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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXVI*    ANNEE.    —   SIXIÈME    PERIODE 


TOME    XXXIII.     1er    MAI    1910. 


REVUE 


DES 


LXXXVI6   ANNÉE.    —   SIXIÈME   PÉRIODE 


TOME  TRENTE-TROISIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE     DE     L'UNIVERSITÉ,     15 

1916 


y£X,oï 


SCENES  DE  LA  VIE  MILITAIRE 


EN  COMMANDANT  LA  TROUPE 


Aucun  des  lecteurs  de  cette  Revue  n'a  oublié  les  romans  et 
récits  militaires  signés  du  pseudonyme  à! Art  Roë  par  le  lieutenant- 
colonel  Patrice  Mahon,  qui  devait  tomber  glorieusement  à  Wissem- 
bach  au  mois  d'août  1914.  Il  avait  débuté  dans  les  lettres  par  un 
roman  de  vie  militaire,  Pingot  et  moi,  où  il  mettait  en  scène  l'offi- 
cier dans  ses  rapports  quotidiens  avec  ses  hommes.  Le  récit  que 
nous  publions  fait  suite  à  ce  roman  célèbre.  Écrit  plusieurs  années 
avant  la  guerre,  il  montre  avec  éclat  comment  nos  officiers  se  prépa- 
raient, en  y  pensant  toujours,  à  un  conflit  qu'ils  jugeaient  inévitable, 
et  comment  ils  se  posaient,  au  cours  des  manœuvres,  les  questions 
mêmes  que  nous  voyons  se  présenter  chaque  jour  sur  le  champ  de 
bataille.  Ce  qui  donne  au  récit  une  allure  incomparable  de  fierté  et  de 
noblesse,  c'est  la  conception  que  le  jeune  officier,  —  il  était  alors 
capitaine  d'artillerie,  —  se  faisait  de  l'armée,  symbole  de  «  la  France 
qui  ne  change  pas,  »  et  du  lien  moral  établi  une  fois  pour  toutes 
entre  ceux  qui,  à  l'heure  décisive,  sauront  «  mourir  les  uns  pour 
les  autres.  »  C'est  pour  tous  ses  camarades  que  parlait  Patrice 
Mahon,  lorsqu'il  résumait  l'œuvre  commune  dans  ce  mot  magnifique  : 
«  servir  de  toute  son  âme.  » 

Cheverny,  20  juillet  1903. 

Quatre  heures  du  matin...  Tandis  que  le  capitaine  de  loge.- 
ment  rassemble  les  fourriers  a  vingt  mètres  d'ici,  sur  une  espla- 
nade dont  le  centre  est  marqué  par  un  puits,  moi,  sur  la  place 
de  l'Eglise,   je    regarde    ma   petite   colonne  qui   achève  de  se 


0  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

former.  Un  café,  n'ayant  pas  fermé  de  la  nuit,  si  l'on  en  juge 
par  les  bougies  encore  allumées  qui  finissent  de  se  consumer  à 
la  clarté  du  jour,  débite  en  hâte  ses  liquides;  on  boit,  on  pose 
les  verres  vides,  les  gros  sous  tombent  sur  le  comptoir.  Les 
voitures  à  bagages,  que  j'emmène  aussi,  sont  attelées,  ou 
presque;  les  chevaux  de   la  dernière  arrivent. 

Nous  marchons  par  quatre  jusqu'au  carrefour  où  l'autre 
moitié,  celle  qui  vient  à  pied  de  Gour-Cheverny,  doit  nous 
rejoindre.  Elle  a  eu,  comme  nous,  l'ordre  qui  déterminait  l'heure 
du  passage  à  ce  point  initial  et  cependant  elle  manque  au 
rendez-vous. 

Le  chef  de  musique,  qui  se  trouve  seul,  m'explique  qu'il  a  vu 
le  rassemblement  terminé,  mais  il  n'a  pu  prendre  sur  lui  que 
d'amener  ses  musiciens.  Le  reste  est  en  panne,  faute  d'un  mot 
dit,  d'un  geste  fait  :  il  n'y  avait  pas  d'officier.  On  s'expliquera 
plus  tard  sur  l'incident  et  l'on  débrouillera  les  responsabilités. 
Mais  voilà  mon  départ  manqué;  voilà  perdue  une  demi-heure 
au  moins  de  cette  fraîcheur  matinale  durant  laquelle  on  marche 
allègrement  et  l'on  couvre  de  bonnes  longueurs  de  chemin. 

Toute  la  suite  de  la  marche  se  ressent  de  cet  accroc,  et 
d'autant  plus  que  l'étape  est  longue  et  le  temps  mesuré  juste. 
Il  faut  envoyer  chercher  ces  clampins,  il  faut  les  attendre  ; 
puis,  dès  sept  heures,  au  soleil  qui  darde,  il  faut  les  pousser 
devant  soi  comme  un  chien  mordant  chasse  un  troupeau  de 
moutons.  Le  docteur,  derrière  nous,  est  trop  bon  ;  au  moindre 
bobo,  il  les  laisse  s'arrêter  pour  que  les  batteries  les  ramassent 
et  les  chargent  sur  les  coffres.  «  Ce  ne  sont  pas  des  fantassins,  » 
dit-il.  Il  parle  d'un  déchet  inévitable,  10  pour  100  environ  dans 
les  premières  marches.  L'entraînement  manque;  les  pieds  ne 
sont  pas  faits... 

Dix  heures.  Nous  traversons  Pontlevoy.  De  l'eau  qu'ils 
puisent  au  passage  dans  les  seaux  posés  exprès  sur  les  trottoirs, 
les  ranime;  du  vin,  que  les  musiciens  ont  attrapé  des  mains 
d'une  bonne  vieille,  puis  d'un  boucher  réjoui,  heureux  de  les 
voir  boire,  les  réveille,  ces  liquides  absorbés  les  ragaillar- 
dissent; ils  entonnent  le  Chant  du  Départ.  L'air  si  beau,  si 
large  et  si  grave  s'étend  sur  la  troupe,  et  sur  un  decrescendo 
de  notes  basses,  ils  jettent  l'apostrophe  :  «  Tyrans,  descendez 
au  cercueil  1  »  Une  mélodie  claire,  simple,  française,  qui  monte 
droitcment  comme  un  chant  d'oiseau,  comme  les  autres  bruits 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.)  I 

de  la  terre  dans  la  pureté  du  ciel  tourangeau.  On  songe  à 
tant  d'autres  qui  marchèrent  à  ce  même  air,  qui  y  moururent, 
esclaves  volontaires  qu'enchaînait  ce  chant  de  liberté.  Il  les 
allège,  il  les  ranime,  il  leur  donne  la  force  d'aller  jusqu'à  la 
forêt  de  Montrichard.  Là,  la  dernière  halte  les  étale  sous  la 
futaie;  les  repose  à  la  fraîcheur  du  bois.  Ils  ont  des  jambes 
ensuite  pour  la  dernière  lieue,  et  quand  ils  débouchent  dans  la 
vallée  du  Cher,  le  pays  déployé  devant  eux,  les  arbres  de  la 
rivière,  et  surtout  les  coteaux  chargés  de  vigne  leur  agréent, 
leur  promettent  une  population  riche,  leur  couvert  mis,  un 
favorable  accueil. 

—  Qui  donc  disait  qu'il  n'y  avait  pas  de  vin  à  Montrichard? 
demande  une  voix. 

Le  vin  rouge  de  Gheverny,  le  vin  blanc  de  Montrichard 
sont  deux  thèmes  qui  nous  mènent  jusqu'aux  portes  de  la  ville. 
On  s'époussette,  on  se  cravate,  on  se  boutonne  pour  faire  une 
entrée  convenable.  Les  musiciens  vont  au  chariot-fourragère 
chercher  leurs  instrumens.  Dix  minutes  au  moins  leur  sont 
nécessaires  pour  descendre  la  grosse  caisse,  les  basses,  les 
contrebasses;  ils  reviennent  cahin-caha  sous  l'œil  paternel  du 
chef  qui  les  gourmande  en  distribuant  les  partitions. 

Montrichard,  21  juillet. 

A  peine  les  ordres  donnés,  la  troupe  se  fractionne  et 
s'émiette  ;  elle  va,  par  morceaux,  derrière  les  fourriers,  gagner 
les  places  assignées  dans  le  cantonnement;  la  fonction  mili- 
taire, —  la  marche,  —  est  achevée  ;  ce  sont  maintenant  les 
fonctions  domestiques  qui  s'accomplissent;  on  panse  et  on 
abreuve  les  chevaux,  on  prépare  la  soupe,  on  apporte  le  four- 
rage ;  le  maréchal  des  logis  de  jour  réunit  les  noms  des  chevaux 
malades  ;  le  brigadier  de  jour,  les  noms  des  hommes.  Dans 
tout  cela,  moi,  je  ne  parais  pas,  je  ne  dois  pas  intervenir.  C'est 
pourquoi  je  baye  aux  corneilles  dans  la  rue  de  la  petite  ville 
française.  Le  vieux  pignon  d'une  maison  de  bois,  l'encadre- 
ment Renaissance  d'une  fenêtre  à  meneau,  un  joli  visage,  des 
yeux  purs  de  jeune  fille,  les  cheveux  bouclés  d'un  enfant, 
m'occupent  çà  et  là  et,  comme  on  fait  un  bouquet  chemin 
faisant,  je  cueille  çà  et  là  ces  impressions. 

Sur  la  place  ensoleillée,  les  tilleuls  que  dessèche  l'ardeur  de 
midi  exhalent  une  odeur  voluptueuse.  C'est  le  charme  indolent 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  Touraine  qui  s'envole  dans  ce  parfum.  C'est  l'encens  de  la 
terre,  c'en  est  la  grâce,  la  paix  et  la  félicité. 

On  sort  de  l'église,  on  en  descend  par  l'escalier  oblique  qui 
borne  à  gauche  l'enceinte  du  château,  à  droite  une  haute 
maison.  Au  fond,  l'escalier  ferme  le  décor,  et  c'est  un  tableau 
charmant  que  le  défilé  de  ces  Tourangelles  en  costume  d'été. 
La  scène  est  ancienne,  la  vie  qui  y  circule  est  jeune.  De  l'une 
ni  de  l'autre  les  yeux  charmés  ne  peuvent  se  détacher. 

Time  is  tnoney,  dit-on  en  industrie  ;  mais  cet  aphorisme 
est  faux  en  style  militaire.  Pour  nous,  soldats,  le  temps  est  sans 
valeur  ;  nous  devons  le  dépenser  sans  compter.  Il  me  faut 
une  demi-heure  pour  remonter  le  long  de  la  rue  de  Blois,  jus- 
qu'aux écuries  de  la  première  demi-batterie.  On  me  rend 
compte  là  d'un  accident  arrivé  au  cheval  aubère;  et  comme  la 
faute  en  est  au  harnachement,  le  bourrelier,  assis  sur  un  tas  de 
fagots,  coud  déjà  sur  la  bricole  un  morceau  de  peau  de  mouton. 
Un  quart  d'heure  ensuite  pour  pousser  jusqu'aux  cuisines  de 
l'autre  section.  Là,  le  cuisinier,  très  dévoué,  mais,  quoi  que  je 
puisse  dire,  noir  de  visage  et  graisseux  d'habits,  m'expose  son 
menu  et  me  fait  approuver  sa  soupe  à  l'oseille,  son  rôti  et  ses 
haricots.  Le  vin  n'est  pas  cher;  l'hôtesse,  une  bonne  âme, 
donne  la  salade  et  les  ingrédiens. 

Le  brigadier  d'ordinaire  lui  a  raconté  l'histoire  de  la  soupe 
au  caillou  : 

Il  y  avait  une  fois  un  pauvre  soldat  qui  n'avait  pas  d'argent 
pour  sa  provende  et  rien  qu'une  marmite  avec  de  l'eau.  Il  mit 
dans  cette  eau  un  gros  caillou  et  dit  à  l'hôtesse  : 

—  Je  vais  donc  manger  de  la  soupe  au  caillou. 

Il  dit  de  même  aux  voisins  de  l'hôtesse;  on  sut  dans  tout  le 
village  que  le  soldat  allait  manger  de  la  soupe  au  caillou. 

—  Moi,  je  lui  donnerai  bien  un  peu  de  beurre,  dit  l'hô- 
tesse. 

—  Moi,  je  te  donnerai  deux  oignons,  dit  le  voisin. 

—  Et  moi,  une  tête  de  chou,  dit  un  troisième. 

Le  charron  donna  un  morceau  de  lard,  le  buraliste  une 
petite  saucisse,  le  cordonnier  des  abatis  de  poulet.  Le  soldat 
mis  le  tout  sur  le  feu.  Un  brave  homme  lui  apporta  sa  soupe  : 

—  Merci,  dit  le  soldat,  la  mienne  est  meilleure.  Il  retira  le 
caillou  qu'il  jeta  sur  la  route  et  se  mit  à  manger. 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.  » 

II  est  quatre  heures,  les  résultats  des  visites  sont  connus 
quanti  je  repasse  place  de  l'Hôtel-de- Ville.  Les  ordres  pour  la 
marche  de  demain  arrivent,  je  dicte  les  miens  et  quelques 
papiers  à  signer,  un  rapport  à  faire  sur  la  mort  de  la  jument 
«  Vagabonde  »  achèvent  de  remplir  mon  conciliabule  avec  le 
maréchal  des  logis  chef. 

Déployons  maintenant  les  cartes,  traçons  au  crayon  rouge 
l'itinéraire  du  Nord-Est  au  Sud-Ouest,  nous  passons  de  la  feuille 
de  BJois  à  la  feuille  de  Loches.  On  dirait  d'une  aiguillée  de  fil 
cousant  ensemble  tous  ces  feuillets.  On  songe  qu'en  effet 
l'armée  assemble  entre  elles  et  réunit  ces  parties  du  tout.  Elle 
est  le  fil  d'Ariane,  grâce  auquel  la  France  se  retrouve  elle-même 
dans  le  labyrinthe  national.  Oui,  nous  la  cousons,  nous  la 
rapiéçons  la  France,  et  d'autres  coupent  les  fils  à  mesure  que 
nous  tirons  l'aiguille. 

Saint-Flovier,  6  août. 

Une  marche  assez  maussade,  assez  mal  partie,  difficile 
ensuite  à  activer  et  à  égayer.  Il  est  vrai  que  la  colonne  à  cheval 
ne  nous  rattrapera  pas  de  bonne  heure,  retardée  qu'elle  est  par 
le  pont  suspendu.  Il  manquait  des  hommes  au  rassemblement; 
les  retardataires  arrivaient  à  la  dérobée,  rasant  les  murs  de  la 
petite  ville.  La  Creuse  miroitait  paisiblement  au  petit  jour,  on 
l'aurait  crue  plus  lumineuse  que  le  ciel,  quand  nous  la  passâmes., 
Deux  écharpes  de  brouillard  traînaient  sur  elle;  le  soleil  se 
levait  derrière  les  arbres  debout  çà  et  là  sur  la  crête  du  plateau.) 

Deux  heures  d'une  allure  triste,  ensommeillée.  Puis  la  cha- 
leur croissante  nous  ranime  enfin,  et,  comme  des  alouettes 
tirelirent,  les  soldats  se  mirent  à  chanter.  Dès  lors,  moi,  le 
chef,  je  n'eus  plus  qu'à  les  suivre  et,  botte  à  botte  avec  le  docteur, 
à  philosopher.! 

Nous  avions  parlé  d'abord  des  belles  chênaies  du  Berry  ;  du 
gui  qui  pousse  sur  les  chênes  plus  rarement  que  sur  les  autres 
arbres  ;  du  culte  druidique  ;  de  la  cause  inconnue  pour  laquelle 
ce  gui  plus  rare  était  seul  considéré  comme  sacré.  De  là,  nous 
remontâmes  à  parler  de  la  psychologie  des  primitifs.  D'où 
vinrent,  aux  hommes  de  la  préhistoire,  les  idées  élémentaires 
d'armes,  d'abris,  de  vêtemens,  de  tout?  Par  quelle  expérience 
millénaire  la  race  s'éleva-t-elle  jusqu'à  cette  conception?  Les 
sauvages  sont  le  grand  document  à  consulter  sur  ce  problème.) 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  que  de  variétés  dans  les  mœurs  sauvages!  Comment  faire 
la  synthèse  de  la  mentalité  sauvage,  jusqu'à  créer  le  type  du 
primitif?  Puis,  quel  abîme  entre  les  prétendus  sauvages  qui 
ne  sont  que  des  civilisés  en  retard,  et  l'anthropoïde  grossi  en 
qui  se  composaient  des  idées  obscures,  au  hasard  de  sa  lutte 
contre  les  êtres  et  contre  les  élémens  ! 

Cependant,  la  troupe  qui  repart  après  un  repos  traverse 
alertement,  monte  d'une  seule  haleine  les  rues  de  Preuilly-sur- 
Blaise.  La  traversée  des  lieux  habités  agit  sur  elle  à  la  manière 
d'un  coup  de  fouet  :  c'est  connu.  Je  ne  sais  si  cette  excitation 
passagère  provient  d'un  désir  de  paraître,  ou  si  c'est  l'effet  réflexe 
produit  par  la  vue  des  choses  et  des  gens.  Mais,  arrivés  sur  le 
long  plateau  qui  s'étend  vers  Charnizay,  une  variation  d'allure 
se  produit  en  sens  inverse.  Conséquence  fatale,  dit  le  docteur, 
de  ce  que  la  route  est  rectiligne  et  qu'on  n'aperçoit  pas  de 
village  à  proximité. 

Il  faut  alors  sévir  contre  quelques  traînards,  faire  la  grosse 
voix,  menacer  de  punition,  envoyer  au  serre-file  une  consigne 
sévère.  Les  Parisiens  sont  de  médiocres  marcheurs,  mais  par  les 
lazzis  qu'ils  font  ils  aident  les  autres  à  marcher.  Le  docteur  et 
moi,  nous  sommes  bien  d'accord  pour  défendre  l'accès  de  la 
voiture  médicale  impitoyablement.  Quelques-uns  cependant, 
qui  font  les  clampins,  ne  demandent  pas  d'autre  faveur  que  de 
marcher  leur  propre  pas.  Ils  rejoignent  ponctuellement  aux 
haltes,  avec  un  retard  régulier,  leur  retard  personnel. 

—  Dis  donc,  François,  dit  l'un  d'eux.  L'as-tu  vu,  le  jet  de 
vapeur  sur  la  rivière? 

François,  moins  attentif  aux  paysages,  répond  à  peine.  Il 
mange  et  boit.  Les  deux  camarades  s'asseyent  côte  à  côte  au 
revers  du  fossé,  et  se  désaltèrent  l'un  après  l'autre  au  goulot  du 
même  bidon. 

Ce  souple  organisme,  la  troupe,  s'applique  immédiatement 
a  la  configuration  des  lieux.  Les  fonctions  communes  prennent 
pour  centres  les  points  de  réunion  placés  au  cœur  de  la  localité  : 
la  mairie,  le  champ  de  foire,  la  salle  de  la  justice  de  paix  ;  là, 
siège  le  médecin,  le  vétérinaire,  l'adjudant  d'état-major. 
Hommes  et  chevaux,  groupés  pour  le  repos  comme  ils  le  sont 
pour  la  marche,  occupent  les  différens  secteurs  ;  un  même  sec- 
teur se  fractionne  selon  les  élémens  constitutifs  de  la  troupe  : 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.  il 

la  section,  la  pièce.  Il  y  a  la  question  des  cuisines  et  celle  des 
abreuvoirs.  Quand  les  fourriers  ont  résolu  tous  ces  problèmes, 
fixé  tous  ces  points,  la  place  est  prête  pour  nous,  et  nous  pou- 
vons entrer. 

Le  hasard  et  leur  industrie  nous  ont  servis  à  souhait  aujour- 
d'hui, et  c'est  vraiment  un  cantonnement  idéal  que  celui  où  je 
fais  mon  tour  quotidien,  à  cinq  heures  après  midi.  La  capitale 
question  de  l'eau  se  trouve  toute  résolue  par  l'abondance  des 
puits  et  la  commodité  des  auges  ;  les  chevaux,  bien  abreuvés,  en 
sont  à  la  botte  du  soir.  Sous  des  hangars  spacieux,  qui  les 
couvrent  de  soleil,  mais  où  l'air  circule  de  toutes  parts,  dans  la 
litière  jusqu'au  ventre,  ils  ont  des  mines  de  bêtes  heureuses  ;  et 
leurs  conducteurs,  heureux  de  ce  bonheur,  les  regardent  avec 
satisfaction.  On  a  suspendu  le  harnachement  à  des  tas  de  fagots, 
formé  des  panoplies  d'armes  et  de  trompettes,  des  guirlandes  de 
gourmettes.  La  cuisine,  toute  proche, exhale  une  odeur  d'oignon. 
Avec  de  la  vaisselle  officieusement  prêtée  par  l'hôtesse,  on  a  pu 
mettre  un  couvert.  Rien  ne  manque,  pas  même  une  mare  pour 
pêcher  des  grenouilles;  mais  l'intérêt  principal,  le  pittoresque 
vrai  du  tableau  est  dans  le  gourbi  sous  lequel  ils  ont  abrité 
les  selles,  les  paquetages,  tout  ce  qui  craint  les  risques  de  pluie.; 

C'est  une  fabrique  rustique,  au  toit  d'ajoncs,  posée  sur  des 
pieux  grossièrement  équarris,  à  la  fois  grenier,  cellier,  frui- 
tier, resserre  d'outils  et  de  semences.  Il  y  a  des  établis,  des 
billots,  des  étaux,  des  scies,  des  maillets,  des  cages  à  poules, 
des  claies  à  fromages,  des  chaînes  d'oignons,  des  pommes  de 
terre,  des  noyaux  de  pêche,  des  bouteilles,  que  sais-je  encore? 
Le  lieu  est  obscur  et  frais  ;  la  verdure  qui  le  tapisse  glisse  au 
dedans  quelques  pousses  de  lierre  et  des  tortils  de  liseron  ;  je 
lui  trouve  je  ne  sais  quoi  de  sincère,  de  bucolique  et  de 
charmant. 

Le  garde  d'écurie,  abrité  là-dessous,  y  mange  sa  gamelle., 
Malade  ces  jours-ci,  il  a  repris  des  couleurs;  sa  toilette  est  faite, 
et  l'on  ne  peut  qu'admirer  l'élégance,  la  douceur  de  physiono- 
mie, la  distinction  aristocratique  des  traits  de  cet  ouvrier  de 
Paris,  prédestiné  par  la  nature  à  quelque  besogne  intellec- 
tuelle. Il  n'a  d'autre  ambition  cependant  que  d'être  bon  soldat 
pendant  deux  années  et  bon  ferblantier  aorès. 


la 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Villeloin-Coulangé,  10  août. 

Tout  est  en  commun  de  ce  que  les  soldats  possèdent,  et  les 
droits  de  tous  à  la  chose  possédée  sont  égaux.  Quiconque  gâte 
ou  dilapide  sa  part  de  la  fortune  collective  appauvrit  les  autres; 
quiconque  mange  plus  que  sa  portion  de  l'ordinaire,  ou  déchire 
ou  salit  ses  vêtemens,  diminue  la  ration  de  ses  camarades, 
amoindrit  les  ressources  grâce  auxquelles  on  peut  les  vêtir. 
Ainsi  chacun  d'eux  trouve  dans  les  droits  des  autres  la  limitation 
de  ses  propres  droits;  il  la  trouve  expérimentalement,  au  cours 
de  l'expérience  quotidienne  à  laquelle  préside  le  comman- 
dement des  officiers  et  leur  administration. 

Là  est  le  sens  de  cette  fonction  administrative  que  certains 
officiers  trouvent  fastidieuse  et  qui  ne  peut  paraître  telle  que 
si  on  en  méconnaît  le  sens.  Le  premier  soin  d'un  capitaine  qui 
reçoit  une  recrue  est  de  lui  donner  une  gamelle  et  une  cuillère. 
Il  remplace  un  pantalon  ou  bien  il  y  fait  mettre  une  pièce  selon 
que  le  mérite  le  détenteur  du  pantalon.  Il  enseigne  la  soli- 
darité et  la  mutualité  à  propos  d'une  chemise  perdue  ou  d'une 
semelle  percée.  Et  il  fait  ainsi  de  la  vie  économique  et  domes- 
tique de  la  troupe,  justement  réglée  et  conduite,  la  base  de  la 
vie  militaire  dont  il  est  le  mentor  et  l'instituteur.    - 

Ce  n'est  là  cependant  qu'une  base,  et  il  s'agit  d'édifier  au- 
dessus  de  ce  soubassement.  Les  travaux  du  service  intérieur 
sont  alors  la  première  assise.  La  propreté  des  locaux,  les  soins 
aux  chevaux,  aux  harnachemens,  au  matériel,  aux  effets,  aux 
armes,  les  corvées  pour  la  perception  du  fourrage  et  des  denrées, 
et  surtout  le  service  de  l'ordinaire,  c'est-à-dire  la  préparation, 
la  cuisson  et  la  présentation  des  alimens,  forment  les  principaux 
articles  de  ce  programme.  Il  faut  y  ajouter  les  soins  corporels 
que  beaucoup  de  soldats  ne  comprennent  pas  d'abord  comme 
utiles  à  eux-mêmes,  et  dont  ils  ne  s'acquittent  que  par  obéissance, 
comme  de  n'importe  quel  service  commandé;  ces  pratiques  de 
salubrité  et  d'hygiène  ne  sont  donc  jusque  là  qu'une  part  de  cet 
entretien  économique  et  de  cette  gestion  sage,  par  laquelle  on 
ménage  les  deniers  de  l'Etat;  la  part  principale,  puisqu'elle  a 
pour  objet  la  conservation  de  la  troupe  elle-même,  c'est-à-dire 
du  premier  et  du  plus  précieux  des  capitaux  engagés. 

Cette  fois,  il  s'agit  d'autre  chose  que  de  mutualité  écono- 
mique :  on  en  est  à  la  mutualité  morale.  Les  soldats  font  plus 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


13 


que  partager  leur  avoir  et  que  cohabiter;  ils  font  plus  que 
s'aligner  les  uns  sur  les  autres.  Ils  prennent  aussi  appui  entre 
eux,  ils  s'aident  à  vivre  et  à  travailler.  Chacun  à  son  tour 
balaye  la  chambre  et  apporte  les  plats  au  réfectoire;  chacun  à 
son  tour  monte  la  garde  d'écurie,  les  sabots  aux  pieds  et  le 
fouet  en  sautoir;  chacun  monte  la  garde  de  police,  le  sac  au  dos 
et  la  jugulaire  sous  le  menton.  La  loi  d'égalité  règle  la  distri- 
bution des  rôles.  On  suit  l'ordre  d'ancienneté,  pour  les  sous- 
officiers  et  les  brigadiers;  pour  les  hommes,  on  suit  l'ordre  des 
matricules  qui  détermine  conventionnellement  l'ancienneté. 

Ce  remplacement  perpétuel  des  uns  par  les  autres,  ce  respect 
qu'on  a  des  «  tours  »  leur  donne  bien  le  sentiment  qu'on  observe 
vis-à-vis  d'eux  la  justice  et  qu'on  les  traite  selon  le  principe 
d'égalité.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  besognes  d'ordre  intérieur, 
c'est  du  commandement  à  l'état  «  statique  »pour  ainsi  dire,  sans 
impulsion  ni  mouvement.  Le  dernier  degré,  celui  qui  mène 
à  l'action  militaire,  à  la  dynamique  du  métier,  consiste  dans 
l'instruction  professionnelle.  L'officier  forme  donc,  —  comme 
l'instituteur  forme  des  écoliers, —  des  fantassins,  des  cavaliers, 
des  canonniers,  et  non  seulement  il  les  rompt  à  la  pratique 
des  besognes  individuelles,  mais  il  les  exerce  et  les  combine 
ensemble,  il  les  assemble  et  les  superpose,  il  les  multiplie  les 
uns  par  les  autres.  Le  résultat  de  cet  enseignement  est  la  disci- 
pline expérimentale,  la  discipline  moderne  d'élèves  instruits, 
discipulus,  dans  leur  métier  de  guerre;  il  est  l'achèvement  de 
l'œuvre  à  trois  étages,  qui  est  l'un  économique,  l'autre  domes- 
tique, et  le  dernier  seul  militaire,  à  proprement  parler. 

Or,  l'éducation  militaire  est  le  but  essentiel  dont  rien  ne 
doit  détourner  l'attention  des  officiers.  Ce  qu'il  faut  qu'ils 
obtiennent,  c'est  une  troupe  prête  à  tous  les  actes  de  la  guerre, 
et,  par-dessus  tout,  aux  besognes  critiques  et  sanglantes  du 
champ  de  bataille.  Dans  quelle  mesure  cet  idéal  est-il  réalisé? 
La  guerre  seule  pourrait  le  dire.  Un  grand  pas  est  fait  cepen- 
dant, un  grand  bien  est  assuré  quand  la  camaraderie  militaire 
est  réalisée,  quand  les  soldats  se  secourent,  s'entr'aident, 
devinent  les  besoins  ou  la  peine  les  uns  des  autres.  On  a,  en 
effet,  dans  cet  altruisme  du  temps  de  paix,  comme  le  germe  ou 
la  racine  du  dévouement  qu'ils  pourront  déployer  sur  le  champ 
de  bataille.  C'est  pourquoi  je  me  réjouis  d'avoir  vu  aujourd'hui 
Gimbert   parcourir   le    cantonnement  pour  retrouver    un   sac 


14 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


égaré,  celui  du  cuisinier,  et  faire  ensuite  quatre  kilomètres  au 
soleil  en  rapportant  ce  sac  sur  son  dos. 

Brassieux,  12  août. 

Le  parc  est  évacué,  les  lieutenans  installent  leurs  sections. 
C'est  pour  le  capitaine  un  instant  de  répit.  J'en  profite  pour 
parcourir  les  journaux  que  le  vaguemestre  vient  de  me  remettre. 
Assis  sur  une  borne,  à  l'ombre  d'un  tilleul,  je  lis  une  disserta- 
tion sur  la  flotte  anglaise  et  sur  la  flotte  allemande,  des  com- 
mentaires sur  la  rencontre  des  deux  empereurs  à  Swinemunde 
et  sur  la  revue  du  home  fleet  passée  par  le  roi  d'Angleterre. 

L'auteur  s'inspire  d'un  article  publié  à  la  National  Review  par 
M.  Wilson  et  s'exerce  sur  le  thème  de  la  comparaison  des 
forces  navales  allemandes  avec  la  Channel  fleet  anglaise.  Le 
succès  des  premières,  au  cas  d'une  attaque  brusquée  contre  la 
seconde,  lui  paraît  possible.  L'Allemagne  serait  libre  ensuite 
de  débarquer  en  Angleterre  une  armée  d'un  effectif  imposant. 

C'est  toujours  l'utopie  du  débarquement  en  Angleterre. 
C'est  le  vieux  projet  de  la  royauté  française,  de  la  Révolution, 
de  Napoléon.  Tous  ces  pouvoirs  s'efforçaient  en  vain  d'arracher 
à  la  Channel  fleet  d'alors  le  commandement  des  eaux  du  canal. 
S'ils  n'y  réussissaient  pas,  une  marine  européenne  d'aujour- 
d'hui y  réussirait  moins  encore,  car  la  Channel  fleet  n'est  pas 
toute  la  marine  anglaise  ;  même  battue,  elle  ne  perdrait  pas 
le  commandement  de  la  mer;  même  débarquée,  une  armée 
d'invasion  ne  tiendrait  pas  la  victoire,  menacée  qu'elle  serait 
sur  ses  derrières  par  un  retour  offensif  des  escadres  anglaises 
rappelées  de  toutes  les  mers  à  la  défense  de  la  mer  métro- 
politaine. 

Tout  se  ramène  en  définitive  à  arracher  à  l'Angleterre  le 
commandement  général  qu'elle  exerce  sur  les  «  vagues.  »  Je 
réfléchis  une  fois  de  plus  à  ce  Sea  power  ;  mais  un  de  mes  sol- 
dats m'interrompt  pour  me  présenter  son  soulier.  Il  ne  sait 
plus  comment  marcher  :  la  semelle  est  complètement  séparée 
de  l'empeigne.  L'accident  s'est  produit  tout  à  coup  au  choc 
d'une  grosse  pierre. 

—  Nous  verrons,  lui  dis-je,  si  l'ouvrier  bottier  peut  le  raccom- 
moder. Plus  que  deux  étapes  ;  rentrés  à  Orléans,  nous  sommes 
à  portée  de  nos  ressources  :  nous  pouvons  nous  recompléter. 

11   s'en    va   content.    Et    moi   plus   content    encore   de  la 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.  15 

confiance    et     du     sans-façon     avec    lequel    il    m'aborde     et 
m'interrompt. 

Au  surplus,  c'est  le  problème  essentiel  qu'il  me  pose  en 
me  présentant  sa  paire  de  souliers.  Il  me  rappelle  que  les 
armées  et  les  flottes  se  composent  de  gens  instruits  à  vivre  les 
uns  pour  les  autres  et,  par  là,  préparés  à  mourir  les  uns  pour 
les  autres.  La  puissance  de  l'armement  n'est  pas  tout.  Ce  qui 
importe,  c'est  le  lien  moral  existant  entre  l'officier  et  le  soldat; 
ce  lien  se  consolide  quand  l'un  a  souci  de  l'autre  ;  il  prend  ici 
pour  symbole  le  fil  que  l'ouvrier  bottier  coudra  tantôt  par  mon 
ordre  entre  cette  semelle  et  cette  empeigne... 

13  août. 

Je  lis  ceci  :  «  Il  n'y  a  pas  de  libre  arbitre,  mais  nos  actes 
résultent  de  la  transformation  dans  notre  organisme  des  mou- 
vemens  du  monde  extérieur.  Pas  de  responsabilité  :  elle  dispa- 
rait dans  la  morbidité  de  laquelle  procèdent  seuls  les  crimes. 
La  peine  est  une  conception  mystique,  contraire  à  tout  esprit 
scientifique;  la  société,  marâtre  qui  tolère  ou  favorise  la  genèse 
du  crime,  n'a  pas  le  droit  de  punir;  le  crime  seul  est  sa  vic- 
time ;  il  a  le  droit  de  se  révolter  contre  elle.  La  peine  de  mort 
ne  doit  être  appliquée  qu'aux  délinquans  incurables  dont  la 
vie  n'est  qu'une  source  de  malheur  pour  eux  et  les  autres; 
mais  ce  n'est  pas  alors  la  décapitation  que  l'on  doit  employer  : 
c'est  l'euthanasie...  » 

Sur  certains  points,  je  serais  presque  d'accord  avec  cet 
auteur,  sauf  que  je  ne  sais  ce  que  c'est  que  l'euthanasie,  et  que, 
n'ayant  pas  de  dictionnaire  sous  la  main,  je  dois  me  résigner 
à  ignorer  quelque  temps  encore  sa  manière  de  faire  mourir 
les  «  délinquans  incurables.  »  Passons,  d'ailleurs,  sur  ce  moyeu 
exceptionnel.  Ce  que  je  ne  lui  accorde  pas  volontiers,  ce  sont 
ses  moyens  curatifs  ordinaires.  Il  les  borne  à  l'internement  dans 
certaines  maisons  de  santé,  les  unes  asiles  de  fous  et  les  autres 
asiles  de  dégénérés  dangereux.  La  graduation  de  la  pénalité  se 
résume  pour  lui  à  des  nuances  de  régime,  —  plus  d'azote  chez 
l'un  et  plus  de  carbone  chez  l'autre,  —  ou  à  la  pression  de  la 
douche  :  dix  kilogrammes  pour  le  simple  fou,  vingt  kilo- 
grammes pour  le  dégénéré  dangereux. 

Il  s'imagine,  le  bon  jeune  homme,  déraciner  le  crime  par 
ces   procédés-là  et  il  oublie  que  la  criminalité  augmente  en 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

France  dans  des  proportions  effrayantes  depuis  que  ces  théories 
débonnaires  sont  à  l'ordre  du  jour. 

Que  ne  sort-il  de  ses  livres  et  de  son  laboratoire  ?  Que  ne 
voit-il  autour  de  lui  la  vie  telle  qu'elle  est,  et  ce  qu'a  inventé 
avant  lui,  pour  «  l'hygiène  sociale,  »  la  sagesse  collective  des 
générations  qui  nous  ont  précédés?  Il  reconnaîtrait  alors  l'armée 
dans  la  grande  maison  de  santé  où  se  font  les  redressemens 
moraux,  où  le  jeune  homme  de  vingt  ans  participe  à  une  vie 
purement  collective,  solidaire,  hygiénique  et  désintéressée  ;  il 
s'y  met  aux  mains  de  praticiens  qui  ignorent  les  formules  de 
nos  modernes  Diafoirus,  mais  qui  savent  quand  même  leur 
affaire,  notre  affaire,  pour  l'avoir  apprise  expérimentalement. 
Ces  empiriques-là,  moins  timorés  que  le  psychologue,  ne 
craignent  pas  de  faire  de  l'orthopédie,  et  pour  redresser  un 
homme,  de  le  punir  autant  qu'il  l'a  mérité. 

Au  risque  de  retomber  dans  le  vomissement  du  moi  «  auto- 
nome »  qui  n'existe  plus  de  par  la  Faculté,  ou  dans  l'enfantine 
illusion  du  «  libre  arbitre,  »  ils  font  de  la  répression  systéma- 
tique. Ils  envoient  à  la  salle  de  police  sinon  le  «  moi  »  auto- 
nome d'un  soldat  coupable,  du  moins  la  «  colonie  de  neurones 
consciens  »  qui  lui  sert  de  personnalité. 

Orléans,  25  août. 

Je  l'avais  connu  au  ministère  comme  un  excellent  officier 
d'état-major,  et  je  me  souviens  qu'une  fois,  au  retour  d'une 
marche  militaire,  nous  jouâmes  au  bridge  ensemble,  de  Bar-le- 
Duc  jusqu'à  Paris.  Les  hasards  de  la  vie  nous  séparèrent 
ensuite  ;  ils  nous  rapprochent  aujourd'hui  en  le  ramenant  avec 
son  régiment  au  camp  de  Gercottes,  faisant  de  moi  son  acolyte 
à  cette  manœuvre  de  garnison.  Il  adresse  son  ordre,  non  pas 
personnellement  à  moi,  mais  au  «  commandant  de  l'artillerie 
du  parti  Est.  » 

Rendez-vous  à  huit  cents  mètres  à  l'Ouest  du  moulin  de 
Gidy;  j'y  devrai  être  de  ma  personne  à  cinq  heures  du  matin; 
mes  batteries  n'arriveront  qu'à  cinq  heures  et  demie.  A  cheval 
donc  à  trois  heures  et  demie  ;  c'est  l'heure  fraîche  de  la  nuit 
finissante  et  du  premier  matin.  Des  odeurs1  de  feuillages,  de 
fruits  mûrs,  le  long  des  vergers,  embaument  l'air;  les  sens  ne 
perçoivent  rien  que  de  doux,  rien  que  de  pur,  et  c'est  divin  de 
sentir  grandir  en  soi  la  vie  et  la  force  à  mesure  que  le  jour 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.  17 

grandit  dans  le  ciel.  Les  faubourgs  traversés,  dépassés,  me  voilà 
dans  les  vignes  ;  puis  ce  sont  des  champs  moissonnés,  un  pré  où 
la  faux  a  tracé  ses  chemins  que  bornent  des  traînées  de  foin.  Je 
marche  à  travers  les  chaumes  droit  au  point  du  rendez-vous. 
Un  cavalier,  venu  de  l'Est,  gagne  aussi  vers  le  même  but;  les 
jambes  de  son  cheval  disparaissent  derrière  une  levée  de  terre  ; 
lui-même  s'enfonce  dans  le  sol  ;  il  devient  cul-de-jatte,  puis 
ressort.  Nous  approchons,  nous  convergeons.  Cinq  heures  son- 
nent au  clocher.  Nous  arrêtons,  nous  nous  saluons.  C'est  lui, 
c'est  le  commandant... 

Des  nuages  en  kyrielles  s'en  vont  parallèlement  dans  le 
ciel,  et  l'on  dirait  ces  traînées  de  foin  qui  bordent  la  route  du 
faucheur  à  travers  ce  pré... 

J'examine  les  cas  de  conscience  que  me  soumet  le  com- 
mandant et  je  les  résous  de  mon  mieux.  De  concert  avec  le 
capitaine  qui  commande  l'avant-ligne,  je  porte  quatre  canons  à 
hauteur  de  la  ferme  qui  lui  sert  de  point  d'appui  :  ainsi  le 
veulent  et  la  situation  générale,  qui  prescrit  une  attitude  de 
défensive  active,  et  la  décision  du  chef  de  parti,  qui  est 
de  provoquer  l'adversaire  et  de  l'attirer  sur  le  terrain 
choisi. 

Nous  attendons  longuement  et  nous  ne  voyons  rien  venir. 
Les  éclaireurs  à  moi,  poussés  vers  l'avant,  ne  m'envoient  aucune 
nouvelle.  Le  premier  renseignement  vient  de  l'arrière,  du  chef 
de  parti  :  lout  le  détachement  ennemi  a  été  vu  il  y  a  une  demi- 
heure,  rassemblé  dans  la  clairière  de  la  Martinière.  Je  serais 
d'avis  de  l'attaquer;  mais  le  capitaine  de  l'avant-ligne,  en  allu- 
mant sa  cigarette,  dit  qu'il  préfère  attendre,  Un  autre  ren- 
seignement fait  connaître  la  présence  de  patrouilles  dans  les 
bois,  sur  notre  gauche  ;  je  détache  de  ce  côté  deux  canons,  qui 
surveilleront  la  clairière  du  Chêne-Vert,  vais  les  poster  et 
reviens.  Un  réseau  de  surveillance,  —  cinq  gradés  à  cheval,  — 
est  tendu  en  avant  d'eux,  et  j'ai  une  bonne  communication  avec 
eux  par  vélocipédiste. 

Le  premier  coup  de  feu,  juste  devant  nous,  là  d'où  nous  dési- 
rions l'entendre  venir;  puis  d'autres,  à  droite,  dans  les  vignes; 
un  crépitement  discontinu,  qui  se  diligente  davantage  d'instant 
en  instant.  Un  officier,  monté  sur  une  meule,  a  cru  voir  une 
avant-garde  sortir  des  ormes.  Ce  renseignement  se  confirme  : 

TOME    XXXIII.    —    i9JÔ.  O 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  y  a  deux  compagnies;  elles   s'avancent,  elles  forcent  pour 
déboucher.  C'est  fait  :  ils  sont  amorcés. 

La  situation  se  dessine  :  c'est  pour  moi  l'instant  de  juger  et 
d'ordonner,  le  moment  de  volonté.  J'envoie  au  fond  du  terrain, 
là-bas,  à  la  lisière  du  bois,  la  batterie  restée  jusqu'à  présent 
inactive;  elle  verra  de  là  tout  le  champ  du  combat  et  participera 
à  toutes  les  phases  sans  plus  avoir  à  se  déplacer.  Mes  deux 
canons  du  petit  bois  ont  brûlé  quelques  charges  contre  la 
poussière  de  troupe  qui  se  présentait  à  eux.  C'était  toujours 
pour  provoquer;  maintenant  que  c'est  fait,  je  les  replie,  et  rap- 
pelle aussi  la  section  du  Chêne-Vert  qui  ralliera  à  travers  bois. 

Un  problème  se  pose  :  faut-il  ramener  ceux-là  aussi  au  bout 
du  champ  clos  ou  bien  occuper  une  position  intermédiaire?  Je 
vois  le  pour  et  le  contre,  examine  brièvement,  mesure  l'empla- 
cement possible,  la  protection  donnée  par  le  terrain,  la  possi- 
bilité d'y  tenir,  la  faculté  de  retraite  à  couvert  et  me  décide 
finalement  pour  la  position  intermédiaire. 

Nous  canonnons  de  nouveau,  moi  l'infanterie;  l'autre,  plus 
loin,  plus  couvert,  devine  qu'il  a  l'artillerie  à  combattre  et  fait 
sans  ordre  ce  qu'il  doit  faire. 

Troisième  phase  :  je  me  replie  sur  lui,  je  dérobe  ce  mouve- 
ment en  faisant  rouler  les  canons  à  bras  vers  l'arrière,  jusqu'au 

fond  du  terrain. 

Là,  secrètement,  on  les  remet  sur  leurs  avant-trains, et  nous 
nous  évadons  le  long  d'une  lisière  de  bois,  sans  avoir  été  aperçus, 
je  crois.  Les  coups  de  canon  de  l'adversaire  ne  redoublent  pas, 
ne  saluent  pas  notre  passage.  Nous  remontons  vers  le  fond  du 
tableau,  nous  occupons  une  position  nouvelle  et  recommençons 
à  surveiller  le  terrain. 

De  là,  nous  pouvons  agir  contre  l'adversaire,  au  moment  où 
il  aborde  le  point  d'appui  principal;  nous  le  pulvérisons,  nous 
l'anéantissons. 

A  la  critique,  on  blâme  ma  position  intermédiaire.  Mais  peu 
m'importe,  car  ils  jugent  d'après  des  choses  que  je  ne  savais 
pas  et  non  d'après  celles  que  je  savais. 

Barville,  29  août. 

Ces  premières  manœuvres  ne  sont  encore  que  des  élémens 
de  manœuvre.  Brigade  contre  brigade,  —  soi-disant,  — 
et,   en  fait,  à  cause  de  la  petitesse  des  effectifs  engagés  selon 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


19 


la  lettre    des    conventions  faites,  régiment  contre    re'giment. 

