente  qui 
s'échappe  en  coulée  du  haut  fourneau.  Le  laboureur  n'est  pas. 
sûr  de  manger  le  pain  du  blé  qu'il  a  semé  selon  les  règles  d'uike 
science  précise,  et  le  vigneron,  qui  a  conduit  ses  raisins  à,  la 
cuve  au  prix  des  plus  scientifiques  efforts,  aura  peut-être  de  la 
piquette  au  lieu  du  bon  vin  qu'il  méritait. 

Le  paysan  traditionaliste  et  routinier  supporte  mieux  le 
désastre  parce  qu'il  trouve  dans  sa  vieille  mentalité  une  sorte  de 
fatalisme  héréditaire.  Le  paysan  moderne,  d'esprit  précis  et 
positif,  que  l'imprégnation  scientifique  de  l'école  a  développé, 
regrette  alors  de  n'avoir  pas  fait  autre  chose  comme  tel  de  ses 
camarades  qui  n'était  pas  plus  instruit  que  lui,  de  n'être  pas 
entré  dans  une  de  ces  carrières,  si  appréciées  en  France,  où 
l'effort  détermine  rigoureusement  le  succès,  c'est-à-dire  le 
payement,  où  l'on  voit  même  parfois  que  celui-ci  dépasse  de 
beaucoup  celui-là. 

Il  y  a  encore  une  autre  nuance,  inattendue,  pleine  d'intérêt. 


166  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  paysan  moderne  traite  sa  culture  comme  une  expérience 
scientifique,  il  en  a  établi  méthodiquement  les  conditions;  il  les 
a  maîtrisées  une  à  une,  et,  quand  l'accident  grossier  anéantit  du 
même  coup  les  profits  espérés  et  la  marche  triomphante  d'une 
expérience,  où  il  mettait  son  orgueil,  il  ressent  un  choc  parti- 
culièrement irritant.  Il  éprouve  une  soufi'rance  qui  est  épargnée 
à  ses  voisins.  Il  soufTre  un  peu  à  la  façon  de  celui  qui,  dans  un 
laboratoire,  et  sur  le  point  de  terminer  un  travail,  trouverait  ses 
ballons  brisés,  ses  cultures  souillées,  son  livre  d'observations 
détruit.  Le  traumatisme  porte  sur  certaines  parties  de  l'àme, 
restées  jusqu'ici  indifférentes  au  travail  de  la  terre  ;  il  est  par 
cela  même  plus  aigu,  plus  douloureux,  plus  décourageant. 

Il  l'est  d'autant  plus  que  la  métairie  est  un  laboratoire  qui  ne 
ressemble  pas  aux  autres,  et  que,  dans  l'espèce,  l'expérience 
agricole  a  contre  elle  trois  circonstances  aggravantes.  Elle  est 
longue,  puisqu'elle  demande  au  moins  une  année,  quelquefois 
davantage,  quand  il  s'agit  de  cépages  ou  d'assolemens  nou- 
veaux; elle  exige  une  avance  d'argent  assez  considérable,  et  ne 
se  poursuit  qu'au  prix  d'un  travail  pénible,  presque  douloureux  ; 
enfin  elle  devient  la  plus  criante  des  injustices  quand  elle  est 
brutalement  arrêtée  :  dans  ces  deux  vignes,  placées  côte  à  côte, 
la  récolte  a  été  emportée  par  la  gelée,  mais  le  vigneron  de  l'une, 
qui  est  un  paresseux,  ne  perd  que  deux  pièces  de  vin,  tandis  que 
son  voisin,  qui  n'a  ménagé  ni  son  temps,  ni  sa  peine,  ni  le 
fumier,  ni  l'engrais,  en  perd  quatre  fois  plus.  Le  plus  méritant 
est  donc  ici  le  plus  durement  frappé. 


VII 


La  vie  de  la  terre,  comme  celle  de  la  mer  pour  le  marin,  a 
toujours  exercé  sur  le  paysan  un  charme  poétique  et  religieux. 
11  frémit  au  premier  chant  du  coucou  qui  est  pour  lui  l'annon- 
ciateur des  sèves  printanières,  et  il  sent  la  mélancolie  de  l'au- 
tomne dans  ces  journées  déjà  sombres,  où  l'on  jette  le  grain  h 
la  hâte,  sous  un  ciel  bas,  que  traversent  les  appels  étranges  des 
grands  oiseaux  migrateurs.  Mais  on  peut  vivre  longtemps  avec 
lui  sans  s'en  douter:  il  cache  avec  soin  son  émotion  poétique 
comme  son  sentiment  leligieux  et  sa  croyance  au  devin.  La 
crainte  qui  le^ teinte  .ftst-  de  paraître  dupe,  et,  afin  d'en  prévenir 


LA    VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  167 

le  soupçon,  il  devient  souvent  moqueur.  Il  rit  de  celui  qui  se 
dissimule  le  long  des  haies  pour  gagner  la  maison  du  sorcier, 
et,  à  la  nuit,  il  ira  le  consulter  lui-même  ;  le  matin,  quand  la 
messe  sonne,  il  y  va  de  l'invariable  plaisanterie  sur  le  malin 
qui  aura  tôt  fait  de  gagner  sa  journée  et  il  a  payé  cette  messe 
pour  ses  morts  ;  il  traite  de  songe-creux  le  voisin  qui  s'attarde 
au  bout  du  sillon  pour  écouter  le  cihant  de  l'alouette  et  il  vient 
de  réciter  à  son  àme  la  strophe  ailée  et  joyeuse  que  le  vieux 
poète  patois  fait  monter  et  fait  chanter  dans  les  airs  (i). 

Devant  les  grands  spectacles  de  la  nature  son  émotion 
dépasse  la  poésie  et  devient  religieuse  :  les  deux  sentimens  com- 
munient dans  leur  origine  qui  est  le  mystère  universel  des 
choses.  La  succession  invariable  des  saisons,  les  phases  de  la 
lune  qu'on  croit  si  décisives  dans  la  germination  des  plantes, 
la  gloire  du  soleil  au  solstice,  que  saluent  des  feux  de  la  Saint- 
Jean,  sont  des  forces  depuis  longtemps  diivinisées.  Le  paysan 
que  nous  avons  sous  les  yeux,  quelles  que  soient  les  sources 
diverses  de  ses  lointaines  origines,  a  derrière  lui  un  atavisme 
terrien  qui  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Voilà  donc  des  mil- 
liers d'années  que  la  race,  aux  prises  avec  la  terre,  sent  confu- 
sément une  puissance  souverainement  créatrice  et  maternelle 
dans  le  rythme  annuel  de  son  inlassable  fécondité.  Loin  des 
rivages  grecs,  bien  des  hommes,  qui  n'ont  su  ni  la  dégager  de 
leurs  obscures  intuitions,  ni  la  personnifier,  ni  la  dénommer, 
ont  tout  de  même  senti  et  adoré  à  leur  manière  l'immortelle 
et  bienfaisante  Déméter.  Faut-il  s'étonner  qu'un  vague  pan- 
théisme subsiste  encore  sous  la  couche  épaisse  de  christianisme 
qui  l'a  absorbé  et  le  recouvre.^  C'est  probablement  ici  la  partie 
la  plus  profonde,  la  plus  intime  du  sentiment  religieux,  peut- 
être  la  plus  irréductible,  et  qui,  même  aux  jours  difficiles  de  la 
Révolution,  garda  ses  exigences. 

En  Lomagne  par  exemple,  sous  la  Terreur,   les  paysans  se 
passèrent    de    prêtres    pour    les    morts,    les    naissances  et  les 

(1)  Dastros,  poète  patois  de  la  fin  du  xvii*  siècle.  Ses  vers  sur  le  chant  des 
oiseaux  sont  un  petit  chef-d'œuvre  d'harmonie  imitative.  Voici  la  strophe  sur 
l'alouette  que  les  paysans  répètent  avec  des  variantes  : 

La  lauzeto,  per  lauza  Diou. 
Dab  soun  tiro  liro  piou  piou, 
Debez  Ion  ceou  dret  coum  uo  biro 
En  bet  tiro  lira  se  tiro, 
E  quan  nou  pot  mes  haut  lira 
En  bat  tourno  tiro  lira. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


mariages,  ou  s'accommodèrent  fort  bien  du  curé  constitu- 
tionnel. Mais  ils  restaient  troublés  à  l'endroit  de  la  Terre  et  se 
V43ulaient  garder  de  toute  impiété  envers  elle.  Quand  ils 
savaient  un  prêtre  caché  quelque  part,  ils  le  suppliaient  de 
v<;nir  la  nuit  bénir  leurs  champs  et  leurs  bestiaux.  D'un  vieux 
logis  qu'on  voit  encore,  tapi  sous  les  plantes  grimpantes, 
à  l'entrée  d'une  petite  gorge  qui  s'ouvre  sur  la  vallée  de  l'Arratz^ 
entre  Saint-Glar  et  Mauvezin,  un  prêtre  sortait  souvent  le  soir, 
suivi  d'un  enfant  qui  plus  tard  devait  raconter  ses  souvenirs.  On 
prenait  des  chemins  détournés  et  on  allait  fort  loin;  on  s'arrê- 
tait aux  croix  derrière  lesquelles  hommes  et  femmes  se  dissimu- 
laient agenouillés  et  on  récitait  les  prières  à  voix  basse;  parfois 
sur  une  alerte  on  se  jetait  dans  un  fourré;  on  descendait  sur 
ies  rivières  où  les  bestiaux,  laissés  à  dessein  dans  les  prairies, 
attendaient,  couchés  dans  l'herbe;  quand  l'enfant  tombait  de 
fatigue  et  de  sommeil,  un  paysan  le  chargeait  sur  ses  épaules  et, 
au  moment  voulu,  le  réveillait  d'une  secousse  pour  lui  faire 
marmotter  ses  réponses  latines. 

Telle  était  l'impression  produite  par  ces  nocturnes  bénédictions 
qjue  les  légendes  naquirent  vite.  Le  prêtre  dont  nous  parlons 
fut  un  jour  manqué  par  une  patrouille  qui  ne  trouva  dans  sa 
cachette  que  ses  ornemens  sacerdotaux.  Un  jeune  homme  s'en 
r<jvètit  et,  à  la  tête  de  ses  compagnons,  parcourut  procession- 
nellement  les  rues  de  la  petite  ville  voisine.  Le  lendemain,  il 
était  frappé  d'une  maladie  étrange,  qui  le  couvrait  d'ulcères,  et 
un  an  après,  jour  pour  jour,  il  mourait  en  proie  à  d'atroces  souf- 
frances. A  deux  lieues  de  là,  un  autre  prêtre,  ancien  religieux, 
qui  bénissait  lui  aussi  la  terre,  déroutait  tous  les  efforts  de  la 
police  :  on  résolut  de  le  prendre  par  trahison.  Un  meunier,  qui 
consentit  à  le  livrer,  l'envoya  chercher  par  son  fils  pendant  qu'il 
se  mettait  au  lit,  faisant  le  moribond.  La  confession  devait 
durer  assez  longtemps  pour  permettre  aux  gendarmes  d'arriver. 
Le  prêtre  accourut  sans  défiance,  mais  au  moment  où  il  s'ap- 
prochait du  lit,  il  se  trouva  que  le  faux  moribond  était  devenu 
un  vrai  mort. 

Il  est  possible  que  la  ruine  complète  de  l'idée  chrétienne,  en 
qui  se  sont  réfugiées  et  transformées  toutes  les  formes  anté- 
rieures et  durables  du  .sentiment  religieux,  entraînerait  celle 
des  vieilles  et  poétiques  survivances  panthéistes.  Si  jamais 
l'ùme  paysanne,   entièrement  vidée  de   tout  son  passé,   n'était 


LA    VOCATION    PAYSAIN.NE    ET    l'ÉCOLE.  ÎJS9' 

plus  accessible  qu'à  la  science,  la  terre  aurait  beaucoup  moius^ 
(le  prise  sur  elle.  Il  y  aurait  peu  de  vrais  paysans. 

Les  vrais  paysans  aiment  la  terre  pour  des  raisons  que  ki 
raison  ne  connaît  pas  entièrement.    On  peut  d'ailleurs  l'aimer 
autrement,  et  il  y  a   beaucoup  de  faux  paysans.  Le  capitaliste- 
qui  achète  une  vaste  propriété  comme   placement,  l'ingénieur 
qui  l'organise  et  la  dirige,  les  contremaîtres  qui  surveillent  le*f 
équipes  d'ouvriers,  les  travailleurs  qui  forment  ces  équipes,  sont 
pour  la  plui)art  de  faux  paysans.  Ils  aiment  la  terre  uniquement 
pour  des  raisons  claires,  et  une  comptabilité  exacte  règle  leurs, 
sentimens.  Los  vrais  paysan»^,  les  plus  rudes  et  les  [)lus  avare», 
ont  pour  elle   un  cœur  plein   de    faiblesse  :    c'est    toujours   la 
maîtresse  ensorcelante  dont   une  faveur  fait  oublier  plusieurs 
trahisons.  Qu'ils  possèdent  la  terre  ou  rêvent  de  la  posséder  et 
travaillent  à  réaliser  leur  rêve,  ils  l'aiment  d'un  amour  extrême^, 
ombrageux  et  exclusif.  Le  désir  des  sillons  que  l'on  n'a  pas  n'est 
pas  plus  âpre  que  l'amour  de   ceux  que  l'on   po.ssède.  Bien  des 
_gens,  qui  ont  quelque  intérêt  aie  faire,  veulent  séparer  les  deux 
sentimens  :  ils  prennent  chaque  matin  le  premier  pour  le  trans- 
porter sur  le  sommet  de  la  plus  haute  montagne,  et,  avec  le.>* 
paroles  éternellement  délicieuses  du  Tentateur,  ils  lui  montrent 
non  pas  les  .sols  pauvres  et  méprisés,  —  causses,  landes,  friches, 
garrigues,  —  mais   les  vallées    herbeuses  et   nourricières,    le.s 
pentes  ensoleillées  où  les  vendanges  mûrissent,  les  plaines  cou- 
vertes de  moissons.  Le  paysan  a  l'oreille  qui  s'ouvre  vite,  quand 
on  lui  parle  de  prendre  la  terre  ;  cependant  il  sous-entend  tou- 
jours que  la  prise  serait  suivie  d'une  entière  et  parfaite  posses- 
sion, telle  que   la  race  la  poursuit  en  lui  depuis   des  siècles, 
telle  que    l'évolution    économique    la    lui    donne    chaque  jour 
davantage,  possession  à  plein  effet  et  libre  jeu,  avec  le  droit  de 
vendre,   de   louer,   de   bailler  à   moitié   fruits,   de   transmettre 
héréditaireiment,   de    prêter    et    d'emprunter  dessus,  d'user  et 
d'abuser,  avec  tous  les  droits  anciens  et  de  nouveaux,  s'il  était 
possible.  Et  même  cette  possession   n'aurait  peut-être  pas  tout 
.son  attrait,  si  elle  s'étendait  à  tous,  si  l'on  ne  .se  .sentait  plus  à 
côté  de  soi  des  gens  qui  la  désirent  et  ne  l'ont  pas,  des  gens  qui, 
pour  éviter  la  fondrière   du  chemin   vicinal,  ne    peuvent  pas 
monter  .sur  le  talus  du  champ  en  bordure,  parce  qu'il  vous  plait 
de  les  arrêter,  de  les  exclure  de  votre  droit  souverain,  aussi  sou- 
verain sur  un    demi-arpent  que  sur  un  domaine  princier.  Et 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceci  est  encore  un  ravissement  pour  la  passion  d'égalité  qui 
nous  enivre  et  qui  s'accorde  si  bien  en  nous  avec  le  plaisir  d(i 
marquer  notre  supériorité  au  voisin. 

Il  est  des  idées,  qui  ont  besoin  de  se  déformer,  de  s'altérer 
profondément,  au  point  d'être  méconnaissables,  pour  pénétrer 
dans  le  tréfonds  de  la  mentalité  du  paysan,  à  moins  que  celle-ci 
ne  se  libère  des  lourdes  hérédités  qui  l'ont  faite  :  on  doit 
craindre  que,  du  même  coup,  elle  ne  se  détache  de  la  terre.  C'est 
une  très  vieille  chose  que  l'âme  paysanne  :  si  on  l'ouvre  à  cer- 
tains souffles  nouveaux,  on  risque  de  la  dissoudre.  C'est  la  mé- 
moire vivante  d'un  long  passé  douloureux  qui  cherche  l'apai- 
sement dans  la  plus  individualiste  des  revanches. 

Elle  est  remplie  en  effet  par  un  individualisme  forcené,  où  il 
entre  infiniment  d'orgueil,  par  un  sentiment  farouche  et  intrai- 
table à  la  façon  d'un  sentiment  religieux.  La  terre  est  pour  les 
vrais  paysans  l'objet  d'un  culte  et  d'une  foi,  d'une  vague  et  in- 
consciente religion  :  ils  y  mettent  toutes  leurs  ambitions  et  toutes 
leurs  énergies,  leur  âme  et  leur  vie.  Bien  que  leur  nombre 
diminue  chaque  jour,  ils  forment  encore  le  fond  même  de  la 
nation,  son  ossature,  son  cœur  et  ses  muscles,  notre  grande 
réserve  de  forces  physiques,  intellectuelles  et  morales.  Si  la  belle 
paysannerie  française,  thc  beantiful  french  peasantry,  comme 
disent  les  Anglais,  qui  nous  l'ont  plus  d'une  fois  enviée,  venait  à 
disparaître,  quelles  que  puissent  être  les  adaptations  futures,  le 
dommage  serait  sans  doute  incalculable. 

Ce  sont  ces  paysans  que  l'école  doit  s'appliquer  à  nous  con- 
server en  cultivant  soigneusement  les  vocations  naissantes  des 
petits  apprentis  qu'on  lui  confie.  Elle  n'y  parviendra  que  si  le 
maître  lui  apporte  des  qualités  très  personnelles.  On  ne  peut 
faire  aimer  la  terre  qu'à  la  condition  de  l'aimer  profondément 
soi-même.  11  ne  s'agit  plus  d'un  enseignement  où  il  suffit  d'être 
clair,  méthodique,  ingénieux  et  patient,  mais  d'une  culture 
morale,  où  chaque  parole  et  chaque  geste  doivent  être  appuyés 
par  le  rayonnement  de  l'âme. 

Osons  dégager  et  formuler  une  vérité  qu'entrevoient  tous 
ceux  qui  suivent  de  près  l'évolution  morale  de  nos  campagnes. 
Le  maître,  à  l'école  du  village,  ne  peut  être  éducateur  dans  le 
sens  de  la  terre  que  s'il  la  voit,  la  connaît  et  l'aime  avec  des 
yeux  et  un  cœur  de  paysan.  Que  les  plus  difficiles  et  les  plus 
délicats  se  rassurent  :  on  peut  être  paysan,  profondément  paysan. 


LA   VOCATION    PAYSANNE    ET    l'ÉCOLE.  171 

parler  facilement  patois,  au  besoin  manier  la  bêche,  avec  une 
bonne  culture  scientifique,  du  goùt  littéraire,  un  sentiment  très 
vif  de  la  poésie  de  la  nature,  une  véritable  élégance  intellec- 
tuelle et  morale.  Celle-ci  ne  se  mesure  pas  au  savoir  livresque, 
et  elle  reste  toujours  une  des  qualités  maîtresses  de  l'éducateur. 
Il  y  a  au  moins  un  reproche  qu'on  ne  pourrait  pas  faire  au 
maître  paysan,  c'est  d'être  un  esprit  primaire  au  sens  défavo- 
rable qui  semble  s'attacher  de  plus  en  plus  à  ce  mot,  puisque, 
si  je  ne  me  trompe,  et  pour  des  raisons  que  l'on  voit  sans  peine, 
il  serait  précisément  tout  le  contraire. 

Les  instituteurs  à  l'àme  paysanne  étaient  nombreux  autrefois, 
ils  le  sont  moins  aujourd'hui,  et  on  m'assure  qu'ils  deviennent 
chaque  jour  plus  rares,  ce  qui  est  extrêmement  regrettable.  Gom- 
ment les  recruter  et  les  former.^  C'est  une  question  grave,  diffi- 
cile, complexe,  délicate,  mais  non  pas  insoluble,  et  dont  on  peut 
bien  dire  qu'elle  n'est  pas,_  qu'elle  ne  sera  peut-être  pas  de  sitôt 
le  premier  souci  de  ceux  qui  s'occupent  le  plus  de  l'école.  Il  est 
des  milieux  où  l'on  provoque  un  véritable  étonnement  quand  on 
y  parle  du  maître  tel  qu'il  devrait  être  dans  une  école  villa- 
geoise, adaptée  selon  les  règles  d'une  bonne  méthode  scien- 
tifique. 

Les  exigences  de  ma  profession  me  conduisirent  un  jour  pour 
la  première  fois  dans  un  petit  village  de  la  plaine  qui  éparpille 
négligemment  ses  maisons  parmi  les  vergers.  Sous  le  soleil  de 
juin  les  champs  étaient  en  joie  et  les  cerisiers  rouges  de  fruits. 
Devant  l'école  un  homme  dételait  une  paire  de  vaches,  entouré 
d'enfans  dont  les  plus  grands  l'aidaient.  C'était  l'instituteur  qui, 
après  son  labour  matinal,  allait  commencer  sa  classe.  On  devine 
ma  curiosité.  Elle  amena  une  enquête,  qui  peu  à  peu  devint 
complète. 

Ce  maître  était  sorti  d'une  vieille  famille  de  métayers 
gascons,  qui  depuis  cent  vingt  ans  travaillait  la  même  métairie 
au  moment  où  son  père  l'acheta,  moyennant  une  somme  assez 
ronde,  enterrée  sous  le  lit  par  l'effort  de  quatre  ou  cinq  généra- 
tions. Le  métayei',  devenu  propriétaire,  voulut  faire  de  son  fils 
un  monsieur  et  il  en  fit  un  instituteur.  Mais  celui-ci  garda  tou- 
jours la  nostalgie  de  la  charrue  et  il  s'était  juré  qu'il  y  ramène- 
rait ses  trois  fils,  alors  âgés  de  moins  de  quinze  ans.  Il  avait 
pris  pour  cela  le  vrai  moyen  et  même  le  seul  ;  sur  quelques 
champs  loués,  il  travaillait  tous  les  jours  avec  eux  et  leur  mère, 


172  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  se  faisant  aider  parfois  de  toute  la  bande  des  écoliers.  Le  cas 
était  curieux.  Je  me  permis  de  le  signaler  et  d'en  montrer  le  bel 
intérêt.  J'aurais  voulu  une  récompense  pour  ce  rare  éducateur. 
On  me  répondit  que  ce  maître  était  très  méritant,  mais  qu'on 
jie  pouvait  pas  entrer  dans  mes  vues,  parce  qu'aux  examens  et 
«ux  inspections,  dans  les  réponses  et  les  cahiers,  les  élèves  de 
<ette  école  ne  se  montraient  pas  supérieurs  en  agriculture  à  ceux 
des  écoles  voisines.  Evidemment  nous  ne  nous  comprenions  pas. 
Mon  protégé  n'a  pas  eu  d'autre  récompense  que  la  réalisation 
«le  son  rêve.  Il  est  maintenant  à  la  retraite  et,  avec  ses  trois  fils, 
il  laboure  les  champs  paternels.  La  Gascogne  lui  doit  certaine- 
ment bien  d'autres  laboureurs. 

La  terre,  qui  nous  nourrit,  est  la  principale  source  de  notre 
richesse  et  de  notre  puissance,  elle  est  au  premier  rang  des  in- 
fluences qui  ont  déterminé  la  personnalité  morale  de  la  France 
et  façonné  le  génie  national.  L'école,  malgré  de  très  louables 
efforts,  ne  fait  pas  son  devoir  envers  elle,  et  nous  avo7is  essayé 
de  montrer  les  erreurs  qui  l'en  empêchent.  C'est  une  erreur  de 
penser  que  la  même  formation  peut  donner  à  Paris  et  à  la  pro- 
vince, à  la  ville  et  au  village,  l'instituteur  qui  leur  convient,  que 
le  choix  du  métier  et  la  vocation  se  confondent  et  qu'il  suffit 
d'enseigner  l'un  pour  faire  naître  et  développer  l'autre  ;  c'est  une 
erreur  de  croire  qu'on  peut  faire  aimer  la  terre  sans  la  con- 
naître à  fond  et  l'aimer  profondément  soi-même  et  que,  pour 
rester  un  maître  paysan,  on  doive  renoncer  à  la  distinction  intel- 
lectuelle. Ces  erreurs  ont  un  caractère  commun,  une  marque 
d'origine  où  l'on  reconnaîtra  le  goût  de  l'unité  et  l'esprit  aprio- 
riste  du  rationalisme.  L'expérience  complète  et  sincère  de  la 
réalité,  la  patiente  soumission  à  cette  expérience,  fondemens 
d'une  autre  philosophie,  nous  donneraient  de  meilleurs  résultats. 
Sur  la  mince  tranche  de  vie  que  nous  venons  d'étudier,  l'esprit 
€t  la  méthode  rationalistes  aboutissent  à  un  véritable  échec. 

D''  Emmanuel  Labat. 


ÉPOPÉES  AFRICAINES 


Après  avoir  lu  mon  livre  A  travers  r Afrique,  un  ami  me 
disait  un  jour,  écrasé  par  la  quantité  des  actes  héroïques  de  nos 
tirailleurs  :  «  Ne  m'en  racontez  plus,  je  croirais  à  la  fin  que  vous 
les  inventez.   » 

Je  n'invente  pas.  Chaque  jour  voit  se  produire  un  de  ces  faits 
dignes  d'être  enregistrés  par  l'histoire,  et  que  nul  ne  connaît. 

Sait-on  seulement  le  chiffre  des  pertes  que  l'armée  noire 
subit  en  un  an  ? 

Nous  nous  plaisons  en  France  à  répéter  que  la  période  de 
conquête  est  terminée,  sans  nous  douter  que  tous  les  jours  on  se 
bat  dans  cette  brousse  lointaine,  et  qu'on  y  meurt.  Pour  ne 
parler  que  des  dernières  années,  les  pertes  ont  été  en  1908  de 
341  hommes,  en  1909  de  417,  en  1910  de  534  ;  et  de  138  dans  les 
trois  premiers  mois  de  1911. 

Ces  chiffres  ont  leur  éloquence,  ils  se  passent  de  commen- 
taires; mais  lorsque  je  regarde  ce  monceau  de  gloire,  des  noms 
d'amis  en  jaillissent,  noms  d'officiers  ou  de  simples  tirailleurs, 
inséparables  les  uns  des  autres,  car  marsouins  et  tirailleurs  ne 
l'ont  qu'un.  L'union  des  hommes  et  de  leurs  officiers  est  telle, 
que  parler  des  premiers,  c'est,  parler  des  seconds. 

Certes,  la  bravoure  de  nos  tirailleurs  est  innée;  ils  l'ont  dans 
le  sang.  Mais  il  ne  faut  pas  conclure,  et  j'ai  entendu  faire  c^tte 
supposition,  que  leur  bravoure  est  indépendante  du  chef  qui  les 
commande,  que  d'eux-mêmes  ils  accom[)lissent  des  prodiges. 

Il  en  est  de  l'armée  noire  comme  de  toutes  les  armées  ;  le 
chef  est  indispensable,  et  surtout  le  chef  français.  Mieux  que 
tout  autre,  le  Français  inspire  à  ses  hommes,  avec  l'admiration, 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'attachement  absolu  qui  double  leur  valeur.  Le  propre  de  rânic 
française  est  de  communiquer  les  vertus  qu'elle  porte  en  elle, 
d'engendrer  le  dévouement  jusqu'à  l'héroïsme. 

Cet  Anglais  s'en  rendait  compte,  lorsqu'il  me  disait:  «  Si 
nous  avions  vos  tirailleurs  et  vos  officiers,  toute  l'Afrique  serait 
à  nous  depuis  longtemps.  »  Il  ne  séparait  pas  les  chefs  de  leurs 
hommes,  et  il  avait  raison.  C'est  aux  premiers  que  nous  devons 
les  seconds,  aux  premiers  et  aux  sous-officiers  à  qui  incombent 
presque  toujours  des  devoirs  et  des  responsabilités  d'officiers. 

Il  ne  faut  pas  que  mes  récits,  que  mon  admiration  pour  no.s 
tirailleurs  diminuent  le  rôle  de  leurs  officiers.  Si  brave  que  soit 
une  troupe,  elle  ne  peut  rien  sans  son  chef,  en  dépit  de  l'affir- 
mation de  Tolstoï  :  «■  Le  soldat  est  tout  dans  le  combat.  »  Le  seul 
vrai  principe  sera  toujours  celui  de  Napoléon  :  ((  Le  chef  est  tout.  » 

((  Pendant  la  guerre  de  Grimée,  raconte  le  colonel  Ardant  du 
Picq,  un  jour  de  grande  action,  au  détour  d'un  des  nombreux 
remuemens  de  terre  qui  recouvraient  le  sol,  des  soldats  de 
deux  partis  opposés  se  trouvèrent  inopinément  face  à  face,  à  dix 
pas.  Saisis,  ils  s'arrêtèrent  ;  puis,  comme  oubliant  leurs  fusils,  se 
jetèrent  des  pierres,  tout  en  reculant.  » 

Un  autre  épisode,  analogue  et  plus  récent,  est  rapporté  par 
le  général  Yan  Hamilton,  détaché  à  l'état-major  du  général 
Kuroki  pendant  la  guerre  de  Mandchourie. 

Le  général  Hamilton  visitait  la  colline  emportée  d'assaut  par 
le  général  Okasaki,  au  combat  du  Cha-ho  ;  il  engagea  la  conver- 
sation avec  un  soldat  japonais  ayant  participé  à  l'attaque.  Ce 
dernier  avoua  ne  s'être  battu  ni  à  coups  de  fusil,  ni  à  coups  de 
baïonnette,  mais  à  coups  de  pierres.  Et  le  général  lui  en  deman- 
dant la  raison,  le  soldat  répondit  que,  sur  le  moment,  ce  mod«( 
de  combat  avait  paru  le  plus  simple. 

Il  est  incontestable  que  ces  hommes,  aussi  bien  en  Mandchou- 
rie qu'en  Grimée,  ont  eu  un  instant  d'affolement.  Mis  brusque- 
ment en  face  les  uns  des  autres,  à  bout  portant,  aucun  d'eux 
n'a  osé  tirer  le  premier,  appréhendant  de  déterminer  par  son 
geste  celui  de  l'adversaire.  Ils  étaient  si  près  que  les  balles  ne, 
devaient  pas  manquer  leur  but,  «lu  moins  ils  se  le  figuraient  ; 
et  pour  se  distraire  de  leur  fusil,  pour  distraire  l'ennemi  {\u 
sien,  pour  occuper  le  temps,  et  se  donner,  en  somme,  la  pos- 
sibilité de  reculer,  ils  se  lançaient  des  pierres. 

A  quelle  cause  attribuer  cette  défaillance  d'hommes  éminem- 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  175 

ment  braves?  La  réponse  est  facile,  elle  est  contenue  dans  le  récit 
détaillé  des  deux  combats.  Ces  soldats,  séparés  de  leur  groupe 
par  la  furie  de  l'attaque,  se  sont  trouvés,  des  deux  côtés,  privés  d^e 
leur  chef,  sans  officier  pour  les  enlever.  Leur  éd'iication  mili- 
taire n'a  pu  triompher  de  l'elYet  produit  par  l'apparitiion' soudaine 
d'un  danger  redoutable  ;  brusquement,  la  mort  s^est  dressée 
devant  eux;  ils  ont  été  l'homme  primitif  revenant  aux  armes 
primitives.  Ils  l'ont  été  durant  une  minute,  le  tetnps  qu'une 
troupe  apparût  conduite  par  son  chef  et,  se  portant  au  secours 
d'un  des  partis,  décidât  l'autre  à  la  fuite.  Mais  cette  minute  a 
existé,  et  cet  exemple  suffit  pour  démontrer  l'erreur  de  la  théorie 
de  Tolstoï  :  «  Le  soldat  est  tout  dans  le  combat.  » 

Ce  qui  est  vrai  en  Europe  reste  vrai  en  Afrique. 

La  bravoure  de  nos  tirailleurs  est  admirable,  est  folle;  tou- 
tefois, si  elle  atteint  ce  paroxysme  qui  l'élève  jusqu'aux  sublimes 
dévouemens,  c'est  grâce  à  la  présence  du  «  blanc.  »  Les  Souda- 
nais sont  des  hommes,  plus  près  encore  de  la  nature  que  les 
Européens  ;  livrés  à  eux-mêmes,  ils  auraient  peut-être  des  re- 
tours vers  «  le  caillou,  »  comme  les  civilisés  de  Grimée  et  de 
Mandchourie. 

Cette  bravoure  de  nos  noirs  est  faite  d'honneur  et  de  fierté 
de  race;  cependant,  on  ne  trouverait,  dans  leurs  combats,  anté- 
rieurement à  notre  domination,  aucun  de  ces  actes  qui  sont  la 
monnaie  courante  dont  ils  paient  aujourd'hui  notre  affection. 

En  1908,  dans  la  Sassandra,  le  caporal  Gogué  Diara,  seul 
avec  quelques  hommes,  cerné,  pressé  par  l'ennemi,  arrive  à  lui 
arracher  le  corps  de  son  lieutenant  qui  vient  d'être  tué.  Il  eût 
certainement  abandonné  le  corps  d'un  de  ses  camarades. 

Un  an  plus  tard,  à  la  Côte  d'Ivoire,  dans  le  Baoulê,  il  faut 
cinq  blessures  pour  l'arrêter  ;  il  ne  tombe  qu'après  avoir  eu  la 
cuisse  traversée,  le  péroné  fracturé,  et  après  avoir  reçu  trois 
balles  dans  la  jambe  et  le  pied.  Son  sang  bambara  est  le  prin- 
cipal mobile  de  sa  valeur,  mais  il  lutte  jusqu'au  bout  parce 
qu'il  veut  être  digne  du  blanc  qui  le  commande  et  en  mériter 
l'admiration,  parce  qu'en  se  battant,  il  défend  la  vie  de  son  chef. 

Dans  ce  même  Baoulé,  pendant  la  même  période  de  répres- 
sion, à  la  prise  de  Kami,  le  lieutenant  Kaufman  demande  un 
homme  pour  reconnaître  une  palissade  qui  semble  déserte, 
mais  d'où,  un  moment  plus  tôt,  est  partie  une  fusillade  terrible. 

Le  premier,  parmi  plusieurs  autres.  Baba  Tourése  présente. 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

II  part,  il  se  dissimule,  il  rampe  à  travers  la  brousse.  Le  voilà 
tout  près  de  la  palissade.  Rien  ne  bouge.  Il  avance  encore  un 
peu,  il  parvient  au  pied  des  palanques,  il  se  soulève,  regarde. 
Pas  un  homme.  La  position  est  évacuée.  A  l'instant  où  il  va 
crier  la  bonne  nouvelle,  sa  voix  s'arrête;  à  gauclie  à  20  mètres, 
une  tranchée  est  remplie  d'ennemis.  Les  fusils  sont  braqués  sur 
lui.  Qu'il  reste  immobile,  muet,  les  indigènes  ne  tireront  pas, 
afin  de  ne  pas  dévoiler  leur  embuscade.  Il  n'hésite  pas,  et  pour 
mieux  indiquer  à  son  chef  la  direction  d'où  vont  partir  les 
balles  à  son  adresse,  il  met  lui-même  enjoué  ceux  qui  le  visent, 
et  tire  le  premier. 

Vingt  détonations  retentissent,  il  tombe  grièvement  blessé. 
Tout  à  l'heure  les  ennemis  s'empareront  de  lui,  le  mutileront; 
qu'importe!  Son  officier  est  averti.  Et  il  soulève  sa  tête  au-dessus 
des  herbes  pour  donner  un  dernier  regard  à  ceux  qu'il  a  sauvés. 
Que  voit-il. »>  Le  lieutenant  vient  de  commander:  En  avant!  Il  ne 
s'imagine  pas  que  c'est  pour  aller  à  son  secours  ;  il  se  dit  qu'il 
n'a  pas  été  compris,  que  son  officier  va  tomber  dans  l'embus- 
cade; il  doit  compléter  son  renseignement.  Rassemblant  ses 
forces,  il  se  dresse,  et  debout,  s'offrant  en  cible  à  l'ennemi, 
avant  de  retomber,  il  a  le  temps  de  s'écrier  : 

—  Avancez  pas,  y  en  a  sauvages! 

Brave  petit  tirailleur;  à  cent  cinquante  ans  de  distance,  il 
rééditait  le  cri  sublime  :  «  A  moi,  d'Auvergne,  voilà  l'ennemi!  ))Il 
ne  connaissait  pas  l'héroïsme  de  d'Assas,  il  en  avait  le  cœur.  Mais 
si  son  lieutenant  n'avait  pas  été  là,  aurait-il  jeté  son  cri  d'alarme.'* 

La  France  pour  lui,  c'est  l'officier  qui  a  su  se  faire  aimer  en 
même  temps  que  se  faire  admirer.  Le  drapeau  de  nos  tirailleurs, 
c'est  celui  de  leur  officier,  c'est  leur  officier  lui-même. 

LA    RETRAITE   DE    ZINDER 

Le  Tchad!  nom  magique,  fascinateur  !  Qui  n'a  rêvé  du  lac 
inconnu  au  centre  de  l'Afrique.»^ 

Le  Tchad!  Pendant  longtemps,  il  a  brillé  devant  les  yeux  à 
la  façon  des  mirages  évanouis  avant  d'être  touchés!  Il  semblait 
même  à  l'explorateur,  lorsque  ces  mirages  se  levaient  sur  sa 
route,  qu'ils  avaient  été  lancés  par  le  grand  lac  dont  ils  devaient 
être  un  refiet  ;  ils  disparaissaient,  renaissaient  et  reculaient  sans 
cesse  pour  l'attirer  vers  l'eau  mystérieuse. 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  177 

Le  Tchad!  Le  colonel  Monteil  le  vit  en  1893.  Son  retour  fut 
celui  d'un  vainqueur.  Le  Tchad  n'était  plus  inaccessible.  Vers 
lui  convergèrent  alors  toutes  les  expéditions;  il  devint  le  point 
de  jonction  désigné  entre  nos  possessions  du  Congo,  de  l'Algérie 
et  du  Soudan.  En  1898,  il  fut  atteint  sur  sa  rive  orientale  par  le 
lieutenant  Gentil  parti  du  Congo  ;  la  même  année,  deux  missions^ 
se  mettaient  en  route  de  l'Algérie  et  du  Soudan  pour  y  arriver, 
l'une  par  le  Nord,  l'autre  par  l'Ouest;  la  première,  celle  de  Fou- 
reau-Lamy,  était  une  véritable  colonne  ;  la  deuxième,  celle  du 
capitaine  Cazemajou,  comptait  seulement  quelques  hommes. 

Le  capitaine  Cazemajou  avait,  en  effet,  quitté  Say,  n'emme- 
nant avec  lui  que  18  tirailleurs  et  l'interprète  Olive. 

Cette  escorte  était  suffisante  pour  traverser  l'Afrique;  le 
colonel  Monteil  l'avait  prouvé.  Toutefois,  une  mission  ne  réussit 
dans  de  semblables  conditions  que  par  la  diplomatie,  l'habileté 
de  son  chef.  Il  faut  connaître  à  fond  le  caractère  des  noirs,  ne 
pas  faire  une  faute,  ne  pas  commettre  une  imprudence.  Le  capi- 
taine Binger,  lui  aussi,  en  1887,  était  allé  presque  sans  escorte 
du  Soudan  à  la  Côte  d'Ivoire;  en  1893,  le  capitaine  Marchand 
avait  réalisé  le  même  exploit,  en  sens  inverse  et  par  une  autre 
route;  mais  Monteil,  Binger  et  Marchand  étaient  des  spécialistes 
de  l'Afrique.  Le  capitaine  Cazemajou  ignorait  le  Soudan,  il  y 
venait  pour  la  première  fois,  son  entreprise  était  hasardeuse. 

Jusqu'à  la  région  de  Demaghara,  il  ne  rencontre  aucune  dif- 
ficulté. Dans  ce  pays,  il  est  même  bien  accueilli  par  les  Haous- 
sas,  intelligens,  commerçans,  et  d'un  naturel  assez  pacifique. 
Pourtant,  des  bruits  alarmans  circulent  ;  on  lui  dit  de  se  méfier 
du  sultan  Ahmadou  peu  disposé  h  le  laisser  passer. 

Il  ne  s'inquiète  pas  de  ces  racontars  et  poursuit  sa  route. 

L'hivernage  n'est  pas  encore  commencé,  les  herbes  sont 
desséchées  par  le  soleil,  ou  brûlées  par  les  indigènes,  mais  le 
pays  est  riche.  Autour  des  villages,  les  terres  sont  défrichées; 
champs  de  mil,  champs  de  cotonniers  attendent  les  premières 
pluies  pour  reverdir.  Chaque  jour,  à  l'étape,  les  vivres  sont 
abondans,  et,  chaque  soir,  Cazemajou  s'endort,  confiant  dans  le 
lendemain. 

Le  4  mai,  il  arrive  en  vue  de  Zinder.  La  grande  cité  noire  du 
Sahara  se  profile  sur  l'horizon.  Au-dessus  des  hautes  murailles 
se  dressent  les  minarets  de  ses  mosquées,  les  toits  de  ses  palais, 
çà  et  là,  quelques   arbres  émergent,   une  masse    imposante   et 

TOME    X.    —    1912.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sombre  domine  cet  ensemble  confus,  c'est  une  colline  de  rochers 
enfermée  dans  la  ville.  Le  soleil  est  déjà  bas,  ses  rayons  obliques 
illuminent  les  faites,  et  découpent  sur  le  ciel  les  contours  des 
édifices,  au  pied  desquels  l'enceinte  forme  un  ourlet  d'ombre. 

Quelques  cavaliers  venus  au-devant  de  la  colonne  caracolent, 
le  burnous  flottant;  ils  ont  apporté  à  Gazemajou  l'invitation  à 
camper  hors  de  la  ville,  lui  seul  sera  admis  auprès  du  Sultan. 

Sur  un  mamelon,  à  1  200  mètres  de  Zinder,  le  capitaine 
installe  le  bivouac;  il  est  trop  tard  pour  rendre  visite  le  soir 
même  au  sultan  Ahmadou. 

Déjà,  dans  le  crépuscule,  les  maisons  s'aplatissent,  se  nivellent, 
ne  forment  plus  qu'un  pèle-mèle,  une  confusion  de  cubes  lourds, 
de  blocs  blanchâtres,  à  peine  estompés  sur  l'étendue  de  la 
brousse;  tout  se  fond  dans  l'air  gris;  les  cavaliers  au  burnous 
flottant  ont  franchi  les  murs  de  la  ville,  la  plaine  est  silencieuse. 

Au  cours  de  la  soirée,  le  capitaine  Gazemajou  se  félicite  de 
cette  prise  de  contact  avec  Zinder  :  le  Sultan  n'a  pas  les  mau- 
vaises intentions  qu'on  lui  prêtait,  s'il  avait  voulu  arrêter  la  mis- 
sion, il  l'aurait  attaquée  immédiatement;  il  ne  tient  pas  à  ce 
que  les  tirailleurs  pénètrent  dans  la  ville,  rien  n'est  plus  natu- 
rel; il  craint  d'effrayer  la  population,  peut-être  de  se  donner 
une  apparence  de  soumission  aux  blancs. 

L'interprète  ne  répond  rien  à  ces  hypothèses.  Son  regard  se 
porte  des  tirailleurs  accroupis  devant  un  feu  à  la  sentinelle  qui 
veille  en  avant  du  campement,  et  ce  regard  traduit  clairement 
la  crainte  d'une  attaqué.  Le  capitaine  trouve  son  compagnon  trop 
pessimiste.  Néanmoins,  il  appelle  le  sergent  Samba  Taraoré  et  lui 
fait  des  recommandations  pour  la  nuit.  Gelui-ci  hoche  la  tête. 

—  Mon  capitaine,  ces  gens-là  y  a  pas  bons. 

Le  caporal  Kouby  Keita,  avec  la  familiarité  des  tirailleurs, 
résultat  de  leur  confiance  et  de  leur  affection,  s'est  approché,  et 
appuie  l'affirmation  du  sergent. 

—  Ges  gens-là  y  a  pas  bons.  Toi  n'as  pas  besoin  de  voir  le 
Sultan  demain. 

Gazemajou  hausse  les  épaules  : 

—  Et  pourquoi.»^ 

—  Ça  manière  de  sauvages  pour  te  prendre. 

Samba  et  Kouby  Keita  insistent  :  ils  ont  entendu  parler  les 
Haoussas,  ils  savent  que  le  Sultan  ne  veut  pas  permettre  aux 
blancs  de   passer  chez  lui.  Zinder  est  la  plus  grande   ville  du 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  IID 

Soudan,  olle  renferme  des  richesses  incalculables  pour  le  pays, 
des  maisons  qui  sont  des  palais  !  C'est  ici  que  se  concentre  tout 
le  commerce  des  caravanes  venues  du  Nord  !  Ahmadou  ne  serait 
plus  le  Snltan  tout-puissant  s'il  n'empêchait  les  Européens  de 
fouler  sa   terre  ;   il    perdrait  son   nom,  il  perdrait    sa   fortune, 

Gazemajou  ne  se  laisse  pas  influencer  par  ces  paroles.  Certes, 
cette  ville  est  importante,  elle  doit  compter  au  moins  20000  âmes, 
son  enceinte  crénelée  a  plus  de  5  kilomètres  de  tour;  et  ce 
qu'on  rapporte  de  sa  richesse  est  probablement  exact;  mais  tous 
les  voyageurs  ont  rencontré  sur  leur  chemin  des  cités,  sinon 
aussi  florissantes,  au  moins  aussi  puissantes  ;  Binger  est  entré 
à  Kong,  Monteil  à  Kouka;  le  lieutenant  de  vaisseau  Boiteux,  avec 
6  Européens  et  12  tirailleurs,  a  pris  Tombouctou  !  Pourquoi 
suspecter  la  bonne  foi  du  Sultan  ?  Si  celui-ci  est  encore  indé- 
cis, un  coup  d'audace  lui  en  imposera. 

Le  jour  se  lève  ;  nulle  attaque  n'a  troublé  la  nuit.Cazemajou, 
heureux  et  confiant,  regarde  le  vent  dissiper  les  nuées  matinales, 
les  minarets  sortir  de  l'ombre,  la  ligne  des  toits  se  préciser  et 
mettre  sur  l'horizon  des  dentelures.  Il  aspire  cette  odeur  un  peu 
acre  exhalée  par  les  herbes  brûlées  que  la  nuit  a  mouillées  de 
rosée,  cette  odeur  caractéristique  de  l'aurore  africaine,  et  qui 
reste,  pour  ceux  qui  l'ont  connue,  l'odeur  évocatrice  de  la  brousse ,^ 
l'odeur  de  l'Afrique. 

La  ville  à  contre-jour  n'est  encore  qu'un  amas  d'ombre;  elle 
se  détache  comme  un  ilôt  noirâtre  sur  la  mer  ensoleillée  des 
champs  environnans;  elle  semble  dormir  encore.  Pourtant,  les 
portes  se  sont  ouvertes,  les  cavaliers  de  la  veille  galopent  vers 
le  campement,  ils  viennent  chercher  le  chef  de  la  Mission. 

Le  sergent  Samba  Taraoré  fait  prendre  les  armes  à  l'escorte; 
il  s'approche  du  capitaine  et  renouvelle  sa  prière. 

—  Mon  capitaine,  toi  n'as  pas  besoin  d'aller  là-bas. 
Gazemajou    fait   signe    à    l'interprète   Olive  et  se  dispose  à 

accompagner  les  envoyés  d'Ahmadou.  Samba  e.st  devant  lui. 

—  Alors,  mon  capitaine,  tous  les  tirailleurs  y  a  partir  avec  toi. 
Gazemajou  lui  donne  l'ordre  de  l'attendre.  Avec  l'interprète 

Olive,  il  descend  vers  la  ville. 

Du  sommet  du  mamelon,  Samba  et  le  caporal  Kouby  Keita, 
l'arme  au  pied,  liés  au  convoi  par  la  consigne,  regardent  s'éloi- 
gner leur  officier.  Le  capitaine  approche  du  grand  tata,  il  fran- 
chit la  porte,  on  ne  le  voit  plus...  Samba  et  Kouby  demeurent 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  yeux  fixés  sur  cette  tache  sombre  qui  dans  le  mur  marque 
l'entrée  de  Zinder. 

Tout  à  coup,  ils  tressaillent;  là-bas,  des  cris  s'élèvent.  Est-ce 
que  ce  sont  des  acclamations  en  l'honneur  des  blancs?  N'entend- 
on  pas,  au  milieu  de  ces  cris,  la  voix  du  capitaine.!^ 

Maintenant  des  hurlemens  passent  par-dessus  l'enceinte.  Ces 
hurlemens  ont  un  accent  de  triomphe.  Et  voilà  des  cavaliers  qui 
se  précipitent,  clamant  leur  victoire  :  les  blancs  sont  morts;  que 
leurs  hommes  s'en  aillent. 

Le  sergent  ne  peut  douter  de  la  vérité  de  cette  nouvelle. 
C'est  bien  l'appel  de  son  officier  qui,  tout  à  l'heure,  est  venu 
jusqu'à  lui  ! 

A  peine  entré  dans  la  ville,  Cazemajou  a  été  a.ssommé  à  coups 
de  bâton  avec  son  interprète. 

Le  capitaine  e.st  tué,  mais  les  tirailleurs  n'abandonnent  pas 
leur  chef,  même  quand  il  est  mort.  Il  leur  faut  le  corps  de  leur 
officier.  Sans  hésiter.  Samba  Taraoré  dit  au  caporal  Kouby  Keita 
de  garder  le  campement,  et  avec  un  homme  il  se  dirige  vers 
Zinder. 

Saisi  aussitôt  et  conduit  devant  le  Sultan,  il  exige  de  lui  les 
cadavres  de  ses  chefs.  Ahmadou,  dans  un  éclat  de  rire,  ordonne 
d'enchainer  les  audacieux. 

Près  du  convoi,  le  caporal  attend  toujours  le  retour  du  ser- 
gent. Il  devine  que  Samba  est  prisonnier.  A  son  tour  de  prendre 
le  commandement.  Sur  son  ordre,  les  tirailleurs  construisent  un 
retranchement  ;en  quelques  minutes,  des  abris  sont  creusés,  les 
ballots  du  convoi  renforcent  les  parapets,  forment  des  barri- 
cades. En  face  des  murailles  de  Zinder,  hautes  de  8  mètres,  abri- 
tant des  centaines  de  guerriers,  se  dessine  sur  la  colline,  comme 
un  trait  d'ombre,  la  ligne  mince  de  la  tranchée  des  16  tirailleurs. 

Kouby  Keita  n'a  pas  l'intention  de  s'en  tenir  à  la  défensive  ; 
il  veut  son  sergent  et  les  corps  de  ses  officiers. 

Dans  les  indigènes  du  convoi,  il  choisit  un  interprète  et 
l'envoie  porter  son  ultimatum  au  Sultan  :  <(  Si  les  prisonniers  ne 
sont  pas  rendus  immédiatement,  il  prendra  et  brûlera  Zinder.  » 

Ahmadou  est  bon  prince,  il  n'en  veut  pas  à  ces  noirs.  La 
sommation  lui  semble  tellement  bouftonne  qu'il  ne  peut  se 
fâcher.  Même,  la  grandeur  du  ge.ste  de  ce  petit  tirailleur  ne  lui 
échappe  pas;  il  n'y  voit  pas  de  l'impudence,  mais  seulement  une 
présomption  folle. 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  181 

Lequel  parmi  ses  chefs  oserait  avoir  une  pareille  témérité?  Il 
ï\rrète  ses  guerriers  prêts  à  venger  l'offense  et  se  contente  de  ne 
rien  répondre. 

Ce  silence  est  une  nouvelle  insulte  pour  Kouby  Keita.  Il 
attend  la  nuit  et,  lorsque  tous  les  bruits  ont  cessé,  à  la  tête  d'une 
patrouille,  il  s'avance  vers  Zinder.  Les  hommes  portent  des  bottes 
de  paille  et  des  perches,  lui-même  tient  un  tison  à  la  main. 

Les  palais  et  les  maisons  du  centre  de  la  ville  ont  des  toits 
plats  en  terre  battue,  mais  près  de  l'enceinte,  les  cases  des  fau- 
bourgs sont  recouvertes  de  chaume.  Kouby  l'a  remarqué.  Il  ne 
peut  enfoncer  la  grande  porte  du  tata;  à  l'aide  des  perches  dont 
il  s'est  muni,  il  fera  tomber  des  torches  enflammées  sur  les 
paillotes.  Il  se  dissimule;  l'ennemi  a  peut-être  une  sentinelle 
sur  la  colline  de  rochers  dominant  la  ville  ;  il  se  glisse  sous  les 
murs,  parvient  à  l'endroit  qu'il  s'est  iixé,  et  rapidement  exécute 
son  plan. 

Illuminé  par  les  flammes  qui  s'élèvent,  crépitent,  tendent  un 
voile  de  feu  sur  les  palais  de  Zinder,  Kouby  Keita,  calme,  suivi 
de  sa  patrouille  en  ordre,  regagne  son  campement.  Et  la  popula- 
tion réveillée  en  sursaut,  sortie  de  la  ville,  contemple,  terrifiée, 
ces  cinq  hommes  qui  montent  la  pente  de  la  colline  d'un  pas 
égal  sans  même  tourner  la  tête. 

Au  lever  du  jour,  le  sergent  Samba  et  le  tirailleur  étaient 
remis  en  liberté.  Mais  le  Sultan  l'endait  ces  <leux  hommes  parce 
qu'i4  les  voulait  tous;  il  voulait  ces  guerriers  que  rien  ne  pou- 
vait effrayer.  Il  leur  donnerait  le  commandement  de  son  armée, 
il  les  paierait  ce  qu'ils  demanderaient.  Il  comprenait  que  parla 
force  il  ne  les  prendrait  pas  vivans. 

Les  cavaliers,  en  ramenant  le  sergent,  firent  part  aux  tirail- 
leurs des  offres  de  leur  maître. 

Samba  n'a  pas  besoin  de  consulter' ses  hommes.  Tous  ont 
bondi  sous  l'outrage  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  à  vendre,  rendez-nous  les  corps 
<le  nos  chefs. 

Les  cavaliers  rentrent  à  Zinder  et  rapportent  au  Sultan  la 
réponse  des  tirailleurs. 

La  journée  se  passe.  Les  portes  de  Zinder  restent  fermées.  Le 
lendemain,  elles  ne  se  rouvrent  pas.  En  vain,  derrière  son  re- 
tranchement, la  petite  phalange  attend  les  cadavres  des  blancs. 

Le  soir,  Kouby  Keita,  sur  un   autre  point  de  la  ville,  renou- 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

velle  son  exploit  de  la  veille  :  tle  nouveau  les  llammes  s'élèvent 
sur  Zinder. 

Cette  fois,  c'en  est  trop!  Le  Sultan  est  à  bout  de  patience. 
Puisque  ces  hommes  sont  assez  fous  pour  le  braver,  qu'ils 
meurent!  Au  matin  ses  guerriers  marchent  contre  le  campement. 

Le  sergent  les  laisse  approcher;  à  500  mètres,  il  commande 
le  feu,  cette  foule  hurlante  va  connaître  ce  que  peuvent  les 
armes  des  blancs! 

Chaque  feu  de  salve  fauche  la  cohue,  y  ouvre  une  brèche, 
l'éventre,  chaque  balle  traverse  plusieurs  hommes.  L'ennemi 
s'arrête,  il  ne  crie  plus  ;  le  silence  s'est  fait  devant  cette  ligne 
d'éclairs  d'où  jaillissent  des  gerbes  de  plomb  mortelles;  et 
tout  à  coup,  pris  de  panique,  les  soldats  d'Ahmadou  se  dis- 
persent, détalent  vers  la  ville.  Quelques  cavaliers  galopent 
encore  çà  et  là,  mais  ils  suivent  le  mouvement  et  s'engouffrent 
dans  Zinder. 

Samba  Taraoré  s'est  avancé,  et  dans  la  plaine  déserte,  au 
milieu  des  cadavres,  au  pied  de  la  muraille,  il  répète  encore 
une  fois  : 

—  Rends-nous  les  corps  de  nos  chefs. 

Tout  l'après-midi,  les  tirailleurs  attendent  un  nouvel 
assaut;  la  grande  porte  de  fer  ne  se  rouvre  pas. 

La  nuit  est  venue,  Zinder  semble  une  ville  morte.  La  petite 
troupe  pourrait  facilement  battre  en  retraite,  elle  n'y  songe  pas  : 
les  cadavres  des  blancs  sont  là;  l'honneur  et  le  devoir  com- 
mandent de  ne  pas  les  abandonner. 

Samba  et  Kouby  se  relaient  pour  veiller. 

Le  sergent  vient  de  prendre  le  quart  ;  il  contemple  ces  mu- 
railles noyées  dans  l'obscurité  :  comment  les  renverser  >}  Il  n'a 
pas  de  canon  ! 

Evidemment  les  sauvages  ont  peur,  ils  n'osent  pas  attaquer  ! 
Ils  resteront  derrière  leurs  remparts  sans  offrir  le  combat,  espé- 
rant que  les  tirailleurs  lassés  se  retireront.  Le  front  têtu  de 
Samba  se  plisse,  ses  balafres  de  Bambara,  de  chaque  côté  des 
joues,  se  creusent  sous  l'effort  de  la  colère  et  de  la  volonté.  Non, 
ses  tirailleurs  ne  s'en  iront  pas!  Ils  assiégeront  la  vilh;! 
Assiéger  la  ville.^  Zinder  a  des  vivres  pour  longtemps,  pour  plus 
longtemps  peut-être  que  les  tirailleurs!... 

Tout  à  coup  la  ligure  de  Samba  s'illumine  :  là-bas,  dans  une 
dépression  du  terrain,  sont  les  puits  où  s'alimente  l'ennemi.  Il 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  483 

ne   peut  le  réduire  ni  par  la  force,  ni  par  la  faim,  il  le  réduira 
par  la  soif. 

Dès  l'aube,  avec  une  partie  des  tirailleurs,  il  occupe  les  puits  ; 
Kouby  Keita  garde  le  camp. 

Au  matin,  quelques  indigènes  sortent  furtivement  et  se  diri- 
gent vers  les  points  d'eau.  Une  décharge  les  accueille.  Ceux  qui 
n'ont  pas  été  couchés  par  la  salve  s'enfuient  terrifiés  ;  la  ville  se 
referme,  et  le  calme  s'étend  de  nouveau  sur  la  plaine. 

La  journée  s'écoule.  Pas  un  homme  ne  se  risque  hors  des 
murs. 

Une  fois,  deux  fois,  le  soleil  se  lève;  chaque  jour,  il  éclaire  les 
dix-huit  tirailleurs  montant  la  garde  devant  la  forteresse  qu'ils 
ont  plongée  dans  la  stupeur  et  dans  l'effroi,  la  forteresse  où 
reposent  leurs  chefs,  immobile  et  silencieuse  comme  une  tombe. 

Pourtant  le  quatrième  jour,  les  réserves  d'eau  de  Zinder  sont 
épuisées.  Une  sourde  rumeur  s'élève  au-dessus  des  murs  ;  un 
grondement  de  bêtes  affolées  qui  se  préparent  à  mordre;  bientôt 
la  cité  entière  hurle  par  des  milliers  de  bouches;  il  faut  boire! 
Les  tam-tams  et  les  trompes  de  guerre  retentissent.  Samba  et 
Kouby  se  préparent  au  combat. 

Dans  l'après-midi,  les  portes  s'ouvrent.  Une  nuée  de  guer- 
riers se  précipite  vers  les  points  d'eau;  une  grêle  de  chevro- 
tines, une  nuée  de  flèches  s'abattent  sur  le  sergent  et  ses  tirail- 
leurs. Calme,  Samba  commande  le  feu.  En  vain  les  premiers 
rangs  ennemis  s'écroulent  sous  les  balles,  la  horde  altérée  pié- 
tine les  corps,  se  rue  sur  les  défenses  derrière  lesquelles  le 
sergent  tente  de  résister.  La  retraite  va  lui  être  coupée.  Les  sau- 
vages sont  trop  ! 

Mais  Kouby  Keita  est  prêt  à  la  contre-attaque.  Du  haut  de  la 
colline,  il  tombe  sur  le  flanc  des  assaillans.  Les  détonations 
partent  à  bout  portant,  les  flammes  des  fusils  brûlent  les  faces; 
les  baïonnettes  luisent...  Samba  est  dégagé;  les  tirailleurs 
reculent  sur  le  campement,  face  à  l'adversaire. 

Les  soldats  d'Ahmadou,  après  un  moment  de  surprise,  sont 
enlevés  de  nouveau  par  le  son  des  tam-tams  et  le  mugissement 
des  trompes,  ils  s'élancent  à  l'assaut  du  retranchement  où  se  sont 
affaissés  le  caporal  et  deux  hommes  que  leurs  camarades  ont 
soutenus  jusque-là.  Kouby  Keita  est  blessé  à  mort. 

Encore  une  fois  la  vague  est  repoussée. 

Autour  du  mamelon,  les  ennemis  tenus  en  respect  se  dis- 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

persent,  ils  tirfml  abrites  ;  leurs  balles  parviennent  à  peine  jus- 
qu'au but,  mais  les  assie'gés  ne  sont  plus  que  dix. 

Cinq  nouveaux  blessés  gisent  à  terre.  Ils  ont  fait  le  coup  de 
feu  tant  qu'ils  ont  eu  des  forces,  maintenant  ils  ont  donné  leurs 
cartouches  aux  survivans,  les  dernières  cartouches!  caries  mu- 
nitions vont  manquer. 

Enfin  la  nuit  arrive  ;  le  suaire  des  ténèbres  recouvre  les 
cadavres  de  Kouby  Keita  et  de  deux  tirailleurs. 

Le  sergent  comprend  qu'il  ne  peut  plus  résister.  Il  est  im- 
puissant contre  le  nombre.  Il  a  fait  son  devoir,  il  a  maintenant 
celui  de  sauver  ceux  qui  vivent  encore  et  de  regagner  le  premier 
poste,  «  afin  de  rendre  compte,  »  comme  il  le  dit  plus  tard. 

Silencieusement,  il  donne  les  ordres  de  départ  et  forme  son 
convoi  ;  l'ennemi  garde  les  corps  des  chefs,  il  ne  lui  laissera  pas 
d'autres  trophées;  il  emporte  ses  morts  et  ses  blessés. 

L'ombre  protège  sa  retraite.  Grâce  à  l'obscurité,  à  coups  de 
baïonnette,  dans  la  rage  qui  triple  les  forces,  il  réussit  à  crever 
le  cercle  des  soldats  d'Ahmadou. 

Cependant,  sur  ses  pas  résonnent  les  appels  de  ceux  qui  le 
poursuivent.  Au  jour,  il  doit  leur  faire  tète,  et  recommencer  à 
se  battre.  Autour  de  lui,  se  serre  la  glorieuse  phalange  dont 
chaque  jour  les  rangs  s'éclaircissent,  mais  les  survivans,  épuisés, 
les  yeux  brillans  de  fièvre,  retrouvent  des  forces  pour  tenir  à 
distance  la  meute  qui  les  harcèle,  sans  o.ser  les  approcher, 
attendant  de  les  voir  tomber. 

Cette  poursuite  dura  plusieurs  jours  ;  quand  le  sergent 
Samba  Taraoré  parvint  au  premier  poste  français,  sur  les  dix- 
huit  tirailleurs,  escorte  du  capitaine  Cazemajou,  six  avaient  été 
tués  et  huit  étaient  blessés. 

LA    MORT   DU    LIEUTENANT    MARITZ 

La  lune  re.splendit,  sa  clarté  inonde  la  brousse  et  fleurit  de 
blanc  l'extrémité  des  branches.  Sur  le  sentier  qui  se  détache 
comme  une  traînée  d'un  gris  clair  entre  les  herbes  plus  sombres, 
les  tirailleurs  vont  silencieux,  la  fraîcheur  de  la  nuit  les  rend 
légers,  et  surtout  la  pensée  du  combat  vers  lequel  leur  officier 
les  conduit. 

Le  lieutenant  Marilz  marche  en  tête,  il  s'est  mis  en  route,  le 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  185 

soleil  couché,  pour  surprendre  a  l'aurore  un  rassemblement  de 
sofas,  signalé  près  de  la  frontière  de  Sierra  Leone,  au  village  de 
Wvma.  Ces  sofas  cherchent  sans  doute  à  rallier  Samory  dont  ils 
ont  été  séparés.  Hypothèse  vraisemblable  ;  car  le  colonel 
Combes  ^1)  vient  opérer  simultanément  dans  la  vallée  du  Milo 
et  dans  celle  du  Haut  Niger.  Le  colonel  a  refoulé  Samory  vers 
l'Est,  du  Milo  sur  le  Bani,  et  les  colonnes  volantes  des  capitaines 
Briquelot  et  Dargelos  ont  rejeté  Kémoko  Bilali,  un  des  lieute- 
nans  de  l'Almamy,  des  sources  du  Niger  vers  le  territoire  bri- 
tannique de  Sierra  Leone.  Les  bandes  dispersées  se  sont  refor- 
mées dans  ce,  dernier  pays,  non  sans  y  exercer  de  nombreux 
pillages,  et  les  Anglais  s'elîorcent  de  les  repousser  chez  nous. 
Pris  entre  les  deux  lignes  de  postes  anglais  et  français, 
Kémoko  Bilali  essaie  sans  doute  de  fuir  vers  le  Bani.  Le  lieu- 
tenant Maritz  a  résolu  de  lui  couper  la  retraite.  Il  n'a  que 
trente  tirailleurs,  mais  il  sait  ce  qu'ils  valent,  et  il  escompte 
l'elîet  assuré  d'une  surprise,  au  lever  du  jour,  sur  des  sofas  mal 
gardés.  Un  fort  contingent  d'indigènes  Malinkés  l'accompagne, 
toutefois,  il  ne  compte  pas  sur  eux;  ils  serviront  peut-être  dans 
la  poursuite,  ils  se  tiendront  sûrement  à  distance  au  moment 
de  l'attaque.  Cette  foule  qui,  instruite,  encadrée,  serait  brave, 
manque  de  chefs,  en  a  conscience  et  comprend  sa  faiblesse;  elle 
envisage  moins  le  combat  que  son  résultat,  le  pillage. 

La  lune  peu  à  peu  a  disparu,  sa  lueur  blanche  agonise  dans 
l'ombre,  le  sentier  est  à  peine  visible,  les  arbres  sont  mainte- 
nant des  taches  noires  ;  l'enveloppement  de  la  nuit  est  plus 
mystérieux,  le  calme  plus  recueilli.  Cette  paix  n'est  troublée  que 
par  le  glissement  des  pieds  sur  le  sol,  parfois  un  pas  plus 
relevé  fait  claquer  une  sandale.  Au  passage  d'un  ruisseau,  le 
clapotis  de  l'eau  piétinée  met  dans  l'air  un  bruit  de  pluie  qui 
grandit  et  devient  un  roulement  de  torrent,  lorsque,  derrière  les 
tirailleurs,  les  Malinkés  traversent  pressés,  en  désordre. 

Maritz  paisible,  résolu,  l'esprit  tendu  vers  le  but,  prêt  à  com- 
mander, est  agité  seulement  par  cette  passion  qui  aux  heures 
d'action  n'est  ni  l'ambition,  ni  l'amour  de  la  gloire,  mais 
l'amour  de  la  lutte,  l'amour  du  danger.  F-^e  nombre  d'ennemis 
qu'il  va  rencontrer  ne  l'inquiète  pas,  il  est  suivi  par  trente 
hommes,  avides  eux  aussi  de  danger,  et  qui  se  reposent  sur  leur 

(1)  Le  colonel  Combes  dirigeait  la  colonne  de  1893,  qui  suivit  la  première  colonne 
-contre  Samory  commandée  par  le  colonel  Humbert  en  1892. 


186  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chef,  décidés  à  obéir,  à  n'être  que  l'arme  au  service  de  celui 
qui  pense  pour  eux,  une  arme  terrible  dont  la  force  est  décu- 
plée par  l'ardeur  et  la  coniiance. 

Vers  cinq  heures,  les  premières  lueurs  éclaircissent  la  nuit  ; 
le  guide  s'arrête  :  Wyma  est  là. 

Maritz  s'avance  pour  examiner  la  position. 

Une  ligne  d'arbres,  encore  indistincte  dans  l'obscurité,  barre 
l'espace  comme  un  rempart  d'ombre  ;  derrière,  il  distingue  le 
point  brillant  d'un  feu  près  de  s'éteindre.  Le  campement  des 
sofas  est  invisible,  mais  son  emplacement  est  indiqué  par  la 
brousse  abattue  sur  une  surface  de  30  mètres  ;  les  branches 
coupées  ont  été  utilisées  pour  former  des  abatis.  Cette  précau- 
tion n'a  rien  d'étonnant  :  toutes  les  fois  qu'ils  en  ont  le  temps, 
les  sofas  se   retranchent. 

Le  bivouac  est  endormi,  il  faut  attaquer.  D'un  bond,  sur  un 
signe  de  leur  chef,  les  tirailleurs  franchissent  l'espace  dé- 
broussé.  Une  sentinelle  ennemie  se  dresse  devant  eux,  terri- 
fiée; d'un  coup  de  revolver  Maritz  l'étend  raide  morte. 

L'alarme  est  donnée.  L'ennemi  court  aux  armes  ;  en  même 
temps,  l'élan  de  l'assaut  est  brisé  par  les  abatis  ;  la  surprise  n'est 
plus  possible.  Maritz  commande  le  feu,  un  feu  rapide,  terrible, 
à  50  mètres. 

Les  sofas  ripostent;  des  détonations  claquent,  dispersées 
d'abord,  puis  le  feu  s'étend  sur  le  front.  Une  double  ligne 
d'éclairs  illumine  le  brouillard  bleuâtre  que  le  soleil  dissipera 
dans  quelques  minutes. 

Maritz  est  étonné  de  la  rapidité  avec  laquelle  l'ennemi  s'est 
ressaisi  et  lui  a  fait  face,  manœuvrant  comme  une  troupe  réek 
lement  commandée.  L'affaire  sera  dure,  mais  il  peut  demander 
tous  les  efforts  à  ses  hommes. 

Une  balle  l'atteint.  Il  reste  à  son  poste  ;  il  n'a  pas  d'officier 
pour  le  remplacer. 

Cependant  l'action  traîne  en  longueur.  De  .ses  trente  braves, 
plusieurs  sont  déjà  hors  de  combat;  il  faut  en  finir  et  arriver  à 
l'assaut.  Les  tirailleurs  sont  parvenus  à  gagner  du  terrain  à 
travers  les  abatis;  Maritz  veut  commander  :  A  la  baïonnette!  il 
reçoit  une  deuxième  balle.  En  avant  tout  de  môme...  Une  troi- 
sième balle  le  traverse,  et  le  couche  à  terre;  deux  hommes 
l'emportent  en  arrière.  Il  se  sent  frappe  mortellement  ;  il  va 
abandonner   ses    liraillours...    avant,  du    moins,    il  verra    leur 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  187 

victoire.  Il  appelle  le  sergent  :  «  Dirige  l'assaut.  »  Puisqu'il 
ne  peut   plus  commander;  qu'on  lui  donne  le  fusil  d'un  mort. 

Adossé  au  tronc  d'un  arbre,  il  se  prépare  à  tirer. 

Subitement  le  soleil  se  lève.  Dans  les  ombres  qui  se  meuvent, 
là-bas  derrière  les  abatis,  et  sur  lesquelles  les  tirailleurs  se  dis- 
posent à  se  lancer,  Maritz  distingue  des  figures...  il  lui  semble 
que  ces  ombres  portent  un  uniforme...  que  des  baïonnettes 
brillent  au  bout  des  fusils...  Est-la  fièvre  qui  trouble  sa  vue.^*... 
Mais  le  vêtement  clair  de  ce  chef  qu'il  vise  n'est  pas  un  bou- 
bou... Ce  chef  n'est  pas  un  noir,  c'est  un  Européen!  Ces  enne- 
mis ne  sont  pas  des  sofas  !  On  l'a  trompé  ! 

Un  suprême  effort  le  soulève  pour  commander  :  «  Cessez  le 
feu  !  En  retraite  !» 

Les  tirailleurs  n'ont  pas  compris;  cependant,  ils  ont  obéi. 

Autour  de  leur  lieutenant,  farouches,  prêts  à  le  défendre  de 
leurs  baïonnettes,  puisqu'il  a  interdit  de  tirer,  ils  reçoivent 
sans  bouger  les  dernières  balles  de  l'ennemi. 

Sur  trente,  ils  ne  sont  plus  que  vingt,  dont  dix-huit  sont 
grièvement  blessés,  mais  ils  ont  enlevé  les  cadavres  des  dix  tués 
qui  devant  leur  officier  forment  un  rempart;  morts, ses  hommes 
le  défendent  encore. 

Bientôt,  ceux  qu'on  a  dit  à  Maritz  être  des  sofas  suspendent 
leur  tir.  Etonnés  du  recul  subit  des  assaillans,  après  la  furie 
de  leur  offensive,  sans  que  leur  retraite  ait  été  protégée  par  un 
seul  coup  de  fusil,  ils  pensent  que  des  adversaires  aussi  redou- 
tables se  sont  dérobés  pour  attaquer  sur  un  autre  point.  Une 
compagnie  se  lance  à  leur  poursuite. 

A  cent  mètres,  ei\e  se  trouve  en  présence  de  tirailleurs, 
baïonnette  au  canon,  retenus  à  grand'peine  par  un  officier 
mourant...  Celui  qui  commande  arrête  brusquement  ses 
hommes.  Lui  aussi  croyait  avoir  affaire  à  des  sofas...  il  recon- 
naît des  Français;  il  s'attendait  à  rencontrer  une  troupe  nom- 
breuse... il  a  devant  lui  vingt  hommes,  dont  quelques-uns  seu- 
lement peuvent  se  soutenir!  Il  s'approche  et  salue  l'héroïsme 
et  la  mort  !  C'est  un  Anglais  ! 

Le  gouverneur  de  Sierra  Leone,  inquiet  des  brigandages 
commis  par  les  bandes  de  Kémoko  Bilali  sur  son  territoire, 
avait  envoyé  contre  elles  une  expédition  commandée  par  le  colo- 
nel Ellis.  Cette  colonne  comptait,  en  outre  des  détachemens 
dé  police  de  la  frontière,  quatre  cents  hommes  du  régiment  de 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

West  India,  envoyés  d'Angleterre.  C'est  sur  ces  cinq  ou  six 
cents  liommes  que  les  trente  tirailleurs  de  Maritz  se  précipi- 
taient à  la  baïonnette. 

30  hommes  contre  600!  car  les  auxiliaires,  dès  le  début  de 
l'action,  avaient  disparu.  Et  ces  30  hommes  avaient  forcé  toute 
la  colonne  anglaise  à  prendre  les  armes,  à  se  déployer;  ces 
30  hommes  avaient  tué  4  officiers,  et  combien  de  soldats  .►*  les 
rapports  ne  l'ont  pas  dit.  Ces  30  hommes  avaient  attaqué  avec 
une  telle  force  qu'un  officier  anglais  écrivait  : 

«  En  moins  de  deux  minutes,  les  coups  de  feu  devinrent  si 
rapides  que  je  ne  pouvais  pas  entendre  ma  propre  voix,  alors 
que  je  criais  de  toutes  mes  forces.  Je  pris  mon  revolver,  et  je 
courus  au  feu,  étonné  de  la  rapidité  avec  laquelle  l'ennemi 
nous  fusillait.  En  passant,  je  vis  le  pauvre  Leston  étendu  mort, 
le  capitaine  Lendy  était  également  tué...  » 

Si  les  abatis  n'avaient  pas  arrêté  l'élan  de  ces  trente 
hommes,  les  empêchant  de  se  jeter  sur  le  camp  à  la  baïon- 
nette, les  réduisant  à  tirer,  combien  de  morts  cette  terrible 
erreur  eùt-elle  coûtées  à  la  colonne  Ellis?  Quel  eût  été  le 
résultat  de  cette  surprise.^ 

Chacun  des  deux  adversaires  s'était  cru  sur  un  territoire 
appartenant  à  sa  nation,  car  la  question  de  délimitation  com- 
mune au  Soudan  et  à  Sierra  Leone  avait  été  maintes  fois  agitée, 
mais  aucun  accord  n'était  intervenu. 

Transporté  au  camp  attaqué  par  lui,  Maritz  y  reçut  en  vain 
tous  les  soins  que  lui  prodiguèrent  les  médecins  anglais.  11 
vécut  encore  quelques  heures  :  assez  pour  exprimer  sa  douleur 
de  la  triste  méprise  qu'un  faux  renseignement  lui  avait  fait 
commettre. 

A  côté  des  corps  des  officiers  anglais  fut  déposé  celui  de 
Maritz  et,  sur  leurs  tombes,  des  salves  furent  tirées.  Près  d'eux 
dorment  ensemble  tirailleurs  soudanais  et  tirailleurs  de  West 
India,  inhumés  avec  tous  les  honneurs  militaires. 

LE   COMBAT   d'aCHORAT 

L'Azalay,  la  grande  caravane  transsaharienne,  le  train  du. 
désert,  va  passer. 

Tous  les  ans,  à  l'époque  où  la  chaleur  est  moins  intense,  les 
Azalays  partent  de  Tombouclou  pour  se  rendre  à  Taoudenni,  le 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  189 

pays  du  sel.  Chargées  de  vivres  de  toute  sorte,  mil,  riz,  karité, 
manioc,  noix  de  kola,  poteries  et  calebasses;  approvisionnées  de 
tissus  soudanais,  pagnes  de  Ségou  et  couvertures  du  Macina; 
récoltant  sur  leur  passage  les  troupeaux  des  nomades,  elles  vont 
porter  la  vie  au  centre  du  Sahara.  Elles  y  prennent  en  échange  le 
précieux  sel  extrait  des  mines  sous  forme  de  plaques  longues 
de  1"V,20,  larges  de  40  centimètres,  et  semblables  à  de  grandes 
plaques  de  marbre;  le  précieux  sel  que  les  pirogues  de  Tom- 
bouctou  déposeront  ensuite  dans  tous  les  ports  du  Niger  et  de  .ses 
affluens,  d'où  il  se  répandra  à  travers  le  Soudan  par  des  convois 
d'ànes,  de  bœufs  ou  de  porteurs. 

Taoudenni,  disent  les  indigènes,  est  un  nom  composé  de 
trois  mots  arabes  ;  <(  Ta  ou  denni;  —  charge  et  cours.  » 

Ce  jeu  de  mots  pourrait  être  justifié  par  la  valeur  du  sel, 
inappréciable  dans  toutes  les  régions  qui  en  sont  dépourvues. 
La  barre  qui  pèse  de  30  à  35  kilos,  et  vaut  déjà  30  francs  à  Tom- 
bouctou,  se  vend  jusqu'à  70  et  80  francs  aux  environs  du  Tchad. 
((  Emporte  ces  barres  de  sel,  et  va  vers  ceux  qui  les  attendent 
et  les  achèteront  au  poids  de  l'or.  » 

La  traduction  arabe  s'expliquerait  aussi  par  la  pauvreté, 
l'aridité  de  Taoudenni  ;  Charge,  et  quitte  ce  triste  séjour,  où  les 
dunes  de  sable  gris  sont  tellement  dépourvues  de  toute  trace  de 
terre,  de  toute  végétation,  que  les  maisons  construites  en  blocs 
de  sel  sont  recouvertes  de  peaux  de  chameaux,  et  que  les  habi- 
tans  vivent  uniquement  des  dattes  du  Maroc  ou  des  grains  du 
Soudan. 

Mais  le  véritable  sens  parait  être  donné  par  le  danger  tou- 
jours présent  sur  la  route  de  Taoudenni  :  Prends  et  cours,  afin 
d'échapper  aux  pillards  marocains  et  tripolitains  toujours  en 
quête  de  caravanes  à  détrousser,  de  troupeaux  et  de  chameaux 
à  voler. 

Dans  ces  parages,  en  effet,  les  caravanes  étaient  autrefois  la 
proie  des  rezzoïis.  Aujourd'hui,  si  notre  occupation  n'a  pu  encore 
supprimer  ces  bandes,  qui  sont  parfois  de  véritables  expéditions, 
du  moins  nous  en  surveillons  la  formation,  et  les  escortes 
fournies  assurent  la  sécurité  des  convois. 

Au  mois  de  novembre  1909,  l'iVzalay  était  parvenue  à  Araouan, 
à  peu  près  à  moitié  route  de  Tombouctou  et  de  Taoudenni  ;  le  14, 
la  compagnie  du  capitaine  Grosdemange  devait  prendre  les 
devans  et  la  précéder. 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dans  la  soirée,  un  courrier  rapide,  envoyé  du  Xord  [)ar  le 
chef  de  Bou  Djebilia,  annonça  qu'un  fort  rezzou  venu  du  Tafi- 
lalet  se  trouvait  dans  le  Nord-Est. 

Le  renseignement  manquait  de  précision,  il  pouvait  n'être 
qu'une  ruse  de  pillards  essayant  de  détourner  l'escorte  de  la  pro- 
tection immédiate  de  l'Azalay,  car  le  bruit  de  la  présence  d'un 
autre  rezzou  dans  l'Ouest  courait  également.  Les  dispositions 
prises  par  le  capitaine  ne  furent  pas  modiliées.  Le  16,  à  9  heures 
du  matin,  3  sections  de  la  compagnie,  71  méharistes,  partaient 
vers  Taoudenni;  une  section  restait  à  Araouan,  à  la  garde  du 
poste  et  des  animaux  au  pâturage,  prête  à  marcher  lorsque  la 
caravane  s'ébranlerait  à  son  tour. 

Le  long  de  la  route,  les  courriers  se  succèdent;  le  rezzou 
existe,  sa  direction  se  précise,  le  capitaine  reconnaît  la  nécessité 
d'en  purger  la  région.  Des  traces  ont  été  relevées  dans  l'Est,  au 
puits  d'Anefis,  il  décide  de  s'y  porter. 

La  poursuite  d'un  rezzou  marocain  dans  le  Sahara,  c'est  une 
chasse  donnée  à  des  voleurs,  à  des  assassins,  mais  à  des  hommes 
braves  qui  sont  des  guerriers,  plus  nombreux  et  aussi  bien 
armés  que  leurs  poursuivans.  C'est  une  chasse  à  travers  une 
immensité  aride,  tantôt  au  milieu  de  dunes  mouvantes,  tantôt  en 
terrain  plat,  monotone,  recouvert  de  gravier  et  de  cailloux 
roulés,  tantôt  sur  un  plateau  largement  ondulé,  auquel  succèdent 
des  collines  rocheuses  coupées  de  ravins  aux  pentes  rapides;  et 
les  collines  se  transforment  parfois  en  montagnes,  car  l'immense 
Sahara  n'est  pas  seulement  une  mer  de  sable.  C'e.st  une  chasse 
de  puits  à  puits  commencée  sur  des  renseignemens  vagues,  des 
indices  plus  vagues  encore.  Le  dire  d'un  habitant  oriente  les 
méharistes  vers  un  point  d'eau  ;  là,  ils  découvrent  des  traces 
déjà  anciennes  qu'il  faut  interpréter,  dont  ils  déduisent  la  race 
des  anciens  occupans,  leur  nombre,  les  prises  qu'ils  ont  déjà 
faites.  De  quel  côté  l'ennemi  s'est-il  échappé  .^  La  piste  a  été 
effacée  par  le  vent  ou  est  invisible  sur  les  rochers  1  Elle  est 
recoupée  par  des  patrouilles  lancées  dans  toutes  les  directions. 
Et  la  course  reprend.  Le  rezzou  se  sent  menacé,  il  ciierche  à 
donner  le  change  à  ceux  qui  le  poursuivent  ;  il  presse  sa  marche, 
mais  les  troupeaux  qu'il  a  razziés  l'alourdissent.  De  leur  côté, 
les  méharistes  ne  peuvent  se  passer  d'un  convoi,  et  quelle  que 
soit  leur  hâte,  eux  aussi  sont  ralentis.  Pourtant  ils  gagnent  du 
terrain,  les  indices  deviennent  plus  fréquens  ;  enfin  les  traces 


ÉPQPÉES    AFRICAINES.  191 

apparaissent  nettes,  fraîches,  c'est  l'hallali  courant,  puis  c'est  la 
«  vue  ;  »  rennemi  fait  tète,  c'est  le  combat. 

Le  20  novembre,  le  capitaine  Grosdemange  s'était  porté  de 
Bou-Djebiha  sur  le  puits  d'Anefis.  Il  y  arrive  le  21,  à  une  heure 
de  l'après-midi,  ayant  couvert  85  kilomètres.  Des  indigènes 
affirment  avoir  vu  le  rezzou;  mais,  d'après  les  uns,  celui-ci  ne 
possède  que  des  montures  ruinées,  une  trentaine  d'ànes,  et  se 
déplace  lentement;  suivant  les  autres,  il  est  monté  sur  des 
chameaux  nombreux  et  vigoureux. 

La  compagnie  reprend  la  poursuite  ;  elle  se  dirige  vers  le 
puits  d'In-Etissam,  à  145  kilomètres. 

Elle  l'atteint  en  trois  étapes.  Autour  du  puits  les  traces 
abondent.  Plus  de  doute,  le  rezzou  est  passé  là.  Des  chameaux 
ont  été  «  baraqués  »  à  l'intérieur  d'un  carré  dont  les  côtés  sont 
marqués  par  les  cendres  de  20  feux  et  des  os  de  mouton.  Il  y  a 
des  empreintes  d'ânes  et  de  bœufs,  des  morceaux  de  sangles  en 
poils  de  chameau,  des  débris  de  selles  recouverts  d'une  peau, 
comme  seuls  en  emploient  les  hommes  du  Tafilalet.  Ces  traces 
ne  remontent  pas  à  i)lus  de  deux  jours. 

Aux  environs,  une  patrouille  a  découvert  la  piste,  au  milieu 
d'un  campement  Targui  qui  vient  d'être  razzié;  elle  obtient  des 
renseignemens. 

Le  rezzou  compte  au  moins  100  fusils  à  tir  rapide,  il  entraîne 
100  chameaux  de  prise,  200  ânes,  il  va  vers  les  puits  d'Ali-Badan 
à  80  kilomètres  ;  un  Beraber  est  à  sa  tête. 

En  chasse  !  A  six  heures  du  soir,  le  25,  les  tirailleurs  repartent. 
Ils  sont  arrivés  à  une  heure  de  l'après-midi,  mais  on  n'a  pas  le 
loisir  de  se  reposer,  on  mangera  et  on  dormira  plus  tard.  Un 
guide  indique  un  raccourci.  Le  chemin  est  mauvais,  à  cause  des 
lignes  de  dunes  à  traverser.  N'importe,  il  faut  gagner  du  temps^ 
Vingt-quatre  heures  après,  la  compagnie  retrouve  la  piste  qu'elle 
avait  abandonnée.  Les  traces  datent  de  la  veille. 

A  dix  heures  du  soir,  le  guide  déclare  que  les  puits  sont 
proches.  Le  capitaine  arrête  la  colonne,  fait  baraquer  les  cha-. 
meaux  et  désigne  une  section  de  garde.  Avec  deux  sections,  il 
part  à  pied.  Mais  il  est  encore  à  17  kilomètres  du  but,  le  guide 
a  commis  une  erreur.  En  trois  heures,  la  distance  est  franchie; 
cette  fois,  voilà  les  puits.  A  la  baïonnette  ! 

Les  tirailleurs  donnent  dans  le  vide  !  Le  rezzou  a  déjà  dis-, 
paru. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain,  27,  la  poursuite  recommence!  Maintenant,  on 
suit  facilement  les  traces  des  Berabers.  Cependant  à  minuit  on 
les  perd.  A  quatre  heures  du  matin,  les  tirailleurs  bivouaquent. 

Dans  la  matinée,  le  capitaine  fait  rechercher  la  piste;  l'après- 
midi,  la  voie  est  retrouvée:  en  avant! 

A  2  heures  du  matin,  on  approche  du  puits  d'Achorat  ;  un 
feu  brille  à  800  mètres  de  la  colonne  :  c'est  le  rezzou.  Il  faut  agir 
rapidement. 

Le  convoi  est  assez  loin  derrière,  avec  ses  13  hommes  d'es- 
corte ;  il  est  impossibl.e  de  l'attendre.  Le  capitaine  laisse  12  hommes 
auprès  des  chameaux  de  selle  baraqués,  et  divise  les  45  tirailleurs  . 
restans  en  deux  sections;  la  première  sous  le  commandement  de 
l'adjudant  Rossi,  la  deuxième  sous  celui  du  lieutenant  Morel. 

Chaque  homme  porte  230  cartouches,  mais  défense  formelle 
<le  tirer  est  faite  ;  on  attaquera  à  la  baïonnette.  Encore  une  fois, 
les  tirailleurs  rencontrent  le  vide  ! 

Mais  à  500  mètres  au  Nord  d'autres  feux  apparaissent;  celui 
que  les  sections  ont  trouvé  désert  a  dû  être  allumé  par  un  petit 
poste  placé  en  avant  du  bivouac  pour  le  protéger.  Depuis  quand 
est-il  abandonné.^  L'arrivée  des  méharistes  a-t-elle  été  signalée.^ 
Les  Fierabers  sont-ils  sur  la  défensive  ou,  se  croyant  gardés, 
dorment-ils?  Là-bas,  autour  des  lueurs  indiquant  le  campement, 
rien  ne  bouge. 

Le  capitaine  donne  le  signal;  la  deuxième  section  se  dirigera 
sur  le  feu  de  gauche,  la  première  sur  celui  de  droite,  un  caporal 
et  4  hommes  assurent  la  liaison  avec  le  convoi. 

Quarante  tirailleurs  marchent  sur  le  rezzoïi  évalué  à  plus  de 
cent  fusils. 

D'un  bond,  le  lieutenant  Morel  est  sur  un  groupe  de  dix 
hommes  endormis.  Les  baïonnettes  les  clouent  à  terre,  mais  des 
cris  ont  jeté  l'alarme.  Deux  groupes  en  retrait,  abrités  derrière 
leurs  chameaux  et  une  ligne  de  charges  ouvrent  le  feu.  En 
avant  !  A  la  baïonnette!  Les  tirailleurs  foncent  sur  les  éclairs  qui 
cinglent  la  nuit  ;  leur  élan  est  brisé  par  les  animaux  couchés  et 
les  bagages  entassés  devant  l'ennemi.  Quatre  tirailleurs  sont  tués, 
plusieurs  blessés.  Une  balle  troue  le  casque  du  capitaine,  une 
autre  son  pantalon.  Le  lieutenant  veut  pénétrer  dans  le  retran- 
chement ;  en  un  instant,  il  est  cerné.  Ali  Bokou  se  précipite 
devant  lui,  sa  baïonnette  plonge  dans  les  poitrines,  élargit  le 
cercle    des    agresseurs...    Son   officier   est   dégagé!  Alors  il   se 


EPOPEES    AFRICAINES. 


193 


couche  aux  pieds  du  lieutenant,  lui  tend  s(ni  iïisil  et  ses  car- 
touches... Il  est  blessé  à  mort. 

Le  lieutenant  Morel,  grâce  à  l'obscurité,  parvient  à  reculer 
et  à  se  reformer  pour  soutenir  la  section  de  droite  près  de  suc- 
comber sous  le  nombre.  L'adjudant  Rossi  a  été  accueilli  par  une 
violente  décharge.  H  y  a  répondu  par  le  commandement:  En 
avant  !  Là  aussi  les  Derabers  sont  retranchés.  A  la  tête  de  la 
première  escouade,  il  franchit  la  ligne  des  chameaux  et  des 
charges;  c'est  le  corps  à  corps  dans  le  tumulte  du  fer,  des  dé- 
tonations, des  cris  de  fureur  et  d'agonie.  L'adjudant  reçoit  un 
COU})  de  crosse  en  pleine  poitrine  ;  de  son  revolver,  il  abat  >son 
adversaire;  une  balle  lui  traverse  la  cuisse  et  le  jeti(!  à  terre.  A 
ses  côtés,  le  caporal  Moro  Sidi  Bé,  six  tirailleurs  sont  tués,  et  le 
caporal  Suleyman  Sissoko  a  le  pied  droit  fracassé. 

L'adjudant  essaie  de  se  relever,  mais  en  vain;  le  caporal lian- 
diougou  Sissoko  le  saisit  dans  ses  bras  et  le  transporte  en  arrière. 
Le  sergent  Diara  Fofona,  avec  la  deuxième  escouade,  couvre  le 
caporal  Bandiougou  ;  deux  fois  il  enlève  ses  hommes,  deux  fois 
il  e.st  blessé:  la  deuxième  section  n'a  plus  un  gradé! 

Lasurprise  a  échoué,  le  capitaine  rassemble  les  deux  groupes 
et  les  reporte  à  la  lisière  d'une  brousse  d'arbustes  de  50  à  60  cen- 
timètres de  hauteur;  il  fait  en  même  temps  reculer  les  chameaux 
jusqu'au  convoi  arrêté  à  un  kilomètre  au  Sud. 

Il  est  trois  heures  du  matin.  Une  accalmie  se  produit.  Au  puits 
d'Achorat,  des  appels  se  font  entendre,  auxquels  répondent 
d'autres  appels  dans  le  Nord-Est.  C'est  un  secon<l  campement 
Beraber  qui  va  venir  à  la  rescousse.  Peut-être  aussi  le  rezzou 
songe-t-il  à  prendre  la  fuite;' Il  ne  faut  pas  qu'il  échappe.  Cette 
troupe  déjà  décimée  ne  renonce  pas  à  la  victoire. 

Le  lieutenant  Morel  se  glisse  derrière  une  petite  crête,  à 
100  mètres  du  puits.  Son  premier  feu  de  salve  arrache  des  cris 
à  l'ennemi.  Mais  quelques  tireurs  lui  font  face  aussitôt. 

Du  campement,  un  chant  retentit,  grave  et  lent,  qui  domine 
le  crépitement  des  balles,  c'est  le  chant  de  la  mort  des  guer- 
riers; car  les  Berabers  sont  forcés  de  vaincre  ou  de  mourir. 
Arrivés  seulement  la  veille,  au  puits  d'Achorat,  ils  n'ont  pas  eu  le 
temps  d'abreuver  tous  leurs  animaux,  ils  ont  six  jours  <le 
marche  jusqu'au  puits  suivant;  ils  ne  peuvent  pas  céder  le  ter- 
rain. Au  bout  d'une  demi-heure,  le  lieutenant  est  obligé  de  se 
replier  sur  le  capitaine.  Le  feu  se  tait.  De  part  et  d'autre,  on 
TOME  X.  —  1912.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attend  le  jour.  Des  4o  tirailleurs,  11  sont  tués  et  12  sont  blessés. 

A  5  heures  30,  le  jour  parait,  les  lueurs  naissantes  laissent 
voir  le  puits  organisé  cléfensivement.  L'ennemi,  en  dépit  de  ses 
pertes,  semble  avoir  augmenté  de  nombre;  le  campement  voi- 
sin auquel  il  a  fait  appel  a  dû  se  joindre  à  lui. 

Au  moment  oîi  les  premières  clartés  dissipent  l'ombre,  der- 
rière le  retranchement  des  Berabers,  une  invocation  monte;  leur 
fanatisme  implore  Allah  et  lui  demande  la  victoire.  Le  combat 
va  reprendre. 

Cinq  cents  mètres  séparent  les  adversaires.  Les  tirailleurs  se 
sont  creusé  des  trous  pour  s'abriter. 

Les  Marocains  sont  invisibles,  terrés  dans  le  sable.  Les  déto- 
nations se  croisent,  se  mêlent;  seules,  elles  animent  cette  plaine 
déserte;  ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre,  la  fumée  des  fusils  ne  révèle 
la  position  des  tireurs;  les  Berabers,  eux  aussi,  ont  des  armes 
de  petit  calibre  et  de  la  poudre  sans  fumée. 

Les  balles  pleuvent  autour  des  tirailleurs,  pas  un  pli  de  ter- 
rain ne  leur  permet  de  manœuvrer  ;  ils  sont  immobilisés. 

L'ennemi,  plus  favorisé,  peut  en  rampant  étendre  ses  ailes. 
Le  crépitement  de  ses  feux  gagne  vers  l'Est  et  vers  l'Ouest.  Il 
cherche  évidemment  à  déborder  le  capitaine. 

A  droite,  un  tirailleur  s'écroule,  la  balle  qui  a  traversé  son 
crâne  transperce  le  bras  du  sergent  Develdtte;  deux  autres 
tirailleurs  tombent,  puis  un  troisième.  Avec  le  caporal  Bandiou- 
gou  et  quelques  hommes,  le  sergent  Fadiala  s'elforce  d'arrêter 
la  progression  des  Berabers;  une  grave  blessure  le  jette  à  terre, 
près  de  lui,  le  clairon  Moussa  SidiBé  s'affaisse,  mais  Bandiougou 
lient  bon. 

A  gauche,  le  sergent  Diara  et  3  hommes  se  défendent  avec 
énergie.  Il  faut  résister;  le  convoi  où  a  ét('  transporté  l'adju- 
dant Rossi  connaît  la  situation;  une  partie  de  l'escorte  que  com- 
mande le  sergent  Rolland  va  arriver. 

Soudaiu,  de  tous  côtés,  éclate  un  feu  rapide,  les  deux  ailes 
des  Berabers  qui  ont  réussi  à  dissimuler  leur  mouvement  surgis- 
sent dans  le  flanc  des  tirailleurs,  dans  leur  dos,  elles  les  enser- 
rent, elles  vont  se  rejoindre  et  fermer  le  cercle. 

Bandiougou  et  Diara  se  replient  sur  le  centre;  le  plomb 
ci-ibic  les  broussailles,  fustige  le  sable;  dans  la  ligne  écarlate  des 
clu'-cliins,  de  nouveaux  vides  se  creusent. 

Le  capitaine  dirige  tout  l'effort  du  feu  sur  ces  deux  bras  près 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  195 

de  se  refermer  sur  lui.  Lue  balle  lui  fracasse  la  ehiiville.  Il  se 
couche  et  contiuue  de  commander.  Trente  hommes  sont  eucorr 
vivans;  combien  restent  assez  valides  pour  tirer  .*> 

Le  sergent  Diara  Fofona  est  blessé  une  troisième  fois,  puis 
une  quatrième;  le  fusil  échappe  à  ses  mains. 

A  ce  moment,  le  sergent  Fadiala  Keita  se  pré.sente  au  capi- 
taine et  porte  l'arme  : 

—  Mon  capitaine,  mon  ventre  y  a  crevé. 

Il  tombe  sans  connaissance,  ayant  une  horrible  blessure  dans 
l'aine. 

Les  Berabers  se  rapprochent.  En  même  temps,  des  détona- 
tions lointaines  se  font  entendre...  le  convoi  est  attaqué  ! 

Le  capitaine  se  fait  porter  près  du  lieutenant  Morel.  Dans 
les  bras  de  Lamine  Kitessa,  il  reçoit  une  balle  <]ui  lui  brise  la 
colonne  vertébrale  et  ressort  au-dessous  du  cœur. 

Etendu  près  du  lieutenant,  malgré  l'atroce  douleur,  il  plai- 
.sante  et  encourage  les  tirailleurs. 

Les  Berabers,  pour  avancer,  sont  obligés  de  se  découvrir;  le 
lieutenant  a  pris  le  fusil  d'un  mort;  chacun  de  ses  coups  jette 
un  homme  h  terre;  sous  ce  feu  meurtrier,  les  denx  ailes 
reculent. 

Le  capitaine  se  sent  mourir.  Il  appelle  le  lieutenant  :«  Battez 
en  retraite  sur  le  convoi,  abandonnez-moi.» 

Le  lieutenant  refuse.  Lamine  Kitessa  s'écrie  : 

—  Nous  y  a  pas  moyen,  capitaine,  nous  y  a  tous  morts  ici. 

—  Abandonnez-moi,  répète  le  capitaine.  Et,  voyant  que  l'offi- 
cier refuse  d'obéir  :  «  Bien.  Tenez  encore  un  peu.  » 

Il  montre  son  revolver  vide,  et  demande  qu'on  le  charge. 
Cependant  il  entre  en  agonie,  son  regard  se  trouble,  tout  oscille 
autour  de  lui  :  là-bas,  dans  le  fond  de  la  plaine  étincelante, 
le  puits  flamboie  d'éclairs,  de  chaque  côté,  les  deux  ailes  des 
Berabers  s'étendent,  elles  se  rapprochent,  elles  vont  écraser 
sa  compagnie,  ses  tirailleurs...  des  lueurs  se  lèvent  des  baïon- 
nettes, il  veut  commander  :  En  avant!  Le  désert  tourbillonne, des 
rumeurs  emplissent  ses  oreilles,  crépitemens,  vociférations; 
•quelques  paroles  inarticulées  s'échappent  de  ses  lèvres  :  «  A 
Tombouctou...  cimetière...  sons  des  pierres...  «Sa  tète  se  sou- 
lève, ses  yeux  s'éclairent  du  soleil  répandu  sur  le  désert;  son 
•âme  s'illumine  de  la  suprême  lumière...  le  capitaine  Grosde- 
mange  a  cessé  de  vivre. 


196  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Los  Berabors  ont  vu  tomber  le  chef;  ils  redoublent  d'eiîorts  ; 
ils  s'excitent  par  des  cris  de  victoire;  leur  exaltation  de  î^uer- 
riers,  leur  haine  de  musulmans  passent  dans  la  foudre  de  leurs 
armes  ;  leur  mouvement  de  recul  causé  parle  tir  mortel  du  lieu- 
tenant s'est  arrêté. 

Mais  la  mort  du  capitaine  a  enflammé  les  tirailleurs; 
maintenant,  c'est  pour  le  chef  mort  qu'ils  se  battent.  Le  clairon 
Moussa  Sidi  Bé,  jeté  à  terre  par  sa  première  blessure,  se 
redresse  et,  debout  près  du  cadavre,  insulte  les  meurtriers.  Le 
lieutenant  lui  ordonne  de  se  coucher.  Il  montre  rennemi.  ((  Non 
lui  y  a  croire  moi  y  a  peur.  »  Une  balle  lui  brise  la  cuisse;  il 
se  relève;  il  retombe,  la  jambe  fracturée  en  trois  endroits. 

Sur  45  hommes  16  sont  tués,  22  sont  blessés.  L'ennemi  les 
croit  à  sa  merci. 

(îependanl  des  coups  de  feu  résonnent  à  l'Est;  à  800  mètres, 
des  fuyards  remontent  en  courant  vers  le  puits;  ce  sont  les 
af^resseurs  du  convoi  qui  ont  échoué;  ils  sont  poursuivis  par 
les  tirailleurs  du  sergent  Rolland.  Les  Berabers  craignent  d'être 
tournés  à  leur  lour;  ils  hésitent;  en  même  temps.,  des  signaux 
faits  du  campement  les  rappellent;  ils  se  replient. 

Pendant  le  combat,  le  rezzou  a  pu  charger  ses  chameaux, 
remplir  ses  peaux  de  bouc,  son  but  est  atteint;  il  n'a  plus  qu'à 
fuir. 

•  Depuis  vingt-quatre  heures,  les  tirailleurs  n'ont  pas  mangé, 
ils  sont  épuisés  par  les  marches  forcées  de  jour  et  de  nuit  qui 
ont  précédé  l'attaque,  ils  se  battent  depuis  une  heure  du  matin, 
et  il  est  dix  heures;  c'est  à  peine  si  les  survivans  se  soutien- 
nent, mais  l'ennemi  recule;  ils  veulent  se  jeter  à  sa  poursuite. 

L(!  lieutenant  Morel  pour  les  retenir  est  obligé  de  leur 
montrer  le  corps  du  capitaine  dont  ils  ne  doivent  pas  se  sé- 
parer. 

De  loin,  ils  tirent  sur  le  rezzou  en  retraite  et  sur  l'arrièro- 
garde  qui  protège  ce  mouvement. 

Les  chameaux  s'(''k»ignent;  bientôt  sur  le  ciel  pcàle  du  désert, 
ils  ne  forment  plus  qu'un  feston  mouvant,  la  plaine  se  vide,  les 
dernières  salves  des  tirailleurs  s'éteignent.  Dans  le  campement 
hâtivement  évacué,  le  sol  se  soulève  par  endroits  sous  des 
groupes  de  cadavres  à  peine  recouverts  de  sabh^;  quelques  corps 
gisent  épars  çà  et  là,  les  derniers  tombés  <'t  qui  n'ont  pu  être 
enterrés;  les  bagages  délaissés  encombrent  le  sol;  dans  les  pàtu- 


ÉPOPÉES    AFRICAINES.  Iîl7 

ragos  eiivirounans  envnt  200  chameaux,  300  Ixvufs,  2"o  Anes, 
toutes  les  prises  que  les  Berabers  ont  dû  abandonner,  et  que  les 
méharistes  vont  trainer  derrière  eux  sur  la  route  de  retour  pour 
les  rendre  à  leurs  propriétaires. 

Le  capitaine  Grosdemange  avait  mission  de  couvrir  l'Azalay, 
d'arracher  aux  pillards  le  fruit  de  leurs  rapines  et  de  les  anéantir, 
s'il  le  pouvait.  Les  deux  premiers  buts  .sont  atteints,  le  dernier 
seul  ne  l'est  pas  entièrement;  mais  du  rezzoïi  il  ne  reste  que 
des  débris,  le  chef  Abiddin  est  parmi  les  morts,  et  les  survi- 
vans  n'ont  plus  qu'une  idée  :  regagner  au  plus  tôt  le  Tafilalet. 

Maintenant  la  compagnie  rentre  à  Bon  Djebiha;  16  tirailleurs 
dorment  sous  les  sables  du  puits  d'Achorat.  Le  capitaine,  au 
moment  de  mourir,  a  prononcé  des  mots  où  le  lieutenant  a  dis- 
cerné le  vceu  d'être  enterré  dans  le  cimetière  de  Tombouctou  ; 
«on  corps  enseveli  dans  des  couvertures,  enfermé  dans  des  sacs 
de  cuir,  i-epose  sur  un  méhari.  Chaque  Européen,  à  tour  de  rôle, 
veille  sur  la  dépouille  dont  le  tirailleur  jMamady  Keita,  aveuglé- 
ment attaché  à  son  chef, refuse  de  s'écarter.  Derrière,  les  22 blessés 
cramponnés  à  leurs  selles  forment  au  mort  une  glorieu.se  escorte. 
(Jlorieuse  et  triste! 

Cette  marche  e.st  épouvantable.  L'état  de  ces  hommes  exige- 
rait des  soins  sur  place,  tout  au  moins  une  allure  lente,  des 
précautions  minutieu.ses.  Ils  ont  400  kilomètres  à  parcourir  à 
dos  de  chameau,  les  étapes  sont  réglées  par  l'éloignement  des 
puits,  il  n"y  a  pas  de  médecin,  et  il  est  nécessaire  d'en  trouver  un 
le  plus  vite  possible. 

Ln  courrier  est  parti  à  cet  effet  vers  Tombouctou,  mais  le 
médecin  ne  rejoindra  la  compagnie  qu'à  Bou  Djebiha.  Jusque-là, 
les  blessés  endureront  les  tortures  provoquées  par  les  secousses 
de  leurs  montures. 

Au  passage  des  dunes  mouvementées,  ils  ne  résistent  pas  aux 
hetirts,  aux  cahots;  ils  tombent  à  terre,  et  les  tirailleurs  valides, 
déjà  épuisés,  sont  obligés  pour  les  relever  de  courir  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  colonne.  La  température  elle-même  s'ajoute  aux 
.souffrances;  un  vent  glacé  souftle  qui  paralyse  les  hommes  et 
les  animaux,  multiplie  les  faux  pas  des  chameaux,  rend  les 
chocs  plus  sensibles  et  les  plaies  plus  douloureuses. 

Le  .sergent  Rolland  prodigue  son  dévouement;  il  fait  des 
pan.semens;  mais  les  médicamens  de  la  compagnie  ont  été  tout 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

do  suite  épuisés;  il  n'a  plus  que  des  antiseptiques  destinés  aux 
animaux,  des  bandes  coupées  dans  le  linge  des  Européens.  Et 
peut-il  extraire  des  balles,  soulager  le  sergent  Fadiala  Keita  qui 
souffre  atrocement  de  sa  blessure  de  l'aine,  sauver  le  sergent 
Diara  Fofona? 

Il  est  impuissant.  Ses  efforts  ne  parviennent  i)as  à  empêcher 
la  gangrène  de  se  mettre  dans  la  jambe  du  clairon  Moussa  Sidi  Bé, 
fracturée  en  trois  endroits,  et  dans  la  cuisse  également  brisée. 

Pourtant  pas  une  plainte  ne  s'élève  de  ce  lugubre  convoi, 
plusieurs  plaisantent  même  sur  leur  mal. 

—  Moi  y  a  trompé  les  mouches,  dit  en  riant  Moussa  Sidi  Bé; 
avant,  lui  y  a  vienne  sur  mon  figure;  maintenant,  lui  y  a 
vienne  sur  mon  jambe. 

Tous  montrent  dans  la  douleur  le  même  courage  que  dans  le 
combat;  ils  ne  se  plaignent  pas,  ils  ont  seulement  hâte  d'être 
au  terme  du  voyage. 

Diara  Fofona  ne  devait  pas  voir  la  fin  de  cette  longue  route. 
Le  7  décembre,  il  succombait  à  ses  quatre  blessures. 

Le  lieutenant  ne  voulut  pas  abandonner  son  corps.  Bon  Djebiha 
n'était  plus  qu'à  trois  étapes  ;  là  on  l'enterrerait  avec  les  honneurs 
qu'il  avait  mérités. 

Sur  sa  tombe,  dans  le  cimetière  musulman,  les  officiers  ont 
élevé  un  petit  monument;  à  côté,  est  une  autre  tombe,  celle  de 
Moussa  Sidi  Bé.  Le  médecin  était  arrivé  trop  (ard  pour  sauver 
le  brave  clairon;  la  gangrène  avait  fait  son  œuvre. 

L'opération  fut  tentée  malgré  tout;  et  pendant  cette  opéra- 
tion, rendue  plus  horrible  encore  par  la  gangrène,  le  lieutenant 
voulut  être  là.  En  se  livrant  au  docteur.  Moussa  Sidi  Bé  prit  la 
Ciain  de  son  officier,  la  garda  dans  la  sienne...  puis  son  étreinte 
se  desserra,  il  était  mort. 

Il  pouvait  dire  ce  que  répètent  souvent  ses  camarades  à  leurs 
officiers  : 

—  Moi,  noir;  mais  comme  toi  y  a  c<eiii-  blanc! 

Colonel  Baratier. 


UN  TEMOIN 


DE 


lA  VIE  nmmm  \i  mm  m  lodis  x\ 


LES  «  MÉMOIRES   »   DU   PEINTRE    J-C.   DE   MANNLIGH 


Dans  le  plus  récent  volume  de  ce  monumental  Saint-Simon 
que  MM.  Lecestre  et  J.  de  Boislisle  continuent  de  publier  (après 
le  regretté  Arthur  de  Boislisle  j,  pour  le  plus  grand  profit  des 
historiens  et  la  plus  plus  grande  joie  des  lettrés,  on  remarque, 
aux  appendices,  l'intéressante  monographie  d'un  vieil  hôtel 
parisien.  L'hôtel  de  Lorge  s'ouvrait  sur  la  [rue  Neuve-Saint-Au- 
gustin dans  le  quartier  (Taillon  et  poussait  ses  jardins  jusqu'à 
la  campagne  vers  le  point  où  se  dresse  aujourd'hui,  sur  le  bou- 
levard des  Italiens,  le  pavillon  de  Hanovre.  Edifiée  sur  les  plans 
de  Mansard  pour  un  riche  gentilhomme,  Nicolas  de  Frémont, 
cettte  somptueuse  demeure  fut  occupée  après  1(387  et  embellie 
de  nouveau  par  le  gendre  du  premier  occupant,  le  maréchal  de 
Lorge,  qui  devint  lui-même  le  beau-père  [de  Saint-Simon,  en 
sorte  que  le  duc  écrivain  fut  marié  dans  la  chapelle  qui  y  avait 
été  ménagée.  Acheté  par  la  princesse  de  Gonti,  fille  de  Louise  de 
La  Vallière,  l'hôtel  de  Lorge  passa  au  cousin  et  héritier  de 
cette  dernière,  le  duc  de  La  Vallière,  pour  venir  enfin  en  1167 
par  une  nouvelle  vente  entre  les  mains  de  Christian  IV,  duc 
régnant  de  Deux- Ponts  dont  il  prit  à  ce  moment  le  nom.  —  Le 
duché  allemand  de  ce  souverain  s'appelait  en  réalité  Zwei- 
bruecken,  mais  on  sait  que  l'hégémonie  de  la  culture  française 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encourageait  nos  grands-parens  à  traduire  en  français  jusqu'aux 
noms  propres  des  étrangers  de  marque  afin  d'évitei'  tout  effort 
insolite  à  leur  gosier  délicat. 

C'est  dans  ce  cadre  de  haute  allure  et  dans  l'entourage  immé- 
diat de  ce  prince  allemand  que  le  témoin  dont  nous  écouterons 
un  instant  les  récits  fit  très  ample  connaissance  avec  In  vie  pari- 
sienne durant  les  dernières  années  du  roi  Louis  XV.  Les  Mémoires, 
récemment  j)ubliés  (1),  du  peintre  Jean-Christian  dt;  Mannlich 
sont  même  rédigés  en  français  dans  leur  texte  original,  bien 
que  leur  savant  éditeur,  M.  Stollreither,  ait  choisi  d'en  offrir  une 
version  allemande  à  ses  compatriotes,  en  sorte  que  nous  aurons 
à  retraduire,  au  profit  de  nos  lecteurs,  les  passages  que  nous 
croirons  devoir  citer  mot  pour  mot.  Nous  décrirons  avant  tout 
la  petite  cour  étrangère  qui  fut,  au  cœui'  même  du  Paris  de 
l'Encyclopédie,  le  milieu  à  la  fois  patriarcal  et  accueiifant  aux 
choses  de  l'esprit  où  Mannlich  puisa  sa  culture  française.  De 
cette  culture,  il  ne  put  jamais  secouer  rinfluence  en  dépit  des 
obstacles  bientôt  dressés  par  les  événemens  révolutionnaires 
entre  son  pays  d'origine  et  celui  de  son  éducation  eslhétique. 
En  effet,  engageant  de  Munich  une  correspondance  littéraire 
avec  (iœthe  en  1804  (2),  il  se  servait  de  la  langue  française 
pour  écrire  à  son  illustre  compatriote  ! 

.      I 

L'antique  maison  de  Wittelsbach,  qui  duxiii''au  x^IlI^  siècle 
s'était  partagée  en  d'innombrables  branches,  donnaul  des  chefs 
au  Saint-Empire  et  des  rois  à  la  Suède,  avait  vu  ses  rameaux  se 
dessécher  tour  à  tour.  Le  seul  qui  gardât  postérit(î  vers  1730 
était  le  plus  effacé,  le  plus  médiocrement  apanage  de  l<»us  :  il  por- 
tait le  nom  de  deux  bourgades,  Birkenfeld-Bischweiler.  Aussi,  dès 
1734,  ce  vert  bourgeon  de  la  souche  antique  obtint-il  par  héritage 
le  duché  déjà  plus  important  de  Deux-Ponts,  situé  au  Nord  de 
l'Alsace  française.  En  1799,  il  devait  recueillir  une  i)lus  riche 
succession,  celle  de  l'électoral  palatino-bavarois,  bientol  trans- 
Innné  jtar  la  grâce  de  Napoléon  en  royaume  de  iia\iere.  ho, 
premier  duc  de  Deux-Ponts  dans  cette  ligne,  Christian  111,  avait 

(1)  Ein  deulscher  Maler  und  Hofmann. —  Joh.  ChrisHati  von  Mannlich.  Berlin, 
MIO. 

(2)  Hi/fjerion,  1.  Muenchen,  190s. 


LES    ((     MÉMOJUES     )>    DU    PEINTRE    J.-C.     DE    MA^^L1GH.         20.',i 

stîi'vi  la  France  sous  Louis  XIV  :  il  planta  notre  dm  peau  sur  les 
murs  lie  Barcelone  en  1G97  et  se  distingua  à  la  journée  d'Oude- 
narde  :  les  réginiens  français  de  Royal-x\lsace,  plus  tard  celui 
de  l{oyal-Deux-Ponls  se  recrutèrent  en  toutou  en  partie  dans  se.s 
Ftals  et  curent  pour  (-(donels  des  princes  de  sa  maison.  Ce  bon 
soldat  mourut  en  1735  et  son  fils  aine,  alors  mineur,  Chris- 
tian IV,  acheva  son  éducation  mondaine  à  Versailles  où  le  car- 
dinal de  Fleury  témoignait  une  sympathie  particulière  à  sa 
famille. 

Christian  IV  fut  un  homme  intelligent  et  droit.  Né  protestant, 
il  se  convertit  au  cidh(dicisme  lorsqu'il  eut  la  quasi-certitude  de 
recueillir  un  jour  le  ri(die  héritage  de  l'électeur  palatino-bava- 
rois  son  cousin.  Conversion  d'inspiration  nettement  politiqu^e 
ainsi  qu'on  le  voit  :  elle  le  laissa  donc  fort  libéral  dans  ses 
allures  et  fort  tolérant  aux  Réformés  de  ses  domaines.  Il  faisait 
même  partie  de  la  franc-maçonnerie  comme  tant  de  personnages 
princiers  vers  cette  époque.  Son  portrait  par  Mannlich,  l'artiste 
dont  nous  allons  feuilleter  les  Souvenirs,  montre  une  figure 
allongée,  au  front  légèrement  fuyant  :  les  yeux  bridés  vers  le.*- 
tempes  sont  d'expression  plutôt  froide,  mais  le  regard  n'est  paf 
dépourvu  de  fi.nesse.  Et  en  effet  les  lettres  de  sa  main  que  son 
protégé  reproduit  çà  et  là  dans  son  récit  font  honneur  à  son 
sens  droit,  à  ses  dispositions  d'équité  bienveillante.  Il  avait  h 
goût  délicat,  car  les  artistes  parisiens  trouvaient  en  lui  un  géuf 
reux  Mécène  (1),  et  les  tentatives  expérimentales  de  la  sciencf 
n'intéressaient  pas  moins  ce  prince  éclairé  qui  passait  unie 
partie  de  sa  vie  dans  ses  laboratoires. 

11  était  donc  en  général  aimé  autant  qu'estimé  dans  ce  Paris 
qu'il  habitait  tous  les  hivers,  et  son  peintre  ordinaire,  Mannlich, 
a  plus  d'une  fois  rencontré  dans  ses  voyages  des  personnages  do 
marque  qui  lui  furent  complaisans  par  sympathie  pour  son  sou- 
vernin.  A  Rome  en  particulier,  notre  ambassadeur,  le  cardinal 
de  Bernis,  accueillait  le  jeune  Allemand  par  ce  discours  signifi- 
catif :  «  Vous  avez  le  bonheur  d'appartenir,  je  ne  veux  pas  dire 
au  prince  le  plus  aimable  du  monde,  ce  serait  une  insuffisante 
expression  de  ma  pensée,  mais  à  V homme  le  plus  aimable  et  le 
plus  respectable  que  je  connaisse.  Considérez  donc  ma  maison 
comme  la  vôtre...  »  On  voit  que  ce  personnage  princier  eut  son 

(1)  Voyez  le  journal  du  ;;raveui;  J.-G.  Wille  en  particulier  (Paris,  1857). 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

heure  de  popularité  daus  notre  capitale  avant  beaucoup  d'autres 
qui  connurent  également  l'honneur  d'être  pourvus  du  droit  de 
cité  parmi  nous  :  il  mérite  en  conséquence  des  Parisiens  du 
xx*"  siècle  le  tribut  d'un  souvenir  courtois. 

Christian  de  Deux-Ponts  était  d'autant  mieux  au  ton  et  au 
goût  de  son  époque  qu'il  avait  épousé  sinon  une  bergère,  à  la 
mode  des  héros  de  Florian,  du  moins  une  fille  d'humble  extrac- 
!  On.  Il  acheta  pour  elle  en  Alsace  la  seigneurie  de  Forbach  qui 
r  ipportait  cent  mille  livres  de  rente  environ  et  que  Stanislas 
.-«eczinski  érigea  bientôt  eu  comté  sur  sa  requête.  Mais  qui  était 
au  juste  cette  comtesse  de  Forbach  que  son  maitre  distingua 
fort  jeune,  qu'il  épousa  après  quelques  années  de  vie  commune, 
qu'il  appelle  sa  <(  bonne  amie  »  dans  sa  correspondance  avec  ses 
neveux  et  à  laquelle  il  resta  dévoué,  sinon  très  strictement 
fidèle,  jusqu'à  la  tin  de  sa  vic^^  C'est  ce  qui  n'est  pas  très  net- 
tement établi  et  ce  que  nous  essaierons  d'éclaircir. 

Son  nom  même  est  controversé.  L'éditeur  des  Souvenirs  de 
Mannlich  l'appelle  Marianne  Camasse  de  Strasbourg,  et  nomme 
son  frère,  qui  fut  secrétaire  des  commandemens  du  duc  Chris- 
tian IV,  Pierre  Camasse  de  Fontenet  (1).  La  baronne  d'Oberkirch, 
née  Waldner-Freundstein,  parle  de  Marianne,  dans  ses  Mé- 
moires bien  connus,  comme  <(  d'une  belle  danseuse  que  le  duc 
fit  la  folie  d'enlever  au  théâtre  pour  la  nommer  comtesse  de 
Forbach.  »  Mais  il  semble  ^que  cette  assertion  soit  inexacte.  La 
comtesse  ainsi  que  son  frère  dont  nous  avons  déjà  prononcé  le 
nom  étaient  gens  de  parfaite  éducation,  et,  sans  nul  doute, 
grandis  l'un  et  l'autre  dans  un  milieu  de  bonne  bourgeoisie  où 
les  ballerines  ne  se  recrutent  guère.  En  réalité,  iMarianne  paraît 
avoir  été  la  fille  d'un  régisseur  des  biens  de  la  maison  ducale  à 
Bischweiler  :  aimée  par  Christian  IV  pour  ses  grâces  juvéniles 
dans  le  style  de  Greuze,  elle  fut  épousée  par  lui  quand  elle  lui 
eut  donné  plusieurs  enfans. 

Si  nous  avons  esquissé  cette  courte  enquête  généalogique, 

(1)  Mais,  d'autre  part,  l'historien  de  la  ville  de  Bischweiler,  Culmann,  qui  écrivait 
peu  de  temps  après  les  événemens  en  1826  et,  à  la  suite  de  cet  historien  celui  de 
Zweibruecken,  Molitor,  ainsi  que  le  grand  dictionnaire  biographique  de  nos  voi- 
sins, i'Allgemeine  Deutsche  Biographie  (à  l'article  Christian  IV  de  Zweibruecken) 
l'appellent  Marie-Anne  Fontevieux  et  soutiennent  qu'on  l'aurait  indûment  nommée 
Gamas  ou  Camache.  Nous  inclinerions  à  la  croire  née  Camasse  de  Fontenay,  — 
Fontevieux  étant  assez  voisin  de  ce  dernier  nom,  qui,  sans  doute  emprunté  de 
quelque  modeste  propriété  de  ses  parens,  devait  flatter  davantage  dans  son  âge 
mûr  l'épouse  morganatique  d'un  prince  régnant. 


LES    «     MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-C.     DE    MANNLICH.         20d 

c'est  qu'elle  permettra  (.rajoiiter  quelque  jour  une  note  explica- 
tive aux  œuvres  de  Diderot.  En  eflet,   la  comtesse  de  Forbacli, 
tenant  à  Paris  la  maison  du  duc  Christian,  présidait  aux  récep- 
tions artistiques  et  littéraires  de  l'hôtel  ou  palais  de  Deux-Ponts 
où  elle  s'efforçait  d'attirer  les  gens  de  réputation  et   en  particu- 
lier les  encyclopédistes.  Or  Diderot,  qui  lui  était  dévoué,  reçut 
d'elle,  certain  jour,  un  Es  mi  sur  l'éducation  qu'elle  avait  rédige 
de  sa  main.  Parce  qu'en  effet,  elle  avait  donné  quatre  fils  et  deux 
11  lies  à  son  époux  princier,  M™*^  de  Forbach   se  croyait   à  bon 
droit  pourvue  d'une  certaine  expérience  maternelle  et  pédago- 
gique dont  elle  entendait  faire  profiter  son  illustre  ami.  Après 
avoir  lu  ces  pages,  Diderot  y  répondit  par  une  lettre  théorique 
importante  que  Naigeon  a  publiée   pour  la  première  fois  sans 
nulle  mention  de   date,  avec  cette  seule    indication  qu'elle  fut 
adressée  à  la  comtesse   de   Forbach,  et   qu'Assezat  a  dû   repro- 
duire   sans    plus    ample    commentaire   dans    sa  consciencieuse 
édition  des  OEuvres  complètes  du  philosophe  (1).  Grâce  aux  Sov- 
veiiirs  de  Mannlich,  la  correspondante   occasionnelle  de  Diderot 
«ort  de  l'ombre  où  la  laissaient  jusqu'ici  les  plus  soigneux  com- 
mentateurs du  grand  publiciste.  Ajoutons  que  Diderot  se  félicite 
dans  sa  réponse  de  se  trouver  à  peu  près  d'accord  avec  M"'^  de 
Forbach  sur  une  aussi  délicate  matière  :  «  Il  n'y  a  guère,  écrit-il, 
de  différence  entre  la  lettre  de  mon  aimable  et  belle  comtesse  et 
la  mienne  que   celle  des  sexes.  »  Témoignage  vraiment  tiono- 
rable  en  faveur  des  capacités  intellectuelles  de  sa  correspondante, 
quand  même  on  ferait  sa  part  <à  la  g;alanterie  qui   s'impose  en 
semblable    occurrence.    En    outre,  le    roi   de    Prusse  Frédéric- 
(iuillaume  II,  neveu  de  Christian  IV  par  son  mariage,  disait  à 
l'un  de  ses  familiers  (1)  vers  la  lin  du  siècle  que  la  comtesse  de 
Forbach  devait  être  une  femme  très  remarquable  pour  avoir  su 
fixer  de  façon   durable   le   duc  de  Deux-Ponts  qui  passait  pour 
«  un  des  princes  les  plus  distingués  de  l'Allemagne.  )> 

Des  six  enfans  que  M""^  de  Forbach  eut  de  son  mari,  deux 
fils  seulement  ont  lais.sé  quelque  souvenir  :  les  comtes  Chris- 
tian et  Guillaume  de  Forbach  furent  tous  deux  officiers  au  ser- 
vice de  la  France,  tous  deux  remarqués  pour  leur  belle  conduite 
au  siège  de  Yorktown,  pendant  la  guerre  d'Amérique.  Retournés 
en  Allemagne  à  la  Révolution,  ils  reçurent  alors  l'un  et  l'autre 

(1)  Mémoires  du  baron  de  Gagera. 


2J4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

io  titre  bavarois  de  baron  de  Deux- Ponts  qui  avouait  leur  ori- 
,i;ine  paternelle.  L'ainé  avait  épousé  une  Bëthune-Sully,  le  second 
une  Polastron,  de  cette  maison  qui  se  trouvait  alors  au  comble 
de  la  faveur,  grâce  à  la  belle  Diane  de  Polastron,  duchesse  de 
Polignac,  l'amie  de  Marie-Antoinette.  Ce  dernier  seul  laissa  un 
lils  qui  mourut  général  bavarois  en  1851),  sans  postérité  mâle. 
Terminons  cette  rapide  biographie  en  indiquant  (jue  la  com- 
tesse de  Forbach,  retirée  dans  ses  terres  alsaciennes  après  la 
mort  de  Christian  IV  en  1775,  sut  encore  se  faire  estimer  et  traiter 
avec  déférence  par  le  neveu  et  successeur  de  son  époux,  le  duc 
(jharles-Auguste  II,  comme  on  le  voit  par  certains  traits  du  récit 
de  Mannlich.  Nous  la  rencontrerons  plus  d'une  fois  sur  notre 
chemin. 

II 

La  petite  cour  qui  entourait  ces  personnages  princiers  ou 
quasi  princiers  était  plus  qu'à  demi  française.  Sans  parler  du 
secrétaire  des  commandemens,  cet  aimable  et  sur  Camasse  de 
Fontenet  qui  resta  jusque  dans  sa  vieillesse  l'un  des  meilleurs 
amis  de  Mannlich,  le  médecin,  le  chirurgien,  le  confesseur  du 
duc,  le  gouverneur  de  ses  pages  et  les  précepteurs  de  ses  héri- 
tiers étaient  nos  compatriotes.  Un  capitaine  de  l'artillerie  fran- 
çaise, M.  de  Vismes,  parfait  musicien  et  acteur  excellent,  avait 
été  nommé  sur  le  désir  de  Christian  IV  au  commandement  de 
la  place  de  Bitsch,  toute  voisine  de  Zweibruecken,  avec  permis- 
sion de  résider  le  plus  souvent  dans  cette  dernière  ville  où  il 
était  l'àme  des  plaisirs  artistiques  de  la  cour  ducale. 

Un  courtisan  qui  mérite  une  plus  s])éciale  mention,  (-'est 
l'abbé  Salabert  dont  le  nom  revient  souvent  sous  la  plume  de 
Mannlich.  Le  baron  de  Gagern,  dont  nous  avons  déjà  cité  les 
Mémoires  et  qui  fut  en  relations  fréquentes  avec  Salabert,  nous 
a  tracé  un  utile  [)ortrait  du  personnage  :  ((  Ce  pauvre  prêtre  du 
diocèse  de  Metz,  écrit-il,  était  mieux  qu'un  abbé  de  cour  comme 
on  en  a  tant  vu  à  celte  époque.  Plein  de  raison,  d'esprit  et  de 
goût,  et  bien  qu'il  dissimulât  sous  ce  brillant  vernis  toutes  les 
passions  des  «  roués,  »  il  conquit  d'abord  l'amitié  de  la  com- 
tesse de  Leyen,  née  Dalberg  et  sœur  du  primat  de  Cologne,  une 
femme  remarquable  qui  habitait  le  iîef  de  Blieskastel,  très  voi- 
sin de  Deu.\-Ponts,  et  introduisit  Salabert   à  la  cour   ducale.   II 


LES    «     MÉMOIRES     ))    Di;    PEINTRE    J.-C.     DE    MAWLIGH.         20') 

y  inspira  confiance  et  y  joua  lîientot  un  grand  rùle.  Comme  il 
arrive  souvent  anx  voluptueux,  il  n'était  nullement  méchant  : 
ses  manières  étaient  galantes,  son  style  élégant,  son  esprit  vil" 
et  spontané.  Mais  il  était  mal  fait  pour  devenir  le  ministre 
dirigeant  d'une  principauté  allemande  dont  il  ne  connaissait  ni 
la  langue,  ni  les  dispositions  traditionnelles.  » 

Salabert  devint  en  eiïet,  au  temps  de  la  Révolution  française, 
le  ministre  du  duc  Charles-Auguste,  ce  neveu  et  successeur  de 
Christian  IV,  dont  il  avait  été  le  précepteur,  en  même  temps 
que  de  son  frère  le  prince  Max,  qui  devint  le  premier  roi  (te 
Bavière.  Mais  lorsque  nos  troupes  occupèrent  Mannheim  en  17ÎI3, 
l'abbé  reçut  si  bien  ses  compatriotes  jacobins  et  s'entendit  si 
parfaitement  avec  les  généraux  de  la  (Convention  qu'il  fut  accusé 
de  haute  trahison  et  emprisonné  peu  après  comme  traître  à 
l'Empire,  par  les  ordres  du  gouvernement  impérial.  Bientôt 
élargi  néanmoins  sur  les  instances  des  princes  palatino-bavarois, 
ses  anciens  élèves,  il  termina  ses  jours  vingt  ans  pins  tard  à  la 
cour  royale  de  Bavière  où  il  incarna  jusqu'à  sa  lin  les  grâces 
musquées  de  l'époque  Louis  XV.  A  la  veille  de  sa  mort,  il  lit 
encore  les  délices  et  le  sourire  d'un  souper  fin  auquel  assistait 
Mannlich. 

Mais  il  est  temps  de  venir  à  ce  dernier  dignitaire  de  la  petite 
cour  dont  nous  lui  devons  le  portrait  fidèle,  au  peintre  ordi- 
naire du  duc,  Jean-Christian  de  Mannlich.  Né  en  1741  à  Stras- 
bourg, Mannlich  était  issu  d'une  famille  distinguée  qui  figura 
dès  le  XV®  siècle  au  livre  d'or  du  patriciat  de  la  ville  d'Augs- 
bourg  et  reçut  de  Charles-Quint  en  1545  des  lettres  de  noblesse. 
Son  père,  Conrad  de  Mannlich,  dont  on  a  quelques  toiles  con- 
sciencieuses, était  déjà  le  peintre  en  titre  de  la  cour  de  Deux- 
Ponts  :  aussi  lorsque  ce  digne  homme  laissa  le  jeune  Christian 
orphelin,  dans  sa  dfx-septième  année,  le  duc  promit-il  à  l'ado- 
lescent de  lui  servir  de  père  et  commen(;a  de  lui  tenir  parole  en 
l'envoyant  tout  d'abord  travailler  le  dessin  à  l'École  des  Beaux- 
Arts  de  Mannheim,  à  ce  moment  fort  réputée  par  toute  l'Alle- 
magne. 

Mannlichasi  joli mentconté  ce  premier  pas  dans  le  monde  (pic 
nous  lui  emprunterons  quelques  traits  de  son  récit  :  on  croirai! 
lire  une  page  de  Manon  Lescaut.  Lorsqu'il  monta,  dit-il,  dans 
l'antique  voiture  de  poste  qui  allait  l'emporter  loin  des  siens,  il 
trouva  les  sièges  du  fond  occupés  par  un  négociant  de  Metz  cl 


_206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  une  joiine  l'emmo  française.  On  le  fit  asseoir  sur  un  petit 
banc  transversal,  placé  devant  ces  deux  personnes,  en  sorte 
qu'il  tournait  le  dos  à  la  jolie  voyageuse.  Ses  paupières  étaient 
encore  roupies  des  larmes  de  l'adieu  :  ce  que  remarquant,  sa 
compagne  lui  demanda  s'il  s'éloignait  de  son  foyer  pour  la 
première  fois.  Sa  réponse  fut  inintelligible,  car  il  parlait  à  peine 
le  français  et  ne  se  sentait  nullement  en  humeur  de  lier  con- 
versation avec  des  inconnus.  Mais  sa  voisine  ne  s'offensa  pas  de 
son  mutisme  et  dit  au  négociant  messin  :  «  Le  pauvre  garçon 
aura  certainement  très  froid  cette  nuit,  placé  comme  il  l'est 
près  de  la  portière.  Je  m'intéresse  à  lui  parce  qu'il  ressemble 
comme  deux  gouttes  d'eau  h  un  de  mes  neveux  que  j'aime  ten- 
drement. »  Le  pronostic  était  exact  au  surplus,  car  la  nuit  vint 
et  le  froid  se  lit  vivement  sentir.  Mannlich,  claquant  des  dents, 
maudissait  tout  bas  l'odieux  véhicule  lorsqu'il  se  sentit  soudain 
saisir  doucement  })ar  les  éi)aules  et  attirer  en  arrière  dans  le 
giron  de  la  j<uine  femme  qui  appuya  sa  tète  sur  l'un  de  ses  bras, 
tandis  que,  di-  l'autre,  elle  ramenait  maternellement  sur  lui  le 
vaste  manteau  de  fourrure  dont  elle  était  enveloppée  pour  sa 
part.  Plus  quf  jamais  muet  de  surprise  et  de  timidité,  le  Sosie 
(lu  neveu  se  laissa  faire  et  tomba  bientôt,  malgré  les  cahots  delà 
lourde  voilure,  dans  le  facile  sommeil  de  son  <àge. 

A  la  première  halte  de  la  diligence,  un  compagnon  de  route 
qu'on  avait  chargé  de  veiller  sur  le  jeune  homme,  et  qui  était 
assis  près  de  lui  sur  le  banc  malconfortable  ne  le  vit  plus  à  ses 
cotés;  il  le  <-rut  disparu  et  commençait  à  s'inquiéter  de  son  sort 
lorsqu'il  aperçut  ses  jambes  qui  restaient  visibles  sous  le  man- 
teau et  devina  ce  qui  s'était  passé.  Le  négociant  fit  de  son  côté 
la  même  remarque  et  plaisanta  assez  crûment  sa  voisine  sur  le 
goût  qu'elle  montrait  pour  les  débu;tans  dans  le  vaste  monde  ; 
mais  elle  prit  fort  gaiment  la  plaisanterie  et  lorsque,  dans  la 
plaine  du  Rhin,  le  vent  et  le  froid  se  faisant  de  nouveau  sentir, 
Mannlich  jeta  en  arrière  un  regard  d'envie  sur  son  moelleux 
oreiller  de  la  nuit,  sa  compatissaiite  amie  lui  ouvrit  le  même 
refuge  et  le  couvrit  jus([trau  nez  de  son  manteau,  insoucieuse 
des  sarcasmes  gaulois  du  Messin.  La  timidil('  de;  l'enfant  fut 
enfin  vaincue  jjar  tant  de  bonne  grâce,  ajoute-t-il,  et,  saisissant 
la  petite  main  ({ui  le  choyait  de  la  sorte,  il  la  porta  plusieurs 
fois  à  ses  lèvres  sous  l'abri  de  la  fourrure,  inspiré  d'ailleurs 
par  le  plus  pur  sentiment  de  reconnaissance.  ((  (l'est  ainsi,  con- 


LES    ((    MÉMOIRES    ))    DU    PEINTRE    J.-C.    DE    MANNLICII.         207 

clul-il  Iriomphalement  dans  ses  Souvenirs,  que  j'ai  fait  mon 
premier  pas  dans  le  monde,  bercé  sur  les  genoux  d'une  bonne 
et  jolie  femme.  » 

Anecdote  fort  symbolique  en  effet,  car  notre  homme  devait 
traverser  l'existence  dans  une  analogue  attitude.  Il  resta  de 
tournure  un  peu  gauche,  de  repartie  un  peu  lente,  mais  sympa- 
thique malgré  tout  par  son  honnêteté  native,  par  sa  bonne  foi 
évidente  ^i  trouvant  donc  sans  faute  à  point  nommé  l'assistance 
impromptue  ou  même  le  salut  inespéré,  par  la  grâce  de  sa  droi- 
ture instinctive  et  de  sa  sensibilité  naturelle.  Son  portrait  de 
vieillesse,  qui  a  été  placé  en  tête  de  ses  Souvenirs,  conlîrme 
l'impression  morale  qui  se  dégage  de  leur  lecture,  car  sa  ligure 
amaigrie  et  accentuée  par  l'âge,  sa  bouche  un  peu  large  et  son 
nez  trop  fort  peuvent  avoir  quelque  chose  de  comique  au  pre- 
mier coup  d'œil  :  on  dirait  un  personnage  falot  échappé  des 
contes  d'Hoffmann.  Mais  ses  grands  yeux  au  regard  cordial,  sur- 
montés de  sourcils  qui  trahissent  une  sorte  d'étonnement  naïf 
devant  les  àpretés  de  la  vie,  ne  manquent  pas  d'inspirer  la 
sympathie  pour  son  caractère  :  ils  sont  d'un  homme  de  sejis  et 
de  cœur  <à  qui  l'on  pourra  se  fier. 

III 

A  la  lin  de  l'année  1762,  le  duc  Christian,  satisfait  des  pro- 
grès de  son  protégé  à  l'Académie  de  Mannheim,  annonça  l'in- 
tention de  l'emmener  à  Paris  pour  y  passer  désormais  les  hivers 
en  sa  compagnie,  le  jeune  peintre  ne  pouvant  manquer  de  pro- 
fiter, pour  son  éducation  artistique,  d'un  séjour  prolongé  dans  la 
capitale  de  l'Europe  pensante.  Le  voyage  de  Mannlich  et  ses 
premières  impressions  parisiennes  sont  contés  avec  bonne  hu- 
meur dans  ses  Souvenirs  :  il  lui  fallut  quelque  temps  pour  s'ac- 
coutumer au  bruit  et  même  à  l'odeur  du  pavé  parisien,  mais  il 
s'accommoda  bientôt  de  sa ^ vie  nouvelle.  Son  protecteur,  qui 
avait  sa  loge  dans  les  principaux  théâtres,  lui  donnait  à  discré- 
tion les  plaisirs  du  spectacle  et  le  conduisait  en  personne  chez 
les  plus  grands  artistes  de  l'époque.  Une  visite  h  M""  Clairon  et 
une  autre  à  Karl  van  Loo  forment  sous  sa  plume  d'amusans 
tableaux  de  mœurs. 

En  1765,  Christian  IV  jugea  bon  de  confier  le  jeune  homme 
aux  soins  de  l'illustre  François  Boucher,  ce   «  peintre  des  grâces 


208  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

françui.sos  »  qui,  comiiie  presque  tous  les  artistes  de  la  capitale, 
était  lié  d'ancienne  amitié  avec  l'aimable  prince  étranger.  Quaixl 
Mannlich  dut  être  présenté  par  le  duc  à  son  futur  maitre,  celui- 
ci  reçut  ses  visiteurs  dans  son  cabinet  d'histoire  naturelle,  alors 
célèbn^  ])Our  la  qualité  de  ses  collections  et  surtout  pour  son 
ordonnance  parfaite.  Il  dépensait  chaque  année  des  sommes 
considf'rables  pour  le  développer  davantage,  et  il  possédait  en 
particulier  des  pierres  précieuses  h  l'état  brut  qui  représentaient 
une  valeur  importante,  car  la  vente  de  ces  minéraux  procura 
par  la  suite  plus  de  deux  cent  mille  livres  à  ses  héritiers,  — 
somme  considérable  pour  l'époque,  comme  on  le  sait.  Le  duc, 
[ui  était  lui-même  un  minéralogiste  distingué,  gratifiait  l'ar- 
iiste  de  morceaux  intéressans  qu'il  lui  rapportait  des  mines  de 
la  région  rhénane. 

Quand  M™*  Boucher  parut  un  instant  dans  l'appartement 
pour  accueillir  l'auguste  visiteur,  sa  fraîcheur  et  sa  beauté 
éblouirent  littéralement  notre  débutaid,  à  qui  son  introducteur 
princier  dit  en  sortant,  avec  complaisance  :  ((  Il  vous  aurait 
fallu  la  connaître  il  y  a  vingt  ans,  mon  cher  Mannlich.  C'était 
alors  la  plus  belle  personne  non  seulement  de  Paris,  mais  de 
toute  la  France.  Mon  frère,  et  bien  d'autres  encore,  étaient 
éperdument  épris  de  ses  charmes  ;  mais  ils  en  furent  pour  leurs 
mines  langoureuses,  car  la  jeune  femme,  n'(''tant  pas  moins  ver- 
tueuse que  belle,  s'acquit  bientôt  par  son  honnêteté  l'estime  et 
la  sympathie  universelles.  Elle  a  maintenant  quarante  ans  au 
moins  et  peut  encore  passer  cependant  pour  une  des  beautés  de 
la  capitale.  Vous  voyez  par  là  combien  il  est  avantageux  d'avoir 
une  jeunesse  raisonnable.  »  Le  duc  philosophe  manquait  en  eiVet 
rarement  l'occasion  d'une  petite  homélie  aux  jeunes  gens  de  son 
entourage. 

Mannlich  fut  logé  peu  après  dans  une  petite  pièce  contiguë.h 
l'atelier  de  Boucher,  auprès  duquel  il  i»assa  toute  l'année  1765. 
—  Rédigeant  ses  Souvenirs  en  1813,  c'est-à-dire  après  l'entière 
victoire  de  la  réaction  classique  inaugurée  par  Winckelmann, 
triomphante  avec  David  et  le  style  Empire,  il  croit  pouvoir  affir- 
mer que  les  directions  du  <(  peintre  des  grâces  »  lui  firent  i)lus 
de  tort  que  de  profit  :  mais  il  ne  laisse  pas  que  de  vénérer  dans 
son  ancien  maître  l'homme  au  génie  original,  à  l'esprit  débor- 
dant de  fine  gaîté,  au  caractère  le  plus  sur  et  le  plus  honorable 
qui  lut.  Boucher,  nous  raconte-t-il,  s'éloignait  alors  à  regret  de 


LES    ((     MÉMOIRES     »    DU    PEI^THE    J.-C.     DE    MANNLICH.         2\)':> 

sa  (lomeurc  et  ses  rares  sorties  no  le  conduisaient  ii,uère  quii 
Versailles  pour  faire  sa  cour  au  Roi,  à  la  manufacture  des  Gobe- 
lins  qu'il  dirigeait,  à  l'Opéra  dont  les  décors  et  les  costumes 
étaient  placés  sous  sa  haute  surveillance,  enfin  chez  les  mar- 
chands et  collectionneurs  d'histoire  naturelle.  —  Le  matin, 
tandis  qu'il  prenait  son  chocolat  dans  son  atelier,  il  se  plaisait  à 
tracer  des  dessins  ou  plutôt  à  les  parachever,  comme  nous  allons 
le  voir,  car  il  n'en  avait  jamais  assez  dans  ses  portefeuilles  au  gré 
des  amateurs  ou  revendeurs  qui  les  lui  payaient  deux  louis  d'or 
la  pièce.  Il  avait  donc  cherché  et  trouvé  le  moyen  de  satisfaire 
à  cette  .surabondante  demande.  Ses  élèves  employaient  sur  son 
désii'  uiu'  partie  de  leur  temps  à  faire  des  copies  de  ses  plus  beaux; 
morceaux  qu'il  conservait  avec  soin  pour  cet  usage  ;  ils  avaient 
toutefois  la  consigne  de  ne  jamais  mettre  la  dernière  main  h 
leur  travail.  Puis,  pendant  qu'il  prenait  son  déjeuner  du  matin, 
Boucher  s'occupait  à  retoucher  adroitement  ces  ébauches.  Il  leur 
donnait  en  quelques  coups  de  crayon  l'empreinte  de  son  talent 
personnel,  et  estimait  en  avoir  fait  par  là  des  originaux  qu'il 
vendait  comme  tels  sans  plus  de  scrupule  :  pratique  qui  sufli- 
rait  à  expliquei*  l'existence  de  nombreuses  répliques  dans  son 
œuvre  en  blanc  et  noir. 

Après  cet  intermède,  si  profitable  à  ses  intérêts,  le  vieux 
maître  se  jdaçait  devant  son  chevalet  où  il  peignait  presque 
constamment  de  mémoire,  ou  «  de  chic,  »  pour  employer  le 
terme  des  ateliers,  mais  avec  une  étonnante  perfection:  u  Ni 
moi.  ni  personne  autour  de  lui,  ajoute  Mannlich,  n'aurait  jamais 
pu  croire  à  une  semblable  virtuosité,  si  nous  n'avions  été  chaque 
jour  les  témoins  de  ce  tour  de  force  !  »  Et  l'élève  s'accoutuma  si 
bien  à  cette  manière  de  faire  qu'il  finit  par  y  trouver  de  la 
beauté  et  même  de  la  «  naïveté  »  par  surcroit,  en  sorte  qu'il  prit 
grand'peine  pour  s'en  assimiler  les  procédés.  Il  y  réussit  à  ce 
point  qu'on  le  plaisanta  bientôt  sur  la  perfection  de  ses  pasti- 
ches :  ((  Une  fois  engagé  dans  cette  voie,  écrit-il,  je  m'éloignai 
chaque  jour  davantage  de  la  vérité  comme  de  la  beauté,  non  sans 
percevoir  toutefois  les  murmures  de  ma  conscience  d'artiste 
qui  me  re}»rochait  mes  égaremens.  Quand  je  parcourais  les 
belles  galeries  du  Palais-Royal,  les  œuvres  immortelles  de 
Raphaël  me  criaient,  par  leur  contraste  avec  celles  de  Boucher,, 
que  j'étais  sur  une  mauvaise  route  où  je  finirais  par  me  perdre.» 

Le    duc    Christian    se   chargeait    d'ailleurs  d'entretenir   ces 

TOME    X.    —    1912.  U 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

.scrupules  assez  justifiés  dans  l'esprit  de  son  })rotég'é  :  <(  Boucher, 
lui  écrivait-il  de  Zweibruecken  le  1"  octobre  1755,  est  un  maitre 
dans  l'art  de  la  composition  gracieuse,  mais  son  dessin  et  son 
coloris  sont  également  factices.  ïenez-vous-en  donc  au  plan  de 
conduite  que  je  vais  vous  tracer  en  quelques  mois  :  prendre 
l'antique  pour  modèle  au  point  de  vue  de  la  ligne  et  vous  inspi- 
rer pour  la  couleur  du  pinceau  de  Rubens.  Appropriez-vous  seu- 
lement de  Boucher  la  manière  aimable  et  riante,  en  quoi  je  le 
considère  comme  le  meilleur  peintre  de  la  Fj'ance  actuelle.  Et 
faites-moi,  mon  cher  Mannlich,  le  plaisir  de  peindre  à  mon 
intention  un  tableau  dont  je  laisse  d'ailleurs  le  sujet  à  votre 
choix.  »  —  Cette  alîectueuse  requête  fut  l'occasion  d'un  sérieux 
effort  de  la  part  du  jeune  homme.  Il  alla  prendre  conseil  de  son 
maitre  qui  l'engagea  à  figurer  pour  le  duc  :  Vénus  chargeant 
Vulcain  de  forger  des  arrnes  pour  son  fils  Enée.  a  Vous  aurez 
là,  disait  le  vieil  artiste,  une  tâche  fort  attrayante  à  remplir  :  le 
dessin  d'une  belle  figure  de  femme  environnée  d'Amours,  la 
silhouette  d'un  homme  musculeux  accompagnée  de  quelques 
cyclopes  à  l'ari'ière-plan.  Disposez  donc  d'abord  cette  scène  sui- 
vant votre  inspiration,  puis  venez  me  montrer  votre  projet.  » 

Ainsi  fut  fait.  Boucher  choisit  l'une  des  esquisses  qui  lui 
furent  présentées  peu  après  par  son  disciple  :  il  y  apporta  quel- 
ques modifications  de  détail  et  insista  en  particulier  pour  que 
Vénus  fût  assise  sur  un  nuage  dans  l'antre  des  Cyclopes  :  conseil 
que  l'élève  se  vit  forcé  de  suivre  par  égard  pour  son  maitre, 
mais  qu'il  lui  en  coûta  de  mettre  h  exécution  parce  qu'il  jugeait 
ce  nuage  plus  convenable,  dit-il,  au  décor  d'un  ballet  qu'à  une 
toile  mythologique  soigneusement  étudiée  dans  sa  psychologie 
symbolique.  Il  se  mit  cependant  à  l'ouvrage  et  dessina  d'abord 
son  Vulcain  sans  difficultés  d'après  un  modèle  célèbre  de  l'époque 
qui  se  nommait  Deschamps  et  dont  il  trace  un  pittoresque  por- 
trait moral.  Mais  quand  il  en  vint  au  personnage  de  Vénus,  il  se 
vit  beaucoup  plus  empêché  de  satisfaire  aux  exigences  de  Bou- 
cher qui  le  morigénait  en  ces  termes  :  a  Quelques-uns  de  vos 
personnages  féminins  sont  trop  maigres  sans  être  plus  sveltes 
pour  cela.  D'autres  sont  trop  épais  ou  trop  masculins  à  mon  gré. 
Devant  un  corps  de  femme  figuré  par  la  peinture,  on  doit  à  peine 
sentir  qu'il  enferme  des  os:  il  faut  qu'il  soit  rond,  délicat,  élance 
sans  paraître  ni  gras  ni  maigre.  Il  est  vrai  qu'on  ne  trouve  guère 
dans  la  nature  plus  d'une  privilégiée  parmi  des  centaines  pour 


LES    ((    MÉMOIKES     »    DU    PEINTRE    J.-C.    DE    MANNLICII.         211 

répondre  à  cet  idéal  excellent  de  la  beauté.  »  C'est  qu'en  effet  la 
découverte  et  le  choix  de  semblables  modèles  avait  été  l'une  des 
préoccupations  principales  du  vieux  maître  au  cours  de  sa  lon- 
gue carrière.  Comment  Mannlich  pour  sa  pari  allait-il  mettre  la 
main  sur  l'oiseau  rare  ? 

Par  dos  ruses  dignes  de  Sherlock  Holmes,  il  parvinl  à  décou- 
vrir le  modèle  féminin  dont  Boucher  lui-même  se  servait  exclu- 
sivement depuis  quelques  années  déjà  (^tout  au  moins  quand  il 
daignait  recourir  au  dessin  d'après  nature),  mais  dont  il  cachait 
jalousement  l'identité  à  ses  confrères  ou  élèves,  afin  d'en  conser- 
ver pour  lui  le  monopole.  C'était  la  femme  d'un  doreur  de  cadres, 
et  le  jeune  Allemand  fut  assez  heureux  pour  la  décider,  nous  ne 
savons  par  quels  prestiges,  à  lui  accorder  quelques  séances  de 
pose.  Moyennant  quoi,  Boucher,  resté  dans  l'ignorance  de  cette 
aventure,  se  montra  parfaitemenl  satisfait  de  la  Vénus.  «  Je 
vois,  dit-il  à  Mannlich,  que  vous  avez  profilé  de  mes  observations 
sur  la  beauté  de  la  femme  et  que,  grâce  à  ces  avis  opportuns, 
vous  avez  su  figurer  la  déesse  ainsi  qu'il  convenait.  » 

Quant  au  duc  Christian,  revenu  à  Paris  quelques  semaines 
plus  tard,  il  se  montra  également  fort  satisfait  des  progrès  de  son 
protégé,  bien  qu'il  criliquàt  le  malencontreux  nuage,  puisque, 
disait-il,  Vénus  se  trouvant  après  tout  dans  le  domicile  conjugal 
auprès  de  Vulcain  son  époux,  il  ne  fallait  pas  tant  de  manières  à 
leur  entrevue.  —  A  quoi  un  contradicteur  tenace  aurait  pu 
répondre  que  le  prince  oubliait  le  sujet  de  cette  entrevue,  sujet 
plus  que  délicat  et  qui  voulait  quelques  précautions  oratoires, 
puisque  Enée  n'était  pas  le  fils  du  forgeron  divin  qu'on  sommait 
de  lui  marteler  des  armes  redoutables.  Vénus  devait  être  bien 
aise  de  conserver  quelque  prestige  au  cours  de  sa  requête  et, 
sans  doute  aussi,  le  moyen  de  se  dérober  sans  délai,  par  la  voie 
des  airs,  à  quelques  marques  trop  brusques  de  l'insatisfaction 
conjugale:  «  Empruntez  de  Boucher,  conclut  le  duc  une  fois  de 
plus,  la  grâce  riante  qui  fait  le  caractère  et  le  mérite  de  ses 
œuvres,  mais  ne  l'imitez  pas  dans  le  reste.  Tenez-vous-en  à  la 
nature  et  à  l'antique  qui  seront  vos  guides  les  plus  sûrs.  Vous 
êtes  ici  dans  un  pays  où  les  jolies  personnes  s'offrent  plus  volon- 
tiers au  pinceau  que  partout  ailleurs.  Utilisez  donc  cette  circon- 
stance pour  peindre  amplement  d'après  nalure.  Je  vous  ferai 
ouvrir  des  crédits  particuliers  à  cet  effet,  mais  sous  la  condition 
que  votre  vieille  gouvernante  assistera  toujours  aux  séances  de 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pose.  »  C'est  ainsi  que  ce  paternel  souverain  mariait  l'esthétique 
à  la  morale,  oubliant  un  peu  la  comtesse  de  Forbach  épousée 
par  lui  après  quelque  dommage  et  certaines  étoiles  d'Opéra  qu'il 
lui  donnait  encore  à  l'occasion  pour  rivales. 

Après  avoir  laissé  Mannlich  environ  un  an  sous  la  dii'ectiou 
de  Boucher,  le  duc  obtint  pour  lui  du  marquis  de  Marigny, 
alors  directeur  des  Académies  et  Manufactures  royales,  une 
place  de  pensionnaire  à  notre  Ecole  de  Rome  que  dirigeait  ;i  ce 
moment  Natoire.  Au  dépai't,  Boiu-lier  munit  son  élève  d(;  ce 
viatique  bien  significatif  :«  Ne  vous  attardez  pas  trop  longtemps 
k  Rome,  croyez-moi,  et  étudiez-y  surtout  les  œuvres  de  l'Albane 
et  du  Guide.  Raphaël,  malgré  sa  renommée,  n'est  qu'un  artiste 
assez  froid,  et,  quant  à  Michel-Ange,  il  ne  saurait  susciter  en 
nous  d'autre  sentiment  que  la  terreur.  Vous  pouvez  contempler 
à  l'occasion  leurs  travaux,  mais  gardez-vous  bien  de  les  imiter: 
vous  ne  feriez  que  refroidir  toute  chaleu)'  de  sentiment  dans 
votre  àme.  Pour  ma  part,  j'ai  jadis  fait  cadeau  à  Sa  Majesté  de 
trois  années  du  séjour  italien  qu'il  m'avait  octroyé  à  ses  frais, 
puisque,  au  bout  d'un  an,  j'étais  déjà  de  retour  à  Paris  où,  m'a- 
bandonnant  aux  leçons  de  la  nature,  je  fis  de  rapides  progrès,  n 
(<elui-là  prétendait  donc  aussi  se  mettre  à  l'école  de  la  nature  et 
du  sentiment.  Il  avait  lu  Jean-Jacques,  et  il  essayait  d'inter- 
préter  à  la  mode  du  jour  les  inspirations,  assez  peu  <(  naturelles,  » 
en  vérité,  de  son  pinceau. 

IV 

Nous  ne  parlerons  pas  ici  des  souvenirs  romains  deMannlicli(l) 
dont  les  impressions  parisiennes  fixent  surtout  notr(^  atlentiou 
en  ce  moment.  Loi'squ'il  revit  les  rives  de  la  Seine  dans  l'hiver 
de  1772,  il  observa  d'un  regard  plus  mûr  le  s|)ectacle  animé  qui 
se  déroulait  sous  ses  yeux  et  se  montra  plus  (•aj)able  que  par  le 
pa.ssé  de  goûter  les  attraits  variés  de  la  grande  ville.  Ce  fut  aloi's 
que  la  comtesse  de  Forbach  le  mit  en  ndalions  plus  intini<\s 
avec  ses  commensaux  philosophiques,  principalement  avec. 
Diderot,  sur  lequel  il  n'est  pas  sans  nous  fournir  quelques  détails 
intéressans  et  nouveaux  :  ((  Je  veux  vous  faire  lier  connaissance 
avec  le  philosophe,  lui   dit-elle   un  jour,  —  entendant  par  cette 

(1)  Nous   en   avons   donné  quelque  aperçu   dans  la  Revue  hebdomadaire  du 
20  janvier  1912. 


LES    «    MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-C.     DE    MANNLTCII.         2  DJ 

désignation  le  philosophe  par  excellence,  le  rédacteur  principal 
de  y  Encyclopédie.  —  Nous  irons  pour  cela  frapper  à  sa  porte, 
continua-t-elle,  car  il  est  bon  de  contempler  les  grands  hommes 
à  leur  foyer  domestique,  afin  de  les  mieux  connaître  et  de  les 
juger  ensuite  avec  une  plus  sûre  équité.  » 

Diderot  habitait  dès  lors  son  célèbre  appartement  de  la  rue 
Taranne.  Ses  visiteurs  le  trouvèrent  ce  jour-là  sans  perruque, 
envelo])pé  d'une  vaste  robe  de  chambre  en  flanelle  rouge,  assis 
près  de  sa  cheminée  sur  le  maigre  brasier  de  laquelle  un  pot-au- 
feu  murmurait  sa  chanson  monotone.  Christian  de  Forbach,  fils 
aine  de  la  comtesse  et  Mannlich  lui  furent  à  la  fois  présentés. 
Il  les  accueillit  avec  sa  cordialité  coutumière,  et  M™^  de  Forbach 
demanda  bientôt  à  saluer  aussi  la  fille  de  son  hôte,  la  future 
^jme  (}g  Vandeuil,  qui  fut  appelée  sans  délai.  Mannlich  l'avait 
déjà  rencontrée  à  l'hôtel  de  Deux-Ponts  où  la  comtesse  l'attirait 
souvent  à  cette  époque  en  raison  de  son  brillant  esprit.  Cette 
fois,  la  jeune  pei-sonne  parut  à  l'artiste  encore  j)lus  loquace  et 
plus  démonstrative  que  son  père  :  ce  dernier  ne  put  placer  un 
mot  tant  qu'elle  fut  dans  l'appartement;  enlin  il  la  pria  de  se 
retirer  pour  aller  assister  sa  mère  dans  les  soins  du  ménage. 
Aussitôt  qu'elle  eut  quitté  la  pièce,  il  se  tourna  vers  ses  visiteurs 
pour  leur  faire  une  naïve  profession  de  foi  jiaternelle.  «  Cette 
jeune  tille,  dit-il,  m'impose  véritablement  à  moi-même  :  elle  est 
si  remarquable  ({ue  j'ose  à  peine  ouvrir  la  bouche  en  sa  pré- 
sence !  n  M""'  de  Forbach  s'empressa  de  réj)ondre,  ainsi  qu'il 
convenait,  que  la  fille  d'un  tel  père  ne  pouvait  être  moins  favo- 
risée par  le  destin. 

Tandis  qu'on  échangeait  ces  gentillesses,  poursuit  xMannlich, 
la  porte  de  la  chambre  s'ouvrit  tout  à  coup  avec  violence,  et  l'on 
vit  paraître  une  véritable  harengère,  grossièrement  vêtue,  le 
bonnet  placé  de  travers  sur  les  cheveux  qui  s'échappaient  en 
mèches  malpropres  le  long  du  visage  et  du  cou,  une  moustache 
de  tabac  d'Espagne  sous  le  nez,  une  bûche  de  bois  sous  chaque 
bras  et  une  écumoire  à  la  main.  Cette  bizarre  personne  alla  droit 
à  la  cheminée  sans  s'occuper  autrement  de  l'assistance,  tandis 
que  Diderot  se  levait  prestement  pour  lui  faire  place.  Pendant 
qu'elle  accommodait  le  feu  et  écumait  le  })ot  qui  renfermait  le 
dîner  du  philosophe,  —  ce  brouet  qu'il  assurait  préférer  aux 
raftînemens  des  tables  impériales,  —  celui-ci  s'elVorçait  de  faire 
comprendre  par  signes  à  ses  amis  allemands  qu'ils  eussent  à  ne 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  déranger  la  ménagère,  et  lui-même  gardait  prudemment  le^ 
plus  religieux  silence.  Mannlich  ne  savait  que  penser  de  cette 
scène.  Lorsque,  dit-il,  cette  figure  de  carnaval  se  fut  enfin 
redressée  et  se  tint  devant  la  compagnie,  son  écumoirc  h  la 
main  comme  un  sceptre,  Diderot  la  présenta  comme  sa  femme 
à  la  comtesse  qui  ne  manqua  pas  de  la  féliciter  sur  son  heureux 
destin,  la  digne  compagne  d'un  pliilosoplie  aussi  sage  qu'illustre 
devant,  ajoutait-elle,  s'estimer  hautement  favorisée  entre  toutes 
les  femmes  :  «  Bah  !  tout  cela  nous  fait  une  belle  jambe  en  vérité, 
riposta  M""®  Diderot  d'une  voix  éraillée.  Ce  grand  philosophe  ne 
sait  même  pas  gagner  de  quoi  mettre  le  pot-au-feu  tous  les 
jours!  ))  Et  elle  s'éloigna  sur  cette  incongruité',  sans  esquisser  le 
moindre  salut,  en  claquant  les  portes  derrière  elle. 

Diderot  reprit  alors  son  siège  en  soupirant  :  ((  Je  m'arrange 
de  son  humeur,  expliqua-t-il  :  elle  veille  .sur  le  bien-être  maté- 
riel de  notre  enfant,  tandis  que  je  me  consacre  à  son  développe- 
ment intellectuel.  Elle  prend  soin  de  tout  :  je  ne  manque  de 
rien,  et,  au  prix  d'une  infatigable  patience,  j'en  suis  venu  à 
m'accommoder  de  cette  amie  qui  cache  un  ca^ur  excellent  sous 
une  ru<le  écorce.  »  Sans  aller  jusqu'à  traiter  ^I""'  Diderot  de 
Xantippe,  la  comtesse  prit  occasion  de  ce  discours  pour  saluer 
Diderot  du  titre  de  nouveau  Socrate,  discrète  allusion  à  laquelle 
il  n'opposa  que  quelques  protestations  de  modestie,  et  l'on  se 
quitta  sur  ce  dernier  compliment  qui  montre  M™*^  de  Forbach 
tout  à  fait  apte  à  présider  un  salon  littéraire,  ainsi  qu'elle  en 
avait  l'ambition. 

La  scène  est  amusante,  mais  ce  qui  l'est  plus  encore,  c'est 
l'interprétation  que  notre  Allemand  croit  en  pouvoir  donner 
dans  ses  Souvenirs.  Il  y  raconte  en  etfet  qu'il  estima  conve- 
nable de  retourner  quelque  temps  après  chez  le  philosophe 
qui  le  lui  avait  en  effet  demandé  avec  insistance  et  dont  nous 
dirons  la  bienveillance  persévérante  à  l'égard  du  jeune  artiste 
étranger.  En  traversant  le  jardin  des  Tuileries  pour  passer 
les  [)onts,  notre  peintre  rencontra  ce  même  Christian  de  For-' 
bach  qui  l'avait  accom[)agné  dans  sa  première  visite  et  qui 
dérida  de  se  joindre  îi  lui  cette  fois  encore.  Arrivés  rue  Ta- 
ranne,  ils  sonnèrent  à  I;i  jtorle  de  rap{»îirtemeid  :  une  femme 
simplement,  mais  proprement  vêtue  vint  leur  ouvrir,  les  reçut 
avec  une  tranquille  bonne  grâce  et  leur  exprima  très  poli- 
ment les  regrets  de  M.  Diderot,  qui,  occupé  pour  un   moment 


LES    ((    MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-C.     DE    MANNLICII.         215 

chez  son  imprimeur,  serait  assurément  désolé  de  manquer  leur 
visite  :  «  Si  vous  voulez  bien,  messieurs,  l'attendre  un  instant 
dans  sa  chambre,  ajoutait-elle,  il  ne  saurait  tarder  à  revenir  et 
sera  charmé  de  vous  recevoir.  »  Pendant  ce  discours,  Forbach 
jetait  à  son  <-ompagnon  des  regards  de  surpi'ise  et  lui  faisait  des 
signes  d'intelligence.  Ils  remercièrent  néanmoins  jM"""  Diderot, 
—  car  c'était  bien  elle,  —  pour  sa  proposition  obligeante  et  pré- 
textèrent une  affaire  pressante  pour  s'éloigner  sans  plus  de 
délai.  La  maitres.se  du  logis  ne  manqua  pas  de  les  accompagner 
jusqu'au  seuil  et  leur  montra  sans  se  démentir  un  instant,  dit 
Mannlich,  cette  politesse  un  peu  cérémonieuse,  mais  cordiale  et 
franche  qui  était  alors  en  honneur  dans  la  bonne  bourgeoisie. 
Elle  avait  donc  totalement  oublié,  conclut-il,  le  rôle  de  Xantippo 
qu'elle  avait  été  contrainte  de  jouer  quelques  jours  plus  tôt  ! 

Ainsi,  (-'aurait  été  une  scène  répétée  d'avance  entre  deux 
effrontés  comédiens  que  l'épisode  de  ménage  dont  M""-'  de  For- 
bach avait  été  le  témoin  !  Cette  idée  saugrenue  fut  sans  doute 
.-suggérée  à  Mannlich  par  le  comte  Christian  de  Forbach  qui  lui 
ilit,  aussitôt  qu'ils  eurent  gagné  la  rue:  «  Avez-vous  remarqué 
<-ombien  ma  mère  se  fait  facilement  duper  par  tous  ces  encyclo- 
pédistes qui  sont,  dans  le  fond,  de  purs  charlatans.  N'est-ce  pas 
une  fort  digne  femme  que  celle  à  qui  nous  venons  de  parler.»^  Et 
que  pensez-vous  d'un  philosophe  qui  lui  impose  le  rôle  d'une 
Xantippe  uniquement  pour  se  draper  à  nos  yeux  dans  le  man- 
teau de  Socrate  ?  Un  acteur  de  foire  qui  gagne  loyalement  sa  vie 
par  des  farces  de  tréteaux  et  que  l'Eglise  exclut  pour  ce  méfait 
de  la  communion  chrétienne,  me  parait  à  moi  bien  plus  esti- 
mable que  ces  prétendus  sages  et  je  suis  bien  décidé  à  ne  plus 
mettre  les  pieds  chez  celui-ci.  »  Ce  Forbach  était  un  beau  et 
brave  garçon  qui  devint  plus  tard  un  homme  de  cœur  et  de 
sens,  si  nous  en  croyons  Mannlich,  son  ami  de  toute  la  vie.  Il 
n'en  était  pas  moins,  à  vingt  ans,  un  véritable  fat,  gâté  par  ses 
relations  avec  la  jeunesse  dorée  de  la  Cour  et  qui  n'évitait  guère 
les  défauts  inhérens  à  ces  situations  hybrides  et  boiteuses  que 
préparent  à  leurs  rejetons  à  peine  avoués  les  unions  dites  «  mor- 
ganatiques »  des  princes  allemands  (1). 

(1)  Mannlich  raconte  qu'il  surprit  un  jour  ce  jeune  Forbach  faisant  sauter  son 
maître  d'italien  par-dessus  sa  canne,  comme  on  le  demande  aux  roquets,  avant  de 
lui  accorder  une  tasse  de  chocolat.  Le  Scapin  s'épongeait  le  front  après  ce  bel 
exercice  et  criait  au  survenant  avec  une  belle  impudeur  dans  la  bassesse  :  «  Mais 
voyez  donc,  que  de  fatigue  pour  une  tasse  de  chocolat  !  »  Forbach  lui  en  fit  donner 


21 G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Après  cette  parenthèse,  est-il  besoin  de  démontrer  que 
M'"*'  Diderot  n'accepta  jamais  de  foirer  son  naturel  pour  jouer  un 
rôle  conceitc  avec  son  époux.  Issue  d'uu  manufacturier  ruiinî 
et  d'uue  iille  de  noblesse,  M"«  Chami»ion  vivait  pauvrement 
avec  sa  mère,  d'un  commerce  de  dentelles  et  de  linge  quand 
Diderot  l'épousa  par  amour,  contre  le  gré  de  sa  propre  famille. 
((  Grande,  belle,  pieuse  et  sage,  »  ainsi  la  dépeint  sa  fille,  la 
brillante  M'"^  de  Vandeuil  dans  la  notice  biographique  qu'elle  a 
consacrée  h  son  père.  Mais  la  pauvre  femme  se  vit  bientôt  osten- 
siblement trompée  par  son  volage  époux,  et  son  caractère  s'aigrit 
dès  lors  jusqu'à  en  faire  une  fort  authentique  Xantippe  à  l'occa- 
sion. Elle  ne  cessa  pas,  dit  l'éditeur  de  Diderot,  Assezat  (4),  de 
remplir  ses  devoirs  d'épouse  et  de  mère  avec  un  courage  et  uue 
constance  dont  peu  de  femmes  eussent  été  capables  à  sa  place  ; 
mais  ce  qui  devait  faire  jusqu'au  bout  le  chagrin  de  son  mari, 
c'était  sou  esprit  inculte,  le  souci  d'argent  qu'elle  manifestait  à 
tout  ])ropos,  les  perquisitions  jalouses  auxquelles  elle  se  livrait 
parfois  ;i  l' improviste  dans  les  papiers  du  philosophe.  C'était 
encore  toute  une  société  de  voisins  vulgaires  que  Diderot  héber- 
geait k  contre-cœur  et  qui,  de  leur  côté,  tenaient  en  médiocre 
estime  cet  homme  si  mal  vu  du  Parlement,  du  clergé  et  de  la 
Sorbonne.  Jean-Jacques  l'a  traité  crûment  de  «  harengère  » 
dans  ses  Confessions,  en  ceci  d'ailleurs  infidèle  à  la  reconnais- 
sance de  l'estomac,  car  il  dina  souvent  de  sa  cuisine  pendant  la 
captivité  de  Diderot  à  Vincennes  :  mais  il  est  certain  que 
d'Alembert,  (îrimm  et  d'Holbach  ne  s'arrêtaient  jamais  au  qua- 
trième étage  de  la  rue  Taranne  où  M""'  Diderot  gouvernait  ses 
casseroles.  Ils  montaient  tout  droit  à  1'  <(  atelier  »  du  cinquième  et 
l'on  ne  voyait  guère  chez  la  maîtresse  de  la  maison  que  l'abbé 
Sallier  de  la  Bibliothèque  royale  et  le  musicien  Bemetzrieder 
dont  nous  aurons  à  parler  tout  à  l'heure. 

l'ar  là  s'explique  aussi  bien  la  ((  Xantippe  »  des  mauvais 
jours  que  la  digne  et  correcte  bourgeoise  des  heures  apaisées; 
c'était  simj)le  question  d'humeur  et  surtout  de  bourse,  rue 
Taranne.  Il  nous  parait  fort  probable  que  M"'«  de  Forbach  fit  sa 
visite  avec  son  fils  et  Mannlich  un  n[)rès-midi  qu'il  y  avait  peu 

deux,  ajoute  notre  témoin  et  l'ultramontain  se  trouva  le  plus  heureu.x  des  homnie.^. 
—  Telles  étaient  alors  les  façons  quasi  néroniennes  de  ce  jeune  dandy  dont  Mann 
licli  acceptait  sans  plus  ample  examen  les  appréciations  puériles. 

(1)  Notice  préliminaire  aux  lettres  à  M"'  Voland.  —  (Eiivres,  XVIII,  340. 


LES    «    MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-C.     DE    MANM.ICII.         217 

d'argent  au  logis  pour  faire  bouillir  le  pot  :  l'humeui-  de  la  mé- 
nagère s'en  ressentait,  voilà  tout.  Au  surplus,  elle  était  payée 
pour  nourrir  une  conjugale  niéliaiice  contre  les  belles  visiteuses 
aristocratiques  de  son  inllammable  Denis.  Pourqu<»i  donc  leur 
aurait-elle  fait  bon  visage.'^ 


En  dépit  de  la  bévue  psychologique  qui  marqua  de  la  sorte 
le  début  de  leurs  relations,  Manniich  devait  être  durablement  et 
intimement  lié  par  la  suite  avec  l'auteur  du  Neveu  de  Rameau, 
comme  nous  allons  le  voir.  Lors  de  la  présentation  que  nous 
avons  racontée,  le  nouveau  Socrate  s'était  tourné  vers  le  jeune 
peintre  aussitôt  après  la  bruyante  sortie  de  sa  Xantippe  et  lui 
avait  adressé  ce  petit  discours  avec  sa  bonhomie  coutumière  : 
(«  Quant  à  vous,  je  vous  réquisitionne  à  mon  profd.  Venez  me 
voir  souvent,  car  j'aime  passionnément  les  arts  el  je  crois  les 
connaître  assez  bien.  J'aime  aussi  les  jeunes  gens  de  votre  nation  : 
ils  n'ont  pas  toujours  des  clartés  de  tout  comme  les  nôtres,  mais 
ce  qu'ils  savent,  ils  le  savent  du  moins  à  fond,  el  cela  vaut 
mieux  de  la  sorte.  M.  Bemetzi-ieder  m'a  engagé  dans  cette  opi- 
nion, et  vous  m'y  confirmerez,  j'en  suis  sur!  » 

Ce  Bemetzrieder  était  un  jeune  Allemand  qui  avait  été 
adressé  à  Diderot  par  un  de  ses  amis.  Le  j)hilosophe  raconte, 
dans  son  célèbre  dialogue  du  Neveu  de  Rameau, (\n'\\  interrogea 
d'abord  le  nouveau  venu  sur  les  connaissances  dont  il  comptait 
tirer  parti  pour  gagner  son  pain  sur  le  pavé  de  Paris.  L'étranger 
s'étant  proclamé  bon  mathématicien,  juriste  de  savoir,  historien 
<le  vaste  érudition,  son  interlocuteur  parisien  lui  assura  que,  de 
toutes  ces  capacités,  il  ne  tirerait  pas  un  denier  vaillant.  Alors 
Bemetzrieder  ayant  ajouté  :  «  Je  suis  assez  bon  musicien.  —  Eh  ! 
que  ne  le  disiez-vous  tout  d'abord  !  J'ai  une  iille  :  venez  chaque 
jour  de  sept  heures  et  demie  du  soir  jusqu'à  neuf.  Vous  lui  don- 
nerez des  leçons  et  je  vous  donnerai  vingt-cinq  louis  par  an. 
Vous  déjeunerez,  dinerez,  goûterez,  souperez  avec  nous.  Le  reste 
(le  votre  journée  vous  appartiendra.  »  S'il  eût  été  sage,  il  eût 
fait  fortune,  conclut  l'auteur  du  Neveu,  qui  se  montra  donc  en 
cette  circonstance,  suivant  son  usage,  d'une  générosité  fort  mal 
proportionnée  à  ses  médiocres  moyens. 

Il    ht   bien   davantage   encore  pour  ce  Bemetzrieder,  —  ou 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bemelz,  comme  disait  pour  <(  simplifier  »  M'*"  Diderot.  —  Il  mit 
sous  forme  de  dialogues  aussi  vifs  que  substantiels  Les  leçons  de 
clavecin  et  principes  d' harmonie  que  ce  musicien  publia  pourtant 
sous  son  seul  nom  en  1771.  Aussi,  malgré  la  générosité  de  Diderot 
qui  assure  dans  la  préface  du  traité  n'avoir  été  que  le  correcteur 
du  français  tudesque  de  son  protégé,  son  éditeur  et  commenta- 
teur récent,  Assézat,  reste  si  persuadé  du  contraire,  qu'il  a  inséré 
in  extenso  dans  des  OËuvres  du  philosophe  cet  écrit  qui  en  rem- 
plit presque  tout  le  tome  Xll^.  Au  surplus,  Bemetzrieder  ayant 
donné  au  public  en  1776  un  autre  ouvrage  qui  était  vrai*nent  de 
sa  façon,  il  y  mit  non  seulement  son  français  tudesque,  mais 
encore  une  lourdeur  d'exposition  et  de  méthode  qui  montre  à 
quel  point  Diderot  lui  avait  été  précédemment  secourablo.  — 
Ceci  dit  pour  répondre  d'avance  à  certains  jugemens  assez 
arbiti-aires  que  nous  allons  rencontrer  sous  la  plume  de  Mann- 
lich  quand  il  s'agira  de  ses  propres  relations  avec  le  même  zéla- 
teur de  son  talent. 

Diderot  avait  la  modestie  de  penser  qu'il  avait  beaucoup 
appris  de  Bemetzrieder  en  matière  de  musique  :  il  espérait  sans 
doute  que  Mannlich  lui  ouvrirait  d'aussi  fructueuses  perspec- 
tives dans  le  champ  des  arts  de  la  forme.  Il  ne  manquait  jamais, 
nous  raconte  le  peintre,  de  l'accueillir  avec  les  plus  vives  démons- 
trations d'amitié.  Quand  il  s'occupait  d'un  travail  pressé,  il  met- 
tait un  livre  entre  les  mains  de  son  visiteur,  le  priant  de 
patienter  auprès  de  lui  quelques  instans.  Mannlich  le  regardait 
alors  écrire  et  remarquait  ses  fréquens  hochemens  de  tète  :  oji 
aurait  dit  qu'il  voulût  appuyer  du  geste  ce  qu'il  venait  de  jeter 
sur  ses  cahiers.  Lorsque  sa  plume  se  posait  plus  lourdement  sur 
la  feuille,  avec  un  grincement  caractéristique,  c'est  qu'il  confiait 
alors  au  ])a])ier  une  assertion  particulièrement  nouvelle  et  auda- 
cieuse. —  La  besogne  terminée,  il  se  prenait  à  interroger  le 
jeune  homme  sur  son  art,  parfois  aussi  sur  ses  vues  morales  ou 
religieuses,  présentait  ensuite  des  objections  et  discutait  lon- 
guement avec  son  interlocuteur  pour  le  contraindre,  par  une 
sorte  de  maïeutique,  à  mettre  en  [»ieiii  relief  les  différens  aspects 
de  sa  pensée. 

Il  le  conduisait  souvent  dans  l'atelier  de  quelques  artistes 
célèbres  dont  il  (Uiiil  l'ami  pai'liculier,  afin  de  recueillir  ses 
appréciations  sur  leurs  travaux  du  moment.  C'est  ainsi  qu'il 
l'introduisit  chez  IMgalle,  jiour  connaître  son   sentiment  sur  le 


LES    U    MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-G.     DE    MANNLICII.         219 

célèbre  tombeau  du  maréchal  de  Saxe,  alors  en  voie  d'achève- 
ment. Mannlich  n'en  fut  pas  satisfait  et  déclara  lui  ])référer, 
pour  la  conception  comme  pour  l'exécution,  le  monumeid 
sculpté  en  mémoire  du  Dauphin  par  Coustou.  Après  un  copieux 
échange  de  vues  sur  ce  sujet,  Diderot  résuma  son  opinion  en  ces 
termes  :  «  J'ai  médité  vos  objections  et  je  les  trouve  justes  au 
total.  Gardez-vous  cependant  de  les  manifester  devant  nos  ama- 
teurs d'art  :  on  vous  lapiderait  pour  votre  audace.  Mais  persistez 
€n  revanche  à  prendre  sur  toutes  choses  le  conseil  de  vos  propres 
yeux  et  celui  de  votre  raison.  Vous  vous  tromperez  rarement  de 
la  sorte,  car  je  connais  bien  des  jeunes  gens  qui  ont  l'esprit  plus 
brillant  que  vous,  mais  aucun  qui  ait  le  jugement  plus  solide  et 
plus  mùr.  »  Il  n'est  donc  pas  impossible  que  Mannlich,  après 
Bcmetzrieder,  ait  fourni  quelque  aliment  à  la  féconde  méditation 
i\c  Diderot. 

VI 

En  1773,  notre  peintre  venait  d'achever  deux  toiles  qui 
ligui'ent  présentement  au  ministère  des  Cultes  à  Munich  : 
c'était  une  Dorinde  admirée  de  Silvio,  et  une  Entrevue  de  Satyre 
avec  Corisca,  sujets  bucoliques  tirés  l'un  et  l'autre  du  Pastor 
Fido  de  Guarani.  Déjà  Vernet,  Vien,  Greuze  et  Fragonard,  tous 
familiers  de  l'hôtel  de  Deux-Ponts,  en  avaient  donné  leur  avis 
motivé  à  l'auteur.  Diderot  et  sa  fille  vinrent  sur  ces  entrefaites 
pour  diner  rue  Neuve-Saint-Augustin,  car  là  comtesse  de  Forbach 
appréciait  de  plus  en  plus  M^'''  Diderot  pour  son  brillant  esprit 
et  le  tour  enjoué  de  sa  conversation.  On  imagine  assez  les  ser- 
vices qu'une  jeune  personne  de  ce  mérite  pouvait  rendre  à  une 
maîtresse  de  maison,  amie  des  artistes  et  des  lettrés.  Mannlich 
profita  de  l'occasion  pour  prier  son  illustre  ami  de  lui  donner  à 
son  tour  une  appréciation  sur  ses  récens  ouvrages.  Le  philo- 
sophe se  rencontra  dans  l'atelier  de  l'artiste  avec  Saint-Quentin, 
un  camarade  romain  de  ce  dernier.  Saint-Quentin  n'épargna 
pas  ses  critiques  aux  deux  toiles,  tandis  que  Diderot  se  renfer- 
mait dans  un  mutisme  affecté  qui  inquiéta  le  peintre  plus 
encore  que  les  objections  de  son  confrère.  —  Mais  dès  que 
celui-ci  eut  pris  congé,  l'écrivain  alla  pousser  le  verrou  de  la 
porte,  afin  d'éviter,  disait-il,  la  visite  de  quelque  nouveau 
fâcheux:  après  quoi,   il  se  jeta  dans  les  bras  de  son  jeune  ami 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  loiito  l'expansion  de  son  caraclère  :  «  Je  suis  ravi  de  votre 
O'uvre,  clamait-il  avec  l'accent  de  conviction  communicativc 
qu'il  trouvait  pour  exprimer  ses  o{)inions  sincères.  J'enrageais 
d'entendre  les  absurdes  chicanes  de  votre  condisciple  et  n'ai 
voulu  à  aucun  prix  de'florer  l'élan  de  mon  admiration  en  vous 
l'exprimant  devant  lui.  Votre  Gorisca  est  de  la  tète  aux  pieds  la 
friponne  que  nous  a  dépeinte  Guarani  et  votre  Satyre  associe 
harmonieusement  en  sa  personne  la  double  nature  humaine  et 
bestiale  qu<!  lui  prête  la  mythologie.  Oui,  c'est  ainsi  qu'il  faut 
peindre  la  fable  et  traduire  les  intentions  d'un  poète.  Votre 
coloris  est  vrai,  j)uissant,  plein  de  fraîcheur  :  la  composition 
simple,  franche,  exempte  d'inutiles  surcharges  :  l'exécution 
soignée  sans  glisser  dans  la  minutie.  » 

Après  cette  véritable  explosion  de  sympathie,  il  formula 
néanmoins  quelques  critiques  de  détail,  puis,  ayant  encore  lon- 
guement contemplé  les  deux  tableaux,  il  se  tourna  vers  son 
interlocuteur  avec  sa  vivacité  ordinaire  en  lui  demandant  s'il 
était  riche,  ou,  dans  le  cas  contraire,  s'il  souhaitait  de  le  devenir: 
((  Oui,  certes,  répondit  Mannlich,  si  cela  est  possible  par  des 
moyens  honnêtes,  les  seuls  au  surplus  que  M.  Diderot  puisse 
avoir  en  vue.  —  Alors  vous  t  (^-^  un  homme  dès  à  présent  tiré 
d'afï'aire,  »  riposta  celui-ci.  El  il  poursuivit  sur  un  ton  plus 
tranquille  :  «  Je  suis  chargé  par  l'impératrice  de  Russie  d'em- 
ployer nos  meilleurs  artistes  à  l'ornement  de  ses  palais.  Elle 
m'a  donné  à  ce  propos  carte  blanche.  Je  choisis  selon  mon 
goùl,  je  fixe  les  prix  et  détermine  les  sujets  à  représenter.  Vous 
voyez  donc,  mon  jeune  ami,  quel  avantage  ce  pourrait  être  pour 
vous  qu'une  commande  de  ma  façon  qui  vous  apporterait  gloire 
et  richesse  !  »  —  Mannlich  évoquant  le  souvenir  de  cette  scène 
après  quarante  ans  écoulés,  reconnaît  dans  ses  Mémoires  qu'il 
fut  à  la  fois  flatté  et  touché  tout  d'abord  par  une  proposition  qui 
trahissait  tant  de  spontanéité  cordiale.  Il  objecta  toutefois  qu'fi 
peine  revenu  de  ses  voyages  d'étude,  la  reconnaissance  l'obli- 
geait à  réserver  ses  premiers  travaux  pour  son  paternel  protec- 
teur, le  duc  Christian.  Plus  tard  ce  dernier,  in.spiré  par  sa  bonté 
coutumière,  lui  permettrait  certainement  d'accepter  l'offre  si 
flatteuse  qui  venait  de  lui  être  faite. 

Nous  laisserons  la  parole  à  notre  homme  pour  conter  la  suite- 
de  cette  conversation  à  laquelle  il  attribue,  nous  le  verrons,  la 
plus  vaste  j>ortée  philosophique  et  morale  :  «  Le  visage  du  philo- 


LES    «    MÉiMOlHES     ))    Dl      PEINTRE    J.-C.    DE    MANNLTCII.         221 

sophe  s'assombrit,  écrit-il,  à  mesure  que  le  mien  s'éclairait 
sous  l'influence  des  senlimens  sincères  qui  s'éveillaient  à  ce 
moment  dans  mon  cœur.  Il  garda  quelques  instans  le  silence, 
puis  il  reprit  la  parole  en  ces  termes  :  (c  La  reconnaissance  est  de 
nos  jours  une  vertu  aussi  rare  qu'elle  est  respectable.  Certes,  je 
ne  puis  qu'approuver  celle  que'  vous  ressentez  à  l'égard  du  duc 
et  je  vous  en  estime  encore  davantage,  s'il  est  possible.  Mais 
comme  nos  sentimens  nous  égarent  le  plus  souvent  quand  ils  ne 
sont  pas  contrôlés  par  la  raison,  on  doit  toujours  les  examiner 
de  près  avant  de  s'abandonner  à  leur  élan.  Examinez  donc  un 
instant  avec  moi,  je  vous  prie,  ce  que  sont  les  princes  et  ce 
que  vous  êtes  vous-même.  Ils  empruntent  leur  richesse  à  une 
portion  de  leurs  sujets,  n'est-il  pas  vrai,  et  qu'en  font-ils  alors  .i^  » 
Il  posa  cette  question  en  élevant  soudain  la  voix  pour  bien 
marquer  son  importance  :  «  Ils  la  transportent  à  une  autre  por- 
tion du  même  grou])e, »  continua-t-il  en  se  penchant  vers  moi  et 
en  taisant  un  geste  du  bras  comme  s'il  versait  l'or  à  flots  dans 
ma  direction.  Après  quoi,  il  se  leva  et  conclut  sur  un  ton  plus 
dégagé  :  «  Vous  voyez,  mon  ami  que  votre  bonne  étoile  vient  de 
vous  placer  du  coté  vers  lequel  on  verse.  Laissez  donc  les  princes 
y  verser  largement  pendant  qu'ils  en  ont  la  fantaisie.  Adieu, 
pensez  à  tout  cela  et  revenez  me  voir  bientôt.  » 

Mannlich  se  plait  h  commenter  cette  scène  en  fervent  de 
Jean-Jacques  et  en  adepte  attendri  du  «  sentiment  »  qu'il  resta 
durant  toute  sa  longue  carrière.  Il  assure  que  le  «  sophisme  >i  de 
Diderot  ne  le  fit  pas  hésiter  un  instant  sur  le  parti  qu'il  conve- 
nait de  prendre.  La  «  raison,  »  comprise  dans  le  sens  où  le  phi- 
losophe employait  ce  mot,  lui  semblait  synonyme  d'égoïsme  et! 
n'avait,  dit-il,  jamais  eu  la  moindre  part  à  sa  conduite  passée. 
S'il  gardait  la  pleine  conscience  de  ses  fragilités  et  de  ses  trop 
humaines  faiblesses,  du  moins  n'hésitait-il  pas  à  s'accorder  ce 
témoignage  qu'il  avait  toujours  cédé  aux  impulsions  de  son 
cieur.  L'insistance  que  Diderot  semblait  vouloir  mettre  à  com- 
battre ses  scrupules  les  plus  honorables  l'indigna  et  le  peina 
d'autant  plus, à  l'en  croire,  qu'en  dépit  du  souvenir  fâcheux  de 
sa  première  visite  au  philoso})he,  il  en  était  venu  à  l'aimer  sincè- 
rement pour  sa  constante  et  exceptionnelle  bienveillance  à  son 
égard . 

Il  s'indigna  bien  davantage  encore  lorsque  Grimm,  étant 
venu  le  voir  à  son  tour,  lui  adressa  le  discours  suivant  :  <(  Diderot 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

m'a  parlé  du  plaisir  que  lui  avaient  fait  vos  travaux,  de  l'amitié 
qu'il  vous  porte  et  de  la  proposition  qu'il  vous  a  faite.  J'espère 
que  vous  ne  commettrez  pas  la  faute  de  la  refuser,  car  on  ren- 
contre bien  rarement  semblable  occasion  de  se  mettre  en  évi- 
dence et  de  faire  rapidement  son  chemin.  Vous  ne  pouvez  ima- 
giner à  quel  point  ces  commandes  impériales  sont  recherchées 
et  de  quelles  sollicitations  notre  grand  ami  se  voit  harcelé  par 
les  premiers  artistes  de  l'époque  qui  voudraient  profiter  de  l'au- 
baine. »  —  Là-dessus  Mannlich  exposa  ses  scrupules  à  peu  près 
sous  la  même  forme  que  la  veille  :  <(  Tout  cela  est  bel  et  bon, 
riposta  froidement  son  compatriote  francisé,  mais  il  ne  faut 
jamais  être  la  dupe  des  grands.  Ils  répandent  leurs  bienfaits  au 
hasard  et  sont  trop  heureux  quand  une  partie  de  ces  largesses 
aveugles  profite  à  quelqu'un  qui  les  mérite.  Encore  une  fois,  je 
vous  conseille  de  saisir  aux  cheveux  l'occasion  favorable  qui 
vous  est  offerte  en  ce  moment.  Ne  la  laissez  pas  échapper, 
croyez-moi,  et  rappelez-vous  ce  proverbe  excellent  qui  la  dit 
chauve  par  derrière.  » 

Là-dessus   Mannlich   de   donner    encore    }»lus   libre   cours  à 
son    indignation    vertueuse    :    Ce    sont    donc    là,    se    disait-il, 

—  et  l'on  sent  qu'il  paraphrase  en  cet  endroit  la  célèbre  excla- 
mation de   son   cher  Jean-Jacques   :  ((  Enfin,  je   les  ai   vus!   >» 

—  ce  sont  donc  là  ces  sages  superbes  qui  prétendent  éclairer, 
réformer  l'humanité  par  leurs  écrits  éloquens,  conduire  la 
vérité  au  triomphe,  terrasser  l'hypocrisie  et  le  fanatisme,  faire 
régner  la  vertu,  la  tolérance  et  l'humanité  dans  le  monde! 
Et  voici  qu'ils  ne  comptent  pour  rien  ces  aspirations  si  natu- 
relles d'un  cœur  sensible,  la  reconnaissance  et  le  désintéres- 
sement! Pensent-ils  donc  rendre  le  genre  humain  meilleur 
et  plus  heureux  en  prêchant  à  leur  entourage  l'incroyance, 
l'égoïsme  et  l'ingratitude.^  »  —  «  Ces  considérations,  conclut-il 
en  trahissant  ici  l'inspirateur  de  sa  diatribe,  me  firent  enfin 
comprendre  la  haine  que  ces  personnages  avaient  vouée  à 
l'excellent  Jean-Jacques.  Il  me  parut  tout  naturel  que  des  char- 
latans dissimulés  sous  le  masque  de  la  })liil(»sophie  et  de  la 
vertu,  dont  ils  empruntaient  le  langage  avec  impudence,  aient 
abliorré  cet  homnu'  simple,  vertueux,  d'un  vrai  mérite,  d'un 
talent  plus  éminent  que  le  leur,  et  d'ailleurs  dédaigneux  de 
toute  ostentation  philosophique.  Je  compris  qu'ils  cherchassent 
de  toute  manière  aie  perdre  en  rampant  ])our  cela,  s'il  le  fallait, 


LES    «    MÉMOIRES     ))    Dl      PEINTRE    J.-C.    DE    MANNLICH.         223 

dans  la  poussière  (levant  les   puissans,  leurs  ministres  et  leurs 
maîtresses!  » 

Cette  nouvelle  querelle  est  un  peu  'mieux  justifiée  sans  doute 
que  l'hypothèse  d'une  mascarade  où  M™"^  Diderot  aurait  joué  un 
rôle  peu  conforme  à  son  caractère  sur  les  injonctions  de  son 
époux.  Mais  encore  convient-il  d'examiner  les  choses  avec  plus 
de  sang-froid.  Le  sentiment  de  Mannlich  est  d'une  indiscutable 
délicatesse  en  cette  circonstance  et  peut-être  en  effet  l'àpre  lutte 
pour  la  vie  avait-elle  trop  endurci  son  interlocuteur  à  la  voix 
de  semblables  scrupules.  —  Mais,  après  tout,  la  proposition  de 
Diderot  aussi  bien  que  son  insistance  avaient  leur  source  dans 
un  sentiment  amical  et  désintéressé  lui  aussi;  elles  ne  méri- 
taient donc  aucunement  cet  orage  de  sensibilité  dénigrante, 
soupçonneuse  et  comminatoire  à  la  façon  de  Jean-Jacques.  S'y 
dérober  avec  fermeté,  c'était  bien.  S'envelopper  à  ce  propos  dans 
sa  supériorité  morale  })0ur  accabler  le  prétendu  tentateur  des 
plus  injurieux  commentaires,  c'est  assurément  fort  injuste.  Le 
mandataire  de  la  grande  Catherine  voulait  faire  pour  le  peintre 
ce  qu'il  avait  e^ayé  deux  ans  auparavant  pour  le  musicien  alle- 
mand, c'est-à-dire  leur  procurer  à  tous  deux  la  consécration  du 
succès  parisien  :  et  sans  doute  pensa-t-il,  en  se  voyant  rebuté 
par  le  second, ce  qu'il  écrit  au  sujet  du  premier  dans  le  Neveu 
de  Rajneau  :  «  S'il  eût  été  sage,  il  eût  fait  sa  fortune.  )>  —  Il  sen- 
tait ({u'il  ne  disposait  peut-être  pas  pour  de  longues  années  de 
la  bourse  impériale  et  que  d'autre  part  le  duc  Christian  eût  sans 
doute  accordé  de  grand  cœur  et  sans  nulle  arrière-pensée  une 
autorisation  avantageuse  à  son  protégé  s'il  en  avait  été  sollicité 
avec  tact.  Pendant  son  séjour  à  Rome,  Mannlich  avait  bien 
trouvé  le  temps  de  peindre  un  tableau  de  piété  pour  la  petite 
église  d'Eze  dans  le  comté  de  Nice,  sans  y  mettre  tant  de  façons. 
—  Le  peintre  était  donc  dans  les  limites  de  son  droit  et  même, 
si  l'on  veut,  dans  celles  de  son  devoir  strict  en  déclinant  les 
offres  du  philo,sophe  :  il  sort  assurément  de  son  rôle  en  se  taillant 
par  surcroit  une  niche  de  saint  dans  l'église  de  Jean-Jacques 
aux  frais  et  dépens  de  son  illustre  ami.  —  Et  ce  fut  au  total 
sous  une  bizarre  constellation  de  méprises  et  de  malentendus 
réciproques  que  devaient  se  dérouler  jusqu'au  bout  les  relations 
entre  le  chaleureux  polémiste  français  et  l'honnfMe  artiste  alle- 
mand. 


224  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VII 

Ces  relations  restèrent  pourtant  très  cordiales  jusqu'à  leur 
terme  et  Maunlich  va  nous  fournir  un  dernier  renseignement 
inédit  qui  pourra  trouver  sa  place  dans  une  future  biographie 
<le  Diderot.  —  Indiquons  d'abord  ici  que  la  comtesse  de  Forbach, 
dont  la  situation  sociale  tout  entière  reposait  sur  les  liens  qui 
lui  attachaient  le  duc  Christian,  s'inquiétait  à  bon  droit  pour  la 
santé  de  ce  prince  de  la  passion  qu'il  montrait  pour  la  chasse  à 
courre,  passion  à  laquelle  on  put  en  effet  attribuer  sa  iin  pré- 
maturée quelques  années  plus  tard.  Elle  cherchait  donc  à  lui 
procurer  pendant  la  belle  saison  dans  sa  résidence  les  plaisirs 
beaucoup  plus  paisibles  du  théâtre,  et  elle  conçut  à  cet  effet  une 
idée  bien  digne  de  germer  dans  l'atmosphère  à  la  fois  patriar- 
cale et  despotique  qui  pesait  sur  ces  petites  cours  allemandes 
•du  temps  passé.  En  vue  de  recruter  à  bon  compte  des  actrices 
ou  chanteuses  de  talent  pour  son  théâtre  de  société,  elle  ima- 
gina de  marier  tous  les  jeunes  gens  qui  vivaient  des  bienfaits 
du  duc,  à  savoir  son  propre  frère  Fontenet,  un  certain  Fleury, 
précepteur  de  ses  fils,  Mannlich  lui-même  et  autres  ])ersonnage.'^ 
de  même  situation  sociale  à  de  jeunes  Parisiennes  dépourvues 
de  fortune,  mais  honnêtes,  aimables  et  montrant  quelque  dis- 
position pour  les  arts.  On  aurait  de  la  sorte  à  Deux-Ponts  sans 
aucuns  frais  une  troupe  excellente  et  très  propre  à  retenir  [)lus 
souvent  au  foyer  le  prince  trop  ami  de  chevauchées  dange- 
reuses. 

A  Mannlich,  la  comtesse  destina  tout  d'abord  une  certaine 
M""  Duchesne  dont  il  eut  grand'peine  à  repousser  les  avances. 
Il  se  retrancha  sur  un  amour  encore  vivant  dans  son  cœur 
pour  une  charmante  jeune  fille  franc'aise  qn'il  avait  connue  h 
Parme,  lors  de  son  retour  de  Rome  et  qu'une  grave  maladie 
empêchait  seule  de  devenir  sans  délai  la  compagne  de  sa  vie. 
iM"^  Duchesne  fut  donc  mariée  à  Fleury,  le  précepteur,  oÀ  Mann- 
lich put  respirer  quelques  mois.  Mais  M"'*  de  Forbach  lui  dé- 
couvrit bientôt  un  autre  parti  :  il  ne  s'agissait  de  rien  moins 
cette  fois  que  de  M^'°  Diderot  en  personne,  la  future  M"'°  de 
Vandeuil,  dont  nous  avons  dit  qu'elle  avait  conquis  les  bonnes 
grâces  de  la  comtesse  alsacienne.  Notre  peintre  parvint  une  fois 
de  plus  à  gagner  du  temps  et  n'eut  pas   sujet  de  s'en  repentir. 


LES    ((    MÉMOIRES     »    DU    PEINTRE    J.-C.    DE    MANNLIGH.         225 

car  voici  ce  qui  arriva  de  celle  alïaire  lors  de  son  dernier  séjoui- 
à  Paris,  au  prinlemps  de  1774. 

Il  s'élonnail  grandement,  dil-il,du  silence  de  la  comtesse  qui 
ne  revenait  pas  cette  fois  à  la  charge  en  faveur  de  sa  protégée, 
et  il  avait  même  retardé  autant  que  possible  sa  visite  d'arrivée  à 
Diderot  afin  de  ne  pas  réveiller,  comme  l'on  dit,  le  chat  qui  dort. 
Mais  il  devait,  malgré  tout,  déférence  et  reconnaissance  au  philo- 
sophe, ainsi  qu'il  veut  bien  l'avouer  en  parlant  pour  la  dernière 
fois  de  lui  dans  ses  Mémoires,  et  il  finit  par  se  décider  à  l'aller 
voir.  Il  le  trouva  plongé  dans  la  plus  noire  douleur;  sa  chère  fille, 
devant  le  génie  de  laquelle  il  demeurait  en  quelque  sorte  effrayé 
et  qu'il  vantait  d'ailleurs  à  tout  venant  comme  un  modèle 
d'afl'ection  filiale,  de  douceur  et  de  vertu,  sa  fille  venait  d'aban- 
donner la  maison  paternelle  pour  suivre  un  employé  de  la 
Ferme  royale  qu'elle  aimait  depuis  longtemps  déjà  sans  que 
ses  parens  eussent  conçu  le  moindre  soupçon  de  cet  amour. 
Elle  manifestait  l'intention  d'épouser  à  bref  délai  son  ravisseur 
avec  ou  sans  leur  aveu. 

Diderot  raconta  sur-le-champ  cette  triste  aventure  à  Mannlich 
et  lui  fit  ce  récit  à  sa  manière,  c'est-à-dire  avec  une  passion, 
une  émotion  communicatives.  Il  maudissait  surtout  l'hypocrisie 
et  le  manque  de  foi  de  la  fugitive,  car  il  eùte.vcusé  tout  le  reste,  à 
l'en  croire;  mais  une  si  longue  dissimulation  trahissait  chez 
son  enfant  un  défaut  de  cœur  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à  lui 
pardonner.  Cependant,  poursuit  Mannlich,  la  jeune  émancipée 
oubliait  l'univers  dans  les  bras  de  son  ami  et  laissait  pester  son 
philosophe  de  père  qu'elle  connaissait  trop  bien  pour  redouter 
de  lui  une  très  longue  rancune.  Elle  l'accablait  néanmoins  de 
lettres  pathétiques  et  d'appels  éloquens  à  sa  clémence,  qui 
restèrent  quelque  temps  sans  effet.  Mais  elle  eut  une  inspiration 
décisive,  le  jour  où  elle  lui  réclama  son  portrait,  afin,  disait-elle, 
de  pouvoir  du  moins  pleurer  sa  faute  devant  l'image  d'un  père 
irrité,  mais  adoré,  qui  se  refusait  à  l'entendre.  De  ce  moment 
tout  fut  oublié,  assure  Mannlich  qui  envisage  aussitôt  en  peintre 
ce  gracieux  épisode  et  ne  peut  s'empêcher  d'y  voir  un  sujet  d'une 
toile  émouvante  à  la  mode  de  Greuze  :  une  jolie  pécheresse  à 
genoux,  tout  en  pleurs  devant  l'effigie  d'un  père  vénérable  dont 
elle  n'a  pu  désarmer  le  courroux. 

On  ne  voit  rien  d'une  pareille  aventure  dans  la  correspon- 
dance ou  dans  les  biographies  de  Diderot,  pas  même  dans  celle 

TOME   X.    —    1912.  Ib 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Roseiikranlz,  le  plus  copieux  de  ses  historiens  jusqu'ici.  II 
nous  parait  ])ourtant  difficile  de  récuser  sur  ce  point  le  témoi- 
gnage de  Mannlich.  La  précision  de  ses  souvenirs  (qui  lui  per- 
mettent de  noter  jusqu'à  l'accent  de  Diderot  dans  la  conversation 
où  il  conta  sa  mésaventure),  ce  trait  si  caractéristique  du  portrait, 
surtout  le  lien  moral  que  créèrent  pendant  des  mois  entre  M'^^  Dide- 
rot et  lui  les  projets  conjugaux  de  M"'«  de  Forbacli  à  leur  égard,  ' 
cet  ensemble  de  circonstances  topiques  ne  permet  guère  de  sup- 
poser que  sa  mémoire  ait  pu  lui  l'aire  illusion  sur  ce  sujet  dans  sa 
vieillesse.  Tout  devait  concourir  au  contraire  à  fixer  dans  son 
esprit  les  circonstances  qui  sauvegardèrent,  à  point  nommé,  son 
indépendance.  Cet  employé  de  la  Ferme  était-il  d'ailleurs  M.  de  . 
Vandeul,  qu'on  donne  ordinairement  pour  un  gentilhomme  des 
environs  de  Langres  sans  plus  ample  désignation,  ou  fut-il  un 
précurseur  éphémère  de  ce  légitime  époux. ^  C'est  en  tout  cas 
une  émotion  jusqu'à  présent  inconnue  dans  la  vie  du  penseur 
illustre  qui  nous  est  révélée  par  la  plume  de  son  familier  alle- 
mand. 

Indiquons  en  terminant  que  les  relations  de  Mannlich  avec 
Gliick  forment  encore  un  intéressant  chapitre  de  ses  Souvenirs. 
Le  grand  musicien  autrichien  fut  en  effet  hébergé  et  défrayé  à 
l'hôtel  de  Deux-Ponts  pendant  ses  séjours  parisiens,  et  durant 
les  orageuses  répétitions  de  son  Iphigénie  ou  de  son  Orphée. 
Mannlich  vécut  alors  avec  lui  dans  l'intimité  la  plus  étroite,  faillit 
devenir  également  son  gendre  et  lui  rendit  d'importans  services, 
en  atténuant,  par  sa  bonne  grâce  vis-à-vis  des  artistes  de  l'Opéra,  , 
les  boutades  de  cet  homme  de  génie  qui  était  aussi  un  assez 
grossier  personnage.  Nous  ne  citerons  qu'un  gentil  épisode  de  , 
ces  nouvelles  relations  illustres.  Gluck  avait  été  mal  satisfait 
du  librettiste  français  de  son  Iphigénie  en  Aulide,  le  bailli  du 
Rollet.  Voici  comment  il  en  choisit  un  autre  pour  son  admirable 
Orphée,  si  nous  en  croyons  le  récit  de  Mannlich.  Tandis  qu'on 
préparait  à  l'hôtel  de  Deux-Ponts  l'installation  du  musicien, 
des  tapissiers  travaillaient  avec  activité  dans  l'appartement  qui 
lui  était  destiné.  Gluck  et  Mannlich  entrant  ensemble  dans  une 
des  pièces  de  cet  ap})artement  y  virent  une  jeune  et  jolie  fille, 
qui,  montée  sur  une  échelle,  collait  une  bordure  de  papier  sous  < 
la  corniche.  Comme  elle  se  trouvait  assez  haut  perchée  et  qu'eUe  , 
avait  un  peu  relevé  sa  robe  pour  monter  [tlus  commodément,  notrii 
peintre  ne   put  s'empêcher  de  lui  faire  un  compliment  s-ur  sa  ; 


LES    u    MÉMOIRES    »    DU    PEINTRE    J.-G.    DE    MANNLICH.         221 

jambe.  Elle  répondit  sans  embarras  ni  pruderie  à  ce  madrigal,, 
tout  en  s'empressant  de  plier  le  genou  pour  que  sa  robe  devint 
moins  indiscrète.  Puis,  lacoiiversation  ainsi  engagée  sur  le  mode 
plaisant,  elle  se  tourna  vers  Gliick  et  s'enhardit  jusqu'à  lui  dire  : 
«  J'ai  une  prière  à  vous  adresser.  Chez  nous,  au  quatrième  étage, 
habite  un  petit  poète  qui  souhaiterait  bien  ardemment  obtenir 
l'honneur  de  travailler  pour  vous  et  qui  s'en  acquitterait  fort 
habilement,  j'en  suis  sûre.  —  C'est  bien,  répondit  Gliick.  En- 
voyez-le-moi dès  demain.  Je  l'interrogerai  et,  s'il  me  plait,  je 
lui  donnerai  de  l'ouvrage.  »  C'est  ainsi  que  naquit  le  célèbre 
couplet  :  J'ai  perdu  mon  Eurydice,  et  que  le  librettiste  d'Orphée., 
Moline,  connut  la  notoriété  par  sa  collaboration  à  l'opéra  tou- 
jours jeune.  <(  Vous  pouvez  dire  ce  que  vous  voudrez,  répondait 
(îliick  quand  on  s'étonnait  autour  de  lui  de  son  choix,  mais  je 
n'ai  nul  besoin  de  vos  beaux  phraseurs  à  prétentions  littéraires 
et  m'accommode  beaucoup  mieux  du  petit  poète  de  la  tapis- 
sière qui  fait  tout  ce  que  je  lui  dis  sans  broncher.  »  Le  geste 
n'est-il  pas  charmant  de  cette  Parisienne  accorte,  à  la  langue 
preste  et  à  l'esprit  avisé  .^ 

Mannlich  ne  revit  jamais  Paris  après  la  mort  du  duc  Chris- 
tian IV  qui  survint  l'année  suivante.  Il  fut  correspondant  de 
l'Institut  de  France  et  termina  ses  jours  en  1822  après  avoir  été 
longtemps  le  directeur  général  des  musées  et  collections  de  la 
couronne  bavaroise,  collections  qu'il  lui  fallut  défendre  de  son 
mieux  après  les  victoires  napoléoniennes  contre  les  convoitises 
artistiques  de  son  toujours  sémillant  contemporain,  Vivant- 
Denon.  Il  dut  les  honneurs  de  sa  vieillesse  à  cette  circonstance 
qu'il  avait  pour  ainsi  dire  bercé  sur  ses  genoux  l'enfance  du  pre- 
mier roi  de  Bavière,  et  nous  prendrons  congé  de  lui  sur  l'anec- 
<lote,  de  style  bien  Louis  XV  elle  aussi,  qu'il  aimait  raconter  à  ce 
propos.  Lorsqu'il  commençait  ses  études  d'art  à  Mannheim  en 
1762,  il  se  trouvait  chargé  tous  les  jours  pendant  quelques 
heures  de  la  surveillance  du  petit  prince  Max,  alors  âgé  de 
six  ans.  En  effet,  le  sous-gouverneur  de  l'enfant,  désireux  de  se 
relâcher  pour  quelques  momens  d'une  absorbante  surveillance, 
le  confiait  au  jeune  artiste  qui  l'amusait  alors  en  le  faisant 
<lessiner  sur  une  petite  table  à  côté  de  son  chevalet. 

Ces  séances  avaient  lieu  régulièrement  de  une  heure  à  trois. 
Or  certain  jour  que  Mannlich  se  hâtait  vers  son  atelier  après  son 
repas  de  midi,  il  passa  sous  la  fenêtre  d'une  des  plus  jolies  bal- 


•^28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jerines  françaises  du  théâtre  électoral  de  Mannheim,  M'^®  Caro- 
line Boccard,  qui  le  pria  de  prendre  le  café  en  sa  compagnie. 
Ayant  refusé  d'abord,  il  ne  put  se  défendre  longtemps  contre 
l'insistance  de  cette  belle  personne  ;  il  céda  donc,  ne  lui  promet- 
tant toutefois  qu'un  instant.  Mais  M"^ Caroline  connaissait  à  fond, 
dit-il,  l'art  de  retenir  les  gens  auprès  d'elle,  en  sorte  que  cet 
instant  devint  une  longue  demi-heure  avant  qu'il  s'en  fût  rendu 
compte.  Il  se  mit  ainsi  fort  en  retard  et  trouva  le  petit  prince  en 
compagnie  de  son  sous-gouverneur,  tous  deux  attendant  dans 
les  jardins  son  retour  avec  quelque  impatience.  Or  quand  ils 
pénétrèrent  ensemble  dans  l'atelier  qui  était  le  théâtre  de  leurs 
occupations  quotidiennes,  ils  s'aperçurent  avec  effroi  qu'un  lourd 
contrevent,  soudain  arraché  de  ses  gonds  par  un  violent  courant 
<rair,  venait  de  tomber  précisément  sur  la  petite  table  où  l'en- 
fant précieux  s'asseyait  chaque  jour  à  pareille  heure  :  la  pesante 
masse  de  bois  avait  réduit  en  miettes  tout  ce  qu'elle  avait  atteint 
duns  sa  chute. 

Lorsqu'il  retrace  cet  événement  dans  ses  Souvenirs  en  4813, 
Mannlich  ajoute  que  le  roi  Max,  dînant  quelques  jours  plus  tôt 
<'.iiez  le  comte  Rechberg,  avait  encore  fait  allusion  à  cet  épisode 
<m  disant  publiquement  à  la  Reine:  «  Si  ce  vieux  libertin  de 
Mannlich  n'avait  pas  été  prendre  une  tasse  de  café  chez  une 
danseuse  d'opéra,  il  y  a  déjà  plus  d'un  demi-siècle  que  j'aurais 
fait  mes  adieux  à  ce  bas  monde  !  »  En  ce  cas,  conclut  le  peintre, 
courtisan  visiblement  chatouillé  dans  son  amour-propre  par 
une  si  bienveillante  allusion,  la  ligne  cadette  (et  actuellement 
^dqicale)  de  la  maison  de  Wittelsbach,  celle  de  Birkenfeld-Geln- 
hausen,  occuperait  aujourd'hui  le  trône  de  Bavière  !  A  quoi  tient 
le  destin  des  royaumes.-* 

Erxest  Seillière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


L'énergie  montrée  par  M,  le  président  du  Conseil  dans  la  défense- 
de  la  représentation  proportionnelle  a  eu  les  résultats  qu'on  en  pou- 
vait espérer  :  autant  le  succès  de  la  réforme  paraissait  incertain,  il  y 
a  quelques  semaines,  autant  il  est  devenu  probable  aujourd'hui  :  aui 
moins  dans  ses  lignes  générales,  tout  fait  croire  qu'U  sera  un  fait, 
acquis  avant  la  clôture  de  la  session.  Acquis  devant  la  Chambre,  bien 
entendu  ;  il  est  trop  tard  pour  que  le  Sénat  puisse  se  prononcer  avant 
les  vacances.  On  connaît  le  projet  du  gouvernement  :  nous  l'avons 
analysé  dans  notre  dernière  chronique.  Il  n'est  pas  parfait,  mais  c'est 
le  plus  clair  auquel  nous  ayons  eu  affaire  depuis  longtemps.  Parfait,, 
comment  pourrait-il  l'être,  puisqu'il  est  le  résultat  d'une  transaction, 
et  que,  en  le  rédigeant,  le  gouvernement  a  eu  la  préoccupation  de 
donner  aux  uns  et  aux  autres  assez  de  satisfactions,  en  leur  deman- 
dant assez  de  sacrifices,  pour  réunir  une  majorité  républicaine?  Tout 
le  monde,  en  effet,  voulait  une  transaction,  ou  du  moins  le  disait; 
mais  les  radicaux-socialistes  ont  soutenu  que  celle  que  proposait  le 
gouvernement  n'était  pas  la  bonne  et  qu'ils  en  aA^aient  une  en  réserve, 
(fui  était  bien  préférable.  Il  fallait  s'y  attendre  :  adversaires  de  toute 
réforme  sincère  et  profonde,  ils  devaient  trouver  mauvaise,  quelle 
([u'elle  fût  d'ailleurs,  celle  que  le  gouvernement  s'efforcerait  de  faire- 
pré  valoir.  Arrondissementiers  honteux,  ils  avaient  sur  le  bout  des  lèvres^ 
le  mot  de  réforme  et  parlaient  volontiers  de  transaction;  mais,  quoi 
qu'on  leur  proposât,  ils  étaient  décidés  à  le  repousser  et  à  mettre  en 
avant  autre  chose,  dans  l'espoir  que  les  mois  et  les  années  se  passe- 
raient sans  qu'on  aboutît,  que  la  lassitude  causée  par  tant  d'efforts^ 
stériles  finirait  par  décourager  les  meilleures  volontés,  que  le  moment 
opportun  serait  manqué  une  fois  de  plus,  enfin  qu'on  arriverait  ainsi: 


236  ïiE\aTT:  dî;b  deux  MO^•DEs. 

jusqu'à  la  veille  des  élections,  c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  l'on 
pourrait  dire  qu'il  était  trop  tard.  Tel  est  le  jeu  que  les  radicaux-socia- 
listes ont  joué,  avec  une  application  soutenue,  depuis  le  commence- 
ment de  la  législature.  Leur  déception  a  été  grande  lorsque  M.  Poin- 
caré  a  déclaré  tout  net  que  cette  méthode  de  temporisation  trouverait 
un  gouvernement  récalcitrant,  et  qu'il  faudrait  le  renverser  si  on  s'y 
entêtait. 

Le  débat  devait  avoir  une  autre  solution.  M.  Poincaré,  qui  avait 
posé  hardiment  la  question  de  confiance,  a  eu  une  forte  majorité.  Elle 
s'est  encore  accrue  le  lendemain,  à  la  suite  d'un  retour  offensif  des 
radicaux-socialistes.  M.  Breton  a  mené  ce  nouvel  assaut  avec  plus 
de  furie  que  de  sang-froid;  il  s'est  refusé  à  admettre  que  le  gouverne- 
ment avait  eu  la  majorité  des  républicains  et  a  présenté  une  motion 
formelle  pour  l'inviter  à  se  conformer  à  cette  règle  récente  qui  est 
encore  venue  compliquer  le  fonctionnement  du  machinisme  parlemen- 
taire en  le  rendant  plus  difficile.  Il  ne  suffit  plus  aujourd'hui  au  mi- 
nistère d'avoir  la  majorité  de  la  Chambre,  il  faut  encore  qu'il  ait 
la  majorité  du  parti,  républicain.  Mais,  précisément,  M.  Poincaré  pré- 
tendait l'avoir  eue  et,  au  total,  il  suffisait  qu'il  le  crût  pour  que  cela 
fût  une  bataille  gagnée.  C'est  d'ailleurs  une  étrange  nouveauté  que  celle 
qui  consiste  à  faire  des  catégories  parmi  les  députés  et  à  dire  que, 
dans  certains  votes,  les  voix  des  uns  comptent,  tandis  que  les  voix  des 
autres  ne  comptent  pas.  Pour  renverser  un  ministère,  elles  comptent 
toutes;  du  moins  on  n'a  pas  encore  établi  le  contraire,  et  c'est  peut-être 
un  perfectionnement  qu'on  réserve  à  l'avenir;  mais,  pour  le  conserver, 
le  maintenir,  le  consolider,  des  distinctions  surviennent  ;  les  voix  de 
ceux-ci  sont  admises,  les  voix  de  ceux-là  sont  récusées.  Le  suffrage 
universel  est  un  cependant  et  c'est  porter  atteinte  à  sa  souveraineté 
que  de  distinguer,  au  point  de  vue  du  droit,  entre  ses  élus.  Ne  viennent- 
ils  pas  tous  de  la  même  source  ?  Y  a-t-il,  peut-il  y  avoir  des  députés  de 
première  classe  et  des  députés  de  seconde?  Est-ce  que  les  mandats  des 
uns  et  des  autres  ne  sont  pas  égaux?  A  toutes  ces  questions,  il  ne  sau- 
rait, en  bonne  doctrine,  y  avoir  qu'une  réponse  :  malheureusement  on 
se  soucie  peu  de  la  doctrine  aujourd'hui.  Soit  ;  mais  si  on  raisonne  en 
fait,  et  non  plus  en  droit,  où  commence,  où  finit  la  majorité  républi- 
caine ?  M.  Breton  l'a  demandé  avec  insistance  à  M.  Poincaré  qui  ne  lui 
a  pas  répondu.  Les  socialistes  unifiés  font-ils  partie  de  celte  majorité? 
Et  les  progressistes  ?  11  semble  bien  que  ces  derniers  en  soient  exclus, 
et  même  avec  la  connivence  du  gouvernement.  Les  progressistes  n'ont 
pas  l'habitude  de  forcer  les  portes  qu'on  leur  ferme  et  de  s'immiscer 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

indiscrètement  dans  une  société  où  l'on  ne  veut  pas  d'eux.  11  leur  suffit 
d'être  républicains  et  ils  se  consolent  aisément  de  ne  pas  faire  partie 
de  la  majorité  républicaine  telle  qu'on  la  délimite  artificiellement; 
néanmoins,  c'est  une  suprême  insolence  que  de  ne  pas  les  y  compter, 
et  ils  auraient  le  droit  de  la  relever  vertement  s'ils  n'aimaient  pas 
mieux  la  dédaigner.  Les  radicaux-socialistes  font  sonner  très  haut  les 
services  qu'ils  ont  rendus  à  la  République,  tout  en  oubliant  un  peu 
trop  les  services  que  la  République  leur  a  rendus  depuis  une  quin- 
zaine d'années  qu'ils  l'exploitent  à  leur  profit  et  à  celui  de  leurs  amis. 
On  dirait  vraiment,  à  les  entendre,  qu'ayant  fondé  la  République  et 
l'ayant  fait  vivre  à  eux  tout  sevds,  ils  ont  seuls  le  droit  de  se  dire  répu- 
blicains. S'ils  avaient  la  mémoire  un  peu  plus  longue,  ils  se  sou^den- 
draient  que  les  républicains  libéraux  et  modérés  comme  on  les  dénom- 
mait alors,  les  progressistes  comme  on  les  appelle  aujourd'hui,  ont 
grandement  contribué  au  premier  établissement  de  la  République. 
A  dire  le  vrai,  on  n'aurait  pas  réussi  à  la  fonder  sans  eux.  Ces  sou- 
venirs sont  bien  effacés  maintenant.  Laissons-les  donc  à  l'histoire  à 
laquelle  ils  appartiennent  et  revenons  à  la  représentation  propor- 
tionnelle. 

Ses  probabilités  de  succès,  nous  l'avons  dit,  ont  fait  depuis  quelques 
jours  de  grands  progrès.  Les  élections  partielles  qui  ont  eu  lieu  sur 
plusieurs  points  du  pays  éloignés  les  uns  des  autres,  et  qui  ont  tourné 
en  faveur  des  partisans  de  la  réforme,  y  sont  certainement  pour 
quelque  chose  :  elles  ont  prouvé  que  le  mouvement  proportionnaliste, 
qui  avait  été  très  marqué  au  moment  des  élections  dernières,  ne  s'est 
ni  arrêté,  ni  même  ralenti,  et  qu'il  s'est  au  contraire  accentué.  Com- 
ment les  élus  d'hier,  c'est-à-dire  les  candidats  de  demain,  ne  tien- 
draient-Us pas  compte  de  cet  avertissement?  C'est  en  vain  qu'on  leur 
parle  des  mérites  du  scrutin  d'arrondissement  et  des  immenses  ser- 
\ices  qu'il  a  rendus  autrefois  à  la  République  :  à  supposer  que  ce  qu'on 
en  dit  soit  vrai,  et  nous  aurions  à  ce  sujet  quelques  réserves  à  faire,  tout 
cela  n'aurait  plus  qu'un  intérêt  rétrospectif.  Le  scrutin  d'arrondisse- 
ment est  condamné.  Ceux  mêmes  qui  désirent  le  plus  son  maintien 
n'ont  plus  le  courage  de  le  défendre  ouvertement  ;  ils  prennent  pour 
cela  des  biais  et  des  détours.  En  lisant  par  exemple  le  discours  dans 
lequel  M.  Augagneur  célébrait  avec  un  lyrisme  attendri  les  vertus  de  la 
loi  électorale  actuelle,  nous  ne  pou^dons  pas  nous  empêcher  de  songer 
à  celui  que  M,  Guizot  prononçait  contre  la  réforme  à  la  veille  de 
la  révolution  de  Février.  Comparer  les  deux  éloquences  serait  cruel 
pour  M,  Augagneur,  mais  M.  Guizot  se  servait  du  même  argument 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  1847  que  lui  en  1912.  «  SI  notre  système  électoral  actuel  était, 
disait-il,  un  être  \'ivant,  une  personne  qui  pût  sentir  et  parler,  et  qui 
eût  la  parole  dans  cette  enceinte,  il  aurait  grandement  le  droit  de 
s'étonner  et  de  se  plaindre.  »  Et  M.  Guizot,  après  avoir  énuméré  dans 
un  langage  magnifique  les  services  rendus  par  un  mode  électoral 
qui  avait  sauvé  la  Charte  et  la  France:  «  Quel  système,  concluait-il, 
a  jamais  été  soumis  en  aussi  peu  de  temps  à  d'aussi  rudes  et  aussi 
diverses  attaques  ?  lien  a  toujours  triomphé.  Et  l'on  vous  demande 
de  le  condamner  et  de  le  réformer  !  Messieurs,  s'il  pouvait  parler,  il 
aurait  grand  droit  de  nous  accuser  d'ingratitude.  »  M.  Guizot  parlait  à 
sa  place  et  il  accusait  les  auteurs  du  projet  de  réforme  d"  «  ingra- 
titude. »  Tout  ce  qu'il  disait  du  passé  était  peut-être  vrai;  il  n'oubliait 
qu'une  chose,  c'est  que  le  système  électoral  de  1847  avait  fait  son 
temps,  que  toutes  ses  vertus  étaient  périmées,  qu'on  n'en  sentait  plus 
que  les  vices,  en  un  mot  qu'il  était  mort  et  que  le  régime  qui  y  res- 
terait attaché  mourrait  bientôt  avec  lui.  Il  en  est  de  même  à  présent 
du  scrutin  d'arrondissement.  Le  parti  qui  en  a  vécu  et  qui  continue 
d'en  vivre  s'efforce  de  le  perpétuer  dans  l'espérance  de  se  perpétuer 
avec  lui,  mais  le  système  est  mort,  et  le  parti  radical  est  mourant. 
L'un  ne  peut  plus  communiquer  de  la  vie  à  l'autre,  n'en  ayant  plus 
assez  pour  lui-même.  Quoi  d'étonnant  si  M.  Augagneur  ne  se  rend  pas 
compte  de  cela  aujourd'hui,  puisque  M.  Guizot  ne  s'est  pas  rendu 
compte  autrefois  d'une  situation  analogue?  Mais  M.  Poincaré  a  une 
A'ue  plus  juste  des  choses,  parce  qu'il  ne  borne  pas  l'étendue  de  ses 
regards  à  l'horizon  parlementaire  etqu'il  a  aussi  regardé  un  peu  dans 
le  pays. 

Il  y  a  distingué  des  besoins  nouveaux  qui  sont  nés  assez  naturelle- 
ment après  une  quarantaine  d'années  de  république.  Au  bout  d'un  si 
long  laps  de  temps  il  faut  qu'un  régime  pohtique  se  transforme  et  se 
renouvelle.  D'autres  générations  sont  venues  qui  ne  ressemblent  pas 
aux  anciennes  et  qui,  à  quelques  égards,  les  déconcertent.  La  question 
est  de  savoir  si  la  République  saura  s'adapter  à  leur  nouvelle  ma- 
nière de  penser  et  de  sentir.  C'est  à  ce  besoin  que  le  Gouvernement 
s'efforce  de  donner  une  première  satisfaction  en  faisant  voter  la 
représentation  proportionnelle.  Il  n'a  pas  la  prétention  d'imposer 
son  projet  ne  varielur.  Il  a  admis  que  la  Chambre  en  repoussât  les 
dispositions  relatives  au  groupement  de  plusieurs  départemens  en 
une  seule  circonscription  électorale.  Nous  avions  fait  prévoir  que  cet 
article  de  la  loi  aurait  beaucoup  de  peine  à  passer,  soit  devant  la 
Chambre,  soit  devant  le  Sénat.  M.  Poincaré  Fa  défendu  très  éloqiiem- 


REVUE.    CHRONIQUE.  233 

ment,  mais  il  n'a  pas  posé  la  question  de  confiance,  et  il  a  bien  fait. 
Là  en  effet  n'était  pas  le  nœud  de  la  loi  :  il  est  dans  la  question  du 
quotient  électoral  qui  sera  discutée  demain.  Si  le  gouvernement  l'em- 
porte sur  ce  point,  et  sa  victoire  ne  nous  paraît  plus  douteuse,  le  sort 
du  projet  de  loi  sera  décidément  assuré. 

Nous  n'avons  pas  encore  parlé  de  la  lutte  retentissante  qui  se  pour- 
suit aux  États-Unis  entre  M,  Taft,  le  président  actuel  de  la  République 
qui  aspire  à  le  rester,  et  M.Roosevelt  qui  aspire  à  le  redevenir;  mais 
aujourd'hui  que  les  premiers  actes  de  cette  immense  pièce  à  surprises 
sont  arrivés  à  leur  terme  et  que  de  nouveaux  se  préparent,  il  est  temps 
de  mettre  nos  lecteurs  au  fait  des  péripéties  déjà  accomplies.  Le 
spectacle  est  d'ailleurs  curieux  et  de  couleur  ^dolente.  Les  mœurs 
politiques  de  l'Amérique  nous  étonnent  et  quelquefois  nous  heurtent. 
On  a  beau  dire  que  les  nôtres  s'en  rapprochent,  l'écart  reste  encore 
considérable,  et  un  pugilat  comme  celui  auquel  se  livrent  M.  Taft  et 
M.  Roosevelt  serait,  au  moins  pour  maintenant,  impossible  chez  nous. 
Tout  au  plus  pourrait-on  en  trouver  d'analogues  dans  nos  villages,  au 
cours  de  nos  campagnes  d'arrondissement;  là  on  voit  assez  souvent 
des  déchainemens  brutaux  qui  rappellent  en  effet  les  pratiques  améri- 
caines ;  mais  à  mesure  que  la  circonscription  s'élargit  et  que  les  inté- 
rêts s'élèvent,  les  luttes  prennent  un  autre  caractère;  on  ne  verrait 
pas  en  France  des  candidats  à  la  présidence  de  la  République  échanger 
entre  eux  des  propos  qui  font  penser  à  ceux  des  dieux  d'Homère  ou 
de  nos  cochers  de  fiacre.  Il  est  vrai  que,  fort  heureusement,  nos  insti- 
tutions ne  se  prêtent  pas  à  ces  débordemens.  On  a  critiqué  le  procédé 
électoral  que  nous  employons  pour  faire  un  président  de  la  Répu- 
blique, et  peut-être  est-il  en  effet  un  peu  étroit,  nous  alhons  dire  étri- 
qué :  toutefois,  lorsque  nous  le  comparons  au  système  américain,  nous 
sommes  portés  à  le  traiter  avec  indulgence  et  même  avec  quelque  chose 
de  plus.  Nous  avons  eu  depuis  1871,  sans  compter  M.  Thiers  qui  a  été 
élu  par  l'Assemblée  nationale,  sept  élections  présidentielles;  elles  se 
sont  toutes  passées  dans  un  ordre  parfait,  sans  intrigues  de  longue 
haleine,  sans  brigues  passionnées,  sans  même  qu'un  éclat  de  voix  de 
mauvais  goût  soit  jamais  venu  troubler  la  courtoisie  des  candidats  les 
uns  envers  les  autres  et  la  décence  de  l'opération.  La  Constitution  de 
1875  a  été  bien  inspirée  dans  la  manière  dont  elle  a  réglé  l'élection  du 
président  de  la  République.  Nous  aurons  à  procéder  au  mois  de  février 
prochain  à  une  élection  nouvelle  :  nul  ne  peut  prédire  quel  en  sera  le 
bénéficiaire,  mais  tout  le  monde  est  certain  que  les  choses  se  pas- 


234  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seront  une  fois  de  plus  comme  elles  l'ont  fait  jusqu'ici,  sans  agitations 
dangereuses  et  sans  bruit.  Il  est  vrai  que  les  pouvoirs  d'un  président 
américain  sont  plus  étendus  que  ceux  d'un  président  français  :  le 
premier  est  vraiment  le  chef  du  pouvoir  exécutif,  tandis  que  le  second, 
beaucoup  plus  par  suite  de  la  tradition  qu'on  a  laissée  s'établir  que 
par  une  stricte  application  de  la  loi  constitutionnelle,  s'est  réduit  à  un 
rôle  figuratif;  mais  plus  le  pouvoir  est  grand,  plus  il  aurait  été  sage 
d'accélérer  le  mouvement  électoral.  Chez  nous,  tout  se  passe  en  un 
jour;  il  semble  au  contraire  qu'en  Amérique  on  ait  prolongé  les  délais 
et  multiplié  les  étapes  comme  à  plaisir.  En  ce  moment  ce  plaisir  n'est 
pas  sans  mélange  de  quelques  désagrémens.  Les  ressorts  de  la  vieille 
constitution  américaine  sont  secoués  par  une  tourmente  qui  menace 
de  les  faire  craquer.  A  l'exemple  de  quelques  autres,  cette  constitu- 
tion est  en  train  d'évoluer  vers  des  fins  nouvelles  qui  échappent  aux 
yeux  les  plus  perspicaces  et  qui  seront  ce  qu'il  plaira  à  Dieu. 

Le  danger  de  ces  campagnes  présidentielles  est  encore  augmenté 
par  la  fréquence  de  leur  renouvellement.  En  France,  le  président  de 
la  République  est  élu  pour  sept  ans,  aux  États-Unis  il  ne  l'est  que 
pour  quatre.  Comme  si  on  avait  senti  qu'il  y  avait  là  une  aggra- 
vation d'un  inconvénient  manifeste,  Thalùtude  s'était  établie  de  réé- 
lire une  fois,  —  une  fois  seulement,  —  le  président  de  la  Répu- 
blique, ce  qui  portait  à  huit  ans  la  durée  efîective  de  ses  pouvoirs.  Ce 
n'était  sans  doute  qu'un  usage;  encore  a-t-il  ilonné  lieu  à  plus  d'une 
exception;  mais,  depuis  quelque  temps,  il  semblait  prendre  la  force 
d'une  tradition.  M.  Roosevelt  a  rompu  avec  cette  tradition  comme  avec 
beaucoup  d'autres.  Dans  son  impatience  de  revenir  aux  affaires,  il  n'a 
pas  consenti  à  y  laisser  M.  Taft  pendant  huit  ans,  et  dès  l'approche  de 
la  première  échéance,  il  a  posé  sa  candidature  avec  fracas.  Cette  can- 
didature elle-même  était  une  nouveauté,  ou  plutôt  une  innovation 
constitutionnelle.  S'il  est  dans  la  tradition,  depuis  Washington  lui- 
même,  qu'un  président  de  la  République  peut  être  élu  deux  fois, 
jamais  il  ne  l'a  été  une  troisième,  et  M.  Roosevelt  avait  si  bien, 
autrefois,  Is  sentiment  qu'il  devait  en  être  ainsi  qu'en  posant  sa 
deuxième  candidature,  il  avait  formellement  annoncé  que  ce  serait  la 
dernière.  Il  a  depuis  équivoque  sur  cette  promesse  en  disant  qu'il 
n'avait  parlé,  pour  l'écarter,  que  d'une  troisième  candidature  qui  suc- 
céderait sans  interruption  à  la  seconde,  mais  qu'il  ne  s'était  pas  engagé 
pour  un  avenir  indéterminé.  Si  j'ai  dit,  a-t-il  expliijué,  qu'après  une 
seconde  tasse  de  café  je  n'en  prendrai  pas  une  troisième,  cela  signilie 
que  je  ne  la  boirai  pas  immédiatement,  mais  non  pas  que  je  n'en 


BEVUE.    CHRONIQUE.  ;â35 

boirai  jamais  plus.  Après  ce  commentaii^e,  on  a  appelé  pendant  quelque 
temps  M.  Roosevelt  le  candidat  de  la  tasse  de  café,  mais  bientôt  des 
choses  plus  graves  ont  fait  oublier  cette  plaisanterie. 

M.  Roosevelt,  en  efîet,  a  engagé  contre  M.  Taft  une  bataille  sans 
merci,  où  il  a  prodigué  les  accusations,  les  injures,  les  outrages  contre 
son  ami  de  la  veille,  son  ancien  collaborateur,  le  candidat  qu'il  avait 
lui-même  fait  élire  à  sa  place  après  l'expiration  de  son  deuxième  mandat. 
M.  Taft  a  riposté  de  son  mieux  ;  il  a  fait  effort  pour  n'être  pas  en  reste 
avec  son  redoutable  rival  ;  mais  il  y  parvenait  difficilement  et  on  sen- 
tait, surtout  dans  les  débuts,  que  le  cœur  n'y  était  pas.  M.  Taft  n'est 
pas  naturellement  un  homme  de  combat;  il  a  conservé  les  habitudes 
de  ses  anciennes  fonctions  de  magistrat  ;  il  n'a  pas  l'intensité  d'action 
et  la  verve  à  l'emporte-pièce  de  M.  Roosevelt.  Celui-ci  ne  connaît  ni 
la  fatigue,  ni  la  mesure,  et  il  faut  bien  dire  qu'il  n'a  fait  preuve  d'au- 
cun scrupule.  Pour  atteindre  son  but,  tous  les  moyens  lui  ont  été 
bons.  Si  on  Ta  accusé  de  démagogie,  ce  n'est  pas  sans  motifs.  11  a  fait 
appel  aux  passions  des  foules,  dénoncé  la  fortune  comme  un  vol,  excité 
le  pauvre  à  la  reprise  des  biens  qui  lui  avaient  été  enlevés,  mis  en 
cause  les  décisions  judiciaires  dont  il  a  soutenu  qu'elles  devaient  en 
dernier  ressort  être  soumises  au  peuple  par  voie  de  référendum,  dé- 
noncé enfin  cette  Cour  suprême  que  nous  aidons  l'habitude  de  consi- 
dérer comme  la  meilleure  institution  des  États-Unis  et  que  nous  leur 
envions,  parce  qu'elle  nous  semblait  être  le  seul  frein  possible  dans 
une  démocratie.  De  tout  cela  M.  Roosevelt  a  fait  litière,  prononçant, 
au  hasard  des  circonstances,  des  mots  qui  peuvent  être  ceux  d'un 
candidat  exaspéré,  mais  ne  sont  pas  ceux  d'un  homme  d'État  qui 
en  a  pesé  le  sens  et  s'apprête  à  en  faire  l'appUcation.  On  ne  recon- 
naissait plus  le  Roosevelt  d'autrefois,  et,  tout  en  admirant  son  indomp- 
table énergie,  on  se  demandait  si  elle  n'était  pas  jilus  nuisible  qu'utile 
à  son  pays.  Sa  figure  convulsée  nous  en  expUquait  d'autres  que  nous 
avions  vues  passer  dans  l'histoire,  qu'elle  traversait  avec  une  allure 
puissante  et  quelquefois  tragique.  Le  souffle  des  révolutions  était  en  lui. 
Quoi  qu'il  advienne  désormais,  sa  campagne  électorale  sera  un  épisode 
important  dans  l'évolution  des  États-Unis  qui,  pas  plus  que  M.  Roose- 
velt lui-même,  ne  seront  plus  après  ce  qu'ils  étaient  avant.  Reaucoup 
de  colonnes  qu'on  croyait  solides  auront  été  ébranlées;  beaucoup 
de  choses  qu'on  croyait  sacrées  auront  été  bafouées  ;  quelques-unes  se 
seront  effondrées  pour  toujours.  Ce  n'est  pas  seulement  en  Amé- 
rique que  nous  avons  vu,  dans  ces  derniers  temps,  s'opérer  des  trans- 
formations semblables.  Pour  qu'elles    s'accomplissent,  il  faut   sans 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doute  que  les  circonstances  s'y  prêtent  et  que,  sous  une  surface 
restée  imposante,  les  vieilles  institutions  soient  en  effet  très  usées; 
mais  il  faut  aussi  qu'un  homme  se  rencontre  pour  en  sonner  le  glas 
funèbre.  Ici  plusieurs  noms  viennent  à  la  pensée.  Nous  ne  retiendrons 
pour  le  moment  que  celui  de  M.  Roosevelt.  Il  n'y  a  pas  longtemps 
encore,  des  entreprises  comme  la  sienne  auraient  sombré  sous  le  sou- 
lèvement de  la  conscience  nationale,  des  préjugés  nationaux  si  l'on 
veut  :  aujourd'hui,  M.  Roosevelt  suscite  autour  de  lui  un  grand 
enthousiasme;  il  a  des  amis  chauds  et  des  partisans  enflammés;  sa 
parole  électrise  les  foules  et,  malgré  la  défaite  qu'après  tant  d'efforts 
il  vient  d'éprouver  à  la  convention  de  Chicago,  on  se  demande  quel 
sera  le  dénouement  final  de  l'aventure  où  il  s'est  jeté  à  corps  perdu. 
Il  a  eu  des  hauts  et  des  bas  si  rapprochés,  si  imprévus,  si  para- 
doxaux et  il  y  a  en  lui  une  telle  accumulation  de  ressources  vitales 
qu'on  ne  peut  rien  présumer  de  son  avenir.  L'échec  qu'il  a  éprouvé  à 
la  convention  de  Chicago  est  des  plus  graves  assurément,  mais  si  on 
songe  que  l'élection  présidentielle  n'aura  définitivement  lieu  qu'au 
mois  de  novembre,  nul  ne  peut  dire  ce  qui  se  passera  d'ici  là  et  encore 
moins  ce  qui  aura  lieu  ce  jour-là. 

On  sait  que  chacun  des  deux  grands  partis  des  États-Unis  élit  dans 
une  convention  son  candidat  à  la  présidence.  Chaque  Ëtat  envoie  ses 
représentans  à  cette  Convention  :  il  yen  avait  1072  à  celle  du  parti 
républicain  à  Chicago.  Une  première  opération  avait  eu  heu  avant 
l'ouverture  de  la  Convention  :  un  comité  appelé  Comité  national  avait 
vérifié  les  élections  contestées.  Elles  étaient  en  assez  grand  nombre 
et  on  a  pu  constater  tout  de  suite  que  le  Comité  national  avait  une 
sorte  de  prédisposition  à  invaUder  les  partisans  de  M.  Roosevelt  :  il 
en  a  fait  un  vrai  massacre.  A-t-il  eu  tort  ou  raison,  nous  ne  saurions 
le  dire,  mais  les  apparences  pouvaient  faire  croire  à  un  parti  pris. 
Alors,  la  colère  de  M.  Roosevelt  n'a  plus  eu  de  bornes  :  il  a  dénoncé 
avec  indignation  la  fraude,  le  vol  dont  il  était  victime;  il  a  fulminé  que 
si  la  Convention  ratifiait  les  décisions  du  Comité  elle  perdrait  toute 
autorité  et  quun  honnête  homme  ne  pourrait  pas  accepter  d'être 
désigné  par  elle.  A  partir  de  ce  moment,  le  vol,  sous  toutes  ses  formes, 
est  devenu  l'obsession  de  sa  pensée,  la  dénonciation  habituelle  de  son 
langage  et  il  a  pris  pour  premier  article  de  son  programme  le  mot  de 
l'Écriture:  «  Tu  ne  voleras  pas.  »  Il  en  a  fait  son  cri  de  guerre, 
qu'il  a  poussé  avec  fureur  en  arrivant  à  Chicago.  Car  il  y  a  eu  encore 
à  une  tradition  à  laquelle  M.  Roosevelt  a  manqué  :  les  candidats 
d'un  parti  n'allaient  jamais  autrefois  au  lieu  où  se  tenait  la  convention 


REVUE.    CHRONIQUE.  237 

de  ce  parti.  Mais  M.  Rooseveltne  tenait  pas  en  place  :  il  sait  d'ailleurs 
quel  est  le  magnétisme  qui  se  dégage  de  sa  parole  et  il  ne  voulait 
pas  se  priver  de  ce  puissant  moyen  d'action.  Tous  les  échos  ont  donc 
retenti  de  ses  clameurs  contre  le  vol  qui  ne  prévaudrait  pas,  disait- 
il,  qui  ne  pouvait  pas  prévaloir.  Mais  on  n'a  pas  tardé  à  se  compter 
à  la  Convention  ;  on  l'a  fait  sur  le  choix  du  président.  Le  candidat 
de  M.  Roosevelt  a  été  battu  ;  les  invaUdations  de  ses  partisans  ont 
été  confirmées;  U  n'y  a  eu  bientôt  plus  rien  à  espérer  pour  lui.  Alors 
il  a  interdit  à  ses  amis  de  prendre  part  au  vote  qui  désignerait  le 
candidat  du  parti.  Il  n"a  pas  été  strictement  obéi,  car  il  n'y  a  eu  que 
344  abstentions,  et  107  A^oix  se  sont  portées,  malgré  lui,  sur  son 
nom;  mais  M.  Taft  n'en  a  eu  que  561.  On  ne  peut  pas  dire  qu'une 
élection  aussi  disputée  et  faite  à  une  aussi  faible  majorité  soit  très 
brillante  pour  ce  dernier;  néanmoins  elle  est  suffisante,  et  si  M.  Roo- 
sevelt s'était  soumis  aux  règles  et  aux  traditions  qui  ont  présidé  à 
toutes  les  élections  d'autrefois,  il  se  serait  avoué  vaincu.  Son  atti- 
tude antérieure  permettait  de  prévoir  qu'il  n'en  ferait  rien  et  il  n'en 
a  effectivement  rien  fait.  Ses  partisans  se  sont  réunis  et  ils  ont  décidé 
que  leur  assemblée  était  la  seule,  la  vraie,  celle  qui  représentait  la 
bonne  foi  pohtique  contre  la  fraude  et  le  vol.  La  Convention  républi- 
caine s'était  rendue  coupable  de  forfaiture.  En  permettant  à  des  délé- 
gués frauduleusement  élus  de  siéger,  elle  avait  attribué  la  candida- 
ture présidentielle  à  un  homme  qui  n'était  qu'un  «  receleur  d'objets 
volés.  »  Il  n'était  que  temps  de  venger  la  morale  et  le  droit,  et  le  moyen 
pour  cela  était  d'offrir  une  candidature  progressiste  à  M.  Roosevelt. 
Celui-ci  Ta  acceptée  en  principe.  «  Je  crois,  a-t-il  dit,  que  le  temps  de  se 
fondre  en  un  mouvement  unique  est  venu  pour  tous  ceux  qui  croient 
aux  principes  élémentaires  de  la  morahté  publique  et  privée,  que  tout 
gouvernement  doit  respecter.  La  Convention  qui  vient  de  terminer  ses 
travaux  à  Chicago  n'est  pas  à  proprement  parler  une  Convention 
républicaine  ;  elle  ne  représente  pas  la  masse  des  groupes  répubh- 
cains;  elle  a  été  organisée  en  contradiction  cynique  avec  les  vœux  du 
parti  répuhlicain;  elle  n'a  servi  que  les  desseins  d'un  groupe  d'intri- 
gans  qui  n'a  pas  une  ombre  de  sympathie  pour  le  peuple  et  qui  ne 
trouve  dans  le  parti  républicain  qu'un  moyen  de  faire  de  l'argent,  soit 
pour  eux,  soit  pour  les  grands  intérêts  financiers  qu'ils  servent.  Les 
principes  fondamentaux  que  je  défends  sont  :  1°  que  le  peuple  a  le 
droit  de  se  gouverner  lui-même  et  qu'il  se  gouverne  mieux  que  ne  peut 
le  faire  n'importe  qui  ;  2°  que  son  devoir  est  de  se  gouverner  dans  un 
esprit  de  justice  envers  tous  les  hommes  et  toutes  les  femmes  qu'en- 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ferment  nos  frontières.  Il  doit  gouverner  pour  la  justice  non  seule- 
ment politique,  mais  industrielle.  Nous  ne  voulons  pas  que  ces  prin- 
cipes soient  de  pure  abstraction;  nous  voulons  les  pratiquer,  comme 
nous  pratiquons  l'honnêteté  et  l'équité.  »  Tout  cela  n'est  peut-être  pas 
bien  clair.  Est-ce  pour  le  rendre  plus  intelligible  que  M.  Roosevelt  a 
donné  pour  emblème  à  son  parti  un  beau,  vigoureux  et  rapide  animal, 
l'élan?  C'est  parler  aux  yeux,  ce  qui,  en  campagne  électorale,  est 
peut-être  plus  facile  et  plus  efficace  que  de  parler  aux  esprits. 

Sera-t-il  sui\d  jusqu'au  bout  par  la  majorité  de  ses  partisans? 
L'entreprise  où  il  s'est  jeté  est  périlleuse.  Son  but  unique  est  d'arriver 
à  la  présidence  ;  mais  par  quel  chemin?  Pour  commencer,  il  a  coupé  en 
deux  le  parti  républicain  et  il  l'aurait  irrémédiablement  affaibli,  s'il  en 
restait  là.  Les  chances  du  parti  démocrate  en  seraient  augmentées 
d'autant.  Que  veut-il  donc  et  qu'espère-t-il  ?  A  peine  la  Convention 
républicaine  de  Chicago  avait-elle  terminé  ses  travaux  que  la  Conven- 
tion démocrate  de  Baltimore  ouvrait  les  siens.  Qu'allait-il  s'y  passer? 
Le  parti  démocrate  est  très  divisé  lui  aussi;  il  a  un  grand  nombre 
de  candidats  dont  aucun  ne  s'impos€  par  une  autorité  et  une  notoriété 
supérieures.  Qui  sait?  qui  sait?  M.  Roosevelt  fait  appel  aux  progi^es- 
sistes  de  tous  les  partis;  il  dirait  volontiers,  pour  simplifier  les 
choses,  aux  honnêtes  gens  de  tous  les  partis,  à  ceux  qui  condamnent 
le  vol,  à  ceux  qui  ne  pratiquent  pas  la  fraude,  enfin  aux  méconlens, 
il  y  en  a  toujours  et  partout.  Son  rêve  est  entre  les  deux  vieux  partis 
historiques  de  l'Union  américaine  d'en  constituer  un  nouveau  qui 
s'enrichirait  à  leur  détriment.  Il  en  sonne  le  ralliement  autour  de  sa 
personnalité  attirante  et  débordante.  Il  dirait  volontiers:  '(  Moi  seul  et 
c'est  assez  !  »  Les  mêmes  scènes  qui  s'étaient  passées  à  Chicago  se 
sont  reproduites  à  Baltimore.  Au  moment  où  nous  écrivons,  la 
Convention  n'a  pas  encore  désigné  son  candidat  à  la  présidence 
de  la  République,  mais  elle  a  élu  son  président,  M.  Parker,  contre 
M.  Kern  que  proposait  M.  Bryan  et  contre  M.  Bryan  lui-même  que  pro- 
posait M.  Kern.  A  Baltimore  comme  à  Chicago,  le  parti  avancé  a  été 
battu  par  le  parti  modéré.  Rien  ne  pouvait  mieux  faire  les  affaires  de 
M.  Roosevelt,  dont  le  plan  est  de  réunir  les  deux  fractions  avancées 
des  deux  partis.  Elles  sont  mécontentes  et  irritées  l'une  et  l'autre; 
l'accord  entre  elles  semble  donc  possible  ;  qui  sait  si  nous  ne  verrons 
pas  bientôt  M.  Roosevelt  et  M.  Bryan  dans  les  bras  l'un  de  l'autre?  En 
attendant,  le  trouble  est  partout.  Le  lendemain  n'est  pas  assuré  et  le 
surlendemain  l'est  moins  encore,  car  M.  Roosevelt  continuera  sa 
campagne  avec  une  énergie  que  rien  ne  peut  lasser  et  qui  est  comme  ' 


14EVUE.    CHRONIQUE.  239 

une  force  de  la  nature.  Si  tous  ses  anciens  amis  ne  le  suivent  pas 
dans  une  entreprise  aussi  hasardeuse  que  la  sienne,  il  en  trouvera 
d'autres  et  il  lui  importe  peu  de  savoir  d'où  ils  viennent;  il  les  récon- 
ciliera en  lui.  11  aura  même  les  femmes,  car  il  revendique  pour  elles 
le  droit  de  vote!  Et  cette  agitation,  à  supposer  qu'elle  s'arrête  là, 
durera  au  moins  jusqu'au  5  novembre,  date  de  l'élection  finale  du 
président  de  la  République.  Pendant  tout  ce  temps,  on  versera  à  flots 
l'argent  et  les  gros  mots. 

Au  mois  de  février  suivant,  nous  le  répétons,  on  élira  en  France 
un  nouveau  président  de  la  République.  Dieu  nous  garde  du  senti- 
ment pharisien  qui  nous  ferait  dire  ou  croire  que  nous  valons  mieux 
que  les  Américains  !  Mais  nous  mettrons  avec  conliance  en  parallèle 
les  deux  systèmes  électoraux  et  sans  doute  on  cessera  de  nous- 
donner  comme  un  modèle  celui  des  États-Unis. 

Nous  ne  pouvons  pas  terminer  cette  chronique  sans  dire  un  mot 
de  la  perte  que  la  Revue  a  faite  en  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu,  qui  était 
un  de  ses  rédacteurs  les  plus  anciens  et  les  plus  fidèles.  Une  cruelle 
maladie  l'a  enlevé  à  l'affection  de  sa  famille  et  de  ses  amis  au  moment 
où  il  avait  acquis  par  les  plus  remarquables  travaux  la  plénitude  de 
son  talent  et  de  son  autorité.  11  était  encore  très  jeune  lorsqu'il  a  entre- 
pris et  mené  à  bon  terme  son  œuvre  capitale,  celle  à  laquelle  son  nom 
restera  attaché,  son  grand  livre  sur  la  Russie.  L'ouvrage  n'a  pas  tardé 
à  devenir  classique  :  il  nous  a  fait  connaître  l'empire  des  tsars  dans 
son  organisation  administrative,  politique  et  sociale  avant  que 
Eugène-Melchior  de  Vogué  nous  ait  fait  pénétrer  dans  le  secret  de 
son  âme  romanesque  et  mystique,  à  la  pensée  profonde,  aux  désirs 
infinis.  Les  deux  œuvres  se  complètent  admirablement  :  l'une  appelait 
l'autre  et  ne  saurait  guère  s'en  passer.  Depuis  lors,  M.  Anatole  Leroy- 
Beaulieu  s'est  Uvré  à  des  travaux  variés,  qui  tous  se  rattachent  aux 
préoccupations  de  l'ordre  le  plus  élevé.  Ardent  patriote,  il  n'a  jamais 
cru  que,  pour  mieux  connaître  et  mieux  aimer  la  France,  il  fallait 
l'abstraire  en  quelque  sorte  du  reste  du  monde  :  loin  de  là,  U  a  sans 
cesse  étudié  l'étranger  avec  une  sympathie  qui  venait  à  la  fois  de  son 
intelligence  et  de  son  cœur,  car  il  recherchait  partout  les  plus  nobles 
causes,  celle  des  nationalités  affligées  et  opprimées,  pour  entretenir 
chez  elles  des  espérances  de  justice  et  de  liberté.  Les  questions  reli- 
gieuses l'attiraient;  il  les  connaissait  profondément  et,  là  encore, 
tout  son  effort  a  consisté  à  faire  prévaloir,  par  le  respect  des  con- 
sciences,  des  idées  de  tolérance  et  de  liberté.  Si  ce  mot  de  liberté 


240  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

revient  si  souvent  sous  notre  plume  en  parlant  de  lui,  c'est  qu'U  a  étô 
avant  tout  un  libéral.  Il  appartenait  à  cette  école  de  catholi(jues  libé- 
raux qui  a  jeté  un  vif  éclat  sur  le  dernier  siècle  et  dont  les  représen- 
tans  disparaissent  successivement  sans  être  remplacés  :  l'histoire  leur 
rendra  le  témoignage  qu'ils  ont  été  des  ouvriers  de  bonne  volonté  et 
que  leur  œuvre  était  bonne.  Dans  la  poursuite  d'objets  d'un  caractère 
aussi  général,  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu  pouvait  moins  que  jamais 
borner  son  horizon  à  celui  d'un  seul  pays.  Il  voyageait  beaucoup  pour 
«e  renseigner  sur  place  par  une  enquête  personnelle  qu'il  poursuivait 
avec  une  méthode  scrupuleuse.  Il  était  un  de  nos  écrivains  les  plus 
connus  au  dehors,  estimé  partout,  populaire  dans  certains  pays.  Son 
caractère  généreux  l'éloignait  de  toute  prévention  hostile  :  s'il  était 
trop  intelligent  pour  ne  pas  tout  comprendre,  il  était  loin  de  tout 
excuser,  mais  ses  sévérités  n'étaient  jamais  blessantes  parce  qu'elles 
étaient  sans  acrimonie;  elles  visaient  à  convaincre,  à  toucher,  jamais 
à  blesser.  Il  a  été  certainement  une  des  consciences  les  plus  pures 
et  les  plus  éclairées  de  son  temps.  Dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  la  direction  de  l'École  libre  des  Sciences  politiques,  qui  lui  avait 
été  confiée  après  la  mort  de  Boutmy,  l'avait  mis  en  rapport  avec  les 
générations  nouvelles  :  il  aimait  les  jeunes  gens,  il  savait  se  faire 
entendre  d'eux,  les  diriger  dans  leurs  études,  les  conseiller  dans  leurs 
travaux  :  il  leur  consacrait  la  meilleure  partie  de  son  temps.  Nos 
lecteurs  savent  toutefois  qu'il  ne  les  oubliait  pas.  Sa  mort  fait  un 
grand  vide  dans  notre  Revue  qui  a  publié  son  œuvre  presque  entière 
«t  qui  s'honorait  de  sa  collaboration. 

Francis  Charmi':s. 

Le  Directeur-Gérant, 
Francis  Charmes. 


LE  MAITRE  DES  FOULES 


DERNIERE    PARTIE  (2 


IX 

Le  train  était  au  moment  de  quitter  la  gare  de  la  Bastille  : 
essoufflée  d'avoir  couru,  Germaine  ouvrit  nerveusement  la  por- 
tière du  compartiment  qu'elle  venait  d'atteindre,  et,  en  hâte, 
se  jeta  sur  les  coussins.  Le  train  partit  aussitôt.  Elle  n'avait 
pas  regardé  ses  compagnons  de  voyage,  deux  ménages  d'offi- 
ciers, une  vieille  dame,  un  homme  lisant  un  journal  qui  le 
cachait  à  demi  :  elle  regardait  les  hautes  maisons  du  faubourg 
alignées  au-dessus  de  la  voie,  et  elle  pensait  tristement  à 
M""^  Derwein  qui  l'appelait  vers  elle,  là-bas,  à  sa  villa  de  Nogent, 
comme  pour  un  suprême  adieu.  Devant  la  fin  prochaine  de  cette 
am^e  parfaite,  elle  éprouvait  le  découragement  le  plus  doulou- 
reux. La  vie  de  M'"®  Derwein  qui,  depuis  tant  d'années,  n'était 
faite  que  de  souffrances,  lui  paraissait,  à  la  veille  de  s'achever, 
telle  qu'un  de  ces  pénibles  rêves  où  ni  ruse,  ni  fuite  ne  par- 
viennent à  déjouer  une  poursuite  sûre  d'atteindre  sa  proie. 

«  Elle  n'a  tant  souffert,  elle  n'a  tant  lutté  contre  le  mal  ({ue 
pour  aboutir  à  cette  issue  :  la  mort.  » 

Une  intense  pitié  lui  faisait  battre  le  cœur.  C'était  aussi 
pitié  d'elle-même,  chagrin  de  perdre  une  affection,  dont  jamais 
elle  n'avait  si  profondément  senti  le  besoin.   Autour  d'elle,  sa 

(1)  Copyright  by  Calmann-Lévy,  1912. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  1"  et  15  juin  et  du  l""^  juillet  1912. 

'tome  X,  —  1912.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

mère,  son  mari,  lui  semblaient  plus  étrangers  à  son  àme  que 
des  êtres  qui  n'auraient  même  pas  traversé  son  existence.  Elle 
restait  seule  :  elle  resterait  seule.  Ses  pensées  les  plus  délicates, 
ses  sentimens  les  plus  précieux,  ses  aspirations  et  ses  tristesses 
resteraient  enfermés  dans  son  cœur.  Et  prisonnière  d'elle-même, 
elle  marcherait  toute  sa  vie  entre  des  murs  infranchissables, 
comme  ce  train  s'en  allait  entre  les  parois  lisses  des  tunnels... 

A  Vincennes,  les  officiers  et  leurs  femmes  descendirent  : 
elle  ne  s'en  aperçut  même  pas.  Quand  elle  entendit  crier  : 
«  Nogent!  »  elle  s'éveilla,  se  leva;  devant  elle,  le  voyageur  qui 
lisait  son  journal  sortait  du  wagon  :  elle  reconnut  Manès. 

((  Tiens!  songea-t-elle.  Pourquoi  ne  m'a-t-il  pas  saluée.^ 
Serait-ce  qu'il  ne  veut  pas  être  vu?  » 

Il  ne  lui  venait  pas  à  l'esprit  que  Manès,  à  ce  moment,  se 
faisait  pour  elle  la  même  réflexion.  Elle  était  tout  à  coup  vive- 
ment curieuse  de  savoir  les  motifs  de  cette  réserve.  Pourquoi  se 
cachait-il  d'elle  ?...  Quinze  jours  avaient  passé  depuis  le  déjeuner 
du  Parc  Monceau,  quinze  jours  activement  employés  à  l'organi- 
sation de  la  Ligue.  Germaine  avait  donné  à  Vambard,  Chautin 
et  Goldstein  la  collaboration  la  plus  utile  :  elle  s'était  emparée, 
juste  à  point,  d'un  premier  étage,  avenue  de  l'Opéra,  qui  allait 
être  loué;  elle  avait  couru  les  tapissiers;  choisi  tentures  et 
meubles;  veillé,  chez  elle,  aux  dactylographes  qui  préparaient 
les  circulaires  ;  conseillé  Vambard  pour  les  recrues  qu'il  devait 
amener,  pour  le  grand  discours  de  l'inauguration...  Associée  de 
si  près  à  l'eifort  de  son  mari,  elle  partageait  son  impatience  de 
toucher  au  but,  sa  joie  d'en  approcher.  Cependant  elle  éprouvait 
une  sorte  de  malaise,  quand  il  la  remerciait  de  son  dévouement 
avec  ces  efi'usions  dont  il  était  prodigue.  Sans  doute,  il  profite- 
rait de  ses  soins  et  de  sa  peine  :  elle  en  était  satisfaite,  mais  non 
pas  complètement.  Son  œuvre  lui  paraissait  mesquine,  si  le  ré- 
sultat n'en  devait  être  que  d'apaiser  les  désirs  vaniteux  de  ce 
brave  homme.  Elle  la  souhaitait,  elle  l'apercevait  grandiose,  par 
la  puissance  de  celui  qui  animerait  soudain  les  matériaux  amassés 
de  l'étincelle  de  vie;  c'est  à  celui-là,  le  maître,  invisible  et  pré- 
sent, qu'elle  pensait  sans  cesse...  Le  retrouver  ainsi,  indifférent, 
dédaigneux,  occupé  peut-être  d'une  galanterie,  infidèle  à  sa  mis- 
sion, ingrat  envers  tant  de  zèle,  brusquement  elle  en  fut  exas- 
pérée. Elle  réagit  toutefois,  se  disant  :  «  Oh  !  il  n'a  pas  besoin  de 
se  délier  de  moi:  je  ne  le  gênerai  pas!  »  En  même  temps,  elle 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  243 

lU  exactement  les  quelques  pas  nllonges  qui  pouvaient  la  placer 
tout  contre  Manès,  et  elle  le  regarda  comme  pour  signifier  qu'elle 
voulait  être  reconnue.  II  la  salua  aussitôt.  Elle  répondit  : 

—  Je  crois  bien  que  nous  avons  voyagé  ensemble,  sans  le 
savoir,  moi  du  moins...  Je  ne  vous  ai  découvert  qu'au  moment 
où  vous  descendiez. 

—  Je  vous  avais  découverte  un  peu  plus  tôt,  répliqua-t-il. 
Mais  vous  sembliez  si  recueillie  que  je  n'ai  pas  osé  vous  dis- 
traire ;  je... 

Germaine  fut  de  nouveau  possédée  par  le  chagrin, 

—  Ah  !  interrompit-elle,  je  viens  faire  ici  une  douloureuse 
visite.  M'"^  Derwein,  ma  vieille  amie,  vous  vous  la  rappelez, elle 
se  meurt,  elle  va  mourir! 

■ —  La  pauvre  femme  !  dit  Manès,  je  la  plains,  et  je  vous 
plains  de  la  perdre...  Ce  sont  les  meilleurs  qui  disparaissent! 
Trifeuil,  il  est  condamné,  lui  aussi.  Il  est  ici,  à  Nogent,  chez  sa 
sœur.  On  espérait  que  le  repos,  le  calme  le  remettraient.  Il  a  été 
frappé  d'une  deuxième  attaque  et  c'est  la  fin..? 

—  Vous  allez .►>... 

—  Oui,  il  m'a  demandé... 

Ils  sortaient  de  la  gare,  traversaient  le  pont  et  suivaient  la 
lisière  du  bois.  Ils  se  taisaient,  saisis  tous  les  deux  par  l'appré- 
hension de  l'émoi  qui  les  attendait,  là,  dans  quelques  instans, 
isolés  chacun  dans  la  frayeur.  Le  courage  de  la  jeune  femme 
faiblit  tout  à  coup.  Elle  avait  besoin  d'être  soutenue,  et  que 
Manès  lui  dit  une  parole  qui  la  fortifiât.  Elle  l'en  aurait  supplié, 
et  ce  fut  d'une  voix  qui  semblait  implorer  en  tremblant,  qu'elle 
balbutia  : 

—  Il  y  a...  longtemps...  que  vous  n'avez  vu  Trifeuil  ? 

—  Longtemps .►*  répondit  Manès...  Hélas!  oui...  Je  ne  l'ai  pas 
revu  depuis... 

II  fit  une  courte  pause...  La  scène  de  leur  dernière  entrevue 
surgissait  devant  lui  :  le  regard  aigu  de  Trifeuil  sondait  la  plaie 
de  son  àme  ;  l'affection  du  professeur  voulait  le  guérir  malgré 
lui,  et  cette  ferme  volonté  le  forçait  à  reprendre  la  tâche  mo- 
deste qui  devait  le  conduire  à  son  éclatante  destinée. 

—  ...  Depuis  dix-huit  mois,  ajouta-t-il,  depuis  mon  départ  de 
Paris,  à  l'automne  de  l'an  dernier. 

Il  avait  parlé  comme  pour  lui-même,  d'un  ton  distrait  et 
singulier.  Cependant,  rien  qu'à  l'entendre,  Germaine  se  sentit 


244  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ralïermie.  Elle  so  souvenait  que  Jozan,  en  lui  apprenant  alors  ce 
départ  de  Manès,  l'avait  expliqué  par  l'ordre  de  Trifeuil. 

—  Oui,  dit-elle,  c'est  lui  qui  vous  avait  fait  partir... 

—  Vous  le  savez?  demanda  Manès  vivement. 

Il  lui  jeta  un  regard  bref,  soupçonneux,  qui  aurait  discerné 
chez  elle  la  moindre  velléité  de  raillerie.  Mais  il  la  vit  seule- 
ment désemparée,  frémissante;  ses  yeux  dilatés  luisaient  d'une 
inquiétude  craintive  et  sincère,  comme  ceux  d'un  enfant  mal- 
heureux ;  sa  bouche  se  tendait,  comme  si  elle  avait  envie  de 
pleurer.  La  dureté  du  regard  de  Manès  lui  fit  mal,  et  cependant, 
—  elle  n'aurait  su  dire  pourquoi,  —  elle  souhaita  d'être  blessée 
encore,  de  la  môme  manière.  A  travers  cette  sensation  doulou- 
reuse, il  lui  semblait  percevoir  une  confuse  et  merveilleuse  joie. 

—  J'ai  su  que  vous  partiez,  dit-elle  doucement,  et  j'ai  voulu 
savoir  pourquoi  vous  partiez. 

Manès  s'était  ressaisi.  11  accueillit  cette  douceur  avec  ironie  : 
«  C'est  encore  une  méprise.  Elle  parle  de  la  meilleure  foi  du 
monde  et  sans  coquetterie.  Que  la  vie  est  donc  bizarre!  » 

—  Oui,  reprit-il  à  voix  haute,  que  la  vie  est  bizarre!...  Quand 
je  suis  revenu  de  Noirville,  Trifeuil  était  atteint  déjà  :  peut-être 
aussi  jugeait-il  mes  idées  trop  éloignées  des  siennes  ;  à  ma  pre- 
mière visite,  je  ne  fus  pas  reçu,  ni  à  la  seconde,  et  j'attendis  un 
signe  pour  les  renouveler.  Mais  quand  le  signe  me  fut  fait,  le 
mal  était  aggravé.  Aujourd'hui,  il  est  trop  tard  !...  Je  veux  dire... 

Il  hésita  devant  sa  pensée  qui,  d'elle-même,  se  laissait  attirer 
par  l'intluence  magnétique  et  trop  prochaine  de  ce  visage,  de  ce 
corps  de  femme  dont  il  avait  été  si  longtemps  obsédé.  Dans  cet 
instant,  Germaine  était  secrètement  avertie  que  sa  présence  agis- 
sait sur  lui  et  le  faisait  hésiter.  D'un  mouvement  presque  incon- 
scient, elle  tourna  la  tête  et  l'enveloppa  d'un  regard  où  brûlait 
le  désir  instinctif  qu'il  sentit  mieux  encore,  plus  fortement,  cette 
présence.  Gomme  s'il  l'eut  ainsi  sentie,  en  elîet,  il  reprit  : 

—  ...  Je  redoute  pour  lui  qu'il  ne  me  trouve  très  changé. 
Je  ne  suis  plus  le  même,  et  la  satisfaction  dernière  qu'il  attend, 
à  me  revoir,  je  ne  la  lui  donnerai  pas.  Lui-même  n'est  plus  lui  : 
c'est  un  homme  qui  n'appartient  déjà  plus  à  la  vie.  Je  vais 
accomplir  un  devoir,  et  j'y  mettrai  toute  ma  piété.  Mais  les 
beaux,  les  émouvans  souvenirs  de  notre  amitié,  je  ne  les  éveil- 
lerai pas.  Il  en  est  d'eux  comme  de  tant  d'autres  :  c'est  du  passé 
révolu  désormais,  où   reste   engloutie  une  part  de  moi-même! 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  245 

Sa  voix  vibrait  d'uno  tristesse  véhe'mente  et  tendre  à  la  fois. 
Germaine  soupira.  11  pouvait  dire  vrai  :  elle  comprenait  sa 
crainte;  elle  le  plaignait,  maintenant,  comme  il  l'avait  plainte, 
mais  pour  cette  lieure  seulement.  Et  que  parlait-il  du  passé? 
Comment  pouvait-il  en  subir  la  no.stalgie,  lui,  devant  qui  l'ave- 
nir s'ouvrait  magnifiquement.'^  Elle  le  contempla  encore,  ce  profil 
irrégulier,  ces  traits  tourmentés:  et  son  regard  exprimait,  cette 
fois,  du  respect  et  de  l'enthousiasme  pour  la  grandeur  de  cet 
avenir,  pour  la  puissance  et  la  gloire  où  il  s'épanouirait.  Elle 
aimait,  cependant,  que  l'homme  d'une  telle  destinée  laissât 
voir,  dans  son  cœur,  la  faiblesse  d'un  regret  ;  elle  aimait  qu'il 
parlât  du  passé  avec  cet  accent  passionné.  Et  de  nouveau,  elle 
entrevit  confusément,  elle  goûta  comme  une  étrange  et  merveil- 
leuse joie...  Mais  elle  ne  dit  rien.  Ils  firent  quelques  pas  encore  : 
lui,  le  visage  un  peu  baissé,  perdu  dans  ses  pensées;  elle  silen- 
cieuse, volontairement  silencieuse,  pour  ne  pas  troubler,  même 
d'une  parole  de  sympathie,  le  charme  émouvant  de  cette  peine. 
Soudain,  elle  s'arrêta  : 

—  C'est  ici,  fit-elle  à  mi-voix. 

—  Ah  !  m u rm  u  ra-t-i  1 . 

Il  la  contemplait  et,  dans  ses  yeux  graves,  il  n'y  avait  plus 
que  de  la  pitié  pour  elle,  pour  la  souffrance  qu'elle  allait  aflron- 
ter.  Ce  regard  parut  à  Germaine  meilleur  que  toutes  les  paroles. 
Ses  paupières  battirent.  Elle  trouvait,  à  cette  seconde,  la  conso- 
lation et  le  soutien  qu'elle  avait  souhaités;  la  douceur  qu'elle 
en  éprouva  lui  fit  apercevoir,  aussitôt,  le  moment  affreux  oii 
elle  sortirait  de  cette  maison,  seule  et  désolée  : 

—  Pourrez-vous  m'attendre  à  la  gare,  dans  une  heure  envi- 
ron.^ demanda-t-elle. 

—  Je  vous  attendrai,  répondit-il. 

Il  s'éloigna,  tandis  qu'elle  sonnait  à  la  grille. 


Il  était  à  la  gare,  une  heure  après.  Assis  sur  un  banc  de  bois, 
les  jambes  croisées,  il  considérait,  en  face  de  lui,  des  branches 
de  lilas,  qui  retombaient  par-dessus  la  haute  muraille  grise;  à  la 
crête  du  mur,  où  le  soleil  les  baignait,  leur  couleur  s'éteignait 
dans  son  éclat;  mais  au-dessous,  dans  l'ombre,  elles  rayonnaient 
d'une  admirable  et  chaude  lumière  violette.  Manès  reposait  ses 
yeux  sur  cette  ombre,  sur  cette  lueur  qui  est,  plus  que  toute  autre. 


246  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

apaisante  à  la  fois  et  mystérieuse...  Il  regardait  aussi  vers  l'esca- 
lier de  la  gare  par  où  Germaine  apparaîtrait.  Il  la  vit  enfin.  Elle 
avançait  vers  lui.  Il  ne  distinguait  d'abord  que  la  tache  blanche 
de  son  visage  et  la  silhouette  harmonieuse  que  dessinait  la  robe 
étroite  :  il  suivait,  à  chacun  de  ses  pas,  le  mouvement  de  son 
genou  qui  tendait  l'étoffe  mince.  Il  lui  plaisait  d'avoir  à  la 
discrétion  de  son  regard  la  beauté  de  ce  corps  souple;  il  était, 
toutefois,  sourdement  irrité...  Comme  elle  approchait,  il  sentit 
que  les  yeux  de  la  jeune  femme  cherchaient  les  siens  :  il  les 
vit  palpitans,  désolés  et,  cependant,  éclairés  tout  de  suite,  en 
se  posant  sur  lui,  de  confiance,  de  sympathie,  d'espoir.  Il  s'était 
levé.  11  marcha  rapidement  à  sa  rencontre  :  il  ne  pensait  plus 
qu'à  donner  à  sa  peine  le  soulagement  qu'elle  sollicitait. 

—  Eh  bien.»  fit-il. 

—  Oh  !  murmura-t-elle,  je  ne  croyais  pas  possible  une  si 
belle,  une  si  parfaite  sérénité...  Imaginez  non  pas  une  résigna- 
tion triste,  mais  l'acceptation  la  plus  sincère  et  la  plus  calme 
de...  de  la  fin...  Elle  est  très  faible  :  elle  peut  à  peine  parler; 
elle  n'a  parlé  que  pour  rappeler  tous  nos  souvenirs;  elle  sou- 
riait même,  par  momens.  Elle  m'a  demandé  enfin  de  revenir 
et  elle  m'a  dit  alors  :  «  Si  j'ai  cessé  de  vivre,  restez  un  })eu 
près  de  moi  :  il  me  semble  que  nous  nous  comprendrons,  et 
que  cela  me  fera  du  bien  comme  si  j'étais  encore  vivante...  » 
J'avais  peur,  je  vous  l'avoue,  avant  d'entrer  dans  cette  maison; 
mais,  tant  que  j'y  suis  restée,  je  n'ai  plus  éprouvé  qu'une  paix 
légère  et  bienfaisante.  Et  c'est  seulement  après  en  être  sortie... 

Elle  soupira  : 

—  C'est  trop  beau...  On  se  retrouve  ensuite  une  âme  misé- 
rable et  lourde.  Et...  je  vous  remercie  de  m'avoir  attendue...  Si!... 
Vous  l'avez  connue  :  vous  savez  combien  je  l'aimais;  je  poux 
tout  vous  dire,  et  cela  m'est  tellement  bon  !... 

Elle  s'était  assise  :  Manès,  à  côté  d'elle,  la  contemplait, 
attentif  et  silencieux.  Elle  n'avait  pas  besoin  qu'il  parlât  :  il  le 
devinait;  elle  avait  besoin  seulement  d'être  écoutée,  d'être  com- 
prise; et  l'écouter,  la  comprendre,  c'était  l'aide  qu'elle  ne  pouvait 
solliciter  de  nul  autre  que  de  lui.  Cela  aussi,  il  le  sentait  ;  les  liens 
du  passé  les  rapprochaient  intimement,  ce  réseau  ténu  que  tisse, 
entre  les  créatures  humaines,  l'échange  des  pensées  jaillies, 
comme  goutte  à  goutte,  du  plus  profond  d'elles-mêmes...  Il  sem- 
blait   à    Manès    que    ces  liens    devenaient    soudain   matériels, 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  247 

visibles  et  palpables.  Leur  force,  ainsi  révélée,  le  surprenait;  mais 
il  ne  songeait  pas  à  se  rebeller,  à  se  débattre;  au  contraire,  il 
acceptait  d'être  si  fermement  lié,  pour  le  délice  de  donner,  lui, 
l'homme,  l'appui  de  sa  vigueur,  à  cette  femme  qui  disait  les  plus 
chères  émotions  de  son  enfance,  avec  une  voix  et  des  yeux  en  ce 
moment  pareils  à  ceux  d'un  enfant...  Aussi  librement,  aussi 
ingénument  qu'aux  regards  indulgens  et  tendres  de  M"'*'  Derwein, 
(lermaine  évoquait  devant  Manès  ses  souvenirs  ;  et  elle  y  trou- 
vait l'illusion  de  prolonger  une  incomparable  amitié;  et  peu  à 
peu,  toutefois,  elle  éprouvait  le  délice  de  sa  faiblesse  de  femme, 
soutenue  par  l'homme  énergique  et  fort  entre  tous...  Elle  avait 
remercié  Manès  tout  de  suite.  Elle  aurait  voulu  le  remercier 
mieux  encore.  Et  ce  fut  par  le  désir  de  lui  donner,  en  retour  de 
cet  appui,  une  sollicitude  aussi  délicate,  sinon  robuste  comme 
la  sienne,  qu'elle  s'arrêta  pour  dire  : 

—  Mais  je  ne  pense  qu'à  ma  pauvre  amie  et  à  moi-même... 
Et  vous.!^  Vous  avez  eu  beaucoup  de  peine,  sans  doute  .►'...^ 

—  Oui,  fit  Manès  avec  un  peu  d'hésitation,  mais  pas  comme 
vous.  Notre  amitié  à  nous,  non  pas  d'ordre  sentimental  comme 
la  vôtre  pour  M""^  Derwein,  mais  surtout  intellectuelle,  s'était 
distendue  par  notre  longue  séparation,  et  plus  encore  par  l'éloi- 
gnement  des  idées  où  nous  ont  menés,  chacun,  des  chemins 
trop  différens  :  lui,  l'activité  cérébrale  et  solitaire  d'un  philo- 
sophe, moi,  les  luttes  politiques  et  l'ambition.  Ma  peine  est 
venue  de  ne  plus  trouver  qu'une  ombre  à  la  place  d'un  homme, 
une  parole  qui  tâtonne  et  s'embarrasse  au  lieu  de  ce  langage  si 
ferme,  si  lumineux  que  j'ai  connu. 

—  Quel  dommage  !  dit  Germaine. 

—  Et  pourtant!  reprit  Manès,  la  pensée  veille  encore  dans  ce 
cerveau  à  demi  figé,  cette  pensée  qui  domina  toujours  instincts, 
intérêts,  sentimens,  qui  le  jeta  naguère,  si  mal  armé,  dans  ta 
terrible  bataille.  Elle  lui  commandait,  à  cette  heure  suprême,  de 
tenter  pour  le  bien  public  un  dernier  effort,  et,  parce  qu'il  voit 
les  destinées  de  son  pays  entre  mes  mains,  de  me  montrer 
comment  je  peux  et  je  dois  les  faire  heureuses  et  belles. 

—  Ah  !  murmura  Germaine.  Et  que  vous  a-t-il  dit.^^ 

Son  visage  exprimait  l'ardeur  et  le  recueillement.  Toute  son 
âme  se  portait,  d'un  élan  d'admiration,  vers  Manès. 

—  Ce  qu'il  m'a  dit.^  fit-il.  En  vérité,  c'est  par  la  sagesse  qu'il 
semblait  inspiré...    inspiré...    prenez  le   mot    à    la  lettre...   Sa 


248  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parole  hésitante,  difficile,  s'arrêtait  souvent,  puis  se  reprenait. 
On  aurait  cru  qu'il  écoutait  une  voix  secrète,  tour  à  tour  proche 
et  lointaine,   nette,  puis  indistincte,  et  qu'il  répétait  à  mesure, 
tantôt  balbutiant,  tantôt  précis  et  clair,  les  avis  dictés  par  elle... 
«  La  patience,  disait-il,  la  mesure,  le  sens  de  l'équilibre  social, 
vertus  essentielles  de  notre  race,  sont  indispensables  à  qui  veut, 
non    pas    gouverner  un  jour,  mais  durer  lui-même   et    fonder 
quelque   chose  qui  dure...    »  Il   disait   encore  :   «  La  foule!  les 
foules  !...  Le  monstre  si  mal  connu...  L'infiniment  grand  qui  se 
révèle  à  nous  avec  l'infiniment  petit...  L'armée  humaine  forte- 
ment unie  pour  le   bien  de  tous...  ou  la  bête    féroce,  aveugle, 
malfaisante,   qui  hurle,   broie,  détruit!...    »  Il   resta  longtemps 
silencieux  sur  ces  mots  :  ses  yeux  étaient  fixes  et  tout  remplis 
d'épouvante  ;  ils  semblaient  contempler  ce  monstre,  ses  brusques 
métamorphoses  d'une  sublime  beauté  à  la  plus  horrible  laideur, 
ses  magnifiques  élans  de  courage  ou  de   bonté,   et  ses   fureurs 
sauvages...  Puis,  son  regard  s'est  comme  replié  sur  lui-même, 
adouci,  ranimé;  sa  flamme,  toute  vive  de  pensée,  se  portait  sur 
moi.  Un   instant,  j'ai   pu    croire  que  j'avais   retrouvé  l'homme 
d'autrefois,  intact.  Et  c'est  alors  qu'il  m'a  dit,  d'un  ton   que  je 
n'oublierai  pas,  affectueux,  grave,  pressant,  qui  témoignait  d'un 
souci  plus  fort  que  la  mort  même,  assez  fort  pour  la  faire  reculer, 
pour  rallumer  la  vie  déjà  presque  éteinte  :  «   En  vous  appelant 
à  la  rescousse,  dans  notre  grande  bataille,  je  fus  cause  que  vous 
connûtes  la  foule  et  votre  pouvoir  sur  elle...  J'ai  le  droit  de  vous 
adresser  une  prière...  Si  vous  prétendez  vous  servir  d'elle  comme 
d'un   instrument  pour   votre  propre   fortune,  vous  vous  ferez 
nécessairement  son  esclave,  l'esclave  de  ses  instincts  de  bête;  si 
vous  décidez  de  la  servir,  vous  serez  son   maître,  le  maître  de 
son  cœur  et  de  sa  pensée...  Je  vous  en  conjure,  Manès,  pour  moi 
qui  vais  mourir,  pour  vous  qui  pouvez  vivre  une  existence  glo- 
rieuse et  féconde,  choisissez  d'être  le  maître,  non  l'esclave...  » 

—  Et.^...  demanda  Germaine,  comme  Manès  se  taisait. 

—  Il  n'y  eut  rien  de  plus,  répondit-il.  L'efTort  avait  été  sans 
doute  désespéré...  Ensuite,  le  langage  s'embarrassa  de  nouveau, 
se  perdit  en  mots  incohérens...  Je  n'osais  parler;  et  je  .suis  enfin 
parti,  laissant  cette  pensée  ensevelie  sous  dos  voiles  qui  sont, 
hélas  !  un  linceul... 

—  Ce  sont  de  belles  paroles  qu'il  vous  a  dites,  reprit  (lermaine. 

—  N'est-ce  pas.»^  fit  Manès. 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  249 

Sa  voix  avait  un  accent  singulier  de  défiance  et  de  raillerie 
contenue.  Germaine  sentit  cette  ironie  :  elle  sentit  que,  pour  un 
peu,  la  pointe  s'en  aiguiserait  contre  lui-même,  contre  elle  aussi^ 
Elle  ne  comprenait  ni  pourquoi,  ni  comment.  Mais  elle  ne 
voulait  pas,  elle  ne  voulait  à  aucun  prix  qu'il  diminuât  en  lui 
le  sentiment  de  sa  mission,  qu'il  profanât  en  elle  une  croyance 
que  les  paroles  mêmes  de  Trifeuil  venaient  encore  d'exalter  ;  et 
elle  se  hâta  d'ajouter  : 

—  Qu'eùt-il  dit,  s'il  avait  connu  notre  projet,  s'il  vous  avait 
vu  donnant  votre  appui  à  notre  association,  pour  servir,  comme 
il  vous  le  demande,  les  intérêts  du  plus  grand  nombre.^... 

Manès  hocha  la  tête  qu'il  avait  un  peu  baissée.  Germaine  per- 
cevait donc  comme  lui  le  contraste  des  belles  paroles  de  Trifeuil 
et  de  la  réalité.»^  Elle  goûtait  l'ironie  de  ce  hasard  qui  leur  mon- 
trait, dans  la  vision  du  mourant,  le  rôle  idéal  et  désintéressé  du 
conducteur  de  peuples,  à  cette  heure,  après  le  pacte  d'ambition 
et  de  convoitise  conclu  pour  la  rapide  conquête  du  pouvoir.^...  Il 
releva  la  tête  ;  il  regarda  la  jeune  femme,  ce  visage,  ces  yeux 
ardens  de  sincérité...  A  quel  point  il  se  trompait,  combien  elle 
était  loin  de  soupçonner  ce  qu'il  croyait  voir,  il  en  fut  aussitôt 
convaincu.  Elle  ajoutait  d'ailleurs  : 

—  Vous  savez  que,  depuis  quinze  jours,  nous  avons  travaillé 
avec  acharnement.  Et  moi-même... 

Lg  fracas  du  train,  débouchant  au  tournant  de  la  voie,  couvrit 
ses  paroles.  Quand  ils  furent  installés,  seuls,  dans  un  compar- 
timent, lui  en  face  d'elle  : 

—  Mais  oui,  reprit-elle,  j'ai  beaucoup  travaillé,  et  je  vous 
assure  que  je  suis  très  contente  de  moi... 

Elle  souriait,  les  yeux  sur  les  siens,  l'air  de  dire  à  Manès 
qu'elle  était  contente  d'elle  à  cause  de  lui,  et  qu'il  devait  donc 
être  content  d'elle  aussi.  Cette  attitude,  cette  expression  auraient 
été  de  la  coquetterie  la  plus  provocante,  si  elles  n'avaient  révélé, 
dans  sa  franchise,  un  sentiment  vrai  : 

—  Racontez-moi  cela,  je  vous  prie,  fit  Manès. 

Subitement,  comme  au  déjeuner  du  Parc  Monceau,  il  éprou- 
vait la  délicieuse  surprise  d'un  zèle,  passionné  pour  sa  cause, 
qui  animait  ce  regard,  faisait  frémir  cette  bouche,  et  portait 
toute  vers  lui  Germaine,  jolie  comme  jadis,  mais  d'une  autre 
beauté...  Il  l'écoutait,  disant  ses  soins,  son  activité.  Et  le  délice 
devenait  plus  orgueilleux,  plus  troublant. 


2o0  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<(  C'est  à  mon  œuvre,  non  à  celle  de  VambartI,  donc  à  moi, 
non  à  lui  qu'elle  donnait  ainsi  son  temps,  sa  peine,  sa  pensée... 
Pourquoi  ne  se  donnerait-elle  pas  elle-même?...  A  qui  appar- 
tient-elle vraiment  aujourd'hui.»^...  S'il  me  l'a  prise  autrefois, 
n'est-ce  pas  qu'il  ne  dépend  que  de  moi  de  la  lui  reprendre 
aujourd'hui?.. s  >> 

Ce  désir,  cette  pensée,  passèrent  en  lui  comme  un  tourbillon 
qui  brûla  tout  son  sang,  bouleversa  toute  sa  vie,  une  seconde, 
puis  le  laissa  stupéfait,  mécontent,  malheureux. 

«  Quelle  folie  !  songea-t-il.  J'ai  bien  besoin,  en  vérité,  de  me 
mettre  en  tête  des  sottises,  à  la  veille  de  jouer  une  partie  qui 
réclame  toutes  mes  forces  et  tout  mon  sang-froid...  Quoi  !  parce 
qu'elle  est  jolie,  désirable,  plus  jolie,  plus  désirable  qu'autrefois, 
puis-je  oublier  qu'elle  a  détruit  de  ses  mains  mon  rêve  d'amour, 
le  seul  que  je  ferai  jamais,  que  j'ai  été  fou  de  douleur  et  de 
jalousie,  qu'enfin,  elle,  oui,  elle-même,  telle  qu'elle  est  devant 
moi,  eh  bien  !  elle  est  à  Yambard,  toute  à  Vambard,  toute!...  » 

Il  pressait  ainsi,  d'une  énergie  méchante,  sur  la  cicatrice 
délicate  de  sa  blessure  :  il  se  faisait  mal  à  lui-même  pour  que 
jamais,  jamais  plus  l'envie  ne  le  tentât  d'accueillir  un  espoir,  un 
désir...  Il  maintenait  devant  ses  yeux  l'image  odieuse  qui  l'avait 
torturé  jadis,  tandis  qu'avec  un  sourire  contraint  il  écoutait  le 
récit  vif,  joyeux  de  Germaine.  Peu  à  peu,  le  calme  lui  revint  : 
il  laissa  l'image  s'effacer,  disparaître.  Il  raisonnait  avec  une 
sorte  d'aisance  agréable  : 

«  Pourquoi  tourner  en  malaise  et  souffrance  des  événemens 
heureux  et  des  faits  qui  ne  sont  que  plaisans?  Tout  à  l'heure, 
sur  les  paroles  de  Trifeuil,  je  me  perdais  en  réflexions 
amères  pour  me  voir  infidèle  à  sa  pensée,  indigne  de  sa  con- 
fiance dernière...  Mais  le  tout  n'est-il  pas  d'arriver,  de  réussir? 
C'est  ensuite  qu'on  choisit  sa  voie.  A  quoi  servent  les  plus  belles 
théories,  les  meilleures  résolutions  sur  l'exercice  du  pouvoir,  si 
on  n'a  pas  le  pouvoir  lui-même?  Le  conquérir,  voilà  le  difficile 
et  l'essentiel;  voilà  qui  vaut  tous  les  sacrifices.  En  bien  user,  j'y 
suis  parfaitement  résolu,  et  il  est  donc  inutile  de  m'attarder  au 
regret  naïf  des  concessions,  des  marchés,  des  alliances  que  je 
subis  pour  le  moment...  C'est  comme  Germaine...  Pourquoi 
m'emporter  contre  elle?  Il  reste  que  son  zèle  m'est  doublement 
précieux  :  car  il  sert  admirablement  ma  cause,  et  il  me  donne 
une  revanche  inattendue...  Non,  je  n'aurai  pas  la  folie  de  vouloir 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  2ol 

revivre   le  passé;  mais   de   ce  passé,  jr3   retrouve    du  moins,   et 
plus  complète  et  plus  dévouée,  son  admiration...   » 

Son  sourire  s'adoucit  et  il  la  remercia  avec  une  certaine  cha- 
leur, acceptant  d'ailleurs,  comme  nécessaires,  cette  activité,  ce 
dévouement.  Son  orgueil  apaisé  faisait  taire  en  lui,  pour  l'in- 
stant, tout  instinct,  tout  sentiment. 

—  Oui,  nous  réussirons,  s'écria-t-il,  joyeux  comme  elle.  Et 
A'ous  aurez  votre  grande  et  juste  part  dans  la  victoire  ! 

—  Je  vois  plus  loin,  dit-elle  aussitôt.  Je  vois,  après  votre 
victoire  qui  consacre,  à  elle  seule,  une  révolution,  l'œuvre  que 
vous  entreprendrez  pour  la  consommer...  C'est  toute  la  société 
d'hier  que  vous  allez  changer  :  c'est  une  France  nouvelle  que 
vous  allez  créer...  C'est  notre  projet  grandiose,  celui  que  nous 
imaginions  ensemble  à  Rouen,  c'est  celui-là  même  que  vous 
pouvez  réaliser... 

—  Oui,  murmura  Manès. 

11  était  saisi  par  ce  souvenir,  et,  plus  encore,  étonné  que  ce 
fût  elle  qui  rappelât  leurs  anciens  projets.  Jouer  au  socialisme, 
bien  :  comme  tant  de  femmes  riches,  elle  suivait  cette  mode. 
Mais  revenir,  de  son  opulence,  à  ces  idées  de  reconstruction  so- 
ciale, a  leur  haine  d'orgueilleux,  isolés  et  pauvres,  contre  la  société 
bourgeoise,  comment  le  pouvait-elle.»^  quelle  duperie  l'égarait 
encore.»^...  Cependant  elle  parlait  avec  la  plus  ardente  sincérité. 

—  Vous  avez  ce  devoir,  et  moi,  j'ai  celui  de  vous  aider  à 
l'accomplir.  Nous  le  voyions  clairement  alors.  Depuis,  j'ai 
cherché  ailleurs  :  j'ai  cru  que  mon  mariage  me  rattachait  au 
monde  ancien;  j'ai  tâché  d'y  prendre  ma  place...  Je  ne  vous 
dirai  pas  mes  déceptions  :  elles  ont  été  cruelles...  Je  me  trom- 
pais... je  reviens  à  la  réalité. 

En  prononçant  ce  mot  «  déception,  »  sa  voix  avait  vibré  de 
rancune,  et  Manès  sentit  que,  d'une  légère  insistance,  il  lui  aurait 
fait  dire  comment  elle  avait  été  déçue.  Il  faillit  insister,  puis  il 
se  retint.  La  vie  politique  l'avait  rendu  extraordinairement 
défiant.  Il  se  défiait  d'un  changement  qui  pouvait  n'être  que 
passager  :  il  ne  voulait  rien  dire  qui  l'engageât  lui-même.  Au 
surplus,  il  acceptait  qu'on  l'aidât  à  parvenir;  mais  ensuite 
l'œuvre  à' réaliser  n'appartenait  qu'à  lui;  et  il  entendait  créer 
plutôt  que  détruire,  consolider  les  parties  neuves  de  l'édifice 
avant  que  de  pousser  plus  avant  la  transformation,  et  en  tout 
cas,  toujours,  trouver  des  transactions  entre  les  formes  sociales 


252  REXLE    DES    DEUX    MONDES. 

du  passé  et  celles  de  l'avenir.  Lui-même  ne  réalisait-il  pas,  |)ar 
son  alliance  avec  le  groupe  Vambard,  un  de  ces  accommodemens 
nécessaires  el  fructueux?... 

Cependant,  son  silence  et  sa  distraction  laissaient  l'amertume 
de  Germaine  s'épandre  en  elle  et  gâter  soudain  la  douceur  ines- 
pérée de  cet  après-midi.  Le  train  filait  entre  les  hautes  façades 
lisses  du  faubourg.  Dans  un  instant,  ils  arriveraient  à  la  Bas- 
tille, et  Manès  l'ayant  quittée,  elle  resterait  seule  :  elle  n'empor- 
terait même  pas  le  réconfort  d'un  regard  de  lui,  d'une  parole 
encourageante.  Tout  à  l'heure,  racontant  ses  courses  et  ses  dé- 
marches, et  auparavant,  à  la  gare  de  Nogent,  en  l'écoutant  lui- 
même,  elle  avait  eu  ce  plaisir  :  elle  avait  senti  plus  active,  élargie, 
meilleure,  non  seulement  sa  vie  présente,  mais  celle  du  lende- 
main, de  tous  les  autres  jours.  Et  maintenant  ce  plaisir  avait 
disparu,  parce  que  la  minute  approchait  où  elle  cesserait  de 
voir  Manès,  —  pour  quel  long  temps!  —  et  parce  que  lui,  à  cet 
instant,  au  lieu  d'éprouver  un  regret  pareil,  s'enfermait  dans  le 
silence,  se  retirait  déjà  loin  d'elle...  Toutefois,  à  la  vue  des  hautes 
maisons  qui  annonçaient  l'arrivée  prochaine,  il  éprouva  juste- 
ment le  regret  de  la  quitter.  Ce  fut  une  mélancolie  soudaine  qui 
ne  fit  que  passer  dans  ses  yeux.  Elle  ne  passa  pas  si  vite  que 
Germaine  n'eût  le  temps  d'en  recueillir  la  lueur  intense  et  grave. 
Aussitôt,  elle  aperçut  qu'il  était  impossible,  pour  lui  comme 
pour  elle,  de  se  séparer  sans  la  certitude  de  se  retrouver  proni- 
ptement;  elle  imaginait  en  même  temps  que,  dès  le  lendemain, 
ils  pouvaient  se  rencontrer  comme  cet  après-midi,  et  elle  le  dit 
avec  cette  sorte  d'audace  tranquille,  où  elle  franchissait,  sans 
paraître  le  comprendre,  les  limites  extrêmes  de  la  coquetterie. 

—  Je  reviendrai  demain,  ici,  près  de  mon  amie  ;  je  revien- 
drai tant  qu'elle  vivra...  Voulez-vous  revenir  aussi,  que  je  vous 
trouve,  après  l'avoir  quittée,  pour  vous  parler  d'elle  et  de  moi- 
même  ? 

Manès  avait  porté  la  main  à  sa  moustache;  de  ce  geste,  il 
dissimula  le  frémissement,  sur  ses  lèvres,  d'une  absurde  joi(^ 
qu'il  réprimait  aussitôt,  rudement.  Et  il  répondit  en  souriant,  la 
voix  un  peu  voilée  : 

—  Je  vous  attendrai  comme  aujourd'hui,  il   la  même  heure. 

—  Merci,  fit-elle. 

Il  l'avait  aidée  à  descendre  :  ils  se  serrèrent  la  main.  Il  la 
regarda  s'éloigner  devant  lui  ;  à  mesure  qu'elle  s'éloignait,   il 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  253 

lui  semblait,  à  la  fois,  que  la  souplesse  de  celle  taille,  la  masse 
de  ces  cheveux  sombres,  toute  cette  élégance  de  femme  étaient 
son  bien,  et  qu'il  ne  se  serait  pas  consolé,  si  ses  yeux  avaient  dû 
le  perdre,  pour  plus  de  temps  que  les  vingt-quatre  heures  qui 
s'écouleraient  jusqu'au  lendemain. 


Ce  lendemain,  comme  Germaine  quittait  la  maison  de 
]\|me  Derwein  et  fermait  la  grille,  elle  aperçut  Manès. 

—  Ah  !  fit-elle  ;  de  surprise  et  de  plaisir,  ses  joues  s'étaient 
rosées.  Elle  pensait  le  trouver  à  la  gare,  non  près  de  la  maison, 
non  tout  de  suite  : 

—  Il  faisait  si  beau,  répliqua-t-il,  comme  pour  répondre  à 
l'étonnement  de  Germaine.  Je  suis  venu  de  la  gare  en  flânant  le 
long  du  Bois...  Et...  je  voulais  être  plus  toi...  —  il  allait  dire  : 
«  près  de  vous,  )>  il  se  retint:  —  à  votre  disposition. 

Elle  ne  le  remercia  pas  :  il  n'y  avait  plus,  ni  de  lui  à  elle  une 
amicale  courtoisie,  ni  d'elle  à  lui  la  gratitude  de  cet  empresse- 
ment. Elle  sentait  confondus  leur  impatience  et  leur  plaisir  de 
se  revoir.  Elle  souriait  au  soleil,  aux  frondaisons  touffues  des 
arbres,  à  la  vie  qui  était  belle.  Et,  le  regard  caressé  par  la  ver- 
dure fraîche  des  charmilles,  où  des  taches  de  lumière  dorée 
espaçaient  les  lointains,  elle  demanda  : 

—  Vous  connaissez  ce  Bois.!^...  Non,  n'est-ce  pas  .^  Personne 
ne  le  connaît.  Venez  un  peu...  Nous  pouvons  gagner  Fontenay... 

Ils  entrèrent  dans  le  Bois  ;  presque  aussitôt,  ils  eurent  sur 
leurs  têtes  la  nef  des  hauts  peupliers,  et,  devant  eux,  autour 
d'eux,  à  perte  de  vue,  baignée  d'or  et  de  lumière  verte,  la  masse 
des  taillis  qui  semblait  s'alléger,  s'écarter,  à  chacun  de  leurs 
pas,  pour  leur  faire  place  et  se  refermer  sur  eux. 

—  C'est  très  beau,  murmura  Manès. 

—  Oui,  fit-elle  :  j'ai  toujours  aimé  venir  ici,  parce  que  c'est 
beau,  et,  peut-être  aussi,  parce  que  cette  beauté  m'appartenait 
davantage  à  cause  de  la  solitude...  M'^^Der^^ein  me  le  rappelait 
tout  à  l'heure... 

—  Comment  est-elle.»^ 

—  Elle  s'en  va  dans  la  paix  la  plus  sereine;  elle  ne  souffre 
pas  :  elle  glisse  vers  la  fin.  La  mort  n'est  ainsi  ni  triste,  ni 
effrayante  :  c'est  le  terme  naturel  du  voyage...  Je  ne  saurais  vous 
dire  la  consolation  que  j'éprouve  à  la  voir  calme   et  vraiment 


234  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

heureuse,  —  oui,  vraimenl,  —  après  les  douleurs  de  toute   son 
existence...  Elle  m'a  parlé  de  vous... 

—  De  moi.»^ 

—  Oui...  c'est-à-dire  que  je  lui  avais  raconté  comment  nous 
nous  sommes  trouvés  hier,  et  je  lui  disais  aussi  nos  projets, 
nos  préparatifs  pour  l'inauguration  de  la  Ligue...  Elle  a  mur- 
muré :  ((  Ah!  Manès!  il  fera  de  grandes  choses...  J'ai  toujours 
eu  foi  en  lui.  »  Cela  est  vrai. 

Un  souvenir,  rapide  et  bref  comme  un  éclair,  traversa  l'es- 
prit de  Manès  :  «  Elle,  pas  vous!  »  Mais  le  sourire  de  Germaine 
et  son  regard,  luisant  sous  les  lourds  cheveux  bruns,  l'associaient 
trop  elle-même  à  la  confiance  de  son  amie  et  au  succès  de  la 
prédiction.  Il  trouva  que  ses  paroles  étaient  douces  et  qu'elle 
était  elle-même,  en  les  disant,  singulièrement  émouvante. 

—  Je  suis  très  touché  de  cette  pensée,  fit-il.  Mais  depuis  hier, 
j'ai  un  repentir.  Je  ne  vous  ai  pas  assez  remerciée  de  vous 
employer  si  généreusement,  de  vous  intéresser  avec  tant  d'ar- 
deur à... 

—  Oh!  dit-elle  en  s'arrètant.  Pourquoi  me  parlez-vous  ainsi.'' 
Cette  œuvre,  à  laquelle  je  travaille,  ne  nous  est-elle  pas  com- 
mune.»^ N'ai-je  pas  eu  ja^lis  l'habitude  de  mintéresser,  comme 
vous  dites,  à  vos  projets,  de  m'employer  à  leur  réussite.^  Avez- 
vous  donc  oublié.»^... 

Elle  se  tut.  Les  yeux  de  Manès  fouillaient  dans  les  siens;  il& 
avaient  une  violence  qui  la  tint  tout  à  coup  slui)éfaite;  cepen- 
dant, cette  violence  même  semblait  hésiter,  comme  si  quelque 
force  luttait  pour  la  refouler  dans  le  secret  d'où  elle  n'aurait  pas. 
dû  sortir...  Germaine  subissait  ce  regard  :  elle  attendait,  muette, 
haletante...  Le  silence,  entre  elle  et  Manès,  vibrait  de  toute  la 
véhémence  de  leur  émotion.  Immobile  devant  elle,  il  voulait 
détourner  son  regard  des  yeux  de  Germaine,  palpitans  comme 
une  proie  ;  et  il  ne  pouvait  plus  refermer  dans  son  àme  la  bar- 
rière si  longtemps  immuable...  Deux,  trois  secondes  passèrent  ; 
il  était  tel  qu'un  homme  qui  sent  céder  sous  sa  main  une  cloison 
j)Oussée  par  une  main  plus  forte...  Il  murmura,  la  voix  basse, 
frémissante  : 

—  Et  vous,  vous,  avez-vous  donc  oublié.^... 

L(!s  yeux  de  («ermaine  s'agrandirent.  Elle  était  devenue  très 
])àle,  et  s'appuyait  contre  un  arbre.  Elle  contemplait  Manès  fixe- 
ment. Devant  lui,  devant  ce  visage  plus  pâle  que  le  sien,  convulsé 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  255 

de  passion,  elle  tremblait^dans  l'attente  éperdue  d'une  révélation 
qui  allait  ébranler  sa  vie  même.  Il  .se  pencha  vers  elle. 

—  Avez-vous  oublié  que  je  vous  aimais.!^ 

Elle  balbutia  :  «  Ah!  nEIle  n'aurait  pu  parler,  Elle  tremblait 
davantage.  La  voix  de  Manès  mordit  sur  ses  nerfs  comme  l'ar- 
chet sur  les  cordes  : 

—  Vous  ne  le  savez  plus!...  Et,  après  que  vous  m'avez 
rejeté,  méprisé,  pour  vous  donner  à  un  autre,  savez-vous  com- 
bien j'ai  été  malheureux.»^ 

—  Non!  non!  fit-elle,  ne  me  dites  pas  cela! 

La  pensée  de  ce  mal,  causé  par  elle,  lui  était  insupportable. 
Manès  crut  qu'elle  voulait  seulement  faire  taire  ses  reproches. 
Dans  l'emportement  où  il  s'abandonnait  en  furieux,  nulle  puis- 
sance humaine  ne  l'aurait  empêché  de  parler  : 

—  Je  vous  le  dirai.  Je  vous  dirai  tout.  Il  faut  que  vous  le 
sachiez!...  Oui,  j'ai  souffert  par  vous!  j'ai  soulîert  atrocement, 
après  ce  jour  abominable  où  vous  m'annonciez  d'un  air  si  satis- 
fait votre  mariage  !...  Je  suis  parti  de  Paris  comme  une  bête 
blessée  à  mort,  qui  fuit  en  hurlant  et  qui  emporte  avec  elle  sa 
blessure...  A  Noirville,  là-bas,  le  jour  de  votre  mariage,  j'ai  cru 
mourir  de  désespoir...  J'ai  vécu  pourtant  et  vous  avez  pu  me 
voir,  chez  vous,  hier  encore,  aujourd'hui  même,  souriant  devant 
vous...  Eh  bien,  non!  ce  que  je  dois  vous  dire,  parce  que  je  ne 
peux  plus  vivre  avec  cette  contrainte  qui  m'étouffe,  c'est  que 
ce  sourire  est  un  mensonge  ;  c'est  que  je  n'ai  été  sauvé,  je  n'ai 
vécu  que  par  ma  jalousie;  et  si  je  lui  dois  l'ardent  désir  de 
vivre  malgré  vous,  je  vous  jure  qu'elle  me  l'a  fait  payer  cher!,.. 

Germaine  ouvrit  la  bouche  comme  pour  parler;  mais  elle  ne 
parla  pas.  Elle  pressa  ses  mains  contre  sa  poitrine,  et  elle  se 
laissa  tomber  au  pied  de  l'arbre  sur  un  banc  de  gazon  :  le  visage 
levé  vers  Manès,  elle  continuait  de  le  contempler  fixement,  et 
elle  gémissait,  comme  si  elle  eut  senti  en  elle-même,  dans  son 
cœur,  toute  la  souffrance  dont  il  se  plaignait. 

—  Ah!  disait-il,  quelles  heures!  quelles  journées!  quelles 
nuits!  Vous  avoir  rencontrée,  vous!  Avoir  établi  entre  nous 
cette  communion  parfaite  des  sentimens  et  des  idées,  cette  con- 
fiance complète  qui  fait  déborder  l'être  hors  de  son  étroite  pri- 
son, qui  lui  donne  une  autre  àme  pour  aider  la  sienne,  une 
autre  vie  pour  embellir  et  prolonger  sa  vie!  Mieux  encore! 
Avoir  rêvé  de  votre  amour,  le  rêve  de  cette  existence  merveil- 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leuse,  où  j'aurais  eu  votre  pureté,  vos  caresses,  le  don  absolu  de 
vous,  où  je  vous  aurais  appartenu  tout  entier,  qui  nous  aurait 
unis  enfin  par  les  plus  belles,  par  les  plus  grandes  joies 
humaines  !...  Tout  cela,  cet  espoir,  ce  bonheur  déjà,  ce  rêve!... 
Et  soudain  !...  Non,  je  ne  parviendrai  pas  à  vous  dire,  vous  ne 
connaîtrez  pas  la  torture  de  l'image  alîreuse  qui  est  là,  toujours 
devant  les  yeux,  aveuglante  de  lumière  dans  la  nuit,  sombre 
dans  le  soleil,  forçant  le  regard  qui  voudrait  se  détourner,  impla- 
cable, plus  implacable  quand  on  crie  :  grâce!...  et  plus  mé- 
chante, plus  féroce,  quand  on  a  cru  lui  échapper!  Non,  je  ne 
vous  ferai  pas  sentir  cette  plaie  que  j'ai  portée  en  moi,  que  je 
porte  encore  et  qui  ne  guérira  jamais  !...  N'est-ce  pas  un  sort  mi- 
sérable.^^...  Dites...  J'étais  bien  tout  àl'heure,  et  voilà  qu'il  a  suffi 
d'un  mot  pour  que  je  retrouve  toute  ma  souffrance...  Alors, 
que  m'importent  les  succès,  le  pouvoir  si  je  dois  garder  au 
cœur  cette  éternelle  souffrance,  cet  éternel  regret  d'une  destinée 
qui  aurait  été  moins  brillante,  mais  qui,  par  vous,  aurait  été  le 
bonheur...  tandis  que,  sans  vous,  le  bonheur,  jamais,  jamais  je 
ne  le  connaîtrai!... 

Il  s'était  écroulé  sur  le  banc  de  gazon,  assez  loin  d'elle;  il  la 
regardait  toujours;  mais,  à  mesure  qu'il  parlait,  son  regard 
dépouillait  sa  violence  ;  il  n'était  plus  que  douloureux  :  il  trem- 
bla enfin,  comme  si  la  détresse  de  Germaine  l'avait  gagné  peu  à 
peu.  Elle  lut  dans  ces  yeux  toute  la  frayeur  qui  avait  été  dans 
les  siens,  mais  désolée,  sans  espoir,  devant  la  perspective  d'un 
avenir  qu'habiterait  encore  la  soutTrance.  Et  cette  vue,  sans 
doute,  était  insupportable  à  Manès  autant  que  celle  de  l'image 
qui  l'avait  si  longtemps  poursuivi.  D'un  geste  instinctif,  et 
comme  pour  la  cacher,  ses  mains  se  portèrent  à  son  visage...  Il 
se  taisait  maintenant...  Après  avoir  cédé  à  l'irrésistible  poussée 
qui  lui  faisait  croire  qu'il  ne  pourrait  plus  vivre  s'il  ne  laissait 
déborder  son  amertume,  il  sentait  soudain  une  sécheresse 
ardente,  et  comme  le  vertige  d'un  homme  égaré,  sous  le  soleiU 
dans  un  désert  sans  limites... 

Germaine  se  glissa  vers  lui  :  ses  mains  rlétachèrent  du  visage 
de  Manès  ces  mains  qui  brûlaient.  Elle  olïrit  à  ce  regard  hallu- 
ciné ses  yeux  pareils  à  des  coupes  pleines  de  fraîcheur.  Elle  avait 
pour  lui,  pour  ses  souffrances  passées,  pour  son  angoisse  d'à 
présent,  une  pitié,  une  tendresse  infinies.  Cet  homme  qui  pou- 
vait disposer  en  maître  de  l'àme  des  foules  et  du  .^orl  de  son 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  2oT 

pays,  était  là,  devant  elle,  plus  faible  qu'un  enfant;  et  c'était 
elle  qui  disposait  de  lui,  souverainement.  Elle  en  éprouvait  une 
joie  indicible,  dont  le  merveilleux  frisson  courait  en  elle  comme 
l'esprit  d'une  vie  surhumaine. 

—  Pardonnez-moi,  dit-elle,  encore  haletante.  Je  fus  très  cou- 
pable envers  vous...  je  ne  savais  pas,  je  ne  voulais  pas  savoir 
que  vous  m'aimiez...  Et  plus  tard,  je  n'ai  pas  su,  je  n'ai  pas 
voulu  savoir  que  vous  souffriez...  Je  m'accuse  de  cette  mauvaise 
volonté...  J'allais  au  rebours  de  mon  propre  destin  :  engagée 
dans  cette  voie,  je  ne  pouvais  pas  admettre  que  je  m'étais  trom- 
pée, et  je  marchais  résolument,  aveuglément...  Et  puis  !...  je  n'ai 
pas  fait  de  mal  qu'à  vous...  Je  m'en  suis  fait  à  moi-même,  autant 
qu'à  vous  !... 

Manès  eut  une  sourde  exclamation.  Son  cœur  était  boule- 
versé par  cet  aveu  ;  mais  la  souffrance  de  Germaine  lui  faisait 
de  la  sienne  une  acre  volupté;  et,  à  voir  la  rougeur  de  ce  front 
qui  se  penchait  vers  lui,  comme  cet  orgueil  s'inclinait  dans  le 
sentiment  de  la  faute,  il  éprouvait,  à  son  tour,  une  ivresse  de 
triomphe.  Ses  mains  serrèrent  à  les  broyer  les  mains  petites  qui 
se  crispaient  dans  les  siennes. 

—  Ah!  fit-il,  la  voix  frémissante,  est-ce  possible.!^  est-ce  vrai.^ 
Dois-je  comprendre.»^... 

La  flamme  de  ses  yeux  dévorait  les  yeux  palpitans  de  Ger- 
maine : 

—  Dois-je  comprendre  que  vous  regrettez  à  cette  heure  d'être 
à  un  autre  .î^ 

Elle  hésita  :  la  question  lui  paraissait  trop  simple  et  soule- 
vait en  elle  une  foule  de  sentimens,  qu'elle  aurait  voulu  tous^ 
exprimer.  Elle  dit  lentement,  avec  un  regard  qui  ouvrait,  jus- 
qu'au fond,  son  àme  : 

—  Vous  savez  bien  que  rien  de  ce  qui  est  moi,  de  ce  que  je 
pense,  de  ce  que  je  sens,  n'appartient  à  un  autre!... 

Il  la  contemplait  ardemment.  Il  semblait  chercher  en  elle, 
dans  cette  àme  grande  ouverte,  si  quelque  erreur,  quelque  dupe- 
rie ne  s'y  cachait  pas  encore...  Il  ne  trouvait  qu'une  pensée  qui 
se  dévouait  à  lui  tout  entière...  Il  aspira  l'air  longuement.  Mais 
aussitôt  son  visage  s'assombrit.  Ce  n'était  pas  assez  de  ce 
triomphe. 

—  Rien  de  ce  que  vous  êtes  n'appartient  à  un  autre  !  fit-iL 
avec  colère.  Vous  n'en  êtes  pas  moins  sa  femme,  sa  femme  ! 

TOME  X.  —  1912.  17 


238  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ses  mains  abandonnèrent  celles  de  Germaine,  et  il  détourna 
la  tète,  toute  sa  joie  anéantie  dans  la  défiance  et  la  rancune... 

—  Oui,  murmurait-elle,  je  suis  sa  femme,  et  il  ne  souffre 
pas,  il  ne  souffrira  pas  de  ce  que  je  me  suis  malheureusement 
trompée.  Mais  je  peux  bien  ne  manquer  à  aucun  des  égards  que 
je  lui  dois,  et,  cependant,  donner  le  meilleur  de  moi-même,  dont 
il  n'a  que  faire,  à  celui... 

De  nouveau,  les  yeux  de  Manès  étreignaient  les  siens,  et 
d'une  voix  très  basse,  qui  martelait  les  mots,  il  répondit  : 

—  L'homme  a  qui  vous  appartenez,  c'est  celui  qui  vous  a, 
vous,  à  sa  discrétion,  quand  il  lui  plait. 

Germaine  tressaillit.  Elle  avait  joint  les  mains  pour  conjurer 
cette  colère.  Elle  suppliait  Manès,  dans  son  cœur,  de  ne  pas 
flétrir  la  beauté  de  cet  instant  par  le  réveil  de  souvenirs  qui 
n'étaient  que  pénibles.  Elle  ne  savait  comment  formuler  cette 
prière  :  toutes  ses  pudeurs  s'y  refusaient.  Et  elle  aurait  voulu 
qu'il  en  recueillit  la  ferveur  dans  son  regard,  sur  ses  lèvres 
tremblantes,  qu'il  la  comprit,  qu'il  y  cédât.  Mais  il  opposait  un 
visage  de  violence  aveugle  et  sourde,  une  passion  résolue  à  ne 
rien  comprendre,  à  ne  pas  céder,  une  souffrance  qui  exigeait  au 
contraire  d'être  aussitôt  secourue.  Elle  fut  un  moment  épouvan- 
tée devant  la  force  qui  se  révélait,  soudain,  pour  s'emparer  d'elle; 
mais  elle  la  subit;  il  lui  était  impossible  de  voir  cette  ardente 
douleur.  Elle  balbutia  lentement  : 

—  Non...,  non...  Il  n'en  est  rien...  Je  n'appartiens  plus  à 
personne...  Un  mariage  de  convenance...  peut  devenir  assez 
vite...  une  association  amicale... 

Ce  fut  Manès  qui  tressaillit  à  son  tour.  Elle  avait  rougi  :  elle 
le  regardait,  confuse  à  la  fois  et  heureuse  d'avoir  parlé.  Il  prit  ses 
mains  et  les  baisa  longuement.  Il  la  contempla  encore;  elle  sentit 
qu'il  l'attirait  à  lui.  Elle  résistait,  en  souhaitant  à  la  fois  qu'il 
renonç<àt  h  l'attirer  et  qu'il  fût  plus  fort  que  cette  résistance. 
Son  cœur  battait,  à  grands  coups  :  et  dans  ce  trouble  extrême, 
sans  qu'elle  sût  comment  cela  s'était  fait,  il  arriva  que  sur  ce 
cœur  affolé,  contre  son  épaule,  la  tête  de  Manès  reposait,  tandis 
qu'il  disait,  d'une  voix  dont  elle  frémit  tout  entière  : 

—  Vous  souvenez-vous,  Germaine.^...  Quand  vous  ne  vouliez 
être  que  mon  amie,  je  vous  répondais  :  <(  Vous  êtes  mon  amie... 
aimée.   » 

Elle  trembla  de  délice,  et  son  bras  entoura  Manès:  ses  mains 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  259 

se  nouèrent  contre  ce  visage  qui  rayonnait  d'une  joie  infinie. 
Elle  penchait  sa  tète  vers  lui  :  elle  en  était  si  proche  que  ses 
lèvres  auraient  pu  lui  effleurer  le  front,  les  paupières.  Mais  elle 
était  contente  de  respirer  seulement  son  ardeur  et  sa  joie. 

—  Mon  amie...  aimée,  disait-il...,  je  vous  appellerai  ainsi, 
désormais...  comme  autrefois,  mieux  qu'autrefois  :  celle  à  qui 
je  suis  lié  par  les  confidences  où  nous  nous  sommes  donné  ce 
que  nous  avions  en  nous  de  plus  secret  et  de  plus  cher...  celle 
qui  m'appartient  et  qui  me  possède...  et  puis,  celle  que  j'aime... 
que  j'aime!...  Me  sentez-vous  délivré  comme  je  le  suis.'^...  Gom- 
ment vous  dire  ce  malheur  qui  fut  le  mien  si  longtemps  :  souf- 
frir en  pensant  à  vous...  craindre  même  de  penser  à  vous... 
porter  mon  amour  comme  une  blessure...  C'est  donc  fini...  je 
peux  vous  aimer!...  Et  vous.^... 

Il  leva  vers  elle  son  regard  qui  se  baigna,  qui  se  noya  dans 
le  flux  de  tendresse  qu'elle  épandait  sur  lui.  Elle  sourit  un  peu 
à  ce  regard  qui  paraissait  d'abord  l'interroger.  Puis,  comme  par 
malice,  et  parce  que  cette  flamme  virile  la  brûlait  vraiment,  elle 
ferma  les  yeux  en  continuant  de  sourire.  Elle  les  rouvrit  aussi- 
tôt :  sur  son  cou,  la  bouche  de  Manès  s'était  appuyée.  La  brû- 
lure dont  elle  voulait  préserver  ses  yeux  était  en  elle,  mais  avec 
une  enivrante  douceur,  et  lui  prenait  sa  vie,  l'égarait  dans  un 
abime  plein  de  délices...  Devant  ses  yeux,  le  mystère  des  sous- 
bois  lointains  s'éclairait  d'une  lumière  féerique...  Un  conte! 
Le  prodige  d'une  métamorphose  qui  la  transfigurait  elle-même 
en  créature  d'essence  surhumaine  et  d'éblouissante  clarté... 
Tout  à  coup,  le  prodige  diminua,  la  clarté  faiblit;  car  Manès 
avait  murmuré  : 

—  Vous  êtes  à  moi  i*  dites .^  toute  à  moi.^... 

Et  elle  distinguait  brusquement,  sous  la  merveilleuse  bro- 
derie de  la  métamorphose,  des  objets,  des  êtres  réels,  Vambard  !... 

—  Hélas!  fit-elle. 

Un  malaise  sans  nom  se  mêlait  à  son  ravissement.  Elle  vou- 
lait saisir  encore  la  beauté  qui  se  dérobait  à  sa  vue,  et  elle  ne 
pouvait  pas  refuser  sa  pensée  aux  images  qui  s'entassaient  là, 
proches,  obsédantes. 

—  Hélas!  reprit-elle...  Je  ne  suis  pas  libre! 

Manès  détacha  sa  tête  de  l'épaule  où  elle  avait  reposé. 

—  Si  !  fit-il,  vous  êtes  libre,  puisque  vous  n'appartenez  plus 
à  personne. 


260  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Oh!  gémit-elle. 

Son  visage  eut  une  crispation  de  surprise  et  de  chagrin, 
comme  si  elle  allait  reprochera  Manès  de  tourner  si  vite  contre 
elle  l'aveu  qu'elle  lui  avait  fait  pour  l'apaiser.  Mais  elle  ne  par- 
vint pas  à  exprimer  ce  reproche.  Elle  ne  sut  pas  davantage  ex- 
primer la  répugnance  qu'elle  avait  éprouvée,  un  instant  plus 
tôt,  à  gâter  l'heure  merveilleuse  par  un  désir  vulgaire  :  cette 
répugnance,  depuis  le  baiser  de  Manès,  avait  si  bien  cédé,  qu'elle 
n'était  plus  certaine  de  l'avoir  ressentie.  Elle  n'était  plus  cer- 
taine de  rien  que  de  sa  soumission  enchantée  aux  volontés  de 
cet  homme  ;  c'était  en  elle  comme  un  vol  de  sentimens  et 
d'idées,  pareils  à  des  oiseaux  affolés  par  la  mystérieuse  menace 
d'une  puissance  souveraine;  et  la  faiblesse,  où  il  lui  semblait 
se  fondre,  se  mêlait  de  terreur  et  de  volupté.  Elle  ne  put  que 
murmurer  d'un  effort  suprême  : 

—  J'ai  donné  ma  parole...  j'ai  juré...  Ayez  pitié  de  moi... 

Elle  était  à  bout  :  elle  ne  pouvait  plus  supporter  l'impé- 
rieuse prière  du  visage  penché  vers  elle,  ni  le  tourment  qui  la 
ravageait.  Elle  avait  appuyé  son  bras  sur  l'épaule  de  Manès  : 
elle  s'y  cachait  à  demi.  Et  certes,  au  frémissement  dont  il  trem- 
blait encore,  elle  ne  pouvait  douter  du  combat  furieux  qui  se 
livrait  en  lui.  Mais  elle,  pour  avoir  imploré  la  pitié  de  Manès  et 
son  secours  contre  lui-même,  était  soudain  affranchie  de  cette 
angoisse  passionnée  :  elle  retrouvait  l'allégresse  d'être  aimée  ; 
elle  dit  avec  un  soupir  de  joie  : 

—  Je  suis  heureuse!...  heureuse!... 

Il  ne  répondait  pas  :  elle  lui  montra  des  yeux  où  riait  ce 
bonheur. 

—  Si  heureuse,  si  hère! 

Il  avait  un  regard  lourd  et  sombre,  qu'elle  voulut  aussitôt  allé- 
ger, éclaircir,  en  apaisant  sa  fièvre. 

—  Pensez-vous  quel  beau  miracle  se  fait  pour  nous.-^  Désor- 
mais nous  voici  rapprochés,  réunis,  et  je  reprends  la  place  qui 
m'était    si    chère,   mon    Seigneur,  comme    servante    de    votre  , 
gloire...  De  tout  mon  cœur,  do  toutes  mes  forces,  je  voudrais  la 
servir,  et  vous  avec  elle...  Vous  le  voulez  bien  aussi,  dites.^ 

—  Oh!  lit-il  d'une  voix  où  sa  passion  vibrait  sourdement, 
vous  savez  bien  que  c'est  moi  qui  vous  appartiens  et  que  vous 
ferez  de  moi  ce  qu'il  vous  plaira!... 

Elle  avait  été  moins  troublée  par  son  exigence  qu'elle  ne  le 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  261 

fut  soudain  à  le  voir  dompte.  Contre  lui,  elle  pouvait  du  moins 
invoquer  sa  faiblesse  de  femme:  contre  elle-même,  comment  se 
défendre  dans  la  langueur  qui  l'accablait.^  Elle  tenait  entre  ses 
mains  la  main  de  Manès,  et  la  pressait  doucement,  d'une  étreinte 
qui  semblait  machinale  et  distraite.  Elle  contemplait  au  loin 
les  rayons  de  lumière  jouant  dans  les  sous-bois...  Elle  souriait 
avec  une  tendresse  un  peu  triste...  Ce  rayon  de  lumière  sem- 
blait si  beau,  et  les  feuilles  vert  et  or  brillaient  si  joyeusement, 
qu'elle  eût  voulu  s'en  aller  jusqu'à  cette  clairière  radieuse,  pour 
goûter  librement  son  charme  et  posséder  son  secret...  Mais  elle 
se  disait  aussi  qu'il  était  meilleur  de  rester  au  loin,  de  préférer 
le  désir  et  son  prodigieux  mirage  à  une  satisfaction  dont  elle 
serait  peut-être  déçue...  Et  puis,  pourquoi  tout  de  suite .^...  Pour- 
quoi ne  pas  laisser  à  l'avenir  des  surprises?...  L'avenir!  le 
temps!...  L'heure  présente  les  avait  comblés  :  ne  lui  devaient- 
ils  pas,  en  retour,  d'accorder  leur  confiance,  de  remettre  leur 
espoir  à  quelque  autre  heure,  qu'ils  pouvaient  attendre  dans  la 
joie  qui  leur  était  accordée .i^...  Elle  souhaitait  que  Manès  le 
comprit  comme  elle. 

—  J'aimerai  ce  bois  un  peu  plus  à  partir  d'aujourd'hui,  fit- 
elle,  et  surtout  cette  place  où  vous  m'avez  parlé.  Vous  l'aimerez 
aussi,  et  vous  lui  garderez  un  souvenir  de  reconnaissance.»^... 
Vous  penserez  à  cet  endroit,  à  cette  heure,  comme  à  moi-même.*^ 
sans  colère,  sans  rancune .î^... 

—  Je  tâcherai!  murmura-t-il. 

Il  souriait,  avec  une  courte  lueur,  fébrile  et  dure,  qui  poin- 
tait encore  au  fond  de  ses  yeux.  Elle  l'eût  voulu  plus  parfaite- 
ment d'accord  avec  elle;  mais  elle  ne  pouvait  lui  demander 
davantage.  Il  reprit  : 

—  Vous  m'y  aiderez,  (iermaine!  vous  reviendrez  ici!  Main- 
tenant que  je  vous  ai  retrouvée,  vous  ne  me  laisserez  plus  à 
moi-même  ! 

—  Et  comment  donc  ferais-je  pour  me  passer  de  vous.^^  dit- 
elle. 

Elle  s'était  levée.  Il  était  debout.  De  ses  deux  mains,  il 
dressa  vers  lui  le  visage  alangui,  il  semblait  l'interroger  encore. 
Pourquoi,  pourquoi, libre  d'elle-même, refusait-elle  de  se  donner? 
Pourquoi  voulait-elle  que  ce  refus  maintint  entre  eux,  présent 
et  vivace,  le  souvenir  de  ce  qu'il  souhaitait  si  fort  d'oublier? 
Comment  ne  voyait-elle  pas  que  le  serment  qu'elle  invoquait, 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  lui,  signifiait  trahison?...  Ali!  dissiper  les  ombres  mau- 
vaises, jeter  dans  son  àme  de  la  merveilleuse  lumière,  libérer 
les  forces  d'amour  trop  cruellement  contraintes  qui  aspiraient 
vers  elle,  ne  sentait-elle  pas  que  c'était  le  vrai  miracle,  et  que, 
d'un  mot,  elle  pouvait  l'accomplir,  et  que  cette  joie  inouïe,  dùt- 
elle  la  payer  d'une  souffrance  morale,  il  aurait,  lui,  assez  d'ado- 
ration pour  qu'elle  en  bénit  à  jamais  le  sacrifice.^...  Ou  bien  se 
méprenait-elle. ►*  Etait-ce  un  jeu.*^  Si  fort  dans  le  silence,  et  désarmé 
par  l'aveu,  devenait-il  un  jouet  pour  occuper  les  loisirs  d'une 
femme  riche  et  désœuvrée?...  Qu'elle  le  dit  au  moins!  Il  se 
reprendrait,  il  essaierait  de  se  reprendre.  Il  ne  s'abandonnerait 
pas  à  la  folle  espérance  de  vivre  le  rêve  ancien  de  l'amour 
absolu!...  Il  interrogeait  le  visage,  les  yeux,  la  bouche  qui  sou- 
riaient devant  lui...  Moins  d'une  seconde,  dans  un  éclair  de  luci- 
dité, elle  vit  toute  son  inquiétude  :  elle  comprit  que  cet  homme 
aux  passions  véhémentes  lui  appartenait  dans  cet  instant,  et  qu'il 
lui  appartiendrait  désormais,  à  la  condition  que,  se  soumettant  à 
son  désir,  elle  s'en  emparât...  Il  suffisait  qu'elle  dît  une  parole... 
Mais  elle  ne  pouvait  pas  dire  cette  parole...  Et  déjà,  rassurée 
par  sa  propre  joie,  elle  ajoutait  en  elle-même  :  «  Pas  mainte- 
nant, peut-être  un  jour.  »  Et  elle  en  revenait  à  cette  tendre  et 
naïve  certitude  qu'il  devait  être  heureux,  puisqu'elle  était 
heureuse...  Son  sourire  s'adoucit  un  peu  plus.  Elle  murmura  : 

—  Mon  ami!  mon  ami  si  cher!... 

Il  ne  put  s'empêcher  de  sourire  à  son  tour.  Cependant,  il  ne 
savait  rien;  mais  la  douceur  de  Germaine  le  gagnait,  comme 
elle  l'avait  voulu.  Et  il  acceptait  ainsi  que  leur  destinée,  qui 
aurait  pu  se  fixer,  attendit  de  l'avenir  la  révélation  définitive. 

Ils  s'en  allèrent  lentement  vers  Fontenay.  Elle  le  question- 
nait sur  lui-même,  sur  les  projets  de  son  ambition,  sur  les  par- 
tisans dévoués  à  sa  cause.  Et  d'abord,  il  ne  répondait  qu'en 
phrases  vagues  et  brèves  :  il  était  comme  gêné  par  les  émotions 
incertaines  de  l'heure  précédente  pour  reprendre  le  personnage 
du  chef  de  parti,  sur  de  sa  route,  confiant  en  sa  chance.  Mais  la 
curiosité  de  Germaine  finit  par  lui  rendre  le  sentiment  éner- 
gique de  soi.  Il  observa  seulement  que,  de  tout  ce  qu'il  racon- 
tait, espoirs,  idées,  opinions  sur  les  hommes,  elle  s  emparait 
aussitôt  comme  d'un  bien  qui,  désormais,  leur  était  commun; 
elle  s'emparait  de  lui,  forte  de  l'aveu  qui  le  mettait  à  sa  discré- 
tion. Et  certes,  il  n'avait  jadis  rien  rêvé  de  pins  beau  que  cette 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  2(>3 

parfaite  union,  où,  sans  cesse,  il  ferait  àla  femme  aimée  l'offrande 
de  toutes  ses  pensées.  Mais  c'est  qu'aussi,  dans  ce  rêve,  Germaine 
était  à  lui,  véritable  moitié  de  lui-même...  Maintenant, elle  pre- 
nait tout  et  elle  ne  se  donnait  pas...  Il  en  avait  un  peu  de  ce 
malaise,  qu'on  éprouve  à  pressentir  une  duperie  à  laquelle,  d'ail- 
leurs, on  s'est,  soi-même,  étourdiment  exposé...  Cependant,  il 
continua  son  récit.  Germaine  l'écoutait,  le  recueillait  avec  fer- 
veur. 11  disait  ce  mouvement  de  convoitise,  cet  attrait  invin- 
cible de  la  puissance  prochaine  qui  amenait  vers  lui  la  foule 
mêlée  des  ambitieux  et  des  mécontens,  depuis  qu'on  savait  son 
éloquence  et  ses  volontés  réformatrices  soutenues  par  la  richesse 
audacieuse  des  hommes  nouveaux  :  il  disait  aussi  l'hostilité 
furieuse  des  démocrates  bourgeois,  menacés  dans  leur  jouissance 
et  leur  sécurité...  Germaine  glissait  une  approbation,  une  réserve, 
une  critique.  Les  reconnaissant  toujours  justes  et  fines,  Manès, 
loin  de  les  éviter,  les  provoqua.  Leur  entretien  fut  enfin  tel 
qu'elle  le  souhaitait  :  une  confidence  de  Manès  qui  lui  livrait,  à 
la  fois,  les  faits  exposés  au  grand  jour  et  l'univers  secret  des 
intentions,  des  hypothèses,  des  tendances,  pour  qu'elle  jugeât  et 
choisit.  Le  regard  de  la  jeune  femme  luisait  d'ardeur  et  de  joie... 

Assis  en  face  d'elle,  comme  la  veille,  dans  le  train  qu'ils 
avaient  pris  à  Fontenay,  Manès  s'abandonnait  au  bien-être 
qu'épandaient  en  lui  la  chaleur  de  ce  regard  et  la  sollicitude 
avisée  de  cet  esprit.  Par  instans,  le  plaisir  de  contempler  Ger- 
maine l'emportait,  ou  au  contraire,  l'agrément  de  la  sentir 
intéressée,  plus  que  lui-même,  à  la  partie  qu'il  voulait  jouer...  Il 
la  voyait  enfin  telle  qu'il  avait  passionnément  désiré  qu'elle  se 
montrât,  un  peu  plus  tôt,  au  moment  de  quitter  le  banc  de 
gazon  dans  le  bois  de  Vincennes:  il  découvrait  clairement  en 
elle  la  dévotion  totale  à  sa  personne  et  l'ivresse  de  lui  appar- 
tenir. Seulement,  il  ne  pouvait  douter  que  l'émoi  qui  faisait 
étinceler  ces  yeux,  frémir  ces  narines  et  cette  bouche,  avait  sa 
cause  vraie,  non  dans  une  impulsion,  mais  dans  un  triomphe 
d'orgueil.  Il  en  était  certain  et  toute  son  espérance  se  rallumait: 
«  Peut-être, peut-être, songeait-il,  l'aurai-je  à  moi,  ainsi...  Peut- 
être  cédera-t-elle  par  la  faiblesse  de  cet  orgueil  !...  » 

Le  train  s'arrêta.  Ils  durent  s'apercevoir  qu'ils  étaient  arri- 
vés. Du  coup,  toute  la  vie  de  Manès  se  ramassa  dans  un  regret 
insupportable  :  Germaine  allait  disparaître,  heureuse,  enchantée, 
et  lui,  le  cœur  grand  ouvert,  subirait  le   froid  de  la  solitude, 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'amertiimt'  de  son  désir  déçu.  Il  iiiurmura  :  «  (lermaine!  » 
La  violence  de  ce  désir  étranglait  sa  voix;  il  saisit  la  main 
de  la  jeune  femme,  déjà  debout  et  prête  à  descendre  du  wagon  : 
elle  se  rassit  brusquement  sur  la  même  banquette  que  lui,  le 
visage  vers  la  portière  ;  derrière  elle,  contre  [ses  cheveux  et  son 
cou,  elle  sentait  le  souffle  brûlant  de  Manès.  Il  murmura  en 
mots  hachés  : 

—  Ecoutez,  Germaine...  pour  moi  comme  pour  vous...  Notre 
amour  ne  doit  pas  être  la  lutte...  la  lutte  sournoise...  où  l'homme 
cherche  à  conquérir,  par  ruse,  la  femme  qui  veut  s'amuser  de 
lui...  Nous  valons  mieux  et  notre  amour  exige  davantage... 
Soyez  à  moi  en  toute  loyauté,  comme  moi,  je  suis  à  vous...  J'ai 
soif  de  vous,  mon  amie  aimée...  Je  vous  veux  toute  à  moi...  Il 
faut  que  vous  soyez  à  moi  pour  tuer  les  mauvais  souvenirs, 
pour  faire  l'admirable  union  qui  fut  toujours  mon  rêve...  Dites! 
je  vous  en  supplie!...  Je  vous  appartiens...  Ne  lardez  pas  à  me 
dire  la  parole  qui  nous  unira  pour  toujours...  111e  faut!...  Ne 
sentez-vous  pas  qu'il  le  faut.!^... 