Le  début  de  celle-ci  est  pareil  à  celui  de  tant  d'autres. 
Passage  par  un  point  initial  vers  lequel  convergent  de  toutes 
les  parties  du  cantonnement  les  compagnies  et  les  batteries; 
chacune  de  ces  unités  a  calculé  son  départ,  elle  passe  au  point 
à  l'heure  dite  et  la  colonne  se  trouve  formée,  sans  arrêt  et  sans 
retard.  Marche  en  colonne  pour  gagner  le  terrain  de  la 
manœuvre  :  ce  terrain  est  choisi  d'après  les  circonstances 
topographiques  qui  peuvent  ajouter  à  l'intérêt  de  l'opération.  Il 
arrive  aujourd'hui  que  ces  circonstances  sont  tout  à  l'avantage 
du  parti  adverse.  Il  occupe  à  l'Est  du  ruisseau  de  la  Rimarde 
une  position  qu'en  littérature  on  pourrait  dire  «  inexpugnable,  » 
mais  le  style  militaire  n'aime  pas  les  adjectifs  et  je  me  garderai 
bien  de  la  qualifier  ainsi.  J'accompagne  :  et  de  même  qu'en 
musique  le  rôle  d'accompagnateur  est  un  rôle  sacrifié,  de  même 
en  artillerie  la  mission  que  je  vais  remplir  est  de  celles  qui 
passent  pour  ingrates  et  sans  agrément.  Le  fait  est  que  je  me 
trouve  à  une  de  ces  chiennes  de  positions  comme  on  n'en  voit 
qu'en  Beauce;  avec  ses  122  mètres  de  relief,  elle  occupe  sur  la 
carte  d'état-major  un  grand  blanc  impressionnant;  elle  domine 
une  plaine  découverte  dont  les  points  les  plus  haut  cotés  ne 
dépassent  pas  104  mètres,  au  Péage,  113  à  Anorville,  118  au 
Moulin  de  la  Montagne.  Cette  différence  d'altitude  assure  au 
défenseur  des  vues  sur  tous  nos  mouvemens,  elle  entrave  notre 
marche,  qui  ne  pourra  se  faire  que  par  circuits,  détours,  et 
qu'encore  au  prix  de  beaucoup  de  fatigue  et  de  beaucoup  de 
temps,  on  ne  peut  se  flatter  de  défiler  entièrement. 

Il  va  sans  dire  que  l'autre  a  de  l'artillerie  à  la  cote  122,  que 
cette  artillerie  placée  en  contre-bas  derrière  la  crête,  échappe 
entièrement  à  nos  vues  et  par  suite  à  nos  coups;  que  placée 
là  aux  aguets,  avant  que  nous  n'ayons  débouché  dans  la  zone 
dangereuse,  elle  a  su  exploiter  l'avantage  de  cette  priorité  dans 
le  temps;  elle  a  étudié  son  champ  de  tir,  fouillé  à  la  lunette, 
décomposé,  craticulé;  des  croquis  perspectifs,  sorte  de  schémas, 
qui  donnent  le  tracé  des  crêtes  et  graduent  ce  tracé;  l'amplitude 
des  déplacemens  faits  par  l'œil  dans  son  tour  d'horizon  pré- 
pare le  transport  de  son  tir  :  elle  est  prête  enfin  à  exploiter 
contre  nous  tous  les  avantages  inhérens  à  la  forteresse  natu- 
relle qu'elle  occupe  au  sommet  du  terrain. 

Mon  rôle  ardu  sera  d'accompagner  le  régiment  qui  marche 


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REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


à  l'attaque  de  ce  fort  et  qui  cherche  ses  défilemens  à  droite  par 
le  Pe'age  et  le  Ilaut-des-Eaux. 

Pas  de  défilement,  et  pourtant  il  faut  avancer.  Avancer  à 
découvert,  c'est  se  faire  immédiatement  paralyser,  détruire. 
Comment  sortir  de  ce  dilemme?  Je  reconnais  le  terrain  avoisi- 
nant  Anorviîle,  tandis  que  ma  batterie  reste  derrière  les  maisons 
en  situation  d'attente,  c'est-à-dire  arrêtée  sur  roues,  les  canons 
sur  les  avant-trains  :  notre  vocabulaire  militaire  prête  au 
terme  ce  sens  invariable  et  cette  invariabilité  est  nécessaire 
pour  qu'au  mot  employé  dans  un  ordre  réponde  toujours,  de  la 
part  de  celui  qui  obéit,  la  même  invariable  action. 

D'ici,  la  position  ennemie  apparaît  au  loin  comme  une 
longue  courtine  que  jalonnent  çà  et  là  quelques  arbres  et 
derrière  laquelle  se  lèvent  les  toits  de  quelques  maisons.  Elle 
est  nette,  continue;  tout  s'y  passe  en  arrière  de  la  crête  et  sans 
doute  dans  un  contre-bas  prononcé.  Le  terrain  me  couvre 
quelque  peu  et  davantage  encore  la  distance,  car  nous  sommes 
à  ces  grandes  portées  où  l'observation  du  tir  devient  difficile; 
conséquemment  le  réglage;  et  enfin  l'efficacité.  Je  me  risque 
donc  à  m'installer  là;  le  silence  qui  règne  en  ce  moment 
témoigne  que  l'autre  n'a  pas  aperçu  mon  approche  et  qu'il  ne 
peut  saisir,  pour  me  foudroyer,  l'instant  où  je  sépare  mes 
avant-trains... 

Je  le  provoque  par  mon  feu  ;  et  des  grondemens  me 
répondent  au  loin. 

Je  supposai  d'abord  que  ce  pouvait  être  un  écho;  mais  non  : 
mon  tir  se  prolonge,  coupé  par  des  intervalles  de  parfait  silence. 
Il  y  avait  donc  eu  riposte  tout  à  l'heure  et  non  pas  illusion 
d'acoustique.  Le  duel  d'artillerie  est  engagé.  A  si  grande  dis- 
tance, en  tâtonnant  sans  nous  voir,  nous  ne  saurions  nous 
faire  beaucoup  de  mal.  Une  ondée  qui  commence  à  brouiller 
l'atmosphère  ajoute  à  la  difficulté  du  tir  et  rend  tout  à  fait 
illusoires  les  effets  destructeurs.  Nous  le  sentons  tous  deux, 
et,  par  une  sorte  de  consentement  mutuel,  nous  suspendons 
simultanément  le  feu. 

L'idée  me  vient  alors  de  profiter  du  rideau  de  pluie  pour 
dérober  à  l'autre  l'opération  critique  du  franchissement  de  la 
crête.  Il  est  temps  pour  moi  de  me  résoudre  à  ce  pas  en  avant. 
Homme  par  homme,  l'infanterie  s'est  glissée  au  bas  de  la  pente, 
il  me  faut  l'y  rejoindre,  si  périlleux  que  soit  pour  moi  le  passage 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


21 


sur  ce  terrain  dominé  et  battu.  Amenez  donc  les  avant-trains, 
mes  canonniers,  et  bravement  déployés  en  bataille,  à  la  grâce 
de  Dieu,  franchissons  cette  barre  en  deçà  de  laquelle  c'est 
la  côte  hospitalière,  le  havre  protecteur,  et  plus  loin,  c'est  la 
haute  mer... 

La  voici,  mer  de  chaumes,  vagues  vertes  qui  sont  des 
sillons,  luzernes  écumeuses  au  ras  desquelles  les  hirondelles  se 
bercent  comme  les  mouettes  font  sur  les  flots.  Leur  vol  inquiet 
agile  autour  de  nous  la  menace  d'un  orage  et  le  voici  qui  se 
déchaîne  en  effet.  Boum,  boum,  boum!  Nous  sommes  vus;  nous 
manœuvrons  au  trot  sous  la  grêle  de  mitraille,  nous  doublons 
l'allure,  car  seule  la  vitesse  de  nos  chevaux  peut  nous  sauver. 

La  zone  dangereuse  est  profonde  de  près  d'un  kilomètre. 
C'est  un  déplacement  de  cinq  minutes  environ.  Longues,  dan- 
gereuses et  mortelles,  pour  peu  que  l'autre  sache  son  métier 
d'artilleur.  Et  cependant,  puisqu'il  n'y  a  pas  d'obus  dans  nos 
canons,  nous  gagnons  sains  et  saufs  l'abri  que  nous  offre  une 
levée  de  terre.  Là,  derrière  le  bouclier,  nous  reprenons  haleine, 
et,  pied  à  terre,  donnons  un  peu  de  repos  à  nos  chevaux. 

La  Brulat,  30  août. 

Rien  ici,  dans  ce  cantonnement  infiniment  pauvre,  que  les 
biens  élémentaires  :  l'eau,  l'air,  pour  se  rafraîchir  et  se  repo- 
ser; les  œufs,  le  lait  pour  se  nourrir.  J'ai  eu  soin,  —  comme 
font  d'autres,  quand  ils  consignent  à  la  troupe  l'entrée  d'un 
café,  —  de  dire  :  «  L'ombre  de  la  meule  est  réservée  aux  offi- 
ciers. »  Là,  nous  mangeons  la  bonne  omelette,  le  beurre  frais; 
nous  dégustons  le  café  venu  de  la  popote  des  sous-officiers. 

L'ombre  qui  tourne  nous  oblige  à  transporter  notre  aligne- 
ment de  l'autre  côté  de  la  meule;  sur  de  bons  canapés  de  paille, 
les  yeux  tout  pleins  du  bleu  du  ciel,  puis,  bientôt,  des  ombres 
du  sommeil,  nous  causons  d'abord,  nous  nous  reposons  après. 
Notre  conscience  est  pure,  et,  si  pauvres  que  nous  soyons,  nous 
avons  fait  des  heureux.  Le  garde-parc  vide  nos  fonds  de  bou- 
teilles, les  poules  picorent  les  miettes  de  notre  pain. 

La  vie  de  la  troupe  circule  autour  de  nous.  Ce  sont  deux 
brigadiers  d'ordinaire  qui  passent  rapportant  un  sac  de 
pommes  de  terre,  le  vaguemestre  sur  sa  bicyclette,  et  c'est  bon 
de  s'endormir  ainsi,  dans  une  sécurité  charmante,  faite  de  leur 
confiance  et  de  leur  dévouement. 


22  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

La  Selle-sur-le-Bief,  31  août. 

Nous  faisons  au  point  initial  ce  qu'on  appelle  une  partie  de 
drogue,  étant  partis  à  dessein  un  peu  tôt  des  cantonnemens 
confus  que  nous  occupions  dans  les  bois  et  où  nous  nous  trou- 
vions enchevêtrés  avec  les  fantassins.  Par  crainte  de  les  couper 
en  chemin,  nous  avons  anticipé  sur  l'heure,  et  nous  voilà  arrê- 
tés à  ce  carrefour  du  Gouet,  avant  même  que  la  pointe  d'avant- 
garde  n'y  ait  passé.  J'y  retrouve,  sur  son  beau  cheval  Fortunio, 
mon  ami  Journet,  que  je  n'avais  plus  revu  depuis  les  manœuvres 
de  Chartres,  en  1900.  L'officier  d'état-major  y  arrive  à  son  tour, 
puis  le  chef  d'état-major.  Il  donne  un  ordre  à  un  officier  de 
cavalerie,  chargé  de  patrouiller  sur  le  flanc  gauche  de  la 
colonne.  A  moi-même,  il  m'assigne  ma  place  définitive  dans 
l'avant-garde.  Et  quand  toute  cette  cuisine  est  faite,  voici 
poindre  la  tête,  puis  défiler  le  gros  de  l'avant-garde.  Nous  y 
entrons,  et  voici,  se  dessinant  devant  nous  à  leur  pas  lent,  qui 
raccourcit  celui  de  nos  chevaux,  les  fantassins,  plies  sous  le 
poids  du  sac  et  du  fusil. 

1  heures.  La  traversée  de  Montargis.  7  h.  50.  La  halte 
horaire.  Une  heure  encore,  puis  de  nouveau  la  halte.  Nous  allons 
ainsi,  sans  que  l'ennemi  nous  montre  autre  chose  qu'une 
poussière  de  cavalerie,  rien  qui  vaille  la  peine  qu'on  s'arrête,  ni. 
qu'on  lui  adresse  un  coup  de  canon.  Mais  après  la  chapelle 
Saint-Sépulcre,  ce  harcèlement  devient  plus  fréquent,  plus 
irritant.  A  la  fin,  c'est  une  fusillade  véritable  bordant  un 
bois  tout  proche;  une  compagnie  se  déploie  contre  cette 
lisière,  tiraille  et  forme  un  rideau,  derrière  lequel  la  colonne 
continue  à  défiler.  Plus  loin,  ce  sont  des  formations  de  cava- 
lerie qui  se  montrent  dans  une  clairière.  Si  peu  denses  qu'elles 
soient  auprès  de  nous,  elles  prétendent  attaquer.  Un  escadron 
approche,  grandit  et  se  jette  d'écharpe  sur  l'infanterie.  Il  ne 
nous  avait  pas  vus,  sans  doute.  Mais  par  le  mouvement  : 
<(  Halte  en  batterie,  »  je  sépare  mes  trains,  et  par  le  feu  à 
volonté,  qui  rend  chaque  chef  de  pièce  maître  de  son  per- 
sonnel, je  leur  envoie  de  nos  nouvelles  et  les  décide  à  rebrousser 

chemin. 

L'officier  d'état-major  opine  que  je  n'aurais  pas  dû  tirer,  et. 
le  général  pense  que  si.  Ses  raisons  sont  qu'il  faut  montrer  aux 
fantassins  la  manière  des  artilleur»,  et  que,  dans  ces  longues 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


23 


marches  traînantes,  il  est  bon  de  ranimer  la  troupe  en  sonnant 
un  re'veillon  de  coups  de  canon. 


Une  inscription  aux  portes  de  Montargis  : 

«  A  la  mémoire  de  Gaillard,  qui,  dans  les  combats  livrés 
sous  les  murs  de  la  ville,  au  mois  de  septembre  1427,  s'empara 
du  drapeau  des  troupes  de  Warwick.  »  Hier,  sous  Ladon  et 
Maisières,  nous  rencontrions  des  monumens  élevés  à  l'honneur 
des  soldats  français-  tués  en  1870  à  la  bataille  de  Beaune-la- 
Rolande.  Les  invasions  profondes,  les  grandes  plaies  nationales 
ont  seules  atteint  la  France  jusqu'ici  en  ce  cœur  même  du 
pays;  mais  il  est  frappant  d'en  rencontrer  sur  le  même  terrain  ce 
double  souvenir  et  de  passer  dans  la  même  étape  d'un  champ 
de  bataille  de  la  guerre  franco-allemande  à  un  champ  de 
bataille  de  la  guerre  de  Cent  Ans. 


A  Saint-Georges,  l'hôte  a  servi  un  an  au  82e  d'infanterie,  à 
Montargis.  Il  aimait  fort  les  manœuvres,  la  marche  ne  le 
fatiguait  pas.  Au  surplus,  il  avait  de  bons  chefs  et  n'a  pas  à  se 
plaindre  du  métier.  A  la  Félines,  nous  trouvons  un  ancien 
mobile  du  Loiret,  dont  les  souvenirs  sont  un  peu  brouillés. 
Il  a  servi  sous  Bourbaki  et  passé  avec  les  débris  de  l'armée  de 
l'Est  en  Suisse.  Il  eut  les  deux  pieds  gelés.  Quel  mauvais 
biscuit  on  mangeait  alors!  Et  la  misère,  et  la  vermine! 


La  Saussaie. 

Notre  petite  colonne  file  bien  dissimulée  dans  un  pays  cou- 
vert; les  patrouilles  de  cavalerie  n'ont  pas  éventé  notre  marche; 
nous  allons  diligemment,  cherchant  la  troupe  ennemie  que 
nous  avons  mission  de  surprendre  et  de  mordre  au  flanc. 

L'ordre  qui  m'arrive  de  doubler  au  trot  l'infanterie  qui 
continue  au  pas  et  de  galoper  «  de  ma  personne  »  jusqu'au 
colonel,  m'avertit  que  nous  approchons.  En  effet,  la  voici  devant 
nous,  le  colonel  nous  la  montre,  la  malheureuse  troupe  surprise. 
Elle  défile  tranquillement  sur  la  route,  à  cinq  cents  mètres, 
sans  soupçonner  les  yeux  méchansqui  l'épient  derrière  cette  haie. 
Le  cœur  se  serre  a  l'idée  qu'en  guerre  ce  pourrait  être  ainsi,  que 


24 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


des  hommes  marcheraient  gaiement,  fraternellement,  le  long 
d'un  chemin  et  que  tout  à  coup,  d'autres  hommes,  cachés,  les 
cribleraient  de  mitraille  et  les  faucheraient   comme   des   épis. 

Notre  canonnade  brutale  les  arrête;  ils  jettent  des  tirailleurs 
dans  les  fossés  et  se  hâtent  d'abriter  le  gros  des  compagnies 
dans  les  plis  du  terrain.  De  notre  côté,  nous  garnissons  de  coups 
de  fusil  la  ligne  du  chemin  de   fer  et  voilà  le   combat  noué. 

Je  me  hâte  de  chercher  un  passage  à  niveau  et  crains  de 
laisser  un  obstacle  aussi  sérieux  que  la  voie  ferrée  entre  ma  bat- 
terie et  le  bataillon  que  je  dois  appuyer.  Nouvelle  position  près 
de  la  maison  du  garde-barrière.  De  là,  je  vois  les  compagnies 
qui  se  déploient  et  refoulent  devant  elles  l'adversaire  à  grands 
pas.  Je  les  accompagne,  non  pas  de  mon  mouvement,  mais 
de  mon  feu  et  ne  vois  pas,  quant  à  présent,  de  raison  plausible 
pour  chercher  plus  avant  une  autre  position.  Ces  déplacemens 
d'une  position  à  l'autre  sont  des  instans  d'arrêt  pour  l'action; 
ce  sont  aussi  des  occasions  de  se  faire  voir  et  de  tomber,  sans 
savoir,  sous  le  feu  d'une  batterie  aux  aguets. 

Un  temps  mort,  un  calme  dans  la  bataille  :  ce  sont  les 
arbitres  qui  épiloguent  et  se  mettent  d'accord  entre  eux. 

La  troupe  que  nous  avons  bousculée  n'était  qu'un  flanc- 
garde;  mais  elle  est  si  bien  refoulée,  enfoncée,  rejetée  en  débris 
sur  le  gros  du  dispositif  de  marche  ennemi  que  le  tribunal  des 
conflits  nous  donne  gain  de  cause.  Il  fait  savoir  aux  chefs  des 
Blancs  que  la  continuation  du  mouvement  commencé  est  devenue 
impossible;  il  les  invite  à  se  pourvoir  d'après  la  nature  de  notre 
attaque  et  l'étendue  du  terrain  que  nous  avons  conquis. 

La  résolution  prise  ne  pouvait  être  que  celle  de  la  retraite  ; 
et,  en  effet,  voilà  notre  bataillon  qui  pousse  de  l'avant;  je  le  suis 
au  ras  des  bois  et  viens  près  de  la  Roserie  occuper  une  crête 
découverte  d'où  je  domine  au  loin  le  champ  de  bataille.  A  nos 
pieds,  la  ferme  de  l'Etang-Neuf,  qui  est  nôtre;  au  loin,  à  peine 
visible  derrière  les  arbres  à  fruits  qui  parsèment  ici  la  plaine,  et 
trahie  cependant  par  la  poussière  qu'elle  soulève,  une  colonne 
ennemie  rétrograde  sur  Fouchères.  Je  la  canonne,  je  la  pro- 
voque; elle  m'oppose  une  artillerie  bien  empêchée,  je  pense,  de 
me  voir,  couvert  que  je  suis  par  le  terrain,  bien  imprudente  de 
s'exposer  là  sous  mon  feu,  au  lieu  de  chercher  elle-même  un 
couvert.  Elle  tire  et  je  lui  oppose  un  silence  dédaigneux. 

—  Combien  de  coups?  dis-je  au  sous-chef  artificier.. 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


25 


II  compte  les  gargousses  dans  les  coffres  et  les  répartit;  et 
pour  un  instant  inactifs,  nous  attendons... 

Celte  fois,  notre  colonne  principale  est  entre'e  en  action,  et, 
comptant  sur  son  avance  que  mesure  d'avance  à  nos  yeux  le 
recul  de  l'ennemi,  nous  accentuons  davantage  notre  pression 
sur  son  flanc.  Le  bataillon  que  nous  refoulons  cède  davantage. 
Notre  poursuite  devient  chasse.  J'abandonne  ma  position  de  la 
Roserie  et  viens  librement,  à  de'couvert,  couronner  une  autre 
crête  et  dominer  un  autre  champ  de  tir.  C'est  comme  un  champ 
clos  réservé  pour  nous,  vide  de  toute  habitation  ;  à  gauche  et  à 
droite,  des  bouquets  de  bois;  devant  nous,  un  terrain  descendant 
quise  relève  en  glacis  del'autre  côté.  Au  loin,  quelque  chose  cepen- 
dant comme  un  toit  et  jetant  les  yeux  sur  la  carte  pour  y  trouver 
lesélémensde  vocabulaire  nécessaires  à  l'expression  des  ordres, 
je  trouve  cette   maison  lointaine  à  nous  :   le  Bout  du  Monde. 

En  avant  donc  vers  ce  Bout  du  Monde.  Nos  fantassins  vont 
si  vite  que  j'ai  peine  à  les  suivre  ;  j'ai  descendu  la  pente,  je  suis 
au  fond  de  la  cuvette,  que  je  les  entends  tirer  sur  l'autre  bord 
du  trou.  Je  m'apprête  à  laisser  là  mon  monde  et  à  reconnaître 
tout  seul  la  direction  où  l'employer,  quand  un  officier  arrive 
au  galop  et,  sans  prendre  le  temps  de  s'arrêter,  me  crie  : 

—  Sur  la  gauche...  Contre-attaque  formidable...  Faites  vite... 
Il  passe,  cherchant  plus  loin  un  autre  secours  ;  et  tandis  que 

je  porte  le  mien  là  où  il  est  requis,  le  commandant  du  batail- 
lon lui-même  accourt  et  me  dit  : 

—  Nous  sommes  f. .. 

En  effet,  la  situation  est  désespérée.  Le  bataillon  qui  fuyait 
devant  nous  et  qui  n'était  qu'une  amorce,  nous  a  conduits  sur  un 
gros  ennemi  massé  autour  du  Bout  du  Monde  :  une  brigade  au 
moins,  prête  à  s'avancer,  à  nous  saisir,  à  nous  happer.  L'ins- 
tant court  où  elle  est  encore  immobile  nous  permet  de  prendre 
position  contre  elle.  Par  deux  pièces  jetées  à  droite,  par  deux 
autres  dirigées  vers  la  gauche,  j'encadre  l'infortuné  bataillon 
et,  comme  l'abeille  meurt  en  enfonçant  son  dard,  je  n'ai  pu 
faire  qu'une  décharge  avant  d'être  noyé  dans  le  flot  montant. 

Un  officier  lève  joyeusement  son  sabre  en  arrivant  sur  nos 
pièces  et  des  réservistes  dégouttans  de  sueur  raillent  au  pas- 
sage les  canonniers.  Leurs  brandissemens  de  baïonnettes 
effrayent  les  chevaux  attelés  à  nos  avant-trains;  il  y  a  un  tour- 
noiement d'attelages,  dès  cris,  une  sorte  de  mêlée,  et  je  crains 


26 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


un  moment  qu'on  n'en  arrive  aux  coups.  Cependant,  l'ordre  se 
re'tablit  à  mesure  qu'on  nous  dépasse  ;  des  lignes  denses  se 
succèdent,  tambours  et  clairons  battent  et  sonnent  avec  rage, 
tandis  qu'à  distance  notre  artillerie  répond. 

C'est  le  tableau  final,  l'apothéose  de  théâtre  qu'on  ne  peut 
prolonger  sans  la  rendre  absurde  et  dont  le  déploiement  même 
n'a  d'autre  sens  que  d'exciter  et  d'enivrer  les  soldats. 

Sonnerie  :  Halte  à  la  manœuvre. 

Puis  :  Ralliement  en  campagne.  On  entend  des  ordres  quand 
des  chasseurs  d'escorte  nous  arrivent.  Le  général  en  chef  les  a 
éparpillés  tout  autour  de  lui  pour  rameuter  son  monde.  Il 
prescrit  de  rallier  sur  son  fanion  tricolore  et  dans  la  direction 
de  Château-Miroir.  Toute  la  machine  s'ébranle,  les  tronçons  de 
troupe  se  réunissent  les  uns  aux  autres;  souples,  articulées,  les 
unités  passant  au  travers  les  unes  des  autres;  les  colonels  les 
ramassent,  les  placent,  si  bien  qu'en  un  quart  d'heure  seule- 
ment les  vingt  mille  hommes  sont  groupés. 

Nous,  derrière,  en  troisième  ligne,  nous  ne  voyons  rien  de 
ce  qui  se  passe  au  centre  :  une  parade,  parait-il,  pour  la  remise 
à  un  général  d'une  croix  de  commandeur.  Le  ban  qu'ouvrent 
les  tambours  du  régiment  de  droite  est  répété  de  proche  en 
proche  par  tous  les  régimens.  Même  répétition  quand  le  ban  est 
fermé;  et  l'on  se  disloque  vers  les  cantonnemens  dans  une 
poussière  si  dense  qu'on  n'y  voit  pas  à  deux  pas. 

La  Saussaie,  2  septembre. 

A  deux  heures,  l'officier  d'état-major  n'était  pas  encore 
arrivé  à  Yillebougis,  pour  y  faire  la  répartition  du  cantonne- 
ment. Plutôt  que  de  l'attendre,  j'ai  jeté  mon  dévolu  sur  ce 
hameau  écarté  de  la  Saussaie  auquel  personne  ne  prétendra, 
bien  sûr,  et  où  nous  trouverons  du  moins  sans  retard  des  abris 
pour  couvrir  nos  chevaux,  de  l'eau  pour  les  abreuver. 

En  effet,  l'installation  s'y  fait  sans  encombre,  bien  au  large; 
et  nos  soldats  éprouvent  aussitôt  la  cordialité  des  habitans  aux 
pots  de  vin  qu'on  leur  fait  vider.  Il  y  a  des  œufs,  du  laitage, 
aucune  auberge;  et  comme  nous  n'avons  dans  notre  train 
aucune  cantine,  comme  nous  n'appliquons  pas  non  plus  pour 
nous  nourrir  le  système  de  la  popote,  le  problème  qui  reste  à 
résoudre  est  celui  de  nous  nourrir.  La  bonne  vieille  chez 
qui  je  trouve  un  lit  s'effraye  d'une  responsabilité  pareille.  Ce 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


27 


serait  trop  «  d'embarras,  »  dit-elle,  elle  ne  sait  pas  la  cuisine  ; 
sauf  quand  il  vient  des  gens  aux  jours  de  fête;  elle  ne  fricasse 
de  toute  l'anne'e  ni  poulet,  ni  lapin;  et  surtout  pour  des 
messieurs  comme  nous,  non  vraiment,  elle  n'ose  pas. 

La  voisine,  heureusement,  est  moins  timide,  plus  arran- 
geante. Une  grande  paysanne,  bien  verticale,  au  masque 
dantesque  qu'encadre  son  mouchoir  de  cotonnade.  Un  de  nos 
ordonnances  qui  servira  à  table  fait  auprès  d'elle  le  marmiton 
et  voilà  enfin,  servis  à  la  lueur  tremblante  de  la  chandelle,  la 
soupe  au  lait,  les  œufs,  les  haricots  et  le  miel. 

On  fait  pour  les  chevaux  une  orgie  de  fourrage.  Un  paysan 
va  jusqu'à  les  abriter  dans  son  feneau  et,  au  bout  d'une  heure, 
ils  ont  à  belles  dents  creusé  une  grotte  à  l'intérieur  de  ce  foin. 
Le  laitier  qui  sonne  de  la  trompette  et  rappelle  en  vain  au 
centre  du  hameau,  s'en  va  bredouille;  le  lait  est  bu  par  les 
soldats;  les  gens  n'ont  rien  à  lui   porter. 

Mardilly,  1"  septembre. 

Nous  arrivons  en  «  parens  pauvres  »  au  château  de  Mardilly. 
La  maison  est  pleine  d'invités,  en  ce  jour  d'ouverture  de  la 
chasse;  et,  si  gracieux  que  soient  les  hôtes,  il  est  certain  que 
nous  les  gênons.  Le  châtelain,  ancien  officier  de  cavalerie,  ouvre 
tout  grands  ses  communs,  son  potager,  sa  cave;  il  en  résulte 
que  tous  les  soldats  seront  abrités,  abreuvés,  que  les  pommes  de 
terre  ne  leur  coûteront  rien. 

Le  régisseur  nous  nourrira  et,  comme  les  matières  premières 
viennent  du  château,  œufs,  perdreaux,  vins,  liqueurs,  nous 
n'aurons  pas  à  nous  occuper  de  notre  menu.  Par  un  jeu  de 
réciprocité  tout  naturel,  je  fais  dans  l'après-midi  une  confé- 
rence sur  le  canon  à  tir  rapide.  Toujours  la  même  conférence 
pour  gens  du  monde  et  invités  de  château  que  j'improvisai 
une  fois  et  que  je  répète  maintenant  à  tout  propos.  D'abord,  des 
explications  générales  sur  le  mécanisme  :  ouvrir  la  culasse, 
charger,  mettre  le  feu.  La  question  du  pointage  me  mène  à 
celle  du  recul;  j'explique  comment  le  canon,  dans  sa  course 
arrière,  bande  un  ressort  qui  se  détend  pour  le  ramener  ensuite 
en  avant;  comment,  dans  ce  retour  automatique,  l'affût  reste 
rigoureusement  immobile  et  le  pointage  est  intégralement 
conservé.  Après  cela,  un  peu  de  manœuvre;  un  simulacre  de 
tir.   Une   heure  entière  a  passé  et,  comme  l'attention  de  mes 


28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

auditeurs  est  à  son  terme,  nous  revenons  à  pas  lents  vers  le 
berceau  où  le  thé  est  servi.  Nous  traversons  le  chaume  poudreux 
tout  à  l'heure  encore  ensoleillé,  et  subitement  plongé  dans 
l'ombre  par  le  soleil  qui  tombe  derrière  les  arbres  du  parc. 

—  A  quelle  distance  tirent  vos  canons?  demande  la 
châtelaine. 

C'est  ennuyeux  d'être  interrogé  sur  les  choses  militaires; 
mais  enfin,  ces  choses  sont  nouvelles  pour  eux,  sinon  pour  nous. 

—  La  portée  maxima  du  canon  atteint  six,  sept  kilomètres, 
ou  davantage;  mais  la  portée  utile  n'est  que  de  cinq  kilomètres 
en  raison  de  l'impuissance  où  l'œil  de  l'artilleur  est  de  suivre 
les  effets  du  tir  au  delà  de  cette  distance. 

—  Et  dans  cette  étendue  de  cinq  kilomètres  l'effet  meurtrier 
du  canon  est  le  même  à  toutes  les  distances? 

—  Le  même... 

Un  feu  de  curiosité  intelligente  brûle  dans  ses  yeux  purs. 
C'est  là  l'étincelle  de  foi  jeune,  de  confiance  enfantine  que  la 
femme  garde  toute  la  vie  aux  yeux.  Lumière  d'autant  plus 
radieuse,  d'autant  plus  intelligente  qu'avec  l'éclat  de  sa  pensée 
on  y  sent  le  rayonnement  de  son  cœur. 

Elle  parle  à  son  tour  :  à  Paris,  elle  est  d'un  dispensaire  de 
la  Croix-Rouge  et  tous  les  mardis,  à  Plaisance,  va  panser  les 
pauvres  gens.  Elle  dit  qu'il  faut  faire  pardonner  la  fortune  par 
la  charité.  Le  domestique  apporte  le  samovar  et  nous  nous 
asseyons  à  la  table  du  thé. 

La  Saussaie,  3  septembre. 

Encore  une  manœuvre  avec  l'infanterie,  mais  cette  fois 
sous  le  commandement  d'un  autre  colonel.  Le  caractère  diffé- 
rent du  chef  fait  différentes  les  relations  de  service,  l'étendue 
de  l'initiative,  le  degré  de  confiance  en  soi-même,  l'assurance 
et  la  réussite  dans  l'exécution.  J'ai  tous  ces  avantages  aujour- 
d'hui, au  plus  haut  degré  :  pas  d'ordres,  rien  que  des  indica- 
tions, des  conseils,  ou,  par  momens,  des  prières  plus  impé- 
rieuses cent  fois  que  des  ordres,  auxquelles  je  défère  avec  hâte, 
ei  mettant  en  jeu  tous  mes  moyens. 

Lui  et  moi,  nous  allons  à  la  chasse  non  pas  comme  un 
aveugle  et  son  chien,  mais  comme  un  chasseur  et  son  chien. 
Et  je  ne  saurais  dire,  des  deux  troupes  que  nous  commandons, 
laquelle  fait  le  chasseur  et  laquelle   fait  le  chien,  mais  je  sais 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


29 


que  nous  nous  entendons  à  merveille  et  par  télésympathie,  par 
l'effet  d'une  mystérieuse  télégraphie  sans  fil,  dont  le  secret 
consiste  en  ceci:  que,  placés  devant  une  même  situation,  nous 
pensons  de  la  même  manière,  nous  travaillons  d'accord  et 
nous  nous  prêtons  un  mutuel  appui. 

La  tragédie  classique  avait  ses  trois  unités  :  le  temps,  le  lieu 
et  l'action.  Nous  avons  aussi  les  nôtres  qui,  rangées  dans 
l'ordre  de  la  difficulté  croissante,  s'énoncent  ainsi  :  l'unité  de 
but,  réalisée  partout  où  les  ordres  généraux  sont  bien  donnés  et 
où  les  exécutans  sont  dûment  renseignés  sur  les  intentions  du 
général;  puis  limité  d'action,  par  laquelle  tous  les  instrumens 
travaillent  ensemble  à  la  réalisation  du  but  commun.  Celle-ci 
est  bien  plus  rare  :  elle  exige  un  savoir  professionnel  étendu, 
qui,  souple  et  prompt  dans  ses  moyens,  les  emploie  juste  aux 
fins  poursuivies;  une  présence  d'esprit  toujours  alerte,  une 
invention  inépuisable,  enfin  cette  équation  impossible  de  l'in- 
telligence et  de  la  volonté  qui  fait  les  vrais  hommes  de  guerre, 
quels  que  soient  leurs  grades  et  le  nombre  de  leurs  galons. 
L'unité  d'action,  on  peut  le  dire,  n'est  que  rarement  réalisée; 
elle  met  rarement  d'accord  tous  les  élémens  qui  réagissent  entre 
eux  dans  Faction;  le  problème  de  cet  accord  est  transcen- 
dantal,  et  cependant  la  difficulté  d'atteindre  à  l'unité  d'action 
n'est  rien  encore  auprès  de  celle  qu'on  éprouve  à  réaliser 
l'unité  d'âme  et  l'unité  d'humeur.  Loin  d'avoir  l'unité  d'âme, 
on  n'a  pas  toujours  l'égalité  d'humeur.. 

C'est  pourquoi  j'aime  infiniment  ce  colonel  d'humeur  égale, 
qui  n'étouffe  pas  l'âme  de  ses  subordonnés.  Je  suis  prêt  à  le 
servir  comme  il  convient  :  de  toute  mon  âme.  Son  régiment 
défend  une  sorte  de  promontoire  entouré  de  vallées  profondes, 
boisées,  par  où  l'adversaire  peut  venir  ;  et  j'aurais  bien  voulu 
me  poster  en  avant,  assez  loin  au  delà  des  bois,  pour  com- 
mander la  tête  de  ces  vallées,  ou  du  moins  la  principale  d'entre 
elles.  J'avais  galopé  dans  cette  espérance  jusqu'à  ses  premiers 
tirailleurs;  mais  ma  reconnaissance  s'est  trouvée  interrompue, 
et  je  suis  resté  seul  devant  les  coups  de  fusil,  découvert  par  le 
rapide  mouvement  de  retraite  que  prononçaient  ses  troupes. 
Mon  lieutenant,  intelligemment,  n'a  pas  attendu  mon  retour.  Je 
l'entends  qui  tire  et  le  rejoins,  installé  avec  ma  batterie  dans 
un  champ  de  pommes  de  terre,  en  arrière  d'un  champ  de  maïs. 
Et  tandis  que  nous  sommes  là,  observant  à  la  lunette,  sur  une 


30 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


crête  lointaine,  un  état-major  de  brigade,  des  renseignemens 
de'favorables  arrivent.  Il  y  a  deux  bataillons  à  droite,  dans  les 
bois;  ils  filtrent  vers  l'arrière  dans  l'intention  évidente  de  nous 
déborder. 

Je  reconnais  cette  fois  sur  le  flanc  droit  et  sur  l'arrière.  La 
situation  est  pire  encore  qu'on  n'aurait  pu  croire  ;  car  voici  des 
Blancs  partout,  dans  les  clairières;  ils  arrivent  à  hauteur  de 
nos  réserves  de  bataillon.  Je  fais  choix  d'un  emplacement,  où 
quelques  mètres  de  relief  au-dessus  de  la  région  avoisinante  me 
permettent  de  découvrir  toute  la  lisière  du  bois.  D'ici,  nous  les 
tiendrions,  nous  les  enfermerions  dans  la  souricière.  Mais  les 
miens,  que  j'appelle  par  un  sous-officier,  puis  par  un  trom- 
pette, n'arrivent  pas.  Surpris  par  cette  tentative  de  débordement, 
ils  ont  fait  face  à  droite  et  tirent  au  plus  vite  pour  parer  au  plus 
pressé. 

Inquiétude,  impatience  :  pourquoi  ne  m'obéit-on  pas?  Je 
suis  là  tout  seul  où  on  ferait  de  si  bonne  besogne;  eux,  que 
font-ils, que  voient-ils?  Un  quart  d'heure  se  passe  ainsi,  l'infan- 
terie ennemie  continue  à  foisonner  devant  moi,  quand  enfin  ils 
arrivent;  le  lien  élastique  qui  les  rattache  à  moi  les  resserre, 
les  rapproche  et  les  voici,  bien  fidèlement,  qui  séparent  les 
trains  et  basculent  les  caissons  à  l'endroit  même  que  je  leur 
avais  assigné.  Cette  fois,  nous  sommes  maîtres  du  terrain,  et 
l'adversaire  le  sent,  car  aux  coups  de  canon  que  je  lui  adresse, 
il  s'arrête,  hésitant,  il  n'ose  se  risquer  à  l'invraisemblance 
d'une  marche  déployée  à  six  cents  mètres  de  mon  canon.  Je 
cherche  des  yeux  un  arbitre  pour  faire  constater  la  mainmise 
sur  ce  coin  du  champ  de  bataille.  Il  s'en  présente  un,  d'une 
autorité  plus  haute  et  d'une  compétence  plus  incontestée  que  je 
ne  pouvais  l'espérer  :  le  général  en  chef. 

La  vue  de  son  fanion  tricolore,  cravaté  d'un  ruban  à  trois  cou- 
leurs, impressionne  les  soldats  qui  se  raidissent  et  manœuvrent 
imperturbablement.  La  sentence  qu'il  rend  les  frappe  davan- 
tage :  «  Pas  un  fantassin,  dit-il,  ne  déboucherait  vivant  hors  de 
ces  bois.  »  Un  officier  d'ordonnance  galope  vers  l'avant  pour 
leur  porter  l'arrêt.  Nous  restons  là  à  veiller,  tandis  que  cette 
parole  du  maître  produit  son  effet.  Les  Blancs  disparaissent  ; 
leur  manœuvre,  au  lieu  d'aboutir  ici,  se  poursuit  sous  bois,  se 
transporte  plus  loin.  Les  nôtres,  que  ce  retard  tire  de  peine, 
ont  le  temps  d"évacuer  leur  terrain  et  d'aller  eux-mêmes  en 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


31 


arrière    vers    Saint-Georges    et     Villechavant    renouveler    le 
combat. 

Nous  les  y  devançons;  et  tandis  qu'ils  s'accrochent  aux  buis- 
sons, aux  fossés,  aux  mottes  de  terre,  rétrogradent  pied  à  pied 
et  chicanent  le  terrain  à  coups  de  fusil,  nous  allons  plus  libre- 
ment, escortés  par  la  compagnie  qui  nous  sert  de  soutien,  vers 
le  point  le  plus  haut  du  terrain.  Une  attraction  spéciale,  qu'on 
pourrait  dire  égale  et  de  sens  contraire  à  l'accélération  de  la 
pesanteur,  nous  porte  vers  ces  emplacemens  dominans.  Ils 
donnent  des  vues  plus  étendues,  ouvrent  de  plus  grands  champs 
d'action  ;  nous  nous  gardons  cependant  de  les  occuper  tout  de 
go  et  de  nous  y  installer  à  découvert.  On  peut  voir  sans  se 
laisser  voir,  et  cette  latitude  est  d'autant  plus  grande  qu'une 
seule  personne  doit  voir  :  le  capitaine  ;  nos  souples  moyens  de 
pointage  dispensent  les  pointeurs  de  voir,  ou  du  moins  de  voir 
le  but;  ils  voient  autre  chose,  des  points  auxiliaires  placés 
obliquement  ou  sur  le  flanc,  ou  même  en  arrière  du  front.  La 
liaison  de  ces  points  auxiliaires  au  but  est  faite  par  l'œil  du 
capitaine,  sorte  d'organe  supérieur  ou  si  l'on  veut  de  commu- 
tateur, prunelle  d'épervier  par  rapport  à  laquelle  l'œil  du  poin- 
teur n'est  plus  qu'un  œil  de  taupe,  accommodé  pour  la  vision 
prochaine,  rattaché  étroitement  au  terrain. 

Ainsi,  l'unique  condition  dont  il  faille  se  préoccuper,  dans 
la  détermination  de  l'emplacement  définitif,  est  le  choix  d'un 
poste  observatoire  à  l'usage  du  capitaine.  Cette  condition  une 
fois  remplie,  il  n'y  en  a  plus  d'autre  à  prévoir,  du  moins  d'ordre 
personnel. 

Il  n'y  a  plus  que  cette  nécessité  balistique,  que  la  trajectoire 
des  canons  puisse  passer  par-dessus  le  masque  couvrant,  et 
c'est  le  casse-tête  de  la  masse  couvrante.  Or,  il  est  loisible  de 
choisir  en  contre-bas  de  la  crête  une  position  très  voisine  du 
sommet  :  c'est  celle  du  défilement  du  matériel;  ou  plus  enfoncée 
derrière  le  couvert  :  c'est  celle  du  défilement  de  l'homme  à 
pied.  Plus  abritée  encore  :  c'est  celle  du  défilement  de  l'homme 
à  cheval.  On  arrive  enfin,  à  cinq  ou  six  cents  mètres  au-dessous 
de  la  crête,  à  défiler  les  lueurs  du  canon.  On  soustrait  ainsi 
à  l'adversaire  non  seulement  la  moindre  tête  d'homme  ou  de 
cheval  effleurant  le  contour  du  terrain,  mais  jusqu'à  ces  éclairs 
instantanés  qui  sont  les  seuls  indices  par  lesquels  la  poudre 
sans  fumée  décèle  la  déflagration  du  coup  de  canon. 


32 


REVUE    DES    DEUX   MONDESo 


Entre  ces  divers  degrés  d'enfoncement  et  de  défilement,  on 
choisit  selon  les  opportunités  du  combat.  La  ligne  de  défilement 
du  matériel  donne  la  protection  minima ;  mais  elle  donne  une 
grande  facilité  d'ouverture  de  tir,  de  transport  de  tir,  de  varia- 
tion et  de  nuance  dans  le  tir.  La  souplesse  du  matériel  à  ces 
divers  points  de  vue  devient  en  effet  d'autant  plus  grande 
que  le  pointeur  a  devant  lui  un  panorama  plus  étendu  et  que, 
délivré  du  bandeau  que  le  terrain  lui  mettait  sur  les  yeux,  son 
champ  visuel  ressemble  davantage  à  celui  de  son  capitaine.  Le 
défilement  des  lueurs  donne  une  sécurité  absolue  ;  mais  alors, 
Y  observatoire  est  forcément  éloigné  de  la  ligne  de  feu  ;  le  capi- 
taine ne  peut  plus  se  faire  entendre  à  la  voix;  il  lui  faut  des 
intermédiaires;  il  en  résulte  des  lenteurs  ou  des  erreurs  dans 
la  transmission  des  ordres,  et  la  complication  plus  grande  des 
rouages  fait  perdre  au  canon  les  propriétés  de  vitesse  qu'il 
devait  à  la  perfection  de  son  mécanisme  et  de  sa  construction. 

Ainsi,  à  mesure  qu'on  recule  derrière  la  crête  et  qu'on  s'en- 
fonce, on  diminue  il  est  vrai  les  facultés  d'action  de  l'adversaire, 
mais  on  amoindrit  proportionnellement  ses  propres  facultés.  Dès 
lors,  le  choix  à  faire  ne  peut  être  qu'une  cote  mal  taillée,  et  le 
degré  de  sécurité  qu'on  s'assure  s'achète  toujours  par  une 
diminution  du  degré  d'efficacité.  Il  résulte  delà  que  la  recherche 
de  la  sécurité  «  en  soi  »  doit  être  abandonnée,  qu'elle  est  fausse 
et  coupable  au  point  de  vue  militaire;  il  convient  d'y  substituer 
le  souci  d'une  sécurité  relative.  :  la  sécurité  en  vue  de  l'action. 

Voilà  donc  une  lumière  introduite  dans  ce  débat  obscur; 
voilà  le  rattachement  fait,  du  problème  spécial  que  l'artilleur  se 
pose,  quand  il  se  préoccupe  de  protéger  ses  hommes,  ses  che- 
vaux, ses  canons,  au  grand  problème  émouvant  et  transcendant 
de  la  bataille  qui  se  livre  et  du  succès  qu'il  faut  remporter.  Il 
est  dans  la  bataille  comme  la  partie  est  dans  le  tout.  Sa  sécurité 
varie  en  fonction  de  son  action.  Agit-il  à  grande  distance,  au 
début  d'un  engagement  contre  un  adversaire  posté,  caché, 
cherche-t-il  à  provoquer  seulement;  tâte-t-il  à  coups  de  canon 
son  champ  de  bataille,  qu'il  doit  se  couvrir,  qu'il  ne  peut  se 
risquer  à  découvert  sBns  aller  au-devant  de  la  ruine  et  sans 
anéantir  de  gaîté  de  cœur  sa  propre  action. 

Les  conditions  changent  bientôt  dans  les  phases  suivantes 
de  l'action.  La  nécessité  d'être  alerte  et  souple,  de  veiller  à  la 
fois  sur  les  quatre  coins  de  l'horizon,  fait  renoncer  au  défile- 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE.  33 

ment  profond.  On  revient  à  la  formule  :  voi'r  sans  être  vu,  que 
les  anciens  artilleurs  appliquaient  au  pointeur  penché  sur  sa 
culasse  et  plaçant  l'œil  à  la  hausse  de  son  canon. 

Le  capitaine  voit  et  il  dérobe  entièrement  aux  vues  son 
matériel  et  son  personnel.  Le  plus  qu'on  puisse  faire  alors  est 
d'occuper  la  ligne  de  défilement  du  matériel.  Et  bientôt,  l'artil- 
lerie étant  décidément  entrée  dans  la  mêlée  et  n'ayant  plus  d'autre 
rôle  que  d'accompagner  l'infanterie  amie  à  la  conquête  du  terrain, 
tout  devient  position;  tout  couvert  est  suffisant,  la  moindre  haie, 
la  moindre  culture,  une  ride  du  terrain;  on  s'établit  là  où  l'on 
peut,  là  où  l'on  doit;  le  temps  manque  pour  délibérer  un  choix; 
tout  retard  causé  par  une  indécision  sur  l'emplacement  allon- 
gerait le  temps,  mort  pour  l'action,  pendant  lequel  l'artillerie  se 
déplace  et  va  vers  l'action,  le  capitaine  n'a  pour  se  résoudre  que 
le  répit  qu'il  gagne  à  coups  d'éperon,  que  l'avance  prise  sur  ses 
attelages  qui  trottent,  par  sa  monture  qui  galope.  Gomment,  à 
ces  minutes  critiques,  pourrait-il  se  soucier  encore  de  sécurité? 

Or,  la  situation  qui  s'offre  à  moi,  quand  j'accède  à  ce  plateau 
de  Villechavant,  est  une  de  ces  situations  moyennes  qui  s'accom- 
modent d'une  solution  de  juste  milieu.  Pas  d'artillerie  devant 
nous  :  nous  avons  donc,  sur  celle  qui  pourrait  paraître,  l'avan- 
tage de  la  priorité;  mais  un  combat  d'infanterie  très  profond, 
qui  se  dispute  à  six  cents  mètres  par  des  lignes  de  tirailleurs 
affrontées  l'une  à  l'autre  et  que  des  réserves  en  marche  dans 
toutes  les  parties  du  paysage  s'apprêtent  à  venir  soutenir.  On 
en  voit  qui  foisonnent  aux  lisières  de  Villebougis.  Ayant  à 
franchir  un  espace  découvert,  dominé  par  notre  canon,  elles 
courent  au  pas  gymnastique  se  blottir  dans  un  bois;  et  par  la 
clairière  à  l'Est  de  Saint-Georges,  d'autres  abondent,  bouillent 
à  l'envi  dans  le  récipient  de  ces  bois. 

En  même  temps  que  je  surveille  ces  arrière-plans,  je  tiens 
le  glacis  du  plateau  sous  mon  feu  prêt  à  intervenir  si  un  nouvel 
ennemi  voulait  refouler  la  ligne  frêle  de  nos  tirailleurs.  Il  y  a 
quelques  coups  de  canon  épisodiques,  sur  un  fanion  du  général, 
sur  un  escadron  ennemi  qui  file  au  bord  du  plateau,  à  peine 
visible  sous  les  pommiers.  L'attente  où  nous  sommes  pourrait 
se  prolonger  davantage,  mais  la  sonnerie  intervient.  Les  grandes 
haltes  s'installent;  les  feux  s'allument  pour  le  café;  et  tandis 
qu'hommes  et  chevaux  se  reposent,  nous  nous  écartons  de 
deux  cents  mètres,  cherchant  aux  premières  maisons  de  Ville- 

TOME    XXXIII.    —    191 6.  3 


34  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chavant  la  bonne  femme  qui  voudra  bien  nous  servir  l'omelette 
et  nous  verser  le  pichet  de  vin. 

La  Petite-Justice,  4  septembre. 

Joli  exemple  de  marche  échelonnée  ce  matin.  Le  groupe 
des  trois  batteries  auquel  j'appartiens  avait  à  se  transporter  en 
plaine  au-devant  d'un  adversaire  en  position;  ce  mouvement 
délicat  ne  pouvait  être  fait  à  la  légère,  mais  demandait  de 
l'étude,  une  préparation. 

Un  rideau  de  bois  facilitait  notre  première  approche.  Je  dus 
me  porter  avant  les  autres  jusque  derrière  cet  écran.  J'y  parvins 
sans  peine  par  une  marche  serpentine,  utilisant  tantôt  les  reliefs 
du  sol,  tantôt  les  cultures  et,  posté  là  à  la  dérobée,  j'ouvris  le 
feu.  Cette  provocation  aurait  détourné  vers  moi  l'attention  de 
l'adversaire;  il  m'aurait  cherché  dans  le  paysage  sans  me 
découvrir;  le  duel  d'artillerie  aurait  bientôt  tourné  à  mon  avan- 
tage; ce  premier  affaiblissement  de  ses  forces  aurait  permis  aux 
deux  autres  batteries  d'entrer  en  ligne;  et  non  pas  furtivement, 
comme  moi,  mais  d'une  manière  plus  hardie,  en  se  portant  de 
l'autre  côté  du  rideau  qui  me  couvre  et  redoublant  mes  coups 
contre  l'adversaire  ébranlé  déjà  partiellement  par  mon  tir. 

Notre  manœuvre  se  développe  de  la  sorte.  Quand  les  deux 
autres  batteries  ont  pris  position  à  l'avant  du  bois,  je  vais  les 
rejoindre,  par  un  nouveau  mouvement  de  tiroir;  le  groupe 
entier  se  trouve  réuni  sous  le  commandement  de  son  chef  d'es- 
cadron. Cet  échelonnement  nous  a  paru  à  tous  rationnel  et 
satisfaisant;  mais  nous  seuls  en  avons  conscience:  il  passe  ina- 
perçu du  haut  commandement;  et  quand,  une  heure  après,  nous 
arrivons  au  cercle  où  se  tient  la  critique,  nous  nous  fondons 
dans  la  masse;  il  n'est  plus  question  de  ce  que  nous  avons  fait. 

Moins  cohérentes,  plus  décousues,  ont  été  les  opérations  de 
l'infanterie.  C'est  qu'aussi  sa  tâche  était  plus  vaste,  son  théâtre 
plus  étendu.  La  complexité  du  problème  tactique  excluait  toute 
solution  rationnelle  et  ne  permettait  plus  qu'un  cachet  d'élé- 
gance ornât  la  décision  du  commandement.  Ainsi,  dans  un 
atelier  où  travaillent  plusieurs  machines-outils,  on  n'aperçoit 
que  poulies,  courroies,  transmissions  obliques,  une  forêt  enche- 
vêtrée où  disparaît  toute  idée  d'ensemble.  Si  quelque  forme 
géométrique  apparaît  dans  ce  chaos,  ce  ne  peut  être  que  dans 
son  détail.  On  voit  alors  un  balancier  lever,  puis  abaisser  son 


EN    COMMANDANT    LÀ    TROUPE.  35 

bras  parabolique.  Partout  ailleurs,  la  géométrie  est  absente;  les 
profils  ont  la  lourdeur  des  courbes  empiriques;  et,  si  simple 
qu'il  soit  auprès  de  la  complication  des  problèmes  de  guerre,  ce 
problème  de  construction  est  encore  trop  vaste  pour  accom- 
moder des  formes  analytiques  sur  lesquelles  le  géomètre  exerce 
son  raisonnement  abstrait. 

Combreux,  9  septembre. 

Le  gite  d'hier  était  si  médiocre  que  nous  avions  préféré  la 
paille  aux  lits  qui  nous  étaient  offerts.  Dans  la  paille  même,  il 
y  avait  de  si  déterminés  ronfleurs,  que  vers  deux  heures  du 
matin,  je  pris  le  parti  de  sortir  et  d'aller  dormir  au  grand  air, 
sous  un  arbre,  côte  à  côte  avec  un  des  gardes  d'écurie. 

La  lune  cheminait  à  travers  les  branches  de  l'arbre,  inon- 
dant les  chaumes  de  sa  clarté  fraîche,  nous  baignant  tous  dans 
sa  lumière.  Puis  le  ciel  pâlit,  les  coqs  chantèrent,  et  sans  qu'il 
fût  besoin  de  frotter  une  allumette,  je  pus  lire  au  cadran  de  ma 
montre  :  trois  heures  du  matin.  Les  hommes  s'appelaient  les 
uns  les  autres  dans  les  hangars  voisins,  une  lanterne  dansait 
derrière  la  barrière  clayonnée  :  c'étaient  les  va-et-vient  du  réveil 
et  les  premiers  préparatifs  du  départ. 

Les  ablutions  matinales  ensuite,  la  bonne  réaction  reposante 
que  détermine  dans  le  corps  las  l'eau  fraîchement  tirée  du 
puits.  A  quatre  heures,  le  pied  à  l'étrier.  A  cinq  heures,  nous 
nous  emboîtions  à  notre  place  dans  la  lente  colonne  d'infanterie. 
Nous  manœuvrions  avec  elle  jusqu'à  deux  heures  après  midi.' 

Le  gîte  du  soir  est  fait  pour  nous  consoler  de  celui  de  la 
veille.  Il  nous  marque,  par  un  de  ces  contrastes  familiers  à  la  vie 
militaire,  qu'au  château  comme  dans  la  chaumière  nous  sommes 
les  hôtes  bienvenus  et,  que  n'appartenant  en  propre  à  aucune 
des  couches  sociales,  mais  bien  à  la  nation  tout  entière,  notre 
place  indéterminée  n'est  nulle  part,  mais  aussi  elle  est  partout. 

Le  duc  d'Esparre  veut  nous  loger  tous,  —  onze  officiers,  —  dans 
le  joli  château  posé  sur  son  socle  ancien,  que  des  fossés  pleins 
d'eau  entourent,  habités  par  une  bande  de  cygnes;  il  a  fait  pré- 
parer nos  chambres.  Nous  y  montons,  rustres  que  nous  sommes, 
brouillés  avec  le  confort  par  quelques  jours  de  vie  dure,  et 
d'autant  plus  sensibles  au  charme  élégant  de  cette  hospitalité. 

Le  valet  de  chambre  me  montre  le  jeu  des  boutons  qui  com- 
mandent à  la  lumière  électrique,  les  robinets  d'eau  chaude  et 


36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'eau  froide.  Le  diner  est  à  sept  heures  et  demie;  et  comme, 
nous  n'avons  pu  jusque-là  saluer  individuellement  la  duchesse, 
le  commandant  nous  présente  : 

-  Capitaine  Mahon...   Capitaine   Prosper...  Lieutenant  de 

Chadaillac...  ,         ,. 

—  J'ai  appris  avec  regret  la  mort  de  votre  grand  mère,  dit 

la  duchesse  à  ce  dernier. 

Et  la  conversation  se  nouant  entre  elle  et  cet  officier,  qui  est 
de  son  monde,  la  série  des  présentations  s'arrête  là. 

Une  maison  de  grand  style  et  de  grande  simplicité;  un  luxe 
ancien,  classique  et  comme  naturel.  Le  service  discret,  parfait  ; 
un  menu  court,  exquis. 

Le  commandant,  qui  veut  plaire,  se  lance  dans  un  dévelop- 
pement sur  les  musées  d'Italie.  Il  en  est  venu  là  en  passant  par  un 
portrait  de  Largillière,  qui  lui  fait  face  contre  le  mur  de  la  salle 
à  manger,  et  il  en  a  deviné  l'auteur.  Félicité  pour  cette  preuve 
de  compétence,  il  a  parlé  de  Venise,  de  Florence  et  de  Rome; 
mais  il  avait  affaire  à  forte  partie,  et,  la  maîtresse  de  maison  le 
poussant,  il  s'échauffe,  sue  sang  et  eau,  sur  les  primitifs  italiens. 

Dans  la  soirée,  on  l'entoure  encore,  on  lui  demande  de  faire 

danser. 

—  Que  je  joue  une  polka  ?  répond-il  perplexe. 

Vieil  habitué  de  music-hall,  il  a  dans  la  tête  plus  d'un 
souvenir  de  polka,  mais  ce  ne  sont  que  des  réminiscences 
vagues,  fortuites,  des  lambeaux  plutôt  que  des  airs. 

—  Après  tout,  essayons,  dit-il,  et  d'un  jeu  rythmé,  léger, 
il  retrouve  un  motif  de  scie,  le  varie  tant  bien  que  mal  et 
l'accompagne  au  petit  bonheur.  Il  y  a  des  fausses  notes,  dit-il, 
mais  d'autre  part  le  piano  est  faux  et  par  compensation  d  er- 
reurs, la  mélodie  juste  se  trouve  rétablie. 

La  châtelaine  sourit  :   elle   avait  prévenu  •  :    le    piano   est 
détestable  au  point  que  des  touches  restent  accrochées  et  ne  se 

relèvent  plus. 

—  N'importe,  dit  le  commandant,  nous  les  décrocherons. 
En  frappant  plus  fort,  il  les  décroche  en  effet,  et  cependant 

dans  le  vieux  salon  les  jeunes  officiers  et  les  jeunes  filles  dan- 
sent de  légers  pas  de  quatre,  changent  de  main,  se  campent, 
repartent  pour  quatre  mesures  de  galop. 

—  Encore!  disent-ils,  joyeux. 

EX  le  commandant,  (jui  s'éponge,  tape  autre  chose  de  si  gai, 


EN    COMMANDANT    LA    TROUPE. 


37 


de  si  pimpant,  que  les  figures  des  portraits  ont  l'air  de  sourire. 
On  dirait  que  tous  ces  grands-pères  vont  sortir  de  leur  cadre 
et  descendre  en  chantant  comme  Jupiter  dans  Orphée  aux 
Enfers  :  «  Et  moi,  je  veux  aussi  danser  le  menuet I  » 

Orléans,  10  septembre. 

C'est  fini,  nous  remisons,  nous  liquidons.  Les  chevaux 
rangés  aux  e'curies,  le  matériel  rangé  sous  les  hangars,  les 
hommes  de  la  classe  rentrés  dans  leurs  foyers,  les  jeunes  offi- 
ciers partis  en  permission,  je  reste  seul  dans  cette  petite  maison 
de  garnison  d'où  la  maîtresse  est  absente,  où  il  n'y  a  plus  que 
les  chevaux  et  les  chiens.  Je  relis,  je  dépouille,  je  déchire  ou  je 
garde,  j'oublie  ou  je  me  souviens.  Il  fait  nuit.  Ce  sont  les 
bonnes  heures  silencieuses  où  l'officier  s'appartient  enfin, après 
avoir  appartenu  au  service.  Ma  lampe  éclaire  la  carte  déployée 
sur  ma  table.  Des  traits  de  couleur  y  marquent  le  chemin  fait, 
les  cantonnemens  pris,  puis  les  chemins  occupés,  tous  les  hasards 
de  notre  vie;  et,  dessous,  c'est  le  palimpseste  indélébile  où  les 
signes  se  superposent,  montrant  les  montagnes,  les  rivières,  la 
nature  invariable,  puis  les  villes  anciennes,  les  routes  dont  le 
lacet  noue  entre  eux  les  lieux  habités  et  fait  à  ce  corps  un 
réseau  circulatoire,  les  bois,  les  cultures,  tout  ce  que  le  travail  des 
hommes  fait  foisonner  à  la  surface  de  la  terre,  tout  ce  que  leur 
langue  a  nommé,  qu'elle  fût  le  celte,  le  gaulois  ou  le  latin. 

Et  par-dessus  ces  choses  permanentes,  il  y  a  ce  que  la  carte 
ne  nomme  pas,  mais  ce  qu'elle  suggère  :  la  vie  d'aujourd'hui, 
son  labeur,  ses  joies,  ses  passions,  ses  peines,  son  mélange 
quotidien  avec  la  mort.  Mêlés  quelques  jours  à  cette  vie  natio- 
nale, nous  n'avons  fait  que  lui  montrer  l'image  de  la  nation  ; 
nous  étions  pareils,  aux  Hébreux  antiques,  nomades  du  devoir, 
nous  portions  avec  nous  notre  arche  et  nos  tables  de  la  Loi. 
Que  reste-t-il  cependant  de  notre  voyage?  Rien  que  ce  trait 
de  crayon  rouge  avec  lequel  je  marquais  de  jour  en  jour  le 
chemin  fait,  les  cantonnemens,  puis  les  positions  occupées  ;  une 
trace  effacée  déjà,  un  fil  perdu  dans  le  complexe  écheveau  des 
va-et-vient,  des  échanges,  du  mouvement  perpétuel  de  cette 
lutte  inquiète  de  tous  contre  tous  qu'on  appelle  la  paix.  Peu  de 
chose  pour  les  autres  :  un  symbole  entrevu,  peut-être  illusoire; 
mais  pour  nous-mêmes,  nous  avons  fait  beaucoup. 

Nous  sommes  sortis  de  la  routine  inerte,  propre  à  la  vie  de 


38  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

garnison.  L'obéissance  passive  à  la  lettre  des  règlemens,  les 
tours  de  service,  les  corvées,  tout  ce  stade  inférieur  de  la  vie 
militaire,  nous  en  sommes  sortis  et  nous  nous  sommes  élevés  a 
une  autre  discipline  :  discipline  d'action  et  de  fonction.  INous 
nous  sommes  affranchis  de  la  solde,  toujours  payée,  de  la  soupe 
toujours  trempée  à  la  fin  du  jour  ;  et  cessant  d'être  des  ration- 
naires,  nous  sommes  devenus  des  soldats. 

La  charte  ancienne  n'exigeait  du  militaire  «  qu'une  soumis- 
sion entière  et  de  tous  les  instans.  »  Et  conformément  a  1  esprit 
de  cette  règle  ecclésiastique,  Proudhon  pouvait   écrire   que  le 
soldat  ne  connaît  ni  famille,  ni  citoyen,  ni  justice,  m  patrie;  que 
son  pays  est  son  drapeau;  sa  conscience  l'ordre  de  son  chei  ;  son 
intelligence  au  bout  de  sa  baïonnette.  Il  ne  voyait  dans  1  armée 
que  l'instrument  de  la  sauvegarde  constitutionnelle;  la  vie  mili- 
taire telle  qu'elle  était  de  son  temps,  telle  qu'elle  est  aujourd  hui 
encore  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  ne  lui  permettait 
pas  de  voir  autre  chose  ;  et  cependant  nous  faisons  plus,  nous 
faisons  mieux,   pendant  ce  temps  trop  court  où   nous  allons 
manœuvrer  en  plaine  avec  les  fantassins  et  les  cavaliers 

Nous  distribuons  des  rôles;  nous  ouvrons  à  chacun  selon  son 
grade  une  zone  d'autonomie  et  d'initiative;  nous  créons  ainsi  un 
commandement  d'espèce  non  plus  ecclésiastique  comme  celui 
que  raillait  Proudhon,  mais  un  commandement  industriel.  L  est 
un  jeu  d'engrenages  roulant  les  uns  sur  les  autres  et  c'est  une 
machine  intelligente  où  chaque  organe  pense,  ordonne  et  veut. 
Le  mouvement  est  commun  ;  la  sourceen  est  en  bas,  la  direction 
en  est  en  haut.  La  nécessité  qui  domine  cet  ensemble  n  est  plus 
dans  le  sic  volo,  sic  jubeo  du  maître  suprême  :  elle  est  dans  la 
nature  des  choses  et  dans  la  fatalité  des  faits. 

Ainsi,  la  pratique  manœuvrière  substituée  à  la  doctrine  de 
l'obéissance  passive,  celle  de  la  discipline  des  fonctions.  Cet  e 
vérité  est  devenue  évidente  pour  moi  le  long  de  nos  chemins  de 
Beauce;  je  l'ai  découverte,  en  songeant  le  soir,  autour  de  nos 
cantonnemens:  je  l'ai  rapportée,  je  la  garde,  je  la  pratique  et 
ie  l'aime.  Mais  je  la  trouverais  plus  belle  encore  si  notre  grand 
travail  n'était  pas  si  improductif,  si  la  machine  militaire  ne 
travaillait  pas  a  vide  et  si  toutes  nos  ornières  avaient  seulement 
la  valeur  d'un  sillon. 


Art  Roë^ 


LA 

Revue  des  Deux  Mondes 

EN   1870-71 


Au  début  de  l'automne  1914,  malgré  les  menaces  qui 
pesaient  sur  Paris,  malgré  les  questions  angoissantes  que  se 
posait  le  Directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  celle-ci  ne 
cessa  pas  de  paraître.  Elle  dut  cette  continuité  de  vie  à  son 
directeur,  le  regretté  Francis  Charmes,  à  la  rapidité  de  sa  déci- 
sion, à  son  énergique  persévérance  :  il  continuait  la  tradition 
de  la  maison. 

En  effet,  quarante-quatre  ans  auparavant,  lors  de  l'invasion 
de  1870-71,  le  fondateur  de  cette  même  Revue  se  trouva  aux 
prises  avec  les  mêmes  difficultés. 

Pourtant,  et  en  dépit  des  événemens  chaque  jour  plus 
tragiques,  nos  défaites  et  l'investissement  de  Paris,  François 
Buloz  lutta  avec  fermeté  pour  conserver  à  sa  Revue,  au  milieu 
de  la  tourmente,  l'indépendance  et  la  vie.  Les  volumes  de  cette 
époque  semblent  étroits,  comparés  à  ceux  qui  les  précèdent; 
mais  à  combien  de  tribulations  le  directeur  eut-il  affaire! 
Enfermé  volontairement  dans  Paris  assiégé,  bientôt  dans  l'im- 
possibilité de  correspondre  au  dehors  avec  ceux  de  ses  rédac- 
teurs dont  le  concours  aurait  pu  lui  être  assuré,  en  proie  à 
mille  ennuis  matériels,  redoutant  chaque  jour  la  déception  du 
lendemain,  il  fit  face  à  tout. 

A  peine  les  angoisses  du  siège  furent-elles  terminées,  que 
d'autres  épreuves  surgirent  :  la  Commune. 


40  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  le  chapitre  de  ces  jours  douloureux  que  je  voudrais 
résumer  ici.  Ceux  qui  en  furent  témoins  et  les  rédacteurs  les 
plus  fidèles  sont  morts  aujourd'hui.  Mais  avec  les  souvenirs  que 
les  miens  m'ont  laissés  j'ai  pu  recueillir,  dans  les  correspon- 
dances de  cette  époque,  bien  des  témoignages  qui  font  revivre 
encore  l'histoire  de  ces  temps  disparus... 

En  juillet  1870,  François  Buloz,  âgé,  usé  par  un  travail 
incessant  de  quarante  années  et  des  inquiétudes  de  toutes 
sortes,  récemment  accablé  par  la  perte  du  plus  tendrement 
aimé  de  ses  fils  (1),  restait  d'esprit  aussi  vigoureux  qu'autrefois. 
Pourtant,  à  la  fin  de  sa  vie,  sa  mauvaise  vue  lui  refusant  tout 
service,  il  se  faisait  lire  les  œuvres  qu'on  lui  envoyait;  il  sui- 
vait cette  lecture  avec  intérêt,  ne  laissant  passer  ni  une  erreur, 
ni  une  faute  de  français,  car  cet  homme,  dont  la  légende  a  voulu 
faire  un  ignorant,  avait  reçu  à  Louis-le-Grand  une  instruction 
solide, et  préparé  ensuite  Normale.  On  se  souvient  qu'il  disait  à 
Maxime  Du  Camp  à  propos  de  Mérimée  :  «  Pas  un  seul  d'entre 
vous  ne  connaît  la  grammaire  !  »  et  Maxime  Du  Camp  admettait 
qu'  «  après  tout  c'était  bien  possible  (2).  » 

J'ai  pu  ajouter  à  la  volumineuse  correspondance  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  correspondance  qui  s'étend  de  1830  à 
1877,  maintes  lettres  de  François  Buloz,  retrouvées  ici  ou  là,  au 
hasard  d'une  vente,  ou  communiquées  par  les  enfans  ou  petits- 
enfans  de  ses  correspondans  d'autrefois.  C'est  dans  ces  lettres 
que  se  manifeste  le  mieux  son  ardeur  à  combattre  et  que  parait 
le  plus  son  amour  pour  la  Revue.  Écrites  hâtivement,  sur  un 
coin  de  bureau,  ou  de  sa  maison  de  Savoie,  pour  rappeler  à 
l'ordre  son  fils  ou  son  secrétaire,  il  est  là  tout  entier.  Il  les 
harcèle  et  les  tourmente,  déplore  leurs  lenteurs,  blâme  leurs 
négligences,  donne  des  ordres,  lance  des  arrêts.  On  le  sent 
vibrant,  ardent,  furieux  et...  magnifique. 

«  Je  vous  prie  en  grâce,  mon  cher  Radau,  de  ne  vous 
occuper  que  du  numéro,  et  de  ne  pas  recevoir  les  C...  V... 
dont  je  n'ai  rien  reçu  et  à  qui  je  n'ai  rien  à  répondre.  Si  vous 
ne  leur  fermez  pas  la  porte,  on  vous  prendra  votre  temps  et 
vous  ne -ferez  rien  de  bon.  A  la  Revue  donc,  et  rien  qu'à  la 
Revue!  »  Encore  :  «  Pensez  à  Fromentin;  que  devient  Saint- 
René?  Il  avait  promis...  Qu'avez-vous  pour  le  numéro?  —  Un 

(1)  Louis  Buloz,  mort  à  Ronjoux,  en  juillet  1869,  à  vingt-sept  ans. 

(2)  Maxime  Du  Camp  :  Souvenirs  littéraires. 


LA    BEVUE  DES  DEUX  MONDES    EN    1 870-71.  41 

tel,   un   tel,    un  tel  I  !  I   —   On    ne   fait  pas  un   numéro    avec 
cela  I  » 

D'un  de  ses  rédacteurs  il  écrit  avec  impétuosité  :  «  Il  cite 
Michel  B...  jusque  dans  sa  plus  mauvaise  langue  :  Les  germes 
semés! !!  J'ai  enlevé  le  passage  à  cause  de  ce  barbarisme;  on 
sème  des  graines,  on  ne  sème  pas  des  germes.  Est-il  possible 
que  des  professeurs  au  Collège  de  France  ne  sachent  pas 
cela?...  » 


Au  début  de  juillet  1870,  après  les  menaces  de  guerre  qui 
semblèrent  conjurées  le  12  par  la  réception  de  la  dépêche 
Olozaga,  F.  Buloz  se  rendit  en  Savoie.  C'était  son  habitude, 
hiver  comme  été,  chaque  quinzaine,  après  le  numéro,  d'y 
emporter  les  épreuves  du  numéro  suivant.  Il  se  reposait  ainsi 
dans  son  pays  d'origine,  en  travaillant  encore,  sous  le  toit  de 
sa  maison  de  Ronjoux  qu'il  aimait. 

Mais  deux  dépêches  vinrent,  cette  année-là,  l'y  troubler  de 
nouveau.  Il  fallait,  à  ce  moment,  quinze  heures  pour  se  rendre 
à  sa  propriété,  —  un  vrai  voyage,  —  et,  depuis  son  départ  de 
Pans,  les  événemens  s'étaient  succédé  avec  rapidité  :  la 
demande  de  garantie  réclamée  par  l'opposition  (1)  avait  été 
accueillie  à  Saint-Cloud,  transmise  à  notre  ambassadeur  Bene- 
detti,  qui  eut  pour  mission  de  la  soumettre  au  roi  Guillaume, 
On  sait  l'accueil  que  le  Roi  fit  à  notre  ambassadeur,  accueil 
suivi  de  la  trop  fameuse  dépêche  d'Ems.  La  déclaration  de 
guerre  éclatant  aussitôt  après  ces  événemens,  —  le  19,  —  ja 
présence  du  fondateur  devint  nécessaire  à  la  Revue;  on  lui 
télégraphia  donc,  et  il  se  hâta  de  revenir. 

Le  21  juillet,  il  trouva  Paris  «  ronflant  comme  un  tam- 
bour, »  et  la  population  électrisée  par  un  vif  enthousiasme.  A 
cette  époque,  About  écrivait  :  «  J'ai  quitté  Paris  à  regret  hier 
soir;  il  était  vraiment  beau.  Jamais  le  peuple  de  la  grande 
ville  ne  m'avait  paru  si  animé,  si  fier,  si  content  de  lui-même, 

11)  «  M.  Clément  Duvernois  demande  à  interpeller  le  Cabinet  sur  les  garanties 
quil  a  stipulées  ou  qu'il  doit  stipuler  pour  éviter  le  retour  des  complications  suc- 
cessives  avec  la  Prusse.  Le  Cabinet  répondra  à  l'interpellation  le  jour  qui  lui 

c^^\^^ÀTce  9énéraL)  "  " (Gompte  rendu  de  la  séance  de  Ia 


i2  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

depuis  le  départ  de  l'Empereur  pour  la  campagne  d'Italie  en 
185Faut-il  s'en  é.onner  ?  F.  Buloz  ne  subit  pas  le  même ^^entho^ 

dernier  ressort.  ,.ail.a  onores- 

Ardent  patriote,  il  souffrit  cruellement  des  mdbew. »«- 
sifs  oui  fondirent  sur  la  France;  il  les  constatât  avec  amer 
ùme    ils  l'accablaient,  mais  il   n'aurait  pas  voulu  qu  on      en 
tentât  devant  lui  ;  a  l'annonce  de  chacun  de  nos  des    ^  s  » 
pensait  à  la  victoire  prochaine  qui  l'effacerait,  et  le  pessimisme 
qu'il  rencontrait  autour  de  lui  l'exaspérait. 

Cependant,  le  1"  août,  il  écrivait  à  George  Sand  .  «  ...  Uans 
nuellesTerribles  affaires  nous  entrons  avec  cette. guerre  sau- 
va™ Dieu  veuille  que  notre  armée  réussisse  à  châtier  tant  d  m- 
Xtes  prétentions  et  d'ambitions  cupides  I  II  n'est  question  a 
Paris  que  des  mauvais  traitemens  infligés  aux  Français  attardes 
au Ldu  Rhin  ;  ici,  au  contraire,  ou  accueille  comme  avant 

t.  Prussiens  restés  en  France,  et  il  doit  en  être  ainsi  (d).  » 
les  V russiens  reste  son  fi|g 

A  cette  heure,  revenu  k  Paris  avec  M  r  »» 
Charles  qui  devait,  depuis  la  mort  de  l'ainé,  succéder  a  son 
père  danlla  direction  de  la  Revue,  F.  Buloz songea  d  abord 
aux  difficultés  auxquelles  il  lui  faudrait  faire  face,  concernant 
ses  rédacteurs  dispersés,  car,  au  début,  il  ne  s'arrêta  guère 
éventualité  d'un  siège  ;  il  ne  pensa  qu'à  paraître ,  c *.,ue 
quinzaine,  en  composant  des  numéros  interessans.  Aussi  fil-.l 
anoel  aux  bonnes  volontés  de  ses  collaborateurs 

Beaucoup  étaient  au  loin.  George  Sand  à  Nouant  alla.t,  a  la 
fin  de  septembre,  en  être  chassée  par  une  épidémie  de  variole 
terrible,  qui  la  força  d'émigrer  dans  la  Creuse;  Cherbul.ez  a 
Genève  Fromentin  à  la  Rochelle,  Saint-Marc  Girardin  a 
Magnac-Bourg,  Michel  Chevallier  à  Asnelles;  quant  a  Montegut 
i,  avait  disparu,  et  ses  amis  s'inquiétaient,  le  croyant    mort 

°U  Au  commencement  de  la  guerre,  et  malgré  leur  éloigne- 
ment,  les  rédacteurs  pouvaient  encore  envoyer  leurs  travaux, 

(1)  inédite.  (Collection  S.  de  Lo.enjonl.  F.  227.  F.  BnU»  à  G.  Sand.  1»  août  1810.) 


LA    REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN    1870-71.;  43 

mais  petit  à  petit,  et  à  mesure  que  l'invasion  se  rapproche,  les 
communications  deviennent  difficiles,  puis  impossibles,  lorsque 
le  réseau  qui  se  resserrait  se  referme  autour  de  Paris. 

Le  17  août,  la  France,  après  les  défaites  de  Wœrth  et 
Frœschwiller,  subissait  l'invasion  ;  depuis  le  9,  le  siège  était 
mis  devant  Strasbourg,  nos  armées  s'étaient  battues  sans 
relâche  à  Borny  et  à  Rezonville-Mars-la-Tour.  La  nouvelle  de 
cette  dernière  bataille  avait  été  reçue  à  Paris  avec  transport  : 
on  en  avait  fait  une  victoire  (1).  Ce  n'était  qu'une  demi-défaite, 
et  F.  Buloz  écrit  à  George  Sand  :  «  Les  nouvelles  sont  un  peu 
meilleures,  on  a  réussi  à  se  concentrer  en  repoussant  l'ennemi, 
et  en  lui  faisant  éprouver  de  lourdes  pertes  (2).  Cependant,  ce 
sera  long  si  on  veut  rester  sur  la  défensive  pour  harasser' les 
Prussiens,  et  dans  tous  les  cas,  Paris  ne  sera  pas  un  agréable 
séjour,  puisqu'on  pense  à  battre  l'ennemi  sous  ses  murs  avec 
une  armée  par  derrière  et  une  armée  par  devant,  »  —'puis 
comme  le  romancier  doutait  qu'on  pût  lire  ses  romans  à  de' 
pareils  instans,  il  écrit  :  «  On  vous  lira  malgré  tout,  crovez- 
moi  (3).  » 

On  le  voit,  F.  Buloz  conservait,  à  travers  nos  épreuves,  un 
espoir  tenace. 

Victor  Cherbuliez,  qui  lui  était  très  affectueusement  dévoue- 
voyant  la  tournure  que  prenaient  les  événemens,  lui  avait 
offert  de  le  rejoindre  à  Paris...,  de  passer  avec  lui  ces  heures 
cruelles,  de  l'aider  dans  sa  tâche.  Mais  le  directeur  de  la  Revue 
avait  refusé  l'offre  délicate  de  son  ami.  «  Cherbuliez  était 
marié,  il  avait  trois  enfans,  il  ne  devait  pas  venir  s'exposer 
ainsi  dans  la  France  en  guerre  (4).  » 

Le  19  août,  Cherbuliez  est  à  Saint-Cergues  avec  son   père 
souffrant;  il  suit  anxieusement  la  marche    des    armées,   et  il 
écrit  à  F.  Buloz  son  impression,  l'opinion  qu'il  se  fait'      ses 
espoirs.  Hélas  I  comme  tous,  il  se  leurrait  :  «  Je  suis  très  heu- 

(1)  «  Mais   dit  lïmpératrice,  il  y  a  une  dépêche  que  vous  ne  connaissez  pas 
Le  marchai  est  victorieux  à  Rezonville.  ,,  L>Empire  libéral,  tome  XV    ?S' 
E.  Olhvier.  >   iJ-   ^'°- 

(2)  16  000  Allemands  avaient  été  blessés  ou  tués  (A.  Malet,  XIX-  siècle) 
Inédite  Lovenjoul.   F.    Buloz    à    G.    Sand,   17   août  1870,  F.  230. 

(4)  On  sait  que  Cherbuliez,  dont  la  famille  française  originaire  du  Jura  avait 
émigré  au  moment  de  l'Edit  de  Nantes,  avait  gardé  à  la  France  u Tattacnemen 
profond   Apres  nos  revers,  il  le  lui  mani    bta  de  Ja  f  Ja  t^nte  en 

demandant  sa  naturalisation.  p       «menante  en 


44  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reux  de  voir  que  vous  regardez  les  éve'nemens  d'un  œil  moins 
sombre.  Quoi  qu'en  disent  les  bulletins  prussiens,  il  parait 
positif  que  dans  cette  grosse  alïaire  du  17  (1),  le  maréchal 
Bazaine,  qui  avait  en  tête  deux  armées  prussiennes,  a  maintenu 
ses  positions,  et  que  l'ennemi  a  fait  des  pertes  si  considérables 
qu'il  a  demandé  un  armistice.  Voilà  un  événement  de  bon 
augure.  Gomme  vous  le  dites,  la  crise  sera  longue  ;  elle  ne  sera 
pas  au-dessus  des  forces  et  du  courage  de  la  France.  Mais  que 
dire  d'un  gouvernement  qui  a  engagé  une  telle  partie  sans  être 
prêt,  et  en  faisant  croire  au  pays  qu'il  l'était?  Il  me  semble 
que  ce  gouvernement  s'est  rendu  impossible,  et  il  suffit  de 
lire  la  proclamation  du  général  Trochu  (2)  pour  être  assuré 
que  la  République  existe  aujourd'hui  de  fait. 

«  ...Quelles  cruelles  journées  vous  avez  traversées  1  Si, 
»  contrairement  à  mes  vœux  les  plus  ardens,la  situation  s'assom- 
brissait de  nouveau,  et  que  la  Revue  eût  besoin  de  faire  appel  à 
ses  ouvriers,  ils  ne  lui  feraient  pas  défaut.  En  ce  qui  me 
concerne,  je  tiens  à  vous  réitérer  l'assurance  que  je  vous  ai  fait 
donner  par  ma  femme. 

«  Dans  quelle  attente  fiévreuse  nous  vivons  1  Heureusement, 
le  temps  est  cette  fois-ci  un  auxiliaire  de  la  France.  Il  parait 
que  les  forces  qui  se  concentrent  a  Chàlons  sont  considérables. 
C'est  pour  cela  que  les  Prussiens  avaient  si  fort  à  cœur  d'écraser 
l'armée  du  Rhin  sous  les  murs  de  Metz.  Ce  qu'a  fait  ces  jours-ci 
le  maréchal  Bazaine  encourage  les  espérances  qu'il  inspirait. 
Ce  n'est  encore  qu'un  commencement,  mais  c'est  quelque  chose 
que  de  commencer,  quand  on  prend  en  main  une  partie  si 
déplorablement  compromise...  (3).  » 

Les  deux  amis  avaient  donc  bon  espoir;  ils  ne  se  laissaient 
pas  aller  au  découragement,  malgré  tant  de  désastres  déjà. 

Charles  de  Mazade  qui,  à  Paris,  continua  fidèlement  sa 
chronique  pendant  tout  le  siège,  écrivait  alors  :  «  Est-ce  qu'on 
s'énerve  dans  les  découragemens  mortels  ou  dans  les  efferves- 
cences stériles?  Nullement;  il  y  a  une  sorte  de  tranquillité 
ferme  et  résolue,  on  n'entend  plus  de  cris  dans  nos  rues  ;  dans 
le  pays,  il  y  a  de  l'émotion  sans  doute,  et  point  d'hésitation,..  » 

(1)  Il  doit  être  question  ici  encore   de   Rezonville  :  le  16  août,  car  le  17  les 
"    armées  se  concentraient  pour  la  lutte  du  lendemain,  Gravelotte-Saint-Privat. 

(2)  Trochu  venait  d'être  nommé  gouverneur  de  Paris,  18  soût. 

(3)  Inédite. 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN  1870-71.,       45 

Cette  opinion  de  Mazade  sur  «  la  confiance  nouvelle  qui  s'est 
réveillée  et  se  proportionne  au  péril  public,  »  c'est  l'opinion  de 
la  Revue. 

Chaque  jour,  comme  dans  les  jours  heureux,  on  se  réunit 
près  du  vieux  fondateur.  On  vient  prendre  «  l'air  de  la  maison,  » 
connaître  les  nouvelles,  les  commenter,  discuter  à  perte  de  vue 
sur  les  événemens,  enfin  l'aidera  composer  les  numéros,  sou- 
vent difficiles.  Les  fidèles  sont  là  :  Louis  Vitet,  Gaston  Boissier 
et  Perrot,  Ernest  Renan  et  Mézières,  Mazade,  Mignet,  tant 
d'autres... 

Cependant,  la  situation  empirait;  la  nouvelle  des  événemens 
de  Sedan  porta  un  coup  mortel  aux  plus  vaillans.  F.  Buloz 
accueillit  avec  satisfaction  la  République;  il  pensait  qu'elle 
sauverait  la  France,  et,  quoique  ne  se  dissimulant  pas  le  danger 
terrible  que  celle-ci  courait  dans  cette  aventure,  il  se  reprenait 
à  espérer. 

Voici  une  lettre  de  Victor  Cherbuliez  du  11  septembre;  son 
opinion  sur  les  Prussiens  de  70,  leur  ambition  colossale,  leur 
Dieu,  etc.,  on  croirait  cette  lettre  datée  d'hier. 

«  Votre  lettre,  mon  cher  ami,  m'a  fait  du  bien.  Elle  me 
prouve  que  votre  courage  ne  s'est  pas  laissé  abattre,  que  vous 
êtes  debout,  à  l'œuvre,  comme  la  France.  Et  pourtant,  que  de 
coups  frappés  autour  de  vous  !  Ce  pauvre  Montégut  I 

«  Il  est  certain  que,  dans  toute  l'Europe,  l'opinion  se  désabuse 
ou  se  réveille.  En  Angleterre,  il  n'y  a  qu'un  cri  pour  demander 
au  gouvernement  une  intervention  active.  Qui  ne  se  sentirait 
menacé  par  cette  colossale  ambition,  si  peu  soucieuse  de  dissi- 
muler ses  appétits?  Je  ne  serais  pas  étonné  qu'au  quartier 
général  prussien,  il  n'y  eût  partage  d'opinions  et  de  sérieux 
dissen'jmens;  mais  le  roi  Guillaume  est  ivre  de  ses  succès,  et 
sûr  de  son  Dieu.  Quelqu'un  qui  est  souvent  bien  informé  me 
disait  hier  que,  pour  le  cas  de  pression  active  et  menaçante,  il 
ne  traitera  pas  avec  la  République,  ce  nom  le  fait  frissonner  ; 
son  premier  exploit  fut  d'étouffer  à  Baden  dans  le  temps  l'insur- 
rection républicaine.  Selon  le  quelqu'un  que  je  cite,  l'idée  du 
Roi  serait  d'imposer  à  la  France  l'Impératrice  récente  et 
Napoléon  IV.  Ce  serait  le  seul  gouvernement  qui  pourrait  lui 
faire  toutes  les  concessions  qu'il  désire.  Il  se  plaît  à  croire  que 
le  paysan  français  mordrait  à  cet  hameçon,  qu'il  serait  facile 
d'obtenir  de  lui  un   nouveau  plébiscite  à   l'aide  de  <juelaues 


46  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

désordres  sanglans  qu'on  fomenterait  dans  une  ou  deux 
grandes  villes.  Voilà  le  plan  que  lui  attribuerait  mon  informa- 
teur. C'est  vraiment  supposer  qu'il  n'y  a  plus  de  France  ni 
plus  d'Europe.  Gomme  vous,  je  suis  républicain  à  outrance; 
c'est  le  seul  salut  possible,  et  ce  sera  la  vengeance. 

«  On  assure  que  le  général  Trochu  est  loin  de  désespérer; 
vous  devez  savoir  ce  qu'il  pense  de  la  situation.  Patience,  espé- 
rance, tout  est  là;  l'horrible  cauchemar  où  nous  vivons 
prendra  fin. 

«  Ma  femme  vous  envoie  ses  plus  cordiales  amitiés.  A  vous 

plus  que  jamais  (1).  » 

Voici  la  réponse  de  F.  Buloz;  elle  est  datée  du  18  septembre, 
c'est  une  des  dernières  lettres  qu'il  ait  écrites  avant  l'inves- 
tissement : 


REVUE  Paris,  le  18  septembre  1870. 


DES 


«  Mon  cher  ami, 


DEUX  MONDES 

PARIS 

H,  rue  Bonaparte,  i7  ^  L'ennemi  nous  enserre  de  plus  en   plus, 

et  nous   voici    bientôt   bloqués.  Pourtant,  je 
persiste  à  dire  que  Paris  fera  une  très    bonne 
contenance,  aura  une  grande  vigueur,  et  que  nous  nous  relè- 
verons de  l'abîme. 

«  Je  voudrais  aussi  faire  bonne  contenance  et  que  la  Revue 
maintint  sa  situation.  C'est  pourquoi  il  faut  que  nos  collabora- 
teurs du  dehors  et  des  départemens  nous  prêtent  un  vif  et 
ardent  concours.  Vous  ne  m'avez  rien  dit  à  ce  sujet  dans  votre 
dernière  lettre,  et  pourtant  je  compte  tout  à  fait  sur  vous. 
Rassurez-moi  sur  l'époque  où  vous  pourrez  m'adresser  votre 
manuscrit,  qu'il  faudrait  me  faire  tenir  par  la  légation 
suisse  (2).  Chose  singulière,  la  Revue  va  aussi  facilement  en 
Allemagne  que  par  le  passé  ;  ce  sont  les  départemens  envahis 
qu'il  est  difficile  de  servir. 

«  Nous   avons  reçu  une  lettre   de  Montégut  qui,  heureuse- 

(1)  Inédite.  ,     _        ,  „ ..    ,  ... 