Elle  avait  essayé  de  l'interromjjre.  Elle  répondit  enfin  avec 
une  sorte  de  gémissement  : 

—  Ah  !  vous  êtes  inexorable...  je  suis  brisée...  Laissez-moi  le 
temps...  de...  de  lire  en  moi-même... 

—  Le  temps!  fit-il  avec  emportement.  C'est  îi  chaque  minute, 
à  chaque   seconde,   une   inquiétude,  une  souffrance  pour  moi... 

—  Eh  bien!  fit-elle  comme  accablée...  demain...  demain,  je 
vous  dirai  si  je  crois  possible...  plus  tard...  de  nous  aimer  libre- 
ment... 

Un  employé  s'arrêtait  devant  la  portière  :  sa  face  placide  et 
sympathique  exprimait  l'ennui  d'avoir  à  les  troubler.  Germaine 
se  précipita  hors  du  wagon. 


Le  lendemain  matin,  Manès  re(,'ut  un  ^  pneumatique  »  non 
signé,  oîi  il  reconnut  l'écriture  de  Germaine. 

«  Je  ne  vous  verrai  pas  aujourd'hui,  disait-elle.  Ne  blas- 
phémez pas  !  Je  voudrais  tant  vous  voir  !  Je  vous  écris  de  la 
maison  de  ma  pauvre  amie.  J'y  suis  retournée  hier  soir,  car 
c'était  fini,  et  j'ai  passé  près  d'elle  cette  nuit,  comme  elle  me 
l'avait  demandé:  on  viendra  m'y  chercher  dans  la  journée,  et 
il   est  inutile  de  vous  exposer  à  cette  rencontre...  Je  voudrais 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  26o 

tant  vous  voir!  mais  comme  hier,  pas  avec  des  hasards  qui 
pourraient  gâter  notre  joie;  et,  ces  jours-ci,  je  n'ose  compter  sur 
ma  liberté...  Soyez  patient  !  Ne  vous  plaignez  pas  I  Que  vous  avez 
été  cruel  devons  plaindre,  hier!...  Le  temps,  que  vous  accusez, 
pourrait  vous  être  plus  favorable  que  vous  ne  le  croyez!...  » 

Manès  froissa  nerveusement  le  billet  :  il  ne  doutait  plus  de 
la  victoire,  il  la  sentait  sûre,  prochaine.  Et  d'abord,  il  se  dit: 
«  Comment  pourrai-je  attendre,  comment  pourrai-je  supporter 
les  jours  jusqu'à  ce  que  j'aie  vu  son  sourire  de  consentement.»^  » 
Mais  il  souriait  lui-même  en  s'interrogeant  ;  et,  comme  si  le 
tendre  espoir  que  lui  accordait  Germaine  l'eût  enrichi  d'une 
force  inconnue,  jusque-là  prisonnière  et  soudain  affranchie,  il 
était  maintenant  au-dessus  de  toute  misère,  de  toute  faiblesse, 
de  toute  souffrance.  Il  pouvait  opposer  à  lui-même  et  au  monde 
entier  une  puissance  invincible  de  vie  et  d'action. 

Un  peu  plus  tard,  Chautin  arrivait,  escorté  de  deux  jeunes 
députés  qui  s'étaient  attachés  d'une  énergie  enthousiaste,  autant 
qu'intéressée,  à  la  fortune  de  Manès.  Le  journaliste,  plus  affairé 
que  jamais,  se  plaignit  de  ne  l'avoir  pas  trouvé,  la  veille,  à  la 
Chambre  : 

—  Je  vous  ai  cherché  partout... 

—  Oui,  fit  Manès...  j'ai  dû  m'absenter,  hier... 
Il  sourit  en  pensant  au  bois  lumineux  et  désert. 

—  C'est  fâcheux,  répondit  Chautin.  Nous  touchons  à  la 
crise;  ce  ne  sont  pas  les  jours  qui  comptent,  maintenant,  mais 
les  heures  ! 

—  Quoi.^  fît  Manès,  brusquement  possédé  par  la  fièvre  de 
la  lutte.  Que  se  passe-t-il  ?  Que  s'est-il  passé  hier  ? 

—  Il  s'est  passé  que  le  ministère  intrigue  ferme,  et  vous 
savez  par  quels  moyens.  Depuis  que  la  fondation  de  la  Ligue  est 
annoncée,  il  tâche  de  rattraper  tous  ceux  qui  viennent  à  nous. 
Il  n'y  va  pas  par  quatre  chemins,  et  dame  !  beaucoup  hésitent... 
Chaviot,  qui  semblait  gagné  pour  nous,  se  replie  à  présent... 
Combien  d'autres!  Il  faut  agir.  Du  moins,  je  le  crois... 

—  Bien,  fit  Manès  frémissant.  Fixons  donc  le  banquet  de 
la  Ligue  à  mardi  ;  quant  à  la  Chambre,  nous  verrons,  ce  soir... 
Moi,  je  suis  prêt. 

D'autres  visiteurs  arrivaient,  collègues  du  Parlement,  cer- 
tains fonctionnaires,  des  journalistes,  des  hommes  qui  sont 
toujours  de  toutes  les  intrigues,  des  délégations  provinciales... 


266  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Trois  fois  la  semaine,  il  en  était  ainsi  ;  on  eût  dit  l'antichambre 
d'un  ministre  tout-puissant,  les  jours  d'audience.  Seulement, 
tout  ce  monde  s'entassait  dans  le  petit  salon,  le  cabinet  exigu, 
la  chambre  étroite,  et  débordait  dans  le  jardin,  où  le  bruit  des 
voix  attirait  aux  fenêtres  les  visages  curieux  des  voisins...  Manès 
allait  et  venait  parmi  les  groupes...  Il  écoutait  plus  qu'il  ne 
parlait.  Il  recueillait  plus  de  doléances  et  de  vœux,  qu'il  ne 
formulait  de  promesses.  Il  n'avait  pas  besoin  de  s'engager.  Sa 
présence  suffisait  à  tous.  Il  figurait  leur  espoir.  Il  était  comme 
revêtu,  à  tous  les  yeux,  de  sa  mystérieuse  et  souveraine  séduc- 
tion. 

L'après-midi,  à  la  Chambre,  il  vérifia  la  justesse  des  obser- 
vations de  Chautin.  Les  ministériels  tentaient  un  effort  déses- 
péré pour  ramener  les  incertains,  pour  effrayer  ses  amis,  pour 
le  décourager  lui-même;  et  parmi  les  agités,  bons  à  toutes  les 
folies,  on  avait  l'air  de  compter  sur  lui  comme  pour  un  coup 
d'Etat.  Il  résolut  de  s'expliquer  sur-le-champ,  non  pas  à  la  tri- 
bune, mais  dans  les  conditions  mêmes  où  on  manœuvrait  contre 
lui,  et  de  manière  que  l'explication  fût,  sinon  retentissante, 
du  moins  connue.  Il  avisait  précisément  Christian,  fort  excité, 
déployant  sa  verve  d'orateur  de  couloirs,  qui  n'avait  jamais  eu 
meilleure  occasion  de  s'exercer,  et,  d'ailleurs,  se  dérobant  dès 
qu'il  paraissait  s'approcher.  Il  prévint  quelques  amis.  Tous  se 
mirent  à  rôder  autour  de  Christian,  puis,  rabattus  soudain, 
l'enfermèrent  dans  un  cercle  où  Manès  l'eut  en  face  de  lui. 

—  Me  voilà  donc  faux  républicain,  traître,  tyran,  premier 
Consul  !  fit  Manès  ironiquement.  Pourquoi  pas  Empereur  ? 
Manès  PM  Hein.^...  Ah  çà  !  de  qui  vous  moquez-vous,  de  moi, 
de  la  Chambre,  ou  de  vous-même.»^ 

Le  groupe,  autour  d'eux,  avait  brusquement  grossi.  Les  plus 
éloignés  se  dres.saient  pour  voir,  ou  tendaient  l'oreille  pour 
recueillir  chaque  mot.  Christian  se  débattait,  protestait: 

—  Je  n'ai  dit  que  la  vérité,  répétait  sa  voix  de  Vaucluse,  assez 
troublée,  semblait-il. 

—  La  vérité,  répondait  Manès.  je  vais  vous  la  révéler  tout 
entière,  mais  <à  une  condition,  c'est  que  vous  la  transmettrez 
exactement  à  votre  ami,  le  président  du  Conseil...  Il  est  parfai- 
tement vrai  que  certains  hommes,  à  la  tête  de  grandes  entre- 
prises, ont  formé  un  comité  de  propagande  })olitique;  mais  ces 
hommes  sont   tous   républicains,  tous  socialistes  :  leur  comité 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  267 

sera  républicain,  socialiste  comme  eux...  Il  est  parfaitement  vrai 
que  nous  avons  accepté...,  tenez...  tous  ces  messieurs  et  moi, 
de  guider  leurs  etïorts;  mais  nous  imposons  notre  programme 
qui  tiendra  en  deux  phrases  :  «  Ne  rien  sacrifier  du  passé  répu- 
blicain, exiger  tout  pour  l'avenir  socialiste...  n  11  est  vrai,  enfin, 
qu'entre  ce  comité  et  nous,  il  y  a  un  lien...  Là  est  le  grand  secret. 
Je  n'hésite  pas  à  vous  le  découvrir.  Ce  lien,  c'est  le  dégoût  de 
l'ignoble  politique  que  vous  nous  imposez,  c'est  le  désir  de  sau- 
ver la  République  compromise  par  vous,  c'est  la  volonté  enfin 
de  jeter  bas  votre  ministère,  pour  réparer  d'abord  le  mal  qu'il  a 
fait,  et  tâcher  ensuite  de  faire  un  peu  de  bien...  Voilà  le  secret, 
Christian;  courez  le  dire  à  vos  amis  ;  il  n'est  que  temps  :  avant 
peu,  je  le  leur  dirai  moi-même  !... 

Il  y  eut  surcesmotsun  brouhaha.  Christian  s'éclipsa  :  le  bruit 
se  répandit  aussitôt  que  Manès  allait  interpeller.  L'agitation  fut 
tout  de  suite  très  vive.  Chacun  voulait  s'informer.  Du  coté  des 
ministériels,  l'imprévu  de  l'attaque  jetait  évidemment  le  désordre 
et,  la  consternation.  On  avait  couru  à  la  présidence  du  Conseil: 
les  ministres  arrivaient  un  à  un  ;  leurs  fidèles  les  renseignaient, 
et,  trop  visiblement,  la  nouvelle  les  déconcertait.  La  masse  des 
incertains  flairait  la  bataille,  avec  un  sentiment,  qui  ne  se 
cachait  pas,  d'impatience  et  de  curiosité.  En  cet  état,  Chautin 
joignit  Manès,  silencieux,  un  peu  pâle,  au  milieu  d'un  groupe 
pressé,  chuchotant  : 

—  Eh  bien  !  lit-il,  est-ce  exact .i^  Ne  craignez-vous  pas  que.»^... 
Vous  ne  m'aviez  pas  dit.^^... 

Manès  l'arrêta  d'un  geste  :  dans  son  visage,  dont  tous  les 
muscles  semblaient  tondus,  les  yeux  clairs  luisaient  de  réso- 
lution. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai  cherchés.  Ils  s'offrent  à  rece- 
voir des  coups:  ils  sont  là  comme  un  troupeau  bêlant,  affolé.. v 
Jamais  nous  n'aurons  une  plus  belle  occasion  de  vaincre...  Faut- 
il  la  laisser  échapper  ? 

Chautin  plissa  le  front,  appuya  sur  ses  lunettes,  passa  la 
main  sur  son  crâne  chauve.  Il  semblait  mesurer,  comme  un 
entraîneur  son  «  crack,  »  les  ressources  et  la  chance  de  Manès... 
Cet  examen  ne  dura  qu'un  instant.  Le  vieux  journaliste  s'écria, 
la  mine  épanouie  : 

—  Ma  foi  !  d'un  autre,  je  me  permettrais  de  douter,  mais  de 
vous  ! . . . 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Alors,  dit  Manès,  en  avant  ! 

Quand  on  le  vit  gagner  la  salle  des  séances,  tous  les  députés 
refluèrent  à  sa  suite.  Les  ministres  étaient  à  leur  banc.  Une 
rumeur  bourdonnait  et  grondait  tour  à  tour.  A  la  tribune,  un 
orateur,  étonné  de  cette  affluence,  précipitait,  dans  le  bruit,  des 
périodes  qui  n'étaient  pas  faites  pour  cette  atmosphère  de  com- 
bat. Quand  il  eut  achevé,  la  rumeur  s'enfla  d'abord.  Le  prési- 
dent, debout,  un  papier  à  la  main,  réclamait  le  silence.  Il  put 
annoncer  enfln  que  M.  Manès  demandait  à  interpeller  le  gou- 
vernement sur  la  politique  générale  du  ministère.  Le  président 
du  Conseil  se  leva  pour  déclarer  que  le  gouvernement  réclamait 
le  renvoi  à  un  mois.  Une  minute  après,  Manès  était  à  la  tri- 
bune. 

—  J'insiste  pour  la  discussion  immédiate,  dit-il.  Que  le  gou- 
vernement ne  comprenne  pas  à  quel  point  elle  est  nécessaire, 
pour  le  bien  du  pays  comme  pour  sa  propre  dignité,  cela  seul 
prouve  la  singulière  conception  qu'il  se  fait  de  l'un  et  de 
l'autre. 

—  C'est  son  affaire  !  cria-t-on. 

—  Oui  ;  mais  celle  de  la  Chambre  est  d'avoir  en  face  d'elle 
des  ministres  dignes  de  sa  confiance... 

Des  «  très  bien,  très  bien,  »  fusèrent  de  tous  côtés.  Il  voyait, 
dans  le  vaste  hémicycle,  les  visages  attentifs;  il  les  dénombrait 
instinctivement,  et  croyait  les  trouver,  en  majorité,  favorables. 
Il  aurait  voulu  pousser  son  attaque.  Il  devait  se  retenir,  au  con- 
traire, pour  tout  à  l'heure,  pour  le  moment  où  il  engagerait  le 
fond  du  combat.  Il  jeta  rapidement  quelques  phrases  d'une  poli- 
tesse méprisante,  et  conclut  : 

—  Je  ne  comprends  qu'une  chose,  c'est  que  vous  avez  peur, 
peur  de  vous-mêmes,  de  votre  impopularité,  peur  de  lire,  dans  le 
sentiment  de  la  Chambre,  qu'elle  vous  a  trop  longtemps  sup- 
portés, et  qu'elle  ne  veut  plus  de  vous  ! 

Cette  fois,  les  bravos  battirent,  drus  et  retentissans,  tandis 
que  des  protestations  et  des  cris  répondaient  sur  les  travées 
ministérielles.  Autour  du  président  du  Conseil,  quelques  députés 
parlaient  très  vivement,  comme  pour  l'exhorter  à  une  hardiesse 
dont  il  ne  voulait  pas.  Enfin,  le  président  mit  aux  voix  la  date 
d'un  mois.  Le  tumulte  grandissait. 

—  Ça  y  est,  dit-on  à  Manès.  Le  renvoi  est  repoussé... 

—  Non,  ne  dites  pas  cela!  protestaient  les  timides. 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  269 

Telle  était  pourtant  la  vérité.  Le  président  proclama  les 
chiffres:  trois  cents  voix  contre  deux  cent  vingt  repoussaient  le 
renvoi.  Aussitôt  le  président  du  Conseil  se  leva  et  quitta  la  salle, 
suivi  de  tous  les  ministres.  Il  y  avait  eu  comme  une  stupeur, 
quand  on  l'avait  vu  se  lever.  On  comprit  qu'il  s'en  allait,  qu'il 
préférait  tomber  tout  de  suite,  au  lieu  de  se  battre  ;  alors  ce  fut 
une  explosion.  Un  formidable  tonnerre  d'applaudissemens 
éclata  :  il  ne  couvrait  pas  les  hurlemens  de  fureur,  mais  il  gron- 
dait plus  triomphant,  et  dans  la  salle  entière,  tout  le  monde 
debout,  la  gesticulation  des  bras,  des  têtes,  des  corps  faisait 
l'amphithéâtre  pareil  à  un  champ  de  bataille.  Manès  se  disait  : 
((  Voilà!  c'est  fait!  »  Il  était  plus  étonné  que  tout  autre,  mais 
il  n'en  laissait  rien  paraître,  et  il  accueillait  avec  bienveillance 
les  félicitations  enthousiastes.  Cependant,  il  ajoutait  en  lui- 
même  :  «  Pourvu  que  ce  soit  fait  !  qu'ils  ne  se  laissent  pas  con- 
vaincre de  revenir  !  »  Mais  il  écarta  cette  invraisemblable  hypo- 
thèse. Il  pensa  encore  :  «  Pourvu  que  le  nouveau  ministère  ne 
se  fasse  pas  sans  moi  !  »  Contre  ce  souci,  protestaient  les  accla- 
mations qui  saluaient  sa  victoire,  à  lui;  la  séance  était  levée, 
la  salle  se  vidait.  Dans  les  couloirs,  toujours  entouré,  il  fut 
abordé  par  Ladan,  qui  le  félicita  solennellement.  Sans  désempa- 
rer, le  vieil  homme  lui  prit  le  bras. 

—  Si  je  suis  appelé,  fit-il  à  mi-voix,  je  compte  sur  vous... 
Venez  causer  ce  soir  h  neuf  heures. 

Ils  se  serrèrent  la  main  comme  pour  un  engagement  défi- 
nitif. Chautin  se  précipitait  : 

—  Hein!  comme  vous  les  avez  eus,  d'un  coup  d'épaule... 
admirable,  mon  cher  Manès...  Et  maintenant,  un  beau  porte- 
feuille !  hé  ! 

Manès  exprima  légèrement  ses  doutes,  pour  le  plaisir  d'être 
ras.suré;  Chautin  le  rassura,  en  effet,  avec  indignation  : 

—  Ah  bien  !  Il  faudrait  voir  ça! 

Escorté  comme  un  triomphateur,  Manès  quitta  le  Palais- 
Bourbon  et  regagna  Auteuil.  Il  avait  besoin  de  la  présence  de 
ses  partisans  et  de  leurs  di.scours,  pour  occuper  sa  fièvre.  Il  par- 
lait joyeusement,  ironiquement,  et  ils  avaient,  eux,  besoin  d'en- 
tendre sa  voix  pour  s'associer  mieux  à  sa  victoire.  Comme  il 
était  à  peine  six  heures,  il  les  garda  près  de  lui,  à  causer  indé- 
finiment. Il  les  retint  à  diner.  Ils  l'accompagnèrent  chez  Ladfln. 
Quelques-uns,  vers  minuit,  le  reconduisirent  encore.  Il  lui  sem- 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blait  qu'il  ne  pourrait  dormir:  il  dormit  cependant,  d'un  som- 
meil immckliat,  profond,  comme  toutes  les  fois  que  sa  force 
nerveuse  s'était  dépensée  en  émotions  excessives. 

Le  lendemain,  il  se  réveilla  pour  lire  un  billet  de  (îormaine; 
stupéfaite  de  la  chute  du  ministère,  elle  exprimait,  à  la  fois,  un 
espoir  et  des  craintes...  «  N'est-ce  pas  arrivé  trop  tôt  .^  Et  vous 
saura-t-on  gré  d'avoir  provoqué  cet  elï'ondrement,  comme  d'avoir 
triomphé  dans  une  lutte  difficile  ?  En  tous  cas,  la  Ligue  va 
vous  soutenir,  et  moi,  j'attends  vos  ordres...  Que  j'ai  donc  hâte 
de  vous  revoir!  » 

De  tout  le  billet,  cette  dernière  phrase,  seule,  restitua  un 
instant,  au  cœur  de  Manès,  l'émoi  de  lavant-veille  :  le  reste 
l'avait  plutôt  indisposé,  gêné.  Mieux  eût  valu  pour  lui  la  lutte 
et  la  victoire.^  Il  le  savait;  pourquoi  le  marquer  avec  cette 
insistance.*^...  La  Ligue  l'appuierait .^^  Certes,  il  y  comptait  bien  : 
à  quoi  bon  le  lui  dire  ?...  11  avait  cru,  en  ouvrant  le  billet,  à 
une  effusion  de  tendresse...  Il  relut  plusieurs  fois  la  dernière 
phrase.  Puis  avec  une  véhémence  que  le  repos  ranimait,  plus 
impatiente  que  la  veille,  il  se  jeta  dans  les  calculs  et  les  combi- 
naisons de  la  partie  qui  se  jouerait,  ce  jour  même  et  les  suivans. 

Durant  ces  jours,  il  connut  les  affres  du  joueur  qui  a  risqué 
sur  une  carte  tout  son  argent,  l'argent  dont  il  a  besoin  pour 
vivre,  le  prix  de  son  existence  même.  Depuis  l'élection  de  Noir- 
ville,  il  n'avait  pas  subi  des  angoisses  si  cruelles.  Elles  le 
secouaient  plus  violemment  à  la  hauteur  où  il  s'était  élevé,  et, 
cependant,  il  lui  était  interdit  à  lui,  chef  de  parti,  d'en  rien 
laisser  paraître.  Il  ne  devait  pas  douter  qu'un  portefeuille  ne  lui 
fût  réservé  :  il  n'eut  pas  l'air,  en  effet,  d'en  douter.  Ses  amis,  à 
la  Chambre,  Chautin  dans  les  journaux,  appuyé  par  l'inlluence 
de  la  Ligue  dont  il  se  servait  avec  son  habileté  coutumière,  tirent 
pour  Ladan  le  travail  pareil  à  celui  des  sapeurs  du  génie  autour 
d'une  place  forte.  Ladan  fut  entin  appelé  :  son  Cabinet  était 
composé  d'avance  :  Manès  eut  les  Travaux  publics. 

Quand  il  rentra  chez  lui,  de  l'Elysée  où  Ladan  avait  pré- 
senté son  ministère,  Manès  trouva  Chautin,  Vambard  et  tous  les 
directeurs  de  la  Ligue,  venus  pour  le  féliciter.  Il  ne  les  remercia 
pas  de  leur  concours  ;  il  indiqua  seulement  que  son  succès  était 
le  leur.  Eux-mêmes  le  jugeaient  bien  ainsi.  Jamais  Vambard 
n'avait  étalé  un  contentement  plus  épanoui  de  soi,  de  Manès, 
de  l'univers.  Ce  fut  lui  qui  rapi)ela  la  date  du  banquet  :  il  ne 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  271 

pouvait  plus  attendr(3,  il  était  plus  impatient  de  tenir  son  rôle 
à  la  face  du  monde,  que  n'avait  été  Manès  de  sentir  en  ses 
mains  \o  pinivoir. 

—  Pourquoi  changer  nos  décisions  ?  fit-il.  L'opinion  est 
prête  pour  une  manifestation  grandiose.  Nous  avons  toutes  nos 
réponses...  A  moins  que  vous  ne  pensiez  autrement,  mon  cher 
ministre  ?... 

—  Nous  sommes  d'accord  en  tout,  répondit  Manès.  Va  pour 
mardi  !  Veuillez  me  prendre  demain  matin  au  ministère,  à 
onze  heures.  Je  vous  conduirai  chez  Ladan  pour  que  vous  lui 
fassiez  votre  invitation. 

X 

—  Par  ici,  madame,  prenez  garde,  il  y  a  deux  marches... 
Là...  Veuillez  seulement  ne  pas  pencher  la  tète...  On  vous  aper- 
cevrait... De  là  vous  verrez  très  bien  et  vous  entendrez  tout... 

Germaine  remercia  le  directeur  de  l'hôtel,  qui  l'avait  conduite, 
et  s'assit  dans  l'ombre,  contre  une  baie  de  la  galerie  qui  circulait 
autour  de  la  salle  du  banquet  :  de  là,  en  effet,  sans  que  personne 
pût  remarquer  sa  présence,  elle  voyait  tout,  elle  entendait  tout. 

Et  d'abord,  surprise  par  l'éclat  des  lumières,  par  le  bruit  que 
faisaient  au-dessous  d'elle  les  quatre  cents  convives,  causant, 
riant,  mangeant,  le  cœur  lui  battait  un  peu  d'être  là,  par  ruse  et 
comme  en  fraude,  pour  satisfaire  un  caprice  :  elle  avait  souhaité 
d'assister  à  ce  banquet;  elle  y  avait  réussi,  seule,  sans  prévenir 
ni  son  mari,  ni  qui  que  ce  fût,  et  elle  s'amusait  de  ce  mystère. 
Mais  son  cœur  battit  plus  fort.  Devant  elle,  à  la  table  d'honneur 
qui  déployait  une  longue  courbe,  au-dessus  des  rangées  perpen- 
diculaires des  convives,  un  visage  recueilli,  résolu,  se  dressait: 
des  yeux  clairs  contemplaient  un  rêve  extraordinaire...  Ger- 
maine porta  contre  ses  lèvres  ses  mains  passionnément  jointes. 
C'est  ])our  le  voir,  lui,  qu'elle  était  venue,  et  pour  l'entendre 
tout  à  l'heure...  Oui,  l'entendre  :  car  il  parlerait.  Et  son  plaisir 
de  le  contempler  devenait  une  joie  infiniment  émouvante,  parce 
que  ce  visage  impassible,  énergique,  et  ces  yeux  pleins  de  rêve, 
recelaient  la  merveilleuse  beauté  de  l'éloquence. 

«  Cher  !  cher  !  »  se  dit-elle. 

Le  repas  touchait  à  sa  fin  :  de  l'angle  où  était  la  porte  du 
l'office,  une  procession  de  serveurs  se  déroulait  comme   dans 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  féerie,  chacun  portant,  le  bras  haut,  sur  un  plat  d'argent, 
la  croûte  dorée  d'un  pâté.  Mais  Germaine  pouvait  attendre 
très  longtemps,  car  elle  regardait  Manès  :  elle  le  regardait 
librement,  de  toute  son  àme  ;  elle  le  prenait,  et  elle  se  donnait 
à  lui.  Elle  ne  l'avait  pas  revu  depuis  l'après-midi  du  bois  de 
Vincennes,  depuis  son  baiser  et  son  impérieuse  prière.  Dès 
le  lendemain,  elle  le  reverrait  chez  elle,  à  déjeuner,  avec  le 
comité.  Mais  demain,  c'était  trop  tard:  demain,  elle  ne  l'aurait 
pas  tout  à  elle,  et  ne  pourrait  se  laisser  aller  vers  lui.  En  ce 
nioment,  libre  dans  l'ombre  qui  la  cachait,  elle  sentait  combien, 
depuis  une  semaine,  le  temps  avait  travaillé  pour  lui.  Elle  lui 
appartenait.  Et  dès  lors  qu'elle  lui  appartenait,  elle  trouvait 
aisé,  simple  et,  d'ailleurs,  délicieux  le  projet  qui  pouvait  la  faire 
à  tout  jamais  libre,  plus  libre  qu'en  ce  moment,  de  l'aimer  et 
d'être  à  lui.  Elle  avait  hésité  devant  une  telle  hardiesse  :  elle 
n'hésitait  plus  qu'à  peine  ;  elle  ne  pouvait  plus  repousser,  mé- 
connaître sa  véritable  destinée...  Au  centre  de  la  table  d'hon- 
neur, entre  Ladan  et  le  Garde  des  sceaux,  Vambard  reluisait  de 
sa  barbe  magnifique,  de  son  plastron  qui  semblait  verni,  surtout 
•d'un  air  qu'elle  ne  lui  avait  jamais  vu,  si  majestueux,  pompeux 
et  triomphant.  Elle  sourit.  Elle  n'aurait  pas  voulu  ternir  le  bril- 
lant de  ce  personnage  ridicule  et  sympathique.  Elle  se  raison- 
nait :  ((  Qu'est-ce  que  cela  peut  lui  faire  ?  Il  a  du  bonheur  pour 
longtemps  et  la  croix  le  consolerait  d'une  bien  autre  misère...  » 

Aux  détonations  des  bouteilles  de  Champagne,  il  y  eut  dans 
la  salle  une  accalmie,  et  les  tètes  se  tournèrent  vers  la  table 
<l'honneur,  Vambard,  la  main  caressant  sa  barbe,  faisait  une 
mine  aimable  et  solennelle.  Il  suivait  de  l'œil  le  mouvement  des 
serveurs  emplissant  les  vei-res.  Dès  qu'ils  eurent  achevé,  il  sp 
ieva.  Un  murmure  flatteur  parut  approuver  sa  prestance  et  l'au- 
torité de  toute  sa  personne  : 

<(  ...  Dire  que  j'ai  tant  lutté  pour  qu'il  acceptât  cette  prési- 
ilence  !...  Mais  il  y  est  parfait  :  il  n'aurait  jamais  rien  trouvé  qui 
lui  convint  mieux  ;  on  n'aurait  trouvé  personne  qui  convint 
mieux  que  lui.  » 

Elle  se  savait  gré  de  l'avoir  décidé,  et  qu'il  dût  à  ses  instances 
•d'être  là,  rayonnant,  entre  deux  ministres,  à  la  première  place  ; 
elle  avait  besoin,  en  ce  moment,  de  sentii-  tout  ce  qu'elle  avait 
fait  pour  lui.  Quand  les  premières  phrases  de  Vambard  furent 
-soulignées  de  «  Très  bien!  Bravos!  »  elle   fut   contente   aussi, 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  273 

parce  que  c'était  encore  à  elle,  qui  avait  corrigé,  complété, 
refondu  son  discours,  que  son  mari  devait  cet  applaudissement. 
Même  elle  lui  avait  enseigné  à  le  bien  dire  :  debout  devant  elle, 
dans  le  hall  du  Parc  Monceau,  il  avait  soigneusement  appris, 
suivant  ce  qu'elle  lui  montrait,  les  justes  intonations.  Mainte- 
nant, il  s'en  tirait  fort  bien.  Sa  voix  de  fausset  n'avait  pas 
d'éclats  trop  discordans  :  dans  les  feuilles  posées  sur  la  table,  il 
suivait  son  texte  avec  assez  d'habileté  pour  donner  à  toute  la 
salle  l'illusion  d'une  parole  abondante  et  spontanée.  On  l'applau- 
dit vigoureusement  quand  il  affirma,  au  nom  de  la  Ligue,  c  la  réso- 
lution de  vouloir  le  socialisme,  non  de  le  subir,  en  même  temps 
que  le  dessein  de  montrer  à  la  France,  par  l'exemple  de  patrons 
et  de  capitalistes  intéressés  à  la  conservation  sociale,  qu'elle 
pouvait  et  devait  prendre  des  formes  mieux  adaptées  aux  temps 
nouveaux.  »  C'est  alors  qu'il  saluait  et  remerciait  les  ministres. 
Les  applaudissemens  redoublèrent,  quand  il  parla  du  vétéran  des 
luttes  républicaines,  à  savoir  de  Ladan,  puis  du  Garde  des 
sceaux,  de  deux  autres  ministres.  Ils  crépitèrent  vifs,  chaleu- 
reux, joyeux  quand  il  prononça  le  nom  de  Manès.  Impassible, 
souriant  un  peu,  Manès  avait  toujours  son  regard  perdu.  Ger- 
maine le  contemplait  avec  une  tendresse  orgueilleuse  qui  se 
nourrissait  de  ce  bruit  et  souhaitait  qu'il  ne  cessât  point. 

Dès  lors,  elle  écouta  distraitement  les  orateurs.  Vambard 
acheva  son  discours.  Ladan  parla  sur  ce  rythme  méridional  où 
toutes  les  phrases  sont  cadencées  avec  le  même  emphatique 
accent.  Elle  n'écoutait  plus  :  elle  n'avait  d'autre  sensation 
d'elle-même  que  l'énervement  insupportable  de  l'attente.  Enfin 
Ladan  s'assit.  Les  bravos  lui  rendirent  l'hommage  qui  conve- 
nait à  sa  fonction  et  à  ses  promesses  :  ils  s'apaisèrent  peu  à 
peu.  Et  tout  à  coup,  ce  fut  une  explosion  furibonde,  les  mains 
frappées  de  toute  la  force  des  bras,  les  poitrines  lançant  des  cris 
enthousiastes  :  Manès  était  debout,  les  doigts  touchant  à  peine 
la  table,  la  tête  un  peu  inclinée.  Sur  le  plastron  blanc,  son 
visage  semblait  pâle  :  dans  ses  yeux  clairs  passait  une  flamme 
d'étrange  volonté;  on  l'eût  dit  possédé  par  une  hallucination 
prodigieuse.  Au  premier  éclat  de  l'ovation,  Germaine  avait  été 
secouée  d'une  émotion  si  violente  qu'elle  cria  aussi  :  elle  cria 
dans  le  formidable  tumulte;  sa  voix  se  perdit;  elle-même  l'enten- 
-dit  à  peine.  Elle  étouffait  :  elle  tremblait  tout  entière.  Appuyée 
«contre  la  balustrade,  les  poings  à  ses  tempes  qui  battaient  fol- 

TOME  X.  —  1912.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement,  elle  tâchait  de  reprendre  haleine  ;  il  lui  semblait  qu'on 
lui  avait  jeté  tout  d'un  coup  une  joie  presque  douloureuse...  La 
douleur  était  calmée  ;  la  joie  l'envahissait,  la  baignait  :  elle 
l'avait  dans  toutes  ses  fibres,  dans  son  cerveau  et  dans  son  cœur, 
comme  un  parfum,  comme  la  saveur  la  plus  exquise,  comme 
un  air  de  fraîcheur  et  de  vie.  Une  infinie  reconnaissance  l'élan- 
çait  vers  Manès  : 

«  Ah  !  murmura-t-elle.  A  toi  !  à  toi  !  à  toi  !  » 

Elle  avait  parlé  à  mi-voix  :  sa  voix  s'abaissa,  s'éteignit.  La 
voix  de  Manès  retentissait...  Quelques  années  plus  tôt,  dans  une 
vaste  salle,  basse,  enfumée,  surchauffée,  devant  une  foule 
fiévreuse,  Germaine  l'avait  entendue  pour  la  première  fois  ;  les 
mots  que  la  bouche  de  cet  homme  enveloppait  d'une  sonorité  si 
caressante,  avaient  volé  jusque  vers  elle,  et  sa  pureté  de  vierge 
s'était  profondément  troublée,  comme  si  la  caresse  lui  eut  été 
donnée,  à  elle-même,  par  cette  bouche.  Maintenant,  toutes  ses 
aspirations  de  femme,  ses  inquiétudes  et  ses  vagues  désirs  se 
fondaient  en  langueur  et  délice,  parce  que,  de  nouveau,  de  la 
même  bouche,  venait  vers  elle  la  même  caresse  des  sons...  Pos- 
sédée par  cette  musique  d'enchantement,  elle  écoutait  les 
paroles  de  Manès,  comme  dans  un  rêve  qui  s'embellissait  sans 
cesse  de  leur  beauté...  Par  instans,  le  fracas  des  applaudisse- 
mens  la  faisait  tressaillir...  Puis  elle  s'alanguissait  encore  :  elle 
.se  livrait  plus  amoureusement  à  la  voix  qui  lui  semblait 
l'étreindre...  En  même  temps,  l'évocation  du  passé,  saisissante 
et  miraculeuse  à  certains  mots,  la  tourmentait  d'un  regret  infi- 
niment tendre  :  «  Pourquoi,  pourquoi  n'ai-je  pas  suivi  ma  des- 
tinée qui  me  vouait  à  luiP...  »  Et  ce  regret  était  aigu  aussi  :  il 
avivait  en  elle  le  souhait  passionné  de  vivre  désormais  la  vie 
bienheureuse  qu'elle  avait  méconnue  jadis.  Devant  elle,  il 
n'était  plus  ni  joie,  ni  repos,  ni  raison  d'exister,  hors  l'amour 
qui  l'unissait  à  l'élu.  Tous  les  doutes,  tous  les  scrupules  tom- 
baient autour  d'elle;  il  fallait  qu'elle  fût  libre,  elle  était  libre, 
puisqu'elle  devait  disposer  d'elle-même.  Elle  prenait  à  cette 
heure  la  décision  suprême  que,  d'abord,  toutes  ses  timidités, 
les  habitudes,  le  respect  humain  lui  avaient  montrée  trop  redou- 
table... 

—  ...  Vous  avez  regardé  vers  l'avenir,  disait  la  voix  vibrante 
de  Manès...  Honneur  et  gloire  à  vous!...  La  cité  future,  que  le 
rêve  généreux  des  philosophes  et  des  poètes  semblait  avoir  bâtie 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  275 

sur  des  nuées,  vous  êtes,  vous  tous,  les  bons  ouvriers  qui  entre- 
prenez de  la  construire,  réelle  et  solide,  avec  des  moellons  et  du 
mortier...  Honneur  à  vous,  messieurs!...  Aujourd'hui  nous  en 
posons  la  première  pierre...  Et  je  ne  devance  l'avenir  que  d'un 
moment,  pour  dire  ce  qui  fut  toujours  mon  vœu  le  plus  cher, 
la  pensée  directrice  de  ma  vie  :  la  cité  s'élèvera  par  nos  efforts  : 
rien  ne  nous  coûtera  pour  la  faire  vaste  et  belle.  Nous  n'épui- 
serons pas  cependant  toute  la  tâche  ;  nos  successeurs  la  conti- 
nueront après  nous  et,  ne  l'ayant  pas  épuisée  plus  que  nous,  la 
légueront  à  leurs  descendans.  C'est  une  tâche,  en  effet,  qui  domine 
la  faiblesse  des  individus  :  elle  est  aussi  grande  que  l'humanité. 
Mais  loin  de  vous  effrayer,  son  étendue,  sa  difficulté,  le  dévoue- 
ment et  les  sacrifices  qu'elle  exige  ont  attiré  votre  audace...  Je 
salue  cette  audace,  messieurs,  et  je  bois  à  son  succès!... 

Il  resta  debout,  un  instant,  sa  coupe  tendue  vers  la  salle  qui 
l'acclamait;  il  semblait,  en  ce  geste,  lui  offrir  un  philtre  de  paix 
et  de  bonheur;  et  c'était  bien  comme  un  breuvage  d'illusion  que 
déjà  ces  hommes  venaient  de  goûter  à  l'entendre.  Par  ses  yeux 
qui  le  voyaient  tel  qu'un  magicien,  debout  en  face  de  la  foule 
haletante,  par  ses  oreilles  qui  bourdonnaient  du  bruit  formi- 
dable des  clameurs,  Germaine  s'enivra  tout  à  fait.  Elle  se  dit  : 
<(  Pourquoi  attendre?  C'est  maintenant,  c'est  tout  de  suite 
qu'il  doit  savoir  que  je  lui  appartiens...    » 

Elle  écrivit  sur  une  feuille  de    télégramme  : 

<(  Je  suis  là  devant  vous,  ami  si  cher,  je  vous  ai  entendu  et 
je  vous  vois.  Voulez-vous  que  je  vous  attende,  en  voiture,  der- 
rière la  Madeleine.^  Si  vous  le  voulez,  comptez  dans  la  galerie 
qui  est  en  face  de  vous  jusqu'à  la  septième  baie,  en  portant  la 
main  à  votre  bouche...  » 

Elle  avait  appelé  un  domestique  pour  faire  remettre  ce  billet 
à  Manès.  Elle  attendit  ensuite  anxieusement.  Elle  vit  Manès 
prendre  le  billet  sur  un  plateau,  l'examiner  avec  un  peu  d'éton- 
nement  et  le  décacheter...  Sous  les  cheveux  drus,  sur  le  front 
pâle  et  crispé,  une  onde  courut.  La  tète  baissée  de  Manès  se 
releva  :  ses  yeux  comptaient  rapidement  les  fenêtres  de  la  gale- 
rie ;  à  la  septième,  ils  lancèrent  un  éclair  de  joie,  tandis  que 
sa  main  se  portait  à  ses  lèvres... 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  quand  Manès  ouvrit  la  portière 
de  l'auto  où  l'attendait  Germaine,  il  l'interrogea,  d'abord,  la 
voix  étouffée  : 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Où  voulez-vous  aller? 

—  Où  il  vous  plaira,  re'pondit-elle. 

Il  donna  son  adresse  à  Auteuil.  Il  était  auprès  d'elle;  la 
voiture  roulait  par  la  rue  Royale;  ils  n'osaient  se  regarder; 
leurs  mains  s'étreignaient  avec  la  violence  de  leur  impatiente 
ardeur.  Dès  qu'ils  aperçurent  les  Champs-Elysées,  il  l'attira 
contre  lui  :  il  cherchait  les  lèvres  de  Germaine  ;  elle  les  lui 
donna  dans  un  grand  cri  d'apaisement.  Ce  baiser  les  unit  tout 
le  long  du  chemin.  Il  avait  seulement  murmuré  : 

—  A  moi  ?  à  moi  ?... 

Et  elle  avait  répondu,  la  voix  légère  comme  un  souffle  : 

—  A  toi  !  à  toi  !.. . 

Puis  ils  s'étaient  tus  ;  ils  n'auraient  pu  parler.  Ils  avaient 
besoin  d'abord  d'étancher  une  soif  trop  ancienne  et  cuisante. 

La  voiture  s'arrêta  enfin.  Silencieuse,  Germaine  suivait 
Manès  qui  la  guidait  jusqu'à  sa  porte,  puis,  dans  le  petit  salon, 
jusqu'à  son  cabinet.  Elle  s'assit  là,  devant  la  table  de  travail  où 
se  posait  la  lampe  à  grand  abat-jour.  Elle  avait  enlevé  son  cha- 
peau, retiré  ses  gants.  Gomme  Manès,  à  ses  genoux,  lui  baisait  les 
mains,  elle  dit  : 

—  Je  suis  bien  ici...,  ici  où  vous  avez  vécu,  travaillé...  je 
suis  avec  vous  comme  je  l'étais  tout  à  l'heure,  avant  que  vous 
ne  parliez  et  quand  vous  avez  parlé... 

—  Ah!  fit-il...  Quel  choc  j'ai  eu  au  cœur  lorsque  j'ai  su  que 
vous  étiez  dans  cette  salle  ! . . . 

—  Je  l'ai  bien  vu,  dit-elle. 

Ils  se  contemplèrent  en  souriant  :  elle  lui  passa  la  main  sur 
le  front,  sur  les  yeux. 

—  Que  c'était  beau  !  murmura-t-elle. 

—  Vraiment."^ 

—  A  me  rendre  folle...  folle  de  bonheur,  de  fierté,  d'amour. 

—  Chérie  ! 

Il  baisa  le  menton  volontaire  qui  tremblait  encore  au  souve- 
nir de  cet  émoi;  puis  il  appuya  sa  tète  contre  l'épaule  de  la 
jeune  femme,  ses  lèvres  promenant  sur  le  cou  délicat  une 
caresse  lente. 

—  Comme  dans  le  bois,  disait-il. 

—  Mieux  que  dans  le  bois,  reprit-elle. 

—  Et  c'est  vrai.»*  ajouta-t-il.  C'est  vrai  que  désormais  tiL 
m'appartiens. !* 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  2TÏI 

—  C'est  vrai,  fit-elle  gravement.  Je  t'appartiens, 

—  Je  l'ai  tant  désiré,  dit-il,  la  voix  plus  basse  et  frémissante.. .. 
Je  ne  peux  le  croire  encore...  Il  me  semble  que  c'est  un  jeu,  et 
que  tu  vas  partir!...  Germaine!... 

—  Mais  non,  non,  dit-elle. 

—  Alors!...  supplia-t-il. 

Il  la  regardait  avidement,  —  regard  d'adoration,  de  recou/- 
naissance  éperdue  et  de  triomphe.  Elle  sourit  un  peu  et  baissa 
la  tète,  pour  qu'il  lui  fermât  les  yeux  de  ses  baisers. 

—  Cher,  cher,  disait-elle,  les  yeux  ainsi  fermés.  Ce  soir 
commence  notre  vie  nouvelle  qui  sera  magnifique  entre  toutes. 
Je  me  donne  à  toi  pour  toujours,  parce  que  je  t'aime...  Ce  soir,, 
après  m'ètre  donnée,  il  faudra  cependant  que  je  te  quitte  encore; 
iuais  bientôt  je  ne  te  quitterai  plus,  je  t'appartiendrai  sans- 
réserve,  et  j'aurai  repris  ma  liberté  pour  être  à  toi  absolu- 
ment... 

Les  baisers  de  Manès  sur  le  tissu  des  paupières  faisaient  ur 
bruit  léger  et  doux,  qui  fut  plus  léger,  cessa. 

—  Il  est  onze  heures,  dit-il  d'un  ton  à  peine  hésitant,  comme 
s'il  attendait  qu'elle  complétât  sa  pensée. 

—  Oui,  poursuivait-elle;  je  suis  en  ce  moment  au  théâtre,, 
libre  pour  une  grande  heure.  Il  a  bien  fallu  mentir... 

Elle  reprit  après  un  silence  : 

—  ...  Mentir  pour  cette  fois...  Demain,  le  plus  tôt  possible., 
le  mensonge  disparaîtra...  Nous  serons  dans  la  claire,  dans  la 
bienheureuse  vérité. 

—  Quoi?  fit-il  étonné...  je  ne  comprends  pas... 

—  Tu  ne  comprends  pas.^  Je  veux  t'appartenir  exclusivement,, 
l»arce  que  je  t'aime  uniquement,  et  je  ne  peux  pas  nous  dégrader,., 
moi,  toi-même,  par  une  tromperie.  Je  fus  sincère  en  promettant 
ma  foi  à  l'homme  que  j'épousai  ;  je  suis  aussi  sincère  en  la  luit 
reprenant,  et  je  serai  loyale  en  lui  disant  qu'il  est  impossible- 
que  je  vive  sous  son  toit,  comme  sa  femme,  dès  lors  que  je  suis, 
à  un  autre. 

—  Tu  lui...  Vous  abandonnerez  votre  mari.^  murmura-t-il. 

—  Nous  nous  séparerons  raisonnablement,  amicalement,  je- 
l'espère.  Je  suis  sûre  qu'il  me  saura  gré  d'agir  envers  lui  avec 
franchise  et  respect.  D'ailleurs,  je  saurai  le  convaincre... 

—  Ah!  fit  Manès  avec  emportement.  Qu'importe  demain  t. 
C'est  ce  soir  même,  tout  de  suite,  que  nous  serons  heureux... 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  lui  prit  les  lèvres  d'un  baiser  violent.  Elle  subit  cette 
caresse;  elle  la  lui  rendit,  aussi  passionnée,  et  toutefois  elle 
prononça  : 

—  Je  ne  serais  pas  heureuse,  ce  soir,  je  ne  pourrais  pas  être 
heureuse,  si  je  n'étais  sûre  de  demain  et  de  tout  l'avenir.. ^ 

—  Pourquoi  .►*...  murmura-t-il.  N'avons-nous  pas  gagné 
notre  bonheur  par  les  déceptions  et  la  souffrance.^ 

—  Il  ne  suffit  pas  de  l'avoir  gagné  :  il  faut  le  dégager  des 
compromissions  et  du  mensonge,  de  tout  ce  qui  est  laid  et  vil. 

—  Mais  tu  es  libre  puisque  tu  ne  lui  appartiens  plus... 

—  Je  ne  serai  libre  que  lorsque  je  lui  aurai  redemandé  ma 
parole  et  qu'il  me  l'aura  rendue. 

Elle  souriait  toujours,  le  visage  animé  d'une  sorte  d'enthou- 
siasme grave.  Manès  s'était  assis  près  d'elle,  sur  une  chaise 
basse  :  son  front  se  plissait,  et,  dans  ses  yeux  clairs,  comme  dans 
un  ciel  d'orage,  des  lueurs  farouches  jaillissaient  à  travers  un 
voile  de  nuages  sombres. 

—  Avez-vous  songé,  fit-il  d'une  voix  sourde,  que  vous  m'in- 
fligez un  supplice  mille  fois  plus  cruel  que  tous  ceux  du  passé  .i^... 

Elle  leva  ses  beaux  sourcils,  étonnée. 

—  Vous  m'aimez,  vous  le  dites,  je  le  crois,  et  dans  l'instant 
où  vos  baisers  me  transportent,  il  faut  que  je  mesure  le  sacrifice 
que  vous  allez  vous  imposer  pour  moi  :  il  faut  que  je  me 
demande  si  j'ai  le  droit  de  l'accepter!... 

—  Oh!  dit-elle  en  retrouvant  son  sourire.  Je  ne  peux  appeler 
sacrifice,  à  présent,  que  le  renoncement  à  notre  amour...  Le 
reste... 

Manès  la  contempla  en  silence  :  cerclé  de  cheveux  noirs,  le 
visage  de  Germaine  luisait  d'une  blancheur  rosée,  toute  pareille 
à  celle  d'un  beau  fruit;  les  prunelles  palpitaient  avec  une  dou- 
ceur caressante,  avivée  d'une  pointe  de  moquerie  tendre;  la 
bouche,  émue  des  longs  baisers,  entr'ouvrait  sa  fraîcheur,  et  la 
taille  souple  s'abandonnait  dans  le  large  fauteuil...  Manès  aspira 
désespérément  la  beauté  de  ce  visage  et  de  ce  corps  qui  se  livrait 
à  lui,  qu'il  pouvait  prendre...  Il  tendit  les  mains...  Il  avait  bien  le 
droit  de  connaître  ce  soir  la  joie  si  longtemps  désirée,  si  chère- 
ment payée  par  sa  douleur...  Il  rejetait  furieusement  les  scrupules 
et  les  craintes...  Et  puis...  Comment  cela  se  fit-il.!^  La  puissance 
de  l'ambition  et  celle  du  mysticisme,  le  respect  d'autrefois  en- 
vers celle  qui  avait  été  la  fiancée,  le  sentiment  héréditaire  de 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  279 

cette  délicatesse  profonde  qui  se  refuse  à  faire  souffrir,  surtout 
à  faire  souttrir  une  femme,  —  ces  forces  et  tendances  qui  étaient 
l'essentiel  de  sa  personne,  se  réveillèrent,  se  révoltèrent  sans 
doute  sous  la  menace.  Sa  voix  ne  tremblait  qu'à  peine  quand 
il  dit  : 

—  Le  reste,  Germaine,  si  vous  n'y  pensez  pas,  j'ai  le  devoir 
d'y  penser  pour  vous...  Demain,  dites-vous,  dès  demain,  vous 
parlerez  à  Vambard;  puis  vous  le  quitterez  et,  en  même  temps 
que  lui,  le  luxe  auquel  vous  vous  êtes  habituée.  Vous  divorcerez 
alors,  mais  comment  vivrez-vous .î> 

—  Je  vivrai  d'abord  quelque  temps  près  de  vous,  le  plus 
près  possible,  dans  ce  quartier,  dans  une  rue  voisine...  Ensuite, 
après  un  an,  deux,  trois,  nous  nous  marierons  ou  nous  ne  nous 
marierons  pas,  suivantes  qui  vous  plaira. 

Elle  parlait  avec  tranquillité,  comme  d'un  projet  mûrement 
réfléchi,  et  dont  la  sagesse  ni  la  beauté  ne  se  pouvaient  dis- 
cuter... 

—  Mais  cette  existence,  reprit  Manès,  j'entends  l'existence 
d'une  femme  telle  que  vous,  vous  savez  bien  que  je  n'y  pourrai 
pourvoir  que  de  la  manière  la  plus  médiocre...  Je  suis  pauvre, 
Germaine,  et  je  serai  pauvre  toute  ma  vie,  parce  que  j'aime  ma 
pauvreté,  comme  d'autres  aiment  leur  richesse. 

—  Oh!  dit-elle  avec  une  moue  de  reproche,  me  croyez-vous 
semblable  à  celles  qui  peuvent  se  priver,  même  de  bonheur,  de 
paix,  d'estime  de  soi,  mais  non  de  belles  robes,  ni  de  beaux  cha- 
peaux.^ J'ai  connu  la  vie  simple  très  longtemps,  et,  loin  de  la 
redouter,  je  la  préfère  maintenant,  puisqu'elle  va  me  rapprocher 
de  vous...  Être  pauvre  avec  vous  ,  mais  je  l'accepte,  mais  je  le 
veux!...  Et  j'entends  travailler  près  de  vous,  prendre  ma  part 
de  votre  fardeau,  être  enfin,  que  nous  soyons  mariés  ou  non, 
l'épouse  constamment  et  complètement  dévouée...  Qu'y  a-t-il  là 
qui  puisse  vous  inquiéter  pour  moi.^  N'était-ce  pas  notre  rêve 
d 'autre  foi  s. î^ 

—  Oui,  fit  Manès. 

Et  en  lui-même  un  écho  ironique  répondait  :  «  Autrefois, 
autrefois!  »  Le  vieux  rêve  se  dessinait,  si  charmant,  et  lui  faisait 
battre  le  cœur  d'allégresse.  Mais  cette  allégresse,  aussitôt,  deve- 
nait poignante;  car  autour  du  rêve  ancien,  c'était  un  concert  de 
mille  voix  l'accablant  de  ridicule,  criant  à  son  absurdité,  le  bri-f 
.sant  en  misérables  lambeaux,  comme  un  jouet  qui  n'amuse  plus 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eÀ  qui  gène.  Le  temps  était  révolu  des  illusions  candides  :  le 
passé  était  le  passé.  Par  quelle  fantaisie  puérile,  (lermaine 
«herchait-elle  à  se  duper  elle-même  et  à  les  tromper  tous  les 
'deux.^  Un  peu  d'irritation,  qui  lui  venait,  lui  lit  dire  : 

—  J'ai  peur  que  le  charme  ancien  de  ce  rêve  ne  vous  abuse 
.sur  ce  qu'il  nous  donnerait  aujourd'hui,  à  nous  deux,  tels  que 
notre  vie  nous  a  façonnés...  Et  il  y  a  plus...  Voyez-vous  bien, 
dans  son  détail,  cette  existence  que  vous  voulez  vous  imposer 
pour  moi  .»^  Voyez-vous  bien  l'homme  que  je  suis,  et  son  temps 
dévoré  jour  par  jour,  heure  par  heure?  Je  voudrais  vous  appar- 
tenir et  je  ne  m'appartiens  pas  à  moi-même.  Je  suis  un  homme 
public,  livré,  comme  tant  d'autres,  non  seulement  aux  devoirs 
de  sa  fonction,  mais  aux  exigences  du  hasard...  Vous  m'offrez 
généreusement  de  vivre  pour  moi,  exclusivement .^>  Combien  y 
aura-t-il  de  journées  dont  je  ne  pourrai  même  pas  vous  donner 
un  instant .►^  Que  deviendrez-vous  alors,  seule,  n'ayant  pour  sou- 
tien que  moi  qui  vous  ferai  défaut.!^  Ne  regretterez  vous  pas 
votre  générosité.!^  Ne  me  reprocherez-vous  pas  de  l'avoir 
acceptée  ? 

Il  s'était  levé  :  il  marchait  à  travers  l'étroit  cabinet. 

—  Je  ne  redoute  rien,  dit  Germaine.  Il  n'y  a  pour  moi  qu'un 
malheur  po!?sible,  c'est  que  vous  veniez  à  ne  plus  m'aimer... 

Elle  avait  parlé  d'un  ton  encore  ferme  :  toutefois,  ses  yeux, 
qui  suivaient  Manès,  noircissaient  d'inquiétude.  Il  se  rapprocha 
d'elle  : 

—  Allons  au  pis,  déclara-t-il  nettement.  Et  si  ce  malheur 
nous  arrive,  à  vous  ou  à  moi.!^  Si  je  ne  vous  aimais  plus  ou  si 
vous  cessiez  de  m'aimer.^ 

Elle  porta  la  main  à  sa  bouche  qui  s'était  mise  à  trembler. 

—  Vous  pouvez,  fit-elle,  vous  pouvez  prévoir...  cela....*^ 
Deux  larmes  perlaient  à  ses  paupières. 

—  Ah!  s'écria  Manès.  Croyez-vous  donc  qu'il  ne  me  serait  pas 
plus  facile  de  m'endormir  avec  vous  dans  l'illusion.^  Ne  sentez- 
vous  pas  qu'en  face  de  vous  que  j'aime  et  qui  m'aimez,  il  me  faut 
lutter  de  toutes  mes  forces,  pour  secouer  cette  torpeur  trop  douce, 
pour  regarder  au  loin,  pour  raisonner,  pour  voir  clair.!^  Aidez- 
moi  !  (jiermaine...  Vos  larmes  me  font  trop  de  mal  !...  C'est  à  vous 
que  je  pense,  avec  toute  la  tendresse  et  tout  le  respect  que  j'ai 
pour  vous...  C'est  vous  que  j'aperçois  dans  l'avenir,  étonnée  do 
votre  sacrifice,  peut-être  déçue,   peut-être  désespérée...  Je   me 


LE    MAITRE    DES    FOULES.  28? 

considère  moi-même  tel  que  je  suis...  Ne  vous  y  trompez  pas!... 
Je  n'ai  aimé  qu'une  femme  au  monde,  vous!...  Je  n'en  aime,  je- 
n'en  aimerai  jamais  nulle  autre...  Mais  je  suis  l'homme  de  ma 
destinée.  Avant  qu'elle  ne  s'emparât  de  moi,  nous  aurions  pu^ 
oui,  et  je  l'avais  rêvé,  nous  si  bien  lier  ensemble  que  nulle  puis- 
sance ne  nous  eût  séparés.  Mais  il  est  trop  tard,  maintenant- 
Elle  m'a  pris  seul.  Elle  m'emporte,  et  rien,  ni  bonheur,  ni  cha- 
grin, nul  sentiment,  nulle  faiblesse  ne  doit  me  détourner  de  mon 
chemin...  J'ignore  ce  qui  m'attend...  Demain,  dans  quelques, 
années,  je  peux  courir  d'invraisemblables  aventures,  être  jeté 
au  plus  bas,  remonter  plus  haut  même  que  je  ne  suis...  je  sui- 
vrai ce  destin  sans  recul,  sans  hésitation...  Mais  je  n'ai  pas  k? 
droit  d'y  associer  une  existence  de  femme,  et  c'est  pourquoi, 
(iermaine,  je  vous  le  dis,  la  mort  dans  le  cœur,  votre  sacrifice'., 
je  ne  peux  pas,  non,  je  ne  peux  pas  l'accepter!... 

Elle  continuait  de  pleurer  lentement,  silencieusement . 
Quand  les  larmes  débordaient  ses  paupières,  elle  les  essuyaiL 
distraitement.  Mais  ses  yeux  restaient  voilés  et,  sous  ce  voile, 
ils  étaient  fixes,  étonnés,  infiniment  tristes,  comme  des  yeuxi 
(raveugle.  Manès  s'assit  près  d'elle  : 

—  Pardonnez-moi,  dit-il...  Je  vous  ai  fait  soulïrir  et  cepen- 
dant, ce  n'est  pas  ma  faute  si  je  suis  devenu  tel  que  je  vous  1er 
(lis...  Et  puis,  c'est  la  vérité,  la  vérité  profonde  que  je  vous  aime, 
que  vous  êtes  la  seule  femme  au  monde  que  j'aie  jamais  aimée... 
Il  me  semble  pourtant  que,  si  vous  vouliez  accepter  la  réalité, 
au  lieu  de  chercher  à  la  transformer  en  un  rêve  trop  beau,  il  y 
aurait  encore  du  bonheur  pour  nous...  Germaine... 

Elle  se  leva  soudain,  d'un  mouvement  mécanique,  et  d'uni 
geste  pareil,  serra  autour  d'elle  les  plis  de  son  manteau... 

—  Vous  partez.^  fit  Manès  en  pâlissant  un  peu. 

—  Il  est  l'heure,  murmura-t-elle.  Près  de  minuit.  Le  théâtre^ 
est  fini,  la  comédie  est  jouée... 

—  Ne  partez  pas  sans  me  dire  un  mot...  un  mot  de  pardon, 
de... 

—  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise.^*  reprit-elle,  le  reganT 
toujours  fixe,  bien  que  séché  de  ses  larmes.  Il  me  semble  qutv 
j'ai  dormi,  que  j'ai  fait  un  rêve  et  que  je  m'éveille...  Je  me  sui.s 
éveillée  ainsi  des  matins  d'hiver,  jadis,  dans  le  froid,  dans  le 
noir,  avec  le  souvenir  désolé  du  rêve  qu'il  me  fallait  perdre,  avecr 
l'appréhension  de  la  vie  qui  allait  recommencer. 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mais... 

—  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise.'*...  C'est  ainsi...  Nous 
n'y  pouvons  rien...  Je  vais  rentrer,  dormir;  j'ai  envie  de  dor- 
mir... Demain,  ensuite...  je  crois  qu'il  me  faudra  m  éloigner 
d'ici,  voyager...  Je  ne  pourrais  pas  supporter  la  vie  d'ici,  pas 
tout  de  suite... 

—  Et  nous,  alors .►*  et...  et  moi.»^ 

Elle  tourna  lentement  vers  lui  son  regard  étrange,  toujours 
fixe,  et  comme  désormais  privé  de  mouvement,  de  sensibilité, 
de  sourire  : 

—  Nous.!*  Qu'est-ce  donc  que  nous.!*  je  ne  suis  plus  moi,  main- 
tenant, et  vous  êtes  un  autre  que  je  ne  reconnais  pas. 

Elle  avait  gagné  la  porte,  la  tète  droite,  marchant  comme  une 
hallucinée.  Il  l'accompagnait  sans  parler  :  il  sentait  tout  à  coup 
qu'elle  lui  était,  en  effet,  étrangère,  elle,  sa  personne  vivante, 
cette  femme  aux  cheveux  bruns  qui  marchait  devant  lui,  sinon 
celle  qu'une  heure  plus  tôt  il  avait  tenue  dans  ses  bras. 

Quand  ils  furent  dans  la  rue,  Manès  dut  secouer  le  chauffeur, 
un  tout  jeune  homme,  qui  dormait,  le  sourire  aux  lèvres. 

—  A  la  Madeleine,  dit  Germaine. 

Elle  était  installée  sur  les  coussins,  à  la  place  où  elle  était 
assise,  quand  elle  avait  donné  ses  lèvres  à  Manès.  Elle  gardait 
son  air  grave  et  distrait.  Il  ferma  la  portière.  A  travers  la  glace, 
il  ne  distinguait  plus  que  la  blancheur  de  ce  visage  immobile. 
La  voiture  s'ébranla  tout  à  coup,  s'élança,  disparut  :  le  bruit 
diminua,  s'éteignit.  Il  était  seul  sur  le  trottoir  dans  la  rue 
déserte.  Il  frissonna  de  cette  solitude,  comme  si,  de  l'ombré, 
mille  dangers  allaient  surgir.  Mais  aussitôt  sa  tête  se  redressa  ; 
son  regard  redevint  calme  et  ferme  :  il  acceptait  son  destin. 

Louis  Delzons. 


LE  DUC  D'AUMALE 

EN  EXIL 


Correspondance  du  Duc  d'Aumale  et  de  Cuvillier-Fleury,  avec  une  introduction 
de  M.  René  Vallehy-Kadot,  tome  troisième,  1  vol.  in-8  ;  Pion,  1912. 

Il  faut  savoir  le  plus  grand  gré  à  M.  Henri  Linibourg  de 
nous  aider  à  reconstituer  complètement  deux  physionomies 
aussi  rares  que  celles  du  Duc  d'Aumale  et  de  Guvillier-Fleury.: 
Ces  deux  noms  sont  désormais  inséparables.  Attaché  à  la  per- 
sonne du  Prince  lorsque  celui-ci  n'avait  encore  que  six  ans,  le 
précepteur  a  imprimé  sa  marque  sur  l'esprit  de  l'enfant  et,  à 
travers  toutes  les  vicissitudes  de  la  destinée,  a  entretenu  avec 
l'enfant  <levenu  homme  le  commerce  le  plus  actif  et  le  plus 
amical.  Pendant  les  années  heureuses  et  glorieuses,  il  le  suivait 
par  la  pensée  sur  la  terre  d'Afrique,  non  sans  anxiété,  con- 
stamment préoccupé  des  dangers  à  courir,  mais  constamment 
aussi  réconforté  par  l'éclat  des  succès.  Puis,  lorsque  le  vainqueur 
d'Abd-el-Kader,  le  gouverneur  général  de  l'Algérie  fut  con-- 
damné  à  l'exil,  l'exilé  n'eut  pas  de  correspondant  plus  attentif 
et  plus  régulier  que  Cuvillier-Fleury, 

Leur  correspondance  dont  le  troisième  volume  vient  de 
paraître,  mérite  de  retenir  l'attention  publique  par  la  qualité  et 
par  la  valeur  morale  des  interlocuteurs.  En  parlant  des  deux 
premiers  volumes,  nous  avons  indiqué  ici  même  ce  qui  les  dis- 
tingue (1)  :  l'absence  de  toute  prétention  et  la  sincérité  absolue 
du  langage.  Le  précepteur,  qui  n'a  jamais  flatté  son  élève  et  qui 

(1)  V'oyez  la  Heuue  des  Deux  Mondes  des  13  mai  et  15  septembre  1910. 


:284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  a  appris  de  bonne  heure  à  supporter  la  vérité,  lui  écrit  avec 
franchise,  souvent  môme  avec  impétuosité,  sans  se  départir  un 
instant  de  la  déférence  qu'il  doit  à  un  prince.  Le  Prince,  à  son 
tour,  ouvre  volontiers  son  cœur  à  un  homme  dont  il  se  sait 
profondément  aimé,  dont  il  connaît  le  dévouement  et  la  dis- 
'crétion.  Il  pense  tout  haut  devant  lui,  il  lui  fait  des  confidences 
<]u'il  ne  ferait  certainement  pas  à  d'autres.  Dans  leurs  lettres, 
le  fond  de  leurs  deux  natures  apparaît  en  jdeine  lumière.  C'est 
par  là  surtout  que  nous  apprenons  ce  qu'il  y  avait  en  eux  du 
noblesse  d'àme.  Rien  d'étroit  ni  de  mesquin  dans  l'échange  de 
[leurs  idées.  Ils  ne  sont  pas  toujours  d'accord,  mais  au  milieu 
^de  leurs  divergences,  ils  cherchent  toujours  ce  qu'il  y  aurait  do 
mieux  à  dire  ou  à  faire,  ce  qui  s'accorderait  le  mieux  avec  leur 
idéal  commun,  ce  qui  servirait  et  honorerait  le  mieux  la 
France.  Français,  ils  le  sont  jusqu'au  bout  des  ongles,  jusqu'à 
l'idolâtrie.  Le  Duc  d'Aumale  a  subi  dans  sa  vie  de  bien  cruelles 
<jpreuves.  De  toutes  la  plus  douloureuse,  celle  dont  il  sent 
i'aiguillon  tous  les  jours,  dont  aucune  occupation  ne  peut  le 
«listraire,  c'est  l'exil. 

I 

Au  moment  oîi  s'ouvre  le  troisième  volume  de  la  Correspon- 
dance, le  Prince  termine  la  onzième  année  de  son  séjour  en 
Angleterre.  11  est  installé  dans  sa  belle  résidence  de  Twic- 
kenham,  à  portée  de  Claremont,  oîi  réside  la  reine  Marie- 
Amélie.  Il  y  vit  au  milieu  des  siens,  entouré  des  égards  et  des 
respects  de  la  société  anglaise,  avec  tout  le  luxe  d'une  grande 
existence,  avec  toutes  les  apparences  du  bonheur.  A  le  voir  d'une 
humeur  si  égale,  si  empressé  auprès  de  ses  hôtes,  personne  ne 
soupçonnerait  la  blessure  intérieure  dont  il  souffre.  Habitué 
clapuis  son  enfance,  sous  la  rude  discipline  de  Cuvillier-Fleury, 
h  rester  maître  de  soi,  il  trompe  sa  douleur  par  son  activité 
physique  et  intellectuelle.  Il  monte  à  cheval,  il  chasse  à  tir  et 
à  courre,  il  prépare  des  matériaux  pour  sa  grande  Histoire  des 
Princes  ae  la  maison  de  Condé.  Mais  au  fond,  tout  au  fond  d*^. 
cette  àme  courageuse  persiste  le  regret  quotidien  de  la  i)atrie 
perdue.  Aussi  quelle  joie  lorsque  les  amis  de  France  traversent 
la  mer!  Si  c'est  Cuvillier-Fleury,  on  le  retient  })endanl  des 
mois  entiers,  on  ne  se  lasse  pas  d'apprendre   par  lui   les  nou- 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  285 

velles  politiques  et  littéraires.  Rentré  ciiez  lui,  il  écrit,  il  con- 
tinue la  conversation  commencée,  en  donnant  des  détails  que 
lui  seul  est  en  mesure  de  connaître.  Par  sa  collaboration  au 
Journal  des  Débats,  il  a  un  pied  dans  le  monde  de  l'opposition 
libérale.  Par  son  beau-frère  Thouvenel,  devenu  ministre  des 
Affaires  étrangères,  tout  en  gardant  une  indépendance  farouche, 
il  entrevoit  de  loin  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  impérial, 
(^ette  double  source  d'information  donne  à  quelques-unes  de  ses 
lettres  une  saveur  particulière. 

La  politique  a  souvent  son  tour  dans  cette  active  corres- 
pondance. Il  y  a  toutefois  des  momens  où  elle  chôme  pour 
faire  place  à  des  préoccupations  d'un  autre  ordre.  Une  des 
grandes  douleurs  de  l'exil  est  d'obliger  les  Princes  à  élever  leurs 
enfans  sur  la  terre  étrangère.  Quel  système  allait  adopter  le 
Duc  d'Aumale  pour  l'éducation  de  son  fils  aine  le  prince  de 
Condé.»^  En  France,  c'eût  été  la  chose  du  monde  la  plus  simple. 
Le  père  aurait  fait  pour  l'enfant  ce  que  Louis-Philippe  avait 
fait  pour  lui-même  avec  tant  de  succès.  Il  l'aurait  conservé  à 
la  maison,  sous  la  direction  d'un  précepteur,  en  l'envoyant  par 
surcroit  suivre  comme  externe  les  classes  d'un  établissement  de 
l'Etat.  C'eût  été  du  même  coup  assurer  l'éducation  par  la 
famille  et  l'instruction  par  les  professeurs  les  plus  autorisés.  Ce 
plan  aurait  eu  l'avantage  de  remédier  aux  inconvéniens  de 
l'éducation  solitaire  sans  émulation  et  de  former  le  caractère 
de  l'élève  en  le  mettant  en  contact  avec  les  natures  les  plus 
différentes,  en  le  jetant  tout  de  suite  en  pleine  mêlée  humaine. 
Mais,  à  l'étranger,  quel  établissement  choisir.^  Où  trouver  l'équi- 
valent de  cet  admirable  lycée  Henri  IV  dont  le  Duc  d'Aumale 
et  ses  frères  conservaient  un  si  cher  souvenir,  où  ils  avaient 
trouvé  des  maîtres  et  des  camarades  si  distingués  ^  En  cette 
année  1859,  le  choix  de  la  maison  où  entrerait  Condé  fut  un  des 
grands  soucis  du  Prince.  Cuvillier-Fleury  consulté  se  serait 
contenté  du  précepteur.  Il  se  défiait  des  collèges  anglais,  il 
craignait  surtout  que  le  jeune  homme  ne  fût  exposé  à  quelques 
mauvais  procédés  de  la  part  de  ses  condisciples,  de  ces  «  or- 
gueilleux bambins,  »  comme  il  les  appelait  avec  un  peu  d'iro- 
nie.fl 

Le  Duc  d'Aumale  qui  connaissait  mieux  que  son  correspon- 
dant les  nobles  sentimens  de  la  société  anglaise,  pour  les  avoir 
éprouvés    depuis  onze   ans,  n'avait   pas  de  ces  inquiétudes.  Il 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenait  avant  lout  à  ce  que  son  fils  ne  fût  pas  élevé  seul,  il  vou- 
lait que  cet  enfant  entretint  avec  d'autres  enfans  des  liens  de 
camaraderie  qui  lui  créeraient  pour  l'avenir  quelques-unes  de 
ces  amitiés  fidèles  dont  il  sentait  personnellement  tout  le  prix. 
Cette  pensée  dominante  le  conduisit  à  faire  un  sacrifice.  Ne 
trouvant  pas  à  Londres  l'établissement  qui  lui  convenait,  il  se 
décida,  non  sans  peine,  à  se  séparer  de  son  fils.  Il  avait  d'abord 
songé  à  la  Suisse,  mais  n'y  trouvant  rien  non  plus,  il  choisit  la 
vieille  école  municipale  d'Edimbourg,  qui  lui  offrait  l'avantage 
d'être  dirigée  par  un  laïque,  de  n'astreindre  les  élèves  à  aucune 
obligation,  instruction  ou  prescription  religieuses.  Les  catho- 
liques pouvaient  y  rester  catholiques,  sans  subira  aucun  degré, 
comme  ailleurs,  la  pression  des  pasteurs  protestans.  De  plus,  on 
y  prononçait  le  grec  et  le  latin  à  l'européenne,  non  à  l'anglaise. 
Ce  détail  enchantait  Cuvillier-Fleury  en  lui  donnant  la  cer- 
titude que  les  humanités  se  continueraient  à  Edimbourg  aussi 
bien  qu'en  France. 

Su  r  ce  point,  il  était  irréductible.  Ainsi  que  tous  les  vieux 
professeurs  de  l'Université,  il  considérait  les  études  classiques, 
l'étude  du  grec  et  du  latin,  comme  la  base  nécessaire  de  tout 
enseignement,  le  latin  surtout,  qu'il  possédait  à  fond  et  dont 
il  fait  des  citations  dans  presque  toutes  ses  leltres.  Il  aime  les 
Romains,  non  seulement  parce  qu'ils  écrivent  une  langue  lim- 
pide et  forte,  parce  qu'ils  savent  conduire  et  discipliner  leur 
pensée,  mais  parce  qu'ils  ont  donné  au  monde  d'admirables 
exemples  de  courage  moral  et  de  dignité  civique.  Leurs  écrits 
sont  faits  pour  inspirer  les  vertus  mâles.  Il  n'y  a. pas  de  nour- 
riture plus  saine  et  plus  fortifiante  pour  l'àme  d'un  prince. 

II 

Ce  lettré  de  race,  ce  rédacteur  du  plus  littéraire  des  jour- 
naux d'alors,  du  Journal  des  Débats,  dexaii  naturellement  penser 
un  jour  à  l'Académie  Française,  puisqu'il  est  convenu  que 
l'Académie  Française  est  la  suprême  récompense  du  talent  de» 
écrivains.  Aussi  l'histoire  des  candidatures  académiques  tient- 
elle  une  grande  place  dans  ses  lettres.  Il  y  en  eut  plusieurs,  l^a 
première  fois,  ce  fut  plutôt  une  velléité.  Dès  1858,  il  avait  com- 
mencé ses  ti-avaux  (Tapproche,  sans  insister  d'ailleurs,  en  homme 
qui  se  contente  d'explorer  le  terrain.  Un  an  a[>rès,  la  tentative 


LE    DLC    d'aUMALE    EN    EXIL.  287 

fut  plus  sérieuse.  A  la  mort  de  Tocqueville,  quelques  amis 
pensèrent  à  lui  pour  remplacer  ce  généreux  représentant  du 
libéralisme.  En  1860,  l'Académie  se  piquait  d'être  libérale  : 
avec  le  Journal  des  Débats  et  la  Revue  des  Deux  Mondes,  elle 
était,  sous  un  gouvernement  absolu,  un  des  refuges  de  la  liberté. 
On  n'y  attaquait  pas  directement  l'Empire,  mais  on  ne  s'y  fai- 
sait pas  faute  d'allusions  malicieuses,  on  y  célébrait  volontiers 
les  mérites  et  les  bienfaits  du  régime  parlementaire  ;  on  tenait 
à  distance  les  candidats  attachés  au  gouvernement  qui,  dans 
leur  discours,  auraient  peut-être  eu  la  tentation  de  le  louer.  Par 
ses  relations  avec  les  anciens  membres  du  Parlement  qui  peu- 
plaient l'Académie,  par  l'indépendance  de  son  caractère  et  de 
ses  articles,  par  les  opinions  libérales  qu'il  exprimait  chaque 
fois  qu'il  touchait  à  la  politique,  Cuvillier-Fleury  paraissait 
bien  placé  pour  recueillir  les  suffrages  des  académiciens.  Il  le 
croyait  du  moins  et  il  aurait  sans  doute  réussi  si,  à  la  suite  de 
la  guerre  d'Italie  qui  avait  mécontenté  le  monde  conservateur 
et  catholique,  l'idée  n'était  venue  à  quelques  personnes  de  pré- 
senter une  candidature  religieuse  pour  mieux  indiquer  le  désac- 
cord qui  s'accusait  entre  l'esprit  de  l'Académie  et  la  politique 
impériale. 

((  Je  ne  suis  plus  assez  nuancé,  écrivait  mélancoliquement 
Cuvillier-Fleury,  pour  représenter  l'Académie  dans  son  opposi- 
tion à  la  politique  du  gouvernement  ;  il  faut  un  papiste,  n'im- 
porte lequel,  pourvu  qu'il  ait  ufl  général  qui  soit  à  Rome.  Mon 
général,  à  moi,  est  k  Twickenham,  ce  n'est  pas  assez.  »  Quoique 
le  candidat  évincé  exhalât  sa  mauvaise  humeur,  il  n'avait  pas  le 
droit  de  se  plaindre  du  concurrent  qu'on  lui  opposait.  Ce  n'était 
rien  moins  qu'une  des  gloires  de  l'Eglise,  le  Père  Lacordaire. 
Le  gouvernement  impérial  avait  fermé  la  bouche  de  l'éloquent 
prédicateur  en  ne  lui  permettant  l'accès  d'aucune  chaire.  L'Aca- 
démie lui  rendait  la  parole,  c'était  de  bonne  guerre.  Elle  se 
donnait  ainsi  le  double  mérite  d'honorer  un  personnage  célèbre 
comme  elle  en  a  le  devoir,  et  de  témoigner  de  son  indépen- 
dance. Ce  fut  une  grande  séance  que  celle  où  le  protestant 
Guizot  reçut  le  dominicain  Lacordaire.  Deux  noms  glorieux, 
une  renommée  universelle,  dont  le  rapprochement  indiquait  la 
largeur  d'esprit  des  académiciens.  Protestans,  catholiques,  peu 
importait.  Cela  voulait  dire  que,  si  les  membres  de  l'Académie 
sont  parfois  obligés,  dans  les  années  maigres,  de  subir  des  noms 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

obscurs,  ils  entendaient  cette  fois  ne  laisser  hors  de  leur  Com- 
pagnie aucun  des  hommes  dont  la  France  était  justement  fière. 

En  1862,  nouvel  échec  de  Guvillier-Fleury.  Cette  fois,  il  n'y 
eut  pas  d'élection,  mais  le  candidat  qui  obtint  le  plus  de  voix 
fut  le  poète  Autran.  L'irascible  précepteur  du  Duc  d'Aumale 
voit  dans  cette  candidature  toutes  sortes  de  combinaisons  ma- 
chiavéliques ;  il  croit  que  l'Académie  veut  bien  se  prononcer 
pour  un  ultramontain  comme  le  Père  Lacordaire  ou  pour  un 
des  chefs  du  parti  catholique  comme  le  prince  Albert  de  Broglie, 
mais  qu'elle  lui  tient  rigueur,  à  lui,  Cuvillier-Fleury,  parce 
qu'il  est  le  correspondant  du  Prince  et  qu'on  ne  veut  pas  se 
compromettre  auprès  du  gouvernement  en  faisant  campagne 
pour  un  orléaniste,  l'orléanisme  étant  le  parti  que  l'Empereur 
redoute  et  déteste  le  plus.  Suivant  lui,  les  adversaires  de  sa  can- 
didature, ne  pouvant  faire  passer  leur  candidat,  se  sont  rabattus 
pour  lui  faire  échec  sur  un  candidat  incolore.  Il  y  a  certaine- 
ment du  vrai  dans  ces  doléances  académiques.  Mais  incolore  est 
bientôt  dit  et  ne  peut  d'ailleurs  se  comprendre  qu'au  point  de 
vue  politique.  Il  eût  été  plus  élégant  de  reconnaître  le  mérite 
de  l'adversaire  et  de  saluer,  comme  l'Académie  elle-même,  les 
Poèmes  de  la  mer.  Il  n'y  avait  aucune  humiliation  à  être  battu 
par  cet  esprit  délicat  qui  joignait  à  son  talent  la  bonne  fortune 
de  représenter  la  Provence,  d'être  le  compatriote  de  Thiers  et 
de  Mignet. 

Aux  tristesses  de  l'exil  s'ajoutait,  pour  le  Duc  d'Aumale,  un 
souci  d'un  ordre  plus  général.  Ni  la  prospérité  ni  la  puissance 
apparente  de  l'Empire  ne  lui  dissimulaient  le  danger  que  faisait 
courir  à  la  France  la  permanence  d'un  pouvoir  sans  contrôle.. 
Il  ne  concevait  la  monarchie  que  sous  la  forme  d'un  régime  par- 
lementaire, telle  qu'il  l'avait  vue  sous  le  règne  de  son  père,  telle 
que  la  Grande-Bretagne  lui  en  offrait  le  spectacle,  comme  un  pou- 
voir contrôlé  par  l'opinion.  Cette  opinion  ne  pouvait  se  mani- 
fester que  de  deux  manières,  par  des  élections  libres  ou  par  la  li- 
berté accordée  à  la  presse.  Si  le  gouvernement  dictait  lui-même 
le  choix  des  députés,  si  les  journaux  qui  oseraient  discuter  les 
actes  du  gouvernement  se  savaient  menacés  de  confiscation,  le 
contrôle  n'existerait  plus.  Ce  serait  le  régime  de  l'arbitraire  et 
du  bon  plaisir.  Telle  était  bien  la  physionomie  du  second  Em- 
pire. Le  Duc  d'Aumale  suivait  avec  anxiété  les  incohérences 
d'une    politique  personnelle,    tantôt   favorable  au   Saint-Siège,. 


LE    DUC    DAUMALE    E>    EXIL.  28!> 

tantùl  cntrainée  par  le  mouvemenl  qui  poussait  l'Italie  vers 
l'unité.  Il  aimait  à  coup  sur  les  Italiens,  il  leur  avait  donne  une 
preuve  de  sA  sympathie  en  faisant  entrer  dans  l'armée  piémon- 
taise  son  neveu,  le  Duc  de  Chartres.  Mais  il  était  loin  d'ap- 
prouver tout  ce  qui  se  passait  dans  la  Péninsule.  Certaines  vio- 
lations du  droit,  favorisées  par  la  politique  impériale,  blessaient 
en  lui  le  sentiment  de  la  justice.  Il  n'était  pas  plus  papalin  que 
Cuvillier-FIeury  ;  mais  il  ne  pouvait  pas  fermer  les  yeux  sur  les 
contradictions  d'une  diplomatie  qui,  après  avoir  travaillé  à 
l'affranchissement  de  l'Italie,  lui  refusait  ensuite  Venise  et 
Rome.  Le  résultat  de  cette  politique  ambiguë  lui  apparaissait 
clairement.  Après  tous  les  sacrifices  que  la  France  avait  faits, 
après  Magenta,  après  Solférino,  nous  ne  devions  plus  compter  sur 
la  reconnaissance  des  Italiens.  Si  un  jour  nous  avions  besoin 
d'eux,  nous  ne  les  trouverions  plus.  L'événement  n'a  que  trop 
justifié  ces  prévisions  pessimistes. 

Parmi  les  rares  organes  de  la  presse  qui  se  permettaient 
quelques  réserves  en  parlant  de  la  politique  extérieure,  au 
risque  d'attirer  sur  leurs  tètes  les  foudres  impériales,  le  Jour- 
nal des  Débats  se  distinguait  par  le  talent  et  par  le  courage  de 
ses  rédacteurs.  Prévost-Paradol,  Sacy,  Saint-Marc  Girardin  y 
voisinaient  avec  Guvillier-Fleury.  Le  Prince,  en  lisant  leurs 
articles,  y  retrouvait  comme  un  écho  de  la  liberté  disparue. 
Aussi  témoigna-t-il  un  peu  d'inquiétude  lorsque  le  bruit  se 
répandit  que  le  journal  allait  être  vendu,  acheté  sans  doute 
pour  le  compte  du  gouvernement.  Heureusement,  pas  plus  que 
ses  rédacteurs,  le  journal  n'était  à  vendre.  Quelles  n'auraient 
pas  été  les  appréhensions  du  Duc  d'Aumale  s'il  avait  su  que  vers 
la  même  époque  François  Buloz,  écœuré  et  inquiet,  fut  tenté 
un  instant  de  transporter  à  Genève  la  Revue  des  Deux  Mondes 
pour  conserver  son  indépendance.  Cette  fois,  l'Empereur  com- 
prit qu'il  ne  fallait  pas  laisser  sortir  de  France  un  organe  si 
important,  que  ce  serait  un  affaiblissement  de  l'influence  fran- 
çaise, et  il  fit  savoir  indirectement  à  la  Revue  qu'elle  n'avait 
rien  à  craindre. 

III 

L'exilé  se  contentait  en  général  d'exprimer  son  opinion  en 
•[uelques  mots,  par  des  confidences  discrètes.  Il  mettait  d'autant 

TOME  X.  —  1912.  19 


290  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  de  mesure  dans  ses  jugemens  écrits  qu'il  se  savait  étroi- 
tement surveillé  par  la  police  impériale,  que  ses  lettres  étaient 
régulièrement  décachetées  avant  d'arriver  à  destination  et  qu'il 
ne  voulait  compromettre  personne.  Un  jour  vint  cependant  où 
une  provocation  directe  le  fit  sortir  de  sa  réserve.  Le  prince 
Napoléon,  l'enfant  terrible  de  son  parti  et  de  sa  famille,  avait 
prononcé  au  Sénat  un  discours  retentissant  où  il  prenait  à 
partie  la  branche  ainée  et  la  branche  cadette  de  la  Maison  de 
France,  où  il  établissait  entre  les  Napoléon  et  les  Bourbons  un 
parallèle  injurieux  pour  ceux-ci.  L'Empereur,  qui  avait  plus 
d'une  fois  gémi  des  frasques  de  son  cousin,  applaudissait  cette 
fois  et  le  ministre  de  l'Intérieur  faisait  afficher  le  discours  dans 
toutes  les  communes.  Le  gouvernement  impérial  semblait  ainsi 
désigner  la  Maison  de  France  au  mépris  des  populations.  Le 
Duc  d'Aumale,  indigné  de  cet  abus  de  la  force,  de  cette  insulte 
gratuite  adressée  par  des  vainqueurs  tout-puissans  à  des  vain- 
cus exilés,  releva  le  gant  au  nom  de  tous  les  siens.  Sous  un 
titre  modeste,  destiné  à  tromper  la  police,  il  écrivit  les  pages 
admirables  qu'il  intitula  simplement  Lettre  sur  rHistoire  de 
France  et  qui  produisirent  dans  toute  l'Europe  une  impression 
profonde. 

Dans  l'introduction  qu'il  a  mise  en  tête  du  troisième  volume 
de  la  Correspondance,  M.  ValLery-Radot  raconte  fort  spirituelle- 
ment à  la  suite  de  quelles  circonstances  ce  formidable  écrit 
pénétra  en  France  et  y  fut  répandu  par  milliers  d'exemplaires, 
avant  même  que  le  gouvernement  eût  pu  prendre  les  mesures 
nécessaires  pour  en  empêcher  la  diffusion.  J'ai  suivi  moi-même 
de  très  près  cette  opération  délicate,  j'ai  vu  avec  quelle  dexté- 
rité manœuvrait  mon  excellent  ami,  le  comte  d'Haussonville, 
le  plus  habile  et  le  plus  entreprenant  des  chefs  de  l'opposition. 
D'une  bonne  humeur  inaltérable,  toujours  prêt  à  servir  la  cause 
de  la  liberté,  ne  plaignant  ni  ses  peines,  ni  son  argent,  il  aurait 
été  surpris,  presque  mécontent  qu'on  ne  lui  confiât  pas  les 
missions  les  plus  difficiles  à  remplir.  Le  Duc  d'Aumale,  qui  con- 
naissait ses  qualités  et  son  dévouement,  l'avait  choisi  comme 
l'homme  le  plus  propre  à  accomplir  ce  tour  de  force  :  quoiqu'il 
fût  interdit  de  rien  publier  sans  l'autorisation  du  gouvernement, 
trouver  en  France  un  imprimeur  et  un  éditeur  assez  courageux 
pour  publier  l'acte  d'accusation  le  plus  véhément  el  le  mieux 
motivé  qui  eût  paru  contre  le  régime  impérial.  Le  manuscrit, 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  291 

a[)porto  par  Ivloiiarcl  Boclier,  fut  remis  à  d'IIaussonville,  qui  entra 
immédiatement  en  campagne  avec  son  entrain  accoutumé. 

Il  y  avait  deux  hommes  qui  connaissaient  les  risques  à  courir 
puisqu'ils  les  avaient  déjà  aiîrontés,  M.  Beau,  imprimeur  à 
Saint-Germain,  et  M.  Dumineray,  éditeur,  rue  Richelieu.  Tous 
deux  avaient  été  condamrfés  pour  avoir  publié  la  brochure  de 
Prévost-Paradol  sur  les  Anciens  partis.  Ils  ne  se  dissimulèrent 
pas  que,  cette  fois,  ils  allaient  au-devant  d'une  condamnation 
plus  rigoureuse  encore.  Leur  zèle  n'en  fut  pas  diminué;  par 
compensation,  ils  eurent  même  la  chance  d'échapper,  pendant 
quelques  heures,  à  la  répression  qui  les  attendait.  L'aventure 
fit  la  joie  des  orléanistes  et  des  républicains  alors  groupés  dans 
une  hostilité  commune  contre  l'Empire.  Le  titre  inofïensif  de 
l'ouvrage,  Lettre  sur  l Histoire  de  FratiLce,  avait  dépisté  les  soup- 
çons. Ce  n'est  pas  que  les  intéressés  eussent  essayé  de  tourner 
la  loi.  Très  ouvertement  ils  avaient  déposé  le  manu.scrit  au 
parquet  du  procureur  impérial  de  Versailles  et  dans  les  bureaux 
de  la  préfecture  de  Seine-et-Oise.  Les  mauvaises  langues  racon- 
taient, non  sans  ironie,  que  le  procureur  impérial,  sur  le  vu 
du  titre  et  de  la  signature  :  Henri  d'Orléans,  avait  pris  l'air 
entendu  en  disant  :  u  Je  vois  ce  que  c'est,  une  suite  au  travail 
sur  Alésia.  »  Au  ministère  de  l'Intérieur,  alors  en  plein  démé- 
nagement, on  ne  fut  ni  plus  diligent,  ni  plus  clairvoyant.  Il  en 
résulta  que  le  13  avril  1861,  à  midi,  la  vente  de  la  brochure 
devint  légale  par  l'expiration  du  délai  de  dépôt.  Le  libraire 
Dumineray  ne  perdit  pas  une  minute  pour  l'étaler  sous  sa 
vitrine.  «  Des  libraires,  en  toute  hâte,  arrivaient  et  emportaient 
des  paquets  par  douzaines.  Un  marchand  de  journaux  en  ven- 
dait à  lui  seul  un  millier  d'exemplaires.  A  l'heure  de  la  Bourse, 
sur  la  place,  sur  les  marches,  la  brochure  jaune  apparaissait 
dans  toutes  les  mains.  »  Chez  moi,  le  comte  d'IIaussonville  en 
apportait  une  centaine  à  distribuer  dans  le  monde  universitaire. 

L'elfet  produit  fut  prodigieux.  Les  hommes  d'aujourd'hui, 
habitués  aux  polémiques  ardentes  de  la  presse,  parviennent  dif- 
ficilement à  se  représenter  dans  quelle  atmosphère  de  somno- 
lence et  de  silence  vivait  la  population  française  en  l'an  de 
grâce  18G1.  Les  journaux  ne  traitaient  les  questions  politiques 
qu'à  voix  basse,  comme  s'ils  parlaient  dans  une  chambre  de 
malade.  Chacun  savait  en  prenant  la  plume  qu'il  suffisait  de 
deux  avertissemens  pour  amener  la  mort  du  journal.  L'art  des 


292  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  brillans  journalistes  d'opposition,  l'art  supérieur  de  Prévost- 
Paradol  et  de  Saint-Marc  (iirardin  consistait  à  trouver  des  for- 
mules ingénieuses  pour  envelopper  une  apparence  de  désappro- 
bation ou  de  critique  dans  les  plis  d'une  phrase  habilement 
cadencée.  C'était  le  triomphe  de  l'allusion,  de  l'épigrammc 
discrète,  une  passe  d'armes,  un  exercice  de  beau  langage  plu- 
tôt qu'un  acte  politique.  Ceux  mêmes  qui  y  réussissaient  le 
mieux,  dont  le  talent  s'affinait  à  ce  jeu  d'escrime,  exprimaient 
volontiers  le  regret  d'être  condamnés  à  tant  d'habileté.  Ils 
enviaient  le  sort  de  ceux  de  leurs  prédécesseurs  qui  avaient 
connu  un  autre  régime,  le  temps  des  luttes  épiques  où  chacun 
combattait  sous  son  drapeau,  à  visage  découvert. 

Dans  cette  France  silencieuse  et  somnolente  éclata  tout  à 
coup  comme  une  fanfare  de  guerre  la  voix  sonore  du  prince 
Napoléon.  Un  petit  progrès  venait  de  s'accomplir,  non  dans  le 
régime  de  la  presse,  toujours  aussi  rigoureux,  mais  dans  les 
rapports  du  (jouvernement  et  des  Chambres.  Le  droit  de 
réponse  à  l'adresse  du  trône  était  rendu  aux  sénateurs  et  aux 
députés.  "Ce  fut  le  paisible  Sénat  qui  fit  la  première  expérience 
de  cette  liberté  nouvelle  et  qui  l'inaugura  par  un  coup  d'éclat. 
La  question  italienne  était  naturellement  à  l'ordre  du  jour.  On 
cherchait  à  voir  clair  dans  la  pensée  intime  de  l'Empereur 
visiblement  partagé  entre  les  aspirations  italiennes  et  la  volonté 
plusieurs  fois  affirmée  de  conserver  l'indépendance  du  Saint- 
Siège.  Les  orateurs  catholiques,  M.  de  Larochejaquelein, 
M.  de  Heeckeren,  M.  de  Gabriac  avaient  défendu  le  pouvoir 
temporel  du  Pape,  M.  Pietri  leur  avait  répondu,  lorsque  le  cou- 
sin de  l'Empereur,  dans  la  séance  du  1"^'  mars,  demanda  la 
parole. 

Dès  le  début  de  son  discours,  il  provoqua  l'étonnement  et 
même  quelques  murmures  par  la  véhémence  de  son  argumenta- 
lion.  Il  prit  àpartie  les  défenseurs  de  la  Papauté  en  leurreprochant 
de  reprendre  avec  leurs  tendances  cléricales  les  idées  surannées 
du  moyen  âge,  tandis  que  les  Napoléon  représentaient  le  libre 
esprit  de  la  société  moderne.  Ayant  à  parler  du  roi  de  Naples 
auquel  il  n'accordait  aucun  droit,  pour  lequel  il  n'éprouvait  qu'un 
très  vague  sentiment  de  pitié,  il  entreprit  à  ce  propos  l'histoire 
(le  la  maison  deiîourbon  en  France,  en  Espagne,  en  Italie,  et  il 
le  fit  dans  les  tei'mes  les  plus  outrageans  pour  tous  les  membres 
de  la  famille.  Le  Sénat  écoutait  avec  stupeur  cette  parole  sac- 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  293 

cadée  et  hautaine  dont  les  périodes  se  pressaient  quelquefois  en 
tumulte  les  unes  après  les  autres,  comme  si  l'orateur  avait  peine 
à  contenir  le  bouillonnement  intérieur  de  la  passion  qui  l'agi- 
tait. 11  parla  ainsi  trois  heures  durant,  faisant  successivement 
le  procès  de  tous  les  partisans  du  pouvoir  temporel,  n'épargnant 
personne,  mais  s'acharnant  surtout  sur  les  morts,  sur  les  ban- 
nis, les  absens,  les  vaincus.  Du  ton  le  plus  méprisant,  il  évo- 
quait «  les  bandes  »  de  Lamoricière,  il  faisait  le  portrait  ironique 
de  M.  de  Mérode,  ce  sous-lieutenant  belge  transformé  en  mi- 
nistre des  armes  ;  il  dénonçait  à  ses  auditeurs  la  souveraineté 
pontificale  <<  qui  fuyait  de  toutes  parts  comme  un  vase  fêlé  »  et 
la  Papauté  elle-m«>me  <(  cette  cristallisation  du  moyen  âge.  » 

Que  le  gendre  du  roi  Victor-Emmanuel  prit  publiquement 
position  en  faveur  de  l'Italie  contre  la  Papauté,  au  moment  où 
l'Empereur  paraissait  hésiter,  c'était  affaire  entre  son  cousin  et 
lui.  Les  exilés  pouvaient  regarder  de  loin  d'un  œil  détaché  cette 
scène  de  famille.  Mais  qu'il  se  permit  à  ce  propos  de  refaire 
l'histoire  de  France  et  de  sacrifier  d'un  seul  trait  toutes  les 
gloires  de  l'ancienne  monarchie  à  la  gloire  plus  récente  des 
Napoléon,  cette  audacieuse  entreprise  appelait  une  réponse.  Le 
Duc  d'Aumale  la  fit  avec  une  souveraine  éloquence.  Quoiqu'il 
eût  déjà  donné  bien  des  preuves  de  sa  valeur  intellectuelle  et 
morale,  jamais  encore  il  ne  s'était  élevé  si  haut.  En  face  de  ce 
vainqueur  sans  générosité  qui  abuse  de  sa  situation  privilégiée 
pour  accabler  les  vaincus,  il  dresse  une  autre  image,  celle  de 
l'honnête  homme,  momentanément  délaissé  par  la  fortune, 
qui  ne  réclame  aucun  privilège,  qui  veut  simplement  savoir 
s'il  lui  sera  permis  de  défendre  contre  un  gouvernement  tout- 
puissant  son  honneur  et  celui  des  siens  publiquement  outragés. 
Ce  droit  qui  sur  le  sol  de  la  Grande-Bretagne  ne  serait  refusé  à 
aucun  citoyen  anglais,  un  citoyen  français  exilé  peut-il  le  reven- 
diquer sur  la  terre  de  France  ? 

((  L'attaque  injurieuse,  dit  le  Duc  d'Aumale,  qu'un  pouvoir 
si  fort  et  qui  vous  inspire  tant  de  confiance  a  endossée,  pro- 
pagée, affichée  sur  tous  les  murs,  ma  réponse  peut-elle  la 
suivre  et  se  produire,  en  se  conformant  aux  lois,  sur  le  sol  même 
de  la  patrie  .!^  J'en  veux  faire  l'expérience.  Si  elle  tourne  contre 
mes  vœux  et  si,  au  mépris  des  notions  de  la  justice  et  de  l'hon- 
neur, vous  étouffez  ma  voix  en  France  dans  une  cause  si  légi- 
time, elle  aura  du  moins  quelque  écho  en  Europe  et  en  tout  pays 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  cœur  des  honnêtes  gens.  »  Le  Prince  ne  se  trompait  pas  en 
faisant  appel  à  l'opinion  publique.  Dès  que  la  brochure  parut,  elle 
fut  traduite  dans  toutes  le.s  langues  et  universellement  admirée. 

Comment  les  esprits  indépendans  n'eussent-ils  pas  été  frap- 
pés dans  tous  les  pays  par  le  contraste  entre  le  ton  tranchant 
du  prince  Napoléon  et  le  sentiment  des  nuances  observé  par  le 
Duc  d'Aumale.  Vous  êtes  bien  jeunes,  semblait  dire  celui-ci  à 
son  adversaire,  pour  vous  comparer  à  nous.  Vous  avez  régné 
trente  ans  et  nous  dix  siècles.  Que,  dans  ce  long  espace  de  temps, 
nous  ayons  commis  des  fautes  et  même  des  crimes,  je  vous 
l'accorde  volontiers.  Mais  nous  avons  fait  autre  chose.  Ce 
Louis  XIV  que  vous  traitez  de  si  haut,  que  vous  accusez  d'avoir^ 
appauvri  son  royaume  d'hommes  et  d'argent,  il  a  pourtant  laissé 
((  la  grande  monarchie  autrichienne  irrévocablement  dissoute 
et  la  France  agrandie  de  la  Flandre,  de  l'Artois,  de  l'Alsace,  de 
la  Franche-Comté  et  du  Roussillon.  »  Vous  opposez  aux  divi- 
sions qui  ont  séparé  la  branche  cadette  de  la  branche  aînée  de 
notre  famille  l'étroite  union  des  Napoléon.  Oubliez-vous  donc  et 
Lucien  et  Murât  .'^  Ne  nous  accablez  pas  non  plus  de  l'éclat  de 
votre  gloire. 

Cette  gloire,  nous  la  reconnaissons,  nous  l'admirons  autant 
que  vous.  Nous  avons  chanté  les  chansons  de  Béranger,  c'est  le 
gouvernement  de  Juillet  qui  a  replacé  Napoléon  sur  la  colonne 
de  la  place  Vendôme  et  transporté  ses  cendres  aux  Invalides. 
Mais  nous  n'oublions  pas  comme  vous  le  revers  de  tant  de 
triomphes.  Combien  de  centaines  de  mille  hommes  votre  oncle 
a-t-il  fait  périr  en  Espagne,  en  Russie,  à  Leipzig  ?  Dans  quel 
état  a-t-il  laissé  la  France  après  Waterloo  ? 

Vous  répétez  volontiers  que  vous  êtes  un  gouvernement  fort 
et,  pour  montrer  votre  force,  vous  nous  annoncez  que,  si  quel- 
ques-uns d'entre  nous  faisaient  une  descente  sur  les  côtes  de 
France,  vous  nous  feriez  bel  et  bien  fusiller.  <c  Nous  aussi,  nous 
avons  eu  une  incursion  à  Strasbourg  et  une  descente  à  Bou- 
logne. Personne  pourtant  n'a  été  fusillé.  Ces  d'Orléans  sont  in- 
corrigibles. Ce  serait  à  recommencer  que  je  crois  vraiment  qu'ils 
seraient  aussi  démens  que  par  le  passé.  Mais  pour  les  Bonaparte, 
quand  il  s'agit  de  faire  fusiller,  leur  parole  est  bonne.  Et,  tenez, 
prince,  de  toutes  les  promesses  que  vous  et  les  vôtres  avez, 
faites  ou  pouvez  faire,  celle-là  est  la  seule  sur  l'exécution  de  la- 
quelle je  compterais.  » 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  295 

Puis  s'élevant  au-dessus  des  considérations  personnelles, 
ramassant  pour  sa  péroraison  tous  les  griefs  et  toutes  les  appré- 
hensions des  libéraux,  l'auteur  de  la  Lettre  sur  rHistoûe  de 
France  terminait  par  cette  phrase  d'une  superbe  envolée:  «  Vous 
qui  traitez  avec  l'arrogance  de  la  bonne  fortune  ces  races  an- 
tiques qui  ont  régné  longtemps  sur  une  nation  généreuse..., 
vous  qui  jouissez  du  fruit  accumulé  de  tant  de  travaux,  de  tant 
de  sagesse  et  de  tant  de  gloire,  sachez  bien  que,  si  vous  ne  sor- 
tez pas  des  mauvaises  voies  oîi  vous  êtes  si  profondément  enga- 
gés, ce  n'est  pas  aux  Bourbons,  ni  aux  d'Orléans  auxquels  on  n'a 
jamais  pu  adresser  un  tel  reproche;  c'est  à  vous  et  aux  vôtres 
qu'on  pourrait  alors  renvoyer  les  paroles  de  votre  oncle  au 
Directoire  :  Qu'avez-vous  fait  de  la  France  "^  »  Cette  véhémente 
apostrophe  ne  résonne-t-elle  pas  comme  l'annonce  prophétique 
de  la  tourmente  qui  devait  emporter  le  second  Empire  .^^ 

Qu'on  juge  de  l'effet  produit  par  un  tel  langage  au  milieu 
d'un  pays  condamné  au  silence  "^  Les  opposans  ne  cachaient  pas 
leur  joie.  Dans  les  conversations  particulières,  on  répétait 
quelques-uns  des  traits  de  la  brochure,  on  faisait  des  gorges 
chaudes  aux  dépens  du  téméraire  qui  venait  de  s'attirer  cette 
foudroyante  réplique.  L'Empereur  s'était  résigné  avec  philoso- 
phie en  disant  à  ses  ministres  :  «  L'affaire  regarde  surtout  mon 
cousin.  »  Mais  les  ministres  devaient  veiller  au  salut  de  l'Em- 
pire. Le  ministre  de  l'Intérieur,  Persigny,  pour  se  dédommager 
de  n'avoir  pu  empêcher  l'entrée  de  la  brochure,  voulut  du  moins 
en  interdire  la  circulation.  Les  journaux  furent  invités  à  n'en 
donner  ni  extraits  ni  commentaires.  Une  note  ofiicielle  annon- 
çait simplement  que  la  Lettre  sur  r  Histoire  de  France  avait  été 
saisie  et  l'éditeur  poursuivi  devant  les  tribunaux.  Le  prince 
Napoléon  fit  un  geste  élégant  pour  arrêter  les  poursuites  et 
sauver  du  moins  les  apparences  en  ce  qui  le  concernait.  Tenta- 
tive inutile  !  Le  gouvernement  avait  décidé  de  poursuivre,  on 
poursuivit.  Le  4  mai,  l'imprimeur  Beau  et  l'éditeur  Dumineray 
comparaissaient  devant  la  sixième  chambre  du  tribunal  correc- 
tionnel de  la  Seine  pour  y  répondre  du  délit  d'excitation  à  la 
haine  et  au  mépris  du  gouvernement. 

Le  procureur  impérial  partagea  son  réquisitoire  en  deux 
parties,  une  charge  à  fond  contre  le  gouvernement  de  Juillet  et 
la  glorification  du  second  Empire.  Dufaure  lui  répondit  par  une 
de  ces  argumentations  serrées  qui  étaient  sa  manière  propre  et 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  le  faisaient  ressembler  par  le  poids  et  par  la  solidité  des 
argumens  à  une  forteresse  en  marche.  L'accusateur  public  avait 
parlé  d'un  manifeste  orléaniste.  Il  ne  s'agit  pas  là  de  politique, 
répondait  l'illustre  avocat.  Dans  un  discours  qui  ne  les  concer- 
nait en  rien,  à  propos  d'une  question  à  laquelle  ils  n'étaient  pas 
mêlés,  les  princes  d'Orléans  ont  été  personnellement  et  violem- 
ment attaques.  L'un  d'eux  a  répondu,  n'était-ce  pas  son  droit  .^ 
Pouvez-vous  lui  reprocher  d'avoir  défendu  l'honneur  de  sa 
famille.^  Si  vous  lui  faites  un  reproche  d'avoir  engagé  le  gou- 
vernement dans  la  querelle,  oubliez-vous  que  c'est  le  gouver- 
nement lui-même  qui  s'est  solidarisé  avec  l'orateur  du  Sénat  en 
faisant  afficher  le  discours  à  la  porte  de  toutes  les  mairies  de 
France  ?  Si  vous  vous  sentez  atteints,  c'est  vous  qui  l'avez  voulu. 
((  Je  n'admets  pas  qu'il  soit  loisible  au  gouvernement,  même  le 
plus  absolu,  d'écrire  ou  de  répandre  des  offenses,  sans  être 
exposé  à  des  représailles.  »  Malgré  cette  vigoureuse  défense, 
malgré  une  plaidoirie  non  moins  forte  d'Hébert,  l'imprimeur  et 
l'éditeur  furent  tous  deux  condamnés  à  la  prison  et  à  l'amende. 

IV 

Pendant  que,  suivant  le  mot  du  duc  Pasquier,  ((  ce  grand 
événement  »  s'accomplissait  en  France,  le  Duc  d'Aumale,  de 
mieux  en  mieux  accueilli  par  la  haute  société  anglaise,  était 
invité  à  présider  le  banquet  de  la  Société  Royale  littéraire  de 
Londres  qui  fêtait  son  soizante-douzième  anniversaire.  Le  Prince 
y  p-rit  la  parole  en  anglais;  son  discours,  prononcé  presque  à 
l'époque  où  fut  écrite  la  Lettre  sw'  l'Histoire  de  France,  nous 
permet  d'apprécier  toute  la  souplesse,  toute  l'élasticité  de  ce 
rare  esprit.  La  réponse  au  prince  Napoléon,  écrite  de  verve  et 
comme  d'un  seul  jet,  révèle  des  qualités  supérieures  d'historien  . 
et  de  polémiste.  La  langue  en  est  pleine  de  saveur,  toute  péné- 
trée d'ironie  et  de  dédain,  en  même  temps  qu'appuyée  sur  les 
connaissances  historiques  les  plus  solides.  Tout  autre  est  le  ton  du 
discours  prononcé  en  Angleterre  devant  une  réunion  d'écrivains 
et  d'hommes  politiques.  Tout  y  est  au  contraire  en  nuances 
délicates  et  fines,  tout  y  respire  la  bonne  grâce  et  l'aisance  de 
l'esprit  le  plus  cultivé.  Quoi  de  plus  propre  à  toucher  les  Anglais 
que  la  reconnaissance  exprimée  par  le  Prince  pour  l'accueil  qui 
lui  est  fait,  pour  la  généreuse  hospitalité  qu'il  reçoit  en  Angle- 


LE    DUC    d'aUMALE    EX    EXIL.  297 

terre.  Il  donne  une  forme  exquise  à  l'expression  de  sa  gratitude 
«n  la  reportant  sur  la  Reine,  en  s'adressant  à  elle,  comme  si  elle 
représentait  toutes  les  vertus  de  la  race  anglaise.  En  la  louant, 
ainsi  qu'il  le  fait,  dans  une  note  émue,  avec  une  sorte  d'atten- 
<lrissement,  il  va  au  cœur  du  peuple  qui  aime  à  se  reconnaître 
en  elle.  Il  montre  également  qu'il  comprend  bien  la  nature  du 
public  auquel  il  s'adresse  en  insistant  sur  les  deux  sujets  qui 
l'intéressent  le  plus,  les  lettres  et  la  politique. 

Quelle  impression  ne  dut-il  pas  produire  sur  ses  auditeurs 
lorsqu'il  leur  racontait  que,  dans  les  paisibles  soirées  de  Neuilly, 
son  père  allait  quelquefois  chercher  un  volume  in-folio  de 
Shakspeare  illustré  par  Boydell  pour  donner  aux  enfans  un 
aperçu  des  plus  belles  scènes  du  théâtre  anglais  et  que  lui- 
même,  au  collège  Henri  IV,  il  avait  plus  d'une  fois  caché  un 
volume  de  Walter  Scott  dans  son  pupitre.  Au  moment  où  on  le 
croyait  absorbé  dans  la  lecture  d'un  texte  classique  il  lisait 
Ivanhoe  ou  les  Puritains.  Il  parlait  ensuite  du  mérite  des  insti- 
tutions anglaises  avec  un  accent  d'admiration  qui  n'avait  rien 
de  banal.  C'est  sous  un  gouvernement  constitutionnel,  dans  le 
culte  du  régime  parlementaire,  qu'il  a  été  (devé  et  qu'il  a  grandi. 
L'idéal  politique  qu'on  lui  propose  depuis  sa  jeunesse  c'est 
l'idéal  anglais,  laconciliation  de  l'ordre  et  de  la  liberté.  L'ordre 
s'obtient  par  la  continuité  de  la  tradition  dynastique,  la  liberté 
par  l'indépendance  de  la  tribune  et  de  la  presse.  Quels  services 
n'ont  pas  rendus  les  grands  orateurs  dont  s'honore  le  parle- 
ment d'Angleterre  par  le  contrôle  qu'ils  ont  exercé  sur  les 
actes  du  gouvernement  !  Ils  ont  évité  ou  réparé  bien  des 
fautes.  En  même  temps  ils  jettent  un  tel  éclat  sur  la  nation 
tout  entière  qu'elle  a  le  droit  de  les  compter  au  nombre  de  ses 
gloires  nationales  et  littéraires.  La  France  aussi  a  eu  pendant 
trente-six  ans  une  tribune  libre  et  glorieuse.  Ceux  qui  la  repré- 
sentaient sont  aujourd'hui  dans  le  cadre  de  réserve.  Plus 
heureuse,  la  Grande-Bretagne  n'a  jamais  vu  interrompre  la 
série  de  ses  orateurs  politiques.  Le  Duc  d'Aumale  en  reconnaît 
plusieurs  dans  son  auditoire  et  leur  adresse  le  salut  le  plus 
cordial. 

Le  point  culminant  du  discours,  ce  qui  en  fait  l'originalité, 
•c'est  l'éloge  sans  réserve  de  la  liberté  de  la  presse  dans  un 
■temps  oîi  tant  de  personnes  en  France  se  résignaient  à  la  voir 
supprimée.  Depuis  qu'elle  nous  a  été  rendue,  que   do  fois  nous 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

avons  entendu  les  gens  timorés  qui  composent  une  partie  consi- 
dérable <lu  public  français  se  plaindre  de  ses  excès  et  lui  attri- 
buer une  influence  funeste  sur  l'état  des  esprits  !  Lorsque 
j'entends  ces  lamentations  de  la  race  moutonnière,  je  suis  tou- 
jours tenté  de  leur  répondre  :  Hommes  de  peu  de  courage,  vous 
n'avez  pas  passé  comme  nous  par  l'épreuve  du  silence,  vous  ne 
savez  pas  ce  qu'il  en  coûte  de  ne  rien  connaître  des  affaires 
publiques,  de  vivre  dans  la  nuit,  de  ne  pas  pouvoir  discuter  une 
seule  fois  les  actes  du  gouvernement  et  de  n'apprendre  les  réso- 
lutions qui  engagent  l'avenir  du  pays  qu'au  moment  où  elles 
sont  déjà  prises.  Tout  plutôt  que  l'impossibilité  pour  les  citoyens 
de  défendre  les  intérêts  de  la  nation,  que  la  nécessité  de  subir 
le  joug  d'une  volonté  solitaire  et  silencieuse. 

On  ne  se  rend  pas  compte  aujourd'hui  du  réconfort  qu'ap- 
portaient aux  libéraux  restés  en  France  les  paroles  du  Duc  d'Au- 
male,  même  interceptées  en  partie,  même  mutilées  par  la  police. 
En  face  du  snobisme  et  de  la  peur  qui  régnaient  dans  tant  de 
milieux,  il  se  trouvait  enfin  un  homme  qui  osait  réclamer  la 
liberté  de  la  presse,  et  cet  homme  était  un  prince,  un  de  ceux  qui 
sont  le  plus  exposés,  par  le  rang  qu'ils  occupent,  à  attirer  l'atten- 
tion et  à  subir  les  critiques  des  journaux.  L'exemple  venant  de 
si  haut,  appuyé  sur  des  considérations  si  fortes,  nous  rendait 
du  courage  pour  supporter  le  régime  douloureux  que  nous 
subissions.  L'argumentation  du  Prince  était  irréfutable,  parce 
qu'elle  n'exagérait  ni  ne  dissimulait  rien.  Il  ne  présentait  pas 
la  presse  comme  une  vestale  ou  comme  une  sainte.  Il  recon- 
naissait qu'elle  était  capable  de  commettre  des  erreurs,  de  faire 
quelquefois  du  mal,  d'égarer  l'opinion  publique  sur  certaines 
choses  et  contre  certains  hommes.  Mais  qu'y  a-t-il  donc  de 
parfait  en  ce  monde  ?  Après  avoir  comparé  les  avantages  et  les 
inconvéniens  de  la  liberté,  il  concluait  en  faveur  de  la  liberté 
par  ces  réflexions  décisives  : 

«  La  presse  agit  sur  le  pouvoir  exécutif  tout  à  la  fois  comme 
un  aiguillon  et  comme  un  frein.  Elle  suspend  bien  des  résolu- 
tions irréfléchies,  elle  signale  bien  des  choses  excellentes  à  faire, 
qu'un  seul  homme  ne  saurait  toujours  apercevoir  sans  le  secours 
de  ses  cent  voix.  »  A  l'appui  de  son  opinion  il  citait  son  propre 
exemple.  Pendant  qu'il  avait  servi  son  pays  dans  des  fonctions 
publiques,  rien  ne  lui  donnait  un  sentiment  plus  vif  de  ses 
devoirs,  rien   ne   lui  imposait  avec  plus  d'autorité  l'obligation 


LE    DUC    d'aUMALE    EX    EXIL.  299 

de  réfléchir  profondément  avant  de  prendre  une  résolution  et  de 
se  consacrer  tout  entier  à  sa  tâche,  que  la  certitude  que  toutes 
ses  actions  ou  tous  ses  oublis  seraient  exposés  au  public  et  quel- 
quefois commentés  sur  un  ton  tout  autre  que  celui  de  la  bien- 
veillance. 

La  Société  Royale  de  Londres  n'est  pas  seulement  une  société 
littéraire,  elle  a  un  caractère  essentiellement  charitable;  sa 
manière  d'encourager  la  noble  profession  des  lettres  consiste 
surtout  à  secourir  ceux  qui  écrivent,  dans  les  crises  de  leur  des- 
tinée. Elle  tend  la  main  au  jeune  écrivain  sans  appui,  inca- 
pable pour  ses  débuts  de  se  suffire  à  lui-même,  au  vieillard  usé 
par  le  travail,  à  la  veuve  ou  à  l'orphelin  qu'un  malheur  subit  a 
laissés  sans  ressources.  Son  action  bienfaisante  ne  se  limite 
pas  aux  frontières  de  la  Grande-Bretagne.  Partout  où  elle  dé- 
couvre une  misère  à  soulager,  elle  agit.  Il  serait  facile  à  celui 
qui  préside  le  banquet  d'en  citer  de  nombreux  exemples.  Il  le 
ferait  si  les  statuts  de  la  Société  ne  le  défendaient  rigoureuse- 
ment. La  main  droite  doit  ignorer  ce  que  donne  la  main 
gauche.  Il  y  a  cependant  une  bonne  œuvre  qu'il  est  permis  de 
rappeler  parce  que  celui-là  même  qui  en  était  l'objet  a  tenu  à 
en  entretenir  la  postérité.  Lorsque  Chateaubriand,  émigré  et 
pauvre,  végétait  dans  un  taudis  de  Londres,  il  n'aurait  pu  ter- 
miner les  Natchez,  le  premier  livre  qui  fonda  sa  réputation,  s'il 
n'avait  reçu  une  aide  pécuniaire  de  la  Société  Royale  littéraire. 

Quand  le  Duc  d'Aumale  se  rassit,  les  applaudissemens  écla- 
tèrent dans  toutes  les  parties  de  la  salle.  Disraeli,  qui  se  leva 
pour  lui  répondre,  le  fit  avec  un  tact  infini.  Après  avoir  associé 
le  Prince  à  toutes  les  gloires  de  sa  race  et  présenté  en  lui  le  des- 
cendant direct  du  grand  roi  qui  a  donné  son  nom  à  la  période  la 
plus  éclatante  des  lettres  modernes,  il  rappela  les  titres  per- 
sonnels que  s'était  acquis  l'ancien  gouverneur  général  de 
l'Algérie  en  racontant  l'histoire  des  soldats  d'Afrique,  après  les 
avoir  conduits  à  la  victoire,  et  en  analysant  la  plus  merveilleuse 
campagne  de  César.  Les  révolutions  sont  sans  pitié,  mais  ce 
qu'elles  ne  peuvent  entamer,  c'est  la  valeur  morale  de  leurs  vic- 
times. «  Heureux  le  Prince,  disait  l'orateur  à  la  fin  de  son  dis- 
cours, qui,  sans  avoir  commis  une  faute  personnelle,  banni  des 
palais  et  des  camps,  peut  trouver  une  consolation  dans  les  livres 
et  une  noble  occupation  dans  les  riches  domaines  de  la  science 
et  de  l'art  1  Heureux  le  Prince   qui,  dans  un  pays  étranger,  tout 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  se  mêlant  aux  autres  hommes  sur  le  pied  de  l'égalité,  se  dis- 
tingue toujours  par  la  supériorité  de  son  esprit  et  de  sa  nature! 
Heureux  le  Prince  qui,  dans  de  pareilles  circonstances,  peut 
dans  le  royaume  des  lettres  conquérir  des  provinces  qu'il  ne 
saurait  perdre  et  défier  les  mauvais  destins  des  dynasties!  » 


Pauvre  Prince,  aurait-on  pu  répondre  à  Disraeli.  A  l'heure 
même  où  l'élite  de  la  société  anglaise  lui  témoignait  une  si 
grande,  une  si  universelle  déférence,  la  police  impériale,  hon- 
teuse d'avoir  laissé  passer,  comme  un  papier  innocent,  \3i  Lettre 
sur  l' Histoire  de  France,  et  stimulée  parle  ministre  de  l'Intérieur,, 
surveillait  tous  les  envois  qui  arrivaient  d'Angleterre.  Un  jour 
elle  crut  avoir  fait  une  trouvaille  qui  intéressait  la  sûreté  de 
l'Etat  en  arrêtant  à  la  frontière  le  plus  inoffensif  des  catalogues  : 
un  inventaire  de  tous  les  meubles  du  cardinal  Mazarin,  dressé 
par  Golbert  et  que  le  Duc  d'Aumale  en  curieux  et  en  bibliophile 
avait  fait  précéder  d'une  préface.  Tout  écrit  signé  Henri  d'Or- 
léans paraissait  séditieux.  Il  fallut  trois  semaines  de  négocia- 
tions pour  obtenir  que  Mazarin  et  Colbert  pussent  entrer  en 
France.  Un  autre  travail  beaucoup  plus  important,  les  deux 
premiers  volumes  de  Y  Histoire  des  Princes  de  Coudé  pendant  le- 
XVr  et  le  XVII'  siècle,  auxquels  le  Duc  d'Aumale  consacrait  le 
meilleur  de  son  temps,  provoqua  de  plus  grosses  difficultés.  Pour 
cette  œuvre,  Edouard  Bocher, mandataire  du  Prince,  a\'ait  conclu 
un  traité  littéraire  avec  l'éditeur  Michel  Lévy.  Le  manuscrit,, 
recopié  par  la  Duchesse  d'Aumale,  s'imprimait  chez  Glaye.  Le 
Prince  avait  reçu  et  renvoyé  sans  difficultés  des  séries  d'épreuves, 
l'ouvrage  allait  paraître,  on  commençait  à  le  brocher,  lorsque  le 
19  janvier  1863,  sur  l'ordre  du  préfet  de  la  Seine,  un  commis- 
saire de  police  vint  saisir  toutes  les  feuilles  d'impression  et  les 
transporta  dans  des  tapissières  à  la  Préfecture  de  Police. 

Un  citoyen  anglais  qui  se  croit  lésé  dans  ses  droits  personnels 
n'hésite  jamais  <à  porter  plainte  devant  toutes  les  juridictions 
qui  peuvent  le  protéger. 

Il  tient  à  poser  et  à  faire  juger  la  question,  non  seulement 
pour  lui-môme,  mais  pour  ceux  qui  peuvent  se  trouver  dans  son 
cas.  En  .se  déf(!ndant,  il  défend  le  droit  de  tous  dans  le  présent  et 
dans  l'avenir.  Déjà  très  pénétré  de  l'idée  juridique  que  chaque 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  301 

ras  paiiioiilier  peut  recevoir  une  application  générale,  le  Duc 
d'Aumale  n'avait  fait  que  se  confirmer  dans  ce  sentiment  au 
contact  de  ses  amis  d'Angleterre.  Se  sachant  traqué  et  poursuivi, 
il  était  résolu  à  se  servir  de  toutes  les  armes  que  les  lois  de  son 
pays  mettaient  à  sa  disposition.  Il  écrivait  en  ce  sens  à  son  con- 
seil :  (c  Sommations  à  l'éditeur,  sommations  au  préfet,  porter  la 
question  devant  les  tribunaux  ordinaires,  la  soutenir  devant 
toutes  les  juridictions  et  h  tous  les  degrés  :  voilà  ce  qui  nous- 
reste  à  faire  et  je  n'ai  pas  d'autre  instruction  à  vous  donner.  » 

La  lutte  judiciaire  et  administrative  devait  durer  six  années. 
Elle  commença  en  1863  par  une  admirable  plaidoirie  de  Dufaure. 
((  J'ai  entre  les  mains  le  volume  que  vous  avez  pris,  disait-il,  je 
l'ai  lu  en  entier.  C'est  l'œuvre  d'un  homme  qui  sait  écrire  notre 
langue  avec  élégance  et  sévérité,  qui  a  fait  de  savantes  recherches- 
et  qui  possède  les  archives  les  plus  précieuses  sur  le  sujet  qu'il 
a  traité.  Mais  dans  ce  volume  pas  un  mot,  vous  entendez,  pas  un 
mot  qui  ait  trait,  même  indirectement,  à  la  politique.  L'auteur 
a  poussé  sur  ce  point  le  scrupule  jusqu'à  s'interdire  le  xviii*'  siècle, 
pour  n'être  pas  tenté  par  elle.  Son  ouvrage  s'arrêtera  à  la  mort 
du  vainqueur  de  Rocroi.  » 

Dufaure  avait  raison,  le  Duc  d'Aumale  n'avait  aucune  inten- 
tion de  mêler  la  politique  à  l'œuvre  d'histoire  qu'il  entreprenait. 
Il  ne  poursuivait  que  la  vérité  historique.  Il  apportait  à  son  tra- 
vail tous  les  scrupules  de  l'historien  le  plus  consciencieux,  la 
recherche  des  documens  authentiques,  le  soin  du  détail  et  le 
souci  de  ne  s'élever  aux  considérations  générales  qu'après  avoir 
solidement  assuré  le  terrain  sous  ses  pas.  Un  des  moyens  d'in- 
formation auquel  il  attache  le  plus  d'importance  est  la  visite  des 
champs  de  bataille.  Ceux  de  France  lui  sont  interdits;  mais 
partout  où  il  peut  pénétrer,  il  observe  et  il  étudie.  Une  des  lettres 
les  plus  émouvantes  qu'il  adresse  à  Cuvillier-Fleury  contient  le 
récit  d'une  station  faite  par  lui  auprès  du  tombeau  de  Turenne. 
«  Je  viens  de  fouler  le  petit  coin  déterre  que  Turenne  a  couvert 
de  son  corps  quand  il  tomba  raide  mort  aux  pieds  de  son  che- 
val La  Pie....  Le  monument  est  bien.  L'inscription  surtout  me 
touche  :  «  La  France  à  Turenne.  )>  Et  de  l'autre  côté  :  ((  Arras, 
«  Les  Dunes,  Erzheim,  Sinzheim,  Turckheim.  »  Gela  dit  tout,, 
c'est  simple  et  grand.  » 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


VI 

Il  ne  serait  pas  étonnant  que  la  saisie  si  arbitraire  et  si  in- 
justifiée d'un  ouvrage  purement  historique  ait  été  provoquée 
par  un  incident  peu  connu  qui  se  produisit  à  Paris  avant  le 
19  janvier  1863.  Le  13  de  ce  mois,  on  vendit  aux  enchères  pu- 
bliques les  principaux  tableaux  de  M.  Demidoff,  entre  autres 
la  célèbre  Stratoiiice  d'Ingres  commandée  par  le  Duc  d'Orléans 
en  1840.  Le  Duc  d'Aumale  voulut  l'acquérir  en  souvenir  de  son 
frère  et  donna  ses  ordres  à  l'expert  Petit.  Lorsque  l'adjudication 
fut  prononcée,  à  92  000  francs,  toute  la  salle  réclama  le  nom  du 
véritable  acquéreur,  et  le  Prince  fut  nommé.  «  Bravo  pour  le 
Duc  d'Aumale  !  »  fut  le  cri  unanime,  accompagné  d'applaudis- 
semens  prolongés.  Un  assistant  ayant  cru  devoir  protester  en 
criant  :  Vive  l'Empereur  !  provoqua  une  nouvelle  salve  d'applau- 
dissemens  en  l'honneur  du  prince  exilé.  Un  personnage  de  la 
maison  de  l'Empereur  entrant  sur  ces  entrefaites,  demanda  à 
qui  s'adressaient  ces  applaudissemens  :  «  Au  Duc  d'Aumale.  — 
Ce  n'est  pas  possible,  c'est  Vive  l'Empereur  qu'il  faut  crier.  — 
Vous  y  êtes  bien,  l'Empereur  a  eu  juste  une  voix.  »  Voilà  une 
de  ces  manifestations  que  la  police  impériale  ne  pouvait  ni 
prévoir  ni  pardonner. 

L'épisode  de  la  Stratonice  nous  fait  entrevoir  un  des  côtés 
de  la  vie  du  Prince  sur  lequel  la  Correspondance  ne  peut  guère 
nous  donner  de  détails.  L'activité  infatigable  du  Duc  d'Aumale 
se  portait  sur  tant  de  sujets  qu'il  n'en  entretenait  pas  toujours 
son  ancien  précepteur.  Il  parlait  volontiers  à  Cuvillier-Fleury 
de  ses  livres,  il  lui  parlait  moins  des  œuvres  d'art  pour  les- 
quelles son  goût  se  développait  avec  les  années.  Outre  les  nom- 
breuses acquisitions  qu'il  faisait  dans  ce  genre  en  Angleterre,  il 
avait  en  France  des  intermédiaires  chargés  de  ses  achats.  Le 
principal  était  le  sculpteur  Henri  de  Triqueti.  En  janvier  1861, 
à  la  vente  de  la  collection  Soltykof  faite  à  Paris,  Triqueti  ac- 
quit pour  le  Prince  quatre  beaux  émaux  de  Léonard  Limousin, 
portraits  de  princes  français,  la  croix  du  Trésor  de  Bàle,  superbe 
pièce  d'orfèvrerie  du  xv^  siècle.  En  même  temps,  il  négociait 
l'acquisition  de  la  magnifique  collection  de  dessins  de  maîtres 
formée  par  M.  Frédéric  Reiset.  Cette  collection  comprenait 
380   pièces  choisies   par  un   connaisseur  de  premier  ordre;  tous 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  303 

les  grands  maîtres  italiens,  français,  flamands,  allemands, 
hollandais  s'y  trouvaient  représentés.  Les  prétentions  de 
M.  Reiset  étaient  élevées,  mais  la  perspective  de  voir  ses  des- 
sins entre  les  mains  de  l'illustre  amateur  lui  fît  accepter  le  prix 
de  140  000  francs.  Il  poussa  la  complaisance  jusqu'à  donner  des 
conseils  d'épuration  que  le  Prince  trouva  trop  sévères.  Celui-ci 
écrivit  à  Triqueti  le  26  janvier  1861  :  <(  Retenu  hors  de  chez  moi 
par  d'anciens  engagemens,  j'ai  dû  difïérer  de  quelques  jours 
l'ouverture  des  précieux  portefeuilles.  Maintenant  j'ai  vu  et 
revu  avec  la  plus  grande  attention  les  380  dessins;  ma  femme 
et  mon  fils  ont  été  associés  à  ce  plaisir,  et  tout  ce  que  je  puis 
vous  dire,  c'est  que  notre  attente  a  été  surpassée;  tout  m'a  paru 
excellent  dans  le  détail,  et  l'ensemble  est  saisissant.  Les  avis 
de  M.  Reiset  me  seront  bien  précieux  pour  guider  mon  inexpé- 
rience. Quoique  la  justesse  de  ses  observations  m'ait  le  plus 
souvent  frappé,  j'aurai  quelque  peine  à  toutes  les  exécutions 
qu'il  recommande.  Enfin,  monsieur,  je  ne  puis  que  vous  le  ré- 
péter, je  suis  on  ne  peut  plus  satisfait  de  l'acquisition  et  recon- 
naissant <les  peines  que  vous  avez  prises,  du  soin  et  du  zèle 
affectueux  avec  lequel  vous  avez  tout  conduit  et  dirigé.  »  Et  le 
12  février,  Adolphe  Couturié,  ami  et  secrétaire  du  Prince,  écri- 
vait à  M.  de  Triqueti  :  «  Le  Prince  est  toujours  sous  le  charme, 
et,  quand  il  rentre  chez  lui,  c'est  pour  courir  à  ses  chers  des- 
sins... Colnaghi  ne  les  a  pas  encore  vus,  bien  qu'il  en  grille 
d'envie,  mais  les  fréquentes  absences  du  Prince,  qui  tient  à 
montrer  lui-même  son  trésor  et  qui  n'en  livre  la  clé  à  personne, 
n'ont  pas  encore  permis  de  le  convoquer,   n 

Ce  Dominique  Colnaghi,  «  le  vieux  Dom,  »  dont  la  bou- 
tique canalisait  l'immense  réservoir  d'œuvres  d'art  qu'était 
alors  l'Angleterre  n'avait  pas  de  client  plus  assidu  que  le  Duc 
d'Aumale,  qui  lui  donnait  aussi  ses  commissions  pour  les 
grandes  ventes  de  Londres.  Chez  le  Prince,  l'amateur  se  double 
constamment  du  bibliophile.  Il  visite  les  boutiques  des  libraires, 
surtout  celle  de  Boone,  qui  a  la  spécialité  des  manuscrits  an- 
ciens. Il  y  trouva,  pour  n'en  citer  que  deux,  un  précieux  Sacré- 
mentaire  de  l'abbaye  de  Lorsch  au  XI"  siècle  et  un  Evangé- 
liaire  de  Saint-Ludger,  du  xii<^.  Il  s'attachait  à  compléter  la 
collection  de  manuscrits  qui  venait  des  Condé,  la  splendide 
série  d'incunables  formée  par  M.  Standish  et  les  trois  mille 
volumes  de  la  bibliothèque    Gigongne,  transportée  de    Paris  à 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Londres  au  printemps  de  1861.  M.  Armand  Gigongne,  ancien 
agent  de  change  à  Paris,  avait  composé  une  collection  presque 
exclusivement  française.  Il  recueillait,  avec  un  soin  et  une  persé- 
vérance admirables,  une  merveilleuse  série  d'ouvrages  en  vers, 
<le  pièces  dramatiques  et  de  romans.  Il  y  avait  joint  des  volumes 
curieux  dans  tous  les  genres,  des  reliures  précieuses  portant  les 
armes  de  personnages  illustres,  des  manuscrits  qui  étaient  de 
vrais  bijoux.  Non  content  de  collectionner  les  reliques  des  ama- 
teurs anciens,  il  avait  fait  relier  lui-mèmo  un  nombre  considé- 
rable de  volumes.  Nul  bibliophile  moderne  n'avait  montré  au- 
tant de  discernement  dans  le  choix  des  exemplaires,  autant  de 
goût  dans  la  décoration  extérieure  des  livres.  La  réputation  de 
sa  bibliothèque  était  universelle.  Aussi  le  Duc  d'Aumale  s'effor- 
ça-t-il  aussitôt  d'en  devenir  possesseur  et  son  mandataire 
Edouard  Bocher  futassez  heureux  pour  conclure,  le  2  juillet  1859, 
l'acquisition  en  bloc  de  la  collection,  au  prix  de  375  000  francs. 
La  place  manquant  à  ïwickenham  pour  loger  tous  ces  tré- 
sors, le  Prince  demanda  à  l'architecte  Duban  le  plan  d'une 
grande  salle  qui  servirait  de  bibliothèque.  La  première  pierre 
de  ce  bâtiment  fut  posée  le  21  avril  1860;  la  truelle  d'argent 
qui  servit  à  cette  occasion  au  Duc  et  à  la  Duchesse  d'Aumale 
est  conservée  au  Musée  Condé. 

VII 

Le  dernier  événement  de  quelque  importance  qui  soit  signalé 
à  la  fin  du  troisième  volume  de  la  Correspondance  est  la  candi- 
dature possible  du  Duc  d'Aumale  au  trône  de  Grèce.  Cuvillier- 
Fleury  en  parle  pour  la  première  fois  dans  une  lettre  datée  du 
30  décembre  1862.  Quelques  jours  auparavant,  une  grande 
chasse  avait  été  donnée  à  Ferrières  par  le  baron  de  Rothschild. 
Le  bruit  courait  depuis  lors  que  l'Empereur  qui  y  assistait  avait 
prononcé  le  nom  du  Prince  pour  le  trône  que  rendait  vacant  le 
départ  du  roi  Othon  de  Bavière.  «  Gela  me  parait  pour  le  moins 
extraordinaire,  écrivait  Guvillier-Fleury,  ce  n'est  pas  une  rai- 
son pour  que  ce  ne  soit  pas  vrai,  si  peu  vraisemblable  que  cela 
soit.  Il  y  a  bien  de  l'imprévu  dans  les  choses  humaines.  II  y  a 
bien  des  motifs  pour  qu'une  solution  de  ce  genre  fût  agréable 
au  Maître.  Elle  servirait  à  sa  politique  et  à  son  renom.  »  Il  n'eût 
pas    été    maladroit,  en   eiïet,  d'éloigner  le    Duc    d'Aumale,   de 


LE    DUC    d'aUxMALE    E.\    EXIL.  305 

détourner  son  attention  des  affaires  de  France  et  d'offrir  un  but 
à  son  activité. 

Au  fond,  l'idée  ne  venait  pas  de  l'Empereur  qui  s'était  borné 
à  y  faire  bon  accueil.  Elle  venait  d'un  des  plus  fidèles  serviteurs 
de  la  Maison  d'Orléans,  FMscatory,  ancien  philhellène,  ancien 
ministre  de  France  en  Grèce.  Piscatory,  demeuré  très  populaire 
en  Orient,  y  conservait  des  correspondans  et  des  amis.  Sa  maison 
de  Paris  était  ouverte  aux  jeunes  Grecs  qui  y  faisaient  leurs 
études.  II  avait  appris  par  eux  et  par  des  lettres  de  Grèce  que  la 
candidature  du  Prince  y  serait  acclamée.  On  se  faisait  fort 
d'obtenir  l'adhésion  écrite  de  tous  les  officiers  de  la  garnison 
d'Athènes.  Quant  à  lui,  avec  sa  nature  ardente  et  optimiste,  il 
avait  pris  la  question  si  à  cœur  qu'il  s'engageait,  s'il  pouvait 
débarquer  à  midi  au  Pirée,  à  faire  proclamer  le  Duc  d'xVumale 
roi,  par  acclamation,  avant  la  fin  du  jour.  Les  Grecs  tenaient 
d'autant  plus  à  l'acceptation  du  Prince  qu'ils  ne  voyaient  se 
produire  nulle  part  une  candidature  qui  leur  convint  et  qu'ils 
ne  pouvaient  se  passer  d'un  roi  sans  tomber  dans  l'anarchie. 

Le  Duc,  pressenti  par  Piscatory,  ne  lui  cacha  pas  que,  si  des 
objections  pouvaient  être  faites  à  ce  projet,  il  n'en  était  pas 
moins  flatté  qu'on  vînt  le  chercher  sur  la  terre  d'exil.  Il  aurait 
été  moins  sensible  à  cette  ^marque  de  sympathie  pendant  que 
son  père  régnait  aux  Tuileries.  Eloigné  de  France,  exilé,  sans 
influence  politique,  il  ne  pouvait  qu'être  profondément  touché 
qu'on  voulût  bien  penser  à  lui.  Il  ne  lui  était  pas  non  plus 
indifférent  de  se  consacrer  à  une  noble  cause,  de  servir  un 
peuple  pour  lequel  les  jeunes  hommes  de  son  temps  avaient  tou- 
jours fait  les  vœux  les  plus  ardens,  dont  le  patriotisme  avait 
excité  dans  tous  les  pays  d'Europe  un  si  vif  enthousiasme.  S'il  y 
avait  du  travail  à  accomplir,  il  ne  craignait  pas  le  travail  ;  s'il  y 
avait  des  dangers  à  courir,  le  danger  ne  lui  faisait  pas  peur. 

La  proposition  oflrait  donc  à  son  avis  des  côtés  séduisans. 
Mais  cet  homme,  si  hardi  sur  le  champ  de  bataille,  était  en 
même  temps  le  plus  prudent  et  le  plus  avisé  des  politiques.  Il 
ne  voulait  à  aucun  prix  s'engager  avant  d'obtenir  certaines  pré- 
cisions. Quelles  seraient  les  ressources  du  royaume  hellénique, 
serait-il  en  mesure  de  défendre  son  indépendance.^  La  question 
se  compliquait  aussi  de  considérations  morales.  Les  Grecs  no 
paraissaient  pas  demander  au  Prince  de  changer  de  religion, 
mais  ils  exprimaient  le  désir  que  celui  de  ses  enfans  qui  devait 
TOME  X.  —  1912.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  succéder  adoptât  le  rite  grec.  Avant  de  prendre  un  parti,  le 
Duc  d'Aumale  désirait  consulter  les  membres  de  sa  famille,  et 
particulièrement  son  fils  aîné,  le  Prince  de  Gondé.  Celui-ci,  qui 
suivait  à  Lausanne  les  cours  de  l'Académie  sous  la  direction 
d'un  colonel  de  l'armée  fédérale,  témoigna  peu  de  goût  pour 
l'aventure.  Très  attaché  à  la  foi  catholique,  très  Français  de 
cœur,   il    ne   voulait  changer    ni  de  religion,  ni   de  patrie  (1). 

(1)  Voici  la  réponse  faite  au  Duc  d'Aumale  par  le  Prince  de  Condé  dans  une 
lettre  qui  honore  sa  mémoire. 

Lausanne,  2  février  1863. 
Mon  cher  Papa, 

J'ai  reçu  par  Rohert  la  lettre  de  M.  Piscatory  et  la  réponse  que  vous  lui  aA'ez 
faite*.  Au  premier  moment,  je  ne  le  cacherai  pas,  une  pareille  idée  ma  plutôt 
efTrayé  je  ne  m'étais  jamais  préparé  à  l'idée  de  porter  le  fardeau  que  l'on  appelle 
ime  couronne.  Mais  ensuite,  en  lisant  votre  réponse,  j'ai  ti'ouvé  que  tout  ce  que 
vous  avez  dit  était  d'accord  avec  ce  que  je  pensais;  je  me  bornerai  donc  à  ajouter 
quelques  idées  qui  me  viennent  à  l'esprit,  et  dont  vous  ferez  le  cas  nécessaire. 

D'abord  un  point  à  éclaircir,  et  qui  est  pour  moi  le  sine  qua  non  de  la  ques- 
tion. Dans  l'analyse  de  la  lettre  de  M.  Piscatory,  que  vous  m'avez  envoyée,  il  est 
dit  :  «  Ils  (les  Grecs)  ne  lui  demanderaient  point  un  changement  de  religion,  et  il 
leur  suffirait  que  celui  de  [ses  enfans  qui  devrait  lui  succéder  adoptât  le  rite  grec.  » 
Que  veut  dire  ce  mot  »  rite?  »  Est-ce  simplement  d'entendre  les  offices  selon  le 
rite  d6S  Grecs  unis  à  l'Église  romaine,  ou  bien  le  mot  rite  veut-il  dire  ici  religion? 
Désire-t-on  une  abjuration  de  la  foi  catholique?  En  ce  cas,  je  me  retire,  je  neveux 
â  aucun  prix  quitter  la  foi  de  mes  pères,  que  je  tiens  pour  la  meilleure. 

Autre  question  :  je  ne  crois  pas  qu'en  ce  moment  votre  élection  au  trône  de 
Grèce  rencontre  quelque  opposition  de  la  part  des  puissances  étrangères.  Mais  si, 
comme  je  l'espère,  Paris  monte,  un  jour,  sur  le  trône  de  France,  l'.Vngleterre  ne 
s'inquiéterait-elle  pas  de  voir  les  trônes  de  Grèce  et  de  France  dans  les  mains  de 
la  même  famille?  Ne  pourrait-il  résulter  de  là  de  fâcheuses  complications? 

Je  passe  au  troisième  et  dernier  point  qui  m'ait  préoccupé  :  en  montant  sur  le 
trône  de  Grèce  vous  renonceriez,  pour  vous  et  votre  famille,  à  cette  patrie  que 
nous  aimons  tous  tant;  il  faudrait  devenir  Grec  et  cesser  d'être  Français.  Rude 
sacrifice,  dont  je  ne  me  sens  guère  plus  la  force  que  , du  changement  de  religion, 
et  sans  lequel  on  ne  serait  qu'un  second  Othon.  Enfin,  et  il  n'y  a  pas  à  se  faire 
d'illusion,  votre  nom  est,  au  dire  de  tous  ceux  qui  viennent  de  France^  le  plus 
connu  et  le  plus  populaire  de  la  famille.  En  devenant  roi  des  Grecs,  vous  ces- 
seriez d'être  Duc  d'Aumale.  Serait-il  juste  de  priver  non  seulement  la  maison 
d'Orléans,  mais  la  cause  tant  aimée  de  la  liberté,  d'un  de  ses  appuis  les  plus  im- 
portans?  En  assurant  ainsi  une  situation  à  tnotre  branche,  ne  gâterions-nous  pas 
celle  de  la  famille  entière  et  de  la  France? 

J'indique.  A  vous  de  décider  si  ce  que  je  dis  est  faux  ou  juste.  Vous  m'avez 
demandé  ce  que  je  pensais;  j'ai  répondu  avec  franchise  et  selon  ma  conscience. 

Maintenant,  si  Dieu  favorise  votre  candidature  et  que  vous  l'acceptiez,  vous 
pouvez  être  sûr  que  je  serai  à  côté  de  vous,  prêt  à  vous  servir  et  à  accepter  toute 
tâche.  Seulement,  je  ne  veux  point  apostasier,  préférant  le  bonheur  éternel  à  la 
^Moirc  de  ce  monde. 

Votre  très  ro.spectueux  el  très  alTectionné  fils 

Louis  d'Ohlé.\xs. 

*  Cos  lettres  avaient  oté  romisos  au  Prince  de  Condë  par  le  Comte  do  Paris  et  le  Duc  de 
Chartres  qui,  allant  voyager  en  Italie,  s'étaient  arrêtés  pendant  quelques  jours  à  Lausanne. 


LE    DUC    d'aUMALE    EN    EXIL.  301 

C'était  au  fond  la  pensée  même  du  père.  11  suffit  qu'elle  fut 
exprimée  avec  énergie  par  le  fils  pour  que  toute  idée  de  candi- 
dature fût  abandonnée.  Le  Duc  y  mit  de  propos  délibéré  des 
conditions  qui  la  rendaient  inacceptable  pour  les  Grecs.  Devant 
ce  refus  peu  déguisé,  l'Angleterre  entra  en  scène  à  son  tour  et 
fit  agréer  comme  candidat  le  second  fils  du  prince  héréditaire 
de  Danemark,  le  frère  de  la  princesse  de  Galles. 

De  l'ensemble  de  la  correspondance  se  dégagent  certains 
traits  particuliers  de  la  physionomie  du  Duc  d'Aumale.  Il  convient 
de  les  retenir  si  l'on  veut  pénétrer  jusqu'au  fond  de  cette  nature 
si  originale  et  si  forte.  De  toutes  les  hérédités  qui  pouvaient 
peser  sur  lui  en  sens  divers,  celle  qui  lui  a  laissé  une  empreinte 
ineffaçable,  c'est  la  Révolution  de  1830.  Il  est  resté  jusqu'au 
bout  l'homme  des  journées  de  Juillet,  très  partisan  du  droit 
populaire,  passionné  pour  toutes  les  libertés,  pour  la  liberté  de 
penser  et  pour  celle  d'écrire,  très  respectueux  des  choses  de  la 
religion,  mais  aussi  indépendant  des  coteries  cléricales  que  des 
coteries  légitimistes.  Les  préjugés  de  certains  conservateurs,  le 
snobisme  des  gens  qui  se  croient  bien  pensans  et  qui  ne  voient 
de  salut  que  dans  leur  petite  église,  lui  donnent  des  nausées. 

De  temps  en  temps  il  a  besoin  de  se  soulager,  d'ouvrir  son 
cœur,  de  crier  à  son  correspondant  la  répugnance  que  lui  in- 
spirent les  opinions  artificielles  de  quelques  salons.  Il  aime  les 
gloires  de  son  pays,  il  parle  avec  enthousiasme  des  grandes 
familles  qui  l'ont  illustré.  Mais  aucun  plébéien  ne  juge  plus 
sévèrement  les  travers  d'une  partie  de  la  haute  société  que  ce 
prince  issu  de  la  plus  vieille  des  races  royales,  mais  aflranchi 
par  son  éducation  de  tous  les  partis  pris  de  classes  ou  de 
castes.  Il  est  bien,  comme  il  aime  à  le  dire,  le  fils  de  la  Révolu- 
tion, et  il  se  réclame  en  toute  circonstance  des  principes  de  1789. 

A.  Mézières. 


CHATEAUBRIAND 


ET 


SES  RÉCENS  HISTORIENS 


Heureux  prestige  du  talent  littéraire  !  A  peine  la  nouvelle 
s'éiait-elle  répandue  que  M.  Jules  Lemaître,  en  l'an  de  grâce 
1912,  consacrerait  à  Chateaubriand  une  série  de  conférences  que, 
de  tous  c(jlés,  l'on  vit  surgir  des  articles  et  des  livres  sur  l'auteur 
({'Atala.  D'importans  travaux  que  nous  réclamions  —  en  vain — 
depuis  bien  des  années  se  sont  hâtés  de  voir  le  jour.  Quel  inté- 
rêt nous  offrent  ces  principales  publications?  Qu'ajoutent-elles 
de  nouveau  à  l'idée  que  nous  nous  formions  jusqu'ici  de  René? 
C'est  ce  que  je  voudrais  rechercher  ici. 

I 

((  Quand  on  songe,  —  écrivions-nous  il  y  a  deux  ans  à  peine, 
—  avec  quelle  piété  les  Allemands  ont  constitué  les  Archives  de 
leur  Cœllie,  collectionné  jusqu'à  ses  moindres  autographes, 
édité  ses  œuvres,  et  quel  bruit,  tout  récemment  encore,  ils  ont 
fait  de  la  découverte  d'une  première  version  de  Wilhelm  Metster, 
on  est  un  peu  honteux,  pour  l'honneur  littéraire  de  la  France, 
que  nous  en  soyons  encore  à  attendre  une  édition  quelconque  de 
la  Co?re.<pon(/cmce  générale  de  Chateaubriand.  Ignorerions-nous 
par  hasard  que  Chateaubriand  est,  en  France,  un  aussi  grand  nom 
(|ue  Gœthe  en  Allemagne.»^  Et  serions-nous,  peut-être,  trop 
riches  en  chefs-d'œuvre?  »  Puisque  M.  Louis  Thomas  a  bien 
voulu  s'approprier  ces  quelques  lignes  pour  présenter  récemment 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  WU 

au  public  le  premier  volume  de  cette  Correspondance  générale 
que  nous  n'étions  pas  seul  à  souhaiter,  nous  n'aurons  pas  trop 
de  scrupules  à  les  reprendre  à  notre  tour  :  elles  expriment  tant 
bien  que  mal  le  sentiment  que  nous  e'prouvions  alors,  que  beau- 
coup d'autres  avant  nous  avaient  éprouvé,  à  constater  et  à  dé- 
plorer la  fâcheuse,  la  singulière  lacune  que  le  nouvel  éditeur 
s'est  proposé  de  combler  (1). 

Car  d'abord,  c'est  bien  un  véritable  chef-d'œuvre  que  la  Cor- 
respondance de  Chateaubriand,  un  chef-d'œuvre  qu'il  nous 
faudra  examiner  d'ensemble,  et  tâcher  de  placer  à  son  véritable 
rang,  quand  la  publication  en  sera  terminée.  De  cela,  à  vrai 
dire,  nous  étions  déjà  quelques-uns  à  nous  douter.  Des  «  cha- 
teaubriandistes  »  de  profession,  Edmond  Biré,  l'abbé  Pailhès, 
René  Kerviler  l'avaient  dit  avant  moi  à  plus  d'une  reprise. 
M.  Lanson,  juge  difficile,  et  juge  peu  suspect  d'un  excès  de  ten- 
dresse à  l'égard  de  Chateaubriand,  essayant  un  jour  d'évaluer 
«  ce  trésor  épistolaire,  »  n'hésitait  pas  à  déclarer  qu'«  en  ce 
genre  encore,  Chateaubriand  serait  au  premier  rang.  »  Je  crois 
pour  ma  part,  et  de  plus  en  plus,  —  et  si  je  l'ai  déjà  dit,  je  le 
répète,  —  que,  de  toutes  les  correspondances  du  xix^  siècle 
français,  s'il  en  est  une  qu'on  puisse,  dans  un  genre  d'ailleurs 
fort  différent,  comparer  ou  opposer  à  celle  de  Voltaire  lui- 
même,   c'est  bien  celle  de  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme. 

Je  sais  les  différences.  On  ne  saurait,  certes,  railler  avec  plus 
de  hnesse,  conter  ou  discuter  avec  plus  d'agrément,  badiner  avec 
plus  de  grâce,  flatter  avec  une  plus  spirituelle  légèreté  que  Vol- 
taire dans  les  quelque  [dix  mille  lettres  qu'il  nous  a  laissées,  et 
qui  sont,  à  n'en  pas  douter,  l'un  des  monumens  les  plus  extra- 
ordinaires du  génie  français.  Mais  aussi  on  ne  saurait  mettre 
plu.s  de  hautaine  éloquence,  de  mélancolie  rêveuse,  de  poésie 
sombre,  délicate  ou  ardente  que  Chateaubriand  dans  les  pages 
qu'il  adresse  à  ses  nombreux  amis.  J'ouvre  absolument  au 
hasard  le  premier  volume  de  cette  Correspondance ,  et  je  toml^c 
sur  ces  quelques  lignes  à  M"'^  de  Duras  (18  juin  1813)  : 

J'ai  bien  des  choses  dans  l'âme  que  je  voudrais  dire,  mais  je  souffre 
tant,  que  j'ai  peine  à  voir  les  mots  que  j'écris.  Bonsoir,  chère  sœur  !  Je  vais 
me  coucher  avec  votre  pensée  et  le  chant  d'un  rossignol  qui  revient  chaque 

(1)  Correspondance  générale  de  Chateaubriand,  publiée  avec  Introduction,  indi- 
cation des  sources,  notes  et  tables  doubles,  par  Louis  Thomas,  avec  un  portrait 
tiiédit,  t.  1.  Paris,  Champion,  1912;  in-8. 


'ilO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pffiDtemps  dans    ma  petite  tour.   Il   est  arrivé  avanl-liier.  Je  compte  lui 
a^pprendre  le  nom  de  mon  amie. 

A  Chênedollé  (12  janvier  1803)  : 

Je  vous  attends...  Nous  irons  nous  ébattre  dans  les  vents,  rêver  au  passé, 
gémir  sur  l'avenir.  Si  vous  êtes  triste,  je  vous  préviens  que  je  n'ai  jamais 
été  dans  un  moment  plus  noir  ;  nous  serons  comme  deux  cerbères  aboyant 
contre  le  genre  humain.  Venez  donc  le  plus  tôt  possible. 

Et  encore  une  fois,  je  n'ai  pas  choisi.  Les  uns  pourront  pré- 
férer la  vivacité  piquante  de  Voltaire  ;  les  autres  l'imagination 
somptueuse  de  Chateaubriand.  Littérairement,  les  deux  se 
valent.  On  pourrait  dire  d'ailleurs  qu'il  arrive  parfois  à  Chateau- 
briand de  .«  faire  du  Voltaire,  »  j'entends  par  là  de  plaisanter 
avec  autant  d'agrément  que  Voltaire  ;  je  ne  crois  pas  que  Vol- 
taire épistolier  ait  jamais  su  atteindre  à  certaines  hauteurs  où 
s'élève  sans  effort  Chateaubriand. 

Et  je  ne  pense  pas  que  l'intérêt  historique  ou  documentaire 
de  la  Correspondance  de  Chateaubriand  soit  beaucoup  moindre 
que  celui  qui  s'attache  à  la  Correspondance  de  Voltaire.  Si  le 
grand  écrivain  du  xviii^  siècle  a  été  mêlé  à  toute  la  vie  de  son 
temps,  on  en  peut  dire  autant  du  poète  des  yi/«Wyr5.  Ambassadeur 
et  ministre,  celui-ci  a  vu  de  plus  près,  il  a  même  manié  de  plus 
grandes  affaires,  et  l'historien,  même  politique,  des  deux  Restau- 
rations ne  saurait  négliger  le  témoignage  d'un  homme  qui  a  pu 
se  vanter  fièrement,  et  justement,  d'avoir  «  fait  de  l'histoire.  » 
Quand,  en  1838,  il  publia  son  Congrès  de  Vérone,  —  ce  livre  trop 
peu  connu  aujourd'hui,  et  pour  lequel  Vinet  professait  une  si  vive 
admiration,  —  deux  de  ses  amis,  Marcellus  et  La  Ferronays, 
inquiets  de  ces  divulgations  qu'ils  jugeaient  prématurées,  vinrent 
le  supplier  de  ne  publier  que  les  documens  strictement  indispen- 
sables à  sa  justification  personnelle.  Nullement  convaincu,  mais 
ne  voulant  pas  contrister  ses  amis.  Chateaubriand  déféra  à  leur 
désir.  ((  Vous  me  coûtez  tous  deux  quarante  mille  francs,  »  leur 
dit-il.  Quatre  volumes  étaient  imprimés  :  il  les  fit  détruire,  — 
sauf  un  exemplaire,  —  et  il  réduisit  sa  publication  h  deux 
volumes.  On  aurait  pu,  ce  me  semble,  publier  de  son  vivant  toute 
la  Correspondance  de  Voltaire  sans  trahir  aucun  secret  d'Etat. 

Mais,  plus  encore  qu'un  document  sur  l'histoire  politique  et 
sociale,  morale  et  littéraire  de  son  temps,  la  Correspondance  de 
Chateaubriand  est  un  document  sur  lui-même;  et  à  ce   point  de 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  311. 

vue  encore,  elle  ne  le  cède  en  rien  à  celle  de  Voltaire.  Il  e^t 
certain  que,  si  nous  ne  le  connaissions  que  par  son  œuvre,  nous 
ne  connaîtrions  pas  dans  la  vérité  vivante  de  sa  nature  morale 
et  de  sa  biographie  le  patriarciie  de  Ferney.  C'est  dans  ses  lettres 
que  nous  le  voyons  tel  qu'il  fut,  tel  qu'il  éblouit,  émerveilla,  scan- 
dalisa ses  contemporains,  ce  prodigieux,  cet  unique  Voltaire,  g^ 
«'Composé  d'air  et  de  flamme,  »  comme  on  l'a  si  bien  appelé; 
c'est  là  qu'il  prolonge  encore  pour  nous  cet  étourdissant  feu 
d'artifice  qu'il  a,  pendant  plus  d'un  demi-siècle,  tiré  sans  répit 
sur  les  tréteaux  de  l'histoire  ;  là  nous  le  voyons  rire,  s'agiter, 
mentir,  tripoter,  ourdir  les  multiples  trames  de  ses  multiples 
intrigues,  effacer  par  une  caresse  les  égratigimres  de  sa 
verve,  réparer  une  étourderie  par  une  flatterie,  une  malice, 
ivoire  une  polissonnerie,  et  tenir  dans  sa  dépendance,  inté- 
resser à  "son  effort,  faire  servir  à  sa  fortune  ses  innombrables 
correspondans,  en  déployant  toutes  les  infinies  ressources  de 
l'esprit  le  plus  subtil,  le  plus  souple,  le  plus  agile  qui  fut 
jamais.  Le  roi  Voltaire  est  dans  sa  Correspondance ,  et  il  n'est 
pas  ailleurs.  Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  de  même  pour  Chateau- 
briand, puisque  nous  avons  les  Mémoires  d' Outre-Tombe.  Mais 
les  Mémoires  ne  nous  offrent,  n'ont  laissé  passer  jusqu'à  nous 
qu'un  René  un  peu  arrangé,  simplifié, —  et  même  «  costumé,  » 
dirait  M.  Beaunier,  —  en  vue  de  l'effet  à  produire  sur  la  posté- 
rité. Le  René  amoureux  n'y  parait  qu'à  peine,  et  le  René  profes- 
seur de  français  et  commis  voyageur  en  bas  n'y  parait  pas  dii 
tout.  Au  contraire,  dans  la  Correspondance,  si  incomplète  qu'elle 
soit  encore,  le  Chateaubriand  vrai,  réel,  — et  sans  retouches, —  le 
«  bon  garçon  »  qu'ont  tant  aimé  les  Fontanes,les  Joubert,  et  tout 
un  cortège  d'adoratrices,  se  montre  à  nous  tel  qu'il  était  :  faible, 
passionné,  à  la  fois  ambitieux  et  détaché,  enthousiaste  et  pour- 
tant lucide,  'généreux  et  égoïste,  toujours  à  court  d'argent, 
souvent  en  proie  aux  humeurs  noires,  orgueilleux  et  vindicatif, 
très  capa^ble  de  haines  violentes,  mais  incapable  de  bassesses, 
charmant  avec  tout  cela,  bref,  une  tête  folle  et  un  cœur  d'or. 
Or,  ce  Chateaubriand-là,  que  beaucoup  de  ses  lecteurs  n'ont 
même  pas  soupçonné,  il  est  nécessaire  de  le  bien  connaître 
pour  comprendre  exactement  son  œuvre.  L'œuvre  de  Chateau- 
briand, en  effet,  n'est  pas,  comme  celle  des  grands  classiques, 
comme  l'était  encore  celle  de  Voltaire,  entièrement  détachée  de 
la  personne  morale  qui  l'a  conçue  et  réalisée  :  elle   en  est  un 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reflet  direct,  un  prolongement  naturel,  une  expression  à  peine 
transposée.  Supposez  que  nous  connaissions  par  le  menu  toute 
la  vie,  et  jusqu'aux  démarches  les  plus  intimes  de  Corneille  : 
croyez-vous  que  nous  en  soyons  très  avancés  pour  l'intelligence 
du  Cid  ou  de  Polyeiicte?  Pareillement,  Zaïre  et  le  Siècle  de 
Louis  XIV,  Candide  et  V Essai  sur  les  mœurs  se  suffisent  fort  bien 
à  eux-mêmes  :  ce  que  nous  savons  de  leur  auteur  ne  saurait  en 
rien  modifier  l'idée  que  nous  avons  de  ces  divers  écrits,  et  le 
jugement  que  nous  en  portons.  Mais  il  n'en  va  plus  de  même 
avec  Chateaubriand  :  nous  avons  besoin  de  savoir  avec  précision 
ce  que  le  poète  a  mis  de  lui-même,  de  son  expérience  person- 
nelle de  la  vie  dans  René,  dans  le  Génie,  dans  les  Martyrs,  pour 
bien  entendre  non  seulement  certains  détails,  mais  même  la 
signification  générale  de  chacune  de  ces  œuvres,  et  pour  en 
porter  un  jugement  équitable.  Très  intéressante  donc  pour  nous 
faire  connaître  une  personnalité  extrêmement  riche  et  complexe, 
aussi  extraordinaire  en  son  genre  peut-être  que  l'était  celle  de 
Voltaire,  la  Correspondance  de  Chateaubriand  nous  aide  encore 
a  mieux  comprendre,  à  mieux  juger  l'œuvre  même  de  Chateau- 
briand. Voilà  bien  des  raisons  qui  expliquent  l'impatience  avec 
laquelle,  depuis  une  quinzaine  d'années  surtout,  critiques  et 
historiens  littéraires  en  attendaient  la  publication. 

Et,  il  est  vrai,  nous  la  connaissions  déjà  en  partie,  cette 
Correspondance,  et  l'on  en  avait  déjà  publié  d'importantes 
portions.  J'évaluais,  il  y  a  deux  ans,  à  deux  mille  environ  le 
nombre  de  lettres  de  Chateaubriand  alors  connues  de  moi  tout 
au  moins.  Seulement,  ces  deux  mille  lettres,  dont  quelques- 
unes  étaient  d'ailleurs  inédites,  il  fallait,  pour  les  utiliser,  se 
reporter  à  plus  de  cinquante  volumes,  et  à  je  ne  sais  combien  de 
brochures,  ou  d'articles  de  revues.  C'est  dire  qu'elles  étaient  à 
peu  près  inutilisables  pour  le  commun  des  travailleurs  et  des 
lecteurs,  et  même  pour  bien  des  spécialistes  :  en  dépit  de  leur 
patience  et  de  leur  bon  vouloir,  les  arbres,  trop  souvent,  leur 
masquaient  la  vue  de  la  forêt.  Il  fallait  donc,  de  toute  nécessité, 
recueillir  en  un  seul  Corpus  ces  innombrables  pages  éparses, 
disjecti  membra  poetœ;  il  fallait  dresser,  une  bonne  fois,  un 
inventaire  sérieux,  à  peu  près  complet,  de  toutes  les  lettres  dis- 
persées; il  fallait  faire  appel  à  tous  les  détenteurs  de  papiers 
inédits,  et  les  engager  à  verser  au  trésor  commun  leurs  richesses 
particulières. 


CHATEAUBUIAND    ET    SES    RECENS    HISTORIENS.  313 

C'est  ce  qu'a  fait  le  nouvel  éditeur.  Et  il  semble,  d'après  sa 
Préface,  qu'il  a  déjà  été  bien  payé  de  sa  peine.  Nombre  de  portes, 
qu'on  aurait  pu  croire  plus  jalouses,  se  sont  ouvertes  devant  lui; 
d'aimables  et  précieuses  communications  lui  ont  été  faites  qui, 
jointes  à  ses  propres  recherches,  lui  permettront  d'augmenter 
singulièrement  le  nombre  de  lettres  connues  ou  simplement 
soupçonnées  du  grand  écrivain.  Il  serait  sans  doute  bien  préma- 
turé de  vouloir,  dès  maintenant,  donner  des  chiffres  un  peu 
précis.  Je  ne  serais  pourtant  pas  étonné  que  M.  Louis  Thomas 
put  porter  à  trois  mille,  —  et  peut-être  au  delà,  —  le  total  des 
lettres  que  nous  possédons  de  Chateaubriand.  Et,  bien  entendu, 
il  ne  rassemblera  pas  tout. 

Car  les  Correspondances  les  plus  complètes,  le  plus  pieuse- 
ment conservées,  le  plus  scrupuleusement  publiées,  ne  repré- 
sentent jamais  qu'une  partie,  parfois  assez  minime,  de  tout  ce 
qui  s'est  écrit  de  lettres  durant  une  vie  d'homme  ou  de  femme. 
Le  hasard  et  la  volonté,  pour  sauvegarder  comme  pour  détruire, 
ne  s'inspirent  pas  toujours  des  vrais  intérêts  du  mort  illustre,  et 
bien  moins  encore  de  ceux  de  la  postérité.  C'est  ainsi  que  nou^s 
ne  possédons  aucune  des  lettres  de  Chateaubriand  à  son  père,  à 
sa  mère,  à  son  frère,  à  sa  sœur  M""'  de  Farcy,  à  sa  sœur  Lucile, 
II  semble  bien  qu'il  ait  détruit  lui-même  sa  correspondance  avec 
M'"^  de  Beaumont  (1),  et  même,  ce  qui  s'explique  moins,  presque 
toutes  ses  lettres  à  Joubert.  Toute  .sa  correspondance  avec  Bonald 
a  disparu  des  papiers  de  l'auteur  de  la  Théorie  du  Pouvoir.  Et 
nul  doute  enfin  qu'il  n'y  ait  bien  des  lacunes  dans  sa  correspon- 
dance avec  Lamennais,  avec  Ballanche,  même  avec  M""'  de  Staël 
et  avec  Fontanes,  avec  combien  d'autres  encore  !  Ces  lacunes  sont 
assurément  regrettables,  mais  elles  sont  inévitables,  et,  d'ailleurs, 
quelques-unes  seront  peut-être  comblées  un  jour.  La  première 
édition  de  la  Correspondance  de  Voltaire  comprenait  six  mille 
lettres  :  nous  en  possédons  dix  mille  aujourd'hui, —  et,  jusqu'au 
Jugement  dernier,  l'on  en  retrouvera  de  nouvelles. 

(1)  De  toute  la  Correspondance  avec  M"'  de  Beaumont,  il  ne  nous  reste  que 
quelques  lignes  citées  par  M"»  de  Beaumont  dans  une  lettre  à  Joubert  [les  Corres- 
pondons de  Joïiberf,  p.  142),  et  qui,  chose  assez  piquante,  se  retrouvent  en  partie 
dans  une  autre  lettre  de  Chateaubriand...  au  même  Joubert,  laquelle  fait  partie  du 
Voijafje  en  Italie.  Chateaubriand  y  parlait  des  déserts  «  où  la  trace  de  la  dernière 
charrue  romaine  n'a  pas  été  effacée,  des  villes  tout  entières  vides  d'habitans,  de^s 
aigles  planant  sur  toutes  ces  ruines,  etc.  !  Le  Pape  a  une  figure  admirable,  pâle, 
triste,  religieuse.  Toutes  les  tribulations  de  l'Église  sont  sur  son  front.  »  —  Cette 
lettre  que  M.  Paul  de  Raynal  n'a  pas  datée  doit  l'être  de  la  fin  de  juin  1803. 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Des  publications  comme  celle  qu'a  entreprise  M.  Louis 
Thomas  sont  donc  nécessairement  provisoires.  Il  ne  s'ensuit  pas 
qu'elles  ne  doivent  être  exécutées  avec  les  scrupules  de  précision 
et  d'exactitude  qu'aujourd'hui  plus  que  jamais,  —  car  ces  scru- 
pules sont  de  date  récente,  —  on  exige  des  travaux  de  cette 
nature.  Un  premier  point,  sur  lequel  nous  ne  transigeons  guère, 
c'est  le  parfait  établissement  des  textes  qu'on  nous  livre.  Il 
semble  bien  que,  sur  cet  article,  le  nouvel  éditeur  nous  donne 
très  suffisante  satisfaction,  et  il  y  avait  peut-être  d'autant  plus  de 
mérite  que  quelques-uns  de  ses  prédécesseurs  lui  avaient,  à  cet 
égard,  légué  d'assez  mauvais  exemples.  Il  indique  toujours  la 
source  ou  les  sources  où  il  puise,  et,  presque  toutes  les  fois  qu'il 
en  a  la  possibilité,  il  collationne  le  texte  sur  les  originaux.  Cer- 
taines lettres,  dont  il  avait  déjà  publié  le  texte  fautif  ou  incom- 
plet d'après  les  imprimés,  lui  ayant  été  communiquées  en  cours 
d'impression,  il  a  pris  le  parti  de  les  reproduire,  en  leur  teneur 
exacte,  dans  un  Supplément.  Et  à  ce  propos,  j'ai  bien  envie  de 
chercher  une  petite  querelle  à  M.  Louis  Thomas.  Il  reproduit 
dans  son  Supplément  la  Lettre  écrite  chez  les  sauvages  de 
r Amérique,  et  il  s'excuse  de  ne  pas  l'avoir  publiée  à  sa  date 
dans  le  cours  de  la  Correspondance.  «  J'avais  toujours  pensé, 
nous  dit-il,  que  cette  lettre  était  une  composition  littéraire  à 
mettre  en  dehors  de  la  correspondance,  mais  certains  habitués 
de  l'œuvre  de  Chateaubriand  ayant  une  opinion  c.ontraire, 
je  m'incline  devant  leurs  raisons.  «Soit;  mais  il  a  publié  sans 
sourciller  dans  la  Correspondance  la  fameuse  Lettre  au  citoyen 
Fontanes  sur  la  seconde  édition  de  l'ouvrage  de  M""'  de  Staël  (1), 
et  les  lettres  non  moins  célèbres  écrites  de  Turin,  de  Milan  et  de 
Rome  à  Joubert  et  à  Fontanes  et  extraites  du  Voyage  en  Italie  : 
or  ce  sont  bien  là,  —  et  il  s'en  avise  lui-même,  —  des  ((  compo- 
sitions littéraires  »  au  premier  chef,  puisque  ce  sont,  à  propre- 
ment parler,  des  articles.  Et  je  n'ai  garde  de  me  plaindre  de  les 
retrouver  dans  la  Correspondance;  mais  j'ai  quelque  peine  à 
comprendre  les  scrupules  du  nouvel  éditeur  dans  le  premier  cas, 
et  son  absence  de  scrupules  dans  le  second. 

J'aurais  voulu  aussi  qu'il  prit  un  parti  plus  net  sur  la  ques- 
tion de  l'orthographe.  Il  me  semble  qu'il  a  mêlé  dans  ce  premier 
volume  les  orthographes  les  plus  diverses  :  celle  des  imprimés, 

(1)  Pour  cette  Lettre,  il  aurait  mieux  valu  donner  le  texte  le  plus  ancien,  celui 
i\x  Mercure,  et  rejeter  en  notes  les  variantes  des  éditions  ultérieures. 


C1IATE\UBRIANU    ET    SES    REGENS    HISTORIENS.  31S 

celle  des  autographes,  celle  aussi  des  copies  qui  lui  ont  été 
communiquées.  Puisqu'il  était  impossible  d'atteindre,  et  de 
reproduire  d'une  manière  constante  l'orthographe  de  Chateau- 
briand, —  laquelle  tétait  des  plus  fantaisistes,  et  ne  présente,  à 
mon  gré,  aucun  intérêt  véritable, —  mieux  valait,  si  je  puis  dire, 
tout  réduire  au  même  dénominateur,  et  adopter  franchement, 
et  uniformément,  l'orthographe  actuelle.  Personne  ne  se  fut 
plaint  de  ce  «  modernisme.  »  A  quoi  bon  hérisser  de  difficultés 
la  lecture  de  nos  grands  écrivains,  et,  sous  prétexte  de  littéralité 
ou  d'exactitude,  donner  à  leur  prose  je  ne  sais  quel  aspect  d'ar- 
chaïsme, ou  même  de  barbarie. ►> 

Mais  ce  sont  là  fautes  bien  vénielles.  M.  Louis  Thomas  n'en 
a-t-il  pas  commis  une  plus  grave  en  reculant,  comme  il  l'a  fait, 
devant  la  lâche,  considérable  et  ingrate,  je  le  sais,  difficile  et 
délicate,  j'en  conviens,  d'annoter  cette  Correspondance?  «  J'ai 
réduit  les  notes,  nous  dit-il,  et  m'en  suis  passé  la  plupart  du 
temps.  Je  sais  combien  il  est  facile,  avec  un  dictionnaire  biogra- 
phique comme  celui  de  Michaud,  de  se  donner  l'air  d'un  grand 
érudit.  D'ailleurs,  à  mon  avis,  sauf  dans  le  cas  spécial  d'une 
édition  philologique,  l'appareil  de  notes  gène  le  lecteur  dans  sa 
recherche  d'un  plaisir  intellectuel.  »  —  Ah!  le  bon  billet!  suis-je 
ici  tenté  de  dire.  Qu'on  me  montre  le  lecteur  qui  sera  «  gêné  » 
«  dans  sa  recherche  d'un  plaisir  intellectuel  »  par  des  notes 
sobres,  précises,  lui  éclaircissant  telle  allusion,  lui  rappelant  tel 
fait  qu'il  a  sans  doute  oublié  ou  qu'il  ignore,  et  lui  fournissant 
toutes  les  indications  essentielles  pour  replacer  une  lettre  dans 
ce  cadre  de  vie  morale  et  sociale  en  dehors  duquel  elle  n'est  rien 
que  la  plus  morte  des  abstractions!  S'il  s'en  trouve  un  seul,  —  et 
ce  n'est  pas  pour  celui-là  que  nous  travaillons,  —  qu'à  cela  ne 
tienne!  Puisque  la  poussière  du  rez-de-chaussée  l'incommode, 
il  n'a  qu'à  rester  au  premier  étage  !...  Mais,  sans  doute,  M.  Loui^s 
Thomas  a  voulu  plaider  coupable.  Convaincu,  trop  convaincu 
peut-être  que  son  travail  ne  saurait  être  définitif,  il  a  tenu  à 
limiter  son  effort;  il  s'est  interdit  l'ambition  de  rivaliser,  par 
exemple,  avec  les  admirables  éditeurs  de  la  Correspondance  de 
Bossuet,  dans  la  Collection  des  Grands  Écrivains  de  la  France, 
MM.  E.  Levesque  et  Ch.  Urbain  (1),  ou  encore  avec  les  éditeurs 
tout  récens   de   la  Correspondance  àa  Manzoni,  MM.  Giovanni 

(1)  Correspondance  de  Bossuet,  par  MM.  E.  Levesque  et  Gli.  Urbain,  5  vol.  in-8^ 
Hachette. 


S16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sforza  et  GiuseppeGalIavresi(l).  Il  m'est  difficile  de  le  lui  repro- 
cher trop  sévèrement.  Quand  on  n'a  pas  eu  soi-même  le  courage, 
la  patience  ou  le  loisir,  en  ayant  eu  quelquefois  l'intention  ou 
le  désir,  d'entreprendre  et  de  pousser  jusqu'au  bout  une  édition 
complète  et  annotée  de  la  Correspondance  de  Chateaubriand,  et 
d'engloutir  dans  cet  absorbant  travail  une  dizaine  d'années  de 
sa  vie,  on  se  doit  d'être  indulgent  pour  les  autres.  Imparfaite, 
assurément,  et  nécessairement  provisoire,  l'édition  de  M.  Louis 
Thomas,  à  en  juger  par  le  premier  volume,  témoigne  d'un 
labeur  très  méritoire  et,  telle  qu'elle  est,  nous  rendra  les  plus 
grands  services  ;  elle  a  d'ailleurs  ce  mérite  éminent  à' exister, 
puisque,  soixante-quatre  ans  après  la  mort  de  Chateaubriand, 
elle  est  la  première  en  date.  Il  faut  souhaiter  qu'elle  continue  à 
recevoir  les  encouragemens  efficaces  des  travailleurs,  des  lettrés, 
de  tous  ceux  qui  possèdent  encore  des  lettres  autographes  ou  des 
copies  de  lettres  de  René  (2).  Comme  le  dit  très  bien  M.  Louis 
Thomas,  «  Chateaubriand  appartient  au  patrimoine  de  la 
France  :  »  il  est  d'un  intérêt  général  que  cette  première  édition 
de  sa  Correspondance,  —  que  sans  doute  on  ne  refera  pas  de 
sitôt, —  soit  aussi  complète  que  possible. 

Le  premier  volume  de  cette  Correspondance  comprend  trois 
eent  quarante-quatre  lettres,  ou  fragmens  de  lettres,  —  car 
quand  certaines  lettres  ne  lui  sont  connues  que  par  des  cata- 
logues d'autographes,  le  nouvel  éditeur,  en  attendant  mieux, 
reproduit  les  indications  et  citations,  presque  toujours  trop 
fragmentaires,  des  catalogues  (3),  —  et  il  nous  conduit  jusqu'au 

(1)  Carteggio  di  Alessandro  Manzoni  a  cura  di  Giovanni  Sforza  e  Giuseppe 
Galiavresi,  con  12  ritratti  e  2  fac  simili,  1803-1821  ;  Milan,  Uirico  Hoepli,  in-16. 

(2)  Pour  prêcher  d'exemple,  voici  une  lettre  inédite  de  Chateaubriand  à  Michelet, 
dont  je  dois  la  communication  h  feu  Gabriel  Monod  : 

«  29  février  1840. 

<(  Je  n'ai  qu'un  regret,  monsieur,  c'est  de  ne  pas  vous  avoir  rencontré  chez 
vous;  je  ne  mérite  point  vos  éloges,  mais  j'en  suis  extrêmement  flatté.  J'ai  com- 
mencé votre  quatrième  volume  :  malgré  ce  que  je  croyais  savoir  du  xv  siOole,  j'ai 
vu  que  j'avais  encore  bien  des  choses  à  apprendre.  Je  vais  continuer  une  lecture 
aussi  instructive  qu'attachante. 

«  Je  vous  prie,  monsieur,  de  parler  de  moi  à  votre  fils,  et  d'agréer,  avec 
l'hommage  de  mon  admiration,  l'assurance  de  ma  considération  la  plus  dis- 
tinguée. 

<'    CmATEALBKIANI).    1) 

(3)  Quelques  lettres  ou  fragmens  de  lettres  sont  mal  datés.  Par  exemple,  p.  59 
le  20  prairial  ne  saurait  correspondre  au  9  janvier  1802.  Dans  la  même  lettre,  au 
lieu  de  :  «  au  mois  d'août,  »  il  faut  lire,  je  crois  :  «  au  mois  d'avril.  »  —  Pourquoi 
enfin,  dans  ce  volume,  n'avoir  pas  mis  de  Table  des  matières? 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  317 

27  juillet  1817.  C'est  donc  près  de  cinquante  années  de  la  vie  de 
Chateaubriand  qu'il  embrasse;  et  l'on  pourrait,  à  l'aide  de  ce 
premier  volume,  esquisser  la  biographie  et  la  psychologie  du 
grand  écrivain  durant  toute  cette  importante  période.  Je  résiste 
à  la  tentation  :  la  personnalité  de  Chateaubriand  n'est  pas,  selon 
moi,  de  celles  que  l'on  puisse  morceler  sans  inconvénient;  pour 
en  apprécier  avec  équité  les  divers  aspects,  il  faut  d'abord  en 
bien  voir  l'ensemble;  et  c'est  ce  que  l'on  ne  pourra  faire  sérieu- 
sement, je  veux  dire  avec  une  suffisante  précision,  (|ijc  lorsque 
la  Correspondance  générale  sera  à  peu  près  couijd élément 
exhumée  et  publiée.  D'ici  là,  tout  jugement  de  fond  sur  le  carac- 
tère et  sur  la  destinée  de  Chateaubriand  aura  quelque  chose  de 
vague,  d'approximatif  et  de  provisoire.  S'il  est  vrai,  comme  je 
le  crois,  et  comme  Brunetière  le  déclarait  déjà,  voici  plus  de 
■quinze  ans,  que  c  le  jugement  de  la  postérité  sur  Chateaubriand 
est  encore  à  prononcer,  »  aucun  travail  ne  contribuera  plus  à  la 
lente  formation  de  ce  jugement  que  la  publicationde  sa  Corres- 
pondance. 

II 

Tel  doit  être  aussi,  j'imagine,  l'avis  de  M.  Albert  Cassagne, 
l'auteur  d'un  livre  curieux  dont  le  titre  (1),  évidemment  inspiré 
d'un  roman  de  M'"''  Ti navre,  la  Vie  amoureuse  de  François 
Barbazanges,  a  peut-être  le  tort,  l'heureux  tort  de  promettre 
moins  qu'il  ne  tient.  Car,  s'il  est  bien  question  surtout  de  «  la 
vie  politique  de  François  de  Chateaubriand  »  dans  ce  gros 
volume,  il  est  question  de  beaucoup  d'autres  choses  qui  n'ont 
avec  la  vie  politique  de  René  qu'un  rapport  quelquefois  lointain. 
Même,  des  critiques  superficiels,  observant  que  ce  premier 
volume  nous  conduit  jusqu'aux  Cent-Jours,  pourraient  dire  que 
€6  livre  s'arrête  au  moment  où  la  vie  politique  commence.  Ils  se 
tromperaient;  car,  s'il  est  exact  que  la  vraie  vie  politique  de  Cha- 
teaubriand s'ouvre  après  l'Empire,  la  longue  période  qui  précède 
n'est  pourtant  pas  qu'une  simple  introduction  à  cette  carrière 
publique.  En  tout  cas,  c'est  la  thèse  que  soutient  M.  Cassagne  : 
pour  lui,  la  vie  politique  de  René  s'ouvre  un  quart  de  siècle 
avant  la  date  oi^i  on  la  fait  généralement  commencer. 

(1)  La  vie  politique  de  François  de  Chateaubriand,  t.  I  {Consulat,  Empire,  Pre- 
mière Restauration),  par  M.  Albert  Cassagne,  1  vol.  in-8;  Pion,  1911. 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Vivent  les  livres  à  thèse!  Ils  nous  empêchent  de  nous  endor- 
mir sur  le  mol  oreiller  des  opinions  courantes  et  des  ide'es  toutes 
faites.  Ils  bousculent  les  préjugés  à  la  mode.  Ils  éveillent,  ils 
tiennent  en  haleine  l'inquiétude  d'esprit,  seule  condition  de  tout 
progrès  intellectuel.  Quand  la  thèse  est  vraie,  elle  emporte  toutes 
les  résistances.  Quand  elle  est  fau.sse,  elle  nous  force,  pour  la 
combattre  et  la  ruiner,  à  descendre  jusqu'au  fond  de  notre 
pensée,  à  préciser,  à  renouveler,  à  rajeunir  les  raisons  que  nous 
pouvons  avoir  de  ne  pas  nous  y  rallier  et  de  maintenir  notre 
opinion  première.  Quand  elle  est  simplement  enfin  paradoxale 
ou  excessive,  —  ce  qui  est  le  cas  le  plus  fréquent,  —  elle  remet 
en  honneur  ou  en  lumière,  elle  fait  rentrer  dans  la  circulation 
générale  bien  des  vérités  secondaires  sans  doute,  mais  intéres- 
santes, importantes  même  quelquefois,  et  trop  inapen^'ues. 

La  thèse  que  soutient  M.  Albert  Gassagne  me  parait  être  de 
cette  dernière  catégorie.  Il  l'énonce  lui-même  avec  une  hardiesse, 
une  netteté  qui  ne  laissent  rien  à  désirer,  dès  les  premières 
lignes  de  son  Avant-propos  :  «  Je  la  résumerai  d'un  mot,  écrit-il, 
en  disant  qu'il  (Chateaubriand)  fut  homme  d'action  par  essence, 
et  poète  par  accident.  »  Et  tout  son  livre  est,  en  effet,  la  démons- 
tration, ou  plutôt  l'illustration  de  cette  idée  générale  qui  sur- 
prendra et  même  choquera,  —  il  s'en  rend  fort  bien  compte,  et 
il  n'est  pas  loin  de  s'en  réjouir,  —  un  certain  nombre  de  ses 
lecteurs. 

Pour  ma  part,  je  n'en  suis  ni  choqué,  ni  scandalisé,  et, 
persuadé  depuis  fort  longtemps  qu'il  y  a  dans  Chateaubriand 
autre  chose  qu'un  pur  et  simple  poète,  je  suis  tout  prêt  à  recon- 
naître qu'elle  contient  une  a.ssez  large  part  de  vérité.  Mais, 
réduite  à  ces  termes  un  peu  trop  simples,  elle  me  semble  ne  pas 
correspondre  exactement  à  la  réalité  des  faits,  à  la  vraisemblance 
psychologique  et  historique. 

Chateaubriand  «  homme  d'action  par  essence  et  poète  par 
accident  :  »  la  formule  est  ingénieuse,  mais  elle  a  le  tort  d'op- 
poser et  de  séparer  deux  choses  qui,  dans  l'espèce,  doivent  être 
étroitement  unies.  Les  facultés  d'homme  d'action  et  de  poète 
ou  d'écrivain  s'opposent,  en  effet,  chez  la  plupart  des  hommes; 
elles  s'opposent  même  si  bien  qu'elles  sont  très  rarement  réunies 
chez  le  même  homme;  et,  par  exemple,  nous  ne  voyons  niïaine, 
ni  Renan  costumés  en  ambassadeurs  ou  même  en  ministres. 
Mais  ce  qui  est  vrai   du   commun    des   mortels,    et    même    de 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    REGENS    HISTORIENS.  319 

quelques  individualités  supérieures,  ne  l'est  pas  de  toutes.  Le 
génie  politique  et  le  génie  militaire  s'opposent  aussi  le  plus 
souvent;  et  pourtant,  Napoléon  n'aété,  que  nous  sachions,  dénué 
ni  de  l'un,  ni  de  l'autre.  Pareillement,  et  toutes  proportions 
gardées.  Chateaubriand  a  su  concilier  en  lui  deux  «  ordres  »  dif- 
férens.  Ne  parlons  pas,  j'y  consens,  de  son  génie  politique  :  si 
le  génie  n'est  qu'une  longue  patience,  en  politique  plus  peut- 
être  qu'ailleurs,  cette  vertu  suprême  lui  a  fait  étrangement 
défaut.  Mais,  cette  réserve  faite,  plus  on  étudiera  sa  vie  et  son 
rôle  publics,  plus  on  reconnaîtra,  je  crois,  qu'il  a  fait,  en  son 
temps,  sérieuse  figure  d'homme  d'Etat.  En  tout  cas,  il  est  indé- 
niable qu'il  ait  eu  le  tempérament  et  quelques-unes  des  plus 
rares  qualités  de  l'homme  d'action,  et  qu'on  lui  fasse  tort  de 
toute  une  partie  de  sa  personnalité  et  de  son  œuvre  en  le  rédui- 
sant à  n'être  qu'un  rêveur  et  un  poète.  La  vérité  est  qu'il  était 
par  essence  une  grande  force  indéterminée,  capable  de  s'appli- 
quer, ensemble  ou  successivement,  mais  avec  une  égale  inten- 
sité, à  des  objets  fort  différens,  et  qui  tantôt  fusait  en  rêveries 
et  en  phrases  harmonieuses,  et  tantôt  en  désirs  précis,  en  volontés 
bien  arrêtées  de  faire  passer  dans  les  faits  un  peu  de  son  propre 
idéal.  Mais  il  n'a  jamais  sérieusement  sacrifié  l'un  de  ses  dons  à 
l'autre.  S'il  était  très  fier  de  «  sa  »  guerre  d'Espagne,  il  ne  l'était 
pas  moins  du  Génie  du  Christianisme  et  des  Mémoires  d'Outre- 
Tombe.  Et  même,  quand  on  le  poussait,  —  il  y  a  là-dessus  de 
curieuses  pages  dans  les  Mémoires,  — il  déclarait  volontiers  qu'il 
est  infiniment  plus  aisé  d'être  un  bon  diplomate  qu'un  bon 
poète. 

Il  m'est  d'autant  plus  difficile  de  souscrire  pleinement  à  la 
thèse  de  M.  Albert  Cassagne  que  la  méthode  qu'il  emploie  pour 
la  démontrer  me  parait  assez  souvent  sujette  à  caution.  Il  use  et 
abuse  des  conjectures.  Je  sais  bien  que  nous  faisons  tous,  plus 
ou  moins,  ainsi.  Si  consciencieux  que  nous  soyons,  —  et  l'enquête 
de  M.  Cassagne  a  été  très  consciencieuse,  —  nous  n'atteignons 
jamais,  en  histoire,  que  des  lambeaux  de  certitude;  l'entre-deux 
nous  échappe,  et  bon  gré,  mal  gré,  nous  le  remplissons  par  des 
hypothèses.  Encore  faut-il  cependant  que  ces  hypothèses  aient 
un  certain  air  de  vraisemblance  et  reposent  sur  des  faits  minu- 
tieusement prouvés  et  contrôlés.  Or  les  hypothèses  de  M.  Cas- 
sagne ne  sont  pas  toujours  de  cette  espèce.  Il  a  sa  thèse  à  éta- 
blir et,  pour  la  faire  triompher,  rien  ne  lui  coûte.  Il  a  vite  fait 


M20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

do  transformer  une  vague  possibilité  en  probabilité',  puis  en 
certitude;  il  dit  volontiers  :  peut-être  à  la  première  ligne,  pro- 
hablement  à  la  seconde,  et  sûrement  à  la  troisième  ;  et  à  la  <jua- 
trième,  il  dégage  de  ce  soi-disant  fait  d'imposantes  et  imprévues 
conséquences.  Donnons  au  moins  un  exemple  de  cette  disposi- 
tion d'esprit  quelque  peu  dangereuse. 

Peltier,  dans  son  Paris  du  15  avril  1799,  insère  un  curieux 
article  anonyme  sur  la  Guerre  des  Dieux  de  Parny  :  l'article  est 
visiblement  d'un  incroyant.  M.  Cassagne  l'attribue,  sans  en 
apporter  la  moindre  preuve,  à  Chateaubriand,  et  il  voit  dans  cet 
article  le  point  de  départ  du  Génie  du  Christianisme  conçu  tout 
d'abord,  d'après  lui,  comme  étant  essentiellement  une  œuvre 
non  pas  d'apologétique,  mais  d'  «  opportunisme  »  littéraire 
et  politique.  La  conversion  n'aurait  eu  lieu  qu'ensuite,  à  la 
nouvelle  de  son  double  deuil,  «  entre  la  fin  d'août  et  la  fin  d'oc- 
tobre. »  «  Donc,  le  livre  n'est  pas  le  fruit  de  la  conversion.  Le 
contraire  serait  plus  vrai.  L'ouvrage  était  auparavant  conçu, 
élaboré,  et,  sous  sa  première  forme,  terminé.  »  Et  tout  cela, 
parce  qu'il  s'agit  de  montrer  que  Chateaubriand,  même  dans  ses 
œuvres  en  apparence  les  plus  spontanées  et  les  plus  sincères, 
n'a  jamais  été  qu'un  homme  politique,  et,  si  je  l'ose  dire,  un 
«  arriviste  »  supérieur  !  Il  n'y  a  qu'un  malheur  :  c'est  que  l'ar- 
ticle sur  Parny  ne  parait  pas  être  de  Chateaubriand  ;  qu'à  cette 
date  (15  avril  1799),  et  selon  toutes  les  vraisemblances,  Chateau- 
briand connaissait  déjà  depuis  plusieurs  mois  la  nouvelle  de  la 
mort  de  sa  mère,  et,  qu'ayant  pleuré  et  ayant  cru,  il  avait  déjà 
conçu  et  esquissé  son  grand  livre  sous  la  forme  d'une  Apologie 
esthétique  et  morale  du  christianisme.  Je  crois  donc  devoir 
maintenir  les  dates  et  conclusions  que  j'ai,  il  y  a  un  an,  pro- 
posées ici  même,  et  que  M.  Cassagne  a  écartées  sans  les  avoir 
discutées. 

J'insisterais  moins  si  nous  ne  saisissions  ici  sur  le  vif  l'un 
des  défauts  d'une  méthode  historique  fort  en  honneur  de  nos 
jours,  et  où  je  voudrais  bien,  moi  qui  écris  ceci,  n'être  jamais 
tombé  !  Nous  n'attachons  aucune  importance  aux  déclarations 
que  les  hommes  du  passé  nous  font  sur  eux-mêmes.  Nous  avons 
la  prétention  de  mieux  les  connaître  qu'ils  ne  se  connaissaient 
eux-mêmes,  de  mieux  démêler  qu'eux-mêmes  les  mobiles  secrets 
de  leurs  actes,  et  quand  nous  n'incriminons  pas  leur  sincérité, 
nous  leur  prêtons  généreusement  une  prodigieuse  inconscience.. 


CFIATEAUBKIA^D    ET    SES    RÉCE^S    HISTOUIENS.  32J^ 

A  force  de  les  voir  et  de  les  étudier  en  fonction  de  leur  époque, 
de  restituer  autour  d'eux  les  innombrables  circonstances,  pres- 
que toujours  inaperçues  d'eux-mêmes,  de  leur  vie  morale  et  d& 
leur  action,  nous  finissons  par  oublier  leur  existence  propre,  et 
par  dissoudre  le  plus  clair  de  leur  personnalité  dans  l'imperson- 
nalité  ambiante  ;  la  richesse  du  cadre  nous  fait  perdre  de  vue 
non  seulement  la  beauté,  mais  parfois  jusqu'à  la  réalité  du  por- 
trait. Rien  de  plus  facile,  à  la  distance  où  nous  sommes,  que  de 
voir  les  raisons  utilitaires  qu'a  eues  —  finalement  —  Chateau- 
briand d'écrire  le  Génie  du  Christianisme;  rien  de  plus  aisé  que 
de  noter  les  signes  précurseurs  d'une  renaissance  religieuse  qui 
semblait  appeler  et  rendre  comme  nécessaires  une  Apologie  nou- 
velle et  un  nouvel  apologiste.  Mais  quand,  la  plume  à  la  main, 
nous  nous  livrons  à  cette  analyse,  ne  sommes-nous  pas  la  dupe 
d'une  sorte  de  mirage  rétrospectif.^  N'oublions-nous  pas,  ne 
négligeons-nous  pas,  de  propos  délibéré,  tous  les  signes,  tous 
les  faits  contraires,  toutes  les  virtualités  divergentes.^  Il  y  a  dans 
l'histoire  comme  dans  la  nature  une  foule  de  germes  qui  avor- 
tent. Cette  renaissance  religieuse  s'est  produite,  soit:  mais  s'est- 
t-elle  produite  sans  résistance  ?  et  si  le  Concordat  n'avait  pas 
été  promulgué,  aurait-elle  pu  se  produire.'^  Le  Concordat  lui- 
même  était-il  un  fait  nécessaire.»^  Et  la  volonté  de  Napoléon 
n'a-t-elle  pas  eu  à  briser  bien  des  difficultés  qui  auraient  pu 
paraître  insurmontables.^  La  réalité  de  l'histoire  est  plus  mêlée, 
plus  complexe,  plus  enchevêtrée,  plus  obscure  que  nous  ne 
la  construisons  après  coup.  Aucun  de  ceux  qui  s'y  sont  fait 
un  nom  n'a  pu,  à  un  moment  donné,  avoir  la  certitude,  en 
agissant  d'une  certaine  manière,  que  son  action  aura  l'avenir 
pour  elle.  En  fait,  au  moment  de  la  «  conversion  »  de  Cha- 
teaubriand, en  1798  ou  1799,  il  était  impossible  de  prévoir  \e 
Concordat,  le  rétablissement  du  culte,  la  renaissance  religieuse  : 
le  contraire  même  était  beaucoup  plus  vraisemblable.  Des  vœux 
de  persécutés,  des  espérances  d'émigrés  ne  pouvaient  constituer, 
pour  un  esprit  prudent  et  <c  politique,  »  une  base  d'action  suf- 
fisante; il  fallait,  pour  s'en  contenter  et  pour  y  asseoir  sa  fortune, 
un  acte  de  foi  singulièrement  hardi  et  d'ailleurs  invérifiable; 
il  fallait  parier,  pour  tout  dire.  Plus  simplement,  il  fallait 
suivre  l'inspiration  de  sa  conscience,  et,  sans  se  désintéresser 
assurément  des  conséquences  pratiques,  pour  le  reste,  «  laisser 
faire  aux  dieux.  »  C'est  ce  qu'a  fait  Chateaubriand  :  il  nous  le 

TOME   X.    —    1912.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dit,  et  nous  n'avons  aucune  raison,  — psycliologique  et  histo- 
rique, —  de  ne  pas  l'en  croire.  En  concevant  le  Génie,  il  ne  pou- 
vait pas,  —  raisonnablement,  —  espérer  être  servi  comme  il  l'a 
été,  par  les  circonstances;  et  il  désirait,  certes,  passionnément 
le  succès,  et  il  n'a  rien  négligé  pour  l'assurer,  mais  il  ne  pouvait 
espérer  celui  qu'il  a  eu.  Acte  de  foi  et  de  bonne  foi,  acte  de 
désintéressement,  de  générosité  et  de  conscience,  le  Génie  du 
Christianisme,  n'est,  originairement,  rien  autre  chose;  la  poli- 
tique n'est  venue  qu'ensuite,  après  le  retour  en  France.  Et  dans 
les  difficultés  mêmes  que  Chateaubriand  rencontrait  pour  réaliser 
son  œuvre,  je  vois,  s'il  en  était  besoin,  une  preuve  nouvelle,  et 
non  pas  peut-être  la  moins  parlante,  de  sa  parfaite  sincérité. 

M.  Gassagne  me  répondra  sans  doute  qu'il  ne  conteste  pas 
la  sincérité  de  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme,  et  qu'au 
surplus  la  sincérité  n'est  pas  du  tout  inconciliable  avec  une 
certaine  dose  d'esprit  politique,  ce  qui  est  du  reste  tout  à  fait 
mon  avis.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à  insister  comme  il  le 
fait,  et  d'une  manière  selon  moi  exagérée,  sur  la  politique  ou 
la  diplomatie  de  Chateaubriand,  il  ne  peut  s'empêcher  de  laisser 
planer  un  certain  doute'sur  la  franche  spontanéité  de  ses  convic- 
tions :  trop  d'habileté  nuira  toujours  dans  notre  esprit  à  ceux 
qui  veulent  être  ou  paraître  sincères.  Et  cela  est  si  vrai  que 
M.  Cassagne,  première  victime,  après  son  héros,  de  sa  propre 
thèse,  n'a  peut-être  pas,  et,  en  tout  cas,  ne  suggère  pas,  pour  le 
poète  des  Martyrs,  toute  la  .sympathie  qu'on  peut  sans  doute  lui 
refuser,  mais  qu'il  me  paraît,  généralement,  mériter  :  il  parle 
de  lui  sur  un  ton  de  désinvolture  un  peu  tranchante  qui  cho- 
quera, je  le  crains,  beaucoup  de  lecteurs,  et  qui,  à  plus  d'une 
reprise,  semble  assez  peu  conforme  à  la  stricte  équité.  S'il  appré- 
cie en  fort  bons  termes  le  célèbre  article  du  Mercure  en  1807,  et 
la  courageuse  provocation  qu'il  contenait,  il  est  plus  froid  pour 
la  non  moins  courageuse  démission  de  1804:  u  Dans  cette  quasi 
unanime  passivité  ou  servilité,  l'acte  de  Chateaubriand,  sans 
vouloir  en  exagérer  le  retentissement  ni  la  portée,  fit  son  efiet.  Le 
geste  avait  belle  allure;  il  avait  même,  en  un  sens,  de  r  à-propos.  » 
Un  ((  à-propos  »  qui  pouvait  coûter  terriblement  cher  à  sou 
auteur  :  voilà  ce  que  l'ingénieux  historien  aurait  dû  ne  pas 
oublier,  et  ce  qui  aurait  dû  lui  interdire  certaines  insinuations, 
inutiles,  et  d'ailleurs  incontrôlables,  sur  la  divfîrsité  des  mobiles 
qui  ont  pu,  selon  lui,  dicter  à  Chateaubriand  sa  lettre  de  démis- 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  323: 

sk)n.  Ailleurs  encore,  M.  Gassagne  dit  de  lui  :  «  Son  cœur  était 
bien  placé.  5/  la  rancune  et  la  sottise  de  l'émigré  y  pénétraient, 
elles  n'y  abolissaient  pas  la  qualité  française  et  le  sentiment  de^ 
l'honneur  national.  »  La  phrase  est  assez  contradictoire,  et  il 
ne  me  parait  pas  que  les  expressions  un  peu  bien  vives  qu'elle 
renferme  s'appliquent  réellement  à  l'auteur  de  la  Monarchie 
selon  la  Charte. 

On  le  voit,  il  arrive  à  INI.  Albert  Gassagne  de  méconnaître 
parfois  le  véritable  caractère  de  Ghateaubriand.  Il  lui  arrive 
aussi  de  se  méprendre  un  peu  sur  la  nature  du  rôle  qu'il  a  joué 
dans  l'histoire  morale  et  politique  de  son  temps.  Il  le  repré- 
sente quelque  part  comme  <(  un  ennemi  implacable  de  la  Révo- 
lution, de  ses  principes,  de  son  esprit,  »  comme  «  acquis  à  la 
réaction  religieuse  et  monarchique,  »  comme  «  l'homme  du  parti 
catholique  »  ou  «  clérical,  »  il  dit  même,  en  s'en  excusant  un 
peu,  «  du  parti  prêtre.  )>  Je  n'aime  pas  tout  d'abord  ces  expres- 
sions qui  sentent  la  polémique,  et  qu'un  véritable  historien 
devrait  impitoyablement  renvoyer  aux  journaux  de  la  Restau- 
ration ou  du  second  Empire.  Et  ce  dont  je  suis  plus  sur  encore, 
c'est  qu'elles  nous  donnent  de  Ghateaubriand  une  idée  très 
inexacte,  et,  peu  s'en  faut,  tout  à  fait  fausse.  Si  Ghateaubriand 
avait  été  cet  «  ennemi  implacable  de  la  Révolution  »  qu'on  nous 
dépeint  à  plusieurs  reprises,  il  n'aurait  pas  écrit  la  Monarchie 
selon  la  Charte,  il  n'aurait  pas  réclamé  ni  défendu  la  liberté  de 
la  presse,  il  n'aurait  pas,  parmi  les  royalistes  de  son  temps,  — 
et  même  du  nôtre,  —  excité  des  inimitiés  redoutables  :  la  vérité 
est  qu'il  était  un  ((  libéral,  »  et  qu'il  a  voulu,  de  tout  son  esprit 
et  de  tout  son  cœur,  réconcilier  (c  les  deux  Frances,  »  celle  de 
l'ancien  régime  et  celle  du  régime  moderne.  Et  enfin,  c'est  le 
diminuer  étrangement,  —  et  le  travestir,  —  que  de  voir  en  lui 
«  l'homme  du  parti  prêtre;  »  c'est  là  une  conception  un  peu 
simpliste  héritée  des  ((  jacobins  »  ou  des  «  idéologues  :  »  il 
n'était  pas  de  ceux  qui  limitent  leur  horizon  à  celui  d'une 
sacristie.  Gomme  s'il  avait  pu,  d'ailleurs,  prévoir  le  reproche,  il 
y  a  répondu  d'avance  dans' une  de  ses  lettres  à  Fontanes  (l^'^juin 
1803)  :  «  Quand  le  Gonsul  a  rétabli  la  religion,  il  a  fait  l'acte 
d'un  grand  homme  ;  mais  il  ne  se  dit  pas,  ou  })lutôt  on  cherche 
à  lui  cacher  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  lui-même.  On  parle  de 
partis?  Mais,  certes,  34  millions  de  chrétiens  sont,  je  pense,  un 
assez  grand  parti!  Eh  bien  !  ce  parti-là  est  décidément   à  celui 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

•qui  a  relevé  les  autels.  »  Et  c'est  à  ce  parti-là   qu'appartenait 
Chateaubriand. 

Il  est  fâcheux  qu'une  idée  générale  juste,  mais  poussée  trop 
loin  et  développée  avec  trop  de  raideur,  fasse  du  livre  de 
M.  Gassagne  un  guide  parfois  assez  dangereux  dans  l'étude  de 
Chateaubriand  et  donne  à  son  information  même  quelque  chose 
d'un  peu  tendancieux.  Car  je  n'ai  pas  assez  dit  de  combien  de 
recherches  à  travers  les  imprimés,  les  journaux  et  les  documens 
-d'archives  témoigne  ce  premier  volume  sur  la  Vie  politique 
de  Chateaubriand,  et  tout  ce  qu'on  y  peut  puiser  d'indications 
intéressantes  et  utiles  pour  écrire  la  biographie  de  son  héros. 
Par  exemple,  M.  Cassagne  a,  sur  la  manière  dont  a  été  lancé  le 
Génie  du  Christianisme ,  tout  un  chapitre  très  neuf,  très  curieux, 
et  qui,  s'il  n'est  peut-être  pas  définitif,  sera  sans  doute  une 
révélation  pour  bien  des  lecteurs.  Pareillement,  la  vie,  assez 
mal  connue  jusqu'ici,  de  Chateaubriand  sous  l'Empire,  est, 
sinon  complètement  débrouillée,  tout  au  moins  serrée  d'assez 
près,  et,  notamment  en  ce  qui  concerne  les  rapports  du  grand 
écrivain  avec  Napoléon,  elle  s'enrichit  d'un  certain  nombre  de 
détails  assez  nouveaux.  Et  enfin,  quand  l'auteur  en  arrive  à  la 
chute  de  l'Empire,  c'est-à-dire  au  début  de  la  vraie  vie  politique 
de  Chateaubriand,  —  c'est-à-dire,  déclarera  quelque  malveil- 
lant, à  son  vrai  sujet,  —  les  objections  que  j'ai  cru  devoir  pré- 
senter tout  à  l'heure  n'ont  presque  plus  ici  de  raison  d'être. 
Soit  qu'il  maitrise  mieux  son  sujet  et  sa  matière,  soit  que  la 
vraie  physionomie  de  Chateaubriand  homme  politique  s'impose 
à  lui  avec  plus  de  force  et  de  relief,  il  voit  désormais  son  héros 
assez  bien  tel  qu'il  est,  et  il  lui  rend  une  justice  plus  pleine  et 
plus  exacte.  Il  y  a  là  près  d'une  centaine  de  pages  qui  sont,  à 
n'en  pas  douter,  à  tous  égards,  et  même  pour  la  forme,  les  meil- 
leures du  volume.  Si,  comme  il  y  a  tout  lieu  de  l'espérer,  le  ou 
les  volumes  qui  suivront  celui-ci  (1),  —  car  j'ai  peine  à  croire, 
surtout  s'il  se  pique  d'établir  quelque  proportion  entre  les  dilfé- 
rentes  parties  de  son  œuvre,  que  M.  Cassagne  puisse  réaliser 
son  dessein  et  faire  tenir  en  un  seul  volume  tout  ce  qui  lui  reste 

(1)  Pour  la  suite  de  son  travail,  M.  Gassagne  trouvera  d'abondans  et  curieux 
renseignemens  dans  le  livre  qui  vient  de  paraître  de  M.  le  comte  d'Antioche, 
Chateaubriand  ambassadeur  à  Londres  (1822),  d'après  ses  dépêches  inédites  (1  vol. 
in-8;  Perrin);  il  ressort  de  ce  volume  que  cette  courte  ambassade  est  très  loin 
d'avoir  été  inutile  au  point  de  vue  des  intérêts  français,  et  que  Chalcaubriand 
s'est  très  vite  révélé  un  très  actif  et  très  clairvoyant  diplomate. 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  325 

à  nous  dire,  —  si,  dis-je,  les  volumes  qui  suivront  sont  écrits 
dans  la  note  de  ces  dernières  pages,  nous  aurons  enfin  le  Cha- 
teaubriand politique  que  nous  attendions  depuis  si  longtemps, 
et  nous  pourrons  alors,  dans  un  article  d'ensemble,  essayer  de 
reprendre  à  notre  tour  un  très  beau  sujet  que  l'auteur  des  Lîmflfts' 
jadis  n'a  même  pas  effleure. 

III 

Je  viens  de  faire  allusion  à  Sainte-Beuve.  Il  est  difficile  de  ne 
pas  songer  à  lui  et  aux  deux  volumes  qu'il  a  consacrés  au  <(  Sa- 
chem  du  romantisme,  »  quand  on  s'apprête  à  parler  du  Chateau- 
briand de  M.  Jules  Lemaitre  (1).  Les  deux  ouvrages,  en  efîet, 
ont  entre  eux  bien  des  analogies  :  ils  ont  eu  tous  deux  pour 
origine  des  conférences  publiques  ;  leurs  auteurs  respectifs  se 
ressemblent  par  divers  aspects  de  leur  œuvre  et  par  plus  d'un 
trait  de  leur  tempérament  moral  et  littéraire;  enfin,  tous  deux 
n'ont  pas  été  précisément  conçus  (c  dans  une  pensée  d'extrême 
bienveillance  »  pour  le  grand  écrivain  qu'ils  étudiaient.  On 
pourrait  poursuivre  le  parallèle... 

On  retrouvera,  —  est-il  besoin  de  le  dire  ?  — dans  le  livre  de 
M.  Jules  Lemaitre  les  qualités  de  grâce,  de  finesse  légère,  de 
souple  nonchalance,  de  souriante  malice  qui  ont  fait  sa  juste 
réputation.  Le  dirai-je  pourtant.»*  Il  me  semble  que  l'auteur  des 
Impressions  de  théâtre  a  écrit  des  livres  qui  l'expriment  plus 
complètement,  qui  mettent  plus  heureusement  en  lumière  les 
dons  si  rares  de  son  prestigieux  talent,  et  qui  remplissent  aussi 
plus  entièrement  leur  objet.  Si  quoiqu'un  par  exemple  voulait 
sur  un  seul  ouvrage  juger  M.  Jules  Lemaitre,  bien  plutôt  que 
celle  de  ce  Chateaubriand ,  je  lui  conseillerais  la  lectu-re  du 
sixième  volume  des  Contemporains,  celui  qui  contient  les  études 
sur  Veuillot  et  sur  Lamartine,  et  les  délicieuses  Figurines.  Et, 
d'autre  part,  à  ceux  qui  voudraient  apprendre  à  bien  connaître 
Chateaubriand,  tout  en  limitant  leurs  lectures,  bien  plutôt  que 
le  livre  de  M.  Lemaitre,  je  conseillerais  l'article  divinateur 
qu'Eugène-Melchior  de  Vogué,  ici  même,  a  con-sacré,  il  y  a 
vingt  ans,  à  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme,  ou  la  belle 
étude,  si  complète  et  si   lucide,   de  M.  Faguet  dans   son  Dix- 

(1)  Cliateaubriand,  par  M.Jules  Lemaitre,  1  vol.  in-10;  Galmann-Lévy. 


326  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

neuvième  Siècle,  ou  encore  l'admirable  petit  volume  classique 
[['Extraits  de  Chateaubriand  que  nous  devons  à  Brunetière. 

C'est  que  M.  Jules  Lemaitre  a  beau  s'en  défendre,  —  par 
ironie,  ou  par  prudence?  —  il  n'aime  pas  Chateaubriand.  Il 
n'aime  en  lui  ni  l'homme,  ni  le  style,  ni  les  idées.  Et  cela,  certes, 
est  son  droit.  Et  ne  dites  pas  :  Pourquoi  donc  l'auteur  des  Con- 
lemporains ,  n'aimant  pas  l'auteur  à! Atala,  a-t-il  voulu  quand 
même  parler  de  lui.^  Car  où  en  serait  la  critique,  juste  ciel  !  si 
nous  ne  devions  jamais  parler  que  des  auteurs  que  nous  aimons  } 
Et  ne  dites  même  pas  que  M.  Lemaitre  aurait  dû  faire  eiîort 
pour  sortir  de  soi,  pour  entrer  dans  une  personnalité  étrangère, 
pour  tâcher  de  la  voir  telle  qu'elle  est,  en  elle-même,  et  pour  lui 
rendre  pleine  et  entière  justice.  Car  d'abord,  il  n'est  pas  sur 
qu'il  eût  intérêt  à  faire  cet  effort  de  sympathie  critique,  et  vous 
connaissez  de  reste  les  objections  de  la  critique  impression- 
niste. Mais  surtout,  c'était  son  droit  strict,  et  peut-être  même 
son  devoir  de  critique,  —  de  critique  impressionniste,  —  de  ne 
pas  abdiquer  sa  personnalité  devant  celle  de  Chateaubriand,  de 
réagir  au  contraire  vigoureusement,  contre  elle,  de  heurter  son 
tempérament  propre  contre  un  tempérament  opposé,  et  de  noter 
avec  une  franchise  passionnée  et  même  violente  les  impressions 
qu'il  recevrait  de  ce  contact.  Bien  loin,  pour  ma  part,  de  repro- 
cher à  M.  Jules  Lemaitre  d'avoir  fait  cela,  je  lui  reprocherais 
plutôt...  de  ne  l'avoir  pas  fait  assez,  je  veux  dire  avec  assez  de 
résolution,  de  continuité  et  d'audace,  bref,  et,  en  dépit  de  cer- 
taines vivacités  et  de  certaines  rudesses,  d'être  resté,  encore  et 
jusqu'au  bout,  «  l'homme  des  coteaux  modérés.  »  Il  est  vrai  que 
c'était  encore  là  une  manière  de  marquer  son  opposition,  et  le 
fond  intime,  irréductible  de  sa  véritable  nature. 

Mais,  idéalement,  on  aurait  pu  souhaiter  autre  chose.  «  Pour 
avoir  étalé  l'adoration  de  soi  aussi  naïvement  qu'un  enfant  ou 
une  femme,  écrit  M.  Jules  Lemaitre,  cet  homme  d'un  si  grand 
génie  nous  donne  à  tous,  si  peu  de  chose  que  nous  soyons,  le 
droit  de  sourire.  »  Ce  droit  au  sourire,  M.  Lemaitre  l'a  exercé 
copieusement,  pendant  plus  de  trois  cents  pages,  et  je  ne  crois 
pas  qu'aucun  autre  écrivain,  aujourd'hui,  aurait  pu,  aussi  impu- 
nément, soutenir  pareille  gageure.  Il  a  fait  à  Chateaubriand 
une  petite  guerre  continue  et  sans  merci  d'épigrammes,  d'ironies, 
de  malices  et  de  sourires.  Il  a,  je  crois  bien,  épuisé  contre  lui 
toutes  les  llèches  de  son  carquois.  Avouerai-je  qu'à  cette  guerre 


CHATEAUBRIAND    ET.  SES    RECENS    HISTORIENS.  327 

à  coups  (l'épingle  j'aurais  préféré  la  lutte  corps  à  corps,  — 
devant  laquelle  Sainte-Beuve  avait  déjà  reculé,  —  et  que 
M.  Lemaitre  était  assez  grand  écrivain  pour  se  permettre  ? 
Songez  donc  !  Un  combat  singulier  entre  ces  deux  esprits  adverses, 
entre  ces  deux  âmes  différentes  et  peut-être  ennemies,  entre 
ces  deux  maîtres  de  la  langue  française,  un  duel  en  champ  clos, 
enseignes  déployées,  mais  il  n'y  aurait  rien  eu  de  plus  inté- 
ressant, de  plus  suggestif,  de  plus  passionnant  !  On  ne  se  com- 
prend pas  toujours,  on  frappe  quelquefois  à  côté  des  coups 
d'estoc  et  de  taille,  on  a  des  partis  pris  et  des  injustices;  mais 
qu'importe?  On  finit  bien  par  s'étreindre;  et  voilà  qui  est  l'es- 
sentiel. Chacun  révèle  alors  le  fond  de  son  être  et  de  sa  nature 
morale.  Savez- vous  rien  de  plus  instructif  que  les  Remarques  de 
Voltaire  sur  les  Pensées  de  Pascal,  ou  son  Commentaire  sur 
Corneille?  que  les  pages  de  Rousseau  contre  Molière.^  que  celles 
de  Taine  sur  Napoléon  .'^  que  celles  de  M.  Faguet  sur  Voltaire  .î^ 
que  celles  enfin  de  Brunetière  sur  Flaubert  ou  sur  Zola. !^  Chateau- 
briand méritait  peut-être,  —  au  moins  autant  que  M.  Georges 
Ohnet,  —  l'honneur  d'une  discussion  en  règle,  d'une  critique 
sérieuse,  directe,  approfondie,  motivée,  et  qui  l'embrassât  une 
bonne  fois  tout  entier. 

Or,  cette  ((  libre  promenade  à  travers  la  vie  et  l'œuvre  de 
Chateaubriand  »  que  l'on  nous  propose  est  décidément  un  peu 
bien  rapide,  incomplète  et  capricieuse  pour  justifier  toutes  les 
sévérités  que  M.  Jules  Lemaitre  prodigue  avec  une  inlassable 
complaisance  à  René.  «  Il  a  écrit,  —  nous  dira  son  biographe, 
—  beaucoup  de  choses  dont  je  n'ai  pu  vous  parler  :  des  Études 
historiques,  des  lettres  de  voyage,  une  histoire  de  la  littérature 
anglaise,  et  combien  d'articles  politiques  et  de  brochures,  et 
combien  de  vastes  dépêches  diplomatiques.  »  Ajoutons-y  les 
Mélanges  littéraires,  la  traduction  du  Paradis  perdit  et  toute  la 
Correspondance  àowi  M.  Lemaitre  n'a  rien  dit  non  plus.  Et  voilà, 
n'est-il  pas  vrai.^  bien  des  lacunes.  J'ai  quelque  peine,  je'l'avoue, 
à  concevoir  une  étude  d'ensemble  sur  Chateaubriand  où  l'on 
passerait  complètement  sous  silence,  et  les  admirables  Études 
historiques,  qui  ne  sont  pas  du  tout  la  besogne  de  librairie  qu'on 
s'imagine  trop  souvent,  et  la  fameuse  Lettre  sur  la  campagne 
romaine  :  ne  parlons  même  pas  de  la  Correspondance,  puis- 
qu'elle n'est  pas  entièrement  recueillie,  encore  que...  Quant  aux 
œuvres  qu'il  a  plu  au  critique  d'e.xaminer,  lapins  aimable  fan- 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

taisie  a  préside  aux  dcveloppemens  qu'il  lour  a  consacres.  Il  n'a 
que  quatorze  pages  sans  grand  relief  sur  le  Génie  du  Christia- 
nisme proprement  dit;  il  en  a  sept  sur  le  Dernier  Abeiicérage 
qu'il  a  découvert  «  un  jour  de  soleil  »  et  qui  lui  a  paru  ((  déli- 
cieux; »  et  il  en  a  dix-huit  un  peu  inégales  sur  les  Natchez.  D'une 
manière  générale,  les  analyses  qu'il  nous  présente  des  divers 
ouvrages  qu'il  étudie  sont,  pour  lui  emprunter  un  aimable 
euphémisme,  «  d'un  intérêt  un  peu  languissant  :  )>  c'est  que, 
précisément,  elles  sont  des  analyses,  au  lieu  d'être  des  transpo- 
sitions rapides  et  vivement  commentées.  Comme  à  l'époque  de 
ses  premiers  Coîitemporains,  il  se  laisse,  si  je  puis  dire,  imposer 
par  le  livre  qu'il  apprécie  la  marche  et  la  suite  de  son  expo- 
sition. Et  il  lui  arrive,  peut-être  parce  qu'il  veut  être  trop 
consciencieux,  d'être  souvent  incomplet  et  parfois  infidèle.  Par 
exemple,  dans  l'analyse  qu'il  en  donne,  toute  u  simplifiée  » 
qu'elle  soit,  je  ne  reconnais  guère  ce  que  M.  Faguet  appelait  les 
u  délicieux  »  Natchez,  »  cet  étrange  roman  »  qu'on  lit  peut-être 
plus,  oui,  même  de  nos  jours,  que  ne  le  pense  M.  Lemaitre, 
lequel  déclare  que  «  ce  n'est  pas  une  joie.  »  L'ingénieux  écrivain 
s'extasie,  —  peut-être  ironiquement,  — sur  le  <(  tube  enflammé, 
surmonté  du  glaive  de  Bayonne,  »  sur  «  les  caisses  d'airain  que 
recouvre  la  peau  de  l'onagre  »  et  qui  «  se  taisent  au  signe  du 
géant  qui  les  guide  ;  »  mais  quand  il  nous  représente  Fénelon 
s'entretenant  avec  Ghactas,  il  néglige  de  relever  cette  phrase 
étonnante  sur  la  parole  de  l'auteur  du  Télémaque:  a  Ce  qu'il 
faisait  éprouver  n'était  pas  des  transports,  mais  une  succession 
do  sentimens  paisibles  et  inetïables:  il  y  avait  dans  son  discours 
je  ne  sais  quelle  tranquille  harmonie,  je  ne  sais  quelle  douce 
lenteur,  je  ne  sais  quelle  longueur  de  grâces  qu'aucune  expres- 
sit)n  ne  peut  rendre.  «Et  il  ne  signale  pas  non  plus  tels  paysages 
polaires  qu'on  pourrait  croire  détachés  de  Pécheur  d'Islande,  et 
qui  nous  rappellent  fort  à  propos  que  les  Natchez  ont  enchanté 
les  dix-huit  ans  de  Pierre  Loti.  Pareillement  enlin,  dans  VEssai 
sur  les  Révolutions ,  dans  le  Génie,  dans  les  Martyrs,  dans  l'Itiné- 
raire, les  pages  que  cite  et  commente  le  conférencier  ne  sont  pas 
toujours,  elles  sont  même  assez  rarement  celles  que  l'on  atten- 
dait, celles  qui  mettent  le  mieux  en  valeur  l'originalité  d'artiste, 
le  génie  d'écrivain  de  Chateaubriand.  Je  suis  bien  convaincu  que 
M.  Lemaitre  ne  l'a  pas  fait  exprès,  qu'il  n'a  pas,  de  propos  déli- 
béré, voulu    rabaisser    Chateaubriand,    qu'il  n'a  pas  un  instant 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  o'2\\ 

songé  à  le  saisir  et  à  le  peindre  en  posture  d'infériorité.  Mais 
cette  partialité  involontaire  n'est-elle  pas  d'autant  plus  signifi- 
cative, et  ne  nous  est-elle  pas  une  preuve  que  le  biographe 
n'avait  pas  l'esprit  entièrement  libre  quand  il  s'est  mis  à  l'étude 
de  son  sujet  ? 

Cette  partialité  inconsciente  se  traduit  par  mille  autres 
signes.  C'est  Laubardemont  qui  disait  que,  pour  pendre  un 
homme,  il  ne  fallait  que  dix  lignes  de  son  écriture.!^  Il  n'en  faut 
pas  tant  à  M.  Jules  Lemaitre  !  Il  a  un  art  de  «  solliciter  »  les 
textes  les  plus  innocens,  de  les  amener,  de  les  extraire,  de  les 
enchâsser,  de  les  commenter,  que,  si  je  le  possédais,  je  me  gar- 
derais bien  d'appliquer,  fût-ce  même  à  de  grandes  œuvres  litté- 
raires. Car  qui  sait  si  VIliade  et  Athalie  elles-mêmes  résisteraient 
à  une  telle  opération.'^  Par  exemple,  à  propos  des  opérations  de 
l'armée  des  Princes  devant  Thionville,  on  nous  cite  cette  phrase 
de  Chateaubriand  :  «  Je  me  souviens  d'avoir  dit  à  mon  camarade 
Ferron  que  le  roi  périrait  sur  l'échafaud  et  que,  vraisemblable- 
ment, notre  expédition  devant  Thionville  serait  un  des  princi- 
paux chefs  d'accusation  contre  Louis  XVI.  »  Et  M.  Lemaitre  de 
s'écrier  :  ((  Il  avait  donc,  s'il  faut  l'en  croire,  le  sentiment  de 
tuer  allègrement  son  roi  en  mangeant  des  saucisses  à  la  foire, 
auprès  du  camp.  »  <(  Ces  choses-là  sont  rudes,  »  comme  dit 
Victor  Hugo,  et  comme  répète  M.  Lemaitre.  Ailleurs,  à  propos 
du  premier  ouvrage  de  Chateaubriand:  «  Mais  en  1826,  en  pleine 
Restauration,  sans  nécessité,  il  me  semble,  et  même  au  risque 
de  troubler  des  âmes  en  faisant,  connaître  davantage  un  livre 
qu'il  réprouvait,  il  donne  lui-même  une  réédition  de  V Essai  sur 
les  Révolutions .  »  Si  cette  réédition  annotée  de  VEssai  a  pu 
<(  troubler  ))  une  seule  àme,  je  voudrais  bien  la  connaître  ;  et 
quant  aux  raisons,  fort  légitimes,  sinon  «  nécessaires,  »  qu'avait 
Chateaubriand  de  réimprimer  son  livre,  il  nous  les  a  données 
assez  clairement  pour  qu'on  n'ait  pas  l'air  de  les  ignorer. 
Ailleurs  enfin,  —  car  j'abrège,  et  je  ne  suis  pas  sûr,  parmi  tant 
d'exemples  que  m'offre  le  livre  de  M.  Lemaitre,  de  choisir  les 
plus  forts,  et  les  plus  surprenans,  —  parlant  de  la  naissance  de 
René  et  du  «  bruit  de  la  tempête  qui  berça  son  premier  som- 
meil, »  il  ajoute  :  ((  Bref,  Chateaubriand  naquit  sans  aucune 
simplicité.  »  Et  le  mot  est  drôle;  mais  la  tempête  est  authen- 
tique; et  M.  Lemaitre  devait  le  savoir,  non  pas,  je  pense, 
pour  avoir  lu  le  Grand  Bey,  mais  pour  avoir  feuilleté  l'édition 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Biré  :  pourquoi  donc  ne  l'a-t-il  pas  dit?  Pourquoi  a-t-il  insinué 
le  contraire?  Puisque  la  nature,  pour  une  fois,  était  complice, 
est-ce  que  la  vraie  «  simplicité,  »  pour  le  critique,  ne  consistait 
pas  à  dire  tout  simplement  la  simple  vérité? 

<(  Ernest  Renan,  a  écrit  M.  Faguet,  est  le  plus  grand  esprit 
qui  ait  paru  en  France  depuis  Chateaubriand.  »  C'est  dire  le  cas 
qu'il  fait  de  ce  dernier.  Tel  n'est  pas  précisément  l'avis  de 
M.  Jules  Lemaitre  :  <(  Senancour  est  bien  autrement  intelligent 
(au  sens  strict  du  mot)  que  Chateaubriand.  II  a  donné  du  mal  de 
René  des  définitions  autrement  précises  et  profondes.  Je  regrette 
de  trouver  en  lui  un  anticatholicisme  si  marqué  (nullement 
intolérant  d'ailleurs  et  qui  ne  voudrait  enlever  à  personne  l'aide 
ou  la  consolation  d'une  foi  religieuse)  :  mais  c'est  un  esprit 
vigoureux  et  vraiment  libre.  Il  est  plein  de  pensées...  Senan- 
cour, je  le  dis  nettement,  me  seinble  un  roi  de  l'intelligence...  » 
J'ai  cru  rêver  en  entendant,  puis  en  lisant  et  relisant  cette 
phrase.  Senancour,  ce  raté,  d'ailleurs  curieux  et  intéressant, 
proclamé  «  un  roi  de  l'intelligence!  )>  Mais  qu'est-ce  que  M.  Jules 
Lemaitre  dira  donc  d'un  Pascal,  d'un  Cœthe,  d'un  RenUn?  Notez, 
que,  de  son  propre  aveu,  Senancour  ne  comprend  rien  au  ca- 
tholicisme, ce  qui  prouve,  —  entre  autres  choses,  —  que  son 
intelligence  a  des  limites,  et  ce  qui  est  sans  doute  fâcheux  pour 
«(  un  roi  de  l'intelligence.  »  Je  crois,  pour  ma  part,  y  ayant 
regardé  de  fort  près  et  durant  de  longues  années,  que  Chateau- 
briand est  une  intelligence  autrement  «  royale  »  que  Senancour, 
et  je  trouve  au  total  fort  peu  de  choses  qu'il  n'ait  vraiment  pas 
comprises.  M.  Jules  Lemaitre  serait-il  donc  un  idéologue?  Croit- 
il  donc  que  la  capacité  de  former  des  idées  abstraites,  qui  n'est 
qu'une  des  formes,  et  non  pas  la  plus  haute,  ni  la  plus  profonde^ 
de  la  faculté  de  comprendre,  soit  le  tout  de  l'intelligence?  Il  y 
aurait  beaucoup  à  philosopher  là-dessus,  en  psychologue,  et 
même  en  métaphysicien...  Mars  je  m'aperçois,  un  peu  tard,  que 
M.  Lemaitre  a  dû  prévoir  l'objection  :  s'il  déclare  Senancour 
plus  intelligent  que  Chateaubriand,  c'est  ((  au  sens  strict  du 
mot  ))  qu'il  l'entend.  Précisons  encore  :  disons  :  au  sens  le  plus 
étroit,  —  et  n'en  parlons  plus. 


Allons  maintenant  au  fond  des  choses,  et  tâchons,  de  ces  dix 
conférences  ou  causeries,   de*  dégager  1'  «  impression    »  totale 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  331 

que  la  personne  et  l'œuvre  de  Chateaubriand  ont  faite  sur  l'au- 
teur des  Contemporains.  Et  d'abord,  comment  conçoit-il  la»  psy- 
chologie »  de  René?  «  Orgueil,  désir,  ennui,  nous  dit-il,  c'est 
toute  son  àme.  »  Et  cela  est  vrai.  Mais  encore,  comment  le  cri- 
tique justifîe-t-il  et  développe-t-il  cette  juste  formule  .^^ 

A  l'égard  de  Chateaubriand,  «  romanesque  et  amoureux,  » 
M.  Jules  Lemaitre  est  peut-être  plus  indulgent  qu'on  ne  l'est 
assez  souvent.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  lui  en  fasse  un  trop  vif 
reproche  !  Je  ne  déteste  pas  le  ton  de  vivacité  amusée  et  de  ma- 
lice souriante  avec  lequel  il  parle  de  ces  choses.  Je  conçois  d'ail- 
leurs qu'on  puisse  se  montrer  plus  sévère  ;  et  sans  aller  jusqu'à 
trouver  «  odieuse,  »  —  le  mot  a  été  prononcé,  comme  si,  de  son 
vrai  nom,  René  s'appelait...  Robert  Greslou,  ainsi  que  le  «  dis- 
ciple »  du  roman  de  M.  Bourget, — la  conduite  de  Chateaubriand 
envers  Charlotte  Ives,  je  conviens  que,  sur  cet  article,  l'auteur 
du  Génie  du  Christianisme  a  pris  d'étranges  libertés,  et  décidé- 
ment trop  peu  conformes  à  son  rôle  d'apologiste.  C'est  là  un  des 
côtés  les  plus  désobligeans  de  sa  nature  et  de  son  œuvre,  car 
jusque  dans  la  Vie  de  Rancé,  jusque  dans  les  Études  histo- 
riques, je  sais  des  traces  bien  fâcheuses  de  cette  disposition 
regrettable.  Si  grands  pourtant  qu'ils  aient  été,  n'exagérons  pas 
les  écarts  de  René,  et  ne  le  chargeons  pas,  lui  tout  seul,  de  tous 
les  «  crimes  d'amour.  »  Que  n'a-t-on  pas  dit  de  «  ces  femmes 
«xquises,  dont  il  humait  le  charme,  l'esprit,  ^admiration,  fai- 
sant passer  ces  fantômes  d'amour  à  travers  son  ennui,  sans  se 
douter  assez  que  c'étaient  là  des  êtres  de  chair  et  de  sang  qui 
le  berçaient  dans  leur  angoisse  (1)!  »Oui,  peut-être,  encore  que, 
dans  ces  affaires  de  cœur,  il  soit  bien  difficile  de  connaitre 
l'exacte  vérité,  et  de  répartir  équitablement  les  torts  (2).  «  Eh! 
mon  ami,  disait  cet  autre,  comment  faites-vous  pour  être  si  sûr 
lie  ces  choses-là.!^  »  Je  veux  bien  admettre  que,  à  l'égard  des 
femmes  qui  l'ont  aimé,  l'auteur  A' Atala  ait  été  l'égoïste  féroce 
qu'on  nous  a  si  souvent  dépeint.  Je  me  demande  cependant  s'il 
l'a  été  beaucoup    plus,    hélas!    que   presque  tous  les  «   grands 

(1)  Cette  très  jolie  phrase  est  de  M.  Gustave  Lanson,  dans  son  Hisloire  de  la 
liltéraliire  frajiçaise. 

(2)  Voyez  par  exemple,  sur  la  liaison  de  Chateaubriand  et  de  M"*  de  Custine, 
les  livres  intéressans  et  contradictoires  d'A,  Bardoux,  M°"  de  CusLine,  d'après  des 
•documens  inédits  (Calmann-Lévy,  1888)  ;  —  de  M.  E.  Chedieu  de  Robethon,  Cha- 
teaubriand et  M'"' de  Custine  (Pion,  1893j;  —  de  MM.  Gaston  Maugras  et  de  Croze- 
Lemercier,  Delphine  de  Sabran,  marquise  de  Custine  (Pion,  1912). 


332  REVUE  DES  DEUX  MOîNDES. 

amoureux.  »  Et  puis,  n'y  a-t-il  pas  une  contre-partie  qu'il  fau- 
drait une  bonne  fois  mettre  en  lumière?...  0  vous,  touchante 
Pauline  de  Beaumont,  et  vous,  ardente  Delphine  de  Custine,  et 
vous,  douloureuse  Nathalie  de  Noailles,  et  vous  toutes,  ombres 
charmantes,  légères  et  plaintives  qui  avez  adoré  René,  je  ne 
puis  m'associer  pleinement  aux  larmes  très  littéraires  que  tant 
de  mes  galans  confrères  ont  versées  sur  votre  sort.  N'àvez-vous 
pas  demandé  à  l'Enchanteur  surtout  des  sensations  voluptueuses  .►* 
Il  vous  en  a  donné  :  n'étiez-vous  pas  à  peu  près  quittes  ?  Pou- 
viez-vous  sincèrement  croire  qu'il  vous  aimerait  éternellement.»* 
Vous  n'avez  pu  lire  Paul  Bourget  sans  doute,  et  vous  ne  saviez 
pas  que  toute  femme  qui  se  donne  à  un  homme  dans  des  condi- 
tions nécessairement  un  peu  dégradantes,  lui  confère,  par  cela 
même,  le  droit  de  la  mépriser,  et  presque  de  la  trahir;  mais 
cette  loi  des  amours  coupables,  ne  pouviez-vous  pas  la  pres- 
sentir .î>  Il  vous  a  trompées,  et  il  faut  l'en  blâmer;  mais  vous, 
n'aviez-vous  donc  trompé  personne. »*Ignoriez-vous  donc  que  vous 
l'enleviez  d'abord  à  sa  femme,  et  parfois  même  à  une  autre 
amante.»*  Si  vous  avez  souffert  par  lui,  d'autres  n'ont-elles  pas 
souffert  par  vous.»*  Vous-même,  spirituelle  et  tendre  duchesse  de 
Duras,  je  persiste  à  croire,  —  n'en  déplaise  à  M.  Paul  Souday, 
ce  journaliste  stendhalien  qui  n'avait  certainement  vu  aucun 
de  vos  portraits,  —  que  vous  n'avez  été  que  la  ((  chère  sœur  » 
de  René.  Mais  quoi  !  votre  amitié  amoureuse  en  était-elle  beau- 
coup plus  légitime.»^  N'avez-vous  rien  pris  à  M'"®  de  Chateau- 
briand, et,  dans  le  fond  de  votre  cœur  de  chrétienne,  vous  êtes- 
vous  toujours  sentie  sans  reproche.»*  Et  plus  d'une  fois  enfin, 
n'avez-vous  pas  dû  vous  dire  que  vos  souffrances  étaient  une 
expiation  ?... 

((  Chateaubriand,  —  dit  très  joliment  M.  Jules  Lemaître,  — 
Cliateaubriand  ne  saurait  être  rendu  responsable  de  toutes  les 
souffrances  de  ses  amies.  D'abord,  elles  étaient  trop.  Et  puis, 
elles  savaient  d'avance  ce  qu'il  était,  ce  qu'il  ne  pouvait  pas  ne 
pas  être.  »  Il  me  semble  qu'il  y  a  là  bien  du  bon  sens. 

«  Ce  qu'il  ne  pouvait  pas  ne  pas  être.  »  Insisterons-nous  à 
notre  tour  sur  ce  que  M.  Jules  Lemaître  appelle  drôlement  «  le 
Chateaubriand  de  guinguette  »  qu'il  découvre,  sans  d'ailleurs 
en  triompher  trop  bruyamment,  derrière  le  Chateaubriand  offi- 
ciel.^ Je  veux  bien  croire  que  ce  Chatcaubriand-Ià  a  existé, 
puisque  M.  Lemaître  et  Sainte-Beuve   l'affirment,  et   puisque. 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  333^ 

aussi  bien,  on  peut  çà  et  là,  l'entrevoir  dans  son  œuvre.  Mais 
peut-être  Sainte-Beuve,  qui  en  a  surtout  voulu  à  René  de  son 
don  de  séduction,  —  les  deux  volumes  qu'il  lui  a  consacrés  sont,, 
tout  au  fond,  la  vengeance  du  peu  séduisant  et  jaloux  Joseph 
Delorme,  —  peut-être  Sainte-Beuve  n'a-t-il  pas  été  sans  exagérer 
ce  trait  désobligeant.  Car  ce  que  nous  savons  là-dessus  de  plus 
positif,  nous  le  savons  par  Hortense  Allart  :  or,  comme  chacun 
sait,  quand  une  femme,  —  et  surtout  une  femme  de  lettres!  — 
se  met  à  raconter  certaines  choses  sur  elle-même,  elle  ne  peut 
s'empêcher  de  faire  son  métier  de  femme,  je  veux  dire  de  broder 
un  peu. 

((  L'homme  de  désir,  ))en  Chateaubriand,  atrouvé  son  expres- 
sion, sans  doute  immortelle,  dans  l'épisode  et  dans  le  person- 
nage de  René.  M.  Jules  Lemaitre,  comme  il  convenait,  a  parlé 
longuement  de  l'un  et  de  l'autre.  Ainsi  que  les  Mémoires  d' Outre- 
Tombe  semblaient,  à  vrai  dire,  l'y  inviter,  il  a  établi,  entre' 
Chateaubriand  et  sa  sœur  Lucile,  d'une  part,  et  les  deux  héros 
du  célèbre  poème,  d'autre  part,  une  identification  qu'il  s'est 
refusé  à  pousser  jusqu'au  bout,  mais  qu'il  a  tout  de  même  poussée 
un  peu  bien  loin.  Car  enfin,  à  ne  prendre  que  les  Mémoires,  il 
n'y  aurait  rien  eu  que  de  parfaitement  innocent  dans  l'affection 
qui  unissait  le  frère  et  la  sœur;  et  jusqu'à  quel  point  sommes- 
nous  autorisés  à  rapprocher  René  des  Mémoires?  J'avoue  d'ail- 
leurs qu'un  doute  est  permis,  et  que,  par  la  faute  de  Chateau- 
briand, on  peut  être  très  tenté  de  trancher  la  question  dans  le 
sens  de  M.  Lemaitre;  j'y  ai  moi-même  fort  longtemps  incliné. 
J'ai  pourtant  été  bien  surpris  de  voir  l'ingénieux  critique  assi- 
miler Lucile  non  seulement  à  Amélie,  mais...  à  Velléda.  Je 
conçois  très  bien  que  M.  Le  Braz  trouve  dans  Charlotte  Ives 
l'original  de  Cymodocée,  et  je  crois  même  qu'il  a  raison,  — 
M.  Lemaitre,  qui  ne  mentionne  pas  ce  rapprochement,  ne  serait-il 
pas  de  notre  avis?  —  Mais  j'avoue  humblement  qu'entre  Velléda 
et  Lucile  les  rapports  m'échappent.  Qui  est  Velléda?  Une  simple 
fiction?  ou  l'image,  plus  ou  moins  idéalisée  et  transformée,  de 
l'une  des  femmes  que  Chateaubriand  a  aimées?  ou  encore  une 
sorte  de  symbole  oi^i  il  aurait  comme  fondu  les  traits  de  plusieurs 
de  ses  amoureuses? Cette  dernière  hypothèse  me  séduirait  assez; 
mais  je  ne  la  donne  que  comme  une  hypothèse,  et  sur  le  fond 
des  choses,  jusqu'à  plus  ample  information,  ignoramus,  ignora- 
bîmus... 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Sur  la  question  de  savoir  si  l'Amélie  de  Meiié  n'est  pas,  à 
peine  transposée,  la  Lucile  de  l'histoire,  M.  Jules  Lemaltre,  qui 
est,comme  toujours,  la  loyauté  et  la  sincérité  mêmes,  apporte  un 
document  considérable,  et  qui,  j'en  ai  peur,  ruine  à  peu  près 
complètement  les  rapprochemens  auxquels  il  s'est  lui-même 
livré.  C'est  une  lettre  de  Louis  de  Chateaubriand,  le  neveu  du 
grand  écrivain,  à  sa  tante,  31'"^  de  Marigny  :  elle  est  datée  du 
10  octobre  1848  ;  et  l'on  y  lit  ceci  :  u  Ce  qui,  dans  ce  que  je  con- 
naissais de  l'ouvrage  (les  Mémoires  d'Outre-Tombe)  m'affligeait 
le  plus  était  ce  qui  concernait  ma  tante  Lucile.  J'étais  si  forte- 
ment inquiet  à  cet  égard  que  je  lui  en  ai  écrit  il  y  a  quelques 
années  pour  lui  exprimer  que  le  tableau  que  son  imagination 
traçait  compromettrait  une  sœur  très  pure.  Il  m'a  demandé, 
lorsqu'il  m'a  revu  le  lendemain,  si  j'étais  devenu  fou,  m'assurant 
qu'il  ny  avait  rien  dans  ses  écrits  qui  fût  de  nature  à  donner 
utteinte  à  la  pureté  de  sa  sœur  et  à  la  sienne...  »  Voilà,  ce  me 
semble,  un  témoignage  décisif,  et  qui  nous  donne  heureusement 
tort  à  tous,  ou  presque  tous.  Si  les  soupçons  ou  les  craintes  que 
le  récit  des  Mémoires  rapproché  de  celui  de  René  nous  faisaient 
concevoir  avaient  eu  dans  la  réalité  le  moindre  fondement, 
quelque  grande  qu'on  fasse  en  Chateaubriand  la  part  de  l'incone 
science,  il  ne  me  parait  pas  possible  qu'il  ait  eu,  en  face  de  son 
neveu,  l'attitude  énergiquement  indignée  [que  celui-ci  nous  rap- 
porte. Qu'il  ait  prêté  à  son  héroïne  quelques  traits  du  caractère 
de  sa  sœur,  cela  me  semble  non  seulement  probable,  mais  cer- 
tain (1);  mais  le  <■<■  cas  »  d'Amélie  reste  une  fiction  poétique,  une 
fiction  d'ailleurs  malsaine,  mais  une  fiction.  Chateaubriand  reste 
moralement  coupable  de  l'avoir  écrite,  et,  peut-être,  de  l'avoir 
conçue  ;  il  l'est  encore  de  nous  avoir,  sans  du  reste  le  vouloir, 
donné  le  change  à  cet  égard;  mais  il  l'est,  au  total,  moins  que 
nous  ne  le  pensions.  Quand  je  lisais  jusqu'ici  sous  la  plume  de 
M.  Lanson  :  »  Chateaubriand  s'y  donne  (dans  ^e/ie^le  plaisir  de 
noircir  dramatiquement  les  émotions  de  sa  jeunesse  ;  d'une 
amitié  fraternelle,  toute  simple,  innocente  et  commune,  encore 
•qu'ardente  et  nerveuse,  il  fait  un  gros  amour  incestueux,    »  je 

(1)  Il  résulte  d'un  récent  article  de  M.  E.  Herpin  sur  Chateaubriand  et  sa  cou- 
sine Mère  des  Séraphins  [Annales  romantiques,  mars-avril  1912)  que  la  scène  de  prise 
de  ■voile  d'Amélie  dans  René  aurait  été  inspirée  à  Cliateaubriand  par  la  prise  de 
■voile  de  cette  cousine.  —  Nous  devons  à  M.  E.  Herpin  un  livre  intéressant  sur 
Armand  de  Chateaubriand,  correspondant  des  Princes  entre  la  France  et  l'Aiigle- 
■ierre  (1768-1809),  d'après  des  documens  inédits,  1  vol.  in-8,-  Perrin,  1910. 


ciiA ri: AiiiuuAM»   I  r  si;s   ul':(;l■;^s   iiisioiui.ns.  'V,\r> 

pcnsnis,  ;i  [);n'l  moi,  <]ii('  M.  Litiisoii  (>l;nl  Mcii  opliinislc  :  je  suis, 
aiijoiii'd'liiii  liicii  oltlii^'c  (Ir  i<'(oiiii;<iln'  (jiio  c'osl  M.  Laiisnn  (|iii 
uvail  raison. 

Je  voudrais  bien  domicr  raison  aussi  à  M.  .Iules  Lcinailri^ 
dans  ranalysr  (|u'il  nous  prcscnlc^  <l('  l'ennui  ciialeauhriaiufsiiue. 
A[M'ès  avoir,  en  des  jta^cs  «pii  soni  une  nier\('ill(>  de  jK'iKMi'al  ioiu 
de  suMilile  |>syeli(do^it|ne,  el  de  Nirluosije  Ncriiale.  deuièle  el 
dt'lini  les  dixcrses  forines  de  la  Irislesse  ([u  a  eonnnes  Clialeau- 
hriand,  il  ajoiile  : 

Mais  la  piro  l'oriiid  tlii  la  Lristosso,  qui  est  sans  dniili-  I  riuiiii,  yc  iloitlf 
qu'il  en  iii(  l'ail  silricHticmcnt,  CcxpiU'icmx.  Il  a  beau  diw  iiiirhnit  un  il  ^  hilille  sa 
vie,  »  m:  n'est  qu'une  pltmac.  Il  uio  i)ai'HÎt  impossible  qu'un  liouinu'  d'un  si 
fort  tonipôraiMcul,  si  h  l)()n  f^an'ou  ■■  cl,  d'un(>  'f^aili'^  si  fucilc  avec  ses  amis; 
qui  a  laiil  rcril  ri,  <pii  a  iMr  Icllcmcut,  possùdi^  de  la  maiiir  d'rciiii^  ;  doiil.  la 
vio  est,  wno  si  siipcTho  »  rùiissiU;;  »  qui  a  lant  joui,  non  sciilcmciil  Ai'  sa 
{gloire,  mais  do  stis  lili'os  cl  do  sos  honneurs;  quia  joui  avec  laul,  Ac  siira- 
hoiuiauco  cl,  si  naïvomont  d'AIro  luinislro  ou  ambassadeur;  el,  qui  d'ailleiu's 
a  cxprimô  soneuuui  par  un  clioix  de  mois  el,  avec  un  celai,  doul.  il  se  savait 
si  b(Mi  ^M'c  ;  il  me  parait  impossible  que  ci't  liomuK!  là  stt  soit  emiiiYe  beau- 
coup i)lus  ([10'  le  commun  des  liommes. 

J'ose  ne  pas  èli'e  de  l'avis  de  M.  Leinalire,  el  je  voudrais 
avoir  un  peu  de  sa  linesse  d'espi'il  el  de  slyle  pour  jusl  ilier  niou 
o|Mnion.  .le  crois  eouinie  lui  ipiil  U(>  laid  èhv'  la  du|)e  de  p(>r- 
S(Uine,  el  de  (  'Jialeaulnia  iid  pas  plus  que  d'un  aid  re.  IMais  (pnd  ! 
n'(^s| ce  [tas  siniplilier  un  peu  Irop  Uene  (|ue  de  le  ramener  au 
((  comnuin  des  lunumesi'  »  M.  .Iules  liemailre  ne  eroil  o-u^re  à 
rani;(tisse  melaplivsi(pie  ;  evideiumeni,  Moidai^iie  lui  a  h'^ue 
lin  peu  de  s(»n  seeplieisme  ^(tf;iieuard  à  l'endroil,  d((s  {^raiuls 
{j,(!sles  el  des  taraudes  pluases,  des  elals  d'àme  rares  ou  (piinles- 
HOnei(''s.  Pour  ma  pari,  il  m'esl  dillieile  de  ne  voii"  (pie  n  de  la 
lllliM'alure  >>  dans  les  innoiulu'aldes  |)ii^(vs  où  (llialeaiihriand  nous 
a  (Hall'  son  ennui,  l'ïli  oui  !  il  a  «lesin'' (oui,  j'anjoiir  (d,  hi  ^l(»ire, 
los  f^randeiirs  de  <'liair,  e(mime  livs  aiilres,  el,  il  a  joui  de  joui, 
non  seiileiueid  avec  passion,  mais  a\'(^e  riV'iK'sie.  Mais  le  surt/if 
nmari  alnmid  lui  esl  immlc'  aii.\  lèvres  plus  vile  ipi'anv  aiilres, 
Inuiimes.  {)\\<\  dis-je!  Ions  ces  n  diverliss<>mens  >>  ipi'il  eoiivoi- 
lail  el  (|u'il  e|iuisail  ne  lui  (daienl  (pi'iiii  moven,  lonjoiirs  iindli 
ea<-e,  de  Iroinper  el  de  l'iiir,  (d  d'user  sou  inexoralde  euiiiii.  On 
peut  s'ennuyer,  assiiremeiil ,  il  la  manière  ^rise,  monol(»ne,  -  el 
eiiiuiyeuse,         de  Senaneoiir;  on  peiil  s'ennuyer  ;iuasi  i\  la  ma- 


•336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nière  somptueuse,  ardente,  poétique  de  Chateaubriand.  Qui  sait 
«lème  si  celui  qui  a  tout  connu,  tout  éprouvé,  tout  épuisé  dans 
les  innombrables  jouissances  qu'ont  inventées,  pour  échapper  à 
leur  propre  misère  et  pour  se  fuir  eux-mêmes,  les  malheureux 
enfans  des  hommes,  n'a  pas,  lorsqu'il  s'ennuie,  un  ennui  plus 
profond,  plus  absolu,  plus  irrémédiable  et  plus  vécu  que  celui 
■qui,  voué  à  une  vie  mesquine,  resserrée,  inglorieuse,  ignore 
tout  ce  que  les  soi-disant  heureux  de  ce  monde  poursuivent  de 
l'inlassable  ardeur  de  leur  désir  .^>  Et  pourquoi  ne  s'ennuierait-il 
pas,  ce  privilégié  de  l'existence,  s'il  est  né,  ce  qui  arrive,  avec 
une  âme  à'  la  fois  ardente  et  désenchantée,  inquiète  et  un  peu 
haute  .^  Il  aura  si  vite  fait  de  faire  le  tour  de  la  vie  et  des  hommes, 
<ie  voir  l'envers  du  décor,  de  mesurer  à  son  juste  prix  la  friperie 
lamentable  des  oripeaux  humains!  Chacune  de  ses  nouvelles 
•expériences  le  confirmera  dans  sa  conviction  native  du  vide  et  du 
néant  de  tout,  et  cette  conviction  native  à  son  tour  empoisonnera 
chacune  de  ses  expériences,  mêlera  comme  un  goût  de  cendre 
à  chacun  des  divertissemens  auxquels  il  se  laissera  séduire. 
Comment  ne  s'ennuierait-il  pas  de  trouver  l'existence  si  désespé- 
rément plate,  monotone  et  vide  ?  Comment  ne  bàillerait-il  pas  une 
Tie  dont  il  sait  d'avance  tous  les  secrets  ressorts,  et  dont  l'im- 
prévu même  ne  l'a  jamais  trompé.^  Il  faut  une  grande  puissance 
d'illusion  sur  les  autres  et  sur  soi-même  pour  jouer  son  bout  de 
rôle  dans  la  comédie  humaine;  quand  cette  puissance  d'illusion 
manque,  on  le  joue  toujours  imparfaitement.  C'est  bien  ce  qui 
est  arrivé  à  Chateaubriand.  La  meilleure  preuve  que  son  éternel 
ennui  n'était  pas  une  simple  phrase,  c'est  qu'il  n'a  jamais  su  être 
un  homme  d'action  complet. 

Et  qu'il  y  ait  eu  quelque  chose  de  morbide  dans  cette  dispo- 
sition d'àme,  comme  d'ailleurs  dans  celle  qui  le  livrait  en  proie 
à  tous  ses  désirs,  c'est  ce  que  je  crois  très  volontiers.  Pareille- 
ment, —  et  M.  Jules  Lemaitre  l'a  fort  bien  vu,  —  il  y  a  eu,  — 
sans  métaphore,  —  quelque  chose  de  maladif  dans  l'orgueil  dont 
il  a,  toute  sa  vie  durant,  donné  des  preuves  si  multipliées.  C'est 
là,  ce  semble,  le  défaut  que  l'auteur  des  Contemporains  a  le  plus 
de  peine  à  pardonner  à  Chateaubriand,  et  sur  lequel  il  exerce  le 
plus  volontiers  sa  verve  ironique.  En  un  certain  sens,  ce  senti- 
ment est  tout  à  l'honneur  du  critique,  mais  je  crains  cependant 
'^u'il  ne  l'ait  plus  d'une  fois  entraîné  à  de  réelles  injustices.  A 
^chaque  instant,   il  nous  parle   de  la    ((  vanité  monstrueuse,    » 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉGENS    HISTORIENS.  337 

<(  unique,  »  du  grand  écrivain;  il  y  voit  la  marque  d'une  «  véri- 
table niaiserie.  ^  A  propos  des  pages  des  Mémoires  oîi  Chateau- 
briand constate  le  grand  succès  du  Génie  du  Christianisme  :  «  Il 
peut  y  avoir  du  vrai  dans  ces  vantardises  ;  mais  je  trouve  misé- 
rable de  parler  ainsi  de  soi-même.  »  —  Oh  !  que  voilà,  n'est-il 
pas  vrai.^  de  bien  grands,  et  presque  de  gros  mots!  Admirons, 
vénérons,  pratiquons  la  modestie;  mais,  hommes  de  lettres 
nous-mêmes,  soyons  un  peu  plus  indulgens  à  ce  grand  homme 
de  lettres!  Et  certes,  nous  aussi,  nous  voudrions  qu'il  eût  lai.ssé 
à  d'autres  le  soin  de  constater  le  succès  et  les  heureuses  consé- 
quences du  Génie  ;  mais  si  pourtant  ce  qu'il  en  dit  est  la  rigou- 
reuse vérité  historique.»^  Vous  vous  rappelez  aussi  les  célèbres 
pages  des  Mémoires  où  Chateaubriand  oppose  ses  années  de  mi- 
sère à  Londres  aux  honneurs  qui,  en  1822,  pleuvent  sur  l'ambas- 
sadeur du  Roi  Très  Chrétien.  M.  Jules  Lemaitre  cite  et  commente 
ces  pages,  qui  lui  paraissent  un  «  affligeant  »  témoignage  de  la 
plus  sotte  vanité  :  «  Qu'il  ait  été  pauvre,  à  Londres,  dans  sa  jeu- 
nesse, et  qu'il  y  retourne,  dans  son  âge  mùr,  comme  ambassa- 
deur, Chateaubriand  n'en  revient  pas...  Jamais  bourgeois  n'a  été 
à  ce  point  ébloui  d'être  ambassadeur  ou  ministre...  Une  de  ses 
plus  grandes  joies  est  d'être  appelé  Votre  Excellence.  «Mais  est-ce 
que  je  me  trompe  à  mon  tour.î^  Je  ne  vois  là,  je  l'avoue,  rien  de 
semblable  ;  j'y  vois  au  contraire  un  sentiment  très  naturel 
exprimé  avec  la  verve  amusée,  l'humour  hautain,  la  virtuosité 
d'un  grand  artiste.  Je  sais  des  gens  très  modestes  et  qui,  après 
des  débuts  difficiles,  étant  parvenus  à  une  fort  belle  situation, 
s'amusent  assez  souvent  à  opposer  leur  passé  à  leur  présent,  et, 
nullement  dupes  des  rites  de  leur  position  nouvelle,  s'égayent 
volontiers  des  changemens  d'attitude  qu'ils  observent  autour 
d'eux  :  il  y  a,  certes,  dans  leurs  propos,  plus  d'ironie  que  de 
vanité;  et,  s'ils  avaient  du  talent  de  style,  ils  seraient  fort  ca- 
pables de  récrire  les  pages  des  Mémoires  d'Outre-Tombe.  M.  Jules 
Lemaitre  aura  quelque  peine,  je  le  crains,  à  transformer  René 
en  bourgeois  gentilhomme.  Pour  mon  compte,  je  ne  crois  pas 
<]u  tout  qu'il  ait  été  «  ébloui  »  de  ses  décorations  et  de  ses 
titres  ;  peut-être  même  ne  les  a-t-il  pas  pris  toujours  suffisam- 
ment au  sérieux;  son  nihilisme,  avant  de  s'appliquer  aux  autres, 
s'appliquait  tout  d'abord  à  lui-même.  En  tout  cas,  —  les  témoi- 
gnages de  ses  subordonnés  sont  formels  à  cet  égard  :  voyez  en 
particulier  ceux  de  M.  de  Marcellus  et  du  chevalier  de  Cussy,  — 
TOME  X.  —  1912.  22 


338      '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  péchés  mignons  du  parvenu  «  ébloui,  >-  l'infatuation,  la 
morgue,  lui  ont  été,  cela  parait  certain,  véritablement  étran- 
gers. <(  N'est-ce  pas,  monsieur,  écrivait-il  à  son  ancien  secré- 
taire d'ambassade,  le  chevalier  de  Gussy,  que  vous  aviez  un  peu 
peur  de  moi,  lorsque  j'arrivai  à  Berlin.»^  Et  moi  aussi,  j'étais 
tout  efîrayé  de  vous.  Je  désire  que  la  peur  vous  ait  passé,  comme 
à  moi,  et  que  vous  n'ayez  conservé,  pour  moi,  que  le  sincère 
attachement  que  j'ai  pour  vous.  Si  vous  m'avez  trouvé  bon 
garçon,  je  suis  heureux.  J'ose  croire  que,  si  nous  avions  passé 
de  plus  longs  jours  ensemble,  vous  n'auriez  plus  su,  au  bout  de 
quelque  temps,  quel  était  le  ministre,  de  vous  ou  de  moi.  »  Fasse 
le  ciel  que  les  ambassadeurs  et  les  ministres  de  la  troisième 
République  écrivent  souvent  sur  ce  ton  et  de  ce  style! 

Et,  bien  entendu,  je  ne  vais  pas  m'aviser  de  prétendre  que 
Chateaubriand  ait  été  modeste.  Mais  quand  M.  Lemaitre  le  pro- 
clame «  l'écrivain  le  plus  vaniteux  de  la  littérature  française,  et 
probablement  de  toutes  les  littératures,  »  il  m'est  difticile  de  l'en 
croire.  René,  que  je  sache,  n'a  jamais  écrit  la  Préface  de  la 
Légende  des  siècles  que  cite  M.  Jules  Lemaitre  lui-même  :  «  L'au- 
teur... a  esquissé  dans  la  solitude  une  sorte  de  poème  d'une  cer- 
taine étendue  où  se  réverbère  le  problème  unique,  l'Etre,  sou8 
sa  triple  face  :  l'Humanité,  le  Mal,  l'Infini;  le  progressif,  le 
relatif,  l'absolu...  »  Et  je  ne  sache  pas  non  plus  que  Chateau- 
briand se  soit,  comme  Victor  Hugo,  fabriqué  une  généalogie.  Le 
voilà,  le  véritable  bourgeois  gentilhomme  :  c'est  Victor  Hugo, 
et  non  pas  Chateaubriand.  <(  Hugo,  dit  M.  Lemaitre,  parait 
plutôt  orgueilleux  que  vaniteux.  »  ITel  ne  doit  pas  être,  j'ima- 
gine, l'avis  de  M.  Lanson  qui  a,  .sur  «  l'immense  vanité  »  de 
Hugo,  une  demi-page  assez  dure,  et,  selon  moi,  trop  juste  ;  mais 
la  formule  s'appliqueraitîassez  bien  à'Chateaubriand.  Celui-ci,  ce 
me  semble,  était  trop  orgueilleux  pour  être  vaniteux;  ou,  si  l'on 
préfère,  son  orgueil  a  dévoré  ses  vanités  [[).  Il  me  parait  qu'il  a 
eu  fort  modérément  en  partage  les  petitesses  trop  communes  aux 

(1)  A  propos  des  négociations  relatives  à  son  tombeau  dans  lilot  du  Grand-lié. 
M.  Jules  Lemaitre  incrimine  encore  la  vanité  de  Chateaubriand  :  «  Ah  !  le  pauvre 
être  préoccupé  d'étonner,  môme  quand  il  ne  le  saura  plus  !  11  est  si  facile  pour- 
tant d'être  détaché  de  soi  après  la  mort  !  Lui,  non.  //  a  même  le  squelette  vaniteux.  » 
—  Suis^je  ici  trop  indulgent?  Je  vois  là,  bien  plutôt  qu'un  dernier  g'este  de  puérile 
vanité,  une  très  naturelle  idée  de  poète,  et  qui  ne  me  choque  nullement.  Ce  qui 
me  choque,  c'est  le  corbillard  des  pauvres  où  a  voulu  être  enterré  le  poète  cinq 
fois  millionnaire. 


CHATEAUBRIAND    ET    S^ES    RÉCENS    HISTORIENS.  339 

gens  (le  lettres  :  il  n'a  point,  comme  Victor  Hugo,  poursuivi  d'une 
rancune  inexpiable  ceux  qui  discutaient  son  talent  ou  ses  idées; 
il  était  très  docile  à  la  critique,  et  non  pas  seulement,  —  ses  édi- 
tions successives  en  témoignent,  —  à  celle  de  ses  amis.  •(  Je  n!ai: 
pas  la  moindre  confiance  on  moi,  écrivait-il;  peut-être  même 
ai- je  trop  de  facilité  à  recevoir  les  avis  qu'on  veut  bien  me 
donner;  il  dépend  presque  du>  pr>emier  venu  de  me  faire 
changer  ou  supprimer  tout  un  passage  :  je  crois  toujours  que 
l'on  juge  et  que  l'on  voit  mieux  que  moi.  »  Il  ne  me  semble  pas 
ici  qu'il  se  vante. 

Et  enfin,  son  immense  orgueil  n'était-il  pas  la  rançon,  et,  qui 
sait  .'^  peut-être  la  condition  d'une  vertu  assez  rare,  et  sur 
laquelle,  décidément,  M.  Lemaître  n'insiste  pas  assez:  je  veux, 
parler  de  ce  haut  sentiment,  de  ce  culte  de  l'honneur  qui  lui  a 
inspiré  plus  d'un  acte  de  renoncement  et  de  courage;*  L'avoue- 
rai-je?  Je  suis,  pour  ma  part,  disposé  à  beaucoup  pardonner  à 
celui  qui,  au  milieu  de  la  servilité  générale,  a  tenu  tète,  très 
bravement,  et  non  sans  danger,  à  Napoléon. 

Fort  sévère,  comme  l'on  peut  voir,  et  peu  sympathique  à 
l'homme,  M.  Jules  Lemaitre  art-il  eu  pour  l'œuvre  plus,d'indul- 
gence  .î*  Si  l'on  met  à  part  Alala,  «  qui  peut  se  relire  encore  avec 
délices,  »  René,  peut-être,  le  Dernier  Abencérage,  —  bref,  les 
trois  courtes  «  nouvelles,  »  —  et  les  admirables  i/emozVes  (TOnlre- 
Tombe,  —  il  ne  nous  dissimule  pas  que  tous  les  autres  ouvrages 
de  Chateaubriand  l'ont  profondément  ennuyé.  Ennuyeux  donc 
V Essai  sur  les  Révolutions;  ennuyeux,  les  Natchez;  ennuyeux.,  le 
Génie  du  Christianisme;  ennuyeux,  les  Martyrs;  ennuyeux,  Vlti- 
néraire.  A  cela  il  n'y  a  rien  <à  répondre  :  il  est  évident  que  l'au- 
teur des  Contemporains  a  cherché  dans  ces  divers  écrits  l'espèce 
d'intérêt  et  de  plaisir  qu'il  demande  aux,  œuvres  d'imagination 
d'aujourd'hui,  et  qu'ils  ne  le  lui  ont  pas  procuré.  Seulement,  qjue 
répondrons-nous  aussi  à  ceux  qui  viendront  nous  déclarer 
ennuyeuses  Y  Iliade  ou  V  Enéide,  les.  Provinciales  ou  Athaiie? 
Est-ce  que,  à  force  de  se  cantonner  dans  la  modernité,  la  crir 
tique  impressionniste  deviendrait  incapable  de  jouir  historique- 
ment des  reuvres  du  passé  .^  Que  M.  Jules  Lemaitre  y  prenne 
g^arde!  vS'il  faisait  beaucoup  de.  disciples,  il  ne  se  trouverait 
bientôt  plus  personne  pour  rêver  <(  en  marge  des  vieux  livre*.  » 

Mais  xUlah  est  Allah,  et  M.  Jules  Lemaitre  est  M.  Jules  Le- 
maitre. S'il  a  lu  distraitement  peut-être,  et  en  bâillant  copieu- 


340  KKMK    DKS    DKl  \    MOM)l>. 

sonuMil.  l'uMiN  rc  (le  ('.halcaiibriaml.  uno  pailie  loiil  nu  moins  de 
ft'll(>  (iMivro.  il  l'a  lue  poiirlanl.  —  il  a  humuo  In  i\foïS(\  ce  qui 
notait  sans  doute  pas  indispcnsaMe.  —  et .  clicinin  taisant,  il 
n"a  pu  s'cnipècluM'  d'y  taire  (|n(d(|ut's  (lécouvtM'Ics  intéressantes. 
Je  diseulerais  volontiers  (iutd(jues-unes  de  ses  ini|)r(>ssions  et  de 
ses  liypothôses  ;  j'insislerai  [dus  longuement  sur  etdies  ipiil  y  a, 
j^elon   moi,  désormais  lieu  de  retenir. 

Par  exemple,  on  sait  que  la  première  partie  des  i\<i{(/u'z  est 
écrite  sur  le  mode  épique,  et  la  seconde,  u  sur  le  t(Mi  de  la 
sim[>le  narration.  ^>  u  Pourquoi  etdte  ditlert>nee  !'  se  demande 
M.  Ijemaitre.  —  C.liateaubiiand  ne  iu>ns  le  dit  pas.  ,Ie  crois 
que,  loul  simplement,  travaillant  sur  l'énorme  manuscrit  pri- 
mitif des  A^rt/Mrr.  il  n'a  eu  le  temps  et  le  courage  «l'élever  au 
ton  de  l'épopée  que  la  première  nu>itié  dt'  son  roman  [>eau- 
rougt'.  »  IjC  contraire,  je  l'avoue,  me  paraîtrait  beaucoup  plus 
vraisemblable.  Si  en  1827.  —  car  c'est  bien  là.  me  semble- 
t-il.  ce  que  M.  Jules  Lemaitrt»  veut  dire.  —  Cliateaubriand  avait 
rt'crit  et  u  stylisé  »  la  premièr(>  [)artie  île  siui  poème,  on  ne  s'ex- 
pliquerait liuère  qu'il  y  eût  laisse  subsister  u  le  tube  entlammé,  » 
le  n  iilaive  île  Hayonne.  »  et  autres  métapbores.  [>ériphrases  et 
u  truculences  »  de  jeunesse.  Je  crois  qu'en  ITîU.  il  avait,  bel  et 
bien,  commencé  h  écrire  /fs  Nafi/icz  dans  le  styh>  pseudo-épique 
du  temps,  et  qu'au  cours  de  la  rédaction  primitive,  s'étant  lassé 
de  cet  exercice,  il  était,  de  lui-même,  revenu  .à  un  ton  plus 
sim[)le  :  et  j'inclinerais  à  penser  que  le  texte  actutd,  en  dépit  de 
certaines  corrections  et  de  certaines  i-etoucbes.  nous  rend  assez 
tldèlemeut   les  deux  états  successifs  de  la  prcMuière  vtMsion. 

Il  m'est  difticile  aussi  de  partai^er  sur  lir/ir  l'iqiinion  de  l'ex- 
quis écrivain,  u  Hf>nt',  nous  dit-il,  est  un  petit  livre  bizarre  de 
quarante  pages,  où  il  n'y  a  peut-être  pas  plus  de  cinquante  lii^nes 
qui  aient  été  neuves  h  leur  moment.  »  Et  pour  le  prouver,  il  cite 
une  des  premières  pai::es  :  (c  Tantôt  nous  marchions  en  silence...  » 
—  ((  Pas  une  expression  trouvée.  — aji>ute-t-il.  —  ^sauf  u  collines 
p/uviruses,  »)  j)as  un  ti-ait  (]ui  enfonce,  (ada  pourrait  être  dt> 
n'importe  qui.  Tout  le  monde  écrivait  comme  cela  avant  la 
Uévolulion.  »  M.  Jules  Lemaîlre  n'est-il  pas  un  peu  bien  sévère? 
D'abord,  ces  lignes  <(  sont  harmonieuses,  »  il  en  convient  lui- 
même.  Kt  puis,  je  ne  crois  vraiment  pas  que,  tout  le  monde,  au 
xviii"^  siècle,  eût  trouvé  non  seulement  u  collines  pluvieuses,  » 
mais  encore  cette  jolie  phrase  de  poète  :  u  Le  matin  de  la  vie  est 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    IlISfORIENS.  311 

comme  le  malin  du  jour,  plein  de  }»urelé,  d'images  et  d'iiar- 
monie.  »  «  Je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire,  écrit  M.  Lemaitre, 
<{ue  René  a  d'abord  ét(;  ci'ayonné  [)ar  Clial('aut)riand  dans  les  bois 
de  Combourg,  avant  son  départ  pour  le  régiment.  »  Et  il  afiirnKï 
(jue  ((  René  a  été  conçu  et  une  première  fois  écrit  avant  les 
Nalchez,  ou  plutôt  était  d'abord  une  introduction  à  ce  roman.  » 
11  est  possible  ;  mais  la  pi-euve  sur  laquelle  on  établit  cette  bypo- 
llièse  est-elle  bien  péremptoirei*  «  Des  les  premières  pages  des 
Natchez,  nous  dit-on,  l'auteur  appelle  René  u  bî  frère  d'Amélie,  » 
ce  qui  serait  absolument  inintelligible  au  lecteur,  si  l'bistoire 
de  René  ne  précédait  pas  celle  des  l^eaux-Rouges.  »  Oui,  si  les 
Natchez,  —  ce  que  M.  Lemaitre  nie  avec  raison  ailleurs,  — ont  été 
publiés  tels  qu'ils  ont  été  écrits  ;  mais  René  ayant  vu  le  jour  en 
librairie  avant  les  Natchez,  et  les  Natchez  ayant  été  sûrement 
retouchés,  qu'est-ce  qui  empêchait  Chateaubriand,  en  le  retou- 
chant, de  faire,  dès  le  début  de  son  grand  poème,  une  allusion  à 
la  célèbre  «  nouvelle  »  de  1802.!^  Bien  plutôt  qu'une  «  introduc- 
tion, »  René  me  parait,  ainsi  (\uAtaia,  avoir  bien  été  un  <(  épi- 
sode »  primitif  des  Natchez,  et  le  témoignage  de  Chateaubriand 
ne  me  semble  pas  ici  devoir  être  sérieusement  infirmé. 

Seulement,  ce  qui  est  non  pas  probable,  mais  certain,  c'est 
que  le  René  primitif  devait  être  assez  différent  du  René  qua  nous 
connaissons.  Chateaubriand  a  dû  modifier  plus  ou  moins  pro- 
fondément son  œuvre  et  la  christianiser,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
pour  la  faire  entrer  dans  le  Génie  du  Christianisme,  dont  elle  a 
fait  tout  d'abord  partie.  Y  a-t-il  toujours  parfaitement  réussi!' 
Ne  pourrait-on  [)as,  sous  la  version  actuelle,  retrouver  des  traces 
de  la  conception  première?  «  Si  l'aventure  d'Amélie,  dit  excel- 
lemment M.  Jules  Lemaitre,  faisait  penser  à  quelque  chose,  ce 
ne  serait  certes  pas  aux  histoires  d'Amnon  et  de  Thamar  ou 
d'Europe  et  de  Thyeste,  on  y  verrait  plutôt  une  recherche  d'eiîets 
tragiques  à  la  manière  de  Diderot,  un  ressouvenir  de  toutes  les 
histoires  de  religieuses  passionnées  et  brûlantes  où  se  sont  plu 
les  gens  du  xviii*'  siècle.  »  Oui,  tel  pourrait  bien  être  le  fond 
primitif  de  René:  une  histoire  fort  peu  «  édifiante  »  dans  le 
goût  de  Diderot. 

Pareillemen  pour  Atala.  M.  Jules  Lemaitre  a  très  finement 
démêlé  la  diversité  des  élémens  et  des  intentions  successives 
que  Chateaubriand  a  fondus  dans  son  petit  roman.  Il  y  a  si 
longtemps,  pour  ma  part,  |que  je  suis  convaincu  ^^a  Atala  élail 


342  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

originairement  un  roman  ((  anticlérical,  )>  que  j'ai  été  tout  heu- 
reux de  trouver  cette  idée  fort  nettement  indiquée  par  le  subtil 
etpéné,trant  critique.  <(  L'histoire  d'Alaia,  comme  tant  d'histoires 
du  XVIII*'  siècle,  pouvait  simplement  être  un  exemple  des  dan- 
gers du  fanatisme  ignorant...  Sans  le  Père  Aubry,  Atala  pour- 
rait être,  par  l'esprit,  un  conte  de  Marmontel  ou  de  Saint-Lam- 
bert. Et  il  est  vrai  qu'il  y  a  le  Père  Aubry  ;  mais,  même  avec  le 
Père  Aubry,  on  voit  qu'après  tout,  si  la  religion  console  par  des 
phrases  harmonieuses  Atala  et  Chactas,  c'est  elle  qui  a  c^usé 
leurs  malheurs  et  tué  Atala.  »  On  ne  saurait,  à  mon  avis,  mieux 
dire  ;  Chateaubriand  a  essayé  de  christianiser,  après  sa  conver- 
sion, un  roman  d'intention  voltairienne  ;  et  je  crois,  comme 
M.  Lemaitre,  que  l'intervention  du  Père  Aubry  marque  le  point 
de  suture  des  deux  versions. 

Pour  rendre  sa  démonstration  plus  plausible  encore,  M.  Jules 
Lemaitre  a  justement  rapproché  l'histoire  d'Atala  et  de  Chactas 
de  celle  d'Alonzo  et  de  Cora,  dans  les  Jncas  de  Marmontel  :  les 
deux  fables  présentent  entre  elles  de  telles  analogies  qu'il  n'est 
pas  douteux  que  la  première  en  date  est  la  «  source  »  ou  au  moins 
l'une  des  «  sources  »  de  l'autre.  Le  récit  de  Marmontel,  c'est 
presque,  —  et  moins  le  style,  —  une  Atala  «  philosophique,  » 
et  il  est  fort  possible  que  V Atala  primitive  ait  ressemblé  d'assez 
près  à  celle-là. 

Le  christianisme  d'Atala,  — dit  encore  M.  Jules  Lemaitre, —  n'est  qu'une 
sorte  de  fétichisme.  Si  les  deux  amans  ne  rencontraient  pas  le  vieux  mis- 
sionnaire, si  Atala  cédait  pendant  l'orage,  e\,  si  elle  mourait  ensuite  dans  la 
forêt  (désespérée  et  ravie  d'avoir  manqué  à  son  vœu),  l'histoire  d'Atala 
pourrait  finir  comme  celle  de  Manon  Lescaut. 

Il  serait  plaisant,  et  il  ne  serait  pas  impossible  que  telle  eut 
été  l'histoire  d'Atala,  quand  elle  se  présenta  pour  la  première 
fois  à  l'esprit  de  Chateaubriand  jeune,  incrédule,  nourri  de 
Marmontel  et  de  Raynal,  de  Prévost  et  de  Diderot. 

On  le  voit,  l'historien  littéraire  le  plus  exact,  le  plus  «  objec- 
tif, ))  trouvera  plus  d'une  chose  à  prendre  et  à  retenir  dans  le 
recueil  des  «  impressions  »  de  M-  Jules  Lemaitre  sur  Chateau- 
briand, et  il  regrettera  sans  doute  que  le  délicat  écrivain  n'ait 
pas  appliqué  avec  plus  de  constance  les  merveilleuses  qualités 
de  son  esprit  et  de  son  talent  à  ce  magnifique  sujets 


CHATEAUBRIAND    ET    SES    RÉCENS    HISTORIENS.  348 

Au  reste,  si  dur  et,  je  crois,  injuste,  que  le  poète  des  Médail- 
lons ait  été  pour  le  poète  des  Martyrs,  il  lui  arrive  parfois  de  se 
relâcher  de  sa  sévérité,  et  peut-être  tout  n'est-il  pas  entièrement 
ironie  et  précaution  oratoire  dans  les  tendres  protestations  de 
sympathie  qu'il  prodigue  de  loin  en  loin  à  René  : 

Mais  il  est  aimable.  S'il  était  ici,  nous  l'adorerions.  Je  l'aime  surtout 
vieillissant,  comme  j'ai  aimé  Racine  etFénelon,  comme  j'ai  fini  par  aimer  le 
•pauvre  Jean-Jacques,  —  parce  que,  à  force  de  vivre  avec  les  gens,  on  les  com- 
prend mieux,  ou  bien  on  s'habitue  à  leurs  défauts,  et  aussi  parce  que,  si 
dévorante  et  si  illusionnée  qu'ait  été  l'âme  d'un  homme,  elle  devient  forcé- 
ment, dans  la  vieillesse,  un  peu  plus  sincère  et  un  peu  plus  détachée... 

Et  ailleurs  : 

Joubert  avait  pour  Chateaubriand  une  admiration  amusée  et  une  indul- 
gence presque  paternelle,  malgré  le  peu  de  ditFérence  des  âges  (treize  ans). 
Il  connaissait  Chateaubriand  beaucoup  mieux  que  celui-ci  ne  se  connaissait 
lui-même  ;  et,  tout  en  le  jugeant  et  sans  être  jamais  sa  dupe,  il  l'aimait  avec 
une  vraie  tendresse. 

Peut-être  a-t-il  surtout  manqué  à  M.  Jules  Lemaitre  de  vivre 
assez  longtemps  avec  Chateaubriand.  S'il  avait  consenti  à  le 
faire,  je  crois  bien  qu'il  aurait  «  fini  »  par  l'aimer  tout  à  fait, 
par  éprouver  à  son  égard  les  sentimens  mêmes  de  ce  délicieux 
Joubert.  Il  n'aurait  pas  chagriné  quelques-uns  de  ses  plus  désin- 
téressés admirateurs.  Et  je  ne  serais  pas  obligé,  en  terminant, 
de  copier  l'auteur  des  Contemporains ,  et  de  me  dire  :  ((  Quel 
pauvre  être  de  volupté  suis-je  donc,  moi,  pour  aimer  à  la  fois, 

—   et    peut-être     également, Chateaubriand    et    M.    Jules 

Lemaitre!  » 

Victor  Giraud. 


UN  DRAME  D'AMOUR 

A  LA  COUR  DE  SUÈDE 

1784-1795(2) 


I 
AUTOUR  DES  ACTEURS  DU  DRAME 


I 

Sous  Je  règne  de  Gustave  III,  roi  de  Suède,  qui  ne  dura  pas 
moins  de  vingt  ans,  de  1772  à  1792,  le  château  de  Drottnin- 
gholm  situe  à  une  courte  distance  de  la  capitale,  sur  l'une  des 
îles  qui  émergent  du  lac  Moelar  et  y  sont  comme  des  oasis,  fut 
le  séjour  préféré  de  ce  prince  et  de  sa  cour,  pendant  la  belle 
saison.  C'était  déjà,  comme  c'est  encore  aujourd'hui,  une  rési- 
dence somptueuse.  Tout  y  semblait  combiné  pour  le  plaisir  des 
yeux  et  les  agrémens  de  la  vie.  Construite  au  xvii*  siècle  par 
l'architecte  Tessin,  elle  avait  été  offerte  en  1744,  par  Frédéric  P"", 

(1)  Copyright  by  Ernest  Daudet. 

(2)  Les  documens  inédits  utilisés  dans  celle  étude  proviennent  des  Archives 
royales  de  Suède  et  de  Naples,  de  celles  du  Ministère  des  Affaires  étrangères  de 
Russie,  conservées  à  Moscou  et  du  Dépôt  du  quai  d'Orsay.  Dans  les  pièces  du 
procès  qui  se  termina  par  la  condamnation  du  baron  d'Armfeldt  et  de  sa  maîtresse 
M"'  de  Rudenschold,  jai  trouvé  les  lettres  de  celle-ci.  Quant  au.x  extraits  de  son 
autobiographie  et  du  Journal  de  son  amant,  ils  sont  tirés  du  livre  savamment 
documenté  que  feu  l'historien  suédois,  Elof  Tegner,  a  consacré  à  ce  personnage. 
Ce  livre,  qui  n'a  jamais  été  traduit,  m'a  fourni  d'utiles  renseignemens  et  de  même 
celui  de  M.  de  Heidenstam  :  La  Fin  d'une  dynastie,  écrit  en  français  et  publié  en 
France  (Paris,  Pion,  Nourrit  et  G'°). 


U\    DRAME    DAMOl  R    A    L\    COUR    DE    SUEDE.  34?) 

h  l'occasion  du  mariage  du  prince  héritier,  le  futur  roi  Adolphe- 
Frédéric  avec  Louise-Ulrique  de  Prusse,  qui  devait  être  la  mère 
de  (iustave. 

Le  château,  de  style  Renaissance,  mire  dans  les  eaux  du  lac 
l'une  de  ses  façades  et  les  degrés  de  marbre  qui,  sur  toute  sa 
longueur,  donnent  accès  à  la  rive.  L'autre  façade  domine  une 
terrasse  de  laquelle  on  descend,  par  un  escalier  monumental, 
sur  un  rond-point  découvert,  après  avoir  traversé  une  vaste 
esplanade  qu'embellissent,  comme  en  un  décor  de  féerie,  des 
pelouses  étoilées  de  fleurs,  des  statues  dispersées  |çà  et  là  et  un 
massif  de  buis,  disposé  à  l'intérieur  en  labyrinthe.  Au  delà  de 
ce  rond-point,'  commence  le  parc,  un  parc  immense  planté 
d'arbres  plus  vieux  que  le  château.  Sous  leurs  ombrages  véné- 
rables s'allongent,  à  perte  de  vue,  des  allées  hautes  et  larges  dont 
la  lumière  du  jour  perce  à  peine  les  voûtes  feuillues  et  qu'on 
dirait  endormies  dans  le  silence  et  le  mystère.  Au  détour  de 
ces  allées,  se  dresse  un  pavillon  chinois,  «  la  Chine,  »  comme  on 
l'appelle,  dont  Adolphe-Frédéric  avait  fait,  en  1752,  la  surprise 
à  la  Reine,  son  épouse,  le  jour  de  sa  fête. 

C'est  dans  ce  pavillon  que,  durant  les  après-midi  de  l'été,  se 
réunissait  la  Cour  ;  elle  y  venait  respirer  l'air  des  bois  et  la  fraî- 
cheur qui  tombait  des  arbres.  Le  caractère  intime  de  ces  réu- 
nions se  trahissait  par  la  liberté  laissée  à  chacun  de  ceux  qui  y 
prenaient  part.  Là,  le  cérémonial  et  l'étiquette  étaient  oubliés. 
On  allait  et  venait  à  sa  guise.  On  pouvait  travailler,  lire  à 
l'écart,  deviser  entre  amis.  On  y  vivait  sans  contrainte.  Princes 
et  courtisans  se  sentaient  plus  à  l'aise  dans  cette  «  Chine  »  que 
lorsque,  à  d'autres  momens  du  jour,  ils  naviguaient  en  gondole 
sur  le  lac,  ou  lorsqu'ils  paradaient  sur  l'esplanade,  ou  lorsque, 
le  soir  venu,  ils  s'assemblaient  dans  les  vastes  salons  et  les  gale- 
ries du  château,  autour  des  Majestés,  ou  encore  lorsque  Gustave 
donnait  une  de  ces  fêtes  que  nous  décrirons  tout  à  l'heure. 

On  peut  dire  que  plus  qu'en  aucune  autre  de  ses  résidences, 
(îustave  III  a  goûté  àDrottningholm  la  douceur  de  vivre.  Il  jouis- 
sait de  ce  domaine  royal  depuis  que  sa  mère  s'étant,  une  fois 
veuve,  lourdement  endettée,  avait  dû,  afin  de  désintéresser  ses 
créanciers,  le  rétrocéder  à  la  couronne,  avec  les  richesses  d'art 
qu'il  renfermait,  pour  aller  vivre  dans  le  château  plus  modeste 
de  Fredhriskof.  Elle  était  partie  de  Drottningholm  les  yeux 
pleins  de  larmes,  le  cœur  déchiré,  irritée  contre  son  fils  qui  l'en 


346  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dépossédait  et  résolue  à  n'y  pas  revenir.  Bientôt,  du  reste,  ce 
premier  dissentiment  s'envenima.  La  conduite  de  Louise-Ulrique, 
au  moment  de  la  naissance  du  prince  royal,  son  petit-fils,  héri- 
tier du  trône,  ses  tentatives  inconsidérées  et  coupables  à  l'efiet 
de  prouver  que  Gustave  n'était  pas  le  père  du  nouveau-né  (1), 
donnèrent  à  la  brouille  accidentelle  survenue  entre  le  Roi  et.  sa 
mère^un  cai'actère  définitif.  La  Reine  douairière  ne  remit  jamais 
les  pieds  à  Drottningholm. 

Gustave  en  avait  pris  aisément  son  parti.  Trop  fondés  et  trop 
irritans  étaient  ses  griefs  contre  elle  pour  qu'il  désirât  la  revoir. 
Il  s'était  approprié  sans  hésitations  et  sans  remords  le  château 
royal  d'où  il  l'avait  en  quelque  sorte  expulsée.  A  dater.de  ce  mo- 
ment, Drottningholm  devint,  durantil'été,  le  principal  théâtre  des 
plaisirs  de  la  cour,  ces  plaisirs  que  de  tout  temps  Gustave  III  avait 
aimés  et  dont  son  séjour  en  France,  en  1772,  lui  avait  donné 
plus  vivement  le  goût.  Toutes  les  occasions,  naissances  et  ma- 
riages dans  sa  famille  ou  son  entourage,  lui  étaient  bonnes  jtour 
organiser  des  fêtes.  C'est  par  des  fêtes  qu'aux  anniversaires  d'évé- 
nemens  import  ans,  publics  ou  privés,  il  se  plaisait  à  en  commé- 
morer le  souvenir.  Il  les  célébrait  partout  où  il  se  trouvait,  car 
sans  parler  du  palais  de  Stockholm,  il  comptait  dans  son  apa- 
nage plusieurs  résidences:  Garlberg,  Ulriksdal,  Swartsijo,  Haga. 
Mais,  nulle  part,  ces  solennités  ne  revêtaient  plus  d'éclat  que 
<lans  le  cadre  éblouissant  de  Drottningholm,  devant  le  paysage 
magique  qu'on  découvre  du  haut  des  terrasses. 

Durant  le  jour,  dans  le  «  Labyrinthe  »  aménagé  en  théâtre, 
étaient  données  des  représentations  en  plein  air;  le  soir,  elles 
avaient  lieu  dans  les  luxueuses  salles  du  château.  Les  acteurs  du 
théâtre  français- de  Stockholm  étaient  appelés  à  y  concourir  et 
le  Roi  y  jouait  avec  eux.  Tantôt  il  était  Turcaret,  tantôt  Ginna, 
tantôt  l'Avare  ou  le  Malade  imaginaire,  héros  de  drame  ou  de 
comédie,  familiers  aux  spectateurs,  qui  presque  tous  parlaient  la 
langue  française  et,  pour  la  plupart,  les  avaient  applaudis  à 
Paris;  Parfois  aussi,  il  se  taillait  un  rôle  dans  ses  propres  pièces, 
écrites  en  collaboration  avec  le  poète  suédois  Kellgren  ou  avec 
l'auteur  et  acteur  français  Monvel.  Il  arrivait  même  qu'après 
s'être  costumé  pour  la  représentation,  il  conservait  jusqu'au  soir 
le  costume  qu'il  avait  revêtu  pour  jouer  et  faisait,  ainsi  déguisé, 

(1)  Voyez  dans  mon  livre  :  Tragédies  et  Comédies  de  VHisloire  (Hachette  et  C»), 
lo  récit  intitulé  :  Autour  d'une  chamiu-e  royale. 


UN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  347 

les  honneurs  de  son  palais,  fantaisie  innocente  assurément,  mais 
qui  ne  laissait  pas  de  nuire  à  la  dignité  royale. 

La  Cour  assistait  encore  à  d'autres  spectacles,  carrousels, 
joutes  et  tournois  inspirés  à  Gustave  par  ses  instincts  chevale- 
resques, par  le  souvenir  des  splendeurs  de  Versailles  et  par  sa 
vive  imagination  qu'avaient  influencée,  dès  le  berceau,  les. 
légendes  Scandinaves  et  plus  tard,  après  son  voyage  en  Italie, 
les  événemens  et  la  littérature  de  la  Renaissance. 

On  peut  maintenant  se  ligurer  la  physionomie  qu'elle  pré- 
sentait au  moment  où  va  se  dérouler  ce  récit,  c'est-à-dire  pen- 
dant l'été  de  1785,  alors  que  le  roi  de  Suède,  rentré  depuis  plu- 
sieurs-mois d'un  long  voyage  en  Italie,  était  venu  se  reposer  à 
Drottningholm,  des  fatigues  et  des  soucis  du  gouvernement,  y 
vivre  en  famille,  parmi  les  personnes  auxquelles  il  avait  accordé 
sa  confiance  et  y  recevoir  fréquemment  ses  ministres,  les  digni- 
taires de  sa  maison  et  leurs  femmes,  les  diplomates  étrangers  et 
suédois,  toute  une  société  en  un  mot  qui  rivalisait  par  l'élégance 
et  l'esprit  avec  celle  de  la  cour  de  France. 

Il  faudrait  le  pinceau  d'un  Lancret  ou  d'un  Watteau  pour 
décrire  ces  réunions,  pour  nous  montrer  les  grands  bateaux  à 
la  proue  resplendissante  dans  l'éclat  de  ses  sculptures  en  bois, 
chargées  d'or,  et  les  barques  légères,  sillonnant,  toutes  voiles  au 
vent,  le  lac  étincelant  sous  les  premiers  feux  du  soleil  estival  si 
lumineux  dans  les  ciels  du  Nord;  les  belles  dames,  parure  de  ce 
règne,  étagées  debout  sur  les  degrés  de  marbre  ou  assises  en  des 
attitudes  nonchalantes  sur  les  pelouses  fleuries,  leurs  sigisbés  'à 
leurs  pieds  ou  s'égarant  à  leur  bras  sous  les  ombrages  du  parc. 
La  beauté  de  ces  ensorceleuses,  leurs  attitudes,  le  luxe  de  leurs 
toilettes,  copiées  sur  celles  des  grandes  dames  françaises,  les 
caresses  de  la  lumière  sur  les  étoffes  soyeuses  et  sur  l'or  ou 
l'ébène  des  chevelures,  toute  cette  magie  des  couleurs,  se 
déployant  dans  la  splendeur  du  paysage,  évoquée  par  le  pinceau 
des  illustres  peintres  des  fêtes  galantes,  nous  auraient  valu  un 
tableau  que  la  plume  ne  saurait  égaler.  Essayons  cependant  de 
le  reconstituer,  en  lui  donnant  pour  cadre  les  terrasses  du  châ- 
teau aux  heures  matinales  ou  le  pavillon  chinois,  lorsque  la 
cohue  dorée  vient  y  chercher  un  abri  contre  la  canicule  de 
l'après-midi. 

Voici  d*abord  la  reine  régnante,  l'épouse  de  Gustave  III, 
Sophie-Madeleine  de    Danemark.   Consolée,    depuis   qu'elle    a 


348  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donné  un  héritier  à  la  couronne,  du  long  abandon  où  ,1a  laissa 
Gustave  après  le  mariage  et  pendant  plusieurs  années,  elle  serait 
belle  si  des  allures  majestueuses,  l'orgueil  satisfait,  le  contente- 
ment d'occuper  la  place  qui  lui  est  due  et  la  joie  d'être  mère 
suffisaient  à  créer  la  beauté.  Mais,  les  dédommagemens  qui  lui 
ont  été  accordés  n'ont  pas  réchauffé  sa  froideur  native  et  décon- 
certante. Elle  est  restée  glaciale  et  hautaine  ;  toujours  repliée  sur 
elle-même,  depuis  surtout  qu'elle  a  perdu  son  second  fils  mort 
au  berceau,  elle  n'attire  pas.  Seuls  le  grand  écuyer  Munk,  arti- 
san de  sa  réconciliation  avec  le  roi,  et  sa  favorite,  la  baronne 
Mandestrom,  semblent  avoir  trouvé  grâce  auprès  d'elle.  C'est  à 
peine  si  les  gais  propos  de  ses  belles-sœurs,  la  princesse  Sophie- 
Albertine,  sœur  de  Gustave  III,  grosse  fille  dépourvue  de 
charme,  vouée  volontairement  au  célibat,  abbesse  honoraire  de 
Quildembourg  en  Allemagne,  et  la  sémillante  Hedwige-Elisa- 
beth-Charlotte,  duchesse  de  Sudermanie,  née  Holstcin-Gottorp, 
parviennent  à  la  dérider.  Elle  les  regarde  aller,  venir,  papil- 
lonner, comme  presque  indifférente  à  leurs  ébats,  sans  même 
remarquer  ce  qui  monte  de  mélancolie  dans  les  yeux  d'Hedwige- 
Élisabelh-Cbarlotte  lorsqu'ils  se  posent  sur  son  mari  le  duc  de 
Sudermanie,  frère  du  Roi,  dont  elle  n'ignore  pas  les  infidélités  et 
qui  ne  prend  même  pas  la  peine  de  les  lui  cacher. 

Soudain,  l'attention  de  la  duchesse  est  détournée  de  ce  qui 
l'avait  péniblement  captivée,  par  l'apparition  d'un  charmant  trio 
féminin  qui  s'est  rapproché  d'elle  :  M"''  de  la  Motte,  la  comtesse 
Sophie  Piper  et  la  cousine  de  celle-ci,  la  comtesse  Augusta  de 
Lowenhielm.  Ces  deux  dernières  appartiennent  à  l'illustre 
famille  Fersen,  l'une  est  la  fille  du  comte  de  Fersen,  grand  ma- 
réchal de  la  Cour  ;  le  père  de  l'autre  est  le  feld-maréchal  du 
même  nom,  <lont  le  fils  Axel  de  Fersen  réside  en  France  où  le 
retient  l'intérêt  que  lui  témoigne  la  reine  Marie-Antoinette. 

Augusta  de  Lowenhielm  et  Sophie  Piper  doivent  à  leurs 
aventures  de  cœur,  non  moins  qu'à  leur  naissance,  qu'à  leur 
grâce  et  <iu'à  leur  esprit,  de  ne  pouvoir  passer  inaperçues.  Au- 
gusta a  été  jadis,  peu  après  son  mariage,  la  maîtresse  du  duc  de 
Sudermanie  qui  était  encore  célibataire.  Un  enfant  est  même  né 
de  leurs  relations,  <lont  le  comte  de  Lowenhielm,  mort  depuis, 
sest  laissé  attribuer  la  paternité.  La  liaison  a  été  rompue  sur 
l'initiative  de  la  maîtresse,  quand  la  raison  d'Etat  et  la  volonté 
du  Hoi  ont  obligé  l'amant  àse  marier.  Plus  lard,  elle  s'est  renouée 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        349 

et  a  duré  jusqu'au  jour  où  le  prince,  mobile  et  débauché,  a 
volé  à  d'autres  amours.  Maintenant,  son  ancienne  amie  appar- 
tient corps  et  cœur  au  chambellan  Essen.  Mais  elle  ne  l'a  pas 
plus  fixé  qu'elle  ne  fixa  le  duc  de  Sudermanie  et,  trop  amou- 
reuse pour  rompre  avec  lui,  elle  souffre  cruellement  de  se  voir 
trahie. 

L'histoire  de  Sophie,  comtesse  Piper,  difïère  un  peu  de  celle 
de  sa  belle  cousine.  Elle  aussi  a  été  aimée,  étant  jeune  fille,  par 
l'un  des  frères  du  Roi,  le  duc  d'Ostrogothie.  Il  en  était  si  folle- 
ment épris  que,  ne  pouvant  vaincre  ses  résistances,  il  voulut 
l'épouser.  Elle  refusa  d'être  sa  femme,  par  crainte  de  déplaire 
au  Roi,  et  accorda  sa  main  au  comte  Piper,  à  qui  depuis  elle  a 
été  infidèle  en  faveur  du  secrétaire  d'Etat,  baron  Taube,  sur  qui 
elle  règne  toujours.  Elle  est  l'amie  de  cœur  de  la  duchesse  de 
Sudermanie,  comme  ne  tarderont  pas  à  l'être  la  comtesse  de 
Lowenhielm  et  M"'®  de  la  Motte,  fille  du  marquis  de  Pons,  am- 
bassadeur de  France,  qui,  séparée  de  son  mari,  est  venue 
rejoindre  son  père  à  Stockholm.  Ces  quatre  femmes  seront  alors 
inséparables.  L'attrait  réciproque  qui  les  rapprochera  se  devine 
déjà  au  plaisir  qu'elles  semblent  éprouver  en  se  trouvant 
réunies  à  Drottningholm. 

A  quelques  pas  d'elles,  on  remarque  un  autre  groupe  formé 
seulement  de  deux  personnes,  un  homme  et  une  femme. 
L'homme  est  beau  comme  un  Apollon  ;  ses  traits  expriment 
l'énergie  ;  il  n'a  pas  trente  ans.  La  figure  virginale  de  la  femme 
en  trahit  à  peine  vingt  et  respire  le  bonheur.  Issue  d'une  illustre 
maison  suédoise,  cette  créature  charmante  s'appelle,  encore 
aujourd'hui,  Hedwige  de  La  (Jardie.  Elle  s'appellera  demain  la 
baronne  d'Armfeldt.  Elle  est  fiancée  au  brillant  seigneur  qui 
lui  parle  et  qui  se  tient  auprès  d'elle  dans  une  attitude  d'ado- 
ration, Gustave-Maurice  d'Armfeldt,  l'Alcibiade  de  la  cour  de 
Suède,  le  favori  du  Roi.  Leur  mariage  est  prochain  et  le  sou- 
verain, pour  leur  témoigner  son  amitié,  a  organisé  des  fêtes 
dont  par  avance  on  dit  merveille. 

De  quoi  parlent-ils  ?  X)e  leur  amour  sans  doute  ;  peut-être 
aussi  de  la  solennité  qui  se  prépare  en  leur  honneur.  Mais, 
quel  que  soit  l'objet  de  leur  entretien,  il  les  absorbe  et  à  ce  point 
qu'ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'à  travers  les  groupes  parmi  les- 
quels ils  sont  isolés,  une  belh'  jeune  fille,  de  mine  résolue,  Made- 
leine de  Rudenschoid,   demoiselle  d'honneur    de    la    princesse 


380  PREVUE    DES    DEUX    MONDES. 

■Sojihie-AIbertine,  le.s  surveille  de  loin  et,  sans  en  avoir  l'air,  les 
enveloppe  d'un 'reg-ard  passionné  comme  si  elle  cherchait ,  en  les 
regardant,  à  surprendre  ce  qu'ils  se  disent. 

Brusquement  apparaître  Roi.  Il  tient  })ar  la  main  son  lils  le 
j)rince  royal,  un  bel  enfant  à  la  physionomie  grave  et  hautaine, 
presque  sévère,  dont  les  yeux  reflètent  déjà  des  pensées  au-dessus 
de  son  âge,  comme  s'il  prévoyait  les  -douloureux  événemens  qui 
assonibriroilt  sa  jeunesse  et  dramatiseront  son  règne.  Quoique 
iiustave  III  n'ait  pas  encore' depassé'Ia  quarantaine,  sa  démar(*he 
e.st  lourde  et  la  déformation  visible  de  son  corps,  son  visage 
échauffé,  son  frortt  aplati  d'un  côté,  sa  dentition  défectueuse 
accuseraient  d'une  manière  déplaisarlte  sa  précoce  maturité  s-r 
son  regard  vif,  ouvert,  caressant  ne  donnait  à  sa  physionomie 
une  expression  de  bienveillance,  fondue  dans  l'air  vraiment 
royal  qui  le  Garactérise.  Souvent  négligé  dans  sa' tenue,  il  porte, 
ce  jour-là,  un  habit  couleur  gTJs  de'lin,  à  i»aremens  de  soie,  dis- 
crètement brodé  d'or,  sur  lequel  brille  la  plaque  de  l'Ordre  des 
Séraphins.  Derrière  lui  se  pressent  ses  chambellans  et  ses  écuyers, 
le  comte  de  Oyldenstôlpe,  gouverneur  du  petit  prince, 'Rosens- 
tein  son  précepteur.  Mais,  l'enfant  a  vu  sa  mère  ;  il  court  à  elle, 
tandis  que  le  Roi,  après  avoir  salué  au  passage  d'un  geste  fami- 
lier Armfeldt  et  sa  l^ancée  et  s'être  incliné  devant  la  Reine,  les 
princesses  et  les  dames  invitées,  commence  à  parcourir'lesrangs 
des  hommes  groupés  de  tous  côtés,  attentifs  et  respectueux. 

îDans  la  suite  du  règne  de  Gustave  III,  le  château  de  Drottnin- 
gholm  ne  présenta  plus  qu'en  de  rares  circonstances  la  physio- 
nomie que  nous  avons  essayé  de  lui  rendre  à  l'aide  des  documens 
contemporains.  La  guerre  engagée  en  Finlande  contre  lajiussie, 
celle  que  le  Danemark  déclara  à  la  Suède,  leurs  péripéties  qui 
remplirent  les  années  1787  et  1788  et  dont  l'influence  se  fit 
sentir  jusqu'à  la  paix  de  Véréla,  signée  le  10  octobre  1791,  les 
orages  parlementaires  qui  oaractérisent  l'Assemblée  des  États 
Suédois  de  1789,  l'arrestation  des  membres  de  la  noblesse  qtii 
faisaient  échec  aux  propositions  royales,  la  rancœur  qu'ils  on 
gardaient  et  qui  se  traduisait  en  bouderies,  autant  d'événemens 
qui  ne  laissaient  guère  de  place  pour  une  vie  de  plaisirs.  Droll- 
ningholm  était  tombé  dans  la  solitude  et  la  tristesse;  ron|[n'v 
revit  plus  l'animation  joyeuse  dont  nous  venons  de  réveiller  les 
échos. 

Mais  en  1785,  ce  théAtrede  la  plupart  des  intrigues  politico- 


UN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  351 

galantes  si  fréquentes  sous  le  règne  de  Gustave  était  bien  tel  que 
nous  l'avons  décrit.  La  Cour,  depuis  longtemps,  avait  quitté  le 
deuil  de  la  reine  mère  Louise-Ulrique,  morte  deux  ans  aupara- 
vant, et.celui  du  pelit  duc  de  Smaland.  Le  Roi  était  revenu  de  son 
voyage  en  France  et  en  Italie.  Au,  moment  de  l'entreprendre,  il 
avait  visité  en  Finlande  l'impératrice  Catherine  et,  de  sa  longue 
excursion,  il  rapportait  des  résultats  et  des  espérances  propres 
à  encourager  les  projets  que  lui  suggérait,  son  ambition  pour  la 
grandeur  de  la  Suède.  Tout  était  donc  à  la  joie  en  lui  comme 
autour  de  lui  et  il  se  livrait,  libre  d'inquiétudes,  à  l'organisation 
des  fêtes  par  lesquelles  il  voulait  manifester  la  satisfaction  que 
lui  causait  le  mariage  du  baron  d'Armfeldtj  son  favori. 

Personnage  attachant  et  étrange,  ce  baron  d'Armfeldt,  d'ori- 
gine finlandaise  qui»  nouveau  venu,  à  la  cour  de  Suède,  s'était 
fait  en  peu  de  temps  une  place  éminente  dans  l'entourage  du 
Roi.  Naguère  encore,  simple  enseigne  dans  la  garde  royale,  il 
avait  été  nommé  successivement,  en  quelques  mois,  capitaine, 
chambellan,  lieutenant-colonel,  aide  de  camp  du  Roi  et  enlin 
gentilhomme  de  la  Chambre,  charge  de  cour  qui  donnait  rang 
de  lieutenant  général;  A  la  même  époque,  le  Roi  lui  confiait  la 
direction  des  théâtres  et  la  surintendance  des  menus  plaisirs, 
toutes  choses  auxquelles  Gustave  III  attachait  une  importance 
capitale.  D'ailleurs,  la  faveur  royale  mettait  Armfeldt  bien  au- 
dessus  de  sa  fonction.  S'il  ne  participait  pas  encore  aux  affaires 
de  l'Etat,  il  n'en  ignorait  pas  les  secrets  dont  son  prince  s'en- 
tretenait souvent  devant  lui. 

Maintenant,  cette  faveur  ira  toujours  en  grandissant.  Elle 
ouvrira  à  celui  qui  en  est  l'objet  l'Académie  Suédoise  nouvelle- 
ment fondée.  Un  peu  plus  tard,  elle  fera  de  lui  le  confident  de 
tous  les  projets  de  Gustave  III.  Elle  lui  vaudra  en  1787,  lorsque 
éclatera,  la  guerre,  un  grand  commandement  qui  lui  fournit 
l'occasion  de  se  distinguer  pan  son  courage  et  son  esprit  de  déci- 
sionsous  le  feu.de  l'ennemi. 

Il  n'entre  pas  dans  le  plan  de  ce  récit  de  suivre  Armfeldt  aux 
diverses  étapes  de  sa  carrière.  Mais,  pour  montrer  sur  quel 
sommet  elle  l'avait  porté,  il  convient  de  reproduire  ici  ce  qu'il 
en  disait  lui-même  en  1794,  lorsque,  étant  proscrit,  après  la  mort 
de  son  protecteur,  il  s'efforçait  de  justifier  sa  conduite  passée 
et  de  démontrer  l'abominable  injustice  de  c€ux  qui  le  persé- 
cutaient. 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

...  ((  Au  retoLir  de  mes  voyages,  écrit-il,  je  fus  placé  à  la  Cour 
en  qualité  de  menin  du  prince  royal:  j'eus  l'honneur  d'être  un 
de  ceux  qui  le  reçurent  les  premiers  des  mains  des  femmes.  Le 
Roi,  peu  de  temps  après,  me  fit  son  premier  gentilhomme  de  la 
Chambre,  en  me  conservant  ma  charge  auprès  de  son  fils.  Mais, 
la  guerre  qui  survint  ne  me  permit  pas  de  rester  inutile  ;  je  pré- 
férai la  gloire  des  armes  au  faste  oisif  de  mes  places  et  je 
marchai  avec  mon  régiment  aux  frontières  de  la  Finlande.  Les 
événemens  d'une  guerre  meurtrière  entre  deux  nations  me 
furent  favorables;  j'eus  le  bonheur  de  mériter  l'estime  des  en- 
nemis et  la  confiance  de  mes  soldats.  J'obtins  le  commande- 
ment en  chef  d'une  division  de  l'armée.  Là,  je  versai  mon  sang 
pour  mon  Roi  et  pour  mon  pays  ;  je  reçus  une  griève  blessure 
dont  les  suites  m'accompagneront  au  tombeau  et  j'étais  dans 
l'impuissance  de  garder  le  commandement  lorsque  se  firent  les 
premières  ouvertures  de  la  paix.  Le  Roi  me  choisit  pour  la  traiter 
et,  malgré  mon  état,  ne  consultant  que  mon  zèle,  je  fis  un  tra- 
vail au-dessus  de  mes  forces  et  une  paix  au-dessus  de  mee  es- 
pérances. Gustave  ne  s'en  tint  pas  là  et  sentant  qu'une  alliance 
avec  la  plus  grande  souveraine  de  la  terre,  par  sa  puissance 
comme  par  son  génie,  assurerait  la  tranquillité  de  ses  Etats,  réu- 
nirait tous  les  intérêts  politiques  et  particuliers,  il  songea  à  la 
conclure  et  me  fit  l'honneur  de  me  nommer  l'un  des  commis- 
saires de  cette  grande  affaire.  L'alliance  fut  faite  ;  Gustave,  ras- 
suré du  côté  du  dehors,  tourna,  dès  cet  instant,  toutes  ses 
pensées  vers  le  bonheur  de  ses  sujets  et  nous  nous  occupâmes, 
avec  un  espoir  non  équivoque,  à  rétablir  les  finances  et  à  remé- 
dier aux  désordres  de  l'administration.  » 

Malgré  le  caractère  apologétique  de  ce  langage,  il  y  a  lieu  de 
reconnaître  que  tout  y  est  vérité.  A  l'honneur  d'avoir  vaillam- 
ment combattu  en  Finlande,  Armfeldt  joignit  celui  de  négocier 
la  paix  de  Véréla  et  l'alliance  de  la  Suède  avec  la  Russie  qui  en 
furent  la  conséquence.  Mais,  en  1785,  trois  ans  après  ses  débuts 
à  la  cour  de  Suède,  il  ne  prévoyait  pas  les  mémorables  événe- 
mens que  nous  venons  de  rappeler.  A  l'heure  où  on  l'a  vu  entrer 
en  scène,  il  était  uniquement  occupé  des  préparatifs  de  son  ma- 
riage. 

Fixées  au  premier  jour  du  mois  d'août,  les  fêtes  par  les- 
quelles Gustave  III  voulait  célébrer  cet  événement  .s'annonçaient 
comme  devant  être  encore  plus  brillantes  que  celles  dont  il  avait 


UN    DRAME    d'aMOI  H    A    LA    COLR    DE    SUEDE.  3^?/ 

donné  souvent  le  spectacle  à  sa  Cour.  Diners  d'apjtarat  an 
château,  représentations  suivies  de  bal,  processions  aux  flam- 
baaux  figuraient  sur  le  programme  des  soirées.  Durant  les  jour- 
nées, on  verrait  se  dérouler  dans  une  somptueuse  mise  en  scène 
un  épisode  de  \r  Jérusalem  délivrée.  La  princesse  Sophie-Alber- 
tine,  sa  demoiselle  d'honneur  Madeleine  de  Rudenschold,  M""'  de 
la  [Motte,  [la  comtesse  de  Lowenhielm,  sa  sœur  la  comtesse  de 
Hopken  y  avaient  un  rôle  et  de  même  le  Roi  et  son  frère  cadet, 
le  duc  de  Sudermanie.  Le  Roi  devait  représenter  le  chef  de 
l'armée  musulmane  et  son  frère  figurer  Renaud,  le  chevalier 
légendaire  de  l'épopée  du  Tasse. 

Les  vastes  pelouses  de  l'esplanade  de  Drottningholm  se 
prêtaient  merveilleusement  à  ce  pompeux  spectacle.  On  y  avait 
dressé  des  estrades  et  des  tentes  autour  d'un  décor  monumental  : 
c'est  là  que  la  représentation  se  déroula  devant  toute  la  Cour 
en  présence  des  nouveaux  époux  placés  au  premier  rang.  Les 
récits  contemporains  mentionnent  quelques  accidens.  Les  che- 
vaux d'Armide,  —  princesse  Sophie-Albertine,  —  s'emportèrent 
et  faillirent  la  jeter  dans  un  fossé.  Le  duc  de  Sudermanie  se 
foula  le  genou  en  joutant;  mais  son  frère,  le  duc  d'Ostrogothie, 
prit  sa  place  et  la  fête  continua.  Nous  en  trouvons  un  écho  dans 
l'autobiographie  de  M"^  de  Rudenschold,  dont  la  reproduction 
fera  connaître,  dès  maintenant,  l'héroïne  de  ce  récit. 

«  Pour  moi,  je  tenais  le  rôle  de  la  fée  Mélusine,  protectrice 
des  chrétiens;  le  duc  de  Sudermanie  était  mon  chevalier  sous 
les  traits  de  Renaud,  que  j'avais  arraché  à  l'ensorcellement 
d'Armide.  Je  montais  un  joli  cheval  blanc,  vêtue  comme  une 
nymphe,  le  cou  et  les  bras  nus,  une  ceinture  éclatante  de  pier- 
reries et  un  voile  blanc  qui  pendait  sur  mon  cheval.  Suivie  de 
Renaud,  j'avançai  au  galop  et  le  présentai  aux  arbitres.  Mon 
apparition  fit  une  vive  impression  sur  tous  les  spectateurs:  tout 
le  monde  battit  des  mains  et  on  m'assura  que,  cette  fois,  j'avais 
été  plus  jolie  que  jamais.  » 

Cette  courte  citation  révèle  chez  la  narratrice  une  rare 
coquetterie  féminine.  Toutefois  ce  n'est  pas  uniquement  par 
coquetterie  qu'elle  constate  son  succès  ;  c'est  aussi  pour  marquer 
qu'elle  en  était  flattée  parce  qu'elle  l'avait  obtenu  en  présence  du 
seul  homme  h  qui,  parmi  tant  d'admirateurs  de  sa  beauté,  elle 
eût  le  souci  de  plaire.  Et  celui-là,  c'était  le  nouveau  marié,  le 
baron  d'Armfeldt  dont  elle  venait,  à  sa  grande  joie,  de  surprendre 

TOME  X.  —  1012.  23 


354  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  regard  fixé  sur  elle  et  à  qui  elle  avait  répondu,  inconsciem- 
ment peut-être,  par  un  regard  révélateur  de  l'amour  que  déjà 
elle  avait  conçu  pour  lui. 

Get  amour,  non  encore  avoué,  remontait  a  l'année  précédente, 
c'est-à-dire  à  l'époque  où,  arrivée  depuis  peu  à  la  Cour,  elle 
avait  vu  le  baron  d'Armfeldt  pour  la  première  fois.  C'était  au 
mois  d'août  1784.  Fille  du  sénateur,  comte  de  Rudenschold, 
elle  venait  de  remplacer,  à  peine  âgée  de  dix-sept  ans,  comme 
demoiselle  d'honneur  de  la  princesse  Sophie-Albertine,  sœur  du 
Roi,  sa  sœur  a»  elle,  Caroline,  mariée  depuis  peu  au  baron  de 
Ehrencrone,  écuyer  de  Sa  Majesté.  Dès  ses  débuts  dans  le  monde 
royal,, sa  beauté,  sa  gràce^,  la  vivacité  de  son  esprit  l'avaient  fait 
admirer.  Plusieurs  demandes  en  mariage  lui  avaient  été  alors 
adressées.  Mais,  comme  si  elle  eut  prévu  sa  destinée,  elle  hési- 
tait à  se  marier.  Aucun  des  prétendans  à  sa  main  n'était  par- 
venu à  vaincre  ses  hésitations. 

A  ce  moment,  elle  ne  connaissait  pas  le  baron  d'Armfeldt.  Il 
voyageait  en  Italie  avec  le  Roi.  Mais  son  retour  suivit  de  près 
l'installation  de  la  belle  Madeleine  à  la  Cour.  Son  attention  se 
fixa  aussitôt  sur.  la  nouvelle  demoiselle  d'honneur.  Il  exprima, 
dès  le  premier  soir,  l'attrait  quasi  foudroyant  qu'il  subissait,  en 
disant  à  la  princesse  Sophie-Albertine  : 

—  La  Cour  de  Sa  Majesté  s'est  singulièrement  embellie  en 
mon  absence. 

En  le  disant,  il  désignait  du  regard  celle  à  qui  il  adressait 
cet  hommagB.  Elle  en  resta  comme  foudroyée  elle  aussi,  et  dès 
lors  sa  destinée  fut  fixée. 

Vingt  ans  plus  tard,  alors  que,  victime  de  ce  malheureux 
amour  et  des  catastrophes  qui  en  furent  la  suite;  elle  déplorera 
sa  faute  et  sera  toute  au. repentir,  elle  dira  en  parlant  de  l'homme 
à,  qui  elle  attribue  ses  infortunes  :  ((  Il  avait  une  àme  dépravée 
qu'il  savait  cacher  au  moins  pour  moi.  »  Mais  ce  jugement 
date  du  moment  oii  elle  ne  pouvait  plus  que  gémir.  Il  diffère  du 
tout  au  tout  de  celui  qu'elle  formulait  presque  au  début  de  leur 
liaison,  dans  une  sorte  de  confession  adressée  à  son  amant  jijour 
se  mieux  faire  connaître  de  lui  : 

((  Tous  ceux,  qui  ont  vu  et  connu  cet  homme  seront  d'accord 
avec  moi  sur  ce  point  qu'il  réunit  tout  ce  qui  peut  charmer  un 
cœur  de  femme.  Le  bel  idéal  de  mes  rêves  que  j'avais  cherché 
en  vain  s'est  réalisé  en  lui.   Un  moment,  il  sembla  vouloir  me 


IN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         355 

distinguer  parmi  la  foule  des  dames  de  la  Cour  auxquelles  il 
présentait  plus  ou  moins  ses  hommages.  Avoir  captivé  l'homme 
le  plus  beau  et  le  plus  aimable  était  bien  une  chose  propre  à 
flatter  mon  amour-propre.  A  cette  époque,  il  ne  s'occupait  pa;s 
encore  d'afîaire s  politiques;  il  était  uniquement  chargé  d'orga- 
niser les  fêtes  de  la  Cour  et  il  portait  ses  hommages  à  la  beauté 
partout  où  il  la  trouvait.  Cependant,  quoique  son  penchant  pour 
moi  eût  paru  pas.sager,  l'impression  en  resta  gravée  dans  mon 
cœur  et  ma  fierté  seule  me  fit  paraître  indifférente' lorsque,  au 
grand  contentement  du  Roi,  il  épousa  ^^'^  de  la'Gardie. 

((...  Déjà,  quelques  mois  avant  son  mariage,  le  baron  d'Arm- 
feldt  avait  habité  un  appartement  contigu  au  mien.  M"^  de  la 
(îardie  sa  fiancée  se  levait  tard,  tandis  que  je  melevais  de  bonne 
heure.  En  l'attendant,  il  se  mettait  à  sa  fenêtre,  moi  à  la  mienne, 
et  nous  causions.  Ma  bonne  humeur  et  mon  état  d'esprit  lui 
plurent  :  il  y  avait  tant  de  points  de  contact  entre  nous,  dans 
notre  manière  d'envisager  la  vie  et  d'y  réfléchir!  Je  trouvais  un 
vrai  plaisir  dans  ces  conversations  matinales  et  nulle  place  dans 
la  chambre  ne  me  plaisait  autant  que  cette  fenêtre  et  je  crois 
bien  qu'il  en  était  de  même  pour  lui,  puisque,  tarit  qu'il  fut 
libre,  il  ne  manqua  pas  une  seiile  fois  de  venir  ainsi  causer  avec 
moi.  Son  mariage  mit  fin  à  nos  conversations  et  par  la  suite, 
lorsqu'il  se  trouvait  en  ma  présence,  il  affectait  beaucoup  de 
réserve.  Je  n'en  restai  pas  moins  persuadée  que  je  ne  lui  étais 
pas  tout  à  fait  indillerente  et  j'en  ressentais  une  vive  joie.  Sans 
doute,  ma  raison,  bien  qu'égarée,  me  faisait  comprendre  la 
nécessité  de  cacher  ce  sentiment  même  à  celui  qui  en  était 
l'objet.  Pensée  téméraire!  Nos  cœurs  s'entendaient  déjà.  Un  seul 
regard  ne  suffit-il  pas  pour  révéler  toiit  ce  que  la  bouche  n'ose 
avouer.  » 

Il  résulte  de  ces  citations  que,  lors  du  carrousel,  Madeleine 
aimait  déjà  et  espérait  être  aimée.  Au  surplus,  c'est  d'elle-même 
que  nous  en  tenons  l'aveu.  Faisant  allusion  aux  applaudisse- 
mens  qui  ont  salué  sa  jeune  beauté,  elle  écrit  : 

«  Ce  qui  plus  que  toutes  ces  gentillesses  me  rendit  heureuse, 
c'est  l'impression  que  je  fis  sur  le  baron  d'Armfeldt.  Je  jouis 
pleinement  de  ce  triomphe.  Sans  doute  j'eus  tort,  très  tort  de 
ne  pas  étouffer  ce  sentiment  qui  était  criminel  puisque  l'homme 
qui  l'inspirait  n'était  plus  libre.  Mais  l'amour  raisonne-t-il  dans 
un  cœur  chaud  et  déchaîné  ?  Et  les  circonstances  ne  paraissent- 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elles  pas  quelquefois  contribuer  à  nous  conduire  au  sort  qui 
nous  est  destiné?  Afin  de  pouvoir  oublier  Armfeldt,  j'aurais  du 
éviter  de  le  voir  et  de  me  trouver  quotidiennement  dans  sa 
société.  » 

Le  silence  des  documens  qui  nous  servent  de  guide  ne  per- 
met pas  de  préciser  l'époque  à  laquelle  furent  échangés  entre 
Madeleine  et  le  favori  du  Roi  les  aveux  décisifs.  Il  est  certain 
toutefois  qu'au  moment  du  mariage  d'Armfeldt,  ils  ne  s'étaient 
encore  rien  dit,  mais  que,  vers  le  milieu  de  l'année  suivante, 
ils  n'avaient  plus  rien  à  s'apprendre. 

Dans  sa  confession  écrite,  nous  l'avons  dit,  lorsqu'elle  était 
déjà  la  maîtresse  d'Armfeldt,  elle  rappelle  encore  que  Gus- 
tave III,  loin  de  mettre  obstacle  à  leur  liaison,  la  favorisa  et  que 
parfois  même,  en  l'absence  de  l'amant,  il  s'inquiéta  plus  que  de 
raison  des  coquetteries  dont  la  maîtresse  se  faisait  un  jeu  vis-à- 
vis  d'autres  personnes.  «  Cette  faiblesse,  dit-elle,  n'était  qu'une 
conséquence  de  ma  vanité  et  de  mon  désir  d'être  toujours  la  plus 
jolie  et  Armfeldt  le  savait.  )>  Au  reste,  (iustave  III  s'était  rassuré 
en  apprenant  à  la  connaître.  Il  avait  acquis  la  conviction  qu'elle 
n'abuserait  jamais  des  confidences  qu'Armfeldt  pourrait  lui 
faire  au  sujet  des  atîaires  de  l'Etat  auxquelles  d'ailleurs  elle  ne 
prétendait  pas  être  initiée.  Ce  qu'elle  voulait  gagner  surtout, 
c'était  l'entière  confiance  de  son  amant,  le  droit  de  lire  dans 
son  cœur  <*  qu'elle  souhaitait  de  captiver  par  un  sentiment 
plus  fort  que  l'amour,  qui,  chez  lui,  n'était  jamais  de  longue 
durée.  » 

((  Personne  n'a  été  plus  léger  que  lui;  mais  personne  n'a  su 
mieux  que  lui  obtenir  le  pardon  de  sa  légèreté.  Même  le  cœur 
qui  était  le  plus  épris  de  lui  se  sentait  heureux  du  don  de  son 
amitié  lorsque  son  amour  s'était  évanoui.  Il  sait  y  donner  une 
telle  chaleur  qu'elle  laisse  l'illusion  de  ce  qui  a  été.  » 

Il  suffit  de  regarder  à  la  vie  intime  d'Armfeldt  pour  recon- 
naître combien  était  exact  et  juste  le  jugement  qu'on  vient  de 
lire.  Son  existence  en  elîet  abonde  en  aventures  romanesques 
où  les  femmes  qu'on  y  voit  figurer  se  montrent  aussi  promptes 
à  lui  pardonner  ses  infidélités  que  passionnément  attachées  à 
lui.  C'est  qu'il  a  été  de  bonne  foi  quand  il  leur  jurait  un  éternel 
amour  et  qu'elles  en  sont  convaincues.  Mais,  ce  qui  ne  laisse 
pas  d'être  plus  surprenant,  c'est  que,  lorsqu'il  les  trompe,  il  leur 
en  fait  l'aveu  en  se  lamentant  sur  ses  fail)lesses,  en  sollicitant 


UN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  357 

son  pardon,  sans  oser  ce[)on(lant  promettre  de  ne  pas  recom- 
mencer. Ses  relations  avec  sa  noble  femme,  Hedwige  de  la 
Gardie,  qu'il  trouva  toujours,  même  dans  ses  pires  malheurs, 
dévouée  jusqu'à  l'héroïsme,  ne  sont  pas  à  cet  ég^ard  moins  révé- 
latrices de  sa  nature  ondoyante  et  de  la  fragilité  de  ses  engage- 
mens  que  ses  rapports  avec  Madeleine  de  Rudenschold. 

A  l'heure  où  il  semble  en  proie  aux  sentimens  les  plus  tendres 
pour  Iledwige,  il  se  laisse  captiver  par  la  beauté  de  Madeleine. 
Il  se  défend  d'abord  contre  la  tentation.  Bientôt,  elle  s'empare 
de  lui  avec  une  irrésistible  violence;  finalement,  il  y  succombe. 
Peut-être  suppose-t-il  que  l'aventure  sera  passagère.  Mais  la 
jeune  fille,  qui  se  donne  sans  calculer  les  suites  de  sa  faute, 
n'est  pas  de  celles  qui  se  laissent  abandonner.  S'il  n'a  pas  été 
en  son  pouvoir  d'empêcher  Armfefdt  de  se  marier,  elle  le  tient; 
elle  entend  le  garder;  elle  le  gardera,  l'ayant  si  fortement 
enchaîné  qu'il  renoncera  à  briser  la  chaîne  et  que,  pendant 
plusieurs  années,  il  portera  fiévreusement  le  fardeau  de  deux 
amours,  celui  qu'il  ressent  pour  sa  femme  et  celui  qu'il  a  conçu 
pour  sa  maîtresse. 

Il  y  a  lieu  d'observer  qu'à  la  cour  de  Suède,  une  situation 
aussi  peu  régulière  n'était  pas  pour  faire  scandale.  Il  en  était 
d'analogues  et  en  assez  grand  nombre.  On  en  parlait  couram- 
ment. La  famille  royale  elle-même  fournissait  maints  alimens 
à  la  médisance. 

La  liaison  du  baron  d'Aimfeldt  avec  Madeleine  de  Rudens- 
chold fut  admise  au  même  titre  que  les  autres.  Comme  les  deux 
amans  ne  se  cachaient  pas,  leur  constance  réciproque  publi- 
quement avouée  finit  par  imprimer  à  leur  liaison  une  sorte  de 
régularité  qui  semblait  la  rendre  légitime.  Fière  de  son  amant, 
transportée  par  ses  succès,  heureuse  de  le  savoir  on  possession 
de  la  confiance  du  Roi  et  tout-puissant  à  la  Cour,  Madeleine  se 
livrait  sans  contrainte  au  bonheur  de  lui  prodiguer  sa  tendresse 
et  de  recevoir  les  preuves  de  la  sienne.  Elle  lui  disait  alors,  ce 
qu'elle  devait  lui  répéter  plus  tard,  dans  ses  lettres,  quand  ils 
furent  pour  toujours  séparés  : 

—  Nous  sommes  l'un  à  l'autre  pour  la  vie,  car  tant  que 
je  t'aimerai  tu  m'appartiendras,  et  jamais  je  ne  cesserai  de 
t'ai  mer. 

Quelque  volage  que  fut  Armfeldt,  il  ne  doutait  pas  <le 
l'éternité  de  cet  amour  plus  fort  que  ses  remords  et  que  n'avaient 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pu  détruire  les  constans  et  tendres  témoignages  de  celui  xle  sa 
femme.  Mais  alors  qu'il  s'abandonnait  aux  mêmes  espérances 
que  sa  maîtresse,  un  événement  inattendu  allait  les  précipiter 
dans  une  longue  suite  d'infortunes,  transformer  en  tragédie  le 
beau  roman  auquel  cbaque  jour  ajoutait  un  chapitre  plus  eni- 
vrant. 

Dans  la  soirée  du  16  mars  1792,  au  bal  de  l'Opéra  de 
Stockholm,  (iustave  III  était  frappé  par  la  balle  d'un  assassin  et, 
le  29  du  même  mois,  il  succombait  aux  suites   de  sa  blessure. 


II 


Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'attarder  ici  aux  péripéties  qui  précé- 
dèrent la  mort  du  roi  de  Suède.  Il  suffit  de  rappeler  qu'Arm- 
feldt  figurait  parmi  les  serviteurs  fidèles  qui  reçurent  son  der- 
nier soupir  et  qu'au  moment  de  rendre  l'àme,  le  mourant  lui 
donna  un  suprême  et  dernier  témoignage  de  sa  confiance  en 
exigeant  de  lui  l'engagement  formel  de  veiller  sur  le  petit  roi 
Gustave  I\^  qui  n'avait  alors  que  quatorze  ans. 

Quant  à  ses  autres  volontés,  elles  étaient  exprimées  dans  un 
testament  olographe  daté  de  1780,  et  dans  un  codicille  daté 
de  1789,  par  lesquels  il  confiait  la  régence  à  son  frère  pendant 
la  minorité  de  Gustave  IV,  qui  ne  serait  majeur  qu'à  dix-huit 
ans.  Quelques  heures  avant  de  mourir,  il  avait  complété  ces 
dispositions  en  nommant  le  baron  d'Armfeldt  gouverneur  géné- 
ral de  Stockholm,  en  ordonnant  que  Iv  comte  Gyldensdolpe, 
gouverneur  du  jeune  prince,  et  Rosenstein,  son  précepteur,  ne 
pourraient  être  dépossédés  de  leur  charge  jusqu'à  sa  majorité,  et 
enfin  en  constituant,  pour  assister  le  Régent,  un  conseil  composé 
de  quatre  membres  qui  étaient  nominativement  désignés  et 
parmi  lesquels  Armfeldt  ligurait.  Mais,  soit  que  l'état  du  Roi  ne 
lui  eût  pas  permis  d'énoncer  clairement  ses  intentions  au  sujet 
de  ce  conseil,  soit  que  le  secrétaire  d'Etat  Schroderein,  chargé 
de  les  rédiger,  les  eût  mal  comprises,  elles  étaient  en  contradic- 
tion avec  le  testament  antérieur.  En  outre,  la  signature  qu'avait 
mise  au  bas  de  la  pièce  la  main  défaillante  du  mourant,  lais- 
sait supposer,  tant  les  caractères  en  étaient  brouillés,  qu'au  mo- 
ment de  signer,  il  ne  s'appartenait  déjà  plus.  Néanmoins,  il  est 
un  point  sunlequél  sa  volonté  était  d'autant  moins  douteuse  qu'il 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         3§9 

l'avait  exprimée  verbalement  :  il  voulaitqiie  le  Régent  fût  assisté 
d'un  conseil. 

Profitant  des  obscurités  de  rédaction  qui  rendaient  imprécises 
les  attributions  de  ce  cortseil,  le  duc  de  Sudermanie  refusa 
d'adhérer  au  codicille.  Il  ratifia  les  dispositions  de  son  frère 
en  ce  qui  touchait  la  nomination  d'Armfeldt  comme  gouA^r- 
neur  général  de  la  capitale  et  le  maintien  de  Gyldensdolpe 
et  de-  Rosenstein  dans  leurs  fonctions  auprès  du  roi  mineur. 
Mais,  en  lisant  la  clause  constitutive  d'un  conseil  de  régence,  il 
s'écria  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  C'est  incompréhensible.  Je  ne 
puis  être  Régent  dans  ces  conditions. 

Il  consulta  pour  la  forme  le  chancelier  de  Justice.  Après 
avoir  pris  son  avis,  il  annula  purement  et  simplement  la  dispoi-> 
sition  qui  réduisait  ses  pouvoirs  en  lui  imposant  des  conseillers 
par  qui  devaient  être  approuvés  ses  actes.  Armfeldt  perdait 
ainsi  la  possibilité  d'intervenir  dans  la  conduite  du  gouverne- 
ment et  d'y  exercer  son  influence. 

Sans  doute,  en  confiant  à  sai sollicitude  le  jeune  roi,  en  lui 
faisant  promettre  de  ne  le  quitter  jamais,  enfin  en  le  nommant 
gouverneur  général  de  la  capitale,  Gustave  IILlui  avait  donné 
les  moyens  d'étayer  l'autorité  qu'il  entendait  =  lui  conserver  et 
Armfeldt  aurait  pu  croire  qu'elle  ne  serait  pas  atteinte  s'il  n'avait 
connu  la  malveillance  du  duc  de  Sudermanie  à  son  égard.  Mais 
il  en  possédait  trop  de  preuves  pour  l'ignorer. 

Elle  datait  de  loin  et  tenait  à  plusieurs  causes.  La  plus 
ancienne  résultait  de  la  faveur  mên>e  dont  il  avait  joui  au  temps 
du  feu  Roi.  Tenu  par  son  frère  à  l'écart  de  la  politique  et  con- 
vaincu que  cette  marque  humiliante  de  défiance  était  due  au 
favori,  le  duc  s'était  souvent  trouvé  du  côté  de  ses  adversaires, 
trop  souvent  même  pour  qu'Armfeldt  pût  se  faire  illusion  quant 
aux  sentimens  qu'il  lui  inspirait.  On  a  toujours  vu  les  courti- 
sans honorés  de  l'amitié  de  leur  souverain,  jalousés  par  les 
membres  de  sa  famille  :  sur  ce  point,. le  Régent  ne  démentait 
pas  la  tradition. 

A  cette  première  cause  de  son  inimitié  plus  ou  moins  dissi- 
mulée du  vivant  de  Gustave,  était  venue,  dans  ces  derniers 
temps,  s'en  ajouter  une  autre  d'une  origine  toute  différente.  Il 
s'était  épris  de  Madeleine  de  Rudenschold  et  n'avait  pas  craint 
de  le  lui  avouer.  L'accueil  fait  à  ses  aveux  n'étant  pas  de  nature 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  encourager  ses  espérances,  il  avait  feint  d'y  renoncer  et  de  se 
résigner  au  refus  indigné  par  lequel  Madeleine  lui  avait  répondu. 
Mais  sa  résignation  n'était  que  comédie.  Tandis  qu'Armfeldt, 
dans  les  bras  de  sa  maîtresse,  raillait  l'étrange  tentative  du 
prince  dont  elle  lui  avait  fait  la  confidence,  celui-ci  ne  se  décou- 
rageait pas  et  se  promettait  de  revenir  à  la  charge  dans  un  mo- 
ment plus  opportun.  Il  n'est  pas  téméraire  de  penser  qu'il  son- 
geait déjà  à  éloigner  Armfeldt  et  à  se  donner  ainsi  une  chance 
plus  grande  de  vaincre  la  résistance  que  lui  opposait  la  jeune 
femme. 

Toutefois,  quel  que  fût  son  dessein,  il  se  montra  d'abord  plein 
d'attention  pour  le  favori  de  son  frère.  Non  content  de  ratifier 
sa  nomination  de  gouverneur  général,  il  lui  déclara  que  les 
hommes  qui  avaient  servi  le  feu  Roi  jusqu'à  la  dernière  heure, 
sans  marchander  leur  dévouement,  seraient  toujours  considérés 
par  lui  comme  les  plus  fidèles  serviteurs  de  l'Etat  et  traités  en 
conséquence. 

Dès  ce  moment,  sa  conduite  à  l'égard  d'Armfeldt  présente 
tous  les  caractères  de  la  perfidie.  Il  l'accueille  toujours  avec 
bonté.  Dans  les  circonstances  graves  qui  se  produisent  au  len- 
demain de  la  mort  de  Gustave  III,  il  lui  demande  conseil;  il 
recourt  même  à  ses  services  et  notamment  lorsque,  à  la  nouvelle 
de  la  décision  qui  le  nommait  Régent,  une  émeute  éclate  dans 
la  capitale;  c'est  à  lui  qu'il  demande  d'intervenir  pour  apaiser  les 
masses  populaires.  Lorsque  le  soulèvement  est  conjuré,  il  le 
remercie  avec  la  plus  vive  reconnaissance  et  avec  le  désir  de  le 
convaincre  de  sa  durée. 

Un  homme  moins  perspicace  et  moins  fin  que  le  gouverneur 
général  s'y  serait  mépris;  mais  il  ne  s'y  méprit  pas.  S'il  avait 
lieu  d'être  satisfait  des  paroles  qui  lui  étaient  adressées,  il  ne 
jtouvait  l'être  des  actes  qu'il  prévoyait  et  auxquels  le  Régent 
})réludait  en  imprimant  à  la  politique  suédoise  une  orientation 
nouvelle. 