2  Ce  manuscrit,  qui  était  celui  de  la  Revanche  de  Joseph  Noirel,  ne  put  être 
envoyé  à  ce  moment.  Le  roman  ne  parut  qu'en  1871,  le  15  juillet,  etc. 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN  1870-71.  47 

ment,  n'est  ni  mort  ni  fou  ;  il  s'est  tout  simplement  réfugié  à 
Limoges,  dans  son  pays.  '    • 

«  Tout  à  vous, 

«  F.  Buloz.   >J 

Mme  F.  Buloz  ajoutait  : 

«  Vous  voyez,  mes  chers  amis,  où  nous  en  sommes, 
Edouard  (1),  qui  descend  la  garde,  dit  qu'on  va  se  battre  à  Châ- 
tillon,  et  que  l'ennemi  est  dans  le  bois  de  Verrières.  On  a  beau- 
coup brûlé  ces  nuits  dernières  depuis  Meudon  jusqu'à  Clamart, 
mais  pas  assez  pourtant.  L'esprit  est  bon  à  Paris,  on  veut  se 
défendre.  La  population  entière  est  sous  les  armes,  depuis  les 
enfans  jusqu'aux  grands-pères.  Que  Dieu  nous  assiste,  qu'il  nous 
fasse  sortir  de  l'horrible  position  où  nous  sommes! 

«  Marie  (2)  est  arrivée,  je  l'espère,  à  la  Bochelle  hier,  sa 
dernière  lettre,  celle  de  ce  matin,  est  datée  d'Angers.  La  pauvre 
chère  a  eu  une  peine  extrê*ne  à  traverser  ce  biais  si  encombré... 
Mes  chers  amis,  quelle  douleur  d'être  ainsi  séparés.  Je  suis  bien 
accablée.  On  va  se  battre  versChâtillon  et  Verrières,  toujours  ce 
bois  envahie  • 

«  J'établis  une  ambulance  chez  moi  au  quatrième.  Nous 
allons  mettre  le  drapeau  et  les  brassards  de  Genève.  Me  voilà, 
ainsi  que  ma  bonne  voisine,  transformée  en  infirmière  I  Hélas! 
mes  chers  amis,  à  quoi  serions-nous  bonnes  ici,  si  ce  n'était  à 
cela  ! 

«  Mon  mari  me  charge  de  vous  rappeler  tout  ce  qu'il  attend 
de  vous  pour  la  Revue.  Moi,  je  vous  rappelle  ce  que  j'attends  de 
votre  dévouement,  de  votre  amitié  surnaturelle ,  si  l'Ouest  était 
menacé,  si  Marie  vous  appelait  à  son  secours...  écrivez-lui,  je 
vous  en  prie...  Maintenant,  embrassons-nous,  je  vous  aime  de 
tout  mon  cœur. 

«  C.  B.  (3)  » 

On  le  voit,  Mrae  F.  Buloz,  énergique  elle  aussi,  se  multipliait. 
C'était  une  femme  d'une  haute  intelligence,  douée  de  l'esprit  le 
plus  fin,  la  digne  collaboratrice  d'un  tel  homme.  Elle  l'avait,  à 
ses  pauvres  débuts,  encouragé  et  soutenu,  et  certainement  cette 
charmante  présence  lui  avait  maintes  fois  allégé  sa  tâche  ;  elle 

(1)  Edouard  Pailleron  son  gendre. 

(2)  Sa  fille,  Mm»  Edouard  Pailleron. 

(3)  Inédite 


48  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

aimait  à  rappeler  que,  dans  les  temps  difficiles,  elle  avait  été 
seule,  dans  un  moment  de  crise,  avec  Sainte-Beuve,  à  croire 
aux  destinées  de  la  Revue. 

Fille  du  musicien-chroniqueur  Gastil  Blaze,  Christine  Buloz 
tint  de  lui  l'amour  de  la  musique  et  des  lettres,  elle  tint  aussi 
de  lui  sa  vivacité  de  Provençale,  —  elle  était  née  à  Avignon,  — 
et  son  esprit.  Petite,  mince,  brune,  fluette,  sous  son  apparente 
fragilité,  elle  cachait  une  vive  énergie.  Romanesque  un  peu,  un 
brin  sentimentale,  elle  aimait  les  romans  de   Mme  de  Duras, 
savait  André  Chénier  par  cœur,  et  chantait  pour  moi,  lorsque 
j'étais  enfant,  les  Noëls   et   les    Reveyés   de  son  pays  en  pro- 
vençal...  Son  mari,  qui  intimida  tant  de  gens,  ne  l'intimida 
jamais  ;  une  seule  question  les  divisa  dans  leur  jeunesse  :  la 
religion.  On    pense  que  cette  Provençale  était  fort  pieuse,  et 
François  Buloz,  enfant  de  48,  fort  voltairien.  Mais  leurs  discus- 
sions religieuses  se  terminaient  invariablement  par  ces  mots  de 
Mrae  Buloz  :  «  Tu  auras  beau  dire,  ai  tu  meurs  le  premier,  je 
ferai  venir  un  prêtre  !   »  F.  Buloz  se  dressait  alors,  terrible  :  — 
«  Christ!  je  te  défends!...  —  Mais  elle,  secouant  ses  anglaises, 
lui  répétait  :  «  Tu  l'auras,  compte  sur  moi  !   »  et  elle  souriait. 
En  1869,  elle  perdit  sa  gaieté  à  la  mort  de  son  fils.  Je  n'ai  pas 
connu  Louis  Buloz,  je  sais  que  ce  fut  un  être  délicieux,  doux,, 
presque  féminin,   modeste,  épris  des  lettres,  ami  des  lettrés. 
Autant  le  père  était  parfois  rude,  intransigeant  même,  autant 
le   fils,   à   ses  côtés,   fut  affable  et  conciliant  ;  l'un  taciturne, 
s'extériorisant  peu,  l'autre  volontiers    mondain,   et  aimant  la 
causerie.  Tous  deux  s'entendaient  pourtant;  ce  père  et  ce  fils 
si  différens  se  retrouvaient  dans  leur  commun  amour  pour  la 
Revue,  dans  leur  goût  passionné  du  travail. 

Les  collaborateurs  de  la  maison  aimaient  ce  «  jeune  disciple,  » 
ils  considéraient  la  Revue  un  peu  comme  leur  maison  et  Louis, 
qu'ils  avaient  vu  tout  jeuue,  un  peu  comme  leur  enfant...  Louis 
Buloz  mourut  à  vingt-sept  ans,  après  une  longue  maladie.  Sa 
mère,  qui  l'avait  emmené  quelques  mois  avant  dans  le  Midi, 
puis  en  Savoie,  où  il  voulut  mourir,  le  ramena  à  Paris  dans 
son  cercueil. 

Elle  fut  terrassée.  Mais,  lorsqu'un  an  après,  l'orage  éclata, 
elle  se  ressaisit  et  fit  de  son  mieux  pour  contribuer  au  sauve- 
tage de  la  Revue. 

En  vérité,  elle  avait  plus  d'une  tâche  à  remplir,  dont  la 


LA    REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN    1870-71.  49 

moindre  n'était  pas  d'affecter  la  confiance  et  l'espoir,  alors 
qu'elle  pleurait  son  enfant.  Cependant,  à  George  Sand,  de 
temps  à  autre,  elle  confiait  discrètement  sa  peine;  celle-ci  aussi 
était  mère,  elle  savait  comprendre  la  douleur  des  autres  mères, 
et  la  pieuse  Mme  F.  Buloz  eut  toute  sa  vie  pour  George  Sand 
une  fervente  affection...  Lélia  l'aimait.  Autrefois,  dans  leur 
jeunesse,  les  différends  entre  le  directeur  de  la  Revue  et  le 
romancier  furent  fréquens,  vifs  souvent.  Mme  Buloz  les  apaisait, 
et  George  Sand  l'appelait  :  «  le  petit  ange  de  paix.  » 

Donc,  auprès  d'elle,  Mm<  F.  Buloz  pleurait  son  fils,  «  la  joie 
de  ma  vie  et  de  mon  cœur,  la  sécurité  de  l'avenir,  la  protection, 
le  guide  de  sa  sœur  et  de  son  frère,  l'aide,  l'ami  de  ce  pauvre 
vieil  homme  qui  se  reposait  avec  tant  de  confiance  sur  l'intel- 
ligence, la  douceur,  la  bonne  grâce  de  ce  cher  disciple...  Vous 
comprenez  cela,  n'est-ce  pas?  Il  suffit  d'être  mère,  il  suffit 
d'avoir  connu  l'enfant  que  nous  pleurons  (1).  » 

Mais  ces  abandons  étaient  rares;  d'ailleurs  sa  vaillance  lui 
devint  nécessaire;  pour  les  sacrifices,  elle  était  prête  à  les  sup- 
porter :  elle  avait  consenti  le  plus  douloureux. 

En  septembre  1870,  sa  sœur,  Mme  Rosalie  Combe,  qui  habitait 
la  Provence,  s'inquiétait  de  la  situation  ou  Mme  Buloz  allait 
incessamment  être  acculée,  enfermée  dans  Paris.  Mais  l'assiégée 
la  rassure  avec  sérénité;  pour  un  peu  même,  elle  reprocherait 
à  sa  sœur  de  ne  pas  considérer  les  événemens  avec  suffisam- 
ment de  sang-froid. 

«  Ma  bonne  et  chère  sœur,  lui  écrit-elle,  calme-toi,  je  t'en 
supplie.  Nous  allons  subir  une  crise,  mais  Dieu  permettra 
qu'elle  ne  nous  accable  pas.  »  D'ailleurs,  elle  compte  sur  la 
défense  qui  «  va  être  héroïque  ;  Paris  est  plein  de  soldats  bien 
déterminés,  les  fortifications  sont  solides,  les  forts  armés  et 
défendus  par  les  marins,  les  meilleurs  artilleurs  du  monde,  » 
puis  elle  termine  crânement  par  ces  mots  :  «  Je  vous  écrirai 
jusqu'à  ce  qu'on  nous  enferme  (2).  » 

II 

Ils  furent  enfermés  le  19. 

François  Buloz  se  débattit  un  instant  entre  ces  deux  alter- 

(1)  Collection  S.  de  Lovenjoul  :  Mm<  F.  Duloz  à  G.  Sand.  5  août  1870.  Inédite. 

(2)  Mm*  F.  Buloz  à  M"'  R.  Combe,  10  septembre  1870,  inédite. 

toîie  xxx:n.  —  1016.  * 


;o 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


natives  :  sortir  de  Paris  et  se  réfugier  à  Ronjoux,  si  la  Revue 
ne  pouvait  plus  continuer  de  paraître,  ou,  si  elle  avait  une  seule 
chance  de  durée,  rester  à  son  poste  de  travail  coûte  que  coûte. 

Or,  après  avoir  compté  son  monde,  il  conclut  que,  les  res- 
sources matérielles  ne  manquant  pas,  avec  les  rédacteurs 
présens  on  pourrait  faire  les  numéros,  chacun  s'y  mettant  et 
apportant  son  aide  à  l'œuvre  commune...  l'avenir  était  bien 
noir,  mais  le  fondateur  aurait  considéré  le  départ,  dans  ces 
conditions,  comme  une  défection  :  il  fallait  durer,  alors  il  resta, 
et  dura. 

Avec  un  personnel  de  plus  en  plus  restreint,  le  plus  souvent 
sans  l'aide  de  son  fils  appelé  au  dehors  par  le  service,  il  fit,  je 
l'ai  dit,  face  à  tout.  On  a  affirmé  que  la  guerre  l'avait  miné, 
qu'il  était  mort  de  la  guerre,  c'est  possible,  et  ceux  qui  ont  fait 
cette  remarque  l'ont  suivi  de  près  et  connurent  son  intimité  ; 
d'ailleurs  il  a  dit  lui-même  que  ces  mois  de  siège  comptèrent 
double  dans  sa  vie.  Il  donna  là  un  gros  effort  de  travail,  mais 
un  effort  moral  plus  douloureux  encore  :  ce  vieux  combattant 
tint  à  prêcher  d'exemple  et,  avec  sa  Revue,  voulut  relever 
l'énergie  de  ceux  qui  la  liraient,  exalter  leur  patriotisme, 
réveiller  leur  foi.  11  travailla  jusqu'à  tomber  de  fatigue,  il  passa 
souvent  ses  nuits  ;  il  ne  fut  pas  malade,  il  ne  fut  malade  qu'après, 
alors  il  se  sentit,  comme  on  dit,  «  touché.  »  Mais  tant  qu'il  se 
vit  utile,  il  voulut  continuer  :  il  y  mettait  son  point  d'honneur. 

Cependant,  il  craignit  de  manquer  de  copie.  On  a  vu  qu'il 
en  demandait  à  Victor  Cherbuliez  au  moment  où  Paris  allait  être 
isolé  du  reste  de  la  France,  il  en  demanda  à  George  Sand,  qui 
put  lui  faire  parvenir  les  derniers  feuillets  de  Césarine  Diétrich 
avant  l'investissement,  puis  pendant  l'armistice,  le  Journal  a" un- 
voyageur  pendant  la  guerre,  et  Francia.  Il  fit  appel  à  A.  Mézières, 
E.  Caro,  M.  Du  Camp,  Renan,  Saint-Marc  Girardin,  tourmenta 
Sandeau  en  vain,  obtint  d'Auguste  Barbier  Les  fils  des  Huns,  de 
Sully  Prudhomme  les  Stances  sur  le  siège  et  la  charmante  Mare 
d'Auteuil 

Où  mille  insectes  fins  viennent  mirer  leur  aile... 

publia  des  nouvelles  d'Erckmann-Chatrian,  d'Albane  (i,, 
d'Amédée  Achard  ;    des   articles   de   Quatrefages,    Blanchard, 

(1)  Pauline  Caro. 


LA    REVUE  -DES  DEUX  MONDES    EN    1870-71.  5l 

Fustel  de  Coulanges,  Georges  Perrot,  Gaston  Boissier,  Paul 
Loroy-Beaulieu,  Michel  Chevalier,  A.  Calmon,  Louis  Reybaud, 
Augustin  Cochin,  et  fit  débuter,  dans  un  travail  intitulé  :  Le 
champ  de  bataille  de  Sedan,  un  jeune  auteur  qui  lui  sembla 
avoir  la  plume  facile  :  M.  Jules  Claretie. 

Mais  tous  ceux  qui  ont  travaillé  à  la  Revue  pendant  le  siège 
ont-ils  signé  leurs  travaux?  J'ai  sous  les  yeux  le  procès-verbal 
de  la  première  réunion  d'actionnaires  qui  eut  lieu  après  tous 
ces  événemens,  le  30  octobre  1871,  et  je  relève  ceci...  «  La 
Revue  n'a  pas  cessé  de  paraître,  seule  de  tous  les  recueils 
périodiques,  grâce  à  l'activité  de  la  direction,  grâce  à  l'hono- 
rable président  du  Conseil,  qui  non  seulement  relevait  les  cou- 
rages, mais  prêtait  encore  l'appui  de  sa  plume  éminente,  etc.  » 
L'honorable  président  du  Conseil  de  surveillance  était  alors 
Mignet  :  son  nom  ne  paraît  sur  aucun  sommaire. 

A  George  Sand,  au  fond  de  son  Berri,  F.  Buloz  continuait 
d'envoyer  les  épreuves  de  Césarine  Diétrich.  Avant  que  Paris  ne 
fût  fermé,  il  lui  avait  écrit  : 

«  Je  vous  envoie  l'épreuve  de  votre  quatrième  partie;  je 
vous  serais  obligé  de  me  la  rendre  le  plus  tôt  que  vous  pourrez, 
car  je  crains  de  voir  Paris  bientôt  complètement  fermé.  Je  ne 
sais  trop  ce  que  j'y  ferai  pendant  cette  terrible  crise,  mais  il 
faut  que  je  m'efforce  de  continuer  notre  publication  à  tout  prix, 
dussé-je  y  périr. 

«  Cela  me  coûte  pourtant,  et  j'ai  un  moment  pensé  à  vous 
aller  voir  pour  me  rendre  à  Ronjoux,  car  il  n'y  a  plus  d'autre 
chemin,  et  je  ne  sais  pas  si  je  ne  serai  pas  contraint  de  le  faire, 
lorsque  les  articles  et  les  papiers  me  manqueront.  Ce  serait 
pourtant  un  déshonneur  autant  pour  moi  que  pour  les  écrivains 
qui  manquent  à  mon  appel. 

«  Beaucoup  ont  fui.  Il  n'y  a  guère  de  vaillans  comme  vous, 
et  je  vous  remercie  de  n'avoir  pas  manqué  à  ce  moment 
suprême... 

«  Il  n'y  a  plus  que  la  République  pour  sauver  la  France,  et 
je  m'y  rallie  à  tout  jamais.  Je  voudrais  la  voir  faire  le  tour  dp 
l'Europe  et  porter  notre  vengeance  au  delà  du  Rhin. 

«  L'Empire  nous  a  trompés  de  la  façon  la  plus  odieuse,  et 
nous  a  lâchement  livrés  à  l'étranger.  Il  faut  que  la  France  se 
lève  tout  entière  contre  l'envahisseur;  j'espère  qu'elle  le  fera, 
le  le  dis  tous  les  jours  autour  de  moi,  surtout  aux  miens,  et  mon 


52  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dernier  fils  va  tous  les  jours  aux  fortifications,  bien  décidé  à 
faire  son  devoir. 

«  Gela  me  rend  ma  tâche  plus  difficile  avec  ma  mauvaise 
vue.  Dans  ces  circonstances,  aidez-moi  de  toutes  vos  forces,  et 
dites-moi  si  Maurice  ne  pourrait  pas  prendre  la  place  que  vous 
allez  laisser  libre. 

«  Tout  à  vous  cordialement. 

«  F.  B. 

«.  Donnez-moi  du  courage  pour  continuer  ma  tâche,  «  jusqu'à 
toute  extrémité,  »  comme  dit  ce  pauvre  général  Uhrich.  Dieu 
veuille  que  Paris  nous  relève!  Pour  moi,  je  suis  plein  de 
confiance  de  ce  côté.  La  seule  chose  qui  l'ébranlé  quelquefois, 
c'est  l'audace  de  M.  de  Bismarck  et  de  ce  vieux  Roi...  Gomme 
ils  marchent  sur  le  cœur  de  la  France  (1)  !  » 

Mais  George  Sand  craint  de  voir  Paris  fermé  avant  que  les 
épreuves  ne  parviennent  à  la  Revue.  «  La  ligne  est  coupée, 
écrit-elle  à  son  ami,  et  je  ne  reçois  votre  lettre  et  les  épreuves 
qu'aujourd'hui  19.  Je  vous  réponds  et  vous  envoie  lesdites 
épreuves  par  le  courrier  de  ce  soir.  Les  recevrez-vous?  Je 
l'ignore.  Si  vous  receviez  la  lettre  sans  les  épreuves,  passez 
outre  en  les  revoyant  avec  soin.  Nous  sommes  au  milieu  de  la 
variole,  qui  sévit,  dans  nos  petites  maisons  de  paysans,  autour 
de  nous,  avec  une  violence  effrayante. 

«  Nous  avons  envoyé  Lina  et  les'  enfans  dans  la  Creuse. 
Nous  restons  au  poste,  Maurice  et  moi:  mais  nous  n'osons  vous 
engager  avenir  ici,  car  un  de  nos  domestiques  est  déjà  malade, 
et  nous  y  passerons  peut-être  tous,  —  tous  les  fléaux  à  la  fois  ! 

«  Je  vous  enverrai  de  la  copie,  s'il  m'est  possible.  Maurice 
n'a  rien.  Soyez  sûr  que,  jusqu'à  mon  dernier  souffle,  je  ferai 
de  mon  mieux. 

«  A  vous  de  cœur. 

«  G.  S.  (2). 

«  Mes  vœux  pour  vous  autres.  » 

Ainsi,  le  directeur  et  le  collaborateur,  à  quelques  heures 
l'un  de  l'autre,   allaient   être   plus  éloignés  que  s'ils   avaient 

(1)  Collection  S.  de  Lovenjoul  :  F.  Buloz  à  George  Sand,   17  septembre  1870 
F.  232.  Inédite. 

(2)  Inédite. 


LA    BEVUEDES  DEUX  MONDES    EN    1870-71.  53 

habite  les  deux  bouts  de  l'Europe.  L'isolement  se  faisait  autour 
de  Paris,  le  silence  dans  la  province.  «  On  nous  dit  qu'il  y  a  de 
bonnes  et  grandes  nouvelles,  e'crit  George  Sand  le  26  septembre, 
nous  n'y  croyons  pas.  Paris  investi,  les  lignes  télégraphiques 
coupées;  nous  sommes  plus  loin  de  l'activité  que  l'Amérique.  » 
Les  nouvelles  qui  lui  parviennent  sont  décourageantes  :  «  On 
dit  que  tout  trahit,  même  Bazaine;  »  ou  surprenantes  :  «  Des 
personnes  qui  connaissent  Gambetta  nous  disent  qu'il  va  tout 
sauver!  » 

On  accueillait  tous  les  espoirs,  on  croyait  aussi,  et  ceux  qui 
avaient  le  plus  combattu  le  fameux  «  caporalisme  »  y  croyaient 
le  mieux,  à  cette  armée  que  le  gouvernement  de  la  Défense, 
«  en  frappant  du  pied,  »  faisait  «  sortir  de  terre.  Même  devant 
l'exemple  qu'avait  donné  l'armée  ennemie,  entraînée,  assou- 
plie, exercée  par  une  longue  préparation,  on  supposait  que 
celle  qui  «  sortait  de  terre  »  pourrait  lui  résister,  en  triompher 
même,  cette  armée,  que  le  comte  de  Bismarck  appelait,  dédai- 
gneux, un  «  rassemblement  de  gens  en  armes,  non  une 
armée.  » 

Sa  résistance,  certes,  elle  fut  héroïque;  on  pouvait  tout 
attendre  de  son  esprit;  mais,  hélas  1  il  fallut  bien  en  convenir, 
«  le  plus  clair,  c'est  qu'une  armée  sans  armes,  sans  pain,  sans 
chaussures,  sans  vêtemens  et  sans  abri,  ne  peut  pas  résister  à 
une  armée  pourvue  de  tout  et  bien  commandée  (1).  » 

III 

On  sait  que  Paris,  après  l'entrevue  de  Verrières,  fut  indigné 
des  prétentions  arrogantes  de  l'ennemi;  plutôt  que  d'y  accéder, 
«  Paris,  exaspéré,  s'ensevelirait  sous  ses  murailles  (2),  »  s'écriait 
le  gouvernement,  et  «  la  population  tout  entière  se  trouva 
réunie  comme  par  enchantement  dans  une  commune  résolution 
de  tenir  bon  jusqu'à  la  mort  (3).  » 

Cette  résolution  fut  la  même  partout,  et  F.  Buloz  l'adopta 
avec  passion  ;  on  le  verra  dans  sa  ligne  de  conduite,  on  le  verra 
dans  les  lettres  à  Ernest  Renan,  qui  vont  suivre.  Ceci  ne  l'em- 
pêcha pas  d'être  sensible  aux  mille  soucis  de  chaque  jour,  aux 

(1)  Journal  d'un  voyageur  pendant  la  guerre,  par  George  Sand. 

(2)  28  septembre  1810. 

(3)  F.  Sarcey. 


54 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


inquiétudes,  au  manque  de  nouvelles,  et  ce  manque  de  nou- 
velles fut,  pendant  le  siège,  un  de  ses  plus  cruels  tourmens,  — 
elles  arrivaient  peu  et  mal,  on  en  était  réduit  aux  vagues  conjec- 
tures; même  celles  concernant  les  opérations  qui  se  faisaient 
autour  de  Paris  étaient  inexactes,  souvent  démenties,  et...  que 
devenait  l'armée  de  la  Loire?  Que  devenait  la  France?  «  On  ne 
peut  évidemment  douter  qu'elle  ne  soit  avec  Paris,  d'âme  et  de 
résolution,  écrivait  Mazade...  Qu'a-t-elle  pu  faire  depuis  un 
mois?  Dans  quelle  mesure  a-t-elle  organisé  ses  forces?  »  — ■ 
C'était  la  nuit. 

La  crainte  de  ne  pouvoir  «  durer,  »  pour  la  Revue,  harcelait 
aussi  F.  Buloz;  il  redoutait  les  obstacles  matériels,  ceux  contre 
lesquels  on  ne  peut  pas  lutter  :  le -manque  de  papier,  par 
exemple,  ceci  était  sa  hantise.  Le  directeur,  alors,  se  voyait 
forcé  de  limiter  le  nombre  de  pages  des  numéros,  de  refuser 
les  longs  articles. 

«  Ce  n'est  pas  le  moment  de  perdre  courage,  quand  l'espoir 
commence  à  renaître,  lui  écrivait  Louis  Vitet  le  8  octobre, 
en  le  quittant.  Dites  franchement  votre  embarras  à  vos  abon- 
nés. C'est  une  des  nécessités  du  Siège,  un  cas  de  force  majeure 
s'il  en  fut.  Au  lieu  de  onze  feuilles,  n'en  donnez  que  huit,  ou 
même  six.  Mais  paraissez,  et  annoncez  que  vous  continuerez  à 
paraître.  Je  vous  promets  de  me  mettre  à  l'ouvrage...  »  Je  ferai 
tous  mes  efforts  pour  vous  venir  en  aide;  mais,  encore  une 
fois,  ne  jetez  pas  le  manche  après  la  cognée,  et  soyez  persuadé 
que  le  public  vous  saura  gré  des  efforts  que  vous  aurez 
faits  (1).  » 

Je  ne  sais  si  F.  Buloz  eut  jamais  l'idée  de  «  jeter  le  manche 
après  la  cognée,  »  comme  le  craint  ici  Louis  Vitet,  peut-être 
en  avait-il  menacé  ses  amis?  Peut-être  le  directeur,  ce  soir-là, 
avait-il  eu  à  se  plaindre  de  quelque  défection,  ou  était-il  agité 
pir  des  craintes  nouvelles?  Dans  ces  occasions,  il  n'épargnait 
personne,  et  ses  boutades  étaient  vives...  Plus  simplement,  je 
pense  qu'il  avait  dû  peindre  la  situation  de  la  Revue,  —  diffi- 
cile en  vérité,  —  sous  un  jour  plus  sombre,  résumer  ses  maux, 
et  cela  le  soulageait. 

Sous  l'Empire,  alors  que  la  Revue,  à  deux  reprises  différentes, 
reçut  les  avertissemens  d'usage,  François  Buloz,  qu'à  ces  momens- 

(1)  Inédite. 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES    EN  1870-71.  55 

là  le  sommeil  ne  visitait  guère,  n'allait-il  pas  volontiers  s'assurer, 
—  vers  deux  heures  du  matin,  —  que  sn  famille  reposait?  — ■ 
«  Sur  un  volcan!  »  s'écriait-il,  avec  véhémence,  «  à  la  veille 
d'être  supprimés!  »  Demain,  peut-être  serait-on  sur  la  route 
de  Bruxelles!  il  appelait  cela  «  envisager  la  situation!  «D'ail- 
leurs, il  ne  se  décourageait  pas  pour  si  peu,  et  faisait  d'avance 
son  plan  d'exil  ;  mais  il  éprouvait  le  besoin  qu'éprouvent  ceux 
que  la  souffrance  ou  la  crainte  font  veiller,  de  communiquer 
aux  siens  cette  crainte  ou  cette  souffrance. 

Très  peu  de  temps  après  la  lettre  qu'on  vient  de  lire,  —  le 
15  octobre  1870,  —  Vitet  commença  d'écrire  au  directeur  de 
la  Revue  ses  Lettres  sur  la  situation,  lettres  pleines  de  foi,  qui 
«  respiraient,  au  dire  d'un  contemporain,  le  patriotisme  le 
plus  ardent  et  le  plus  éclairé;  reproduites  par  tous  les  jour- 
naux, elles  faisaient  dans  le  public  une  sensation  pro- 
fonde. » 

Pour  en  revenir  à  l'idée  de  résistance  à  outrance,  ce  fut 
toujours  celle  de  F.  Buloz;  il  pensait  qu'après  Sedan,  la  résis- 
tance désespérée  de  la  France  était  son  rachat,  et,  à  ce  propos, 
il  eut,  avec  Ernest  Renan,  maintes  discussions. 

La  déclaration  de  guerre  avait  surpris  Renan  en  Norvège; 
il  a  écrit  :  «  J'étais  à  Tromsoë  où  le  plus  splendide  paysage  des 
mers  polaires  me  faisait  rêver  à  l'île  des  morts  de  nos  ancêtres 
celtes  et  germains,  quand  j'appris  l'horrible  nouvelle.  »  Il 
revint  à  Paris  où  il  passa  le  temps  du  Siège  et  de  la  Commune, 
dans  son  appartement  de  la  rue  Vaneau. 

F.  Buloz,  qui  sollicita  alors  maintes  fois  sa  collaboration, 
n'obtint  de  lui  qu'un  article  sur  la  guerre  en  septembre  1870. 
Quoique  Ernest  Renan  vînt  souvent  le  voir  et  causer  avec  lui,  il 
résistait  à  ces  idées  de  lutte  à  outrance,  et  sur  ce  terrain,  les 
deux  hommes  engagèrent  de  fréquentes,  et  du  côté  de  F.  Buloz 
de  véhémentes  polémiques. 

Idéaliste  de  génie,  Ernest  Renan,  qui  avait,  comme  presque 
toute  sa  génération  cru  à  l'Allemagne  avant  70,  fut  violemment 
désillusionné  par  les  épreuves  cruelles  qui  atteignirent  alors 
tous  les  Français.  Découragé,  il  tomba  dans  le  pessimisme  le 
plus  noir,  il  jugea  la  partie  perdue,  voulut  se  retirer  de  toute 
lutte.  «  Profondément  convaincu,  a-t-il  dit,  de  ce  principe 
qu'une  force  organisée  et  disciplinée  l'emporte  toujours  sur 
une  force   non   organisée  et  indisciplinée,   je    n'ai   jamais   eu 


56 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


d'espoir  dans  les  efforts  tente's  pour  continuer  la  lutte  après  le 
4  septembre.  » 

François  Buloz,  au  contraire,  étant  homme  d'action,  s'irri- 
tait de  voiries  esprits  supe'rieurs  renoncer  à  toute  espérance, — 
il  voulait  que  tout  le  monde  fût  debout  et  ces  derniers  en  tête. 
N'ayant  jamais  cru  foncièrement  à  l'idéalisme  de  l'esprit  alle- 
mand, ni  au  désintéressement  de  ceux  qui  représentaient 
l'élite  de  l'intellectualité  chez  nos  ennemis,  il  n'eut  pas  comme 
Renan  de  désillusion  amère  devant  la  révélation  de  cette  bar- 
barie, de  ces  mensonges,  de  cette  outrecuidance,  mais  une 
violente  indignation,  et  il  reprocha  souvent  aux  philosophes  et 
aux  représentans  de  la  science  française  d'avoir  placé  trop 
haut  certaines  grandes  figures  prussiennes,  Mommsen  entre 
autres,  qui  se  montrait,  à  l'heure  de  nos  revers,  et  après  avoir 
été  si  bien  accueilli  chez  nous,  le  plus  rude  et  le  plus  impla- 
cable de  nos  adversaires. 

Ces  quelques  lignes  m'ont  paru  nécessaires  pour  expliquer 
les  lettres  de  F.  Buloz  qui  vont  suivre,  lettres  auxquelles, 
malheureusement,  je  ne  puis  joindre  les  réponses  de  Renan  : 
je  ne  les  ai  pas  retrouvées.  D'ailleurs,  je  ne  sais  si  Renan 
répondait  par  lettre  aux  argumens  de  F.  Buloz.  Les  discussions 
des  deux  hommes  avaient  lieu  le  soir,  et  F.  Buloz,  avec  sa 
nature  belliqueuse,  lorsque  Renan  l'avait  quitté,  le  poursuivait 
encore  d'un  argument  plus  fort  ou  d'une  preuve  plus  éclatante. 
Je  pense  qu'Ernest  Renan,  qui  écrivait  peu,  se  retranchait  dans 
sa  dialectique  séduisante  et  subtile. 

A  la  vérité,  il  nous  est  bien  difficile  de  juger,  avec  notre 
esprit  actuel,  les  intellectuels  de  70. 

La  génération  née  après  70,  sans  avoir  vu  les  désastres,  a 
souffert  des  désastres,  a  été  élevée  dans  la  haine  de  l'Alle- 
magne, et  l'horreur  de  ses  crimes.  Celle  qui  est  venue  dix-huit 
ou  vingt  ans  après,  issue  de  la  première,  a  épousé  les  mêmes 
querelles  et  adopté  les  mêmes  tendances.  La  France  ensuite, 
s'étant  ressaisie  et  relevée,  aux  idées  cette  génération  a  joint 
le  désir  de  l'action  :  nos  enfans  ont  eu  tout  petits  la  passion  de 
la  Revanche,  ce  furent  de  petits  nationalistes  qui  écrivirent 
«  Vive  Déroulède  !  »  sur  les  murs  du  lycée,  dès  qu'ils  surent 
écrire,  et  qui  fleurirent  les  statues  de  Jeanne  d'Arc  canonisée. 
Ce  sont  aujourd'hui,  au  rebours  des  générations  d'idéologues 
qui  les  avaient  précédés,  de  jeunes  hommes  d'action.  ïl  est  clair 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES.   EN  1870-71.:  51 

qu'ils  ne  peuvent  comprendre  les  philosophes  de  70,  qui,  à  celte 
époque,  conservaient,  maigre'  tout,  de  grandes  et  belles  espérances 
de  paix  future  et  de  réconciliation  universelle!  »  «  Utopies!  » 
s'écriait  F.  Buloz,  qui  ne  partageait  pas,  lui  non  plus, ces  rêves. 

«  Notre  conversation  d'hier,  écrit-il  à  Ernest  Renan  le 
22  octobre,  m'a  rempli  d'humeur  noire  et  de  sombres  pres- 
sentimens.  Non,  vous  ne  pouvez  vous  réserver  pour  des  jours 
plus  néfastes  encore,  et  tous,  nous  devons  d'abord  tout  faire 
pour  prévenir  et  empêcher  absolument  ces  jours  funestes  qui 
revenaient  trop  dans  notre  conversation  d'hier.  Ils  ne  viendront 
pas,  ces  jours  plus  néfastes  encore,  et  nous  vaincrons  cet  impi- 
toyable ennemi  qui  nous  cerne.  Songez  à  ce  jour-là,  et  non  à 
d'autres.  La  France  ne  s'est-elle  jamais  relevée  d'aussi  bas?  A 
quoi  sert  d'ailleurs  de  songer  à  un  désastre  suprême,  si  ce 
n'est  pour  le  détruire  en  animant  tous  les  courages  ?  Vous  pren- 
drez certainement  votre  part  dans  cette  lâche  commune,  et  vous 
ne  pouvez  vous  retirer  de  nous  à  l'heure  où  tant  d'autres  sont 
loin  de  Paris,  et  travaillent  sans  doute  au  salut  public.  Si  la  poli- 
tique vous  répugne,  il  y  a  d'autres  manières  de  concourir  au 
but  que  nous  devons  tous  nous  proposer,  et  certainement  vous 
ne  garderez  pas  le  silence  dans  ce  temps  de  malheur  où  tous 
les  hommes  de   talent  doivent  faire  entendre  leur  voix  (1).  » 

Après  les  nouvelles  de  la  prise  et  du.  sac  de  Ghàteaudun,  il 
lui  écrit  encore  le  25  : 

«  Vous  voyez  l'horrible  conduite  de  l'Allemagne  en  France 
et  ce  qu'elle  vient  de  faire  de  cette  petite  ville  de  Ghàteaudun, 
qui  a  voulu  défendre  ses  foyers.  Il  n'y  a  plus  d'illusion  possible, 
et  ses  savans,  ses  écrivains,  Mommsen  en  tête,  poussent  avec 
furie  au  démembrement  de  notre  pays.  Il  n'y  a  plus  d'hésita- 
tions, si  vous  voulez  garder  FAlsace  et  la  Lorraine,  qui  ne 
veulent  pas  des  Allemands^.  Lisez  les  manifestes  de  Mommsen 
dans  la  Perseveranza  de  la  fin  d'août,  vous  me  direz  ce  qu'il  faut 
attendre  des  sentimens  de  ces  sauvages  civilisés,  comment  aussi 
ils  devaient  recevoir  vos  appels  à  la  conciliation  des  deux  pays. 
Nous  avons  été  dupes  et  il  ne  faut  pas  continuer  ce  rôle  naïf, 
car  ils  y  ajouteront  l'offense. 
«  Tout  à  vous. 

«  F.  Buloz.   » 

(1)  Inédite.  Les    lettres  de  F.  Buloz   à  Renan   m'ont  été  communiquées  par 
M°"  N.  Renan. 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDE8.1 

Ainsi  ce  sont  les  historiens  reçus  en  France  par  ce  triste 
Empereur,  introduits  par  lui  dans  nos  archives,  celles  des 
Affaires  étrangères  notamment  (à  l'exclusion  des  écrivains 
français)  comme  Sybel  et  Mommsen  (1),  qui  sont  à  la  tête  de 
la  croisade  contre  la  France!  Me  dira-t-on  ce  que  nous  avons 
fait  à  ces  charmans  hôtes  de  ces  dernières  années  (2)?  » 

Il  est  de  fait  que  la  colère  de  F.  Buloz  contre  Mommsen 
s'expliquait.  Le  10  août,  par  l'organe  de  la  Perseveranza,  puis 
le  20,  par  celui  d'il  Secolo,  Mommsen,  dans  plusieurs  lettres 
haineuses,  cherchait  à  éloigner  de  nous  les  sympathies,  et 
peut-être  le  secours  de  l'Italie. 

«  Ce  n'est  pas  nous,  disait-il,  qui  avons  introduit  chez  un 
peuple  d'une  ancienne  et  charmante  culture  cette  littérature 
aussi  sale  que  les  eaux  de  la  Seine  à  Paris,  qui  gâte  les  cœurs 
de  la  jeunesse  et  corrompt  les  classes  aisées  de  la  nation.  Ce  ne 
sont  pas  les  Allemands  qui  pourront  jamais,  ni  ne  voudront 
s'emparer  de  ce  qui  vous  appartient  justement,  tandis  que  le 
berceau  de  vos  rois  est  devenu  un  département  français...  si, 
comme  le  malheureux  délivré  des  mains  d'un  voleur  par  un 
chevalier  d'industrie,  vous  avez  dû  payer  votre  rançon  à 
ceux-là  mêmes  qui  s'introduisaient  chez  vous  en  se  disant  vos 
libérateurs,  si  votre  liberté  est  incomplète  et  précaire,  n'est-ce 
pas  la  main  de  la  France  que  vous  sentez  sur  vous?  Une  seconde 
journée  de  Sadowa  sur  les  bords  du  Rhin  vous  donnera  la 
liberté  complète  et  durable...  »  Il  nous  accusait  aussi  d'avoir 
préparé  cette  guerre  pendant  trente  ans,  etc. 

Le  22  novembre,  F.  Buloz  revint  à  la  charge  auprès 
d'Ernest  Renan  à  propos  de  la  circulaire  de  Jules  Favre.  Cette 
circulaire  répondait  à  celle  du  comte  de  Bismarck  parue 
quelques  jours  auparavant.  La  circulaire  de  Bismarck  expliquait 
la  rupture  des  pourparlers  du  chancelier  avec  M.  Thiers,  en 
accusant  les  membres  de  notre  gouvernement  d'avoir  rendu 
l'armistice  impossible  par  leurs  exigences,  d'ailleurs,  «  de 
n'avoir    pas    voulu    sérieusement  laisser  l'opinion   du    peuple 

(1)  II  est  intéressant  de  rapprocher  cette  lettre  de  l'article  de  Fustel  de  Cou- 
langes  paru  dans  la  Revue  du  1"  septembre  1870,  sur  le  livre  de  J.  Zeller  : 
Origines  de  l'Allemagne  et  de  l'Empire  germanique.  Il  semble  que  le  directeur 
l'ait  véritablement  inspiré.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  à  remarquer  que  Fustel  de 
Coulanges  fut  à  peu  près  le  seul,  parmi  les  intellectuels  de  son  temps,  à  juger 
avec  clairvoyance  la  duplicité  et  les  ambitions  allemandes. 

(2)  Inédites. 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES    EN  1870-71.  50 

français  s'exprimer  par  la  libre  élection  d'une  représentation 
nationale.  »  Jules  Favre  au  contraire  affirmait  que  le  gouverne- 
ment français  était  prêt  à  convoquer  cette  assemblée,  «  si  l'ar- 
mistice avec  ravitaillement  le  lui  permettait;  »  il  ajoutait  :  «  Je 
laisse  à  la  conscience  publique  le  soin  de  juger  de  quels  côtés 
ont  été  les  obstacles  (1).  » 

—  «  Lisez  la  circulaire  de  M.  Jules  Favre,  mon  cher  monsieur, 
écrivait  F.  Buloz,  et  votre  loyauté,  votre  sincérité  ne  pourront 
se  refuser  à  voir  où  est  la  vraie  ruse,  le  mensonge  même.  Vous 
ne  pourrez  non  plus  continuer  d'accuser  le  gouvernement  de 
repousser  l'Assemblée  nationale.  Seulement,  il  la  veut  dans  des 
conditions  libres  et  rassurantes.  Ceux  qui  la  veulent  autrement, 
veulent  poursuivre  des  projets  conçus  dans  je  ne  sais  quelles 
intentions  fâcheuses.  Or,  vous  n'êtes  pas  de  ces  hommes-là. 
i ....-•• 

«  Nous  voulons  nous  faire  estimer  par  une  résistance  hono- 
rable... Les  ramollis  sont  ceux  qui  cèdent  Sedan  et  Metz  avec 
une  armée  de  100  000  hommes,  non  ceux  qui  préfèrent  les 
dangers  de  la  lutte,  en  un  mot  ceux  qui  la  craignent  (2).  » 

En  ce  qui  concerne  l'Assemblée  nationale,  il  faut  rappeler 
ici  qu'Ernest  Renan  publia  dans  les  Débats  de  novembre  1870 
trois  articles  relatifs  aux  élections...  il  en  était  très  partisan, 
il  estimait  qu'il  fallait  y  aviser  immédiatement,  se  hâter  de 
constituer  une  assemblée  régulière  élus  par  la  nation,  qui 
put  traiter  de  la  paix.  L'armistice,  qui  devait  permettre  «  d'as- 
surer la  liberté  des  élections,  »  n'ayant  pas  été  conclu  au  début 
de  novembre,  et  la  question  ayant  été  remise,  Renan  le  déplo- 
rait; il  aurait  voulu  qu'on  passât  outre.  «  Il  n'est  pas  admissible, 
disait-il,  que  la  France  se  prive  d'une  fonction  essentielle  de  sa 
vie  nationale,  parce  qu'elle  ne  peut  l'accomplir  avec  tout  l'appa- 
reil ordinaire,  et  d'une  manière  uniforme  dans  toutes  les 
parties  de  son  territoire.  » 

Cependant,  il  est  permis  'de  se  demander  quelles  auraient 
été  de  telles  élections,  sans  armistice,  pendant  l'occupation 
allemande;   dans  les    départemens    envahis    par   exemple?  Le 


(1)  Les  Parisiens  connurent  donc  la  circulaire  du  comte  de  Bismarck  et  celle 
de  Jules  Favre  concernant  l'entrevue  de  Versailles,  avant  de  lire  le  rapport  de 
M.  Thiers  rapportant  cette  entrevue.  Celui-ci  ne  parut  dans  les  Débats  que  le 
1"  décembre  d'après  la  publication  du  Times. 

(2)  Inédite. 


GO 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


résultat  obtenu  n'aurait-il  pas  été  douteux,  malgré  l'assurance 
qu'avait  donnée  le  comte  de  Bismarck  à  M.  Thiers  en  lui 
déclarant  que  «  même  si  le  gouvernement  voulait  faire  des 
élections  sans  armistice,  le  gouvernement  allemand  lui  donnerait 
toutes  facilités!  » 

Enfin,  le  jeudi  1er  décembre,  les  Débats  publiaient  le  rapport 
de  M.  Thiers  concernant  son  entrevue  avec  le  comte  de 
Bismarck. 

La  lecture  de  ce  rapport  émut  vivement  François  Buloz. 
Thiers  était  son  ami,  il  admirait  en  lui  l'infatigable  travail- 
leur, il  admirait  surtout  l'homme  qui  se  consacrait  si  passion- 
nément au  sauvetage  de  son  pays  :  il  écrivit  tout  de  suite 
à  Renan  dans  l'idée  de  le  convaincre,  toujours,  et  cette  fois 
l'argument  lui  paraissait  sans  réplique. 

«  Rien  ne  me  lassera,  bien  que  vous  ne  me  répondiez  pas, 
pour  vous  faire  revenir  à  une  plus  juste  appréciation  de  l'atroce 
politique  de  la  Prusse.  Etes-vous  convaincu,  maintenant,  après 
le  rapport  de  M.  Thiers,  que  le  roi  de  Prusse  et  le  parti  militaire 
prussien,  non  M.  de  Bismarck,  n'ont  jamais  voulu  traiter  sans 
Paris,  et  sans  l'Alsace  et  la  Lorraine?  Il  faut  donc  nous  revenir, 
vous  ne  pouvez  persister  dans  vos  premiers  sentimens.  Un 
homme  de  votre  talent  doit  être  avec  nous,  sur  des  questions 
fondamentales,  pour  notre  pays  (1). 

De  fait,  le  rapport  de  Thiers,  très  sobrement  écrit,  donne 
une  impression  frappante  de  grande  vérité;  on  y  voit  clairement 
notre  bonne  foi,  et  la  fourberie  de  nos  ennemis.  On  se  souvient 
que  le  chancelier  de  la  Confédération  du  Nord,  «  très  courtois,  » 
semble  d'abord  tout  admettre  et  tout  accorder,  puis  il  feint  de 
se  montrer  hésitant,  gagne  du  temps  (2),  bref  sur  la  question 
du  ravitaillement  de  Paris,  aborde,  lui,  la  question  des  «  équi- 
valens  militaires.  »  Thiers  lui  demande  ce  qu'il  entendait 
par  là?  » 

—  «  C'était,  dit-il,  une  position  militaire  sous  Paris,  »  et 
comme  j'insistais  davantage,  «  Un  fort,  dit-il...  peut-être  plus 
d'un,  peut-être...  »  —  «  J'arrêtai  immédiatement  le  chancelier 
de  la  Confédération  du  Nord. 

—  «  C'est  Paris,  lui  dis-je,  que  vous  me  demandez.  »  Les 

(1)  Inédite,  1er  décembre  1870. 

(2)  Le  soulèvement  du  31  octobre  servit  de  prétexte  à  ses  hésitations  appa- 
rentes. 


LA    REVUE  DES  DEUX  MONDES    EN    1870-71.  61 

négociations  furent  rompues,  on  le  sait,  sur  ces  paroles,  et 
Paris  continua  d'être  enfermé,  puis  fut  bombardé. 

J'ignore  ce  que  répondit  Ernest  Renan  aux  sollicitations  de 
F.  Buloz.  «  Vous  ne  pouvez  vous  réserver  pour  des  jours  plus 
néfastes  encore...  il  faut  nous  revenir,  »  etc.  Mais  l'auteur  de 
la  Vie  de  Jésus  se  tint  à  l'écart  :  il  préparait  alors  La  Réforme 
intellectuelle. 

En  1871  seulement,  il  revint  à  la  Revue  avec  un  article  de 
politique  contemporaine,  et  F.  Buloz  lui  écrivait  le  3  août  : 

«  Votre  travail,  tout  remarquable  qu'il  est,  a  deux  inconvé- 
niens  pour  nous,  mais  que  vous  pouvez  faire  disparaître,  si 
vous  le  voulez.  Il  nous  répète  en  quelques  points  relativement 
à  nos  désastres.  Il  répète  un  peu  même  votre  article  d'histoire 
philosophique  sur  la  Société  contemporaine,  et  il  nous  met  hors 
de  notre  ligne  en  bien  des  points,  ce  qui  est  fort  embarrassant. 
En  outre,  vous  rabaissez  tellement  notre  pauvre  France  qu'il 
n'y  a  plus  qu'à  l'enterrer;  est-ce  ainsi  qu'on  peut  la  relever? 
Vous  n'êtes  pas  toujours  juste  non  plus  avec  quelques-uns  de 
nos  amis,  M.  Thiers  notamment,  et  ce  pauvre  Alfred  de  Musset, 
qui  n'a  pas  réclamé  le  Rhin,  mais  qui  s'est  borné  à  répondre 
à  une  provocation  du  poète  allemand. 

«  Je  vous  serais  obligé  de  voir  ce  qui  est  possible  dans  votre 
revision  de  manuscrit,  de  causer  avec  mon  fils  et  ces  messieurs  (1) 
des  moyens  de  faire  passer  votre  article  sans  trop  nous  mettre 
hors  de  nos  voies.  Voyez  aussi,  après  l'article  de  M.  deLaveleye  (2), 
si  nous  pouvons  nous  jeter  dans  des  aspirations  monarchiques, 
au  fond,  l'auteur  est  pour  la  monarchie  constitutionnelle,  et 
cependant  il  ne  repousse  pas,  tant  s'en  faut,  la  tentative  qui  se 
fait.  Le  pays  est  bien  malade  et  il  faut  le  traiter  comme  tel,  le 
ménager,  le  traiter  plus  doucement...  Tâchez  de  venir  à  ces 
accommodemens  (3).  » 

Renan  demeurait  donc  découragé;  la  Commune  après  le 
siège,  l'occupation  ennemie,  les  assemblées  bruyantes,  les  soulè- 
vcmens  populaires,    autant  d'amers  souvenirs   dans   le  passé, 

(1)  F.  Buloz  était  en  Savoie  au  début  d'août  lorsqu'il  écrivit  cette  lettre  à 
E.  Renan. 

(2)  Les  Formes  du  gouvernement  dans  la  Société  moderne,  par  E.  de  Laveleye, 
1er  et  15  août,  1er  novembre  1871. 

(3)  Cet  article  que  la  Revue  ne  publia  pas,  parce  qu'il  la  mettait  «  hors  de  ses 
voies,  »  était  un  fragment  détaché  de  la  Réforme  intellectuelle  concernant  la 
Monarchie  constitutionnelle, 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

autant  de  motifs  d'inquiétude  pour  l'avenir  ;  puis  «  il  craignait,  » 
a  écrit  M.  de  Laveleye,  «  comme  Tocqueville,  Quinet,  Passy, 
que  nous  n'aboutissions  en  fin  de  compte  au  despotisme  démo- 
cratique, »  —  autre  danger,  —  et  s'adressant  à  Marcellin  Ber- 
thelot,  il  disait  :  «  Verrons-nous  enfin  de  meillours  jours,  et 
notre  vieillesse  sera-t-elle  comme  l'arrière-saison  du  poète 
hébreu,  qui  récolta  dans  la  joie  la  moisson  qu'il  avait  semée- 
dans  les  larmes?  Vous  l'espérez,  et  puissiez-vous  avoir  raison! 
Tant  de  fautes  ont  été  commises,  qu'il  en  est  beaucoup  qu'on 
ne  peut  plus  commettre  (1)!  » 

IV 

Cependant,  rue  Bonaparte,  à  la  Revue,  la  vie  se  poursuivait 
dans  ces  temps  de  siège,  pleine  d'angoisse  :  triste  fin  d'année  ! 
Dès  octobre  on  attendait  le  bombardement,  de  jour  en  jour  ;  des 
affiches  et  les  journaux  prescrivaient  aux  Parisiens  de  prendre 
des  mesures  contre  les  obus,  «  de  garder  chez  eux  des  tonneaux 
remplis  d'eau,  de  dépaver  les  cours,  de  descendre  aux  caves 
tout  approvisionnement  de  charbon,  bois,  houille,  de  tenir  les 
puits  en  bon  état  de  fonctionnement,  etc.  »  Mais  l'ennemi 
comptant  sur  les  soulèvemens  populaires,  et  son  grand  auxi- 
liaire, la  faim,  attendait. 

L'échec  du  Bourget  à  la  fin  d'octobre  venait  frapper  les 
Parisiens  après  la  terrible  nouvelle  de  la  reddition  de  Metz...; 
La  reddition  de  Metz  amena  la  journée  du  31  octobre,  car 
«  toutes  les  précautions  prises  pour  contenir  les  révoltes  des 
exaltés  furent  inutiles...  »  et  pourtant,  ces  mêmes  Parisiens 
exaltés  espérèrent  de  nouveau  en  apprenant  qu'Aurelle  de 
Paladines  était  victorieux  quelques  jours  après  à  Goulmiers,  et 
qu'Orléans  était  repris.  Mais  bientôt  ce  furent  d'autres  désastres  : 
Beaune-la-Rolande,  et  la  seconde  journée  de  Champigny,  si 
cruelle  pour  les  assiégés  qui  en  attendaient  presque  la  déli- 
vrance. Il  vint  un  jour  où  ils  apprirent  la  dislocation  de  la 
première  armée  de  la  Loire  ;  glorieuse  armée  de  la  Loire,  sans 
cesse  défaite  et  toujours  renaissante,  n'a-t-elle  pas  donné  la 
mesure  du  courage  et  de  l'esprit  français? 

A  Paris  comme  partout,  cette  année-là,  le  froid  fut  terrible. 

(1)  E.  Renan,  Dialogues  et  fragmens  philosophiques. 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN  1870-71.  (>3 

En  novembre  le  bois  commença  de  manquer.  F.  Bu'oz,  alors, 
emporta  les  bûches  destinées  à  chauffer  son  appartement,  pour 
en  bourrer  le  poêle  de  l'imprimerie.  Le  28  décembre,  l'ennemi 
bombarda  le  plateau  d'Avron;  Paris,  le  5  janvier,  reçut  son  pre- 
mier obus,  et  le  directeur  de  la  Revue  corrigea,  a  dit  Henri 
JBlaze,  «  les  épreuves  du  numéro  jusque  sous  le  canon  des 
Allemands.  » 

Quant  à  Mme  F.  Buloz,  sans  nouvelles  de  sa  fille  ni  de  sa 
sœur  depuis  quatre  mois,  elle  écrivait  à  Mrae  Combe  le  6  jan- 
vier ;  elle  lui  parlait  des  soucis  dont  elle  était  accablée,  «  soucis 
cruels.  »  «  Sans  nouvelles,  et  vivant  au  milieu  des  angoisses 
d'un  siège,  Charles  et  Edouard  faisantle  métier  de  soldat,  et  enfin 
ce  terrible  fléau  qui  nous  frappe,  l'ennemi  partout,  dévorant, 
dévastant,  l'avenir  de  tous  et  de  tout  ébranlé  dans  ses  fonde- 
mens  les  plus  profonds  ;  malgré  cela  cependant,  l'espérance  ne 
nous  abandonne  pas,  chacun  se  dit  :  C'est  l'heure,  la  Provi- 
dence va  faire  quelque  chose  pour  Paris,  tenons-nous  ferme, 
donnons  un  grand  exemple,  soyons  toujours  la  tête,  ne  nous 
laissons  ni  affaiblir,  ni  entamer...  Oui,  certes,  la  misère  est 
grande,  mais  jamais  la  charité  n'a  été  plus  prévoyante,  tout  le 
monde  donne  sans  compter,  on  habille,  on  nourrit,  on  visite 
tous  les  pauvres,  on  soigne  les  malades;  les  cantines  pour  les 
bien  portans,  les  ambulances  pour  les  blessés,  se  rencontrent 
à  chaque  pas.  Cette  ville  est  admirable  d'élan  patriotique  et 
charitable. 

«  Je  crains  que  l'annonce  de  ce  bombardement  ne  te  trouble 
pour  notre  sûreté  ;  il  ne  faut  pas  t'en  effrayer,  les  projectiles  ne 
peuvent  arriver  jusqu'ici  que  par  accident.  Nos  forts  ne  sont 
pas  seulement  ébréchés  par  cet  pluie  de  fer  qu'on  leur  envoie. 
Aujourd'hui  on  tire  moins  qu'hier,  mais  c'est  un  vacarme.   » 

Chaque  matin,  Mme  Buloz,  à  l'ambulance  de  l'Ecole  des 
Beaux-Arts,  assistait  à  la  visite  du  chirurgien,  voyait  les  panse- 
mens,  se  rendait  utile,  était  infatigable.  «  L'ennemi  nous  croit 
en  famine,  écrit-elle,  ce  n'est  pas  vrai,  nous  avons  de  quoi 
vivre  pour  deux  mois  encore.  Nos  cartes  de  boucheries  sont 
marquées  jusqu'au  15  mars,  »  et  puis  elle  donne  ce  détail  :  «  On 
tue  les  éléphans  parce  qu'ils  dévorent  trop  de  fourrage,  on  vend 
leur  chair  25  francs  la  livre.   » 

Quoi  que  Mme  Buloz  en  ait  dit,  les  obus  tombaient  de  préfé- 
rence sur  la  rive  gauche,  qui  fut  fort  éprouvée.  J'ai  vu  long- 


64 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


temps  chez  elle,  enfermé  pieusement  dans  un  charmant  secré- 
taire en  bois  de  rose,  deux  souvenirs  du  siège  de  70-71,  deux 
objets  aussi  durs,  aussi  noirs  l'un  que  l'autre.  C'étaient  un 
fragment  d'obus  tombé  dans  la  cour  de  la  rue  Bonaparte,  et 
300  grammes  de  pain  noir,  ration  d'une  journée  de  Siège... 

Malgré  son  courage,  Paris  s'épuisait.  A  la  fin  de  décembre  et 
jusqu'au  8  janvier,  il  fut  privé  de  nouvelles.  Mais  le  moral  était 
encore  bon.  On  trouvait  moyen  de  plaisanter;  on  raillait  le 
bombardement  qui  n'excitait  pas  de  crainte,  mais  une  vive 
curiosité.  Parfois  cependant,  on  s'indignait  quand  ces  obus 
«  inoffensifs  »  faisaient  des  victimes  enfantines,  comme  à 
Saint-Nicolas,  ou  tombaient  sur  des  blessés,  comme  au  Val-de- 
Grâce.  Le  8  janvier,  les  pigeons,  que  le  froid  terrible  avait 
arrêtés,  arrivèrent.  On  apprit  la  bataille  de  Bapaume,  et,  encore 
une  fois,  on  se  reprit  à  espérer. 

Enfin,  ce  furent  les  luttes  suprêmes  de  Chanzy,  la  retraite 
de  Bourbaki;  à  Paris,  Buzenval,  et  les  morts,  les  morts  nom- 
breux que  chaque  jour  faisait  la  misère.  «  On  ne  voyait  que 
corbillards  qui  s'acheminaient  seuls  vers  le  cimetière.  »  A  la  fin 
de  janvier,  tout  est  fini. 

Au  moment  de  la  capitulation,  à  la  Revue,  «  on  avait  atteint 
l'extrême  limite  des  ressources,  il  ne  restait  plus  rien,  ni 
papier,  ni  moyen  d'alimenter  d'imprimerie.  » 

François  Buloz  écrivait  à  George  Sand  le  3  février: 

«  Dans  quel  abîme  sommes-nous  tombés,  mon  cher  George! 
et  comment  notre  pauvre  pays  se  relèvera-t-il  de  là?  Espérons 
cependant  que  l'énergie,  le  travail,  et  le  malheur  nous  retrem- 
peront. Nous  avons  supporté  un  blocus,  un  bombardement  très 
douloureux,  et  pour  moi  personnellement,  j'ai  souffert  tout  ce 
qu'on  peut  souffrir  pour  faire  la  Revue,  me  couchant  chaque 
jour  à  une  heure  et  deux  heures  du  matin,  et  toujours  travaillant 
avec  Charles,  quand  il  n'était  pas  de  service.  Ces  cinq  mois,  et 
nous  ne  sommes  pas  au  bout,  comptent  double  et  triple  dans 
ma  vie.  Nous  avons  fait  tout  ce  que  nous  avons  pu  pour  réveil- 
ler, pour  exciter  le  patriotisme...  Dire  qu'une  chose  pareille  n'a 
pas  fait  surgir  un  homme  pour  prendre  la  direction  du  mouve- 
ment, qui,  après  tout,  était  vraiment  beau  I  La  France,  notre 
pauvre  France,  n'aurait-elle  plus  de  ces  hommes  dévoués  et 
grands,  qui  s'oublient  eux-mêmes  pour  ne  plus  voir  que  leur 
pays  aux  abois? 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES    EN  1870-71.  60 

«  C'est  lace  qui  m'attriste  et  m'inquiète.  Espérons  cependant 
encore  que  la  terrible  crise,  qui  va  suivre  celle  de  nos  désastres, 
produira  quelques  hommes  nouveaux  pour  refaire  la  France, 
et  reprendre  vigoureusement  l'œuvre  de  salut. 

«  Je  vous  e'cris  aujourd'hui  cette  lettre  que  je  prie  mon 
gendre  de  mettre  à  la  poste  à  Châteauroux,  car  celle  de  Paris 
ne  va  pas  encore,  et  Pailleron,  allant  rejoindre  sa  femme  à  la 
Rochelle,  est  une  voie  plus  sûre  que  la  poste  allemande,  qui 
nous  inflige  l'humiliation  de  ne  recevoir  nos  lettres  que  déca- 
chete'es. 

«  J'ai  eu  de  vos  nouvelles  par  M.  Plauchut  et  vous  avez 
bien  fait  de  rester  à  Nohant,  car  vous  auriez  été'  dans  la  néces- 
sité de  déménager  pour  éviter  les  obus,  comme  nous  avons  été 
sur  le  point  de  le  faire  (1). 

«  Ma  foi  !  nous  avons  bravement  persisté,  ma  femme  et 
moi;  mais  dans  notre  maison,  beaucoup  se  sont  éloignés. 
Maintenant,  à  part  les  obus,  la  situation  n'est  guère  plus  facile 
pour  la  Revue,  qu'il  faut  cependant  continuer  pour  ne  pas 
rendre  les  armes  aussi  aux  Prussiens,  car  la  moitié  de  nos 
collaborateurs  sont  loin  de  Paris,  et  si  vous  le  pouviez,  si  la 
tristesse  des  temps  ne  vous  a  pas  fait  tomber  la  plume  des 
mains,  venez  le  plus  tôt  possible  à  notre  secours... 

«  Vous  verrez,  quand  je  pourrai  vous  envoyer  ces  cinq  mois 
de  siège  (car  cela  ne  m'est  pas  permis  encore),  que  nous  avons 
combattu  autant  que  nous  le  pouvions.  Mais  cela  n'a  servi  de 
rien.  Hélas  1 

<(  Si  j'étais  moins  vieux,  c'est  maintenant  que  la  Revue 
aurait  une  belle  et  utile  campagne  à  faire  pour  tout  reformer 
dans  ce  cher  pays,  si  mal  conduit,  et  si  énervé  aussi.  Je  l'es- 
saierai si  les  jeunes  esprits,  môles  à  de  pures  intelligences, 
veulent  mettre  leurs  forces  à  cette  œuvre  nouvelle,  qui  pourrait 
faire  une  nouvelle  France,  si  on  s'y  mettait  de  tous  côtés  (2).  » 

George  Sand  répondit  aux  sollicitations  de  son  directeur 
en  lui  envoyant  le  Journal  d'wi  voyageur  pendant  la  guerre, 
livre  précieux  et  émouvant  toujours  ;  de  telles  œuvres,  d'ail- 
leurs, ne  se  démodent  pas,  elles  ressemblent  à  ces  beaux  rosiers 
vigoureux  et  vermeils  qui  fleurissent  en  toute  saison. 

Les  angoisses  du  siège  avaient  été  cruelles  et   sanglantes, 

(1)  George  Sand  à  Paris  avait  un  appartement  rue  Gay-Lussac. 

(2)  Collection  S.  de  Lovenjoul.  —  F.  Buloz  à  George  Sand,  F.  234.  Inédite. 

TOME   XXXIII.    —     19iC.  5 


GG 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


celles  qui  suivirent  furent  terribles  au  cœur  de  tous  les  vrais 
Français.  A  la  fin  de  février,  avant  la  signature  de  la  paix, 
Mmj  Buloz  écrivait  à  son  amie  :  «  Nous  attendons  la  paix,  quelle 
paix,  chère  amie!  Ils  salissent  jusqu'à  ce  nom!  C'est  l'égare- 
ment de  notre  pays  qu'il  faut  dire;  et  Mrae  Buloz  trouvait 
«  Paris,  à  ces  heures  d'attente,  plus  triste  qu'aux  plus  cruels  jours 
de  la  défense.  —  Alors  «  les  rues  étaient  vides,  on  entendait  le 
canon,  et  parfois  un  obus  venait  s'écraser  à  notre  porte,  mais 
on  avait  le  sentiment  de  l'action.  A  cette  heure,  tout  est  mort, 
espoir  et  défense...  de  grandes  bandes  de  soldats  désarmés, 
inoccupés,  se  traînent  le  long  des  quais  et  des  boulevards,  ne 
sachant  que  faire  de  leur  temps...  Gomment  ne  trouve-t-on  pas 
moyen  d'employer  tous  ces  bras  vigoureux,  quand  ce  ne  serait 
qu'à  déblayer  les  routes,  et  à  faire  l'exercice...  Cette  incurie 
nous  a  perdus,  et  nous  perdra  encore,  je  le  crains  bien  (1).  » 

Pendant  ces  heures-là,  on  négociait  :  «  Ces  négociations  ont 
été  horribles,  jamais  vaincus  n'ont  été  ainsi  écrasés,  humiliés, 
outragés  dans  leur  impuissance,  écrivait  Jules  Favre...  Quand  il 
fallut  mettre  le  sceau  à  cette  exécution,  j'ai  cru  que  j'allais 
mourir. ..Les  Allemands  étaient  rayonnans,  je  souffrais  tant,  que 
leur  joie  avait  cessé  d'être  une  insulte.  »  Et  encore  :  «  M.  Thiers 
a  supporté  cette  épreuve  héroïquement,  mais,  quand  nous  som- 
mes remontés  en  voiture,  il  a  fondu  en  larmes.  Nous  sommes 
venus  ainsi  jusqu'à  Paris,  lui  pleurant  toujours,  moi  étouffant  et 
foudroyé...  J'aurais  voulu  être  au  cercueil  (2).  »  Ces  lignes  sont 
du  27  février  1871  :  les  lire  une  fois,  c'est  ne  les  oublier  jamais. 

Deux  jours  après,  le  29,  Mme  F.  Buloz  écrivait  à  Nohant 
encore  :  «  Ma  chère  amie,  les  articles  de  la  paix  sont  arrêtés, 
vous  les  trouverez  d'une  abominable  rigueur.  Cependant,  sans 
l'intrépide  persévérance  de  M.  Thiers  à  défendre  pied  à  pied 
chaque  lambeau  qu'on  voulait  nous  arracher,  nous  aurions  été 
bien  autrement  et  radicalement  dévorés. 

«  La  question  de  la  limitation  du  contingent  a  manqué 
faire  rompre  la  discussion.  M.  Thiers  a  menacé  de  se  retirer  si 
aucun  des  articles  permettait  une  ingérence  quelconque  dans  nos 
affaires  de  la  part  de  la  Prusse,  —  1807  était  toujours  là  à 
propos,  pour  soutenir  une  prétention.  Enfin,  ma  chère  amie, 
buvons  ce  calice  rempli  de  tant  d'amertume... 

(1)  Collection  S.  de  Lovenjoul.  M""  F.  Buloz  à  George  Sand,  F.  2  40.  Inédite. 

(2)  Lettre  de  Jules  Favre  à  Jules  Simon,  27  février  1871. 


LÀ  BEVUE  DES  DEUX  MONDES   EN  1870-71.-  67 

«  Le  1er  mars,  nous  subirons  l'ennemi  à  Paris,  cette  entrée; 
le  se'jour  quelque  court  qu'il  soit,  est  plein  de  périls. 

«  Cette  nuit,  une  partie  de  cette  Garde  nationale,  celle  qui 
est  si  peu  sortie  à  l'heure  où  il  fallait  sortir,  est  allée  attendre 
en  armes  les  Prussiens,  qu'on  disait  devoir  entrer  avant  le  lever 
du  jour.  Un  conflit  terrible  est  à  craindre.  Conflit  dont  nous 
aurons  à  supporter  les  résultats,  qui  nous  vaudra  peut-être  le 
pillage  et  l'incendie,  qui  sera  peut-être  aussi  le  signal  d'une 
lutte  où  nous  aurons  la  douleur  et  la  honte  de  voir  les  Prussiens 
assister  comme  témoins  !  Que  Dieu  veuille  éviter  de  nouvelles 
misères  à  ce  cher  pays,  qui  en  a  vu  et  en  a  supporté  de  si  grandes 
déjà!  J'ai  pourtant  la  ferme  conviction  que,  quel  que  soit  notre 
état  de  détresse,  la  France  a  en  elle-même  des  forces  vives  pour 
aider  à  sa  régénération.  On  peut  lui  ôter  son  argent  et  ses  for- 
teresses, elle  a  son  génie  national  qui  est  hors  d'atteinte.  » 

(t  J'ai  été  bien  émue,  je  vous  assure,  en  lisant  avec  Charles  ce 
Journal  d'un  voyageur,  où,  sans  emphase,  les  sentimens  les  plus 
élevés  sur  les  choses  présentes  sont  joints  aux  impressions  de 
grand'mère...  Mon  mari,  qui  ne  pouvait  lire,  suivait  ma  lecture, 
il  a  rectifié  deux  assertions  à  propos  de  M.  Jules  Favre.  M.  Favre 
n'a  jamais  vu  le  roi  Guillaume;  à  part  cela,  qui  regarde  l'his- 
toire, tout  allait  à  merveille...  » 

Le  13  mars,  Mrae  Buloz  assurait  :  «  Nous  aussi,  nous  accep- 
tons de  préférence  à  tout  cette  république  de  tout  le  monde,  et 
non  celle  d'un  parti  violent,  impossible,  comme  vous  le  démon- 
trez vous-même.  M.  Thiers  le  veut  aussi  bien  que  les  autres 
dans  ces  conditions-là... 

«  Fasse  le  ciel  qu'on  le  croie,  et  qu'on  apprécie  ses  efforts. 
C'est  le  tort  des  républicains,  qui  n'ont  ni  l'expérience  ni  la 
pratique  des  affaires,  de  ne  se  fier  qu'à  leurs  utopies,  et  vous 
montrez  admirablement  où  elles  nous  ont  menés.  Dites  donc,  et 
redites  tout  ce  que  vous  avez  dans  le  cœur  et  la  conscience, 
l'immense  autorité  de  votre  parole  doit  avoir  un  effet  bien  salu- 
taire sur  l'esprit  de  ceux  qui  sont  attardés. 

<(  Je  vous  embrasse  ainsi  que  Mme  Lina  et  les  belles  petites 
Aurore  et  Gabrielle. 

«  C.  Buloz  (1).  » 

(1)  Collection  S.  de  Lovenjoul.  Mm*  F.  Buloz  à  George  Sand,  F.  242.  Inédite. 


G8  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Voici  encore  une  lettre  de  Mme  F.  Buloz,  datée  du  2  mars, 
et  concernant  l'entrée  des  Prussiens  à  Paris  :  le  coup  de  grâce 
pour  ces  assiégés  qui  avaient  enduré  tant  de  souffrances. 

«  Le  traité  est  ratifié  (1).  Cette  armée  de  voleurs  a  tenu,  au 
prix  d'une  forteresse,  à  venir  camper  dans  Paris,  qu'ils  n'ont 
pas  pu  prendre  (2).  Hier  matin, trente  mille  hommes  sont  entrés. 
On  avait  établi  un  vrai  parc  à  moutons  sur  la  rive  droite,  des 
Ternes,  jusqu'à  la  place  de  la  Concorde;  le  faubourg  Saint- 
Honoré  servait  de  limite  d'un  côté,  la  Seine  de  l'autre.  Ce 
n'était  pas  sans  grand  souci  que  nous  avions  vu  cette  clause 
acceptée.  La  population  était  exaspérée,  on  voulait  tirer  sur  les 
troupes,  se  faire  tuer,  et  nous  faire  bombarder  encore  une  fois, 
et  de  plus  près;  amener  le  sac  de  la  ville,  l'incendie  et  enfin 
toutes  les  épouvantes.  —  Ces  furies  se  sont  apaisées,  l'attitude  a 
été  bonne.  Depuis  hier,  Paris  a  arrêté  sa  vie.  Les  maisons  sont 
closes  du  haut  en  bas,  les  boutiques  fermées.  Le  vide  s'est  fait 
aux  environs  du  lieu  désigné.  La  satisfaction  puérile  que  les 
Bismarck  se  sont  donnée  tournera  à  leur  honte.  C'est  un  der- 
nier outrage  qu'ils  ont  voulu  nous  infliger,  ce  sera  le  complé- 
ment, improductif  cette  fois,  des  infamies  de  cette  guerre  (3).  » 


Tout  était  donc  fini.  Les  amis  de  F.  Buloz,  sa  femme,  le 
pressèrent,  dès  que  les  communications  furent  à  peu  près 
rétablies,  d'aller  prendre  un  peu  de  repos;  il  se  rendit  alors 
dans  sa  chère  Savoie.  Mais  à  peine  y  était-il  arrivé,  qu'il  apprit 
que  Paris,  bouleversé,  hélas!  était  en  proie  à  une  convulsion 
nouvelle,  le  gouvernement  à  Versailles,  des  barricades  à  Mont- 
martre, et,  dans  l'Hôtel  de  Ville,  un  gouvernement  improvisé  : 
la  Commune. 

Le  20,  la  garde  nationale  et  les  soldats  de  l'armée  régulière 
«  lâchent  pied  et  laissent  faire;  »  le  21,  «les  barricades  se 
multiplient  et  le  désordre  est  parfait  (4).  » 

Lorsqu'il  apprit  ces  événemens,  F.  Buloz,  déjà  très  éprouvé 

(1)  Par  l'Assemblée  Nationale  le  1er  mars  1871. 

(2)  «  Nous  avons  arraché  Belfort  qu'on  ne  voulait  pas  nous  rendre,  mais  en 
revanche  on  nous  impose  l'humiliation  de  l'entrée  dans  Paris.  »  (Jules  Favre.) 

(3)  Mm*  F.  Buloz  à  Mm'  R.  Combe.  Inédite, 

(4)  Taine,  Correspondance, 


LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES    EN  1870-71..  69 

par  les  luttes  passées,  fut  profonde'ment  et  douloureusement 
atteint;  il  voulut  revenir,  mais  ses  amis  l'en  empêchèrent  : 
«  Tout  allait  bien  à  la  Revue,  qu'il  ne  s'inquiétât  de  rien...  » 
Voici  d'ailleurs  le  télégramme,  daté  de  Versailles,  qu'il 
recevait,  le  27  mars,  en  Savoie  : 

«  Numéro  en  bonne  voie.  Sand  arrivé.  Soignez-vous.  Gardez 
compagnon  (1).  Veillons  à  tout. 

Signé  :  Ch.  Buloz,  Boissier,  duc  de  Broglie.  » 

A  Versailles,  devenue  capitale  provisoire,  autour  de  Thiers, 
s'étaient  groupés  Barthélémy  Saint-Hilaire,  Saint-Marc  Girardin, 
de  Rémusat,  Louis  Vitet...  d'autres  encore,  et  presque  tous  rédac- 
teurs de  la  Revue.  Une  fois  de  plus,  Mme  F.  Buloz  donna  la 
mesure  de  son  dévouement  :  très  courageusement,  elle  se  rendit 
de  Paris  à  Versailles,  à  travers  les  lignes,  pour  demander  leur 
aide  à  ces  collaborateurs;  elle  appelait  cela  «  approvisionner 
la  Revue.  »  Pendant  deux  mois  que  dura  la  Commune,  elle  fît 
le  voyage  neuf  fois,  et  bien  difficilement,  car  les  communi- 
cations étaient  peu  sûres,  les  moyens  de  locomotion  des  moyens 
de  fortune,  et  la  voyageuse  fut  souvent  obligée  de  faire  une 
partie  de  la  route  à  pied.  Aussi,  ces  fatigues,  à  la  fin  de  la 
Commune,  l'avaient-elles  littéralement  épuisée. 

A  son  amie  George  Sand,  elle  confie  : 

«  Je  mène  une  rude  vie  depuis  ces  événemens  exécrables, 
ma  qualité  de  neutre  (2)  me  permet  d'aller  chercher  à  Versailles, 
où  tout  rayonne,  le  ravitaillement  nécessaire  pour  entretenir 
notre  Revue.  Je  fais  le  métier  de  courrier  et  ce  n'est  pas  sans 
fatigue  et  sans  péril  quelquefois...  Mais,  chère  amie,  je  suis  si 
lasse,  si  triste,  si  accablée  de  toutes  nos  misères,  que  j'accepte 
de  bon  cœur  tout  surcroit  qui  me  tire  de  mon  accablement. 
Que  je  voudrais  être  loin,  ma  chère  amie,  sous  le  premier 
arbre  venu  (3)1...  » 

Dans  le  procès-verbal  de  la  séance  du  31  octobre  1871,  que 
j'ai  déjà  mentionné,  je  note  ce  passage  attestant  que  la  Revue, 
dans  ces  temps  d'épreuve,  a  pu  continuer  de  paraître...  «  grâce 


(1)  Son  secrétaire. 

(2)  Mm'  Buloz  veut  dire  que  comme  femme  on  lui  accordait  le  laissez-passer 
nécessaire. 

(3)  Collection  S.  de  Lovenjoul.  —M—  F.  Buloz  à  G.  Sand,  mars  1871,  F.  252. 


70 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


aussi  au  concours  d'une  femme  dévouée  que  le  rapport  s'abstient 
de  désigner,  mais  que  savent  nommer  les  membres  de  l'assem- 
blée, qui  témoignent  le  désir  que  leurs  sentimens  de  gratitude 
soient  exprimés  à  Mme  F.  Buloz.  » 

Pourtant,  le  rapport  ne  mentionne  pas  le  fait  suivant  : 
craignant  un  moment  que  la  Revue  ne  fût  visitée  par  les  émeu- 
tiers,  Mme  F.  Buloz  prit  toutes  les  sommes  qui  se  trouvaient 
dans  la  caisse,  — ■  environ  200  000  francs,  —  les  cacha  dans  la 
doublure  de  son  jupon,  et  passa  ainsi  tranquillement  à  travers 
les  lignes  ennemies,  et  jusqu'à  Versailles,  où  elle  put  mettre  la 
caisse  de  la  Revue  en  sûreté....  Thiers  apprit  par  Rémusat  cet 
exploit,  dont  il  se  plut  à  féliciter  la  vaillante  femme. 

Pendant  ce  temps-là,  la  Commune  faisait  rage,  et  prodiguait 
avec  abondance  ses  décrets  :  «  Thiers  et  les  ministres  accusés, 
leurs  biens  séquestrés,  le  budget  des  cultes  supprimé,  les  biens 
des  corporations  religieuses  confisqués,  »  dit  Taine,  et  aussi  : 
«  leurs  journaux,  notamment  la  Montagne,  demandant  la  guil- 
lotine. »  On  se  battait  au  début  d'avril,  et  le  Mont-Valérien 
bombardait  les  insurgés;  à  F.  Buloz  qui  voulait  reprendre  sa 
place  rue  Bonaparte,  Barthélémy  Saint-Hilaire  télégraphiait  le  3 
de  Versailles  : 

«  On  ne  peut  plus  rentrer  à  Paris,  ni  surtout  en  sortir. 
Hier  et  aujourd'hui  on  s'est  battu  autour  du  Mont-Valérien, 
nous  avons  eu  le  dessus,  mais  ce  n'est  pas  fini.  » 

Le  24,  il  lui  écrivait  : 

«  Monsieur  et  cher  camarade,  car  nous  avons  été  ensemble 
à  Louis-le-Grand, 

«  J'ai  lu  votre  lettre  à  M.  Thiers,  qui  se  prêtera  à  tout  ce  que 
vous  désirez,  et  je  vais  arranger  les  choses  entre  lui  et  M.  Saint- 
Marc  et  Vitet...  Nos  affaires  vont  beaucoup  mieux.  La  Commune 
se  désorganise  à  Paris,  et  Versailles  se  fortifie  de  jour  en  jour. 
J'espère  que  nos  préparatifs  touchent  à  leur  terme,  et  on  va 
agir  avec  la  dernière  rigueur  très  prochainement.  Je  crois 
qu'on  peut  compter  sur  le  succès,  et  l'on  peut  même  s'attendre 
à  ce  qu'il  sera  acheté  sans  trop  de  sang;  cette  semaine  ne  se 
passera  pas  sans  une  solution  au  moins  partielle. 

«  M.  Thiers  va  très  bien,  et  je  vous  souhaiterais  une  santé 
comme  la  sienne  (1).  » 

(1)  Tnédite. 


LA    REVUE  DES  DEUX  MONDES   EN    1870-71.)  Il 

Mais  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  se  leurrait;  la  lutte  fut 
plus  longue  qu'il  ne  l'avait  imaginée,  —  elle  devait  durer  plus 
d'un  mois  encore. 

«  Je  pense  que  la  soumission  de  Paris  n'est  plus  qu'une 
affaire  de  temps,  écrivait  Taine  à  sa  femme,  le  9  avril,  les 
troupes  sont  pleines  d'entrain.  »  Et  le  20  :  «  L'insurrection  ne 
sera  pas  de  sitôt  vaincue.  » 

Cependant,  à  ces  derniers  momens,  la  Commune  donnait, 
par  ses  manifestations  violentes,  des  signes  infaillibles  de  son 
impuissance  croissante.  Déjà,  en  avril,  les  Débats  étaient,  par 
elle,  supprimés,  et  Mme  Buloz  s'attendait  de  jour  en  jour  à  voir 
la  Revue  subir  le  même  sort. 

Elle  le  subit,  en  effet.  Un  article  de  M.  Beaussire  sur  le 
Procès  entre  Paris  et  la  Province,  paru  le  1er  mai  1871,  fut  le 
prétexte  de  cette  exécution.  L'auteur  avait  écrit  :  «  Il  s'en  faut 
de  beaucoup  que  Paris  soit  représenté  par  sa  prétendue  Com- 
mune; il  ne  l'est  pas  davantage  par  l'armée  cosmopolite  qui 
combat  pour  elle...  » 

M.  Beaussire  fut  «  brusquement  emprisonné...  »  et  la  Revue 
reçut  un  bref  avis  d'avoir  à  cesser  de  paraître,  —  ceci  le  19  mai.; 
Quelques  jours  après,  le  28  mai,  la  Commune  était  vaincue.  La 
Revue  parut  donc  le  1er  juin,  comme  d'habitude. 

Voici  l'arrêt  de  mort  lancé  contre  elle,  au  nom  du  citoyen 
Le  Moussu,  glorieux  inconnu,  qui,  s'il  n'a  pas  fait  autre  chose 
peudant  son  règne  éphémère,  a  du  moins  inspiré  l'intéressante 
pièce  qu'on  va  lire  : 

Paris,  le  19  mai  1871. 
COMMUNE 

UE  «  Nous,   commissaire,    délégué  au  Comité 

paris  tju  §aiut  pUblic,  conformément   au  décret  de 

ce  jour,   notifions  aux  imprimeurs  et    rédac- 

CABINKT  1  •  7 

teurs  du   journal  la  Revue  des   Deux  Mondes. 

DU  COMMISSAIRE  J    .  . 

de  police         la  suppression    de    ladite    feuille,    ainsi    que 

l'article  2  dudit  décret,  défendant  la  création 

de  tout  nouveau  journal. 

«  Pour  le  citoyen  Le  Moussu, 
«  Le  Secrétaire, 
«  Lauefer  (1).    )) 

(1)  Cette  pièce  porte  également,  à  gauche,  un  timbre  circulaire  rouge,  conte- 
nant ces  mots  :  «  Commune  de  Paris.  Commissaire  des  Délégations.  Parquet.  » 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Mme  F.  Buloz,  écrivant  a  sa  sœur,  deux  jours  après  la  récep- 
tion de  cet  avis,  n'en  paraît  pas  autrement  émue;  elle  ne 
semble  émue  que  de  la  bataille  qui  se  livre  dans  Paris.  «  On  se 
bat  d'une  façon  terrible  de  Montmartre  à  la  Porte  Maillot.  Le 
canon  n'arrête  ni  jour  ni  nuit.  Nous  avons  bondi,  l'autre  jour, 
sous  la  commotion  de  Grenelle  (1),  toutes  nos  fenêtres  se  sont 
ouvertes  brusquement.  »  Et  puis  :  «  Tu  sais,  ma  chérie,  que  la 
Commune  nous  a  supprimés?  Nous  n'avons  eu  jusqu'à  présent 
aucun  ennui  (2).  » 

Malgré  la  belle  sérénité  de  Mme  F.  Buloz,  il  était  temps  que 
le  second  siège  prît  fin  :  tout  le  monde  était  à  bout. 
Tels  sont  les  jours  cruels  qu'a  traversés  cette  Revue. 
Entourée  de  soins  comme  une  fille  tendrement  aimée,  sa 
vie,  grâce  à  eux,  ne  fut  pas  interrompue. 

Quant  à  son  vieux  fondateur,  il  servit  avec  elle  son  pa^s, 
car  il  demeura  convaincu  que  toutes  les  énergies  françaises 
devaient  se  consacrer  à  la  grandeur,  puis  au  relèvement  de  la 
Patrie.  C'est  pourquoi,  pendant  la  lutte,  il  encouragea  à  la 
résistance  suprême,  qu'il  considérait  comme  le  suprême  rachat, 
et,  après  la  lutte,  il  fit  entendre  obstinément,  dans  la  France 
dévastée  et  vaincue,  des  paroles  d'espoir,  de  concorde  et  de 
résurrection. 

Marie-Louise  Pailleron. 


(i)  L'explosion  de  la  poudrière,  avenue  Rapp. 
(2)  Inédite,  21  mai  1871. 


LA 

GUERRE  DANS  LE  LEVANT 


SALONIQUE  —  ERZEROUM  —  TRÉBIZONDE  —  BAGDAD 


Le  canon  de  Verdun,  en  soulevant  l'émotion  du  monde 
entier,  a  fait  oublier  la  prise  d'Erzeroum.  Aujourd'hui  que  la 
bataille  de  la  Meuse,  après  deux  mois  de  combats  acharnés, 
constitue  définitivement  l'échec  le  plus  grave  que  les  Alle- 
mands aient  subi  depuis  les  batailles  de  la  Marne  et  de  l'Yser 
et  marque  très  probablement  le  déclin  de  leur  force  offensive, 
il  paraît  juste  et  opportun  de  revenir  à  ce  théâtre  d'opérations 
d'Orient,  où  les  Alliés  ont  éprouvé  bien  des  déboires  et  des 
revers,  et  qui  garde  pourtant  toute  son  importance. 

Qui  peut  douter  aujourd'hui,  si  les  Alliés,  profitant  de  la 
belle  victoire  des  Serbes  sur  les  Autrichiens,  en  décembre  1914, 
étaient  entrés  résolument  dans  les  Balkans  par  Salonique,  au 
lieu  de  se  laisser  hypnotiser  par  le  forcement  des  Dardanelles 
et  la  chimère  de  la  reconstitution  de  l'union  balkanique,  que 
Constantinople  et  la  Turquie  seraient  passées  des  mains  des 
Allemands  à  celles  des  Alliés,  que  la  Grèce,  la  Bulgarie  et  la 
Roumanie,  malgré  leurs  attaches  germaniques,  auraient  été 
entraînées  sur  les  routes  du  Danube,  et  que  la  jonction  avec  les 
Russes  se  serait  faite  dans  la  plaine  hongroise  ? 

On  se  demande  vraiment  comment  les  diplomaties  ont  pu 
oublier  que  la  question  d'Orient  a  été  la  cause  directe  de  la 
guerre  actuelle  et  qu'elle  tenait  une  place  prépondérante  dans 
le  vaste  programme  de  l'impérialisme  pangermanique.  Le  plan 
politique  et  militaire  allemand  visait  sans  doute  l'hégémonie 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

européenne,  même  mondiale,  et  la  conquête  des  pays  qu'il 
considérait  comme  indispensables  à  son  expansion  économique 
ou  relevant  de  l'obédience  féodale  du  Saint-Empire  germa- 
nique ;  mais  dans  les  restrictions  à  ses  convoitises  qu'il  pouvait 
prévoir  du  fait  des  surprises  de  la  guerre,  on  peut  affirmer, 
même  à  l'heure  actuelle,  que  la  sauvegarde  de  la  grande 
conception  Hambourg-Berlin-Vienne-Constantinople-Bagdad  est 
restée  toujours  la  préoccupation  principale  du  Kaiser  et  des 
hommes  d'État  allemands. 

Ce  serait   nier  l'évidence  que   de  méconnaître  tout  l'effort 
accompli  par  l'Allemagne,  depuis  plus  de  vingt  ans,  en  Orient, 

—  effort  qui  a  abouti  à  sa  maîtrise  sur  la  Turquie,  à  la  défec- 
tion de  la  Bulgarie,  à  l'inertie  de  la  Grèce  et  de  la  Roumanie, 

—  et  de  penser  qu'elle  ne  saurait  pas,  au  cas  où  elle  pourrait 
ouvrir  la  conversation  qu'elle  désire  et  qu'elle  recherche  sur 
les  conditions  d'une  paix  de  lassitude  et  d'épuisement  réci- 
proques, faire  valoir  les  droits  acquis  et  balancer  par  les  com- 
pensations orientales  les  concessions  forcées  aux  frontières  de 
l'Ouest  et  de  l'Est. 

Or,  quels  que  soient  les  accommodemens  consentis  en 
faveur  de  la  France,  de  la  Russie,  de  la  Belgique  et  de  l'Angle- 
terre, —  et  certes  ils  ne  dépassent  pas  dans  l'esprit  des  plus 
modérés,  des  plus  clairvoyans  peut-être,  des  dirigeans  alle- 
mands les  limites  du  statu  quo  ante  bellum,  —  les  Alliés  ne 
pourraient  commettre  de  faute  plus  grave,  plus  lourde  de  consé- 
quences, que  d'abandonner  l'Orient  aux  Germaniques.  Tout 
serait  remis  en  question.  Rien  ne  serait  changé  à  l'état  de  l'Eu- 
rope, sauf  que  plusieurs  millions  de  jeunes  hommes  seraient 
morts  inutilement!  Les  nations  seraient  contraintes  à  rester, 
comme  auparavant,  en  armes,  attendant  la  reprise  fatale  et 
prochaine  de  la  guerre,  an  gré  de  la  Puissance  de  proie  qui, 
loin  d'être  abaissée  et  vaincue,  retrouverait  en  Orient  un 
accroissement  rapide  de  ses  forces  de  conquête.  Il  n'y  a  qu'à 
regarder  une  carte  pour  comprendre  le  bloc  que  formeraient 
les  Empires  du  Centre  avec  les  Balkans,  l'Asie  Mineure  et  la 
Mésopotamie,  séparant  désormais  la  Russie  de  l'Europe  occi- 
dentale, joignant  la  mer  du  Nord  au  golfe  Persique  et  à  la  route 
des  Indes,  dominant  la  magnifique  façade  de  la  Méditerranée 
du  Levant  et  le  canal  de  Suez. 

A  ce   compte,  l'Allemagne   aurait   beau  jeu    à  reconnaître 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT.  75 

momentanément  le  manque  à  gagner  en  Belgique  et  en  Pologne.; 
Elle  ne  perdrait  rien  pour  attendre. 

Est-il  possible  qu'on  laisse  une  guerre  pareille  se  clore  sur 
un  avenir  aussi  sombre  et  aussi  incertain?  Et  quoiqu'on,  puisse 
dire  que  tout  se  réglera  sur  les  grands  fronts  de  France  et  de 
Russie,  et  que,  le  jour  où  nous  serons  sur  le  Rhin,  et  les  Russes 
sur  l'Oder,  la  question  d'Orient  sera  résolue  comme  celle  d'Al- 
sace-Lorraine, il  semble,  à  considérer  les  rudes  batailles  qu'il 
faudra  livrer  encore  contre  les  fils  de  fer  barbelés  et  les  bar- 
rages de  projectiles  qui  continueront  à  couvrir  les  lignes  suc- 
cessives de  résistance  des  Allemands,  que  les  Alliés  aient  le 
plus  grand  intérêt  à  s'assurer  aussi  les  positions  nécessaires  en 
Orient  et  à  y  frapper  l'adversaire  au  point  qui  lui  est  peut-être 
le  plus  sensible. 