Au  moment  de  la  mort  de  Gustave  III,  cette  politique  était 
fdudée  sur  l'alliance  de  la  Suède  et  de  ja  Russie,  conclue,  on  s'en 
souvient,  à  la  suite  de  la  paix  de  Véréla.  Après  s'être  réconciliés, 
les  deux  adversaires  de  la  veille  avaient  compris  la  nécessité  de 
s'unir  étroitement  en  vue  des  complications  qui  s'annonçaient 
pour  le  lendemain.  Gustave  s'était  prêté  à  ce  rapprochement 
avec  d'autant  plus  de  joie  qu'il  ne  pouvait  plus  compter  désor- 


UN    DRAME    d'aMOITR    A    LA    COUR    DE    SLÈDE.  361 

mais  sur  ralliance  du  gouvernemeut  fraurais,  devenu  la  proie 
<les  factions  révolutionnaires  et  qu'il  voyait  dans  l'impératrice 
Catherine  l'instrument  le  plus  actif  et  le  pivot  le  plus 
solide  d'une  coalition  des  puissances  monarchiques  contre  la 
nation  qui  voulait  les  détruire.  Avec  le  concours  de  cette 
souveraine,  l'Europe  parviendrait  à  rétablir  l'autorité  royale 
en  France  et  à  écraser  le  jacobinisme  dont  l'influence  se  faisait 
déjà  sentir  de  toutes  parts.  Telle  était  la  politique  da  roi  de 
Suède  quand  il  avait  été  frappé  par  la  balle  d'un  assassin.  Telle 
était  aussi  celle  d'Armfeldt.  A  l'exemple  de  son  roi,  il  désirait 
préserver  la  Suède  de  la  contagion  du  fléau  qui  menaçait  tous 
les  trônes. 

En  dernier  lieu,  cette  politique  avait  eu  pour  résultat  de  faire 
rappeler  à  Stockholm  le  baron  de  Staél-Holstein,  ministre  du 
gouvernement  suédois  à  Paris,  à  qui  le  Roi  reprochait  de  s'être 
montré  trop  favorable  aux  idées  nouvelles.  Si  Gustave  eût  été 
vivant  lorsque  cet  ambassadeur  était  rentré  en  Suède,  il  l'aurait 
accueilli  par  des  reproches.  Non  seulement,  Staël  n'en  entendit 
pas  dans  la  bouche  du  Régent  avec  qui  il  était  lié  d'amitié; 
mais  encore,  lorsqu'il  eut  expliqué  sa  conduite,  elle  fut  ap- 
prouvée. 

Presque  à  la  même  date,  le  duc  de  Sudermanie  mandait  à 
Stockholm  un  personnage  qui,  lui  aussi,  était  de  ses  amis.  Cette 
amitié,  comme  celle  qu'il  avait  conçue  pour  le  baron  de  Staël, 
était  née  de  leurs  fréquentes  rencontres  dans  les  séances  mysté- 
rieuses que  tenaient  entre  eux  les  membres  de  la  secte  des  illu- 
minés, à  laquelle  tous  les  trois  s'étaient  affiliés.  Ce  per.sonnage 
à  qui  le  Régent  songeait  à  confier  la  direction  du  gouvernement 
se  nommait  le  baron  Adolphe  de  Reuterholm.  Ancien  cham- 
bellan de  la  reine  Sophie-Madeleine  et  membre  de  la  Diète  de 
1789,  il  y  avait  pris  contre  Gustave  III  une  attitude  résolument 
hostile.  Tombé  alors  en  disgrâce,  il  avait  quitté  la  Suède 
pour  aller  vivre  à  Paris.  Là,  il  s'était  mis  en  rapport  avec  les 
partis  révolutionnaires;  il  avait  adopté  peu  à  peu  la  plupart 
de  leurs  idées  en  y  mêlant  celles  de  la  franc-maçonnerie  et 
une  sorte  de  mysticisme  moitié  religieux,  moitié  profane,  acquis 
au  contact  des  milieux  spirites  que  depuis  longtemps  il  fré- 
quentait. 

Ces  idées  étaient,  à  peu  de  chose  près,  celles  du  duc  de  Suder- 
manie. Reuterholm,  malgré  son  arrogance  et  sa  vanité,  lui  était 


3€t2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sT^mpathique.  A  Stockholm  même,  ils  s'élaient  maintes  fois 
réunis  pour  évoquer  les  esprits.  A  plusieurs  reprises,  iReu- 
terlîolm  s'était  flatté  d'avoir  obtenu  d'eux  des  prédictions  qui 
annonçaient  au  prince  qu'il  serait  un  jour  le  maître  de  la  Suède 
et  que  lui,  Reuterhôlm,  était  destiné  à  la  gouverner  sous  ses 
ordres. 

Intelligence  brumeuse  et  àme  pervertie,  avide  de  plaisirs, 
libertin  par  nature,  lent  en  toutes  choses  à  se  décider,  redou- 
tant les  responsabilités,  le  duc  de  Sudermanie,  encore  qu'il  affi- 
chât des  prétentions  autoritaires,  ne  demandait  qu'à  être  mis 
en  tutelle.  Reuterholm,  au  sort  duquel,  à  en  croire  les  voix 
d'outre-tombe,  le  sien  était  lié,  lui  parut  digne  de  le  seconder 
dans  la  tâche  qui  lui  était  échue;  sous  l'influence  <les  souvenirs 
qui  leur  étaient  communs,  il  l'appela  à  Stockholm  et  en  fît  le 
maître  de  l'Etat. 

Le  baron  d'Armfeldt  en  était  déjà  parti.  Au  lendemain  de  la 
mort  du  Roi,  accablé  de  douleur,  atteint  dans  sa  santéet  prompt 
à  s'irriter  des  changemens  qu'il  voyait  se  produire  dans  la 
marche  des  affaires,  ne  croyant  pas  à  la  sincérité  des  témoignages 
de  bienveillance  auxquels  semblait  se  plaire  le  Régent  à  vson 
égard,  il  vivait  assez  retiré,  se  consacrant  presque  uniquement 
à  ses  fonctions  de  gouverneur  général  et  ne  paraissant  à  la  Cour 
qu'autant  qu'il  y  était  appelé  par  les  nécessités  de  son  service. 
Elle  était  alors  à  Drottningholm.  Lorsqu'il  y  venait,  c'était  sur- 
tout pour  y  voir  le  jeune  roi  vis-à-'Vis  duquel  il  entendait  conser- 
ver, autant  qu'il  le  pourrait,  le  rôle  qui  lui  avait  été  prescrit  par 
Gustave  IIL  Mais,  par  Madeleine  de  Rudenschold,  il  était  tenu 
au  courant  de  ce  qui  se  passait  autour  du  Régent. 

■Lesintentions  du  prince,  dont  les  échos  lui  parvenaient  par 
cette  voie,  semblaient  avoir  été  conçues  pour  l'exaspérer.  Il  voyait 
les  volontés  du  roi  défunt  méconnues,  le  gouvernement  suédois 
préparer  la  rupture  de  l'alliance  russe  et  se  rapprocher  du  ;  gou- 
vernement français  qui  était  alors  aux  mains  du  parti  Girondin. 
Le  baron  de  Staël,  réintégré  dans  les  fonctions  diplomatiques 
dont  Gustave  III  avait  voulu  le  déposséder,  s'apprêtait  à  retour- 
ner à  Paris  muni  d'instructions  à  d-efTet  de  jeter  ;  les  ;  bases  d'un 
traité  d'alliance  entre  la  Suède  et  la  République  :  il  se  flattait 
d'en  obtenir  des  subsides  plus  considérables  que  ceux  qui 
étaient  stipulés  dans  le  traité  conclu  avec  la  Russie  au  commen- 
cement de  l'année  précédente. 


UN  DRAME  d'amour.  A  LA.  COUR.  D£  SUEDE.         363 

Il  n'était  pas  jusqu'à  la  lenteur  des  poursuites  intentées 
contre  les  régicides  dont  Armfeldt  ne  fût  otîensé  et  irrité.  11  la 
considérait  comme  un  outrage  à  la  mémoire  de  son  maitre.  En 
un  mol,  de  quelque  côté  qu'il  tournât  les  yeux,  il  saisissait  les 
preuves  de  la  volonté  du  Régent  de  jçterla  Suède  dans  des  voies 
nouvelles,  contraires  à  celles  où  l'avait  engagée  le  règne  précé- 
dent. Ces  preuves  apparaissaient  surtout  dans  l'entourage  que  se 
formait  le  prince  et  où  entraient  peu  à  peu  les  hommes-les  plusr 
hostiles  au  souverain  qui  venait  de  disparaître. 

L'imagination  d'Armfeldt  était  vive,  fougueuse  même,  sout 
vent  jusqu'à  l'exagération.  Il  se  ligura  que  les  changemens  dont 
il  était  le  témoin  avaient  pour  but  d'annihiler  la  volonté  de 
l'enfant  qui  attendait  que  l'heure  de  régner  sonnât  pour  lui  et; 
lorsqu'il  aurait  atteint  sa  majorité,  de  rendre  son  règne  impos- 
sible, ce  qui  eût  prolongé  la  régence  ou  fait  pas.ser  la  couronne 
sur  latête  du  duc  de  Sudermanie.  Il  y  avait  quelque  exagération 
dans  ces  craintes;  il  ne  semble  pas  que  le  Régent  ait  alors  conçu 
de  telles  ambitions.  Mais  il  n'en  était  pas  de  même  autour  de 
lui.  Celles  de  ses  courtisans  qui  ne  devaient  se  réaliser  qu'en 
1809,  après  que  son  neveu  eut  été  détrôné,  se  trahissaient  déjà 
dans  leurs  propos. 

On  peut  voir  à  ces  traits  combien,  quelques  semaines  après 
la  mort  de  Gustave,  la  situation  était  tendue.  D'un  côté,  Arni' 
feldt  et  ses  amis,  qui,  dans  la  conduite  du  gouvernement,  ne 
trouvaient  rien  qui  pût  être  approuvé  ;  de  l'autre  côté,  les  enne- 
mis de  l'ancien  régime  groupés  autour  du  Régent,  attendant 
impatiemment  l'occasion  de  se  délivrer  de  ceux  qu'on  appelait 
les  Gustaviens. 

Pour  achever  de  décrire  l'état  de  trouble  en  lequel  ces  riva- 
lités avaient  jeté  la  cour,  de  Suède,  il  convient  de  constater  que 
le  comte  de  Stackelberg,  l'ambassadeur  de  Russie,  se  confor- 
mant aux  ordres  de  sa  souveraine,  avait  pris  parti  pour  les 
royalistes  dévoués  à  la  mémoire  de  Gustave  III  et  à  l'avenir  de 
son  fils.  Ils  se  réunissaient  chez  ce  diplomate,  toujours  prêt  à 
leur  ouvrir  sa  maison  et  à  se  concerter  avec  eux  sur  les  moyens 
d'imposer  au  Régent  l'alliance  russe  à  laquelle  il  s'elForçait 
de  se  dérober.  La  nouvelle  de  l'arrivée  prochaine  de  Reuter- 
holm,  la  présence  à  Stockholm  d'un  envoyé  de  la  République 
française,  l'abbé  de  Verninac  de  Saint-iMaur,  la  décision. prisé  de 
faire  partir  pour    Paris    le  baron  de  Staël  furent  donc  les  pre- 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mières    causes   de    l'irritation    d'ArmfelcU    contre    le   nouveau 
régime. 

Elles  s'envenimèrent  de  diverses  conlrariéte's  qu'il  éprouva 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions  de  gouverneur  général  ainsi  que 
dénominations  à  des  postes  élevés  de  personnages  que  Gustave  III 
avait  éloignés  de  la  Cour;  il  interpréta  ces  mesures  comme  un 
témoignage  du  désir  qu'avait  le  Régent  de  se  débarrasser  de  lui. 
Il  fut  bientôt  convaincu  que  son  renvoi  était  décidé  et  que  sa 
disgrâce  totale  était  proche.  Il  conçut  alors  le  projet  de  s'éloi- 
gner momentanément  de  Stockholm.  Sa  santé  compromise  et 
lente  à  se  rétablir  lui  fournirent  le  prétexte  dont  il  avait  besoin. 
Elle  justifia  la  demande  de  congé  qu'il  présenta  au  Régent  en 
démontrant  la  nécessité  où  il  se  trouvait  d'aller  faire  une  cure 
à  Aix-la-Chapelle. 

Son  désir  ne  pouvait  qu'être  agréable  au  prince.  En  y  faisant 
droit,  il  supprimait  un  témoin  de  sa  conduite,  qui  semblait  tou- 
jours la  lui  reprocher;  il  éloignait  de  la  Cour  un  rival  dont  la 
présence  l'empêchait  de  donner  carrière  à  ses  convoitises  amou- 
reuses. Quoique  contenue  et  dissimulée,  sa  passion  pour  la  de- 
moiselle d'honneur  ne  s'était  pas  refroidie.  Malgré  l'échec  de  sa 
première  tentative,  il  n'avait  pas  renoncé  à  en  faire  une  seconde. 
A  tous  les  points  de  vue,  le  départ  d'Armfeldt  comblerait  ses 
vœux.  Néanmoins,  poussant  la  perfidie  à  l'extrême  et  continuant 
à  couvrir  d'un  masque  de  bonté  ses  antipathies  et  sa  mal- 
veillance, il  feignit  de  se  faire  tirer  l'oreille  et  de  vouloir  refu- 
ser le  congé  qui  lui  était  demandé  pour  quatre  ou  cinq  mois. 
Il  finit  par  l'accorder,  mais  pour  trois  mois  seulement,  sous  le 
prétexte  que  les  fonctions  d'Armfeldt  exigeaient  son  prompt 
retour. 

((  II  avait  eu  le  temps  de  se  préparer  à  la  comédie  qu'il  me 
fit  l'honneur  de  jouer  devant  moi,  écrit  Armfeldt.  Son  Altesse 
Royale  ne  se  contenta  pas  de  répéter  les  propos  flatteurs  qu'il 
avait  déjà  tenus  à  l'occasion  de  mon  voyage  qu'il  voyait  avec 
chagrin  ainsi  que  sur  mon  retour,  qu'il  me  pria  de  hâter,  et  sur 
tous  les  services  que  je  lui  avais  rendus  et  qu'il  attendait  encore 
de  moi.  Il  m'embrassa  en  employant  les  expressions  les  plus 
tendres  et  émouvantes;  mais  je  ne  me  laissai  pas  donner  le 
change.  Je  compris  fort  bien  que  cette  attitude  étudiée  n'avait 
été  prise  que  pour  m'empècher  de  parler  de  la  liberté  de  la 
presse;  il  savait  que  j'avais  la  loi  dans  ma  poche.  Voyant  qu'il 


UN    DRAME    d'aMOI  R    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  365 

ne  voulait  à  aucun  prix  entendre  la  vérité,  je  me  dispensai,  bien 
à  contre-cœur,  de  lui  décrire  tous  les  malheurs  qui,  d'après 
mon  avis,  seraient  le  résultat  du  nouveau  décret.  Je  m'empres- 
sai de  le  quitter,  le  cœur  serré  : 

«  — Que  le  ciel  protège  Votre  Altesse  Royale,  lui  dis-je,  et 
que  la  disposition  d'esprit  que  Votre  Altesse  Royale  a  eu  la 
bonté  de  me  montrer  soit  aussi  sincère  et  aussi  durable  que  les 
vœux  de  succès  que  je  ne  cesserai  jamais  de  former  pour  le  Roi, 
la  patrie  et  Votre  Altesse  Royale  dont  les  intérêts  sont  insépara- 
blement [réunis. 

(c  Encore  une  fois,  au  souper  de  la  Cour  du  même  jour,  j'eus 
une  conversation  assez  longue  avec  le  Régent,  au  cours  de  la- 
quelle il  me  dit  entre  autres  choses  : 

«  —  Ne  pourriez-vous  pas  aller  en  Angleterre  pour  voir  les 
princesses  anglaises  et  en  choisir  une  pour  notre  jeune  roi.^ 

«  Je  lui  répondis  : 

«  —  Quelque  désir  que  j'aie  d'obéir  à  la  volonté  de  Votre 
Altesse  Royale,  je  ne  puis  pourtant  me  charger  d'une  telle  com- 
mission, parce  que  j'ai  trop  de  respect  pour  les  projets  de  feu  le 
Roi  et  sens  qu'une  partie  de  la  nation  désire  vivement  que  notre 
alliance  avec  la  Russie  soit  raffermie  par  une  alliance  mari- 
tale. 

((  Le  duc  me  plaisanta  à  ce  sujet  et  chercha  à  me  montiier  que 
ces  sortes  d'alliance  n'avaient  que  peu  d'importance  de  nos 
jours  ;  le  roi  d'Angleterre  était  riche,  et  l'argent  avait  beaucoup 
plus  de  poids  que  de  vastes  projets  et  de  brillantes  perspectives 
qui,  souvent,  ne  réussissent  pas.  Je  ne  voulais  pas  le  contre- 
dire, car,  au  fond,  il  avait  raison  à  ce  sujet,  et  je  me  contentai 
de  lui  répondre  : 

<(  —  Je  crois  que  nos  propositions  à  cet  égard  ne  sont  pas 
encore  mûres;  lorsqu'il  y  aura  lieu  de  prendre  une  décision  dé- 
finitive, il  sera  nécessaire  d'avoir  l'avis  du  Roi,  et  on  agira  sage- 
ment en  lui  laissant  toute  liberté  à  ce  sujet. 

«  Le  duc  me  regarda  fixement  et  se  tut.    » 

Ces  détails  ne  laissent  aucun  doute  quant  à  l'existence 
d'une  animosité  réciproque  entre  les  deux  hommes  qu'on 
vient  de  voir  aux  prises.  Armfeldt  s'éloignait  contraint  et  forcé, 
bien  que  son  départ  parût  volontaire  ;  il  se  croyait  condamné 
à  une  disgrâce  certaine  qui  durerait  jusqu'à  la  majorité 
du  Roi.   Le  Régent,  malgré  les  assurances  menteuses  qu'il  lui 


36&  REVUE    DES    DEUX    MONADES. 

proGHguait,  élait  heureux  de  le  voir,  jmrtir.  Ainsi,  chacun 
d'eux  jouait  à  l'autre  une  comédie,  mais  sans  parvenir  à  le 
tromper. 

Le  lendemain  du  départ  d'Armfeldi,,on  vit  paraître  à  la  Cour 
le  baron  de  Reuterholm  dont  l'arrivée  était  depuis  longtemps 
annoncée.  C'était,  nous  l'avons  dit,  un  vieil  ennemi  de  l'ancien 
favori  de  (iustave  III.  Il  ne  put  que  se  féliciter  de  le  savoir 
ab-seoit;  Mais  il  n'était  pas  homme  à  se  contenter  d'une  si  mince 
satisfaction  et  il  poursuivit  avec  opiniâtreté  le  dessein  qu'il 
avait  conçu  de  le  perdre.  C'est  probablement  alors  qu'il  attacha 
à  ses  pas  des  espions  chargés  d'exercer  sur  lui  une  surveillance 
rigoureuse  et  dont  nous  raconterons  plus  loin  les  exploits. 

Il  apportait  d'autre  part  des  projets  sur  lesquels  il  s'était 
déjà  mis  d'accord  avec  le  Régent.  Ils  consistaient,  on  le  sait,  à 
briser  l'alliance  conclue  avec  la  Russie  et  à  se  rapprocher 
de  la  France,  ainsi  que  le  conseillait  fortement  le  baron  de 
Staël.  Mais,  pour  faire  accepter  par  l'opinion  ce  grand  change- 
ment, il  fallait  la  flatter.  Dans  ce  dessein,  Reuterholm,  à  peine 
au  pouvoir,  promulguait  la  loi  q\ii  rendait  à  la  presse  la  liberté 
que  Gustave  III  lui  avait  ravie.  Il  est  vrai  qu'après  avoir  fait  à  la 
Suède  ce  don  de  joyeux  avènement,  il  se  hâta  de  le  lui. reprendre 
dès  qu'il  eut  acquis  la  certitude  que  la  liberté  de  la  presse  allait 
devenir  aux  mains  de  l'opposition  une  arme  dangereuse  pour 
lui. 

En  même  temps,  il  pactisait  avec  les  révolutionnaires  fran- 
çais: et  déclai'ait  la  guerre  au  parti  des  Gustaviens  dont  Armfeldl 
était  le  chef.  Il  les  calomniait  auprès  du  jeune  Roi,  le  mettait  en 
défiance  contre  eux;  d'autre  part,  il  créait  l'isolement  autour  de 
lui,  en  laissant  entendre  que  ce  malheureux  petit  prince  était 
menacé  de  perdre  la  raison. 

Ces  calculs  ténébreux,  sur  lesquels  il  est  difficile  à  l'Histoire 
de  se  prononcer,  n'échappaient  pas  à  Armfeldt.  A.  la  date  du 
9  octobre  1792,  dans  une  lettre  écrite  d'Amsterdam  à. Madeleine 
de  Rudenschold,  il  les  constate.  Il  va  jusqu'à  soupçonner  «  ces 
malfaiteurs  et  ces  scélérats  »  de  vouloir  empoisonner  l'enfant 
royal.  II  songe  à  le  mettre  sous  la  protection  de  l'impératrice 
Catherine,  en  lui  rapj)elant  qu'elle  a  promis  à  Gustave  IV  de  le 
défendre  s'iLétait  en  péril.  Comprenant  du  reste  que,  pendant  la 
régence,  ses  adversaires  seraient  plus  forts  que  lui^il  commence 
à  croire  qu'il  ferait  bien  de  ne  revenir  à  Stockholm  que  lorsque 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         367 

le  Roi  sera  majeur.  Il  sert  ainsi,  sans  le  vouloir,  les  projets  de 
Reuterholm. 

Ouelles  qu€  fussent  les  idées  du  «  vizir,  »  aussi  bien  sur  la 
politique  générale  qu'en  ce  qui  concernait  Armfeldt,  elles  eurent, 
dès  le  début,  l'entière  approbation  du  Régent.  Il  les  approuva 
non  pas  seulement  parce  qu'elles  étaient  conformes  aux  siennes 
et  parce  qu'il  avait  une  confiance  illimitée  dans  les  talens  du 
nouveau  ministre,  mais  aussi  parce  qu'elles  favorisaient  ses 
desseins  sur  la  belle  Madeleine  en  tenant  Armfeldt  éloigné  de  la 
Suède.  Celui-ci  parti,  il  renouvela  sa  précédente  tentative  auprès 
de  la  jeune  femme.  Elle  repoussa  de  nouveau  ses  offres,  sous 
te,  forme  la  plus  dédaigneuse.  Puis,  elle  se  ravisa.  Quoique  tou- 
jours énergiquement  résolue  à  ne  laisser  aucune  espérance  à 
son  adorateur  et,  comme  elle  le  disait  :  «  à  ne  jamais  s'avilir  » 
en  se  donnant  à  lui,  elle  pensa  qu'elle  pouvait  tirer  parti 
pour  son  amant  de  l'ardente  passion  qu'elle  avait  inspirée  au 
prince. 

Armfeldt,  dont  l'esprit  était  aussi  mobile  qu'agité,  caressait  en 
ce  moment  un  nouveau  projet.  Le  poste  de  gouverneur  général 
de  la  Poméranie  étant  devenu  vacant  par  suite  de  la  démission 
du  titulaire,  il  songeait  à  s'y  faire  nommer  en  abandonnant 
celui  qu'il  occupait  à  Stockholm.  Ecrivartt  au  secrétaire  royal 
Schroderein,  il  lui  confiait  son  désir,  en  sollicitant  son  avis  et 
ses  bons  offices.  Schroderein  communiqua  sa  lettre  au  Régent -et 
à  Reuterholm.  Ils  étaient  bien  loin  de  vouloir  confier  à  leur 
adversaire  la  haute  fonction  qu'il  cherchait  à  obtenir.  Ils -son- 
geaient même  déjà  à  l'envoyer  comme  représentant  de  la  Suède 
auprès  des  cours  d'Italie,  emploi  diplomatique  qui,  s'il  l'accep- 
tait, les  délivrerait  de  sa  présence  et  le  ferait  oublier.  A 
Stockholm,  ce  projet  n'était  plus  un  secret;  on  en  parlait  ouver- 
tement, on  y  voyait. la  preuve  de  la  disgrâce  d'Armfeldt.  Avec 
une  insigne  mauvaise  foi,  ils  feignirent  d'interpréter  sa  lettre 
comme  une  démission  positive  de  l'emploi  dont  il  était  encore 
investi  et  contribuèrent  à  en  accréditer  le  bruit.  Ses  amis  s'in- 
quiétèrent de  ces  rumeurs  et  Madeleine  de  Rudenschold  plus 
qu'aucun  d'eux.  Depuis  le  départ  d'Armfeldt,  elle  se  consolait  de 
son  absence  en  défendant  ses  intérêts  et,  quand  il  s'agissait  de  les 
défendre,  elle  se  transformait  en  lionne. 

A  cette  heure,  elle  avait  beau  jeu  pour  intervenir.  Le  duc  de 
Sudermanie  ne  lui  dissimulaitplus  ses  convoitises.  Tel  était  le 


•368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

langage  qu'il  tenait  à  cet  égard  même  en  public,  soit  en  s'adres- 
sant  à  elle,  soit  en  parlant  d'elle,  qu'on  eut  dit  qu'il  voulait  la 
j'éduire  en  la  coniproniettanl.  Son  rôle  h  cette  occasion  est 
véritablement  odieux.  Lorscju'on  le  rapproche  de  celui  qu'il  tint 
j)lus  tard  j)0ur  se  venger  des  dédains  (ju'il  n'avait  j)u  vaincre, 
on  ne  peut  n'y  j)as  voir  la  preuve  de,  la  plus  rare  bassesse 
<ràme. 

Seul  avec  Madeleine,  il  cherche  à  déshonorer  son  amant. 

—  II  vous  est  infidèle,  lui  dit-il  ;  il  est  indigne  de  votre 
amour  et  votre  fidélité  provoque  la  pitié  de  ceux  qui  savent  com- 
bien vous  en  êtes  mal  récompensée. 

INiis  voyant  que  ces  j)rop(ts  n'excitent  «pui  mé-pris,  il  change 
^J'allure.  Il  déclare  ixMad(deine  que  le  dévouement  qu'elle  témoigne 
à  Armfeldt,  au  moment  où  tout  le  monde  l'abandonne,  a  augmenté 
son  admiration  et  qu'il  n(!  nourrit  plus  d'nulre  désir  que  celui 
de  gagner  son  amitié. 

—  Jntéressez-vous  à  moi,  ajoute-t-il,  et  il  n(^  lui  sera  rien  l'ait 
de  ce  (|ui  pourrait  vous  déplaire. 

Un  jour  nn^'Uie,  il  va  plus  loin  dans  le  mensonge.  Il  annonce 
à  Madeleine  qu'il  a  désigné,  Armfeldt  comme  gouverneur  géné- 
ral de  la  Poméranie.  Elle  s'empresse  d'annoncer  à  son  amant  la 
bonne  nouvelle.  Mais,  au  bout  de  quelques  jours,  comme  il  n'en 
transpire  rien,  et  qu'en  même  temps,  il  lui  revient  de  toutes 
parts  qu'on  raconte  qu'elle  a  cédé  aux  instances  du  Régent,  elle 
<léci(l((  de  le  mettre  en  demeure  de  démentir  ces  propos  calom- 
nieux, de  renoncer  à  envoyer  Armfeldt  en  Italie  et  de  signer  sa 
nomination  au  post(;  qu'il  souliaite. 

Dans  une  lettre  écrite  au  voyageur,  idbi  lui  narre  ce  qui  s'est 
passé  entre  elle  et  le  duc  de  Sudermanie. 

«  —  Mon  parti  ^est  pris,  dit-elle  au  })rince  en  l'abordant.  On 
■raconte  sur  moi  des  choses  que  je  ne  nuis  supporter.  Je  ne  suis, 
ni  ne  deviendrai  votre  maîtresse,  et  malgré  cela,  le  comte  de 
Huuth  et  la  comtesse  ont  hier  prétendu  c(da  devant  d'autres  per- 
sonnes. Je  mettrai  fin  h  tout  cela  en  partant  pour  la  campagne  la 
semaine  prochaine.  Toutefois,  je  prie  Votre  Altesse  Royale, 
comme  gag(!  de  tous  les  signes  d'amitié  qui  m'ont  été  prodigués, 
de  vouloir  décider  sur  le  sort  d'Armfeldt  avant  (jue  je  parte,  car, 
pendant  mon  absence.  Votre  Altesse  Royale  im  sera  entourée 
(|ue  de  ses  ennemis  qui  ont  juré  sa  perte.  Si  vous  l'autorisez  à 
-Lonserver  toutes  ses  fonctions  et  à  revenir  lorsque  son  congé  sera 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        369 

lermind,  ou  .si,  à  la  place  de  cela,  vous  lui  douuez  le  posle  de 
gouverneur  général  en  Poméranie,  tout  en  lui  conservant  sa 
pension,  son  régiment,  ses  fonctions  de  premier  gentilhomme 
de  la  Chambre,  alors  Votre  Altesse  Royale  pourra  prétendre  à 
mon  amitié  que  je  lui  garderai  pendant  toute  ma  vie.  Mais  si 
Elle  l'envoie  en  exil  ou  qu'Elle  lui  donne  le  poste  en  Italie,  je 
vous  dirai  adieu  à  tout  jamais.  Je  le  rejoindrai,  iVit-il  au  bout 
du  monde,  et,  malgré  toute  votre  haine,  vous  ne  réussirez  pas  ;i 
le  rendre  complètement  malheureux,  tant  que  je  partagerai  sa 
vie,  et,  au  lieu  de  gagner  mon  amilié,  vous  gagnerez  tout  le 
contraire. 

((  La  foudre  n'aurait  pu  briser  un  mortel  au  point  où  il 
l'était  après  mon  explication.  Il  fondit  en  larmes,  me  prit 
deux  mains  et  m'adjura  d'avoir  pitié  de  l'état  dans  lequel  il  se 
trouvait;  il  me  dit  qu'il  me  laissait  «'utièrement  le  soin  de  déci- 
der sur  ton  sort  comme  bon  me  semblerait.  Quant  à  lui,  il  ne 
pouvait  qne  pensci'  à  celb'  chose  terrible  :  ne  plus  jamais  me 
voir.  Il  promit  de  ne  plus  me  parler  pourvu,  que  seji  yeux  pussent 
me  regarder. 

((  Il  était  dans  un  tel  état  de  surexcitation  que  je  compris  que 
je  ne  pourrais  lui  tirer  une  réponse  sensée  et  que  j'étais  obligée 
d'attendre  un  moment  plus  calme.  Je  l'engageai  à  gagner  ses 
appartemens  pour  reprendre  ses  sens,  ce  qu'il  lit  aussitôt.  Un 
moment  après,  il  revint,  à  peu  }»rès  dans  [le  même  état.  Il  me 
dit  que,  puisque  j'avais  fait  son  malheur,  il  jetterait  le  royaume 
et  la  tutelle  au  diable,  et  qu'il  voudrait  que  tu  reviennes,  car, 
ainsi,  je  n'aurais  pas  de  raisons  pour  le  haïr.  » 

Après  l'entretien  que  nous  venons  de  reproduire,  Madeleine 
avait  résolu  d'aller  passer  quelque  temps  h  la  campagne.  Avant 
de  partir,  elle  écrivit  au  Régent  une  lettre  non  moins  fière  que 
le  langage  qii'elle  lui  avait  tenu.  Elle  exigeait,  en  ce  qui  touchait 
Armfeldt,  une  réponse  franche  et  délinitivi;.  Elle  ne  put  l'obtenii- 
et  ne  fut  fixée  qu'en  appn;nant  que  le  comte  Ruuth  était  nommé 
gouverneur  général  de  la  Poméranie  et  Armfeldt,  ministre  de  • 
Suède  en  Italie. 

Dans  l'explication  verbale  qu'elle  provoqua,  le  prince  essaya 
de  se  justifier  en  prétendant  que  ses  conseillers  lui  avaient  forcé 
la  main  ;  mais  il  donna  sa  parole  d'honneur  qu'Armfeldt  resterait 
libre,  s'il  ne  voulait  pas  accepter  le  poste  d'Ilalic,  de  conserver 
les  fonctions  qu'il  occupait  en  Suède.  Cette  déclaration  fut  (mcore 
TO.ME  X.  —  1912.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accompagnée  de  larmes  et  de  protestations d'amoiiret  Madeleine 
eut  ainsi  l'avant-goùt  des  lettres  qu'elle  devait  recevoir  pendant 
son  séjcuir  à  la  campagne,  lettres  brûlantes  à  travers  lesquelles 
elle  pouvait  se  figurer  son  amoureux  «  ne  cessant  de  gémir  sur 
son  absence  et  pleurant  comme  un  enfant  pendant  des  journées 
entières.  » 

Vraie  ou  feinte,  cette  douleur  ne  pouvait  l'émouvoir,  car  le 
jour  même  où  le  prince  s'engageait  sur  l'honneur  à  laisser 
Armfeldt  libre  de  choisir  entre  les  fonctions  qu'il  occupait  et 
celle  à  laquelle  on  l'appelait,  il  signait  sa  nomination  comme 
ministre  en  Italie. 

On  ne  saurait  trop  s'étonner  qu'après  avoir  ainsi  entassé 
mensonges  sur  mensonges,  tromperies  sur  tromperies,  pour 
vaincre  la  résistance  opposée  à  ses  prières,  il  ait  pu  conserver 
l'espoir  d'en  avoir  raison  un  jour.  Il  est  cependant  vrai  qu'il  le 
conserva.  Dans  des  lettres  ultérieures,  Madeleine,  qui  maintenant 
n'a  plus  que  railleries  pour  cette  ((  belle  passion,  »  nous  montre 
le  Régent  à  Drottningholm  «  passant  trois  ou  quatre  fois  par 
jour  devant  ses  fenêtres  et  se  tordant  le  cou  pour  essayer  de  la 
voir  à  travers  les  vitres.  » 

Une  autre  fois,  au  mois  de  mai  1793,  elle  le  rencontre  au 
souper  du  Roi  où  il  venait  rarement  et,  de  nouveau,  elle  acquiert 
la  preuve  qu'il  n'a  pas  renoncé  à  la  séduire  ou  que,  tout  au 
moins,  il  veut  feindre  de  n'y  avoir  pas  renoncé. 

<(  Pour  mon  malheur,  il  s'avisa  de  rappeler  le  temps  passé  de 
cet  été,  et  cela  assez  haut  pour  être  entendu  de  Taube,  Gyldens- 
dolpe  et  Stackelberg.  Il  me  dit  que,  pour  m'oublier,  il -avait  fait 
tlèche  de  tout  bois,  mais  que,  ne  trouvant  partout  que  des  sottes 
et  des  mijaurées,  ses  sentimens  retournaient  toujours  à  moi,  que 
plus  je  le  dédaignais  et  je  marquais  mon  amour  et  ma  constance 
pour  toi,  et  plus  il  m'aimait. 

((  Il  me  dit  que  je  n'avais  qu'un  défaut  qui  était  l'entêtement. 
Je  me  défendis  que  je  n'étais  pas  plus  entêtée  qu'une  autre. 

(,  —  Oh!  que  si,  dit-il,  ce  qui  vous  est  une  fois  entré  dans  la 
tète,  le  diable  lui-même  ne  saurait  le  faire  sortir. 

((  —  Je  vous  demande  pardon,  monseigneur,  je  suis  la  première 
à  céder  à  la  raison,  mais  jamais  à  l'autorité. 

((  —  Qiii  vous  parle  d'autorité;  elle  n'existe  pas  chez  moi.  Mai.s 
je  vous  dirai  aussi  que  quand  je  me  suis  mis  une  idée  entête,  je 
n'en  d^nuords  pas. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         371 

((  —  Tant  mieux,  monseigneur  ;  il  est  bon  que  vous  soyez 
ferme  duns  vos  idées  et  ne  cédiez  pas  à  celles  des  autres  qui 
peuvent  vous  être  funestes. 

«  —  Gomment!  vous  croyez  que  je  ne  suis  pas  toujours  ma 
propre  volonté!  vous  vous  trompez  fort,  mademoiselle. 

((  — Non,  monseigneur,  je  suis  persuadée  qu'avec  vos  lumières, 
votre  esprit,  votre  caractère,  vous  devez  conduire,  non  pas  être 
conduit.  Je  m'en  réjouis,  voilà  pourquoi  je  vous  parle  avec  celte 
franchise. 

«  Il  parut  un  moment  interdit,  puis  voulut  tourner  la  chose 
on  plaisanterie,  disant  qu'il  ne  pouvait  s'en  rapporter  à  un  juge 
aussi  partial  que  moi,  attendu  que  je  lui  en  voulais  toujours 
d'avoir  éloigné  celui  que  j'aime  et  finit  par  recommencer  ses 
cajoleries  et  ses  fadaises.   » 

Ces  cajoleries  et  ces  fadaises  ne  pouvaient  pas  plus  troubler 
Madeleine  de  Rudenschold  que  ne  l'avaient  fait  antérieurement 
les  adjurations  passionnées.  Elle  ne  croyait  plus  aux  senti  mens 
'qui  lui  étaient  exprimés  sous  ces  formes  tantôt  ardentes,  tantôt 
plaisantes.  Ce  qui  dans  cette  circonstance  semble  l'avoir  con- 
trariée, c'est  que  ce  qui  lui  était  dit  avait  été  entendu  par  l'am- 
bassadeur Stackelberg,  par  Gyldensdolpe,  le  précepteur  du  Roi, 
et  par  le  baron  Taube  resté  comme  eux  fidèle  à  la  mémoire  de 
Gustave  III.  S'inquiétant  de  la  dureté  avec  laquelle  la  régence 
traitait  les  amis  du  feu  roi  et  notamment  Armfeldt,  ils  pensaient 
qu'avec  un  peu  plus  de  bonne  grâce  envers  le  duc  de  Suder- 
manie,  Madeleine  pourrait  obtenir  un  sort  meilleur  pour  celui 
qu'elle  défendait  avec  àpreté.  Sans  la  pousser  à  céder  aux 
instances  du  Régent,  ils  étaient  d'avis  qu'elle  ne  devait  pas  lui 
enlever  tout  espoir. 

A  en  croire  sa  correspondance,  ils  le  lui  répétèrent  ce  jour-là. 
C'était  vouloir  amollir  un  roc.  Elle  était  convaincue  que  le  prince 
ne  lui  faisait  encore  la  cour  que  pour  couvrir  sa  retraite  et  que 
sa  vanité  seule  était  en  jeu.  Elle  ne  se  trompait  pas.  Les  favoris 
du  duc  de  Sudermanie  travaillaient  depuis  plusieurs  mois  à 
détourner  ses  convoitises  de  l'objet  qui  les  avait  allumées  et  dont 
ils  redoutaient  l'influence.  Par  leurs  soins,  le  prince  était 
retombé  sous  le  joug  de  l'actrice  Stolsberg,  «  son  ancienne  habi- 
tude. »  Quand  il  était  las  de  leurs  obsessions,  c'est  chez  elle  qu'il 
cherchait  un  abri  pour  goûter  un  peu  de  repos  et  oublier  les 
soucis  que  lui  créait  la  politique.  D'autre  part,  en  ces  derniers 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps,  une  cerlaine  Frédérjka  Love  avait  mis  la  main  sur  lui. 
Avide,  exigeante  et  vénale,  elle  lui  coulait  cher.  Mais,  en  lui 
offrant  les  attraits  de  la  nouveauté,  elle  le  consolait  de  ne  jouir 
chez  la  Stolsberg  que  de  sensations  épuisées  et  de  n'avoir  pu 
vaincre  l'inflexibilité  de  la  maîtresse  d'Armfeldt. 

Ses  dévergondages  alimentaient  les  potins  de  la  Cour;  Made- 
leine n'en  ignorait  rien  et  dans  les  protestations  nouvelles 
qu'avaient  surprises  ses  amis,  elle  ne  voyait  autre  chose  que  les 
dernières  étincelles  d'un  foyer  en  train  de  s'éteindre.  Elle  écrit  : 
«  Ils  m'obsédèrent  tout  le  reste  de  la  soirée;  mais,  pour  moi,  je 
me  flatte  que  tout  cela  n'était  que  des  propose!  que,  repris  dans 
les  filets  de  Frédérika  Love,  il  m'oubliera.  » 


III 


Le  baron  d'Armfeldt  avait  quitté  Stockholm  au  mois  de. 
juillet  1792.  Les  fragmens  que  nous  possédons  de  sa  correspon-t 
dance  de  cette  époque  témoignent  du  plus  sombre  pessimisme. 
Dans  sa  pensée,  la  Suède  est  perdue  et  deviendra  bientôt  la  proie 
des  factions  révolutionnaires  au  même  degré  que  la  France.  Ce 
sera  le  résultat  fatal  du  gouvernement  de  la  régence,  tombé  aux 
mains  de  ce  Reuterholm,  qui  ne  dissimule  plus  ses  sympathies 
jacobines,  encouragées  par  la  faiblesse  du  Régent.  On  peut  même 
craindre  que  cette  politique  funeste  n'aboutisse  au  triomphe  des 
révolutionnaires  suédois  et  à  l'établissement  d'un  état  de  choses 
qui  fermera  à  Gustave  IV  l'accès  du  trône. 

De  son  côté,  M"^  de  Rudenschold  lui  annonçait  que  de  plus 
en  plus  les  Gustaviens  étaient  persécutés.  Le  séjour  de  la  capi- 
tale était  interdit  à  plusieurs  d'entre  eux;  on  maintenait  la 
garnison  sous  les  armes  sous  le  prétexte  de  réprimer  les  soulè- 
vemens  séditieux,  mais,  en  réalité,  disait  la  jeune  femme,  pour 
restaurer  le  gouvernement  des  Etats  tel  qu'il  avait  été  constitué 
en  1720,  et  que  l'avait  détruit  Gustave  III  à  son  avènement.  De 
telles  nouvelles  ne  pouvaient  qu'accroître  l'irritation  d'Armfeldt, 
d'autant  que  de  loin  les  événemens  lui  apparaissaient  plus 
graves  encore  qu'ils  n'étaient. 

Elle  atteignit  le  comble  lorsque,  vers  la  fin  de  1792,  il  reçut 
à  Dresde  l'ordonnance  royale  qui  le  nommait  ministre  de  Suède 
auprès  des  Cours  d'Italie   et  l'ordre  de  gagner  son  poste  dans 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         3î3 

le  plus  bref  délai,  sans  passer  par  Stockholm.  Les  formes  de 
politesse  dont  était  enveloppé  cet  ukase  d'exil  et  les  avantages 
pécuniaires  attachés  aux  fonctions  auxquelles  on  l'appelait,  dis- 
simulaient tant  bien  que  mal  la  disgrâce  définitive  dont  il  était 
frappé.  Mais  il  comprit  qu'on  le  proscrivait.  Néanmoins,  il  ne 
crut  pas  devoir  refuser,  puisque,  après  tout,  il  ne  voyait  pas  de 
place  pour  lui  en  Suède,  avant  que  le  Roi  eût  atteint  sa  majo- 
rité. 

«  Puisque  Votre  Altesse  m'a  fait  connaître  sa  volonté,  man- 
dait-il an  Régent,  je  n'ai  plus  rien  à  dire.  Gomme  sujet,  je  sais 
que  l'obéissance  est  mon  premier  devoir.  Dans  quelque  cir- 
constance que  ce  soit,  on  ne  me  prendra  jamais  à  renier  ma 
profession  de  foi  sous  le  règne  de  votre  immortel  frère  et  au 
milieu  des  intrigues  de  l'esprit  de  révolte  et  de  fureur,  qui  divi- 
sait la  patrie.  » 

Mai-,  que  d'amertume  sous  cette  soumission  !  Elle  éclate 
dans  les  lettres  qu'il  écrivait  à  sa  femme  et  à  sa  maîtresso.  H 
trouve  humiliant  qu'en  échange  de  la  situation  la  plus  brillante, 
on  le  condamne  à  courir  les  chemins  et  à  une  carrière  sans 
gloire.  Un  emploi  de  ministre  en  Italie  lui  convient  d'autant 
moins  qu'on  ne  lui  a  pas  même  conféré  le  titre  d'ambassadeur. 
Tout  au  plus  peut-il  espérer  qu'exilé,  ((  il  sera  intéressant.  » 

Ainsi,  de  ce  qui  lui  arrive,  de  ce  qu'il  voit,  de  ce  qu'il 
apprend  des  événemens  de  Suède,  que  viennent  assombrir 
encore  ceux  qui  se  déroulent  à  Paris,  naissent  les  raisons  qui 
alimentent  ses  colères  et  le  jettent  dans  un  état  voisin  du 
découragement.  On  ne  saurait  donc  s'étonner  si,  d'une  part,  il 
.songe  à  passer  au  service  d'une  puissance  étrangère  et  si,  d'autre 
part,  il  est  résolu  à  ne  pas  se  hâter  de  se  rendre  à  son  nouveau 
poste . 

Telles  sont  les  dispositions  dans  lesquelles,  au  commencement 
de  1793,  il  débarquait  à  Vienne.  Il  n'y  était  pas  attiré  seule- 
ment par  le  désir  d'y  chercher  l'occasion  de  réali.ser  les  desseins 
vagues  encore  dont  son  esprit  était  agité,  mais  aussi  parce  qu'il 
avait  hâte  d'y  retrouver  une  femme  dont  les  charmes  et  la  séduc- 
tion lui  faisaient  oublier  qu'en  Suède  deux  cœurs  qui  lui  étaient 
passionnément  attachés  ne  cessaient  pas  de  battre  pour  lui.  Née 
(îalitzine,  elle  avait  épousé  le  prince  Mentschikoff,  sujet  russe, 
connu  pour  ses  mœurs  dépravées.  Armfeldt  l'avait  rencontrée  à 
Aix-la-Chapelle  où  elle  .se  trouvait  avec  son  mari  et  une  nièce 


574  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  celui-ci.  Promptement  captivé  par  la  beauté  de  la  princesse, 
«<  personne  ravissante,  aimable  et  douce,  douée  d'une  voix  de 
rossignol,  »  il  lui  avait  fait  entendre  des  paroles  d'amour. 
Écoutées  avec  complaisance,  elles  devaient  nécessairement 
aboutir  à  une  de  ces  liaisons  que  le  volage  amant  de  Madeleine 
de  RuderLschold  était  toujours  prêt  à  greffer  sur  ses  autres 
attachemens. 

Rien  ne  prouve  que  cette  flamme  amoureuse  ait  été  couronnée 
a  Aix-la-Chapelle.  Ce  qui  est  plus  certain,  c'est  qu'en  se  séparant 
dans  cette  ville,  la  princesse  et  Armfeldt  s'étaient  donné  rendez- 
vous  à  Vienne  et  que,  là,  il  fut  consolé  de  son  isolement  et  de 
ses  déboires  par  les  témoignages  du  plus  tendre  dévouement.  Il 
était  destiné  à  en  savourer  la  douceur  plus  d'un  jour.  Quelques 
mois  plus  tard,  quand  il  résidait  à  Naples,  il  en  jouissait  encore 
et  leur  dut  son  salut  dans  une  circonstance  où  sa  liberté  et  sa 
vie  étaient  en  jeu. 

A  Vienne,  la  princesse  M^ntschikoil  le  présenta  dans  la 
liaute  société  dont  elle  était  une  des  reines.  En  peu  de  jours,  il 
fut  l'homme  à  la  mode,  dans  le  monde  russe  surtout.  Tout  con- 
tribuait donc  à  lui  inspirer  le  désir  et  l'espoir  de  se  créer  en 
Russie  une  situation  assez  brillante  pour  le  dédommager  d'avoir 
perdu  celle  qu'il  occupait  en  Suède  avant  la  mort  de  Gustave  III, 
Dans  la  capitale  autrichienne,  il  avait  retrouvé  le  comte  Razo- 
mowski,  ambassadeur  de  l'impératrice  Catherine,  une  de  ses 
anciennes  connaissances.  Ce  diplomate  l'entretenait  dans  ses 
intentions.  D'ailleurs,  Armfeldt  se  rappelait  qu'à  Stockholm,  le 
comte  do  Stackelberg  lui  avait  donné  l'assurance  du  bon  vouloir 
qu'était  disposée  à  lui  témoigner  la  souveraine  moscovite.  Fort 
de  ce  souvenir  et  sur  les  conseils  de  Razomowski,  il  écrivait  à 
celle-ci  pour  lui  faire  part  de  ses  vœux. 

u  Du  moment,  lui  disait-il,  que  la  conservation  purement 
passive  d'un  emploi  quelconque  pourra  être  interprétée  comme 
une  approbation  des  infortunes  et  du  déshonneur  de  mon  pays, 
je  m'empresserai  de  me  débarrasser  de  tout  et  de  solliciter  de 
Votre  Majesté  Impériale  un  asile  dans  ses  Etats.  » 

Cette  lettre  fut  confiée  à  l'ambassadeur  qui  s'était  chargé  de 
la  faire  parvenir  à  son  adresse.  L'Impératrice  y  répondit  le 
11  mai.  Après  avoir  remercié  et  complimenté  Armfeldt  des  sen- 
timens  qu'il  lui  avait  exprimés,  elle  ajoutait: 

H  ...  Si  les  événemens  de   la  vie  vous  conduisent  dans  mes 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         375 

Etats  ou  à  ma  Cour,  soyez  assuré  que  vous  y  recevrez  un  accueil 
qui  confirmera  les  dispositions  favorables  dans  lesquelles  je  suis 
à  votre  égard.  » 

Grisé  par  ce  langage,  se  croyant  assuré  de  l'appui  de  Cathe- 
rine et  cédant  è.  la  fougue  de  son  imagination,  Armfeldt  consi- 
déra l'Impératrice  comme  l'arbitre  des  destinées  de  la  Suède. 
Puisque  cette  patrie  à  laquelle  il  était  passionnément  attaché 
était  tombée  aux  mains  d'un  gouvernement  despotique,  favo- 
rable aux  idées  révolutionnaires  qui  menaçaient  toute  l'Europe, 
il  fallait  la  délivrer.  Qui  pouvait  mieux  contribuer  à  sa  déli- 
vrance que  cette  souveraine  dont  le  génie  faisait  l'admiration  du 
monde  ? 

Ces  réflexions,  depuis  longtemps,  hantaient  l'esprit  d'Arm- 
feldt.  La  lettre  impériale  leur  donnait  un  fondement  solide  sur 
lequel  il  édifia  le  plan  de  révolution  dont  la  découverte,  avant 
même  qu'il  eût  pu  commencer  à  l'exécuter,  allait  bientôt  pro- 
curer à  ses  ennemis  les  armes  qu'ils  cherchaient  contre  lui.  Ce 
plan  figure  parmi  les  pièces  du  procès  qui  lui  fut  ultérieurement 
intenté.  Bien  qu'il  ne  soit  pas  écrit  de  sa  main,  l'authenticité 
n'en  est  pas  douteuse  ;  il  l'avait  dicté  à  un  .secrétaire  : 

«  J'ai  médité  pendant  mon  voyage,  y  dit-il,  sur  une" révo- 
lution à  faire  en  Suède  et  qui  pourrait  s'opérer  sans  effusion  de 
sang,  sans  tumulte,  sans  aucune  espèce  de  désordre. 

«  Pour  arriver  au  but  sans  violence  et  afin  que  la  révolution, 
qui  est  inévitable,  soit  paisible  et  heureuse  pour  tous,  je  dési- 
rerais que  l'Impératrice  fit  proposer  au  Duc  rcgent,  amicalement, 
mais  d'un  ton'très  impérial  : 

<(  i°  Que  le  jeune  Roi  soit  admis  à  tous  les  Conseils  ; 

«  2"  Qu'il  admît  à  son  Conseil  les  personnes  suivantes  (suit 
une  liste  des  personnes  proposées  pour  former  la  nouvelle 
administration,  sans  parler  de  lui-même,  Armfeldt,  qui  en  sera 
le  chef). 

((  Pour  donner  de  la  vigueur  à  cette  capitulation  du  Duc,  il 
faudrait  une  petite  escadre  russe  à  la  hauteur  de  Stockholm 
jusqu'à  ce  que  la  machine  fût  montée.  Le  Régent,  une  fois  dans 
nos  mains,  éclairé  sur  ses  vrais  intérêts,  voyant  qiae  rien  ne 
peut  changer  sa  situation  à  l'égard  de  son  influence,  serait  très 
content,  très  tranquille  et  ressemblerait  à  ces  folles  innocentes 
dont  on  a  violé  la  vertu.  »  ; 

Tout  en  élaborant  ce  plan,   Armfeldt  ne  se  dissimulait  pas- 


376    -  REVUE    DES    DELX    MONDES. 

qu'il  était  daiigereux  pour  l'indépendance  de  la  Suède  de  faire 
appel  à  l'intervention  de  la  Russie.  «  Mais,  dans  les  grands 
maux,  disait-il,  il  faut  des  remèdes  violens,  et  quand  on  veut  le 
bien,  il  faut  en  accepter  les  moyens.   » 

Il  n'avait  pas  communiqué  ses  projets  à  sa  femme.  Elle 
devait  le  rejoindre  à  Naples  avec  leurs  enfans  et  il  ne  pouvait 
compter  sur  sa  collaboration.  Mais  il  en  était  autrement  de  sa 
maîtresse.  Elle  restait  en  Suède,  mêlée  au  monde  de  la  Cour,  en 
relations  avec  les  Gustaviens  que  Reuterholm  n'avait  pas  chas.sés 
de  Stockholm,  en  rapports  de  confiance  avec  l'ambassadeur 
Stackelberg.  Elle  pouvait  donc  lui  être  utile.  Il  n'avait  pas  hésité 
à  faire  appel  à  son  dévouement  dont  la  solidité  lui  était  garantie 
par  l'amour  que,  malgré  l'absence,  elle  continuait  à  nourrir 
pour  lui.  Il  ne  prévoyait  pas  qu'en  lafaisant  intervenir  dans  une 
entreprise  qui  revêtait  la  physionomie  d'un  complot  contre  le 
gouvernement  royal,  il  la  vouait  à  toutes  les  conséquences  de  sa 
conduite  tout  au  moins  imprudente  et  l'exposait  à  tous  les 
dangers. 

Ce  n'est  pas  l'unique  preuve  de  son  imprévoyance  et  de  sa 
légèreté.  Quels  que  fussent  ses  desseins  qui  .semblent  avoir  pris 
corps  pendant  son  séjour  à  Vienne,  il  aurait  dû,  pour  ne  pas  les 
laisser  deviner,  s'abstraire  de  certaines  fréquentations  propres  à 
le  rendi'ê  de  plus  en  plus  suspect  au  Cabinet  suédois.  Mais, 
entraîné  par  la  princesse  Mentschikolî  dans  la  société  mosco- 
vite, il  ne  cachait  pas  son  antipathie  pour  la  conduite  politique 
de  la  régence  ;  il  parlait  irrévérencieusement  du  Régent,  de 
Reuterhohlm,  de  leur  entourage:  il  ne  quittait  pas  la  maison 
de  l'ambassadeur  de  Russie  pour  lequel  il  n'avait  pas  de  secrets. 
11  s'était  également  lié  avec  le  comte  de  (îallo,  représentant  de 
Naples  en  Autriche,  qui,  par  conviction  comme  par  état,  profes- 
sait des  opinions  conformes  aux  siennes. 

A  Stockholm,  par  suite  des  mesures  de  police  qu'avait 
ordonnées  Reuterholm,  on  commençait  à  connaître  ces  menées 
et  on  en  prenait  ombrage.  Déjà,  au  moment  où  Armfeldt  quit- 
tait Stockholm,  un  maître  de  poste  de  Hambourg,  acheté  par  la 
police  suédoise,  s'était  engagé  à  arrêter  au  passage  sa  correspon- 
dance et  à  la  communiquer  à  l'agent  consulaire  de  Suède  dans 
cette  ville.  Quand  on  sut  qu'il  allait  airiver  à  Vienne,  des 
instructions  secrètes  furent  envoyées  au  ministre  de  Suède  près 
la  cour  d'Autriche,  le  baron  Nolcken  :  il  lui  était  enjoint  de  ne 


UN    DRAME    DAMOUU    A    LA    COUR    DE    SUÈUE.  3T7 

pas  le  perdre  <le  vue.  Tous  ses  actes,  toutes  ses  démarches 
devaient  être  surveillés,  car  on  était  fondé  à  le  soupçonner 
d'avoir  suscité  des  troubles  à  Stockholm.  Nolcken  avait  été 
l'ami  du  feu  Roi.  Par  égard  pour  sa  mémoire,  il  essaya  de 
défendre  Armfeldt.  Mais  son  plaidoyer  resta  sans  efTet.  D'autres 
voix  étouffèrent  la  sienne  :  celle  notamment  du  graveur  Piranesi 
dont  jadis  un  caprice  de  Gustave  III  avait  fait  l'agent  consulaire 
de  Suède  dans  les  Etats  romains.  Lié  avec  Reuterholm,  l'illustre 
artiste  s'était  fougueusement  associé  à  sa  haine  contre  Armfeldt. 
On  le  verra  bientôt  se  répandre  en  ruses  abominables  pour  la 
servir,  multiplier  les  guets-apens  contre  le  voyageur,  lui  dérober 
ses  papiers  et  ne  pas  craindre  de  mettre  des  assassins  à  ses 
trousses.  Espionné  à  son  insu,  durant  son  .séjour  à  Vienne, 
Armfeldt,  en  arrivant  à  Rome,  le  19  mars  1793,  allait  être  l'objet 
d'une  surveillance  plus  rigoureuse,  non  seulement  de  la  part  de 
Piranesi,  mais  aussi  de  la  part  de  l'entourage  de  la  princesse 
vSophie-Albertine  que  son  excursion  en  Italie  venait  d'amener 
dans  la  ville  pontificale.  Il  devait  y  rester  avec  elle  et  autant 
qu'elle.  Il  irait  ensuite  à  Florence  et  à  Gênes  pour  y  présenter 
au  grand-duc  de  Toscane  et  au  Doge  ses  lettres  de  créance,  et 
se  rendrait  ensuite  à  Naples.  Il  avait  choisi  la  capitale  des  Etats 
des  Deux-Siciles  comme  lieu  de  sa  résidence  parce  que  la  prin- 
cesse MentschikofF  lui  avail  promis  de  s'y  fixer. 

Ernest  Daudet. 


NOTES 


SUR     LA 


GUERRE  DE  TRIPOLITAINE 


Au  mois  d'avril  dernier,  entré  en  Tripolitaine  par  Ben  Gar- 
dane  sur  le  golfe  de  Gabès,  j'ai  parcouru  la  province  qui  s'étend 
de  la  frontière  tunisienne  à  la  banlieue  de  Tripoli.  Des  évé- 
nemens  de  quelque  importance  se  déroulaient  sur  la  côte  à  cette 
époque  :  les  Italiens  débarquaient  â  Bou  Kamech,  le  canon  ton- 
nait le  long  du  rivage,  les  dirigeables  poussaient  de  nombreuses 
reconnaissances  dans  l'intérieur  des  terres  et  lançaient  des 
bombes  sur  les  troupes.  Tout  l'intérêt  de  cette  guerre  surpre- 
nante, qui  dure  depuis  huit  mois  sans  aucun  engagement 
sérieux,  était  concentré  dans  la  région.. 

Je  fus  continuellement  sur  le  qui-vive;  il  me  fut  donné  de 
¥oir  et  d'entendre  bien  des  choses  intéressantes.  Toutefois,  les 
notes  que  j'ai  prises,  les  observations  que  j'ai  pu  recueillir 
sont  trop  fragmentaires  pour  que  je  me  hasarde  à  donner  mon 
sentiment  sur  l'issue  de  la  guerre.  Je  laisserai  à  chacun  le  soin 
d'en  tirer  les  conclusions  qui  conviendront  le  mieux  à  ses 
sympathies. 

Mais,  à  mesure  que  je  parcourais  ces  territoires  désolés,  je 
comprenais  de  moins  en  moins,  à  s'en  tenir  à  l'aspect  extérieur 
du  pays,  la  ténacité  que  mettaient  les  deux  adversaires,  l'un,  à 
vouloir  s'en  emparer,  l'autre  à  le  conserver.  A  part  certains  i*lots 
de  verdure  dans  la  région  Tripoli-Homs,  à  part  une  bande  côtière 


\OTES    SUll    LA    (.UERRE    DE    TRIPOLITAINE.  37^ 

plus  étendue  en  Cyrénaïque  et  des  vallons  arrosés  dans  le 
Djebel-Nefoussa,  la«  Libye  »  équivaut  à  l'Extrême-Sud  Algérien. 
Ce  ne  sont  que  plaines  stériles,  dunes  de  sable  et,  plus  au  Su(i, 
collines  et  plateaux  calcinés.  Nul  cours  d'eau,  quelques  sources 
de  faible  débit,  quelques  puits...  Le  désert,  en  un  mot. 

De  B&n  Gardane  à  Regdaline,  pendant  plus  de  100  kilomètres^ 
la  piste  s'allonge  à  travers  la  plaine  et  le  marais.  Pas  un  arbre, 
à  peine  de  la  broussaille  ;  ni  villages,  ni  troupeaux.  La  solitude., 
le  silence,  un  morne- soleil  et  des  vents  déchaînés  I  Les  rares 
puits  que  l'on  y  trouve  contiennent  une  eau  chargée  de  magné- 
sie qui,  si  eMe  c/onvient  à  l'indigiène,  est  contraire  à  l'Européen. 

Il  en  est  ainsi  dans  l'ensemble  de  ces  territoires.  On  y  a 
remédié  dans  le  Sud-Tunisien,  en  construisant  de  vastes  citernes. 
A  Ben  Gardane,  la  jarre  d'eau  douce  se  vend  de  huit  à  quinze 
sous,  selon  la  saison. 

A  Regdaline,  seulement,  commencent  les  palmiers  qui 
se  succèdent  dès  lors  en  groupes  de  plus  en  plus  rapproché.^ 
jusqu'à  Zouara,  Zavié,  Azizié.  Ces  palmiers  furent  plus  nombreux 
autrefois.  Avec  un  peu  de  soin,  plusieurs  oasis  envahies  par  le 
sable   pourraient  renaître. 

On  sait  que,  pour  tenir  contre  la  résistance  opiniâtre  qui 
leur  fût  opposée,  les  Italiens  ont  dû  débarquer  en  Tripolitaine 
plus  de  120  000  hommes.  Dès  le  début  des  hostilités,  c'est-k- 
dire  dès  les  premières  semaines  d'octobre  1911,  ils  occupèrent 
les  ports  de  Tripoli,  Homs,  Derna,  Benghazi  et  Tobruk. 

Ils  s'en  emparèrent  facilement,  mais  depuis  lors,  leurs 
troupes  y  restent  entassées  sous  la  protection  des  canons  de  la 
Hotte.  Cela  fait  huit  mois  d'immobilité. 

Jamais  ils  n'ont  cherché  à  se  rencontrer  avec  les  Turcs  dans 
une  bataille  décisive;  jamais  ils  n'ont  lancé  quelques  milliers 
d'hommes  résolus  dans  l'intérieur  des  terres;  pas  une  seule  fois^ 
ils  n'ont  tenté  la  destruction  du  camp  d'Azizié,  quf,  au  bout 
d'une  plaine  toute  plate,  n'est  qu'à  40  kilomètres  au  Sud  de 
Tripoli.  Tout  s'est  borné  jusqu'à  présent  à  des  escarmouche.s 
d'avant-postes  ! 

Les  troupes,  immobilisées  sur  la  côte,  s'énervent  et  se  démo- 
ralisent; l'escadre  se  fatigue  à  tenir  la  mer  depuis  si  longtemps 
pour  les  protéger.  Cet  été,  le  choléra  risque  de  causer  de  grands 
ravages  dans  une  telle  agglomération  d'hommes. 


3^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dans  leurs  «  presidios  »  inutiles  et  si  chèrement  conquis, 
les  Italiens  semblent  résolus  à  se  tenir  sur  la  de'fensive,  comme 
l'ont  fait,  pendant  des  siècles,  les  Espagnols  au  Maroc.  Ils  con- 
struisent, en  ce  moment,  un  mur  d'enceinte  autour  de  Tripoli. 
Quand  ce  mur  sera  terminé,  ils  pourront  «  décongestionner  la 
place,  »  estimant  que  25  000  hommes  suffiront  à  la  défendre. 

Une  inaction  aussi  prolongée  répond,  sans  nul  doute,  à  un 
plan  mûrement  élaboré.  Pour  qui  ne  connaît  pas  ce  plan,  elle 
est  inexplicable. 

La  possession  d'un  pays  ne  résulte  pas  seulement  d'un  décret 
d'annexion.  Encore  faut-il  en  occuper  les  points  stratégiques 
principaux,  avoir  réduit  l'adversaire  à  merci,  y  percevoir  l'im- 
piôt,  en  tout,  y  faire  acte  de  souveraineté  ! 


Quelles  sont  les  forces  musulmanes  qui  tiennent  les  Italiens 
en  échec  .'^ 

Une  armée  turque  réduite  à  un  millier  d'hommes,  dont  un 
bon  tiers  de  malades,  et  au  maximum  10  000  volontaires  indi- 
gènes accourus  des  points  les  plus  divers.  Il  y  a  quelques  mois, 
leur  nombre  fut  plus  considérable.  Il  peut  augmenter  de  nou- 
veau après  la  moisson,  quand  le  danger  sera  pressant...  Il  est 
venu  des  Garamantes  du  Fezzan,  des  cavaliers  de  l'Air,  des 
Touareg  du  Sahara,  ces  derniers  armés  de  la  lance  et  montés  à 
méharis.  Certains  ont  mis  plus  de  deux  mois  à  faire  le  voyage. 
Tous  les  Tripolitains  employés  en  Tunisie,  dans  les  mines  et 
dans  les  vignobles,  ont  abandonné  la  Régence  au  début  de  la 
guerre,  pour  courir  au  feu.  Des  bandes  de  cinquante  à  cent 
hommes  passaient  journellement  la  frontière.  Ils  vendaient 
tout  ce  qu'ils  possédaient  afin  de  s'équiper  :  tapis,  bijoux  des 
femmes,  jusqu'à  leurs  tentes.  Partout  l'on  souscrivit.  Les  fellahs 
les  plus  pauvres  donnèrent  leur  obole.  Des  sommes  considérables 
furent  ainsi  recueillies.  Un  élan  unanime  souleva  le  nionde 
musulman,  de  l'Arabie  au  Maroc.  Au  mois  de  mars  dernier, 
une  souscription  pour  le  Croissant  rouge  réunissait  120  000  francs 
dans  la  Régence  de  Tunis,  seule. 

Les  armes  et  les  munitions  ne  manquent  point,  au  camp 
turc.  D'habiles  corsaires  qui  viennent  surtout  des  îles  de  l'ar- 
chipel grec,  —  de  Sicile  aussi  m'a  t-on  dit,  —  assurent  le  ravi- 
taillement. Tous   ne  passent   point,  mais  les  trois  quarts  par- 


NOTES  SUR  L\  GUERRE  DE  TRTPOUTAINE.         381 

viennent  à  tromper  la  surveillance  des  torpilleurs  italiens.  La 
moitié  serait  encore  suffisante. 

Les  Turcs  disposent  de  G  000  fusils  Mauser.  Ils  possèdent, 
en  outre,  un  assez  grand  nombre  de  Martini  pris  aux  Italiens. 

Mais  que  valent  ces  armes  délicates  en  des  mains  inexpéri- 
mentées ?  Il  faut  mettre  des  tampons  au  canon,  envelopper  la 
culasse  de  chiffons,  pour  éviter  l'encrassement  par  le  sabl^. 
L'indigène  qui  arrive  au  combat  n'a  ni  le  temps,  ni  le  goût  de 
s'instruire  de  leur  maniement.  Même,  un  jeune  soldat  qui  par- 
lait français,  natif  de  Tripoli,  préférait  une  carabine  de  chasse 
à  son  Mauser.  Il  l'avait  achetée  pour  40  francs  à  un  Maltais.  Le 
Martini  n'est  pas  apprécié  ;  on  le  juge  inoffensif:  la  balle  e.st  de 
trop  faible  calibre.  Dans  les  engagemens  à  courte  distance,  on  a 
vu  des  combattans  avoir  la  poitrine  traversée  de  part  en  part, 
sans  hémorragie. 

L'indigène  continue  d'employer  ses  armes  habituelles;  et 
personnellement,  j'ai  vu  entre  les  mains  de  ces  francs-tireurs 
beaucoup  plus  de  fusils  à  pierre  que  d'autres  ;  quantité  de  trom- 
blons  également  à  pierre  ;  et  il  s'en  faut  que  tous  les  carava- 
niers, la  plupart  combattans  occasionnels,  soient  munis  d'une 
arme  à  feu. 

Mais  les  Tripolitains  sont  des  guerriers  redoutables  qui 
rachètent  leur  faiblesse  numérique  et  leur  armement  rudimen- 
taire  par  une  intrépidité  sans  égale  et  par  un  absolu  mépris  de 
la  mort.  Au  surplus,  ils  savent  tirer  le  meilleur  parti  de  leur 
fusil  à  pierre.  A  80  mètres,  ils  abattent  leur  homme. 

Les  Turcs  sont,  malheureusement  pour  eux,  dépourvus  d'ar- 
tillerie. Ils  possèdent  quelques  canons  emmenés  de  Tripoli  et  qui, 
remisés  au  camp  d'Azizié,  attendent  les  événemens.  Les  canons 
firent  merveille  au  début  de  la  guerre.  La  batterie  fantôme  du 
capitaine  Ahmed  Ghougri,  composée  de  deux  canons,  harcela 
les  Italiens  pendant  quarante-cinq  jours.  Elle  est  restée  légen- 
daire, même  à  Tripoli.. t 

Pendant  quelques  jours,  j'ai  recours  aux  bons  offices  d'un 
volontaire  tripolitain  pour  me  guider  à  travers  ce  grand  pays 
désolé.  L'homme  est  petit,  glabre,  bien  musclé.  Son  visage  est 
celui  d'un  adolescent,  ses  traits  ont  de  la  candeur  ;  et  son  exis- 
tence est  celle  d'un  bandit  des  grands  chemins.  Court  vêtu 
d'une  sorte  de  chemise  en  loques,  jambes  nues,  le  burnous  jeté 
sur  l'épaule,  il  porte  un  poignard  à  la  ceinture  et,  dans  le  dos. 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'antique  fusil  à  pierre.  Il  fera  toute  la  route  à  pied,  de  jour  et 
denuil,  h  l'allure  de  mon  cheval,  et,  sans  essoufUement  appa- 
rent, ne  cessera  de  me  narrer  ses  aventures. 

Il  fait  la  guerre  depuis  le  début  des  hostilités.  Il  fut  à  Tri- 
poli, à  Homs,  à  Zouara,  partout  en  un  mot. 

Un  jour,  dans  un  engagement  aux  avant-postes,  il  tua 
trois  bersagliers  à  lui  seul.  Un  autre  jour,  sur  la  promesse 
d'une  prime  de  20  francs  que  lui  avait  faite  un  officier,  il  se 
rqndit  à  Tripoli  pour  acheter  un  litre  de  cognac.  Une  autre  fois 
encore,  il  paria,  pour  l'insignifiant  enjeu  de  deux  livres  de 
sucre,  qu'il  irait  tuer  une  sentinelle  au  camp  ennemi.  En  dépla- 
çant devant  lui  un  buisson  d'épines,  il  y  parvint,  après  une 
nuit  d(!  ruses,  à  travers  les   fils  barbelés  qui  ont  des  sonnettes. 


C'est  à  Regdaline  que  j'ai  vu  des  Turcs  pour  la  première 
fois. 

Seul,  à  cheval,  ayant  devancé  ma  caravane  dont  la  lenteur 
est  fatigante  (4  kilomètres  à  l'heure),  je  n'atteignis  le  village  qu'au 
soir,  à  la  lin  d'une  longue  journée  de  marche  Pendant  toute 
l'étape  à  travers  la  solitude,  j'eus  les  mains  et  le  visage  brûlés 
par  le  soleil,  par  le  vent  marin,  parla  scintillante  réverbération 
des  marais. 

La  palmeraie  est  vaste,  mais  le  village  se  compose  seulement 
d'un  caravansérail,  d'une  ruelle  de  masures  et  de  quelques 
tentes. 

Trente  hommes  y  tiennent  garnison  sous  les  ordres  d'un 
lieutenant.  Parmi  les  officiers,  le  lieutenant  seul  est  musulman. 
Le  secrétaire  est  Gircassien,  le  médecin.  Grec-orthodoxe,  le  phar- 
macien, Arménien-catholique.  Le  médecin  a  pour  femme  une 
Française  de  Tripoli,  le  pharmacien  une  Maltaise.  C'est,  en 
raccourci,  une  image  vivante  de  l'Empire  ottoman.  A  la  tète,  le 
Turc  conquérant,  et  pour  les  autres  besognes,  le  <(  giaour,  »  le 
fils  des  races  soumises. 

Cette  })etite  garnison  est  installée  dans  le  caravansérail  qui 
tombe  eu  ruines.  J'y  reçois  le  meilleur  accueil.  Chacun  s'em- 
j)resse  autour  de  l'hote  qui  apporte  des  nouvelles,  qui  rompt  la 
monotonie  des  jours.  C'est  ici  l'isolement,  la  stagnation  dans 
une  misère  qui  serre  le  cœur. 

Dans  la  cour  où  s'amoncellent  les  immondices  et  les  délrilus 


NOTES    SUR    1,A    GUERRE    DE    TRTPOLITAINE.  383 

■desséchés  que  le  venl  jette  au  visage,  deux  tentes  sont  dressées 
pour  les  malades.  Ceux-ci  représentent  presque  la  moitié  de 
l'efFectif.  La  plupart  sont  fiévreux,  car  l'endroit  est  humide  et 
malsain.  Ils  n'ont  qu'une  couverture  pour  s'étendre  sur  le  sol  et 
les  médicamens  font  défaut.  Les  plus  malades  sont  évacués  sur 
le  camp  de  Ghàrian,  à  100  kilomètres  au  Sud,  ce  qui  représente 
au  moins  cinq  journées  de  marche  à  dos  de  chameau. 

Là,  sont  installés  le  Croissant  rouge  ottoman,  la  Croix- 
rouge  allemande.  Je  n'ai  pas  vu  d'ambulances  dans  la  région  du 
littoral. 

A  cause  de  ma  caravane  qui  arrive  trop  tard  pour  que  l'on 
dresse  la  tente,  je  suis  obligé  d'accepter  le  gite  et  le  couvert  que 
les  officiers  m'offrent  avec  une  insistance,  avec  une  cordialité 
contre  lesquelles  il  n'y  a  pas  à  lutter.  Mais  à  goûter  la  cuisine 
indigène,  mais  à  voir  l'endroit  où  je  devrai  dormir,  je  regrette 
fort  d'avoir  pris  les  devans. 

Tous  ces  gens  vivent  dans  une  malpropreté  qui  ne  semble 
plus  les  incommoder.  La  vermine,  les  parasites  de  toutes  sortes 
pullulent  en  ïripolitaine.  On  renonce  bien  vite  à  s'en  garder,  si 
l'on  arrive  mal  à  s'y  accoutumer,  et  c'est  l'un  des  tourmens  du 
voyage  ! 

Je  passe  une  nuit  des  plus  pénibles  dans  la  cellule  que  je 
partage  avec  le  lieutenant  et,  dès  les  premières  lueurs  du  jour, 
je  suis  dehors. 

La  pureté  du  ciel,  la  fraîcheur  de  l'air,  le  balancement  des 
palmes  berceuses  dans  une  brise  qu'embaument  les  senteurs  de 
l'étendue,  tout  annonce  une  matinée  radieuse  comme  il  dut  y  en 
avoir  a  la  naissance  du  monde.  Ma  poitrine  se  gonfle  d'allégresse, 
tout  mon  être  déborde  de  la  joie  de  vivre  la  plus  franche  ;  ins- 
tantanément, j'oublie  les  fatigues  des  jours  précédens,  l'inquié- 
tude de  ma  nuit...  et  comme  l'eau  du  puits  est  abondante,  pas 
trop  boueuse,  je  prolonge  avec  délices  mes  ablutions  dans  la 
cour,  d'autant  plus  que,  depuis  deux  jours  bien  longs, — oserai- 
je  l'avouer.!^  —  je  n'ai  pu  faire  ma  toilette!  Autour  de  moi  se 
presse  un  cercle  de  mendians,  d'infirmes,  d'indiscrets  dont  je 
ne  tiens  aucun  compte. 

Partout,  dans  les  moindres  agglomérations,  l'on  est  harcelé 
par  une  troupe  affreuse  d'aveugles,  d'êtres  sordides  couverts 
d'ulcères.  Les  vieilles  femmes,  réduites  à  l'état  de  squelettes, 
sont  les  plus  impressionnantes.  Il  en  est  qui  peuvent  à  peine  se 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mouvoir  et  qui  viennent  trier  l'orge  dans  le  sable  à  l'endroit  où 
les  chevaux  ont  mangé.  Un  jour,  un  négrillon  m'arracha  des 
mains  une  boîte  de  biscuits  et  les  dévora  sauvagement...  La 
veille,  je  m'étais  arrêté  au  bord  d'un  puits  sous  un  auvent  où 
l'on  sert  le  thé.  Quelques  vieillards,  deux  enfans  s'y  trouvaient 
accroupis.  Ils  sont  maigres,  sans  couleur;  des  mouches  se  cram- 
ponnent sur  le  bord  de  leurs  paupières  sans  qu'ils  songent  à  les 
chasser.  S'il  tombe  une  miette  du  pain  que  je  mange,  ils  avancent 
tout  doucement  la  main  pour  s'en  emparer.  J'abandonne  dans 
le  sable  une  cigarette  à  demi  consumée  et  la  repousse  du  pied. 
Le  cafetier  croit  qu'elle  lui  revient,  veut  s'en  emparer.  Les 
autres  lui  disent  :  «  Vas-tu  bien  la  laisser  à  ce  voyageur  !...  » 

Mon  interprète,  qui  est  de  Djerba  et  ne  connaît  pourtant  de 
la  Tunisie  que  Gabès  et  l'extrème-Sud,  ne  cesse  de  témoigner  en 
toute  occasion  d'une  pitié  méprisante  :  «  C'est  ça  la  Tripolitaine! 
Celui-là,  tu  es  sur  que  c'est  un  officier.»*  Si  mal  vêtu!  Oh!  chez 
nous  !...  » 

Je  n'ai  pas  terminé  de  déjeuner  sous  ma  tente  enfin  dressée, 
que  des  cris,  des  conversations  animées  m'appellent  dans  la 
cour.  Je  sors,  et  j'aperçois  à  l'horizon,  du  côté  de  la  mer,  un 
dirigeable  qui  vient  en  droite  ligne  sur  Regdaline.  Il  grossit  à  vue 
d'œil  ;  bientôt  on  perçoit  le  ronflement  des  hélices.  C'est  alors 
l'affolement  dans  l'oasis.  Les  bédouines,  hors  de  leurs  tentes, 
poussent  des  clameurs,  courent  de  droite  et  de  gauche  avec  leur 
marmaille.  Les  chiens  aboient.  La  femme  du  pharmacien  s'agite, 
pleure,  serre  son  enfant  dans  ses  bras.  Elle  est  vêtue  à  la  mau- 
resque, ne  parle  qu'italien.  Son  mari  et  le  médecin  l'entraînent 
on  ne  sait  où,  à  la  recherche  d'un  abri  sous  les  touffes  basses  des 
palmiers  encore  jeunes.  Quelques  soldats  prennent  leurs  fusils, 
—  parmi  eux  se  trouve  un  enfant  de  quatorze  ans,  ceinturé  de 
cartouches,  —  et  c'est,  à  travers  la  palmeraie,  une  fusillade  bril- 
lante mais  inefficace  contre  le  dirigeable  qui  évolue  maintenant 
au-dessus  du  caravansérail.  Alors  des  boml)es  éclatent  ici  et  là, 
dans  le  sable,  petits  panaches  blancs  autour  d'un  trou  noir,  huit 
bombes  que  l'on  ne  voit  point  tomber  et  qui  heureusement  ne 
causent  aucun  dommage.  Déjà,  —  quel  soulagement  !  —  le  diri- 
geable s'éloigne,  s'éloigne  pour  ne  plus  revenir,  reprend  la  route 
de  Tripoli  où  se  trouve  le  camp  d'aviation. 

Les  officiers,  accoutumés  à  ces  visites  qui  sont  fréquentes, 
ont   fait  preuve  d'une  placidité  remarquable.  Accroupis  sur  un 


NOTES    SUR    LA    (iLEKRE    DE    TRIPOLITAINE.  385' 

pan  de  mur,  ils  comptaiont  les  coups  en  plaisantant...  Le 
nombre  des  bombes  que  lance  un  dirigeable  atteint  rarement 
la  douzaine  et  toutes  n'éclatent  point.  Jusqu'à  présent,  elles  n'ont 
produit  aucun  effet.  Pourquoi  n'en  lance-t-on  pas  davantage  et 
de  plus  efficaces.»^  Pour  moi, cela  va  sans  dire,  je  ne  réclame  rien,, 
je  suis  bien  heureux  de  m'en  être  tiré  indemne...  Tandis  que  nous 
prenons  le  thé  dans  la  cellule  qui  sert  à  la  fois  de  cuisine  et  de 
salle  à  manger,  un  soldat  arrive  avec  une  bombe  qui  n'a  pas 
éclaté.  C'est  une  boite  cylindrique  encore  pleine  de  picrate  de 
potasse.  Elle  porte  à  la  base  un  percuteur  en  cuivre  terminé  à 
l'extérieur  par  une  hélice,  et  au-dessus,  la  mitraille  sans  doute, 
dans  une  forte  enveloppe  de  toile.  Celle-ci  est  déchirée  et  le 
contenu  est  vide.  Une  tige  de  bois,  pour  maintenir  le  tout,  plonge 
dans  la  poudre  et  porte  ces  mots  :  (c  détonateur  Copenhague,, 
patent  universel.  »  Le  secrétaire  arménien  s'empare  de  cette 
bombe,  s'accroupit  sur  une  couverture  et  s'amuse,  avec  la  pointe 
d'un  couteau,  à  creuser  dans  la  masse  de  poudre  comprimée.  IL 
en  pourrait  résulter  la  pire  explosion.  Mais  il  n'en  croit  rien,  et, 
avec  le  sérieux  d'un  enfant  qui  vide  sa  poupée  de  son,  continue 
de  creuser... 

Dans  la  cellule,  le  vieux  pharmacien  apparait,  s'elfondre  sur 
une  caisse,  se  relève,  ne  peut  tenir  en  place.  Ses  yeux  sont 
encore  pleins  de  frayeur.  11  se  tàte  le  ventre,  exhale  des  soupirs,, 
perd  son  regard  dans  l'au-delà,  fait  «  Tah  !  tah  !  tah  !  Ah  !  nous 
sommes  bien  malheureux,  ma  pauvre  femme,  mon  enfant, 
nous  avons  eu  bien  peur  avec  ce  dirigeable,  ces  bombes,  toutes 
ces  choses  qui  ont  le  bruit  de  la  mort!  «Le  docteur,  petit  et  sec,. 
entre  à  son  tour,  et  prononce  :  «  Ça  dure  depuis  plus  de  six  mois 
avec  ces  Italiens  qui  ont  tout,  des  bateaux,  des  canons,  des  aéro- 
planes, des  obus  gros  comme  des  enfans,  plus  de  100  000  hommes^ 
à  Tripoli  !  Quand  se  décideront-ils  à  en  linirP  » 

Ce  médecin  et  ce  pharmacien  sont  depuis  jdus  de  vingt-cinc^ 
ans  en  Afrique.  Lors  de  l'invasion  italienne,  ils  n'ont  pas 
hésité,  en  dépit  de  leurs  droits  à  la  retraite,  à  suivre  l'armée 
turque  dans  sa  campagne  errante. 

Braves  gens  qui  regrettent  Tripoli  comme  le  Paradis  perdu, 
que  peut  trahir  un  moment  de  trop  forte  émotion,  mais  qui 
supportent  stoïquement  toutes  les  privations  et  qui,  ayant  fait 
le  sacrifice  de  leur  vie,  comme  les  autres,  accompliront  jusqu'au 
bout  leur  devoir. 

TOME  X.  —  1912.  "  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Quoi  qu'il  en  soit  de  la  valeur  individuelle  des  combattans, 
le  contingent  des  troupes  arabo-turques  est  numériquement 
faible. 

Une  autre  cause  de  faiblesse  réside  encore  dans  ce  fait  que 
l'indigène  est  d'une  inconstance  extrême. 

Les  chefs  de  bande  ne  peuvent  en  répondre.  Leurs  hommes 
accourent,  augmentent,  diminuent  avec  une  fantaisie  que  rien 
ne  parvient  à  discipliner. 

Un  événement  de  famille,  des  soucis  personnels,  des  ques- 
tions d'intérêt,  la  célébration  d'une  fête  religieuse  les  font 
souvent  retourner  chez  eux  alors  que  l'on  eu  aurait  un  besoin 
urgent  sur  le  champ  de  bataille.  Autant  qu'ils  le  peuvent,  ils  se 
cherchent  des  remplaçans,  reviennent  eux-mêmes  avec  dili- 
gence; mais  une  telle  inconsistance  empêche  toute  opération 
régulière. 

L'aftluence  de  ces  bandes  ou  leur  dispersion  tient  à  des 
causes  profondes  et  en  quelque  sorte  organiques.  L'indigène 
d'aujourd'hui  conçoit  la  guerre  de  la  même  façon  que  le  Libyen 
d'autrefois,  que  l'Africain  de  tous  les  temps.  La  guerre,  à  ses 
yeux,  n'est  qu'une  lutte  temporaire  destinée  à  procurer  un 
profit  immédiat. 

Le  manque  de  persévérance  et  de  cohésion  est  lune  de  ses 
caractéristiques  les  plus  marquées. 

En  temps  ordinaire,  qui  est  l'état  de  guerre  à  l'état  chro- 
nique, l'ennemi  n'est-il  pas  le  plus  souvent  la  tribu  voisine 
qu'il  faut  dépouiller  de  sa  récolte  et  de  ses  troupeaux!' 

Il  y  a  quelques  mois,  dans  un  engagement  près  de  Sciara- 
Sciat,  plusieurs  tribus  momentanément  unies  contre  les  Italiens 
prirent  à  ceux-ci  quelque  butin.  Aussitôt  après  le  combat, 
elles  s'en  disputèrent  la  possession  exclusive  dans  une  mêlée 
sanglante.  * 

Les  exemples  de  cette  sorte  abondent.  Comment  y  décou- 
vrirait-on, dans  le  cas  actuel,  le  sacrifice  à  un  idéal  commun.^ 
La  haine  du  musulman  contre  le  chrétien  passe  au  second  plan. 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  secte  des  Senoussis,  et  de  son 
inlhience  toute-puissante  en  Tripolitaine  sur  le  fanatisme  mu- 
sulman. Or,  ceux  qui  j»rétendent  les  connaître  affirment  que 
cette    influence,  d'ordre   purement    religieux,    ne    cherche   pas 


NOTES    SUR    LA    GUERRE    DE    TRTPOLITAIINE.  387 

à  s'amoindrir  par  des  compromissions  d'ordre  politique.  Les. 
chefs  sont  résignés  d'avance  à  la  domination  étrangère,  —  le 
Turc  était  déjà  pour  eux  l'étranger,  —  et  la  qualité  du  maître 
leur  im}>orte  peu. 

Les  Tripolitains  n'avaient  jamais  accepté  la  domination 
turque  sans  impatience.  En  1851,  les  Berbères  du  Djebel  Gha- 
ziàn  opposèrent  une  résistance  acharnée  aux  troupes  ottomanes 
quand  celles-ci  s'avancèrent  dans  leurs  montagnes.  De  sorte  que, 
à  l'arrivée  des  Italiens  si  formidablement  outillés,  certaines 
tribus  furent  bien  près  de  se  rendre  sans  résistance.  Elles 
inclinaient  à  la  soumission  immédiate,  autant  par  haine  de  la 
domination  turque  que  par  le  sentiment  de  leur  faiblesse. 

Traitées  par  les  Ottomans  de  «  turc  à  more,  »  ne  parlant  pas 
la  même  langue,  habilement  soudoyées  par  des  émissaires  gagnés 
à  la  cau.se  italienne,  leur  reddition  paraissait  assurée.  J'ai  yu^ 
un  jour,  dans  un  village,  une  fillette  de  douze  ans  servir  d'in- 
terprète entre  le  cheik  de  l'endroit,  vieillard  aveugle,  et  un 
sergent  turc  qui,  à  la  tète  d'un  détachement,  recherchait  le  gros 
des  troupes. 

C'est  alors  qu'accoururent  ces  officiers  que  tout  le  monde 
connaît  et  admire  aujourd'hui  :  Ferad  bey,  Env«r  bey,  Fetih 
bey,  Nechet  bey,  d'autres  encore  qui  sillonnèrent  la  région  et 
groupèrent  autour  d'eux  les  partisans  de  la  lutte  à  outrance. 

Les  terribles  massacres  d'Aïn  Zara  où  les  Italiens,  d'abord 
traqués  dans  l'oasis  qu'ils  croyaient  soumise,  mirent  tout  à  feu 
et  à  sang  pour  se  venger,  firent  une  hécatombe  de  vieillards,  de 
femmes  et  d'enfans,  ces  massacres  arrivèrent  à  point  pour 
changer  définitivement  la  face  des  choses,  pour  unir  désormais 
le  Turc  et  l'Arabe,  ces  ennemis  de  la  veille,  pour  agglutiner 
dans  une  résistance  déses|>érée  les  tribus  vagabondes  qui  accou- 
raient de  toutes  parts. 

Le  fait  parait  historique  aujourd'hui.  Nous  ne  le  rappelons 
point  pour  en  souligner  l'atrocité.  La  guerre  coloniale  n'est 
qu'une  longue  suite  de  cruautés.  Toutes  les  nations  europée/unes 
en  ont  autant  à  leur  passif. 

Maintenant,  les  officiers  turcs  sont  acceptés  pour  chefs.  Ce 
n'est  pas  à  dire  qu'ils  le  soient  aveuglément.  Leurs  ordres  ne 
sont  pas  toujours  exécutés  sans  murmure,  surtout  quand,  pour 
ménager  des  vies  humaines,  ils  tentent  de  modérer  l'ardeur  des 
combattans.  Bien  vite,   leur  prudence  est  taxée  de  couardise  et 


-388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'on  cherche  l'or  italien  au  fond  de  leur  poche.  Encore  ont-ils 
"dû  faire  aux  troupes  maintes  promesses  de  victoires  et  de  prises 
fructueuses.  Pourront-ils  les  tenir  en  haleine  jusqu'au  bout,  et 
n'y  a-t-il  pas  à  craindre  qu'un  jour,  fatiguf'os  de  trop  attendre, 
-ces  bandes  ne  se  retournent  contre  eux  ? 

*% 

Depuis  le  début  de  la  guerre,  les  côtes  n'étant  plus  libres, 
tout  le  commerce  tripolitain  se  fait  par  l'Egypte  et  par  la  Tuni- 
sie. 

Du  côté  de  la  Tunisie,  le  marché  principal  d'approvision- 
nement en  vivres  de  toutes  sortes  (orge,  maïs,  farine)  est  Ben 
'Gardane,  notre  poste  frontière  près  du  lac  des  Bibans. 

Il  y  vient  en  moyenne  de  6  à  8000  chameaux  tripolitainspar 
semaine.  Le  trafic  mensuel  de  ce  marché  s'est  élevé  dans  ces 
derniers  temps  à  800  000  francs. 

Quelques  jours  avant  mon  départ,  je  vis  arriver  une  cara-. 
vane  d'au  moins  3  000  chameaux.  Dans  l'après-midi,  elle  attei- 
gnit les  abords  du  village  et  s'arrêta  pour  passer  la  nuit,  sur  le 
terrain  de  campement  que  la  Résidence  a  réservé  à  cet  effet. 

Ce  fut  une  vision  saisissante.  Cette  horde  clairsemée,  toute 
sombre  et  poussiéreuse,  s'avançait  sur  un  front  immense. 

La  plaine  a,ux  tons  bruns  miroitait,  des  émouchets  volaient 
mollement  dans  la  brise  marine,  le  soleil  commençait  de  rou- 
-geoyer  à  l'horizon;  le  silence  était  partout.  Tandis  qne  les 
premiers  groupes  exécutaient  des  mouvemens  tournans,  s'in- 
stallaient déjà,  selon  des  règles  que  l'on  devinait  fixées  par  la 
tradition,  les  derniers  apparaissaient  encore  dans  le  lointain, 
tout  grandis  sur  le  ciel,  comme  s'ils  se  balançaient  dans  l'azur 
-d'un  mouvement  imperceptible  et  berceur. 

J'errais  parmi  ces  gens  qui,  demain,  seraient  mes  compagnons 
de  piste  et  de  solitude.  Je  ne  voyi\is  point  sur  les  visages 
d'hostilité  déclarée,  de  mépris  trop  affiché;  —  quelques-uns 
m'offrirent  le  thé;  — mais  je  ne  parvenais  pas  à  pénétrer  les  sen- 
timens  de  ces  nomades  au  front  têtu,  au  regard  court,  pour  qui 
la  vie  n'est  que  rudesse,  fatigues  et  privations... 

Les  chameaux  entravés,  les  ànons,  les  chevaux,  crinière  au 
vent,  mangeaient  en  cercle  leur  ration  d'herbes  coriaces;  les 
ballots  s'amoncelaient  tous  en  abris  semblables;  avec  un  sens 
-avisé  de  l'orientation,  des  feux   pétillans  d'épines  s'allumaient 


NOTES    SUR    LA    (.UERRE    DE    TRIPOLITAINE.  389 

par  centaines  pour  le  délassement  des  membres  et  la  préparation 
du  thé.  Les  gestes  simplifiés  et  justes,  la  dignité  des  attitudes, 
la  parfaite  ordonnance  de  l'ensemble,  tout  révélait  l'adaptation 
de  cette  multitude  à  des  habitudes  séculaires  et  comme  le  goût 
d'une  pompe  rituelle  dans  les  moindres  actes  de  la  vie  cou- 
rante. 

Des  rumeurs,  toutes  sortes  de  relens,  une  vapeur  rousse  et 
dorée,  pareille  à  quelque  fumée  d'holocauste,  s'élevaient  de  ce 
rassemblement.  Parfois,  on  entendait  plus  distincts  des  voix 
humaines,  le  chant  d'une  flûte  ou  des  plaintes  animales.  Les 
premières  étoiles  s'allumaient  au  ciel  et,  dans  la  nuit  qui 
montait,  le  silence  des  solitudes  environnantes  devenait  plus 
absolu  et  plus  impressionnant. 

Les  Italiens  auraient  un  intérêt  majeur  à  couper  les  pistes 
qui  relient  la  Tunisie  h  la  Tripolitaine,  pour  interrompre  le  traOc 
des  caravanes  et  tarir,  de  ce  côté  du  moins,  le  ravitaillement  des 
troupes  arabo-turques. 

Pour  cela,  ils  avaient  jeté  leur  dévolu  sur  Zouara,  qui  devait 
leur  servir  de  base  d'opération.  C'est  uu  petit  port  à  l'Ouest 
de  Tripoli,  à  80  kilomètres  environ  de  la  frontière   tunisienne. 

Mais  la  prise  de  Zouara,  si  souvent  annoncée,  n'est  pas  encore 
un  fait  accompli.  Les  Italiens  l'ont  déjà  bombardé  dix  fois  et  il  n'y 
a  pas  eu  d'autre  victime,  parmi  les  assiégés,  qu'une  fillette 
blessée  à  l'épaule  par  un  éclat  d'obus.  Zouara  n'est  plus  aujour- 
d'hui qu'un  amoncellement  de  ruines.  Le  sol,  alentour,  est  un 
vrai  champ  de  projectiles  où  l'on  chercherait  en  vain  un  brin 
d'herbe.  C'est  là  qu'on  ramas.se  des  obus  «  gros  comme  des 
enfans,  »  selon  l'expression  du  médecin.  Beaucoup  de  ces  obus, 
lancés  par  des  canons  fatigués,  ne  portent  plus  trace  de  rayures. 

Les  Italiens  ont  apporté  une  rage  inutile  et  stupéfiante  dans 
le  bombardement  de  cette  place,  puisque  jamais  aucun  débar- 
quement ne  s'ensuivit.  Il  est  vrai  que  la  configuration  du  sol  en 
permet  aisément  la  défense.  Dans  les  dunes  qui  dominent  la 
plage,  les  obus  tombent  amortis  et  l'indigène  s'y  tient  aux 
aguets. 

Tout  débarquement  ne  s'effectuera  pas  .sans  coûter  beaucoup 
de  monde  à  l'assaillant. 

Cent  cinquante  soldats  turcs,  un  millier  d'indigènes,  pas 
davantage,  gardent   la  ville.   Ils  sont  commandés  par  Mehmet 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Moussa,  un  Arabe  du  Yemen,  de  haute  figure  et  d'indomptable 
énereie. 


N'ayant  pu  prendre  Zouara,  les  Italiens,  vers  la  mi-avril, 
s'emparèrent  de  Bou  Kamech,  un  fortin  délabré,  encore  plus 
voisin  que  Zouara  de  la  frontière  tunisienne. 

Ils  avaient  mobilisé  27  bâtimens  de  guerre  :  croiseui's, 
contre-torpilleurs  et  torpilleurs,  pour  convoyer  les  11  chalands 
qui  transportaient  12  000  hommes  de  troupcx 

Pendant  plus  d'une  semaine,  ils  croisèrent  en  vue  des  côtes. 
Le  canon  tonna  presque  sans  discontinuer  d'un  mercredi  à  midi 
au  vendredi  soir. 

Tandis  qu'une  partie  de  leurs  bâtimens  faisaient  une  diver- 
sion sur  un  autre  point  pour  y  attirer  l'adversaire,  ils  parvinrent 
finalement  à  débarquer  tout  leur  effectif  à  Bou  Kamech,  qui 
n'était  point  défendu. 

Mais  les  premiers  jours,  ils  n'y  laissèrent  pas  plus  de 
150  hommes. 

Fetih  bey,  avec  lequel  je  me  trouvais  alors,  envoya  aussitôt 
ses  bandes  pour  cerner  le  fort.  Il  était  assuré  de  la  prompte  red- 
dition de  cette  poignée  d'Italiens;  et,  pour  éviter  un  massacre 
général,  il  avait  élevé  à  15  livres  turques  (plus  de  300  francs)  la 
prime  pour  chaque  prisonnier  vivant. 

Je  conserverai  le  souvenir  de  la  nuit  pleine  d'intérêt  et 
d'émotion  que  je  passai  non  loin  de  lui,  dans  une  oasis  voisine 
de  Zouara. 

La  nuit  était  chaude  et  pesante  ;  de  grosses  étoiles  scintil- 
laient à  travers  les  palmes  ;  partout  des  grillons  lançaient  leur 
note  sonore  et  cristalline;  un  chien  se  lamentait  au  loin. 

Je  me  tins  continuellement  sur  le  seuil  de  ma  tente.  J'enten- 
dais par  momens  les  appels  du  tambour  destinés  à  rassembler 
les  partisans  épars  dans  la  région,  et  j'apercevais  sur  un  tertre 
la  silhouette  immobile  de  l'officier  qui  attendait  le  retour  de  ses 
estafettes. 

J'admirais  l'énergie  de  cet  homme  qui  venait  de  rester  à  che- 
val trente  heures,  à  peine  interrompues  par  les  repos  indispen- 
sables, qui  relevait  d'une  grave  maladie  et  qui  passait  encore  sa 
nuit  à  veiller,  prêt  à  partir  de  nouveau  si  l'événement  l'y  con- 
traignait. Je  ne  pouvais  en  détacher  mes  yeux  et  j'attendais 
avec  une  curiosité  grandissante  l'arrivée  d'un  émissaire. 


NOTES    SUR    LA    GUERRE    DE    TRIPOLITAliNE .  391 

A  l'aube,  deux  cavaliers  surgirent  d'entre  les  palmiers  et  s'ar- 
rêtèrent devant  leur  chef.  Le  colloque  fut  rapide;  puis  un  ordre, 
quelques  gestes,  et  une  ordonnance  amena  au  commandant  son 
cheval  tout  sellé.  J'accourus  pour  le  saluer. 

Sans  me  dire  de  quel  côté  il  se  dirigeait,  il  m'annon(:a  cepen- 
dant son  retour  prochain  et,  toujours  confiant  dans  la  capture 
des  Italiens,  me  promit  une  bouteille  de  Champagne  pour  fêter 
cet  heureux  fait  d'armes.  Il  partit,  et  je  n'eus  plus  l'occasion  de 
le  revoir... 

Si  les  Italiens,  par  cette  occupation  de  Bou  Kamech,  avaient 
pour  objectif  de  couper  la  route  aux  caravanes,  il  ne  semble  pas 
qu'ils  aient  aujourd'hui  beaucoup  avancé  dans  la  réalisation  de 
ce  projet. 

Reconnaissons  que  les  difficultés  sont  grandes,  autant  par 
l'insalubrité  de  la  région  que  par  son  manque  total  de  res- 
sources. Il  faudra,  de  toute  nécessité,  procurer  de  l'eau  aux 
troupes,  que  cette  eau  vienne  de  Sicile  ou  d'ailleurs. 

Et  pour  rendre  le  blocus  effectif,  il  y  aura,  le  long  de  la  fron- 
tière, des  centaines  de  kilomètres  à  couvrir,  car  la  route  des 
caravanes  s'infléchira  vers  le  Sud,  à  mesure  que  les  Italiens 
s'avanceront.  Autant  de  postes  à  tenir  en  relation  étroite  les  uns 
avec  les  autres,  et  que  l'indigène  harcèlera. 

Le  «  soldat,  »  régulier  ou  mercenaire,  reçoit  par  jour  un 
kilogramme  de  farine  ou  d'orge  grillée  et  concassée,  avec  laquelle 
il  se  fait  une  pâtée  à  l'huile.  De  plus,  il  touche  une  solde  de 
20  francs  par  mois. 

Pour  beaucoup,  faméliques  des  solitudes,  c'est  la  sécurité 
de  la  pitance  et  presque  la  fortune.  Payés  régulièrement  ils 
accourent,  n'ayant  jamais  connu  pareille  aubaine.  Or,  tandis 
que  les  soldats  touchent  une  solde  inespérée  par  son  impor- 
tance et  sa  régularité,  les  officiers  ont  vu  la  leur  réduite  des 
trois  quarts.  La  promesse  leur  a  bien  été  faite  qu'à  la  fin  des 
hostilités,  l'arriéré  leur  serait  versé,  mais  cette  promesse  est 
soulignée  de  gestes  hypothétiques  et  ils  s'entraînent  à  n'y  pas 
trop  croire.  Quel  est  celui  qui  me  disait,  au  sujet  de  cette  iné- 
galité de  traitement  entre  l'officier  et  l'homme  de  troupe  : 

—  Prisonnier  de  son  devoir,  l'officier  restera.  Mais  le  sol- 
dat !  Qu'on  tarde  à  le  payer  régulièrement,  et  l'on  verra  plus 
d'une  bande  se  dissoudre  et  disparaître  ! 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  remarque  est  exacte.  Nul  ne  pourrait  contraindre  ces 
nomades  à  demeurer  indéfiniment  au  camp  —  surtout  que 
l'on  ne  se  bat  point.  Perdant,  un  peu  plus  chaque  jour,  l'espoir 
de  prises  fructueuses,  cette  haute  paye  les  engage  tout  juste  à 
rester.  Et,  depuis  quelque  temps,  à  la  frontière  tunisienne,  on 
voit  se  dessiner  un  exode  contraire  à  celui  du  début  des  hosti- 
lités. Maints  Tripolitains  abandonnent  le  camp  turc  et  retour- 
nent à  leurs  mines  ou  à  leurs  vignobles  tunisiens.  Ils  ont  fait 
des  économies,  ils  sont  parfois  revêtus  partiellement  d'un  uni- 
forme italien.  Ce  serait  le  cas  de  dire,  à  leur  sujet  :  Ense  et  aralrol 

Je  passe  quelques  jours  à  Menchyïa,  petit  camp  d'avant- 
garde  improvisé  dans  une  oasis,  auprès  d'un  caravansérail  plus 
délabré  encore  que  celui  de  Regdaline.  Le  jour  de  mon  arrivée, 
le  site  me  parut  enchanteur.  C'était  le  soir.  Sous  des  bouquets 
de  palmiers,  parmi  les  dunes  aux  molles  ondulations,  se  dres- 
saient quelques  tentes.  Des  chevaux  entravés  hennissaient  alen- 
tour; des  graminées  se  doraient  sur  le  sable  au  soleil  couchant. 
Non  loin,  des  caravanes  fréquentes  s'avançaient  sur  les  pistes, 
disparaissaient  bientôt  dans  la  palmeraie,  semblaient  se  prome- 
ner à  travers  les  allées  d'un  grand  parc  primitif.  Tout  était  pai- 
sible et  lumineux:  le  paysage  entier  baignait  dans  des  lueurs 
roses  et  rappelait  l'inexprimable  sérénité  des  images  bibliques. 

Le  lendemain,  avec  le  soleil,  lèvent  se  leva,  un  vent  brûlant 
qui  augmenta  peu  à  peu  d'intensité  et  souffla  toute  la  journée 
en  tempête,  obscurcissant  le  ciel,  flétrissant  les  palmes,  battant 
de  ses  rafales  embrasées  les  toiles  de  la  tente  dont  les  cordes 
claquaient.  A  chaque  ruée  nouvelle  du  simoun,  je  pensais  que 
ma  frêle  demeure  allait  se  déchirer  et  s'enfuir.  Le  sable  coulait 
en  ruisseaux  sous  la  tente,  s'infiltrait  dans  mes  cantines,  me 
remplissait  les  oreilles.  Je  passai  toute  la  journée,  haletant,  la 
gorge  sèche,  sur  mon  lit  de  camp.  Les  chameaux,  le  cou  tout 
allongé  sur  le  sable,  les  chevaux,  couchés  sur  le  flanc,  restaient 
complètement  immobiles  et  semblaient  des  bêtes  mortes. 

Vers  le  soir,  la  tempête  se  calma.  Le  cuisinier  put  enfin 
allumer  du  feu  pour  le  thé.  Quelques  officiers  vinrent  s'asseoir 
autour  de  ma  table. 

Leurs  uniformes  sont  à  bout,  déchirés,  graisseux.  L'un  d'eux, 
toujours  de  bonne  humeur  et  qui  parle  admirablement  fran- 
çais, me  fait  remarquer  son  accoutrement  :   bonnet  d'artilleur, 


NOTES    SUR    LA    «lUERRE    DE    TRIPOLITAINE .  393 

veste  de  fantassin,  culotte  kaki,  bandes  molletières.  Il  dort 
enveloppé  dans  une  couverture  et,  en  route,  porte  en  deux 
minces  rouleaux,  sur  sa  selle,  tout  son  équipement.  Au  cours 
de  l'hiver  dernier,  ils  ont  cruellement  souffert  du  froid  ;  ils 
vont  maintenant  avoir  l'été  à  supporter;  ils  s'attendent  à  toutes 
les  privations  et  savent  encore  sourire.  Ce  sont  des  âmes  bien 
trempées. 

C'est  à  peine  s'ils  peuvent  se  nourrir.  Une  soupe,  un  ragoût 
composent  leur  menu  le  plus  habituel.  Et  l'on  s'accroupit  par 
terre  autour  du  plat  pour  y  tremper  tour  à  tour  son  pain  ou  ses 
doigts.  Les  caisses  d'eau  minérale  sont  l'objet  d'une  vigilance 
spéciale,  tant  c'est  boisson  précieuse  en  ce  pays.  J'ai  vu  un 
pauvre  lieutenant  offrir  à  des  chameliers  jusqu'à  8  sous  pour 
une  boite  d'allumettes,  —  et  n'en  pas  trouver.  Celle  que  je  lui 
donnai  finalement  le  combla  de  joie. 

En  ce  qui  me  concerne,  je  dois  vivre  de  conserves,  em- 
porter mon  pain  qui  devient  dur  comme  du  caillou,  m'embar- 
rasserde  mille  choses  et  veiller  constamment  sur  mon  bien,  car 
les  chameliers  pillent  tout,  dévorent  tout,  d'un  air  conquérant 
et  gouailleur. 

Ces  chameliers  rendent  le  voyage  extrêmement  pénible.  Par 
suite  d'un  décret  récent  du  Résident  général,  le  passage  en 
Tripolitaine  des  chameaux  tunisiens  est  interdit,  et  l'on  est 
contraint  de  recourir  à  des  Tripolitains. 

Ceux-ci,  habitués  seulement  à  charger  leurs  bêtes  de  deux 
énormes  sacs  qui  se  font  contrepoids  sur  les  flancs,  ne  savaient 
quel  choix  faire  dans  mes  fourreaux  de  campement,  dans  mes 
cantines  et  mes  caisses  de  dimensions  diverses.  Au  moment  du 
départ,  plusieurs,  à  la  vue  de  ces  choses  hétéroclites,  prirent  un 
air  soucieux  et  se  dédirent,  craignant  le  mauvais  sort. 

Les  deux  nomades  qui  ont  enfin  consenti  à  tenter  l'aventure 
avec  moi  traitent  sans  ménagement  mes  richesses.  Entêtés, 
querelleurs,  ils  n'acceptent  aucun  conseil,  bien  qu'ils  ignorent 
tout  des  lois  de  l'équilibre  et  de  la  répartition  des  charges.  De 
leur  côté,  les  chameaux  braillans  se  relèvent  toujours  avant  la 
lin  du  chargement.  Les  caisses  tombent,  se  brisent.  Par  for- 
tune, je  me  suis  approvisionné  de  sacs.  Maintenant,  tout  s'y 
<întasse  dans  la  plus  fragile  confusion  :  paquets  de  sucre,  bou- 
teilles d'eau  et  boites  de  conserves. 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'un  de  ces  chameliers,  coiffé  de  la  calotte  blanche  en  tricot, 
dont  le  dessin  vient  d'Assyrie,  rond  de  visage  et  trapu  comme 
un  archer  de  bas-relief,  parle  d'une  voix  musicale  :  il  a  des 
rires  chantans  qui  lui  feraient  beaucoup  })ardonner,  s'il  me 
laissait  plus  de  repos. 

Un  matin,  nous  atteignons  un  groupe  de  masures  où  nous 
apprenons  bientôt,  parmi  les  vociférations  des  hommes,  parmi 
l'épouvante  des  bédouines,  que  les  Italiens  ont  envahi  le  pays, 
qu'ils  vont,  d'un  moment  à  l'autre,  pénétrer  dans  l'oasis.  Il 
semble  déjà  qu'il  y  ait  un  soldat  ennemi  derrière  chaque  pal- 
mier. 

Là-dessus,  mes  chameliers,  craignant  la  capture  de  leurs 
bêtes  —  toute  leur  fortune  !  —  refusent  de  me  conduire  plus 
loin,  font  plier  le  genou  à  leurs  chameaux  et  répandent  sur  le 
sable  tout  le  chargement. 

Colère,  discussions,  menaces,  rien  n'y  fait.  Il  faut  se  sou- 
mettre. Après  le  règlement  des  comptes,  j'aperçois,  sous  les 
haillons  de  l'archer  au  bonnet  blanc,  l'un  de  mes  couteaux  de 
cuisine.  Il  consent,  en  riant,  à  le  rendre  à  mon  interprète  et 
dit  qu'il  s'en  était  emparé  pour  se  venger  si  je  lui  avais  fait 
tort.  Il  y  a  foule  autour  de  nous,  foule  hostile,  prête  à  croire 
ce  bandit  qui  cherche  à  me  faire  passer  pour  un  espion  italien. 

Et  cependant,  depuis  mon  entrée  en  Tripolitaine,  je  ne  porte 
que  le  fez,  coiffure  insuffisante  qui,  malgré  tous  les  voiles,  m'a 
valu  un  coup  de  soleil  où  mon  visage  se  cuit. 

Très  préoccupé  de  la  situation,  tout  à  la  recherche  de  nou- 
veaux chameliers,  je  me  rends  chez  le  cheik  avec  mon  inter- 
prète, environné  d'oisifs  et  de  curieux,  quand  je  me  sens  tiré 
par  le  bras.  Je  me  retourne  et  j'aperçois  mon  chamelier  qui 
cherche  à  me  baiser  la  main,  tout  en  me  débitant  des  remercie- 
mens  et  des  souhaits  de  bon  voyage  !  Tout  est  imprévu  et  con- 
trastes en  ce  pays.  Pour  notre  soulagement,  nous  apprenons, 
un  peu  plus  tard,  que  les  Italiens  siont  loin.  Actuellement,  ils 
n'ont  pas  encore  pris  le  village  ! 

Un  jour,  je  rencontre  des  blessés  qui  retournent  chez  eux  à 
dos  de  chameaux. 

L'un  d'eux  a  le  poignet  cassé,  à  peine  enveloppé  d'un  chiffon 
noir  de  crasse.  Un  autre  a  sa  culotte  de  cotonnade  tout  écla- 
boussée de  sang.  Deux  balles  lui  ont  traversé  les  cuisses.  Un 
autre  encore   a   une  plaie  au  front,  des  marbrures  de  sang  sur 


>OTES    SUR    LA    GUERRE    DE    TfilPOLITAlNE.  395 

le  visage,  et,  soutenu  par  l'un  des  siens,  semble  dormir,  tout 
en  se  balançant  sur  la  bosse  du  dromadaire. 

Ce  ne  sont  pas  des  soldats  turcs. 

Bédouins  de  la  région,  montagnards  du  Djebel-Nefoussa, 
nomades  du  désert,  où  vont-ils  à  travers  l'étendue  plate  et  mono- 
tone ?  Quand  atteindront-ils  la  paillote  grouillante  de  vermine, 
la  tente  en  loques,  où,  privés  de  tout  soin,  ils  s'étendront  sur  le 
sol  muets  et  résignés  ? 

La  chaleur  du  jour,  le  froid  intense  des  nuits  les  accableront, 
les  cingleront  tour  à  tour.  S'ils  guérissent,  ils  retourneront  au 
combat.  Et  pour  défendre  quel  pays  de  misère  et  de  désolation  ! 
Héros  obscurs,  soumis  à  cet  instinct  puissant  qui  pousse  tout 
homme  à  lutter  contre  l'envahisseur,  ils  accompliront  leur  destin 
en  idéalistes,  préférant  la  misère  de  leur  clan  à  la  prospérité  que 
l'ennemi  leur  offre  par  delà  ses  canons. 

La  guerre  durera-t-elle  longtemps  encore  ? 

C'est  la  question  que  l'on  est  tout  naturellement  porté  à  se 
poser. 

D'un  côté,  120  000  Italiens,  un  outillage  formidable  mais  qui 
s'use.  De  l'autre,  lOOOOTripolilains  armésde  façon  rudimentaire. 

D'un  côté,  l'inertie,  la  temporisation.  De  l'autre,  la  sobriété, 
l'entraînement  séculaire  à  vivre  dans  ces  régions  déshéritées,  le 
goût  de  l'indépendance,  le  sentiment  guerrier  le  plus  exalté. 

Dans  ces  conditions,  il  est  difficile  de  rien  augurer  de  la 
suite  des  événemens. 

Toutefois,  les  Italiens  se  fortifient  dans  leurs  positions,  et 
apprennent  à  connaître  un  adversaire  qui  a  plus  de  fougue  que 
de  persévérance. 

Les  tribus  tripolitaines,  comme  celles  de  toute  l'Afrique  du 
Nord,  manquent  d'entente,  de  cohésion.  Lors  de  la  conquête  de 
l'Algérie,  indépendamment  de  nos  qualités  d'ordre,  de  méthode, 
de  bravoure,  ce  manque  de  cohésion  fut  toujours  un  facteur  im- 
portant du  succès  de  nos  armes  en  Afrique.  Il  est  à  présumer  que 
les  Italiens  arriveront  un  jour  à  le  reconnaître  et  à  en  profiter. 

Alors,  ils  avanceront  progressivement  dans  le  pays,  et  l'his- 
toire seule  pourra  dire  si  les  résultats  qu'ils  auront  obtenus 
valaient  un  pareil  effort. 

R.-H.   DE  Vandelbourg. 


LA  FEMME 


ET 

r r 


LA  SOCIETE  FRANÇAISE 

DANS  LA  PREMIÈRE  MOITIÉ  DU  XVIP  SIÈCLE 


LA   FEMME   DANS   LA  FAMILLE 


I 

L'économie  de  notre  sujet  nous  a  amené  au  lendemain  du 
mariage  (1).  La  vie  conjugale,  la  famille  sont  maintenant 
devant  nous  avec  leur  constitution  juridique,  leur  solidarité  mo- 
rale, leur  organisation  domestique.  C'est  sous  ces  trois  aspects 
que  nous  allons  les  étudier,  mais  la  famille  n'a  pas  à  nous 
occuper  en  elle-même  et  dans  son  ensemble.  C'est  la  femme  qui 
va  nous  y  introduire,  comme  elle  nous  a  déjà  introduit,  comme 
elle  nous  introduira  encore  dans  les  autres  milieux  sociaux;  c'est 
le  rôle  qu'elle  joue  dans  celui-là  comme  épouse,  comme  mère  et 
comme  maîtresse  de  maison  que  nous  essaierons  de  mettre  en 
relief.  Circonscrite  ainsi  par  le  point  de  vue  où  nous  nous 
plaçons,  l'étude  historique  qu'on  va  lire  l'est  nécessairement 
aussi  par  le  temps  où  elle  se  renferme.  Pour  ceux  de  nos 
lecteurs  qui  ne  connaîtraient  pas  les  précédentes  ou  qui  en 
auraient  oublié  le  cadre  chronologique,  il  ne  sera  pas  superflu 
de  rappeler  que  la  société  à  laquelle  elles  sont  consacrées,  est 
celle  dont  les  générations  se  sont  succédé  depuis  la  (in  de  la 
Ligue  jusqu'à  la  veille  de  la  Fronde  (1^98-1648). 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier  1911. 


LA    FEMML    liT    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  391. 

Les  rapports  entre  époux  se  nouent  et  se  caractérisent  sous 
l'empire  d'intérêts  et  de  seiitimens  et,  si  c'est  tantôt  ceux-ci  et 
tantôt  ceux-là  qui  l'emportent,  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas. 
d'union  conjugale  qui  ne  m(;tle  en  jeu  les  uns  et  les  autres.  Ils 
se  pénètrent  et  se  balancent  soit  pour  réaliser  la  belle  définition 
lie  Modestin  au  Digeste  :  Nuptiœ  sunt  conjunctio  maris  et  fe- 
ininœ  et  consortimn  o?nnis  vitœ,  divini  et  humani  juris  commu- 
nication soit  pour  composer,  suivant  l'expression  de  Nicolas  Pas- 
quier,  «  un  mets  difficile  à  cuire  et  à  digérer,  »  soit  plus  souvent 
de  façon  à  justifier  la  maxime  de  La  Rochefoucauld  :  «  Il  y  a  de 
bons  mariages,  mais  il  n'y  en  a  point  de  délicieux.  »  Nous  avons 
déjà  dit  (I)  comment  les  parties  et  la  loi,  à  leur  défaut,  réglaient, 
à  la  veille  de  leur  union,  leurs  intérêts  matériels;  mais  nous, 
avons  dû  nous  borner  à  des  indications  sommaires.  Le  moment 
est  venu  de  définir  avec  plus  de  détail  et  d'ampleur  la  situation 
que  les  divers  régimes  matrimoniaux  faisaient  à  la  femme, 
et  l'influence  qu'ils  exerçaient  sur  les  relations  conjugales  qui 
relèvent  de  l'ordre  moral. 

Etienne  Pasquier,  dans  une  lettre  au  président  Brisson,  a 
opposé  l'esprit  et  les  dispositions  du  droit  romain  et  de  ce  qu'iË 
appelle  le  droit  de  la  France,  c'est-à-dire  du  droit  coutumier, 
dans  l'organisation  de  la  propriété  et  de  la  famille.  Le  premier, 
d'après  lui,  s'est  préoccupé  surtout  de  la  liberté  individuelle,  le 
seco»nd  de  la  conservation  de  l'association  familiale.  On  est  tout 
d'abord  tenté  d'établir  la  même  opposition  entre  la  législation 
coutumière  et  celle  qui  se  présente  comme  une  adaptation  de- 
la  loi  romaine  à  notre  pays.  C'est  par  là  qu'on  expliquerait  dans 
la  première  les  privilèges  de  masculinité  et  de  primogéniture, 
la  défaveur  du  testament,  la  renonciation  des  filles  aux  succes- 
sions paternelle  et  maternelle,  le  retrait  lignager,  la  commu- 
nauté entre  époux;  dans  la  seconde,  l'égalité  des  partages,  la 
liberté  et  le  devoir  de  tester,  l'obligation  de  la  dot,  l'absence 
d'autorité  maritale,  le  régime  dotal.  A  ne  tenir  compte  que  des. 
institutions  respectives  qne  nous  venons  d'énumérer,  il  n'y 
aurait  pas  eu  moins  de  contraste  entre  ces  deux  législations  que 
Pasquier  n'en  fait  ressortir  entre  celle  des  Césars  et  celle  de  nos- 
coutumes;  mais,  si  on  examine  comment  ces  institutions  étaient 
appliquées,  on  constate  que  leur  antinomie,  pour  réelle  qu'elle- 

(1)  Vuyez  la  Revue  du  1"  janvier  1911. 


31)8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fût  en  théorie,  était  beaucoup  moins  rigoureuse  dans  la  pratique. 
La  liberté  de  tester,  par  exemple,  est  bien  un  droit  individuel, 
mais  il  faut  voir  si  l'usage  qu'on  en  faisait  dans  les  pays  soumis 
à  la  tradition  romaine  ne  servait  pas  à  fortifier  la  famille. 
L'absence  d'autorité  maritale  est  bien  favorable  à  l'émancipation 
de  la  femme  et  par  suite  à  l'individualisme,  à  condition  pour- 
tant que  celle-ci  ne  passera  pas  avec  son  mari  sous  la  puis- 
sance des  ascendans  de  ce  dernier.  La  dotalité  constitue  bien 
un  régime  de  séparation  de  biens  et  par  là  un  nouveau  gage 
donné  à  ce  même  individualisme;  mais  elle  tend,  d'autre  part, 
à  la  conservation  des  biens  dans  la  famille  et  par  suite  à 
la  stabilité  de  celle-ci.  En  d'autres  termes,  sans  nous  priver, 
pour  saisir  les  conceptions  et  les  tendances  des  deux  systèmes 
juridiques  qui  ont  régi  fort  inégalement  notre  pays,  de  la  dis- 
tinction lumineuse  d'Etienne  Pasquier,  il  faut  naturellement 
juger  ces  deux  systèmes  moins  par  leurs  principes  abstraits  que 
par  les  applications  où  les  circonstances  les  ont  conduits.  C'est 
l'exposé  des  régimes  matrimoniaux  adoptés  dans  les  diverses 
régions  de  l'ancienne  France  qui  va  faire  ressortir  leur  esprit  et 
leur  effet  sur  la  constitution  juridique  du  mariage  et  de  la 
famille. 

La  communauté  de  biens  était  le  régime  légal  des  pays  cou- 
tumiers  et  celui  qui  obtenait,  lorsqu'elles  faisaient  un  contrat 
de  mariage,  la  préférence  des  parties.  Il  n'y  en  a  pas  qui  réponde 
mieux  dans  le  règlement  des  intérêts  à  l'harmonie  des  affections 
et  des  volontés  qui  fait  le  caractère  moral  de  l'union  conjugale. 
Y  avait-il  eu  un  temps  où,  sous  l'empire  des  idées  chrétiennes, 
s'était  réalisée  dans  la  société  de  biens  comme  dans   la  société 
de  vie  qui  constituent  cette  union,  la   belle   conception  d'une 
collahoralio    faisant    presque     oublier    l'inégalité    des    sexes? 
Pourrait-on    l'admettre   sans    s'exagérer  l'efficacité   d'un    idéal 
aussi  transcendant,   sans   méconnaître   la  force  d'intérêts   qui 
n'étaient    pas   moins    âpres,    de    passions    qui    n'étaient    pas 
moins  vives  au   moyen  âge  que  la  foi  religieuse  el    le  respect 
<le  la  femme  étaient   répandus.»*...    Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est 
pas  à  cette  communauté-là  que  nous  avons  affaire.  Celle   dont 
Du    Moulin    et    son    école   ont    construit    la  théorie,  cellJe  que 
les  habitudes  et  la  jurisprudence  ont  fait  passer  dans  la  pra- 
tique, est  une  œuvre  de  défiance  et  de  précaution  qui  distingue 
les  personnes  et  les  intérêts  que  la  communauté  du    moyen  âge 


LA  FEMME  ET  LA  SOCIETE  FRANÇAISE.  399 

aurait  confondus.  Le  mari  et  la  femme  sont  bien  pour  elle  deux 
associes,  mais  les  droits  d'associée  de  celle-ci  sont  soumis,  pour 
devenir  effectifs,  à  une  condition  suspensive,  à  la  dissolution  de 
la  communauté.  Non  est  proprie  socia  sed  speratur  fore,  dira  Du 
Moulin.  Cette  fiction  juridique  procède  de  la  prépondérance  de 
la  puissance  maritale  qui  rompt  l'équilibre  inhérent  aux  sociétés 
ordinaires.  Mais  plus  cette  puissance  est  grande,  plus  il  est  né- 
cessaire de  protéger  contre  ses  abus  celle  qui  la  subit,  et  la 
jurisprudence  comme  la  doctrine  qui,  à  partir  de  la  seconde 
moitié  du  xvi^  siècle,  ont  conçu  et  établi  ce  système,  se  sont 
ingéniées  à  le  faire.  La  personne  que  ses  auteurs  ont  en  vue  est 
un  être  faible  et  dépendant  {fragilitas  sexiis),  mais,  si  sa  fai- 
blesse fait  sa  dépendance,  elle  appelle  aussi  toute  la  sollicitude 
de  la  loi,  toute  la  fertilité  d'expédiens  des  juristes. 

Ce  n'est  donc,  en  principe,  qu'au  jour  de  la  dissolution  que 
la  femme  commune  pourra  faire  valoir  les  droits  dont  elle  est, 
en  cette  qualité,  virtuellement  investie.  Ils  ne  diminuent  rien 
de  ceux  du  mari  })endant  la  communauté.  Il  en  était  le  chef  et, 
comme  tel,  il  pouvait  toujours,  sans  le  concours  de  sa  compagne, 
disposer  à  titre  gratuit  ou  onéreux  des  meubles  et  des  conquèts 
immeubles  qui  [faisaient  partie  des  biens  communs.  Adminis- 
trateur des  propres  de  celle-ci,  il  en  gardait  les  fruits  et  n'avait 
besoin  de  son  assistance  que  pour  les  actes  d'aliénation.  Cepen- 
dant à  son  pouvoir  absolu  'sur  le  patrimoine  commun  la 
coutume  de  Paris,  suivie  par  beaucoup  d'autres,  avait,  dès  sa  pre- 
mière rédaction  (1510),  apporté  une  restriction  qui  fut  confir- 
mée par  la  seconde  (1580).  L'aliénation  cà  titre  gratuit  ne  fut  dès 
lors  valable  que  si  elle  avait  lieu  sans  fraude  et  au  profit  de 
personnes  capables.  Cela  allait  lato  sensu  jusqu'à  interdire  les 
donations  faites  par  le  mari  dans  un  intérêt  personnel,  par 
exemple  à  ses  héritiers  présomptifs,  ou  dans  un  intérêt  dont  la 
morale  aurait  eu  à  rougir,  notamment  à  des  bâtards. 

Ce  fut  au  début  du  xv®  siècle  que  s'introduisit,  pour  conjurer 
la  mauvaise  administration  et  la  dissipation  de  la  communauté, 
à  côté  de  la  séparation  de  biens  conventionnelle  par  contrat  de 
mariage  qui  était  rare,  la  séparation  de  biens  judiciaire.  On  la 
trouve  dans  la  première  coutume  de  Paris.  Elle  ne  dispensait  pas 
l'épouse  séparée  de  recourir,  pour  les  actes  d'aliénation,  à  l'au- 
torisation de  son  conjoint  et  ne  lui  conférait  que  des  pouvoirs 
d'administration.  Elle  était  souvent  accordée  assez   légèrement 


'400  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  que  le  danger  couru  par  les  biens  communs  du  fait  du 
mari  fût  bien  établi  et  elle  devenait  pour  celle  qui  l'obtenait  un 
moyen  de  soustraire  jusqu'à  sa  dot,  affectée  pourtant  ad  onera 
matrimonii,  aux  dettes  inséparables  des  charges  et  des  emplois 
dont  elle  avait  partagé  l'honneur. 

La  séparation  de  biens  sauvegardait  tous  les  droits  de  la 
femme  commune.  Le  remploi  servait  à  lui  assurer  la  conserva- 
tion de  ses  propres.  II  s'exerçait  pendant  la  communauté  aussi 
bien  qu'à  sa  dissolution,  soit  par  application  d'une  clause  du 
contrat  de  mariage,  soit  en  vertu  d'une  clause  de  l'acte  d'aliéna- 
tion du  propre.  Le  prix  de  celui-ci,  au  lieu  de  tomber  dans  la 
communauté,  était  remployé  en  un  autre  immeuble. 

Bien  qu'il  ne  soit  question  de  l'hypothèque  légale  ni  dans  la 
première,  ni  dans  la  seconde  coutume  de  Paris,  elle  semble 
avoir  été  adoptée  dans  les  pays  coutumiers,  peut-être  sous  l'in- 
fluence du  droit  écrit,  dès  le  milieu  du  xvt*'  siècle.  Elle  garantis- 
sait l'exécution  des  conventions  matrimoniales  et  l'exercice  des 
recours  de  la  femme  et  résultait  du  contrat  de  mariage  ou  sim- 
plement de  sa  célébration. 

Au  moment  de  la  dissolution  de  la  communauté,  l'épouse 
commune  trouvait  différens  moyens  pour  défendre  ses  intérêts, 
soit  qu'elle  eût  à  obtenir  le  remboursement  de  ses  avances  soit 
qu'elle  eût  à  soustraire  au  passif  sa  part  ou  ses  propres.  Elle 
pouvait  renoncer  à  cette  communaulé  ou  on  poursuivre  la  liqui- 
dation de  façon  à  faire  ressortir  la  distinction  entre  la  masse 
commune,  son  patrimoine  personnel  et  celui  de  son  conjoint,  et 
en  usant,  pour  rendre  le  sien  indemne  et  réaliser  ses  avantages 
nuptiaux,  des  ressources  que  la  législation  nouvelle,  œuvre  de 
Du  Moulin  et  de  son  école,  avait  mises  à  sa  disposition  :  bénélice 
d'émolument,  récompenses,  reprise  d'apport  franc  et  quitte, 
règlement  du  douaire.  Elle  entrait  naturellement  aussi  en  pos- 
session de  sa  part. 

Il  y  avait  eu  un  temps  où  l'opinion  i>ublique  s'était  montrée 
sévère  pour  la  renonciation.  Elle  y  voyait  un  blâme  infligé  à  la 
mémoire  du  mari  pour  sa  mauvaise  administration.  Patru  va 
jusqu'à  dire  qu'elle  n'était  pas  moins  mal  vue  que  la  banque- 
route et  la  cession  de  biens.  C'était  le  temps  où  la  veuve  la  ren- 
dait publique  en  déposant  sur  la  fosse  sa  ceinture,  sa  bourse  et 
ses  clefs.  Bien  qu'elle  fût  peu  à  peu  remplacée  par  une  <léclara- 
tion  au  greffe,  cette  cérémonie  n'était  pas  tombée  en  désuétude. 


LA    FEMxME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  401 

Ce  qui  avai|  à  peu  près  disparu,  c'était  la  de' faveur  attachée  à 
cette  répuaialicn  qui  était  approuvée  généralement,  au  con- 
traire, comme  l'acte  d'une  mère  prévoyante.  La  faculté  de  la 
faire  était  de  droit,  mais  elle  était  aussi  stipulée  par  le  contrat  de 
mariage.  Celui  de  Jean  Hurault  de  L'Hospital  sieur  de  Goumer- 
ville  et  de  Louise  d'Allonville  passé  le  30  novembre  1600  l'avait, 
pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  réservée  à  celle-ci  en  même  temps 
que  son  préciput  sur  ses  habits,  bagues,  joyaux,  coche  et  che- 
vaux. La  première  coutume  de  Paris  ne  l'accordait  qu'à  la  veuve 
noble,  mais  la  seconde  l'étendit  à  toutes  les  veuves,  innovation 
qu'il  faut  encore  attribuer  à  l'influence  des  juristes,  notamment 
de  Du  Moulin  et  de  Jean-Jacques  de  Mesme.  La  veuve  en  était 
déchue  par  le  recel  ou  le  défaut  d'inventaire  de  la  succession. 
Les  contrats  de  mariage  stipulaient  souvent  pour  la  femme  renon- 
çante le  droit  de  reprendre  ses  apports  francs  et  quittes  ainsi 
que  les  biens  qui  lui  étaient  échus  à  titre  gratuit. 

De  la  renonciation  on  peut  rapprocher  le  bénéfice  d'émolu- 
ment. C'était  une  acceptation  limitée  au  profit  que  la  veuve 
pouvait  tirer  de  la  communauté.  Il  avait  surtout  sa  raison  d'être 
dans  ceux  des  pays  coutumiers  ^qui  n'admettaient  pas  la  renon- 
ciation et  il  était  subordonné  aussi  à  un  inventaire. 

La  dissolution  de  la  communauté  donnait  lieu  aux  récom- 
penses légales,  c'est-à-dire  au  règlement  des  indemnités  dues  par 
elle  à  la  veuve  ou  réciproquement,  selon  que  les  propres  de 
celle-ci  avaient  profité  à  la  communauté  ou  cette  dernière  aux 
propres. 

Les  contrats  de  mariage  assuraient  à  l'époux  survivant,  sous 
le  nom  de  préciput,  le  droit  de  prélever,  hors  part  en  nature  _ 
en  argent  jusqu'à  concurrence  d'un  certaine  somme,  une  partie 
des  biens  meubles  consistant  habituellement  au  minimum  en 
objets  à  son  usage  personnel,  armes  et  chevaux  pour  le  mari, 
garde-robe  et  bijoux  pour  la  femme. 

Aux  récompenses  légales  s'ajoutaient  pour  l'épouse  survi- 
vante les  avantages  nuptiaux  qui  se  réalisaient  en  même  temps 
que  les  premières  lui  étaient  acquises.  Le  plus  important  était 
le  douaire.  On  désignait  par  là  tantôt  la  partie  des  immeubles 
propres  du  mari  hypothéquée  à  la  jouissance  de  la  veuve,  tantôt 
ce  droit  de  jouissance  lui-même.  Le  douaire  devait  oermettre  à 
la  veuve,  généralement  exclue  de  l'hérédité  paternelle  et  mater- 
nelle, de  ne  pas  trop  déchoir  de  la  situation  qu'elle  avait  par- 
TOME  X.  —  1912.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tagée  avec  son  mari.  La  quotité  en  était  fixée  par^  la  coutume 
ou  par  les  parties.  Le  douaire  légal  était  quelquefois  du  tiers, 
plus  souvent  de  la  moitié  des  biens  du  mari.  Il  était  constitué 
quelquefois  non  seulement  au  profit  de  la  veuve  mais  aussi  au 
profit  des  enfans.  Il  était  vu  favorablement  par  la  loi  civile  et 
par  l'Eglise  qui  en  consacrait  la  constitution  dans  la  cérémonie 
nuptiale  par  les  mots  traditionnels  :  a  De  mes  biens  je  te  doue  à 
la  coutume  du  pays.  »  Le  douaire  n'était  pas  le  .seul  gain  'de 
survie  de  la  veuve.  Le  don  mutuel  en  était  un  aussi  et  celui-là, 
comme  le  mot  l'indique,  profitait  à  l'un  et  à  l'autre  des  conjoints 
mais  l'effet  en  était  bien  restreint  parce  que,  ne  portant  d'ail- 
leurs que  sur  l'usufruit,  il  n'était  valable  qu'à  défaut  d'enfans. 
Toutefois  les  parens  pouvaient,  en  mariant  leurs  enfans,  leur 
imposer  par  contrat  de  mariage  l'obligation  de  laisser  jouir  le 
père  ou  la  mère  survivante  de  l'usufruil  des  meubles  et  conquèts 
immeubles  du  prédécédé.  A  défaut  d'inventaire  en  règle,  la 
communauté  continuait  entre  la  veuve  et  les  enfans  mineurs. 
Cela  donnait  naissance  à  l'une  de  ces  sociétés  taisibles  qui, 
issues  d'origines  diverses,  prolongeaient  l'indivision  [dans  la 
propriété  et  dans  la  famille. 

En  résumé  quelle  situation  le  droit  et  l'usage  coutumiers, 
tels  qu'ils  avaient  été  fi.vés  par  les  jurisconsultes  réformateurs  et 
la  jurisprudence  du  xvi^  siècle,  faisaient-ils  à  la  femme  com-^ 
mune  en  biens  ?  Que  devenaient,  sous  l'influence  de  la  puissance 
maritale,  ses  intérêts  pécuniaires  .î^On  estimera  sans  doute  comme 
nous  qu'elle  n'avait  pas  trop  à  se  plaindre  du  régime  de  com- 
munauté. Il  faut  reconnaître  que,  si  ces  intérêts  y  ont  été  subor- 
donnés à  cette  puissance,  ils  y  ont  été,  après  ce  principe  supé- 
rieur, le  premier  souci.  On  ne  pourrait,  sans  être  dupe  d'une 
subtilité  juridique,  prétendre  qu'ils  n'étaient  que  réservés  tant 
que  durait  la  communauté,  qu'ils  n'étaient  défendus  que  quand 
elle  était  dissoute,  c'est-à-dire  trop  tard  si  le  mari  l'avait  admi- 
nistrée de  telle  façon  qu'elle  n'offrait  plus  qu'un  passif.  Outre 
que  dans  ce  cas  la  veuve  pouvait  avoir  recours  contre  les  propres 
du  défunt,  comment  oublier,  au  cours  même  de  la  commu- 
nauté, la  nécessité  de  la  participation  de  la  femme  commune 
pour  l'aliénation  des  propres,  celle  du  remploi  des  conquèts 
immobiliers,  l'hypothèque  générale,  la  séparation  de  biens  ?  Ces 
garanties,  dont  l'effet  était  immédiat,  montrent  assez/|ue,  pour  la 
formule  de  Du  Moulin  que  nous  avons  reproduite  ;  Uxor  non  est 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  4(Ki 

proprie  socia  sed  speratur  fore,  comme  pour  les  autres  do  même 
sens,  il  faut  faire  la  part  du  relief  excessif  que  l'esprit  de  sys- 
tème tend  toujours  à  donner  à  des  vérite's  relatives. 

C'est  encore,  comme  le  régime  de  communauté,  au  point  de 
vue  de  la  capacité  de  la  femme  mariée,  des  garanties  et  des 
avantages  qu'il  lui  accordait,  que  le  régime  dotal  nous  intéresse. 
L'épouse  dotale  jouissait,  au  regard  des  biens,  de  beaucoup  plus 
de  capacité  que  l'épouse  commune.  Si  elle  ne  pouvait,  ni  seule 
ni  avec  le  concours  de  son  mari,  aliéner  sa  dot,  sauf  dans  des 
conditions  très  particulières,  si  elle  ne  pouvait  pas  davantage 
renoncer  à  son  hypothèque  légale,  elle  avait  l'administration  et 
la  libre  disposition  de  ses  paraphernaux. 

Il  semblerait  d'abord  y  avoir  une  bonne  raison  pour  expli- 
quer cette  différence.  C'est  que  les  pays  de  droit  écrit,  à  l'excep- 
tion de  quelques-uns  tels  que  le  Bordelais,  l'Auvergne,  ne  con- 
naissaient pas,  en  principe,  la  puissance  maritale.  Mais,  comme 
elle  y  était,  nous  l'avons  remarqué  dès  le  début,  remplacée  par 
la  puissance  paternelle,  cette  raison  est  beaucoup  moins  bonne 
qu'elle  n'en  a  l'air.  La  femme  passait  par  le  mariage  sous  l'au- 
torité de  son  beau-père.  En  Limousin,  c'était  celui-ci  et  non  le 
futur  qui  recevait  la  dot  et  qui  l'administrait.  Dans  le  Périgord, 
l'Agenais,  le  Quercy,  pays  de  droit  écrit  comme  le  Limousin, 
les  nouveaux  mariés  ne  faisaient  pas  ménage  à  part.  Ils  venaient 
partager  la  vie  du  père  du  marié  et  des  membres  de  la  commu- 
nauté familiale.  Le  chef  de  famille  les  nourrissait,  mais  s'ap- 
propriait, sauf  conventions  contraires,  le  produit  de  leur  travail 
et  les  fruits  de  la  dot.  Le  fils  avait  été,  sous  le  nom  d'héritier 
associé,  in.stitué  par  le  contrat  de  mariage  héritier  universel, 
mais  seulement  en  nue  propriété,  l'usufruit  étant  réservé  au 
père  et,  à  son  décès,  à  la  mère.  Le  contrat  imposait'  aux  futurs 
cette  agrégation,  dans  une  situation  dépendante,  à  la  copropriété 
familiale.  L'émancipation  venait  quelquefois  l'abréger,  mais  elle 
était  trop  profitable  au  père  et  à  la  mère  pour  qu'ils  ne  fussent 
pas  jaloux  de  conserver  jusqu'à  la  mort  ou  à  une  extrême  vieil- 
lesse la  situation  de  chef  et  de  principal  bénéficiaire  de  l'exploi- 
tation collective.  Antoine  Martin  était  marié  depuis  assez  long- 
temps pour  avoir  eu  six  enfans  au  moins  quand  son  père,  Boni- 
face  Martin,  qui  était  ce  qu'on  appelait  en  Provence  un  paysan 
ménager,  se  décida  à  lui  transmettre  la  direction  du  domaine. 
Au  moment  où  il  se  résigna  à  la  retraite,   il  était   riclie  et  il 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

avoue  que  c'est  à  la  dot  fort  honnête  et  à  la  collaboration  de  sa 
bru  qu'il  doit  d'avoir  développé  ses  affaires  et  d'être  parvenu 
à  l'aisance.  Il  arrivait  aussi  en  pays  coutumier,  en  Nivernais, 
par  exemple,  que  le  gendre  et  la  bru  vinssent  vivre  avec  leurs 
parens  et  beaux-parens  et  formassent  avec  eux  une  communauté 
taisible,  mais  ces  parconniers  étaient  copropriétaires  en  pleine 
propriété. 

Bien  que  le  droit  coutumier  ait  eu  recours,  aussi  bien  que  le 
droit  écrit,  pour  empêcher  la  femme  de  s'engager,  d'intercéder, 
comme  on  disait,  au  profit  des  tiers  et  surtout  de  son  mari  con- 
sidéré à  cet  égard  comme  le  plus  dangereux  des  tiers,  à  la  légis- 
lation des  Césars,  l'application  du  sénatus-consulte  velléien  et 
de  l'authentique  Si  qua  mulier  doit  surtout  être  considérée 
comme  une  garantie  de  l'inaliénabilité  dotale  et  c'est  dans  la 
région  de  la  séparation  de  biens  que  cet  emprunt  au  Corpus  juris 
a  eu  le  plus  de  force  et  de  durée,  puisque  cette  incapacité  a 
résisté  et  survécu  à  l'édit  d'août  160G  qui  l'avait  abolie.  Si  elle 
a  été  une  entrave  à  la  sécurité  et  au  développement  des  affaires, 
nous  devons  y  voir  uniquement  ici  une  précaution  contre  l'es- 
prit de  sacrifice  de  la  femme,  une  mesure  bien  en  harmonie  avec 
toutes  celles  qui,  dans  les  deux  domaines  juridiques  de  notre 
pays,  étaient  inspirées  par  une  grande  sollicitude  pour  une  fra- 
gilité souvent  imputable  aux  entrainemens  du  cœur. 

Le  régime  dotal  connaissait,  comme  le  régime  de  commu- 
nauté, les  gains  de  survie.  L'augment  de  dot  y  correspondait  au 
douaire.  Pour  se  l'assurer  au  prédécès  du  mari,  l'intéressée 
pouvait,  du  vivant  de  celui-ci,  prendre  des  mesures  conserva- 
toires. Si  le  mari  était  fortement  endetté,  si  ses  biens  étaient 
décrétés  et  discutés,  si,  en  conséquence,  elle  demandait  à  être 
colloquée  tant  pour  son  augment  que  pour  ses  deniers  dotaux, 
elle  ne  pouvait,  à  la  vérité,  obtenir  une  collocation  immédiate 
pour  son  augment  du  vivant  de  son  mari,  mais  elle  avait  le 
droit  de  faire  condamner  les  créanciers  postérieurs  à  son  con- 
trat de  mariage  à  fournir  caution  pour  le  rétablissement  éven- 
tuel de  l'augment. 

Sous  le  nom  de  bagues  et  joyaux,  le  droit  écrit  accordait  à 
la  veuve  à  peu  près  le  même  privilège  que  les  coutumes  lui  attri- 
buaient sous  le  nom  de  préciput.  Les  bagues  et  joyaux  ne  consis- 
taient pas  seulement  dans  des  meubles  en  nature,  ils  compre- 
naient aussi  le  dixième  ou  le  vingtième  de   la  dot.  Tantôt  ils 


LA    FEMME    ET    L\    SOCIETE    FUANÇAISF..  405 

étaient  acquis  de  plein  droit,  tantôt  en  vertu  dVr  contrat  de 
mariage  qui  pouvait  en  faire  bénéficier  les  deux  futurs  comme 
cela  se  passait,  dans  la  région  coutumière,  pour  le  préciput.  En 
Provence  notamment  ce  privilège  de  préemption  était  stipulé 
par  le  contrat  et  sur  le  pied  de  la  réciprocité.  D'après  une  juris- 
prudence constante  du  parlement  d'Aix,  lorsque  les  bagues  et 
joyaux  avaient  été  estimés  dans  le  contrat,  la  veuve  pouvait  les 
prendre  à  la  fois  en  nature  et  en  valeur,  l'estimation  valant 
vente  et  faisant  du  mari  un  acheteur  redevable  de  la  partie  de 
dot  que  représentait  cette  estimation.  Dans  la  région  de  l'Au- 
vergne qui  suivait  la  loi  romaine,  l'épouse  survivante  reprenait 
rn  nature,  dans  l'état  où  ils  se  trouvaient  et  à  charge  de  faire  les 
Irais  de  funérailles,  les  lits,  la  garde-robe,  le  linge  et  les  joyaux. 
C'était,  sous  le  nom  de  gaigne  coutumière,  une  variante  du 
préciput  et  des  bagues  et  joyaux. 

Loin  des  bassins  du  Rhône  et  de  la  (Jaronne,  oi^i  survit  et 
règne  à  des  degrés  divers  la  tradition  romaine,  on  rencontre 
une  coutume  qui  est  allée  plus  loin  que  toute  autre  dans  le  sens 
de  la  puissance  maritale  et  de  l'incapacité  féminine.  C'est  la 
coutume  de  Normandie.  En  Normandie,  —  c'est  Du  Moulin 
qui  nous  le  dit,  —  la  femme  est  traitée  en  servante  et  livrée 
aux  pièges  d'un  mari  cupide  et  retors.  Miilieres  ut  ancHlaî 
mullum  viris  suis  subditx  qui  sunt  avari  et  fraudatores.  C'est 
l'esprit  de  la  coutume,  parce  que  c'est  l'esprit  de  la  race, 
d'une  race  guerrière,  conquérante  et  féodale.  Cela  reste  vrai, 
malgré  les  tempéramens  apportés  par  le  temps  à  la  rudesse 
avec  laquelle  le  sexe  faible  y  est  traité.  La  coutume  normande 
lui  appliquait  rigoureusement  la  législation  velléienne.  Elle  lui 
refusait  une  part  quelconque  dans  les  conquêts  immeubles  et 
excluait  la  communauté  même  comme  régime  conventionnel. 
Elle  se  relâchera  pourtant  de  cette  rigueur.  Dès  le  xiii^  siècle,, 
elle  y  déroge  en  accordant  à  la  femme  la  moitié  des  bourgages, 
c'est-à-dire  des  immeubles  urbains,  puis,  au  moment  où  il  se 
modifie  et  se  fixe  dans  la  rédaction  de  1583,  le  droit  matrimo- 
nial normand  arrive  à  étendre  sa  part  jusqu'au  tiers  en  usufruit, 
sans  distinction  entre  immeubles  ruraux  et  urbains.  Quant  aux 
meubles,  ce  n'est  pas  comme  femme  commune  qu'elle  en  prendra 
une  part,  mais  comme  héritière  à  la  mort  du  mari,  et  ce  qui  lui 
en  reviendra  sera  le  tiers  ou  la  moitié,  suivant  qu'il  y  a  ou  qu'il 
n'y  a  pas  d'enfans.  Elle  recevait  en  outre  un  douaire.  Quoique 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  dot  fût  inaliénable,  son  intervention  dans  l'aliénation  faite 
par  le  mari  rendait  cette  aliénation  valide  en  ce  sens  qu'elle  ne 
pouvait  revendiquer  l'immeuble  aliéné  en  nature  niais  seule- 
ment sa  valeur,  son  remploi  ou  une  indemnité.  Quant  aux 
libéralités  entre  époux,  le  don  mutuel  lui-même  était  interdit. 

Les  régimes  légaux  pouvaient,  dans  une  certaine  mesure, 
être  modifiés  par  les  conventions  des  parties.  Telles  de  ces  mo- 
difications devenaient  habituelles  dans  certains  pays.  Dans  le 
ressort  du  parlement  de  Bordeaux,  c'est-à-dire  dans  un  pays  de 
dotalité,  les  conjoints  ajoutaient  souvent  à  leur  contrat  une 
clause  de  société  d'acquêts.  Le  droit  matrimonial  coutumier 
admettait  même  des  clauses  stipulant  la  séparation  de  biens, 
excluant  la  communauté,  mais  il  ne  permettait  pas  de  toucher 
à  certains  principes  :  par  exemple,  il  n'aurait  pas  laissé  porter 
atteinte  par  l'introduction  de  l'inaliénabilité  dotale  à  la  concep- 
tion qu'il  se  faisait  des  rapports  entre  époux  ni,  d'une  façon 
quelconque,  à  l'autorité  maritale. 

Nous  avons  représenté  la  femme  dotale  comme  jouissant  de 
plus  de  capacité  que  la  femme  commune.  Comment  concilier 
cette  façon  de  voir  avec  la  situation  dépendante  qu'elle  parta- 
geait avec  son  mari  dans  la  maison  de  ses  beaux-parens.»>  Pour 
réduire  cette  contradiction  apparente  à  sa  juste  valeur,  il  faut 
observer  d'abord  que  l'épouse  dotale  ne  devenait  pas  toujours  la 
commensale  de  sa  nouvelle  famille  et  ensuite  qu'alors  même 
qu'elle  entrait  sous  le  toit  de  celle-ci,  il  pouvait  intervenir  entre 
les  ascendans  et  le  nouveau  ménage  des  conventions  de  nature  à 
sauvegarder  les  intérêts  de  celui-ci.  Quelquefois  c'était  chez  les 
parens  de  la  femme  que  les  nouveaux  mariés  venaient  vivre. 
En  1624,  dans  le  Berry,  un  valet  de  ferme,  François  Tixier,  au 
lendemain  de  son  mariage  avec  Jeanne  Collin,  s'engageait  à 
habiter  avec  son  beau-père  et  k  rester  six  ans  à  son  service  pour 
pouvoir  gagner  son  affiliation  à  la  communauté  qui  n'avait  pas 
à  attendre  de  lui  d'autre  profit  que  son  travail.  Il  payait  à  son 
beau-père,  le  jour  de  la  bénédiction  nuptiale,  30  livres.  Il 
gagnera  en  moyenne  25  livres  par  an,  loO  livres  pendant  les  six 
années  et  sera  habillé  et  chaussé.  A  ces  conditions  il  obtenait 
de  son  beau-père  Et.  Collin  son  affiliation  immédiate  et  sa  dési- 
gnation comme  héritier  au  même  rang  qu'un  des  enfans. 

En  terminant  cet  examen  succinct  de  nos  régimes  matri- 
moniaux, où  nous  nous  sommes  surtout  proposé  de  discerner  la 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  407 

sécurité  et  la  capacité  qu'ils  procuraient  à  la  femme  mariée, 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  signaler,  au  sein  des  pays 
basques,  qui  se  distinj^uent  déjà  par  l'adoption  de  la  commu- 
nauté de  conquèts,  un  ilôt  qui  nous  présente  un  type  de  demi- 
matriarcat.  Nous  voulons  parler  de  la  vallée  de  Barèges.  Ici,  la 
primogéniture  effaçait  la  distinction  des  sexes.  La  fille  aînée 
était  héritière  et,  quand  elle  se  mariait,  elle  gardait  le  nom  de 
sa  famille,  elle  le  transmettait  à  ses  enfans,  elle  ^devenait  le 
chef  de  celle  qu'elle  fondait,  elle  administrait  le  patrimoine  et 
en  disposait. 

Nous  n'avons  pu  nous  occuper  des  intérêts  matériels  de  la 
femme  mariée,  tels  qu'ils  étaient  réglés  par  la  législation  et  les 
conventions  matrimoniales,  sans  toucher  par  cela  même,  sinon 
expressément  du  moins  en  fait,  à  sa  situation  morale.  Gomment, 
en  efïet,  la  capacité  que  cette  législation  et  ces  conventions  lui 
accordent  ou  lui  refusent  pour  l'aliénation  et  l'administration 
des  biens,  les  moyens  qu'elles  mettent  a  sa  disposition  pour  dé- 
fendre ces  intérêts,  n'auraient-ils  pas  influé  sur  son  indépen- 
dance, sur  son  autorité,  sur  sa  dignité  .►^  Elle  obtiendra  d'autant 
plus  d'égards  pour  sa  personne  qu'elle  sera  plus  protégée  dans 
ses  biens.  Nous  avons  dit  le  compte  qu'il  faut  tenir  des  limites 
que  le  régime  de  communauté  avait  mises,  à  cet  égard,  à  l'exer- 
cice de  l'autorité  conjugale.  Nous  avons  remarqué  que,  dans  la 
région  qui  obéissait  à  la  loi  romaine,  le  droit  matrimonial  ne 
semblait  ignorer  la  puissance  maritale  que  pour  soumettre  l'un 
et  l'autre  des  époux  à  celle  des  ascendans;  mais  on  verra  bientôt 
par  la  conditio-n  faite  à  la  veuve,  dans  cette  région  comme  dans 
la  région  coutumière,  ce  qu'il  faut  penser  de  celle  de  la 
femme  mariée.  Il  apparaîtra  alors,  que,  si  elle  n'avait  pas  à  se 
plaindre  de  la  loi,  elle  avait  beaucoup  à  se  louer  des  mœurs. 

C'est  qu'en  effet  sa  condition,  envisagée  au  point  de  vue 
moral,  subissait  encore  l'influence  de  certaines  circonstances,  de 
certaines  idées,  de  certaines  habitudes  d'une  portée  générale.  Il 
faut  toujours  se  rappeler,  quand  on  écrit  un  chapitre  de  l'his- 
toire morale,  le  poids  dont  la  vie  publique  a  pesé  sur  les  des- 
tinées privées.  Que  d'intelligences  et  d'aptitudes  perdues  ou 
mises  à  profit,  que  d'existences  dévoyées  ou  utilement  dirigées 
selon  qu'elles  sont  laissées  à  elles-mêmes  ou  qu'elles  s'encadrent 
et  se  disciplinent  dans  des  institutions  autonomes  et  tradition- 
nelles!...   De  tous  les  effets  de  près   de   trente   ans  de  guerre 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

•civile  et  d'anarchie  dont  notre  pays  avait  souiîert,  nous  n'avons 
à  signaler  ici  que  le  tort  qu'ils  avaient  causé  à  la  moralité  qui 
règle  les  rapports  des  sexes.  Nous  nous  contenterons  de  rap- 
peler ce  que  nous  avons  dit  ailleurs  (1)  de  la  multiplicité  des 
rapts,  des  trop  faciles  annulations  de  mariages  se  répétant 
longtemps  après  que  ces  guerres  avaient  cessé.  Jeune  fille  ou 
épouse,  c'était  la  femme  qui  avait  pàti  de  cette  licence,  de  cette 
instabilité.  Ce  qui  rend  plus  frappant  encore  ces  défaillances 
jnorales,  c'est  la  pureté  de  mœurs  qui  avait  régné  en  France 
■dans  la  période  antérieure  à  nos  luttes  intestines  ou,  pour  pré- 
ciser davantage,  dans  la  première  moitié  du  xvi''  siècle,  et  dont 
le  père  de  Montaigne  se  donne  à  la  fois  pour  témoin  et  pour 
exemple. 

Ces  temps  troublés  avaient  eu  un  autre  effet  qui  avait  été, 
au  contraire,  de  relever  la  considération  de  la  femme  autant  que 
le  libertinage  avait  pu  lui  nuire.  Dans  la  vie  de  hasards,  de  sur- 
prises, de  dangers  qu'ils  avaient  faite  à  tout  le  monde  et  parti- 
'Culièrement  aux  habitans  du    plat  pays,  les  paysans,  les   châte- 
lains avaient  trouvé  maintes  fois  dans  leurs  compagnes  d'utiles 
auxiliaires  pour  la  défense  du  château,  de  la  maison  forte,  du 
village  auxquels  surtout  s'attaquaient  les  partis  adverses,  quel- 
quefois  celles-ci  avaient  dû   et  avaient  su  les  défendre  elles- 
mêmes.   Plus  d'une  avait  révélé   une  énergie    et  une   habileté 
dont  ceux  qui  les  connaissaient  les  auraient  crues,  dont    elles 
se  seraient  crues  elles-mêmes  incapables.  Beaucoup  avaient  fait 
-en   petit  ce  qu'avait  fait  en   grand  une  Chrétienne  d'Aguerre, 
comtesse  de  Sault,  levant   des  gens  d'armes,  écoutée   dans  les 
conseils,    disputant  la  Provence   au  duc   de  Savoie.    M'"*  de  la 
Guette  avait  eu  à  veiller  plus  d'une  fois  sur  la  sûreté  de  son 
«bateau  de  Sussy  en  Brie  et,  martiale  comme  elle  était,  ayant 
acquis,  dès  l'âge  de  douze   ans,  l'habitude  de  l'escrime  et  des 
.armes  à  feu,  cela  n'était  pas  pour  l'embarrasser.  La  baronne  de 
Bonneval  n'était  pas  moins  guerrière  que  son  mari,  mais  c'était 
aux  dépens  de  leurs  voisins  et  particulièrement   des   habitans 
d'Uzerche  que  l'un  et  l'autre  exerçaient  leur  besoin  de  se  rendre 
redoutable».  La  comtesse  de  Saint-Balmont  jouissait,  au  milieu 
du   xvii^  siècle,  d'une  véritable  réputation  d'amazone  et,  si  la 
nature,  si  son  caractère  l'avaient  préparée  à  la  mériter,  c'étaient 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier  19H. 


LA  FEMME  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE.  409' 

les  circonstances  qui  la  lui  avaient  value.  Les  contemporains' 
nous  la  présentent  comme  une  femme  exempte  de  la  coquet- 
terie la  plus  légitime,  dune  honnêteté  inattaquable,  d'une  cha- 
rité active,  pieuse  sans  excès,  d'une  gaieté  communicative,  d'une 
verve  naturelle,  faisant  des  vers  et  même  des  tragédies  sans 
prétention  et  surtout  pour  s'occuper,  une  femme  virile,  si  l'on 
veut,  mais  sans  avoir  rien  d'une  virago, et  elle  serait  restée  une 
châtelaine  plus  passionnée  qu'une  autre  pour  le  dressage  des 
chevaux  et  pour  la  chasse  si  la  nécessité  de  défendre  ses  terres 
contre  les  Français  et  leurs  alliés,  les  Weimariens  qui  dévas- 
taient la  Lorraine, —  elle  était  du  Barrois,  —  si  l'absence  de  son 
mari  qui  servait  sous  les  enseignes  de  son  maitre,  le  duc  de 
Lorraine,  ne  l'avaient  forcée  à  monter  à  cheval,  à  organiser  la 
protection  de  ses  propriétés  et  bientôt,  par  le  goût  qu'elle  y  pre- 
nait, par  la  confiance  qu'elle  inspirait,  celle  des  biens  de  ses 
voisins.  On  pourrait  multiplier  de  pareils  exemples.  Il  en  résul- 
terait que,  sous  l'empire  de  circonstances  qui  faisaient  sans  cesse 
appel  au  sang-froid  et  au  courage,  le  sexe  faible  s'était  élevé  au- 
dessus  de  lui-même.  Comment  cette  communauté  de  dangers 
et  d'intrépidité  n'aurait-elle  pas  grandi  son  autorité  dans  la- 
famille  et  dans  le  ménage  ? 

Il  y  a  encore  une  chose  qu'il  ne  faut  pas  oublier.  C'est  la 
liberté  dont  jouissait,  par  opposition  à  la  surveillance  jalouse 
dont  la  femme  italienne  et  espagnole  était  l'objet,  celle  de 
notre  pays,  celle  qui  était  mariée  plus  encore  que  la  jeune  fille. 
De  cette  façon  de  comprendre  l'autorité  maritale  que  nous  avons 
déjà  remarquée,  que  nous  serons  amené  à  remarquer  encore, 
parce  que  c'est  une  vérité  qui  domine  et  éclaire  bien  des  par- 
ties de  notre  sujet,  nous  ne  donnerons  ici  d'autre  preuve  que 
le  témoignage  du  père  de  Montaigne  que  nous  venons  d'invo- 
quer sur  un  autre  sujet.  Aux  traits  de  chasteté  qu'il  racontait  à 
l'honneur  de  son  temps,  Pierre  Eyquem  mêlait  le  souvenir 
d'étranges  privautés  qu'on  se  permettait,  qu'il  s'était  permises- 
lui-même  et  qui  ne  faisaient  aucun  tort  à  la  réputation  de  celles 
qui  s'y  prêtaient.  A  peine,  ajoute-t-il,  y  avait-il  dans  toute  une 
province  une  femme  de  qualité  qui  donnât  à  parler. 

Protection  légale  des  intérêts  féminins  dans  le  régime  ma- 
trimonial des  biens,  relâchement  des  mœurs  et  ébranlement 
de  la  solidité  de  l'union  conjugale  à  la  suite  des  guerres  civiles 
et  assez  longtemps  après,  prestige  inattendu  acquis  par  le  sexe 


410  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faible  à  se  montrer  en  face  du  danger  l'égal  du  sexe  fort,  liberté 
d'aller  et  de  venir,  d'avoir  commerce  avec  le  monde,  voila  qui 
semble  fait  pour  nous  donner  l'idée  d'une  personne,  qui  peut 
être  certainement  victime  du  libertinage  ou  de  la  cupidité  d'un 
mari,  mais  qui  trouve  pourtant  aussi  dans  la  loi  et  plus  encore 
dans  des  mœurs  qui  inclinent  de  plus  en  plus  vers  la  sociabilité, 
de  quoi  se  défendre  et  se  faire  écouter  quand  il  s'agit  des  inté- 
rêts communs  du  ménage.  Il  faut  aussi,  en  revanche,  tenir 
compte  des  préventions  que  la  théologie,  le  droit  canon,  le  droit 
civil,  la  littérature  populaire  entretenaient  dans  les  esprits 
contre  la  capacité  et  même  la  moralité  féminines  et  qui,  pour 
être  moins  raisonnées  encore  qu'instinctives  et  traditionnelles, 
n'en  étaient  pas  moins  fortes. 

En  dehors  de  son  intervention  dans  le  régime  des  biens,  l'au- 
torité maritale  consiste  dans  la  prépondérance  du  mari  au  point 
de  vue  de  la  direction  de  la  vie  commune.  La  première  marque 
de  cette  autorité,  c'est  l'obligation  pour  la  femme  de  suivre  le 
mari,  d'habiter  sous  le  même  toit.  C'en  est  aussi  la  première 
condition.  Il  faut  qu'elle  vive  avec  lui  pour  le  servir,  suivant  la 
forte  expression  qu'on  trouve |  dans  une  sentence  du  bailliage  de 
Bourges,  il  faut  qu'elle  soit  m  manu  mariti,  et  l'on  va  voir  que 
cette  expression  n'est  pas  une  simple  métaphore.  Nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  de  remarquer  que  l'abandon  du  domicile 
conjugal  n'était  pas  légitimé  même  par  des  sévices.  11  apparte- 
nait à  la  justice  de  décider  [si  ces  sévices  dépassaient  l'exercice 
légitime  de  l'autorité  du  chef  du  gouvernement  domestique^ 
Celui-ci,  en  efiet,  pouvait  corriger,  enfermer  sa  compagne.  Elle 
était,  à  cet  égard,  assimilée  à  l'enfant  mineur.  L'abus  ne  com- 
mençait qu'avec  la  blessure,  le  mehaing,  comme  avait  dit  autre- 
fois à  ce  sujet  Beaumanoir.  Exceptionnellement,  en  Bourgogne, 
le  droit  de  correction,  même  ainsi  limité,  était  ricfusé  au  mari,  et 
l'un  d'eux,  pour  n'avoir  pas  respecté  ce  privilège,  pour  avoir 
fait  ce  qu'on  faisait  partout  ailleurs,  se  vit  condamner  par  le 
parlement  de  Dijon,  le  6  mars  1597,  à  deux  écus  d'a-mende. 
Ainsi,  devan-t  la  justice  et  ajoutons  devant  l'opinion,  les  coups 
ne  portaient  pas  atteinte  à  la  dignité  de  l'épouse.  Il  en  était 
tout  autrement,  on  le  comprend,  quand  c'était  le  mari  qui  les 
recevait.  Cela  arrivait,  même  dans  les  ckasses  élevées.  M""^  Le 
Hagois  de  Bretonvilliers  battait  quelquefois  le  sien.  Celui  de  la 
marquise    de  Vervins   l'était  si    souvent  et  si   outrageusement 


LA  FEMME  ET  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE.  411 

que  Louis  XIII  l'engagea  à  la  faire  enfermer.  Le  bon  sens  popu- 
laire avait  compris  que  le  plus  coupable  ici,  c'était  la  victime 
qui  laissait  avilir  en  sa  personne  la  hiérarchie  domestique  et  il 
l'en  punissait  par  le  ridicule  en  lui  faisant  chevaucher  un  âne 
tête  à  queue,  livré  aux  quolibets  de  la  foule.  La  justice  consacra 
longtemps  cette  expiation  facétieuse  d'une  faiblesse  préjudiciable 
à  l'honneur  collectif  et  elle  ne  cessa  de  l'admettre  qu'en  1613 
sans  que  l'usage  de  «  faire  courir  l'àne  »  disparût  radicalement 
pour  cela. 

Si  les  sévices  subis  par  la  femme  ne  donnaient  pas  lieu  de 
plein  droit  à  la  séparation  de  corps,  si  les  tribunaux  exerçaient 
en  pareil  cas  un  pouvoir  conciliateur  et  discrétionnaire,  ils  n'en 
étaient  pas  moins  considérés  comme  une  des  deux  causes  prin- 
cipales de  séparation  judiciaire,  la  dilapidation  du  patrimoine: 
par  le  mari  étant  la  seconde.  C'est  ce  dernier  motif  qu'invoqua 
Marie  Brisson  devant  le  parlement  de  Paris  quand  la  Cour  lui 
demanda  pourquoi  elle  avait  quitté  le  lieutenant  civil  Miron. 
Celui-ci  avait,  à  l'entendre,  largement  entamé  par  ses  prodiga- 
lités la  dot  et  les  propres  apportés  par  elle.  Quand  on  lui  fait 
observer  qu'elle  a  aidé  à  ces  dépenses  et  qu'elle  en  a  profité,  que 
le  lieutenant  civil  lui  a  constitué  un  train  de  maison  honorable 
et  lui  a  entretenu  six  chevaux  et  six  serviteurs,  elle  affirme 
qu'au  contraire  elle  n'avait  à  son  service  qu'une  demoiselle  et 
(|u'un  laquais  et  qu'au  lieu  de  200  écus  par  mois  qu'on  lui  avait 
promis  pour  son  entretien,  elle  n'en  recevait  que  150.  Si,  dans 
cette  circonstance,  comme  dans  beaucoup  d'autres  analogues,  le 
parlement,  au  lieu  d'homologuer,  ainsi  que  le  demandait  Marie 
Brisson,  l'acte  de  séparation  amiable  qu'elle  avait  passé  avec  son 
mari,  procéda  à  une  tentative  de  conciliation,  il  n'en  faut  pas 
moins  tenir  compte  des  séparations  de  fait  qui  n'avaient  pas  été 
prononcées  par  la  justice.  Celle-ci  ne  voulait  pas  et  ne  pouvait 
pas  se  borner  à  enregistrer  des  séparations  volontaires,  elle  se 
croyait  avec  raison  tenue  de  provoquer  un  retour  à  la  bonne 
harmonie,  de  demander  aux  parties  l'effort  et  la  résignation  dont 
les  unions  heureuses  ont  elles-mêmes  besoin,  elle  devait  aussi  se 
préoccuper  des  intérêts  des  tiers  qui  pouvaient  se  trouver  com- 
promis par  la  séparation  de  biens,  conséquence  inévitable  de  la 
séparation  de  corps.  Mais  les  passions  n'acceptaient  qu'avec  peine 
la  nouvelle  épreuve  qu'on  voulait  leur  imposer.  Beaucoup  de 
ménages  désunis  refusaient  de  s'y  soumettre  et  reprenaient  tout 


'412  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  suite  leur  liberté.  Les  tribunaux  ne  pouvaient  guère  faire  autre- 
ment alors  que  de  céder  à  une   incompatibilité  établie  par  cette 
résistance  ou,  si  les  intéressés  avaient  essayé  de  vivre  de  nou- 
veau ensemble,  par  une  nouvelle  désertion  du  foyer  commun. 
C'est  ce  qui   parait  bien    s'être   produit  dans   le  cas  de  Samuel 
Robert.  Lieutenant  particulier  dans  l'élection  de  Saintes,  Samuel 
'Robert  avait  été  marié  en  1639  par  le  ministre  Baduel  à  Made- 
leine Merlat.  La  bonne  intelligence   des  époux  fut  troublée  six 
ans  après  et,  comme   nous  n'avons,  pour  nous  renseigner  sur 
l'origine  de  ce  désaccord,  que  les  articulations  du  mari  qui  les 
a  consignées  dans  son  journal,  force  nous  est  bien  de  nous  on 
rapporter  en  grande  partie  à  lui,  d'en  attribuer  la  responsabilité 
à  Madeleine  que  son  conjoint   nous  présente  comme  une  autre 
Xantippe.  En  tout  cas,  celui-ci    n'aurait  pas  eu  la  patience  de 
Socrate,  car  il  reconnaît  que,  poussé  à  bout  par  les  torts  graves 
et  l'humeur   acariâtre  de  sa  compagne,  il  se  laissa  aller  à  lui 
donner  trois  ou  quatre  soufflets.  Madeleine  n'était  probablement 
pas  habituée  à  ces  vivacités,  car  son  mari  ne  se  les  eut  pas  plu- 
tôt permises  qu'elle  quitta  la  maison  et  se  retira  chez  le  ministre 
Rossel    dont  la  servante  Sarah  lui  offrit  la    moitié  de  son  lit. 
Ramenée  par  son  époux  au  domicile  conjugal,  elle  le  quittait  le 
lendemain  à  l'insu  de  tous  les  gens  de  la  maison  et  se  réfugiait 
cette  fois  au  couvent  des  religieuses  de  Notre-Dame  de   Saint- 
Yivien  à  Saintes.  Samuel  Robert  s'y  rendit  et  eut  avec  la  fugi- 
tive, à  travers  la  grille,  une  conversation  où  il  ne  négligea  rien 
pour  la  décider   à  reprendre  la  vie  commune,  lui  prenant  la 
main,  la  sommant  de    son  devoir,    lui    jtromettant    l'oubli    du 
passé.  Madeleine  s'y  refusa  obstinément  et  se  déclara  résolue  à 
changer  de  religion  et    à   mourir    dans   le    cloître   qui  l'avait 
accueillie.    Vainement  Samuel  Robert  combat  cette   résolution 
en  disant  qu'elle  est  contraire  aux  lois  divine  et  humaine,  qu'elle 
n'a  pas  été  prise  librement,  qu'elle  est  le  résultat  d'une  capta- 
lion.  Il  obtient  pourtant  enfin  que  la  contumace  promette,  une 
fois  son  abjuration  faite  entre  les  mains  de  l'évèque  de  Saintes,  de 
retourner  au  foyer  conjugal.  Il  ne  peut  plus  se  dissimuler  qu'il 
y  a  là  autre   chose  qu'un   mauvais   caractère,    que    l'inégalité 
d'humeur  est  venue  surtout  de  la  contrariété  entre  sa  religion  à 
lui,  celle  que  Madeleine  professait  encore  elle-même  extérieu- 
rement et  celle  à  laquelle   elle  est  attachée  par  sa  foi    intime. 
Catholique  ou  protestante,  il  ne  veut  pas  perdre  une  ménagère, 


i 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  413 

une  femme;  il  offre  d'ouvrir  sa  maison  aux  docteurs  de  l'Église 
romaine  pour  achever  l'instruction  de  la  néophyte,  de  la  con- 
fier, pour  recevoir  cette  instruction,  à  son  cousin  germain  et 
parrain,  M.  le  Président,  qui  est  un  homme  à  ménager  et  qui 
semble  bien  avoir  encouragé,  sinon  éveillé  les  premières  incli- 
nations de  Madeleine  vers  le  catholicisme,  qui,  avec  des  voisins 
du  ménage  désuni,  a  favorisé  sa  retraite  au  couvent.  A  peu  de 
jours  de  là,  le  13  novembre  1649,  l'évêque  de  Saintes  y  recevait 
l'abjuration  de  Madeleine.  Y  prendra-t-elle  le  voile.»*  Gela  ne 
nous  étonnerait  pas,  mais  à  ce  moment  nous  la  perdons  de  vue. 
Tout  ce  que  nous  pouvons  affirmer,  —  et  c'est  là  que  nous  vou- 
lions en  venir,  — c'est  que  la  justice,  qui  jusqu'ici  ne  s'est  mêlée 
de  rien,  est  amenée  à  accepter  une  séparation  amiable  par 
suite  de  laquelle  l'héroïne  de  ce  débat  domestique  se  verra 
assigner  le  couvent  de  Notre-Dame  de  Saint-Vivien  ou  tout 
autre  pour  y  résider  pendant  la  vie  de  son  mari. 

L'importance  de  la  cohabitation,  considérée  comme  première 
conséquence  et  comme  première  condition  de  la  puissance  ma- 
ritale, est  si  grande  qu'on  nous  permettra  de  donner  de  nou- 
veaux exemples  de  la  façon  dont  l'obligation  en  était  appliquée 
ou  éludée.  La  femme  qui  quittait  le  domicile  conjugal  était 
forcée  parla  justice  à  le  réintégrer.  C'était  là  le  principe.  Encore 
fallait-il  que  la  justice  fût  saisie.  Quand  le  tribunal  du  bail- 
liage de  Bourges  condamna  Aimée  Mahas,  absente  depuis  un 
mois  de  son  intérieur,  à  y  reprendre  sa  place  et  à  y  remplir  ses 
devoirs,  ce  fut  sur  la  requête  de  son  mari,  Pierre  Hurtault.  Il 
n'est  guère  douteux  pourtant  que,  si  la  séparation  de  fait 
donnait  lieu  à  un  scandale,  la  juridiction  civile  intervînt 
d'office.  Aux  yeux  de  la  juridiction  spirituelle,  le  scandale  résul- 
tait du  fait  même  de  la  séparation  non  autorisée  et  elle  avait  à 
cœur  de  le  faire  cesser.  En  1642,  un  mercier  de  Saint-Remy  en 
Picardie  nommé  Tasse  se  vit  refuser  par  le  curé  la  communion 
pascale  parce  que,  séparé  de  sa  femme,  il  n'avait  pas  voulu,  à 
l'occasion  de  Pâques,  se  réconcilier  avec  elle.  Le  doyen  du  cha- 
pitre d'Amiens,  informé  du  fait  par  le  curé  au  moment  de  sa 
visite  pastorale,  fit  venir  le  réfractaire,  lui!  fit  sentir  la  gravité 
d'une  situation  qui  n'était  pas  régularisée  par  l'Eglise  et  en 
obtint  la  promesse  de  faire  son  devoir. 

Les  circonstances  qui  pouvaient  faire  cesser  la  cohabitation 
étaient  naturellement  des  plus  variées.  Dans  un  ménage  pauvre 


414  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  époux  qui  avaient  un  intérêt  si  évident  à  vivre  ensemble,  pou- 
vaient cependant  exceptionnellement  en  avoir  un  plus  grand  à 
se  quitter.  Le  plus  souvent  chacun  s'en  ira  de  son  côté  là  oii 
l'attire  l'espoir  de  se  créer  plus  facilement  des  moyens  d'exis- 
tence, mais  il  arrivera  aussi  que  la  femme  croit  devoir  se  faire 
décharger  de  l'obligation  de  rester  au  foyer  conjugal.  C'est  ainsi 
que,  pour  alléger  leur  commune  pauvreté,  Eustache  Boitte  auto- 
rise la  sienne  à  aller  gagner  sa  vie  où  elle  voudra,  soit  comme 
regrattière  dans  les  foires  et  marchés,  soit  comme  domestique. 
Dans  les  ménages  aisés  plus  que  dans  les  autres,  quand  les 
époux  vivent  à  part,  c'est  la  passion,  le  caprice  qui  les  a  séparés. 
Si  M^*^  Garnier  acheta  de  20  000  écus  le  consentement  de  son 
mari,  Mangot,  seigneur  d'Orgères,  à  une  séparation  amiable, 
c'est  qu'elle  voulait  être  plus  libre  de  récompenser  les  assi- 
duités de  Champlatreux,  le  fils  du  premier  président,  du  futur 
iJ-arde  des  Sceaux,  Mathieu  Mole.  L'inconduito  du  mari  eut  sa 
part  dans  les  dissentimens  qui  troublèrent  l'union  des  T..., 
mais  l'animosité  de  la  mère  de  M"^'' de  T...  contre  son  gendre, 
secondée  par  une  suivante,  fut  surtout  ce  qui  inspira  à  la 
femme  une  aversion  tenace  contre  son  mari.  Il  faut  dire  que 
le  mariage  avait  eu  pour  origine  une  indélicatesse  et  une 
illégalité,  car  c'était  au  mépris  de  la  loi  et  de  ses  devoirs 
que  le  père  de  M.  de  T...  avait  marié  son  fils  à  M^'^  de 
L...,  dont  il  était  l'oncle  et  le  tuteur  et  qui  était  une  riche 
héritière.  Par  cet  abus  d'autorité  il  avait  fait  de  la  mère  de  la 
jeune  fille  une  ennemie  acharnée  de  lui  et  de  son  fils.  Des  ques- 
tions d'intérêt  avaient  empiré  des  rapports  conjugaux  qui  se 
ressentaient  de  ces  fâcheux  auspices.  Le  mari,  par  exemple, 
avait  vendu  une  charge  de  lieutenant  aux  gardes  et  n'avait  pas 
rendu  compte  à  M"*^  de  L...  de  l'emploi  de  l'argent,  bien  que 
cette  charge  fût  sans  doute  un  immeuble  de  communauté. 
M"'®  de  T...  s'était  laissé  persuader,  par  hi  suivante  que  sa 
mère  avait  placée  auprès  d'elle,  que  son  mari  ne  reculerait 
devant  aucun  moyen  pour  devenir  veuf.  Elle  quitta  la  maison 
conjugale  et  se  retira  dans  un  couvent  de  Rennes.  Le  ménage 
vivait  dans  celte  ville.  Le  mari  fit  alors  ce  que  nous  avons  vu 
faire  à  Samuel  Robert.  Ayant  découvert  que  c'était  au  couvent  de 
Saint-Georges  que  se  cachait  la  fugitive,  il  s'y  présenta,  fut 
admis  a  la  voir  et  à  lui  parler  sous  le  voile  et  à  travers  la  grille, 
lui.  demanda  pardon  et  se  soumit  à  toutes  les  réparations  pour 


LA  FEMME  ET  LA  SOCIETE  FRANÇAISE.  415 

obtenir  seulement  le  droit  de  jouir  de  sa  présence.  Mais  celle- 
ci  ne  se  laissa  pas  fléchir.  Elle  poursuivit  l'annulation  du 
mariage  en  arguant  de  l'abus  de  pouvoir  commis  par  son  beau- 
père  et  aussi,  en  dépit  d'une  ancienne  dispense,  de  la  consan- 
guinité au  degré  de  cousin  germain.  L'aftaire  fut  évoquée  à 
Paris  pour  suspicion  légitime.  Le  père  de  M""®  de  T...  avait 
été,  en  effet,  conseiller  au  Parlement  de  Rennes  et  surtout  la 
population  avait  pris  vivement  parti,  généralement,  contre  la 
demanderesse  qu'on  trouvait  trop  vindicative.  Elle  perdit  sur  la 
question  de  dissolution  mais  obtint  la  séparation.  Elle  fut 
placée  comme  pensionnaire  chez  les  religieuses  de  la  Propaga- 
tion de  la  Foi  où  son  mari  fut  autorisé  à  lui  faire  visite. 

Ce  fut  encore  une  suivante  qui  mit  la  division  dans  le  mé- 
nage du  vicomte  et  de  la  vicomtesse  de  Lisle.  Celle-ci  s'en  était 
engouée  et  lui  faisait  faire  beaucoup  de  choses  dans  la  maison. 
Le  mari,  au  contraire,  ne  pouvait  la  souffrir  et  voulait  la  ren- 
voyer. La  vicomtesse  vint  vivre  avec  elle  à  Paris.  Ici  encore, 
comme  dans  le  cas  de  M.  et  de  M""®  dejT...,  il  s'agit  d'une 
riche  héritière,  — M™^de  Lisle  avait  20  000  livres  de  rente,  —  et 
d'un  ménage  breton.  Or  en  ce  temps-là  on  comptait  les  bons  mé- 
nages en  Bretagne.  Il  n'y  en  avait  que  trois  a  Rennes  et,  dans  la 
province,  il  y  en  avait  beaucoup  d'assez  mauvais  pour  qu'on  pût 
raconter  tout  bas  comment  ils  avaient  fini  par  la  mort  tragique 
du  mari,  par  le  crime  de  la  femme.  Dans  le  conflit  conjugal 
entre  le  vicomte  et  la  vicomtesse  de  Lisle,  ce  fut  cette  fois  encore 
le  mari  qui  eut  le  dessous  car  il  fut  obligé  de  venir  rejoindre  la 
vicomtesse  à  Paris.  Le  ménage  de  Quatresols  do  Montanglos, 
riche  auditeur  des  comptes,  offre  encore  un  exemple  de  sépara- 
tions accomplies  sans  l'intervention  de  la  justice.  De  ce  ménage 
peu  uni  étaient  nés  trois  enfans,  deux  garçons  et  une  fille.  Les 
garçons  étaient  élevés  par  le  père  et  la  fiHe  par  la  mère. 

La  séparation  prenait  aussi  le  caractère  d'une  pénalité  do- 
mestique et  alors  elle  pouvait  aller  jusqu'à  l'internement.  C'est 
ainsi  que  Loi^is  de  Bourbon,  marquis  de  Malauze,  relégua 
Charlotte  de  Kervénio,  sa  femme,  qui  était  en  même  temps  sa 
cousine  germaine,  dans  son  château  de  Miramont.  Il  donna 
l'ordre  de  ne  la  laisser  manquer  de  rien,  mais  de  ne  lui  laisser 
voir  personne.  Elle  y  mourut  sans  avoir  recouvré  les  bonnes 
grâces  de  son  mari,  qu'elle  parait  bien  avoir  trompé,  mais  qui 
avait   beaucoup    plus   de  choses    qu'elle  à  se  faire    pardonner. 


416  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rigoureusement  les  bienséances  ne  permettaient  pas  aux 
femmes  séparées  de  vivre  ailleurs  qu'au  couvent,  mais  il  n'en 
manquait  pas  qui  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de  rester  dans  le 
monde. 

Nous  n'aurions  pu  diminuer  le  nombre  des  cas  particuliers 
que  nous  venons  de  produire,  sans  faire  moins  bien  comprendre 
comment  la  vie  commune  était  dissoute  par  des  séparations  de 
fait  qui  n'avaient  d'efïet  légal  que  lorsqu'elles  étaient  sanction- 
nées par  les  tribunaux  et  par  l'Eglise.  Il  faut  se  rappeler,  pour 
réagir  contre  l'impression  laissée  par  la  fragilité  des  unions 
dont  nous  avons  raconté  l'histoire,  que  les  foyers  désorganisés 
ont  toujours  fait  parler  d'eux  plus  que  les  bons  ménages,  que 
la  justice  et  la  chronique  ont  eu  à  s'occuper  des  premiers  beau- 
coup plus  que  des  seconds. 

Le  trait  le  plus  frappant,  au  point  de  vue  moral,  dans  les 
rapports  des  époux,  c'est  peut-être  la  déférence  que  le  chef  du 
ménage  obtient  de  sa  compagne.  Quand  elle  lui  écrit,  elle  se 
qualilie  sa  très  obéissante  femme  et  servante,  sa  très  humble 
servante  et  femme.  Dans  certaines  provinces,  dans  le  Morvan, 
notamment,  elle  lui  parle  à  la  troisième  personne,  elle  le  sert  à 
table  et  assiste  debout  à  ses  repas.  Cette  déférence  n'était  pas 
comprise  seulement  comme  un  hommage  à  la  suprématie  mari- 
tale, mais  tout  autant  comme  un  moyen,  pour  celle  qui  en  était 
redevable,  de  s'assurer  par  une  influence  de  tous  les  instans  le 
pouvoir  réel.  Nicolas  Pasquier  a  tracé  avec  agrément  pour  sa 
bru.  M''®  de  la  Brangelie,  une  méthode  qui  établit  la  charte 
naturelle  et  permanente  d'un  régime  domestique  où,  comme 
dans  le  régime  constitutionnel,  le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas. 
Consultez  toujours  votre  mari,  lui  dit-il  en  substance,  de  façon 
à  l'amener  a  faire  ce  que  vous  voudrez.  Laissez-lui  l'honneur  de 
paraître  tout  faire  et  jouissez  de  la  réalité  de  tout  faire  avec  son 
aveu.  N'est-ce  pas  aussi  de  cette  méthode  qui  part  de  la  défé- 
rence pour  arriver  à  l'influence  et  au  gouvernement  que  s'in- 
spire ce  conseil  d'un  père  à  sa  fille  :  «  Rendez-vous  aux  occa- 
sions facile  et  adroite  à  lui  faire  croire  que  ses  raisons,  quoique 
vous  les  sachiez  fausses,  vous  satisfont,  et  que  personne  ne  vous 
peut  mettre  autre  pensée  dans  l'esprit  que  ce  qu'il  vous  dit.  » 

De  même  que  la  cohabitation  était  pour  la  femme  mariée 
la  première  obligation  légale,  la  fidélité  était  son  premier  de- 
voir moral.  Si  l'opinion  et  la  loi  faisaient  une  grande  di fie rence 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  417 

entre  son  iniidélite  et  celle  du  mari,  c'était  à  cause  du  respect 
dû  h  celui-ci  et  de  l'honneur  familial  dont  il  était  le  gardien.  Si 
l'on  ajoutait  que,  répugnant  à  la  translation  des  biens  d'une 
famille  dans  une  autre,  elles  devaient  répugner  bien  davan- 
tage encore  à  la  transfusion  illégitime  d'un  sang  étranger,  à 
l'usurpation  d'une  paternité  qui  faisait  entrer  des  enfans  adul- 
térins, à  côté  des  enfans  légitimes  et  en  concours  avec  eux, 
dans  une  famille  qui  n'était  pas  la  leur,  on  donnerait  une  rai- 
son de  la  sévérité  qu'elles  auraient  pu  avoir  contre  l'adultère, 
on  n'en  donnerait  pas  de  l'inégalité  de  leur  sévérité.  La  femme 
ne  pouvait  intenter  une  action  en  adultère  contre  son  mari. 
L'adultère  n'entrainait  pour  celui-ci  ni  la  séparation  de  corps, 
ni  l'incapacité  de  la  demander  pour  la  même  faute,  il  n'avait 
pour  lui  d'autre  sanction  que  la  perte  de  la  dot  et  des  avan- 
tages nuptiaux.  Le  monde  n'était  pas  moins  indulgent  et  il 
demandait  à  la  victime  d'avoir  la  même  indulgence.  Vives  la 
lui  présente  comme  un  devoir;  tout  ce  qu'il  lui  permet,  c'est  de 
faire  de  la  morale  au  coupable,  mais  une  morale  qui,  en  lui 
profitant,  ne  puisse  pas  l'irriter.  Il  s'en  faut  peu  que  M"^  de 
Scudéry,  qui  peut  être  considérée  comme  un  arbitre  des  bien- 
séances, taxe  de  mauvais  goût  les  récriminations  les  mieux 
justifiées  sur  ce  chapitre.  Toutefois  elle  fait  une  distinction  qui 
sied  bien  à  la  métaphysique  sentimentale  où  se  complaisaient 
les  précieuses  ;  elle  oppose,  sur  cette  question  de  casuistique  de 
la  bonne  éducation,  les  mariages  de  raison  et  les  mariages  d'in- 
clination. La  femme,  en  se  mariant,  a-t-elle  moins  écouté  son 
cœur  que  tenu  compte  de  telles  ou  telles  convenances,  elle  doit  se 
résigner,  avoir  l'air  d'ignorer  et,  si  l'évidence  lui  crève  les  yeux, 
ne  pas  en  parler  à  l'infidèle.  Mais  si  elle  a  aimé  celui  qu'elle  a 
épousé,  alors  c'est  un  cœur  qui  lui  échappe,  et  il  est  naturel 
qu'elle  ne  puisse  prendre  son  parti  de  le  voir  passer  à  une  autre. 
La  duchesse  de  Montmorency,  Marie-Félice  des  Ursins,  commença 
par  soufïrir  des  infidélités  de  son  mari,  puis  elle  s'y  résigna  et 
trouva  même  une  consolation  singulière  à  recevoir  ses  confi- 
dences qu'elle  voulait. sans  réticences. 

A  l'égard  de  la  femme  et  de  son  complice,  la  répression  de 
l'adultère  rappelle  le  passé  et  annonce  l'avenir.  L'adultère  est 
encore  un  crime  public,  il  intéresse  encore  la  société,  mais  on 
sent  venir  le  moment  où  il  sera  considéré  comme  n'intéres- 
sant presque  que  le  mari.  Celui-ci  est  encore  armé  d'une  juri- 
TOME  X.  —  1912.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diction  domestique,  la  loi  lui  laisse  le  droit  de  venger  son  hon- 
neur par  des  sanctions  disciplinaires.  Nous  avons  vu  tout  à 
l'heure  le  marquis  de  Malauze  séquestrer  sa  femme  dans  un  de 
ses  châteaux.  Souscarrière  fit  enfermer  la  sienne  dans  un  cou- 
vent à  la  campagne  pendant  un  an  et  demi,  au  bout  duquel  il 
lui  rendit  la  liberté  en  lui  déclarant  qu'il  ne  se  considérerait 
jamais  comme  son  mari.  La  puissance  maritale  permettait 
d'aller  beaucoup  plus  loin.  Elle  autorisait  à  tuer  l'épouse 
adultère  et  son  complice  quand  ils  étaient  surpris  en  flagrant 
délit.  C'est  bien  comme  un  droit,  non  comme  une  tolérance, 
que  J.-P.  Camus  présente  cette  justice  sommaire.  Elle  restait 
impunie,  même  quand  elle  ne  s'exerçait  pas  à  la  chaude,  comme 
dit  l'évêque  de  Belley.  Henri  IV  ayant  fait  honte  au  comte  de 
Cheverni  de  sa  patience  à  supporter  les  désordres  de  sa  femme, 
le  comte  la  fit,  malgré  sa  situation  intéressante,  étouffer  dans 
son  lit.  Le  comte  de  Gramont  poignarda  l'amant  attitré  de  la 
sienne  et  on  le  soupçonna  de  s'être,  peu  de  temps  après,  débar- 
rassé de  celle-ci  par  le  poison.  Le  comte  de  Vertus  assassine  un 
des  galans  de  la  comtesse,  Saint-Germain  la  Troche,  qu'il  avait 
attiré  dans  un  guet-apens  par  une  lettre  supposée.  Il  ne  faisait, 
il  est  vrai,  que  devancer  le  sort  que  lui  préparaient  les  deux 
complices  dont  les  intentions  criminelles  lui  avaient  été  révélées 
par  leur  correspondance.  Un  des  plus  grands  seigneurs  de  Gas- 
cogne, dont  le  chroniqueur  bordelais  qui  rapporte  le  fait,  nous 
a  1-aissé,  intentionnellement  sans  doute,  ignorer  le  nom,  fit  tuer 
sa  femme  par  ses  suisses  à  coups  de  hallebardes,  parce  qu'elle 
l'avait  trahi  avec  un  gentilhomme  de  sa  maison,  et  le  public, 
comme  la  justice,  garda  sur  l'événement  un  silence  prudent. 

Quand  le  mari  outragé  demandait  à  la  société  de  venger  son 
honneur  et  de  se  défendre  elle-même  dans  son  institution  fon- 
damentale, la  société  mettait  à  sa  disposition  des  peines  infa- 
mantes. C'était  aussi  dans  l'infamie  que  la  justice  populaire 
plaçait  le  châtiment,  ave€  cette  différence  qu'elle  ne  se  piquait 
nullement  de  l'impassibilité  de  la  loi,  qu'elle  s'assaisonnait,  au 
contraire,  d'une  gaieté  sans  frein  oii  le  scandale  faisait 
presque  oublier  l'expiation.  Il  est  bien  entendu  que  nos  ancêtres 
de  ce  temps-là  étaient  très  malheureux,  mais  il  faut  avouer 
qu'ils  ne  perdaient  pas  une  occasion  de  s'amuser,  fût-ce  dans 
les  circonstances  les  plus  graves,  les  plus  tragiques.  La  foule 
que  nous  avons  vue  s'inviter  aux  noces  et  les  faire  tomber  dans 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  419 

une  licence  vers  laquelle  elles  penchent  déjà  par  elles-mêmes, 
(jui  i'aisait  enrourcher  un  àne  tète  à  queue  |)ar  le  mari  battu  et 
le  poursuivait  de  ses  quolibets,  était  la  même  qui  obligeait   les 
adultères  à  courir  tout  nus  par  la  ville.  Nous  ne  signalerons  pas 
toutes  les  pénalités   bouifonnes  et  cyniques  que   l'imagination 
populaire    avait   inventées   contre    l'adultère.    Elles   tendaient 
d'ailleurs  à  disparaître   et  le  peuple  lui-même   arrivait  à    être 
choqué  du  tort  que  cette  façon  de  venger  la  morale  faisait  à  Ja 
morale  elle-même.  Ce  fut  la  population  d'Avansac  qui  demanda 
qu'on  laissât  tomber  en  désuétude,  comme  contraire  aux  bonnes 
mœurs,  l'article  de    la  coutume  qui  condamnait  les   adultères 
à  se   montrer  tout  nus  à   leurs  concitoyens  et  qui  l'obtinrent, 
en  1623,   du  parlement    de  Toulouse   malgré    l'opposition    du 
seigneur.  Les  peines  infamantes  encore  en  vigueur  étaient  le  car- 
can, le  pilori,  la  fustigation;  mais  les   deux  premières  étaient 
rares,  tandis   que  la  troisième  était  commune.  La  fustigation, 
qui  était  publique,  était  suivie  du  bannissement  à  temps  ou  à 
perpétuité  ou  de  l'internement  dans  un  couvent,    spécialement, 
à  partir  d'une  certaine  époque,  aux  Filles  repenties.  Le  bannis- 
sement, qui  se  présente  le  plus  souvent  dans  nos  textes,  était 
destiné  à  être  remplacé  par  la  réclusion  et  il  est  probable  qu'une 
étude  particulière  de  la  question  montrerait  dès  lors  cette  seconde 
pénalité  en  train  de  se  substituer  h  la  première.  Rien  ne  mani- 
feste mieux  que  cette  substitution  l'indulgence  qui  s'introduisait 
et  se  répandait  pour  la  femme  coupable.  La  séquestration,  bien 
que  motivée  en  partie  par  la  crainte  du  scandale,  c'est-à-dire 
par  une  préoccupation  sociale,  semble  être  une  application  de  la 
justice  domestique  et  dénote  qu'on  arrive  à  considérer  l'adultère 
comme  un  fait   qui   n'intéresse  plus   que  la  partie  lésée,  telle- 
ment qu'il  dépend  du    mari,  qui  est  tenu  de  pourvoir  à  l'en- 
tretien   de    sa    femme    au    couvent,   faute    de   quoi    elle    sera 
remise  en  liberté,  de  faire  cesser  cette  séquestration   en  repre- 
nant   la    coupable.  S'il    ne  le   fait  pas,    l'internement    devient 
perpétuel.  Déjà,  en  principe,  il  avait  seul  qualité  pour  accuser 
sa  femme  d'adultère.  En  réalité  il  suffisait  qu'il  y  eût  scandale 
pour   donner  lieu  à  l'action  publique,  soit  qu'elle  se  joignit  à 
celle  de  la  partie,  soit  qu'elle  s'exerçât  d'une  façon  indépendante. 
Nous  n'avons  encore  parlé  que  de  l'adultère  simple.   Parmi 
les  circonstances  aggravantes  qui  constituaient  l'adultère  quali- 
fié nous  n'en  remarquerons   qu'une.   C'est  celle    qui   consistait 


420  BEVUE  DES  DEUX  MOXDES. 

dans  la  situation  subalterne  du  complice  par  rapport  au  mari. 
Elle  entraînait  la  mort  pour  les  deux  coupables.  Cette  sévérité 
s'explique  beaucoup  moins  par  l'indignité  du  complice,  par  la 
violation  de  la  hiérarchie  sociale  que  par  l'abus  de  confiance  qui 
augmentait  la  culpabilité  et  qui  devait  être  d'autant  plus  sévè- 
rement frappé  qu'un  contact  intime  donnait  plus  de  facilité 
pour  le  commettre. 

Aux  sanctions  pénales  s'ajoutaient  naturellement  pour  la 
femme  adultère,  dans  l'ordre  civil,  la  perte  de  ses  droits  matri- 
moniaux, de  l'usufruit  de  ses  deniers  dotaux  et  même  de  ses 
paraphernaux. 

A  part  la  rigueur  déployée  contre  ce  qu'on  pourrait  appeler 
l'adultère  domestique,  on  constate  donc  dans  la  répression  un 
adoucissement,  et  cet  adoucissement  correspond  naturellement  à 
plus  d'indulgence  dans  l'opinion.  La  multiplicité  des  adultères, 
la  facilité  des  démariages  avaient  blasé  l'indignation  à  l'égard 
de  la  violation  de  la  fidélité  conjugale  et  amenaient  à  y  voir 
moins  une  atteinte  à  l'institution  constitutive  de  la  famille 
qu'une  infortune  particulière.  Sans  parler  des  maris  complai- 
sans,  de  ceux  qui  ne  se  reconnaissaient  pas  le  droit  d'être 
sévères,  il  yen  avait  beaucoup  qui  ne  se  servaient  qu'à  moitié 
des  armes  que  la  loi  mettait  dans  leurs  mains,  abrégeant  la 
réclusion,  laissant  écouler  la  prescription  de  cinq  ans  qui 
éteignait  l'action  privée.  En  voici  un,  Philippe  Claus,qui  avoue 
que  pour  tenir  son  ménage  et  l'assister  dans  sa  vieillesse,  il  ne 
peut  se  passer  de  sa  compagne  qui  a  témoigné  d'ailleurs  un 
grand  repentir  et  lui  a  fait  souvent  demander  pardon.  Il  solli- 
cite en  conséquence  pour  elle  des  lettres  patentes  qui  lui 
remettent  le  bannissement  auquel  elle  a  été  condamnée  et  qui 
lui  permettent  de  revenir  près  de  lui. 

La  situation  que  la  loi  et  les  mœurs  faisaient  aux  enfans 
naturels  va  nous  aider  encore  à  nous  représenter  comment  on 
appréciait  l'excellence  morale  et  sociale  du  mariage'  l'impor- 
tance de  ses  devoirs.  Les  enfans  naturels,  même  s'ils  étaient 
adultérins  et  incestueux,  avaient  droit  à  des  alimens.  Ni  les 
uns  ni  les  autres  de  ces  derniers  ne  pouvaient  rigoureusement, 
sauf  le  compte  à  tenir  des  circonstances,  prétendre  à  autrii 
chose,  mais  ils  pouvaient,  à  titre  alimentaire,  recevoir  des  libé- 
ralités particulières.  Le  père  naturel  s'acquittait  de  sa  dette 
envers    ses    enfans    illégitimes   en    leur   faisant   apprendre  un 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  421 

métier.  Généralement  il  ne  suffisait  pas  de  les  mettre  en 
apprentissage,  il  fallait  encore  les  établir.  La  fille  née  hors 
mariage  n'était  pas  néanmoins  admise  à  réclamer  une  dot,  mais 
l'arrêt  de  la  Tournelle  du  20  juin  1598,  qui  la  déclarait  non 
recevable,  enjoignait  en  même  temps  au  père  de  saisir  la  pre- 
mière occasion  pour  la  pourvoir  d'une  situation.  Nous  connais- 
sons même  un  arrêt  du  parlement  de  Paris  du  12  août  1638  qui 
condamne  les  héritiers  du  père  à  doter  la  fille,  ce  qui  semble 
bien  indiquer  un  changement  de  jurisprudence.  Les  bâtards 
avaient  la  capacité  de  tester.  Ils  transmettaient  leurs  biens  à 
leurs  enfans  légitimes  et  à  leurs  père  et  mère,  au  moins  pour 
ces  derniers  leurs  meubles  et  conquêts.  La  plupart  des  cou- 
tumes leur  refusaient  l'hérédité  paternelle  et  maternelle.  En 
Dauphiné  pourtant  ils  succédaient  à  leur  mère  en  l'absence 
d'enfans  légitimes.  Certaines  coutumes  allaient  jusqu'à  les 
appeler  en  concours  avec  les  enfans  légitimes. 

La  société  ne  se  montrait  pas  sévère  pour  l'irrégularité  de 
leur  naissance.  Quand  des  intérêts  matériels  n'en  faisaient  pas 
pour  elle  des  adversaires,  la  famille  légale,  qui  comprenait 
souvent  des  enfans  de  différens  lits  et  par  suite  des  demi-frères 
et  des  demi-sœurs,  les  accueillait  sans  en  rougir  et  comme  s'ils 
en  faisaient  légitimement  partie.  Le  o  octobre  1578,  Pierre  sur- 
nommé Pilotus,  bâtard  de  (iuillaume  Le  Riche,  avocat  du  Roi  à 
Saint-Maixent,  arrive  chez  ses  frères  légitimes  qu'il  n'avait  pas 
vus  depuis  douze  ou  treize  ans,  après  avoir  fait  son  tour  de 
France  comme  ouvrier  sellier,  et  il  est  très  bien  reçu.  Sa  fille 
avait  d'ailleurs  pour  marraines  la  femme  et  la  sœur  de  l'avocat 
du  Roi.  C'était  souvent  par  un  acte  de  dernière  volonté  que  le 
père  naturel  reconnaissait  un  enfant  et  lui  assurait  un  avenir. 
Dans  un  testament  empreint  de  la  foi  protestante  lapins  ardente, 
Claude  de  la  Trémoïlle  avoue  pour  son  fils  naturel  un  certain 
Hannibal,  exprime  la  volonté  qu'il  soit  traité  comme  tel  et  en 
gentilhomme,  entretenu  au  collège  jusqu'à  seize  ans,  envoyé 
ensuite  en  Hollande  pour  y  apprendre  le  métier  des  armes  et 
lui  assigne  6  000  livres  qu'il  touchera  à  son  mariage. 

G.  Fagmez. 


FRANÇOIS   PALACKY 

HISTORIEN  DE  LA  BOHÈME 


1798-1 87G 


Pendant  trois  jours,  du  28  juin  au  1^'"  juillet,  la  Bohême  a 
été  en  fête.  Prague  regorgeait  d'hôtes  accourus  de  tous  les  points 
de  l'Europe  et  même  des  Etats-Unis.  La  cause  de  cet  afflux 
extraordinaire  des  Slaves  et  des  amis  de  la  race  slave  dans  la 
noble  et  pittoresque  capitale  de  l'ancien  royaume  de  Bohême, 
était  une  double  solennité.  La  Société  des  Sokols,  ces  gymnastes 
tchèques,  qui  rendirent  à  la  cause  de  la  régénération  nationale 
du  peuple  tchèque  des  services  considérables  et  qui  furent  les 
ardens  et  dévoués  propagateurs  de  l'idée  patriotique,  fêtait  le 
cinquantenaire  de  sa  fondation  et,  à  cette  occasion,  d'autres 
groupes  de  Sokols  étaient  accourus  de  tous  les  pays  slaves 
pour  afiirmer  leur  foi  en  l'avenir  de  leur  race  et  leur  volonté 
de  le  préparer  en  unissant  leurs  cœurs  et  leurs  forces.  En  même 
temps,  les  représentans  du  monde  savant  et  les  amis  du  peuple 
tchèque  et  des  Slaves  étaient  venus  à  Prague  pour  assister,  le 
1*"  juillet,  à  l'inauguration  du  monument  grandiose  élevé  par 
la  ferveur  patriotique  des  Tchèques  au  grand  historien  de  la 
Bohême,  François  l*alacky. 

Les  Tchèques  paient  ainsi  le  juste  tribut  de  leur  reconnais- 
sance à  l'homme  qu'ils  appellent  avec  orgueil  «  l'organisateur 
de  la  nation,  »  car  c'est  bien  grâce  aux  efforts  de  Palacky,  savant 


FRANÇOIS    PALACKY.  423 

et  homme  politique  à  la  fois  (1),  que  la  Bohême,  réduite  sous 
Marie-Thérèse  et  sous  Joseph  II  à  l'état  de  simple  province  de 
la  monarchie  des  Habsbourg,  a  trouvé  la  force  de  se  relever 
pour  réclamer  la  reconnaissance  de  ses  droits  méconnus.  Palacky 
a  ressuscité  la  nation  tchèque  :  c'est  une  gloire  très  pure  et  très 
rare  qui  lui  assure,  parmi  les  grands  historiens,  une  place  à 
part,  à  côté  des  grands  conducteurs  de  peuples. 


Pour  apprécier  à  sa  valeur  l'œuvre  de  Palacky,  il  convient  de 
se  reporter  à  cent  vingt  ans  en  arrière.  Ecrasée  en  1620  à  la 
baitaille  de  la  Montagne  Blanche,  la  Bohême  était  encore,  à  la 
fin  du  xviii*  siècle,  plongée  dans  une  torpeur  dont  rien  ne  pou- 
vait la  tirer.  Dépouillée  de  ses  anciens  droits  et  privilèges,  elle 
n'existait  plus  comme  nation,  elle  voyait  venir  le  moment  où, 
complètement  germanisée,  elle  serait  traitée  à  l'égal  des  pays 
dits  héréditaires  de  la  maison  d^  Habsbourg. 

L'aristocratie  et  les  classes  élevées  ne  gardaient  que  de 
vagues  souvenirs  du  passé  de  la  Bohême.  Les  descendans  des 
plus  grandes  familles  nobles  ne  faisaient,  à  peu  d'exceptions  près, 
que  de  courtes  apparitions  dans  le  pays.  L'éclat  de  la  Cour  les 
attirait  à  Vienne,  brillante  résidence  impériale  où  les  fêtes  et 
les  réjouissances  se  suivaient  sans  fin.  La  population  des  grandes 
capitales  des  trois  pays  de  la  couronne  de  Bohême,  Prague,  Brno 
(Briinn),  Opava  (Troppau),  et  des  villes  secondaires  était  germa- 
nisée par  les  colons  allemands,  pour  la  plupart  commerçans  et 
industriels,  et  par  les  fonctionnaires  de  l'administration  centrale, 
qui  étaient  exclusivement  recrutés  parmi  les  Allemands.  La 
langue  tchèque  n'était  parlée  dans  les  campagnes  que  par  les 
masses  rurales,  et  dans  les  villes  par  les  ouvriers,  artisans  et 
petites  gens  sans  biens,  sans  instruction.  Ce  parler,  déformé, 
altéré  par  le  mélange  d'élémens  étrangers,  ne  rappelait  que 
vaguement  le  beau  et  clair  langage  de  Komensky  (Comenius),  le 
grand  pédagogue  tchèque  au  xvii®  siècle. 

(1)  Né  dans  l'humble  cabane  d  un  maître  d'école  à  Hodslavice,  village  situé  aux 
confins  de  la  Moravie  et  delà  Slovaquie,  François  Palacky,  reçut  les  premières  leçons 
de  son  père,  un  excellent  pédagogue,  descendant  des  Frères  moraves.  La  famille 
était  nombreuse;  François  était  le  puîné  de  douze  enfans.  11  fit  ses  études  dans 
les  écoles  de  Trencin  et  de  Presbourg.  Ce  fut  à  l'âge  de  vingt-trois  ans  qu'il  conçut 
l'idée  de  se  vouer  à  l'histoire. 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tout  ce  qui  subsistait  de  l'ancienne  autonomie  du  pays, 
comme  la  Chancellerie  aulique  bohème,  représentation  des  plus 
hauts  pouvoirs  régionaux,  fut  supprimé  par  Marie-Thérèse. 
Joseph  II  se  montra  encore  plus  ardent  que  sa  mère  à  transformer 
le  conglomérat  d'élémens  hétérogènes,  dont  est  formée  la  mo- 
narchie danubienne,  en  un  Etat  uniforme  et  centralisé.  Son  rêve 
était  de  construire  un  Etat  national,  uni  par  la  même  législa- 
tion, la  même  administration  et  la  même  langue,  —  l'allemand, 
—  qui  devait  supplanter  dans  les  pays  slaves  la  langue  autoch- 
tone. Ce  moment  où  l'àme  de  la  nation  semble  sur  le  point 
de  disparaître,  est  celui  où  elle  se  réveille  et  se  révolte.  Pour 
empêcher  la  disparition  de  l'idiome  national,  quelques  savans 
bohèmes  à  l'exemple  de  Dobrovsky,  le  premier  des  slavistes, 
entreprirent  de  restaurer  la  langue  tombée  au  rang  de  patois, 
de  créer  une  littérature  nouvelle  et  de  rendre  au  peuple  le  senti- 
ment de  sa  nationalité.  Ils  n'étaient  d'abord  qu'une  poignée, 
mais  comme  ils  interprétaient  un  sentiment  partagé  par  tous 
les  hommes  éclairés  chez  qui  le  souvenir  de  la  Bohême  indé- 
pendante n'était  pas  éteint,  leur  voix  trouva  dans  le  pays  un 
écho  retentissant,  et  l'essai  réussit  au  delà  de  toute  espérance. 
Ce  mouvement  régénérateur  qui  empêcha,  au  moment  du 
danger  suprême,  l'absorption  du  peuplé  tchèque,  eut  Prague 
pour  foyer.  De  là  il  ne  tarda  pas  à  s'étendre  à  la  province  et  aux 
pays  voisins,  la  Moravie  et  la  Silésie. 

Palacky  commença  en  1818  à  prendre  part  à  cette  noble 
émulation  littéraire  et  nationale.  Il  écrivit  en  collaboration 
avec  Sàfarîk,  l'auteur  des  Antiquités  slaves,  un  manifeste,  Les 
débuts  de  la  Poésie  tchèque,  qui  attira  l'attention  sur  le  jeune 
écrivain.  Il  était  alors  préoccupé  surtout  de  philosophie  et 
d'esthétique  ;  il  prit  goût  à  l'histoire  après  avoir  lu  quelques 
anciennes  chroniques  de  Bohême,  les  livres  de  Dalimil  et  de 
Hajek,  avec  ceux  de  Komensky  et  de  Vcleslavin.  Il  ne  pensa  plus 
dès  lors  qu'à  écrire  l'histoire  de  Bohême,  voyant  dans  le  passé  la 
promesse  de  l'avenir  et  dans  l'histoire  l'instrument  de  la  résur- 
rection. 

Un  passage  d'une  lettre  qu'il  écrivit  en  1822  à  son  ami 
Kollar,  le  célèbre  chantre  de  la  Fille  de  Sldva,  nous  fait  voir  sa 
résolution  de  se  faire  l'historien  de  son  pays.  «  Mon  parti  est  pris, 
dit-il,  je  suis  fermement  décidé  à  écrire  l'histoire  de  Bohême.  Si 


FRANÇOIS    PALACKY.  425 

je  ne  vis  pas  assez  longtemps  pour  mener  cette  tâche  à  bonne 
fin,  je  chercherai  à  tirer  au  clair  au  moins  les  premiers  âges  de 
notre  histoire  et  la  période  hussite.  Il  est  révoltant  de  constater 
à  quel  point  on  est  ignorant,  en  Bohême  de  même  qu'à  l'étran- 
ger, de  l'héroïque  passé  de  notre  patrie.  » 

Lorsque,  une  année  après,  il  vint  se  fixer  à  Prague,  son  plan 
était  définitivement  arrêté.  Les  premiers  dix  ans  se  passèrent 
en  recherches  dans  les  archives.  Le  jeune  savant  entreprit  plu- 
sieurs voyages  en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne.  Il  exhuma 
de  précieuses  généalogies,  mit  en  ordre  le  premier  cartulaire  (Ij, 
publia  un  grand  nombre  de  documens  historiques.  Ses  travaux  : 
Scriptores  rfrum  bohemicarum  et  Wiirdigung  der  alten  bœhmis- 
chen  Geschichtschreiber ,  puis  quelques  monographies  qu'il  écrivit 
pour  plusieurs  grandes  familles  nobles,  —  les  Sternberk,  les 
Kinsky,  les  Cernin,  les  Martinice,  —  auxquelles  il  fut  présenté 
par  le  maitre  qui  l'avait  initié  à  la  paléographie,  le  vieux 
Dobrovsky,  lui  valurent  les  faveurs  de  la  noblesse  bohème, 
effleurée  par  le  souffle  libéral  venant  de  l'Occident.  Les  États  de 
iiîohème  le  nommèrent,  en  1827,  historiographe  du  royaume  de 
Bohême.  Le  premier  volume  de  VHistoire  du  Peuple  tchèque, 
écrit  en  allemand,  parut  en  1836.  L'édition  tchèque  ne  fut 
prête  qu'en  1848.  Les  autres  volumes,  au  nombre  de  cinq  (dix 
fascicules),  suivirent  à  des  intervalles  de  huit  à  dix  ans.  Le 
dernier  volume  parut  en  1876,  peu  de  temps  avant  la  mort 
4e  l'auteur.  L'œuvre  s'arrête  à  l'avènement  des  Habsbourg, 
en  1526. 

Les  chapitres  les  plus  remarquables,  palpitans  de  vie  et 
écrits  avec  une  chaleureuse  éloquence,  sont  ceux  qui  se  raj)- 
poitent  aux  événemens  du  xv«  siècle  :  la  lutte  héroïque  de  la 
Bohême,  soulevée  comme  un  seul  homme  pour  la  défense  des 
doctrines  du  prédicateur  de  la  chapelle  de  Bethléem,  Jean  Huss; 
■la  défense  de  la  nation  contre  l'envahissement  germanique  ;  le 
règne  de  Georges  de  Podiebrad. 

Palacky  possédait  la  maîtrise  pleine  et  entière   de  tous  les 


(1)  Après  lui,  Emler  et  Erben  publièrent  les  Regesla,  qui  vont  jusqu'à  1346.  Les 
documens  les  plus  importans,  postérieurs  à  cette  date,  ont  été  reproduits  par  Frie- 
<iricii  :  Codex  diplomaticus  et  epistolaris  regni  Bohemiœ.  Nombre  de  documens 
furent  publiés  dans  VArc/iiv  èeskij,  revue  fondée  par  Palacky,  et  par  l'Académie 
tchèque. 


426  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

instiLimens  de  recherche;  son  àme  d'ardent  patriote  resplendit 
à  travers  son  oeuvre  sans  nuire  à  sa  probité  de  savant  et  à  sa 
loyauté  d'historien  (1).  Son  style  est  d'une  élégance  sobre  et 
d'une  souveraine  clarté.  Au  point  de  vue  philosophique,  Palacky 
voit  la  loi  de  l'histoire  dans  l'antagonisme  de  deux  forces  agis- 
sant l'une  sur  l'autre.  Tout  progrès  vient  de  leur  lutte,  comme 
dans  la  nature  où  ces  deux  forces  se  heurtent  constamment,  se 
pénètrent,  se  concilient  et  se  repoussent  pour  recommencer 
sans  cesse.  Dans  ses  conclusions,  Palacky  est  idéaliste  :  la  force 
intellectuelle  et  morale  est,  pour  lui,  toujours  victorieuse.  Palacky 
est  un  historien  de  l'époque  romantique  :  il  est  le  Michelet  de 
la  Bohème. 

Au  cours  de  l'histoire  de  Bohème,  il  voit  ce  heurt  des  forces 
contraires  dans  le  contact  inévitable  et  les  luttes  perpétuelles 
des  Slaves  et  des  Germains.  Ces  rapports  forment  la  trame  fon- 
damentale de  l'histoire  du  peuple  tchéco-morave.  Mais  loin  de 
déplorer  ce  contact  avec  l'élément  étranger,  il  le  considère  comme 
nécessaire,  comme  bienfaisant  même.  La  décadence  de  la  Bohême 
utraquiste,  dans  la  seconde  moitié  du  xv^  siècle,  est,  à  ses  yeux, 
la  conséquence  de  l'obstination  du  peuple  à  repousser  l'influence 
de  l'Occident  :  la  Bohême  resta  trop  figée  dans  son  particula- 
risme. Le  contraste  qui  frappe  entre  le  Slave  et  le  Germain  pro- 
vient, d'après  Palacky,  de  la  différence  du  caractère  et  de  la 
culture  primitive  de  ces  deux  races  :  le  Slave,  doux,  n'aimant  pas 
la  guerre,  bon  agriculteur;  le  Germain,  agressif,  conquérant, 
envahissant.  Dans  l'ancienne  communauté  slave  régnait  l'égalité 
absolue;. la  liberté  et  le  droit  étaient  assurés  à  tous  au  même 
degré.  En  face  de  cette  démocratie  slave  se  dressait  la  société 
germanique,  fondée  sur  le  système  hiérarchique  :  maîtres  et 
esclaves;  privilèges  et  immunités  d'un  côté,  servitude  et  défaut 
absolu  de  protection  de  l'autre.  Ces  théories,  aujourd'hui  vieillies, 
étaient  alors  en  faveur. 

Après  s'être  prodigué  durant  plus  de  cinquante  ans  au  ser- 
vice de  l'histoire,  Palacky  tâcha  d'en  dégager  la  vérité  pour  la 
faire  pénétrer  dans  l'àme  du  peuple,  qui  avait  besoin  d'un  tel 
appui  moral  dans  la  lutte  engagée  pour  reconquérir  son  auto- 
nomie d'autrefois.  Le  vrai   but  que  Palacky  poursuivit  en  écri- 

(i)  Ce  fut  notamment  dans  les  polémiques    qu'il    fut  obligé  d'entamer  avec 

quelques  historiens  allemands,  surtout  Hœfler,  qu'éclata  la  grande  érudition,  l'im- 
partialilé  et  la  probité  morale  de  Palacky. 


FUA.NÇOIS    PALACKY.  427 

vant  son  histoire  fut  do  donner  aux  aspirations  nationales  une 
base  solide  :  le  droit  historique. 

Les  historiens  tchèques  venus  après  lui,  Tomek,  Gindelly, 
Erben,  Emler,  Kalousek,  Goll,  s'attachèrent  à  faire  mieux  con- 
naître, d'une  part,  les  institutions  urbaines  et  les  tendances  de 
la  bourgeoisie,  —  telle  fut  l'œuvre  de  Gelakovsky,  qui  écrivit  le 
Corpus  juris  miinicipalis  regni  boheniiœ,Ae  Winter,  etc.,  — et 
d'autre  part,  ils  s'efforcèrent  de  dissiper  la  nuit  qui  enveloppait 
le  sort  des  paysans  et  des  classes  asservies.  Parmi  ces  derniers 
historiens  prennent  rang  Kalousek  et  Pekar,  Palacky,  ayant  été 
nommé  historiographe  par  les  Etats,  donna  une  place  peut-être 
trop  large,  dans  [son  histoire,  aux  classes  privilégiées,  laissant 
dans  l'ombre  la  bourgeoisie  et  les  ruraux. 

Parmi  les  historiens  étrangers  qui  ont  écrit  des  livres  d'hisH 
toire  sur  la  Bohême,  le  plus  en  vue  est  le  très  distingué  profes- 
seur à  la  Sorbonne,  M.  Ernest  Denis,  dont  les  volumes  :  Huss  et 
la  giierre  des  Bussites,  Georges  de  Podiebrad,  les  premiers  Habs- 
bourg, les  Origines  de  rUnité  des  Frères  Bohèmes  et  La  Bohême 
depuis  la  Montagne  Blanche,  ont  été  traduits  en  tchèque. 

Le  premier  effet  de  l'intluence  de  Palacky  et  de  l'école  histo- 
rique qu'il  avait  créée  fut  de  rallier  à  la  cause  nationale  tchèque 
les  États  de  Bohème.  S'étant  décidés  à  revendiquer,  à  l'exemple 
des  Etats  hongrois,  la  restauration  de  leurs  libertés  et  préroga- 
tives, ils  demandèrent,  en  1842,  à  Palacky  de  les  instruire  sur  la 
Constitution  de  1627.  Plus  tard,  ils  appuyèrent  de  leurs  voix  les 
aspirations  des  patriotes  tchèques  à  la  Diète,  espérant  recon- 
quérir, avec  la  restitution  de  la  Constitution,  leurs  anciens 
droits. 

Quand  Palackj^  fut  appelé  en  1848  à  la  vie  politique,  il  for- 
mula le  programme  national  de  la  Bohème  et  posa  nettement  la 
question  tchèque.  Il  voulait  que  l'Autriche,  forte  à  l'extérieur, 
fût,  à  l'intérieur,  la  puissante  égide  sous  laquelle  vivraient  les 
nationalités  réunies  sous  le  sceptre  du  souverain  Habsbourg. 
Chacune  de  ces  nationalités  devait  jouir  de  la  liberté  de  se  déve- 
lopper selon  l'esprit  et  les  traditions  de  sa  race.  La  victoire  exclu- 
sive d'une  nationalité  sur  l'autre  serait,  à  ses  yeux,  le  signe 
avant-coureur  du  morcellement  et  de  la  ruine  de  la  monarchie. 

Au  cours  de  cette  mémorable  année  1848,  Palacky  fut  |deux 
fois   invité    à   entrer    dans    le  Cabinet   de  Sa  |Majesté   comme 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ministre  de  l'Instruction  publique,  mais  il  déclina  cette  oiïre,  de 
peur  que  les  Allemands  n'en  prissent  prétexte  pour  crier  à  la 
slavisation  de  l'Autriche.  Une  lettre  qu'il  écrivit  au  président 
du  Congrès  de  Francfort  pour  décliner  l'invitation  de  prendre 
part,  comme  délégué  de  la  Bohême  aux  travaux  du  Congrès, 
montre  à  quel  point  il  était  un  fervent  défenseur  de  l'intégrité 
de  l'Autriche.  Il  s'y  exprime  comme  il  suit  sur  la  situation  delà 
Bohème  et  de  l'Autriche  : 

((  Que  certains  liens  aient  rattaché  autrefois  les  pays  de  la 
couronne  de  Bohème  au  Saint-Empire,  c'est  un  fait  que  personne, 
connaissant  l'histoire  du  moyen  âge,  ne  peut  contester.  Il  est 
cependant  bien  établi  que  ces  liens  ne  furent  jamais  si  étroits 
que  ceux,  par  exemple,  qui  unissent  à  l'Allemagne  les  pays  de 
La  Confédération  germanique.  La  souveraineté  de  la  Bohême  n'a 
jamais  été  mise  en  doute  ;  les  chefs  du  Saint-Empire  n'ont  jamais 
po.ssédé,  à  ce  titre,  des  droits  régaliens  en  Bohème. 

«  Demander  aujourd'hui,  à  ce  pays  qui  n'a  pas  abdiqué  son  in- 
dividualité historique,  et  qui  ne  s'est,  à  aucun  moment,  considéré 
comme  un  pays  germanique,  de  travailler,  d'accord  avec  les  re- 
présentans  du  peuple  allemand,  à  la  reconstitution  de  l'Empire 
germanique,  c'est  vouloir  créer  une  situation  qui  n'a  pas  de 
fondement  dans  l'histoire  et  pourrait  menacer  l'existence  de 
l'Autriche. 

<(  Les  Tchèques,  habitans  autochtones  des  pays  de  la  cou- 
ronne de  Bohême,  sont  de  race  slave  et  ne  peuvent  avoir  de 
place  dans  une  Assemblée  qui  se  préoccupe  d'affermir  la  puis- 
sance de  la  race  allemande.  Ils  ne  peuvent  prêter  leur  concours 
à  la  création  d'un  état  de  choses  qui  serait  une  menace  continue 
pour  le  maintien  de  l'Autriche  comme  puissance  indépen- 
dante. 

((  Or,  le  maintien  de  cette  monarchie  importe  non  seulement 
aux  Tchèques,  mais  à  l'Europe  même,  à  l'humanité,  à  la  civilisa- 
tion. Cette  puissance  a  une  mission  si  importante  à  remplir  que, 
si  elle  n  existait  pas,  il  faudrait  T inventer.  » 

En  1800,  quand  l'Autriche  revint  au  régime  constitutionnel,, 
après  la  défaite  de  ses  armées  en  Lombardie  et  la  terrible  crise 
financière  qui  secouait  la  monarchie,  Palacky  défendit  le  prin- 
cipe fédéraliste.  La  période  qui  s'ouvrit  en  Bohême  après  la  pro- 
mulgation du  diplôme  impérial  de  1800,  qui  annonçait  la  Con- 
stitution, est   celle  où   le   mouvement    patriotique   prit   le  plu.'* 


FRANÇOIS    PALACKY.  429 

d'ampleur  et  d'intensité.  Les  patriotes  tchèques  se  hâtèrent  de 
profiter  des  libertés  que  la  Charte  leur  promettait.  Le  sentiment 
national,  si  longtemps  comprimé,  éclata  en  bruyantes  fanfares. 
La  littérature  et  l'art  s'unirent  pour  chanter  la  dianede  l'éman- 
cipation. Des  journaux  se  fondèrent,  les  sociétés  patriotiques 
pullulèrent. 

En  1863,  Palacky  écrivit  une  étude  politique  :  La  raison 
dêtre  de  l'Autriche,  qui  fut  très  remarquée  à  cause  surtout  de 
la  position  que  l'auteur  y  prend  contre  le  dualisme  qui  com- 
mençait à  ce  moment  à  poindre  à  l'horizon. 

Peu  après,  les  hommes  politiques  tchèques  se  divisèrent  en 
deux  partis  :  l'un,  parti  conservateur,  libéral-national,  se  préoc- 
cupait surtout  de  droits  et  de  traditions  historiques  et  poursui- 
vait la  reconstitution  du  royaume  de  Bohème  :  il  avait  à  sa  tête 
Palacky,  Rieger  et  le  clan  des  Vieux-Tchèques.  Il  trouva  un 
appui  auprès  de  la  noblesse  bohème.  L'autre  [parti,  radical- 
démocrate,  invoquait  surtout  le  droit  naturel.  Il  trouvait  [son 
soutien  dans  le  peuple  et  avait  pour  chefs  Gregr,  Sladkovsky  et 
d'autres  pionniers  du  parti  jeune-tchèque. 

Pendant  que  cette  crise  de  croissance  poursuivait  son  cours 
en  Bohème,  à  Vienne  les  événemens  se  précipitaient.  Schmer- 
ling,  forcé  de  donner  sa  démission,  cédait  le  pas  à  Belcredi  qui 
cherchait  en  premier  lieu  à  apai.ser  les  Hongrois.  Le  compromis 
de  1867,  la  division  de  la  monarchie  habsbourgeoise  en  deux 
Etats  augmenta  le  désarroi  politique  de  la  Bohème.  Les  députés 
tchèques  protestèrent  contre  l'institution  d'un  Parlement  central, 
à  Vienne,  pour  tous  les  pays  cisleithans  et  réclamèrent  un  arran- 
gement à  l'instar  de  celui  que  la  couronne  venait  de  conclure 
avec  les  Hongrois.  Le  gouvernement  de  Vienne  resta  sourd  à 
ces  réclamations.  Il  lit  procéder  à  de  nouvelles  élections  pour 
la  Diète  de  Bohème  ;  elles  se  firent  sous  la  pression  du  gouver- 
neur et  donnèrent  la  majorité  au  parti  constitutionnel,  contraire 
au  '  rétablissement  de  l'autonomie  de  la  Bohême.  Les  députés 
tchèques  s'abstinrent  alors  pour  plusieurs  années  de  participer 
aux  travaux  parlementaires  et  ne  consentirent  à  reprendre  leurs 
sièges  au  Reichsrath  de  Vienne  que  lorsque  l'empereur  François- 
Joseph  eut  signé,  en  1871,  le  Rescrit  impérial,  qui  donna  satis- 
faction aux  légitimes  faspirations  des  Tchèques,  i^e  comte 
Hohenwart,  président  du  Conseil,  inspirateur  du  Rescrit  ne  put 
tenir_ contre   la  campagne  furibonde  que^  les  Allemands  et  les 


430 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Magyars  menèrent  contre  son  système.  Il  donna  sa  démission 
et  le  Rescrit  fut  rapporté. 

Cet  échec  de  l'action  tchèque  pour  obtenir  l'indépendance 
nationale  détermina  Palacky  à  se  retirer  de  la  lutte.  Il  résigna 
ses  mandats  de  député  à  la  Diète  de  Bohème  et  de  membre  de 
la  Chambre  Haute  de  Vienne.  Il  écrivit,  en  1874,  son  Testament 
politique  où  il  résume  les  principales  phases  que  la  Bohême  a 
traversées  depuis  1848.  Il  avoue  les  erreurs  que  le  parti  national 
tchèque  a  commises  :  il  eut  une  trop  grande  confiance  dans 
l'appui  de  la  noblesse,  il  fit  trop  fond  sur  le  sentiment  de 
justice  des  Allemands.  Attristé  de  voir  se  substituer  à  l'absolu- 
tisme d'un  prince  l'absolutisme  d'une  race  qu'il  regardait  comme 
l'ennemie  de  la  race  slave,  il  laisse  tomber  le  mot  amer  :  «  La 
Bohême  et  la  nation  tchèque  existaient  avant  l'Autriche,  elles 
subsisteront  après  elle.  » 

Il  ne  perdit  jamais  foi  dans  l'avenir  de  la  Bohême  aulonome. 
Il  aimait  à  citer  des  exemples  tirés  de  l'histoire  universelle 
prouvant  que  les  destinées  des  nations  sont  déterminées  plutôt 
par  le  degré  de  la  civilisation  que  par  la  force  numérique  du 
peuple.  Appliquant  cette  règle  à  la  Bohême,  il  répétait  que  les 
alternatives  de  prospérité  et  de  décadence  qui  se  succédèrent 
dans  ce  pays  avaient  toujours  correspondu  au  degré  de  l'in- 
struction du  peuple.  <(  Tâchons  donc,  ajoutait-il,  de  nous  élever 
surtout  moralement  et  intellectuellement,  ne  recourons  jamais  à 
la  force  brutale.  Voilà  le  moyen  d'assurer  notre  existence  natio- 
nale et  de  reprendre  un  jour,  dans  la  vie  et  dans  l'histoire,  la 
place  qui  nous  appartient  de  droit.  » 

Le  programme  politique  que  Palacky  laissa  à  la  nation  tohèque 
est  un  legs  précieux.  Si  ce  programme,  qui  poursuit  le  réta- 
blissement du  droit  historique  de  la  Bohème  dans  une  Autriche 
transformée  en  un  Etat  fédéraliste,  ne  pouvait  encore  être  réa- 
lisé de  son  temps,  il  n'est  pas  démontré  qu'il  ne  le  sera  jamais. 
Dans  la  vie  des  nations  les  idées,  pour  mûrir,  ont  besoin  de 
beaucoup  de  temps. 

Parmi  les  nombreuses  créations  nationales  et  civilisatrices 
dont  Palacky  prit  l'initiative  ou  qui  se  développèrent  sous  son 
influence,  il  convient  de  citer  la  Revue  du  Musée  du  royaume 
de  Bohème,  fondée  en  1827.  Lorsqu'il  fut  question  de  la  publi- 
cation des  premiers  fascicules  tchèques  de  ce  recueil,  le  Comité 


FKANÇOIS    PALACKY.  431 

exprima  des  doutes  sur  la  possibilité  de  trouver  en  Bohème 
assez  de  lecteurs  pour  une  revue  scientifique  rédigée  en  langue 
tchèque.  Palacky,  indigné  du  peu  de  foi  qu'il  trouvait  chez  ses 
confrères,  s'écria  :  «  Si  je  descendais  d'une  famille  de  tziganes, 
et  que  je  fusse  le  dernier  représentant  de  ma  race,  je  considé- 
rerais comme  mon  devoir  de  travailler  de  toutes  mes  forces  à 
ce  qu'elle  laissât  un  souvenir  honorable  dans  les  annales  de 
l'humanité.  »  Il  enleva  le  vote  à  l'unanimité,  et  cette  publication 
est  encore  aujourd'hui  la  source  la  plus  précieuse  de  renseigne- 
mens  et  d'informations  pour  ceux  qui  s'intéressent  à  l'histoire 
de  la  Bohème  et  à  sa  littérature  ancienne  et  moderne. 

La  Matice  ceskà  (la  Mère  tchèque)  est  une  autre  fondation 
nationale  due  à  l'initiative  de  Palacky.  Cette  société  facilita  la 
publication  des  plus  importans  travaux  littéraires  tchèques, 
comme  le  Dictionnaire  de  Jungmann,  les  Antiquités  slaves  de 
Sàfarik,  V Histoire  du  peuple  tchèque  de  Palacky.  Elle  commença 
en  184-0  la  publication  en  traduction  autorisée  des  chefs-d'ceuvre 
des  littératures  étrangères. 

Palacky  contribua'ensuite  à  la  fondation  de  Y Archiv  cesky  (les 
Archives  tchèques)  et  de  l'Institut  archéologique  du  Musée  de 
Bohème.  Il  est  enfin  l'un  des  fondateurs  du  Svatobor,  société  de 
secours,  créée  pour  les  écrivains  tchèques,  leurs  veuves  et  orphe- 
lins. 


L'idée  d'élever  un  monument  à  la  mémoire  du"grand  histo- 
rien et  patriote  prit  naissance  au  lendemain  de  sa  mort.  Le 
21  juin  1876,  le  Conseil  municipal  de  Prague  vota  la  première 
annuité  de  10  000  couronnes,  qui  fut  portée  peu  après  à  20  000. 
Un  comité  fut  constitué  qui  se  chargea  de  la  direction  des  tra- 
vaux. Les  projets  et  l'exécution  du  monument  sont  dus  à  un 
grand  artiste  tchèque,  M.  Stanislas  Sucharda,  statuaire,  et  à 
M.  Aloïse  Dryak,  architecte.  Les  frais  de  construction  s'élèvent 
à  570  000  couronnes,  à  peu  près  600  000  francs.  Les  travaux  d'ar- 
chitecture sont  exécutés  en  granit  de  Bohême  ;  les  groupes  déco- 
ratifs sont  en  bronze.  Seule  la  statue  de  Palacky  est  taillée  dans 
le  granit. 

Le  monument,  qui  se  dresse  dans  l'axe  du  pont  Palacky, 
consiste  en  un  vaste  hémicycle,  au  milieu  duquel  s'élève  un 
pylône  massif.  Palacky,  grave,  méditatif,   semble    regarder  au 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loin,  comme  s'il  voulait  pénétrer  le  secret  de  l'avenir.  La  tête 
du  savant,  modelée  avec  beaucoup  de  vigueur,  retlète  la  puis- 
sance et  la  sérénité  de  la  pensée.  Le  grand  historien  semble 
dire  :  «  L'œuvre  de  ma  génération  est  terminée.  La  voie  est 
ouverte,  les  premiers  jalons  sont  posés.  A  vous,  ô  jeunes,  de 
faire  le  reste  pour  assurer  le  triomphe  de  demain.  » 

Aux  extrémités  basses  du  monument  se  dressent  deux  groupes 
symboliques  :  l'un  représente  l'effort  du  germanisme  pour  étouffer 
le  réveil  slave;  dans  l'autre  on  voit  le  peuple  tchèque  se  soule- 
vant à  la  voix  de  l'Histoire;  il  est  encore  sur  les  genoux,  mais 
tout  fait  espérer  que  demain  il  sera  debout.  L'Histoire,  sous  les 
traits  d'une  vieille  femme,  raconte  aux  jeunes  le  passé  de  la 
Bohême!  Ce  groupe  est  d'un  effet  saisissant.  Puis,  voici  une 
figure  impressionnante,  celle  de  la  Bohème  écrasée  après  la 
Montagne  Blanche;  c'est  une  jeune  femme  agonisante,  image, 
foulée  aux  pieds  des  étrangers,  de  la  patrie  tchèque;  elle  git  là, 
à  la  droite  de  Palacky,  encadrée  de  ses  ailes  comme  un  grand 
oiseau  foudroyé.  Au  sommet  du  pylône,  un  autre  groupe  symbo- 
lique représente  les  trois  pays  de  la  couronne  de  Saint-Venceslas  : 
la  Bohême,  la  Moravie  et  la  Silésie.  A  gauche,  enfin,  le  Génie  de 
la  Nation  est  suspendu  dans  l'air,  comme  s'il  traversait  les 
espaces,  poussant  le  cri  de  ralliement.  Le  monument  est  à  la 
fois  un  hymne  à  la  gloire  de  «  l'organisateur  de  la  nation  »  et 
un  symbole  des  destinées  tragiques  du  peuple  tchèque. 

Henri  Hantich. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UN  ROMAN  SUR  LA  RÉVOLUTION  (1) 


«  La  folie  de  la  Révolution  fut  de  vouloir  instituer  la  vertu  sur  la 
terre.  Quand  on  veut  rendre  les  hommes  bons  et  sages,  libres,  mo- 
dérés, généreux,  on  est  amené  fatalement  à  vouloir  les  tuer  tous. 
Robespierre  croyait  à  la  vertu  :  'il  fit  la  Terreur.  Marat  croyait  à  la 
justice  :  il  demandait  deux  cent  mille  têtes.  »  C'est  ainsi  que  M.  Anatole 
France  jugeait  naguère  notre  Révolution  dans  un  livre  où  il  s'appli- 
quait à  raisonner  suivant  les  principes  de  M.  l'abbé  Jérôme  Coignard. 
Cet  abbé  professait  en  son  temps  une  philosophie  de  tous  points  opposée 
à  celle  que  Jean-Jacques  Rousseau  était  à  la  veille  de  nous  apporter 
et  dont  la  Révolution  devait  faire  son  évangile.  D'après  lui,  si  l'on  se 
mêle  de  conduire  les  hommes,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'ils  sont 
de  «  mauvais  singes.  »  A  cette  condition  seulement,  on  a  chance  de  se 
montrer  humain  et  bienveillant.  Une  politique  fondée  sur  la  croyance 
à  la  bonté  originelle  de  nos  semblables  ne  peut  être  qu'absurde  et 
cruelle.  M.  l'abbé  Jérôme  Coignard  n'avait  pas  vécu  assez  longtemps 
pour  lire  le  Contrat  social,  ni  pour  voir  ce  qui  advint  quand  on  voulut 
l'appliquer  à  la  meilleure  des  républiques;  mais  tout,  dans  la  com- 
plexion  de  ce  sage,  protestait  contre  des  atrocités  auxquelles  il  eût 
en  outre  reproché  d'être  si  inutiles  !  Car  il  était  persuadé  que  ces 
grands  changemens  qui  bouleversent  les  Ëtats  et  dont  l'histoire  tient 
registre  ne  changent  [finalement  rien  aux  choses  ni  à  l'humanité  qui 
est  incurable.  «  Pour  ma  part,  je  prends  peu  d'intérêt  à  ce  qui  se  fait 

(1)  Anatole  France.  Les  Dieux  ont  soif,  1  vol.  in-16  (Galmann-Lévy). 
TOME  X.  —  1912.  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  le  cabinet  du  prince,  observant  que  le  train  de  la  vie  n'en  est  pas 
changé,  qu'après  les  réformes  les  hommes  sont,  comme  devant, 
égoïstes,  avares,  lâches  et  cruels,  tour  à  tour  stupides  et  furieux,  et 
qu'il  s'y  trouve  toujours  un  nombre  à  peu  près  égal  de  nouveau-nés, 
de  mariés,  de  cocus  et  de  pendus,  en  quoi  se  manifeste  le  bel  ordre  de 
la  société.  Cet  ordre  est  stable,  monsieur,  et  rien  ne  saurait  le  troubler, 
car  il  est  fondé  sur  la  misère  et  l'imbécilUté  humaine,  et  ce  sont  là  des 
assises  qui  ne  manqueront  jamais.  «  Ces  opinions  étaient  celles  de 
M.  Anatole  France,  jadis,  au  temps  où  il  recueillait  pour  nous  les 
propos  qui  s'échangeaient  dans  la  Rôtisserie  de  la  reine  Pédauque.  Il 
y  a  de  cela  une  vingtaine  d'années.  Pendant  ces  vingt  années,  bien  des 
événemens  sont  survenus  qui  ont  donné  à  penser  aux  Français  et 
auxquels  M.  Anatole  France  n'est  pas  resté  indifférent.  Il  passe  pour 
avoir  reçu  la  révélation,  un  beau  jour,  et  désormais  adhéré  au  plus 
pur  dogme  révolutionnaire.  Aussi  trouvera-t-on  doublement  intéres- 
sant qu'il  publie  aujourd'hui  un  roman  sur  la  Révolution,  et  que  ce 
roman  paraisse  justement  à  la  date  où  des  fêtes  officielles  consacrent 
le  culte  de  Rousseau  comme  culte  national. 

Les  Dieux  ont  soif  est  un  roman  historique.  Qui  donc  a  dit  que  le 
roman  historique  est  un  genre  faux?  Cela  ne  l'aurait  certes  pas  em- 
pêché d'avoir  la  vie  dure  :  depuis  le  temps  qu'on  fait  des  romans 
on  en  a  toujours  fait  d'historiques,  les  écrivains  les  plus  conscien- 
cieux s'y  sont  essayés  non  moins  que  Dumas  père,  et,  à  l'heure 
qu'n  est,  le  genre  est  plus  que  jamais  à  la  mode.  Prenons  toutefois 
l'objection  pour  ce  qu'elle  vaut.  Elle  signifie  sans  doute  que  le  roman 
historique  a  pour  essence  d'unir,  sans  jamais  réussir  à  les  fondre,  et 
de  juxtaposer,  plutôt  que  d'unir,  deux  élémens  entre  lesquels  il  y  a 
contradiction.  Le  roman  est  fiction,  l'histoire  est  vérité.  L'un  est  la 
négation  de  l'autre.  Telle  est  la  tare  de  ce  genre  hybride  qui  tente  de 
marier  le  jour  et  la  nuit  et  devait  plaire  aux  romantiques  amis  des 
contrastes  et  férus  d'antithèse...  C'est  merveille  comme  l'objection 
s'évanouit,  pour  peu  qu'on  prenne  les  choses  par  un  certain  biais  qui 
est  celui  par  où  les  prend  M.  Anatole  France.  L'argument  suppose,  en 
effet,  la  croyance  à  la  vérité  de  l'histoire  :  il  tombe  si  l'on  est  persuadé 
de  sa  vanité.  Cette  idée,  que  la  vérité  historique  nous  échappe  et  nous 
dépasse,  s'est  maintes  ïois  retrouvée  sous  la  plume  de  M,  Anatole 
France.  Il  l'exprimait  un  jour  en  se  jouant  dans  le  Crime  de  Sylvestre 
Bonnard  et,  dix  ans  après,  la  reprenait  dans  un  article  de  doctrine 
consacré  à  un  essai  de  M.  Louis  Bourdeau  sur  l'histoire  considérée 
comme  science  positive.  «  Qu'est-ce  que  l'histoire?  L'histoire  est  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  435 

représentation  écrite  des  événemens  passés.  Mais  qu'est-ce  qu'un 
événement?  Est-ce  un  fait  quelconque?  Non  pas.  C'est  un  fait  notable. 
Or  comment  l'historien  juge-t-il  qu'un  fait  est  notable  ou  non?  Il  en 
juge  arbitrairement,  selon  son  goût  et  son  caprice,  à  son  idée,  en 
artiste  enfin,  car  les  faits  ne  se  divisent  pas,  de  leur  propre  nature,  en 
faits  historiques  et  en  faits  non  historiques.  Mais  un  fait  est  quelque 
chose  d'extrêmement  complexe.  L'historien  représentera- t-il  les  faits 
dans  leur  complexité?  Non,  cela  est  impossible.  Il  les  représentera 
dénués  de  la  plupart  des  particularités  qui  les  constituent,  par  consé- 
quent tronqués,  mutilés,  différens  de  ce  qu'ils  furent.  Quant  aux  rap- 
ports des  faits  entre  eux,  n'en  parlons  pas.  »  C'est  nous  qui  en  isolant 
certains  faits,  en  les  simplifiant  et  les  amplifiant,  leurs  attribuons  une 
valeur  qu'en  eux-mêmes  ils  ne  sauraient  avoir.  Dans  la  réalité,  les 
faits  sont  tous  sur  le  même  plan.  La  dignité  de  l'histoire  n'est  qu'une 
illusion,  un  prestige  de  l'éloignement,  un  mirage  de  l'ignorance  où 
nous  sommes  de  tant  d'autres  faits  qui  méritaient  aussi  bien  d'être 
retenus. 

Voulez- vous  une  application  de  cette  théorie  ?  Aux  premières  pages 
de  Les  Dieux  ont  soif,  un  cortège  passe,  dans  la  lueur  des  torches  et 
le  chquetis  des  sabres,  escortant  une  charrette  qui  traîne  un  homme 
à  la  guillotine  :  c'est  le  premier  condamné  du  tribunal  révolution- 
naire. Cependant  un  jeune  homme,  Desmahis,  sans  faire  aucune 
attention  à  ce  spectacle  où  s'ameutent  les  badauds,  s'efforce  de  fendre 
la  foule  et  de  couper  le  cortège.  Vainement  quelqu'un  essaie  de  l'ar- 
rêter. Tout  à  l'unique  objet  qui  le  préoccupe,  U  jette  ces  mots:  «Je 
suivais  une  femme  divine,  en  chapeau  de  paille,  une  ouvrière  de 
modes,  ses  cheveux  blonds  sur  le  dos  :  cette  maudite  charrette  m'en  a 
séparé.  EUe  a  passé  devant,  elle  est  déjà  au  bout  du  pont...  Gamehn 
tenta  de  le  retenir  par  son  habit,  jurant  que  la  chose  était  d'impor- 
tance. Mais  Desmahis  s'était  déjà  coulé  à  travers  chevaux,  gardes, 
sabres  et  torches,  et  poursuivait  la  demoiselle  de  modes.  »  Le  passage 
de  la  première  charrette,  voilà,  suivant  le  langage  ordinaire,  un  fait 
historique.  Mais  pour  ce  Desmahis  qui  poursuit  une  demoiselle  de 
modes,  ce  n'est  qu'un  embarras  dans  la  rue.  Et,  suivant  la  philosophie 
de  tout  le  livre,  il  n'y  a  rien  de  plus  important  que  de  poursuivre  une 
demoiselle  de  modes.  Les  faits  ont  l'importance  que  nous  leur  prêtons  ; 
leur  prétendue  hiérarchie  ne  se  règle  que  sur  notre  caprice.  Qu'est-ce 
donc  qui  nous  empêcherait  de  les  faire  entrer  dans  des  combinaisons 
nouvelles  dont  le  jeu  amuse  notre  esprit? 

M.  Anatole  France  continuait  :  «  Et  je  suppose  que  l'historien  a 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  les  yeux  des  témoignages  certains,  tandis  quen  réalité  il  n'ac- 
corde sa  confiance  à  tel  ou  tel  témoin  que  pour  des  raisons  d'intérêt  ou 
de  sentiment.  Lhistoiie  n'est  pas  une  science,  c'est  un  art,  et  on  n'y 
réussit  que  par  l'imagination.  »  Ainsi  achève  de  s'évanouir  toute  diffé- 
rence entre  Thistoire  et  le  roman,  puisque  l'historien  et  le  romancier 
font  pareillement  œu^Te  d'imagination  et  de  sentiment.  Et  le  «  roman 
historique  »  reprend  cette  harmonie  et  cette  unité  sans  lesquelles  il  n'y 
a  pas  de  véritable  œuvre  d'art.  —  C'est  l'artiste  qui  nous  intéresse 
d'abord  et  que  nous  étudierons  surtout  chez  M.  Anatole  France.  Mais 
qui  ne  serait  curieux  de  savoir  aussi  comment  il  «  imagine  »  la 
France  révolutionnaire,  et  quels  sont  ses  «  sentimens  »  à  l'endroit 
de  ceux  qui,  dans  ces  temps  troublés,  firent  l'époque  à  leur  ressem- 
blance ? 

La  période  qu'il  a  choisie  pour  y  placer  son  récit  est  celle  oii  la 
Révolution  devient  le  plus  sanglante.  «  Les  prisons  regorgeaient,  l'ac- 
cusateur public  travaillait  dix-huit  heures  par  jour.  Aux  défaites  des 
armées,  aux  révoltes  des  pro'vinces,  aux  conspirations,  aux  complots, 
aux  trahisons,  la  Convention  opposait  la  terreur.  Les  Dieux  avaient 
soif.  »  Cela  conmience  avec  le  triomphe  de  Marat  et  finit  avec  la  chute 
de  Robespierre.  Tout  l'entre-deux  est  rempli  par  les  exploits  sinistres 
du  tribunal  révolutionnaire.  On  demandait  à  l'abbé  Sieyès  ce  qu'il 
avait  fait  pendant  la  Terreur.  Il  répondait:  «  J'ai  vécu.  »  Que  faisait, 
à  ces  heures  tragiques,  l'ensemble  de  la  population  ?  Comment  pour 
elle  se  continuait  la  vie  avec  son  retour  quotidien  de  travaux,  de  plai- 
sirs, de  soucis,  de  joies  et  de  menus  soins  ?  C'est  ce  que  nous  deman- 
dons au  romancier  de  figurer  à  nos  yeux,  s'il  est  vrai  que,  suivant  une 
féconde  définition  de  Brunetière,  le  roman  ait  pour  objet  de  peindre 
les  mœurs  du  plus  grand  nombre  de  personnes  à  chaque  époque.  Et 
c'est  bien  le  dessein  que  M.  Anatole  France  s'est  proposé. 

Il  a  eu  soin  de  ne  pas  mettre  en  scène  les  acteurs  principaux.  Dans 
un  roman  ou  dans  un  drame,  quand  Danton  ou  Marat,  l'Empereur  ou 
le  Pape  prennent  la  parole  et  saisissent  cette  occasion  de  nous  confier, 
une  fois  pour  toutes,  ce  qu'ils  avaient  sur  le  cœur,  c'est  la  déroute  de 
toute  vraisemblance,  mais  c'est  surtout  le  goût  qui  s'afflige.  M.  France 
ne  pouvait  commettre  cette  faute.  Son  Marat  ou  son  Robespierre  ne 
nous  sont  présentés  qu'en  passant  et  dans  leur  apparence  extérieure. 
Yoici,  dans  une  rapide  vision,  l'Ami  du  peuple.  «  Précédé  d'un  sapeur 
qui  faisait  place  au  cortège,  entouré  d'officiers  municipaux,  de  gardes 
nationaux,  de  canonniers,  de  gendarmes,  de  hussards,  s'avançait  len- 
tement, sur  les  têtes  des  citoyens,  un  homme  au  teint  bilieux,  le  front 


REVUE    LITTÉRAIRE.  431 

ceint  d'une  couronne  de  chêne,  le  corps  enveloppé  d'une  vieille  lévite 
verte  à  collet  d'hermin(3.  Les  femmes  lui  jetaient  des  fleurs.  Il  pro- 
menait autour  de  lui  le  regai'd  perçant  de  ses  yeux  jaunes,  comme 
si,  dans  cette  multitude  enthousiaste,  il  cherchait  encore  des  ennemis 
du  peuple  à  dénoncer,  des  traîtres  à  punir.  »  Ailleurs  nous  verrons 
monter  à  la  tribune  «  un  homme  jeune,  le  front  fuyant,  le  regard 
perçant,  le  nez  en  pointe,  le  menton  aigu,  le  visage  grêlé,  l'air  froid  : 
il  était  poudré  à  frimas  et  portait  un  habit  bleu  qui  lui  marquait  la 
taille.  »  C'est  Maximilien.  Nous  aurons  aussi  un  Fouquier-TinAdlle  : 
un  magistral  laborieux,  appliqué  à  ses  devoirs,  dont  l'esprit  ne  sortait 
pas  du  cercle  de  ses  fonctions.  Car  on  imagine  volontiers  que  la  jus- 
tice révolutionnaire  fut  le  défi  jeté  à  toutes  les  traditions  de  la  justice 
civile  ou  ecclésiastique  en  France.  Le  fait  est  que  «  ces  magistrats  de 
l'ordre  nouveau  ressemblaient  d'esprit  et  de  façons  aux  magistrats 
de  l'ancien  régime.  Et  c'en  étaient:  Herman  avait  exercé  les  fonc- 
tions d'avocat  général  au  conseil  d'Artois  ;  Fouquier  était  un  ancien 
procureur  au  Ghâtelet.  Ils  avaient  gardé  leur  caractère.  »  Il  est  juste 
et  conforme  à  la  réahté  que,  dans  un  roman,  on  rencontre,  une  fois  ou 
l'autre  sans  plus,  ces  fameux  personnages,  —  comme,  dans  l'ordi- 
naire de  la  vie,  nous  autres,  gens  du  commun,  nous  entrevoyons,  à  la 
faveur  d'une  cérémonie,  d'une  catastrophe,  d'un  gala  ou  d'un  procès, 
les  hommes  puissans,  pohtiques,  financiers,  agitateurs,  agioteurs, 
législateurs,  de  qui  dépend  notre  destinée. 

Ce  sera  donc  une  humanité  anonyme,  ce  seront  des  êtres  créés 
par  lui  de  toutes  pièces,  que  le  romancier  de  Les  Dieux  ont  soif 
fera  vivre  devant  nous,  dans  le  décor  d'une  époque  soigneusement 
reconstituée.  Afin  d'évoquer  le  miheu,  il  dispose  çà  et  là  de  petits 
tableaux  soignés,  achevés,  finis,  dont  on  dirait  autant  d'estampes 
anciennes.  Ce  fui  de  tout  temps  un  des  procédés  famihersàM.  Anatole 
France  que  cette  manière  savante  dont  il  «  illustre  »  son  propre 
texte.  On  retrouve  dans  Les  Dieux  ont  soif  le  même  art  «  parnassien  » 
avec  lequel  naguère  l'auteur  de  VÉtui  de  nacre  composait  tour  à  tour 
des  contes  dans  le  goût  de  l'enluminure  du  moyen  âge  ou  selon  la 
peinture  d'un  vase  grec.  Pour  rendre  l'atmosphère  et  les  sentimens 
d'une  société,  le  moindre  bibelot  ou  le  moindre  objet  d'art  vaut  mieux 
que  tous  les  discours.  Personne  n'est  plus  curieux  que  M.  Anatole 
France  de  ces  futihtés  qui  retiennent,  j>our  qui  sait  voir,  un  peu  de 
l'âme  du  passé.  Comme  son  Jérôme  Coignard  fréquentait  autrefois 
chez  le  Libraire  Blaizot  à  V Image  Sainte-Catherine,  une  partie  de  son 
nouveau  roman  se  passe  chez  le  citoyen  Biaise,  marchand  d'estampes 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  VAmour  peintre^  rue  Honoré,  Ads-à-vis  de  l'Oratoire,  proche  des 
Messageries.  Voici  ce  qu'on  trouvait  alors  à  l'étalage  :  «  On  y  voyait 
des  scènes  galantes  traitées  avec  une  grâce  un  peu  sèche  par  Boilly, 
Leçons  d'amour  conjugal  et  Douces  résistances...  la  Promenade  pu- 
blique, de  Debucourt,  avec  un  petit-maître  en  culotte  serin,  étalé  sur 
trois  chaises,  des  chevaux  du  jeune  Carie  Vernet,  des  aérostats,  le 
Bain  de  Virginie,  et  des  figures  d'après  l'antique.  »  Il  est  clair  que 
pour  un  lecteur  un  peu  averti,  il  y  a  là,  dans  ce  simple  coup  d'oeil  sur 
une  vitrine  d'estampes,  l'évocation  d'une  époque,  une  rencontre  de 
goûts  qui  n'a  été  possible  qu'une  fois,  pendant  quelques  semaines  et 
équivaut  à  une  date. 

Ainsi,  les  curiosités  de  l'artiste,  du  fureteur,  servent  le  romancier 
ou  l'historien.  On  feuillette  Les  Dieux  ont  soif  comme  une  précieuse 
collection  d'estampes,  comme  on  consulterait,  par  exemple,  la  collec- 
tion De  Vinck,  ou  comme  on  se  promène  dans  les  salles  du  musée 
Carnavalet.  Un  meilleur  connaisseur  vous  dirait,  à  chaque  page, 
quelle  réminiscence  d'art  a  voulu  provoquer  l'écrivain.  Ce  sont  tantôt 
des  estampes  du  Paris  révolutionnaire,  comme  celles  de  Prieur,  tantôt 
des  images  champêtres  ou  Ubertines  dans  le  goût  de  Vincent,  de 
Moreau  le  Jeune,  ou  de  Saint- Aubin.  Lisez  à  cet  égard  tout  le  cha- 
pitre X  :  le  récit  de  la  promenade  à  la  campagne,  la  traversée  du  vil- 
lage en  calèche,  le  déjeuner  à  l'auberge,  la  scène  des  «  gages  touchés,  » 
enfin  la  scène  du  grenier  entre  Desmahis  et  la  fille  de  ferme,  forment 
autant  de  tableaux  de  genre  sur  lesquels  on  pourrait  placer  un  nom 
d'artiste.  Plus  loin  les  scènes  du  Luxembourg,  tout  le  rôle  de  Julie,  la 
jolie  émigrée  qui  se  déguise  en  jeune  seigneur  habillé  à  l'anglaise, 
sont  encore  des  tableautins  touchans  et  presque  du  genre  «  chromo .  » 
Mais  peut-être  l'exemple  le  plus  frappant  est-il  celui  de  la  fin  du  cha- 
pitre XI,  lorsque  Évariste  va  posséder  Élodie  pour  la  première  fois. 
«  Il  la  pressa  dans  ses  bras.  La  tête  renversée,  les  yeux  mourans,  les 
cheveux  répandus,  la  taUle  ployée,  à  demi  évanouie,  elle  lui  échappa 
et  courut  pousser  le  verrou...  »  Qui  ne  reconnaît  ici  la  copie  textuelle 
d'une  composition  de  Fragonard?Et,  de  fait,  c'est  l'estampe  fameuse  : 
le  Verrou. 

Dans  ce  Paris  révolutionnaire,  ainsi  évoqué  en  images,  nous  assis- 
tons tour  à  tour  à  une  arrestation,  à  une  fête  populaire,  à  une  séance 
du  tribunal,  nous  pénétrons  dans  l'intérieur  d'un  club  ou  dans  les 
cachots  dune  prison,  pour  aboutir  uniformément  à  la  place  où  fonc- 
tionne la  guillotine  et  où  mènent  tous  les  chemins.  Les  personnages, 
qu'y  a  groupés  l'auteur,  sont  à  la  fois  des  individus  et  des  types,  à  la 


REM  E    LITTÉUAIUE.  43l> 

manière  classique.  Évariste  Gamelin,  peintre,  élève  de  David,  juré 
près  le  tribunal  révolutionnaire,  puis  membre  du  conseil  général  de 
la  Commune,  est  le  jacobin.  Maurice  Brotteaux  des  Islettes  est  le 
ci-devant.  Le  Père  Longuemare  est  le  prêtre  insermenté.  I^ne  cer- 
taine comtesse  de  Rochemaure,  galante,  intrigante,  qui  correspond 
avec  l'étranger  et  tripote  avec  les  spécnlateius,  est  la  courtisane  du 
grand  monde,  comme  la  tille  Marlbe  Gorcut.  dite  Atliénaïs,  est  la 
courtisane  de  bas  étage.  Et  tous,  après  des  aventures  diverses,  se 
retrouveront,  avec  quelques  autres,  dans  la  charrette  qui  réalise  l'éga- 
lité dans  les  conditions  et  la  fraternité  devant  la  guillotine. 

Deux  «  caractères  >^  sont  tracés  avec  un  soin  particulier,  celui  du 
jacobin  et  celui  du  ci-devant.  C'est  sur  eux  que  l'auteur  a  concentré 
toute  la  lumière;  ce  sout  eux  qui  donnent  à  l'œuvre  son  intérêt  et  sa 
signiiication.  Il  sont  d'ailleurs  eu  parallèle  suivi  et  en  antithèse  conti- 
nue. Maurice  Brotteaux,  en  qui  M.  Anatole  France  a  mis  toutes  ses 
complaisances,  est  éminemment  le  «  personnage  sympathique.  «  Il 
est  le  porte-parole  de  l'auteur,  et,  comme  on  dit  au  théâtre,  le  «  rai- 
sonneur. »  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  soit  ennuyeux,  bien  au  contraire. 
Un  raisonneur  vaut  ce  que  vaut  celui  qui  le  fait  raisonner  ou  dérai- 
sonner à  son  gré.  Les  raisonneurs  des  pièces  d'Alexandre  Dumas  fils 
sont  étourdissons  d'esprit,  de  fantaisie,  de  verve  généreuse  et  para- 
doxale. Dans  la  Théodora  de  Sardon,  ce  rôle  est  conlié  à  nu  Parisien 
quia  déj;\  toute  l'ironie  gouailleuse  et  la  blague  facile  du  boulevard. 
Maurice  Brotteaux  est  un  ancien  traitant.  Il  a  mené  naguère,  dans 
son  hôtel  fameux  par  ses  fêtes  et  ses  soupers  fins,  la  vie  fastueuse 
du  financier  de  l'ancien  régime.  La  Révolution  lui  a  tout  enlevé  : 
ses  oflices,  sa  fortune,  ses  terres,  jusqu'à  son  nom.  Maintenant  il 
gagne  son  pain  ;\  de  petits  métiers  de  rencontre.  Il  fait  des  portraits 
sous  les  portes  cochères,  donne  des  leçons  de  danse,  fabrique  des 
pantins  pour  le  compte  d'un  marchand  de  jouets.  A  travers  ces  vicissi- 
tudes, il  garde  une  àme  sereine.  Cette  sérénité  est  celle  du  [diilosophe 
que  ne  sauraient  troubler  les  contingences.  Car  ce  vieil  épicurien  de 
mœurs  l'est  aussi  de  doctrine.  La  preuve  en  est  qu'il  porte  sans  cesse 
dans  la  poche  de  sa  redingote  puce  un  voluuu^  du  poète  Lucrèce  (jui 
mit  en  vers  admirables,  ardens  et  passionnés,  la  sèche  doctrine  d'fipi- 
cure. 

Son  rôle  est  de  personnilierdes  idées  chères  à  M.  Anatole  Krauce,  de 
les  ex[)oser  dans  un  style  d'une  éh'gance  dépouillée,  t^l  d'eu  prouver 
par  son  exemple  les  bons  iMVets  pour  la  couiluile  des  hommes.  Il  a  pu 
lire,  lui,  les  écrits  de  .lean-.lacques.  el  il  s't>sl  lait  sur  eux  une  opinion 


440  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  exprime  sans  ambages  :  «  Jean-Jacques  Rousseau,  qui  montra 
quelques  talens,  surtout  en  musique,  était  un  jean-fesse  qui  prétendait 
tirer  sa  morale  de  la  nature  et  qui  la  tirait  en  réalité  des  principes  de 
Calvin.  La  nature  nous  enseigne  à  nous  entre-dévorer  et  elle  nous 
donne  l'exemple  de  tous  les  crimes  et  de  tous  les  vices  que  l'état 
social  corrige  ou  dissimule.  >>  Il  est  athée  avec  délices,  comme  disait 
de  Chénier  son  biographe,  non  celui  de  Marie-Joseph,  mais  celui 
d'André.  Gela  le  distingue  d'Évariste,  à  qui  Robespierre  a  enseigné  les 
méfaits  de  l'athéisme,  doctrine  inventée  par  les  aristocrates  pour 
asservir  le  peuple.  Il  est  égoïste  sans  vergogne  et  fuit  le  spectacle  des 
larmes  qui  ne  servent  qu'à  gâter  le  visage,  tandis  qu'Évariste  donne 
dans  le  genre  larmoyant.  De  là  vient  que  la  guillotine  fasse  horreur  à 
l'un,  qui  n'est  pas  le  sensible  Évariste,  etsemble  fort  acceptable  àl'autre, 
qui  n'est  pas  le  sec  Brofteaux.  «  Je  n'ai  pas  d'objection  essentielle  à 
faire  contre  la  guillotine,  répliqua  le  vieux  Brotteaux.  La  nature,  ma 
seule  maîtresse  et  ma  seule  institutrice,  ne  m'avertit  en  effet  d'aucune 
manière  que  la  vie  d'un  homme  ait  quelque  prix;  elle  enseigne  au 
contraire,  de  toutes  sortes  de  manières,  qu'elle  n'en  a  aucun.  L'unique 
fin  des  êtres  semble  de  devenir  la  pâture  d'autres  êtres  destinés  à  la 
même  fin.  Le  meurtre  est  de  droit  naturel  :  en  conséquence,  la  peine  de 
mort  est  légitime,  à  la  condition  qu'on  ne  l'exerce  ni  par  vertu,  ni  par 
justice,  mais  par  nécessité  ou  pour  en  tirer  quelque  profit.  Cependant 
il  faut  que  j'aie  des  instincts  pervers,  car  je  répugne  à  voir  couler  le 
sang,  et  c'est  une  dépravation  que  toute  ma  philosophie  n'est  pas 
encore  parvenue  à  corriger.  —  Les  républicains,  reprit  Évariste,  sont 
humains  et  sensibles.  Il  n'y  a  que  les  despotes  qui  soutiennent  que  la 
peine  de  mort  est  un  attribut  nécessaire  de  l'autorité.  Le  peuple  sou- 
verain l'abolira  un  jour.  Robespierre  l'a  combattue  et  avec  lui  tous 
les  patriotes;  la  loi  qui  la  supprime  ne  saurait  être  trop  tôt  promul- 
guée. Mais  elle  ne  devra  être  appliquée  que  lorsque  le  dernier  ennemi 
de  la  République  aura  péri  sous  le  glaive  de  la  loi.  »  Telles  sont  les 
maximes  de  deux  écoles.  Tels  sont  les  fruits  de  deux  philosophies. 
Celle  du  vieux  Brotteaux  a  été  honnie  par  les  morales  de  tous  les  pays, 
anathématisée  par  les  religions  de  tous  les  temps  :  elle  est  la  ruine  de 
toutes  les  certitudes,  la  négation  de  tous  les  principes,  le  scandale  de 
tous  les  honnêtes  gens...  et  elle  n'inspire  que  des  actions  généreuses, 
compatissantes  et  douces!  Brotteaux, mourant  de  faim,  partage  avec 
l'indigent  son  morceau  de  pain.  Suspect,  traqué,  toujours  à  la  veille 
d'être  arrêté,  il  abrite  dans  son  grenier  le  Père  Longuemare,  protège 
contre  la  fureur  des  patriotes  la  fille  Athénaïs,  que  sais-je  encore? 


REVUE    LITTÉRAIRE.  441 

Je  dirais  presque  qu'il  exagère.  Trop  est  trop.  La  perfection  n'est  pas 
de  ce  monde.  Mais  c'est  toujours  le  défaut  du  «  personnage  sympa- 
thique »  qu'il  paraisse  un  peu  convenu,  arrangé  et  soufflé  en  bau- 
druche. 

Un  trait  l'achève  de  peindre,  sur  lequel  M.  Anatole  France  revient  à 
maintes  reprises,  et  avec  une  insistance  qu'il  est  impossible  de  ne  pas 
déplorer.  L'ancien  traitant  qui  fut  jadis  célèbre  par  ses  galanteries  est 
devenu  un  vieux  galantin.  Les  glaces  de  l'âge  le  rendent  inhabile  aux 
plus  douces  des  jouissances;  mais  son  esprit  ne  cesse  de  lui  en  sug- 
gérer les  images  regrettées.  C'est  une  obsession.  Où  qu'il  soit,  le  voisi- 
nage d'un  être  du  sexe  allume  dans  ses  yeux  un  regard  attristé  et  égril- 
lard. Dans  la  file  qui  stationne  à  la  porte  d'une  boulangerie,  il  «  jette 
les  yeux  sur  la  nuque  de  sa  jolie  voisine  et  respire  avec  volupté  la 
peau  moite  de  cette  petite  souillon.  »  Dans  la  charrette  qui  le  conduit 
au  supplice,  placé  à  côté  d'Athénaïs,  il  «  contemple  en  connaisseur  la 
gorge  blanche  de  la  jeune  femme  et  regrette  la  lumière  du  jour.  » 
C'est  le  vieux  monsieur  qui  regrette  les  petites  femmes.  Ce  trait  de 
sénilité  est  un  des  plus  déplaisans  qui  se  puissent  imaginer.  Admet- 
tons qu'il  y  eût  lieu  de  l'indiquer  :  M.  Anatole  France  y  a  insisté,  on 
ne  sait  pourquoi,  non  sans  quelque  lourdeur.  Et  le  malheur  est  qu'il 
ne  détonne  pas  dans  l'ensemble  du  récit.  On  a  constaté,  paraît-il,  que 
les  époques  les  plus  sombres  furent  aussi  celles  du  plaisir  effréné  et 
de  la  volupté  débridée.  M.  Anatole  France  s'est  souvenu  de  cette  par- 
ticularité des  mœurs  :  il  a  voulu  la  signaler  et  la  souligner.  Il  en  a 
mis  partout.  On  sent  qu'il  s'est  appliqué.  Comme  une  fable  ne  saurait 
se  terminer  sans  une  morale,  ni  une  ballade  sans  un  envoi,  tout  cha- 
pitre ici  se  termine  par  une  coucherie  :  c'est  la  règle.  Chaque  fois 
qu'Évariste  vient  d'envoyer  à  la  mort  de  nouvelles  victimes,  Élodie 
trouve  à  ses  caresses  plus  de  saveur  et  se  pâme  plus  voluptueuse- 
ment dans  ses  bras.  Il  se  peut  :  tous  les  goûts  sont  dans  la  nature. 
Toutefois  ces  scènes,  dans  leur  impudeur  voulue  et  leur  dépravation 
étudiée,  sont  peu  engageantes.  Rien  n'est  plus  froid  que  cet  étalage 
de  sensualité. 

Mais  il  nous  tarde  d'arriver  au  personnage  central  du  roman,  qui 
en  est  aussi  le  caractère  le  plus  étudié,  le  plus  fouillé,  et  le  plus  soli- 
dement établi.  «  Évariste,  ou  le  jacobin,  »  ressemble  à  beaucoup  de 
jacobins  dont  l'histoire  nous  a  conservé  les  traits.  Comme  Da\Td,  il 
mêle  l'art  et  la  poUtique  et  subordonne  celui-là  à  celle-ci.  Il  a  com- 
mencé par  traiter  des  scènes  galantes  dans  la  manière  de  Boucher  et 
de  Fragonard;  puis  répudiant  tout  ce  qui  porte  l'empreinte   de  la 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

corruption  monarchique,  il  s'est  mis  à  dessiner  des  Libertés,  des  Vic- 
toires, des  Hercules  populaires  et  autres  spécimens  d'un  art  symbo- 
lique, éducateur,  moralisateur  et  patriote.  Comme  Robespierre,  il  a 
été,  dès  son  jeune  âge,  sensible  et  ami  de  la  nature.  «  Quand  les 
petits  polissons  du  quartier  dénichaient  des  nids  dans  les  arbres,  tu 
t'efforçais  de  leur  tirer  des  mains  les  oisillons  pour  les  rendre  à  leur 
mère.  »  Comme  d'autres,  il  est  bon  fils  et  vertueux  amant.  11  est  désin- 
téressé et  supporte  fièrement  la  pauvreté.  Par  quelle  voie  la  cruauté 
est-elle  donc  entrée  en  lui?  Quelle  pente  l'a  acheminé  vers  le  rôle 
odieux  où  il  a  décidément  versé?  Comment  est-il  arrivé  à  être  le 
terrible  pourvoyeur  de  la  guillotine  que  nous  voyons  opérer  sans 
relâche  tout  au  long  du  récit?  La  cause  n'en  est- elle  pas  qu'il  fut  tou- 
jours un  faible  d'esprit?  Concentré  en  soi,  replié  sur  lui-même  et 
comme  étranger  aux  choses  de  la  vie  réelle,  il  était  plus  que  d'autres 
préparé  à  subir  l'influence  des  idées  abstraites  et  le  pouvoir  des  mots. 
Habitué  des  réunions  publiques,  il  est  devenu  la  proie  des  déclama- 
teurs.  C'est  la  dupe  qui  se  fait  bourreau. 

Une  fois  sa  fureur  allumée,  tout  lui  sert  d'aliment.  Un  jour  il 
condamne  un  général  coupable  de  s'être  laissé  battre,  et  le  lendemain 
une  porteuse  de  pain,  suspecte  d'avoir  tramé  une  conspiration  ten- 
dant à  ramener  le  Roi  en  portant  le  pain  chez  le  client.  11  met  une 
espèce  de  scrupule,  une  coquetterie  d'honnêteté,  à  distribuer  la  mort 
également  à  tous,  sans  souci  des  distinctions  de  naissance,  de  fortune 
et  de  rang.  Il  exerce  sa  magistrature  comme  un  sacerdoce.  Il  se  tient 
lui-même  pour  le  prêtre  d'une  rehgion  laïque.  Peu  à  peu  il  en  est  venu 
à  se  faire  du  châtiment  une  idée  mystique,  à  lui  prêter  une  vertu,  des 
mérites  propres.  «  Il  pense  qu'on  doit  la  peine  aux  criminels  et  que 
c'est  leur  faire  tort  que  de  les  en  frustrer.  »  Il  les  en  comble,  il  les  en 
accable.  U  a,  coup  sur  coup,  à  juger  un  ci-devant  convaincu  d'avoir 
détruit  des  grains  pour  affamer  le  peuple,  trois  émigrés  qui  étaient 
revenus  fomenter  la  guerre  civile  en  France,  deux  fdles  du  Palais-Éga- 
lité, quatorze  conspirateurs  bretons,  femmes,  vieillards,  adolescens, 
maîtres  et  serviteurs.  «  Évariste  opina  constamment  pour  la  mort...  La 
semaine  suivante,  Évariste  et  sa  section  fauchèrent  quarante-cinq 
hommes  et  dix-huit  femmes.  »  Comment  sa  raison  résisterait-elle  à 
dételles  épreuves  où  il  la  met  quotidiennement?  Dès  lors,  on  aperçoit 
nettement  la  fissure  qui  ira  chaque  jour  en  s'élargissant.  La  manie 
soupçonneuse  l'envahit  et  le  possède.  La  nuit,  il  croit,  par  chaque  sou- 
pirail, apercevoir  dans  la  cave  la  planche  aux  faux  assignats;  au  fond 
de  chaque  boutique,  des  magasins  regorgeant  de  vivres  accumulés  par 


REVUE    LITTÉRAIRE.  443 

les  accapareurs.  Partout  des  suspects  et  partout  des  traîtres.  Les 
pantins,  que  Brotteaux  découpe  pour  l'amusement  des  enfans,  sont 
suspects.  La  fille  de  joie  qui  fait  son  métier  rue  Fromenteau  trahit  la 
République.  C'est  la  bêtise  à  la  base  de  la  cruauté. 

Et  sans  doute  Évariste  ne  songe  qu'au  bien  général  et  à  l'intérêt  de 
la  République.  A  l'occasion  pourtant,  et  toujours  comme  d'autres,  il 
ne  se  fera  pas  faute  de  mettre  le  terrible  instrument  dont  il  dispose  au 
service  de  ses  rancunes  personnelles  et  d'en  faire  un  moyen  de  ven- 
geance privée.  Il  s'est  logé  dans  la  tète  que  le  séducteur  de  sa  maî- 
tresse devait  être  un  aristocrate,  et  qu'il  le  retrouverait  un  jour  à  la 
barre.  Il  n'y  manque  pas.  Un  certain  Jacques  Maubel,  ci-devant,  ayant 
été  amené  au  tribunal,  U  se  persuade  que  c'est  son  infâme  rival;  et  il 
l'envoie  à  la  guillotine  pour  venger  son  amour  humilié  en  même 
temps  que  la  patrie  offensée.  Il  est  prêt  à  dénoncer  sa  sœur  s'il  apprend 
que  celle-ci  est  rentrée  en  France,  malgré  la  loi  sur  les  émigrés  :  car  la 
nature  perd  ses  droits  sur  cet  amant  de  la  nature.  Sa  bonne  femme  de 
mère,  obligée  d'ouvrir  les  yeux  à  la  réalité,  prononce  le  mot  :  C'est  un 
monstre.  Ayant  à  juger  son  propre  beau-frère,  il  ne  se  récuse  pas,  car 
les  deux  Bru  tus,  eux  non  plus,  ne  s'étaient  pas  récusés  quand  il  leur 
fallut  condamner  un  fils,  frapper  un  père  adoptif;  mais  il  verra, 
dressée  devant  lui,  au  sortir  de  l'horrible  séance,  sa  sœur  lui  cracher 
au  visage.  Désormais  possédé  par  une  sombre  démence,  Evariste 
n'est  plus  un  homme  :  c'est  un  maniaque,  un  malade  torturé  par  le 
déhre.  «  Vingt  fois  dans  la  nuit,  il  se  réveillait  en  sursaut  dans  un 
sommeil  plein  de  cauchemars...  Un  matin,  après  une  nuit  où  il  avait 
vu  les  Euménides,  il  se  réveilla  brisé  d'épouvante  et  faible  comme  un 
enfant...  Ses  cheveux,  mêlés  sur  son  front,  lui  couvraient  les  yeux 
d'un  voile  noir  :  Élodie,  au  chevet  du  lit,  écartait  doucement  les 
mèches  farouches,  »  —  comme  Electre  essuyant  l'écume  qui  souUle  la 
bouche  de  son  frère  en  proie  aux  Furies.  Évariste  est  complètement 
fou.  Et  il  continue  à  siéger,  à  juger,  à  condamner,  à  disposer  de  la  \àe 
et  de  la  mort  des  hommes... 

Rétrécissement  et  déformation  du  cerveau,  niaiserie  sentimentale, 
humeur  noire,  manie  du  soupçon,  instinct  de  vengeance,  vanité,  désé- 
quihbre  mental,  folie  du  sang,  —  en  deux  mots  :  sottise  et  méchanceté, 
—  telle  est  la  psychologie  du  personnage.  Elle  nous  fait  irrésistible- 
ment songer  à  cette  «  psychologie  du  jacobin  »  que  Taine  a  tracée  jadis 
avec  tant  de  vigueur  et  qui  lui  a  été  reprochée  avec  tant  d'âpre  té.  Par 
d'autres  moyens  et  par  d'autres  procédés,  le  romancier  aboutit  aux 
mêmes  résultats  que  l'historien.  Les  conclusions  sont  les  mêmes.  Et 


i44  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  n'est  pas  le  moins  piquant  de  l'affaire,  de  voir  M.  Anatole  France, 
adopté  et  même  confisqué  par  les  penseurs  révolutionnaires,  renchérir 
sur  le  jugement  que  Taine  a  porté  de  la  Révolution. 

Si  j'en  avais  la  place,  et  s'il  s'agissait  d'histoire,  où  d'ailleurs  je 
suis  peu  compétent,  j'aurais  sans  doute  des  réserves  à  faire.  La  Révo- 
lution a  été  ce  que  la  montre  M.  Anatole  France;  mais  elle  a  été  aussi 
autre  chose.  Ce  fut  un  grand  événement,  quoi  qu'on  en  pense  ;  il  est 
ici  diminué,  réduit,  étriqué  :  c'est  petit.  Et  cela  peut  être  exact,  dans 
chaque  trait  et  dans  chaque  détail:  on  a  l'impression  que  dans  l'en- 
semble, ce  n'est  pas  équitable.  On  a  souvent  reproché  à  Taine  d'avoir 
peint  la  France  de  1793,  sans  souci  de  ce  qui  se  passait  alors  en 
Europe  :  il  a  fait  tort  à  la  Révolution  de  sa  diplomatie  et  de  ses  guerres  ; 
il  manque  à  ses  livres  ce  qu'ont  mis  dans  les  leurs  Albert  Sorel  et 
M.  Ghuquet.  M.  Anatole  France  a  fait  de  même.  Ajoutons  que  ses  per- 
sonnages, même  les  plus  sympathiques,  sont  étrangement  choisis.  Le 
représentant  de  l'ancienne  France,  Brotteaux,  n'est  qu'un  vieux  polis- 
son. Le  prêtre,  le  P.  Longuemare,  est  un  imbécile.  Et  toutes  les 
femmes  sont  des  filles.  La  guillotine  a  fait  d'autres  victimes,  plus 
intéressantes,  plus  touchantes  et  plus  nobles...  Mais  nous  n'avons  pas 
ici  à  juger  le  procès  au  fond  :  il  s'agit  uniquement  de  connaître  les 
opinions  et  les  sentimens  de  M.  Anatole  France.  Au  rebours  de  ce 
qu'on  aurait  pu  croire,  il  n'a  guère  varié,  depuis  vingt  ans,  dans  son 
opinion  sur  la  Révolution.  Sa  philosophie  est  restée  celle  de 
l'abbé  Jérôme  Coignard,  qui,  en  bon  philosophe  du  xviii"  siècle  et  du 
xvni®  siècle  antérieur  à  Rousseau,  était  le  moins  romantique  des 
hommes.  Ce  sont  les  romantiques  qui  ont  inventé  la  poésie  de  l'écha- 
faud.  Ce  sont  eux  qui  ont  célébré  la  vertu  féconde  du  sang  versé. 
C'est  Lamartine  qui  dans  les  Girondins  idéalise  Robespierre  après 
Vergniaud.  C'est  Michelet  qui  exalte  en  héros  les  grands  ancêtres. 
A  les  regarder  de  près,  comme  fait  M.  Anatole  France,  ces  géans 
étaient  des  hommes  de  taille  ordinaire  et  d'esprit  médiocre,  affolés 
par  les  circonstances  et  par  la  peur. 

René  Doumic. 


REVUE   MUSICALE 


UN    MOZART   INCONNU 


W.-A.  Mozart.  Sa  vie  musicale  et  son  œuvre,  de  l'enfance  à  la  pleine  matu- 
rité, par  MM.  T.  de  Wyzewa  et  G.  de  Saint-Foix,  t.  I  et  II.  Paris,  Perrin 

etC'^ 

Sous  ce  titre,  il  n'y  a  guère  plus  de  quinze  ans,  nous  eûmes  le  plai- 
sir d'entendre  une  conférence  de  M.  de  Wyzewa.  Le  Mozart  dont  il 
nous  parla,  —  dès  le  début  il  avait  pris  soin  de  nous  en  avertir,  —  ne 
fut  «  ni  M.  Bruneau,  ni  même  M.  Erlanger,  ni  feu  Benjamin  Godard, 
ni  personne  autre  que  Wolfgang-Amédée  Mozart,  le  rossignol  de  Salz- 
bourg,  l'auteur  de  la  Marche  turque  et  du  Trio  des  masques.  »  Tout 
d'abord  aussi  l'orateur  nous  donna  les  raisons  que  nous  avions  d'igno- 
rer le  plus  fameux  des  musiciens,  ou  de  le  méconnaître.  La  gloire  de 
Mozart  étant  universellement  répandue,  il  est  arrivé  ceci,  que  tout  le 
monde  a  fini  par  trouver  inutile  de  s'en  assurer,  ou,  comme  on  dit 
vulgairement,  -<  d"y  aller  voir.  »  Aussi  ibien  les  occasions  «  d'y  aller 
voir  »  ne  sont  ni  très  fréquentes  ni  très  favorables.  Chez  nous,  si,  de 
tant  de  musiciens  illustres,  Mozart  est  peut-être  celui  qu'on  joue  le 
moins  souvent,  il  est,  et  de  beaucoup,  celui  qu'on  joue  le  plus  mal. 
Or,  depuis  quinze  ans,  les  choses  sont  demeurées  en  ce  deux  fois 
déplorable  état.  Le  titre  de  la  conférence  de  naguère  pourrait  servir 
au  livre  d'aujourd'hui,  et  même  c'est  assez  de  lire  celui-ci  pour  nous 
convaincre  encore  davantage  qu'avant  de  l'avoir  lu  nous  ne  connais- 
sions pas  Mozart. 

Un  ami,  nous  recommandant  un  jour  certain  manuscrit,  nous 
disait  :  «  Ne  vous  laissez  pas  effrayer  par  les  cent  premières  pages.  » 


446  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  avoir  peur  des  deux  gros  volumes,  chacun  de 
cinq  cents  pages  en\iron,  dont  se  compose  le  Mozart  de  MM.  de 
Wyzewa  et  de  Saint-Foix.  C'est  beaucoup,  et  ce  n'est  pourtant  que  les 
vingt  premières  années  de  Mozart,  le  printemps  d'une  vie,  qui  devait 
toucher  à  peine  à  son  été.  Mais  de  ce  printemps  même,  nous  n'avions 
fait  jusqu'ici  qu'entrevoir  la  merveilleuse  floraison.  Fraîche,  épanouie, 
embaumée,  la  voici  tout  entière  devant  nous.  Les  minutieux  bio- 
graphes ont  distingué  jusqu'à  vingt-quatre  périodes  dans  les  vingt  ans 
de  r  «  enfant  prodige,  »  puis  du  «  jeune  maître.  »  Dans  son  œuvre,  les 
judicieux  critiques  n'ont  pas  compté  moins  de  deux  cent  quatre-vingt- 
huit  ouvrages.  Que  dis-je!  les  compter  ne  leur  a  pas  suffi.  De  tous,, 
fût-ce  du  moindre,  ils  ont  fait  l'historique  et  l'analyse  détaillée.  De 
presque  tous  ils  ont  transcrit  les  premières  lignes,  afin  de  nous  en 
donner  au  moins  l'idée  et  comme  la  sensation  dans  l'ordre  de  la  mu- 
sique pure.  Enfin  ils  ont  partagé  tous  les  chapitres  entre  la  biographie 
et  la  critique.  Et  ces  deux  parties,  qui  se  touchent,  et  même  se  tiennent, 
sont  pourtant  séparables.  Ainsi  le  lecteur  non  musicien,  j'entends 
musicien  de  goût  seulement,  non  de  pratique,  pourra  se  contenter  de 
lire  l'histoire  de  Mozart  et  de  ne  prendre  connaissance  que  des  faits. 
Le  musicien  complet  trouvera  par  surcroît  dans  les  citations  et  dans 
les  commentaires  qui  les  suivent  la  confirmation  des  faits  et  comme 
une  illustration  vivante  de  l'histoire. 

Aussi  bien,  et  là  n'est  pas  la  moindre  originaHté  de  la  méthode 
appliquée  par  MM.  de  Wyzewa  et  de  Saint-Foix,  lorsque  les  documens 
biographiques  leur  manquaient,  c'est  dans  l'œuvre  du  maître  qu'ils  ont 
été  chercher  les  traces  ou  les  échos  de  sa  vie.  Pour  eux  alors  la  mu- 
sique de  Mozart  a  non  seulement  chanté,  mais  parlé,  mais  raconté, 
mais  témoigné.  S'ils  ont  rétabli,  —  vous  devinez  au  prix  de  quel  tra- 
vail, de  quelles  peines,  —  la  chronologie  intégrale  et  rigoureuse  de 
toutes  les  compositions  de  Mozart,  ils  ne  l'ont  pas  fait  par  vanité  d'éru- 
dits,  mais  dans  le  dessein  plus  vaste,  avec  l'espérance  plus  haute 
de  reconstituer  le  développement  intérieur  du  génie  de  Mozart  et 
d'atteindre  ainsi  la  vie  et  l'âme  véritable  du  maître,  par  delà  le  détail 
tout  anecdotique  et  souvent  indifférent  de  son  existence  individuelle. 

De  ce  génie,  de  cette  âme,  un  caractère  essentiel  ou  peut-être  le 
principal  caractère,  n'avait  pas  encore  été  mis  à  sa  place  et  dans  son 
véritable  jour  :  c'est  la  dociUté,  l'obéissance  même,  une  obéissance 
naturelle  et  comme  instinctive,  aux  influences  musicales  du  dehors. 
La  suite,  exactement  établie,  ourétabUe,  des  œuvres  de  Mozart  a  suffi 
pour  amener  la  critique  à  cette  conclusion,  qu'on  peut  appeler  aussi 


REVUE    MUSICALE.  447 

bien  une  découverte  :  «  Lame  prodigieusement  souple  et  mobile  du 
maître  s'est  toujours  librement  abandonnée  à  l'impulsion,  plus  ou 
moins  fortuite,  de  son  goût  du  moment,  si  bien  que  toujours,  tout  au 
long  de  sa  vie,  Mozart  s"est  complu  à  adopter,  à  employer  exclusive- 
ment, puis  à  écarter  de  son  horizon  non  seulement  telle  ou  telle  coupe 
particulière,  tel  ou  tel  procédé  d'expression  musicale,  mais  encore  jus- 
qu'à telle  ou  telle  manière  de  concevoir  l'objet  même  et  la  beauté  de 
son  art.  Aussitôt  qu'un  changement  se  produisait  dans  les  idées  du 
jeune  homme,  —  et  nul  artiste  peut-être  n'a  connu  un  plus  grand 
nombre  de  ces  révolutions  intérieures, —  aussitôt  toutes  ses  œuvres, 
pendant  une  durée  plus  ou  moins  considérable,  portaient  la  trace  de 
ce  changement,  au  point  de  nous  présenter,  parfois,  une  allure  et  un 
style  tout  contraires  à  ceux  que  nous  offraient  ses  œuvres  précé- 
dentes... A  chacun  de  ces  goûts  nouveaux  il  se  hvrait  sans  réserve, 
s" obstinant  à  reproduire,  jusque  dans  les  genres  les  plus  variés,  un 
certain  tour  de  pensée  ou  un  certain  mode  d'«  écriture  »  définis,  jus- 
qu'au jour  où,  sous  l'influence  de  sa  propre  lassitude  ou  de  la  ren- 
contre d'un  modèle  nouveau,  tout  vestige  de  ces  signes  caractéristiques 
disparaissait  à  jamais  de  sa  production.  » 

Voilà  l'évolution  dont  nul  n'avait  encore,  du  moins  avec  cette  fîdé- 
hté,  cette  finesse,  noté  les  phases  nombreuses  et  brèves.  Nous  disons 
l'évolution,  non  le  progrès,  ce  mouvement  ayant  eu  ses  retours.  Mais, 
dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  il  fut  constamment  déterminé  par  des 
mobiles  extérieurs  :  «  Toujours,  avec  sa  nature  essentiellement 
«  féminine,  »ce  génie  poétique  a  eu  besoin  de  recevoir  d'ailleurs  l'élan 
nécessaire  pour  engager  son  œuvre  dans  des  voies  nouvelles...  »  Et 
les  biographes  alors  d'imaginer  Mozart  et  de  nous  le  présenter  sous  les 
traits,  mais  pacifiés,  mais  spiritualisés  de  son  Don  Juan;  pèlerin  d'un 
autre  idéal  et  d'un  autre  arnour,  et  le  demandant  moins  aux  filles  de  la 
terre,  qu'aux  nobles  muses  tour  à  tour  apparues  à  ses  regards,  à  son 
âme,  dans  les  œuvres  d'un  Chrétien  Bach,  d'un  Schobert,  d'un  Michel 
ou  d'un  Joseph  Haj'dn  et  de  bien  d'autres  encore. 

Ceux-là,  qui  par  l'exemple,  sinon  toujours  par  les  leçons,  furent  en 
réalité  les  maîtres  de  Mozart,  les  critiques  de  Mozart  les  ont  nommés 
tous  et  tous  étudiés.  Ils  ont,  avec  précision  et  jusque  dans  le  moindre 
détail,  déterminé  leurs  zones  et  leurs  périodes  d'influence.  Les  unes 
étaient  connues,  d'autres  demeuraient  encore  ignorées. |  Ainsi,  nous 
saurons  désormais  à  merveille  que  Wolfgang,  —  et  cela  dès  ses  pre- 
mières années,  —  reçut  de  son  père  non  seulement  les  principes 
techniques,  ou  la  lettre,  mais  surtout  l'esprit  même  de  son  art.  Et  cet 


448  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

esprit,  ou  cette  âme,  pour  le  père  d'abord  et  pour  le  fils  après  lui, 
selon  lui,  fut  toujours  l'expression  de  [la  sensibilité,  la  traduction  par 
la  musique,  par  tous  les  élémens  de  la  musique,  de  tous  les  modes,  de 
toutes  les  nuances  des  émotions  humaines.  Les  preuves  abondent  de 
l'estime  où  le  médiocre  musicien  qu'était  Léopold  Mozart  tenait  le 
pouvoir  expressif  du  langage  sonore.  Et  quant  au  génie  de  Wolfgang, 
on  en  pourrait  hasarder,  entre  bien  d'autres,  cette  formule  ou  cette 
définition:  la  rencontre  et  l'alliance  miraculeuse,  unique  même,  du 
sentiment  pur  avec  la  pure  beauté. 

Le  jeune  Mozart,  qui  ne  nous  aima  guère,  nous  Français,  aurait  eu, 
ne  fût-ce  que  par  reconnaissance,  des  raisons  de  ne  point  nous  haïr. 
Il  nous  doit  quelque  chose  de  lui-même  et  nous  ignorions  qu'il  fût 
autant  notre  obligé.  Déjà  son  premier  voyage  à  Paris  (1763-1764)  ne 
lui  fut  pas  inutile.  Il  avait  alors  huit  ans  et  ce  n'est  pas  communément 
l'âge  des  expériences  profitables.  Mais  les  années  d'apprentissage  d'un 
Mozart  ressemblent  à  des  années  de  maîtrise  et  l'on  ne  saurait  étudier 
cet  enfant,  puis  cet  adolescent  merveilleux,'qu'en  dehors,  au-dessus  de 
la  condition  et  de  la  loi  commune.  Il  est  certain  qu'entre  novembre  1763 
et  avril  1764,  Wolfgang  «  s'est  profondément  imprégné  de  musique 
française  »  et  cette  musique  était  —  alors  —  «  essentiellement  simple  et 
claire,  la  mieux  faite  du  monde  pour  s'imposer  à  un  cœur  d'enfant.  » 
Le  petit  garçon  ne  manqua  pas  de  connaître  à  Paris  l'œuvre  de  Rameau. 
Il  ne  fut  pas  non  plus  sans  entendre,  à  la  Comédie-Italienne,  les 
pièces  à  ariettes  de  Danican  PhiUdor  et  peut-être,  à  Versailles,  certain 
pot-pourri  de  Favart,  Bastien  et  Bastienne,  dont  Mozart,  en  1768, 
reprendra  le  texte  comme  livret  de  son  premier  opéra-comique  alle- 
mand. A  travers  les  formes  ouïes  formules  de  l'époque,  l'esprit  même 
de  notre  art  se  faisait  sentir  et  révélait  à  l'enfant  étranger,  pour  toujours, 
cet  «  idéal  de  précision  expressive  »  où  l'on  doit  reconnaître,  avec 
M.  de  Wyzewa,  l'un  des  signes  éminens  du  goût  français. 

Que  savions-nous  jusqu'ici  d'un  certain  Schobert?  A  peine  son 
nom.  M.  de  Wyzewa  nous  apprend  que  ce  claveciniste  du  prince  de 
Conti  fut,  en  dépit  de  sa  naissance  et  de  son  éducation  étrangère  (il 
était  Silésien),  l'un  de  nos  plus  grands  musiciens  d'alors,  oui  l'un  des 
plus  nôtres,  et  le  premier  vrai  maître  de  Mozart.  On  ignore  presque 
tout  de  sa  vie.  Il  mourut,  très  jeune  (en  1767),  empoisonné  par  des 
champignons,  ainsi  que  sa  femme  et  l'un  de  ses  enfans.  Quant  à  sa 
musique,  en  particulier  ses  sonates,  il  suffit  de  l'étudier  pour  y  trouver, 
avec  autant  de  surprise  que  de  certitude,  l'une  des  origines  ou  des 
sources  de  Mozart.  Cela  suffit,  mais  encore  le  fallait-il  faire.  A  ceux  qui 


REVUE    MUSICALE.  449 

l'ont  fait,  et  très  bien,  nous  sommes  redevables  de  connaître  un 
maître  nouveau,  et  de  le  connaître  deux  fois:  en  lui-même  d'abord, 
ensuite  et  surtout  par  rapport  à  Mozart  et  pour  ainsi  dire  en  fonction 
de  Mozart. 

Si  l'on  est  toujours  le  fOs  de  quelqu'un,  il  peut  arriver  qu'on  le  soit 
de  plusieurs.  Ce  n'est  pas  la  moindre  nouveauté  ni  le  moindre  intérêt 
de  l'ouvrage  de  MM.  de  Wyzewa  et  de  Saint-Foix  que  la  recherche  et 
la  découverte  des  diverses  filiations  de  Mozart.  A  peine  le  petit  voya- 
geur (toujours  dans  sa  huitième  année)  a-t-il  passé  de  France  en  Angle- 
terre, qu'à  l'influence  d'un  Schobert  va  succéder  celle  d'un  Chrétien 
Bach.  Après  avoir  été  l'élève,  un  peu  de  son  père  et  plus  encore  de  son 
frère  Philippe-Emmanuel,  après  avoir  étudié  surtout,  à  Milan,  pendant 
six  ans,  le  genre  et  le  style  italien,  Chrétien  ou  Christian  Bach,  le  der- 
nier fils  de  Jean-Sébastien,  avait  été  appelé  à  Londres  pour  composer 
des  opéras.  Il  en  composait  donc,  en  grand  nombre,  et  d'élégans,  de 
faciles,  un  peu  mondains,  parfois  délicieux.  «  Remarquablement  écrits 
pour  le  chant,  et  d'une  orchestration  plus  fournie  que  chez  les  compo- 
siteurs italiens,  ces  opéras  -ont  consacré  la  formation  définitive  d'un 
genre  entièrement  dépouillé  de  la  raideur  comme  aussi  du  sérieux  et 
de  l'élaboration  approfondie  de  l'ancien  opéra...  Leur  influence  sur  lui 
(Mozart)  fut  véritablement  énorme  ;  on  peut  dire  que,  durant  toute  sa 
jeunesse,  Mozart  est  resté  imprégné  du  style  et  de  l'esprit  même  de 
Chrétien  Bach  dans  le  style  de  l'opéra...  Ce  mélange  d'élégance  dis- 
crète, de  pureté  mélodique,  de  douceur  parfois  un  peu  molle,  mais 
toujours  charmante,  cette  préférence  de  la  beauté  à  l'intensité  de  l'ex- 
pression dramatique,  tout  cela  est  venu  directement  à  Mozart  des  opéras 
de  Chrétien  Bach.  »  —  Resterait  seulement  à  saA'Oir,  —  et  nous  l'ap- 
prendrons tout  à  l'heure, —  ce  qu'à  tout  cela,  qui  lui  venait  en  effet  de 
Chrétien  Bach,  et  des  autres,  Mozart  a  personnellement  ajouté. 

Ils  étaient  légion,  les  autres.  Allemands  ou  itahens,  musiciens 
de  théâtre  ou  de  musique  pure,  auquel  d'entre  eux  le  petit  Mozart 
n'aurait-il  point  alors  adressé  le  salut  et  le  remerciement  de  Dante  à 
Virgile  !  Agé  de  douze  ans,  à  Vienne,  il  écoute  avec  le  même  plaisir  et 
le  même  profit  (son  œuvre  d'alors  en  porte  témoignage)  les  opéras 
sérieux  d'un  Gluck  ou  d'un  Hasse,  Alceste  ou  Partenope  et  des  opéras 
bouffes  italiens  comme  la  Buona  figliuola  de  Piccini. 

Un  Mozart  français,  un  Mozart  italien,  un  Mozart  allemand,  ces  trois 
personnes  coexistent  en  vérité  dans  la  nature  unique  de  Mozart.  Chacune 
des  trois  s'y  révèle.  La  dernière  a  maintes  fois  subi  l'influence,  l'em- 
preinte même  de  deux  grands  maîtres  fraternels,  les  Haydn  :  Joseph, 
TOME  X.  —  1912.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'aîné,  le  plus  grand,  celui  qu'on  oublie,  et  le  plus  jeune,  Michel,  celui 
qu'on  ignore.  MM.  de  Wyzewa  et  de  Saint-Foix  ont  suivi  leurs  traces 
à  tous  deux  à  travers  l'œuvre  du  jeune  Mozart.  Au  terme  d'une  véri- 
table étude  consacrée  à  Michel  Haydn,  les  biographes-critiques  ne 
craignent  pas  d'écrire  :  «  Il  n'est  pas  douteux  que  jamais,  durant  toute 
sa  vie,  Mozart  n'a  rencontré  un  homme  dont  le  génie  fût  si  singulière- 
ment proche  du  sien,  ni  dont  l'œuvre  dût  exercer  sur  lui  une  influence 
à  la  fois  aussi  vive  et  aussi  durable.  Jusqu'au  terme  de  sa  carrière, 
l'auteur  de  la  Flûte  enchantée  et  de  VAve  vermn  est  resté  l'élève  et 
l'imitateur  du  vieux  Michel  Haydn.  »  C'est  beaucoup  dire,  pensera-t-on 
peut-être  d'abord.  Mais,  la  thèse  aussitôt  posée,  il  faudra  bien  lire  les 
pages  suivantes,  se  rendre  à  des  argumens  assez  nombreux,  assez 
forts,  pour  la  démontrer  et  la  soutenir. 

Pourtant,  sur  le  génie  de  Mozart  le  génie  de  Joseph  Haydn  ne 
devait  guère  avoir  une  action  moins  efficace  que  le  génie  de  Michel.  On 
sait  quelle  admiration  réciproque,  quelle  tendresse,  paternelle  et 
filiale,  unit  toujours  l'un  à  l'autre  Haydn  et  Mozart.  Chaque  fois  qu'il 
revint  d'Italie,  en  1771,  177!2,  1773,  à  quinze,  à  seize,  à  dix-sept  ans, 
Wolfgang  fut  pris  et  repris  par  l'influence  de  Haydn.  Elle  le  rendait  en 
quelque  sorte  à  l'esprit  allemand.  La  reprise  de  1773,  à  Vienne,  fut  la 
plus  forte.  Haydn  traversait  alors  une  des  époques  de  sa  vie  où  il 
conçut  la  notion  la  plus  haute  de  l'objet  et  du  caractère  de  son  art.  II 
régnait  en  maître  sur  le  monde  musical  viennois.  Mozart,  le  sensible 
et  souple  Mozart, ne  tarda  pas  à  se  constituer  son  élève  et  son  imita- 
teur. Il  reconnut  aussitôt  combien  l'idéal  de  Haydn  dépassait  en  gran- 
deur, en  dignité,  l'idéal  plus  léger  et  plus  menu  que  lui  avaient  offert 
les  œuvres  de  l'école  itahcnne  de  son  temps.  On  aimerait  suivre  jus- 
qu'au bout,  et  dans  le  détail,  l'action  et  la  réaction  réciproque  des 
deux  génies,  car  il  se  fit  dès  lors  entre  eux  de  nobles  et  pieux  échanges. 
Mozart  ne  devait  pas  être  ingrat,  et  tout  ce  qu'adolescent,  presque 
enfant  encore,  il  avait  reçu  de  Haydn,  sa  maturité  le  rendra  plus  tard 
à  la  A-ieillesse  de  son  maître.  Ainsi  l'un  et  l'autre  et  l'un  par  l'autre,  ces 
deux  grands  hommes  furent  plus  grands  tour  à  tour. 

Il  semble  en  vérité  que  tous  les  principes,  tous  les  élémens  de  la 
beauté  sonore  épars  en  ce  temps-là  dans  le  monde,  se  soient  réunis 
pour  composer  la  perfection  unique  de  Mozart.  Avec  sa  grâce,  avec 
son  sourire  d'enfant,  il  allait,  dérobant  à  tous  les  peuples,  à  tous  les 
maîtres,  le  secret  de  leur  chant  et  de  leur  âme  elle-même.  Et  tous  ils 
se  laissaient  dépouiller,  un  peu  surpris,  mais  bientôt  plus  heureux 
«incore  de  retrouver  et  de  reconnaître,  sans  savoir  par  quel  enchante- 


REVUE    MUSICALE.  451 

ment,  leur  propre  voix  plus  pure  et  leurs  concerts  plus  harmonieux. 
Dans  l'œuvre  du  jeune  Wolfgang,  l'apport  italien  ne  fut  pas  le  moins 
abondant.  Les  deux  biographes-critiques  en  ont  dressé  le  bilan  après 
chaque  séjour  de  l'enfant  au  delà  des  Alpes.  Avec  tous  les  documens, 
toutes  les  observations  qu'ils  ont  réunies,  on  composerait  un  volume 
à  la  fois  solide  et  charmant  sur  l'itahanisme  de  Mozart.  Une  place 
d'honneur  y  serait  faite  à  lenseignement  que  Mozart,  à  Bologne, 
en  1770,  reçut  du  célèbre  Père  Martini,  «  cet  homme  admirable,  ce 
représentant  parfait  du  génie  de  sa  race  et  le  dernier  héritier  de  ce 
beau  style  italien  qui  naguère  avait  créé  les  chefs-d'œuvre  des  Fresco- 
baldi  et  des  Corelli,  et  de  Haendel  même.  En  se  nourrissant  de  ses 
leçons,  —  dont  bien  d'autres,  avant  lui,  avaient  profité,  mais  personne 
aussi  pleinement  ni  avec  autant  de  passion,  —  Mozart  s'est  trouvé 
prendre  contact  avec  ce  que  l'ItaUe  avait  à  lui  donner  de  plus  précieux 
et  de  plus  sacré.  Et  si,  plus  tard,  son  œuvre  va  se  distinguer  de  celle 
de  ses  plus  grands  rivaux  par  un  caractère  de  beauté  plus  pure  et  plus 
haute,  peut-être  le  devra-t-elle,  en  grande  partie,  à  la  chance  qui  lui 
aura  permis  de  consacrer  ces  trois  mois  de  sa  jeunesse  à  recueillir 
l'héritage  desAdeux  maîtres  itahens.  « 

Italiam!  Italiam!  Un  siècle  après  Mozart,  un  autre,  un  tout  autre 
grand  musicien  d'Allemagne  devait  aussi  jeter  ce  cri  de  désir  et 
d'amour  que,  depuis  Virgile,  ont  proféré  tant  de  lèvres  humaines. 
Richard  Wagner  lui-même  ne  réva-t-il  pas  je  ne  sais  quelle  alliance 
entre  son  génie  et  le  génie  latin?  Dans  une  mémorable  lettre  adressée 
à  Arrigo  Boito,  U  exprima  l'espoir  que  son  Lohengrin,  descendant  alors 
en  Italie,  pourrait  être  le  messager  et  comme  le  héraut  de  cette  union 
mystérieuse.  Mais  c'est  à  Mozart,  au  seul  Mozart,  qu'avait  été  réser- 
vée la  faveur  de  l'accomplir.  Pour  nul  autre  autant  que  pour  le  mélo- 
dieux enfant,  l'ItaUe  ne  se  montra  bienfaisante  et  généreuse.  L'amour 
dont  elle  l'aima  n'eut  rien  de  jaloux  ni  de  sévère.  Elle  ne  prétendit 
point  régner  seule  en  son  cœur;  elle  accepta  le  partage  avec  sa  patrie. 
Et  même,  par  un  contraste,  sinon  par  une  contradiction  piquante, 
l'Italie  fut  un  jour  témoin  de  l'évolution  ou  de  la  révolution  tout  alle- 
mande qui  vint,  parmi  tant  d'autres,  changer  l'âme  toujours  chan- 
geante du  jeune  Mozart.  L'ouvrage,  abondant  en  surprises,  que  nous 
étudions,  n'offre  pas  de  plus  curieux  épisode,  ni  jusqu'ici  de  moins 
connu.  C'était  à  Milan  pendant  l'hiver  de  1772-1773.  Mozart  avait  dix- 
sept  ans.  Hôte  de  l'Italie  pour  la  troisième  et  dernière  fois,  il  achevait 
la  composition  et  préparait  la  représentation  de  l'opéra  qui  lui  avait 
été  commandé,  Lucio  Silla.  L'ouvrage  devait  «  passer  »  le  26  décembre 


in^  ui:viii;   i)i;s   dki  x   mondes. 

MlH.  liC  .'>  fin  iiK^'iiK!  mois,  viii^^i  cl.  un  j(»urs  ;iii|t;iiiiv;ml,,  Wolfgang 
<'5rriv;iil  li;iiH|nill(!iiiciil  à  sa  Sd'iir  :  «  l'iiicdic  (inalor/c  morceaux  à 
fjiirn  otpiiiH  j'autai  (iiii.  »  An  joui-  dil,  il  (iiil  fini  ca  eftol.  Le  succès  de 
/,iiri()  Silla  lut  médiocre.  J/ouvragc  iicaumoius  coniionl  plusieurs 
I>assag(!S,  un  (',|>is()do  o.w  part,iculi(îr  (la  senne  des  lomboaux)  qui,  par 
«  i'ardriilc.  iKiaul/;,  »  |iai-«  la,  profondeur  l,i"i^i(pio,  »  se  jjlacjîulau  pi(ïmi('r 
rang  de  loul,  I'o-umm!  dramal,i(pi(!  du  mailre.  I*]l  puis,  (d  Hurioul,  ces 
IragiiKuis  apparaisscid  comme  les  symplômes  d'un  élal  d'(;spiil.  et 
«r.ànui,  d'un  accès,  d'une  V(''iilal)li!  crise  de,  romani isnu; que  valraverser 
pendant,  quchpios  mois  le  g(''nie  du  jeuni!  Mo/.arl.  L'Allemagne  (înlrait 
alors  dans  la  |)éiiod(>  d'agilal,i(m  passioiuu'îc  que  Vow  (h'signe  commu- 
némenl  par  hi  nom  de:  Slunii.  nnd  Ih-dini  (d,  qn(^  r(^préseiil,ent,  dans 
l'ordii!  Iill.(  raire,  des  (euvr(!S  Iclles  (\\\v.  la  I.rnorr.  de  Uiiig('r  cl  le, 
WcrlhenW.  (UvWu>  (177i). 

La  mnsitpie  n(!  pouvait, ('cliappcr  à  c('lle  inllucnce.  Il  semble  même 
(picille  l'ail,  suhio  la,  prcnnèri! .  Mois  sim'  les  IVonls  ]es]iliis  |»ms,  les 
plus  calmes,  un  souflle  d'orage  i)assa.  .Ius(puî  chez  un  Haydn,  M.  de 
Wy/,e\\a  naguère  a  conslat,('î  c(!  uiouvenuMit  de  lièvre.  11  a  sur|)ris  une 
clial(Mn-,  un  h(ud)Ie  el  vraimcnl,  un  frisson  nouveau  dans  cortainos 
<euvres  étranges  cl  magnilicpK^s  t,(!ll(^s  (pi'niie  sonate  pour  jtiano  en  iil 
mineur,  un(!  série  (1(!  (pialuors  savans  et  dramatiques  et  surfont  c(!8 
<(  proiligiiiiix  poèuMïs  de  donlcuu'  patludicpie  »  (pn^  sont  1(îs  symphonies 
app»!l(''es  la,  l'assiou,  les  Adieux  et  la,  Sijiiiplioiiii'  fiinèhrc .  Aujom'd'hui 
c'i^st,  dans  ru'UMcî  d(!  Mo/art,  à  la  mcm(!  6i)0(pu\  exact(uniMit  la  même 
année  (la  di\-septièu)e  d(!  la  vie  (!(>  Mo/art)  (pui  i)ar  les  menues  signes 
le  mènuï  clal  nous  i^sl  r('vél('.  Liât,  ou,  coinnu'  disaient  les  anciens, 
è.thos  allemand,  pro[)i-(!  ii  l'Allemagne  d'alors,  v\  par  où  l'on  ignorait 
conmuménKMd,  (pu5  Mozart  adolesccMit  (m'iI  passif  Chose  plus  surpre- 
nante encoie  :  le  liasai'd  ayant  voulu  (pie  l'italii^  fi'it  ti'uioin  d(î  ce  pas- 
sage cl  (pu;  l(!  "  mal  i-omaid,i(pie  »  atteignît,  Mo/art  j^Midaid,  (pi'il  siî 
trouvait  à  Milan  et  composait  un  op('ia  italien,  c'est  dans  la  langue 
musicale  italienne  (pi'il  (exprima  diîs  siMitimens  allemands.  VA  cela, 
(pii,  elle/  tout  autre,  n'cnt  pas  mampn'dc  produire  un  coniraste,  voire 
une  disparal(î,ne  lit(prajoufcr  une  harmonie  de  plus  ù  ce  génie  en  tout 
et  toujours  harmonieux. 

L'esjtace  nous  est  ici  trop  m(îsuré  pour  sui\  re  Mo/.art  à  travers  les 
détours  et  les  retours  ménuî  d'un  clicnun  (pi'on  avait,  jus(prici,  cru 
moins  sinueux.  Plus  d'une  étape  encore,  dans  l'un  ou  l'autre  sens, 
oiVrirait  l'intérêt  le  plus  vif  et  le  plus  impr('\n.  MM.  de  Wy/.(>wa  (d,  de 
Saint-Foix,  avec  délicatesse,  les  ont  toutes  su  distingU(M-  et  déliiiir. 


RKVUE    MUSICALK.  4^)3 

Par  les  (l'iivros  sc^ulos,  à  (l(ïfiiiil  (h;  docunicns,  ils  nous  monlrcnl  (incllo 
aniice  buiiie  et  féconde!  est  la  dix-sepUrnui  annc'io  de  Mozart,  I'îuhkmî 
du  «  grand  cfToil  créateur.  «  Un  [kmi  jikis  loin,  rien  que  ce  titre  d'un 
autre  chapitre  :  «  la  vingtième  année,  »  (piand  c'est  de  Mozart  qu'il 
s'agit,  n'est-il  i)as  une  promesse  et  comme  un  programme  de  fête  I 
Nous  parlions  de  régression  tout  à  l'heure.  Une  l'ois,  une  s(!ule,  sui-  sa 
route  enchantée,  on  dir.'ul  ([lie  Mozart  s'arrête,  s'il  ne  iccule.  Par  un 
de  ces  reviremens  <[ui  lui  sont  familiers,  il  pass(î  et  peut-être  il  (i(;s- 
cend,  du  grand  style  à  la  «  galanterie,  »  ainsi  qu'on  af)[)claitdo  son 
temps  le  genre,  ou  l'idéal, —  car  après  tout  cvm  était  un  (■ncoïc,  —  de; 
la  musique  sf^uhunent  agréable  et  légère,  ("est  aux  environs  de  sa 
dix-huitième  année  que  le  déjà  savant  et  vigoureux  artiste  se  trans- 
forme, — •  pour  un  temps, —  en  un  poète  assurément  délicieux  encore, 
mais  «  plus  préoccupé  d'amuser  (!t  (I(î  ravir  ses  auditeurs  (jue  de  les 
émouvoir  en  exposant  devant  eux  les  passions  de  son  pro[)i'e  crur.  » 
Quoi  qu'il  on  soit,  et  si  l'on  ne  craignait  de  jouer  sur  les  mots,  on 
appellerait  volonti(!rs  cett(!  nouvclk!  biogiaphicî  critique  une  histoire. 
—  très  neuve  en  ellet  à  c(;t  ('gard,  —  des  Aariations  du  jeun»!  Mozait. 
Mais  sous  ces  variations,  à  travers  les  iniluences  diverses,  il  fallait 
maintenir,  sauvegarder  l'unité  i'I  la  personnalité  du  maître;  ;  il  impor- 
tait de  nous  faire  comprendre,  sentii-,  comment  et  pourquoi  Mozart  et 
non  point  Chrétien  Bach,  ou  Haydn,  ou  Schobcrt  a  été  le  vrai,  l'unique 
Mozart.  C'est  à  quoi  les  aut(;in-s  ont  parfaitcunent  réussi.  Non  pas  qu'ils 
aient  tenté  nulle  part,  isolément,  la  défhiition  ou  le  portrait  du  g('nie 
de  Mozart.  Mais  [)lutôt  ils  en  ont,  un  [)eu  partout,  à  tout  [u-ofios,  et 
sans  jamais  les  ra,ssembl(!r  en  masse,  noté  les  élémens  on  les  traits. 
Dès  le  début,  rappelant  telle  ou  telle  anecdote,  ils  ont  bien  montrf!, 
dans  le  caractère,  dans  la  vie  et  dans  Tceuvre  de  «  l'enfant  i)ro(lige,  » 
l'idhance  jusque-là  sans  exemple  et  qui  depuis  ne  s'est  pas  renouvelée, 
du  naturel  et  du  merveilleux.  Tout  est  miracle  chez  le  petit  Mozart, 
mais  avec  un  air  simple,  lamilicu',  je  dirais  presque  ingénu.  I*lus  tard, 
en  étudiant  la  formation  ou  hi  com[)osition  du  g(hiie  de  Mozart,  les 
deux  historiens-critiejues  ont  pris  soin  d'y  signaler,  non  seulcmcmt  à 
côté,  mais  au-dessus  de  l'apport  extérieur,  l'élément  personnel,  cnliu 
le  don  de  Dieu,  plus  fort,  plus  sacré  que  toutes  les  inducnces  hu- 
maines. Ainsi  Mozart  a  reçu  Ijeaucoup  d'un  Chrétien  IJach.  Mais  à  tout 
ce  qu'il  lui  doit  il  ajouta  «  le  secret  d'une  beauté  plus  parlait»;  »  et 
s'il  a  parlé  quelquefois  la  même  langue,  il  s'en  est  du  moins^servi  pour 
«  traduire  des  sentimens  d'un  degré  plus  haut.  »  Kst-ce  à  l'ceuvro 
d'un  Michel  Haydn  que  nous  comparerons  l'œuvre  de  Mozart?  11  fau- 


454  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dra  bien  alors  avouer,  avec  MM.  de  Wyzewa  et  de  Saint-Foix,  que  «  le- 
produit  de  l'élève  contient  pour  ainsi  dire  plus  de  musique,  une  por- 
tée expressive  plus  haute  et  une  réalisation  plus  parfaite  que  n'en 
contenait  son  modèle  immédiat.  Et  cela  «  sans  compter  un  certain 
don  mystérieux  de  vie  artistique,  qui  toujours  nous  fera  apparaître 
comme  un  seul  et  même  ensemble  un  chef-d'œuvre  de  Mozart.  »  Enfin 
et  surtout  lorsque  les  deux  auteurs,  quittant,  comme  ils  font  souvent, 
comme  on  leur  sait  gré  de  le  faire,  le  langage  technique,  en  viennent 
à  nous  parler  «  de  ce  secret  de  simple  et  transparente  beauté,  de  cette 
mélodie  constante  et  vraiment  «  infinie,  »  de  ce  don  de  transfigurer 
toutes  choses  en  chant  ;  »  de  ce  besoin  irrésistible,  continu,  absolu,  de 
vivre  en  beauté  et  de  représenter  ainsi  toute  vie  et  toute  la  vie,  alors 
il  semble  bien  qu'on  ne  puisse  manquer  de  reconnaître  ici,  dégagée 
des  antécédens  ou  des  alentours,  la  personnalité,  bien  plus,  l'essence,, 
et  la  plus  pure,  du  génie  de  Mozart. 

Elle  se  répand  à  travers  le  livre  et,  tout  entier,  le  pénètre.  On  la 
respire  en  chacune  des  œuvres  citées,  de  la  première  à  la  dernière.  Oui,, 
la  première  de  toutes,  un  petit  menuet  composé  par  Wolfgang  à  l'âge 
de  six  ans  (janvier  1762)  est  déjà  du  Mozart.  «  Le  style  est  encore  d'une 
simplicité  tout  enfantine;  la  basse  reste  sèche  et  pauvre,  se  bornant  à 
marquer  le  rythme.  »  Mais  comparez-le  seulement  avec  un  autre 
menuet,  gravé  sur  la  même  page,  dont  l'auteur  est  le  père  de  Wolf- 
gang et  son  premier  maître  :  vous  sentirez  aussitôt  la  différence  pro- 
fonde, l'abîme  entre  les  deux  natures,  «  et  combien  l'enfant,  par 
instinct,  »  avait  déjà  «  le  don  de  faire  chanter  sa  musique,  de  la  rendre 
vivante.  » 

En  ce  peu  de  notes,  les  premières  que  l'imagination  de  Mozart  ait 
conçues,  que  ses  petites  mains  aient  jouées,  je  ne  sais  quoi  nous 
émeut  et  nous  attendrit.  Le  premier  volume  de  MM.  de  Wyzewa  et  de 
Saint-Foix  s'ouvre  sur  cette  citation.  Le  second  se  ferme,  ou  peu  s'en 
faut,  sur  une  autre,  qui,  pour  d'autres  raisons,  peut  également  nous 
toucher.  L'œuvre,  dont  on  lit  ici  les  quatre  premières  mesures,  est  un 
graduel  pour  la  fête  de  la  Vierge.  Daté  du  9  septembre  1777,  lende- 
main de  la  Nativité,  peut-être  fut-il  composé  pour  la  dite  fête  et 
recopié  le  jour  suivant.  Il  est  écrit  pour  quatre  voix,  avec  accom- 
pagnement de  quatuor  et  d'orgue,  en  contrepoint  aisé.  Quelques  traces 
de  styles  «  galant,  »  çà  et  là  certaine  concession  au  goût  profane  s'y 
découvrirait  sans  peine.  L'expression  générale  du  petit  morceau  n'en 
est  pas  moins  pieuse  et  tendre,  le  recueillement  profond  avec  simpli- 
cité. «  Nulle  part  autant  que  dans  ce  Sancta  Maria,  —  jusqu'à  VAve 


REVUE    MUSICALE.  435 

verum  de  1791,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  sans  le  rappeler  singulièrement, 
—  Mozart  n'est  parvenu  à  réaliser,  à  l'aide  des  procédés  tout  mondains 
de  la  musique  de  son  temps,  un  idéal  nouveau  du  chant  religieux,  tra- 
duisant l'émotion  d'un  cœur  chrétien  en  présence  de  la  Vierge,  comme 
d'autres  œuvres,  instrumentales  ou  vocales,  traduisent  les  émotions 
de  l'amour  ou  de  la  souffrance  profane.  »  Et  puis  il  n'est  pas  jusqu'aux 
paroles,  latines,  qui  ne  donnent  à  cette  composition  de  Mozart  un  sens 
particulier,  un  intérêt  biographique,  une  valeur  d'àme  en  quelque 
sorte  autant  qu'une  valeur  d'art.  «  Sainte  Marie,  mère  de  Dieu,  je  vous 
dois  tout;  mais,  à  partir  de  ce  moment,  je  me  voue  expressément  à 
votre  service,  et  vous  choisis  pour  ma  patronne  et  ma  gardienne.  Votre 
honneur  et  votre  culte  ne  s'effaceront  plus  de  mon  cœur  ;  jamais  je  ne 
les  abandonnerai  ni  ne  les  laisserai  violer  par  d'autres  personnes 
dépendant  de  moi,  ni  en  paroles,  ni  en  fait.  Sainte  Marie,  accueillez- 
moi  miséricordieusement,  prosterné  à  vos  pieds.  Protégez-moi  dans 
la  vie  et  me  défendez  à  l'heure  de  la  mort.  Amen.  » 

Quand  U  écrivit  ce  morceau  rehgieux,  en  l'honneur  de  la  Vierge, 
Wolfgang  n'avait  pas  encore  accompli  sa  vingt-deuxième  année.  Il  se 
préparait  à  quitter  encore  une  fois  Salzbourg,  le  "IS  septembre,  pour 
commencer,  en  compagnie  de  sa  mère,  le  grand  voyage  qui  devait, 
par  Munich,  Augsbourg  et  Mannheim  surtout,  le  mener,  ou  le  ramener 
à  Paris.  On  sait,  par  d'autres  documens,  qu'il  était,  à  cette  époque, 
engagé  dans  une  congrégation  ou  une  confrérie  «  mariale.  »  Dès  lors 
on  comprend,  on  goûte  même,  à  la  veUle  du  jour  où  le  jeune  et  pieux 
pèlerin  allait  se  remettre  en  route,  la  beauté,  la  ferveur  et  la  dévotion 
de  cette  «  harmonieuse  prière,  »  véritable  consécration  à  la  Vierge, 
des  vingt  ans  de  Mozart. 

Ainsi,  dans  ce  hvre,  chaque  œuvre  de  Mozart,  analysée  en  soi, 
comme  pure  musique,  est  traitée  encore  comme  élément  de  biogra- 
phie, mais  d'une  biographie  surtout  intérieure  et  psychologique,  où 
l'esprit  et  l'âme  ont  plus  de  part  que  les  événemens.  MM.  de  Wyzewa 
et  de  Saint-Foix  ont  intitulé  leur  étude  :  Mozart,  sa  vie  musicale  et  son 
œuvre.  Le  titre  ne  ment  pas  :  c'est  bien  en  musique  que  l'on  voit  ici 
vivre  Mozart.  De  quelle  vie  ondoyante  et  diverse,  nous  avons  essayé 
de  vous  en  donner  l'idée.  Lisez  le  livre  pour  en  avoir  le  sentiment 
et  presque  la  sensation.  Il  n'est  pas  un  genre  musical  où  ne  se  soit 
essayée,  illustrée  l'Enfance  et  la  Jeunesse  de  Mozart.  Musique  d'opéra, 
de  concert,  de  chambre,  d'égUse,  à  quoi  Wolfgang,  à  vingt  ans,  n'avait- 
n  pas  touché  de  ses  mains  légères,  de  ses  divines  mains  !  Pour  lui, 
par  lui,  tout  devenait  musique,  parce  que  tout  était  musique  en  lui. 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rien,  fût-ce  un  repas,  ne  lui  paraissait  indigne  d'être  accompagné, 
d'être  honoré,  d'être  embelli  pas  les  sons.  Il  a  composé  des  «  mu- 
siques de  table  »  destinées  aux  festins  que  donnait  le  prince-arche- 
vêque de  Salzbourg.  C'était  des  «  divertissemens,  »  ou  de  simples 
«  entrées  pour  trompettes  et  timbales,  »  accompagnées  parfois  de 
deux  flûtes,  annonçant  d'autres  «  entrées,  »  celle  des  hôtes  et  celle 
même,  non  moins  solennelle,  des  plats.  Et  puis,  quand  le  jeune 
Wolfgang  avait  rempli  de  ses  chants  les  salles  de  fête  et  de  théâtre, 
les  éghses  et  les  chapelles,  le  palais  des  grands  et  la  maison  de 
Dieu,  son  génie  débordant  s'échappait  au  dehors.  Les  places,  les  rues 
de  Salzbourg  résonnaient  de  ses  «  musiques  de  plein  air,  »  et  les 
sérénades  de  Mozart  faisaient  la  ville  de  Mozart  harmonieuse,  dans 
l'ombre  claire  des  nuits  d'été 

Ce  livre  même,  écrit  à  la  gloire  du  maître,  est  une  harmonie,  un 
perpétuel  concert.  Les  citations  musicales  y  sont  en  si  grand  nombre 
que  non  seulement  on  le  lit,  mais  on  l'écoute.  On  l'a  fermé  depuis 
longtemps,  que  l'on  croit  toujours  l'entendre.  Il  laisse  en  nous  l'im- 
pression, l'écho,  ou  plutôt  mille  échos  d'une  fête  sonore,  d'une  fête 
exquise,  et  la  jeunesse  de  Mozart  continue  de  chanter  à  nos  oreilles.  En 
son  langage  familier  et  mystique,  il  nous  souvient  qu'un  jour  Gounod 
nous  disait  :  «  Mon  enfant,  quand  j'entrerai  —  si  j'y  entre,  comme  je 
l'espère,  —  au  Paradis,  je  saluerai  d'abord  le  bon  Dieu.  Mais  après, 
tout  de  suite  après,  je  demanderai  :  Maintenant,  et  Mozart?  Où  est 
Mozart.  »  Dès  ce  monde,  en  attendant  l'autre,  le  lecteur  sait  désormais 
où  trouver  Mozart,  le  jeune  Mozart. 

Camille  Bellaigue. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


A  PROPOS  D'UN  RECUEIL  DE   LETTRES 
DE  "WILLIAM  COW^PER 


Letters   of  William  Cowper,  avec  une  introduction    et  des  notes  de  J.  G. 
Frazer,  2  volumes  in-18.   Londres,  librairie  Macmillan,  1912. 

Il  y  avait  à  Londres,  vers  la  fin  de  l'année  1762,  un  jeune  avocat 
sans  causes,  appelé  William  Cowper,  à  qui  l'un  de  ses  oncles,  fonc- 
tionnaire important  de  la  Chambre  des  Lords,  avait  fait  obtenir  déjà 
une  petite  pension  annuelle  de  GO  livres  sterling,  pour  l'empêcher  de 
mourir  de  faim.  Et  lorsque,  vers  ce  même  temps,  deux  emplois  se 
trouvèrent  vacans  dans  l'administration  de  ladite  Chambre,  l'excel- 
lent oncle  s'empressa  d'en  offrir  im  à  son  neveu  William,  qui  tout 
d'abord  se  montra  profondément  ravi  de  la  perspective  de  pouvoir 
vivre  ainsi  de  son  propre  travail.  Bientôt,  cependant,  le  jeune  homrne 
s'avisa  que  l'un  comme  l'autre  des  deux  emplois  vacans  comportait 
une  part  de  responsabilité,  —  ou,  pour  mieux  dire,  de  «  publicité,  »  — 
bien  pesante  pour  le  pauvre  être  timide  et  nerveux  qu'il  était  par 
nature  ;  si  bien  que  son  oncle,  touché  de  ses  scrupules,  lui  promit  de 
solhciter  et  d'obtenir  pour  lui  un  autre  emploi  beaucoup  moins  lucra- 
tif que  ceux  dont  les  charges  l'avaient  effrayé,  mais  ayant  sur  eux 
l'avantage  de  convenir  le  mieux  du  monde  à  son  tempérament.  11  ne 
s'agissait  plus,  en  effet,  de  devoir  assister  et  prendre  part  aux  débats 
de  la  haute  assemblée,  mais  simplement  de  rédiger  tout  à  l'aise,  dans 
le  silence  et  la  tranquillité  d'un  bureau,  le  compte  rendu  officiel  des 
séances  passées.  Cette  fois,  WilUam  Cowper  fut  trop  heureux  d'accepter 
la  proposition  ;  et  déjà  il  confiait  joyeusement  à  ses   amis  ses  beaux 


4')8  Mi;vt;K   mes   iji:j;x   mom)j;h. 

rAvoH  (\<:  fof  Uinc  et  <1(;  i^ïaui;  pro(;ljain(;s,  <  :i;  il  ;iv;iil,  I;i  pUHsioii  des 
IcUrcs,  <;l  0Hf)('jrail  bien  coriHacrer  désormais  ses  loisirs  à  la  compo- 
siliod  (le,  /riîi^^iifiquos  por'irrjos  r|u'il  avait  cji  l/fto,  —  lorsqu'un  d<;tail 
lui  fut  r<'v(';l(- (jui,  HuivaritsoH  jjrofircs  [)arol(iH,  lui  produisit  l'onVjt  d'un 
roMf»  (le.  lofificfre.  li'cjiifdoi  cw  question  If;  dispenserait  bien,  il  est 
vrai,  delà  terriblt;  n^'icessitr';  d'avoir  à  corn[)arail,ff;,  chaque  jour,  d<!vanl 
r-'iHseifiltif'-e  des  Lords:  mais  avant  d'6tro  admis  à  H'instailfjr  dans 
sou  eaj/iie  d  d<'dicieux  bureau,  il  aurait  à  comparaître  au  moins  une 
l'ois  en  pré8onr;e  de  l'augiistJ!  assemblée,  afin  de  subir  une  espèce  de 
petit  examen,  et  encore  suivi  d'uiir;  prestation  de  serment  I 

La  chose  f)anit  si  eiïrayaute  au  f);iuvre  ^^arçon  qu'il  fut  t(;nté  de 
sifiÇnider  à  son  oncle  rirnf)Ossil)ilit(';  où  il  s(!  sentait  d'accepter  cet 
<iiiI)loi-la,  tout  d(!  même  (|ue  his  autres.  Il  finit  [)f)urtant  f»ar  s'armer 
de  couraf^e,  sur  les  instances  aU'ectueuses  de  sa  famille  cl.  dr;  ses  amis. 
I*(jndant  six  mois,  jiar  manière  de  préparation  à  un  (îxarnen  qui  ne 
d(îvail  pas  durer  i)lus  de  (|uelqu(;s  inimités,  il  dépimsa  ses  journées  et 
s<!S  nuits  à  ]ir<!,  a  reliii;,  a  appreiidn;  piir  coiiir  les  (•/•Moptes  rendus  de 
toutes  l<!S  séances  de  la  (;hand)r(!  des  Lr^rds.  VA,  sans  doute,  il  aurait 
suc<;oml)é  à  la  fatigiie  de  cette  t;'icl)e  inutile,  s'ajoiit.uit  î'i  l'aflreuso 
é[K)uvarite  (pii  décidéuMiiit  m;  f.ess.'iit  pas  de  le  torturer,  si  sou  orude 
et  d'aiitriis  parens  ne  l'avaient  obligi';,  un  mois  etiviron  avant  la  date 
lixé(!  pour  sr)n  (ixarnen,  :i  ail*;!'  se  rofiosersur  la  |)laK'!  de  Mar|.;ii,te.  Il 
cul  l;i  d(!  coiirtcH  vacanciîS /jui  réussirent  très  siiinsammeiil,  -  sem- 
l)l;iit  il,  -  ;i  lui  iitiidre  sa  léf^'ère  et  <;harmante  si'irénité  de.  jadis.  Dans 
une  lettre  qu'il  écrivait  à  une  «le,  ses  cousines,  dès  la  vrulle  de  son 
dé[)art  de  Londres,  il  commerir;iit  déjà  a  raill(!r- s<;s  folles  alarmes  des 
mois  prècédiiiis  rd  à  céléhr-er  de  nouveau  l'cjuvialile  exist(!nc(!  rpi«!  lui 
réHfuvîiit  l'avenir-,  aussitôt  qu'il  aur;iit  fiaiiclii  l'insigniliante  fornia- 
lit<'' de  son  examen.  «  (Jiiie  si  s<'iiI(mih;iiI  ji;  n-iissis  dans  mon  (sntr-e- 
jirise,  <iisiiit-il,  j'aur"ii  la  satisfaction  de  pouvoir-  m'afdrmiir  que  les 
volumiis  que  j'6<-rir-;ii  seront  pieuseriuînt  <-,onsorvés  d'ù^e  en  jI^"»  6t 
dureront  aussi  lonj^t(!m[)S  ipie  la  Constitution  .-iii^^laise.  » 

Mais  évidemincnt  Willi.un  (lovviirr  ne  se  trom[)ait  pas  sursoi-rnème 
en  ex()rimanl,  qu(;l(pi(!S  lif^Mies  plus  loin,  c(!t  avrsu  in^^tnii  :  «  Je  vois 
bien  que  je  suis  d'une  nature  siiiKulièie,  et  très  dinéi-eiit  di;  tous  les 
autres  hommes  que  j'.iie  jamais  r(!U(-,on(i'('!s.  »  (lar- lorsque,  apr-ès  son 
rfîtour  de  Mar^ate,  le  joui-  du  fanuuix  examen,  son  oncle  vint  le  (;h(!r-- 
cher-  dans  son  jx'.til  lof^cunent  du  'riinifile  pour  le  conduir-*!  devant 
les  Lords,  il  troiivii  h;  malhc'ur-eux  c;iudidiit  étruidu  à  terre;,  une  (-,orde 
:iu    cou.  Li;  jinine   homini;    avait    eu    si  pciii'   de   mourir'  de  |)(;ur,  m 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  459 

comparaissant  devant  l'assemblée,  qu'il  avait  préféré  mourir  tout  de 
suite,  et  avait  essayé  de  se  pendre  !  Encore  les  contusions  qui  lui 
restaient  de  sa  chute  n'étaient-elle  rien  en  comparaison  de  l'horrible 
désordre  qu'allait  dorénavant  laisser  pour  toujours,  dans  son  esprit, 
cette  crainte  puérile  d'avoir  à  affronter,  durant  quelques  instans, 
plusieurs  centaines  de  visages  inconnus  et  sévères.  En  décembre 
1763,  après  plusieurs  tentatives  de  suicide,  sa  folie  prit  une  tournure 
si  grave  qu'on  fut  forcé  de  l'enfermer  à  Saint-Albans,  dans  l'asile 
d'ahénés  du  docteur  Cotton. 