Sans  préjuger  et  sans  contredire  surtout  les  probabilités  de 
l'offensive  générale  qui,  nous  l'espérons,  dans  le  courant  de 
l'été,  se  déploiera  sur  tous  les  fronts  à  la  fois,  et  dont  la  menace 
inquiète  déjà  les  Impériaux,  on  ne  saurait  trop  répéter  et  faire 
comprendre  à  l'opinion  publique,  —  qui,  malgré  les  blancs  de  la 
censure,  veut  et  peut  être  informée  et  exerce  encore  quelque 
action,  —  qu'il  faut  libérer  cet  Orient  de  l'emprise  germanique 
et  y  assurer,  comme  ailleurs,  les  bases  essentielles  de  la  victoire 
européenne  et  de  la  paix  mondiale  1 

C'est  pourquoi,  même  au  milieu  du  fracas  de  la  canonnade 
de  Verdun,  nous  devons  ne  pas  oublier  ce  que  représentent 
Salonique,  Erzeroum  et  Bagdad  dans  les  prochaines  et  décisives 
opérations. 

* 
*    * 

La  prise  d'Erzeroum  fut  une  surprise  pour  les  belligérans. 
En  plein  hiver,  la  grande  place  forte  d'Arménie  enlevée  d'assaut 
par  une  armée  dont  on  ne  parlait  guère  depuis  un  an,  les  Turcs 
en  déroute  I  l'événement  excitait  un  grand  enthousiasme  en 
Russie  et  chez  les  Alliés,  et  déconcertait  les  projets  plus  ou 
moins  sérieux  des  Impériaux  contre  Salonique  et  contre  l'Egypte. 

Le  réveil  soudain  de  l'armée  du  Caucase,  qu'on  pouvait 
croire  en  quartiers  d'hiver  dans  ces  rudes  régions,  ouvrait-il 
une  campagne  nouvelle,  préméditée  et  à  longue  portée,  ou 
n'était-ce  qu'une  atlaque  brusquée  dont  les  suites  ne  dépas- 
seraient pas  l'enlèvement  d'Erzeroum?  Les  bulletins  ne  tardé- 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rent  pas  à  confirmer  que  les  opérations  prenaient  une  certaine 
ampleur  et  que  les  colonnes  russes  non  seulement  poursuivaient 
les  Turcs,  mais  s'étendaient  vers  des  objectifs  définis  :  Trébi- 
zonde,  Erzindjian,  Bitlis.  Etait-ce  le  prologue  de  la  libération 
de  l'Arménie  et  d'une  avance  stratégique  en  Asie  Mineure? 

Avant  d'examiner  les  perspectives  que  peut  ouvrir  la  marche 
en  avant  de  l'armée  du  Caucase,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
résumer  ce  qu'elle  a  fait  depuis  le  début  de  la  guerre.  Ce 
sera  rendre  un  hommage  mérité  aux  exploits  des  vainqueurs 
d'Erzeroum. 


Lorsque  la  Turquie,  déjà  germanisée,  prit  parti  pour  les 
Empires  du  Centre,  ses  armées,  à  peu  près  organisées  par 
Enver  pacha  et  le  général  allemand  Liman  von  Sanders,  étaient 
réparties,  comme  d'habitude,  en  Thrace,  autour  de  Constanti- 
nople,  en  Syrie  et  Mésopotamie,  en  Arménie,  en  Arabie.  Nous 
ignorons  s'il  y  eut  alors  un  plan  germano-turc  en  vue  d'une 
offensive  contre  l'Egypte,  qui  aurait  pu  être  tentée  à  la  faveur 
de  la  surprise  causée  par  la  détermination  de  la  Turquie. 
D'ailleurs,  l'Angleterre  prit  ses  précautions;  elle  n'eut  pour  cela 
qu'à  arrêter  les  contingens  coloniaux  qui  transitaient  par  le 
canal.  Et  nous  savons  que  la  flotte  alliée  essaya  de  forcer  brus- 
quement les  Dardanelles  dès  le  mois  dei  novembre  1914.  A  peu 
près  à  la  même  époque,  un  corps  expéditionnaire  anglo-indien 
débarquait  à  Koweït  et  s'emparait  rapidement  de  Bassorah, 
menaçant  Bagdad. 

Les  Turcs  durent,  par  conséquence,  s'opposer  à  la  double 
attaque,  très  logique,  qui  visait  Constantinople  et  Bagdad,  les 
deux  têtes  de  l'Empire  ottoman.  Entre  les  deux,  ils  pouvaient 
redouter  une  offensive  des  Russes  du  Caucase  sur  l'Arménie, 
champ  de  bataille  traditionnel.  Or,  c'était  de  ce  côté  qu'ils 
disposaient  de  forces  importantes,  trois  corps  d'armée,  les  IXe, 
Xe  et  XIe;  ils  les  renforcèrent  du  Ier  corps  et  d'une  division  du 
XIIIe  corps,  portant  ainsi  leurs  effectifs  à  plus  de  150  000  hommes. 

L'armée  russe  du  Caucase  avait  été  sans  doute  réduite  au 
profit  des  armées  de  Pologne  et  de  Galicie,  déjà  engagées  dans 
de  terribles  batailles.  Elle  avait  une  mission  plutôt  défensive, 
tant  du  côté  de  l'Arménie  que  du  côté  de  la  Perse.  Non  pas 
qu'elle  eût  à  craindre  une  agression  de  ce  dernier  pays,  très 


LA   GUERRE   DANS    LE    LEVANT. 


77 


troublé  par  ses  dissensions  intérieures,  mais  parce  que  les  Turcs 
pouvaient  aborder  la  province  transcaucasique  aussi  bien  par 
l'Azerbeidjan  persan  et  Tauris  que  par  les  routes  directes  de 
Kars  et  d'Erivan. 

Ces  deux  villes  de  Kars  et  d'Erivan  devaient  fatalement 
attirer  l'offensive  turque  :  elles  sont  les  deux  capitales  de  la 
partie  de  l'Arménie  cédée  aux  Russes  par  le  traité  de  Berlin 
de  1878.  La  masse  principale  de  l'armée  turque  se  concentra 
assez  rapidement  au  Nord-Est  d'Erzeroum  sur  les  routes  de 
Kars  et  d'Ardahan.  Elle  attaqua  vigoureusement,  dès  la  fin  de 
décembre,  l'aile  droite  russe.  Le  Ier  corps  turc  entrait  h  Ardahan, 
tandis  que  les  IXe  et  X9  corps  débouchaient  brusquement  sur 
Sarykhamich,  au  Sud-Ouest  de  Kars,  tournant  et  prenant  à 
revers  le  centre  russe  qui  s'était  avancé  sur  la  route  d'Erzeroum 
jusqu'à  Kepri-Keuï  et  qui  était  aux  prises  avec  le  XIe  corps.  On 
reconnaît  la  méthode  allemande  cherchant  l'enveloppement  de 
l'aile  et  se  rabattant  par  une  large  conversion  sur  le  centre. 

«  La  bataille  s'engagea,  dit  la  relation  que  nous  avons  sous 
les  yeux,  au  milieu  de  tourmentes  de  neige  et  sous  un  vent 
glacial.  »  Le  commandement  russe  sut  habilement  profiter  des 
intempéries  et  de  la  montagne  pour  faire  rétrograder  ses  troupes, 
avant  qu'elles  fussent  cernées.  La  résistance  héroïque  des 
arrière-gardes  retarda  les  Turcs,  qui  montrèrent  cependant 
beaucoup  d'impétuosité,  et  permit  aux  Russes  de  ramener  leurs 
réserves  et  de  contre-attaquer.  Ils  foncèrent  sur  le  IXe  corps 
turc,  qui  fut  à  peu  près  anéanti,  puis  sur  le  XIe,  qui  s'était 
avancé  près  de  Sarykhamich  et  fut  écrasé  à  son  tour.  «  Le  15  jan- 
vier, la  victoire  russe  était  complète.  »  Les  Turcs  reculaient  en 
désordre  sur  Erzeroum.  Cette  éclatante  victoire  n'eut  d'autre 
résultat  que  de  briser  l'offensive  turque.  Les  Russes  ne  purent 
poursuivre  leur  succès  et  essayer  de  s'emparer  d'Erzeroum  : 
leurs  effectifs  n'étaient  pas  suffisans  et  l'hiver  était  rigoureux. 
En  outre,  des  forces  turques  s'étaient  avancées  dans  l'Azerbeid- 
jan et  avaient  occupé  Tebris  (Tauris).  Elles  n'y  restèrent  pas 
longtemps  :  les  Russes  les  en  expulsèrent  dès  la  fin  de  janvier. 
Mais  la  situation  en  Perse  devenait  préoccupante.  Les  agens 
allemands  y  excitaient  depuis  longtemps  les  passions  hostiles 
aux  Russes  et  aux  Anglais,  et  l'entrée  en  ligne  de  la  Turquie 
risquait  de  soulever  le  monde  musulman. 

C'est  bien  ce  qu'avait  espéré  la  politique  impériale.  Le  jour 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

où  le  Kaiser,  dans  son  voyage  en  Orient,  s'était  de'claré  l'ami 
des  quatre  cent  millions  de  Musulmans,  qui  reconnaissaient, 
disait-il,  l'autorité  religieuse  du  calife  de  Constantinople,  il 
prévoyait  qu'à  son  appel,  plus  tard,  la  Guerre  Sainte  les  entraî- 
nerait à  sa  suite  et  l'aiderait  à  réaliser  le  grand  rêve  orientai 
déjà  éclos  dans  son  cerveau.  Ce  dut  lui  être  une  de  ses  plus 
cruelles  déceptions  dé  voir  non  seulement  l'indifférence  que  le 
monde  musulman,  en  général,  témoigna  à  l'alliance  des  Turcs 
et  des  Allemands,  mais  aussi  le  dévouement  des  soldats  hindous 
et  africains  à  l'Angleterre  et  à  la  France  (1). 

Après  la  reprise  de  Tebris,  les  Russes,  avertis,  procédèrent 
à  l'occupation  lente  et  méthodique  de  la  Perse,  n'y  consacrant 
que  les  forces  indispensables.  Nous  verrons  plus  loin  où  ils  en 
sont  arrivés. 

Les  deux  armées  restèrent  en  face  l'une  de  l'autre  pendant 
toute  l'année  1915,  sans  autres  événemens  que  l'avance  des 
Russes  dans  la  région  du  lac  de  Van  et  l'occupation  de  Van.  Les 
Turcs  se  maintenaient,  au  contraire,  solidement  dans  la  région 
d'Olty,  couvrant  Erzeroum.  Le  théâtre  d'opérations  d'Arménie 
paraissait  bien  secondaire,  en  regard  des  grands  fronts  d'Occi- 
dent et  de  Pologne,  en  regard  même  des  Dardanelles.  Du  côté 
de  Bagdad,  la  situation  restait  aussi  stationnaire. 

A  la  fin  de  1915,  la  cause  des  Alliés  paraissait  bien  compro- 
mise en  Orient.  La  trahison  de  la  Bulgarie,  l'écrasement  de  la 
Serbie,  la  jonction  définitive  des  Austro-Allemands  avec  Con- 
stantinople, relevaient  la  Turquie  défaillante  et  rendaient  vain 
tout  l'héroïsme  sacrifié  aux  Dardanelles.  Les  Turcs  ne  parlaient 
rien  moins  que  de  partir,  avec  le  concours  des  Allemands,  à  la 
conquête  de  l'Egypte  ! 

La  décision  des  Alliés  de  rester  à  Salonique  changea  la 
face  des  choses.  Si  tardive  qu'elle  eût  été,  elle  a  annihilé  tout 
l'effort  fait  par  les  Impériaux  dans  la  campagne  balkanique  de 
l'automne  dernier,  elle  a  réservé  l'avenir.  En  concentrant  à 
Salonique  une  puissante  armée,  les  Alliés  tiennent  en  suspens 
la  victoire  que  les  Impériaux  croyaient  acquise,  et  gardent  leur 
liberté  d'action  en  Orient. 


(1)  Il  ne  faudrait  pas  cependant  négliger  les  sentimens  germanophiles  qui  ont 
été  entretenus  en  Egypte  par  le  précédent  Khédive,  et  les  résultats  de  la  propa- 
gande des  agens  allemands  .en  Afrique,  en  particulier  en  Tripolitaine  et  au 
Maroc.  Une  défaite  des  Alliés  en  Orient  pourrait  avoir  de  graves  conséquences. 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT.  10 

La  reprise  de  l'offensive  russe  en  Arménie  en  est  la  première 
manifestation. 

» 

*    « 

L'arrivée  des  Russes  devant  Erzeroum  et  l'assaut  de  la  ville 
tiennent  du  prodige.  Il  faut  dire  que  les  troupes  qui  ont  accompli 
ce  fait  d'armes  appartiennent  à  ces  corps  du  Caucase  et  de 
Sibe'rie  que  rien  n'arrête,  ni  les  neiges  et  les  glaces  de  l'hiver, 
ni  les  chaleurs  de  l'été,  ni  les  obstacles  du  terrain.  Quand  on 
pourra  connaître  en  détail  les  batailles  livrées  par  nos  Alliés 
d'Orient  sur  cet  immense  front  qui  va  de  la  mer  Baltique  à 
l'Arménie,  une  magnifique  part  sera  réservée  aux  Caucasiens  et 
aux  Sibériens.  Et  leurs  exploits  ne  sont  pas  terminés. 

Il  faut  se  rendre  compte  de  ce  qu'était  la  place  forte  d'Erze- 
roum  et  quelle  forte  organisation  défensive  les  Russes  ont  si 
rapidement  brisée. 

La  ville  d'Erzeroum,  qui  est  à  l'altitude  de  2000  mètres, 
est  située  dans  une  de  ces  plaines,  anciens  bassins  lacustres, 
fréquentes  sur  les  hauts  plateaux  arméniens  et  anatoliens.  La 
branche  occidentale  de  l'Euphrate,  ou  Kara-Sou,  y  débouche  de 
la  montagne  et  coule  h  travers  des  marais  qui  couvrent  au 
Nord  l'accès  de  la  ville.  Erzeroum  est  adossée  aux  pentes  du 
Devé-Boïnou,  sur  lequel  s'élèvent  les  forts  avancés  de  la  place 
vers  l'Est.  Au  Sud,  les  monts  Palanteken  se  dressent  à  plus  de 
3  000  mètres  de  hauteur,  dominant  la  plaine  de  1200  mètres. 
Entre  les  deux  chaînes,  une  dépression  ouvre  la  route  de  Kars 
sur  la  plaine  de  Passine. 

La  vue  autour  d'Erzeroum  est  magnifique;  les  montagnes 
ont  un  aspect  sévère  et  grandiose;  les  villages  apparaissent  à 
demi  cachés  dans  les  rudes  vallées.  De  nombreux  ruisseaux 
descendent  vers  la  ville  à  travers  les  rues  elles-mêmes;  aussi 
l'eau  ne  manque  pas,  mais  elle  transforme  la  ville  en  un  vaste 
bourbier;  les  pluies  passent  en  torrens.  L'intérieur  de  la  ville 
est  par  conséquent  peu  agréable  ;  l'absence  de  verdure  aggrave 
l'impression  de  gris  sale  que  donnent  les  maisons,  mal 
construites  en  pierres  volcaniques.  Pourtant,  de  belles  mos- 
quées, des  hammam  et  des  soukh  bien  construits  laissent  à  la 
ville  cet  éclat  apparent  qui  caractérise  les  villes  d'Orient. 
L'école  Médrissa,  avec  ses  portes  ouvragées  et  ses  deux  minarets 
élégans  et  harmonieux,  rappelle  l'art  arabe  du  xne  siècle.: 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Erzeroum  est  en  effet  une  très  ancienne  ville.  Elle  est  au 
carrefour  des  routes  les  plus  directes  qui  relient  la  Mésopo- 
tamie à  la  Mer-Noire  et  le  Caucase  à  l'Asie-Mineure.  Son  nom, 
Erzen-er-roum,  veut  dire  :  terre  des  Romains.  Capitale  de 
l'ancien  royaume  arménien,  elle  fut  occupée  par  les  Romains, 
puis  par  les  Byzantins,  et  elle  tomba  avec  l'Empire  grec  sous  la 
domination  turque. 

La  population,  fort  mélangée  d'Arméniens,  de  Persans  et  de 
Juifs,  ne  dépasse  guère  50  000  habitans.  Ses  ouvriers  forgerons 
sur  cuivre  et  sur  bronze  sont  connus  en  Orient,  ainsi  que  ses 
tanneurs  et  ses  fabricans  de  babouches. 

Le  climat  est  rude,  mais  salubre,  par  suite  de  l'altitude  : 
l'hiver  est  très  rigoureux,  et  l'été  modéré. 

Sa  situation  stratégique  en  a  fait  une  place  forte.  D'abord 
entourée  de  remparts,  la  citadelle,  dominée  par  les  hauteurs 
voisines,  était  incapable  de  soutenir  une  attaque  par  le  canon. 
Les  Turcs,  sous  la  direction  des  Allemands,  en  avaient  fait  un 
camp  retranché  d'une  forme  particulière.  En  effet,  toute  l'orga- 
nisation défensive  est  tournée  vers  l'Est  et  barre  les  routes  du 
Caucase,  en  particulier  la  route  de  Kars.  La  chaîne  Devé-Boïnou 
au  Nord-Est,  la  chaîne  Palanteken  au  Sud,  étaient  tenues  et 
reliées  par  des  forts  à  la  moderne  bien  armés.  A  20  kilomètres 
au  Nord,  deux  forts  gardaient  la  route  d'Olty.  Plusieurs  petits 
forts  défendaient  les  abords  immédiats  de  la  place. 

Erzeroum,  ainsi  protégé,  était  devenu  le  grand  centre  des 
approvisionnemens  et  des  réserves  de  l'armée  turque  d'Arménie. 
La  valeur  de  ses  fortifications,  la  puissance  des  canons  Krupp, 
le  matériel,  tout  à  fait  excellent,  qui  y  était  concentré,  la 
force  numérique  de  sa  garnison,  et  la  présence  même  de  la 
troisième  armée  turque,  semblaient  rendre  invraisemblable  une 
chute  rapide  de  la  place.  Cette  guerre  nous  a  donné  bien  des 
surprises;  nous  avons  vu  des  camps  retranches  réputés  tomber, 
comme  les  murailles  de  Jéricho,  sous  l'écrasement  des  obus  de 
305  et  de  420.  Sauf  celui  de  Przemysl,  les  sièges  ont  duré  à 
peine  quelques  semaines.  L'enlèvement  d'Erzeroum,  en  cinq 
jours,  en  plein  hiver,  est,  croyons-nous,  sans  exemple  dans 
l'histoire  des  guerres,  d'autant  qu'il  a  coïncidé  avec  la  défaite  et 
la  déroute  d'une  armée  qui  aurait  pu  s'y  accrocher  et  prolonger 
la  résistance. 

On  ne  saurait  trop  admirer  avec  quel  art  et  quel  mystère 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT. 


ont  été  préparées  les  opérations  sur  Erzeroum.  On  y  reconnaît 
bien  la  maîtrise  du  grand-duc  Nicolas  ! 

Jusqu'à  la  fin  de  décembre,  l'état-major  turc  n'a  rien 
soupçonné.  Même  quand  les  premiers  engagemens  témoignèrent 
de  la  reprise  de  l'offensive  russe,  les  politiciens  de  Gonstantinople 
n'y  attachèrent  aucune  importance.  Toutes  les  forces  disponibles 
étaient  employées  en  Thrace,  en  Syrie,  en  Mésopotamie.  On 
préparait  l'attaque  de  l'Egypte!  Ce  ne  fut  qu'en  apprenant  l'ap- 
parition des  Cosaques  aux  abords  d'Erzeroum  et  la  défaite  de 
Kepri-Keuï  que  les  divisions  turques  de  Syrie  et  du  vilayet  de 
Smyrne  furent  dirigées  à  la  hâte  sur  Angora,  et  que  Sanders 
pacha  fut  nommé  au  commandement  de  l'armée  d'Arménie. 

Le  plan  du  grand-duc  Nicolas  paraît  avoir  été  fondé  sur  la 
surprise  d'une  attaque  à  fond  en  plein  centre  turc  avant  le 
dégel.  Les  corps  d'aile  de  l'armée  turque  étaient  trop  loin,  à 
Olty  et  au  lac  de  Van,  pour  intervenir  à  temps,  et  ils  devaient 
d'ailleurs  être  tenus  en  respect  par  de  forts  détachemens. 

On  pouvait  espérer  que  la  rupture  et  la  retraite  du  centre 
détermineraient  un  tel  ébranlement  que  les  Russes  arrive- 
raient en  même  temps  que  leurs  adversaires  en  face  d'Erze- 
roum, ne  leur  laisseraient  pas  le  temps  de  se  ressaisir,  et 
qu'ainsi  la  défense  de  la  place  serait  paralysée  par  l'encombre- 
ment des  fuyards.  Il  n'y  avait  pas  d'ailleurs  à  songer  à  faire 
un  siège  régulier,  d'abord  à  cause  de  l'hiver,  ensuite  parce  que 
le  chemin  de  fer  du  Caucase,  Tiflis-Kars,  ne  dépassait  pas  Sary- 
khamisch,  à  140  kilomètres  d'Erzeroum,  et  qu'il  était  impossible 
d'amener  l'artillerie  lourde  nécessaire.  Les  journaux  russes, 
auxquels  nous  empruntons  ces  détails,  racontent  que  les  soldats 
russes  étaient  obligés  de  monter  les  canons  à  bras  sur  les 
pentes  couvertes  de  neige,  et  qu'ils  ont  combattu  en  janvier  et 
en  février  par  des  froids  de  20  à  25  degrés,  sous  des  tourmentes 
et  avalanches  de  neige,  la  figure  brûlée  éclatant  en  ampoules.) 
Les  chameaux  épuisés  se  traînaient  sur  les  genoux. 

Le  succès  de  cette  audacieuse  campagne  ne  pouvait  donc 
être  assuré  que  par  la  rapidité  de  l'attaque.  Il  fallait  enlever 
Erzeroum  de  vive  force  ou  se  remettre  sur  la  défensive.  Tout 
a  cédé  devant  la  volonté  de  fer  des  chefs  et  des  soldats  :  les 
Turcs,  les  élémens  déchaînés,  et  la  place  elle  même! 

L'armée  du  Caucase  a  commencé  ses  opérations  pour  ainsi 
dire  avec  l'année  4916,   en  tenant  compte  de  l'écart  de  treize 

TOME    XXXÎU.    —    191Ô.  6 


82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


jours  qui  existe  entre  les  deux  calendriers,  d'Occident  et 
d'Orient.  Elle  a  attaqué  brusquement  à  la  fois  sur  Olty,  Tortoum 
et  Kepri-Keuï.Le  19  janvier,  les  Turcs,  pris  de  panique,  fuyaient 
par  les  routes  qui  convergent  à  Erzeroum,  abandonnant  blessés, 
prisonniers,  armes,  munitions.  Les  Cosaques  les  pourchassaient 
de  si  près  qu'ils  arrivèrent  en  même  temps  qu'eux  sur  les 
glacis  des  forts  d'Erzeroum.  La  déroute  du  centre  fut  si  brusque 
et  l'attaque  d'Erzeroum  si  rapide  que  les  fractions  de  l'armée 
turque  qui  se  trouvaient  aux  ailes  ne  purent  revenir  sur  Erze- 
roum et  durent  faire  retraite,  au  Nord  par  la  vallée  du  Tchorok 
sur  Baibourt,  au  Sud  par  Mouch. 

Les  Russes  débouchèrent  sur  Erzeroum  en  trois  colonnes,  au 
Nord  et  à  l'Est,  par  les  routes  d'Olty  et  de  Kars,  et  au  Sud  par 
le  défilé  de  Palanteken. 

L'assaut  fut  immédiat.  La  colonne  du  Nord  enlevait  les 
forts  Kara-Sulek  et  Tafta,  et  tournait  ainsi  les  défenses  du 
Devé-Boïnou.  L'attaque  du  centre  emportait  les  forts  Graz, 
ïopolaki,  Aksi-Tchaka,  Siwchli,  tandis  que  celle  du  Sud  abor- 
dait le  Palanteken.  On  doit  reconnaître  que  la  garnison  se 
défendit  avec  acharnement;  elle  fit  d'énergiques  contre-atta- 
ques sur  les  marais  glacés  du  Kara-sou  et  sur  les  pentes  du 
Palanteken.  Mais,  comment  résister  à  ces  soldats  russes  qui 
dévalaient  des  montagnes  en  se  laissant  glisser  assis  sur  la  neige 
à  toute  vitesse,  comme  s'ils  tombaient  des  nuages? 

Une  habile  manœuvre  de  la  colonne  du  Nord  enveloppa  les 
Turcs  qui  résistaient  dans  la  plaine.  Puis  l'assaut  est  donné  à  la 
troisième  ligne  des  forts.  Partout  les  drapeaux  russes  apparais- 
sent, sur  le  Devé-Boïnou  comme  sur  le  Palanteken.  Les  Cosaques 
entrent  à  Erzeroum,  traversent  la  ville,  et  se  jettent  à  la  pour- 
suite des  débris  de  la  garnison  et  de  la  troisième  armée,  qui 
s'enfuient  par  les  chaussées  de  Baïbourt  et  d'Erzindjian. 

Il  est  à  remarquer  qu'Erzeroum  n'a  pas  capitulé.  La  place 
fut  évacuée  par  les  divisions  turques  décimées.  Elle  ne  put  être 
investie.  Mais  le  butin  fut  énorme.  Non  seulement  presque  tout 
l'armement  du  camp  retranché  tombait  aux  mains  des  Russes, 
mais  la  troisième  armée  turque  perdait  à  peu  près  toute  son 
artillerie  de  campagne  et  laissait  un  très  grand  nombre  de 
prisonniers. 

La  34e  division  était  à  peu  près  anéantie. 

Nous  manquons  encore  de  données  précises  pour  faire  le 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT.i 


83 


récit  que  mériterait  cet  assaut  inouï  d'un  camp  retranché.  Il  a 
duré  sans  interruption  cinq  jours  et  cinq  nuits.  Le  fort  deKara- 
Subek  a  été  enlevé  en  cinq  heures.  Et  l'on  peut  s'imaginer, 
d'après  ce  trop  pâle  résumé,  ce  qu'ont  été  l'escalade  de  ces  glacis 
de  neige,  l'enlèvement  des  tranchées  revêtues  de  glace,  le 
combat  sans  trêve  par  un  froid  terrible  I  Mais  tout  cela  est  si 
lointain  pour  nous,  qui  tressaillons  chaque  jour  à  la  lecture  des 
communiqués  de  la  terrible  bataille  de  Verdun,  que  nous  ne 
pouvons  que  donner  une  pensée  fugitive  à  de  tels  exploits. 
Saluons  cependant  ces  héros  du  Caucase  et  leur  chef,  le  général 
YoudenitchI 

Après  l'entrée  à  Erzeroum,  non  seulement  les  colonnes 
russes  ont  poursuivi  les  Turcs  avec  vigueur,  mais  elles  ont 
continué  leurs  opérations  suivant  un  plan  qui  paraît  bien  défini, 
quoique  sujet  à  des  lenteurs  qu'expliquent  la  nature  du  pays  et 
la  saison. 

Avant  de  s'avancer  directement  d'Erzeroum  sur  Erzindjian, 
il  était  indispensable  de  refouler  tous  les  corps  turcs  qui  s'échap- 
paient par  la  vallée  du  Tchorok,  et  dans  la  région  de  Mouch 
par  la  vallée  de  l'Euphrate  inférieur  (Murad  Sou),  et  de  s'em- 
parer de  Trébizonde,  le  grand  port  de  la  Mer-Noire,  et  de  Bitlis, 
près  du  lac  de  Van. 

La  possession  de  Trébizonde  importe  avant  tout  pour  établir 
la  liaison  par  mer.  La  flotte  russe  est  à  peu  près  maîtresse  de  la 
Mer-Noire.  Nous  disons  «  à  peu  près,  »car  des  sous-marins  alle- 
mands ont  été  signalés  à  plusieurs  reprises,  sortant  du  Bosphore 
ou  de  Varna.  Et  si  l'on  en  croit  certaines  informations  récentes, 
quelques  transports  turcs  auraient  réussi  à  arriver  à  Trébizonde 
sous  la  protection  du  Breslau.  Les  Russes  ont  donc  marché  sur 
Trébizonde,  à  la  fois  par  la  côte,  en  partant  de  Batoum,  et  par 
la  vallée  du  Tchorok,  en  traversant  les  chaînes  abruptes  du 
Lazistan.  A  l'heure  où  nous  écrivons,  une  dépêche  annonce  la 
prise  de  Trébizonde.  Les  opérations  que  nous  prévoyons  vont 
être  facilitées. 

Bitlis  est  une  des  poternes  du  Taurus  arménien  ;  elle  ouvre 
la  route  directe  du  Tigre  et  de  la  Mésopotamie.  Mouch  et  Bitlis 
ont  été  occupées  très  vite.  Toute  la  région  du  lac  de  Van  est 
nettoyée.  Mais  les  Russes  se  trouvent  en  face  des  Kurdes  qui 
tiennent  les  revers  méridionaux  du  plateau  arménien. 

Il  est  assez  difficile  de  préciser  la  situation  exacte  des  avant- 


84  REVUE    DES    DEUX    M0NDE3. 

gardes  russes.  Nous  pouvons  estimer  qu'elles  se  sont  avancées 
sur  toutes  les  routes  qui  partent  d'Erzeroum,  couvrant  les 
concentrations  nécessaires  (1).  Nous  ignorons  également  les 
effectifs  de  l'armée  du  grand-duc.  Ils  ont  été  sans  nul  doute 
considérablement  renforcés,  soit  avec  une  partie  de  l'armée  qui 
fut  rassemblée  vers  octobre  et  novembre  dernier  à  la  frontière 
roumaine  en  vue  de  porter  secours  aux  Serbes,  et  qui  ne  put 
obtenir  de  la  Roumanie  libre  passage  à  travers  la  Dobroudja, 
soit  avec  des  troupes  de  Sibérie  et  de  l'Oural. 

Le  front  sur  lequel  opère  cette  armée  est  très  vaste,  de  Tré- 
bizonde  à  la  frontière  de  l'Azerbeidjan  persan.  Mais  le  carac- 
tère montagneux  de  ces  régions  permet  d'économiser  les  forces 
en  concentrant  les  colonnes  sur  les  routes  des  grandes  vallées, 
les  seules  praticables  à  l'artillerie  et  aux  convois,  et  en  assurant 
les  liaisons  par  des  détachemens  légers.  Néanmoins,  si  l'avance 
actuelle  des  Russes  n'est  que  le  prélude  de  grandes  opérations 
dans  le  Levant,  le  commandement  devra  disposer  de  plusieurs 
centaines  de  mille  hommes.  Car  il  faut  compter  qu'à  mesure 
que  les  opérations  s'étendront  en  Asie  Mineure,  les  réserves 
dont  disposent  les  Turcs  pourront  intervenir  utilement.  En  effet, 
le  théâtre  de  guerre  du  Levant  diffère  de  ceux  de  l'Europe,  non 
point  tant  par  le  relief  du  sol  et  le  climat  que  par  le  manque 
de  voies  de  communication,  en  particulier  de  chemins  de  fer. 

Nous  ne  pouvons  préjuger  les  opérations  elles-mêmes  qui 
dépendent  de  la  volonté  et  des  forces  des  Russes  et  de  leurs 
alliés.  Mais,  puisque  la  prise  d'Erzeroum  n'a  pas  été  un  fait 
de  guerre  exceptionnel  et  isolé,  et  qu'elle  a  déjà  entraîné 
l'occupation  et,  on  peut  le  dire,  la  libération  d'une  partie  de  la 
malheureuse  Arménie,  il  semble  opportun  d'examiner  les 
conditions  dans  lesquelles  peut  se  développer  une  stratégie 
offensive  en  Asie  Mineure. 


Les  opérations  en  Asie  Mineure  (2)  sont  en  étroite  corréla- 
tion avec  celles  des  Balkans,  car  elles  ont  un  objectif  unique  : 

(1)  Les  derniers  communiqués  russes  annoncent  que  des  attaques  turques 
contre  le  centre  de  l'armée  russe  ont  été  repoussées.  11  y  a  donc  eu  un  retour 
offensif  des  Turcs,  qui  s'explique  par  l'arrivée  des  renforts. 

(2)  Consultez  les  cartes  d'Asie  Mineure  dans  les  grands  atlas  Hachette,  Vidal 
Lablache,  Niox,  et  les  éditions  spéciales  publiées  pour  la  Guerre. 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT. 


85 


Conslantinople,  c'est-à-dire  la  ruine  de  l'Empire  ottoman  et.  par 
le  fait  même,  la  défaite  de  l'Allemagne  et  la  solution  de  la  ques- 
tion d'Orient  au  profit  des  Alliés.  Mais  il  est  certain  que  Salo- 
nique  est  plus  près  de  Constantinople  qu'Erzeroum  et  Bagdad, 
et  que  l'attaque  principale  doit  partir  de  la  base  d'opérations  la 
plus  avantageuse.  Tout  ce  qui  peut  seconder  cette  attaque  prin- 
cipale, diviser  et  détourner  l'ennemi,  lui  enlever  de  ses  res- 
sources et  de  ses  disponibilités,  n'en  doit  pas  moins  entrer  dans 
les  calculs  de  l'offensive  stratégique.  Or,  nous  savons  ce  qu'est 
l'Asie  Mineure  pour  la  Turquie  :  c'est  le  réservoir  de  son  armée 
et  son  magasin  à  vivres. 

L'attaque  des  Dardanelles  était  logique,  elle  visait  Constan- 
tinople au  plus  court,  et  la  possession  des  Détroits  avait  une 
double  et  heureuse  conséquence  :  elle  assurait  la  liaison  avec  la 
Russie,  elle  coupait  les  Balkans  de  l'Asie  Mineure.  Il  ne  s'agit 
plus  de  la  reprendre,  puisque  aux  Turcs  se  sont  ajoutés  les 
Bulgares.  Avant  d'entrer  à  Constantinople,  il  faut  battre  les 
Bulgares  et  entrer  à  Sofia. 

Mais  il  tombe  sous  le  sens  que  l'offensive  de  Salonique  sera 
puissamment  soutenue  si  les  Turcs  sont  obligés  de  faire  face 
aux  armées  alliées  en  Asie  Mineure.  Cela  ne  veut  pas  dire  sans 
doute  que  Salonique  attendra  que  les. armées  d'Erzeroum  et  de 
Bagdad  soient  sur  la  rive  d'Asie  en  vue  de  Sainte-Sophie. 
Seulement,  le  jour  où  ces  armées  entreraient  en  Anatolie  et  en 
Syrie,  le  sort  de  la  Turquie  serait  décidé. 

Reste  à  savoir  si  cela  est  possible.  Nos  lecteurs  voudront 
bien  admettre  le  postulat  que  j'ai  posé,  en  tête  de  cet  article, 
sur  la  nécessité  qui  s'impose  d'agir  en  Orient  et  de  considérer 
le  front  balkanique  au  même  titre  que  les  autres  fronts.  La  vic- 
toire dans  les  Balkans,  en  rouvrant  le  chemin  de  Vienne  aux 
armées  alliés,  —  y  compris  les  Raliens,  —  serait  aussi  féconde 
que  le  forcement  des  lignes  allemandes  en  France  et  en  Russie. 
Personne  n'en  doute,  mais  on  diffère  d'avis  sur  les  possibilités 
d'exécution.  Pour  en'  raisonner  à  coup  sûr,  il  faudrait  avoir  les 
élémens  de  certitude  dont  disposent  seuls  les  Gouvernemens, 
c'est-à-dire  :  les  tableaux  des  effectifs  restans,  du  matériel  et 
des  munitions,  les  moyens  de  transport  des  ravitaillemens,  les 
renseignemens  contrôlés  sur  la  situation  de  l'adversaire.  Mais, 
même  ainsi  documentés,  les  chefs  politiques  et  militaires 
peuvent  se  tromper  et  rester  indécis.   Nous  en  avons  eu  des 


86 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


exemples  dans  cette  guerre  dont  la  prolongation  douloureuse 
est  certes  due  au  de'faut  de  vues  d'ensemble  autant  qu'aux 
divergences  fatales  des  coalitions.  Aussi  est-il  permis,  sous 
réserve  de  la  censure  bien  entendu,  d'essayer,  même  avec  des 
renseignemens  insuffîsans,  d'orienter  les  esprits,  et  peut-être 
d'incliner  les  Gouvernemens  vers  des  résolutions  capables 
d'abréger  la  durée  du  sanglant  sacrifice. 

La  question  que  nous  nous  posons  est  celle-ci.  Les  Russes 
sont  en  Arménie,  à  Erzeroum,  à  Trébizonde,  à  Bitlis;  les  Anglais 
sont  près  de  Bagdad  et  en  Egypte.  Comment  peuvent-ils 
combiner  leurs  opérations  de  manière  à  se  joindre  et  à  marcher 
sur  Gonstantinople  ? 

Regardons  la  carte. 

D'Erzeroum  et  de  Trébizonde  les  Russes  ont  à  franchir  un 
millier  de  kilomètres  pour  atteindre  le  Bosphore.  La  route  la 
plus  directe  est  par  le  littoral  de  la  Mer-Noire,  de  Trébizonde  à 
Samsoun,  de  Samsoun  à  Iléraclé,  d'Héraelé  à  Scutari.  La  route 
d'Erzeroum  passe  par  Sivas  et  Angora  où  elle  retrouve  le 
chemin  de  fer. 

L'armée  russe  qui  s'avancerait  en  Anatolie  doit  suivre  ces 
deux  routes.  La  colonne  du  littoral  a  l'avantage  d'avoir  ses 
ravitaillemens  assurés  par  la  flotte  et  d'être  pour  ainsi  dire 
convoyée  par  elle  ;  mais  la  route  est  resserrée  entre  la  mer  et  les 
hauts  escarpemens  qui  la  bordent  de  très  près,  et  fréquem- 
ment coupée  par  de  petits  torrens,  tantôt  à  sec,  tantôt  gonflés 
par  les  pluies. 

La  colonne  centrale  aurait  un  double  rôle  :  refouler  les 
Turcs  successivement  de  Sivas,  d'Angora,  de  toute  l'Anatolie, 
et  se  tenir  en  liaison  avec  la  colonne  du  littoral,  séparée  d'elle 
par  une  distance  moyenne  de  150  à  200  kilomètres.  Les  ports 
de  la  Mer-Noire  sont  reliés  à  l'Anatolie  par  de  vieilles  routes, 
connues  sous  le  nom  d'Echelles  du  Levant. 

Angora  (Ancyre)  est  le  terminus  de  la  voie  ferrée  Scutari- 
Eskicheïr.  Peut-être  les  Allemands  l'ont-ils  prolongée  de  quel- 
ques kilomètres  dans  la  direction  de  Sivas.  D'Erzeroum  à  Sivas, 
il  y  a  450  kilomètres  environ,  de  Sivas  à  Angora  à  peu  près 
autant.  La  grande  difficulté  est  donc  de  relier  les  armées  russes 
par  une  voie  ferrée  au  terminus  du  chemin  de  fer  du  Caucase, 
Sari-khamich.  Il  est  probable  que  le  tronçon  jusqu'à  Erzeroum 
est  en  construction,  mais  au  delà  peut-on  prévoir  que  la  pose 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT. 


87 


du  rail  suivra  la  marche  des  colonnes?  Tout  est  possible  avec 
des  ingénieurs,  de  la  volonté,  du  matériel  et  des  travailleurs. 
Mais  le  ravitaillement  peut  être  organisé  par  les  moyens  ordi- 
naires, en  réparant  les  routes.  Ce  que  les  Turcs  ont  fait  pour 
leur  armée  d'Arménie,  les  Russes  l'accompliront  encore  mieux, 
d'autant  qu'ils  auront  la  maîtrise  des  ports  de  la  Mer-Noire.  Ils 
ne  doivent  pas  s'attendre  à  trouver  des  ressources  dans  le  pays. 
Les  Turcs  y  auront  passé  !  Et  quels  que  soient  les  succès  de 
l'offensive  russe,  les  Turcs  auront  le  temps  d'achever  la  ruine 
de  ces  malheureuses  contrées. 

Une  autre  direction  s'ouvre  aux  Russes  en  partant  de  la  base 
de  l'Arménie;  c'est  celle  d'Alexandrette  et  d'AIep.  Deux  routes 
y  conduisent  :  d'Erzeroum  par  Erzindjian  et  Kharpout  sur 
Marach,  de  Bitlis  par  Diarbékir  sur  Ourfa  et  Alep.  La  première 
descend  les  défilés  du  Taurus  par  la  vallée  de  l'Euphrate  ou  par 
celle  du  Djiboum,  la  seconde  entre  directement  dans  la  Haute- 
Mésopotamie  et  aboutit  au  chemin  de  fer  en  construction  d'AIep 
à  Bagdad.  Même  dans  l'hypothèse  d'une  marche  sur  Constanti- 
nople  par  l'Anatolie,  les  Russes  doivent  diriger  des  forces 
importantes  sur  ces  routes  pour  couvrir  et  flanquer  la  colonne 
principale  du  centre.  Mais  le  but  à  atteindre  de  ce  côté  est 
autrement  sérieux  qu'une  mission  de  flanc-garde. 

Voici  ce  qu'écrivait  en  1882  le  général  Niox,  alors  profes- 
seur de  géographie  militaire  à  l'Ecole  de  Guerre  : 

«  La  route  d'Erzeroum  à  Alexandrette  et  Antioche  est  la 
ligne  la  plus  courte  par  laquelle  les  Russes  peuvent  atteindre 
le  littoral  de  la  Méditerranée,  et  par  conséquent  un  des 
objectifs  principaux  de  leur  entreprise.  Si,  un  jour,  ils  arrivent 
à  s'établir  militairement  sur  cette  ligne,  ils  intercepteront  tout 
le  commerce  des  Indes  par  terre.  Les  Anglais,  surveillent  avec 
attention  leurs  progrès  et  les  entravent  par  tous  les  moyens 
possibles.  La  conquête  d'Alexandrette  par  les  Russes,  en  leur 
donnant  un  débouché  sur  la  Méditerranée  à  peu  de  distance  du 
canal  de  Suez,  aurait  une  importance  peut-être  plus  grande  que 
la  conquête  de  Gonstantinople.  Aussi  l'Angleterre  s'est-elle 
hâtée  de  négocier  avec  la  Sublime-Porte  l'occupation  de  l'île  de 
Chypre,  et  s'immisce-t-elle  dans  les  questions  d'organisation 
intérieure  des  provinces  de  l'Asie  Mineure  (1).  » 

(1)  Géographie  militaire.  Le  Levant.  Le  bassin  méditerranéen. 


S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'était  en  effet  l'époque  où  la  rivalité  de  l'Angleterre  et  de 
la  Russie  était  le  plus  âpre  en  Orient.  La  Russie  s'était  avancée 
dans  l'Asie  centrale  jusqu'aux  confins  des  Indes.  Elle  avait 
construit  le  Transcaspien.  Les  généraux  russes  parlaient  cou- 
ramment de  l'attaque  des  Indes.  La  question  d'Egypte  était 
devenue  aiguë.  L'intluence  de  la  Russie  paraissait  prépondé- 
rante à  Gonstantinople.  Or,  c'est  à  ce  moment  que  l'Allemagne, 
profitant  très  habilement  des  circonstances,  commença  sa  péné- 
tration en  Orient.  Elle  sut  écarter  la  Russie  et  l'Angleterre  de 
ce  terrain  où  elles  se  menaçaient  réciproquement,  et  y  prendre 
leur  place.  La  Russie  s'en  fut  vers  un  rêve  de  domination  asia- 
tique jusqu'en  Extrême-Orient,  où  elle  allait  se  heurter  au 
Japon;  l'Angleterre  reprit  ses  démêlés  avec  la  France,  dont  la 
politique  coloniale  l'inquiétait,  et  tourna  son  attention  vers 
l'Afrique.  Le  Drang  nach  Osten  allait  devenir  la  grande 
conception  germanique  et  se  traduire  pratiquement  par  le  che- 
min de  fer  de  Bagdad  et  la  colonisation  de  l'Asie  Mineure  et  de 
la  Mésopotamie. 

Or,  aujourd'hui,  les  Russes  et  les  Anglais  ont  enfin  compris 
le  danger.  Et,  nous  ne  nous  lasserons  pas  de  le  répéter,  cette 
entente  tardive  a  amené  l'Allemagne  à  déchaîner  la  guerre 
pour  préserver  l'œuvre  de  domination  qu'elle  avait  élaborée  en 
Orient  et  qu'elle  comptait  étendre  à  l'Occident  et  au  monde 
entier. 

Tout  est  changé  du  coup  dans  le  Levant,  et  il  ne  s'agit  plus 
de  craindre  que  les  Russes  s'établissent  en  conquérans  sur  la 
ligne  Erzeroum-Alexandrette.  Les  Anglais  sont  en  Mésopotamie 
et  en  Egypte,  et,  unis  désormais  aux  Russes,  ils  luttent  pour 
expulser  les  Germaniques  du  Levant  et  libérer  les  nationalités 
opprimées  et  saignées  par  le  tortionnaire  ottoman. 