De  tout  temps,  d'ailleurs,  la  folie  avait  projeté  son  ombre  sur  ce 
frêle  cerveau,  désormais  effondré.  William  Cowper  étaitné  trente-deux 
ans  auparavant,  dans  un  ^dllage  du  comté  de  Hertford,  où  son  frère 
exerçait  les  fonctions  de  pasteur.  Par  sa  mère,  petite-fille  du  poète  et 
théologien  John  Donne,  il  descendait  du  roi  d'Angleterre  Henri  III  ;  et 
pareillement  son  père,  malgré  sa  pauvreté,  appartenait  à  l'une  des 
plus  anciennes  familles  du  royaume.  Mais  sans  doute  ce  père  devait 
avoir  le  sang  vicié  par  quelque  grave  maladie  contractée  dans  sa  jeu- 
nesse ou  peut-être  héritée  de  ses  parens  :  car  le  fait  est  que  ses  cinq 
premiers  enfans  étaient  morts  au  berceau.  Puis  la  jeune  mère  de 
William  était  morte  à  son  tour,  six  ans  après  la  naissance  de  celui-ci, 
en  mettant  au  monde  un  nouvel  enfant.  Aussitôt  après  cette  mort  de 
sa  mère,  le  petit  garçon  avait  été  envoyé  dans  une  école  lointaine  où, 
pendant  deux  ans,  il  avait  eu  à  endurer  toute  sorte  de  supplices  cor- 
porels ou  moraux  de  la  part  d'un  autre  élève  beaucoup  plus  âgé,  — 
une  de  ces  jeunes  brutes  qui  prennent  leur  plaisir  à  torturer  d'infortu- 
nés petits  êtres  Uvrés  à  leur  merci,  simplement  parce  qu'elles  les 
savent  sans  défense  contre  elles.  Et  déjà,  sous  l'effet  de  ces  persécu- 
tions incessantes,  la  nervosité  native  de  l'enfant  menaçait  de  s'exaspé- 
rer, lorsqu'un  mal  d'yeux  tout  à  fait  insohte,  —  et  qui  semblerait, 
lui  aussi,  dénoter  chez  le  futur  poète  la  présence  d'une  incurable 
«  tare  »  héréditaire,  —  l'avait  sauvé  très  opportunément  de  la  folie,  ou 
peut-être  de  la  mort,  en  l'obligeant  à  passer  dix-huit  mois  dans  la  mai- 
son d'un  médecin  oculiste.  Après  quoi,  il  avait  fait  de  brillantes  huma- 
nités au  célèbre  collège  de  Westminster,  et  puis  s'était  inscrit  au  bar- 
reau, et  n'avait  pas  tardé  à  émerveiller  tous  ses  camarades  par  une 
verve  poétique  infiniment  légère  et  chantante,  imprégnée  de  cette 
lumineuse  gaieté  qui  paraît  bien  avoir  formé,  jusqu'au  bout,  l'essence 
intime  de  l'esprit  et  du  cœur  de  Cowper.  Mais  voici  que  tout  d'un 
coup,  vers  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  la  mort  accidentelle  d'un  ami,  et  le 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chagrin  de  devoir  renoncer  à  la  main  d'une  belle  cousine  tendrement 
aimée,  étaient  venus  substituer  à  cette  joyeuse  humeur  native  une 
hantise  d'idées  noires,  de  craintes  sans  objet  et  de  folles  angoisses, 
à  tel  point  que  le  pauvre  garçon  s'était  cloîtré  dans  sa  chambre  et  avait 
rompu  tous  rapports  avec  sa  famille.  Heureusement  une  de  ses  cou- 
sines, —  la  sœur  aînée  de  celle  que  le  poète  aurait  voulu  épouser,  — 
avait  deviné  le  caractère  morbide  du  changement  survenu  dans  son 
attitude  à  l'égard  de  ses  proches.  Sur  la  prière  de  la  jeune  fille,  son 
fiancé  s'était  rendu  chez  le  misanthrope  improvisé  et  l'avait  emmené 
avec  soi,  presque  de  force,  à  Southampton,  où  quelques  mois  de  repos, 
et  surtout  une  série  de  promenades  en  mer,  avaient  suffi  à  guérir 
Cowper  de  sa  mélancoHe.  Aucun  nuage  n'avait  plus  troublé,  depuis 
lors,  la  douce  tranquillité  de  sa  vie,  jusqu'où  jour  où  l'offre  malencon- 
treuse du  major  Cowper  allait  compromettre  de  nouveau,  — et,  cette 
fois,  irréparablement,  —  l'équiUbre  d'un  cerveau  le  moins  fait  qu'il  y 
eût  jamais  pour  supporter  les  cahots  de  notre  existence  terrestre.  «  Si 
j'étais  aussi  approprié  à  la  vie  de  l'autre  monde  que  je  le  suis  peu  à 
celle  de  ce  monde-ci,  —  écrivait  très  justement  Wilham  Cowper  à 
sa  chère  cousine,  —  tous  les  saints  de  la  chrétienté  auraient  le  droit 
de  m'envier.  » 

Entré  dans  la  maison  du  docteur  Cotton  en  décembre  1763,  le 
poète  n'en  sortit  que  deux  années  plus  tard.  Sous  l'influence,  sans 
doute,  de  lu  stricte  éducation  protestante  qu'il  avait  reçue  en  sa  qua- 
lité de  fils  et  de  petit-fils  de  pasteurs,  sa  folie  avait  revêtu  d'emblée 
une  portée  et  une  couleur  essentiellement  rehgieuses.  Pendant  la 
première  année  de  son  séjour  à  Saint-Albans,  Cowper  était  torturé 
par  l'horrible  certitude  de  sa  damnation  éternelle.  Puis  au  contraire, 
une  voix  céleste  lui  avait  appris  qu'il  avait  le  privilège  d'être  à  jamais 
sauvé;  et  si  grande  avait  été  sa  joie,  devant  cette  nouvelle,  qu'il 
avait  dorénavant  tâché  par  tous  les  moyens  à  ne  plus  dormir,  —  les 
rêves  de  son  sommeil  lui  apparaissant  comme  de  plates  et  vilaines 
réahtés,  en  regard  du  magnifique  rêve  qu'il  vivait  tout  éveillé. 

Peu  à  peu,  cependant,  cette  seconde  phase  eUe-même  du  délire 
de  Cowper  commença  à  s'apaiser;  les  médecins  eurent  l'agréable 
surprise  de  constater  qu'un  peu  de  lumière  et  de  calme  renaissait 
dans  l'esprit  de  leur  jeune  cUent.  Vers  le  milieu  de  l'année  1765,  le 
malade  se  trouva  suffisamment  rétabli  pour  qu'on  lui  permît  de 
quitter  Saint-Albans  et  d'aller  demeurer  dans  un  village  voisin  de 
Cambridge,  où  demeurait  son  frère.  Quatre   ans  après,  ce  fut  dans 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  461 

une  autre  bourgade  de  la  même  région,  à  Olney,  que  vint  s'installer  le 
futur  poète,  en  compagnie  d'une  excellente  femme.  M"""  Unwin,  veuve 
d'un  pasteur,  qui  lui  servait  à  la  fois  de  garde-malade  et  de  confidente. 
Ce  séjour  à  Olney  se  prolongea  dix-sept  ans,  jusqu'en  1786  ;  ou  plutôt 
l'on  peut  dire  qu'il  se  prolongea  jusqu'au  bout  de  la  longue  carrière 
du  poète  :  car  le  village  de  Weston,  où  Cowper  et  M"""  Unwin  se 
transportèrent  en  1786,  n'était  situé  qu'à  quelques  pas  de  leur  ancienne 
habitation  d'Olney  ;  et  lorsque  Cowper,  en  1795,  fut  emmené  par  un 
de  ses  neveux  à  Norfolk,  où  il  allait  mourir  cinq  années  plus  tard, 
l'étincelle  de  raison  inespérément  rallumée  en  lui  à  Saint-Albans 
s'était  désormais  éteinte  pour  toujours. 

Pendant  les  trente  années  de  sa  «  lucidité  »  relative,  de  1765  à  1795, 
William  Cowper  a  ainsi  vécu  misérablement  dans  un  coin  de  province, 
sans  autres  ressources  que  la  petite  pension  que  lui  accordait  sa 
famille.  Le  logement  qu'il  occupait  à  Olney  était  si  étroit  et  si  sombre 
que  tous  ceux  qui  l'ont  vu  nous  le  décrivent  comme  une  «  prison  :  » 
après  le  départ  du  poète,  un  savetier  l'a  jugé  trop  incommode  pour 
consentir  à  s'y  installer.  Trente  années  d'une  existence  obscure  et 
monotone,  sans  autre  distraction  que  de  menus  travaux  domestiques 
et,  chaque  jour,  la  même  promenade  au  bras  de  M""  Unwin.  Mais  le 
plus  affreux  est  que,  depuis  sa  sortie  de  Saint-Albans,  Wilham  Cowper 
n'a  plus  jamais  cessé  d'être  fou  :  obsédé  d'une  mélancolie  à  la  fois  plus 
persistante  et  plus  douloureuse  que  celle  qui,  chez  nous,  a  harcelé  le 
cerveau  d'un  Jean-Jacques  ou  d'un  Gérard  de  Nerval.  Trois  fois, 
durant  ces  trente  années  de  sa  vie  solitaire,  le  poète  anglais  a  été  repris 
de  crises  violentes  comme  celle  qui,  naguère,  l'avait  fait  enfermer  chez 
le  docteur  Cotton,  —  mais  avec  ce  trait  aggravant  que,  désormais,  nul 
espoir  d'éternelle  béatitude  n'est  plus  venu  se  mêler  en  lui  à 
l'effroyable  attente  d'une  damnation  éternelle.  A  trois  reprises,  le 
malheureuiv  s'est  trouvé  hors  d'état,  pendant  de  longs  mois,  d'échapper 
par  aucun  «  divertissement  »  à  la  vision  de  l'abîme  infernal  ouvert 
devant  lui  :  de  telle  sorte  qu'il  pleurait  et  hurlait  d'épouvante,  se  refu- 
sant à  parler,  à  manger,  à  sortir  de  sa  chambre,  et  ne  voyant  dans  ses 
amis  de  la  veille  que  des  émissaires  de  Satan,  ou  bien  encore  de  téné- 
breux ennemis  acharnés  à  sa  perte.  Après  quoi,  comme  je  l'ai  dit,  cinq 
ans  avant  sa  mort,  une  nuit  profonde  s'est  répandue  dans  son  cer- 
veau; et  je  ne  sais  rien  qui  égale  l'horreur  des  quelques  lettres  écrites 
par  lui  durant  cette  période  finale  de  son  martyre.  Qu'on  Use,  par 
exemple,  la  première  en  date  de  ces  quelques  lettres,  adressée  le 
27  août  1795  à  la  tendre  et  fidèle   cousine  dont  l'active   amitié  a  été 


462  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'une  des  plus  précieuses  consolations  de  William  Cowper,  tout  au 
long  des  années.  La  lettre  ne  porte  plus  d'intitulé,  et  commence  brus- 
quement de  la  façon  que  voici  : 

Sans  l'ombre  d'espoir,  comme  toujours,  et  surtout  afin  de  me  satisfaire 
moi-même  en  appliquant  une  fois  encore  ma  plume  sur  le  papier,  j'écris 
ces  quelques  brèves  lignes  à  une  personne  que  je  serais  trop  heureux  de 
pouvoir  satisfaire  pareillement  en  les  lui  envoyant.  Le  plus  misérable  et 
abandonné  des  êtres,  je  foule  aux  pieds,  en  pliant  sous  le  fardeau  d'un 
désespoir  infini,  un  rivage  que  j'ai  foulé  jadis  tout  animé  de  gaîté  et  de 
joie.  Chaque  vaisseau  qui  approche  de  la  côte,  je  le  regarde  d'un  œil  de 
haine  et  de  terreur,  craignant  qu'il  n'arrive  avec  la  commission  de  s'em- 
parer de  moi.  La  falaise  est  ici  d'une  hauteur  telle  qu'il  est  effrayant  de 
plonger  ses  yeux  au-dessous  de  soi.  Hier  soir,  au  clair  de  lune,  je  suis 
passé  plusieurs  fois  à  moins  d'un  pied  du  rebord,  avec  la  cei^titude  d'être 
écrasé  en  miettes  s'il  m'arrivait  de  tomber.  Mais  encore  que,  peut-être, 
d'être  écrasé  en  miettes  eût  été  ce  qui  pouvait  m'arriver  de  meilleur,  je  me 
suis  détourné  du  précipice,  et  m'attends  à  être  écrasé  par  d'autres  moyens. 
A  deux  milles  de  la  côte  se  trouve  un  haut  rocher  solitaire,  que  la  falaise  a 
laissé  debout  en  s'écroulant  alentour.  Je  l'ai  déjà  visité  deux  fois,  et  y  ai 
reconnu  un  emblème  de  ma  propre  personne.  Séparé  violemment  de  tout 
mon  entourage  naturel,  je  me  dresse  debout,  isolé,  et  attends  la  tempête 
qui  va  me  renverser. 

Je  n'ai  aucune  perspective  de  vous  revoir  jamais,  bien  que  mon  domes- 
tique Samuel  m'assure  que  je  reverrai  ma  maison  de  Weston,  et  que  vous 
viendrez  m'y  rejoindre.  Mes  terreurs,  lorsque  je  suis  parti  de  cette  maison, 
ne  m'ont  point  permis  de  lui  dire  :  «  Adieu  à  jamais  !  »  Je  le  lui  dis  mainte- 
nant :  souhaitant,  mais  souhaitant  en  vain,  de  vous  revoir  une  fois  encore,  et 
souhaitant  aussi  qu'il  me  fût  permis  à  présent  de  m'appeler  votre  bien  affec- 
tueux ami,  avec  autant  de  confiance  et  de  chaleur  que  je  le  pouvais  autre- 
fois. Mais  tout  sentiment  qui  me  permettrait  de  m'appeler  ainsi  a  depuis 
longtemps,  comme  vous  le  savez  trop  bien,  abandonné  le  cœur  de  —  W.  C. 

«  Mon  état  d'esprit,  écrit-il  dans  une  autre  lettre,  est  un  milieu  à 
travers  lequel  les  beautés  mêmes  du  Paradis  ne  pourraient  passer  sans 
s'imprégner  de  douleur.  »  Telle  a  été  l'existence  de  William  Cowper 
pendant  ces  longues  crises  dont  il  était  ressaisi  après  trois  ou  quatre 
années  de  relâche,  et  dont  la  dernière  devait  1'  «  écraser,  miette  par 
miette,  »  jusqu'à  sa  mort!  Mais  cela  encore  ne  suffit  pas  à  laisser 
entrevoir  toute  la  rigueur  de  l'incroyable  supplice  qu'il  a  eu  à  subir. 
Car  le  fait  est  que,  même  dans  l'intervalle  de  ces  crises,  et  presque 
sans  arrêt,  Cowper  s'est  trouvé  hanté  de  l'affreuse  certitude  de  sa 
damnation.  Pas  un  instant,  depuis  sa  sortie  de  Saint-Albans  jusqu'à 
sa  mort,  il  n'a  pu  rester  seul,  et  laisser  à  son  esprit  le  loisir  d'errer 
librement,  sans  qu'aussitôt  la  \àsion  de  l'enfer  surgît  devant  lui,  d'un 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  463 

enfer  béant  sous  ses  pas,  prêt  à  l'engloutir.  La  nuit,  surtout,  pour  peu 
que  le  sommeil  tardât  à  venir,  c'était  vraiment  comme  si  le  malheureux 
se  fût  déjà  senti  précipité  au  fond  de  la  géhenne;  et  il  avait  beau  ren- 
forcer les  doses  de  laudanum,  afin  de  hâter  ou  de  prolonger  le  sommeil 
libérateur:  toujours,  d'année  en  année,  ses  insomnies  devenaient  plus 
fréquentes,  entraînant  à  leur  suite  un  tel  cortège  d'atroces  visions  que 
parfois,  malgré  tout  son  courage  héroïque,  le  pauvre  Cowper  ne  parve- 
nait pas  à  produire,  dans  la  matinée  du  lendemain,  sa  ration  habituelle 
de  vers  alexandrins,  —  remède  qu'il  avait  reconnu  plus  efficace  encore 
que  le  laudanum  pour  rendre  à  sa  pensée  quelques  heures  de  repos. 

Les  alexandrins  qu'il  produisait  ainsi  chaque  jour  étaient  destinés  à 
une  traduction  nouvelle  de  VIliade  et  de  VOdyssée,  commencée  dès 
l'automne  de  1785,  et  dont  le  patient  achèvement  allait  former 
jusqu'au  bout  la  principale  distraction  de  William  Cowper.  Mais  il 
y  avait  longtemps  déjà  que  celui-ci  avait  imaginé  de  chercher,  dans 
un  retour  à  son  art  d'autrefois,  l'oubli  des  hideux  cauchemars  qui  le 
torturaient.  Tout  d'abord,  au  sortir  de  Saint-Albans,  il  avait  combattu 
son  mal  en  faisant  divers  travaux  de  menuiserie  ou  de  jardinage.  A 
ces  travaux  avait  succédé  la  peinture  :  mais  cet  art-là  coûtait  trop 
cher,  et,  de  plus,  force  était  bien  à  l'apprenti-peintre  de  s'avouer  que 
ses  figures  «  n'avaient  que  le  seul  mérite  d'être  tout  à  fait  sans  rien 
d'équivalent  dans  la  nature  ni  dans  l'art.  »  Un  jour.  M"*"  Unwin  lui 
avait  conseillé  d'écrire  un  poème  sur  les  «  progrès  de  l'incrédulité.  » 
Il  avait  écouté  le  conseil,  et,  après  ce  premier  poème  religieux,  il  en 
avait  composé  une  demi-douzaine  d'autres,  toujours  afin  de  lutter 
contre  ses  idées  noires.  Puis,  insensiblement,  le  ton  de  sa  poésie 
s'était  détendu.  Une  dame  de  ses  amies  lui  ayant  raconté  l'amusante 
histoire  d'un  gros  bourgeois  de  Londres  qui  avait  été  emporté  bien  au 
delà  de  sa  destination  par  un  cheval  désireux  de  s'en  retourner  rapide- 
ment jusqu'à  son  écurie,  Cowper  avait  dû  à  cette  histoire  la  chance 
miraculeuse  de  pouvoir  passer  toute  sa  nuit  dans  un  éclat  de  rire; 
après  quoi,  le  matin,  pour  chasser  le  retour  de  ses  sombres  hantises, 
il  avait  mis  en  vers  le  récit  de  son  amie.  U Histoire  divertissante  de 
John  Giipin,  tel  était  le  titre  qu'il  avait  donné  à  son  poème;  et  le  fait 
est  que,  jusqu'à  l'apparition  du  non  moins  immortel  M.  Pickwick, 
aucune  autre  «  histoire  »  n'allait  «  divertir  »  toutes  les  classes  et 
tous  les  âges  de  la  nation  anglaise  autant  que  celle-là.  Mais  qui  sait 
si  Cowper,  en  l'appelant  de  ce  titre,  n'a  pas  songé  au  genre  parti- 
culier de  «  divertissement  »  qu'il  en  avait  d'abord  retiré  pour  son 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

propre  compte?  Un  peu  plus  tard,  la  même  amie,  comme  il  se  plaignait 
de  n'avoir  plus  aucun  sujet  à  mettre  en  vers  pour  résister  aux  assauts 
du  mauvais  Esprit,  l'avait  engagé  à  chanter  le  sofa  où  elle  venait  de 
s'étendre  :  et  Cowper  s'était  employé  aussitôt  à  chanter  le  sofa,  et 
le  charmant  éloge  qu'il  en  avait  fait  avait  constitué  le  premier  chant 
d'un  grand  poème  familier,  la  Tâche,  qui,  dès  le  moment  de  son  appa- 
rition, avait  émerveillé  le  public  anglais.  Aujourd'hui  encore,  cette 
Tâche,  comparable  seulement  aux  spirituels  tableaux  poétiques  du 
Milanais  Parini,  est  justement  appréciée  des  lettrés  de  son  pays 
comme  le  chef-d'œuvre  d'un  art  déjà  tout  «  moderne  »  dans  sa  sim- 
plicité; et  la  révolution  qu'il  a  produite  dans  la  poésie  anglaise, 
désormais  émancipée  de  l'emphase  «  classique,  »  n'a  pas  été  loin 
d'égaler  celle  qu'avait  produite  un  peu  auparavant,  dans  nos  lettres 
françaises,  le  roman  du  glorieux  frère  en  folie  de  William  Cowper. 
Mais  toute  la  beauté  et  tout  le  mérite  de  la  poésie  du  soHtaire  d'Olney 
n'empêche  pas  celui-ci  de  s'être  fait  poète,  uniquement,  pour  échapper 
à  l'obsession  continuelle  de  sa  mélancolie.  «  Ma  chère  cousine,  — 
écrivait-il  le  12  octobre  1785  à  lady  Hesketh,  —  la  dépression  d'es- 
prit qui,  sans  doute,  aura  interdit  à  bien  des  gens  de  devenir  auteurs, 
c'est  elle  qui  m'a  amené  à  en  devenir  un.  Mon  état  me  met  dans 
l'obligation  absolue  de  m'occuper  constamment  ;  et,  en  conséquence, 
je  tâche  par  tous  les  moyens  à  être  constamment  occupé.  Or,  il  se 
trouve  que  les  occupations  manuelles  ne  distraient  pas  suffisamment 
la  pensée,  ainsi  que  je  le  sais  par  expérience,  en  ayant  essayé  un 
grand  nombre  ;  tandis  que  le  travail  httéraire,  et  surtout  la  composi- 
tion d'œuvres  poétiques,  ofTre  l'avantage  d'absorber  la  pensée  aussi 
complètement  que  possible.  C'est  pourquoi  j'écris,  chaque  jour,  pen- 
dant une  moyenne  de  trois  heures  le  matin;  et,  le  soir,  je  transcris 
les  vers  composés  dans  la  matinée.  Je  lis  un  peu,  aussi,  mais  pas 
autant  que  j'écris  :  car  il  faut  également  que  j'aie  de  l'exercice  corporel, 
de  telle  façon  que  jamais  je  ne  passe  une  journée  sans  ma  promenade 
ordinaire.  » 

N'est-ce  point  là,  en  vérité,  une  existence  épouvantable?  Et  ne 
semble-t-il  pas  que  le  poète  qui  s'est  trouvé  condamné  à  la  vivre  ait 
dû  «  toucher  le  fond  delà  souffrance  humaine?  »  Oui,  et  le  fait  est  que 
William  Cowper  l'a  sûrement  touché,  aussi  bien  pendant  ses  trois 
crises  passagères  de  folie  délirante  que  pendant  l'affreuse  période  des 
cinq  dernières  années  de  sa  \de.  Les  lettres  qu'U  a  écrites  pendant  cette 
période,  comme  je  l'ai  dit,  dépassent  en  horreur  tout  ce  que  j'ai  lu 
d'analogue  :  avec  un  mélange  singulier  de  douceur  poétique  et  de 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  465 

sombre  angoisse  qui  ferait  songer  à  une  joyeuse  chanson  transcrite 
en  ton  mineur,  et  revêtue  des  poignantes  modulations  d'une  marche 
funèbre.  Et  pareillement  on  ne  saurait  concevoir  l'impression  déses- 
pérée qui  s'exhale  des  trois  ou  quatre  petits  poèmes  composés  par 
Cowper  durant  la  même  période.  Le  dernier  de  tous  s'appelle  Le 
Naufragé.  L'auteur  y  décrit,  en  des  vers  d'une  grâce  mélodieuse, 
l'aventure  d'un  matelot  perdu  au  milieu  de  l'Océan,- — aventure  que 
ses  gardiens  viennent  de  lui  lire  dans  les  VoTjages  d'Anson  : 

Aucun  poète  ne  l'a  pleuré  :  mais  la  page  —  de  récit  sincère,  —  qui  nous 
dit  son  nom,  sa  qualité,  son  âge,  —  est   tout  humide  des  larmes  d'Anson. 

—  Et  les  larmes  versées  par  les  poètes  ou  les  héros  —  ont  le  pouvoir  d'im- 
mortaliser les  morts. 

Quant  à  moi,  je  ne  projette,  ni  ne  rêve,  —  en  décrivant  son  sort,  —  de 
donner  à  ce  thème  mélancolique  —  une  durée  impérissable.  —  Mais  le 
malheur  se  plaît  toujours  à  découvrir  —  sa  ressemblance  dans  d'autres 
cipurs. 

Aucune  voix  divine  n'a  apaise  la  tempête,  — aucune  lumière  propice  n'a 
bi  ille,  —  lorsque,  privés  de  tout  secours  efficace,  —  nous  avons  péri,  lui 
et  moi,  seuls  tous  les  deux  ;  —  mais  moi  sous  une  mer  bien  plus  rude  que 
lui,  —  et  englouti  dans  des  abimes  autrement  profonds  ! 

Oui,  mais,  à  l'exception  de  ces  périodes  de  crise,  je  serais  tenté  de 
croire  que  peu  d'hommes  ont  été  plus  satisfaits  de  leur  sort,  plus  agréa- 
blement insoucians  et  gais,  en  un  mot  plus  heureux,  que  ce  tragique 
martyr  de  la  destinée.  Non  seulement  ses  poèmes  nous  enchantent 
surtout  par  l'incomparable  belle  humeur  dont  ils  sont  pénétrés,- — les 
poèmes  les  plus  «  sourians  »  qu'ait  jamais  produits  la  littérature  an- 
glaise :  c'est  aussi  par  leur  sourire  ingénu  et  charmant  que  ses  lettres 
se  sont  assuré  la  place  qu'elles  occupent  désormais  dans  celte  littérature, 

—  et  qui  est  incontestablement  la  première  de  toutes,  à  moins  que  l'on 
réserve  celle-ci  pour  les  lettres  de  cette  autre  victime  du  sort  que  fut 
l'éternel  moribond  de  Menton  et  de  Samoa,  Robert-Louis  Stevenson. 
Une  nouvelle  édition  de  ces  lettres  de  Cowper  vient  précisément  d'être 
publiée  par  la  librairie  Macmillan  :  elles  sont  fameuses,  dans  leur  pays, 
au  même  degré  que  chez  nous  les  lettres  delà  marquise  de  Sévigné  ;  et 
peu  s'en  faut  que  leur  lecture,  dans  le  nouveau  recueU,  m'ait  procuré 
un  plaisir  égal  à  celui  que  m'apportent  toujours  les  expansions  mater- 
nelles de  l'aimable  châtelaine  de  Livry  et  des  Rochers.  Ou  plutôt  je  n'ai 
rien  retrouvé,  chez  le  poète  anglais,  de  la  profonde  sagesse  de  M""^  de 
Sévigné,  écho  d'une  âme  qui  a  très  profondément  connu  tous  les 
modes  divers  de  l'amour  et  de  la  souffrance.  Comparées  auxleitres  de 

loiiE  X.  —  1912.  30 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cowper,  celles  de  M"'''  de  Sévigné  ont  une  «  humanité  »  bien  plus 
émouvante  :  nous  y  découvrons  à  nu  un  magnifique  cœur  tout  sai- 
gnant des  luttes  de  la  vie.  Mais  il  y  a  dans  les  lettres  de  Cowper  une 
charmante  lumière  de  printemps,  une  lumière  attiédie  et  parfumée, 
qui  prête  aux  détails  les  plus  insignifians  un  relief,  un  attrait,  une 
beauté  poétique  incomparables.  D'un  bout  à  l'autre  des  deux  volumes 
du  recueil,  —  à  la  condition  seulement  d'omettre  les  dix  dernières 
pages,  —  c'est  comme  si  nous  voyions  et  entendions  l'aimable  sou- 
rire d'un  poète  tout  à  fait  ignorant  des  choses  de  ce  monde,  mais 
qui  en  ignorerait  surtout  les  laideurs  et  les  tristesses,  et  d'autant 
plus  se  sentirait  à  l'aise  pour  nous  exprimer  les  doux  rêves  de  son 
propre  cœur. 

Est-ce  donc  que  Cov^^pernous  ait  menti,  ou  encore  à  soi-même,  en 
remplissant  ses  lettres  de  ce  sourire  immortel?  La  preuve  manifeste 
du  contraire  nous  est  suffisamment  fournie  par  d'innombrables  pas- 
sages où  le  poète,  sans  l'ombre  d'un  motif  pour  l'engager  à  dissimuler 
ses  sentimens  véritables  sous  un  tel  aveu,  avoue  à  ses  correspondans 
qu'il  est  pleinement  satisfait  de  son  sort,  et  ne  saurait  concevoir  une  vie 
plus  heureuse.  «  Je  mène  l'existence  que  j'ai  toujours  souhaitée,  — 
écrit-il  le  11  novembre  1782,  —  et,  sauf  l'état  de  dépendance  où  je 
me  trouve  condamné,  je  n'arrive  pas  à  découvrir  en  moi  un  besoin 
assez  large  pour  qu'il  me  soit  possible  d'y  édifier  un  nouveau  désir.  » 
D'année  en  année,  ses  lettres  reflètent  le  même  contentement  ingénu. 
Et  jusque  dans  les  lettres  des  années  qui  précèdent  la  catastrophe  su- 
prême, Cowper  ne  manque  pas  une  occasion  de  nous  assurer  qu'il 
tient  infiniment  à  la  vie,  qu'il  serait  désolé  d'avoir  à  mourir  bientôt, 
et  qu'en  somme  sa  destinée  lui  plaît  telle  qu'elle  est.  Aussi  bien  con- 
servera-t-il  cette  étonnante  disposition  d'esprit  jusque  pendant  l'hor- 
reur de  ses  dernières  années.  La  lettre  que  j'ai  citée  plus  haut  ne 
nous  le  montre-t-elle  pas  «  se  détournant  »  avec  soin  du  bord  de  la 
falaise,  par  crainte  d'un  vertige  qui  le  ferait  tomber?  Enfoncé  dans  un 
désespoir  douloureux  et  sinistre,  il  nous  dit  encore  qu'il  désire  vivre  : 
pas  une  fois  sa  plainte  ne  se  transforme  en  un  souhait  de  délivrance, 
non  plus  d'ailleurs  qu'en  un  grief  contre  la  puissante  main  qu'il  sent 
peser  sur  lui. 

C'est  là  un  phénomène  psychologique  assez  étrange,  mais  d'une 
réaUté  incontestable.  Peu  d'hommes  ont  été  plus  parfaitement  heureux 
que  l'infortuné  "William  Cowper,  malgré  tout  le  poids  effrayant  qu'U  a 
eu  à  porter  pendant  toute  sa  vie.  Et  peut-être,  en  somme,  l'étrange  té 
du  phénomène  ne  l'empêche-t-elle  pas  de  nous  paraître  explicable,  si 


REVUES    ETRANGERES. 


467 


nous  nous  rappelons  que,  par-dessous  le  cortège  maladif  de  ses  idées 
noires,  le  poète  de  la  Tâche  et  de  John  Gilpin  est  né  avec  un  caractère 
adorablement  léger  et  joyeux,  qui  s'est  toujours,  par  la  suite,  conservé 
chez  lui  avec  toute  sa  fraîcheur  juvénile  en  raison  même  de  l'élément 
de  folie  dont  il  s'est  trouvé  recouvert.  Non  seulement  Cowper  a  dû  à 
sa  tranquille  existence  de  malade  le  privilège  de  pouvoir  rester  à 
jamais  une  espèce  de  grand  enfant,  libre  de  soucis  matériels  et  tenu  à 
l'écart  des  luttes  de  la  vie  :  sans  doute  aussi  le  besoin  de  réagir 
contre  l'invasion  de  l'élément  morbide,  dans  son  cœur  et.  son  esprit,  . 
l'aura  inconsciemment  obligé  à  renforcer  les  élémens  primitifs  et 
fonciers  de  son  être,  de  telle  manière  que  sous  chacun  des  assauts 
continuels  de  sa  mélancolie  il  s'armait  d'une  provision  plus  forte  d'in- 
souciance et  de  gaîté,  —  sauf  parfois  pour  son  implacable  adversaire 
à  renverser  brusquement,  d'un  souffle,  tout  ce  patient  appareil  de  sa 
résistance.  Et  lorsque,  durant  les  heures  cruelles  des  nuits  d'insom- 
nie, le  pauvre  poète  avait  été  le  plus  durement  harcelé  de  ses  noires 
visions,  d'autant  plus  ensuite  la  société  bienfaisante  de  M""^  Unwin 
ou  de  lady  Hesketh,  d'autant  plus  la  société  même  de  sa  plume  et  de 
son  papier  l'excitaient  à  profiter  de  sa  -sàctoire  momentanée  pour  se 
laisser  aller  déUcieusement  à  Tardente  joie  de  \dvre  qu'il  sentait  se 
réveiller  et  chanter  en  soi. 

Encore  cette  lumineuse  et  charmante  gaîté  n'est-elle  pas  l'unique 
attrait  de  la  correspondance  de  Wilham  Cowper.  La  httérature  anglaise 
a  l'enviable  privilège  de  posséder  deux  œuvres  infiniment  originales, 
qui,  l'une  et  l'autre,  nous  permettent  de  pénétrer  jusque  dans  l'inti- 
mité la  plus  familière  d'une  vie  humaine;  et  il  n'importe  guère 
d'ajouter,  après  cela,  que  l'une  de  ces  deux  œuvres  a  pour  auteur  un 
sot,  la  seconde  un  fou.  La  première  est  cette  bizarre  et  merveilleuse 
biographie  de  Samuel  Johnson  par  Boswell  où  s'est  conservée  toute 
vivante  et  parlante,  —  plus  réelle  pour  nous  que  les  figures  de  nos 
plus  proches  amis, — l'immortelle  figure  d'un  personnage  extraordi- 
naire, mélange  incroyable  de  pédantisme  comique  et  de  profonde 
sagesse,  de  grossièreté  et  de  raffinement,  d'apparent  égoïsme  et  de  la 
plus  haute  noblesse  morale.  L'autre  ouvrage,  ce  sont  ces  lettres  de 
€owper. 

Que  l'on  imagine  un  peintre  de  génie,  un  peintre  doublé  d'un 
psychologue  et  d'un  poète,  qu'on  l'imagine  forcé,  par  un  caprice  de  la 
destinée,  à  passer  un  quart  de  siècle  dans  les  hmites  resserrées  d'un 
petit  village,  et  s'amusant  en  outre,  pendant  une  heure  ou  deux  chaque 


468 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


jour,  à  nous  décrire  minutieusement  jusqu'aux  moindres  détails  de- 
tout  ce  qui  l'entoure  aussi  bien  que  de  ses  propres  pensées  !  Ne  voit- 
on  pas  le  délicieux  tableau  qui  aura  chance  d'en  résulter,  et  combien 
le    mérite   littéraire  d'un  tel  tableau   sera   encore  rehaussé  de   l'in- 
térêt «  instructif  »  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  son  contenu  documen- 
taire? De  jour  en  jour,  durant  un  quart  de  siècle,  un  poète  dont  toute 
la  maîtrise  consiste  précisément  à  animer  d'une  exquise  douceur,  à  la 
fois  musicale  et  sentimentale,  les  plus  humbles  aspects  delà  vie  quoti- 
dienne s'est  fidèlement  ingénié  à  faire  revivre,  dans  ses  lettres,  le 
«  microcosme  »  gracieux  de  sa  maison  et  de  son  village,  —  n'omet- 
tant ni  les  gambades  de  ses  Uèvres  apprivoisés,  ni  les  chansons  de 
son  bouvreuil  en  cage  et  des  oiseaux  qui  viennent  l'égayer  dans  son 
jardin  tandis  qu'il  écrit,  ni  les  menues  aventures  de  ses  quelques 
voisins,  ni  non  plus  ses  réflexions,  souvent  admirables,  sur  les  plus 
graves  problèmes  de  la  littérature  et  de  la  reUgion.  Tout  de  même  que 
pas  un  de  nos  amis  ne  nous  hvre  aussi  entièrement  les  clefs  de  son 
être  que  le  docteur  Johnson  dans  ses   entretiens  avec  le  stupide  et 
consciencieux  Boswell,  de  même  il  n'y  a  pas  jusqu'à  notre  entourage 
ordinaire,  l'appartement  que  nous  habitons  et  notre  rue  et  notre  quar- 
tier, qui  se  découvrent  à  nous  aussi  pleinement  que  le  fait,  dans  ces 
lettres  de  William  Cowper,  le  milieu  où  se  sont  écoulées  les  souffrances 
et  les  joies  du  poète  fou.  Mais,  au  reste,  je  sens  bien  que  tous  les  com- 
mentaires demeureraient  insuffisans  à  donner  une  juste  idée  de  l'agré- 
ment de  ces  lettres,  avec  la  double  richesse  poétique  de  leur  ton 
et  de  leurs  sujets.  J'ai  voulu  simplement  aujourd'hui,  à  leur  propos, 
rappeler  aux  lecteurs  français  l'étrange  destinée  d'un  poète  en  qui 
naguère  le  Joseph  Delorme  de  Sainte-Beuve  se  plaisait  à  saluer  l'un 
des  plus  purs  modèles  de  l'art  qu'il  rêvait  :  une  autre  fois,  peut-être, 
je  tenterai  d'étudier  d'un  peu  plus  près  la  figure  même  de  l'auteur  de 
John  Gilpin,  en  m'aidant  de  quelques  citations  de  ces  lettres  fameuses, 
où,  mieux  encore  que  dans  ses  poèmes,  revit  et  se  déploie  pour  nous- 
son  aimable  génie. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  Chambre  poursuit  la  discussion  de  la  réforme  électorale  au 
milieu  des  incidens  les  plus  divers,  les  plus  passionnés,  les  plus  désor- 
donnés; les  partisans  du  système  majoritaire  les  multiplient  avec 
acharnement;  mais,  en  dépit  de  leurs  efforts,  la  réforme  marche, 
avance,  est  sur  le  point  d'aboutir.  La  grande  bataille  a  été  livrée  sur  la 
question  du  quotient  électoral  dont  nous  avons  à  maintes  reprises 
expliqué  le  caractère  et  l'intérêt.  Le  gouvernement  demandait,  —  et 
il  posait  à  ce  sujet  la  question  de  confiance,  —  que  le  quotient  électoral 
fût  calculé  sur  le  nombre  des  votans  et  non  pas  sur  celui  des  inscrits. 
S'U  l'avait  été  sur  le  nombre  des  inscrits,  les  difficultés  relatives  à 
l'attribution  des  restes  seraient  devenues  inextricables.  Le  gouverne- 
ment l'a  emporté.  Ce  cap  des  tempêtes,  une  fois  doublé,  devenait  un 
cap  de  bonne  espérance  avec  un  horizon  éclairci,  et  si  les  partisans  du 
«régime  majoritaire  ne  se  sont  pas  découragés,  c'est  qu'ils  sont,  qu'on 
nous  passe  le  mot,  indécourageables,  comme  des  gens  qiii  combattent 
pour  leur  vie  même,  avec  toute  la  violence  du  désespoir. 

Le  projet  du  gouvernement  n'a  été  jusqu'ici  fortement  amendé  que 
sur  un  point  dont  H  n'avait  pas  fait  une  question  capitale,  à  savoir  le 
groupement  de  plusieurs  petits  départemens  en  une  seule  circonscrip- 
tion électorale.  Ce  groupement  se  rattachait  à  des  idées  très  recom- 
mandables,  mais  peu  populaires  à  la  Chambre  et  qui  se  heurtaient  à 
des  mœurs  administratives  et  poUtiques  depuis  longtemps  établies. 
M.  Poincaré  s'est  rendu  compte  des  résistances  qu'il  rencontrerait 
et  il  a  renoncé  à  se  sacrifier  pour  les  vaincre,  remettant  à  l'avenir 
le  soin  de  prouver  qu'il  avait  raison,  que  ses  vues  étaient  aussi 
justes  que  larges,  enfin  que  la  réforme,  pour  réahser  pleinement  le 
scrutin  de  liste  avec  représentation  proportionnelle,  avait  besoin  de 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

circonscriptions  plus  étendues  que  les  limites  d'un  seul  département,, 
au  moins  lorsque  sa  grandeur  territoriale  est  au-dessous  de  la  moyenne. 
Et  pour  nous  prouver  à  quel  point  son  opinion  était  bien  fondée  sur 
ce  point,  M.  Poincaré  a  conclu  que  le  rejet  de  l'apparentement  des 
départemens  devait  obligatoirement  entraîner  l'adoption  de  l'apparen- 
tement des  listes  dans  un  même  département.  A  dire  vrai,  nous  ne 
comprenons  pas  très  bien  comment  ce  dernier  mal  corrigera  l'autre, 
ou  môme  l'atténuera;  la  logique  de  cette  corrélation  nous  échappe; 
mais  si  on  nous  dit  qu'une  nécessité  de  tactique  s'est  imposée  au  gou- 
vernement et  qu'il  a  dû  faire  une  concession  à  un  assez  grand  nombre 
de  réformateurs  tièdes  et  hésitans  qui  ne  promettaient  leur  vote  que 
conditionnellement,  émettaient  des  exigences,  présentaient  presque 
des  sommations,  alors  nous  commençons  à  comprendre  :  il  a  fallu 
faire  la  part  du  feu  et  on  l'a  faite.  Nous  ne  le  reprocherons  pas  au 
gouvernement;  il  n'était  sans  doute  pas  libre  de  faire  autrement  et, 
au  total,  une  réforme  boiteuse  vaut  mieux  en  ce  moment  que  pas  de 
réforme  du  tout.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'apparentement  est  en 
opposition  directe  avec  le  principe  de  la  réforme.  On  sait  en  quoi  il 
consiste  :  plusieurs  listes  peuvent,  avant  le  scrutin,  déclarer  qu'elles 
s'apparentent  et,  en  vertu  de  cette  déclaration,  elles  sont  admises  à 
unir  les  voix  qu'elles  ont  obtenues  en  sus  du  quotient  électoral,  pour 
se  faire  attribuer  les  sièges  non  pourvus.  Qui  ne  voit  à  quelles  combi- 
naisons de  toutes  sortes,  à  quels  marchandages,  à  quelles  compro- 
missions cette  faculté  ne  manquera  pas  de  donner  naissance?  Le  but, 
ou  du  jnoins  un  des  buts  de  la  réforme  était  précisément  de  faire  les 
élections  sur  des  listes  qui  représentaient  des  partis  et  des  opinions 
définis,  tranchés,  exclusifs  les  uns  des  autres.  Ce  but  ne  sera  pas 
atteint.  Est-ce  tout?  Non.  La  loi  a  des  adversaires  avoués,  qui 
l'attaquent  directement;  et  à  côté  d'elle,  parallèlement,  un  certain 
nombre  de  manœuvriers  dont  on  ne  serait  dire  s'ils  sont  amis  ou 
ennemis,  —  ils  sont  tantôt  l'un  et  tantôt  l'autre,  — •  lui  portant  de  biais 
des  coups  qui  l'entament.  Ce  sont  eux  qui  ont  fait  voter  l'apparente- 
ment; puis,  encouragés  par  ce  premier  succès,  ils  ont  demandé  une 
prime  à  la  majorité.  Le  mot  est  moins  barbare,  mais  la  chose  ne  vaut 
pas  mieux.  Elle  consiste  à  décider  que  la  majorité,  —  sera-ce  la 
majorité  relative  ou  la  majorité  absolue  ?on  n'est  pas  encore  d'accord 
sur  ce  point;  —  mais  enfin  que  la  majorité  aura  une  prime,  c'est-à-dire 
un  siège  en  plus  de  ce  qui  lui  est  strictement  dû.  Cette  disposition  est 
encore  en  opposition  avec  l'esprit  de  la  loi,  point  n'est  besoin  de  le 
démontrer.  Cependant  le  gouvernement  en  a  accepté  le  principe. 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

L'apparentement  et  la  prime  à  la  majorité  resteront  les  deux  tares  de 
la  loi  :  ils  ne  valent  guère  mieux  l'un  que  l'autre  et  leur  accouplement 
dénature,  sophistique  et  corrompt  une  réforme  qui,  si  elle  avait  abouti 
dans  d'autres  conditions,  aurait  grandement  honoré  la  Chambre  et  le 
gouvernement. 

Mais  on  fait  ce  qu'on  peut  et  nous  aurions  tort  sans  doute  de  nous 
montrer  trop  difficiles.  La  composition  de  la  Chambre  actuelle  ne 
permet  pas  de  faire  mieux.  La  réforme  ne  sera  pas  parfaite,  loin  de  là; 
elle  sera  tout  de  même  une  amélioration  sur  l'état  présent.  Nous 
espérons  du  moins  que  les  choses  tourneront  ainsi,  mais  rien  n'est 
terminé.  Les  dernières  convulsions  sont  quelquefois  terribles  et  les 
arrondissemenliers  nous  réservent  peut-être  encore  des  surprises.  Et 
puis,  il  y  a  le  Sénat,  qui  ne  dit  rien  et  n'a  rien  à  dire  pour  le  mo- 
ment, mais  qui  parlera  demain.  Au  fond,  il  est  peu  favorable  à  la 
réforme.  Devant  lui,  comme  devant  la  Chambre,  le  gouvernement 
aura  besoin  de  tout  son  sang-froid,  de  toute  son  énergie. 

Une  autre  discussion  importante  a  eu  lieu  au  Palais-Bourbon. 
Il  s'agissait  du  Maroc  :  le  traité  qui  établit  sur  lui  notre  protectorat 
était  soumis  à  la  Chambre.  Une  discussion  sur  le  Maroc,  après  tant 
d'autres  dont  les  dernières  sont  d'hier,  ne  devait  pas  nous  apporter 
des  lumières  nouvelles  ;  toutefois  la  Chambre  a  entendu  plusieurs 
bons  discours  :  un  de  M.  Barthou  qui  a  remplacé  M.  Deschanel  à  la 
présidence  de  la  Commission  de?  affaires  étrangères ,  un  autre  de 
M.  Poincaré,  et  il  serait  injuste  de  ne  pas  faire  mention  de  celui  du 
rapporteur  de  la  loi,  M.  Long,  plein  de  détails  précis  et  de  conseils 
sensés.  L'effet  utile  de  ces  discours  a  été  la  mise  au  point  d'un  certain 
nombre  des  questions  pendantes  :  on  ne  pouvait  pas  en  attendre  davan- 
tage, car  la  situation  ne  se  transforme  pas  toutes  les  six  semaines. 

M.  Barthou  et  M.  Poincaré  ont  été  d'ailleurs  à  peu  près  d'accord 
sur  tous  les  points  et  ils  se  sont  montrés  fort  prudens  tous  les  deux 
dans  les  appréciations  qu'ils  ont  faites,  soit  du  présent,  soit  de  l'ave- 
nir. M.  Barthou,  qui  venait  d'étudier  pour  la  première  fois  la  question 
avec  le  supplément  d'informations  que  lui  donne  sa  situation  parle- 
mentaire officielle,  a  qualifié  de  grave  l'état  actuel  du  Maroc.  La 
Commission  du  Sénat,  ayant  eu  l'occasion  d'entendre  M.  le  ministre 
des  Affaires  étrangères,  lui  a  demandé  ce  qu'il  fallait  penser  de  ce  mot 
et  M.  Poincaré  a  répondu  qu'au  mot  grave  il  substituerait  volontiers 
celui  de  sérieux  qui  a  le  même  sens,  un  peu  atténué.  Que  l'état  du 
Maroc  soit  grave  ou  seulement  sérieux,  il  mérite  toute  notre  attention. 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  fautes  ont  été  commises  dans  le  passé,  et  nous  ne  parlons  pas 
seulement  ici  des  fautes  politiques  faites  à  Paris;  d'autres  encore  ont 
été  relevées  avec  une  sévérité  outrancière,  excessive.  Les  orateurs  qui 
les  ont  énumérées  à  la  tribune  n'ont  pas  tenu  suffisamment  compte 
de  ce  que  les  circonstances  ont  eu  de  difficile  et  d'impérieux  pour 
nos  officiers.  Si  la  marche  sur  Fez  a  été  improvisée  et  si  les  défauts 
de  toute  improvisation  y  ont  été  parfois  sensibles,  la  responsabilité 
n'en  est  pas  à  nos  généraux  qui  ont  fait  de  leur  mieux  et  pour  le 
mieux  :  ils  ont  atteint  le  but  avec  la  rapidité  qui  leur  avait  été  recom- 
mandée. M.  Millerand  et  M.  Poincaré  ont  parlé  comme  il  convenait  de 
ces  bons  serviteurs  du  pays  et  la  Chambre  les  a  très  justement 
applaudis. 

Au  reste,  tout  cela  appartient  au  passé  :  il  y  a  au  Maroc  une  situa- 
tion nouvelle  depuis  que  tous  les  pouvoirs  du  gouvernement  de  la 
République  ont  été  mis  entre  les  mains  d'un  seul  homme.  Le  général 
Lyautey  n'a  pas  seulement  besoin  d'une  grande  liberté  dans  l'exercice 
de  ces  pouvoirs  :  il  a  besoin  aussi  de  la  pleine  confiance  du  gouver- 
nement et  du  pays  et  cette  confiance  lui  a  été  témoignée  par  le 
gouvernement  et  par  la  Chambre.  Sa  tâche  est  déUcate  :  il  l'a  d'ailleurs 
comprise  admirablement,  si  on  en  juge  par  la  manière  même  dont  il  l'a 
hmitée.  Il  ne  peut  s'agir  en  ce  moment  d'étendre  notre  action  sur  le 
Maroc  tout  entier,  ni  même  sur  la  partie  du  Maroc  qui  était  territoire 
maghzen.  On  sait  combien  l'autorité  du  Maghzen  était  faible  en  réalité, 
intermittente,  chancelante  sur  ces  territoires  soumis  à  une  féodalité 
exigeante  et  rapace  avec  laquelle  il  fallait  toujours  s'entendre,  traiter, 
composer.  Le  général  Lyautey  a  émis  l'avis  que  la  première  tactique 
à  suivre  était  de  se  concentrer  sur  quelques  points  stratégiq.ues  bien 
choisis.  On  verra  ce  qu'il  conviendra  de  faire  ensuite,  on  s'étendra 
davantage  plus  tard,  par  échelons  successifs,  au  fur  et  à  mesure  que 
l'action  miUtaire,  secondée  par  l'action  politique,  permettra  d'avancer 
à  coup  sijr,  sans  avoir  à  redouter  des  surprises  pénibles  qui  pour- 
raient obliger  à  rétrograder.  Pour  le  moment,  et  c'est  assurément 
par  là  qu'il  fallait  commencer,  l'opération  principale  a  pour  objet 
d'assurer  la  Uberté  de  la  capitale  :  c'est  à  quoi  travaille  le  général 
Gouraud  dont  le  premier  succès  nous  a  remplis  d'espérance  ;  mais  ce 
n'était  qu'un  succès  partiel  ;  U  s'agit  maintenant  d'exécuter  un  plan 
d'ensemble.  Avons-nous  pour  cela  le  nombre  d'hommes  nécessaire? 
C'est  la  question  qui  se  pose,  elle  n'est  pas  encore  résolue.  M.  Poincaré 
a  donné  le  cliiffre  de  nos  forces  au  Maroc.  Nous  y  avons  ^8  967  hommes, 
dont  1 1  266   sont  rattachés  à  la  frontière  alfférienne  :  il  en  reste  donc 


REVUE.    CHRONIQUE. 


413 


37  701  à  la  disposition  directe  du  général  Lyautey.  Sur  ce  chiffre, 
32  050  hommes  appartiennent  au  corps  expéditionnaire  et  5  651  sont 
des  auxiUaires  indigènes.  Est-ce  assez?  Le  contraire  est  à  craindre. 
Le  général  Lyautey  a  déjà  demandé  une  première  fois  des  renforts. 
M.  Poincaré  a  dit  qu'on  lui  enverrait  tout  ce  qu'il  demanderait,  mais 
en  même  temps  il  a  exprimé  la  conviction  que  le  général  «  ne  per- 
drait jamais  de  vue  la  situation  de  la  France  en  Europe.»  Le  mot  n'a 
pas  laissé  d'inquiéter  un  peu.  Ce  n'est  pas  seulement  aujourd'hui  ou 
demain  qu'il  faut  ou  qu'iï  faudra  ne  pas  perdre  de  vue  la  situation  de  la 
France  en  Europe  ;  il  aurait  fallu  y  songer  beaucoup  plus  tôt  et  nous 
avons  bien  le  droit  de  dire  qu'on  ne  l'a  pas  toujours  fait,  puisque  nous 
n'avons  négligé  aucune  occasion  de  le  faire,  pour  notre  compte,  au  jour 
le  jour.  Maintenant  nous  sommes  engagés,  nous  ne  pouvons  pas  recu- 
ler. Le  général  Lyautey  est  un  homme  trop  intelligent  pour  ne  pas  se 
préoccuper  de  la  situation  de  la  France  en  Europe  ;  mais  il  n'en  a  ni 
la  responsabilité  ni  la  charge  ;  elles  appartiennent  au  gouvernement  : 
son  affaire,  à  lui,  est  de  faire  connaître  à  Paris  notre  situation  au 
Maroc.  Elle  est  grave,  dit  M.  Barthou;  elle  est  sérieuse,  dit  M.  Poincaré  : 
nous  n'avons  rien  à  ajouter. 

M.  Jaurès  est  naturellement  intervenu  dans  la  discussion  :  nous 
disons  naturellement,  parce  qu'il  n'a  jamais  manqué  l'occasion,  lors- 
qu'elle s'est  offerte,  défaire  connaître  son  avis  sur  les  affaires  maro- 
caines, et  nous  sommes  un  peu  gêné  pour  dire  que  cet  avis  a  été 
quelquefois  le  nôtre.  Nous  sommes  gêné  parce  que,  même  lorsque 
nous  avons  été  d'accord  avec  M.  Jaurès,  les  motifs  qui  nous  gui- 
daient lui  et  nous  étaient  bien  différens.  M.  Jaurès  est  ennemi  de 
toute  poUtique  coloniale  ;  ne  voulant  pas  la  fin,  il  ne  veut  pas  non 
plus  les  moyens,  et  il  a  rêvé,  pour  l'extension  de  notre  influence  au 
Maroc,  toute  une  idylle  de  pénétration  pacifique  à  laquelle  nous 
n'avons  jamais  cru.  Il  rêve  aujourd'hui  de  substituer  à  notre  protec- 
torat sur  le  Maroc  une  sorte  de  coopération,  d'association  bénévole 
avec  le  Sultan  qui  nous  donnerait  à  peu  près  les  mêmes  charges 
que  le  protectorat  sans  ses  bénéfices.  M.  Barthou,  qui  était  en  verve, 
n'a  pas  eu  de  peine  à  montrer  à  la  fois  l'inanité  et  le  danger  de  la 
combinaison.  Nous  aiiidons  vraiment  mieux  M.  Jaurès  lorsqu'il  se 
contentait  de  dire  :  —  Qu'allons-nous  faire  au  Maroc?  Qu'allons-nous 
faire  dans  cette  galère?  Nous  avons  eu  tort  d'y  aller  :  allons-nous-en 
AVL  plus  vite  et  laissons  le  Maroc  aux  Marocains,  qui  sont  de  bons 
■citoyens,  d'excellens  nationahstes  et  dont  les  mœurs  sont  respectables 
€omme  le  sont  toutes  les  mœurs  indépendantes  et  Hbres.  —  Ce  lan- 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gage  avait  sans  doute  le  défaut  de  révéler  d'étranges  illusions,  mais  il 
était  d'une  belle  franchise  et,  le  principe  admis,  d'une  logique  irréfu- 
table. M.  Jaurès  propose  tout  autre  chose  maintenant.  On  dit  que 
le  Sultan  a  en  lui  une  confiance  particulière  qui  nous  parait  bien  jus- 
tifiée. Le  Sultan,  quand  il  nous  a  appelés  à  Fez,  avait  conçu  lui  aussi 
une  association  dans  laquelle  nous  aurions  fait  ses  affaires  avec  un 
désintéressement  parfait  ;  nous  aurions  été  simplement  son  bras 
droit,  et  c'est  parce  qu'il  a  vu  que  les  choses  ne  tournaient  pas  tout 
à  fait  ainsi  qu'il  a  parlé   d'abdiquer. 

Puisque  M.  Jaurès  et  le  Sultan  se  comprennent  si  bien,  nous  les 
laissons  à  leur  entente.  Quant  à  la  France,  à  tort  ou  à  raison,  elle  a 
contracté  au  Maroc  des  obligations  qu'elle  doit  remplir,  des  charges 
qu'elle  doit  supporter  et,  pour  cela,  elle  a  besoin  des  moyens  que  lui 
donne  le  protectorat.  Rien  de  plus,  rien  de  moins;  elle  ne  demande 
pas  autre  chose;  elle  ne  poursuit  pas  la  conquête;  elle  a  su  borner 
ses  prétentions  et  elle  saura  y  conformer  son  action.  Mais,  même 
ainsi  réduite,  la  tâche  est  lourde,  et  nous  ne  sommes  pas  surpris 
qu'à  l'épreuve,  on  commence  à  en  sentir  le  poids. 

Les  échos,  en  ce  moment  encore,  retentissent  des  coups  de  canon 
tout  pacifiques  qui  ont  été  tirés  à  Port-Baltique  pour  célébrer  la  ren- 
contre des  deux  empereurs  du  Nord,  de  l'empereur  Nicolas  et  de 
l'empereur  Guillaume.  Les  rencontres  de  ce  genre  ne  sont  pas  une 
nouveauté;  elles  ont  été  fréquentes  et,  toutes  les  fois  qu'elles  ont 
eu  lieu,  elles  ont  provoqué  des  commentaires  à  l'infini;  les  jour- 
naux en  ont  ou  exagéré  ou  atténué  l'importance  suivant  les  intérêts 
de  leurs  pays  respectifs  et  les  influences  du  moment  ;  mais  il  est  per- 
mis de  dire  qu'elles  n'ont  jamais  eu  de  grandes  conséquences  et  il  en 
Sera  sans  doute  cette  fois-ci  comme  les  précédentes. 

Non  pas  que  ces  visites  soient  indifférentes  en  elles-mêmes;  elles 
ont  eu  dans  plus  d'un  cas  des  effets  heureux  ;  mais  si  elles  ont  servi 
à  dissiper  quelques  nuages  et  à  éclaircir  quelques  questions,  elles 
n'ont  jamais  modifié  ni  la  pohtique  générale,  ni  l'altitude  des  diverses 
puissances  relativement  à  cette  politique,  ni  les  conventions  ou  traités 
qu'elles  ont  faits,  ni  les  groupemens  dans  lesquels  elles  sont  entrées. 
Les  notes  officielles  ou  officieuses  s'accordent  à  dire  qu'il  en  sera 
aujourd'hui  comme  hier.  On  a  causé  à  Port-Baltique  des  différentes 
questions  actuellement  posées  en  Europe  ;  on  a  sans  doute  échangé 
des  vues  ;  on  n'a  certainement  rien  conclu  et  le  train  du  monde  sera 
le  lendemain  de  la  visite  ce  qu'il  était  la  veille.  Les  gouvernemens 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

ont  d'autres  moyens  d'action,  d'intelligence  et  d'entente  et  il  est  à 
croire  qu'ils  en  ont  usé  dans  ces  derniers  temps.  L'entrevue  de  Port- 
Baltique  ne  nous  réserve  aucune  surprise.  En  tout  cas,  notre  gouver- 
nement sera  bientôt  fixé  sur  ce  point,  car  le  gouvernement  russe  ne 
manquera  pas  de  le  mettre  au  courant  de  ce  qui  s'est  fait,  s'il  s'est  fait 
quelque  chose,  et  le  gouvernement  allemand  fera  de  même  pour  ses 
alliés.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Triple  Alliance  et  la  Triple  Entente  res- 
teront ce  qu'elles  sont.  Si  les  bonnes  relations  entre  Saint-Péters- 
bourg et  Berlin  deviennent  plus  faciles  et  plus  cordiales,  pourquoi  le 
regretterions-nous  ?  Est-ce  que  nous  ne  noas  appliquons  pas  nous 
aussi  à  ce  que  les  nôtres  deviennent  toujours  meilleures  avec  l'Italie, 
avec  l'Autriche,  avec  l'Allemagne  même,  avec  laquelle  nous  désirons 
vivre  en  bons  voisins?  En  le  faisant,  nous  savons  bien  que  nous  res- 
tons fidèles  à  nos  amitiés  et  à  nos  alliances  :  la  Russie  et  rAllemagne 
en  font  autant. 

Puisque  nous  avons  parlé  de  l'Italie,  disons  en  passant  combien 
nous  sommes  hem^eux  de  voir  que  le  léger  malentendu  qui  s'était 
produit  entre  elle  et  nous,  il  y  a  quelques  mois,  se  dissipe  de  plus  en 
plus.  Les  choses  n'ont  d'importance  que  par  les  intentions  qu'on  y 
met  et  nos  intentions  à  l'égard  de  l'Italie  ont  toujours  été  amicales, 
comme  l'ont  toujours  été,  nous  n'en  doutons  nullement,  les  siennes 
à  notre  égard.  La  France,  scrupuleusement  respectueuse  des  enga- 
gemens  qu'elle  avait  pris  avec  elle ,  s'est  appliquée  à  ne  créer  à  l'Italie 
aucune  difficulté  dans  son  entreprise  tripolitaine.  Sans  doute  nous 
n'avons  montré  aucune  préférence  pour  l'un  ou  pour  l'autre  belli- 
gérant; notre  neutralité  ne  nous  le  permettait  pas;  mais,  tout  en  ré- 
servant à  l'avenir  le  règlement  des  intérêts  qui  ont  été  mis  en  cause 
ou  qui  pourraient  l'être,  nous  nous  sommes  appliqués  à  ne  gêner  en 
rien  l'Italie,  pas  plus  que  la  Porte,  dans  la  manière  dont  elles  usaient 
des  droits  que  donne  l'état  de  guerre.  Nous  avons,  d'autre  part,  saisi 
toutes  les  occasions  de  témoigner  à  nos  voisins  nos  sentimens  de 
traditionnel  attachement.  C'est  ainsi  que,  ces  jours  derniers,  le  gou- 
vernement de  la  République  a  tenu  à  être  tout  entier  à  la  Sorbonne 
le  jour  où  a  été  dignement  célébré  un  des  plus  grands  hommes  de 
ritaUe  et  de  l'humanité,  l'artiste,  le  savant,  l'inventeur,  le  précurseur 
plein  de  génie  qu'a  été  Léonard  de  Vinci.  M.  Poincaré,  comme  pré- 
sident du  Conseil  et  ministre  des  Affaires  étrangères,  a  prononcé  des 
paroles  qui  traduisaient  le  sentiment  de  la  France  et  qui,  nous  l'espé- 
rons bien,  ont  été  entendues  au  delà  des  Alpes,  tandis  que  l'ambassa- 
deur d'Italie  auprès  de  nous,  M.  Tittoni,  traduisait,  avec  non  moins  de 


476 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bonheur  et  certainement  d'exactitude,  les  sentimens  de  son  gouver- 
nement et  de  son  pays.  M.  Tittoni  a  publié  tout  récemment,  dans  un 
recueil  très  précieux  et  très  instructif,  les  discours  qu'il  a  prononcés 
pendant  qu'il  était  ministre  des  Affaires  étrangères.  Ces  discours 
peuvent  être  lus  ou  relus  avec  la  même  satisfaction  des  deux  côtés  de 
la  frontière,  car  on  n'y  trouve  nulle  part  renonciation  ou  la  défense 
d'un  intérêt  italien  qui  ne  puisse  s'accorder  avec  un  intérêt  français  : 
et  cette  lecture  aide  à  se  bien  connaître  mutuellement,  ce  qui  est  tou- 
jours un  avantage.  La  fête  de  la  Sorbonne  est  un  incident  sans  impor- 
tance politique  :  elle  n'a  été  qu'une  occasion  d'échanger  l'expression 
de  sympathies  sincères  et  cet  échange  ne  pouvait  mieux  se  faire 
qu'avec  le  souvenir  d'un  grand  homme  qui  a  vécu  en  Italie  et  qui  est 
venu  mourir  en  France,  c'est-à-dire  par  l'évocation  d'un  artiste  admi- 
rable et  d'un  génie  qu'on  a  pu  quahfier  d'universel. 

Les  conversations  de  Port-Baltique  ont  naturellement  porté  sur 
4'autres  sujets,  d'un  intérêt  non  pas  plus  grand,  mais  plus  actuel  et 
plus  pressant.  Un  communiqué  concerté,  russe  et  allemand,  a  fait 
savoir  au  monde  en  termes  explicites  que  ces  conversations  «  ont 
.porté  sur  toutes  les  questions  du  jour.  »  On  a  donc  parlé,  et  comment 
aurait-il  pu  en  être  autrement?  de  la  guerre  qui  se  poursuit  toujours 
entre  la  Porte  et  l'ItaUe.  Quand  en  verrons-nous  la  fin?  Y  a-t-il 
quelque  moyen  de  la  hâter?  Ce  moyen  a-t-il  été  en^dsagé  et  précisé? 
■Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  s'il  l'a  été  à  Port- Baltique,  il  est 
probable  qu'il  l'avait  déjà  été  avant  et  ailleurs;  mais  la  conversation 
des  deux  empereurs  a  pu  aider  à  préparer  une  solution,  si  on  en  a 
aperçu  une,  et  si  on  s'est  mis  d'accord  pour  la  faire  aboutir.  Quant  à 
nous,  public,  nous  ne  pouvons  juger  que  sur  les  apparences,  et  les 
apparences  n'indiquent  malheureusement  pas  encore  une  solution 
aussi  prochaine  qu'elle  est  désirable.  L'Italie  voyant  que,  pendant  la 
saison  d'été,  elle  ne  pouvait  rien  faire  dans  la  Tripolitaine  et  que,  plus 
que  jamais,  elle  était  obligée  d'y  stopper,  a  tourné  son  effort  d'un 
-autre  côté,  elle  s'est  emparée  des  Sporades.  Si  elle  a  cru  par  là  faire 
-capituler  la  Porte,  elle  n'y  a  pas  réussi  :  la  Porte  est  restée  immobile, 
indifférente  en  apparence,  résolue  à  ne  pas  céder.  Ces  îles,  en  somme, 
ont  une  population  grecque  et  chrétienne,  tandis  que  la  Tripolitaine 
est  habitée  par  une  population  arabe  et  musulmane  :  on  aime  mieux 
à  Constantinople,  s'il  faut  perdre  quelque  chose,  perdre  les  premières 
que  la  seconde.  Au  surplus,  on  y  pense  que  l'occupation  des  Iles  mé- 
diterranéennes soulève  des  questions  qui  ne  sont  pas  seulement  otto- 
manes et  dont  l'Europe  tout  entière  aura  à  s'occuper  un  jour.  Et  c'est 


REVUE.    CHRONIQUE. 


47T 


pourquoi  on  attend  sans  impatience.  L'Italie  n'a  donc  pas  atteint  le 
but  immédiat  qu'elle  s'était  proposé;  mais,  si  elle  a  voulu  prendre  des 
gages,  se  procurer  des  objets  d'échange,  et  attendre,  elle  aussi,  avec 
confiance  que  le  règlement  des  questions  complexes  soulevées  par  son 
initiative  lui  apporte  des  avantages  appréciables,  il  est  possible 
qu'elle  ne  se  soit  pas  trompée  et  cela  même  est  probable. 

Qui  ^ivra  verra.  Certains  symptômes  qui  viennent  de  se  produire 
dans  l'Empire  ottoman  travailleront  peut-être  au  dénouement  avec 
plus  d'efficacité  que  les  coups  portés  par  l'Italie,  soit  sur  les  côtes  tri- 
politaines,  soit  dans  les  îles  de  la  mer  Egée.  D'abord  le  ralentissement 
du  commerce  entre  la  Turquie  et  le  reste  du  monde,  en  diminuant  les- 
ressources  de  la  Porte,  qui  étaient  déjà  faibles,  l'oblige  à  songer  sérieu- 
sement à  ce  que  la  situation  a  de  préoccupant  pour  elle  à  mesure 
qu'elle  se  prolonge.  C'est  là  un  des  symptômes  inquiétans  dont  nous 
parlons,  ce  n'est  toutefois  pas  le  plus  grave  :  la  mutinerie  mibtaire 
qui  s'est  produite  en  Albanie  et  qui  a  eu  ailleurs  des  contre-coups 
révèle  un  état  de  choses  encore  plus  fâcheux. 

,Nous  ne  parlons  pas  de  la  question  albanaise,  bien  qu'elle  soit 
posée,  elle  aussi;  elle  l'est  toujours,  elle  n'est  jamais  résolue;  si  elle 
paraît  s'éteindre  un  jour,  c'est  pour  se  rallumer  le  lendemain  avec  plus 
d'intensité;  s'il  y  a  des  trêves,  il  n'y  a  pas  d'apaisement.  Les  causes  en 
sont  connues.  Le  gouvernement  jeune-turc  a  le  malheur  d'être  féru, 
sous  prétexte  d'unité,  de  cette  manie  d'uniformité  qui  a  aussi  hanté  le 
cerveau  de  nos  Jacobins  et  qui  la  hante  encore  :  mais  nos  Jacobins 
ont  eu  des  moyens  d'action  et  de  répression  qui  font  défaut  aux 
Jeunes-Turcs,  et  ceux-ci  se  trouvent  d'ailleurs  en  face  d'un  problème 
infiniment  plus  compliqué  que  leurs  devanciers  français,  puisqu'ils 
ont  affaire  à  des  populations  de  races  et  de  rehgions  différentes.  Ils 
ont  été  maladroits  un  peu  partout,  mais  particulièrement  en  Albanie, 
pays  guerrier,  amoureux  de  son  indépendance,  sachant  la  défendre, 
difficile  à  dompter,  que  l'ancien  Sultan,  grand  criminel  si  l'on  veut 
mais  politique  avisé,  avait  pris  soin  de  ménager  :  il  se  l'était  par  là 
assez  attaché  pour  lui  demander  ses  gardes  du  corps  et  ses  plus  in- 
times défenseurs.  La  Jeune-Turquie  a  procédé  autrement  et  ne  s'en 
est  pas  bien  trouvée;  elle  a  voulu  imposer  à  l'Albanie  le  même  droit 
public  qu'au  reste  de  l'Empire  et  la  révolte  y  est  devenue  à  l'état 
chronique.  L'armée  restait  comme  une  suprême  garantie  :  avec  une 
armée  dévouée,  c'est-à-dire  satisfaite,  on  pouvait  espérer  que,  le  temps 
aidant,  on  vaincrait  les  résistances  ou  qu'on  les  empêcherait  de 
s'étendre  et  de  se  développer.  Le  malheur  est  que  l'armée  n'est  pas- 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

satisfaite.  Pourquoi!  Nous  n'en  savons  rien,  probalilement  parce  que 
tous  les  officiers  voudraient  devenir  ministres  de  la  Guerre  et  qu'il  n'y 
en  a  qu'un,  qui  est  Mahmoud  Chefket  pacha.  Ce  dernier  a  joui  d'une 
grande  popularité;  il  a  disposé  d'une  autorité  très  forte  :  n'est-ce  pas 
lui  qui  a  conduit  les  troupes  de  la  Jeune-Turquie  à  Constantinople  et 
détrôné  l'ancien  Sultan?  Mais  tout  s'use  à  la  longue  et,  si  le  prestige  de 
Chefket  pacha  n'est  pas  encore  dissipé,  il  semble  bien  qu'il  soit  quelque 
peu  diminué.  Avons-nous  besoin  de  dire  que  celui  du  gouvernement 
et  du  Comité  Union  et  Progrès,  dont  le  gouvernement  est  l'émana- 
tion, a  baissé  dans  les  mêmes  proportions?  Comité,  gouvernement, 
tout  enfin  dans  la  Jeune-Turquie  reposant  sur  l'armée,  si  l'armée 
s'irrite  et  se  rebelle,  l'anarchie  devient  générale.  On  n'en  est  pas  là 
sans  doute,  mais  le  mécontentement  augmente  et  avec  lui  le  malaise  : 
enfin  des  mutineries  locales  se  produisent  et  il  serait  dangereux  de 
fermer  les  yeux  à  de  pareils  avertissemens.  La  première  mutinerie 
a  éclaté  en  Albanie,  à  Monastir.  Des  soldats,  encouragés  et  bientôt 
suiAds  par  leurs  officiers,  ont  déserté  et  gagné  la  montagne,  ce  qui 
est  une  manière  de  se  retirer  sur  une  sorte  de  Mont  Aventin  où  ils  ont 
cherché  à  devenir  menaçans.  Quand  nous  disons  qu'on  aurait  tort  de 
fermer  les  yeux  à  de  pareils  avertissemens,  ce  n'est  pas  un  reproche 
à  adresser  au  gouvernement  jeune-turc.  Il  a  parfaitement  compris 
le  danger,  il  s'en  est  ému,  il  a  donné  l'ordre  à  AbduUah  pacha,  qui 
commande  une  trentaine  de  mille  hommes  en  Asie  Mineure,  de  s'em- 
barquer avec  eux  et  de  passer  immédiatement  en  Europe;  mais 
Abdullah  pacha  a  refusé  de  le  faire  en  déclarant  qu'il  avait  juré  à 
ses  officiers  de  ne  jamais  porter  les  armes  contre  les  Albanais.  Il  a 
fallu  le  remplacer  au  plus  vite.  Ainsi  mutinerie  en  Albanie,  refus 
d'obéissance  en  Asie  Mineure,  le  second  symptôme  venant  aggraver  le 
premier,  ce  sont  là  des  faits  alarmans.  Les  révoltés  de  Monastir  ont 
demandé  la  dissolution  du  Comité  Union  et  Progrès  et  la  démission 
d'un  certain  nombre  de  ministres  qu'ils  ont  désignés  nominalement. 
Le  gouvernement  a  montré  de  l'énergie  et  tout  fait  croire  qu'il  est 
encore  assez  fort  pour  dominer  la  situation;  il  le  sera  encore  aujour- 
d'hui, mais  qui  pourrait  répondre  de  l'avenir?  Le  gouvernement  a 
déposé  un  projet  de  loi  pour  interdire  aux  officiers  de  s'occuper  de 
politique,  et  ce  projet  a  été  défendu  par  Chefket  pacha  avec  la  plus 
grande  vigueur.  0  ironie  de  l'histoire  !  Quis  tulerit  Gracchos  de  sedi- 
tione  guxrentes?  Combien  de  fois  les  gouvernemens  n'ont-ils  pas  été 
\ictimes  de  leur  origine,  c'est-à-dire  des  exemples  qu'ils  ont  donnés 
eux-mêmes  pour  se  fonder?  Le  gouvernement  jeune-turc  traverse  en 


REVUE.    CHRONIQUE.  479 

ce  moment  une  phase  également  difficile  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur. 
11  en  sortira.  La  mutinerie  s'apaise.  On  a  compté  les  officiers  et  les 
soldats  déserteurs  et  on  s'est  aperçu  qu'ils  étaient  peu  nombreux. 
Beaucoup  sont  déjà  rentrés  dans  l'ordre.  Après  l'anxiété  du  premier 
moment,  l'espérance,  la  confiance  même  sont  revenues.  Mais  les  faits 
sont  des  faits  et  comment  ne  pas  y  voir  un  avertissement? 

Il  n'est  pas  démontré,  toutefois,  que  les  difficultés  avec  lesquelles 
il  est  aux  prises  rendront  le  gouvernement  jeune-turc  plus  conciliant  à 
l'égard  de  l'Italie  et  on  serait  même  tenté  de  dire:  au  contraire.  Il  fau- 
drait un  gouvernement  très  fort  et  qui  se  sentît  tel  pour  prendre  sur 
lui  de  traiter  avec  Rome.  Le  gouvernement  actuel,  s'il  peut  retrouver 
quelque  popularité,  ne  la  retrouvera  que  dans  la  résistance.  S'il  fallait 
émettre  des  probabilités,  nous  le  ferions  dans  le  sens  de  la  continua- 
tion de  la  guerre.  Mais  nous  ne  savons  pas  ce  qui  s'est  dit  à  Port- 
Baltique  ni,  par  conséquent,  ce  qui  peut  en  résulter.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  guerre  est  décevante  pour  les  belligérans  et  pénible,  dangereuse 
pour  tout  le  monde  :  on  ne  peut  que  souhaiter  d'en  voir  la  fin. 

La  Convention  démocrate  de  Baltimore  a  choisi  pour  candidat  à  la 
Présidence  de  la  République  M.  Woodrow  Wilson  :  il  ne  lui  a  pas  fallu 
pour  cela  moins  de  quarante-huit  tours  de  scrutin  au  cours  desquels 
les  chances  ont  été  tour  à  tour  pour  M.  Champ-Glarke  d'abord,  puis 
pour  M.  Wilson,  puis  de  nouveau  pour  M.  Clarke,  puis  finalement  pour 
M.  Wilson.  Il  semble  que  le  fléau  de  la  balance  ait  été  entre  les  mains 
de  M.  Bryan  qui,  désespérant  d'être  élu  lui-même,  a  tenu  du  moins  à 
montrer  sa  puissance  en  favorisant  tantôt  un  candidat,  tantôt  l'autre, 
et  sans  doute  en  imposant  ses  conditions  avant  de  donner  son  indis- 
pensable concours. 

La  Convention  a  montré  d'ailleurs  de  l'esprit  poUtique  en  votant 
pour  M.  Wilson  qui  était  un  candidat  plus  avancé  que  M.  Clarke.  Elle 
avait  d'abord  élu  pour  la  présider  M.  Parker  contre  le  candidat  de 
M.  Bryan.  Peut-être  a-t-elle  voulu  seulement  par  là  éHminer  ce  dernier 
et  lui  faire  comprendre  que,  s'il  pouvait  encore  jouer  un  rôle  impor- 
tant au  second  plan,  il  devait  renoncer  au  premier.  Toutefois,  quand 
M.  Parker  a  été  porté  à  la  présidence  de  la  Convention,  nous  avons  dit 
que  rien  ne  pouvait  mieux  faire  les  affaires  de  M.  Roosevelt  qui,  après 
avoir  coupé  en  deux  le  parti  républicain,  espérait  sans  doute  voir  se 
couper  en  deux  le  parti  démocrate  :  avec  les  deux  moitiés  de  chaque 
parti,  on  en  aurait  fait  un  troisième  sur  lequel  M.  Roosevelt  et  M.  Bryan 
se  seraient  sans  doute  disputé  l'influence  définitive  :  mais  il  y  avait  des 


480  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chances  pour  quelle  revînt  de  préférence  au  premier.  Seulement  il 
aurait  fallu  pour  cela  que  la  Convention  démocrate  élût  un  candidat 
modéré,  comme  avait  fait  la  Convention  républicaine  :  la  fraction 
avancée  des  deux  partis  n'étant  alors  représentée  nulle  part,  la  scis- 
sion aurait  pu  se  produire  à  Baltimore  comme  à  Chicago  et  on  aurait 
réuni  sous  une  nouvelle  bannière  tous  les  mécontens,  devenus  des 
dissidens.  Les  choses  ont  tourné  autrement;  la  Convention  démo- 
crate a  élu  un  candidat  avancé,  plus  avancé  mémo  que  M.  Roosevelt, 
et,  au  lieu  d'une  scission,  c'est  l'union  qui  s'est  faite  pleine  et  entière. 
M.  Clarke  s'est  désisté  et  a  voté  pour  M.  WOson,  qui  a  eu  alors  l'unani- 
mité. M.  Clarke  a  été  le  premier  à  le  féliciter;  M.  Bryan  a  déclaré 
qu'après  avoir  porté  si  longtemps  le  drapeau  du  parti,  U  était  heureux 
de  le  remettre  entre  ses  mains.  Tout  le  monde  s'est  embrassé  dans  le 
camp  démocrate  et,  si  les  sentimens  exprimés  sont  sincères,  si  la  réso- 
lution arrêtée  est  définitive,  chaque  opinion  ayant  son  représentant, 
l'opinion  modérée  dans  M.  Taft  et  l'opinion  radicale  dans  M.  Wilson, 
il  est  à  craindre  pour  M.  Roosevelt  qu'il  ne  trouve  plus  sa  place  et 
ne  reste  seul  avec  quelques  fidèles.  Mais  on  connaît  l'homme,  rien  ne 
le  décourage  ni  ne  le  lasse,  il  est  déjà  revenu  de  loin,  il  a  dans  l'opi- 
nion une  force  immense  dont  il  sait  jouer.  L'élection  présidentielle 
n'aura  lieu  qu'en  novembre  :  il  serait  prématuré  de  dire  qu'il  n'y  aura 
que  deux  candidats  en  présence  à  ce  moment  et,  s'il  y  en  a  trois,  il 
serait  téméraire  de  dire  quel  est  celui  qui  l'emportera.  Contentons- 
nous  de  constater  que  la  Convention  de  Baltimore  a  manonivré  de 
mani<3re  ù  enlever  à  M.  Roosevelt  le  plus  gros  atout  de  son  jeu. 

Francis  Charmes, 

Ze  Directeur-Gérant  y 
Francis  Charmes. 


i 


LA  VALLÉE  BLEUE 


(1) 


PREMIERE    PARTIE 


.1.    —    LES    DEUX   FRERES 

—  Allons,  bon!  qui  est-ce  qui  s'est  invité  à  diner? 
Lèvres  rasées  de  près,   le  smoking  fleuri  d'un  œillet  lie  de 

vin,  les  mains  dans  les  poches,  Maxime  Baroney  a  lancé  son 
apostrophe  vers  la  table  elle-même  au  nombre  insolite  de 
couverts.  Sa  mère,  également  habillée  pour  sortir,  arrive  sur 
ses  pas  et  le  rassure  : 

—  Personne,  personne,  ne  crains  rien.  Ce  n'est  que  l'oncle 
Gabriel... 

—  Je  l'avais  oublié,  ce  bon  rural...  Qu'est-ce  qu'il  vient  faire 
à  Paris  à  cette  époque  ? 

—  Sa  lettre  ne  le  dit  pas. 

—  Mystère  et  discrétion...  Imitons  sa  réserve  et  mettons- 
nous  à  table,  hein?  C'est  à  huit  heures  tapant  la  petite  histoire 
de  Grostard  et  j'ai  promis  à  Jabot  d'arriver  pour  son  entrée.  Il 
s'est  fait  une  tête  impossible,  la  tête  de  Brisson  dans  les  grandes 
séances  :  «  Je  vais  mettre  aux  voix  l'expulsion  de  notre  hono- 
rable collègue!  »  Bien  entendu  Grostard  est  plus  gâteux  que 
jamais.  Tous  les  mots  sont  de  Marathon  et  de  Jabot.  Risine 
elle-même,  qui  cependant  est  loin  d'avoir  inventé  la  poudre,  a 
collaboré.  Le  vieux  maître  est  enchanté  de  ses  interprètes,  tu 

(1)  Copyright  by  Jacques  des  Gâchons,  1912. 

TOME  X.  —  1912.  31 


482  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

penses,  et  il  va  de'crocher  un  nouveau  succès!  Quel  malin,  ce 
Grostard...  il  fait  la  bête  et  on  lui  apporte  [du  foin...  Ah!  voici 
Rolande...  Fichtre!  mademoiselle  ma  sœur,  quelles  épaules... 
Tu  vas  faire  sensation..,.  Dis  donc,  maman,  on  ne  débouche 
pas  une  vieille  bouteille,  en  l'honneur  de  l'oncle  Gabriel... 
et  pour  nous  représenter  en  notre  absence... 

—  Oh!  tu  as  raison.  Et  il  appréciera  la  compensation... 
Dévoue-toi,  Maxime. 

—  Ayez  donc  des  idées  généreuses! 

—  Au  fond  de  l'office,  à  droite,  deuxième  rayon... 

—  Je  sais,  je  sais. 

Sa  serviette  sur  la  manche  de  son  smoking,  Maxime  Baroney 
sort  en  glissant  sur  le  parquet  de  la  salle  à  manger,  laissant  sa 
mère  servir  le  potage. 

—  Tu  ne  m'en  donneras  pas,  dit  Rolande,  ses  beaux  bras 
levés  vers  les  torsades  noires  de  ses  cheveux. 

—  Ma  foi,  je  n'en  prendrai  pas  non  plus,  ajoute  M""^  Baro- 
ney. L'oncle  Gabriel  pourra  y  revenir... 

—  Il  n'y  manquera  point. 

—  Est-ce  qu'il  compte  rester  quelques  jours  à  Paris. ►^  Nous 
avons  une  façon  de  le  recevoir... 

—  Oh!  il  n'est  point  homme  à  s'en  formaliser... 

—  D'ailleurs  le  voici. 

Le  timbre  du  vestible  venait  en  effet  de  retentir.  La  bou- 
teille qu'il  apportait  mise  en  sûreté,  Maxime  alla  ouvrir,  sans 
façon,  en  criant  à  la  bonne  de  ne  pas  se  déranger. 

—  Bonsoir,  oncle  des  Champs.  Donnez  votre  chapeau,  votre 
canne...  Ah!  une  bourriche!  La  Bourriche!  entrez  directement 
dans  la  salle  à  manger,  le  potage  est  sur  la  table  :  nous  allons 
vous  expliquer!  Tout  le  monde  va  bien,  sur  vos  terres.»^... 

Nu -tête,  le  visage  épanoui,  l'oncle  Gabriel  agitait  dans  l'air 
ses  mains  encore  gantées,  tandis  qu'on  arrivait  à  sa  rencontre. 

—  Il  ne  me  donnera  pas  le  temps  de  dire  bonsoir...  Ma  chère 
Fanny,  je  vous  embrasse  de  la  part  de  toute  ma  petite  famille^ 
en  bon  état,  pour  le  moment.  Dieu  merci!  Ma  belle  Rolande, 
ce  n'est  certainement  pas  en  mon  honneur  que  tu  montres  de 
si  jolies  choses,  mais  je  te  remercie  tout  de  même.  La  sagesse 
conseille  d'accepter  sans  contrôle  les  complaisances  du  sort. 
Maxime,  mon  ami,  à  ton  tour.  Tes  moustaches  sans  doute 
allongent,  mais  tu  y   mets    ordre.  Tu  es   plus   américain   que 


LA    VALLÉE    BLEUE.  483 

jamais.  L'Amérique  est  un  beau  pays.  Es-tu  toujours  un  joyeux 
vivant.»* 

—  Toujours,  toujours. 
- —  Bravo! 

L'oncle  Gabriel  ayant  embrassé  tour  à  tour,  de  tout  son 
cœur,  sur  les  deux  joues,  sa  belle-sœur,  sa  nièce  et  son  neveu, 
clignota  vers  la  table  au  milieu  de  laquelle  le  potage  répandait 
des  volutes  de  vapeur. 

—  Ah!  Parisiens  que  vous  êtes!  Voyons,  est-ce  qu'on  sert  la 
soupière  sans  son  couvercle!  Le  fumet  s'en  va  en  fumée. 

—  Mon  oncle,  vous  avez  raison.  Asseyez-vous  pour  mettre 
fin  à  ce  déplorable  exode. 

—  Avec  plaisir;  c'est  effrayant  ce  que  Paris  me  creuse.  Dix 
pas  sur  l'asphalte  et  j'ai  l'estomac  dans  les  talons. 

Le  nouveau  convive  se  tut.  Il  n'aimait  pas  à  parler  en  man- 
geant. Tout  à  son  potage,  il  ne  pensait  guère  à  interroger  ses 
hôtes  sur  leur  propre  abstention  et  sur  leur  hâte  à  se  mettre  à 
table.  Maxime  ne  fut  pas  long  à  le  renseigner. 

—  Mon  bon  oncle,  prenez  votre  temps,  mais  souffrez  que.  nous 
•continuions  notre  dîner.  Il  faut  que,  dans  une  demi-heure,  nous 
soyons  dans  un  taxi-auto  et  filions  vers  les  Nouveautés  !  C'est 
ce  soir  la  générale  de  Bâton  de  chaise  et  nous  avons  promis  à 
Jabot  d'arriver  pour  sa  première  scène... 

—  Jabot .î*  dit  l'oncle  Gabriel,  en  arrêtant  sa  cuiller  à  mi- 
chemin  de  sa  destination. 

Maxime  éclata  de  rire.  Le  visage  de  sa  mère,  celui  de  sa 
sœur  s'épanouirent  à  l'unisson. 

—  Jabot,  répéta  le  jeune  homme  en  imitant  son  oncle.  Vous 
ne  pouvez  pas  vous  figurer  ce  que  vous  étiez  drôle,  oncle 
Gabriel,  en  prononçant  votre  «  Jabot.!*  »  «  Jabot,  »  cela  ne  vous 
dit  rien.»*  Vous  ignorez  Jabot.»* 

—  J'ignore  Jabot. 

—  Mon  oncle  !  mon  oncle,  vous  me  désespérez.  Mais  Jabot, 
c'est  la  gloire  de  Paris.  C'est  le  comique  du  jour.  Quand  il  entre 
en  scène,  tous  les  yeux  pétillent,  toutes  les  bouches  s'élargissent 
de  joie  et,  quand  il  parle,  c'est  du  délire,  tout  de  suite,  quoi  qu'il 
dise.  Jabot,  mon  oncle,  mais  c'est  une  des  raisons  de  vivre. 
S'il  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  Sans  lui  le  boulevard 
ne  serait  plus  le  boulevard... 

—  Attends,  attends.  Ça  me  revient,  ton  Jabot  n'a-t-il  pas  le 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nez  comme  une  pomme  de  terre?  J'ai  dû  voir  son  portrait  dans 
un  journal... 

—  Comme  une  pomme  de  terre!  si  l'on  peut  dire!  Le  nez 
le  plus  spirituel  d'Europe?  Voulez-vous  que  nous  vous  emme- 
nions? Ce  serait  la  meilleure  façon  de  vous  instruire... 

—  Ecoute,  mon  petit  Maxime,  j'aime  mieux  diner  tran- 
quille... 

Tandis  que  Maxime  parlait,  le  dîner  continuait,  au  galop,  et 
c'est  après  la  disparition,  sans  doute  irrévocable,  du  premier 
plat,  un  poulet  chasseur  dont  il  eût  volontiers  repris,  que  ronde 
exprima  franchement  sa  préférence,  qui  d'ailleurs  n'était  pas 
pour  étonner  Maxime.  L'oncle  Gabriel  avait  l'horreur  des  repas 
précipités...  Il  y  eut  donc  un  moment  de  silence,  puis  : 

—  Si  je  restais  une  semaine  à  Paris,  dit  le  nouveau  venu,  je 
ne  dis  pas  que,  le  trois  ou  quatrième  jour,  je  ne  me  laisserais 
pas  tenter.  Les  improvisations  me  troublent.  Je  suis  entré  ici 
pour  dîner  en  famille  et  voilà  qu'au  légume  tu  veux  tout  à  coup 
m'enlever  et  m'enfermer  tout  chaud  dans  quelque  loge  étroite 
et  malsaine.  Laisse-moi  le  temps  de  m'acclimater...  Ce  soir, 
je  tomberais  foudroyé  à  l'instant  où  je  passerais  le  seuil  de 
ton  théâtre...  Est-ce  que  tu  veux  m'assassiner,  jeune  monstre? 
Rien  que  cette  idée  d'aller  digérer  sur  une  chaise  de  velours  en 
regardant,  de  guingois,  des  pantins  s'agiter  sur  des  planches 
au-dessous  de  moi,  me  tourne  le  cœur  et   me  coupe  l'appétit... 

—  Oh!  mon  oncle,  mon  oncle!  N'en  parlons  plus  et 
pardonnez-moi...  Un  peu  de  cette  mousse? 

—  Non,  merci;  tu  sais,  les  sucreries  ne  me  disent  rien...  Je 
préférerais...  mais  peut-être  que... 

—  Dites,  dites,  mon  cher  Gabriel,  insista  la  maîtresse  de  la 
maison...  Vous  n'allez  pas  vous  gêner  avec  nous... 

—  Eh  bien!  voilà...  Un  diner  sans  fromage,  a  dit... 

—  Du  fromage?  Nous  avons  oublié  le  fromage...  Personne 
n'en  mange  ici...  à  moins  qu'à  la  cuisine... 

On  interrogea  la  femme  de  chambre.  Oui,  il  y  avait  un 
camembert  à  l'office.  La  nouvelle  rasséréna  un  peu  le  pauvre 
homme.  Mais  tout  à  coup  une  exclamation  de  Maxime  le  fit 
.sursauter  : 

—  Sapristi,  savoz-vous  quelle  heure  il  est? 
Puis,  tout  de  suite  : 

—  Et  le  vin  !  on  allait  oublier   la  vieille  fiole   sortie  exprès 


LA    VALLÉE    BLEUE.  485 

pour  VOUS,  oncle  Gabriel!...    Vous   allez  la  boire  en  compagnie 
de  père,  qui  va  arriver  d'un  moment  à  l'autre... 

—  Oh  !  s'e'cria  le  provincial  en  recevant  la  bouteille,  avec 
précaution,  des  mains  de  son  neveu,  je  ne  vous  ai  même  pas 
demandé  des  nouvelles  de  Jérôme  ! 

—  En  route  !  en  route  !  nous  allons  arriver  en  retard  !  Père 
va  bien,  très  bien.  Toujours  sombre  et  robuste.  Hier  il  a  dîné 
en  notre  compagnie. 

L'oncle  Gabriel  regardait  son  neveu,  cherchant  à  démêler  la 
vérité  de  l'espièglerie.  Mais  il  n'en  put  savoir  davantage. 
Rolande  et  sa  mère  trempèrent  leurs  doigts  dans  une  coupe 
d'eau  et  s'éclipsèrent  avec  de  confuses  excuses.  Maxime  vint 
mettre  son  pardessus  dans  la  salle  a  manger,  puis,  le  melon  à 
la  toute  dernière  mode  sur  la  tête,  il  fit  sauter  le  couvercle  de 
son  briquet  et  lança  une  bouffée  de  tabac  blond  au  plafond  en 
s'écriant  : 

—  Ah  !  mon  oncle  !  Jabot,  voyez-vous,  c'est  le  meilleur 
digestif  qu'on  ait  fabriqué  en  ce  bas  monde  depuis  que  les 
hommes  vivent  en  société  et  qu'ils  mangent... 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux,  mon  pauvre  Maxime,  moi,  j'aime 
mieux  le  fromage... 

Le  bon  provincial  était  prêt  à  développer  son  idée,  mais  son 
neveu  lui  coupa  la  parole,  écourta  les  adieux  et  disparut  en 
laissant  derrière  lui  un  sillage  de  jasmin  et  de  tabac  russe. 

Extrêmement  blond,  l'oncle  Gabriel  portait  de  fortes  mous- 
taches qu'il  effilait  à  leur  extrémité,  mais  ce  qu'il  avait  de  plus 
caractéristique  était  sa  calvitie,  tout  le  haut  du  crâne  était  décou- 
vert, lisse  et  rose  et  gagnant  chaque  jour  sur  la  couronne  des 
fins  cheveux  blonds,  coupés  courts.  Un  beau  nez  droit,  des 
joues  pleines  et  fraîches  et,  éclairant  le  tout,  de  beaux  yeux 
bleu  clair. 

La  tristesse  et  la  joie  transformaient  ce  visage,  ouvert  à  toutes 
les  impressions.  Les  mains  qui  s'agitaient  volontiers  étaient 
petites  et  nerveuses.  L'oncle  Gabriel  était  si  vif,  si  guilleret 
que  c'est  à  peine  si  l'on  s'apercevait  qu'il   était  devenu  replet. 

Il  n'était  point  à  son  avantage  à  la  ville.  Sa  jaquette  et  son 
gilet  de  cérémonie  ne  lui  allaient  pas  mal,  mais,  dans  cet 
accoutrement,  il  ne  se  sentait  pas  tout  à  fait  à  l'aise  :  il  fallait  le 
voir  sur  ses  terres,  dans  son  veston  de  chasse  couleur  kaki,  la 
large  ceinture    bouclée  sur  le  devant,  le  bâton  ferré  à  la  main, 


486  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  bien  la  bandoulière  du  fusil  sur  l'épaule...  Il  eut  une  minute 
cette  vision  de  lui-même,  lorsqu'il  se  trouva  seul  dans  la  salle  à 
manger  de  sa  belle-sœur...  Il  haussa  les  épaules,  puis  se  caressa 
le  menton  pour  réfléchir. 

—  Monsieur  ne  prend  pas  de  camembert,  dit  la  servante. 

—  Tout  à  l'heure,  mon  enfant...  Dites-moi...  Rose;  c'est 
Rose  qu'on  vous  nomme  ? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Dites-moi,  Rose,  on  a  bien  mis  le  poulet  chasseur  sur  le 
bain-marie...  pour  mon  frère  Jérôme... 

—  Oh  !  je  pense,  monsieur. 

—  A  quelle  heure  arrive-t-il  mon  frère,  d'habitude.»^ 

—  Vers  huit  heures,  monsieur,  huit  heures  et  quart...  Je 
l'entends  qui  cherche  ses  clefs...  Je  vais  lui  ouvrir,  il  a  tou- 
jours cinq  ou  six  trousseaux  sur  lui...  ce  sera  plus  vite  fait. 

Et  Rose  disparut. 

L'oncle  Gabriel  se  demanda  s'il  devait  se  lever  et  aller  au- 
devant  de  son  frère,  ou  bien  tout  simplement  l'attendre.  Il 
adopta  cette  dernière  attitude,  plus  sage.  Il  faut  éviter  de  s'agi- 
ter au  beau  milieu  d'un  repas.  Jérôme  certainement  ne  s'en 
choquera  point. 

Non  seulement  Jérôme  Daroney  ne  s'émut  pas,  mais  il  était 
si  myope  qu'il  s'avança  d'abord  sans  remarquer  son  frère,  dont 
il  avait  oublié  la  venue.  Quand  enfin  il  le  découvrit,  il  lui  mit 
les  deux  mains  sur  les  épaules  pour  l'empêcher  de  se  âoulever  : 

—  Ah  !  mon  cher  Gabriel,  je  suis  content  de  te  voir...  Com- 
ment vas-tu  .!^  Rien,  parbleu!  Heureux  homme!...  Mais  où  est 
ma  femme  et...  les  autres.»^ 

—  Jabot!  lança  l'oncle  Gabriel  d'un  air  entendu... 

—  Jabot  ?  répéta,  sans  comprendre,  son  frère. 

—  Jabot!  Ils  sont  tous  enjabotés,  ce  soir...  Tu  n'en  es  pas, 
toi,  tu  me  restes,  j'espère... 

—  Ah  !  mon  ami,  j'ai  bien  le  temps  d'aller  au  théâtre,  moi. 
Tiens  !... 

Il  avait  encore  sa  serviette  sous  son  bras,  une  grosse  ser- 
viette noire  coupée,  usée  aux  bords,  et  gonflée  de  paperasses... 

—  Tiens,  j'ai  tout  ça  à  débrouiller  avant  d'aller  me  cou- 
cher... 

—  Fichtre  !...  Mais  tu  vas  dîner,  avant .^... 

—  Il  faut  bien  ! 


LA    VALLÉE    BLEUE.  487 

—  Il  faut  bien  !  ça  a  l'air  de  t'ennuyer? 

—  'Non,  seulement...  j'ai  tant  à  faire,  que  parfois,  je  suis 
tenté  d'oublier  de  me  mettre  à  table.  Mais  ça  n'est  pas  possible... 

—  Non,  ça  n'est  pas  possible.  Débarrasse-toi  de  ton  fardeau 
et  assieds-toi,  là,  près  de  moi...  Ça  sera  plus  commode  pour 
causer...  Tu  vois,  je  n'ai  pas  voulu  continuer  de  diner...  je  me 
suis  accordé  un  petit  entr'acte...  comme  les  amis  de  Jabot... 

—  Tu  ne  me  parles  que  de  Jabot,  tu  le  connais  donc,  toi 
aussi... 

—  Si  je  le  connais!  notre  Jabot  national!  qui  no  connaît 
Jabot,  l'homme  le  plus  spirituel  d'Europe... 

—  Qu'est-ce  que  tu  racontes  là?  Tu  te  moques  de  moi... 

—  Non,  pas  de  toi... 

—  Je  l'ai  vu  deux  fois,  leur  Jabot,  une  fois,  ici,  à  déjeuner! 
Il  est  bête  et  grossier..  Une  autre  fois,  à  son  théâtre,  dans  une 
pièce  de  je  ne  sais  qui,  stupide.  J'avais  envie  de  hurler  tellement 
il  me  portait  sur  les  nerfs.  Le  soir,  Maxime  m'a  fait  une  scène, 
ah  !  quelle  scène...  il  était  à  gifler  ! 

—  Et  alors  ? 

—  Alors,  je  suis  allé  m'enfermer  dans  mon  cabinet... 

—  Uolle  retraite,  mon  cher  Jérôme.  De  telle  sorte  que  c'est 
Maxime  qui  a  eu,  comme  on  dit,  le  dernier  mot... 

—  Il  y  a  longtemps  que  je  n'essaie  plus  de  lutter... 

—  Tu  as  pourtant  tes  bons  poings  de  jadis... 

Jérôme  en  eflet  ne  ressemblait  guère  à  son  frère.  Il  avait  la 
tête  de  plus  que  Gabriel  Baroney,  de  grands  bras,  de  larges 
épaules,  une  toison  jadis  noire,  aujourd'hui  grisonnante,  une 
barbe  de  fleuve  et,  au  milieu  du  visage,  masquant  les  yeux,  de 
larges  lunettes  bleues. 

On  avait  apporté  à  Jérôme  une  assiette  de  potage  et  il  venait 
de  l'avaler  sans  y  prendre  garde. 

Le  frère  rural  considérait  avec  une  grande  pitié  le  frère 
citadin  et,  à  part  lui,  se  disait  :  «  Je  parie  bien  qu'il  ne  sait  pas 
ce  qu'il  mange.  »  Mais  bientôt  on  apporta  le  poulet  chasseur 
qui  répandait  autour  de  lui  une  odeur  des  plus  alléchantes.  Et 
Gabriel  Baroney  oublia  l'indifïérence  de  son  frère  pour  songer  à 
sa  propre  faiblesse. 

—  Rose,  dit-il,  vous  ferez  compliment  de  ma  part  à  la  cuisi- 
nière. La  sauce  est  réussie,  et  je  m'y  connais  ;  ça  n'est  pas  un 
plat  de  débutante. 


488  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Si  Monsieur  veut  en  reprendre  un  peu,  dit  Rose  en 
souriant. 

—  Eli  bien  !  ma  fille,  j'accepte.  Je  suis  prêt  à  prouver  ce 
que  j'avance. 

Gabriel,  d'un  œil  exercé,  plongea  dans  le  plat  pour  en  retirer 
un  joli  morceau  d'aile,  tandis  que  son  frère  maugréait  de  s'être 
maladroitement  adjugé  un  pilon.  Souriant  au  verre  de  vieux 
beaune,  qu'il  s'était  versé,  Gabriel  Baroney  prit  en  patience  ce 
repas  mouvementé  et  se  mit  à  donner  gaiement  des  nouvelles 
du  Berry  à  son  frère  qui,  le  nez  dans  son  assiette,  oubliait  de 
lui  en  demander. 

Jérôme  répondait  par  des  hochemens  de  tète,  des  exclama- 
tions, des  haussemens  d'épaules.  Plusieurs  fois,  il  porta  sa  main 
gauche  à  son  front  pour  le  pétrir  et  en  chasser  la  fatigue  : 

—  Tu  as  le  temps  de  vivre,  toi  !  Ah!  si  tu  savais!  Galérien, 
galérien,  voilà  ce  que  je  suis!...  quelquefois  j'ai  peur  que  mon 
front  n'éclate  littéralement... 

—  Repose-toi  ! 

—  Impossible.  Je  suis  pris  dans  un  engrenage...  Il  faut  que 
tout  le  corps  y  passe. 

—  Qu'est-ce  que  vous  ferez  cet  été.^ 

—  Ce  que  les  enfans  voudront.  Maxime  hésite  beaucoup... 
Ce  qu'il  voudrait  au  fond  c'est  une  randonnée  en  auto...  Seule- 
ment, dans  ce  cas,  moi,  je  n'en  serais  pas...  Tout  ce  que  je 
puis  donner  c'est  mes  dimanches,  et  de  temps  en  temps  un 
samedi...  aussi  avons-nous  jusqu'à  présent  choisi  les  côtes 
normandes...  Rolande  en  est  saturée... 

—  Et  ta  femme .*^... 

—  Oh  !  Fanny,  tu  sais,  elle  est  toujours  la  même.  Elle  n'a  de 
volonté  que  celle  de  Maxime... 

—  Alors  c'est  Maxime  qui   mène  la  maison... 

—  Oui,  autant  dire,  pour  tout  le  côté  agrément  de  l'exis- 
tence... 

Gabriel  Baroney  fit  une  moue  et  hocha  la  tête.  Cet  arran- 
gement lui  paraissait  bien  singulier.  Il  n'en  allait  pas  ainsi  à 
Filaine  et  son  fils  Etienne,  qui  était  cependant  son  collaborateur 
et  son  ami  dans  la  gestion  de  ses  domaines,  ne  s'était  jamais 
avisé  de  commander  en  quoi  que  ce  fût. 

—  A  Paris,  dit  Jérôme,  comme  s'il  avait  deviné  l'aparté  de 
son  frère,  il  y  a  toute  une  nécessité  de  plaisirs  dont  je   n'ai  pas 


LA    VALLÉE    BLEUE.  489 

matériellement  le  loisir  de  m'occiiper...  Il  est  assez  naturel  que 
ce  soit  Maxime  qui  m'y  supplée... 

—  En  elïet,...  conclut  Gabriel  qui  n'aimait  point  à  juger  les 
actes  de  son  aîné... 

La  conversation  tomba  un  instant.  Le  frère  terrien  fit,  des 
yeux,  le  tour  de  la  pièce.  Il  la  connaissait  bien,  mais  il  ne  par- 
venait pas  à  s'en  souvenir  d'un  voyage  à  l'autre.  C'était  la  salle 
à  manger  de  luxe  banal  qu'on  retrouve  à  des  centaines  de 
mille  d'exemplaires  dans  les  appartemens  parisiens.  Rien 
d'original,  de  typique,  de  personnel  :  la  classique  salle  à  manger 
bourgeoise,  buffet  Henri  II,  servante,  chaises  en  cuir  de  Gor- 
doue  aux  initiales  jadis  dorées.  Lourde  suspension  dq  bronze 
modifiée  pour  l'éclairage  électrique.  Aux  murs,  de  grandes 
gravures  représentant  le  château  de  Versailles,  le  Louvre, 
le  Parvis  Notre-Dame  et  le  château  de  Blois,  quatre  chefs- 
d'œuvre  d'architecture,  seule  concession  au  métier  du  maitre 
de  la  maison. 

Il  y  avait  dans  cette  pièce  quelque  chose  d'anonyme  qui 
choquait  Gabriel  Baroney.  Mais  ce  soir,  l'impression  était  plus 
pénible  encore  à  cause  des  serviettes  que  Rolande  et  Maxime 
avaient  abandonnées  sur  le  dossier  de  leurs  chaises.  Gabriel  eut 
une  rapide  vision  de  table  d'hôte  dans  une  gare.  Mais  il  fronça 
les  sourcils  pour  se  gronder  lui-même  de  toutes  ces  pensées 
qui  l'assaillaient,  où  il  ridiculisait  son  pauvre  Jérôme  pour  qui 
cependant  il  professait  une  vive  admiration... 

Le  diner  était  fini.  Gabriel  réclama  un  petit  verre  de  fine 
Champagne  et  allait  demander  la  permission  d'allumer  sa  pipe 
«  puisqu'ils  étaient  entre  hommes,  »  quand  il  aperçut  la  main 
de  son  frère  qui,  machinalement,  se  tendait  vers  la  serviette 
noire  bourrée  de  paperasses  déposée  près  de  lui,  sur  une  chaise 
inoccupée  : 

—  Dis  donc,  vieux,  s'écriait-il,  tu  ne  vas  pas  te  gêner  pour 
moi.  Allons  dans  ton  cabinet.  J'y  fumerai  quelques  instans,  en 
digérant.  Puis  j'irai  me  coucher.  Paris  m'endort,  moi. 

Les  deux  frères,  portant,  l'un  sa  lourde  serviette,  l'autre, 
dans  son  poing,  son  verre  de  cognac,  gagnèrent,  par  un  long 
corridor,  le  cabinet  de  travail  de  l'architecte. 

A  peine  assis  à  sa  table,  encombrée  à  droite  et  à  gauche  de 
dossiers  dans  des  chemises  multicolores,  Jérôme  se  mit  à  com- 
pulser, à    annoter,    à  classer  les  documens  et  Jes  lettres  qu'il 


490  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

retirait  de  sa  serviette.  Penché  sous  l'abat-jour  de  la  lampe, 
les  lunettes  à  quelques  centimètres  du  papier,  il  traçait,  vite, 
des  mots  menus,  menus  : 

—  Tu  t'abîmes  les  yeux  à  travailler  ainsi  le  soir  pendant  ta. 
digestion,  dit  Gabriel.  Tu  obliges  le  sang  à  se  porter  en  même 
temps  vers  ton  cerveau  et  vers  ton  estomac...  comment  veux-tu 
qu'il  s'y  reconnaisse  ? 

Jérôme  posa  sa  plume  et  releva  un  instant  la  tête  : 

—  Mon  cher,  je  perds  la  vue,  tout  simplement... 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  là.^ 

—  La  vérité!  Un  petit  docteur  à  qui  je  faisais  signer  un 
bail  dernièrement  m'a  regardé  et,  avec  la  brutalité  de  la  jeu- 
nesse, il  m'a  prévenu  que,  si  je  continuais,  je  deviendrais 
aveugle  avant  un  an... 

—  Il  plaisantait. 

—  Non.  D'ailleurs,  il  y  a  des  mois  que  je  m'en  suis  aperçu 
et  que  j'en  souffre.  J'ai  parfois  des  éblouissemens  qui  durent 
plusieurs  minutes... 

—  Alors,  qu'est-ce  que  tu  fais  pour  te  soigner  .^ 

—  Moi,  rien  ! 

—  Et  ta  femme,  qu'est-ce  qu'elle  dit.»* 

—  Elle  hausse  les  épaules. 

—  Sans  doute  parce  que  tu  ne  veux  pas  faire  ce  qui  serait 
raisonnable. 

—  Mais,  mon  pauvre  Gabriel,  ce  qui  serait  raisonnable,  ce 
serait  de  fermer  boutique  et  de  me  retirer  à  la  campagne. 

—  Eh  bien.»*  Que  diable!  vous  avez  de  quoi  vivre,  je  pense, 
depuis  trente  ans  que  tu  travailles  de  l'aube  à  la  nuit... 

—  Mais  non,  mais  non,  nous  n'avons  pas  de  quoi  vivre  sans 
rien  faire.  J'ai  gagné  pas  mal  d'argent,  le  plus  que  j'ai  pu  ; 
mais  la  maison  est  lourde,  et  puis  je  fais  une  petite  rente  à 
Maxime.  Il  a  vingt-cinq  ans  et  ne  gagne  rien  encore.  Enfin  il 
y  a  la  dot  de  Rolande.  A  la  Châtre,  une  fille  de  la  bourgeoisie 
peut  trouver  un  excellent  parti  avec  25  000  francs;  à  Paris,  il 
faut  200  000  francs.  Et  tout  est  dans  cette  proportion... 

—  Et  tu  tiens  à  la  marier  à  Paris.»* 

—  Je  ne  la  vois  pas  bien  épousant  un  notaire  de  chez  nous 
ou  quelque  receveur  d'enregistrement...  Elle  a  une  vie  mon-) 
daine. 

—  Oui,  oui.j  Tu  dois  avoir  raison...  Eh  bien!   où  en  es-tu 


LA    VALLÉE    BLEUE.  491 

de  sa  dot?  Tu  ne  peux  pourtant  pas   te  tuer  afin  d'arriver  juste 
au  chiffre  que  tu  t'es  fixé  ! 

Gabriel  Baroney  tirait  à  petits  coups  de  sa  pipe  une  boufîée 
qu'il  lançait  ensuite  savamment  vers  le  plafond.  Devant  le 
silence  de  son  frère,  il  se  reprit  vite  : 

—  Tu  sais,  ce  que  je  t'en  dis,  c'est  pour  toi.  Tu  m'as  effrayé 
avec  tes  idées  de  l'autre  monde...  Et  puis,  vraiment,  tu  pren- 
drais deux  ou  trois  mois  de  congé,  cela  pourrait  te  faire  le 
plus  grand  bien  sans  nuire  à  tes  affaires.  Au  retour,  tu  retrou- 
verais tes  cliens. 

—  C'est  ce  qui  te  trompe.  Toutou  rien.  Ou  je  continue  en 
assumant  toutes  les  charges  du  métier,  ou  j'abandonne  la 
partie. 

—  Je  ne  comprends  pas... 

—  En  effet,  tu  ne  peux  pas  comprendre. 

Gabriel  Baroney  se  souleva  un  peu  du  fauteuil  où  il  s'était 
nonchalamment  installé,  retira  sa  pipe  de  sa  bouche  et  regarda 
son  frère  qui  hésitait,  semblait-il,  à  parler  davantage.  Il  eut 
tout  à  coup  peur  de  l'avoir  contrarié  et  chercha  à  changer  de 
conversation. 

—  Voyons,  combien  as-tu  construit  d'immeubles  cette  année  ? 
Jadis  tu  m'en\ioyais  les  photographies  de  tes  bâtisses  nouvelles. 
Je  suis  très  en  retard.  Tu  ne  m'as  rien  montré,  je  crois  bien, 
depuis  ta  villa  d'Auteuil,  tu  sais,  avec  ton  atrium  à  colonnade 
où  tu  avais  si  adroitement  mêlé  l'art  antique  et  les  plus  ré- 
centes améliorations  modernes.  Je  l'ai  fait  encadrer  et  c'est 
Philippe  qui  a  voulu  l'avoir  dans  sa  chambre.  Tu  sais  que  Phi- 
lippe manifeste  le  goût  le  plus  vif  pour  l'architecture. 

—  Ah  ! 

—  Il  faudra  même,  —  plus  tard,  —  que  je  t'interroge  à  ce 
sujet... 

—  C'est  une  belle  profession  ! 

—  Je  me  souviens  de  tes  enthousiasmes  de  jadis  :  «  L'archi. 
lecture  est  le  premier  des  arts!  le  plus  utile  et  le  plus  beau,  tout 
à  la  fois.  »  Et  tu  avais  les  plus  vastes  projets.  Tu  voulais  réno- 
ver l'architecture  française  !  Tu  voulais  faire  des  livres  à  ce 
sujet...  Et  déjà,  tu  voyais  l'Institut  l'accueillir... 

Jérôme  eut  un  court  ricanement,  puis  : 

—  Ah!  il  est  loin,  l'Institut;  ils  sont  propres,  mes  rêves  de 
jadis...  Il  est  joli  le  métier  où  je  suis  tombé!  Tu  me  demandes 


492  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  que  j'ai  bâti  cette  année.  C'est  très  simple  :  rien  !  L'an  dernier  : 
rien.  Depuis  cinq  ans  :  rien!  rien!  rien! 

—  Voyons!  qu'est-ce  que  tu  dis  là?... 

—  Mon  cher  Gabriel,  je  ne  suis  plus  architecte.  Ou  plutôt, 
ne  sursaute  pas,  je  suis  d'une  sorte  d'architectes,  assez  répandue, 
qui  n'a  que  le  nom  de  la  profession  !  Veux-tu  que  je  te  raconte, 
par  le  menu,  l'emploi  d'une  quelconque  de  mes  journées .^^ 

«  Ce  matin,  à  six  heures,  j'étais  sur  pied,  j'avais  un  rendez- 
vous  à  sept  heures  à  l'autre  bout  de  Paris.  Le  gérant  d'un  des 
immeubles  dont  j'ai  la  haute  surveillance  m'appelait  en  témoi- 
gnage près  d'un  locataire  grincheux  qui  demandait  une  répa- 
ration impossible.  Il  y  avait,  parait-il,  urgence.  De  là,  je  suis 
allé  jeter  un  coup  d'œil,  sur  le  rafistolage  d'un  établissement  de 
bains,  à  Montrouge.  A  huit  heures  et  demie,  j'étais  rentré  pour 
le  courrier,  qui  m'apportait  sept  rendez-vous  échelonnés  entre 
aujourd'hui  et  jeudi,  sans  préjudice  de  ceux  qui  étaient  déjà 
fixés.  Une  heure  de  correspondance  par  petits  bleus  et,  à  dix 
heures,  j'étais  à  Asnières.  —  Oui,  je  fais  la  ville  et  la  banlieue. 
—  Là,  il  s'agissait  de  faire  le  devis  d'un  préau  de  cinquante 
mètres  de  long,  dans  un  terrain  vague  transformé  en  vélodrome 
d'essai.  Il  y  avait  aussi  une  maisonnette  de  concierge  à  édifier  ! 
Le  tout  en  carreaux  de  plâtre  !  A  onze  heures,  rue  Geoffroy- 
l'Angevin,  du  côté  de  la  rue  Rambuteau,  je  devais  assister  au 
remplacement  de  trois  vieilles  poutres  du  xvii«  siècle  par  trois 
poutres  de  fer  dans  une  maison  qu'on  devrait  abattre  pour  une 
foule  de  raisons  (sécurité,  propreté,  alignement,  etc.),  et  que  je 
suis  au  contraire  payé  pour  faire  durer  encore  une  dizaine  d'an- 
nées pour  la  plus  grande  joie  d'un  Grandet  du  quartier  des 
Halles  qui  ne  possède  pas  moins  de  dix  masures  également  répu- 
gnantes. C'est  à  croire  qu'il  les  collectionne.  Et  si  tu  voyais  ses 
locataires!  Il  y  a  entre  autres,  rue  Aubry-le-Boucher,  une 
librairie  israélite  (c'est  du  moins  ce  qu'annonce  une  pancarte 
crasseuse  écrite  en  hébreu),  où  un  balai  n'est  certainement 
pas  entré  depuis  deux  siècles.  Un  enduit  de  poussière  gluante 
tapisse  le  plancher.  Personne  ne  se  souvenait  de  la  nature  du 
sol.  J'ai  découvert  à  quarante  centimètres  de  profondeur,  en 
établissant  vers  le  milieu  de  la  boutique  un  poteau  de  soutè- 
nement, qu'il  existait  réellement  un  parquet  !  Mais  j'anticipe, 
la  rue  Aubry-le-Boucher,  c'est  de  cet  après-midi.  A  midi,  j'avais 
une  consultation  avec  deux  propriétaires  mitoyens,  tous  deux 


LA    VALLÉE    BLEUE.  493 

mes  cliens  et  qui  se  chamaillent  tous  les  trimestres.  Ils  m'ont 
retenu  jusqu'à  une  heure  et  quart  dans  un  café  de  la  rue  des 
.Abbesses,  aux  Batignolles,  où  j'ai  fini  par  déjeuner,  horrible- 
ment, comme  bien  tu  penses,  en  vingt  minutes.  A  deux  heures, 
apparition  chez  moi,  pour  recevoir  deux  jeunes  confrères  que 
j'emploie  en  province.  A  trois  heures,  rue  Aubry-le-Boucher, 
déjà  décrite.  De  trois  heures  quarante-cinq  à  six  heures,  séance 
à  mon  bureau  du  faubourg  Saint-Honoré.  Tous  les  jours  je  suis 
là  de  quatre  à  six.  La  concierge  sait-elle  que  je  suis  architecte  ? 
Je  ne  le  parierais  pas.  Pour  le  quartier,  je  suis  expert  en 
bâtisse,  je  donne  des  consultations  aux  gérans,  gérant  moi- 
même  d'un  tas  d'immeubles.  J'établis  des  baux,  des  états  de 
lieux.  J'ai  reçu  une  douzaine  de  personnes  cet  après-midi.  Puis, 
correspondance  !  Ah  !  ça  n'est  pas  la  moindre  de  mes  besognes... 
J'ai  dû  écrire  à  peu  près  vingt  lettres  aujourd'hui.  J'ai  des 
journées  plus  chargées.  Je  vais  parfois  à  quatorze  rendez- 
vous...  Voilà  ma  vie,  mon  cher  Gabriel  ;  depuis  cinq  ans,  je  n'ai 
pas  planté  un  clou  dans  un  bâtiment  neuf.  Je  suis  ce  qu'on 
appelle  un  architecte  d'entretien. 

Gabriel  Baroney  avait  laissé  éteindre  sa  pipe.  Il  s'attendait  si 
peu  à  recevoir  de  pareilles  révélations.  Ses  yeux  bleus  s'étaient 
laits  graves  et  sa  main  libre  caressait  son  grand  front  blanc. 

—  Ah!  mon  pauvre  Jérôme,  quel  métier! 

—  Métier  est  le  mot.  Je  ne  suis  plus  un  artiste,  je  suis  un 
manœuvre. 

—  Et  bon  an  mal  an,  tu  te  fais.»^... 

—  Une  quarantaine  de  mille  francs... 

—  Sapristi  ! 

—  Je  ne  les  vole  pas. 

—  Non,  certes,  mais  c'est  tout  de  même  un  assez  joli  résul- 
tat... Sais-tu  ce  que  j'ai  gagné  cette  année,  moi,  — et  j'en  suis  tout 
ûer?  —  Huit  mille,  pas  un  maravédis  de  plus.  Si,  quelques 
poules  et  quelques  dindons...  Huit  mille  et  j'ai  onze  bouches  à 
la  maison  ! 

—  Huit  mille  à  Saint-Ghartier,  c'est  superbe,  ça  équivaut  à 
quatre-vingt  mille  à  Paris,  au  bas  mot...  Et  puis  tu  vis,  toi,  tan- 
dis que  je  m'agite,  que  je  perds  la  vue  et,  qu'en  somme,  je  me 
tue... 

—  Mais  comment  es-tu  arrivé  à  abandonner  la  construc- 
tion ?... 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Est-ce  qu'on  sait?  On  croit  qu'on  dirige  sa  vie  et  c'est  la 
vie  qui  vous  pousse  où  elle  veut.  On  se  fait  un  plan,  après  cent 
hésitations;  on  le  met  au  net;  on  en  tire  des  ((  bleus  »  qu'on 
distribue  à  ses  amis  et  connaissances,  à  sa  famille  (tu  as  eu  le 
tien),  on  se  croit  architecte  pour  la  vie  et  digne  de  rivaliser  avec 
les  maîtres  qu'on  s'est  choisis...  et  puis,  la  vie  est  là,  qui  ricane, 
derrière  vous.  On  se  marie.  On  épouse  la  fille  d'un  architecte, 
pour  consolider  encore  les  raisons  que  l'on  a  de  persévérer  dans 
la  voie  où  l'on  s'est  élancé.  Le  beau-père  vous  lègue  sa  clientèle. 
On  est  sur  de  la  réussite.  Les  dépenses  croissent;  on  travaille 
davantage.  On  accepte  tout.  Et  quand  on  a  le  choix,  on  opte 
pour  ce  qui  doit  rapporter  le  plus  dans  le  moins  de  temps.  Ce 
jour-là,  sans  qu'on  s'en  doute,  on  a  bifurqué.  C'est  la  première 
concession  et  il  n'y  a  que  la  première  qui  coûte.  Les  enfans 
viennent  et  avec  eux  l'ambition  de  leur  donner  une  vie  facile, 
élégante...  On  se  lève  avant  le  jour,  on  se  couche  le  dernier.... 
On  consent  à  gérer  des  immeubles  et  à  bâtir  des  remises  en 
carreaux  de  plâtre.  On  perd  les  yeux,  mais  votre  femme  peut 
recevoir  deux  fois  par  semaine  et  sortir  les  cinq  autres  jours.... 
On  gagne  quarante  mille  francs,  sans  se  servir  de  ses  compas,  et 
l'on  est  un  homme  fichu... 

Gabriel  s'écrasait  les  moustaches  d'une  main  tandis  que 
l'autre  maniait  le  cadavre  refroidi  de  sa  pipe.  Il  était  très  en- 
nuyé par  toutes  ces  confidences.  Lui  qui  croyait  son  frère  si  heu- 
reux !  Et  puis  il  était  mécontent  d'avoir  ainsi,  par  ses  questions, 
contribué  à  humilier  son  aine,  car  il  était  certain  que  Jérôme 
était  humilié...  On  ne  confesse  pas  ainsi  sa  déchéance  sans  en 
souffrir. 

L'architecte  avait  enlevé  ses  larges  lunettes  bleues  pour  en 
essuyer  les  verres  et,  d'un  regard  perçant  de  chasseur,  Gabriel 
Baroney  aperçut  les  yeux  sans  vie  de  son  frère.  Une  sorte  de 
taie  blanchâtre  envahissait  l'iris  marron.  Le  blanc  de  l'œil  était 
mat.  Le  ravage  était  si  manifeste  que  Gabriel  retint  sur  ses 
lèvres  le  cri  qui  allait  s'échapper  de  sa  poitrine.,  Son  pauvre 
Jérôme,  comme  la  vie  intense  de  Paris  l'avait  abîmé  ! 

Jérôme  remit  promptement  ses  lunettes  et  ses  mains  tâtpn- 
nèrent  vers  ses  dossiers  : 

■ —  Tu  permets,  n'est-ce  pas,  que  j'achève?... 

—  Je;  crois  bien,..  Je  te  fais  perdre  ton  temps. 

—  liah  !  ça  fait  du  bien  de  se  décharger  un  peu  le  cœur. 


LA    VALLÉE    BI  EUE.  495 

—  Diable  de  vie  de  Paris... 

—  Oui,  oui,  elle  est  dure.  Mais  lu  sais,  je  ne  gémis  pas  tous 
les  jours  comme  ça...  Je  l'aime  au  fond...  Quoi  qu'on  fasse,  lors- 
qu'on le  fait  avec  passion,  avec  fougue,  on  se  sent  une  force, 
une  nécessité...  Et  c'est  cette  sorte  d'admiration  qu'on  a  pour 
soi-même  qui  prolonge  l'effort  et  discipline  l'àme... 

—  Ah!  ah!  dit  Gabriel  en  riant,  voila  le  Parisien  qui 
remonte  sur  sa  bète. 

Il  avait  une  folle  envie  de  voir  la  conversation  se  terminer 
sur  une  parole  réconfortante.  Cette  parole,  Jérôme  venait  lui- 
même  de  la  laisser  échapper.  Il  n'y  avait  donc  rien  de  déses- 
péré dans  son  cas.  Sans  remords,  Gabriel  Baroney  nettoya  sa 
pipe  et  la  bourra  de  tabac... 

—  Je  la  fumerai  en  montant  à  mon  hôtel... 
Et  il  se  leva  tout  engourdi  de  sommeil  : 

—  A  demain,  mon  bon  Jérôme. 

—  A  demain,  mon  petit  Gabriel. 

Dans  le  vestibule,  la  femme  de  chambre  remit  à  Jérôme  un 
billet  qu'avait  apporté  un  chasseur  des  Nouveautés.  Il  était  de 
l'écriture  de  Maxime  : 

u  Maman  avait  perdu  la  tète,  ce  soir,  en  invitant  l'oncle 
•Gabriel  pour  demain  soir.  Elle  dîne  avec  Rolande  chez  les 
Périllo,  avenue  d'Antin;  et  moi  avec  mon  vieil  ami  Malagar. 
Impossible  de  nous  dégager.  Arrangez-vous  tous  les  deux.   » 

Déjà  Jérôme  Baroney  haussait  les  épaules  et  froissait  brus- 
quement le  papier  en  grommelant;  mais  Gabriel  s'écria,  heureux 
de  saisir  l'occasion  : 

—  Bravo  !  Laissons  les  tiens  prendre  leur  plaisir  où  ils  le 
trouvent,  et  allons  faire  <(  la  bombe  »  tous  les  deux.  Demain, 
tâche  d'être  à  sept  heures  et  demie  à  mon  petit  hôtel.  Je  te 
mènerai  quelque  part. 


A  chacun  de  ses  séjours  à  Paris,  Gabriel  Baroney  descen- 
dait dans  un  paisible  hôtel  de  la  rue  Bonaparte,  entre  Saint- 
Germain-des-Prés  et  Saint-Sulpice,  une  de  ces  maisons  fami- 
liales, tenue  de  père  en  fds,  où  l'on  voit  les  enfans  grandir,  où 
les  domestiques  vous  reconnaissent  et  où  les  hôtes  se  souvien- 
nent gentiment  de  vos  moindres  manies. 

En  sortant,  ce  jour-là,  Gabriel  avait  averti   l'hôtesse   et  sa 


496  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fille,  M""^  Polaillon  et  M"^  Francine,  qu'il  ne  dînerait  pas  et  que 
son  frère  l'architecte  viendrait  le  prendre  : 

—  Dès  qu'il  arrivera,  vous  le  ferez  monter  dans  ma  chambre, 
n'est-ce  pas?  J'y  serai. 

Jérôme  arriva  bien  à  l'heure  dite,  mais  son  frère  n'était  pas 
rentré.  Cependant  M"®  Francine  le  conduisit  jusqu'à  la  chambre 
n"  7,  la  chambre  préférée  du  provincial  et  que,  par  bonheur,  il 
avait  trouvée  libre  à  son  arrivée.  Gabriel  y  reconnaissait  deux 
avantages,  dont  il  ne  s'était  du  reste  jamais  expliqué  :  Cette 
chambre,  située  au  premier  étage,  donnait,  d'un  côté,  directement 
sur  le  palier  de  l'escalier  et  de  l'autre  sur  un  balcon  ;  en  cas 
d'incendie  c'était  deux  issues,  et  Gabriel,  sans  être  peureux  le 
moins  du  monde,  aimait  à  prendre  ses  précautions.  II  avait  aussi 
pour  le  chiffre  «  sept  »  une  certaine  prédilection  :  «  Il  exprime  un 
nombre  harmonieux,  bien  équilibré!  »  prétendait-il.  Pour  le  re.ste, 
avec  son  mobilier  en  acajou  et  ses  vues  de  Rome,  la  chambre  7- 
ressemblait  à  toutes  les  autres  chambres  de  l'hôtel  Fénelon. 

Un  seul  détail  attira  les  regards  de  Jérôme  :  bien  en  vue 
sur  la  cheminée,  déployé  en  paravent,  un  long  porte-photo- 
graphies ollrait  les  portraits  de  M""'  Baroney  et  de  ses  sept 
enfans.  Gabriel  ne  voyageait  jamais  sans  sa  «  petite  famille,  » 
comme  il  djsait.  Jérôme  souleva  ses  lunettes  vers  son  front  et 
se  pencha  pour  mieux  voir  et  tâcher  de  reconnaître  ses  neveux 
berrichons.  Il  sourit  au  beau  visage  grave  de  sa  belle-sœur  Ma- 
deleine et  à  ses  sages  bandeaux  en  ailes  grisonnantes.  Puis  il 
passa  à  Etienne,  aux  longues  moustaches  blondes  à  la  gauloise, 
le  fils  aîné,  réplique  un  peu  grise  de  son  père  ;  il  se  souvint 
aussi  de  Paul  et  de  Philippe  :  l'un,  soldat,  l'autre,  collégien.  Après 
il  s'embrouilla  dans  les  noms,  dans  les  âges,  Lucien,  René,  et 
les  deux  filles,  Solange  qui  avait  huit  ans  et  la  petite  dernière, 
Gabrielle,  qui  allait  sur  ses  sept  ans.  Il  les  passa  lentement  en 
revue,  cherchant  les  ressemblances  selon  l'usage.  Paul,  malgré 
ion  caractère  froid,  pratique,  était  l'exact  portrait  de  sa  mère, 
Philippe  se  rapprochait  plutôt  de  l'aïeul  paternel,  père  de 
Jérôme  et  de  Gabriel,  dont  il  avait  les  yeux  noirs  et  vifs,  la 
taille  élancée  et  le  sourire  moqueur.  Lucien  et  Solange  avaient 
le  même  nez  rond,  aux  narines  un  peu  vastes,  —  le  nez  des 
LormcaU;  famille  de  leur  mère,  —  et  le  même  regard  afïectueux 
et  profond;  René  et  la  benjamine  Gabrielle,  le  nez  droit  du 
père  et  ses  yeux  clairs. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  497 

((  Quels  beaux  enfans  !  »  dit  h  mi-voix  le  père  de  Maxime.  A 
cet  instant,  la  porte  s'ouvrit  brusquement  et  Gabriel  entra,  le 
chapeau  d'une  main,  de  l'autre  s'épongeant  le  front  : 

—  xVh  !  ce  Paris,  quel  enfer  !  comment  peut-on  vivre  là  dedans.*^ 
Moi,  j'y  perds  mon  latin...  Tu  m'excuses,  hein.^  Il  n'y  a  pas  de 
ma  faute,  je  t'assure...  Je  sortais  à  sept  heures,  rue  de  Rome, 
de  chez  un  fabricant  de  plaques  photographiques,  —  une  com- 
mission pour  Etienne.  J'avais  tout  le  temps,  soit  par  l'autobus, 
soit  dans  un  fiacre,  d'arriver  à  notre  rendez-vous  à  la  minute 
précise,  comme  je  l'aime...  J'avais  compté  sans  la  foule  qui  assié- 
geait le  bureau,  sans  la  pluie  qui  transforma  la  place  en  une 
suite  de  mares  de  toutes  tailles.  Après  une  douzaine  de  minutes 
perdues,  je  renonçai  à  mes  projets  économiques  et  je  grimpai 
dans  un  fiacre  qui  passait.  Mais  il  parait  que  je  n'allais  pas  dans 
la  direction  préférée  de  l'automédon  et  force  me  fut  de  sauter 
à  terre  ou  plutôt  dans  l'eau.  Ma  boite  de  plaques  m'y  avait  pré- 
cédé. Mais,  par  bonheur,  la  boue  amortit  la  chute.  Ah!  la  boue 
de  Paris,  quelle  belle  invention  !  Sans  m'en  apercevoir  j'avais 
traversé  la  chaussée  et  me  trouvais  sur  un  autre  trottoir,  juste 
à  côté  d'une  bouche  de  métro;  pour  cacher  ma  honte,  je  m'y 
précipitai  comme,  à  bout  de  ressource,  on  se  jette  à  la  rivière. 
Je  n'ai  pas  une  très  vive  sympathie  pour  les  voyages  dans  le 
royaume  des  égouts.  Cependant,  je  m'inclinais  devant  la  néces- 
sité, lorsque,  au  bas  de  l'escalier,  j'aperçus  environ  deux  cents 
personnes  qui  avaient,  peinte  sur  le  visage,  ma  propre  rési- 
gnation. Une  petite  sueur  me  chatouilla  la  colonne  vertébrale... 
Mais  déjà  je  n'étais  plus  le  dernier.  Des  familles,  en  grappes, 
se  tassaient  derrière  moi.  Les  minutes  passèrent  et  je  n'étais 
pas  très  éloigné-du  très  désiré  guichet  quand  j'appris  des  lèvres 
d'un  monsieur  précis  et  laconique  que  la  ligne  de  l'Odéon 
n'était  pas  encore  livrée  à  la  circulation  et  que  force  me  serait, 
à  mi-chemin  de  mon  parcours,  de  prendre  un  autre  véhicule.  Je 
remerciai  mon  conseiller  et  abandonnai  la  file,  ce  qui  déchaîna 
un  murmure  de  blâme.  Comme  la  foule  se  révolte  facilement: 
je  lui  cédais  ma  place  et  pour  un  peu  elle  m'eût  houspillé  ! 
Me  voici  donc  revenu  à  la  surface  du  globe.  Le  jour  avait 
baissé.  Les  autos,  omnibus,  autobus,  taxis,  voitures  de  toutes 
formes  semblaient  s'être  multipliées.  Des  gens  couraient  vers 
la  gare,  d'autres  descendaient  vers  la  ville.  Les  abords  d'une 
fourmilière  en  déroute  !  et  un  grand  cadran  narquois  me  re- 
TOME  X.  —  1912.  32 


498  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gardait  tout  en  me  criant  :  Tu  seras  en  retard^  homme  de  la  pro- 
vincelDe  désespoir,  je  brandis  mon  parapluie;  alors,  comme  par 
encliantement,  un  fiacre  s'arrêta  à  mes  cotés.  La  chance  tour- 
nait. Je  souris  à  mon  sauveur,  un  vieux  cocher  du  genre 
molosse  bon  enfant  :  cinq  minutes  plus  tard,  le  sympathique 
molosse,  son  cheval  et  moi,  étions  arrêtés  rue  Auber,  dans  le 
plus  extraordinaire  enchevêtrement  de  véhicules.  Impossible 
d'avancer,  de  reculer.  Les  autos  cornaient,  coin!  coin!  les 
cyclistes  sifflaient.  Sur  les  impériales  des  omnibus,  des  citoyens 
de  banlieue,  debout,  levaient  au  ciel  des  bras  ornés  de  paquets 
ficelés.  Seuls  les  sergens  de  ville  conservaient  un  air  calme. On 
se  fait  à  tout,  même  au  malheur  d'autrui...  Impossible  surtout 
de  descendre  de  voiture...  L'heure  avançait  toujours...  Enfin, 
il  se  fit  une  trouée  en  face  de  nous.  Le  cocher  abattit  son  fouet; 
le  cheval,  qui  sans  doute  avait  profité  des  circonstances  pour 
s'endormir,  se  réveilla  en  sursaut,  glissades  quatre  fers  et  s'étala 
dans  les  brancards...  Ce  fut  la  goutte  d'eau  qui  fait  déborder  le 
vase.  Je  laissai  une  pièce  dans  la  main  du  malheureux  molosse, 
résolu  à  faire  le  chemin  à  pied...  Et  me  voici  ! 

La  verve  de  Gabriel  s'était  accentuée  au  cours  de  son  récit 
commencé  parmi  les  gestes  du  courroux  et  de  la  lassitude.  Mais 
le  naturel  avait  vite  repris  le  dessus  et  le  bon  provincial  n'était 
pas  enclin  a  la  mauvaise  humeur  pas  plus  qu'au  ressentiment. 
Du  fond  du  fauteuil  où  il  s'était  jeté  sans  façon,  il  mimait  toute 
les  phases  de  sa  petite  histoire,  banale  en  elle-même,  mais 
racontée  avec  tant  de  brio  que  Jérôme,  debout  près  de  la  che- 
minée, laissait  ses  épaules  sursauter  de  plaisir. 

«  Diable  de  Gabriel!  se  disait  le  Parisien!  Ah!  en  voilà  un 
qui  ne  se  fait  pas  de  bile.  » 

Sur  le  point  d'achever  son  histoire,  Gabriel  avait  quitté  sa 
jaquette,  son  gilet,  son  col  et  il  s'ébrouait,  le  nez  dans  sa  ser- 
viette. Il  fut  bientôt  rhabillé  : 

—  Et  maintenant,  à  la  tour  de  Nesles!  s'écria-t-il  en  en- 
fonçant son  melon   sur  son  beau  crâne  luisant. 

—  Oii  m'emmènes-tu  .i^ 

—  Il  n'y  a  pas  deux  restaurans  !  affirma  le  voyageur,  déjà 
sur  le  palier. 

Gabriel  Daroney  avait  voué  une  complète  admiration  au 
restaurant  Lapérouse.  C'était  là,  dans  une  petite  salle  de  l'en- 
tresol, dont  on  touche  le  plafond  avec  la  main,  qu'il  avait  fait 


LA    VALLÉE    BLEUE.  499 

«  son  premier  vrai  diner  ;  »  c'e'tait  là  qu'il  avait  toujours  traité 
ses  amis  ;  c'était  là  qu'il  eût  aimé  à  revenir  si  les  prix  n'en 
avaient  pas  été  fort  au-dessus  d'un  budget  de  modeste  cultiva- 
teur. Il  savait  d'ailleurs  très  bien  s'accommoder  des  maisons  à 
sa  portée.  Mais  cette  fois,  il  lui  paraissait  utile  de  conduire  son 
frère  au  Lapérouse  et  pas  ailleurs.  A  cet  homme  voué  aux  repas 
hâtifs  et  quelconques,  il  fallait  offrir  un  échantillon  de  dîner 
parfait.  Au  Lapérouse,  il  aurait  tous  les  élémens  d'une  con- 
cluante démonstration... 

Bien  entendu,  il  était  allé  dans  la  journée  «  faire  le  menu  )> 
avec  le  patron.  «  Pas  un  menu  d'entretien,  s'était  dit  le  provin- 
cial, un  menu  de  construction,  un  menu  d'artiste.  «Et  le  patron, 
après  quelques  minutes  de  réflexion,  lui  avait  soumis  la  carte 
suivante  : 

CONSOMMÉ   LAPÉROUSE 

LE    HOMARD   MIMI 

SELLE   d'agneau    STUART 

CANETONS    R0UENNAIS    SUIRAM 

SALADE    CLÉMATITE 

PÊCHE    SUZANNE 

Comme  vins,  un  chablis  moutonné  et  un  clos-Vougeot  1893; 
avec  te  café,  la  fine  Napoléon...  Gabriel  se  fit  donner  quelques 
explications  qui  le  satisfirent. 

Tout  le  jour,  il  rêva  de  ce  dîner  qu'il  offrait  en  somme  beau- 
coup plus  à  lui-même  qu'à  l'indifférent  Jérôme  et  il  monologuait 
parmi  le  bruit  intense  des  rues  de  Paris  : 

((  Comprendra-t-il  l'utilité  du  consommé  froid  et  saura-t-il 
apprécier  cette  sauce  crémeuse  du  homard  mimi.  Le  homard 
mimi.^>  Une  nouveauté  sans  doute...  » 

Le  repas  servi  dans  le  salon  La  Fontaine,  au  milieu  des 
fables  illustrées  par  Boucher,  fut  tel  que  l'avait  prévu  notre 
gourmand.  Il  s'en  délecta  et  sa  bonne  humeur  ne  fit  que  croître. 
Jérôme  en  avait  meilleur  appétit  et  participa  peu  à  peu  à  cette 
franche  gaieté.  Gabriel,  de  temps  à  autre,  s'arrêtait  de  jouir 
pour  lui-même  des  plats  qui  défilaient,  afin  de  les  «  expliquer  » 
à  son  frère. 

—  Cette  sauce  Stuart  est  à  base  de  crème  de  champignons 
accentuée  de  pointes  d'asperges.  Le  clos-Vougeot  qu'on  va 
nous   servir  est  un  93  qui   ne  peut  être  comparé  qu'au  62  de 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nos  pères.  Le  soleil  n'est  pas  toujours  en  forme  et  ses  enfans 
ne  se  ressemblent  pas  d'années  en  années... 

A  ce  moment,  le  maître  d'tiôtel  apporta  sur  un  large  plateau 
d'argent  tout  ce  qu'il  faut  pour  confectionner  devant  le  client  le 
caneton  suiram,  foie  gras,  foie  de  volaille  et  sauce  au  fumet  de 
truffe.  Jérôme  haussait  les  sourcils;  Gabriel  triomphait  modes- 
tement. 

Puis  ce  fut  la  salade  clématite  qui  comprend  de  la  romaine, 
de  la  banane  et  une  julienne  de  céleri.  Enfin,  triple  primeur, 
la  pêche  Suzanne  ferma  la  marche,  accompagnée  de  fraises  et  de 
framboises. 

Jérôme,  cependant,  mettait  un  frein  à  sa  satisfaction  et,  au 
lieu  d'écouter  les  beaux  discours  du  gastronome,  évoquait  pour 
soi-même  le  Gabriel  des  champs  qui  ne  ressemblait  guère  a  celui 
qu'il  avait  devant  les  yeux,  le  Gabriel  avec  ses  métayers  ren- 
dant des  comptes  en  face  des  batteuses  qui  ronflent  et  ver.sent 
dans  des  sacs,  d'abord  flasques,  puis  vite  rebondis,  le  beau  blé 
lourd,  ou  encore  le  Gabriel  des  lectures  du  soir  en  famille,  le 
Gabriel  du  banc  d'œuvre  à  l'église...  Et  cela  le  chagrinait  un 
peu  de  le  voir  se  livrer  avec  excès  à  ces  éloges  du  homard  mimi 
et  de  la  pèche  Suzanne...  Son  Gabriel  valait  mieux  que  ce 
glouton  loquace... 

Gabriel  sentit  tout  à  coup  qu'il  n'était  point  écouté  et  il  lut 
de  la  pitié  dans  le  regard  de  son  frère.  Il  se  tut,  puis,  ayant 
laissé  passer  un  silence  comme  pour  bien  séparer  sa  conversa- 
tion de  tout  à  l'heure  de  celle  qui  allait  suivre,  il  dit,  ayant 
repris  conscience  de  la  réalité  : 

—  A  propos,  mon  bon  Jérôme,  que  je  te  dise  le  but  de  ma 
visite  :  mon  cher  Etienne  est  fiancé... 

—  Ah!  bah. 

—  Je  n'ai  pas  voulu  l'écrire  la  nouvelle;  la  détermination 
des  deux  intéressés  date  de  dimanche.  Comme  il  convient,  tu  es 
le  premier  averti... 

—  Et  qui  épouse-f-il.!^ 
— -  Marthe  Bourin. 

—  La  fille  de  Paul  Bourin,  le  notaire... 

—  Ah!  tu  n'as  pas  oublié. 

—  Pour  ne  pas  vivre  à  Saint-Ghartier,  on  peut  tout  de  même 
se  souvenir  des  gens.  C'est  un  honnête  homme. 

—  Oui,  et  sa  fille  est   gentille.  Ce   n'est  pas  tout  à  fait    le 


LA    VALLÉE    BLEUE.  501 

mariage  que  j'avais  rêvé  pour  Etienne,  mais  les  jeunes  gens  se 
plaisent  beaucoup  et,  ma  foi,  il  m'a  semblé  que,  tout  de  même, 
on  pouvait  laisser  aller  les  choses...  Marthe  Bourin  est  une  assez 
jolie  brune,  un  peu  fluette,  qui  a  été  élevée  dans  un  grand  pen- 
sionnat de  Tours.  Elégante  sans  être  par  trop  coquette,  elle  parle 
nettement,  avec  un  certain  esprit  naturel.  Elle  est  musicienne  et 
cultive  volontiers  la  bicyclette.  Nous  avons  assisté  d'années  en 
années  à  toute  sa  sommaire  évolution.  Son  père  chasse  avec 
Etienne  et  le  projet  s'est,  je  crois,  d'abord  élaboré,  entre  eux, 
dans  nos  guérets,  l'automne  dernier.  Les  enfans  se  sont  vus 
davantage  cet  hiver.  Etienne  nous  a  demandé  conseil.  Madeleine 
et  moi  avons  étudié  la  jeune  personne,  et  finalement  nous  avons 
donné  notre  consentement.  La  petite  parait  très  heureuse  d'en- 
trer dans  notre  famille. 

—  Qu'est-ce  que  Bourin  donne  à  sa  ûWe? 

—  Cinquante  mille  francs,  dont  six  mille  de  trousseau  et  de 
mobilier. 

—  Elle  est  fille  unique.^ 

—  Non.  Il  y  a  un  frère  aux  colonies;  un  coup  de  tête.  Pas  un 
mauvais  diable,  mais  un  peu  désorbité...  Bourin  en  parle  peu; 
il  a  dû  y  avoir  quelque  scène  violente  entre  eux.  Ce  qu'il  veut, 
il  le  veut  bien  ;  il  a  bâti  son  étude  tout  seul.  C'est  un  travailleur. 
Son  fils  n'a  hérité  de  lui  que  son  entêtement.  Ils  ont  dû  mettre 
les  mers  entre  eux.  C'est  une  calamité  qu'un  enfant  qui  veut 
sortir  de  nos  traditions  et  qui  ne  sait  plus  obéir... 

Gabriel  Baroney  ne  pensait  qu'au  fils  Bourin  en  prononçant 
ces  mots  ;  mais  ces  paroles  elles-mêmes  évoquèrent  à  ses  yeux 
un  autre  fils,  son  propre  neveu  Maxime,  qui  ne  devait  pas  suivre 
non  plus  le  sillage  normal.  Dans  l'encombrement  de  la  rue 
Auber,  il  l'avait  aperçu  dans  une  luxueuse  auto,  en  compagnie 
d'une  non  moins  élégante  jeune  personne.  Tous  les  deux,  ren- 
versés sur  les  coussins,  les  pieds  appuyés  sur  la  banquette  d'en 
face,  causaient  avec  une  nonchalance  un  peu  théâtrale,  s'exer- 
çant  à  ne  pas  paraître  étonnés  de  cet  arrêt  forcé  et  à  ne  pas  se 
mêler  à  l'énervement  général.  La  jeune  femme,  sous  son  abat- 
jour  à  plumes  comme  en  portaient  jadis  les  chefs  peaux-rouges, 
jouait  avec  son  sautoir  au  bout  duquel  pendait  une  montre 
minuscule  ornée  de  brillans  ;  Maxime  fumait  un  cigare  de  volume 
inusité.  L'oncle  Gabriel  avait  pu  les  examiner  à  loisir  et  comme 
ils  désiraient  sans  doute  qu'on  les  examinât. 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  C'est  ça,  probablement,  le  vieil  ami  Malagar  avec  qui  dine 
monsieur  mon  neveu.  A  moins  qu'auto  et  petite  dame  n'appar- 
tiennent au  dit  Malagar.  » 

L'oncle  Gabriel  se  répétait  ses  suppositions  de  la  rue  Auber. 
Puis  tout  à  coup,  s'adre.ssant  à  Jérôme  qui  rêvassait  : 

—  En  somme,  qu'est-ce  qu'il  fait  Maxime.^  Je  ne  parle  pas  de 
ses  soirées.  Je  commence  à  en  connaître  l'emploi.  Mais  le  jour.^ 

—  Il  est  attaché  à  l'étude  de  M® Rallier,  boulevard  Haussmann, 
et  achève  son  droit. 

—  En  quelle  année  est-il  ? 

—  Trois  ou  quatrième,  je  crois. 

—  Et  que  pense-t-il  faire  ? 

—  Je  n'en  sais  tichtre  rien!  Est-ce  qu'on  sait  aujourd'hui  à 
quoi  destiner  ses  enfans.»*  Ils  n'en  savent  rien  eux-mêmes... 
Chacun  i)0ur  soi.  Je  fais  mon  devoir;  il  fera  le  sien  quand  il 
faudra... 

Avec  le  plus  vif  étonnement,  (iabriel  Baroney  écoutait  son 
frère  émettre  ces  extraordinaires  théories  : 

«  Certainement,  il  no  voit  pas  ce  qui  se  pa.sse  et  il  ne  devine 
qu'une  toute  petite  partie  de  la  vérité.  Ce  Maxime  est  sur  une 
très  mauvaise  pente  et  il  doit  donner  un  triste  spectacle  et,  qui 
sait.^  un  déplorable  exemple  à  sa  sœur...  Tout  cela  finira  très 
mal...  Et  ce  n'est  pas  des  choses  à  dire  à  Jérôme.  Il  a  as.sez 
d'ennuis  et  de  tracas  comme  ça!  Il  conviendrait  que  je  voie 
davantage  Maxime  et  à  part.  Il  ne  faut  pas  y  songer  à  Paris...  » 

Tout  en  monologuant,  il  caressait  Cunégonde,  sa  pipe  insé- 
parable. C'est  à  ces  momens-là  que  les  idées  lui  venaient  d'ha- 
bitude. Tout  à  coup,  il  se  leva  et,  appuyant  sa  main  sur  le 
bras  de  Jérôme,  il  s'écria  : 

—  Sais-tu  ce  que  tu  devrais  faire?  Plus  j'y  réiléchis  (;t  plus 
cela  me  parait  nécessaire...  Tu  ne  peux  pas  continuer  cette 
existence  que  tu  m'as  dépeinte.  Et  puisque  tu  ne  j)eux  pas  ne 
plus  travailler,  change  ton  fusil  d'épaule  tout  simplement... 
Il  y  a  six  semaines,  Malard,  tu  sais  le  baron  Malard,  le  fils  du 
vieux  grigou  d'Epirange,  me  disait  :  «  Je  voudrais  bien  retaper 
de  fond  en  comble  ma  baraque, —  sa  baracjuc;,  c'est  ce  m(!r- 
veillcux  château  iJenaissance  qui  se  dresse  à  d(!ux  kilomèlrcs  de 
Lii  Châtre,  sur  l'Indre;  —  il  me  faudrait  un  ai-chilocle  surplace, 
pas  une  savate  de  par  ici,  un  vrai  aitistc;,  nn  Parisien.  Qu'est- 
ce  qu'il  fait  voire  frère.»*  »  Alors,  j(!  lui  ai  exjdiqué  la  situation 


LA    VALLÉE    BLEUE.  503 

et  combien  de  peu  de  temps  tu  disposes,  u  Je  payerais  ce  qu'il 
faudrait.  »  J'estime  qu'il  y  aurait  pour  quatre  ou  cinq  années 
de  travail.  Je  n'ai  pas  débattu  de  prix,  comme  de  juste.  Mais  je 
sais  qu'il  n'a  traité  avec  personne.  Je  lui  ai  promis  de  te  faire 
la  proposition  de  vive  voix.  Voilà  qui  est  fait.  Réfléchis.  Pour 
toi,  ce  serait  le  salut... 

Et  il  ajouta,  à  part  lui  :  «.  et  pour  toute  ta  famille  peut-être.  )> 

Jérôme  s'était  mis  à  frotter  ses  lunettes,  geste  qui  favorisait 
sa  réflexion.  Ce  n'était  pas  à  lui  qu'il  pensait,  à  ses  yeux,  à  sa 
santé,  à  son  bonheur  de  revenir  à  un  travail  intelligent,  c'était 
aux  siens  seulement  et  à  l'argent  que  pourrait  lui  rapporter  ce 
nouveau  labeur. 

Gabriel  devina  ses  préoccupations  et  ajouta  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  voudrais  gagner.^ 

n.    —    «    AGI-:    OUOD    AGIS    » 

De  la  place  qu'il  occupe  à  table,  Gabriel  Baroney,  par  une 
large  fenêtre,  voit  sa  ferme  de  Filaine,  la  ferme  aux  longs  et 
larges  toits  de  tuiles  vieux-rose  patinées  par  le  soleil  et  les 
orages.  L'un  des  bàtimens  se  développe  tout  entier  sur  la  droite 
à  l'ombre  d'une  rangée  de  noyers  luisans  et  ronds,  l'autre  bâti- 
ment offre  son  pignon  en  forme  de  cœur,  la  pointe  dressée  vers 
le  ciel.  Entre  les  deux,  on  aperçoit  la  cour  et  dans  son  prolon- 
gement le  chemin  qui  sort  de  la  ferme  et  qui  s'en  va  vers  la 
rivière  et  vers  les  pâturages.  Et  ainsi,  même  pendant  les  repas, 
rien  n'échappe  à  l'œil  du  maître. 

Entre  la  maison  et  la  ferme  s'étend  une  large  pelouse  qui 
dévale  sur  la  gauche,  vers  trois  ormes  séculaires,  au  tronc 
robuste  et  bas,  tapis  là  on  dirait  depuis  toujours  et  pour  l'éter- 
nité. On  ne  les  saurait  imaginer  plus  vieux  et  ils  gardent  l'as- 
pect de  la  plus  fière  jeunesse. 

Un  seul  massif  de  fleurs  éclate  de  ce  côté  de  la  maison,  large 
ovale  formé  d'un  triple  cercle  de  géraniums  de  toutes  les 
teintes,  de  cannas  jaune  d'or  et  de  ces  sauges  d'un  rouge  flam- 
boyant qui  vous  viennent  du  Brésil. 

C'est  à  partir  de  ce  massif,  situé  comme  en  terrasse  et 
qu'entoure  une  large  allée  sablée,  que  le  sol  s'incline  douce- 
ment vers  la  vallée.  Aussi  du  perron  qui  donne  accès  à  la  mai- 
son et  de  toutes  les  fenêtres  orientées  de  ce  côté,  par-dessus  la 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ferme,  par-dessus  les  noyers  et  les  ormes  du  chemin,  par-dessus 
les  peupliers  qui  forment  une  double  et  bruissante  barrière  le 
long  de  rigneraie,  aperçoit-on  les  toits  du  village,  les  tours 
pointues  du  château,  l'humble  clocher  de  Saint-Chartier  et,  sur 
la  gauche,  la  vallée  énorme,  et  familière,  la  vallée  bleue,  appel- 
lation qu'il  préférait  à  celle  de  vallée  noire  qu'avait  trouvée 
George  Sand,  sans  trop  chercher,  selon  son  propre  aveu. 

Ce  bleu  laiteux  de  la  vallée,  Gabriel  Baroney  l'avait  «  dans 
les  yeux  )>  depuis  sa  toute  petite  enfance.  Il  était  devenu  à  la 
fois  la  couleur  de  son  pays  et  la  couleur  de  son  àme,  toute  en 
douceur  et  en  étendue.  Au  saut  du  lit,  les  volets  poussés  avec 
soin,  afin  de  ne  -pas  réveiller  la  maisonnée,  il  avait  coutume 
d'embrasser,  d'un  premier  regard  de  reconnaissance  et  d'espoir, 
le  petit  clocher,  ses  champs  et  la  vallée.  C'était  devant  ce  tableau 
dont  les  saisons  modifient  le  détail  mais  dont  l'ensemble  reste 
immuable,  que  les  yeux  de  Gabriel  se  rouvraient  à  la  vie  en 
même  temps  que  son  àme.  Il  réfléchissait,  longuement.  Ce 
n'était  pas  du  temps  perdu.  Il  appelait  cela  son  bain  spirituel. 
Jamais  il  ne  manquait  à  s'y  plonger.  Loin  de  nuire  à  sa  médi- 
tation, ce  beau  développement  d'arbres  et  de  cultures  donnait 
une  favorable  ampleur  à  sa  pensée.  Gabriel  Baroney  était  resté 
un  croyant  intégral,  pratiquant,  à  l'occasion,  militant.  Et  sa 
foi  avait  la  couleur  de  la  vallée,  c'était  une  foi  harmonieuse, 
féconde,  bienfaisante,  lumineuse. 

Grâce  à  elle,  la  vie  de  Gabriel  Baroney  avait  une  puissante 
et  flexible  armature.  Conscient  de  sa  noblesse  et  de  ses  devoirs, 
il  se  dressait  sur  le  coteau  comme  un  de  ces  arbres,  solides  et 
murmurans,  ornemens  de  la  vallée  et  refuges  des  troupeaux 
aux  heures  d'orage. 

Son  troupeau  à  lui,  c'était  sa  femme  et  ses  enfans,  toute  la 
tablée,  à  sa  droite,  à  sa  gauche  et  en  face  de  lui.  Sauf  Paul,  en 
garnison  à  Epinal,  la  famille  était  au  complet.  D'un  côté,  entre 
sa  femme  qui  lui  faisait  face  et  lui-même,  les  <(  petits,  »  Lucien, 
René,  Solange  et  la  benjamine  Gabrielle  près  de  sa  mère;  do 
l'autre  côté,  les  aines,  Etienne,  Philippe  et  Marthe,  la  fiancée 
d'Etienne.  Sans  orgueil  inutile,  Gabriel  Baroney  les  tenait  tous 
sous  son  regard  bienveillant.  Visage  à  visage,  il  égrenait  ce 
chapelet  vivant.  Par  bonheur,  tout  le  monde  allait  bien  aujour- 
d'hui. Le  rhume  de  Solange  était  enrayé  et  le  bras  de  René,  en 
écharpc  depuis  une  chute  d'un  arbre,  ne  donnait  plus  de  souci. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  505 

Dans  une  famille  de  neuf  personnes,  il  y  a  toujours  un  éclopé; 
mais  Gabriel  Baroney  prétendait  que  cela  aguerrissait  tout  le 
monde  et  que,  par  conséquent,  c'était  excellent.  Un  tendre 
regard  à  sa  femme  :  pour  être  de  vieux  époux,  on  n'en  est  pas 
moins  amoureux  constans  ;  un  petit  clin  d'œil  pour  la  gentille 
dernière;  Gabriel  Baroney,  dirait-on,  prolonge  son  examen, 
fait  l'école  buissonnière.  Oublierait-il  sa  voisine. î^  Eh!  non.  Il 
brûle  même  de  lui  parler,  de  lui  faire  sa  cour  paternelle.  Il  est 
intimidé.  Il  n'ose  commencer...  Les  débuts  de  repas  sont  tou- 
jours peu  bruyans.  Etienne  n'est  guère  bavard  et  les  enfans 
ont  été  habitués  à  ne  parler  que  si  on  les  interroge.  C'est 
M'"°  Baroney  qui  rompt  le  silence  : 

—  Onze  poussins  sont  nés  hier  à  la  ferme. 

—  Et  la  Marquise  ? 

—  C'est  pour  demain  ou  après-demain. 

—  Ah!  ah!  Vous  devriez  aller  l'encourager  après  déjeuner, 
dit  le  maitre  de  la  maison.  Ma  charmante  voisine  ouvre  de 
larges  yeux.  Ignorerait-elle  la  Marquise.»^  Ma  chère  enfant,  la 
Marquise,  ainsi  appelée  parce  qu'elle  a  fort  grand  air,  un  air 
de  l'ancien  temps,  et  qu'elle  porte  des  paniers,  des  paniers 
pleins  d'œufs,  est  une  poule  pondeuse,  la  meilleure  de  Filaine 
et  du  pays.  Elle  a  quatorze  œufs,  et,  depuis  vingt  jours,  elle 
les  a  couvés  sans  une  distraction,  et  elle  les  fera  très  proba- 
blement tous  éclore.  C'est  sa  spécialité.  Comment!  vous  ne 
connaissez  pas  la  Marquise  ? 

Marthe  Bourin  regardait  son  futur  beau-père  avec  une  sorte 
d'admiration  craintive.  Elle  était  pleine  de  bonne  volonté,  mais 
elle  se  rendait  compte  de  son  ignorance.  Saint-Chartier  n'est 
pas  un  village  bien  important  et  il  n'est  guère  de  maison  dont 
le  jardin  ne  donne  directement  dans  les  champs.  Les  troupeaux 
traversent  les  rues  sans  façon  et  la  jeune  fille  n'est  pas  sans 
avoir  aperçu  des  couples  de  grands  bœufs,  le  front  lié,  arrêtés 
devant  la  porte  à  panonceaux  de  son  père,  à  son  grand  émoi, 
du  reste.  Elle  connaît,  de  vue,  toutes  les  bêtes,  mais  elle  ne 
comprend  pas  le  grand  intérêt  qu'on  leur  porte  chez  les  Baroney. 
Etienne  peu  à  peu  l'initie,  en  riant,  pour  ne  pas  avoir  l'air  d'un 
pédant.  Elle  écoute,  de  toutes  ses  forces,  mais  vite  son  esprit 
s'évade.  De  la  campagne  elle  comprend  surtout  les  promenades, 
les  parties  de  pêche,  les  déjeuners  sur  l'herbe...  Non,  elle  ne 
connaît  pas  «  la  Marquise.  » 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Vous  me  présenterez,  dit-elle  avec  un  sourire  qui  embel- 
lit ses  yeux  bleus  de  brune  aux  cheveux  insoumis. 

Etienne  est  heureux  de  ce  sourire  où  il  voit  tout  un  de'sir  de 
s'instruire  des  choses  de  la  ferme.  M'"°  Baroney  accueille  avec 
reconnaissance  cette  bonne  intention  : 

—  Vous  vous  y  mettrez,  ma  petite  Marthe.  Vous  verrez 
comme  tout  cela  est  amusant...  Ces  quatorze  petites  bêtes  qui 
vont  naître,  je  puis  dire  que  je  les  ai  couvées,  moi  aussi,  et  non 
pas  seulement  de  mes  yeux  :  de  mes  soins...  Mais  je  vous  expli- 
querai tout  cela  sur  place  après  déjeuner. 

Solange,  tout  enguirlandée  de  boucles  blondes,  se  penche 
pour  voir  l'air  de  sa  future  sœur.  C'est  que,  malgré  ses  huit  ans, 
c'est  déjà  une  vraie  petite  fermière  et  qui  sait  aider  sa  maman 
et  la  basse-courièro,  dans  la  recherche  des  œufs  et  dans  la 
surveillance  de  toute  la  gent  caquetante. 

Lucien  et  René  s'intéressent  aussi  à  cette  scène  d'initiation, 
chacun  avec  son  caractère:  René,  le  sourcil  froncé  au-dessus  de 
son  joli  nez  droit;  Lucien,  épanoui,  l'œJl  malin,  la  bouche  pro- 
longeant sa  courbe  jusqu'aux  oreilles,  le  nez  plus  rond  que 
jamais...  Mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  prononce  une  parole. 

Philippe,  en  vacances  depuis  quelques  jours  ainsi  que 
Lucien,  a  un  appétit  de  collégien  qui  lui  enlève  tout  autre 
souci  que  celui  de  la  bonne  mastication.  Et  puis  Marthe,  qui  le 
traite  en  garçon  sans  importance,  ne  l'intéresse  que  médiocre- 
ment. 

Quant  à  la  benjamine  Gabrielle,  elle  est  en  train  de  se 
morigéner  intérieurement.  Sa  mère  l'ayant  grondée  quelques 
instans  auparavant  à  cause  d'un  léger  manquement  à  l'obéis- 
sance, elle  se  punit.  Elle  s'impose  de  petites  privations,  s'in- 
terdit la  pratique  de  ses  manies.  Elle  place  de  travers  sa  four- 
chette et  son  couteau  et  met  sa  timbale  d'argent  un  peu  en 
dehors  de  l'alignement  habituel  et  elle  souffre  de  ce  désordre. 
Elle  pince  les  lèvres  et  murmure  :  «  Cela  vous  apprendra,  made- 
moiselle !  » 

Gabriel  Baroney  assiste  vraiment  à  toutes  ces  comédies 
intimes.  Il  connaît  si  bien  tous  ses  enfans.  Il  est  content  de 
tous.  Ce  sont  de  bons  enfans  et  la  grande  silhouette  de  Paul, 
tout  récent  maréchal  des  logis,  passe  devant  ses  yeux  :  un  Paul 
froid,  cassant,  moderne  en  diable  !  C'est  le  seul  qui  lui  donne 
du  souci  ;  mais  qui  n'en  a?...  Il  sourit,  ému,  et  son  cœur  accé- 


LA    VALLÉE    BLEUE.  507 

1ère  ses  battemens.  Il  ne  manque  jamais  à  ces  momens-là 
d'envisager  tout  à  la  fois  le  passé  et  l'avenir  et  de  bénir  la 
Providence  qui  l'a  fait  chef  de  cette  jolie  famille.  A  cet  élan  de 
gratitude  se  mêle  la  conscience  de  son  perpétuel  devoir,  où 
toutes  les  minutes  comptent  pour  ainsi  dire  sept  fois,  car  elles 
sont  sept  fois  grosses  du  destin  de  ses  enfans.  Mais  ses  rêveries, 
qui  avaient  toutes  la  réalité  pour  base,  le  ramenaient  vite  à  la 
conversation  : 

—  Combien  d'œufs  ce  matin,  Solange.»^ 

—  Sept,  papa,  ou  plutôt  six  et  demi,  car  il  y  en  avait  un  de 
Pique-à-la-main,  ma  préférée,  un  plus  petit  que  d'habitude. 

—  Ah!  sapristi,  s'écrie  à  ce  moment  Etienne,  et  moi  qui 
oubliais  que  j'en  avais  trouvé  deux,  il  y  a  une  heure,  derrière 
les  nouveaux  fagots.  Pourvu,  mon  Dieu... 

Il  n'ose  porter  les  mains  à  son  veston. 

—  Ils  sont  là  dans  votre  poche,  monsieur  Etienne.*^  demande 
Marthe.  C'est  bien  dangereux... 

—  Mais  oui,  vous  allez  voir... 

Il  n'y  a  plus  à  hésiter.  Il  palpe  son  vêtement  à  travers 
l'étoffe,  puis  triomphalement  sort  les  deux  œufs,  deux  énormes 
œufs  de  dinde,  à  la  coque  foncée. 

—  Alors,  cela  fait  neuf,  dit  René  gravement. 

—  Comme  hier,  ajoute  Solange,  qui  tient  exactement  ses 
comptes. 

—  Qu'ils  sont  beaux  !  s'écrie  Marthe  :  on  dirait  des  boules  à 
repriser... 

—  Ce  sont  des  boules  à  repriser  qui  ressemblent  à  des  œufs 
de  dinde,  insinue  Philippe  à  mi-voix. 

L'observation  fait  sourire  tout  le  monde.  Marthe  convient 
qu'elle  a  mis  la  charrue  avant  les  bœufs  : 

—  Je  regarde  encore  la  ferme  du  bas  du  village,  ajoute- 
t-elle. 

—  C'est  tout  naturel,  assure  le  maître  de  la  maison.  Vous 
allez  peu  à  peu  vous  rapprocher  de  nous  et  de  la  nature.  Vous 
vous  intéresserez  à  la  vie  des  bêtes,  à  la  vie  des  champs.  Tout, 
autour  de  nous,  travaille  sans  cesse,  et  pour  nous  :  l'herbe  des 
pâturages,  toujours  verte,  pousse  pour  nourrir  les  bœufs,  tandis 
que  tout  près,  sous  terre,  lentement  germe  le  blé  qui  sera 
demain  notre  pain,  les  poules  pondent,  les  poulains  grandis- 
sent, les  agneaux  se  muent  d'heure  en  heure  en  moutons,  les 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dindonneaux  prennent  le  rouge,  les  oies  s'engraissent  sur  les 
chemins... 

Tout  en  parlant,  Gabriel  Baroney  souriait,  de  ce  sourire, 
limpide  des  yeux  bleu  clair  ;  et  ce  sourire  allait  plus  loin  que  la 
salle  à  manger;  on  devinait  que  celui  qui  parlait  souriait  à 
toutes  ses  bêtes,  à  toutes  ses  terres  et  qu'il  les  voyait  vérita- 
blement. 

—  Et  à  mesure  que  tout  cela  pousse,  que  tout  cela  grandit, 
notre  petite  fortune  grossit,  sou  à  sou.  L'agriculteur  gagne  sa 
vie  lentement.  Les  années  grasses  font  oublier  les  années 
maigres.  Et  quand  on  a  au  logis  une  bonne  ménagère,  il  n'y  a 
point  à  s'inquiéter.  La  terre  et  les  bêtes  sont  les  meilleurs  auxi- 
liaires que  le  Bon  Dieu  ait  mis  entre  les  mains  des  hommes... 
Et  notre  vie,  voyez-vous,  Marthe,  est  la  plus  saine,  la  plus  natu- 
relle et  la  plus  noble.  Il  faut  plaindre  ceux  qui  se  moquent  de 
nous.  Ils  ne  nous  connaissent  pas. 

Les  petits,  filles  et  garçons,  regardaient  leur  père  parler  ;  ils 
le  regardaient  de  la  même  façon  qu'ils  regardaient,  le  dimanche, 
à  la  grand'messe,  M.  le  curé  commentant  l'Evangile  du  jour. 
L'espiègle  Lucien  lui-même  modérait  la  malice  de  ses  regards 
toujours  en  quête  d'une  moquerie.  Marthe  hochait  lentement 
son  beau  front  tandis  qu'entre  ses  sourcils  se  creusait  une  ride 
qui  donnait  à  son  visage  la  gravité  convenable.  Antonin,  le  fils 
d'Augustine  la  cuisinière,  et  qui,  hier  bouvier,  avait  été  promu 
au  service  de  la  table,  marchait  sur  le  bout  de  ses  gros  souliers 
pour  ne  pas  perdre  un  mot  des  discours  de  son  maitre.  Il  régnait 
autour  de  Gabriel  Baroney  un  bel  accord  qui  lui  plaisait.  Mais 
le  plus  ému  de  tous  les  auditeurs  était  son  fils  Etienne,  qui 
comprenait  que  si  toutes  ces  paroles  étaient  prononcées  avec  un 
soin  particulier,  c'était  à  cause  de  sa  jolie  voisine,  de  Marthe, 
qui  allait  devenir  sa  femme  et  à  qui  Gabriel  Baroney  essayait 
d'inspirer  cet  amour  de  la  terre  sans  lequel  elle  ne  pourrait  être 
complètement  heureuse  sous  ce  toit  à  demi  paysan. 

Gabriel  Baroney  découpait.  Quand  il  eut  fini,  il  regarda  son 
œuvre,  satisfait  : 

—  Etienne,  mon  ami,  quand  tu  seras,  à  ton  tour,  chef  de 
famille,  tu  me  suppléeras  de  temps  à  autre.  Dans  une  maison 
bien  ordonnée,  c'est  l'homme  qui  doit  découper  et  bien  décou- 
per... D'ailleurs,  mes  enfans,  il  y  a  une  grande  règle  dans  la 
pratique  de  l'existence,  une  règle  qui  tient  en  trois  petits  mots 


LA    VALLEE    BLEUE. 


509 


qui  pourraient  être  signés  par  le  plus  grand  des  sages  etparM.de 
LaPalice  s'il  avait  su  le  latin,  il  le  savait  peut-être  ;  ces  trois  petits 
mots,  vous  les  savez  par  cœur,  mais  il  n'était  pas  mauvais  de  les 
faire  précéder  d'une  digne  avant-garde  ;  les  voici  :  Age  qiiod  agis  : 
occupe-toi  de  ce  que  tu  fais,  fais-le  à  fond,  consciencieusement. 
De  la  plus  petite  chose  à  la  plus  importante,  il  faut  se  donner  à 
tout  ce  que  l'on  fait,  à  tout  ce  qui  est  commandé,  à  tout  ce  que 
vous  vous  imposez...  Philippe,  mon  ami,  mange  posément... 
Tu  n'es  plus  au  réfectoire...  Ici,  ton  estomac  qui  supporte,  Dieu 
merci,  toutes  les  gymnastiques,  peut  se  reposer...  Moi-même,  en 
ce  moment,  je  me  blâme  de  tant  parler  en  mangeant.  Ce  n'est 
pas  bon.  Mais  je  ne  vous  demande  pas  de  m'imiter  jusque  dans 
mes  erremens.  Quand  on  est  en  classe,  c'est  pour  travailler; 
quand  on  est  à  table,  eh  !  mon  Dieu  !  c'est  pour  manger,  — voilà 
qui  étonnerait  fort  votre  oncle  Jérôme,  qui  n'a  que  ce  moment-là 
pour  lire  son  journal  et,  comme  il  est  rarement  content  de  la 
politique  du  jour  et  en  général  de  tout  ce  qui  se  passe,  cette 
lecture  intempestive  lui  procure  de  déplorables  digestions,  — 
c'est  pour  manger,  et  non  pour  discourir  (ça  c'est  pour 
moi)...  Je  sais  bien  qu'il  est  de  bon  ton  de  ne  pas  s'occuper 
de  ce  qui  défile  sur  la  table...  Détestable  politesse  qui  con- 
siste à  ne  pas  exprimer  tout  haut  son  contentement.  Que 
si  l'on  remarque  des  défaillances  culinaires,  je  veux  bien 
qu'on  jette  un  voile.  Il  ne  faut  désespérer  personne.  Mais 
l'indifférence  totale  me  parait  être  une  grossièreté...  Sans  être 
gourmand  (ce  qui,  hélas  !  est  un  vice),  on  doit  s'intéresser  à  ce 
que  l'on  vous  sert,  par  hygiène,  et  aussi  par  reconnaissance... 
Croyez-m'en,  ne  négligez  pas,  plus  tard,  l'art  de  bien  manger. 
Il  s'en  va.  Retenez-le...  A  Paris,  on  ne  sait  plus  vivre...  Ah! 
ces  repas  !  Je  connais  des  maisons  oîi  c'est  pitoyable  !  Les 
uns  mangent  de  ceci,  les  autres  de  cela.  Les  diners  n'ont  ni 
queue  ni  tète;  plus  de  potage,  plus  de  fromage.  Les  heures 
sont  bouleversées.  On  dine  un  soir  à  sept  heures,  le  lendemain 
à  neuf.  Le  maître  de  la  maison,  lui,  voudrait  pouvoir  ne  pas 
diner  du  tout.  Sa  femme  n^e  pense  qu'à  diner  en  ville  ou  à  rece- 
voir... Pour  les  jeunes  demoiselles,  ce  qui  est  le  plus  important 
dans  un  diner,  c'est  la  robe  !  Alors,  il  faut  voir  ces  mines  de 
chat  ébouriffé,  ces  faces  de  carême  ou  plutôt  de  mi-carême,  et 
poudre  par-ci,  et  rouge  par-là,  la  mère  a  l'air  de  la  sœur  de  sa 
fille,  les  fils  ont  l'air  d'amis  frais  débarqués  de  New- York,  et  le 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

père,  d'un  vieux  domestique  maniaque  qu'on  admet  à  table  à 
la  fin  des  repas  et  qui  tripote  des  papiers  pendant  que  ses 
maîtres  pris  de  la  folie  du  départ  se  brûlent  les  lèvres  à  leur 
tasse  ou  avalent  de  travers  leurs  grains  de  raisin,  comme  s'ils 
avaient  le  feu  à  leurs  trousses.  Mais,  pauvres  fousl  aurait-on 
envie  de  dire,  manquez-le  une  bonne  fois  votre  train  et  dinez  en 
repos  !  Diner  !  ma  chère  petite  voisine,  il  ne  faut  pas  me  prendre 
pour  un  vilain  goinfre  :  je  suis  un  être  raisonnable  qui  met  toute 
chose  à  sa  place.  Age  quod  agis.  J'ai  bien  rempli  ma  journée, 
mes  jambes  me  rentrent  un  peu  dans  le  corps,  l'estomac  com- 
mence à  me  tirailler.  J'arrive  de  loin.  Ah  !  la  bonne  odeur  de 
cuisine  qui  vient  au-devant  de  moi.  Vite,  comme  M.  Vieux- 
Bois,  homme  prudent,  je  vais  changer  de  linge.  De  mon 
cabinet  de  toilette  oii  j'étais  entré  ayant  faim  simplement,  je 
sors  allant  dîner,  exquise  sensation.  Voici  la  table,  voici  ma 
femme  et  mes  enfans.  Un  dîner  bien  ordonné  est  une  sorte  de 
cérémonie  qu'il  convient  d'accomplir  consciemment.  Après  le 
labeur  de  la  journée,  le  diner  est  umaboutissement  légitime, 
une  trêve,  une  récompense...  Les  Parisiens,  —  je  parle  de  ceux 
que  je  connais, — ne  s'arrêtent  jamais.  Ils  n'ont  que  le  sommeil 
et  encore  ils  doivent  le  peupler  des  cauchemars  les  plus  trépi- 
dans.  Croyez-moi,  mes  enfans.  Il  faut  bien  travailler,  bien 
manger,  bien  dormir.  Age  quod  agis... 

Marthe  Bourin  en  oubliait  de  terminer  son  dessert.  Elle 
connaissait  bien  les  boutades  de  Gabriel  Baroney,  mais  jamais 
elle  ne  l'avait  entendu  se  livrer  à  de  pareils  développemens.  Il 
ne  faisait  que  les  pauses  absolument  nécessaires  et  parfois  il 
buvait  à  contretemps,  ce  qui  lui  faisait  froncer  les  sourcils. 

—  Mais,  dit-il  pour  finir,  assez  de  morale  pour  ce  matin  ! 
Antonin,  verse-nous  du  muscat.  Va  doucement.  Le  vin  n'aime 
pas  à  courir  la  poste...  Ma  chère  Marthe,  je  lève  mon  verre  en 
votre  honneur.  Que  votre  vie  'sous  ce  toit  reste  toujours  lim- 
pide et  lumineuse  comme  ce  nectar  !  Ce  vin  non  plus  n'est  pas 
du  pays,  il  nous  vient  de  Rivesaltes,  en  Roussillon,  et  je  vous 
assure  qu'il  a  toujours  été  le  bien  reçu  à  cette  table.  Il  en  sera 
de  même  pour  vous,  «  Mademoiselle  d'ailleurs,  »  jolie  fleur  du 
Midi  transplantée,  dès  son  plus  jeune  âge,  dans  la  bonne  terre 
du  Berry.  Nous  aurons  bien  soin  de  vous.  Nous  vous  arroserons 
de  prévenances...  Je  m'arrête  ;  il  y  a,  en  moi,  un  vieux  poète  à 
comparaisons    tout    à    fait    incorrigible.    Pardonnez-moi...    Et 


LA    VALLÉE    BLEUE.  5 H 

VOUS,  mes  enfans,  si  vous  avez  de  petites  histoires  à  raconter, 
le  moment  est  venu.  Gabrielle,  ta  figure  me  dit  que  tu  as  envie 
de  quelque  cliose... 

—  Oh  !  mon  papa  !  comment  peux-tu  savoir  cela  ?... 

—  Je  me  trompe  ? 

—  Non,  mon  papa...  Car  j'ai  justement  envie  d'aller  em- 
brasser Marthe... 

—  Eh  bien  !  mais,  c'est  très  gentil  cela,  ma  petite  Brielle. 
Et  si  Marthe  n'y  voit  pas  d'inconvéniens... 

Marthe,  rouge  de  plaisir  et  d'émotion  d'être  ainsi  mise  sur 
la  sellette,  se  laissa  embrasser  et  rendit  baiser  pour  baiser  en 
balbutiant  des  remerciemens,  tourne'e  tantôt  vers  le  maître  de 
la  maison,  tantôt  vers  Etienne,  pour  leur  faire  partager  sa  joie. 

Le  bonheur  n'inspirait  point  d'éloquence  au  fiancé  de 
M"''  Bourin  mais  illuminait  son  visage.  Ses  fines  moustaches 
blondes,  dont  la  pointe  s'abaissait,  ses  yeux  clairs,  ses  joues 
hàlées  et  fermes,  ses  cheveux  en  brosse  drue,  lui  donnaient  un 
air  de  jeunesse  confiante  qui  seyait  à  sa  physionomie  générale. 
Marthe  le  remarqua  et  en  eut  du  contentement  et  un  accès  de 
timidité  qui  n'était  point  dans  sa  nature. 

Il  y  eut  alors  dans  la  salle  à  manger,  autour  de  Gabriel 
Baroney,  toujours  habile  à  voir  ce  qui  se  passe  dans  l'àme  des 
siens,  quelques  minutes  de  silence  qui  ne  lui  déplurent  pas.  Il 
faut  prendre  garde  à  troubler  ces  velléités  de  réflexion  qui  tout 
à  coup  se  manifestent.  C'est  dans  ces  haltes  de  conversations 
que  le  cœur  prend  le  mieux  conscience  de  son  domaine.  L'amitié 
spontanée  de  la  fillette  transportait  chacun  jusqu'à  ce  tout  pro- 
chain avenir  qui  verrait  Marthe  devenir  la  grande  sœur,  la 
femme  d'Etienne.  C'était  comme  une  prise  de  possession  en 
même  temps  qu'une  déclaration  d'amour  générale.  Et  puis 
chacun  songeait  aussi  à  la  nouvelle  vie  d'Etienne.  L'aile  droite 
de  la  maison  allait  être  aménagée  pour  recevoir  le  jeune  ménage 
qui  cependant  continuerait  de  prendre  ses  repas  en  famille. 

—  Apporterez-vous  votre  bicyclette  ici,  Marthe,  quand  vous 
serez  mariée.»^  demanda  Lucien.  Il  y  a  encore  des  places  a 
l'écurie... 

—  Mais  oui. 

—  Vous  m'apprendrez  à  monter,  n'est-ce  pas,  Marthe  P  dit 
Solange  toujours  pratique. 

—  Avec  plaisir. 


512  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Vous  serez  prudentes,  recommanda  par  avance  M™®  Ba- 
roney. 

Son  mari  mangeait  avec  une  sage  lenteur  un  «  beurré 
d'Aremberg  »  de  son  verger,  cueilli  à  l'arbre  le  matin  même, 
quand  tout  à  coup  il  s'écria  : 

—  Voici  justement  un  cycliste.  C'est  le  père  François,  le 
porteur  de  dépêches. 

—  Mon  Dieu,  qu'est-ce  qu'il  y  ai?  demanda  la  mère  de 
famille,  qui  tout  de  suite  pensa  à  son  fils  absent. 

—  Ça  !  c'est  un  télégramme  de  Paris  qui  nous  avise  de  l'ar- 
rivée des  Jérôme... 

—  Ils  ne  doivent  venir  qu'à  la  fin  du  mois. 

—  Justement,  c'est  pour  cela  qu'ils  débarqueront  demain. 
Et  s'ils  avaient  dû  venir  demain,  la  dépêche  dirait  ;  «■  Voyage 
remis  fin  août.  »  Lucien,  va  au-devant  du  père  François,  dirige- 
le  vers  la  cuisine  :  la  côte  est  dure  à  monter,  il  doit  avoir  soif, 

—  et  apporte-nous  le  mystérieux  papier. 

Au  bout  d'un  instant,  Gabriel  Baroney  lisait  tout  haut  ces 
mots  : 

((  Avons  pu  mettre  bouchées  doubles  ;  allons  coucher  ce  soir 
à  Tours  ;  arriverons  demain  ;  préparez  garage  trente  chevaux. 

—  Maxime.  » 

11  y  eut  un  grand  silence.  Toute  la  jeunesse  restait  bouche 
bée.  La  petite  Gabrielle  était  la  plus  émerveillée  : 

—  Trente  chevaux  !  s'écria-t-elle  avec  une  telle  sincérité 
ingénue  que  toute  la  compagnie  éclata  de  rire. 

La  mignonne  fillette,  d'abord  confuse,  reprit  vite  son  assu- 
rance et  se  mit  à  rire  comme  tout  le  monde  sans  trop  savoir 
pourquoi  l'on  riait. 

—  Heureusement  que  la  récolte  d'avoine  a  été  bonne,  dit 
Lucien  pour  continuer  d'amuser  la  tablée. 

—  Tu  n'es  pas  généreux,  Lucien,  interrompit  son  père.  Ma 
petite  Brielle,  ton  oncle  arrive  en  automobile...  et  il  expliqua  à 
sa  benjamine  l'expression  de  Maxime. 

Mais  Gabrielle  avait  un  excellent  caractère  : 

—  En  automobile  !  c'est  encore  mieux,  assura-t-elle. 

C'était, du  reste,  l'avis  de  tout  le  monde.  L'arrivée  des  Pari- 
siens, dès  qu'elle  avait  été  annoncée,  avait  fort  ému  les  calmes 
habitans  de  Filaine  ;  les  uns,  tels  que  M'^'^  Baroney  et  son  fils 
Etienne,  craignirent  la  pire  perturbation  dans  leurs  chères  habi- 


LA    VALLÉE    BLEUE.  513 

tucles  quotidiennes,  les  autres,  c'est-à-dire  toute  la  jeunesse,  ne 
virent  que  la  nouveauté,  l'attrait  de  l'inconnu  :  c'était  Paris  qui 
allait  débarquer  tout  vivant  à  leurs  yeux.  Quanlt  à  Gabriel 
Baroney,  auteur  responsable,  sans  se  dissimuler  les  inconvé- 
niens  de  cette  invasion,  il  pensait  surtout  à  la  bonne  influence 
que  les  siens  et  tout  le  pays  allaient  pouvoir  exercer  sur  ces 
«  pauvres  fous.  » 

La  nouvelle  de  leur  arrivée  au  pétrole  acheva  de  troubler 
les  premiers  et  d'émoustiller  les  autres.  M"'*'  Baroney  lançait  vers 
son  mari  ses  regards  les  plus  désolés,  mais  en  vain,  M.  Baroney 
étant  tout  occupé  à  considérer  l'émotion  de  ses  enfans  : 

—  Mais,  papa,  disait  Lucien,  tu  ne  nous  avais  pas  dit  que 
l'oncle  Jérôme  avait  un  auto. 

—  Il  n'en  avait  pas  en  juin,  mais  il  y  a  des  marchands  à 
tous  les  carrefours,  sans  parler  des  loueurs... 

—  Trente  chevaux,  reprenait  René  en  hochant  gravement 
le  front,  ce  doit  être  une  limousine... 

A  ce  mot,  qui  est  du  pays,  la  petite  Gabrieile  ouvrit  la 
bouche,  mais  vite  la  referma,  craignant  de  dire  encore  quelque 
bêtise. 

—  Non,  affirma  Philippe,  avec  l'autorité  que  confère  la 
classe  deu  première;  «non,  avec  une  limousine  on  ne  fait  pas  assez 
de  route,  ce  doit  être  un  landaulet  à  capote  mobile  ou  encore 
un  de  ces  double-phaétons  de  forme  allongée  à  la  fois  confor- 
tables et  légers... 

—  Gomme  vous  êtes  renseigné,  Philippe,  dit  Marthe.  Est-ce 
que  vous  avez  un  cours  d'automobilisme  à  votre  collège  ? 

—  C'est  de  la  mécanique,  mademoiselle,  et  puis  les  parens 
de  Charles  Morel  ont  une  voiture  et  nous  parlons  quelquefois 
moteur  et  carrosserie... 

Tandis  que  les  enfans  étaient  tout  yeux  et  tout  oreilles  aux 
explications  de  leurs  aines,  les  grandes  personnes  songeaient  à 
cette  arrivée  impromptu. 

—  Heureusement,  dit  M"'^  Baroney,  que  tout  est  prêt.  Il  n'v 
a  plus  qu'à  mettre  les  draps  dans  les  lits. 

—  J'irai  prévenir  Anna,  ajouta  son  mari. 

—  Elle  va  être  bien  surprise... 

—  Bah  !  ça  la  secouera  ;  cela  ne  lui  fera  pas  de  mal. 

—  Cette  pauvre  Anna  !  murmura  M"^  Baroney  en  hochant  la 
tête. 

TOME  X.  —  1912.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  Anna,  dont  on  parlait,  était  une  cousine  des  Baroney, 
plantureuse  veuve  qui  habitait,  à  cinq  cents  mètres  de  Filaine,- 
une  grosse  maison  bourgeoise  flanquée  do  petites  poivrières 
tapissées  de  lierre,  singeant  le  castel  authentique  et  que  les 
gens  du  pays  appelaient  le  Château  neuf. 

jyjnie  Anna  Bouquet  vivait  avec  sa  mère,  M'"^  Biseau,  veuve 
depuis  un  demi-siècle. 

M"'^  Biseau  et  M"'°  Bouquet,  que  les  Baroney  appelaient  cou- 
ramment tante  Anna  et  tante  Malvina,  avaient  une  existence  des 
mieux  organisées. 

Elles  se  levaient  tard  et  tout  de  suite  s'attablaient  devant 
une  large  tasse  de  chocolat  dont  l'odeur  faisait  luire  leurs  yeux. 
De  mouillettes  en  [mouillettes,  ce  premier  repas  se  prolongeait 
jusque  vers  neuf  heures.  Afin  de  gagner  de  l'appétit  pour  le 
déjeuner  de  dix  heures  et  demie,  M™'^  Bouquet  allait  gronder  ses 
bonnes  et  M"'^  Biseau  partait  pour  le  bourg.  A  pas  lourds  et 
lents,  elle  gagnait  la  route,  appuyée  sur  un  vieux  parapluie  de 
cotonnade  ficelé  à  la  taille.  Sans  s'arrêter  nulle  part,  sans 
parler  à  qui  que  ce  fût,  elle  atteignait  les  maisons,  longeait  «  la 
rue  »  de  bout  en  bout  jusqu'au  débit  de  tabac,  situé  non  loin 
du  pont.  Elle  poussait  la  porte,  posait  une  pièce  sur  le  comptoir 
et  prononçait  ces  seuls  mots  : 

—  Deux  sous  !  » 

La  marchande,  habituée  à  cette  visite  et  à  ce  laconisme, 
tendait  un  petit  cornet  de  papier  en  forme  de  chapeau  de  gen- 
darme renversé  et  ajoutait,  non  moins  régulièrement  : 

—  Au  revoir,  madame  Malvina.  A  demain... 

Et  M'"*'  Biseau  repartait,  avec  dans  sa  poche  deux  sous  de 
tabac  à  priser.  Depuis  plus  de  vingt  ans,  chaque  jour,  en  toute 
saison  et  quelque  temps  qu'il  fit,  elle  venait  elle-même  acheter 
sa  provision  de  la  journée.  Parmi  ses  habitudes  anciennes,  cette 
course,  passée  à  l'état  d'obligation,  était  restée  intacte  dans 
l'écroulement  de  sa  raison.  M"'^  Biseau  était  en  enfance;  elle  ne 
divaguait  pas,  car  elle  ne  disait  mot,  mais  elle  éfait  incapable  de 
la  moindre  initiative.  Ses  mouvemens  du  jour  étaient  calqués 
sur  ceux  de  la  veille  et  sa  vie  faisait  songer  à  ces  glaces  en  vis- 
à-vis,  un  peu  d'équerre,  dans  lesquelles  une  multitude  de  sil- 
houettes identiques  font,  jusqu'à  l'infini,  un  identique  geste. 

Rentrée  chez  elle,  elle  allait  s'asseoir  dans  son  fauteuil, 
auprès  d'une  fenêtre  de  sa  chambre,  et  là,  le  visage  épanoui, 


LA    VALLÉE    BLEUE.  515 

elle  reniflait  sa  première  prise.  Et  la  matinée  se  passait,  scandée 
d'éternuemens  homériques.  Après  le  déjeuner,  nouvelle  série  de 
prises,  nouveaux  éternuemens.  A  cinq  heures  et  demie,  diner. 
De  six  à  huit,  trois  parties  de  piquet  de  cent  cinquante  points.  A 
huit  heures  et  demie,  ces  [dames  ronflaient  dans  leur  chambre 
respective.  La  porte  qui  les  séparait  était  ouverte  à  deux  battans, 
tante  Anna  et  tante  Malvina  mêlaient  leurs  nuits  sonores  comme 
elles  avaient  mêlé  leurs  muettes  journées. 

Car  la  vie  de  M"'"  Bouquet  ressemblait  étrangement  à  la  vie 
de  sa  mère  ;  non  pas  que  M™^  Bouquet  battit  le  moins  du  monde 
la  campagne;  elle  disposait  de  toutes  ses  facultés,  si  l'on  peut 
appeler  ainsi  l'intelligence  rudimentaire,  le  flair  essoufflé  et  la 
délicatesse  obtuse  qu'elle  avait  reçus  en  partage.  M""' Bouquet  ne 
prisait  pas,  elle  brodait,  assise  en  face  de  sa  femme  de  chambre 
et  d'une  jeune  ouvrière  qui  brodaient  avec  acharnement,  tout 
l'après-midi,  sous  sa  haute  direction.  Et  entre  ces  trois  per- 
sonnes, les  sujets  de  conversation  ayant  été  vite  épuisés,  le 
calme  régnait.  Les  doigts  seuls  avaient  l'air  d'exister.  On  enten- 
dait le  bruit  des  respirations  et  le  tic  tac  de  l'horloge  qui,  du 
fond  de  la  pièce,  semblait  élever  d'autant  plus  la  voix  que  le 
silence  était  plus  absolu. 

C'était  chez  ces  dames  que  les  Jérôme  allaient  débarquer. 

Leur  maison  était  vaste  et  elles  n'en  habitaient  qu'une  toute 
petite  partie.  Le  reste,  brossé,  épousseté,  ciré,  aéré,  réguliè- 
rement tous  les  samedis,  demeurait  hermétiquement  clos  les 
autres  jours  de  la  semaine,  sauf  le  salon  qu'on  ouvrait  égale- 
ment le  dimanche  pour  la  forme,  car  M"'®  Bouquet  préférait 
recevoir  dans  l'ancien  cabinet  de  son  mari,  asile  des  tambours  à 
broderie  et  de  la  table  à  piquet  qui  venait  du  grand-père  Biseau, 
notaire  à  La  Châtre  au  temps  du  roi  Louis  XVL 

Il  y  avait  un  rite  immuable  à  l'arrivée  de  tout  visiteur  au 
Château  neuf.  Au  coup  de  marteau,  la  bonne  accourait,  regar- 
dait par  le  judas  grillé,  puis  à  grand  bruit  de  galoches  sur  le 
dallage  du  vestibule,  s'en  allait  chercher  la  clef  et  prévenir  Ma- 
dame. La  porte  s'ouvrait  enfin  et  déjà  commençaient  de  se 
montrer  les  perplexités  de  la  domestique.  Fallait-il  faire 
attendre  le  visiteur,  l'introduire  dans  le  salon  obscur  ou 
le  guider  vers  le  cabinet  de  M.  Bouquet  .î>...  Au  cours  de  ces  hési- 
tations, la  maîtresse  de  la  maison  avait  le  temps  de  faire  son 
apparition.    Tout    de  suite,  elle   levait  les  bras  très    haut,  — 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  haut   du  moins  que  son  embonpoint  le  lui  permettait..  — 
et  s'écriait  : 

—  Ah!  ah  !  ah!   ma  fille,  vous  n'avez  pas  ouvert  le  salon! 

—  Mais,  madame  Bouquet,  pourquoi  voulez-vous  me  faire 
entrer  dans  votre  salon?  disait  le  nouveau  venu. 

—  Ah!  ah!  ah!  s'éplorait  encore  la  plantureuse  veuve.  Vous 
ne  tenez  pas  à  entrer  dans  le  salon.  Alors,  venez  par  ici.  Il  y 
fait  bien  meilleur,  du  reste.  Oh  !  oui,  bien  meilleur. 

Et  le  cabinet  aux  broderies  et  au  piquet  accueillait  finale- 
ment le  visiteur. 

Lorsque  cet  après-midi-là  Gabriel  Baroney  se  présenta  chez 
sa  cousine  la  petite  scène  préalable  ne  manqua  pas  d'avoir 
lieu.  La  domestique  avait  déjà  ouvert  sur  la  nuit  la  plus  pro- 
fonde la  porte  du  salon  quand  M'"^  Bouquet  surgit  : 

—  Bonjour,  Anna. 

—  C'est  toi,  Gabriel.»^  Ah!  ma  fille,  vous  n'avez  pas  ouvert 
le... 

—  Inutile,  inutile...  je  n'entre  qu'un  instant... 

—  Tu  n'entres  qu'un  instant.^  Ah!  bien,  par  exemple,  tu  ne 
viens  pourtant  pas  si  souvent.  On  pourrait  bien  ouvrir  le  salon 
pour  toi... 

—  Mais  non,  mais  non.  On  sera  mieux,  chez  toi... 

—  Ah  !  ça,  c'est  sur,  par  exemple,  on  sera  mieux  chez  moi. 

—  Je  ne  te  demande  pas  de  nouvelles  de  tante  Malvina,  je 
viens  de  l'entendre  éternuer.  Ah!  elle  en  a  un  coffre! 

—  Oh  !  oui,  par  exemple,  elle  a  un  coffre,  ça,  c'est  vrai,  un 
vrai  coffre... 

Et  tout  en  répétant  sans  relâche  les  mots  qu'elle  entendait, 
M""^  Bauquet  ne  cessait  de  rire,  ce  qui  faisait  remuer  tout  son 
corps,  son  ventre,  sa  vaste  poitrine,  son  petit  chignon... 

—  Ah!  ah!  ah!  Oh!  oui,  par  exemple,  un  vrai  coff're... 
Ah!  par  exemple,  un  vrai  coff're...  Ah!  par  exemple,  c'est 
vrai... 

On  eût  dit  un  écho  en  délire  qui,  après  avoir  reçu  une  phrase, 
ne  pourrait  plus  s'arrêter  et  la  répéterait  à  tort  et  à  travers. 

— ^  Je  viens  l'annoncer  une  nouvelle,  ma  bonne  Anna.. 

— -Une  nouvelle,  tu  viens  m'annoncer  une  nouvelle!  Ah! 
bien,  par  exemple,  ça  n'est  pas  une  mauvaise  nouvelle,  j'es- 
père ?  ... 

—  Non.  Les  Jérôme... 


LA    VALLÉE    BLEUE.  517 

—  Ah!  c'est  des  Jérôme.  Ah!  bien,  par  exemple,  tu  m'as 
fait  peur.  Les  Jérôme...  ça  ne  sera  pas  une  petite  affaire,  quand 
ils  seront  là... 

—  Ils  arrivent  demain. 

—  Ils  arrivent  demain!  Ah!  bien.  Ah!  bien.  Demain,  ils 
arrivent  demain! 

—  Tout  est  prêt,  n'est-ce  pas.^ 

—  Ah!  pour  cela,  oui,  tout  est  prêt... 

—  Madeleine  me  disait  qu'il  n'y  avait  plus  que  les  draps  a 
mettre  dans  les  lits... 

—  Oui,  plus  que  les  draps  à  mettre  dans  les  lits.  Ah!  pour 
cela,  par  exemple,  Madeleine  a  raison.  Il  n'y  a  plus  que  les 
draps  à  mettre  dans  les  lits... 

—  Seulement,  il  y  a  peut-être  un  dernier  coup  de  balai  à 
donner... 

—  Oh!  oui,  un  dernier  coup  de  balai. 

—  Et  puis  ouvrir  un  peu  les  volets... 

—  Ah!  oui,  ouvrir  un  peu  les  volets... 

—  Je  préviendrai  au  domaine  pour  le  lait. 

—  C'est  ça.  Tu  préviendras  au  domaine  pour  le  lait... 

—  Et  puis  je  vais  parler  à  Sidonie... 

—  Oui,  oui,  veux-tu  que  je  l'appelle.»*  Tu  as  raison.  Tu  as 
raison,  par  exemple,  de  parler  à  Sidonie... 

Sidonie  était  une  maîtresse  cuisinière  à  qui  la  consigne  fut 
vite  passée.  Les  Jérôme  amenaient  leur  personnel,  mais,  malgré 
tout,  on  comptait  sur  Sidonie  pour  mettre  tout  en  train. 

—  Allons,  au  revoir,  ma  bonne  Anna.  Madeleine  viendra  te 
voir  dans  la  journée  s'il  y  a  encore  quelques  décisions  à 
prendre... 

—  Ah!  par  exemple,  oui,  tant  mieux,  je  serai  contente  de 
voir  Madeleine;  je  ne  t'ai  même  pas  demandé  comment  elle 
allait  ? 

—  Très  bien,  très  bien,  et  tous  les  petits  au.ssi. 

—  Ah!  tant  mieux,  tant  mieux... 

Ils  étaient  dans  le  vestibule  quand  un  sourd  éternuement  se 
fit  entendre  : 

—  Au  revoir,  tante  Malvina,  cria  Gabriel  Baroney,  comme 
réponse,  —  quel  coffre! 

—  Oh!  oui,  on  peut  le  dire,  dit  M™®  Bouquet,  quel  coffre! 
Ils  passaient  devant  la  porte  du  salon  : 


riiS  KEVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

—  Une  autre  fois,  on  ouvrira  les  fenêtres,  dit  la  maîtresse 
(le  la  maison,  comme  hantée  de  son  éternel  remords  de  ne  pas 
recevoir  les  gens  avec  assez  d'honneur. 

—  Mais  oui,  mais  oui,  dit  Gabriel  Baroney,  ne  te  tourmente 
donc  pas,  ma  bonne  Anna. 

Et  il  ferma  lui-même  la  porte  derrière  lui  de  peur  d'être 
retenu  davantage. 

Pendant  que  Gabriel  Baroney  faisait,  au  pas  de  chasseur  à 
pied,  sa  visite  à  M""^  Bouquet,  le  reste  de  la  famille  s'était  rendu 
chez  «  la  Marquise.  » 

La  Marquise  était  un  trop  grand  personnage  pour  habiter  un 
simple  poulailler.  Elle  tenait  «  ses  assises,  »  —  on  ne  saurait 
mieux  dire,  —  au  rez-de-chaussée  d'un  fruitier. 

On  forma  le  cercle  autour  d'une  large  touffe  de  plumes  d'un 
jaune  tirant  sur  le  vieux  rose  d'oii,  soudain,  sortirent  :  un  cou, 
une  tête  ébouriffée,  des  yeux  étonnés  et  une  sorte  de  glousse- 
ment craintif  et  affectueux  : 

—  Croou-ou-ou  ! 

—  Bonjour,  grosse  maman,  dit  Solange.  Tu  permets.!^ 

—  Crou,  crou,  crou,  crou!... 

M'"^  Baroney  souleva  la  poule  délicatement  à  deux  mains  et 
laissa  à  découvert  quatorze  beaux  œufs  d'un  blanc  immaculé, 
lumineux,  rangés  en  cercle  et  si  près  les  uns  des  autres  qu'on 
n'aurait  pas  su  dire  où  la  poule  posait  ses  pattes. 

—  Quelle  belle  bête!  s'écria  Marthe,  sincère  mais  n'osant 
pas  s'approcher.  Elle  ne  va  pas  nous  sauter  à  la  figure.!^ 

—  Oh!  non,  dit  M'"®  Baroney,  les  Faverolles,  les  meilleures 
couveuses  françaises,  sont  en  même  temps  les  plus  douces 
mamans.  Celle-ci  n'a  qu'une  idée  en  tête  :  couver.  Elle  a  même 
le  défaut  de  sa  vertu  et,  si  nous  n'y  prenions  garde,  elle  se  laisse- 
rait mourir  de  faim  de  peur  de  manquer  à  son  devoir.  Tous  les 
jours,  vers  cette  heure-ci,  je  viens  la  prendre  entre  mes  bras  et 
je  la  force  à  avaler  sa  pitance,  sans  compter  que  ses  œufs  aussi 
ont  besoin  de  respirer.  Pour  l'empêcher  de  retourner  immé- 
diatemefiit  à  eux,  je  mets  cette  planche  en  travers  du  nid.  Un 
jour  j'ai  oublié  de  revenir  mettre  les  choses  en  ordre;  le  soir  j'ai 
trouvé  notre  pauvre  Marquise  qui,  consciencieusement,  couvait 
la  planctie..T. 

En  sortant  du  fruitier,  la  petite  troupe  fit  un  tour  dans  les 
allées  du  jardin  potager.  Marthe  admirait  beaucoup  les  pom- 


LA    VALLÉE    BLEUE.  519 

miers  en  cordon,  tout  couverts  de  gros  fruits,  les  uns  jaune  d'or, 
les  autres  d'un  rouge  éblouissant. 

—  C'est  moi  qui  les  ai  crée's,  dit  Etienne...  Toute  cette  partie 
était  en  luzerne.  Père  et  moi  avons  décidé  d'y  planter  des  poi- 
riers :  voici  les  doyennés  de  Juillet,  petites  mais  savoureuses,  et 
les  doyennés  d'hiver,  rondes  comme  des  pommes  et  qu'on  est 
si  heureux  de  trouver  dans  sa  réserve,  après  les  beaux  jours. 
Cette  énorme,  qui  a  beaucoup  donné  cette  saison,  la  k  belle  ange- 
vine, »  est  une  poire  à  cuire.  Mais  mon  triomphe,  ce  sont  mes 
pommiers.  Ils  sont  en  pleine  puissance.  La  récolte  sera  très 
belle  et  les  fruits  sont  intacts.  Voici  le  grand  Alexandre  et  ici 
la  calville  rouge,  mes  deux  espèces  préférées.  Le  grand  Alexandre 
se  mange  en  été,  il  se  conserve  assez  difficilement.  Mais  la  cal- 
ville rouge  a  tout  pour  elle,  la  beauté  extérieure,  le  parfum 
intime  et  la  faculté  d'attendre  le  bon  plaisir  du  gourmet. 

—  Tiens,  qu'est-ce  qu'on  a  collé  sur  celle-ci,  dit  Marthe 
Bourin  en  se  penchant. 

Etienne  rougit,  se  baissa  et  cueillit  le  fruit  avec  précaution, 
avec  l'ongle  il  détacha  le  papier  découpé  qui  y  adhérait,  puis  il 
le  présenta  à  sa  fiancée,  en  disant  : 

—  Pardonnez-moi  cette  fantaisie...,  cette  dédicace.  J'ai  désiré 
que  le  jardin  vous  offrit  son  plus  beau  fruit. 

En  effet,  sur  la  pomme  se  trouvaient  dessinées  par  le  soleil  les 
initiales  M.  B.  de  la  jeune  fille,  entourées  d'un  joli  motif  où  se 
mêlaient  les  roses  et  les  épis,  les  épis  rappelant  la  culture  de 
la  terre,  Etienne  lui-même,  et  les  roses,  la  jeunesse  et  la  beauté 
de  Marthe. 

—  Quelle  jolie  surprise,  dit  la  jeune  fille...,  c'est  vous  qui 
avez  dessiné  cela,^ 

—  Mais  oui. 

—  Oh!  mais  je  ne  vous  savais  pas  ce  talent. 

—  Il  n'y  a  pas  là  de  quoi  tirer  vanité. 

—  Vous  êtes  trop  modeste... 

Etienne  était  tout  à  fait  à  son  avantage  sur  sa  terre.  Il  le  sen- 
tait confusément.  Il  désira  guider  sa  fiancée  jusqu'à  la  prairie 
que  douze  hommes  étaient  occupés  à  faucher.  M'"*^  Baroney  pré- 
texta l'ouvrage  du  logis.  Les  enfans  étaient  déjà  dispersés,  les 
uns  vers  la  ferme,  les  autres  vers  la  maison  des  jeux.  On  appe- 
lait ainsi  une  serre  en  forme  de  hutte  qui  s'élevait  en  contre- 
bas de  Filaine,  et  où  l'on  trouvait  des  livres  d'images,  un  piano 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  tout  jouer,  toutes  sortes  de  boîtes  de  construction  et  un  régi- 
ment de  poupées.  C'était  le  domaine  de  René  et  de  ses  sœurs. 
Lucien  condescendait  encore  à  aller  s'y  asseoir.  Mais  Philippe 
préférait  promener  l'ombre  de  ses  moustaches  sur  les  chemins 
qui  mènent  à  l'Igneraie. 

Dès  qu'Etienne  et  Marthe  se  trouvèrent  seuls,  notre  culti- 
vateur fut  repris  de  sa  timidité.  Il  n'osa  plus  parler  pendant  un 
grand  moment.  C'était  sa  façon  de  goûter  son  bonheur.  Ils 
marchaient  l'un  près  de  l'autre,  dans  un  chemin  creux,  tunnel 
de  verdure,  décoré  d'une  façon  fort  piquante  par  d'énormes 
ronces  dont  les  pousses  de  l'année  tombaient  droites  au-dessus 
des  têtes  et  parfois  jusque  sur  les  épaules  des  promeneurs. 
Etienne  les  écartait  brusquement,  au  risque  délicieux  de  se 
déchirer  les  mains  au  service  de  celle  qu'il  avait  élue  pour 
femme. 

A  mi-chemin,  tout  à  coup,  Etienne  se  retourna  vers  sa 
compagne  et,  comme  pour  résumer  ses  pensées,  il  dit  : 

—  Vous  verrez,  JVIarthe,  comme  je  vous  aimerai  bien  ! 

—  Oui,  je  le  crois,  répondit  la  jeune  fille  en  donnant  spon- 
tanément ses  mains  à  son  fiancé. 

Etienne  dompta  sa  réserve  habituelle.  Son  regard  ému  illu- 
mina ses  yeux  bleus,  et  Marthe,  conquise,  heureuse,  dans  la 
pénombre  favorable,  sous  ce  dais  de  ronces  vertes,  s'abandonna 
entre  les  bras  robustes  d'Etienne  pour  recevoir  son  premier  baiser. 

Puis,  d'un  pas  plus  alerte,  ils  reprirent  leur  promenade  et 
débouchèrent  bientôt,  par  une  barrière  de  bois,  à  l'extrémité 
d'une  vaste  prairie  bordée  de  vieux  ormeaux  qui  paraissaient 
exécuter  autour  du  champ  une  ronde  fantastique.  Marthe  fit 
en  souriant  cette  remarque  : 

—  Ils  sont  cocasses  et  impressionnans  ! 

Etienne,  qui  connaissait  ses  arbres  pour  les  avoir  fait  plu- 
sieurs fois  élaguer,  sourit  aussi,  mais  sans  chercher  à  poursuivre 
la  conversation.  Il  regardait  ses  hommes. 

Le  spectacle  ne  manquait  pas  de  grandeur.  Il  y  avait  d'abord 
la  vallée,  vaste  et  intime,  toute  en  menus  détails  disparates  et 
délicieusement  harmonieuse,  verte  et  bleue,  solide  et  aérienne. 
Puis,  s'élevant  doucement  de  leurs  pieds  jusqu'à  un  rideau 
d'arbres,  sommet  du  coteau,  il  y  avait  la  prairie.  Une  douzaine 
d'hommes  y  travaillaient,  les  uns  à  faucher,  les  autres  à  faner 
l'ouvrage  de  la  veille. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  52-1 

Les  Baroney  n'étaient  pas  des  cultivateurs  ancrés  dans  la 
routine.  Ils  suivaient  au  contraire  les  comices  de  la  région,  se 
tenaient  au  courant  de  tous  les  perfectionnemens  apportés  aux 
machines  agricoles  et  lisaient  avec  soin  les  journaux  qui  pou- 
vaient les  instruire.  Aussi  y  avait-il  à  Filaine  deux  faucheuses 
et  une  faneuse  qui  faisaient  l'admiration  des  petits  propriétaires 
voisins. 

De  l'ombre  de  la  haie  où  ils  s'étaient  arrêtés,  Etienne  et 
Marthe  assistèrent  à  la  triple  manœuvre.  Grimpés  sur  le  petit 
siège  en  forme  de  coquille,  trois  jeunes  paysans  excitaient  ou 
apaisaient  de  la  voix  leurs  chevaux  pleins  d'ardeur  parmi  les 
difficultés  de  la  tâche.  Et  les  grandes  machines  rouges  allaient 
dans  l'herbe  haute,  mystérieuses  et  implacables.  Derrière  elles, 
de  larges  rubans  de  verdure  se  couchaient.  Et  cette  mort  de 
l'herbe,  en  bataillons  serrés,  faisait  songer  à  la  féroce  gran- 
deur de  la  guerre  moderne  qui,  avec  un  seul  boulet,  fauche  des 
centaines  d'hommes...  Si  bien  que  les  progrès  de  l'œuvre  de 
paix  et  les  progrès  de  l'œuvre  de  guerre  vont  de  front,  dans 
les  chemins  parallèles  que  suit  l'humanité,  guidée  par  son 
double  instinct  bienfaisant  et  fratricide...  Non  loin  de  chacune 
des  machines,  marchait  un  garçon  de  ferme,  corrigeant  les 
fautes  et  prêt  à  s'élancer  à  l'appel  du  conducteur,  en  cas  d'arrêt 
subit.  Les  deux  faucheuses  se  suivaient,  tantôt  montant  vers 
le  haut  du  pré,  tantôt  tourne'es  vers  le  vallon. 

A  l'autre  bout  des  champs,  la  faneuse  aux  grandes  roues 
bleues  faisait  aller  ses  fins  râteaux,  écartant  l'herbe  grasse,  pré- 
sentant au  soleil  ce  qu'il  n'avait  pas  encore  séché,  en  construi- 
sant régulièrement  toute  une  chaîne  de  collines  vertes,  que  des 
hommes  avec  leur  fourche  n'avaient  point  de  peine  à  séparer 
en  petites  meules  arrondies  : 

—  Pour  nos  bêtes,  cet  hiver,  dit  Etienne,  en  ramassant  une 
poignée  de  fourrage.  La  récolte  est  à  peu  près  saine,  cette 
année,  et  abondante. 

A  ce  moment,  déboucha,  d'un  chemin,  tout  au  bas  de  la 
prairie,  une  longue  charrette  traînée  par  deux  bœufs. 

—  On  commence  à  rentrer  ce  qui  est  sec,  reprit  le  jeune 
cultivateur.  C'est  le  père  Clément  qui  conduit  le  chariot.  Il  a 
avec  lui  ses  deux  petits-fils,  de  rudes  gars. . .  Là-bas,  aux  machines, 
les  trois  fils  :  Charles,  Luc  et  Augustin.  Les  autres  hommes 
sont  loués,  à  l'année...  Il  y  a  toujours  du  travail,  ici  ou  là...  Il 


522  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'v  a  jamais  de  cliômage  à  Filaine...  Et  tous,  ils  aimeiil  bien 
leur  métier.  De  Ja  famille,  il  n'y  a  que  Florent  qui  soit  allé  à 
Paris.  Il  avait,  à  son  retour  du  régiment,  rapporté  des  idées.  Ça 
n'a  pas  plu  au  père  Clément.  Il  y  a  eu  des  mots  entre  eux  et 
puis  Florent  est  parti,  pour  Paris,  bien  entendu...  Il  est  garçon 
de  café  et  joue  aux  courses... 

Etienne  haussa  les  épaules,  garda  un  moment  le  silence, 
puis,  oubliant  le  déserteur,  il  étendit  la  main  surtout  le  champ  : 

—  Pour  bien  travailler  la  terre,  il  faut  l'aimer.  Tous  les 
Delage  l'aiment,  de  père  en  fils  ! 

Dans  la  grande  clarté  chaude  de  la  journée,  les  douze  hom- 
mes, en  effet,  ne  songeaient  guère  h  flâner.  Sans  se  presser,  à  la 
manière  du  Berry  où  tout  se  fait  à  son  heure,  ils  accomplissaient 
leur  labeur  et,  malgré  son  laconisme,  Etienne  avait  révélé  à 
la  jeune  fille  un  peu  de  la  majesté  qui  se  dégage  des  travaux  de 
la  terre. 

Ils  allaient  regagner  le  chemin  de  Filaine  quand,  en  haut 
du  pâturage,  sur  un  tertre,  se  détacha  une  silhouette.  Une 
main  dans  la  poche,  l'autre  appuyée  sur  un  bâton,  l'homme 
dominait  tout  le  champ.  On  eut  dit  qu'il  apparaissait  pour 
achever,  pour  contresigner  les  paroles  d'Etienne.  11  regardait 
autour  de  lui.  On  le  devinait  grave,  attentif,  heureux.  C'était  le 
maître  :  celui  qui  commande,  celui  qui  est  responsable.  Marthe 
l'avait  reconnu  ;  cependant  Etienne,  relevant  la  tête,  crut 
devoir  dire  d'une  voix  claire  oîi  l'on  devinait  de  l'orgueil  : 

—  Mon  père  ! 

Jacques  des  Gâchons. 
(La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


GUERRE  DE  1870 


A  L'ARMEE  DE  METZ  (1 


Les  souvenirs  que  je  résume  dans  ces  pages,  sont  appuyés 
sur  des  notes  prises  au  jour  le  jour. 

J'étais  attaché,  en  qualité  de  capitaine  d'étal-major,  à  la  divi- 
sion de  Gissey,  1''^  du  i^  corps. 

Mon  chef,  qui  m'honora  de  son  amitié  et  d'une  confiance 
particulière,  a  pleinement  approuvé  mes  impressions  recueillies 
d'après  la  marche  des  événemens.  Il  m'a  éclairé  dans  mes  juge- 
mens,  avec  sa  haute  expérience  des  hommes  et  des  choses;  je 
puis  donc  dire  que  les  vues  d'ensemble  que  je  vais  exprimer 
sont  en  parfaite  concordance  avec  les  siennes,  fréquemment  ma- 
nifestées pendant  la  campagne  proprement  dite,  et  durant  \m 
jours  de  la  triste  captivité  à  Hambourg. 

I.    —    LES    DÉBUrS    DE    LA  GUKRRE.    —   L.A    CONCENTllATION    AUTOUR    DE   METZ 

^'i  julllet-i1  août  1870.  —  Chacun  sait  comment  fut 
engagée  la  malheureuse  guerre  de  1870  ! 

L'Empereur,  qui  voulut  la  diriger  personnellement,  était 
dans  un  très  mauvais  état  de  santé,  qui  ne  lui  permettait  pas 
d'en  supporter  les  fatigues. 

(1)  Dans  le  journal  que  nous  publions  pour  l'aire  suite  aux  arlicles  île  M.  Emile 
Ollivier,  le  général  Garcin  rend  compte  avec  clarté  et  précision,  et  sans  autre  souci 
que  celui  de  l'exactitude,  des  événemens  militaires  auxquels  il  a  participé  jusqu'à 
la  chute  de  Metz. 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsqu'on  vit  la  guerre  inévitable,  l'élaboration  du  plan  de 
campagne  fut  très  précipitée,  alors  qu'on  aurait  dû  l'assurer 
longtemps  auparavant;  elle  se  traduisit  par  une  concentration 
défectueuse,  par  un  dispositif  en  rideau  étendu,  de  Thionville  à 
gauche  jusqu'à  Strasbourg-Belfort  à  droite. 

Cette  ligne  de  front,  faible  sur  tous  les  points,  était  sans 
cohésion, et  surtout  sansmoyens  d'action  efficaces,  pour  prendre, 
à  une  heure  donnée,  l'offensive  hardie  et  vigoureuse  qui  eût  été 
conforme  à  nos  traditions  françaises  ! 

Dans  l'entourage  de  l'Empereur,  des  influences  diverses  et 
très  multipliées  exercèrent,  de  façon  variable,  une  pression  plus 
ou  moins  heureuse  sur  l'esprit  du  souverain. 

Pourquoi  l'Empereur,  qui  se  savait  malade,  et  dans  l'impos- 
sibilité de  conduire  personnellement  les  opérations,  pourquoi 
l'Empereur  n'avait-il  pas  fait  choix,  à  l'avance,  de  l'homme  de 
grand  caractère  et  de  réel  savoir,  auquel  il  aurait  confié,  de 
façon  absolue,  la  direction  des  destinées  militaires  de  la  France  ? 

Nous  nous  trouvions  en  présence  d'un  adversaire  redoutable! 
Cet  ennemi  se  préparait  de  longue  main  à  la  guerre  qu'il  dé- 
chaîna sciemment,  et  qu'il  voulait  pour  l'accomplissement  de  ses 
desseins  ultérieurs  ;  on  le  savait  pertinemment  ;  de  nombreux 
documens  avaient  été  réunis  à  cette  fin;  il  était  facile  d'être 
fixé  en  haut  lieu  sur  les  éventualités  les  plus  graves,  et  absolu- 
ment inévitables  dans  un  délai  de  temps  quelconque. 

C'était  donc  avant,  et  non  pas  à  l'heure  où  la  guerre  éclatait, 
qu'aurait  dû  être  élaboré  notre  plan  de  campagne.  Si  le  chef 
suprême  des  armées  françaises  choisi  par  l'Empereur,  et  désigné 
par  lui  en  temps  utile,  avait  connu  la  mission  qui  lui  était 
réservée,  il  se  serait  certainement  préparé  à  la  remplir  le  cas 
échéant.  Alors,  dès  le  début  de  la  guerre,  notre  concentration 
aurait  pu,  en  restant  logique,  être  resserrée  au  lieu  d'être  épar- 
pillée ;  on  aurait  été  maîtres  de  l'heure  et  par  conséquent  de 
l'offensive  ;  on  aurait  pu  la  prendre  incontinent,  avec  tout  ce  que 
nous  avions  de  disponible  sous  les  drapeaux,  pour  agir  en  coup 
de  foudre,  de  manière  à  troubler  la  mobilisation  et  la  concen- 
tration des  Allemands,  détraquer  par  un  premier  choc  auda- 
cieux leur  savant  mécanisme  du  temps  de  paix.  Nos  m*agasins, 
dans  les  places  frontières,  étaient,  il  est  vrai,  insuffisamment 
approvisionnés  quand  éclata  la  guerre,  mais,  même  en  ayant 
égard  à  cette  condition  défavorable,  le  chef  suprême  désigné  par 


A    l'armée    de    METZ.  525 

le  Souverain,  sentant  sa  responsabilité  engagée,  aurait  fait 
approvisionner  ces  places  et  l'armée  dans  le  minimum  de  temps. 
La  plus  grande  activité  s'imposait  d'ailleurs,  dès  la  première 
heure  des  hostilités;  elle  serait  restée  des  plus  productives, parce 
que  le  chef,  choisi  et  qualifié  pour  ordonner,  l'aurait  entretenue 
et  soutenue  avee  méthode  et  réflexion.  Les  efl'ectifs,  déjà  si 
faibles  dans  nos  unités  d'infanterie,  n'auraient  pas,  dès  le  com- 
mencement, subi  des  prélèvemens  de  combattans,  néfastes  et 
déplorables,  au  profit  de  l'administration  de  l'armée  dont  l'ou- 
tillage laissait  à  désirer  ;  on  aurait  assuré  les  services  adminis- 
tratifs par  d'autres  moyens,  tels  que  les  réquisitions,  auxquelles 
il  fallut  forcément  recourir  par  la  suite  en  improvisant  du  train 
auxiliaire. 

Quand  une  guerre,  comme  celle  de  1870,  éclate  brusque- 
ment et,  si  on  le  veut,  en  coup  de  tonnerre,  le  premier  moment 
de  surprise,  voire  même  de  saisissement,  est  admissible.  Mais 
on  doit  se  reprendre  et  surtout  se  reprendre  vite. 

En  résumé,  l'unité  de  vues,  jointe  à  l'unité  de  direction,  per- 
mettaient seules  de  résoudre  le  problème  qui  surgissait,  trou^ 
blant  la  quiétude  d'esprit  et  un  peu  aussi  l'insouciance  géné- 
rale !  Sous  une  bonne  impulsion,  nous  serions  certainement 
arrivés  à  la  production  rapide,  quoique  laborieuse,  de  tous  les 
efforts  commandés  par  les  circonstances. 

Rien  de  cela  n'a  été  réalisé  ! 

Qu'en  résulta-t-il  ? 

Chacun  des  chefs  des  groupes  importans,  lancés  précipitam- 
ment à  la  frontière,  et  répartis  sur  notre  front  de  longueur 
démesurée,  resta,  durant  des  jours  si  précieux,  dans  une  attente 
passive  et  incertaine  des  événemens,  c'est-à-dire  des  manifesta- 
tions d'attaque  du  côté  adverse.  Les  Allemands,  qui  pendant  ce 
temps  n'étaient  pas  inquiétés,  eurent  tous  loisirs,  toutes  facilités, 
pour  se  mobiliser,  pour  se  concentrer,  puis  pour  choisir  enfin 
les  points  d'où  ils  pouvaient  avantageusement  fondre  sur  nous. 
Nous  n'arrivions  même  pas  à  être  renseignés  comme  il  conve- 
nait, sur  les  projets  d'irruption  de  l'ennemi  sur  notre  territoire; 
nous  n'avons  pas  connu  en  temps  utile  les  points  qu'il  choisis- 
sait pour  franchir  la  frontière;  nous  aurions  dû  savoir,  et  nous 
aurions  pu  tout  au  moins  chercher  à  mieux  agir. 

Gomme  conclusion,  et  l'on  ne  saurait  trop  insister  à  cet 
égard,  il  nous  aurait  fallu,  avant  tout  et  par-dessus  tout,  un  chef 


S26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autoritaire,  vif  et  alerte,  sagace  et  pre'voyant  ;  il  fallait  le  Diix 
des  anciens,  seconde'  par  un  bon  état-major,  possédant  son 
entière  confiance,  et  qui  aurait  su,  à  tous  instans,  assurer  la 
réalisation  entière  de  la  pensée  dirigeante,  celle  de  l'homme  de 
commandement  choisi  entre  tous,  envers  et  contre  toutes 
influences. 

Quand  on  dispose  de  troupes,  merveilleuses  d'endurance  et 
d'entrain,  comme  l'ont  été  celles  de  l'armée  de  Metz,  rien  ne 
devait  être  impossible  ;  il  fallait  débuter  avec  elles  en  allant 
hardiment  de  l'avant  ;  l'harmonie  dans  les  efforts,  la  confiance 
en  soi,  se  seraient  manifestées;  l'espoir  du  succès,  dans  ce  choc 
formidable  de  deux  nations  fortes,  aurait  certainement  pu  deve- 
nir, pour  nous,  très  fondé  et  très  légitime. 

n.    —   PÉRIODE  DES    GRANDES    BATAILLES 

Du  22  juillet  au  8  août,  notre  situation  au  4®  corps,  aile 
gauche  de  l'ordre  de  bataille  français,  fut  un  état  d'expectative  et 
d'incertitude.- 

Nous  restions  dans  une  attente  anxieuse,  bien  que  nos  recon- 
naissances journalières,  poussées  très  loin  dans  la  direction  de 
Sarrelouis,  donnassent  à  penser  que  l'effort  allemand  ne  se  pro- 
duirait pas  tout  d'abord  de  notre  côté. 

La  division  de  Cissey,  placée  en  avant  du  gros  du  4'^  corps,  à 
Sierck  d'abord,  puis  à  Bouzonville,  Teterchen  et  Boulay,  avait 
servi  de  couverture  à  son  corps  d'armée,  depuis  le  23  juillet 
jusqu'au  8  août. 

Le  8  août,  nous  recevions  des  ordres,  pour  commencer  une 
marche  rétrograde  vers  Metz  où  l'armée  allait  se  concentrer. 

Le  10  août,  nous  apprenions  que  le  maréchal  Bazaine  avait 
été  investi  du  commandement  suprême  de  l'armée;  le  général 
Jarras  lui  avait  été  donné,  contre  son  gré  je  crois,  comme  chef 
de  l'état-major  de  l'armée. 

Cette  désignation  du  général  Jarras,  a  dit  le  général  de  Cissey, 
ancien  chef  d'état-major  du  maréchal  Bosquet  en  Crimée,  qua- 
lifié par  conséquent  pour  porter  un  jugement,  ne  pouvait  per- 
mettre d'espérer  un  utile  fonctionnement  de  l'état-major  général 
de  l'armée.  Et  cependant,  cet  état-major  était  composé  d'officiers 
distingués,  particulièrement  choisis,  les  uns  en  raison  de  leur 
grande  expérience  de  la  guerre,  les  autres  parce  qu'ils  avaient 


A    l'armée    de    METZ.  527 

une  connaissance  approfondie  de  l'organisation  militaire  de 
l'Allemagne. 

Mais  le  général  Jarras  n'avait  pas  la  confiance  du  maréchal 
Bazaine,  qui  le  tint  autant  que  possible  à  l'écart,  et  ne  le  mit 
jamais  au  courant  de  ses  projets  ni  de  ses  combinaisons. 

Ce  manque  de  liaison,  entre  le  généralissime  et  son  chef 
d'état-major,  devait  être  des  plus  préjudiciables  au  cours  de  la 
campagne,  pour  le  bon  fonctionnement  de  l'organe  essentiel 
qu'est  un  état-major  d'armée. 

Au  lieu  d'être  employés  de  façon  incessante  au  service  actif, 
le  seul  qui  permette  au  chef  suprême  d'être  constamment  ren- 
seigné, de  pouvoir  ordonner,  et  surtout  de  faire  assurer  l'exécu- 
tion de  ses  ordres,  ces  officiers  d'élite  furent  particulièrement 
absorbés  par  un  travail  de  bureau;  en  fait,  la  plupart  du  temps, 
ils  restaient  immobilisés,  inutilisés,  alors  qu'ils  auraient  pu  si 
bien  faire!  En  station,  dans  les  marches  et  surtout  au  combat, 
il  aurait  fallu  les  employer  sans  cesse,  au  lieu  de  les  garder 
inertes  en  paralysant  leur  bonne  volonté  et  leur  ardeur.  Dans 
notre  modeste  état-major  divisionnaire,  nous  étions  constam- 
ment à  cheval,  et  notre  chef,  qui  savait  se  servir  de  nous,  voyait 
par  nos  yeux  quand  il  lui  était  impossible  de  voir  par  lui- 
même.  Quand  il  n'y  a  pas  utilisation  rationnelle  d'un  état-major, 
le  chef  qui  est  appelé  à  se  faire  seconder  par  lui,  fùt-il  un  homme 
très  supérieur,  se  place  inévitablement  dans  des  conditions 
d'infériorité  certaine  vis-à-vis  de  son  adversaire,  car  il  se  prive 
gratuitement  de  son  organe  de  liaison  et  d'investigation  auprès 
de  ses  troupes,  il  reste  ignorant  de  bien  des  choses,  qui  peuvent 
lui  être  utiles  pour  le  travail  de  la  pensée,  celui  qui  amène  les 
résolutions! 

La  concentration  sous  Metz  était  réalisée  le  13  août  et  l'armée 
se  disposait  à  passer  le  14  août  sur  la  rive  gauche  de  la  Moselle, 
en  vue  d'une  marche  générale  de  repli  dans  la  direction  de  Verdun. 

De  notre  côté,  au  4«  corps,  la  division  Lorencez  (.3'')  tenait 
la  tète  de  la  marche  vers  les  ponts  de  la  Moselle;  la  division  de 
Cissey,  l•'^  venait  ensuite;  la  division  Grenier,  2^  attendait  sur 
le  plateau,  à  proximité  de  Mey,  son  tour  d'entrer  dans  la  colonne. 

Tout  à  coup,  le  canon  tonne  violemment,  la  division  Gre- 
nier, qui  avait  à  sa  droite  les  troupes  du  corps  Lebœuf  (S*^  corps), 
est  très  fortement  attaquée. 

La  division  de  Cissey,  déjà  à  proximité   des   ponts  de  l'ile 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Chambière  sur  la  Moselle,  entendant  la  violente  canonnade, 
laisse  vivement  ses  sacs  à  terre  le  long  de  la  route,  remonte  au 
pas  gymnastique,  accompagnée  par  son  artillerie,  sur  le  plateau 
à  Mey;  elle  vole  au  secours  de  la  division  Grenier,  que  les 
Allemands  avaient  déjà  poussée  très  vivement  et  délogée  des 
bois  en  avant  de  Mey. 

La  division  de  Cissey,  appuyée  par  sa  droite  à  la  division 
Grenier,  s'empare  à  nouveau  du  village  de  Mey,  puis  des  bois 
avoisinans.  Attaqué  avec  une  extrême  vigueur,  l'ennemi,  refoulé, 
se  replie  en  désordre  en  éprouvant  de  très  grosses  pertes. 

La  nuit  arrive,  les  Allemands  tentent  un  violent  retour 
offensif,  mais  ils  sont  à  nouveau  repoussés  et  se  retirent  défi- 
nitivement. 

Nous  bivouaquons  sur  les  positions  conquises. 

Cette  première  rencontre  avec  nos  adversaires,  dénommée 
bataille  de  Borny,  nous  indiquait  déjà  ce  que  nous  pouvions 
espérer  de  nos  belles  troupes! 

Les  pertes  de  la  division,  dans  cette  affaire,  furent  :  Officiers  : 
2  tués,  4  blessés.  —  Troupe  :  11  tués,  81  blessés,  11  disparus. 

Les  heureux  résultats  obtenus  dans  cette  journée,  par  le 
4'^  corps,  peuvent  être  attribués  sans  conteste  à  l'initiative  du 
général  de  Ladmirault,  admirablement  secondée  par  l'intrépidité 
de  la  division  de  Cissey,  qui  courut  avec  vivacité  et  entrain  au 
secours  de  la  division  Grenier.  Les  Allemands,  bien  renseignés, 
avaient  espéré  culbuter  les  forces  françaises  laissées  sur  la  rive 
droite,  pendant  que  leurs  principales  masses,  par  un  mouvement 
de  grande  envergure,  traversaient  la  Moselle  en  aval  de  Metz, 
afin  de  nous  couper  de  la  ligne  de  Verdun.  Le  général  Jarras, 
chef  de  l'état-major  de  l'armée,  avait  cependant  été  avisé,  dès  le 
13  août,  qu'une  avant-garde  de  cavalerie  prussienne  avait  passé 
la  Moselle  au  pont  d'Ars,  qu'il  eût  été  si  facile  de  faire  sauter 
le  13  au  soir.  Il  ne  tint  pas  compte  de  ce  précieux  renseigne- 
ment, restant  par  surcroit  sans  liaison  avec  son  général  en  chef, 
qui,  déjà,  ne  se  souciait  guère  de  l'avoir  auprès  de  lui.  On  perdit 
une  occasion  superbe  d'infliger  un^  sanglant  désastre  à  l'adver- 
saire, qu'on  prenait  en  pleine  exécution  d'une  manœuvre  tro[t 
audacieuse. 

La  direction  générale  de  l'armée  de  Metz  se  manifesta,  dès 
ce  début  de  haute  lutte,  très  iacerta^ne  et  flottante. 

llien  d'heureux  ne  résulta  pour  nous  du  brillant  combat  de 


A    l'armée    de    METZ.  529 

Boriiy,  premier  succès  par  lequel  nous  avions  vengé  nos  échecs 
en  Alsace  ! 

Après  avoir  bivouaqué  sur  son  champ  de  bataille,  la  partie 
du  4*^  corps  qui  avait  été  engagée  reprenait  le  lo  août  à  la  pointe 
du  jour,  suivant  les  ordres  reçus,  son  mouvement  interrompu 
la  veille;  elle  passait  sur  la  rive  gauche  de  la  Moselle;  la  divi- 
sion de  Gissey  s'installait  à  Voippy. 

L'armée  de  Metz  devant  toujours  se  replier  sur  Verdun,  le 
corps  de  Ladmirault,  4<^,  avait  l'ordre  de  se  porter  le  16  août 
sur  Doncourt. 

La  division  Lorencez  était  dirigée  par  Rozérieulles  sur  une 
route  déjà  très  encombrée  ;  les  divisions  Grenier  et  de  Gissey  par 
Saulny  et  Saint-Privat. 

On  devait  savoir  que  le  gros  des  forces  allemandes  ne  serait 
pas  loin  de  Doncourt, puisque,  depuis  deux  jours,  elles  passaient 
la  Moselle  sur  plusieurs  points  en  amont  de  Metz.  Malgré  cela, 
le  grand  quartier  général  de  l'armée  commit  la  lourde  faute  de 
laisser  s'engager  sur  la  route  de  Saulny,  entre  les  divisions 
Grenier  et  de  Gissey,  un  parc  de  réserve  d'artillerie,  un  lourd 
convoi  d'ambulances  et  do  bagages.  Or,  le  village  de  Saulny  pré- 
sente un  long  défilé  étroit;  c'était  compliquer  singulièrement  la 
marche  de  la  division  de  Gissey,  qui,  prête  à  suivre  immédiate- 
ment la  division  Grenier,  avait  un  intérêt  majeur  à  atteindre 
promptement  le  plateau,  c'est-à-dire  Saint-Privat,  pour  gagner 
ensuite  Doncourt,  son  objectif  de  marche  assigné.  S'il  y  avait  eu 
des  officiers  du  grand  état-major  de  l'armée,  non  seulement  pour 
régler  méthodiquement  l'ouverture  de  nos  marches  de  guerre  à 
proximité  de  l'ennemi,  mais  encore  pour  en  surveiller  l'exécu- 
tion au  nom  du  général  en  chef,  nul  doute  que  nos  mouvemens 
dans  le  4''  corps,  au  commencement  de  la  journée  du  16  notam- 
ment, n'eussent  été  assurés  avec  la  régularité  et  la  ponctualité 
nécessaires;  l'encombrement  par  les  impedimenta,  sur  les  routes 
affectées  aux  élémens  de  combat,  eût  en  particulier  été  évité. 

Il  arriva  forcément  que  in  division  de  Gissey,  échelonnée  der- 
rière la  division  Grenier,  ne  put  la  suivre  immédiatement;  elle 
éprouva  en  outre,  dans  la  traversée  du  défilé  de  Saulny,  les 
^lus  grands  retards  et  les  plus  grandes  difficultés;  elle  perdit 
beaucoup  de  temps  avant  de  gagner  le  plateau  de  Saint-Privat. 
Elle  y  parvint  cependant,  aussitôt  qu'elle  le  put,  grâce  à  l'ini- 
tiative de  son  chef.  Quittant  la  route  encombrée  par  les  équi- 
T(*iE  X.  —  1912.  34 


530  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pages,  dès  qu'elle  fui  sortie  du  long  défilé,  e-lle  put  eiilin 
atteindre  Saint-Privat  vers  11  heures  du  matin,  après  avoir 
marché  à  travers  champs. 

Un  arrêt  à  Saint-Privat  venait  d'être  ordonné,  afin  d'y  faire 
le  café,  et  d'y  grouper  en  même  temps  les  deux  brigades  de  la 
division,  qui  avaient  formé  deux  échelons  de  marche,  mais,  à 
ce  moment  même,  une  très  forte  canonnade  éclata  du  côté  de 
Gravelotte,  Mars-la-Tour.  On  put  pressentir  tout  de  suite,  à  la 
vivacité  et  à  l'intensité  du  feu,  une  sérieuse  attaque  dirigée 
contre  l'armée  française  pour  l'empêcher  de  poursuivre  sa  marche 
sur  Verdun. 

Fidèle  au  principe  de  courir  au  canon,  le  général  de  Cissey, 
sans  songer  un  instant  à  attendre  passivement  des  ordres  du 
commandement  supérieur,  prescrit  de  renverser  les  marmites 
et  de  se  remettre  en  marche  vers  Doncourt,  tout  en  prenant  sa 
direction  sur  la  ferme  de  Butricourt. 

C'était  aller  droit  à  l'attaque  allemande.  La  brigade  de 
Golberg,  2«  de  la  division,  marche  en  tête;  la  brigade  Brayer, 
!'■''  de  la  division,  s'arrête  quelques  minutes  à  Saint-Privat  pour 
reprendre  haleine,  puis  elle  doit  continuer  à  la  suite  de  la 
2^  brigade,  formant  comme  auparavant  le  deuxième  échelon 
de  marche. 

La  division  de  Cissey  est,  à  partir  de  Saint-Privat,  en  for- 
mation de  marche  condensée;  elle  coupe  à  travers  champs  pour 
atteindre  le  terrain  de  la  lutte  dans  le  minimum  de  temps. 
Un  officier,  envoyé  par  le  général  de  Ladmirault,  arrive  au 
galop,  annonçant  qu'une  grande  bataille  est  engagée  et  qu'il 
est  urgent  de  hâter  le  plus  possible  notre  marche,  pour  arriver 
au  secours  de  la  division  Grenier,  déjà  fortement  aux  prises 
avec  l'ennemi  et  qui  a  un  impérieux  besoin  d'être  secourue.  La 
chaleur  est  écrasante,  nous  franchissons  10  kilomètres  sans 
nous  arrêter,  l'infanterie  en  colonnes  par  sections,  l'artillerie 
par  demi-batteries,  les  troupes  bien  massées.  Pas  un  homme  ne 
reste  en  arrière. 

De  la  ferme  de'  Butricourt,  où  le  général  de  Cissey,  suivi  de 
son  état-major,  s'est  porté  au  galop,  il  est  facile  de  se  rendre 
compte  que  la  bataille  du  16  est  en  plein  développement. 

L'intention  indiquée  par  le  général  de  Ladmirault,  com- 
mandant du  4^  corps,  est  de  tourner  l'aile  gauche  ennemie  par 
Mars-la-Tour;  il  fait  canonner  vigoureusement  l'adversaire,  pour 


A    l'armée    de    METZ.  o3 1 

assurer  le  mouvement  de  la  division  Grenier,  malheureusement 
dessiné  un  peu  trop  tôt.  Nos  batteries  divisionnaires,  devan- 
çant la  brigade  de  Golberg,  vont  se  mettre  en  ligne  avec  les 
batteries  de  réserve  du  4^  corps;  elles^ ouvrent  un  fou  nourri 
sur  les  lignes  prussiennes^ 

Bientôt  arrive  la  brigade  de  Golberg,  qui  garnit  la  partie  de 
la  ligne  de  front  qui  lui  est  assignée,  de  façon  que  la  division 
de  Cissey,  après  l'arrivée  de  la  brigade  Brayer,  puisse  se  trou- 
ver rangée  par  brigades  accolées  sur  deux  lignes,  sur  la  rive 
droite  du  ravin  de  la  Cuve.-  Notre  entrée  en  action  permet  de 
porter  plus  à  droite  une  masse  de  cavalerie  française  qui  conti- 
nuera à  former  l'extrême  droite  de  notre  ordre  de  bataille 
général. 

Mais,  pendant  notre  entrée  en  ligne,  l'ennemi  recevait  de 
nouveaux  renforts,  à  la  faveur  desquels  il  prononçait  Un  vigou- 
reux retour  offensif  sur  la  division  Grenier;  il  l'obligeait  à 
céder  du  terrain  et  à  passer  même  assez  brusquement  en  éche- 
lon défensif  derrière  nous.  Notre  masse  d'artillerie,  qui  se  sentit 
alors  menacée  h  son  tour,  vint  chercher  rapidement  une  autre 
position  plus  en  arrière. 

A  un  certain  moment,  notre  adversaire  se  crut  assuré  du 
succès;  il  poussait  nos  tirailleurs,  les  rabattant  sur  notre  masse, 
et  sa  tète  d'attaque  (brigade  Vedel)  s'avançait  jusqu'à  quarante 
pas  de  nous. 

L'instant  était  critique,  car,  au  même  moment,  un  coup  de 
mitraille  ennemie  balayait  le  général  de  Cissey  et  son  état- 
major,  dont  un  seul  officier,  le  capitaine  Garcin,  était  resté  à 
cheval  et  indemne.  Sans  perdre  une  minute,  le  général  de 
Cissey  fut  promptement  dégagé  de  dessous  sa  monture  qui 
venait  d'être  tuée,  et  alors  qu'un  officier  allemand  s'apprêtait 
h  lui  casser  la  tête;  il  put  remonter  vivement  à  cheval  en  pre- 
nant celui  du  capitaine  Garcin,  qui  venait  de  le  débarrasser  de 
l'officier  ennemi.  Alors,  sur  les  ordres  brefs  et  rapides  du  géné- 
ral, sa  division  s'ébranlant  comme  une  masse  puissante,  se 
jette  avec  furie  sur  les  troupes  ennemies.  Celles-ci,  fauchées  en 
même  temps  par  notre  artillerie,  qui  venait  de  prendre  une 
position  rapprochée  très  avantageuse,  furent  littéralement  écra- 
sées et  vivement  refoulées  dans  le  fond  du  ravin  de  la  Cuve  qui 
nous  séparait  de  Mars-la-Tour.  A  ce  début  de  la  lutte  acharnée, 
le  général  Brayer,  commandant   notre  U^  brigade,  et  son  aide 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  camp  le  capitaine  de  Saint-Preux  tombaient  mortellement 
frappés  tous  deux.  Cette  mort  brillante  sur  le  champ  de  bataille 
semblait  avoir  été  en  quelque  sorte  pressentie  par  le  valeu- 
reux commandant  de  la  l''^  brigade.  Il  répondait  en  elï'et  quel- 
ques instans  auparavant,  au  capitaine  Garcin,  envoyé  par 
le  général  de  Cissey,  pour  le  presser  d'arriver  sur  la  ligne  de  feu 
avec  ses  régimens  :  «  J'accours;  on  va  toujours  vite  quand  on 
va  à  la  mort  !  »  Son  aide^de  camp,  le  capitaine  de  Saint-Preux, 
camarade  de  jeunesse  du  capitaine  Garcin,  lui  avait,  lui  aussi, 
déjà  manifesté  peu  auparavant,  dans  une  rencontre  amicale, 
les  plus  noirs  pressentimens  !  Tous  les  deux  recevaient  simul- 
tanément la  palme  du  martyre,  en  oftrant  ensemble  leur  vie 
pour  la  Patrie  !  Singulier  phénomène  que  les  gens  de  guerre 
constatent  parfois,  tout  en  allant  au  sacrifice,  avec  insouciance, 
hardiment,  sans  peur  ni  reproche  ! 

Mais  reprenons  la  suite  du  combat. 

Le  général  de  Cissey  et  son  état-major,  l'épée  à  la  main,  en 
tète  de  la  division,  poussaient  l'adversaire,  la  baïonnette  dans 
les  reins  et  achevaient  sa  déroute  complète;  nos  drapeaux  vic- 
torieux étaient  plantés  sur  les  positions  ennemies;  le  drapeau 
du  16^  poméranien,  ainsi  que  divers  trophées,  tombaient  entre 
nos  mains. 

Pour  tâcher  de  sauver  leur  infanterie,  en  pleine  déroute  vers 
Mars-la-Tour,  les  Allemands  lancèrent  sur  la  division  de  Cissey 
leurs  escadrons  disponibles,  qui,  avec  beaucoup  de  bravoure, 
exécutèrent  sur  nous  la  charge  de  la  mort.  Notre  infanterie, 
pleine  de  sang-froid,  formant  rapidement  des  carrés,  laisse 
arriver  cette  cavalerie,  la  fusille,  de  face,  sur  les  flancs  et  à 
revers  :  elle  l'anéantit  si  complètement,  que  pas  un  seul  des 
cavaliers  engagés  n'échappe  au  désastre;  tous  sont  tués,  blessés 
ou  faits  prisonniers. 

Nous  étions  entièrement  maîtres  du  champ  de  bataille. 

Ah  !  il  eût  fallu  alors  faire  occuper  tout  de  suite  Mars-la- 
Tour,  avec  tout  le  4''  corps  et  une  réserve;  nous  aurions  ainsi 
intercepté  la  route  de  Paris  et  empêché  les  Allemands  de 
garder  ce  point  important  en  se  renforçant  pendant  la  nuit. 

Mais  le  haut  commandement  n'a  pas  dirigé  cette  bataille 
du  16. 

Nous  n'avons  pas  vu  le  général  en  chef;  pas  un  officier  de 
son  état-major  n'est  venu  voir  ce  qui  se  passait  de  notre  côté. 


A    l'armée    de    METZ.  533 

qui  était  peut-être,  à  un  instant  donné  surtout,  celui  où  l'enga- 
gement général  était  le  plus  important. 

Cette  inertie  fut  coupable,  puisqu'on  ne  tira  pas  profit  des 
efTorts  et  des  sacrifices  si  volontairement  consentis  par  les 
troupes  engagées;  pareille  inertie  ne  pouvait  résulter  que  d'une 
grande  insuffisance,  dans  les  capacités  de  direction  et  de  con- 
duite des  masses.  Tel  qui  a  pu  briller  parfois  au  second  rang, 
s'éclipse  totalement  au  premier. 

Sur  l'ensemble  du  4''  corps,  une  seule  division,  la  division 
de  Cissey,  avait  réellement  donné  son  maximum  d'efforts.  La 
division  Lorencez,  arrêtée  longtemps  dans  sa  marche  par  des 
impedimenta  de  toute  sorte,  avait  tardé  pour  atteindre  le  champ 
de  bataille,  ne  pouvant  accourir  au  canon,  à  travers  champs, 
comme  l'avait  spontanément  fait  la  division  de  Cissey,  en  dépit 
de  la  chaleur  et  d'une  marche  des  plus  fatigantes  au  cours  de 
la  journée. 

La  nuit  étant  proche,  nos  tirailleurs,  qui  avaient  atteint  Mars- 
la-Tour,  ne  pouvaient  songer  à  y  rester,  si  notre  division  n'était 
appuyée,  ni  soutenue.  Le  capitaine  Garcin  avait  été  envoyé 
auprès  du  général  de  Ladmirault,  pour  lui  exposer  notre  situa- 
tion si  avantageuse,  et  pour  lui  demander  avec  insistance,  de 
la  part  du  général  de  Cissey,  l'aide  nécessaire  pour  garder  le 
terrain  gagné,  en  occupant  fortement  jMars-la-Tour.  Malheureu- 
sement, en  dépit  des  instances  de  cet  officier,  le  commandant 
du  4*  corps  crut  devoir  ordonner  l'abandon  du  terrain  comjuis, 
et  le  repli  de  la  division  sur  la  rive  droite  du  ravin  de  la  Cuve. 

Malgré  les  efforts  surhumains  produits  dans  la  journée  par 
tous  les  élémens  de  notre  division,  les  troupes  étaient  remplies 
d'un  enthousiasme  indescriptible  ;  elles  acclamaient  au  passage 
leur  vaillant  chef,  qui  une  fois  encore  les  avait  menées  à  la 
victoire. 

L'action  terminée,  parce  que  le  jour  avait  disparu >  on  s'oc- 
cupa à  relever  les  blessés  et  à  les  diriger  sur  la  ferme  de  Butri- 
court,  où  avait  été  organisée  une  ambulance  à  l'aide  de  nos 
ressources  divisionnaires  ;  les  nombreux  prisonniers  que  nous 
avions  faits  furent  conduits  en  arrière  des  troupes.  L'héca- 
tombe des  Allemands  dans  le  ravin  de  la  Cuve  et  sur  ses  bords 
avait  été  telle  que  les  tués  s'y  trouvaient  amoncelés  en  masses 
épaisses,  montrant  bien  ainsi  qu'ils  y  avaient  été  littéralement 
écrasés. 


S34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  prise  du  bivouac  réalisée  au  cours  des  premières  heures 
de  la  nuit,  la  l"'  division,  qui  n'avait  de  toute  la  journée 
du  16  absolument  rien  mangé,  s'alimenta  comme  elle  le  put 
autour  des  feux  allumés,  puis  elle  prit  un  peu  du  repos  dont 
elle  avait  si  grand  besoin.  Chacun  était  persuadé  que  la  lutte 
reprendrait  certainement  acharnée  dès  le  17  au  matin;  on  s'était 
endormi  avec  cette  pensée  enthousiaste  et  réconfortante  ! 

Hélas!  vers  une  heure  du  matin,  l'ordre  nous  arrivait  de 
nous  replier  vers  Metz,  et  la  1''^  division,  groupée  à  3  heures  du 
matin,  après  de  grandes  difficultés  dans  la  marche  à  cause  de 
l'obscurité,  se  trouvait,  autour  de  la  ferme  de  Butricourt,  prête 
a  se  remettre  en  marche. 

Nos  pertes  dans  la  division,  à  la  fin  de  cette  glorieuse  jour- 
née du  16,  étaient  :  Officiers  :  20  tués,  58  blessés.  —  Troupe  : 
179  tués,  692  blessés,  97  disparus. 

Le  16  août,  les  2^  et  6"^  corps  d'armée,  avec  la  Garde,  avaient 
tenu,  depuis  le  matin,  la  gauche  et  le  centre  de  notre  ordre  de 
bataille  général.  Le  3'' corps  était  venu  les  renforcer  vers  3  heures 
du  soir.  Le  i''  corps,  à  la  droite,  avait  tout  d'abord  occupé  Bru- 
ville  et  Saint-Marcel  avec  la  division  Grenier  ;  il  avait  rejeté  les 
forces  ennemies  dans  la  direction  de  Vionville.  La  division  de 
Gissey,  entrée  en  action  vers  5  heures  et  demie  du  soir,  avait 
immédiatement  réalisé  son  hardi  et  vigoureux  mouvement 
offensif  sur  Mars-la-Tour,  après  avoir  relevé  en  première  ligne 
la  division  Grenier.  A  l'extrême  droite,  une  masse  importante 
de  notre  cavalerie  avait  chargé  la  cavalerie  ennemie  non  sans 
succès,  mais  avait  éprouvé  des  pertes  sérieuses.  Les  Allemands 
avaient  produit,  vers  5  heures  du  soir, un  retour  offensif  géné- 
ral sur  leur  ligne  de  combat  ;  ils  avaient  échoué  et  avaient  été 
partout  repoussés. 

Cette  bataille  du  16  août,  qui  n'avait  cessé  qu'entre  8  et 
9  heures  du  soir,  était  dans  son  ensemble  un  succès  réel  pour 
l'armée  française.  Elle  aurait  produit  les  plus  grands  résultats, 
si  nos  masses,  amenées  méthodiquement  sur  le  terrain  de  la 
lutte,  avaient  été  dirigées  avec  suite  et  habileté,  si  nous  avions 
répondu  à  la  hardiesse  imprudente  de  l'adversaire  qui  n'était 
pas  en  nombre,  en  prenant  toujours  et  toujours  l'oifensive,  qui 
est  dans  notre  tempérament,  et  qui  aurait  été  des  plus  fécondes 
avec  nos  admirables  soldats. 

Le  destin,  hélas!  était  contre  nous. 


A    l'armée    de    METZ.  535 

Le  n  août  au  matin,  nous  exécutions  donc,  ainsi  que  cela 
avait  été  absolument  prescrit,  le  mouvement  de  repli,  qui  pour 
nous  était  sur  Amanvillers,  Saint-Privat.  C'est  de  cette  opéra- 
tion néfaste  que  résulteront  tous  nos  désastres! 

Elle  était,  selon  le  maréchal  Bazaine,  motivée  par  la  néces- 
sité de  se  rapprocher  de  Metz,  afin  de  se  ravitailler  plus  aisé- 
ment en  vivres  et  en  munitions. 

Bien  pauvres  motifs!  L'idée  dirigeante  qui  aurait  dû  l'em- 
porter sur  toutes  autres  considérations,  eût  été  de  reprendre 
résolument  l'offensive,  le  17  dès  l'aube,  en  profitant  de  notre 
succès  du  16.  Nous  aurions  rejeté  sur  la  Moselle  notre  ennemi 
empêtré  dans  des  ravins  difficiles.  Nous  aurions  pu  transformer 
sa  retraite  en  une  complète  déroute. 

En  tout  cas,  puisque  cette  idée  si  naturelle  était  écartée, 
pourquoi  ne  se  portait-on  pas  franchement  dans  les  directions 
Etain,  Briey.^  Nous  n'aurions  pas  cessé  alors  de  rester  en  com- 
munication avec  Metz  et  Thionville,  nous  aurions  encore  pu  nous 
y  ravitailler  rapidement,  tout  en  nous  appuyant  sur  l'Argonne  et 
en  faisant  plus  tard  notre  jonction  avec  Mac  Mahon.  Les 
désastres  de  Sedan  et  de  Metz  eussent  été  évités  et  le  sort  de  la 
campagne  fût  peut-être  resté  finalement  à  notre  avantage. 

Pour  justifier  encore,  si  possible,  son  repli  sur  Metz,  cette 
place,  disait  le  maréchal  Bazaine,  eût  été  investie  et  bombardée 
aussitôt  après  notre  départ;  elle  n'eût  pas  tardé  à  succomber, 
puisque  ses  forts  incomplètement  armés  et  mal  approvisionnés 
auraient  été  hors  d'état  de  résister  efficacement. 

Ce  sont  ces  faibles  raisons,  données  pour  masquer  del'impé- 
ritie  et  un  manque  de  résolution,  qui  ont  en  tout  cas  fait  perdre 
de  vue  que  le  sort  d'un  pays  se  résout  par  la  lutte  en  rase  cam- 
pagne et  non  pas  en  s'accrochant  à  une  place  que  l'ennemi  finit 
par  encercler  et  bloquer. 

Il  aurait  fallu  pensera  la  capitulation  d'Ulm. 

Reprenons  maintenant  les  faits,  tels  qu'ils  se  déroulèrent  par 
la  suite. 

La  division  de  Cissey  avait  l'ordre  de  venir  s'établir  le  17,  sa 
droite  à  Saint-Privat,  sa  gauche  à  Amanvillers.  Elle  installait 
donc  son  bivouac  dans  la  matinée.  V'ers  4  heures  du  soir,  le 
corps  de  Canrobert  (6^)  se  plaçait  à  notre  droite  ;  l'extrême- 
gauche  du  6*^  corps  était  installée  dans  le  village  même  de  Saint- 
Privatr 


536  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  18  août  au  matin,  une  brusque  canonnade  éclate,  nous 
couvrant  de  projectiles.  Sans  prendre  le  temps  de  lever  le  bivouac, 
la  division  de  Gissey  garnit  rapidement  la  ligne  de  front  qu'elle 
avait  à  tenir,  entre  le  6®  corps  à  droite,  les  autres  divisions  du 
4®  corps  à  gauche. 

Pendant  plusieurs  heures,  ce  ne  fut  qu'un  combat  d'usure, 
sans  effort  décisif.  Encadrée,  notre  division  restait  impassible 
sous  le  feu  de  l'artillerie  ennemie,  toujours  renforcée.  Les  Alle- 
mands, qui  augmentaient  constamment  le  nombre  de  leurs 
pièces  postées  en  face  de  nous,  finirent  par  obtenir  une  supé- 
riorité de  feu  écrasante.  Nos  batteries  furent  successivement 
démontées,  aucun  renfort  ne  nous  parvint,  malgré  des  demandes 
incessamment  renouvelées. 

A  un  moment  de  la  lutte  engagée,  se  dessina  nettement  à 
nos  yeux  la  préparation  par  les  Allemands  de  leur  attaque  déci- 
sive sur  Saint-Privat. 

De  la  ligne  de  front  que  nous  occupions,  nous  nous  rendions 
facilement  compte  des  agissemens  de  l'adversaire  ;  les  forces 
ennemies  chargées  de  donner  l'assaut  se  massaient,  le  canon 
tonnait  de  plus  en  plus  vite  et  criblait  d'obus  Saint-Privat  et  la 
division  de  Cissey.  Ce  village  ne  nous  semblait  pas,  d'autre  part, 
occupé  de  façon  suffisante  pour  pouvoir  résister  au  choc  pro- 
chain de  la  masse  prussienne. 

Le  maréchal  Ganrobert,  du  point  où  il  stationnait  sur  la  hau- 
teur, ne  pouvait  se  rendre  compte,  comme  nous-mêmes,  de  ce 
qui  se  préparait  contre  Saint-Privat,  c'est-à-dire  contre  la  gauche 
de  son  corps  d'armée.  Il  fallut  môme  une  grande  insistance  de 
la  part  de  l'auteur  de  ce  récit  envoyé  auprès  de  lui,  pour  le 
convaincre  du  péril  qui  menaçait  ce  point  important  de  notre 
ligne  de  bataille  et  contre  lequel  allaient  se  produire  tous  les 
efforts  de  nos  adversaires. 

J'avais  insisté  en  effet  de  telle  façon,  que  M.  le  maréchal 
Ganrobert,  m'interrompant,  me  donnait  à  entendre  que  je  pou- 
vais me  retirer.  Gomme  je  ne  bougeais  pas  :  «  Vous  êtes  donc 
Breton,  mon  capitaine  !  s'écria-t-il.  —  Non,  monsieur  le  maréchal  ! 
Je  suis  désespéré,  ajoutai-je,  d'avoir  aussi  mal  rempli  ma  mis- 
sion, puisque  mon  exposé  du  péril  qui  menace  Saint-Privat  ne 
me  semble  pas  vous  convaincre!  »  J'avais,  entre  temps,  indiqué 
au  maréchal  un  point  du  terrain  h  proximité,  d'où  l'on  pouvait 
se  rendre  compte  des  préparatifs  d'attaque  de  l'ennemi. 


A    l'armée    de    METZ.  537 

<(  Eh  bien!  j'y  vais  avec  vous!  »  s'exclama  le  maréchal.  A  peine 
la  vision  du  péril  avait-elle  lieu,  que  le  maréchal,  me  serrant  la 
main,  me  disait  affectueusement  et  rapidement  :  ((  Merci.  Dites 
au  général  de  Cissey  que  je  compte  sur  lui  pour  me  soutenir.  » 

Le  maréchal  renforce  à  la  hâte  Saint-Privat,  effectivement 
assez  dégarni  de  troupes,  parce  que  le  gros  du  6**  corps  avait  été 
amené  à  s'étendre  sur  sa  droite,  dans  la  crainte  d'un  mouvement 
tournant  dirigé  par  le  général  allemand  Steinmetz,  qui,  d'après 
le  maréchal,  voulait  le  séparer  de  Metz.! 

L'attaque  de  Saint-Privat  déjà  prévue  a  donc  lieu;  les  troupes 
à  l'aile  gauche  du  corps  Canrobert  sont  écrasées  et  refoulées  de 
Saint-Privat  malgré  leur  éclatante  bravoure,  la  situation  devient 
pour  nous  des  plus  dangereuses,  puisque  la  ligne  de  bataille  fran- 
çaise sera  tout  à  fait  rompue,  si  les  Allemands  réussissent  et 
parviennent  finalement  à  occuper  le  village. 

C'est  alors  qu'intervient,  si  utilement  et  si  efficacement,  pro- 
prio  motu,  la  division  de  Cissey.  Par  un  raj>ide  changement  de 
front  sur  sa  droite,  qui  reste  toujours  appuyée  à  Saint-Privat, 
notre  division  se  place  à  petite  portée  de  fusil,  face  au  flanc  droit 
de  la  colonne  d'assaut  allemande.  Elle  la  décime  en  moins  d'un 
quart  d'heure  par  une  fusillade  des  plus  rapides;  elle  arrête  net 
l'élan  des  troupes  chargées  de  l'attaque,  qui  subissent  alors  les 
pertes  les  plus  terribles,  voyant  nombre  de  fois  tomber  leurs 
drapeaux  dont  les  porteurs  sont  tués  successivement  ! 

Ah!  si,  à  ce  moment  psychologique,  le  secours  des  réserves 
tant  de  fois  réclamées  était  survenu,  c'était  la  victoire,  la  bril- 
lante victoire! 

Le  maréchal  Bazaine,  loin  du  champ  de  bataille,  ne  savait 
pas  ce  qui  se  passait  alors! 

Bientôt  les  Allemands  se  ressaisissent,  de  nouveaux  groupes 
d'artillerie  viennent  s'ajouter  à  la  masse  des  pièces  déjà  en 
position  ;  un  feu  d'une  intensité  inouïe,  puisque  les  obus  tom- 
baient comme  grêle,  s'abat  sur  notre  division,  la  décime  et 
l'écrase. 

Pour  donner  une  idée  de  la  violence  de  ce  feu  de  l'artillerie 
allemande,  une  batterie  française,  rencontrée  disponible  en 
arrière  de  notre  ligne  de  feu,  y  avait  été  amenée  par  le  capitaine 
de  la  Boulaye,  de  notre  état-major.  Ouvrant  son  feu  aussitôt  après 
sa  mise  en  batterie^  elle  fut  immédiatement  repérée  par  l'artil- 
lerie allemande,  et  si  vite   écrasée,  qu'elle   ne  put  tirer  qu'un 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

seul  coup  par  pièce;  ses  affûts,  ses  caissons  furent  brisés,  ses 
officiers,  sous-officiers  et  servans  tués  ou  blessés  ;  le  capitaine  de 
cette  batterie,  tout  couvert  de  sang,  venait,  peu  d'instans  après 
l'ouverture  du  feu  par  ses  canons,  dire  au  général  de  Gissey  : 
((  Voilà  ce  qui  reste  de  ma  batterie,  moi  seul  disponible!   » 

La  division  de  Gissey  tint  bon  cependant  autant  qu'elle  le 
put,  malgré  des  pertes  considérables  en  officiers  et  troupe.  Bien 
que  Saint-Privat  ait  été  complètement  abandonné  par  les  der- 
niers élémens  du  6*^  corps  en  retraite  sur  Metz,  notre  résistance 
est  si  héroïque  à  ce  moment  de  la  lutte  que  la  tête  de  la  colonne 
d'assaut  allemande  reste  comme  figée  à  mi-pente,  sur  la  croupe 
de  terrain  qu'elle  suivait  pour  atteindre  Saint-Privat;  elle  y  res- 
tera immobile  et  terrifiée  par  ses  pertes  jusqu'à  la  nuit  venue  ! 

Le  général  de  Gissey,  considérant  qu'il  ne  sera  pas  secouru, 
malgré  ses  demandes  de  renforts  réitérées,  voyant  que  sa  divi- 
sion va  être  entièrement  anéantie  sous  le  feu  le  plus  violent 
qu'on  puisse  imaginer,  recule  très  lentement  par  échelons  de 
brigade  afin  d'aller  prendre  une  position  de  résistance  en  arrière 
à  la  lisière  des  bois  de  Saulny.  L'attitude  de  ses  troupes  en  im- 
pose toujours  à  l'adversaire,  qui  n'agira  plus  désormais  jusqu'à 
la  fin  de  la  bataille  que 'par  des  feux  très  puissans  d'artillerie 
auxquels  nous  ne  pouvons  répondre  qu'avec  quelques  pièces  en 
nombre  insuffisant.  La  nuit  approchait,  il  était  sept  heures  du 
soir;  à  cet  instant,  le  soleil  rouge  comme  du  feu  allait  descendre 
au-dessous  de  l'horizon;  Saint-Privat,  Amanvillers  étaient  en 
flammes,  laissant  échapper  vers  le  ciel  de  longs  tourbillons  de 
fumée  ;  le  peu  qui  nous  restait  de  l'artillerie  du  4®  corps,  non 
démonté  et  utilisable,  tonnait  et  vomissait  obus  et  mitraille  ! 
Quel  spectacle  grandiose  et  impressionnant  !  G'était,  à  cette 
heure  tragique,  l'effort  suprême  pour  l'honneur  que  nous  don- 
nions à  la  France  !  Il  fallut,  dans  l'obscurité  qui  nous  avait  enfin 
gagnés,  abandonner  ce  champ  de  bataille  couvert  de  nos  morts 
et  de  nos  blessés;  il  fallut,  suivant  les  ordres  reçus,  rallier  Metz 
au  cours  de  la  nuit  :  mais,  malgré  tout,  la  vaillance  restait  au 
cœur  de  nos  soldats  incomparables;  ils  avaient  soutenu  une 
lutte  gigantesque  et  se  tenaient  encore  prêts,  jusqu'à  la  fin,  à 
de  nouveaux  sacrifices  ! 

Nous  avions  perdu  dans  notre  division  :  Officiers  :  20  tués, 
71  blessés,  21  dis}iarus.  —  Troupe  :  18i  tués,  1  177  blessés, 
375  disparus. 


A    l'armée    de    METZ.  539 

Si  le  6*^  corps  (Ganrobert)  avait  été  appuyé  le  18  par  les 
nombreuses  batteries  de  la  réserve  générale,  que  l'on  n'a  jamais 
utilisées  dans  les  journées  de  haute  lutte,  le  général  de  Ladmi- 
rault  aurait  pu,  avec  les  divisions  Grenier  et  Lorencez,  jointes  à 
la  division  de  Gissey  marchant  en  échelons,  se  jeter  résolument 
sur  les  Allemands  arrêtés  dans  leur  premier  élan  quand  ils  don- 
naient l'assaut  à  Saint-Privat.  Gette  puissante  contre-attaque  au- 
rait permis  d'infliger  à  l'ennemi  une  sanglante  défaite,  malgré 
leurs  corps  d'armée  accumulés  devant  nous.  La  Garde,  qui  serait 
venue  à  la  rescousse  derrière  le  4^  corps,  aurait  complété  notre 
effort  d'ensemble  et  nous  aurions  pu  arriver  à  nous  rendre  défi- 
nitivement maîtres  de  la  situation. 

Malheureusement,  notre  chef  suprême  n'était  pas  là,  pour  pro- 
fiter de  l'occasion  qui  s'offrait  à  lui  pour  la  seconde  fois,  afin  de 
déterminer  un  grand  succès  final  !  Son  état-major  restait  immo- 
bilisé auprès  de  lui,  loin  du  champ  de  bataille;  le  maréchal 
Bazaine  ne  voulut  pas  se  renseigner,  et  par  conséquent  con- 
naître, d'instans  en  instans,  les  incidens  graves  qui  caractéri- 
saient les  phases  de  la  bataille  décisive  de  Saint-Privat.  L'inertie 
et  l'insouciance  rendaient  inutiles  les  impressions  apportées  par 
ceux  qui  venaient  de  la  ligne  de  feu,  demandant  à  être  soutenus 
et  renforcés  sur  les  points  les  plus  menacés. 

Pour  la  journée  du  18  août  le  dispositif  général  de  l'armée 
de  Metz  avait  été  le  suivant  : 

La  ligne  de  front  de  combat  allait  de  Rozérieulles  à  Saint- 
Privat. 

Le  6«  corps,  à  la  droite,  tenait  Raucourt  et  Saint-Privat. 

Le  4«  corps,  divisions  de  Gissey  et  Grenier  en  première  ligne, 
division  Lorencez  en  seconde  ligne,  occupait  Amanvillers,  Mon- 
tigny-la- Grange  et  se  reliait  à  Saint-Privat,  par  la  droite  delà 
division  de  Gissey,  à  l'extrême  gauche  du  6«  corps. 

Le  3^  corps,  à  gauche  du  4^  avait  son  front  couvert  par  les 
fermes  La  Folie,  Leipzig,  Moscou,  sa  gauche  arrivant  à  la  ferme 
du  Point-du-Jour. 

Le  2^  corps  couronnait  la  hauteur  qui  domine  Rozérieulles, 
un  bataillon  du  97«  d'infanterie  à  Sainte-Ruffine. 

La  Garde  avait  une  brigade  de  voltigeurs  au  chalet  Billaudel, 
formant  réserve  pour  le  3«  corps  ;  la  division  de  grenadiers,  avec 
le  général  Bourbaki,  fut  d'abord  placée  sur  le  plateau  de  Plap- 
peville,  puis  plus  tard,  mais  beaucoup  trop  tard,  elle  vint  à  l'en- 


540  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trée  du  bois  Je  Saulny.  La  2"^  brigade  de  voltigeurs  se  tint  avec 
le  général  Deligny  au  col  de  Lessy. 

Le  maréchal  Bazaine  resta  à  Plappeville  avec  son  état-major. 

Dès  le  début  de  la  bataille,  l'ennemi  fit  effort  contre  notre 
droite  ;  Sainte-Marie-aux-Chênes,  un  instant  occupé  par  le  6^  corps, 
fut  écrasé  d'obus  et  dut  être  abandonné.  Roncourt  fut  ensuite 
attaqué,  et  le  (5®  corps,  bien  qu'il  fût  soutenu  par  la  brigade  de 
cavalerie  du  Barail  et  d'autres  élémens  de  même  arme,  finit  par 
l'évacuer. 

Dans  le  4®  corps,  la  division  Lorencez  n'avait  pas  tardé  à  être 
portée  en  ligne,  à  gauche  de  la  division  Grenier. 

Dans  le  3'^  corps,  une  brigade,  tenant  bien  le  bois  de  Géni- 
vaux,  avait  couvert  efficacement  la  partie  de  notre  front  défendue 
par  les  divisions  de  ce  corps  d'armée. 

Dans  le  2®  corps,  les  positions  occupées  avaient  été  facile- 
ment gardées,  et,  de  ce  côté,  l'ennemi  se  contenta  d'une  démon- 
stration de  mouvement  tournant  vers  Jussy,  mouvement  qui  fut 
repoussé  par  la  brigade  Lapasset. 

Le  19  août  au  matin,  la  division  de  Cissey,  après  une  marche 
de  nuit  rétrograde,  pénible  et  difficile,  sur  une  route  encombrée 
d'impedimenta,  atteignit  enfin  le  village  de  Voippy. 

Après  quelques  heures  de  repos  bien  courtes,  et  dès  cinq 
heures,  son  chef  la  faisait  rassembler  provisoirement,  puis,  con- 
formément aux  ordres  reçus,  l'établissait  au-dessous  du  fort 
Saint-Quentin. 

Une  pluie  diluvienne  avait  mis  dans  un  état  lamentable  nos 
malheureux  Jsoldats,  démunis  de  tout,  puisqu'ils  n'avaient  pas 
eu  le  temps  de  reprendre  leurs  effets,  laissés  au  bivouac  de  la 
veille,  quand  on  avait  commencé  la  bataille  de  Saint-Privat.  Ces 
braves  garçons,  résignés  et  admirables  en  tout,  nous  rendaient 
plus  malheureux  encore,  en  raison  de  leurs  souffrances  et  de 
leurs  privations,  qu'ils  enduraient  après  des  heures  de  combat 
acharné  et  sans  avoir  pris  le  repos  nécessaire. 

ni.    —    COMMENCEMENT  DE  L'INVESTISSEMENT.    —  ENCERCLEMENT 
DE  l'armée    de   METZ.    —   TENTATIVES    DE  PERCÉE    DES  26  ET    31    AOUT 

A  partir  du  20  août,  commence  l'encerclement  de  l'armée  et  de 

la  place  de  Metz;  il  sera  soigneusement  assuré  par  les  Allemands  ! 

Notre  général  en  chef  va,  au    fond,  rester  passif  jusqu'à  la 


A    l'armée    de    METZ.  541 

fin  du  drame.  Nous,  infortunés,  nous  allons  subir  le  supplice 
d'un  enlizement  fatal,  contre  lequel  nous  voudrons  nous  dé- 
battre, mais  qui  forcément  aura  raison  de  nous,  puisque  la 
passivité  restera  à  l'ordre  du  jour! 

Sentant  déjà  que,  quoi  qu'il  advienne,  nous  devons  remplir 
notre  rôle  du  mieux  que  nous  pourrons,  nous  allons  nous  orga- 
niser aussi  fortement  que  possible,  pour  une  résistance  éner- 
gique. 

Les  Allemands  finiront  peut-être  par  nous  réduire,  mais  ce 
sera  en  nous  affamant  et  non  pas  en  nous  maîtrisant  par  le 
combat  ! 

Les  forts  de  Metz  étaient  à  compléter  pour  être  mis  en  me- 
sure de  soutenir  un  siège,  il  faudra  fournir  pendant  un  certain 
temps  de  nombreux  travailleurs  pour  assurer  leurs  conditions 
défensives. 

Les  Allemands,  très  renseignés  sur  nous,  grâce  à  leur  ser- 
vice d'espionnage  parfaitement  organisé,  peuvent  déjà  compter, 
qu'en  établissant  un  blocus  sévère,  ils  viendront  à  bout  de  la 
résistance  de  Metz  sans  coup  férir  et  dans  un  nombre  de  jours 
qu'ils  peuvent  presque  escompter  à  l'avance-. 

36  août.  —  Le  26  août  doit  avoir  lieu,  nous  dit-on,  une  pre- 
mière tentative  pour  forcer,  sur  la  rive  droite  de  la  Moselle,  un 
point  du  cercle  ennemi  qui  nous  enserre  !  Les  forces  françaises, 
établies  sur  la  rive  gauche,  doivent,  à  cet  effet,  quitter  leurs 
emplacemens  dans  la  nuit  du  25  au  26  et  franchir  la  rivière. 
Pour  cette  démonstration,  le  6^  corps  tiendra  la  gauche  entre  le 
château  de  Grimont  et  la  Moselle;  le  4"  corps  sera  à  hauteur  de 
Mey  avec  les  divisions  de  Cissey  et  Grenier  en  première  ligne,  la 
division  Lorencez  en  seconde  ligne,  formant  réserve  du  4^  corps. 
Le  3^  corps  doit  se  placer  à  la  droite  du  4^.  Le  2®  corps  devait 
être  maintenu  en  réserve  générale  de  l'armée  avec  la  Garde. 

L'ennemi,  qui  est  en  forces  dans  les  villages  de  Servigny, 
Poix  et  Sainte-Barbe  où  il  a  déjà  établi  de  nombreuses  batteries, 
reste  immobile  en  attendant  notre  attaque  ! 

Quant  à  nous,  nous  sommes  maintenus  dans  l'expectative  des 
ordres  du  maréchal  Bazaine,  qui  préside  un  conseil  de  guerre 
réuni  au  château  de  Grimont. 

A  6  heures  du  soir,  et  sans  que  nous  ayons  combattu,  il  nous 
est  enjoint  d'aller  reprendre  sur  la  rive  gauche  de  la  Moselle, 
nos  positions  primitives  ! 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  pluie  torrentielle  qui  n'a  pas  cessé  de  tomber,  au  cours  de 
la  journée,  dure  toute  la  nuit  :  elle  alourdit  cette  épreuve  inu- 
tile imposée  à  nos  soldats  ! 

On  n'utilise  même  pas  notre  concentration  sur  la  rive  droite, 
pour  s'assurer  la  possession  des  approvisionnemens  en  denrées 
de  consommation  existantes  sur  le  terrain  que  nous  quittons  et 
qui  plus  tard  nous  auraient  été  si  précieuses  si  on  les  avait  fait 
entrer  dans  Metz. 

Ce  furent  les  Allemands  qui  en  profitèrent!  Après  une 
marche  de  nuit  déprimante,  la  division  de  Cissey  gagnait  avec 
grandes  difficultés  Longeville-lès-Metz,  nouveau  point  de  sta- 
tionnement assigné. 

Ce  ne  fut  qu'à  la  pointe  du  jour,  le  27,  qu'il  nous  fut  pos- 
sible de  faire  un  établissement  définitif.  Une  brigade  s'installe 
en  avant  de  Longeville-lès-Metz,  l'autre,  sous  le  fort  Saint- 
Quentin,  avec  avant-postes  à  Scy  et  à  Chazelles;  l'artillerie  de 
la  division  a  son  parc  établi  à  l'extrémité  de  Longeville,du  côté 
de  Metz;  le  quartier  général   est  à  Longevilles 

Le  2®  hussards,  qui  avait  été  adjoint  à  la  division,  assura  un 
service  de  vedettes  a  nos  avant-postes. 

Beaucoup  se  sont  demandé  à  quel  "effet  avaient  eu  lieu  les 
marches  du  26  août,  pour  concentrer  l'armée  sur  la  rive  droite 
de  la  Moselle  .^^  L'utilité  de  cette  démonstration  est  restée  un 
mystère  ! 

SI  août.  —  Dans  la  nuit  du  30  au  31  août,  nouveaux  ordres 
pour  se  porter  le  31,  dès  5  heures  du  matin,  sur  la  rive  droite 
de  la  Moselle,  et  aller  prendre  position  sur  le  plateau  de  Grimont. 

Les  2^  et  3^  corps  d'armée  avaient  été  maintenus  sur  cette 
rive  le  26  au  soir. 

A  8  heures  du  matin,  la  division  de  Cissey  est  formée,  la 
droite  au  bois  de  Mey,  la  gauche  à  la  route  de  Bonzonville  ;  la 
division  Grenier  est  à  sa  gauche,  à  hauteur  de  Villers-l'Orme. 
La  division  Lorencez  est  en  seconde  ligne. 

Le  4^  corps  d'armée  a  le  6^  corps  à  sa  gauche  et  le  3^  corps  à 
sa  droite;  plus  à  droite  encore,  le  2®  corps  [d'armée.  La  Garde, 
formant  la  réserve  générale,  est  placée  derrière  le  6"^  corps, 
entre  le  château  de  Grimont  et  la  Moselle. 

Vers  midi,  le  général  de  Ladmirault,  sortant  du  conseil  de 
guerre  qui  vient  d'être  tenu,  annonce  avec  une  joie  rayonnante 
que  nous  allons  avoir  enfin  une  vraie  bataille!  Nous  aborderons 


A    l/vRMÉE    DE    METZ.  543 

l'ennemi  de  front,  en  cliereliant  à  le  tourner  par  sa  gauche.  On 
ne  se  bornera  pas  à  le  canonner,  mais  nous  le  forcerons  à  me- 
surer son  infanterie  avec  la  nôtre!  Cette  nouvelle, vite  répandue 
dans  les  corps  de  troupe,  rend  nos  soldats  tout  heureux,  à  la 
pensée  de  n'être  pas  tenus  immobiles  sous  le  feu  des  canons 
allemands,  mais  de  pouvoir  rendre  coups  pour  coups,  et  de  se 
servir  énergiquement  de  leurs  baïonnettes. 

La  division  Aymard,  du  3"  corps,  à  notre  droite  immédiate 
se  précipitera  sur  Servigny;  nous  soutiendrons  cette  attaque,  et 
le  mouvement  d'offensive  générale  sera  appuyé  par  trois  pièces 
de  gros  calibre  de  24  et  une  batterie  de  12  établies  à  800  mètres 
en  avant  du  fort  Saint-Julien. 

L'attaque,  par  les  autres  élémens  du  3*^  corps,  sera  subor- 
donnée aux  progrès  du  mouvement  du  2^  corps,  agissant  à 
l'extrême  droite  de  notre  front  de  bataille.  Le  2*^  corps,  qui  va 
menacer  l'extrême  gauche  ennemie,  doit  encore  l'empêcher  de 
fournir  une  résistance  à  outrance,  dans  les  villages  qu'il  occupe 
et  dans  les  retranchemens  qu'il  a  construits. 

Mais  tous  ces  mouvemens  ordonnés  sont  retardés  par  des 
causes  restées  inconnues;  la  division  Aymard  n'entre  en  action 
qu'après  4  heures  du  soir! 

Pendant  qu'on  perd  ainsi  un  temps  précieux,  l'ennemi  ri- 
poste violemment  aux  feux  de  nos  grosses  pièces  d'artillerie  en 
position  fixe  :  le  tir  de  l'adversaire  est  sans  grande  efficacité, 
grâce  à  la  précaution  prise  de  tenir  les  troupes  d'infanterie  très 
déployées  et  en  arrière  des  crêtes. 

La  division  de  Gissey,  appuyant  l'attaque  commencée  par 
la  division  Aymard,  se  porte  en  avant  en  lignes  échelonnées; 
notre  artillerie  divisionnaire,  réduite  à  4  pièces  par  batterie, 
inaugure  une  nouvelle  manière  de  combattre.;  Elle  se  porte 
rapidement  derrière  les  crêtes  successives,  ôte  les  avant-trains 
hors  de  la  vue  de  l'ennemi,  met  en  batterie  à  bras  d'hommes, 
tire  rapidement  plusieurs  salves  efficaces,  remet  les  avant-trains, 
puis  change  de  position  par  un  mouvement  de  flanc  au  galop. 
L'ennemi  couvre  immédiatement  d'obus  le  terrain  que  vien- 
nent de  quitter  nos  batteries,  et  comme  il  n'y  a  plus  personne, 
ce  sont  des  munitions  consommées  en  pure  perte!  Par  cette 
manière  de  faire,  notre  artillerie  supplée  à  son  infériorité 
numérique  ! 

Le  20^  bataillon  de  chasseurs  à  pied,  attaché  à  notre  divi- 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sion,  ne  tarde  pas  à  devancer  la  division  Aymard  ;  nos  tirail- 
leurs et  les  partisans  de  nos  compagnies  franches  pénètrent 
dans  les  premières  maisons  de  Servigny  et  causent  de  grandes 
pertes  aux  Allemands.  En  même  temps,  notre  masse  d'infan- 
terie enlève,  avec  une  rare  énergie,  les  tranchées-abris  et  les 
retranchemens  de  toutes  sortes  qui  protègent  nos  adversaires; 
un  grand  nombre  de  canons  ennemis  de  position  tombent  entre 
nos  mains,  mais  doivent  être  encloués,  faute  d'attelages  pour 
les  emmener. 

La  nuit  survient  malheureusement  avec  un  brouillard  épais; 
il  devient  très  difficile  de  remettre  l'ordre  nécessaire  dans  ces 
troupes  qui  viennent  de  combattre  avec  acharnement,  jusqu'à 
ce  que  la  lutte  soit  devenue  impossible.  Les  Allemands,  guidés 
par  les  feux  de  bivouac  imprudemment  allumés  dans  la  division 
Aymard,  repoussent  de  Servigny  nos  avant-postes,  qu'on  ne 
peut  plus  soutenir  efficacement  à  cause  de  l'obscurité  complète. 

Les  pertes  subies  par  la  division  de  Gissey  dans  cette  journée 
du  31  août  furent  : 

Officiers  :  4  tués,  29  blessés,  4  disparus.  — Troupe  :  41  tués, 
449  blessés,  255  disparus. 

/^''  septembre.  —  Le  1^''  septembre,  à  la  pointe  du  jour,  la 
division  Lorencez  nous  remplace  en  première  ligne  et  ce  mou- 
vement est  favorisé  par  le  brouillard  toujours  très  épais. 

La  division  de  Gissey  va  remplir  le  rôle  de  réserve  du 
4^  corps,  si,  comme  nous  l'espérons,  l'ensemble  des  troupes  doit 
marcher  de  l'avant,  afin  de  profiter  «lu  premier  succès  obtenu 
la  veille. 

Mais,  vers  9  heures  du  matin,  le  maréchal  Bazaiiie  appre- 
nant que  notre  S*"  corps  (Lebœuf)  est  attaqué  par  des  forces 
considérables,  prescrit  de  battre  en  retraite  sur  toute  la  ligne, 
et  de  venir  prendre  une  position  de  rassemblement  à  proximité 
du  fort  Saint-Julien. 

A  i  heure  du  soir,  la  division  de  Gissey  quittait  cette  posi- 
tion de  rassemblement,  allait  passer  la  Moselle,  puis  venait 
reprendre  sa  situation  du  30  août  sur  la  rive  gauche,  après  une 
marche  exténuante,  provenant  surtout  de  l'encombrement  de 
la  route  suivie. 

Diverses  améliorations,  au  point  de  vue  de  l'installation, 
comme  à  celui  des  conditions  de  résistance  éventuelles,  sont 
réalisées  à  cette  heure  du  retour  vers  Longeville-lès-Metz. 


A    l'armée    de    METZ.  545 

Le  village  de  Moiilins-lès-Metz,  qui  est  un  des  points  prin- 
cipaux de  notre  ligne  de  couverture,  est  particulièrement  ren- 
forcé. Deux  compagnies  de  grand'gardes,  relevées  toutes  les 
24  heures,  y  feront  le  service  concurremment  avec  une  des  quatre 
compagnies  franches  de  la  division. 

Le  commandement  supérieur  de  ce  poste  important  de  Mou- 
lins-lès-Metz est  donné  à  M.  Arnous-Rivière,  chef  d'une  com- 
pagnie de  volontaires,  installée  en  permanence  dans  cette  localité. 

M.  Arnous-Rivière,  ancien  officier  au  régiment  étranger, 
avait  une  grande  habitude  de  la  guerre  d'avant-postes,  qu'il  avait 
pratiquée  en  maintes  circonstances  et  notamment  durant  le 
siège  de  Sébastopol;  il  a  rendu  des  services  très  appréciables  au 
cours  du  blocus  de  Metz,  non-seulement  en  assurant  la  sécurité 
de  la  division,  dans  la  direction  d'Ars-sur-Moselle  et  dans  celle 
de  Sainte-Ruffine,  mais  encore  en  nous  procurant  des  approvi- 
sionnemens  en  denrées  diverses  pour  la  subsistance  de  la 
troupe,  qu'il  savait  découvrir,  et  que  nous  faisions  enlever  par 
nos  compagnies  franches,  composées  d'hommes  résolus  et 
adroits. 

Le  2®  hussards  ayant  été  de  nouveau  rattaché  à  la  division 
de  Cissey,  un  groupe  de  cavaliers  alimentait  chaque  jour  le 
service  des  vedettes. 

Les  villages  de  Scy  et  de  Ghazelles  étaient  occupés  par  des 
corps  de  notre  division,  qui  assuraient  d'autre  part  la  sécurité 
en  avant  de  ces  localités,  et  toujours  en  liaison  avec  les  grand'- 
gardes de  Moulins-lès-Metz. 

Le  mouvement  de  retraite  de  l'armée  de  Metz,  dans  la  jour- 
née du  l^"^  septembre,  fut  désastreux  à  tous  les  points  de  vue! 

Il  avait  fait  constater  notre  impuissance,  même  après  un 
succès;  il  témoignait,  à  partir  de  ce  moment,  de  l'abandon 
absolu  de  l'idée  de  faire  une  trouée  pour  rejoindre  l'armée  de 
Mac  Mahon;  il  indiquait  nettement  la  résolution  de  rester  con- 
finés sous  Metz. 

On  a  prétendu  que  le  maréchal  Bazaine  croyait  avoir  devant 
lui,  le  l^""  septembre  au  matin,  220  000  Allemands  venus  en 
partie  pendant  la  nuit  après  avoir  franchi  la  Moselle  !  Il  ignorait 
donc  à  ce  moment  que  les  deux  principales  armées  allemandes 
manœuvraient  pour  envelopper  Mac  Mahon .^  Les  prisonniers 
que  nous  avions  faits  le  31  août,  sans  compter  un  service  d'es- 
pionnage bien  assuré,  auraient  pu  nous  l'apprendre  !  mais  le 
TOME  X.  —  1912,  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES?- 

service  des  renseignemens,  au  grand  quartier  général  de  notre 
armée,  a  été,  du  commencement  à  la  fin,  tout  à  fait  insuffisant; 
nous  n'avons  jamais  su  ce  que  nous  avions  exactement  devant 
nous,  et  encore  moins  ce  qui  se  passait  à  l'extérieur! 

IV.  —  BLOCUS  DE  l'aRMKE    DE   METZ.  —  PRIVATIONS    ET  MISÈRES 
/jer  SEPTEMBRE-24  OCTOBRE 

Nous  entrons  dans  la  période  du  blocus  proprement  dit  : 

Les  journées  des  2,  3,  4,  [5,  6,  7  et  8  septembre  sont  parti- 
culièrement employées  à  une  forte  organisation  défensive  de  nos 
positions. 

Par  des  retranchemens,  des  tranchées-abris,  des  maisons 
crénelées  aux  endroits  indispensables,  nous  arrivons  à  des  con- 
ditions d'ensemble  excellentes  pour  la  résistance!  L'ennemi,  qui 
sait  très  bien  ce  qui  se  passe  de  notre  côté,  ne  tentera  jamais  de 
nous  surprendre  et  surtout  de  foncer  sur  nous, avec  l'intention  de 
nous  réduire  par  le  combat  pendant  le  temps  que  durera  le 
blocusi; 

Un  service  d'avant-postes,  rigoureux  et  très  soigneusement 
asssuré,  fonctionnera  chez  nous  sans  relâche  jusqu'au  dernier 
jours: 

Avec  nos  quatre  compagnies  franches,  soutenues  quand  il  est 
nécessaire,  nous  enlevons  de  vive  force  tous  les  approvisionne- 
mens  à  notre  portée  en  céréales  et  denrées  fourragères,  nous 
assurons  avec  nos  propres  moyens,  dans  la  division,  la  fabrica- 
tion de  notre  pain  quotidien. 

Cet  ensemble  de  mesures  nous  sauvegardera  et  nous  empê- 
chera de  mourir  de  faim  dans  les  derniers  jours,: 

La  plus  grande  propreté  doit  constamment  régner  dans  nos 
cantonnemens  et  à  nos  avant-postes;  [nous  éviterons  par  là 
toutes  causes  d'épidémies  qui  auraient  été  |la  ruine  complète  de 
nos  effectifs,  si  diminués  déjà  dans  les  combats  antérieurs! 

L'état-major  de  notre  division  se  multiplie  sous  l'impulsion 
intelligente  et  ardente  du  général  de  Gissey,  pour  surveiller  l'exé- 
cution des  mesures  de  sécurité  prises  et  de  tous  les  détails  du 
service  quotidien.  Cet  état-major  fournit  surtout  du  service  actif 
et  non  exclusivement  un  service  de  bureau. 

A  dater  du  8  septembre,  la  viande  de  cheval  est  mise  en  dis- 
tribution. 


< 


A    l'armée    de    METZ.  547 

Des  pluies  torrentielles  tombaient  très  fréquemment,  et 
venaient  accroître  de  façon  marquée  nos  premières  misères. 

Des  bruits  alarmans  et  sinistres  courent  alors  dans  les 
camps  !  D'après  ces  rumeurs,  l'armée  de  Mac  Mahon  aurait  été 
anéantie  à  Sedan.  La  France  était  entièrement  ouverte  à  l'in- 
vasion de  l'ennemi. 

On  ne  savait  comment  ces  nouvelles,  que  le  grand  quartier 
général  disait  non  confirmées,  avaient  pu  être  mises  en  circu- 
lation! D'aucuns  assuraient  que  c'était  l'ennemi  qui  nous  les 
faisait  parvenir  pour  nous  démoraliser  et  nous  énerver. 

9  septembre.  —  A  7  heures  du  soir,  par  une  pluie  diluvienne 
et  un  ouragan  très  violent,  une  forte  canonnade  commence  sur 
toute  la  ligne  ennemie  ;  elle  est  dirigée  contre  nos  positions  et 
nos  cantonnemens. 

Les  Allemands  ont  leur  artillerie  déployée  sur  la  rive  gauche 
de  la  Moselle,  c'est-à-dire  vers  Ars-sur-Moselle,  à  Vaux,  Jussy, 
le  Point-du-Jour,  etc.  Nos  forts  de  Saint-Quentin  et  de  Plappe- 
ville  répondent  à  cette  canonnade.  Nous  n'éprouvons  pas  de 
pertes,  grâce  aux  dispositions  de  préservation  adoptées  ;  toute- 
fois, comme  c'est  peut-être  là  le  prélude  d'une  attaque  générale 
préparée  contre  nous,  tout  le  monde  se  rend  à  son  poste  de 
combat. 

Le  bruit  a  été  accrédité,  à  propos  de  cette  canonnade,  ter- 
minée vers  8  heures  et  demie  du  soir,  que  les  troupes  prison- 
nières de  l'armée  de  Sedan  contournaient  Metz  à  ce  moment 
même!  Le  découragement  dont  elles  étaient  sans  doute  déjà 
envahies  ne  devait-il  pas  être  augmenté  par  cette  démonstration 
de  l'artillerie  allemande.^ 

iO  septembre.  —  A  partir  du  10  septembre,  la  ration  des 
chevaux  est  sensiblement  réduite.  Le  temps  continue  à  être 
épouvantable.  Dans  la  soirée  du  10,  a  lieu,  à  nos  avant-postes 
de  Moulins-les-Metz,  une  échange  de  600  prisonniers. 

Nous  apprenons  par  les  nôtres,  qui  nous  sont  rendus  et  pro- 
viennent de  l'armée  de  Sedan,  combien  le  désastre  y  a  été 
complet  et"  malheureux  pour  notre  cause.  Dés'ormais,  notre 
général  en  chef  devait  être  certain  de  ne  plus  pouvoir  compter^ 
sur  des  renforts  venant  par  le  Nord  de  Metz. 

Il  aurait  pu,  croit-on,  avant  notre  affaiblissement  définitif, 
tenter  une  trouée  par  le  Sud,  se  jeter  sur  Château-Salins  en 
coupant  les  chemins  de   fer   à  l'ennemi,  et  chercher  ensuite  à 


548  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gagner  le  plateau  de  Langres  pour  avoir  l'appui  de  cette  place 
et  de  celle  de  Besançon. 

Cette  conception  aurait,  parait-il,  été  envisagée  et  même 
étudiée  à  l'état-major  général  de  l'armée,  mais  il  n'y  fut  donné 
aucune  suite. 

Nous  apprenons,  par  un  émissaire  venant  d'Ars-sur-Moselle, 
la  nouvelle  de  la  révolution  du  4  septembre. 

//  et  1*2  septembre.  —  Travaux  de  perfectionnement  et 
d'achèvement  dans  notre  organisation  défensive.  Réduction  nou- 
velle de  la  ration  d'avoine  pour  nos  chevaux,  on  la  remplace 
par  de  la  graine  de  minette  et  de  sorgho. 

M.  Debains,  jeune  diplomate  attaché  en  qualité  d'historio- 
graphe à  l'élat-major  de  l'armée,  essaie  de  franchir  en  parle- 
mentaire nos  avant-postes  de  Moulins-les-Metz. 

Il  est,  en  fait,  envoyé  par  le  maréchal  Bazaine  au  gouverne- 
ment de  la  Défense  nationale,  pour  lui  exposer  notre  situation 
exacte. 

M.  Debains  s'était  donné  comme  sujet  belge,  avocat  au 
barreau  de  Liège,  enfermé  dans  Metz  par  suite  de  circonstances 
fortuites. 

Les  Allemands  l'accueillent  poliment,  le  gardent  toute  la 
journée  à  leurs  avant-postes,  puis  nous  le  renvoient  le  soir  dans 
nos  lignes,  se  refusant  à  le  laisser  sortir  de  Metz. 

iS  et  14  septembre.  —  L'avoine  disparait  progressivement 
de  la  ration  journalière  de  nos  chevaux  ;  elle  est  remplacée  par 
tout  ce  qu'il  est  possible  de  trouver. 

Le  mauvais  temps  persiste  et  le  froid  se  manifeste. 

L'effectif  de  notre  division  est  réduit  à  5  500  hommes 
environ. 

Une  brigade  de  la  Garde  nous  avait  été  promise  comme  ren- 
fort pour  garder  nos  positions  très  étendues,  mais  cette  pro- 
messe n'est  pas  suivie  d'effet  ;  la  brigade  de  la  Garde  reste  tran- 
quillement maintenue  au  Ban  Saint-Martin. 

15  septembre.  —  Un  service  postal,  par  petits  ballons,  est 
inauguré  dans  la  place  de  Metz  ;  ce  service  est  avantageusement 
utilisé. 

16  septembre.  —  Un  ordre  général  apprend  officiellement  à 
l'armée  de  Metz  la  composition  du  gouvernement  nouveau  qui 
s'est  formé  à  Paris. 

18  septembre.  —  Il  nous  est  prescrit  de  livrer  tous  les  jours, 


A    l'armée    de    METZ.  349 

h  partir  de  cette  date,  un  certain  nombre  de  chevaux  d'artillerie 
€t  de  cavalerie,  afin  d'assurer  le  service  de  distribution,  de  la 
viande  aux  troupes. 

Depuis  longtemps  déjà,  il  ne  nous  reste  plus  que  du  cheval  à 
manger  ! 

i9  septembre.  —  Nous  recevons  l'ordre  d'utiliser  les  feuilles 
de  vigne  et  d'arbres  encore  existantes,  pour  assurer  la  nourri- 
ture des  chevaux  qui  nous  restent. 

':^0  septeynbre.  —  Un  ordre  géne'ral  réduit  d'une  quantité  très 
notable  les  rations  de  sel,  sucre  et  café. 

'iS  septembre.  —  Un  parlementaire  prussien  amène  dans  la 
journée,  pour  franchir  nos  lignes,  un  homme  aux  allures  mysté- 
rieuses, qui  se  dit  envoyé  diplomatique  auprès  du  maréchal 
Bazaine. 

C'était  le  célèbre  Régnier,  comme  nous  le  sûmes  plus 
tard  ! 

II  nous  parait,  dès  l'abord,  très  peu  au  courant  des  usages 
diplomatiques,  car  il  avait  pris,  pour  drapeau  de  parlementaire, 
une  chemise  attachée  au  bout  de  son  parapluie. 

C'était  un  bavard  et  un  incohérent,  qui,  à  première  vue, 
n'avait  pas  l'air  sérieux  et  ne  paraissait  pas  susceptible  d'inspirer 
confiance. 

Le  capitaine  Garcin,  de  l'état-major  de  la  division,  chargé 
de  le  conduire  en  voiture,  les  yeux  bandés,  au  maréchal  Bazaine 
au  Ban  Saint-Martin,  avait  tout  de  suite  remarqué  ses  allures 
étranges  et  assez  louches,  pendant  le  trajet  depuis  Longeville-lès- 
Metz  ;  il  avait  eu  de  la  peine  à  l'amener  à  se  taire  et  à  se  dis- 
penser de  réflexions  formulées  à  haute  voix. 

Après  avoir  eu  un  entretien  secret  d'une  certaine  durée  avec 
le  maréchal,  ledit  M.  Régnier  fut  reconduit,  sur  sa  demande  et 
d'après  l'ordre  du  maréchal,  directement  à  nos  avant-postes  de 
Moulins-lès-Metz. 

Il  était  sur,  aftîrmait-il  au  capitaine  Garcin,  de  pouvoir  re- 
passer nos  lignes  sans  difficultés,  car  c'était,  d'après  lui,  entendu 
avec  les  Allemands  ;  ils  l'en  avaient  assuré  au  moment  oîi  il 
venait  à  nous.  Mais  la  chute  du  jour  se  produisait  quand  nous 
fûmes  à  proximité  des  avant-postes  ennemis,  une  grêle  de  balles 
fut  la  réponse  aux  sonneries  du  trompette  qui  accompagnait  les 
parlementaires. 

M.  Régnier,  qui  ne  se  souciait  nullement  d'être  tué  ou  niêma 


550  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

blessé,  demanda  alors  très  instamment  qu'on  le  gardât  pendant 
la  nuit  à  Moulins-lès-Metz.  Il  y  fut  donc  retenu,  gardé  à  vue 
bien  entendu,  car  la  confiance  qu'il  nous  inspirait  était  vrai- 
ment des  plus  médiocres. 

34  septeynbre.  —  L'étrange  diplomate  retourne  donc  de  grand 
matin  au  quartier  général  du  prince  Frédéric-Charles  à  Fras- 
catyi; 

Il  revient,  le  soir  même  de  cejour,jmais  cette  fois,  et  contrai- 
rement aux  usages  habituels,  il  est  [introduit  dans  nos  lignes 
par  un  officier  de  l'état-major  général  de  l'armée,  envoyé  à 
l'avance  à  Moulins-lès-Metz  pour  le  recevoir  et  l'amener  direc- 
tement au  maréchal  Bazaine. 

35  septembre.  —  Le  matin,  à  la  pointe  du  jour,  M.  Régnier 
retournait  au  quartier  général  prussien,  emmenant  avec  lui  le 
général  Bourbaki  habillé  en  civil,  ainsi  que  des  médecins  luxem- 
bourgeois en  séjour  à  Metz  appartenant  à  une  ambulance  inter- 
nationale, qui  avaient  demandé  à  sortir  de  la  place. 

37  se'ptemhre.  —  A  9  heures  du  matin,  la  canonnade  se  fait 
entendre  du  côté  du  fort  de  Queuleu  ;  elle  correspondait  à  une 
pointe  tentée  sur  Peltre  et  Mercy-lès-Metz,  action  offensive  que 
nous  devions  soutenir  au  besoin^] 

Le  général  Lapasset,  du  2^  corps,  réalisa  à  cette  occasion  un 
brillant  coup  de  main,  faisant  à  l'ennemi  plus  de  200  prisonniers 
et  enlevant  des  approvisionnemens  assez  considérables. 

Nos  hommes  avaient  enlevé  avec  un  entrain  remarquable 
dans  ce  combat  tous  les  retranchemens  de  l'ennemi;  les  wagons 
blindés  qui  avaient  porté  une  partie  des  troupes  assaillantes 
jusque  sur  le  théâtre  du  combat,  avaient  servi  ensuite  pour 
ramener  les  prises  faites  aux  Allemands. 

Toute  l'armée  eut  grande  joie  quand  elle  apprit  ce  succès  dû 
à  la  hardiesse  et  à  la  vivacité  de  nos  soldats  habilement  di- 
rigésg 

38  septembre.  —  La  ration  des  chevaux  est  de  nouveau 
réduite  de  500  grammes  et  composée  en  grande  partie  de  tour- 
teaux. Les  pauvres  animaux  font  pitié,  tant  ils  sont  maigres  et 
décharnés;  on  en  voit  constamment  qui  tombent  d'inanition  sur 
les  routes!  Aussi,  le  petit  nombre  qui  reste  vivant  n'est-il 
guère  propre  à  faire  un  service  et  encore  moins  bon  pour  la 
boucherie  I 

SO  septembre.    —  Une    mentalité  particulière,    causée    par 


A    l'armée    de    METZ.  551 

l'irritation  et  les  souffrances  endurées,  commence  à  se  mani- 
fester chez  certains  ! 

Des  menées,  plus  ou  moins  secrètes,  sont  ourdies  en  vue  de 
faire  remplacer  le  maréchal  Bazaine  comme  commandant  en 
chef,  par  le  général  de  Ladmirault,  qui  prendrait  alors  le  géné- 
ral de  Gissey  comme  chef  de  l'état-major  général  de  l'armée. 
Le  général  de  Ladmirault,  en  présence  du  maréchal  Bazaine, 
flétrit  comme  ilconvieat  ces  fâcheuses  tendances  à  l'indiscipline, 
toujours  condamnables,  fussent-elles  motivées  par  une  irritabi- 
lité assez  naturelle,  qui  résultait  de  nos  épreuves  et  de  nos  infor- 
tunes accumulées  ! 

L'abandon  du  sentiment  du  devoir,  manifesté  par  un  certain 
nombre,  eut  malheureusement  et  par  surcroît  une  triste  réper- 
cussion, car  notre  ennemi  l'apprit  tout  de  suite,  grâce  à  son 
habile  service  d'espionnage  ;  il  fut  édifié  sur  notre  situation 
militaire  intérieure  et  encouragé  à  nous  serrer  toujours  de  plus 
près. 

^  octobre.  —  Les  Allemands,  à  1  heure  et  demie  du  soir, 
canonnent  nos  avant-postes  extrêmes  placés  à  Sainte-Ruffine  ;  ils 
paraissent  disposés  à  agir  de  vive  force  contre  nous.  L'artillerie 
de  nos  forts  répond  avec  ses  grosses  pièces  à  celles  de  l'ennemi 
et  éteint  leurs  feux  vers  2  heures  et  demie.  Notre  adversaire 
renonce  à  prononcer  son  attaque  décisive  et  nos  forts  conti-^ 
nuent  à  tirer  sur  Ars-sur-Moselle  et  sur  Frascaty  où  ont  lieu  des 
mouvemens  de  troupes  allemandes. 

A  4  heures  du  soir,  l'alerte  étant  passée,  nos  troupes  repren- 
nent leurs  conditions  de  vie  habituelles.  La  ration  de  tour- 
teaux de  colza  donnée  à  nos  chevaux  est  remplacée  par  un 
équivalent  de  betteraves  ;  les  pauvres  bêtes  font  plus  que  jamais 
pitié  !  Quelques  chevaux  d'officiers,  seuls,  sont  encore  capables 
de  faire  du  service  en  étant  très  ménagés. 

3  octobre.  —  L'ennemi,  exaspéré  de  n'avoir  pu  nous  déloger 
de  nos  avant-postes  de  Sainte-Ruffine,  qu'il  n'avait  pas  voulu  la 
veille  attaquer  à  l'arme  blanche,  nous  canonne  à  nouveau  avec 
une  grande  intensité  de  feux.  Il  n'a  pas  plus  de  succès  que  le 
2  octobre  ;  nos  troupes,  remarquablement  aguerries  et  très 
alertes,  le  tiennent  en  respect  de  façon  absolue.  Le  fort  Saint- 
Quentin  répond  d'ailleurs  très  efficacement  aux  batteries  alle- 
mandes. 

4  octobre.  —  Gardant   encore,    malgré   tout,  une    dernière 


"352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

espérance  au  cœur,  celle  Je  nous  frayer,  les  armes  à  la  main,  un 
(les  jours  prochains  peut-être,  un  chemin  à  travers  les  mailles 
qui  nous  enserrent,  nous  préparons  tout  en  vue  de  la  réalisation 
d'une  percée  à  outrance. 

Le  chargement  du  soldat  d'infanterie  est  réduit  à  son  der- 
nier minimum  d'effets,  afin  de  pouvoir  emporter  un  plus  grand 
nombre  de  cartouches. 

On  voudrait  tout  faire  pour  écarter  la  hideuse  vision  d'une 
capitulation,  vision  qui  commence  à  nous   hanter    sans  répit. 

Cette  pensée  d'échapper  aune  triste  fin  ne  devait  être,  hélas! 
qu'une  illusion  dernière. 

Pour  tout  esprit  calme  et  réfléchi,  ce  qu'on  aurait  pu  envi- 
sager avec  chances  de  succès  les  26  et  31  août,  ne  pouvait  l'être 
désormais  ;  nous  n'avions  plus  ni  artillerie  ni  cavalerie  en  état 
d'agir  ! 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'une  résolution  dernière,  celle  de 
mourir  en  braves  pour  la  France. 

6  octobre.  —  Nous  tentons,  à  3  heures  du  matin,  un  coup 
de  main  audacieux  contre  les  avant-postes  prussiens  établis 
entre  Chàtel  et  Lessy.  L'attaque,  réalisée  avec  plein  succès,  nous 
indique  que  nos  hommes  ont  gardé  toute  leur  ardeur. 

A  1  heure  et  demie  du  soir,  une  forte  canonnade  s'engage 
en  avant  de  nos  lignes  ;  les  batteries  allemandes  bombardent  à 
nouveau  Scy,  Ghazelles  et  Maison-Neuve. 

A  3  heures  et  demie,  la  canonnade  cessant  tout  à  coup,  une 
forte  colonne  d'infanterie  prussienne  se  porte  sur  le  village 
de  Lessy  pour  l'enlever.  Mais,  accueillie  de  front,  par  une  vive 
fusillade  du  régiment  de  la  division  Lorencez  du  4^  corps  qui 
occupe  Lessy,  en  flanc  et  à  revers  par  nos  propres  avant-postes 
qui  sont  voisins,  la  colonne  allemande  est  forcée  de  se  retirer 
précipitamment  après  avoir  subi  de  fortes  pertes. 

7  octobre.  —  Il  n'est  plus  fait  de  distribution  de  sel,  cette 
denrée  manquant  de  façon  absolue.  Indépendamment  des  che- 
vaux qu'on  abat  pour  les  distributions  de  viande  quotidiennes, 
l'armée  en  fournit  200  par  jour  à  l'administration  qui  les  trans- 
forme en  viande  de  conserve. 

La  misère  est  telle  dans  les  villages  que  nous  occupons,  qu'il 
«ous  faut  venir  en  aide  aux  habitans  pauvres  par  l'intermédiaire 
des  maires  ;  on  donne  des  chevaux  pour  leur  nourriture  et 
aussi  des  secours  en    argent.  Une  souscription  faite  à  cet  elfet 


A    l'armée    de    METZ.  553 

dans  notre  division,  où  chacun,  quel  que  soit  son  rang, a  voulu 
donner,  a  produit  plus  de  2  600  francs! 

Dans  cette  journée  du  7,  continuation  de  vives  escarmouches 
aux  avant-postes  ;  affaire  brillante  de  Ladonchamp,  menée  par 
le  général  Deligny  avec  les  voltigeurs  de  la  Garde. 

La  dernière  espérance  de  sortir  en  masse  dans  la  nuit  du  7 
au  8  octobre  est  déçue  comme  tant  d'autres.  Il  ne  nous  reste 
même  plus  la  pensée  de  pouvoir  aller  au  dernier  sacrifice  pour 
l'honneur  !  Nos  squelettes  de  chevaux  encore  sur  pieds  auraient 
été,  assurait-on,  incapables  de  trainer  un  canon  de  4  dans  les 
terres  détrempées.  Nous  aurions  toujours  eu  nos  fusils  et  l'arme 
blanche  ! 

9  octobre.  —  La  ration  journalière  de  pain  ayant  été  réduite 
h  300  grammes,  celle  de  viande  de  cheval  est  portée  à  750  gram- 
mes. Les  chevaux  ont  atteint  un  tel  état  de  dépérissement  qu'on 
a  grand'peine  pour  les  faire  marcher  jusqu'à  l'abattoir.  Ils 
sont  entièrement  maigres  et  décharnés,  leur  viande  ne  contient 
presque  plus  de  principes  nutritifs,  et,  comme  elle  est  mangée 
sans  sel,  l'estomac  se  l'assimile  difficilement. 

Chez  nos  soldats,  bien  que  le  moral  soit  encore  bon  et  que 
l'esprit  reste  excellent,  les  forces  physiques  diminuent  à  vue 
d'œil,  les  affections  gastriques  se  multiplient  de  façon 
effrayante  ! 

iO  et  11  octobre.  —  Notre  état  de  misère  s'accentue. 

Dans  la  soirée,  un  parlementaire  prussien  vient  au  Ban 
Saint-Martin  pour  s'entretenir  avec  le  général  en  chef  :  il  repart 
accompagné  du  colonel  Boyer,  premier  aide  de  camp  du  maréchal 
Bazaine;  ce  colonel  va  se  rendre  en  mission  au  quartier  général 
du  roi  Guillaume  à  Versailles.  C'est  la  reprise  ou  la  continua- 
tion des  négociations  Régnier  dont  il  a  déjà  été  question  ! 

Le  maréchal  Bazaine  voit  avec  terreur  s'approcher  le  jour 
où  il  ne  lui  restera  plus  un  cheval,  ni  un  grain  de  blé  à  man- 
ger! Il  s'est  laissé  endormir  par  le  fol  espoir  de  réussir  avec  des 
négociations  ;  incapable  jusqu'au  bout,  il  est  acculé  à  la  néces- 
sité de  nous  livrer  sans  merci,  car  nous  n'avons  plus  la  moindre 
chance  de  réussite  en  essayant  un  coup  de  force.  Les  jours  qui 
suivent  passent  mornes  et  désolés;  ils  ne  sont  marqués. que  par 
des  canonnades  continuelles  dirigées  contre  nos  positions;  l'ar- 
tillerie de  nos  forts  répond  aux  tirs  des  batteries  ennemies. 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


V.   — DERNIERS   JOURS    DU  BLOCUS.  —  NEGOCIATIONS  FINALES.   —  REDDITION 
DE   LA   PLACE   ET   DE  l'aRMÉE  DE   METZ 

17  octobre.  —  Journée  sans  incidens  militaires. 

Lé  colonel  Boyer  rentre  de  sa  mission  infructueuse  à  Ver- 
sailles, nous  n'avons  plus  rien  à  espérer  d'une  armée  de  secours 
quelconque!  Les  Allemands,  sachant  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  que 
nous  pouvons  avoir  encore  de  vivres,  édifiés  sur  l'état  physique 
de  nos  soldats,  peuvent  patienter  aisément,  convaincus  qu'il 
nous  faudra  sous  peu  nous  résoudre  à  accepter  les  conditions 
qu'il  leur  plaira  de  nous  imposer. 

^1  octobre.  —  Par  une  sorte  d'accord  instinctif  et  tacite,  les 
avant-postes  cessent  complètement  de  tirer  les  uns  sur  les  autres. 
Les  soldats  allemands  en  arrivent,  par  humanité,  àoftVir  de  quoi 
manger  aux  nôtres  qui  leur  font  face  ! 

C'est  notre  agonie  que  respecte  notre  ennemi  lui-môme! 

'2S  octobre.  —  On  arrive  à  pouvoir  encore  distribuer  dans 
notre  division  25  grammes  de  blé  par  homme. 

'25  octobre.  —  Distribution  de  30  grammes  de  riz  et  de 
25  grammes  d'orge  et  de  seigle  par  homme. 

Nous  apprenons  le  résultat  d'une  nouvelle  mission  du 
colonel  Boyer,  envoyé  auprès  de  l'impératrice  Eugénie  en 
Angleterre. 

L'Impératrice  a  déclaré  qu'elle  ne  pouvait  que  souhaiter  et 
désirer  ardemment  le  salut  de  notre  armée,  mais  qu'elle  ne  pou- 
vait intervenir,  pas  plus  cette  fois-ci  qu'à  l'époque  où  avaient 
commencé  les  négociations  Régnier! 

Il  fut  alors  décidé,  dans  un  conseil  de  guerre,  que  le  général 
Changarnier,  dont  personne  n'avait  àsuspecter  la  grande  loyauté, 
se  rendrait  auprès  du  prince  Frédéric-Charles  pour  entamer  des 
négociations! 

Le  général  de  Cissey  est  appelé  ensuite  d'urgence,  à  5  heures 
du  soir,  au  grand  quartier  général  du  Ban  Saint-Martin.  Il  y 
trouve  le  maréchal  Bazaine  en  conférence  avec  le  général 
Changarnier.  Le  maréchal  lui  fait  savoir  qu'il  doit  se  rendre  au 
château,  de  Frascaty,  le  soir  même  et  sans  retard. 

Le  général  Changarnier  expose  alors  lui-même  qu'il  s'est 
déjà  rendu  le  matin  chez  le  prince  Frédéric-Charles.  Le  prince, 
après  l'avoir  reçu  avec  de  grands  honneurs  militaires  et  l'avoir 


A    l'armée    de    METZ.  555 

traité  avec  la  plus  haute  courtoisie,  n'a  rien  voulu  céder  aux 
demandes  du  général  Ghangarnier;  il  s'est  retranché  derrière 
les  ordres  du  Roi,  qui  exigeait  la  reddition  absolue  de  Metz,  et 
celle  de  l'armée  entière  avec  son  matériel. 

Il  fut  impossible  au  général  Ghangarnier  d'obtenir  que 
l'armée  sortit  avec  les  honneurs  de  la  guerre,  pour  se  retirer 
soit  dans  des  départemens  du  nord  de  la  France,  qui  auraient 
été  neutralisés,  soit  en  Algérie,  avec  l'engagement  de  ne  plus 
prendre  les  armes  contre  l'Allemagne. 

Le  prince  avait  prié  le  général  Ghangarnier,  au  moment  de 
se  séparer,  de  demander  au  maréchal  Bazaine  d'envoyer  à  Fras- 
caty  le  chef  de  l'état-major  général  français,  pour  qu'il  put 
envisager  avec  le  général  de  Sthiele,  chef  d'état-major  du  prince, 
les  détails  de  la  convention  à  intervenir. 

G'est  alors  que  le  maréchal  Bazaine,  gardant  encore  un  inu- 
tile espoir  de  conditions  améliorées,  prescrivit  au  général  de 
Gissey  de  se  rendre  personnellement  au  quartier  général  du 
prince  Frédéric-Gharles. 

Le  général  de  Gissey,  aussitôt  après  son  arrivée  à  Frascaty, 
dut  entrer  en  rapports  avec  le  général  de  Sthiele  et  s'efforça  de 
remplir  sa  mission  au  mieux  de  nos  intérêts  ! 

Il  rencontra  les  mêmes  sentimens  d'inflexibilité  et  le  même 
esprit  de  résistance  qu'avait  trouvés  auprès  du  prince  le  général 
Ghangarnier. 

Toutes  considérations  rappelant  l'héroïsme  dont  nous  avions 
fait  preuve,  les  souffrances  multiples  que  nous  avions  endurées, 
trouvèrent  un  cœur  sec,  hautain  et  égoïste.  Dans  toutes  les 
réponses  faites,  les  ordres  du  Roi  étaient  invoqués. 

Et  cependant,  nous  restions  des  affamés  et  non  des  vaincus! 
Nous  avions  rempli  noblement  notre  devoir,  en  gens  de  guerre 
dévoués  à  leur  patrie  ! 

Tout  fut  inutile!  Tout  sentiment  de  générosité  chevaleresque, 
fréquent  entre  adversaires  qui  ont  motifs  de  s'estimer  récipro- 
quement après  la  lutte,  fut  de  parti  pris  systématiquement 
écarté. 

Le  général  de  Gissey  quitta  alors  Frascaty,  emportant  le  pro- 
tocole de  la  capitulation  de  Sedan,  auquel  on  devait  se  confor- 
mer, pour  rédiger  la  convention  à  intervenir  pour  notre  armée. 

Revenu  auprès  du  maréchal  Bazaine,  pour  lui  faire  connaître 
les  résultats  infructueux  de  sa  mission,  il  lui  demanda  de  lui 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

épargner  tout  au  moins  la  tristesse  d'apposer  sa  signature  au 
bas  d'un  acte  de  capitulation  et  de  faire  terminer  les  arrange- 
mens  concernant  cet  acte  par  le  général  Jarras,  son  chef  d'état- 
major,  puisque  l'établissement  d'un  tel  document  le  concernait 
et  non  pas  d'autres  ! 

Le  général  de  Gissey,  rentré  à  son  quartier  général  de  Lon- 
geville-lès-Metz,  nous  narra  les  incidens  de  cette  cruelle  soirée, 
•et  la  nuit  que  nous  passâmes,  les  uns  et  les  autres,  fut  une  nuit 
de  désespoir  et  de  larmes  qu'on  ne  saurait  jamais  oublier  ! 

^6  octobre.  —  Distribution  de  20  grammes  de  pain  par 
homme  et  de  100  grammes  de  semence  de  trèfle  et  de  luzerne 
pour  faire  de  la  bouillie. 

Les  hommes  des  quatre  compagnies  franches  de  la  division, 
qui  avaient  rendu  jusqu'au  dernier  jour  des  services  signalés, 
rentrent  à  leurs  corps  respectifs  et  reprennent  place  dans  leurs 
unités. 

Le  SI*'  régiment  d'infanterie  de  notre  division,  qui  avait  été 
forcément  maintenu  au  bivouac  sous  la  tente,  faute  de  place 
dans  les  villages  de  notre  secteur,  est  réparti  en  entier  dans 
Moulins-lès-Metz. 

A  8  heures  du  matin,  a  lieu  le  grand  conseil  de  guerre 
réuni  au  Ban  Saint-Martin  chez  le  maréchal  Bazaine. 

Le  général  de  Gissey  y  est  appelé  pour  rendre  compte  de  sa 
mission  de  la  veille  à  Frascaty. 

Il  fait  savoir  que  le  général  de  Sthiele  avait  particulièrement 
insisté  sur  la  question  de  la  remise  de  nos  drapeaux  !  Le  général 
de  Gissey  lui  avait  alors  répondu  que,  le  gouvernement  impérial 
ayant  été  renversé,  ces  drapeaux,  suivant  l'usage  après  un  chan- 
gement de  gouvernement,  avaient  été  versés  à  l'artillerie  pour 
être  brûlés  1 

On  ne  peut  donc  s'expliquer  pourquoi  l'incinération  de  nos 
drapeaux,  forme lletnent  annoncée  comme  une  chose  déjà  [aile, 
n'a  pas  été  réalisée  avant  la  signature  de  la  capitulation. 

27  octobre.  —  Signature  de  la  capitulation  de  la  place  de 
Metz  et  de  l'armée  qui  était  restée  sous  ses  murs. 

^28  octobre.  —  Notre  division  verse  ses  armes  à  4  heures  (ki 
matin  au  fort  de  Plappeville. 

Le  général  de  Gissey  fait  ses  adieux  à  ses  vaillantes  troupes; 
il  demande  aux  officiers  de  se  mêler  à  leurs  soldats,  de  sou- 
tenir leur  moral  dans  une   aussi  pénible  épreuve,  de  leur  faire 


A    l'armée    de    METZ.  557 

comprendre  enfin,  qu'après  en  avoir  imposé  à  leurs  adversaires 
par  leur  courage,  ils  devaient  alors  se  faire  respecter  par  leur 
dignité  dans  le  malheur. 

Je  joins  à  ce  travail  ce  bel  ordre  d'adieux  aux  troupes  de  la 
l""®  division. 

ORDRE  DE  LA  DIVISION 

Officiers,  sous-officiers  et  soldats  de  la  !■'''  division, 

Nous  avons  combattu  ensemble  et  supporté  les  plus  rudes  épreuves. 
Votre  courage,  votre  constance  et  votre  discipline  ne  se  sont  pas  un  instant 
démentis;  vous  avez  excité  chez  vos  ennemis  un  sentiment  d'admiration 
et  de  respect. 

Maigre  vos  efforts  valeureux,  le  sort  des  armes  ne  nous  est  pas  favo- 
rable. 

Nous  ne  sommes  pas  vaincus,  mais  nous  cessons  la  lutte  devant  des 
armées  innombrables  et  devant  la  famine  !  Nous  avons  épuisé  toutes  nos 
dernières  ressources;  notre  pays  ne  peut  nous  demander  davantage,  car, 
après  avoir  livré  plusieurs  sanglantes  batailles,  vous  avez  fait  tout  ce  que 
l'on  pouvait  attendre  de  vous  pour  donner  à  la  France  lé  temps  de  s'armer 
et  de  se  défendre. 

Malheureusement,  aucune  armée  de  secours  ne  peut  venir  à  nous. 

Forces  de  subir  une  bien  douloureuse  fatalité,  vous  partirez  d'ici  le 
front  haut,  car  votre  honneur  est  sauf! 

Vous  allez  entrer  en  Allemagne  pour  y  séjourner  pendant  peu  de  temps, 
je  l'espère.  Je  suis  convaincu  que  vous  subirez  cette  dernière  épreuve,  avec 
dignité  et  calme,  comme  il  convient  à  des  hommes  d'honneur.  Vous  conti- 
nuerez dans  l'exil  à  vous  faire  respecter  de  vos  ennemis,  par  votre  disci- 
pline, votre  résignation,  et  par  les  mâles  vertus  que  vous  avez  montrées. 

Avant  de  me  séparer  de  vous,  le  cœur  brisé  par  les  malheurs  de  notre 
Patrie,  je  tiens  à  vous  dire  combien  je  suis  fier  d'avoir  commandé  à  d'aussi 
valeureux  soldats,  et  combien  je  suis  profondément  affligé  de  vous  dire 
adieu. 

Vous  emportez  mon  affection  et  mon  estime. 

Tous  les  corps  de  la  division  ont  rivalisé  de  courage,  et,  en  vous  remer- 
ciant de  vos  nobles  efforts,  je  ne  puis  oublier  de  mentionner  les  services 
que  nous  ont  rendus,  pendant  cette  mémorable  lutte,  le  2*  régiment  de 
hussards,  les  compagnies  de  partisans  et  des  francs-tireurs  d'Ars,  par  une 
fraternité  d'armes  qui  leur  fait  le  plus  grand  honneur. 

Adieu,  soldats,  ou  plutôt  :  au  revoir  ! 

Votre  général  espère  que  vous  ne  serez  pas  perdus  pour  votre  pays  et 
que  vous  aurez  plus  tard  d'importans  services  à  rendre. 

•  Metz,  28  octobre  1870. 

Le  Général  commandant  la  I"  division  du  4«  corps 

Signé  :  De  Cissev. 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

S9  octobre.  —  A  11  heures  du  matin,  les  troupes  de  notre 
division,  après  être  passées  une  dernière  fois  devant  leur  géné- 
ral, profondément  ému  et  bouleversé,  sont  conduites  dans  l'ordre 
le  plus  parfait  et  un  silence  morne,  sur  le  plateau  d'Amanvillers. 
où  elles  sont  remises  aux  autorités  prussiennes.  Il  est  facile  de 
penser  combien  la  séparation  finale,  entre  des  chefs  estimés  et 
aimés  et  d'aussi  braves  soldats,  fut  cruelle  et  déchirante  pour 
tous  ! 

30  octobre.  —  Nous  passons  cette  journée  du  dimanche 
30  octobre  de  la  façon  la  plus  pénible,  jusque  dans  les  moindres 
détails  qui  la  marquèrent. 

Le  général  Jarras  avait,  comme  son  chef,  quitté  Metz  dès  le 
matin  ;  son  état-major  général  n'était  plus  en  fonctions.  Il  nous 
fallut  nous  enquérir  directement,  auprès  des  autorités  alle- 
mandes, de  l'heure  du  départ  du  convoi  qui  nous  emmènerait 
en  Allemagne,  ainsi  que  des  divers  détails  concernant  notre 
mise  en  route. 

Nous  avions  hâte  de  nous  soustraire  au  spectacle  navrant  des 
campagnes  désolées  que  nous  allions  quitter  et  des  ruines  invo- 
lontairement amoncelées  autour  de  nous  ! 

Nous  partons  enfin,  pour  accomplir,  sans  interruption  jus- 
qu'à Hambourg-sur-l'Elbe,  notre  long  voyage  de  plusieurs  jours 
et  plusieurs  nuits  consécutifs. 

Au  passage  à  Nancy,  nous  y  sommes  grossièrement  insultés 
par  une  lâche  populace  qui  nous  jette  de  la  boue  au  visage  parce 
que  nous  sommes  des  vaincus  ! 

C'était,  avant  de  quitter  notre  chère  France,  l'ultime  sacri- 
fice et  la  dernière  douleur  qui  nous  étaient  imposés  dans  notre 
infortune  si  grande  et  si  peu  méritée  ! 

Général  E.  Garcin. 


L'ABBÉ  DE  SAINT-PIERRE 


M.  Joseph  Drouet  a  fait  une  étude  très  consciencieuse  de 
toutes  les  œuvres  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  De  plus,  il  a  trouvé, 
pour  renouveler  sa  biographie,  des  documens  d'une  grande 
importance  qui  dormaient  dans  la  Bibliothèque  de  Caen.  Ce 
sont  des  manuscrits  de  l'abbé,  ceux-là  mêmes,  sans  aucun  doute, 
que  J.-J.  Rousseau  avait  été  chargé  par  le  comte  de  Saint- 
Pierre  de  trier  et  d'extraire,  et  qui  l'avaient  rebuté  si  vite.  —  De 
plus,  M.  Joseph  Drouet  a  dépouillé  attentivement  le  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  de  Rouen  qui  est  une  très  copieuse  biogra- 
phie de  l'abbé  de  Saint-Pierre  écrite  par  lui-même.  Nous  avons 
donc  dans  le  volume  de  M.  Joseph  Drouet  un  abbé  de  Saint- 
Pierre  authentique  et  complet,  et  ce  n'est  pas  une  chose  mépri- 
sable. 

J'aurais  bien  quelques  critiques  à  adresser  à  M.  Joseph 
Drouet.  Il  ne  parait  pas  surveiller  toujours  d'assez  près  ses 
assertions  ou  ses  jugemens.  Il  écrit  quelque  part  :  «  Il  y  a  quel- 
qu'un, disait  Voltaire,  qui  a  plus  d'esprit  que  vous  et  moi,  c'est 
Monsieur  tout  le  monde.  »  M.  Drouet  aurait  bien  dû  indiquer  où 
Voltaire  a  dit  cela.  Quand  on  me  cite  le  mot  :  «  Il  y  a  quelqu'un 
qui  a  plus  d'esprit  que  Voltaire,  c'est  tout  le  monde,  »  j'ai  l'habi- 
tude de  répondre  :  «  Je  ne  sais  pas  qui  a  dit  cela;  mais,  à  coup 
sûr,  ce  n'est  pas  Voltaire.  »  En  tout  cas,  c'est  bien  invraisem- 
blable   (On  attribue  généralement  le  mot  à  Talleyrand.) 

M.  Drouhet  écrit  ailleurs  :  «  M™®  Dupin  n'eut-elle  pas  la 
fâcheuse  inspiration,  après  la  mort  de  son  vieil  ami  [l'abbé  de 
Saint-Pierre],  de  remettre  son  fils  entre  les  mains  de  l'auteur 
à' Emile!  Le  résultat  fut  ce  qu'il  devait  être.  »  Rousseau  rendu 
responsable   des    désordres    de   M.    de    Ghenonceaux,   cela  est 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étrange.  II  l'a  eu  pour  élève  pendant  huit  jours  !  ce  M'"^  Dupin 
m'avait  fait  prier  de  veiller  pendant  huit  ou  dix  jours  à  son  fils, 
qui,  changeant  de  gouverneur,  restait  seul  pendant  cet  inter- 
valle. Je  passai  ces  huit  jours  dans  un  supplice  que  le  plaisir 
d'obéir  à  M™^  Dupin  pouvait  seul  me  rendre  souffrable  ;  car  le 
pauvre  Chenonceaux  avait  dès  lors  cette  mauvaise  tète  qui  a 
failli  déshonorer  sa  famille  et  qui  l'a  fait  mourir  dans  l'Ile  de 
Bourbon.  Pendant  que  je  fus  auprès  de  lui,  je  l'empêchai  de 
faire  du  mal  à  lui-même  ou  à  d'autres  et  voilà  tout.  Encore  ne 
fut-ce  pas  une  médiocre  peine  et  je  netn'en  serais  pas  chargé  huit 
autres  jours  quand  Af""'  Dupin  se  serait  donnée  à  moi  pour  récom- 
pense. »  Il  est  peu  probable  que  l'influence  de  Rousseau  sur 
Chenonceaux  ait  été  très  considérable;  on  ne  peut  guère  tenir  la 
vie  déplorable  de  Chenonceaux  pour  le  résultat  de  l'éducation 
donnée  par  Jean-Jacques. 

Je  lis  encore  :  «...  S'il  y  a  dans  l'histoire  de  notre  littérature 
un  moment  où  les  poètes,  les  écrivains  et  les  orateurs,  quelle 
que  vsoit  leur  tribune,  font  pauvre  figure,  c'est  l'époque  de  la 
Régence  qui  ne  fut  pas  moins  désastreuse  sous  ce  rapport  que 
sous  beaucoup  d'autres.  »  Ceci  n'est  pas  tout  à  fait  faux.  Cepen- 
dant une  période  de  sept  ans  qui  voit  paraître  au  jour  VOEdipe 
de  Voltaire,  les  Odes  de  Voltaire,  une  vingtaine  d'épitres  de 
Voltaire,  le  Médisant  de  Destouches,  la  Sémiramis  de  Crébil- 
lon,  le  Petit  carême  de  Massillon,  le  Gil  Blas  de  Lesage,  les 
Révolutions  romaines  de  Vertot,  la  Grâce  de  Louis  Racine,  les 
Fables  de  la  Motte-Houdart,  la  Surprise  de  r amour  de  Mari- 
vaux et  les  Lettres  Persanes  de  Montesquieu  ne  fut  pas  abso- 
lument dénuée  et  l'on  trouverait  sans  doute  quelques  sep- 
tennats littéraires  beaucoup  moins  bien  partagés. 

Sur  quoi  je  chicanerais  surtout  M.  Drouet  si  je  causais  avec 
lui,  c'est  sur  son  idée  principale,  qu'il  a  exprimée  avec  vigueur 
dans  sa  préface  et  dans  ses  conclusions,  qui  est  que  l'abbé  de 
Saint-Pierre  n'est  nullement  le  chimérique  et  l'utopiste  que 
l'on  a  cru  et  qu'il  est  au  contraire  très  terre  à  terre,  très  posi- 
tif et  très  peu  original.  Cette  idée  parait  très  intéressante  dans  la 
préface  de  M.  Drouet  et  elle  parait  très  fausse  dans  ses  conclu- 
sions, parce  que,  entre  la  préface  et  les  conclusions,  il  y  a  tout 
le  volume  qui  précisément  met  en  lumière,  malgré  lui,  il  faut 
le  croire,  l'utopique,  le  chimérique,  l'originalité  et  même 
l'excentricité,  très  intéressante  du  reste,  de  beaucoup  des  idées 


l'abbé  de   saint-pierre.  5Gt 

de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  si  ce  n'est  de  la  plupart.  Il  est  rare- 
qu'autant  que  M.  Drouet  on  mette  en  avant  une  idée  et  l'on 
prouve  en  trois  cents  pages  le  contraire  même. 

Tout  cela  n'empêche  point  que  le  volume  ne  soit  très  bon 
en  soi  comme  belle  exposition  des  idées  du  célèbre  abbé  et  cer- 
tainement, même  après  l'ouvrage  brillant  du  spirituel  Goumy, 
ce  livre  était  à  faire  et  il  a  été  fait. 

L'abbé  de  Saint-Pierre  était  né  à  Saint- Pierre-Eglise,  près  de 
Barfleur.  C'était  un  cadet  de  très  bonne  famille  remontant  au 
xiii^  siècle.  Il  fit  ses  études  chez  les  Jésuites  du  collège  de  Rouen 
où  il  connut  Varignon  et  Fontenelle.  Il  y  fit  de  mauvaises^ 
études,  n'ayant  aucun  goût  pour  les  humanités,  mais  garda  de 
ses  maîtres  un  excellent  souvenir  qu'il  ne  cacha  pas.  A  peine 
ses  études  finies,  possesseur  d'un  petit  capital  qui  lui  venait  de 
sa  mère  qu'il  avait  perdue  ta  l'âge  de  six  ans,  il  vint  à  Paris  où 
il  se  fit  étudiant  es  sciences,  suivant  les  cours,  conférences, 
entretiens  et  conversations  de  tous  les  savans  du  temps  et  étu- 
diant avec  ferveur  la  seule  chose  qu'il  aimât  et  la  seule  qu'on  ne 
lui  eût  pas  enseignée. 

Il  attira  à  lui,  dans  sa  petite  maison  du  faubourg  Saint- 
Jacques,  Varignon,  avec  qui  il  partagea  ses  revenus;  il  yconvia 
Fontenelle  ;  il  y  convia  Vertot,  et  cette  seconde  société  des  quatre 
amis,  inférieure  en  génie  à  celle  de  La  Fontaine,  Molière,  Boi- 
leau,  Racine,  ne  fut  pas  moins  significative  de  son  temps. 
Dans  cette  «  cabane  »  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  c'était  le 
xviii^  siècle,  philosophique,  historique,  scientifique,  qui  naissait 
et  s'agitait,  dru  et  fort  déjà  dans  son  berceau.  J'y  vois  tout  son 
esprit  et  déjà  son  audace.  L'abbé,  du  reste,  se  répandait  dans  le 
monde  et  s'y  plaisait.  Il  agréa  à  la  marquise  de  Lambert  chez, 
qui  Fontenelle  avait  ses  grandes  et  ses  petites  entrées,  et  la  mar- 
quise de  Lambert,  qui  était  au  moins  vice-roi  à  l'Académie  fran- 
çaise, en  fit  un  académicien.  On  le  nomma  en  1694.  Il  n'avait 
rien  écrit  du  tout.  Entre  nous,  c'était  bien  le  moment  de  le 
nommer. 

Il  fut  de  plus  aumônier  de  la  princesse  Palatine  qui  l'aima^ 
beaucoup  et  dont  il  a  tracé  ce  portrait  :  «...  princesse  très  res- 
pectable pour  son  courage  et  par  sa  fermeté  pour  la  justice  ;  son 
humeur  douce,  affable,  complaisante,  libérale,  la  faisait  aimer  de 
tout  le  monde...  »  Voilà  ce  qu'en  vingt-cinq  ans  le  bon  abbé  de 
Saint-Pierre  a  remarqué  chez  la  Palatine.  Il  y  a  des  cas  où- 
tome  X.  —  1912.  36 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'éloge  est  si  éloigné  de  la  vérité  qu'il  parait  d'une  ironie  féroce. 
Mais  rien  n'est  plus  étranger  à  l'abbé  de  Saint-Pierre  que  l'ironie. 

On  sait  assez  que  la  Polysinodie  (1718)  contenant  des  pas- 
sages très  durs  pour  le  feu  Roi  (et  aussi  contre  la  politique  du 
Régent  et  son  grand  conseil,  qualifié  de  conseil  de  parade),  et 
l'abbé  de  Saint-Pierre  ayant  eu  le  tort  d'imprimer  candidement 
ce  que  tout  le  monde  pensait,  il  fut  exclu  de  l'Académie  très 
brutalement  et  avec  un  mépris  incontestable  des  formes  et  des 
règles.  Cela  le  mit  à  la  mode  pour  une  bonne  vingtaine  d'années. 

Il  remplaça  l'Académie  par  le  fameux  Club  de  l'entresol^  que 
du  reste  il  fit  fermer  ou  contribua  beaucoup  à  faire  fermer.  Cet 
homme  infiniment  doux,  par  sa  hardiesse  inconsciente,  provo- 
quait les  coups  d'Etat.  Il  se  faisait  chasser  des  compagnies  ou  il 
faisait  disperser  celles  qui  avaient  le  tort  de  le  recevoir.  C'était 
le  type  même  de  l'enfant  terrible. 

11  vieillit  très  doucement,  très  caressé  par  M"*''  de  Tencin, 
après  l'avoir  été  par  M""^  de  Lambert  et  adoré  de  M™°  Dupin, 
après  avoir  été  très  aimé  de  M"®  de  Tencin.  Il  est,  comme  Fon- 
tenelle,  un  peu  moins  seulement,  la  chaîne  vivante  entre  les 
grands  salons  successifs  du  xviii®  siècle.  C'est  qu'il  était  doux, 
sincère  sans  brusquerie,  candide  et  qu'il  aimait  à  écouter.  Savoir 
écouter  c'est  le  premier  talent  du  causeur. 

Du  reste  il  avait  de  l'esprit.  D'une  dame  qui  parlait  bien, 
mais  dans  le  monologue  seulement  (oh!  comme  elle  ressemblait 
à  un  homme!)  il  disait  :  <(  Elle  danse  bien;  mais  elle  ne  sait 
pas  marcher.  » 

D'une  autre  qui  s'exprimait  avec  une  grâce  charmante  sur  un 
sujet  frivole  :  «  Quel  dommag;e  qu'elle  n'écrive  pas  ce  que  je 
pense  !  »      ' 

Un  jour,  se  trouvant  à  Versailles,  il  se  rencontra  a\'ec  un 
évêque  :  (c  Oh!  monsieur,  quel  séjour  pour  un  philosophe!  — 
Pensez-vous,  monseigneur,  qu'il  vaille  mieux  pour  un  évèque.»^  » 

Quelqu'un  lui  disait,  avec  beaucoup  de  raison  du  reste  : 
«  Je  vois  d'excellentes  choses  dans  vos  ouvrages;  mais  elles  y 
sont  trop  répétées.  —  Indiquez-m'en  quelques-unes,  je  vous  en 
prie.  »  Et  comme  son  interlocuteur  lui  en  citait  plusieurs  : 
«  Vous  les  avez  donc  retenues  ;  j'ai  donc  bien  fait  de  les  répéter.  » 

A  quelque  grand  seigneur  qui  lui  faisait  sentir  un  peu  rude- 
ment qu'il  l'ennuyait  :  «  Je  sais  bien,  monsieur,  que  je  suis, 
moi,  un  homme  très  ridicule;  mais  ce  que  je  vous  dis  ne  laisse 


l'abbé  de  saint-pierre.  563 

pas  d'être  fort  sensé  ;  et  si  vous  étiez  jamais  obligé  d'y  répondre 
sérieusement,  soyez  sûr  que  vous  joueriez  un  personnage  plus 
ridicule  encore  que  le  mien.   » 

Il  avait  dans  la  conversation,  dans  la  discussion,  à  quoi  il 
assure  qu'il  avait  renoncé,  mais  à  quoi  il  ne  renonça  jamais, 
des  formes  de  courtoisie  un  peu  ironiques,  peut-être  sans  le 
savoir,  qui  nous  rappellent  Renan,  l'homme  d'ailleurs  à  qui,  cer- 
tainement, il  ressemble  le  moins.  Il  disait  :  ((  C'est  mon  opinion, 
toute  personnelle,  et  pour  le  moment;  »  et  il  ne  disait  point, 
comme  Brunetière  :  «  Je  ne  suis  pas  du  tout  de  votre  avis  ;  » 
mais  ce  qui  est  d'une  bien  jolie  politesse  :  «  Je  ne  suis  pas  en- 
core de  votre  avis.  » — Il  mourut  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre 
ans,  peut-être  grâce  à  l'extrême  régularité  et  à  l'extrême  sobriété 
de  son  régime,  peut-être  malgré  cela.  Il  paraît  bien  qu'il  mourut 
doucement  et  spirituellement.  Il  aurait  été  visité  par  Voltaire 
peu  de  jours  avant  sa  mort  et  lui  aurait  dit  :  »  J'envisage  cela 
comme  un  voyage  à  la  campagne.  »  A  un  autre  il  aurait  répété 
le  mot  de  Patru  :  «  Un  mourant  a  bien  peu  de  chose  à  dire, 
lorsqu'il  ne  parle  ni  par  faiblesse,  ni  par  vanité.  » 

Il  crd^ait  en  Dieu,  à  l'immortalité  de  l'âme,  aux  récom- 
penses et  aux  peines  d'outre-tombe.  C'était  tout.  Il  était  un  chré- 
tien limited.  Il  parait  bien,  cependant,  qu'il  était  prêtre;  il  n'au- 
rait pas  pu  être  aumônier  de  la  princesse  Palatine  sans  cela.  La 
princesse  Palatine,  qui  avait  «  son  petit  religion  à  part  soi,  » 
aimait  les  messes  d'un  quart  d'heure.  Sans  doute  il  les  lui  disait 
telles.  C'était  un  prêtre  limited.  Il  avait  eu  dans  le  passage  de 
l'adolescence  à  la  jeunesse  une  velléité  de  se  faire  religieux. 
11  en  parlait  soixante  ans  environ  plus  tard  de  cette  sorte  : 
«  Le  vieux  Segrais  me  dit  un  jour  que  la  plupart  des  jeunes 
gens,  filles  et  garçons,  avaient  des  envies,  vers  dix-sept  ans,  de 
se  faire  religieux  ou  religieuses;  que  c'était  une  attaque  de 
mélancolie,  et  il  appelait  cette  maladie  la  petite  vérole  de  l'esprit, 
parce  que  peu  s'en  sauvent.  J'ai  eu  cette  petite  vérole,  mais  je 
n'en  suis  pas  demeuré  marqué.  »  Non,  on  ne  peut  pas  dire  que 
l'abbé  de  Saint-Pierre  soit  resté  marqué  de  l'affection  religieuse. 

Ses  ouvrages  sont  illisibles,  mais  ils  méritent  d'être  lus.  Sa 
Polysinodie  est  un  système  de  gouvernement  parlementaire,  très 
difficilement  praticable,  je  le  reconnais,  mais  qui  ouvre  des 
voies  nouvelles  et,  à  mon  avis,  préférables  à  celles  de  la  mo- 
narchie absolue.  Il  est  complété  du  reste  par  son  Projet  pour 


t)64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perfectionner  le  (jouvernement  des  Etats,  où,  d'une  part,  les 
Conseils  superposés,  hiérarchisés,  d'oii  le  Roi  devra  tirer  ses 
ministres,  sont  composés  par  élection  et  M.  Drouet  a  tout  à  fait 
raison  de  rapprocher  ce  système  de  la  Constitution  de  l'an  VIII 
—  où,  d'autre  part,  est  instituée  une  Académie  politique,  pro- 
tectrice et  directrice  du  pouvoir  exécutif,  chargée  de  lui  donner 
des  idées  et  de  penser  ce  qu'il  agira,  et  cela  est  tout  à  fait  le 
système  du  :  1°  Pouvoir  spirituel,  2"  Pouvoir  temporel,  d'Au- 
guste Comte.  Personne,  en  théories  politiques,  ne  ressemble  plus 
à  Saint-Simon  .(Saint-Simon  le  saint-simonien)  que  l'abbé  de 
Saint-Pierre.  Il  avait,  à  la  fois  confusément  et  minutieusement, 
beaucoup  d'avenir  dans  l'Esprit. 

Son  projet  de  paix  perpétuelle  n'est  pas  autre  chose  qu'à  la 
fois  Y  arbitrage  européen  et  les  Etats-Unis  d'Europe.  Or  l'arbi- 
trage européen  est  une  chose  à  quoi  l'on  ne  parviendra  jamais, 
je  crois,  parce  qu'on  ne  saura  jamais  où  trouver  la  sanction  de 
l'arbitrage,  c'est-à-dire  la  force  qui  l'imposera  si  on  le  conteste; 
mais  une  chose  cependant  à  quoi  il  faut  toujours  viser  et  dont 
l'idée  seule,  la  considération  seule  est  déjà  bienfaisante,  étant 
salutaire  que  ce  qui  devrait  être  soit  l'entretien  le  plus  fréquent 
de  l'esprit  :  cela  donne  un  pli. 

M.  Drouet  a  raison,  partiellement,  de  rapprocher  le  rêve 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre  d'une  rêverie  de  Napoléon  à  Sainte- 
Hélène  :  «  La  paix  dans  Moscou,  disait-il  à  Las  Cases  le  24  dé- 
cembre 1816,  accomplissait  et  terminait  mes  expéditions  de 
guerre...  Un  nouvel  horizon  allait  se  dérouler;  le  système 
européen  allait  se  trouver  fondé  ;  il  n'était  plus  question  que  de 
l'organiser.  Tranquille  partout,  j'aurais  eu  mon  «  congrès  »  et 
ma  ((  sainte  alliance.  »  Ce  sont  des  idées  que  l'on  m'a  volées. 
Dans  cette  réunion  de  tous  les  souverains,  nous  eussions  traité 
de  nos  intérêts  en  famille  et  compté  de  clerc  à  maître  avec  tous 
les  peuples...  L'Europe  n'eût  bientôt  fait  qu'un  même  peuple, 
et  chacun,  en  voyageant  partout,  se  fût  trouvé  toujours  dans  sa 
patrie  commune...  Un  code  européen,  une  cour  de  cassation 
européenne...  Mon  cher,  voilà  encore  de  mes  rêves.  »  —  Il  est 
vrai,  c'est  bien  là  la  grande  pensée  napoléonienne  et  c'est  un 
peu  celle  de  l'abbé  de  Saint- Pierre.  L'Europe  désormais  est  trop 
petite  pour  contenir  vingt  peuples  vivant  relativement  les  uns 
aux  autres  en  état  naturel;  il  faut  qu'ils  vivent  en  état  social  ; 
il  faut  qu'ils  aient  un  gouvernement  général  commun,  des  lois 


L'ABBli    DE    SAINT-PIERRE.  565 

générales  communes  et  une  commune  magistrature  générale. 
Oui,  c'est  bien  l'idée  et  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  de  Napoléon. 

Seulement,  cela,  l'abbé  de  Saint-Pierre  croit  qu'on  peut 
l'imposer  par  la  persuasion  et  Napoléon  a  cru  qu'on  ne  pou- 
vait l'imposer  que  par  la  force.  Ce  gouvernement  général  sera 
celui  du  peuple  qui  par  la  victoire  définitive  aura  conquis  l'hé- 
gémonie et  dont  les  autres  ne  seront  que  les  vassaux,  libérale- 
ment traités  du  reste  et  à  demi  indépendans.  Il  s'agit  de  la  Pax 
Romana,  la  plus  belle  chose  assurément  (tout  compte  fait)  que 
le  monde  ait  vue;  mais  niisquam  pax  romàna  nisi per  hélium. 
Voilà  la  différence  entre  l'idée  napoléonienne  et  l'idée  de  Saint- 
Pierre. 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  curieux  et  que  M.  Drouet  a  bien  fait  de 
saisir  au  passage,  c'est  que  de  son  idée  à  lui,  l'abbé  de  Saint- 
Pierreenvoit  le  point  faible  quand  il  la  rencontre  chez  un  autre. 
Le  marquis  d'Argenson,  celui  de  qui  Voltaire  disait  qu'il  mérite- 
rait d'être  secrétaire  d'Etat  de  la  République  de  Platon,  dans  son 
Essai  de  r exercice  du  tribunal  européen  par  la  France  pour  la 
pacification  universelle ,  avait  [>roposé  que  la  France  commençât 
à  exercer  et  exerçât  seule  tout  ce  que  le  Tribunal  général  (rêvé 
par  l'abbé  de  Saint-Pierrej.  eût  exercé,  c'est-à-dire  un  arbitrage 
armé;  et  il  concluait  ainsi:  «  Voilà  la  véritable  monarchie  uni- 
verselle :  juger  c'est  gouverner.  Décider  avec  équité  devrait 
être  le  seul  empire  admis  par  les  hommps.  »  C'est  précisément 
parce  que  juger  c'est  gouverner,  se  dit  l'abbé,  qu'aucune  puis- 
sance n'acceptera  que  la  France,  et,  du  reste,  aucune  puissance, 
joue  le  rôle  de  juger  ;  et  il  écrit  à  d'Argenson  :  «  A  l'égard 
de  votre  proposition  que  le  Roi  de  France  se  proposât  pour  l'ar- 
bitre de  l'Europe,  je  vous  ai  déjà  dit  les  obstacles  invincibles 
qui  s'opposeront  à  l'acceptation  des  autres  souverain-s.  S'zV  n'est 
pas  de  beaucoup  le  plus  fort,  ils  se  moqueront  de  ses  jugemens ; 
s'il  est  de  beaucoup  le  plus  fort,  ils  craindront  la  tyrannie.  Nul 
établissement  solide  que  là  où  la  grande  supériorité  de  force  est 
intimement  unie  à  la  grande  supériorité  de  justice  et  de 
raison...  » 

Fort  bien,  et  réciproquement  nul  établissement  solide  que 
là  où  la  supériorité  de  justice  et  de  raison  est  unie  à  la  supé- 
riorité de  force.  Or,  un  arbitrage,  constitué  par  les  diflérentes 
puissances  nommant  des  arbitres,  n'aura  aucune  force  que  la 
bonne  volonté   des  puissances   à    se   soumettre   à    lui,    n'aura 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aucune  force  contraignante  ;  donc  le  système  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre  ne  vaut  rien  ;  donc,  en  montrant  comme  inefficace  un 
arbitrage  qui  n'a  pas  assez  de  force,  l'abbé  condamne  le  sien 
qui  n'en  a  pas  du  tout;  donc  il  revient  sans  s'en  douter  à  l'idée 
qui  sera  celle  de  Napoléon.  Que  quelqu'un  soit  le  plus  fort  et 
ensuite  qu'il  soit  juste;  il  n'y  a  pas  d'autre  solution.  C'est  tou- 
jours le  mot  de  Pascal;  il  faut  fortifier  la  justice,  ou  justifier  la 
force.  Or  fortifier  lajustice  qui  arbitrera  les  querelles  européennes, 
le  moyen. î^  Donc,  malheureusement,  il  faut  une  force  qui  se 
justifiera  ensuite  ;  il  faut  que  quelqu'un  devienne  le  roi  de 
l'Europe  par  la  victoire  et  ensuite  qu'il  la  juge  et  c'est-à-dire 
la  ((  gouverne.  » 

Remarquons  que  les  Etats-Unis  d'Amérique  eux-mêmes, 
c'est  par  la  force  qu'ils  se  sont  constitués  définitivement,  non 
pas  en  1776,  mais  en  1865.  Une  moitié  de  ce  peuple  a  vaincu 
l'autre,  puis  a  été  juste  dans  l'organisation  et  la  pratique  de 
l'union.  C'est  bien  l'idée  napoléonienne  ;  il  fallait  que  même  là 
elle  fût  prouvée  vraie. 

M.  Drouet  a  examiné  tout  cela,  comme  c'était  son  devoir; 
mais  ce  qui  fait  l'intérêt  de  son  livre  c'est  qu'il  a  examiné  avec 
le  même  soin  les  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  beaucoup 
moins  connus,  ses  ouvrages  non  plus  de  politique  mais  d'édu- 
cateur, de  sociologue,  de  critique  littéraire,  etc. 

Il  était  ennemi  déclaré  des  jansénistes  sans  être  moliniste 
pour  autant  :  «  La  Cour  fait  bien  de  viser  à  expulser  la  doctrine 
de  Jansénius  sur  la  liberté  humaine  ;  mais  il  ne  faudrait  que 
veiller  sur  les  professeurs  et  sur  les  supérieurs  des  commu- 
nautés à  qui  il  faudrait  donner  des  pensions  fortes  et  ne  donner 
des  bénéfices  qu'aux  molinistes;  et  cette  doctrine  empoisonnée, 
opposée  aux  bonnes  mœurs,  s'en  irait  par  insensible  transpira- 
tion, sans  faire  de  bruit,  sans  augmenter  en  France  l'autorité  du 
Pape.  Sans  que,  par  cette  élimination  douce,  on  augmentât  l'au- 
torité du  Pape,  et  sans  diminuer  l'attention  du  Parlement  aux 
entreprises  de  la  Cour  romaine  qui  tendent  toutes  à  diminuer 
l'autorité  royale.  »  D'autre  part  :  «  Les  jésuites  seraient  plus 
souhaitables  et  meilleurs  citoyens  s'ils  avaient  un  général  fran- 
çais indépendamment  de  leur  général  italien.  Tout  ce  qui  tend 
à  diviser  l'autorité  porte  les  citoyens  à  la  division,  aux  partis  et 
peu  à  peu  aux  guerres  civiles.  » 

11  était  l'ennemi  fieffé  des  couvens,  des  moines,  des  reli- 


l'abbé  de  saint-pierre.  567 

gieux,  surtout  des  religieux  contemplateurs  ;  il  aurait  voulu  que 
les  moines  se  transformassent  ou  fussent  transformes  d'office  en 
ingénieurs  et  en  architectes.  Dans  les  couvens,  on  eût  dressé 
les  novices  à  la  science  et  à  l'art  de  faire  des  routes  et  de  bâtir 
des  maisons.  Chaque  couvent  eût  été  une  école  des  ponts  et 
chaussées  (ce  qu'étaient  déjà  les  frères  pontifes  d'Avignon  et 
quelques  autres  congrégations).  Voilà  au  moins  des  gens  utiles 
à  la  société.  Il  insiste  surtout  sur  cette  idée  que  les  travaux 
publics  deviendraient  ainsi  moins  coûteux  pour  l'Etat.  En  ceci, 
il  n'est  pas  «  moderne  ;  »  car  de  nos  jours,  l'Etat  préfère  un  ser- 
vice laïque  coûtant  beaucoup  plus  à  un  service  religieux  coûtant 
beaucoup  moins.  C'est  une  conviction  philosophique. 

Comme  éducateur,  il  est  très  intéressant  et  c'est  bien  là  qu'il 
est  moderne,  comme  du  reste  Diderot  et  tous  les  philosophes 
du  xviii^  siècle,  excepté  Voltaire.  Il  a  en  horreur  les  études 
gréco-latines.  Il  veut  les  remplacer  par  les  sciences  et  les  langues 
vivantes.  Il  est  essentiellement  «  enseignement  spécial  »  et 
«  enseignement  moderne  »  :  «  ...  Nous  avons,  par  exemple,  dix 
fois  plus  besoin,  dans  le  cours  de  la  vie,  des  opérations  de  l'arith- 
métique et  de  la  géométrie  pratique,  pour  niveler,  pour  me- 
surer les  parties  de  la  terre,  pour  lever  des  plans,  pour  arpenter  ; 
de  la  géographie,  de  l'histoire  des  hommes  illustres,  que  de 
nous  amuser  à  faire  des  vers  grecs,  des  amplifications  de  rhé- 
torique, des  vers  latins,  etc.,  nous  avons  besoin  de  citoyens  labo- 
rieux et  appliqués...  On  nous  apprend  l'inutile  et  on  nous  laisse 
ignorer  le  plus  important...  »  Il  y  a  eu  toujours  un  peu  du 
«  primaire  »  chez  l'abbé  de  Saint-Pierre.  C'est  pour  cela,  sans 
aucun  doute,  que  Sainte-Beuve  a  été  si  sévère  ou  si  dédaigneux 
pour  lui.  Chose  curieuse,  du  moins  pour  quelques-uns,  l'abbé 
veut  que  l'on  consacre  beaucoup  plus  de  temps  et  d'efforts  à 
Y  éducation  qu'à  ['instruction  et  il  ne  voit  pas  la  grande  force 
précisément  éducative  de  l'étude  des  auteurs  anciens.  Il  est 
probable  que,  s'il  avait  ^ngé  à  cette  considération,  cette  grande 
force  éducative  de  l'antiquité,  tout  simplement  il  l'aurait  niée. 
Pour  mon  compte  et  quant  à  présent,  je  ne  suis  pas  encore  de 
son  avis  et  plus  je  vais  au  contraire,  plus  je  suis  frappé  de  l'étroi- 
tesse  d'horizon  des  esprits  qui  ont  reçu  ou  se  sont  donné  une 
très  forte  instruction,  mais  qui  n'ont  pas  commencé  par  les 
études  classiques.  C'est  sans  doute  un  préjugé. 

Pour  ce  qui  est  de  l'éducation  des  femmes,  l'abbé  est  beau- 


568  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coup  plus  moderne  que  ne  sera  tout  à  l'heure  Jean-Jacques 
Rousseau.  Il  veut,  pour  permettre  aux  femmes  de  comprendre  leurx 
m,aris  et  aussi  pour  leur  utilité  personnelle,  qu'elles  aient  une 
instruction  scientifique  poussée  assez  loin.  Un  peu  d'astronomie, 
de  physique,  de  physiologie,  d'histoire  naturelle.  Gela  fera 
qu'elles  ne  seront  pas  tout  à  fait  étrangères  à  la  nature  et  par- 
ticulièrement par  ((  un  peu  de  connaissance  »  qu'elles  auront 
((  des  causes  naturelles  des  effet-s  surprenans,  »  elles  seront 
«  éloignées  de  la  superstition,  qui  cause  tant  de  maux.  » 

Ne  croyez  pas,  que,  pour  autant,  l'abbé  soit  un  «  féministe.  » 
Une  des  bonnes  trouvailles  que  M.  Drouet  a  faites  dans  les 
manuscrits  de  Caen  c'est  l'abbé  de  Saint-Pierre  anti-féministe 
déclaré,  c'est-à-dire  opposé  à  l'indépendance  des  femmes  et  à 
leur  immixtion  dans  la  vie  sociale.  La  femme,  quelle  qu'elle  soit, 
et  l'abbé  ne  fait  aucune  acception  ni  exception,  doit  strictement 
vivre  à  la  maison  et  n'en  point  sortir  que  pour  les  soins  du 
ménage  lui-même.  L'abbé  rapporte,  sans  l'approuver,  mais  au 
moins  avec  une  demi-complaisance  l'exemple  de  Frédéric  I""" 
qui  ne  pouvait  souffrir  une  femme  dans  les  rues  et  qui,  lorsqu'il 
en  rencontrait  quelqu'une,  la  chargeait  à  coups  de  canne  en 
disant  :  «  Que  fait  là  cette  gueuse.^^  Les  honnêtes  femmes  restent 
chez  elles.  »  L'abbé  de  Saint- Pierre  vivant  de  nos  jours  eût  été 
satisfait  de  l'applicalion  de  quelques-unes  de  ses  idées;  mais  à 
d'autres  égards  il  eût  bien  soutTerl. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  l'abbé  de  Suint-Pierre,  d'une  part 
anti-humaniste  et  d'autre  part  moraliste  intransigeant,  ait 
peu  aimé  la  littérature.  A  cet  égard,  on  peut  le  considérer 
comme  le  vrai  et  très  important  précurseur  de  Rousseau 
et  de  Tolstoï. 'Le  Discours  sur  les  lettres  et  les  arts,  c'est  lui  qui 
l'a  écrit  le  premier.  Son  raisonnement,  à  le  résumer,  car  son 
défaut  est  toujours  d'avoir  besoin  d'être  résumé;  est  celui-ci. 
Ou  les  lettres  dépravent  les  hommes  ;  ou,  au  moins,  elles  ne  les 
améliorent  pas;  donc  elles  sont  ou  dangereuses  ou  inutiles.  11 
ne  faut  dans  un  Etat  ni  empoisonneurs  ni  inutiles.  Il  n'y  faut 
pas  d'hommes  de  lettres.  Qu'est-ce  que  c'est,  je  vous  prie,  que 
ces  romanciers  et  petits  poètes  qui  font  des  chansons  et  des 
épigrammes  satiriques  et  personnelles  ou  des  ouvrages  qui 
tendent  à  inspirer  l'intempérance,  la  licence,  la  débauche,  la 
vengeance,  le  mépris  pour  les  bienséances  ou  pour  les  lois,  qui 
louent  la  paresse,  la  mollesse,  la  fainéantise,  qui  excusent  l'in- 


l'abbé  de  saint-pierre.  569 

différence  envers  la  famille,  envers  les  domestiques,  envers  les 
voisins  et  envers  les  pauvres  ?  » 

Aussi  est-il  très  en  colère  contre  Corneille  (^lui-même),  contre 
Racine  et,  comme  Rousseau  plus  tard,  contre  Molière.  Le  Cid 
est  le  panégyrique  du  duel  et  cela  est  anti-social  au  premier 
chef.  Molière  est  un  «  corrupteur  public  »  et  n'a  jamais  visé 
«  qu'à  faire  sa  réputation  et  sa  fortune.  «Quant  à  Racine,  s'il  a 
écrit  Athalie,  de  quoi,  du  reste,  il  y  aurait  beaucoup  à  dire,  il  a 
écvii  Phèdre  et  savez-vous  bien  l'histoire  de  Phèdre?  C'est  une 
gageure  qu'a  faite  Racine  de  rendre  sympathique  et  de  faire 
applaudir  une  adultère  et  une  incestueuse  et  de  faire  pleurer 
sur  elle  :  «  J'ai  ouï  dire  à  M"'^  de  La  Fayette  que,  dans  une  con- 
versation. Racine  soutint  qu'un  bon  poète  pourrait  faire  excuser 
les  grands  crimes  et  même  inspirer  la  compassion  pour  les  cri- 
minels; que  Gicéron  disait  que  l'on  pouvait  porter  jusque-là 
l'éloquence;  et  il  ajouta  qu'il  ne  faut  que  de  la  fécondité,  de  la 
justesse  et  de  la  délicatesse  d'esprit  pour  diminuer  tellement 
l'horreur  des  crimes  ou  de  Médée  ou  de  Phèdre  qu'on  les  ren- 
drait aimables  au  spectateur  au  point  de  lui  inspirer  de  la  pitié 
pour  leurs  malheurs.  Or,  comme  les  assistans  lui  nièrent  que 
cela  fût  possible  et  qu'on  voulut  même  le  tourner  en  ridicule 
sur  sa  thèse  extraordinaire,  le  dépit  qu'il  en  eut  le  fit  se 
résoudre  à  entreprendre  Phèdre,  où  il  réussit  si  bien  à  faire 
plaindre  les  malheurs  de  celle-ci  que  le  spectateur  a  plus  de 
pitié  de  la  criminelle  que  du  vertueux  Hippolyte.  » 

Voilà  ce  que  sont  les  hommes  de  lettres  et  les  plus  grands 
et  ce  qu'ils  font.  Ce  sont  des  ennemis  de  la  morale  et  par  con- 
séquent de  la  société.  Tout  ce  qu'on  pourrait  dire  à  leur  défense, 
c'est  qu'ils  ne  la  corrompent  point  et  l'on  n'aurait  prouvé  que 
ceci  qu'ils  sont  inutiles  et  il  ne  faut  point,  dans  l'Etat,  d'inu- 
tiles qui  pourraient  ne  l'être  point. 

Exception  est  faite  pour  les  hommes  de  lettres,  très  rares, 
qui  précisément  sont  utiles,  pour  les  moralistes  quand  ils  ne 
se  parent  point  de  ce  titre  afin  de  dissimuler  qu'ils  sont  simple- 
ment des  satiriques,  pour  les  sermonnaires,  pour  les  romans  à 
tendances  morales  (\e  Télémaque  aîii  au  premier  rang,  la  Pamela 
de  Richardson  est  infiniment  louable).  Mais,  ces  réserves  faites, 
il  reste  que  la  littérature  est  le  plus  souvent,  est  presque  tou- 
jours une  dépravatrice. 

Gomment  pourrait-on  la  purifier.^  Par  mesures  législatives 


570  REVUE    DES    DEUX    MONDES,. 

et  administratives;  c'est  toujours  là  que  l'abbé  de  Saint-Pierre 
en  revient.  Il  faudrait  une  direction  des  Beaux-Arts,  comme 
nous  disons,  ou  un  ((  bureau  des  gens  vertueux  et  connaisseurs,  » 
comme  il  dit.  Ce  bureau  serait  d'abord  une  censure;  mais,  et 
c'est  ici  que  l'abbé  est  original,  il  n'aurait  pas  seulement  un 
rôle  prohibitif:  il  encouragerait  par  des  récompenses  la  litté- 
rature vertueuse  et  il  ferait  raccommoder,  il  n'y  a  pas  d'autre 
mot  et  dans  son  sens  étymologique  il  est  très  juste,  les  anciens 
ouvrages.  L'abbé  de  Saint-Pierre  y  voit  deux  avantages  :  cela 
sauverait  les  ouvrages  anciens  menacés  sans  cette  mesure  de 
tomber  en  désuétude  comme  les  vieux  monumens  en  ruines; 
—  cela  mettrait  les  ouvrages  anciens,  au  niveau  de  la  raison 
publique,  laquelle,  comme  on  sait,  est  toujours  en  progrès  :  «  Les 
anciennes  pièces  [il  songe  surtout  au  théâtre]  ainsi  modifiées 
produiraient  du  nouveau  et  de  l'excellent  nouveau,  ce  qui  serait 
un  moyen  de  les  faire  vivre  toujours,  sinon  elles  périraient  avec 
la  langue  ancienne  ;  on  ne  joue  plus  de  pièces  de  cent  vingt 
ans,  on  ne  jouera  plus  Racine  dans  deux  cents  ans  [mauvais 
prophète  très  probablement].  Ensuite  ce  changement  serait  con- 
forme à  la  nature  humaine  dont  la  raison  va  toujours  en  crois- 
sant, dont  le  bon  goût  se  perfectionne  tous  les  cinquante  ans. 
Et  enfin  [troisième  avantage  que  j'avais  oublié]  nous  aurions  de 
nouvelles  pièces  meilleures,  car  personne  ne  voudrait  donner  une 
pièce  de  moindre  valeur  que  les  bonnes  pièces  [ainsi  perfec- 
tionnées] de  Corneille,  Racine  et  Molière...  On  imprimera  donc  : 
<(  Comédie  de  Sertorius,  de  P.  Corneille,  perfectionnée  par 
M.  B...  »  et  cinquante  ans  plus  tard:  ((  par  M.  B...et  depuis  par 
M.  R...  »  et  ainsi  chaque  auteur  pourra  espérer  que  son  nom 
durera  autant  que  l'ouvrage.  » 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  outre  mesure  de  cette  proposition. 
M.  Drouet  fait  remarquer  qu'en  pratique  ces  raccommodages 
ont  été  très  fréquens  au  xviii^  siècle  ;  que  Marmontel  a  restauré 
Rotrou  et  Quinault  et  Ducis  Shakspeare  ;  que  Voltaire  a  «  habillé 
la  Sophonisbe  de  Mairet  à  la  moderne  »  et  qu'il  a  recommandé 
d'appliquer  cette  recette  à  la  moitié  du  théâtre  de  Corneille  : 
«  Nous  avons  des  jeunes  gens  qui  font  très  bien  des  vers  sur  des 
sujets  assez  inutiles  ;  ne  pourrait-en  pas  employer  leurs  talens 
à  soutenir  l'honneur  du  théâtre  français  en  corrigeant  Agésilas, 
Attila,  Suréna,  Olhoji,  Pulchérie,  Pertharite,  OEdipe,  Médée, 
Don  Sanche  d'Aragon,    la    Toison  d'Or,  Andromède...^   même 


L  ABBE    DE    SAINT-PIERRE. 


571 


Théodore...  On  pourrait  même  refaire  quelques  scènes  de  Pom- 
pée, de  Sertorius,  des  Iloraces  et  en  retrancher  d'autres.  Ce 
serait  à  la  fois  rendre  service  à  la  mémoire  de  Corneille  et  à  la 
scène  française  qui  reprendrait  une  nouvelle  vie.  Cette  entre- 
prise serait  digne  de  votre  protection  (il  s'adresse  au  duc  de  La 
Vallière)  et  même  de  celle  du  ministère.  »  C'est  l'idée  même 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre  et  l'on  voit  si  Voltaire  met  de  la  cha- 
leur à  la  faire  sienne.  Remarquez  encore  qu'ils  ne  font  autre 
chose,  ceux  qui  de  nos  jours  adaptent  les  œuvres  d'Euripide  et 
de  Sophocle  en  en  changeant  l'esprit  pour  les  mettre  h  la  hau- 
teur du  nôtre,  tenant  compte  du  progrès  de  la  raison  et  du 
perfectionnement  du  goût,  comme  l'abbé  de  Saint-Pierre  le 
recommandait  si  judicieusement. 

Sur  l'art  ou  plutôt  contre  l'art,  l'abbé  de  Saint-Pierre  a  des 
idées  analogues  et  qui  le  font  se  rencontrer  exactement  avec 
Proudhon.  A  propos  de  Colbert,  il  dira  dans  ses  Annales  poli- 
tiques: «  Il  vit  que  les  Italiens  s'étaient  perfectionnés  dans  la 
peinture  et  dans  la  sculpture  par  des  académies  où...  Cela  le 
détermina  à  établir  une  pareille  académie  à  Paris.  La  peinture, 
la  sculpture,  la  musique,  la  poésie,  la  comédie,  l'architecture, 
prouvent  les  richesses  présentes  d'une  nation.  Elles  ne  prouvent 
pas  l'augmentation  et  la  durée  de  son  bonheur  ;  elles  prouvent 
le  nombre  des  fainéans,  leur  goût  pour  la  fainéantise  qui  suffit 
à  entretenir  et  à  nourrir  d'autres  espèces  de  fainéans,  gens  qui 
se  piquent  d'esprit  agréable  mais  non  pas  d'esprit  utile;  ils 
veulent  exceller  sur  leurs  pareils  ;  mais  ils  se  contentent  sotte- 
ment d'exceller  dans  des  bagatelles...  Qu'est-ce  présentement 
que  la  nation  italienne  où  ces  arts  sont  portés  à  une  haute  per- 
fection ?  Ils  sont  gueux,  fainéans,  paresseux,  vains,  poltrons, 
occupés  de  niaiseries.  Ils  sont  devenus,  peu  à  peu,  par  l'affai- 
blissement du  gouvernement,  les  misérables  successeurs  de  ces 
Romains  si  estimables...  » 

Il  avait  aussi  ses  idées,  qui  n'étaient  point  banales,  mais 
qui  ont  eu  moins  de  succès,  sur  l'éloquence  de  la  chaire.  Il  avait 
remarqué  que  parmi  les  prédicateurs,  les  uns  savaient  composer, 
mais  ne  savaient  pas  débiter,  et  que  les  autres  savaient  débiter 
et  ne  savaient  pas  écrire.  Pour  remédier  à  ce  mal,  il  proposait 
que  les  sermons  fussent  écrits  par  ceux  qui  savent  écrire  et 
prononcés  par  ceux  qui  savent  dire  ;  il  y  aurait  ainsi  des  ser- 
monnaires  compositeurs  ^i  àe^i  sermonnaires  déclamateiirs.  C'est 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore  une  idée  ingénieuse.  J'ai  dit  qu'elle  avait  eu  peu  de 
succès  et  c'est  vrai.  Encore  faut-il  dire  que  nombre  de  sermon- 
naires  du  xviii^  siècle  faisaient  écrire  pour  un  louis  ou  deux 
leurs  sermons  par  des  jeunes  gens  pauvres  et  bien  doués  et  ces 
«  déclamateurs  »  pouvaient  se  réclamer  des  théories  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre. 

Cet  homme  était  très  intelligent.  Il  remuait  beaucoup  d'idées 
dont  beaucoup  étaient  de  lui,  dont  quelques-unes  étaient  déci- 
dément trop  chimériques,  dont  beaucoup  étaient  telles  qu'au 
moins  nous  les  discutons  et  très  ardemment  encore  aujourd'hui. 
Beaucoup,  Montesquieu,  Voltaire,  le  marquis  d'Argenson,  Rous- 
seau, lui  ont  fait  des  emprunts  dont  une  discrétion  de  bon  goût 
les  a  empêchés  de  se  vanter.  Ses  œuvres  sont  une  mine  d'idées, 
de  vues  et  de  projets  que  l'on  n'exploite  plus,  mais  où  l'on  pour- 
rait puiser  encore  aujourd'hui.  Il  fut  soutenu  toute  sa  vie  par 
l'amour  du  vrai  et  particulièrement  du  vrai  à  utiliser  pour  le 
bien  des  hommes.  C'était  un  (c  pragmatique.  »  Il  avait  une  qua- 
lité éminente  et  une  force  incomparable  qui  consistait  à  n'avoir 
pas  le  sentiment  du  ridicule  et  à  être  insensible  à  la  risée.  Le 
cardinal  Dubois  a  dit  de  sa  Paix  perpétuelle  :  «  C'est  le  rêve 
d'un  honnête  homme.  »  S'il  vous  plait,  c'est  toute  sa  vie  qui 
fut  le  rêve  quelquefois  saugrenu,  quelquefois  très  respectable  et 
très  intéressant,  d'un  très  honnête  homme. 

EiMTLE  Faguet. 


BISMARCK  ET  LA  PAPAUTÉ 


LA.  PAIX 

(1878-1889) 


LE  RÉTABLISSEMENT  DES  RAPPORTS  AVEC  ROME 
LA  DEUXIÈME  LOI  RÉPARATRICE 

(1880-1882) 


1 

L'État  prussien,  s'appuyant  sur  la  loi  de  juillet  1880,  signi- 
liait  désormais  aux  évêques  de  Prusse  :  Vous  continuez  d'avoir,, 
dans  vos  diocèses,  deux  catégories  de  prêtres.  Il  y  a,  d'une  part, 
ceux  que  vous  avez  ordonnés  depuis  1873,  ou  ceux  que  depuis 
cette  date,  sans  l'agrément  de  l'État,  vous  vous  êtes  permis  de 
nommer  à  des  cures  :  je  continue,  de  par  la  loi,  à  leur  défendre 
tout  ministère.  Mais  il  en  est  d'autres,  pourvus  d'une  cure  anté- 
rieurement à  1873  :  je  ne  les  autorisais,  jusqu'ici,  qu'à  exercer 
le  sacerdoce  dans  leurs  paroisses.  Aujourd'hui,  devenu  géné- 
reux, je  leur  ouvre  toutes  les  paroisses  vacantes  :  s'ils  ont  le 
temps  et  la  force,  ils  peuvent  y  porter  les  sacremens,  y  dire  la 
messe,  sans  crainte  de  mes  gendarmes.  Ainsi  les  prêtres  que 
les  lois  de  Mai  condamnaient  au  chômage  ou  acculaient  à  l'illé-- 
galité,  continuaient  d'avoir  les  mains  liées;  mais  les  prêtres  qui 

(1)  Voyez  la  Revue]_du}i"  février  et  du  1"  avril  1912. 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avant  1873  étaient  curés,  et  dont  l'Etat,  dès  lors,  avait  toujours 
considéré  le  ministère  paroissial  comme  parfaitement  légal, 
pouvaient,  si  bon  leur  semblait,  tenter  hors  de  leurs  paroisses 
d'apostoliques  évasions,  et  ramener  le  Christ,  de  temps  à  autre, 
pour  quelques  brefs  instans,  dans  les  nombreuses  églises  dé- 
nuées de  tout  sacerdoce.  La  facilité  de  reprendre  contact  avec 
toutes  les  âmes  catholiques  de  Prusse  était  rendue  à  l'Eglise  de 
Prusse;  mais  les  seuls  ecclésiastiques  qui  pussent  en  profiter 
étaient  ceux  qui  occupaient,  quelque  part  en  Prusse,  un  poste 
légal,  considéré  par  l'Etat  comme  leur  appartenant  légalement. 

Le  caprice  législatif  proposait  ainsi  un  notable  surcroit  de 
besogne,  une  besogne  de  missionnaires,  à  des  prêtres  déjà  âgés, 
déjà  responsables  du  soin  de  toute  une  paroisse  :  ils  acceptèrent 
avec  une  joie  conquérante  cette  fatigue  longtemps  inespérée.  On 
vit  tout  de  suite  les  curés  qui  étaient  membres  du  parti  du 
Centre  se  partager  entre  eux,  dans  un  certain  périmètre  autour 
de  Berlin,  les  paroisses  vacantes,  et  s'en  aller  le  dimanche, 
tantôt  dans  l'une,  tantôt  dans  l'autre,  pour  vivifier  les  hosties 
et  les  âmes.  Le  Dieu  de  l'Eucharistie,  dans  certaines  mains 
sacerdotales  nettement  indiquées  par  la  loi,  avait  cessé  d'être 
un  délinquant  :  il  pouvait  réapparaître  sans  fraude,  dans  les 
sanctuaires  où  depuis  sept  ans  il  lui  fallait,  furtivement,  braver 
la  police.  Çà  et  là,  cette  rentrée  fut  triomphale;  et  la  Gazette  de 
Cologne  s'en  plaignait;  la  sécurité  toute  nouvelle  de  ce  Dieu 
apparaissait  comme  une  humiliation  pour  l'Etat;  et  l'humilia- 
tion, remarquait-on,  durerait  peut-être  dix  ans,  quinze  ans  même, 
jusqu'à  ce  qu'eussent  disparu  du  monde  tous  ces  curés  légi- 
times, dont  l'État  venait  de  déchaîner  le  zèle.  Ainsi,  pour  dix 
ou  quinze  ans,  la  Prusse  avait  ((  lâché  son  arme  essentielle  contre 
l'Eglise;  »  et  le  journal  rhénan,  après  avoir  vainement  espéré 
que,  pressées  par  l'inanition  spirituelle,  les  âmes  catholiques 
iraient  s'abreuver  à  d'autres  sources  que  les  sources  «  ultra- 
montaines,   »  s'apitoyait  sur  le  désarmement  provisoire  de  l'Etat. 

Dans  ce  duel  entre  les  âmes  et  l'Etat  bismarckien,  c'est 
l'État  qui  finissait  par  être  gêné.  Il  se  sentait  à  l'aise  à  Berlin, 
du  haut  de  la  tribune,  pour  affirmer  la  souveraineté  des  lois  qui 
privaient  d'évêques  les  diocèses,  et  qui,  depuis  sept  années,  ex- 
cluaient de  tout  service  utile  les  nouvelles  recrues  du  sanc- 
tuaire ;  mais  lorsqu'il  fallait  affronter  directement,  chez  elles,  sur  le 
terrain  même  de  leurs  souffrances  et  de   leurs  luttes,   les  popu- 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE. 


575 


lations  catholiques,  l'État  sentait  fléchir  sa  morgue,  et  son  as- 
surance s'aff'aisser.  Les  fêtes  qui  devaient,  à  l'automne  de  1880, 
célébrer  l'achèvement  de  la  cathédrale  de  Cologne,  causèrent 
aux  ministres  de  l'Empereur  un  grave  embarras.  Trente-huit 
ans  auparavant,  Frédéric-Guillaume  IV  avait  solennellement 
posé  la  première  pierre  du  portail  méridional,  et  l'archevêque 
Geissel,  dont  l'avènement  avait,  en  ce  temps-là,  scellé  la  paix 
religieuse,  s'était  tenu  aux  côtés  du  Roi,  suscitant  avec  lui  dans 
les  imaginations  allemandes  le  long  et  vaste  espoir  de  voir  le 
Dôme  de  Cologne  terminé.  L'année  1880  réalisait  cet  espoir, 
mais  si  les  imaginations  étaient  satisfaites,  les  consciences 
étaient  mornes.  Car  cet  épisode  suprême  de  la  construction  du 
Dôme,  inauguré  dans  une  époque  de  concorde,  finissait  dans 
une  ère  de  déchiremens  :  au  fond  du  chœur,  le  trône  archié- 
piscopal était  vide  depuis  quatre  ans;  Melchers,  l'occupant  légi- 
time, avait  été  déposé  par  l'État;  il  communiquait,  clandes- 
tinement, par  des  messages  expédiés  de  Hollande,  avec  les  curés 
et  les  fidèles,  et  63  paroisses  de  l'archidiocèse  étaient  sans 
prêtres.  Un  deuil  accablant  pesait  sur  le  catholicisme  rhénan; 
et  c'était  l'heure,  pourtant,  d'être  en  liesse,  puisque  les  flèches 
de  Cologne,  toutes  fières,  toutes  joyeuses,  élevaient  jusqu'au 
ciel  l'hommage  d'une  prière  séculaire,  et  puisque  l'Allemagne 
du  XIII*'  siècle  était  exaucée  par  l'Allemagne  de  Guillaume  P'". 
Le  président  de  la  province,  dès  octobre  1879,  avait  sondé 
Auguste  Reichensperger  pour  savoir  ce  que  ferait  le  clergé,  ce 
que  feraient  les  ultramontains.  u  Leur  attitude  sera  passive,  avait 
répondu  Reichensperger;  le  Dôme  est  en  deuil.  » 

Guillaume  I"  aimait  le  Dôme  ;  il  aimait  cette  synthèse  de 
pierres,  pour  laquelle  avaient  collaboré,  à  six  siècles  de  distance, 
le  Saint-Empire  et  l'Empire  des  Hohenzollern.  Il  voulait  qu'elle 
s'inaugurât  au  milieu  des  pompes.  Il  voulait  aller  là-bas,  lui- 
même,  et  il  y  tenait.  Mais  Bismarck  avait  une  peur  :  il  crai- 
gnait que  Melchers,  l'archevêque  déposé,  contumace,  émigré, 
ne  revint  secrètement  et  ne  réapparût,  à  l'improviste,  au  seuil 
de  sa  cathédrale  pour  recevoir  l'Empereur,  et  pour  que  l'Empe- 
reur ainsi  sanctionnât  de  sa  présence  un  affront  public  aux 
lois  de  Mai.  Et  Guillaume,  aussi,  n'était  pas  rassuré,  mais 
chez  lui  prévalait  une  crainte  inverse  :  il  redoutait  le  cas  où 
le  clergé  de  Cologne,  à  la  dernière  heure,  prohiberait  toutes 
cérémonies  religieuses  et  refuserait  au  Dôme,  privé  par  l'Etat 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  bénédiction  de  Melchers,   la  bénédiction  même  de  Dieu. 
Hohenlohe,  dans  un  rapport  que  le  7  août  il  présentait  au 
-conseil   des  ministres,    refusait  de  croire  à  cette  éventualité;  il 
lui  semblait  plutôt  que    les  chefs  du  parti  ultramontain  saisi- 
raient l'occasion  des  fêtes  de  Cologne  pour  manifester  leur  loya- 
lisme envers  la  personne  de  Guillaume.  Mais  il  ajoutait  :  «  C'est 
^précisément  cet  accueil  aimable  et  respectueux  réservé  à  l'Em- 
pereur, ce  sont  précisément  les  discours  et  les  démonstrations 
inséparables  de  ce  genre  de  cérémonies,  qui  sont  propres  à  nous 
inquiéter.  »  Il  se  trouvait  déjà  des  protestans  pour  déplorer  le 
vote  du  récent  projet  de  loi;  ils  verraient,   à  Cologne,  l'Empe- 
reur avoir  l'air  de    faire  des    avances  à  des  opposans,  à  des  ré- 
voltés ;  et  les  progressistes  de  gauche,  au  moment  des  élections, 
profiteraient   du    trouble    des   esprits    pour    faire    leur  trouée. 
Hohenlohe  tenait  pour  nécessaire  que  le  ministère  invitât  Guil- 
laume à  réfléchir  un  peu  plus  :   et   comme  il  advient  dans   les 
situations    gauches,    on  trouvait    pareillement  difficile,  et   que 
Guillaume   n'allât    pas  à    Cologne  et    qu'il  y  allât.  «    Beaucoup 
d'encre  coulera,   écrivait  Herbert  de  Bismarck,  avant  qu'on  ac- 
couche d'une  décision  :  et  ce  sera  peut-être  une  fausse  couche.    » 
L'Allemagne  apprit  en  septembre  que  Guillaume,   Augusta, 
le  prince  Frédéric  seraient  le  15  octobre  à  Cologne,  pour  présider 
à  cette  triomphante  heure  d'histoire  :  les  catholiques  de  la  ville, 
dans  un  meeting,  décidèrent  d'observer  un  «  digne  effacement.  » 
La  décision  fut  observée  :  le  chapitre  de  la  cathédrale  n'accorda 
pas  d'autre  office  que  le  chant  d'un  Te  Deiim;  l'évêque  auxiliaire, 
Baudri,tint  à  l'Empereur,  en  le  recevant  dans  l'édifice,  une  allo- 
cution sobre  et  grave,  où  il  appela  de  ses  vœux  le  jour  qui  ren- 
drait à  l'Eglise  la  paix,  à  la  cathédrale  son  pasteur;  beaucoup  de 
maisons  catholiques  s'abstinrent  de  pavoiser;  tous  les  chanoines, 
sauf  deux,  refusèrent  d'aller  banqueter  avec  l'Empereur.  L'efface- 
ment des  liturgies,  le  silence  de  la  chaire,  la  nudité  des  façades, 
disaient  sans  provocation,  mais  avec  éloquence,  que  Melchers 
n'était  pas  là  ;  et  qu'il  souffrait,  et  qu'après  le  jour  où  l'on  avait 
fermé  son  séminaire,  le  jour  où  sans  lui  s'inaugurait  sa  cathé- 
drale était  le  plus  amer  de  sa  vie.  Ne  pas  rendre  à  l'Empereur, 
peut-être,  tout  ce  qu'on  lui  devait  d'honneurs,  c'était  la  seule 
façon  qu'eussent  les  catholiques  de  Cologne  pour  rendre  à  Melchers 
lointain  quelque  chose  de  ce  qu'ils  lui  devaient.  Ils  ne  pouvaient 
acclamer,  puisqu'ils  avaient  à  prolester. 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  577 

La  presse  nationale-libérale  se  consola  par  d'ambitieuses 
théories  :  que  les  ultramontains  fussent  demeurés  étrangers  aux 
fêtes,  cela  prouvait,  d'après  elle,  qu'ils  ne  considéraient  pas  la 
cathédrale  de  Cologne  comme  incarnant  leurs  aspirations;  elle 
était  trop  germaine,  trop  nationale,  pour  être  ultramontaine;  et 
les  siècles  futurs  jugeraient  entre  elle  et  Saint-Pierre  de  Rome. 
Ce  fut  une  démonstration  anti-ultramontaine  grandiose,  lisait-on 
dans  la  Post  :  le  monde  n'en  a  pas  encore  vu  de  pareille.  Et  la 
correspondance  de  V  Associât  ion  allemande,  organe  des  nationaux- 
libéraux  les  plus  fougueux,  s'était  à  l'avance  réjouie  que  le 
15  octobre  le  Dôme  «  fût  au  moins  débarrassé  de  cette  classe 
de  visiteurs  qui  regardent  comme  un  honneur  suprême  de 
baiser  la  pantoufle  d'un  grand  prêtre  romain,  et  que  la  majesté 
de  l'Empereur  ne  risquât  pas  d'être  profanée  par  le  voisinage 
des  esclaves  de  Rome,  intrus  dans  une  église  allemande.  » 

Quant  à  Guillaume  P^  il  tirait  sans  doute,  des  spectacles  qu'il 
avait  eus  sous  les  yeux,  de  tout  autres  leçons.  Il  savait  qu'à 
l'endroit  de  son  trône,  les  Rhénans  n'avaient  rien  de  frondeur; 
et  s'ils  avaient  boudé,  c'est  parce  qu'un  autre  trône,  celui  de 
Melchers,  était  vide.  Goerres  autrefois  avait  salué  la  cathédrale 
comme  la  représentation  épique  et  symbolique  du  devenir  alle- 
mand, comme  l'expression  esthétique  de  l'unité  future;  aujour- 
d'hui cette  unité  était  faite;  cet  éloquent  monument,  victorieuse- 
ment achevé,  paraissait  convier  toutes  les  âmes  allemandes  à  un 
élan  de  fierté.  Mais  le  Culturkampf  divisait  les  âmes,  il  para- 
lysait l'élan;  et  dans  cette  grande  fête  d'unité  que  des  siècles 
entiers  avaient  invoquée,  que  le  romantisme  avait  rêvée,  que 
l'active  dynastie  prussienne  avait  préparée,  voilà  qu'au  contraire 
émergeaient  les  divisions,  d'autant  plus  profondes,  peut-être, 
qu'elles  demeuraient  un  peu  voilées.  Une  Allemagne  souffrante, 
l'Allemagne  catholique,  s'effaçait  à  demi,  sur  les  marches  du 
Dôme,  de  ce  Dôme  qui  était  sien,  pour  laisser  entrer  l'Allemagne 
gouvernementale  ;  la  rencontre  était  froide  ;  les  saints  contraints. 
Guillaume  était  homme  à  le  sentir,  et  à  s'en  tourmenter  ;  et 
c'était  avec  sincérité,  avec  émotion,  qu'il  disait  à  l'évêque  auxi- 
liaire  Baudri  :  «  En  cette  journée  que  toute  la  nation  salue 
joyeusement,  l'épanouissement  dans  tout  l'Empire  d'une  paix  de 
Dieu,  d'une  paix  non  troublée,  demeure,  ayez-en  l'assurance,  le 
but  de  mes  constans  efforts,  de  mes  quotidiennes  prières.  »  Il 
avait  été  impossible  de  lui  organiser,  à  Cologne,  un  de  ces 
TOME  X.  —  1912.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voyages  à  la  Potemkine,  qui  trompent  l'œil  des  souverains; 
Guillaume  et  le  prince  Frédéric  avaient  vu  clair,  comme  avait 
vu  clair,  toujours,  l'impératrice  Augusta  :  au  Nord  comme  au 
Sud,  en  Prusse  rhénane  comme  en  Alsace,  le  «  Rhin  allemand  » 
baignait  des  terres  de  souffrances. 

II 

Dans  le  Landtag  une  majorité  existait,  très  mêlée,  très 
nuancée,  qui,  en  bloc,  parce  qu'elle  voulait  une  Allemagne  chré- 
tienne, ne  voulait  plus  du  Culturkampf.  Mais  le  Culturkampf  sq 
prolongeait,  parce  que,  dans  cette  majorité,  il  y  avait  une  frac- 
tion, les  conservateurs,  qui  ne  voulait  rétablir  la  paix  religieuse 
qu'avec  l'agrément  du  gouvernement  et  conformément  aux  ini- 
tiatives gouvernementales,  et  une  autre  fraction,  le  Centre,  qui 
derrière  ces  initiatives  inclinait  à  flairer  des  pièges,  et  qui  vou- 
lait, non  point  aider  le  gouvernement  à  faire  la  paix,  [mais  la 
lui  imposer.  Ainsi  cette  majorité,  qu'unissait  un  commun  désir 
de  pacification,  se  laissait  tout  de  suite  désunir  et  défaire  par 
certaines  divergences  de  tactique  :  on  avait  failli  voir,  en  juin>- 
le  projet  de  loi  gouvernemental  échouer,  parce  que  le  Centre 
lui  avait  refusé  ses  votes;  et  l'on  voyait  d'autre  part  les  motions 
du  Centre  échouer,  parce  que  les  conservateurs  n'acceptaient 
pas  que  le  gouvernement  fût  l'objet  d'un  ultimatum. 

Mais  ces  motions  du  Centre,  régulièrement  repoussées,  étaient 
représentées  par  Windthorst,  avec  une  périodicité  tenace  :  une 
caricature,  le  grandissant,  lui  prêtait  les  traits  et  l'allure  d'un 
Démosthène  écrasant  de  son  geste  un  petit  homme  coiffé  d'un 
casque  à  pointe,  Bismarck.  Avant  de  harceler  le  ministère,  il 
avait,  à  Vienne,  consulté  Jacobini  (1)  :  le  cardinal,  recevant 
Windthorst,  lui  marquait  son  approbation  pour  l'attitude  du 
Centre,  et  puis  s'en  allait  à  Rome  occuper  près  du  Pape  le 
poste  de  secrétaire  d'Etat.  Alors  Windthorst,  rentrant  à  Berlin, 
s'arrangea,  durant  l'hiver,  pour  que,  chaque  mois  à  peu  près, 
se  déroulât  au  Landtag  un  grand  débat  religieux;  il  y  en  eut 
un  dans  les  journées  des  9  et  10  décembre  1880,  à  propos  du 
budget  des  Cultes  ;  un  second,  les  26  et  27  janvier  1881,  au  sujet 
d'une  motion  de   Windthorst,  qui  réclamait  pour  tout  prêtre,^ 

(1    Dans  les  ^limynen  aus  Maria  Laach,  1912,  I,  p.  364  et  suiv.,  le  P.Pfûlf  a  pu- 
blié de  fort  intéressans  documens  sur  ces  entretiens  entre  Windthorst  et  Jacobini. 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  579 

quelle  qu'eût  été  son  éducation,  quelle  que  fût  sa  situation  vis- 
à-vis  de  l'Etat,  le  droit  de   dire  la  messe  et  d'administrer  les 
sacremens;  un  troisième,  le  16  février,  suscité  par  Windthorst, 
encore,   et   ayant    trait  au   rétablissement  des    revenus  ecclé- 
siastiques suspendus.  Windthorst,  de  son  mince  filet  de  voix, 
criait  la  misère  des  âmes,  demandait  ce  qu'on  avait  fait  pour 
appliquer  la  loi  de  1880,  quelles  facilités  on  avait  données  aux 
ordres  religieux,  et  quels  revenus  d'Eglise  on  avait  restitués;  il 
montrait   que  l'Etat,  qui  s'était  fait  octroyer  la  permission  de 
réparer  certaines  injustices,  en  usait  peu;  il  demandait  où  en 
étaient  les  négociations  avec  Rome.  Puttkamer  s'efforçait  d'éta- 
blir qu'il  était  clément  et  juste,  plus  clément  et  plus  juste  que 
ne  le  disait  Windthorst  ;  il  multipliait  les  chiffres,  pour  qu'on 
Térifiât  son  bon  cœur.  Il  proclamait  que  sur  2  148  prêtres  catho- 
liques qui,  au  moment  de   son  arrivée   au  ministère,   étaient 
exclus  de  l'enseignement  religieux,  1  369  avaient  été  réintégrés 
par    ses    soins;    que    953    paroisses     vacantes,     peuplées     de 
913  000  âmes,  avaient  de  nouveau  connu,  au  cours  des  six  der- 
niers mois,  les  bienfaits  d'un  ministère  sacerdotal  régulier  ;  et 
<jue   les   présidens   supérieurs   étaient  autorisés  à  prélever  des 
subsides  sur  les  biens  épiscopaux  qu'ils  administraient  et  à  rému-^ 
nérer  ainsi  les  prêtres  qui  cumulaient  avec  leur  propre  ministère 
paroissial  le  souci  des  paroisses  voisines.  «  Le  gouvernement, 
déclarait-il  en  décembre,  observe  une  attitude    calme,   expec- 
tante,  caractérisée  par  une  application  continue  et  obligatoire, 
mais  opportunément  indulgente,  des  lois  de  Mai.  »  Et  il  ajou- 
tait :  ((  Si  la  possibilité  se  présente  de  négocier  à  nouveau  avec 
Rome,  le  gouvernement  négociera.    »  Puis,   en  janvier   1881, 
Puttkamer,   sans  se  laisser  griser,  lui-même,   par  l'optimisme 
de  ses  chiffres,  reconnaissait  tout  le  premier  que,  si  l'état  de 
choses  actuel  durait  un  certain  nombre  d'années,  l'avenir  reli- 
gieux de  la   Prusse    serait   trouble;  mais   il   proclamait  avec 
quelque  agacement  :  ((  Le  remède  ne  consiste  pas  dans  un  orage 
ininterrompu  contre  notre  législation.  »  Et  sur  ces  mots,  dans 
la  journée  du   27  janvier,   s'engageait  une  stérile   bagarre  des 
partis*  Bennigsen,  au  nom  des  nationaux-libéraux,  reparlait  de 
l'hostilité  de  la  Papauté  contre  l'Empire  évangélique;  et  Wind- 
thorst répliquait  aux    nationaux-libéraux  que    le  Culturkampf 
datait  de  plus  haut,  qu'il  datait  de  Sadowa;  on  put  croire,  un 
moment,  qu'après  dix  ans  d'unité  allemande,  les  vieilles  idées 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Grande  Allemagne  et  de  Petite  Allemagne  allaient  derechef 
se  livrer  un  duel,  sous  le  regard  des  députés  prussiens.  Il  s'agis- 
sait de  la  liberté  des  messes  et  l'on  arrivait  à  philosopher  sur 
l'histoire  allemande.  L'ordre  du  jour  proposé  par  les  conserva- 
teurs réclamait  de  l'Etat  le  rétablissement  d'un  ministère  parois- 
sial régulier,  mais  repoussait  la  motion  Windthorst,  qui  ris- 
quait, disaient-ils,  de  compromettre  la  paix  au  lieu  de 
l'accélérer.  Ils  furent  seuls  à  voter  pour  leur  texte  ;  le  Centre  fut 
seul  à  voter  pour  le  texte  de  Windthorst,  et  le  débat  [fut  clos, 
sans  conclusion.  Windthorst  se  disait  attristé,  abattu,  atterré, 
par  l'attitude  des  conservateurs  et  de  Puttkamer  ;  et  puis  il 
rebondissait,  [et,  le  IG  février,  il  se  levait  de  nouveau,  pour 
demander  à  l'Etat  d'en  finir  avec  sa  politique  de  confiscations; 
ce  jour-là,  on  le  laissa  parler,  lui  et  ses  collègues,  sans  leur 
répondre  ;  et  quelques  conservateurs  seulement,  au  vote,  appuyè- 
rent la  motion,  qui  naturellement  succomba. 

La  presse  hostile  au  Centre  riait  de  ces  échecs  successifs.  «  On 
voit  M.  Windthorst  rôder  de  bonne  heure  au  palais,  chantonnait 
un  satiriste;  son  œil  curieux  demande  en  haut:  Rien  à  faire  .^  Car  je 
ferais  volontiers  une  affaire,  à  la  vieille  et  réelle  façon;  pourtant 
on  paie  d'avance,  même  j'ai  des  prix  fixes.  )>  Une  caricature  le 
représentait  en  don  Quichotte,  chevauchant  avec  sa  lance  contre 
le  moulin  des  lois  de  Mai  ;  une  autre  le  transformait  en  chat,  à 
l'alTùt  devant  une  souricière  où  était  écrit  le  mot  Culturkampf. 

Bismarck  s'effaçait  de  tous  ces  débats  ;  mécontent  de  tous  les 
partis,  il  |les  laissait  s'arranger  ou  se  gourmer  entre  eux.  Le 
Centre  méritait  d'être  mis  en  pénitence,  parce  qu'il  avait,  en 
juin,  voté  contre  la  loi  religieuse,  et  parce  qu'il  continuait  l'agi- 
tation contre  les  lois  de  Mai  :  «  Il  n'y  a  pour  l'instant  ni  paix 
religieuse,  ni  guerre  religieuse,  disaient  les  Grenzboten  :  le 
chancelier  attend.  »  Mais  les  nationaux-libéraux  avaient  cette 
tare  d'être  plutôt  des  juristes,  des  formalistes,  captifs  d'abstrac- 
tions, que  des  hommes  politiques  soucieux  des  réalités;  ils  per- 
sistaient aussi  à  traîner  avec  eux  une  gauche  avancée,  une 
gauche  plus  dangereuse  encore  que  la  vraie  gauche  «  progres- 
siste, »  à  remorquer  des  gens  qui,  ((  n'aimant  pas  les  cuisiniers 
du  Progrès,  aimaient  pourtant  leur  cuisine,  »  et  qui  voulaient 
la  servir  au  peuple  allemand,  en  la  cuisant  eux-mêmes.  Quant 
aux  conservateurs,  auxquels  Bismarck  en  voulait  encore  de 
sept   ans    de   brouille,   il  les  voyait  élaborer,  de  plus   en  plus 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  581 

allègrement,  un  programme  religieux,  politique,  économique, 
qui  affectait  quelque  originalité;  Bismarck,  chez  les  parlemen- 
taires, n'aimait  pas  l'originalité  mais  l'obéissance.  Il  hésitait 
entre  les  diverses  combinaisons  possibles,  ne  se  compromettait 
pas,  semblait  souhaiter,  en  février  1881,  que  Bennigsen  fit 
partie  du  bureau  du  Reichstag,  mais  il  n'osait  pas  le  dire  for- 
mellement; le  bureau,  finalement,  était  formé  par  les  conserva- 
teurs et  le  Centre.  Le  conservateur  Arnim,  élu  président,  regim- 
bait contre  le  voisinage  du  catholique  Franckenstein,  et 
démissionnait  ;  alors  on  élisait  Gossler,  un  conservateur  que  ce 
voisinage  n'effrayait  pas  ;  et  la  bonne  entente  des  deux  partis 
survivait,  d'autant  plus  ferme,  à  ces  manœuvres  hostiles. 
Auguste  Reichensperger,  dans  une  lettre  du  2  mars,  prévoyait 
que  Bismarck,  sortant  de  ses  tergiversations,  pourrait  bientôt 
être  forcé  de  jeter  vers  le  Centre  un  nouveau  pont. 

Ce  fut  vers  Reichensperger  lui-même  que  Bismarck  le  jeta. 
A  la  soirée  parlementaire  du  29  mars,  on  les  vit  trinquer 
ensemble,  et  causer  un  peu  de  tout,  des  fouilles  d'Olympie,  de 
celles  de  Pergame,  du  parlement  de  Francfort.  Reichensperger 
s'extasia  sur  la  bonne  bière  que  fabriquaient  certains  moines, 
expulsés  d'i\.llemagne  :  «  Il  peut  bien  arriver  qu'ils  y  rentrent,  » 
interrompit  Bismarck.  On  écoutait  autour  d'eux;  un  témoin 
disait,  à  la  sortie  :  «  Cette  soirée  appartient  au  Centre,  »  et  Rei- 
chensperger songeait  malignement  à  la  belle  surprise  qu'allait 
éprouver  la  Gazette  de  Cologne.  Bismarck,  en  pleine  soirée  parle- 
mentaire, avait  étalé  et  comme  affiché  l'influence  des  parlemen- 
taires catholiques,  cette  influence  que  la  Gazette,  après  leur  refus 
de  participer  aux  fêtes  de  Cologne,  avait  déclarée  définitivement 
ruinée.  Cinq  jours  après,  Reichensperger  retournait  chez  Bis- 
marck, et  sans  mécontentement  le  chancelier  lui  disait  :  «  On  me 
soupçonne,  depuis  la  dernière  soirée,  d'être  passé  complètement 
du  côté  du  Centre.  »  Les  Grenzboten,  bientôt,  voulant  apparem- 
ment dissiper  le  soupçon,  signifièrent  qu'on  pouvait  faire  la  paix 
avec  Rome,  mais  jamais  avec  le  Centre,  jamais  avec  «  les  troupes, 
jésuitiquement  dressées,  de  la  démocratie  hostile  à  l'Empire.  » 

III 

On  avouait  causer  avec  Rome;  que  Berlin  causât  avec  Rome, 
et  puis  boudât,  et  puis  causât  encore,  c'était  désormais  pleine- 


582  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  admis.  Le  Figaro  de  Vienne  représentait  Bismarck  tenant 
dans  ses  bras  une  poupée,  qui  avait  les  traits  de  Léon  XIII,  avec 
cette  légende  :  «  Les  voilà  de  nouveau,  tous  les  deux,  si  étroi- 
tement unis,  qu'on  peut  craindre  de  les  voir  s'étouffer.  » 

Cette  feuille  plaisante  était  bien  informée  :  le  secrétaire 
d'Etat  Jacobini  avait,  en  effet,  pris  l'initiative  d'une  correspon- 
dance avec  Bismarck;  le  chancelier  s'y  était  prêté.  C'était  une 
occasion,  pour  lui,  de  faire  collaborer  Rome,  en  quelque  mesure, 
à  l'application  de  la  loi  de  1880.  Cette  loi,  on  se  le  rappelle  peut- 
être,  autorisait  le  pouvoir  civil  à  dispenser  de  l'obligation  du 
serment  les  ecclésiastiques  chargés  provisoirement  par  l'Eglise 
d'administrer  les  évêchés  vacans,  et  à  les  reconnaître,  dès  lors, 
comme  administrateurs  diocésains,  sans  leur  poser  aucunes  con- 
ditions inacceptables.  Sur  neuf  diocèses  en  souffrance,  quatre 
l'étaient  par  la  volonté  de  Dieu,  cinq  par  la  volonté  de  la  Prusse. 
A  Posen,  à  Cologne,  à  Munster,  à  Breslau,  à  Limbourg,  l'Etat 
prussien  avait  déposé  les  évêques.  L'Eglise  n'admettait  pas  que 
ces  diocèses-là  fussent  vacans;  le  retour  des  pasteurs  légitimes 
était  pour  elle  la  seule  solution,  et  l'amusante  caricature  sur 
laquelle  Bismarck,  les  mains  encombrées  par  les  lois  de  Mai,  se 
cognait  la  tête  contre  une  cathédrale,  pouvait  passer  pour  un 
symbole  très  exact  des  embarras  du  chancelier.  Mais  à  Pader- 
born,  à  Osnabriick,  à  Fulda,  à  Trêves,  la  mort  avait  frappé  les 
évêques;  il  y  avait  là  quatre  diocèses  effectivement  veufs,  dont 
.es  deux  pouvoirs  pouvaient  utilement  converser.  Les  chapitres 
de  Paderborn,  d'OsnabriJck,  de  Fulda,  désignèrent  des  vicaires 
capitulaires  :  ces  trois  personnages  furent  agréés  par  l'Etat, 
et  dispensés  du  serment  :  dès  le  mois  de  mars  1881,  le  fonc- 
tionnement de  la  hiérarchie  était  ainsi  rétabli  dans  trois  cir- 
conscriptions ecclésiastiques,  et  Guillaume  P"",  écrivant  à  son 
ami  l'historien  Reumont,  se  réjouissait  que  la  glace  fût  brisée 
entre  Rome  et  Berlin;  il  espérait,  même,  qu'elle  finirait  par 
fondre  toujours  davantage.  Mais  la  glace,  à  Trêves,  était  plus 
lente  à  fondre  :  le  chanoine  di  Lorenzi,  recevant  quelques 
notables  de  la  ville,  leur  expliqua  que,  pour  donner  au  gouverne- 
ment la  preuve  de  son  esprit  pacifique,  il  remettait  au  Pape  le 
soin  d'étudier  la  difficulté,  et  qu'il  était  confiant  dans  la  sagesse 
du  Saint-Siège,  dans  la  Providence,  dans  la  sagesse,  aussi,  de 
l'Etat.  Bismarck,  de  son  côté,  pour  rétablir  à  Trêves  la  paix  et 
la  hiérarchie,  étudiait  un  curieux  projet  :  il  chargeait  Varnbuler, 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  583 

plénipotentiaire  de  Wurtemberg  au  Conseil  fédéral,  de  conférer 
avec  Kuhn,  le  célèbre  théologien  catholique  de  Tubingue,  et  de 
demander  à  Kuhn  si  Hefele,  évêque  de  Rottenburg,  consenti- 
rait, le  cas  échéant,  à  négocier  auprès  du  Vatican  la  nomination 
d'un  prélat  wurtembergeois  comme  vicaire  apostolique  de 
Trêves.  La  réponse  de  Kuhn  donna  peu  de  coniiance  dans  l'ac- 
ceptation de  Hefele;  mais  une  lettre  de  Jacobini  fit  espérer  à 
Bismarck  que  le  Vatican  ferait  bon  accueil  à  l'évèque  de  Rot- 
tenburg, et  Bismarck  ne  renonçait  pas  à  son  projet. 

C'étaient  là  des  pourparlers  qui  ne  regardaient  pas  les 
députés  :  ils  ne  devaient,  eux,  connaître  qu'un  fait  :  le  refus  de 
l'Etat  de  laisser  Lorenzi  s'installer  à  Trêves;  le  reste,  c'était 
le  secret  du  chancelier.  On  eût  dit  qu'il  faisait  effort  pour  se 
rendre  incompréhensible  aux  divers  partis,  et  il  y  réussissait. 

Le  6  mai,  dans  un  discours  au  Reichstag,  il  semblait  esquisser 
à  l'endroit  de  Bennigsen  quelques  gestes  coquets;  et  puis,  le 
7  mai,  il  avait  à  dîner  plusieurs  membres  du  Centre,  et  les  cou- 
vrait d'affabilités.  Il  mettait  à  sa  gauche,  à  table,  le  chanoine 
Moufnng;  il  plaçait  Franckenstein  à  droite  de  la  princesse  et 
s'amusait  à  conter  aux  frères  Reichensperger  l'histo'ire  des  trois 
excommunications  qui  avaient  jadis  frappé  trois  de  ses  ancêtres; 
et  voilà  pourquoi,  continuait-il,  j'ai  reçu  du  Pape  une  lettre  si 
amicale.  «  Ce  Bismarck,  notait  Auguste  Reichenspenger,  est 
vraiment  l'un  des  plus  originaux  hommes  d'Etat  qui  aient 
jamais  été,  un  mélange  de  contrastes.  »  Il  s'amusait,  au  fond, 
à  jouer  au  bon  garçon,  voire  même  au  bon  plaisant,  avec  les 
hommes  du  Centre,  et  puis  à  les  voir  partir  comme  ils  étaient 
venus,  sans  renseignemens.  Son  confident  à  ce  moment-là, 
c'était  Mittnacht,  le  président  du  conseil  wurtembergeois;  il  lui 
faisait  part,  le  H  mai,  d'un  très  grand  projet.  Il  ne  s'agissait  de 
rien  de  moins  que  de  rétablir  la  légation  de  Prusse  à  Rome  : 
Bismarck  observait  qu'en  fait  ce  poste  avait  survécu  au  vote  des 
lois  de  Mai;  qu'on  ne  l'avait  supprimé  que  dix-huit  mois  après, 
en  raison  du  langage  de  Pie  IX;  et  que  dès  lors  on  pouvait  le 
rétablir  sans  rien  préjuger  de  la  destinée  future  de  ces  lois. 
Mais  auparavant,  Bismarck,  à  titre  d'essai,  songeait  à  envoyer  à 
Rome  une  mission  extraordinaire;  et  il  souhaitait  que  Hefele 
s'en  fût  voir  le  Pape,  et  que  cet  évêque  préparât  le  terrain  en 
mettant  bien  au  point,  d'avance,  la  question  des  évêchés  à  pour- 
voir. Bismarck  priait  Mittnacht  d'insister,  pour  que  Hefele  con- 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentit.  Celui-ci  objecta  sa  mauvaise  santé,  son  grand  âge,  et  la 
réputation  qu'il  avait,  aux  yeux  de  certains,  d'être  complaisant 
pour  le  pouvoir  civil;  l'archevêque  Melchers,  par  exemple,  met- 
tait en  lui  peu  de  confiance,  et  de  telles  suspicions  pouvaient 
être  gênantes,  pour  négocier.  Hefele  rappelait  aussi  que  deux  ans 
plus  tôt,  lorsqu'il  avait  une  première  fois  tâché  de  rendre  quelques 
services  au  Pape  et  au  roi  de  Prusse,  il  n'avait  pas  réussi;  et 
puis,  avec  une  netteté  qui  l'honorait,  il  tenait  à  faire  savoir  à 
Bismarck  que  les  auteurs  des  lois  de  Mai  se  trompaient  lorsqu'ils 
alléguaient,  en  faveur  des  exigences  prussiennes,  l'organisation 
de  l'Eglise  wurtembergeoise.  En  Wurtemberg,  l'évêque  dressait 
la  liste  des  candidats  à  la  cure  vacante  :  l'Etat  en  prenait  connais- 
sance, et  avait,  une  fois  seulement,  rayé  un  nom;  en  Prusse,  au 
contraire,  l'Etat  exigeait  qu'on  lui  présentât,  pour  un  poste  déter- 
miné, un  curé  déterminé,  et  qu'on  lui  laissât  le  droit  de  dire 
oui  ou  non.  Hefele  ne  consentait  pas  à  soutenir,  à  cet  égard,  les 
prétentions  de  la  Prusse.  Ainsi  se  déroulait  sa  lettre  :  il  ne 
refusait  pas  formellement  à  Mittnacht  le  concours  demandé  par 
Bismarck,  mais  il  ne  montrait  aucun  enthousiasme  pour  cette 
besogne  et  ne  laissait  espérer  à  la  Prusse  aucune  complaisance. 
Le  ministre  wurtembergeois  transmit  à  Bismarck  la  réponse 
épiscopale,  et  Bismarck  ne  songea  plus  à  se  servir  de  Hefele. 

IV 

n  avait  sous  la  main,  à  Berlin,  son  vieil  ami  Conrad  de 
Schloezer,  représentant  de  la  Prusse  à  Washington,  qu'il  avait 
eu  pour  secrétaire,  vingt  ans  plus  tôt,  à  l'ambassade  de  Saint- 
Pétersbourg,  et  qui,  de  1864  à  1868,  avait  appartenu  à  la  léga- 
tion de  Prusse  auprès  du  Saint-Siège  ;  il  résolut  de  se  servir  de 
lui. Bismarck  connaissait  Schloezer,  Schloezer  connaissait  Rome  ; 
et  Schloezer  savait,  tout  à  la  fois,  comprendre  Bismarck  à  demi- 
mot  et  comprendre  Rome  à  demi-mot.  L'Allemagne  bismarc- 
kienne  était  pauvre  en  grands  diplomates  ;  glorieuse  dans  l'art 
de  la  guerre,  elle  estimait  peut-être  que  la  diplomatie,  cet  art 
de  la  paix,  était  un  art  de  valeur  moyenne,  fait  pour  des  génies 
moyens.  La  diplomatie,  c'est  souvent  l'arme  de  la  faiblesse  ;  l'Al- 
magne,  elle,  appréciait  la  force;  et  d'ailleurs,  quand  il  y  avait  de 
grandes  négociations  à  mener,  Bismarck  s'en  chargeait,  et  les 
subordonnés  étaient  annulés.  Les  circonstances,  qui  furent  pro- 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  585 

pices,  et  la  distinction  même  de  son  talent,  assurèrent  à  Schloe- 
zer  une  place  à  part,  dans  le  corps  diplomatique  de  l'e'poque 
bismarckienne  :  des  initiatives  lui  furent  laissées,  des  responsa- 
bilités aussi.  En  bon  bismarckien,  il  envisageait  les  problèmes 
qui  se  posent  à  Rome  comme  des  questions  de  puissance 
{Machtfragen).  D'esprit  trop  élégant,  peut-être,  pour  parler  de 
Rome  comme  d'une  Babylone  ou  du  successeur  de  Pierre  comme 
de  l'Antéchrist,  ou  pour  s'attarder,  avec  certains  de  ses  coreli- 
gionnaires, à  des  récriminations  contre  la  guerre  de  Trente  Ans, 
ses  propres  origines  confessionnelles  et  son  scepticisme  ulté- 
rieur le  rendaient  incapable  de  comprendre  l'importance  de 
l'établissement  catholique  pour  l'éducation  religieuse  de  l'huma- 
nité; on  ne  pouvait  demander  à  un  esprit  comme  le  sien  d'atta- 
cher quelque  valeur  spirituelle  au  grand  fait  religieux  qu'est  la 
Papauté.  Schloezer,  à  Rome,  ne  faisait  point  de  métaphysique; 
il  faisait  de  la  politique.  Dès  1871,  alors  qu'en  Prusse  les  natio- 
naux-libéraux s'imaginaient  que  la  Papauté  détrônée  ne  comp- 
tait plus  dans  le  monde,  Schloezer,  qui  venait  d'être  nommé 
à  Washington,  éprouvait  la  nécessité  d'aller  d'abord  passer  trois 
semaines  à  Rome.  «  L'Eglise  catholique,  écrivait-il  alors  à 
Bismarck,  prend  une  importance  croissante  dans  l'Amérique  du 
Nord,  eu  égard  aux  élémens  allemands  :  il  serait  pour  moi  d'un 
haut  intérêt  d'utiliser  mon  séjour  en  Europe  pour  jeter  un  coup 
d'œil  sur  la  situation  romaine  actuelle.  »  La  place  que  gardait  le 
Saint-Siège  dans  la  politique  internationale,  voilà  ce  qui  inté- 
ressait Schloezer,  et  voilà  ce  qu'il  observait,  avec  une  subtile 
acuité,  sans  bienveillance,  mais  sans  esprit  de  secte,  avec  un 
certain  penchant  à  traiter  le  Pape,  —  cet  homme  fort,  —  non 
point  en  ami,  non  point  en  ennemi,  mais  en  partenaire  d'une 
belle  partie.  Lefebvre  de  Behaine,  qui  fut  bientôt  son  collègue, 
et  qui,  de  longues  années  durant,  se  mesura  contre  lui  sur 
l'échiquier  romain,  lui  savait  gré  d'un  autre  trait  :  u  De  rela- 
tions très  sûres,  écrivait-il  en  1898,  connaissant  à  fond  l'Italie 
et  les  Italiens,  M.  de  Schloezer  était  étranger  à  ces  passions  qui 
ont  dominé  depuis  vingt-cinq  ans  la  politique  du  gouvernement 
du  roi  Humbert,  et  au  nom  desquelles  les  hommes  d'Etat  de  la 
Consulta  se  sont  constamment  efforcés  de  faire  de  la  Triple- 
Alliance  une  arme  offensive  contre  la  papauté  autant  que  contre 
la  France.  »  La  croisade  internationale  contre  la  papauté  avait 
échoué  lorsque  l'Allemagne  bismarckienne  la  projetait.  Schloezer, 


586  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lorsqu'il  verrait  l'Italie  crispinienne  s'y  essayer,  ne  ferait  rien 
pour  encourager  cette  emphase. 

On  avait  affaire,  en  lui,  à  un  joueur  très  agile,  au  jeu  ferme 
et  serré,  prompt  à  s'afficher,  prompt  à  s'effacer,  sachant,  suivant 
les  heures,  se  mettre  en  vue,  ou  bien  être  introuvable;  très 
entrant,  lorsque  l'exigeaient  ses  fins,  mais  jamais  encombrant; 
ne  ménageant  pas  ses  courses,  ne  craignant  pas  les  escaliers, 
habile  à  s'arrêter  (fens  les  antichambres  où  les  murs  avaient  des 
oreilles,  à  y  dire  ce  qu'il  voulait  dire,  et  ayant  des  oreilles,  lui 
aussi,  pour  écouter;  toujours  prêt  à  venir  causer,  à  badiner 
aussi  longuement  que  c'était  nécessaire,  à  se  taire  sur  les  choses 
sérieuses  sans  pour  cela  cesser  d'y  songer  ;  fermement  convaincu 
que  les  plus  petits  sont  parfois  les  plus  puissans  ;  assez  familier 
d'allures  pour  mériter  de  plaire  aux  plus  petits,  et  sachant 
abriter,  derrière  cette  familiarité  même,  toutes  sortes  d'indiscrets 
manèges,  flatteurs  pour  leur  puissance  ou  pour  l'illusion  qu'ils  en 
avaient  ;  exploitant  avec  maîtrise  tous  les  moyens,  grands  ou 
futiles,  dont  dispose,  pour  agir,  un  familier  de  Rome;  étalant, 
comme  une  originalité  imprévue  chez  un  messager  bismarckien, 
certaines  complaisances  apparentes  pour  la  Rome  papale; 
d'autant  plus  avenant  par  sa  bonne  humeur,  par  son  air  de 
bien  s'amuser,  par  sa  bonne  grâce  à  se  rendre  amusant,  que  l'on 
pouvait  craindre,  chez  un  ami  du  chancelier,  des  plissemens  de 
front  et  des  raidissemens  de  torse.  Tel  était  Conrad  de  Schloezer, 
que  le  prince  de  Bismarck  dépêchait  à  Rome  pour  marchander, 
retarder  ou  accélérer  la  paix,  et  qui,  à  la  longue,  lorsque 
Bismarck  décidément  la  voudrait,  la  ferait. 

Il  prit  le  chemin  de  Rome,  en  juillet  1881,  avec  mission  de 
causer.  Le  Pape,  recevant  des  pèlerins  allemands  le  jour  de 
l'Ascension,  leur  avait  dit  :  «  Nous  visons  avec  constance  à  sup- 
primer les  causes  du  confiit  et  à  rétablir  une  paix  durable.  » 
Schloezer  étudia  les  visées  pontificales,  revint  à  Berlin  voir  le 
chancelier,  et  puis  repartit  pour  Rome  :  ce  second  voyage,  suc- 
cédant de  très  près  au  premier,  fut  remarqué.  Bismarck,  deux 
ans  plus  tôt,  voulait  que  les  envoyés  du  Vatican  vinssent  con- 
férer à  Berlin;  il  acceptait,  aujourd'hui,  qu'un  envoyé  du  Hohen- 
zollern  allât  conférer  à  Rome. 

Les  évêquesde  Prusse,  réunis  en  juillet  à  Aix-la-Chapelle,  per- 
sistaient à  déclarer  que  les  prétentions  prussiennes  au  sujet  de 
la  nomination  des  curés  étaient  inacceptables  ;  ils  constataient 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  587 

avec  joie  que  les  avances  papales  de  février  1880  avaient  été 
expressément  retirées  ;  ils  tombaient  tous  d'accord,  pour  sou- 
haiter que  le  Centre  réclamât  sans  trêve,  en  faveur  de  l'Eglise, 
le  rétablissement  des  anciennes  garanties  constitutionnelles  : 
cette  stabilité  de  leurs  protestations,  cette  inflexibilité  de  leurs 
desseins,  était  connue  de  Léon  XIII  et  devinée  de  Bismarck.  Il 
n'y  avait  pas  lieu,  pour  Rome,  de  s'en  plaindre,  puisqu'en  allé- 
guant les  sentimens  des  évêqties,  elle  aurait  ainsi  l'occasion  de 
vendre  d'autant  plus  cher  au  chancelier  les  concessions  mêmes 
que,  malgré  eux  peut-être,  elle  croirait  devoir  envisager  comme 
possibles.  A  mesure  que  se  resserrerait  le  dialogue  entre  Bis- 
marck et  Léon  XIII,  la  voix  des  évêques  d'Allemagne,  assourdie 
mais  jamais  silencieuse,  aiderait  du  moins  Léon  XIII,  en  parais- 
sant parfois  le  gêner,  à  ne  pas  accorder  à  Bismarck  plus  d'avan- 
tages qu'il  n'avait  l'intention  de  lui  en  accorder. 

L'une  des  questions  dont  Schloezer  eut  tout  de  suite  à  causer, 
concernait  le  diocèse  de  Trêves.  Ce  vaste  diocèse,  si  cruellement 
ravagé  par  le  Ctilturkatnpf,  demeuvRii  sans  hiérarchie:  faute 
d'entente  sur  le  nom  du  vicaire  capitulaire,  la  loi  de  1880  y 
restait  inappliquée.  Jacobini,  à  deux  reprises,  avait  insisté  auprès 
de  Bismarck  pour  que  cette  situation  cessât,  le  chancelier  ne 
répondait  pas,  tergiversait.  Mais  une  troisième  lettre  du  cardi- 
nal avait  plus  de  succès  :  il  demandait  qu'à  Trêves  un  évèque 
fût  nommé,  et  il  proposait  un  nom.  Pour  la  première  fois  depuis 
les  lois  de  Mai,  Rome  et  Berlin  s'essayaient  à  faire  un  évêque. 

Le  prêtre  auquel  songeait  Léon  XIII  était  l'abbé  Félix  Korum  : 
d'origine  alsacienne,  il  passait,  jeune  encore,  pour  un  des  grands 
orateurs  sacrés  de  l'époque,  et  savait,  avec  une  souveraine 
aisance,  asservir  les  deux  langues,  la  française  et  l'allemande, 
aux  élans  de  son  éloquence.  Le  maréchal  de  Manteuffel,  gou- 
verneur d'Alsace-Lorraine,  n'avait  pas  voulu,  pour  des  motifs 
politiques,  que  l'abbé  Korum  fût  coadjuteur  en  Alsace-Lorraine, 
mais  il  l'appréciait  fort,  et  se  mit  en  quête,  pour  lui,  d'autres 
destinées  ;  on  pourrait  presque  dire  que  pour  le  siège  de  Trêves  la 
présentation  de  l'abbé  Korum  à  Bismarck  fut  faite,  tout  à  la 
fois,  par  le  maréchal  de  Manteuffel  et  par  le  Vatican.  Bismarck 
n'y  fit  pas  d'objections  ;  il  envoya  Puttkamer  et  Gossler  jusqu'à 
Ems,  pour  obtenir  le  consentement  de  l'Empereur.  Le  souve- 
rain, ce  jour-là,  s'inquiétait  de  la  santé  de  l'Impératrice  ;  il 
donna  son  assentiment,  rapide  et  distrait.  Mais  un   dernier  oui 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

manquait,  celui  de  l'abbé  Korum  :  trois  fois  de  suite  l'abbé 
refusa,  trois  fois  de  suite  Rome  insista.  Tarnassi,  auditeur  de 
nonciature  à  Munich,  parut  à  Strasbourg,  le  pressa,  l'obligea 
d'accomplir,  sans  retard,  les  formalités  canoniques  nécessaires 
pour  la  consécration  épiscopale.  L'abbé  Korum  obéit,  et  s'en  fut 
à  Rome,  avec  un  dernier  espoir  :  de  vive  voix,  peut-être,  il 
saurait  persuader  à  Léon  XIII  de  ne  pas  persister  à  faire  de  lui 
un  évêque.  Mais  pour  la  première  fois  l'éloquence  de  l'abbé 
Korum  manqua  d'efficacité.  Léon  XIII  lui  répondit  en  fixant  la 
date  de  son  sacre. 

Il  allait  donc  devenir  évêque  de  Trêves,  mais  il  n'aurait  pas 
la  possibilité,  une  fois  là-bas,  de  nommer  un  curé,  puisque  les 
lois  de  Mai  duraient  toujours.  C'était  absurde,  qu'il  [eût  ainsi 
les  mains  liées.  Schloezer  et  Jacobini,  par  la  force  des  choses, 
furent  amenés  à  parler  de  ces  lois  de  Mai,  et  des  formalités 
qu'elles  exigeaient  des  évêques  pour  la  nomination  des  curés. 
La  Correspondance  politique  de  Vienne,  dans  un  article  qui 
parut  être  du  publiciste  bismarckien  Constantin  Roessler,  expli- 
quait, déjà,  qu'en  dispensant  les  ecclésiastiques  des  conditions 
d'examen  prévues  par  ces  lois,  l'Etat  n'irait  pas  à  Canossa.  Mais 
entre  Schloezer  et  Jacobini  les  entretiens,  bientôt,  faillirent  dé- 
générer en  brouille;  Schloezer,  un  instant,  menaça  de  s'en 
aller  :  pour  vouloir  se  mieux  entendre,  on  risquait  de  défaire  le 
résultat  obtenu,  la  nomination  même  de  l'abbé  Korum...  Rome, 
•prudente,  s'empressa  de  le  sacrer;  au  soir  du  14  août,  l'abbé 
Korum  était  évêque. 

Mais  à  ce  moment  même  tout  semblait  remis  en  question. 
L'Empereur  avait,  pour  le  siège  de  Trêves,  un  candidat  person- 
nel, le  professeur  Kraus,  de  Fribourg  :  il  se  plaignit  d'avoir  été 
trop  peu  consulté,  accusa  ses  ministres  d'avoir  surpris  son  con- 
sentement en  faveur  de  l'abbé  Korum.  Que  n'avaient-ils  inter- 
rogé sur  l'abbé  Korum  le  prévôt  Holzer,  de  Trêves,  en  qui  Guil- 
laume avait  confiance  "^  Et  le  souverain  montrait  une  lettre  du 
prévôt  qui  conjurait  son  roi  d'écarter  de  Trêves  cet  évêque-là. 
Guillaume  s'échauffait,  s'ulcérait,  expédiait  à  Bismarck,  à  Gossler, 
des  lettres  irritées.  Bismarck  passa  quelques  mauvaises  heures  : 
allait-on  le  forcer,  à  la  dernière  minute,  de  manquer  de  parole  au 
Pape  et  de  fermer  Trêves  à  Mgr  Korum  .^  C'eût  été,  pour  longtemps, 
la  pacification  reculée,  et  les  catholiques,  qui  commençaient 
l'agitation   électorale  en  vue  du  renouvellement  du   Reichstag, 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE.  o89 

auraient  exploité  l'incident  contre  Bismarck,  et  l'auraient 
accusé  d'avoir  volontairement  offensé  le  Pape.  On  était  à  l'un 
de  ces  momens  où  les  susceptibilités  des  souverains  doivent 
fléchir  devant  la  raison  d'Etat.  Guillaume  apprit  que  ses  ministres 
dispensaient  Mgr  Korum  de  prêter  le  serment  et  lui  ouvraient 
ainsi,  toutes  grandes,  les  portes  de'son  diocèse;  alors,  le  16,  il 
s'en  fut  chez  Bismarck,  fit  une  visite  d'une  demi-heure,  qui  peut- 
être  fut  une  scène,  et  puis  céda.  Un  prêtre,  né  hors  d'Allemagne 
et  sacré  au  delà  des  monts,  allait  régner  sur  les  consciences  prus- 
siennes sans  avoir  promis  aux  lois  prussiennes  une  impossible 
obéissance;  et  dans  l'acte  par  lequel  Guillaume  le  reconnut,  la 
bulle  De  Sainte,  de  1821,  et  les  émolumens  d'Etat,  qu'elle  garan- 
tissait à  l'évêque,  étaient  mentionnés  expressément.  On  avait 
affecté,  durant  tout  le  Cidtiirkampf,  de  considérer  cette  bulle 
comme  périmée  :  aujourd'hui  l'on  reparlait  d'elle,  en  la  réputant 
valable,  impérieuse  même,  comme  tout  bon  contrat. 

((  Voilà  le  commencement  de  la  fin  du  Cidturkampf,  s'écriait 
joyeusement,  dans  son  évêché  de  Metz,  l'illustre  Dupont  des  Loges, 
le  premier  pas  pour  aller  à  Canossa  était  le  plus  difficile,  et  le 
voilà  fait.  »  Mais  dans  la  Gazette  générale  de  Munich,  un  sérieux 
cri  d'alarme  s'élevait,  aussitôt  répercuté  par  toute  une  partie 
de  la  presse  :  «  Ce  n'est  pas  sur  le  chemin  de  Canossa  que  nous 
sommes,  disait  la  Gazette;  nous  voilà  déjà  très  avant  dans  le  ves- 
tibule de  cette  intéressante  citadelle  où  la  fière  parole  du  chance- 
lier avait  promis  de  ne  jamais  trainer  la  nation  allemande.  » 

L'article  s'épanchait  comme  un  flot  d'amertume  :  il  était 
signé  des  deux  initiales  :  V.  S.  On  l'attribua  d'abord  à  un  cano- 
niste  vieux-catholique  :  on  se  trompait.  L'article  était  l'œuvre 
d'un  catholique,  d'un  prêtre,  d'un  professeur  qui  dans  une 
faculté  de  théologie  catholique  instruisait  les  futurs  prêtres. 
François-Xavier  Kraus,  candidat  de  Guillaume  P''pour  l'évèchéde 
Trêves,  se  consolait  ainsi  de  l'éloignement  de  la  mitre,  à  laquelle, 
jusqu'à  ses  derniers  jours  il  ne  devait  pas  cesser  d'aspirer.  L'ar- 
chéologie chrétienne,  l'histoire  de  l'art,  l'exégèse  de  la  Divine 
Comédie,  durent  à  Kraus  des  enrichissemens  et  lui  procurèrent 
une  gloire  de  bon  aloi,  qui  durera.  Mais  ni  le  passé  chrétien  ne 
suffisait  à  le  retenir,  ni  l'immensité  de  la  Divine  Comédie  ne 
suffisait  à  l'absorber;  au  delà  des  visions  de  jadis,  en  deçà  des 
visions  d'éternité,  il  s'évadait,  avec  un  fiévreux  attrait,  dans  les 
ténébreuses  broussailles  de  la  politique  religieuse  contemporaine.. 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  voyait  Bismarck,  volontairement,  effacer  peu  à  peu  les- 
prétentions  de  l'Etat;  il  voyait  la  «  démocratie  »  des  chapelains 
travailler  à  la  victoire  de  Rome.  Deux  spectres  qui  ne  quittèrent 
plus  Kraus,  1'  «  ultramontanisme  jésuitique  »  et  la  «  déma- 
gogie, »  commençaient  de  le  hanter;  son  imagination  les  alliait, 
ne  faisait  d'eux  qu'un  seul  et  même  spectre,  et  son  effroi  redou- 
blait. Apeuré,  déçu,  il  s'essayait  alors,  de  sa  plume  incisive,  à 
exciter  l'Allemagne  contre  le  geste  bismarckien,  qui  là-bas,  à 
Trêves,  rendait  à  des  millions  de  catholiques,  après  huit  ans 
d'épreuves,  un  peu  de  joie. 


Mais  le  geste  bismarckien  se  prolongeait  :  un  publiciste 
officieux,  nommé  Hahn,  faisait  paraître,  à  l'instigation  de  Bis- 
marck, une  Histoire  du  Culturkampf,  dont  la  préface,  pacifique 
et  sereine,  était  très  remarquée,  et  l'on  apprenait  bientôt  que 
Bismarck,  après  avoir  installé  Mgr  Korum  à  Trêves,  allait 
installer  définitivement,  à  Rome,  le  ministre  Schloezer. 

Le  9  septembre  1881,  la  Gazette  de  l'Allemagne  du  Nord 
annonçait  à  la  Prusse  que  l'on  invoquerait  de  ses  députés  un 
crédit  pour  le  rétablissement  d'une  légation  auprès  du  Saint- 
Siège.  Il  y  avait  quelque  embarras  dans  la  rédaction  de  la  note  ; 
<(  le  rétablissement  de  ce  poste,  disait-on,  n'a  rien  à  faire  avec 
les  concessions  au  Saint-Siège;  il  n'est  pas  l'objet  d'une  entente 
réciproque,  encore  que  naturellement  cette  légation  ne  puisse 
fonctionner  que  si  le  Saint-Siège  l'accepte.  »  Le  mot  d'ordre 
officiel  était  bien  net  :  il  ne  fallait  pas  dire,  le  pensât-on,  qu'en 
expédiant  Schloezer  au  Pape  Bismark  faisait  à  Léon  XIII  une 
concession,  fût-ce  même  celle  d'un  sourire. 

Mais  personne  ne  fut  dupe  :  les  journaux  catholiques  et  les 
journaux  hostiles  s'accordèrent  pour  prendre  acte  de  ce  bon 
procédé  ;  les  premiers  s'en  réjouirent,  les  seconds  s'en  irri- 
tèrent ;  et  les  uns  et  les  autres  ressuscitèrent,  avec  des  commen- 
taires différens,  certaine  lettre,  vieille  de  seize  mois,  où  Bismarck 
laissait  entendre  au  prince  de  Reuss,  qu'avant  de  rétablir  avec 
le  Saint-Siège  des  rapports  diplomatiques,  il  fallait  que  le  Saint- 
Siège  payât.  Le  Saint-Siège  n'avait  encore  rien  «  payé  ;  »  il 
n'avait  rien  accordé  encore,  au  sujet  de  la  nomination  des  curés, 
et  Schloezer,  après  une  halte  à  Berlin,  puis  une  halte  à  Varzin, 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE,  591 

s'en  allait  à  Washington  faire  son  déménagement,  —  son  démé- 
nagement pour  Rome  ;  même,  dans  certains  cercles  protestans 
•de  Berlin,  l'on  se  demandait  avec  inquiétude  si  quelque  nonce,  un 
beau  matin,  n'allait  pas  survenir  sur  les  bords  de  la  Sprée.  Car 
on  apprenait  coup  sur  coup  que  Mgr  Korum,  l'évêque  du  «  jésui- 
tisme, »  faisait  à  Trêves  une  entrée  triomphale  ;  que  Puttkamer, 
devenu  ministre  de  l'Intérieur,  prodiguait  aux  ordres  hospita- 
liers toutes  les  facilités  susceptibles  d'aider  leur  recrutement, 
que  les  novices  commençaient  d'y  affluer, —  on  devait,  peu  de 
mois  après,  en  compter  700,  —  et  que  des  processions  catho- 
liques, autorisées  par  une  récente  circulaire  du  même  ministre, 
recommençaient  de  circuler  dans  certaines  villes  prussiennes. 
Avec  une  malveillance  alarmée,  on  appelait  l'époque  où  l'on 
était  entré  l'ère  Korum,  et  l'on  s'attendait,  parmi  les  ennemis 
de  Rome,  à  toutes  les  abdications  de  Berlin.  Les  Grenzboten 
essayaient  d'un  langage  rassurant,  niaient  formellement  que 
l'Etat  se  laissât  glisser  aux  pieds  du  Pape,  et  prétendaient  que, 
tout  au  contraire,  le  Pape  renonçait  à  cette  maxime  :  ((  vaincre 
avec  le  Centre,  )>  et  que  c'était  là  pour  Bismarck  un  succès.  Le 
chancelier  lui-même,  recevant  le  prince  de  Hohenlohe,  lui  disait  : 
«  Il  n'a  jamais  été  question  de  nonciature,  ni  d'un  contrat  réci- 
proque entre  Rome  et  Berlin.  Je  compte  donner  satisfaction  aux 
catholiques  prussiens  en  pourvoyant  les  évêchés  et  en  me  mon- 
trant généralement  conciliant,  et  je  m'en  tiendrai  là.  )> 

Il  continuait,  en  effet,  de  concert  avec  Rome,  de  faire  des 
évêques  ou  d'y  travailler  :  à  Breslau,  pour  l'instant,  on  se  con- 
tentait d'un  vicaire  capitulaire,  parce  que  la  Prusse,  voulant 
tenter,  peut-être,  d'installer  sur  ce  siège  le  cardinal  de  Hohen- 
lohe, refusait  la  liste  de  noms  présentée  par  le  chapitre  ;  mais 
l'on  nommait,  à  Fulda,  Mgr  Kopp,  qui  dans  son  premier  man- 
dement épiscopal  exprimait  sa  confiance  de  voir  bientôt  tomber 
toutes  les  chaînes  de  l'Eglise  et  qui  devait  lui-même  quelques 
.années  plus  tard  avoir  la  gloire  de  briser  les  plus  lourdes. 

VI 

Les  catholiques,  cependant,  n'estimaient  pas,  quoi  qu'es- 
pérât Bismarck,  que  ce  fût  là  pour  eux  une  satisfaction,  et  ils 
continuaient  de  demander  :  Jusques  à  quand  nos  jeunes  prêtres 
seront-ils  exclus  des  presbytères,  et  des  confessionnaux,  et  des 


592  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chaires,  et  même  de  l'autel  ?  Les  concessions  de  l'Etat  n'endor- 
maient pas  Windthorst  ;  elles  ne  le  débusquaient  pas  de  son 
terrain  de  lutte.  Il  les  acceptait,  mais  ne  permettait  pas  qu'à  leur 
faveur  les  questions  plus  graves,  et  vraiment  décisives,  fussent 
éludées. 

Restons  équipés,  complètement  équipés,  criait-il  au  congrès  catholique 
de  Bonn.  Nous  sommes  comme  une  armée  pendant  qu'on  négocie  les  préli- 
minaires d'une  suspension  d'armes,  l'arme  au  pied,  mais  la  poudre  sèche, 
soit  qu'il  l'aille,  contre  nos  désirs  et  nos  espérances,  combattre  de  nouveau, 
soit  que  nous  puissions,  à  notre  joie,  tirer  de  joyeux  feux  de  salve.  Nous  ne 
sommes  pas  encore  au  bout,  mais  l'aurore  commence  à  poindre,  et  quand 
elle  point,  vous  savez,  cela  avance  constamment,  et  dans  un  proche  délai,  le 
soleil  resplendit.  Ce  que  nous  avons  demandé,  ce  que  nous  demandons,  c'est 
le  rétablissement  de  l'état  de  choses  antérieur  aux  lois  de  Mai. 

Les  élections  au  Reichstag  s'approchaient  :  le  Centre,  pour 
les  préparer,  redoubla  d'ardeur.  Adversaire  systématique  des 
nationaux-libéraux,  il  était  tout  prêt,  là  où  il  disposait  d'une 
minorité  notable,  à  ménager  le  succès  d'un  conservateur,  ou  le 
succès  d'un  progressiste,  d'un  homme  de  droite,  ou  d'un  homme 
de  gauche  avancée  :  on  demanderait  à  l'un  et  à  l'autre  ce  qu'ils 
pensaient  du  Culturkampf,  et  quelles  promesses  ils  donnaient, 
et  l'on  déciderait.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'Allemagne,  Windthorst 
appliqua  cette  tactique,  sous  l'œil  déconcerté  de  Bismarck  im- 
puissant. Bennigsen,  dans  un  discours  à  Magdebourg,  expliquait 
que  les  nationaux-libéraux  ne  songeaient  pas  à  prolonger  le  Cul- 
turkampf, que  cette  lutte  avait  été  nécessaire,  pour  remettre  en 
vigueur  les  vieux  principes  du  droit  territorial  prussien  ;  que 
l'on  pouvait,  aujourd'hui,  étudier  les  concessions  compatibles 
avec  les  droits  de  l'Etat;  que  les  libéraux  y  étaient  prêts,  et  que 
cette  œuvre,  peut-être,  leur  serait  plus  facile  qu'elle  ne  l'était 
aux  conservateurs.  Windthorst  laissait  dire,  agissait,  et  visant 
toutes  les  cimes,  il  faisait  culbuter  le  prince  de  Hohenlohe  lui- 
même,  en  Franconie,  par  un  progressiste  obscur  :  Hohenlohe 
payait  ainsi  de  son  mandat  sa  retentissante  dépêche  au  prince  de 
Keuss,  du  précédent  mois  de  mai.  Les  nationaux-libéraux 
étaient  partis  98;  au  Reichstag  élu  le  27  octobre  1881,  ils  ren- 
traient 45.  Les  progressistes,  qui  naguère  avaient  26  sièges,  en 
avaient  désormais  59;  le  Centre,  qui  comptait  la  veille  93 
membres,  en  possédait  maintenant  98;  et  ces  98  voix,  jointes  à 
celles  des  Polonais,  des  Guelfes,    des    Alsaciens,    allaient    être, 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  "593 

dans  le  nouveau  Reichstag,  l'axe  de  la  majorité.  La  Correspo?f.- 
dance  politique,  qu'inspirait  Bismarck,  reconnut,  non  sans 
amertume, ce  malencontreux  résultat;  et  l'aveu  qu'elle  en  faisait 
se  transformait  en  une  demi-avance.  «  Le  Centre,  expliquait- 
elle,  peut  prendre  le  rôle  qu'ont  eu  douze  ans  durant  les  natio- 
naux-libéraux, s'il  sait  distinguer  les  concessions  possibles  des 
concessions  impossibles,  »  et  elle  ajoutait  :  «  Le  moment  a  pour 
Rome  une  importance  que  soupçonnent  peu  de  membres  du 
Centre.  »  A  quoi  la  Germania  répondait  :  ((  Nous  n'avons 
jamais  dit  :  A  bas  Bismarck!  Nous  sommes  encore  en  plein 
Culturkampf  ;  nous  souffrons  par  lui  ;  mais  nous  sentons  que  la 
nation  ne  peut  se  passer  de  sa  forte  main.  Nous  ne  voulons  pas 
d'ailleurs  prendre  le  rôle  des  nationaux-libéraux,  mais  soutenir 
loyalement  le  chancelier  dans  toutes  ses  réformes  pour  le  bien 
de  la  nation,  délivrer  le  pays  de  l'hégémonie  libérale, et  préparer 
la  politique  conservatrice  de  l'avenir,  qui  n'est  possible  que  lors- 
qu'on en  aura  complètement  fini  avec  le  Culturkampf .  » 

Qu'est-ce  à  dire  }  interrogeaient  les  Grenzboten,  et  que  veulent 
dire  ces  mots  :  «  en  finir  complètement  avec  le  Culturkampf?  » 
Bismarck  questionnait,  faisait  questionner,  et  n'écoutait  pas 
les  réponses,  trop  dures  à  entendre,  de  l'inflexible  Windthorst; 
il  les  devinait,  s'en  irritait.  <(  Ce  nouveau  Reichstag  !  criait-il 
devant  Busch,  pas  de  majorité  :  partout  l'inintelligence  et  l'in- 
gratitude. »  «  Je  voudrais  qu'on  me  jetât  une  bombe  comme  au 
Tsar,  disait-il  à  Schloezer,  et  que  c'en  fût  fait  de  moi.  »  Dans 
le  Parlement  de  l'Empire,  le  Centre  et  les  progressistes  étaient 
les  maîtres  :  ce  paradoxe  était  devenu  la  très  amère  réalité,  qui 
l'humiliait.  Bismarck  tonnait  contre  les  progressistes  :  «  Ce 
Mommsen,  qui  juge  si  faussement  le  présent,  peut-il  être  un 
bon  historien  du  passé  .-^  »  Il  bavardait  contre  le  Centre  :  «  Rien 
à  faire  avec  cette  fraction  ;  elle  a  partout  marché  contre  nous  ;  » 
et  puis,  s'amusant  un  peu  pour  cesser  d'enrager,  on  l'entendait 
en  plein  diner,  offert  aux  membres  du  Conseil  fédéral,  crier  au 
plénipotentiaire  bavarois  :  «  Je  songe  à  prendre  un  vice-chan- 
celier pour  les  affaires  intérieures,  préparez  un  peu  Franckens- 
tein  à  l'entrevue  que  je  veux  avoir  avec  lui.  »  Franckenstein,  un 
homme  du  Centre,  un  Bavarois,  un  particulariste,  associé  à  la 
chancellerie  de  l'Empire!  Bismarck  était-il  sérieux.^  voulait-il 
rire.!^  Il  ne  lui  déplaisait  pas  de  susciter  ce  point  d'interrogation. 
On  racontait,  par  ailleurs,  qu'à  la  suite  des  troubles  auxquels 
TOME  X.  —  1912.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  donné  lieu,  clans  les  rues  de  Rome,  le  transfert  du  corps  de 
Pie  IX,  les  prélats  se  demandaient  si  l'Italie  royale  serait  une 
meilleure  protectrice  pour  la  sécurité  du  pape  vivant  qu'elle  ne 
l'avait  été  pour  l'auguste  et  inoffensive  dépouille  du  pape 
défunt,  et  si  Léon  XIII  ne  devait  pas  quitter  Rome  ;  on  ajoutait 
que  peut-être  il  allait  s'installer  à  Fulda,  et  que  le  cardinal  de 
Hohenlohe,  que  l'on  voyait  rôder  en  Allemagne,  était  peut-être 
venu  comme  fourrier.  On  s'attardait  aux  faux  bruits,  on  se  re- 
paissait de  légendes,  faute  de  savoir  exactement  quelle  était  la 
page  d'histoire  que  le  chancelier  s'apprêtait  à  écrire. 

A  peine  le  Reichstag  fut-il  rassemblé,  qu'un  indiscret  ques- 
tionneur se  leva.  C'était  Virchow  en  personne,  Virchow,  qui 
avait  baptisé  le  Culturkampf  et  tenté  de  faire  croire  à  l'Alle- 
magne et  au  monde  que  l'enjeu  de  cette  bagarre  n'était  rien  de 
moins  que  la  civilisation.  Allant  tout  droit  à  la  question  capi- 
tale, il  demanda  au  chancelier  :  Est-il  vrai  que  l'Empire  et  le 
Saint-Siège  se  rapprochent.»^  Bismarck,  dans  sa  réponse,  justifiait 
l'intention  qu'avait  la  Prusse,  de  rétablir  un  poste  diplomatique 
auprès  du  Pape  ;  et  il  admettait  comme  possible,  dans  l'avenir, 
que  ce  poste  put  devenir  un  poste  d'Empire,  si  d'autres  Etats  de 
l'Allemagne  souhaitaient,  à  leur  tour,  être  représentés  à  Rome. 
((  Nous  sommes,  déclarait-il,  dans  les  relations  les  plus  cour- 
toises et  les  plus  amicales  avec  le  pontife  qui  occupe  actuelle- 
ment le  siège  Romain.  »  Il  y  avait  donc  quelque  chose  de  nou- 
veau dans  les  rapports  entre  Bismarck  et  l'Eglise  romaine  :  cet 
hommage  à  Léon  XIII  l'attestait.  Mais  la  suite  du  discours  était 
singulièrement  plus  grave,  il  y  avait  aussi  quelque  chose  de 
nouveau  dans  la  conception  que  se  faisait  Bismarck  de  l'Eglise 
romaine.  «  Puis-je,  demandait-il,  considérer  l'Eglise  catholique 
en  Allemagne  comme  une  institution  étrangère,  qui  ressortit 
aux  relations  purement  diplomatiques .►*  »  Et  il  répondait  :  <(  Non, 
car  je  compte  les  membres  de  la  confession  catholique  en  Alle- 
magne parmi  nos  compatriotes  assimilés  les  uns  aux  autres,  et 
je  tiens  les  institutions  de  l'Eglise  catholique  en  Allemagne,  y 
compris  la  Papauté  qui  est  leur  sommet,  pour  une  institution 
indigène  des  Etats  confédérés  allemands.  ))Le  temps  n'était  plus 
où  Bismarck  reprochait  aux  catholiques  d'Allemagne  d'être  les 
esclaves  d'un  souverain  étranger;  il  affectait  aujourd'hui  de  rendre 
au  catholicisme  allemand  droit  de  cité  dans  l'Empire  allemand., 
Il  proclamait,  sans  nulle  gène,  que  Rome  et  Berlin  négociaient  ; 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  595 

qu'un  accord  de  principes  serait  la  quadrature  du  cercle,  mais 
qu'on  pourrait  toujours  arriver  à  un  modus  Vivendi. 

Windthorst,  en  termes  calculés,  offrit  au  chancelier  l'hom- 
mage de  sa  ((  gratitude  expectante;  »  son  langage,  aussi,  offrait 
quelque  chose  d'imprévu  ;  renouvelant  son  vœu  d'une  paix  reli- 
gieuse rapide,  il  déclarait  y  aspirer  «  pour  que  l'Empire  fût  plus 
solidement  fondé  ;  »  ce  <(  petit  Guelfe  »  s'intéressait  à  l'Empire  ! 
Il  signifiait  à  Virchow,  ensuite,  que  protestans  croyans  et  catho- 
liques avaient  d'avance  partie  liée.  Mais  alors,  riposta  Virchow, 
nous  faudra-t-il  donc,  tous,  ramper  sous  la  croix?  Nos  nuques  ne 
se  courbent  pas.  Et  Virchow,  parrain  du  Cîdturkampf,  se  retour- 
nant vers  le  chancelier,  auteur  du  Cidtiirkampf,  lui  reprocha 
tout  d'un  coup,  avec  rage,  non  de  projeter  la  paix,  mais  d'avoir 
déchaîné  la  guerre.  L'heure  était  émouvante  :  sous  les  regards 
épanouis  du  Centre,  Virchow,  bravant  Bismarck,  lui  criait  : 

J'ai  volé  les  lois  de  Mai,  parce  que  j'ai  cru  que  M.  le  chancelier  serait 
plua  conséquent  qu'il  ne  l'a  été,  j'ai  cru  qu'il  affranchirait  réellement  l'école 
de  l'Église,  et  qu'il  édifierait  à  nouveau  cette  dernière,  sur  la  base  d'une 
véritable  liberté  de  conscience.  Si  j'avais  prévu  la  situation  présente,  j'au- 
rais dit  :  Non. 

Bismarck  alors,  merveilleux  de  souplesse,  retrouva,  dans  ses 
discours  mêmes  de  1873,  de  1874,  de  1875,  certaines  théories 
esquissées,  sur  lesquelles  aujourd'hui  il  n'avait  qu'à  appuyer 
pour  justifter  sa  palinodie  ;  on  l'entendit  redire  que  le  Cultur- 
Aam/}/ n'était  qu'un  épisode  transitoire,  après  tant  d'autres,  de 
la  lutte  séculaire  entre  les  rois  et  les  prêtres  ;  et  puis  que  le  but 
final  des  batailles,  c'était  la  paix,  et  qu'aucune  bataille  ne  pou- 
vait être  considérée  par  lui  comme  une  institution  durable,  et 
dont  la  durée  fût  utile.  D'ailleurs,  au  cours  de  cette  bataille  les 
nationaux-libéraux  l'avaient  abandonné,  ou  bien  avaient  trop 
exigé  de  lui  :  ainsi,  de  même  que  naguère  il  avait,  à  certaines 
heures,  rejeté  sur  l'abandon  des  conservateurs  la  nécessité  où 
il  était  de  faire  voter  les  lois  antireligieuses,  de  même,  il  se 
préparait  à  rejeter  sur  les  nationaux-libéraux  la  nécessité  où 
il  se  trouverait  un  jour  de  retirer  ces  lois.  Il  apparaissait  de 
plus  en  plus  comme  l'homme  dédaigneux  des  idées  pures,  et 
préoccupé  surtout  d'avoir  derrière  lui  une  armée  bismarckienne. 
Puis,  subitement,  d'un  geste  plus  expressif  que  gracieux,  il 
ouvrait  au  Centre  les  rangs  de  cette  armée:  «  S'il  me  faut  opter, 
disait-il,  entre  l'alliance  du  Centre  et  celle  des  progressistes,  je 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choisis  le  Centre;  entre  les  deux,  le  Centre  est  le  moindre  mal; 
entre  les  deux  il  est  le  parti  qui,  d'après  moi,  met  le  moins  en 
péril  le  vaisseau  de  l'Etat.  » 

Ainsi,  dans  la  séance  même  où  Bismarck  justifiait  devant  le 
Reichstag  le  rétablissement  par  la  Prusse  des  rapports  diploma- 
tiques avec  Rome,  il  s'affichait  comme  désireux  de  nouer  entre 
le  Centre  lui-même  et  la  chancellerie  de  l'Empire  certaines  rela- 
tions amicales  ;  il  grommelait  à  vrai  dire,  plutôt  qu'il  ne  sou- 
riait, à  l'idée  d'avoir  désormais  de  tels  amis  ;  il  les  prenait, 
sans  nullement  le  cacher,  comme  un  pis  aller  ;  mais  ce  discours 
du  30  novembre  contenait,  cependant,  deux  avances  formelles  : 
l'une  s'adressait  au  Pape,  avec  un  geste  large  ;  l'autre,  plus 
parcimonieuse  et  de  moins  bonne  humeur,  s'adressait  au  Centre. 
Et  tandis  que  Bismarck,  pour  tenir  Rome  en  haleine  avant  le 
retour  définitif  de  Schloezer,  se  préparait  à  envoyer  Maurice 
Busch  passer  là-bas  quelques  jours,  on  projetait  d'autre  part, 
sur  les  bancs  du  Centre,  de  se  rendre  en  masse,  le  6  décem- 
bre 1881,  à  la  soirée  parlementaire  du  chancelier,  et  de  sanc- 
tionner ainsi  ses  ouvertures,  à  demi  caressantes  déjà,  à  demi 
hautaines  encore.  Mais  une  sotte  averse  vint  détruire  l'arc-en- 
ciel.  L'averse  éclata  dans  les  bureaux  de  la  Gazette  générale  de 
r Allemagne  du  Nord  et  s'abattit  sur  Windthorst  ;  une  phrase 
qu'il  avait  dite,  dans  la  commission  parlementaire  où  l'on  étu- 
diait la  navigation  de  l'Elbe,  fut  mal  rapportée,  mal  interprétée, 
et  la  Gazette  accusa  Windthorst  d'être  en  Allemagne  l'avocat 
de  l'étranger.  Il  se  fâcha,  obligea  le  ministre  des  Finances  à 
déclarer  que  cette  feuille  officieuse  s'était  fourvoyée.  Mais  les 
membres  du  Centre  furent  plus  susceptibles  encore  que  leur 
chef;  au  soir  du  6  décembre,  pas  un  ne  vint  chez  Bismarck. 

Ils  rendaient  le  chancelier  responsable  des  inconvenances 
commises  par  la  Gazette  ;  ils  l'en  punissaient  par  une  grève 
mondaine,  en  dépit  de  sa  récente  avance  parlementaire.  C'est 
qu'ils  le  connaissaient,  et  que  le  connaissant  ils  se  défiaient  ;  ils 
avaient  souvenir  qu'un  jour  de  1872  il  avait  voulu  les  séparer 
de  Windthorst  ;  et  ils  redoutaient  que  la  presse  bismarckienne, 
—  au  moment  surtout  où  Bismarck  leur  faisait  appel,  —  ne 
renouvelât  pareille  tentative  et  n'essayât  de  les  décapiter,  afin 
de  faire  d'eux,  plus  sûrement,  un  parti  bismarckien.  Leur  atti- 
tude fut  éloquente  :  resserrés  autour  de  Windthorst,  ils  firent 
sécession,   et  boudèrent  avec   éclat    l'invitation  du  chancelier. 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  597 

Bismarck  en  fut  très  marri,  déclara  qu'il  n'était  pour  rien  dans 
l'article  de  la  Gazette,  fulmina  contre  l'incroyable  grossièreté  de 
pareils  invités  et  finit  par  dire,  en  riant:  «  Gomment!  ma  bonne 
bière  de  Munich  reste  au  fond  des  bouteilles,  et  me  voilà  réduit 
à  être  moi-même  mon  meilleur  consommateur;  Windthorst  me 
revaudra  cela  !  » 

VII 

Un  parti  parlementaire  est  presque  toujours  maniable  ;  des 
flatteries  partielles,  des  avances  de  détail,  des  complaisances  indi- 
viduelles, le  divisent  contre  lui-même  ou  bien  l'apprivoisent,  le 
disloquent  ou  l'enchaînent.  Mais  le  Centre  persistait  à  se  grou- 
per derrière  Windthorst,  et  Windthorst  n'était  pas  maniable.  Il 
semblait  qu'il  mit  toute  sa  coquetterie  à  laisser  s'approcher  le 
chancelier,  puis  à  reculer  pour  que  le  colosse  doublât  ses  enjam- 
bées, puis  à  obliquer  pour  le  dérouter  ;  et  tandis  que  Bismarck 
marchait  droit  vers  lui,  on  le  voyait,  avec  d'agiles  manèges, 
promener  dans  les  directions  les  plus  diverses  ses  demi-proposi- 
tions de  demi-amitié,  comme  une  coquette  promène,  d'un  bout 
à  l'autre  d'un  salon,  ses  mines  et  sa  souriante  beauté.  Entre  vous 
et  les  progressistes  c'est  vous  que  je  choisis,  avait  dit  Bismarck 
aux  membres  du  Centre,  le  30  novembre  1881.  Et  voici  que 
Windthorst,  dans  la  séance  du  il  janvier  1882,  était  assez  adroit 
pour  embrigader  les  progressistes  et  pour  les  mener  à  l'assaut, 
derrière  lui,  contre  la  loi  de  1874,  qui  permettait  d'exiler  les 
évêques  et  d'exiler  les  prêtres.  Tel  un  despote  de  harem  jetant  le 
mouchoir  à  la  favorite  éphémère,  Bismarck  avait  jeté  au  Centre 
ce  mot  impérieusement  condescendant  :  «  J'opte  pour  vous.  »  Il 
retrouvait  le  Centre  fraternisant  avec  les  progressistes  pour 
défaire,  dans  la  bâtisse  du  Culturkampf,  le  morceau  qu'avait 
agencé  le  Reichstag  et  que  le  Reichstag  seul  pouvait  faire  tomber. 

Windthorst,  ce  jour-là,  dans  le  Parlement  de  l'Empire, 
apparut  le  maître  ;  devant  les  représentans  du  gouvernement, 
qui,  faute  d'une  consigne  bismarckienne,  se  taisaient,  la  loi  sur 
l'expatriation  des  hommes  d'Eglise  fut  rayée  du  code,  sous 
réserve  de  l'acquiescement  du  Conseil  fédéral.  Bismarck  per- 
mettrait-il cet  acquiescement }  C'est  ce  qu'on  ne  pouvait  pré- 
sager ;  mais  Windthorst  avait,àbrùle-pourpoint,  fait  condamner 
le  Culturkampf  par  le  Reichstag.  a  Le  gouvernement  s'esquive, 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

criait  Yirchow,  il  laisse  retomber  sur  nous  tout  l'odieux  de  cette 
lutte.  »  <(  Le  parti  gauche,  ripostait  plaisamment  un  conserva- 
teur, fut  parrain  de  l'enfant  Cttlturkampf  ;  personne,  aujourd'hui, 
ne  veut  avoir  été  le  père  de  cet  enfant-là.  »  Windthorst  avait 
amené  les  représentans  de  l'Allemagne  à  signifier  implicitement 
à  la  Prusse  qu'il  y  avait  des  démolitions  à  faire,  et  qu'ils  démo- 
lissaient pour  leur  part  ice  qu'ils  avaient  le  droit  de  démolir. 

Le  Landtag,  trois  jours  après  ce  vote,  était  averti  par  le 
discours  du  trône  que  les  «  progrès  accomplis  dans  le  sens  de 
la  paix  réjouissaient  Sa  Majesté  et  qu'un  nouveau  projet  de  loi 
ecclésiastique  se  préparait.  »  Il  était  nécessaire,  en  effet,  de 
remettre  en  mouvement  la  machine  législative,  pour  accorder 
derechef  au  ministre  les  permissions  que  lui  avait  données  la 
loi  de  1880,  et  qui  expiraient,  on  se  le  rappelle,  au  l'""  jan- 
vier 1882  ;  c'est  à  quoi  visa  l'article  premier  du  projet  nouveau, 
déposé  le  17  janvier.  Mais  d'autres  articles  suivaient,  qui  mar- 
quaient une  étape  nouvelle  dans  la  résipiscence  de  l'Etat. 

Le  ministère,  ressuscitant  certains  articles  auxquels  n'avait 
pas  consenti  le  législateur  de  1880,  insistait  auprès  de  la  Chambre 
pour  qu'il  lui  fût  permis,  enfin,  de  réinstaller  les  évêques 
déposés,  —  c'était  le  but  de  l'article  2,  —  et  pour  qu'il  lui  fût 
permis,  aussi,  de  par  l'article  3,  d'autoriser  à  l'exercice  des  fonc- 
tions sacerdotales  les  prêtres  étrangers  et  les  prêtres  qui  n'avaient 
pas  satisfait  au  programme  d'éducation  et  d'examen  fixé  par 
les  lois  de  Mai.  Le  ministère  maintenait  en  principe  l'obligation, 
pour  les  évêques,  de  présenter  aux  présidens  supérieurs  les 
noms  des  curés  qu'ils  voulaient  installer;  mais,  tandis  que  le 
législateur  de  1872  s'était  complaisamment  étendu  sur  toutes 
les  raisons  qui  pourraient  justifier  légalement  le  veto  de  ces 
hauts  fonctionnaires,  le  projet  de  loi  renfermait  une  formule 
d'aspect  moins  chicanier;  puis,  avec  l'arrière-pensée,  sans  doute, 
de  laisser  peu  a  peu  tomber  en  désuétude  la  <(  cour  royale  pour 
les  affaires  ecclésiastiques,  »  tribunal  injurieux  pour  l'Eglise,  on 
proposait  qu'à  l'avenir  le  recours  des  évêques  contre  de  telles 
oppositions  fût  porté,  directement,  devant  le  ministre  des  Cultes. 
Ainsi  se  déroulait  l'article  4;  et  l'article  5,  par  un  surcroit  de 
concessions,  permettait  au  ministère  de  restreindre  les  cas  où 
l'évêque  serait  forcé  de  présenter  les  prêtres.  Si  cet  article  était 
voté,  Bismarck  aurait  le  droit  de  tolérer  que  l'évoque,  sans 
soumettre   leurs  noms  à  l'approbation  du  président  supérieur, 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  599 

installât,  à  titre  d'auxiliaires,  dans  les  paroisses  où  existait 
déjà  un  curé  reconnu  par  l'Etat,  des  prêtres  qui  auraient  satis- 
fait aux  conditions  d'examen  prescrites  par  les  lois  de  Mai,  ou 
bien  qu'il  obtint,  en  vertu  de  l'article  2,  la  dispense  de  ces  condi- 
tions; et  Bismarck,  d'ailleurs,  serait  libre,  s'il  le  voulait,  de 
retirer  cette  tolérance,  comme  il  serait  libre  de  n'en  jamais  user. 

En  1882  comme  en  1880,  Bismarck  réclamait  du  Landtag 
des  pouvoirs  discrétionnaires.  Il  avait  affaire  à  une  Chambre 
dont  la  majorité  était  lasse  du  Culturkampf,  mais  il  persistait  à 
vouloir  qu'elle  lui  laissât  toutes  facultés  pour  atténuer  certaines 
détresses,  ou  pour  les  faire  durer,  et  à  ne  vouloir  rien  de  plus. 
Pourquoi  cet  arbitraire.^  demandaient,  mus  par  des  sentimens 
divers,  les  hommes  politiques  du  Centre  et  ceux  du  parti  natio- 
nal libéral.  C'est  la  faute  aux  Polonais,  répondait-on;  le  mi- 
nistre Gossler  montrait  du  doigt  cette  terre  de  Posen  sur  laquelle 
l'Allemand,  aujourd'hui  encore,  ne  se  sent  pas  le  pied  sur,  et 
sur  laquelle  Bismarck  voulait  garder  le  droit  de  faire  appliquer 
les  lois  de  Mai,  dans  toute  leur  rigueur.  C'est  la  faute  aux  Polo- 
nais :  avec  ce  belliqueux  mot  d'excuse,  Bismarck  s'était,  dix 
ans  plus  tôt,  engagé  dans  le  Culturkampf;  avec  ce  même  mot, 
il  s'y  empêtrait.  Mais  Windthorst  le  releva,  déclara  que  les 
catholiques  n'abandonneraient  pas  les  Polonais,  et  que  le  Centre 
voulait  le  rétablissement  de  la  paix,  et  non  point  l'établissement 
de  l'arbitraire;  et  puis,  lorsque  Virchov^'  eut  redit,  une  fois  de 
plus,  que  le  Pape  n'était  qu'un  souverain  étranger,  et  que  l'ave- 
nir appartenait,  non  aux  Eglises,  mais  à  des  communautés  libres, 
lorsque  le  progressiste  Richter  eut  accusé  Bismarck  de  vouloir, 
pour  sa  lutte  contre  le  Centre,  réduire  le  clergé  catholique  au 
rôle  d'otage,  lorsque  le  national-libéral  Gneist  eut  défendu,  non 
sans  quelque  gène,  les  maximes  du  Culturkampf,  et  lorsque 
deux  orateurs  conservateurs  les  eurent  condamnées,  Windthorst 
se  leva  encore,  et  constata  que  ce  qu'il  fallait  et  ce  qu'évidem- 
ment la  Chambre  voulait,  c'était  la  revision  des  lois. 

Le  projet  gouvernemental  fut  renvoyé  à  une  commission  de 
21  membres.  ((  Il  est  tel  quel  inacceptable  pour  le  Centre,  écri- 
vait Auguste  Reichensperger.  Naturellement  nous  nous  efforce- 
rons de  le  rendre  acceptable.  Il  faut  manœuvrer  avec  une  parti- 
culière prudence,  regarder  les  autres  partis,  le  gouvernement, 
et  Rome,  ne  faire  ni  trop  ni  trop  peu;  ce  qui  est  d'autant  plus 
difficile  qu'on  ne  voit  pas  clair  dans  ces  trois  facteurs.  Espérons 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  Dieu  aidera.  »  Pour  que  Dieu  aidât,  Windthorst  aidait.  Il 
noua  partie  avec  les  conservateurs,  comme  un  mois  plus  tôt,  au 
Reichstag,  il  nouait  partie  avec  les  progressistes;  il  disposait 
dans  la  Commission,  grâce  à  cette  alliance,  de  11  voix  sur  21  ; 
il  était  souverain.  Gossler  eut  à  comparaître;  et  Windthorst 
lui  demanda  si  Schloezer  traitait  à  Rome  de  la  revision  des  lois 
de  Mai,  et  si  le  gouvernement  projetait  cette  revision  pour  une 
date  prochaine.  «  Schloezer,  expliqua  le  ministre,  a  des  pou- 
voirs pour  négocier  avec  la  Curie  au  sujet  du  présent  projet  de 
loi;  si  les  pourparlers  marchent  bien,  il  est  à  prévoir  qu'il  aura 
des  pouvoirs  pour  des  pourparlers  plus  étendus.  Le  fait  que  nous 
réglons,  par  une  législation  unilatérale,  la  frontière  entre  l'Etat 
et  l'Eglise,  n'exclut  pas  cet  autre  fait,  d'une  entente  matérielle 
avec  la  Curie.  Pour  l'instant,  le  gouvernement  ne  peut  pas 
dépasser  les  concessions  contenues  dans  le  projet.  »  Windthorst 
riposta,  résuma  les  explications  de  Gossler  en  disant  qu'il  n'y 
avait  pas  à  compter  sur  une  revision  fondamentale  des  lois.  La 
Commission  travailla  lentement.  Il  advint  au  projet  gouverne- 
mental la  même  destinée  qu'au  projet  de  1880  :  il  fut  rendu 
méconnaissable.  Windthorst  s'arrangeait  pour  faire  traîner  la 
besogne.  Avant  de  prendre  position  au  sujet  des  articles  4  et  5, 
relatifs  à  l'ingérence  de  l'Etat  dans  la  collation  des  postes  ecclé- 
siastiques, il  voulait  savoir  ce  que  Rome  pensait. 

Rome,  en  ce  moment  même,  d'accord  avec  la  Prusse,  venait 
de  nommer  trois  évêques,  à  Paderborn,  Osnabrûck  et  Breslau  :  à 
cet  égard,  la  détente  était  sérieuse,  mais  à  cet  égard  seulement. 
Schloezer,  définitivement  installé  là-bas,  voyait  Léon  XIII;  et  le 
Pape  lui  disait  en  substance  :  «  Ayez  des  instructions  pour  trai- 
ter sur  des  bases  solides,  et  je  serai  conciliant.  »  Bismarck  expé- 
diait le  bureaucrate  Hùbler,  chargé  d'assister  Schloezer  comme 
il  avait  assisté  Reuss;  mais  les  bases  solides  faisaient  toujours 
défaut.  En  fait,  il  ne  pouvait  pas  y  avoir  d'amélioration  sérieuse; 
il  ne  pouvait  pas,  surtout,  y  avoir  de  paix,  tant  que  la  Prusse  et 
le  Saint-Siège  ne  se  seraient  pas  entendus  au  sujet  de  la  collation 
des  fonctions  ecclésiastiques.  La  législation  bismarckienne  et  la 
résistance  du  Pape  rendaient  impossible  toute  nomination  de 
curé;  du  jour  où  sur  ce  point  le  Pape  aurait  définitivement 
fait  les  concessions  auxquelles,  d'ores  et  déjà,  il  était  disposé, 
les  populations  recouvreraient  des  curés,  des  pompes  religieuses  ; 
aux  yeux   de   beaucoup   de  catholiques   le    CiiUiirkampf  serait 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE.  601 

chose  Unie.  Que  dans  certains  cas  ces  curés  demeurassent  révo- 
cables par  l'Etat;  qu'un  tribunal  subsistât  dans  Berlin,  créé  tout 
exprès  pour  prononcer  ces  révocations;  que  les  évêques  ne 
fussent  pas  libres  d'élever  leurs  clercs  comme  ils  le  voulaient, 
c'étaient  là  des  abus  que  l'Etat  pourrait  ensuite  faire  durer, 
sans  que  les  masses  catlioliques  en  sentissent  le  poids,  sans 
qu'elles  en  souffrissent,  directement,  personnellement,  au  fond 
de  leurs  bourgades.  La  dislocation  de  la  vie  paroissiale  était  une 
ruine  visible  pour  tous;  les  empiétemens  du  pouvoir  civil  sur 
la  liberté  de  l'éducation  cléricale,  les  empiétemens  du  pouvoir 
judiciaire  sur  la  liberté  du  ministère  sacerdotal,  faisaient  sur 
les  populations  une  impression  moins  immédiate,  moins  saisis- 
sante, et  créaient  des  menaces  dont  ouvriers  et  paysans  ne 
voyaient  pas  toujours  toute  la  portée.  La  pression  populaire 
forçait  Bismarck  de  s'entendre  avec  le  Pape  pour  rendre  des 
curés  aux  paroisses;  elle  serait  moins  rigoureuse,  moins  ardente, 
pour  lutter  contre  des  usurpations  qui  ne  touchaient  pas  le 
peuple  d'aussi  près.  La  simple  tactique  commandait  donc  à 
Léon  XIII  d'exiger  d'abord  que  l'Etat,  par  une  revision  des  lois 
de  Mai,  renonçât  à  se  faire  l'éducateur  des  clercs  et  le  juge  des 
curés  ou  des  évêques  :  l'Eglise  ensuite,  par  des  concessions 
opportunes,  mettrait  Bismarck  en  mesure  de  satisfaire  le  peuple, 
qui  réclamait  un  ministère  paroissial  régulier;  elle  ne  remédie- 
rait à  cette  suprême  détresse  que  lorsque  l'Etat,  de  sa  propre 
initiative,  aurait  mis  un  terme  aux  autres. 

Voilà  pourquoi  Léon  XIII  et  Windthorst,  insensibles  aux 
avances  prussiennes,  réclamaient  la  revision  des  lois  de  Mai; 
et  voilà  pourquoi,  au  printemps  de  1882,  ils  n'éprouvaient  ni  l'un 
ni  l'autre  aucun  goût  pour  un  projet  d'après  lequel  le  gouverne- 
ment pourrait  à  son  gré,  suivant  les  cas,  maintenir  ou  suppri- 
mer, pour  tel  évèque  et  non  pour  tel  autre,  au  profit  de  telle 
paroisse  et  non  au  profit  de  telle  autre,  l'obligation  de  soumettre 
au  pouvoir  civil  les  noms  des  prêtres  appelés  à  des  fonctions 
auxiliaires.  Léon  XIII,  à  qui  la  Prusse  demandait  d'agréer  ce 
projet,  répondait  non.  Et  Windthorst  à  son  tour  décida  que  le 
Landtag  devait  répondre  non.  <(  Le  but,  le  salut,  sont  encore 
bien  loin,  versifiait  un  chansonnier  satiriste.  Le  chancelier  est 
pressé,  mais  Rome  a  tout  le  temps.  » 

Vom  Ziele,  vom  Heile,  voie  sind  uni'  noch  tceit! 
Der  Kanzler  hat  Eile,  Rom  aber  hat  leit. 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Correspondance  politique,  que  Bismarck  chargeait  d'en- 
trer en  rage  lorsque  cela  ne  valait  pas  encore  la  peine  qu'il  y 
entrât  lui-même,  prit  un  ton  bien  rude  pour  faire  savoir  que  le 
Vatican  jouait  gros  jeu,  et  que  le  chancelier  avait  les  moyens  de 
reprendre  le  Culturkampf  i<.  dans  un  style  plus  efficace.  «On  crut 
ainsi  faire  peur  à  Windthorst;  une  image  le  montrait  tout  trem- 
blant, racontant  à  cinq  de  ses  collègues,  effrayés  comme  lui, 
qu'il  avait,  en  rêve,  vu  le  retour  de  F'alk  au  pouvoir.  Mais  Wind- 
thorst et  Schorlemer,  sans  prêter  attention  à  de  pareils  spectres, 
concluaient  un  accord  très  précis  avec  les  conservateurs  Ham- 
merstein  et  Koeller,  et  cet  accord  allait  transformer  le  projet  de  \ou 

VIII 

On  décida  de  repousser  les  articles  4  et  5,  ainsi  que  le  com- 
portaient les  indications  du  Vatican  :  la  grosse  question  qui 
mettait  aux  prises  la  Curie  et  la  cour  de  Prusse  allait  ainsi 
demeurer  en  suspens;  des  libertés  éventuelles  et  révocables, 
offertes  à  l'Eglise  comme  un  appât,  n'avaient,  aux  yeux  de 
Windthorst,  rien  de  commun  avec  la  liberté.  En  revanche,  les 
deux  fractions  alliées  s'attaquaient  à  deux  autres  points  de  l'édi- 
fice des  lois  de  Mai*  D'une  part,  elles  s'occupaient  des  exigences 
de  ces  lois  au  sujet  de  l'éducation  cléricale  :  l'Etat  demandait 
qu'on  l'autorisât  à  en  dispenser  les  clercs;  le  Centre  et  les  con- 
servateurs préféraient  stipuler  certaines  conditions,  moyennant 
lesquelles  les  prêtres,  indépendamment  de  tout  caprice  gouver- 
nemental, devraient  être,  en  droit,  dispensés  de  l'examen 
d'Etat  :  il  leur  suffirait  de  faire  la  preuve  par  témoin,  qu'ils 
avaient  subi  l'examen  de  sortie  d'un  gymnase,  fait  trois  ans 
d'études  théologiques  dans  une  université  allemande  ou  dans  un 
séminaire  prussien  reconnu  par  l'Etat,  et  suivi  régulièrement 
des  cours  de  philosophie,  d'histoire  et  de  littérature  allemande.- 
D'autre  part,  le  Centre  et  les  conservateurs  envisageaient  les 
étranges  articles  par  lesquels  les  lois  de  mai  1874  avaient  accordé, 
soit  aux  patrons  des  paroisses,  soit  aux  électeurs  paroissiaux,  le 
droit  de  pourvoir  eux-mêmes  aux  cures  vacantes  :  l'Etat,  en  1880, 
avait  proposé,  vainement  d'ailleurs,  de  subordonner  à  l'agrément 
du  président  supérieur  l'exercice  d'une  telle  prérogative;  les 
deux  fractions  alliées,  allant  plus  loin,  s'accordèrent  sur  un 
article  qui  la  déclarait  supprimée  :  elles  ne  voulaient  plus  qu'à 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE.  603 

l'avenir  pussent  être  installés,  en  dehors  de  toute  investiture 
épiscopale,  des  prêtres  que  le  mépris  public  qualifiait  de  curés 
d'Etat  (StaatspfaiTe?').  Plus  de  curés  d'Etat;  plus  d'examen  d'Etat  : 
telle  était  la  double  décision  par  laquelle  le  Centre  et  les  conser- 
vateurs corrigeaient  le  projet  gouvernemental  ;  et  puis  ils  consen- 
taient par  surcroît  à  voter,  sous  une  forme  qui  le  rendait  moins 
choquant  pour  les  susceptibilités  catholiques,  l'article  qui  per- 
mettait au  ministère,  s'il  le  jugeait  bon,  de  rendre  aux  évêques 
déposés  le  droit  d'exercer  les  fonctions  épiscopales.' Ainsi  collabo- 
rèrent, durant  une  partie  du  printemps,  les  bons  catholiques  du 
Centre  et  les  bons  protestans  du  parti  conservateur. 

En  1880,  le  compromis  dont  était  résultée  la  première  loi 
réparatrice  avait  été  négocié,  sous  les  auspices  du  ministère, 
entre  les  conservateurs  et  les  nationaux-libéraux.  Aujourd'hui  le 
compromis  dont  la  seconde  loi  devait  être  le  fruit  s'était  concerté, 
à  l'écart  du  ministère,  entre  les  conservateurs  et  le  Centre.  «  Le 
Cultiirkam.'pf  n'est  pas  encore  fini,  mais  il  est  brisé,  »  écrivait 
Auguste  Reiclienspcrger.  Une  caricature  montrait  le  pasteur 
Stoecker,  habillé  en  Faust,  déclarant  a  Windthorst  que  le  mot 
de  Ganossa  n'avait  rien  d'effrayant,  et  Windthorst,  dans  l'accou- 
trement du  Famidus  Wagener,  lui  disant  galamment  :  (c  Se  pro- 
mener avec  vous,  docteur,  c'est  honneur  et  profit.  »  La  prome- 
nade se  poursuivit,  avec  de  nombreux  zigzags  mais  sans 
encombre,  dans  la  Chambre  basse, puis  dans  celle  des  Seigneurs; 
puis,  de  nouveau,  dans  la  Chambre  basse  ;  sauf  de  légères  modi- 
fications, le  texte  qu'avaient  élaboré  les  deux  partis  alliés 
devint  loi.  Le  31  mai  1882,  Guillaume  la  signa.  C'étaient  trois 
entorses  nouvelles  données  aux  lois  de  Mai  :  elles  différaient, 
d'ailleurs,  de  caractère  et  de  portée.  L'Etat  ne  pouvait  plus,  à 
lui  seul,  installer  des  curés  :  c'était  là,  définitivement,  un  fait 
acquis. [^Les  évêques  déposés  pouvaient  être  rappelés  :  c'était  une 
simple  possibilité,  dont  l'Etat  devenait,  tout  à  la  fois,  le  juge  et 
le  maitre.  La  nécessité  pour  les  clercs  de  [subir  l'examen  d'État 
était  supprimée  ;  mais  encore  |fallait-il  que  l'Église  permît  à  ses 
clercs  de  donner  à  l'État  les  justifications  moyennant  lesquelles  ils 
obtiendraient  des  dispenses;  et  ce  serait  affaire  à  l'Église,  de  déci- 
der si  oui  ou  non  elle  y  devrait  condescendrea  D'ailleurs,  alors 
même  que  l'Église  condescendrait,  elle  ne  pourrait  pas,  ensuite, 
leur  donner  un  poste,  puisqu'elle  se  'heurtait  à  l'obligation,  non 
acceptée  par  Rome,  de  soumettre  leurs  noms  au  pouvoir  civil  : 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  des  obstacles  qui  empêchaient  l'Eglise  «l'employer  leur  zèle 
était  désormais  écarté,  mais  l'autre,  et  le  plus  grave,  subsistait, 
et  c'est  pourquoi  l'article  par  lequel  l'examen  d'Etat  cessait 
d'être  une  inéluctable  exigence  n'était  pas  susceptible,  pour 
l'instant,  de  recevoir  une  application  utile. 

Un  familier  de  Bismarck,  Tiedemann,  désireux  de  rassurer 
les  partisans  des  lois  de  Mai,  leur  disait:  «  L'obligation  persiste 
de  soumettre  au  pouvoir  civil  les  noms  des  curés  ;  le  droit  de 
révoquer  les  évêques  persiste  ;  la  cour  royale  pour  les  affaires 
ecclésiastiques  existe  toujours  ;  ce  sont  là  les  points  essentiels  de 
notre  système  de  défense  ;  la  loi  nouvelle  n'y  touche  point.  Peut- 
on  dire,  sans  l'exagération  la  plus  néfaste,  que  notre  législation 
ecclésiastique  soit  mise  de  côté  ?  »  Et  cependant  beaucoup  de 
nationaux-libéraux  se  plaignaient,  d'une  voix  très  haute,  en 
termes  très  amers  !  A  les  entendre,  le  fier  vaisseau  de  l'Etat 
prussien  baissait  pavillon  devant  le  Vatican.  Ils  avaient  une  for- 
mule piquante  pour  caractériser  les  attitudes  successives  de 
l'Etat:  «  En  1873,  disaient-ils,  la  Prusse  conquérante  disait  au 
Vatican:  Je  prends  pour  que  tu  donnes;  en  1880,  la  Prusse, 
coquette,  lui  disait  :  Je  donne  si  tu  donnes  ;  en  1882,  la  Prusse, 
humiliée,  en  arrive  à  dire  :  Je  donne  pour  que  tu  donnes.  »  Et 
ils  demandaient  si  Rome,  enfin,  allait  donner  quelque  chose,  et 
ce  que  Rome  allait  donner. 

IX 

L'été,  puis  l'automne  de  1882,  s'achevèrent  en  une  sorte  de 
stagnation.  Bismarck,  évidemment,  ne  cherchait  pas  de  nou- 
velles occasions  de  conflit.  Herzog,  le  nouvel  évêque  de  Breslau, 
avait  dans  son  diocèse  quelques  «  curés  d'Etat  :  »  il  crut  pouvoir 
exiger  leur  déménagement,  en  alléguant  que  la  loi  récente  abo- 
lissait pour  l'avenir  cette  catégorie  de  prêtres  ;  la  plupart  résis- 
tèrent; la  presse  tonna  contre  le  prélat,  mais  Bismarck  ne  prit 
aucune  mesure  contre  lui.  A  Sainte-Hedwige,  de  Berlin,  qui  rele- 
vait du  même  diocèse,  fut  affichée,  par  erreur,  bien  que  cer- 
taines tolérances  papales  l'eussent  depuis  longtemps  abolie,  une 
législation  canonique  très  intransigeante  relative  aux  effets  des 
mariages  protestans  :  cet  affichage  fit  scandale  parmi  l'évangé- 
lisme  prussien  ;  on  fit  campagne  contre  Herzog  ;  mais  Bismarck, 
cette  fois  encore,  se  tut,  et  laissa  dire  les  journaux  qui  deman- 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTÉ.  605 

daient  l'arrestation  d'Herzog.  Mais  pas  plus  qu'on  ne  reculait 
d'un  pas  vers  l'état  de  guerre  violente,  on  ne  s'avançait  d'un 
pas  vers  l'état  de  paix.  Le  vote  par  lequel  le  Reichstag  avait 
aboli  la  loi  sur  l'expatriation  des  prêtres  ne  fut  pas  sanctionné 
par  le  Conseil  fédéral  ;  le  paragraphe  par  lequel  le  Landtag  per- 
mettait aux  ministres  de  rappeler  les  évêques  ne  fut  pas  appli- 
qué ;  des  pétitions  demandaient  que  l'archevêque  Melchers  pût 
rentrer  à  Cologne,  que  l'évêque  Blum  pût  rentrer  à  Limburg  ; 
ce  fut  en  vain,  Bismarck  demeura  sourd.  Un  peu  déçus,  peut- 
être,  les  comités  provinciaux  du  Centre,  dans  les  manifestes 
qu'ils  préparaient  en  vue  des  prochaines  élections  au  Landtag, 
affectèrent  certains  accens  de  mécontentement.  Windthorst, 
mieux  informé,  disait  au  congrès  catholique  de  Francfort  :  ((  Les 
choses  vont  moins  bien  qu'elles  n'ont  déjà  été,  mais  elles  vont 
mieux,  beaucoup  mieux,  que  les  libéraux  ne  le  croient.  » 

Le  Centre  fut  consolidé,  en  même  temps  que  grossi,  par  les 
élections  qui,  le  26  octobre  1882,  renouvelèrent  le  Landtag  ;  et 
ces  élections  en  même  temps  marquèrent  une  grande  victoire 
pour  les  conservateurs  :  le  peuple  prussien  justifiait  ainsi,  par 
son  vote,  les  deux  partis  qui  avaient  ensemble  élaboré  la  récente 
loi  religieuse  et  qui  venaient  d'applaudir,  ensemble,  au  coup 
d'éclat  par  lequel  le  ministre  Gossler,  supprimant  dans  la  grande 
ville  de  Crefeld  les  écoles  simultanées,  y  rétablissait  les  écoles 
confessionnelles.  Cette  «  coalition  cléricale  conservatrice  »  appa- 
raissait aux  derniers  partisans  du  Cidturkampf  comme  le  suprême 
péril  ;  Jolly,  l'auteur  du  Cidturkampf  badois,  du  fond  de  la 
retraite  définitive  où  l'avait  relégué  le  besoin  de  paix  religieuse, 
se  tourmentait  de  cette  constellation  nouvelle  qui  planait  sur  la 
politique  berlinoise,  et  dans  les  colonnes  des  Annales  Prus- 
siennes s'apitoyait  longuement  sur  les  destinées  de  l'Allemagne. 
Mais  les  esprits  obstinés  qui  aspiraient  à  une  continuation  de 
cette  lutte  devenaient  de  plus  en  plus  rares.  Un  des  anciens 
avocats  parlementaires  du  Cidturkampf,  le  libre-conservateur 
Kardorff,  expliquait  dans  un  discours  public  : 

Le  Culturkampf  était  un  événement  naturel  ;  contre  la  tactique  originelle 
du  Centre,  les  plus  rigoureuses  mesures  étaient  requises;  maintenant  nous 
avons  un  pape  conciliant,  et  s'il  est  indifférent  à  la  prélature  italienne 
qu'une  grande  partie  de  nos  catholiques  tombent  dans  la  sauvagerie,  notre 
gouvernement,  lui,  ne  peut  se  désintéresser  de  ce  péril.  Au  surplus,  les 
lois  de  Mai  ont  une  foule  de  défauts.  Continuer  la  lutte,  ce  serait  faire  les 
affaires  des  progressistes,  qui  ont  déjà  pactisé  avec  le  Centre. 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Et  dans  ces  mêmes  Annales  Prussiennes  où  Jolly  laissait  voir 
un  stérile  dépit,  Treitschke  en  personne,  l'ancien  député 
national-libéral,  l'historien  cher  aux  nationaux-libéraux,  avait 
la  franchise  de  hasarder  un  aveu  singulièrement  grave  : 

Nous  avons  besoin  de  la  paix  religieuse,  moins  pour  des  raisons  poli- 
tiques que  pour  des  raisons  morales.  Au  cours  des  années,  la  lutte  entre 
l'État  et  l'Eglise  a  perdu  beaucoup  de  son  caractère  primitif,  qui  était  exclu- 
sivement politique  ;  elle  a  donné  une  puissante  impulsion,  dans  notre  peuple, 
aux  élémens  anticonfessionnels.  Quiconque  étend  son  regard  au  delà  du 
lendemain,  peut  à  peine  se  défendre  de  penser  que  dès  le  début,  peut-être, 
du  siècle  prochain,  une  immense  lutte  peut  s'engager,  dont  le  christia- 
nisme, dont  tous  les  principes  de  la  moralité  chrétienne,  seront  l'enjeu. 
Partout  en  Europe,  de  violentes  forces  de  négation  et  de  dissolution  sont  à 
l'œuvre.  Le  jour  peut  venir,  où  tout  ce  qui  est  encore  chrétien  devra  se 
rassembler  sous  un  drapeau.  Lorsque  au  ciel  apparaissent  de  tels  signes,  il 
n'y  a  rien  de  plus  dangereux  qu'une  lutte  qui  trouble  les  consciences. 

De  plus  en  plus  nombreuses  étaient  les  voix  qui  récla- 
maient la  paix;  et  cependant,  de  mai  à  novembre  1882,  on 
n'avait  rien  fait  pour  s'y  acheminer.  En  novembre  même,  l'idée 
d'un  projet  de  loi  sur  la  liberté  des  sacremens  traversa  l'esprit  de 
Bismarck,  qui  trouvait  que  l'État  gaspillait  en  vexations  insup- 
portables son  prestige  et  sa  force  ;  et  puis  il  ajourna,  pensant 
avec  de  Hohenlohe,  avec  le  juriste  Friedberg,  qu'il  fallait  éviter 
toute  complaisance  jusqu'à  ce  que  Rome  fit  d'autres  concessions. 

Il  y  avait  de  la  cordialité,  un  parti  pris  d'espérer,  mais 
aucune  promesse  dans  les  phrases  par  lesquelles  Guillaume,  le 
13  novembre,  résumait  devant  le  nouveau  Landtag  la  politique 
ecclésiastique  :  le  monarque  affirmait  la  «  tendance  conciliante  » 
du  gouvernement  prussien,  mentionnait  avec  joie  les  rapports 
amicaux  noués  avec  le  Pape,  exprimait  la  confiance  que  la 
situation  politico- religieuse  en  serait  améliorée,  et  donnait 
l'assurance  que  la  Prusse  voulait  «  faire  droit  aux  besoins  reli- 
gieux de  ses  sujets,  en  tant  que  cela  était  compatible  avec  les 
intérêts  généraux  de  l'Etat  et  de  la  nation.  »  C'était  bienveillant, 
mais  vague.  Moins  de  trois  semaines  après,  Léon  XIII  adressait 
à  l'Empereur  une  longue  lettre,  pleine  d'effusions  gracieuses  : 
il  marquait  sa  joie  pour  ce  discours,  sa  joie  pour  le  rétablisse- 
ment des  relations  diplomatiques;  il  redisait  comment  l'Eglise 
peut  contribuer  à  l'éducation  et  à  l'affermissement  des  vertus 
civiques  ;  et  pour  qu'en  Allemagne   elle  [pût  exercer  ce  rôle,  il 


BISMARCK    ET    LA    PAPAUTE.  607 

invoquait  la  paix.  Cette  paix,  continuait-il,  ne  pourrait  être 
vraie  et  durable,  si  elle  n'e'tait  établie  sur  des  bases  solides  : 
aussi  demandait-il  que  l'Empereur  couronnât  a  son  long  et  glo- 
rieux règne  »  en  faisant  adoucir  et  amender  les  lois  de  Mai,  d'une 
manière  définitive,  au  moins  dans  les  points  essentiels  pour  la 
vitalité  de  la  religion  catholique.  Guillaume,  le  22  décembre, 
non  moins  aimablement,  non  moins  courtoisement,  répondait 
à  Léon  XIII.  L'Empereur  observait  que,  grâce  aux  avances  de  son 
gouvernement,  les  sièges  épiscopaux  avaient  reçu  des  titulaires; 
il  réclamait,  dans  l'intû-rêt  de  l'Eglise  plus  encore  que  de  l'Etat, 
une  avance  du  Pape,  pour  qu'enfin  les  cures  pussent  être  pour- 
vues. Il  feignait,  ainsi,  d'avoir  fait  les  premiers  pas  ;  mais  des 
évêques  n'avaient  été  nommés  que  parce  que  le  gouvernement 
avait  consenti  à  faire  usage  de  ses  pouvoirs  discrétionnaires  ;  et 
ce  qu'on  demandait  au  Pape,  au  contraire,  au  sujet  de  la  col- 
lation des  cures,  c'était  une  concession  de  principe,  une  con- 
cession durable.  L'assimilation  faite  par  l'Empereur  entre  ce 
que  la  Prusse  avait  accordé  et  ce  que  la  Prusse  voulait  obtenir 
était  plus  adroite  que  légitime.^  Guillaume  ajoutait  que  lorsque 
le  Pape  aurait  fait  cette  avance,  le  Landtag,  alors,  pourrait 
examiner  les  lois  de  Mai.  Mais  avec  une  netteté  très  discrète  et 
pourtant  excessive,  il  distinguait,  parmi  ces  lois,  celles  qui 
étaient  nécessaires,  d'une  manière  permanente,  à  des  relations 
pacifiques,  et  celles  qui  n'étaient  «  utiles  que  dans  la  période 
de  lutte,  pour  la  défense  des  droits  contestés  de  l'Etat;  »  il 
taissait  comprendre  que  le  Landtag  pourrait  toucher  aux 
secondes,  mais  semblait  admettre  que  les  premières,  de  'par  la 
définition  même  qu'il  leur  donnait,  étaient  intangibles. 

Léon  pi^III  avait  tout  le  temps,  comme  disait  en  avril  le 
chansonnier  du  Kladderadatsch.  La  lettre  de  l'Empereur  était 
subtile  et  dense  ;  pour  la  bien  juger,  pour  en  tirer  toutes  les 
conséquences  et  pour  concerter  sa  propre  conduite,  Léon  XIII 
attendait  qut  son  secrétaire  d'Etat  Jacobini  eiit  causé  avec  le 
ministre  Schloezer. 

Georges  Goyau. 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE 

AU   TEMPS   DE   NAPOLÉON 

D'APRÈS    DES   DOCUMENS   INÉDITS 


I.    —    LES   ORIGINES   AVANT    LE   CONSULAT 

Aux  xvi*'  et  XVII®  siècles,  les  pre'cieuses  collections  d'objets 
d'art  formées  par  les  rois  de  France  n'avaient  eu  d'autre  desti- 
nation que  de  décorer  les  résidences  princières  où  elles  se  trou- 
vaient disséminées;  les  courtisans  étaient  seuls  admis  à  les 
contempler,  avec  quelques  visiteurs  privilégiés.  C'est  vers  le 
milieu  du  xviii^  siècle  que  l'idée  s'accrédita  de  les  faire  servir  à 
l'agrément  et  à  l'éducation  esthétique  des  simples  particuliers. 
Marigny,  le  frère  de  M""®  de  Pompadour,  qui  sous  le  titre  de 
directeur  général  des  bâtimens  du  Roi  exerçait  une  véritable 
surintendance  des  beaux-arts,  Marigny  n'éprouvait  aucun  scru- 
pule à  orner  son  château  et  son  parc  de  Ménars  de  statues  appar- 
tenant au  domaine  de  la  couronne  ;  mais  en  même  temps,  il 
aménageait  au  Luxembourg  un  petit  musée  de  110  toiles,  dont 
l'accès,  à  partir  du  14  septembre  1750,  était  ouvert  au  public  deux 
fois  par  semaine,  en  même  temps  que  celui  de  la  galerie  conte- 
nant la  suite  consacrée  par  Rubens  à  Marie  de  Médicis.  Le  comte 
d'Angevillers,  directeur  des  bâtimens  sous  Louis  XVI,  conçut  le 
projet  d'agrandir  cet  embryon  de  musée  et  de  le  transporter 
dans  la  grande  galerie  reliant  le  Louvre  aux  Tuileries,  galerie 
alors  encombrée  par  les  plans  des  forteresses  et  principales 
villes  du  royaume  :  il  aurait  voulu  y  «   réunir  tout  ce  que  la 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLEON.      GOO 

couronne  possédait  de  beau  en  peinture  et  en  sculpture,  »  et 
l'exposer  sous  le  nom  de  Muséum,  imité  de  l'Angleterre  ou 
renouvelé  de  l'Alexandrie  des  Ptolémées.  Il  en  fut  du  Miiséion 
prôné  par  d'Angevillers  comme  de  tant  d'idées  utiles  ou  ingé- 
nieuses, mises  en  avant  dans  les  derniers  temps  de  la  mo- 
narchie :  non  seulement  la  réalisation  en  fut  indéfiniment 
ajournée,  mais,  par  suite  de  l'attribution  du  palais  du  Luxem- 
bourg au  Comte  de  Provence,  les  toiles  qui  y  étaient  réunies 
furent  expédiées  à  Versailles  à  partir  de  1785  et  soustraites  aux 
regards  du  public. 

C'est  Barère,  le  futur  ((  Anacréon  de  la  guillotine,  »  qui  reprit 
le  projet  dans  un  rapport  à  la  Constituante,  et  qui  lit  voter,  le 
26  mai  1791,  un  décret  de  principe,  décidant  la  création  d'un 
Muséum  dans  la  galerie  du  Louvre.  Après  la  chute  de  la  royauté, 
le  ministre  Roland  annonçait  au  peintre  et  conventionnel  David 
cette  création  comme  imminente.  Le  8  février  1793  pourtant, 
Barère  devait  revenir  à  la  charge  dans  un  rapport  à  la  Conven- 
tion ;  le  27  juillet,  un  nouveau  décret  ordonnait  l'ouverture 
pour  le  premier  anniversaire  du  Dix  Août.  En  fait,  c'est  à  une 
date  qui  n'avait  encore  rien  d'historique,  le  18  brumaire  an  II 
(8  novembre  1793),  que  le  Muséum  Français  ouvrit  ses  portes  : 
le  public  y  était  admis  les  trois  derniers  jours,  et  les  artistes 
les  cinq  premiers  jours,  de  chaque  décade. 

Il  avait  fallu  non  seulement  triompher  des  résistances  de  la 
municipalité  de  Versailles,  acharnée  à  conserver  les  collections 
royales,  mais  trier  l'abondant  produit  des  confiscations  révolu- 
tionnaires, et  surtout  récupérer  une  partie  des  locaux  du  Louvre 
sur  les  hôtes  qui  s'y  étaient  plus  ou  moins  indûment  installés. 
Sous  l'ancien  régime  déjà,  malgré  les  protestations  et  les  actes 
de  rigueur  intermittens  de  Marigny,  écrivains,  artistes  et  cour- 
tisans avaient  obtenu  des  ateliers  et  des  logemens  soit  au-des- 
sous de  la  grande  galerie,  soit  sur  la  façade  de  la  colonnade  de 
Perrault,  soit  même  dans  des  baraques  surgies  au  milieu  des 
cours.  La  Révolution  expulsa  les  serviteurs  de  la  monarchie, 
mais  pour  leur  donner  des  successeurs  moins  discrets  et  plus 
entreprenans  :  «  Le  Louvre  fut  envahi,  »  a  écrit  le  comte  de 
Clarac,  qui  avait  pu  entrevoir  ces  campemens  ;  «  c'était  une 
ville  prise  d'assaut,  livrée  au  pillage,  et  que  chacun  se  parta- 
geait à  son  gré...  On  bâtissait  des  maisons  entières  dans  des 
salles  qui  n'étaient  pas  terminées  :  on  ne  respectait  pas  plus 
TOJiE  X.  —  1912  39 


610  REVUE    DES    DEUX    MONDES» 

celles  qui  l'étaient  ;  elles  recevaient  de  nouvelles  distributions  : 
on  criblait  de  trous  les  plus  belles  parties  de  l'architecture.  Les 
corridors,  les  salles,  encombrés  d'immondices,  ne  présentaient 
plus  de  tous  côtés  que  des  murs  dégoùtans  de  saleté,  et  d'où  l'on 
aurait  dû  être  chassé  par  l'air  infect  qui  s'en  exhalait.  » 


Les  collections  royales  comprenaient  surtout  des  tableaux 
des  maîtres  italiens  de  la  Renaissance,  avec  quelques  spécimens 
des  écoles  flamande  et  hollandaise.  La  fermeture  des  couvens, 
la  spoliation  des  églises  avaient  mis  à  la  disposition  du  gouver- 
nement de  nombreuses  toiles  des  peintres  du  xvii"  siècle.  Avec 
une  largeur  d'esprit  qui  leur  fait  honneur,  les  membres  de  la 
((  commission  du  Muséum  »  résolurent  de  réagir  contre  le  pré- 
jugé dominant,  de  le  déraciner  si  possible,  en  réhabilitant  les 
œuvres  nationales  ;  leur  intention,  comme  l'expliquaient  un 
peu  plus  tard  leurs  successeurs,  «  fut  de  présenter  à  l'admiration 
des  étrangers  des  tableaux  de  l'école  française  qui  puissent  par 
leur  beauté  lutter  avec  succès  contre  les  écoles  italienne  et 
flamande...  On  exposa. donc  les  ouvrages  de  Le  Sueur,  de  Pous- 
sin, de  Le  Brun  ;  la  sublimité  et  la  sagesse  de  leurs  composi- 
tions firent  revenir  les  Français  eux-mêmes,  enthousiastes 
inconsidérés  des  productions  des  peintres  italiens,  sur  les  beautés 
des  ouvrages  de  leurs  compatriotes...  »  Mais  bientôt  l'afflux 
imprévu  des  chefs-d'œuvre  étrangers  vint  rompre  décidément 
l'équilibre,  en  apportant  d'ailleurs  à  l'amour-propre  national 
d'incomparables  compensations. 

Tout  d'abord,  à  la  suite  de  l'occupation  et  de  l'annexion  de 
la  Belgique,  on  n'hésita  point  à  traiter  les  églises  flamandes  ou 
wallonnes  comme  les  françaises,  c'est-à-dire  à  les  dépouiller  au 
profit  de  la  nouvelle  collection  parisienne  :  c'est  ainsi  que  les 
Rubens  d'Anvers,  que  le  célèbre  tableau  d'autel  des  frères  van 
Eyck  à  Gand,  prirent  le  chemin  du  Muséum.  Dans  le  i-apport 
même  où,  après  Thermidor,  il  flétrissait  les  ravages  du  vanda- 
lisme terroriste,  Grégoire  faisait  ingénument  valoir  que  les  con- 
quêtes belges  aideraient  à  combler  des  pertes  déplorables.  Ce 
fut  une  protestation  à  peu  près  isolée  que  celle  du  voltairien 
révolutionnaire  Ginguené,  s'obstinant  à  écrire,  sept  ans  après  la 
translation  du  tableau  de  la  Mise  en  croix:  «  Il  serait  à  désirer, 


LE    MUSÉE    DU    LOUVRE    AU    TEMPS    DE    NAPOLEON.  611 

pour  le  bien  des  arts,  qu'on  en  privât  le  Muséum  et  qu'on  le 
replaçât  au  lieu  même  pour  lequel  Rubens  l'avait  fait.  »  De 
Belgique,  les  armées  républicaines  débordèrent  en  Hollande.  Ce 
pays  calviniste  ne  recelait  plus  guère  de  «  monumens  de  la 
superstition  ;  »  mais,  à  défaut  des  trésors  du  «  fanatisme,  » 
ceux  du  «  despotisme  »  furent  déclarés  de  bonne  prise,  et  les 
collections  du  stathouder  enrichirent  à  leur  tour  le  Muséum. 

Il  y  avait  donc  déjà  comme  une  sorte  de  tradition  instituée 
quand  Bonaparte  franchit  les  Alpes.  Pour  les  hommes  à  forma- 
tion classique  de  la  fin  du  xviii^  siècle,  non  seulement  l'Italie 
était  par  excellence  la  terre  des  chefs-d'œuvre,  le  foyer  de  la 
Renaissance,  l'asile  des  principaux  vestiges  de  l'art  antique  ; 
mais  en  vertu  de  cette  conception  romaine  de  la  conquête  et  de 
l'hégémonie  intellectuelle,  qui  jadis  avait  fait  affluer  dans  la 
péninsule  les  dépouilles  de  la  Grèce  et  de  l'Orient  hellénisé,  la 
France,  héritière  moderne  de  Rome,  se  devait  à  elle-même  de 
centraliser  à  son  tour  dans  sa  capitale,  devenue  celle  du  monde 
civilisé,  les  merveilles  de  la  Renaissance  et  de  l'antiquité,  pour 
attester  sa  prééminence,  pour  mieux  assurer  aussi  le  progrès 
des  arts  et  des  «  lumières.  »  Comme  le  Directoire  le  notifiait  h 
Bonaparte  :  «  Le  temps  est  arrivé  où  leur  règne  (des  beaux-artsi 
doit  passer  en  France  pour  affermir  et  embellir  celui  de  la 
liberté.  Le  Muséum  national  doit  renfermer  les  monumens  les 
plus  célèbres  de  tous  les  arts.  »  Quant  aux  peuples  dépossédés 
des  chefs-d'œuvre  dont  tant  de  générations  s'étaient  enor- 
gueillies, leur  consolation  serait  de  se  sentir  «  affranchis  »  et 
rattachés  à  la  «  grande  nation  »  par  un  lien  d'alliance  ou  de 
vassalité. 

Le  jeune  général  de  l'armée  d'Italie  partageait  et  encoura- 
geait cet  état  d'esprit.  Dès  ses  premières  victoires,  à  côté  des 
contributions  destinées  à  satisfaire  un  gouvernement  famélique, 
il  eut  toujours  soin  de  faire  figurer  des  prélèvemens  d'objets 
d'art,  qui  iraient  enrichir  le  Muséum,  susciter  l'admiration  des 
amateurs,  exalter  la  vanité  des  Parisiens  ;  le  jour  même  où  il 
avait  signé  le  traité  par  lequel  Pie  VI  consacrait  l'abandon  de 
cent  d'entre  les  joyaux  du  Vatican  et  du  Capitole,  Bonaparte 
écrivait  triomphant  :  «  Nous  aurons  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  en 
Italie,  excepté  un  petit  nombre  d'objets  qui  se  trouvent  à  Turin 
et  à  Naples.  » 

Triés  sur  place  par  une  commission  d'artistes  et  de  savans, 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  trophées  des  victoires  d'Italie  furent  concentrés  à  Livourne, 
et  de  là  transportés  par  mer  à  Marseille,  puis  acheminés  vers 
Paris  par  le  Rliùne  et  le  réseau  des  canaux.  Le  choix  et  l'embal- 
lage   dos  objets,  le    voyage    même    avaient  nécessité  de    longs 
délais,  et  le  convoi  ne  parvint   point  à  destination  avant  l'été 
de  1798.  Quand  il  approcha  de  Paris,  un  des  commissaires  qui 
le  dirigeaient,  Thouin,  manifesta  son  indignation   à  la  pensée 
de  voir  débarquer  tant  de  trésors  <(  surfe  quai  du  Louvre  comme 
des  caisses  de  savon  ;    »   il   suggéra   l'organisation   d'une  fête 
pompeuse,  qui  accueillerait    et  célébrerait  leur  arrivée.   L'idée 
était  trop  conforme  aux  goûts  du  temps  pour  ne  pas  séduire  un 
gouvernement   en  quête  de   popularité  :    le  Directoire,  qui   en 
cette  année    1798  avait   maille  à  partir  avec   les   <(  exclusifs,  » 
héritiers    plus  ou   moins   directs  de  l'ancienne  «   Montagne,    » 
imagina  de  faire  coïncider  la  réception  des  objets  d'art  conquis 
en   Italie    avec   l'anniversaire  de  la  chute    de  Robespierre.    Le 
9  thermidor  an  VI  (27  juillet  1798),  un  cortège  triomphal  par- 
tit du  voisinage  du  Jardin  des  Plantes,  où  étaient  amarrés  les 
chalands,  et  se   dirigea  vers  le  Champ-de-Mars  :    escortées  par 
(les  détachemens  de  troupes,  par  les  principales  autorités  con- 
stituées, par  les  membres  de   l'Institut,    les  précieuses  caisses 
défilèrent  sur  des  chars  ornés  de  feuillages  et  de  rubans  ;   des 
inscriptions  placées  sur  des  banderoles  signalaient   à  l'ébahis- 
sement  des  Parisiens  les  chevaux  de  Venise,  l'Apollon  du  Bel- 
védère, le  Laocoon,  le  Brutus  du  Capitole,  la  Transfiguration  de 
Raphaël,    le  Saint  Jérôme   du  Corrège,   et  tant   d'autres   mer- 
veilles. Au  Champ-de-Mars,   les   chars   furent   rangés  sur  trois 
lignes  circulaires,  et  les  commissaires  firent  la  remise  officielle 
du  convoi  au  ministre  de  l'Intérieur.  Le  lendemain,  le  Direc- 
toire  en   corps  vint  en  prendre  possession  :  après  échange  de 
discours  entre  Reubell  et  Thouin,  le  cortège  se  reforma,  pour  se 
diriger  vers    le    Louvre.   De  cette  double  cérémonie    l'orgueil 
patriotique  et,  si  l'on  peut  ainsi  parler,   la  passion  de   rapine 
artistique  furent  exaltés  à  un  degré  incroyable  :  un  général  qui 
n'était  point  le  premier  soudard  venu,  mais  un  lettré,  un  futur 
directeur  de  la  librairie  sous   l'Empire,  Pommereul,  proposait 
sérieusement    d'enlever  encore    de   Rome   la   colonne   Trajane 
et  de  l'ériger  à  la  pointe  de  l'île  de  la  Cité.  D'autre  part,  la  fête 
de  1798  laissa  chez  les  contemporains  un   si  durable  souvenir 
que   quinze   ans    plus  tard,  au   déclin  de  la   fortune   napoléo- 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      613 

niennc,  Denou,  charge  de  pourvoir  à  la  décoration  du  grand 
escalier  du  Musée,  commandait  à  Gérard  comme  sujet  de  fresque 
((  l'arrivée  à  Paris  des  monumens  des  arts  conquis  par  le  traité 
de  Tolentino.  » 


Pour  préparer  le  digne  aménagement  de  tant  de  richesses, 
le  Louvre  ferma  momentanément  ses  portes.  On  avait  renoncé 
depuis  le  début  de  1797  au  vocable  exotique  ou  pseudo-antique 
de  Muséum,  dont,  par  une  destinée  bizarre,  devait  hériter  l'en- 
semble de  collections,  de  chaires  et  de  laboratoires  d'histoire 
naturelle  groupé  dans  le  vénérable  «  Jardin  des  Plantes  (1).  » 
Le  Muséum  fiançais  avait  fait  place  au  Musée  central  des  arts,  et 
la  commission  du  Muséiun  à  une  organisation  plus  centralisée. 
Le  conseil  d'administration,  composé  de  sept  artistes  avancés  en 
âge  (2),  n'avait  plus  guère  qu'un  rôle  consultatif  :  la  direction 
effective  appartenait  h  un  administrateur ,  l'architecte  Dufourny, 
assisté  d'un  administrateur-adjoint,  Foubert,  et  d'un  secrétaire, 
Lavallée.  Au-dessous  d'eux  un  commissaire-expert  (Jean-Bap- 
tiste-Pierre Lebrun,  mari  de  M"'^  Vigée-Lebrun),  un  garde  des 
dessins  (Morel  d'Arleux),  un  marbrier-sculpteur,  un  expédi- 
tionnaire, douze  gardiens-travailleurs  et  deux  portiers  exté- 
rieurs complétaient  le  personnel  du  Musée. 

Gomme  toutes  les  administrations  publiques,  le  Musée  cen- 
tral des  arts  fut  victime  de  l'effroyable  pénurie  financière  qui 
demeure  un  des  traits  caractéristiques  du  gouvernement  direc- 
torial. La  vente  des  catalogues,  grâce  à  la  curiosité  provoquée 
par  les  récens  enrichissemens  des  collections,  produisit  en  trois 
ans  environ  34  000  francs,  et  permit  de  parer  à  quelques 
dépenses  d'extrême  urgence  :  mais  sur  les  sommes  régulière- 
ment allouées  par  le  budget,  l'administration  ne  toucha  que 
1  000  francs  en  dix-huit  mois.  Dans  la  lettre  où  il  se  plaignait 
de  ce  retard,   Dufourny  représentait  que  les   sept  membres  du 

(i)  Le  bon  Littré,  plus  lexicograplie  qu'historien,  prononce  d'un  ton  tranchant: 
«  On  ne  dit  pas  :  le  Muséum  du  Louvre.  »  C'est  vrai  aujourd'hui,  mais  on  l'a  dit  à  la 
fin  du  xviii*  siècle,  et  cette  locution,  qui  se  trouve  encore  en  1802  dans  un  arrêté 
du  Premier  Consul  (Con-esjoonf/ance  de  Napoléon,  6i39),  a  persisté  dans  le  langage 
courant  jusque  sous  l'Empire. 

(2;  A  la  fin  de  la  période  directoriale,  les  sept  membres  du  Conseil  étaient 
JoUain,  Hubert  Robert,  Suvée,  Barthélémy,  Vien,  Pajou  et  Moitié. 


()I4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conseil  étaient  ((  pour  la  plupart  octogénaires  et  sexagénaires, 
ayant  tous  des  droits  à  la  bienveillance  du  gouvernement,  soit 
par  les  services  qu'ils  ont  rendus  aux  arts,  soit  par  la  perte 
totale  de  leur  fortune,  soit  enfin  par  la  suppression  des  pensions 
et  des  rentes  :  »  il  y  avait  une  vraie  cruauté  à  différer  le  paie- 
ment de  leur  modeste  traitement  de  2500  francs,  déjà  écorné  par 
les  lois  de  circonstance  issues  de  la  détresse  budgétaire.  Les 
dépenses  du  matériel  demeuraient  pareillement  en  souffrance  : 
quinze  mois  après  la  fastueuse  cérémonie  de  thermidor  an  VI,  on 
n'avait  pas  encore,  faute  de  fonds,  «  décaissé  »  les  chefs-d'œuvre 
venus  d'Italie;  Dufourny  rougissait  de  ce  qu'il  appelait  à  juste 
titre  «  un  délit  envers  nos  frères  d'armes  et  nos  concitoyens.  » 

n.    LE    MUSÉE    CENTRAL    DES    ARTS 

Pas  plus  au  Louvre  qu'ailleurs,  la  substitution  du  Consulat 
au  Directoire  ne  ramena  instantanément  la  prospérité  maté- 
rielle. Au  printemps  de  1800  encore,  Dufourny  annonçait  que 
les  employés  subalternes,  à  bout  de  ressources,  en  étaient  rédwts 
pour  subsister  à  vendre  leurs  bardes  et  leurs  effets  mobiliers  :  à 
la  fin  de  janvier  1801,  il  rappelait  «  ses  demandes  répétées  sur 
les  besoins  prouvés  d'un  établissement  qui  depuis  neuf  mois  n'a 
reçu  du  gouvernement  que  1  250  francs.  »  Le  1"  décembre  1799, 
Bonaparte,  qui  n'était  encore  officiellement  que  l'un  des  trois 
consuls  provisoires,  mais  qui  prenait  insensiblement  le  rôle  et 
le  langage  de  chef  de  l'Etat,  Bonaparte  vint  au  Louvre,  et  mani- 
festa le  vœu  que  le  public  fut  admis  le  plus  tôt  possible  à  con- 
templer les  statues  rapportées  d'Italie;  comme  on  alléguait  le 
manque  de  fonds,  il  suggéra  de  percevoir  un  droit  d'entrée.  Les 
administrateurs  exposèrent  les  objections  déjà  classiques  alors, 
sinon  décisives,  fondées  sur  les  principes  démocratiques  et  le 
soi-disant  honneur  national.  Le  général  n'insista  point,  mais 
six  mois  plus  tard,  à  son  instigation  sans  nul  doute,  son  frère 
Lucien,  devenu  ministre  de  l'Intérieur,  réclama  un  projet  de 
règlement  pour  la  perception  des  rétributions  à  la  porte  du 
Musée.  Les  administrateurs  renouvelèrent  leurs  objections  et  la 
question  demeura  pendante  :  elle  l'est  encore  après  plus  d'un 
siècle  écoulé. 

Mais  à  défaut  de  ressources  pécuniaires  immédiates,  au 
Louvre   comme   partout,  l'événement  de    Brumaire  ramena  la 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLEON^      615 

confiance  en  l'avenir,  le  courage  d'édifier  des  projets  et  d'en 
tenter  l'exécution.  A  part  les  courtes  périodes  de  fermeture 
nécessitées  par  la  présentation  et  l'aménagement  des  nouveaux 
arrivages,  la  galerie  des  tableaux  demeurait  publiq-ue  les  trois 
derniers  jours  de  chaque  décade,  puis  le  samedi  et  le  dimanche 
à  partir  de  la  promulgation  du  Concordat  et  de  la  reprise  offi- 
cielle du  régime  hebdomadaire  ;  les  autres  jours  étaient  en 
principe  réservés  aux  artistes,  mais  on  admettait  les  visiteurs 
étrangers  sur  la  présentation  de  leur  passeport  ;  le  vendredi, 
jour  réservé  pour  le  nettoyage,  la  porte  ne  s'ouvrait  que  sur 
l'autorisation  spéciale  du  ministre  de  l'Intérieur. 


Presque  immédiatement  après  le  coup  d'État  de  Brumaire,  le 
personnel  du  Musée  s'accrut  d'un  éminent  archéologue,  bien 
qualifié  pour  classer  et  placer  les  marbres  et  les  bronzes  conquis 
en  Italie.  Descendant  d'un  bâtard  des  anciens  seigneurs  de 
Milan,  Ennio-Quirino,  ou,  comme  on  disait  plus  volontiers  en  ce 
temps  féru  de  latinisme,  Ennius-Quirinus  Visconti  était  le  fils 
du  principal  collaborateur  de  Winckelmann  à  Rome  et  de  l'or- 
ganisateur du  musée  Pio-Clementino;  lui-même,  après  avoir  été 
un  enfant  prodige,  avait  conquis  une  renommée  européenne  en 
continuant  et  en  décrivant  l'œuvre  paternelle.  Mais  ce  haut 
fonctionnaire  pontifical  avait  donné  avec  enthousiasme  dans  le 
mouvement  révolutionnaire,  acceptant,  lors  de  la  crise  de  1798, 
d'être  l'un  des  cinq  consuls  de  l'éphémère  République  romaine. 
Quand  l'armée  d'occupation  française  dut  battre  en  retraite, 
Visconti  s'estima  trop  compromis  pour  ne  pas  la  suivre  au 
delà  des  Alpes  (1).  Bonaparte,  bientôt  consul  à  son  tour  d'une 
république  plus  puissante,  sinon  plus  durable,  voulut  fixer  à 
Paris  le  savant  fugitif  et  utiliser  sa  compétence  :  après  quelques 
hésitations,  non  point  sur  les  fonctions,  mais  sur  le  titre  à  lui 
attribuer,  on  l'attacha  au  Musée  central  des  arts  en  qualité 
d'antiquaire  (le  mot  n'avait  point  pris  alors  une  désobligeante 
acception  de  brocante),  avec  entrée  au  conseil  d'administration 
et  un  traitement  de  4  000  francs. 

(1)  Il  fil  naturaliser  dès  1799  son  fils  enfant,  Louis-Tullius-Jnacliini,  qui  devint 
par  la  suite  un  architecte  réputé,  et  fut  chargé  par  Napoléon  111  de  l'achèvement 
(lu  Louvre.  ^ 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sans  l'ombre  de  scrupule  ni  m»^me  d'embarras,  Visconti 
s'employa  de  son  mieux  à  disposer  dans  les  salles  du  rez-de- 
chaussée  du  Louvre  les  merveilles  dont  une  bonne  partie  avait 
été  naguère,  cataloguée  et  «  conservée  »  par  lui  au  Vatican  ou 
au  Capitole.  Malgré  sa  diligence  et  celle  de  l'architecte  Raymond, 
la  mise  en  état  de  la  collection  des  antiques  demanda  bien  près 
d'une  année  :  par  un  trait  de  cet  esprit  de  courtisanerie  qui 
commençait  à  partout  prévaloir,  on  décida  de  l'ouvrir  au  public 
pour  le  premier  anniversaire  de  la  Révolution  du  18  brumaire. 
L'avant-veille  (16  brumaire  an  IX-7  novembre  1800),  Bonaparte 
parcourut  les  salles,  suivi  d'un  cortège  d'élite  :  son  collègue 
Lebrun,  Joséphine  et  Hortense,  Murât,  le  conseiller  d'Etat 
Benezech,  qui  sans  en  avoir  le  titre  remplissait  les  fonctions  de 
grand  chambellan,  Duroc,  Eugène,  le  jeune  Lebrun,  Denon 
enfin,  le  directeur  du  lendemain,  dont  les  ambitions  se  dissi- 
mulaient sous  cette  désignation  inoffensive,  «  l'un  des  savans 
de  l'expédition  d'Egypte.  »  Le  maître  félicita  chaudement  Fou- 
bert,  Visconti,  Raymond,  le  vieux  peintre  et  «  sénateur  »  Vien, 
membre  du  conseil  d'administration.  Gomme  le  temps  avait 
manqué  pour  frapper  une  médaille  commémorative  de  cette 
inauguration,  on  pria  le  général  de  daigner  fixer  lui-même,  sur 
le  socle  de  l'Apollon  du  Belvédère,  une  plaque  de  bronze  avec 
une  inscription  dans  laquelle  Visconti,  en  style  déjà  presque 
monarchique,  glorifiait  Bonaparte  conquérant  et  chef  de  gou- 
vernement (1). 

L'ouverture  officielle  eut  un  tel  succès  que  les  membres  du 
conseil  d'administration  et  les  commissaires  envoyés  en  Ralie 
résolurent  d'en  perpétuer  le  souvenir  par  un  banquet  annuel. 
Les  journaux  célébraient  ((  le  théâtre  pompeux  où  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'antique  s'étonnent  eux-mêmes  de  se  voir  fixés 
parmi  nous  et  brillans  d'un  éclat  tout  nouveau.  »  Les  visiteurs 
affluaient,  badauds  parisiens  ou  provinciaux,  artistes,  touristes 
surtout,  très  nombreux  en  ce  premier  hiver  de  paix  continen- 
tale. Si  tous  admiraient  une  accumulation  de  chefs-d'œuvre  telle 
qu'on  n'en  avait  jamais  réalisé  auparavant,  ceux  qui  avaient 
jadis   été   à  Rome   se    divisaient   sur   la  question  de  savoir  si 

/l)  «  La  statue  d'Apollon  (iiii  s'élève  sur  ce  piédestal,  trouvée  à  Aniiiiiu  sur  la, 
fin  du  W  siècle,  placée  au  Vatican  par  Jules  II  au  commencement  du  xvi»  siècle, 
concjuise  l'an  V  de  la  Répul)li(|ue  par  l'armée  d'Italie  sous  les  ordres  du  jj-énéral 
Bonaparte,  a  été  fixée  ici  le  20  yerininal  an  VIII,  première  année  de  son  consulat.   >> 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  \APOLÉO>.      G17 

l'Apollon  en  particulier  était  pins  on  moins  heureusement  pré- 
senté au  Louvre.  Avec  la  belle  désinvolture  de  certains  trans- 
fuges, Visconti  n'admettait  point  la  discussion  à  cet  égard; 
montrant  l'Apollon  à  un  politicien  français  qu'il  avait  connu 
comme  agioteur  au  temps  de  la  République  romaine,  il  s'écriait 
triomphant  :  «  Il  est  mieux  là  qu'au  Vatican...,  mieux  placé, 
mieux  éclairé,  mieux  vu  dans  toutes  ses  parties.  »  C'était  l'opi- 
nion aussi  enthousiaste  et  plus  désintéressée  d'une  Anglaise, 
miss  Berry.  En  revanche,  les  personnes  attachées  à  l'ancien  état 
de  choses  par  leurs  convictions  ou  par  leur  âge  étaient  géné- 
ralement de  l'avis  de  cette  dame  de  l'émigration,  qui,  quelques 
années  plus  tard,  adressait  ses  doléances  à  la  veuve  du  dernier 
Stuart  :  «  Vous  pleurerez  en  voyant  le  bel  Apollon  du  Belvé- 
dère presque  jaune  et  très  peu  élevé  devant  une  niche  de 
})oèle...  Qu'il  était  rayonnant  de  charmes  dans  sa  tribune!  »  Le 
musicien  allemand  Reichardt,  tout  en  se  félicitant  qu'on  eût 
supprimé  au  Louvre  «  les  affreuses  feuilles  de  vigne  vertes, 
imaginées  par  la  pruderie  romaine,  »  et  «  les  inscriptions  do- 
rées rappelant  les  noms  des  papes,  qui  enlaidissaient  presque 
chaque  statue,  »  estimait  lui  aussi  que  l'Apollon,  et  surtout  la 
Vénus  du  Capitole,  étaient  moins  bien  mis  en  valeur  qu'à 
Rome. 

Très  fière  de  sa  collection  de  sculpture,  l'administration  du 
Musée  n'en  était  point  satisfaite.  Elle  revendiquait  contre  le 
propriétaire  actuel  du  domaine  de  Menars  Jes  marbres  jadis 
accaparés  par  Marigny,  en  déclarant  qu'elle  ne  se  désisterait 
de  ses  prétentions  que  si  on  lui  opposait  une  donation  réguliè- 
rement consentie  par  Louis  XV.  Elle  se  préoccupait  surtout  de 
compléter  les  antiques  venues  d'Italie.  Onze  des  objets  d'art  cédés 
à  la  suite  du  traité  de  Tolentino,  et  notamment  les  groupes 
colossaux  personnifiant  des  fleuves,  trop  lourds  pour  être  trans- 
portés à  Livourne  sur  des  chariots,  n'avaient  point  fait  partie 
du  grand  convoi,  et  étaient  demeurés  à  Rome  dans  un  maga- 
sin. Après  la  retraite  de  l'armée  française,  les  Napolitains, 
usant  à  leur  tour  des  droits  de  la  victoire  ou  de  l'occupation, 
avaient  fait  main  basse  sur  ces  trophées,  ainsi  que  sur  une 
statue  de  Pallas,  récemment  déterrée  près  de  Velletri,  sur  les 
antiques  de  la  villa  Albani  et  sur  la  collection  du  duc  Braschi 
(les  Français  avaient  spolié  ce  dernier  en  sa  qualité  de  neveu 
de  Pie  VI).  Dès  que  le  gouvernement  consulaire  eut  engagé  des 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

négociations  avec  les  puissances  italiennes,  l'administration  du 
Musée  multiplia  les  instances  pour  que  ces  différens  articles 
fussent  réclamés  par  voie  diplomatique  ;  elle  écrivit  même 
directement  à  Gacault,  après  sa  nomination  à  Rome,  pour  in- 
téresser au  succès  son  amour-propre  et  son  goût  artistique.  Le 
traité  de  Florence,  signé  le  28  mars  1801,  entre  la  France  et 
les  Deux-Siciles,  spécifiait  expressément  la  restitution  au  gou- 
vernement consulaire  des  objets  litigieux.  Mais  il  fallut  comp- 
ter alors  avec  les  démarches  tendant  à  en  obtenir  la  rétrocession 
gracieuse  à  Rome  :  tantôt  c'étaient  les  Albani  qui  s'adressaient 
à  la  générosité  de  Bonaparte  ;  tantôt  le  gouvernement  pontifi- 
cal, en  échange  de  la  bonne  volonté  dont  il  faisait  preuve  dans 
la  délicate  négociation  du  Concordat,  sollicitait  l'abandon  du 
reliquat  des  trophées  de  Tolentino.  Le  Premier  Consul  fut  bien 
près  de  se  laisser  ébranler,  si  près  que  Talleyrand  conseillait 
sous  main  de  presser  à  Naples  l'embarquement,  afin  de  pouvoir 
opposer  aux  Romains  le  fait  accompli.  Heureusement  pour  le 
Musée,  Dufourny,  que  Foubert  avait  remplacé  comme  adminis- 
trateur titulaire  depuis  l'automne  de  1800,  fit  en  1801  et  1802 
un  long  séjour  en  Italie  avec  une  mission  officielle  :  il  seconda, 
inspira  au  besoin  les  requêtes  diplomatiques  de  Cacault  et  d'Al- 
quier.  Bonaparte,  par  ménagement  pour  la  noblesse  romaine, 
finit  par  accorder  la  rétrocession  d'une  partie  des  collections 
Albani  et  Braschi,  mais  il  fut  inflexible  sur  les  <(  onze  articles 
du  traité  de  Tolentino,  »  à  l'exécution  complète  duquel  sa  gloire 
personnelle  était  intéressée.  «  Toutes  réflexions  faites,  »  écri- 
vaient à  Dufourny  les  autres  administrateurs,  «  la  superbe  col- 
lection que  vous  avez  expédiée  de  Naples,  si  vous  pouvez  y 
joindre  la  belle  Pallas,  doit  nous  consoler  de  celle  qui  est  restée 
à  Rome.  » 

La  question  de  la  Pallas  demeurait  en  effet  en  suspens,  et 
cette  statue,  que  le  Louvre  devait  garder  après  les  reprises 
de  1815,  n'y  parvint  qu'après  bien  des  péripéties.  Elle  avait  été 
exhumée,  à  l'automne  de  1797,  d'une  vigne  proche  de  Velletri  ; 
le  15  avril  1798,  les  commissaires  de  la  République  frçinçaise 
l'avaient  séquestrée  et  mise  en  dépôt  au  château  Saint-Ange,  où 
les  Napolitains  s'en  étaient  emparés  en  octobre  1799.  A  Du- 
fourny, qui  la  réclamait  en  vertu  du  traité  de  Florence,  le  gou- 
vernement de  Naples  objectait  que  la  Pallq.s  ne  faisait  pas  partie 
des  cessions  de  Tolentino,  et  que  d'ailleurs  il  l'avait  régulière- 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      G 19 

mont  achetée  au  propriétaire  de  la  vigne.  Assez  disposé  d'abord 
à  abandonner  la  Pallas  en  échange  de  la  Vénus  de  Médicis,  que 
les  hasards  de  la  guerre  avaient  pareillement  fait  tomber  entre 
les  mains  des  Napolitains,  Bonaparte  fut  stimulé  par  une  note 
de  Dufourny,  et  fit  ordonner  à  Alquier  de  réclamer  impérieu- 
sement la  statue  de  Velletri.  Mais  au  moment  où  les  adminis- 
trateurs croyaient  avoir  cause  gagnée,  ils  apprirent  que  Gallo, 
l'ambassadeur  des  Deux-Siciles,  représentait  Talleyrand  comme 
affichant  l'indifférence  en  veïia  affaire,  et  prêtait  même  au 
Premier  Consul  ce  mot,  qu'il  ne  ferait  jamais  la  guerre  pour 
une  statue.  Il  fallut  de  nouvelles  instances,  et  c'est  le  11  sep- 
tembre 1802  seulement  qu'Alquier  pouvait  officiellement  an- 
noncer le  départ  imminent  de  la  Pallas  :  quand  elle  arriva  à 
Paris,  le  Musée  avait  changé  de  direction. 


Pour  les  tableaux,  en  grande  majorité  plus  faciles  à  déplacer 
que  les  sculptures,  on  adopta  un  système  tout  dilîérent.  Au  fur 
et  à  mesure  de  leur  arrivée  et  de  leur  mise  en  état,  les  toiles 
les  plus  belles  ou  les  plus  fameuses  étaient  provisoirement  exhi- 
bées dans  le  Salon  Carré,  consacré  alors  aux  expositions  tem- 
poraires, et  notamment  à  l'exposition  annuelle  ou  bisannuelle 
des  œuvres  des  artistes  vivans  (de  là  le  nom  de  Salon  employé 
encore  aujourd'hui  pour  désigner  cette  exposition,  quoiqu'elle 
ait  changé  de  local  et  singulièrement  augmenté  d'étendue). 
C'est  ainsi  que  le  public  fut  successivement  convié  à  venir  con- 
templer le  Portrait  de  Léon  X  et  la  Vierge  à  la  Chaise,  les 
grandes  toiles  de  Paul  Véronèse  et  plusieurs  Rubens,  d'autres 
Rubens  encore  avec  des  van  Dyck  venus  de  Gênes  et  des 
Fra  Bartolomeo,  puis  la  Madone  de  Foligno  et  la  Mort  de 
Saint  Pierre  Martyr,  du  Titien.  Un  touriste  anglais  prétendait 
que  la  reconnaissante  admiration  des  Parisiens  avait  baptisé  le 
Salon  Carré,  à  cause  des  chefs-d'œuvre  que  nos  victoires  y  re- 
nouvelaient, le  (c  bouquet  de  Bonaparte.  »  Mais  ces  chefs- 
d'œuvre  n'y  séjournaient  point  ;  c'est  après  la  période  napoléo- 
nienne que  l'idée  prévalut  de  réunir  dans  le  Salon  Carré  du 
Louvre,  comme  dans  la  Tribuna  des  Offices  à  Florence,  les 
tableaux  les  plus  réputés  de  l'ensemble  du  Musée. 

A  l'occasion  de  la  venue  à  Paris  du   nouveau  souverain   de 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'éphémère  royaume  d'Etrurie,  on  décora  le  Salon  Carré  des 
deux  immenses  tableaux  de  Véronèse,  les  Noces  de  Cana  et  le 
Repas  chez  Lévi,  et  des  Batailles  d' Alexandre  de  Le  Brun. 
((  L'administration,  »  écrivait  Dufourny,  «  a  eu  pour  but,  en 
faisant  cette  exposition  provisoire  du  grand  salon,  de  montrer 
à  M.  le  comte  de  Livourne  le  Musée  dans  toute  sa  magnifi- 
cence. »  A  la  réflexion,  on  estima  que  cet  ensemble  de  grandes 
toiles  se  trouvait  admirablement  à  sa  place  dans  le  Salon  Carré  : 
comme,  d'autre  part,  il  était  incommode  et  même  dangereux 
de  les  déménager  (les  Noces  de  Cana  étaient  venues  de  Venise 
en  deux  morceaux),  l'architecte  Raymond  fut  chargé  de  prépa- 
rer un  jeu  de  cloisons,  qui,  à  V époque  de^  Salons  traditionnels, 
masqueraient  les  tableaux  de  Véronèse  et  de  Le  Brun  et  pour- 
raient recevoir  les  œuvres  des  peintres  modernes. 

Les  autres  toiles  italiennes  avaient  leur  place  définitive  dans 
la  grande  galerie  du  bord  de  l'eau,  à  la  suite  des  écoles  française, 
allemande,  hollandaise  et  flamande.  L'installation  traîna  quelque 
peu,  à  cause  de  la  disette  d'argent  et  du  manque  de  place  : 
dans  ce  vaste  Louvre,  l'espace  était  si  chichement  mesuré  au 
Musée,  qu'on  avait  dû  prendre  le  fond  de  la  galerie  pour  y 
camper  les  ateliers  de  restauration.  C'est  seulement  le  26  mes- 
sidor an  IX,  pour  célébrer  l'anniversaire  encore  officiel  du 
14  juillet,  que  la  partie  de  la  galerie  contenant  l'école  italienne 
fut  ouverte  au  public.  La  première  impression  fut  d'éblouisse- 
ment  :  «  Quelle  galerie,  mais  quelle  galerie!  »  s'écriait  une 
Anglaise;  «  telle  que  le  monde  n'en  a  jamais  vu,  comme  gran- 
deur et  comme  décoration!...  tout  ce  que  je  puis  dire,  et  en 
vérité  tout  ce  que  je  pus  voir,  c'est  que  chacune  de  ces  divisions 
générales  contient  toutes  les  toiles  fameuses  et  excellentes  ad- 
mirées autrefois  dans  leurs  pays  respectifs.  »  A  la  réflexion 
seulement,  les  délicats  se  plaignaient,  soit  que  l'entassement  des 
tableaux  empêchât  de  bien  jouir  de  certains  d'entre  eux,  soit 
que  l'éclairage,  donné  exclusivement  par  les  fenêtres  des  deux 
côtés  de  la  galerie,  multipliât  les  faux  jours.  Mais  l'architecte 
Raymond  songeait  déjà  à  remédier  à  ce  dernier  défaut  en  pra- 
tiquant des  ouvertures  dans  le  plafond  ;  et  quant  à  l'excessive 
accumulation  des  œuvres  d'art,  la  masse  des  visiteurs  était 
plutôt  portée  à  y  trouver  un  sujet  d'admiration. 


LE    MUSÉE    DU    LOUVRE    AU    TEMPS    DE    ^APOLÉO^.  621 


m.    —  DENON   ET   LE   MUSEE    NAPOLEON 

L'organisation  du  Musée  central  des  arts,  telle  qu'elle  avait 
été  réglée  par  le  Directoire,  avec  une  administration  plus  ou 
moins  collective,  avec  un  conseil  appelé  en  théorie  à  délibérer 
sur  les  questions  qui  intéressaient  l'établissement,  cette  orga- 
nisation n'était  plus  en  harmonie  avec  le  régime  gouverne- 
mental instauré  par  la  Constitution  de  l'an  VÏII,  ni  surtout 
avec  la  centralisation  de  plus  en  plus  autocratique  qui  avait 
accompagné  l'établissement  du  Consulat  à  vie.  A  l'automne  de 
l'année  1802,  où  tant  d'événemens  de  capitale  importance 
s'étaient  accumulés,  un  arrêté  consulaire,  peut-être  dicté  et 
sûrement  inspiré  par  le  Premier  Consul,  modifia  profondément 
le  statut  administratif  du  Musée  (28  brumaire  an  XI-19  novem- 
bre 1802). 

«  Il  y  aura  un  directeur  (1)  général  du  Musée  central  des 
arts.  Il  aura  sous  sa  direction  immédiate  le  Muséum  (sic)  du 
Louvre  :  le  Musée  des  monumens  français;  le  Musée  spécial  de 
l'Ecole  française  à  Versailles  ;  les  galeries  du  palais  du  gouver- 
nement ;  la  Monnaie  des  médailles  ;  les  ateliers  de  chalcogra- 
phie, de  gravure  sur  pierres  tines  et  de  mosaïques;  enfin 
l'acquisition  et  le  transport  des  objets  d'art...  Il  sera  assigné  un 
logement  au  directeur  général.  »  Toutes  les  dépenses  devaient 
être  ordonnancées  par  le  ministre  de  l'Intérieur.  L'arrêté  sta- 
tuait encore  que  les  membres  (sic)  du  Musée  cesseraient  leurs 
fonctions  le  1^'  frimaire,  soit  dans  un  délai  de  trois  jours, 
et  que  ceux  qui  n'exerçaient  pas  d'emplois  effectifs  dans  la  nou- 
velle organisation  recevraient,  avec  le  titre  d'administrateurs 
honoraires,  une  gratification  annuelle  égale  à  la  moitié  de  leur 
traitement  pour  l'an  XI. 

Au  bout  de  quelques  mois  et  sans  attendre  la  proclamation 
de  l'Empire,  le  changement  d'organisation  intérieure  fut  doublé 
d'un  changement  de  nom  très  significatif.  Pour  ménager  en 
apparence  la  modestie  du  Premier  Consul,  on  alïecta  d'agir  en 
dehors  de  lui  ;  pendant  qu'une  tournée  triomphale  et  toute 
monarchique  le  retenait  en  Belgique,  son  collègue  Cambacérès 
vint,  le  22  juillet  1803,  visiter  au  Louvre  les  nouvelles  salles 

(1)  Ce  mot  a  été  introduit  par  une  correction  sur  la  niimilc,  qui  portait  d'alud-d 
«  aduiinislrateur.  »  (AF,  IV,  plat[.  4 il.! 


022 


iiKViii';    i)i;s   in;iix   mondes. 


<l(;,s  Anli<|ii(!S,  lion  c.iicor*!  ouv(!rl,(!S  lui  jiiihlic;  nsiiln;  cIkî/,  lui,  il 
;i(lr<\ss;i  .111  <lir(Ml(Mir  une  Icllr*;  où,  apn's  .ivoir  cliiilciirciisiMiMMil 
('\|iriiiu'^  son  :iilinir;il  ion ,  il  .ijoiihiil  :  «  L(;liirc,  (|iii  (-oiiNicnl  h; 
mieux  il,  (-(îlli!  |)r«;c.ioiiM<;  coliiiclion  lisL  l(!  nom  dn  héros  ;i  <|iii 
nous  lii  <l(!Voiis.  -le  crois  (l(mc  ((Xprinier  le  v(en  inilioinil  lui  vous 
;inloi-is;iiil  ii  (loniiei-  |M)nr  inseriplion  ii  lit  IVisi;  (|iii  domine,  l;i 
l»oile  d'enliv'e  ces  mois:  Miist'c  Napoléon.  » 

l)(!|)nis  l(!  vole  dn  (lonsnl.d  ii  vie,  le  ^(ÎikW'îiI  |{ona[»;u-l(! 
;iccoliiil  il  s;i  sij.;n;il  inv,  ce  pn'iioni  (!X<tli<|n(^  <l(!slim;  ii  une 
reiiomiiK'e  s.iiis  l'aille,  iiniis  Ioihmm'  jadis  en  ridicule  par  les 
coiidisci|des  (Je  |{ri<^nne,  el  laisse  dopnis  lors  <lans  niu!  ombre 
|triideiile.  (i'c'laii  ici  la  premièn!  l'ois  (|ne  le  pivînom  s'iso- 
lail,  à  la  mode  |Miiici('r<^  :  li;  IVl(is<!(i  Na|»ol('M»n  |>r('!c(îdail  el 
annoncail  \i'  (Iode  Na|>ol(''oii  el,  l'idahl iss(!ineiil  même  dn  Irùiie 
iinp('H'ial. 

A  la  snile  de  la  proclamai  ion  de  ri'im|)ire  el  coiiroriin''iiieiil 
il  |;i  Iradilion  iiioiiarclii(|ne,  le  Miisiitt,  ralhudit'  an  domaine 
iiiipi'rial,  Inl  |)la(-(>  dans  la  d(>pendaiic(>  d(;  rinleiidanl,  général 
de  la  <,oiironiH^  Al,l,ril>n<'>e  d'ahord  ii  un  ancien  minisli'e  di; 
Louis  XVI,  l^leiirien,  celle  inlendanci;  (Wlinl  liiiMilôl  k  l):irn, 
<pie  son  ('ronnanle  puissance  de  travail  id  sa  l'orle  ciillnre  iiilel- 
leclindli!  ineLlaienl  ii  même  de  s'inl<''r(;ss(îr  idlicaceiiK^nl  an 
!Vlns(!<(.  Quand,  en  INII,  D.irn  enl  remplace''  Marel  ii  la  secriîlai- 
reri(!  d'illal ,  \v  iioiiV(d  inifuidani  ;^tun''ral,  (llia  m|>a^iiy ,  |»arail 
avoir  <|ii(d(|ne  peu  m'^li^ê;  le;  Louvi'i!  ;  dn  moins,  ii  partir  de 
(•(die  date,  c'êdail  plnl(M  le  ministre  de  rinh'nii^ur,  l'alVable  el 
laboriiMix  Monlalivel,  <|ne  le  directeur  prenait  pour  conlideiil 
desesprojids  (d  di;  ses  iii(!C(nn|>les,  lonles  les  l'ois  (|iril  s'a|;issail 
d'une  <|n(tsli(ni  didicate. 

Ainsi  (|n'il  avait  i\\v  (daldi  lors  de  l:i  prtnnnl^al  ion  i\\\  (ion- 
cordai,  le  INinscîe  demenra  onxcri  an  public  les  samedis  id 
dimaiicli(\s  de  2  ii  i  IhMires.  (les  joins  lii,  il  s'y  pressai!  une 
foule  très  inèlcMî  ;  mais  Nîi,p(d(''on  binait  ii  en  '[ne,  dans  ciis 
limitiis  (droites,  b^  |M'iiicip(!  dn  libre  acc^^s  au  lVIiis(!e  IVit  ri}^(KJ- 
reiisemenl  iw^specdii:  en  septeiiibr(i  iNdll,  an  lendemain  de 
l'agression  prnssienm!,  <|natre  j(»nrs  avaiil  de  (|nitler  Saiiil- 
(llond  pour  enlaiiKM'  la  cainpa;^iie  d'Iê'iia,  il  trouvait  b^  leinjts 
de  se  plaindre  <|n'(»n  ei'il  un  samedi  ^  i(darde  l'eiilree  dn 
IMiisénni  »  el  ('ontraint  b;  public  ii  altendri!  ii  la  |»orle  :  <*  On  in; 
peiil    rien  faire  i|ni  soit  pins  contraire  ;i  mmi   inlenlion.   » 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      ()23 


Le  bruit  se  colportait  dans  certains  cercles  parisiens  qu'après 
avoirété  préposé  à  l'installation  de  la  Galerie  des  Antiques,  Vis- 
conticroyaitpouvoir  compter  sur  la  direction  générale  du  Musée, 
et  que  le  gouvernement  aurait  été  effarouché  par  l'excessive  liberté 
de  son  langage,  par  l'exaltation  de  ses  idées  démocratiques  ou 
anti-religieuses.  Il  n'y  a  vraisemblablement  de  fondé  dans  ce 
racontar  que  la  déception  de  Visconti  ;  sous  le  titre  de  Direction 
générale  du  Musée  central  des  arts,  Bonaparte  ressuscitait  l'an- 
tique direction  générale  des  bâtimens,  avec  ses  multiples  attri- 
butions, ou  plutôt  il  créait  une  surintendance  des  beaux-arts  :  il 
y  fallait,  outre  les  aptitudes  de  l'administrateur  et  la  dextérité 
du  courtisan,  la  notion  approfondie  et  jusqu'à  un  certain  point 
la  pratique  des  diverses  branches  de  l'art,  la  connaissance  exacte 
du  personnel  des  artistes  contemporains,  toutes  qualités  dont  se 
trouvait  évidemment  pourvu  l'éminent  archéologue  romain.  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  le  jour  même  où  était  remaniée  l'or- 
ganisation du  Musée,  un  second  arrêté  consulaire,  minuté  de  la 
main  de  Chaptal,  nommait  directeur  général,  avec  un  traite- 
ment de  12  000  francs,  ((  le  citoyen  Denon.  » 

Ce  futur  baron  de  l'Empire  s'était  appelé  sous  l'ancien 
régime  le  ((  chevalier  de  Non  :  »  sensiblement  plus  âgé  que 
la  majorité  des  collaborateurs  de  l'œuvre  napoléonienne,  il 
comptait  alors  cinquante-cinq  ans.  On  a  n^aintes  fois  rapporté 
comment,  venu  de  Bourgogne  pour  étudier  le  droit  à  Paris, 
l'antiquaire  Gaylus  l'avait  déterminé  sans  peine  à  suivre  sa 
vocation  artistique  ;  comment  il  avait  forcé  en  quelque  sorte, 
par  l'audacieuse  assiduité  de  ses  hommages,  la  faveur  de 
Louis  XV  à  Versailles  et  celle  de  Voltaire  à  Ferney;  comment, 
secrétaire  et  un  moment  chargé  d'affaires  de  l'ambassade  de 
France  à  Naples,  il  avait  mené  de  front  la  diplomatie,  l'art,  la 
galanterie,  et  renouvelé  auprès  de  la  reine  Marie-Caroline  les 
exploits  légendaires  de  La  Chétardie  à  la  Cour  de  la  tsarine 
Elisabeth;  comment  enfin  il  avait  ouvert  un  atelier  de  gravure 
à  Venise,  puis  traversé  la  Terreur  à  Paris,  grâce  à  la  protection 
du  peintre  David.  Nous  savons  aussi  que  Denon  avait  volontiers 
le  propos  leste  dans  l'intimité,  que  sa  plume  était  à  l'occasion 
badine,  comme  en  témoigne  un  petit  conte  trop  vanté,  Point  de 


62i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lendemain  (1),  et  que  son  crayon,  spirituel  autant  que  facile, 
s'oubliait  parfois  jusqu'à  reproduire  ou  imiter  les  plus  infâmes 
inspirations  de  l'art  païen.  Sans  être  prude  ni  même  vertueux, 
Bonaparte  n'avait  aucun  goût  pour  le  libertinage  des  roués  : 
c'est  à  contre-cœur  que,  sur  les  instances  de  Joséphine,  il  s'était 
résigné  h  emmener  Denon  en  Egypte.  ((  Mais  bientôt...  il  fut 
charmé  par  cette  conversation  si  vive,  si  spirituelle  et  si  nourrie, 
par  cette  infatigable  curiosité  qui  poussait  Denon  à  risquer  sa 
vie  pour  prendre  un  croquis,  par  cette  vision  qu'il  avait  si  juste 
et  si  graphique  des  faits  contemporains,  par  cette  instruction 
encyclopédique  qui  en  faisait  le  meilleur  juge  en  matière 
d'art  (2).  »  De  son  côté,  Denon  fut  ébloui  et  conquis,  comme 
tant  d'autres,  par  un  génie  si  dissemblable  de  tout  ce  dont  il 
avait  approché  dans  une  carrière  déjà  longue.  Dès  l'Egypte,  il 
entrevit  combien  il  serait  honorable  et  passionnant  pour  un 
artiste  iVillustrer  cette  fabuleuse  destinée.  Devenu  directeur  du 
Musée  avec  des  attributions  qui  en  faisaient  «  le  ministre,  si  l'on 
peut  dire,  chargé  du  portefeuille  des  idées  d'art  et  d'histoire,  » 
il  conçut  l'ambition,  non  seulement  de  reprendre  et  de  déve- 
lopper l'œuvre  de  Marigny  et  de  d'Angevillers,  mais  par  les 
richesses  entassées  au  Louvre,  par  les  peintures  décoratives,  les 
statues,  les  monumens  suscités  à  Paris  et  sur  toute  l'étendue 
du  territoire  français,  de  donner  à  la  gloire  napoléonienne  une 
consécration  grandiose.  Six  semaines  après  sa  nomination,  il 
écrivait  au  Premier  Consul  :  «  Je  passe  mes  jours  à  me  mettre 
au  fait  de  tout  ce  que  vous  m'avez  confié,  afin  de  m'en  rendre 
maitre  et  de  justifier  peut-être  à  l'avenir  l'opinion  que  votre 
choix  adonné  de  moi;  et  chaque  fois  que  j'aperçois  une  amé- 
lioration à  faire,  je  vous  en  fais  l'hommage  et  vous  adresse  des 
remerciemens  de  m'avoir  élu  pour  l'opérer.  » 

Sans  doute,  Denon  en  tenant  ce  langage  demeurait  l'adroit 
courtisan  qu'il  avait  toujours  été,  de  même  que  le  directeur  du 
Musée  Napoléon  conservait  les  préjugés  antireligieux  de  l'ancien 
visiteur  de  Forney.  Pour  obtenir  la  restitution  des  salles  du 
Louvre   naguère    mises  à  la  disposition  de  l'Institut,  il  raillait 

(1)  En  dehors  do  l<a  question  de  moralité,  ces  scènes  de  iîhcrtiiinifc  encadrc-es  cl 
sliinidécs  par  des  «  trucs  »  mécaniques  à  la  Vaucanson  sont  ctrungcmcnt  artili- 
ciolics  et  même  monotones,  malgré  la  brièveté  du  récit  :  on  comprend  ([u'unc 
société  mise  à  ce  régime  se  soit  pâmée  d'émoi  à  la  lecture  de  Paul  et  Virginie. 

{i)  t'rédéric  Masson,  Napoléon  chez  lui,  [).  136. 


LE  MUSÉE  DU  LOUN RE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      625 

agréablement  rincohérence  parlementaire  qui  avait  présidé 
aux  délibérations  de  la  Convention.  Le  désir  de  contenter  le 
maitre  l'entrainait  même,  — et  ceci  était  une  vraie  faute  profes- 
sionnelle, —  à  machiner  une  supercherie  archéologique.  C'était  au 
moment  oi^i  se  préparait  la  descente  en  Angleterre,  où  Bonaparte 
cherchait  à  mettre  en  évidence  les  souvenirs  de  Guillaume  le 
Conquérant.  Denon  lui  signalait,  dans  les  caves  du  Musée  des 
monumens  français,  aux  Petits-Augustins,  une  statue  anonyme, 
((  costume  du  xi^  siècle,  visage  gras,  les  yeux  à  fleur  de  tète  et 
l'air  colérique  :  «on  l'emballerait  en  cachette,  puis  une  charrette 
la  transporterait  mystérieusement  sur  les  bords  de  la  Seine,  à 
deux  lieues  en  aval  de  Paris.  De  là,  un  bateau  la  ramènerait  en 
grande  pompe  au  port  Saint-Nicolas,  pendant  que  les  journaux 
dûment  stylés  annonceraient  la  découverte  près  de  Cocherel 
d'une  effigie  authentique  du  duc  Guillaume.  Le  préfet  Frochot, 
«  sans  être  instruit  que  de  ce  qu'il  doit  savoir,  c'est-à-dire  que 
l'on  a  véritablement  trouvé  cette  statue  en  Normandie  et  qu'elle 
est  arrivée  à  Paris,  »  voudrait  sûrement  l'ériger  sur  une  des 
places  de  la  capitale,  et,  concluait  Denon  triomphant,  ((  l'illu- 
sion sera  telle  que  moi-même,  ainsi  que  tout  Paris  enchanté  de 
la  trouvaille,  je  voudrais  me  la  contester  que  je  ne  le  pourrais 
plus.  »  Ce  dernier  trait  était  exquis,  et  toute  l'invention  d'ail- 
leurs faisait  honneur  à  la  fertilité  d'imagination  de  l'auteur  de 
Point  de  lendemain,  sinon  à  la  probité  scientifique  du  directeur 
du  Musée.  On  n'en  était  pas  moins  à  la  merci  du  bavardage 
d'un  ouvrier  ou  d'un  marinier:  par  prudence  ou  par  scrupule, 
le  Consul  s'abstint  de  donner  suite  à  cette  trop  ingénieuse 
suggestion. 

A  côté  du  courtisan,  il  y  avait  chez  Denon  un  administra- 
teur fort.avisé.  Quand  il  entra  en  fonctions,  la  Monnaie  des 
médailles  était  dans  un  tel  dénuement,  qu'il  dut  avancer  de  ses 
deniers  les  sommes  indispensables  pour  continuer  la  fabrica- 
tion ;  sous  sa  direction,  cet  établissement  combla  rapidement 
le  déficit  de  la  période  antérieure,  puis  connut  des  bénéfices 
qui  dépassèrent  61  000  francs  pour  la  seule  année  1808.  Mais 
surtout,  Denon  était  passionné  pour  l'accroissement  et  l'embel- 
lissement de  la  merveilleuse  collection  dont  il  avait  la  garde. 
A  chacune  des  grandes  campagnes  napoléoniennes,  il  sollicitait 
l'autorisation  de  suivre  le  quartier  général,  pour  prendre  sans 
doute  les  croquis  qui  lui  serviraient  à  commander  les  tableaux 

TOME  X.  —  1912.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commémoratifs  des  actions  d'éclat,  mais  aussi  et  principalement 
pour  inventorier  les  trésors  artistiques  des  vaincus,  pour  les 
écrémer  au  profit  des  galeries  du  Louvre.  Indifférent  à  l'humi- 
liation de  ceux  qu'il  dépouillait,  dédaigneux  de  dissimuler  son 
orgueil  de  conquérant  et  ses  convoitises  de  collectionneur,  ses 
prélèvemens  d'objets  d'art  provoquaient  presque  autant  de 
malédictions  dans  les  pays  envahis  que  l'inflexible  fiscalité  de 
son  ami  Daru  ;  les  rancunes  accumulées  se  traduisirent  parfois 
en  propos  calomnieux,  que  M™^  de  Rémusat  a  recueillis  sans 
parvenir  à  les  accréditer.  Si  les  grognards  de  la  Grande  Armée 
s'amusaient  à  appeler  Denon  «  l'huissier  priseur,  »  ce  sobriquet 
était  dépourvu  sur  leurs  lèvres  de  toute  intention  outrageante. 
Ils  savaient  ou  ils  devinaient  que  Denon  s'estimerait  pleinement 
récompensé  au  retour,  en  organisant  une  de  ces  triomphales 
exhibitions  des  «  objets  conquis,  »  qui  provoquaient  la  curiosité 
et  l'enthousiasme  des  Parisiens. 

IV.    —    LES    SCULPTURES   ANTIQUES 

A  la  fin  de  mars  1803,  les  journaux  annonçaient  l'arrivée  à 
Pétris  d'un  premier  convoi  des  antiques  rétrocédées  par  le  gou- 
vernement napolitain  ;  le  reste,  comprenant  les  pièces  les  plus 
volumineuses  et  les  plus  précieuses,  devait  suivre  de  près. 

Plus  tard,  en  séance  publique  de  l'Institut,  Denon  se  mit  en 
frais  de  rhétorique  et  d'adulation  pour  exalter  les  conditions 
prodigieusement  favorables  dans  lesquelles  le  transport  s'était 
accompli  :  ((  Une  étoile,  qui  est  devenue  la  nôtre,  a  présidé  à 
tous  les  événemens  relatifs  à  ces  envois.  »  En  réalité,  s'il  n'y 
eut  aucun  marbre  sérieusement  endommagé,  le  second  convoi, 
le  plus  impatiemment  attendu,  chemina  avec  une  désespérante 
lenteur.  Par  négligence  ou  indolence,  le  commissaire  qui  le 
dirigeait,  un  certain  Psesser,  se  laissa  surprendre  par  la  baisse 
estivale  du  plan  d'eau  dans  les  canaux,  et  il  fallut  faire  une 
halte  prolongée  à  Saint-Aubin,  non  loin  de  Moulins.  Des  ani- 
maux vivans  exotiques,  que  le  convoi  amenait  au  Jardin  des 
Plantes,  souffrirent  beaucoup  de  cette  navigation  interminable  : 
Denon  rapportait  sérieusement,  et  même  avec  une  pointe 
d'émotion,  l'histoire  d'un  lionceau  qui,  depuis  le  départ  de 
Marseille,  aurait  grossi  au  point  de  ne  plus  pouvoir  faire  un 
mouvement  dans  sa  cage  ! 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLEON.      627 

Avec  le  restant  des  trophées  de  Tolentino,  notamment  les 
groupes  colossaux  dits  des  Fleuves,  ce  convoi  retardé  compre- 
nait la  célèbre  Vénus  de  Médicis,  venue  en  la  possession  de  la 
France  par  une  suite  assez  compliquée  d'événemens  et  de  négo- 
ciations. 

En  1797,  à  l'approche  des  Français,  le  grand-duc  B'erdinand 
de  Toscane  avait  fait  emballer  en  74  caisses  et  déposer  à  Livourne 
les  plus  précieux  objets  des  collections  de  Florence.  Peut-être 
insoupçonné  et  en  tout  cas  inviolé  pendant  l'occupation,  ce 
dépôt  avait  été,  à  l'automne  de  1800,  transporté  à  Palerme  par 
la  flotte  anglaise,  sous  prétexte  de  mieux  garantir  les  droits  du 
propriétaire.  Lorsqu'on  1801  la  Toscane  eut  été  attribuée,  sur 
l'initiative  du  gouvernement  consulaire,  à  Louis  de  Bourbon- 
Parme,  avec  le  titre  de  roi  d'Etrurie,  notre  envoyé  à  Naples, 
l'ancien  conventionnel  Alquier,  eut  mission  de  négocier  la  resti- 
tution à  la  cour  de  Florence  des  objets  d'art  naguère  amenés 
en  Sicile  par  les  Anglais.  C'est  alors  que  l'idée  fut  mise  en 
avant,  peut-être  par  l'administration  du  Louvre,  de  prélever  la 
Vénus  pour  le  compte  de  la  France,  comme  récompense  des 
bons  offices  rendus  en  cette  circonstance  par  notre  diplomatie  : 
(c  La  Vénus  de  Médicis,  »  écrivait  ingénument  Foubert,  «  est 
une  des  statues  antiques  les  plus  renommées  et  les  plus  pré- 
cieuses; il  serait  glorieux  pour  la  France  d'en  faire  ainsi  l'ac- 
quisition... »  Et  il  suggérait  qu'on  pourrait  en  échange  offrir  des 
produits  de  nos  manufactures,  pour  une  valeur  de  300  000  francs. 
Le  roitelet  d'Etrurie  eût  préféré,  comme  il  l'écrivait  piteuse- 
ment au  Premier  Consul,  <(  un  agrandissement  et  un  arron- 
dissement plus  régulier  de  mes  Etats,  »  pour  moins  humilier 
l'amour-propre  de  ses  nouveaux  sujets.  Bonaparte  fut  inflexible  : 
sa  convoitise  était  maintenant  allumée,  et  son  orgueil  inté- 
ressé h  placer  la  Vénus  de  Médicis  à  côté  de  l'i^pollon  du  Bel- 
védère ;  d'autre  part,  son  sens  politique  répugnait  à  un  rema- 
niement immédiat  des  territoires  italiens.  Par  son  ordre  exprès, 
Clarke  se  montra  exigeant  à  Florence,  Alquier  menaçant  à 
Naples,  et,  le  7  septembre  1802,  la  Vénus  fut  embarquée  à 
Palerme  pour  Marseille. 

Les  Toscans  demeurèrent  inconsolables.  L'année  suivante, 
un  conservateur  des  Uffîzi,  désignant  du  doigt  à  un  officier 
français  le  piédestal  resté  vide,  osait  lui  dire  :  «  Nous  n'avons 
rien  mis  à  sa   place,  parce  que  rien   ne  peut    remplacer  notre 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vénus  ;  c'était  la  gloire  de  Florence.  »  En  vain  plus  tard  l'Em- 
pereur commandait-il  à  Ganova  une  statue  destinée  à  occuper 
la  place  vacante  ;  en  vain  le  directeur  de  la  police  française  en 
Toscane  écrivait-il  :  «  les  artistes  assurent  que  la  Vchius  de 
Napoléon  égale  la  Vénits  de  Médicis,  »  rien  ne  fut  capable  de 
satisfaire  les  Florentins,  rien  que  le  retour  après  Waterloo  de 
la  statue  tant  pie  urée. 

Il  faut  dire  qu'à  Paris  l'arrivée  de  la  Vénus  avait  été  saluée 
par  des  transports  de  joie  bien  propres  à  aviver  les  regrets  des 
précédens  possesseurs.  Grâce  aux  incroyables  lenteurs  dont  il  a 
été  question  plus  haut,  la  statue,  partie  de  Marseille  le  7  sep- 
tembre 1802,  ne  parvint  au  quai  du  Louvre  que  dans  la  matinée 
du  14  juillet  1803  :  il  fut  donc  impossible  d'en  inaugurer  l'ex- 
position pour  ce  jour  de  fête  nationale,  comme  l'aurait  désiré 
Bonaparte.  Denon  profita  du  mécompte  pour  préparer  à  loisir 
l'installation  de  la  Vénus  dans  le  musée  provisoirement  fermé  ; 
son  admiration  s'épanchait  en  termes  dithyrambiques  :  «  La 
Vénus  sera  prête  dans  quelques  jours  et  plus  belle  qu'elle  n'a 
jamais  été.  C'est  sans  contredit  la  plus  belle  production  de 
l'art  ;  c'est  ce  dont  je  me  suis  convaincu  depuis  qu'elle  est  arrivée 
et  que  je  m'en  occupe  plusieurs  heures  par  jour.  Gomme  cer- 
tains êtres  dont  la  nature  est  avare,  elle  est  encore  au-dessus  de 
sa  réputation.  » 

G'est  au  Premier  Gonsul,  alors  en  tournée  dans  les  départe- 
mens  belges,  que  s'adressaient  ces  effusions.  «  J'attendrai  votre 
retour,  »  poursuivait  le  directeur,  «  pour  ouvrir  le  musée  des 
statues.  G'est  vous,  général,  qui  l'avez  rassemblé,  c'est  à  vous 
d'en  faire  l'inauguration,  et  c'est  à  tout  jamais  le  monument 
des  monumens.  » 

Bonaparte  accepta  de  présider  à  l'inauguration,  mais  il  y 
mit  un  cachet  marqué  de  simplicité.  Revenu  depuis  peu  à  Saint- 
Cloud,  il  avait  passé  à  Paris  la  journée  du  15  août  1803,  la  pre- 
mière où  l'anniversaire  de  sa  naissance  fut  solennisé  par  des 
fêtes  religieuses.  Il  coucha  aux  Tuileries,  et  le  lendemain  16,  à 
six  heures  du  matin,  en  compagnie  de  Joséphine,  qui  savait  à 
l'occasion  faire  violence  à  son  indolence  de  créole,  il  se  pré- 
senta à  la  porte  du  Musée  Napoléon,  comme  venait  de  le  bap- 
tiser Gambacérès.  Denon  le  promena  à  travers  les  nouvelles 
salles,  et,  en  face  de  la  Vénus,  lui  offrit  une  médaille  commé- 
morative  gravée  par  Jeuffroy  :  d'un   côté,  l'artiste  avait  ropro- 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      629 

(luit  la  célèbre  statue,  avec  une  le'gende,  et  de  l'autre  l'effigie 
même  du  Consul. 

Le  caractère  intime  et  matinal  de  cette  cérémonie  excluait 
les  grandes  envolées  d'éloquence.  Six  semaines  plus  tard 
(8  vendémiaire  an  XII- 1*^''  octobre  1803),  Denon,  récemment 
entré  à  l'Institut,  profita  de  la  séance  publique  de  la  classe  des 
beaux-arts  pour  donner  lecture  d'un  ((  discours  »  sur  les  monu- 
mens  de  l'art  antique  récemment  acquis  par  le  Musée.  Brillant, 
.spirituel,  adulateur,  alliant  la  fierté  patriotique  à  une  pointe  de 
.sentimentalité  libertine,  ce  morceau  e.st  un  écbantillon  carac- 
téri.stique  de  la  façon  dont  on  entendait  alors  la  critique  d'art. 
Après  avoir  agréablement  énuméré  et  décrit  les  principales 
sculptures  qui  venaient  d'arriver  d'Italie,  Denon  effeuillait  aux 
pieds  de  la  Vénus  de  Médicis  les  fleurs  les  plus  précieuses  de  sa 
rhétorique.  Avec  une  assurance  qu'un  avenir  peu  lointain  devait 
cruellement  démentir,  il  la  proclamait  définitivement  fixée  au 
Louvre  :  «  Aujourd'hui  nous  pouvons  dire  aux  arts  rassurés 
qu'elle  est  sous  la  sauvegarde  de  la  plus  puissante  des  nations, 
et  que  le  sanctuaire  où  elle  est  déposée  est  pour  elle  le  temple 
de  Janus  dont  les  portes  sont  fermées  à  jamais.  »  Venait  enfin 
l'obligatoire  parallèle  entre  l'Apollon  du  Belvédère  et  la  Vénus 
de  Médicis,  modèle  d'archéologie  galante  à  la  mode  du 
xviii^  siècle  :  «  L'Apollon  vivant  intimiderait  la  femme  la  plus 
hardie  ;  le  jeune  homme  le  plus  timide  accompagnerait  d'une 
expression  de  sensibilité  la  première  phra.se  qu'il  adresserait  à 
la  Vénus.   » 

A  peine  était  calmée  l'émotion  causée  par  l'installation  au 
Louvre  de  la  Vénus  de  Médicis,  que  les  journaux  annonçaient 
l'arrivée  de  la  Pallas  de  Velletri.  «  Cette  statue  »,  avait  naguère 
écrit  le  diplomate  Alquier,  u  n'est  pas  aussi  précieuse  que  la 
Vénus  de  Médicis,  mais  elle  ne  déparera  pas  la  collection  des 
chefs-d'œuvre  dont  le  Premier  Consul  a  enrichi  la  France.  »  Si 
sa  célébrité  était  moindre,  elle  offrait  par  con,tre  l'attrait  de  la 
nouveauté,  puisque,  exhumée  depuis  six  ans  seulement,  elle 
avait  été  ensuite  séquestrée,  contestée,  ballottée  de  Rome  à 
Naples  et  de  Naples  à  Marseille,  au  demeurant  à  peu  près  invi- 
sible. Les  artistes  qui  l'avaient  aperçue  à  Rome  la  déclaraient 
d'ailleurs  «  aussi  parfaite  dans  son  genre  que  l'Apollon,  la  Vénus 
du  Capitole,  celle  de  Médicis,  le  Laocoon,  l'Antinous,  »  auprès 
desquels  elle  allait  prendre  place  au   Musée  Napoléon.  Ce  fut 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  l'opinion  de  Denon  :  «  Mon  cher  collègue,  »  écrivait-il  au 
savant  Monge,  naguère  commissaire  du  Directoire  à  Rome,  «  la 
Pallas  est  arrivée.  Elle  n'est  point  au-dessous  des  éloges  que 
vous  lui  donniez;  la  juste  appréciation  que  vous  m'en  avez  faite 
prouve  que  vous  l'aviez  vue  avec  les  yeux  d'un  amateur  éclairé 
des  beaux-arts.  Venez  la  voir,  mon  cher  collègue  :  elle  est  main- 
tenant décaissée.  J'ai  pensé  que  les  soins  que  vous  aviez  pris 
pendant  votre  administration  à  Rome  pour  procurer  ce  chef- 
d'œuvre  à  la  France  méritaient  que  vous  fussiez  un  des  premiers 
à  en  jouir.  »  Avec  le  Premier  Consul,  Denon  entrait  dans  des 
détails  plus  didactiques,  expliquant  comment  la  statue,  anté- 
rieure à  la  domination  romaine,  avait  dû  être  apportée  de  Grèce 
après  la  conquête  ;  mais  son  admiration  s'exprimait  en  termes 
aussi  enthousiastes  :  ((  On  peut  l'annoncer  avec  assurance 
comme  la  plus  belle  figure  drapée  qui  soit  connue.  » 

Provisoirement  placée  dans  la  première  salle  des  antiques, 
la  Pallas  reçut,  le  19  décembre  1803,  la  visite  du  Consul  et  de 
M""^  Bonaparte.  Quelques  semaines  plus  tard,  de  l'examen  d'un 
fragment  original  de  la  main  et  de  l'avant-bras,  expédié  de 
Rome  par  le  chargé  d'affaires  Artaud,  Denon  conclut  que  la 
restauration  effectuée  en  Ralie  trahissait  la  pensée  de  l'auteur, 
et  il  la  fit  reprendre  sur  d'autres  données.  Loin  d'estimer  comme 
nous  que  toute  tentative  de  restauration  constitue  une  sorte 
de  sacrilège,  on  se  croyait  alors  obligé  de  réparer  les  injures 
du  temps  ou  des  hommes,  et  de  rétablir  les  chefs-d'œuvre 
antiques  dans  leur  état  soi-disant  primitif. 


Au  moment  où  la  galerie  des  antiques,  enrichie  des  statues 
récemment  arrivées,  allait  être  rouverte  au  public,  le  directeur 
laissait  échapper  un  excusable  cri  d'orgueil  :  «  Ce  monument 
si  précieux  de  la  gloire  de  nos  armées  est  maintenant,  par  les 
nouvelles  dispositions  qui  lui  ont  été  données  et  les  nombreux 
chefs-d'œuvre  qu'il  renferme,  le  plus  bel  établissement  de 
l'univers.  »  Mais  Denon  avait  l'ambition  d'augmenter  encore 
cette  incomparable  collection.  S'il  devait  renoncer  à  l'espoir  de 
posséder  au  Louvre  les  chevaux  de  Venise,  transportés  en  1807 
de  la  grille  des  Tuileries  à  l'arc  de  triomphe  du  Carrousel,  et  le 
quadrige  de  Berlin,  destiné  au  futur  temple  de  la   Victoire;  s'il 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      631 

avait  le  bon  goût  et  la  discrétion  de  se  refuser  à  dépouiller  les 
villes  françaises  de  leurs  antiquités  (1),  il  se  dédommageait 
ardemment,  àprement,  en  pays  étranger  ;  une  guerre  victo- 
rieuse, les  embarras  financiers  de  quelque  riche  collectionneur, 
une  fouille  heureuse  en  Italie  ou  en  Grèce,  toutes  les  occasions 
lui  étaient  propices  pour  ajouter  à  la  splendeur  du  Musée  Napo- 
léon. Admis  à  suivre  l'Empereur  dans  ses  campagnes,  à  être  son 
interlocuteur  familier  pendant  les  déjeuners  des  Tuileries,  il 
lui  était  facile  de  suggérer  des  revendications  ou  des  achats  que 
le  maître  prenait  à  cœur,  comme  tout  ce  qui  intéressait  sa 
gloire  et  la  splendeur  de  son  règne. 

C'est  ainsi  que  Denon  participa  sûrement  non  seulement  à 
l'aménagement,  mais  à  l'acquisition  des  antiques  de  la  villa 
Borghèse,  dont  la  vente  fut  en  1808  imposée  par  Napoléon  à 
son  beau-frère  Camille.  Pour  transporter  les  pièces  les  plus  con- 
sidérables, on  construisit  des  chars  spéciaux,  attelés,  dans  les 
passages  de  montagnes,  de  douze  et  quinze  paires  de  bœufs. 
«  Un  premier  convoi  des  sculptures  de  la  villa  Borghèse  vient 
d'arriver,  »  écrivait  joyeusement  Denon  le  14  octobre  1808. 
((  J'en  ai  fait  déposer  les  caisses  dans  l'ancienne  salle  des  séances 
de  l'Institut.  Je  procéderai  à  leur  ouverture  aussitôt  après 
l'exposition,  et,  si  V.  M.  l'ordonne,  le  placement  de  ces  chefs- 
d'œuvre  sera  pour  Paris  une  curiosité  qui  succédera  à  l'intérêt 
qu'inspire  aujourd'hui  le  Salon.  » 

Vers  la  même  époque,  Denon  pressait  son  maitre  de  mettre 
à  profit  l'annexion  de  la  Toscane  pour  attribuer  au  Louvre  une 
partie  des  antiques  de  Florence.  «  C'est  peut-être  actuelle- 
ment, »  représentait-il,  <(  la  seule  occasion  d'ajouter  à  la  sublime 
collection  du  Musée  Napoléon  huit  morceaux  de  sculpture  de 
premier  ordre,  principalement  l'Apollon,  qui  est  le  pendant 
naturel  de  la  Vénus,  et  deux  bas-reliefs  les  plus  beaux  connus.  » 
Le  tentateur  insinuait  cet  argument  spécieux,  que  les  marbres 
en   question,    transférés   de   la  villa  Médicis   de   Rome  depuis 


(1)  Cf.  cette  lettre  caractéristique  au  maire  de  Vienne  en  Dauphiné  :  «  Le  Musée 
Napoléon  est  fondé,  Monsieur  le  Maire,  pour  recevoir  et  exposer  à  la  curiosité  du 
public  et  à  l'instruction  des  artistes  les  illustres  trophées  des  armées  et  les 
richesses  du  gouvernement  en  objets  d'art,  mais  non  pour  dépouiller  les  villes  de 
l'Empire  des  antiquités  qu'elles  possèdent.  Si  quelques  monumens  épars  dans 
quelques  villes  de  France  ont  été  demandés  pour  le  Musée  Napoléon,  c'est  que 
l'insouciance  des  autorités  locales  et  des  administrés  pour  leur  conservation 
exigeait  cette  mesure.  »  (\Q  septembre  1807.  Archives  des  musées  nalionaux.) 


632  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  de  quarante  ans,  par  le  grand-duc  et  futur  empereur 
Léopold,  ne  faisaient  point  partie,  à  proprement  parler,  du 
patrimoine  artistique  de  Florence.  Mais  soit  qu'il  voulût  ménager 
la  susceptibilité  de  ses  nouveaux  sujets,  soit  par  égard  pour  sa 
sœur  Elisa,  qui  allait  être  promue  au  gouvernement  de  la 
Toscane,  Napoléon  ne  se  décida  point  à  la  revendication  pro- 
posée.    , 

L'ambition  de  l'Empereur  était  de  grouper  au  Louvre  les 
antiques  qui  avaient  une  célébrité  européenne  :  c'est  ainsi  qu'il 
avait  si  passionnément  convoité  la  Vénus  de  Médicis.  Il  médi- 
tait d'extorquer  un  présent  analogue  à  son  beau-frère  Murât; 
certain  jour  de  1810,  causant  avec  Canova  qui  assistait  à  son 
déjeuner,  il  se  laissa  aller  à  dire  :  ((  C'est  ici  que  sont  les  anciens 
chefs-d'œuvre  de  l'art;  il  no  manque  que  l'Hercule  Farnèse, 
mais  nous  l'aurons  aussi.  »  Le  sculpteur  s'est  vanté  d'avoir 
répliqué  :  ((  Que  V.  M.  laisse  au  moins  quelque  chose  à  l'Italie! 
Ces  anciens  monumens  forment  une  chaine  ou  collection  avec 
une  infinité  d'autres  qui  ne  peuvent  être  transportés,  ni  de 
Rome,  ni  de  Naples.  »  L'objection,  renouvelée  de  Quatremère 
de  Quincy,  n'était  point  de  nature  à  ébranler  la  détermination 
de  Napoléon  :  elle  s'appliquait  d'ailleurs  avec  moins  de  justesse 
aux  antiques,  déjà  déplacées  à  plusieurs  reprises  depuis  leur 
création,  qu'aux  monumens  ou  tableaux  des  églises.  L'Empe- 
reur laissa  pourtant  l'Hercule  à  Naples. 

A  la  fin  du  règne  de  Napoléon,  le  nombre  des  antiques 
exposées  au  Louvre,  statues,  bustes  et  bas-reliefs,  dépassait  400. 
Dès  le  temps  du  Consulat,  on  se  plaignait  de  l'encombrement 
des  salles,  qui  forçait  à  entasser  pour  ainsi  dire  les  chefs- 
d'œuvre,  au  lieu  de  ménager  entre  eux  un  espace  convenable. 
Aussi  Denon  et  Visconti  saluèrent-ils  avec  joie  le  décret  du 
29  ventôse  an  XIII,  qui  transférait  l'Institut  sur  l'autre  rive  de 
la  Seine,  dans  l'ancien  collège  des  Quatre-Nations.  Cet  exode, 
accompli  dans  l'été  de  1806,  laissa  à  la  disposition  du  Musée  les 
locaux  que  l'Institut  occupait  au  rez-de-chaussée  du  Louvre  et 
notamment  la  salle  dite  des  Caryatides,  où  se  tenaient  les 
séances  publiques.  Cette  salle,  qui  doit  son  nom  aux  célèbres 
sculptures  de  Jean  (îoujon,  avait  depuis  la  Renaissance  servi 
de  théâtre  à  bien  des  scènes  dramatiques  ou  mémorables  :  c'est 
là  notamment  que  pendant  la  Ligue  quatre  des  plus  compromis 
parmi  les  Seize  avaient  subi  le   dernier  supplice  ;   là  qu'avait 


LE    MUSÉE    DU    LOUVRE    AU    TEMPS    DE    NAPOLÉON.  633 

tout  d'abord  été  transporté  Henri  IV  blessé  à  mort;  là  que  la 
troupe  de  Molière  avait  joué  le  Nicomède  de  Corneille;  là  enfin 
que  le  4  avril  1796,  en  présence  des  cinq  directeurs,  l'Institut 
National  avait  tenu  son  interminable  première  séance  publique. 
Mais,  comme  l'écrivait  sans  exagération  un  contemporain  de 
Louis-Philippe,  en  1806  <(  il  y  avait  au  moins  deux  cent  vingt 
ans  que  l'on  ne  s'était  occupé,  si  ce  n'est  pour  la  dégrader,  de 
la  belle  salle  des  Caryatides  :  »  la  décoration  en  était  demeurée 
inachevée,  et  les  murs  portaient  la  trace  des  nombreux  méfaits 
des  tapissiers.  Fontaine  et  Percier,  chargés  de  la  mettre  en  état, 
eurent  le  tact  de  conserver  le  style  Renaissance,  de  placer 
auprès  des  statues  de  Jean  Goujon  des  bas-reliefs  en  bronze 
d'André  Riccio  et  de  Benvenuto  Cellini,  et  de  dessiner  une 
ornementation  en  harmonie  avec  les  cariatides  ou  la  nymphe 
de  Fontainebleau.  Denon  attendait  impatiemment  la  fin  des 
travaux  d'appropriation  :  «  Cette  salle  conviendra  parfaitement 
à  l'exposition  des  statues  colossales  et  à  quelques-uns  des 
chefs-d'œuvre  de  la  collection  de  la  villa  Borghèse.  »  On  y  plaça 
notamment  les  groupes  du  Nil  et  du  Tibre,  venus  du  Vatican, 
d'où  le  nom  de  salle  des  Fleuves,  qui  lui  était  parfois  attri- 
bué. 

V.    —   LES    TABLEAUX 

L'aménagement  de  la  grande  galerie  du  bord  de  l'eau, 
affectée  à  la  peinture  ancienne,  fut  le  souci  dominant  de  Denon 
pendant  les  premières  années  de  son  directorat. 

A  peine  entré  en  fonctions,  il  consacrait  tout  un  «  trumeau,  » 
ou,  comme  nous  dirions  plutôt  aujourd'hui,  toute  une  travée, 
comprise  entre  deux  fenêtres,  aux  œuvres  de  Raphaël;  seize 
tableaux  du  maître  étaient  groupés  autour  de  la  Transfiguration 
€t  permettaient  de  suivre  l'évolution  de  son  génie.  «  Je  conti- 
nuerai dans  ce  même  esprit  pour  toutes  les  écoles,  »  expliquait 
le  nouveau  directeur  au  Premier  Consul,  «  et  dans  quelques 
mois,  en  parcourant  la  galerie,  on  pourra  faire  sans  s'en  aper- 
voir  un  cours  historique  de  l'art  de  la  peinture.  »  Mais  les 
visiteurs  qui  affluaient,  tout  en  se  déclarant  émerveillés  d'un 
tel  ensemble,  dénonçaient  plus  que  jamais  un  mode  d'éclairage 
qui  empêchait  de  jouir  pleinement  des  chefs-d'œuvre  de 
Raphaël.  Aussi,  peu  après  la  proclamation  de  l'Empire,  Denon 


634  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était-il  tout  joyeux  d'annoncer  que  l'arcliitecte  Raymond  avait 
trouve  le  moyen  d'éclairer  la  galerie  par  la  voûte,  ce  qui  procu- 
rerait aux  toiles  une  lumière  plus  douce  et  plus  égale  :  ((  Le 
nouveau  développement  que  va  donner  à  la  collection  des 
tableaux  la  suppression  des  croisées  me  met  dans  le  cas  d'as- 
surer Votre  Majesté  que  cette  galerie  prendra  dans  son  genre 
un  caractère  aussi  imposant  que  celle  des  statues,  et  que  les 
deux  collections  réunies  seront  le  plus  grand  monument  qui 
aura  jamais  existé.  » 

La  transformation  indiquée  par  Raymond  s'accomplit  par 
les  soins  de  Fontaine  et  de  Percier;  la  galerie  fut  divisée  en 
travées,  le  jour  ménagé  par  la  voûte,  et  l'on  tira,  comme 
peuvent  s'en  assurer  les  innombrables  visiteurs  du  Louvre,  le 
meilleur  parti  possible  d'un  local  qui  n'avait  pas  été  construit 
pour  servir  de  musée.  Mais  cette  opération  souffrit  bien  des 
lenteurs  et  des  contretemps.  Tantôt  c'était  la  bibliothèque  du 
Conseil  d'Etat,  qui,  entreposée  dans  le  fond  de  la  galerie  soi- 
disant  pour  quelques  semaines,  l'encombrait  pendant  plus  d'une 
année  et  retardait  d'autant  les  travaux  ;  tantôt  c'étaient  les 
tableaux  mêmes  qu'on  était  obligé  de  déplacer  et  de  soustraire 
aux  regards  du  public  :  «  Ce  que  j'avais  prévu  arrive  en  ce 
moment,  »  écrivait  Denon  exaspéré  ;  ((  la  moitié  du  Musée 
devient  le  magasin  de  l'autre  moitié  ;  il  faut  que  je  ferme  la 
totalité  de  la  grande  galerie.  »  Ce  qui  était  plus  grave,  c'est 
qu'un  dissentiment  fondamental  persistait  entre  le  directeur  et 
l'architecte  :  mal  converti  aux  idées  de  son  prédécesseur  Ray- 
mond, Fontaine  tantôt  insinuait  qu'on  pourrait  ne  pas  étendre 
à  toute  la  galerie  l'éclairage  par  le  haut,  et  tantôt  mettait  à 
poursuivre  l'opération  une  lenteur  calculée.  Avant  le  départ  de 
Napoléon  pour  la  campagne  d'Eckmûhl  et  de  Wagram,  une 
vive  discussion,  presque  une  altercation,  eut  lieu  en  sa  pré- 
sence :  Denon,  non  content  d'avoir  obtenu  le  plafond  vitré  sur 
toute  l'étendue  de  la  galerie,  aurait  voulu  qu'on  bouchât  les 
fenêtres,  pour  gagner  de  la  place  et  mieux  éviter  les  faux-jours  ; 
Fontaine  s'y  opposa  avec  indignation,  au  nom  de  la  symétrie, 
de  l'élégance,  et  finit  par  avoir  gain  de  cause.  Cependant  ces 
travaux,  ainsi  que  la  construction  de  l'escalier  monumental 
(détruit  sous  le  Second  Empire),  avaient  pour  résultat  d'inter- 
dire complètement  au  public  l'accès  de  la  collection  des 
tableaux  pendant  plus  de  dix-huit  mois. 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLEON.      635 

L'aménagement  était  enfin  terminé,  au  début  de  1810, 
quand  le  musée  des  tableaux  fut  inopinément  désigné  pour 
servir  de  cadre  à  l'une  des  plus  mémorables  cérémonies  du 
régime.  C'est  trois  semaines  d'avance  seulement  que  Denon  fut 
avisé  par  Daru  :  «  Le  mariage  religieux  de  Sa  Majesté,  monsieur, 
sera  célébré  à  Paris,  dans  la  salle  de  l'Exposition  des  tableaux, 
qui  sera  décorée  en  chapelle...  Il  y  aura  des  places  particulières 
pour  tous  les  ordres  de  l'Etat,  et  tout  y  sera  disposé  de  manière 
qu'il  n'y  ait  point  de  confusion.  Il  y  aura  dans  la  galerie  du 
Muséum  deux  rangs  de  banquettes  pouvant  servir  à  asseoir 
3  000  personnes  des  deux  côtés,  et  derrière  deux  rangs  d'hommes 
debout  formant  3  000  hommes,  ce  qui  fera  6  000  personnes.  On 
ne  saurait  prendre  trop  de  précautions  pour  qu'il  ne  puisse  ré- 
sulter aucun  accident  du  rassemblement  d'une  aussi  grande 
quantité  de  personnes  dans  cette  galerie.  » 

Dressé  à  exécuter  promptement  des  ordres  catégoriques,  le 
personnel  des  administrations  intéressées  déploya  une  activité 
plus  fébrile  encore  que  de  coutume.  Le  problème  pourtant 
parut  d'abord  insoluble,  non  pas  tant  d'aménager  le  Salon 
Carré  en  chapelle  que  d'y  disposer  des  tribunes  pour  400  assis- 
tans.  Une  tentative  faite  pour  déménager  les  Noces  de  Cana 
faillit  amener  la  destruction  du  tableau,  et  devait  servir  en 
1815  d'argument  décisif  pour  en  obtenir  le  maintien  au  Louvre. 
Comme  Denon  se  risquait  à  objecter  la  difficulté  de  déplacer 
tant  de  tableaux  volumineux  et  précieux,  Napoléon  répondit 
par  une  boutade  de  despote  mal  civilisé  et  d'enfant  gâté  de  la 
fortune  :  (c  Eh  bien,  il  n'y  a  qu'à  les  brûler!  »  Il  se  fût  indigné 
sans  doute  d'être  pris  au  mot,  mais  il  entendait  marquer  que  sa 
volonté  était  inébranlable.  «  Là-dessus,  on  s'ingénia,  »  a  écrit 
l'un  de  ses  plus  récens  historiens  :  Denon  fit  détendre  et  rouler 
plusieurs  tableaux  :  les  autres  furent  masqués  et  protégés  tant 
bien  que  mal,  par  les  soins  de  Fontaine  et  d'Isabey,  à  l'aide  de 
tentures  de  taffetas  et  de  velours. 

Quant  à  la  galerie,  où  le  cortège  nuptial  devait  défiler 
devant  l'élite  de  la  société  parisienne,  le  directeur  géné- 
ral avait  craint  au  contraire  qu'elle  ne  parût  par  endroits  dé- 
garnie de  tableaux,  en  raison  des  prélèvemens  improvisés  pour 
les  résidences  impériales.  Il  s'en  expliquait  spirituellement  avec 
Daru,  une  semaine  avant  le  grand  jour  :  <(  Depuis  le  dernier 
envoi  que  j'ai  fait  à  Gompiègne,  j'ai  fait  travailler  jour  et  nuit 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  restauration  de  quelques  tableaux  extraits  de  notre  hôpital, 
non  pour  remplacer,  mais  pour  boucher  tant  bien  que  mal  les 
lacunes  qu'avait  laissées  la  décoration  du  salon  de  Compiègne.Il 
y  aura  peut-être  parmi  ces  tableaux  quelques  productions  qui 
pèseront  sur  ma  conscience,  mais  le  public,  occupé  de  la  grande 
cérémonie  et  de  l'intérêt  attaché  aux  augustes  personnages  qui 
en  sont  l'objet,  n'apercevra  pas  ce  qu'en  d'autres  temps  il 
pourrait  prendre  pour  des  négligences  ou  des  fautes  de  connais- 
sances. Vous  pouvez  donc,  monsieur  l'intendant  général,  assu- 
rer Sa  Majesté  que  le  public  et  les  étrangers  verront  et  que  sa 
Cour  traversera  le  plus  beau  musée  de  l'univers.  » 

Plus  encore  que  la  bénédiction  nuptiale  dans  le  Salon  Carré, 
assombrie  par  l'abstention  de  la  majorité  des  cardinaux,  le 
défilé  dans  la  galerie  du  bord  de  l'eau  fut  le  point  culminant, 
l'épisode  triomphal  de  la  cérémonie  du  2  avril  1810,  celui  qui 
laissa  aux  assistans  le  plus  saisissant  souvenir.  Comme  l'avait 
prévu  Denon,  le  cortège  impérial,  attendu  avec  curiosité,  accla- 
mé par  ce  public  d'élite  avec  un  enthousiasme  quasi  populaire, 
accapara  l'attention,  et  nul  ce  jour-là  ne  se  soucia  du  détail 
des  tableaux,  de  la  vue  desquels  les  Parisiens  étaient  pourtant 
sevrés  depuis  de  longs  mois. 

Dès  le  surlendemain.  Napoléon  fit  à  la  nouvelle  Impératrice 
les  honneurs  du  Musée  :  mais  cette  fois,  loin  de  consentir  à 
donner  sa  lune  de  miel  en  spectacle  aux  Parisiens,  il  prescrivit 
une  consigne  rigoureuse.  «.  Monsieur  le  comte,  »  mandait  Duroc 
à  Daru,  n  LL.  MM.  comptent  aller  demain  à  deux  heures  de 
l'après-midi  visiter  le  Musée.  L'Empereur  désire  que  les  portes 
en  soient  bien  fermées,  et  de  n'y  trouver  absolument  personne, 
si  ce  n'est  vous,  M.  Costaz,  M.  Denon  et  M.  Fontaine.  Je 
vous  prie  de  recommander  que  l'on  fasse  retirer  tous  les  gar- 
diens et  autres  employés  que  Sa  Majesté  ne  veut  pas  y  ren- 
contrer. )) 

Cette  visite  solitaire,  presque  mystérieuse,  fut  enfin  suivie 
de  l'ouverture  ou  de  la  réouverture  de  la  galerie  au  public. 
Les  Parisiens,  les  provinciaux  et  étrangers  venus  en  foule  pour 
le  mariage  furent  éblouis  d'une  telle  accumulation  de  mer- 
veilles. Le  succès  alla  surtout  aux  quatre  travées  consacrées 
aux  écoles  italiennes  :  la  dernière  en  particulier,  la  plus  proche 
du  pavillon  de  Flore,  ornée  de  cent  chefs-d'œuvre,  aurait  fait 
((  à  elle  seule  la  plus  riche  galerie  de  l'Europe,  »  comme  Denon 


LE    MUSÉE    DU    LOUVRE    AU    TEMPS    DE    iNAPOLEON.  637 

en  donnait  l'assurance  à  Napoléon,  en  proposant  pour  cette 
travée  le  nom  de  salon  impérial.  Quant  aux  jeunes  artistes, 
formés  plus  ou  moins  à  l'école  de  David,  c'était  une  révélation 
pour  eux  que  le  coloris  des  Vénitiens  et  de  l'école  de  Rubens, 
admirablement  représentée  dans  la  travée  des  Flamands  :  on 
a  pu  assigner  l'ouverture  du  Musée  Napoléon  comme  point  de 
départ  a  l'évolution  qui  allait  se  marquer  dans  la  peinture 
française. 

Judicieusement  classées,  restaurées  avec  respect,  conve- 
nablement éclairées,  les  peintures  ne  trouvaient  point,  dans  la 
grande  galerie  du  Louvre,  les  conditions  les  plus  favorables  à 
leur  conservation.  En  été,  il  manquait  des  stores  pour  tamiser 
l'éclat  du  soleil;  l'humidité  de  l'hiver  était  surtout  redoutable. 
Pour  la  combattre,  on  ne  disposait  que  de  poêles  chauffés  au 
bois,  rares  et  mal  commodes.  Au  retour  de  la  campagne  de 
Russie,  Napoléon  se  plaignait  de  l'atmosphère  glaciale  qu'il 
avait  trouvée  au  Musée.  Pour  activer  le  tirage  des  poêles,  on 
était  obligé  d'ouvrir  les  vasistas,  ce  qui  avait  le  double  résultat 
de  mettre  les  visiteurs  en  fuite  et  de  détériorer  les  tableaux, 
principalement  les  Italiens,  dont  les  auteurs  ne  s'étaient  point 
prémunis  contre  le  climat  brumeux  des  bords  de  la  Seine. 


Loin  de  se  contenter  de  cette  collection  incomparable,  Denon 
jusqu'à  la  fin  de  la  période  impériale  travailla  assidûment  à 
l'agrandir.  Accouru  en  Allemagne  après  léna,  il  pressait  Napo- 
léon d'exiger  du  roi  de  Saxe,  en  remplacement  d'une  partie  des 
contributions  de  guerre,  quelques  toiles  de  la  fameuse  galerie 
de  Dresde,  notamment  des  Gorrège  et  des  Holbein  :  ((  Ce  der- 
nier peintre  manque  à  Votre  Majesté...  Je  dois  répéter  à  Votre 
Majesté  qu'en  faisant  la  conquête  du  reste  de  l'Europe,  elle  ne 
retrouvera  jamais  l'occasion  que  Lui  offre  la  Saxe  en  ce  mo- 
ment. »  Napoléon  tenait  à  ménager  Frédéric-Auguste,  dont  il 
voulait  se  faire  un  allié.  Déçu  à  Dresde,  Denon  se  dédommagea 
à  Cassel,  où  il  préleva  299  tableaux  (1),  sans  compter  153  objets 

(1)  Une  cinquanlaine  des  plus  beaux  tableaux  de  la  galerie  de  Cassel  (notam- 
ment la  Descente  de  croix  de  Rembrandt  et  la  célèbre  Vache  de  Paul  Potter 
avaient  été  après  la  bataille  d'iéna  cacliés  par  l'ordre  de  l'électeur  de  liesse  dans 
une  maison  de  garde  forestier;  le  général  Lagrange  les  y  saisit  et  les  expédia  à 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'art  et  367  pièces  de  laque,  porcelaine  ou  faïence,  à  Brunswick, 
à  Berlin  et  à  Potsdam.  Par  manière  de  consolation  et  presque 
d'aumône,  on  accorda  dédaigneusement  à  l'Académie  de  Berlin 
une  collection  de  reproductions  en  plâtre  des  antiques  du  Musée 
Napoléon.  Cependant  Denon  organisait  au  Salon  Carré,  avant  le 
placement  définitif,  «  l'exposition  des  monumens  conquis  en 
Allemagne;  »  il  écrivait  triomphant  à  Daru  :  «  Tout  Paris  a 
admiré  avec  étonne  ment  une  si  grande  quantité  de  chefs- 
d'œuvre,  et  n'a  pas  été  moins  surpris  de  l'activité  avec  laquelle 
un  si  grand  nombre  d'objets  précieux  avaient  été  réparés.  Il 
fallait,  pour  que  cette  exposition  eut  lieu  le  14  octobre,  anni- 
versaire de  la  bataille  d'Iéna,  un  travail  qu'on  devait  croire 
impossible.  )>  Mais  le  maître  avait  habitué  alors  ses  meilleurs 
serviteurs  à  de  tels  prodiges  de  diligence,  que  rien  n'était  plus 
impossible. 

Les  affaires  d'Espagne  vinrent  ouvrir  un  nouveau  terrain 
aux  chasses  artistiques  de  Denon.  Ici  pourtant,  il  se  heurtait  à 
la  fiction  de  la  souveraineté  de  Joseph  Bonaparte  :  «  Si  tout  autre 
prince  que  le  frère  de  Votre  Majesté  eût  occupé  le  trône  de 
Madrid,  je  les  aurais  sollicités  (les  ordres  impériaux)  pour 
ajouter  à  la  collection  du  Musée  vingt  tableaux  de  l'école  espa- 
gnole dont  elle  manque  absolument  et  qui  auraient  été  à  per- 
pétuité un  trophée  de  cette  dernière  campagne.  »  Denon,  qui, 
entre  temps,  avait  noté  un  certain  nombre  de  toiles  dans  les 
hôtels  des  grands  seigneurs  madrilènes  adhérens  à  la  junte 
insurrectionnelle,  Denon  ne  renonça  point  au  rêve  de  mettre  à 
contribution  les  collections  royales.  Il  travailla  certainement, 
dans  sesconversationsavecl'Empereur,  à  suggérer  un  décret  que 
le  docile  Joseph  signa  le  30  décembre  1809,  et  dont  les  consi- 
dérans  déclamatoires  annonçaient  l'intention  de  «  disposer  au 
profit  des  beaux-arts  du  nombre  considérable  de  tableaux 
ensevelis  dans  les  cloîtres,  remettre  en  honneur  l'école  espa- 
gnole peu  connue  des  nations  voisines,  assurer  le  tribut  de 
gloire  qu'ils  méritent  aux  noms  immortels  de  Velazquez,  Ribera, 
Murillo,  Rivalta,  Navarrete,  Juan  San-Vicente  et  autres.  »  Quant 


Mayence  à  l'impératrice  Josépliine,  qui,  forte  de  racquiescemenl  tacite  de  l'Enipo- 
reur,  se  les  adjugea  malgré  les  réclamai  ions  de  Denon  et  les  fit  placer  à  Malniaison  : 
après  la  mort  de  Joséphine,  en  1814,  sa  collection  fut  vendue  prés  d'un  million  au 
tsar  Alexandre,  et  cesl  ainsi  ({u'uno  partie  des  merveilles  de  Cassel  est  depuis  lors 
demeurée  en  Russie,  à  la  vive  déception  des  Hessois. 


LE    MUSÉE    nu    LOUVRE    ALT    TEMPS    DE    NAPOLÉON.  639 

nu  dispositif,  entre  deux  articles  dont  l'un  prescrivait  la  forma- 
lion  d'un  musée  de  peinture  à  Madrid  et  l'autre  réservait  la 
décoration  des  deux  palais  des  Cortès  et  du  Sénat,  on  en  avait 
glissé  un  troisième,  ordonnant  en  outre  la  formation  d'une  col- 
lection «  générale  »  des  grands  peintres  espagnols,  «  afin  que 
Nous  puissions  l'offrir  à  Notre  auguste  frère  l'empereur  des 
Français  et  lui  manifester  Notre  désir  de  la  voir  placée  dans 
l'une  des  salles  du  Musée  Napoléon.   » 

En  transmettant  cette  nouvelle,  l'ambassadeur  La  Forest  y 
joignait  la  liste  des  46  toiles  destinées  au  Louvre  :  mais  la  remise 
du  cadeau  plus  ou  moins  spontané  se  fit  singulièrement  attendre. 
Avec  l'évidente  intention  d'inspirer  des  regrets  au  roi  Joseph, 
on  avait  compris  dans  la  liste  un  certain  nombre  des  toiles  qui 
décoraient  ses  propres  appartemens  :  quand  il  en  fut  averti,  il 
ne  déguisa  point  son  mécontentement,  et  ordonna  qu'on  lui  soumit 
d'autres  propositions.  De  là  des  retards  considérables,  si  bien 
que  Denon,  perdant  confiance  et  patience,  écrivait,  comme  si 
l'affaire  était  manquée  :  «  11  a  été  longtemps  question  d'un 
clioix  de  tableaux  des  peintres  de  l'école  espagnole  que  Sa 
Majesté  le  roi  d'Espagne  devait  envoyer  à  Sa  Majesté  l'Empe- 
reur. »  Lorsque  enfin,  après  une  attente  de  trois  ans  et  demi,  le 
convoi  fut  arrivé  à  Paris,  le  déballage  provoqua  une  très  vive 
déception  :  «  Il  se  trouve  tout  au  plus  six  tableaux  qui  pourront 
entrer  dans  le  Musée  Napoléon,  et  l'on  peut  s'apercevoir  facile- 
ment par  ce  choix  combien  Sa  Majesté  le  roi  d'Espagne  a  été 
trompée  par  les  personnes  qu'Elle  avait  chargées  du  soin  de  les 
désigner,  » 

D'autres  envois  d'Espagne  compensèrent  la  médiocrité  de 
l'hommage  fraternel.  Au  printemps  de  1813,  Soult  offrit  quatre 
tableaux  au  Musée,  peut-être  pour  désarmer  les  censures  impor- 
tunes et  prévenir  les  recherches  indiscrètes.  Surtout,  la  «  Com- 
mission impériale  des  séquestres  et  indemnités  en  Espagne  » 
expédia  à  Paris  un  lot  de  250  tableaux  «  choisis  tant  par  vous, 
lors  du  voyage  que  vous  avez  fait  à  Madrid,  »  écrivait-on  à 
Denon,  «  que  par  les  membres  de  la  commission  dans  les  galeries 
des  hôtels  appartenant  au  domaine  extraordinaire  de  Madrid.  » 
C'était  l'application,  au  préjudice  des  grands  d'Espagne  fidèles  à 
Ferdinand  VII,  de  ce  droit  de  conquête  que  Denon  avait  regretté 
de  ne  pouvoir  invoquer  en  1808  et  1809.  Le  directeur  charmé 
déclarait  que,  sur  les  250  tableaux,  tous  estimables,  deux  étaient 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  premier  ordre  et  loO  se  prêteraient  admirablement  à  la  déco- 
ration des  résidences  impériales.  Mais  on  était  arrivé  à  l'au- 
tomne de  1813,  et  les  événemens  se  précipitaient;  le  temps  fit 
défaut  pour  exposer  les  tableaux  espagnols.  Dès  le  mois  de 
mai  1814,  Louis  XVIII  en  ordonnait  la  restitution. 


Avec  une  indépendance  de  goût  fort  rare  parmi  ses  contem- 
porains, Denon  appréciait  les  primitifs  italiens  :  il  pensait  et  il 
disait  que  leur  présence  au  Louvre  était  nécessaire  «  afin  de 
compléter  la  collection  impériale,  qui  maintenant  est  bien  la 
plus  magnifique  réunion  de  l'Europe,  mais  à  qui  cependant 
il  manque  encore  cette  partie  érudite  et  historique  qui  constitue 
réellement  un  musée.  »  Lors  de  la  réunion  de  la  Toscane  à 
l'Empire,  il  signalait  la  convenance  d'annexer  aussi  au  Musée 
Napoléon  «  quelques  peintres  de  l'école  florentine,  les  plus  an- 
ciens de  la  restauration  des  arts  en  Europe.  »  Il  redoubla  d'in- 
stances quand  fut  prononcée  la  suppression  des  couvens  de  la 
Toscane,  du  duché  de  Parme  et  des  Etats  Romains,  tout  en  pro- 
testant que  son  ambition  saurait  se  borner  :  «  Vous  pouvez, 
monseigneur,  compter  sur  ma  discrétion.  Je  ne  demanderai 
jamais  des  tableaux  de  peintres  dont  nous  aurions  déjà  des 
productions.  » 

A  sa  demande  sans  nul  doute,  il  reçut  en  1811  une  double 
mission  en  Italie.  Il  devait  d'abord  parcourir  les  champs  de 
bataille  de  la  première  campagne  qui  avait  fondé  la  gloire  du 
général  Bonaparte,  pour  en  joindre  les  croquis  à  ceux  des 
guerres  impériales.  Mais  en  même  temps,  il  s'était  fait  charger 
par  Montalivet,  le  ministre  de  l'Intérieur  qui  partageait  et  se- 
condait ses  désirs,  de  visiter  les  monastères  supprimés,  depuis 
la  Ligurie  jusqu'aux  Etats  Romains,  «  afin  d'indiquer  à  Son 
Excellence  les  objets  d'art  à  conserver,  ceux  à  laisser  à  la  dis- 
position du  culte  et  ceux  à  abandonner  au  domaine  pour  être 
vendus.  »  Il  fit  douze  cents  lieues,  séjourna  assez  longtemps  à 
Rome,  revint  émerveillé  et  ravi,  comme  après  ses  voyages  à  la 
suite  du  quartier  général  :  <(  Si  le  Musée  Napoléon,  monsei- 
gneur, peut  obtenir  de  Votre  Excellence  que  les  tableaux  dont 
j'ai  l'honneur  de  lui  adresser  l'état  lui  soient  envoyés,  il  n'aura 
plus  rien  à  désirer.  Il  se  trouvera  complété  par  cette  partie  his- 


LE    MUSÉE    DU    LOUVRE    Al      TEMPS    DE    NAPOLEON.  611 

torique  de  l'art  qui  lui  manquait,  et  il  devra  à  votre  adminis- 
tration une  collection  éminemment  intéressante  de  la  renais- 
sance des  arts  en  Italie,  commençant  au  (sic)  Cimabue  et 
finissant  à  Raphaël...  Si  on  ne  saisit  cette  occasion,  on  ne 
pourra,  vu  la  rareté  des  peintures  sur  bois  des  premiers  maîtres, 
la  retrouver...  Je  n'ai  indiqué  qu'un  tableau  de  chaque  peintre, 
et  deux  au  plus.  » 

Denon  se  faisait  illusion  sur  sa  propre  modération.  Non 
seulement  ses  préoccupations  artistiques  étaient  à  l'antipode 
de  celles  de  Ganova,  suppliant  Napoléon  de  ne  point  dépouiller 
les  églises  de  Florence  de  leurs  tableaux  et  objets  d'art,  «  qui 
sont  un  accompagnement  nécessaire  des  ouvrages  à  fresque, 
lesquels  ne  peuvent  être  transportés  ailleurs,  »  mais  les  fresques 
mêmes  ne  lui  inspiraient  pas  un  respect  sans  limites.  Sans 
doute,  à  l'énoncé  de  la  monstrueuse  proposition  de  deux  pré- 
tendus artistes,  qui  offraient  d'enlever  du  Vatican  et  de  trans- 
porter au  Louvre  la  Dispute  du  Saint-Sacrement  et  VEcole 
crAthènes,  le  directeur  du  Musée  s'exclamait  tout  indigné  que 
ce  serait  là  ((  le  comble  du  vandalisme;  »  mais  il  ajoutait  que 
l'enlèvement  s'imposerait  pour  les  fresques  des  couvens  sup- 
primés, notamment  pour  la  charmante  et  profane  décoration 
donnée  par  le  Corrège  au  réfectoire  des  bénédictines  de  Parme; 
quatre  ans  auparavant,  il  avait  reçu  et  probablement  provoqué 
les  ordres  de  Napoléon  pour  «  faire  enlever  de  l'église  de  la 
Trinité-du-Mont  à  Rome  la  fameuse  fresque  représentant  la 
Descente  de  Croix,  de  Daniel  de  Volterre,  l'une  des  plus  célèbres 
productions  des  arts.  »  Au  cours  du  voyage  de  1811,  il  jeta  son 
dévolu  sur  un  certain  nombre  de  tableaux  de  l'Académie  des 
Beaux-Arts  de  Florence  et  de  la  Brera  de  Milan.  Dans  ce  dernier 
musée,  il  nota  cinq  toiles  de  primitifs  non  représentés  au 
Louvre,  et  en  négocia  l'échange  contre  un  Rubens,  unvanDyck 
et  un  Jordaens,  «  peintres  coloristes  qui  sont,  essentiellement 
nécessaires  à  l'école  de  Milan;  «comme  les  conservateurs  mi- 
lanais faisaient  mine  de  regimber,  Denon  le  prit  de  très  haut  : 
((  Mais  de  quoi  s'agit-il  enfin  !  L'Empereur  prend  dans  son 
musée  de  Brera  cinq  tableaux  pour  son  musée  de  Paris.  Dans 
ce  dernier,  il  cherche  à  compléter  la  collection  la  plus  éton- 
nante qui  ait  jamais  été  faite,  et  due  presque  en  totalité  à  ses 
victoires.  Sa  Majesté  eût  pu  les  prendre  sans  envoyer  en  com- 
pensation les  trois  beaux  tableaux  de  l'école  flamande.  »  Il  gour- 

TOME  X.  —  1912.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mandait  vertement  aussi  le  chevalier  degli  Alessandri,  direc- 
teur de  l'Académie  des  Beaux-Arts  de  Florence,  qui  au  Fra 
Filippo  Lippi  choisi  par  lui  dans  cette  collection  avait  substitué 
un  tableau  très  endommagé  du  même  peintre  :  Denon  faisait 
valoir  cet  argument  inattendu,  que,  le  Louvre  étant  à  la  veille 
d'acquérir  un  très  beau  Filippino  Lippi,  il  serait  inconve- 
nant que  le  père  fût  moins  avantageusement  représenté  que  le 
fils. 

Soit  négligence  dans  l'emballage,  soit  vétusté  des  tableaux, 
le  premier  envoi  de  primitifs  italiens,  arriA^é  en  août  1812, 
subit  de  sérieuses  avaries  :  un  Cosimo  Roselli  et  surtout  un 
Rafaelino  del  Garbo  durent  être  considérés  comme  à  peu  près 
perdus.  Denon  multiplia  les  recommandations  pratiques,  et 
suggéra  même  de  spécifier  sur  l'acte  de  voiture  que  le  com- 
missionnaire en  roulage  répondrait  des  dégâts  à  dire  d'expert  ; 
précaution  ingénue  de  la  part  d'un  aussi  spirituel  amateur,  et 
qui  fait  penser  au  légendaire  proconsul  Mummius,  prétendant 
exiger  le  remplacement  des  dépouilles  artistiques  de  Corinthe. 

Les  arrivages  d'Italie  se  succédèrent  littéralement  jusqu'à 
la  chute  de  l'Empire.  Les  caisses  étaient  transportées  par  eau 
de  la  Spezia  à  Arles  et  Chalon-sur-Saône,  d'où  des  chariots  les 
amenaient  à  Paris.  En  novembre  1813,  une  voiture  reçut  un 
chargement  si  volumineux  qu'elle  ne  put  franchir  les  portes 
de  Villeneuve-sur-Yonne,  et  dut  contourner  cette  bourgade.  Le 
8  décembre  1813  encore,  Denon  faisait  ordonnancer  les  frais  de 
transport  de  «  cinq  caisses  de  tableaux  de  la  primitive  école 
d'Italie,  expédiées  de  Florence.  »  Le  i'2  décembre  iSiS,  avec 
une  raideur  qui  à  cette  date  tient  de  l'inconscience  ou  de  l'hé- 
roïsme, il  réprimandait  le  baron  Rœderer,  fils  du  sénateur, 
préfet  du  département  romain  du  Trasimène,  sur  sa  noncha- 
lance à  mettre  en  route  les  dix-neuf  caisses  de  tableaux  «  mar- 
qués à  Pérouse,  Foligno,  Gittà  di  Gastello  et  Todi.  » 

Ce  convoi,  le  dernier  qu'on  attendît,  ne  quitta  jamais  l'Italie. 
Mais  grâce  à  la  largeur  du  goût  ou  plutôt  à  l'étendue  de  la  cu- 
riosité artistique  de  Denon,  grâce  aussi  au  zèle  passionné  qu'il 
déployait  dès  qu'il  s'agissait  de  son  cher  musée,  le  Louvre  se 
trouvait  en  possession  d'une  collection  de  primitifs  italiens  fort 
importante,  sinon  tout  à  fait  complète.  Comme  on  dédaignait 
alors  un  art  soi-disant  barbare,  presque  tous  ces  tableaux  échap- 
pèrent aux  reprises  de  1814  et  1815,  et  les  acquisitions  de  Denon 


LE  MUSÉE  DU  LOUVRE  AU  TEMPS  DE  NAPOLÉON.      ^ji^^ 

constituent  non  seulement  le  noyau,  mais  la  meilleure -part  de 
notre  galerie  actuelle  de  quattrocentistes. 


La  splendeur  prodigieuse  des  collections  du  Louvre  devait 
être  aussi  éphémère  que  la  fortune  de  Napoléon.  Les  traités  de 
1814,  qui  réduisaient  la  France  à  peu  près  à  son  territoire  de 
1789,  lui  conservaient  à  la  vérité  ses  conquêtes  artistiques,  et 
plus  d'un  officier  des  armées  coalisées,  plus  d'un  diplomate 
étranger,  en  parcourant  les  galeries  où  étaient  entassées  tant 
de  merveilles,  dut  maudire  à  part  lui  la  générosité  des  souve- 
rains alliés.  De  son  côté,  le  gouvernement  de  la  Restauration  ne 
pouvait  déguiser  que  ces  trophées  des  guerres  de  la  Révolution 
et  de  l'Empire  lui  étaient  parfois  indifférens,  sinon  importuns  : 
la  Vénus  de  Médicis  et  l'Apollon  du  Relvédère  ne  lui  tenaient 
guère  plus  au  cœur  que  les  départemens  de  Jemmapes,  Monte- 
notte  ou  Marengo.  Quand  le  coup  de  folie  du  retour  de  l'ile 
d'Elbe  eut  déchaîné  une  seconde  invasion  plus  haineuse  et  plus 
rapace,  les  revendications  s'élevèrent  impérieuses,  bientôt  bru- 
tales. Après  un  semblant  de  discussion,  les  ministres  de 
Louis  XVIII  s'inclinèrent  :  ils  admirent  même  les  reprises  de  la 
cour  de  Rome,  quoique  les  cessions  de  Tolentino,  consenties 
par  traité,  fussent  venues  en  déduction  d'une  indemnité  pécu- 
niaire. Pour  avoir  protesté  trop  vivement,  Denon  fut  mis  à  la 
retraite  et  le  secrétaire  Lavallée  frappé  de  révocation.  Il 
convenait  de  rappeler  tout  au  moins  ce  sombre  épilogue  d'une 
magique  et  étincelante  féerie. 

De  Lanzag  de  Laborie. 


LA  FEMME 


ET 


r  r 


LA  SOCIETE  FRANÇAISE 

DANS  LA  PREMIÈRE  MOITIÉ  DU  XVIP  SIÈCLE 


LA   FEMME    DANS   LA   FAMILLE  (1 


II 

Dans  la  psychologie  de  la  vie  conjugale  que  nous  essayons 
d'esquisser,  nous  avons  pu  isoler  deux  choses,  la  cohabitation 
sans  laquelle  elle  n'existerait  pas,  la  fidélité  à  défaut  de  laquelle 
elle  peut  sans  doute  subsister  mais  dont  la  violation,  trop  sou- 
vent, trop  outrageusement  répétée,  arrive,  par  la  méconnaissance 
du  premier  de  ses  devoirs,  à  en  relâcher,  à  en  rompre  le  lien 
moral,  à  ne  plus  laisser  au  foyer  que  des  cendres  peu  à  peu 
refroidies.  Mais  il  y  a  dans  la  vie  des  époux,  est-il  besoin  de 
le  dire,  bien  autre  chose  encore  que  l'existence  sous  le  même 
toit,  que  le  dualisme  dans  l'affection,  il  y  a  un  échange  de  sen- 
timens,  de  devoirs  et  d'efforts  dont  la  complexité  défie  l'ana- 
lyse. Ce  n'est  que  dans  son  ensemble  qu'on  peut  étudier  cette 
collaboration  pour  arriver  à  une  impression  générale  de  l'asso- 
ciation morale  qu'elle  établit.  On  réussirait  peut-être,  malgré 
la  variété  qui  distinguait  nécessairement  les  intérieurs  de  nos 
ancêtres  de  la  première  moitié  du  xvii®  siècle,  à  se  rapprocher 
de  cette  impression  en  présentant  plusieurs  types  de  ces  exis- 
tences à  deux  fondues  dans  une  unité  composite.  Dans  les 
tableaux  d'intérieur  que  nous  allons  mettre   sous  les  yeux  de 

(1)  Voyez  la  Reime  du  15  juillet. 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRA5ÇAi^E.  (J  R) 

•nos  lecteurs  il  ne  sera  question  ni  de  la  maternité  ni  dé  l'admi- 
nistration domestique.  Nous  avons  fait  comprendre  dès  le  début 
ijue  nous  réserverions  une  place  à  part  à  la  mère  et  à  la  mai- 
tresse  de  maison.  Nous  reviendrons  pour  elles  à  la  méthode 
analytique  que  nous  ne  délaissons  en  ce  moment  qu'à  cause  de 
l'indivisibilité  qui  existe  dans  les  relations  morales  des  épo^ux. 
Catherine  de  Meurdrac  avait  repoussé  les  partis  que  son  père 
lui  avait  proposés  et  ne  s'était  réconciliée  avec  l'idée  du  mariage 
que  le  jour  où  M.  de  la  Guette  lui  déclara  directement  ses  sen- 
limens  et  ses  vœux.  L'aimant  bien  vite  autant  qu'elle  en  était 
aimée,  elle  fut  assez  hardie  pour  l'épouser  clandestinement  de 
l'aveu  de  sa  mère  et  contrairement  à  la  volonté  de  son  père  ; 
■mais  elle  unissait  à  cet  esprit  d'indépendance  un  assez  grand 
respect  de  l'autorité  paternelle  et  assez  d'ingénuité  pour  se  faire 
promettre  par  son  futur  de  la  traiter  comme  une  sœur  jusqu'au 
jour  où  le  mariage  aurait  acquis  par  le  consentement  du  père 
toute  sa  validité.  Il  fallut,  pour  qu'il  fût  consommé,  que  k^ 
protecteur  de  M.  de  la  Guette,  le  duc  d'Angoulème,  fit  com>- 
prendre  la  nécessité  de  le  rendre  par  là  indissoluble  au  moment 
où  il  se  chargeait  de  l'annoncer  à  M.  de  Meurdrac  et  d'obtenir 
.sa  ratification.  Catherine  a  cru  pouvoir  suivre  le  mouvement  de 
.son  cœur  sans  s'arrêter  devant  une  résistance  que  celui-là 
même  qui  la  lui  oppose  déclare  aussi  peu  motivée  qu'invin- 
cible; mais,  en  même  temps  qu'elle  se  montre  pour  sa  mère,  qui 
a  donné  raison  à  sa  conduite,  une  fille  excellente,  elle  reste 
inconsolable  d'encourir  encore,  malgré  l'intervention  du  duc 
d'Angoulème,  la  désapprobation  de  son  père,  la  privation  de  le 
voir.  Cela  ne  l'empêche  pas  de  remplir  les  devoirs  de  la  vie 
conjugale  et  d'en  goûter  les  joies  avec  une  droite  et  cordiale 
simplicité,  avec  une  bonne  humeur  qui  semblent  avoir  été  les 
traits  dominans  de  sa  nature.  Quand  le  mari  est  là,  on  est  tou.s 
les  jours  à  cheval  pour  chasser  et  pour  rendre  visite  à  la 
noblesse  du  voisinage.  Est-il  en  campagne,  les  distractions  sont 
plus  rares.  L'entrain  un  peu  viril,  que  l'on  remarque  chez  M™*^  de 
la  Guette  comme  chez  beaucoup  de  ses  pareilles  de  la  noblesse 
campagnarde,  la  rend  pourtant  empressée  à  s'associer  aux  par- 
lies  de  plaisir  dont  l'occasion  se  présente.  C'est  ainsi  que,  pen.- 
dant  une  des  absences  de  son  mari,  elle  s'habille  en  homme,  . 
monte  à  cheval  avec  M.  de  Vibrac  et  va  courre  le  cerf  dans  le 
parc  pour  gagner  de  l'appétit.  Le  soir  ce  sont  des  momons,  des  ■ 


646  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gentilshommes  en  masque  qui  viennent  la  surprendre  et  elle 
n'a  pas  encore  quitté  ses  habits  masculins  quand  elle  les 
reçoit.  On  se  met  à  jouer,  puis  les  visiteurs  ôtent  leurs  masques. 
On  fait  collation  et  les  momons  vont  faire  carême  prenant  avec 
leurs  femmes  «  comme  c'est  la  coutume  en  France.  »  M.  de 
Vibrac  et  les  autres  invités  de  M"'^  de  la  Guette  se  mettent  à 
table.  Quand  on  a  desservi,  «  on  danse  aux  chansons,  »  c'est-à- 
dire  sur  une  chanson  que  chacun  chante  a  son  tour,  et  c'est  la 
maîtresse  de  la  maison  qui  chante  la  sienne  la  première.  Ici  se 
produit  un  coup  de  théâtre.  Arrive  le  mari  qu'on  croyait  en 
Flandre  ou  sur  le  Rhin  et  qui  a  fait  plus  de  deux  cents  lieues 
pour  venir.  La  bonne  chère  recommence,  on  régale  le  bien- 
venu de  grillades,  de  capilotades,  de  vins  exquis,  on  porte  force 
santés.  Quand  les  époux  sont  restés  seuls,  «  que  de  caresses  de 
part  et  d'autre  !  »  nous  dit  M™^  de  la  Guette  qui  saisit  l'occasion 
de  faire  à  ce  sujet  une  profession  de  foi  :  «  Je  ne  biaise  point 
ici,  car  une  femme  ne  saurait  trop  aimer  son  mari...  je  ne  fais 
pas  beaucoup  de  cas  de  celles  qui  font  les  sucrées  parce  qu'elles 
sont  très  sujettes  à  caution...  »  Le  mari,  qui  certainement  a 
profité  de  cette  façon  de  penser,  se  souvient  qu'il  est  père,  il  va 
voir  son  enfant  qui  est  en  nourrice  à  une  lieue  de  là.  Sa  femme 
lui  en  donnera  dix,  cinq  garçons  et  cinq  filles.  Quand  il  partira 
pour  la  campagne  de  Catalogne  en  1648,  il  emmènera  l'un  de 
ses  fils  âgé  de  neuf  ou  dix  ans,  en  qualité  de  cornette.  Chargé 
par  le  prince  de  Condé,  peu  de  temps  avant  la  bataille  de  Nord- 
lingen,  en  1645,  de  porter  une  dépèche,  il  trouvait  le  moyen  de 
s'arrêter  chez  lui  le  temps  de  faire  manger  les  chevaux  de  poste 
pour  embrasser  Catherine,  Son  apparition  inattendue  causa  à 
celle-ci  une  telle  émotion  qu'elle  fut,  nous  dit-elle,  trois  mois 
entiers  sans  pouvoir  dormir.  Attachement  respectueux  aux 
parent,  bien  qu'il  n'aille  pas  jusqu'à  sacrifier  une  inclination 
raisonnable  à  une  autorité  arbitraire,  abandon  chaste  et  pour- 
tant sans  réserve  à  l'époux  que  le  cœur  a  choisi,  maternité 
féconde  et  courageuse  qui  n'essaie  pas  de  soustraire  un  fils  aux 
dangers  auxquels  le  père  va  l'associer,  entrain  et  bonne  humeur 
dans  les  relations  sociales,  n'y  a-t-il  pas  là  tout  ce  qu'il  faut 
pour  nous  rendre  sympathique  M"'^  de  la  Guette  et  son  ménage 
et  avec  lui  tous  ceux  des  gentilshommes  campagnards  qui 
ressemblaient  au  sien  ? 

De  M""^  de  la  Guette  et  de  son  intérieur  on  peut  rapprocher 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  047 

M'"*"  de  Gavoie  et  son  intérieur.  «  Jamais  femme  n'a  plus  aimé 
son  mari,  »  nous  dit  ïallemant,  qui  a  prouvé  par  le  vivant 
médaillon  qu'il  a  fait  d'elle  et  de  lui  que  sa  maligne  complai- 
sance à  accueillir  les  commérages  ne  l'empêchait  pas  de  voir 
le  bien  et  de  se  plaire  à  le  dire.  Cavoie,  qui  aimait  la  jolie  veuve 
à  laquelle  il  donna  son  nom,  la  conquit  d'un  coup  par  une 
preuve  d'amour  bien  significative.  A  la  veille  de  se  battre  en 
duel,  il  fit  un  testament  par  lequel  il  l'instituait  sa  légataire 
universelle,  en  avertit  une  amie  commune  et  supplia  celle-ci 
de  lui  déclarer,  s'il  était  tué,  qu'il  mourait  son  serviteur.  La 
chose  divulguée,  on  cherche  Gavoie.  Il  était  sorti  sain  et  sauf 
et  en  vainqueur  de  cette  rencontre.  Celle  qu'il  aimait  fut  si 
touchée  qu'elle  l'épousa.  Quand  le  service  de  son  mari,  qui  était 
capitaine  de  la  compagnie  des  mousquetaires  de  Richelieu,  le 
tenait  loin  d'elle,  elle  avait  toujours  une  lettre  à  donner  pour 
lui  à  la  première  personne  qui  allait  rejoindre  la  Cour  et,  cette 
lettre  remise,  elle  en  écrivait  une  autre  et  quelquefois  une 
troisième.  Elle  ne  se  consola  jamais  de  sa  mort.  Grâce  à  la 
protection  du  cardinal,  elle  put,  quoique  chargée  d'une  dou- 
zaine d'enfans,  vivre  honorablement.  Tallemant  ne  nous  intro- 
duit pas,  à  proprement  parler,  dans  son  ménage.  Il  nous  per- 
met toutefois  de  nous  le  représenter  comme  pénétré  d'une 
chaude  et  cordiale  affection,  pas  façonnière,  bien  gaillarde  au 
contraire  comme  le  prouvent  les  mots  et  les  manières  que  rap- 
porte l'indiscret  chroniqueur  et  qui  faisaient  d'elle,  pour  la 
verdeur  et  la  liberté  des  uns  et  des  autres,  une  émule  de 
M™«  Pilou  et  de  M'"''  Gornuel.  M""'  de  la  Guette,  qui  n'aimait  pas 
les  femmes  «  sucrées,  »  aurait  aimé  M™*'  de  Gavoie. 

G'est  aussi  parmi  les  unions  fondées  sur  une  intimité  cor- 
diale et  sans  complication  sentimentale  qu'il  faut  ranger  celle 
de  Madeleine  d' Accosta  et  d'Antoine  Brun,  diplomate  et  magis- 
trat au  service  de  l'Espagne,  qui  nous  appartient  en  qualité  de 
Franc-Gomtois.  Pour  se  faire  une  pareille  idée  de  leur  intérieur, 
il  suffirait  de  la  lettre  que,  de  Ratisbonne  où  il  représentait 
l'Espagne  à  la  Diète  de  1641,  Antoine  Brun  adressait  à  sa  femme. 
Après  l'avoir  louée  de  la  générosité  qui  lui  fait  accepter  de 
pénibles  séparations  et  préférer  ainsi  le  devoir  et  l'ambition  à 
leur  bonheur  domestique,  il  lui  déclare  qu'il  ne  peut,  quant  à 
lui,  les  supporter  plus  longtemps  et  qu'il  est  résolu  à  l'emmener 
à  l'avenir  dans  ses  missions  diplomatiques  et,  dès  à  présent,  à 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  faire  venir  à  Hatisbonne  si  la  Diète  se  prolonge.  Puis  passant, 
pour  lui  dire  adieu,  au  tutoiement  et  à  la  tendre  familiarité  à 
laquelle  sa  correspondante  était  habituée:  «  Adieu,  chère  Made- 
loji,  écrit-il,  montre-toi  aussi  vaillante  à  mettre  au  monde  ton 
enfant  que  Thérèse  à  enfanter  ses  dents,  je  la  baise  bien  fort,  la 
petite  donzelle  avec  son  polisson  de  frère,  et  mille  fois  la  dame 
Ninon,  de  qui  je  suis  parfaitement  le  très  afïectionné  mari.  » 

Les  relations  conjugales  du  vicomte  de  Pompadour  et  de 
Marie  Fabri  ne  paraissent  pas  avoir  été  très  différentes  de  celles 
■  ({ui  unissaient  Antoine  Brun  et  Madeleine  d'Accosta.  Le  ton  de 
leur  correspondance  révèle  chez  tous  deux  une  tendresse  très 
vive  et  très  familière,  une  impatience  très  grande  de  se  revoir 
«quand  ils  sont  séparés;  chez  Marie  Fabri,  un  dévouement  actif 
aux  intérêts  communs,  le  vif  désir  d'éviter  au  vicomte  des 
soucis  d'argent,  de  le  voir  satisfaire  sans  scrupule  ses  fantaisies. 
Leur  union  avait  associé  un  grand  seigneur  imprévoyant  et 
prodigue  comme  il  y  en  avait  beaucoup  en  ce  temps-là  et  la 
fille  d'un  trésorier  de  l'extraordinaire  des  guerres,  qui  de  ses 
origines  tenait  le  goût  de  l'ordre.  Tallemant  représente  M""^  de 
Pompadour  comme  se  compromettant  jusqu'au  scandale  avec 
des  subalternes  de  sa  maison  et  des  gens  du  dehors.  Nous 
n'avons  rien  découvert  qui  justifie  l'imputation  du  célèbre 
anecdotier  et  M.  Clement-Simon  qui  a  eu  sous  les  yeux  «  les 
volumineuses  correspondances,  les  papiers  de  famille  »  des 
Pompadour,  n'y  a  rien  trouvé  non  plus  de  nature  à  l'accréditer. 
Le  seul  document  relatif  à  la  conduite  de  Marie  Fabri  est  une 
lettre  de  Pompadour  à  sa  femme  au  sujet  d'une  missive  galante 
à  elle  adressée.  Cette  lettre  pourrait  tout  au  plus  la  rendre  sus- 
pecte d'un  peu  de  coquetterie  et  les  termes  dans  lesquels  elle 
est(,C/0nçue  ne  permettent  pas,  bien  au  contraire,  de  voir  dans 
Bffliïîpjidour  un  mari  complaisant. 

Si  ce  n'est  pas  par  l'abandon  que  se  distinguaient  les  inté- 
rieurs protestans,  c'était  par  une  gravité,  voire  une  austérité 
qui  laissaient  apparaître  et  comme  jaillir  à  l'occasion  une  affec- 
tion profonde.  Tel  fut,  par  exemple,  le  caractère  de  celui  de 
Du  Plessis-Mornay  et  de  Charlotte  Arbaleste,  de  celui  du  maré- 
chal de  La  Force.  Ce  dernier  mérite  de  nous  arrêter  quelques 
anstans.  On  connaît  le  maréchal  de  La  Force.  Soldat  heureu.x, 
n'ayant  compté  à  la  guerre  que  des  succès,  popularisé  par  sa 
bonhomie,  par   ses   longs  états   de  services  prolongés  jusqu'au 


LA    FEMME    ET    LA    SOCTÉTÉ    FRANÇAISE.  649' 

<lelà  de  quatre-vingts  ans,   sévère  dans  ses  mœurs,  Nompar  d(^ 
(laumont  fut  aussi  un  époux  modèle.  Sa  première  femme, Gliar^ 
lotte  de  Gontaut  qui  lui  donna  douze  enfans,  le  suivait  dans  ses 
campagnes  avec  sa  bru,  dont  le  mari,  le  marquis  de  La  Force, 
partageait  les  fatigues  et  les  dangers  de  son  père  le  maréchal.. 
La  femme  de  son  petit-fils,  le  marquis  de   Boisse,  se  joignait  .'p 
elles  et  toutes  trois  soignaient  les  blessés  et  veillaient  à  la  bonnes 
tenue  des  hôpitaux.  Ce  fut  dans  une  de  ses  campagnes,  à  Metz,  . 
que  mourut,  en  1635,  à  soixante-quatorze  ans,  après  cinquante- 
huit  ans  de  mariage,  Charlotte    de  Gontaut.  Les  lettres  que  le  ■ 
vieux  maréchal  écrivit  à  cette  occasion  témoignent  d'une  façon., 
aussi  touchante  que  discrète  de  sa  douleur  et  de  sa  piété.  11  faut 
tout  dire.  Ce  patriarche,  nourri  de  la  Bible,  se  flattant  peut  être 
de  partager  le  privilège  de  la  verdeur  comme  de  la  longévité  de- 
ceux  dont  les  livres  saints  lui  racontaient  l'histoire,  ne  sut  pas 
se  contenter  des  consolations,    des  aflections  que  lui  réservait;, 
pour    finir    dignement   ses   jours,    sa   nombreuse  postérité.  U 
épousa,  à    quatre-vingt-deux   ans,    malgré  l'opposition   de    ses 
enfans,  une  fille  de  Du  Plessis-Mornay,  veuve  de  M.  de   la  Ta- 
barière.  Exemple  qui  décida  bien  des  vieilles  gens  encore  hési- 
tans  à  faire  des  mariages  non  moins  ridicules.  Veuf  de  nouveau 
après  avoir  rendu  sa  seconde  femme  aussi  heureuse  que  la  pre- 
mière,   que    faire  ?  Depuis  qu'il  avait  atteint  l'âge  de  quatre- 
vingt-six  ans,  il  ne  pouvait  plus  courre  le  cerf;  d'autre  part,  il 
n'avait  plus  de  charge  et  ne  voulait  pas  en  solliciter  de  la  nou- 
velle Cour.    C'était  sous  Mazarin.  II  ne  se   vit  pas  d'autre  res- 
source que  de   se    créer  un    troisième    intérieur.    11  épousa  à 
quatre-vingt-neuf  ans  la  veuve   de  Langherac,  l'ancien  ambas- 
sadeur des  Provinces-Unies  en  France. 

A  côté  des  intérieurs  protestans  il  faut  mettre  ceux  oîi  les 
époux  étaient  de  religion  différente.  Les  mariages  mixtes,  nous 
l'avons  dit  ailleurs,  étaient  fréquens.  Malgré  les  engagemens 
pris  devant  l'Eglise  et  les  consistoires  au  moment  du  mariage, 
chacun  des  conjoints  cherchait  souvent  à  élever  les  enfans  dans 
sa  religion.  Le  M  avril  1610,  Louis  Paris,  sieur  de  la  Haie, 
faisait  baptiser  au  temple,  malgré  sa  femme,  son  fils  nouveau- 
né.  Le  22  avril,  l'enfant  était,  par  les  soins  de  sa  mère,  pré- 
senté à  l'égli.se.  Le  14  octobre  1647,  Jeanne  de  Ségur  profitait,, 
pour  faire  ondoyer  sa  petite  fille,  de  l'absence  de  son  mari, 
Alain  Filhiol,  sieur  de  Paranchier,  qui,  contrairement  à  sa  pro- 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

messe  de  faire  instruire  ses  enfans  dans  la  religion  catholique, 
avait  fait  entrer  par  le  baptême  ceux  qu'il  avait  déjà  dans  la 
communion  protestante.  La  paix  du  ménage  était  encore  plus 
difficile  à  conserver  quand  l'un  des  conjoints  abandonnait  la 
religion  qui  leur  était  commune.  Si  Sam.  Robert  et  sa  femme 
firent,  comme  on  l'a  vu,  mauvais  ménage,  ce  fut  beaucoup  à 
cause  du  désir  de  celle-ci  de  se  convertir  au  catholicisme.  Bien 
peu  de  femmes  surent  s'y  prendre  comme  IVP'^  de  Neuvillars 
qui,  convertie  elle  aussi  après  son  mariage,  réussit,  à  force  de 
réserve,  de  tact,  de  déférence  et  de  vertus,  en  pratiquant  ses 
dévotions  en  secret,  en  ne  parlant  presque  jamais  à  son  mari 
de  religion,  à  obtenir  de  lui  pour  ses  nouvelles  croyances  une 
tolérance  qui  alla  jusqu'à  permettre  que  ses  fils  fussent  élevés 
dans  l'orthodoxie  sous  la  direction  de  Pères  Jésuites. 

Sortons  de  ce  milieu  exceptionnel  où  les  dissidences  reli- 
gieuses s'ajoutaient  à  tous  les  risques  qui  menacent  le  bonheur 
domestique,  pour  rentrer  dans  la  vie  commune,  dans  ce  que 
cette  vie  commune  a  de  plus  ordinaire.  C'est,  en  effet,  parce 
quîil  ressemble  beaucoup  aux  autres  ménages  de  commerçans 
marseillais  que  leurs  intérêts  dans  le  Levant  éloignaient  de  leur 
foyer,  que  nous  nous  arrêterons  un  instant  devant  celui  de 
Jeanne  Reynette  et  de  Benoît  Ferrenc.  Jeanne  entretient  son 
mari  de  ses  aiîaires,  se  plaint  de  son  silence,  se  montre  touchée 
des  nouvelles  qu'elle  reçoit,  prie  beaucoup  pour  lui,  fait  dire 
des  messes  pour  son  retour,  lui  envoie  du  linge.  Malgré  la 
sobriété  de  l'expression,  on  sent  dans  sa  correspondance  une 
affection  vraie,  on  devine  une  vie  attristée  par  l'absence. 

Le  moment  serait  venu,  semble-t-il,  de  placer  dans  leur 
cadre  matériel  les  figures  dont  nous  aurions  voulu  faire  les  types 
de  couples  conjugaux  appartenant  à  des  milieux  differens;  mais 
ce  que  nous  aurions  à  dire  de  l'harmonie  entre  la  vie  morale  des 
époux  et  la  distribution  des  intérieurs  sera,  croyons-nous,  mieux 
placé  ailleurs.  Nous  nous  bornerons  ici  à  quelques  observations. 

Le  ménage  des  petits  et  même  des  moyens  commerçans  et 
artisans  se  contentait  d'une  installation  étroite  et  sommaire. 
Charles  Dieu,  maître  passementier  à  Troyes,  couchait  avec  sa 
femme  dans  une  chambre  haute,  où  se  trouvaient  deux  autres 
lits  pour  leurs  sept  enfans  et  où  l'on  faisait  aussi  la  cuisine.  Au 
rebours  de  cette  promiscuité  qui,  en  tant  qu'elle  consistait  à 
faire  coucher  ensemble  les  enfans  du  même  sexe,  a  encouru  la 


LA  FEMME  ET  LA  SOCIETE  FRANÇAISE.  651 

censure  de  saint  François  de  Sales,  dans  les  me'nagesde  la  haiih; 
société  on  faisait  habituellement  lit  à  part  et  même  chambre  h 
part.  L'importance  morale  et  sociale  du  lit  conjugal  se  mani- 
festait par  la  façon  dont  il  était  isolé  et  abrité  contre  les  intem- 
péries et  les  indiscrets  et  en  même  temps  abordable  aux  visi- 
teurs. Souvent  il  était  apporté  en  mariage  par  la  fiancée,  souvent 
la  garniture,  —  rideaux,  pentes,  cantonnières,  couverture  de 
parade,  etc.,  —  était  l'œuvre  de  ses  mains.  C'est  sur  le  lit  nup- 
tial que  la  nouvelle  mariée  en  grande  toilette  recevait,  le  lende- 
main des  noces,  les  visites  de  félicitations.  Ce  n'est  pas  la  seule 
circonstance  où  les  visiteurs  trouvassent  la  femme  sur  son  lit. 
On  pourrait  donc  ne  voir  dans  les  réceptions  de  la  nouvelle 
mariée  qu'un  usage  sans  signification  morale  et  sociale,  à  peine 
digne  d'être  relevé.  Il  faut  y  voir  autre  chose.  Il  y  avait  là  un 
exemple  de  plus  de  la  publicité  dont  étaient  entourés  les  actes 
intimes  de  la  vie  domestique.  Nous  n'avons  rien  à  ajouter  h  ce 
que  nous  avons  dit  ailleurs  de  celle  des  noces  (1).  Celle  des 
couches,  la  toilette  de  l'accouchée,  les  visites  qu'on  lui  fait  et 
où  s'échangent  des  commérages  comme  ceux  dont  l'auteur  des 
Caquets  de  Vaccouchée  s'est  fait  l'écho,  sont  présentées  par 
l'avocat  Ant.  Arnauld  comme  une  façon  pour  la  mère  de  famille 
de  rendre  tout  le  monde  témoin  d'une  fécondité  dont  elle  doit 
être  fière  par  opposition  à  la  maternité  inavouable  et  clandes- 
tine de  la  concubine.  Le  mariage  était  consommé.  Les  amis,  les 
connaissances  venaient  en  prendre  acte  et  en  féliciter  la  mariée 
de  la  veille.  Le  temps  |n'est  pas  encore  arrivé  où  les  nouveaux 
époux  se  déroberont  par  l'absence  aux  embarras  de  leur  nouvelle 
situation.  C'est  qu'on  n'est  pas  sensible  à  ces  embarras.  On  le 
sera  à  la  fin  du  siècle.  L'usage  que  nous  signalons  indignera  La 
Bruyère.  M"'^  de  Sévigné  nous  le  présentera  comme  n'étant  plus 
[)ratiqué  que  par  les  paysans.  Dans  la  première  moitié  de  ce  même 
siècle  on  trouvait  encore  naturel  de  faire  assister  le  public  aux 
événemens  qui  intéressaient  la  famille.  La  première  des  familles 
françaises,  celle  qui  donne  l'exemple  aux  autres,  la  famille  royale, 
ne  devait-elle  pas,  parce  qu'elle  était  celle  de  tout  le  monde,  vivre 
aussi,  plus  qu'aucune  autre,  sous  les  yeux  de  tout  le  monde  (2)  .î> 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  janvier  1911. 

(2)  Les  lecteurs  de  la  Revue  n'ont  pas  oublié  l'autorité  avec  laquelle  M.  Funck- 
Brentano  a  mis  en  lumière  et  en  action  ce  caractère  fondamental  de  la  Monarchie 
française.  Voyez  son  livre  Le  Roi  (Hachette). 


*  Ô52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En. abordant  les  rapports  de  la  mère  et  des  enfans  nous  ne 
délaissons  qu'en  apparence  ceux  des  époux.  Les  uns  et  les  autre.s 
ont  une  intime  corrélation. 

Si,  pendant  la  durée  de  l'union  conjugale,  la  puissance 
paternelle  masque  et  semble  absorber  l'autorité  maternelle,  celle- 
ci  n'en  est  qu'éclipsée,  elle  subsiste  en  droit  et  s'exerce  en  fait, 
soit  concurremment,  soit  toute  seule  en  cas  d'absence  ou  d'in- 
capacité du  mari.  Le  consentement  de  la  mère  était  nécessaire 
aussi  bien  que  celui  du  père  pour  la  validité  du  mariage  des 
enfans,  de  leur  entrée  en  religion.  En  cas  de  désaccord,  c'était, 
il  est-vrai,  la  volonté  du  père  qui  l'emportait,  mais  il  arrivait 
iiussi  que  les  tribunaux  donnassent  la  préférence  à  celle  de  la 
mère.  En  matière  d'éducation,  c'était  elle  qui  avait  la  haute 
main,  surtout  quand  il  s'agissait  de  la  première  éducation  et  de 
reWe  des  filles,  et  le  père  la  lui  abandonnait  pour  s'en  tenir  au 
rôle  le  plus  souvent  platonique  de  surveillant  et  d'arbitre.  L'édu- 
<ation  faisait  partie  du  régime  intérieur  de  la  famille.  Or  c(; 
régime  relevait  de  la  femme,  comme  les  occupations  profes- 
'sionnelles  regardaient  le  mari.  Le  mariage  ne  mettait  pas  fin  à 
l'autorité  morale  de  la  mère.  Jeanne  du  Laurens  acceptait  doci- 
lement les  admonestations  et  les  sermons  maternels  auxquels 
elle  avait  été  habituée  quand  elle  était  jeune  fille.  La  rudesse 
iivec  laquelle  Marie  Buatier  gourmande  sa  fille  au  sujet  de  ses 
imprudences  pendant  sa  grossesse,  indique  qu'elle  n'avait  rien 
perdu  de  ses  droits.  Il  y  avait,  on  le  comprend,  des  circon- 
stances oîi  la  mère  pouvait  être  privée  de  l'éducation,  soit 
/]u'elle  fût  incapable  de  la  diriger,  soit  qu'elle  s'en  rendit  indigne 
/ju  qu'appartenant  à  la  religion  prétendue  réformée,  tandis  que 
le  père  était  catholique,  la  justice  la  lui  retirât  pour  que  les 
■enfans  fussent  élevés  dans  l'orthodoxie.  C'est  au  père,  en  sens 
inverse,  quand  il  sera  mal  sentant  de  la  foi,  qu'on  enlèvera  les 
•enfans.  Catherine  Arnauld,  plaidant  en  séi)aration  de  corps 
rrmtre  son  mari,  Jean  Lemaistre,  obtint  la  garde  et  l'éducation 
de  ses  cinq  fils,  parce  que  leur  père,  au  cours  du  procès,  s'était 
déclaré  protestant.  Cette  intervention  de  la  justice  ne  se  produi- 
sait guère  qu'en  l'absen^-e  d'arrangemens  réglant  la  confession 
que  devaient  suivre  les  enfans. 

La  mort  du  père  ne  pouvait  qu'accroître  l'autorité  mater- 
nelle. Celle  que  la  veuve  en  acquérait  n'était  pas  toujours  pom- 
mant pleine  et  entière.   La  volonté  du  défunt,  la  coutume  elle- 


LA    FEJMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  653 

même  lui  imposaient  parfois  dos  limites.  Xi  celle  qui  s'applique 
à  la  personne  ni  celle  qui  s'applique  aux  biens  ne  s'exerçait 
toujours  sans  contrôle  et  sans  partage.  Bien  que  la  jurisprudence 
se  montrât,  pour  l'éducation,  favorable  aux  droits  de  la  mère  et 
exigeât,  pour  qu'elle  en  fût  privée,  des  causes  graves,  les  dispo- 
sitions prises  à  ce  sujet  par  le  père  défunt  prévalaient  sur  ces 
droits,  et  la  coutume  de  Bretagne  attribuait  même  le  règlement 
de  la  question  au  conseil  de  famille.  Pour  le  mariage,  la  volonté 
de  la  mère  était  bien  plus  souvent  soumise  à  l'avis  du  tuteur  et 
des  plus  proches  parens.  Au  milieu  du  xvii^  siècle,  le  tuteur  de 
Marie  de  Peschart  fit  opposition  au  mariage  de  sa  pupille  qui 
avait  été  fiancée  par  sa  mère  à  un  cadet  de  la  maison  de  Maillé 
et,  comme  on  avait  passé  outre,  le  fit  annuler.  En  Normandie, 
le  mariage  dépendait  beaucoup  moins  de  la  mère  ou  du  tuteur 
(|ue  d'un  conseil  de  famille  formé  de  six  parens  de  chaque  ligne. 
Le  pouvoir  de  la  mère  sur  les  biens  était  à  plus  forte  raison 
soumis  à  certaines  restrictions,  mais  elle  n'en  était  pas  moins 
presque  toujours  tutrice  testamentaire,  légitime  ou  dative. 

L'autorité  de  la  mère  survivante  échappait  à  ces  limitations 
légales  quand  le  mari  défunt,  éclairé  sur  les  vertus  et  la  capa- 
cité de  la  mère  par  celles  qu'il  avait  reconnues  dans  l'épou.se, 
avait  réglé  de  la  façon  la  plus  honorable  et  la  plus  avantageuse 
pour  elle  les  rapports  qui  devaient  exister  entre  sa  veuve  et  ses 
enfans.  Or  cela  arrivait  communément  et  dans  les  pays  de  cou- 
tume et  dans  les  pays  de  droit  écrit.  On  voit  beaucoup  de  pères 
de  famille  instituer  leur  femme  survivante  héritière  universelle, 
avec  dispense  d'inventaire  et  de  reddition  de  compte,  lui  laisser 
toute  leur  autorité  sur  leurs  enfans,  en  faire  le  chef  de  l'hoirie 
dans  ce  qu'elle  a  à  la  fois  de  moral  et  de  matériel.  Les  enfans 
n'étaient  inscrits  alors  sur  le  testament  qu'à  titre  de  légataires. 
Tantôt  cette  hérédité  comprend  la  pleine  propriété  qui  est  alors 
grevée  de  substitution  au  profit  d'un  ou  de  plusieurs  des  enfans, 
tantôt  elle  ne  comprend  que  l'usufruit,  soit  jusqu'à  la  mort  de 
l'héritière,  soit  jusqu'à  la  majorité  de  vingt-cinq  ans  des  enfans, 
dont  l'entretien  et  l'éducation  sont,  jusqu'à  ce  qu'ils  l'aient 
atteinte,  mis  à  sa  charge.  Le  choix  de  l'enfant  à  qui  passera  le 
patrimoine,  la  liberté  de  prendre  des  dispositions  qui  tiendront 
compte  des  mérites  de  chacun  lui  sont  quelquefois  réservés.  Ce 
règlement  de  biens,  dans  ce  qu'il  a  d'essentiel  et  sous  sa  forme 
la  plus   usitée   de  succession  usufructuaire,   répondait   si  bien 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  sentimens  et  aux  habitudes  que,  dans  les  coutumes  d'Orléa- 
nais, de  Touraine,  d'Anjou  et  du  Maine,  il  était  de  droit  pour  les 
successions  ab  intestat  et  qu'un  avocat  pouvait  dans  un  factum 
en  parler  en  ces  termes  :  «...  II  n'y  a  point  de  cas  plus  favorable 
et  commun  en  droit  que  celui  d'un  mari  qui  laisse  à  sa  femme 
non  pas  simplement  l'administration  ou  même  l'usufruit  entier 
de  tous  ses  biens,  mais,  qui  plus  est,  le  pouvoir  |d'en  laisser  la 
propriété  à  l'un  des  enfans  que  bon  lui  semblera,  dont  il  a 
même  été  jugé  en  ce  cas,  par  arrêt  solennel  rendu  en  l'audience 
de  la  grande  chambre  le  7  juillet  1642,  qu'elle  n'était  pas  privée 
par  un  second  mariage.  »  Ces  dispositions  testamentaires  don- 
naient naissance  à  une  indivision  fondée,  non  seulement  sur 
l'autorité  et  les  devoirs  de  lanière,  mais  généralement  aussi  sur 
la  solidarité  des  enfans,  dont  les  cadets  étaient  confiés  auxsoins,^ 
placés  sous  le  patronage  de  l'aihé. 

On  aperçoit  tout  de  suite  la  forte  constitution  qu'un  pareil 
régime  successoral  révèle  dans  la  famille  et  qu'il  lui  assure,  la 
confiance  qu'il  atteste  chez  le  mari  à  l'égard  de  la  femme,  l'indé- 
pendance, le  pouvoir  et  la  dignité  qu'il  conférait  à  la  mère.  On  en 
voudrait  à  Montaigne  d'avoir  méconnu  la  portée  et  la  moralité  so- 
ciale de  ce  mode  de  transmission  héréditaire  si  au  moraliste  qui  a 
visé  à  atteindre,  sous  ses  multiples  diversités,  sous  ses  costumes 
de  Grec,  de  Romain,  de  civilisé  et  de  sauvage,  l'homme  en  soi,, 
il  était  légitime  de  demander  de  se  préoccuper,  tout  comme  un 
Montesquieu  x)u  un  Bonald,  de  l'adaptation  de   l'individu  à  la 
plus  grande  prospérité  des  sociétés.  Montaigne  nous    apprend 
qu'il  n'a  pu  voir  sans  scandale  un  officier  de  la  Couronne,  futur 
héritier  de  50  000  écus  de  rente,  mourir  à  cinquante   ans  dans, 
la  gêne,  laissant  une  mère  en  possession,  à  l'âge  de  la  décrépi- 
tude, de  l'immense  fortune  de  son  mari.  Ce  délicieux  compila- 
teur de  faits  divers  ne   s'e.st  pas  demandé  si  ce  n'était  pas  par 
sa  faute   que   ce  personnage,  si    bien  placé   pour  s'assurer  de 
larges  moyens  d'existence,  était  resté  accablé  de  dettes.   Et  il 
prend  occasion  de  ce  cas  })arliculier,  ([ui  serait  peu  concluant, 
même  s'il  était  mieux  circonstancié,  |)0ur  nous  donner  ses  vues. 
sur  la  question.  Ce  qui   lui  i)arait  le  jdus  raisonnable,  c'est  de 
laisser  l'administration  des  biens  à  la  mère  tant  que  les  enfans 
sont  mineurs,  surtout    de  ne    pas  la  jdacer  dans  leur    dépen- 
dance, de  l'avantagerlplutôt  à  leur  préjudice,  particulièrement 
au  préjudice  des  enfans   mâles,  parce  que  la  gêne  serait  plus 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  655 

pénible  pour  elle  que  pour  eux.  Enfin  il  n'approuve  pas  qu'on 
s'en  remette  à  elle  du  choix  de  l'enfant  auquel  sera  attribué 
l'héritage.  Ce  choix,  à  ses  yeux,  ne  peut  être  dicté  que  par  le 
caprice. 

Beaucoup  de  femmes  jouissaient  ainsi  de  la  considération  et 
des  avantages  matériels  attachés  à  l'espèce  de  survivance  par 
laquelle  le  défunt  avait  voulu  se  continuer  lui-même  dans  leur 
personne  et,  ce  que  l'on  aurait  peine  à  croire  si  le  fait  n'était 
établi  par  l'arrêt  solennel  que  nous  mentionnions  tout  à  l'heure, 
un  second  mariage  ne  les  leur  faisait  pas  toujours  perdre.  Parmi 
celles  qui  contractaient  de  nouvelles  unions,  il  y  en  avait  qui 
n'attendaient  pas,  pour  le  faire,  l'expiration  du  délai  légal,  c'est- 
à-dire  de  l'an  vidual.  L'Église  et  la  loi  civile  manifestaient  bien 
leur  désapprobation  des  secondes  noces,  la  première  en  leur 
refusant  sa  bénédiction,  la  seconde  en  frappant  la  femme  de  cer- 
taines peines,  surtout  de  certaines  incapacités;  mais  en  cette 
matière  la  jurisprudence,  toujours  obligée  de  compter  avec  les 
mœurs,  tendait  à  l'indulgence  et  l'arrêt  que  nous  venons  de 
signaler  montre  jusqu'où  elle  la  poussait.  En  Provence,  les 
secondes  noces,  même  celles  qui  étaient  célébrées  prématuré- 
ment, n'entraînaient  que  l'application  des  garanties  justifiées 
par  l'intérêt  des  enfans  du  premier  lit.  Le  monde  n'était  pas 
plus  sévère,  mais  le  vulgaire  ne  voulait  pas  renoncer  au  droit  de 
s'amuser  aux  dépens  de  ceux  et  de  celles  qui  se  laissaient 
tenter  par  le  convoi.  Aussi  n'était-il  pas  facile,  bien  que  l'Eglise 
et  l'autorité  civile,  dans  leur  souci  un  peu  chagrin  de  la  décence 
publique,  s'y  employassent  de  concert,  de  lui  faire  perdre 
l'habitude  des  charivaris  qui,  sous  le  nom  d'ouvoidé,  de  pelote, 
de  chevet,  etc.,  étaient  souvent  rachetés  par  des  droits  en  nature 
auxquels  les  intéressés  ne  tenaient  pas  moins. 

Sans  être  rare,  la  fidélité  d'outre-tombe  l'était  asez  pour  atti- 
rer l'estime  et  presque  l'admiration.  Dans  son  livre  de  raison, 
un  avocat  au  présidial  de  Soissons,  Claude  du  Tour,  parlant  de 
son  père  qui  venait  de  mourir  le  3  mai  1648  âgé  de  soixante-sept 
ans,  remarque  qu'il  est  resté  veuf  jusqu'à  sa  mort,  c'est-à-dire 
pendant  plus  de  vingt-quatre  ans,  par  fidélité  à  la  mémoire  de  sa 
femme  et  par  affection  pour  le  fils  unique  qu'elle  lui  avait 
laissé.  Montaigne  présente  M'"*^  d'Estissac,  à  cause  de  sa  longue 
viduité,  des  nombreux  et  brillans  partis  qu'elle  avait  refusés, 
de  sa  gestion  épineuse  et  habile  des  intérêts  de   ses  enfans,   de 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'impulsion  (qu'elle  a  donnée  à  leur  fortune,  comme  le  modèle 
des  mères  de  son  temps. 

Que  devenaient  les  rapj>orts  de  la  mère  et  des  enfans  quand 
la  veuve,  au  lieu  de  perpétuer  l'autorité  et  comme  la  personne 
du  défunt,  lui  donnait  un  successeur.^  Malgré  les  variations  de 
la  législation  et  de  la  jurisprudence,  qui  allait  jusqu'à  conserver 
à  la  veuve  remariée  la  situation  morale  et  pécuniaire  que  le 
mari  défunt  lui  avait  constituée,  nous  croyons  pouvoir  dire 
qu'en  matière  d'éducation  le  droit  de  la  mère  était  si  bien 
compris  et  si  bien  accepté  que  le  convoi  ne  suffisait  pas  pour  le 
lui  faire  perdre,  il  y  fallait  des  circonstances  graves,  une  suspi- 
cion légitime,  il  fallait  qu'elle  en  mésusât,  qu'elle  s'en  rendit 
indigne  par  son  inconduite,  par  de  mauvais  traitemens.  Il  en 
était  de  même  pour  la  tutelle,  bien  qu'à  cet  égard  il  n'y  eût  pas 
non  plus  uniformité.  Ici,  elle  en  était  déchue  de  plein  droit;  là, 
elle  ne  lui  était  retirée  que  par  le  conseil  de  famille  qui  ne 
pouvait  le  faire  que  pour  de  sérieux  motifs.  En  Bourgogne,  la 
femme  noble  baillistre  qui  se  remariait  conservait  le  bail,  et  |)ar 
analogie  un  arrêt  du  parlement  de  Dijon  du  4  avril  1588  avait 
étendu  cette  disposition  de  la  coutume  à  la  tutelle  roturière. 

L'édit  de  juillet  1560,  connu  sous  lé  nom  d'éditdes  secondes 
noces, protégeait  les  enfans  d'un  premier  lit  contre  les  libérali- 
tés excessives  que  la  femme  aurait  faites  à  leurs  dépens  à  sofi 
nouveau  mari.  Elle  ne  pouvait  disposer  de  ses  meubles,  de  ses 
acquêts  et  de  ses  propres  en  faveur  de  celui-ci  que  dans  la  pro- 
portion d'une  part  d'enfant,  si  les  parts  étaient  égales  et,  en 
cas  d'inégalité,  que  jusqu'à  concurrence  de  la  part  de  l'enfant 
moins  prenant. 

On  ne  peut  parler  des  rapports  d'intérêt  entre  la  mère  et  les 
enfans  sans  dire  un  mot  des  droits  de  celle-là  sur  la  succession 
de  ceux-ci.  Dans  la  législation  coutumière  comme  dans  celle 
qui  suivait  la  tradition  romaine,  la  mère  succédait  à  ses  enfans 
concurremment  avec  les  collatéraux  les  plus  proches  ou  préfé- 
rablement  à  eux.  Mais  la  première  de  ces  législations  tenait 
compte,  dans  le  règlement  de  cette  succession,  de  la  nature  et 
de  l'origine  des  biens,  et  appliquait  le  principe  Propres  ne  re- 
montent, qui  était,  sous  une  forme  moins  claire,  celui  qu'expri- 
mait plus  explicitement  le  brocard  :  Pâte  ma  pâte  mis,  materna 
maternis.  Ces  deux  adages  signifiaient  que  les  biens  dévolus 
au  de  cujus  par  succession   ou  donation  ne   pouvaient,  dans  la 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FR\NÇAISE.  657 

succession  ab  intestat,  passera  un  héritier  qui  n'appartenait  pas 
à  la  ligne  d'où  ils  étaient  provenus.  Le  droit  écrit  ignorait  ces 
distinctions  que  toutes  les  coutumes  elles-mêmes  ne  faisaient 
pas  et  suivait,  pour  ces  successions,  la  novelle  118  de  Justi- 
nien.  Dans  la  région  qui  lui  était  soumise,  les  ascendans  et  les 
collatéraux  qui  représentaient  la  ligne  paternelle,  qui  portaient 
le  nom  et  les  armes  de  la  maison,  se  trouvaient  évincés  de 
biens  qui,  au  lieu  de  soutenir  le  rang  et  l'éclat  de  cette  maison, 
pouvaient  être  portés  par  la  veuve  dans  une  maison  étrangère. 
Ce  fut  principalement  de  la  noblesse  de  Guyenne,  de  Langue- 
doc, de  Provence  et  de  Dauphiné,  que  partirent  les  réclama- 
tions qui  obtinrent  du  gouvernement  de  Charles  IX  un  édit 
destiné  à  assurer  la  conservation  de  l'aristocratie  méridionale 
en  étendant  aux  bassins  du  Rhône  et  de  la  Garonne  la  distinc- 
tion des  biens  qui  était  propre  à  la  région  coutumière.  Cet  édit 
rendu  à  Saint-Maur  en  mai  1567,  et  vulgairement  connu  sous 
le  nom  d'Éclit  des  mères,  réserva  les  propres  paternels  de  la 
succession  des  enfans  à  la  ligne  d'où  ils  tiraient  leur  origine  en 
même  temps  qu'il  attribuait  à  la  mère  l'usufruit  delà  moitié  de 
ces  biens.  Mais  l'édit  n'intéressait  qu'une  minorité  aristocra- 
tique et  était  contraire  aux  habitudes  de  la  grande  majorité  de 
la  population  méridionale,  à  l'esprit  égalitaire  d'un  pays  qui 
ne  connaissait  pas  le  droit  d'aînesse,  au  respect  qui  s'y  asso- 
ciait pour  la  mère  survivante  à  la  persistance  de  la  patria  po- 
testas.  Voilà  sans  doute  pourquoi  il  n'avait  pas  encore,  en  1629,. 
reçu  d'application  dans  les  ressorts  des  parlemens  de  Toulouse, 
de  Bordeaux,  d'Aix  et  de  Grenoble,  c'est-à-dire  dans  la  plus 
grande  partie  des  pays  pour  lesquels  il  avait  été  fait.  Le  code 
Michau,  qui  le  sanctionna,  n'était  pas  propre  à  lui  donner  une 
efficacité  qui  lui  manqua  à  lui-même  et  il  est  probable  que, 
lorsqu'il  fut  abrogé  en  1729,  il  n'avait  plus  depuis  longtemps 
qu'une  exi.stence  nominale. 

La  situation  dont  héritaient  beaucoup  de  veuves  donne 
l'idée  la  plus  favorable  des  unions  que  la  mort  du  mari  était 
venue  dissoudre.  Rien  ne  peut  attester  davantage  l'affection  et 
la  confiance  que  l'épouse  et  la  mère  avaient  su  obtenir  de  celui 
qu'elles  venaient  de  perdre.  L'idée  que  nous  cherchons  à  nous 
faire  de  la  vie  conjugale  dans  la  période  réparatrice  que  nous 
étudions,  en  est  singulièrement  relevée,  et  il  faut  avouer  qu'elle 
en  avait  besoin,  après  les  exemples  de  mauvais  ménages  que  la 
TOMi'   X.  —  1912.  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chronique  scandaleuse  et  les  archives  judiciaires  nous  avaient 
fournis.  Cette  affection,  cette  confiance,  les  femmes  les  durent 
beaucoup  à  leurs  mérites  de  ménagères,  de  maîtresses  de  mai- 
son, de  gérantes  du  patrimoine  commun,  d'auxiliaires  de  la 
carrière  du  chef  nominal  de  l'association  domestique.  C'est 
sous  cet  aspect  qu'il  nous  reste  à  les  envisager. 

Il  y  a  un  principe  qui  domine  le  partage  des  attributions 
dans  la  vie  des  conjoints.  Il  vient  de  loin,  puisque  Aristote  y  a 
attaché  son  nom  {Pol.  III,  ii,  10)  et  c'est  sous  son  empire  que 
s'est  constituée  pendant  longtemps  leur  collaboration.  C'est 
celui  qui  attribue  à  l'époux  la  mission  d'acquérir,  à  l'épouse 
celle  de  conserver.  C'est  par  suite  de  cette  conception  que  les 
biens  acquis  par  elle  après  son  mariage  étaient  présumés  pro- 
venir de  l'industrie  du  mari  et  qu'il  incombait  à  sa  compagne 
de  faire  la  preuve,  si  cela  était  contesté,  que  l'acquisition  lui  en 
était  due.  Parmi  les  services  qu'elle  rendra  aux  intérêts  com- 
muns, c'est  d'abord  les  plus  humbles,  ceux  de  la  ménagère  qui 
vont  nous  occuper. 

Nous^  avons  établi,  quand  nous  avons  parlé  de  l'éducation  (1), 
qu'après  la  formation  morale  et  chrétienne  qui  en  était  le  pre- 
mier objet  et  dont  ils  ne  séparaient  pas  les  bienséances  en  rap- 
port avec  la  condition  sociale  de  la  jeune  fille,  il  n'y  avait  pas, 
pour  nos  ancêtres  de  la  première  moitié  du  xv!!*"  siècle,  de 
partie  plus  importante  dans  la  pédagogie  féminine  que  les  con- 
naissances ménagères.  C'était  à  quoi  s'appliquait  tout  d'abord 
la  sollicitude  maternelle.  Catherine  de  Meurdrac,  que  nos  lec- 
teurs, nous  l'espérons,  n'ont  pas  oubliée,  était  à  peine  sortie  de 
la  première  enfance  que  sa  mère  lui  donnait  de  petites  tâches 
à  remplir  dans  la  maison  et  lui  faisait  rendre  compte  de  la 
façon  dont  elle  s'en  était  acquittée,  et  la  fillette  ne  semble  pas, 
jusqu'à  l'âge  de  dix  ou  douze  ans,  s'être  occupée  d'autre  chose. 
M'"''  de  Brézal  ne  s'y  prenait  pas  autrement  que  la  mère  de 
Catherine.  vSeulement  ce  n'était  pas  à  des  enfans  qu'elle  avait 
affaire,  c'ébait  à  des  jeunes  filles,  et  ces  jeunes  filles  elle  n'e^i 
était  pas  la  mère.  Restée  veuve  à  vingt-deux  ans  avec  un  seul 
enfant  et  décidée  <à  ne  pas  se  remarier,  elle  avait  vendu  son 
écurie  et   son    équipage  de    chasse  et  employé  le   produit  de  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier  1909. 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  659 

vente  à  assurer  des  moyens  d'existence  à  des  vieillards  des  deux 
sexes.  Elle  vivait  entourée  de  cinq  ou  six  demoiselles  de  qua- 
lité à  qui  elle  enseignait  l'économie  domestique  en  assignant  à 
chacune  une  besogne  hebdomadaire  et  en  l'interrogeant  sur  la 
manière  dont   elle   s'en     était   tirée.    Comme    il    s'agissait   de 
grandes   filles,    ces    exercices   pratiques   étaient   naturellement 
j)lus  difficiles  que  ceux  qui   avaient  appris  à  Catherine  et  a  ses 
contemporaines  le  b  a  ba  du  ménage.  On  ne  s'étonnera  pas  que 
la  petite  école  ménagère  de  M™"  de  Brézal  fut  assiégée  de  postu- 
lantes, surtout  quand  on  saura  qu'on  y  apprenait  aussi  les  arts 
d'agrément  et  que,  tout  en  étant  réglée  comme  un  couvent,  on 
y  recevait  la  bonne  compagnie,   on  y  donnait  des  sauteries  et 
d'autres  distractions.  Elevée  à  la  campagne  par  un  oncle  désireux 
de  faire  éclore  chez  elle  les  heureuses  semences  que  sa  mère  y 
avait  déposées,  Madeleine  de  Scudéry  apprit  toute  seule  la  cui- 
sine, l'économie  rurale  et  horticole,  un  peu  de  médecine,  l'art 
de  composer  des  remèdes,  de  distiller  des  parfums,  des  produits 
utiles  et  agréables.  Vives,  dans  son  De  institutions  feminœ  chris- 
tianx,  recommande  a  la  maîtresse  de  maison  d'avoir  une  petite 
pharmacie   domestique,  et  il  est  probable  que  plusieurs  fabri- 
quaient elles-mêmes  les  drogues  dont  elle  se  composait.  Nous 
n'avons  pas  à  entrer  ici  dans  le  détail  des  habitudes  pratiques 
que  l'on  donnait  à  la  jeune  fille.  Ce  serait  nous  répéter.  Nous 
nous  contenterons  de  rappeler  que  M"*^  Acarie   et  Françoise    de 
Chantai   les   firent  entrer  dans  l'éducation   de  leurs  filles  et  de 
signaler   l'expérience   qui  en  était  souvent  le    résultat  précoce. 
La  sœur  de  Pascal,  Gilberte,  qui  devint  M™®  Périer,  n'avait  pas 
encore  quinze  ans  qu'elle  tenait  la  maison  de  son  père,  qui  était 
veuf.  A  seize,   Claude  du  Chatel,  qui   épousa  plus  tard  Gouyon 
de  la  Moussaye,    était  capable  aussi   d'en  tenir  une.   Dans  les 
établissemens  d'enseignement  public  destinés  au  peuple,   c'était 
moins  l'enseignement  ménager  que  l'enseignement  profession- 
nel qu'on  avait  en  vue.  Chez  les   Ursulines  et  chez  les  Augus- 
tines  qui,  avec  les  Visitandines,  firent  l'éducation  de  presque 
toutes  les  filles  de  la  classe  moyenne  et  de   la  classe  élevée,   le 
travail  ménager  était  un  peu  subordonné  aux  travaux  d'aiguille 
mais,  en   revanche,  on  y  enseignait   les   connaissances   néces- 
saires à  l'administration  d'une  maison  et  d'une  fortune. 

Même  dans  la  bourgeoisie,  la  femme  ne   dédaignait  pas  les 
soins  les  plus  humbles  du  ménage.  Celle  d'André  du  Laurens, 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

afin  d'assurer  à  son  mari,  qui  était  médecin,  la  liberté  d'esprit 
et  le  bien-être  dont  il  avait  besoin  pour  ses  études,  se  faisait  sa 
servante.  C'est  au.v  femmes  qu'il  appartenait  presque  toujours 
de  procéder  aux  recouvremens,  de  délivrer  les  quittances,  d'a- 
purer les  comptes,  de  faire  les  emplettes  ménagères  et  même, 
à  la  campagne,  les  ventes  et  les  achats  qui  se  rapportent  à  l'ex- 
ploitation agricole.  M""^  de  Gliarmoisy,  la  Philothée  de  saint 
François  de  Sales,  occupait  une  partie  de  son  temps,  pendant 
les  absences  fréquentes  de  son  mari,  à  classer,  à  coter  de  sa 
main,  h  étudier  les  papiers  d'affaires.  Quand  Antoine  ArnaubI, 
dans  un  plaidoyer  dont  nous  nous  sommes  déjà  servi,  présente 
l'administration  domestique  comme  l'une  des  attributions  di.s- 
■tinclives  de  l'épouse  légitime  par  op})Osition  à  la  concubine,  le 
clavier  qu'elle  porte  à  la  ceinture  comme  le  symbole  de  son  au- 
torité dans  cette  administration,  il  allègue  Festus  et  Cicéron  cl 
.évoque  la  matrone  romaine,  mais  il  pense  à  ses  contemporaines 
et  c'est  pour  elles  qu'il  parle. 

Cette  vocation  était  si  bien  établie  que  la  maitresse  de  mai- 
son était  de  droit  investie  d'un  mandat  tacite  et  général  du  mari 
pour  gérer  les  affaires  du  ménage,  et  que  de  ce  chef  elle  obligeait 
celui-ci  sans  avoir  besoin  de  procuration  spéciale.  Le  mari  était 
tenu  de  payer  les  dettes  contractées  par  elle  dans  cet  intérêt, 
et  le  premier  président  de  la  Chambre  des  comptes,  Antoine 
Xicolai,  fut  déclaré  redevable  de  toutes  les  fournitures  faites  à 
crédit  à  la  présidente,  Marie  Amelot,  qu'il  laissait  sans  argent. 