Or,  où  peuvent  se  joindre  les  Anglais  et  les  Russes,  sinon 
précisément  à  Alep  et  Alexandrette?  Et  comment  n'y  ont-ils  pas 
songé  plus  tôt?  L'histoire  de  cette  guerre  nous  révélera  plus 
tard  d'étranges  et  inexplicables  erreurs.  Il  ne  pouvait  guère  en 
être  autrement,  dans  la  surprise  des  événemens  et  par  suite  des 
situations  respectives  des  belligérans.  L'étendue  et  la  violence 
de  la  lutte  ont  dépassé  tout  ce  qu'avaient  pu  imaginer  les 
doctrinaires  de  la  politique  internationale  et  de  la  guerre 
moderne.  Seuls  peut-être  les  Allemands  avaient  prévu  le  déve- 
loppement  formidable   du    conflit   et   s'y  étaient  préparés   en 


LA    GUERRE    DANS    LE    LEVANT. 


89 


conséquence,  et  ils  sont  restés  pourtant  en  dessous  de  leur 
prévoyance. 

Du  jour  où  la  Turquie  s'est  faite  la  vassale  et  la  complice 
des  Impériaux,  les  Alliés  avaient  toute  liberté  pour  trancher 
enfin  la  question  d'Orient.  La  neutralité  de  la  Turquie,  forcé- 
ment bienveillante  aux  Allemands,  eût  été  plus  gênante  pour 
les  Alliés  que  son  hostilité  déclarée.  Il  semble  bien  que  l'Angle- 
terre l'ait  compris  et  qu'elle  ait  eu  le  ferme  dessein  d'abattre 
rapidement  la  Turquie  et  de  rattacher  du  coup  tous  les  Balka- 
niques à  la  cause  des  Alliés.  L'attaque  des  Dardanelles  le  prouve 
bien.  Nous  savons  ce  qu'elle  a  donné.  D'autre  part,  un  corps 
expéditionnaire  fourni  par  l'Inde  débarquait  à  Koweït  et 
s'emparait  presque  sans  coup  férir  de  Bassorah.  Un  pas  de 
plus,  il  était  à  Bagdad  !  mais  la  force  et  peut-être  la  volonté  ont 
manqué!  Et  après  s'être  approchée  jusqu'à  Ctésiphon  à  la  fin 
de  1915  (!)  la  division  Townshend  s'est  fait  bloquer  à  Kout-el- 
Amara  et  attend  depuis  trois  mois  qu'on  vienne  la  délivrer,  ce 
à  quoi  s'efforce  lentement  la  division  Gorringe.  Les  inonda- 
tions, paraît-il,  entravent  les  opérations  I 

La  vérité  est  que  l'attaque  anglaise  du  golfe  Persique  a  été 
faite  sans  plan  défini  et  sans  les  moyens  nécessaires.  N'insistons 
pas  sur  les  fautes,  et  voyons  ce  qu'on  peut  faire  aujourd'hui  (1). 

On  ne  peut  douter  que  le  drapeau  anglais  flottera  bientôt 
sur  Bagdad,  si  les  Anglais  le  veulent  bien.  Attendront-ils  que  les 
détachemens  russes,  qui  filtrent  peu  à  peu  à  travers  le  Lou- 
ristan  persan,  sur  la  route  de  Kermanschah  à  Bagdad,  viennent 
sonner  leurs  fanfares  aux  portes  de  la  vieille  cité  des  Califes? 
Et  n'est-ce  pas  le  moment  d'une  action  décisive,  combinée  avec 
les  Russes,  pour  gagner  la  première  étape  qui  doit  amener  la 
Jonction  définitive?  Nous  ignorons  aussi,  comme  beaucoup 
d'autres  choses,  quel  est  l'effectif  des  troupes  russes  qui  opèrent 
en  Perse  ;  ces  troupes  doivent  appartenir  aux  corps  transcas- 
piens,  leur  avance  en  Perse  a  été  lente,  elles  ont  dû  nettoyer  le 
pays  de  la  tourbe  des  agens  allemands,  mais  elles  sont  à  Ispahan 
et  à  Kermanchah.  De  Kermanchah  à  Bagdad,  il  y  a  environ 
300  kilomètres.; 

(1)  Nous  rendons  pleine  justice  à  l'effort  de  nos  Alliés.  Il  a  été  mis  en  lumière 
par  M.  Sleed,  l'éminent  rédacteur  du  Times,  dans  une  conférence  faite  à  «  Foi  et 
Vie.  »  Nous  savons  que,  comme  nous,  l'Angleterre  est  revenue  de  loin  !  Mais  elle 
a  eu  beaucoup  à  apprendre,  militairement  et  diplomatiquement!  Et  sa  lenteur 
garantit  sa  ténacité  historique. 


90 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Si  donc  les  Anglais  veulent  prendre  en  Egypte  une  partie 
des  forces  qu'ils  y  ont  immobilisées  pour  défendre  le  canal, 
l'armée  de  Mésopotamie  sera  en  état  de  monter  sur  Bagdad,  et 
d'en  faire  la  base  des  opérations  vers  Alep  et  Alexandrette.  De 
Bitlis  à  Alep  par  Diarbékir,  la  distance  est  d'environ  500  kilo- 
mètres. De  Bagdad  à  Alep,  par  la  vallée  de  l'Euphrate,  il  faut 
compter  800  kilomètres.  L'objectif  n'est  donc  pas  à  portée  de 
la  main,  et  ne  peut  être  atteint  qu'au  bout  de  plusieurs  mois,  et 
non  sans  difficultés.  Une  campagne  d'été  en  Mésopotamie,  avec 
de  forts  effectifs,  exige  une  sérieuse  préparation  ;  mais  les 
Russes  et  les  Anglais  ont  l'expérience  des  expéditions  de  ce 
genre. 

Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  les  Russes  arriveraient  les 
premiers  dans  la  région  d'Alep  et  d' Alexandrette.  Les  Anglais 
ont  un  autre  moyen  de  leur  donner  leur  concours,  tout  simple- 
ment en  débarquant  à  Alexandrette.  L'idée  n'est  pas  nouvelle. 
N'en  a-t-on  pas  parlé  dans  les  Conseils  qui  ont  précédé  la 
constitution  de  l'armée  de  Salonique? 

Bref,  on  est  allé  à  Salonique,  on  n'est  pas  allé  à  Alexandrette. 
Il  est  encore  temps  d'y  débarquer  des  troupes  d'Egypte,  à  moins 
que...  elles  n'aient  été  transportées  déjà  ailleurs  1 

Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'une  certaine  confusion  s'est  produite 
depuis  la  prise  d'Erzeroum  sur  la  répartition  des  forces  en 
Orient.  Et  les  communiqués  de  la  dernière  Conférence  des 
Alliés  ne  nous  ont  rien  appris  de  ses  décisions  au  sujet  de 
l'Orient. 

Cette  incertitude  est  pénible  pour  ceux  qui,  comme  nous, 
sont  convaincus  de  l'importance  du  front  d'Orient.  Par  suite 
des  fautes  de  1915,  la  situation  y  est  fort  compliquée.  Mais  de 
l'exposé  que  nous  venons  de  faire,  et  qui,  nous  l'avouons, 
repose  plus  sur  des  intuitions  que  sur  des  documens  précis, 
n'est-il  pas  possible  de  dégager  quelques  conclusions  aussi 
fermes  que  modérées? 

D'abord,  il  faut  agir  en  Orient.  L'immobilité  et  l'inaction 
sont  des  signes  de  faiblesse  pour  les  Orientaux.  La  prise 
d'Erzeroum  a  eu  un  très  grand  retentissement  parce  qu'elle  a 
montré  que  la  force  russe  était  intacte.  La  prise  de  Bagdad 
produirait  le  même  effet.  Mais,  si  Russes  et  Anglais  en  restaient 
là,  qu'y  aurait-il  de  changé? 

Au  contraire,  que  les  Russes  et  les  Anglais  s'établissent  for- 


LA    CUERRE    DANS    LE   LEVANT. 


91 


tement  sur  le  front  Trébizonde-Sivas-Alexandrette,  quelles 
seraient  les  conséquences?  La  Mésopotamie,  la  Syrie  et  l'Arabie 
désormais  séparées  de  l'Empire  ottoman,  Arabes  et  Syriens  se 
rallieraient  aux  Alliés.  Les  armées  turques,  obligées  de  défendre 
l'Anatolie,  ne  pourraient  plus  participer  aux  opérations  des 
Balkans.  Et  déjà  ne  voit-on  pas  tous  leurs  effectifs  disponibles  se 
porter  vers  l'Arménie,  abandonnant  la  Thrace  et  les  Bul- 
gares (1)? 

En  outre,  les  flottes  alliées  peuvent,  par  de  rapides  et  fré- 
quentes croisières,  tenir  les  ports  de  Smyrne,  d'Adalia,  de  Mer- 
sina,  de  Beyrouth,  sous  la  menace  de  bombardement  et  de 
débarquement.  Les  Turcs  se  laissent  facilement  émouvoir  par 
ces  démonstrations.  Et  l'on  se  demande  comment  nous  ne 
sommes  pas  encore  à  Beyrouth. 

Nous  voulons  souhaiter,  en  terminant  cet  article,  que  les 
événemens  ne  démontrent  pas  bientôt  toute  l'importance  de  ce 
théâtre  d'opérations.  Il  est  encore  temps  d'y  faire  l'effort  qui 
convient  et  qui  peut  avoir  les  résultats  décisifs  que  nous  avons 
indiqués.  Salonique,  Erzeroum,  Trébizonde,  Bagdad,  Alexan- 
drette,  Smyrne,  Sofia,  Constantinople  !  Ces  noms  ont  gardé  toute 
leur  valeur  historique.  Que  l'Angleterre  et  la  Russie  s'en  sou- 
viennent à  cette  heure  solennelle  où  se  jouent  les  destinées  de 
l'Europe!  Comme  on  l'avait  prédit,  la  question  d'Orient  a  mis 
le  feu  au  monde  entier.  L'Allemagne  n'arrêtera  l'effroyable 
hécatombe  humaine  que  lorsque  l'Orient  lui  sera  définitivement 
arraché.  Et  nous  persistons  dans  notre  conviction  que  cette  pre- 
mière défaite  serait  le  prélude  du  reflux  germanique  sur  le  Rhin 
et  sur  l'Oder. 

Général  Malleterre., 


(1)  Des  renseignemens  que  nous  recevons  nous  indiquent,  en  effet,  que  les 
Turcs  se  concentrent  actuellement  en  Asie  Mineure  pour  arrêter  les  Russes.  Ils 
ne  veulent  plus  entendre  parler  de  Salonique.  L'armée  turque,  qui  a  beaucoup 
souffert  aux  Dardanelles  et  en  Arménie,  ne  doit  pas  dépasser  500  000  hommes; 
mais  les  meilleurs  élémens  et  la  plupart  des  officiers  ont  disparu.  On  compte 
environ  50  divisions,  dont  beaucoup  à  effectif  très  réduit.  La  grosse  masse  de 
l'armée  est  en  Asie  Mineure;  quelques  divisions  défendent  la  capitale  et  le  gou- 
vernement jeune-turc.  Sept  divisions  sont  en  Mésopotamie,  deux  en  Syrie,  une  à 
Alexandrette,  deux  ou  trois  dans  la  région  de  Smyrne.  Quatre  sont  encore  en 
Arabie.  Les  Turcs  ont  reçu  de  l'artillerie  allemande,  mais  leurs  ravitaillemens 
sont  difficiles  à  travers  l'Asie  Mineure.  On  voit  à  quelle  dispersion  de  ses  forces 
est  contrainte  la  Turquie. 


1/ APOTRE  DES  INDES  ET  DU  JAPON 


FRANÇOIS  DE  XAVIER 


III  « 

DE  GOA  AUX  ILES  MOLUQUES 


VI.   —  LES   JOURS    DURS    COMMENCENT 

Il  ne  suffisait  pas  de  conquérir  des  âmes:  il  fallait  organiser 
la  conquête.  Les  catéchistes  que  François  laissait  dans  les 
villages  convertis,  dépositaires  des  prières  traduites,  n'avaient 
aucune  autorité.  Il  soupirait  après  la  venue  de  Micer  Paul  et  de 
Mansilhas.  Ils  avaient  dû,  depuis  longtemps,  débarquer  à  Goa; 
et,  bien  qu'on  sût  qu'il  les  attendait,  on  ne  se  hâtait  point  de 
'  les  lui  envoyer.  On  mettra  souvent  beaucoup  de  nonchalance  à 
lui  obéir.  En  décembre  1543,  toujours  sans  nouvelles,  il 
retourna  à  Goa,  où  il  trouva  ses  deux  compagnons  installés  au 
collège  de  Sainte-Foi.  L'Evêque  avait  eu  besoin  d'eux  et  les 
avait  gardés.  Une  cruelle  épidémie  s'était  abattue  sur  la  ville.  Le 
gouverneur  avait  fait  taire  les  cloches  de  la  cathédrale  qui  son- 
naient trop  de  funérailles.  Le  clergé  n'avait  point  chômé.  Mais 
il  s'était  plus  occupé  des  morts  que  des  vivans  qui  sont  moins 
commodes  ;  et  sans  doute  le  fléau  avait  encore  démoralisé  la 
population.  François  laissa  Paul  à  Sainte-Foi  :  il  prit  avec  lui 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  et  du  15  mars. 


FRANÇOIS    DE    XAVIER.  93 

Mansilhas,  un  prêtre  espagnol,  un  prêtre  indigène  et  un  vieux 
soldat,  Juan  de  Artiaga,  qui  aurait  fait  un  bon  suisse  à  Pam- 
pelune,  mais  qui  se  montra  si  têtu  et  si  brouillon  que  François 
fut  obligé  de  le  congédier.  Tels  étaient  les  tâcherons  qu'il  rame- 
nait sur  la  côte  de  la  Pêcherie. 

La  situation  avait  un  peu  changé.  C'est  le  lendemain  des 
conversions  qui  est  dur  pour  les  convertis  et  pour  les  conver- 
tisseurs. Les  superstitions  et  les  mauvaises  habitudes,  un  instant 
éblouies,  rouvrent  les  yeux  et  se  ressaisissent  dans  la  somno- 
lence de  la  vie  familière.  La  religion  chrétienne  est  une  lutte 
perpétuelle;  et  toute  espèce  de  lutte  répugne  au  tempérament 
apathique  de  l'Hindou.  Moyennant  quelques  rites  et  quelques 
offrandes,  il  ne  demandait  à  ses  dieux  que  de  ne  pas  le  tour- 
menter. Mais  voici  un  Dieu  qui  empêche  les  gens  de  dormir. 
Ils  deviennent  impatiens  et  de  mauvaise  humeur.  Mansilhas, 
qui  comptait  sur  de  timides  néophytes,  fut  désappointé. 
Il  n'était  déjà  pas  très  intelligent  en  Europe  :  que  fut-ce 
sous  le  soleil  de  l'Inde  !  Les  Paravers  ne  tardèrent  point  à 
flairer  en  lui  un  homme  très  inférieur  au  Père  François.  Ses 
brusqueries  et  ses  colères,  qui  provenaient  surtout  de  son 
incompréhension,  compromettaient  l'œuvre  de  l'apôtre.  Mais 
François  l'aimait.  Dans  l'affection  qu'il  lui  portait,  il  entrait  un 
peu  de  gratitude  pour  celui  qui  s'était  offert  de  si  bon  cœur  à 
l'accompagner,  un  peu  de  pitié  aussi  et  l'attrait  de  la  difficulté 
qui  séduit  les  grandes  âmes  lorsqu'elles  veulent  utiliser  même 
les  rebuts  et  fertiliser  même  les  cailloux.  On  retrouve  presque 
toujours  derrière  les  hommes  exceptionnels  un  de  ces  êtres 
gauches,  maladroits,  mal  venus,  qu'ils  traînent  «affectueusement 
dans  leur  orbite.  Ils  sont  parfois  forcés  de  les  lâcher  en  route; 
et  c'est  ce  qui  arriva  en  1548.  Mansilhas  appelé  aux  Moluques 
refusa  de  recommencer  une  exploration  en  pays  païen  :  il 
en  avait  tout  son  soûl.  Exclu  de  la  Compagnie,  il  n'en  resta 
pas  moins  attaché  à  François.  Aifisi  de  vieilles  domestiques, 
qu'un  coup  de  tête  a  chassées  de  chez  leur  maître,  n'ont  d'autre 
joie  dans  la  vie  que  de  le  saluer  de  loin  et,  quand  il  a  tré- 
passé, de  fleurir  sa  tombe. 

Pour  le  moment,  il  était  encore  docile;  et  François  lui 
écrivait  de  Punicale,  de  Manapad,  de  Tuticorin,  de  Trichandur, 
de  toutes  les  villes  de  la  côte,  d'où  il  dirigeait  ses  travaux, 
des  lettres  charmantes  que  Mansilhas  nous  a  conservées,  seule 


94 


REVUE    DES    DETJX    MONDES. 


marque  d'esprit  qu'il  ait  jamais  donnée.  François  lui  prêchait 
la  patience,  la  bonté.  Il  le  consolait  de  ses  tribulations;  il 
l'élevait  à  ses  propres  yeux  :  «  Rendez  toujours  grâce  à  Dieu 
de  vous  avoir  choisi  pour  un  office  aussi  noble  que  celui  que 
vous  remplissez.  »  Jamais  dans  ces  petites  lettres  écrites  à  la 
hâte  un  mot  qui  sente  le  maître.  Les  ordres  sont  donnés  sous 
forme  de  prières.  Mais  les  prières  sont  instantes  et  vous  tiennent 
continuellement  en  haleine.  Un  jour  dans  ce  village,  le  lende- 
main dans  un  autre.  Que  devient  le  petit  Mathieu?  Visitez 
les  chrétiens  de  Punicale.  Ceux  qui  enseignent  les  enfans 
s'acquittent-ils  bien  de  leur  tâche  ?  Hâtez-vous  de  bâtir  une 
église.  Mansilhas  le  lit  et  sue  à  grosses  gouttes.  François  l'asso- 
cie à  ses  inquiétudes.  Bien  plus,  il  lui  confie  ses  tristesses.  Il 
lui  parle  comme  à  un  ami  et  même  comme  il  ne  parle  pas  à 
ses  amis.  Mansilhas  est  un  des  rares  hommes  qui  aient  entendu 
tomber  de  sa  bouche  des  aveux  de  découragement. 

Le  succès  de  François  chez  les  Paravers  avait  probablement 
décidé  l'envoi  d'un  capitan  et  de  quelques  soldats  à  Tuticorin. 
L'apôtre  les  avait-il  demandés?  Ce  ne  serait  pas  impossible.  En 
tout  cas,  ils  y  seraient  venus  sans  qu'il  les  demandât.  Des  chré- 
tiens et  des  perles  :  double  aubaine.  Quand  le  missionnaire 
suivait  le  soldat,  il  n'y  avait  que  demi-mal,  ou,  si  l'on  aime 
mieux,  il  réparait  la  moitié  du  mal  que  son  devancier  avait 
commis.  Mais  il  était  beaucoup  plus  grave  que  le  soldat  emboî- 
tât le  pas  au  missionnaire.  Dès  que  les  Portugais  se  furent 
embusqués  à  Tuticorin,  les  choses  se  gâtèrent.  Le  20  mars, 
François  écrit  à  Mansilhas  :  «  Faites-moi  savoir  des  nouvelles 
des  chrétiens  de  Tuticorin  et  si  les  Portugais,  qui  y  sont  établis, 
leur  font  quelque  tort.  »  Le  lendemain,  nouvelle  lettre  :  on 
vient  de  l'informer  qu'un  Portugais  s'est  saisi  d'un  message  du 
roi  de  Travancore  et  a  jeté  le  messager  en  prison.  Pourquoi? 
Sans  doute  pour  le  rançonner.  Son  indignation  éclate  :  «  Je  ne 
sais  quel  parti  prendre  :  mieux  vaudrait  peut-être  ne  plus 
perdre  notre  temps  et  quitter  un  pays  où  ceux  qui  doivent 
nous  aider  n'en  ont  cure  et  laissent  tous  les  excès  impunis...  Je 
ne  veux  plus  entendre  les  si  justes  plaintes  de  ces  gens  à  qui 
l'on  fait  de  telles  injures  sur  leurs  propres  terres.  »  Six  jours 
après,  les  Portugais  volent  des  femmes  esclaves  à  Punicale. 
Deux  mois  et  demi  plus  tard,  la  redoutable  cavalerie  des 
Badages,  caste  guerrière  du  Maduré,  fondait  sur  les  villages  de 


FRANÇOIS    DE    XAVIER.  95 

la  Pêcherie,  pour  venger  ces  outrages.  Le  roi  du  Maduré  et  le 
roi  de  Travaucore  étaient  souvent  en  guerre;  et  la  côte,  qui 
dépendait  tantôt  de  l'un,  tantôt  de  l'autre,  leur  servait  de 
champ  de  bataille.  Mais,  selon  toutes  probabilités,  leurs  démêlés 
n'avaient  rien  à  voir  dans  cette  agression,  pas  plus  qu'en  1549, 
quand,  les  soldats  portugais  ayant  insulté  les  Brahmes  et 
souillé  leurs  temples,  les  Badages  sonnèrent  de  nouveau  le  boute- 
selle  et  que  leur  invasion  coûta  la  vie  au  jeune  Père  Antoine 
Griminale,  une  des  plus  belles  figures  de  jésuites  qui  aient 
paru  aux  Indes  du  temps  de  François. 

Les  Paravers  se  dispersèrent  sur  les  flots  et  dans  la  forêt. 
Mansilhas  voulut  gagner  du  pied  et  rejoindre  le  vieux  guerrier, 
Juan  de  Artiaga,  qui,  remercié  par  François,  était  allé  porter 
ses  lumières  un  peu  plus  loin.  Mais  François  le  retint  à  son 
poste.  Il  accourut  au  cap  Gomorin  et  se  tint  en  permanence  où 
son  troupeau  était  le  plus  menacé.  Un  jour,  la  fermeté  et  la 
noblesse  de  son  attitude  firent  reculer  une  bande  de  pillards.  Le 
tourbillon  passé,  il  recueillait  les  fugitifs,  et,  dans  l'appréhen- 
sion d'un  retour  offensif,  organisait  des  mesures  de  prudence 
d'autant  plus  nécessaires  que,  chez  les  Hindous,  l'insouciance 
succède  à  la  panique  aussi  vite  que  leur  pagne,  trempé  par 
l'averse,  sèche  au  soleil.  Le  capitan  de  Tuticorin,  Cosme  de 
Payva,  qui  tondait  les  chrétiens  et  vendait  des  chevaux  aux 
Badages,  n'avait  même  pas  essayé  de  sauver  quelques  Portu- 
gais, qui  furent  massacrés.  Mais,  à  son  tour  pris  de  peur,  il 
s'était  sauvé  dans  les  îles;  on  avait  détruit  sa  maison,  et  main- 
tenant il  jetait  feu  et  flamme  contre  l'apôtre  et  refusait  de  le 
recevoir.  «  Aidez-le,  écrira  plus  tard  François  à  Mansilhas, 
aidez-le  à  décharger  sa  conscience  des  vols  qu'il  a  commis  sur 
cette  côte,  des  maux  et  des  meurtres  que  sa  grande  cupidité  a 
occasionnés;  donnez-lui  aussi,  comme  ami  de  son  honneur,  Ie 
conseil  de  restituer  l'argent  qu'il  accepta  de  ceux  qui  tuèrent 
les  Portugais.  C'est  si  vilaine  chose  que  de  vendre  à  prix  d'ar- 
gent le  sang  des  Portugais  I  »  Mais  Gosme  de  Payva  n'avait  pas 
plus  envie  de  décharger  sa  conscience  que  d'alléger  ses  poches. 
Enfin,  les  Badages  consentirent  à  retourner  dans  leurs  bourgs 
fortifiés.  La  galopade  de  leurs  chevaux  ne  troubla  plus  les  ébats 
nocturnes  des  chacals.  Les  Paravers  rebâtirent  des  huttes  pour 
les  chauves-souris,  pour  les  reptiles  et  pour  eux. 

Les  défections  et  les  petites  mutineries  qui  se  produisirent 


(JG 


REVUE    DES    DEUX    MONDES,) 


parmi  les  Chrétiens  blessèrent  et  irritèrent  François.  Il  a  vu  de 
près  la  pusillanimité  et  l'inconstance  des  Hindous;  il  a  senti  la 
nécessité  d'être  sévère  à  leur  égard.  De  temps  en  temps  aussi, 
l'ancien  «  féodal  »  se  réveille  dans  l'apôtre.  Je  relève  ce  mot  d'un 
de  ses  courts  billets  à  Mansilhas  :  «  Je  ne  veux  pas  du  tout  que 
des  gens  si  désobéissans  ou,  pour  mieux  dire,  des  Chrétiens  rené- 
gats jouissent  des  fruits  de  notre  mer.  »  De  notre  merl  Mais  à  qui 
appartenait-elle,  cette  mer?  Au  Portugal  ou  à  ces  pêcheurs 
qu'il  prétendait  exclure  de  la  pêche  des  perles,  parce  qu'ils 
avaient  abandonné  une  foi  dont  ils  n'avaient  encore  qu'une 
imparfaite  connaissance?  Si  même  le  châtiment  n'était  point 
excessif,  l'expression  nous  paraît  fâcheuse,  comme  d'un  conqué- 
rant plutôt  que  d'un  missionnaire.  Seulement  ce  missionnaire 
est  excédé.  Ses  nerfs  le  trahissent.  Il  écrira,  quelques  lignes  plus 
bas  :  «  Je  suis  si  ennuyé  de  vivre  qu'il  me  semble  meilleur  de 
mourir  pour  la  défense  de  notre  Loi  et  Foi.  »  Une  occasion 
se  présenta  qui  lui  permettait  d'espérer  peut-être  cette  mort 
dont  sa  lassitude  lui  donnait  le  goût. 

Le  roi  de  Travancore,  dont  l'influence  avait  contribué  à  paci- 
fier la  côte  et  à  calmer  les  Badages,  l'invitait  à  venir  dans  ses 
Etats.  Ce  rajah  sortait  de  la  caste  des  Naïrs  très  répandue  à  Cali- 
cut  et  sur  le  rivage  occidental.  On  y  pratiquait  la  polyandrie. 
Chaque  femme  y  pouvait  avoir  trois  maris  qui,  tous  trois,  nous 
rapporte  Pyrard,  s'entendaient  pour  la  nourrir,  elle  et  ses  en- 
fans.  Quand  elle  mourait,  on  ne  nous  dit  point  que  ses  trois 
maris  étaient  brûlés  avec  elle.  La  polyandrie  l'emportait  donc 
en  humanité  sur  la  polygamie.  Mais  je  crois  que  le  rajah  était 
polygame,  car,  à  son  avènement,  on  le  consacrait  Brahme,  et 
d'une  manière  fort  originale.  On  fondait  une  vache  en  or.  Il 
y  entrait;  et,  quand  il  en  sortait  avec  sa  toque  en  drap  d'or, 
ses  colliers  d'or,  son  écharpe  d'or,  son  large  pantalon  rouge 
brodé  d'or,  ce  veau  d'or  était  presque  aussi  brahme  que  les 
Brahmes  issus,  comme  on  le  sait,  de  la  bouche  de  Brahma.  Il 
n'en  était  pas  moins  un  pauvre  petit  prince  qui  tremblait  de- 
vant ses  grands  vassaux  et  qui  aurait  bien  voulu  les  mettre 
à  la  raison.  Il  pensa  que  l'appui  des  Portugais  ne  lui  serait  point 
inutile  et  manifesta  le  désir  de  voir  l'homme  dont  la  répu- 
tation faisait  du  bruit  sur  la  côte  des  Paravers.  Malgré  les  avis 
qu'il  reçut  de  ne  point  voyager  par  terre,  et  à  travers  bien  des 
dangers,  François  se  rendit  à  son  invitation.  Nous  ignorons  dans 


François  de  xavier.  97 

quelle  ville  du  Sud  il  le  rencontra.  Le  rajah  lui  accorda,  avec 
l'ostentation  coutumière  des  roitelets  orientaux,  l'autorisation 
d'exercer  son  ministère  apostolique.  Cela  ne  lui  coûtait  rien,  et 
il  comptait  en  retirer,  du  côté  portugais,  des  avantages  maté- 
riels. Mais  le*  rajah  s'exagérait  le  don  d'ubiquité  de  la  flotte  por- 
tugaise et  de  la  poignée  de  soldats  qu'elle  débarquait  de  temps 
à  autre  le  long  des  côtes  ;  et  François  s'exagérait  le  pouvoir  du 
rajah.  Les  Naïrs  étaient  inaccessibles  à  l'évangélisation;  et  les 
Brahmes  ne  voyaient  aucun  inconvénient  à  ce  que  le  prince, 
dont  ils  formaient  le  conseil,  abandonnât  au  prêtre  étranger 
des  g'ens  qui  n'étaient  que  leurs  esclaves,  les  Macuas,  pêcheurs 
comme  les  Paravers,  plus  grossiers,  et  beaucoup  plus  voleurs. 

Pendant  un  mois,  François,  précédé  d'un  édit  tambouriné 
du  prince,  parcourut,  de  village  en  village,  ces  rivages  humides 
et  chauds,  couverts  d'une  végétation  dont  l'ombre  et  les  arômes 
tombent  sur  les  épaules  comme  une  chape  de  plomb.  Revêtu 
d'un  surplis,  mais  la  soutane  en  lambeaux,  il  réunissait  autour 
de  lui  les  hommes  et  les  enfans,  leur  apprenait  à  se  signer, 
leur  récitait  et  leur  expliquait  les  prières,  et,  quand  ils  avaient 
dit  :  «  Je  crois,  »  les  baptisait.  Les  hommes,  rentrés  chez  eux, 
lui  envoyaient  leurs  femmes  et  leurs  filles.  Puis  on  détruisait  les 
huttes  d'idoles  et  les  idoles  elles-mêmes.  Le  mois  n'était  pas 
écoulé  qu'il  avait  baptisé  environ  dix  mille  personnes.  Pêche 
miraculeuse,  mais  où  les  gros  poissons  n'étaient  pas  pris.  Ces 
conversions  en  masse  n'ont  d'importance  sociale  que  si  elles 
englobent  les  classes  dirigeantes.  Ce  n'était  point  le  cas;  et  cent 
Brahmes  convertis  eussent  plus  fait  pour  la  christianisation  de 
l'Inde  que  cent  mille  Macuas.  Il  est  vrai  qu'au  regard  de  Dieu 
l'âme  d'un  Macua  a  le  même  prix  que  celle  d'un  rajah,  le  rajah 
eût-il  séjourné  une  année  tout  entière  dans  le  ventre  d'une 
vache  d'or.  Encore  faut-il  que  cette  âme  aille  à  la  foi  nouvelle, 
je  ne  dis  pas  en  toute  connaissance  de  cause,  mais  seule- 
ment avec  candeur.  Ce  n'était  pas  le  cas  non  plus.  Au  Nord 
du  Travancore  et  à  moitié  route  de  Cochin,  les  Portugais  pos- 
sédaient à  Coulam  un  fortin  dont  le  capitan  était  en  situation 
de  gêner  les  Macuas  dans  leurs  pêches  et  les  avait  déjà  plus 
d'une  fois  punis  de  s'être  alliés  aux  Musulmans  de  Calicut.  La 
plupart  virent  dans  leur  adhésion  aux  rites  du  Frangui  une 
formalité  qui  les  mettrait  à  l'abri  des  rigueurs  du  Portugais. 
Le    petit    bulletin  où    l'on    inscrivait    leur    nom    de    baptême 

tome   xxxrn.  —  1 91 C. 


08 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


leur  servirait  désormais  de  sauf-conduit.  Et  la  faveur  dont 
l'étranger  semblait  jouir  près  du  prince  les  affranchissait 
de  toute  inquiétude.  François  leur  fit  valoir  ces  avantages 
matériels  qu'ils  comprenaient  beaucoup  mieux  que  les  spiri- 
tuels. On  le  lui  a  reproché.  Nous  sommes  devenus  si  chatouil- 
leux sur  les  procédés  de  conversion  !  Et  surtout,  ceux  qui  se 
sont  détachés  de  la  religion  ont  tellement  peur  qu'elle  n'altère 
sa  pureté  I  Ils  craignent  toujours  qu'elle  ne  marche  sur  la 
terre  et  crient  au  scandale  quand  sur  ses  chemins  escarpés  elle 
s'accroche  aux  intérêts  humains.  Mais  ces  mêmes  hommes,  dès 
qu'il  s'agit  du  triomphe  de  leur  philosophie  politique,  n'hésitent 
point  à  suborner  l'électeur  et  à  lui  promettre  le  paradis  dans  ce 
monde  et  des  bureaux  de  tabac  dans  l'autre.  Et  ils  sont  moins 
désintéressés  que  François,  qui  éprouvait  autant  "d'allégresse  à 
tracer  le  signe  rédempteur  sur  le  front  des  petits  enfans  voués 
a  la  mort,  —  car  la  mortalité  infantile  est  terrible  dans  l'Inde 
—  qu'un  médecin  en  eût  ressenti  à  les  immuniser  contre  les 
pires   maladies.  Nous  élèverions  des  statues  à  ce  médecin-là! 

L'évangélisation  sommaire  du  Travancore  est  une  des  pages, 
sinon  les  plus  glorieuses,  du  moins  les  plus  surprenantes  de 
l'apostolat  de  François.  Ni  la  bienveillance  du  rajah,  ni  «  la 
pression  officielle  »  d'un  capitan,  ne  parviennent  à  en  expli- 
quer le  succès.  D'autres  que  lui  ont  usé  des  mêmes  moyens. 
Dans  l'Inde,  en*- Chine,  en  Corée,  les  pasteurs  américains  ont 
semé  l'or,  les  remèdes,  les  promesses;  aucun  d'eux  pourtant 
n'a  fait  en  trente  ans  ce  que  François  fit  en  trente  jours.  Ils 
étaient  riches,  bien  vêtus,  bien  logés;  ils  voyageaient  à  cheval 
ou  dans  de  belles  voitures;  ils  avaient  derrière  eux  un  gouver- 
nement autrement  imposant  que  celui  du  Portugal;  personne 
n'eût  osé  toucher  à  un  cheveu  de  leur  tête.  Mais  lui,  seul, 
marchant  sur  ses  pieds  las,  les  traits  tirés  par  le  jeûne,  à  la  merci 
d'un  insolent  ou  d'un  brutal,  avec  quelques  phrases  péniblement 
apprises,  il  étonnait,  entraînait  des  milliers  d'êtres  qui  pouvaient 
croire  que  c'était  leur  intérêt  de  le  suivre,  et  qui  vraiment 
obéissaient  à  la  grâce  dont  la  lumière  emplissait  ses  yeux. 

Du  reste,  il  ne  s'abusait  pas  sur  le  caractère  éphémère  d'une 
victoire  qui  n'aurait  de  lendemains  que  si  l'Europe  lui  envoyait 
des  missionnaires.  Sa  lettre  de  janvier  1545  aux  Pères  de  Rome 
n'est  qu'un  long  appel.  Il  y  rapporte  ses  succès  du  Travancore 
sans  désigner  le  nom  du  pays.  Il  nomme-  rarement  les  contrées 


FRANÇOIS    DE    XAVIER.  ™ 

qu'il  visite  :  «  Dans  un  royaume  où  je  réside...  En  un  autre  pays, 
à  cinquante  lieues...  En  un  autre  royaume,  à  quarante  lieues... 
Dans  un  autre  pays,  à  cinq  cents  lieues...  »  Veut-il  produire 
par  Je  vague  même  qu'il  laisse  dans  l'esprit  une  impression 
d'immensité?  Il  était  difficile,  en  le  lisant,  de  ramener  à  des 
proportions  exactes  le  travail  qu'il  accomplissait  dans  deux 
cantons  du  Sud  de  l'Inde.  Et,  comme  il  ne  parlait  pas  des 
conditions  politiques  où  se  trouvaient  les  tribus  converties,  il 
augmentait  encore  l'effet  que  produisaient  les  nouvelles  de  son 
apostolat.  Les  mots  de  peuple,  de  princes,  de  rois,  évoquaient 
des  États  pareils  à  ceux  de  l'Europe.  Les  villages  de  paillotes  se 
transformaient  dans  les  imaginations  en  villes  magnifiques; 
leurs  habitans  en  hommes  éclairés,  ou  qui  ne  voulaient  pas 
l'être,  et  qui  savaient  pourquoi  :  «  Les  païens,  qui  connaissent 
la  vérité  et  qui  refusent  de  la  suivre,  demeurent  saisis  d'admi- 
ration devant  l'exposé  de  la  loi  chrétienne  ;  et  i!s  rougissent  de 
vivre  comme  ceux  qui  ignoreraient  l'existence  même  de  Dieu.  » 
Les  élèves  de  Coïmbre  entendaient  cette  lecture  et  frémissaient 
d'enthousiasme.  Que  l'Inde  se  faisait  aimable  pour  les  recevoir  I 
«  Ceux  qui  viendront  ici  accroître  le  nombre  des  fidèles  y  trou- 
veront toutes  les  faveurs  et  tout  l'appui  nécessaires.  Les  Portu- 
gais de  ces  contrées  y  pourvoiront  autant  qu'il  faudra  et  réser- 
veront aux  nouveaux  arrivans  un  accueil  plein  d'amour  et  de 
charité.  »  Ce  sont  là  de  bien  fausses  couleurs.  Mais  sa  lettre, 
destinée  à  la  publicité,  tendait  seulement  à  déterminer  vers 
ces  pays  déshérités  un  courant  de  sympathie  qui  y  portât  des 
apôtres.  D'ailleurs,  ces  apôtres,  exposés  à  tant  de  déceptions,  ne 
partiraient  que  choisis  par  les  supérieurs  qui  les  sentiraient 
capables  de  les  surmonter.  Et  les  supérieurs  étaient  avertis. 

Cette  lettre  de  François  était  accompagnée  de  deux  autres 
lettres,  l'une  à  Ignace,  la  seconde  à  Rodriguez.  François  sup- 
pliait Ignace  de  lui  envoyer  le  plus  d'ouvriers  possible.  En 
avez-vous  qui  n'aient  le  talent  requis  ni  pour  prêcher  ni  pour 
confesser  ni  pour  remplir  les  ministères  de  la  Compagnie  ? 
Vite,  embarquez-les.  «  Dans  ces  pays  (Tlnfidèles,  la  science 
n'est  pas  nécessaire  !  »  Ce  qui  l'est,  ce  sont  les  forces  corpo- 
relles et  la  vertu.  Il  faut  au  missionnaire  une  âme  que  nul 
péril  de  mort  ne  déconcerte.  Mais  ceux  qui,  sans  avoir  tant  de 
force  morale,  ont  la  force  physique,  peuvent  encore  venir.  On 
leur  trouvera  des  contrées  où  ils   ne  risqueront  rien.  Quant  à. 


100 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ceux  dont  la  santé  ne  vaut  pas  leur  courage  et  leur  intelligence, 
qu'ils  viennent  aussi.  A  Goa  et  à  Gochin,  la  vie  leur  sera 
douce.  Tout  y  abonde,  même  les  médecins.  Que  cette  lettre  est 
pressante,  mais  qu'elle  renferme  d'erreurs  !  François  est 
convaincu  que  l'instruction  et  l'esprit  ne  sont  pas  utiles  au 
missionnaire.  Us  ne  sont  inutiles  à  personne;  mais,  s'ils  ne 
sont  pas  absolument  nécessaires  a  un  curé  campagnard  qui  sent 
naturellement  comme  ses  ouailles,  ils  sont  indispensables  à 
l'homme  qui,  transporté  dans  un  étrange  milieu,  est  obligé 
d'apprendre  une  langue  nouvelle  et  de  comprendre  des  êtres  si 
différens  de  lui.  Il  faut  plus  d'intelligence  et  de  connaissances 
pour  se  mettre  au  niveau  des  sauvages  ou  des  barbares  que  pour 
enseigner  des  paysans  basques  quand  on  est  basque  soi-même. 
Dans  sa  lettre  à  Rodriguez,  spécialement  chargé  de  désigner 
les  recrues  des  Indes,  François  insistait  sur  les  qualités  de 
discipline  et  de  désintéressement  que  réclamait  l'apostolat  et  sur 
les  déplorables  exemples  que  les  Portugais  ménageaient  aux 
jeunes  missionnaires  :  «  Il  est  tellement  passé  en  coutume,  ici, 
de  faire  ce  qui  ne  se  doit  pas  que  nul  ne  s'en  inquiète  :  tous 
vont  par  le  chemin  de  rapio,  rapis ;  et  j'admire  comme  ceux 
qui  nous  arrivent  de  par  delà  enrichissent  ce  verbe  rapio,  rapisj 
de  modes,  de  temps,  de  participes  nouveaux.  »  Nous  voici  loin 
des  Portugais  confits  en  charité  de  la  lettre  officielle  ! 

Nous  en  sommes  encore  plus  loin  dans  une  lettre  au  Roi, 
dont  nous  ne  possédons  qu'une  traduction  latine.  Sans  ménage- 
mens,  avec  une  liberté  tout  apostolique,  François  lui  dévoilait 
les  prévarications  de  ses  administrateurs  et  lui  représentait 
combien  sa  responsabilité  était  engagée  dans  leurs  injustices  et 
dans  leurs  violences.  Il  lui  proposait  comme  remède  d'installer 
à  Goa  un  tribunal  de  l'Inquisition.  Cette  idée  venait  de  Michel 
Vaz  qui,  sur  le  point  de  partir  pour  l'Europe,  l'avait  rencontré 
à  Gochin  et  qui  désirait  rapporter  aux  Indes  le  titre  et  le  pou- 
voir d'Inquisiteur.  François  l'adopta.  L'évêque  avait  de  grandes 
vertus,  disait-il,  et  son  esprit  grandissait  chaque  jour.  Seule- 
ment, il  était  affaibli  par  l'âge  et  les  infirmités.  Le  Saint-Office 
suppléerait  à  son  impuissance.  Nouvelle  erreur,  non  qu'il  faille 
la  juger  du  haut  de  nos  principes  modernes,  ni  que  nous  parta- 
gions des  préjugés  surannés  sur  un  tribunal  qui  a,  en  somme, 
offert  plus  de  garanties  aux  accusés  qu'aucun  autre  tribunal 
de  cette  époque,   mais  précisément   parce  qu'à  Goa,  dans  ce 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


101 


centre  surchauffé  de  convoitises  et  de  bon  plaisir,  ces  garanties 
ne  tarderaient  pas  à  être  foulées  aux  pieds.  François  fut  mal 
inspiré.  Pendant  toute  cette  période,  ses  idées  et  ses  travaux 
de  missionnaire  se  ressentent  d'un  état  de  fièvre  que  justifient 
la  vie  qu'il  mène  et  les  ennuis  qui  l'assiègent. 

Nous  arrivons  au  plus  cruel,  à  celui  qui  le  rassasia  d'amer- 
tume et  le  décida  à  s'éloigner.  L'ile  de  Ceylan  a  toujours  eu  le 
privilège  d'exciter  l'imagination  des  hommes.  François  ignorait 
certainement  qu'elle  était  sacrée  aux  yeux  des  Hindous  dont  le 
prince  Rama,  avant  d'être  dieu,  était  venu  y  rechercher  sa 
femme,  la  princesse  Sita  ;  sacrée  aux  yeux  des  Bouddhistes 
comme  la  terre  que  les  pas  de  Gautama  avaient  trois  fois  sanc- 
tifiée et  où  son  culte,  chassé  de  l'Inde,  avait  trouvé  des  autels  ; 
sacrée  aux  yeux  des  Musulmans  qui  croyaient  qu'Adam  et  Eve 
s'y  consolèrent  du  paradis  perdu.  Mais,  s'il  l'avait  su,  il  n'en 
eût  été  que  plus  ardent  a  y  souhaiter  le  triomphe  de  la  Croix., 

Les  Portugais  y  avaient  mis  le  pied  dès  1518.  Les  indigènes 
de  Colombo  avaient  vu  débarquer  ces  êtres  bottés  et  coiffés  de 
fer,  dont  le  pain  qu'ils  mangeaient  leur  parut  une  pierre 
blanche  et  le  vin  qu'ils  buvaient  du  sang.  L'île  paradisiaque, 
envahie  par  les  Tamouls,  était  alors  morcelée  en  petites  prin- 
cipautés qui  se  dévoraient.  Le  roi  de  Cotta  voulait  mal  de 
mort  à  celui  de  Kandy  ;  le  roi  de  Jafnapatam  à  celui  de  Cotta.: 
Chacun  d'eux  aspirait  à  la  souveraineté  de  l'île  entière  ;  et  leurs 
luttes  se  compliquaient  des  hostilités  entre  Musulmans,  Ta- 
mouls et  Cinghalais.  La  situation  était  favorable  aux  Européens, 
et  les  tripotages  commencèrent.  Les  Portugais  construisirent 
un  fortin  à  Colombo,  et  des  Franciscains  se  répandirent  sur  la 
côte.  Au  moment  où  nous  sommes,  le  roi  de  Cotta,  qui  avait 
acheté  l'appui  du  gouvernement  de  Goa,  voulait  assurer  sa  suc- 
cession à  son  petit-fils  et  donner  à  deux  de  ses  fils  les  royaumes 
de  Kandy  et  de  Jafnapatam.  Mais  ce  roi  venait  de  faire  assassiner 
son  fils  aîné  parce  qu'il  avait  reçu  le  baptême;  et,  aux  grandes 
funérailles  qu'il  avait  ordonnées  pour  dissimuler  son  crime,  la 
terre,  parait-il,  avait  tremblé  et  s'était  fendue  en  forme  de 
croix.  Ce  ne  sont  pas  les  prodiges  qui  me  semblent  incroyables, 
c'est  que  le  roi  de  Cotta  ait  tué  son  fils  à  cause  de  sa  foi  chré- 
tienne, dans  un  temps  où  il  avait  besoin  des  armes  portugaises; 
mais  peut-être  ce  fils  avait-il  prémédité  de  le  tuer,  ce  qui  serait 
vraisemblable.  En  tout  cas,  ses  deux  autres  fils,  également  chré- 


102 


REVUE    DES    DEUX    MONDES., 


tiens,  arrivèrent  à  Goa,  soit  qu'ils  se  fussent  enfuis  ou  que 
leur  père  les  y  eût  envoyés,  cousus  d'or,  pour  maquignonner 
avec  les  Portugais  une  expédition  contre  le  royaume  de  Jafna- 
patam.  Tous  deux  allaient  bientôt  mourir  de  la  petite  vérole. 
Mais  avant,  l'affaire  de  Manar  éclata. 