Il  y  a  peut-être  lieu  de  distinguer,  au  point  de  vue  de  la  res- 
ponsabilité maritale,  entre  les  dépenses  purement  ménagères  et 
celles  qui  intéressent  le  patrimoine  et,  par  exemple,  le  domaine 
rural.  Le  juriste  Bouvot  décide  que,  pour  celles-ci,  la  femme' 
ne  peut  engager  son  conjoint,  mais  tout  à  l'heure,  quand 
nous  la  présentions  comme  capable  d'agir  au  nom  de  celui-<-i 
pour  les  besoins  d'un  faire  valoir  aussi  bien  que  pour  ceu.x  du 
ménage,  c'était  l'opinion  de  Coquille  que  nous  reproduisions- 
L'étendue  de  ses  pouvoirs,  la  solidarité  du  mari  dans  ses  actes 
4'administration  domestique,  peuvent  être  rangées  parmi  les 
matières  controversées.  Si  le  désaccord  que  nous  venons  d(! 
signaler  à  cet  égard  entre  Coquille  et  Bouvot  ne  nous  incli- 
nait pas  à  le  faire,  nous  y  serions  conduit  par  le  plaidoyer  d'un 
avocat  qui  soutient  que  M""'  de  Chemeraut  avait  qualité,  sans 
.autorisation  maritale,  pour  recevoir  un  dépôt  et  s'obliger  vala- 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIETE    FRANÇAISE.  6(U 

blement  à  le  restituer  parce  qu'elle  était  exceptée,  comme  toutes 
celles  de  son  rang,  de  la  rigueur  de  la  coutume  qui  exige  cette 
autorisation.  De  cette  argumentation,  il  faudrait  conclure,  d'une 
part,  que  ceux  de  ces  actes  qui  ne  se  rapportaient  pas  exclusive- 
ment aux  besoins  domestiques  n'étaient  valables  qu'en  vertu 
d'une  autorisation  particulière,  de  l'autre,  que  les  femmes  de 
qualité  avaient  le  privilège  d'être  affranchies  de  cette  condition. 
En  fait,  le  mari  tirait  rarement  parti  de  ces  distinctions  juri- 
diques. Plus  il  se  sentait  rassuré  dans  sa  dignité  et  ses  intérêts 
par  la  situation  prépondérante  que  lui  faisaient  la  loi  et  l'opi- 
nion, plus  il  abandonnait  complaisammeiit  à  celle  dont  il  avait 
éprouvé  le  savoir  faire  et  le  dévouement,  la  conduite  de  sa 
maison  et  même  la  gestion  de  son  patrimoine.  Plus  d'un,  pour 
se  soustraire  à  la  tentation  de  s'en  mêler,  donnait  à  sa  com- 
pagne une  procuration  générale.  On  ne  compte  pas  les  ménages 
où  l'ordre  a  été  assuré,  défendu  tout  au  moins  par  la  maîtresse 
de  maison.  Que  de  grands  seigneurs  généreux,  prodigues, 
dédaigneux  d'une  comptabilité  sévère  eurent  à  s'applaudir 
d'avoir  fait  de  leur  femme  l'intendante  de  leur  fortune  !  Quand 
Marie-Félice  des  Ursins  épousa,  à  dix-sept  ans,  Henri  II  de 
Montmorency,  ce  n'était  pas  seulement  au  chef  d'une  des  plus 
illustres  maisons  du  royaume  qu'elle  confiait  sa  destinée,  c'était 
à  un  gentilhomme  aussi  imprévoyant  et  aussi  peu  ordonné  que 
brave  et  séduisant.  La  maison  du  duc  ne  pouvait  recevoir  la 
nouvelle  duchesse  sans  que  le  train  s'en  trouvât  augmenté.  Ce 
fut  elle  qui  choisit  le  personnel  nouveau.  Elle  le  voulut  peu 
nombreux  et  se  contenta  pour  elle  de  six  pages.  Elle  voulut 
aussi  réduire  à  douze  les  vingt-quatre  qui  servaient  son  mari, 
mais  celui-ci  se  refusa  à  cette  diminution  en  disant  galamment 
({u'ils  seraient  à  elle  comme  à  lui  et  suppléeraient  au  petit 
nombre  de  ceux  qu'elle  avait  pris  à  son  service,  he  duc  avait 
remis  entre  ses  mains  la  conduite  de  sa  maison.  Elle  se  rendit 
compte  du  revenu  et  des  charges,  et  ayant  établi  pour  l'ensemble 
l'actif  et  le  passif,  elle  entreprit  de  convaincre  son  mari  qu'if 
fallait  faire  des  économies  et  qu'elles  étaient  urgentes.  Ici, 
nous  voyons  une  femme  lutter  contre  les  prodigalités  de  son 
conjoint.  Le  ménage  de  I^hilibert  de  Pompadour  et  de  Marie 
Fabri  nous  fait  assister  au  même  spectacle.  Seulement,  dans  ce 
cas,  c'est  la  femme,  c'est  l'ordre  et  la  préservation  du  patrimoine 
qui  l'emportent.  Ce  résultat  ne  fut  pas  obtenu  sans  peine.  Le 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gentilhomme  dont  Marie  Fabri  va  partager  la  vie  n'a  jamais 
voulu  voir  un  livre  de  recettes  et  de  dépenses  et  ne  veut  pas 
entendre  parler  d'épargne.  La  domesticité,  celle  surtout  qui  est 
afîectée  à  la  chasse,  dépasse  les  besoins  et  est  aussi  mal  payée 
que  surabondante.  Les  intérêts  du  maître  sont  abandonnés  sans 
contrôle  à  un  homme  d'affaires  qui  laisse  tout  aller  au  hasard. 
La  nouvelle  vicomtesse  prend  tout  de  suite  en  mains  l'admi- 
nistration. Le  vicomte  se  rebiiîe  un  peu  contre  certaines  éco- 
nomies, se  plaint  qu'on  veuille  restreindre  les  frais  de  l'hospi- 
talité seigneuriale,  retrancher  sur  ce  qu'il  doit  a  une  clientèle 
qui  n'en  finit  pas,  où,  comme  le  dit  un  intendant  qui,  lui,  n'est 
guère  moins  dévoué  que  bon  administrateur,  u  chaque  saint 
demande  sa  chandelle  et  son  suffrage,  »  c'est-à-dire  chaque 
parasite  sa  sportule.  Philibert  de  Pompadour  n'en  conçoit  pas 
moins,  pour  la  capacité  de  celle  qui  le  remplace  si  bien,  une 
telle  estime  qu'il  lui  laisse  le  soin  de  mettre  ses  châteaux  en 
état  de  défense,  et  de  fait  elle  dirige  avec  une  fiévreuse  ardeur 
les  travaux  de  fortification  de  celui  de  Pompadour.  Elle  est  si 
nécessaire  à  la  bonne  gestion  de  la  fortune,  que  quand,  par  une 
circonstance  quelconque,  sa  surveillance  fait  défaut,  le  gaspil- 
lage recommence.  Il  arrivera  même  que  sa  vigilance  et  sa  fer- 
meté se  trouveront  impuissantes  à  conjurer  le  désordre,  et  que 
le  beau-père,  l'ancien  trésorier  de  l'extraordinaire  des  guerres, 
Fabri,  qui  veillait  de  loin  sur  une  fortune  dont  il  se  considé- 
rait avec  raison  comme  en  grande  partie  l'auteur  et  qui  avait 
subvenu  plus  d'une  fois  aux  embarras  du  ménage,  ne  crut  pou- 
voir la  sauver  qu'en  faisant  rentrer  dans  la  maison  l'intendant 
éprouvé  dont  nous  venons  de  parler.  Marie  Fabri  pourtant 
n'abandonna  pas  à  cet  intendant  l'administration  du  patrimoine. 
Elle  continua  à  s'en  occuper  elle-même  et  procéda  à  la  liqui- 
dation très  épineuse  de  la  succession  de  son  père  avec  une 
intelligence  des  affaires  et  un  succès  remarquables.  Elle  réussit 
à  assurer  au  vicomte  de  Pompadour  la  large  existence  seigneu- 
riale dont  il  avait  besoin  et  à  laquelle  elle  tenait  elle-même. 
Les  absences  de  son  mari,  qui  était  lieutenant  général  du 
Limousin,  l'amenèrent  plus  d'une  fois  à  se  mêler  des  intérêts 
de  la  province.  Restée  veuve  à  trente-cinq  ans  avec  huit  enfans, 
elle  se  montra,  dans  leur  tutelle  et  pour  leur  établissement, 
aussi  avisée  qu'elle  l'avait  été  pour  sauvegarder  le  patri- 
moine commun  de  la   ruine  dont  le   menaçaient  l'incurie  de 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  663 

son  chef  et  les  charges  d'une  situation  aussi  lourde  que  brillante. 

M"*''  de  Cavoie  n'aurait  pas  été  l'épouse  parfaite  que  nous 
connaissons,  si  elle  n'avait  évité  à  son  mari  tout  le  tracas  du 
ménage  et  des  affaires.  Celui-ci  n'entendait  jamais  parler  de 
rien  de  fâcheux,  du  mariage  il  ne  connaissait  que  les  dou- 
ceurs. Enfin,  nous  dit-elle  avec  sa  crudité  ingénue,  «  c'était 
comme  si  le  sacrement  n'y  eût  pas  passé.  »  M"""  de  Vieillevigne 
dispensait  aussi  son  mari,  qui  lui  avait  donné  une  procuration 
générale,  de  s'occuper  de  quoi  que  ce  fût.  Elle  aifectait  de  s'en 
plaindre,  tandis  que  M'"®  de  Cavoie  qui  avait  le  cœur  sur  la  main 
le  disait  naturellement  comme  elle  disait  toute  chose,  pour  le 
plaisir  de  montrera  tout  le  monde  combien  elle  aimait  son  mari. 

L'inventaire  après  décès  d'Anne  Phelypeaux,  comtesse  de 
Palluau,  fait  mention  d'un  livre  en  partie  écrit  de  sa  main  où 
était  enregistré  le  revenu  annuel  de  ses  rentes  constituées  et 
de  ses  terres.  Il  est  vrai  que  le  mari,  Henri  de  Buade  de  Fron- 
tenac, n'était  plus  là  pour  tenir  un  pareil  livre.  Dans  la  compta- 
bilité de  la  maison  ducale  deLaRoche-Guyon,  les  états  de  recette 
et  de  dépense  fournis  par  l'intendant  étaient  vus,  clos  et  arrêtés 
par  la  duchesse,  c'est-à-dire  par  Catherine  de  Matignon,  puis 
par  Jeanne  de  Schomberg. 

Il  y  avait  des  femmes  qui,  en  assumant  l'administration  de 
la  fortune  commune,  semblaient  agir  moins  pour  en  décharger 
leur  mari  que  pour  satisfaire  le  besoin  d'ordre  et  de  contrôle, 
le  génie  des  affaires  qui  distinguent  tant  de  personnes  de  leur 
sexe.  Ces  qualités  pouvaient  dégénérer  en  avarice,  en  fourberie 
et  décrier  celles  qui  en  étaient  douées.  Ce  fut  le  cas  de  Lucrèce 
Desplas,  fille  d'un  opulent  bourgeois  de  Toulouse  et  femme 
du  premier  président  du  Parlement  de  Bordeaux,  Guillaume 
Daphis.  Quand  elle  mourut  en  1605,  elle  laissa  la  réputation 
d'une  personne  non  seulement  «  merveilleuse  en  la  ménagerie 
d'une  grande  maison  »,  comme  dit  Etienne  de  Cruseau  dans  sa 
Chronique  bordelaise,  mais  aussi  tellement  intéressée,  tellement 
appliquée  à  faire  commerce  de  tout,  si  peu  scrupuleuse  que,  si 
elle  eût  vécu  plus  longtemps,  elle  eût  sans  doute  enrichi  beau- 
coup sa  maison,  mais  aussi  perdu  d'honneur  son  mari  et  sa 
famille  et  même,  ne  craint  pas  d'ajouter  le  même  chroniqueur, 
<(  rendu  la  ville  de  Bordeaux  sans  commerce.  »  La  capacité  fémi- 
nine s'élevait,  cela  ne  .surprendra  personne,  jusqu'à  des  opéra- 
tions commerciales  importantes,  et  nous  ne  ferons  que  rappeler 


C64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ici  les  preuves  que  nous  en  avons  (lonn<''es  quand  nous  nous 
sommes  occupe  de  la  vie  professionnelle. 

Après  avoir  établi  que,  dans  l'économie  domestique  y  compris 
l'administration  des  biens,  la  première  place  appartenait  aux 
femmes  et  qu'elles  la  méritaient  par  leurs  qualités,  il  faut  ajou- 
ter qu'il  y  en  avait  un  certain  nombre  qui  faisaient  exception 
à  la  règle,  à  qui  il  aurait  été  imprudent  de  confier  la  gestion 
des  intérêts  communs  et  qui  étaient  même  de  mauvaises  ména- 
gères. On  connaît  tous  les  dons  qui  rendaient  la  marquise  de 
Rambouillet,  Catherine  de  Vivonne,  si  séduisante  et  si  respec- 
table, mais  il  lui  manquait  de  savoir  conduire  les  affaires  de  sa 
maison.  La  marquise  de  Sablé,  Madeleine  de  Souvré,  était  bien 
romanesque  et  bien  chimérique  pour  tenir  la  sienne.  Elle  ne 
laissa  presque  rien  à  ses  enfans.  La  maréchale  de  Châtillon, 
toute  à  la  dévotion,  en  était  aussi  tellement  incapable,  que  son 
mari,  Gaspard  de  Goligny,  fut  obligé  de  lui  en  ôter  la  direc- 
tion. M"'^  Roger  trompa  la  confiance  du  sien,  fils  d'un  riche 
orfèvre  de  Paris  qui  lui  avait  donné  une  procuration  générale 
et  l'endetta  de  50  000  écus.  Marie  de  Montauron,  fille  du 
célèbre  financier,  Puget  de  Montauron  et  femme  de  Gédéon  Tal- 
lemant,  cousin  germain  de  Tallemant  des  Réaux,  ne  faisait 
œuvre  de  ses  dix  doigts,  elle  ne  s'en  servait  que  pour  tenir  des 
cartes.  C'est  ici  le  lieu  de  rappeler  les  intérieurs  dont  parle 
Montaigne  où  Monsieur  rentrant  vers  midi  ((  maussade  et  tout 
marmiteux  du  tracas  des  affaires,  »  trouvait  encore  Madame  à 
sa  toilette.  On  pourrait  multiplier  ces  exemples.  On  pourrait 
même,  pour  prétendre  que  le  commun  des  femmes  ne  remplis- 
sait pas  le  rôle  que  les  idées  du  temps  leur  assignaient  et  à 
laquelle  l'éducation  les  préparait,  invoquer  une  remarque  géné- 
rale de  La  Mothe  Levayer  qui  parle  du  mépris  que  font  celles 
do  son  temps  des  soins  domestiques;  mais  ni  ces  exemples  ni 
l'affirmation  d'un  écrivain,  qui  fut  beaucoup  moins  un  observa- 
teur qu'un  philosophe  livré  à  des  spéculations  abstraites,  ne 
peuvent  prévaloir  sur  les  témoignages  plus  nombreux  et  plus 
autorisés  que  nous  avons  recueillis. 

Dès  qu'on  essaie  de  se  représenter  l'économie  d'un  intérieur 
familial,  on  retrouve  la  domesticité.  On  se  rappelle  peut-être 
qu'elle  nous  a  déjà  occupé  (L),  mais  nous  ne  l'avons  envisagée 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"'  ciclobrc  11111. 


LA    FEMME    ET    LA    SOGIliTÉ    FRANÇAISE.  665 

que  comme  une  carrière  de  nature  à  fournir  aux  femmes  isolées 
des  moyens  d'existence  et  notre  attention  s'est  portée  surtout 
sur  celle  qui  était  au  service  de  la  classe  moyenne  et  urbaine. 
Nous  avions  supposé  que  le  jour  où  nos  investigations  nous 
feraient  pénétrer  dans  un  autre  milieu,  dans  celui  de  la  grande 
propriété  rurale,  nous  avions  chance  de  rencontrer  une  domes- 
ticité assez  différente  par  les  rapports  avec  les  maîtres  et  par 
l'esprit.  Nous  n'affirmerons  pas  qu'elle  n'existait  pas.  Tout  ce 
que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  les  sujets  qui  auraient  pu  la 
représenter  ne  se  sont  pas  offerts  à  nous  avec  un  caractère  assez 
spécifique,  assez  tranché  pour  constituer  une  classe  à  part.  Et, 
par  exemple,  pas  plus  dans  les  domaines,  les  châteaux  et  les 
hôtels  de  la  noblesse  que  dans  les  intérieurs  de  la  bourgeoisie, 
nous  n'avons  trouvé,  à  quelques  exceptions  près,  ces  vieux  ser- 
viteurs, ces  serviteurs  héréditaires  que,  sur  la  foi  d'une  tradition 
fort  accréditée,  nous  nous  attendions  à  voir  venir  à  nous.  Dès 
à  présent  pourtant  nous  connaissons  de  grandes  maisons  où  l'on 
savait  apprécier  le  prix  des  longs  services.  Celle  du  comte 
d'Avaux,  celle  de  Richelieu  étaient  du  nombre.  Dans  celle  des 
Sourdis,  les  domestiques  se  succédaient  de  père  en  fils.  Le  texte 
qui  mentionne  le  fait,  le  présente,  il  est  vrai,  comme  une  sin- 
gularité. Une  tradition  d'ailleurs  ne  saurait  avoir  tort,  il  ne  lui 
manque  jamais,  pour  avoir  raison,  que  d'être  bien  comprise  et 
pour  cela  soigneusement^  circonstanciée.  Nous  ne  désespérons 
donc  pas  de  pouvoir  un  jour  confirmer  la  portée  générale  dont 
celle-là  se  prévaut.  En  attendant,  nous  donnerons  sur  l'économie 
des  grandes  maisons  certaines  particularités  qui  ne  paraîtront 
peut-être  pas  dépourvues  d'intérêt. 

C'était,  nul  ne  s'en  étonnera,  un  intendant  qui  présidait  au 
mouvement  des  fonds  auquels  donnait  lieu  le  train  de  vie  des 
grandes  familles.  La  comptabilité  de  la  maison  de  La  Roche- 
Guyon  peut,  à  cause  de  l'uniformité  qu'elle  présente,  être  prise 
pour  modèle.  La  dépense  de  bouche  et  d'entretien  des  maitres 
et  du  personnel  à  Paris,  àLiancourt  et  dans  les  autres  résidences 
du  duc  et  de  la  duchesse,  sur  le  pied  de  92  personnes  et  de 
45  chevaux,  s'éleva  annuellement,  dans  les  années  1629,  1630, 
1631,  1633,  1635,  1636,  à  une  moyenne  de  58  848  livres.  Les 
sommes  dont  nous  donnons  la  moyenne  étaient  versées,  mois 
par  mois,  par  l'intendant  aux  sous-comptables,  maître  d'hôtel, 
argentier  et  à  leurs  commis,  qui  répartissaient,  conformément  à 


()(;(i 


uriviir:   dios   dimix    M(»M)I';s. 


IT'Ial  ^('mh't.iI  (Irnssi'  |>;ii'  lui,  Iciii's  iillocil  ions  r(!S|»('(|  iv(\s  «iiilrc 
\^',H  (lillViiniis  s(',rvi('(!S.  Par  (!X(!m|»l<î  «es  sons  <(»ni|>lal)l(!,s  viii'- 
sai<!nl,  dans  his  iiiains  du  dii<',  |Minr  ses  iiMMiiKis  d('!|)(!iiH(iH 
(d  plaisirs,  :i  raison  d(;  .'!(ll)  livrt^s  |)ar  mois,  nn  (-oiiipl.-utt  do 
IM)()0  livres,  dans  ('(dliis  dr  la  diicli(!SS(!,  |t(tnr  sa  loiioUo  «d,  los 
}^a,f^(îs  <l(!  SCS  d(unois(dl(!S  id  ItMnnics  de  (  liainhr*;,  h  l'aison  do 
400  livres  |>ar  mois,  i  HOO  livres.  La  dinlicss*;  r(M'(!vail  pour 
ses  aMiM(">ni's  nne  anniiih'  don!  le  cliillVc  s'(d(îva  en  1().'{!)  à 
(i!l24  livriis  10  sols.  Liîs  ^a^(!S  d<!  rinicndani  l{(d)in(;aii  olaifini 
d(î  400  livnis  par  mois,  ceux  du  maiire  d'InMcd  Qikm-cI  do  IJOO, 
ceux  d<î  rar{j;(!nli<M- Malorlic  de  IHO.  L'adininislnilioii  (d  la.  coin p- 
ialtilihi  des  glandes  maisons  pnisonlaicn!  iiahircdluiiKinl,,  on 
mcm»^  l(Mnps  «pie  de  grandes  analogies,  c(M-|aines  «liilVM'oncos. 
Dans  c(dl(!  du  marquis  cl  de  la  marcpiisc;  de  Monlaiisi('r,  njîo 
Lucie  d'An}.;ennes,  les  cliai-;.;es,  «pii  s'(de\aienl  annindhiinenl  h 
48 000  livi'os,  ne  c(»mpr(M»aienl  pas  lesf^a^es,  maissenleme.nl.  hss 
d('!p(Mis(^s  d«!  Ixmcdie  cl  sans  doute  aussi  d'(înlnilien.  Li;  mon- 
lanl  en  elail  remis  mensuell(Mnonl  par  l'inUindanl  non,  conim(; 
elle/,  les  La  |{o(  lie  (  luyon  (d  dans  la  pliiparl  des  ^randoH  niai- 
sons,  an  maiire  d'iiolel  el  à  l'ar^eiilier,  mais  an  secn'dairo  du 
mai-(piis,  IV1.  de  La  (  lliàJrif^iKM-aie.  L<is  f^af^cs  lixes  de  rinlendaril 
ne  d(''passaienl  pas  2  :>00  liviMis  par  an.  Dans  la  maison  de 
Ilichelieu,  (pii  <dail  adminisiree  avec  aulanl  d'ordnî  (|ue  de 
rasl(!  <d.  doni  les  d('penses  aiinu(dl(vs  sTdovaienl ,  sans  <-ompler 
les  charges  des  deux  c(impa|;rnes  des  gardes  (d  des  m()US(jU(!- 
laires  (d  l(!  personnel  des  «'cnries,  pour  ISO  personnes  (d 
140  chevaux  on  miilols,  à  ){l(»  002  livres  \l\  s<ds  (>  deniers,  il  n'y 
avail  |)as  d'inleiidanl.  (l'est  le  maiire  de  (diamhre  (|ui  en  r(Mn- 
plissail  les  fonclions.  On  y  IrouN'ail  en  icNam  lie,  comme  dans 
les  aulres.  un  mailn^  d'Iiôlcd  (d  un  arf;cnliei'  el  en  plus  un 
conlrôl<Mir.  (l'es!  sous  leiii'  siii'veillance  el  leur  dircilion  (|ue 
ronclionnaieni  les  dilVerens  ser\  ices  :  cahinei,  aiiiiK'merie, 
«duimbnî,  bouche,  grande  ol  p(dil(!  <'cniie.  Les  inv(Mdaires  après 
d(M'ès,  en  indi(pianl  la  deslinalion  Acs  pièces  des  h<M(ds  el. 
d(^s  (duVI(!aux  seigneuriaux.  indi(|ne  en  même  lemps  les  dif- 
l'erenles  (dasses  de  s(M'N  ileiirs.  Dans  un  invenlaire  de  l'hôhd  de 
Soissons,  rue  des  Denx-hVus,  à  Paris,  dresse''  en  lli'i  'i ,  nous  l'cmar- 
(|uons  la  l'ourrière,  c'est  adiré  le  magasin  au  l'ourra^'o  (d  au 
comhnst  ihie  (d  aussi  les  i;(mis  de  S(U'\ice  commis  à  sa  mannt(Mi- 
lion;   la  salle  du  commun,  c'est  ;i-dire  des  lias  ofliciiM-s,   la  soni' 


LA    FEMME    ET    LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.  ()(i7 

mellerie,  la  chambre  des  officiers,  la  chambre  de  l'écuyer  de 
cuisine,  celle  de  l'aumônier,  celle  de  l'apothicaire,  celle  des 
filles  d'honneur,  celle  de  «  l'homme  des  filles,  »  c'est-à-dire  de 
l'homme  attaché  à  leur  service,  celle  des  valets  de  chambre, 
celle  du  brodeur. 

L'idée  que  nous  avons  donnée  de  la  femme  mariée,  dans 
son  triple  rôle  d'épouse,  de  mère  et  de  maîtresse  de  maison, 
préjuge  celle  qu'il  faut  se  faire  de  la  famille  où  c'est  elle  .seule 
que  nous  avons  cherchée.  La  place  qu'y  tient  le  mari  nous  aide 
encore  à  comprendre  celle  quelle  y  tient  elle-même.  L'établisse- 
ment de  la  famille,  son  ascension  à  un  rang  aussi  élevé  que  pos- 
sible dans  la  société,  voilà  la  principale  affaire  du  mari,  et  elle 
ne  lui  laisse  guère  le  loisir  de  s'occuper  d'autre  chose.  Il  est  à 
l'armée,  il  est  au  palais,  il  est  déjà  à  la  Cour.  Il  ne  peut  faire 
autrement  que  de  laisser  à  sa  compagne  le  gouvernement 
domestique.  De  l'éducation  il  ne  se  mêle  le  plus  souvent  que 
quand  il  s'agit  de  garçons,  et  encore  au  moment  où  ceux-ci 
font  leur  apprentissage  et  leur  début  dans  la  vie  pratique  et  pro- 
fessionnelle, qui  commence,  il  est  vrai,  de  bonne  heure.  La  pre- 
mière éducation  virile,  sans  parler  de  celle  des  filles,  incombe 
donc  à  la  mère.  L'administration  des  intérêts  domestiques  lui 
appartient  aussi,  depuis  les  soins  les  plus  humbles  du  ménage 
jusqu'à  la  gestion  du  patrimoine.  C'est  donc  à  elle  qu'il  faudrait 
savoir  gré  ou  demander  compte  de  la  prospérité  de  la  famille 
comme  de  sa  déchéance,  si  les  vicissitudes  qui  font  monter  ou 
descendre  celle-ci  dans  l'échelle  sociale  n'étaient  encore  plus, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  l'œuvre  du  mari  qui  la  repré- 
sente au  dehors,  qui  la  fait  profiter  ou  souffrir  de  ses  mérites 
ou  de  ses  défaillances.  Telle  est  la  conception  d'après  laquelle 
s'opère  le  partage  des  attributions.  Mais  il  y  a  autre  chose  qu'une 
division  du  travail  dans  l'organisation  de  la  famille.  Elle  a 
besoin,  malgré  son  dualisme,  d'un  gouvernement  unitaire.  Il  sera 
exercé  par  le  mari,  à  moins  que  ce  ne  soit  par  le  père  du  mari 
encore  soumis  à  la  puissance  paternelle.  Mais  la  nécessité  d'un 
chef  ne  s'impose  jamais  sans  faire  songer  tout  de  suite  aux  abus 
auxquels  peut  donner  lieu  son  autorité.  Scrupule  d'autant  plus 
fort  ici  que  la  personne  qui  l'éveille  est  considérée  comme  plus 
faible,  plus  exposée  à  être  la  dupe  de  son  cœur,  qu'elle  a  droit 
à  une  protection  proportionnée  à  l'incapacité  qu'une  tradition, 


(368  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  pourra  s'aiïaiblir  mais  qui  ne  disparaîtra  jamais,  lui  attribue 
trop  libéralement.  Aussi  la  loi  l'arme-t-elle  contre  son  seigneur 
et  maître,  et  en  même  temps  contre  elle-même.  D'autre  part, 
la  situation  que  lui  fait  son  mari,  pour  le  cas  où  elle  lui  survivra, 
prouve  qu'elle  avait  dans  le  cœur  de  celui-ci,  dans  l'estime  et 
l'afTection  qu'elle  a  su  lui  inspirer,  de  quoi  se  rassurer  contre 
les  dangers  qui  ont  provoqué  la  sollicitude  du  législateur.  Héri- 
tière universelle  en  pleine  propriété  ou  en  usufruit  du  patri- 
moine laissé  par  l'époux  prédécédé,  héritière  de  l'autorité  pater- 
nelle, elle  devient  l'âme  et  le  chef  de  ces  co-propriétés,  de  ces 
indivisions  familiales  qui  sont  plus  communes  qu'on  ne  croit. 
C'est  d'après  cette  situation  de  beaucoup  de  veuves  qu'il  faut 
juger  celle  de  la  femme  mariée  durant  l'union  conjugale.  La 
façon  dont  elle  en  a  rempli  les  devoirs  se  trouve  attestée  ainsi 
dans  un  acte  suprême  et  solennel  par  le  témoin  le  plus  autorisé 
en  même  temps  que  le  plus  cher. 

En  la  mettant  à  la  tête  du  gouvernement  intérieur  de  la 
famille,  en  montrant  dans  cette  demi-incapable  de  la  loi  la 
collaboratrice  et  l'héritière  du  mari,  nous  n'oublions  pas  les 
objections  que  l'enquête  même  qu'on  vient  de  lire  peut  fournir 
contre  l'image  que  nous  voudrions  faire  prévaloir.  Par  le  soin 
avec  lequel  nous  avons  relevé  les  cas  particuliers  qui  prouve- 
♦  raient,  s'il  en  était  besoin,  que  la  destinée  des  époux  ne  se  con- 
formait pas  toujours  à  ce  plan  normal  de  la  vie  conjugale, 
nous  avons  suffisamment  indiqué  ce  qu'il  y  a  de  relatif  dans  la 
conclusion  ta  laquelle  nous  voulons  amener  le  lecteur.  Pourquoi 
celui-ci  refuserait-il  à  l'histoire  des  idées,  des  sentimens  et  des 
mœurs  le  droit  qu'il  accorde  à  celle  de  la  politique,  des  institu- 
tions et  à  toutes  les  autres,  d'établir  des  vérités  générales  qui  ne 
peuvent  être  ébranlées  par  des  anomalies  particulières,  ces 
anomalies  eussent-elles  même  une  portée  assez  étendue.^  C'est 
toujours  sous  la  réserve  de  certaines  dérogations,  de  certains 
tempéramens  que  prennent  légitimement  place  dans  l'histoire 
les  vérités  où  se  résume  le  passé  et  qui  pourraient  faire,  si  on 
savait  mieu.v  la  lire,  le  profit  de  l'avenir. 

G.  Fagimez. 


UN  DRAME  D^AMOUR 

A  LA  COUR  DE  SUÈDE 

1784-1795 


11(2) 

A  TRAVERS  UNE  CORRESPONDANCE 


I 

Quoique,  au  moment  où  le  baron  d'Armfeldt  quittait  Stock- 
holm pour  se  rendre  à  Aix-la-Chapelle,  Madeleine  de  Rudens- 
chold  fût  en  proie  à  de  sombres  pressentimens,  elle  ne  désespé- 
rait pas  cependant  de  le  voir  revenir  dans  un  délai  de  trois  mois, 
ainsi  qu'il  l'avait  promis  au  Régent  et  à  elle-même.  Pendant  les 
quelques  jours  qu'ils  avaient  passés  ensemble  àDrottningholm, 
avant  de  se  dire  adieu,  il  opposait  cette  promesse  à  ses  plaintes 
et  à  ses  larmes.  Lorsque,  inquiète  et  tourmentée,  elle  lui  objec- 
tait que  les  inimitiés  liguées  contre  lui  entraveraient  son 
retour,  il  relevait  son  courage  en  lui  disant  qu'en  ce  cas,  c'est 
elle  qui  le  rejoindrait. 

Peu  de  temps  après  qu'il  fut  parti,  la  princesse  Sophie- 
Albertine  se  prépara  à  entreprendre  un  long  voyage.  Comme 
tous  les  ans,  elle  passerait  l'automne  à  son  abbaye  de  Quilden- 
bourg  ;  puis  elle  irait  à  Berlin,  de  là  à  Rome  et  à  Naples  ;  son 
absence  devait  durer  plusieurs  mois.  Il  n'eût  tenu  qu'à  Made- 
leine de  se  faire  désigner  pour  être  du  voyage.  Mais  c'était  le 
moment  où,  confiante  dans  la  parole  du  Régent,  elle  croyait 
qu'Armfeldt  allait  être  nommé  gouverneur  général  de  la  Pomé- 

(1)  Copyright  by  Eriicsl  Daudet. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet  l'J12. 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ranie.  Convaincue  qu'il  lui  serait  alors  facile  de  se  réunir  fré- 
quemment à  lui,  elle  ne  voulait  pas  en  être  empêchée.  Elle 
déploya  donc  toute  son  habileté  pour  être  dispensée  d'accom- 
pagner la  princesse  et  manœuvra  si  bien  qu'elle  atteignit  son 
but.  La  princesse  s'éloigna  en  la  laissant  à  Stockholm. 

Quand  elle  n'était  pas  de  service  à  la  Cour,  elle  vivait  auprès 
de  sa  mère  déjà  très  âgée.  Sa  sœur  était  mariée;  ses  deux  frères, 
officiers  l'un  et  l'autre,  étant  souvent  absens,  l'existence  de 
Madeleine  eût  été  monotone  autant  que  reposante  si,  d'une  part» 
elle  n'eut  continué  à  fréquenter  la  Cour,  à  subir  l'empire  des 
devoirs  mondains  que  lui  créaient  ses  nombreuses  relations  et 
si,  d'autre  part,réloignement  d'Armfeldt  n'eût  entretenu  en  elle 
une  mélancolie  douloureuse.  iMais  c'était  une  âme  agitée  en 
qui  les  espoirs  et  les  craintes  prenaient  une  forme  exaltée.  Tel 
est,  comme  on  va  le  voir,  le  caractère  de  sa  correspondance 
avec  son  amant.  Cette  exaltation  naturelle  s'accrut  encore  lors- 
qu'elle apprit  que  le  Régent,  au  mépris  de  ses  promesses,  avait 
nommé  Armfeldt  ministre  de  Suède  auprès  des  cours  italiennes. 

Nous  ne  possédons  pas  les  lettres  qu'échangèrent  les  amans 
aussitôt  après  leur  séparation.  Celles  d'Armfeldt,  nous  l'avons 
dit,  ont  été  détruites;  il  n'en  reste  que  de  rares  fragmens,  sou- 
vent peu  compréhensibles.  Quant  aux  lettres  de  Madeleine,  c'est 
seulement  à  partir  du  mois  de  janvier  1793,  que  s'ouvre  la  série 
de  celles  qui  sont  sous  nos  yeux.  Elles  suffisent  cependant  pour 
nous  laisser  deviner  ce  qu'étaient  les  autres.  Dans  les  réponses 
de  la  maîtresse,  dans  les  nouvelles  qu'elles  contiennent,  dan§ 
l'ardeur  qu'elles  révèlent,  dans  les  cris  d'amour  qui  les  rem- 
plissent, dans  les  lamentations  et  les  reproches  qui  trop  souvent 
viennent  les  assombrir,  on  voit,  comme  dans  un  miroir,  la  mobi- 
lité de  l'amant,  la  multiplicité  de  ses  projets  souvent  contradic- 
toires, ses  jalousies,  ses  tromperies,  son  amour  et  l'éloquence 
persuasive  avec  laquelle  il  l'exprime,  même  quand  il  est  infi- 
dèle. Les  lettres  de  M"*^  de  Rudenschold  constituent  donc  à  la 
fois  un  document  historique,  un  tableau  de  la  Cour  de  Suède  à 
cette  époque  et  celui  des  égaremens  d'une  passion  qui  brûlait 
deux  cœurs  et  ne  s'éteignit  que  lorsque  des  événemens  tra- 
giques vinrent  la  foudroyer. 

Dans  les  dernières  semaines  de  l'année  1792,  Madeleine  rece- 
vait de  son  amant  le  fameux  plan  de  révolution  qu'on  a  lu  dans 
la  première  partie  de  ce  récit.  II  s'agissait,  on  s'en  souvient,  de 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        671 

contraindre  le  Régent  à  revenir  à  la  politique  de  Gustave  III,  à 
chasser  Rcuterholm,  h  rappeler  les  Gustaviens  aux  affaires  et  à 
rompre  les  négociations  engagées  avec  la  République  française 
par  le  baron  de  Staël,  à  l'effet  de  nouer  une  alliance  entre  elle 
et  la  Suède.  Pour  que  ce  plan  pût  réussir,  il  fallait  l'appui  de 
la  Russie.  x\rmfeldt  était  disposé  à  le  solliciter.  Mais,  afin  de 
rendre  efficace  sa  démarche,  il  voulait  être  muni  d'une  lettre  de 
Gustave  IV,  le  présentant  à  Catherine  comme  un  homme  en  qui 
elle  pouvait  avoir  confiance.  Il  avait  rédigé  lui-même  cette 
lettre.  En  la  communiquant  à  sa  maîtresse,  il  la  chargeait  de  la 
faire  signer  au  jeune  Roi.  Quand  cette  lettre  serait  revêtue  de 
la  signature  royale,  elle  devait  être  envoyée  à  l'Impératrice  avec 
le  plan  de  révolution  et  un  écrit  d'Armfeldt  qui  le  compléterait. 
Pour  accomplir  cette  mission,  il  avait  jeté  les  yeux  sur  un  jeune 
et  brillant  officier  de  l'armée  suédoise,  le  colonel  Aminoff,  dont 
il  connaissait  les  opinions  et  le  dévouement. 

Dans  ces  projets,  tout  n'était  pas  pour  plaire  à  Madeleine. 
Ardemment  patriote,  elle  redoutait  pour  son  pays  les  suites  de 
l'intervention  moscovite.  Mais,  son  amant  ayant  parlé,  elle  ne 
s'attarda  pas  à  discuter  ses  dires  et  s'empressa  de  suivre  ses 
instructions.  Dès  le  23  janvier  1793,  elle  lui  mandait  (1)  : 

((  J'ai  fait  la  proposition  à  AminofT;  voici  sa  réponse  :  Il  em- 
brasse avec  avidité  ton  plan  ;  mais  il  ne  voit  pas  la  possibilité 
de  partir  avant  le  commencement  du  mois  d'août  parce  qu'il  ne 
veut  pas  mettre  sa  femme  entièrement  dans  sa  confidence  ;  elle 
pourrait  commettre  une  indiscrétion  vis-à-vis  de  sa  sœur  qui  est 
bavarde.  Partir,  sans  prétexter  une  maladie,  l'obligerait  à  une 
confidence  vis-à-vis  de  son  beau-père  qui,  surpris  d'un  départ 
aussi  subit,  voudrait  en  savoir  l'objet,  comme  la  source  de  l'ar- 
gent. Au  lieu  qu'en  allant  d'abord  aux  manœuvres  de  son  régi- 
ment, au  mois  de  juin,  fort  tranquillement,  il  pourrait,  au  mois 
de  juillet,  demander  au  duc  un  congé  d'une  année  pour  aller  en 
Poméranie  chez  son  beau-père  avec  sa  femme.  Une  fois-là,  il  en 
partirait  bien  vite  pour  Pyrmont  dans  le  mois  de  décembre  pour 
suivre  après  cela  ponctuellement  le  plan  que  tu  lui  as  tracé. 
Mais  il  dit  que  ses  moyens  le  mettent  dans  l'impossibilité  de 
faire  les  dépenses  de  ce  voyage,  à  moins  qu'il  ne  les  prenne  dans 

(1)  Les  lettres  de  M""  de  Rudeaschold  sont  écrites  en  français,  comme  d'ailleurs 
celles  d'Armfeldt.  On  peut  s'en  expliquer  ainsi  les  incorrections,  puisqu'elle  était 
Suédoise.  Elle  dit  cependant  quelque  part  qu'elle  parle  et  écrit  fort  mal  le  suédois. 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ta  bourse.  Il  accepte  donc  tes  offres,  que  je  ne  lui  fis  cependant 
qu'après  qu'il  m'eut  présenté  cet  obstacle.  Je  désire  donc,  pour 
persuader  au  Roi  de  lui  donner  un  billet  de  sa  main  pour  l'Im- 
pératrice, que  tu  lui  écrives  pour  l'en  prier...  » 

Lorsque  M"®  de  Rudenschold  expédiait  cette  lettre,  Aminofl 
venait  de  quitter  Stockholm  pour  rejoindre  son  régiment.  Mais, 
pendant  le  séjour  qu'il  y  avait  fait,  ils  s'étaient  trouvés  souvent 
ensemble  et  les  échos  de  la  Cour  commençaient  à  laisser  en- 
tendre que  la  demoiselle  d'honneur,  pour  se  consoler  de  l'ab- 
sence d'Armfeldt,  avait  écouté  avec  complaisance  les  tendres 
aveux,  que,  séduit  par  sa  beauté,  le  brillant  colonel  s'était  per- 
mis de  lui  faire,  bien  qu'il  fût  marié.  Tout  était  calomnie  dans 
cette  histoire  ;  jamais  iMadeleine  n'avait  été  moins  disposée  à 
ouvrir  l'oreille  à  des  déclarations  amoureuses.  Les  mauvais  pro- 
pos n'en  circulaient  pas  moins,  sans  que  les  deux  personnages 
qui  en  étaient  l'objet  pussent  les  soupçonner.  Madeleine,  pour 
sa  part,  les  soupçonnait  si  peu  qu'au  moment  du  départ  d'Ami- 
noff,  elle  écrivait  à  Armfeldt  : 

((...  Aminoff  est  parti  hier,  la  rage  dans  le  cœur.  Pour  un 
homme  jaloux  de  son  naturel,  il  doit  être  affreux  de  quitter  sa 
femme  au  moment  qu'un  jeune  fat  lui  fait  la  cour;  car  il  faut  sa- 
voir que  le  baron  Bunge  lui  en  conte  très  assidûment  et  le  cas 
est  d'autant  plus  épineux  qu'elle  est  au  moment  d'une  grossesse. 

((  Mais,  puisque  mie  voilà  sur  le  chapitre  de  la  galanterie, 
Malla  doit  faire  à  Pojke  (l'aimé)  une  confession,  qu'elle  vient  de 
faire  une  conquête  d'un  jeune  et  joli  garçon,  sans  être  un  Adonis 
dangereux  pour  ton  amante,  qu'il  faut  amuser  pour  lui  plaire, 
et  celui-ci  n'a  aucun  talent  pour  cela.  C'est  Axel  de  La  Gardie. 
Comme  les  novices  ne  se  cachent  pas  quand  ils  sont  amoureux, 
celui-ci  a  mis  toute  la  société  au  fait  de  son  inclination,  qui 
cependant  n'est  vieille  que  de  huit  jours...  Au  moins,  si  on  te  dit 
que  La  Gardie  me  fait  la  cour,  j'espère  i[ue  Pojke  ne  s'abandon- 
nera pas  derechef  à  des  soupçons  injurieux  pour  le  sentiment 
sacré  que  je  porte  pour  toi  au  fond  du  cœur.  » 

Ce  n'est  point  là,  on  le  reconnaîtra,  le  langage  d'une  femme 
qui  a  trahi  la  foi  jurée  ou  qui  est  disposée  à  la  trahir.  Mais, 
déjà,  Armfeldt  avait  été  averti  des  propos  qui  se  tenaient  à 
Stockholm.  La  lettre  qui  précède  était  à  peine  partie  que  Made- 
leine en  recevait  deux,  datées  du  10  janvier,  qui  lui  repro- 
chaient avec  véhémence  son  inconstance  et  sa  légèreté. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         673 

((  Plus  je  les  relis,  mon  ange,  écrivait-elle  le  29,  et  plus  je 
sens  l'étendue  de  mon  malheur  de  n'avoir  pas  inspiré  plus  de 
confiance  en  mon  amour,  en  ma  constance,  comme  au  caractère 
décidé  que  j'ai  mis  dans  ma  conduite  et  que  je  ne  voudrais  pas, 
sans  même  la  passion  qui  m'unit  à  toi,  démentir  pour  aucune 
considération  du  monde  !  Supposé  même  que  j'eusse  eu  la  fai- 
blesse de  prendre  du  goût  pour  ce  jeune  homme,  me  crois-tu 
assez  folle  pour  ne  pas  voir  que  cette  inconséquence  me  rendrait 
le  rire  de  tout  l'univers,  après  avoir  manifesté  aussi  hautement 
mes  sentimens  pour  toi?  Et  cette  tête  que  tu  accuses  de  tant  de 
légèreté  n'a  connu  qu'un  seul  entraînement  dans  l'espace  de 
sept  ans  que  nous  avons  été  unis.  J'aurais  pu  bien  souvent,  ne 
fût-ce  que  pour  me  venger,  me  permettre  quelque  étourderie. 
L'ai-je  fait.»^...  J'ai  senti  toute  l'horreur  de  devoir  t'abandonner 
quand  tu  étais  malade.  Que  serait-ce  donc  quand  tu  es  malheu- 
reux et  que  tes  chagrins  te  rendent  mille  fois  plus  cher  à  mon 
cœur  !  Mettons  à  part  mon  amour  et  le  chagrin  que  je  te  cause- 
rais par  une  inconstance,  que  serais-je  aux  yeux  du  public,  dont 
je  suis  méprisée  à  cause  du  préjugé  que  j'ai  bravé .*>  Il  ne  me 
reste  qu'une  seule  vertu,  celle  de  ne  pas  changer  avec  la  fortune 
et  de  rester  ta  fidèle  amante  jusqu'au  dernier  souffle  de  ma  vie. 

«  Quelle  gloire  aurais-je  tirée  de  mon  refus  au  Duc  si  je 
pouvais  aimer  un  autre  que  toi.^  Ce  refus  ne  serait  plus  de  la 
constance  chez  moi,  mais  seulement  que  mon  goût  ne  m'y  por- 
tait pas. 

(<  Ah  !  tu  n'as  pas  envisagé  toutes  ces  circonstances  avant  de 
me  déclarer  coupable.  Ah!  pojke,  quel  injuste  et  affreux  soup- 
çon tu  t'es  permis!  Pourras-tu  jamais  effacer  les  larmes  amères 
qu'il  m'a  coûtées.  Moi  t'oublier  ;  moi  m'avilir  ainsi  à  mes  propres 
yeux!  Comment  as-tu  pu  t'imaginer.»*  Non,  ta  Malla  te  jure  en 
face  du  ciel  que,  depuis  ton  départ,  tu  as  toujours  été  l'objet  de 
toutes  ses  pensées,  de  son  amour  le  plus  illimité...  » 

Trois  jours  plus  tard,  faisant  part  au  voyageur»  d'une  histoire 
ridicule  »  qui  courait  sur  son  compte  et  qui  la  présentait  comme 
prête  à  partir  pour  la  Russie,  en  qualité  de  «  dame  d'atours  » 
de  l'impératrice  Catherine,  elle  en  profitait  pour  affirmer  de 
nouveau  son  entière  innocence  et  pour  protester  de  son  amour  : 

«  Je  reprends  la  plume  pour  te  remercier,  cœur  de  ma  vie, 
de  ta  charmante  lettre  du  18,  de  Prague.  Dieu  !  comme   il  me 
tarde  que  tu  reçoives  la  mienne  à  Vienne.  Ah!  pojke,  tu  ne  peux 
TOME  X.  —  1912.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  plus  impatient  d'être  rassuré  sur  mon  amour  que  je  ne  le 
suis  de  me  savoir  disculpée  à  tes  yeux,  que  tu  reconnaisses  mon 
innocence.  Il  est  afTreux  pour  un  cœur  sensible  de  se  savoir 
injustement  soupçonné  par  celui  qu'on  idolâtre.  Mon  ami,  au 
nom  de  Dieu,  rassure-toi  sur  l'inviolabilité  d'une  passion  qui  a 
été  à  l'épreuve  du  temps  et  du  malheur...  » 

L'incident  que  nous  venons  de  raconter  n'avait  pas  fait 
perdre  de  vue  à  M"®  de  Rudenschold  la  mission  qu'elle  était 
chargée  de  remplir  auprès  du  Roi.  A  cette  époque,  il  n'avait 
pas  été  mis  en  garde  contre  elle,  du  moins  elle  le. croyait;  elle 
l'approchait  assez  fréquemment;  elle  vivait  familièrement  avec 
son  gouverneur  et  son  précepteur  et  toujours  bien  reçue,  sur- 
tout lorsqu'elle  lui  parlait  d'Armfeldt,  elle  se  flattait  d'être  en 
possession  de  sa  confiance.  Toutefois,  avant  de  lui  présenter  la 
lettre  qu'elle  devait  lui  faire  signer,  elle  voulut  le  préparer  à 
la  recevoir.  Le  10  février,  se  trouvant  seule  avec  lui,  elle  lui  dit 
qu'elle  avait  un  papier  à  lui  remettre.  Mais  elle  se  heurta  à 
une  attitude  glaciale  et  au  refus  le  plus  inattendu.  Le  surlen- 
demain, elle  faisait  connaître  à  Armfeldt  le  triste  résultat  de 
sa  démarche  : 

((  La  réponse  du  Roi  m'a  terrifiée  :  il  m'a  demandé  s'il  lui 
serait  permis  de  la  montrer  à  Gyldenstolpe,  son  gouverneur. 

((  —  Non,  dis-je,  je  désire  que  vous  ne  la  montriez  à  personne. 

((  —  En  ce  cas,  me  dit-il  en  secouant  la  tête,  je  ne  dois  sans 
doute  pas  la  recevoir. 

«  —  Votre  Majesté  me  fait  de  la  peine,  ajoutai-je.  Cette 
réponse,  qu'elle  me  donne,  marque  une  grande  méfiance  pour 
moi,  ce  qui  m'afflige. 

((  Ceci  prouve  clairement,  mon  ange,  qu'on  a  monté  son 
esprit  contre  nous...  Je  désire  donc  avoir  tes  ordres  et  connaî- 
tre tes  idées  à  cet  égard.  Un  coup  de  foudre  m'aurait  moins 
surprise  et  moins  découragée.  » 

Il  sera  souvent  question,  dans  la  suite  de  cette  correspon- 
dance, de  cette  lettre  destinée  à  l'impératrice  Catherine.  Mais 
on  verra  que  l'occasion  ne  se  présenta  plus  de  la  communiquer 
au  Roi,  bien  que  la  mandataire  n'eût  pas  cessé  de  déployer  toute 
son  habileté  afin  d'obtenir  sa  signature.  Elle  s'agitait  encore 
pour  essayer  de  l'obtenir  que,  déjà.  Armfeldt  avait  changé  d'avis, 
ainsi  que  le  prouve  ce  billet  :  «  La  bonne  manière  de  soutenir 
le  jeune  Roi  est  de  ne  fomenter  aucun  trouble  pendant  la  durée 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         675 

(lu  gouvernement  actuel,  car  l'issue  de  tels  troubles  est  incal- 
culable. Re'signons-nous  et  supportons  ce  gouvernement  comme 
on  supporte  une  année  de  mauvaise  récolte.  »  Il  est  donc  cer- 
tain que  le  «  plan  »  n'eut  pas  même  un  commencement  d'exé- 
cution, ce  qui  n'empêcha  pas  le  Régent  et  Reuterholm,  quand 
ils  eurent  connaissance  de  ces  vagues  pourparlers,  de  les  uti- 
liser et  d'y  puiser  les  élémens  d'une  accusation  de  complot 
contre  la  sûreté  de  l'Etat. 

Avant  d'en  arriver  a  ces  tragiques  incidens,  il  convient  de 
parcourir  les  lettres  que  Madeleine  écrivit  à  Armfeldt  pendant 
l'année  1793,  qui  vit  se  clore  le  roman  de  leurs  amours.  Elles 
révèlent  dans  toute  son  ardeur  la  passion  qui  consuma  cette 
malheureuse  femme,  la  souffrance  de  son  cœur  et  les  poignantes 
épreuves  que  lui  firent  subir  les  imprudences  et  les  infidélités 
de  son  amant.  Elles  permettent  aussi  de  cuivre  Armfeldt  à 
travers  les  incidens  de  son  séjour  en  Autriche  et  en  Italie. 

14  février.  —  «  Te  voilà  donc  à  la  fin  arrivé  à  Vienne.; 
Heureuse  nouvelle.  Mais  ta  Malla  n'est  pas  encore  justifiée  aux 
yeux  de  son  amant  ;  cela  est  bien  cruel  pour  une  âme  sensible 
et  innocente  du  tort  qu'on  lui  a  imputé.  Cependant,  mon  bàsta 
pojken  (cher  aimé)  est  doux,  il  est  tendre  dans  la  pensée  de 
notre  amour;  cela  me  console  un  peu  en  me  prouvant  que  ton 
amour,  ce  bien  précieux  de  mon  cœur,  tu  me  le  conserves  en 
dépit  des  calomnies  qu'on  t'a  débitées  sur  mon  compte. 

<(  Dieu  veuille  que  ta  santé  ne  se  ressente  pas,  mon  bel  ange, 
de  ta  leste  équipée.  Ce  trait  de  jeunesse  sied  bien  à  l'homme 
bien  portant;  mais  tu  es  bien  loin  de  l'être  et  je  te  conjure, 
âme  de  ma  vie,  de  te  bien  reposer  à  Vienne,  y  recueillir  des 
forces  pour  le  reste  du  voyage,  et  surtout  pour  le  régime 
déréglé  que  tu  seras  obligé  de  suivre  en  Italie... 

«  J'ai  reçu  par  le  dernier  courrier  une  longue  lettre  de 
jyjme  l'Abbesse  (1)  qui  ne  parait  pas  extrêmement  contente  de 
son  séjour  à  Rome.  Elle  y  était  dans  le  moment  d'une  émeute 
de  la  populace  contre  les  Français,  en  faveur  du  Pape.  Sa  voi- 
ture même  a  été  insultée,  on  y  a  jeté  des  pierres,  les  laquais 
ont  été  mis  aux  arrêts  et  ses  femmes  de  chambre,  qui  se  pro- 
menaient dans  les  rues,  ont  été  assaillies  par  la  populace  qui  les 
prenait  pour  des  Françaises,   parce  qu'elles   ne   criaient  pas  : 

(1)  La  princesse  Sophie-AIberline,  abbesse  de  Qxiiklenbourg. 


676  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A^ive  le  Pape  !  Moi  je  dis  à  tout  cela  le  mot  :  —  Que  diable  allait- 
elle  faire  dans  cette  maudite  galère? 

((  Je  lui  ai  fait  aujourd'hui  une  réponse  au  sujet  d'un  article 
de  sa  lettre,  qui,  je  suppose,  lui  donnera  un  peu  d'humeur. 
Elle  me  dit  que  l'on  trouvait  ici  que  je  me  mêlais  de  critiquer 
un  peu  tout  ce  que  fait  le  gouvernement  et  que,  comme  elle 
s'intéresse  infiniment  à  moi,  elle  me  conseille  en  amie  de  ne 
plus  le  faire.  Je  lui  réponds  que,  reconnaissante  de  ses  bons 
conseils,  je  serai  soigneuse  de  les  suivre,  que  je  n'aurai  du 
reste  pas  grand  mérite  de  garder  le  silence  sur  tous  ces  objets, 
ayant  déjà  contracté  l'habitude  de  me  taire,  lorsqu'il  était  de 
bon  ton  de  dénigrertout  cequi  émanait  du  gouvernement  (1).., 
«  Mais  voilà  mes  frères  qui  viennent  me  prendre  avec  la 
voiture  pour  aller  au  bal.  Mais  je  prendrai  ma  revanche  le  pro- 
chain courrier.  En  attendant,  compte  sur  l'amour  de  ta  Malla  ! 
Il  est  inséparable  de  son  existence.  Je  t'aime  et  t'embrasse, 
âme  de  ma  vie,  soigne  ta  santé.  Songe  que  le  temps  approche 
où  tu  seras  réuni  à  ton  amante.  Il  faut  être  bien  portant. 
Encore  une  fois  adieu,  idole  de  mon  cœur.  » 

19  février.  —  <c  Ah!  pour  le   coup,  ta  Malla  est  au  comble 
de  la  joie;  je  bénis  ta  charmante  lettre  de  Vienne,  idole  de  mon 
âme.  Dieu,  que  tu  es  divin  !  Quel  style,  quelle  grâce  dans  tout  ce 
que  tu  dis  !  Non,  il  n'y  a  que  mon  pojke  au  monde  qui  sache  écrire, 
qui  sache  aimer  ainsi;  je  savoure  chaque  phrase  de  ta  lettre... 
u  II  faut  que  je  te  dise  tout  bas  à  l'oreille  que  ta  petite  Malla 
a  tellement  embelli  cet    hiver  que  même   les   femmes  en   con- 
viennent. Juge  donc  si,  une  fois  près  de  toi,  je  ne  conserverai 
pas  ma  fraîcheur.  Mais,  gare!   Pojke   peut  se  fâcher   de    cette 
plaisanterie  et  croire  que  je  ne  voudrais  plus  chercher  le  plaisir 
dans  ses  bras.  Oh!  mon  ange,  je  ne  rêve  que  de  l'y  chercher, 
m'y  fixera  jamais  pour  qu'une  autre  ne  puisse  m'être  préférée... 
((  Ta  Malla  donne  à    déjeuner  vendredi   à  toute    la  colonie 
russe  (2).  Comme  j'y  vais  souper  très  souvent,  j'ai  voulu  leur 
faire  une  petite  politesse  à  mon  tour,  qui  leur  fasse  sentir  que 
ce  n'est  pas  le  besoin  de  trouver  du   friand  qui  m'a  fait  aller 
chez  eux,  et,  afin  que  cela  n'ait  pas  l'air  d'un  déjeuner  du  parti 
russe,  j'ai  invité  aussi  des  Suédois,  qui  n'en  sont  pas  du  tout.  » 

(1)  Allusion    à    Topposition    qu'avait    faite     la    princesse    à   la    politique    de 
Gustave  III. 

(2)  L'ambassadeur  comte  de  Stackelberg  et  les  membres  de  l'Ambassaile. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        677 

2/  février.  —  <(  J'ai  reçu  ce  matin  ta  divine  lettre  du  2  fé- 
vrier. Si  tu  pouvais  concevoir  l'excès  de  mon  bonheur,  tu  serais 
réellement  heureux  et  m'écrirais  plus  souvent,  sentant  le  plai- 
sir que  tu  me  fais.  Oui,  mon  ange  idolâtré,  jamais  mon  àme 
ne  se  détachera  de  la  tienne  et  quand  même  mon  projet  de 
départ  échouerait,  j'adopterai  le  tien,  rien  n'est  impossible  à 
l'amour,  à  ma  passion,  dont  la  vivacité  aurait  pu  servir  de 
modèle  à  Ovide... 

«  Saint-Priest  (1)  te  fait  un  million  de  complimens.  Ce  digne 
vieillard  est  abimé  dans  la  douleur.  Avec  la  larme  à  l'œil,  il  lui 
faut  sourire.  Il  y  a  eu  hier  un  service  divin  pour  l'àme  de 
Louis  XVI  (2).  L'église  était  très  bien  décorée.  On  n'y  entrait 
qu'avec  billet,  pour  éviter  la  foule  et  le  désordre.  » 

'iS  février.  — «  Mille  et  mille  grâces,  àme  de  ma  vie,  pour 
ta  charmante  lettre  du  6  février  qui  m'est  parvenue  ce  matin... 

«  Malheureusement,  je  n'ai  que  de  tristes  nouvelles  à  te 
communiquer  aujourd'hui,  en  confirmant  celles  que  je  t'ai 
mandées,  dans  une  de  mes  précédentes,  au  sujet  de  la  réponse 
du  Roi  et  que  sûrement  la  cabale  avait  allumé  son  esprit  contre 
tous  les  fidèles  serviteurs  de  Gustave  III. 

«  Stackelberg  se  plaint  qu'il  est  traité  froidement,  Taube(3) 
de  même,  cela  me  chagrine  à  un  point  inconcevable,  puisque 
je  perds  par  là  tout  espoir  de  l'obliger  à  écrire  cette  lettre  à 
l'Impératrice. 

«  Jeudi  passé,  le  Duc  entra  chez  le  Roi  et  lorsque  Gyldens- 
tolpe  voulut  entrer  avec  lui,  il  lui  ferma  la  porte  au  nez.  Il 
resta  seul  avec  le  Roi  deux  heures.  J'ai  en  outre  découvert 
qu'on  m'a  dénigrée,  me  présentant  comme  une  personne  de 
mauvaises  mœurs  par  ma  longue  liaison  avec  un  homme  marié. 
Tu  vois  par  là,  mon  bel  ange,  que  la  contrariété  fut  de  tout 
temps  mon  partage. 

«  J'ai  relu   ton  apostille   du  26,  mon  cœur,  et  je  me  figure 

(1)  Le  comte  de  Saint-Priest,  l'ancien  ministre  de  Louis  XVL  Ayant  émigré 
avec  sa  femme,  il  s'était  fixé  à  Stockholm  et  le  ménage  fréquentait  assidûment  le 
monde  de  la  Cour. 

(2)  Le  gouvernement  du  Régent,  craignant  de  déplaire  au  gouvernement  de 
Paris  avec  lequel  le  baron  de  Staël  négociait,  négligea  d'ordonner  un  service  pour 
le  roi  de  France.  Des  catholiques  résidant  à  Stockholm,  le  Gorpg  diplomatique  et 
les  Gustaviens  en  firent  célébrer  un  à  leurs  frais. 

(3)  Ancien  secrétaire  de  Gustave  III,  chargé  par  le  Régent  du  ministère  des 
Affaires  étrangères,  il  s'était  démis  de  ses  fonctions  pour  ne  pas  se  prêter  à  la 
politique  de  Reuterholm  ;  mais  il  conservait  encore  une  certaine  influence.j 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  c'est  toi  qui  as  mal  saisi  le  sens  de  mon  chiffre,  car  j'ai 
parfaitement  compris  le  tien  et  ton  intention.  Hélas!  que  ne 
l'ai-je  pu  exécuter  de  mème.i* 

<(  J'ai  fait  ta  commission  à  Stackelberg  (1),  il  est  demeuré 
stupéfait,  n'ayant  pas  pu  deviner  cela  de  mille  ans.  C'est  que  cela 
n'était  pas  à  portée  de  sa  science;  ainsi  il  ne  pouvait  le  prévoir. 
Comme  tu  dis  fort  bien,  mon  bel  ange,  le  physique  chez  cet 
homme  est  le  point  essentiel.  S'il  peut  faire  en  toute  tran- 
quillité un  bon  repas,  il  sacrifierait  tous  les  intérêts  du 
monde.  » 

/^'"  mars.  —  «  Ta  pauvre  Malla  est  aujourd'hui  d'une  mélan- 
colie extrême,  et  que  je  devrais  avoir  la  discrétion  de  ne  pas 
te  communiquer.  Mais  le  bonheur  d'épancher  mon  àme  dans  le 
sein  du  plus  tendre  des  amis  m'entraîne  et  je  ne  puis  renoncer 
au  premier  de  mes  plaisirs,  celui  de  te  répéter  que  je  t'idolâtre, 
que  tu  es  l'unique  objet  de  mes  pensées  et  qu'un  seul  mot  tracé 
de  ta  main  me  vaudrait  aujourd'hui  la  tranquillité.  Je  ne  sais 
pas  pourquoi,  depuis  deux  ou  trois  jours,  je  suis  d'une  inquié- 
tude extrême  et  que  mon  imagination  sur  ton  sujet  est  si  as- 
sombrie. Cependant,  je  crains  bien  de  ne  pas  recevoir  de  tes 
nouvelles  aujourd'hui  en  calculant  que  tu  auras  déjà  entamé 
ton  voyage  pour  l'Italie.  Dieu  !  combien  cet  éloignement  va 
retarder  notre  correspondance.  Il  faudra  trois  semaines  pour 
écrire  et  autant  pour  recevoir  une  réponse.  Hélas!  mon  ami, 
aurions-nous  pu  imaginer,  il  y  a  aujourd'hui  un  an,  que  notre 
sort  serait  aussi  cruellement  changé!... 

«  Je  dois  te  rendre  compte,  mon  ange,  d'une  explication 
que  j'ai  eue  hier  avec  Gyldenstolpe  au  sujet  du  Roi  et  du  chan- 
gement que  je  redoute  dans  ses  sentimens.  Il  me  dit  l'avoir 
remarqué  de  même,  et  suppose  que  cela  provient  de  ce  qu'il 
observe  que  le  Duc,  ainsi  que  tout  son  parti,  lui  font  assidûment 
la  cour  et  cherchent  à  s'insinuer  auprès  de  lui,  ce  qui  flatte  son 
orgueil.  Bien  plus  que  cela,  ils  changent  ses  principes.  Ayant 
longtemps  supporté  ses  humeurs,  le  Duc  lui  en  a  enfin  demandé 
l'explication  lorsque  le  Roi  a  nié  d'être  changé.  J'ai  appris  que 
Bonde  (2)  est  fort  avant  dans  ses  bonnes  grâces.  Stackelberg  m'a 
dit  que  si  le  Roi  change,  on  n'a  plus  aucune  mesure  à  attendre 

(1)  Armfeldt  l'avait   chargée   de    prévenir  l'ambassadeiii'  iin"il  savait  que  son 
gouvernement  allait  le  rappeler. 

(2j  (Chambellan  du  duc  de  Sudermanie  et  son  favori. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        679 

du  côtd  de  la  Russie.  Je  me  hâte  de  t'avertir  à  temps,  en  cas  que 
tu  veuilles  le  prévenir. 

((  J'ai  fait  tes  complimens  au  général  ïaube,  qui  m'a  forte- 
ment recommandé  de  te  parler  de  lui  dans  ma  lettre.  On  m'a  dit 
qu'Axel  de  Fersen  revient.  Gela  serait-il  vrai  ?  Mon  Dieu  !  que  je 
le  plains  en  ce  cas;  il  sera  ici  sur  un  pied  très  désagréable,  car 
le  Duc  ne  le  souffre  pas,  ni  le  Vizir,  ni  tous  les  autres  favoris. 

«  Le  séjour  à  Drottningholm  est  retardé  jusqu'au  mois 
d'août.  Le  Duc  m'a  fait  l'honneur,  l'autre  jour,  de  m'ordonner 
d'en  être;  il  trouva  qu'en  lui  répondant  que  j'irais,  j'avais  un 
petit  air  qui  indiquait  que  j'avais  l'intention  de  ne  pas  accom- 
plir cette  promesse.  Et  ce  fut  avec  toute  la  peine  du  monde  que 
je  parvins  à  le  dérouter.  Dieu  me  garde  d'y  aller.  C'est  le  vœu 
que  forme  mon  cœur...  » 

5  mars.  —  «  Pour  être  bien  sûre  d'avoir  tout  mon  temps 
pour  causer  avec  l'idole  de  mon  cœur,  me  voilà  déjà,  à  huit 
heures  du  matin,  ma  plume  à  la  main  pour  te  rendre  grâce  de 
tes  deux  charmantes  lettres  du  9  et  du  10  février... 

<(  Je  ne  sais  trop  pourquoi,  mais  je  crains  ce  séjour  en  Italie. 
Est-ce  parce  qu'on  m'a  dépeint  la  femme  italienne  comme  si 
attrayante,  si  pleine  de  complaisance.  Je  tremble  que  tu  ne 
puisses  leur  résister. 

((  Ce  que  tu  me  dis  de  ma  chère  Abbesse  (1)  me  surprend. 
Gomment  sa  tournure  a-t-elle  jamais  pu  paraître  agréable  .^>  Gela 
me  donne  une  pauvre  idée  des  princesses  autrichiennes.  Quant 
à  ce  qu'on  a  remarqué  sur  sa  Gour  et  la  laideur  de  ses  dames, 
elle  a  été  la  même  partout  où  elle  a  passé,  à  ce  qu'on  m'a 
raconté.  Taube  a  dit  à  ce  sujet  quelque  chose  de  très  flatteur 
pour  moi.  Dans  un  cercle  de  dames,  on  se  moquait  un  peu  de 
moi  et  du  désespoir  que  je  devais  ressentir  de  ne  pas  avoir  été 
choisie  pour  accompagner  Son  Altesse,  d'autant  plus  que  tu 
étais  nommé  ministre  là-bas. 

((  —  G'est  la  princesse  qui  doit  être  au  désespoir  de  ne  pas 
l'avoir,  dit  Taube,  puisque  c'est  une  femme  jolie  et  aimable, 
tandis  qu'elle  n'est  entourée  que  de  laideronnes  sottes.  Gelles-ci 
ne  font  guère  honneur  à  la  femme  suédoise;  M"®  Rudenschold 
en  eût  donné  une  idée  bien  plus  avantageuse. 

(t)  La  princesse  Sophie-Albertine  venait  de  quitter  Vienne  lorsque  ArmfeJdt  y 
arriva  et,  ayant  recueilli  les  témoignages  de  l'impression  qu'elle  y  avait  produite, 
il  en  faisait  part  à  Madeleine  de  Rudenschold. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Je  suis  flattée  du  jugement  favorable  que  ces  dames  ont 
bien  voulu  porter  sur  moi  dans  leurs  lettres.  Elles  ignorent 
apparemment  que  Son  Altesse  n'a  pas  cessé  un  instant  de  me 
faire  la  cour,  soit  en  affectant  de  l'humeur,  de  l'indifférence  ou 
en  reprenant  ses  assiduités,  que  ce  n'est  chez  moi  nullement  la 
crainte  d'une  passade,  mais  une  résolution  inébranlable  qui  fait 
que  je  ne  cède  point.  » 

La  lettre  qu'on  vient  de  lire  était  à  peine  achevée  que  Made- 
leine en  recevait  une  d'Armfeldt  datée  du  12  février.  Il  lui 
disait  avoir  reçu  des  billets  anonymes  remplis  de  menaces  contre 
sa  vie.  Il  en  parlait  avec  mépris  et  comme  un  homme  qui  ne 
les  redoutait  pas.  Mais  il  y  voyait  la  preuve  que  des  assassins 
avaient  été  soudoyés  pour  en  finir  avec  lui.  Madeleine  en  fut 
bouleversée,  ainsi  que  le  prouve  ce  post-scriptum  qu'elle  ajoutait 
a  sa  missive  : 

((  Grand  Dieu  I  mon  ami,  quelle  affreuse  nouvelle  tu  me 
mandes  !  à  quel  sort  suis-je  réservée  !  Je  prévoyais  bien  un 
malheur  et  ma  crainte  a  toujours  été  de  te  voir  la  victime  de 
la  scélératesse  de  tes  ennemis.  » 

C'est  sans  doute  de  la  même  époque  que  datent  quelques 
lignes  détachées  d'une  lettre  qui  s'est  perdue  et  qui  se  trouvent 
parmi  ces  tristes  reliques  du  passé  : 

«  Non,  je  ne  survivrai  pas  un  seul  instant  à  la  perte  du  seul 
homme  que  je  puisse  aimer  de  la  vie.  Si  tu  aimes  encore  ta 
Malla,  soigne-toi,  fais  ce  que  tu  peux  pour  te  sauvegarder. 
Adieu,  idole  de  mon  âme  et  recueille  les  baisers  ardens  que  je 
dépose  sur  ce  papier.  » 

Ses  tourmens  apparaissent  de  nouveau  avec  violence  dans 
une  autre  lettre,  écrite  le  6  mars: 

«  Depuis  l'instant  fatal  où  tu  m'as  communiqué  les  funestes 
avis  qui  te  sont  remis,  je  n'ai  plus  de  repos  ;  mon  esprit  agité 
se  forme  des  fantômes  de  malheurs  que  rien  ne  dissipe,  dont 
rien  ne  peut  détruire  la  triste  image.  Je  te  revois  sans  cesse 
exposé  aux  dangers  qui  menacent  ta  vie.  Trop  magnanime,  tu 
ne  voudras  jamais  prendre  de  précautions  et  partout,  à  tout 
instant  du  jour,  la  main  d'un  scélérat  peut  t'atteindre.  Tout 
mon  sang  se  glace  à  cette  pensée. 

<(  Hélas!  mon  cher  ami,  que  ne  m'as-tu  pas  laissé  ignorer 
cette  affreuse  nouvelle,  qui  a  détruit  jusqu'à  l'espoir  d'un  bon- 
heur à  venir  ?  Comment  pourrais-je  du  moins  m'en  promettre 


UiN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  681 

quand,  jusque  dans  tes  bras,  il  me  faudra  trembler  pour  tes 
jours  ?  Heureuse  illusion  qui  m'est  ravie  de  voir  finir  mes 
chagrins  en  me  réunissant  à  celui  que  j'aime.  Sais-tu,  mon 
ami,  ce  qu'une  pensée  pareille  a  de  désolant  pour  l'atîection  et 
le  cœur  sensible  de  ta  Malla.^>  Quel  destin  m'est-il  réservé  au 
bout  de  mon  voyage  ?  Les  barbares  ne  choisiront-ils  pas  le 
moment  où  tous  nos  vœux  s'accomplissent  pour  nous  séparer  à 
jamais  .î>...  Contrariés  dans  tous  nos  projets,  il  ne  faut  pas  moins 
qu'un  amour  comme  le  nôtre  pour  ne  pas  succomber  sous  le 
joug  de  l'adversité.  Mon  idée  de  convertir  ma  pension  qui  nous 
eût  mis  à  l'aise,  entièrement  détruite,  tous  les  plans,  les  arran- 
gemens  que  tu  avais  si  sagement  préparés,  également  échoués, 
tout  dérivant  de  la  même  source  :  l'inimitié  de  Reuterholm. 
Sans  elle,  sans  les  soins  qu'on  a  pris  d'exciter  contre  toi  l'es- 
prit du  Roi,  la  lettre  que  tu  voulais  faire  écrire  l'eût  été  et 
toute  notre  inquiétude  à  cet  égard  dispersée,  toi-même  rassuré 
à  jamais.  Si  pourtant  tu  t'adressais  à  Taube  ;  qu'il  engage 
le  Roi  ;  peut-être  que  la  persuasion  d'un  homme  tel  que  lui 
parviendrait  à  l'enhardir,  » 

II 

En  lisant  ces  pages  enflammées,  on  doit  croire  qu'à  l'époque 
où  elles  furent  écrites,  Armfeldt  avait  promis  à  Madeleine  de 
l'appeler  bientôt  auprès  de  lui.  Mais  comment  ajouter  foi  à  la 
sincérité  de  cette  promesse  quand  on  se  rappelle  qu'à  Vienne, 
au  même  moment,  il  était  attelé  au  char  de  la  princesse  Ment- 
schikoff  et  que,  devant  bientôt  se  séparer,  ils  avaient  pris  l'un 
envers  l'autre  l'engagement  de  se  retrouver  à  Naples  ?  N'est-on 
pas  plutôt  autorisé  à  penser  qu'il  avait  surtout  en  vue  de  con- 
jurer les  éclats  de  la  jalousie  de  Madeleine,  en  la  berçant  d'une 
illusion  difficilement  réalisable  ?  Au  surplus,  quelles  que  fussent 
ses  intentions,  Madeleine  ne  doutait  pas  de  sa  sincérité.  Elle  se 
voyait,  dans  un  avenir  prochain,  réunie  à  lui,  peut-être  en 
Italie,  plus  probablement  en  Russie,  car  il  lui  laissait  entendre 
qu'il  ne  conserverait  pas  ses  fonctions  diplomatiques  et  qu'il 
irait  chercher  fortune  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  se  croyait 
assuré  de  la  faveur  de  l'Impératrice.  C'est  dans  la  capitale  russe 
qu'elle  songeait  à  aller,  en  s'arrêtant  à  Vienne  où  elle  le  retrou- 
verait et  d'où  elle  le  suivrait  partout  où  il  irait.  Elle  avait  même 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  choix  d'une  compagne  de  voyage,  M'"^  Davidoft',  femme  du 
premier  secrétaire  de  l'ambassade  de  Russie  à  Stockholm,  choix 
d'autant  plus  étrange  qu'elle  se  défiait  d'elle  et  ne  le  cachait 
pas  à  Armfeldt. 

((  Il  y  a  des  cabales  dans  la  mission  russe,  lui  mandait-elle, 
qui  ne  me  donnent  pas  une  haute  opinion  de  la  moralité  de 
M"""  Davidoff,  puisque  enfin  on  ne  vient  pas  recevoir  des  poli- 
tesses de  gens  qu'on  cherche  à  dépouiller  de  leur  place.  Elle 
intrigue  à  la  Cour  de  Pétersbourg  pour  faire  nommer  son  mari 
ambassadeur,  s'appuyant  sur  ce  qu'il  est  ici  en  très  mauvaise 
odeur,  tandis  qu'elle  a  eu  le  talent  de  se  faire  bien  venir 
partout  et  est  très  en  crédit  à  la  Cour...  » 

Ce  jugement  n'exprimait  que  la  vérité.  M""®  Davidoff,  tout  en 
se  montrant  l'amie  de  Madeleine  et  dévouée  au  parti  d'Arm- 
feldt,  les  trahissait  auprès  du  Régent  et  de  Reuterholm.  Ils 
détestaient  Stackelberg  ;  ils  avaient  même  demandé  son  rappel 
et  entretenaient  l'espoir  que  nourrissait  cette  femme  de  voir  son 
mari  succéder  à  l'ambassadeur.  Malgré  tant  de  raisons  qu'avait 
M"''  de  Rudenschold  de  se  défier  d'elle,  M""^  Davidoff  lui  avait 
demandé  la  permission  de  l'accompagner  et  il  était  convenu 
qu'elles  partiraient  ensemble.  Mais  encore  fallait-il  que  Made- 
leine obtint  le  consentement  de  sa  mère.  La  comtesse  de  Ru- 
denschold âgée  et  infirme  le  refusait  ;  elle  ne  voulait  pas  se 
séparer  de  sa  fille.  Néanmoins,  celle-ci  ne  se  décourageait  pas 
et  conservait  l'espoir  d'avoir  raison  de  sa  résistance. 

Vers  le  même  temps,  elle  reçut  de  son  amant,  avec  prière 
de  la  communiquer  au  Régent,  une  note  dans  laquelle  il  énu- 
mérait  les  périls  que  ferait  courir  à  la  Suède  une  alliance  avec 
la  République  française.  Puis,  à  l'improviste,  ce  fut  la  commu- 
nication d'une  nouvelle  apprise  par  hasard  et  bien  propre  à 
déconcerter  ses  espérances.  Armfeldt  avait  invité  sa  femme  à 
partir  pour  Naples  où  il  devait  la  retrouver.  Un  peu  plus  tard 
enfin,  une  confidence,  aussi  malveillante  que  calculée,  apprenait 
à  Madeleine  les  assiduités  de  son  amant  auprès  de  la  princesse 
Mentschikoff.  Les  lettres  qu'on  va  lire  s'alimentent  de  ces  infor- 
mations et  continuent  à  nous  révéler  le  trouble  et  l'exaltation 
de  la  maîtresse  d' Armfeldt. 

Mardi  le  i4  mars.  —  «  Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  eu  le 
plaisir  de  recevoir  deux  des  tiennes,  âme  de  ma  vie,  celles  du 
16  et  du  18  février... 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         683 

«  Je  crois,  mon  ange,  qu'il  serait  inutile  de  communiquer 
au  Régent  l'écrit  dont  tu  fais  mention  !  Supposé  môme  qu'il  lui 
fit  impression,  elle  n'aurait  que  la  durée  d'un  moment.  Il  est 
entouré  avec  trop  d'assiduité  pour  que  je  ne  sois  sûre  qu'on  dis- 
siperait immédiatement  toute  réflexion  heureuse  qui  puisse  lui 
venir  ;  tu  ne  ferais  donc  que  porter  des  coups  inutiles  aux  prin- 
cipes dominans  et  il  me  parait  que  le  sage  ne  doit  pas  prodiguer 
ses  conseils  à  des  gens  d'autant  plus  sourds  qu'ils  ont  tout 
intérêt  à  ne  pas  entendre;  et  quoique  je  sois  très  persuadée  que 
le  Duc  ne  protège  pas  le  Jacobinisme  de  son  propre  chef,  on  le 
fait  agir  en  sa  faveur  lorsqu'il  croit  s'y  opposer.  Mais  le  moment 
approche  où  le  principe  du  gouvernement  doit  se  démasquer, 
puisque  l'argent  français  est  en  chemin,  et  il  faudra  bien  alors 
déclarer  positivement  si  nous  sommes  les  ennemis  ou  les  alliés 
de  la  France.  Là  on  ne  se  contentera  pas  de  promesses  équi- 
voques et  de  puérils  faux-fuyans... 

«  Quant  à  la  lettre,  je  ne  m'avancerai  pas  davantage  avant 
de  recevoir  ta  réponse  du  rapport  que  je  te  lis  de  la  mal  réus- 
site de  ma  première  démarche  auprès  du  Roi  et  si  tu  veux  que 
je  revienne  à  la  charge. 

((  De  grâce,  mon  ange,  point  d'humeur  sur  ma  lettre  du  25. 
Partageons  les  torts.  Si  mon  bâsla  jiojken  se  croyait  des  raisons 
pour  être  inquiet  de  la  rivalité  des  histoires,  je  m'en  croyais 
autant  d'être  fâchée  en  le  voyant  encore  porter  le  plus  tendre 
comme  le  plus  constant  attachement  à  ta  femme.  Pourquoi, 
mon  bàstapojken,  devions-nous  jamais  être  séparés.*^  Etant  l'un 
à  l'autre,  nos  joies  comme  nos  peines  devraient  s'écouler 
ensemble...  Oui,  aimons-nous  jusqu'au  trépas  ;  il  ne  peut  en 
être  autrement.  Je  te  jure  que  ma  constance  et  mon  amour 
sont  incapables  de  changer...  » 

15  mars.  —  «  Gyldenslolpe  fut  chez  moi  hier  pour  me  prier 
de  lier  conversation  avec  le  Roi  et  chercher  à  ramener  en  lui 
ses  anciens  sentimens,  car  il  était  excessivement  alarmé  des 
changemens,  du  refroidissement  qu'il  remarque  en  lui.  Je  lui  fis 
sentir  alors,  quoique  indirectement,  que  j'avais  eu  l'occasion  de 
m'apercevoir  de  la  même  chose  et  redoutant  que  mon  raison- 
nement ne  lui  fit  aucune  impression,  attendu  que  son  opinion 
à  mon  égard  s'est  cruellement  modifiée,  je  profitai  de  l'occasion 
pour  lui  faire  sentir,  avec  énergie,  mais  sans  l'offenser,  que 
c'était  une  suite    de  sa  trop  grande  faiblesse  à  lui.  Au  lieu  de 


684  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  jamais  perdre  le  Roi  de  vue,  il  le  laissait  des  heures  avec 
des  personnes  qui  ne  lui  inspiraient  que  des  principes  contraires 
à  nos  plans. 

«  En  ce  moment,  on  m'apporte  ton  portrait.  Dieu!  que  de 
larmes  de  tendresse  cette  image  me  fait  verser!  Mais  qu'est 
devenu  ce  regard  séduisant  qui  attirait  tous  les  cœurs  à  mon 
amant  .!^  Son  œil  devient  farouche  et  me  plonge  dans  la  douleur. 
Ah!  Pojke  ne  reprendra  son  ancienne  sérénité  qu'en  serrant 
sa  Malla  dans  ses  bras.  Ces  traits  enchanteurs  perdront  leur 
amertume  quand  ton  amante  sera  là,  partageant  avec  toi  le 
fardeau  de  tes  peines... 

«  Oui,  mon  ami,  je  pars,  je  vole  dans  tes  bras,  aussitôt  que 
la  Davidoff  aura  fixé  son  voyage  :  rien  ne  pourra  me  retenir. 
J'écris  le  courrier  prochain  à  la  princesse  pour  lui  demander 
d'abord  un  congé  de  six  mois,  que  je  prolongerai  après  et  je 
serai  auprès  de  toi,  âme  de  ma  vie... 

«  Ah  1  mon  ange,  à  quand  le  moment  heureux  de  nous 
répéter  de  vive  voix  ces  assurances  qui  doivent  éterniser  notre 
attachement  .î^  Mais,  je  ne  le  cache  pas,  je  tremble  pour  l'avenir. 
jyjme  Armfeldt  avec  toi,  ta  pauvre  Malla  courant  le  monde,  ne 
goûtant  le  bonheur  de  t' avoir  qu'un  instant  à  Vienne  et,  après 
cela,  obligée  de  passer  tout  l'hiver  dans  un  pays  étranger,  loin 
de  toi,  où  à  coup  sur  tu  ne  viendras  pas,  te  sachant  au  fond  de 
l'Italie  enseveli  dans  ta  famille...  Mais  enfin,  tu  le  veux,  tu 
l'exiges,  il  faut  m'y  résigner,  si  ce  n'est  que  pour  te  convaincre 
de  la  force  de  mon  amour. 

((  Gomme  tu  vois,  mon  ange,  mon  imagination  broie  du 
noir.  Mais  je  ne  connais  pas  d'autre  bonheur  que  celui  de 
vivre  et  de  mourir  à  tes  côtés  ;  cet  heureux  espoir  est  loin  de 
moi,  il  faut  me  résigner,  le  bonheur  n'est  réservé  qu'à  ta 
femme.  A  ta  Malla  il  est  tombé  en  partage  le  triste  sort  de 
l'isolement.  Pardon,  mon  tendre  ami,  cette  plainte,  elle  échappe 
à  ma  plume  malgré  moi,  malgré  ma  résolution  de  ne  pas  t'en 
importuner. 

«  J'ai  été  l'autre  jour  chez  Stackelberg  ;  il  m'a  demandé  si 
le  Roi  ne  m'avait  pas  parlé  de  toi.  Il  tenait  à  savoir  où  tu  en  es 
avec  le  Roi,  si  tu  étais  sûr  de  son  agrément  en  ce  que  tu  entre- 
prendrais. Sur  quoi,  j'ai  pris  sur  moi  de  lui  répondre  que  j'en 
avais  parlé  au  Roi  qui  me  dit  qu'à  ton  départ,  il  t'avait  donné 
sa  parole  d'agir  selon  tes  principes  et  tes  vues  et  qu'il  ne  rétrac- 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         085 

ierait  jamais  cette  promesse.  Supposant  que  Stackelberg  avait 
été  chargé  par  sa  Cour  de  s'en  informer,  je  crois  avoir  bien  fait 
en  lui  répondant  ainsi. 

«  J'ai  encore  fait  une  bonne  chose  ces  jours  passés.  Il  faut 
commencer  par  te  dire  que  le  jeune  Gyldenstolpe  est  amoureux 
de  moi.  Ayant  observé  qu'il  est  fort  avant  dans  les  bonnes 
grâces  du  Roi,  je  l'ai  ménagé  pour  tirer  de  lui  des  éclaircisse- 
mens,  si  le  petit  entrait  par  hasard  en  confidence  avec  lui.  J'ai 
donc  appris  que  cette  longue  conversation  que  le  Duc  avait  eue 
avec  le  Roi  lorsqu'il  refusait  à  Gyldenstolpe  d'en  être  en  lui 
fermant  la  porte  au  nez,  fut  pour  engager  le  petit  à  se  faire 
franc-maçon  ;  mais  le  petit,  qui  est  timide  et  peut-être  soup- 
çonneux, n'a  rien  voulu  répondre  de  suite.  Alors,  il  lui  a  dit, 
apparemment  pour  mieux  le  persuader,  qu'il  faisait  la  même 
proposition  au  jeune  Gyldenstolpe.  Effectivement,  Reuterholm 
le  lui  proposa,  offrant  de  lui  obtenir  tout  de  suite  le  troisième 
grade.  Mais  Gyldenstolpe  lui  demanda  quelques  jours  pour 
réfléchir  et  il  me  demanda  mon  avis,  ne  penchant  pas  du  tout 
lui-même  à  accepter,  dans  la  crainte  de  se  voir  entraîné  à  faire 
des  engagemens  fâcheux  pour  sa  place,  mais  craignant  que,  s'il 
refusait,  cela  pourrait  le  rendre  suspect  et  qu'on  chercherait 
tout  de  suite  à  l'éloigner  du  jeune  Roi.  Je  lui  dis  donc  que,  s'il 
se  sentait  assez  de  caractère  et  de  fermeté  pour  ne  pas  se  laisser 
séduire,  il  devait  entrer,  mais  exiger  du  petit  de  ne  pas  y 
con.sentir  avant  que  lui  ne  soit  reçu,  et  qu'après,  il  me  donne* 
rait  sa  parole  de  faire  tout  ce  qui  dépendrait  de  lui  pour  en 
détourner  le  jeune  Roi.  Ceci  nous  prouve  clairement  le  projet 
qu'ils  ont  de  s'emparer  absolument  du  Roi  et  peut-être  de  lui 
tourner  l'esprit  par  les  mystères  mystiques.  J'espère  avoir  ton 
approbation  sur  la  manière  dont  je  me  suis  conduite.  » 

5:^  mars.  —  «  C'est  de  ce  jour  que  je  vois  combler  ma  dis- 
grâce. Je  sors  de  chez  ma  mère.  J'ai  tout  employé,  prières, 
larmes,  elle  est  inébranlable.  Tout  conspire  contre  moi.  Le 
rappel  de  Stackelberg,  le  prompt  départ  de  M'"^  Davidoff  lui 
font  croire  que  nous  sommes  prêts  à  avoir  la  guerre  avec  la 
Russie,  ce  qui  autorise  son  refus.  Tous  mes  amis  me  conjurent 
de  ne  pas  faire  une  démarche  qui  entraînerait  ma  perte  comme 
la  tienne  en  nous  faisant  soupçonner  d'avoir  donné  dans  les 
sourdes  menées  qu'on  accuse  Stackelberg  d'avoir  tramées.  On 
m'accuserait  d'avoir   été   un  espion  russe.  Nos  ennemis  saisi- 


686  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raient  cette  occasion  pour  se  venger  en  me  déshonorant  et  me 
chassant  de  la  Cour,  ce  qui  me  fermerait  à  jamais  les  portes  de 
la  Suède  si  tu  devais  y  rentrer  un  jour.  Le  Duc  profiterait  de 
l'occasion  peut-être  pour  te  narguer  en  ma  personne.  Enfin,  on 
fait  tout  au  monde  pour  m'en  dissuader.  Pour  moi,  je  me 
moquerais  de  toutes  leurs  raisons  si  je  parvenais  seulement  à 
persuader  ma  mère,  mais  je  l'implore  en  vain...  Le  ciel  se 
venge  des  jours  heureux  que  j'ai  eus... 

«  J'ai  parcouru  ton  apostille  en  chiffre  (1);  j'ai  très  bien 
saisi  tes  ide'es,  j'en  reconnais  la  sagesse,  comme  la  possibilité  de 
leur  exécution.  Malgré  cela,  je  désespère  de  les  pouvoir  mettre 
à  profit,  car  tout  va  de  mal  en  pis,  à  tel  point  que  je  ne  vois 
plus,  dans  un  mal  aussi  extrême,  qu'un  remède  violent,  et 
celui-ci  me  paraît  même  trop  modéré  pour  qu'il  puisse  être 
encore  efficace.  Le  Régent  ne  fait  plus  rien  par  lui-même,  uni- 
quement adonné  à  ses  plaisirs;  c'est  Reuterholm,  Sparre, 
Rosenstein  et  Engestrôm  qui  font  tout,  et  une  lettre  de  l'Impé- 
ratrice leur  serait  tout  de  suite  montrée,  ne  produirait  par 
conséquent  rien.  Mais,  comme  il  ne  faut  pas  être  dans  le  cas 
de  se  reprocher  de  n'avoir  pas  tout  fait  avant  de  laisser  des 
choses  venir  à  une  telle  extrémité,  je  me  consulterai  avec 
Ehrenstrôm  (2),  qui  voit  bien  les  choses  telles  qu'elles  sont 
dans  notre  pauvre  patrie. 

(c  Le  Roi  a  été  reçu   franc-maçon.    Pour  persuader  le  vieux. 
Gyldenstolpe,  on  lui  a  fait  la  proposition  d'un  grade  très  élevée 
qu'il  n'apu  accepter,  ayant  déjà  refusé  il  y  adix  ans.  Mais  flatté, 
néanmoins,  il  a  eu    la  faiblesse  d'y  laisser  entraîner  le  Roi.  » 

^6  mars.  — «  Au  nom  du  ciel,  mon  bâsta  pojken,  n'ajoute  pas 
h  ma  douleur  par  ton  désespoir.  Prends  pitié  de  mon  infortune 
et  ne  t'abandonne  pas  au  chagrin  de  façon  à  détruire  ta  santé... 

((  Mais  je  vais  répondre  à  tes  lettres,  idole  de  mon  âme. 
Quels  sont  donc  ces  projets  charmans,  chevaleresques,  dignes 
d'un  homme  de  courage  et  d'honneur  (3)?  Je  te  connais  trop 
bien  pour  ne  pas  les  deviner.  Mais,  songe,  mon  cher  ange,  que 

(1)  Armfelilt  pensait  ([u'oii  pourrait  gagner  le  Régent  en  lui  offrant  de  faire 
payer  ses  dettes  par  l'Impératrice  :  elles  étaient  nombreuses  et  il  faisait  en  vain 
flèche  de  tout  bois  pour  donner  satisfaction  à  ses  ci'éanciers. 

(2)  Ancien  secrétaire  de  Gustave  III,  tombé  en  disgrâce  sous  la  régence  et 
dévoué  au  pai'ti  d'Armfeldt  dont  il  partagea  le  sort. 

(3)  Armlcldl  })roposait  de  rentrer  secrètement  en  Suède  pour  opérer  une  révo- 
lution et  mettre  fin  à  la  régence  en  déclarant  le  Roi  majeur. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        i\Hl 

l'action  hardie,  lorsqu'elle  n'est  pas  couronnée  de  succès,  devient 
sottise.  Personne  plus  que  moi  ne  reconnaît  la  supériorité  et  la 
puissance  du  génie  accompagné  de  courage,  disons  même  de 
l'audace;  j'admets  même  qu'il  puisse  se  rendre  maitre  des  cir- 
constances; mais,  dans  un  siècle  comme  celui-ci,  il  faut  craindre 
les  conséquences  et  les  défaillances.  L'incapacité  des  personnes 
pour  lesquelles  tu  auras  agi  détruira  toute  ton  œuvre.  T'ai-je 
deviné.»^  Ne  crois  pas  cependant  que  ta  Malla  n'ait  le  cœur  assez 
«levé,  assez  magnanime  pour  saisir  avec  enthousiasme  un 
pareil  projet... 

«  Les  succès  rapides  des  armées  coalisées  paraissent  en 
éloigner  l'exécution,  en  mettant  en  même  temps  ces  cannibales 
à  la  raison.  Leurs  protecteurs  ici  ont  le  nez  long,  à  chaque  heu- 
reuse nouvelle  qui  nous  parvient,  qui  semble  abattre  leur  cou- 
rage. Adieu  les  trois  millions  de  subsides  que  Staël  et  consorts 
avaient  promis  si  généreusement.  Taube  m'avait  déjà  annoncé 
l'arrivée  de  ce  premier  à  Paris.  Je  donnerais  mon  dernier  sol 
pour  qu'il  ait  déjà  annoncé  à  l'Assemblée  nationale  que  le 
Régent  reconnaissait  la  République  française.  Au  moment  de  la 
défaite  entière,  la  honte  serait  double.  Avouez  que  les  admira- 
teurs de  Gustave  III  persécutés  ont  encore  des  momens  de 
sstisfaction.  Ils  ont  soin,  ces  messieurs  du  gouvernement,  de 
nous  venger  d'eux-mêmes... 

«  Le  Duc  ne  s'était  pas  attendu  que  l'Impératrice  rappelle- 
rait sitôt  Stackelberg.  Dans  le  conseil  intime,  sa  surprise  à 
cette  nouvelle  a  été  notoire,  et  pour  s'en  être  fait  un  ennemi 
irréconciliable,  il  n'a  pas  gagné  son  but  en  le  mettant  plus  que 
jamais  dans  le  cas  de  lui  nuire.  Il  ne  gagne  rien  à  l'échange 
avec  Romanoff,  qui  passe  pour  être,  plus  que  tous  les  Russes, 
fier  de  la  gloire  de  sa  souveraine.  Je  l'ai  beaucoup  vu  à  Berlin. 
Ne  crois-tu  pas,  mon  ange,  que  pour  mieux  cacher  notre  jeu,  je 
devrais  saisir  cette  occasion  de  paraître  m'éloigner  de  la  mis- 
sion russe  .►^  Si  tu  trouves  cela  à  propos,  peut-être  voudras-tu 
l'avertir  de  cela.  Moins  observés  de  cette  façon,  nous  pourrons 
avec  plus  de  facilité  communiquer  ensemble. 

«  Toute  cette  intrigue  avec  Stackelberg  est  allée  au  mieux. 
Il  est  dans  la  ferme  persuasion  que  c'est  par  les  intrigues  du  Due 
et  de  la  Davidoff  pour  faire  nommer  son  mari,  qu'il  est  rappelé, 
et  cela  avec  d'autant  plus  de  raison  que  l'Impératrice  lui  a 
envoyé  la  lettre  originale  du  Duc  où  il  lui  en  fait  la  demande. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

((  Ce  que  tu  me  dis  du  Roi  me  surprend  après  ce  que  j'ai 
moi-même  éprouvé  et  ce  que  Gyldenstolpe  m'a  dit  il  y  a  quinze 
jours.  Dieu  veuille  que  ce  qui  t'a  fait  si  grand  plaisir  !  soit  l'effet 
d'un  heureux  changement  en  lui;  cela  me  rendrait  l'espoir  que 
je  commençais  à  perdre  de  ce  côté.  Je  pense  que  celle  où  jeté 
faisais  part  de  l'issue  de  ma  démarche  auprès  de  lui  ne  t'est  pas 
parvenue,  cher  ami.  J'attends  tes  ordres  pour  la  renouveler... 

«  Au  dernier  souper  du  Roi,  j'étais  triste  et  embarrassée. 
Ayant  l'envie  de  pleurer,  je  pris  le  parti  de  me  mettre  au  jeu 
de  cartes.  Désœuvré  de  son  côté,  le  Duc  vint  s'asseoir  à  côté  de 
moi.  Je  gagnais  considérablement  lorsqu'il  me  dit  avec  un  air 
plein  de  sous-entendus  : 

((  —  Avouez  que  je  vous  porte  bonheur. 

<(  — Je  vous  jure,  dis-je  avec  vivacité,  que  ce  n'est  qu'au 
boston. 

«  Les  larmes  qui  m'assaillirent  garantissaient  la  vérité  de 
ce  que  je  disais.  Il  devint  rouge  de  colère  et  me  quitta  sur-le- 
champ...  » 

29  mars.  —  «  La  dernière  poste  ne  m'a  apporté  aucune 
nouvelle  de  toi,  mon  cher  ange.  J'en  conclus  donc  que,  confor- 
mément à  tes  projets,  tu  étais  en  route  pour  Rome  le  4  mars, 
et  qu'ainsi,  ce  ne  sera  que  de  cette  capitale  du  monde  que  je 
recevrai  un  petit  mot  de  l'ami  de  mon  cœur.  J'espère  qu'il  sera 
un  peu  remis  des  fatigues  du  voyage  et  des  ennuis  de  faire  la 
cour  à  ma  chère  Abbesse  et  à  causer  avec  toutes  les  laideronnes 
de  sa  suite.  Je  supplie  mon  bàsta  pojketi  de  ne  pas  se  laisser 
mettre  sur  la  liste  de  leurs  conquêtes... 

«  Le  Duc  doit  être  très  embarrassé  avec  la  démarche  préci- 
pitée de  Staël  qui  avait  ordre  d'attendre  à  Hambourg  que  la 
campagne  se  décide,  et  si  cela  était  en  faveur  des  Français,  alors 
seulement  il  devait  suivre  ses  instructions  de  se  rendre  à  Paris. 
Cet  ordre  pusillanime  n'a  guère  réussi.  Quand  il  a  vu  Breda 
pris,  sur  de  la  victoire,  il  vola  à  Paris.  Mais  à  peine  y  était-il 
arrivé  que  les  Français  sont  partout  battus  et  le  Régent  em- 
bourbé dans  une  vilaine  affaire.  Je  me  flatte  de  le  voir  forcé  par 
leurs  défaites  à  se  rétracter.  Cette  double  honte  sera  un  triomphe 
de  plus  pour  nous.  Il  se  réserve  le  sort  d'être  en  abomination  chez 
toutes  les  nations.  Aussi,  à  l'arrivée  du  dernier  courrier,  il  était 
do  si  mauvaise  humour  que,  malgré  toute  sa  fausseté,  il  ne  fut 
pas  maitrc  de  la  cacher,  malgré  que  Stackelberg  fût  présent.  » 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        689 

A  la  fin  du  mois  de  mars  1793,  époque  oîi  nous  ont  con- 
duits les  lettres  qu'on  vient  de  lire,  Armfeldt  était  à  Rome, 
mais  ne  devait  pas  tarder  à  en  partir  pour  s'acquitter  de  ses 
obligations  diplomatiques  dans  les  autres  capitales  italiennes. 
Naples  devait  être  le  terme  de  sa  tournée  :  c'est  là  qu'il  enten- 
dait se  fixer,  mais  pour  peu  de  temps  sans  doute,  puisque,  à  la 
même  époque,  on  voit  Madeleine  concevoir  de  nouveau  l'espé- 
rance de  le  rejoindre  en  Russie.  Avait-elle  eu  raison  de  la  résis- 
tance de  sa  mère.!^  Etait-elle  résolue  à  partir  quand  même  .î^  Sa 
correspondance  ne  nous  le  dit  pas.  Nous  y  voyons  seulement 
qu'elle  songeait  toujours  à  se  mettre  en  route  avec  M'"^  Davidoff 
lorsque,  après  le  rappel  de  Stackelberg,  elle  fut  obligée  de  renon- 
cer à  son  projet.  L'ambassadeur  rappelé,  attribuant  sa  disgrâce 
aux  intrigues  de  la  femme  du  secrétaire  de  l'ambassade,  s'en 
était  plaint  à  l'Impératrice,  et  la  souveraine  avait  enjoint  à 
M™*'  Davidoff  de  venir  rendre  compte  de  sa  conduite. 

«  Ce  qui  me  met  au  désespoir,  écrit  Madeleine,  c'est  que 
l'Impératrice  a  appris  que  la  Davidoff"  faisait  des  rapports  au 
Duc.  Elle  lui  a  ordonné  de  se  rendre  en  droiture  à  Pétersbourg. 
Ainsi  voilà  tout  mon  projet  entièrement  détruit!  J'en  ai  été  si 
saisie  que  j'ai  manqué  me  trouver  mal.  Il  m'est  impossible  de 
m'en  aller  en  Russie  en  compagnie  d'une  disgraciée  comme  le 
sera  désormais  cette  Davidoff.  » 

En  s'ajoutant  à  tant  d'autres  qui,  depuis  le  départ  d'Arm- 
feldt,  se  succédaient  dans  la  vie  de  M"*'  de  Rudenschold,  cette 
dernière  déconvenue  aggrava  ses  tourmens  dont  sa  santé  com- 
mençait à  se  ressentir.  Fréquemment  souffrante,  obligée  de 
s'aliter,  elle  ne  cesse  de  se  lamenter.  Sa  correspondance,  déplus 
en  plus,  trahit  son  agitation,  son  découragement  et  sa  douleur  ; 
elle  en  devient  même  quelque  peu  monotone  par  suite  de  la 
répétition  des  mêmes  plaintes  et  des  mêmes  reproches.  Aussi 
n'en  retiendrons-nous  que  ce  qui  est  rigoureusement  nécessaire 
à  l'intérêt  de  ce  récit. 

III 

Jusqu'à  ce  jour,  les  divers  projets  imaginés   par   Armfeldt 
pour  obtenir  du  Régent  le  renvoi   de  Reuterholm  avaient   été 
jugés  impraticables  par  ses  amis  à  qui  sa  maîtresse  les  commu- 
niquait. Mais  il  n'en  fut  pas  de  même  de  celui  qui  consistait  à 
■  TOME  X.  —  1912.  44 


690  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gagner  le  prince,  en  faisant  payer  ses  dettes  par  l'impératrice 
Catherine.  Bien  que,  dans  sa  lettre  du  22  mars,  Madeleine  eût 
laissé  entendre  que  l'exécution  en  était  difficile,  elle  n'avait  pas 
renoncé  cependant  à  essayer  de  l'utiliser.  Puis,  à  la  réflexion, 
elle  l'avait  vu  sous  un  jour  plus  favorable.  Malheufeusement, 
au  moment  de  tenter  de  le  mettre  en  pratique,  elle  était  tombée 
malade  et  c'est  seulement  lorsqu'elle  fut  convalescente  qu'elle  put 
aviser  aux  moyens  d'y  parvenir,  en  profitant  de  l'impression  que 
devaient  produire  sur  le  Régent  les  succès  des  arnlées  coalisées. 

12  avril.  —  u  Gomme  c'est  le  premier  jour  depuis  ma  mala- 
die que  je  puis  être  assise  sur  une  chaise  et  que  j'ai  beaucoup 
de  choses  à  te  dire,  il  faut  que  j'entre  vite  en  matière. 

«  Le  Duc  est  dans  une  disette  d'argent  épouvantable,  ce  qui 
facilitera  l'affaire.  Mais  voici  un  petit  changement  que  je  te  pro- 
pose :  c'est  qu'à  la  place  de  la  lettre  que  tu  veux  que  l'Impéra- 
trice écrive  au  Duc,  je  pense  qu'elle  devrait  envoyer  un  agent 
secret  qui  serait  devancé  par  la  réputation  d'être  franc-maçon  ; 
il  parviendrait  bien  plus  aisément,  car  si  le  Duc  reçoit  une  lettre, 
il  la  montrera  tout  de  suite  à  Reuterholm  et  tout  deviendrait 
inutile.  Après  cela,  il  me  parait  nécessaire,  s'il  se  laisse  gagner, 
comme  je  n'en  doute  pas,  que  l'exécution  de  cette  affaire  se  fasse 
pendant  qu'il  sera  en  voyage  avec  le  Roi,  cet  été,  éloigné  de 
tous  ses  ministres  et  que  tout  soit  expédié  avant  son  retour, 
car  s'il  les  voi,t,  tout  est  perdu  ;  il  n'aura  plus  le  courage  à  rien.  » 

16  avril.  —  «  Que  dis-tu  des  bonnes  nouvelles  de  l'armée 
française.!^  Je  ne  désespère  pas  de  voir  ces  abominables  assassins 
de  Louis  XVI  punis  comme  ils  le  méritent.  Que  ne  pouvons- 
nous  y  joindre  tous  ceux  du  grand  Gustave  pour  en  tirer  une 
vengeance  complète.*^  Le  Régent  doit  être  édifié  des  bons  avis 
qu'on  lui  a  donnés.  J'espère  qu'il  recevra  leurs  têtes  en  guise 
des  subsides  qu'on  lui  avait  promis  si  magnifiquement.  » 

19  avril.  —  «  Les  bonnes  nouvelles  de  France  ont  fait  leur 
effet.  Les  Jacobins  suédois  ont  été  sinon  anéantis,  du  moins 
intimidés.  Le  général  Taube  sort  à  l'instant  de  chez  moi.  Ge  fut 
par  Son  Excellence  que  Fersen  envoya  sa  dépèche  au  duc.  Il  est 
monté  tout  de  suite  la  remettre  à  Son  Altesse.  Elle  eut  la  dupli- 
cité de  recevoir  cette  nouvelle  avec  toute  la  démonstration  d'une 
véritable  joie.  Le  Vizir  survint,  qui  reçut  le  coup  de  foudre  avec 
toute  l'émotion  de  la  rage  contenue,  fendant  la  bouche  jusqu'aux 
oreilles  pour  s'écrier  que  c'était  la  journée  aux  surprises.   Le 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        691 

petit  Grand  ^Chancelier  arriva  tout  elïaré,  suppliant  le  Duc  de 
tirer  parti  des  circonstances  en  ordonnant  à  Fersen  d'entamer 
les  négociations.  Taube,  avec  son  fiel  ordinaire,  fit  sentir  qu'il 
serait  peut-être  un  peu  tard  pour  passer  l'e'ponge  sur  le  passé, 
mais  qu'en  tout  cas,  si  c'était  réellement  l'intention  du  Duc  de 
réparer,  il  ne  devait  pas  tarder  une  minute  d'envoyer  un  cour- 
rier à  Fersen.  Aussi,  le  même  soir,  Reutersdart  partait,  muni  des 
ordres  à  Fersen  de  suivre  en  tout  exactement  le  plan  que  le  feu 
Roi  lui  avait  tracée  Quel  triomphe  pour  les  amis  du  Grand  Roi! 
Aussi  je  ne  me  sens  pas  d'aise.  J'aurais  donné  tout  au  monde 
pour  avoir  été  du  souper  de  mardi;  j'aurais  eu  l'occasion  de  leur 
détacher  quelque  épigramme,  que  ma  satisfaction  et  ma  haine 
auraient  rendue  doublement  amère.  Mais,  dussé-je  mourir  dans 
l'escalier,  mardi  prochain,  si  ces  nouvelles  se  confirment,  j'irai 
au  souper  de  la  duchesse.  » 

Les  nouvelles  qui  mettaient  Madeleine  en  joie  ne  se  confir- 
mèrent pas  et  les  espérances  auxquelles  on  l'a  vue  se  livrer 
furent  anéanties  par  les  revers  des  armées  coalisées.  A  en  croire 
la  jeune  femme,  le  Régent,  qui  avait  caché  son  dépit  quand  les 
informations  envoyées  par  Axel  de  Fersen  présentaient  les 
Français  en  déroute,  n'en  dissimula  pas  moins  sa  satisfaction 
quand  il  fut  prouvé  qu'elles  étaient  erronées. 

^ô  avril.  —  «  Ayant  soupe  hier  soir  chez  la  duchesse,  c'était 
ma  première  sortie  ;  je  vis  le  besoin  qu'il  avait  de  me  parler  des 
dernières  nouvelles.  Il  me  dit  dès  qu'il  m'aborda  : 

«  —  Eh  bien,  toute  cette  belle  équipée  de  Dumouriez  n'a  été 
qu'un  coup  d'épée  dans  l'eau. 

« — Oui,  malheureusement,  monseigneur.Nous  caressions  déjà 
l'heureux  espoir  de  voir  les  Jacobins  régicides  suffisamment  punis. 

«  —  Les  Autrichiens  ne  sont  pas  maîtres  de  Lille,  comme 
l'avait  annoncé  le  comte  Fersen,  dit  le  Duc  avec  un  sourire  amer. 
Il  trouvait  la  nouvelle  san  s  doute  trop  bonne  pour  ne  pas  la  débiter. 

((  — Oui,  il  s'est  trop  hâté,  en  recevant  cette  nouvelle  qu'il 
croyait  vraie,  de  la  communiquer.  Persuadé  du  plaisir  qu'elle 
devait  faire  à  Monseigneur,  il  n'a  pu  résister  d'être  le  premier 
à  vous  l'apprendre. 

«  Il  me  quitta  sans  dire  mot  et  se  garda  bien  de  m'adresser 
la  parole  de  toute  la  soirée.    » 

S9  avril.  —  «  Je  suppose  qu'à  l'arrivée  de  celle-ci,  tu  seras 
au    moment  de  perdre    notre  belle  Abbesse.   Je  t'en  fais  mon 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

compliment.  Pour  moi,  je  désire  la  savoir  loin  de  l'Italie.  Tant 
qu'elle  y  sera,  je  suis  persuadée  qu'elle  aura  un  soin  extrême 
de  t'affliger  par  de  mauvaises  histoires  sur  mon  compte.  Cepen- 
dant j'aurais  voulu  que  tu  aies  le  plaisir  de  la  voir  quand  elle 
recevra  la  nouvelle  de  la  perte  des  250  aunes  de  damas  dont  le 
feu  Roi  lui  avait  fait  cadeau.  Arrivés  de  Lyon,  où  il  les  avait 
commandés,  on  les  porta  à  la  garde-robe  du  Régent.  Ils  ont  eu 
le  même  sort  que  d'autres  effets  que  le  Roi  faisait  venir  de  pays 
étrangers,  d'être  employés  aux  appartemens  du  Duc  ou  donnés  à 
une  de  ses  maîtresses. 

((  On  a  beau  faire  chercher,  ils  ne  se  retrouvent  plus.  Le 
Duc  soutient  ne  les  avoir  jamais  reçus  ;  le  commissaire  Peyron 
prétend  les  lui  avoir  livrés;  je  ne  suis  pas  fâchée  de  cette  caco- 
phonie. La  chère  Abbesse  regrettera  la  perte  qu'elle  a  faite  du 
meilleur  des  frères  et,  comme  elle  n'est  sensible  qu'à  l'intérêt 
personnel,  c'est  par  là  même  qu'elle  sera  convertie. 

«  En  rentrant  en  Suède,  elle  trouvera  son  appartement  aussi 
peu  avancé  que  lorsqu'elle  est  partie.  Dès  que  Silversparre  en  parle 
au  Duc,  il  lui  tourne  le  dos  en  répondant  qu'il  n'a  pas  d'argent... 

((  Le  Régent,  assoupi  dans  la  mollesse  et  la  volupté,  sacrifie 
tout  à  sa  nouvelle  passion  pour  la  Love,  qui,  pour  s'être  un  peu 
brouillée  avec  lui,  n'en  a  repris  que  plus  d'empire.  Elle  lui 
coûte  déjà,  outre  les  cadeaux  en  bijoux,  22  000  riksdalers  en 
plus  des  1500  de  pension  annuelle  qu'elle  lui  a  fait  donner  sous 
prétexte  qu'elle  avait  été  la  maitresse  du  feu  Roi.  » 

5/  mai.  —  ((  Le  monde  semble  me  rendre  plus  de  justice 
aujourd'hui  par  le  vif  intérêt  qu'on  m'a  témoigné  au  sujet  de  ma 
faible  santé.  Ce  fut  à  la  mode  de  venir  me  voir  tout  le  temps 
que  j'étais  malade.  Tu  peux  en  juger  quand  je  te  disque  M'""  de 
Brahe,  à  qui  je  n'ai  pas  dit  deux  mots  cet  hiver,  la  fuyant  comme 
la  peste,  ne  manqua  pas  un  jour  de  venir  prendre  de  mes  nou- 
velles, sans  parler  des  autres  dames  de  la  Cour  et  de  la  ville.  Essen, 
par  exemple,  ne  manquait  pas  un  jour  de  venir  me  voir  et  offre 
(le  m'accompagner  à  cheval,  persuadé  qu'il  me  faut  de  l'exer- 
cice et  de  la  dissipation.  On  a  bien  dit  que  j'avais  fait  une 
fausse  couche;  mais  je  leur  ai  donné  le  meilleur  démenti  en 
relevant  de  ma  maladie.  On  n'a  pas  le  visage  frais  et  la  gorge 
telle  que  je  l'ai  après  un  tel  accident. 

((  On  m'a  dit  aussi  que  les  hommes  entre  eux  prétendent 
que  j'étais  malade  du  changement  de  régime  et  que  si  je  repre- 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUÈDE.        693 

nais  un  amant,  je  me  porterais  mieux.  Ces  messieurs  ont  la 
bonté  de  croire  que  j'ai  plus  de  tempérament  que  la  nature  ne 
m'en  a  donné  et  je  confesse  que  je  n'ai  presque  jamais  de 
pensées  libertines.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  malgré  les  saignées, 
sangsues  et  ventouses,  mon  sang  est  aussi  brillant  et  je  dois 
continuer  mon  régime,  ne  boire  que  de  l'eau  et  du  lait. 

(c  Moi,  j'attribue  cela  à  l'agitation  de  mes  esprits,  car,  tu  le 
croiras  ou  non,  c'est  un  fait  que  depuis  que  j'ai  perdu  l'espoir  de 
te  revoir,  je  suis  rarement  seule  dans  ma  chambre  que  je  ne 
me  mette  à  pleurer. 

«  Avant-hier,  chez  le  Roi,  le  Duc  et  M"'^  de  Saint- Priest 
parlaient  d'Augusta  Fersen.  Je  dis  : 

<(  —  Cette  femme  doit  être  bien  heureuse;  elle  est  aimée  de 
tout  le  monde. 

<(  —  Et  pourtant,  elle  ne  l'est  pas,  dit  M'"^  de  Saint-Priest, 
vu  les  infidélités  de  celui  qu'elle  aime. 

((  —  Qu'importe,  dis-je,  qu'il  soit  infidèle  :  elle  le  voit,  l'a 
auprès  d'elle;  tout  en  lui  ne  lui  est  pas  indifférent. 

«  Et  je  sentais  les  larmes  me  monter  à  la  gorge.  Le  Duc  m'a 
regardée  avec  aigreur  et  nous  quitta.  » 

3i  mai.  —  <(  Hier  soir,  j'ai  soupe  chez  la  duchesse.  Je 
croyais  le  départ  de  M'"«  Armfeldt  encore  éloigné,  n'ayant 
jamais  eu  le  courage  de  m'en  informer,  lorsque  la  duchesse  a 
dit  que  M"»®  Armfeldt  partait  le  lendemain.  La  foudre  ne  m'au- 
rait pas  frappée  plus  que  ne  firent  ces  paroles.  Ta  pauvre  Malla 
en  présence  de  tout  le  monde  fondit  en  larmes.  Je  ne  pus  me 
remettre  de  toute  la  soirée,  ne  voyant  devant  moi  que  ce  malheur. 
Mon  basta  pojken  finira  par  m'oublier.  Partagé  entre  tant  d'objets 
d'intérêt,  il  ne  me  réservera  que  la  plus  petite  part  de  sa  ten- 
dresse, moi  qui  en  suis  séparée.  Je  connais  le  pouvoir  de  ta 
femme.  Il  lui  sera  bien  facile,  moi  étant  à  quatre  cents  lieues 
de  mon  pojke,  de  m'eiïacer  de  sa  pensée.  Mon  Dieu  !  que  je  suis 
malheureuse!  Au  nom  du  ciel,  ne  m'abandonne  pas...  » 

li  Juin.  —  «  Oui,  àme  de  ma  vie,  quoique  nous  soyons 
séparés,  ta  Malla  est  mille  fois  plus  heureuse  aimée  de  toi  dans 
tes  lettres  qu'avec  le  plus  bel  homme  du  monde  à  ses  côtés. 
Aimons-nous  donc,  en  dépit  de  l'univers  et  des  événemens.  Un 
jour  viendra  où  un  instant  radieux  compensera  tous  nos  cha- 
grins passés...  Ah!  Pojke,  si  jamais  je  rattrape  ce  bonheur, 
j'en  jouirai.  Je  suis  sûre  que  ton  cœur  te  dit  tout  ce  que  sent 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  mien,  à  cette  pensée.  Si  ma  mère  n'existait  pas,  rien  au 
monde  ne  m'empêcherait  de  m'envoler  immédiatement  pour 
hâter  notre  réunion.  » 

18  juin.  —  ((  Je  viens  de  recevoir  ta  lettre  du  23  mai  qui  m'a 
fait  bien  pleurer.  Mon  Dieu,  Pojke,  que  ne  puis-je  m'aban- 
donner  aux  douces  illusions  que  me  laissent  les  assurances  de 
ton  amour.^  Pourquoi  doivent-elles  être  empoisonnées  par  la 
jalousie  qui  me  dévore,  tous  les  soupçons  que  l'on  aime  à  faire 
naître  en  moi.^  Mon  bàsta  Pojke,  je  te  conjure  de  ne  pas  me 
tromper.  Dis-moi  la  vérité,  la  vérité  tout  entière;  si  cruelle 
qu'elle  soit,  je  la  préfère  aux  cruels  propos  du  monde  qui 
finiront  par  troubler  ma  raison.  » 

9  juillet.  —  <(  Comme  mon  cœur  plaide  pour  toi,  je  m'en 
veux  presque  d'avoir  douté  de  ton  amour,  quoique  tu  ne  sois 
pas  encore  tout  à  fait  justifié  à  mes  yeux.  Mais  tes  expressions 
sont  si  passionnées,  si  conformes  à  tout  ce  que  mon  cœur  sent, 
que  je  me  fais  un  scrupule  d'en  révoquer  en  doute  la  vérité. 
Mille  grâces  donc,  mon  ange,  pour  ta  charmante  lettre  du 
15  juin,  qui  a  versé  du  baume  dans  mon  cœur.  Aime-moi 
seulement  un  peu  et  tu  verras  que  rien  au  monde  ne  peut 
changer  les  sentimens  que  je  t'ai  voués.  Ils  font  partie  de  mon 
existence,  je  ne  l'ai  que  trop  éprouvé  à  cette  occasion  où  je  me 
suis  crue  oubliée  par  toi.  Je  n'ai  pas  cessé  de  t' aimer  un  seul 
instant.  Il  me  semblait  que  mon  amour  luttait  avec  ma  colère 
pour  faire  sentir  encore  plus  vivement  toute  l'étendue  de  mon 
malheur.  Je  désire  ne  jamais  rencontrer  cette  princesse  Ments- 
clîikofT,  car  dans  dix  ans,  je  lui  en  voudrai  encore  du  chagrin 
qu'elle  m'a  fait.  La  douleur  était  trop  vive  pour  être  jamais 
oubliée...  La  santé  de  maman  se  remet,  elle  a  l'air  de  vouloir 
atteindre  le  siècle.  Aussi,  depuis  qu'elle  est  mieux,  je  pars  avec 
la  petite  Augusta  Fersen  et  Charlotte  Bielke  pour  Wijk,  chez 
Essen,  où  nous  resterons  jusqu'à  la  fin  du  mois.  Je  rentre  après 
cela  en  ville  pour  quelques  jours,  mais  je  tâcherai  de  quitter 
la  ville  avant  le  retour  de  la  Cour;  j'irai  passer  tout  le  mois 
d'août  en  Ostrogothie.  » 

15  juillet.  —  ((  Hélas!  mon  bon  ami,  quel  triste  anniver- 
saire, quelle  douloureuse  impression  il  réveille  en  ma  mémoire; 
il  y  ajuste  un  an  que  tu  me  quittais.  Mon  cœur  ressent  encore 
la  déchirure  de  ce  moment  d'adieu  avec  la  même  violence.  Tu 
me  jurais  de  revenir  en  trois  mois.  Quel  espoir  me  fais-tu  entre- 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        695 

voir  à  cette  heure?...  Ah!  mon  Dieu  1  si  mes  yeux  pouvaient  te 
fixer  encore  une  fois.  Je  crois  que  je  voudrais  me  tuer  à  ce 
moment,  pour  ne  pas  survivre  à  une  nouvelle  séparation. 

«  Dieu!  comme  je  t'aime;  avec  quelle  impétuosité  l'amour 
s'accapare  de  tous  mes  sens!  Puis-je  jamais  trahir  un  cœur  qui 
ne  respire  que  par  toi  (sic)l  Pourrais-tu  me  reprendre  le  tien  ! 
Mais  je  le  connais,  ton  cœur,  je  sais  en  apprécier  tous  les  batte- 
mens.  Il  me  rassure  contre  toutes  les  alarmes  du  mien.  Tu 
m'aimeras  toute  ta  vie;  un  lien  sacré  ne  saurait  se  rompre.  Si 
tu  oublies  les  instans  de  bonheur  que  nous  avons  eus,  jamais 
ceux  que  nous  avons  arrosés  de  nos  larmes  ne  pourront  s'effacer 
de  ta  pensée,  j'en  suis  bien  sûre.  » 

i 8  juillet.  —  «  Oui,  mon  ange,  j'accepte  ton  rendez-vous. 
A  la  mort  de  ma  mère,  rien  ne  m'arrêtera  d'aller  recevoir  de 
toi  un  enfant  qui  rendra  la  chaîne  qui  nous  lie  doublement 
sacrée...  Je  crois  qu'avec  un  sentiment  aussi  profond,  l'âge 
même  ne  pourra  le  glacer. 

«...  Quoi  qu'il  arrive,  je  partagerai  ton  sort.  Connais-moi 
donc  une  fois  et  crois  bien  que  mon  cœur  ne  demande  au  ciel 
que  le  bonheur  de  te  prouver  tout  son  dévouement  et  d'autre 
félicité  que  de  vivre  et  de  mourir  à  tes  côtés.  » 

Au  moment  où  M"^  de  Rudenschold  poussait  ce  cri  qui 
nous  donne  la  mesure  de  sa  passion  et  des  espoirs  que,  malgré 
tout,  elle  conservait,  elle  était  à  la  campagne.  Il  était  une 
réponse  à  des  lettres  d'Armfeldt,  réconfortantes  et  rassurantes 
tant  elles  trahissaient  un  indestructible  amour.  Après  de  cruelles 
épreuves,  l'amante  qui  avait  craint  d'être  trahie  et  délaissée,  se 
livrait  tout  entière  au  bonheur  de  se  savoir  toujours  aimée. 
Mais  il  était  écrit  que  le  volage,  auquel  elle  s'était  donnée,  ne  la 
laisserait  jamais  en  repos  et  serait  incessamment  pour  elle,  sous 
les  formes  les  plus  inattendues,  un  artisan  de  malheurs  et  une 
cause  de  larmes.  Nous  en  trouvons  une  preuve  nouvelle  dans  la 
lettre  suivante,  écrite  le  6  août,  de  Stockholm,  oîi  elle  était  reve- 
nue pour  quelques  jours,  avant  de  partir  pour  l'Ostrogothie. 

«  En  arrivant  à  Adon  samedi,  où  j'ai  trouvé  Essen,  j'ai 
reçu  de  lui  la  brebis  égarée,  la  lettre  du  29  juin  qui  m'eût  causé 
un  bonheur  infini  par  tout  ce  qu'elle  renferme  de  tendre  et  de 
consolant,  si,  par  une  cruelle  ironie  et  par  suite  d'une  distrac- 
tion de  ta  part,  tu  ne  l'avais  enveloppée  du  brouillon  d'une 
lettre    adressée    à   une    princesse,  apparemment    la   princesse 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mentschikoff.  Qui  cela  pourrait-il  être,  sinon  elle?  Tu  lui  écris 
donc?  Et  tu  m'en  fais  mystère  !  Que  dois-je  conclure  de  cela?  Ou 
que  j'ai  perdu  ton  amour,  ou  bien  ta  confiance.  L'un  ou  l'autre, 
et  l'un  comme  l'autre  me  serait  également  pénible.  La  certitude 
de  cela  que  j'avais  devant  les  yeux  m'a  déchiré  le  cœur. 

((  Ah  !  Pojke,  est-ce  ainsi  qu'on  devrait  agir  avec  une  amie? 
Supposé  qu'il  n'y  eût  entre  la  princesse  MentschikofT  et  toi  qu'une 
liaison  d'amitié,  rien  n'était  plus  simple  que  de  m'en  parler. 
Mais  le  soin  que  tu  mets  de  taire  son  nom  dans  tout  ce  que 
tu  me  dis  des  femmes  qui  t'intéressent  me  paraît  plus  qu'équi- 
voque. 

«  Ceci  n'est  pas  une  histoire  que  tes  ennemis  ont  forgée  ;  ce 
n'est  pas  une  fable  au  sujet  de  laquelle  ma  jalousie  me  rend 
incrédule  et  injuste.  C'est  toi-même  qui,  non  content  de  trahir 
ma  confiante  amitié,  te  charges  de  déchirer  le  bandeau  de  l'illu- 
sion que  mon  amour  conservait  jalousement,  même  lorsque  tout 
le  monde  se  plaisait  à  me  dénoncer  ton  inconstance.  Mon 
cœur,  qui  continuait  bénévolement  à  t'adorer,  prenait  ta  défense 
contre  ma  tête,  qui  cherchait  en  vain  à  démêler  ce  qu'il  pouvait 
y  avoir  d'intérêt  à  faire  dire  ces  choses  à  ceux  qui  me  les  répé- 
taient. Je  te  renvoie  ce  malheureux  brouillon,  qui  est  devenu 
pour  moi  une  source  de  chagrin  ;  tu  jugeras  si  j'ai  tort  de  me 
plaindre  et  si  je  puis  me  tromper  quant  à  la  personne  à  qui  cette 
lettre  était  adressée.  Ah!  Pojke,  si  j'avais  agi  ainsi  avec  toi,  de 
quels  amers  reproches  ne  m'aurais-tu  pas  accablée  !  » 

Quelle  que  soit  la  vivacité  de  ces  reproches,  il  n'apparaît  pas 
que  Madeleine  ait  tenu  rigueur  à  son  amant  du  mystère  qu'il  lui 
avait  fait  de  ses  relations  avec  la  princesse.  Dans  les  lettres  pos- 
térieures, elle  ne  lui  en  parle  plus.  Il  faut  en  conclure  ou  qu'elle 
n'en  soupçonnait  pas  le  véritable  caractère,  ou  qu'à  la  condi- 
tion de  n'être  pas  abandonnée,  elle  se  résignait  à  être  trompée 
ou  même  jugeait  bon  de  n'en  pas  acquérir  la  certitude.  A  lire  ce 
qui  suit,  on  ne  se  douterait  pas  qu'elle  est  dévorée  de  jalousie. 

Drotbiingholm,  9  août.  —  «  Tu  seras  étonné,  mon  cher  ami, 
de  trouver  ma  lettre  datée  de  cet  endroit.  Hélas!  j'y  suis,  à  mon 
grand  regret,  mais  seulement  pour  huit  jours.  Ne  pouvant  aller 
en  Ostrogothie  qu'à  la  fin  de  la  semaine  prochaine,  j'ai  craint, 
en  restant  tout  ce  temps  en  ville,  que  le  Roi  ne  le  prît  en  mau- 
vaise part,  ce  que  je  lui  ai  dit  en  arrivant  hier  ici.  Il  a  paru 
en  être  content,   d'autant  plus   que   sa  société  n'est  composée 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         697 

que  de  la  duchesse,  ses  trois  dames  d'honneur,  M""®*  Hôpken, 
Hamilton,  Saint- Priest  et  moi... 

«  Le  Régent  me  traite  avec  une  froideur  marquée  qui  ne  me 
paraît  pas  affectée,  mais  dérivée  d'un  fond  d'iiumeur.  J'ignore 
cette  nouvelle  raison  de  me  bouder  depuis  son  retour,  puisque 
nous  nous  séparâmes  en  bons  termes  lors  de  son  départ  en 
voyage.  Mais  aussi  je  me  sens  un  fond  de  résignation  inépui- 
sable à  endurer  ses  boutades,  sans  vouloir  seulement  en  con- 
naître la  raison,  ayant  de  mon  côté  des  sujets  de  griefs  contre 
lui,  qui  ne  s'effaceront  jamais  de  mon  àme. 

«  Sa  persécution,  sa  haine  contre  toi,  dont  je  reçois  constam- 
ment de  nouvelles  preuves,  me  font  croire  que  je  ne  réussirai 
pas  dans  mes  négociations  pour  ton  retour.  Quand  le  Roi  est 
arrivé  à  Gothembourg,  on  lui  a  annoncé  la  nouvelle  certaine  de 
ta  mort.  On  aurait  pu  croire  que  cette  nouvelle  devait,  pour  le 
moment  du  moins,  désarmer  la  haine  du  Régent.  Point  du  tout. 
En  présence  même  du  Roi,  il  en  a  marqué  une  joie  barbare,  et, 
pour  la  justifier,  il  t'a  diffamé.  Le  Roi  a  baissé  les  yeux.  Gyl- 
denstolpe,  Horn  et  Essen  se  sont  tus  ;  les  autres  en  bas  valets 
étaient  de  l'avis  du  Régent,  qui  n'avait  pas  même  le  sens  de 
l'indignité  de  leur  conduite.  Mais,  si  jamais  l'occasion  s'en  pré- 
sente, je  la  lui  ferai  bien  comprendre,  ce  qui  lui  fera  faire  un 
retour  sur  la  sienne  dont  il  devrait  rougir. 

«  Il  affecte  au  reste  un  grand  fond  de  gaieté  ;  ce  n'est  qu'un 
jeu,  car  il  doit  se  trouver  dans  de  mauvais  draps.  L'Impératrice 
doit  lui  avoir  écrit  tout  récemment  une  note  plutôt  désagréable 
et,  malgré  son  extrême  économie,  il  se  trouve  dépourvu  d'ar- 
gent, son  projet  d'emprunt  n'ayant  pas  réussi.  M.  l'ambassadeur 
Staël  était  chargé  de  persuader  à  son  beau-père  de  prêter  au 
Régent  son  argent,  au  lieu  de  le  placer  en  France,  à  un  taux 
plus  élevé.  Necker  y  a  consenti;  mais  l'Assemblée  nationale,  en 
apprenant  cette  transaction,  refusa  de  lui  rendre  ses  fonds;  ainsi 
cette  belle  négociation  est  tombée  dans  l'eau. 

<(  Nos  grands  orateurs  réduits  aux  abois  se  bornent  à  leurrer 
le  public  en  lui  faisant  croire  que  les  économies  depuis  la  mort 
du  feu  Roi  ont  amassé  des  fonds  considérables.  Apparemment 
que  la  Stolsberg  et  la  Love  sont  regardées  comme  les  bijoux  de 
la  Couronne  qui  représentent  des  valeurs  et  qu'en  les  vendant, 
on  pourrait  éviter  la  banqueroute,  car  elles  sont  les  seules 
dépositaires  des  richesses  de  la  Couronne. 


698  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

((  On  m'a  conté  une  histoire  caractéristique  du  Vizir.  Dans 
une  société  où  l'on  parlait  des  événemens  de  France,  il  s'est 
apitoyé  sur  la  reine  de  France  et  ses  malheurs,  sur  la  mort  de 
Louis  XVI,  dont  il  paraissait  vivement  frappé.  Et  c'est  un  tel 
hypocrite  qui  gouverne  la  Suède  !...  » 

Drottningholm,  le  13  août.  —  «  C'est  a  la  veille  de  quitter  ce 
séjour,  mon  cher  ami,  que  je  t'écris.  Grâce  au  ciel,  je  pars 
demain...  Le  Duc,  qui,  jusqu'à  ce  moment,  avait  affecté  de  l'indif- 
férence, a  pris  mon  départ  fort  vivement  et  a  voulu  me  per- 
suader d'y  renoncer,  prétextant  que  c'était  manquer  au  Roi,  qui 
m'avait  ordonné  d'être  du  séjour  ici.  Je  répondis  que  nous 
n'étions  pas  encore  à  l'époque  où  le  Roi  ferait  lui-même  la  liste 
des  personnes  qu'il  voulait  admettre  à  sa  société  ;  que  pour  le 
moment,  je  le  croyais  assez  indifférent  quant  à  ceux  qui  allaient 
et  qui  venaient;  que  je  serais  pourtant  au  désespoir  si  mon  départ 
allait  l'offenser  •  que  j'irais  de  ce  pas  le  supplier  de  ne  pas  prendre 
en  mauvaise  part  si  je  m'absentais  pour  une  couple  de  semaines. 
Et  effectivement,  j'y  fus,  et  le  Roi  consentit  gracieusement. 

«  Le  Duc,  par  pique,  me  dit  qu'il  voyait  très  bien  que  ce 
n'était  qu'à  lui  que  j'étais  indifférente  de  faire  de  la  peine;  que 
je  ne  pouvais  ignorer  qu'il  m'aimait  toujours  et  que  je  faisais 
une  étude  de  lui  être  désagréable.  J'ai  cherché  à  tourner  cette 
petite  déclaration  en  plaisanterie  et  me  suis  esquivée.  Gela  n'a 
pas  empêché  qu'on  me  dit  après  que  j'y  avais  mis  de  la  coquet- 
terie pour  me  faire  mieux  regretter. 

«  Le  Duc,  après  que  je  lui  ai  annoncé  mon  départ,  a  semblé 
s'émanciper  de  la  tutelle  du  Vizir.  Il  recherchait  toutes  les  occa- 
sions de  me  parler  et,  pour  me  mettre  bien  en  train,  il  m'a  parlé 
de  toi.  Il  m'a  demandé  de  tes  nouvelles  et  cela  naturellement, 
sans  aigreur.  Je  lui  en  ai  donné  sur  le  même  ton  en  toute  sim- 
plicité, car  je  trouve  qu'il  faut  les  laisser  croire  à  ta  sérénité, 
comme  si  tu  ne  songeais  plus  aux  injustices  qu'on  t'a  faites. 
Plus  ils  croiront  à  ton  impassibilité  et  moins  ils  se  rebuteront  à 
te  laisser  revenir  un  jour,  ce  que  pour  le  moment,  on  me  paraît 
bien  éloigné  de  vouloir.  » 

Le  lendemain,  Madeleine  de  Rudenschold  quittait  Drottnin- 
gholm et,  le  16  août,  elle  partait  pour  l'Ostrogothie.  Son  absence 
devait  durer  trois  semaines.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  la  suivre  dans 
ce  voyage  dont  les  circonstances  sont  étrangères  à  ce  récit. 
Nous  nous  contenterons  de   nous  arrêter  avec  elle  à  deux  des 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         699 

étapes  de  son  excursion.  A  la  première,  la  petite  ville  de  Wes- 
teras,  elle  devait  voir  ce  fils  d'Armfeldt  qu'il  avait  eu  à  Paris 
de  M"«  l'Éclair  et  qui  était  au  collège.  Elle  avait  toujours 
témoigné  à  cet  enfant  le  plus  tendre  intérêt. 

u  J'aime  ce  petit  Maurice  comme  mon  propre  trésor,  mandait- 
elle  au  père,  et  plus  je  me  sens  malheureuse,  plus  je  m'y  attache. 
Abandonnée  de  toi,  il  ne  me  resterait  plus  que  lui  sur  la  terre.  » 

Elle  le  vit  et  en  parla  avec  émotion  à  Armfeldt  : 

<(  J'ai  examiné  ses  études.  Il  est  à  la  deuxième  leçon  de  ma- 
thématiques, il  a  traduit,  du  suédois  en  français,  l'histoire  de 
Suède  depuis  Gustave  P''  jusqu'à  Sigismond;  il  est  très  avancé 
en  géographie  ;  il  comprend  l'anglais  en  le  lisant  et  compte 
assez  bien.  Il  sera  grand  et  robuste  comme  toi;  il  a  déjà  la  taille 
de  mon  frère  cadet.  Sa  jambe  est  plus  droite  et  il  n'en  ressent 
pas  souvent  des  douleurs.  Il  sera  à  coup  sur  un  de  nos  plus 
beaux  hommes  ;  sa  physionomie  s'est  beaucoup  développée, 
tout  le  bas  du  visage  te  ressemble  et  il  a  les  plus  belles  couleurs. 
Enfin,  j'en  raffole  plus  que  jamais.  » 

La  seconde  étape  du  voyage  solitaire  de  Madeleine  fut  la 
terre  de  Lénas,  qui  appartenait  à  Armfeldt.  Il  l'avait  invitée  à 
s'y  reposer  quelques  jours  et  des  ordres  étaient  donnés  pour 
qu'elle  y  fût  traitée  comme  la  châtelaine.  Elle  y  arrivait  le 
27  août,  et,  le  même  jour,  elle  écrivait  à  Armfeldt  : 

«  Devine,  mon  ange,  d'où  je  t'écris  cette  lettre.^  D.e  Lénas 
même.  Mais  tu  ne  croiras  jamais  qu'en  cet  endroit  qui  ne  devait 
m'offrir  que  l'image  d'un  bonheur  futur,  j'ai  commencé  par 
verser  des  larmes  amères.  En  voici  la  raison  :  d'abord,  je  me 
suis  dit  que  quand  Pojke  était  dernièrement  ici,  ce  fut  au 
moment  de  s'éloigner  peut-être  pour  la  vie  de  sa  Malla.  Quand 
]y[me  d'Armfeldt  y  a  passé,  ce  fut  pour  t'aller  rejoindre.  J'y  viens 
et  c'est  pour  déplorer  ton  absence,  y  trouver  l'ennui  et  les 
chagrins.  Que  nos  trois  sorts  sont  différens  et  qu'à  cette  com- 
paraison mon  cœur  se  déchire  ! 

((  Te  l'avouerai-je,  mon  bon  ami;  ce  qui  a  achevé  de  m'ac- 
cabler,  c'est  la  réception  de  ta  lettre  du  29,  qui  m'attendait  ici 
pour  m'annoncer  l'arrivée  de  M"^  d'Armfeldt  auprès  de  toi.^ 
Crois-tu  qu'après  cela,  cet  endroit,  tout  charmant  qu'il  soit, 
puisse  me  donner  des  images  riantes.  Hélas!  non,  je  ne  fais  que 
broyer  du  noir  et  ne  puis  croire  que  mon  bàsta  pojke  viendra 
jamais  habiter  Lénas  auprès  de  sa  Malla.  Il  ne  l'aime  pas  assez 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

pour  abandonner  ainsi  le  monde,  même  s'il  était  en  son  pou- 
voir de  revenir  en  ce  moment  en  Suède.  Que  ne  suis-je  à  la 
place  de  M™®  d'Armfeldt.  Elle  te  voit,  elle  reçoit  tes  baisers. 
Mais,  pardonne-moi,  cher  ami,  ce  transport  de  jalousie;  il 
m'échappe,  je  n'ai  pas  été  maîtresse  de  le  réprimer.  Mais  c'est 
fini,  n'en  parlons  plus.    » 

Au  commencement  de  septembre,  elle  rentrait  a  Stockholm 
et,  dès  le  4,  elle  réapparaissait  à  Drottningholm.  Le  surlende- 
main, elle  annonçait  son  retour  à  Armfeldt  : 

«  Je  suis  ici  depuis  avant-hier,  assez  triste  et  chagrine.  De 
mauvaises  histoires  sur  ton  compte  m'attendaient  derechef  ici, 
et  je  ne  te  cacherai  pas  à  quel  point  j'y  suis  sensible.  » 

Quelles  étaient  ces  mauvaises  histoires,  elle  ne  le  disait  pas. 
Mais  il  nous  est  aisé  de  le  deviner.  Elles  s'inspiraient  des  rap- 
ports que  le  gouvernement  de  la  régence  recevait  des  espions  à 
qui  il  avait  confié  la  surveillance  de  son  ministre  en  Italie,  rap- 
ports malveillans,  venimeux,  qui,  pour  une  part  de  vérité,  con- 
tenaient une  plus  grande  part  de  mensonge  et  qui,  rapprochés 
des  papiers  d'Armfeldt  traîtreusement  dérobés  dans  sa  maison, 
allaient  servir  de  base  à  une  accusation  de  crime  d'Etat.  Dans 
la  matinée  du  18  décembre,  la  population  de  Stockholm  appre- 
nait à  l'improviste  la  découverte  d'un  complot  contre  le  Régent 
et  l'arrestation  pendant  la  nuit  des  conspirateurs,  parmi  lesquels 
se  trouvait  Madeleine  de  Rudenschold. 

Ernest  Daudet. 


POÉSIES 


JOURNÉE    SANS    VOUS 

D'abord  l'aube  :  l'éveil  du  rustique  labeur  ; 
Le  ciel  rose  partout,  dès  la  porte  franchie  ; 
Les  platanes  où  reste  une  humide  senteur  ; 
Du  vent  sur  la  maison  provençale  et  blanchie!... 

Puis,  chauffant  les  couleurs  fragiles  du  matin, 
Le  soleil  a  brûlé  la  lande  et  les  genièvres 
Et  mûri  les  carrés  odorans  du  jardin... 
Et  chaque  fleur  devint  tiède  comme  des  lèvres. 

—  Le  splendide  sommeil  des  vignes  et  des  champs  ; 
L'après-midi  :  l'ombre  des  bois  où  l'on  se  couche 
Puis,  parmi  les  paniers,   les  pampres  et  les  chants, 
La  vendange  qui  rit,  une  grappe  à  la  bouche  ! 

Puis  le  déclin  doré;  l'approche  du  repos... 
Dans  l'air  triste,  là-bas,  une  chouette  crie: 
Et  l'on  dirait,  tandis  que  rentrent  les  troupeaux, 
Que  le  jour  las  regagne  aussi  la  bergerie... 

Enfin  l'étoile  entre  les  mûriers  obscurcis  1 
Mais  puisqu'il  ne  se  peut  qu'avec  vous  je  partage 
Ni  mon  jeune  désir  ni  mon  vieux  paysage, 
Ce  soir  j'écris  pour  vous  et  vous  offre  ceci  : 


702  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

Des  parfums,  des  reflets,  du  raisin  de  septembre  ; 
Les  bonheurs  que  ce  jour  en  mes  yeux  a  laissés, 
Et  l'or  doux  de  la  lampe  au  plafond  de  ma  chambre... 
Ceci,  quelques  mots  noirs  vainement  cadencés...: 


PREMIER    BONHEUR 

Le  fragile  bonheur  qu'aujourd'hui  m'a  donné. 

Je  vous  le  dois.  Il  est  tout  jeune,  il  est  sincère. 

Il  va  vivre...  De  mes  mains  jointes  je  le  serre 

Silencieusement  sur  mon  cœur  étonné... 

Ce  n'est  qu'un  reflet  d'aube  et  ce  n'est  qu'un  présage  : 

De  vous  je  ne  sais  rien  sinon  que  je  prévois 

Des  caresses  dans  vos  regards  et  sous  vos  doigts, 

Et  je  ne  connais  pas  très  bien  votre  visage, 

Puisque  au  fond  de  mes  yeux,  ce  soir,  en  les  fermant, 

Loin  de  vous  je  vous  cherche  encore  vainement... 

Pourtant  je  suis  heureux  de  l'ombre  et  du  silence, 

Et  j'écoute  l'accent  persuasif  et  doux 

Que  prennent  mes  désirs  pour  me  parler  de  vous. 

Voici  que  le  prodige  éternel  recommence, 

—  L'âme  des  roses  reste  aux  rosiers  engourdis,  — 

Et  j'invente  pour  vous  des  mots  souvent  redits... 

Que  m'importe  comment  les  floraisons  s'achèvent  : 

Tout  l'avenir  s'émeut  lors  des  éclosions, 

Et,  grâce  à  vous,  ce  soir,  content  d'illusions. 

Je  crois  au  renouveau  délicieux  des  rêves  1 

Car  ce  n'est  pas  encor  la  fièvre  et  le  tourment. 

Mais  l'éveil  d'une  joie  indéfinie  et  tiède, 

Un  tranquille  plaisir  fait  d'attendrissement. 

Une  tentation  d'aimer,  à  qui  je  cède... 


NE    LES    CROIS    PAS 

Les  pauvres,  les  jaloux,  ceux  que  l'amour  déserte, 
Prédiront,  si  jamais  tu  parles  de  nous  deux. 
Que  tu  n'auras,  après  le  plaisir  hasardeux. 
Que  la  déception  d'être  moins  inexperte... 


POÉSIES.  703 

La  sagesse  leur  vient  de  rêves  disparus, 
Leurs  yeux  se  sont  ternis  à  regarder  la  cendre; 
Ils  voudront  t'avertir,  ils  voudront  te  défendre 
Contre  les  beaux  périls  qu'ils  n'ont  jamais  courus! 

Ils  sont  jaloux.  Ne  les  crois  pas.-  Sous  tes  paupières 
Cache  le  désir  jeune  aux  étincelles  d'or, 
Et,  pour  garder  le  grave  et  splendide  trésor, 
Prudemment,  sur  ton  sein,  croise  tes  deux  mains  fières... 

Surtout  réjouis-toi  de  ton  isolement  : 

Souris,  songe  à  demain  et,  la  tête  baissée, 

Pour  te  rassurer  mieux  écoute  simplement 

Le  bruit  que  fait  mon  cœur  au  fond  de  tes  pensées,.. 


L'ORAGE 

Les  nuages  montans  ont  obscurci  l'espace  ; 
Le  rosier  las  semble  expirer  contre  le  mur; 
L'été  sous  la  chaleur  éblouissante  et  basse 
Respire  à  peine...  Il  va  pleuvoir  sur  le  blé  mûr. 
Sur  les  chemins  brùlans  où  dormait  la  poussière. 
Sur  le  sable  et  la  branche  et  l'ardoise  du  toit. 
—  Je  pense  à  ton  regard,  à  ta  lèvre  un  peu  fîère, 
A  l'adieu  si  distrait  que  j'ai  reçu  de  toi. 
Où  donc  étaient  partis  tes  rêves,  tout  à  l'heure  ? 
Une  ombre  de  nuage  avait  couvert  ton  front... 

Déjà  des  larmes  d'eau  s'étoilent  au  perron  : 

Quelle  est  l'inquiétude  indicible  qui  pleure  .î* 

Voici  qu'un  vent  brutal  épouvante  l'air  lourd  ; 

Les  arbres  éperdus  et  mêlés  se  révoltent  ; 

Je  songe  au  sort  toujours  menacé  de  l'amour 

Et  je  songe  au  trésor  fragile  des  récoltes, 

A  quelque  enfant  rustique  et  peureuse  qui  court 

Vers  le  hameau  natal  à  travers  le  pré  sombre  ! 

Là-bas  roule  la  voix  solennelle  des  cieux, 

Puis  le  vent  tombe,  et  sur  le  feuillage  anxieux 

La  pluie  autour  de  moi  commence  un  bruit  sans  nombre. 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  faut  rentrer.  Je  pense  à  toi.  L'averse  vient: 

Ton  jardin  doit  souffrir  aussi  comme  le  mien  ; 

Tu  rentres  comme  moi  dans  ta  chambre  et,  peut-être, 

Vaguement  énervée  et  triste  tout  à  coup, 

Vas-tu  pencher  un  peu  ton  front  vers  la  fenêtre... 

Le  poids  de  tes  cheveux  a  fatigué  ton  cou, 

Tu  vois  l'orage  au  loin  courber  les  moissons  d'août, 

Sur  le  gazon,  tout  près,  s'écroulent  des  pétales 

Et  l'eau,  cinglant  la  vitre  en  subites  rafales, 

Y  fait  un  éphémère  et  transparent  dessin  I 

Tu  penses,  toute  seule  en  ta  chambre.  J'espère 

Que,  lasse,  ayant  trop  chaud  sous  ton  vêtement  fin, 

Tu  sens  monter  la  fièvre  à  ton  cœur  solitaire. 

Tu  te  souviens  que  j'ai  quelquefois  supplié, 

Tu  découvres  que  j'eus  raison  d'être  fidèle  ; 

Puis,  parce  qu'un  éclair  coupe  le, ciel  mouillé, 

Tu  trembles  longuement  d'une  angoisse  nouvelle... 

—  Mais  bientôt  le  soleil  redescendra  vers  nous. 

Alors  t'arriveront  par  la  croisée  ouverte 

Une  froide  senteur  de  verdure  plus  verte, 

L'odeur  de  l'air  lavé,  l'odeur  des  sentiers  mous. 

Les  parfums  sensuels  éclos  après  l'orage... 

Et  toi,  sans  volonté,  vaincue  et  sans  courage, 

Défaillante  devant  l'adorable  danger. 

Tu  connaîtras  enfin  le  vertige  que  j'ai, 

Et,  comprenant  qu'un  mal  délicieux  commence. 

Tu  vas  être  alanguie  et  tu  regretteras 

Pour  ta  jeune  faiblesse  et  pour  ton  ignorance, 

L'abri  mystérieux  et  tendre  de  mes  bras. 

SOIR    PRÈS    DU    LAC 

Du  vent  glisse  dans  les  châtaigniers  frémissans, 
Puis  tout  se  calme  en  une  lourde  rêverie... 
Qu'il  fait  sombre!  Pas  une  étoile...  Je  descends 
Vers  le  lac  invisible  au  bas  de  la  prairie. 
Une  senteur  d'eau  morte  et  d'orage  et  de  nuit 
Par  souffles  sur  le  flot  ténébreux  se  soulève  : 
Le  lac  vient  s'étirer  aux  galets  de  la  grève. 
Je  sais  qu'il  est  immense  et  ne  vois  rien  de  lui  1 


POESIES. 


70  o 


Le  soir  est  chaud...  Je  pense  aux  romantiques  âmes 

De  ces  lacs  où  l'amour  soupirait  sur  les  eaux 

Des  aveux  que  rythmait  le  bruit. mouillé  des  rames... 

Tant  de  lyres  ont  frissonné  dans  les  roseaux, 

Du  lac  de  lord  Byron  au  lac  de  Lamartine, 

Et  tant  d'hommes,  émus  d'un  mirage  ignoré, 

0  mon  lac  noir,  aujourd'hui  même,  ont  adoré 

Ton  àme  bleue  où  passe  une  voile  latine  !... 

Tout  près  d'ici,  sous  les  platanes  de  Vevey 

Jean-Jacques  sensuel  et  subtil  écrivait 

Les  lettres  de  Saint-Preux  dont  s'exaltaii  Julie, 

Et  quand  la  lune  est  comme  un  nénuphar  d'argent, 

Sur  les  rives  j'ai  vu,  leurs  lèvres  se  touchant, 

Frissonner  le  désir  et  la  mélancolie... 

Et  puis  les  soirs  de  fête  apportant  aux  flots  mous 

Des  bateaux  éclairés  où  des  ombres  s'enlacent; 

On  entend,  par  sursauts,  rire  les  femmes  lasses, 

Des  couleurs  de  lampions  tournent  dans  un  remous; 

Le  lac  sentimental  chante  ses  barcarolles! 

Mais  la  nuit  peu  à  peu  fait  taire  les  paroles. 

Et  les  femmes,  nouant  leurs  mains  à  leurs  genoux, 

Délicieusement  laissent  descendre  en  elles. 

Au  lieu  du  plaisir  brusque  et  vain  qu'on  leur  offrait, 

Un  attendrissement  plus  intime  et  plus  vrai. 

L'amicale  douceur  des  beautés  naturelles... 

^'  fait  sombre.  Pas  une  étoile...  Je  n'ai  rien, 
Ni  compagne,  ni  cœur  battant,  ni  sérénade; 
Sur  le  gravier  l'imperceptible  va-et-vient 
De  l'eau  donne  une  odeur  mystérieuse  et  fade. 
L'orage  rôde  au  fond  des  ténèbres.  Je  vois, 
Très  loin,  cligner  les  feux  d'un  village  vaudois 
Comme  tremble  une  flamme  au  chevet  d'un  malade... 
J'écoute  l'éternel  et  faible  clapotis... 
Et  de  même  qu'au  temps  où  nous  étions  petits, 
A[)prochant  une  oreille  étonnée  et  crédule. 
Nous  retrouvions  au  fond  d'un  coquillage  amer 
Le  ressac  et  le  vent  salé  qui  s'y  module 
Et  l'aventure,  et  le  vertige  de  la  mer, 
TOME  X.  —  1912.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  m'incline,  écoutant,  vers  la  nuit  et  l'eau  noire, 

Gomme  sur  une  conque  où  pleure  encor  le  flot... 

Et  d'entendre  à  mes  pieds  l'obscur  et  lent  sanglot 

Me  fait  songer  a  tous  les  lacs  de  ma  mémoire! 

Ces  jours  oii,  quand  au  vent  les  drapeaux  ont  flotté, 

On  s'embarque,  cinglant  dans  l'azur.  Et  j'évoque 

Le  bruit  de  l'eau  fuyante  au  flanc  doux  de  la  ((que; 

Le  blanc  sillage  est  comme  une  neige  d'été. 

On  a  du  plaisir  frais  plein  sa  poitrine  pure. 

Et  l'on  croit,  sous  l'essor  penché  de  la  voilure, 

Que  l'on  part  conquérir  la  jeune  liberté!... 

Lac  changeant...  Je  connais  si  bien  chaque  nuance. 

Depuis  l'heure  où  l'aurore  au  ciel  froid  se  fiance 

Jusqu'au  chaud  crépuscule  où  les  barques  ont  l'air 

D'ibis  roses  prêts  à  voler  vers  le  soir  clair! 

Ou  bien  la  pluie  et  les  sarcelles  dans  la  brume; 

L'aile  d'un  cygne  enflée  aux  brises  du  beau  temps  ; 

La  vague  verte  avec  ses  volutes  d'écume 

Ou  les  après-midi  de  calme,  miroitans... 

—  Le  lac  vient  là,  tout  près...  Je  sais  qu'il  est  immense. 
Il  berce  la  langueur  sensible  de  la  nuit 
Et  j'écoute...  Et  j'entends  que  s'exhale  de  lui, 
Soupir  d'une  divine  et  sereine  indolence, 
Vaguement,  la  nocturne  haleine  du  silence... 

LE  MALADE 

Ne  venez  pas  trop  près.  Je  me  recueille.  Il  faut 
Laisser  combattre  en  moi  ma  mourante  jeunesse. 
Pour  qu'un  peu  de  ferveur  courageuse  renaisse, 
Peut-être,  dans  mon  corps  allongé,  faible  et  chaud. 
Je  me  tais...   Comprenez  mes  yeux  et  mon  silence 
Et  plaignez-moi  d'être  déjà  si  loin  de  vous 
Parmi  l'ombre  où  je  sens  tous  mes  rêves  dissous... 
Continuellement  la  pendule  balance 
L'heure  qui  parfois  tombe  en  débris  argentins 
Car  ce  jour  lentement  décroit...  un  jour  encore f 
Voici  que  mon  rideau  fleuri  se  décolore. 
Et  la  pitié  du  soir  descend  vers  les  jardins. 


POESIES. 


701 


—  Je  ne  sais  plus  penser  à  ma  jeunesse  heureuse  : 
Libre  et  robuste,  avec  des  rires  dans  sa  voix, 

Elle  est  restée  au  fond  des  vergers  et  des  bois. 

A  présent  sur  ma  face  ardente  qui  se  creuse 

Je  n'ai  plus  de  soleil  ni  de  vent  passager, 

Et  si  l'amour  voulait  venir  jusqu'à  ma  couche, 

Il  pâlirait,  voyant  le  dessin  de  ma  bouche 

Immobile...  Je  suis  devenu  l'étranger, 

Et  mon  bonheur  m'oublie  ainsi  qu'un  fils  prodigue. 

Et  la  douceur  des  fruits  plus  jamais  ne  tiendra 

Dans  cette  main  déserte  et  blême  au  bord  du  drap. 

Je  suis  enveloppé  de  fièvre  et  de  fatigue... 

—  J'ai  compris  ma  faiblesse  hier,  en  épiant 
Tes  yeux  mouillés  et  ton  mensonge  souriant, 
0  toi  qui  lis  un  peu  croyant  que  je  repose. 

J'ai  compris  ma  faiblesse  et  regretté  des  choses... 
Un  instant  j'ai  voulu  garder  comme  un  trésor 
Mon  sang  de  pourpre  lente  et  ma  force  fanée. 
Mais,  plus  sage  à  présent,  je  glisse  vers  mon  sort... 
Le  crépuscule  a  clos  mollement  la  journée. 
Et  l'immobile  nuit  me  tient  dans  ses  réseaux  : 
Est-ce  l'humain  sommeil  ou  l'autre  qui  commence  ?... 
J'ignore...  Je  suis  calme  et  vaguement,  d'avance. 
J'ai  peur  de  l'aube  froide  où  chantent  des  oiseaux  I... 

LE   SILENCE 

Il  est  l'ami  des  cœurs  farouches  et  meurtris; 
Lui  seul  nous  parle  après  que  plus  rien  ne  nous  reste; 
Dans  l'émoi  d'un  regard  ou  la  ferveur  d'un  geste 
Il  fait  tenir  tous  les  aveux  et  tous  les  cris. 

Il  est  persuasif  autant  que  l'éloquence; 
Il  nous  ouvre,  loin  des  propos  habituels, 
D'autres  espoirs,  d'autres  âmes  et  d'autres  ciels; 
Il  enseigne  le  prix  sacré  de  ce  qu'on  pense... 

Il  redit  les  sermens  qu'on  n'a  pas  entendus, 
Il  murmure  ceux  qu'il  fallait  que  l'on  devine; 
Près  de  nous  le  silence  est  une  voix  divine, 
Qui  continue  alors  que  les  mots  se  sont  tus. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Certains  soirs  désolés,  sous  le  halo  des  lampes, 
Il  éclôt  cependant  que  meurt  le  dernier  bruil  ; 
Puis  il  ferme  nos  yeux  et  caresse  nos  tempes, 
Et  mûrit  gravement  le  rave  comme  un  fruit. 

Il  porte  dans  ses  mains  patientes  et  sûres 
Les  pavots  du  sommeil,  le  lierre  des  tombeaux, 
Le  calme  de  la  mort  et  l'ombre  du  repos... 
Il  guérit  le  chagrin  secret  et  la  blessure. 

Après  la  passion  brûlante,  il  rentre  en  nous. 
Pur  comme  un  crépuscule  où  perle  la  rosée  ; 
Le  silence  renaît  de  la  fièvre  apaisée; 
Il  est  puissant,  il  est  invisible,  il  est  doux. 

Alors  les  souvenirs  fleurissent  la  mémoire 
Et,  dans  un  instant  noble,  intime  et  précieux, 
Il  semble  que  l'amour  encor  chaud  vienne  boire 
A  quelque  source  calme  où  se  mirent  ses  yeux... 

—  Il  fait  nuit;  le  silence  est  maître  de  la  terre; 
Il  remplit  les  chemins;  il  baigne  l'horizon. 
Il  endort  le  feuillage  et  bénit  la  maison 
Et  le  jardin  où  le  jet  d'eau  vient  de  se  taire... 

Je  suis  loin  d'elle...  Alors,  silence  qui  veillez. 

Je  vous  donne  à  deux  mains,  ce  soir  qu'elle  est  absente, 

Ma  tendresse  isolée  et  toujours  frémissante, 

Mon  labeur  simple  et  mes  songes  émerveillés!... 

Dites-lui,  si  jamais  son  cœur  vain  vous  écoute. 
Que  les  espoirs  muets  sont  les  moins  inconstans; 
Silence,  parlez-lui  très  bas,  troublez-la  toute, 
Silence,  frère  obscur  et  fidèle  du  temps... 

Jacques  Chenevièrb* 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  Chambre  des  députés  a  voté  la  loi  électorale  avant  de  se  séparer, 
à  une  majorité  de  122  voix.  C'est  plus  qu'on  ne  pouvait  espérer  lorsque 
le  Cabinet  Poincaré  est  arrivé  aux  affaires.  Beaucoup  de  ceux  qui  se 
sont  finalement  prononcés  en  faveur  de  la  réforme  étaient  en  effet 
hésitans,  perplexes,  hostiles  même  :  quelques-uns  l'étaient  sans  oser 
l'avouer  parce  qu'ils  étaient  gênés  par  leurs  engagemens  électoraux, 
mais  ils  n'auraient  pas  été  fâchés  que  la  loi  échouât  sans  qu'on  pût  les 
rendre  directement  responsables  de  son  échec.  Pour  tous  ces  motifs, 
la  situation  du  Cabinet  était  difficile  et  il  a  fallu  au  gouvernement, 
en  même  temps  qu'une  conviction  très  forte  des  mérites  de  la  ré- 
forme, une  somme  de  courage  peu  ordinaire  pour  affronter  comme  il 
l'a  fait  les  obstacles,  les  briser  ou  les  tourner. 

Quand  la  discussion  a  été  terminée,  M.  Poincaré  a  pris  la  parole 
une  dernière  fois  pour  expUquer  quelle  avait  été  l'attitude  du  gouver- 
nement dans  cette  affaire.  Lorsqu'il  s'est  formé,  la  situation  n'était 
pas  intacte;  la  question  de  la  représentation  proportionnelle  était 
posée;  la  Chambre  avait  déjà  émis  plusieurs  votes  dont  U  fallait  tenir 
compte;  elle  avait  pris  parti  sur  certains  points  importans.  M.  Poin- 
caré l'a  rappelé  avec  raison.  Il  a  rappelé  aussi  les  concessions  nom- 
breuses qu'il  avait  faites  sur  des  points  de  la  loi  qui  ne  touchaient  pas  à 
ses  principes  essentiels,  en  vue  de  ramener  au  projet  le  plus  grand 
nombre  possible  de  républicains.  Il  a  ramené  les  votes,  mais  non  pas 
les  cœurs.  Les  radicaux-socialistes,  qui  sont  une  fraction  considérable 
du  parti  républicain  et  ont  la  prétention  d'être  ce  parti  tout  entier,  ne 
lui  pardonneront  pas  de  n'avoir  pas  écouté  leurs  cris  de  détresse,  de 
ne  s'être  pas  arrêté  devant  leurs  objurgations  impérieuses  et  désespé- 
rées, enfin  d'avoir  réalisé  les  promesses  de  son  programme  et  d'avoir 
fait  voter  une  loi  qu'ils  avaient  chargée  de  leurs  malédictions.  Peut- 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

êU'e  leur  opposition  irréconciliable  rendra- t-elle  l'avenir  du  Cabinet 
plus  incertain; mais,  quoi  qu'il  arrive,  M.  Poincaré  aura  fait  un  grand 
acte  ;  il  ne  se  sera  pas  traîné  dans  l'ornière  accoutumée  ;  la  physio- 
nomie de  son  ministère  tranchera  sur  celle  de  la  plupart  de  ses 
prédécesseurs  ;  il  sera  une  date  dans  l'histoire  de  la  République. 

Date  néfaste!  crie  M.  Clemenceau  et  qusmd  M.  Clemenceau  crie,  il 
le  fait  très  fort.  11  a  crié  cette  fois  plus  fort  encore  que  d'habitude, 
tant  il  est  convaincu,  à  l'inverse  de  M.  Poincaré,  que  la  réforme  élec- 
torale, au  Heu  d'être  iin  bien,  est  un  mal  et  même  le  souverain  mal. 
M.  Clemenceau  est  sénateur  :  on  doit  donc  s'attendre  à  ce  que  la 
discussion  qui  vient  de  finir,  au  moins  momentanément,  au  Palais- 
Bourbon,  soit  reprise   au  Luxembourg,   faut-il  dire   avec   d'autres 
armes  ?  non  sans  doute,  car  on  n'en  inventera  pas  de  nouvelles  ;  mais 
avec  d'autres  combattans  qui  les  brandiront  différemment.  Rien  qu'à 
la  pensée  de  cette  lutte  prochaine,  M.  Clemenceau  a  senti  en  lui  comme 
un  regain  de  jeunesse  et,  la  tribune  n'étant  pas  encore  ouverte,  il  a 
pris  sa  plume  de  pubUciste,  sa  plume  de  combat,  pour  écrire  à  l'adresse 
de  «  tous  les  républicains  »  un  morceau  qu'il  est  permis  de  trouver 
trop  verbeux.  La  bataille  n'est  donc  pas  finie,  ou  plutôt  elle  va  recom- 
mencer, et  c'est   un  spectacle  piquant  de  voir  les  radicaux  et  les 
radicaux-socialistes,  qui  n'ont  pas  l'habitude  d'exalter  le  Sénat,  mettre 
en  lui  leurs  dernières  espérances.  Faites  donner  la  garde,  la  vieille 
garde!  disent-ils.  Nous  croyons  que,  dans  le  cas  actuel,  le  Sénat  leur 
causera  une  déception.  En  vain  M.  Clemenceau  a-t-il  lié  partie  avec 
M.  Combes  :  ces  deux  grands  débris  ne  formeront  pas,  pour  la  défense 
du  scrutin  d'arrondissement,  un  rempart  bien  solide  ;  en  vain  ont-ils 
formé  un  comité  qui  s'est  intitulé  hardiment  «  comité  de   défense 
du  suffrage  universel  ;  »  en  vain  ont-ils  annoncé  qu'ils  allaient  com- 
mencer, dans  la  France  entière,  une  campagne  de  propagande  extrê- 
mement active;  en  vain  M.  Clemenceau  a-t-il  rédigé,  pour  servir  de 
programme  à  cette  campagne,  le  manifeste  touffu,  décousu  et  vio- 
lent dont  nous  avons  déjà  dit  un  mot  ;  il  y  a  tout  lieu  de  croire 
que  tant  d'efforts  seront  dépensés  en  pure  perte.  Le  Sénat  tiendra 
certainement  compte  de  la  volonté   de  la  Chambre  et  de  celle  du 
pays  et  si  le  gouvernement,  comme  nous  n'en  doutons  pas,  continue 
de  montrer  la  même  fermeté,  le  résultat  n'est  pas  douteux.  Mais,  dit- 
on,  le  Sénat,  au  fond  de  l'âme,  est  hostile  à  la  réforme  !  C'est  bien  pos- 
sible. Cependant,  que  M.  Clemenceau  fasse  appel  à  ses  souvenirs.  Le 
Sénat  n'a  jamais  été  plus  hostile  à  une  loi  quelconque  qu'il  ne  l'a  été 
à  celle  du  rachat  du  chemin  de  fer  de  l'Ouest.  Il  ne  l'en  a  pas  moins 


REVUE.    CHRONIQUE.  711 

votée  et  on  sait  pourquoi  :  il  n'a  pas  osé  renverser  M.  Clemenceau.  Ou 
serait  surpris  qu'après  avoir  voté  une  loi  néfaste  pour  conserver 
M.  Clemenceau,  pour  en  repousser  une  excellente  H  renversât  M.  Poin- 
caré.  Si  le  rachat  de  l'Ouest  n'avait  pas  été  voté,  nos  finances  ne  s'en 
porteraient  que  mieux  ;  mais,  si  la  réforme  électorale  venait  s'enlizer 
au  Sénat,  nous  entrerions  dans  une  ère  de  conflits  dont  les  accidens 
seraient  très  graves  et  le  terme  très  incertain.  Le  Sénat  est  trop  sage 
pour  s'exposer  à  de  tels  hasards. 

Et  ce  n'est  pas  le  manifeste  de  M.  Clemenceau  qui  pourrait  l'y  en- 
gager. Il  débute  ainsi  :  «  Les  ennemis  de  nos  institutions  —  réaction- 
naires et  révolutionnaires  refusant  le  budget  —  se  coalisent  au  grand 
jour  dans  une  entreprise  de  prétendue  réforme  électorale  qui  n'est  rien 
moins  qu'un  attentat  contre  le  suffrage  universel.  »  On  voit  le  ton  ;  il 
se  poursuit  longtemps  ainsi.  L'Apocalypse  n'a  pas  plus  d'anathèmes  ! 
Cherchant  dans  le  passé  des  analogies  à  ce  qui  se  fait  aujourd'hui,  à 
ce  qu'on  menace  de  faire  demain,  M.  Clemenceau  passe  en  revue 
l'aventure  boulangiste,  les  entreprises  de  M.  de  Broglie  dont  la  réforme 
électorale  sera  la  revanche,  les  entreprises  bien  plus  redoutables 
encore  de  l'Église  qui,  elle  aussi,  cherche  à  réparer  ses  défaites  et 
en  trouvera,  paraît-il,  le  moyen  dans  la  représentation  proportion- 
nelle, et  il  accuse  enfin  le  gouvernement  d'accepter  les  pires  ennemis 
de  la  Répubhque  pour  collaborateurs.  Que  tout  cela  est  ^deux,  nous 
alUons  dire  rance  !  Laissons  s'écouler  ce  flot  tumultueux  et  bour- 
beux pour  en  venir  à  des  choses  plus  sérieuses.  Quel  est  donc  l'objet 
de  cette  loi?  Est-ce  seulement  d'assurer  au  pays  une  représentation 
plus  ressemblante?  Quand  même  elle  n'aurait  pas  d'autre  but,  la 
loi  porterait  en  elle-même  sa  justification. 

Si  notre  système  électoral  actuel  doit  être  condamné  et  remplacé, 
ce  n'est  pas  tant  parce  qu'il  donne  du  pays  une  représentation  fausse 
que  parce  qu'il  corrompt  nos  mœurs  publiques.  Ici  nous  cédons  volon- 
tiers la  parole  à  M.  Clemenceau.  «  M.  le  président  du  Conseil,  dit-il, 
s'est  expliqué  sur  ce  point  devant  la  Chambre.  La  raison  supérieure 
qui  le  fait  passer  outre  aux  objections  les  plus  redoutables,  c'est  la 
nécessité,  urgente  paraît-U,  primant  toute  autre  considération  d'intérêt 
public,  de  mettre  l'élu  à  l'abri  des  influences  locales.  Il  a  découvert 
que  l'ingérence  quotidienne  des  parlementaires  dans  toutes  les  ques- 
tions administratives  rendait  difficile  au  ministre  de  défendre  son 
impartialité.  Les  faveurs  fatalement  se  gUssent  çà  et  là  et  les  mécon- 
tentemens  risquent  de  se  multiplier.  Le  mal  assurément  n'est  pas 
imaginaire,  car  il  s'étale  publiquement  aux  yeux  de  tous  comme  la 


71-2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conséquence  infiniment  fâcheuse  de  notre  excessive  centralisation... 
Le  remède  ici  n'a  rien  de  mystérieux.  Tout  le  monde  sait  qu'il  n'y  a 
d'efficacité  que  dans  la  réforme  administrative.  Et  le  gouvernement 
le  sait  si  bien  qu'il  n'a  pas  craint  de  nous  présenter  sa  réforme  élec- 
torale, qui  ne  change  rien  et  ne  peut  rien  changer  de  l'administra- 
tion, comme  une  amorce  de  réforme  administrative.  »  M.  Clemen- 
ceau reconnaît  donc  l'existence  du  mal  ;  il  propose  seulement  un 
autre  remède,  à  savoir  la  réforme  administrative,  et  sur  ce  point  il 
semble  bien  que  M.  Poincaré  soit  d'accord  avec  lui,  puisqu'il  a  dit, 
en  effet,  que  la  réforme  électorale,  en  créant  des  circonscriptions 
plus  larges,  faciliterait  la  réforme  administrative  et  la  préparerait. 
Mais,  de  ces  deux  réformes,  par  laquelle  faut-il  commencer?  Par  la 
réiorme  électorale,  dit  l'un;  par  la  réforme  administrative,  dit  l'autre. 
Il  est  évident  pour  tout  homme  de  bonne  foi  que  la  priorité  donnée  à 
la  réforme  administrative  aurait  pour  conséquence  de  renvoyer  la 
réforme  électorale  aux  calendes  grecques,  si  même  elle  ne  l'avait  pas 
positivement  pour  objet.  Rien  n'est  plus  difficOeà  faire  que  la  réforme 
administrative.  La  question  de  la  centralisation  et  de  la  décentralisa- 
tion, qui  en  est  le  point  saillant,  est  une  des  plus  délicates  et  même 
des  plus  redoutables  qu'un  pays  comme  la  France  puisse  se  poser,  et  il 
s'en  faut  de  beaucoup  qu'elle  soit  résolue  dans  notre  esprit.  Elle  l'est 
dans  celui  de  M.  Clemenceau.  DécentraHsons,  dit-il,  et  tout  sera  sauvé  ! 
A  quoi  nous  répondrons  :  Qui  sait?  Quelques  réformes  décentralisatrices 
ont  déjà  été  faites;  les  pouvoirs  locaux  ont  été  augmentés;  nous 
n'avons  pas  remarqué  que  la  somme  des  abus  en  ait  été  diminuée  ;  la 
source  seulement  en  a  été  déplacée.  Il  n'y  a  pas  de  pires  tyrannies 
que  les  tyrannies  locales  ;  il  n'y  a  pas  de  pire  favoritisme  que  le  favo- 
ritisme local  et  les  reproches  qu'on  adresse  si  justement  à  nos 
ministres,  trop  dociles  aux  influences  des  députés,  qm  le  sont  trop  eux- 
mêmes  à  celles  des  électeurs,  ne  s'appUqueraient  pas  moins  à  nos 
maires  et  à  nos  conseillers  généraux  qui,  eux  aussi,  ont  des  électeurs. 
Le  pouvoir  central  était  considéré  autrefois  comme  un  arbitre  pré- 
sentant de  plus  grandes  garanties  d'impartialité,  parce  qu'U  avait  plus 
d'indépendance  et  d'autorité  :  cette  indépendance  et  cette  autorité,  il 
ne  les  a  plus.  Les  abus  qui  se  produisent  en  bas  n'ont  pas  diminué 
pour  cela,  bien  au  contraire  :  ils  ont  perdu  seulement  le  correctif 
qu'ils  avaient  en  haut.  Alors  le  mal  a  été  partout  et  on  s'est  plaint  de 
la  centralisation  qui,  ne  remplissant  plus  son  office,  l'aggravait  en  effet 
au  lieu  de  le  supprimer  ou  de  l'atténuer. 

Justement,  dit  M.  Clemenceau,  nos  hommes  d'État  manquent  de 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

caractère,  et  il  ajoute  qu'aucune  loi  ne  peut  leur  en  donner.  Aucune 
ne  peut  leur  en  donner  en  effet,  mais  il  y  en  a  qui  peuvent  leur  en 
ôter.  Les  caractères  des  hommes  étant  ce  qu'ils  sont,  nos  institutions 
les  mettent  à  une  épreuve  à  laquelle  ils  sont  incapables  de  résister. 
C'est  du  moins  ce  qui  est  arrivé  trop  souvent.  Peut-être  en  sera-t-il 
autrement  avec  M.  Poincaré  :  il  ^àent,  en  effet,  de  prononcer  à  Gérard- 
mer  un  discours  qui  tranche  singulièrement,  nous  voulons  dire  heu- 
reusement, avec  ceux  auxquels  nous  sommes  habitués.  «  Nous  n'en- 
tendons pas,  a-t-il  dit,  faire  figure  d'un  gouvernement  qui  se  laisse 
gouverner.  »  Langage  admirable,  que  nous  n'avions  pas  entendu 
depuis  longtemps  et  qui,  à  lui  seul,  est  tout  un  programme.  M.  Poin- 
caré a  touché  à  bien  des  points  sur  lesquels  nous  ne  le  suivrons  pas 
aujourd'hui,  parce  que  cela  nous  détournerait  de  la  loi  électorale  :  au 
surplus,  il  lui  a  consacré  la  plus  grande  partie  de  son  beau  discours, 
et  il  s'est  exprimé  à  son  sujet  avec  une  netteté,  une  précision,  en 
même  temps  qu'avec  une  élégance  de  langage  qui  nous  ont  tiré  de 
l'embrouillamini  de  M.  Clemenceau.  M.  Clemenceau  s'est  senti  touché; 
il  a  répliqué  par  une  lettre  à  M.  Poincaré,  dont  le  style  n'est  plus  le 
même  que  celui  de  son  manifeste  ;  nous  reconnaissons  qu'il  est 
meilleur;  mais,  à  travers  sa  clarté  reconquise,  l'insuffisance  des  argu- 
mens  n'apparaît  que  mieux.  M.  Poincaré  a  répondu  en  deux  mots,  par 
une  sorte  d'accusé  de  réception,  qui  a  mis  fin  à  une  correspondance 
assez  inutile  :  rendez-vous  est  pris  devant  le  Sénat.  En  attendant  le 
débat  qui  se  prépare,  nous  nous  en  tenons  à  l'explication  suivante  de 
M.  Poincaré.  «  Autant  il  est  indispensable,  a-t-il  dit,  que  ce  soit  la 
majorité  qui  décide,  autant  il  est  juste  que  toute  la  nation  soit  appelée 
à  (léhbérer,  et,  puisqu'elle  délibère  par  ses  représentans,  il  faut  que 
cette  représentation  soit  l'image,  aussi  fidèle  que  possible,  du  pays 
tout  entier.  »  Tel  est  effectivement  l'objet  en  quelque  sorte  philoso- 
phique de  la  réforme,  mais  son  but  pratique,  on  ne  saurait  trop 
le  répéter,  est  d'assainir  nos  mœurs  publiques.  Si  le  pays  la  veut,  c'est 
dans  l'espoir  que  les  influences  qu'il  a  vues  s'exercer  cyniquement 
perdront  quelque  chose  de  leur  force  au  profit  de  la  force  et  de  l'indé- 
pendance du  pouvoir  central. 

Là  est,  à  nos  yeux,  le  véritable  intérêt  et  le  sens  vrai  de  cette 
réforme.  Le  comité  qui  s'est  formé,  sous  l'égide  de  M.  Clemenceau 
et  de  M.  Combes,  pour  la  défense  du  suffrage  universel,  comité  com- 
posé par  moitié  de  députés  et  de  sénateurs,  annonce  qu'il  multipliera 
les  brochures  et  les  conférences.  Soit  :  on  lui  répondra.  La  volonté  du 
pays  se  dégagera.  M.  Clemenceau,  dans  un  passage  de  son  manifeste, 


714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

regrette  la  suppression  des  élections  partielles  qui,  dit-il,  en  attendant 
les  élections  générales,  donnent  sur  l'état  de  l'opinion  des  renseigne- 
mens  précieux.  Sur  dix  élections  partielles,  huit  tournent  aujourd'hui 
en  faveur  des  partisans  de  la  représentation  proportionnelle,  etles  radi- 
caux-socialistes eux-mêmes,  pour  être  élus,  sont  obUgés  d'en  accepter 
le  principe.  Quel  parti  M.  Clemenceau  tire-t-il  de  cet  enseignement 
qu'il  juge  si  salutaire?  Aucun.  Mais  le  Sénat  sera  mieux  avisé. 

Toute  une  révolution  vient  de  se  produire  à  Gonstantinople.  Nous 
avions  trop  présumé,  il  y  a  quinze  jours,  des  ressources  de  vie  qui 
restaient  encore  au  Comité  Union  et  Progrès  et  au  ministère  qui  le 
représentait.  Sans  doute  la  situation  de  l'un  et  de  l'autre  nous  sem- 
blait très  ébranlée,  compromise  même  à  échéance  plus  ou  moins  pro- 
chaine, mais  nous  avions  cru  que  la  crise  actuelle  pourrait  se  dénouer 
provisoirement  sans  changement  profond,  et,  tout  au  contraire,  le 
déclanchement  s'est  précipité  avec  une  étrange  rapidité.  Nous  avions 
encore  il  y  a  quinze  jours  le  ministère  Saïd  pacha;  nous  avons  aujour- 
d'hui le  ministère  Mouktar  pacha. 

Le  ministre  qui  a  été  visé  le  premier  par  l'opposition  a  été  le  plus 
considérable  de  tous,  celui  qui?  pendant  quelque  temps  avait  paru  être 
le  maître  de  l'Empire  et  qui  l'aurait  été  en  effet  s'il  avait  été  un 
ambitieux  de  grand  style.  Mais  Mahmoud  Chevket  pacha  n'a  voulu  être 
qu'un  militaire,  son  horizon  était  borné  à  celui  de  l'armée  :  hors  de  là, 
sa  vue  s'obscurcissait  et  l'énergie  même  de  son  caractère  s'atténuait 
dans  une  demi-indifférence.  On  se  rappelle  ses  luttes  contre  le  ministre 
des  Finances  auquel  il  refusait  de  soumettre  les  comptes  de  son  mi- 
nistère. L'armée  était  pour  lui  au-dessus  des  lois,  ou  du  moins  des 
règles  de  la  comptabihté.  C'est  à  ces  petitesses  qu'il  réduisait  son 
action.  Ce  type  de  militaire  est  d'ailleurs  vieux,  comme  le  monde: 
Horace  le  décrivait  dans  son  Arf  poétique  en  disant  :  Negat  sibi  leges, 
il  nie  que  les  lois  soient  faites  pour  lui.  Tel  était  Chevket  pacha,  hon- 
nête homme  à  l'esprit  étroit;  mais,  comme  il  avait  battu  la  contre- 
révolution,  maintenu  la  constitution,  mis  le  nouveau  Sultan  sur  le 
trône,  tout  s'inclinait  devant  son  importance.  Pour  d'autres  motifs  que 
les  siens,  tout  le  monde  sentait  que  l'armée  était  tout  dans  l'Empire, 
qu'elle  en  constituait  le  seul  pivot  solide  et  que  son  mécontentement, 
s'U  venait  à  naître  ou  à  renaître  et  se  traduisait  de  nouveau  par  des 
actes,  serait  une  force  contre  laquelle  rien  ne  prévaudrait.  Et,  précisé- 
ment, l'armée  est  devenue  mécontente.  A  côté  du  Comité  Union  et 
Progrès  et  contre  lui,  s'est  formée  une  Ligue  militaire  qui  travaillait 


REVUE.    CHRONIQUE.  715 

dans  l'ombre  en  attendant  de  se  manifester  au  grand  jour.  Ses  griefs 
étaient  d'ordres  divers,  mais,  naturellement,  ils  portaient  tous  contre 
Chevket  pacha  puisqu'il  était  le  grand  chef  militaire  et  que,  après 
avoir  exercé  une  sorte  de  dictature  occulte,  il  avait  accepté,  avec  les 
fonctions  de  ministre  de  la  Guerre,  la  responsabihté  qui  s'y  attache. 
On  lui  reprochait  d'avoir  introduit  dans  l'armée  le  régime  du  favori- 
tisme et  du  passe-droit  et  d'avoir  mis  à  sa  tête  une  coterie  qui,  ayant 
tout  accaparé  pour  elle,  avait  fini  par  devenir  odieuse.  L'anarchie  s'y 
était  introduite.  Les  chefs  y  avaient  cessé  d'être  respectés  et  bientôt 
Chevket  pacha  ne  l'a  pas  été  plus  que  les  autres.  Aux  griefs  tirés  de 
l'intérêt  lésé  des  personnes,  d'autres  se  sont  joints.  On  a  été  surpris, 
ému,  indigné,  que,  disposant  de  toutes  les  forces  de  l'Empire,  Chevket 
Pacha  n'eût  rien  fait  pour  mettre  la  TripoUtaine  en  état  de  défense, 
pas  plus  d'ailleurs  que  les  îles  de  la  mer  Egée.  N'avait-il  donc  rien 
prévu  ?  Cependant  les  ambitions  de  l'Italie  n'étaient  pas  un  mystère  et 
il  fallait  s'attendre  tôt  ou  tard  à  ce  qu'elle  essayât  de  les  réaliser.  La 
situation  générale  de  la  Méditerranée,  l'entreprise  de  la  France  au 
Maroc,  les  dédommagemens  qu'elle  avait  donnés  à  d'autres  puis- 
sances, à  l'Angleterre,  à  l'Espagne,  et  qu'elle  avait  consentis  à  l'ItaUe 
elle-même  devaient  exercer  sur  celle-ci  une  tentation  irrésistible.  La 
moindre  psychologie  politique  devait  suffire  à  faire  apparaître  le  dan- 
ger. Cependant  Chevket  pacha  n'en  a  pas  eu  l'intuition  et  le  gouverne- 
ment ne  l'a  pas  eue  plus  que  lui.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  rien  fait. 

Après  les  griefs  mihtaires,  les  griefs  politiques.  Sans  doute,  l'ar- 
mée ne  devrait  pas  faire  de  politique  et  Chevket  pacha  le  lui  a  rappelé 
avec  une  vigueur  d'accent  qui,  dans  sa  bouche,  pouvait  faire  sourire. 
Ses  objurgations  n'ont  rien  arrêté.  L'armée,  qui  a  fait  de  la  politique, 
il  y  a  trois  et  quatre  ans,  pour  fonder  le  régime  actuel  et  pour  le  main- 
tenir, y  a  pris  goût.  EUe  regarde  le  régime  constitutionnel  comme 
son  œuvre  et  elle  fait  profession  d'y  tenir.  Or  U  faut  bien  reconnaître 
qu'on  n'en  avait  plus  que  l'apparence  :  il  était  difficile  d'en  voir  la 
réahté  représentée  dans  un  gouvernement  qui  ne  pouvait  \dvre 
qu'avec  l'état  de  siège,  une  presse  muselée,  des  élections  falsifiées 
et  des  pratiques  corruptrices  qui  rappellent  à  s'y  méprendre  les  plus 
mauvais  jours  d'Abdul  Hamid.  De  cet  ensemble  de  choses,  résultait 
dans  la  nation  un  malaise  et  dans  l'armée  une  irritation  qpii  croissaient 
sans  cesse.  De  tant  de  nuages  accumulés,  l'orage  devait  sortir.  Il  a 
été  tout  de  suite  si  menaçant  que  le  gouvernement  a  pris  peur  et  que 
Chevket  pacha  a  donné  sa  démission.  Si  le  reste  du  Cabinet  a  cru  se 
sauver  par  ce  grand  sacrifice,  il  se  trompait  :  quand  la  poutre  princi- 


T16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pale  d'un  édifice  vient  à  tomber,  tout  tombe  avec  elle.  La  Ligue  mili- 
taire ne  voulait  pas  plus  de  Djavid  bey,  de  Talaat  bey  et  de  leurs 
collègues  que  de  Chevket  pacha.  La  démission  de  ce  dernier  ne 
dénouait  donc  pas  la  crise,  elle  l'ouvrait.  La  difficulté  qu'on  a  ren- 
contrée pour  le  remplacer  a  montré  qu'il  n'était  pas  remplaçable,  ou 
plutôt  que  tout  devait  être  remplacé  à  la  fois.  Le  gouvernement  ne 
l'a  pas  compris  tout  de  suite;  il  a  essayé  de  se  défendre  ;  il  a  organisé 
une  mise  en  scène  parlementaire  dont  nous  reparlerons  dans  un 
moment,  à  la  suite  de  laquelle  la  Chambre  lui  a  voté  un  ordre  du 
jour  de  confiance  à  une  majorité  que,  dans  tous  les  sens  du  mot,  on 
peut  qualifier  d'écrasante:  il  n'a  manqué  à  Saïd  pacha  que  quatre 
voix.  Mais  l'autorité  de  la  Chambre  n'est  pas  plus  grande  que  celle 
d'un  gouvernement  dont  elle  est  l'émanation  trop  directe.  Élue,  il  y  a 
deux  mois,  sous  une  pression  politique,  administrative  et  même 
militaire  peut-être  sans  exemple,  cette  Chambre,  qu'on  a  dit  avoir  été 
élue  «  à  coups  de  bâton,  »  n'avait  d'autre  existence  que  celle  que  le 
gouvernement  lui  avait  communiquée  :  elle  ne  pouvait  pas  la  lui 
rendre  s'il  venait  à  la  perdre  lui-même.  Saïd  a  cherché  \ainement  un 
nouveau  ministre  de  la  Guerre,  U  s'est  heurté  à  des  exigences  inac- 
ceptables pour  lui.  Tout  d'un  coup  le  ministre  de  la  Marine,  Hour- 
chid  Pacha,  a  joint  sa  démission  à  celle  Je  Chevket.  Saïd  a  aussitôt 
donné  la  sienne.  Quelques-uns  de  ses  collègues  l'ont  accusé  de  trahi- 
son. Le  Comité  Union  et  Progrès  a  été  atterré  et  indigné.  Mais  Saïd 
avait  fort  bien  jugé;  le  ministère  ne  pouvait  plus  même  se  survivre; 
le  système  qu'il  a  appliqué  était  usé  au  point  de  n'être  plus  raccom- 
modable;  la  mutinerie  de  Monastir  lui  avait  donné  le  coup  de  mort. 
Plusieurs  causes  ont  déterminé  sa  chute,  mais  la  principale  est  dans 
la  manie  d'uniformité  que,  sous  prétexte  d'unité,  le  parti  Jeune-Turc 
a  voulu  imposer  à  tout  l'Empire.  Cette  conception  jacobine  a  abouti 
à  un  échec  complet.  On  s'explique  mal  par  suite  de  quelle  aberration 
des  hommes  intelHgens  ont  appliqué  ce  système  étroit  et  violent  à 
une  province  de  caractère  aussi  indépendant  que  l'Albanie.  L'Albanie 
s'est  insurgée  et  rien  ne  l'a  maîtrisée  :  les  nouvelles  qui  en  viennent 
sont  de  plus  en  plus  alarmantes,  même  après  le  changement  de 
ministère.  Chevket  pacha  a  pu  s'apercevoir  que  le  sabre  ne  suffit  pas  à 
trancher  toutes  les  questions.  Là  est  l'explication  des  événemens  qui 
viennent  de  se  produire  :  ils  étaient  sans  doute  inévitables  et  n'ont 
surpris  que  par  leur  soudaineté.  Comme  il  arrive  d'ailleurs  toujours 
en  pareil  cas,  le  fait  une  fois  accomph,  tout  le  monde  a  déclaré  l'avoir 
prévu. 


REVUE.    CHRONIQUE.  71T 

Bien  coupé,  mais  il  fallait  recoudre,  et  ce  n'était  pas  facile.  Qui 
succéderait  à  Saïd  pacha  ?  Qui  serait  grand  vizir?  La  question  s'adres- 
sait au  Sultan.  Ce  modèle  de  souverain  constitutionnel  a  fait  appeler 
en  consultation  les  présidens  des  deux  Chambres  :  d'après  ce  que 
nous  avons  dit  de  celle  des  députés,  on  peut  juger  de  l'autorité  de  ses 
conseils.  Le  choix  de  Mahomet  V  s'est  porté  d'abord  sur  Tewfik  pacha, 
ambassadeur  de  Turquie  à  Londres,  qui,  absent  de  Turquie  depuis  trois 
ans,  n'avait  pas  été  mêlé  aux  intrigues  des  partis.  Au  premier  moment, 
le  choix  a  paru  bon;  il  a  été  bien  accueilU  par  l'opinion  européenne; 
dans  une  proclamation  qu'il  a  adressée  à  l'armée,  le  Sultan  l'a  pré- 
senté comme  défmitif,  et  tout  le  monde  a  remarqué,  dans  le  document, 
impérial,  la  phrase  suivante  qui  a  paru  significative  :  «  Je  désire  et 
je  juge  nécessaire  que  le  nouveau  Cabinet  soit  composé  de  personna- 
lités ayant  une  large  expérience  des  atïaires  de  l'État  et  ayant  des 
opinions  indépendantes,  alTranchies  de  toute  influence.  »  On  a  dit 
que  cette  proclamation  était  la  condamnation  définitive  du  Comité 
Union  et  Progrès.  En  effet,  les  anciens  ministres  et  le  dernier  en 
particulier  étaient  loin  d'avoir  des  opinions  indépendantes  :  ils  avaient 
celles  du  Comité.  Ils  étaient  loin  d'être  affranchis  des  influences:  ils 
subissaient  docilement  celles  du  Comité.  Tewfîk  pacha  allait-il  être 
vraiment  Ubre  de  suivre  une  pohtique  personnelle  ?  On  l'a  cru  un 
moment,  mais  ce  moment  a  été  court.  Tewfik  a  posé  ses  conditions, 
qui  n'ont  pas  été  acceptées.  La  première  était,  parait-il,  la  dissolu- 
tion de  la  Chambre  et  la  seconde  celle  des  Comités,  ce  qui  n'était 
pas  trop  mal  vu.  La  dissolution  de  la  Chambre  s'imposera  fatalement 
à  prochaine  échéance  et  il  aurait  mieux  valu  commencer  par  où  on 
sera  obligé  de  finir.  Il  reste  quelque  chose  de  mystérieux  dans  la 
manière  dont  Tewfik,  après  avoir  été  mis  en  avant,  a  été  éliminé.  Ce 
premier  tâtonnement,  cette  première  hésitation  du  Sultan  montrent 
que,  tout  en  rompant  avec  le  Comité,  il  a  voulu  encore  le  ménager. 
Il  a  appelé  au  grand-vizirat  Ghazi  Mouktar  pacha.  Mouktar  le  victo- 
rieux est  le  général  le  plus  glorieux  de  l'Empire,  dont  il  a  soutenu 
il  y  a  trente-cinq  ans,  en  Asie  Mineure,  lors  de  la  guerre  contre 
la  Russie,  les  intérêts  et  l'honneur  par  des  manœuvres  qui  lui 
ont  valu  l'admiration  de  tous  les  gens  du  métier.  Mais  en  pohtique 
Mouktar  est  un  neutre.  Il  a  confié  le  ministère  de  la  Guerre  à  Nazim 
pacha,  choix  excellent,  a-t-on  dit  tout  de  suite,  mais  Nazim  s'est 
empressé  de  déclarer  aux  Jeunes-Turcs  qu'il  n'était  d'aucun  parti, 
d'aucun  comité  et  qu'il  ferait  strictement  son  devoir  de  ministre  de  la 
Guerre.  La  présence  de  Hussein  Hilmi  pacha  à  la  Justice  a  paru  être 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  garantie,  mais  Hilmi  a  fait  donner,  assure-t-on,  aux  Jeunes-Turcs 
des  assurances  analogues  à  celles  de  Nazim.  On  a  cru  avoir  besoin  de 
Férid  pacha,  qui  est  Albanais,  et  dont  la  nomination  ferait,  pour  ce 
motif,  un  bon  effet  en  Albanie  ;  mais  il  demande  le  ministère  de  l'Inté- 
rieur et  on  hésite  à  le  lui  donner  de  peur  de  déplaire  aux  Jeunes-Turcs. 
On  a  voulu  avoir  Kiamil  pacha  :  il  ne  s'est  pas  refusé,  mais  il  a  demandé 
la  présidence  du  Conseil  d'État,  ce  qui  le  met  en  marge  du  ministère, 
dans  une  situation  d'attente,  et  tout  le  monde  commence  à  dire  qu'il  est 
le  grand  vizir  de  demain.  Quand  le  ministère  Mouktar  s'est  formé,  on 
l'a  qualifié  de  grand  ministère,  à  cause  de  la  haute  personnalité  de  la 
plupart  de  ses  membres  :  le  lendemain,  on  l'a  appelé  seulement 
ministère  de  transition  et  il  semble  bien  qu'il  ne  soit  pas  autre  chose. 
Sous  cette  couverture,  brillante  mais  de  faible  contexture,  les  partis 
vont  continuer  d'intriguer  et  de  s'agiter.  La  nouvelle  révolution 
menace  d'être  changée  en  nourrice  comme  la  précédente  et  il  est 
naturel  que  l'Albanie  manque  de  confiance  et  reste  en  insurrection. 
L'avenir  reste  en  effet  très  incertain.  Les  intentions  sont  louables,  mais 
faibles  et  dès  lors  suspectes.  Le  Comité  Union  et  Progrès  est  battu, 
mais  non  pas  vaincu.  Il  est  composé  d'hommes  énergiques  et  sans 
scrupules  qui  n'acceptent  pas  leur  défaite.  On  n'en  a  pas  fini  avec  lui. 
Sa  chute  est  profonde  }>ourtant  et,  soit  dit  en  passant,  si  on  s'étonne  de 
voir  passer  et  repasser  les  noms  de  Saïd,  de  Kiamil,  de  Mouktar,  qui 
ont  tous  plus  de  quatre-vingts  ans,  l'expUcation  du  rôle  que  jouent 
encore  ces  revenans  perpétuels  n'est-elle  pas  dans  le  fait  que  le  régime 
nouveau,  celui  du  Comité,  n'a  pas  fourni  des  hommes  capables  de  les 
remplacer?- 

Nous  avons  dit  un  mot  de  la  séance  de  la  Chambre  des  députés  que 
Saïd  a  organisée  et  mise  en  scène,  après  la  démission  de  Mahmoud 
Chevket  pacha,  soit  pour  essayer  de  raffermir  sa  situation  ébranlée, 
soit,  s'U  devait  mourir,  pour  faire  une  belle  mort.  Il  a  prononcé  un 
grand  discours,  qui  a  été  complété  par  un  autre  du  ministre  des  Affaires 
'  étrangères,  Hassim  bey.  Il  résulte  de  ces  harangues  d'apparat,  dont  on 
aurait  sans  doute  tort  de  prendre  les  déclarations  au  pied  de  la  lettre, 
que  jamais  la  situation  extérieure  de  la  Turquie  n'a  été  meilleure  qu'en 
ce  moment.  On  est  bien,  très  bien  avec  toutes  les  puissances  et 
particulièrement  avec  chacune  d'elles.  Saïd  pacha  a  eu  un  mot 
aimable,  obligeant,  confiant,  reconnaissant,  pour  les  unes  et  pour 
les  autres.  A  l'entendre,  la  Porte  a  repris,  conformément  à  de  vieilles 
traditions,  les  meilleurs  rapports  avec  l'Angleterre.  Elle  n'a  jamais 
cessé  de  les  avoir  avec  la  France.  La  présence  de  M.  SasonofF  au  niinis- 


REVUE.    CHRONIQUE. 


119 


tère  des  Affaires  étrangères  de  Russie  lui  est  une  preuve  manifeste  des 
sentimens  amicaux  de  ce  pays.  Il  en  est  de  même,  en  Autriche,  de  la 
haute  situation  dont  le  comte  Berchtold  remplit  si  bien  les  charges. 
L'Autriche  et  l'Allemagne  ont  été  mises  à  l'épreuve  par  une  guerre 
qui,  les  plaçant  entre  un  ami  et  un  alUè,  devait  leur  causer  quelque 
embarras,  mais  elles  en  sont  sorties  de  manière  à  mériter  les  remer- 
ciemens  de  la  Turquie.  Tout  est  donc  pour  le  mieux  dans  la  meilleure 
des  Europes.  Quant  à  la  guerre,  elle  continuera  jusqu'au  moment  où 
l'Italie  accordera  à  la  Porte  des  conditions  de  paix  honorables,  c'est- 
à-dire  où  elle  reconnaîtra  sa  pleine  souveraineté  sur  la  Tripolitaine,  la 
Porte  étant  décidée  à  ne  céder  jamais  une  parcelle  de  territoire  otto- 
man et  encore  moins  à  la  vendre.  Ce  sont  là  de  fières  paroles  :  sont- 
elles  bien  d'accord  avec  la  vérité?  Il  semble  que  Saïd  pacha  ait  voulu 
sortir  en  quelque  sorte  tous  ses  avantages,  soit  pour  en  parer  sa  chute, 
soit  pour  en  écraser  ses  successeurs  s'ils  en  compromettent  et  en 
perdent  quelque  chose.  En  réalité  la  situation  de  la  Turquie  est  cri- 
tique, en  dépit  des  bonnes  volontés  qu'elle  rencontre   en  effet  en 
Europe,  mais  qui  ne  suffisent  pas  à  la  tirer  des  difficultés  qui  l'as- 
saillent. On  répète  volontiers  à  Constantinople  que  la  guerre  peut 
durer  indéfiniment  sans  que  la  Turquie  en  souffre  ;  les  événemens 
d'hier  montrent  que  cela  n'est  pas  tout  à  fait  vrai;  la  crise  intérieure 
est  en  grande  partie  l'effet  du  mécontentement  causé  par  la  prolonga- 
tion de  la  guerre  dans  une  armée  qui,  malgré  toute  sa  valeur,  se  sent 
impuissante  à  y  mettre  un  terme.  Peut-être  en  est-il  de  même  du  côté 
italien  ;  mais  en  Itahe  l'esprit  public  a  un  autre  ressort  qu'en  Turquie, 
l'opinion  a  une  autre  tenue  et,  bien  qu'elle  n'ait  pas  encore  produit,  à 
beaucoup  près,  le  résultat  qu'on  en  attendait,  la  guerre  y  reste  popu- 
laire. Un  beau  fait  d'armes  que  la  flotte  vient  d'accomplir  a  produit 
dans  toute  la  péninsule  un  enthousiasme  indescriptible.  Cinq  ou  six 
torpilleurs  sont  entrés  de  nuit  dans  les  Dardanelles;  lorsqu'ils  y  ont 
été  découverts,  ils  avaient  déjà  fait  du  chemin  et  ils  ont  continué  d'en 
faire  sous  les  feux  convergens  du  rivage,  poussant  jusqu'à  la  flotte 
ottomane  qu'ils  avaient  formé  le  projet  de    couler.   La  flotte  était 
garantie  par  des  chaînes  de  métal  qui  ont  arrêté  les  torpilleurs  ita- 
Uens;  mais  ils  n'en  avaient  pas  moins   fait  vingt  kilomètres  et  ils 
s'en  sont  retournés  comme  ils  étaient  venus,  toujours  sous  le  canon 
ennemi  qui  ne  leur  a  causé  que  des  avaries  insignifiantes.  Cet  acte 
héroïque,  qui  rappelle  un  peu    ceux  de  notre  amiral  Courbet,   ne 
saurait  être   trop  admiré,  bien  qu'il  n'ait  pas  atteint  son  but.  L'au- 
dace  de  la  conception  et  l'énergie  de  l'exécution  montrent  ce  que 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peuvent  faire  les  marins  italiens.  Nous  ne  savons  pas  quelle  impres- 
sion en  a  ressentie  l'opinion  ottomane, mais  nous  savons  quelle  a  été 
celle  du  Sultan.  Dans  une  proclamation  qu'il  a  adressée  à  l'armée  pour 
lui  recommander  la  discipline  et  l'obéissance  :  «  Agir  contre  ces  pres- 
criptions, a-t-il  dit,  serait  commettre  une  trahison  envers  la  nation  et 
la  patrie.  Ce  sont  les  tendances  qui  se  sont  manifestées  à  la  suite 
d'un  grave  incident  qui  ont  encouragé  l'ennemi  à  oser  venir,  dans  la 
nuit,  jusqu'aux  portes  de  la  capitale.  Ces  faits  constituent  un  avertis- 
sement. » 

Le  Sultan  exagère  un  peu,  car  les  torpilleurs  italiens  ne  sont  pas 
venus  et  n'ont  jamais  eu  l'intention  de  venir  jusqu'aux,  portes  de  la 
capitale.  Mais  enfm  le  canon  a  retenti  dans  les  Dardanelles,  et  cela 
doit  suffire  pour  rappeler  au  Comité  Union  et  Progrès,  à  l'Union 
Libérale,  à  la  Ligue  mililaire,  c'est-à-dire  à  l'opinion  et  à  l'armée,  qu'il 
est  dangereux,  en  pleine  guerre,  de  se  livrer  à  des  opérations  de  poli- 
tique intérieure  qui  renverseraient  des  ministères  les  uns  sur  les 
autres  et  donneraient  au  dehors  l'impression  de  l'incohérence  et  de 
l'anarchie.  Le  ministère  Saïd  ne  tenait  plus  debout;  on  ne  l'a  même 
pas  renversé,  il  est  tombé  ;  soit,  mais  il  est  à  désirer  qu'on  ne  recom- 
mence pas.  Et  pourtant,  nous  l'avons  dit,  le  ministère  Mouktar  pacha 
n'est  qu'une  belle  façade  derrière  laquelle  nul  ne  peut  dire  avec  certi- 
tude ce  qu'il  y  a  aujourd'hui,  et  encore  moins  ce  qu'il  y  aura  demain. 
La  personne  du  Sultan  est  bien  effacée.  Il  n'était  question  que  d'Abdul- 
Hamid  quand  il  était  sur  le  trône  :  qui  parle  de  Mahomet  V?  On  en  a 
parlé,  il  est  vrai,  dans  ces  derniers  temps,  mais  pour  se  demander  s'il 
n'y  avait  pas  lieu  de  le  déposer  lui  aussi  et  de  lui  donner  un  successeur. 
Ces  velléités  sont  abandonnées,  paraît-il,  et  cela  est  fort  heureux. 
Détrôner  un  sultan  ne  diminuerait  pas  les  inconvéniens  qu'il  y  a  déjà 
à  jeter  à  bas  des  ministres.  Puisse-t-on  s'inspirer  à  Constant  inople  du 
proverbe  si  sage  d'après  lequel  ce  n'est  pas  au  milieu  du  gué  qu'il  est 
prudent  de  changer  les  chevaux  ! 

Francis  Charmes. 

Le  Directew-Gérant, 
Francis  Charmes. 


LA  VALLÉE  BLEUE 


(1) 


DEUXIEME   PARTIE  (2) 


III.    —    L  INVASION    DES   CIVILISES 

La  vie  s'organisa  très  vite  au  Château  Neuf  grâce  à  l'éner- 
gique initiative  combinée  de  Maxime  et  de  Rolande. 

Tout  de  suite  après  le  petit  déjeuner  du  matin,  l'auto  con- 
duisait Jérôme  à  Epirange,  concession  de  Maxime  à  son  père. 
—  C'était  à  Epirange  que  se  trouvaient  la  grande  maison 
moderne  du  baron  Malard  et  les  ruines  du  château  que  Jérôme 
allait  avoir  à  réédifier.  —  Puis,  le  chauffeur  remettait  le  volant 
aux  mains  de  son  jeune  maitre  et  la  première  randonnée  com- 
mençait. 

Le  matin,  seul  ou  en  compagnie  du  chaufïeur,  Maxime  fai- 
sait de  la  vitesse,  s'exerçait  à  de  savans  virages,  traversait 
bourgs  et  hameaux,  pétaradant,  cornant,  à  l'ahurissement  géné- 
ral. 

Puis  à  déjeuner,  négligemment  il  disait  à  sa  mère,  à 
Rolande  : 

—  J'arrive  de  Rourges. 

Et,  comme  pièces  à  l'appui,  il  offrait  des  friandises,  des  spé- 
cialités du  pays  : 

—  Voici  des  forestines... 

—  Ah  bien  !  par  exemple,  s'écriait  la  tante  Anna  en  lais- 
sant sa  poitrine  tressauter  de  rire.  Si  je  m'attendais  à  cela  !  Tu 

(1)  Copyright  by  Jacques  tles  Gâchons,  1912. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  i«'  août. 

TOME  X.  —  1912.  46 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

arrives  de  Bourges.  Ah  bien  !  par  exemple.  C'est  bien  parce  que 
tu  me  le  dis... 

Les  étonnemens  quotidiens  de  la  tante  Anna  étaient  une 
des  joies  de  Maxime. 

—  Il  faudra  que  je  vous  emmène  un  jour,  que  je  vous  enlève, 
tante  Anna... 

—  Ah!  par  exemple,  Maxime,  non,  je  ne  veux  pas  que  tu 
m'enlèves.  Ah  bien  !  par  exemple,  je  ne  me  vois  pas  sur  ta 
machine!  Je  suis  trop  lourde.  Oui,  oui,  je  suis  trop  lourde. 

—  Mais  vous  êtes  une  plume,  ma  tante,  une  plume  pour  ma 
trente  chevaux  ! 

—  Une  plume  !  tu  es  bien  la  première  personne  qui  me  dit 
cela!  une  plume  !  Ah  bien!  par  exemple... 

Quoique  la  voiture  fût  excellente,  il  y  avait  de  temps  à 
autre  une  panne.  La  panne,  c'est  un  des  rites  de  cette  nouvelle 
religion.  Mais  les  pannes  de  Maxime  avaient  lieu  d'ordinaire  en 
ville,  à  Ghàteauroux,  au  Blanc,  à  Saint-Amand,  à  Montluçon, 
et  l'obligeaient  à  déjeuner  dans  une  de  ces  bonnes  auberges  de 
jadis  que  l'automobile  et  le  Touring  Club  font  renaître  peu  à 
peu  de  leur  poussière!  Alors,  au  diner,  qui  avait  lieu  tantôt 
chez  les  tantes,  tantôt  à  Filaine,  Maxime  triomphait  : 

—  Fauveau  m'a  fait  faire  un  petit  déjeuner  au  vin  gris  avec 
un  coquin  de  salmis  de  volaille  dont  j'ai  encore  le  parfum  dans 
les  narines  !  Pour  sa  peine  je  l'ai  conduit  à  Gluis  où  il  avait 
affaire.  Impossible,  ce  Fauveau,  il  ne  voulait  pas  que  je  le  paye. 
((  Donnant,  donnant!  »  s'écriait-il.  Alors  nous  nous  sommes 
mis  à  nous  tutoyer,  u  Les  parens  de  mes  amis  sont  mes  parens, 
s'écriait-il.  Passe  donc  déjeuner  de  temps  en  temps  au  buffet!  » 
Il  sait  vivre...  Mais  ce  qu'il  a  été  épaté  d'apprendre  que  nous 
allions  rester  toutes  les  vacances  à  Saint-Ghartier  !  Il  prétend 
que  c'est  un  trou.  Il  n'a  pas  tout  à  fait  tort:  «Alors,  quoi.^^  me 
disait-il,  c'est  l'invasion  des  civilisés...  » 

Gabriel  Baroney  laissait  parler  son  neveu  à  tort  et  à  travers, 
et  il  souriait  de  voir  tous  les  visages  amusés  de  ses  enfans.  Il 
était  plein  d'indulgence  pour  Maxime.  Au  bout  de  quinze  jours, 
il  le  trouvait  déjà  plus  acceptable. 

—  Il  est  de  son  époque,  ce  pauvre  garçon;  ici,  son  auto  sera 
un  excellent  dérivatif. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  723 


L'auto  des  Jérôme  était  munie  d'une  trompe  qui  jouait  le 
<(  Roi  Dagobert  »  pour  avertir  les  passans,et  cette  musique  nasil- 
larde avait  achevé  de  conquérir  les  enfans  de  Gabriel  Baroney. 
Ils  l'entendaient  de  plus  d'un  kilomètre.  Dès  qu'une  note  de  la 
célèbre  chanson  avait  retenti  au  fond  de  la  vallée,  ou  bien,  au 
loin,  sur  la  route  qui  suit  le  faite  du  coteau,  tous  les  petits  ten- 
daient l'oreille  et  en  même  temps,  sans  hésiter,  ils  murmu- 
raient : 

—  Voilà  Maxime  ! 

Car,  très  vite,  l'auto  et  Maxime  n'avaient  plus  formé  qu'un 
seul  personnage.  L'auto,  c'était  le  bruit,  la  vitesse,  le  danger; 
Maxime,  c'était  l'élégance,  la  verve,  la  raillerie.  Et  tout  cela 
allait  très  bien  de  pair.  C'était  surtout  autre  chose  que  ce  qui 
formait  la  vie-  habituelle  à  Filaine,  à  Saint-Chartier  et  même  à 
La  Châtre.  L'auto  et  Maxime,  c'était  Paris,  c'était  la  vie  moderne, 
sorte  de  vin  mousseux  dont  tous  les  jeunes  cerveaux  s'enivrent 
vite.  C'était  les  vacances!  Mais  des  vacances,  vraiment,  tout  à 
fait  rares,  des  vacances  extraordinaires  qu'ils  n'auraient  pas  su 
prévoir,  même  en  rêve.  Filaine,  le  calme  Filaine,  était  trans- 
formé en  une  sorte  d'embarcadère  d'où  l'on  s'évadait,  chaque 
jour,  pour  un  lieu  ou  pour  un  autre.  Maxime  était,  à  la  fois,  le 
directeur  des  excursions  et  ie  chauffeur:  il  donnait  des  ordres 
et  les  exécutait. 

Tout,  en  Maxime,  frappait  :  sa  voix,  nette,  autoritaire,  abso- 
lue ;  ses  vètemens  à  la  fois  sauvages  et  du  dernier  genre;  sa 
science  de  la  mécanique  ;  et  son  visage,  son  visage  surtout,  avec 
ses  lèvres  rasées  où  l'ironie  se  dessinait  à  tout  propos  et  même 
hors  de  propos.  Lucien  copiait  déjà  ses  gestes,  sans  s'en  douter, 
écartait,  en  marchant,  deux  bras  raides  comme  s'il  avait  eu 
autour  du  corps  la  peau  de  bête  de  Maxime.  Philippe  sentait 
pousser  en  lui  l'orgueil  d'être  le  cousin  de  ce  chauffeur  émérite 
et  de  ce  spirituel  gamin  de  Paris...  Quant  aux  petites  Solange 
et  Gabrielle,  elles  étaient  figées  de  joie.  René  seul,  toujours  plus 
réservé,  faisait  bande  à  part,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  se 
laisser  volontiers  enlever  avec  tous  les  autres. 

L'auto  n'était  pas  encore  au  milieu  de  l'allée  des  tilleuls  que 
les  cinq  Baroney  étaient  en  rang  le  long  du  perron,  avec  leurs 


72i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cache-poussière,  leurs  casquettes,  leurs  gants  et  leurs  cinq  visages 
épanouis. 

Maxime  ne  descendait  pas  de  voiture.  Il  écrasait  deux  ou 
trois  fois,  brusquement,  entre  ses  doigts  le  caoutchouc  de  la 
trompe,  ce  qui  faisait  sauter  et  rebondir  les  petites  comme  des 
balles  élastiques  et  il  attendait  ses  voyageurs  en  consultant  sa 
carte  d'état-major,  à  travers  son  mica. 

Gabriel  Baroney  apparaissait  bientôt  guètré,  le  bâton  ferré 
à  la  main. 

—  Salut,  oncle  des  champs  ! 

—  Bonjour,  neveu  de  ville!...  Tu  sais,  nous  n'avons  que 
deux  heures  à  te  donner.  Il  faut  qu'à  la  demie  de  quatre  heures 
nous  soyons  rentrés  pour  le  goûter  des  enfans  chez  la  tante 
Anna... 

—  Ah!  tante  Anna  a  convié  les  enfans  à  un  goûter.  Ah 
bien  !  par  exemple,  je  n'aurais  garde  de  manquer  à  ce  charmant 
rendez-vous.  Ah  bien  !  par  exemple  ! 

Maxime  parlait  du  nez,  ((  riboulait  »  des  yeux  et  imitait  le 
gros  rire  de  tante  Anna,  ce  qui  amusait  toujours  les  petits. 

—  Voyons,  voyons  !  Maxime,  grondait  l'oncle  Gabriel  pour 
la  forme. 

—  Deux  heures,  réfléchissait  Maxime.  Voici  ce  que  je  pro- 
pose. Ghâteaumeillant  par  Briantes  et  Champillet.  Retour  par 
Néret  et  Montlevic.  Une  demi-heure  pour  aller,  une  heure  et 
demie  pour  le  retour,  par  les  petites  routes  qui  ménagent 
toujours  des  surprises,  cela  vous  va  ? 

—  Tu  ne  pourras  pas  nous  mener  à  Ghâteaumeillant  en  une 
demi-heure  ! 

—  Voulez-vous  y  aller  en  vingt  minutes  ? 

—  Non,  non.  Je  te  confie  ma  nichée  à  la  condition  que  tu 
sois  prudent. 

—  Je  le  suis,  je  le  serai.  Oùoût  !  oùoût  !  Nous  perdons  de 
précieuses  secondes  !  Bonjour,  ma  tante  ! 

]y|nie  Baroney  se  montrait  sur  le  seuil  de  la  maison,  le  front 
ridé  d'anxiété.  A  Filaine,  elle  seule,  jusqu'à  ce  jour,  avait  résisté 
aux  propositions  de  son  neveu  et  ces  départs  des  enfans  là  ren- 
daient malade.  Son  mari,  plus  brave,  ne  manquait  pas  de 
l'exhorter  au  calme  : 

—  Allons,  la  mère,  ne  sois  pas  en  retard,  au  petit  goûter  de 
Fanny.  L'air  va  nous  fouetter  l'appétit. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  72/> 

M'""  Bnroney  haussait  les  épaules,  puis  suppliait  : 

—  Maxime,  je  t'en  prie,  pas  d'imprudences... 

—  Mais,  ma  bonne  tante,  je  vous  assure  q;ue  je  tiens  essen>- 
tiellement  à  ma  peau... 

Deux  sourdes  clameurs  de  trompe  : 

—  Oùoùt  !  oùt  ! 

L'Apre  bruit  de  l'embrayage,  le  grondement  sourd  du  mo^ 
leur,  quelques  brusques  détonations  et  l'auto  démarrait  vive? 
ment,  faisant  le  tour  de  la  pelouse,  aux  aboiemens  de  Rip  et  de 
Jap,  les  deux  chiens  de  Filaine,  pas  encore  habitués  à  ce  tapage^. 
el  disparaissait  dans  l'allée  des  tilleuls. 

c(  G'est-le  roi-Da  gobert...  »  chante  la  trompette.  —  Oùt, 
(»ùoùt  !  ))  beugle  la  trompe.  Une  petite  secousse  à  la  traversé^^ 
du  caniveau  et  l'auto  file  sur  la  grand'route,  traverse  le  pays,, 
ralentit  une  minute  devant  les  poivrières  des  tantes  Anna^crl 
Célina,  puis  Maxime  met  le  capot  sur  La  Châtre...  . 

«  C'est-le  roi-Da...  oùt,  oùoùt  !  » 

Les  sept  Baroney  soulèvent  la  poussière  de  la  route.  Per- 
sonne ne  parle.  Les  petites  se  serrent  les  unes  contre  le.-* 
autres.  Lucien,  Philippe,  René  pincent  les  lèvres.  L'oncl» 
(îabriel  à  la  gauche  de  son  neveu  appuie  fortement  la  paume  de 
la  main  sur  sa  canne,  fichée  en  face  de  lui.  Quant  à  Maxime^ 
le  visage  grave  derrière  le  masque,  il  n'a  qu'une  idée  :  bien 
conduire.  Et,  ma  foi,  après  trois  semaines  d'essai,  il  conduit 
parfaitement. 

«  Aurait-il  trouvé  sa  voie  ?  »  se  demande  ironiquement  son 
voisin.  Mais  l'auto  aborde  déjà  la  forte  côte  d'Ars.  Gabriel 
Baroney  clignote  des  yeux;  dans  la  voiture,  on  se  cramponne  : 
chacun  à  sa  façon  jouit  du  soleil,  de  la  vitesse  et  de  la  moderne 
sensation  de  se  voir  poivré  des  pieds  à  la  tête  par  la  bonne 
poussière  natale. 

Le  goûter  offert  par  M™^  Jérôme  Baroney  avait  lieu  dans  la  ' 
grande  salle  à  manger  de  la  tante  Anna,  dont  on  avait  ouvert  à 
deux  battans  la  porte  qui  la  faisait  communiquer  avec  le  grand 
.salon.  Jamais  ces  deux  pièces  ne  s'étaient  si  bien  vues  l'une 
l'autre.  Dès  le  matin,  les  volets  étaient  ouverts,  et  le  soleil,  h 
travers  les  rideaux,  posait  des  taches  d'or  sur  le  tapis  et  sur  la 
dos  des  meubles;  des  rayons  bondissaient  sur  le  parquet,  rico- 
chaient sur  les  glaces.  Un  portrait,  au  pastel,  de  la  tante  Anna 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  seize  ans,  écarquillait  ses  yeux  gris,  —  comme  s'il  sentait 
vraiment  qu'il  émergeait  de  l'obscurité.  Les  fauteuils,  tout  à 
coup  dépouillés  de  leur  housse  perpétuelle,  n'osaient  pas  se 
regarder,  tels  des  conscrits  pudiques  devant  le  major:  et,  de  fait, 
ils  n'étaient  guère  beaux  avec  leurs  bras  pelés  et  leur  tapisserie 
luisante.  Enfin  la  pendule  marchait:  un  pêcheur,  debout,  balan- 
çait sans  relâche  un  filet,  qu'il  ne  se  résolvait  jamais  à  laisser 
tomber  dans  l'eau,  symbole  des  perpétuelles  hésitations  de  ce 
bas  monde.  Et  cependant  l'heure  avançait,  tic  tac,  tic  tac,  la  vie 
s'écoulait  emportant  les  bonnes  occasions  comme  le  fleuve  ses 
poissons...  tic  tac...  Deux  fées,  Rolande  et  sa  mère,  étaient 
entrées  dans  ce  salon,  cette  salle  à  manger  de  la  Belle  au  Bois 
Dormant  et,  à  leur  voix,  tout  s'était  éveillé. 

La  tante  Anna  était  à  la  fois  fière  et  inquiète.  Elle  avait 
jusqu'alors  vécu  dans  la  croyance  qu'un  jour  luirait  certaine- 
ment, durant  lequel  son  château  serait  ouvert  à  la  curiosité  du 
dehors  et  qu'elle  pourrait  enfin  montrer  à  quelques  amis  privi- 
légiés les  fameuses  broderies  dont  elle  avait  fait  le  but  intégral 
de  ses  journées.  Mais  elle  n'avait  jamais  essayé  de  deviner  à 
quelle  occasion  elle  inaugurerait  son  exposition.  C'était  un  de 
ces  mystères  de  la  vie  quotidienne  qui,  approfondis,  enlève- 
raient toute  énergie  à  bien  des  créatures  ;  à  défaut  de  grand 
devoir,  elles  s'en  suggèrent  une  multitude  de  mesquins  et  inu- 
tiles. Une  fois  achevées,  après  des  mois  et  parfois  des  années  de 
travail,  les  broderies  de  la  tante  Anna  et  de  ses  zélées  camé- 
ristes  étaient  soigneusement  couchées  dans  de  la  mousseline 
azurée,  empaquetées,  étiquetées  et  rangées  avec  une  scrupuleuse 
méthode  dans  d'énormes  et  vénérables  armoires,  sombres  et 
hermétiques  geôles. 

Rolande  avait  un  soir  surpris  le  secret  de  tante  Anna  qui, 
après  une  belle  défense,  avait  avoué  ses  trésors.  Et  Rolande 
avait  voulu  tout  voir,  tout  étaler,  tout  comparer. 
■  —  Ma  bonne  tante,  s'était  écriée  la  jeune  fille,  vous  êtes 
comme  l'avare  qui  laisse  trop  vieillir  ses  vins...  Donnons  un 
banquet  ! 

—  Un  banquet  ?  Ah  bien  !    par  exemple... 

Rolande,  qui  était  obstinée,  parvint  à  réaliser  son  idée. 
Parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la  brodeuse,  elle  choisit  les  pièces 
maîtresses  ;  un  dessus  de  cheminée,  une  série  de  voiles  de  fau- 
teuils et  de  canapés,  des  stores,  des  discrets  et  enfin  une  extraor- 


LA    VALLÉE    BLEUE.  727 

(liiiairc  draperie  de  piano...  Chargée  de  ces  trophées,  elle  avait 
fait  une  impressionnante  invasion  dans  le  salon... 

Une  heure  après,  la  métamorphose  était  accomplie.  La  tante 
Anna  n'en  croyait  pas  ses  yeux  et  poussait  elle-même  les  plus 
admiratives  exclamations. 

—  Ah!  sainte  Province  !  monologuait  ilolande,tu  ne  connais 
pas  tes  richesses.  Que  de  belles  choses  y  moisissent  dédaignées, 
que  de  jolies  filles  y  tournent  en  vinaigre,  que  de  talens  cachés! 
Il  n'y  a  qu'à  frapper  la  terre,  et  il. en  sort  des  merveilles...  Ma 
tante  Anna,  vous  avez  la  discrétion  du  vrai  savant,  du  grand 
artiste,  tout  entier  à  son  œuvre.  Mais,  aujourd'hui,  on  n'a  plus 
le  droit  de  vivre  obscur  et  de  jouir  seul  de  ses  découvertes  et  de 
son  talent  :  le  devoir  est  d'en  faire  profiter  tout  le  monde  !  Et 
considérez  la  joie  de  ces  belles  dentelles  faites  à  muche-pot, 
comme  dit  l'oncle  Gabriel.  Le  silence  n'est  pas  à  la  mode,  nous 
sommes  dans  le  siècle  de  la  grosse  caisse. 

La  tante  Anna,  sans  trop  comprendre  les  bondissantes 
pensées  de  Rolande,  opinait  docilement  du  chignon  maigrelet 
qui  servait  de  couronne  à  sa  grosse  tète  ronde. 

Ressuscites  par  les  mains  ingénieuses  de  Rolande  et  de  sa 
mère,  suivante  docile,  le  salon  et  la  salle  à  manger  de  la  tante 
Anna  ne  pouvaient  demeurer  longtemps  inutilisés.  Ces  dames 
comptaient  pour  rien  leurs  propres  repas.  Il  convenait  de  rece- 
voir. Après  un  premier  diner,  Madeleine  Raroney  ayant  montré 
peu  d'enthousiasme  a  se  séparer,  à  nouveau,  de  sa  nichée,  dont 
une  partie  se  couchait  de  bonne  heure,  Rolande  résolut  d'orga- 
niser des  goûters,  en  attendant  qu'elle  pût  convier,  cérémo- 
nieusement, les  ((  châtelains  »  des  environs.  N'avait-elle  pas  des 
amis  en  villégiature  à  moins  de  vingt-cinq  kilomètres?  Les 
Morel  du  Gard,  l'élégante  M">«  Morel  du  Gard  et  ses  trois  filles, 
ei  leur  cousin  François  de  Chigné,  le  meilleur  bostonneur  de 
Paris.  Les  Fritz,  banquiers,  un  fils,  une  fille,  n'habitaient  pas 
loin  non  plus.  L'été,  Paris  est  en  province. 

Et  le  Château  Neuf  vraiment  dépassait  les  plus  optimistes 
prévisions  de  Rolande  qui  prenait  au  sérieux  son  rôle  de  châte- 
laine... 

Pour  l'inauguration  de  cette  série  de  goûters,  la  jeune  fille 
avait  préféré  ne  pas  être  de  la  promenade  en  auto,  afin  de 
tout  préparer  elle-même  ;  sa  frivolité  n'allait  point  sans  un  cer- 
tain sons  de  la  «  présentation.  »  Et  bien  avant  quatre  heures,  la 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

table  était  ordonnée  et  fleurie.  Nappe,   napperons,   serviettes  à 
thé  sortaient  de  1'»  atelier  )>  de  la  tante  Anna. 

—  Vous  savez,  ma  tante,  avertit  Rolande,  il  ne  faut  pas 
vous  émouvoir  aujourd'hui,  c'est  ce  qu'on  appelle  la  répétition 
des  couturières.  Nous  n'avons  convié  que  la  famille,  afin  de  voir 
si  tout  est  au  point.  Bientôt  ce  sera  le  tour  des  belles  dames  de 
La  Châtre. 

—  Les  belles  dames  de  La  Châtre.  Ah  bien!  par  exemple! 
mais  quelles  belles  dames .^ 

—  Je  n'en  sais  rien  encore.  Mais  ce  dont  je  suis  sûre,  c'est 
^*}u'elles  viendront... 

Et  les  yeux  de  tante  Anna  de  s'écarquiller  davantage... 

C'est  Rolande,  bien  entendu,  qui  fit  à  M""'  Gabriel  Baroney 
€t  à  Marthe  Bourin  les  honneurs  des  beautés  inédites  du  salon 
et  de  la  salle  à  manger. 

—  Bonjour,  cousine,  s'écria  gentiment  Rolande  en  allant 
.nu-devant  de  la  jeune  fille. 

—  Bonjour,  mademoiselle. 

Depuis  l'arrivée  des  Jérôme,  Marthe  avait  pris  un  air  grave 
•qui  réjouissait  Etienne,  mais  qui  étonnait  un  peu  Gabriel  Baro- 
ney :  il  eût  voulu  chez  la  jeune  fille  un  plus  naïf  étonnement. 
Elle  s'appliquait.  Elle  domj»tait  son  admiration  pour  l'élégance 
aisée  de  la  jolie  Parisienne,  Rolande  devinait  très  bien  cette 
circonspection,  et  sa  vanité  en  était  agréablement  chatouillée. 

Le  tour  de  la  table  accompli,  les  complimens  reçus, 
Rolande  installa  ces  dames  dans  le  salon  et  s'assit  elle-même 
au  fond  d'une  bergère,  les  jambes  croisées  sans  façon.  Un  de 
ses  pieds  battait  la  mesure  lentement,  et  découvrait  par  instant 
«ne  cheville  charmante,  gantée  de  soie  rose.  Dans  ses  cheveux, 
un  ruban  du  même  ton  paraissait,  disparaissait,  et  faisait  ado- 
rablement  ressortir  ses  lourdes  torsades  noires.  Sa  robe  et  son 
corsage  étaient  tout  simples,  mais  on  sentait  partout  le  doigt 
du  bon  faiseur.  Et  puis,  quelle  aisance  dans  ses  gestes!  Elle 
avait  une  telle  habitude  de  l'élégance,  que  ce  qui  chez  toute 
autre  eût  paru  excentrique  semblait  ici  tout  naturel.  C'était  une 
Heur  compliquée,  mais  dont  l'exotisme  constituait  une  grâce  de 
plus  ajoutée  à  la  fraîcheur  de  la  jeunesse. 

Marthe  n'était  pas  très  fière  de  son  petit  tailleur  beige.  Et 
puis,  elle  comparait  la  loilette  de  M""'  Jérôme  Baroney,  si  jeune, 
«i  celle  de  sa  future    belle-mère,  d'une   sobriété  par  trop  cam- 


LA    VALLÉE    BLEIE.  72'l  ' 

pagnarde.  Elle  jetait  un  rei^ard  dploré  vers  la  tante  Anna  quî 
était  toujours  en  retard  de  deux  ou  trois  ans  sur  la  mode.  Un 
malaise  embruma  un  instant  sa  pensée.  Pourquoi  prenait-ello 
garde  à  ces  détails."*  Chacun  porte  le  costume  de  son  milieu. 
Ce  qui  paraissait  délicieux  chez  la  jolie  Parisienne  eût  été  pré* 
tentieux  et  exagéré  chez  une  jeune  fille  destinée  à  habiter  touîi*- 
sa  vie  une  simple  bourgade  au  fond  de  sa  vallée. 

—  Est-ce  que  nous  verrons  Etienne.^  demanda  Rolande. 

—  Etienne.^  répéta  la  jeune  fille  tirée  tout  à  couj>  de  ses 
réflexions.  Non.  Il  a  beaucoup  à  faire  cet  après-midi...  Nous  ne 
le  verrons  guère  qu'.à  l'heure  du  diner... 

—  Vous  le  gronderez  de  ma  part,  n'est-ce  pas.^  Vous  lui 
direz  qu'on  peut  très  bien  mener  de  front  ses  fonctions  d'agri- 
culteur et  ses  devoirs  d'homme  du  monde.  On  n'est  un  homme 
complet  qu'à  cette  condition. 

—  Ma  chère  Rolande,  dit  M""®  (iabriel  Baroney,  venant  au 
secours  de  sa  future  belle-fille,  Etienne  sera  assez  puni  de 
n'avoir  pu  assister  à  cette  charmante  réunion.  C'est  aujourd'hui 
la  fin  des  foins;  il  ne  peut  quitter  ses  hommes. 

—  Il  ])ouvait  les  finir  d(;main  ses  foins,  ou  hier. 

—  Tout  ne  s'arrange  pas   selon  notre  gré,   ma  chère  petite-  . 
le  temps... 

—  Mais  si,  ma  tante,  mais  si!  Il  s'agit  de  ne  pas  se  laisser 
complètement  envahir  par  les  obligations  de  sa  profession,  dô 
se  garder  un  peu  à  soi  et  aux  autres.  Nous  sommes  quelque.» 
jeunes  filles  de  cet  avis,  et  qui  n'épouserons  qu'un  homme  assez 
intelligent,  assez  malin,  si  vous  voulez,  pour  le  comprendre. 

—  Comme  tu  as  raison,  Rolande!  s'écria,  avec  un  soupir^ 
]y|me  Jérôme  Baroney.  Je  vais  dans  des  maisons  où  mon  mari 
n'a  jamais  mis  les  pieds,  où  l'on  ignore  peut-être  son  existence. 
Il  n'a  pas  su  faire  la  part  du  feu.  Aujourd'hui  toute  sa  vie  per- 
sonnelle est  anéantie...  La  jeune  génération  ne  veut  plus  de 
cela...  Elle  est  dans  le  vrai  ! 

—  Aujourd'hui  père  est  incurable!  insista  Rolande...  Ici 
même,  il  ne  nous  donne  pas  plus  de  son  temps  qu'à  Paris. 
Depuis  avant-hier,  il  déjeune  à  Epirange.  Si  jamais  il  prend  sa 
retraite,  vous  verrez  qu'il  passera  ses  journées  à  errer  à  l'aven- 
ture. Il  a  perdu  le  sens  de  la  vie  de  famille. 

—  Ma  petite,  put  enfin  répliquer  Madeleine  Baroney,  je  suis 
persuadée  que  si  votre  père  pouvait  matériellement  vous  donne; 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  peu  de  sa  vie,  il  le  ferait   avec  joie.  Il  ne  se  tue  pas  de  tra- 
vail par  simple  amusement. 

—  Gomme  vous  le  connaissez  peu,  ma  pauvre  tante!  Mais 
papa  adore  son  existence  de  «  glob-trotter.  »  Il  prend  sur  ses 
nuits.  Il  s'enivre  de  fatigue  comme  d'autres  d'alcool.  Il  me  l'a 
dit  un  soir  :  ((  Ma  petite  Rolande,  le  jour  où  je  n'aurai  rien  à 
faire,  je  suis  un  homme  mort!...  )>  Allez,  allez,  ma  tante,  il  ne 
faut  pas  le  plaindre,  ni  l'admirer  outre  mesure. 

Marthe  ne  trouvait  rien  à  dire.  Elle  songeait  à  son  père,  à 
elle,  qui  n'était  heureux  que  dans  son  étude  ;  elle  songeait  à 
Etienne  qui  n'était  vraiment  lui-même  qu'au  milieu  de  ses 
champs  ou  parmi  les  arbres  qu'il  avait  plantés.  Et  elle  ne  com- 
prenait pas  très  bien  les  reproches  de  Rolande.  Mais  ce  qui 
l'étonnait  par-dessus  tout,  c'était  le  ton  de  la  petite  causeuse, 
son  assurance,  la  netteté  de  ses  propos,  la  désinvolture  de  ses 
juge  mens. 

Cependant,  Rolande  allait  un  peu  loin.  Elle-même  se  mit  à 
rire  pour  atténuer  la  portée  de  ses  paroles  et  elle  ajouta  : 

—  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  nous  pourrions  l'aimer 
dix  fois  plus,  si  nous  le  voyions  plus  souvent. 

Madeleine  Baroney  se  tourna  vers  sa  belle-sœur;  elle  avait 
hâte  de  changer  la  conversation  : 

—  Eh  bien!  Fanny,  commencez-vous  à  vous  y  retrouver 
avec  nos  modestes  commerçans  et  avec  les  fournisseurs  de  La 
Châtre.^  N'avez-vous  pas  trop  d'ennuis .►* 

—  Aucun,  ma  bonne  Madeleine.  D'ailleurs,  je  ne  m'occupe 
de  rien.  Avec  mes  migraines!...  C'est  Julie  et  Rose  qui  se  dé- 
brouillent. Je  leur  ai  laissé  leur  budget  de  Paris.  Elles  doivent 
faire  de  jolis  bénéfices.  Mais  quelle  quiétude  pour  moi  !  Tout 
leur  incombe,  sauf  l'arrangement  de  la  table  quand  nous  re- 
cevons. Et  encore,  depuis  quelques  années,  c'est  Rolande  qui 
me  supplée  dans  ce  soin, 

M""*  Gabriel  Baroney  cherchait  à  comprendre. 

—  Leur  budget  de  Paris,  dites-vous P 

—  Oui,  vous  connaissez  cette  méthode,  importée  d'Amé- 
rique .^>  On  verse  à  la  cuisinière  la  somme  que  l'on  veut  dépenser 
dans  le  mois,  en  y  comprenant  trois,  quatre,  six  dîners  de  céré- 
monie. Et  c'est  à  elle  de  combiner  les  menus  de  façon  à  ne  pas 
dépasser  le  chilîre  prévu.  Les  absences  de  la  maison  ne  sont  pas 
<léfalquées... 


LA    VALLÉE    BLEUE.  731 

—  C'est  ingénieux,  n'est-ce  pas?  dit  Rolande  en  s'installant 
au  piano.  Cousine,  venez  près  de  moi,  —  ajouta-t-elle  en 
s'adressant  à  Marthe,  tout  en  préludant,  —  j'ai  horreur  d'en- 
tendre parler  ((  domestique.  »  Connaissez-vous  ce  motif  .î^...  C'est 
dans  l'introduction  <ï Aphrodite...  Vous  aimez  la  musique  mo- 
derne .^  Quand  on  a  vingt  ans,  on  comprend  tout  ce  qui  est  neufj 
tout  ce  qui  se  renouvelle...  Allez-vous  quelquefois  au  théâtre? 
Quand  êtes-vous  allée  à  Paris,  la  dernière  fois? 

—  Je  n'y  suis  allée  qu'une  fois,  il  y  a  trois  ans.  Papa  m'a 
menée  à  l'Opéra.  On  donnait  la  Juive  ;  puis  aux  Français  où  j'ai 
entendu  le  Député  de  Bombignac. 

—  Brr!...  C'est  tout? 

—  J'ai  été  deux  fois  au  théâtre  à  Tours,  une  fois  à  Chàteau- 
roux.  J'ai  entendu  Faust,  les  Huguenots  et  le  Maître  de  Forges. 

—  Tous  nos  classiques,  quoi  !  Eh  bien!  vous  devez  avoir  une 
idée  plutôt  fâcheuse  du  théâtre  contemporain...  Nous  avons  le 
même  âge.  Savez-vous  combien  de  fois  je  suis  allée  au  théâtre, 
en  quatre  ans?  Trois  cent  vingt  fois.  Bien  entendu,  je  ne  parle 
pas  des  petites  comédies  jouées  sur  les  tréteaux  mondains. 

—  Vous  allez  dans  tous  les  théâtres? 

—  Dans  tous,  et  vous  voyez,  je  ne  m'en  porte  pas  plus  mal. 
C'est  fini,  aujourd'hui,  de  la  jeune  fille  élevée  dans  le  gynécée. 
Nous  sortons  nos  mères  qui  en  sont  enchantées.  Conférences, 
visites,  expositions,  répétitions,  voilà  nos  journées.  Le  soir, 
diners,  bals,  théâtre.  Ah!  la  vie  est  courte,  je  vous  assure!  Mais 
à  toutes  ces  cérémonies,  c'est  le  théâtre  que  je  préfère,  de 
beaucoup.  Le  théâtre  d'aujourd'hui,  voyez-vous,  ce, n'est  pas 
seulement  un  amusement,  c'est  la  véritable  école  des  mœurs. 
Ce  que  j'ai  appris  grâce  à  Bataille  et  à  Bernstein,  c'est  étonnant. 
Je  ne  sais  auquel  donner  ma  préférence.  J'ai  mes  jours  «  Bataille  » 
et  m3s  jours  «  Bjrnstein.  »  Henri  Bataille,  ma  petite,  c'est  le 
plus  grand  poète  d'aujourd'hui,  le  plus  profond,  si  vous  aimez 
mieux.  C'est  à  la  répétition  de  la  Marche  nuptiale  que  j'ai  eu  ma 
plus  grosse  émotion.  J'ai  senti  que  cet  homme  pénétrait  jus- 
qu'au tréfonds  de  moi  :  il  me  découvrait  à  moi-même.  J'avais 
les  yeux  pleins  de  larmes,  larmes  de  joie  et  de  reconnaissance, 
larmes  aussi  de  terreur.  Ah  !  que  peu  de  chose  nous  sommes 
sans  la  douleur.  La  femme  est  faite  pour  pleurer,  pleurer,  pleu- 
rer toute  sa  vie,  toute  sa  vie...  Bernstein,  c'est  autre  chose.  Il 
n'est  pas  poète,  lui.  Ah!  non;  mais  il  voit  clair,  il  est  pratique. 


"732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

îl  VOUS  prend  par  les  épaules,  vous  secoue  et  vous  crie  : 
«  Combien  te  faut-il?  trois,  quatre,  huit  cent  mille  francs?  II 
s'agit  d'abord  de  te  les  procurer.  L'homme  n'est  rien  sans 
argent.  Et  maintenant,  oîi  veux-tu  aller?  ici  ou  là,  qu'importe, 
mais  choisis  !  Il  faut  faire  sa  vie,  sans  rechigner  aux  moyens, 
^ans  se  préoccuper  d'autrui.  L'homme  est  fait  pour  jouir  et  le 
plus  vite  possible  et  le  plus  longtemps  possible...  »  Seulement, 
ma  chérie,  si  vous  n'avez  vu  jouer  que  les  Huguenots  et  le 
BépiUé  de  Bombigriac,  vous  ne  pouvez  guère  comprendre  ce  dont 
je  vous  parle... 

Il    y    avait   un  peu  de  dédain,  dans   les   derniers    mots   de 
Rolande.  Marthe  sentit  l'olïense  et  fronça  le  sourcil. 

—  Si  je  ne  suis  pas  allée  souvent  au  théâtre,  j'ai  beaucoup  lu... 

—  Ah!  on  vous  permet  de  lire?  Quels  auteurs,  ceux  de  la 
«.  Bibliothèque  de  ma  fille  »  et  les  auteurs  à  astéri.sque,  les 
mièvres,  les  gnangan,  en  un  mot  messieurs  les  auteurs  mo- 
raux. Mais,  sapristi!  la  morale  nous  la  savons  par  C(eur  et 
même  jusqu'à  la  rancœur.  (Ju'est-ce  qu'on  veut  que  cela  me 
fasse  que  :  (première  partie)  la  fille  du  vieux  colonel  blessé  à 
Patay  refuse  d'épouser  le  jeune  Bavarois  qu'elle  a  rencontré  à 
vVichy  (et  qu'elle  aime)  pour  ne  pas  faire  mourir  son  père  de 
honte,  puis  que  (seconde  partie)  elle  accepte  de  donner  sa 
main  à  un  gentilhomme  décavé  et  albuminurique  qui  est  le 
neveu  de  la  cousine  du  brave  colonel,  laquelle  cousine  fut  la 
bonne  amie  du  colonel,  sous  l'Empire?...  Qu'ils  s'arrangent  :  eux 
et  moi  n'avons  rien  de  commun...  Ce  qui  m'intéresse,  c'est 
l'étude  d'une  àme  d'aujourd'hui,  orgueilleuse  et  passionnée 
comme  on  en  rencontre  chez  d'Annunzio  ou  chez  M'"^  deNoaillos, 
amoureuse  comme  chez  Delarue-Mardrus,  avertie  de  toutes  les 
roublardises  de  la  vie,  et  qui  cependant  succombe  lorsque  surgit 
•le  maître  de  ses  sens...  Je  vous  prêterai  des  livres...  Tout  de 
suite,  en  les  lisant,  vous  sentirez  vos  yeux  s'ouvrir  à  la  lumière. 
Les  femmes  d'aujourd'hui  doivent  sortir  du  harem  des  tradi- 
tions vermoulues,  sous  peine  de  mort... 

—  Vous  êtes  féministe? 

—  Je  suis  juste  le  contraire...  Les  féministes  voudraient  être 
'Vies  hommes,  moi  je  veux  être  une  femme  accomplie,  corps  et 
.  àme  ! 

Les  deux   dames  Baroney  et   la  tante  Anna   continuaient  à 
parler  entre  elles  de  la  cherté   de   la  vie,  de  la  difliculté  de  se 


LA    VALLÉE    BLEUE.  733 

faire  servir  et  de  maints  autres  sujets  d'intérêt  domestique. 
jMalgré  ses  belles  théories  d'émancipation,  M'"^  Jérôme  n'était 
pas  la  moins  éloquente,  car  elle  avait  inauguré  depuis  quelques 
mois  seulement  son  système  de  ministère  des  fourneaux  qui  lui 
coûtait,  elle  Unit  par  l'avouer,  ((  les  yeux  de  la  tête.  » 

L'heure  avançait,  et  les  voyageurs  n'étaient  point  encore 
signalés. 

—  Pourvu  qu'il  ne  leur  soit  rien  arrivé!  murmura  Made- 
leine Baroney. 

—  Maxime  n'est  point  homme  à  risquer  de  recevoir  un  re- 
proche, assura  sa  belle-sœur. 

Cependant,  la  demie  de  quatre  heures  était  sonnée  depuis 
longtemps  et  par  les  fenêtres  ouvertes  l'on  n'entendait  rien  que 
le  pépiement  ininterrompu  des  moineaux  dans  le  sable  et  un 
bêlement  obstiné  qui  partait  d'une  bergerie. 

—  Il  y  a  quelque  chose,  sûrement  il  y  a  quelque  chose! 
affirma  la  tante  Anna,  inhabile  à  cacher  ses  impressions  du 
moment. 

—  Mais,  ma  bonne  tante,  assura  Rolande  debout,  au  milieu 
du  salon,  il  n'y  a  pas  d'accidens  d'automobile!  On  est  beaucoup 
plus  en  sûreté  dans  une  trente  chevaux  que  dans  une  voiture  à 
àne. 

Et  M'""  Jérôme  Baroney  de  renchérir  : 

—  Il  faudra  qu'un  jour  tous  les  gens  comme  il  faut  aient 
leur  voiture...  A  Paris,  déjà,  on  ne  peut  plus  vivre  sans  auto... 
Les  journées  sont  si  brèves  et  l'on  a  tant  d'obligations  !  Jérôme 
ne  s'en  rend  pas  compte  encore,  mais  il  y  arrivera!  Maxime  est 
beaucoup  plus  pratique. 

M""'  Gabriel  Baroney  n'était  point  de  cet  avis.  Elle  ne  tenait 
plus  en  place.  A  tous  momens,  elle  se  levait  et  allait  se  pencher 
à  l'une  des  fenêtres  pour  mieux  écouter  les  bruits  de  la  cam- 
pagne. Elle  ne  dissimulait  plus  son  anxiété.  Tout  à  coup,  elle  se 
rasséréna.  Le  <(  roi  Dagobert  »  venait  de  faire  connaître  sa  loin- 
taine existence. 

—  Les  voilà! 

—  Ma  chère  Madeleine,  je  n'ai  pas  été  une  minute  inquiète, 
affirma  la  mère  du  jeune  héros.  Maxime  est  un  excellent 
chauffeur. 

—  Trois  quarts  d'heure  de  retard,  c'est  pourtant  quelque 
chose. 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Bah!  s'écria  Rolande,  c'est  l'imprévu  :  cela  rompt  la  mono- 
tonie de  l'existence... 

M"'*'  Gabriel  Baroney  n'écoutait  plus.  Elle  brûlait  d'aller  con- 
templer ses  poussins.  La  tante  Anna  ne  trouvait  pas  de  mots 
pour  exprimer  sa  pensée,  mais  elle  riait  à  tous  les  propos  d'au- 
trui  :  elle  riait  des  certitudes  de  M"'®  Jérôme,  des  peurs  de 
Madeleine,  de  la  désinvolture  de  Rolande.  Elle  riait  même 
quand  les  répliques  se  croisaient  autour  d'elle  et  qu'elle  n'en- 
tendait plus  rien.  Elle  riait  au  milieu  du  silence.  Mais  personne 
ne  prenait  garde  à  tous  ces  rires  intempestifs.  On  les  connais- 
sait, on  les  prévoyait,  ils  étaient  la  tante  Anna  elle-même, 
bruyante  et  vide,  excellente  et  fatale  personne. 

Ses  éclats  redoublèrent  lorsque  les  voyageurs  envahirent, 
tout  poussiéreux,  la  salle  à  manger.  C'était  à  qui  dirait  son  mot. 
Ils  entouraient  M'"*^  Gabriel  Baroney  qui,  les  bras  tendus  vers  ses 
enfans,  cherchait  à  comprendre  quelque  chose  à  leurs  exclama- 
tions. 

—  Alors...  Figure-toi...  J'ai  poussé  un  cri...  Pas  moi...  Si  tu 
nous  avais  vus!...  C'était  comique...  Nous  étions  dans  le  fossé... 
Papa  a  eu  sa  canne  cassée,  net...  Il  y  a  aussi  la  corne  qui  a  reçu 
un  atout...  Alors...  nous  nous  sommes  tous  mis  à  rire...  mais  à 
rire!...  C'était  si  amusant...  Nous  étions  en  salade...  Personne 
n'avait  rien... 

—  11  n'y  a  que  la  pauvre  canne  de  papa,  répéta  avec  émo- 
tion la  petite  (labrielle.  Il  voulait  la  jeter,  mais  moi  j'ai  demandé 
la  permission  de  la  rapporter... 

A  ce  moment  apparut  Maxime  dans  sa  peau  de  chèvre  du 
Tbibet.  Tous  les  regards  se  portèrent  vers  lui.  Très  maître  de 
.ses  gestes,  il  salua  toute  la  compagnie,  puis,  en  particulier, 
Marthe  qui  s'était  levée  et  qui  s'était  mêlée  aux  enfans. 

—  Ma  chère  tante,  dit  enfin  le  jeune  triomphateur,  en  se 
tournant  vers  M"""  Baroney,  je  vous  ramène  la  maisonnée  au 
complet  et  intacte. 

—  Mais  qu'est-ce  qu'il  y  a  eu,  Gabriel.»^  demanda  Madeleine  à 
son  mari. 

—  Tn  incident  banal... 

—  l'n«  chien  que  nous  n'avons  pas  voulu  écraser  !  inter- 
rompit Maxime.  Un  tas  de  cailloux  qui  est  venu  à  notre  ren- 
contre. Un  fossé  de  tout  repos  qui  nous  a  reçus,  tous  à  la  fois,  le 
plus  honnêtement  du  monde. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  73o 

—  Vous  alliez  vite? 

—  Au  pas!  Et  je  le  regrette.  En  vitesse,  on  est  moins  sen- 
timental, nous  aurions  écrasé  le  stupide  animal,  niais  nous 
serions  ici  depuis  trois  quarts  d'heure...  C'est  bien  le  dernier 
cabot  que  j'épargne  ! 

— Oh!  Maxime  ! 

—  Oh!  monsieur  Maxime! 

Au  milieu  de  l'intérêt  général,  Maxime  haussa  les  épaules  et, 
s'approchant  de  la  table,  il  prit  un  gâteau  sans  façon  : 

—  Et  savez-vous  ce  que  j'en  ferai,  du  prochain  toutou.^  — 
il  avala  son  gâteau  et  ajouta  :  —  une  bouchée. 

Le  goûter  se  ressentit  de  l'excitation  générale.  Il  fut  très  gai, 
mais  un  peu  bruyant.  Les  petites  plusieurs  fois  quittèrent  leur 
chaise  pour  montrer,  assises  sur  le  tapis,  dans  les  bras  l'une  de 
l'autre,  leur  position  critique  dans  le  fossé.  Philippe  et  Lucien, 
tout  haut,  comparaient  leur  accident  à  des  accidens  arrivés  à 
leurs  amis.  Maxime  en  faisait  l'historique,  seconde  par  seconde, 
à  Marthe,  sa  voisine.  Gabriel  Baroney  avait  eu  peur,  il  en  conve- 
nait; mais,  maintenant,  il  était  ravi  d'avoir  été  là    : 

—  Ce  fossé  était  vraiment  fort  bien  capitonné... 

La  tante  Anna  riait,  riait  et  personne  ne  s'apercevait  que, 
dans  le  brouhaha  de  l'arrivée,  elle  avait  changé  les  petites  ser- 
viettes à  thé  brodées  de  ses  mains  contre  de  vulgaires  serviettes 
à  thé  à  fleurs  de  couleur... 

—  Où  allons-nous  demain. ^  dit  tout  à  coup  Maxime,  avec  un 
flegme  qui  déchaîna  l'hilarité  générale. 

—  Je  demande  une  trêve  de  vingt-quatre  heures  !  répondit 
Gabriel  Baroney  une  main  levée. 

—  Pas  nous,  pas  nous!  s'écrièrent  en  chœur  les  enfans. 
Madeleine  Baroney  dut  calmer  tout  le  monde,  en  donnant  le 

signal  du  départ. 

—  Demain,  c'est  dimanche,  et  nous  avons  M.  l'abbé  à  déjeu- 
ner. L'après-midi  se  passera  à  la  maison. 

Les  enfans  étaient  debout  et  entouraient  le  cousin  Maxime. 
Au  mot  catégorique  de  sa  tante  Madeleine,  Maxime  fit  une  gri- 
mace, àlaronde,  en  imitant  avec  la  main  une  clef  qu'on  tourne 
dans  la  serrure. 

—  Crrrr!... 

Ce  menu  détail  n'échappa  point  à  M'"<=  Gabriel  Baroney  qui, 
sur  le  chemin  de  Filai  ne,  en  fit  part  à  son  mari  : 


736  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  n'aime  pas  beaucoup  cela! 

—  Bah!  dit  Gabriel  Baroney  ne  te  mets  donc  pas  martel  en 
tête.  C'est  un  enfantillage. 

—  Sans  doute,  mais  qui  peut  avoir  les  conséquences  les 
plus  fâcheuses... 

—  Allons,  allons,  la  mère,  n'exagérons  rien.  Regarde  ton 
troupeau...  on  ne  peut  guère  être  plus  raisonnable... 

En  avant,  trottant  la  main  dans  la  main,  les  petites  Solange 
et  Gabrielle,  puis  René,  les  yeux  vers  les  haies  et  le  fossé,  h  la 
recherche  de  plantes  pour  son  herbier.  Philippe  et  Lucien  enca- 
draient Marthe  qui  s'avançait  d'un  pas  léger,  son  joli  visage 
tourné  tantôt  vers  l'un,  tantôt  vers  l'autre  de  ses  interlocu- 
teurs. 

Madeleine  Baroney  sourit  : 

—  iMettons  que  je  n'ai  rien  dit. 

Dès  qu'ils  se  trouvaient  séparés  de  Maxime,  les  jeunes  Baro- 
ney reprenaient  en  effet  leurs  bonnes  habitudes  d'enfans  bien 
élevés,  prompts  à  l'obéissance  et  heureux  de  leur  vie  coutu- 
mière. 

Le  soir  après  dîner,  il  y  avait  à  Filaine  lecture  h  haute  voix. 
De  sept  heures  et  demie  à  huit  heures  et  demie,  lecture  profane 
et  lecture  de  la  vie  d'un  saint,  pour  les  plus  jeunes.  A 
huit  heures  et  demie,  prière  en  commun,  puis  la  })elite  équipe, 
sous  la  surveillance  de  la  mère,  allait  se  coucher.  Pendant  ce 
temps,  conversation  générale;  à  neuf  heures,  reprise  de  la 
séance,  par  des  lectures  un  peu  plus  élevées  de  ton.  A 
nf'uf  heures  et  demie,  couvre-feu!  De  neuf  heures  et  demie  à 
dix  heures,  Etienne  et  son  père,  tout  en  fumant,  s'entretenaient 
dos  travaux  du  jour  et  se  partageaient  la  tâche  du  lendemain. 

Gabriel  Baroney  et  sa  femme  tenaient  beaucoup  à  cette  soirée 
intime  et  tous  les  enfaris  s'y  pliaient  avec  joie.  Leur  père  savait 
mêler  l'utile  et  l'agréable.  Seul  Paul  toujours  autoritaire  s'était 
jadis  regimbé  contre  cette  règle.  Sans  doute,  le  régiment  avait 
raison  de  cette  indépendance... 

L'arrivée  des  Jérôme  n'avait  i»oint  modifié  la  tradition. 

Ces  réunions  se  tenaient  dans  une  sorte  de  salon  qu'on 
avait  coutume  d'appeler  la  «  grande  salle.  »  C'était  la  pièce 
familiale  par  excellence.  Au  fond,  il  y  avait  une  vaste  cheminée 
avec  d'énormes  chenets  de  fer  forgé,  luisans  comme  s'ils  étaient 


LA    VALLÉE    BLEUE.  73" 

neufs,  et  cependant  dix  géne'rations  de  Baroney  y  avaient  tour  à 
tour  posé  de  ces  bûches  sèches  et  dures  qui  vont  d'un  jour  sur 
l'autre  après  un  cliaud  sommeil  sous  la  cendre.  A  droite  de  la 
cheminée,  se  dressait  un  large  corps  de  bibliothèque  où  les 
vieilles  reliures  en  veau  voisinaient  avec  les  modernes  bradel  et 
les  couvertures  jaunes  des  volumes  récens.  On  n'y  trouvait  pas 
seulement  les  livres  préférés  de  Gabriel  Baroney,  mais  aussi  les 
ouvrages  que  son  père  et  le  père  de  son  père  et  tous  les  autres. 
Baroney  avaient  acquis,  [«as  toujours  au  hasard,  au  cours  de 
leur  vie.  On  y  voyait  aussi,  sous  leur  toile  verte  ou  rouge,  tous 
les  prix  obtenus  par  les  Baroney  et  par  leurs  femmes.  A  gauche 
de  la  cheminée,  s'appuyait,  contre  la  muraille,  un  lit  très 
simple,  en  acajou,  sans  rideaux  et  drapé  d'une  couverture  de 
cretonne  blanche  à  fleurs  rouges  et  bleues,  mais  qui  était  un 
meuble  vénérable  et  vénéré. 

C'était  dans  ce  lit  que  tous  les  Baroney  du  pays  étaient  nés. 
On  pouvait  voir  au  bas  du  village,  à  l'entrée  du  cimetière,  un 
petit  monument  blanc  en  forme  de  chapelle  où  dormaient  les 
Baroney  de  jadis,  et  tous,  ainsi,  avaient,  au  total,  accompli  le 
même  chemin  de  ce  lit  à  cette  tombe.  Ceux  que  la  mort  sur- 
prenait loin  de  Saint-Chartier  étaient  pieusement  ramenés  dans 
la  terre  natale.  C'était  la  coutume  aussi,  lorsque  la  femme  d'un 
Baroney  était  sur  le  point  de  devenir  mère,  de  l'installer  dans 
la  «  grande  salle  »  dont  le  lit,  alors,  était  amené  au  beau 
milieu  et  monté  sur  une  petite  estrade  d'une  marche  comme 
un  trône.  Ce  qui  allait  se  passer  était  un  grand  événement, 
devant  lequel  la  vie  quotidienne  ordinaire  devait  s'incliner:  la 
famille  s'augmentait  d'un  petit  être,  fille  ou  garçon,  et  cette 
nouvelle  naissance  était  considérée  comme  un  bonheur,  comme 
une  richesse,  comme  un  don  de  Dieu. 

Tous  les  jeunes  Baroney  dont  le  babil  animait,  en  cet  instant, 
la  grande  salle  étaient  nés  ici  même.  L'oncle  Jérôme  aussi  avait 
vu  le  jour  au  milieu  de  cette  pièce,  mais  sa  femme  n'avait  pas 
voulu  se  plier  à  la  règle  de  la  famille.  Maxime  et  Rolande  étaient 
nés,  l'un  rue  de  Clichy,  l'autre  rue  de  Rennes,  à  un  étage  quel- 
conque d'un  immeuble  quelconque  dont  ils  ne  se  souciaient 
pas  plus  l'un  que  l'autre. 

Cette  tradition  rompue,  Etienne  comptait  bien  la  reprendre. 
Mais,  en  attendant,  le  lit  était  relégué  à  sa  place  de   repos  le 
long  du  mur  et  le  centre  de  la  grande  salle  était  occupé  par  une 
TOME  X.  —  1912.  47 


738  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lourde  table  de  chêne  dont  les  pieds   étaient   ronds  et  massifs 
comme  des  colonnes  de  temple. 

Au  signal  habituel,  tous  les  enfans  se  rangèrent,  ce  soir-là, 
autour  de  la  table.  Leur  père  avait  allumé  sa  pipe  et  s'était 
installé  dans  le  fauteuil  préparé  pour  lui  de  biais,  tout  près  de 
la  lampe.  Sa  femme  avait  déjà  un  ouvrage  de  couture  entre 
les  doigts.  Etienne  et  Marthe  s'assirent  un  peu  à  l'écart.  Les 
plus  jeunes  formaient  une  brochette  du  côté  opposé  à  leur 
père. 

C'était  pour  ces  derniers  que  Gabriel  Baroney  lisait  la  Vie  et 
les  aventures  de  Rohinson  C?'i(Soé,  dans  la  traduction  de  Thémi- 
seul  de  Saint-Hyacinthe.  On  en  était  au  moment  où,  après  six 
ou  sept  ans  de  captivité  dans  son  ile,  Robinson  a  failli  Mre  em- 
porté dans  son  canot,  par  un  courant,  et  n'a  dû  son  salut  qu'à 
une  manifeste  intervention  divine. 

Le  silence  établi,  Gabriel  Baroney  commença.  Il  dit  la  recon- 
naissance de  Robinson  reprenant  possession  de  son  ile,  l'aban- 
don de  la  barque,  le  retour  «  à  sa  maison  de  campagne  »  et  le 
profond  sommeil  auquel  il  succombe  après  les  émotions  et  les 
fatigues  de  cette  journée,  puis  son  réveil,  —  qui  lui  parut  d'abord 
un  rêve,  —  aux  appels  de  son  nom  :  «  Robinson,  Robinson  Crusoé, 
pauvre  Robinson  Crusoé  !  oi^i  êtes-vous  ?  où  avez-vous  été  ?  » 
C'était  son  perroquet  venu  à  sa  rencontre...  Les  enfans  écou- 
taient religieusement...  Puis  il  y  eut  une  digression,  considéra- 
tions philosophiques  auxquelles  Daniel  de  Foë  aime  à  faire  une 
large  part...  Les  jeunes  auditeurs  clignaient  des  yeux,  se  regar- 
dant les  uns  les  autres,  à  la  dérobée...  La  petite  Gabrielle,  au 
bout  de  la  table,  laissait  ses  mains  s'agiter  par  saccades,  autour 
d'un  <(  volant  imaginaire.  »  Le  mouvement  est  contagieux  ; 
Solange  fut  prise  à  son  tour  d'une  sorte  de  frénésie.  Penchée  en 
avant,  la  main  trépidante,- elle  allait,  elle  allait  la  fièvre  aux 
doigts. 

«  Je  me  passai  donc  de  canot,  continuait  le  lecteur,  et  me 
résolus  ainsi  à  perdre  le  fruit  d'un  travail  de  plusieurs  mois... 
Dans  cet  état,  j'ai  vécu  près  d'un  an  dans  une  vie  retirée,  comme 
on  peut  bien  se  l'imaginer.  J'étais  tranquille  par  rapport  à  ma 
condition.  Je  m'étais  résigné  aux  ordres  de  la  Providence;  et 
hors  la  société,  il  ne  me  manquait  rien  pour  être  parfaitement 
heureux...  » 

Toute  la  rangée  des  enfans  était  maintenant  penchée  vers  la 


LA    VALLEE    BLEUE. 


739 


table,  manœuvrant,  les  regards  vers  l'obstacle,  cinq  volans,  les 
pieds  aux  pe'dales... 

«  Durant  cet  intervalle  de  temps,  je  me  perfectionnai  beau- 
coup dans  les  professions  mécaniques...  » 

A  ce  mot,  Gabriel  Baroney  s'étant  arrêté,  pour  tirer  une 
boutl'ée  de  sa  pipe,  des  onomatopées  bizarres  arrivèrent  à  son 
oreille  : 

—  Grr. . .  crr. . .  toutï. . .  touiï. . .  toutV. . .  cracracra  touffou  !  touf- 
fou  !  touffou!  coinc  coinc...  touiî-touff  touff...  clougne  clougne 
clougne...  cracra... 

Gabriel  Baroney  leva  lentement  les  yeux  vers  ses  enfans... 
Ah!  ils  étaient  loin  du  rocher  de  Robinson!  Ils  filaient,  à  qui 
mieux  mieux,  sur  la  route,  élèves  de  Maxime,  secoués  par  les 
soubresauts  des  pneus... 

—  «  C'est-le-roi-Da-gobert  !  »  chante  à  mi-voix  la.  petite 
Solange. 

Ge  fut  le  bouquet.  Gabriel  Baroney  vit  bien  qu'il  était,  ce 
soir-là,  inutile  de  prolonger  davantage  la  lecture. 

Il  passa  la  main  sur  son  grand  front  blanc,  sourit  et  donna 
le  signal  pour  que  la  séance  fût  levée. 

Il  ne  voulut  gronder  personne  :  il  n'avait  pas  lui-même  la 
conscience  absolument  tranquille;  il  se  souvenait  très  bien  d'avoir 
plusieurs  fois  songé  aux  promenades  en  automobile,  tandis  que 
ses  lèvres  lisaient  seules  la  vieille  histoire  de  Uobinson  Grusoé. 


IV.    —    EPIRANGE 


Dès  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Saint-Ghartier,  Jérôme 
Baroney,  qui  ne  savait  point  perdre  son  temps,  alla  voir  le 
jeune  baron  Malard  dans  son  château  d'Epirange. 

Le  domaine  d'Kpirange,  en  pleine  vallée  Bleue,  un  peu  au 
Nord  de  Montgivray,  n'était  pas  à  plus  de  quatre  kilomètres  de 
La  Châtre.  Il  comprenait  un  gros  domaine,  une  maison  de 
maître  moderne  construite  sous  Gharles  X  par  un  ancien  méde- 
cin de  l'Empereur,  anobli  après  Wagram,  et  l'importante  ruine 
d'un  château  Renaissance,  inhabité  depuis  plus  d'un  siècle.  Le 
parc  comprenait  un  grand  bois,  d'immenses  pelouses  plantées 
de  bouquets  de  sapins:  bordé  à  l'Est  par  la  grande  route  de 
Tours  à  Glermont,  le  cours  de  l'Indre  le  longeait  à  l'Ouest.  Un 


"740  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ponl  privé  enjambait  même  la   rivière  et  reliait  la  propriété  à 
un  second  domaine,  Moulin-Vert,  tout  en  pâturage. 

C'était    le  château  Renaissance    que   Jérôme  Baroney  allait 
avoir  à  restaurer,  ou  plutôt  à  réédifier  sur  les  plans  anciens. 

Louis-Napoléon  Malard  devait  aux  sages  économies  de  son 
père,  membre  du  Conseil  d'administration  de  plusieurs  grosses 
sociétés  d'assurance  et  de  crédit,  une  assez  coquette  fortune.  Mais 
si  Louis-Napoléon  avait  hérité  d'une  belle  terre,  de  solides 
rentes,  et  d'un  château  confortable,  son  père  avait  complètement 
négligé  de  lui  léguer  un  caractère  en  rapport  avec  sa  situation. 
Louis-Napoléon  était  ce  qu'on  appelle  couramment  «  un  type.  » 
Extérieurement,  il  rappelait  assez  bien  le  financier  son  père  et 
le  savant  son  bisaïeul.  C'était  la  même  haute  taille,  la  même 
carrure  quasi  athlétique.  C'était  la  même  voix,  un  peu  bourrue; 
la  même  familiarité  avec  tout  le  monde  qui  allait  souvent  jus- 
qu'au sans  gêne. 

Mais  là  s'arrêtait  la  ressemblance.  Tandis  que  l'esprit  dn 
grand  aïeul  s'était  tourné  du  côté  de  la  science,  et  celui  du  père 
vers  les  finances,  l'esprit  du  dernier  rejeton  de  cette  race  esti- 
mable, —  qui  n'allait  que  par  unité,  —  s'appliquait  à  satisfaire) 
toutes  sortes  de  menues  manies.  Il  aimait  la  chasse,  mais  la 
chasse  silencieuse,  solitaire,  un  peu  à  la  manière  des  bracon- 
niers :  la  chasse  à  l'affût.  Il  aimait  les  livres,  ou  plutôt  certains 
livres,  particulièrement  les  mémoires,  les  correspondances,  avec- 
un  culte  fanatique  pour  Napoléon  et  pour  son  armée.  Enfin,  il 
collectionnait  les  vieux  meubles,  mais  pas  du  tout  les  meubles 
Empire,  les  meubles  Renaissance,  ce  qui  n'était  qu'à  demi  con- 
tradictoire puisque  ce  bonapartiste  forcené  possédait  les  magni- 
fiques restes  d'un  château  commencé  sous  Henri  II  par  l'archi- 
tecte préféré  de  ce  prince,  Philibert  Delorme,  l'auteur  des 
premières  Tuileries  et  du  chnteau  d'Anet.  Sans  ordre,  au  fur  et 
h  mesure  des  achats,  les  bahuts,  stalles,  bas-reliefs,  tapisseries, 
tableaux,  crosses,  aiguières,  statuettes,  s'entassaient  dans  toutes 
les  pièces  du  château  «  Charles  X  »  d'un  style  caserne  tout  h 
fait  fâcheux.  ?'aute  d'une  allée  pour  y  circuler,  on  ne  pénétrait 
même  plus  dans  les  salons  où  la  poussière  recouvrait  cent  chefs- 
d'œuvre  : 

—  C'est  la  bonne  housse  du  temps!  assurait  le  jeune  baron 
(|ui  avait  horreur  du  monde. 

Aussi  jouissait-il  d'une   fort  déplorable   réputation   dans  la 


LA    VALLÉE    BLEUE.  741 

région.  On  l'appelait  couramment  ((  l'Ours  d'Epirange  »  et 
encore  «  Bric-à-brac.  »  Mais  un  grief  plus  sérieux  lui  était  fait 
par  la  <(  société,  »  par  les  anciens  amis  de  sa  famille  :  sa  liai- 
son avec  une  simple  couturière  de  La  Châtre  et  ses  séances  pro- 
longées dans  un  café  de  second  ordre  et  fréquenté  par  les 
<(  cocottes  »  de  cette  calme  sous-préfecture.  Méthodique  dans  son 
désordre,  il  quittait  Epirange  le  samedi.  II  dînait  chez  Suzanne 
Miroir,  y  déjeunait  le  lendemain,  puis,  aux  environs  de  quatre 
heures,  il  se  dirigeait  vers  le  Café  des  Voyageurs  où  il  prenait 
un  troisième  repas  de  ville,  mais  sans  son  amie  qu'il  ne  revoyait 
plus  que  le  samedi  suivant.  Il  regagnait  son  château  dans  la 
nuit,  h  pied,  et  l'habitude  était  excellente,  car  il  ne  rencontrait 
d'ordinaire  personne,  et  le  grand  air  aidait  à  le  dégriser  si 
d'aventure  il  avait  absorbé  un  peu  plus  de  liquide  que  de 
raison. 

Ces  vingt-quatre  heures  d'cc  orgie  »  étaient  la  fable  de  la 
petite  ville.  Louis-Napoléon  s'en  inquiétait  fort  peu.  Il  vivait  à 
sa  guise,  ne  devant  de  compte  à  personne.  Il  avait  fort  mal  reçu 
un  vieux  camarade  de  son  père  qui  était  venu  le  morigéner  et 
lui  proposer  de  «  reprendre  son  rang  »  par  un  bon  mariage. 

—  Je  me  trouve  assez  marié  comme  cela,  avait-il  répondu. 
Une  nuit  de  noce  par  semaine  me  satisfait  amplement. 

—  Si  même  elle  était  jolie,  cette  personne  ! 

—  Ça,  mon  vieux  monsieur,  c'est  mon  afiaire. 
Le  ((  vieux  monsieur  »  se  le  tint  pour  dit. 

Le  jeune  baron  Malard  menait  déjà  depuis  cinq  ans  sa  double 
vie  lorsque  les  deux  Baroney  vinrent  lui  rendre  visite.  Le  long 
du  chemin,  Gabriel  avait  renseigné  Jérôme  ;  avec  sa  verve  habi- 
tuelle et  sa  bienveillance  foncière,  il  avait  raconté  les  amours 
de  la  lingère  et  du  châtelain.  Il  en  savait  plus  long  que  beau- 
coup de  bavards,  car  un  soir  de  chasse,  dans  le  crépuscule  favo- 
rable aux  épanchemens,  il  avait  reçu  les  confidences  de  son 
jeune  ami. 

—  Au  demeurant,  avait  conclu  Gabriel  Baroney,  un  original 
qui  en  remontrerait  en  générosité  à  beaucoup  de  nos  bienfai- 
teurs patentés  et  en  compétence  aux  membres  les  plus  véné- 
rables de  nos  sociétés  savantes  ! 

Jérôme,  du  reste,  n'écoutait  que  d'une  oreille  paresseuse.  Il 
était  tout  à  son  étonnement  de  s'être  ainsi  laissé  «  transj)lanter.» 
Il  regardait  le  paysage,   les  bonnes   femmes  que   l'on   croisait. 


742  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  troupeaux  au  pâturage.  Il  écoutait  les  bruits  oubliés.  Les 
paroles  de  son  frère,  dont  il  souriait  de  confiance,  ne  lui  parve- 
naient que  scandées  par  le  grincement  sec  de  ses  souliers  sur 
le  silex  de  la  route...  Rip  et  Jap  allaient  et  venaient  autour 
d'eux,  affairés. 

Gabriel  avait  passé  son  bras  dans  celui  de  son  frère  (tout 
gêné  de  se  promener  sans  sa  lourde  serviette)  et  ils  marchaient 
sans  se  presser.  Ils  étaient  en  avance. 

((  En  avance,  songeait  Jérôme,  comment  peut-on  être  en 
avance  ?   » 

Et  il  avait  dans  les  mollets  des  fourmillemens  d'impatience. 

Enfin  ils  arrivèrent  à  Epirange.  On  écourta  les  présentations 
et  tout  de  suite  on  se  rendit  aux  ruines. 

Elles  étaient  imposantes  et  pittoresques.  Les  toits,  les  étages 
n'existaient  plus.  Seules  les  voûtes  des  caves  avaient  résisté  aux 
orages  et  aux  révolutions.  Sauf  d'un  côté,  tous  les  murs  étaient 
intacts  et  les  fenêtres,  à  travers  lesquelles  on  apercevait  le  ciel, 
avaient  conservé  tout  le  charme  de  leurs  fins  détails.  Deux  che- 
minées monumentales  s'élançaient  à  droite  et  à  gauche  du  corps 
principal.  Mais  la  merveille  était  le  centre  de  la  façade  avec  sa 
porte  à  triple  étage  encadrée  de  colonnettes  superposées,  cou- 
pées de  niches  veuves  de  leurs  statues. 

On  eût  dit  que  Jérôme  avait  retrouvé  ses  yeux  de  vingt  ans, 
et  qu'il  voyait  Epirange  pour  la  première  fois.  Il  gesticulait,  puis 
passait  ses  doigts  dans  ses  cheveux  : 

—  Dieu!  que  c'est  beau.  Ah!  les  bougres,  ils  savaient  faire 
chanter  la  pierre  ! 

—  N'est-ce  pas  .^  disait  Louis-Napoléon,  heureux  de  cet 
enthousiasme. 

Et  leurs  deux  barbes  se  tournaient  l'une  vers  l'autre,  comi- 
quement. 

Un  peu  à  l'écart,  Gabriel  Baroney,  qui  connaissait  les  ruines 
par  cœur,  regardait  son  frère  elle  jeune  châtelain.  Tout  à  coup, 
il  se  mit  à  rire  tout  seul  : 

«  Mais...  ils  se  ressemblent  !  constata-t-il,  même  indifférence 
pour  le  costume  et  le  dessin  de  la  barbe,  mêmes  gestes  sincères, 
même  amour  des  belles  choses  pour  elles-mêmes.  Tout  va  bien. 
Ils  s'entendront  à  merveille...  Sans  compter  que  cette  restaura- 
tion peut  très  bien  réhabiliter  Jérôme  à  ses  propres  yeux,  ce  qui 
serait  la  plus  heureuse  des  cures. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  743 

Ecartant  les  arbustes  qui  avaient  envahi  la  cour  d'honneur, 
la  vasque  qui  ornait  le  centre  et  jusqu'à  l'intérieur  du  château, 
l'architecte  et  son  guide  allaient  à  la  découverte,  oubliant  tout 
à  fait  Gabriel.  Us  n'avaient  plus  besoin  de  lui. 

Loin  de  s'en  choquer,  Gabriel  mit  son  bâton  sous  son  bras, 
se  frotta  les  mains,  siffla  ses  chiens  et,  de  son  petit  pas  gaillard, 
il  reprit  le  chemin  de  Filaine... 

Jérôme  Baroney  passâtes  quinze  premiers  jours  à  faire,  avec 
son  dessinateur,  le  relevé  de  toutes  les  parties  conservées  du 
vieux  château  du  baron  Malard.  Firmin  Vial,  le  dessinateur 
que  l'architecte  avait  engagé  pour  trois  mois,  grimpait  aux 
murailles,  prenait  les  dimensions  que  son  patron  notait  à  mesure 
sur  ses  croquis.  Et,  chaque  jour,  on  mettait  au  net  et  à  l'échelle 
les  dessins  des  parties  examinées. 

On  commença  bientôt,  avec  l'aide  d'un  maitre  maçon  de  La 
Châtre,  les  sondages  pour  se  rendre  compte  de  l'épaisseur,  de  la 
profondeur  et  de  l'état  des  fondations.  Pendant  ce  temps,  un 
sculpteur-modeleur  prenait  les  empreintes  des  motifs  de  l'orne- 
mentation qui  avaient  résisté  aux  injures  du  temps. 

On  examina  avec  attention  la  pierre  qui  avait  servi  à  l'édifi- 
cation du  château.  Il  s'agissait  de  découvrir,  aux  environs,  sa 
carrière  d'origine  afin  de  marier  plus  intimement  comme  grain 
et  comme  couleur  les  vieux  moellons  et  la  pierre  nouvelle. 

Jérôme  Baroney  visita  aussi,  dès  les  premiers  jours,  les  chan- 
tiers des  marchands  de  bois  d'alentour.  Pour  le  ((  solivage  »  et 
les  plafonds  à  poutres  visibles,  il  voulait  employer  du  bois 
ancien,  bien  flotté,  ayant  de  dix  à  vingt  ans  de  chantier  et  il 
tenait  à  s'assurer  tout  de  suite  des  provisions  disponibles  à 
proximité. 

Il  se  rendit  compte  de  l'état  des  cheminées  et  de  la  possibi- 
lité d'établir  un  calorifère  à  vapeur,  «  comme  h  Langeais,  »  et  de 
poser  l'électricité.  La  rivière  qui  coulait  le  long  du  parc  allait 
rendre  de  grands  services. 

Louis-Napoléon  suivait  son  architecte  partout  ;  les  travaux  le 
passionnaient.  Il  avait  trouvé  en  Jérôme  le  collaborateur  idéal, 
à  la  fois  consciencieux  et  enthousiaste.  A  les  entendre  discuter, 
un  profane  n'eût  pas  su  distinguer  lequel  travaillait  pour 
l'autre.  Ils  étaient  comme  les  champions  d'une  même  cause. 

Le  jeune  baron  possédait  deux  très  précieux  documens,  une 
estampe    représentant   une    vue  du    château,  côté    de  la  cour 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'honneur,  avec,  au  centre,  la  vasque,  sa  colonnette  et  sa  déli- 
cieuse statue  de  marbre  rose,  et  un  dessin  au  crayon,  un  peu 
naïf,  mais  d'une  amusante  exactitude,  montrant  une  royale 
re'ception  dans  la  salle  principale  d'Epirange.  Louis  XIII  avait 
en  effet,  un  soir  du  mois  de  mai  1G38,  fait  le  grand  honneur 
au  marquis  d'Epirange  de  souper  dans  son  château  et  d'y 
coucher. 

Le  dessin  avait  été  exécuté  après  le  départ  du  Roi  par  le 
marquis  lui-même,  désireux  de  léguer  à  ses  petits-fils  ce  beau 
souvenir.  Les  personnages,  tous  de  même  taille,  avaient  une 
raideur  un  peu  risible,  mais  les  détails  du  décor  devaient  être 
exacts,  et  c'était  là  le  principal,  aussi  bien  pour  le  baron  Malard 
que  pour  Jérôme  Baroney. 

Il  s'agissait  de  ressusciter  ce  que  les  hommes  avaient 
détruit.  Et  l'image,  même  imparfaite,  de  ce  qui  avait  été  rem- 
plissait les  deux  hommes  d'une  singulière  émotion.  Tous  les 
métiers  qui  défendent,  qui  construisent,  qui  élèvent,  soit  maté- 
riellement, soit  au  moral,  ont  quelque  chose'de  sacré.  Quand  les 
deux  hommes  se  revoyaient,  le  matin,  ils  allaient  l'un  à  l'autre 
avec  une  sorte  de  respect  :  le  baron  admirait  le  talent  et  la 
science  de  Jérôme,  et  Jérôme  avait  de  la  déférence  pour  ce 
jeune  homme  prêt  à  déj)enser  une  partie  de  sa  fortune  pour  un«î 
œuvre  d'art. 

Lorsque  les  dessins  et  les  plans  nouveaux  furent  achevés, 
Jérôme  Baroney  dit  à  Louis-Napoléon  : 

—  VV)us  savez  que  cela  vous  coûtera  au  bas  mot  un  million 
et  demi. 

—  C'est,  à  peu  près,  ce  que  j'avais  calculé...  et  combien  de 
temps  vous  faut-il  ? 

—  Trois  années  au  maximum. 

—  Trois  années  qui  compteront  dans  mon  existence.  Et  puis, 
vous  savez,  je  vous  tiens,  je  vous  garde... 

— •  Trois  ans,  ici  ;   mais,  cher  monsieur,  c'est  imj)ossible. 

—  Oh  !   vous  n'allez  pas  me  lâcher  comme  ça... 

—  Je  viendrai  tous  les  huit  jours,  s'il  le  faut! 

■^—  Tous  les  huit  jours!  Eh  bien  !  ce  serait  du  joli.  Mais  j'ai 
absolument  besoin  de  vous  avoir  à  toute  heure  :  ça  n'est  pas 
une  maison  de  rapport  que  nous  construisons  :  le  plus  menu 
(b'tail  a  son  importance... 

A  quelques  jours  de  là,  Louis-Napoléon  revint  à  la  charge. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  145 

—  C'est  pourtant  intéressant,  sacrédië,  cette  bàtisse-là.  Elle 
vaut  qu'on  s'y  consacre  tout  entier. 

—  Sans  doute;  cependant, mes  cliens  de  Paris... 

—  Làchez-les. 

—  J'en  meurs  d'envie  depuis  que  je  suis  ici.  Mais  ce  ne 
serait  pas  raisonnable... 

—  Augmentons  les  honoraires... 

—  Ne  faisons  de  folies  ni  l'un,  ni  l'autre. 

—  Et  puis,  vous  auriez  dans  le  pays  les  cliens  que  vous 
voudriez  ! 

— -  Vous  croyez  ? 

—  J'en  suis  absolument  sur.  On  est  routinier  en  province, 
mais  on  aime  aussi  à  imiter  le  voisin.  Quand  on  vous  saura 
disposé  à  rester  sur  place,  vous  ne  saurez  plus  auquel  en- 
tendre ! 

Ces  propos  firent  une  grande  impression  sur  Jérôme  Baroney. 
Pour  sa  santé  et,  qui  sait.^  pour  son  avenir  matériel,  il  ne 
serait  peut-être  pas  mauvais  qu'il  vendît  son  cabinet  de  Paris,  — 
il  avait  d'ailleurs  des  propositions  fort  avantageuses,  —  et  qu'il 
s'installât  à  La  Châtre  avec  la  spécialité  de  restauration...  Le 
plus  grand  obstacle  était  sa  femme  et  ses  enfans.  Aussi  n'osa-t-il 
pas  faire  allusion  à  quoi  que  ce  fût  devant  eux.  Mais  il  vivait 
dans  son  rêve...  Plus  de  courses  en  fiacre,  de  gérance  en 
gérance,  plus  de  discussions  avec  d'absurdes  locataires,  plus  de 
congé  à  donner  à  des  concierges  indélicates  :  un  château  Renais- 
sance à  construire  avec  carte  blanche  pour  les  dépenses  !  De 
quotidiennes  et  charmantes  relations  avec  un  homme  d'esprit 
prime-sautier,  très  informé  de  l'époque  dont  on  s'inspirait  et 
d'une  piquante  familiarité... 

Selon  sa  coutume,  Jérôme  se  donnait  corps  et  âme  à  son  tra- 
vail. Il  ne  quittait  plus  son  chantier.  Toute  une  aile  du  château 
Charles  X  lui  était  abandonnée.  Il  avait  fallu  entasser  des 
meubles  dans  le  grenier.  Une  sorte  de  hall  fut  transformé  en 
atelier  :  il  y  installa  son  dessinateur,  Firmin  Vial,  garçon  à 
l'imagination  alerte,  et  un  vérificateur,  vieux  célibataire  un  peu 
grognon,  mais  d'une  honnêteté  ultra-scrupuleuse,  M.  Raveau. 
Le  cabinet  de  Jérôme  était  porte  à  porte  avec  l'atelier.  Sous  les 
yeux  du  baron,  les  trois  collaborateurs  ne  perdaient  pas  un 
instant. 

Et  quand  l'architecte  avait  une  course  à  faire  à  La  Châtre  ou 


746  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  alentours,  pour  ne  pas  priver  Maxime  de  l'auto,  il  préfé- 
rait emprunter  la  charrette  anglaise  et  le  cheval  d'Epirange;  le 
baron  était  enchanté  de  conduire  Jérôme  où  qu'il  voulût  aller. 
Maxime  aimait  la  contradiction.  Il  ne  comprenait  pas  le 
désintéressement  de  son  père  à  l'égard  de  leur  voiture. 

—  Vous  verrez  qu'un  beau  jour,  assura-t-il  à  sa  mère, 
il  fera  prendre  à  l'auto  le  chemin  de  Paris,  sous  prétexte  que 
c'est  une  dépense  inutile.  Ce  Malard,  herbu  comme  ses  vieux 
murs,  l'hypnotise,  littéralement...  Père  finira  par  coucher  à  son 
Epirange. 

Alors  Maxime  chercha  à  se  rendre  utile.  Un  matin,  comme 
il  partait  en  ballade,  sans  but,  il  rencontra  Etienne  se  rendant  à 
pied  à  La  Châtre. 

—  Quelle  pitié  !  Gomment  peut-on  au  xx"  siècle  aller  sur  ses 
jambes.^ 

—  Je  vais  à  pied,  c'est  vrai,  dit  Etienne,  mais  je  sais  où  je 
vais.  Je  parie  que  vous  n'en  pourriez  dire  autant. 

—  Erreur!  je  le  sais  fort  bien  :  Je  vais  où  il  me  plaît  d'al- 
ler. Gageons  que  vous  n'en  pourriez  dire  autant...  Et  pour  une 
fois,  il  me  plait  d'aller  où  vous  allez  vous-même.  Voulez-vous 
gagner  vingt-cinq  minutes.^ 

Etienne  ne  pouvait  pas  refuser  et  il  monta  près  de  son  cousin. 
Après  un  instant  de  silence,  en  pleine  vitesse,  Maxime  reprit  : 

—  C'est  pressé,  ce  rendez-vous!' 

—  Si  j'arrive  en  avance,  j'irai  faire  une  autre  course,  voilà 
tout. 

—  Si  nous  passions  par  La  Berthenoux.î* 

—  Pourquoi  diable.^ 

—  Pour  rien;  pour  ne  pas  arriver  en  avance. 

Maxime  allongea  donc  le  trajet  d'une  douzaine  de  kilomètres. 
Chemin  faisant,  il  réalisa  quelques  menues  prouesses  qui  fai- 
saient sourire  en  lui-même  le  calme  campagnard.  Ils  n'avaient 
plus  rien  à  se  dire...  Ils  n'avaient  jamais  beaucoup  sympathisé. 
Ni  dans  leur  passé,  ni  dans  leurs  préoccupations  présentes,  ni 
dans  leur  avenir,  ils  n'avaient  de  lien;  pas  le  moindre  point 
de  contact.  Ils  se  serraient  la  main  machinalement,  souriaient 
et  se  quittaient.  Ils  avaient  l'un  pour  l'autre  un  égal  dédain. 
Pour  Etienne,  Maxime  était  un  cerveau  creux.  Pour  Maxime, 
Etienne  était  un  rustre  sans  culture,  ce  qui  n'empêchait  pas  le 
fringant  chautfeur  de   rechercher,  à  l'instant   même,  l'étonné- 


LA    VALLÉE    BLEUE.  747 

ment,  l'admiration  du  fruste  et  discret  agriculteur,  l'homme  du 
«  quartier  des  Ternes,  »  comme  l'appelait  Maxime  devant  sa 
sœur. 

Une  autre  fois,  Maxime  fit  une  plus  piquante  rencontre  et  qui 
lui  fit  bënir  le  «.  patron  »  des  indiscrets.  C'était  un  dimanche, 
dans  l'après-midi,  sur  la  petite  route  qui  mène  de  La  Châtre  à 
Epirange  et  à  peu  près  à  mi-chemin. 

—  Monsieur  Malard  !  ayez  pitié  de  mon  essence  qui  brûle  en 
pure  perte,  et  faites-moi  la  grâce  d'accepter  mon  hospitalité. 

Or,  le  jeune  baron  n'était  pas  seul.  Il  commença  par^  froncer 
le  sourcil;  il  n'aimait  point  ces  intrusions  dans  sa  vie  privée; 
mais  il  sentit,  à  la  pression  du  bras  de  sa  compagne,  qu'on  le 
gronderait  de  ne  pas  accepter,  et  il  fît  monter  Suzanne  dans  le 
beau  phaéton  des  Baroney. 

—  Où  voulez-vous  aller,  mademoiselle.'^  demanda  Maxime  en 
se  retournanj:  vers  ses  invités. 

Suzanne  Miroir  rougit  d'être  ainsi  interrogée  directement, 
puis  : 

—  Oh!  monsieur,  ça  m'est  égal.  Oi^i  M.  Louis  voudra.  Mais 
pas  en  ville... 

C'était  la  première  fois  que  la  jeune  fille  montait  dans  une 
auto,  mais  son  plaisir,  doublé  d'une  certaine  appréhension,  ne 
lui  faisait  pas  perdre  le  sens  des  convenances. 

Ce  sens-là  était  le  cadet  des  soucis  de  Maxime.  Le  soir,  il  y 
avait  diner  de  tous  les  Baroney  à  Filaine.  Et  notre  malin  chauf- 
feur attendit  le  dessert  pour  servir  sa  petite  histoire  : 

—  Cet  après-midi  j'ai  recueilli  dans  ma  voiture  une  bien 
délicieuse  personne  :  la...  femme  d'un  de  nos  plus  distingués 
hobereaux,  un  des  gentilshommes  qui  remontent  à  Cinq-Louis 
par  la  Banque  de  France,  celui-là  même  qui  se  fait  construire 
un  château  historique  pour  abriter  ses  enfans  et  petits-enfans. 

—  Voyons,  voyons,  Maxime!  gronda  l'oncle  Gabriel,  sois 
charitable. 

—  Puisque  je  vous  dis  que  je  les  ai  voitures  jusqu'à  Épi- 
rangé... 

Les  enfans  ouvraient  de  grands  yeux,  les  uns  scandalisés,  les 
autres  intrigués.  Etienne  mordait  sa  moustache  et  cherchait  à 
distraire  Marthe,  sa  voisine,  de  celte  bizarre  conversation. 

Rolande  s'amusait  beaucoup.  Elle  mit  les  points  sur  les  i, 
feignant  de  se  moquer  de  son  frère. 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  On  dirait  vraiment  que  tu  as  découvert  le  pot  aux  roses. 
Tout  le  monde  connaît  l'aventure  du  baron  Malard. 

—  Tu  veux  dire  l'aventurière!  insista  Maxime. 

—  Tu  oublies  vraiment  de  qui  tu  parles,  Maxime,  dit  tout  à 
coup  Madeleine  Baroney,  et  surtout  au  milieu  de  qui  tu  parles. 
Tu  pourras  continuer  ton  histoire  au  fumoir,  avec  ton  père  et 
ton  oncle. 

—  Allons,  bon!  la  gaffe!  s'écria  Maxime,  le  nez  dans  son 
assiette. 

Jérôme  Baroney  se  contenta  de  hausser  les  épaules.  Puis,  il 
y  eut  un  froid.  Cependant  le  repas  s'acheva  sans  nouvelle 
escarmouche. 

Gabriel  n'aimait  pas  ces  sortes  de  scènes.  Tout  de  suite  après 
diner,  il  prit  Maxime  sous  le  bras  et  l'entraîna  dans  le  jardin. 
Il  faisait  une  nuit  splendide.  La  lune  n'était  pas  encore  levée, 
mais  des  milliards  d'étoiles  faisaient  du  ciel,  tout  entier  décou- 
vert, une  coupole  féerique.  La  vallée,  en  taches  plus  ou  moins 
sombres,  se  devinait.  Au  milieu  de  sa  terrasse,  Gabriel  s'ar- 
r<''ta  : 

—  Dieu!  que  c'est  beau! 

—  Oui,  dit  Maxime,  on  dirait  un  décor  de  Jusseaume...  On 
peut  tout  de  même  fumer  un  cigare,  n'est-ce  pas?  Aucun  danger 
d'incendier  les  portans  P 

— -  Diable  soit  de  votre  théâtre  !  Vous  regardez  toujours  la  vie 
par  le  petit  bout  de  la  lorgnette...  Mon  petit  Maxime,  veux-tu 
m'accorder  un  quart  d'heure  d'entretien.^  Un  quart  d'heure  sans 
plaisanterie.  Je  ne  tiens  pas  à  faire  l'oncle  d'opérette  et  à  gronder 
hors  de  propos,  mais  je  ne  veux  pas  non  plus  que  tu  me  prennes 
pour  un  parent  indifférent.  Tu  approches  de  tes  vingt-cinq  ans. 
Tu  n'es  plus  un  petit  garçon.  Quand  te  mettras-tu  à  être  un 
homme  .^ 

—  C'est-à-dire?... 

—  C'est-à-dire  à  prendre  un  emploi,  à  travailler. 

—  Mais...  le  plus  tard  possible. 

—  Et  que  penses-tu  faire? 

—  Quelque  chose  de  pas  trop  fatigant. 

—  Voilà  que  tu  te  moques,  déjà. 

—  Non,'  mon  oncle,  je  vous  assure.  Vous  me  demandez  h 
brùle-pourpoint  de  choisir  une  profession  et,  comme  je  n'ai  pas 
encore  beaucouj»  rélléchi  à  mon  suicide,  je  louvoie.  D'ailleurs, 


LA    VALLÉE    BLEUE.  749 

nous  sommes  en  vacances,  août  s'achève,,  la  chasse  va  hientùt 
ouvrir.  La  «  chasse,  »  oncle  Gabriel,  voilà  une  belle  carrière, 
pour  le  mois  de  septembre. 

—  Tu  n'as  pas  honte  .^ 

—  De  quoi.^  d'être  jeune,  d'aimer  à  rire,  à  courir,  à  fumer, 
de  ne  croire  à  rien  qu'à  moi-même? 

—  Oui,  c'est  entendu,  tu  es  plein  d'esprit.  Seulement,  ce 
n'est  pas  avec  des  mots  qu'on  paye  son  tailleur. 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe,  mon  pauvre  oncle.  Tel  que 
vous  me  voyez,  je  dois  trois  années  à  l'un  d'eux,  car  j'en  ai 
plusieurs. 

—  Ton  père  ne  doit  rien  en  savoir. 

—  Mon  père  ne  s'occupe  pas  de  ces  vétilles. 

—  Vétilles,  vétilles,  et  combien  lui  dois-tu? 

—  A  cet  honneste  tailleur?  Exactement,  je  n'en  sais  rien  ; 
aux  environs  de  neuf  cents  francs. 

—  Et  il  ne  réclame  rien? 

—  Si,  quelquefois,  pour  la  forme.  Mais  il  n'est  pas  inquiet. 
11  sait  bien  qu'un  soir,  en  revenant  des  courses,  ou  un  lende- 
main d'heureux  baccara,  je  lui  apporterai  le  bon  billet  de 
mille. 

—  Tu  joues? 

—  Faut  bien!  La  vie  coûte  cher! 

—  Elle  coûte  cher  à  ton  père,  surtout. 

—  Papa,  il  me  donne  cinq  cents  francs  par  mois,  pas  un 
radis  de  plus... 

—  Cinq  cents  francs  !  c'est  abominable.  Mais  si  je  connais- 
sais beaucoup  de  garçons  dans  ton  genre,  je  finirais  par  deve- 
nir socialiste,  par  dégoût.  Ton  cynisme  est  révoltant.  Où  donc 
as-tu  pris  ces  leçons  d'égoïsme  et  d'inconscience? 

—  Mon  cher  oncle,  c'est  de  la  bonne  politique.  Il  faut  imiter 
la  fleur  de  son  temps.  Celle  d'aujourd'hui  n'est  pas  la  petite 
bleue  du  vôtre...  Un  homme  sentimental  est  du  dernier  ridi- 
cule :  on  devrait  l'enfermer  comme  on  fait  pour  celui  qui  sort 
déguisé  en  sénateur  romain...  Quand  je  voudrai,  j'épouserai 
une  héritière,  et  je  me  ferai  caser  dans  un  conseil  d'adminis- 
tration. Je  protégerai  vos  fils  et,  si  le  cœur  m'en  dit,  je  me  ferai 
nommer  député.  Je  me  vois  très  bien  ministre  des  Colonies  ou 
sous-secrétaire  aux  Postes  et  Télégraphes. 

—  Exquis,  le  curriculum  vitxl 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Moderne.  Logique.  Il  n'y  a  plus  île  filières.  Il  s'agit  de  se 
montrer  quand  l'heure  sonne. 

—  Combien  d'années  te  donnes-tu  à  vivre  aux  crochets  de  ton 
père  ;' 

—  Tant  qu'il  sera  sur  la  brèche,  je  n'ai  pas  besoin  de  m'in- 
quiète r. 

—  Sapristi!  tu  as  de  la  chance  de  n'être  pas  mon  fils. 

—  Mon  oncle,  le  monde  est  très  bien  fait.  Et  vous  avez 
d'excellens  cigares. 

Les  propos  de  Maxime  détonnaient  terriblement  dans  l'illu- 
mination paradisiaque  du  firmament.  L'oncle  Gabriel  en  était 
profondément  choqué. 

«  Il  ne  voit  donc  rien,  il  ne  sent  donc  rien,  »  pensa-t-il; 
puis,  tout  haut,  il  conclut  : 

—  Mon  enfant,  vis  donc  à  ta  guise.  Ta  génération  a  l'air  de 
vouloir  se  passer  de  nos  conseils  de  prudence.  Vous  ferez  beau- 
coup de  mal,  à  vous-même,  ce  n'est  que  justice,  et  aux  autres, 
ce  qui  est  vilain.  Je  ne  te  demanderai  donc  qu'une  chose,  c'est 
un  peu  de  discrétion  dans  l'exposé  de  tes  théories.  Je  désire 
que  mes  enfans  ne  soient  pas  contaminés... 

—  Eh  bien!  mon  oncle,  vous  avez  tort.  Ce  sont  les  en- 
fans  élevés  dans  du  coton  qui  sont  le  plus  dangereusement 
atteints  par  les  maladies  du  jour.  Nous  autres,  nous  sommes 
mithridatés. 

Il  était  écrit  que  Maxime  aurait  le  dernier  mot.  Gabriel  s'y 
résigna,  et  les  deux  hommes  rentrèrent  dans  la  grande  salle  où, 
devant  un  parterre  de  Baroney,  Rolande  initiait  sa  famille  aux 
danses  esthétiques  d'Isadora  Duncan.  De  discrets  applaudisse- 
mens  accueillirent  sa  fuite  finale.  Elle  revint  saluer,  puis  elle 
ajouta  : 

—  Pour  bien  faire,  il  aurait  fallu  enlever  mes  bas... 

Pendant  les  journées  de  grosse  chaleur  qui  se  succédèrent 
en  août,  le  zèle  de  Maxime  pour  la  route  se  modéra  quelque  peu 
et  finit  par  tomber  tout  à  fait.  Mais  pour  rien  au  monde  il 
n'aurait  voulu  rester  une  journée  sans  ((  remuer.  »  Il  partait 
donc  pour  La  Châtre! 

Il  commençait,  d'ailleurs,  à  s'habituer  à  la  bonne  petite  sous- 
préfecture.  Il  avait  si  souvent  traversé  la  grande  rue,  de  bout  en 
bout,  —  pour  aller  soit  vers  Neuvy-Saint-Sépulcre  et  Argenton, 


LA    VALLÉE    BLEUE.  751 

soit  vers  Aigurande,  ou  tout  bonnement  en  se  rendant  chez 
quelque  fournisseur,  en  service  commande,  —  qu'il  était  déjà 
connu.  Les  jolies  filles,  et  il  y  en  a  beaucoup  à  La  Châtre,  se 
montraient  aux  fenêtres  et  sur  le  seuil  des  boutiques.  Maxime 
se  sentait  apprécié  et  en  était  ravi.  Il  avait  déjà  quelques  occa- 
sions de  saluer  et  même  de  sourire  en  remuant  un  tout  petit 
peu  la  tète  d'une  façon  bien  à  lui  et  qui  amusait  ces  demoi- 
selles. On  n'est  point  très  farouche  à  La  Châtre  ;  la  beauté  des 
filles  leur  donne  droit  à  la  bonne  grâce  et  les  émancipe  quelque 
peu. 

Lorsqu'elles  étaient  en  groupe,  elles  riaient,  en  se  poussant 
le  coude;  mais  quand  elles  étaient  seules  en  face  du  petit  signe 
de  reconnaissance  de  Maxime,  plusieurs  rougissaient  de  plaisir. 

—  Oh!  ma  chère,  j'ai  encore  rencontré  le  fils  Baroney  de 
Paris.  Je  me  damnerais  bien  pour  lui. 

—  Tu  n'es  pas  la  seule,  ma  petite  ! 

Quand  on  sut  son  nom,  il  circula  de  bouche  en  bouche, 
familièrement. 

—  Maxime  a  traversé  la  ville  en  tourbillon,  ce  matin,  sans 
regarder  personne.  Ce  qu'il  conduit  bien  ! 

—  J'ai  entendu  sa  musique,  mais  je  suis  arrivée  trop  tard  à 
la  fenêtre;  il  était  passé. 

Maxime  n'était  point  homme  à  en  rester  aux  admirations 
platoniques  et  aux  petits  saints  à  distance.  A  peine  avait-il 
circulé  pendant  trois  semaines  dans  la  ville  qu'il  avait  déjà 
noué  deux  intrigues,  d'un  côté  avec  une  demoiselle  de  magasin, 
dans  un  bazar,  d'un  autre  avec  la  préposée  d'un  bureau  de  tabac  : 
toutes  deux  peu  «  cruelles  »  du  reste,  la  première  même,  qu'on 
disait  au  mieux  avec  son  patron,  avait  ses  coudées  franches  et 
plusieurs  fois  elle  accepta  de  faire  un  petit  tour  en  auto,  dans 
la  campagne.  Pour  sauver  ce  qui  lui  restait  d'apparence,  elle 
faisait  semblant  de  porter  un  paquet  dans  l'auto  qui  attendait 
dans  une  rue  peu  fréquentée,  elle  montait  dans  la  voiture,  se 
couchait  entre  les  sièges,  Maxime  jetait  quelques  couvertures 
sur  elle  et  il  enlevait,  pour  une  heure,  la  jeune  personne,  dont 
le  patron  se  trouvait  en  voyage...  Le  retour  s'effectuait  de  la 
même  façon. 

Un  jour,  Etienne  sortait  du  bazar  juste  à  l'instant  où  la 
demoiselle  soulevait  ses  couvertures. 

—  Flûte,  pincée!  s'écria-t-elle. 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ne  te  frappe  pas!  C'est  mon  cousin... 

Etienne,  du  reste,  ne  sachant  trop  quelle  contenance  adopter, 
lit  mine  de  n'avoir  rien  vu  d'anormal.  Il  se  contenta  d'adresser 
à  Maxime  un  petit  signe  de  la  main. 

Il  est  assez  malaisé  de  poursuivre  une  intrigue,  deux  intri- 
gues, dans  une  petite  ville  «  de  cinq  mille  âmes,  »  sans  attirer 
l'attention  des  badauds,  surtout  lorsqu'on  fait  ses  visites  dans 
une  30  HP.  Les  fournisseurs,  qui  ne  s'étaient  pas  entendus  avec 
la  cuisinière  de  M™^  Jérôme  Baroney,  firent  des  gorges  chaudes, 
et  c'est  Etienne  qui  reçut  les  premières  confidences  : 

—  Vous  devez  être  bien  ennuyé,  monsieur  Etienne,  avec 
votre  cousin.  Il  fait  les  quatre  cents  coups  ici;  ça  finira  mal, 
vous  verrez...  Est-ce  que  M.  Gabriel  le  sait,  et  M"'^  Gabriel  qui 
est  une  si  digne  dame.^ 

Etienne,  qui  ne  demandait  pas  de  détails,  fut  renseigné 
d'office  : 

—  Si  encore  il  ne  s'adressait  qu'à  des  effrontées,  on  ne  dirait 
rien.  Mais  voilà-t-il  pas,  maintenant,  qu'il  tourne  autour  de  la 
femme  d'Ernest  le  coifTeur.  Il  lui  a  fait  cadeau  d'un  peigne  en 
écaille  avec  monture  en  vieil  argent,  pas  laid  du  tout!  et  il  a 
donné  une  pipe  à  Ernest.  Ce  gros  serin  n'y  voit  plus  rien, 
comme  de  juste,  à  travers  la  fumée  de  sa  pipe.  Mais  nous, 
dans  le  quartier,  ça  nous  gène  et,  s'il  continue,  il  y  aura  du 
bruit  ! 

Etienne  alla  voir  son  ami  Carraut,  le  notaire,  pour  se 
rendre  compte  de  l'étendue  du  <(  scandale.  »  Il  n'eut  pas  la 
peine  de  parler  : 

—  Dis  donc,  il  va  bien  ton  cher  cousin.  Il  se  croit  dans  le 
centre  de  l'Afrique,  ma  parole.  Nos  filles,  nos  femmes,  nos 
bonnes,  tout  lui  est  bon  qui  porte  cotillon,  et  il  a  de  la  paco- 
tille pour  chacune!  Ah!  il  a  la  bosse  du  commerce,  on  ne  peut 
le  nier,  et  la  conscience  élastique... 

—  Tu  exagères. 

—  C'est  plutôt  lui  qui  exagère,  mon  vieux.  Tu  me  connais, 
je  ne  suis  pas  des  plus  collet  monté,  —  et  quand  je  suis  à 
Paris,  j'aime  à  me  distraire;  —  mais,  ici,  au  vu  et  au  su  de 
chacun,  il  dépasse  les  limites.  Pourquoi  ne  se  contente-t-il  pas 
de  sa  cocotte .►' 

—  Quelle  cocotte? 

—  Une  belle    lille,  ma  foi  !    brune   avec    des  grands  voiles 


LA    VALLÉE    BLEUE.  753 

roses.  Ils  ont  encore  traversé  la  ville  hier,  tous  deux,  filant  sur 
Ohàteaumeillant. . . 

—  Ce  n'est  pas  une  cocotte.  C'est  sa  sœur. 

—  Allons  donc!  Elle  était  dans  le  fond  de  la  voiture,  les 
bras  nus,  les  jambes  croisées  et  lisait  un  journal  à  images 
polissonnes!...  Après  tout,  tu  as  peut-être  raison,  une  cocotte 
aurait  plus  de  tenue... 

Etienne  se  rendait  compte  que  son  ami  Carraut  ajoutait  des 
détails  de  son  cru;  cependant  chaque  fois,  il  rentrait  de  La 
Châtre  plus  ennuyé,  plus  troublé.  La  jalousie  dictait  une  bonne 
moitié  des  propos  que  l'on  tenait  sur  Maxime,  mais  si  Maxime 
méritait  la  moitié  des  cancans,  c'était  déjà  trop.  Etienne  résolut 
d'avertir  son  cousin,  à  la  première  occasion. 

Maxime,  qui  était  complètement  dépourvu  de  constance  et 
incapable  même  d'une  toquade,  continuait  à  entremêler  les 
écheveaux  de  ses  passagères  intrigues.  Dès  qu'il  sentait  une 
résistance  un  peu  sérieuse,  il  tirait  sa  révérence  pour,  huit 
jours  plus  tard,  tenter  une  autre  escarmouche.  An  fond,  il 
n'était  pas  très  fier  de  ses  victoires,  peu  nombreuses  et  assez  peu 
reluisantes...  Sa  vanité,  mal  nourrie,  regimbait  à  ce  «  régime 
départemental,  »  comme  il  disait  à  sa  aœur.  Rolande,  de  son 
côté,  s'ennuyait  au  Château  Neuf.  Les  visites  étaient  rares  et  les 
visiteurs,  venus  en  curieux,  ne  récidivaient  pas.  Elle  proposa 
à  Maxime  d'  ((  élargir  le  cercle,  »  et  Maxiriie  fut  trop  heureux 
d'accepter. 

Depuis  quelque  temps,  M™^  Jérôme  était  reprise  de  ses  mi- 
graines, malaise  périodique  qui  l'anéantissait  complètement. 
Maxime  et  Rolande  décidèrent  de  passer  outre  et  de  faire  tous 
deux  les  visites  promises  à  certaines  relations  parisiennes,  jus- 
qu'au fond  du  Haut  Berry  et  dans  le  Bourbonnais.  Par  malheur, 
les  Morel  du  Gard  et  le  petit  Chigné,  sur  lesquels  ils  avaient 
beaucoup  compté,  n'habitaient  leur  château  qu'en  octobre,  et  les 
Fritz  déjà  partis,  après  un  court  séjour,  devaient  revenir,  mais 
n'avaient  pas  donné  de  date  à  leur  régisseur  ;  leur  propriété 
du  reste  était  à  vendre  :  ce  pauvre  régisseur  avait  même  cru, 
tout  d'abord,  que  les  jeunes  automobilistes  venaient  pour 
visiter! 

Et  Maxime  et  Rolande  essayèrent  d'  «  élargir  encore  le 
cercle;  »  de  vingt-cinq  ils  passèrent  à  cinquante  kilomètres. 
Les  Durand-Macquet  possédaient  depuis  quelques  mois,  entre 
TOME  X.  —  1912.  48 


754  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Charenton-sur-Glier  et  Saint-Amand-Montrond,  un  petit  châ- 
teau qu'ils  seraient  ravis  de  montrer;  les  Guiraudet  passaient 
l'été  à  Boussac,  dans  la  vieille  maison  de  famille  :  ceux-ci 
n'avaient  malheureusement  pas  d'auto;  mais,  au  besoin,  s'ils 
manifestaient  l'intention  de  rendre  la  visite  des  jeunes  Baroney, 
Maxime  proposerait  de  venir  les  chercher.  Il  n'était  pas  à  dix 
litres  d'essence  près!  Tout  fut  très  bien  combiné.  Mais  il  y 
eut  encore  des  déboires  :  les  Durand-.Macquet  étaient  absens 
pour  la  journée  ;  les  Guiraudet  de  Boussac  ne  ressemblaient 
pas  du  tout  aux  Guiraudet  du  boulevard  Malesherbes  :  M"'®  Gui- 
raudet, l'élégante  femme  du  vieux  maestro,  avait  sur  sa  tête  un 
vieux  canotier  de  sept  ans  au  moins  d'existence,  sa  fille  bran- 
dissait une  ombrelle  brûlée  et  trouée  par  le  soleil  ;  quant  au 
maestro,  il  vint  s'excuser,  en  sabots,  de  n'avoir  pas  de  faux- 
col...  Mais  leur  visage  à  tous  trois  ne  montrait  aucune  honte 
de  toutes  ces  anomalies  : 

—  C'est  que,  voyez-vous,  mes  enfans,  expliqua  le  cher 
maître,  à  Paris  je  parade,  ici  je  travaille! 

Rolande  était  furieuse  et  une  après-midi  où  ils  avaient  fait 
chou  blanc,  il  lui  passa  par  la  tête  une  idée  assez  audacieuse. 
Elle  n'hésita  point  h  la  communiquer  sur  l'heure  à  son  frère  : 

—  Dis  donc,  Maxime,  à  ton  sens,  le  baron  Malard  est-il  un 
homme  épousable.^ 

A  quoi  le  jeune  Baroney  répondit  imperturbablement  : 

—  Un  homme  est  toujours  épousable  quand  il  a  plusieurs 
millions...  une  femme  aussi,  du  reste. 

—  Ça,  je  lésais  aussi  bien  que  toi.  Jeté  demande  si  celui-là 
en  particulier  se  laisserait  épouser. 

—  L'ours  d'Epirange.^  Essaie!  Tu  verras  bien.  Veux-tu 
qu'on  passe  chez  lui  ce  soir,  sous  prétexte  de  prendre  papa.^^ 

—  Pourquoi  pas.^* 

Le  dialogue  avait  lieu  en  auto.  Pour  mieux  causer,  Rolande 
s'était  mise  à  la  gauche  de  son  frère.  Ils  traversèrent  La  Châtre 
sans  y  prendre  garde.  Maxime  ne  songeait  guère  à  ses  petites 
aventures.  L'  «  idée  »  de  Rolande  le  passionnait  pour  le  moment. 
Rolande  épousant  le  jeune  baron,  c'était  tout  un  avenir  pour 
Maxime. 

—  Comment  esl-il  fait, au  juste.!^  s'enquiL  la  jeune  fille. 

—  Il  a  du  poil  parloul,  jusqu'aux  paumes  des  mains.  C'est  le 
<(  surllemmard.  »  Je  suis  certain  que  s'il  ne  s'est  pas  marié,  c'est 


LA    VALLÉE    BLEUE.  755 

par  cagnardisG.  Il  n'a  même  pas  su  se  choisir  une   maîtresse... 

—  Elle  est  <(  moche  »  alors? 

—  Gomme  les  trois  vertus  théologales  ! 

—  Intelligente,  peut-être? 

—  Pas  même.  Juste  la  roublardise  nécessaire  pour  appâter 
le  bonhomme. 

La  légende  qui  courait  sur  la  liaison  du  jeune  baron  n'était 
pas  d'accord  avec  l'histoire.  Pour  la  bourgeoisie  des  environs, 
le  dernier  des  Malard  avait  simplement  abusé  de  sa  lingère,  et 
son  faux  ménage  hebdomadaire  prouvait  tout  à  la  fois  sa  pin- 
grerie et  son  mauvais  goût. 

La  vérité  était  que  Louis-Napoléon  ayant  congédié  un  peu 
brusquement  une  jeune  lingère  venue  au  château  en  journée 
et  ayant  appris,  par  ses  domestiques,  qu'elle  faisait  vivre  sa 
mère  et  sa  grand'mère,  alla  porter  des  provisions  chez  les 
deux  femmes,  y  retourna  la  semaine  suivante,  prit  l'habitude 
d'y  diner  le  samedi,  et  retenu  là,  un  soir,  par  un  violent  orage, 
accepta  un  lit  de  fortune.  Il  arriva  bien  plus  tard  ce  que  les 
gens  de  La  Châtre  contaient  déjà  comme  une  réalité.  Le  céliba- 
taire ennemi  des  conventions  de  la  vie  de  société,  poussé  par  le 
besoin  de  se  créer  une  sorte  de  foyer,  tout  en  gardant  jalouse- 
ment son  indépendance,  avait  trouvé  dans  la  petite  maison  de 
la  rue  du  Pont-aux-Laies,  où  logeaient  les  dames  Miroir,  cette 
intimité  sans  contrainte  qui  lui  manquait.  Si  bien  que  son 
geste  initial,  spontané  et  excellent,  prit  tout  à  coup  une  tournure 
assez  vilaine  ou,  si  l'on  veut,  des  plus  banales.  Il  y  a  les  pré- 
jugés, frêles  barrières  maintenues  par  le  bon  ton,  puis  il  y  a  la 
morale,  le  devoir,  grand  mur  blanc  qui  défend  la  dignité 
humaine.  Poussé  par  son  caractère  libéré  de  toute  entrave,  Louis- 
Napoléon  ne  sut  pas  s'arrêter  à  temps.  Il  arriva  aussi  que  la 
calme  Suzanne  s'éprit  de  toutes  ses  forces,  contenues  jusqu'alors, 
de  ce  bon  gros  garçon  qui  semblait  si  heureux  en  sa  compagnie 
et  qui  ne  demandait  rien  en  retour  de  ses  prodigalités.  Et 
n'ayant  qu'elle-même  pour  toute  fortune,  elle  se  donna,  sans 
condition. 

Maxime  n'en  savait  pas  si  long,  il  se  contenta  de  répéter 
à  sa  sœur  tous  les  potins  malpropres  des  ateliers  et  des  cafés 
de  La  Châtre.  Suzanne  n'était  qu'une  mijaurée  qui  désirait 
se  faire  épouser,  et  le  baron,  un  malin  qui  ne  se  souciait  nulle- 
ment de   se    laisser   passer  autour   du  cou   ce  collier  de   cuirs 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(on   prétendait   que    la    jeune   couturière   abondait   en    liaisons 
fâcheuses). 

—  Tu  lui  rendrais  un  fier  service,  à  ce  pauvre  baron!  con- 
clut Maxime. 

Ils  arrivaient  à  Epirange.  La  journée  n'était  pas  achevée.  On 
entendait,  partant  des  ruines,  les  ordres  d'un  contremaître  à 
ses  hommes  et  de  sourds  coups  de  pioche.  L'auto  s'approcha  le 
plus  possible  du  vieux  château.  Rolande  voulait  faire  une 
entrée  convenable.  Trois  hommes  au  bruit  du  moteur  se  retour- 
nèrent, le  jeune  baron  et  les  deux  liaroney,  Jérôme  et  Gabriel. 
Les  jeunes  gens  firent  une  même  grimace  à  la  vue  de  leur 
oncle,  dont  ils  n'avaient  pas  prévu  l'intempestive  présence. 
Gabriel,  cependant,  ne  fut  pas  inutile  : 

—  Ce   sont   mes    neveux,   s'écria-t-il,    en    brandissant    son 
bâton.  Mon  cher  Malard,  je  crois  bien  que  vous  ne    connaissez 
pas  M""  Rolande,  ma  nièce .^  Ma  chère  petite,  je  te  présente  le 
baron  Malard,  archéologue,  collectionneur  et  vieux  garçon,    le  ^ 
tout  avec  acharnement. 

Louis-Napoléon  s'approcha  en  grognant  des  excuses.  Rolande 
sauta  légèrement  de  voiture  et  tendit  sans  façon  sa  main  au 
jeune  châtelain  sur  qui  cette  aisance  et  cette  familiarité  produi- 
sirent le  meilleur  effet. 

Maxime  n'avait  point  encore  cherché  à  se  lier  avec  le  baron 
dont  la  rusticité  ne  le  séduisait  guère.  Il  jugea  bon  cette  fois  de 
faire  quelques  avances  : 

—  Oh!  mais  ça  prend  tournure!  s'exclama-t-il  en  s'appro- 
chantdes  murs.  Regarde,  Rolande,  toi  qui  gobes  la  Renaissance. 
Quel  ensemble  !  C'est  un  peu  <(  là  !  » 

Rolande  avait  rejeté  en  arrière  son  grand  voile  de  gaze  rose 
qui  voletait  dans  son  sillage.  Sous  son  manteau  ouvert,  sa 
svelte  silhouette  apparut,  moulée  dans  une  robe  claire. 
L'  «  ours  d'Epirange,  »  sa  casquette  à  la  main,  clignait  des 
yeux  tantôt  vers  son  château,  tantôt  vers  cette  gracieuse  appa- 
rition. Il  savait  vaguement  que  son  architecte  avait  une  fille, 
mais  il  était  loin  de  l'avoir  supposée  si  fine,  si  belle,  si  pari- 
sienne. 

L'oncle  Gabriel  lissait  ses  grandes  moustaches  blondes,  satis- 
fait d'avoir  une  nièce  aussi  accomplie  et  fier  de  voir  le  trouble 
du  jeune  baron;, 

Jérôme,  le  chapeau  rabattu  sur  ses  lunettes  bleues,  était  déjà. 


LA    VALLEE    BLEUE. 


757 


à  grands  pas,  retourné  vers  ses  hommes,  suivi  du  jeune  dessina- 
teur, un  peu  distrait  par  cette  irruption.  Les  ouvriers  étaient 
occupés  à  reprendre  en  sous-œuvre  la  base  du  mur  ouest  du 
château  qui  avait  plus  souffert  que  le  reste.  Les  pierres  endom- 
magées étaient  extraites  et  l'on  glissait  à  leur  place  des  moel- 
lons neufs.  Jérôme  tenait  à  assister  à  la  délicate  manœuvre. 

Mais  ce  n'était  pas  cela  qui  intéressait  Rolande.  Elle  se  faisait 
expliquer  les  projets  du  baron  :  l'aménagement  intérieur,  les 
décorations,  le  mobilier  : 

—  Vous  pensez  bien  que  mon  père  ne  nous  dit  rien  !  Le 
secret  professionnel  ! 

Et  Louis-Napoléon,  sur  son  terrain,  parlait  sans  contrainte, 
de  verve.  Rolande  écoutait  : 

—  C'est  passionnant!  avouait-elle  de  temps  en  temps. 
L'oncle  Gabriel  dut  donner  le  signal  du  départ  : 

—  Tu  nous  emmènes,  n'est-ce  pas,  Maxime  .^Allons,  Jérôme, 
mon  ami.  Tu  sais,  à  Filaine,  on  aime  bien  diner  à  l'heure.  Au 
revoir,  mon  cher  Malard... 

C'était  en  effet  un  jour  de  dîner  chez  les  Gabriel.  Sur  le  che- 
min, du  siège  de  devant  où  il  aimait  s'asseoir,  l'oncle  loquace, 
à  demi  tourné  vers  sa  nièce,  ne  tarissait  pas  : 

—  Eh  bien  !  ma  chérie,  tu  vois  que  notre  baron  Bric-à-brac, 
comme  on  l'appelle  en  ville,  n'a  rien  d'un  vulgaire  antiquaire. 
Il  a  un  goût  des  plus  avertis.  Et  puis  il  me  semble  que  tu  as 
apprivoisé  notre  sauvage!  Il  était  poli,  ma  parole,  et  il  n'a  pas 
prononcé  le  moindre  mot  qui  ne  fût  pas  de  bon  ton.  C'est  un 
bon  garçon  que  j'aime  beaucoup.  Tu  devrais  le  convier  de  temps 
en  temps  à  tes  five-o'clock.  Je  serais  curieux  de  le  voir  dans 
un  salon...  Il  y  ferait,  parbleu  !  meilleure  figure  qu'un  tas  de 
freluquets  ignorans  comme  leurs  escarpins... 

Maxime  riait  derrière  ses  lunettes  et  Rolande  approuvait  fine- 
ment de  la  tète.  Leur  père,  au  fond  de  la  voiture,  le  nez  plongé 
dans  sa  grande  serviette  noire  qu'il  n'avait  pu  se  résoudre  à 
abandonner,  alignait  des  chiffres  sur  des  lettres  reçues  le  matin 
de  Paris.  Il  n'entendait  rien  ;  il  ne  voyait  rien. 

Et  cependant  le  spectacle  était  merveilleux. 

Le  ciel  s'était  chargé  de  nuages,  de  grands  nuages  blancs 
laissant  entre  eux  des  lacs  d'un  bleu  sombre  et,  sous  cette  cou- 
pole qui  s^appuyait  au  cirque  des  coteaux,  la  route  montait  de  la 
vallée  vers  Filaine  en  gentils  méandres,  faits,  on  eût  dit,  pour 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ménager  de  continuelles  surprises  aux  voyageurs.  De  l'endroit 
où  la  voiture  était  parvenue,  on  ne  voyait  que  des  pâturages,  les 
uns  tout  petits,  les  autres  si  vastes  qu'on  n'en  pouvait  deviner  la 
lîn.  Tous  étaient  d'un  vert  somptueux,  plus  clair  vers  le  som- 
met de  la  colline,  plus  foncé  à  mesure  qu'ils  descendaient.  Les 
uns,  derrière  leurs  hautes  et  larges  haies,  faites  de  jeunes  ronces 
et  de  vieux  ormeaux,  étaient  vides,  avaient  l'air  tout  neufs, 
inviolés.  Les  autres  étaient  habités:  en  tas,  vautrés  jusqu'au 
mufle,  ou  disséminés,  la  queue  battant  leurs  flancs,  de  belles 
vaches  tachetées  et  cirées  comme  des  marrons  et  de  grands 
bœufs  blancs  animaient  le  paysage.  Parfois  le  soleil  perçait  le 
voile  des  nuages,  promenait  de  longs  rayons  sur  les  trou- 
peaux indolens  et  faisait  de  larges  taches  claires  sur  l'émeraude 
des  prés.  De  loin  en  loin,  de  gros  ormes,  ronds,  accroupis  sur 
leur  tronc  court,  avaient  l'air  de  bergers  attentifs. 

Ce  fut  Rolande  qui  signala  cet  harmonieux  et  paisible  tableau 
champêtre  : 

—  Mais  c'est  le  paradis  des  bêtes,  ici. Oncle  Gabriel,  à  qui  ce 
magnifique  troupeau,  là-haut.^ 

—  Il  est  de  Filaine. 

—  Vous  faites  donc  de  l'élevage,  mon  oncle  ? 

—  Mais  oui,  ma  petite  Rolande.  Nous  avons  quarante-sept 
têtes  dans  la  bouverie,  dont  quinze  vaches  et  deux  taureaux. 

—  Deux  taureaux  !  en  liberté  ? 

—  Sans  doute!...  Le  long  de  la  haie,  à  droite,  le  mufle  en 
l'air,  c'est  Bastien. 

—  Bastien  ?  On  donne  donc  des  noms  aux  bêtes  ? 

—  Parfaitement  ;  quand  elles  le  méritent.  Bastien  est  un 
puissant  personnage.  Nous  irons  le  voir  un  jour  oii  vous  resterez 
dans  le  pays.  Mais  vous  êtes  toujours  par  monts  et  par  vaux. 

—  Est-ce  un  mot,  oncle  (iabriel.»*  demanda  Maxime.  . 

—  Non,  mon  neveu. 

Ils  avaient  atteint  le  sommet  du  coteau  et  la  vallée  s'oiïrait 
tout  entière,  verte  et  bleue,  avec,  au  centre,  le  vieux  donjon 
restauré  de  Saint-Chartier.  Des  fumées  montaient  des  fermes 
disséminées.  L'oncle  Gabriel  eut  envie  d'étendre  la  main,  d'ap- 
peler un  cri  d'admiration,  mais  il  devina  que  Rolande  n'était 
plus  à  l'unisson  et  il  garda  au  fond_de  lui  l'hymne  de  recon- 
naissance qui  était  toujours  sur  le  })()inl  de  s'échapper  de  ses 
lèvres. 


LA    VALLÉE    BLEUE.  759 

Le  diner  fut  très  gai.  Maxime,  suivant  sa  coutume,  parla 
presque  constamment.  iMais  cette  fois,  il  avait  abandonné  toute 
amertume.  Les  projets  de  Rolande,  dont  il  avait  le  secret,  l'élec- 
trisaient.  Il  raconta,  avec  une  verve  jaillissante,  leur  visite  aux 
Guiraudet  à  Boussac,  leurs  haltes  aux  châteaux  inhabités.  Il 
avait  le  don  du  portrait  campé  en  quelques  phrases  et  du  dia- 
logue; il  imitait  les  gestes,  le  son  de  la  voix  des  interlocuteurs  ; 
le  tout  un  peu  poussé  vers  la  caricature.  Madeleine  Baroney 
elle-même  riait,  et  quand  Madeleine  Baroney  riait,  c'était  un 
déluge...  Il  lui  fallait  se  moucher  tour  à  tour  et  tamponner  ses 
yeux.  C'est  dire  le  succès  de  Maxime.  Pour  les  enfans,  ce  n'était 
plus  un  repas,  c'était  une  récréation  supplémentaire. 

Marthe  Bourin,  toujours  sur  la  défensive,  s'efforçait  de  ne  pas 
regarder  le  beau  causeur,  mais  elle  y  parvenait  difficilement. 
Quand  la  gaîté  devenait  générale,  elle  y  prenait  part  et,  vite, 
tournait  les  yeux  vers  le  visage  si  comiquement  grave  de 
Maxime. 

Etienne,  seul,  restait  à  l'écart  de  la  fête.  Cette  verve  l'aga- 
çait et  le  triomphe  de  son  cousin  achevait  de  l'exaspérer.  Il  y 
avait  certes  de  la  jalousie  dans  son  cas.  Il  se  sentait  incapable 
de  ces  trouvailles  de  mots,  de  cette  malice  ingénieuse,  de  ce 
pétillement  d'esprit,  il  se  croyait  relégué  à  un  rang  inférieur, 
dédaigné,  diminué,  tourné  en  ridicule.  —  Mais  il  y  avait  aussi 
de  la  sagesse,  —  toute  cette  comédie  était  de  mauvais  aloi  ! 
Sagesse  intempestive,  hélas  !  il  s'en  rendait  compte. 

A  un  moment,  il  eut  la  vision  d'un  grand  fossé  qui  se 
creusait  entre  Marthe  et  lui.  Ils  se  touchaient  presque,  et 
cependant  Marthe  était  à  l'autre  bout  du  monde,  et  cela  causa 
au  malheureux  garçon  une  intolérable  douleur.  Tout  son 
visage  se  crispa.  Sa  fiancée  s'étant  retournée  le  considéra  avec 
étonnement. 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez,  monsieur  Etienne  ?  Pourquoi  ne 
riez-  vous  pas  P  C'est  amusant,  ce  que  raconte... 

—  ...  ce  pitre  ! 

—  Oh  !  le  vilain  jaloux,  gronda  la  jeune  fille  en  fronçant  le 
sourcil,  et  vite  elle  se  détourna  de  son  maussade  voisin. 

La  soirée  était  si  tiède,  si  engageante  que  toute  la  com- 
pagnie accepta  de  faire  le  grand  tour  du  jardin  avant  de  se 
séparer. 

Maxime  avait  remarqué  le  mutisme  de  son  cousin  et  deviné 


760  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  hostilité.  Sur  la  terrasse,  il  resta  en  arrière  du  défilé  pour 
lui  adresser  quelques  mots  : 

—  Tu  as  beaucoup  travaillé  aujourd'hui  ? 

—  Oui,  dit  l'agriculteur,  tout  mûrit  à  la  fois  cette  année,  et 
il  faut  commencer  la  moisson  par  tous  les  bouts.  Mais  je  me 
demande  pourquoi  tu  t'inquiètes  de  ma  journée... 

—  Tout  m'intéresse,  mon  cher! 

—  Tout  et  rien  ! 

—  Pas  de  bonne  humeur,  hein! 

—  C'est  mon  affaire.  Mais  puisque  tu  m'en  procures  l'occa- 
sion et  que  nous  sommes  seuls,  je  ne  serais  pas  fâché  de  te 
dire  ce  que  j'ai  sur  le  cœur.  Tiens,  entrons  là. 

Il  poussa  la  porte  du  kiosque  aux  jeux,  et  les  deux  cousins 
entrèrent  et  s'assirent  dans  un  coin  d'ombre.  Maxime  alluma 
une  cigarette,  ce  qui  éclaira  un  moment  son  visage  ironique. 
Etienne  n'était  pas  diplomate  :  il  exposa  brutalement  ses 
griefs. 

—  Est-ce  que  tu  ne  t'aperçois  pas  que  tu  te  conduis  comme 
un  goujat  ? 

—  Tu  dis  ?  s'écria  Maxime  interloqué  par  cette  brusque 
attaque. 

—  Je  dis  que  j'en  ai  assez  des  réticences  et  des  cancans  dont 
on  me  salue  à  ton  sujet, —  où  que  j'aille  à  La  Châtre.  Tu  te  con- 
duis comme  un  commis  voyageur  en  goguette,  et  tu  annonces 
tes  triomphes  d'arrière-boutique  ou  d'office  à  son  de  trompe. 
C'est  honteux.  Tu  es  le  premier  Baroney  qui  fasse  ainsi  litière 
de  son  honneur... 

—  Allons,  allons  !  pas  de  grands  mots.  Qu'est-ce  qu'on 
raconte  ?  Qui  est-ce  qui  se  plaint  ? 

—  Personne  !...  Tout  le  monde  !... 

—  Il  faudrait  savoir  si  c'est  l'un  ou  l'autre. 

—  Tu  es  la  risée  publique. 

—  Pas  des  jolies  filles...  je  te  le  promets. 

—  Mais  tu  ne  comprends  donc  pas  ce  que  je  te  dis.  C'est 
très  grave,  mon  cher.  L'honneur  d'une  famille,  d'un  nom,  c'est 
un  capital  dont  le  premier  morveux  venu  n'a  pas  le  droit  de 
disposer. 

Les  deux  hommes,  ensemble,  s'étaient  dressés,  comme  deux 
coqs  prêts  à  se  jeter  l'un  sur  l'autre.  Une  main,  toute  claire 
dans  l'obscurité,  une  main  qui  hésitait,  qui  tremblait,  les  sépara, 


LA    VALLÉE    BLEUE.  761 

les  fit  s'éloigner.  C'était  Marthe  qui,   redoutant  une   algarade, 
rôdait  autour  de  la  maisonnette. 

Maxime  haussa  les  épaules  et,  marchant  vers  la  porte,  il  dit  : 

—  Il  est  à  enfermer,  ma  parole  ! 

Puis  il  disparut,  en  sifflotant  un  air  de  café-concert,  satis- 
fait d'être  quitte  à  si  bon  compte. 

Etienne  se  précipitait  déjà  pour  le  suivre.  Marthe  chercha  à 
le  retenir  : 

—  Monsieur  Etienne,  il  faut  que  je  vous  parle  ! 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  qu'il  fuit  comme  un  lâche  ? 

—  Ecoutez-moi. 

Etienne  déjà  sur  le  seuil  revint  sur  ses  pas.  Habitué  à  l'obs- 
curité, il  aperçut  Marthe  toute  droite  et  immobile  au  milieu  de 
la  pièce. 

—  Pourquoi  êtes-vous  entrée,  "  Marthe  ?  demanda  un  peu 
sèchement  Etienne,  comme  pour  répondre  à  cette  attitude 
agressive. 

—  Pour  vous  empêcher  de  faire  quelque  sottise. 

—  Une  sottise.!^  Je  n'ai  pas  l'habitude... 

—  Et  cependant,  vous  voyez...  M.  Maxime  ne  méritait  pas... 

—  Ne  méritait  pas  !  Vous  défendez  cet  énergumène  ! 

—  C'est  votre  cousin... 

—  C'est  un  malotru,  un  garçon  malpropre... 

—  Il  est  chez  vous... 
Etienne  eut  un  rire  ironique  : 

—  N'est-il  pas  partout  chez  lui? 

—  Allons,  allons,  monsieur  Etienne,  calmez-vous  ;  M.  Maxime 
est  plus  jeune  que  vous,  voilà  tout,  moins  sérieux,  mais  ce 
n'est  pas  un  malhonnête  homme. 

—  Ne  le  jurez  pas,  mademoiselle.  C'est  trop  grave.  Ce 
chenapan  va  faire  notre  malheur  à  tous. 

—  Oh  !  comment  cela  se  pourrait-il  ?  Ce  que  je  sais,  c'est 
qu'il  est  bien  amusant,  puis  que,  ce  soir,  vous  m'avez  fait  de  la 
peine  et  lui,  au  contraire,  il  a  fait  beaucoup  de  plaisir  à  tout 
le  monde. 

—  Marthe  !  Marthe  !  que  dites-vous  .^^ 

—  M.  Maxime  est  aimable  pour  les  siens.  Dès  qu'il  entre,  il 
est  avec  nous.  Vous,  monsieur  Etienne,  on  ne  vous  voit  guère  et 
vous  ne  vous  montrez  que  préoccupé,  grognon...  Vous  grondez 
tout  le  monde  ! 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  gronde  tout  le  monde,  moi? 

—  Enfin  vous  avez  l'air,  c'est  la  même  chose... 
Etienne  écartait  les  bras  d'étonnement  : 

—  Mais,  Marthe,  cela  ne  se  peut  pas,  cela  ne  se  peut  pas  ! 
Pourquoi  me  parlez-vous  ainsi  ?  Avez-vous  déjà  oublié  nos  pro- 
menades, nos  bonnes  causeries,  vos  promesses  et  ces  paroles  de 
mon  père  qui  vous  avaient  tant  remuée.'^... 

—  Oui,  mais  alors,  je  ne  savais  pas... 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Je  ne  puis  m'expliquer.  Il  y  a  quelque  chose  de  changé... 

—  Oh  !  Marthe,  Marthe,  en  effet,  je  ne  vous  reconnais  plus  ! 

—  Je  ne  me  reconnais  plus  moi-même...  Aussi  vous  êtes 
îrop...,  vous  n'êtes  pas  assez...  Oh!  je  ne  sais  plus,  je  ne  sais 
plus.  Il  faut  que  je  m'en  aille...  Tout  de  suite... 

—  Tout  de  suite  ?  Vous  êtes  fatiguée  ?  Je  vais  vous  recon- 
duire. 

—  Non,  oh  !  non.  Je  veux  m'en  aller  seule,  toute  seule  ! 
Et  déjà  elle  s'échappait. 

—  A  demain!  jeta,  comme  on    implore,  Etienne  anéanti... 
Marthe  tremblait  tout  entière  comme  un  pauvre  oiseau   qui 

court  dans  le  sillon,  ne  pouvant  plus  prendre  son  vol.  Elle  avait 
envie  de  rire,  de  pleurer,  d'aller  se  cacher  chez  elle,  à  l'abri. 
Elle  sortit  en  trébuchant. 

Une  petite  allée  serpentait  derrière  le  kiosque,  entre  deux 
haies  de  fusains.  Une  ombre  se  détacha  des  arbustes  et  tendit  les 
mains  à  la  jeune  fille,  puis  à  voix  basse  : 

—  Merci,  Marthe  ;  j'ai  tout  entendu,  merci. 

C'était  Maxime  dont  on  voyait,  dans  la  nuit,  le  front  et  le 
visage.  Marthe  ne  savait  que  faire.  Elle  tendit  machinalement 
les  mains  vers  celles  qu'on  lui  olîrait.  Maxime  attira  la  jeune 
fille  à  lui,  la  courba  vers  sa  poitrine  et,  sans  un  mot,  appuya 
longuement  ses  lèvres  sur  celles  de  Marthe. 

Jacques  des  Oachons. 
(La  troisième  jmrtie  au  prochain  numéro.) 


LES  QLIESTÏONS  FÉMININES 


DANS 


L'ANCIENNE  ROME 


«  Transporter  dans  des  siècles  reculés  toutes  les  ide'es  du 
siècle  où  l'on  vit,  c'est,  des  sources  de  l'erreur,  celle  qui  est  la 
plus  féconde.  »  Cette  pensée  de  Montesquieu  est  fort  vraie,  mais 
elle  deviendrait  très  discutable  si,  au  mot  «  idées,  »  on  substi- 
tuait celui  de  «  préoccui)ations.  »  Autant  il  est  pernicieux  d'ap- 
pliquer à  l'étude  d'autrefois  nos  préjugés  d'aujourd'hui,  autant 
il  est  légitime,  dans  une  certaine  mesure  et  avec  les  plus  pru- 
dentes réserves,  d'y  apporter  un  peu  de  nos  curiosités.  Se  de- 
mander comment  les  hommes  de  jadis  ont  envisagé  ou  résolu 
les  problèmes  actuels,  les  interroger  loyalement,  sans  vouloir 
dicter  leur  réponse,  sans  fausser  leurs  croyances  ou  leurs  mœurs 
pour  donner  à  ses  propres  opinions  une  autorité  plus  haute, 
c'est  peut-être  un  des  prohts  les  plus  précieux,  et  en  tout  cas 
un  des  plus  vifs  plaisirs,  qu'un  historien  qui  aime  à  réfléchir 
puisse  trouver  dans  la  connaissance  du  passé. 

C'est  dans  cet  esprit  de  recherche  impartiale,  mais  non  indif- 
férente, que  nous  voudrions  ici  examiner  comment  se  posait 
pour  les  Romains  la  question  des  droits  de  la  femme.  Question 
<(  contemporaine,  »  s'il  en  fut,  puisque  chaque  jour  quelque 
occasion  nouvelle, —  un  livre  ou  une  pièce  de  théâtre,  un  fait 
divers  ou  une  proposition  de  loi,  —  remet  en  lumière  le  conflit 
social  des  deux  sexes,  et  puisque  l'on  peut  déjà  prévoir  l'heure 
où  les    élections  législatives    se  feront    sur   la  plate-forme   du 


764  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  sulîrage  vraiment  universel.  »  De  ce  sujet  qui  s'impose,  si 
pressant,  à  notre  attention,  qui  a  provoqué  et  provoquera  encore 
tant  (le  discussions  passionnées,  qu'est-ce  que  l'on  pensait  dans 
l'ancienne  Rome,  dans  cette  Rome  dont  nous  sommes  malgré 
tout  les  héritiers,  au  sol  de  laquelle  la  plupart  de  nos  institu- 
tions plongent  leurs  profondes  racines.'^  Car  c'est  ce  qui  rend 
plus  intéressant  l'objet  de  cette  étude;  par  les  lois,  }»ar  les 
mœurs,  par  l'éducation,  par  ce  qui  a  survécu  de  leur  civilisa- 
tion dans  la  morale  chrétienne,  les  Romains  sont  les  maîtres 
qui  nous  ont  façonnés  :  il  n'en  est  que  plus  utile  de  savoir  com- 
ment leur  apparaissait  ce  qui  nous  préoccupe  tant  à  cette  heure, 
la  situation  de  la  femme  dans  la  société .^^ 

Reconnaissons  qu'à  la  différence  des  penseurs  modernes,  ils 
ne  paraissent  pas  avoir  institué  là-dessus  de  controverses  théo- 
riques. Nous  ne  trouvons  i)as,  dans  leur  poésie  ou  dans  leur 
théâtre,  d'ceuvres  ((  à  thèse  »  comparables  à  celles  de  notre 
temps  :  la  littérature  latine  ne  compte  pas  d'Alexandre  Dumas 
fils  ou  de  Paul  Hervieu.  Et  l'histoire  romaine  ne  nous  montre 
pas  non  plus  d'homme  d'Etat,  de  publiciste  ou  de  philosophe, 
qui  se  soit  voué  à  faire  rendre  aux  femmes  une  justice  qu'on 
leur  refusait.  La  })rédication  féministe  n'existe  pas  à  Rome,  —  pas 
plus  d'ailleurs  que  la  prédication  anti-féministe;  ou,  du  moins, 
celle-ci  se  réduit  à  quelques  boutades  plus  ou  moins  spiri- 
tuelles, qui  ont  tout  juste  autant  d'ampleur  et  de  portée  que  des 
épigrammes  de  petits  journaux  ou  de  revues  de  fin  d'année.  Ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre,  la  question  ne  semble  avoir  été  ouver- 
tement discutée. 

Mais  il  n'en  faut  pas  conclure  qu'elle  n'ait  pas  existé  en  fait. 
Ce  serait  bien  mal  connaître  la  mentalité  des  Romains.  Plus 
avides  de  réalités  positives  qu'épris  de  conceptions  dogma- 
tiques, ils  n'éprouvent  jamais  le  besoin  de  systématiser,  de  gé- 
néraliser leurs  manières  de  faire.  11  leur  suffit  d'agir,  sans  défi- 
nir leur  action.  Les  faits  les  plus  frappans  de  leur  histoire  ne 
les  incitent  pas  à  des  explications  conscientes  et  réfléchies 
comme  celles  où  se  complaît,  par  exemple,  la  fine  dialectique 
grecque.  Ils  conquièrent  l'univers,  mais  luille  jiart  ils  ne  tracent 
unjtrogramme  de  j>olitique  impérialiste.  Ils  remplacent  la  répu- 
blique par  la  monarchie,  mais  c'est  à  peine  s'ils  indiquent  dis- 
crètement, et  seulement  après  cou}),  rétonnante  rc'volution 
qu'ils  ont  accomplie.   De  même,  dirons-nous  volontiers,    il    im- 


LES    QUESTIONS    FÉMIMNES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  765 

porte  assez  jxni  qu'on  ne  l'enconlre  chez  eux  iuicuii(3  li'ace  de  dé- 
bat sensationnel  sur  les  droits  des  femmes  :  il  est  fort  ])OssibI(! 
que,  sans  les  avoir  discutés  ex  professa,  ils  les  aient,  en  réalité, 
progressivement  reconnus  et  étendus.  Ils  [)euvent  bien  avoir  été 
féministes  sans  le  dire,  — au  r(îbours  de  tant  d(i  gens  (|ui  disent 
l'être  et  qui  ne  le  sont  pas. 

Mais  peut-être  ce  terme  est-il  trop  vague,  et  la  question  que 
nous  posons,  par  suite,  trop  complexe.  Etre  féministe,  dans 
notre  langue  du  xx*'  siècle,  cela  veut  dire  bien  des  choses  :  c'est 
réclamer  pour  la  femme,  tantôt  la  libre  direction  de  sa  vie  [)ri- 
vée,  tantôt  l'administration  autonome  de  ses  biens;  quelquefois, 
c'est  lui  attribuer  une  part  dans  le  gouvernement  de  la  cho.se 
publique  ;  quelquefois,  c'est  vouloii'  lui  ouvrir  l'accès  de  car- 
rières ius([u'alors  réservées  aux  hommes  ;  c'est  aus.si  revendi- 
quer à  son  profit  un  développement  moi-al  et  intellectuel  iden- 
tique à  celui  de  l'autre  sexe.  Toutes  ces  demandes  procèdent,  à 
coup  sur,  d'une  même  tendance  :  cependant  elles  sont  assez 
diverses  ])oui-  qu'il  ^oit  sage  de  les  considérei- isolément.  Il  y  ;i 
plusieurs  problèmes  féminins  distincts,  quoi(|ue  connexes  : 
voyons,  —  d'après  les  faits  à  défaut  des  théories  ({tuisque  celles- 
ci  font  défaut),  —  comment  l'antiquité  latine  a  résolu  chacun 
d'eux. 

I 

C'est  peut-être  en  ce  qui  concerne  la  vie  privée  et  familiale 
que  l'évolution  a  été  la  plus  complète;  c'est  Là  que  la  femme 
avait  à  l'origine  le  moins  de  liberté,  et  qu'elle  a  Jini  ])ar  en  con- 
quérir le  plus.  Rappelons-nous  ce  qu'est  la  matrone  romaine  au 
foyer  archaïque,  comment  (die  est  entrée  dans  la  maison  et  com- 
ment elle  y  vit.  Elle  a  été  fiancée  toute  enfant,  à  sept  ans,  à  trois 
peut-être,  et  mariée  à  douze  ans  au  moins,  à  vingt  ans  au  ])lus. 
La  loi,  il  est  vrai,  a  exigé  qu'elle  donnât  son  consentement  à 
l'union  décidée  par  son  père,  mais  la  tradition,  \emosmajonim, 
aussi  respectable  que  la  loi,  ne  lui  a  permis  de  dire  <(  non  »  que 
si  le  fiancé  était  d'une  inimoi-alité  notoire.  Par  ce  mariage,  où 
sa  volonté  a  eu  si  ])eu  de  part,  elle  est  tombée,  suivant  la  forte 
expression  du  vieux  droit  romain,  <(  dans  la  main  »  de  son 
mari;  elle  est  devenue  (c'est  encore  un  terme  juridique)  «  sa 
fille,  »  non  son  égale,  mais  sa  suboi'donnée.  Elle  règne  sur  les 


766  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

serviteurs,  mais  elle   règne  en  son   nom,  par  déle'gation  de  son 
pouvoir,  comme  une  sorte  d'intendante  ou  de  femme  de  charge  :' 
ainsi  que  le    dit    l'historien  Denys  d'Halicarnasse,  c'est  par   la 
comjdète  obéissance  à  l'époux  [qu'elle  devient  en  même  temps 
que  lui  la  maîtresse  de  la  maison.  Elle  est  exempte  de  travaux 
serviles,  tels  que  la  mouture  du  froment  et  la  fabrication  des 
mets,  parce  que  la  dignité  patricienne,  à  laquelle  elle  participe, 
en  subirait  quelque  atteinte  humiliante;  mais  elle  est  loin  d'être 
oisive,  ou  libre  de  son  activité.  Sans  parler  des  enfans  qu'elle 
nourrit   et  qu'elle  élève,  elle  contnMe  le   train  quotidien  de  la 
vie  domestique,  garde  les  clefs,  dirige  les  esclaves,  assure  le  bon 
approvisionnement  du    garde-manger  et    de   la  cave.   Surtout, 
assise  dans  l'atrium  au  milieu  de  ses  servantes,  elle  leur  distri- 
bue la  laine  ou  le  lin,  file  et  tisse  avec  elles,   si  bien  vouée  à 
cette  besogne  que,  jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  les  épitaphes  des 
matrones   les  loueront  pour  leur  habileté  de  fileuses,   et  qu'on 
sculptera  sur  leur  tombe  un  métier  à   tisser  en  guise  d'armoi- 
ries. Elle  ne  peut  sortir  qu'avec  la  permission  de  son   mari,  et 
escortée  de  gens  âgés  dont   le  seul  aspect  suffit   pour  éloigner 
les  galans.   Elle  ne  peut  avoir  de  relations  personnelles  :    elle 
doit  avoir  les  mêmes  amis  que    son  mari,  et  pas  d'autres.  Elle 
assiste  aux  repas,  mais  il  lui  est  interdit  de  boire  du  vin.    Elle 
n'a  aucun  d*roit  légal  sur  la  destinée  de  ses  enfans  :    lorsqu'ils 
sont  en  âge   de  se  marier,  ce  n'est  pas  elle  qui    décide  de  leur 
sort,  c'est  le  père  de  famille  ;  il  la  consulte  souvent,  s'il  a  con- 
fiance en  son  jugement,  mais  parce  qu'il  le  veut  bien,  étant  en 
principe  le  seul  dont  le  consentement    soit  requis   par   la  loi. 
C'est  également  du  mari  que  dépend  le  maintien  ou  la  rupture 
du  lien  conjugal  :  il  peut  divorcer,  non  pas  à  sa  fantaisie,  il  est 
vrai,  ni  sans  avoir  pris  l'avis  du  tribunal  de  famille;  mais  enfin, 
dans  certains  cas  déterminés,  si  la  femme  est  coupable  d'adul- 
tère ou  d'empoisonnement,  si  elle  a  introduit  dans  la  famille  un 
enfant  supposé,  ou    si    même,  tout  simplement,  elle   a  usé  de 
fausses  clefs,  il  })eut  la  répudier,  —  et  en  quels  termes  outra- 
geans  !  la  formule  indiquée  par  la  vieille  loi  des  Douze  Tables 
est  celle-ci  :  «  il  lui  redemande  les  clefs,  »  comme  à  une  domes- 
tique que  l'on  renvoie.  La  femme,  au  contraire,  dans  la  législa- 
tion archaïque,  ne   peut  jamais    réclamer  le  divorce.  Il  semble 
même  que  le  mari  ait,  en  un  certain  sens,  droit  de  vie  et  de 
mort  sur    elle,  si  l'on    en  croit  cette   phrase  célèbre  de  Caton 


LES    QUESTIO>S    FEMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  7G7 

i'i\.ncien,  dans  laquelle  s'étale  avec  un  cynisme  naïf  la  superbe 
conliance  masculine  en  l'inégalité  des  sexes  :  «  Quand  tu  sur- 
prends ta  femme  en  flagrant  délit  d'adultère,  tu  peux  impuné- 
ment la  tuer  sans  jugement;  si  c'est  toi  qui  es  coupable,  elle 
n'osera  pas  te  toucher  du  bout  du  doigt  ;  la  loi  le  lui  défend.  » 
Cette  différence  de  traitement  entre  la  faute  de  l'époux  et  celle 
de  la  femme  subsistera  dans  les  codes  jusqu'au  milieu  du 
ii*^  siècle  de  notre  ère  :  c'est  assez  dire  combien  elle  était  d'ac- 
cord avec  les  préjugés  les  plus  enracinés  dans  la  vieille  société 
romaine.  Peu  importe,  après  tout  cela,  que  la  matrone,  dès  les 
temps  anciens,  reçoive  certains  honneurs  officiels,  qu'on  lui 
vienne  offrir  des  présens  et  des  souhaits  le  1"  mars,  le  jour  de 
la  «  Fête  des  femmes,  »  que  son  mari  l'appelle  solennellement 
«  Madame,  »  et  qu'après  sa  mort,  si  elle  appartient  à  une  grande 
famille,  on  prononce  en  grande  pompe  son  oraison  funèbre. 
Toutes  ces  marques  de  déférence  ne  sauraient  faire  oublier  les 
sujétions  légales  et  morales  auxquelles  elle  est  astreinte,  si 
nombreuses,  si  pressantes,  si  immuables,  que  Tite-Live  n'exa- 
gère nullement  quand  il  fait  dire  à  un  contemporain  des 
guerres  puniques  que  ((  jamais  les  femmes  ne  sortent  d'escla- 
vage, »  nwnqiiam  exiiitur  servitus  muliebris. 

Elles  en  sont  sorties  cependant,  et  si  le  tableau  que  nous 
venons  de  tracer  est  vrai  des  premiers  siècles  de  la  république, 
rien  ne  serait  plus  faux  que  de  le  transporter  à  l'époque  de 
Sylla,  ou  de  César,  ou  d'Auguste.  Nous  ne  saurions,  naturelle- 
ment, dire  d'une  façon  précise  quand  et  comment  les  choses  ont 
changé  :  il  est  probable  que  l'évolution  s'est  faite  peu  à  peu,  par 
suite  de  cette  dissolution  progressive  des  anciens  principes  et 
des  anciennes  mœurs  qui  remplit  toute  la  fin  de  la  période  répu- 
blicaine. A. mesure  que  la  société  s'enrichissait,  que  les  classes 
se  confondaient,  que  les  façons  de  vivre  étrangères,  grecques  ou 
orientales,  s'insinuaient  à  Rome,  que  les  croyances  disparais- 
saient, la  forte  et  dure  discipline  qui  jadis  avait  servi  d'arma- 
ture à  l'aristocratie  latine  s'etïritait  lentement.  Ceux  qu'elle 
avait  tenus  dans  la  soumission  prenaient  un  insatiable  appétit 
d'indépendance,  et  ceux  qui  étaient  autrefois  les  maîtres 
n'avaient  plus  assez  de  foi  en  leurs  prérogatives  pour  les  main- 
tenir contre  les  assauts  des  rebelles.  De  ce  mouvement  universel 
d'émancipation,  les  femmes  ont  bénéficié  comme  les  plébéiens, 
comme  les  cnfans,  comme  les  esclaves,  comme  tous  ceux  dont 


768  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'asservissement  avait  été  la  base  sur  la({uelle  reposait  le  vieil 
édifice. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  textes  de  l'époque  classique  nous 
montrent  la  femme  dans  un  cadre  singulièrement  moins  austère 
que  celui  où  elle  nous  apparaissait  tout  à  l'heure.  Une  chose,  à 
vrai  dire,  n'a  pas  été  modifiée  :  les  mariages  continuent  à  se 
conclure  comme  par  le  passé;  il  ne  parait  pas  que  l'on  ait  pris 
l'habitude  de  consulter  les  jeunes  filles  avant  de  leur  choisir 
un  époux.  Gicéron,  par  exemple,  e.st  un  père  très  tendre;  tout 
le  monde  sait  combien  il  se  préoccupe  de  sa  «  petite  Tullia,  »  et 
avec  quel  désespoir  il  la  pleurera  une  fois  morte  :  i)ourtant, 
quand  il  s'agit  de  la  marier,  il  ne  semble  guère  s'inquiéter  de 
ses  goûts;  il  prend  son  gendre  dans  ses  amis  politiques;  il 
pense  sans  doute,  comme  l'Argan  de  Molière,  qu'une  fille  d'un 
bon  naturel  doit  être  heureuse  d'épouser  ce  qui  peut  être  utile 
aux  intérêts  de  son  père.  Gela  ne  lui  réussit  d'ailleurs  pas  beau- 
cou}>  :  ses  déceptions,  et  les  tristesses  de  la  jeune  femme, 
prouvent  assez  combien  il  a  eu  l'égoïsme  peu  clairvoyant.  Est-il 
besoin  aussi  de  rappeler  les  mariages  successifs  de  Julie,  la  fille 
d'Auguste,  tour  à  tour  unie  à  tous  les  héritiers  présomptifs  de 
l'empii-e,  Marcellus,  Agrippa,  Tibère,  pour  des  raisons  oîi  son 
cœur  n'avait  pas  la  moindre  part,  comme  elle  sut  du  reste 
fort  bien  le  leur  montrer.'^  Mais  chez  les  amis  de  Pline  le  Jeune, 
dans  une  société  plus  ((  bourgeoise,  »  moins  dominée  par  les 
grands  intérêts  politiques  et  la  raison  d'Etat,  c'est  encore  l'au- 
torité paternelle  qui  est  souveraine  :  tel  correspondant  de  Pline 
lui  demande  de  lui  fournir  un  gendre,  sans  songer  à  faire  une 
place  aux  préférences  de  sa  fille.  Alors  encore,  presque  autant 
qu'au  siècle  de  Gamille  ou  de  Gincinnatus,  la  femme  entre  dans 
la  vie  conjugale  sans  savoir  ce  qu'elle  fait,  ni  qui  elle  prend. 

Seulement,  une  fois  qu'elle  y  est  entrée,  elle  a  sa  revanche. 
Le  genre  d'existence  de  jadis,  tout  de  labeur,  d'obéissance  et 
d'effacement,  n'est  plus  qu'un  souvenir  quasi  mythique.  La 
matrone,  à  présent,  ne  contrôle  plus  la  marche  de  la  maison  : 
elle  s'en  repose  sur  des  intendans.  Elle  n'allaite  plus  ses  tils  : 
elle  les  confie  à  des  nourrices  mercenaires.  Elle  ne  dirige  plus 
leur  éducation  :  elle  en  abandonne  le  soin  à  des  esclaves,  sou- 
vent <à  de  médiocres  esclaves,  si  bien  que  les  moralistes  comme 
Tacite  voient  dans  c(;t  usage  une  cause  essentielbï  du  déclin  de 
la  société.  Quant  aux  travaux  domestiques,  les  épilaphes  conti- 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  769 

nuent  à  célébrer  rassiduilé  qu'y  apportent  les  femmes,  parce 
qu'en  tout  pays,  et  à  Rome  plus  qu'ailleurs,  la  littérature  funé- 
raire est  encombrée  de  survivances  et  infestée  d'illusions  :  mais 
des  témoins  désintéressés,  tels  que  Columelle,  se  plaignent  que 
leurs  contemporaines  négligent  pour  leurs  plaisirs  les  soins  du 
filage  et  du  tissage.  Si  l'empereur  Auguste  oblige  ses  filles  et  ses 
petites-filles  à  s'acquitter  de  cette  besogne,  s'il  ne  porte  que  des 
vètemens  fabriqués  par  sa  femme  ou  sa  sœur,  l'application  même 
qu'il  met  à  réhabiliter  ces  vieux  usages  prouve  à  quel  point  ils 
ont  disparu.  Gomment  n'en  serait-il  pas  ainsi,  puisque,  à  chaque 
instant,  en  lisant  les  ouvrages  de  cette  époque,  nous  voyons  les 
femmes  absentes  du  foyer. ^^  On  nous  les  dépeint  au  théâtre,  aux 
fêtes,  au  cirque,  aux  cérémonies  des  temples,  sur  les  prome- 
nades publiques,  dans  les  festins,  partout,  en  un  mot,  partout 
ailleurs  que  chez  elles.  Il  est  vrai  que,  parmi  ces  documens, 
quelques-uns,  —  les  poèmes  de  Tibulle  et  d'Ovide,  —  se  rap- 
portent sans  doute  aux  courtisanes  aussi  bien  et  mieux  qu'aux 
matrones,  et  qu'on  est  assez  embarrassé  de  préciser  certaines 
allusions.  Mais  cela  même  est  un  signe  de  l'évolution  accom- 
plie. Pour  l'époque  archaïque,  jamais  de  telles  incertitudes 
n'auraient  été  possibles  :  si,  maintenant,  les  honnêtes  femmes 
peuvent  être  confondues  avec  celles  du  demi-monde,  c'est 
qu'elles  mènent  une  existence  aussi  extérieure,  aussi  indépen- 
dante. Car  on  devine  ce  qui  peut  subsister,  dans  ces  conditions, 
de  l'ancienne  autorité  conjugale  :  pour  que  le  mari  pût  être 
encore  le  maître  de  sa  femme,  à  tout  le  moins  faudrait-il  qu'ils 
vécussent  sous  le  même  toit. 

La  femme  s'est  donc  aiîranchie,  dans  le  mariage  même,  du 
joug  [si  lourd  autrefois.  Elle  n'est  plus  «  esclave,  »  ni  de  son 
mari,  ni  de  la  tradition.  Mais  de  plus,  mais  surtout,  de  ces 
liens  pourtant  si  peu  gênans,  elle  est  libre  de  sortir  dès  qu'elle 
veut  et  comme  elle  veut.  Là  réside  la  grande  nouveauté,  et  ce 
qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  cette  transformation,  si  capitale 
pour  le  sort  des  femmes,  nous  est  très  mal  connue.  Les  histo- 
riens ont  beaucoup  discuté  pour  savoir  à  quelle  date  la  faculté 
du  divorce  s'était  introduite  dans  la  législation  romaine  :  selon 
les  uns,  la  première  rupture  du  lien  conjugal  aurait  été  l'œuvre 
d'un  certain  GarviliusRuga,  deux  cent  trente  ans  environ  avant 
notre  ère;  d'autres  croient  que  la  chose  était  possible  déjà 
d'après  la  loi  <les  Douze  Tables;  d'autres  enfin  remontent  Jus- 
tome  X.  —  1912.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  l'dpoque  fabuleuse  de  Romulus.  Les  textes,  à  ce  sujet,  sont 
obscurs  et  contradictoires.  Mais,  en  quelque  sens  qu'on  les  in- 
terprète, il  faut  bien  noter  qu'ils  se  rapportent  [tous  au  divorce 
prononcé  par  le  mari  lui-même  et  à  son  profit.  A  quel  moment 
le  divorce  a-t-il  été  au  contraire  demandé  par  la  femme. »^  A 
quel  moment  est-il  devenu  pour  elle,  non  plus  une  humiliation 
qu'on  subit,  mais  une  libération  qu'on  réclame. »^  Les  documens 
anciens  sont  malheureusement  muets  sur  cette  question.  Les 
premières  œuvres  où  l'on  parle  de  mariages  dénoués  sur  l'ini- 
tiative |de  l'épouse  sont  les  comédies  de  Plante.  11  est  vrai  que 
ce  ne  sont  guère  que  des  traductions  du  grec,  et  qu'en  bonne 
logique  leur  témoignage  vaut  pour  les  mœurs  helléniques  plu- 
tôt que  pour  les  mœurs  romaines.  Cependant,  à  cette  date,  la 
traduction  se  complique  toujours  d'une  certaine  adaptation  aux 
goûts  et  aux  habitudes  du  public.  Il  est  probable  que  Plaute 
n'aurait  pas  mis  aussi  fréquemment  sur  la  scène  des  matrones 
qui  parlent  de  divorcer,  si,  parmi  ses  spectatrices,  plus  d'une 
n'avait  été  prête  à  en  faire  autant.  On  peut  donc  admettre  que, 
dès  le  commencement  du  ii"  siècle  avant  Jésus-Christ,  le  divorce 
au  gré  de  la  femme  était  déjà  chose  connue,  en  attendant 
(|u'il  devint,  par  un  progrès  insensible,  chose  tout  à  fait  fré- 
quente. 

A  la  fin  de  la  république,  en  effet,  et  sous  l'empire,  les 
femmes  romaines  paraissent  bien  avoir  eu  le  droit  de  rompre 
leur  mariage  quand  bon  leur  semblait,  et  avoir  largement  pro- 
fité de  ce  droit.  Non  pas  qu'il  faille  peut-être  invoquer  ici, 
comme  l'ont  fait  beaucoup  d'historiens,  les  textes  célèbres  de 
Sénèque,  de  Juvénal  et  de  Tertallien.  L'un  nous  dit  que  les 
grandes  dames  comptent  les  années,  non  [>ar  les  noms  des 
consuls,  mais  par  ceux  de  leurs  maris.  L'autre  nous  parle  de 
femmes  qui  trouvent  le  moyen  d'avoir  huit  époux  en  cinq  ans. 
Le  dernier  déclare  que  le  divorce  est  devenu  le  vœu  des  ma- 
trones et  le  fruit  naturel  du  mariage.  Tous  ces  mots  sont  spiri- 
tuels et  frappans,  mais  ce  sont  des  ((  mots,  »  auxquels  il  serait 
sans  doute  im})rudent  de  se  fier,  d'autant  plus  que  Sénèque  est 
un  moraliste,  (jui,  par  définition, doit  être  sévère  à  l'excès  pour 
les  mœurs  |de  son  temps,  que  Juvénal  est  un  pamphlétaire  et 
un  déclamateur,  et  Tertullien  un  adversaire  systématique  de  la 
société  païenne.  Leurs  assertions  ne  peuvent  donc  pas  servir  de 
preuves,  mais  les  preuves  sont  ailleurs.  Elles  sont  dans  les  faits 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  771 

mentionnés  en  passant  par  les  historiens,  h  propos  de  tel  ou 
tel  grand  personnage,  de  telle  ou  telle  femme  célèbre.  Elles  sont 
aussi,  et  plus  encore  peut-être,  dans  les  anecdotes  que  l'on  peut 
glaner  dans  des  correspondances  comme  celles  de  Gicéron  et  de 
Pline  le  Jeune  :  quand  Ccelius  écrit  à  Gicéron  qu'une  certaine 
V^aleria  Paula,  «  sans  raison  aucune,  »  a  divorcé  le  jour  même 
où  son  mari  devait  revenir  de  sa  province,  et  qu'elle  va  épouser 
Decimus  Brutus,  on  ne  sait  ce  qu'on  doit  admirer  davantage, 
de  l'aisance  avec  laquelle  l'héroïne  de  ce  récit  s'est  débar- 
rassée de  son  premier  époux,  de  la  rapidité  qu'elle  a  mise  à  en 
prendre  un  second,  ou  de  l'aimable  insouciance  que  le  narra- 
teur apporte  à  constater  l'événement,  comme  s'il  s'agissait  de 
la  chose  du  monde  la  plus  naturelle.  Ge  «  fait-divers  »  jeté  inci- 
demment dans  une  lettre,  sur  le  ton  le  plus  détaché,  en  dit  plus 
que  toutes  les  boutades  des  satiriques  ou  [que  tous  les  sermons 
des  moralistes  :  il  nous  fait  sentir  combien  radicale  est  la  dis- 
parition des  anciennes  mœurs,  combien  absolue  l'émancipation 
individuelle  de  la  femme  romaine. 

Ge  n'est  pas  à  dire,  comme  bien  on  pense,  que  toutes  les 
matrones  aient  profité  pour  leur  coniple  des  très  larges  facilités 
que  la  loi  et  l'opinion  leur  laissaient.  Ge  n'est  pas  à  dire  non 
plus  que  nul  effort  n'ait  été  tenté  jtour  revenir  en  arrière  et 
rendre  plus  étroits  les  liens  très  relâchés  du  pacte  conjugal. 
Tout  le  monde  sait,  par  exemple,  ce  que  rem})ereur  Auguste  a 
essayé  de  faire  en  ce  sens.  S'il  n'est  pas  allé,  comme  il  l'aurait 
désiré  sans  doute,  jusqu'.à  rendre  le  divorce  impossible,  il  s'est 
ingénieusement  appliqué  à  le  rendre  beaucoup  plus  difficile, 
l'interdisant  totalement  aux  alîranchies,  et,  pour  les  personnes 
d'un  rang  supérieur,  l'assujettissant  à  des  formalités  assez  com- 
pliquées. Mais,  du  point  de  vue  où  nous  nous  plaçons  ici,  il 
importe  de  remarquer  que  cette  réforme  législative,  —  dont  les 
effets,  d'ailleurs,  sont  restés  très  inférieurs  à  ce  que  le  prince  en 
avait  attendu,  —  n'est  pas  plus  particulièrement  dirigée  contre 
les  femmes  que  contre  les  hommes.  Même  l'article  relatif  aux 
affranchies,  que  nous  signalions  tout  à  l'heure,  semble  avoir 
été  dicté  par  un  désir  de  réaction  aristocratique  bien  plus  que 
par  une  pensée  hostile  aux  libertés  féminines  :  si  l'affranchie 
était  astreinte  à  demeurer  malgré  elle  unie  à  l'homme  libre  qui 
l'avait  épousée,  c'était  seulement  en  raison  de  sa  condition 
sociale;  il  s'agissait  de  consacrer  la  subordination  d'une  classe. 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

non  rellr  dun  sexe.  Quant  aux  personnes  de  naissance  libre,  rien 
n'autorise  à  penser  que  les  lois  Juliennes  aient  fait  entre  l'époux 
et  l'épouse  la  moindre  distinction.  L'un  comme  l'autre  peut  pro- 
voquer la  dissolution  du  mariage  ;  l'un  comme  l'autre,  pour  y 
arriver,  est  obligé  de  se  conformer  à  une  certaine  procédure  ; 
l'un  comme  l'autre,  si  le  divorce  est  prononcé  contre  lui,  est 
exposé  h  certaines  jiénalités  pécuniaires.  Par  les  permissions 
qu'elle  octroie  comme  j)ar  les  sanctions  qu'elle  édicté,  cette 
législation  tient  la  balance  en  parfait  équilibre  entre  les  deux 
sexes.  Elle  ne  ressemble  pas  du  tout  au  code  arcbaïque,  oîi  nous 
avons  observé  une  disprojxtrtion  si  flagrante.  Elle  re.streint  la 
liberté  de  la  femme,  mais  dans  la  même  mesure  que  celle  de 
l'homme,  et  pour  les  mêmes  motifs,  —  des  motifs  d'utilité 
.sociale  et  civique,  —  et  ainsi  elle  se  trouve  consacrer  leur  éga- 
lité. 

(le  que  nous  Aenons  de  dire  de  la  réforme  légale  essayée  par 
Auguste  n'est  pas  moins  vrai  de  la  réforme  morale  opérée  parle 
stoïcisme.  Les  stoïciens,  eux  aussi,  ont  tâché  de  remettre  en 
honneur  les  mœurs  d'autrefois  :  ils  se  sont  fait,  du  mariage  et 
du  rôle  de  la  femme,  une  conception  très  austère  et  très  stricte. 
Mais  les  obligations  qu'ils  prescrivent  à  la  femme  se  rattachent 
à  une  doctrine  qui  est,  en  son  fond,  la  même  pour  les  deux 
sexes;  elles  ne  proviennent  point  d'une  j)rétendue  infériorité.  La 
matrone  stoïcienne  obéit  à  sa  conscience,  non  h  une  contrainte 
juridique  :  le  principe  de  sa  vie  morale  est  en  elle.  C'est  pour 
réaliser,  dans  sa  sphère,  l'idéal  rationnel  de  dignité  humaine, 
qu'elle  s'acquitte  de  ses  devoirs  (t'épouse.  On  ne  peut  pas  dire 
qu'elle  .soit  soumise  h  son  mari,  mais  jdutôt  qu'elle  se  soumet 
comme  lui  et  avec  lui  à  la  loi  de  rhonneur.  L'union  conjugale 
telle  que  se  la  représentent  les  stoïciens,  telle  qu'elle  apparaît 
par  exemple  dans  les  beaux  vers  de  Lucain  sur  Caton  et  Marcia, 
e.st  aussi  forte  que  celle  qui  était  en  usage  dans  la  famille  pri- 
mitive, mais  elle  en  diffère  totalement  par  son  esprit.  C'est 
comme  l'amitié  fi-aternelle  de  deux  sages  de  .sexe  différent,  qui 
communient  dans  une  même  foi  philosophique,  tout  en  gardant 
chacun  sa  personnalité.  L'association  v<dontaire  est  sa  règle 
essentielle,  et  non  ])lus  la  sujétion  imposée. 

Ainsi,  de  qutdqiic  enté  (]ue  nous  l'envisagions,  la  société  de 
renijtire  nr»ns  inuidre  les  femmes  t(»ut  à  fait  émancipées  des 
contraintes  que  les  lois  et    l'opinion   faisaient  peser  sur  elles 


LES    QUESTIONS    FEMIMNES    DANS    LANCIENNE    ROME.  773 

dans  des  temps  plus  reculés.  Dans  les  milieu.v  frivoles,  elles 
vivent,  comme  les  hommes,  au  grë  de  leur  caprice  ;  dans  les 
groupes  plus  sérieux,  elles  adhèrent,  comme  les  hommes,  à  un 
devoir  spontanément  choisi.  Mais,  dans  un  cas  comme  dans 
l'autre,  dans  la  libre  obéissance  comme  dans  la  complète  indé- 
pendance, elles  sont  devenues  maîtresses  de  leur  destinée  indi- 
viduelle. 

II 

Elles  sont  devenues  aussi,  dans  une  large  mesure,  maîtresses 
de  leurs  biens,  et  ceci  ne  constitue  pas,  si  l'on  se  reporte  en 
arrière,  une  innovation  moins  considérable. 

A  l'origine,  en  effet,  le  droit  de  propriété  n'existe  pour  la 
femme  qu'avec  des  restrictions  qui,  en  pratique,  l'annulent  ou 
peu  s'en  faut.  On  ne  définirait  pas  mal  sa  condition  juridique  en 
disant  qu'elle  peut  posséder,  mais  qu'elle  ne  peut  disposer  de 
ce  qu'elle  possède.  Elle  peut  posséder,  et,  sur  ce  point,  se  dis- 
tingue de  la  femme  orientale,  voire  de  la  femme  grecque  : 
c'est  ainsi  qu'à  Rome,  contrairement  à  ce  qui  a  lieu  à  Athènes, 
fils  et  filles  ont  des  droits  égaux  spr  l'héritage  ])aternel.  Mais  la 
fortune  qui  peut  lui  échoir  ne  lui  appartient,  si  l'on  ose  dire, 
que  nominalement.  Elle  n'est  pas  libre  de  l'aliéner  ni  de  la 
dénaturer.  A  quelque  âge  qu'on  la  considère,  et  dans  quelque 
situation,  on  la  voit  soumise,  en  ce  qui  concerne  ses  biens,  à  un 
contrôle  rigoureux  et  inéluctable.  Tant  que  vit  le  père  de  famille, 
elle  est  naturellement  sous  son  pouvoir,  aussi  bien  que  ses 
frères  :  toutes  les  sommes  qui  entrent  dans  la  maison,  à  n'im- 
porte quel  titre,  sont  aussitôt  versées  à  la  masse  de  la  commu- 
nauté, et  administrées  par  le  chef  tout-puissant  de  cette  commu- 
nauté. Mais,  de  plus,  à  la  mort  du  père,  alors  que  les  fils 
deviennent  maîtres  de  faire  ce  qu'ils  veulent  de  leur  part  d'hé- 
ritage, la  fille  reste  incapable  d'administrer  la  sienne  comme 
elle  l'entend.  Elle  passe  sous  la  tutelle  de  ses  plus  proches 
parens,  de  ceux  qui,  le  cas  échéant,  hériteraient  d'elle,  et  ont 
donc  comme  une  sorte  d'hypothèque  ou  de  créance  anticipée 
sur  ses  biens.  Sans  leur  autorisation,  elle  ne  peut  accomplir 
aucun  acte  qui  entraîne,  ou  qui  seulement  risque  d'entraîner, 
une  diminution  de  son  patrimoine.  Même  avec  leur  autorisation, 
elle    ne  peut  le  léguer   par  testament.    C'est  qu'en   réalité   ce 


774  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

patrimoine  no  lui  appartient  pas,  mais  plutôt  à  la  famille,  à  la 
gens  dont  elle  est  née.  Elle  ne  le  reçoit  qu'alin  de  le  transmettre. 
Dans  la  chaîne  des  héritiers  successifs,  elle  est  un  anneau  indis- 
pensable, mais  un  anneau  qui  n'a  de  raison  d'être  que  par  la 
place  qu'il  occupe  et  le  lien  qui  l'unit  aux  autres.  Enlîn,  si  le 
mariage  émancipe  la  femme  de  la  sujétion  financière  où  la  tenait 
sa  gens  originelle,  il  l'expose  du  même  coup  à  une  nouvelle 
servitude  non  moins  lourde.  Dans  le  mariage  par  confarreatio, 
le  plus  ancien  de  tous  et  le  seul  qui  primitivement  ait  existé,  le 
mari  devient  le  libre  administrateur  des  biens  de  sa  femme  ; 
ils  tombent  «  dans  sa  main,  »  comme  dit  le  code  ;  ou,  si  l'on 
préfère  les  termes  de  Cicéron,  «  tout  ce  qui  était  à  elle  est  désor- 
mais a  lui.  »  Si  peut-être  il  en  est  en  certains  cas  responsable, 
—  car  la  question  est  obscure,  —  s'il  est  tenu  à  restitution  lors- 
qu'il divorce,  c'est  envers  son  beau-père,  non  envers  sa  femme. 
Celle-ci,  en  vérité,  n'a  aucune  part  aux  tractations  llnancières 
auxquelles  son  hymen  donne  lieu  :  elle  n'en  est  que  le  prétexte. 
Ainsi,  qu'elle  soit  fille,  orpheline,  ou  femme  mariée,  sous  la 
puissance  paternelle,  la  tutelle  de  la  famille,  ou  la  manus  conju- 
gale, elle  est  dépourvue  également  de  tout  rôle  actif  dans  la 
gestion  de  sa  fortune  ;  elle  y  assiste  sans  y  participer.  Comme  le 
dément  ou  l'incapable,  dont  les  textes  législatifs  la  rapprochent 
souvent,  elle  est  toujours  une  mineure. 

Voilà  la  situation  de  la  femme,  au  point  de  vue  financier, 
dans  les  temps  les  plus  anciens,  telle  que  nous  la  font  connaître 
les  souvenirs  archaïques  conservés  dans  la  législation  posté- 
rieure. Mais  sa  subordination  économique,  de  même  que  sa 
subordination  personnelle,  s'est  modifiée  par  une  lente  évolution 
et  sous  l'infiuence  de  causes  multiples.  Il  est  probable  que, 
lorsque  les  mœurs  commencèrent  à  s'adoucir,  ceux  mêmes  au 
profit  desquels  la  fortune  de  la  femme  était  grevée  de  si  lourdes 
obligations,  se  l'olàchèrent,  par  une  renonciation  bénévole,  de 
l'extrême  rigueur  de  leurs  droits.  Dans  la  famille  naturelle, 
comme  dans  la  seconde  famille  où  le  mariage  la  faisait  entrer,  la 
femme  put  bénéficier  de  concessions  pour  lesquelles  l'alTection 
faisait  tléchir  la  loi.  Par  exemple,  il  vint  un  moment  où  les 
pères  eurent  la  faculté  de  désigner  par  testament  les  tuteurs  de 
leurs  filles  :  ils  en  profitèrent  souvent  pour  choisir  des  tutegrs 
bienveillans,  complaisans  même,  dont  le  large  et  afï'octueux 
libéralisme   ne    ressemblait    point    du    tout    h    la    surveillance 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNGIENNE    ROME.  773 

inquiète  et  jalouse  des  proches  parens,  héritiers  présomptifs,  et, 
en  attendant,  gardiens  inquisitoriaux  des  biens  de  l'orpheline. 
La  tutelle  primitive  était  instituée  dans  l'intérêt  des  tuteurs  : 
celle-ci  le  fut  dans  l'intérêt  de  la  pupille.  Le  mari  avait,  à  cet 
égard,  la  même  faculté  que  le  père,  et  quand  la  sympathie  avait 
présidé  aux  rapports  conjugaux,  il  nommait,  lui  aussi,  un 
tuteur  qui  devait  être  pour  la  veuve  un  ami,  et  non  un  tyran.  Il 
pouvait  encore,  au  lieu  d'indiquer  un  tuteur,  conférer  par  testa- 
ment à  sa  femme  le  droit  de  le  choisir  elle-même,  et,  peu  à  peu, 
l'usage  s'établit  d'interpréter  en  un  sens  très  large  celte  autori- 
sation :  on  reconnut  à  la  veuve  la  liberté  de  faire  son  choix,  non 
pas  une  fois  pour-toutes  à  la  mort  de  son  mari,  mais  aussi  sou- 
vent qu'elle  avait  un  acte  légal  à  accomplir,  en  prenant  pour 
chacun  de  ces  actes  un  nouveau  tuteur.  Dans  de  pareilles  condi- 
tions, la  tutelle  devenait  peu  gênante  ;  elle  se  réduisait  à  une 
simple  et  illusoire  formalité,  —  comme  bien  des  obligations  qui 
avaient  eu,  dans  l'ancien  droit,  une  autorité  impérieuse,  qui 
continuaient  à  subsister  en  apparence  parce  que  le  génie  romain 
a  toujours  répugné  à  détruire  les  vestiges  du  passé,  mais  qui  ne 
subsistaient  qu'à  l'état  d'enveloppes  vides,  desséchées,  destituées 
de  toute  efficacité  vivante. 

Dira-t-on,  peut-être,  que  les  expédiens  que  nous  venons  de 
décrire  sont  subordonnés  à  la  bonne  volonté  du  père  ou  du 
mari,  qu'ils  ne  constituent  donc  pas  à  la  femme  une  liberté 
assurée .î>  Cela  e.st  vrai;  il  y  aurait  quelque  péril  à  trop  idéaliser 
les  mœurs  romaines,  à  se  fisurer  les  relations  familiales  ou  con- 
jugales  comme  empreintes  toujours  d'une  douceur  idyllique. 
Même  à  une  époque  relativement  récente,  il  continua  à  y  avoir 
des  pères  et  des  maris  assez  despotiques  pour  ne  pas  admettre 
que  leurs  filles  ou  leurs  femmes  fussent,  après  leur  mort, 
exeinptes  de  la  vraie  tutelle,  de  la  tutelle  stricte  et  rigoureuse, 
telle  qu'on  l'avait  jadis  entendue.  Seulement,  celles-ci  ne  se 
tinrent  pas  pour  vaincues.  Ce  qu'on  ne  voulait  pas  leur  con- 
céder de  bon  gré,  elles  le  conquirent  par  un  moyen  détourné, 
grâce  à  la  complicité  de  jurisconsultes  peu  sévères  et  d'hommes 
d'affaires  peu  scrupuleux.  Le  formalisme  des  codes  romains,  très 
gênant  à  première  vue,  était  au  fond  très  commode  pour  qui 
savait  l'exploiter.  La  loi  ne  permettait  pas  à  la  femme  en  tutelle 
de  s'émanciper  de  ses  tuteurs,  mais  elle  lui  permettait  de  se 
marier;  et  l'autorité  de  son  mari,  sa  manus,  annihilait  la  puis- 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sance  tutoriale.  Or  il  ne  lui  était  pas  malaisé  de  trouver  un 
homme  complaisant  qui  consentit  a  lui  servir  de  mari  fictif 
ou  nominal,  juste  le  temps  de  la  soustraire  au  contrôle  des 
tuteurs,  et  à  la  céder  ensuite  à  un  autre  personnage  qui,  à  son 
tour,  l'affranchissait.  Sa  liberté  de  gestion  financière  était  donc 
achetée  au  prix  de  procédés  un  peu  compliqués,  mais  d'un  effet 
sûr.  Bientôt  même  elle  n'eut  plus  besoin  de  recourir  à  ce  stra- 
tagème. Sous  Auguste,  la  femme  qui  avait  été  mère  de  plusieurs 
enfans  fut  affranchie  de  la  tutelle,  et,  sous  Théodose,  ce  privi- 
lège fut  étendu  à  tout  le  sexe.  C'est  tardivement,  il  est  vrai,  à  la 
veille  de  la  chute  de  l'empire,  que  cette  réforme  fut  opérée;  mais 
comme  il  arrive  souvent,  elle  s'était  faite  dans  les  mœurs  bien 
avant  de  s'inscrire  dans  les  lois.  Quand  parut  le  code  ïhéodosien, 
il  y  avait  longtemps  que  l'autorité  des  tuteurs  familiaux  n'était 
plus  qu'un  nom,  et  que  veuves  et  orphelines  pouvaient  faire  de 
leurs  biens  ce  qu'elles  voulaient. 

Quant  aux  femmes  mariées,  elles  avaient  atteint  la  même 
indépendance  de  la  façon  la  plus  simple,  à  l'aide  de  la  dot.  Ici 
encore,  elles  avaient  su  utiliser  a  leur  profit  une  arme  qui  n'avait 
point  été  forgée  pour  elles.  Lorsqu'on  prévision  d'un  divorce 
possible,  on  prit  l'habitude  de  faire  promettre  au  mari  la  restitu- 
tion des  biens  apportés  par  l'épouse,  lorsqu'on  en  vint  plus  tard 
à  sous-entendre  cette  clause,  si  bien  qu'elle  fût  implicitement 
contenue  dans  tous  les  contrats,  on  n'avait  pas  pour  but  de 
sauvegarder  les  intérêts  féminins  :  non,  les  biens  dotaux  ayant 
été  fournis  par  la  famille  de  la  jeune  femme,  il  fallait  en  assurer 
le  retour  à  cette  famille;  c'est  par  le  père  (ou  par  le  plus  proche 
parent)  que  l'action  dotale  était  exercée,  et  c'est  pour  lui  qu'elle 
était  établie.  Mais,  qu'elle  fût  ou  non  au  profit  de  la  femme, 
cette  action  dotale  avait  toujours  pour  résultat  d'appauvrir  le 
mari  :  l'hypothèse  d'un  divorce  était  donc  suspendue  sur  sa  tète 
comme  une  menace  effrayante  et  perpétuelle,  et  une  femme 
habile  à  jouer  de  cette  menace  pouvait  obtenir  tout  ce  que  bon 
lui  semblait,  y  compris  l'administration  d'une  partie  de  sa  for- 
tune. Le  mari,  ce  mari  tremblant  que  nous  dépeignent  les  comé- 
dies de  Piaule,  ce  mari  <(  qui  a  vendu  son  pouvoir  contre  une 
dot,  »  aime  encore  mieux  laisser  sa  femme  diriger,  —  ou  même 
gaspiller,  —  la  moitié  de  ses  biens,  que  d'être  condamné  à  res- 
tituer le  tout,  (l'est  [Kir  cette  esj)èce  de  chantage  sans  cesse 
renouvelé  que  les  matrones  romaines  ont  fini  par  se  constituer 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  777 

une  véritable  autonomie  financière  au  sein  même  de  la  commu- 
nauté conjugale. 

Dès  la  fin  de  la  république,  cette  autonomie  est  passée  dans 
les  mœurs.  Les  femmes  ont  si  bien  leur  fortune  à  part  que,  sou- 
vent, ne  sachant  |)as  ou  ne  voulant  })as  la  gérer  elles-mêmes,  elles 
emploient  des  hommes  d'alfaires  qui  dépendent  d'elles  directe- 
ment, et  dans  la  conduite  desquels  leurs  maris  n'ont  rien  à 
voir.  Parmi  ces  ((  procureurs  pour  dames,  »  il  y  en  a  dont  les 
documens  nous  vantent  les  probes  et  loyaux  services  :  il  est  vrai 
que  ces  documens  se  rencontrent  surtout  dans  l'épigraphie 
funéraire,  qui  est  un  peu  sujette  à  caution.  Gicéron  est  moins 
indulgent;  trouvant  sur  son  chemin,  au  cours  de  son  plaidoyer 
pour  GcGcina,  un  de  ces  personnages,  il  fait  un  portrait  sati- 
rique de  l'espèce  entière.  «  C'est  une  espèce  très  répandue,  dit- 
il;  on  les  rencontre  dans  la  vie  de  tous  les  jours.  Ils  sont  aussi 
rusés  et  experts  parmi  les  femmes  qu'ineptes  et  sots  au  milieu 
des  hommes.  »  Sénèque,  et  après  lui  saint  Jérôme,  précisent  les 
insinuations  malveillantes  de  Gicéron,  en  laissant  entendre  que 
ce  n'est  pas  seulement  à  sa  science  du  droit  que  le  «  procureur 
frisé,  »  comme  ils  disent,  doit  ses  succès  auprès  de  sa  clientèle. 
Martial  le  montre  aussi  dans  une  attitude  légèreirient  scabreuse, 
chuchotant  à  l'oreille  de  sa  patronne,  passant  le  bras  autour  de 
sa  chaise,  faisant  figure  de  sigisbée  plutôt  que  d'intendant. 

Mais  à  côté  de  ces  femmes  qui,  dans  l'homme  d'affaires, 
voient  avant  tout  le  joli  garçon,  il  y  en  a  de  plus  pratiques  et 
positives,  pour  lesquelles  la  libre  gestion  de  leurs  biens  n'est 
qu'une  occasion  d'enrichissement,  et  non  un  prétexte  à  la 
coquetterie.  De  ces  matrones  avides  et  retorses,  qui  ont  toutes 
les  qualités  et  tous  les  défauts  des  financiers  de  profession,  la 
femme  de  Gicéron,  Terentia.otfre  le  type  accompli.  Aussi  rapace, 
aussi  âpre  au  gain,  que  son  mari  est  fastueux  et  prodigue,  elle 
use  de  tous  les  moyens  pour  accroître  sa  fortune  au  détriment 
de  la  communauté.  Quelquefois,  lorsqu'elle  remet  à  Gicéron  les 
sommes  qu'il  lui  a  confiées,  elle  prélève  quelques  milliers  de 
sesterces,  à  titre  de  commission  probablement,  mais  sans  le  dire. 
Sur  la  dot  de  leur  fille,  versée  au  gendre  par  son  entremise,  elle 
ne  retient  pas  moins  de  douze  mille  francs.  Elle  impose  à  son 
mari  comme  intendant  l'aiTranchi  Philotimus,  qui  le  pille  effron- 
tément })endant  son  absence,  et  qui,  au  retour,  lui  présente  une 
note  fantastique  :  il  est  très  probable  que,  de  ces  profits  scanda- 


778  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leux,  Terentia  touche  une  bonne  part.  L'histoire  de  ces  tripo- 
tages et  de  ces  conflits  domestiques  est  piquante  à  suivre  à  tra- 
vers la  correspondance  de  Cicéron.  Elle  nous  atteste  que 
l'émancipation  llnancière  de  la  femme  est  bien  complète,  puis- 
qu'elle peut  gérer  ses  affaires,  non  seulement  sans  son  mari, 
mais  contre  lui. 

Parfois,  au  contraire,  elle  fait  cause  commune  avec  lui,  et 
de  telle  sorte  que  les  tiers  n'ont  pas  à  s'en  louer.  Ses  biens, 
distincts  de  ceux  de  son  époux,  sont  insaisissables,  môme  en  cas 
de  banqueroute  ':  si  elle  a  un  mari  peu  scru[)uleux,  et  si  elle- 
même  est  d'une  probité  peu  farouche,  ils  j)euvent  profiter  de 
cette  disposition  de  la  loi  pour  frustrer  les  créanciers  du  ménage. 
Le  mari,  quand  il  se  voit  perdu  de  dettes,  acculé  à  la  faillite, 
n'a  qu'à  faire  passer  sur  la  tète  de  sa  femme  les  sommes  qui 
lui  restent  avant  de  se  déclarer  insolvable.  Apulée,  dans  son 
Apologie,  parle  d'un  personnage  [qui  a  eu  recours  à  cette 
manœuvre  dolosive,  et  le  Digeste,  en  examinant  les  consé-. 
quences  d'une  telle  [manière  d'agir,  prouve  qu'elle  est  assez 
répandue.  Le  théâtre  et  le  roman  modernes,  —  et  même  la  vie 
réelle  quelquefois,  —  nous  avertissent  que  nos  financiers  n'ont 
pas  laissé  perdre  cet  ingénieux  ^artifice,  imaginé  par  leurs 
prédécesseurs  de  l'antique  Rome. 

L'entente  économique  entre  les  époux  n'a  pas  toujours  ce 
caractère  de  coalition  frauduleuse.  Ainsi,  dans  l'éloge  funèbre 
qu'il  a  fait  graver  sur  la  tombe  de  sa  femme  Turia,  Q.  Lu- 
cretius  Vespillo  la  remercie  de  lui  avoir  donné  le  maniement  de 
son  ])atrimoine,  comme  à  un  protecteur  bienveillant  et  loyal. 
Elle  n'a  pas  eu  à  s'en  plaindre,  semble-t-il,  puisque,  dans  la 
proposition  si  curieuse  et  si  touchante  qu'elle  lui  fait  de  divorcer 
el  de  lui  chercher  une  autre  femme  susceptible  de  lui  donner 
des  enfans,  elle  lui  promet  de  lui  laisser  l'administration  de  sa 
fortune  personnelle.  Cette  oraison  funèbre,  un  peu  emphatique 
do  temps  en  temps,  mais  vraisemblablement  sincère,  nous 
olï're  un  joli  exemple,  non  plus,  comme  tout  à  l'heure,  d'un 
couple  armé  en  guerre  pour  détrousser  les  passans,  mais  d'un 
ménage  de  braves  gens,  qui  mettent  tout  en  commun  parce 
qu'ils  savent  pouvoir  compter  l'un  sur  l'autre.  Toutefois,  notons 
bien  que  l'abandon  de  ses  droits  consenti  par  Turia  est  entiè- 
rement volontaire  :  elle  remet  ses  biens  entre  les  mains  de  son 
mari  par  sym[)atliie,  par  confiance,  non  par  nécessité.  Et  d'une 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNGIENNE    ROME.  779 

manière  générale,  dans  toutes  ces  o])érations  d'argent  aux- 
quelles nous  font  assister  les  textes  de  l'époque  impériale,  que 
la  femme  cherche  a  s'enrichir  aux  dépens  de  son  mari,  ou,  de 
concert  avec  lui,  aux  dépens  d'autres  personnes,  ou  bien  qu'elle 
veuille  vivre  sous  sa  tutelle  bénévole,  qu'elle  lui  soit  une 
adversaire,  une  complice  ou  une  honnête  associée,  elle  en 
demeure  toujours  indépendante.  C'est  une  puissance  autonome, 
qui  a  ses' prérogatives,  qui  peut  en  user  bien  ou  mal,  qui  peut 
aussi  en  abdiquer  l'exercice,  mais  qui  ne  cesse  pas  de  les 
posséder. 

in 

Dans  la  famille,  donc,  comme  j)ersonne  et  comme  proprié- 
taire, la  femme  romaine  est  parvenue  à  s'assurer  autant  de 
liberté  qu'elle  en  avait  eu  peu  tout  d'abord.  En  a-t-il  été  de 
même  dans  l'Etat  ?  Les  femmes  ont-elles  jamais  réussi  à  y  jouer 
un  rôle  actif  .^^  Leurs  droits  politiques  se  sont-ils  développés  en 
même  temps  et  de  la  même  façon  que  leurs  droits  civils  ?  C'est 
ici,  plus  peut-être  que  partout  ailleurs,  qu'il  faut  distinguer  avec 
soin  entre  l'apparence  et  la  réalité,  entre  la  théorie  et  les 
faits. 

Officiellement,  les  femmes  n'ont  jamais  exercé  d'autorité 
légale  dans  le  gouvernement  des  affaires  publiques.  Pour  les 
premiers  temps  de  Rome,  la  légende  ne  les  montre  jamais  pla- 
cées à  la  tête  de  |rEtat,  et  la  légende  est  précieuse  à  consulter, 
car,  outre  qu'elle  renferme  parfois  des  souvenirs  historiques 
plus  ou  moins  déformés,  elle  est  historique  encore  en  ce  sens 
qu'elle  reflète  les  conceptions  morales  et  sociales  de  l'époque 
où  elle  s'est  élaborée.  Si  les  traditions  fabuleuses  sur  les  siècles 
primitifs  ne  connaissent  pas  de  femme  qui  ait  gouverné,  il  est 
permis  de  conclure  que,  pendant  la  période  où  ces  traditions 
ont  pris  leur  forme  définitive,  on  regardait  les  femmes  comme 
naturellement  exclues  du  gouvernement.  La  chose  n'a  d'ailleurs 
rien  qui  doive  surprendre.  La  famille  romaine  étant  sous  la 
domination  exclusive  du  père,  l'Etat,  qui  n'est  qu'une  agglo- 
mération de  familles,  doit  également  être  dirigé  par  le  sexe 
fort.  Le  même  phénomène  s'observe  dans  le  monde  grec,  si 
fortement  apparenté  au  monde  latin.  On  a  récemment  con- 
staté que  les   villes  helléniques   où  les   inscriptions   nous  font 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  des  femmes  magistrats  sont  des  villes  d'Asie,  à  moitié 
orientales,  dans  lesquelles  les  populations  primitives  avaient 
pratiqué  le  régime  du  matriarcat,  et  qui  en  avaient  conservé 
d'obscures  survivances.  Mais  dans  la  pure  et  véritable  Grèce,  les 
femmes  n'ont  aucun  pouvoir  politique,  n(jn  plus  qu'à  Rome.  Le 
nom  même  du  régime  originel  sous  lequel  a  vécu  la  société 
romaine,  <(  patriciat,  »  indique  à  lui  seul  que  les  femmes  n'y 
sauraient  être  comptées  pour  quoi  que  ce  fût.  C'est  un  gouver- 
nement de  patres,  de  chefs  des  grandes  maisons  :  nulle  place 
n'y  existe  pour  les  femmes,  pas  plus  que  pour  les  plébéiens  ou 
les  esclaves. 

Il  est  vrai  que,  dans  la  suite,  cette  infériorité  s'est  prolongée 
seulement  pour  les  femmes,  et  non  pour  les  autres  catégories 
dont  nous  venons  de  les  rapprocher.  Les  plébéiens  se  sont 
ouvert  peu  à  peu  l'accès  de  toutes  les  magistratures.  Les  esclaves 
mêmes  ont  réussi  à  entamer  la  vieille  citadelle  patricienne,  puis- 
que les  affranchis  possédèrent  les  droits  de  citoyens,  et  qu'on  a 
vu  quelquefois  leurs  fds  arriver  à  la  dignité  sénatoriale  ou  au 
consulat.  Les  femmes,  au  contraire,  sont  restées  constamment 
à  la  porte  de  la  cité.  Jamais  elles  n'ont  exercé  de  magistrature, 
tant  qu'a  vécu  la  république  romaine  ;  jamais  elles  n'ont  siégé 
au  Sénat  ;  jamais  même  elles  n'ont  voté  aux  comices  pour 
l'élection  des  consuls  ou  l'établissemmt  des  lois.  Cette  immuable 
sujétion  des  femmes,  contrastant  avec  l'émancipation  politique, 
au  moins  relative,  des  autres  victimes  de  l'oligarchie  patri- 
cienne, ne  laisse  pas  d'être  frappante,  et  l'on  est  conduit  à  se 
demander  si  elles  sont  restées  dans  cet  état  parce  qu'elles  n'ont 
pas  voulu  en  sortir,  ou  parce  que,  le  voulant,  elles  ne  l'ont 
pas  pu. 

11  n'est  pas  absolument  sûr  qu'elles  ne  l'aient  pas  voulu,  — 
du  moins  certaines  d'entre  elles,  et  à  certains  momens.  11  est 
assez  remarquable,  par  exemple,  que  la  période  qui  suit  immé- 
diatement la  seconde  guerre  punique,  le  commencement  du 
11^  siècle  avant  notre  ère,  a  vu  se  produire  plusieurs  événemens 
célèbres,  sur  lesquels  nous  sommes  moins  bien  renseignés  que 
nous  ne  le  souhaiterions,  mais  où  les  femmes  ont  joué  un  rôle 
très  actif.  En  IDo,  pour  obtenir  l'abrogation  de  la  loi  ()j)j)ia,  qui 
restreignait  leurs  dépenses  somptuaires,  elles  se  livrent,  en 
plein  forum,  à  une  manifestation  collective  que  les  hommes 
d'Etat  du  parti  opposé  comparent  aux  sécessions  {\v,  la  plèbe.  Dix 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  781 

ans  plus  tard,  dans  les  associations  formées  pour  célébrer  les 
Bacchanales,  —  associations  qui  semblent  avoir  eu  un  but  })oli- 
tique  autant  que  religieux,  et  qui  ont  été  traquées  ])ar  le  Sénat 
romain  avec  une  sauvagerie  impitoyable,  —  les  femmes  occu- 
pent un  rang  égal  à  celui  des  hommes,  et  même  supérieur  :  ce 
sont  elles  qui  ont  fondé  cette  corporation  secrète  ;  elles  n'y  ont 
admis  les  hommes  que  plus  tard,  comme  par  grâce;  et,  comme 
en  témoigne  le  sénatus-consulte  rendu  à  ce  sujet,  elles  y  sont 
restées  les  plus  nombreuses.  Trop  de  détails  nous  échappent, 
dans  ces  mystérieuses  affaires,  i)Our  que  nous  puissions  affirmer 
qu'il  y  a  eu  alors  un  mouvement  politique  féministe  :  nous 
n'avons  le  droit  que  de  [toser  un  point  d'interrogation.  Peut-être 
ce  mouvement  a-t-il  existé;  mais,  en  tout  cas,  il  ne  s'est  })as 
généralisé,  et  il  n'a  pas  abouti. 

La  plupart  des  femmes  ne  paraissent  pas  s'être  souciées 
d'acquérir  des  droits  civiques  :  nous  ne  trouvons  nulle  trace  de 
revendications  à  cet  égard,  de  revendications  nettes,  systéma- 
tiques, opiniâtres,  comme  celles  des  j)lébéiens  par  exemple,  qui 
ont  été  reprises  et  maintenues  avec  tant  d'acharnement.  Et,  au 
surplus,  ces  revendications  eussent-elles  été  formulées  qu'elles 
auraient  probablement  avorté  :  elles  ne  pouvaient  pas  s'appuyer, 
comme  celles  des  plébéiens,  sur  une  force  susceptible  de  s'im- 
poser. Les  plébéiens  n'ont  obtenu  gain  de  cause  que  parce  qu'on 
avait  besoin  d'eux  pour  la  guerre,  et  qu'ils  le  savaient  :  leurs 
sécessions  ont  été  des  grèves  militaires,  et  c'est  par  là  qu'ils  ont 
triomphé.  Les  femmes  n'avaient  pas  ce  moyen-là  à  leur  dispo- 
sition. Un  moment  est  venu  où  elles  ont  constitué,  elles  aussi, 
une  puissance  sociale  capable  d'exiger  que  l'on  comptât  avec 
elle.  Quand  elles  ont  eu  de  l'argent,  elles  ont,  du  même  coup, 
eu  de  l'influence,  une  influence  dont  il  leur  était  loisible  d'user 
pour  se  faire  octroyer  une  large  part  dans  le  gouvernement  de 
l'Etat.  Seulement,  il  était  trop  tard  :  on  était  à  la  fin  de  la  répu- 
blique, à  une  date  où  la  vie  politique  régulière  était  anéantie. 
En  pleine  guerre  civile,  l'obtention  du  droit  de  suffrage  n'était 
pas  une  conquête  assez  séduisante  pour  valoir  la  peine  d'être 
tentée.  L'époque  où  les  femmes  auraient  pu  obtenir  la  partici- 
pation aux  droits  civi<|ues  était  celle  où  ces  droits  n'avaient  plus 
d'existence  réelle. 

Quant  au  régime  impérial,  il  y  avait  une  bonne  raison  pour 
qu'il  ne  leur  conférât  pas  les  pouvoirs  qui  jusqu'alors  leur  avaient 


182  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

été  refusés  :  c'est  (ju'ii  s'appliquait,  officiellement  et  extérieu- 
rement, à  respecter  les  traditions  les  plus  invétérées.  Du  mo- 
ment que,  sous  la  république,  les  femmes  avaient  été  éliminées 
des  assemblées  et  des  magistratures,  les  empereurs,  même  les 
plus  audacieux,  auraient  cru  faire  scandale  en  leur  en  ouvrant  la 
porte.  On  nous  dit  bien  qu'Héliogabale  institua  un  «  petit  sénat  » 
de  matrones,  senaciilum:  mais  cette  institution,  qui  d'ailleurs 
ne  devait  pas  survivre  à  son  fondateur,  n'avait  aucun  caractère 
politique  ;  les  sénatus-consultes  féminins  ne  tranchèrent  que 
des  questions  de  costume,  d'équipage  ou  de  préséance  mondaine. 
On  nous  dit  aussi  que  la  femme  et  la  sœur  d'Auguste  reçurent 
l'inviolabilité  tribunitienne,  qu'Agrippine  eut,  comme  les  magis- 
trats, des  licteurs  et  des  faisceaux,  que  ^certaines  impératrices 
furent  appelées  «  mères  des  légions  »  ou  «  mères  du  peuple  :  » 
mais  quelle  répercussion  ces  honneurs,  réservés  aux  princesses 
de  la  famille  régnante,  pouvaient-ils  avoir  sur  le  sort  des  autres 
femmes?  Enfin,  nous  savons  par  les  inscriptions  que,  dans 
quelques  endroits,  les  femmes  ont  exercé  des  magistratures 
municipales:  on  trouve  [en  Afrique  une  femme  duumvir,  dans 
les  Baléares  une  autre,  «  qui  a  rempli  toutes  les  charges  officielles 
de  l'ile  ;  »  mais  ce  sont  des  exceptions  tout  à  fait  rares.  A 
prendre  les  choses  dans  l'ensemble,  on  peut  assurer  que  sous 
l'empire  aussi  bien  que  sous  la  république,  et  dans  les  pro- 
vinces aussi  bien  qu'à  Rome,  les  femmes  n'ont  jamais  possédé 
de  droits  politiques. 

Mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'elles  n'aient  pas  eu  une  influence 
politique,  plus  grande  en  certains  cas  que  celle  de  bien  des  gens 
investis  des  plus  hautes  magistratures.  Ici  encore,  la  légende, 
qui  place  une  Tanaquil  auprès  d'un  Tarquin,  auprès  d'un  Corio- 
lan  une  Véturie,  peut  être  interprétée  comme  un  symbole  de 
l'action  occulte,  mais  puissante,  que  les  Romains  de  l'époque 
républicaine  voyaient  exercer  par  les  femmes  sur  les  chefs  de 
l'Etat.  Le  nom  d'une  femme,  Cornélie,  est  inséparable  du  sou- 
venir des  premières  réformes  démocratiques  tentées  par  les 
Gracques.  Une  femme,  Cœrellia,  est  la  confidente  des  projets  et 
des  ennuis  de  Cicéron.  Une  autre,  Sempronia,  est  la  complice 
de  Gatilina.  Plusieurs  femmes,  entre  autres  la  mère  et  la  sœur 
de  Brutus,  sont  initi(îes  aux  desseins  de  César,  dont  elles  servent 
l'ambition  avec  un  zèle  où  se  mêlent  le  dévouement  et  l'intérêt 
personnel.  Il  n'y  a  presque  i)as  d'événement,  à  la  lin  de  la  repu- 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  783 

bliqiie,  dans  lequel  on  ne  rencontre  une  ou  plusieurs  interven- 
tions féminines.  Sous  l'empire,  cela  est  encore  plus  sensible. 
Les  exemples  de  Livie,  inspiratrice  d'Auguste,  d'Agrippine,  mai- 
tresse  du  monde  sous  le  nom  de  Néron,  sont  demeurés  célèbres 
pour  avoir  été  immortalisés  par  la  prose  de  Tacite  et  par  les 
beaux  vers  de  Corneille  et  de  Racine  ;  mais  ils  ne  sont  nulle- 
ment exceptionnels.  Du  haut  en  bas  de  l'échelle  sociale,  les 
femmes  s'immiscent  partout.  Sénèque  obtient  son  premier 
poste,  la  questure,  par  les  démarches  de  sa  tante  maternelle, 
ce  qui  ne  l'empochera  pas,  l'ingrat,  d'être  un  des  moralistes  les 
plus  misogynes  de  la  littérature  latine.  Josèphe  nous  parle  d'un 
gouverneur  de  Judée  nommé  grâce  à  une  amie  de  Poppée  ; 
Philostrate,  d'un  professeur  d'Athènes  choisi  sur  la  recomman- 
dation de  l'impératrice  Julia  Domna  ;  Tacite,  d'un  personnage 
consulaire  qui  était  arrivé  aux  plus  hautes  dignités  parce  qu'il 
avait  su  se  concilier  la  faveur  des  dames.  Dans  les  provinces, 
les  femmes  des  gouverneurs  assistent  quelquefois  avec  leurs 
maris  aux  manœuvres  des  troupes,  haranguent  les  soldats, 
reçoivent  des  placets,  sollicitent,  —  pas  toujours  par  pure  bien- 
veillance, —  pour  les  hommes  d'affaires  com[)romis  dans  des 
négociations  véreuses.  Les  choses  en  viennent  à  un  tel  point, 
dès  le  règne  de  Tibère,  qu'on  discute  au  Sénat  pour  savoir  s'il 
n'y  a  pas  lieu  d'interdire  aux  proconsuls  et  propréteurs  d'emme- 
ner leurs  femmes:  on  voudrait  le  faire,  on  ne  l'ose  pas,  tant 
les  nouveaux  usages  ont  pris  d'ascendant,  et  les  provinces  con- 
tinuent d'être  souvent  dirigées,  —  et  exploitées,  —  par  les 
grandes  dames  romaines  (autant j  que  par  leurs  époux.  Dans  les 
petites  villes,  les  mêmes  phénomènes  se  reproduisent  avec  de 
moins  amples  proportions  :  les  femmes  recommandent  des  can- 
didats aux  fonctions  publiques,  signent  des  affiches  électorales, 
comme  à  Pompéi,  patronnent  certaines  associations,  en  forment 
elles-mêmes  de  nouvelles,  oîi  l'on  examine  les  actes  des  magis- 
trats. Partout,  en  un  mot,  dans  la  vie  municipale  comme  dans 
celle  de  l'empire,  dans  les  plus  lointaines  bourgades  comme  à 
la  cour  ou  dans  la  capitale,  la  main  des  femmes  se  fait  sentir. 
Rien,  peut-être,  ne  montre  mieux  combien  sont  trompeuses  les 
fictions  officielles  et  vaines  les  prohibitions  légales,  puisque 
jamais  les  femmes  n'ont  été  réputées  compter  pour  quoi  que 
ce  soit  dans  la  politique  romaine,  et  que  jamais  pourtant  la 
politique  ne  s'est  faite  sans  elles. 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

IV 

Au  surplus,  la  vie  d'une  société  ne  consiste  pas  tout  entière 
en  des  actes  légaux.  Si  le  droit  de  participer  à  l'élection  des  ma- 
gistrats ou  au  vote  des  lois  n'est  pas  négligeable,  bien  plus  im- 
portant est  sans  doute  celui  d'exercer  certaines  professions  qui 
semblent  douées  d'un  prestige  particulier  et  d'une  influence 
])répondérante.  Ce  dernier  droit,  on  sait  avec  quelle  ardeur  les 
femmes  se  sont  appliquées,  dans  la  société  contemporaine,  à  le 
maintenir  ou  à  l'étendre.  La  situation  n'était  pas  du  tout  la 
même  dans  l'ancienne  Rome,  et  ne  pouvait  pas  produire  des 
luttes  aussi  vives. 

Prenons,  par  exemple,  les  deux  professions  dites  «  libérales  » 
autour  desquelles  se  sont  livrées  chez  nous  les  batailles  les  plus 
acharnées,  celle  d'avocat  et  celle  de  médecin.  Les  femmes 
romaines,  pour  y  arriver,  n'avaient  à  vaincre  aucune  prohibi- 
tion légale  :  c'étaient  deux  métiers  libres,  ouverts  à  tout  individu 
sans  condition  de  capacité  aucune,  et,  semble-t-il,  sans  condi- 
tion de  sexe  non  plus.  Mais,  d'un  autre  côté,  ils  ne  pouvaient 
exciter  chez  les  femmes  des  convoitises  aussi  fortes  qu'aujour- 
d'hui. La  médecine  était  presque  toujours  un  métier  d'esclaves 
ou  tout  au  moins  d'afiranchis,  lucratif  parfois,  mais,  selon  les 
idées  des  anciens,  médiocrement  honorable,  souvent  confondu 
avec  les  emplois  de  domesticité,  et  en  tout  cas  absolument  dé- 
pourvu de  l'importance  sociale  que  nous  lui  donnons  actuelle- 
ment. Il  n'en  est  pas  de  même,  à  vrai  dire,  de  la  profession 
d'avocat,  dont  Cicéron,  Tacite  et  Quintilien  ont  fait  un  si  pom- 
peux éloge:  mais  elle  était  peut-être  moins  estimée  pour  l'ar- 
gent qu'on  y  pouvait  gagner  que  pour  l'accès  facile  qu'elle  don- 
nait aux  charges  publiques,  doux  qui  la  choisissaient  n'étaient 
pas,  en  général,  ceux  qui  voulaient  s'enrichir,  mais  ceux  qui 
rêvaient  d(^  s'élever  aux  grandes  dignités,  et  qui,  dans  ce  des- 
sein, tra^ai^ai(^nt  à  se  faire  connaître  du  peuple,  à  obliger  beau- 
coup de  gens  intluens  en  plaidant  pour  eux,  à  se  constituer  cette 
clientèle  électorale  dont  le  frère  de  Cicéron,  dans  son  Traité  de 
la  candidature  au  consulat,  nous  a  laissé  un  tableau  si  précis 
et  si  curieux.  En  un  mot,  <a  Rome  plus  encore  qu'à  Paris,  le  bar- 
reau était  avant  tout  le  chemin  (h'  la  tribune.  C'est  dire  que  son 
plus  puissant  alli'ait  devait  forcément  rester  lettre  morte  pour 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNGIENNE    ROME.  785 

les  femmes,  puisque  la  loi  ne  les  admettait  pas  aux  magistra- 
tures. L'opposition  est  donc  complète,  en  ce  qui  concerne  le 
métier  d'avocat  aussi  bien  que  celui  de  médecin,  entre  les  mœurs 
romaines  et  les  nôtres.  Chez  nous,  les  femmes  ont  été  long- 
temps arrêtées  à  l'entrée  de  ces  professions  par  des  barrières 
qu'elles  ont  renversées  à  cause  de  la  grande  utilité  qu'elles  y 
trouvaient;  à  Rome,  rien  ne  les  empêchait  de  soigner  les  ma- 
lades ou  de  plaider  pour  les  accusés,  mais  rien  ne  les  y  poussait 
non  plus.  Elles  n'y  rencontraient  ni  aucun  obstacle,  ni  aucun 
profit. 

Par  là  s'explique  à  la  fois  qu'il  y  ait  eu  un  certain  nombre  de 
femmes  médecins  ou  avocats,  et  que  ce  nombre  soit  demeuré 
assez  restreint.  Les  «  doctoresses  »  romaines  n'intéressent  guère 
que  l'histoire  anecdotique  de  l'art  médical.  Parmi  les  «  avo- 
cates »  au  contraire,  il  en  est  une  qui  mérite  de  retenir  un  peu 
plus  l'attention  à  divers  titres.  Par  sa  naissance  d'abord  :  elle 
était  fille  de  cet  Hortensius  qui  avait  été  le  plus  brillant  orateur 
de  l'époque  républicaine  avant  Cicéron,  et  l'un  des  hommes  les 
plus  marquans  du  parti  aristocratique.  La  circonstance  oi^i  elle 
prit  la  parole  n'est  pas  indifférente  non  plus  :  c'était  sous  le 
triumvirat,  au  moment  des  proscriptions  et  des  confiscations; 
Octave,  Antoine  et  Lépide  avaient  établi  un  impôt  arbitraire  sur 
les  biens  des  quatorze  cents  femmes  les  plus  riches  de  la  ville, 
et  ce  fut  pour  protester  contre  cette  mesure  vexatoire  qu'Horten- 
sia prononça  son  discours,  appuyée  par  un  grand  nombre  de  ses 
compagnes.  C'était  donc  une  femme  qui  parlait  pour  des  femmes, 
et  c'est  aussi  sur  le  terrain  des  droits  féminins  qu'elle  semble 
avoir  porté  la  discussion,  autant  que  nous  pouvons  en  juger  à 
travers  la  traduction  grecque  que  l'historien  Appien  nous  a 
laissée  de  sa  harangue.  Ses  argumens  se  ramènent  à  une  idée 
essentielle  :  les  femmes  ne  doivent  pas  être  appelées  à  subir  les 
conséquences  des  luttes  civiles,  parce  qu'elles  ne  participent  pas 
effectivement  à  ces  luttes.  «  Si  jamais  nous  n'avons  déclaré 
l'un  de  vous  ennemi  public,  détruit  sa  maison,  soudoyé  son 
armée,  levé  des  soldats  contre  lui,  contribué  à  l'exclure  d'un' 
commandement  ou  d'une  charge,  pourquoi  aurions-nous  part 
au  châtiment,  puisque  nous  n'en  avons  pas  eu  à  la  faute  .^... 
Pourquoi  nous  faire  contribuer  de  nos  biens,  puisque  nous  ne 
sommes  pour  rien  dans  les  combats,]  dans  les  magistratures, 
dans  le  commandement  des  armées,  en  un  mot  dans  ce  gouver- 

TOME  X.  —  1912.  50 


786  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nement  pour  lequel  vous  a^ous  faites  tant  de  mal  re'ciproque  ?  ■» 
Et  Hortensia  continue  en  démontrant  que,  même  en  temps  de 
guerre,  les  femmes  sont  exemptes  d'impôts;  tout  au  plus  admet- 
elle  la  nécessité  de  subvenir  aux  besoins  de  la  patrie  si  la  sécu- 
rité de  l'empire  était  menacée  par  une  attaque  étrangère  ;  mais 
tel  n'est  pas  le  cas,  et  elle  revendique  pour  son  sexe  le  privilège 
de  rester  h  l'abri  des  exigences  tyranniques  des  triumvirs.  Il  y 
a  dans  toute  cette  argumentation  beaucoup  de  rigueur  et  de 
force,  —  non  sans  quelque  sécheresse  peut-être,  —  et  sur- 
tout une  limitation  très  nette  du  débat.  Hortensia  ne  conteste 
pas  la  lé,gitimité  du  pouvoir  des  triumvirs;  elle  entre  si  peu 
dans  la  controverse  politique  qu'elle  affecte  presque  de  l'igno- 
rer ;  elle  se  cantonne  dans  la  défense  des  prérogatives  fémi- 
nines :  abstention  de  la  vie  publique,  et  par  suite,  comme 
contre-partie  nécessaire,  exemption  des  charges  financières  que 
cette  vie  entraîne,  voilà  la  formule  qu'elle  met  en  relief  avec 
insistance,  et  qui  lui  était  d'ailleurs  imposée  par  les  conditions 
de  la  cause.  Elle  réussit,  nous  disent  les  historiens,  à  obtenir  au 
moins  une  notable  atténuation  des  exigences  fiscales  :  au  lieu  de 
quatorze  cents  femmes  assujetties  à  l'impôt,  il  n'y  en  eut  plus 
que  quatre  cents,  et  en  même  temps,  le  taux  de  l'impôt  fut  consi- 
dérablement abaissé.  L'histoire  de  l'éloquence  féminine  à  Rome 
compte  donc  un  beau  triomphe,  remporté  dans  une  occasion 
dramatique,  sur  des  juges  tout-puissans  et  durs.  Malheureuse- 
ment, cette  histoire  n'est  pas  très  riche  en  noms  célèbres  et  en 
épisodes  connus.  Le  plaidoyer  devant  les  triumvirs  fut  une 
exception  dans  la  carrière  d'Hortensia,  et  Hortensia  elle-même 
une  exception  parmi  les  femmes  romaines.  Il  y  eut  d'autres 
avocates,  mais  trop  peu  nombreuses  et  trop  peu  glorieuses  pour 
que  nous  puissions  nous  les  représenter  sous  un  jour  concret 
et  vivant  :  elles  sont  pour  nous  des  noms,  et  rien  de  plus. 

Avec  la  pratique  de  l'éloquence,  ce  qui  attire  surtout  l'acti- 
vité d'un  Romain  des  classes  dirigeantes,  c'est  la  spéculation 
financière.  Gaton  aussi  bien  que  César,  Rrutus  aussi  bien  que 
Gicéron,  ont  été  des  manieurs  d'argent  en  même  temps  que  des 
orateurs.  Ge  domaine  n'était  pas,  lui  non  plus,  fermé  à  l'initia- 
tive féminine.  Maîtresse  de  gérer  ses  biens,  la  femme  pouvait 
chercher  à  les  augmenter  par  les  mêmes  moyens  que  les 
hommes  :  exploitation  de  vastes  domaines  agricoles,  spéculation 
sur  les  terrains   et  les  immeubles,  prêt  aux  gens   besogneux 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  787 

(souvent  à  un  taux  outrageusement  usuraire),  participation 
aux  grandes  entreprises  commerciales  dans  les  provinces,  aux 
sociétés  formées  pour  la  perception  des  impôts  ou  pour  l'adjudi- 
cation des  travaux  publics,  tous  les  modes  d'enrichissement 
dont  usaient  les  patriciens  et  les  chevaliers  étaient  aussi  bien 
offerts  à  leurs  femmes  et  à  leurs  filles.  Tout  au  plus  l'usage  leur 
prescrivait-il  dans  certains  cas  (par  exemple  pour  les  fermes  et 
entreprises  des  publicains)  de  se  dissimuler  derrière  un  prête- 
nom,  mais  ce  subterfuge,  qui  ne  trompait  personne,  ne  leur 
apportait  pas  une  gêne  réelle.  En  fait,  les  lettres  de  Cicéron 
et  celles  de  Pline  nous  les  montrent  mêlées  autant  que  les 
hommes,  sans  différence  appréciable,  à  la  vie  financière  de  leur 
époque. 

Quant  aux  autres  occupations  masculines,  il  n'est  pas  très 
aisé  de  savoir  jusqu'à  quel  point  elles  y  étaient  associées.  Les 
auteurs  latins  nous  en  parlent  peu,  et  quand  ils  en  parlent,  c'est 
quelquefois  pour  se  contredire.  Ainsi  Juvénal,  dans  sa  sixième 
satire,  dépeint  les  femmes  comme  possédées  d'une  fureur  de 
rivaliser  avec  les  hommes  sur  tous  les  champs  d'action  :  les  unes 
faisant  de  la  gymnastique  ou  de  l'escrime,  les  autres  se  lançant 
à  corps  perdu  dans  la  chicane,  d'autres  se  passionnant  pour  les 
nouvelles  politiques,  diplomatiques  et  militaires.  Mais  ailleurs,  le 
même  Juvénal  déclare  que  ces  femmes  émancipées  sont  fort 
peu  nombreuses  :  voilà  qui  infirme  singulièrement  les  portraits 
satiriques  qu'il  a  tracés  avec  tant  de  verve,  et  voilà  aussi  qui 
nous  replonge  dans  l'incertitude.  Une  seule  chose  est  sûre,  c'est 
que  nulle  part  nous  n'apercevons  d'interdictions  formulées  par 
la  loi.  A  part  les  fonctions  publiques,  il  n'y  a  pas  de  profession 
dont  les  hommes  se  soient  réservé  le  monopole.  Les  femmes 
ont  eu  la  faculté  de  les  exercer  toutes,  faculté  dont  elles  ont  pro- 
fité plus  ou  moins  selon  l'avantage  qu'elles  y  trouvaient,  mais 
dont,  en  théorie,  rien  ne  les  privait.  A  cet  égard,  la  société 
romaine  parait  à  la  fois  en  avance  et  en  retard,  sinon  sur  la 
nôtre,  au  moins  sur  celle  de  nos  pères  :  en  retard,  puisqu'en  fait 
les  femmes  cherchaient  moins  à  pénétrer  dans  les  professions 
masculines;  en  avance,  parce  que  ces  mêmes  professions  leur 
étaient  plus  librement  accessibles.  Elles  avaient  plus  de  droits, 
encore  qu'elles  en  usassent  moins.:  > 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Ce  qui  est  vrai  de  l'activité  professionnelle  ou  économique 
de  la  femme  à  Rome  l'est  peut-être  encore  davantas^e  de  son 
activité  intellectuelle.  Là  non  plus  il  n'y  a  point  de  fossé 
creusé  entre  les  deux  sexes,  point  de  rempart  protecteur  derrière 
lequel  l'égoïsme  masculin  puisse  mettre  à  l'abri  ce  qu'il  croit 
son  bien  exclusif.  Aucune  institution,  —  on  pourrait  même 
presque  dire  aucun  préjugé,  —  ne  tient  les  femmes  à  l'écart  de 
ce  qui  constitue  la  vie  de  l'esprit. 

L'éducation,  notamment,  ne  met  nulle  différence  entre  elles 
et  les  hommes,  du  mops  à  partir  du  moment  oij  il  commence 
à  y  avoir  a  éducation  »  véritable  et  complète,  formation  de  l'in- 
telligence en  même  temps  que  du  corps  ou  du  caractère.  Aupa- 
ravant, dans  les  siècles  primitifs,  il  est  bien  probable  que  l'en- 
fance des  garçons  et  des  filles  n'était  pas  remplie  des  mêmes 
.  occupations  :  ici,  la  lutte,  l'équitation,  les  jeux  violens,  l'appren- 
tissage de  la  guerre;  là,  les  travaux  manuels  et  la  tenue  de  la 
maison.  Mais  dès  que  l'on  songe  à  cultiver  l'esprit,  à  donner 
quelques  connaissances  positives,  l'instruction  est  conçue  de  la 
piême  manière  pour  les  deux  sexes.  Dans  les  familles  riches, 
les  filles  reçoivent  comme  les  garçons,  et  souvent  avec  eux,  les 
leçons  d'un  précepteur,  —  le  plus  communément  un  affranchi 
grec.  Dans  les  classes  moins  fortunées,  elles  vont  à  la  même 
école  que  leurs  frères;  elles  ont  le  même  maître,  et  le  poète 
Martial  nous  dit  qu'elles  s'accordent  fort  bien  avec  leurs  petits 
camarades  dans  la  haine  du  commun  tyran  [scolaire,  invisum 
pueris  virginibiisque  caput.  Rien  ne  nous  autorise  à  supposer 
qu'il  y  ait  eu  des  écoles  spécialement  réservées  aux  jeunes  filles  : 
en  tout  cas,  s'il  y  en  avait  eu,  on  y  aurait  enseigné  la  même 
chose  que  dans  les  autres,  c'est-à-dire  la  lecture,  l'écriture,  le 
calcul,  la  connaissance  des  auteurs  grecs  et  latins,  et,  à  propos 
de  ces  auteurs,  un  peu  d'histoire,  de  géographie  et  de  sciences. 
Cette  fois,  la  Rome  ancienne  devance  de  beaucoup  les  sociétés 
actuelles  :  sans  fracas,  sans  théorie  ambitieuse,  elle  nous 
montre  réalisé  ce  qui  n'est  encore  que  réclamé  parmi  nous  par 
une  minorité,  la  coéducation  des  sexes  et  l'identité  des  pro- 
grammes. 

Ceci  s'applique  à  ce  que  nous  nommerions  aujourd'hui  l'en- 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  789 

seignement  primaire  et  l'enseignement  secondaire,  à  celui  du 
litteralor  et  à  celui  du  grammaticus.  On  peut  l'appliquer  aussi 
à  l'enseignement  des  beaux-arts.  Il  ne  faut  pas  nous  laisser  abu- 
ser par  les  jugemens  sévères  arrachés  à  quelques  moralistes  par 
la  vue  des  femmes  instruites  dans  la  danse  et  la  musique.  La 
question  de  sexe  n'a  rien  à  voir  ici.  Scipion  Emilien,  dans  un  de 
ses  discours,  s'indigne  que  les  jeunes  filles  de  famille  noble 
aillent  dans  des  écoles  de  danse,  parmi  des  baladins,  et  y  appren- 
nent ce  qu'il  appelle  ((  des  arts  malhonnêtes  :  »  mais  il  en  dit 
autant  des  jeunes  gens,  et  sa  description  même  prouve  que,  là 
comme  chez  le  maître  d'école,  la  communauté  d'éducation  était 
complète.  Un  siècle  plus  tard,  Salluste  reproche  à  Sempronia,  la 
complice  de  Gatilina,  de  savoir  mieux  danser  qu'il  ne  sied  à  une 
honnête  femme  :  mais,  exactement  à  la  même  date,  les  adver- 
saires du  consul  Murena  lui  adressaient  une  pareille  accusation. 
L'enseignement  de  la  «  musique  »  (en  prenant  le  mot  au  sens 
large,  et  en  y  comprenant  à  la  fois  le  chant  et  la  danse)  était 
donc  jugé  de  la  même  manière,  qu'il  s'agit  de  l'un  ou  de  l'autre 
sexe  :  les  uns  le  blâmaient,  les  autres  le  toléraient,  mais  ceux 
qui  le  blâmaient  chez  les  filles  ne  le  toléraient  pas  davantage 
chez  les  garçons.  Du  reste,  ce  fut  bientôt  le  parti  le  moins 
sévère  qui  l'emporta.  N'invoquons  pas  ici,  comme  le  font  beau- 
coup d'historiens  des  mœurs  romaines,  le  témoignage  d'Ovide  : 
car  l'éducation  dont  il  trace  dans  Y  Art  d'aimer  le  programme 
charmant  et  frivole  est  destinée  probablement  à  former  des  cour- 
tisanes plutôt  que  des  femmes  du  monde.  Mais  des  exemples 
moins  équivoques,  celui  de  Gornélie,  la  femme  de  Pompée, 
ceux  de  la  fille  de  Stace  et  de  la  femme  de  Pline  le  Jeune,  nous 
attestent  que  la  culture  artistique  était  reçue  par  les  jeunes 
filles  aussi  complètement  que  par  les  jeunes  gens. 

En  était-il  de  même  pour  la  culture  philosophique."^  Ici  les 
conditions  ne  sont  plus  tout  à  fait  semblables.  A  l'âge  où  l'esprit 
peut  utilement  être  initié  aux  spéculations  métaphysiques  ou 
morales,  les  Romaines  étaient  presque  toujours  mariées  :  leur 
éducation  proprement  dite  était  finie,  et  les  lectures  qu'elles 
pouvaient  faire  variaient  beaucoup,  selon  qu'elles  étaient  plus 
ou  moins  soumises  à  leurs  époux,  et  aussi  selon  que  ceux-ci 
étaient  d'intelligence  plus  ou  moins  ouverte.  Nous  en  connais- 
sons un  qui  contrôla  et  restreignit  jalousement  les  études  de  sa 
femme  :  c'est-  le  père  de  Sénèque.  Il  ne  lui  permit,  nous  dit  son 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lils,  que  de  prendre  une  légère  teinture  de  la  philosophie,  et 
non  do  s'y  plonger  tout  entière  ;  et  Sénèque  le  regrette  fort. 
Voilà  un  exemple  d'hostilité  systématique  contre  l'émancipa- 
tion intellectuelle  de  la  femme.  Mais  c'est  un  exemple  dont  il 
ne  faut  pas  exagérer  la  portée.  D'abord  Sénèque  le  Père  semble 
bien  avoir  été  un  original,  un  isolé,  un  homme  de  tendances 
très  ((  réactionnaires,  »  inojorum  consuctudini  deditus,  égaré 
dans  son  siècle.  De  plus,  on  nous  dit  qu'il  n'a  été  aussi  sévère 
pour  sa  femme  que  parce  qu'il  en  voyait  beaucoup  autour  de  lui 
qui  avaient  suivi  un  régime  tout  contraire,  et  qui  en  abusaient  : 
c'est  donc  que  la  tendance  générale  de  l'époque  allait  en  sens 
inverse  de  la  sienne,  et  que  la  plupart  des  Romaines  de  bonne 
condition  étaient  au  courant  du  mouvement  philosophique.  Il 
faut  remarquer,  enfin,  que  si  cet  obstiné  partisan  des  vieilles 
mœurs  ne  voulait  pas  de  la  philosophie  pour  les  femmes,  il  ne 
l'aimait  pas  davantage  pour  les  hommes  :  il  s'opposa  de  toutes 
ses  forces  à  la  vocation  stoïcienne  de  son  fils;  les  philosophes 
étaient  à  ses  yeux  des  rêveurs  téméraires  et  dangereux,  contre 
lesquels  on  ne  pouvait  trop  tenir  en  garde  les  esprits  jeunes  ou 
faibles.  Qu'un  tel  homme  ait  été  l'ennemi  de  la  culture  philo- 
sophique pour  les  femmes,  cela  s'explique,  mais  cela  ne  prouve 
rien  pour  l'ensemble  de  la  société.  D'autres,  à  coup  sûr,  parta- 
geaient ses  répugnances,  et  tâchaient  de  les  justifier  par  des 
argumens  dont  le  compilateur  Stobée  nous  a  conservé  le  résumé.. 
Mais  d'autres  encore,  plus  nombreux,  les  combattaient  par  de 
fortes  raisons  :  entre  eux,  au  premier  rang,  le  bon  Plutarque 
déclare  qu'on  ne  peut  donner  à  une  femme  trop  de  notions  phi- 
losophiques et  même  scientifiques,  que  cela  lui  met  dans  l'esprit 
des  goûts  sérieux  et  des  idées  saines,  la  préservant  ainsi  d'aimer 
trop  les  plaisirs  frivoles  ou  d'adhérer  trop  complaisamment  aux 
pratiques  .superstitieuses,  La  philosophie  sera  pour  elle  un  lest 
solide,  dont  elle  a  besoin  autant  et  plus  que  l'homme,  et  qu'il 
y  aurait  à  la  fois  injustice  et  imprudence  à  prétendre  lui  refuser» 
C'est  ainsi  que,  depuis  les  connaissances  les  plus  rudimen- 
taires  jusqu'aux  méditations  les  plus  élevées,  la  formation  intel- 
lectuelle des  femmes  de  Rome  a  été  de  tout  point  semblable  à 
celle  des  hommes.  Le  résultat  s'en  est  fait  sentir,  et  l'on  ne  peut 
douter  qu'elles  se  soient  associées  dans  une  large  mesure  aux  ^ 
mouvemens  d'idées  de  la  société  latinCi  Non  pas  que  nous  con- 
naissions parmi  elles  beaucoup  d'esprits  créateurs  :  l'histoire  lit- 


LES    QUESTIONS    FÉMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  TS"! 

téraire  de  Rome,  —  qui,  il  est  vrai,  ne  nous  a  été  que  très 
imparfaitement  conservée,  —  ne  nous  cite  que  deux  ou  trois 
femmes  poètes,  et  pas  une  seule  femme  philosophe.  Mais  l-e 
progrès  ne  se  fait  pas  seulement  par  les  génies  inventeurs  :  le 
public,  le  milieu,  y  a  sa  part  aussi,  et  en  ce  sens  les  femmes 
ne  s'en  sont  point  tenues  à  l'écart.  Elles  s'intéressaient  aux 
questions  littéraires  :  Juvénal  dit  même  qu'elles  s'y  intéres- 
saient trop,  et  que  leurs  controverses  pédantesques  sur  tes 
beautés  respectives  d'Homère  et  de  Virgile,  leurs  citations  de 
vieux  auteurs,  leurs  discussions  grammaticales  inspirées  par  le 
purisme  le  plus  étroit,  les  rendaient  insupportables.  Mais  un 
satirique  est  toujours  suspect  de  quelque  outrance  ;  et  puis  cet 
excès  d'érudition  n'était-il  pas  la  conséquence  ou  la  rançon 
nécessaire  d'un  goût  général  pour  les  lectures  sérieuses^.3  D'ail- 
leurs, à  côté  des  types  caricaturaux  que  nous  dépeint  le  poète, 
nous  en  voyons  d'autres,  qui,  plus  réels,  sont  aussi  plus  sympa- 
thiques. Une  femme  comme  Cornélie,  capable  d'apprécier  les 
beaux  vers  et  de  discuter  géométrie,  bonne  joueuse  de  lyre  au 
surplus,  mais  soigneusement  appliquée  à  ne  pas  faire  parade  de 
ses  talens,  n'a  absolument  rien  d'un  «  bas  bleu.  )>Ge  que  nous  en 
dit  Plutarque  nous  ferait  volontiers  songer  à  une  M"*^  de  Sévigné 
ou  de  La  Fayette,  de  même  que  les  héroïnes  de  Juvénal  res- 
semblent beaucoup  à  Philaminte.  Il  est  probable  que  les  deux 
genres  de  femmes  lettrées  existaient  dans  le  monde  de  l'em- 
pire :  les  unes  avec  exagération,  les  autres  avec  une  discrétion 
modeste,  toutes  avaient  l'amour  des  lettres  et  des  arts,  et  en 
servaient  plus  ou  moins  heureusement  la  cause. 

Il  en  va  de  même  pour  la  philosophie.  Si  aucune  des 
femmes  romaines  n'a  inventé  ni  même  perfectionné  de  système, 
la  plupart  des  écoles  leur  ont  dû  un  concours  empressé  et  sou- 
vent fort  utile.  Ici  encore  il  y  a  lieu  de  distinguer  entre  le  sain 
usage  et  l'abus  fâcheux  ou  puéril.  Quand,  au  temps  d'Epictète, 
les  belles  dames  se  passionnent  pour  la  République  de  Platon 
parce  que  l'abolition  du  mariage  y  est  prêchée,  et  qu'elles  y 
croient  trouAer  la  justification  de  leurs  fantaisies  senti- 
mentales, —  ou  quand,  à  l'époque  de  Lucien,  elles  ont  dans 
leur  cortège  des  philosophes  à  gages,  confondus  avec  la  vale- 
taille, chargés  de  veiller  sur  la  chienne  favorite  de  la  maison, 
—  il  est  trop  clair  que  ni  la  philosophie  ni  les  femmes  ne 
tirent  grand  profit  de  modes  comme  celles-là.  Mais  ce  ne  sont,  à 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrai  dire,  que  des  parodies  du  zèle  philosophique  :  il  existe 
ailleurs,  sous  sa  vraie  forme,  réel,  sincère,  efficace.  Voici,  à  la 
cour  d'Auguste,  l'impératrice  Livie,  qui  se  console  de  son  deuil 
maternel  en  écoutant  les  exhortations  du  stoïcien  Arée.  Voici, 
un  peu  plus  tard,  la  patricienne  Marcia,  qui  reçoit  de  Sénèque 
le  même  office.  Voici,  auprès  de  Sénèque  encore,  sa  jeune  femme 
Pauline,  qui  l'assiste  si  courageusement  dans  son  agonie  et 
garde  si  pieusement  sa  mémoire.  Voici,  autour  de  Thrasea,  un 
grand  nombre  d'auditrices  fidèles  qui  recueillent  ses  nobles  pa- 
roles. Comme  on  le  voit,  c'est  surtout  le  stoïcisme  qui  parait 
avoir  compté  parmi  les  femmes  des  sectatrices  ferventes.  Cette 
dure  et  haute  doctrine  avait  de  quoi  les  effrayer,  mais  elle  avait 
aussi  de  quoi  les  fortifier  :  les  meilleures  d'entre  elles  l'ont 
senti,  et  c'est  pourquoi  elles  sont  venues  lui  demander,  tout 
comme  leurs  époux  ou  leurs  frères,  le  vivifiant  réconfort  de 
leur  pensée  et  de  leur  volonté. 

Sur  ce  point  comme  sur  bien  d'autres,  les  excellentes  habi- 
tudes prises  par  la  philosophie  antique  ont  été  adoptées,  ampli- 
fiées même,  par  le  christianisme.  Tout  le  monde  sait  ce  qu'il  a 
fait  pour  les  femmes,  et  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  la 
place  qui  leur  a  été  donnée  dans  l'Église  des  iii«  et  iv^  siècles  : 
en  réalité,  il  y  a  là  un  ordre  d'idées  et  de  choses  nouveau,  qui 
se  forme  alors,  et  le  peu  que  nous  pourrions  dire  de  cette 
société  naissante  déborderait  hors  du  cadre  de  notre  étude.  La 
seule  remarque  que  nous  voulions  présenter,  c'est  que  le  chris- 
tianisme n'a  pas  conquis  les  femmes  seulement  par  ses  élémens 
affectifs  et  mystiques.  A  lire  certains  historiens,  on  dirait  vrai- 
ment qu'elles  ne  sont  allées  vers  lui  que  parce  qu'elles  étaient 
séduites  et  comme  troublées  dans  leur  sensibilité  et  dans  leur 
imagination.  C'est  peut-être  vrai  pour  d'autres  sectes  plus  ou 
moins  exotiques,  qui  sont  venues  à  Rome  en  même  temps  que 
le  christianisme,  mais  dont  il  s'est  victorieusement  distingué; 
c'est  même  vrai,  si  l'on  veut,  de  certaines  parties  de  la  société 
chrétienne,  mais  non  de  toutes,  non  des  meilleures  et  des  plus 
actives.  Celles-là  ont  compris,  aimé,  embrassé  le  dogme  et  la 
morale  dans  ce  qu'ils  avaient  de  plus  robuste.  Les  pénitentes  de 
saint  Ambroise  ne  voient  pas  dans  leur  foi  un  prétexte  à  émo- 
tions, à  rêveries  ou  à  extases,  mais  bien  une  règle  pour  leur 
conduite  et  une  réponse  à  leurs  doutes.  De  même  aussi  les  cor- 
respondantes   de    saint  Jérôme,  les  Marcelle   et  les  Paule,   les 


LES    QUESTIONS    FEMININES    DANS    l'aNCIENNE    ROME.  793 

Blesille  et  les  Eiistochio,  celles  à  qui  il  dédie  ses  opuscules 
d'exëgèse  ou  de  controverse,  qu'il  préfère  à  tout  le  reste  du 
public  parce  qu'il  les  trouve  plus  attentives  et  plus  curieuses  que 
les  hommes.  «  Je  n'aurais  pas  besoin  de  parler  aux  femmes, 
dit-il  quelque  part,  si  les  hommes  me  posaient  des  questions  sur 
l'Ecriture.  »  Les  the'ologiens  d'alors  ont  été  pour  les  femmes, 
dans  la  plus  noble  et  large  acception  du  mot,  des  maîtres  de 
pensée  et  de  conscience.  Par  là  ils  ont  repris,  —  avec  un  autre 
esprit,  et  avec  un  succès  plus  complet,  —  les  efforts  tentés  deux 
siècles  auparavant  par  des  stoïciens  comme  Sénèque.  En  faisant 
ainsi  appel  et  confiance  à  l'intelligence  féminine,  la  religion 
nouvelle  allait  peut-être  plus  loin  que  la  philosophie  ancienne, 
mais  elle  marchait  dans  le  même  sens. 

De  tous  les  faits  que  nous  avons  rassemblés,  que  se  dégage- 
t-il.^  Une  conclusion  systématique  risquerait  d'être  fausse;  elle 
offrirait  un  démenti  à  la  complexité  mouvante  des  réalités,  que 
nous  avons  au  contraire  essayé  de  faire  apercevoir.  Tout  au  plus 
nous  sera-t-il  permis  de  rappeler  les  exemples  que  nous  avons 
rencontrés  du  désaccord  entre  les  lois  et  les  mœurs,  et  du 
danger  qu'il  y  aurait  à  juger  des  unes  par  les  autres  :  quelque- 
fois, par  exemple  pour  l'administration  des  fortunes  privées,  le 
code  édicté  des  prescriptions  rigoureuses  dont  les  femmes,  en 
pratique,  savent  parfaitement  s'affranchir;  parfois  au  contraire, 
comme  en  ce  qui  touche  à  certaines  professions,  les  femmes  ont 
tous  les  droits,  mais  n'en  usent  pas.  Nous  pouvons  remarquer 
aussi  que,  si  les  lois  sont  impuissantes  à  gêner  le  cours  de 
l'évolution,  les  théories  ne  sont  pas  très  nécessaires  à  l'accélé- 
rer :  nous  ne  voyons  pas  que  les  Romaines  se  soient  mal  trou- 
vées de  ce  qu'aucun  penseur  ou  aucun  publiciste  n'avait  solen- 
nellement proclamé  leurs  droits.  La  force  des  choses  se  moque 
des  prohibitions  et  se  passe  des  systèmes  :  et  c'est  ainsi  que, 
chez  un  peuple  qui  ne  se  piquait  nullement  d'être  féministe, 
les  femmes  ont  eu  autant  de  liberté,  d'activité  et  d'influence, 
que  dans  les  sociétés  qui  s'en  targuent  le  plus. 

René  Pichon. 


SUISSE  ET  SAVOIE 

LA  ZONE  FRANCHE  DE  LA  HAUTE-SAVOIE 


Que  dans  un  État  centralisé  comme  la  France  il  puisse 
aujourd'hui  subsister,  entre  le  Léman,  le  Rhône  et  les  Alpes, 
un  vaste  territoire  jouissant  d'un  régime  spécial  d'exterritoria- 
lité économique,  sans  parler  d'autres  franchises,  tel  qu'il 
semble  bénéficier  des  privilèges  de  la  nationalité  sans  en  subir 
toutes  les  charges  :  qui  le  croirait  ?  C'est  pourtant  le  cas  de  la 
«  zone  franche  de  la  Haute-Savoie  (1),  »  qui  comprend  les 
anciennes  provinces  du  Cliablais  et  du  Faucigny,  avec  une  frac- 
tion du  Genevois,  soit  les  arrondissemens  actuels  de  Bonne- 
ville  et  Thonon  avec  la  majeure  portion  de  celui  de  Saint-Julien. 
Disons  tout  de  suite  que  dans  cette  zone  franche  on  doit  dis- 
tinguer deux  parties,  l'une  très  petite,  dite  zone  sarde,  qui 
résulte  des  traités  de  1815,  et  l'autre,  dite  zone  de  1860  ou  zone 
d'annexion,  créée  par  Napoléon  III,  bien  autrement  vaste  et 
qui  occupe  les  deux  tiers  du  département  de  la  Haute-Savoie. 
Ajoutons  que,  de  cette  zone  économiquement  franche,  il  faut 
d'autre  part  distinguer  le  territoire,  encore  plus  spacieux, 
puisque  du  lac  de  Genève  il  s'étend  jusqu'au  midi  des  lacs 
d'Annecy  et  du  Bourget,  dont  les  traités  de  1815  ont  prononcé 
la  neutralité  militaire.  Voilà  d'étranges  anomalies,  de  singu- 
lières restrictions  apportées  sur  une  terre  française  à  la  loi 
commune  des   Français.   Gomment  s'expliquent-elles  .■^  Quelles 

(1)  C'est  aussi  le  cas  de  la  zone  franche  du  pays  de  Gex,  voisine  de  celle  qui 
nous  occupe,  mais  bien  moins  importante  par  son  étendue,  et  dont  nous  devrons 
ici,  pour  nous  borner,  laisser  entièrement  de  côté  l'étude. 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  795 

sont,  au  point  de  vue  économique,  le  seul  ici  qui  ait  une  portée 
pratique,  les  raisons  d'être  de  cette  institution  de  la  zone 
franche  de  la  Haute-Savoie,  quels  sont  ses  avantages,  ses  incon- 
véniens,  les  motifs  actuels  qui  militent  pour  ou  contre  sa  sup- 
pression? C'est  ce  que  nous  voulons  examiner,  en  prévision  du 
renouvellement  prochain  de  la  convention  franco-helvétique 
du  14  juin  1881  relative  à  cette  zone  franche.  Question  écono- 
mique, question  politique  aussi  :  c'est  l'aboutissement  moderne 
de  l'histoire  de  la  Savoie,  notamment  dans  ses  rapports  avec 
Genève  et  la  Suisse,  et  c'est  de  cette  histoire  qu'il  nous  faut 
d'abord  rappeler  quelques  traits. 

I 

Elle  a  voulu,  cette  histoire,  qu'avant  de  faire  l'Italie,  les 
princes  de  Savoie,  «  ces  portiers  des  Alpes,  »  eussent  l'ambition 
de  faire,  non  pas  une  France,  mais  du  moins  une  «  Bourgogne.  » 
Pendant  trois  siècles  ils  s'agrandirent  aux  dépens  de  la  France 
et  de  la  Suisse  :  c'est  AmédéeV  le  Grand,  qui  acquiert  la  Bresse 
et  le  Bugey  et  qui,  après  avoir  chassé  les  comtes  de  Genevois, 
prend  pied,  à  titre  de  «  vidomnc  »  épiscopal,  à  Genève,  où 
l'ont  appelé  les  bourgeois  en  lutte  avec  leur  évèque  suzerain 
(1290)  ;  c'est  Amédée  VI,  le  «  comte  vert,  »  qui  prend  Gex,  Vaud, 
le  Valromey;  c'est  Amédée  VIII,  premier  duc  de  Savoie,  — 
celui-là  même  qui,  retiré  à  Ripaille  après  son  abdication,  de- 
vait être  pape  sous  le  nom  de  Félix  V,  —  qui  s'annexe  le 
Genevois,  et,  dans  un  règne  glorieux,  voit  l'apogée  de  cette 
politique  ((  bourguignonne  »  dont  les  rois  de  France,  et  leurs 
alliés  les  Suisses,  allaient  aux  xv^  et  xvi''  siècles  ruiner  l'édifice 
et  ravir  les  dépouilles.  En  1477,  la  Savoie  perd  le  bas  Valais,  le 
pays  de  Vaud,  le  protectorat  de  Berne  et  Fribourg.  En  1535, 
après  vingt  ans  de  luttes,  Genève,  révoltée  et  réformée,  chasse 
son  évêque,  son  vidomne,  et,  s'érigeant  en  république,  rejette 
le  joug  de  ces  princes  de  Savoie  qui,  depuis  plus  d'un  siècle, 
régnaient  sur  elle  en  maitres,  par  les  évêques  leurs  créatures, 
et  par  leurs  partisans  dans  la  bourgeoisie,  les  ((  Mamelus.  »  Ils 
verront  dès  lors  paralysés  par  la  France  tous  leurs  efforts  contre 
Genève,  et  leurs  provinces  du  Nord  souvent  occupées  et  rava- 
gées par  les  Suisses.  En  1603j  au  traité  de  Saint-Julien,  le  duc 
Charles-Emmanuel  devra  reconnaître  l'indépendance  genevoise, 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  lendemain  de  cette  malheureuse  tentative  de  l'Escalade, 
dont  les  Genevois  célèbrent  encore  chaque  année  la  mémoire, 
non  sans  quelque  excès  de  chauvinisme.  Dépouillée  de  ses  pos- 
sessions helvétiques,  la  Savoie  perdra  en  même  temps  toutes 
ses  possessions  en  France  :  au  traité  de  Lyon,  en  1601,  elle 
cédera  à  Henri  IV  ce  qui  lui  en  restait  en  échange  du  marquisat 
de  Saluées. 

Voilà,  en  ce  tournant  de  l'histoire,  les  portes  du  Nord  fer- 
mées aux  convoitises  des  princes  savoyards.  Celles  du  Midi 
s'ouvrent  à  eux,  et  leur  politique,  de  bourguignonne  deve- 
nue italienne,  s'oriente  dès  lors  vers  la  Lombardie  et  vers  la 
péninsule  dont  ils  réaliseront  un  jour  à  leur  profit  l'indépen- 
dance et  l'unité.  Séparée  du  Piémont  par  la  nature  avant  de 
l'être  par  l'histoire,  la  Savoie,  cette  <(  marche  »  transalpine,  n'est 
pour  eux  qu'une  charge  dans  la  paix,  un  risque  dans  la  guerre. 
Comment  assurer  contre  les  Français  la  défense  de  cet  Ushcrgo 
di  Savoia?  Pendant  deux  cents  ans,  tous  les  efforts  des  ducs  de 
Savoie,  et  de  leurs  successeurs  les  rois  de  Sardaigne,  conver- 
geront pour  demander,  à  l'encontre  de  la  France,  la  neutralité 
militaire  de  la  Savoie,  à  garantir  par  qui.^^  par  le  corps  helvé- 
tique. Dès  1611,  la  prétention  est  posée  ;  elle  l'est  en  1690  et  en 
1703  à  Berne,  elle  l'est  à  Utrecht  et  à  Aix-la-Chapelle  :  toujours 
la  France  s'y  oppose.  —  Durant  ce  même  temps,  Genève  qui, 
depuis  sa  rupture  avec  la  Savoie,  étroitement  enserrée,  enclavée 
entre  ses  puissans  voisins,  manquant  de  terre  et  d'air,  étouffe; 
Genève,  qui  s'est  volontairement  séparée  de  son  «  grenier  » 
savoyard,  et  que  les  princes  de  Savoie  peuvent  affamer,  qu'ils 
affament  parfois,  par  la  simple  interdiction  de  sortie  de  leurs 
denrées  alimentaires;  Genève,  qui  aspirerait  à  se  constituer 
dans  la  Savoie  du  Nord  la  banlieue  agricole  qui  lui  manque, 
s'efforce  au  moins  d'obtenir  la  liberté  du  commerce  avec  la 
Savoie,  cette  liberté  qui  est  nécessaire  à  sa  vie  économique,  et 
que  sanctionnent,  assez  vaguement  d'ailleurs,  les  traités  de 
1530,  de  1S64,  de  1603  et  de  1754. 

Avec  la  Révolution,  voici  pour  un  temps  Genève  et  la  Savoie 
réunies  sous  l'égide  française  et  rendues  à  leur  communauté 
d'intérêts.  Envahie  par  Montesquiou,  la  Savoie  se  donne  à  la 
France  en  1792;  elle  subira  les  confiscations  et  les  proscriptions, 
elle  s'associera  avec  un  enthousiasme  vraiment  national  aux 
guerres  et  aux  gloires  napoléoniennes  :  de  ce  jour,  elle  sera  de 


LA  ZONE  FRANCHE  DE  LA  HAUTE-SAVOIE.  797 

cœur  française.  Genève,  de  son  côté,  est  annexe'e  en  1798;  la 
Savoie  du  Nord,  à  laquelle  est  jointe  le  pays  de  Gex,  forme 
avec  Genève  pour  capitale  le  département  du  Léman.  Pour  la 
première  fois  depuis  près  de  trois  siècles,  Genève  est  politique- 
ment unie  à  la  Savoie,  union  qui  va  être  à  nouveau  brisée  à  la 
chute  de  l'Empire,  lorsque  Genève,  ayant  repris  sa  liberté  et 
s'étant  réunie  à  la  Confédération  helvétique,  la  Savoie  est  resti- 
tuée au  roi  de  Sardaigne,  pour  partie  en  1814,  et  en  totalité  en 
18lo.  Tous  les  vieux  difïérends  entre  Genève  et  la  Savoie  se  font 
jour  alors  au  Congrès  de  Vienne.  La  Sardaigne  présente  avec 
succès  cette  fois  à  l'Europe  sa  vieille  demande  de  neutralisation 
de  la  Savoie.  Genève,  par  la  bouche  de  l'habile  Pictet  de  Roche- 
mont,  découvre  ses  ambitions  sur  la  Savoie  du  Nord  et  demande 
de  ce  côté  un  agrandissement  de  territoire  avec  de  bonnes  fron- 
tières, des  limites  stratégiques,  le  Fier  ou  les  LLsses  :  prétention 
écartée  de  prime  abord  par  le  Congrès,  qui  rejettera  même  la 
demande  de  Pictet  de  Hochemont  tendant  à  obtenir  de  la  Sar- 
daigne l'engagement  qu'aucune  partie  de  la  Savoie  septentrio- 
nale ne  serait  jamais  cédée  à  d'autres  qu'à  la  Suisse.  Genève 
demande  et  obtient  la  libre  sortie  des  denrées  du  duché  de 
Savoie  destinées  à  sa  consommation.  Elle  obtient,  moyennant  le 
prix  de  cent  mille  livres,  le  reculement  de  la  ligne  des  douanes 
sardes  à  une  petite  distance  de  la  frontière  politique,  c'est-à- 
dire  la  réserve  d'une  zone  franche  de  minime  étendue  en  bor- 
dure de  sa  frontière  méridionale  :  voilà  la  <(  zone  sarde  »  con- 
stituée. Elle  obtient  enfin  la  cession  par  la  Sardaigne  de  douze 
communes  destinées  à  arrondir  son  territoire  et  à  désenclaver 
certaines  de  ses  possessions,  ceci  comme  contre-partie  de  la  neu- 
tralité qui  est  conférée  à  la  Savoie.  Par  l'article  92  de  l'acte 
final  du  Congrès  et  l'article  7  du  traité  de  Turin  du  16  mars 
1816,  le  privilège  de  la  neutralité  helvétique  est  en  effet  accordé 
à  la  Savoie  septentrionale  au  nord  d'Ugine,  Faverges  et  Lesche- 
raines,  et  de  là  au  lac  du  Bourget  jusqu'au  Rhône  :  «  En  consé- 
quence, toutes  les  fois  que  les  puissances  voisines  de  la  Suisse 
se  trouveront  en  état  d'hostilité  ouverte  ou  imminente,  les 
troupes  de  S.  JM.  le  roi  de  Sardaigne  qui  pourraient  se  trouver 
dans  ces  provinces,  se  retireront,  et  pourront  à  cet  effet  passer 
par  le  Valais,  si  cela  devient  nécessaire  ;  aucunes  autres  troupes 
armées  d'aucune  autre  puissance  ne  pourront  traverser  ni  sta- 
tionner dans  les  provinces  et  territoires  susdits,  sauf  celles  que 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  Confédération  suisse  jugerait  à  propos  d'y  placer...  »  C'est 
une  situation  étrange  et  sans  précédent,  fort  mal  définie  au 
surplus,  qui  est  faite  alors  à  la  Savoie  septentrionale.  La  Confé- 
dération n'y  est  investie  d'aucun  droit  territorial,  mais  de 
la  seule  faculté  d'y  faire  respecter  par  ses  troupes,  en  cas  de 
guerre,  une  neutralité  qui  est  décrétée,  non  pas  à  sa  demande, 
mais  à  la  demande  (si  souvent  réitérée  depuis  deux  siècles)  de 
la  Maison  de  Savoie,  non  pas  comme  une  faveur,  mais  comme 
une  charge  dont  elle  reçoit  d'ailleurs  le  prix.  Cette  charge,  cette 
fonction  de  «  concierge  »  comme  on  l'a  bourgeoisement  appelée, 
la  Suisse  y  a  vu  depuis  lors  un  privilège  qui  lui  aurait  été  con- 
cédé dans  son  intérêt  propre,  comme  un  renforcement  de  la 
neutralité  helvétique  :  c'est  ainsi  qu'en  1860  elle  s'en  fera  un 
argument  pour  soutenir  ses  revendications  sur  la  Savoie  du 
Nord,  et  qu'elle  s'efforcera  ultérieurement  de  maintenir  ouverte 
une  question  à  laquelle  l'annexion  de  1860  ne  pourra  qu'enlever 
toute  portée  sérieuse.  Que  restera-t-il  en  effet  pratiquement  de 
la  neutralité  savoyarde,  instituée  contre  la  France  en  faveur  de 
la  Sardaigne,  du  jour  où  la  Sardaigne  cédera  la  Savoie  à  la 
France.»^  Si  la  lettre  des  traités  de  1815  est  restée,  je  veux  dire 
si  cette  lettre  a  été  respectée  par  le  traité  d'annexion  de  1860, 
l'esprit  qui  la  vivifiait  sur  ce  point  s'est  éteint.  La  question  de 
la  neutralité  de  la  Savoie  du  Nord,  si  elle  reste  (c  actuelle  »  pour 
une  partie  de  l'opinion  suisse,  n'a  guère  plus  à  nos  yeux  qu'un 
intérêt  théorique.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  question  des 
rapports  économiques  entre  Genève  et  la  Savoie;  celle-ci  va 
passer  au  premier  plan  avec  l'annexion  de  la  Savoie  à  la 
France. 

II 

Redevenue  sarde  à  la  chute  de  Napoléon,  la  Savoie,  sous  le- 
buon  governo,  sous  ce  régime  de  police  militaire  plus  ridicule 
.|iie  tyrannique,  plus  pesant  que  blessant,  et  dont  le  pire  vice 
est  d'être  Piémontais,  c'est-à-dire  étranger,  la  Savoie,  conqué- 
rante autrefois  du  Piémont  et  maintenant  sa  vassale,  ne  fut  point 
heureuse.  «  Pauvre  Savoie,  sire,  comme  cet  antique  héritage 
est  traité!  »  s'écriait  Joseph  de  Maistre,  Elle  est  traitée  en  terre 
sujette,  exploitée  comme  une  colonie  :  ses  intérêts  sont  négligés, 
le  plus  clair  de  ses  revenus  s'en  va  en  tribut  au  delà  des  Alpes, 


LA  ZONE  FRANCHE  DE  LA  HAUTE -SAVOIE.  799 

ses  habitans  sont  écartés  des  emplois,  son  administration  6st 
d'une  négligence  proverbiale  :  affari interni  affarieterni,  dit-on. 
De  là  une  désaffection  marquée  pour  l'autorité  de  Turin,  notam- 
ment chez  les  libéraux,  un  détachement  qui  ne  fait  que  s'ac- 
•croitre  avec  les  deux  guerres  malheureuses  de  18i8  et  1849  où 
la  Savoie,  tout  en  donnant  largement  le  sang  de  ses  fils  pour 
une  cause  qui  n'est  pas  la  sienne,  sait  qu'elle  a  tout  à  perdre  et 
rien  à  gagner.  Elle  n'est  pas  et  ne  peut  pas  être  italienne,  elle 
comprend  que  plus  le  Piémont  s'agrandira,  plus  elle  sera 
déchue  et  sacrifiée,  elle  ne  veut  pas  devenir,  selon  un  mot  prêté 
à  Gavour,  1'  «  Irlande  de  l'Italie.  »  Sans  doute  le  statut  de  1848 
et  la  politique  anticléricale  de  Gavour  rallient  bientôt  au  gou- 
Yernement  les  libéraux,  les  démocrates,  les  amis  de  la  France 
républicaine  devenus  les  adversaires  de  la  France  impériale  ; 
mais  ce  sont  alors  les  conservateurs  qui,  sans  renier  leur  lova- 
lisme  au  prince,  de  «  Piémontais  )>  qu'ils  étaient,  deviennent 
«  Français,  »  tandis  que  la  masse  garde  au  cœur  son  affection 
pour  la  grande  nation  dont  la  rapprochent  la  langue,  les 
intérêts,  et  tant  de  glorieux  souvenirs  !  Tout  le  monde  pres- 
sent qu'une  nouvelle  campagne  sur  le  Pô  décidera  du  sort  de 
la  Savoie,  et  l'angoisse  est  à  son  comble  quand  éclate  la  guerre 
de  1859  où  la  brigade  de  Savoie  va  faire  encore  une  fois  bril- 
lamment son  devoir.  La  Savoie  se  survivra-t-elle.'^  Se  réveil- 
lera-t-elle  Française.^  Subira-t-elle  l'humiliation  d'un  démem- 
brement franco-helvétique  ? 

On  sait  comment  à  Plombières,  en  juillet  1858,  Gavour 
s'était  assuré  de  l'aide  de  l'Empereur  dans  une  guerre  italienne 
d'où  le  Piémont  sortirait  agrandi  de  la  vallée  du  Pô,  de  la 
Romagne  et  des  légations;  en  échange,  le  roi  Victor-Emmanuel 
sacrifierait  ((  l'enfant  et  le  berceau  :  »  il  donnerait  à  l'Empereur 
la  Savoie,  il  donnait  de  suite  au  prince  Napoléon  la  main  de 
la  jeune  princesse  Glotilde.  L'Empereur,  un  an  après,  s'étant  à 
Villafranca  retiré  du  jeu,  alors  que  le  but  à  atteindre  n'était 
qu'à  demi  atteint,  et  paraissant  dès  lors  s'opposer  aux  progrès 
du  Piémont  dans  l'Italie  centrale,  dut  laisser  pour  un  temps 
sommeiller  la  question  savoyarde.  Il  la  reprit  en  douceur  dans 
l'automne  de  1859,  puis  avec  fermeté  au  début  de  janvier  1860, 
après  qu'il  se  fut  décidé,  devant  le  progrès  des  révolutions 
italiennes,  à  rendre  la  main  à  la  monarchie  sarde  en  Italie.  Le 
12  mars,  il  y  a   accord  secret,  notifié   le    lendemain  aux  puis- 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sauces;  enfin  le  24  mars,  le  traité  officiel  de  cession,  ce  «  bon 
contrat  de  droit  monarchique,  »  comme  disait  alors  M.  Forcade 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  est  signé  et  publié  :  la  Savoie 
et  Nice  sont  «  réunies  »  à  la  France  ;  cette  «  réunion  »  sera 
effectuée  sans  nulle  contrainte  de  la  volonté  des  populations, 
les  gouvernemens  devant  se  concerter  sur  les  moyens  de  con- 
stater la  manifestation  de  cette  volonté.  Après  trois  siècles  et 
demi  d'épreuves,  l'histoire  atteignait  donc  son  but,  et  en  même 
temps  que  la  Maison  de  Savoie  devenait  la  dynastie  d'Italie,  la 
Savoie,  rendue  par  ses  princes  à  sa  destinée,  devenait  française 
pour  toujours  :  jamais  Savoie  comme  a  dit  le  marquis  Costa, 
ne  repassera  les  Alpes! 

Ce  sont  là  des  faits  connus  de  tous.  Il  y  en  a  d'autres 
moins  connus,  mal  connus  encore  aujourd'hui,  et  sur  lesquels 
il  faut  insister,  car  on  y  démêle  l'origine  de  l'établissement, 
par  l'initiative  impériale,  de  la  zone  franche  de  1860.  Ce 
qu'on  sait  peu,  ce  qu'on  s'explique  moins  encore,  c'est  que, 
bien  avant  le  jour  de  l'annexion,  l'Empereur  se  soit  disposé 
à  céder  à  la  Suisse  la  Savoie  du  Nord,  le  territoire  même  de 
la  zone  franche  actuelle.  Ses  intentions  étaient  sans  doute  fixées 
depuis  longtemps  lorsqu'il  déclara  verbalement  au  ministre  de 
Suisse  à  Paris,  Kern,  le  31  janvier  1860,  que,  ((  si  l'annexion 
devait  avoir  lieu,  il  se  ferait  un  plaisir,  par  sympathie  pour  la 
Suisse  à  laquelle  il  portait  un  intérêt  tout  particulier,  de  lui 
abandonner,  comme  son  propre  territoire  et  comme  une  partie 
de  la  Confédération  helvétique,  les  provinces  de  Ghablais  et  de 
Faucigny.  )>  Les  6  et  7  février,  des  déclarations  analogues  furent 
faites  à  Berne  et  à  Genève;  Turin  et  Londres  furent  mis  au  cou- 
rant (1).  Pourquoi  cette  libéralité  gracieuse.^  Pourquoi  l'Em- 
pereur se  préparait-il  à  offrir  à  la  Suisse  cette  part  du  gâteau 
de  Savoie,  et  à  créer  de  son  plein  gré  au  Sud  du  Léman  un  nou- 
veau Tessin.î^  On  a  imaginé  bien  des  raisons,  et  pas  une  bonne. 
Sans  doute,  dès  l'automne  de  1839,  saisissant  l'occasion  de  faire 
valoir  ses  prétentions  sur  la  Savoie  septentrionale,  la  Suisse 
avait  d'avance  et  officieusement  protesté  contre  une  annexion 
éventuelle  de  la  Savoie  à  la  France  :  Genève  serait  écrasée  par 
la  ligne  des  douanes  françaises  ;  la  défense  militaire  de  la  Confé- 
dération deviendrait  impossible  ;  la  neutralité  de  la  Savoie   du 

(1)  Kern,  Souvenirs  poUliques,  Paris,  1887,  p.  186.  —  Cf.  L.  Thouvenel,  Le  Secret 
de  l'Empereur,  Paris,  1889,  I,  p.  29. 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  801 

Nord,  dont  elle  est  garante,  ne  serait  plus  qu'un  vain  mot...  En 
«  bon  chien  de  garde,  )>  disait  encore  M.  Forcade,  elle  «  entend 
partager  le  déjeuner  (1).  »  Mais  en  janvier  48G0,  la  vraie  cam- 
pagne de  la  presse  et  de  la  diplomatie  helvétique,  qui  sera  très 
violente,  et  qui,  chose  curieuse,  sera  l'une  des  causes  du  revire- 
ment de  l'Empereur  dans  l'affaire  de  la  cession,  n'était  pas 
activement  commencée.  Il  en  était  de  même,  à  ce  même  moment, 
de  la  campagne  séparatiste  qu'allait  mener  dans  la  Savoie  du 
Nord  un  groupe  de  démocrates  helvétisans;  cette  campagne, 
qui  sera  largement  propagée,  alimentée  par  la  Suisse,  et  qui 
aboutira  à  une  pétition  plus  ou  moins  sincère,  revêtue  de 
12000  signatures,  en  faveur  d'une  réunion  à  la  Confédération, 
ne  commença  réellement  qu'à  la  findejanvier  (réunion  de  Boëge, 
28  janvier);  elle  n'a  donc  pu  influer  sur  le  projet,  alors  déclaré, 
de  l'Empereur.  Ce  n'est  pas  non  plus,  quoi  qu'on  ait  dit,  aux 
instances  de  Cavour  que  céda  Napoléon.  Serait-ce  à  son  propre 
sentiment  d'amitié  pour  la  Suisse,  de  gratitude  à  l'égard  de  la 
Confédération  dont  il  avait  été  le  citoyen,  qu'il  avait  servie 
comme  capitaine  d'artillerie  et  qui,  après  l'affaire  de  Strasbourg, 
avait  donné  asile  au  proscrit,  malgré  les  menaces  de  Louis- 
Philippe.^  Certaines  paroles  de  l'Empereur  pourraient  le  faire 
croire.  Mais,  en  vérité,  la  reconnaissance  personnelle  a-t-elle  un 
tel  pouvoir  en  politique,  et  peut-on  bien  croire  qu'il  ait  voulu 
payer  ses  dettes  privées,  au  prix  d'une  trahison  des  intérêts 
français,  avec  des  lambeaux  d'un  pays  qui  se  donnait  alors  à  la 
France  .^^  Peut-être  vaudrait-il  mieux  voir  dans  le  geste  de  l'Empe- 
reur un  effet  de  certaines  appréhensions  qu'il  aurait  conçues  sur 
l'accueil  que  les  puissances,  l'Angleterre  surtout,  feraient  à 
l'annexion  savoyarde,  un  contre-coup  tardif  du  coup  de  barre  de 
Villafranca  et  des  fluctuations  qui  s'ensuivirent  dans  sa  poli- 
tique. 

Toujours  est-il  qu'il  ne  se  passa  pas  longtemps  avant  que 
l'Empereur,  par  un  brusque  et  nouveau  coup  de  barre,  ne 
revînt  avec  quelque  embarras,  non  pas  à  la  vérité  sur  des  <(  pro- 
messes »  qu'il  n'avait  pas  faites,  du  moins  sur  des  «  espérances  » 
qu'il  avait  autorisées  :  il  abandonne  son  plan  de  largesses  ter- 
ritoriales à  la  Suisse  et,  par  une  compensation  bénévole,  décide 
de  créer  une  zone  franche  sur  ce  même  territoire  qui  avait  été 

(1)  Voj'ez  la  Revue  du  14  février  1860. 

TOME   X.    —    1912.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  le  point  de  devenir  suisse  et  qui  devait  devenir  et 
rester  français.  La  création  de  la  zone  apparaît  ainsi  comme  la 
conséquence  indirecte  d'une  manœuvre  imprudente  de  l'Empe- 
reur, d'une  faute  politique  qu'il  a  voulu  réparer,  quand  il  en 
était  temps  encore,  par  un  adroit  subterfuge.  Le  l^""  mars,  à 
l'ouverture  du  Parlement,  l'Empereur,  en  annonçant  l'annexion 
savoyarde,  s'abstient  de  toute  allusion  à  l'idée  du  partage.  Le 
13  mars,  Thouvenel  fait  savoir  officiellement  à  Berne,  comme 
il  en  a  déjà  avisé  Kern  à  Paris,  que  la  Savoie  ne  sera  pas 
démembrée  contre  son  gré,  autrement  dit  qu'elle  sera  française 
tout  entière  (1).  —  Pourquoi, dirons-nous  ici  encore,  ce  soudain, 
'- —  et  heureux,  —  revirement  .î*  L'Empereur  y  fut  porté  d'abord 
par  l'attitude  agressive  du  gouvernement  helvétique  qui,  poussé 
par  l'Angleterre,  cherchait  à  provoquer  contre  la  France  une 
intervention  diplomatique  des  puissances.  D'autre  part,  en 
France,  l'opinion  publique  réclamait,  en  compensation  des 
charges  de  la  guerre,  non  pas  un  demi-succès,  mais  un  succès 
plein,  et  n'aurait  pas  admis  que,  pouvant  avoir  la  Savoie  entière, 
il  se  fût  contenté  d'une  moitié  de  Savoie.  Enfin,  et  surtout,  un 
fort  mouvement  s'était  dessiné  en  Savoie  contre  l'éventualité 
d'un  démembrement.  Dès  le  milieu  de  février,  une  déclaration, 
partie  de  Ghambéry,  «  repoussant  comme  un  crime  de  lèse- 
patrie  toute  idée  de  morcellement  ou  de  division  de  l'antique 
unité  savoisienne,  »  se  couvre  de  signatures,  et  sous  l'impul- 
sion des  conservateurs  unis  aux  libéraux  modérés,  toutes  les 
classes,  toutes  les  provinces,  même  la  Savoie  du  Nord,  s'unissent 
dans  une  protestation  angoissée  contre  un  nouveau  partage  de 
la  Pologne.  En  même  temps,  l'idée  de  la  zone  franche,  lancée 
dès  janvier,  a  fait  son  chemin  ;  on  apprend  de  source  officieuse 
que  l'Empereur  est  disposé  à  accorder  la  zone  à  la  Savoie  du  Nord, 
ce  qui  ne  peut  qu'y  favoriser  le  mouvement  «  français.  »  Les 
8  et  10  mars,  les  conseils  provinciaux  de  Ghambéry  et  d'Annecy, 
représentans  autorisés  de  la  nation,  signent  des  adresses  offi- 
cielles de  protestation  contre  le  démembrement.  Une  députa- 
tion  de  40  notables  savoyards,  présidée  par  le  comte  Greyffié  de 
Bellecombe,  va  présenter  ces  adresses  et  pétitions  à  l'Empereur 
qui,  dans  l'audience  solennelle  du  21  mars,  leur  confirme  l'as- 
surance qu'il  «  ne  contraindra  pas  au  profit  d'autrui  le  vœu  des 

(1)  DocumeîïS  diplomatiques  de  ISôO,  p.  43. 


LA  ZONE  FRANCHE  DE  LA  HAUTE-SAVOIE.  803 

populations,  »  et  ajoute  que,  «  quant  aux  intérêts  politiques  et 
commerciaux  qui  lient  à  la  Suisse  certaines  portions  de  la 
Savoie,  il  sera  facile  de  les  satisfaire  par  des  arrangemens  parti- 
culiers (1)  :  ))  c'est  la  promesse  de  la  zone  franche,  dont  le 
Moniteui'  du  1  avril  sanctionnera  l'annonce.  Il  faut  ici  recon- 
naître à  la  Savoie  l'honneur  d'avoir,  dans  des  circonstances 
difficiles,  préservé  son  intégrité  nationale,  par  un  beau  mouve- 
ment patriotique,  du  danger  d'une  mutilation  sacrilège,  et 
empêché  ce  crime  politique,  cette  ((  division  de  l'indivisible,  >» 
comme  disait  déjà  Joseph  de  Maistre  en  1814. 

L'idée  première  de  la  zone  franche  n'émanait  pas  de  l'Em- 
pereur ;  déjà  en  1849  elle  avait  été  agitée  dans  la  Savoie  du  Nord 
et  portée  au  Parlement  de  Turin.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
l'Empereur  s'empressa  de  l'adopter  comme  un  moyen  de  faci- 
liter son  changement  de  front,  tant  vis-à-vis  de  la  Suisse  que 
de  la  Savoie.  Un  plébiscite  doit  avoir  lieu  en  Savoie  sur  la 
question  de  la  réunion  à  la  France  ;  une  quasi-unanimité  y  est 
désirable  :  la  concession  de  la  zone  ralliera  les  votes  de  cette 
Savoie  du  Nord  où  pendant  six  semaines  une  agitation,  en  partie 
factice  d'ailleurs,  était  menée  en  faveur  d'une  réunion  à  la 
Suisse.  Ce  don  de  joyeux  avènement  n'était  peut-être  pas  indis- 
pensable, car  les  helvétisans  du  Chablais  et  du  Faucigny  eussent 
été  loin  de  se  retrouver  au  vote  aussi  nombreux  qu'ils  parais- 
saient l'être  sur  les  listes  de  la  pétition  suisse,  et  le  plébiscite 
eût  en  tout  cas  réuni  une  énorme  majorité  de  votes  «  français.  )> 
Mais,  d'autre  part,  il  y  a  la  Suisse,  dont  l'Empereur  a  impru- 
demment ((  autorisé  les  espérances;  »  il  y  a  Genève,  dont  les 
revendications  économiques  lui  sont  connues.  Bien  plus  qu'à 
l'avantage  des  «  zoniens,  »  dont  l'Empereur  parait  avoir  peu  de 
souci  puisqu'un  mois  auparavant  il  était  prêt  à  les  faire  suisses, 
la  zone  est  faite  au  bénéfice  de  Genève.  Bien  que  froissé  des 
agissemens  helvétiques,  il  veut  pallier  les,  mauvais  effets  de  sa 
volte-face  :  en  avril,  il  fera  offrir,  sans  succès  d'ailleurs,  à  la 
Suisse  la  cession  de  quelques  communes  au  bord  du  Léman  ; 
dans  le  même  esprit  de  bonne  volonté,  il  décide  la  zone,  fiche 
de  consolation  allouée  à  Genève  et  aux  intérêts  genevois  ;  et  si 
la  Confédération  refuse  alors,  comme  elle  refusera  pendant 
vingt  ans,  de    reconnaître    officiellement  cette  zone   de    1860, 

(1)  Moniteur  du  21  mars  1860. 


804  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'est-ce  pas  qu'elle  se  refuse  à  reconnaître,  en  prenant  acte 
d'une  compensation,  l'échec  de  ses  prétentions  territoriales  sur 
la  Savoie  du  Nord  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'affaire  de  l'annexion  se  résout  dès  lors 
vite  et  bien.  La  Savoie  du  Nord  reçoit  avec  empressement  l'as- 
surance officielle  que  le  vote  «  oui  et  zone  »  sera  «  déclaré 
valable  et  considéré  comme  affîrmatif.  »  Dans  toute  la  Savoie, 
l'influence  des  modérés  de  droite  et  de  gauche  réalise  l'union 
des  partis  en  faveur  de  la  France.  Le  parti  sarde  disparait 
comme  par  enchantement  après  la  publication  du  traité  d'an- 
nexion, non  sans  laisser  un  bel  et  digne  adieu  au  Roi:  «  Nous 
sommes,  sire,  les  aînés  de  vos  sujets,  et  votre  plus  haut  titre 
de  noblesse  est  fait  de  notre  nom...  »  Quel  loyalisme  au  sou- 
verain pouvait  prévaloir  contre  l'abandon,  par  ce  souverain,  du 
berceau  de  sa  maison  ?  Les  conservateurs,  fidèles  au  prince,  ont 
perdu  leur  prince  ;  les  démocrates,  fidèles  à  Cavour,  sont  joués 
par  Cavour  ;  la  Savoie  ne  peut  plus  appartenir  à  l'Italie  ;  que 
sera-t-elle,  sinon  française  ?  Le  plébiscite  du  22  avril  est  moins 
un  vote  qu'une  fête.  Sur  130  839  votans,  il  y  a  130  533  oui;  les 
non  ne  sont  que  235  ;  la  Savoie  du  Nord,  où  le  parti  suisse  voit 
son  effondrement,  donne,  sur  47  474  votans,  47  076  oui  et  zone. 
L'unanimité  ne  peut  être  plus  complète,  plus  frappante  aux 
yeux  de  l'étranger.  Le  Cabinet  de  Londres,  qui  a  poussé  la  Suisse 
à  la  lutte  et  protesté  lui-même  aigrement  à  Paris,  abandonne 
son  opposition  ;  la  Suisse  voit  échouer  toute  sa  campagne  diplo- 
matique, et  après  s'être  donné  ((  l'émotion  d'une  petite  agitation 
militaire,  »  isolée  et  impuissante,  elle  laisse  tomber  ses  protes- 
tations, sans  toutefois  se  résoudre  à  considérer  comme  close  la 
'((  question  de  Savoie.  »  Le  traité  d'annexion,  ratifié  le  29  mai 
par  le  Parlement  de  Turin,  est  promulgué  à  Paris  par  le  sénatus- 
consulte  du  12  juin,  en  exécution  duquel  un  décret,  rendu  le 
même  jour,  crée  officiellement  la  zone. 

III 

Voilà  donc  constituée  la  zone  franche  de  la  Haute-Savoie. 
Bornée  au  Nord  par  le  Léman,  la  frontière  genevoise  et  le 
Rhône,  elle  l'est  au  Midi  par  la  rivière  des  Usses  et  la  ligne  de 
partage  qui  sépare  le  bassin  de  l'Arve  des  bassins  du  Fier  et  de 
l'Arly.  Sa  population  actuelle  est  d'environ  171000  habitans, 


LA    ZOINE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  805 

sur  une  population  départementale  de  255  737  habitans, 
et  sa  superficie  d'environ  3  112  kilomètres  carrés,  sur  une 
superficie  de'partementale  de  4  445  kilomètres  carrés  :  la  zone 
franche,  comprenant  à  la  fois  la  petite  zone  sarde  de  1815  et  la 
zone  dite  d'annexion  de  1860,  représente  donc  àpeu  près  70  p.  100 
du  département  de  la  Haute-Savoie. 

Sa  caractéristique  est  d'être  en  dehors  de  la  ligne  des 
douanes  françaises  :  elle  est  ((  ex-douane.  »  Donc,  sa  porte 
d'accès  est  grande  ouverte  de  toutes  parts;  tout  entre  chez  elle 
librement  et  sans  contrôle  :  elle  vit  (chose  inouïe  en  Europe) 
sous  le  régime  du  libre-échange  absolu.  Autre  corollaire  de 
l'exterritorialité  douanière  :  c'est  l'exonération  d'un  certain 
nombre  de  taxes  intérieures  (droits  sur  les  bières,  les  sucres, 
les  huiles  autres  que  minérales,  droits  de  garantie  des  métaux 
précieux,  diverses  licences  de  fabricans),  la  minoration  de 
quelques  autres  (droits  sur  le  sel,  sur  les  cartes  à  jouer),  à  quoi 
il  faut  ajouter  de  grosses  réductions  dans  les  prix  de  vente  des 
produits  de  régie  (poudres,  tabac,  allumettes).  Les  ((  zoniens  » 
échappent  ainsi  à  un  tiers  environ  des  charges  fiscales  payées 
par  les  autres  Français.  Grâce  à  1'  ((  entrée  libre  »  d'une  part,  et 
de  l'autre  aux  adoucissemens  fiscaux,  ils  ont  bon  nombre  de 
denrées  de  consommation  à  des  prix  un  peu  inférieurs  aux  prix 
de  France  :  ils  ont  la  vie  moins  chère. 

La  zone  est,  disions-nous,  hors  la  loi  douanière.  Ses  impor- 
tations en  France  seront  donc  taxées  par  la  douane  française.!^ 
Ainsi  le  voudrait,  en  bonne  logique,  l'application  stricte  du 
principe  des  zones  franches,  territoires  u  réputés  étrangers,  » 
ouverts  sur  l'extérieur  et  fermés  sur  l'intérieur.  Cette  consé- 
quence rigoureuse,  le  gouvernement  impérial  s'efforça  d'en 
adoucir  la  sévérité  lorsqu'il  organisa  le  régime  zonien  par  arrêté 
du  25  juillet  1860  (1)  :  il  entr'oavrit  légèrement  à  la  zone  la 
porte  d'entrée  en  France,  en  lui  donnant  le  droit  d'importer  en 
franchise  un  petit  nombre  de  ses  produits  (5  en  tout),  en  quan- 
tités limitées  et  à  des  conditions  déterminées.  De  fait, il  pouvait 

(1)  Cet  arrêté  a  été  pris  en  exécution  du  décret  du  12  juin  1860  et  du  sénatus- 
consulte  du  même  jour,  qui  avaient  prescrit  que  le  régime  de  la  zone  serait  orga- 
nisé avant  le  1"  janvier  186! .  Le  droit  réglementaire  ainsi  conféré  au  ministre  des 
Finances  a  donc  été  épuisé  à  cette  date  du  1"  janvier  1861,  et  juridiquement  on 
peut  douter  de  la  légalité  de  toutes  les  décisions  ministérielles,  de  tous  les  arrêtés 
qui  sont  intervenus  depuis  lors  pour  élargir  les  privilèges  zoniens  :  des  décrets 
auraient  été  nécessaires.  —  On  peut  d'autant  plus  regretter  que  les  ministres  des 


806  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

être  alors  équitable  de  compenser  dans  une  petite  mesure  aux 
zoniens  de  la  Haute-Savoie,  comme  on  le  faisait  depuis  long- 
temps aux  zoniens  du  pays  de  Gex,  ce  qu'il  y  avait  d'excessif 
dans  ce  régime  d'exterritorialité  appliqué  à  des  Français.  Mais 
ce  privilège  limité,  cette  modique  franchise  d'importation,  on 
ne  tarda  pas  à  l'élargir,  à  l'étendre  démesurément  :  c'est  ce 
qu'on  commença  de  faire  dès  1863;  c'est  ce  qu'on  fit  surtout  en 
1892-93,  à  l'occasion  de  la  guerre  commerciale  franco-suisse 
dont  la  zone  devait  avoir  particulièrement  à  souffrir;  c'est  ce 
qu'on  faisait  hier  encore  et  ce  qu'on  fera  peut-être  demain,  car 
quand  on  est  entré  dans  la  voie  du  privilège,  on  ne  s'arrête  plus 
que  malaisément.  Entre-bâillée  seulement  en  1860,  la  porte 
française  est  maintenant  plus  qu'à  moitié  ouverte  à  la  zone, 
concession  d'autant  plus  appréciable  que  depuis  1860  la  France, 
devenue  protectionniste,  a  singulièrement  haussé  ses  murailles 
douanières  :  la  zone  n'est  plus  une  zone  «  franche,  »  mais  une 
zone  «  privilégiée,  »  et  de  faveur  en  faveur,  les  zoniens  en  sont 
arrivés  à  cumuler,  avec  tous  les  avantages  que  leur  assure  en 
tant  que  consommateurs  leur  régime  de  libre-échange,  une 
bonne  partie  de  ceux  qu'assure  le  protectionnisme  à  la  produc- 
tion française. 

C'est  le  cas  des  agriculteurs  de  la  zone,  c'est-à-dire  de  la 
majorité  des  zoniens.  Depuis  1893,  qu'ils  soient  Français  ou 
Suisses,  ils  ont  la  franchise  d'importation  en  France  pour  tous 
les  produits  de  la  terre  ou  à  peu  près,  tantôt  sans  limitation  de 
quantité,  tantôt  dans  la  limite  des  crédits  annuellement  et  d'ail- 
leurs très  libéralement  fixés  par  le  ministre  des  Finances.  Ils  ne 
paient  rien  des  charges  douanières  françaises,  et  ils  n'en  ont  pas 
moins  le  droit  de  vendre  leur  blé,  par  exemple,  dans  l'intérieur 
de  la  France,  sous  la  protection  de  la  douane  française  et  aux 
prix  de  faveur  que  vaut  cette  protection  à  l'agriculture  nationale, 
et  l'on  conçoit  que  ce  privilège,  modique  au  début  quand  les  droits 
sur  les  blés  étaient  modiques,  soit  devenu  des  plus  précieux 
depuis  que  ces  droits  se  sont  haussés  à  7  francs.  Sans  doute  cela 
ne  va  pas  sans  contrôle  ni  formalités  :  déclarations  fondamen- 

Finances  aient  procédé  vis-à-vis  df  la  /one  par  voie  d'arrêtés  et  de  décisions,  qu'il 
est  de  notoriété  publiiiuo  (pie  des  ialluences  politiques  sont,  depuis  une  vingtaine 
d'années  surtout,  constamment  en  instance  auprès  des  autorités  pour  l'obtention 
de  faveurs  nouvelles  aux  zoniens;  les  ministres  successifs  eussent  été  moins  désar- 
més si,  pour  les  satisfaire,  il  eût  .fallu  la  signature  de  M.  le  Président  de  la  Répu- 
blique. 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  807 

taies  et  extraits-permis,  marque  métallique  pour  le  bétail  bovin, 
certificats  d'origine  à  délivrer  par  les  maires  pour  les  produits 
secondaires,  surveillance  permanente  par  le  service  des  douanes. 
La  porte  s'ouvre,  mais  non  sans  délai,  examen,  discussion; 
on  ne  peut  faire  un  pas  sans  ses  papiers.  Et  quelque  stricte 
et  gênante  que  soit  cette  réglementation,  quelque  forte  que  soit 
la  pénalité  qui  menace  le  fraudeur,  la  fraude,  nourrie  par  le 
privilège,  a  pris  racine  dans  la  zone  et  autour  de  la  zone,  elle  y 
prospère  et  elle  y  règne.  11  y  a  de  la  fraude  sur  toutes  les  fron- 
tières, mais  ici  mille  fois  plus  qu'ailleurs  parce  que  le  privilège 
zonien  lui  procure  mille  fois  plus  de  facilités  et  plus  de  tenta- 
tions. Modérée  au  début,  elle  a  grandi  avec  les  faveurs  faites  à 
la  zone,  et  si  depuis  une  dizaine  d'années,  devant  la  protestation 
publique,  on  a  réussi  à  la  réduire,  elle  reste  encore  considé- 
rable. Fraude  «  légale,  »  d'abord,  si  l'on  peut  dire,  j'entends 
fraude  tolérée  par  les  règlemens  :  celle,  par  exemple,  qui  se 
pratiquait  naguère  sur  les  farines,  ou  celle  qui  résulte  de  ce  que 
les  agriculteurs  zoniens  sont  admis  à  importer  en  franchise  en 
France  une  moyenne  de  100000  quintaux  de  blé,  après  avoir  fait 
venir'pour  leurs  besoins  des  blés  étrangers,  alors  qu'on  sait  que 
la  zone  ne  produit  bon  an  mal  an  qu'à  peine  ce  qui  lui  est  né- 
cessaire pour  sa  consommation.  Puis  fraude  condamnable,  et 
trop  rarement  condamnée  :  fausses  déclarations,  trafic  des  per- 
mis de  franchise,  certificats  d'origine  signés  par  complaisance 
ou  en  blanc,  vulgaire  contrebande  enfin,  mais  contrebande  pro- 
fitable et  exorbitante,  sollicitée  par  le  bas  prix  en  zone  des 
denrées  coloniales  et  des  produits  de  régie.  Tangente  extérieu- 
rement au  cordon  de  douanes,  la  zone  libre-échangiste  est  un 
vaste  et  commode  entrepôt  de  fraude.  Et  plus  que  les  agricul- 
teurs, dont  les  franchises  d'importation  sont  achetées  par  bien 
des  entraves  administratives,  les  vrais  bénéficiaires  du  régime 
zonien  sont  les  fraudeurs.  La  fraude  est  l'industrie  nationale  de 
la  zone. 

C'est  aussi  la  seule  qui  prospère,  car  l'industrie  zonienne 
n'a  pas  réussi,  —  pas  encore  réussi,  —  à  obtenir  les  mêmes  pri- 
vilèges que  l'agriculture.  Plus  soucieux,  faut-il  croire,  de  la 
protection  industrielle  que  de  la  protection  agricole  du  territoire, 
moins  sollicités  sans  doute  par  les  rares  manufacturiers  de  la 
zone  que  par  la  masse  des  agriculteurs  zoniens,  les  pouvoirs 
publics  ne  se  sont  guère  prêtés  à  favoriser  la  concurrence  que 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pourrait  faire  aux  fabricans  de  l'intérieur  le  développement 
industriel  d'un  territoire  exonéré  par  la  loi  d'un  certain  nom- 
bre des  charges  nationales.  Ce  souci  de  l'équilibre  économique 
explique  que  l'arrêté  ministériel  du  31  mai  1863  n'ait  accordé 
qu'à  une  quarantaine  d'articles  manufacturés  la  faveur  de  l'im- 
portation en  franchise,  dans  la  limite  des  crédits  annuels; 
encore  faut-il  que  les  propriétaires  des  manufactures  soient 
français,  qu'ils  se  soumettent  à  un  (c  exercice  »  permanent,  que 
leurs  matières  premières  soient  françaises  ou  francisées  par  le 
paiement  des  droits.  De  plus,  aucun  établissement  créé  posté- 
rieurement au  !'''■  janvier  1863  (limite  reportée  au  1^''  janvier  4883 
par  arrêté  du  1^''  avril  1863),  n'est  admis  à  bénéficier  des  crédits 
de  franchise,  ce  qui  s'explique  par  le  fait  qu'en  accordant  ces 
crédits  le  gouvernement  n'a  voulu  que  respecter  des  droits 
acquis  et  non  pas  en  créer  de  nouveaux  (1).  On  voit  la  gravité 
de  cette  réserve  :  aucune  usine  nouvelle  ne  peut  se  créer  en 
zone,  puisque  le  marché  français  comme  les  marchés  étrangers 
lui  seraient  fermés  ;  les  anciennes  ne  pourront  que  végéter, 
beaucoup  d'ailleurs  ont  disparu  déjà  :  c'est  la  condamnation  de 
la  zone  à  la  stagnation,  à  la  paralysie  industrielle.  Voilà  le  prix 
du  privilège,  le  lourd  sacrifice  qu'elle  a  dû  faire  pour  payer  à 
la  France  ses  prérogatives  de  neutralité  douanière,  ses  avan- 
tages fiscaux,  ses  franchises  d'importation  agricole.  N'a-t-elle 
pas  acheté  un  peu  cher  ses  faveurs .^^  Et  reçoit-elle  du  moins  une 
compensation  du  côté  de  la  Suisse.»^ 

IV 

Nous  avons  dit  quels  ont  été  les  efforts  faits  par  Genève,  du 
jour  où  elle  eut  séparé  son  histoire  de  celle  de  la  Savoie,  pour 
s'assurer,  à  défaut  d'un  agrandissement  territorial  toujours 
recherché  sur  la  Savoie  du  Nord,  du  moins  la  liberté  de  com- 
merce avec  le  duché  voisin  ;  nous  avons  vu  comment  le  roi  de 
Sardaigne,  en  1815-1816,  en  lui  garantissant  à  nouveau  la  libre 

(1)  Tout  récemment,  la  franchise  d'importation  a  été  accordée  aux  produits 
zoniens  suivans  :  fonte,  ferro-manganèse,  ferro-silicium,  ferro-chrome,  carbure  de 
calcium,  à  condition  que  les  matières  premières,  l'outillage  et  les  combustibles 
soient  originaires  de  la  zone  française  ou  francisés  par  le  paiement  des  droits.  Les 
industries  seront  «  exercées.  «  —  Cette  franchise  spéciale  semble  devoir  profiter  à 
tout  établissement  créé  ou  à  créer  en  zone.  (Voir  Tarif  des  douanes  de  1910,  p.  71 
et  84.) 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  809 

sortie  des  denre'es  savoyardes  nécessaires  à  sa  consommation, 
se  résigna  à  constituer  le  long-  de  la  frontière  genevoise  une 
petite  zone  franche,  dite  zone  sarde,  concession  qui  lui  coûta 
beaucoup,  et  dont  il  chercha  tout  de  suite  à  pallier  les  dangers 
par  une  réglementation  très  sévère.  Genève,  pas  plus  que  la 
Confédération  où  elle  venait  d'entrer,  n'avait  alors  de  douanes 
à  sa  frontière  :  c'est  ce  qui  explique  que  le  roi  de  Sardaigne 
ait  négligé  de  faire  inscrire  dans  les  traités  la  contre-partie 
logique  de  l'entente,  c'est-à-dire  la  libre  entrée  des  produits 
savoyards  en  Suisse.  Or  il  arriva  que  de  cette  réciprocité  que 
semblait  garantir  l'esprit,  sinon  la  lettre,  des  accords,  la  Con- 
fédération ne  tint  nul  compte  quand  elle  imposa  dès  1816  au 
canton  de  Genève  comme  aux  autres  cantons  de  légers  droits  de 
péage,  puis  surtout  lorsqu'elle  établit  en  1849-1851  des  taxes 
de  douanes  dont  les  tarifs  ne  firent  depuis  lors  que  s'aggraver. 
Les  importations  savoyardes,  les  produits  de  la  zone  sarde  se 
virent  frapper  comme  les  autres  à  l'entrée  à  Genève,  à  l'excep- 
tion d'un  très  petit  nombre  de  denrées  pour  lesquelles  la  Sar- 
daigne obtint  en  I80I  un  traitement  de  faveur  :  de  là  toutes 
les  difficultés  commerciales  actuellement  pendantes  entre  la 
Savoie  et  la  Suisse,  entre  la  zone  et  Genève. 

Elles  ne  firent  que  s'accroître,  ces  difficultés,  le  jour  où 
l'Empereur  Napoléon  prit  l'initiative  de  créer,  à  côté  et  en 
plus  de  la  petite  zone  sarde,  la  zone  dite  d'annexion,  près  de 
vingt  fois  plus  importante  en  superficie.  Ce  n'était  pas  seule- 
ment une  facilité  nouvelle  donnée  à  Genève  pour  s'appro- 
visionner dans  la  Savoie  septentrionale,  c'était  encore  un 
débouché  important  ouvert  à  l'industrie  et  au  commerce  helvé- 
tiques. Si  considérable  qu'elle  fût,  la  libéralité  gratuite  que  con- 
sentait l'Empereur  n'eut  pas  alors  le  don  d'être  appréciée  par  la 
Suisse,  qu'il  avait  trop  vivement  blessée  dans  l'affaire  de  la  ces- 
sion, et  qui,  de  la  zone,  avait  espéré  obtenir  non  seulement  le 
domaine  utile,  mais  le  domaine  direct,  comme  disent  les  juris- 
consultes (1);  il  ne  put  réclamer  aucune  réciprocité,  aucun 
avantage  au  profit  des  zoniens  qu'il  laissa  désarmés  devant  les 
rigueurs  des  douanes    suisses.    Pendant  vingt  ans,  la  Confédé- 

(1)  L'expression  est  de  M.  Léonce  Duparc,  avocat  à  Annecy,  dont  les  deux  bro- 
chures sur  la  Question  de  la  zone  franche  (Annecy,  Hérisson  et  C'%  1902  et  1903), 
singulièrement  riches  en  faits  et  en  déductions,  sont  bien  intéressantes  même  pour 
ceux-là  qui  n'oseraient  en  accepter  toutes  les  thèses. 


8.10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ration  s'obstina  à  «  ignorer  »  la  zone,  malgré  les  protestations 
qui  d'année  en  année  s'élevaient  en  Savoie  ;  et  ce  n'est 
qu'en  1881  que  le  gouvernement  français  parvint  à  s'entendre 
avec  la  Suisse  au  sujet  de  la  zone,  dans  des  conditions  que  nous 
ne  dirons  pas  satisfaisantes,  mais  un  peu    moins  défavorables. 

La  Convention  du  14  juin  1881,  conclue  pour  vingt  ans  à 
dater  du  l*"'"  janvier  1883,  —  elle  est  donc  toute  proche  de  son 
terme,  —  a  donné  certaines  satisfactions  aux  intérêts  de  la 
zone,  sous  la  forme  de  franchises  d'entrée  en  Suisse  (10000  hecto- 
litres de  vins)  ou  dans  le  canton  de  Genève  (6  articles),  ou  de 
réduction  de  droits  (2  articles),  ou  d'exemptions  très  stricte- 
ment limitées  pour  l'entrée  à  Genève  des  approvisionnemens 
de  marché  (1).  On  admettait  en  somme  en  franchise  ou  à  tarifs 
réduits  à  Genève  un  petit  nombre  de  produits  zoniens,  ceux 
dont  Genève  a  besoin  pour  sa  consommation  :  pour  tout  le  reste, 
le  tarif  ordinaire  demeurait  applicable.  Et  ce  «  reste  »  était 
considérable.  En  1892,  lors  de  la  guerre  commerciale  franco- 
suisse,  ce  ((  reste  »  dut  subir  comme  tous  les  autres  produits 
français  des  droits  prohibitifs,  et  ce  n'est  qu'avec  peine,  après 
de  difficiles  négociations,  qu'on  put  obtenir  que  le  Conseil 
fédéral  conférât  en  1895  l'avantage  de  son  tarif  minimum  à  un 
certain  nombre  de  produits  zoniens  non  visés  par  la  Convention 
de  1881.  Mêmes  difficultés  en  1905-06,  quand  les  relations 
douanières  entre  la  Suisse  et  la  France  subirent  une  nouvelle 
crise,  et  si  quelques  facilités  nouvelles  furent  consenties  par  la 
Suisse  en  1908,  en  supplément  à  la  Convention  de  1881,  elles 
ne  résultèrent  comme  celles  de  1892  que  d'arrêtés  du  Conseil 
fédéral,  actes  unilatéraux  et  partant  révocables. 

Dans  les  délicates  négociations  que  provoqua  ainsi  la  ques- 
tion de  la  zone,  il  y  a  lieu  de  noter  que  les  réclamations 
zoniennes  trouvèrent  le  plus  souvent  autant  de  faveur  à  Genève 
que  de  défaveur  à  Berne.  Genève  a  besoin  de  la  zone,  elle  sou- 
tient ses    demandes   et    s'efforce    d'éclairer    le    gouvernement 

(1)  Les  approvisionnemens  de  marché  (12  articles),  dont  le  prix  maximum  est 
lixé  pour  chaque  importation  à  5  quintaux  (5  kg.  pour  le  beurre),  sont  admis  en 
l'ranchise  à  Genève  à  condition  qu'ils  soient  amenés  par  les  vendeurs  eux-mêmes  : 
disposition  qui  a  pour  objet  d'amener  les  zoniens  à  faire  à  Genève  leurs  achats.  — 
A  l'expiration  du  terme  de  30  ans,  la  Convention  sera  maintenue  d'année  en  année, 
sauf  dénonciation  douze  mois  d'avance  (art.  11).  Si  la  zone  franche  vient  à  être 
supprimée  ou  modifiée,  la  Suisse  aura  le  droit  de  faire  cesser  les  effets  de  la 
Convention  dès  le  jour  de  la  suppression  ou  modification,  laquelle  devra  d'ailleurs 
être  notifiée  douze  mois  d'avance. 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  8H 

fédéral  sur  l'intérêt  que  présente  1,6  régime  zonien  non  seule- 
ment pour  le  canton  genevois,  mais  pour  la  Suisse  en  général. 
A  Berne  au  contraire,  on  est  surtout  sensible  aux  revendications 
des  «  agrariens  »  et  de  la  puissante  «  ligue  des  paysans,  »  aux 
plaintes  que  fait  entendre  l'agriculture  suisse  contre  les  privi- 
lèges d'importation  de  la  zone  ;  le  gouvernement  fédéral  n'a 
donc  jamais  témoigné  de  beaucoup  de  bonne  volonté  dans  cette 
affaire  zonienne,  dont  il  a  d'ailleurs  essayé  parfois  de  se  servir 
comme  d'une  arme  diplomatique  dans  les  négociations  relatives 
aux  rapports  douaniers  franco-helvétiques. 

De  fait,  à  examiner  de  près  la  teneur  et  les  résultats  de  la 
Convention  de  1881  complétée  par  les  arrêtés  fédéraux  de  1895 
et  de  1908,  on  est  amené  à  constater  que  les  faveurs  faites  à  la 
zone  pour  ses  importations  en  Suisse  se  réduisent  en  somme  à 
bien  peu  de  chose.  Elles  ne  touchent,  comme  nous  l'avons  vu, 
qu'un  petit  nombre  de  produits  zoniens,  encore  ces  produits 
favorisés  ne  sont-ils  pas  tous  admis  à  la  franchise,  plusieurs 
d'entre  eux  ne  bénéficiant  que  de  simples  réductions  de  droits. 
Signalons  un  fait  assez  étrange.  Nous  avons  dit  que  la  Conven- 
tion de  1881  accordait  la  franchise  d'entrée  à  Genève,  sous  cer- 
taines conditions,  aux  approvisionnemens  de  marché  venus  de  la 
zone  (12  articles)  ;  or  sur  ces  12  articles,  il  yen  a  8  qui  jouissent 
par  ailleurs  d'une  exemption  générale  à  l'entrée  en  Suisse  en 
vertu  du  tarif  général  des  douanes  helvétiques  (1);  il  n'y  a  donc, 
quant  à  ces  8  articles,  nul  privilège  offert  à  la  zone,  il  y  a 
simple  application  du  droit  commun.  Mieux  encore  :  la  Con- 
vention de  1881  fixe  une  limite  de  quantités  à  l'importation  de 
ces  8  articles  (5  quintaux  par  chaque  importation),  alors  que  le 
tarif  général  suisse  ignore  une  pareille  limitation,  si  bien  qu'à 
s'en  tenir  aux  textes,  on  pourrait  croire  que  la  zone  est  ici 
l'objet  non  d'une  faveur  particulière,  mais  d'une  particulière 
rigueur.  Si  maintenant  nous  examinons  le  tableau  officiel  (1910) 
des  importations  zoniennes  en  Suisse,  nous  trouvons  que,  sur 
une  valeur  totale  de  24  921 556  francs,  il  y  a  d'abord  pour 
9  809  727  francs  de  marchandises  taxées  au  taux  du  tarif  con- 
ventionnel, c'est-à-dire  au  taux  du  tarif  applicable  à  toutes 
autres   marchandises  françaises  ;  puis  pour  8  843  438  francs  de 

(1)  Légumes  frais,  fruits  frais,  pommes  de  terre,  son,  paille,  foin,  poissons 
d'eau  douce  et  lait.  Ajoutons  un  neuvième  article,  les  œufs,  ciui  sont  exemptés 
dans  le  trafic  de  marché  par  la  loi  sur  les  douanes,  art.  7,  lettre  0. 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marchandises  admises  en  franchise  par  application  de  la  loi  sur 
les  douanes  ou  du  tarif  fédéral  ;  de  sorte  que  la  valeur  des 
produits  zoniens  ressortissant  à  la  Convention  de  1811  et  aux 
arrêtés  ultérieurs  ne  s'élève  qu'à  6268  391  francs  (1),  soit  au 
quart  environ  du  chiffre  global  des  importations  de  la  zone.  Nous 
en  conclurons  que  l'application  utile  de  cette  convention  et  des 
arrêtés  subséquens  n'occupe  qu'une  place  secondaire  dans  le  jeu 
des  relations  commerciales  de  la  zone  avec  la  Suisse,  et  que  le 
bénéfice  net  qu'en  retirent  les  zoniens  est  bien  réduit. 

En  revanche,  et  tandis  que  la  Suisse  se  montre  si  avare  de 
concessions  à  la  zone,  que  voyons-nous.^  Nous  voyons  que  l'in- 
dustrie suisse  importe  librement  en  zone  ses  produits,  et  le  com- 
merce suisse  toutes  ses  marchandises,  suisses  ou  étrangères.  La 
porte  zonienne  est  ouverte  en  grand  à  la  Suisse  ;  la  porte  suisse 
n'est  qu'au  quart  ouverte  à  la  zone.  D'une  part,  liberté  absolue  ; 
do  l'autre,  des  concessions  douanières  très  restreintes  quant  aux 
quantités,  conditions  et  destination  des  importations.  La  France 
a  donné  à  la  Suisse  un  débouché  économique  appréciable,  et  n'a 
obtenu  pour  la  zone  en  retour  que  de  très  modestes  avantages  : 
il  y  a  un  évident  manque  d'équilibre  (2).  Et  voyez  la  consé- 
quence :  c'est  l'invasion  lente  de  la  zone  par  le  commerce  helvé- 
tique, au  détriment  du  commerce  national.  Un  négociant,  un 
industriel  français,  établi  en  zone,  s'il  veut  étendre  ses  affaires 
en  Suisse  ou  en  France,  se  voit  arrêté  par  les  douanes  suisses 
comme  par  les  douanes  françaises  ;  il  est  emprisonné,  et  sou- 
vent on  le  verra  émigrer  en  France  ou  même  en  Suisse.  Le  com- 
merçant genevois   au   contraire,  avec   ses  succursales  en   zone, 

(1)  Là-dessus  il  n'y  a  qu'une  valeur  de  2  983  675  francs  qui  bénéficie  de  la  fran- 
chise complète;  le  reste  ne  jouit  que  de  réductions  sur  les  taux  du  tarif  conven- 
tionnel. —  Pour  être  exact,  le  chiffre  de  6  268  391  francs  devrait  d'ailleurs  être 
diminué  de  1  3S0  603  francs  (valeur  des  importations  d'œufs,  exemptes  en  vertu  de 
la  loi  sur  les  douanes),  ce  qui  réduirait  à  4  717  788  francs  le  chiffre  correspondant  à 
l'application  utile  de  la  Convention  de  1881  et  des  arrêtés  subséquens.  —  Une  ana- 
lyse très  précise  et  très  instructive  du  tableau  des  importations  zoniennes  en 
Suisse  a  été  faite  dans  le  Bulletin  de  la  Chambre  de  Cominerce  française  de  Genève 
{n°  du  20  septembre  1907)  par  un  auteur  des  plus  éclairés  et  compétens,  M.  H.  Vil- 
leneuve. 

(2)  On  a  calculé  qu'en  1901  la  Suisse  avait  bénéficié,  dans  ses  exportations  dans 
les  zones  franches  de  Gex  et  de  la  Haute-Savoie,  d'une  exonération  de  droits  de 
douane  s'élevant  à  2  251  000  francs,  tandis  que  le  bénéfice  réalisé  par  les  zoniens 
du  fait  des  facilités  douanières  helvétiques  dans  leurs  importations  en  Suisse 
n'avait  atteint  que  161  503  francs,  soit  0  fr.  78  par  tête  d'habitant  des  zones. 
(Debussy,  Rapport  au  nom  de  la  Commission  des  Douanes  sur  la  question  des  zones 
franches,  1905.) 


LA    ZO^E    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  813 

fait  librement  ses  affaires  en  Suisse  et  en  zone  à  la  fois  ;  sa  con- 
currence sera  ruineuse  pour  son  rival  zonien.  La  Suisse  est  à 
même  non  seulement  d'inonder  la  zone  de  ses  produits,  ou  de 
tous  produits  étrangers  (allemands  surtout),  mais  môme  d'acca- 
parer, si  les  zoniens  ne  se  défendent,  une  bonne  partie  du  com- 
merce de  la  zone.  Telle  est  la  conséquence  du  régime.  Le  béné- 
fice en  est  pour  la  Suisse  bien  plus  que  pour  la  zone  :  Genève  a, 
de  la  zone,  plus  besoin,  et  la  Suisse  en  général  tire  plus  profit, 
que  la  zone  ne  fera  jamais  de  la  Suisse  ou  de  Genève. 


Si  le  régime  de  la  zone  franche  présente  ainsi  pour  les 
zoniens  eux-mêmes,  à  côté  de  certains  avantages,  tant  et  de  si 
graves  inconvéniens,  je  crois  qu'on  peut  se  l'expliquer  si  l'on 
observe  combien  la  situation  économique  de  la  Savoie  septen- 
trionale a  changé  depuis  cinquante  ans.  Au  temps  de  l'annexion, 
la  difficulté  des  communications  rendait  malaisés  les  rapports 
commerciaux  du  Chablais  et  du  Faucigny  avec  le  reste  de  la 
Savoie  ;  Genève  était  par  la  force  des  choses  le  centre  écono- 
mique, le  débouché  naturel  de  ces  provinces.  Or,  depuis  ce 
temps,  d'admirables  routes  ont  été  ouvertes  entre  la  vallée 
de  l'Arve  et  les  vallées  du  Fier  et  de  l'Isère,  plusieurs  voies 
ferrées  ont  mis  Bonneville  et  Thonon  en  rapports  avec 
Annecy  et  la  Savoie  propre,  avec  Bellegarde  et  la  France  : 
la  zone  n'est  plus  nécessairement  tributaire  de  la  Suisse. 
D'autre  part,  les  tendances  libre-échangistes  en  faveur  en  1860 
ont  fait  place  à  un  protectionnisme  toujours  grandissant;  plus  la 
France  et  la  Suisse  ont  élevé  leurs  barrières  douanières,  plus 
difficile  s'est  trouvée  la  situation  de  la  zone  franche,  demeurée 
libre-échangiste  entre  deux  voisins  devenus  protectionnistes,  et 
cela  en  dépit  des  facilités  que  lui  consentirent  la  France  et  la 
Suisse,  l'une  très  libéralement,  l'autre  avec  parcimonie.  Enfin 
nul  n'ignore  quelle  importance  a  prise  depuis  un  quart  de  siècle 
l'exploitation  de  cette  richesse  nouvelle,  la  houille  blanche.  Par- 
tout l'industrie  recherche  la  force  hydraulique.  L'Isère,  la 
Savoie,  ont  rivalisé  d'ardeur  pour  mettre  en  valeur  leurs  chutes 
d'eau.  La  zone  franche  cependant  n'a  encore  réussi  à  utiliser 
que  28  à  30  000  chevaux  de  force  sur  la  merveilleuse  réserve 
de  150  000  chevaux  que  lui  offrent  ses  torrens.  Pourquoi,  nous 


814  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  savons  :  c'est  qu'il  y  a  incompatibilité  de  principe  entre  le 
régime  zonien  et  l'industrie.  N'est-il  pas  regrettable  pour  la 
zone  et  plus  désastreux  encore  pour  la  production  française  de 
voir  inexploitée,  —  et  pour  quelle  cause  !  —  une  richesse 
dont  la  France  a  besoin.^ 

Toutes  ces  raisons,  et  d'autres  encore  qui  font  que  le  régime 
de  la  zone  franche  ne  correspond  plus  à  l'état  actuel  des  choses, 
il  semble  que  les  zoniens  eux-mêmes  aient  commencé  à  les  com- 
prendre, depuis  que  les  difficultés  douanières  avec  la  Suisse  leur 
ont  ouvert  les  yeux.  Ils  commencent  à  s'apercevoir  qu'ils  n'ont 
plus  au  maintien  de  leurs  soi-disant  privilèges  le  même  intérêt 
qu'autrefois,  qu'ils  ne  retirent  qu'un  bénéfice  minime  de  leurs 
franchises  d'exportation  en  Suisse,  et  que  les  avantages  du 
libre-échange  zonien  ne  compensent  pas  ses  inconvéniens,  je 
veux  dire  l'isolement  économique  et  l'envahissement  de  la  zone 
par  le  commerce  étranger,  par  les  produits  étrangers.  Sans 
doute  l'agriculture  a  prospéré,  mais  veut-on  condamner  la  zone 
à  rester  exclusivement  agricole,  alors  qu'elle  possède  d'admi- 
rables sources  d'industrie,  et  ne  faut-il  pas  chercher  au  contraire 
à  étendre  son  champ  de  production,  à  lui  dégager  la  route  du 
progrès.!^  —  En  face  des  politiciens  de  la  zone,  qui  allectent  de 
voir  un  droit  supérieur  et  intangible  dans  ce  régime  zonien  dont 
ils  se  sont  fait  une  plate-forme  électorale,  en  face  de  la  majorité 
zonienne  encore  hypnotisée  sur  des  prérogatives  plus  fiscales 
qu'économiques,  une  forte  minorité,  —  commerçans,  industriels, 
hôteliers,  vignerons,  etc.,  —  s'est  depuis  peu  levée  en  zone  pour 
protester  contre  la  zone  :  les  uns,  les  plus  braves  et  les  moins 
nombreux,  réclament  franchement  la  réintégration  dans  le  ter- 
ritoire français;  les  autres,  désireux  de  ménager  une  transition, 
de  réserver  notamment  aux  zoniens,  pour  un  temps,  le  béné- 
fice des  produits  coloniaux  à  bon  marché,  demandent  ce  qu'ils 
ont  appelé  le  «  double  cordon,  »  c'est-à-dire  l'établissement, 
en  plus  de  la  ligne  de  douane  actuelle,  d'un  cordon  douanier 
à  la  frontière,  lequel  arrêterait,  pour  les  taxer  au  taux  des 
droits  français,  toutes  les  importations  étrangères  à  l'excep- 
tion des  denrées  coloniales,  celles-ci  ne  devant  être  taxées 
qu'à  leur  entrée  en  territoire  «  assujetti.  »  Le  procédé,  coûteux 
et  compliqué,  n'est  sans  doute  pas  bien  recommandable;  mais 
ce  qui  est  à  retenir,  c'est  qu'en  zone  même  on  souffre,  on 
se  plaint,  on   commence   à  revendiquer,  directement  ou  indi- 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  815 

rectement,  à  terme  ou  sans  délai,  le  retour  au  droit  commun. 

En  dehors  de  la  zone,  il  est  naturel  que  de  nombreuses  pro- 
testations se  soient  fait  entendre  contre  le  privilège  zonien,  sur- 
tout depuis  l'avènement  du  protectionnisme  en  France.  Dans 
les  vingt  dernières  années,  une  cinquantaine  de  Chambres  de 
Commerce  se  sont  à  diverses  reprises  élevées,  par  délibé- 
rations motivées,  non  seulement  contre  les  fraudes  que  favo- 
rise le  régime  de  la  zone,  mais  contre  ce  régime  lui-même, 
contre  les  exemptions  et  les  immunités  dont  il  est  constitué. 
Pourquoi,  dit-on,  laisser  subsister  sur  notre  frontière,  en  un 
temps  où  chaque  pays  renforce  ses  barrières  protectrices,  cette 
brèche  par  où  s'infiltre  la  fraude.^  Pourquoi  maintenir  ces 
faveurs  fiscales,  dont  la  charge  retombe  sur  la  masse  des  con- 
tribuables, ces  franchises  douanières  qui  permettent  aux  zoniens 
de  se  faire  traiter  comme  étrangers  pour  tous  leurs  achats  et 
comme  Français  pour  une  bonne  partie  de  leurs  ventes.^  La  Con- 
stitution n'assure-t-elle  pas  l'égalité  des  citoyens  devant  la  loi.'^ 
—  Si  dans  le  voisinage  immédiat  de  la  zone,  notamment  dans 
l'arrondissement  d'Annecy,  les  réclamations  ont  été  spéciale- 
ment vives  et  nombreuses,  c'est  que  le  contre-coup  du  privilège 
zonien  s'y  fait  sentir  d'une  façon  spécialement  dommageable. 
Du  fait  des  franchises  d'importation  zonienne,  du  fait  aussi  des 
fraudes  à  l'importation,  les  agriculteurs  de  la  région  voient  en 
effet  les  prix  de  vente  de  leurs  produits  artificiellement  abaissés  ; 
les  commerçans  sont  entravés  dans  leurs  affaires  avec  la  zone 
par  cette  ligne  de  «  douanes  intérieures  »  qui,  en  favorisant 
Genève,  appauvrit  Annecy,  comme  une  haute  muraille  appau- 
vrit l'arbre  auprès  duquel  on  l'a  dressé  :  l'arrondissement 
d'Annecy,  qui  ne  jouit  d'aucune  des  faveurs  du  régime  zonien, 
revendique  son  droit  à  n'en  pas  subir  les  préjudices.  En 
matière  administrative,  isolé  en  face  des  trois  arrondissemens 
zoniens,  il  souffre  de  l'antagonisme,  de  la  suprématie  de  la 
zone;  ses  intérêts  ont  souvent  été  négligés  par  la  majorité 
zonienne  du  Conseil  général  au  profit  de  ceux  de  la  zone;  sur 
trois  sénateurs  de  la  Haute-Savoie,  il  n'y  en  a  actuellement  pas 
un  pour  Annecy;  l'union,  la  bonne  harmonie  sont  détruites 
dans  le  département. 

Séparés  de  leurs  concitoyens  par  la  barrière  douanière, 
comme  ils  l'étaient  autrefois  par  le  manque  de  communications, 
les  zoniens,  en  revanche,  se  sentent  naturellement  attirés  vers  la 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grande  ville  toute  proche,  vers  la  vieille  cite'  genevoise  où  trente 
mille  des  leurs  sont  établis,  et  dont  la  prospérité  s'est  merveil- 
leusement accrue  depuis  un  demi-siècle,  en  partie  grâce  à  eux. 
Comme  les  Genevois  dans  la  zone,  où  ils  ont  d'ailleurs  d'impor- 
tans  intérêts,  les  zoniens  se  sentent,  à  Genève,  un  peu  chez  eux. 
Ils  y  sont  appelés  par  leurs  affaires,  leurs  plaisirs  ;  ils  y  vont 
fêter  a  l'occasion  l'Escalade,  —  singulier  oubli  de  l'histoire  chez 
des  Savoyards;  —  tel  est  l'ascendant  de  la  «  capitale  »  sur  les 
ruraux  du  voisinage  qu'ils  se  laissent  influencer  peu  à  peu  par 
les  idées  et  les  tendances  genevoises,  ils  s'imprègnent  incon- 
sciemment d'une  certaine  dose  àlielvétisation  dont  on  peut  se 
demander  s'il  est  bien  opportun  de  favoriser  les  progrès  par  le 
maintien  de  privilèges  économiques  qui  tendent  justement  à 
«  helvétiser  »  les  intérêts  matériels  des  zoniens.  Je  sais  bien 
que  si,  en  1860,  une  campagne  un  peu  artificielle  a  pu  être 
menée  dans  la  Savoie  septentrionale  en  faveur  d'une  réunion  à 
la  Suisse,  si  en  1870  on  a  pu  encore  entendre  agiter  à  Bonneville 
par  quelques  esprits  égarés  l'idée  d'une  annexion  helvétique, 
on  ne  saurait  trop  affirmer  que  les  zoniens  d'aujourd'hui  sont 
aussi  Français  que  les  autres  Français,  et  qu'on  ne  trouverait 
plus  parmi  eux  personne  pour  dire,  comme  il  a  été  dit  en  1860  : 
«  Si  Genève  est  française,  il  faut  être  français;  si  Genève  est 
suisse,  il  faut  être  suisse,  et  si  Genève  est  cosaque,  il  faut  être 
cosaque  !  »  Mais  pour  quiconque  sait  l'importance  prise  de  nos 
jours  par  les  relations  économiques  dans  les  relations  politiques, 
il  ne  saurait  paraître  désirable  de  laisser  éternellement  les 
zoniens  sous  ce  régime  d'exterritorialité  qui  risque  de  nuire  à  la 
longue  et  malgré  eux  à  leur  nationalité.  —  Faut-il  enfin  rappeler 
que  la  Suisse  a  depuis  de  vieux  temps  nourri,  sur  la  Savoie  du 
Nord,  des  ambitions  territoriales  dont  nous  avons  constaté 
l'échec,  une  première  fois  en  1815  au  congrès  de  Vienne,  et  une 
seconde  fois  en  1860,  lors  de  l'annexion  delà  Savoie  à  la  France.-^ 
Nous  avons  plaisir  à  rendre  ici  témoignage  non  seulement  aux 
sentimens  d'amicale  cordialité  que  ne  cesse  de  témoigner  à  la 
France  le  gouvernement  helvétique,  mais  encore  aux  liens  de 
confiante  affection  qui  unissent  les  deux  peuples  dans  des  rap- 
ports toujours  plus  intimes.  Mais  nos  voisins  et  amis  ne  sauraient 
se  formaliser  si  nous  remarquons  que,  dans  une  certaine  partie 
de  la  presse  suisse,  la  question  de  la  Savoie  du  Nord,  toujours 
tenue  en  observation,  se  voit  assez  souvent  agitée,  discutée,  et 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    ilAl  TE-SAVOTE.  817 

que  la  question  connexe  de  la  neutralité  savoyarde,  dont  on 
s'efforce  de  maintenir  la  survivance,  en  l'interprétant  d'ailleurs 
d'une  façon  très  spéciale,  semble  être  parfois  considérée  bien 
moins  comme  un  vestige  respectable  du  passé  que  comme  un 
«njeu  gardé  en  vue  d'une  compensation  éventuelle.  Sans  insister 
sur  des  tendances  que  nous  ne  voulons  pas  croire  vraiment 
représentatives  de  l'opinion  helvétique,  bien  que  nous  ne  puis- 
sions en  négliger  les  manifestations,  nous  dirons  seulement 
([u'au  point  de  vue  français,  la  prévoyance  politique  et  le  souci 
de  l'intérêt  national  nous  paraissent  réclamer  qu'à  côté  de  cette 
neutralité  militaire  de  la  Savoie  du  Nord  qu'il  ne  dépend  pas 
de  nous  d'abolir  en  droit,  nous  ne  laissions  pas  survivre  une 
neutralité  douanière  qui  retranche  un  vaste  territoire  et 
no  000  citoyens  français  de  la  vie  économique  du  pays,  et  porte 
ainsi,  dans  une  certaine  mesure,  atteinte  à  l'unité  de  la  patrie: 
il  faut  rattacher  les  zoniens  à  la  France  par  les  intérêts  maté- 
j-iels,  comme  ils  le  sont  déjà  par  le  sentiment  patriotique. 

VI 

La  suppression  de  la  zone  franche  de  la  Haute-Savoie  est 
<lonc  désirable.  Est-elle  légalement  possible?  Et  comment?  C'est 
notre  dernier  point. 

A  en  croire  les  zoniens  intransigeans,  la  France  n'aurait  pas 
le  droit  d'abolir  la  zone  d'annexion  sans  l'assentiment  des  inté- 
ressés, parce  que  l'existence  de  cette  zone  résulte  d'engagemens 
officiels  pris  en  1860  par  le  gouvernement  impérial  et  ratifiés 
par  les  populations  au  plébiscite  du  23  mars  (47  076  votes  oui  et 
zone).  Il  y  aurait,  au  point  de  vue  historique  et  juridique,  beau- 
coup à  dire  sur  la  valeur  du  quasi-contrat  ainsi  intervenu  entre 
la  France  et  les  zoniens;  qu'il  nous  suffise  de  remarquer  que 
lien  en  tout  cas  ne  s'opposerait  en  droit  à  l'abolition  de  toutes 
les  franchises  gracieuses  que  des  arrêtés  ministériels  d'une  léga- 
lité d'ailleurs  contestable  ont  octroyées  à  la  zone  postérieure- 
ment à  1860,  et  qu'il  est  hors  de  doute  qu'à  un  retour  éventuel 
au  régime  strict  de  1860  les  zoniens  d'aujourd'hui  ne  préfére- 
raient encore  la  suppression  de  la  zone.  Mais  nous  ne  voyons 
pas  qu'il  y  ait  lieu  de  faire  violence  à  ces  populations  dont  les 
vues  sur  la  question  de  la  zone  franche  ont  d'elles-mêmes  com- 
mencé à  se  transformer.  Il  suffit  de  les  éclairer  sur  leurs 
TOME  X.  —  1912.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

propres  avantages  en  leur  montrant  de  quel  prix  elles  paient, — 
et  font  payer  à  la  France,  —  des  privilèges  plus  dangereux  que, 
profitables,  et  si,  en  même  temps,  les  autorités  veulent  bien 
comme  c'est  leur  devoir,  poursuivre  rigoureusement  la  fraude 
et  s'opposer  résolument  (là  est  peut-être  le  plus  difficile)  aux 
influences  officieuses  qui  s'entremettent  trop  souvent  pour  faire 
octroyer  aux  zoniens  des  faveurs  additionnelles,  on  ne  tardera 
pas  à  voir  en  zone  le  mouvement  antizonien  assez  fort  pour  que 
la  suppression  du  régime  puisse  s'opérer  sans  heurt  ni  pression. 
Ce  jour-là,  nous  croyons  que  la  solution  bâtarde  du  «  double 
cordon  »  devra  être  écartée,  mais  que  le  retour  au  droit  com- 
mun pourra  être  accompagné  de  quelques  ménagemens  tempo- 
raires et  limités  qui  atténueront  aux  intérêts  particuliers  le 
trouble  d'une  transition  trop  brusque  (1). 

Du  côté  suisse,  la  suppression  se  heurtera-t-elle,  le  cas 
échéant,  à  des  difficultés  diplomatiques  ?  Point  en  ce  qui  touche 
la  zone  de  1860,  l'hypothèse  étant  prévue  par  la  Convention  de 
1881.  En  ce  qui  concerne  la  petite  zone  sarde,  dont  l'origine 
remonte,  on  le  sait,  aux  traités  de  1815,  il  y  aurait  lieu  à  négo- 
ciation tant  avec  la  Suisse,  principale  intéressée,  qu'avec  les 
puissances  du  Congrès  de  Vienne  ;  notre  diplomatie  ne  se  trou- 
verait d'ailleurs  pas  ici  en  mauvaise  posture  pour  négocier  (2), 
s'il  n'est  jugé  préférable,  pour  prévenir  tout  embarras,  de  main- 
tenir hors  du  cordon  douanier  cette  très  étroite  petite  bande 
de  territoire  qui  ne  comprend  qu'environ  140  kilomètres  carrés,^ 
et  dont  la  bordure  ne  serait  guère  plus  étendue  ni  plus  difficile 
à  garder  que  la  ligne  frontière.  Craindra-t-on  enfin  qu'à  une 
suppression  de  la  zone  la  Suisse  veuille  riposter  par  des  tarifs 
de  rigueur  appliqués  aux  importations  de  la  Savoie  du  Nord  ? 
Nous  rappellerons  d'abord  qu'une  partie  des  franchises  d'entrée 


(1)  Un  des  privilèges  les  plus  chers  aux  zoniens  étant  la  franchise  des  denrées 
coloniales,  on  pourrait,  par  exemple,  leur  réserver  cette  franchise,  à  titre  transi- 
toire et  pour  un  temps  donné,  par  le  moyen  de  hons  d'importation. 

(2)  L'établissement  de  la  zone  sarde  en  1815  a  eu  pour  contre-partie,  nous 
l'avons  dit,  la  libre  importation  des  denrées  de  cette  zone  en  Suisse.  Du  jour  où 
la  Confédération  a  imposé  ces  produits  à  l'entrée  de  son  territoire,  la  liberté  com- 
merciale qui  existait  jusqu'alors  enlre  la  zone  sarde  et  la  Suisse  étant  détruite, 
l'institution  de  celle  zone  a  perdu  son  fondement  juridique  et  son  caractère  d'obli- 
gation contractuelle;  elle  est  «  sortie  du  droit  i)ublic  européen.  »  (Cf.  Charousset. 
Les  zones  franches,  Annecy,  1902,  p.  161.)  —  Il  es!  d'ailleurs  à  noter  que  l'article  11 
(le  la  Convention  de  1881,  qui  prévoit  le  cas  de  la  suppression  de  la  zone  de  la 
Haute-Savoie,  ne  l'ail  aucune  distinction, entre  la  zone  sarde  et  la  zone  d'annexion* 


LA    ZONE    FRANCHE    DE    LA    HAUTE-SAVOIE.  8 1 1) 

dont  jouissent  acluellement  les  denrées  zoniennes  à  Genève 
de'coule  des  dispositions  du  tarif  fédéral  ou  de  la  loi  fédérale 
des  douanes,  dispositions  d'une  portée  générale  que  la  Suisse 
a  établies  à  son  bénéfice  et  dont  elle  ne  se  départirait  qu'à  son 
détriment;  d'ailleurs  n'avons-nous  pas  notre  meilleure  sauve- 
garde dans  l'intérêt  même  de  Genève  qui  a  nécessairement 
besoin  des  vivres  savoyards  pour  la  subsistance  d'une  popula- 
tion toujours  croissante  ? 

En  attendant  le  jour,  —  prochain,  nous  le  souhaitons,  — ■ 
(l'une  suppression  de  la  zone,  la  Convention  franco-suisse  du 
14  juin  1881  doit  être  maintenue  à  titre  temporaire  et  transi- 
toire, elle  doit  sortir  améliorée  des  négociations  qui  vont  s'ou- 
vrir pour  son  renouvellement.  Nous  résumerons  l'essentiel  des 
desiderata  zoniens  à  ce  point  de  vue  en  demandant  qu'eu  égard 
à  la  franchise  générale  d'entrée  dont  jouit  en  zone  la  Suisse  en- 
tière, le  nombre  des  denrées  zoniennes  admises  aux  douanes 
fédérales  en  franchise  ou  avec  réduction  de  droits  soit  large- 
ment augmenté,  ainsi  que  les  quantités  à  admettre,  que  ces 
privilèges  soient  accordés  à  l'importation  non  seulement  dans 
le  canton  de  Genève,  mais  encore  dans  les  cantons  limitrophes 
de  Vaud  et  Valais  ;  qu'ils  fassent  l'objet  non  plus  d'arrêtés  fédé- 
raux révocables,  mais  de  conventions  synallagmatiques;  qu'en- 
tin  le  droit  de  modifier  ou  de  supprimer  la  zone  soit  réservé 
explicitement  et  en  tout  temps  au  gouvernement  français. 

((  Il  faut  qu'une  porfe  soit  ouverte  ou  fermée,  disait  naguère 
un  zonien.  Laquelle.!^  La  porte  française  ou  la  porte  suisse .^^  )> 
11  faut  en  effet  choisir.  La  zone  ne  peut  rester  à  la  fois  <(  franche  » 
et  «  France,  »  dans  cette  situation  singulière  d'exterritorialité 
privilégiée  qui  a  pu  avoir  son  opportunité  il  y  a  cinquante  ans, 
mais  qui,  déformée  depuis  lors,  a  fait  son  temjis,  qui  a  perdu 
au  milieu  de  conditions  économiques  nouvelles  sa  raison  d'être, 
et  qui,  tout  en  bénéficiant  de  la  fraude,  porte  préjudice  à  la  fois 
aux  vrais  intérêts  de  la  population,  à  ceux  de  la  production 
nationale,  au  bien  supérieur  du  pays.  Reconnaissons  donc  les 
nécessités  actuelles,  et,  en  supprimant  la  zone,  faisons,  de  ce 
territoire  a  franc,  »  un  territoire  u  français.  » 

L.   Paul-Dubois. 


UN  DRAME  D^AMOUR 

A  LA  COUR  DE  SUÈDE 

1784-1795 


(1) 


111(2) 

LES  DESSOUS  D'UN  PROCÈS  CRIMINEL 


I 

Le  baron  d'Armfeldt  était  arrivé  à  Rome  le  19  mars  1793, 
pour  y  prendre  possession  de  la  Légation  de  Suède.  En  atten- 
dant qu'il  vînt  occuper  son  poste,  l'intérim  avait  été  fait  par  un 
jeune  chargé  d'affaires,  Glaës  Lagersvard.  Mais  ce  diplomate,  en 
dépit  de  l'autorité  attachée  à  sa  fonction,  subissait  l'ascendant 
de  l'agent  consulaire,  Francesco  Piranesi,  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  personnage  plus  connu  comme  artiste  que  comme 
homme  politique.  Il  devait  l'intluence  dont  il  jouissait  et  qu'il 
exerçait  très  habilement  sur  Lagersvard,  à  ses  anciennes  rela- 
tions avec  Gustave  IlL  Elles  avaient  eu  pour  objet  ces  questions 
d'art  auxquelles  ce  souverain  s'était  toujours  intéressé  et  plus 
particulièrement  durant  son  séjour  à  Home.  Ayant  chargé  Pira- 
nesi de  divers  achats  d'œuvres  de  peinture  et  de  statuaire,  sa- 
tisfait de  ses  services,  il  les  avait  récompensés  en  le  nommant 
consul  de  Suède. 

Piranesi  occupait  cet  emploi  lorsque,  à  Stockholm,  Reuter- 

(1)  Copyright  by  Ernest  Daudet. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  l.i  juillet  et  du  l'"  août  1912. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         821 

holm  fut  mis  à  la  tète  des  affaires.  Les  deux  hommes  étaient 
liés;  ils  professaient  les  mêmes  opinions,  attachaient  le  même 
pri-\  à  entretenir  des  rapports  cordiaux  avec  la  République  fran- 
çaise. Maintenu  dans  ses  fonctions,  Piranesi  s'était  fait  l'àme 
damnée  de  Reuterholm.  Le  ministre  lui  écrivait  souvent.  Les 
messages  officiels  allaient  hiérarchiquement  au  chargé  d'af- 
faires; mais  c'est  à  l'agent  consulaire  qu'allaient  les  communi- 
cations officieuses.  Tenu  au  courant  des  soupçons  qu'excitait  à 
Stockholm  la  conduite  d'Armfeldt,  Piranesi  exerçait  sur  lui  une 
surveillance  de  tous  les  instans.  Par  les  correspondans  qu'il 
entretenait  un  peu  partout  en  Italie,  il  l'avait  suivi  à  toutes 
les  étapes  de  son  voyage. 

Cette  surveillance  devint  plus  active  lorsque  Armfeldt  fut 
arrivé  à  Rome.  Piranesi  contraignit  Lagersvard  à  s'y  associer. 
Le  chargé  d'affaires,  après  avoir  manifesté  quelque  répugnance 
à  épier  la  conduite  de  son  chef,  finit  par  subir  l'influence  de 
l'agent  consulaire  et  par  consentir  à  le  seconder  dans  sa  vile 
besogne.  Ses  dires  ajoutés  à  ceux  de  Piranesi  alimentaient  les 
rapports  que  ce  dernier  envoyait  régulièrement  à  Reuterholm. 
Les  faits  et  gestes  d'Armfeldt  furent  ainsi  dévoilés  à  la  Cour  du 
Régent. 

Ils  l'étaient  aussi  par  la  princesse  Sophie-Albertine  qui  se 
trouvait  à  Rome,  sous  le  nom  de  comtesse  de  Wasa.  Elle  n'avait 
jamais  aimé  Armfeldt.  Déjà  sous  le  règne  de  son  frère,  elle  s'ir- 
ritait souvent  de  la  confiance  qu'il  accordait  à  son  favori.  Elle 
n'était  donc  que  trop  disposée  à  partager  les  ressentimens  du 
duc  de  Sudermanie,  dont  la  correspondance  lui  révélait  à  tout 
instant  la  vivacité.  En  présence  d'Armfeldt,  elle  dissimulait  les 
siens;  derrière  lui,  elle  ne  prenait  pas  la  peine  de  les  cacher. 
Dans  son  entourage,  personne  n'ignorait  qu'elle  se  défiait  du 
ministre  de  Suède.  Obligé  de  se  montrera  la  suite,  Armfeldt  ne 
se  méprenait  pas  aux  témoignages  de  bienveillance  qu'elle 
alïectait  de  lui  prodiguer.  «  Ma  personne  ne  lui  est  pas 
agréable,  écrivait-il,  et  si  elle  n'était  pas  de  sang  royal,  je  dirais 
la  même  chose  d'elle,  n 

Au  mois  d'avril,  la  princesse  quitta  Rome  pour  aller  faire 
une  visite  à  la  Cour  de  Naples.  Dispensé  de  l'accompagner, 
Armfeldt  se  mit  enroule  pour  Florence  où  il  devait  présenter 
au  grand-duc  de  Toscane  les  lettres  qui  l'accréditaient  en  qua- 
lité de  représentant  de  la  Suède.  A  Rome,  la  présence  de  la  prin- 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cesse  Sophie-Albertine  l'avait  obligé  à  manifester  ses  opinions 
moins  bruyamment  qu'il  ne  l'avait  fait  à  Vienne.  Mais,  quand 
il  se  fut  séparé  d'elle,  il  en  revint  à  ses  anciens  erremens  ;  il 
recommença  à  parler  sans  mesure  et  sans  retenue  du  Régent  et 
de  Reuterholm.  Il  en  fut  ainsi  durant  les  six  mois  qu'il  passa 
à  Florence,  à  Pise,  à  Lucques  et  à  Gènes.  Dans  cette  dernière 
ville,  en  présentant  au  Doge  ses  lettres  de  créance,  il  ne  craignit 
pas  de  couvrir  de  louanges  les  puissances  qui  se  coalisaient  pour 
défendre  les  monarchies  menacées.  A  Florence,  il  accentua  son 
attitude  en  refusant  de  se  mettre  en  rapport  avec  le  citoyen  La 
Flotte,  représentant  de  la  France,  et  en  se  liant  d'amitié  avec 
lord  Harvey,  le  ministre  d'Angleterre,  homme  d'ancien  régime, 
adversaire  ardent  de  la  République,  qui  cherchait  à  faire  entrer 
dans  la  coalition  la  Cour  toscane  restée  neutre  jusqu'à  ce  jour 
entre  les  belligérans. 

En  fréquentant  assidûment,  au  mépris  de  toute  prudence, 
la  Légation  anglaise  en  un  moment  où  le  gouvernement  qu'il 
représentait  négociait  avec  la  République  en  vue  d'une  alliance, 
Armfeldt  ne  s'inspirait  pas  uniquement  de  raisons  politiques. 
Au  siège  de  cette  légation,  où  il  pouvait  parler  librement, 
certain  d'être  toujours  approuvé,  il  avait  rencontré  une  per- 
sonne spirituelle  et  séduisante,  lady  Anna  Hatton,  la  sœur 
de  lord  Harvey.  Quelle  fut  la  nature  de  ses  rapports  avec 
elle?  Lui  fit-elle  oublier  sa  femme,  et  ses  deux  maîtresses, 
Madeleine  de  Rudenschold  et  la  princesse  Mentschikofî.^  Nous 
l'ignorons.  Mais  il  n'est  pas  douteux  qu'entre  la  sémillante 
Anglaise  et  lui,  se  créa,  durant  son  séjour  à  Florence,  une 
intimité  affectueuse  et  confiante.  C'est  à  elle  et  à  lord  Harvey, 
qu'au  moment  de  quitter  la  Toscane,  à  la  fin  d'octobre,  ne 
jugeant  pas  prudent  de  transporter  ses  papiers  avec  lui,  il  les 
confia,  convaincu  qu'entre  leurs  mains,  ils  seraient  en  sûreté. 
C'était  compter  sans  Piranesi  et  méconnaître  son  audace  et  son 
esprit  de  ruse.  On  verra  bientôt  comment  cet  Ralien  astucieux 
parvint  à  s'en  emparer  et  précipita  ainsi  la  catastrophe  dont 
malheureusement  Armfeldt  ne  devait  pas  être  la  seule  victime. 

Son  plan  de  révolution  n'avait  pas  encore  transpiré  ;  il  ne 
fut  connu  qu'au  moment  de  la  saisie  des  papiers  opérée  par 
Piranesi.  Mais  on  savait  à  Stockholm  qu'il  suivait  une  poli- 
tique toute  contraire  à  celle  du  gouvernement  suédois  et  qu'il 
entretenait  des  rapports  avec  la  Cour  de  Russie  et  ses  agens  à 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         823 

l'étranger.  On  en  eut  une  preuve,  grâce  à  Piranesi,  au  moment 
où  Armfeldt  quittait  Florence  pour  se  rendre  à  Naples. 

Quelques  semaines  auparavant,  en  vue  de  l'histoire  du  règne 
de  Gustave  III,  qu'il  se  proposait  d'écrire,  il  avait  rédigé  et  fait 
imprimer  un  prospectus  annonçant  cet  ouvrage  et  en  expliquant 
l'objet.  Avant  de  lancer  ce  prospectus  dans  le  public,  il  en  avait 
envoyé  un  exemplaire  à  l'impératrice  Catherine  en  sollicitant 
son  patronage  et  un  autre  à  un  prélat  romain,  Mgr  de  Bernis, 
neveu  du  cardinal.  Piranesi,  toujours  aux  aguets,  s'en  procura 
une  copie  dans  l'entourage  de  ce  prélat  et  l'expédia  à  Stockholm. 
C'en  était  assez  pour  mettre  le  feu  aux  poudres  et  pour  faire 
éclater  la  sourde  colère  que  le  Régent  et  Reuterholm  conte- 
naient depuis  longtemps.  Par  leur  ordre,  le  grand  chancelier 
Sparre  écrivit  à  Armfeldt  une  lettre  où,  pour  la  première  fois, 
était  exprimée  sans  réticence  l'irritation  que  provoquait  sa  con- 
duite. Après  avoir  blâmé  sévèrement  l'attitude  affectée  par  lui 
depuis  son  départ  de  Stockholm,  on  incriminait  le  prospectus 
et  le  livre  qu'il  annonçait.  «  C'est  un  événement  unique  dans 
l'histoire  qu'un  tel  ouvrage  ait  pu  être  écrit  par  un  ministre 
suédois  accrédité  dans  plusieurs  cours.  »  Armfeldt  était  mis 
en  demeure  de  détruire  tous  les  exemplaires  manuscrits  ou 
imprimés,  sous  peine  d'être  révoqué. 

Cette  missive  furibonde  lui  fut  remise  par  Lagersvard  à  son 
passage  à  Roriie  où  il  s'était  arrêté  en  allant  de  Florence  à 
Naples.  En  lui  communiquant  cet  ordre  écrit,  Lagersvard  lui 
en  transmit  un  verbal  :  Défense  lui  était  faite  de  résider  à. 
Naples.  Il  devrait  en  repartir  aussitôt  après  avoir  présenté  ses 
lettres  officielles  et  choisir  une  autre  résidence;  on  lui  désignait 
la  ville  de  Gênes  comme  celle  où  son  gouvernement  préférait  le 
voir  s'établir.  Il  semble  bien  qu'à  ce  moment  Armfeldt  ait 
résolu  d'abandonner  ses  fonctions  diplomatiques. 

«  Je  suis  trop  agité  pour  répondre  au  grand  chancelier, man- 
dait-il à  M^'''  de  Rudenschold;  mais,  de  Naples,  je  te  ferai  con- 
naître ma  décision  et  le  même  courrier  portera  ma  réponse. 
Dès  maintenant,  je  suis  résolu  à  n'être  qu'un  sujet  attaché  à 
mon  Roi,  à  la  monarchie  et  à  ses  bases,  à  l'honneur  et  à  la 
gloire,  et  par  conséquent  un  sujet  tel  que  les  régens  devraient 
en  désirer.  Ils  crorent  m'effrayer  par  leurs  menaces  et  m'hu- 
milier  en  me  privant  de  tout.  Mais  qui  a  vaillamment  affronté 
la  mort  ne  craint  pas  les  menaces  injustes,  et  qui   n'a  jamais 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entrevu  la  possibilité  d'être  vil,  trouve  dans  la  misère  même 
une  nouvelle  satisfaction...  Je  n'agirai  jamais  comme  un 
traître;  je  n'oublierai  jamais  que  j'ai  été  le  sujet  et  l'ami  d'un 
grand  malheureux  prince,  le  père  de  mon  Roi.  Mais  je  dois  à 
sa  mémoire  et  à  moi-même  de  ne  pas  me  laisser  déshonorer  en 
subissant  sans  protester  les  ignominies  les  plus  féroces  et  la 
persécution  la  plus  basse.  » 

Ce  qu'il  ne  dit  pas  dans  cette  lettre,  c'est  que  son  irritation 
provenait  surtout  de  la  défense  qui  lui  était  faite  de  prolonger 
son  séjour  à  Naples.  A  cet  égard  d'ailleurs,  il  était  résolu  à  ne 
pas  obéir;  il  le  déclara  à  Lagersvard  :  son  installation  dans  la 
capitale  des  Deux-Siciles  était  prête  et  ses  dispositions  prises  en 
vue  d'un  long  séjour  dans  cette  ville.  Plusieurs  autres  raisons, 
dont  vraisemblablement  il  ne  parla  pas  à  son  interlocuteur, 
l'eussent  empêché  de  se  soumettre  sur  ce  point  aux  ordres  du 
Régent,  y  eùt-il  été  disposé.  Sa  femme  devait  le  rejoindre  à 
Naples  ;  il  devait  y  retrouver  la  princesse  Mentschikoft  et  lady 
Anne  Hatton.  C'est  donc  en  rebelle  qu'il  franchit  la  frontière 
du  royaume  des  Deux-Siciles.  Néanmoins,  il  n'avait  pas  donné 
sa  démission.  Le  P'"  novembre  eut  lieu  sa  présentation  au  roi  et 
à  la  reine  de  Naples. 

On  sait  ce  qu'était  à  cette  époque  la  Cour  napolitaine.  Comme 
celle  de  Danemark,  quelques  années  auparavant,  et  comme  celle 
d'Espagne,  quelques  années  i)lus  tard,  elle  offrait  le  spectacle 
d'une  reine  plus  puissante  que  son  mari,  réduit  par  elle  à  n'être 
rien  qu'un  soliveau,  et  d'un  ministre  omnipotent, qui  s'étant  rendu 
maître  de  son  cœur  et  de  ses  sens,  gouvernait  sous  son  nom  le 
royaume.  Le  général  Acton  était  à  Naples  ce  qu'avait  été  Struen- 
sée  à  Copenhague  et  ce  que  fut  ensuite  Godoï  à  Madrid.  Il  avait 
en  mains  tous  les  pouvoirs.  Son  habileté  consistait  à  les  exercer 
à  son  gré  au  nom  du  Roi,  en  laissant  croire  à  celui-ci  qu'il 
obéissait,  alors  qu'en  réalité  il  ordonnait. 

Beau,  entreprenant,  aimé  des  femmes  et  connu  par  ses 
aventures  galantes,  Armfeldt  devait  plaire  à  une  reine  telle  que 
Marie-Caroline.  En  outre,  elle  admirait  en  lui  le  serviteur 
dévoué  de  Gustave  III,  fidèle  au  fils  de  ce  prince  comme  il  l'avait 
('té  au  père,  et  qui  avait  encouru  la  disgrâce  du  Régent  en  blâ- 
mant de  toutes  ses  forces  et  sous  toutes  les  formes  ce  gouverne- 
ment suédois  qui  ne  craignait  pas  de  s'allier  à  la  République 
française  et  de  scandaliser  ainsi  tous   les  princes  de  l'Europe. 


UN  DRAME  d'aMOUU  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         825 

Le  Floi  pensait  de  même  à  l'égard  du  ministre  de  Suède  et  le 
général  Acton,  lorsqu'il  se  fut  assuré  que  le  nouveau  venu  ne 
serait  pas,  auprès  de  la  Reine,  un  rival  pour  lui,  ne  lui  marchanda 
ni  sa  bonne  grâce,  ni  ses  services. 

D'autre  part,  quelques-unes  des  grandes  dames  étrangères, 
qui  se  trouvaient  alors  à  Naples,  ne  dissimulaient  pas  l'estime 
en  laquelle  elles  tenaient  Armfeldt  et  la  tendre  admiration  qu'il 
leur  avait  inspirée.  La  princes.se  MentschikofT,  fidèle  à  sa  pro- 
messe, était  venue  passer  l'hiver  auprès  de  lui.  Ils  habitaient 
le  même  palais,  elle,  au  rez-de-chaussée  avec  sa  famille,  lui,  à 
l'étage  au-dessus  avec  sa  femme  accourue  à  Naples  à  son  pre- 
mier appel.  Un  petit  escalier  mettait  en  communication  les 
deux  appartemens.  La  grande  dame  moscovite  n'était  pas  la 
seule  qui  attirât  les  hommages  d' Armfeldt.  Lady  Hatton  était 
arrivée  de  Florence,  amenant  avec  elle  sa  sœur,  lady  Elisabeth 
Monck,  amie  intime  de  la  Reine. 

A  signaler  encore,  dans  ce  galant  escadron,  la  comtesse 
Skavronska,  femme  du  ministre  de  Russie  à  Naples.  Née  Cathe- 
rine Engelhart,  elle  était  la  nièce  du  fameux  Potemkine.  Gomme 
ses  deux  sa-urs,  Alexandra  et  Barbara,  elle  avait  été  sa  maîtresse. 
Quoiqu'elle  eût  dépassé  la  trentaine,  elle  conservait  les  attraits 
de  sa  première  jeunesse.  Devenue  veuve  depuis  peu,  elle  se 
laissait  courtiser  en  attendant  de  se  remarier.  Un  peu  plus 
tard,  elle  devait  épouser  le  comte  Litta  auprès  duquel  elle  vécut 
jusqu'à  sa  mort,  en  femme  revenue  de  ses  anciens  égaremens. 
De  ce  second  mariage,  elle  eut  deux  filles  :  l'une  d'elles  épousa 
le  comte  Pahlen,  et  l'autre  a  fait  beaucoup  parler  d'elle  sous 
lo  nom  de  son  mari,  le  général  prince  Bagration,  tué  en  1812 
à  la  bataille  de  Borodino. 

Il  est  assez  difficile  de  préciser  quel  fut  le  rôle  d'Armfeldt 
dans  la  société  de  ces  grandes  charmeuses.  S'il  faut  en  croire  la 
légende,  il  aurait  été  aimé  de  toutes,  mais  les  preuves  sur  les- 
quelles elle  s'appuie  sont  aussi  rares  que  fragiles.  Il  n'y  a  de 
certitude  que  pour  la  princesse  Mentschikoff.  Ce  qui  n'est  toute- 
fois pas  moins  vrai,  c'est  que  lorsque,  un  peu  plus  tard,  il 
dut  s'enfuir  de  Naples,  ces  adoratrices  s'unirent  à  la  reine  Caro- 
line pour  favoriser  sa  fuite.  Lady  Monck  lui  écrivait  :  «  L'amour 
et  l'amitié  veillent  sur  vous.   » 

On  peut  conclure  de  ces  détails  qu'à  celte  époque,  Madeleine 
de  Rudenschold  n'était  pas  moins  oubliée  comme  maîtresse,  que 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  baronne  Armfeldt  comme  épouse.  Seulement,  la  baronne 
Armfeldt  était  présente  et  sa  présence  obligeait  l'infidèle  à 
employer  la  ruse  pour  lui  dissimuler  ses  désordres,  ou  à  se  les 
faire  pardonner,  tandis  que,  Madeleine  étant  loin,  il  était  plus 
aisé  d'entretenir  les  illusions  qu'elle  conservait  encore,  sinon 
sur  la  fidélité  de  son  amant,  du  moins  sur  sa  constance.  Il 
continuait  à  lui  écrire  et  elle  continuait  à  lui  répondre.  Nous 
ne  le  savons  d'ailleurs  que  par  quelques  rares  fragmens  des 
lettres  d'Armfeldt.  Nous  ne  possédons  pas  celles  que  Madeleine 
lui  écrivit  après  qu'il  fut  installé  à  Naples.  La  dernière  de  notre 
dossier  porte  la  date  du  6  septembre.  Armfeldt  l'ayant  reçue  à 
Florence,  elle  se  trouva  parmi  les  papiers  qui  lui  furent  déro- 
bés dans  cette  ville  par  les  agens  de  Piranesi.  Il  est  vraisem- 
blable qu'une  fois  averti  du  vol  dont  il  avait  été  victime,  il 
détruisit  celles  qui  lui  furent  écrites  ultérieurement. 

Quant  aux  informations  relatives  à  son  séjour  dans  la  capi- 
tale des  Deux-Siciles,  nous  les  devons  à  son  Journal.  Entre  les 
traits  attachans  qu'il  relate,  il  en  est  un  qu'il  y  a  lieu  de  men- 
tionner ici  parce  qu'il  rappelle  l'un  des  épisodes  les  plus  tra- 
giques de  la  Révolution  française  : 

((  La  reine  accoucha  dans  les  premiers  jours  de  décembre, 
raconte  Armfeldt.  Quelques  jours  avant,  était  arrivée  la  nou- 
velle de  l'exécution  de  la  malheureuse  reine  de  France.  C'est 
au  théâtre  San  Carlo  qu'elle  fut  communiquée  au  général  Acton, 
dans  la  loge  de  qui  je  me  trouvais.  Leurs  Majestés  occupaient 
leur  petite  loge.  Nous  fûmes  si  frappés  de  cett^  nouvelle  que 
nous  ne  pûmes  nous  défendre  d'en  parler  avec  effarement,  au 
risque  d'attirer  l'attention  de  la  reine  Marie-Caroline,  dont 
l'imagination  était  hantée  par  la  crainte  de  subir  le  même  sort 
que  sa  sœur.  Comme,  au  même  moment,  elle  nous  avait  regar- 
dés, nous  décidâmes  de  ne  plus  nous  parler  pendant  le  reste 
de  la  représentation  pour  ne  pas  l'inquiéter.  Elle  me  dit  ensuite 
qu'elle  avait  vu  un  tel  changement  sur  ma  figure  qu'elle  était 
sûre  que  j'avais  reçu  de  mauvaises  nouvelles.  » 

La  suite  du  Journal  d'Armfeldt  nous  le  montre  menant  à 
Naples  une  existence  agitée  et  brillante,  vivant  dans  l'intimité 
de  la  famille  royale,  frayant  avec  les  représentans  des  puissances 
étrangères  les  plus  hostiles  à  la  France,  accueilli  avec  faveur 
par  l'aristocratie  napolitaine,  promenant  partout  son  élégance, 
sa  jactance,  sa  liberté   de   langage,  se  conduisant,  en  un  mot, 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         827 

non  0(^mmeiin  diplomate  pour  qui  la  discrétion  et  la  réserve  sont 
un  devoir,  mais  comme  le  censeur  acerbe  des  actes  du  gouver- 
nement qu'il  représentait. 

Ce  n'eût  été  que  demi-mal  si  son  imprudente  attitude  n'avait 
-  compromis  que  lui.  Malheureusement,  elle  avait  pour  effet  de 
compromettre  aussi  et  de  rendre  suspects  ses  correspondans  de 
Suède,  les  amis  auxquels  il  écrivait  à  toute  heure  pour  les 
inviter  à  s'unir  à  lui  afin  de  les  faire  aboutir.  C'étaient  le  secré- 
taire royal  Ehrenstrom,  le  colonel  Aminotf,  Madeleine  de  Ruden- 
schold,  d'autres  encore  qu'on  savait  en  relations  suivies  avec 
lui.  On  ne  pouvait  encore  invoquer  contre  eux  aucune  charge 
positive.  Dans  les  lettres  interceptées  à  Hambourg,  il  y  avait 
des  parties  en  clair  qui  ne  suffisaient  pas  à  dresser  un  acte 
d'accusation;  il  y  avait  aussi  des  parties  chiffrées;  mais  on  ne 
possédait  pas  la  clé  du  chiffre  ;  elles  restaient  par  conséquent 
intraduisibles. 

Néanmoins,  quoique  Reuterholm  ne  fût  pas  encore  assez 
armé  pour  intenter  à  Armfeldt  et  à  ses  complices  un  procès 
criminel,  il  avisait  déjà  aux  moyens  de  les  poursuivre  comme 
conspirateurs  et  auteurs  d'une  entreprise  contre  la  sûreté  de 
l'Etat.  Il  est  vrai  qu'Armfeldt  restait  hors  de  sa  portée  et  il  ne 
croyait  pas  qu'il  consentirait  à  revenir  en  Suède  pour  répondre 
à  l'accusation.  Mais  il  n'était  pas  impossible  de  se  saisir  de  lui, 
soit  en  lui  tendant  un  piège,  soit  en  demandant  au  roi  de 
Naples  de  le  livrer.  Telle  parait  avoir  été  l'origine  du  projet 
que,  d'accord  avec  le  Régent,  Reuterholm  n'allait  pas  tarder  à 
exécuter. 

Dès  le  mois  de  novembre,  il  songeait  à  s'assurer  de  la  per- 
sonne d'Armfeldt.  Plusieurs  navires  de  guerre  suédois  mouil- 
laient dans  la  Méditerranée.  L'un  d'eux,  commandé  par  le  baron 
Palmquist,  était  à  Gènes.  Le  Régent  écrivit  à  cet  officier  pour 
l'inviter  à  se  tenir  prêt  à  faire  voile  pour  Naples.  Quelques  jours 
plus  tard,  le  5  décembre,  ordre  lui  était  donné  de  partir.  Il  rece- 
vait en  même  temps  une  lettre  destinée  au  roi  des  Deux-Siciles, 
qu'il  devait  lui  remettre  en  mains  propres.  Elle  avait  pour 
objet  d'obtenir  pour  le  porteur  l'autorisation  d'arrêter  le  baron 
d'Armfeldt.  Le  Régent  avait  également  écrit  au  général  Acton, 
afin  de  le  rendre  favorable  à  cette  demande.  Ces  ordres  devaient 
rester  secrets;  mais  une  indiscrétion  fut  commise  par  Claës 
Lagersvard   qui   était  alors  à  Gênes.  Il  raconta  que   le    baron 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Palmquist  avait  mission  d'aller  à  Naples,  d'attirer  Armfeldt  a 
bord  de  son  navire,  de  l'arrêter  et  de  le  ramener  en  Suède.  La 
nouvelle  étant  parvenue  à  lord  Harvey  à  Florence,  il  s'empressa 
de  la  transmettre  à  l'intéressé.  Déjà  celui-ci,  comme  s'il  eût 
pressenti  le  coup  qui  le  menaçait,  avait  écrit  à  son  gouverne- 
ment pour  demander  son  rappel.  ((  Il  jugeait  contraire  à  tous 
les  principes  d'honneur  de  conserver  une  fonction  représenta- 
tive auprès  d'une  Cour  étrangère,  alors  que  dans  les  documens 
officiels  il  était  attaqué  comme  assassin  et  conspirateur.  » 

Il  était  sans  réponse  à  sa  demande  et  ignorait  encore  l'expé- 
dition qui  se  préparait  contre  lui,  lorsqu'une  lettre  de  Stockholm 
lui  apporta  une  nouvelle  terrifiante.  Dans  la  nuit  du  17  au 
18  décembre,  le  gouvernement  de  la  régence  avait  fait  arrêter 
M""  de  Rudenschold,  le  secrétaire  royal  Ehrenstrom,  son  frère 
lieutenant-colonel,  deux  autres  officiers  du  même  grade,  un  res- 
taurateur, l'ancien  valet  de  chambre  d'Armfeldt  et  un  employé 
de  commerce  dont  la  présence  au  milieu  de  ces  accusés  semblait 
d'autant  plus  inexplicable  qu'il  était  connu  comme  jacobin.  Plu- 
sieurs d'entre  eux  furent  remis  plus  tard  en  liberté.  On  les  avait 
arrêtés  sur  de  simples  soupçons  et  surtout  pour  faire  croire  à 
l'existence  d'un  vaste  complot  ourdi  par  Armfeldt,  et  qui  méri- 
tait un  châtiment  inexorable. 

Nos  documens  sont  muets  sur  les  circonstances  qui  précé- 
dèrent et  suivirent  l'arrestation  de  Madeleine.  Ils  disent  seule- 
ment que,  prévenue  à  l'avance  de  la  visite  des  gens  de  police, 
elle  eut  le  temps  de  détruire  les  nombreuses  lettres  de  son 
amant,  pieusement  conservées  jusque-là,  et  que  la  perquisition 
opérée  dans  son  domicile  ne  fit  découvrir  aucune  pièce  propre 
à  démontrer  sa  culpabilité.  Mais,  à  défaut  d'informations  plus 
complètes,  on  peut  se  figurer  quelles  furent,  en  ce  pressant  péril, 
les  réflexions  de  cette  malheureuse  femme.  Elle  expiait  son 
amour,  sa  longue  fidélité  à  Armfeldt,  le  dévouement  qu'elle 
avait  mis  à  le  défendre,  la  docilité  avec  laquelle  elle  s'était  tou- 
jours empressée  de  suivre  ses  instructions,  même  quand  elle  ne 
les  approuvait  pas.  Toutefois,  elle  avait  lieu  d'espérer  que  sa 
détention  serait  de  courte  durée:  non  qu'elle  eût  à  attendre  du 
Régent  et  de  Reuterholm  justice  ou  clémence,  mais  parce  que, 
n'ayant  rien  à  se  reprocher  en  tant  que  patriote,  il  lui  parais- 
sait impossible  qu'on  la  condamnât.  Et  puis,  elle  se  connaissait 
de  nombreux  amis  qui  ne  manqueraient  pas  d'intercéder  en  sa 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        829 

faveur.  Sur  ce  point,  elle  ne  se  trompait  pas.  Dès  que  la  nou- 
velle de  son  arrestation  se  fut  répandue,  ils  entreprirent  des 
démarches  afin  d'obtenir  sa  mise  en  liberté. 

Au  surplus,  ce  n'est  pas  contre  elle  que  l'opinion  se  pronon- 
çait, mais  contre  le  Régent.  Dans  la  mesure  inique  dont  elle  était 
l'objet,  tout  le  monde  voyait  une  manifestation  de  la  vieille 
rancune  du  prince  contre  une  femme  à  laquelle  il  ne  pardonnait 
pas  d'avoir  osé  lui  résister.  Il  y  avait  unanimité  pour  flétrir  cet 
acte  de  basse  vengeance.  Personne  ne  sentait  mieux  que  sa 
femme  combien  le  sentiment  public  lui  était  hostile.  Ce  qu'elle 
pensait  de  sa  conduite  et  la  compassion  que  lui  inspirait  le 
malheur  immérité  de  la  demoiselle  d'honneur,  la  décidèrent  à 
aller  plaider  auprès  de  lui  en  faveurde  cette  infortunée.  L'épouse 
si  souvent  outragée  fit  entendre  des  remontrances  sévères  et 
s'efforça  de  prouver  à  celui  dont  elle  avait  tant  à  se  plaindre  qu'il 
serait  à  jamais  déconsidéré  s'il  laissait  frapper  une  femme  dont 
le  crime  consistait  uniquement  à  n'avoir  pas  voulu  se  donner  à 
lui.  Le  prince  finit  par  céder  à  ses  prières  ou  par  feindre  d'y 
céder  et  promit  qu'il  ne  laisserait  pas  condamner  Madeleine  de 
Kudenschold.  Il  fit  la  même  promesse  à  sa  sœur,  Sophie-Alber- 
tine,  qui  voulait  aussi  tirer  de  ce  péril  sa  demoiselle  d'honneur. 
Mais  on  verra  bientôt  qu'à  la  honte  du  Régent,  ce  double  enga- 
gement ne  fut  pas  tenu,  et  que,  par  faiblesse  ou  par  désir  de 
vengeance,  le  duc  de  Sudermanie  laissa  Reuterholm  assouvir 
jusqu'au  bout,  sur  la  personne  d'une  innocente,  la  haine  qu'il 
nourrissait  contre  Armfeldt. 

II 

L'ordre  de  partir  pour  Naples  qu'avait  reçu  à  (jènes  le  baron 
Palmquist  porte  la  date  du  5  décembre.  Pour  des  causes  qui 
nous  échappent  et  dont  Palmquist  dut  répondre  ultérieurement 
devant  un  conseil  de  guerre,  il  ne  l'exécuta  qu'au  commence- 
ment du  mois  de  février  1794.  Prévenu  de  ce  qui  se  préparait, 
Armfeldt  se  tenait  sur  ses  gardes,  assuré  que,  s'il  était  attaqué, 
il  serait  défendu  par  les  amies  qui  dès  ce  moment,  à  l'instiga- 
tion de  la  reine  Marie-Caroline,  faisaient  sentinelle  autour  de 
celui  qu'elles  appelaient  «  le  cher  petit,  »  bien  qu'il  fût  grand  et 
fort  et  qu'il  eût  trente-six  ans.  Cependant,  ne  voulant  pas  que  sa 
femme  restât  exposée  aux  dangers  contre  lesquels  il  devait  se 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prolëger,  il  décida  de  la  faire  partir.  La  baronne  d'Armfeldt 
quitta  Naples  le  7  février  pour  se  rendre  dans  sa  famille  qui 
habitait  les  provinces  baltiques.  Pour  la  protéger  pendant 
son  voyage,  son  mari  lui  avait  donné  comme  compagnon  un 
homme  qui  lui  était  passionnément  dévoué,  le  major  de  Peyron, 
de  la  garde  royale  de  Suède.  Quant  à  lui,  il  comptait  se  réfugier 
a  Saint-Pétersbourg  ;  il  avait  écrit  à  l'impératrice  Catherine 
pour  lui  demander  un  asile  dans  ses  Etats,  en  lui  rappelant  les 
promesses  qu'il  avait  reçues  d'elle.  Mais  il  ne  se  pressa  pas  de 
partir  ;  il  resta  à  Naples,  attendant  les  événemens. 

Dans  la  matinée  du  'lO  février,  il  vit  entrer  chez  lui  une 
femme  atïolée.  C'était  lady  Monck  Elle  accourait  lui  annoncer, 
de  la  part  de  la  Reine,  que  Palmquist  venait  d'arriver,  avait 
débarqué,  s'était  rendu  au  palais  royal  et  qu'il  n'était  que  temps 
de  s'enfuir.  L'historien  Elof  Tégner,  qui  raconte  cette  scène, 
nous  apprend  que  la  fuite  d'Armfeldt  fut  si  vite  préparée  qu'.à 
cinq  heures,  il  sortait  de  Naples  dans  la  voiture  de  lady  Monck 
et  que,  le  même  soir,  il  était  à  l'abri  dans  un  couvent  franciscain 
de  la  banlieue  napolitaine.  Ce  ne  devait  être  pour  lui  qu'un  asile 
jirovisoire  où  il  resterait  jusqu'à  ce  que  la  Cour  eût  pris  d'autres 
mesures  pour  le  protéger  contre  les  guets-apens  tendus  par  Pira- 
ncsi.  D'accord  avec  ses  amies,  le  Roi,  la  Reine  et  Acton  s'en 
occu})aient  activement.  A  leur  demande,  Piranesi  était  arrêté  à 
Rome  et  tenu  provisoirement  sous  les  verrous. 

Le  26  février,  Armfeldt  quittait  le  couvent,  dans  la  soirée, 
rentrait  à  Naples  à  la  faveur  de  la  nuit  et  allait  prendre  domi- 
cile dans  la  maison  du  marquis  del  Vasto,  grand  maréchal  de 
la  (k)ur.  Il  y  restait  quelques  jours,  gardé  par  la  police  et  partait 
bient(H  pour  le  château  de  Montesarchio  appartenant  au  marquis 
qui  s'était  chargé  de  pourvoir  à  sa  sûreté. 

La  sollicitude  de  la  Reine  ne  devait  pas  s'en  tenir  là.  Lorsque, 
peu  après,  Armfeldt  se  mit  en  route  pour  la  Russie,  elle  lui  fit 
compter  une  somme  de  10  000  ducats  pour  couvrir  ses  frais  de 
voyage,  en  même  temps  qu'elle  donnait  des  ordres  afin  que,  par- 
tout sur  sa  route  à  travers  les  Etats  napolitains,  il  trouvât  la 
protection  dos  fonctionnaires  du  royaume. 

Ou  se  souvient  que  le  baron  Palmquist  était  porteur  d'une 
lettre  adressée  p:u'  le  régent  de  Suède  au  roi  des  Deux-Siciles. 
Il  en  avait  une  autre  pour  le  général  Acton.  C'est  à  l'audience 
de  celui-ci  qu'(Mi  abordant  à  Naples,  il  se  présenta  après  avoir 


VN    DRAME  d'aMOUK  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         831 

en  soin  de  se  déguiser  afin  de  ne  pas  attirer  l'attention.  Le  pre- 
mier ministre  s'empressa  de  le  recevoir.  Lorsqu'il  eut  pris  con- 
naissance de  la  lettre  du  Re'gent,  il  conduisit  le  mandataire 
auprès  du  Roi.  Sa  Majesté  montait  en  voiture  pour  aller  à  Por- 
tici.  L'entretien  ne  dura  que  quelques  minutes.  Palmquist 
remit  la  lettre  du  Régent  au  royal  destinataire.  Elle  était  ainsi 
conçue  : 

(c  Monsieur  mon  frère,  me  voyant  dans  la  fâcheuse  nécessité 
de  rappeler  subitement  de  la  Cour  de  Votre  Majesté  le  ministre 
que  je  viens  d'envoyer  résider  auprès  d'EUe,  le  baron  d'Arm- 
feldt,  mais  encore  de  le  faire  arrêter  pour  crime  d'Etat  au 
premier  chef,  je  n'ai  pas  dû  manquer  d'en  faire  part  à  Votre 
Majesté,  parfaitement  convaincu  qu'EUe  ne  regardera  cette 
démarche,  à  laquelle  je  me  vois  forcé  par  les  raisons  d'Etat  les 
plus  graves,  et  les  plus  pressantes,  que  comme  une  suite 
naturelle  de  ma  juste  sollicitude  de  maintenir  le  repos  et  la 
tranquillité  de  mon  royaume,  qu'un  sujet  rebelle  et  audacieux  ose 
vouloir  troubler  par  ses  sourdes  intrigues.  J'attends  donc  des 
sentimens  d'amitié  de  Votre  Majesté,  et  de  l'intérêt  qu'Elle  a 
toujours  voulu  prendre  à  ma  satisfaction,  qu'Elle  daigne  donner 
ses  ordres,  de  façon  que  la  personne  chargée  des  miens  puisse 
se  saisir  du  baron  d Armfeldt  ainsi  que  de  tous  ses  papiers,  savoir 
mon  aide  de  camp  général  et  commandant  d'un  de  mes  vais- 
.seaux  de  ligne,  le  baron  de  Palmquist,  qui  aura  l'honneur  de 
lui  présenter  cette  lettre,  puisse  s'acquitter  de  sa  commission  avec 
le  secret  nécessaire  en  pareil  cas. 

((  Ce  n'est  qu'avec  la  plus  grande  répugnance  que  je  me 
suis  décidé  d'ôter  d'une  manière  aussi  brusque  d'auprès  d'un 
prince,  que  j'aime  et  que  j'estime  aussi  particulièrement  que 
Votre  Majesté,  mon  envoyé,  malgré  qu'il  y  a  longtemps  qu'indi- 
viduellement il  ne  l'a  que  trop  mérité;  mais,  ne  me  laissant 
plus  le  parti  de  la  clémence  possible,  et  comblant  la  mesure  de 
ses  témérités,  il  conspire  ouvertement  contre  moi,  et  l'Etat. 
C'est  un  délit  de  nature  à  être  ressenti  partout,  et  aucun  souve- 
rain légitime,  j'en  suis  sur,  ne  voudra  soustraire  à  la  punition 
des  lois  un  sujet  aussi  coupable. 

«  J'espère  que  l'amitié  vraie  et  solide  qui  subsiste  entre 
nous  ne  souffrira  en  rien  de  cet  événement.  Elle  m'est  trop  chère 
pour  que  je  ne  la  cultive  pas  soigneusement  toute  ma  vie.  Une 
nomination  plus  heureuse  que   cette  dernière,  pour  occuper  la 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  place  auprès  de  Votre  Majesté,  s'ensuivra  aussitôt  que 
les  circonstances  dans  lesquelles  je  me  trouve  par  rapport  à  ce 
baron  pourront  me  le  permettre.  » 

Cette  lettre  lue,  le  Roi,  sans  s'expliquer  autrement,  promit 
qu'il  y  répondrait  le  même  jour  à  cinq  heures.  Le  rapport  de 
Palmquist  au  Régent,  d'où  sont  tirés  ces  détails,  ajoute  : 

((  Je  sais  qu'à  dix  heures,  la  Reine  a  écrit  un  billet  à  lady 
Monck,  afin  de  permettre  à  l'oiseau  de  s'envoler  :  à  cinq  heures 
de  l'après-midi,  il  était  parti.  Ce  n'est  qu'à  cette  heure  que 
j'aurais  dû  recevoir  la  réponse  de  la  «  personne  principale,  »  et 
de  cette  façon,  le  temps  passa  jusqu'à  sept  heures  du  soir.  A  ce 
moment,  on  me  présenta  avec  force  complimens  deux  ou  trois 
mauvaises  raisons,  du  refus  de  délivrer  l'oiseau,  par  exemple 
qu'on  n'avait  pas  reçu  ma  requête  en  bonne  et  due  forme,  que 
la  lettre  n'avait  pas  été  rédigée  dans  une  certaine  forme,  etc. 
Bref,  je  vis  fort  bien  que  les  femmes  avaient  en  leur  pouvoir  les 
hommes  à  qui  j'avais  affaire  et  qu'elles  avaient  montré  les 
dents.  Vous  savez  ce  qui  en  résulte,  si  l'homme  ne  résiste  pas.  )> 

Le  lendemain,  Palmquist  reçut  la  réponse  promise.  Elle 
était  adressée  à  Gustave  IV,  au  nom  duquel  le  Régent  avait 
écrit  au  roi  de  Naples. 

«  Monsieur  mon  frère,  c'est  avec  peine  et  le  plus  grand 
étonnement  que  j'apprends,  par  la  lettre  de  Votre  Majesté  du 
T)  décembre,  la  fâcheuse  circonstance  qui  a  donné  lieu  à  l'expé- 
dition du  baron  Palmquist,  et  à  la  destitution  subite  du  baron 
d'Armfeldl,  du  caractère  dont  il  était  revêtu  de  la  part  de  Votre 
Majesté  auprès  de  moi.  Je  sens  la  nécessité  d'une  telle  démarche 
pour  le  maintien  du  repos  et  de  la  tranquillité  dans  les  Etats, 
et  je  n'hésiterais  pas  un  instant  à  concourir  aux  vues  de  Votre 
Majesté  si  je  pouvais  le  faire  sans  compromettre  ma  dignité  et 
sans  exposer  la  tranquillité  de  mes  sujets  par  le  procédé  et 
l'opération  dont  elle  a  chargé  personnellement  le  baron  de 
Palmquist. 

((  Le  délit  est  de  nature  à  mériter  le  ressentiment  universel  ; 
mais  la  façon  dont  Votre  Majesté  s'exprime  en  commettant  de 
l'arrêter,  et  de  le  saisir  dans  mes  Etats,  c'est  ce  que  je  trouve 
inadmissible.  Feu  mon  Auguste  Père  qui  avait  sur  moi  l'auto- 
rité que  Dieu  et  la  nature  lui  avaient  donnée,  ne  s'est  jamais 
servi,  dans  les  occasions,  d'expressions  pareilles,  ni  donné  des 
commissions  qui  portassent  atteinte  à  la  dignité  de  ma  cou- 


UN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  833 

renne.  Il  en  a  toujours  agi  vis-à-vis  de  moi  avec  cette  circon 
spection  qu'il  employait  avec  tout  autre  souverain.  Une  réquisi- 
tion faite  dans  des  termes  plus  analogues  à  ce  principe,  m'aurait 
pu  fournir  des  moyens  de  marquer  à  Votre  Majesté  la  part  et 
l'intérêt  que  je  prends  à  tout  ce  qui  la  regarde,  sans  blesseï' 
ma  dignité,  sans  faire  aucune  offense  à  mon  territoire,  et  sans 
alarmer  mes  sujets.  D'autres  époques  pour  motifs  et  circon- 
stances tout  aussi  critiques  ont  donné  à  Naples  un  exemple 
cité  dans  l'histoire  de  Pierre  le  Grand,  que  je  me  dispense  de 
lui  rappeler.  Les  différens  sentimens,  dont  je  suis  agité  dans 
cette  occasion,  d'estime  et  d'amitié  pour  Votre  Majesté  et  de  ce 
que  je  dois  à  ma  couronne,  me  tiennent  dans  une  vive  inquié- 
tude et  j'attends  de  Votre  Majesté  qu'elle  suggère  le  moyen  de 
satisfaire  l'une  et  de  ne  pas  manquer  à  l'autre.  )> 

La  réponse  du  général  Acton  était  conçue  dans  le  même 
sens.  Palmquist  comprit  alors  qu'il  avait  été  joué  ;  il  dut  repar- 
tir les  mains  vides  et  «  sans  ramener  l'oiseau.  » 

A  Rome,  Piranesi.qui  avait  contribué  à  celte  démarche,  en 
attendait  anxieusement  le  résultat.  On  doit  croire  qu'il  l'avail 
prévu  et  qu'il  s'était  apprêté  à  réparer  l'échec  de  la  diplomatie 
suédoise.  En  effet,  quelques  jours  plus  tard,  le  gouvernemeni 
de  Naples  était  averti  que  quatre  individus  soudoyés  par  l'agent 
consulaire  venaient  de  partir  de  Rome  avec  l'ordre  d'enlever  le 
baron  d'Armfeldt  mort  ou  vif.  Deux  d'entre  eux  furent  arrêtés 
en  arrivant  à  Naples  ;  l'un  des  deux  autres  s'échappa  et  trouva 
un  refuge  sur  le  bâtiment  que  commandait  Palmquist.  C'en  était 
assez  pour  convaincre  la  Cour  que  cet  officier  avait  trempé 
dans  une  tentative  d'assassinat. 

Cette  affaire,  qui  donna  lieu  à  un  procès  criminel  engagé  à 
rsaples  contre  les  émissaires  de  Piranesi,  eut  alors  un  grand 
retentissement.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'en  détailler  ici  les  innom- 
brables incidens.  Nous  rappellerons  seulement  qu'ils  allumè- 
rent entre  la  Cour  de  Naples  et  celle  de  Suède  une  querelle 
longue  et  violente  qui  durait  encore  en  1795.  On  en  retrouve 
les  échos  dans  un  grand  nombre  de  rapports  diplomatiques.  La 
violence  en  fut  poussée  si  loin  qu'on  vit  la  Cour  de  Suède,  à  la 
date  du  15  octobre  1794,  déclarer  à  celle  de  Naples  <(  que  la 
Providence  a  mis  assez  de  forces  entre  ses  mains  pour  qu'elle 
puisse  se  procurer  la  juste  satisfaction  qui  lui  est  due,  mais  que, 
par  humanité,  elle  ne  veut  pas  augmenter  les  malheurs  sous 
TOME  X.  —  1912.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lesquels  gémit  l'Europe.  »  A  cette  fanfaronnade,  le  gouverne- 
ment napolitain  répond  par  des  railleries  :  ((  Peut-on  se  rendre 
plus  ridicule  qu'en  tenant  un  tel  langage  ?  On  croit  entendre 
la  Cour  de  Russie  morigéner  un  prince  de  Moldavie  ou  de  Va- 
lachie  et  on  ne  peut  s'empêcher  de  rire  quand  on  réfléchit  que 
c'est  la  Cour  de  Suède  qui  parle  ainsi  à  celle  de  Naples.  » 

La  discussion  ne  s'arrêta  pas  là.  L'année  suivante,  le  gou- 
vernement suédois  l'ayant  résumée  dans  un  rapport  adressé  à 
toutes  les  Cours  et  rendu  public,  le  roi  de  Naples  se  considéra 
comme  outragé  par  ce  libelle  et  le  fit  brûler  par  la  main  du 
bourreau  sur  une  place  de  sa  capitale. 

Il  résulte  de  ces  détails  que  le  régent  de  Suède  et  Ren- 
te rholm  étaient  exsEspérés  par  l'attitude  du  souverain  des  Deux- 
Siciles.  Tandis  que  ce  prince  les  accusait  d'avoir  voulu  violer 
le  droit  des  gens  en  cherchant  à  s'emparer  d'Armfeldt  sur  un 
territoire  étranger  et  même  à  le  faire  assassiner,  ils  répli- 
quaient qu'en  cette  circonstance  le  roi  de  Naples  s'était  fait  le 
complice  d'un  grand  criminel. 

Ce  qui  contribuait  à  accroître  leur  fureur,  c'est  que  les 
Cabinets  européens  donnaient  raison  au  monarque  napolitain. 
Partout,  leur  conduite  était  critiquée  et  blâmée.  Faisant  allu- 
sion au  traitement  dont  était  l'objet  M'^''  de  Rudenschold,  le  duc 
de  San  Teodoro  écrivait  que  toute  cette  affaire  n'était  «  qu'une 
affaire  de  femme.  »  Par  ailleurs,  on  racontait,  en  dénaturant 
la  vérité,  ((  que  le  Régent  ne  pardonnait  pas  au  baron  d'Armfeldt 
de  lui  avoir  enlevé  sa  maîtresse.  »  Enfin,  lorsque,  un  peu  plus 
tard,  le  gouvernement  suédois,  cruellement  déçu  par  les 
piètres  résultats  de  l'alliance  qu'il  avait  contractée  avec  la 
République  française,  cherchait  à  renouer  ses  anciens  rapports 
avec  la  Russie  et  mettait  comme  condition  à  ce  rapprochement 
que  l'Impératrice  lui  livrerait  le  baron  d'Armfeldt  réfugié  dans 
ses  Etats,  elle  répondait  à  cette  demande  par  un  refus,  à  la 
suite  duquel  les  pourparlers  furent  rompus. 

Les  choses  n'en  étaient  pas  encore  à  ce  point  au  moment  où 
Armfeldt  se  mettait  en  route  pour  Saint-Pétersbourg,  sous  le 
nom  de  Frédéric  Brandt.  La  querelle  que  nous  venons  de 
résumer  commençait  à  peine.  Il  n'en  connut  les  premiers 
détails  qu'après  être  arrivé  dans  la  capitale  moscovite,  le 
20  mai  1794,  et  probablement  par  le  duc  de  Serra-Capriola, 
ambassadeur  de  Naples  en  Russie,  chez  qui  il  avait  pris  domi- 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         835 

cile.  Il  s'était  attoiulu  à  recevoir  à  la  Cour  moscovite  un  accueil 
exceptionnellement  favorable  et  à  y  être  l'objet  de  la  bienveil- 
lance impériale.  Il  y  comptait  d'autant  plus  qu'elle  .s'était  anté- 
rieurement manifestée  envers  lui  et  que,  d'autre  part,  il  recevait 
de  tous  côtés  des  témoignages  de  l'indignation  et  de  la  pitié 
qu'excitait  son  malheur.  Le  Pape  lui-même  lui  avait  fait  par- 
venir des  condoléances  et,  pour  marquer  qu'il  désapprouvait  la 
conduite  du  Régent,  il  avait  refusé  de  recevoir  officiellement 
Piranesi  qui  venait  d'être  nommé  ministre  de  Suède  auprès  du 
Saint-Siège.  Armfeldt  se  croyait  donc  assuré  de  la  faveur  de 
Catherine.  Mais  l'Impératrice  caressait  déjà  le  projet  qu'elle 
essaya  vainement  de  réaliser  plus  tard  et  qui  consistait  à  marier 
l'une  de  ses  petites-filles,  la  grande-duchesse  Alexandra,  au 
jeune  roi  de  Suède.  Elle  était  intéressée  à  ne  pas  offenser  le 
Régent  et  son  ministre  en  ajoutant  à  la  protection  dont  elle 
couvrait  Armfeldt  des  faveurs  trop  apparentes.  Alors  qu'il  espé- 
rait recevoir  un  grade  élevé  dans  l'armée  russe  ou  une  haute 
fonction  civile,  il  trouva  l'ordre  de  ne  pas  s'arrêter  dans  la 
capitale  et  de  se  rendre  à  Kalouga  où  des  moyens  d'existence 
lui  seraient  assurés.  Il  ne  pouvait  qu'obéir  et  s'y  résigna.  C'est 
danscelte  petite  ville  de  la  Russie  d'Europe,  à  quatre  cents  lieues 
de  Saint-Pétersbourg,  qu'il  allait  vivre  obscurément,  entouré  de 
sa  famille  qui  avait  été  autorisée  à  se  réunir  à  lui.  Cet  exil 
devait  se  prolonger  durant  plusieurs  années;  il  ne  cessa  qu'en 
1798.  A  cette  époque,  la  régence  n'existait  plus;  Gustave  IV, 
devenu  majeur,  avait  pris  possession  de  sa  couronne,  inauguré 
son  pouvoir  en  renvoyant  Reuterholm,  avec  défense  de  paraître 
à  la  Cour  et  rappelé  à  Stockholm  les  anciens  amis  de  son  père. 
Tout  entier  à  sa  haine,  le  tout-puissant  ministre,  en  1794, 
ne  s'inquiétait  pas  de  ce  dénouement,  que  cependant  il  aurait 
dû  prévoir.  Abusant  de  la  faiblesse  du  Régent,  il  continuait  à 
en  faire  le  complice  de  ses  perfidies.  Il  n'était  pas  parvenu  à 
s'emparer  d'Armfeldt.  Mais  il  tenait  les  comparses  de  ce  qu'il 
appelait  un  complot  contre  la  sûreté  de  l'Etat  ;  il  se  flattait,  en 
les  frappant,  d'atteindre  le  fugitif.  Cependant,  il  n'avait  décou- 
vert encore  aucune  preuve  qui  permit  de  les  convaincre  de  conspi- 
ration. A  la  Cour  comme  dans  toutes  les  villes  du  royaume  où 
l'opinion  s'était  violemment  émue  de  cette  affaire,  on  se  diver- 
tissait de  la  déconvenue  du  Régent  et  de  Reuterholm  et  de  leur 
impuissance  à  établir   la  culpabilité  des   accusés.  Aux  fragiles 


836  REVUE    DES    DEUX    xMONDES. 

argumens  des  accusateurs,  ces  malheureux  opposaient  des 
dénégations  énergiques  et  irréfutables.  L'embarras  du  gouver- 
nement devenait  plus  grand  de  jour  en  jour.  Le  bruit  commen- 
çait à  se  répandre  qu'il  serait  obligé  d'abandonner  les  poursuites  ; 
on  s'en  réjouissait  ;  un  profond  revirement  s'était  fait  dans  l'opi- 
nion de  plus  en  plus  indignée  de  la  véritable  cause  des  persé- 
cutions exercées  contre  M''^  de  Rudenschold,  cause  déshonorante 
pour  le  Régent  et  que  personne  n'ignorait  plus.  Mais,  à  ce  mo- 
ment, c'est-à-dire  au  commencement  du  mois  d'avril,  se  pro- 
duisit un  coup  de  théâtre.  A  Florence,  Piranesi  était  parvenu  à 
s'emparer  des  papiers  d'Armfeldt  laissés  à  la  garde  de  lord  Harvey, 
le  ministre  d'Angleterre,  et  il  les  envoyait  à  son  gouverne- 
ment. 

Dans  l'épisode  que  nous  racontons,  le  vol  de  ces  papiers  rap- 
pelle les  actes  de  brigandage  si  fréquens  en  Italie  à  l'époque  de 
la  Renaissance  et  les  personnages  qui  l'accomplirent  apparais- 
sent comme  les  héritiers  des  sicaires  d'autrefois  :  ils  en  ont  les 
mœurs,  les  habitudes  et  usent  des  mêmes  moyens.  Tandis  que 
Piranesi  lançait  derrière  Armfeldt  des  espions  et  des  spadassins, 
il  avait  entrepris  de  découvrir  en  quel  lieu  étaient  déposées  les 
correspondances  privées  que  recevait  le  représentant  de  la 
Suède.  Un  hasard  le  lui  apprit.  Avec  la  complicité  de  Lagersvard, 
il  intercepta  une  lettre  que  lady  Anne  Hatton  écrivait  à  Arm- 
feldt et  il  sut  ainsi  que  le  précieux  dépôt  dont  il  avait  tant 
d'intérêt  à  s'emparer  était  à  la  Légation  d'Angleterre  à  Florence, 
dans  la  chambre  de  lord  Harvey. 

Celui-ci  allait  partir  pour  Naples,  en  laissant  les  papiers 
aux  mains  de  sa  sœur  qui  ne  devait  le  suivre  qu'un  peu  plus 
tard.  A  ce  moment,  ils  étaient  officiellement  réclamés  au  grand- 
duc  de  Toscane  par  le  gouvernement  suédois.  Mais  Piranesi, 
prévoyant  qu'il  ne  serait  pas  fait  droit  à  cette  requête,  prit 
ses  mesures  pour  conjurer  les  eflets  d'un  refus.  Deux  de  ses 
agens  partirent  pour  Florence,  s'abouchèrent  avec  l'un  des  ser- 
viteurs du  diplomate  anglais  et  le  décidèrent  à  prix  d'argent  à 
trahir  son  maître.  Lord  Harvey  s'était  mis  en  route  le  2  février. 
Le  lendemain,  le  domestique  tirait  les  papiers  de  l'armoire  dans 
laquelle  ils  étaient  enfermés  et  les  apportait  chez  l'un  des  envoyés 
de  Piranesi.  Tout  ce  que  contenait  l'enveloppe  fut  aussitôt 
expédié  à  Rome,  remplacé  par  de  vieux  papiers  et  le  })aqu('t 
remis  en  place  sans  que  personne  à  la  Légation  put  soupçonner 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         837 

la  substitution  qui  venait  d'être  pratiquée.  Elle  fut  si  peu 
soupçonnée  que  l'année  suivante  lord  Harvey  écrivait  à  Armfeldt  : 
'(  Ce  que  vous  m'avez  confié  est  en  sûreté  et  à  votre  disposi- 
tion. )) 

Le  Régent  et  Reuterholm  durent  se  réjouir  en  recevant  ce 
précieux  envoi.  Ils  allaient  y  trouver  les  élémens  d'accusation 
qu'ils  n'avaient  pu  se  procurer  jusque-là,  c'est-à-dire  toutes  les 
lettres  qu'Armfeldt  avait  reçues  depuis  son  départ  de  Stockholm 
jusqu'à  la  fin  de  son  séjour  à  Florence  et  qu'il  avait  imprudem- 
ment négligé  de  détruire  :  celles  de  sa  maîtresse,  celles  d'Ehrens- 
trom,  d'AminofI,  de  Gyldensdolpe,  le  gouverneur  du  Roi,  celles 
d'Axel  de  Fersen,  qui  heureusement  pour  lui  n'était  pas  en 
Suède,  celles  enfin  de  plusieurs  autres  personnages  avec  qui 
Armfeldt  entretenait  une  correspondance  suivie.  Tout  ce  qu'il 
avait  voulu,  rêvé,  projeté,  ses  critiques  des  actes  de  la  régence, 
ses  blâmes  contre  le  Régent,  ses  railleries  amères  contre  Reu- 
terholm, les  propos  amoureux  de  Madeleine,  la  clé  du  chiffre 
dont  il  se  servait  en  lui  écrivant  et  dont  elle  usait  elle-même, 
enfin  ce  fameux  plan  de  révolution  rédigé  plusieurs  mois  aupa- 
ravant, en  un  mot  tout  ce  qui  pouvait  le  compromettre  était 
ainsi  livré  à  ses  ennemis.  Dans  les  pages  de  Fersen,  ils  pou- 
vaient lire  des  phrases  telles  que  celles-ci  :  «  Nos  cousins  de 
Suède  sont  fous.  »  —  «  L'entourage  du  duc  Régent  est  indigne 
de  porter  le  nom  de  Suédois.  »  Dans  les  fragmens  chiffrés  des 
missives  d'Armfeldt  dont  il  avait  gardé  les  minutes,  dans  les 
élucubrations  de  sa  maîtresse,  Reuterholm  pouvait  se  repaître 
des  railleries  dont  il  était  l'objet.  Armfeldt  le  désignait  sous  le 
nom  de  Son  Excellence  Gagliostro  ;  il  disait  de  lui  :  «  C'est  un 
hypocrite,  un  illuminé,  un  imbécile,  en  un  mot  un  fou  qui, 
bien  qu'il  puisse  faire  du  mal  et  cela  d'une  façon  dure  et  altière, 
n'est  ni  un  méchant,  ni  un  coquin,  car  il  ne  possède  ni  calcul 
ni  adresse.  »  Des  jugemens  analogues  se  trouvaient  sous  la 
plume  de  Madeleine  de  Rudenschold,  mêlés  de  plaisanteries 
assurément  innocentes,  mais  que  Reuterholm,  offensé  dans 
son  orgueil,  ne  devait  jamais  pardonner. 

Au  lendemain  des  premières  arrestations,  une  perquisition 
avait  été  pratiquée  au  château  de  Lénas  en  Ostrogothie,  appar- 
tenant au  baron  d'Armfeldt.  Les  papiers  saisis  dans  cette  rési- 
dence étant  d'une  date  antérieure  à  la  mort  de  Gustave  III, 
n'avaient  fourni  aucune  charge   contre  le  principal  accusé,  ni 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  ses  complices.  Les  lettres  de  Madeleine,  écrites  durant 
les  premières  années  de  sa  liaison  avec  Armfeldt,  formaient  la 
majeure  partie  de  ce  dossier  et  ne  contenaient  rien  qui  pût 
étayer  l'accusation.  Ce  fut  pour  le  Régent  et  pour  son  àme 
damnée  une  cruelle  déconvenue;  ils  avaient  dû  s'y  résigner. 
Mais  le  dépit  qu'elle  leur  causait  leur  suggéra  une  idée  qui 
entache  à  jamais  leur  mc^moire  et  qu'on  voudrait  n'avoir  pas  à 
mentionner.  Ne  pouvant  convaincre  Madeleine  de  Rudenschold 
d'avoir  participé  à  un  complot  dont  la  preuA^e  restait  à  faire, 
ils  tentèrent  de  la  déshonorer.  Un  libelle  infâme  fut  rédigé  par 
leurs  soins,  imprimé  et  mis  en  vente.  Elle  en  était  l'héroïne 
sous  le  nom  de  Charlotte  Garlsdotters.  On  y  racontait  ses  amours 
avec  Armfeldt;  on  y  publiait  ses  lettres  et  de  certaines  phrases 
mystérieuses,  mises  en  lumière  à  dessein,  on  inférait  qu'au 
moment  d'être  mère  et  pour  cacher  les  suites  de  sa  faute,  elle 
avait  consenti  à  ce  que  son  amant  fit  disparaître  le  nouveau-né. 
(le  pamphlet  n'atteignit  pas  le  but  que  poursuivaient  ses  auteurs, 
et  toute  la  honte  en  retomba  sur  eux.  • 

11  était  déjà  publié  lorsque  arrivèrent  à  Stockholm  les  envois 
de  Piranesi.  Ils  apportaient  aux  accusateurs  des  armes  plus  meur- 
trières et  ils  s'empressèrent  d'en  user.  La  première  mesure  prise 
consista  à  mettre  à  prix  la  tête  d' Armfeldt.  Une  somme  de 
trois  mille  écus  fut  promise  à  quiconque  le  livrerait.  Les  agens 
de  Suède  à  l'étranger  reçurent  l'ordre  d'en  donner  avis  dans  les 
gazettes  des  pays  où  ils  étaient  accrédités.  Constatons  en  passant 
que,  nulle  part  en  Europe,  les  gouvernemens  n'en  autorisèrent 
l'insertion  et  que  leur  refus  donna  lieu  à  des  difficultés  diplo- 
matiques qui  tournèrent  h  la  confusion  du  Cabinet  de  Stockholm. 

Au  même  moment,  il  préparait  le  procès  auquel  la  décou- 
verte faite  à  Florence  donnait  maintenant  une  base  solide.  Jus- 
qu'à ce  jour,  les  accusés  arrêtés  en  décembre  n'avaient  subi  que 
de  rares  interrogatoires  à  la  suite  desquels  plusieurs  d'entre  eux 
furent  mis  en  liberté.  Seuls  le  major  Ehrenstrom,  Madeleine  de 
Rudenschold  et  deux  comparses,  Mineur  et  Forster,  restaient  en 
prison,  bien  qu'aucune  preuve  n'eût  été  faite  contre  eux  et 
qu'aux  griefs  qu'on  leur  imputait,  ils  eussent  répondu  par  des 
dénégations  énergiques  et  hautaines.  Elles  figurent  dans  une 
protestation  écrite  du  major  Ehrenstrom.  Il  déclare  que  le  pré- 
tendu complot  n'est  qu'une  fable  et  que  le  vrai  conspirateur  est 
le   personnage  «   qui  a  ourdi   les  soupçons  odieux  sur  la  base 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         839 

(lesquels  a  ëtë  ordonnée  l'arrestation  du  18  de'cembre,  mesure 
(elle  que  Son  Altesse  Royale  frémira  devant  l'usage  qu'on  a  fait 
de  son  nom.  »  Après  que  la  justice  eut  pris  connaissance  des 
papiers  envoyés  par  Piranesi,  elle  se  sentit  en  état  de  convaincre 
les  accusés  et  leur  donna  un  compagnon  de  captivité  en  faisant 
arrêter  le  colonel  Aminoff  dont  les  lettres  se  trouvaient  parmi 
les  documens  saisis.  Le  gouverneur  du  Roi,  Gyldensdolpe, 
son  précepteur  Schrodereim  étaient  également  compromis  par 
leurs  relations  avec  Armfeldt,  dont  on  tenait  les  preuves.  Mais 
le  jeune  Gustave  IV  intervint  en  leur  faveur  et,  soutenu  par  le 
Régent,  il  les  arracha  aux  griffes  de  Reuterholm.  Après  leur  avoir 
adressé  une  remontrance  sévère,  on  se  contenta  d'exiger  leur 
démission  et  de  les  éloigner  de  la  Cour. 

Pareille  mesure  aurait  dû  être  prise  envers  les  autres  accusés, 
car  aucun  d'eux  n'était  coupable.  Lorsque  aujourd'hui,  à  une 
si  longue  distance  de  ces  événemens,  on  examine  la  conduite 
qu'on  leur  reprochait,  il  est  impossible  de  comprendre  qu'on  ait 
osé  les  traduire  en  justice  comme  complices  d' Armfeldt.  Ehren- 
strom,  tout  en  critiquant  violemment  les  actes  de  la  régence  et 
en  cherchant  les  moyens  d'en  conjurer  les  suites,  avait  néan- 
moins désapprouvé  ceux  que  proposait  Armfeldt.  Aminoff,  qui 
d'abord  s'était  montré  disposé  à  porter  à  l'impératrice  Catherine 
les  propositions  de  son  ami,  y  avait  ensuite  renoncé  et  s'il  était 
resté  en  correspondance  avec  lui,  c'était  moins  encore  pour 
l'encourager  dans  un  dessein  qu'il  jugeait  plus  dangereux  que 
le  mal  qu'Armfeldt  voulait  empêcher,  que  pour  l'en  détourner. 
Quant  à  M"''  de  Rudenschold,  son  rôle  s'était  borné  à  essayer 
d'ouvrir  les  yeux  du  jeune  Roi  sur  les  dangers  que  faisait  courir 
à  l'Etat  la  politique  de  la  régence  et  à  transmettre  à  l'ambas- 
sadeur Stackelbergles  communications  de  son  amant.  En  admet- 
tant même  qu'Armfeldt  fût  coupable  et  qu'en  envisageant  la 
possibilité  de  recourir  aux  bons  offices  de  l'impératrice  Cathe- 
rine pour  obtenir  du  Régent  le  renvoi  de  Reuterholm,  il  eût 
commis  un  crime,  il  est  évident  qu'aucun  de  ceux  dont  on  faisait 
ses  complices  n'y  avait  participé. 

Tout  était  donc  monstrueux  dans  le  procès  qu'on  leur  inten- 
tait :  les  contemporains  sont  d'accord  sur  ce  point  et  c'est  aussi 
le  jugement  de  la  postérité.  Elle  a  même  trouvé  juste,  tout  en 
reconnaissant  que  la  conduite  d'Armfeldt  fut  répréhensible,  de 
lui  tenir  compte  de  la  non-exécution   de   ce  plan   abandonné 


840  REVUE  DES  DEUX  MOADES. 

depuis  longtemps  à  l'heure  où  ou  eu  faisait  la  base  d'une  accusa- 
lion  criminelle.  Sou  projet  n'existait  que  sur  le  papier.  L'impé- 
ratrice Catherine  n'en  avait  jamais  entendu  parler  et  c'est  avec 
raison  que,  le  10  avril  1795,  elle  écrivait  à  Grimm  en  lui  parlant 
de  cette  prétendue  révolution  en  Suède  :  «  Si  j'avais  voulu  m'en 
mêler  et  qu'elle  eût  réellement  existé,  je  vous  promets  qu'elle 
aurait  réussi.  » 

Ces  considérations  ne  pouvaient  échapper  au  Régent  et  à 
son  ministre.  Mais  Reuterholm  s'acharnait  à  la  perte  d'Arm- 
feldt  et  de  ses  amis.  La  faiblesse  du  Régont  comme  aussi  sa 
rancune  d'amoureux  évincé  lui  laissaient  le  champ  libre.  Dans 
tout  ce  qui  va  se  passer  maintenant,  il  faut  voir  sa  main;  il  est 
le  chef  de  cette  odieuse  entreprise;  il  conduit,  dirige,  ordonne, 
impose  sa  volonté  aux  juges  et  bientôt  leur  dictera  la  sentence. 

III 

La  procédure  contre  le  baron  d'Armfeldt  et  ses  prétendus 
complices  s'engagea  officiellement  dans  la  seconde  quinzaine 
d'avril  1794,  devant  la  cour  criminelle  de  Stockholm.  Elle  avait 
été  précédée  de  la  réunion  au  palais  royal  d'un  Conseil  de  gou- 
vernement présidé  par  le  duc  régent  et  auquel  assistaient  le 
Roi  mineur  et  son  oncle  le  duc  d'Ostrogothie.  Dans  cette  séance, 
il  fut  donné  lecture  des  documens  envoyés  par  Piranesi,  sur 
lesquels  se  fondait  l'accusation,  et  la  responsabilité  de  chacun 
des  accusés  fut  nettement  établie.  Par  ordre  du  Roi,  que  repré- 
sentait le  Régent,  furent  envoyés  devant  la  cour  pour  y  répondre 
de  leurs  actes  :  Armfeldt,  principal  accusé,  le  major  Ehrenstrom, 
le  restaurateur  P'orster,  Mineur,  l'ancien  valet  de  chambre  du 
baron,  devenu  le  régisseur  de  ses  biens,  et  enfin  M"®  de  Ruden- 
schold,  tous  considérés  comme  ayant  participé  au  complot  dont 
il  était  l'auteur.  En  ce  qui  le  concernait,  l'accusation  lui  impu- 
tait le  crime  d'avoir  voulu  faire  intervenir  une  puissance  étran- 
gère pour  renverser  le  gouvernement  légal  du  pays  et  priver 
sa  patrie  de  son  indépendance  et  de  sa  liberté. 

Une  phrase  du  procès-verbal  de  la  séance  royale,  lequel  fut 
rendu  public,  ayant  paru  mettre  en  cause  l'impératrice  Cathe- 
rine, elle  écrivit  ultérieurement  au  Régent  pour  se  plaindre 
d'avoir  été  désignée.  Le  Régent  protesta  et  déclara  dans  sa 
réponse  qu'ayant  évité  de  nommer  la  souveraine,  il  ne  croyait 


IN    DRAME    d'amour    A    LA    COUR    DE    SUEDE.  8il 

pas  avoir  outrepassé  ses  droits.  Du  reste,  cette  discussion  fut 
alors  ignorée  et  n'exerça  aucune  influence  sur  le  procès. 

Le  jeune  Roi  assista  silencieux  à  ces  préliminaires.  Il  parut 
approuver  tout  ce  qui  se  faisait  en  son  nom.  Mais  l'impassibi- 
lité qu'il  conserva  jusqu'au  bout  et  la  conduite  qu'il  tint  à  l'égard 
des  condamnés,  lors  de  son  avènement,  permet  de  croire  qu'il 
doutait  du  bien  fondé  de  l'accusation  et  que,  s'il  eût  été  li-bre, 
il  eût  fait  pour  tous  ces  malheureux  ce  qu'il  fit  pour  son  gou- 
verneur et  son  précepteur,  qui,  grâce  à  lui,  échappèrent  à  la  jus- 
tice. Le  colonel  Aminoff  ne  figurait  pas  encore  parmi  les  accu- 
sés ;  il  ne  fut  arrêté  que  le  30  avril  au  cours  de  l'instruction. 

Au  début  des  interrogatoires  qu'ils  eurent  à  subir,  ils  avaient 
répondu  par  des  dénégations  ;  mais,  lorsqu'on  leur  eut  présenté 
les  lettres  qu'ils  avaient  échangées  avec  Armfeldt,  ils  entrèrent 
dans  la  voix  des  aveux.  Ils  reconnurent  que,  bien  qu'ils  n'eus- 
sent pas  adhéré  au  plan  de  révolution,  ils  en  avaient  examiné 
et  discuté  les  bases.  Il  est  d'ailleurs  remarquable  que  chacun 
d'eux  essaya  de  mettre  ses  co-accusés  hors  de  cause. 

Les  débats  s'ouvrirent  au  mois  de  juin  et,  le  19,  le  procureur 
général  prononça  son  réquisitoire  contre  les  complices  d'Arm- 
feldt  en  se  réservant  de  requérir  plus  tard  contre  lui.  Il  termina 
en  demandant  la  condamnation  à  mort  d'Ehrenstrom,  d'Aminoff 
et  de  M"^  de  Rudenschold  avec,  pour  le  premier,  cette  aggra- 
vation de  peine  qu'il  [aurait  la  main  droite  coupée  et  serait  roué 
vif.  Ces  conclusions  lui  avaient  été  imposées  par  Reuterholm  ; 
bien  qu'il  les  trouvât  excessives,  il  s'était  vu  dans  la  nécessité 
d'obéir.  Il  ne  requit  contre  Armfeldt  que  le  7  juillet.  Il  demanda 
sa  condamnation  capitale  et  la  confiscation  de  ses  biens,  étant 
entendu  que,  puisqu'il  s'était  soustrait  à  l'action  des  lois,  il  serait 
banni  à  perpétuité  du  royaume  et  que  son  nom  serait  mis  au 
pilori. 

La  cour  n'admit  pas  toutes  les  conclusions  du  procureur 
général.  Elle  prononça  la  peine  de  mort  contre  Armfeldt, 
Ehrenstrom,  Aminofî  et  Madeleine  de  Rudenschold.  Mais  elle 
ne  voulut  pas  qu'Ehrenstrom  eût  le  poing  coupé,  ni  qu'Armfeldt 
subît  la  peine  infamante  du  pilori.  Elle  ne  la  prononça  pas  non 
plus  contre  M''^  de  Rudenschold,  bien  que  le  procureur  général 
l'eût  réclamée.  Ce  semblant  d'indulgence  eut  pour  effet  d'exas- 
pérer Reuterholm,  son  entourage  fit  écho  à  sa  colère.  On  eut 
alors  le  honteux  spectacle  d'un  gouvernement  qui,  non  content 


842  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  sévérité  des  condamnations  prononcées,  exigeait  qu'elles 
fussent  encore  plus  sévères.  Le  grand  chancelier  Sparre,  pour 
faire  sa  cour  au  Régent,  témoigna  d'une  fureur  barbare  contre 
la  pauvre  Madeleine  :  il  déclarait  qu'elle  devait  être  fustigée 
publiquement  avant  d'être  conduite  à  l'échafaud.  Influencée  par 
ces  fureurs,  la  cour  n'osa  se  sou.straire  aux  exigences  dont  elle 
était  l'objet.  Au  mépris  de  toute  justice,  elle  rendit  un  second 
jugement  où  il  était  fait  état  de  toutes  les  conclusions  du 
procureur  général. 

Mais  l'excès  même  de  ces  violences  les  fît  avorter.  L'opinion 
publique  se  soulevait  et  se  révoltait.  Elle  comparait  les  condam- 
nations prononcées  contre  les  ennemis  de  Reuterholm  avec 
l'indulgence  dont  il  avait  fait  preuve  envers  les  assassins  de 
Gustave  III  ;  elle  n'admettait  pas  que  les  condamnés  d'aujour- 
d'hui, en  cherchant  à  renverser  un  ministre  omnipotent, 
eussent  été  plus  coupables  que  les  meurtriers  auxquels  on  avait 
fait  grâce.  Enfin,  elle  s'indignait  de  la  dureté  des  peines  pro- 
noncées contre  Madeleine  de  Rudenschold,  flétrissait  la  conduite 
du  prince  qui  consentait  à  laisser  périr  cette  infortunée. 

D'autre  part,  la  duchesse  de  Sudermanie  et  la  princesse 
Sophie-Albertine  remuaient  ciel  et  terre  pour  obtenir  la  grâce 
de  Madeleine.  La  première  rappelait  à  son  mari  la  promesse 
qu'il  lui  avait  faite  ;  la  seconde  plaidait  auprès  de  son  frère  pour 
son  ancienne  demoiselle  d'honneur;  elles  s'abaissèrent  jusqu'à 
supplier  Reuterholm  et,  bien  qu'il  leur  reprochât  avec  insolence 
de  s'intéresser  à  des  traîtres,  elles  insistèrent.  Sous  la  pression 
du  sentiment  public  et  en  présence  des  sollicitations  qui  arri- 
vaient de  toutes  parts,  le  gouvernement  décida  que  les  condam- 
nés auraient  la  vie  sauve.  Mais  c'est  tout  ce  que  les  solliciteurs 
purent  obtenir  de  lui;  les  autres  peines  furent  maintenues. 

Le  23  septembre,  les  habitans  de  Stockholm  purent  voir  le 
nom  d'Armfeldt  cloué  au  pilori  et  sur  la  même  estrade  Ehrens- 
trom  exposé.  Quelques  jours  plus  tard,  l'ancien  secrétaire  royal 
était  conduit  au  pied  de  l'échafaud.  Là  on  lui  donna  lecture  de 
la  décision  royale  qui  lui  accordait  la  vie.  Puis,  en  vertu  du 
jugement  qui  le  vouait  à  une  détention  perpétuelle,  «  sans  que 
jamais  il  put  être  compris  dans  une  amnistie,  »  il  fut  incarcéré 
dans  la  forteresse  de  Garlsberg  où  Aminofï  l'avait  devancé. 
Mineur  et  Forster,  mêlés  à  cette  affaire  sans  qu'on  puisse  s'ex- 
pliquer pourquoi,  étaient  emprisonnés  pour  plusieurs  années. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         843 

Quant  à  Madeleine  de  Rudenschold,  les  démarches  faites 
pour  lui  éviter  la  pire  des  humiliations  avaient  été  vaines. 
Vêtue  de  bure,  les  bras  chargés  de  chaînes,  elle  fut  exposée  le 
24  septembre  sur  la  place  de  la  maison  des  Nobles.  Aux  termes 
de  la  condamnation,  elle  aurait  dû  avoir  un  carcan  au  cou. 
Mais,  plus  clément  que  les  juges,  le  bourreau  lui  épargna  ce 
supplice.  Elle  supporta  pendant  une  heure  celui  qu'on  lui  impo- 
sait, voyant  défiler  autour  d'elle  une  foule  apitoyée,  des  femmes 
en  larmes,  des  hommes  qui  murmuraient  et  ne  dissimulaient 
pas  leur  colère  contre  le  Régent  et  contre  Reuterholm.  Quand 
ce  fut  fini,  on  l'emporta  évanouie  dans  la  prison  des  femmes 
perdues  où  elle  devait  être  enfermée  à  perpétuité  :  le  duc  de 
Sudermanie  était  vengé.  Tel  fut,  en  ce  qui  touchait  les  condamnés, 
le  dénouement  de  cette  affaire  scandaleuse  dont  des  haines 
atroces  et  les  imprudences  d'Armfeldt  avaient  été  le  mobile. 
Le  gouvernement  de  la  régence  n'en  sortait  pas  grandi.  Dans 
toutes  les  Cours,  sa  conduite  n'excita  qu'horreur  et  mépris. 

Pendant  que  se  déroulaient  ces  douloureux  événemens, 
Armfeldt  était  à  Kalouga,  oisif,  rongeant  son  frein,  irrité  de  se 
sentir  inutile  et  redoutant  que  sa  destinée  ne  le  vouât  à  l'oubli. 
Mais,  plus  heureux  que  son  ancienne  maitresse,  il  avait  conservé 
sa  liberté.  Resté  debout  et  au  milieu  des  anxiétés  qui  le  dévo- 
raient, il  pouvait  espérer  qu'il  prendrait  un  jour  sa  revanche.  Il 
était  dans  sa  nature  de  se  consoler  aisément  de  ses  plus  grands 
chagrins  et  d'être  indulgent  envers  lui-même  quant  aux  fautes 
qu'il  avait  à  se  reprocher.  Par  ce  que  nous  savons  de  son  exis- 
tence à  cette  époque,  nous  sommes  en  droit  de  supposer  que 
les  malheurs  de  Madeleine  de  Rudenschold  excitaient  déjà  les 
remords  qu'on  l'entendra  exprimera  son  retour  en  Suède.  Mais, 
depuis  qu'il  était  séparé  d'elle,  trop  d'aventures  avaient  traversé 
sa  propre  existence  pour  que  l'amour  embrasât  encore  son 
cœur.  Lorsqu'il  pensait  à  Madeleine,  c'était  uniquement  pour 
s'apitoyer  sur  son  propre  sort.  Son  héroïque  femme  et  ses  enfans 
étaient  auprès  de  lui  :  leur  présence  et  leur  tendresse  lui  assu- 
raient des  jours  paisibles,  sinon  complètement  heureux.  Grâce  à 
la  tranquillité  de  son  foyer,  il  attendait  sans  trop  d'impatience 
que  Gustave  IV  eût  atteint  sa  majorité  et,  en  montant  sur  le 
trône,  rappelât  auprès  de  lui  les  anciens  amis  de  son  père, 
persécutés  et  proscrits  par  le  Régent  et  Reuterholm. 

Ce  jour  impatiemment  attendu  arriva  le  1'^''  novembre  1796. 


844  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  cette  date,  Gustave  IV  prend  possession  du  pouvoir,  le  duc 
de  Sudermanie  abandonne  la  direction  des  aiïaires  et  se  con- 
damne à  la  retraite,  bien  loin  de  prévoir  qu'à  douze  ans  de  là, 
en  1809,  une  révolution  l'en  fera  sortir  et  mettra  sur  sa  tête  la 
couronne  arrachée  à  son  neveu  ;  Reuterholm  est  chassé  de  la 
Cour  que,  durant  trois  ans,  il  a  tyrannisée,  et  la  Suède  salue 
avec  enthousiasme,  dans  la  personne  du  jeune  successeur  de 
Gustave  III,  l'aurore,  pleine  de  promesses,  de  l'ère  nouvelle  qui 
vient  de  s'ouvrir. 

Il  semble  que  l'heure  est  propice  pour  ramener  Armfeldt 
dans  son  pays.  Mais,  averti  que  le  Roi  est  encore  prévenu  contre 
lui  et  que,  s'il  demande  l'autorisation  de  rentrer  en  Suède,  il  est 
à  craindre  qu'elle  ne  lui  soit  refusée,  il  ne  se  hâte  pas  de  la 
demander.  Il  se  contente  un  peu  plus  tard  de  faire  partir  sa 
femme  pour  Stockholm  :  c'est  elle  qui  plaidera  sa  cause,  si  c'est 
nécessaire,  et  préparera  son  retour. 

La  baronne  d'Armfeldt  avait  laissé  en  Suède  la  réputation 
d'une  femme  passionnément  dévouée  à  ses  devoirs  d'épouse  et 
de  mère.  Son  inépuisable  patience  envers  son  mari,  son  courage 
dans  l'infortune  avaient  accru  l'estime  dont  elle  jouissait  jadis. 
Elle  en  eut  la  preuve  en  reparaissant  à  la  Cour.  De  toutes  parts, 
elle  recueillait  des  hommages.  Ceux  du  Roi  ne  furent  pas  les 
moins  éclatans.  Il  venait  de  se  marier  et,  après  la  rupture  de 
ses  fiançailles  avec  la  grande-duchesse  Alexandra,  petite-fiUe  de 
Catherine,  d'épouser  la  princesse  Frédérique  de  Bade,  sœur  de 
l'impératrice  Elisabeth,  femme  d'Alexandre  P'.  Pour  témoigner 
à  la  baronne  d'Armfeldt  les  sentimens  qu'elle  lui  inspirait,  il  la 
nomma  en  1799,  après  la  naissance  du  prince  royal,  grande 
maîtresse  de  la  maison  de  la  Reine  ;  en  même  temps,  supplié 
par  elle  de  laisser  revenir  l'exilé,  il  donna  son  consentement  à 
ce  retour. 

Armfeldt  avait  déjà  quitté  Kalouga  pour  entreprendre  un 
voyage  à  travers  l'Europe  et  revoir  les  pays  qu'il  avait  parcourus 
aux  jours  brillans  de  sa  jeunesse.  En  se  rappelant  qu'il  avait 
alors  quarante-quatre  ans,  on  serait  autorisé  à  penser  qu'il  ne 
possédait  plus  les  mêmes  illusions  qu'autrefois,  ne  serait  plus 
exposé  aux  entrainemens  dont  nous  l'avons  vu  subir  l'influence. 
Il  n'en  est  rien  cependant  ;  la  fidélité  conservée  à  sa  femme, 
durant  l'exil  en  Russie,  allait  .se  briser  au  premier  écueil  ren- 
contré sur  son  cheniin. 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.         845 

A  Carlsbad,  il  retrouva  la  duchesse  de  Courlande  qu'il  avait 
connue  antérieurement  et  de  laquelle  il  disait  qu'elle  était 
«  bonne  et  douce  comme  un  ange.  »  L'amitié  ébauchée  entre 
eu.x  se  renoua  et  devint  promptement  une  intimité  de  toutes  les 
heures.  La  duchesse,  veuve  depuis  longtemps,  était  là  avec  ses 
quatre  filles  Wilhelmine,  Pauline,  Jeanne  et  Dorothée.  On  sait 
que  celle-ci  devint  un  peu  plus  tard  duchesse  de  Dino,  alors  que 
.ses  sœurs  étaient  mariées  et  l'une  d'elles,  Wilhelmine,  au  prince 
Louis  de  Rohan,  émigré  français,  sans  fortune,  dont  la  résidence 
habituelle  était  à  Vienne.  Séduit  par  le  charme  de  ces  déli- 
cieu.ses  femmes  à  qui  manquaient  un  protecteur  et  des  conseils, 
Armfeldt  se  considéra  bientôt  comme  de  leur  famille.  Lorsque,  à 
la  lin  de  la  saison,  la  duchesse  de  Courlande  regagna  son  châ- 
teau de  Lobichau  en  Allemagne,  il  l'y  suivit.  Le  bruit  courut 
alors  qu'il  était  son  amant.  Mais  ceux  qui  le  disaient  se  trom- 
paient. Bien  qu'elle  le  comblât  d'attentions,  voire  de  cadeaux,  el 
qu'elle  lui  eût  confié  la  direction  de  ses  affaires,  il  n'était  pour 
elle  qu'un  ami.  C'est  à  sa  fille,  celle  qui  épousa  Louis  de  llohan, 
que  son  cœur  s'était  donné,  malgré  la  différence  des  âges.  Qua- 
dragénaire, il  avait  conçu  une  ardente  passion  pour  cette 
adolescente  de  dix-neuf  ans  et  celle-ci  y  répondait  : 

«  (3ui,  j'ai  aimé,  lui  écrivait-il,  ce  sentiment  était  insépa- 
rable de  ma  vie  ;  mais  je  ne  croyais  pas  qu'après  avoir  atteint 
l'âge  où  le  calme  doit  succéder  aux  passions,  mon  cœur  pût 
encore  brûler,  comme  il  brûle  pour  toi...  Je  m'étais  flatté  de  la 
pensée  vaniteuse  que  je  pourrais  développer  ton  caractère  et  ton 
cœur.  Je  me  suis  perdu  moi-même  et  je  me  suis  laissé  aller  à 
un  sentiment  qui,  avant,  avait  déjà  agi  sur  moi  et  qui  a  tou- 
jours fini  par  me  rendre  esclave  plutôt  que  maître.  C'est  dans 
cet  état  d'esprit  que  je  veux  lire  dans  tes  yeux  et  entendre  ta 
bouclie  me  dire  que  je  suis  aimé.  Je  peux  à  peine  le  croire; 
mais,  hélas!  la  faiblesse  de  la  nature  humaine  est  telle  qu'on 
croit  toujours  ce  que  l'on  désire.  » 

On  s'explique  maintenant  les  quelques  lignes  que,  dans  ses 
souvenirs  d'enfance,  la  duchesse  de  Dino  a  consacrées  à  notre 
personnage  :  <(  Ma  famille  tout  entière  était  sous  le  charme  de 
ce  baron  d'Armfeldt,  si  fatal  au  repos  de  ceux  dont  il  se  disait 
l'ami.  Il  gouvernait  despotiquement  notre  intérieur  ;  mais  son 
règne  fut  court  et  ne  laissa  d'iieureux  souvenirs  que  dans  ma 
vie.  »  Elle  veut  dire  par  là  qu'Armfeldt  lui  apprit  à  lire  et  diri- 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gea  ses  éludes  jusqu'à  ce  qu'on  lui  eût  choisi  une  gouvernante. 

Cet  étrange  et  pénible  roman  ne  s'était  pas  encore  dénoué 
lorsque  Armi'eldti'ut  rappelé  à  Stockholm  au  printemps  de  1801. 
Peu  de  jours  après  son  arrivée  dans  la  capitale,  il  fut  admis  à 
l'audience  du  Roi.  Quoiqu'il  ait  ensuite  écrit  que  Gustave  IV 
l'avait  reçu  «  d'une  manière  digne  de  Gustave  III,  »  il  est  cer- 
tain que  les  espoirs  d'avenir  qu'il  s'était  plu  à  fonder  sur  cette 
entrevue  furent  trompés.  L'accueil  avait  été  glacial.  Aux  yeux 
de  ce  prince  d'une  piété  rigide  et  d'une  irréprochable  correction 
de  mœurs,  l'ancien  favori  de  son  père  portait  le  poids  des 
désordres  de  sa  vie  privée,  et,  sans  doute  aussi,  Gustave  IV  se 
souvenait  des  imprudences  politiques  commises  par  Armfeldt 
pendant  la  régence  et  condamnées  par  la  justice  du  royaume. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ils  ne  se  revirent  pas.  Ces  circonstances  con- 
tribuèrent à  rendre  déplaisant  au  baron  d'Armfeldt  le  séjour  de 
la  Suède  ;  il  n'y  retrouvait  plus  les  mômes  attraits  qu'autrefois; 
on  le  tenait  pour  un  homme  vieilli  et  quelque  peu  déconsidéré. 
Néanmoins,  l'année  suivante  lui  apporta  un  témoignage  de  la 
bienveillance  royale  :  il  fut  nommé  ministre  de  Suède  auprès  de 
la  Cour  de  Vienne.  Il  ne  tarda  pas  à  partir  pour  aller  occuper  ce 
poste  qu'il  ne  quitta  qu'à  l'époque  de  la  Révolution  de  1809, 
pour  passer  au  service  de  la  Russie.  Il  y  resta  peu  d'années.  La 
mort  le  frappa  à  Saint-Pétersbourg  au  mois  d'août  1814.  La 
faveur  de  l'empereur  Alexandre  avait  embelli  la  fin  de  sa  vie. 
Ce  prince  se  plaisait  à  discuter  avec  lui  les  questions  militaires 
et  les  discutait  encore,  assis  à  son  chevet,  la  veille  même  de 
son  décès.  Quant  à  la  baronne  d'Armfeldt,  elle  ne  mourut 
qu'en  1832,  à  Stockholm  où  elle  vivait,  entourée  de  ses  enfans 
et  objet  du  respect  universel. 

La  destinée  de  Madeleine  de  Rudenschold  fut  plus  doulou- 
reuse. Gustave  IV,  à  son  avènement,  avait  ouvert  sa  prison, 
prononcé  sa  réhabilitation  et  assuré  son  avenir  en  lui  assignant 
pour  résidence  un  petit  domaine  appartenant  à  l'Etat  ;  d'autre 
part,  le  duc  de  Sudermanie,  à  la  prière  de  sa  femme,  servait 
à  cette  infortunée  une  petite  pension.  Elle  aurait  donc  pu 
trouver  dans  cette  retraite  l'oubli  de  ses  fautes  et  de  ses 
malheurs.  Mais,  comme  le  prouve  tout  ce  que  nous  savons 
d'elle,  c'était  une  àme  agitée  et  surtout  avide  de  tendresse. 
Dans  son  existence  solitaire,  elle  écouta  de  nouveau  la  voix 
d'un  séducteur.  Celui-ci,  loin  d'être  un  brillant  seigneur  comme 


UN  DRAME  d'amour  A  LA  COUR  DE  SUEDE.        847 

Armleldt,  sortait  du  peuple.  Par  son  éducation,  par  ses  habi- 
tudes, il  difîérait  du  tout  au  tout  de  Madeleine;  mais  il  lui 
promettait  de  lui  créer  des  jours  paisibles  et  doux  et  d'être 
pour  elle  un  consolateur.  Elle  se  donna,  croyant  que  c'était  pour 
la  vie.  Elle  fut  promptement  désillusionnée.  L'homme  était 
indigne,  cherchait  à  la  dépouiller  du  peu  qu'elle  possédait,  la 
maltraitait,  bien  qu'elle  lui  eût  donné  un  fils.  Ce  scandale  l'avait 
brouillée  avec  ses  amis  et  sa  famille;  sa  mère  elle-même  refusait 
de  la  recevoir. 

Elle  passait  par  ces  cruelles  épreuves  lorsque  le  baron  d'Arm- 
feldt  revint  à  Stockholm.  Elle  lui  écrivit  pour  lui  raconter  ses 
souffrances  et  pour  implorer  son  secours.  Probablement  aussi, 
elle  lui  demandait  un  rendez-vous,  puisqu'on  l'entend  déclarer 
qu'il  ne  veut  pas  la  revoir.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  ressentit  pour 
elle  la  plus  vive  compassion.  Il  dit  quelque  part  :  ((  Je  me  consi- 
dère comme  la  source  de  ses  malheurs  et  cette  idée  me  tour- 
mente toujours.  »  Mais  il  redoutait  de  se  trouver  en  sa  présence  : 
((  Sa  vue  me  ferait  infiniment  de  mal;  sa  lettre  seule  m'a  presque 
paralysé.  »  Il  s'offrait  seulement  pour  la  réconcilier  avec  sa 
mère,  à  la  condition  qu'il  ne  fùt'jamais  question  du  «  misérable  » 
avec  qui  elle  vivait.  Il  entendait  aussi  l'aider  à  vivre  et  pourvoir 
à  l'insuffisance  de  ses  ressources. 

Il  chargea  sa  femme  de  faire  oonnaitre  ses  dispositions  à 
M"^  de  Rudenschold  ;  il  lui  disait  :  «  C'est  là  une  commission 
qui  semblerait  étonnante  s'il  s'était  agi  de  n'importe  quelle 
autre  épouse;  mais,  toi,  tu  connais  mon  cœur  et  ma  façon  de 
parler,  ainsi  que  mes  erremens  et  mes  faiblesses...  »  Nous  igno- 
rons ce  qui  se  passa  entre  les  deux  femmes  qui  jadis  avaient 
été  rivales.  Mais  une  lettre  écrite  par  Madeleine,  le  16  février 
1800,  nous  le  laisse  deviner  et  nous  révèle  autant  de  grandeur 
d'àme  dans  l'épouse  trahie  que  de  repentir  dans  la  maitres.se 
abandonnée. 

Celle-ci  écrivait  : 

«  Pénétrée  jusqu'au  fond  de  mon  âme,  madame,  des  expres- 
sions pleines  de  sensibilité  qui  vous  ont  échappé  à  mon  sujet, 
c'est  pour  mon  cœur  un  devoir  aussi  sacré  qu'il  y  trouve  une 
véritable  consolation,  de  vous  en  marquer  tout  l'excès  de  ma 
reconnaissance.  Ah!  madame,  est-ce  bien  vous  qui  jugez  avec 
clémence  les  horreurs  d'une  infortunée,  vous  qui  êtes  la  seule 
au  monde  qu'elle  ait  véritablement  offensée.»^  L'image  des  cha- 


848  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grins  que  je  vous  ai  causés  est  maintenant  retombée  en  poids 
accablant  sur  mon  cœur,  et  l'excès  de  votre  générosité  en  aggrave 
l'amertume.  Mais  ce  triomphe  vous  était  dû,  et  les  événemens 
sinistres  qui  se  sont  succédé  depuis  six  ans  ont  développé  toute 
la  grandeur  de  votre  àme,  et  vous  venez  encore  d'ajouter  à  son 
éclat  en  vous  informant  avec  intérêt  sur  mon  triste  sort.  Hélas! 
rejetée  du  sein  du  monde  entier,  ne  tenant  plus  à  rien  sur  la 
terre,  je  croirais  avoir  vidé  la  coupe  des  malheurs,  si  tous  les 
jours  ne  m'offraient  pas  de  nouveaux  chagrins.  Mais,  telle  que 
puisse  être  ma  cruelle  destinée,  j'ai  eu  et  j'aurai  le  courage  de 
la  remplir  sans  blesser  les  oreilles  délicates  des  personnes 
sensibles  qui  daignent  m'écouter,  par  des  plaintes  aussi  indis- 
crètes que  déplacées,  heureuse  dans  mon  adversité  d'avoir 
trouvé  une  occasion  à  mettre  sous  vos  yeux,  madame,  les  senti- 
mens  d'admiration,  j'ose  ajouter  de  vénération,  dont  je  suis 
profondément  pénétrée  pour  vous.  Puissiez-vous  jouir  désormais 
d'un  bonheur  permanent,  sans  mélange  d'aucun  revers! 
puisse-t-il  être  aussi  parfait  que  votre  cœur  le  désire!  Et  dans 
ma  solitude,  oubliée  de  l'univers,  la  nouvelle  de  votre  félicité, 
madame,  soulève  le  poids  accablant  de  mes  peines.  » 

Cette  lettre  clôt  le  roman  des  dramatiques  amours  d'Armfeldt 
avec  Madeleine  de  Rudenschold.  Désormais,  ayant  brisé  les  liens 
presque  honteux  noués  dans  un  moment  d'affolement  et  de 
désespoir,  elle  vivra  obscure,  repentie,  ne  faisant  à  Stockholm 
que  de  rares  apparitions,  cherchant  l'oubli,  et  la  fin  de  sa  vie 
échappe  à  l'histoire.  Les  dernières  lettres  que  nous  possédions 
d'elle  vont  de  4811  à  1819.  Elles  sont  adressées  au  baron  d'En- 
genstrom,  ministre  des  Affaires  étrangères  en  Suède,  et  contien- 
nent des  remerciemens  pour  les  secours  que,  à  la  recomman- 
dation du  ministre,  le  roi  Charles  XIII,  l'ancien  duc  de 
Sudermanie,  lui  faisait  annuellement  parvenir.  Elles  prouvent 
qu'à  l'époque  où  elle  les  écrivait,  la  dignité  de  sa  vie  avait  ramené 
autour  d'elle  un  peu  de  considération  et  toute  la  pitié  que  méri- 
taient ses  malheurs.  Celle  de  1811  porte  aussi  la  preuve  que  le 
baron  d'Armfeldt,  jusqu'à  sa  mort,  ne  cessa  de  s'occuper 
d'elle  et  de  chercher  à  améliorer  son  sort.  C'était  bien  le  moins 
(ju'il  put  faire  pour  celle  qui,  grâce  à  lui,  était  tombée  du  plus 
haut  sommet  social  dans  un  abîme  de  souffrances. 

Ernest  Daudet. 


L'ARMÉE   NOIRE 


La  question  des  troupes  noires  a  soulevé,  depuis  deux  ans, 
des  polémiques  passionnées.  En  1910,  l'opinion  de  la  presse 
était,  en  grande  partie,  favorable  à  l'idée  neuve;  certains  jour- 
naux laissaient  même  déborder  leur  enthousiasme.  On  cherchait 
des  chiffres  en  toute  hâte,  on  remettait  en  lumière  les  hauts 
faits  accomplis,  de  tout  temps,  par  les  tirailleurs  sénégalais,  on 
voyait  enfin  le  moyen  de  donner  une  solution  à  l'angoissant 
problème  qui  nous  menace  en  présence  de  la  diminution  pro- 
gressive de  la  natalité  française.  —  Solution  de  Bas-Empire, 
objectaient,  non  sans  raison,  les  contradicteurs.  —  Qu'importe! 
répondaient  les  partisans,  puisque  nous  sommes  assurés  de  pos- 
séder en  Afrique  des  réserves  d'hommes  à  peu  près  inépuisables. 
A  dire  vrai,  tout  restait  dans  le  domaine  théorique  et,  mal- 
heureusement, les  argumens  invoqués  de  part  et  d'autre  sem- 
blaient surtout  servir  des  intérêts  particuliers  et  des  querelles 
d'armes  rivales,  parce  qu'elles  vivent  sans  se  connaître  bien. 
L'armée  coloniale,  trouvant  dans  la  création  des  troupes  noires 
un  puissant  remède  à  la  crise  dont  elle  souffre,  ne  craignait 
pas  de  faire  un  panégyrique  un  peu  tendancieux  des  merce- 
naires qu'elle  offrait;  après  avoir  parfaitement  plaidé  sa  cause, 
elle  demandait  une  application  immédiate  et  sur  une  grande 
échelle  :  le  premier  essai  devait  porter  sur  20  000  hommes! 
C'était  aller  bien  loin  quand  les  difficultés  restaient  à  résoudre. 
De  leur  côté,  les  officiers  métropolitains  avaient  peur  de  se  voir 
enlever  l'Algérie  ;  ils  considéraient  les  soldats  noirs  comme  des 
Barbares  envahisseurs.  Alors  s'accumulaient  tous  les  dénigre- 
mens  :  les  Sénégalais  étaient  encore  de  vrais  sauvages,  leur 
TOME  X.  —  1912.  54 


850  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

valeur  ne  s'était  exercée  qu'aux  dépens  de  populations  peu 
dangereuses,  sans  armement  moderne  et  sans  discipline;  leur 
endurance  paraissait  bien  surfaite;  ils  apporteraient  dans 
l'Afrique  du  Nord  des  maladies  inconnues  jusqu'à  ce  jour  et  ne 
pourraient  vivre  sous  un  climat  si  différent  des  températures 
tropicales;  enfin  ils  ne  seraient  pas  du  tout  à  leur  place  au 
milieu  des  Berbères  dont  on  suspecterait  le  loyalisme  au  point 
de  les  faire  surveiller  par  des  bataillons  de  nègres,  c'est-à-dire, 
pour  tout  Arabe,  par  des  esclaves. 

Il  serait  parfaitement  inutile  de  revenir  sur  cette  campagne 
et  de  prendre  parti  dans  la  dispute.  Des  facteurs  nouveaux  sont 
intervenus,  qui  permettent  de  fixer  maintenant  les  limites  de 
temps,  d'argent  et  de  lieux.  C'est  d'abord  le  recrutement  en 
Afrique  des  tirailleurs  et  la  valeur  des  contingens  qui  sont  mis 
à  notre  disposition.  C'est  ensuite  l'expérience  du  bataillon  qui, 
depuis  deux  ans,  tient  garnison  dans  le  Sud-Oranais.  Enfin, 
l'expédition  du  Maroc,  à  peine  amorcée  au  moment  des  discus- 
sions les  plus  orageuses,  a  placé  la  question  sous  son  vrai  jour. 

I 

Avant  d'examiner  ces  différens  points  de  vue,  il  n'est  pas 
inutile  de  discuter  une  objection  qui  fut  opposée,  dès  les  pre- 
miers jours,  aux  partisans  des  troupes  noires  :  les  Sénégalais 
ne  pourraient  vivre  en  Algérie  ;  de  plus,  ils  propageraient  dans 
la  population  arabe  les  affections  qui  peuvent  se  développer 
avec  la  filariose.  Beaucoup  d'indigènes,  originaires  de  l'Afrique 
centrale,  véhiculent  dans  leur  sang  des  parasites  visibles  au 
microscope  sous  la  forme  de  vers  contournés,  en  perpétuel 
mouvement.  Ces  filaires  préparent  le  sujet  soit  à  la  fièvre  jaune, 
soit  à  la  maladie  du  sommeil.  C'est  là,  du  moins,  une  hypo- 
thèse assez  couramment  admise.  Toutefois,  les  bactériologues 
doivent  reconnaître  que  la  filariose  se  gagne  dans  certaines 
régions  bien  localisées  et  qu'elle  n'éprouve  guère  l'état  de  santé 
des  tirailleurs.  Dans  une  des  compagnies  du  bataillon  d'Algérie, 
la  proportion  des  <(  lilariés  »  dépassait  30  p.  100  de  l'efl'ectif,  et  la 
plupart  d'entre  eux  comptaient  parmi  les  plus  robustes.  On  en 
est  encore  à  chercher  si  la  filariose  est  contagieuse  quand  on  voit 
un  indigène  contaminé  vivre  avec  sa  femme  et  ses  enfans 
sans  leur  transmettre  ce  prétendu  germe  d'infection.  Admettons 


l'armée  inoire.  851 

quand  même  les  conclusions  de  la  Société  de  bactériologie, 
nous  verrons  que  le  renvoi  des  tirailleurs  filariés  et  l'examen 
sévère  auquel  on  soumet  désormais  les  recrues  de  l'Afrique 
Occidentale  sont  des  mesures  qui  ne  supportent  pas  la  critique 
du  bon  sens. 

On  veut  ignorer  que  le  Sénégal  et  l'Algérie  font  partie  du 
même  continent  et  que  les  relations  entre  le  Soudan  et  le  Mo- 
ghreb  n'ont  jamais  cessé.  La  quantité  de  nègres  implantés  sur 
le  littoral  méditerranéen,  de  l'Egypte  au  Maroc,  se  chiffre  par 
plus  d'un  million  d'individus.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre, 
de  se  promener  dans  les  rues  d'Oran,  de  voir  quels  sont  les 
cultivateurs  des  oasis  sahariennes  ou,  plus  simplement,  de 
regarder  une  compagnie  de  tirailleurs  algériens  ;  de  tout  temps, 
les  caravanes  ont  conduit  les  esclaves  des  bords  du  Niger  aux 
jardins  de  Blidah.  Malgré  les  précautions  prises  contre  la  traite, 
cette  infiltration  ne  se  ralentit  guère.  En  pleine  gare  de  Saïda, 
nos  Sénégalais  voyaient  accourir  une  de  leurs  compatriotes 
portant  des  tatouages  qui  lui  permettaient  de  faire  connaître  sa 
tribu.  Cette  femme  pleurait  de  joie  en  retrouvant  l'occasion  de 
parler  sa  langue  maternelle.  Tout  le  long  du  voyage  d'Oran  a 
Beni-Ounif,  les  tirailleurs  apercevaient  aux  stations  des  nègres 
qui  dansaient,  en  leur  honneur,  les  pas  échevelés  du  Soudan. 
A  Colomb-Béchar,  trois  esclaves  noirs,  échappés  des  oasis  maro- 
caines, demandaient  à  contracter  un  engagement  au  bataillon; 
originaires  du  pays  Mossi  qu'ilsavaient  quitté  dans  leur  enfance, 
à  la  suite  d'un  rezzou  de  Touareg,  il  leur  tardait  de  revivre 
parmi  leurs  frères. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que,  pendant  de  longues  années,  Tom- 
bouctou  subit  la  domination  marocaine  et  que  la  fameuse  garde 
noire  du  Sultan  se  recrutait  en  pays  sourhai.  Soumis  par  leur 
condition  aux  travaux  les  plus  pénibles,  les  nègres  se  sont 
néanmoins  parfaitement  acclimatés;  il  est  certain  qu'ils  ont 
apporté  depuis  longtemps  lafilariose,  et  le  service  médical  ferait, 
à  coup  sur,  de  stupéfiantes  découvertes,  s'il  soumettait  à  l'ana- 
lyse le  sang  des  ksouriens  et  des  captifs  du  Maroc.  Il  ne  faut 
pas  compter  que  cette  émigration  noire  prendra  fin.  Depuis  la 
conquête  des  oasis  sahariennes,  le  commerce  des  esclaves  a 
bifurqué;  les  caravanes  de  <(  bois  d'ébène  »  ont  naturellement 
évité  nos  postes  et  se  sont  dirigées  vers  Marrakech  et  Tripoli  ; 
les  noirs  ont  passé  en  Algérie,  soit  par  la  frontière  tunisienne, 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  à  l'Ouest,  par  l'oasis  du  Tafilalet.  L'organisation  de  notre 
protectorat  sur  l'empire  chérifien,  l'occupation  prévue  de 
Mourzouk  et  de  Gliadamès  par  les  troupes  italiennes  permet- 
tront de  faire  cesser  complètement  la  traite  des  esclaves.  La 
civilisation  européenne  installée  sur  tout  le  rivage  africain  de 
la  Méditerranée,  du  cap  Spartel  à  Port-Saïd,  devra,  pour  se 
maintenir,  purger  l'arrière-pays  de  ses  derniers  brigands  et, 
lorsque  les  routes  du  Sahara  deviendront  sûres,  un  grand  cou- 
rant d'émigration  libre  ne  tardera  pas  à  faire  aflluer  dans  la 
Berbérie  les  travailleurs  noirs  qui  sont  déjà  très  appréciés  par 
nos  colons.  Mais  cet  avenir,  pour  être  assuré,  demeure  encore 
lointain.  Les  esprits  se  sont  illusionnés  en  croyant  qu'un  décret 
suffirait  pour  faire  surgir  du  continent  noir  des  légions  innom- 
brables. Ce  qu'il  faut  rechercher  pour  le  moment,  c'est  le 
moyen  d'organiser  des  contingens  mercenaires  pour  obtenir  un 
rendement  rapide  et  pratique.  Dans  l'état  actuel  des  choses, 
cette  organisation  est-elle  possible.^  Quelle  est  la  vraie  valeur 
de  ces  soldats.^  où  doivent-ils  être  stationnés.»^  Nous  avons  établi 
sans  peine  que  le  noir  peut  vivre  en  Algérie,  mais  nous  verrons 
que  les  troupes  sénégalaises  ne  sont  guère  en  état  de  tenir 
garnison  dans  nos  trois  départemens  de  l'Afrique  du  Nord. 

On  peut  transporter  dans  les  terres  lointaines  des  soldats  de 
toutes  les  races,  en  vue  d'une  opération  de  guerre  déterminée; 
mais,  pour  l'occupation  permanente  d'un  territoire,  les  troupes 
indigènes  doivent  être  recrutées  dans  la  population  même  du 
pays  conquis,  ou  tout  au  moins  dans  les  groupemens  de  la 
même  famille  ethnique.  Les  tirailleurs  algériens  ne  seront 
jamais  dépaysés  au  Maroc  et  les  Sénégalais  trouvent  dans  les 
parages  du  lac  Tchad  les  mêmes  conditions  d'existence  que  sur 
les  rives  du  Niger.  Dès  qu'il  s'agit  de  transplanter  les  individus, 
il  est  bon  de  s'assurer  que  la  situation  économique  et  sociale 
du  nouveau  milieu  se  prête  à  cette  délicate  opération.  Voilà 
pourquoi  les  troupes  européennes  sont  en  quantités  restreintes 
dans  les  colonies,  qu'elles  soient  françaises,  anglaises  ou  alle- 
mandes. Si  les  tirailleurs  sénégalais  se  sont  très  bien  habitués 
au  séjour  de  Madagascar,  c'est  qu'ils  trouvaient  dans  la  grande 
ile,  non  seulement  le  climat  et  les  ressources  alimentaires  de 
leur  patrie,  mais  encore,  nous  le  verrons  plus  loin,  le  moyen 
de  s'y  créer  la  vie  familiale  qui  leur  est  indispensable.  L'Al- 
gérie, pour  le  moment,   ne  réalise  aucune  de   ces  conditions. 


l'armée  noire.  853 

Les  tirailleurs  annamites  pourraient  se  battre  au  ïonkin,  mais 
non  pas  y  vivre;  ils  ne  supportent  pas  davantage  l'épreuve  du 
Laos  et  du  Cambodge  ;  les  tirailleurs  tonkinois  ne  s'accommo- 
deraient pas  de  la  Cocbinchine,  et  les  Algériens  feraient  piètre 
ligure  dans  les  territoires  militaires  du  Soudan.  Comment  lés 
Sénégalais  des  derniers  recrutemens  se  comporteraient-ils  en 
Algérie. î^ 

II 

Lorsqu'on    parle    en    France   des  tirailleurs  sénégalais,  on 
évoque  aussitôt  l'épopée  de  la  mission  Marchand,  la  tragique 
aventure  Voulet-Chanoine,  la  grande  lutte  contre  Samory.  On 
se    représente    un     soldat    vigoureux,     fruste,    passionnément 
dévoué,  mauvais  fusil,  mais  sabreur  redoutable;  ce  mercenaire 
est  orgueilleux  et  digne  ;  il  fait  crédit  pendant  longtemps  et 
reste  un  an  sans  réclamer  sa  solde;  en  revanche,  il  ne  faut  pas 
lui  demander  une  sévère  discipline  de  marche  et  l'empêcher  de 
se  gaver  de  nourriture  lorsque,  après  les  fatigues  et  les  priva- 
tions d'une  colonne,  on  tombe  sur  des  villages  riches  et  sur  des 
troupeaux  de  bœufs.  Il  faut  de  même  fermer  les  yeux  sur  les 
êtres  qui  l'accompagnent,  sur  la  femme  recueillie  en  cours  de 
route,  sur   le  ((    petit  frère   »  qui   porte   les  provisions,  sur  la 
chèvre  qu'on  traîne  jusqu'à  la  fin  de  l'étape,  sur  le  poulet  qui 
se  débat  furieusement,  pendu  par  les  pattes  à  la  poignée  de  la 
baïonnette.  Des  vêtemens  réglementaires  il  ne  reste  plus  rien; 
la  veste  bleue  s'est  accrochée  à  tous  les  buissons  de  mimosas, 
le  large  pantalon  «  bounioul,  »  taillé  dans  une  pièce  de  guinée, 
a  remplacé  la  culotte  mince;    un  vieux  reste  de  chéchia  cou- 
ronne le   sommet  du    crâne  et   sa  tache  rouge   est  le  dernier 
vestige  de  l'uniforme.  Les  cadres  européens  sont  en  petit  nom- 
bre, les  gradés  indigènes   sont  de  vieux  serviteurs,  inflexibles 
pour  les  recrues,  jaloux  de   leurs    prérogatives,    intelligens  et 
débrouillards.  Avec  une  pareille  troupe,  on  traverse  l'Afrique; 
en  cas  de  résistance,  on  ne  s'arrête  pas  longtemps  à  tirer,  car 
les   cartouches  sont  rares;  on  forme  la  colonne   d'assaut  et  la 
trombe  se  déchaîne  sur  les  ennemis  qu'elle  balaye   ou  qui  la 
submergent;  mais  si   quelques   hommes  font  la  trouée,  soyez 
sûrs   qu'ils  iront   au  but  ou  qu'ils   feront  une   retraite  épique. 
Deux  tirailleurs  se  chargent  d'escorter  un  convoi  d'argent,  trois 


Ï54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tirailleurs  lèvent  l'impôt  d'une  province  ou  vont  arrêter  un 
chef  targui  dans  le  campement  de  sa  tribu.  Leur  courage  est 
immense  et  naïf,  ils  ne  doutent  vraiment  de  rien.  Le  sergent 
Malamine  refuse  d'abattre  le  drapeau  français  sur  la  rive  gauche 
du  Congo.  Laissé  là  tout  seul  par  Brazza  pour  maintenir  notre 
droit  de  conquête,  il  arme  tranquillement  son  fusil  devant 
l'escorte  de  Stanley  et  somme  le  journaliste  américain  de  passer 
au  plus  vite.  Un  régiment  sénégalais  suffit  pendant  longtemps 
à  nous  assurer  la  possession  de  Madagascar  ;  quelques  com- 
pagnies s'emparent  de  la  Côte  d'Ivoire,  de  la  Mauritanie  et  du 
Kanem. 

Les  tirailleurs  qui  nous  servent  maintenant  ont-ils  gardé  la 
même  valeur.»*  C'est  ce  qu'il  faut  examiner  avec  prudence  et 
sans  parti  pris.  Tant  qu'a  duré  l'ère  des  conquêtes,  les  engage- 
mens  ont  été  nombreux.  Les  épreuves  endurées,  les  pertes 
subies  rendaient  les  officiers  indulgens  pour  les  faiblesses  de 
leurs  hommes.  Les  noirs,  intelligences  tout  à  fait  simplistes, 
croient  que  la  guerre  doit  non  seulement  nourrir  la  guerre, 
mais  enrichir  le  soldat  :  «  Peut-être  gagner  crever,  peut-être 
gagner  la  vache,  »  me  disait  l'un  d'entre  eux  au  moment  de 
partir  en  expédition.  Mais,  de  nos  jours,  on  se  bat  moins  sou- 
vent; les  colonnes  de  pacification  prennent  le  caractère  de  tour- 
nées de  police,  préparées  avec  soin  et  dotées  de  tous  les  services 
accessoires  :  ambulance,  intendance,  ravitaillemens  de  toute 
nature.  On  ne  fait  plus  de  captifs,  on  n'enlève  plus  de  trou- 
peaux, la  discipline  est  rigoureuse  et  l'auxiliaire  noir  a  dû  se 
résigner  à  ce  changement  imprévu  sans  l'avoir  bien  compris. 

Nos  premiers  tirailleurs  sénégalais,  de  race  ouolove,  ont 
conquis  le  pays  bambara.  Les  Bambaras  à  leur  tour  sont  venus 
se  ranger  sous  nos  drapeaux  et  se  sont  comportés  admirable- 
ment. Pendant  vingt  ans  ils  ont  formé  la  grosse  majorité  de  nos 
troupes,  mais  ils  ne  montrent  plus,  pour  s'engager,  leur  enthou- 
siasme d'autrefois  et  les  autres  familles  du  Centre  africain  ne 
possèdent  pas  les  mêmes  qualités  militaires. 

Notre  ancienne  colonie  du  Sénégal  est  tout  entière  adonnée 
au  commerce  et  à  l'agriculture.  Les  Ouolofs  et  les  Sérères  qui 
la  peuplent  cultivent  l'arachide,  sont  ouvriers,  mais  ne  con- 
tractent plus  d'engagement.  Lorsqu'un  maçon  arrive  à  se 
faire  des  journées  de  trois  francs,  l'idée  ne  lui  viendra  jamais 
d'échanger  son  salaire  et  sa  liberté  contre  les  vingt-deux  sous 


l'armée  noire.  855 

du  tirailleur  qui  tient  garnison  à  Dakar.  La  race  mande'  repré- 
sentée par  les  Bambaras,  Malinkés,  Sarrakolés,  Kassonkés  est 
en  train  de  subir  la  même  évolution  économique  ef  sociale. 
D'importantes  villes,  Kayes,  Bammako,  Koulikoro,  Segou,  se 
sont  créées,  parfois  de  lOutes pièces;  les  chemins  de  fer  Sénégal- 
Niger,  Thiès-Kayes  absorbent  des  milliers  de  travailleurs  lar- 
gement rétribués.  Robustes,  intelligens,  actifs,  les  Bambaras 
se  sont  vu  rechercher  par  toutes  les  administrations;  le  Congo 
Belge  a  fini  par  les  attirer  pour  en  faire  des  mécaniciens  et  des 
ouvriers  d'art.  Les  vrais  Mandés  n'entrent  plus  dans  nos  for- 
mations de  tirailleurs  que  pour  60  p.  100  de  l'effectif.  Le  reste 
provient  soit  des  races  de  la  Haute-Côte  d'Ivoire,  Samokos, 
Kados,  Bobos,  soit  de  toutes  les  autres  familles  de  l'Afrique 
occidentale,  Peuhl,  Toucouleurs,  Mossis,  Soussous,  Baoulés, 
Djermas,  Dahoméens.  Si  l'on  excepte  les  Toucouleurs,  intel- 
ligens et  braves,  mais  terriblement  ombrageux  et,  de  plus,  ac- 
cessibles au  fanatisme  musulman,  toute  la  nomenclature  des 
tribus  que^  nous  venons  d'énumérer  ne  permet  pas  un  grand 
espoir.  Les  races  de  la  côte  sont  malingres,  décimées  par  l'al- 
coolisme et  la  tuberculose;  les  Peuhl  sont  cavaliers  ou  pasteurs 
et  ne  conviennent  aucunement  au  service  de  l'infanterie.  Seuls, 
les  Mossis  forment  un  réservoir  à  peu  près  intact  dans  la 
boucle  du  Niger.  Ils  sont  vigoureux,  mais  d'intelligence  très 
bornée  ;  leur  instruction  militaire  est  longue  et  difficile. 

Tôt  ou  tard,  il  faudra  revenir  au  recrutement  bambara.  Il 
subit  un  temps  d'arrêt,  mais  l'augmentation  de  la  population, 
très  rapide  avec  la  paix  que  nous  procurons  au  pays,  conjurera 
bientôt  cette  crise  regrettable.  Il  vaut  mieux  renoncer  à  faire 
des  expériences  désastreuses  avec  les  races  de  la  côte  et  se 
limiter  momentanément,  que  d'engager  des  non-valeurs.  Rien 
n'alourdit  une  compagnie  comme  une  ou  deux  douzaines  de 
soldats  indisciplinés,  anciens  domestiques  pour  la  plupart, 
ivres-morts  le  jour  du  paiement  de  la  solde.  L'Afrique  donnera 
toujours  une  quantité  de  recrues,  mais  une  sélection  très  sévère 
s'impose,  si  l'on  veut  éviter  les  mécomptes. 

Le  tirailleur  de  race  mandé  représente  le  plus  bel  échan- 
tillon du  mercenaire.  De  taille  haute,  bien  découplé,  marcheur 
infatigable,  soldat  fier  et  sobre,  entièrement  dévoué  à  notre 
cause,  fidèle  à  son  contrat,  brave  jusqu'à  la  témérité,  quels  ser- 
vices ne  rendra-t-il  pas?  Il  ne  faut  pas  toutefois  le  garder  indé- 


8o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finiment  au  service.  Sauf  de  rares  exceptions,  le  noir,  une  fois 
la  trentaine  dépassée,  galope  vers  la  décrépitude.  Dix  ou  douze 
années  de  régiment,  voilà  ce  qu'il  convient  d'en  attendre,  mais 
pas  davantage. 

Si  l'on  tient  au  recrutement  bambara,  si  d'autre  part  on 
élimine  les  tirailleurs  trop  âgés  ou  les  recrues  non  dégrossies, 
il  est  facile  de  voir  que  les  ressources,  pendant  quelques  années, 
seront  assez  restreintes.  Le  gouverneur  général  de  l'Afrique 
occidentale  française,  M.  William  Ponty,  s'est  bien  vite  aperçu 
qu'avant  de  songer  à  former  des  brigades  en  Algérie,  le  bon 
sens  voulait  que  l'on  créât  au  Sénégal  un  véritable  réservoir 
pour  sélectionner  les  indigènes  appelés  à  servir  au  loin  et  pour 
assurer  leur  relève  dans  les  conditions  normales.  Quelques 
semaines  passées  à  Dakar  ou  à  Saint-Louis  montrent  combien 
les  anciens  erremens  étaient  défectueux.  L'armée  coloniale  ne 
possède  pas  de  loi  des  cadres  ;  un  simple  décret  suffit  pour 
augmenter  ou  réduire  ses  effectifs.  Ce  procédé  parait  très  souple 
et  bien  fait  pour  répondre  à  toutes  les  éventualités  qui  se  pro- 
duisent d'un  jour  à  l'autre.  Malheureusement,  la  question  bud- 
gétaire intervient  dans  tous  les  cas  pour  retarder  les  mesures 
les  plus  urgentes.  La  colonie  du  Sénégal  a  dû  fournir,  dans  un 
délai  très  court,  des  unités  nouvelles  pour  rétablir  des  situations 
troublées  en  Mauritanie,  à  la  Côte  d'Ivoire,  au  Congo.  L'auto- 
rité militaire  ne  pouvait  répondre  à  toutes  les  demandes  qu'en 
désorganisant  .ses  corps  de  troupe.  Le  l*"''  régiment  sénégalais 
se  trouva  dispersé  pendant  longtemps  de  Port-Etienne  au  lac 
Tchad  ;  la  garnison  de  Dakar  fut  parfois  réduite  à  deux  com- 
pagnies d'employés  et  de  malingres.  On  était  obligé  d'accepter 
tous  les  engagemens,  d'incorporer  à  la  hâte  des  tirailleurs  trop 
jeunes  ou  des  miliciens,  de  faire  partir  des  soldats  fatigués  par 
deux  ans  de  colonnes.  Sans  le  retour  du  3''  régiment,  défini- 
tivement rapatrié  de  Madagascar,  un  des  bataillons  demandés 
par  le  Maroc  n'aurait  jamais  pu  se  former.  De  (ous  ces  mouve- 
mens  de  va-et-vient,  la  faiblesse  du  commandement  et  de  l'in- 
struction n'a  pas  été  le  seul  mauvais  résultat.  Les  tirailleurs  se 
sont  lassés.  Ils  ne  partent  plus  qu'avec  réjtugnance  pour  cer- 
taines colonies.  La  Côte  d'Ivoire  et  la  Mauritanie  n'ont  plus  rien 
qui  les  attire.  Si  l'on  n'y  prend  pas  garde,  si  l'on  n'assure  pas 
aux  soldats  noirs  quelques  périodes  nécessaires  de  repos  dans 
leurs  pays  d'origine,   on  peut  appréhender  une  véritable   crise 


L  ARMEE    NOIRE. 


857 


du  recrutement.  Il  est  s^rand  temps  d'y  remédier  et  de  renforcer 
les  effectifs  du  Sénégal  de  manière  à  pourvoir  méthodiquement 
et  sans  précipitation  aux  besoins  toujours  grandissans  de  notre 
expansion  coloniale. 

La  formation  d'une  armée  noire  est  possible,  mais  il  faudra 
plusieurs  années  d'un  travail  suivi  pour  assurer  le  maintien 
permanent  d'une  division  dans  l'Afrique  du  Nord.  Il  n'y  a  pas 
un  moment  à  perdre  soit  par  la  Direction  des  troupes  colo- 
niales, soit  par  le  gouvernement  de  l'Afrique  occidentale  fran- 
çaise. 

III 

Cette  division  pourrait-elle  être  stationnée  en  Algérie.^  L'ex- 
périence qui  vient  d'être  faite  nous  oblige  à  formuler  bien  des 
réserves. 

Le  bataillon  de  tirailleurs,  constitué  dans  les  premiers  mois 
de  1910  pour  tenir  garnison  dans  l'Extrême-Sud  oranais,  fut 
recruté  d'une  manière  hâtive.  La  Côte  d'Ivoire  était  alors  en 
pleine  révolte,  le  Gabon  et  le  Congo  entraient  à  peine  dans  la 
voie  de  la  pacification  ;  nos  compagnies  du  Tchad  se  voyaient 
bloquées  dans  leurs  postes.  Toutes  les  semaines,  des  unités 
partaient  de  Dakar;  il  fallut,  pour  achever  la  formation  du 
bataillon  d'Algérie,  faire  appel  aux  tirailleurs  épuisés  par  les 
colonnes  de  Mauritanie  et  aux  gardes-cercle  des  territoires 
civils,  miliciens  pour  la  plupart  dépourvus  d'instruction  mili- 
taire. Les  800  indigènes  du  bataillon  ne  donnaient  pas  l'im- 
pression d'une  troupe  homogène  ;  toutes  les  races  de  l'Afrique 
"s'y  coudoyaient.  .Fait  bien  plus  grave,  nombre  de  tirailleurs 
n'étaient  guère  en  état  de  supporter  de  grosses  fatigues.  Le 
choix  de  leurs  garnisons  allait  cependant  leur  inlliger  de  nou- 
velles épreuves;  le  bataillon  fut  débarqué  à  Cran  et  dirigé,  par 
moitié,  sur  Beni-Ounif  et  Colomb-Béchar.  En  descendant  du 
train,  on  s'aperçut  aussitôt  du  manque  de  préparation  de  l'en- 
treprise. Il  n'y  avait  pas  de  casernement  prévu  ;  lorsqu'on 
voulut  construire  un  village,  les  matériaux  manquaient.  Les 
Sénégalais  affectionnent  la  case  ronde  en  pisé,  couverte  en 
palmes  d'un  toit  conique,  mais  le  pays  ne  donnait  pas  de  bois  de 
charpente  et  les  palmiers  sont,  dans  les  oasis,  des  arbros  trop 
précieux  pour  qu'on  les  dépouille  de  leurs  feuilles.  Les  branches 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  palmiers,  les  ^  djérids,  »  pour  employer  l'expression  locale, 
se  vendaient  à  raison  de  un  franc  le  cent;  comme  il  est  indis- 
pensable de  renouveler  chaque  année  la  toiture,  le  prix  de 
revient  dépassait  de  beaucoup  les  allocations  budgétaires.  On 
envisagea  donc  l'établissement  de  maisonnettes  en  briques 
séchées  au  soleil,  avec  un  toit  de  planches  recouvertes  de  terre 
battue;  les  travaux  durèrent  plus  d'un  an  et  coûtèrent 
100000  francs  en  chiffres  ronds.  Pourtant  les  ressources  en 
casernement  abondaient  dans  la  province.  La  marche  continue 
vers  l'Ouest  des  troupes  de  la  division  d'Oran  avait  laissé  dis- 
ponibles des  casernes  à  Tlemcen  et  surtout  les  constructions  et 
les  cultures  des  deux  smalas  de  spahis  installées  à  Medjahed  et 
Bled-Chaaba. 

Pendant  de  longs  mois,  les  ménages  sénégalais  vécurent 
sous  les  tentes  surchauffées  en  plein  jour  et  glaciales  dès  les 
approches  de  la  nuit.  On  avait  voulu  faire  vite  ;  en  deux  mois, 
le  commandement  hésita,  ne  sachant  où  placer  le  bataillon,  soit 
à  Blidah,  Djelfa  et  Laghouat,  soit  à  Tlemcen,  soit  dans  l'Hx- 
trème-Sud  oranais.  Il  se  serait  épargné  bien  des  mécomptes  s'il 
avait  fait  précéder  l'envoi  des  tirailleurs  par  une  reconnais- 
sance méthodique  du  pays.  Des  officiers  rompus  à  l'existence 
de  nos  troupes  indigènes  auraient  choisi,  en  toute  connaissance 
de  cause,  les  garnisons  les  meilleures  ou  plutôt  les  moins 
mauvaises  pour  l'organisme  et  le  genre  de  vie  de  leurs  soldats. 

Le  début  s'annonçait  mal.  Il  fallut  se  mettre  à  l'ouvrage 
dès  le  lendemain  de  l'arrivée,  alors  que  les  tempêtes  de  sable, 
si  fréquentes  dans  ces  régions,  rendaient  l'atmosphère  irrespi- 
rable, balayaient  les  cuisines  installées  en  plein  air,  renver- 
saient le  campement.  Après  la  courte  accalmie  de  l'automne,  la 
neige  apparut  sur  les  montagnes;  l'hiver  abaissa  la  température 
jusqu'à  sept  degrés  au-dessous  de  zéro  pendant  la  nuit,  tandis 
que  la  chaleur  de  midi  restait  suffocante.  A  ces  conditions 
climatériques  si  défectueuses  se  joignit  l'obligation  pour  les 
soldats  noirs  de  participer  aux  opérations  des  troupes  voisines, 
tournées  de  police,  reconnaissances,  escortes  de  missions  et  de 
convois.  La  mortalité  sévit  dans  des  proportions  assez  fortes, 
' —  en  deux  ans,  le  bataillon  d'Algérie  a  perdu  68  tirailleurs;  — 
elle  était  due,  presque  toujours,  aux  congestions  pulmonaires, 
à  la  tuberculose,  à  l'épuisement  et  frappait  les  sujets  affaiblis 
par  des  campagnes   antérieures  ou    les   jeunes  tirailleurs,  de 


l'aeimée  noire.  859 

races  peu  résistantes.  Les  femmes  se  comportèrent  beaucoup 
mieux  et  la  mortalité  infantile  ne  fut  pas  plus  élevée  qu'au 
Sénégal.  Bref,  l'expérience  démontra  ce  que  le  bon  sens  faisait 
prévoir  :  les  Sénégalais  pouvaient  très  bien  vivre  en  Algérie,  à 
la  condition  expresse  de  les  choisir  parmi  des  individus  sains 
et  robustes;  autant  que  possible  il  faudrait  les  .soustraire  aux 
effets  d'un  climat  par  trop  continental.  Le  Sud-Oranais  était 
loin  de  convenir  h  leur  tempérament.  Le  séjour  sur  la  côte  ou 
dans  le  Tell  eût  été  bien  préférable,  les  événemens  du  Maroc 
l'ont  surabondamment  prouvé. 

Dans  d'autres  ordres  d'idées,  les  difficultés  ne  tardèrent  pas 
à  surgir.  Le  prix  de  revient  des  troupes  noires,  que  l'on  croyait 
inférieur  aux  dépenses  normales  des  régimens  de  tirailleurs 
algériens,  augmenta  de  jour  en  jour.  On  dut  bientôt  leur  donner 
des  vêtemens  de  drap  et  des  couvertures,  distribuer  des  four- 
nitures de  literie  pour  les  femmes  et  les  enfans,  prévoir  une 
solde  et  une  ration  plus  élevées.  Les  noirs  qui  marchent  les  pieds 
nus  dans  leur  pays  étaient  mal  à  leur  aise  sur  les  <(  hamadas  >» 
pierreuses  ou  sur  les  hauts  plateaux  garnis  d'herbes  rudes  ;  on 
Jeur  distribua  des  brodequins  pour  éviter  d'avoir  des  bles.sés  ou 
des  traînards.  L'existence  monotone  de  garnison,  sans  espoir 
de  faire  la  guerre,  assombrissait  l'humeur  de  tous  ces  auxi- 
liaires dont  la  plupart  avaient  déjà  fait  le  coup  de  feu,  soit  à 
Madagascar,  soit  en  Afrique.  D'autres  soucis,  plus  urgens,  les 
empêchaient  de  se  résigner  :  dès  les  premiers  jours,  leur  solde, 
nettement  insufûsante,  ne  leur  permettait  pas  de  nourrir  conve- 
nablement leurs  familles,  et  voici  que  nous  touchons  au  point 
critique  du  problème  de  l'armée  noire.  La  femme  et  les  enfans 
de  chaque  tirailleur  ne  .sont  pas  une  lourde  gène  au  Soudan. 
Mais  en  Algérie,  ce  ménage  complique  singulièrement  l'exis- 
tence du  soldat.  Ne  peut-il  s'en  passer.'*  Est-il  donc  indispen- 
sable d'avoir  des  gens  mariés,  et  pourquoi  ne  pas  se  contenter 
de  tirailleurs  célibataires!* 

IV 

On  s'imagine  volontiers  en  France  que  chaque  tirailleur 
entretient  un  ménage.  Les  bataillons  du  Sénégal  et  du  Soudan 
ont  pourtant  une  bonne  moitié  de  leurs  effectifs  constitués  par 
des  célibataires  ;    mais    il   ne  faut    pas  oublier   que   les  vieux 


860  REVUE    DES    DELX    MONDES. 

garçons  vivent  alors  «  sur  le  pays,  »  et,  grâce  aux  mœurs  assez 
libres  des  populations,  sont  assurés  de  ne  pas  vivre  dans  la 
solitude. 

Ce  qu'il  faut  retenir  comme  un  fait  indiscutable,  c'est  que 
le  noir  ne  se  passe  pas  de   femme.  Il  y  goûte  assez  jeune,  et 
cette  précocité    n'est   pas  une  des   moindres  causes  de  l'usure 
physique  et  de  la  déchéance  intellectuelle  des  nègres.  L'enfant 
est,  là-bas,  un    être  vif,    intelligent,   débrouillard.  Il   apprend 
vite  à  lire  et  à  écrire.  Mais,  vers  quinze  ans,  on  assiste  presque 
toujours  à   sa   régression  vers    la    barbarie.    Son   attention    ne 
s'éveille  plus,  son  aâ'deurau  travail  décline  et  bientôt  la  paresse 
l'engourdit  et  le  livre  aux  plus  mauvais  instincts.  Vous   avez 
dans  votre  poste  un  jeune  interprète;  il  connaît  trois  ou  quatre 
dialectes  africains  et  fait,  dans  la  langue  française,  des  progrès 
remarquables.    Presque  du  jour  au  lendemain,  le  voici  qui  se 
néglige.  Il  se  lève  tard,  perd  la  mémoire,  abrège  les  heures  de 
classe  des   enfans   du  village  ;  il   cherche  des  excuses  pour  ne 
pas  vous  accompagner  dans  les  tournées  ;  au  cours  des  enquêtes, 
il  perd  le  fil  de  l'idée,   bredouille,  étoufîe  des  bâillemens.   Ne 
cherchez  pas  plus  avant,  la  femme  a  passé  dans  sa  vie.  Dans  la 
plupart   des  cas,  le   mal   est  incurable,  et  se  prolonge  jusqu'à 
l'extrême  vieillesse.  Dans  tous  les  villages  que  l'on  traverse,  le 
chef  vous  offre  une  femme  en  même  temps  que  le  poulet,   le 
beurre  et  les  œufs.  Partout  on  trouve  «  la  femme  de  la  cara- 
vane »  qui  remplit  au  continent  noir  un  rôle  social  tout  naturel. 
L'Islam  n'a  malheureusement  pas    réformé   ces  mœurs,  et 
c'est  d'ailleurs  un  secret  de  sa  progression  parmi  les  populations 
primitives.  L'idéal    qu'il  propose   ne   gène    pas    les  anciennes 
habitudes;   bien   mieux,  il  les  consacre  et  les  exaspère  en   les 
faisant  continuer  dans  une  vie   meilleure  de   l'au-delà.    Aussi 
l'instinct  de  la  reproduction  se  donne-t-il  libre  carrière  et  revêt- 
il  en  Afrique  le  caractère  le  plus  matériel.  Les  Maures   et  les 
Touareg  s'allient  sans  répugnance  aux  femmes  noires,  les  tirail- 
leurs bambaras   prennent  des  femmes    peuhl;  Madagascar    fut 
pour    eux  une   terre   d'élection,  une   patrie   nouvelle   qui  leur 
faisait  oublier  bien  vite  les  rives   du   Niger  et  les  paradis  en- 
chantés de  Siguiri  et  de  Kankan;  la  femme   hova  ou  sakalave 
était   agréable  et  facile  et  cette   considération  primait  tout    à 
leurs    yeux.   Il   ne    faut    pas   s'étonner  de  trouver  dans   toute 
l'Afrique  occidentale  ce  métissage  qui  déconcerte,  car  il  entre- 


l'armée  ^OTRE.  861 

mêle  toutes  les  races  et  complique  à  l'excès  les  rechorclies  de 
nos  anthropologues. 

Lorsque  le  bataillon  noir  destiné  à  l'Algérie  fut  rassemblé  à 
Dakar,  les  tirailleurs  demandèrent  en  premier  lieu  s'ils  trouve- 
raient des  femmes  en  arrivant  dans  leurs  garnisons.  Sur  la 
réponse  négative  de  leurs  officiers,  tous  ceux  qui  se  trouvaient  à 
la  tête  d'un  ménage  se  préparèrent  à  l'emmener.  Les  céliba- 
taires contractèrent  des  unions  avec  les  femmes  qui  voulurent 
bien  les  suivre.  Plusieurs  tirailleurs  s'associèrent  clandestine- 
ment pour  commanditer  une  femme  qui  passait,  aux  yeux  du 
capitaine,  pour  être  l'épouse  légitime  de  l'un  d'entre  eux.  Et  je 
dois  dire  que,  pour  toute  sorte  de  raisons,  tirailleurs  mariés  ou 
célibataires  agirent  fort  sagement. 

On  doit  donc  envisager,  à  côté  des  tirailleurs  sénégalais,  la 
présence  de  femmes  en  grand  nombre.  C'est  une  nécessité,  c'est 
aussi  le  plus  souhaitable  des  états  de  choses.  Nos  auxiliaires 
n'ont  toute  leur  valeur  que  s'ils  gardent  le  caractère  un  peu 
sauvage  de  leurs  devanciers.  Une  compagnie  de  tirailleurs 
forme  un  village  où  fourmille  toute  une  population  qui  les 
retient.  En  vivant  auprès  des  femmes  de  leur  race,  en  élevant 
des  enfans,  ils  n'entr'ouvrent  qu'une  fenêtre  sur  le  monde  civi- 
lisé dont  l'attrait  les  conduit  le  plus  souvent  à  l'alcoolisme.  Le 
tirailleur  marié,  forcé  de  mener  une  vie  sobre  et  régulière,  s'il 
veut  nourrir  sa  famille,  est  un  bien  meilleur  soldat  que  le  céli- 
bataire, il  est  plus  vigoureux,  plus  discipliné,  plus  résigné.  La 
femme  et  les  enfans  sont,  pour  le  commandement,  une  lourde 
gêne.  Les  officiers  doivent  consacrer  deux  heures  par  jour  à  régler 
leur  existence,  à  faire  la  police  du  camp,  à  prévenir  les  contes- 
tations. Mais  dès  que  l'on  part  en  colonne,  il  est  bien  entendu 
que  la  femme  reste  au  poste,  et  lorsque,  par  hasard,  au  cours  des 
longs  déplacemens  pour  changer  de  garnison,  les  compagnies 
ont  fait  le  coup  de  feu,  les  femmes  ont  été  braves  et  se  sont  fait 
tuer  souvent  en  portant  des  cartouches  aux  tireurs  de  la  pre- 
mière ligne.  La  question  des  femmes  dominera  toujours  l'emploi 
de  l'armée  noire;  on  ne  peut  pas  la  négliger,  malheureusement. 


Mais  avant  de  philosopher,  il  faut  vivre,  et  le  problème  se 
complique   dès  qu'on  transporte   des  tirailleurs  dans   les  pays 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

civilisés.  On  crut  bien  l'avoir  résolu  par  le  choix  des  garnisons 
du  bataillon  d'Algérie.  Les  oasis  du  Sud-Oranais  rappelleraient 
aux  indigènes,  croyait-on,  les  paysages  de  leur  patrie.  On  ou- 
bliait qu'en  les  fixant  dans  des  régions  pauvres,  la  subsistance 
de  leur  famille  serait,  pour  eux,  un  souci  de  tous  les  instans. 
La  vie,  dans  le  Sud-Oranais,  est  très  chère;  le  pays  ne  produit 
à  peu  près  rien  ;  il  n'y  a  pas  de  bétail  puisqu'il  n'existe  pas  le 
moindre  pâturage;  on  cultive  les  légumes  de  France  dans  les 
jardins  des  palmeraies,  mais  leur  prix  les  rend  à  peu  près  ina- 
bordables aux  «  moussos  »  des  tirailleurs.  Les  poulets  se  ven- 
daient 4  francs  en  1910,  le  poisson  n'arrivait  qu'en  hiver,  trois 
fois  la  semaine,  par  le  train  d'Oran,  au  prix  minimum  de  0  fr.  75 
le  kilogramme  ;  le  kilogramme  de  riz  était  à  0  fr.  40  et  la  solde 
du  tirailleur,  en  dehors  de  sa  ration  personnelle  (1),  était  de 
0  fr.  60!  Or,  les  indigènes  de  la  compagnie  saharienne  de 
Colomb,  vivant  en  smala,  touchaient,  par  jour,  2  fr.  50  et  ne  se 
recrutaient  que  d'après  ce  tarif.  Bref,  nos  tirailleurs  noirs  étaient 
dans  la  misère. 

Alors,  on  a  cherché  pour  eux  des  conditions  meilleures.  Le 
deuxième  bataillon  noir  tiendra  garnison  dans  le  Tell,  au  bord 
de  la  mer;  évidemment,  cette  mesure  sera  bonne,  puisque  nos 
tirailleurs  y  trouveront  une  des  bases  de  leur  nourriture,  le 
poisson,  très  abondant  sur  le  littoral  de  l'Algérie.  Mais  le  voi- 
sinage des  villes  sera,  pour  eux,  l'occasion  de  tentations  conti- 
nuelles; des  besoins  nouveaux  se  feront  sentir  chez  ces  grands 
enfans  et  on  peut  craindre  qu'en  prenant  le  contact  des  popula- 
tions européennes,  ils  ne  dépensent  en  alcool  l'argent  qui  leur 
servait  dans  le  Sud-Oranais  aux  achats  de  première  nécessité. 
On  tourne  dans  un  cercle  bien  difficultueux  :  dans  le  Sud,  la 
solde  est  trop  faible;  dans  le  Nord,  les  tirailleurs  perdent  leur 
valeur  utilisable.  Et  si  l'on  augmente  leurs  allocations,  le  prix 
de  revient  de  ces  bataillons  sera  tellement  élevé  qu'ils  devien- 
dront pour  le  budget  une  lourde  charge. 

Les  partisans  de  l'armée  noire  ont  fait  ressortir  les  avan- 
tages que  nous  aurions,  en  temps  de  paix  comme  en  temps  de 
guerre,  à  maintenir  des  divisions  sénégalaises  dans  l'Afrique 
du  Nord.  En  temps  de  paix,  elles  remplaceraient  les  contin- 
gens  européens  dont  la  place  est  tout  indiquée  en  France  où 

(I)  Riz  :  CBjSOO,  viamlt^  :  0,400,  sel  :  0,020.  i-;ilV-  :  0,OUi.  siicir  :  0,021,'  saindou.\,. 
0.020. 


l'armée  noire.  863 

« 

la  natalité  décroît  d'une  manière  inquiétante.  En  temps  de 
guerre,  elles  permettraient  d'embarquer  nos  régimens  de  tirail- 
leurs algériens  pour  renforcer  les  troupes  d'opérations.  L'armée 
noire  préviendrait  un  soulèvement  qui  serait,  s'il  se  produisait, 
infiniment  plus  terrible  qu'en  1871.  Au  moment  de  la  guerre 
contre  l'Allemagne,  nous  n'avions  que  les  trois  provinces  d'Al- 
ger, d'Oran  et  de  Gonstantine.  Aujourd'hui,  nous  possédons, 
en  plus,  les  régions  sahariennes,  la  Tunisie,  le  Maroc.  Une 
insurrection  musulmane,  dans  des  circonstances  difficiles,  son- 
nerait le  glas  de  notre  immense  empire  africain.  Quelques  au- 
teurs sont  allés  plus  loin  encore.  Pourquoi  n'utiliserait-on  pas 
des  divisions  noires  en  France,  dans  le  cas  d'une  contlagration 
européenne.^^ 

Nous  ne  croyons  pas  que  la  suppression,  en  temps  de  paix, 
des  garnisons  françaises  d'Algérie  serait  une  bonne  mesure.  Il 
faudra  toujours  prévoir  le  cas  de  soulèvemens  locaux,  peu 
graves  en  vérité  quand  l'autorité  dispose  des  moyens  de  répres- 
sion nécessaires.  Si  l'Arabe  est  peu  suspect  d'atîection  pour  le 
Roumi,  de  tout  temps  il  a  méprisé  le  nègre.  Des  bataillons  noirs 
exaspéreraient  la  résistance  des  révoltés,  la  rendraient  plus 
acharnée,  plus  longue  à  vaincre,  tandis  que  l'arrivée  des  zouaves 
et  des  chasseurs  d'Afrique  suffit  toujours  à  déconcerter  les  agi- 
tateurs. Les  événemens  récens  de  Tunisie  l'ont  bien  fait  voir, 
une  fois  de  plus.  En  temps  de  guerre,  les  Sénégalais  aideraient 
les  troupes  françaises  à  garder  les  populations  algériennes  dans 
l'obéissance,  mais  ils  ne  remplaceraient  pas  le  contingent  euro- 
péen. Quant  à  l'hypothèse  qui  consiste  à  transporter  des  batail- 
lons noirs  dans  la  métropole,  elle  est  tout  simplement  irréa- 
lisable. La  guerre  future  éclatera  certainement  à  l'improviste, 
sans  avertissement  préalable  de  nos  voisins;  elle  se  prolongera 
sans  doute  pendant  l'hiver  et  je  ne  vois  pas  bien  comment  on 
pourrait  amener  en  temps  utile  des  régimens  sénégalais  pour 
les  conduire  à  la  frontière.  Nos  mercenaires  abandonneraient-ils 
leurs  femmes  et  leurs  enfans  ?  Résisteraient-ils  aux  tourmentes 
de  neige,  au  froid  intense,  à  la  privation  de  nourriture  ?  Je  ne 
mets  en  doute,  pour  les  avoir  éprouvés  au  Soudan,  ni  leur  cou- 
rage au  feu  ni  leur  sang-froid;  mais,  dans  l'état  actuel  de  leur 
instruction  et  de  leur  mentalité,  peut-on  se  porter  garant  de 
leur  attitude  sous  les  rafales  de  projectiles  tirés  par  un  ennemi 
qu'on  ne  voit  pas  toujours.»^  Si  l'on  arrivait  à  maintenir  intacte, 


864  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

pendant  l'action,  une  division  sénégalaise  jusqu'au  moment  de 
l'assaut,  à  coup  sur  la  position  serait  enlevée  d'un  élan  irrésis- 
tible, mais  la  circonstance  est  fortuite  et  ne  s'accorde  pas  avec 
l'expérience  de  la  guerre. 

On  n'obtiendra  pas  les  résultats  qu'on  faisait  escompter 
en  1910  sans  transformer  les  mœurs  des  troupes  noires,  et  c'est 
une  œuvre  de  longue  haleine  ;  le  temps  l'accomplira,  mais  non 
la  volonté  des  hommes.  D'ailleurs,  il  n'est  plus  question  de  se 
lancer  dans  les  rêveries.  Les  événemens  du  Maroc  se  sont  chargés 
d'imposer  l'emploi  rationnel  des  troupes  sénégalaises. 

VI 

Un  seul  bataillon  sénégalais  tenait  garnison  dans  la  Chaouia 
lorsque  la  marche  sur  Fez  fut  décidée.  Ce  mouvement  allait 
engager  la  France  dans  une  politique  nouvelle  et  faire  surgir  de 
nombreuses  difficultés  diplomatiques.  Mais,  fait  plus  grave, 
notre  situation  militaire  dans  l'Afrique  du  Nord  se  trouva  mo- 
difiée de  fond  en  comble.  Au  lieu  de  continuer  l'action  lente, 
mais  sûre,  d'une  pénétration  méthodique,  avec  les  effectifs  de 
notre  19°  corps  d'armée,  le  gouvernement  jugea  préférable  de 
frapper  un  grand  coup  et  se  trouva  pris  dans  l'engrenage  d'une 
expédition.  Nos  troupes  entrèrent  dans  la  capitale.  Mais  il  fallut 
s'y  maintenir  et,  pour  cela,  garder  les  communications  avec  la 
côte.  Avait-on  prévu  la  révolte  de  Fez  et  l'hostilité  des  tribus 
voisines  ?  Avait-on  préparé  la  marche  nécessaire  d'Oudjda  sur 
Taza  et  le  mouvement  sur  Kasba  el  Maghzen  et  l'oasis  du  Tafi- 
lalet  des  troupes  des  confins  Sud  ?  Les  ressources  dont  dispo- 
sait le  général  Lyautey  pour  mener  à  bien  cette  œuvre  colos- 
sale se  sont  révélées  insuffisantes.  Le  courage  héroïque  de  nos 
soldats  a  sauvé  la  situation  jusqu'à  ces  jours  derniers,  mais  il 
ne  serait  ni  prudent  ni  désirable  d'abuser  de  leur  dévouement. 

En  «'embarquant  pour  le  Maroc,  le  nouveau  résident  général 
demanda  l'envoi  immédiat  de  i  000  hommes;  les  opérations  des 
généraux  (iouraud  et  Dalbiez  onl  démontré  qu'il  fallait  expédier 
au  plus  tôt  de  nouveaux  renforts.  Où  les  prendra-t-on  ?  La  mé- 
tropole a  rendu  quatre  bataillons  de  zouaves  à  l'Algérie,  ce  qui 
permet  de  garder  32  bataillons  dans  les  trois  provinces  et  dans 
la  Régence  de  Tunis  :  c'est  là  un  minimum  au-dessous  duquel 
la  domination  française  et  la  mobilisation  du  19°  corps  d'armée 


l'armée  noire.  865 

se  Irouveraient  compromises.  Sans  doute,  on  recrute  fiévreuse- 
ment de  nouveaux  bataillons  algériens.  Mais  on  n'arrivera  pas 
à  satisfaire  aux  demandes  si  l'on  ne  crée  pas  rapidement  de 
nouvelles  unités  sénégalaises. 

Nous  ne  referons  pas  ici  l'historique  des  services  rendus  par 
les  trois  bataillons  noirs  envoyés  successivement  au  Maroc  ;  les 
formations  levées  à  la  hâte  se  sont  montrées,  comme  en  Algérie,, 
légèrement  au-dessous  de  leur  réputation  ;  le  dernier  bataillon 
rapatrié  de  Madagascar  et  composé  de  vieux  tirailleurs  a,  en 
revanche,  fait  des  prodiges.  En  tout  cas,  le  pourcentage  des 
maladies  a  été  insignifiant  chez  les  Sénégalais,  alors  que  la  tîèvre 
typhoïde  a  littéralement  décimé  l'infanterie  coloniale  et  les 
autres  contingens  européens.  Deux  nouveaux  bataillons  s'em- 
barqueront au  mois  de  juillet  à  Dakar;  un  troisième  les  suivra 
bientôt.  Le  Maroc  aura  donc  une  brigade  noire  en  attendant 
qu'il  réclame  une  division. 

Dès  lors,  il  ne  saurait  plus  être  question  de  poursuivre  en 
Algérie  une  expérience  dont  le  bénéfice  échappe  à  tous  les 
esprits.  A  quoi  bon  conserver  dans  l'inaction  tant  de  forces 
vives  au  lieu  de  les  jeter,  à  pied  d'œuvre,dans  un  pays  neuf  où, 
pendant  longtemps  encore,  il  faudra  continuer  la  guerre  !  Pour- 
quoi s'obstiner  à  soumettre  les  tirailleurs  au  climat  extrême  du 
Sud-Oranais  ou  à  la  vie,  pour  eux  déprimante,  des  garnisons 
du  Tell  ?  Toutes  les  ressources  actuelles  du  Sénégal  et  du  Sou- 
dan vont  être  absorbées  par  l'expédition  du  Maroc  et,  pendant 
bien  des  années,  le  gouvernement  de  l'Afrique  occidentale  devra 
faire  flèche  de  tout  bois  pour  former  des  bataillons  présentant 
quelque  valeur  et  les  relever  en  temps  utile. 

La  question  de  l'armée  noire  est  donc  reléguée  au  rang  des 
préoccupations  lointaines  ;  les  troupes  sénégalaises  constituent 
un  élément  de  la  force  expéditionnaire  ;  on  pourra  s'en  servir 
pour  amorcer  la  création  d'une  armée  d'occupation  permanente, 
mais  à  condition  de  procéder  avec  prudence  et  méthode,  en 
suivant  un  plan  rationnel  et  en  réservant  à  cette  armée  les  seuls 
territoires  qui  lui  reviennent.  La  jonction  du  Sénégal  et  du 
Maroc  est  une  nécessité  d'ordre  politique  et  stratégique  :  voilà 
quelle  est  vraiment  la  zone  d'action  des  troupes  qu'on  voulait 
immobiliser  dans  des  garnisons  perdues  au  milieu  des  terres 
infidèles.  Nous  faisons  la  conquête  du  Maroc,  mais  notre  situa- 
tion y  sera  toujours  précaire  si  nous  commettons  la  faute  de  ne 
TOME  X.  —  1912.  55 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  relier  tous  les  tronçons  du  continent  africain  où  flotte  le 
drapeau  français,  si  nous  n'organisons  pas  solidement  et  pro- 
gressivement les  confins  algéro-marocains  et  la  Mauritanie. 
L'armée  d'Algérie  et  l'armée  noire  se  partageront  le  travail 
d'après  ces  données  simples. 

Si  l'on  veut  entretenir  une  armée  sénégalaise  en  lui  conser- 
vant toutes  ses  qualités  et  en  réduisant  les  frais  au  minimum, 
il  faut  trouver  le  moyen  de  la  placer  dans  son  milieu,  parmi 
des  populations  de  même  couleur.  Si,  de  plus,  on  évite  les 
transports  de  troupes  par  voie  de  mer,  on  diminue,  en  même 
temps  que  les  dépenses,  l'appréhension  naturelle  à  l'homme  qui 
part  de  son  pays  pour  des  régions  mystérieuses.  Le  tirailleur 
recruté  sur  les  rives  du  Sénégal  rejoint  volontiers  une  com- 
pagnie stationnée  à  trois  mois  de  route,  dans  le  Ouadaï  ou  le 
Kanem.  Le  voyage  n'est  plus  une  fatigue  ;  de  poste  en  poste, 
notre  soldat  rencontre  des  indigènes  de  même  race  et  des  cama- 
rades avec  lesquels  il  a  parfois  servi.  Le  jour  de  sa  libération 
arrivé,  le  tirailleur  refait  le  chemin  en  sens  inverse,  juche  la 
femme  et  les  enfans  sur  un  bœuf  porteur  et,  d'étape  en  étape, 
arrive  enfin  dans  son  village. 

La  jonction  pratique  d'Alger  et  de  Tombouctou  reste  encore 
très  aléatoire  ;  l'itinéraire  est  long,  le  pays  désert,  les  routes  ne 
seront  jamais  sûres.  Il  n'en  va  plus  de  même  si  l'on  traverse  la 
Mauritanie  pour  se  rendre  de  Saint-Louis  à  Marrakech.  Lorsque 
le  gouvernement  se  laissa  entraîner  à  la  conquête  du  Tagant  et 
de  l'Adrar,  il  ne  s'attendait  certes  pas  à  préparer  une  route  nou- 
velle de  pénétration  vers  le  Maroc  dont  l'indépendance  était 
alors  considérée  comme  un  dogme  intangible.  Sous  la  vigou- 
reuse impulsion  du  colonel  Gouraud,  nos  troupes  ont  pacifié  ces 
régions  difficiles;  nous  occupons  Atar  et  Ghinguetti,  les  recon- 
naissances ont  dépassé  ïourine  et  la  sebkha  d'Idjil.  Il  reste  à 
maîtriser  la  route  d'Anadjim,  Grona,  Tendouf,  Taroudant. 
L'itinéraire  Saint- Louis-Taroudant  n'aura  pas  moins  de 
2  500  kilomètres,  soit  la  distance  de  Saint-Louis  à  Gao,  mais  le 
tiers  du  chemin  est  acquis  et  2500  kilomètres  pour  un  noir 
ne  représentent  que  dix  semaines  de  route. 

Les  relations  entre  la  Mauritanie  et  le  Maroc  n'ont  jamais 
cessé.-  Notre  plus  terrible  ennemi  de  l'Adrar, le  célèbre  Ma  el 
Ainin,  le  chef  aux  cavaliers  bleus,  se  ravitaillait  à  Fez  en 
armes  et  en  munitions.    On  sait   qu'il  vint  demander  appui  à 


l'armée  noire.  867 

Moulay-Hafid  et  qu'il  faillit  tomber  aux  mains  des  troupes 
françaises  de  la  Gliaouïa.  Il  est  mort  à  l'heure  actuelle,  et  son 
fils  a  fait  sa  soumission.  La  route  est  à  peu  près  libre;  elle 
ne  présente  qu'un  seul  parcours  de  quatre  jours  sans  eau  ; 
l'obstacle  n'a  jamais  arrêté  le  courant  d'échanges  entre  les 
deux  pays,  l'étape  est  ordinaire  pour  les  chameaux  des  cara- 
vanes. Il  suffira  de  creuser  quatre  puits  pour  la  rendre  pra- 
ticable à  tous  les  convois.  Nos  tirailleurs  se  familiariseront 
bientôt  avec  la  nouvelle  ligne  de  pénétration  ;  leur  marche  pré- 
cédera l'émigration  continue  et  fructueuse  des  travailleurs  à  la 
recherche  de  salaires  agricoles  et  des  marchands,  colporteurs  de 
noix  de  kola,  «  Dioulas,  »  Maures  et  Peuhl  conducteurs  de 
troupeaux. 

Les  noirs  ne  sont  pas  rares  au  Maroc  et  principalement  dans 
la  vallée  du  Sous.  Lorsque  cette  région,  définitivement  reliée  à 
la  Mauritanie,  servira  de  débouché  naturel  au  trop-plein  des 
populations  de  l'Afrique  Occidentale,  la  création  d'une  armée 
noire  sera  peut-être  l'aboutissement  logique  d'une  politique 
bien  entendue.  Cette  armée  pourra  pacifier  et  garder  le  Sud  du 
Maroc  à  Marrakech,  Agadir,  Mogador  et  Safi.  La  construction 
de  la  voie  ferrée  Oudjda-Taza-Fez-Marrakech  mettra  les  troupes 
sénégalaises  à  trois  jours  d'Oran,  quatre  jours  d'Alger,  cinq 
jours  de  Constantine  et  six  jours  de  Tunis.  Mais  pour  le 
moment,  qu'on  se  borne  à  recruter  le  nombre  de  bataillons 
suffisant  pour  aider  la  métropole  dans  l'effort  militaire  qu'elle 
doit  produire  pendant  quelques  années.  Jusqu'à  ce  jour, 
la  question  de  l'infanterie  a  fait  oublier  les  autres  armes. 
Par  une  mesure  d'économie  assez  mesquine,  on  a  réduit  à  un 
seul  escadroti  ces  magnifiques  spahis  sénégalais  dont  la  bra- 
voure s'est  affirmée  sur  tous  nos  champs  de  bataille  du  Soudan. 
L'artillerie  coloniale  trouve  parmi  les  indigènes  des  auxiliaires 
précieux.  Il  y  aurait  tout  avantage  à  constituer  des  escadrons 
noirs  et  des  batteries  mixtes  au  Maroc.  Mais  le  bon  sens 
indique  très  clairement  que  si  les  troupes  sénégalaises  peu- 
vent rendre  des  services  dans  une  expédition  coloniale,  leur 
constitution  et  leur  genre  d'existence  ne  les  ont  nullement  pré- 
parées à  l'occupation  de  l'Algérie,  encore  moins  à  la  guerre 
européenne. 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 


VII 


La  création  d'une  armée  noire  dans  l'Afrique  du  Nord  ren- 
contre donc,  pour  le  moment,  de  nombreuses  difficultés.  La  pre- 
mière et  la  plus  redoutable  est  la  pénurie  des  ressources 
offertes  par  le  recrutement.  Nos  tirailleurs  sont  d'excellens  sol- 
dats, pour  la  plupart,  et  sauront,  le  cas  échéant,  renouveler  tous 
les  exploits  de  leurs  devanciers.  Leur  livre  d'or,  si  riche  en 
exemples  de  bravoure,  leur  réserve  de  belles  pages  si  toutefois 
on  n'accepte  dans  nos  rangs  que  les  indigènes  vigoureux  des 
races  de  l'intérieur.  Certes,  le  nombre  est  une  force,  mais  il  ne 
doit  pas  nuire  à  la  qualité  des  troupes.  On  semble  avoir  oublié 
quelque  peu  ce  principe;  il  est  grand  temps  d'y  revenir.  Au 
Soudan,  l'élimination  des  mauvais  tirailleurs  se  fait  sans  grand 
dommage  ;  en  Algérie  ou  au  Maroc,  on  est  obligé  trop  souvent 
de  garder  les  dégénérés  et  les  malingres.  Ce  choix  sévère  n'est 
pas  le  seul  obstacle  qui  limite  les  possibilités.  Les  soldats 
robustes  ne  résisteront  pas  indéfiniment  ;  il  faut  songer  à  la 
relève  et,  pour  être  assuré  du  bon  fonctionnement  de  l'armée 
noire,  chaque  bataillon  qu'on  destine  aux  garnisons  lointaines 
devrait  avoir  un  dépôt  de  même  effectif  chargé  de  recruter, 
d'instruire  et  de  fournir  les  remplacemens  demandés.  Si,  par 
exemple,  on  envoie  10  000  hommes  dans  l'Afrique  du  Nord,  le 
Sénégal  entretiendra  10  000  soldats  pour  relever  périodiquement 
les  unités  qu'il  détache.  Ces  chiffres  paraîtront  élevés,  mais  ils 
s'imposent. 

Une  grosse  pierre  d'achoppement  sera  toujours  la  question 
des  femmes.  Les  tirailleurs  vivent  en  <(  smalas  »  et  «  madame 
Sénégal  »  est  fort  encombrante.  Elle  rend  au  camp  de  précieux 
services,  mais  encore  faut-il  qu'elle  n'entrave  pas  le  comman- 
dement lorsqu'il  s'agit  de  mener  à  bien  une  opération  mili- 
taire. Un  officier  a  dépeint  ici  même  le  découragement  des 
soldais  noirs  séparés  de  leur  ménage  (1)  ;  les  rengagés  ont  été 
rares  dans  les  rangs  des  bataillons  envoyés  au  Maroc  ;  en  Algérie, 
la  mortalité  fut  grande  parce  que  les  tirailleurs,  obligés  de 
partager  avec  leur  famille  la  ration  individuelle,  n'ont  pas  eu 
la  nourriture  que    réclamait  leur  appétit.  Le  noir  est  un  gros 

1)  Pierre  Khor.il,  Eii  colonne  au  Maroc.  Voyez  la  Revue  du  1"  iinveiultic  l'iH. 


l'armée  noire.  869 

'mangeur  ;  à  ses  yeux,  le  pays  est  bon  lorsque  les  vivres  sont 
à  bon  marché.  On  peut  affirmer  que  l'Algérie  sera  pour  lui 
la  terre  maudite  de  la  faim,  à  moins  qu'on  ne  le  place  dans 
des  régions  agricoles  en  lui  concédant  des  cultures.  Encore 
faudra-t-il  augmenter  sa  solde  et  ne  pas  abuser  de  l'expédition 
militaire  qui  ruine  les  familles.  Dans  ces  conditions,  le  soldat 
noir  devient  extrêmement  coûteux  et  ne  rend  pas  les  services 
qu'on  est  en  droit  de  lui  demander. 

La  solution  de  l'armée  noire  est  donc  reculée  à  une  échéance 
lointaine  ;  elle  dépend  de  la  situation  économique  de  la  région 
qu'on  lui  destine.  Un  bataillon  sénégalais  ne  se  contente  pas 
d'une  caserne,  il  demande  un  village  et  des  terres  maigres, 
mais  suffisantes  pour  que  le  mil  pousse  dru  et  haut.  C'est  une 
véritable  colonisation  du  pays,  à  l'écart  des  populations  euro- 
péennes et  du  débitant  d'alcool.  L'Algérie  n'offre  plus  guère  de 
territoires  inoccupés  ;  l'Arabe  y  vivote  sur  les  parcelles  du  sol 
natal  qu'on  a  bien  voulu  lui  laisser.  Qu'on  envoie  le  Sénéga- 
lais se  battre  au  Maroc,  son  instinct  guerrier  lui  fait  supporter 
beaucoup  d'épreuves  parce  qu'il  les  sait  passagères.  Dès  lors  qu'il 
reste  en  garnison,  l'arme  au  pied,  pour  occuper  un  pays,  il 
prétend  vivre   en  famille,  procréer,  élever  des  enfans. 

On  ne  saura  trop  faire  appel  à  son  concours  dans  la  tâche 
ardue  que  la  guerre  marocaine  impose  à  la  France.  Mais  si 
l'on  veut  garder  plus  tard  des  forces  noires  à  proximité  de  l'Al- 
gérie et  de  la  Métropole,  le  seul  moyen  d'y  parvenir  est  de 
faire  essaimer,  de  proche  en  proche,  la  population  noire  elle- 
même  vers  le  Moghreb.  La  mise  en  valeur  de  la  Mauritanie,  la 
jonction  économique  et  stratégique  du  Maroc  et  du  Sénégal 
sont  seules  capables  de  donner  à  nos  auxiliaires  les  conditions 
d'existence  qu'ils  trouvent  dans  le  reste  de  l'Afrique.  Ce  jour-là 
seulement  il  sera  permis  de  parler  de  l'armée  noire  telle  que  la 
désirent  tous  les  officiers  qui  ont  eu  l'honneur  et  la  satisfaction 
de  servir  dans  les  troupes  sénégalaises. 

André  Dussauge. 


LES  ORIGINES 


DE 


LA  SCULPTURE  ROMANE 


Pendant  les  cinq  premiers  siècles  du  moyen  âge  on  a  cessé 
presque  complètement  en  Europe  de  faire  des  statues.  C'est  là  un 
fait  considérable  et  les  historiens  l'ont  signalé  avec  raison 
comme  une  des  preuves  les  plus  certaines  que  la  culture  an- 
tique était  bien  morte.  A  partir  du  v®  siècle,  les  écoles  artis- 
tiques qui  se  partagent  le  monde  ne  font  plus  de  place  à  la  sta- 
tuaire; elle  n'a  pu  vivre  ni  dans  l'art  byzantin,  ni  dans  l'art 
musulman,  ni  à  plus  forte  raison  chez  les  peuples  barbares 
d'Occident.  Le  bas-relief,  destiné  à  la  décoration  des  édifices  ou 
du  mobilier,  fut  désormais  la  seule  survivance  admise  d'un  art 
plastique. 

Puis  brusquement,  au  xii"^  siècle,  des  écoles  de  statuaire 
reparaissent  en  Occident  :  des  statues  sculptées  dans  l'espace 
sont  adossées  aux  piliers  des  cloîtres  monastiques  ou  aux  pieds- 
droits  des  églises  romanes.  Alors  que  l'Orionl  reste  réfractaire  à 
la  sculpture  en  ronde  bosse,  la  statuaire  trouve  dans  les  écoles 
provinciales  de  France,  d'Italie,  d'Espagne,  d'Angleterre,  d'Al- 
lemagne, un  terrain  merveilleux  oi^i  elle  développe  de  profondes 
racines.  La  tradition  interrompue  se  renoue  pour  toujours  et, 
malgré  tout  ce  qu'elle  emprunta  à  l'antiquité  gréco-romaine  au 
cours  de  la  Renaissance  du  xvi°  siècle,  la  statuaire  moderne  n'en 
est  pas  moins  issue  des  œuvres  loinlaines  dues  à  nos  imagiers 
romans  et  gothiques.  C'est  en  grande  partie  à  ses  écoles  de  sta- 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  871 

tuaire  que  l'art  occidental  doit  sa  physionomie  propre;  c'est 
grâce  à  leur  développement  qu'il  a  réussi  à  se  dégager  de  l'imi- 
tation orientale,  et  c'est  justement  au  xii''  siècle,  au  moment  de 
la  renaissance  de  la  statuaire,  qu'il  commence  à  manifester  son 
originalité. 

Il  y  a  donc  là  un  double  problème  qui  a  été  souvent  aperçu, 
mais  qui  ne  parait  avoir  encore  reçu  de  solution  satisfaisante. 
Pourquoi  la  statuaire  a-t-elle  disparu  au  v^  siècle  et  pourquoi, 
après  une  longue  éclipse,  reparait-elle  soudain  dans  notre  art 
roman?  De  quel  ordre  sont  les  raisons  qui  poussèrent  les  hommes 
à  abandonner  un  art  si  familier  aux  anciens,  et  comment  se  fait- 
il  qu'à  cette  répulsion  ait  succédé  au  xii®  siècle  un  véritable  en- 
gouement pour  les  statues.!*  L'histoire  de  l'art  présente  peu  de 
questions  plus  attachantes  et  aussi  plus  mystérieuses.  Il  est  pos- 
sible que  l'ignorance  où  l'on  fut  longtemps  de  l'art  du  moyen 
âge,  et  de  l'art  oriental  en  particulier,  ait  contribué  à  en  obscur- 
cir les  données.  Mais  les  découvertes  archéologiques  de  ce  der- 
nier demi-siècle  ont  augmenté  singulièrement  nos  connais- 
sances et  peut-être  est-il  possible  aujourd'hui  de  proposer  une 
explications! 

I 

De  ces  deux  termes  du  problème,  c'est  le  premier  qui  a  sur- 
tout attiré  l'attention.  L'opinion  courante  attribue  la  disparition 
de  la  statuaire  à  des  causes  religieuses,  et  l'on  n'hésite  pas  à 
soutenir  que  sa  décadence  est  en  fonction  même  des  progrès 
du  christianisme.  Un  des  plus  récens  historiens  de  notre  art  du 
moyen  âge  attribue  à  l'Eglise  une  hostilité  systématique  contre 
les  statues.  «  Ce  sont,  déclare-t-il,  les  conceptions  religieuses  des 
clercs  qui  proscrivirent  pendant  de  longs  siècles  la  sta- 
tuaire (1).  » 

Il  est  bien  certain  que  l'aversion  pour  l'idolâtrie  est  un  des 
caractères  essentiels  du  christianisme  à  ses  origines.  Dans  leurs 
traités  de  morale  ou  d'apologétique,  les  Pères  de  l'Eglise  rap- 
pellent souvent  la  prohibition  rigoureuse  du  Décalogue  :  (c  Vous 
ne  ferez  point  d'image  taillée,  ni  aucune  figure  de  tout  ce  qui 
est  en  haut  dans  le  ciel  et  en  bas  sur  la  terre,  ni  de  tout  ce   qui 

(1)  Marignaa,  Histoire  de  la  sculpture  en  Languedoc,  Paris,  1902,  p.  5. 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  dans  les  eaux  sous  la  terre.  »  {Exode  XX,  4.)  Hostiles  à  l'art 
en  général,  saint  Clément  d'Alexandrie,  Tertullien,  Origène, 
saint  Irénée  s'attaquent  en  particulier  aux  statues,  qui  sont  à 
leurs  yeux  comme  le  symbole  de  l'immoralité  païenne.  La  con- 
damnation de  l'idolâtrie  n'était  pas  d'ailleurs  quelque  chose  de 
nouveau  dans  le  monde;  sans  parler  des  Juifs,  dont  la  haine  des 
idoles  était  telle  que  les  Romains  avaient  renoncé,  au  moment 
de  l'occupation  de  la  Judée,  à  faire  pénétrer  les  aigles  d'argent 
de  leurs  légions  dans  l'enceinte  de  Jérusalem,  on  trouve,  et  c'est 
là  un  fait  moins  connu,  un  véritable  courant  iconoclaste  chez 
les  philosophes  païens  eux-mêmes.  Six  cents  ans  avant  l'ère 
chrétienne,  l'anthropomorphif^me  est  condamné  par  les  Ioniens, 
comme  Xénophane  ou  Heraclite,  et  l'on  a  la  preuve  que  le  culte 
sans  statues  était  aussi  un  des  articles  de  foi  de  la  communauté 
religieuse  fondée  par  Pythagore.  l\  n'est  pas  rare  d'ailleurs  de 
voir  les  apologistes  chrétiens  trouver  dans  les  œuvres  des 
auteurs  grecs  et  latins  des  argumens  contre  l'idolâtrie,  et  c'est 
même  ainsi  que  beaucoup  de  ces  opinions  nous  sont  parvenues. 
C'est  par  saint  Justin  que  nous  connaissons  un  passage  des 
comédies  de  Ménandre  hostile  aux  idoles  (1),  et  saint  Augustin 
nous  a  conservé  de  curieuses  discussions,  dues  a  Varron,  sur 
le  même  sujet  (2).  Plus  tard  des  stoïciens  comme  Dion  Chryso- 
stome  ou  des  néoplatoniciens  comme  Maxime  de  Tyr  entrepri- 
rent, à  l'aide  de  leur  méthode  allégorique,  de  justifier  le  culte  des 
idoles  :  le  caractère  apologétique  de  leurs  dissertations  prouve 
suffisamment  qu'ils  avaient  à  réfuter  des  contradicteurs. 

Le  paganisme  a  donc  eu  sa  querelle  des  images  :  à  plus  forte 
raison  la  sculpture,  condamnée  parla  loi  mosaïque,  devait  cho- 
quer les  premiers  chrétiens,  et  même  lorsque  l'art  eut  acquis 
droit  de  cité  dans  le  christianisme,  des  protestations  ne  ces- 
sèrent d'être  formulées  contre  les  abus  auxquels  donnait  lieu 
l'usage  des  icônes.  On  a  cité  bien  souvent  celle  d'Eusèbe  qui 
détourne  une  princesse  impériale  de  se  faire  fabriquer  une 
image  du  Christ,  celle  de  saint  Epiphane  qui  ne  craint  pas  de 
lacérer  un  tissu  où  l'on  voyait  une  représentation  de  ce  genre, 
celle  du  concile  d'Elvire  en  Espagne  (300),  qui  interdit  formel- 
lement de  peindre  des  images  sur  les  murs  des  églises.  Dans 
des  régions  très  différentes,   des  évèques  témoignèrent  parfois 

(1)  Justin,  Apolof/.,  I,  22,  5. 
,2)  De  Civil.  Dei,  IV,  31;  VU,  ïï. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  873 

d'une  véritable  ardeur  iconoclaste  comme  Xenaïas,  évèque  mo- 
nophysite  d'Hiérapolis  en  Phrygie,  à  la  iin  du  v^  siècle,  et  quel- 
ques années  plus  tard,  Serenus,  évêque  de  Marseille.  Ces  ten- 
dances aboutirent  au  mouvement  formidable,  dont  les  empereurs 
byzantins  prirent  l'initiative  au  viii"  siècle,  et  qui  mit  en  ques- 
tion l'existence  même  de  tout  l'art  chrétien.  Il  est  exact,  d'autre 
part,  que  l'Islam,  comme  le  christianisme,  fut  à  sa  naissance 
une  réaction  contre  l'idolâtrie  séculaire  des  Arabes  :  Mahomet 
renversa  les  idoles  qui  ornaient  la  Caaba,  et  le  Coran  condamne 
formellement  la  représentation  de  toute  figure  animée. 

On  sait  que  les  chrétiens  comme  les  musulmans  durent  atté- 
nuer par  de  nombreux  tempéramens  cette  doctrine  trop  rigo- 
riste. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  haine  de  l'idolâtrie,  com- 
mune à  la  chrétienté  et  au  monde  musulman,  était  une 
condition  très  défavorable  au  développement  de  la  statuaire. 
Mais  peut-être  est-oe  aller  trop  loin  que  de  chercher  dans  la 
seule  prohibition  religieuse  la  cause  unique  de  sa  disparition. 

Il  faut  remarquer  en  effet  que  les  proscriptions  iconoclastes, 
chrétiennes  ou  musulmanes,  atteignent  non  seulement  la  sta- 
tuaire, mais  toute  espèce  de  représentation  religieuse,  qu'elle 
soit  peinte,  sculptée  ou  gravée.  Il  a  été  surabondamment  dé- 
montré, par  exemple,  que  l'art  arabe  lui-même  connaît  non 
seulement  le  décor  animal,  mais  même  la  figure  humaine.  Il 
s'agit  donc  d'expliquer  comment  les  autres  arts,  tels  que  la  mo- 
.saïque,  le  bas-relief,  la  fresque,  ayant  pu  traverser  la  crise  ico- 
noclaste, la  statuaire  seule  aurait  été  condamnée.  Est-il  possible 
d'admettre  qu'elle  fut  particulièrement  proscrite  parce  qu'elle 
rapppelait  davantage  le  culte  des  faux  dieux  .^  Mais  d'abord  on 
ne  peut  citer  un  seul  texte  juridique,  soit  chrétien,  soit  musul- 
man, qui  condamne  formellement  cet  art.  Lorsque  le  second 
concile  de  Nicée  proclama  en  787  la  légitimité  du  culte  des 
images,  il  spécifia  qu'il  s'agissait  des  images  «  en  couleur,  en 
mosaïque  ou  en  toute  «  autre  matière,  »  et  il  autorisa  par  là 
implicitement  la  statuaire  aussi  bien  que  les  autres  arts. 

Est-il  besoin  d'ailleurs  de  rappeler  qu'il  s'était  développé  aux 
IV®  et  v^  siècles  une  école  de  statuaire  chrétienne  ?  Sans  parler 
du  groupe  légendaire  de  bronze  vu  par  Eusèbe  dans  la  ville  de 
Panéas  et  dont  on  attribuait  l'érection  à  l'Hémorrhoïsse,  la 
célèbre  statue  de  saint  Ilippolyte  au  musée  de  Latran,  celle  de 
saint   Pierre  au   Vatican,  ont,  malgré  leurs  rapports  avec  l'art 


874  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

antique,  un  caractère  chrétien  incontestable.  La  statuaire  chré- 
tienne est  encore  représentée  par  plusieurs  effigies  du  Bon 
Pasteur,  au  Vatican  ou  au  Musée  impérial  Ottoman,  analogues 
sans  cloute  à  celles  dont  Constantin  avait,  au  témoignage  d'Eu- 
sèbe,  orné  les  places  publiques  de  Gonstantinople.  Le  même 
empereur  avait  érigé  une  statue  de  bronze  du  Christ  au-dessus 
de  la  porte  de  la  Chalcé  qui  servait  de  vestibule  au  palais  impé- 
rial de  Byzance;  d'autres  statues  de  la  Vierge  et  de  l'Enfant- 
Jésus  avaient  été  placées  par  ses  soins  auprès  de  la  Colonne  de 
porphyre  (1).  Il  suffit  enfin  de  considérer  certains  sarcophages 
roniains  ou  arlésiens  pour  comprendre  que  le  modelage  et  le 
haut-relief  ne  sont  pas  entièrement  étrangers  à  l'art  chrétien  : 
les  personnages  sculptés  sur  leurs  panneaux  se  détachent  parfois 
aux  trois  quarts  du  fond  auquel  ils  sont  adossés.  La  tradition 
de  la  sculpture  religieuse  parait  même  s'être  conservée  à  Rome 
assez  longtemps  et  la  chronique  officielle  des  papes  mentionne 
au  VIII''  et  jusqu'au  ix'^  siècle  l'érection  dans  les  basiliques 
romaines  de  statues  d'argent  doré  dédiées  au  Rédempteur  et  à 
la  Vierge  (2).  Bien  que  ces  œuvres  «  ornées  de  pierres  précieuses,  » 
et  sans  doute  de  petites  dimensions,  relèvent  autant  de  l'orfèvrerie 
que  de  la  sculpture,  elles  n'en  sont  pas  moins  une  survivance 
de  la  statuaire. 

De  même  la  tradition  des  |effigies  impériales  élevées  sur  les 
places  publiques,  soit  au  sommet  de  colonnes  triomphales,  soit 
sous  la  forme  de  statues  équestres,  s'est  perpétuée  à  Gonstanti- 
nople et  à  Rome  jusqu'au  ix'^  siècle.  L'auteur  anonyme  d'un 
guide  de  ConstantinopIe,qui  écrivait  à  la  fin  du  x*^  siècle,  nous  a 
laissé  l'énumération  de  toutes  ces  œuvres;  les  dernières  qu'il 
mentionne  sont  celles  de  l'impératrice  Irène  et  de  son  fils  Con- 
stantin VI  (3).  Les  cochers  vainqueurs  aux  luttes  de  l'Hippo- 
drome conservèrent  même,  selon  un  usage  fort  ancien,  comme 
en  témoigne  l'Aurige  de  Delphes,  le  privilège  d'avoir  leurs 
statues.  Enfin  nous  savons  par  un  grand  nombre  de  sources 
que  les  places  et  les  rues  de  Byzance  avaient  éUÎ  transformées 
par  les  empereurs  en  un  véritable  musée  où  étaient  venues  s'ac- 
cumuler toutes  les  merveilles  arrachées  aux  te'mples  païens,  le 
Jupiter  de  Dodone,  le  colosse  d'Apollon  dû  à  Phidias,  le  groupe 

ili  Banduri,  Impei'ium  orientale,  I,  p.  9,  60. 

(2)  Libe?'  Ponfificalis,  éd.  Duchesne,  I,  p.  418,  46;  II,  p.  144. 

(3)  Banduri,  I,  8. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  875 

lie  Persée  et  d'Andromède  d'Iconium,  les  chevaux  de  bronze  qui 
ornent  aujourd'hui  la  façade  de  Saint-Marc  de  Venise  et  une 
quantité  prodigieuse  de  chefs-d'œuvre  qui  furent  détruits  en 
grande  partie  au  moment  du  pillage  de  Constantinople  par  les 
croisés  en  1204. 

Il  en  fut  d'abord  de  même  en  Occident.  A  navenne,  Théo- 
doric  fit  placer  sa  statue  de  bronze  sur  un  cheval  qui  avait  été 
d'abord  destiné  à  supporter  l'effigie  de  l'empereur  Zenon.  Ghar- 
lemagne  fit  transporter  plus  tard  cette  œuvre  comme  un  trophée 
de  victoire  à  Aix-la-Chapelle.  Le  goût  pour  la  statuaire  antique 
était  encore  assez  grand  au  vi®  siècle  pour  que  le  même  Théo- 
doric  protégeât  par  des  mesures  spéciales  «  le  peuple  abondant 
des  statues,  le  troupeau  innombrable  des  coursiers  »  qui 
ornaient  encore  les  places  et  les  rues  de  la  Ville  Eternelle.  Un 
voyageur  syrien,  venu  à  Rome  dans  la  première  moitié  du 
vi^  siècle,  nous  donne  une  statistique  édifiante  des  œuvres  d'art 
qui  avaient  échappé  aux  pillages  de  Genséric  :  80  grandes  statues 
d'or  des  dieux,  66  statues  d'ivoire  des  dieux,  3785  statues  de 
bronze,  22  grands  chevaux  de  bronze,  2  colosses  (1). 

Tous  ces  témoignages  forment  un  ensemble  qu'il  est  impos- 
sible de  récuser.  Si  la  statuaire  n'avait  éveillé  chez  les  chrétiens 
que  des  souvenirs  odieux,  si  l'Eglise  avait  vu  dans  son  existence 
quelque  danger  pour  le  salut  des  âmes,  on  ne  comprend  pas 
comment  des  princes  qui  se  disaient  les  défenseurs  de  l'ortho- 
doxie se  seraient  plu  à  embellir  ainsi  leurs  capitales  au  détri- 
lïient  des  intérêts  religieux  de  leur  peuple.  Il  semble  du  moins 
que  des  voix  courageuses  se  seraient  élevées  quelquefois  pour 
condamner  cette  pratique  :  or  on  ne  peut  citer  aucune  protes- 
tation de  ce  genre,; 

Les  explications  qu'on  a  proposées  jusqu'ici  pour  rendre 
compte  de  la  décadence  de  la  statuaire  ont  donc  un  caractère 
trop  simpliste.  Le  seul  sentiment  religieux  ne  peut  en  être  rendu 
responsable.  Les  iconoclastes,  chrétiens  ou  musulmans,  ne  se 
sont  pas  acharnés  plus  particulièrement  sur  les  statues  que  sur 
les  peintures  et  si,  de  tous  les  arts,  la  statuaire  seule  a  suc- 
combé à  leurs  attaques,  c'est  sans  doute  à  la  diffusion  dans  le 
monde  d'une  nouvelle  doctrine  en  matière  d'art  qu'il  faut  attri- 
buer ce  phénomène. 

(1)  Zacharias  le  Rhéteur.  (Guidi,  Bull,  délia  Commiss.  archeol.  di  Roma,  1884.) 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


II 


Pendant  près  de  mille  ans  en  effet  l'hellénisme  fit  triompher 
dans  l'art  sa  conception  à  la  fois  plastique  et  naturaliste  de  la 
beauté.  On  sait  à  quel  point  la  fortune  des  sculpteurs  grecs  fut 
prodigieuse  :  au  service  des  dynastes  asiatiques  ou  des  empe- 
reurs romains,  appelés  au  même  moment  par  les  cités  gauloises 
ou  africaines  et  par  les  rajahs  hindous  du  lointain  Gandhara,  ils 
fournirent  des  idoles  à  toutes  les  religions,  des  effigies  et  des 
symboles  à  toutes  les  puissances.  Ils  poussèrent  jusqu'à  la  per- 
fection l'art  du  modelage  et  presque  seuls  ils  eurent  dans  l'an- 
tiquité la  science  des  proportions  du  corps  humain  et  le  sens  de 
la  vérité  dans  les  attitudes.  La  sculpture  dans  l'espace  domine 
l'art  grec  tout  entier.  Non  seulement  elle  permit  de  couvrir  les. 
villes  et  les  places  d'un  peuple  de  statues,  mais  les  édifices  eux- 
mêmes  relevèrent  de  son  autorité  et  le  modelage  servit  à  pro- 
filer dans  l'espace  les  lignes  de  l'architecture.  Les  Grecs  eurent 
de  l'art  une  conception  exclusivement  plastiqne. 

L'évolution  de  l'art  oriental  est  toute  différente.  A  l'aurore 
de  son  histoire,  en  Chaldée  vers  le  vingtième  millénaire,  au 
temps  de  Goudea  et  d'Our-Nina,  en  Egypte  à  l'époque  de  l'an- 
cien empire,  l'Orient  connut  des  écoles  de  statuaire.  Des  œuvres 
comme  le  Scribe  accroupi  du  Louvre  ou  le  «  Cheik-el-beled  »  de 
Boulacq  montrent  avec  quelle  délicatesse  et  quelle  précision  les 
maîtres  égyptiens  savaient  rendre  les  caractères  ethniques  de 
leurs  modèles.  Mais  ces  qualités  très  réelles  ne  tardèrent  pas  à 
être  étouffées  par  la  recherche  de  la  pompe  et  du  hiératisme. 
Loin  de  se  développer  et  de  se  perfectionner  comme  en  Grèce, 
la  statuaire  orientale  perdit  de  plus  en  plus  tout  contact  avec 
le  modèle  vivant. 

Dans  ce  domaine  comme  dans  les  autres,  les  Orientaux  mani- 
festèrent leur  préférence  pour  les  gestes  symétriques  et  hiéra- 
tiques :  la  statue  de  majesté  assise  et  immobile,  l'orant  aux  deux 
bras  levés  ou  l'atlante,  dont  les  épaules  supportent  une  archi- 
trave, tels  sont  les  sujets  de  prédilection  de  la  statuaire  égyp- 
tienne. Devant  l'invasion  de  l'hellénisme  qui  se  produisit  en 
Orient  après  les  conquêtes  d'Alexandre,  la  statuaire  indigène  ne 
fut  pas  longue  h  disparaître.  Il  y  eut  un  compromis  entre  les 
formules  artistiques  du  vieil  Orient  et  les  procédés  de  l'art  grec. 


LES    ORI(;I^ES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  877 

Toile  fut  l'origine  des  ateliers  qui  couvrirent  do  leurs  œuvres  les 
grandes  villes  hellénistiques,  Alexandrie,  Antioche,  Rhodes, 
Pergame,  Ephèse.  La  culture  indigène  ne  fut  pas  toutefois 
entièrement  détruite,  et  c'est  là  un  fait  que  les  découvertes  de  ces 
dernières  années  ont  contribué  surtout  à  mettre  en  lumière. 
Tandis  que  l'art  hybride  des  grandes  villes  faisait  la  conquête  de 
l'Empire  romain,  dans  les  régions  continentales  des  pays  d'Orient, 
à  l'intérieur  du  plateau  d'Anatolie,  en  Perse,  en  Syrie,  en  Egypte, 
les  procédés  de  l'ancien  art  oriental  résistèrent  à  l'invasion  de  la 
mode  hellénique. 

Ce  furent  justement  ces  territoires  qui  devinrent  à  la  fin  de 
l'antiquité  les  centres  d'une  vraie  renaissance  nationale.  Au 
même  moment,  les  langues  indigènes  reparaissent  dans  les 
inscriptions  à  côté  du  grec  (à  Palmyre  par  exemple),  le  paga- 
nisme est  abandonné  pour  les  religions  orientales  ou  le  christia- 
nisme, enfin  il  n'est  pas  jusqu'au  domaine  de  l'art  où  l'hellé- 
nisme ne  subisse  aussi  de  profondes  défaites.  Dès  le  V  siècle  on 
trouve  en  Orient  un  art  national  mésopotamien,  un  art  national 
syrien  et  un  art  national  copte. 

Il  est  un  trait  commun  à  toutes  ces  écoles  :  c'est  leur  aver- 
sion pour  la  sculpture  dans   l'espace   et  le  modelage.  Les   arts 
plastiques   n'y   sont  guère  représentés  que  par   des  bas-reliefs  ' 
qui  couvrent  des  panneaux  de  pierre  et  de  bois  ou  ornent  les 
nombreux  objets  d'ivoire  en  usage  à  cette  époque.  La  statuaire 
ne  tient  plus  aucune  place  dans  un  art  qui  devient  de  plus  en 
plus    essentiellement   décoratif.    Des  monumens  considérables, 
comme  les  églises  syriennes  ou  le  palais  de  Mschatta  dans  le 
pays  de  Moab,  étaient  dépourvus  entièrement  de  statues.  La  mode 
même  de  constructions  en  briques  qui  tend  alors  à  prévaloir  en 
Orient,  est  réfractaire  par  nature  à  toute  décoration  tirée  du  mo- 
delage. Pour  dissimuler  l'intrados  des  coupoles  ou  pour  revêtir 
les  murailles,  on  employa  comme  dans  l'ancienne  Perse  les  pan- 
neaux de  faïence  émaillée,  les  grandes  compositions  en  bas-relief, 
les  mosaïques  à  fond  d'or  et  aussi  les  étoffes  précieuses. 

Telle  est,  à  partir  du  v^  siècle,  la  nouvelle  forme  d'art  qui 
tend  à  se  répandre  dans  le  monde  entier  et  à  éliminer  les  tradi- 
tions hellénistiques.  Non  seulement  Gonstantinople  et  l'art 
byzantin  en  sont  tributaires,  mais  son  influence  s'exerce  sur  les 
contrées  les  j)lus  lointaines  de  l'Occident,  comme  le  prouvent  les 
rapports    incontestables  que    la   miniature  irlandaise    présente 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avec  l'art  copte.  La  rénovation  religieuse  de  l'Islam  marqua 
enfin  pour  cette  conception  artistique  l'heure  du  triomphe  défi- 
nitif. Le  développement  des  arts  musulmans  n'est  que  le  terme 
de  l'évolution  séculaire  qui  éloignait  de  plus  en  plus  les  Orien- 
taux du  naturalisme.  La  meilleure  preuve  que  la  nouvelle  for- 
mule décorative  était  parfaitement  adaptée  à  leur  tempérament, 
c'est  que,  depuis  ces  époques  lointaines,  ils  ne  l'ont  pour  ainsi 
dire  jamais  abandonnée  et  qu'aujourd'hui  encore  c'est  elle  qui 
inspire  les  productions  abâtardies  de  leurs  arts  industriels. 

Ce  fut  cette  expansion  dans  le  monde  de  Va  orientalisme  » 
artistique  qui  condamna  la  statuaire  à  une  mort  irrémissible.  Il 
ne  faut  pas  croire  en  effet  que  l'accroissement  de  la  barbarie 
suffise  à  expliquer  cette  disparition.  Si  le  secret  du  modelage 
s'est  perdu,  c'est  parce  que  le  goût  était  ailleurs.  Les  artistes  les 
plus  habiles  ne  songeaient  plus  à  se  perfectionner  dans  une  dis- 
cipline qui  n'excitait  plus  que  l'indifférence,  et  c'est  dans  d'autres 
techniques  qu'ils  s'appliquaient  à  déployer  toutes  les  ressources 
de  leur  invention.  A  défaut  de  la  statuaire  en  effet,  la  sculpture 
n'en  a  pas  moins  continué  à  subsister,  profondément  modifiée, 
il  est  vrai,  par  la  destination  qu'on  lui  donnait  désormais  et  par 
les  procédés  nouveaux  introduits  dans  sa  technique.  On  assiste 
au  moyen  âge  à  ce  développement  paradoxal  d'écoles  de  sculp- 
ture redevables  de  leurs  procédés  à  des  techniques  aussi  éloi- 
gnées que  possible  des  arts  plastiques,  telles  que  l'orfèvrerie  ou 
la  tapisserie.  Le  modelage  est  alors  réduit  à  sa  plus  simple 
expression  et  il  finit  même  par  être  éliminé  tout  à  fait. 

L'histoire  de  la  sculpture  byzantine  est  à  cet  égard  des  plus 
instructives  et  l'on  peut  suivre  de  siècle  en  siècle  sa  transfor- 
mation suivant  les  formules  de  l'Orient.  Au  moment  où  Cons- 
tantin fonde  sur  le  Bosphore  sa  Nouvelle  Rome,  l'art  des 
grandes  villes  hellénistiques  règne  encore,  mais  fortement  im- 
prégné déjà  d'ornemens  orientaux.  La  statuaire,  religieuse 
ou  officielle,  concourt  à  la  décoration  de  la  nouvelle  capitale, 
mais  déjà  de  nouveaux  procédés  de  sculpture  apparaissent  : 
les  fonds  d'ornemens  sur  lesquels  se  détachent  les  statues  des 
sarcophages  dits  d'Asie  Mineure  sont  obtenus  à  l'aide  du 
trépan,  instrument  qui  perce  la  pierre  au  lieu  de  la  modeler 
comme  le  ciseau.  Aux  masses  largement  traitées  et  desti- 
nées à  se  grouper  en  un  profil  d'ensembhî  se  substituent  des 
surfaces  surchargées  de  détails  qui,  cernés  en  quelque  sorte  par 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  879 

les  trous  creusés  au  trépau,  semblent  s'enlever  en  clair  sur  un 
fond  obscur.  L'effet  maximum  de  relief  est  obtenu  ainsi  avec  le 
minimum  de  modelage  et  cette  recherche  du  trompe-l'œil  sera 
désormais  le  but  de  la  sculpture.  L'ornement  au  trépan  domine 
l'art  byzantin  du  v^  siècle  et  caractérise  les  chapiteaux  à  feuilles 
d'acanthe  dits  théodosiens.  Il  n'est  pas  rare  de  le  voir  s'allier  à 
l'ornement  modelé,  en  particulier  sur  les  chapiteaux  où  les 
volutes  d'angle  sont  remplacées  par  des  êtres  animés,  aigles, 
béliers,  griffons,  anges,  etc.  Quelques  œuvres  de  cette  époque 
d'incohérence  étaient  d'abord  modelées  à  l'aide  du  ciseau,  puis 
r(jprises  dans  le  détail  avec  le  trépan.  Tels  sont  les  curieux  cha- 
piteaux de  Ravenne  et  de  Saint-Marc  de  Venise  dont  les  larges 
feuilles  semblent  couchées  dans  la  même  direction  par  un  vent 
violent.  Chacune  de  ces  feuilles  a  été  modelée  par  masses,  puis 
sa  surface  a  été  ensuite  littéralement  criblée  de  coups  de  trépan. 

Plus  tard,  au  vi*' siècle,  à  l'époque  de  Justinien,  un  procédé 
plus  savant  et  plus  décoratif,  mais  destiné  à  produire  le  même 
effet,  est  employé  couramment  dans  la  sculpture  byzantine.  Sur 
les  admirables  tympans  qui  séparent  les  arcades  dans  la  nef  de 
Sainte-Sophie,  sur  les  gros  chapiteaux  cubiques  de  la  même  église, 
sur  les  chapiteaux  plus  petits  de  la  petite  Sainte-Sophie,  de 
Saint-Vital  de  Ravenne,  de  Saint-Marc  de  Venise,  les  motifs 
d'ornement,  au  lieu  d'adhérer  au  fond,  n'y  tiennent  que  par 
leurs  extrémités  et  sont  entièrement  découpés  comme  un  gril- 
lage de  marbre.  L'ombre  produite  par  les  découpures  a  pour 
effet  de  mettre  les  motifs,  feuilles  d'acanthe,  oves,  rais-de-cœur, 
en  pleine  lumière,  et  l'impression  de  relief  est  obtenue  d'une 
manière  plus  parfaite  encore  qu'avec  la  technique  du  trépan. 
Les  maîtres  byzantins  de  l'âge  de  Justinien  traitèrent  cette 
«  sculpture  à  jour  »  avec  une  véritable  virtuosité  :  on  peut  dire 
que  la  décoration  intérieure  de  Sainte-Sophie  est  le  chef-d'œuvre 
de  cette  technique.  L'effet  produit  est  celui  d'une  admirable 
étoffe  dont  les  motifs  baignés  de  lumière  tranchent  de  la  manière 
la  plus  nette  sur  l'obscurité  du  fond  ;  l'impression  de  douceur 
est  la  même  que  celle  que  produisent  les  plus  beaux  tapis  persans. 

Comme  la  technique  du  trépan,  la  sculpture  à  jour  se  conci- 
liait parfois  avec  le  modelage  et  nombreux  sont  les  chapiteaux 
dont  la  corbeille,  imitée  d'un  travail  de  vannerie,  est  surmontée 
d'oiseaux  au  repos  ou  aux  ailes  éployées.  Les  traditions  hellé- 
niques se  maintenaient  à  Byzance,  puisque  nous  savons  qu'on  y 


S80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

élevait  encore  des  statues.  On  frémit  d'ailleurs  en  songeant  aux 
formes  barbares  que  devaient  enfanter  ces  sculpteurs  dégénérés. 
Le  dessin,  fait  au  xv''  siècle,  de  la  statue  de  Justinien  nous  laisse 
voir  un  corps  d'enfant  aux  formes  grêles  que  semble  écraser  le 
poids  d'une  énorme  coiffure  en  plumes  de  paon.  Quelques  bas- 
reliefs  du  Musée  impérial  Ottoman,  l'ambon  de  l'Adoration  des 
Mages,  les  bustes  des  Evangélistes,  le  Baptême  du  Christ  sculpté 
sur  un  fût  de  colonne  ont  encore  un  certain  accent  de  vérité. 
Chaque  jour  cependant  se  perdent  la  science  des  proportions  et 
le  sens  de  la  vie.  L'humanité  des  sculpteurs  de  cette  époque 
devient  de  plus  en  plus  monstrueuse  :  sur  des  corps  lourds  et 
trapus  s'élèvent  des  têtes  démesurées  et  le  sourire  niais  des 
temps  archaïques  revient  animer  les  figures  de  cette  sculpture  en 
enfance.  On  sent  que  la  survivance  de  cet  art  est  due  au  seul 
respect  de  la  tradition  :  l'intérêt  politique  que  les  empereurs 
avaient  à  ériger  leurs  propres  statues  sur  les  places  publiques 
prolongea  sans  doute  de  quelques  siècles  l'agonie  de  la  statuaire. 

Cette  tradition  elle-même  disparut  pendant  la  querelle  des 
images  qui  fut  pour  l'art  comme  pour  la  société  le  point  de 
départ  d'une  ère  nouvelle.  Les  monumens  qui  datent  d'une 
manière  certaine  de  cette  époque  sont  malheureusement  très 
rares;  du  moins  ceux  des  x''  et  xi®  siècles  sont  là  pour  attester  le 
changement  profond  qui  se  produisit  alors  dans  le  développe- 
ment de  l'art  byzantin.  Le  mouvement  iconoclaste,  qui  débuta 
avec  l'édit  de  Léon  l'Isaurien  en  726  et  qui  trouva  sa  législation 
dans  les  décrets  du  concile  d'Hieria  en  753,  n'a  pas  un  caractère 
exclusivement  religieux;  ce  n'est  pas  la  seule  vénération  des 
images  qu'il  met  en  cause,  c'est  la  question  de  la  légitimité 
même  d'un  art  chrétien.  Non  seulement  le  culte  des  images  fut 
condamné,  mais  les  images  elles-mêmes  furent  partout  détruites 
avec  acharnement.  Il  y  a  des  ressemblances  réelles  entre  le  point 
de  vue  iconoclaste  et  celui  des  musulmans,  et  d'ailleurs  on  sait 
aujourd'hui  que  la  doctrine  religieuse  de  Léon  l'Isaurien  vint 
d'Orient.  Envisagé  dans  ses  conséquences  artistiques,  le  mouve- 
ment est  en  réalité  une  nouvelle  invasion  d'orientalisme  qui 
faillit  emporter  pour  toujours  ce  qui  restait  encore  des  traditions 
helléniques. 

On  sait  qu'après  avoir  été  imposée  quelque  temps  par  la 
force,  la  nouvelle  doctrine,  qui  heurtait  trop  le  sentiment  popu- 
laire, fut  abandonnée  une  première  fois  en   780,  à  l'avènement 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  881 

(le  Constantin  VI  et  d'Irène  ;  puis,  après  un  retour  offensif  qui 
fut  éphémère  (813-842),  l'église  grecque  la  condamna  d'une 
manière  définitive.  Mais  si  la  doctrine  théologique  des  icono- 
clastes fut  ainsi  ruinée  sans  espoir  de  retour,  il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  la  révolution  artistique  tentée  par  eux  n'ait  laissé 
aucune  trace.  En  architecture  par  exemple,  c'est  à  cette  époque 
qu'à  la  coupole  sur  pendentifs  succède  dans  les  églises  le  dôme 
persan  supporté  par  des  trompes  d'angle.  Mais  si  nous  nous  en 
tenons  au  domaine  de  la  sculpture,  nous  constatons  des  chan- 
gemens  profonds.  Et  d'abord  la  statuaire  disparaît  pour  toujours 
de  l'art  byzantin  :  Irène  et  Constantin  VI  paraissent  être  les 
derniers  souverains  qui  aient  orné  les  places  publiques  de  leurs 
effigies.  La  célèbre  statue  du  Christ  qui  surmontait  la  Porte  de 
Chalcé  au  Palais  Impérial  avait  été  détruite  par  ordre  de  Léon 
l'Isaurien;  lorsque  Irène  eut  restauré  le  culte  des  images,  elle  fit 
rétablir  à  cet  endroit  une  image  du  Christ,  mais  qui  fut  exécutée 
en  mosaïque  (1).  Il  n'est  plus  désormais  de  statue  qu'on  puisse 
attribuer  à  l'art  byzantin. 

Trois  procédés  techniques  sont  usités  désormais  dans  la 
sculpture  byzantine  jusqu'au  xv^  siècle.  Le  seul  qui  se  rattache 
aux  traditions  helléniques  est  celui  de  la  sculpture  en  méplat; 
malgré  la  faiblesse  de  son  relief  cette  sculpture  fait  encore  une 
certaine  place  au  modelé  qu'indiquent  soit  de  simples  traits,  soit 
de  faibles  ressauts.  Il  y  a  de  grands  rapports  entre  ce  travail  et 
celui  de  l'ivoirier  :  en  fait,  beaucoup  de  ces  icônes  de  pierre, 
telles  que  les  admirables  archanges  de  la  façade  de  Saint-Marc 
de  Venise,  par  exemple,  ressemblent  à  des  agrandissemens  de 
certaines  feuilles  de  triptyques  du  xi^  siècle. 

Une  autre  catégorie  de  monumens  s'éloigne  au  contraire 
franchement  des  traditions  antiques  :  on  y  trouve,  reproduits 
sur  le  marbre  et  la  pierre,  les  motifs  des  étoffes  précieuses  et 
les  dessins  de  la  passementerie  qui  tenaient  une  place  si  impor- 
tante dans  le  mobilier  civil  et  religieux.  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment les  sujets  qui  décoraient  ces  étoffes,  animaux  affrontés  ou 
adossés,  palmettes  stylisées,  mais  jusqu'à  leurs  détails  tech- 
niques, jusqu'aux  points  de  broderie  qui  sont  copiés  minutieu- 
sement. L'engouement  pour  ces  étoffes  orientales  était  tel  que 
l'on  allait  jusqu'à  figurer  sur  des  panneaux  de  marbre  destinés 

(1)  Banduri,  I,  p.  9. 

TOME  X.  —  1912.  56 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  églises  chrétiennes  les  inscriptions  en  caractères  coufiques 
qui  encadraient  parfois  les  étofîes  musulmanes.  Un  des  plus 
curieux  spécimens  de  ces  monumens  fait  partie  du  musée 
byzantin  d'Athènes.  Il  représente  deux  lions  affrontés,  la  tête 
renversée,  la  langue  pendante,  les  griffes  posées  symétrique- 
ment sur  le  tronc  et  les  feuilles  du  «  hom  »  ou  arbre  sacré.  On 
peut  reconnaître  facilement  dans  les  tresses  et  les  lignes  striées 
qui  représentent  la  racine  de  l'arbre  ou  la  crinière  des  lions,  les 
différens  points  de  broderie  appartenant  au  modèle;  une  inscrip- 
tion en  coufique  fleuri  court  sur  les  montans  ;  d'après  la  forme 
de  ses  caractères,  l'étoffe  ainsi  copiée  pourrait  remonter  au  début 
du  XI®  siècle  (1).  Cette  «  sculpture-broderie,  »  comme  on  peut 
l'appeler,  est  évidemment  la  négation  même  des  principes  qui 
régissent  les  arts  plastiques;  elle  témoigne  de  l'importance  prise 
dans  l'art  byzantin  après  la  querelle  des  iconoclastes  par  les 
élémens  orientaux. 

Il  en  est  de  même  des  monumens  de  la  troisième  catégorie  : 
la  technique  dont  ils  relèvent  est  familière  à  l'art  arabe  et  peut 
être  désignée  par  l'expression  de  «  sculpture  champlevée.  »  Elle 
est  bien  l'aboutissement  logique  de  la  tendance  qui  poussait  les 
artistes  à  renoncer  au  modelage  et  à  lui  substituer,  pour  obtenir 
des  effets  de  relief,  le  contraste  entre  l'éclairage  des  motifs  et  les 
ombres  du  fond.  Sur  les  corniches  et  sur  certains  chapiteaux  de 
Saint-Marc  de  Venise,  des  églises  de  Daphni  et  de  Saint-Luc  en 
Phocide  les  contours  des  motifs,  feuilles,  palmettes,  animaux, 
sont  réservés  sur  un  fond  qui,  d'abord  légèrement  creusé,  est 
rempli  d'un  mastic  sombre  sur  lequel  les  sujets  s'enlèvent  en 
clair.  C'est  la  technique  des  émaux  champlevés,  rhénans  ou 
limousins.  C'est  à  peine  si  l'on  peut  considérer  comme  de  la 
sculpture  un  procédé  qui  ne  laisse  plus  la  moindre  place  au  mo- 
delage et  ne  représente  guère  que  la  silhouette  des  objets.  Or 
c'est  après  la  querelle  des  images  qu'on  trouve  cette  pratique 
implantée  dans  l'art  byzantin  où  elle  est  encore  en  usage  au 
XV®  siècle,  comme  en  témoignent  les  spécimens  si  nombreux 
trouvés  à  Mistra  (2). 

Tel  est  dans  ses  grandes  lignes  le  développement  de  la 
sculpture  byzantine  :  on  voit  que  les  procédés  inspirés  des 
techniques  orientales  n'y  laissent  plus  aucune  place   à  la  sta- 

(1)  Voyez  nos  Études  de  sculpture  byzantine,  Paris,  1911,  p.  38. 

(2)  G.  Millet,  Monumens  byzantins  de  Mistra,  Paris,  1910. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  883 

tuaire.  La  sculpture  a  perdu  sa  destination  propre,  qui  est  de 
représenter  des  objets  dans  l'espace  ;  elle  ne  sert  plus  qu'à  cou- 
vrir d'ornemens  certaines  surfaces  et  elle  est  employée  au  même 
usage  que  les  mosaïques  ou  les  revêtemens  de  marbres  précieux 
dont  elle  forme  parfois  le  cadre. 

Les  arts  musulmans  ne  connaissent  pas  davantage  la  sta- 
tuaire. Le  calife  de  Cordoue  du  viii^  siècle,  Abderrhama«,  qui, 
au  grand  scandale  de  ses  sujets,  éleva  à  sa  favorite  une  statue 
dans  son  palais,  paraît  avoir  trouvé  peu  d'imitateurs,  et  encore 
est-il  permis  de  croire  qu'il  attribua  simplement  à  une  statue 
antique  de  Flore  le  nom  de  celle  qu'il  voulait  honorer.  Les  ^ 
seuls  exemples  d'objets  modelés  par  des  musulmans  sont  fournis 
par  quelques  bronzes  de  petites  dimensions,  tels  que  les  réci- 
piens  en  forme  d'animaux  connus  sous  le  nom  d'aquamaniles, 
assez  communs  dans  les  collections.  A  part  quelques  chapiteaux 
traités  en  méplat,  la  technique  qui  domine  dans  l'art  arabe, 
5oit  sur  les  panneaux  décoratifs  de  pierre,  soit  sur  les  œuvres  de 
menuiserie  comme  les  chaires  des  mosquées,  est  celle  de  la  sculp- 
ture champlevée  telle  qu'elle  s'est  introduite  dans  l'art  byzantin. 

Enfin  l'on  peut  dire  que  tous  ces  procédés  de  sculpture 
furent  importés  aussi  en  Occident  dès  les  temps  barbares  et  y 
restèrent  en  usage  jusqu'à  la  période  gothique.  On  retrouve  la 
sculpture  au  trépan,  la  sculpture  à  ijour,  la  sculpture-broderie, 
et  même  la  sculpture  champlevée  tant  sur  les  débris  qui  nous 
sont  parvenus  de  l'époque  mérovingienne  que  dans  les  grands 
ensembles  constitués  par  les  chapiteaux  et  les  façades  de  nos 
églises  romanes.  Certains  rapprochemens  curieux  permettent 
d'affirmer  la  communauté  d'inspiration  qui  apparaît  dans  toutes 
les  écoles  de  sculpture  du  moyen  âge.  Tels  oiseaux  alternative- 
ment affrontés  et  adossés,  avec  les  queues  entre-croisées,  sur  un 
chapiteau  du  musée  des  Augustins  de  Toulouse,  sont  reproduits 
d'une  étoffe  persane,  dont  le  dessin  devait  être  très  voisin  de 
celle  qui  inspira  les  sculpteurs  des  beaux  chapiteaux  aux  aigles 
du  narthex  de  Saint-Marc  de  Venise  et  ceux  du  portique  sud,  à 
Sainte-Sophie  de  Trébizonde.  Les  portes  en  bois  de  la  cathédrale 
du  Puy  sont  une  œuvre  de  menuiserie  champlevée,  où  l'on  voit 
dans  des  compartimens  accompagnés  d'inscriptions  latines 
toute  la  vie  du  Christ.  Mais  l'encadrement  de  cette  œuvre  émi- 
nemment chrétienne  est  formée  par  une  inscription  coufique 
défigurée  qui  reproduit  à  peu  près  la  formule  si  connue  :  «  Il  n'y  a 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'autre  Dieu  qu'Allah  !  »  Cette  œuvre  relève  évidemment  de 
la  même  inspiration  que  le  bas-relief  aux  lions  du  musée 
d'Athènes. 

Le  fait  qui  domine  toute  l'histoire  de  la  sculpture  médiévale 
est  donc  la  substitution  au  modelage  de  procédés  susceptibles 
de  donner  l'illusion  du  relief.  L'aversion  pour  le  naturalisme, 
la  prédilection  pour  les  motifs  irréels,  le  parti  pris  de  ((  styliser  » 
la  nature  et  de  réduire  les  formes  végétales  ou  animales,  et 
même  la  figure  humaine,  à  la  régularité  et  à  la  symétrie,  tels 
sont  les  principes  que  l'on  trouve  appliqués  au  même  moment 
dans  les  édifices  byzantins,  dans  les  mosquées  arabes  et  dans 
les  églises  romanes.  Et  pourtant,  malgré  ces  élémens  communs, 
le  développement  de  ces  trois  formes  d'art  fut  différent.  L'art 
musulman  n'a  cessé  de  restreindre  au  minimum  le  rôle  de  la 
sculpture  et  de  la  figure  humaine.  L'art  byzantin  a  dû,  au  con- 
traire, à  la  victoire  des  images  la  conservation  d'élémens  hellé- 
niques. Enfin  dans  l'art  occidental  où  ces  méthodes  de  sculpture, 
importées  d'Orient,  avaient  d'abord  trouvé  un  terrain  favorable, 
une  révolution  s'est  accomplie  au  xii*'  siècle  :  à  côté  de  la  sculp- 
ture décorative  exécutée  suivant  les  principes  de  l'Orient,  le 
modelage  a  reparu  et  des  écoles  de  statuaire  se  sont  formées. 
Quelles  sont  les  causes  directes  de  cet  événement  ?  Tel  est  le 
second  terme  du  problème  que  nous  avons  à  examiner. 

III 

L'art  occidental  de  l'époque  barbare  vécut  presque  exclusi- 
vement d'importations  et  d'imitations.  Ce  n'est  pas  trop  de  dire 
que,  du  vi^  au  x®  siècle,  le  plagiat  et  la  copie  du  modèle  antique 
ou  oriental  forment  l'unique  méthode  de  travail.  La  sculpture 
subit  donc  la  même  évolution  qu'en  Orient  :  elle  atteint  même 
sur  certains  sarcophages  mérovingiens,  où  les  sujets  sont  sim- 
plement gravés  au  trait,  les  limites  extrêmes  de  la  barbarie.  La 
statuaire  ne  pouvait  donc  trouver  aucune  place  dans  un  pareil 
milieu  et  le  rôle  même  de  la  sculpture  se  restreignit  de  plus  en 
plus.  Dans  le  chapitre  de  son  encyclopédie  consacré  à  «  l'orne- 
mentation des  édifices,  »  Isidore  de  Séville  énumère  comme 
procédés  de  décoration  les  plafonds  caissonnés,  les  revêtemens 
de  marbre,  les  mosaïques,  les  stucs,  la  peinture:  de  statues  ou 
même  de  sculptures  sur  pierre  il  n'est  nullement  question.  Cet 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  885 

éloignement  pour  les  arts  plastiques  s'est  même  fait  sentir  sur 
les  œuvres  plus  minuscules  de  la  glyptique,  et  l'on  a  constaté 
qu'à  partir  du  v"^  siècle  on  ne  trouve  plus  sur  les  pierres  fines 
que  des  représentations  informes  et  barbares  (1)  ;  on  prit  même 
le  parti  de  graver  simplement  sur  verre  les  scènes  et  les  sujets 
qu'on  voyait  autrefois  sur  l'agate,  le  jaspe  ou  le  cristal. 

Malgré  ces  conditions  défavorables,  la  sculpture  décorative 
ne  disparut  pas  tout  à  fait,  comme  en  témoignent  les  panneaux 
sculptés,  chancels,  devans  de  sarcophages,  autels,  etc.,  cou- 
verts d'une  passementerie  d'entrelacs  ou  de  rinceaux  stylisés  et 
d'animaux  symboliques.  Les  ressemblances  frappantes  que  l'on 
constate  dans  ce  domaine  comme  dans  celui  de  la  miniature, 
entre  les  productions  franques,  visigothiques,  italiennes,  anglo- 
saxonnes,  montrent  suffisamment  la  dépendance  commune  de 
tous  les  pays  barbares  vis-à-vis  de  l'Orient.  Dans  l'empire  de 
Charlemagne,  les  communications  fréquentes  entre  les  écoles 
épiscopales  et  les  ateliers  monastiques  contribuèrent  à  sauve- 
garder l'unité  de  la  culture  et  du  développement  artistique  :  entre 
les  œuvres  d'ateliers  aussi  éloignés  que  Tours  et  Saint-Gall,  par 
exemple,  il  n'y  a  pas  de  différences  essentielles. 

Mais  à  partir  du  x®  siècle  il  ne  reste  plus  rien  ni  de  l'unité 
politique,  ni  de  l'unité  intellectuelle.  Les  guerres  civiles  et  les 
invasions  normandes  ou  sarrasines  ont  ruiné  la  prospérité  éco- 
nomique et  rendu  très  difficiles  les  communications  d'un  pays  à 
l'autre.  Chaque  canton  s'est  en  quelque  sorte  replié  sur  lui-même, 
et  l'horizon  des  hommes  s'est  rétréci  aux  limites  de  leur  pays 
natal.  Dans  les  monastères  où  s'étaient  conservés  quelques 
élémens  de  culture  on  continua  sans  doute  à  imiter  et  à  copier 
les  modèles  dont  on  disposait,  mais  ils  étaient  différens  suivant 
les  régions,  et  parfois  même  ils  vinrent  à  manquer.  Il  semble 
que  ces  moines-artistes,  poussés  par  une  nécessité  inéluctable, 
se  soient  résolus  avec  beaucoup  de  répugnance  à  puiser 
dans  leur  propre  fonds.  En  beaucoup  d'endroits,  les  marbres 
antiques,  dont  on  se  servait  pour  revêtir  les  murs  des  basi- 
liques, firent  défaut,  et  l'on  prit  le  parti  d'employer  pour  les 
édifices  les  matériaux  mêmes  du  pays.  Les  conditions  de  l'ar- 
chitecture et  de  l'art  ornemental  furent  bouleversées  par  ce 
changement  et,  à  une  époque  difficile  à  déterminer  dans  l'état 

(1)  Babelon,  Séances  de  l'Académie  des  Inscriptions,  1895,  p.  408. 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

actuel  de  nos  connaissances,  se  dessinèrent  les  premiers  linéa- 
mens  de  nos  écoles  provinciales  d'architecture. 

Or  c'est  aux  représentans  de  l'une  de  ces  écoles  qu'il  faut,  à 
notre  sens,  faire  honneur  d'avoir  retrouvé  le  secret  de  la  sta- 
tuaire. Les  premières  statues  occidentales,  sculptées  sous  les 
trois  dimensions,  furent  exécutées  dans  les  provinces  du  centre 
de  la  France,  et  c'est  à  une  forme  originale  prise  par  le  culte  des 
reliques  qu'on  doit  cette  innovation. 

Il  est  inutile  d'insister  sur  la  place  prépondérante  que  la 
vénération  des  «  corps  saints,  »  comme  on  disait  alors,  tenait 
dans  les  préoccupations  des  hommes  depuis  les  premiers  siècles 
de  l'ère  chrétienne.  Des  pèlerins  de  toute  race  et  de  tout  pays 
n'hésitaient  pas  à  entreprendre  les  voyages  les  plus  périlleux 
pour  aller  vénérer  les  reliques  qui  reposaient  dans  les  sanctuaires 
célèbres,  à  Rome,  à  Constantinople,  en  Palestine.  Chaque  mo- 
nastère, chaque  église  cherchait  à  posséder  quelques  parcelles  de 
ces  trésors,  et  Gharlemagne  passait  pour  avoir  envoyé,  dans  toute 
l'Europe,  des  moines  chargés  d'en  récolter.  Les  corps  des  saints 
étaient  ensevelis  à  l'origine  dans  des  sarcophages  précieux,  mais 
de  très  bonne  heure  on  prit  l'habitude,  blâmée  par  Guibert  de 
Nogent,  d'en  séparer  certaines  parties  et  de  conserver  à  part 
quelques  pièces  de  leurs  vêtemens.  Ces  fragmens  furent  en  géné- 
ral déposés  dans  des  chàs.ses  -{capsœ,  arcse)  :  c'étaient  des  sortes 
de  coffres  analogues  à  de  petits  sarcophages,  dont  la  cuve  rec- 
tangulaire était  surmontée  d'un  toit  à  double  rampant.  Tel  est 
l'usage  universel  suivi  dans  la  chrétienté  depuis  une  époque 
très  reculée,  comme  le  prouve  le  curieux  reliquaire  de  Saint- 
Trophime  du  musée  de  Brousse  :  ce  petit  monument,  que  l'on 
date  du  iii*^  siècle,  est  la  reproduction  à  très  petite  échelle  d'un 
sarcophage  de  type  asiatique  (1). 

Mais  par  une  innovation  qui,  nous  allons  le  voir,  parut  aux 
contemporains  une  grande  hardiesse,  il  arriva  que,  dans  cer- 
taines provinces  reculées  du  Massif  central  et  du  midi  de  la 
France,  on  eut  l'idée  de  conserver  les  reliques  dans  l'intérieur 
de  statues  qui  représentaient  le  saint  même  auquel  elles  appar- 
tenaient. Ces  statues-reliquaires,  exécutées  en  bois  recouvert  de 
métal,  sont  les  premières  œuvres  qu'on  ait  modelées  dans  l'es- 
pace depuis  la  fin  de  l'antiquité.   Par  un  hasard  exceptionnel 

(1)  Mendel,  Catalogue  du  Musée  de  Brousse,  Athènes,  1908,  n-  102. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  887 

nous  possédons  un  double  témoignage  qui  nous  permet  de  déter- 
miner les  conditions  dans  lesquelles  eut  lieu  cette  renaissance 
de  la  statuaire  :  c'est,  d'une  part,  la  célèbre  statue  de  sainte 
Foy  conservée  au  trésor  de  Conques  en  Rouergue,  de  l'autre,  le 
récit  d'un  pèlerinage  à  Conques  entrepris  au  début  du  xi^  siècle 
par  un  clerc  de  Chartres  et  intercalé  par  lui  dans  son  Livre  des 
Miracles  de  sainte  Foy  (i). 

La  statue  d'or  de  sainte  Foy  est  célèbre  depuis  qu'elle  a 
figuré  à  l'Exposition  Universelle  de  1900  sous  une  vitrine  du 
Petit  Palais  ;  mais,  si  l'on  veut  comprendre  l'intluence  que  cette 
statuette  barbare  à  figure  d'idole  exerça  jadis  sur  les  préoccupa- 
tions des  hommes,  c'est  chez  elle  qu'il  faut  aller  la  contempler, 
dans  la  basilique,  grande  comme  une  cathédrale,  qui  couvre  de 
son  ombre  le  hameau  suspendu  au-dessus  des  gorges  sauvages 
de  l'Ouche.  Malgré  tant  de  révolutions,  le  décor  n'a  pas  beaucoup 
changé  depuis  les  temps  lointains  où  des  foules  accourues  de 
tous  les  pays  d'Europe  campaient  au  milieu  de  cette  nature  pit- 
toresque. La  statue  d'or  règne  toujours  là,  au  milieu  d'un  trésor 
de  légende,  où  s'accumulèrent  au  cours  des  siècles  les  pièces  de 
massive  orfèvrerie,  les  tables  d'autels,  les  monstrances,  les 
châsses,  les  reliures  d'évangéliaires.  L'or,  l'argent,  l'ivoire,  les 
émaux,  les  pierres  précieuses  resplendissent  autour  de  cette 
œuvre  unique  au  monde  et  lui  composent  un  cadre  à  souhait. 

Assise  sur  une  trône  carré  dont  le  dossier  et  les  montans  sont 
semés  de  croix  symétriques,  tandis  que  des  boules  de  cris- 
tal de  roche  amortissent  les  bras,  la  sainte  penche  légère- 
ment la  tête  en  arrière  et  lève  ses  deux  bras  au  même  niveau, 
dans  un  geste  d'orante.  Sa  tête,  grosse  et  ronde,  est  coiffée  d'une 
couronne  fermée  en  forme  d'hémisphère  ;  ses  yeux  de  verre  bleu 
et  d'émail  blanc  regardent  dans  le  vide  avec  une  fixité  obsé- 
dante ;  les  pieds  démesurés,  chaussés  de  souliers  pointus,  sont 
posés  à  plat  ;  le  costume  très  simple  est  presque  entièrement 
dissimulé  par  les  somptueux  ex-voto  d'orfèvrerie  de  tout  âge  et 
de  toute  provenance  qui  la  couvrent  littéralement  de  la  tête  aux 
pieds.  Pendans  d'oreilles  garnis  de  pierreries,  gemmes  et  camées 
antiques,  cabochons  de  toute  nature,  plaques  d'or  et  d'argent 
travaillées  au  repoussé,  fournissent  des  spécimens  de  l'art  de 
toutes  les  époques.   Déjà  au  temps  où    les  clercs    de   Chartres 

(1)  Liber  Miraculorum  Sancte  Fidis,  Paris,  1897. 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vinrent  à  Conques,  on  admirait  sur  la  statue  cette  abondance  de 
joyaux  ;  on  racontait  mèm(;  qu'elle  a])paraissait  en  songe  aux 
pèlerins  pour  leur  réclamer  leurs  bracelets,  leurs  anneaux,  leurs 
pendans  d'oreilles,  et  ceux  qui  résistaient  à  ses  demandes  ne 
lardaient  guère  à  s'en  repentir. 

Cette  statue  est  bien  celle  qui  fut  vénérée  en  l'année  1013 
par  licrnai'd,  écolier  de  Chartres,  ainsi  qu'on  peut  s'en  rendre 
coni[)le  en  la  comparant  à  la  description  pittoresque  qu'il  en 
donne  :  <(  L'image  est  faite  d'or  le  plus  pur  et  les  diverses  parties 
de  ses  vetemens  sont  séparées  par  des  rangées  de  pierres  pré- 
cieuses habilement  disposées.  La  tète  olï're  le  même  mélange 
remarquable  d'or  et  de  gemmes.  Des  bracelets  d'or  sont  suspen- 
dus à  ses  bras  d'or;  sur  un  escabeau  d'or  reposent  ses  pieds  en 
or;  la  chaise  sur  laquelle  elle  est  assise  n'ofÏTe  que  pierres  pré- 
cieuses et  or  le  ])lus  pur.  »  La  seule  variante  consiste  dans  des 
colombes  d'or,  à  la  place  des  boules  de  cristal  qui  ornent  aujour- 
d'hui les  appuis  du  trône. 

La  statue  actuelle  de  sainte  Foy  existait  donc  certainement 
déjà  au  début  du  xi^  siècle,  mais  certains  détails  du  Livre  des 
Miracles  permettent  d'en  faire  remonter  l'exécution  aux  temps 
d'Etienne,  qui  fut  à  la  fois  abbé  de  Conques  et  évèque  de  Clcr- 
mont,  entre  942  et  984.  De  plus,  cette  statue  précieuse  n'est,  au 
témoignage  même  de  Bernard,  que  le  remaniement  d'une  statue 
plus  ancienne;  comme  d'autre  part  on  sait  qu'il  faut  placer 
vers  883  la  translation  des  reliques  de  la  jeune  martyre  d'Agen 
au  monastère  de  Conques,  on  peut  affirmer  que  l'idée  de  renfer- 
mer son  chef  dans  une  statuette  date  au  moins  des  dernières 
années  du  ix''  siècle. 

L'enquête  que  l'on  fit  en  1878  démontra  que  les  plaques  d'or 
repoussé  de  la  statue  actuelle  reposent  sur  une  àme  de  bois  qui 
constitue  peut-être  l'œuvre  primitive.  L'intérieur  est  creux  et, 
par  une  ouverture  pratiquée  dans  le  dos,  on  a  pu  constater  qu'il 
renferme  encore  «  le  crâne  entier  de  la  sainte  doublé  d'une 
plaque  d'argent,  quelques  sachets  d'étoffe  précieuse  et  de  drap 
d'or  enveloppant  de  nombreux  fragmens  de  la  tête  et  des  lam- 
beaux de  tissus  d'amiante  imbibés  du  sang  de  la  glorieuse  mar- 
tyre (4).  »  La  statue  d'or  de  sainte  Foy  peut  donc  passer  à  juste 
titre   jxHir  la  plus  ancienne   statue-reliquaire  que  l'on  possède 

^1)  Douillet,  l'Église  et  le  trésor  de  Conques,  p.  37. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  889 

actuellement,  et  l'on  peut  faire  remonter  sa  première  exécution 
à  la  lin  du  ix®  siècle. 

Un  siècle  plus  tard,  cette  vénération  de  la  <(  majesté  de 
sainte  Foy,  »  ainsi  qu'on  la  désignait,  n'était  pas  dans  le  midi 
de  la  France  un  fait  isolé.  <(  C'est,  nous  dit  Bernard  l'écolier, 
une  antique  coutume  dans  les  pays  d'Auvergne,  du  Rouergue  et 
de  Toulouse  et  dans  les  régions  voisines  que  chacun  érige  à  son 
saint  patron  une  statue  en  or,  en  argent  ou  en  tout  autre  métal 
dans  laquelle  on  enferme  avec  honneur  son  chef  ou  une  portion 
plus  importante  de  son  corps.  »  Ces  statues  de  majesté  incar- 
naient aux  yeux  des  hommes  la  toute-puissance  du  saint,  patron 
de  l'église  ou  du  monastère  et  propriétaire  de  son  domaine.  Il 
suffit  de  parcourir  le  Livre  des  miracles  de  sainte  Foy  pour  com- 
prendre de  quelle  vénération  on  entourait  ces  effigies.  Devant  elles 
allaient  prier  les  malades  dans  l'attente  d'un  miracle;  à  elles 
étaient  faites  les  donations  de  terres  ou  de  joyaux.  L'abbaye  de 
Conques,  très  pauvre  à  l'origine,  devint  bientôt,  grâce  à  la  re- 
nommée de  sainte  Foy,  <(  répandue  dans  presque  toute  l'Europe,  » 
un  des  monastères  les  plus  riches  de  la  France  méridionale. 

Un  synode  ecclésiastique  ayant  été  tenu  à  Rodez  dans  les  pre- 
mières années  du  xi"  siècle,  chaque  congrégation  de  moines  et  de 
chanoines  apporta  ses  corps  des  saints,  «  soit  dans  des  châsses, 
soit  dans  des  images  d'or.  »  Un  véritable  camp  fut  dressé  dans 
une  prairie,  au  pied  de  la  montagne  sur  laquelle  s'élève  la  ville. 
«  Le  bataillon  des  saints  y  était  distribué  sous  des  tentes  et  des 
pavillons.  »  On  y  voyait  la  ((  majesté  d'or  de  saint  Marins,  »  dis- 
ciple de  saint  Austremoine,  premier  évêque  de  Clermont,  et  patron 
de  l'abbaye  de  Vabres  en  Rouergue;  la  «  majesté  d'or  de  saint 
Amand,  »  deuxième  évèque  de  Rodez  ;  la  «  châsse  d'or  de  saint 
Saturnin,  »  premier  évêque  de  Toulouse  ;  l'»  image  d'or  de  sainte 
Marie,  mère  de  Dieu,  »  et  enfin  la  ((  majesté  d'or  de  sainte  Foy.  » 

Nous  voyons  par  là  que  l'usage  des  statues-reliquaires  était 
déjà  à  cette  époque  profondément  enraciné  dans  les  habitudes 
des  populations  du  Massif  central.  De  môme  deux  inventaires  du 
trésor  de  la  cathédrale  de  Clermont,  et  dont  l'un  remonte  à 
l'évoque  Etienne  II  (vers  970),  l'autre  à  Bégon  son  successeur 
(980-1010),  mentionnent  une  <(  majesté  de  sainte  Marie  placée 
sous  un  ciborium  orné  d'un   cabochon  de  cristal  (1).  »  Il  n'est 

(1)  Archives  départementales   du   Puy-de-Dôme.  Voyez  nos   Éludes  archéolo- 
giques, Clermont,  1910,  p.  40. 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  indifférent  de  rappeler  qu'Etienne  II  et  Bégon  furent  tous 
deux  abbes  de  Conques  en  même  temps  qu'évêques  de  Clermont. 
En  Auvergne  aussi  le  cartulairc  de  Sauxillanges  signale  en  1095 
la  destruction  d'uiK!  u  majesté  de  saint  Pierre,  »  conservée  sur 
une  des  terres  qui  dépondaient  de  cette  abbaye  (1).  Enfin  c'est 
évidemment  à  Aurillac  qu'était  la  <(  majesté  de  saint  Géraud  » 
couverte  d'or  et  de  pierreries,  dont  parle  Bernard  d'Angers, 

Que  cet  usage  ait  été  particulier  aux  régions  méridionales  et 
qu'il  ait  paru  aux  pèlerins  du  .Nord  une  nouveauté  presque  cho- 
quante, c'est  ce  que  démontre  clairement  le  récit  du  clerc  de 
Chartres.  Nous  avons  des  preuves  mulliples  que  l'idée  d'enfer- 
mer des  r(di(jucs  dans  une  slaUu^  était  entièrement  étrangère 
aux  ])ays  sepiciilrionaux.  En  7t)i-,  le  Concile  des  évèques  francs 
assemblés  par  Cliarlemagne  à  Francfort  rédigea  une  violente 
diatribe  contre  la  doctrine  des  images  proclamée  au  Concile  de 
Nicée  en  787.  A  la  différence  des  Crées,  les  Occidentaux  se  refu- 
saient à  attribuer  aux  icônes  une  valeur  surnaturelle.  Ils  trou- 
vaient même  ((  insolent  »  d'établir  un  parallèle  entre  les  images 
des  saints  et  leurs  reliques.  Les  reliques,  d'après  les  Livres  Caro- 
lins,  sont  véncirables  parce  qu'elles  ont  appartenu  de  quelque 
manière  aux  corps  des  saints  ([ui  doivent  ressusciter  glorieuse- 
ment un  jour  :  les  images  au  contraire,  qui  n'ont  jamais  vécu 
et  ne  ressusciteront  pas,  qui  sont  exposées  à  l'incendie  et  à 
toutes  les  injures  du  temps,  ne  sauraient  être  l'objet  d'un  culte 
qui  n'appartient  qu'à  Dieu  (2). 

L'innovation  méridionale  consista  justement  à  unir  de  la 
manière  la  plus  étroite  le  culte  des  reliques  à  celui  des  images. 
Il  est  même  permis  de  se  demander  si  cette  idée  ne  vint  pas  du 
parallèle  établi  ainsi  dans  les  spéculations  théologiques  entre 
les  deux  cultes,  et  dont  les  Livres  Carolins  nous  ont  conservé  un 
écho.  Il  est  possible  que  cette  pratique,  malgré  son  apparence 
populaire,  soit  le  résultat  des  méditations  compliquées  d'un 
clerc.  Le  culte  des  reliques,  admis  universellement,  justifiait  suf- 
fi.samment  la  vénération  réclamée  pour  ces  statues  et  s'opposait 
victorieusement  au  reproche  d'idolâtrie. 

C'est  ce  qu'il  est  facile  de  voir  par  le  récit  tout  à  fait  savou- 
reux que  Bernard  nous  fait  de  son  pèlerinage.  Original i-e 
d'Angers,  mais  élevé  dans  les  écoles  de  Chartres  sous  la  disci- 

(i)  Carlulaire  de  Sauxillauffes,  édit.  Uoniol,  n°  485. 
(2)  Palrologie  latine,  98,  1165. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  891 

pline  de  Fulbert,  il  entendit  parler  des  miracles  de  sainte  Foy 
et,  en  1013,  il  résolut  de  partir  pour  le  Rouergue  avec  l'écolàtre 
Bernier,  afin  de  constater  lui-même  la  réalité  des  récits 
merveilleux  qu'on  en  faisait. 

Ce  fut  à  Aurillac  que  le  culte  des  statues-reliquaires  se 
révéla  aux  voyageurs  et  leur  première  impression  fut  nettement 
hostile.  En  voyant  sur  l'autel  la  statue  d'or  de  saint  Géraud, 
Bernard  ne  put  s'empêcher  de  dire  à  son  compagnon  :  «  Que  te 
semble,  frère,  de  cette  idole. î^  Ne  conviendrait-elle  pas  bien  à 
Jupiter  ou  à  Mars.^*  »  Ce  culte  lui  paraît  alors  une  superstition 
toute  païenne.  «  Ce  n'est  pas  à  tort,  dit-il,  que  les  sages  y  voient 
un  acte  superstitieux;  il  semble  qu'on  ait  conservé  les  rites  par 
lesquels  on  honorait  autrefois,  les  dieux  ou  plutôt  les  démons.  » 

Trois  jours  après,  les  voyageurs  arrivent  à  Conques  elle  pre- 
mier spectacle  qui  s'offre  à  leurs  yeux  est  celui  de  la  crypte 
étroite  où  s'entassait  la  foule  prosternée  devant  la  statue  d'or. 
«  Sainte  Foy,  prie  mentalement  Bernard,  toi,  dont  une  partie  du 
corps  est  enfermée  dans  le  présent  simulacre,  secours-moi  au 
jour  du  jugement,  »  et  il  se  retourne  en  souriant  vers  Bernier. 
Il  n'est  pas  encore  converti  et  regarde  comme  inepte  de  voir 
tant  d'êtres  raisonnables  adresser  des  supplications  (c  à  un  objet 
sans  parole  et  sans  vie.  »  Sa  prière  prouve  cependant  que  son 
esprit  fertile  en  ressources  a  déjà  découvert  le  biais  qui  lui  per- 
mettra d'admettre  le  nouvel  usage.  Bernard  et  son  compagnon 
ne  tardent  pas  en  effet  à  revenir  à  d'autres  sentimens  :  le  récit 
des  miracles  accomplis  par  la  statue  et  ceux  dont  ils  sont  témoins 
eux-mêmes  suffisent  à  emporter  leur  conviction.  Quand  ils 
reprennent  le  chemin  de  leur  pays,  Bernard,  devenu  un  apolo- 
giste du  culte  des  statues,  regrette  amèrement  les  lazzi  qu'il  a 
lancés  à  celle  de  sainte  Foy,  qu'il  avait  comparée  avec  irrévé- 
rence «  à  un  simulacre  de  Diane  ou  de  Vénus.  » 

Ce  témoignage  curieux  nous  montre  quelles  traces,  plus 
importantes  qu'on  ne  le  suppose  d'ordinaire,  la  querelle  des 
images  avait  laissées  en  Occident.  Sans  aller  jusqu'à  condamner 
l'art  religieux,  la  plupart  des  clercs  réprouvaient  la  doctrine 
transcendantale  des  images  qui  régnait  chez  les  (irecs  ;  elles  ne 
devaient  avoir,  selon  eux,  que  la  valeur  d'une  commémoration 
ou  d'un  enseignement.  Agobard,  archevêque  de  Lyon,  avait  écrit 
en  825  un  livre  «  contre  la  superstition  de  ceux  qui  croient  qu'il 
faut  rendre  hommage  aux  peintures  et  aux  images  des  saints.  » 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  nous  en  croyons  Bernard  d'Angers,  la  crainte  de  tout  ce  qui 
pouvait  rappeler  l'idolâtrie  avait  fait  condamner  en  particulier 
l'usage  des  statues.  On  pensait  même  que  l'effigie  en  relief 
devait  être  réservée  exclusivement  au  Christ  en  croix.  «  Il  parait 
nuisible  et  absurde,  dit  Bernard,  de  modeler  des  statues  de 
plâtre,  de  bois  ou  de  bronze,  exception  faite  pour  celle  du 
Seigneur  crucifié.  »  Quant  à  des  statues  de  saints,  on  ne  saurait 
les  soufirir  en  «  aucune  manière.  » 

IV 

Telle  est  dans  toute  sa  rigueur  la  doctrine  qui  s'est  formée 
dans  les  pays  du  Nord  pendant  l'époque  carolingienne,  et  qui 
règne  encore  sans  conteste  au  début  du  xi^  siècle.  Les  provinces 
du  Midi,  au  contraire,  se  sont  déjà  engagées  dans  une  autre 
voie  :  aux  yeux  de  leurs  théologiens  le  culte  des  reliques  sert  à 
justifier  celui  des  statues  et,  grâce  à  cette  interprétation  subtile, 
les  Méridionaux,  poussés  par  une  sorte  d'instinct  ethnique,  ont 
pu  satisfaire  leurs  goûts  et  retrouver  le  secret  de  la  statuaire.  Les 
textes  et  les  monumens  que  l'on  peut  attribuer  à  cette  époque 
viennent  d'ailleurs  confirmer  le  témoignage  de  Bernard  d'Angers. 

Il  est  d'abord  remarquable  que  les  plus  anciennes  statues- 
reliquaires,  parvenues  jusqu'à  nous,  appartiennent  surtout  aux 
provinces  du  Massif  central  et  du  midi  de  la  France.  Les  reliques 
de  la  Vierge  ayant  été  particulièrement  recherchées,  il  est  tout 
naturel  que  les  statuettes  de  Vierges  soient  les  plus  répandues. 
Or  la  plupart  proviennent  de  ces  régions  et  elles  ont  entre  elles 
un  air  de  parenté  qui  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  commu- 
nauté de  leur  origine.  Bien  que  beaucoup  de  ces  petits  monu- 
•  mens  datent  du  xii^  siècle  et  même  parfois  d'un  âge  plus  récent, 
elles  n'en  reproduisent  .pas  moins  le  type  traditionnel  de  majesté 
qui  est  celui  de  la  statue  d'or  de  sainte  Foy. 

Plusieurs  de  ces  Vierges  sont  aujourd'hui  dans  des  musées  du 
Nord  :  on  en  trouve  de  beaux  spécimens  au  Louvre  et  au  musée 
de  Cluny,  mais  leur  provenance  méridionale  est  incontestable. 
L'une  d'elles,  originaire  d'une  église  de  Brioude,  appartient 
aujourd'hui  au  musée  archéologique  de  Rouen.  D'autres  sont 
restées  dans  les  sanctuaires  de  leurs  montagnes  où  elles  sont 
toujours  l'objet  d'un  culte  traditionnel;  des  foules  de  pèlerins 
se  pressent  encore  chaque  année  dans  les  Monts  Dores  autour 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  893 

(les  antiques  effigies  de  Notre-Dame  d'Orcival  et  Notre-Dame  de 
Vassivières.  Le  domaine  de  ces  statues-reliquaires  comprend 
exactement  les  départemens  actuels  de  l'Allier  (1),  de  la 
Creuse  (2),  de  la  Gorrèze  (3),  du  Puy-de-Dôme  (4),  du  Cantal  (5), 
de  la  Haute-Loire  (6),  de  l'Aveyron  (7),  c'est-à-dire  la  région  où 
les  avait  découvertes  Bernard  d'Angers;  elles  se  sont  propagées 
cependant  vers  le  Sud,  dans  le  Roussillon  (8)  et  jusqu'en 
Espagne  (9). 

La  plupart  ont  des  dimensions  très  modestes  (0"',40  à  0'",70  de 
hauteur);  elles  sont  taillées  dans  le  chêne  ou  le  noyer,  parfois 
dans  le  même  bloc  que  leur  trône  et  que  l'enfant  assis  sur  leurs 
genoux.  Tantôt,  comme  la  Vierge  de  Brioude,  elles  ont  été  cou- 
vertes de  peinture,  sauf  au  visage  et  aux  mains  (et  c'est  là  peut- 
être  l'explication  de  la  couleur  des  fameuses  vierges  noires)  ; 
tantôt,  au  contraire,  elles  sont,  comme  la  statue  de  sainte  Foy, 
revêtues  de  plaques  de  métal  ornées  de  gemmes.  Toutes  sont 
assises  sur  un  trône  carré,  dont  quatre  colonnettes,  élevées  sur 
un  escabeau,  supportent  le  siège;  les  bras  et  le  dossier,  qui 
s'arrête  aux  épaules,  sont  en  général  garnis  d'arcatures.  Les 
pieds  bien  écartés  et  posés  à  plat  comme  ceux  de  sainte  Foy, 
elles  sont  vêtues  de  la  robe  talaire  dont  les  plis  dessinent  dans 
le  bas  une  série  de  godets  symétriques  ;  par-dessus  est  jeté  un 
voile  qui  couvre  la  tête  en  laissant  voir  quelques  cheveux  par- 
tagés sur  le  front  en  deux  bandeaux  ;  ce  voile  vient  former  sous 
!es  bras  de  longues  manches  pendantes  et  retombe  plus  bas  que 
les  genoux  en  formant  des  plis  parallèles  à  ceux  de  la  robe.  Dans  le 


(1)  -Aloulins.  —  Saint-Germain-des-Fossés.  —  Saint-Léon  (N.-D.  de  Monté- 
roux).  —  Vernouillet.  —  Gusset  (restaurée).  —  Toulon-sur-Ailier  (château  de 
Colombier).  —  Château  de  Montaigûet-Quirielle. 

(2)  Grandbourg  (graniti.  —  Évaux.  —  Saint-Quentin. 

(3)  Beaulieu. 

(4)  Clermont  (Notre-Dame  du  Port,  d'un  type  différent;  vierge  du  couvent  de 
la  Providence;  vierge  du  musée).  —  Chàteauneuf.  —  Marsat.  —  Mailhat  2  sta- 
tuettes de  N.-D  de  la  Montgie).  —  Orcival.  —  Saint-Nectaire  (N.-D.  du  Mont  Cor- 
nadore).  —  Saint-Rémy  de  Chargnat.  —  Heume-l'Église.  —  Grandrif.  —  Saint- 
Gervazy.  —  Vertolaye.  —  Saint-Viclor-.Vlontvialleix. 

(5)  Bredons  (au-dessus  de  Murât).  —  Molompize. 

(6)  Le  Puy  (Vierge  Noire  qui  passait  pour  avoir  été  rapportée  par  saint  Louis, 
détruite  en  1793).  —  Sainte-.Marie  des  Chazes.  —  Saugues.  —  Monistroi  d'Allier. 
—  Sorlhac. 

(7)  Marcillac. 

(8)  N.-D.  de  Thuir.  —  Perpignan.  —  Serrabonne. 

(9)  N.-D.  de  Montserrat.  —  N.-D.  de  los  Reyes.  —  Salamanque  (N.-D.  de  la 
Vega). 


894  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dos  s'ouvre  en  général  la  porte  de  la  petite  armoire  aux  reliques. 

La  tête  droite  et  les  deux  bras  jetés  en  avant,  elles  soutien- 
nent de  leurs  mains  trop  longues  l'Enfant  Jésus  qui  est  assis 
bien  au  milieu  entre  les  deux  genoux.  C'est  en  vain  que  dans 
ce  Christ  de  majesté,  couvert  de  draperies  antiques,  bénissant 
les  hommes  d'une  main  et  portant  de  l'autre  le  livre  des  Evan- 
giles, on  chercherait  le  moindre  caractère  enfantin.  Il  est  trop 
visible  que  la  gravité  et  la  rigidité  même  de  cette  attitude  n'ont 
rien  à  voir  avec  l'émotion  touchante  qu'éveillent  les  gestes  ma- 
ternels de  certaines  madones.  Le  type  de  la  Vierge  de  majesté 
est  une  conception  enfantée  par  le  cerveau  d'un  théologien. 
Marie  y  est  considérée,  non  comme  la  jeune  mère  qui  veille  sur 
son  enfant,  mais  comme  le  trône  de  Dieu,  le  siège  de  la  sagesse 
divine,  expressions  qui  reviennent  si  souvent  dans  le  langage 
mystique  de  tous  les  temps.  «  Ses  mains,  dit  saint  Jean  Damas- 
cène  dans  une  homélie,  ses  mains  porteront  l'Eternel,  et  ses 
genoux  seront  un  trône  plus  sublime  que  les  chérubins  (i).  » 
Il  semble  que  la  statue  de  la  Vierge  de  majesté  ne  soit  que  la 
réalisation  concrète  de  cette  figure. 

Cette  conception  porte  bien  la  marque  de  l'époque  du  grand 
développement  théologique  qui  suivit  le  Concile  d'Éphèse  oii  fut 
proclamée  en  431  la  maternité  divine  de  Marie.  C'est  à  partir  du 
V  siècle  en  effet  que  le  type  de  la  Vierge  de  majesté  devient 
banal  dans  l'art  chrétien.  C'est  celui  des  madones  qui  figurent 
dans  la  scène  de  l'Adoration  des  Mages,  ou  entourées  de  dona- 
teurs, comme  sur  une  fresque  du  cimetière  de  Domitilla,  sur  le 
bas-relief  de  la  basilique  de  Damous-el-Karita  à  Carthage,  sur 
des  briques  estampées  trouvées  au  même  endroit,  sur  l'ambon 
de  Salonique  au  musée  de  Constantinople,  sur  plusieurs  sarco- 
phages romains,  sur  les  mosaïques  de  Saint-Apollinaire  le  Neuf 
de  Ravenne  ou  de  Parenzo  en  Istrie,  sur  la  fresque  de  la  basi- 
lique du  cimetière  de  Commodilla.  Ces  monumens  s'échelon- 
nent entre  le  iv'^  et  le  vi®  siècle;  on  y  trouve  des  formes  variées 
de  sièges,  depuis  le  fauteuil  de  vannerie  à  haut  dossier  jus- 
qu'au trône  impérial  garni  de  riches  coussins,  avec  des  montans 
tout  constellés  de  pierreries.  Mais  ce  qui  est  invariable,  c'est 
l'attitude  rigide,  rituelle  pour  ainsi  dire,  de  la  Mère  et  de 
l'Enfant.    Ce  groupe  de  madones  se  distingue  essentiellement 

(1)  Patrologie  grecque,  t.  96,  076 


LES    ORIGIiNES    DE    LA    SCULPTURE    nOMA^E.  895 

des  Vierges  d'inspiration  naturaliste  que  l'on  rencontre  dans  l'art 
chrétien  dès  les  premiers  siècles. 

Les  antiques  imagiers  qui  taillèrent  au  x°  siècle  les  pre- 
mières statues-reliquaires  de  la  Vierge  ne  peuvent  donc  être 
considérés  comme  les  créateurs  du  type  qu'ils  reproduisirent 
ainsi.  Mais  ce  qu'il  y  eut  de  vraiment  nouveau  dans  leur  œuvre, 
ce  fut  l'interprétation  dans  l'espace  d'un  motif  qui  n'avait  été 
traité  jusque-là  qu'en  bas-relief  ou  en  peinture.  C'est  par  là 
■qu'ils  firent  preuve  d'un  véritable  esprit  d'invention  :  réagissant 
d'instinct  contre  l'idéal  décoratif  importé  d'Orient,  ils  retrou- 
vèrent la  statuaire  et  engagèrent  ainsi  le  développement  de  l'art 
religieux  dans  des  voies  nouvelles.  Peut-être  les  modèles  leur 
furent-ils  fournis  par  des  étoiles  précieuses.  Des  spécimens 
•de  tissus  attribués  à  l'époque  carolingienne  sont  couverts  d'une 
série  ininterrompue  de  Vierges  de  majesté  (1).  Peut-être  s'inspi- 
rèrent-ils de  quelque  bas-relief  ou  de  quelque  ivoire.  Quoi  qu'il 
■en  soit,  ils  eurent  le  mérite  de  traduire  à  l'aide  du  modelage 
un  motif  qu'ils  ne  pouvaient  connaître  que  par  un  dessin  li- 
néaire et,  quelque  barbares  que  nous  paraissent  aujourd'hui  ces 
figures,  dont  le  regard  fixe  et  les  draperies  rigides  éveillent  tout 
naturellement  l'idée  de  statues  bouddhiques,  elles  n'en  furent 
pas  moins  le  point  de  départ  d'une  révolution  artistique. 

Par  une  coïncidence  remarquable  en  effet,  les  plus  anciens 
spécimens  de  sculpture  monumentale  que  l'on  puisse  dater 
d'une  manière  certaine  appartiennent  au  midi  de  la  France.  Il 
suffit  de  rappeler  des  œuvres  comme  le  linteau  de  Saint-Genis- 
des-Fontaines  (Roussillon),  daté  par  une  inscription  de  la  vingt- 
quatrième  année  du  règne  de  Robert  le  Pieux  (1021),  et  qui  est 
un  essai  barbare  de  grande  composition,  avec  un  Christ  de  ma- 
jesté au  milieu  des  apôtres;  comme  les  statues  d'apôtres  adossées 
aux  piliers  du  cloitre  de  Moissac  ou  les  plaques  sculptées  du 
déambulatoire  de  Saint-Sernin  de  Toulouse,  qui  sont  antérieures 
à  1100.  Le  relief  y  est  encore  très  faible,  la  science  des  propor- 
tions et  des  draperies  y  parait  enfantine,  mais  les  rapports  que 
présentent  ces  œuvres  avec  les  statues-reliquaires  sont  incontes- 
tables. 

Il  est  impossible,  par  exemple,  de  ne  pas  saisir  l'air  de  pa- 
renté  qui  relie  les  madones-reliquaires    au  Christ  de   majesté 

(1)  Dupont-Auberville,  l'Ornement  des  tissus,  Paris,  1817,  p.  19. 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  déambulatoire  de  Saint-Sernin.  C'est  le  même  visage  re'gu- 
lier  et  sans  expression  :  c'est  la  même  simplification  des  plis  qui 
forment  des  lignes  parallèles  et  peu  accentue'es,  comme  si  le 
vêtement  était  collé  au  corps;  c'est  la  même  attitude  et  la  même 
expression  d'hiératisme.  De  même  il  y  a  des  ressemblances  évi- 
dentes entre  les  statues  de  saints  adossées  au  portail  de  l'église 
Saint-Just  de  Valcabrère  (Haute-Garonne)  et  certains  bustes- 
reliquaires  de  bois,  tels  que  le  saint  Baudime  du  trésor  de  Saint- 
Nectaire  (Puy-de-Dôme)  ou  le  saint  Chaffre  de  l'église  du 
Monastier  (Haute-Loire).  Avec  leurs  cheveux  bouclés  et  ondulés 
sur  le  front,  par  la  fixité  de  leur  regard,  les  statues  de  Valca- 
brère ressemblent  à  des  agrandissemens  en  pierre  des  bustes- 
reliquaires  de  saints. 

C'est  à  l'Auvergne  qu'appartient  aussi  le  moine-sculpteur  de 
la  Chaise-Dieu,  Guinamond,  dont  la  réputation  était  telle  qu'il 
fut  chargé  en  1077  par  le  chapitre  de  Périgueux  d'exécuter  le 
tombeau  de  saint  Front.  Enfin  c'est  à  l'atelier  toulousain  que 
l'on  doit  les  premières  manifestations  d'une  sculpture  moins 
barbare.  Gilabert,  qui  sculpta  deux  des  apôtres  de  l'ancienne 
porte  de  Saint-Etienne  de  Toulouse  et  qui  a  transmis  son  nom 
avec  orgueil  à  la  postérité,  peut  être  regardé  comme  un  des 
créateurs  du  naturalisme.  Tous  ces  faits  montrent  bien  que  ce 
fut  dans  le  midi  de  la  France  que  la  statuaire  et  la  sculpture 
monumentale  reparurent  tout  d'abord. 

L'examen  des  conditions  dans  lesquelles  s'est  développée  la 
sculpture  dans  les  pays  du  Nord  entre  le  viii^  et  le  xii"  siècle 
vient  confirmer  cette  conclusion.  Il  serait  certainement  trop 
absolu  de  soutenir  que  le  relief  y  fut  complètement  abandonné 
pendant  cette  période.  Nous  savons  par  Bernard  d'Angers  que 
les  crucifix  en  relief  y  étaient  en  usage.  Il  est  même  possible  que 
certains  ateliers  aient  exécuté  des  statuettes  de  métal  de  petite 
dimension,  mais  sans  aucun  caractère  religieux.  Tout  le  monde 
connaît  la  curieuse  statuette  de  bronze  du  musée  Carnavalet 
qui  provient  du  trésor  de  la  cathédrale  de  Metz  et  passe  pour  re- 
}>résenter  Charlemagne.  Bien  que  l'on  ait  voulu  en  faire  une 
œuvre  de  la  Renaissance,  la  ressemblance  qu'elle  présente  avec 
les  effigies  princières  des  miniatures  carolingiennes  ou  avec  la 
fameuse  mosaïque  de  Saint-Jean  de  Latran  semble  bien  la 
dater  du  ix^  siècle.  Quelques  fragmens  du  décor  de  la  basilique 
d'Aix-la-Chapelle,  les  mufles  de  lion  qui  décorent  les  portes  de 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  897 

la  chapelle  Palatine  et  la  balustrade  du  triforium  orne'e  de  croix 
symétriques,  analogues  à  celles  du  fauteuil  de  la  statue  de  sainte 
Foy,  prouvent  qu'il  existait  un  atelier  de  fondeurs  à  la  cour  de 
Gharlemagne. 

Les  traditions  de  cet  atelier  paraissent  même  s'être  perpé- 
tuées dans  certains  monastères  saxons,  comme  le  prouvent  les 
curieuses  portes  de  bronze  de  la  cathédrale  d'Augsbourg  ou  la 
colonne,  imitée  de  la  colonne  Trajane,  de  Bernward,  évêque 
d'Hildesheim  au  xi®  siècle.  Il  en  fut  de  même  de  l'orfèvrerie  en 
relief.  Sur  un  autel  portatif,  dont  la  table  est  faite  d'une  plaque 
de  verre  antique,  Egbert,  archevêque  de  Trêves  (977-993),  fit 
représenter  en  relief  le  pied  de  saint  André,  chaussé  d'une  san- 
dale dont  l'ornementation  de  gemmes  présente  les  plus  grands 
rapports  avec  celle  des  chaussures  de  sainte  Foy.  Il  est  inutile 
de  rappeler  aussi  le  magnifique  autel  de  Bàle  conservé  au  mu- 
sée de  Cluny  et  exécuté  pour  l'empereur  Henri  II  (1002-1024). 
A  une  autre  extrémité  de  l'Europe,  Salomon,  roi  des  Bretons, 
dans  une  lettre  adressée  en  869  au  pape  Hadrien  II,  lui 
annonce  l'envoi  en  offrande  d'une  statue  d'or  qui  représentait  le 
Pape  lui-même  monté  sur  une  mule  et  qui  valait  <(  200  sous 
d'or  (1).  » 

Il  n'y  a  rien  dans  ces  faits  isolés  qui  soit  comparable  au  dé- 
veloppement de  la  statuaire  religieuse  du  Midi.  Les  détails 
abondans  que  l'on  trouve  dans  les  chroniques  sur  les  trésors 
des  églises,  l'ornementation  des  autels,  la  translation  des  re- 
liques, ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard.  Ils  démontrent  que 
les  populations  du  Nord  sont  restées  fidèles  à  l'usage  d'enfermer 
les  reliques  dans  des  chasses.  En  864  par  exemple,  le  chef  de 
saint  Riquier  est  transféré  <(  d'une  châsse  de  bois  dans  une 
châsse  d'argent  ornée  d'or  et  de  pierres  précieuses,  »  et  des 
châsses  du  même  genre  ornaient  les  30  autels  des  4  églises  de  la 
colonie  monastique  dont  il  était  le  patron  (2). 

De  même  dans  les  détails  qu'Helgaud  nous  donne  sur  l'orne- 
mentation offerte  par  Robert  le  Pieux  à  Saint-Aignan  d'Orléans, 
il  n'est  question  que  de  châsses  ou  de  tables  d'autels  ornées  de 
pierres  précieuses.  Le  moine  Théophile  qui  vivait  au  xi^  siècle  a 
écrit  une  véritable  encyclopédie  technique  dans  laquelle  il 
passe  en  revue  tous  les  arts  qui  peuvent  concourir  à  la  décoration 

(1)  Dom  Bouquet,  H.  F.  VII,  59ô. 

(2)  Hariulph,  Chronique  de  Saint-Riquier,  éd.  Lot,  p.  120. 

TOME  X.  —  1912.  •  t;7 


898  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  église,  la  peinture,  la  verrerie,  les  arts  du  métal  :  il  est 
remarquable  que  la  sculpture  n'y  soit  même  pas  mentionnée. 

Lorsque  de  saintes  images  étaient  exposées  au-dessus  des 
autels  dédiés  à  la  Vierge  ou  aux  saints,  elles  consistaient  tou- 
jours en  peintures  ou  en  reliefs  d'orfèvrerie.  Tous  les  textes  que 
nous  possédons  permettent  d'établir  une  distinction  fondamen- 
tale entre  l'usage  suivi  au  même  moment  dans  les  provinces  du 
Nord  et  celles  du  Midi.  Ce  fut  sans  doute  sous  un  bas-relief  ou 
une  peinture  qu'Hincmar,  archevêque  de  Reims  (845-882),  fit 
inscrire  un  distique  de  sa  composition  en  l'honneur  de  la 
Vierge  (1).  De  même  le  Christ  de  majesté  entre  saint  Pierre  et 
saint  Paul,  placé,  au  début  du  xi®  siècle,  au-dessus  du  tombeau 
de^saint  Vanne,  par  l'abbé  Richard,  devait  être  une  gravure  au 
trait  ou  une  œuvre  de  métal  repoussé  (2). 

Il  est  vrai  que  l'on  trouve,  dans  certains  sanctuaires  du  nord 
de  la  France  et  de  Belgique,  des  statues  archaïques  de  Vierges 
très  vénérées  qui  ressemblent  aux  statues-reliquaires  du  Midi. 
Mais  lorsqu'on  étudie  les  légendes  qui  sont  le  point  de  départ 
de  ce  culte,  on  voit  qu'elles  ne  remontent  pas  plus  haut  que  le 
XII®  ou  le  xiii^  siècle,  comme  celle  de  Notre-Dame  de  Laval, 
près  de  Montbrison,  que  l'on  croit  avoir  été  rapportée  d'Orient 
par  saint  Louis,  ou  celle  de  Notre-Dame  de  Liesse  (arrondisse- 
ment de  Laon),  venue  aussi  de  Syrie  en  1134.  Quant  à  la  célèbre 
statue  de  Chartres,  détruite  en  1793,  et  qui  passait  pour  avoir 
été  taillée  par  les  druides  dans  un  tronc  d'arbre,  il  est  évident 
que  sa  légende  même  exclut  l'hypothèse  d'une  statue-reliquaire, 
bien  que  le  type  qui  nous  en  a  été  conservé  soit  bien  celui  d'une 
Vierge  de  majesté.  Il  Qst  bon  d'ailleurs  de  remarquer  que  l'éton- 
nement  témoigné  par  Bernard,  écolier  de  Chartres,  en  1013 
devant  les  statues  méridionales,  rend  l'existence  de  cette  ma- 
done au  xi°  siècle  fort  douteuse.  Si  elle  eût  été  alors  à  Chartres 
l'objet  d'un  culte,  on  ne  s'expliquerait  pas  que  Bernard  n'eût 
pas  eu  l'idée  de  la  rapprocher- des  œuvres  analogues  du  Midi. 
Bien  plus,  l'existence  à  Chartres  de  reliques  insignes  de  la  Vierge 
et  en  particulier  du  fameux  ((  Voile  »  est  certaine  depuis  la  fin 
du  IX®  siècle;  or,  jusqu'à  la  Révolution,  ce  voile  fut  toujours 
conservé  dans  une  châsse,  et  c'est  devant  cette  châsse,  et  non 
devant  la  statue  qu'ont  lieu   les  faits  racontés  dans  les  anciens 

(1)  Flodoard,  Palrolotjie  latine,  t.  135,  144. 

(2)  Monumenta  Germaniœ.  Scriptores,  VIII,  373-375. 


LES    ORIGINES    DE   LA    SCULPTURE    ROMANE.  899 

recueils  de  «  Miracles  de  Notre-Dame  do  Chartres  (1).  »  On  peut 
donc  affirmer  qu'aux  environs  de  l'an  mille,  l'usage  des  statues- 
reliquaires  était  entièrement  inconnu  dans  le  nord  de  la  France. 

En  était-il  de  même  de  la  sculpture  monumentale  .^^  En  1035, 
Gérard, archevêque  de  Cambrai,  tint  à  Arras  un  concile  dirigé 
contre  une  secte  de  manichéens  qui  attaquaient  l'usage  des 
images  dans  les  églises.  Dans  la  profession  de  foi  qu'il  oppose  à 
ses  adversaires,  il  est  question  des  «  linéamens  de  la  peinture  » 
qui  permettent  aux  illettrés  de  contempler  le  Christ  et  les 
saints  (2)  :  la  sculpture  n'est  pas  mentionnée  et  nous  avons  par 
là  une  preuve  certaine  qu'elle  ne  tenait  pas  encore  une  place 
très  importante  dans  l'ornementation  iconographique  des  églises. 

Faut-il  croire  cependant,  comme  vient  de  le  soutenir 
M.  Marignan  (3),  que  son  rôle  ait  été  entièrement  nul  et  que 
même  les  chapiteaux  historiés  n'apparaissent  pas  dans  les 
églises  ((  avant  le  dernier  tiers  du  xii'^  siècle  .^  »  Des  faits  nom- 
breux, nous  l'avons  vu,  démentent  cette  théorie  pour  le  Midi. 
Le  Nord  lui-même  a  connu,  avant  le  xii°  siècle,  des  rudimens  de 
sculpture  monumentale.  Flodoard  cite  l'inscription  qui  accom- 
pagnait les  effigies  de  Louis  le  Pieux  et  d'Etienne  III  au  portail 
de  la  cathédrale  de  Reims,  sculpté  sous  l'épiscopat  d'Ebbon 
(816-827).  La  vérité  est  que  la  sculpture  employée  dans  l'orne- 
mentation des  édifices  du  Nord,  s'inspirait  surtout  de  la  for- 
mule décorative.  Des  chapiteaux  couverts  de  feuillage  en  méplat 
ou  d'ornemens  géométriques,  des  têtes  décoratives,  des  animaux 
réels  ou  fantastiques,  voilà  ce  qu'on  devait  voir  surtout  dans  les 
églises  du  Nord  avant  le  xii^  siècle.  Tel  est  par  exemple  le 
caractère  des  chapiteaux  si  barbares  qui  furent  sculptés  par 
Hunald  entre  1016  et  1018  dans  la  crypte  de  Saint-Bénigne  de 
Dijon;  les  faces  de  leurs  corbeilles  sont  ornées  d'oiseaux  à  gros 
bec,  de  têtes  fantastiques,  de  torsades,  d'entrelacs. 

Un  essai  de  décor  iconographique  apparaît  même  sur  les 
chapiteaux  de  Saint-Germain-des-Prés  conservés  au  palais  des 
Thermes,  où  l'on  peut  voir  un  Christ  de  majesté  entouré 
d'anges.  Toutes  ces  figures  d'un  style  très  barbare  montrent 
que  la  sculpture  monumentale    n'était    pas    inconnue  dans  le 

(1)  Thomas,  les  Miracles  de  N.-D.  de   Chartres.  (Biblioth.  École   des  Chartes, 
1881,  509). 

(2)  Patrologie  latine,  t.  142,  ch.  xiii-xiv. 

(3)  Les  Méthodes  dupasse  dans  l'Archéologie^  Paris,  1911,  p.  58  et  "7. 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Nord  dès  le  début  du  xi^  siècle,  mais  elle  y  était  restée  engagée 
dans  les  voies  de  l'art  décoratif  venu  d'Orient  à  la  fin  de  l'anti- 
quité. Les  sculpteurs  septentrionaux  n'eurent  véritablement  la 
notion  du  relief  que  lorsqu'ils  eurent  été  initiés  à  leur  tour 
aux  méthodes  de  la  statuaire  méridionale. 

Dès  le  milieu  du  xi*^  siècle  les  rapports  de  tout  genre  qui 
s'établirent  entre  le  Nord  et  le  Midi  rendirent  cette  pénétration 
possible.  Les  pèlerinages  tels  que  ceux  de  Bernard  d'Angers, 
qui  fit  trois  fois  le  voyage  de  Conques  et  vint  aussi  à  Notre- 
Dame  du  Puy,  eurent  sans  doute  sur  ce  mouvement  une 
influence  décisive.  L'écolier  de  Chartres  nous  raconte  lui-même 
les  efforts  qu'il  fit  à  son  retour  dans  le  Nord  pour  répandre 
autour  de  lui  le  culte  de  sainte  Foy.  Il  n'est  pas  interdit  de 
supposer  que  l'usage  des  statues-reliquaires  pénétra  dans  le 
Nord  par  cette  voie,  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  l'y  trouver 
implanté  dès  la  fin  du  xi®  siècle.  C'est  évidemment  au  cou 
d'une  statue  de  la  Vierge  que  la  comtesse  Godiva  de  Malmes- 
bury  suspend  le  collier  de  pierres  précieuses  dont  parle  son 
chroniqueur  (1).  Une  Vierge  de  majesté  en  bois  peint,  du  début 
du  xn*'  siècle,  est  conservée  à  Gassicourt  (Seine-et-Oise).  Des 
statues  du  même  genre  et  de  la  même  époque  existent  à  Foy  et 
à  Scherpenheuvel  en  Belgique,  à  Maria-Zell  en  Allemagne.  La 
fameuse  madone  de  la  crypte  chartraine,  reproduite  sur  le 
tympan  Sud  du  Portail  Royal,  parait  avoir  été  aussi  créée  au 
même  moment.  Grâce  aux  colonies  de  Cisterciens,  ces  statues 
pénétrèrent  jusque  dans  les  pays  Scandinaves.  On  a  pu  en  voir 
à  l'exposition  d'art  religieux  tenue  à  Strangnâs  (Suède)  en  1910 
un  certain  nombre  d'exemplaires  (2).  Enfin,  cette  représentation 
de  la  Madone  fut  accueillie  dans  le  Nord  avec  une  telle  faveur, 
qu'elle  servit  parfois  à  orner  les  chapiteaux  et  devint  un  motif 
courant  sur  les  tympans  des  portails. 

En  même  temps  que  l'usage  des  statues-reliquaires  la 
sculpture  monumentale  pénétrait  dans  les  principales  écoles 
provinciales  du  Nord  ;  au  Midi  elle  franchissait  les  Alpes  et  les 
Pyrénées  et  par  delà  la  Méditerranée  on  retrouve  ses  œuvres 
dans  les  monumens  élevés  par  les  croisés  en  Syrie  et  dans  l'ile  de 
Chypre.  A  la  fin  du  xii®  siècle,  l'évolution  était  terminée.  Tandis 
que  l'ancienne  formule  décorative  allait  continuera  régner  dans 

(1)  Guill.  de  Malmesbury,  Rolls  Séries,  t.  52,  p.  311. 

(2)  Revue  de  l'Art  chrélien,  1911,  p.  293. 


LES    ORIGINES    DE    LA    SCULPTURE    ROMANE.  901 

l'art  byzantin  et  dans  l'artarabe,  l'Occident  était  conquis  pour  tou- 
jours à  la  statuaire.  C'est  l'ëpoque  où  les  provinces  du  Nord  pren- 
nent à  leur  tour  la  direction  du  mouvement  artistique  :  c'est  alors 
que  le  frère  Martin  sculpte  l'admirable  tombeau  de  saint  Lazare 
d'Autun  et  que  «  le  maître  des  deux  Madones  »  embellit  le 
portail  royal  de  Chartres  et  le  portail  Sainte-Anne  de  Paris.  Au 
même  moment,  la  statuaire  prend  une  place  prépondérante  dans 
l'ornementation  des  églises  et  produit  les  ensembles  des  grands 
portails  de  Chartres,  Saint-Denis,  Sentis,  Bourges,  etc.  Sans 
doute  son  épanouissement,  si  magnifique  qu'il  fût,  laissa 
subsister  tout  d'abord  les  anciens  procédés  de  sculpture  déco- 
rative. L'art  roman  continue  à  user  en  plein  xii^  siècle  de  la 
sculpture  à  jour,  de  la  sculpture-broderie,  de  la  sculpture 
champlevée  ;  il  reste  longtemps  fidèle  aux  motifs  stylisés, 
feuillages  et  animaux  irréels,  qu'il  devait  à  l'art  oriental.  Mais, 
avec  ces  élémens  qui  représentent  le  passé,  coexiste  désormais 
un  élément  nouveau  qui  est  la  sculpture  dans  l'espace.  Pour 
la  première  fois  depuis  la  fin  de  l'antiquité  on  recommence  à 
décorer  les  édifices  avec  des  statues,  et,  pour  assurer  à  cet  art 
un  avenir  illimité,  il  ne  restait  plus  qu'un  pas  à  faire:  en  aban- 
donnant la  copie  des  œuvres  du  passé  pour  le  modèle  vivant, 
en  remplaçant  les  draperies  irréelles  par  la  reproduction  exacte 
du  costume  de  leurs  contemporains,  les  maîtres  gothiques  enga- 
gèrent l'art  dans  les  voies  du  naturalisme  d'où  il  était  sorti 
depuis  huit  cents  ans. 

Les  destins  de  la  sculpture  occidentale  étaient  ainsi  fixés, 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  les  débuts  modestes  qui  rendirent 
possible  sa  brillante  évolution.  L'histoire  doit  rendre  justice  à 
ces  moines  obscurs  des  montagnes  d'Auvergne  et  du  Rouergue 
qui,  désireux  de  propager  le  culte  de  leurs  reliques,  réinven- 
tèrent avec  l'audace  de  la  jeunesse  le  procédé  du  modelage  dans 
l'espace.  Ce  n'est  pas  trop  de  dire  que  leurs  œuvres,  d'une 
saveur  toute  barbare,  se  présentent  au  début  de  l'histoire  de 
notre  sculpture  comme  les  statues  taillées  dans  des  troncs 
d'arbre,  comme  les  ((  xoana  »  à  l'aurore  des  temps  helléniques. 

Louis  Bréhier. 


LA  FALSIFICATION  DES  AllMENS 


DE 


PREMIERE  NECESSITE 


(1) 


Voilà  un  sujet  très  ancien  et  pourtant  toujours  actuel;  très 
complexe  en  apparence,  et  cependant  assez  simple  au  fond; 
e'puisé  et  toutefois  encore  original  et  nouveau.  C'est  ce  que  nous 
tâctierons  de  faire  ressortir  dans  le  présent  travail  dont  les  élé- 
mens  ont  été  empruntés  au  fonds  inépuisable  du  double  recueil 
dont  le  nom  suit  le  titre  et  dans  lequel  la  question  est  périodi- 
quement approfondie  au  point  de  vue  scientifique  {Annales)  et 
légal  {Bulletin).  Mais,  simple  vulgarisateur,  sans  faire  œuvre 
de  technicien  ni  de  légiste,  nous  n'examinerons  les  questions 
qu'autant  que  nous  les  jugerons  intéressantes  à  exposer.  Dieu 
merci!  même  après  cette  sévère  restriction,  le  champ  à  explorer 
restera  encore  assez  vaste. 

Prévenons  d'abord  le  lecteur  que  nous  n'imiterons  point  la 
minutie  des  auteurs  compétens  qui  distinguent  la  fraude,  four- 
berie étrangère  au  produit,  question  ((  surtout  »  commerciale, 
tenant  surtout  h  l'apposition  d'une  étiquette  mensongère,  de  la 
«  falsification,  »  laquelle  constitue  une  tromperie  sur  le  produit 
lui-même  par  incorporation  de  matières  étrangères.  A  dire  vrai, 
cette  seconde  face  du  sujet  rentre  mieux  dans  notre  plan. 

(1)  Annales  des  falsifications.  —  Bulletin  international  de  la  répression   des 
fraudes  alimentaires.  —  Passim. 


LA    FALSIFICATION    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITE.    1)03 


1 

Fraude  ou  falsification,  pour  que  la  pratique  déloyale  soit 
constatée,  il  faut  ou  que  le  plaignant  lésé  apporte  l'échantillon 
suspect,  pour  l'examen,  à  un  laboratoire  agréé,  ou  que  des  au- 
torités compétentes  procèdent  chez  qui  de  droit  à  des  saisies 
ou  inspections.  M.  Gurtel,  directeur  de  la  station  œnologique  et 
agronomique  de  Dijon,  nous  apprend  que  la  première  descente 
de  ce  genre,  narrée  par  Suétone,  eut  lieu  sous  l'empereur 
Claude,  dans  les  établissemens  de  Rome  nommés  ca/da,  rn])- 
pelant  exactement  nos  cafés  actuels,  car  il  n'y  a  rien  de  nou- 
veau sous  le  soleil.  On  y  consommait  du  vin  chaud,  sans 
doute  épicé,  que  les  «  mastroquets  »  du  premier  siècle  avaient 
peu  à  peu  remplacé  par  de  l'eau  tiède  aromatisée.  Les  consom- 
mateurs se  plaignirent,  mais  il  est  douteux  que  cet  affadisse- 
ment plus  hygiénique  qu'honnête  ait  définitivement  cessé  pour 
cela. 

Le  moyen  âge  pratiquait  beaucoup  la  réglementation,  et  des 
inspecteurs,  sinon  chimistes,  du  moins  bons  dégustateurs  et 
excellens  techniciens,  examinaient  sévèrement  les  denrées  et 
surtout  les  boissons  offertes  au  public.  Si  on  épluche  avec  mi- 
nutie, sans  parti  pris,  ces  antiques  statuts,  on  les  trouve  pleins  de 
sagesse.  Quant  aux  temps  modernes,  ils  ne  le  cèdent  en  rien  à 
la  période  précédente,  car  sous  la  Régence  on  no  crée  pas  moins 
de  200  offices  d'inspecteurs  des  marchés  à  Paris.  A  ce  sujet, 
certains  historiens  superficiels  ne  manqueront  pas  de  gémir 
sur  cette  profusion  de  places  médiocrement  utiles.  Soit!  mais 
le  fonctionnarisme  d'aujourd'hui.»^... 

Jouisseat  à  l'heure  actuelle  du  droit  de  prélèvement  les 
commissaires  de  police,  les  agens  spéciaux  tant  départemen- 
taux que  municipaux,  les  employés  assermentés  des  syndicats, 
les  commissaires  spéciaux  et  enfin  les  vétérinaires.  Ces  saisies, 
d'après  la  loi  en  vigueur  qui  a  élargi  sensiblement  les  anciens 
usages,  peuvent  s'opérer  non  seulement  aux  étalages  des  maga- 
sins, non  seulement  dans  les  recoins  les  plus  reculés  des 
arrière-boutiques  ou  des  dépôts,  mais,  s'il  s'agit  de  vins,  dans  les 
chais  du  propriétaire  non  négociant,  pourvu  cependant  qu'on 
s'attaque  à  des  produits  destinés  à  être  mis  en  vente. 

En  pareil   cas,  le   propriétaire,    le    négociant,    le    débitant 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfin  n'ont  qu'à  s'incliner.  Un  cas  assez  curieux  se  présente 
toutefois.  Supposons  qu'un  garçon  laitier,  qui  ne  se  sent  pas 
la  conscience  nette,  voie  déboucher  devant  lui,  à  Paris  par 
exemple,  un  des  deux  mille  inspecteurs  chargés  de  glaner  les 
échantillons  suspects.  Il  avait  jadis  une  ressource  suprême  : 
celle  de  faire  un  beau  geste,  à  la  fois  heureux  et  maladroit,  et 
d'envoyer  son  lait  trop  mouillé  se  précipiter  en  blanche  cascade 
dans  le  ruisseau.  Du  moment  qu'il  n'y  avait  ni  violence,  ni 
outrage  aux  agens,  la  loi  du  l^"'  août  4903  ne  prévoyait  pas  de 
pénalité.  Mais  un  jugement  du  tribunal  de  la  Seine  est  inter- 
venu qui  a  déclaré  illicite  le  fait  d'avoir  empêché  le  prélèvement 
d'un  échantillon  par  les  agens  compétens. 

Cet  échantillon,  bien  entendu,  doit  être  recueilli  en  qua- 
druple exemplaire,  numéroté  et  cacheté.  De  ces  quatre  exem- 
plaires, un  seul,  désigné  simplement  par  son  numéro  d'ordre, 
est  analysé  immédiatement;  les  trois  autres  sont  mis  en  réserve 
pour  le  cas  seulement  où  cet  examen  préliminaire  ferait  classer 
la  denrée  comme  suspecte. 

Une  précaution  essentielle  veut  que  les  agens  se  procurent, 
en  sus  de  la  marchandise  incriminée,  un  ou  plusieurs  échan- 
tillons de  comparaison  purs,  authentiques  et  de  même  prove- 
nance. Il  est  clair  que,  sans  cette  précaution,  l'on  serait  amené 
à  des  conclusions  bizarres.  Quoique  n'ayant  pas  quitté  encore 
les  généralités,  prenons  un  exemple  :  un  bon  vin  blanc  sec  du 
Bas-Languedoc,  bien  que  coupé  d'un  quart  d'eau,  restera 
encore  plus  généreux  en  apparence  qu'un  petit  chablis  des  plus 
loyaux.  Cependant,  dans  le  premier  échantillon,  la  fraude  éclate 
aux  yeux.  La  règle  moderne,  en  fait  de  sophistication  ou  de 
dol,  est  de  ne  rapprocher  que  ce  qui  est  de  même  ordre, 
comme  en  mathématiques  on  ne  compare  entre  elles  que  des 
grandeurs  de  nature  semblable. 

Les  laboratoires  qui  procèdent  aux  analyses  des  70  000  échan- 
tillons présentés  annuellement  sont  au  nombre  de  quarante 
répartis  sur  toute  la  France.  Mentionnons  d'abord  le  labora- 
toire central  de  la  rue  de  Bourgogne,  à  Paris,  puis  les  labora- 
toires u  municipaux  »  d'Amiens,  Brest,  Glermont,  Grenoble,  le 
Havre,  Lézignan  (Aude),  Lille,  Nice,  Nimes,  Reims,  Rennes, 
Rodez,  Rouen,  Saint-Étienne,  Saintes,  Toulon  et  Toulouse.  Les 
mêmes  services  sont  rendus  par  des  établissemens  qualifiés  de 
((  départementaux  »  à  Marseille  et  à  Poitiers,  par  le  laboratoire 


LA    FALSIFICATION    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NECESSITE.     905 

«  départemental  d'agriculture  »  à  Tours,  par  les  stations  agro- 
nomiques »  qui  fonctionnent  à  Arras,  Auxerre,  Besançon,  Blois, 
Chartres,  Nancy,  Nantes.  Chàteauroux  compte  à  la  fois  comme 
station  agronomique  et  laboratoire  municipal.  Travaillent  en- 
core à  la  même  œuvre  1'  ((  Institut  pomologique  »  de  Gaen,  les 
«  stations  œnologiques  »  de  Bordeaux,  Beaune,  Montpellier, 
r  ((  Institut  oenologique  »  de  Bourgogne  à  Dijon.  Les  titres 
varient  beaucoup,  comme  l'on  voit,  et  nous  n'en  avons  pas 
fini,  car  les  laboratoires  douaniers  qui  se  rattachent  au  minis- 
tère des  Finances  :  Port-Vendres  à  l'Est  des  Pyre'nées,Bayonne  à 
l'Ouest,  s'occupent  aussi  de  la  répression  des  fraudes  alimen- 
taires. De  chacun  de  ces  laboratoires  dépend  un  ressort  territo- 
rial avec  des  anomalies  assez  curieuses.  Pourquoi  choisir  Lézi- 
gnan,  simple  chef-lieu  de  canton  de  cinq  ou  six  mille  âmes  plutôt 
que  Narbonne  ou  Carcassonne.^  Orléans  est  sacrifié  à  Auxerre, 
Bourges  à  Chàteauroux,  Saintes  ne  fonctionne  pas  sur  toute  la 
Charente-Inférieure,  mais  La  Rochelle  se  rattache  à  Bordeaux 
qui,  avec  Dijon  et  Toulouse,  jouit  d'un  ressort  très  étendu. 

Qu'on  ne  s'attende  pas  à  nous  voir  procéder  ici  à  une  fasti- 
dieuse énumération  de  personnel;  nous  ne  discuterons  pas  non 
plus  pour  savoir  s'il  est  trop  ou  pas  assez  nombreux,  bien  ou 
mal  payé.  En  tout  cas,  il  n'est  pas  exclusivement  masculin,  car, 
à  Paris  du  moins,  il  compte  quelques  dames  dactylographes  et 
à  Grenoble,  il  y  a  peu  d'années  de  cela,  une  jeune  personne 
prêtait  son  concours  aux  analyses. 

Quelles  études  préliminaires  doit  entreprendre  le  futur 
attaché  à  un  laboratoire  de  répression  de  fraudes,  car  les  con- 
naissances, non  seulement  utiles,  mais  indispensables,  sont 
aussi  variées  que  profondes  ?  Avant  tout  s'impose  la  chimie 
dans  toutes  ses  branches  :  chimie  minérale  et  organique, 
chimie  biologique  surtout,  et  non  seulement  la  théorie  est  néces- 
saire, mais  aussi  la  pratique,  correcte,  élégante,  rapide  de  la 
manipulation  s'impose  absolument.  On  n'acquiert  de  sérieuses 
connaissances  en  chimie  biologique  et  l'on  ne  peut  manier  avec 
fruit  un  microscope  que  si  l'on  est  bon  naturaliste.  D'autre 
part,  la  chimie  analytique,  ne  pouvant  se  passer  du  concours  de 
la  physique,  pour  approfondir  celle-ci,  certaines  études  mathé- 
matiques s'imposent  en  toute  rigueur.  Voilà  déjà  bien  des  études 
en  perspective,  et  ce  n'est  pas  tout;  les  produits  alimentaires 
sont  assez  généralement  des  produits  agricoles  de  la  région,  et 


90G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  expert  ne  saurait  trop  se  familiariser  avec  les  cultures,  le 
mode  d'élevage  du  territoire  qui  l'environne;  à  Caen,  il  doit 
être  cidrier,  à  Montpellier  viticulteur,  à  Lille  brasseur.  Tradi- 
tions du  commerce  local,  questions  économiques,  législatives, 
il  doit  tout  savoir,  et  encore  la  possession  des  connaissances  que 
nous  venons  d'énumérer  ne  tirerait  pas  d'affaire  un  érudit  ou 
un  praticien  qui  ignorerait  les  élémens  du  droit  et  qui  ne  sau- 
rait pas  rédiger  un  rapport  avec  ordre  et  clarté. 

Des  Facultés  des  Sciences  peuvent  sans  doute  sortir  de  bons 
sujets,  mais  les  mieux  préparés  seront  les  anciens  étudians  en 
médecine  ou  pharmacie  ou  les  diplômés  de  l'Institut  agrono- 
mique qui  auront  complété  leurs  études  par  un  stage  dans  les 
Facultés  des  Sciences.  N'oublions  pas  les  écoles  vétérinaires 
qui  peuvent  fournir  d'utiles  spécialistes,  ce  qui  nous  amène  à 
dire  qu'il  y  a  plus  d'avantages  que  de  sérieux  inconvéniens  à 
ce  que  l'expert  se  cantonne  ultérieurement  dans  les  études  de 
son  choix. 

Nous  risquerions  fort  d'ennuyer  nos  lecteurs  en  exposant 
tout  au  long  l'histoire  du  concours  tenu  en  1911,  à  Paris  au 
ministère  de  l'Agriculture,  pour  l'emploi  de  chef  agréé  au  labo- 
ratoire municipal  de  Grenoble.  Ne  retenons  que  les  épreuves 
pratiques  qui  suivaient  la  discussion  préalable  des  titres,  et 
diverses  épreuves  écrites  éliminatoires.  On  offrait  aux  candidats 
en  vue  de  l'examen  au  microscope  un  échantillon  de  moutarde, 
intelligemment  fraudé,  quoique  sans  excès,  avec  de  la  farine  de 
riz,  du  maïs  et  un  peu  de  curcuma.  Puis  on  présentait  un  vin 
rouge  aseptisé  avec  des  fluorures  et  des  borates  ;  il  s'agissait 
non  seulement  de  déceler  la  présence  de  ces  dangereuses 
matières,  mais  d'analyser  la  coloration  du  liquide  ;  or  celle-ci 
se  trouvant  naturelle,  la  question  constituait  une  «  colle  (1).  » 
Pour  finir,  les  concurrens  devaient  procéder  à  l'analyse  assez 
approfondie  d'un  échantillon  de  vin  rouge. 

Avant  sa  réorganisation  qu'avait  précédée  une  fermeture  pro- 
visoire, Grenoble  avait  subi  une  épreuve  assez  intéressante  et 
dont  l'exposé  mérite  d'être  résumé  ici.  Il  s'agissait  d'un  cho- 
colat fabriqué  à  Lyon  au  sujet  duquel  le  laboratoire  municipal 
de  Grenoble  avait  émis,  il  y  a  peu  d'années,  un  avis  carrément 
défavorable.   Les  usiniers  se  jugeant  lésés  assignèrent  le  drrec- 

(1)  Mentionnons  seulement  une  épreuve  qui  s'écarte  du  cadre  de  cet  article  : 
l'examen  d'une  teinture  pour  cheveux. 


LA    FALSIF1CAT10\    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITE.     907 

leur  du  laboratoire  et,  ne  respectant  même  pas  le  sexe,  s'en  pri- 
rent aussi  à  l'attachée  M'^®  B...;  ils  demandaient  20  000  francs 
de  dommages-intérêts  sous  prétexte  qu'avait  été  commise  une 
faute  lourde  entraînant  la  responsabilité  des  agens.  Le  préfet 
de  l'Isère  formule  alors  un  déclinatoire  d'incompétence  que  le 
tribunal  de  Grenoble  accueille  favorablement;  B...,  l'industriel, 
a  beau  faire  appel,  le  tribunal  des  conflits  décide  l'année  sui- 
vante que  l'affaire  en  question  ne  concerne  pas  l'autorité  judi- 
ciaire, qu'il  s'agit  d'un  service  public  et  administratif  fonction- 
nant à  l'aide  d'un  personnel  régulièrement  nommé.  Il  est 
évident  que,  sans  cette  interprétation,  bien  des  tentatives  de 
répression  de  fraudes  seraient  étouff'ées  dès  l'origine. 

Si,  en  France,  au  sentiment  des  fraudeurs,  les  laboratoires 
d'analyse  nuisent  en  diffamant,  il  n'en  est  pas  de  même  dans 
les  Pays-Bas.  A  Amsterdam  on  recourt  au  moyen  inverse  ;  on 
publie  dans  les  journaux  les  résultats  d'analyse  des  denrées 
alimentaires  avec  le  nom  et  l'adresse  du  débitant,  ce  qui  consti- 
tue assurément  la  meilleure  des  réclames.  On  usait,  parait-il, 
au  moyen  âge,  en  Brabant,  d'un  procédé  plus  cruel  et  plus 
radical  ;  la  guerre  contre  la  fraude  était  si  acharnée  que  les 
mouilleurs  de  vins  trop  éhontés  se  voyaient  trancher  le  doigt, 
tout  simplement. 

II 

Les  eaux  minérales  ne  servent  pas  exclusivement  aux  ma- 
lades, car  les  gens  bien  portans  en  consomment  des  quantités 
toujours  croissantes.  Il  existe  à  leur  sujet  une  réglementation 
très  sévère,  très  ancienne  et  assez  compliquée. 

C'est  l'Académie  de  Médecine,  succédant  à  la  Société  royale 
de  médecine  de  l'ancien  régime,  qui  après  analyse,  examen  et 
rapport  favorable,  décide  si  une  eau  récemment  découverte  peut 
être  distribuée  ou  interdite.  Jadis  c'était  le  gouverneur  de  la 
province  qui  servait  d'intermédiaire  auprès  de  la  Société 
royale  ;  à  présent,  c'est  le  préfet  qui  transmet  la  demande  à 
l'Académie.  Ce  n'est  que  sous  Louis  XVIII  qu'on  a  visé  dans  la 
législation  les  eaux  factices  ou  artificielles  telles  que  les  eaux 
gazeuses  :  ce  sont  les  seules  dont  nous  ayons  à  parler.  Suivant 
les  techniciens  compétens,  la  surveillance  laisse  encore  à 
désirer:  le  public,  se  voyant  présenter  un  liquide  limpide  dans 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  bouteille  soigneusement  bouchée  et  garnie  d'une  capsule, 
s'imagine  de  bon  cœur  que  le  contenu  est  sanitairement  irré- 
prochable. Or  le  contraire  est  souvent  la  vérité,  et  l'absence  de 
règlement  strict  à  ce  sujet  est  d'autant  plus  singulière  que  la 
plus  infime  des  agglomérations  rurales  ne  peut  consommer  une 
eau  de  source  que  si  elle  est  reconnue  parfaitement  salubre. 

Mais  comment  distinguer  nettement  une  eau  de  table  d'une 
eau  médicamenteuse  .^*  On  trouve  fort  peu  de  principes  minéraux 
dans  les  eaux  d'Evian,  Saint-Galmier,  Couzan,  Vittel,  Aleth  ou 
Vais.  Les  considérera-t-on  comme  boissons  justiciables  en  règle 
stricte  du  Conseil  supérieur  d'hygiène  ou  comme  des  remèdes 
dont  l'usage  concerne  l'Académie  de  médecine  ? 

Parlons  d'abus  récens  fort  graves  et,  ce  qui  est  singulier, 
commis  dans  des  restaurans  parisiens  de  tout  premier  ordre  et 
fort  chers.  Lorsque  des  cliens  plus  ou  moins  dyspeptiques  (et 
peut-être  aussi  un  peu  naïfs  et  timides)  demandaient  une  bou- 
teille d'Evian,  de  Vittel,  de  Badoit,  le  sommelier  leur  présentait 
de  l'eau  du  robinet  dans  une  bouteille  débouchée  d'avance,  por- 
tant, il  est  vrai,  l'étiquette  de  la  Société  ;  d'autres  fois,  on  déco- 
rait de  la  vulgaire  eau  de  puits  d'un  nom  pompeux  de  fantaisie, 
ainsi  «  La  Désirée,  eau  de  table  digestive,  apéritive,  rafraichis- 
sante.  »  Vendre  de  l'eau  plus  ou  moins  suspecte  à  0  fr.  75  ou 
1  franc  le  litre  :  l'opération,  comme  on  voit,  était  fructueuse.  Mais 
tout  finit  par  se  dévoiler;  et  sont  intervenues  constatation 
d'huissier,  saisies,  analyses  et  finalement  condamnations  assez 
sévères  frappant  les  chefs  d'établissement  et  aussi  le  personnel 
qui  tantôt  n'en  ignorait,  tantôt  trompait  pour  son  propre 
compte.  Les  Chambres  syndicales  ou  les  Sociétés  civiles  conces- 
sionnaires des  eaux  ont  sollicité  et  obtenu  des  dommages  et 
intérêts,  et,  pour  les  patrons  et  employés,  la  loi  de  sursis  n'a  pas 
toujours  fonctionné. 

De  ce  que  la  fraude  s'exerce  ainsi  au  détail,  il  n'en  résulte 
pas  qu'elle  chôme  en  gros.  Le  tribunal  de  la  Seine  (son  inter- 
vention était  tout  indiquée,  vu  la  matière  première  employée) 
a  condamné  des  drogueries  ou  soi-disant  dépôts  d'eaux  miné- 
rales qui  livraient  sans  vergogne  des  centaines  d'hectolitres 
d'un  liquide  quelconque  emmagasiné  dans  des  bouteilles 
parfaitement  imitées  ainsi  que  les  étiquettes,  capsules,  bou- 
chons. Dans  un  certain  cas,  on  a  pu  calculer  le  volume  intégral 
de  l'eau   ainsi  déguisée,  au   moyen  du  compteur  de  la  canali- 


LA    FALSIFICATION    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITÉ.    909 

sation   et  estimer  la  proportion   de   l'acide  carbonique  liquide 
qui  servait  à  gazéifier  les  prétendues  eaux  de  Vichy  ou  d'Evian. 

III 

Après  l'eau  elle-même  qui  n'est  pas  à  l'abri  de  la  falsification 
parce  que,  il  faut  bien  le  dire,  les  Compagnies  concessionnaires 
des  sources  minérales  débitent  leurs  produits  authentiques  à 
des  prix  assez  forts;  après  l'eau,  vient  le  lait,  premier  liquide 
indispensable  à  l'alimentation  de  l'enfant,  puis  de  l'adulte,  le 
lait  dont  les  dérivés  forment  en  outre  la  base  de  notre  cuisine 
et  l'adjuvant  le  plus  important  de  nos  desserts. 

D'abord,  qu'est-ce  que  le  lait.^^  Commentons  la  définition 
qu'en  a  donnée  le  Congrès  de  Genève  en  1909:  «  Le  lait 
normal  est  le  produit  intégral  de  la  traite  totale  d'une  vache 
bien  portante  et  bien  nourrie  non  surmenée,  produit  recueilli 
proprement  et  ne  contenant  pas  de  colostrum.  » 

Le  produit  intégral  parce  que  le  lait  du  soir  est  plus  riche 
que  celui  du  matin. 

La  traite  totale  parce  que  le  début  de  la  traite  ne  fournit 
pas  le  meilleur  lait. 

Il  va  de  soi  que  la  vache  ne  doit  pas  être  malade  et  que  si 
on  la  fait  tirer  sur  le  joug,  la  qualité  de  son  lait  déchoit. 
Le  bon  sens  dit  que  la  bète  ne  peut  fournir  à  la  fois  du  tra- 
vail externe  pour  la  charrue  ou  la  charrette  et  du  labeur 
interne  pour  sécréter  du  lait.  Il  faut  choisir.  Les  anciens,  et 
encore  de  nos  jours  les  Chinois,  ont  opté  pour  la  production 
d'énergie;  aussi  le  lait  de  vache  ne  jouait  chez  les  Grecs  et  les 
Latins-  et  ne  remplit  aujourd'hui  en  Extrême-Orient  qu'un  rôle 
secondaire. 

Le  colostrum  est  le  lait  d'une  vache  qui  vient  de  vêler.  Pour 
diverses  raisons  physiologiques,  il  n'est  pas  salubre,  et  il  fai>t 
attendre  une  semaine  après  le  part  pour  traire  du  lait  mar- 
chand. 

Enfin  si  le  lait  tout  chaud  au  sortir  des  mamelles  découle 
dans  un  récipient  souillé  de  germes  et  demeure  au  contact  des 
poussières  de  l'air,  comme  il  constitue  un  parfait  bouillon  de 
culture,  il  se  contaminera  dans  des  conditions  remarquables  de 
facilité. 

Comme  pratique  assez  dangereuse  et  frisant  la  supercherie, 


910  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

quoiqu'elle  ne  paraisse  pas  absolument  blâmable  de  prime  abord, 
nous  mentionnerons  la  «  polylactie  )>  ou  <(  mouillage  au  ventre.  » 
Est-ce  qu'un  laitier  commet  un  délit  lorsqu'il  suralimente  ses 
bêtes  en  matières  aqueuses  susceptibles  de  forcer  le  volume 
brut  de  la  marchandise  au  détriment  de  ses  qualités  alimen- 
taires.^ Diverses  autorités  concluent  pour  la  négative.  Ne  permet- 
on  pas  à  un  vigneron  du  Midi  de  submerger  sa  terre  et  de 
la  gorger  d'engrais  variés  pour  faire  produire  des  flots  de  vin 
faible,  quoique  loyal .î^  Le  tribunal  de  la  Seine  n'a  pas  admis  cet 
argument  et  il  a  bien  fait,  mais  nous  connaissons  un  jugement 
plus  intéressant  encore  du  tribunal  d'Avignon,  fondé  sur  les 
expertises  de  M.  le  professeur  Porcher,  de  l'Ecole  vétérinaire 
de  Lyon. 

Les  experts  du  laboratoire  de  Marseille  avaient  déclaré  un 
certain  lait  mouillé  à  8  p.  100,  tandis  que  l'inculpé,  un  Italien, 
soutenait  avoir  simplement  livré  le  produit  tel  qu'il  sortait 
du  pis  de  ses  vaches.  Alors  intervinrent  les  expériences  du 
professeur  susnommé  qui  prouva  sans  peine  qu'une  bête 
suralimentée  en  «  drèches  »  et  copieusement  abreuvée  pouvait 
et  devait  fournir  des  torrens  de  lait  sans  pouvoir  nutritif. 

Admettant  cette  thèse,  le  tribunal  condamna  l'ultramontain 
à  100  francs  d'amende  et  aux  dépens.  Mais  les  juges  d'Avignon, 
en  gens  lettrés,  ne  manquèrent  pas  de  le  qualifier  de  compa- 
triote de  Virgile,  tout  en  convenant  que  probablement  jamais 
il  n'avait  lu,  depuis  les  25  ans  qu'il  fournissait  du  lait  aux  com- 
tadins,  les  vers  célèbres  : 

Ipse  manu  salsasque  ferat  pviBSepibus  herbas, 

Hinc  et  amant  fluvios.  magis  et  magis  ubcra  tendant. 

Nous  sommes  en  Italie  et  il  s'agit  de  brebis  ;  ajoutons  alors 
qu'une  autre  fraude,  à  peu  près  inverse,  s'y  pratique,  sans  qu'il  y 
ait  chance  de  la  voir  s'étendre  dans  le  midi  de  notre  F'rance. 
On  débite  chez  nos  voisins  du  Sud-Est,  comme  lait  de  vache 
pur,  du  lait  de  vache  coupé  de  lait  de  brebis,  non  parce  que 
celui-ci  est  meilleur  marché,  mais  parce  qu'étant  beaucoup  plus 
gras  que  celui-là  il  facilite  mieux  un  mouillage  modéré. 

Revenons  à  une  curieuse  conséquence  de  l'alimentation  des 
vaches.  Il  y  a  peu  d'années,  des  employées  aux  hospices 
d'Amiens  constatèrent  qu'après  cuisson,  le  lait  qu'on  leur 
livrait  prenait    une    bizarre    teinte    rouge.    Elles  s'adressèrent 


LA    FALSIFICATION    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NECESSITE.     91  !• 

aux  chimistes  du  laboratoire  municipal  qui  crurent  tout  d'abord 
à  la  présence,  soit  de  sels  de  manganèse,  soit  de  microbes 
chromogènes.  Evaporé,  puis  desséché,  enfin  incinéré,  le  lait 
mystérieux  abandonnait  un  fort  dépôt  de  cendres  riches  en 
fer.  Ce  détail  fut  un  trait  de  lumière  ;  on  le  rapprocha  du 
double  fait  que  la  cuisson  avait  lieu  dans  des  vases  en  fer 
et  qu'elle  aurait  dû  détruire  les  microbes.  Pour  confirmer 
l'hypothèse,  on  ajouta  simplement  au  lait  cru  quelques  gouttes 
d'un  sel  à  base  de  fer  comme  le  perchlorure  médicinal,  et  l'on 
aperçut  la  teinte  rouge.  Or  tous  les  chimistes  savent  que  cette 
nuance  en  pareil  cas  implique  la  présence  des  sulfocyanures. 
Ce  principe  abonde  dans  la  graine  de  moutarde,  et  les  vaches 
avaient  été  nourries,  non  de  tourteaux  de  moutarde,  mais  de 
tourteaux  de  lin  falsifiés  par  des  résidus  de  moutarde  au  détri- 
ment de  leur  santé  et  de  la  qualité  du  lait.  On  ne  se  borna  pas 
à  rédiger  une  curieuse  note  pour  les  Mémoires  de  V Académie 
des  Sciences,  mais  on  changea  la  nourriture  des  bêtes  et  la 
coloration  disparut. 

Le  voleur,  fournisseur  de  ce  lait  étrange,  aurait  pu  objecter 
qu'en  l'espèce  il  était  le  volé,  si  l'agent  verbalisateur  chargé,  dès 
le  début,  de  pratiquer  les  prélèvemens  officiels,  n'avait  fait 
une  première  constatation  intéressante  :  les  bidons  étiquetés 
pour  110  litres  ne  contenaient  qu'un  hectolitre  et,  outre  cela,  le 
lait  au  sulfocyanure  renfermait  25  p.  100  d'eau.  Un  mouillage 
honnête,  comme  l'on  voit!  et  le  nourrisseur  picard  enfonçait 
de  beaucoup  en  rouerie  le  modeste  laitier  d'Avignon.  Aussi  les 
juges,  avec  raison,  se  sont-ils  montrés  sévères  :  trois  mille 
francs  d'amende,  affichage  du  jugement  avec  publicité  et  enfin 
rupture  du  contrat  de  fourniture. 

Physiquement,  le  lait  est  à  la  fois  une  solution  et  une  émul- 
sion  :  une  solution  de  caséine,  matière  azotée,  et  de  galactose 
ou  sucre  de  lait;  une  émulsion,  c'est-à-dire  que  le  liquide  con- 
tient un  nombre  infini  de  globules  gras,  flottant  intérieurement, 
qui  peuvent  bien  se  diviser,  mais  non  s'incorporer  à  fond  dans 
l'ensemble. 

Heureusement  pour  la  fabrication  du  beurre,  heureusement 
aussi  pour  les  fraudeurs,  malheureusement  pour  les  consom- 
mateurs, lorsque  le  lait  est  livré  au  repos  dans  un  endroit  frais, 
ces  globules  s'agglomèrent  et,  triomphant  par  leur  réunion  de 
la  résistance  du  liquide,   remontent  à  la  surface,  à  raison  de 


912  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

leur  légèreté  en  formant  la  crème  (1).  C'est  une  tentation  bien 
grande  pour  le  laitier  ou  le  débitant  que  de  prélever  la  crème, 
c'est-à-dire,  le  meilleur,  de  la  vendre  à  part,  et  de  fournir  le 
lait  écrémé  comme  lait  pur,  au  prix  de  celui-ci.  D'autres  opè- 
rent de  même,  mais,  moins  déloyaux,  ils  vendent  la  marchan- 
dise sous  la  qualification  de  «  lait  écrémé.   » 

Quelques  esprits  paradoxaux  n'ont  pas  manqué  de  dire 
qu'un  corps  gras  est  toujours  plus  ou  moins  indigeste,  que  le 
lait  écrémé  l'emporte  en  salubrité  à  certains  égards  sur  le  lait 
pur,  qu'après  tout  il  est  permis  de  vendre  une  marchandise 
pour  ce  qu'elle  est  à  vil  prix,  pour  l'avantage  des  pauvres  gens. 
Or,  ces  théories  plus  ou  moins  saugrenues,  si  elles  choquent  le 
bon  sens,  sont  contraires  à  l'esprit  de  la  loi  de  1905  sur  les 
fraudes,  contraires  aussi  à  la  jurisprudence  de  la  Cour  de  cassa- 
tion. Un  préfet  même  qui  autoriserait  sous  son  vrai  nom  la 
vente  publique  de  «  lait  écrémé  »  verrait  son  arrêté  cassé  par  le 
Conseil  d'Etat. 

En  vérité,  le  fraudeur  agit  avec  moins  de  franchise  et  plus 
d'habileté.  Il  ne  cherche  nullement  à  obtenir  un  lait  de  trop 
bonne  qualité  pour  l'alTaiblir  ensuite;  la  quantité  lui  suffit,  si 
elle  se  concilie  avec  une  richesse  en  corps  gras  juste  passable 
et  permettant  de  côtoyer  la  falsification  sans  la  pratiquer  trop 
brutalement;  si,  d'autre  part,  il  récolte  malgré  lui  une  certaine 
proportion  de  lait  trop  riche,  il  aura  recours  soit  à  un  coupage 
avec  un  liquide  pauvre  dont  il  ne  manquera  jamais,  soit  à  un 
écrémage  partiel  et  modéré,  soit  enfin  à  un  mouillage  discret  et 
il  vendra  sa  marchandise  comme  lait  pur. 

Ecrémage  et  mouillage!  En  somme,  toutes  les  fraudes  sur  le 
lait  se  réduisent  aces  deux  procédés,  combinés  en  général.  Peut- 
on  les  découvrir  scientifiquement.*^  Avant  de  discuter  ce  sujet 
qui  n'est  pas  peu  complexe,  nous  allons  voir  comment  dans  le 
nord  de  la  France  on  procède  pour  fournir  aux  Parisiens  leur 
ration  de  lait  quotidienne  et  indispensable.  M.  Bonjean,  chef 
de  laboratoire  du  Conseil  supérieur  d'hygiène  publique,  nous 
servira  de  guide. 

Il  nous  conduira  d'abord  le  soir  dans  un  vaste  entrepôt  en 
rase  campagne  où  reposent  des  centaines  et  des  centaines  de 
bidons  d'une  vingtaine  de   litres  chacun.  On  les  rince  avec  de 

(1)  C'est  pour  cela  que  l'agent  (jui  prélève  un  échantillon  ne  le  puise  dans  le 
récipient  de  lait  qu'après  avoir  retourné  le  vase  pour  homogénéiser  l'ensemble. 


LA    FALSIFIGATIOX    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITE.    913 

l'eau  ordinaire,  puis  on  les  stérilise  avec  de  l'eau  contenant 
quelques  gouttes  d'eau  oxygénée  commerciale,  et  le  liquide  désin- 
fectant passe  ainsi  de  bidon  en  bidon.  On  s'est  préoccupé  de  ce 
rinçage  à  l'eau  oxygénée  diluée  et  on  s'est  demandé  si  ce  réac- 
tif, renfermant  quelquefois  des  traces  d'acide  chlorhydrique  ou 
sulfurique,  ne  risque  pas  de  souiller  plus  tard  le  lait  introduit 
dans  le  récipient.  Mais  le  Conseil  supérieur  d'hygiène  a  estimé 
avec  raison  que  les  très  faibles  proportions  du  réactif  ou  de  ses 
impuretés  susceptibles  de  passer  dans  le  lait  ne  présentaient 
aucun  inconvénient  sérieux.  A  partir  de  quatre  heures  du  ma- 
tin, les  bidons,  bien  propres  et  égouttés,  sont  emportés  par  des 
carrioles  qui  les  emmènent  vides  dans  les  fermes  et  les  rappor- 
tent pleins.  A  mesure  qu'ils  arrivent  dans  une  ferme,  les  bidons 
recueillent  le  lait  trait  la  veille  au  soir  aussi  bien  que  celui  qui, 
tout  chaud,  a  été  récemment  exprimé  du  pis  ;  le  premier,  au 
moins  dans  les  petits  exploitations,  a  passé  la  nuit  dans  des 
vases  plus  ou  moins  nets,  plus  ou  moins  bien  bouchés  et  ren- 
ferme quelquefois  un  nombre  formidable  de  germes;  dans  les 
grands  vacheries,  on  le  conserve  dans  des  bidons  nettoyés  et 
obturés  qu'on  livre  avec  leur  contenu  en  échange  du  récipient 
vide,  et  les  conditions  sont  meilleures,  comme  toujours  pour 
le  lait  du  matin,  qui  n'a  pas  le  temps  de  se  contaminer. 

Vers  huit  heures  et  demie,  à  l'heure  où  beaucoup  de  futurs 
consommateurs  sont  à  peine  levés,  le  «■  ramassage  »  est  fini  et 
le  dépôt  concentre  tout  le  lait  des  environs  :  mettons  un  millier 
de  litres.  On  décharge  les  bidons  et  l'on  goûte  leur  contenu,  éli- 
minant ceux  dont  la  saveur  laisse  à  désirer.  Alors  intervient  un 
filtrage  rudimentaire  sur  un  tamis  de  toile  de  coton  qui  élimine 
les  poils,  les  brins  de  paille,  etc. 

Rassurons  maintenant  les  gens  timorés  :  c'est  le  moment  de 
la  pasteurisation  à  70°;  après  quoi,  le  lait  est  refroidi  ((  avec  de 
l'eau  »  de  puits  fraîche,  par  contact  bien  entendu,  et  expédié  sur 
Paris  dans  des  bidons  propres,  ordinairement  nettoyés  avec  de 
l'eau  oxygénée  et  souvent  réfrigérés.  Tel  est  du  moins  le  règle- 
ment d'hiver,  car,  en  été,  on  procède  à  un  second  ramassage 
dans  l'après-midi  et  à  un  second  traitement  le  soir. 

Voyageant  dans  le  courant  de  l'après-midi,  le  lait  arrive  à 
Paris  le  soir  plus  ou  moins  tard,  et  il  est  mis  en  vente  le  matin 
de  très  bonne  heure,  de  sorte  qu'entre  la  traite  et  la  consom- 
mation il  s'écoule  parfois  jusqu'à  36  heures. 

■roME  X.  —  1912.  58 


914  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Hygiéniquement,  ce  service  suffit  à  peu  près.  Nous  disons 
«  à  peu  près,  »  car  il  se  présente  encore,  en  été  surtout,  bien 
des  chances  de  contamination,  et  il  faudrait  que  le  lavage  à 
l'eau  oxygénée  diluée  fût  complété  par  un  rinçage  final  au 
moyen  de  quelques  gouttes  de  lait  qu'on  sacrifierait  ensuite. 
Mais  quel  ramasseur  se  résignerait  à  une  semblable  déperdi- 
tion.^ Quant  à  la  température  de  pasteurisation,  70  degrés,  elle 
est  un  peu  basse  et  ne  fait  que  restituer  au  lait  chauffé,  en  le 
rajeunissant,  les  propriétés  du  lait  frais.  Le  massacre  des  bac- 
téries n'est  pas  intégral,  et  il  faudrait  pour  cela  arriver  à 
83  degrés.  Mais  alors  on  se  heurte  à  une  alternative  embarras- 
sante. D'après  les  hygiénistes,  en  effet,  le  lait  cuit  est  moins 
digestible  et  aussi  moins  nourrissant,  d'où  il  résulte  qu'en 
théorie,  mieux  vaut  un  lait  cru  très  propre,  et,  en  pratique,  du 
lait  cuit,  mais  chauffé  juste  à  point. 

Suralimentation  en  vue  d'accroître  le  volume  du  lait,  écré- 
mage  discret,  mélanges  rationnels  de  produits  inégaux,  addi- 
tion modérée  d'eau  claire  :  toutes  ces  pratiques  accumulées 
finissent  par  aboutir  à  la  synthèse  d'un  lait  moyen,  tantôt  pas- 
sable, tantôt  médiocre,  point  très  salubre,  point  très  malsain 
non  plus,  d'une  combinaison  côtoyant  de  près  la  falsification 
sans  en  franchir  ouvertement  la  limite.  La  fraude  grossière  et 
brutale  par  addition  d'eau,  surtout  après  écrémage  perfectionné 
à  la  machine  centrifuge,  présente,  elle,  trop  de  danger  pour 
celui  qui  la  tenterait. 

En  tout  cas,  dans  la  région  de  Paris ,  il  faut  procéder  habi- 
lement pour  constater  un  mouillage.  Qu'on  en  juge  d'après  un 
rapport  de  M.  Noulens,  député;  pour  une  même  affaire,  il  fau- 
dra se  procurer  :  un  premier  échantillon  du  lait  sorti  de  chez 
le  cultivateur  avant  qu'il  ne  soit  ramassé,  en  compagnie  de 
bien  d'autres,  par  la  société  laitière,  un  deuxième  au  dépôt,  un 
troisième  à  la  gare  sur  les  quais  d'arrivée,  un  quatrième  sur 
les  voitures  du  garçon  livreur,  un  cinquième  sur  les  pots  ven- 
dus cachetés  au  détaillant,  un  sixième  enfin  au  cours  du  débit. 
Heureusement,  par  compensation,  qu'on  dispose  d'agens  pré- 
leveurs  très  exercés  par  habitude  et  que  secondent  des  employés 
commissionnés  par  le  syndicat  des  laitiers  et  crémiers.  Grâce 
aux  automobiles  dont  disposent  les  membres  de  ce  personnel, 
il  leur  est  facile  de  se  transporter  aisément  sur  les  différons 
lieux  où    l(!ur  présence  est  utile,  et  ils  rentrent  à  Paris  bien 


LA     I  ALSIl  ICMION     DKS     Ar.IMKiNS     l»l';     l'UKMIKUK     m'iCESS  I  II': .     !)  I  .") 


îivaiil  rarrivcc  (les  prodiiils  duiil  ils  oui  rcciirilli  les  (Miiiuilil- 
loiis  sur  itlacc.  l'iii  province,  les  (liriicullôs  ;i  vaincre  pour 
prendre  les  déliiKjnans  sur  le  lail  soni  moindres,  mais  on  ne 
dispose  pas  d'ai;(Mis  aussi  débi'oniilés. 

Maigre  loul  le  /èic!  id  la  lionne  volonlé  d(!s  commissaires 
pr('de\'eurs  et  la  cclérilii  d«!S  (diimisliis  du  lahoraloire,  un  lail, 
ris([iierail  l'orL  d(i  s'altérer,  inèuKi  en  llacoii  <'a(di(d(i  el  d(^  loiir- 
nir  à  l'analyse  des  résultais  suspects,  si,  au  moimuil  pn'cis  de; 
la  pris(î  d'échantillon,  on  ne  l'addilionnait  pas  d'une  })aslilled<! 
Incliroinale  de  potasst!,  |)uissant  microbicide  (jui  perniiît  au  lait 
de  s(!  conserver  {rendant  j)lusi(;urs  semaines.  Au  surplus,  (>n 
usant  d(!  proci'di's  bien  choisis,  ro[térateur  |»eiil  parlailement 
reconnaiti'e  si  un  lail,  même  aigri,  a  été  primil  i\  ciiient 
liaplisé. 

I^]n  somme,  les  fraudes  sur  le  lait  se  rannuianl  loujoiirs  à 
deux  [)rocédés,  toujours  les  mêmes  et  identiques  au  l'ond, 
réîcrémagi!  el  h;  mouillag(!,  voyons  comm(ïnt  on  j)rocède  pour 
les  d(''mas(|U(!r.  On  a  songé  par  exemph;  à  mettre  en  usage  des 
tours  de  main  jiermettant  à  un  n(m-<himist(!  «le  s'apercevoir  de 
la  pauvnd(''  du  liquid(!.  On  peut  observer  la  densité  du  lait  au 
inoy(!n  du  laclo-(hMisiinèlr<(,  sortie  d'aréomètre  spiîcial,  mais 
comme;,  (Ml  pareil  cas,  on  n'a  (jue  l'aire  d'uiu!  donnée  théori<jue, 
il  est  plus  pratiijue  de  sii  servir  d'un  llott(!ur  a|>proi)ri('!  (|u'on 
immcirgedans  b;  lait  suspect.  Surnage-t-il,  le  lait  est  présumé 
pur;  s'enfonce-t-il,  b^  lait  est  [iresque  certainement  mouillé, 
d'où  forte  présomption  de  fraude.  Or  le  lait  est  un  lluide  h  base 
d'eau,  allégée  par  de  la  matièrt!  grassi;  H'rènKî  ou  beurre),  mais 
alourdie  [)ar  de  la  caséine  et  du  sucre,  substances  toutes  les 
deux  plus  denses  que  l'fuiu.  L'é'crémage,  uatuivdbMuenl,  appe- 
santit le  lait  par  départ  du  beurre;  cA  [v  mouillage;,  eu  h;  diluant, 
l'allège,  et  il  peut  y  avoir  com[>ensation.  Donc  un  lait  dont  la 
densité  est  médiocre  est,  ou  pur,  ou  très  alléi'é,  tandis  (lu'un 
lait  dense  constitue  uni;  marchandise  moyenne,  tout  au  plus 
un  peu  écrémée.  Mais  dans  la  [)remièr(!  hypothèse;,  un  simple 
connaisseur  se  [)rononcera  très  bie-n,  par  de-gustation,  entre  les. 
eleux  altesrnatives  ;  on  se  fonelera  sur  l'opacité,  méthode  connue  et 
pialie|ue;e  eh'puis  l(uigtem|)s.  I^ITecliveîment,  l<;  lait  n'inte;re'eq)te 
la  lumie're;  qu'à  cause  de  la  multiplicité;  de;s  globules  gras  inter- 
pe)sés;  bie>n  écrémé,  il  devient  {)resque;  Iranspare'iit,  e't  en  le 
diluant   [)rogre;ssivement  avee-  une  ejiianlité  croissante;  d'e-aii,  e>n 


916  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

arrive  au  même  résultat,  et  l'eau  dépensée  indique  la  teneur  en 
beurre. 

L'expert  cliimiste  du  xx*'  siècle  dispose  d'un  assez  grand 
nombre  de  procédés  d'examen  dont  nous  ne  citerons  que  les 
plus  curieux.  Mouilleurs  de  lait,  et  mouilleurs  de  vins  aussi, 
étendent  très  souvent  leurs  liquides  avec  de  l'eau  de  puits,  par 
parenthèse  d'une  propreté  douteuse  et  d'une  salubrité  équi- 
voque, parce  qu'il  est  plus  facile  de  dissimuler  ainsi  leur  mau- 
vais acte,  les  fontaines  étant  trop  en  vue  la  plupart  du  temps. 
Or,  les  eaux  de  puits  sont  fréquemment  souillées  de  nitrates  et 
de  nitrites,  naturellement  absens  du  lait  pur  et  exclus  du  vin 
naturel  ;  donc,  toutes  les  fois  qu'on  aura  découvert  ces  élémens 
dans  un  lait  ou  un  vin,  c'est  que  lait  ou  vin  auront  été  inten- 
tionnellement mouillés.  Le  réactif  chimique  spécial  à  ces  deux 
catégories  de  sels  voisins  fournît  des  indications  très  nettes 
(une  belle  teinte  bleue),  entre  les  mains  du  premier  praticien 
venu.  Malheureusement,  en  sens  inverse,  l'échec  de  l'épreuve' 
ne  prouve  pas  que  le  lait  soit  loyal  et  montre  seulement  que  le 
mouillage,  s'il  a  été  pratiqué,  résulte  d'une  eau  non  polluée 
par  les  infiltrations  organiques. 

On  a  proposé  de  débarrasser  le  lait  de  sa  matière  grasse 
pour  l'étudier  à  part  et  de  mesurer  la  densité  ou  le  pouvoir 
réfringent  du  résidu,  mais  il  existe  un  procédé  beaucoup  plus 
simple  qui  ne  nécessite  pas  un  instrument  aussi  coûteux  qu'un 
réfractomètre.  On  observe  tout  simplement  le  point  de  congéla- 
tion du  lait  fortement  refroidi,  car,  chose  curieuse,  les  liquides 
de  l'organisme,  comme  le  lait  ou  le  sang,  se  concrètent  à  une 
température  presque  invariable:  — 0°,55,  ou — 0",  56.  L'eau  pure, 
tout  le  monde  le  sait,  se  prend  à  0".  Donc  un  lait  qui,  plongé 
dans  un  mélange  réfrigérant,  — une  sorbetière,  j)ar  exemple, — 
se  glace  trop  vite  ou  trop  facilement,  est  mouillé.  Si  la  congé- 
lation se  produit  à  un  demi-degré  sous  zéro,  par  exemple,  la 
fraude  est  patente. 

Il  faut,  par  exemple,  expérimenter  sur  du  lait  frais  et  bien 
conservé.  S'il  a  reçu  du  bichromate  de  potasse  (1  gramme  par 
litre,  suivant  les  instructions  ministérielles),  l'expérience  réussit 
bien,  mais  au  prix  d'une  petite  correction;  s'il  n'en  a  pas  reçu, 
avec  le  temps,  le  sucre  de  lait  fermentant  produil  de  l'acide 
lactique,  qui  fausse  les  résultats,  mais  ([ui  est  Cacilt'  à  recon- 
naître et  à  doser,  ce  qui  permet  d'éliminer  l'erreur  après  calcul. 


LA    FALSIFICATION    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITE.     917 

Des  explications  plus  détaillées  fatigueraient  sans  profit 
rallontion  du  lecteur  et  nous  les  négligerons,  mais  nous  obser- 
verons que,  d'après  la  théorie  et  conformément  à  l'expérience, 
cette  excellente  méthode  qui  trahit  très  bien  un  mouillage  de 
10  p.  100  est  impuissante  à  déceler  l'écrémage  parce  que  l'écré- 
mage  retranche  partiellement  une  matière,  le  corps  gras,  sans 
rien  ajouter  et  que  l'abaissement  du  point  de  congélation  ne 
dépend  ni  des  corps  gras,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  incorporés 
au  liquide,  ni  même  de  la  caséine  ou  matière  azotée  qui  n'est 
pas  non  plus  diffusée  intimement.  Mais  le  dosage  précis  des  corps 
gras  ne  présente  aucune  difticulté  pour  un  chimiste,  et  l'ana- 
lyse approchée  peut  être  pratiquée  par  un  simple  professionnel 
exercé. 

Douze  centimètres  cubes  de  lait  qu'on  rafraîchit  au  préalable 
suffisent  pour  déterminer  le  point  de  congélation.  On  les  intro- 
duit dans  un  tube  de  congélation  où  on  immerge  le  thermo- 
mètre, soigneusement  vérifié  au  préalable,  cela  va  sans  dire  (1). 
Le  tube  lui-même  baigne  dans  de  l'alcool  qui,  n'étant  pas 
congelable,  conserve  sa  transparence  et  modère  la  brusque 
rie  de  l'action  du  froid.  Enfin  on  dispose  le  tout  dans  un  mé- 
lange de  glace  pétrie  et  de  très  peu  de  sel  de  cuisine,  et  on 
met  l'agitateur  en  activité.  Bientôt  il  y  a  «  surfusion,  »  c'est-à- 
dire  que  le  lait,  tout  en  restant  liquide,  se  refroidit  jusqu'à  —  1°. 
Appliquant  alors  une  loi  physique  classique,  on  projette  dans 
le  lait  un  imperceptible  fragment  de  glace  d'un  centigramme 
ou  deux.  Le  thermomètre  remonte  brusquement  et  reste  fixe 
]>endant  une  bonne  demi-minute  au  moins;  c'est  l'instant  de 
l'observation.  On  peut  d'ailleurs  répéter  l'expérience  deux  ou 
trois  fois  et,  en  moins  de  3  à  5  minutes  en  tout,  l'on  est  fixé  sur 
le  coefficient  cherché. 

Pour  en  finir  avec  le  lait,  il  nous  faut  parler  d'une  fraude 
aussi  malhonnête  qu'élégante  qui  dernièrement  a  été  constatée 
par  un  expert  belge,  en  étudiant  le  lait  dont  une  importante 
maison  de  Liège  avait  obtenu  l'adjudication  pour  un  établisse- 
ment public  :   une  crèche  pour  les  bébés,  si  l'on  veut.  Gomme 

(1)  La  sensibilité  doit  être  telle  que  l'intervalle  de  1  degré  C.  occupe  sur  l'échelle 
luie  longueur  de  70  millimètres.  Le  centième  et  même  le  demi-centième  de  degré 
devient  alors  facilement  appréciable  à  la  loupe.  Le  verre  du  thermomètre  subit 
bien  le  rétrécissement  graduel  bien  connu  qui  déplace  le  zéro,  mais  cette  ascen- 
sion, qui  exige  de  fréquentes  vérifications  avec  un  thermomètre  neuf  et  ne  s'arrête 
jamais,  devient  de  plus  en  plus  lente  avec  le  temps. 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sucre,  matière  azotée,  matière  minérale,  un  sensible  déficit 
faisait  soupçonner  le  mouillage  (que  la  congélation  ou  «  cryo- 
scopie  »  aurait  trahi  tout  de  suite),  mais  la  teneur  en  beurre  ou 
en  corps  gras,  trop  considérable,  discordait  avec  la  constitution 
de  l'ensemble.  Notre  chimiste  agitant  le  lait  avec  de  l'éther 
isola  facilement  le  beurre  ;  il  put  en  étudier  le  pouvoir  réfrin- 
gent après  fusion  et  en  apprécier  d'autres  capacités  que  nous 
ne  songeons  pas  à  exposer  ici.  Ce  prétendu  beurre  était  mélangé 
par  moitié  de  graisse  de  coco  (ou  végétaline).  Le  fournisseur 
écrémait  à  fond  à  la  centrifugeuse  une  moitié  de  son  lait;  il 
coupait  le  résidu  avec  du  lait  pur  ou  point  trop  baptisé  et  sup- 
pléait au  beurre  éliminé  par  de  la  végétaline.  Sur  ce,  clameurs 
de  l'inculpé  qui  produisit  sur-le-champ  toute  une  série  de  bul- 
letins favorables  rédigés  par  un  expert  compétent  et  de  toute 
honorabilité.  Ce  dernier  ne  s'était  pas  trompé,  mais  jamais 
n'avait  procédé  qu'à  une  analyse  en  bloc.  Heureusement  la 
loi  belge  prévoit  le  dépôt  d'un  échantillon  de  contrôle  au 
greffe  du  tribunal  :  il  fut  facile  de  faire  retrouver  la  cocoline  par 
un  tiers  expert,  et  le  laitier  confondu  se  vit  gratifier  de  deux 
mille  francs  d'amende  avec  affichage  et  insertions. 

Nous  voici  amenés,  par  cet  incident,  à  parler  des  fraudes  sur 
les  beurres.  Nous  avons  vu  que  99  fois  sur  100  la  falsification 
du  lait  se  borne  à  enlever  du  beurre  (écrémage)  ou  ajouter  de 
l'eau  (mouillage).  Avec  le  beurre  la  tromperie  tend  encore  à  se 
simplifier  et  se  réduit  au  simple  mouillage.  Gomme  le  beurre, 
en  sa  qualité  de  corps  gras,  ne  s'incorpore  spontanément  que 
des  traces  d'eau,  on  en  intei'pose  rationnellement  une  suffisante 
quantité  au  moyen  d'un  battage  bien  exécuté.  On  y  ajoute  aussi 
sous  forme  de  sel  un  «  poids  mort  »  complémentaire  ;  on  qua- 
druple carrément  la  dose  suffisante  pour  la  bonne  conservation 
du  beurre  salé. 

Cette  fraude,  dira-t-on,  est  innocente  ;  elle  n'offense  pas  la 
santé  du  consommateur,  et  ne  nuit  qu'à  sa  bourse.  Encore 
l'avocat  du  prévenu  peut-il  soutenir  que  la  tromperie  en  ques- 
tion n'est  ni  prévue,  ni  punie  par  la  loi.  Il  faut  convenir  cepen- 
dant que  l'épicier  de  la  région  de  Dijon  qui  débitait  naguère  àses 
pratiques  un  soi-disant  beurre  de  provenance  étrangère  à  30  pour 
100  d'eau,  abusait  singulièrement  du  droit  de  mouillage  et  réa- 
lisait un  bénéfice  illicite  d'au  moins  15  pour  100,  attendu  que 
les   auteurs  compétens    estiment  la  tolérance  extrême   admis- 


LA    FALSIFICATIO^    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NECESSITE.    919 

sible  à  18  pour  100  au  plus  et  souhaiteraient  qu'un  texte  de  loi 
explicite  déclarât  bel  et  bien  fraude'  tout  beurre  renfermant 
moins  de  82  centièmes  de  matière  grasse. 

M.  Gurtel,  auteur  qui  nous  a  fourni  cet  exemple  et  auquel 
nous  avons  fait  et  ferons  encore  de  fréquens  emprunts,  affirme 
que  des  poudres  mystérieuses  permettent  de  gontler  encore  plus 
le  beurre  en  le  saturant  d'eau  jusqu'à  50  pour  100  (1).  Gela 
enfonce  la  margarine  et  l'huile  de  palme  trop  faciles  à  recon- 
naître séparément,  mais  on  les  mélange,  on  les  ajoute  à  la  crème 
dans  la  baratte,  et  un  chimiste  trop  novice  risque  de  ne  plus  s'y 
reconnaître,  car  la  mixture  est  bien  homogène,  l'acidité  vola- 
tile normale,  et  la  réfringence  satisfaisante.  C'est  la  fraude  scien- 
tiiique  dans  tout  son  éclat  ! 

A  l'autre  extrémité  de  la  France,  en  Bretagne,  pays  plus 
arriéré,  on  ne  se  montrait  naguère  ni  plus  honnête  ni  moins 
pratique.  Lorsque  du  beurre  refusé  par  son  destinataire  comme 
un  peu  rance  retournait  à  l'envoyeur  primitif,  la  denrée  ne 
jouissait  pas  à  sa  rentrée  d'un  goût  bien  agréable.  Alors  on  le 
faisait  fondre,  ce  qui  en  atténuait  toujours  un  peu  la  mauvaise 
saveur,  on  l'additionnait  de  beaucoup  d'eau  et  de  pas  mal  de  sel, 
et  on  le  revendait  comme  <(  beurre  fort  »  à  vil  prix,  aux  popula- 
tions agricoles,  lesquelles,  suivant  l'auteur  qui  nous  a  fourni  ce 
renseignement,  l'appréciaient,  grâce  à  son  bon  marché,  à  l'égal 
du  beurre  frais. 

IV 

Immédiatement  après  le  lait,  le  pain  constitue  l'aliment 
nécessaire  par  excellence,  et  la  farine,  quoique  moins  souvent 
que  le  lait,  a  subi  des  fraudes  intéressantes.  Notre  intention  n'est 
pas  de  rappeler  l'affaire  des  célèbres  farines  du  Sud-Ouest  addi- 
tionnées de  talc,  matière  inerte  trop  facile  à  découvrir  après 
simple  incinération  ;  cette  pratique  déshonnète  ne  se  renouvel- 
lera plus.  On  a  bien  essayé  de  blanchir  artificiellement  la  farine 
à  l'aide  des  oxydes  d'azote,  poisons  redoutables,  il  est  vrai,  mais 


(1)  11  siuffit  d'introduire  dans  un  tube  à  essai  gradué  un  petit  morceau  du  beurre 
({u'on  estime  mouillé.  En  immergeant  le  tube  dans  l'eau  chaude,  le  beurre  fondu 
surnage  à  l'eau.  Pour  opérer  dans  les  règles,  on  évapore  dans  l'étuve  à  100°  un 
poids  connu  et  l'on  repèse  le  résidu  au  bout  de  quelques  heures  :  la  perte  de  poids 
dénote  la  quantité  d'eau  primitive. 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  les  dernières  traces  s'éliminent  avant  même  la  panifi- 
cation ou  au  cours  de  celle-ci,  en  sorte  qu'il  a  fallu  reconnaître 
l'innocuité  de  ce  traitement  à  l'égard  de  la  santé  publique.  Les 
farines  avariées  ou  mélangées  d'ivraie,  les  repasses  corrompues 
occasionnent  quelquefois  de  terribles  accidens,  mais  à  la  suite 
de  négligences  très  coupables  plutôt  que  de  mixtures  inten- 
tionnelles. Reste  enfin  une  fraude  très  commune,  mais  non 
nuisible  hygiéniquement  :  le  mélange  de  farine  de  riz  à  la 
poudre  de  froment  qu'on  pratique  lorsque  le  blé  est  cher  et 
dont  on  n'use  qu'avec  discrétion,  car,  en  cas  d'excès,  le  boulan- 
ger ne  réussirait  pas  à  panifier.  En  petite  proportion,  la  féve- 
role  est  tolérée,  mais  elle  jaunit  la  farine  et  la  blancheur  du 
riz  compense  ce  défaut.  Pour  découvrir  le  riz  dans  le  blé,  il 
existe  des  méthodes  techniques  assez  délicates,  très  longues, 
mais  certaines,  quoique  embarrassantes  pour  un  débutant, 
puisque  les  caractères  de  l'innocent  riz  broyé  ne  divergent  pas 
beaucoup  de  ceux  de  la  toxique  farine  d'ivraie. 

Passons  maintenant  au  sucre  jadis  simple  condiment,  main- 
tenant assimilé  aux  alimens.  Les  règlemens  administratifs 
actuels  en  définissent  les  diverses  variétés,  depuis  les  sucres 
«  raffinés,  »  c'est-à-dire  cristallisés  deux^ fois,  presque  chimique- 
ment purs,  sauf  des  traces  infimes  de  colorans  bleus  qu'on  tolère 
très  bien,  jusqu'aux  mélasses,  aux  glucoses,  aux  miels  naturels 
ou  non.  La  dénomination  qu'emploie  le  confiseur  ou  l'épicier  ne 
doit  jamais  laisser  supposer  que  le  produit  est  constitué  de 
véritable  sucre  pur,  alors  qu'il  a  été  confectionné  avec  une 
matière  sucrée,  saine,  licite,  mais  inférieure.  Il  est  même 
interdit  de  vendre  sous  un  autre  nom  que  celui  de  «  miel  de 
sucre  »  le  produit  exclusif  de  la  récolte  des  abeilles,  lorsque 
celles-ci  ont  été  nourries  avec  d'autres  substances  que  le  suc  des 
fleurs,  et  la  proportion  d'eau,  —  il  serait  trop  aisé  de  forcer 
l'humidité  naturelle  du  miel,  —  ne  doit  pas  dépasser  25  pour 
100.  Pour  les  confitures,  gelées,  ou  marmelades,  on  est  plus 
large  et  l'on  passe  jusqu'à  40  pour  100. 

Le  mot  «  fantaisie,  »  obligatoirement  ajouté  à  celui  d'un 
produit  quelconque  non  authentique,  dénote  qu'il  s'agit  d'une 
préparation  artificielle  d'ailleurs  innocente.  Il  est  permis  de 
vendre  du  «  miel  de  fantaisie  »  obtenu  avec  des  matières 
sucrées  alimentaires  pures,  des  «  bonbons  de  fantaisie  »  avec  de 
la  gélatine  et  de  l'empois  sans  gomme  ni  blanc  d'œuf,  d'user 


LA    FALSIFICATION     DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NÉCESSITÉ.     921 

d'aromes  ou  de  couleurs  factices.  On  imite  très  bien,  et  sans 
danger  aucun  pour  la  santé  publique,  le  parfum  de  la  fraise  ou 
delà  mandarine,  et  quant  aux  nuances  artificielles,  légalement 
admises,  il  existe  une  gamme  interminable  aussi  riche,  aussi 
variée  de  tons  que  l'arc-en-ciel,  de  couleurs  d'origine  végétale 
et  surtout  industrielle  (1). 

On  recommande  surtout  l'emploi  de  termes  qui  ne  peuvent 
tromper  personne,  grâce  à  leur  impropriété  même,  comme  sucre 
«  d'orge  ou  de  pommes,  »  comme  bonbons  «  coquelicot,  »  parce 
qu'il  est  avéré  que  cesingrédiens  ne  sauraient  contenir  orge,  ni 
pomme,  ni  coquelicot.  Enfin,  pour  ce  qui  concerne  particulière- 
ment les  bonbons  ou  tolère  un  léger  maquillage  à  la  poudre  de 
talc  à  la  dose  maxima  de  un  gramme  de  talc  pour  un  kilo  de 
bonbons. 

Ce  même  talc  joue  un  rôle  assez  important  dans  le  ((  lus- 
trage »  du  café  vert.  En  quoi  consiste  cette  opération  curieuse, 
mais  non  répréhensible  .►^  Tout  d'abord,  les  grains  verts  sont 
agités  énergiquement  dans  un  récipient  avec  de  la  sciure,  ce 
qui  les  polit  en  éliminant  une  certaine  pellicule  superficielle; 
après  quoi,  le  criblage  ou  l'aspiration  enlèvent  sciure  et  pous- 
sière, et  on  secoue  de  nouveau  les  grains  nettoyés  avec  un  mé- 
lange de  talc,  de  cire,  et  de  matière  colorante  jaune  ou  bleue. 
Le  café  acquiert  ainsi  un  beau  brillant,  une  jolie  couleur;  il  se 
conserve  plus  longtemps,  reste  strictement  hygiénique  tout  en 
supportant  mieux  la  torréfaction.  Ce  traitement,  pratiqué  au 
Havre  sur  une  grande  échelle,  ne  saurait  s'appliquer  aux  cafés 
avariés  et  n'a  aucun  rapport  avec  certains  tours  de  main  par 
lesquels  les  Belges  déguisaient  naguère  d'ignobles  cafés  cor- 
rompus, avariés  par  l'eau  de  mer,  et  trouvaient  moyen  de  leur 
procurer  un  aspect  presque  passable,  sans  qu'ils  fussent  plus 
sains  pour  cela. 

En  mélangeant  en  proportions  convenables  du  sulfate  de 
cuivre  à  de  l'acide  tartrique  et  à  un  fort  excès  d'alcali,  les  chi- 
mistes obtiennent  une  superbe  liqueur  bleu  foncé.  Si  on  fait 
bouillir  une  prise  de  cette  liqueur  et  qu'on  y  projette  de  l'eau 
contenant  des  traces  des  matières  sucrées  tirées  du  raisin,  des 
fruits,  du  lait,  la  liqueur  se  décolore  et  se  trouble.  Un  précipité 
rougeàtre  d'oxyde  cuivreux  se  dépose,  réaction  qui  a  fait  donner 

(1)  Les  couleurs  minérales  inofTensives  et  autorisées  sont  peu  nombreuses 
Citons  notamment  le  bleu  Guimet,  les  ocres. 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  nom  de  «  sucres  réducteurs  »  ou  «  réducteurs  »  à  ces  matières. 
On  dose  notamment  par  ce  procédé  de  décoloration  le  sucre 
d'un  lait  dont  on  a  éliminé  la  matière  grasse,  coagulé  la  caséine 
et  filtré  le  résidu  ;  c'est  même  un  moyen  classique  de  déceler  le 
mouillage.  Le  sucre  de  canne  dans  ces  conditions,  lui,  ne  réduit 
pas,  mais  il  acquiert  cette  propriété,  ainsi  que  celle  de  fermenter 
quand  il  a  été  «  inverti  »  au  moyen  d'un  acide.  Dans  toutes  ces 
opérations,  la  liqueur  à  essayer  doit  être  incolore  ou  presque, 
pour  ne  pas  masquer  le  moment  précis  de  la  disparition  totale 
de  la  teinte  bleue. 

C'est  ce  qu'on  fait  pour  le  café  ;  on  en  défèque  l'infusion  par 
le  sous-acétate  de  plomb,  et  le  noir  animal  parachève  la  décolo- 
ration. Le  jus  ainsi  obtenu  et  suffisamment  dilué  est  ajouté  pro- 
gressivement à  une  quantité  connue  de  liqueur  cupropotassique; 
la  teinte  bleue  ne  disparait  qu'à  la  longue  si  le  café  est  authen- 
tique, au  lieu  que  la  chicorée  et  le  gland  doux  sont  beaucoup 
plus  riches  en  matières  réductrices. 

Si  nous  passons  du  café  au  cacao,  nous  sommes  conduits  à 
aborder  une  question  à  la  fois  chimique,  hygiénique,  écono- 
mique des  plus  complexes,  qui  a  donné  lieu  à  des  polémiques 
longues  et  passionnées  et  a  divisé  les  membres  de  plus  d'un 
congrès.  Torréfiée,  décortiquée,  moulue,  l'amande  de  cacao 
fournit  une  sorte  de  pâte  riche  en  matières  grasses  (de  50  à  35 
pour  100). 

Le  fabricant  français,  traitant  cette  pâte  par  la  vapeur  d'eau 
sous  pression,  ou  par  compression  mécanique  à  chaud,  expulse 
une  partie  de  la  substance  grasse  et  obtient  un  cacao  dégraissé 
de  nuance  blonde  qui  se  mélange  plus  ou  moins  bien  à  l'eau. 
La  graisse  ainsi  séparée  constitue  le  beurre  de  cacao  qui  se 
vend  à  peu  près  aussi  cher  que  la  pâte  a  laquelle  elle  était  pri- 
mitivement associée,  de  sorte  que  l'industriel  n'a  pas  intérêt  à 
forcer  ni  modérer  le  dégraissage. 

En  Hollande,  on  procède  autrement.  On  arrose  au  moment 
de  la  torréfaction  les  amandes  de  cacao  avec  une  solution  de 
carbonate  de  potasse.  La  pâte  se  fonce  ;  une  simple  pression 
suffit  pour  éliminer  l'excès  de  corps  gras,  et  le  tourteau  obtenu, 
appauvri  de  moitié  en  graisse,  se  broie  facilement  en  donnant 
une  poudre  miscible  à  l'eau,  mais  non  u  soluble,  »  comme  l'in- 
diquent les  prospectus. 

Beaucoup  de  spécialistes  et  non  des  moindres,  au   premier 


LA    FALSlFICATIO^    DES    ALIMENS    DE    PREMIERE    NECESSITE.     923 

rang  desquels  nous  placerons  M.  Bordas,  membre  du  Conseil 
supérieur  d'hygiène  de  France,  critiquent  vivement  ce  tour  de 
main.  La  teinte  foncée  de  la  décoction  de  cacao  alcalinisé 
donne  la  fausse  illusion  d'une  richesse  supérieure,  ce  qui  est 
malhonnête  ;  de  plus,  le  prix  du  cacao  surpassant  du  décuple 
celui  de  la  potasse,  l'introduction  de  celle-ci,  même  à  petite 
dose,  entraine  un  bénéfice  illicite  non  négligeable,  d'autant  que 
le  cacao,  ainsi  traité,  attire  l'humidité  de  l'air  et  gagne  encore 
en  poids.  Enfin  le  carbonate  de  potasse,  indéniablement,  est 
toxique. 

Les  fabricans  hollando-belges  et  divers  industriels  français 
ont  répliqué  avec  énergie.  S'il  faut  les  écouter,  les  cacaos  alca- 
linisés  se  digèrent  mieux  que  les  cacaos  purs  ;  s'ils  ne  sont  pas 
«  solubles  »  au  sens  chimique  du  mot,  ils  s'émulsionnent  mieux, 
au  grand  bonheur  des  cuisinières.  Quant  à  la  dose  d'alcali  sup- 
])lémentaire  introduite,  elle  ne  peut  pas  plus  nuire  à  la  santé 
des  plus  actifs  consommateurs  de  cacaos  que  le  fait  de  manger 
un  petit  pain  ou  de  boire  une  demi-bouteille  de  bordeaux,  puis- 
qu'il y  a  de  la  potasse  dans  le  pain  et  le  vin.  Au  contraire, 
l'alcalinisation  permet  d'expulser  une  forte  proportion  de  ma- 
tière grasse  sans  goût  ni  parfum  et  de  concentrer  davantage  les 
principes  nourrissans  azotés. 

Mais  alors,  a  répliqué  M.  Bordas,  votre  raisonnement  rappelle 
celui  du  laitier  qui  écréme  et  mouille  son  lait  par  humanité, 
sous  prétexte  que  les  matières  grasses  sont  lourdes  à  l'estomac  ! 
Malgré  le  talent  et  l'énergie  des  preneurs  des  cacaos  étrangers, 
la  majorité  des  hygiénistes  de  France  s'est  rangée  à  l'avis  opposé, 
et,  conformément  aux  décisions  de  la  Commission  supérieure 
d'hygiène,  le  gouvernement  a  déclaré  que  seuls  les  cacaos  traités 
sans  alcalis  méritaient  l'épithète  de  «  purs.  »  Il  est  d'ailleurs 
permis  de  livrer  des  cacaos  «  solubilisés  n  au  carbonate  de  po- 
tasse, pourvu  que  la  proportion  de  cet  ingrédient  ne  dépasse  pas 
5  gr.  75  pour  100  grammes  de  marchandise  sèche  et  dégraissée. 
La  dénomination  «  soluble,  »  qui  risque  de  produire  dans  l'es- 
prit de  l'acheteur  une  fâcheuse  confusion,  est  interdite.  Encore 
faut-il  que  l'addition  de  potasse  carbonatée  reste  inférieure  au 
pouvoir  nettement  acide  du  cacao  naturel  que,  dans  aucun  cas, 
on  ne  saurait  transformer  en  produit  alcalin. 

Qu'est-ce  que  le  chocolat  ?  Personne  n'ignore  qu'on  le  défi- 
nit «  un  mélange  de  cacao  et  de  sucre.  »  Mais  comme  le  sucre 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vaut  sept  à  huit  fois  moins  clier  que  le  cacao,  à  poids  égal,  le 
chocolatier  économise  celui-ci  au  profit  de  celui-là.  La  loi  a 
[)révu  cet  abus  ;  tout  chocolat,  pour  mériter  ce  nom,  doit  conte- 
nir 32  pour  100  au  moins  de  cacao  en  pâte  ou  poudre.  Il  n'est 
pas  d'ailleurs  interdit  de  vendre  du  «  sucre  au  chocolat  »  ou 
«  chocolaté  »  ou  «  au  cacao,  »  et  lorsque  le  chocolat  sert  de 
«  couverture,  »  on  se  montre  un  peu  moins  difficile  sur  sa 
pureté. 

L'incinération  suivie  de  l'examen  des  cendres  établit  tout 
de  suite  si  un  cacao  est  pur  ou  solubilisé,  parce  que,  à  conditions 
égales,  les  cendres  triplent  de  poids  dans  ce  dernier  cas.  La 
matière  grasse,  entraînée  par  la  benzine  ou  l'éther,  est  étudiée 
à  part,  ce  qui  permet  souvent  d'y  retrouver  des  principes  par- 
faitement étrangers  au  cacao,  comme  la  graisse  de  palme,  la 
pâte  d'arachide.  Quant  au  sucre,  il  e.st  diffusé  dans  l'eau  et, 
après  l'avoir  inverti,  le  chimiste  le  dose  au  réactif  cupro- 
potassique  ou  par  d'autres  procédés  que  nous  n'avons  pas  à 
exposer  ici. 

En  terminant  un  travail  que  nous  restreignons  aux  seules 
matières  alimentaires  indispensables  à  la  nourriture  de  l'homme 
et  de  l'enfant  surtout,  nous  nous  excuserons  d'avoir  peut-être 
trop  présumé  de  nos  forces  en  entreprenant  quelques  timides 
incursions  dans  un  sujet  si  vaste  qu'il  a  inspiré  de  volumineux 
recueils  surpassant  les  forces  et  les  facultés  d'un  seul  auteur, 
mais  exigeant  le  concours  en  collaboration  de  chimistes,  d'hy- 
giénistes, d'avocats,  d'économistes.  La  lecture  de  ces  énormes 
livres  épouvanterait  le  public  instruit  et  ils  sont  peu  connus, 
malgré  leur  utilité  et  leur  mérite. 

Maintenant,  que  nos  vagues  extraits  ne  fassent  pas  juger  que 
tout  ce  dont  la  France  contemporaine  se  nourrit  et  s'abreuve 
est  constamment  fraudé.  Il  en  est  des  alimens  loyaux  comme 
des  honnêtes  filles:  les  uns  et  les  autres  ne  font  guère  i)arler 
d'eux.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  produits  d'excellente  qualité 
soient  bien  répandus.  Nous  vivons,  hélas!  au  temps  de  la  mé- 
diocrité et  de  la  banale  uniformité.  Les  gourmets  le  savent  de 
reste. 

Antoine  de  Saporta. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LE  DIX-SEPTIEME  SIECLE 
DE    FERDINAND    BRUNETIÈRE 


Quand  un  écrivain  d'idées,  historien,  philosophe  ou  critique,  est 
interrompu  par  la  mort  au  milieu  de  son  labeur,  c'est  un  pieux  devoir 
de  recueilhr  tout  ce  qu'on  peut  sauver  de  l'œuvre  préparée  et  inache- 
vée. Je  n'en  dirais  pas  autant  pour  l'écrivain  d'imagination,  poète,  ro- 
mancier, auteur  dramatique,  dont  l'œuvre  vit  surtout  par  la  forme,  et 
qu'on  trahit  en  nous  livrant  ses  ébauches.  Mais  les  idées  ont  en  elles 
quelque  chose  d'impersonnel  et  qui  appartient  à  tous.  Les  hgnes  que 
devait  suivre  la  construction  ont  leur  vertu  ;  les  matériaux  réunis  ser- 
Airont  à  d'autres.  Combien  il  eût  été  regrettable  que  V Histoire  des 
institutions  politiques  de  F  ancienne  France,  de  Fustel  de  Coulanges, 
n'eût  pas  été  terminée  comme  elle  l'a  été,  d'après  les  notes  du  grand 
historien,  par  l'un  des  plus  fidèles  dépositaires  de  sa  pensée,  M.  Camille 
Jullian  !  De  même,  le  dernier  volume  des  Origines  de  la  France  contem- 
poraine, consacré  au  Régime  moderne,  a  été  publié  après  la  mort  de 
Taine,  par  M.  André  Chevrillon.  Tous  ceux  qu'intéresse  l'histoire  de 
notre  littérature  seront  d'avis  qu'il  convenait  de  donner  au  public, 
dans  l'état  du  moins  où  l'auteur  avait  pu  l'amener,  cette  Histoire  de 
la  littérature  française  classique  à  laquelle  travaillait  Ferdinand  Brune- 
tière,  au  moment  où  une  mort  prévue  et  prématurée  vint  le  frapper, 
encore  penché  sur  la  page  commencée,  et  fit  tomber  la  plume  de  ses 
mains  jusqu'au  bout  diligentes. 

Ce  devait  être  l'occupation  des  dernières  années  de  sa  vie.  Il  en 
avait,  de  jour  en  jour,  et  quoiqu'il  en  fût  de  tous  côtés  solhcité,  remis 
à  plus  tard  l'exécution.  Ce  n'était  certes  pas  qu'il  reculât  devant  une 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entreprise  de  longue  haleine  et  qu'il  éprouvât  ni  difficulté  à  coor- 
donner ses  idées,  ni  scrupule  à  présenter  un  aperçu  général.  Nul  n'eul 
moins  que  lui  l'esprit  fragmentaire.  Il  pensait  au  contraire  par  grandes 
masses,  il  voyait  d'ensemble.  C'était  un  trait  essentiel  de  sa  vigou- 
reuse intelligence  de  n'être  satisfaite  que  par  cette  impression  de 
plénitude  que  donne  la  connaissance  de  ce  qui  a  précédé,  amené,  dé- 
terminé un  mouvement;  il  fallait  encore  qu'il  en  suivît  la  lente  décom- 
position jusqu'au  moment  où  les  forces  dissociées  vont  se  prêter  à 
des  combinaisons  nouvelles.  De  très  bonne  heure  il  avait  été  en  pos- 
session de  ses  idées  maîtresses.  Il  ne  s'y  était  pas  entêté  comme  à 
autant  de  dogmes  immuables;  il  les  avait  sans  cesse  contrôlées, 
éprouvées,  modifiées  sur  des  points  de  détail,  élargies  et  assouplies, 
mais  sans  jamais  varier  sur  quelques  principes  qui  ont  été  l'âme 
même  de  sa  critique  et  lui  ont  imprimé  sa  forte  unité.  Alors  quau 
grand  public  il  offrait  seulement  des  études  séparées,  il  avait  déjà 
composé  pour  lui  et  pour  quelques-uns  une  histoire  suivie  de  notre 
littérature  :  cela  même  explique  que,  dans  chacune  de  ces  études  qui 
paraissaient  au  jour  le  jour,  à  propos  d'un  livre  nouveau,  au  gré  de 
l'actualité,  on  trouvât  toute  prête  une  telle  richesse  d'information,  une 
si  magistrale  sûreté  de  doctrine,  et  de  l'une  à  l'autre  un  lien  si  étroit. 
Cette  histoire,  c'était  le  cours  qu'il  avait  professé  à  l'École  normale, 
quelque  temps  après  qu'il  y  fut  nommé,  et  qui,  commencé  en  1886,  se 
développa  sur  un  espace  de  quatre  années.  Il  s'était  de  tout  temps 
promis  de  rédiger  ce  cours  pour  le  public  ;  mais  avant  de  lui  domier 
sa  forme  définitive  et  de  le  présenter  comme  une  liistoire,  il  ne 
croyait  jamais  avoir  réuni  une  documentation  assez  complète,  ni 
donné  à  ses  méthodes  assez  de  précision. 

Le  jour  arriva  enfin,  où  il  se  mit  au  travail  de  rédaction.  Sans 
doute  ce  qui  avait  levé  ses  dernières  hésitations,  c'est  qu'il  sentait  ses 
années  mesurées  et  ses  jours  comptés  :  les  livres  ont  leur  destin,  et 
parfois  il  est  tragique.  Le  mal  qui  déjà  étreignait  son  corps  avait  laissé 
à  son  intelligence  toute  sa  hberté  el  toute  sa  puissance.  Je  ne  crois 
pas  que  jamais  il  eût  rien  écrit  d'aussi  large,  d'aussi  fort  et  d'aussi 
achevé  que  ces  études  sur  Ronsard,  sur  Rabelais,  sur  Montaigne, 
parues  ici  même,  et  qui  allaient  devenir  des  chapitres  de  son  livre. 
Par  là  on  peut  apprécier  ce  qu'eût  été,  si  le  temps  lui  en  eût  donné  le 
loisir,  cette  «  Histoire  »  entièrement  écrite  par  lui,  et  amenée  à  son 
point  de  perfection.  Lui-même  en  avait  fait  paraître  deux  fascicules; 
un  troisième,  —  publié  avec  un  soin,  un  souci  d'exactitude,  et 
un  goût  au-dessus  de  tout  éloge  par  M.  Michaut,  le  savant  profes- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  927 

seur  en  Sorbonne,  —  compléta  le  premier  volume,  embrassant  la 
période  du  xvi^  siècle.  Voici  maintenant  un  second  volume  consacré 
au  XVII®  siècle  (1).  Comment  il  a  pu  être  mis  au  jour  et  quelles  garan- 
ties il  offre  au  lecteur,  peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  le  dire,  et  c'est 
ce  que  j'essaierai  ici,  ayant  assisté  de  très  près  au  travail,  qui  a  été  en 
quelque  sorte  exécuté  sous  mes  yeux. 

D'abord,  on  possédait  les  plans  préparés  par  Brunetière  pour  chacune 
de  ses  leçons  et  qui  le  guidaient  pendant  qu'il  parlait  devant  ses 
élèves.  Ces  plans  de  Brunetière  sont  fameux  :  ce  sont  des  modèles  du 
genre,  et  nulle  part  on  n'y  surprend  mieux  ses  procédés  et  le  secret 
de  son  art.  Ils  témoigneraient,  s'il  en  était  besoin,  de  son  admirable 
conscience  et  de  cet  absolu  dévouement  qu'il  apporta  toujours  à  sa 
tâche.  Qu'on  me  permette,  à  ce  propos,  un  souvenir.  Je  le  félicitais, 
un  jour,  du  succès  brillant  et  durable  qu'avait  obtenu  son  enseigne- 
ment auprès  des  élèves  de  l'École  normale,  public  difficile  entre  tous, 
parce  que  c'est  un  public  de  jeunes  gens,  qui  sont  déjà  des  maîtres  et 
chez  qui  l'esprit  critique  est  très  développé.  Il  me  fit  cette  réponse, 
charmante  de  modestie  :  «  Ce  que  vous  appelez  mon  succès,  n'est 
que  la  récompense  —  ou  la  reconnaissance  —  de  la  peine  que  je 
prends,  comme  je  le  dois.  Les  élèves  de  l'École  normale,  qui  sont 
d'acharnés  travailleurs,  demandent  qu'on  travaille  pour  eux.  S'ils  ont 
fait  parfois  un  accueil  assez  froid,  et  même  glacial,  à  des  professeurs 
éminens,  c'est  que  ces  grands  professeurs  prenaient  leur  professorat 
avec  quelque  légèreté.  Je  fais  ce  que  je  peux,  mais  je  fais  tout  ce  que 
je  peux  :  on  m'en  sait  gré.  »  11  se  faisait  tort  à  lui-même  de  toutes  sortes 
de  qualités  que  je  n'ai  pas  besoin  d'énumérer  ici;  mais  il  est  vrai  que 
chacune  de  ses  leçons  représentait  une  somme  de  travail  considérable. 
Et  c'est  ce  que  montrent,  à  l'évidence,  ces  plans  si  caractéristiques. 
Quelques  hgnes  d'abord  résumaient  la  leçon  précédente  et  annonçaient 
l'objet  de  la  leçon  nouvelle.  Les  divisions  en  étaient  soigneusement 
indiquées.  Dans  chaque  chapitre,  non  seulement  toutes  les  idées 
étaient  notées,  classées,  étiquetées,  numérotées,  mises  à  leur  rang  et 
subordonnées  les  unes  aux  autres,  mais  Brunetière,  avec  ce  besoin 
d'ordre  et  de  logique  qu'il  poussait  à  un  si  haut  degré,  en  marquait 
la  Maison,  s'attachait  à  souligner  les  transitions.  Il  établissait  ainsi  le 
schéma,  l'arcliitecture  ou  l'armature  de  la  leçon.  Il  indiquait  chaque 
citation  à  sa  place,  avec  sa  référence  reportant  à  l'édition  dont  il  s'était 
servi.  Plus  encore.  Partout  où  il  rencontrait,  sur  son  chemin  une  idée 

(1)  Histoire  de  la  littérature  française  classique.  —  Tome  II  :  le  Dix-septième 
siècle,  par  Ferdinand  Brunetière,  1  vol.  in-8°;  Delagrave. 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

particulièrement  importante,  dont  l'expression  d'ailleurs  était  déli- 
cate et  voulait  plus  de  nuances  et  plus  de  précision,  il  la  développait 
par  écrit,  ne  s'en  remettant  pas  à  l'improvisation  qui  pourtant  était 
chez  lui  ^'une  abondance  et  d'une  netteté  si  magnifiques.  De  la  sorte, 
des  pages  entières,  et,  à  vrai  dire,  celles  qui  dans  la  suite  du  dévelop- 
pement sont  essentielles,  ont  été  écrites  de  sa  main  :  elles  sont  dans 
ces  scénarios,  d'une  si  minutieuse  ordonnance,  mais  forcément  déchar- 
nés, comme  des  illustrations.  En  prenant  ces  plans  pour  guides,  on  était 
assuré  de  reproduire  non  seulement  les  grandes  hgnes,  mais  toutes 
les  Hgnes  qu'avait  suivies  la  pensée  du  maître,  —  comme  fait  le 
praticien  qui  reproduit  la  maquette  du  sculpteur  ou  qui  met  au 
carreau  un  dessin  d'architecture. 

Voilà  pour  la  pensée.  Mais  la  parole  même?  Comment  la  retrouver, 
avec  sa  richesse,  sa  sonorité,  son  accent,  ses  bonheurs  d'expressions 
rencontrés  au  cours  de  cette  exposition  passionnée,  ardente,  frémis- 
sante et  fiévreuse  où  Brunetière  mettait  toute  son  âme,  généreuse 
et  inquiète  ?  Disons  plutôt  :  comment  ne  l'eût-on  pas  retrouvée  dans 
les  notes  que  prenaient,  en  l'écoutant,  quelques-uns  de  ses  élèves, 
les  plus  fervens,  désireux  de  ne  rien  laisser  perdre  d'un  enseigne- 
ment dont  ils  comprenaient  tout  le  prix?  Pour  être  sûrs  de  n'avoir 
pas  trahi  par  quelque  inadvertance  une  pensée  si  serrée  tout  ensemble 
et  si  subtile,  et  pour  permettre  au  professeur  de  reprendre  après  coup 
telle  expression  qui  n'eût  pas  été  absolument  adéquate  à  l'idée,  ils 
faisaient  passer  sous  ses  yeux  leur  rédaction.  Lui,  la  relisait  à  loisir, 
annotait,  corrigeait.  On  le  voit  :  les  plans  ont  fourni  le  squelette  : 
les  rédactions  d'élèves  devaient  y  mettre  la  chair,  y  faire  courir  le 
sang  et  circuler  la  vie. 

C'est  en  combinant  ces  plans  et  ces  notes  qu'on  a  pu  étabhr  le 
texte  qu'on  publie  aujourd'hui.  Un  jeune  savant,  agrégé  des  lettres 
et  professeur  de  l'Université,  M.  Cherel,  s'est  chargé  d'effectuer  ce 
travail,  dont  on  voit  sans  peine  quelle  était  la  délicatesse.  Un  prin- 
cipe l'a  dirigé,  auquel  il  s'est  tenu  rigoureusement  :  c'est  de  ne  rien 
donner  sous  la  signature  de  Brunetière,  qui  ne  fût  de  Brunetière. 
Plutôt  que  de  combler  des  lacunes  ou  d'exécuter  des  raccords,  il  a 
préféré  laisser  ici  ou  là  un  trou,  une  fissure,  un  heurt  et  ne  rien 
introduire  qui  fût  d'une  main  étrangère.  On  ne  saurait  trop  l'en 
louer.  Nous  sommes  en  sécurité.  On  n'essaie  pas  de  nous  leurrer.  De 
toute  évidence,  ce  livre  n'est  pas  celui  que  Brunetière  aurait  publié, 
mais  aussi  ne  le  présente-t-on  pas  comme  tel.  Lui  seul  pouvait 
donner  à  sa  pensée  une  ampleur,  à  son  style  une  couleur  et  une  élo- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  929 

quence,  irrémédiablement  perdues.  Du  moins  nous  pouvons  nous 
faire  une  idée  de  ce  qu'aurait  été  ce  livre  que  Brunetière  portait  en 
lui.  On  nous  donne  ce  qu'on  a  pu  en  sauver  :  puisqu'on  pouvait  le 
sauver,  on  le  devait. 

Parcourons  donc  ce  volume  qui,  apparemment,  condense  et  résume 
la  matière  de  plusieurs  volumes  ;  indiquons,  aussi  rapidement  que  ce 
soit,  ce  qui  en  fait  l'intérêt,  comment  Brunetière  envisageait  le 
XVII*  siècle,  de  quels  traits  il  en  composait  la  physionomie  originale, 
quelle  place  il  lui  assignait  dans  le  développement  et  dans  la  suite  de 
notre  histoire  littéraire.  Tel  était  en  etïet  son  souci  dominant  :  faire 
sentir  cette  continuité  et  ces  transformations  ininterrompues  qui  sont 
le  signe  et  la  condition  même  de  la  vie,  souligner  ce  mouvement  pro- 
gressif ou  du  moins  alternatif  et  successif,  sans  lequel  il  n'y  a  pas 
d'histoire,  mais  seulement  tableau  et  énumération.  C'est  à  quoi  lui 
servait  cette  idée  d'évolution  que,  de  l'histoire  naturelle  il  avait 
transportée  dans  l'histoire  littéraire,  et  pour  laquelle  on  l'a  tant  et  si 
injustement  attaqué,  comme  si  jamais  il  avait  pris  les  genres  pour 
des  êtres  et  réalisé  des  entités  !  Non  certes,  mais  puisque  la  science  a 
répudié  l'idée  de  progrès  telle  que,  de  Voltaire  à  Condorcet,  l'avait 
admise  le  xv(ii«  siècle,  et  puisqu'elle  y  a  substitué  la  notion  plus 
nuancée  et  plus  complexe  d'évolution,  Brunetière  avait  raison  sans 
doute  de  ne  pas  l'ignorer,  et  de  tirer  parti  de  cette  hypothèse, 
caduque  comme  les  autres,  mais  plus  récente  que  les  autres,  pour 
serrer  de  plus  près  ces  problèmes  littéraires  que  nul  ne  fut  plus 
éloigné  que  lui  de  confondre  avec  les  problèmes  scientifiques. 

Une  comparaison,  qu'il  place  au  seuil  même  de  son  histoire,  nous 
renseigne  aussitôt  sur  le  rôle  qu'il  attribuait  à  notre  xvii''  siècle. 
«  Représentons-nous,  écrit-il,  un  large  fleuve,  au  cours  lent  et  presque 
insensible,  un  pont  sur  ce  fleuve  et  sur  les  parapets  de  ce  pont 
quelques  admirables  statues.  Les  statues,  c'est  Pascal,  c'est  Bossuet, 
c'est  Molière,  c'est  La  Fontaine,  c'est  Racine,  c'est  Boileau  ;  ce  pont, 
c'est  le  siècle  de  Louis  XIV,  et  sous  ce  pont  ce  fleuve  qui  va  lente- 
ment, mais  sûrement  de  sa  source  à  son  embouchure,  c'est  l'esprit 
du  xvi^  siècle,  qui  deviendra  celui  du  xviii^,  renforcé  d'élémens  nou- 
veaux et  [plus  riche  dans  sa  composition  d'un  peu  de  tous  les  terrains 
qu'il  aura  successivement  baignés.  La  comparaison  est  de  Sainte- 
Beuve  :  seulement,  ce  qu'il  s'est  contenté  d'indiquer  dans  cette  com- 
paraison fameuse,  nous  pouvons  aujourd'hui,  sans  être  pour  cela 
bien  braves,  l'accepter  jplus  hardiment  que  lui-même  et  en  tirer  une 
division  pour  l'étude  du  xvii^  siècle.  Entre  le  xvi«  et  le  xviii«  siècle, 
TOME  X.  —  1912.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  n'y  a  pas  seulement  une  ressemblance,  mais  une  identité  que  le 
XVII''  siècle  est  venu  momentanément  interrompre.  »  En  quoi  consiste 
d'ailleurs  cette  identité  des  xvi^  et  xviii'^  siècles  ?  Elle  est  tout  entière 
dans  ce  que  Brunetière  appelle  la  philosophie  de  la  Nature  et  que  tour 
à  tour  il  signale  ou  il  dénonce  chez  Rabelais,  chez  Molière,  chez  Dide- 
rot et  chez  Rousseau. 

Cette  philosophie  de  la  Nature  allait-elle  dans  le  sens  de  notre  tem- 
pérament gaulois?  Raison  déplus  pour  qu'il  fût  nécessaire  de  réagir 
et  d'arrêter  l'esprit  français  sur  une  route  où  il  risquait  de  perdre  sa 
noblesse  et  jusqu'à  sa  dignité.  Cela  exphque  l'attitude  de  Brunetière 
^ds-à-vis  de  quelques-uns  des  plus  grands  écrivains  de  ce  xvu*^  siècle 
même.  Il  n'aimait  guère  Corneille;  et  si  je  me  sers  d'un  terme  contre 
lequel  je  sais  bien  qu'il  eût  protesté,  parce  qu'il  y  aurait  m  cette  inter- 
vention de  sa  personne  et  de  ses  goûts  qu'il  mettait  tant  de  soin 'à 
s'interdire,  c'est  que  l'originahté  de  Brunetière  restera  dans  cette 
âpreté  qu'il  mettait  à  confesser  sa  foi  littéraire,  dans  cette  conviction 
enthousiaste  et  ces  haines  vigoureuses  qui  lui  font  tant  d'honneur,  et 
qui  inspiraient,  aux  adversaires  mêmes  de  ses  idées,  tant  de  respec- 
tueuse admiration.  Corneille  était,  à  son  gré,  trop  imaginatif,  trop 
guindé,  trop  amoureux  de  l'excessif,  du  rare,  de  l'extraordinaire,  et, 
d'un  mot,  trop  romantique.  Personne  pourtant  n'a  mis  en  plus  écla- 
tante lumière  le  service  que  Corneille  a  rendu  à  l'esprit  français,  en 
l'arrachant  au  terre  à  terre  de  la  vie  coutumière  et  le  haussant  à  cet 
état  d'exaltation  morale  qui  devient  avec  l'occasion  le  principe  des 
grandes  actions.  Comme  il  a  soin  de  le  remarquer,  il  ne  pouvait  en  faire 
de  plus  grand  éloge,  car  c'est  le  mettre  au  très  petit  nombre  de  ceux 
de  nos  grands  écrivains  qui  nous  défendent,  encore  aujourd'hui, 
contre  les  étrangers,  de  tant  de  reproches  qu'on  nous  a  si  souvent 
adressés,  d'insouciance,  de  légèreté,  de  gauloiserie.  «  Sans  eux,  notre 
Httérature  risquerait  de  n'être  représentée  que  par  l'auteur  de  Pan- 
tiigruel  et  celui  des  Essais,  par  Molière  et  La  Fontaine,  ou  par  l'au- 
teur enfin  de  Candide  ou  celui  du  Neveu  de  Rameau.  C'est  alors  que 
nous  ne  serions  que  les  amuseurs  de  l'Europe!  Mais  nous  avons  les 
Pensées  de  Pascal,  nous  avons  les  Sermons  de  Bossuet,  et  nous  avons 
les  Tragédies  de  Corneille.  Et  c'est  pour  cela  qu'avec  tous  ses  défauts, 
le  bonhomme  est  de  ceux  qui  font  éternellement  honneur,  non  seule- 
ment comme  les  Molière  ou  les  La  Fontaine  à  l'esprit  français,  mais  à 
notre  caractère,  qui  nous  ont  relevés  ainsi  au-dessus  de  nous-mêmes 
et  qui  nous  ont  enfin  enseigné,  contre  les  leçons  de  l'épicurisme  facile 
des  Montaigne  ou  des  Rabelais,  le  prix  de  la  volonté,  l'héroïsme  du 


REM  E    LITTÉRAIRE.  931 

devoir  et  la  beauté  du  sacrifice.  »  Inversement,  je  ne  crois  pas  que  per- 
sonne, fût-ce  parmi  les  enragés  du  moliérisme,  ait  eu  pour  Molière  une 
admiration  plus  profondément  ressentie.  Brunetière  subissait,  de  façon 
à  ne  pouvoir  s'en  défendre,  l'action  de  ce  A^éritable  génie  de  la  comédie, 
l'intensité  de  cette  raillerie  et  cette  puissance  de  vérité.  Mais  jus- 
tement pour  cela,  il  luttait  avec  plus  d'obstination  et  d'énergie 
désespérée  contre  l'esprit  de  ce  théâtre  qu'il  jugeait  funeste  et  auquel 
le  mérite  extraordinaire  du  dramaturge  prêtait  une  force  d'expansion 
presque  irrésistible.  Il  supportait  avec  impatience  que  l'œuvre  de 
Molière  fût  devenue  pour  la  critique  à  peu  près  intangible,  et  qu'on  en 
eût  institué  la  «  religion  »  à  titre  de  culte  national.  «  Deux  siècles 
tantôt  passés  ont  bien  pu  nous  conquérir  toutes  les  libertés,  les 
nécessaires,  les  superflues  et  même  les  dangereuses  :  ils  ne  nous  ont 
pas  encore  donné  le  droit  de  penser  sur  Molière  comme  nous  vou- 
drions et  de  le  dire  comme  nous  le  penserions.  »  Ce  droit,  il  le  prenait. 
Et  on  s'y  est  trompé.  Maintes  fois  on  l'a  accusé  d'être  un  contempteur 
de  Molière,  parce  que,  disait-on,  l'homme  de  pensée  qu'il  était  n'avait 
pas  le  «  sens  du  théâtre.  »  Quelle  erreur  !  Et  quelle  sottise  !  La  violence 
même  de  sa  critique  à  l'adresse  d'un  Molière,  d'un  La  Fontaine,  d'un 
Fénelon,  pour  ne  pas  sortir  du  xvii'^  siècle,  atteste  à  quel  point  il  était 
accessible  au  prestige  de  leur  art. 

Un  chapitre,  le  plus  considérable  de  cette  histoire  et  qui  en  donne 
la  clé,  est  celui  qui  est  consacré  aux  Jansénistes  et  Cartésiens.  Brunetière 
a  voulu  traiter,  ensemble  et  dans  leurs  rapports,  du  jansénisme  et  du 
cartésianisme,  parce  que  d'après  lui  la  lutte  entre  ces  deux  doctrines 
et  les  tendances  qu'elles  représentent  a  été  la  grande  bataille  intellec- 
tuelle du  siècle.  On  ne  l'a  pas  vu,  on  n'y  a  pas  fait  assez  d'attention 
dans  les  histoires  de  notre  httérature,  et  n'a-t-on  pas  même  reproché 
à  l'auteur  de  cet  admirable  Port-Roijal,  —  un  des  trois  ou  quatre 
grands  hvres  du  xix*'  siècle,  comme  le  répétait  Brunetière,  —  d'aA'oir 
développé  hors  de  toutes  proportions  l'histoire  d'un  couvent?  Ce  que 
Descartes  apportait,  c'était,  entre  autres  idées,  celle  de  la  toute-puis- 
sance de  la  raison,  celle  du  progrès  à  l'infini,  résultant  du  dévelop- 
pement de  la  science  et  de  ses  apphcations  «  pour  la  diminution  ou 
le  soulagement  des  travaux  des  hommes.  »  celle  enfin  de  l'optimisme, 
aucune  philosophie  n'ayant  plus  liardiment  soutenu  que  la  vie  se 
compose  de  plus  de  biens  que  de  maux.  On  a  voulu  voir  en  Descartes 
le  maître  à  penser  du  xvii*'  siècle,  alors  que,  pour  trouver  des  œuvres 
directement  inspirées  par  son  influence,  il  hmt  aller  jusqu'aux  Paral- 
lèles de  Charles  Perrault  et  à  la  Pluralité  des  Mondes  de  Fontenelle 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui,  précisément,  annoncent  un  siècle  nouveau.  Cette  maîtrise  sur  les 
âmes  d'alors,  il  faut  la  restituer  à  Port-Royal.  «  Pendant  plus  de  cin- 
quante ans,  la  conscience  française,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  incarnée 
dans  le  jansénisme  et  rendue  par  lui  à  elle-même,  a  fait  contre  la  fri- 
A'olité  naturelle  de  la  race  le  plus  grand  effort  qu'elle  eût  fait  depuis 
les  premiers  temps  de  la  Réforme  ou  du  Calvinisme.  Et  c'est  même 
pour  cette  raison  qu'à  de  certains  égards  la  destruction  de  Port-Royal, 
qui  semble  n'être  dans  notre  histoire  politique  intérieure  qu'une 
mesure  d'ordre  administratif,  à  la  vérité  violente  et  tyrannique,  est. 
dans  notre  histoire  intellectuelle  et  morale,  un  fait  presque  aussi  consi- 
dérable que  la  Révocation  de  l'édit  de  Nantes.  »  Aux  dernières  années 
du  siècle,  l'influence'du  jansénisme  va  sans  cesse  en  décroissant;  c'est 
qu'en  effet  les  hommes  du  cartésianisme  sont  nés  :  ce  sont  les  «  philo- 
sophes »  du  xviii^  siècle  professant,  eux  aussi,  une  foi  exclusive 
dans  la  Aérité  scientifique,  dans  le  progrès  et  dans  la  bonté  de  la 
Nature. 

Soucieux  avant  tout  de  montrer  l'enchaînement  des  idées,  la 
direction  des  courans,  la  genèse  des  œuvres  s'engendrant  l'une 
l'autre,  l'historien  de  notre  xvii*  siècle  ne  pouvait  donner  à  la  biogra- 
phie des  écrivains  que  peu  de  place.  Il  se  borne  la  plupart  du  temps  a 
quelques  indications  sommaires  et  pourtant  suffisantes,  les  écrivains 
du  xvii"  siècle  étant  ceux  qui  se  sont  le  moins  engagés  de  leur  per- 
sonne dans  leurs  écrits.  Il  n'entre  dans  quelque  détail  que  si,  comme 
il  arrive  pour  un  Pascal,  la  vie  est  un  commentaire  indispensable  de 
l'œuvre,  ou  encore  s'il  est  nécessaire  de  redresser  telles  de  ces  erreurs 
que  se  repassent  pieusement  les  historiens  de  la  littérature,  et  qui 
afïadissent  et  banalisent  une  figure,  quand  elles  ne  vont  pas  jusqu'à 
en  dénaturer  et  fausser  tout  le  caractère.  «  On  nous  représente  tou- 
jours un  Corneille  grave,  héroïque  et  naïf  à  la  fois,  presque  incon- 
scient de  sa  sublimité,  juché  sur  son  Horace  ou  son  Polyencte,  comme 
sur  un  piédestal,  un  vieillard  enfin  à  l'ancienne  mode,  un  vieillard 
classique,  méditatif  et  austère,  uniquement  absorbé  dans  le  souci  de 
son  art  et  dans  la  contemplation  des  vérités  morales.  C'est  aussi  bien, 
pour  tous  les  grands  hommes,  le  privilège  ou  l'inconvénient  du  génie  : 
la  postérité  les  voit  à  travers  leurs  chefs-d'œuvre,  elle  les  fixe, 
■elle  les  immobilise  dans  l'attitude  qui  ressemble  le  plus  à  la  physio- 
nomie même,  pour  celui-ci  de  ses  Pensées,  pour  celui-là  de  ses  Orai- 
sons funèbres,  pour  un  troisième  enfin  de  son  Polyeucte  ou  de  sa 
liodogune,  et  c'est  ainsi  que  de  main  en  main  les  générations  litté- 
raires [se  passent  un  Pascal  toujours  inquiet,  agit(!^  et   anxieux,  un 


REVUE    LITTÉRAIRE.  933 

Bossuet  toujours  vaticinant,  tonnant  et  foudroyant,  ou  un  Corneille 
enfin  constamment  éloquent,  tendu,  pompeux,  déclamatoire  et 
sublime.  »  Lui-même  ne  fut-il  pas  la  victime  de  cette  erreur  d'op- 
tique qui  nous  fait  apercevoir  l'homme  à  travers  son  œuvre,  et  prendre 
le  tour  de  son  style  pour  la  tournure  de  son  caractère  ?  On  nous  repré- 
sente toujours  un  Brunetière  grave,  guindé,  gourmé,  juché  sur  la  tra- 
dition, absorbé  dans  le  souci  de  ses  formules  et  dans  la  contemplation 
de  ses  dogmes,  tantôt  rendant  des  oracles  et  tantôt  s'armant  de  sa 
férule  pour  écarter  les  auteurs  rebelles  au  joug  de  son  dogmatisme. 
■Toutaurebours,cefutundes  esprits  les  plus  hbres  qu'ait  connus  notre 
temps,  curieux  de  toutes  les  nouveautés,  ouvert  à  toutes  les  hardiesses 
de  la  pensée  moderne,  —  et  doutant  de  lui-même,  au  point  de  prendre 
le  contre-pied  de  sa  propre  opinion  quand  il  croyait  en  avoir  trop  aisé- 
ment persuadé  son  interlocuteur.  Ajoutez  une  sensibilité  déUcate  et 
souffrante,  une  perpétuelle  inquiétude,  et  aussi,  pour  compléter  et 
équilibrer  le  portrait,  une  simplicité  de  manières,  des  sailhes  de  belle 
humeur,  un  élan  et  une  fidélité  d'amitié  qui  ne  s'expliquaient  que  par 
ce  qui  fut  le  trait  dominant  de  sa  nature,  et  à  quoi  tous  ceux  qui 
l'ont  fréquenté  le  reconnaîtront  :  la  bonté.  C'est  un  portrait  qu'il  faudra 
faire  ou  refaire  dans  quelques  années.  On  me  pardonnera  d'avoir 
donné  en  passant  cette  indication.  Tout  mon  dessein  n'était  que 
d'attirer  l'attention  sur  quelques  portraits  d'une  touche  neuve  et  vive 
qui  çà  et  là,  dans  cette  histoire,  éclairent  et  égaient  la  trame  du  récit. 
Je  renvoie  au  portrait  de  Descartes,  un  original,  un  bizarre,  presque 
un  malade,  ou  à  celui  de  Bossuet,  modeste,  simple  et  doux. 

Après  cela,  par  quel  heureux  concours  de  circonstances  et  par 
quelle  rencontre  d'élémens,  qu'on  n'a  pas  vus  chez  nous  une  autre  fois 
réunis,  le  xvii**  siècle  s'est-il  trouvé  donner  la  plus  complète  et  la  plus 
exacte  expression  de  notre  génie?  c'est  tout  le  livre  de  Brunetière. 
Est-il  besoin  de  dire  que  tout  ce  livre  tend  à  maintenir  ou  rétabhr  le 
xvn®  siècle  à  la  place  qu'une  juste  admiration  lui  avait  toujours  assi- 
gnée et  qu'on  lui  conteste  aujourd'hui  pour  des  raisons  qui  n'ont  rieu 
de  littéraire  :  «  Le  grand  siècle,  c'est  le  xviii^  siècle  que  je  veux  dire...  » 
ce  mot,  qu'on  prête  à  Michelet,  a  servi  de  mot  d'ordre  à  un  parti  qui 
ne  saurait  admettre  que  le  siècle  de  Voltaire  et  de  Rousseau  le  cède  à 
aucun  autre,  mais  surtout  à  celui  de  Pascal  et  de  Bossuet.  Brunetière, 
dans  son  enseignement,  ne  cessait  de  protester  contre  cette  entreprise 
intéressée  qui,  déplaçant  le  centre  de  notre  littérature,  rendrait  inintel- 
hgible  l'histoire  de  son  développement.  Encore  neréserve-t-ilqu'àunt- 
très  courte  période,  qu'il  appelle  «  l'âge  classique,  »  l'honneur  d'avoir 


934  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pleinement  réalisé  ce  que  le  xvii"  siècle  apportait  de  nouveau  et  d'ines- 
timable. Les  quarante  premières  années  du  siècle  sont  tout  encom- 
brées des  défauts  qu'il  restait  à  éliminer  avant  d'élever  sur  un  terrain, 
débarrassé  des  ruines  et  des  matériaux  suspects  qui  s'y  entassaient, 
l'édifice  de  pur  style  français  où  notre  génie  serait  enfin  chez  lui. 
C'est  d'abord  le  fatras  d'érudition  où  s'était  complu  le  xvr  siècle,  qui 
a  gâté   les    plus  grands  écriA^ains  d'alors   et   qui  fait   par   exemple 
qu'avec  les   dons  les  plus  magnifiques  que  peut-être    un    poète  ait 
jamais  possédés,  Ronsard  est  devenu  pour  nous  à  peu  près  illisible. 
Mais  Malherbe  lui-même,  quand  il  vint ,  traînait  encore  après  lui  ce 
bagage;  et  la  plus  «  populaire  »  de  ses  pièces,  la  Consolation  a  Du 
Périer,  entre  un  début  et  une  fin  que  leur  plénitude  et  leur  simplicité 
ont  gravés  dans  toutes  les  mémoires,  contient  des  strophes  que  les 
allusions  les  plus  obscures  à  la  plus  pédantesque  mythologie  changent 
en  un  logogriphe.  Tout  de  même  les  poètes  ne  doivent  pas  écrire 
pour  les  seuls   érudits,  et  les  vers  ne  sont  pas  faits  pour  s'accom- 
pagner d'un  commentaire  de  Marc-Antoine  Muret.  Les  | écrivains  du 
xvn"  siècle  allaient  s'en  aviser,  et  plût  au  ciel  que  ceux  'du  xix"  siècle 
ne  l'eussent  pas  plus  d'une  fois  oublié  !  Puis  c'est  l'indécence  et  la 
grossièreté  qui  ont   souillé  toutes  les  œuvres  d'un  temps  où  on  ne 
s'était  pas  encore  avisé  de  s'en  rapporter  au  goût  des  femmes.  Enfin 
les  Littératures  étrangères,  qui  étaient  alors  l'italienne  et  l'espagnole, 
et  dont  l'influence,  à  d'autres  égards, nous  a  rendu  d'incontestables  ser- 
\4ces,nous  avaient  inoculé  deux  défauts  :  la  préciosité  et  le  burlesque. 
Brunetière  ne  les  sépare  pas,  car,  contrairement  à  l'opinion  courante  qui 
fait  du  burlesque  la  réponse  à  la  préciosité,  il  n'y  voit  qu'un  autre  as- 
pect de  la  même  maladie  littéraire  qui  consiste  dans  une  déformation 
de  la  réalité.  Et  tandis  qu'on  regarde  généralement  les  macaroniques 
et  baroques  inventions  des  Saint- Amant,  des  Sorel,  des  Cyrano,   des 
d'Assouci  et  surtout  de  Scarron,  comme  un  épanouissement  de  notre 
verve  gauloise,  Brunetière  en  rapporte  l'honneur  dérisoire  à  ceux  qui 
nous  en  ont  gratifiés.  «  En  réalité,  dans  la  formation  de  ce  genre  qua- 
lifié de  national,  deux  courans  étrangers  apparaissent  :  l'un  itahen  qui 
remonte  jusqu'à  Francesco  Berni  par  l'intermédiaire  de  ses  imitateurs, 
et  l'autre  espagnol  qui  procède,  pour  une  part,  de  Gongora,  et,  pour 
une  autre  part,  de  la  veine  du  roman  picaresque.  »  Chez  Voiture,  en  qui 
se  personnifie  la  préciosité,  il  y  a  des  coins  de  burlesque  dont  il  est 
vrai  de  dire  qu'ils  firent  les  délices  de  l'Hôtel  de  Rambouillet.  Et  c'est 
bien  cette  confusion,  ce  désordre,  ce  mélange  de  l'excellent  et  du  pire 
qui  rendit  chère  aux  romantiques  l'époque  Louis  XIIL 


REVUE    LITTÉRAIRE.  935 

Cependant  un  travail  s'opérait  qui  peu  à  peu  et  chaque  jour  davan- 
tage tendait  vers  l'ordre,  l'harmonie,  la  noblesse.  Avant  toutes  choses 
il  était  l'effet  de  cette  admirable  renaissance  religieuse  qui  depuis 
saint  François  de  Sales  jusqu'à  Fénelon  allait  faire  passer  dans  tout  le 
siècle  un  courant  d'une  puissance  irrésistible,  soulever  les  âmes,  les 
mettre  en  présence  des  grandes  questions  qui  sont  l'éternel  tourment 
de  la  pensée  humaine,  vivifier  les  genres  profanes  et  nous  doter  d'une 
littérature  sacrée  à  laquelle  on  n'en  connaît  pas  de  supérieure.  Voilà 
pour  le  sérieux  de  la  pensée,  mais  voici  pour  la  perfection  de  la  forme. 
Les  ouvriers  les  plus  modestes  n'y  sont  pas  les  moins  utiles.  Les  gram- 
mairiens s'y  emploient  comme  les  critiques.  On  sait  volontiers  gré  aux 
premiers  d'avoir  épuré  la  langue  :  on  ne  pardonne  pas  aux  seconds 
d'avoir  inventé  ces  règles  contre  lesquelles  protestait  Corneille,  et  aux- 
quelles Boileau  devait  donner  la  consécration  de  son  vers  proverbe.  Et 
il  est  vrai  que  le  xvii^  siècle  a  eu  dans  le  pouvoir  des  règles  une  foi 
absolue  et  superstitieuse;  il  a  cru  qu'en  appliquant  les  procédés  des 
maîtres  on  peut,  à  l'infini,  refaire  des  chefs-d'œuvre  :  Chapelain  et 
le  Père  Lemoyne  sont  là  pour  prouver  ce  que  valait  la  théorie.  Il  n'en 
reste  pas  moins  qu'en  rappelant  aux  plus  grands  écrivains  l'existence 
de  lois  dont  le  génie  lui-même  ne  saurait  s'affranchir,  il  les  a  défendus 
contre  eux-mêmes  et  empêchés  de  verser  du  côté  où  peut-être  ils  pen- 
chaient. Surtout,  on  voyait  enfin  se  former  et  s'organiser  une  société 
éprise  de  bon  goût  et  de  bonnes  lettres,  et  notre  littérature  achevait  de 
se  caractériser  en  liant,  une  fois  pour  toutes,  ses  destinées  à  celles 
de  la  société  polie. 

Le  résultat  de  ce  travail  a  été  de  nous  donner  ces  cinquante  années 
que  Voltaire  avait  raison  de  comparer  aux  plus  brillantes  périodes 
qui  illustrent  Thistoire  de  l'esprit  humain.  L'idéal  classique  s'y  réaUse  : 
entendez  par  là  que  l'idée  même  de  notre  littérature,  l'idée  créatrice, 
au  sens  platonicien  du  mot,  y  arrive  à  la  pleine  expression  d'elle- 
même.  Car  d'abord  cette  littérature  est  nationale  :  elle  n'est  plus  ita- 
Henne  et  espagnole,  elle  n'est  pas  encore  allemande  et  anglaise.  Chez 
Pascal  et  chez  Racine,  chez  Bossuet  et  chez  La  Fontaine,  chez  Boileau 
et  chez  La  Bruyère,  il  n'y  a  rien  que  de  français.  Et  c'est  à  quoi  leur 
sert  l'imitation  des  anciens,  telle  qu'ils  l'ont  comprise  et  pratiquée: 
elle  leur  est  un  moyen  de  défense  contre  les  influences  étrangères 
modernes.  La  langue  y  arrive  à  son  point  de  maturité,  et  les  genres  à 
leur  point  de  perfection. 

Faut-il  maintenant  énumérer  les  traits  communs  et  spéciaux  à 
cette  époque  unique  ?  Le  xvn«  siècle  est  psychologue,  ou,  comme  on 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

disait  alors,  moraliste.  Dans  l'échelle  des  connaissances  il  n'y  en  a  pas 
qui  soit  supérieure  à  la  connaissance  du  cœur  humain.  Or  jamais  n'en 
avait-on  poussé  l'étude  aussi  avant.  Cette  remarque  de  Brune tière  est 
très  fine  et  pleine  de  conséquences,  à  savoir  que  la  psychologie  des 
Essais  est  certes  une  psychologie,  mais  uniquement  traditionnelle. 
Toutes  les  phrases  de  Montaigne  sont  autant  de  souvenirs  empruntés 
aux  anciens;  il  ne  fait,  lui  moderne,  que  revêtir  de  son  imagination 
un  fonds  psychologique  _'qui  appartient  à  l'antiquité.  Les  Pensées  de 
Pascal,  au  premier  abord,  semblent  n'avoir  été  que  découpées  dans 
les  Essais.  En  fait  tout  y  est  renouvelé  par  l'observation  directe,  per- 
sonnelle, réelle.  —  Le  xvn"  siècle  est  artiste;  et  les  théoriciens  de 
«  l'art  pour  l'art  »  ne  s'y  sont  pas  trompés,  ayant  maintes  fois 
emprunté  à  Racine,  à  La  Fontaine,  à  Boileau,  des  exemples  ou  des  pré- 
ceptes que  d'ailleurs  ils  détournaient  de  leur  large  signification  pour 
les  interpréter  dans  le  sens  étroit  dejleur  doctrine  particulière.  —  Le 
xvii^  siècle  est  naturaliste.  Il  a  pour  règle  qu'«  il  ne  faut  pas  quitter  la 
nature  d'un  pas.  »  Mais  cette  nature  qu'il  imite,  il  ne  la  réduit  pas  à 
la  nature  matérielle  et  physique  :  il  s'attache  aussi  bien  et  de  préfé- 
rence aux  réalités  spirituelles.  —  Le  xvii''  siècle  est  pessimiste.  La 
Rochefoucauld  et  La  Fontaine,  les  mondains  et  les  incrédules  sont  ici 
d'accord  avec  les  Pascal  et  les  Bossue!  :  la  vie  est  douloureuse,  la 
somme  des  maux  l'y  emporte  sur  celle  des  biens  et  toute  la  dignité 
de  l'homme  consiste  à  se  dégager  de  ces  ser^dtudes  ou  de  cette 
corruption  qui  est  au  fond  de  lui. 

Tels  sont,  brièvement  résumés,  les  traits  essentiels  [àe  cette  his- 
toire du  xvii^  siècle.  Composée  par  Brunetière,  enrichie  de  tout  ce  que 
sa  pensée  n'avait  cessé  d'acquérir,  écrite  dans  ce  style  qui,  en  gardant 
toute  sa  force  et  tout  son  relief,  n'avait  cessé  de  prendre  plus  de 
souplesse,  daisance  et  de  naturel,  nul  doute  qu'elle  n'eût  égalé  l'am- 
pleur, la  noblesse  et  la  beauté  du  sujet.  Le  livre,  tel  qu'il  est,  écho 
affaibli  mais  fidèle  de  la  parole  du  maître,  rendra  d'incontestables 
services  à  quiconque  fait  son  étude  de  notre  littérature.  Et  l'accueil 
qu'H  a  déjà  trouvé  auprès  du  public  lettré  sera  un  encouragement 
aux  éditeurs  qui  nous  promettent,  dans  un  avenir  prochain,  l'achève- 
ment de  cette  œuvre  de  pieuse  restitution. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


TVILLIAM    GO^VPER, 
D'APRÈS  SES    LETTRES  INTIMES  (1 


Les  lettres  du  poète  anglais  William  Cowper  sont  incontestable- 
ment, comme  je  le  disais  l'autre  jour,  les  plus  belles  à  la  fois  et  les 
plus  célèbres  qu'ait  à  nous  offrir  toute  la  littérature  classique  de  leur 
pays.  Pénétrées  d'une  exquise  lumière  de  printemps,  doucement  sou- 
riantes et  spirituelles  dans  leur  naïf  abandon,  elles  ne  nous  révèlent, 
en  vérité,  que  l'un  des  deux  aspects  opposés  de  ce  qu'on  serait  tenté 
d'appeler  la  «  double  existence  »  du  poète  fou,  —  trop  heureux  de 
pouvoir  échapper  momentanément,  pendant  qu'il  écrit,  à  la  terrible 
hantise  de  ses  «  diables  noirs  :  »  mais  nous  n'en  avons  pas  moins  l'im- 
pression d'y  voir  s'ouvrir  librement  à  nous  son  âme  tout  entière,  telle 
que  toujours  elle  s'est  conservée  par-dessous  l'espèce  de  «  posses- 
sion »  qu'elle  a  eu  à  subir.  Une  âme  d'enfant,  mais  aussi  une  âme  de 
poète  et  de  peintre,  infatigable  à  imprégner  de  tendres  et  délicates 
émotions  «  lyriques  »  le  spectacle  familier  d'une  réaUté  dont  elle 
percevait  jusqu'aux  moindres  nuances  avec  une  précision,  une  clarté, 
un  rehef  merveilleux.  Ainsi  de  page  en  page  elle  revit  sous  nos  yeux, 
dans  la  longue  série  de  lettres  intimes  dont  un  choix  nouveau  vient 
d'être  publié  par  M.  Frazer;  et  c'est  elle  que  je  vais  essayer  d'en 
dégager  aujourd'hui,  après  avoir  dû  me  borner,  le  mois  passé,  à 
rappeler  brièvement  l'étrange  et  douloureuse  carrière  du  poète  de  la 
Tâche  et  de  John  Gilpin. 

Le  17  juin  1765,  William  Cowper  est  sorti  de  l'asile  d'aliénés  de 
(1)  Voj'ez  la  Revue  du  13  juillet  191-2. 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Saint-Albans,  où  son  délire  l'avait  fait  enfermer  deux  ans  auparavant. 
Sans  le  tenir  encore  pour  complètement  guéri,  —  et  même  avec  la 
crainte  secrète  de  l'impossibilité  pour  lui  d'une  telle  guérison,  —  les 
médecins  l'autorisaient  à  vivre  désormais  en  liberté  dans  la  calme 
solitude  de  quelque  coin  de  province.  Et  comme  l'unique  frère  du 
malade  demeurait  alors  à  Cambridge,  c'est  dans  un  endroit  voisin  de 
cette  ville,  à  Huntingdon,  que  Gowper  est  venu  s'installer,  en  com- 
pagnie de  l'un  de  ses  anciens  gardiens  de  la  maison  de  santé,  «  vrai 
miroir  de  fidélité  et  d'attachement.  «  Quelques  jours  après  son 
arrivée,  le  l*^""  juillet,  il  écrit  de  Hunlingdon  à  sa  cousine  lady  Hesketh  : 

Depuis  la  visite  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  faire,  il  y  a  deux  ans, 
dans  mon  logement  du  Temple,  —  la  seule  fois  de  toute  ma  vie  où  je  n'aie 
pas  goûté  de  plaisir  à  vous  voir,  —  que  n'ai-je  pas  souffert?  Et  depuis 
qu'il  a  plu  à  Dieu  de  me  rendre  l'usage  de  ma  raison,  quelles  joies  n'ai-je 
pas  épi'ouvées  ?  Vous  savez  par  expérience  combien  c'est  chose  agréable,  de 
sentir  les  premières  approches  de  la  santé  après  une  fièvre  :  mais  oh  !  quand 
il  s'agit  d'une  fièvre  du  cerveau  !  Avoir  conscience  du  relâchement  de  ce 
feu-là,  c'est  en  vérité  une  faveur  que  personne,  je  crois  bien,  ne  saurait 
recevoir  sans  une  gratitude  profonde.  Quant  à  moi,  pour  terrible  que  soit  une 
telle  forme  du  châtiment,  je  suis  prêt  à  y  découvrir  la  main  d'une  justice 
infinie;  et  je  n'ai  pas' de  peine,  non  plus,  à  y  reconnaître  la  main  d'une 
bonté  infinie,  lorsque  je  considère  l'effet  qu'a  eu  sur  moi  cette  lourde 
épreuve.  Je  demande  seulement  au  ciel  qu'il  me  soit  toujours  permis  de  me 
rappeler  la  signification  secrète  de  celle-ci:  moyennant  quoi,  je  suis  sûr  de 
continuer  toujours  à  être,  comme  je  le  suis  à  présent,  parfaitement  heureux. 

La  «  signification  secrète  »  de  la  «  lourde  épreuve  »  qu'il  a  tra- 
versée, le  pauvre  Cowperj  croit  l'avoir  trouvée  dans  ce  qu'il  appellera 
dorénavant  sa  «.  conversion.  »  Il  s'imagine  que  la  «  bonté  infinie  » 
de  Dieu  ne  l'a  frappé,  comme  elle  l'a  fait,  qu'afin  de  le  tirer  |de 
son  ancienne  tiédeur  religieuse,  —  ne  soupçonnant  pas  la  nouvelle 
«  épreuve  »  que  va  devenir  pour  lui,  jusqu'à  son  dernier  jour,  cette 
même  ferveur  de  sa  piété,  qui  ne  cessera  plus  de  lui  montrer  l'image 
effrayante  d'un  enfer  tout  prêt  à  l'engloutir.  Mais  peut-être,  au  fond, 
le  malheureux  poète  ne  se  trompe-t-il  pas  autant  que  nous  serions 
tentés  de  le  supposer  ?  Car  le  fait  est  que  cette  «  conversion,  »  qui  va 
le  torturer  dorénavant  sous  la  forme  de  mille  visions  ou  angoisses 
morbides,  c'est  elle  aussi,  d'autre  part,  qui  lui  donnera  l'admirable 
résignation  de  ses  heures  de  lucidité,  sa  confiance  ingénue  et  son  doux 
sourire,  et  sa  certitude  inébranlable  d'être  toujours  «  parfaitement 
heureux.  »  L'un  des  élémens  princi^jaux  du  charme  poétique  de  ses 
lettres  leur  viendra  précisément  de  la  déhcieuse  atmosphère  de  piété 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  939 

enfantine  dont  on  les  sentira  comme  parfumées  :  et  qui  sait  si  ce 
résultat  de  la  «  conversion  »  de  Cowper  ne  vaudra  pas,  vraiment,  l'im- 
mense et  tragique  prix  qu'il  lui  aura  coûté  ? 

Ses  lettres  suivantes  de  Huntingdon  nous  le  font  voir  s'abandon- 
nant  de  plus  en  plus  à  l'attrait  de  sa  nouvelle  existence,  où  déjà  ses 
qualités  personnelles  et  son  infortune  lui  ont  procuré  de  précieuses 
amitiés.  Le  14  septembre  17H5,  il  écrit  à  lady  Hesketh  : 

Plus  je  vis  ici,  plus  j'aime  cet  endroit,  ainsi  que  les  gens  qui  l'habitent. 
Me  voici  désormais  en  excellens  termes  avec  au  moins  cinq  familles,  sans 
compter  deux  ou  trois  flâneurs  de  ma  sorte  !  La  dernière  connaissance  que 
j'aie  faite  est  celle  de  la  famille  des  Unwin,  consistant  en  un  père  et  une 
mère,  un  fils  et  une  fdle,  toutes  personnes  merveilleusement  agréables  et 
commodes  à  fréquenter.  Le  fds,  âgé  d'environ  vingt  et  un  ans,  est  bien  le 
jeune  garçon  le  plus  naturel  qu'il  m'ait  été  donné  de  rencontrer  jamais.  Il 
n'est  pas  encore  arrivé  à  ce  moment  de  la  vie  où  le  soupçon  se  recommande 
à  nous  sous  la  forme  de  la  sagesse,  et  rejette  à  une  distance  incommensu- 
rable de  notre  estime  et  de  notre  confiance  tout  ce  qui  n'est  pas  notre  cher 
((  moi.  »  De  telle  façon  que  ce  jeune  Unwin  se  trouve  connu  presque  aus- 
sitôt que  vu  :  n'ayant  rien  dans  son  cœur  qui  rende  nécessaire  pour  lui  de 
tenir  ce  cœur  barre  et  verrouillé,  il  l'ouvre  tout  grand  à  la  disposition  du 
premier  venu.  Le  père  est  un  pasteur,  et  pareillement  le  fils  se  destine  à  la 
vie  religieuse;  mais  cette  destination  ne  lui  vient  que  de  son  plein  gré, 
résultant  simplement  de  ce  que  toujours  il  a  été  et  demeure  sincère  dans 
sa  foi  et  sa  tendresse  envers  l'Évangile. 

Un  mois  après,  le  18  octobre,  Cowper  écrit  qu'U  a  rencontré 
T^jme  Un-^yin  dans  la  rue,  qu'il  Ta  ramenée  chez  elle,  et  que  là,  dans  le 
jardin,  U  s'est  promené  avec  elle  pendant  près  de  deux  heures.  «  Cette 
conversation  m'a  fait  plus  de  bien  que  m'en  eût  fait  une  audience  du 
premier  prince  de  l'Europe.  Le  fait  est  que  M""^  Unwin  est  pour  moi 
une  vraie  bénédiction  :  je  ne  puis  la  voir  sans  que  sa  société  me  pro- 
fite infiniment.  Je  suis  d'ailleurs  traité,  dans  toute  la  famille,  comme 
si  j'étais  un  proche  parent.  Vous  savez  quel  être  timide  et  sauvage  je 
suis  par  nature  ;  mais  la  prière  la  plus  fervente  que  j'adressais  au 
ciel,  avant  de  quitter  Saint-Albans,  consistait  précisément  à  demander 
que,  en  quelque  Ueu  qu'il  plût  à  la  Providence  de  m'envoyer.  Je  pusse 
y  rencontrer  une  amitié  comme  celle  que  j'ai  trouvée  chez  M"""  Unwin.  » 
Enfin,  dès  le  i  novembre,  nous  apprenons  que  Cowper  s'est  fixé  à 
demeure  chez  ses  amis  les  Unwin;  et  toutes  ses  lettres,  depuis  lors, 
ne  s'emploient  qu'à  nous  décrire  le  calme  et  profond  bonheur  que  ne 
cesse  pas  de  lui  apporter  la  société  de  ces  braves  gens. 

11  se  pourrait  même,  à  en  juger  par  le  ton  de  ces  lettres,  que  le 


940  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

séjour  du  poète  dans  Faccueillante  maison  des  Unwin  l'eût  entièrement 
délivré  de  toute  trace  de  ses  idées  noires  :  ne  le  A'oyons-nous  pas  dis- 
cutant avec  ses  amis  l'idée  de  sa  prochaine  entrée  dans  les  ordres,  — 
ce  qui  n'aurait  guère  été  possible  si  l'ancien  pensionnaire  de  la  maison 
de  santé  avait  continué  à  montrer  des  signes  trop  manifestes  de 
déséquilibre  mental?  Hélas!  bientôt  une  nouvelle  catastrophe  allait 
s'abattre  sur  lui,  et  détruire  à  jamais  l'heureux  effet  de  cette  douce  vie 
d'«  enfant  gâté  »  qu'il  avait  trouvée  au  presbytère  de  Huntingdon.  Dans 
les  premiers  jours  de  juillet  de  l'année  1767,  le  pasteur  Unwin  mourait 
subitement,  d'une  chute  de  cheval  ;  et  sa  veuve  avait  beau  garder 
auprès  de  soi  le  pauvre  Cowper,  l'emmener  avec  soi  dans  une  petite 
ville  du  voisinage,  à  Olney,  où  l'avait  attirée  le  renom  du  célèbre 
pasteur  John  Newton  :  de  jour  en  jour,  sous  l'influence  du  nouveau 
«  choc  »  qu'avait  été  pour  lui  la  mort  de  son  hôte  et  ami,  les  troubles 
de  naguère  reparaissaient  dans 'le  fragile  cerveau  du  poète,  pour 
aboutir  enfin  à  une  crise  à  peine  moins  %iolente  que  celle  qui,  dix  ans 
auparavant,  avait  motivé  son  internement  à  Saint-Albans.  Entre  les 
années  1769  et  1776,  le  recueil  de  M.  Frazer  ne  nous  offre  pas  une 
seule  lettre  de  WilUam  Copwer.  Il  y  a  là,  une  fois  de  plus,  une  de  ces 
lacunes  que  nous  rencontrons  de  temps  à  autre  dans  la  correspon- 
dance de  l'auteur  de  la  Tâche,  et  qui  n'en  sont  pas  l'un  des  traits  les 
moins  singuliers  :  des  arrêts  tantôt  brusques,  tantôt  précédés  d'une 
période  où  les  lettres  s'espacent,  deviennent  sensiblement  plus 
courtes,  plus  banales,  parfois  presque  maussades;  et  puis  c'est  le 
silence  complet  pendant  des  mois,  ou  parfois  des  années,  et  nous 
devinons  que,  de  nouveau,  le  malheureux  se  trouve  exclu  du  monde 
des  vivans  ! 

Mais  lorsque  ensuite  nous  le  voyons,  une  fois  de  plus,  renaître  à  la 
\\q,  aussitôt  le  visage  du  poète  ressuscité  recommence  à  s'illuminer 
d'un  délicieux  sourire  enfantin  ;  aussitôt  ses  h^ttres  nous  le  montrent 
revenu  à  l'état  qu'il  décrivait  lui-même,  en  1765,  à  sa  cousine 
lady  Hesketh  :  convaincu  de  la  «  signification  »  providentielle  de 
r  «  épreuve  »  qu'il  a  traversée,  et,  au  demeurant,  «  parfaitement  heu- 
reux. ))  C'est  ainsi  qu'au  sortir  de  sa  crise  de  1773  l'obhgation  où  il  est 
de  s'occuper  de  travaux  manuels,  —  pour  lâcher  à  se  déUvrer  d'idées 
noires  qui  jamais  plus,  cependant,  ne  consentiront  à  lui  laisser  de 
repos,  —  nous  vaut  une  série  de  lettres  infiniment  amusantes,  toutes 
remphes  de  détails  familiers  d'une  grâce  exquise,  avec  de  petits- 
<(  tableaux  de  genre  »  qui  fout  songer  aux  chefs-d'œuvre  d'un  Metsu  ou 
d'un  Pieter  de  Hooghe.  Ou  bien  il  nous  raconte  les  aventures  de  ses 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  941 

bêtes,  de  ses  chats  et  de  ses  pigeons,  de  deux  lièvres  quon 
lui  a  donnés,  et  dont  l'apprivoisement  est  désormais  l'un  de  ses 
grands  soucis.  Qu'on  lise,  par  exemple,  ce  passage  d'une  lettre  du 
21  août  1780  : 

L'événement  que  voici  ne  saurait  être  passé  sous  silence,  dans  un 
endroit  où  les  événemens  considérables  sont  toujours  si  rares  !  Mercredi 
soir  dei'nier,  entre  huit  et  neuf  heures,  tandis  que  nous  étions  en  train  de 
souper,  j'ai  entendu  un  bruit  inaccoutumé  dans  la  chambre  du  fond, 
comme  si  l'un  de  mes  lièvres  s'était  embarrassé  quelque  part  et  s'efTorçait 
de  se  dégager.  Je  m'apprêtais  à  me  lever  de  table  pour  aller  voir  ce  qui  en 
l'tait,  lorsque  le  bruit  a  cesse.  Environ  cinq  minutes  plus  tard,  une  voix, 
de  la  rue,  a  demandé  si  l'un  de  mes  lièvres  ne  s'était  pas  échappé.  Je  me 
suis  aussitôt  précipité  dans  la  chambre  du  fond,  et  j'ai  constaté  que  ma 
pauvre  favorite  Puss,  en  effet,  s'était  enfuie.  Elle  avait  rongé  secrètement 
les  mailles  d'un  fdet  au  moyen  duquel  je  me  figurais  avoir  suffisamment 
garanti  l'accès  de  la  niche,  et  qui  m'avait  paru  préférable  à  toute  autre 
espèce  de  fermeture,  en  raison  du  libre  passage  qu'elle  offrait  à  l'air  du 
dehors.  De  là,  j'ai  couru  à  la  cuisine,  oU  j'ai  trouve  noti*e  voisin  Thomas 
Freeman  :  il  m'a  dit  que,  ayant  vu  le  lièvre  juste  au  moment  où  il  s'élan- 
çait dans  la  rue.  il  avait  essayé  de  le  recouvrir  de  son  chapeau,  mais  que 
la  petite  créature  avait  poussé  un  cri,  et  puis  avait  saute  par-dessus  sa 
tète.  J'ai  alors  prie  Thomas  de  la  poursuivre  aussi  vite  que  possible, 
et  je  lui  ai  adjoint,  pour  cette  chasse,  Richard  Coleman,  comme  étant 
plus  agile,  et  portant  moins  de  poids.  Non  pas  que  j'eusse  l'espoir  de 
retrouver  ma  chère  Puss,  mais  je  désirais  apprendre,  tout  au  moins,  ce 
qui  était  arrive  d'elle.  Au  bout  d'une  petite  heure,  nous  voyons  reparaître 
Richard,  tout  essoufflé,  avec  la  relation  suivante  :  que,  s'etant  mis  à  courir, 
et  n'ayant  point  tardé  à  laisser  Tom  en  arrière,  il  avait  aperçu  une  troupe 
d'hommes,  de  femmes,  et  de  chiens,  tous  occupés  à  la  même  chasse  ;  qu'il 
avait  fait  de  son  mieux  pour  retenir  les  chiens,  et  avait  même  réussi  à 
distancer  tout  le  monde,  de  telle  façon  que  la  course  n'avait  plus  enfin  été 
disputée  que  parle  lièvre  et  lui;  que  Puss  avait  couru  droit  par  toute  la 
ville,  et  puis  avait  descendu  le  sentier  qui  conduit  à  Dropshort;  que  là,  un 
peu  avant  qu'elle  approchât  d'une  maison,  il  l'avait  dépassée,  et  l'avait 
obligée  à  s'en  retourner  vers  la  ville  ;  et  que,  sitôt  rentrée  dans  la  grande 
lue,  elle  avait  cherché  abri  dans  la  tannerie  de  M.  Wagstaff.  Les  moisson- 
neurs de  Sturges  étaient  à  leur  souper,  et  ont  vu  la  bête,  de  l'autre  côté  de 
la  rue.  Dans  la  tannerie,  il  y  a  une  foule  de  trous  remplis  d'eau;  la  pauvre 
Puss  se  débattait  là,  ne  sortant  de  l'un  des  trous  que  pour  plonger  dans 
un  autre,  et  déjà  à  demi  noyée,  lorsqu'un  des  hommes  l'a  tirée  de  l'eau  par 
les  oreilles,  et  a  pu  ainsi  la  reconquérir.  On  l'a  alors  proprement  lavée,  et 
on  me  l'a  rapportée  dans  un  sac,  vers  les  dix  heures.  Cette  escapade  nous 
a  coûté  quatre  shillings  :  mais  vous  pouvez  bien  croire  que  nous  n'en  avons 
pas  regretté  un  liard.  La  pauvre  Puss  n'a  eu  qu'un  peu  de  mal  à  l'une  de 
ses  pattes  et  à  l'une  de  ses  oreilles  :  dès  maintenant,  la  voici  presque  dans 
son  état  ordinaire  ! 


942  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Ou  bien  encore  ceci,  dans  une  lettre  du  i  août  1783  : 

J'c'ii  fil  ce  moment  deux^ chardonnerets,  qui,  pendant  l'été,  habitent  la 
serre.  11  y  a  quelques  jours,  m'occupant  à  nettoyer  leurs  cages,  j'avais  mis 
sur  la  fable  celle  que  j'étais  en  train  de  nettoyer,  tandis  que  l'autre  pen- 
dait au  mur  ;  les  fenêtres  et  les  portes  étaient  grandes  ouvertes.  A  mon 
retour  de  la  pompe,  où  j'étais  aile  remplir  la  baignoire  de  l'oiseau,  j'eus 
l'extrême  surprise  de  voir  un  chardonneret  assis  sur  le  toit  de  la  cage  dont 
je  m'occupais,  et  chantant  à  l'oiseau  de  la  cage,  et  le  caressant.  Je  me  suis 
approché,  et  le  chardonneret  étranger  n'a  laissé  voir  aucune  frayeur; 
encore  plus  prés,  et  toujours  aucun  signe  d'effroi.  J'ai  étendu  ma  main 
vers  lui  sans  qu'il  essayât  de  résister,  je  l'ai  pris,  et  j'ai  été  certain  d'avoir 
attrape  là  un  nouvel  oiseau  :  mais  en  levant  les  yeux  sur  l'autre  cage,  j'ai 
reconnu  mon  erreur.  L'habitant  de  cette  cage,  pendant  mon  absence,  avait 
réussi  à  s'enfuir,  par  l'ouverture  que  lui  offrait  l'un  des  barreaux,  qui 
s'était  un  peu  tordu;  après  quoi  l'oiseau  n'avait  profité  de  sa  délivrance  que 
pour  venir  saluer  son  ami,  et  s'entretenir  avec  lui  d'une  façon  plus  intime 
qu'auparavant.  Je  l'ai  ramené  dans  sa  demeure  propre:  mais  en  vain. 
Moins  d'une  minute  après,  de  nouveau  il  avait  glissé  sa  petite  personne  par 
la  môme  ouverture,  et  de  nouveau  il  s'était  perché  sur  la  cage  de  son  voi- 
sin, le  caressant,  et  chantant  à  pleine  gorge,  comme  si  l'heureuse  aventure 
l'avait  transporté  de  plaisir.  Je  ne  pouvais  que  respecter  une  amitié  aussi 
touchante  :  si  bien  que,  consentant  à  l'union  de  mes  deux  pensionnaires, 
j'ai  décide  qu'à  l'avenir  une  seule  cage  les  contiendrait  tous  les  deux.  De 
tels  incidens  sont  pour  moi  une  vraie  bonne  fortune  :  car  non  seulement 
ils  me  ravissent  par  soi-même,  mais,  en  outre,  lorsque  ensuite  j'ai  par  trop 
besoin  d'un  divertissement,  je  m'ingénie  à  les  mettre  en  vers,  et  cela  me 
procure  quelques  heures  de  repos. 

D'autres  fois,  Cowper  nous  raconte  les  événemens  mémorables 
d'Olney.  Le  17  novembre  1783,  toute  la  [)ctite  ville  est  venue  assis- 
ter au  châtiment  d'un  jeune  drôle,  qui  avait  volé  certains  «  usten- 
siles de  fer  »  à  M.  Griggs,  le  boucher.  »  Dûment  convaincu,  il  a  été 
condamné  à  subir  le  fouet.  On  l'a  attaché  derrière  une  charrette,  et  il  a 
eu  à  marcher  ainsi,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  place,  pendant  que  le 
bedeau  procédait  à  l'exécution.  Le  gaillard  semblait  montrer  un 
courage  merveilleux  :  mais  tout  cela  n'était  que  tromperie.  Le 
bedeau  avait  rempli  sa  main  gauche  d'une  solution  de  couleur 
rouge,  où,  après  chacun  de  ses  coups,  il  trempait  son  fouet  :  de  telle 
sorte  qu'il  laissait  sur  la  peau  du  condamné  l'apparence  d'une  entaille 
rouge,  alors  qu'en  réalité  il  ne  lui  faisait  aucun  mal.  Cependant  le 
constable,  qui  suivait  le  bedeau,  a  fini  par  s'apercevoir  delà  comédie  : 
sur  quoi  ce  fonctionnaire  a  frappé  de  sa  canne  les  épaules  du  trop 
compatissant  exécuteur,  et,  cette  fois,  sans  l'ombre  d'un  ménagement 
ni  d'une  précaution  du  même  genre.  Aussitôt  la  scène  est  devenue 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  943 

beaucoup  plus  intéressante.  Le  bedeau,  qui  sans  doute  s'était  engagé 
à  ne  point  frapper  fort,  continuait  à  user  d'une  extrême  douceur,  ce  qui 
provoquait  le  constable,  lui,  à  user  de  plus  de  rigueur  dans  les  coups 
qu'il  donnait  au  bedeau  ;  et  ainsi  cette  double  exécution  se  poursui- 
vait, jusqu'au  moment  où  une  demoiselle  du  bas  de  la  vdlle,  prise  de 
pitié  pour  le  compatissant  bedeau  qu'elle  voyait  souffrir  sous  les  mains 
de  l'impitoyable  policier,  est  venue  se  joindre,  elle  aussi,  à  la  proces- 
sion, et,  se  plaçant  derrière  le  constable,  l'a  saisi  par  les  cheveux,  et 
l'a  souffleté  avec  l'ardeur  d'une  véritable  amazone.  Cet  enchaînement 
de  faits  m'a  pris  plus  de  papier  que  j'avais  eu  d'abord  l'intention  de  lui 
en  accorder  :  mais  comment  aurais-je  résisté  au  désir  de  vous  infor- 
mer de  la  manière  dont  le  bedeau  a  battu  le  voleur,  le  constable  battu 
le  bedeau,  la  dame  battu  le  constable,  et  de  quelle  manière  le  voleur  a 
été  la  seule  de  ces  diverses  personnes  qui  n'eût  ressenti  aucun  mal?  » 

Mais  que  l'on  ne  se  représente  pas  les  lettres  de  Cowper  comme 
toutes  remplies  seulement  de  ces  petits  tableaux,  qui  cependant  y  sur- 
gissent devant  nous  à  chaque  instant  avec  une  abondance  et  une 
variété  surprenantes,  entremêlés  de  nobles  ou  gracieux  paysages,  — 
les  plus  beaux,  peut-être,  qu'ait  jamais  produits  la  prose  anglaise  !  C'est 
avant  tout  le  cœur  et  l'esprit  du  poète  qu'il  nous  plaît  de  'voir  s'épan- 
cher librement,  dans  l'immortelle  série  de  ses  lettres  ;  et  je  ne  saurais 
assez  dire  à  quel  point  l'un  et  l'autre  nous  y  apparaissent  à  la  fois 
\ivans  et  profonds,  différens  de  ce  que  l'on  pourrait  attendre  d'une 
espèce  de  vieil  enfant  qu'une  maladie  mentale  incurable  a  toujours 
gardé  à  l'écart  du  commerce  des  hommes.  Littérature  et  théologie, 
actuaUtés  de  la  pohtique  et  problèmes  éternels  de  la  destinée,  sur  tout 
cela  ces  lettres  de  Cowper  nous  apportent  une  foule  d'aperçus  d'autant 
plus  précieux  qu'ils  risquent  moins  d'avoir  subi  le  poids  d'une  influence 
étrangère  :  car  l'ermite  d'Olney  n'a  pas  même  de  livres,  pour  lui 
tenir  compagnie  dans  sa  solitude  !  Tout  au  plus  sa  prodigieuse  mé- 
moire lui  permet-elle  de  demeurer,  jusqu'au  bout,  en  contact  familier 
avec  l'œuvre  des  poètes  anciens  et  modernes  :  de  telle  sorte  que  ses 
nombreux  jugemens  sur  Shakspeare  etMilton,  plus  tard  sur  Homère,  — 
lorsque  son  besoin  de  «  divertissement  »  l'aura  poussé  à  entreprendre 
la  traduction  de  Y  Iliade  et  de  V  Odyssée,  —  comptent  aujourd'hui  à  bon 
droit  parmi  les  pages  les  plus  autorisées  de  la  critique  littéraire,  dans 
son  pays.  Pareillement,  toutes  les  questions  scientifiques  de  son  temps 
lui  fournissent  un  sujet  inépuisable  de  réflexions  toujours  ingénieuses, 
attestant  l'ardeur  passionnée  de  sa  curiosité.  L'invention  des  ballons, 


944  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  particulier,  est  un  thème  sur  lequel  il  ne  se  lasse  pas  d'insister. 
A  vingt  reprises,  il  se  demande  quels  changemens  résulteront,  dans 
notre  vie  humaine,  d'une  conquête  décisive  de  l'air  qu'il  prévoit  immi- 
nente. «  Le  jour  est  proche,  dit-il,  où  l'homme  n'aura  plus  à  regretter 
que  la  nature  lui  ait  refusé  des  ailes;  et  qui  sait  si,  dès  la  génération 
prochaine,  une  envolée  d'académiciens  ou  de  belles  dames  ne  consti- 
tuera pas  un  spectacle  banal  ?  »  Mais  en  fin  de  compte,  après  de  longues 
et  touchantes  hésitations,  il  en_  vient  à  admettre  que  cette  conquête 
de  l'air  ne  sera  pas,  pour  l'humanité,  un  aussi  grand  bienfait  qu'il  l'a 
d'abord  supposé.  «  Je  prévois,  parmi  ses  effets,  une  confusion  de  tout 
ordre  et  une  destruction  de  toute  autorité,  avec  des  dangers  à  la  fois 
pour  la  propriété  et  pour  les  personnes,  sans  compter  l'impunité  pour 
les  malfaiteurs.  »  Si  bien  que  le  doux  Cowper,  pour  peu  que  par 
miracle  il  eût  le  droit  de  légiférer,  s'empresserait  de  décréter  la  peine 
de  mort  «  contre  tout  homme  convaincu  de  voler  dans  les  airs.  » 

Ainsi  le  poète  s'amuse  à  «  philosopher  :  »  mais  surtout  il  prend 
plaisir  à  s'observer  soi-même,  et  ses  lettres  nous  offrent  un  répertoire 
incomparable  de  fines  et  charmantes  analyses  psychologiques.  Écou- 
tons-le, par  exemple,  nous  parler  de  son  attachement  à  sa  maison 
d'Olney,  qu'un  savetier,  après  son  départ,  jugera  trop  misérable  pour 
daigner  s'y  loger  : 

En  réalité,  je  suis  à  la  fois  libre  et  prisonnier.  Le  monde  s'ouvre  au 
large  devant  moi  ;  il  n'y  a  pas  de  fossés  autour  de  mon  château,  ni  de  sei'- 
rures  à  ma  porte  telles  que  je  ne  puisse  pas  les  ouvrir:  mais  un  pouvoir 
invisible  et  irrésistible,  un  penchant  plus  fort  que  celui  même  que  j'éprou- 
verais pour  le  lieu  de  ma  naissance,  c'est  cela  qui  me  tient  lieu  de  murs  et 
de  prison,  de  limites  visibles  qu'il  me  serait  interdit  de  franchir.  Précé- 
demment, mes  souffrances  avaient  pour  effet  de  me  rendre  odieuse  la  vue 
des  lieux  où  je  les  avais  subies,  et  de  me  fatiguer  d'objets  que  trop  long- 
temps j'avais  considérés  d'un  œil  d'abattement  et  de  désespoir.  Mais  à  pré- 
sent il  en  va  pour  moi  d'une  autre  façon.  Les  moindres  pierres  du  mur  de 
mon  jardin  me  sont  devenues  d'intimes  amis.  Éloigné  d'ici,  j'en  regrette- 
rais jusqu'à  ce  qui  m'y  est  le  plus  incommode  ;  et  que,  s'il  pouvait  se  faire 
que  je  quittasse  mon  misérable  trou  pendant  quelques  mois,  je  suis  sûr 
que  j'y  retournerais  avec  ravissement,  et  ressentirais  des  transports  de 
plaisir  à  la  vue  de  choses  même  aussi  déplaisantes  que  la  toiture  galeuse  et 
les  murs  à  demi  effondrés  des  maisons  voisines.  Mais  cela  est  ainsi,  et  mon 
misérable  trou  est  dorénavant  l'endroit  que  j'aime  le  mieux  au  monde  :  non 
pas  en  raison  du  bonheur  qu'il  me  procure,  mais  parce  que  c'est  ici  qu'il 
m'est  le  plus  supportable  d'être  malheureux. 

Aussi  bien  n'y  a-t-il  pas  jusqu'à  de  véritables  romans  que  ne  nous 
laissent  deviner  ces  lettres  du  poète.  Plus  d'une  fois,  son  pauvre  cœur 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  94." 

s'illumine  d'un  rayon  d'amour;  et  sur-le-champ  le  ton  de  ses  lettres  se 
réchauffe  et  s'élève,  nous  apporte  l'écho  des  exquises  chansons  qui 
jailUssent  en  lui.  C'est  une  belle  jeune  femme,  la  dame  d'un  château 
du  voisinage,  qui  l'a  complimenté  de  ses  vers  avec  un  tendre  sourire  ; 
ou  bien  c'est  la  chère  cousine,  lady  Hesketh,  avec  qui  il  s'est  brouillé 
quinze  ans  auparavant,  dans  une  de  ses  crises  de  soupçon  maladif,  et 
qui  lui  annonce  sa  prochaine  visite.  Désormais  Cowper  ne, pense  plus 
à  rien  d'autre,  il  frémit  d'impatience  et  compte  les  heures,  s'exalte  en 
de  naïfs  espoirs  d'un  bonheur  merveilleux.  Et  puis  il  s'aperçoit  de 
l'impossibilité,  pour  lui,  de  goûter  jamais  ce  bonheur  qu'il  vient 
d'entrevoir;  et  de  nouveau  l'amoureux  redevient  l'humble  ami  de 
naguère,  avec  à  peine  une  nuance  de  mélancolie  transparaissant  par- 
dessous  son  aimable  sourire  résigné. 

Combien  je  regrette  de  ne  pouvoir  pas  raconter  avec  un  peu  de 
détail  l'un  au  moins  de  ces  petits  romans  de  la  vie  dn  poète  !  Celui-ci, 
un  jour,  a  aperçu  dans  la  rue,  devant  sa  maison,  une  jeune  dame 
dont  la  figure  lui  a  semblé  si  charmante  qu'il  s'est  enhardi  jusqu'à 
l'aborder.  C'est  une  certaine  lady  Austen,  une  veuA^e,  fort  éprise  de 
poésie;  et  bientôt  Cowper,  à  force  de  lui  témoigner  son  admiration, 
la  décide  à  venir  passer  toutes  ses  vacances  à  Olney.  Alors  commence 
pour  lui  une  période  de  ravissement  ininterrompu  ;  ses  lettres  nous  le 
montrent  enivré  d'une  joie  qui  s'épanche  déUcieusement  en  une  infi- 
nité d'inventions  imprévues  ou  de  gais  souvenirs,  prêtant  à  toute 
cette  partie  de  sa  correspondance  un  attrait  exceptionnel  d'eff'usion 
poétique.  C'est  sous  l'inspiration  de  lady  Austen  qu'il  se  met  à  décrire 
en  vers  le  sofa  de  son  salon,  inaugurant  ainsi  son  grand  poème  de  la 
Tâche;  c'est  un  récit  de  lady  Austen  qui,  après  l'avoir  fait  rire  durant 
toute  une  nuit,  nous  vaut,  le  lendemain,  son  Histoh^e  de  John  Gilpin. 
Une  brouUle,  survenue  au  printemps  suivant,  ne  sert  qu'à  lui  rendre 
plus  douce  la  réconciliation  avec  son  amie;  et  celle-ci  revient  demeu- 
rer à  Olney,  et  de  nouveau  les  lettres  de  Cowper  chantent  et  rient, 
comme  si  une  couvée  d'oiseaux  était  revenue  habiter  le  cœur  enso- 
leillé du  poète.  Mais  tout  d'un  coup  les  oiseaux  s'envolent;  le  soleil, 
qui  tout  à  l'heure  élincelait  joyeusement  dans  les  lettres  de  Cowper, 
reprend  ses  tièdes  et  pâles  reflets  d'autrefois  ;  et  nous  apprenons  que 
la  «  santé  »  de  lady  Austen  a  forcé  la  jeune  dame  à  partir  pour  Bri- 
ghton.  Et  c'est  seulement  maintes  années  plus  tard  qu'une  confidence 
de  Cowper  nous  explique  le  secret  de  cette  rupture.  L'excellenle 
M"'"  Unwin,  tout  en  n'ayant  pour  son  compagnon  que  des  sentimens 
maternels,  n'a  pu  souffrir  qu'une  autre  femme  se  trouvât  admise  à 
TOME  X.  —  1912.  60 


916  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

partager  avec  elle  son  rôle  de  consolatrice  et  de  garde-malade  :  si  bien 
que  le  pauvre  poète,  lorsque  déjà  lad}^  Austen  avait  expressément 
consenti  à  devenir  sa  femme,  s'est  vu  forcé  de  sacrifier  à  sa  reconnais- 
sance le  plus  fervent  et  bienfaisant  amour  qu'il  eût  jamais  éprouvé. 

«  N'est-il  pas  étonnant,  —  écrivait  hier  encore  un  critique  anglais 
de  VAthenœum,  —  de  voir  quels  mondes  d'émotion,  d'intuition,  et 
d'observation  se  trouvent  reflétés  dans  les  lettres  de  Cowper,  ou  plutôt 
nous  y  apparaissent  comme  à  l'intérieur  d'une  petite  sphère  de  hmpide 
cristal?  »  Et  vraiment,  nous  ne  pouvons  hre  la  série  de  ces  lettres  sans 
avoir  l'impression  d'être  transportés  dans  une  espèce  d'univers  en 
miniature,  de  vivant  et  déhcieux  microcosme  qu'a  su  se  créer 
l'active  fantaisie  d'un  poète.  Sentimens  et  idées,  figures  et  paysages, 
tout  est  réuni  là  de  ce  qui,  dans  la  vie  du  dehors,  a  le  pouvoir  de  nous 
toucher  ou  de  nous  ravir  :  de  telle  façon  que,  pour  nous  aussi,  «  les 
moindres  pierres  »  de  l'ermitage  d'Olney  ne  tardent  pas  à  devenir 
«  d'intimes  amis.  »  De  page  en  page,  nous  prenons  l'habitude  de 
borner  notre  horizon  à  ces  murs  de  l'humble  maison  villageoise  où 
s'écoulent  les  journées  de  l'auteur  de  la  Tâche;  et  il  n'y  a  pas  une  des 
pensées  de  celui-ci,  ni  pas  un  de  ses  rêves,  qui  désormais  ne  pénètre 
d'emblée  au  plus  secret  de  nos  cœurs. 

T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Le  voyage  de  M.  Poincaré  en  Russie  a  une  signification  sur  la 
portée  de  laquelle  le  monde  diplomatique  ne  s'est  point  trompé.  On 
avait  fait  courir  le  bruit  que  l'alKance  franco-russe  s'était  depuis 
quelque  temps  relâchée,  et  M.  Ribot,  dans  une  séance  du  Sénat  qui 
date  de  quelques  mois  à  peine,  avait  manifesté  le  regret  qu'elle  n'eût 
pas  été  suffisamment  pratiquée,  c'est-à-dire  qu'on  ne  l'eût  pas  tenue 
constamment  en  haleine,  et  qu'on  n'en  eût  pas  tiré  tout  le  parti  pos- 
sible. Il  était  d'autant  plus  opportun  d'en  resserrer  les  Uens  que  la 
situation  générale  de  l'Europe  n'est  pas  sans  présenter  ce  qu'on  a 
appelé  autrefois  quelques  points  noirs  à  l'horizon  :  il  est  dès  lors 
naturel  que  les  puissances  athées  se  tiennent  en  contact  plus  étroit  et 
se  communiquent  plus  fréquemment  et  plus  intimement  leurs  vues 
sur  tous  les  incidens  ou  accidens  pohtiques  qui  se  présentent.  Cette 
nécessité  a  été  sentie  à  Saint-Pétersbourg  comme  chez  nous  :  de  là 
l'intérêt  qu'a  présenté  le  voyage  de  M.  le  président  du  Conseil.  Sans 
doute  il  est  d'usage  qu'un  nouveau  ministre  des  Affaires  étrangères, 
qui  a  déjà  duré  quelques  mois  et  paraît  devoir  durer  pendant  beau- 
coiip  d'autres,  aille  faire  une  visite  au  gouvernement  alhé  ;  cela  suffi- 
rait pour  expliquer  le  voyage  de  M.  Poincaré;  mais  à  cette  raison 
d'autres  se  sont  ajoutées  qui  sont,  dans  les  circonstances  actuelles, 
assez  évidentes  pour  qu'U  ne  soit  pas  besoin  d'y  insister. 

Il  serait  difficile  de  continuer  de  dire  aujourd'hui,  comme  on  le 
faisait  hier,  qu'il  y  a  quelque  relâchement  dans  l'alliance  franco-russe. 

A  la  veille  de  ce  voyage,  le  bruit  s'est  répandu  que  la  Russie  et  la 
France  venaient  de  conclure  une  convention  navale.  La  nouvelle  a 
été  commentée  aussitôt  dans  le  monde  entier,  mais  surtout  en  Alle- 
magne, avec  une  attention,  ou  même  une  préoccupation  poussée  à  un 
haut  degré  d'intensité.  Certains  journaux  allemands  se  sont  demandé 


948  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'il  n'y  avait  pas  là  une  réplique  à  l'entrevue  des  deux  empereurs  à  Port- 
Baltique.  Que  reste-t-il,  ont-ils  dit,  de  cette  entrevue  et  des  espérances 
qu'elle  avait  fait  concevoir?  M.  de  Kiderlen  l'avait  présentée  comme 
«  un  brillant  succès  de  la  politique  allemande.  »  Ce  succès  n'aura-t-U 
eu  qu'un  jour  ?  Ceux  qui  parlent  ainsi  s'étaient  sans  doute  exagéré 
l'importance  de  l'entrevue  et  la  diminuent  trop  maintenant.  Ils  avaient 
cru,  ils  s'étaient  complu  à  croire  qu'elle  était  un  de  ces  signes  de 
l'affaiblissement  de  l'alliance  franco-russe  auxquels  nous  avons  fait 
plus  haut  allusion.  De  là  leur  déconvenue.  Mais  s'ils  s'étaient  bornés 
à  penser  que  l'entrevue  de  Port-Baltique  témoignait  seulement  des 
bonnes  dispositions  réciproques  des  deux  empereurs  et  de  leurs  gou- 
vernemens,  rien  de  ce  qui  s'est  passé  par  la  suite  n'aurait  été  pour 
eux  une  déception.  La  convention  navale  de  la  France  et  de  la  Russie 
ne  porte  elfectivement  aucune  atteinte  à  ces  dispositions  qui  étaient 
amicales  à  Port-Baltique  et  le  sont  restées  depuis.  La  convention 
navale  dont  on  a  tant  parlé  ne  modifie  en  rien  un  état  de  choses  qui 
était  connu.  Voilà  vingt  ans  que  la  France  et  la  Russie  ont  conclu  un 
traité  d'alliance  dont  elles  n'ont  pas  fait  mystère.  Les  termes  exacts 
n'en  ont  pas  été  publiés,  comme  l'Allemagne  a  publié  autrefois  ceux 
de  son  traité  avec  l'Autriche,  mais  il  y  a  certainement  quelque  ana- 
logie entre  tous  ces  textes:  leur  but  est  de  décider  que,  dans  certains 
cas  déterminés,-  chacune  des  puissances  contractantes  donnera  son 
concours  à  l'autre  avec  la  totalité  de  ses  forces,  expression  qui  com- 
prend à  la  fois,  à  peine  est-il  besoin  de  le  dire,  les  forces  de  mer  aussi 
bien  que  les  forces  de  terre  :  autrement,  la  totalité  des  forces  ne  serait 
pas  engagée.  La  convention  ou,  de  quelque  nom  qu'il  faille  l'appeler, 
l'arrangement  qui  vient  d'être  conclu  n'était  donc  pas  nécessaire  pour 
que,  si  le  casus  fœderis  venait  à  se  poser,  la  France  et  la  Russie 
fussent  tenues  de  mettre  en  ligne  leurs  forces  navales;  mais  rien, 
paraît-il,  n'avait  été  prévu  jusqu'ici  sur  les  modalités  de  l'opération. 
Au  premier  abord,  cette  négligence  semble  extraordinaire;  elle 
s'explique  cependant  par  le  fait  que  la  flotte  russe,  depuis  ses 
désastres  en  Extrême-Orient,  était  restée  une  quantité  très  faible; 
mais  la  situation  n'est  déjà  plus  la  même  et,  dans  un  très  petit 
nombre  d'années,  elle  sera  très  sensiblement  modifiée.  La  Russie 
entend  en  effet  réorganiser  sa  puissance  maritime  ;  elle  s'applique  à 
cette  tâche  avec  une  extrême  ardeur;  là  Douma  a  voté,  sans  les  mar- 
chander au  gouvernement,  des  crédits  considérables  qui  doivent  être 
consacrés  à  cet  objet  et  on  envisage  dès  maintenant  en  Europe  la 
reconstitution  de  la   flotte  russe  comme  une  réalité  prochaine.  Dès 


REVUE.    CHRONIQUE. 


949 


lors,  il  n'était  plus  possible  de  ne  pas  préciser  les  conditions  dans 
lesquelles  les  forces  maritimes  des  deux  puissances  alliées  devraient 
éventuellement  combiner  leur  action.  Une  convention  a  été  faite  pour 
cela,  d'autres  le  seront  plus  tard.  Les  états-majors  des  armées  de 
terre  en  ont  déjà  fait  plusieurs,  poussés  par  la  nécessité  de  les  mo- 
difier pour  les  mettre  et  remettre  au  point  à  mesure  que  se  déve- 
loppaient les  forces  de  la  Triple-Alliance.  Rien  de  plus  naturel,  nous 
dirons  même  de  plus  banal.  La  convention  navale  n'a  pas  une  autre 
portée  que  les  conventions  militaires  antérieures;  elle  ne  doit  pas 
éveiller  d'autres  préoccupations. 

Tout  cela  sans  doute  est  combiné  en  vue  de  la  guerre  possible, 
mais  n'a  ni  de  près  ni  de  loin  pour  but  de  la  provoquer.  L'alliance 
franco-russe  a  fait  ses  preuves  :  personne  aujourd'hui  ne  peut  douter 
qu'elle  ne  soit  pacifique.  La  récente  convention  navale  en  est  une 
conséquence  nécessaire;  elle  ne  la  modifie  pas,  elle  ne  la  renouvelle 
pas,  elle  ne  l'étend  même  pas,  comme  on  l'a  dit  inexactement.  — 
Soit,  répliquent  les  journaux  allemands;  mais  la  flotte  russe  n'est  pas 
encore  construite,  elle  ne  le  sera  que  dans  trois  ou  quatre  ans  ;  la 
nécessité  invoquée  n'avait  donc  aucun  caractère  d'urgence,  et  il  y  a 
une  intention  qui  ne  nous  échappe  pas  dans  le  fait  d'avoir  choisi  par 
anticipation  le  moment  actuel  et  la  veille  du  voyage  de  M.  Poincaré 
jmur  conclure  la  convention  et  la  divulguer-  —  A  cela  il  n'y  a  rien  à 
répondre,  sinon  que,  si  la  France  et  la  Russie  s'engagent  pour  l'ave- 
nir, c'est  qu'elles  considèrent  que  leur  alliance  est  faite  pour  durer 
longtemps. 

Nous  reconnaissons  d'ailleurs  volontiers  que,  à  quelques  excep- 
tions près,  la  presse  allemande  a  gardé  son  sang-froid  devant  la 
convention  franco-russe;  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'elle  ait  fait 
de  même  devant  les  développemens  annoncés  comme  prochains  de  la 
flotte  britannique.  Le  discours  récent  que  M.  Winston  Churchill  a  pro- 
noncé à  la  Chambre  des  Communes  a  provoqué  dans  toute  l'Alle- 
magne un  long  frémissement  :  l'impression  n'en  est  pas  encore  apaisée 
et  probablement  même  elle  ne  le  sera  pas  de  sitôt,  car,  bon  gré  mal 
gré,  l'opposition  navale  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne  est  destinée 
à  grandir  au  lieu  de  s'atténuer  :  U  y  a  là  un  fait  historique  avec  lequel 
les  deux  nations  seront  aux  prises  pendant  une  longue  suite  d'années 
et  auquel  l'Europe  ne  peut  pas  rester  indifférente.  Qu'il  en  résulte  un 
danger,  nul  ne  le  contestera.  Si  ce  danger  est  écarté  ou  ajourné,  c'est 
que  les  deux  gouvernemens  ont  le  sentiment  très  net  de  l'immense 
responsabilité  qui  pèse  sur  eux  et  qu'ils  sont  très  sincèrement,  très 


950 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fermement,  très  honnêtement  désireux  d'épargner  au  monde  et  de 
détourner  de  leurs  pays  respectifs  le  plus  redoutable  des  conflits. 
Mais,  on  dépit  de  leur  bonne  volonté,  les  nuages  s'amoncellent,  et 
leurs  efforts  pour  les  dissiper  n'aboutissent  qu'à  en  alourdir  le  poids. 
Le  discours  de  M.  Winston  Churchill  a  été  le  dernier  incident  qui  a 
jeté  sur  cette  situation  des  clartés  de  plus  en  plus  vives.  L'émotion, 
l'irritation  qu'on  en  a  éprouvées  en  Allemagne  ont  pourtant  de  quoi 
surprendre,  car  ce  discours  ne  contient  rien  de  nouveau.  Il  y  a  quelques 
mois  à  peine,  M.  Churchill  avait  dit  exactement  les  mêmes  choses  qu'il 
vient  de  répéter,  et  l'Allemagne  avait  paru  ne  pas  les  entendre.  Il  avait 
constaté  l'échec  final  de  toutes  les  négociations  poursuivies  entre  les 
deux  gouvernemens  pour  se  mettre  d'accord  sur  la  modération  des 
armemens,  et  sa  conclusion  avait  été  que,  toute  espérance  dans  ce  sens 
étant  désormais  dissipée,  il  ne  restait  à  l'Angleterre  qu'à  se  tenir  au 
courant  des  armemens  allemands  et  à  en  faire  toujours  davantage 
dans  une  proportion  qu'il  avait  lui-même  fixée.  Les  ministres  anglais 
n'ont  pas  l'habitude  de  parler  pour  ne  rien  dire,  ou  pour  ne  rien  faire  : 
leurs  paroles  annoncent  des  actes.  Ne  l'avait-on  pas  compris  en  Alle- 
magne? N'y  avait-on  pas  cru?  Le  sentiment  Adolent  qu'on  vient  d'y 
éprouver  et  qui  ressemble  à  un  sursaut  de  surprise  le  donne  à  penser. 
M.  Winston  Churchill  n'a  pourtant  fait  que  ce  qu'il  avait  annoncé,  rien 
de  moins,  mais  rien  de  plus. 

Il  faut  bien  croire  que  le  gouvernement  allemand  ne  considère  pas 
la  situation  générale  comme  sûre,  puisqu'il  a  pris  coup  sur  coup  deux 
mesures  dont  l'objet  est  de  renforcer  l'une  son  armée  de  terre, 
l'autre  son  armée  de  mer.  Le  gouvernement  anglais,  conformément  à 
l'annonce  qu'il  en  avait  faite,  devait  donc  prendre  immédiatement  ses 
dispositions  pour  parer  le  coup.  Quoique  nous  n'eussions  rien  an- 
noncé de  semblable,  nous  aurions  dû  faire  de  même.  Aux  questions 
qui  lui  ont  été  posées  à  ce  sujet,  les  réponses  de  notre  ministre  de  la 
Guerre  ont  été  faibles  et  assurément  au-dessous  de  ce  qu'exige  le 
maintien  de  notre  sécurité.  M.  Millerand  a  été  embarrassé  par  les 
votes  antérieurs  des  Chambres  et  par  la  série  de  mesures  qui,  dans 
un  intérêt  de  popularité  immédiate,  ont  peu  à  peu  affaibli  notre  force 
militaire.  Il  s'était  passé  quelque  chose  d'analogue  du  côté  anglais.  Le 
gouvernement  actuel,  qui  est  radical  lui  aussi,  n'a  certainement  pas 
augmenté  la  puissance  défensive  de  l'Angleterre  et,  entraîné  par  un 
mirage  d'arbitrage,  de  concihation,  de  diminution  des  armemens,  il  a 
perdu  à  la  poursuite  de  chimères  un  temps  qui  aurait  pu  être  mieux 
emplové.  Mais  il  s'est  ressaisi  plus  vite  que  le  nôtre,  et,  la  désillusion 


REVUE.    CHRONIQUE.  951 

une  fois  venue,  soutenu,  poussé  même  par  une  opinion  qui  commen- 
çait à  sentir  le  péril,  il  a  fait  volte-face.  M.  Winston  Churcliill  a  pré- 
senté un  projet  de  constructions  nouvelles  et  de  répartition  nouvelle 
des  forces  actuelles.  Entrer  dans  le  détail  du  programme  de  l'Ami- 
rauté serait  donner  à  notre  chronique  un  caractère  trop  technique  : 
disons  seulement  que  M.  Churchill  a  parfaitement  caractérisé  l'objet 
de  la  loi  allemande.  «  Le  fait  saillant  de  cette  loi,  a-t-il  expliqué,  n'est 
pas  tant  la  construction  de  nouveaux  bâtimens,  bien  que  ce  soit  natu- 
rellement un  fait  grave,  que  l'augmentation  du  nombre  de  bâtimens 
maintenus  à  effectifs  complets  toute  l'année.  Une  autre  escadre  de 
huit  bâtimens  va  être  créée  et  sera  aussi  maintenue  à  effectifs 
complets.  »  Les  Allemands  n'ont  pas  deux  méthodes  différentes,  une 
pour  l'armée  de  mer,  l'autre  pour  l'armée  de  terre  :  dans  cette  der- 
nière aussi,  les  dispositions  qu'ils  ont  prises  n'ont  pas  eu  pour  prin- 
cipal objet  d'augmenter  le  chiffre  de  leur  effectif,  bien  que,  dirons- 
nous  comme  M.  Churchill,  ce  soit  là  naturellement  un  fait  grave,  mais 
de  le  rendre  immédiatement  disponible,  de  sorte  que,  sur  terre 
comme  sur  mer,  le  passage  du  pied  de  paix  au  pied  de  guerre  soit 
toujours  en  partie  effectué.  Froidement,  résolument,  le  gouvernement 
anglais  a  pris  ses  mesures  en  conséquence.  Sentant  que  le  principal 
danger  était  pour  lui  dans  les  mers  du  Nord,  il  avait  voulu  y  concen- 
trer des  forces  plus  nombreuses  et  il  avait,  pour  cela,  un  peu  dégarni 
la  Méditerranée.  L'opinion  s'en  est  émue  à  l'excès,  croyons-nous;  elle 
s'est  alarmée  ou  on  l'a  alarmée  de  la  situation  qui  en  résulterait;  le 
gouvernement  anglais  tient  toujours  compte  de  l'opinion;  U  a  donc 
ramené  une  partie  de  ses  forces  au  Sud  et  décidé  que  celles  du  Nord 
seraient  accrues  par  des  constructions  entreprises  d'urgence.  Pour  le 
moment,  il  n'y  a  rien  à  craindre  dans  la  Méditerranée.  «  Avec  la  flotte 
de  la  France,  a  dit  M.  Churchill,  la  nôtre  constituera  une  force  supé- 
rieure à  toutes  les  combinaisons  possibles.  » 

Il  est  bon  de  noter  que  l'Angleterre  compte  sur  le  concours  de 
notre  marine  sur  un  point  déterminé  :  évidemment  nous  pouvons 
compter  sur  le  concours  de  la  sienne  ailleurs.  Il  n'y  a  pas  d'alhance 
entre  elle  et  nous,  mais  des  vues  ont  été  certainement  échangées  et 
fixées  sur  ce  qu'on  aurait  à  faire  de  part  et  d'autre  en  cas  de  guerre. 
Au  surplus,  l'Angleterre  ne  compte  pas  seulement  sur  notre  concours, 
elle  compte  aussi  sur  celui  de  ses  colonies.  Au  moment  où  M.  Churchill 
prononçait  son  discours,  le  premier  ministre  canadien,  M.  Borden,  était 
à  Londres  avec  plusieurs  de  ses  collègues  :  «  Je  suis  autorisé  par  lui, 
a  dit  M.  Churchill,  à  déclarer  que,  si  les  circonstances  le  comportent, 


952 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


l'appui  du  Canada  ne  nous  fera  pas  défaut.  Il  est  naturellement  diffi- 
cile de  définir  dès  aujourd'hui  quelle  forme  aura  la  coopération  cana- 
dienne, mais,  s'il  le  faut,  des  mesures  immédiates  seront  prises  sans 
attendre  le  règlement  des  questions  d'ordre  plus  général.  La  décision 
du  Canada  sera  digne  de  ses  ressources  et  de  la  place  qu'il  occupe  dans 
le  monde.  »  Ainsi,  l'Angleterre  augmente  ses  forces,  les  concentre,- 
s'assure  le  concours  de  ses  amis  et  de  ses  colons.  C'est  ce  que  le 
premier  lord  de  l'Amirauté  a  exposé  à  la  Chambre  des  Communes 
dans  ce  langage  simple,  grave,  sans  circonlocutions  inutiles  qui  est 
celui  des  ministres  anglais.  Ils  semblent  parler  pour  eux,  entre  eux, 
sans  se  préoccuper  de  ce  qu'on  en  pensera  ailleurs  et  de  l'impression 
qu'on  en  pourra  éprouver;  la  situation  insulaire  de  leur  pays,  qui  le 
met  à  l'abri  des  atteintes  immédiates,  a  dès  longtemps  habitué  ses 
orateurs  politiques  à  user  de  ce  franc  parler.  M.  Churchill  n'a  pas 
paru  se  soucier  beaucoup  de  ce  qu'on  pourrait  penser  à  Berhn  de 
son  discours;  il  ne  parlait  pas  pour  les  Allemands,  mais  pour  les 
Anglais.  Quant  aux  Allemands,  ne  les  a-t-il  pas  avertis  une  fois  pour 
toutes  que,  s'ils  construisaient  deux  vaisseaux,  l'Angleterre  en  con- 
struirait trois?  II  n'a  rien  à  leur  dire  de  plus,  et  a  laissé  à  M.  Asquith, 
comme  premier  ministre,  le  soin  de  mettre  un  peu  d'huile  dans 
des  rouages  d"acier  qui  avaient  grincé  peut-être  trop  fort. 

Avant  de  noter  l'impression  produite  par  ce  discours  en  Alle- 
magne, voyons  un  peu  celle  qu'il  a  produite  en  Angleterre.  A-t-on 
trouvé  en  Angleterre  que  M.  Churchill  avait  dépassé  la  mesure,  qu'il 
avait  montré  trop  d'inquiétude,  qu'il  avait  trop  demandé  aux  res- 
sources du  pays?  Tout  au  contraire.  A  peine  s'était-il  rassis  que 
M.  Balfour  s'est  levé,  puis  M.  Bonar  Law,  et  qu'ils  ont  reproché  l'un 
et  l'autre  au  gouvernement,  quoi?  De  n'avoir  pas  demandé  assez. 
—  Jamais,  ont-Us  dit,  gouvernement  n'a  exposé  une  situation  plus 
menaçante,  et  que  propose-t-il  pour  y  parer?  D'assurer  à  l'Angleterre 
une  supériorité  de  deux  ou  trois  vaisseaux  dans  les  mers  du  Nord  : 
encore  ne  la  lui  assure-t-il  qu'en  dégarnissant  l'escadre  du  Sud.  Il 
emprunte  tantôt  à  une  escadre,  tantôt  à  une  autre;  U  dégarnit  un  jour 
celle-ci,  le  lendemain  celle-là;  il  fait  passer  ses  A^aisseaux  du  Nord 
au  Sud,  puis  du  Sud  au  Nord,  sans  être  sûr  d'avoir  sur  un  point  donné 
les  forces  qui  y  seront  nécessaires  le  jour  où  l'agression  ennemie  y 
éclatera  comme  un  coup  de  foudre.  Ces  dispositions  sont  insuffisantes, 
surtout  après  le  long  relâchement  qui,  grâce  à  de  trop  longues  illu- 
sions, a  permis  à  la  situation  actuelle  de  naître.  —  Est-ce  là  seulement 
un  langage  d'opposition?  L'opposition  cesse  en  Angleterre  ou  s'atténue 


REVUE.    CHRONIQUE. 


953 


singulièrement  lorsqu'il  s'agit  de  politique  extérieure.  Les  orateurs 
unionistes  ont  sans  doute  profité  des  circonstances  pour  montrer 
combien  les  choses  ont  empiré  depuis  que  le  pouvoir  leur  a  échappé, 
mais  dans  ce  qu'ils  ont  dit  des  mesures  à  prendre,  leur  sincérité  a  été 
parfaite.  Il  est  clair,  en  effet,  que,  si  la  sécurité  de  l'Angleterre  tient  à 
trois  ou  quatre  vaisseaux,  elle  tient  à  peu  de  chose,  et  le  hasard  d'une 
bataille  peut  subitement  l'en  priver.  Nous  sommes  surpris,  en  vérité, 
des  raisonnemens  qu'on  fait  de  part  et  d'autre  :  il  semblerait  que 
l'arithmétique  pure  gouvernât  le  monde  et  que,  si  on  a  un  bateau 
de  plus  que  l'adversaire,  on  fût  nécessairement  le  plus  fort.  C'est 
compter  sans  les  accidens  toujours  possibles.  Ces  immenses  machines 
sont  aussi  déUcates  que  puissantes  et,  lorsque  l'enjeu  qui  est  en  cause 
est  l'existence  même  d'un  pays,  c'est  le  risquer  beaucoup  que  de  le 
confier  à  un  si  petit  nombre  de  vaisseaux,  fussent-ils  des  dreadnoughts. 
Or,  il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  c'est  de  l'existence  même  de  l'Angle- 
terre qu'il  s'agit  ici.  Nous  avons  parlé  d'enjeu  :  ceux  de  l'Angleterre  et 
de  l'Allemagne  sont  loin  d'être  ici  de  la  même  importance.  Supposons 
que  l'Allemagne  soit  battue  sur  mer  ;  évidemment,  le  coup  lui  sera 
funeste  ;  étant  donné  le  développement  prodigieux  de  son  commerce 
et  de  sa  puissance  maritimes  depuis  quelques  années,  l'ébranle- 
ment, l'amoindrissement  qu'elle  en  éprouvera  seront  très  graves  ; 
mais  enfin,  même  après  un  Trafalgar,  l'empire  d'Allemagne,  comme 
il  est  arrivé  autrefois  à  un  autre  grand  empire,  resterait  une  puis- 
sance continentale  de  premier  ordre;  il  conserverait  d'immenses 
moyens  de  défendre  ses  intérêts.  On  a  peine  à  calculer,  au  contraire, 
quel  serait  pour  l'Angleterre  l'effet  d'un  désastre  sur  mer;  si  sa  flotte 
était  anéantie,  elle  perdrait  tout  à  la  fois  ;  le  vainqueur  pourrait  même 
l'affamer  dans  son  île  ;  il  serait  le  maître  de  lui  imposer  les  conditions 
qu'n  voudrait,  et  le  vainqueur,  qu'on  entrevoit  dans  cette  hypothèse,  n'a 
pas  habitué  le  monde  à  compter  sur  sa  générosité.  Aussi  avons-nous 
toujours  compris  la  règle  que  s'était  autrefois  imposée  l'Angleterre, 
de  pouvoir  faire  face  à  deux  pa^sdllons  ennemis  quels  qu'ils  fussent. 

Il  y  a  quelques  années,  au  début  du  gouvernement  radical,  cette 
règle  a  paru,  dans  l'esprit  du  ministère,  perdre  quelque  chose  de  son 
inflexibilité,  et  nous  en  avons  été  étonnés.  Le  ministère,  ou  du  moins 
quelques-uns  de  ses  ministres,  croyaient  alors  qu'ils  pourraient  s'en- 
tendre avec  l'Allemagne  pour  la  hmitation  des  armemens.  Plusieurs 
d'entre  eux  sont  allés  à  BerUn,  dans  cette  bonne  intention  :  on  sait 
comment  ils  en  sont  revenus.  M.  Lloyd  George  a  ouvert  la  marche, 
M.  Haldane,  lord  Haldane  aujourd'hui,  l'a  fermée.  Le  premier  n'avait 


954 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pas  de  relations  personnelles  en  Allemagne,  mais  il  avait  toute  l'au- 
dace et  la  confiance  en  lui-même  d'une  sorte  de  prophète  de  l'Ancien 
Testament.  Le  second  était  au  contraire  pei'sona  grala  à  Berlin;  on 
le  savait  ami  de  l'Allemagne,  il  comptait  sur  un  bon  accueil.  Le  bon 
accueil  ne  lui  a  pas  manqué,  mais  on  s'en  est  tenu  là  à  son  égard  et, 
quand  il  a  voulu  causer  sérieusement,  il  s'est  aperçu  ^dte  qu'il  y  avait 
entre  ses  interlocuteurs  et  lui  une  équivoque  irréductible.  Ils  ont 
mis  à  la  modération  des  armemens  des  conditions  qui  étaient  inaccep- 
tables pour  l'Angleterre,  parce  qu'elles  auraient  modifié  non  seulement 
sa  supériorité  navale,  mais  les  bases  mêmes  de  sa  politique  générale. 
M.  Haldane  semble  bien  être  revenu  de  Berlin  converti.  L'autre 
jour,  à  la  Chambre  des  Lords,  H  n'a  pas  hésité  à  déclarer  que  jamais 
il  n'avait  pu  entrer  dans  l'esprit  d'un  Anglais  de  renoncer  au  prin- 
cipe des  deux  pa^dllons.  La  presse  allemande  en  a  poussé  des  cris 
d'indignation!  Toi  aussi,  Haldane!  Tu  quoque!  k  qui  se  fier  désor- 
mais? Le  même  homme  qu'on  avait  pris  pour  une  douce  colombe 
portant  l'oUvier  de  paix  s'était  changé  en  sombre  vautour  !  Ces  colères 
allemandes  font  sourire.  Comment  a-t-on  pu  croire  à  Berlin  que 
l'Angleterre  céderait  jamais  sur  une  pareille  question?  Si  on  peut  avoir 
une  surprise,  c'est  qu'elle  n'ait  pas  dit  nettement  dès  le  premier  jour  : 
—  Faites  un  bateau, nous  en  ferons  deux  et  même  trois;  nous  sommes 
les  plus  riches;  coûte  que  coûte,  nous  tiendrons  cet  engagement.  — 
Au  fait,  cela  coûterait  moins  cher  qu'on  ne  l'imagine,  et  moins  cher 
peut-être  que  le  système  en  apparence  plus  économique  dans  lequel 
on  s'est  engagé.  Le  jour,  en  effet,  où  l'Allemagne  serait  convaincue 
que  l'Angleterre  fera  toujours  au  moins  deux  vaisseaux  contre  un,  il 
y  aurait  une  chance,  —  la  seule,  —  pour  qu'elle  s'arrêtât  dans  cette 
débauche  de  grands  armemens,  condamnée  désormais  à  être  aussi 
inutile  qu'onéreuse.  A  procéder  autrement,  on  se  laissera  entraîner 
peu  à  peu  à  dépenser  tout  autant,  sinon  plus,  avec  des  résultais 
moindres  et  une  situation  qui  restera  longtemps  incertaine.  Ce  qui  se 
passe  actuellement  est  la  conséquence  de  ce  qu'on  appelle  le  progrès 
en  matière  de  constructions  maritimes.  Le  jour  où  ils  ont  été  inventés, 
les  dreadnoughts  ont  frappé  de  caducité  tous  les  bâtimens  antérieurs. 
Sans  doute  ils  peuvent  encore  rendre  des  services  en  seconde  ligne, 
mais  pendant  quelques  années  seulement,  après  lesquelles  ils  seront 
hors  d'usage.  L'Allemagne,  dans  ses  rêves,  a  calculé  à  quelle  date  ce 
dénouement  se  produirait  :  alors  elle  sera  aussi  forte  que  l'Angleterre, 
plus  forte  môme  si  elle  a  construit  chaque  année  un  plus  grand  nombre 
de  dreadnoughts.  Elle  s'est  mise  à  l'œuvre  avec  confiance.  Malheureu- 


BEVUE.    CHRONIQUE. 


955 


sèment,  on  ne  peut  pas  construire  des  dreadnoughts  sans  que  cela  se 
voie  :  l'Angleterre  a  vu,  elle  a  compris,  elle  a  agi  en  conséquence. 
L'Allemagne  s'en  indigne  !  —  C'est  être  mon  ennemie,  dit-elle,  de  a^ou- 
loir  m'empêcher  de  construire  autant  de  navires  que  je  le  veux,  que  je 
le  peux,  car  c'est  mon  droit  de  le  faire.  — Sans  doute,  c'est  votre  droit, 
dit  l'Angleteire,  mais  c'est  le  mien  d'en  faire  davantage  et  je  n'y  man- 
querai pas.  —  Les  choses  en  sont  là. 

Dans  cette  lutte  de  puissance,  il  est  impossible  de  ne  pas  donner 
raison  à  l'Angleterre,  pour  peu  qu'on  songe  aux  conséquences  très 
différentes  qu'une  bataille  navale  perdue  aurait  pour  elle  ou  pour 
l'Allemagne  ;  et  quand  bien  même  nous  ne  serions  pas,  comme  nous 
le  sommes  en  ce  moment,  les  amis  de  l'Angleterre,  il  nous  serait 
impossible  de  raisonner  sur  son  cas  autrement  que  nous  ne  le  faisons. 
Mais,  en  dehors  de  son  cas,  il  y  a  le  nôtre,  il  y  a  celui  de  l'Europe 
et  du  monde  dont  l'équihbre  actuel  assure  le  maintien  de  la  paix. 
Ce  n'est  pas  une  hypothèse  que  nous  faisons  ici,  mais  bien  un  fait 
que  nous  constatons  :  la  paix  existe  depuis  longtemps,  et  c'est  à 
l'équilibre  des  forces  qui  s'est  établi  peu  à  peu  que  ce  résultat  est  dû. 
Le  jour  où  il  serait  rompu,  qui  nous  dit  que  la  paix  subsisterait?  Elle 
serait  certainement  moins  soHde  le  jour  où  son  maintien  tiendrait  au 
bon  plaisir  d'une  seule  puissance,  ou  même  d'un  seul  groupe  de  puis- 
sances. Nous  rendons  justice  à  l'Allemagne.  En  dépit  de  quelques  mou- 
vemens  violens  qui  sont  dans  son  caractère  et  qu'elle  a  parfois  de  la 
peine  à  retenir,  elle  a  montré  qu'elle  était  devenue  pacifique;  si  elle 
ne  l'avait  pas  été,  depuis  longtemps  la  guerre  aurait  éclaté;  mais  il  ne 
faut  pas  la  mettre  à  l'épreuve  d'une  tentation  trop  forte.  11  le  faut 
même  d'autant  moins  que  des  élémens  ardens,  ambitieux,  sans  scru- 
pule, enivrés  par  l'idée  peut-être  trompeuse  d'une  force  supérieure  à 
toute  autre  que  le  moment  est  venu  d'employer,  entretiennent  dans 
le  pays  une  fermentation  de  plus  en  plus  redoutable.  Le  gouverne- 
ment est  sage,  l'opinion  ne  l'est  pas  toujours,  et,  quelque  sage  qu'il 
soit,  le  gouvernement  ne  résiste  pas  sans  défaillance  à  certaines  pres- 
sions. N'y  cède-t-il  pas  lorsqu'il  augmente  sans  besoin  urgent  ses 
forces  miUtaires  et  maritimes,  et  qu'il  adresse  par  là  aux  autres  une 
sorte  de  sommation  d'en  faire  autant? 

Eà  est  l'origine  de  la  situation  présente  qui  est  loin  d'être  satisfai- 
sante et  qui  impose  à  tous  des  obUgations  absolues.  Les  uns  arment, 
comme  l'Allemagne  et  l'Angleterre.  Les  autres,  comme  la  France  et  la 
Russie,  resserrent  les  hens  qui  les  unissent  et  en^dsagent  des  hypo- 
thèses nouvelles.  L'Itahe,  l'Autriche  font  à  leur  tour  des  projets  de 


936 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


constructions  navales  et  leurs  journaux  annoncent  très  imprudem- 
ment que,  dans  quelques  années,  elles  seront  maîtresses  de  la  Médi- 
terranée. Un  mauvais  vent  de  mégalomanie  souffle  sur  le  monde.  Les 
budgets  fléchissent  sous  le  poids  des  dépenses  militaires,  et  il  faut 
pourtant  en  faire  davantage.  Ce  n'est  ni  l'Angleterre  ni  nous  qui  avons 
donné  le  signal  de  cette  course  folle  qui  nous  emporte  tous.  Comment 
s'empêcher  d'y  prendre  part?  Celui  qui  s'arrêterait,  celui  qui  tombe- 
rait, serait  foulé  aux  pieds  et  écrasé.  A  qui  la  faute  si  le  xx^  siècle 
commence  ainsi  ? 

Le  nouveau  ministère  turc  a  pris  enfin  son  parti  de  dissoudre  la 
Chambre  :  tout  ce  qu'on  peut  dire  pour  le  moment  de  sa  résolution, 
c'est  qu'elle  aurait  gagné  à  être  arrêtée  et  exécutée  plus  tôt.  Les  scru- 
pules du  ministère  ont  leur  explication  et  leur  excuse  dans  le  désir 
qu'il  avait  de  respecter  la  Constitution,  ou  du  moins  de  ne  pas  la 
violer  trop  ouvertement.  Il  fallait  trouver  un  biais,  il  l'a  trouvé,  on  le 
trouve  toujours  en  pareU  cas.  S'inspire-t-il  vraiment  de  l'esprit  de  la 
Constitution?  Ce  sont  là  des  mots  bien  solennels:  ils  s'appliquent  mal 
à  la  situation  actuelle  de  la  Turquie.  L'ancien  ministère  gouvernait  par 
la  force  :  on  peut  se  demander  si  c'était  là  aussi  se  conformer  à  l'esprit 
de  la  Constitution.  Cette  fois,  la  situation  a  été  plus  forte  que  les  vo- 
lontés, qui  ont  été  faibles,  hésitantes,  tâtonnantes.  Pendant  quelques 
jours  le  ministère  a  ménagé  le  Comité  Union  et  Progrès,  a  paru  le 
craindre,  a  négocié  avec  lui.  Alors,  ce  qui  devait  arriver  est  arrivé.  Le 
Comité  a  repris  confiance  en  lui-même  et  sa  confiance  s'est  bientôt 
changée  en  arrogance.  A  quelques  jours  de  distance,  il  a  fait  émettre 
par  la  Chambre  un  ordre  du  jour  favorable  au  Gouvernement,  puis  il 
a  poussé  ses  principaux  orateurs  à  interpeller  le  ministre  de  la  Guerre, 
passant  d'une  défensive  sans  dignité  à  une  agression  sans  prudence. 
Pendant  ce  temps,  la  révolte  albanaise  prenait  un  caractère  de  plus 
en  plus  menaçant  et  la  première  revendication  des  Albanais  était  la 
dissolution.  Le  gouvernement,  n'ayant  pas  pour  le  moment  les  moyens 
de  réduire  l'insurrection,  a  dû  plier  devant  elle.  Il  s'est  entendu  avec 
le  Sénat  pour  dissoudre  la  Chambre.  Celle-ci  a  essayé  de  se  défendre  : 
elle  a  trouvé  le  vide  devant  elle.  Quand  le  ministère  est  venu  hre  le 
décret  de  dissolution,  il  a  trouvé  le  vide  devant  lui  :  la  Chambre  avait 
émis  en  blanc  un  vote  de  défiance  et  s'était  séparée  en  chargeant  son 
président  de  la  convoquer  quand  le  moment  serait  venu.  Le  président 
est  allé  faire  part  de  ces  votes  au  Sultan  :  il  s'est  heurté  à  une  porte 
fermée.  Dans  ce  duel  nouveau-jeu,  chacun  des  deux  adversaires  a  tiré 


REVUE.    CHRONIQUE. 


957 


sur  l'autre  en  son  absence  et  l'a  déclaré  mort  sur  le  coup.  Tout  cela 
n'est  que  comédie  de  gens  qui  jouent  à  la  Constitution.  Ces  gestes, 
ces  simulacres  semblent  puérils  devant  la  gravité  de  la  situation.  Que 
fera  le  Comité?  Essaiera-t-il  de  lutter?  En  a-t-il  les  moyens?  Et  le 
gouvernement  est-il  décidé  à  l'abattre  coûte  que  coûte?  Il  n'y  a  que 
cela  qui  compte.  Le  gouvernement  a  bien  coupé,  mais  il  faut  coudre  : 
et  c'est  la  question  de  demain. 

Nous  ne  pouvons  pas  terminer  cette  chronique  sans  faire  mention 
de  la  mort  de  l'empereur  du  Japon.  L'histoire  dira-t-elle  de  Mutsu- 
Hito  qu'il  a  été  un  grand  homme?  Nous  n'en  savons  rien,  car  l'homme 
est  peu  connu.  Bien  qu'il  eût  renoncé  à  certaines  formes  hiératiques 
dans  lesquelles  ses  prédécesseurs  avaient  été  figés,  il  \dvait  enfermé 
dans  son  palais  comme  dans  un  temple,  et  ses  ministres  seuls  pour- 
raient dire  quelle  part  personnelle  il  a  eue  dans  la  révolution  qui, 
au  cours  de  son  règne,  a  complètement  transformé  et  modernisé  son 
empire.  En  tout  cas,  ce  règne  a  été  un  grand  règne,  le  plus  grand  à 
coup  sûr  de  l'histoire  du  Japon,  un  des  plus  grands  de  l'histoire  du 
monde.  Jamais  pays  n'a  marché  aussi  vite  et  n'est  allé  plus  loin  en 
aussi  peu  d'années  ;  U  a  fait  l'œuvre  de  plusieurs  siècles  dans  la 
moitié  d'un.  Ces  petits  hommes  ont  avancé  à  pas  de  géans.  A  peine 
engagés  dans  la  voie  de  la  civilisation,  ils  sont  arrivés  au  but,  et  on 
parlait  encore  un  peu  vaguement  de  leurs  progrès,  sans  trop  y  croire, 
lorsqu'ils  ont  étonné  le  monde  par  la  manifestation  de  leur  puissance 
politique  et  mihtaire.  Rien  de  tout  cela  ne  s'est  fait  sans  Mutsu-Hito. 
Qu'H  l'ait  conçu  ou  non,  il  y  a  consenti,  il  l'a  voulu,  il  a  soutenu  éner- 
giquement  les  hommes  de  mérite  que  sa  bonne  fortune  lui  avait 
donnés  pour  instrumens  :  et  voilà  pourquoi  son  nom  restera 
glorieux. 

Sa  mort  a  produit  au  Japon  une  impression  très  vive.  Dès  que  sa 
maladie  a  été  connue,  une  foule  immense  et  recueillie  s'est  pressée 
autour  de  sa  demeure.  Les  récits  des  témoins  qui  nous  sont  déjà 
parvenus  montrent  qu'on  a  représenté  à  tort  la  i-ace  nippone  comme 
réfractaire  aux  idées  et  auxsentimens  reUgieux.  Il  y  a  eu  au  contraire, 
autour  du  palais  impérial,  des  manifestations  religieuses  d'un  carac- 
tère singulièrement  expressif.  Le  récit  qu'en  a  fait  l'Agence  Havas, 
bien  qu'il  ait  été  reproduit  par  tous  les  journaux,  mérite  d'être  repro- 
duit ici,  au  moins  par  extraits  :  «  On  voyait,  y  lisons-nous,  des 
groupes  de  prêtres,  venant  des  tombes  et  des  chapelles  shintoïstes, 
réciter  devant  les  autels   provisoires  des  prières  que  répétaient  les 


958  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assistan?...  Des  centaines  de  gens,  ayant  chacun  sa  lanterne  multi- 
colore allumée  et  posée  sur  le  sol  devant  lui,  étaient  à  genoux,  pro- 
sternés, mains  jointes,  le  front  touchant  la  terre...  Toutes  les  sectes 
religieuses  étaient  représentées.  Certains  membres  de  ces  sectes,  la  tête 
inchnée  sur  la  poitrine,  formaient  le  cercle;  d'autres  marchaient  de 
long  en  large,  priant  tout  le  temps,  s'arrêtant  par  momens  pour  faire 
des  génuflexions  dans  la  direction  de  la  chambre  de  l'Empereur,  qui 
était  signalée  par  une  lanterne  se  balançant  au  haut  d'une  longue 
perche.  On  cite  le  cas  de  plusieurs  jeunes  filles  qui  ont  fait  couper 
tous  leurs  cheveux  pour  les  offrir  sur  les  autels  afin  d'obtenir  la 
guérison  de  l'Empereur.  Certains  hommes  y  avaient  déposé  une  prière 
signée  de  leur  sang.  Le  recueillement  le  plus  profond  régnait.  Les 
gens  les  plus  rapprochés  du  Palais  se  relevaient  silencieusement,  après 
être  restés  prosternés  en  priant,  et  cédaient  la  place  à  d'autres  qui 
continuaient  de  prier  à  voix  basse.  Le  chuchotement  de  plus  de  cent 
mille  personnes  ressemblait  au  bruit  du  vent  soufflant  sur  la  mer. 
Enfin  la  nouvelle  de  la  mort  commença  à  circuler  :  bientôt  elle  fut 
confirmée  par  l'arrivée,  en  habit  de  deuil,  des  fonctionnaires  et  des 
notables  qui  avaient  été  informés  par  téléphone.  Les  gens  éteignirent 
tous  alors  successivement  leurs  lanternes  et  restèrent  prosternés  et 
absorbés  par  leurs  prières,  dans  la  nuit.  » 

Nous  avons  fait  cette  citation  parce  qu'elle  est  pour  nous  le  témoi- 
gnage de  mœurs,  de  rites,  de  démonstrations,  enfin  des  sentimens 
reUgieux  dont  le  sens  intime  nous  échappe  en  partie.  Tout  est  secret 
dans  ce  pays.  Un  grand  événement  a  remué  l'âme  nationale  et  a  permis 
d'y  apercevoir  des  profondeurs  que  nous  ne  connaissions  pas  et  que 
nous  ne  pouvons  pas  encore  nous  flatter  de  connaître.  11  y  a  là  bien 
des  choses  qui  nous  échappent.  Quant  à  l'empereur  Mutsu-Hito,  il 
laisse  derrière  lui  un  peuple  dont  il  a  certainement  contribué  à  faire  la 
grandeur  et,  disparaissant  de  la  scène  qu'il  a  remplie  sans  se  mon- 
trer, il  emporte  silencieusement  dans  la  tombe  le  mystère  de  sa  vie. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-Gérant, 
Francis  Charmes. 


SIXIÈME   PÉRIODE.    —    LXXXIP  ANNÉE» 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DIXIÈME  VOLUME 


JUILLET    —    AOUT 


Livraison  du  1«'  Juillet. 

Pngus . 

Le  Maître  des  foules,  troisième  partie,  pai*  M.  Louis  DELZONS 5 

Petite   garnison  marocaine,  par  Pierre  KHORAT 53 

Giovanni  Pascoli,  par  M.  Paul  HAZâRD 83 

Le  CHATEAU  DE  LA  Motte-Feuilly  EN  Berry,  par  M.  Gustave  SCHLUMBERGER, 

de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 101 

La  Vocation  paysanne  et  l'École,  par  M.  le  docteur  EmiMAnuel  LABAT.   .    .  133 

Épopées  africaines,  par  le  colonel   BARATIER •  173 

Un  témoin  de   la  vie  parisienne  au  temps  de  Louis  XV.  —  Les  Mémoires  du 

PEINTRE  J.-C.  DE  Mannlich,  par  M.  Ernest  SEILLIÈRE 199 

Chronique   de   la   quinzaine,   histoire   politique,  par  M.   Francis   CHARMES, 

de  l'Académie  française 229 

Livraison  du  15  Juillet. 

Le  Maître  des  foules,  dernière  partie,  par  M.  Louis  DELZONS 241 

Le  duc  d'Aumale  en  exil,  par  M.  Alfred  MÉZIÈRES,  de  l'Académie  française.  283 

Chateaubriand  et  ses  récens  historiens,  par  M.  Victor  GIRAUD 308 

Un  drame  d'amour  a  la  cour  de   Suède  (1784-1795).  —  I.  Autour  des  acteurs 

DU  DRAME,  par  M.  Ernest  DAUDET 344 

Notes  sur  la  guerre  de  Tripolitaine,  par  M.  H.-R.  DE  VANDELBOURG.    .  378 
La  Femme   et  la  Société   française  dans  la  première  moitié  du  xvii*  siècle. 
—  La    Femme    dans  la  famille,  par  M.  G.  FAGNIEZ,  de   l'Académie  des 

Sciences  morales 39c 


960 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


François  Palacky,  historien  de  la  Bohème  (1798-1876),  par  M.  Henri  HANTICH.  422 
Revue  littéraire.  —  Un  roman   sur  la  Révolution,  par  M.   René  DOUMIC, 

de  l'Académie  française 433 

Revue  musicale.  —  Un  Mozart  inconnu,  par  M.  Camille  BELLAIGUE 44o 

Revues  étrangères.  —  A  propos  d'un  recueil  de  lettres  de  William  Cowper, 

par  M    T.  DE   WYZEWA 457 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Francis   CHARMES, 

de  l'Académie  française 469 

Livraison  du  l^""  Août. 

La  Vallée  bleue,  première  partie,  par  M.  Jacques  DES  GACHONS 481 

Guerre  de  1870.  —  A  l'armée  de  Metz,  par  le  général  GARCIN 523 

L'abbé  de  Saint-Pierre,  par  M.  Emile  FAGUET,  de  l'Académie  française.   .   .  559 
Bismarck  et  la  papauté.  —  La  paix.  —  III.  Le  rétablissement  des  rapports 
avec  Rome.  —  La   deuxième  loi  réparatrice   (1880-1882),   par  M.  Georges 

GOYAU 573 

Le  Musée  du  Louvre  au  temps  de  Napoléon,  d'après  des  documens  inédits, 
par  M.  DE  LANZAG  DE  LABORIE 608 

La  Femme  et  la  Société  française  dans  la  première  moitié  du  xvii''  siècle. 
—  La  femme  dans  la  famille,  par  M.  G.  FAGNIEZ,  de  l'Académie  des 
Sciences  morales 644 

Un   drame   d'amour   a   la    cour   de    Suède   (1784-1793).  —   II.   A  travers   une 

correspondance,  par  M.  Ernest  DAUDET 669 

Poésies,  par  M.  Jacques  CHENE  VIÈRE 701 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES, 
de  l'Académie  française 709 

Livraison  du  15  Août. 

La  Vallée  bleue,  deuxième  partie,  par  M.  Jacques  DES  GACHONS 721 

Les  Questions  féminines  dans  l'ancienne  Rome,  par  M.  René  PICIION.    .    .    .     763 
Suisse  et  Savoie.  —  La  zone  franche  de  la  Haute-Savoie,  par  M.  L.  PAUL- 
DUBOIS 794 

Un  drame  d'amour  a  la  cour  de  Suède  (1784-1793).   —  III.  Les  dessols  d'un 

procès  criminel,  par  M.   Ernest  DAUDET 820 

L'Armée  noire,  par  M.  André  DUSSAUGE 849 

Les  Origines  de  la  sculpture  romane,  par  M.  Louis  BRElIlEll 870 

La  F.\lsification  des  alimens  de  première  nécessité,  par  M.  le  comle  Antoine 

DE  SAPORTA 902 

Revue   littéraire.  —  Le   Dix-septième  siècle   de   Ferdinand   Brunetière,  par 

M.  René  DOUMIC,  de  l'Académie  française 923 

Revues   étrangères.    —   Wilel^vm    Cowper    d'après   ses   lettres    intimi;s,   par 

M.  T.  DE  WYZEWA 937 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Fr.\ncis  CHAUMES, 
de  l'Académie  française 947 


Typ.  Piiii.ii'PE  RENouAai',  19,  rue  Jes  Saints-Pères-  —  51300. 


TUFTSUNIVERSITYLIBRAHIES 


3  9090  007  526  292 


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