Le  roi  de  Jafnapatam  succédait  à  son  maître  qu'il  avait 
assassiné,  et  son  frère  aîné  estimait  qu'en  sa  qualité  d'aîné  le 
bénéfice  de  cet  assassinat  devait  lui  revenir.  De  la  pointe  sep- 
tentrionale de  Ceylan,  où  il  résidait,  le  sauvage  rajah  com- 
mandait l'archipel  et  surveillait  avec  des  yeux  de  naufrageur 
les  îlots  et  les  récifs  qui,  entre  l'île  et  le  continent,  forment  le 
pont  de  Rama.  Ses  sujets  cinghalais  l'exécraient.  Ceux  de  l'îlot 
de  Manar,  ayant  eu  vent  de  l'arrivée  de  François  chez  les  Para- 
vers,  envièrent  un  Dieu  qui  les  délivrerait  de  leur  tyran.  Ils 
lui  firent  savoir  qu'eux  aussi  désiraient  être  chrétiens,  et 
François  leur  dépêcha  un  prêtre  indigène  qui  cueillit  leurs 
conversions.  Le  roi  de  Jafnapatam  connaissait  les  Portugais  et 
particulièrement  le  capitan  installé  en  face  de  lui,  de  l'autre 
côté  du  détroit,  dans  la  petite  ville  de  Nagapatam.  Ils  étaient 
en  relations  d'affaires  et  de  bonnes  affaires.  Mais,  s'il  avait 
à  cœur  de  se  réserver  les  avantages  de  cette  connaissance,  il 
n'entendait  point  que  ses  sujets  se  missent  sous  une  autre 
autorité  que  la  sienne.  En  janvier  1545,  les  six  cents  convertis 
étaient  massacrés,  et  leur  prêtre  avec  eux.  Dans  l'alternative 
de  renoncer  à  leur  foi  ou  d'être  égorgés,  ils  préférèrent  se 
dérober  pour  toujours  aux  fantaisies  de  leur  rajah.  Le  frère 
aîné  du  meurtrier  se  dit  que  ce  massacre  pouvait  lui  ouvrir  le 
chemin  du  trône.  Il  se  dirigea  vers  Goa,  et,  à  Cochin,  il  eut 
une  entrevue  avec  François.  Il  lui  promit  de  se  faire  chrétien, 
si  les  Portugais  lui  donnaient  la  couronne.  François  eut  la 
faiblesse  de  le  croire.  Ces  grands  fourbes  hindous,  si  beaux, 
si  souples,  si  naturellement  majestueux  dans  leurs  vêtemens 
éclatans,  lui  .en  imposaient  encore.  Il  ignorait  que  les  fils  du 
roi  de  Cotta,  déjà  chrétiens,  et  de  la  famille  du  prince  assas- 
siné, avaient  des  droits  plus  valables  à  cette  couronne.  Le  sang 
versé  à  Manar  lui  parut  une  rosée  sur  une  terre  aride  :  avant 
deux  ans,  l'île  de  Ceylan  serait  chrétienne.  Il  se  jeta  dans  un 
petit  bateau  qui  courut  sur  les  vagues  jusqu'à  Goa.  Le  Vice- 
Roi  entendit  de  sa  bouche  la  nouvelle  du  massacre.  Il  entra 
dans  une  sainte  colère.  Tout  fut  décidé  en  un  instant  :  on  irait 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


103 


châtier  le  coupable;  on  le  tuerait,  on  donnerait  le  royaume  à 
son  frère,  s'il  tenait  sa  promesse.  François  ne  demandait  pas 
la  mort  du  rajah,  et  le  Vice-Roi  consentit  à  remettre  entre  ses 
mains  le  sort  du  vaincu.  Je  n'ai  pas  plus  de  confiance  dans  la 
colère  de  Sousa  que  dans  les  promesses  d'un  rajah.  On  accorde 
tout  à  François  pour  qu'il  s'éloigne  au  plus  vite.  On  ne  lui 
parle  pas  des  difficultés  où  cette  expédition  engagerait  les  Por- 
tugais si,  en  secondant  l'ambition  du  frère  de  l'assassin,  ils 
s'aliénaient  le  roi  de  Cotta  et  ses  chrétiens  de  fils.  Dès  qu'il  a 
le  dos  tourné,  on  reprend  le  jeu  des  intrigues  qu'il  avait  un 
instant  interrompu.  Détrôner  le  roi  de  Jafnapatam,  soit;  mais 
quel  successeur  lui  choisir?  On  soumettra  d'abord  le  litige  au 
roi  de  Portugal.  Le  roi  de  Cotta  promettait  un  surplus  de 
quatre  cents  quintaux  de  cannelle.  Le  frère  du  meurtrier  jurait 
maintenant  que  toute  sa  cour  embrasserait  le  christianisme 
avec  lui.  On  réfléchissait  devant  ces  surenchères.  On  ne  réfléchit 
plus  quand  un  vaisseau  portugais  vint  donner  contre  la  côte 
de  Geylan  et  y  décharger  pêle-mêle  une  très  riche  cargaison. 
Le  roi  de  Jafnapatam  la  déclara  de  bonne  prise  et  s'empara  du 
naufrage.  Désormais,  le  persécuteur  des  chrétiens  pouvait 
dormir  tranquille  sur  sa  magnifique  épave.  Il  tenait  en  respect 
les  forces  militaires  du  roi  de  Portugal.  Les  marchandises  por- 
tugaises paieraient  la  rançon  de  son  insolence  et  de  ses  tueries.. 

Cependant  François,  confiant,  était  retourné  à  Cochin.  Il  en 
repartait  bientôt,  touchait  peut-être  à  Colombo  et  à  Manar,  où 
sévissait  la  peste,  et  débarquait  à  Nagapatam.  Il  espérait  y 
trouver  une  Hotte  sous  les  armes  prête  à  venger  les  martyrs.  Il 
n'y  rencontra  que  des  gens  qui  le  regardaient  de  travers  et  un 
capitan  qui  détournait  la  tête.  Les  Portugais  voulaient  bien 
favoriser  la  propagande  religieuse,  mais  à  la  condition  que  l'intérêt 
de  l'Eglise  ne  s'opposât  pas  à  leurs  intérêts  commerciaux.  Ils 
étaient  heureux  qu'elle  étendit  leur  clientèle,  mais  ils  n'admet- 
taient pas  qu'elle  entravât  leurs  opérations.  Un  rajah,  qui 
détenait  la  cargaison  d'un  navire,  devenait  un  personnage  sacré. 
Il  était  plus  urgent  de  sauver  des  sacs  de  cannelle  et  de  poivre 
que  de  punir  le  meurtrier  de  six  cents  pauvres  êtres  qui  avaient 
eu  le  tort  de  croire  en  leur  Dieu.  François  fut  révolté. 

C'était  un  précédent  déplorable  ;  et  c'était  aussi  une  défaite 
personnelle,  et  l'avertissement  de  ne  plus  avoir  à  se  mêler  de 
la  politique  portugaise.  Il  avait  hâte  de  s'éloigner.  On  lui  avait 


104 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


parlé  de  Malaca,  où  les  âmes  languissaient,  faute  de  secours 
spirituels  et,  plus  loin,  d'un  nouvel  Orient  qui  se  lèverait  à  la 
parole  du  Christ.  Sur  la  foi  de  ces  on-dit,  les  hommes  le  mène- 
raient au  bout  du  monde.  Il  y  sera  bientôt.  Mais  Lisbonne  lui  a 
annoncé  des  missionnaires.  Ne  devrait-il  pas  retourner  à  Goa 
pour  les  recevoir?  Personne  n'a  laissé  plus  de  latitude  que  lui 
à  l'initiative  individuelle.  Il  dirige  de  haut  et  de  loin.  Système 
peut-être  excellent  lorsque  la  mission  est  fondée;  très  contes- 
table dans  le  cas  présent.  Les  nouveaux  débarqués  ne  le  verront 
pas,  ne  profiteront  pas  de  son  expérience  dans  des  entretiens 
que  rien  ne  remplace.  Ils  trouveront  un  ordre,  sans  plus.  Jean 
de  Beira  et  Antoine  Griminale  ne  sauront  qu'une  chose  en 
arrivant  :  qu'ils  doivent  accompagner  les  princes  Cinghalais, 
lorsque  ces  princes  repartiront  pour  Ceylan;  plus  tard,  un  ordre 
leur  parviendra  de  se  rendre  à  la  Pêcherie.  «  Mansilhas  connaît 
le  pays  et  leur  indiquera  comment  il  faut  procéder.  »  Autant 
dire  que  François  les  remet  à  la  grâce  de  Dieu.  Il  ne  se  soucie 
ni  de  leurs  aptitudes,  ni  de  leurs  forces.  On  les  jugera  à  l'œuvre. 
Pour  lui,  il  s'en  va.  Il  a  besoin  de  rentrer  en  lui-même,  de 
s'isoler  avec  son  âme  blessée.  Le  tombeau,  où  l'on  croit  que 
saint  Thomas  repose,  près  de  Meliapor,  à  mi-chemin  du  cap 
Comorin  et  du  Bengale,  l'attire  invinciblement.  Il  s'embarqua 
de  Nagapatam,  le  dimanche  de  la  Passion.  Mais  la  tempête  le 
força  de  rebrousser  chemin.  Quelques  jours  après,  accompagné 
d'un  domestique  malabar,  il  partait  à  pied.  Il  remonta  la  côte 
de  Coromandel  et  atteignit  la  ville  de  Meliapor. 

«  Contemple  un  moment  cette  terre  :  elle  a  reçu  la  dépouille 
mortelle  de  l'apôtre  dont  la  main  toucha  les  blessures  d'un 
Dieu.  Là  s'élevait  jadis,  à  quelque  distance  de  la  mer,  une 
cité  florissante.  Charmés  de  sa  beauté,  les  peuples  l'appelaient 
Meliapor.  »  C'est  ainsi  que  commence  l'épisode  où  Camoëns 
nous  raconte  la  mort  de  saint  Thomas.  Les  ruines  de  l'ancienne 
ville  dormaient  sous  les  eaux.  Mais  une  petite  cité  hindoue 
s'était  reformée,  et  les  Portugais  en  bâtissaient  une  autre. 
L'église  et  le  tombeau  étaient  construits  sur  une  colline 
basse  et  rocailleuse.  Marco  Polo  nous  dit  qu'on  y  venait  en 
pèlerinage,  et  les  Sarrasins  eux-mêmes  qui  tenaient  saint 
Thomas  pour  un  compatriote.  On  ne  s'accordait  point  sur  la 
manière  dont  le  saint  avait  perdu  la  vie.  Camoëns  a  choisi  la 
légende  dramatique  d'une  atroce  vengeance  des  Brahmes  ;  mais 


FRANÇOIS    DE    XAVIER.  105 

la  poésie  préfère  les  simples  lignes  du  vieux  voyageur  véni- 
tien :  «  Un  jour  qu'il  était  hors  de  son  hermitage,  dans  le  bois, 
et  qu'il  faisait  ses  prières  à  son  Seigneur  Dieu,  comme  il  avait 
autour  de  lui  beaucoup  de  paons  qui  sont  très  communs  en  ce 
pays,  il  arriva  qu'un  idolâtre,  ne  voyant  pas  le  saint,  lança  une 
flèche  de  son  arc  pour  tuer  un  des  paons  qui  se  trouvaient  là.i 
Mais  au  lieu  d'atteindre  le  paon,  il  frappa  au  côté  droit  saint 
Thomas  qui  aussitôt  adora  très  doucement  son  Créateur  et 
mourut.  »Ce  saint  en  prières  au  milieu  des  oiseaux  magnifiques 
qui,  dit-on,  donnèrent  son  nom  à  Meliapor,  cette  blessure  au 
côté  qui  en  rappelle  une  autre,  mitte  manum  tnam  in  lattis 
meum,  et  cette  très  douce  et  rapide  agonie  ont  une  beauté  qui 
nous  repose  des  barbaries  de  l'Inde.  Mais  François  vit  trop 
dans  le  présent  et  dans  l'avenir  pour  se  plaire  à  ces  évoca- 
tions. Il  ne  nous  parle  même  pas  de  la  pierre  ensanglantée  par 
la  mort  de  l'apôtre,  et  qui,  durant  la  fête  de  son  martyre,  pen- 
dant qu'on  chantait  la  messe,  rougissait  peu  à  peu  et  suait  des 
gouttes  de  sang.  Le  Père  du  Jarric  l'a  vue,  lui,  du  fond  de  son 
collège  de  Toulouse. 

Il  demeura  trois  mois  à  San  Tome  de  Meliapor  chez  le 
vicaire  Gaspard  Goelho.  Les  Portugais  n'étaient  pas  nombreux; 
mais  les  délices  et  les  voluptés,  les  rancunes  et  les  inimitiés, 
les  usures  et  les  contrats  iniques  y  avaient*  la  même  vogue  que 
dans  les  autres  lieux  de  l'Inde.  «  Il  n'y  a  de  bon  ici  que  le  corps 
de  saint  Thomas,  »  disait  Polanco.  Le  passage  de  François 
assainit  la  petite  ville.  «  Les  folles  amours  qu'on  ne  pouvait 
dissoudre,  il  les  accoupla  et  joignit  par  le  sacrement  de 
mariage.  »  Il  réconcilia  les  gens;  il  les  amena  à  des  restitu- 
tions qui  les  enrichissaient  à  leurs  propres  yeux  ;  il  remit 
leur  conscience  à  neuf.  Le  Père  Goelho  s'émerveillait  que,  dans 
les  moindres  détails  de  sa  vie,  on  prit  ainsi  modèle  sur  les 
saints  apôtres.  Le  brave  homme  n'était  point  habitué  aux 
entretiens  spirituels.  Le  cours  des  épices,  les  brouilles  entre  les 
ménages,  la  chronique  scandaleuse  de  la  colonie  défrayaient 
d'ordinaire  ses  conversations.  Il  se  sentit  transporté  dans  un 
autre  monde  en  écoutant  son  commensal.  François  ne  parlait 
que  des  choses  divines,  et  avec  la  familiarité  charmante,  je 
dirais  presque  socratique,  d'un  homme  qui  se  meut  naturelle- 
ment en  elles.  Mais  parfois,  le  soir,  quand  les  étoiles  versaient 
sur  la  véranda  une  lumière   qui   semblait  une   fraîcheur,  les 


106 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


images  de  sa  jeunesse  lui  remontaient  à  la  mémoire.  Il 
racontait  au  Père  Goelho  son  arrivée  à  Paris,  ses  années  de 
Sainte-Barbe,  les  dangers  de  l'esprit  et  de  la  chair  qu'il  avait 
évités  ;  et  le  Père  Coelho  était  tout  oreilles. 

Il  y  eut  certainement  une  relation  intime  entre  ces  confi- 
dences dont  François  se  montrait  aussi  avare  que  le  sont  les 
hommes  qui  excellent  à  confesser  les  autres,  et  quelques  inci- 
dens  mystérieux  dont  s'étonna  le  vicaire.  Le  presbytère  n'était 
séparé  que  par  un  jardin  de  la  chapelle  de  Saint-Thomas  ;  et, 
tout  près  de  cette  chapelle,  dans  le  même  enclos,  se  trouvait 
un  réduit  où  l'on  déposait  la  cire  à  brûler  devant  l'autel  de  la 
Vierge.  François  s'y  rendait  la  nuit  pour  prier  et  pour  se  livrer 
à  ses  macérations.  Le  Père  Goelho  comprenait  d'autant  moins 
ce  goût-là  qu'il  n'était  pas  homme  à  se  mortifier  au  lieu  de 
dormir  et  que,  fort  superstitieux,  il  croyait,  on  ne  sait  pour- 
quoi, que  les  diables  hantaient  l'enclos  de  Saint-Thomas.  Quand 
il  s'aperçut  des  sorties  nocturnes  de  François  :  «  Maître  Fran- 
çois, lui  dit-il,  n'allez  pas  seul  en  cet  endroit;  c'est  un  nid  de 
diables  ;  ils  vous  battront.  »  François  sourit,  et,  dorénavant, 
pour  tranquilliser  son  hôte,  il  emmena  son  Malabar,  qui  s'éten- 
dait au  seuil  du  réduit  et  ne  tardait  pas  à  ronfler.  Or,  une 
nuit, le  Malabar  fut  réveillé  par  la  voix  de  son  maître  qui  criait: 
«  Notre-Dame,  ne  viendrez-vous  pas  à  mon  aide?  »  Et  ces  cris 
étaient  accompagnés  d'un  bruit  de  coups.  Mais  le  Malabar, 
homme  prudent,  n'eut  garde  de  bouger  et  ne  s'inquiéta  pas  de 
savoir  d'où  venaient  des  coups  qui  ne  tombaient  pas  sur  lui.  Le 
lendemain,  François  n'était  pas  à  matines,  et  de  deux  jours  il  ne 
put  quitter  son  lit.  Le  Malabar  confia  ce  qu'il  avait  entendu  au 
Père  Goelho,  qui  dit  au  malade  :  «  Ne  vous  avais-je  pas  recom- 
mandé de  ne  point  aller  à  Saint-Thomas  la  nuit  ?  »  Mais  Fran- 
çois sourit  et  ne  répondit  rien.  Il  avait  la  pudeur  de  ses  austé- 
rités. Ce  n'étaient  point  les  diables  qui  l'avaient  flagellé,  ni 
contre  les  diables  qu'il  appelait  Notre-Dame  à  son  secours. 
Honnête  Gaspard  Coelho,  tous  les  diables  de  l'Inde  diabolique 
lui  étaient  moins  redoutables  que  les  souvenirs  dont  il  avait 
distrait  votre  veille  avant  de  traverser  d'un  pas  furtif  les  allées 
de  votre  jardin. 

Un  soir  pourtant,  un  samedi  soir,  François  lui  dit  :  «  Votre 
Révérence  sait-elle  ce  qui  m'est  arrivé  la  nuit  dernière?  »  Et 
il  lui  conta  qu'il  était  allé  à  la  chapelle  et  qu'il  y  avait  entendu 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


107 


réciter  les  matines,  bien  que  toutes  les  portes  fussent  fermées, 
la  clef  en  dehors.  Surpris,  effrayé,  il  était  rentré  dans  sa 
chambre.  «  Il  dit  cela  sans  s'y  arrêter,  ajoute  le  vicaire,  et  il 
n'en  parla  plus.  »  On  pense  si  Sa  Révérence  triomphait  I  Et 
comme  elle  avait  l'esprit  un  peu  lourd,  le  soir,  en  se  levant  de 
table,  elle  clignait  de  l'œil  et  répétait  les  mots  que  le  Malabar 
avait  retenus  :  «  Notre-Dame,  ne  viendrez-vous  pas  à  mon 
aide?  »  François  souriait  et  se  taisait;  mais  il  rougissait.  Il 
rougit  aussi  à  Goa,  un  jour  qu'à  son  insu  on  lui  avait  remplacé 
sa  soutane  en  lambeaux  par  une  soutane  neuve  et  que,  l'ayant 
mise  sans  la  voir,  il  en  reçut  de  grands  complimens.  Il  rougit 
quand  Diogo  de  Borba,  un  autre  jour,  lui  demanda  si  vrai- 
ment il  avait  ressuscité  un  mort.  Il  rougit  à  en  devenir  écar- 
late  et  il  se  mit  à  rire.  On  aime  sur  ce  visage  émacié  ces  rou- 
geurs juvéniles.  Il  n'a  jamais  reparlé  de  ses  nuits  de  Meliapor. 
Les  tentations  qui  suivent  les  saints  attendent  qu'ils  arrivent 
très  las  à  l'étape  et  tombent  au  pied  d'un  arbre  pour  les  assail- 
lir. Dans  l'enclos  de  Saint-Thomas,  où  ses  fatigues  demandaient 
une  trêve,  il  fut  assailli  de  prestiges.  Que  Notre-Dame  le  secourut, 
son  sourire  et  sa  rougeur  le  prouvent.  «  Le  reste  est  silence.  » 

VII.   —   EN   MALAISIE 

Il  s'embarqua  en  septembre  1545  pour  Malaca.  Il  ne  devail 
revenir  dans  l'Inde  que  trois  ans  et  demi  plus  tard.  Tout  ce 
temps,  il  le  passa  à  Malaca  et  aux  iles  Moluques.  Ce  n'est  pas 
la  période  la  plus  fameuse  de  sa  vie;  c'en  est  la  plus  pittoresque 
et  la  plus  aimable.  Il  n'y  commettra  point  d'erreurs.  Il  ne  sera 
pas  exposé  aux  tracasseries  du  gouvernement  portugais  :  la 
longueur  même  des  liens  qui  rattachaient  ces  établissemens 
lointains  à  la  métropole  de  Goa  les  rendait  bien  légers  et 
presque  insensibles.  Il  sera  son  maître,  c'est-à-dire  le  serviteur 
infatigable  de  l'Eglise  et  de  Dieu.  Et  il  aura  moins  à  souffrir 
de  son  inexpérience  des  mœurs  et  de  la  langue,  car  son  aposto- 
lat ne  s'adressera  guère  qu'aux  Portugais  et  aux  sauvages. 
Donnez-lui  un  bateau  portugais  où  les  matelots  sacrent  comme 
des  diables  et  où  les  marchands  jouent  aux  cartes  leurs  femmes 
esclaves;  donnez-lui  une  petite  ville  portugaise  qui  soit  un 
enfer  pour  les  honnêtes  gens  et  un  éden  pour  les  autres,  dont 
chaque  maison,  par  ses  fenêtres  mi-closes,  laisse  filtrer  sur  la 


408 


REVUE    DES    DEUX    MONDES., 


route  des  rires  ou  des  cris  fe'minins,  des  bruits  de  musique, 
des  parfums  de  toilette  et  des  fumets  de  bombance  ;  donnez-lui, 
dans  la  sombre  verdure,  un  hameau  de  huttes  primitives  que 
garde  un  fétiche  :  et  bientôt  les  mariniers  chanteront  des  can- 
tiques; les  marchands  se  confesseront;  des  maisons  de  la  petite 
ville  on  verra  sortir,  par  la  porte  de  derrière,  les  servantes  inu- 
tiles emportant  leurs  boîtes  de  fard  et  leurs  rebecs,  et  par  la 
porte  de  devant  le  maître  et  la  vraie  maîtresse,  légitimement 
unis,  qui  se  rendront  à  l'église  ;  et  les  sauvages  devant  les  débris 
de  leur  fétiche  riront. 

Les  navigations  étaient  très  dures.  En  ce  temps-là  on  n'avait 
pas  autant  d'amour-propre  qu'aujourd'hui.  Aux  heures  cri- 
tiques, l'équipage,  les  passagers  et  le  capitaine  pleuraient  à 
chaudes  larmes.  Ils  juraient  au  bon  Dieu,  s'il  les  sauvait,  de  ne 
plus  jamais  remettre  le  pied  sur  le  pont  d'un  bateau.  Ils  jetaient 
à  la  mer  leur  riche  cargaison  et  leurs  mauvais  désirs.  François, 
lui  aussi,  connut  l'épouvante  des  gouffres  entrevus  aux  lueurs 
des  éclairs.  Il  se  confiait  à  la  garde  des  anges,  des  patriarches, 
des  prophètes,  des  apôtres,  et  des  saints  qui  vivent  dans  la  gloire 
du  Paradis  ;  et,  parmi  ces  saints,  il  mettait  en  première  ligne 
l'âme  bienheureuse  du  Père  Le  Fèvre  dont  il  avait  récemment 
appris  le  retour  au  ciel.  Au-dessus  des  flots  déchaînés,  où  ses 
yeux  apercevaient  l'image  transfigurée  de  son  ancien  compagnon 
de  Sainte-Barbe,  d'autres  missionnaires  virent  plus  tard  la 
sienne.  Mais  ils  n'avaient  pas  mangé  avec  lui  ce  pain  de  l'école 
dont  le  goût  ne  s'oublie  jamais,  ni  avec  lui  causé,  plaisanté, 
priéetdormi.  Peu  d'hommes  ont  eu  la  grâce  de  pouvoir  recourir, 
dans  de  pareilles  affres,  au  patronage  céleste  d'un  ami  de  leur 
jeunesse.  Quand  nos  amis  à  nous  deviennent  de  grands  person- 
nages, des  ministres  ou  des  ambassadeurs,  l'honneur  et  les 
faveurs  que  nous  en  retirons  nous  abandonnent,  dès  qu'il  s'agit 
de  la  seule  chose  qui  compte  dans  la  vie,  et  qui  est  la  mort. 
François  partageait  donc  les  craintes  qui  se  démenaient  et  criaient 
autour  de  lui  ;  mais,  à  mesure  qu'il  priait,  il  éprouvait  de  vives 
consolations,  et  il  ne  demandait  plus  à  Dieu  de  le  sauver  du 
naufrage  que  pour  le  réserver  à  d'autres  tempêtes  où  il  dût 
mieux  le  servir.  Il  le  servait  pourtant  en  celles-ci  :  sa  douceur 
envers  la  rage  des  flots  se  communiquait  peu  à  peu  aux  gens 
du  bord;  et  la  fureur  de  la  tourmente  portait  son  exemple  et 
sa  parole  jusqu'au  fond  des  cœurs. 


FRANÇOIS    DE    XAVIER.  109 

II  était  très  précieux  aussi,  quand  le  navire  errait  à  l'aven- 
ture et  que  les  pilotes  découragés  croyaient  avoir  perdu  leur 
route.  Il  les  remontait  et  leur  annonçait  la  terre  bien  avant 
qu'ils  pussent  la  découvrir.  «  Demain,  nous  serons  à  Amboine,  » 
leur  disait-il;  et,  le  lendemain,  on  voyait  émerger  de  l'horizon 
monotone  le  fortin  portugais  et  la  ligne  pâle  des  girofliers.  Les 
témoignages  abondent  sur  ce  don  de  seconde  vue  qui  lui  dictait 
parfois  des  mots  et  des  actes  dont  on  ne  comprenait  la  raison 
que  longtemps  après.  Et  naturellement  ce  n'était  pas  toujours 
pour  lui  une  cause  de  joie,  car  tous  ces  dons  exceptionnels  sont 
frappés  d'un  lourd  impôt  de  souffrances.  Pendant  les  nuits 
sereines,  il  restait  en  prières  ;  et  les  hommes  de  quart  avaient 
vraiment  l'impression  qu'il  faisait  son  quart  lui  aussi  et  que  le 
navire  était  en  bonnes  mains. 

Sa  réputation  l'avait  précédé  à  Malaca.  Devant  cette  baie 
vaste,  peu  profonde  et  presque  déserte  de  la  péninsule  malaise, 
où  les  paquebots  jettent  l'ancre  à  une  lieue  au  moins  de  la  côte, 
on  ne  peut  guère  se  rendre  compte  aujourd'hui  de  ce  qu'était 
au  xvie  siècle  le  port  de  Malaca.  Les  vaisseaux  pressés  y  for- 
maient une  ville  plus  grande  que  la  ville.  Il  en  venait  de  par- 
tout, des  Moluques,  des  Gélèbes,  de  la  Chine,  du  Bengale,  de 
l'Inde,  de  l'Ethiopie  ;  et  quand  Albuquerque,  en  1511,  avait 
bombardé  cet  entrepôt  d'épices  et  de  soieries  et  en  avait  chassé 
le  Roi,  ses  troupes  malaises,  ses  régimens  javanais  et  ses  élé- 
phans,  il  avait  fait  à  sa  patrie  un  présent  qu'il  ne  lui  restait 
plus  qu'à  mériter.  Hélas!  la  conquête,  commencée  par  un 
saccage,  se  poursuivait  dans  les  exactions  et  dans  les  plaisirs, 
mais  sous  des  menaces  qui  ne  désarmaient  pas. 

Les  Portugais  s'étaient  fortifiés  sur  la  petite  hauteur  qui 
domine  le  rivage.  On  y  voit  encore  les  épaisses  murailles  de 
l'église  Notre-Dame  et  la  porte  de  la  citadelle  qu'ils  avaient 
bâtie  avec  les  pierres  des  mosquées  et  des  sépulcres  royaux. 
Un  rempart  les  défendait  du  côté  de  la  mer;  un  autre,  du  côté 
de  la  rivière  qui  séparait  autrefois  comme  aujourd'hui  la  ville 
européenne  de  la  ville  asiatique.  Derrière  leurs  bastions  et  leurs 
boulevards,  à  perte  de  vue,  jusqu'aux  collines  lointaines,  on 
n'apercevait  qu'un  océan  de  verdure  et  le  désordre  orageux  des 
cocotiers.  Le  long  de  la  rivière  et  du  rivage  s'entassaient  les  fau- 
bourgs. Des  maisons  de  plaisance  et  de  pauvres  cabanes  bor- 
daient les  chemins  de  terre  rouge  qui  s'enfonçaient  sous  la 


HO  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

végétation  luxuriante.  La  campagne  n'était  point  peuplée  à 
cause  des  tigres  si  nombreux  qui  descendaient  parfois,  la 
nuit,  au  milieu  de  la  ville.  Les  aborigènes,  les  Sakai,  qui  ne 
sortent  point  de  leurs  forêts,  nichaient  dans  leurs  arbres.  Une 
fois  leur  échelle  retirée,  ces  êtres  pacifiques  et  farouches  pou- 
vaient dormir  en  paix.  L'air,  continuellement  rafraîchi  par  les 
brises  de  la  mer,  ne  passait  pas  pour  malsain,  bien  qu'on  nous 
parle  beaucoup  à  cette  époque  de  miasmes  et  de  marécages. 
Cependant  l'aventurier  hollandais  Matelief,  qui,  en  1606,  donna 
de  rudes  assauts  à  Malaca,  vantait  la  salubrité  de  son  climat  ; 
et  ce  climat  n'avait  pas  dû  changer  depuis  un  demi-siècle,  à 
moins  que  le  sang  qu'il  y  avait  fait  couler  ne  l'eût  purifié. 

La  population  flottante  se  composait  d'Hindous,  de  Javanais, 
d'Arabes,  de  Chinois.  Les  Chinois,  dont  l'invasion  irrésistible 
recouvre  les  villes  mortes  comme  les  villes  naissantes,  n'y 
avaient  pas  pris  la  prépondérance  qu'ils  ont  acquise  depuis. 
Mais,  fort  mécontens  de  l'ancienne  domination  malaise,  ils 
avaient  applaudi  aux  canons  d'Albuquerque  et  lui  avaient  promis 
de  revenir  en  nombre,  quand  il  se  serait  emparé  de  la  ville.  Le 
commerçant  chinois  est  homme  de  parole;  et  il  s'était  fait  l'ami 
des  Portugais  comme  il  est  à  présent  celui  des  Anglais.  Loin  de 
la  communauté  chinoise,  soustrait  à  la  tyrannie  de  l'opinion  s{ 
forte  chez  les  Orientaux,  très  peu  versé  dans  la  connaissance 
de  ses  philosophes,  et  n'ayant  guère,  au  milieu  de  toutes  ses 
superstitions,  de  culte  réel  que  celui  des  Ancêtres,  on  pouvait 
l'amener  avec  douceur  et  précaution  à  une  religion  dont  son 
intelligence  était  capable  de  comprendre  la  générosité  et  qui 
ne  s'opposait  point  à  ses  intérêts  commerciaux.  François 
compta  parmi  ses  néophytes  des  Chinois  assez  cossus.  Quant  aux 
Malais,  la  plupart  s'étaient  enfuis,  puis  ils  étaient  revenus,  mais, 
pas  plus  que  le  sultan  de  Djohore,  ils  n'oubliaient  le  massacre 
de  leurs  frères.  Ils  avaient  reconstruit  leurs  mosquées,  car  ils 
étaient  tous  sectateurs  de  la  Loi  du  Prophète  ;  et  ils  avaient 
repris  leur  vie  seigneuriale,,  de  fainéantise.  Ils  ne  s'abaissaient 
point  à  des  métiers  subalternes,  et  le  plus  pauvre  d'entre  eux 
n'eût  point  consenti  à  se  charger  d'un  fardeau.  C'est  une  race 
obséquieuse,  mais  au  fond  très  indépendante,  vaine  et  vindica- 
tive, prompte  à  jouer  du  poignard,  plus  habile  à  distiller  du 
poison.  Leurs  beaux  kriss,  dont  ils  doraient  et  empoisonnaient 
les  iames  ondulées,  svmbolisaient  fort  bien  leur  âme  fastueuse, 


FRANÇOIS    DE    XWIER.  1H 

violente  et  traîtresse.  Mais  leur  lâcheté'  et  la  mollesse  de  leur 
vie  les  rendaient  moins  dangereux.  La  volupté  tenait  lieu  de 
narcotique  à  ces  petits  êtres  camards,  sujets  aux  accès  de  folie. 
La  polygamie  développait  encore  leur  naturel  jaloux.  Us  gar- 
daient étroitement  leurs  femmes  dans  leurs  cases  à  pilotis  re- 
couvertes de  feuilles  sèches  et  ombragées  de  grands  arbres.  Ils 
sont  toujours  les  mêmes;  et  leurs  femmes,  empaquetées  de 
mousseline,  ont  toujours,  comme  eux,  l'humeur  fantasque.  Les 
soirs  de  clair  de  lune,  quand  les  poissons  remontent  à  la  sur-  ' 
face  brillante  des  eaux,  elles  descendent  de  leurs  logis,  et  pro- 
mènent leur  insomnie  le  long  des  grèves  jusqu'à  la  pointe  du 
jour.  Le  mahométisme  répondait  si  bien  à  leur  tempérament 
et  avait  si  bien  épousé  leurs  superstitions  que  je  ne  crois  pas 
qu'on  ait  jamais  vu  à  Malaca  un  Malais  converti  à  la  foi  chré- 
tienne; ou  si  on  en  a  vu  un,  on  ne  l'aura  pas  revu  longtemps, 
car  le  poison  ou  le  couteau  l'aura  vite  supprimé.  François 
n'avait  à  espérer  aucune  conversion  de  ces  jaunes  aux  yeux 
fins  et  cruels.  Et,  s'il  se  mit  à  traduire  les  prières  dans  leur 
langue,  ce  ne  fut  point  pour  eux,  mais  pour  les  habitans  des 
Célèbes,  les  Macassars,  dont  on  lui  avait  dit  qu'ils  étaient  prêts 
à  recevoir  le  baptême. 

Il  se  tourna  du  côté  des  Portugais  qui  auraient  absorbé  le 
temps  de  toute  une  mission.  Ce  n'était  point  qu'ils  fussent  bien 
plus  nombreux  qu'à  Meliapor;  mais  il  y  avait  de  la  troupe.  Ce 
n'était  pas  non  plus  qu'ils  fussent  plus  dévergondés  qu'à  Goa  ; 
mais  ils  gardaient  moins  les  apparences.  Ils  avaient  déserté 
l'église  où  leurs  femmes  ne  paraissaient  qu'en  carême.  Quelques- 
uns  même  s'étaient  faits  mahométans,  et  aussi  mauvais 
mahométans  qu'ils  avaient  été  mauvais  chrétiens.  Jaloux  de 
leurs  harems,  comme  les  Malais,  ils  l'étaient  également  de  leurs 
honneurs  et  de  leurs  préséances.  On  voyait  à  la  forteresse  une 
dalle  de  pierre  où  Albuquerque  avait  fait  inscrire  les  noms  de 
ceux  qui  s'étaient  signalés  à  la  prise  de  la  ville  ;  mais  de  telles 
rivalités  éclatèrent  qu'il  donna  l'ordre  qu'on  la  retournât  et 
qu'on  gravât  sur  le  dos  ces  paroles  du  Psalmiste  :  Lapidem 
quem  reprobaverunt  asdificatores.  (La  pierre  rejetée  par  ceux 
qui  ont  bâti.)  Belle  épigraphe  à  mettre  au  fronton  de  cette 
conquête  1  François  avait  recommencé  sa  vie  de  Goa.  Logé  à 
l'hôpital,  il  s'en  allait  sonnant  sa  clochette,  rassemblait  les 
enfans,  enseignait  le  catéchisme  et  prêchait.  On  était  heureux 


112  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

de  posséder  un  homme  qui  marchait  accompagné  de  la  béné- 
diction de  Dieu.  Les  soldats  s'arrêtaient  de  battre  les  cartes 
quand  il  approchait;  mais  il  les  priait  en  souriant  de  jouer 
tout  à  leur  aise,  ce  qui  valait  beaucoup  mieux  que  de  courir 
les  tripots  et  autres  lieux  déshonnêtes;  et,  debout  derrière 
eux,  il  s'intéressait  à  leur  partie.  Il  fréquentait  chez  l'un  et 
chez  l'autre  ;  il  assoupissait  les  discordes  ;  il  s'ingéniait  à  ramener 
la  décence  dans  les  maisons  dont  il  devenait  le  familier.  Il  était 
souvent  invité  chez  un  paillard  qui  entretenait  un  joli  lot  de 
jolies  esclaves,  et,  chaque  fois  qu'il  y  dînait,  il  obtenait  de  lui 
qu'il  en  renvoyât  une  :  «  Allez,  allez,  lui  disait-il  avec  bonne 
grâce,  vous  n'en  avez  pas  besoin  de  tant  pour  vous  mener  en 
enfer.  »  Il  n'était  jamais  dur  pour  les  vieux  pécheurs;  mais  il 
devinait  leur  rechutes;  et  la  surprise  qu'en  éprouvait  le  coupable 
était  le  commencement  de  son  repentir.  Témoin  Juan  de  Eyro 
dont  l'histoire  est  une  des  plus  charmantes  de  ces  Mémorables. 
Juan  de  Eyro,  marchand  portugais,  avait  rencontré  François 
à  Geylan  en  un  temps  où,  fatigué  de  ses  trafics,  et  sa  fièvre  de 
lucre  étant  tombée,  le  désir  lui  était  venu  de  prendre  sa  retraite 
dans  le  service  de  Dieu.  Mais  François  se  défiait  de  ces  vocations 
d'arrière-saison  ;  et  il  les  encourageait  moins  vite  qu'il  ne 
baptisait  les  Macuas.  Il  lui  promit  de  le  confesser  plus  tard  à 
San  Tome  de  Meliapor.  Juan  de  Eyro  arriva  à  Meliapor,  se 
rendit  à  la  demeure  du  Père,  et  sa  confession  dura  trois  jours. 
Il  n'en  fallait  pas  moins  pour  le  faire  sortir,  comme  il  dit,  de  la 
gueule  du  diable.  Et  sachez  au  surplus  qu'un  homme  de  condi- 
tion distinguée,  Juan  Barbudo,  qui  n'avait  pas  communié 
depuis  quinze  ans,  dut  se  confesser,  lui,  pendant  quinze  jours 
avant  de  recevoir  le  Saint  Sacrement.  Ce  n'était  pas  une  petite 
affaire  que  de  récurer  les  âmes  de  ces  rudes  trafiquans.  Une  fois 
confessé,  Juan  de  Eyro  s'était  dépouillé  de  ses  biens,  mais  pas 
absolument  de  tous.  Le  diable  l'attendait  là.  Il  retomba  dans 
ses  vices  et  dans  l'amour  du  commerce.  Il  acheta  un  bateau  et 
secrètement  prépara  sa  fuite.  Au  moment  où  il  embarquait,  un 
jeune  garçon  accourut  et  lui  cria  :  «  N'êtes-vous  pas  Juan  de 
Eyro?  >,  —  «  Je  le  suis.  »  —  «  Eh  bienl  le  Père  vous  demande.  » 
Juan  regarda  la  mer  toute  bleue,  son  bateau,  son  équipage  et  le 
sourire  de  ses  péchés.  Il  se  tourna  un  instant  les  pouces,  puis 
il  soupira  et  répondit  :  «  Eh  bien  !  j'y  vais.  »  François  l'atten- 
dait sur  le  perron  de  la  véranda  et  lui  dit  trois  fois  en  secouant 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


113 


la  tête  :  «  Vous  avez  pe'ché,  Juan  de  Eyro.  »  —  «  C'est  vrai,  » 
répondit-il,  penaud  et  le  dos  rond.  Et  François  reprit  :«  Confes- 
sion! Confession!  »  Juan  entra,  se  confessa  et,  le  soir  même,  il 
vendait  son  navire  et  distribuait  aux  pauvres  ses  derniers  per- 
daos.  Il  le  suivit  à  Malaca.  Mais  le  diable  le  tenait  encore  par 
un  petit  bout  de  son  manteau.  Dans  cette  cité,  où  les  tentations 
foisonnaient,  il  accepta  une  aumône  qui  lui  permit  d'y  suc- 
comber; et  François  l'envoya  faire  pénitence  sur  l'îlot  des 
Navires,  un  îlot  verdoyant  à  quelques  brasses  du  rivage.  La 
Vierge  et  Jésus  lui  apparurent.  Jésus  l'attirait  vers  sa  mère; 
mais  la  Vierge  le  repoussait;  et  Juan  comprenait  très  bien 
pourquoi.  D'ailleurs,  elle  le  lui  dit.  Quand  il  revint  et  se  confessa, 
il  passa  sous  silence  cette  apparition.  Tout  à  coup  François  le 
regarda  :  «  Que  vous  est-il  arrivé  dans  l'île,  Juan  de  Eyro?  » 
Et,  comme  Juan  feignait  l'ignorance,  le  Père  l'étonna  pour  tout 
de  bon,  en  lui  rappelant  ce  qu'il  avait  vu  dans  l'îlot  des  Navires 
par  les  yeux  de  l'âme  ou  par  les  yeux  de  la  chair,  car  Juan 
n'avait  point  su  s'il  était  endormi  ou  éveillé. 

Nous  pourrions  détacher  du  procès  de  canonisation  bien  des 
témoignages  du  même  ordre  et  aussi  d'un  ordre  plus  élevé, 
comme  les  prédictions,  les  exorcismes,  les  guérisons  subites. 
Mais  nous  essayons  de  saisir  avant  tout  la  physionomie  par- 
ticulière de  François  de  Xavier.  Quand  il  essuie  l'écume  des 
lèvres  d'un  possédé,  quand  la  santé  des  malades  renaît  sous 
l'imposition  de  ses  mains,  quand  il  réveille  une  jeune  fille  ou 
un  enfant  qu'on  allait  coucher  parmi  les  morts,  quand  il  pro- 
phétise les  malheurs  de  cette  ville  sourde  à  la  voix  de  son 
prophète,  sa  voix  et  ses  gestes  se  confondent  avec  la  voix  et  les 
gestes  de  tous  ceux  à  qui  Dieu  départit  les  effluves  de  sa  grâce 
et  prêta  le  pouvoir  de  percer  un  instant  les  ténèbres  du  futur. 
Dans  ces  minutes  sublimes  où  Dieu  agit  en  lui  et  par  lui,  il 
devient  en  quelque  sorte  impersonnel.  Et  il  en  est  de  ses 
miracles  comme  de  tous  les  miracles  dont  l'efficacité  se  limite 
au  petit  groupe  qui  les  voit  et  les  touche.  Ils  n'ont  jamais 
l'effet  décisif  qu'il  semblerait  qu'on  dût  en  attendre.  Ils  ne 
confèrent  même  pas  au  thaumaturge  un  ascendant  durable  : 
ils  ne  lui  donnent  qu'une  vogue  qui  s'affaiblit  en  se  pro- 
longeant. Les  hommes  les  réclament  avec  la  même  avidité 
qu'ils  souhaitent  les  fortunes  soudaines,  la  science  sans  appren- 
tissage, le  succès  sans  labeur,  les  profits  de  la  gloire  sans  ses 

TOME    XXXIII.    —    1916.  8 


114 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


incertitudes.  Mais  ces  beaux  fruits,  qui  éclosent  et  mûrissent 
en  une  seconde,  et  à  de  si  rares  intervalles,  ne  les  nourrissent 
point.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'on  ait  réformé  une  commu- 
nauté humaine  à  coups  de  miracles;  et  ce  n'est  pas  dans  ses 
miracles  qu'il  faut  chercher  le  secret  du  charme  de  François. 
Du  reste,  les  thaumaturges  ne  manquaient  point  en  Asie,  et 
les  gens  qui  l'entouraient  étaient  incapables  de  distinguer  le 
vrai    miracle  de    ses   contrefaçons. 

Mais  ce  que  ne  possédait  aucun  marabout,  aucun  yogui, 
aucun  sorcier  malais,  ce  qui  lui  attirait  le  respect  des  indigènes 
et  la  vénération  des  croyans,  c'était,  avec  l'ardeur  de  sa  charité, 
la  simplicité  de  son  attitude,  la  douceur  de  ses  manières  et  ce  je 
ne  sais  quoi  d'impétueux,  de  jamais  lassé,  qui  donnait  tant  de 
vivacité  d'esprit  à  sa  patience.  Et  puis  on  sentait  que  cet  homme, 
si  peu  ménager  de  son  corps,  aimait  néanmoins  la  vie  d'un 
immense  amour.  Les  hommes  ne  suivent  et  n'exaltent  que  ceux 
qui  ont  passionnément  aimé  leur  bien  le  plus  cher.  Peu  importe 
qu'on  le  dépense  sans  compter  :  la  prodigalité  est  marque 
d'amour.  Il  y  a  des  façons  de  se  tuer  qui  rehaussent  à  nos  yeux 
l'importance  prodigieuse  que  nous  attachons  au  bonheur  de 
vivre.  Sur  le  navire  qui  menace  de  sombrer,  François  s'accroche 
aux  agrès  et  supplie  Dieu  de  ne  pas  le  rappeler  avant  qu'il  ait 
subi  d'autres  tempêtes  et  encore  plus  d'angoisses.  Chaque  minute 
de  la  vie  est  pour  lui  comme  une  pièce  d'or  pour  le  joueur. 
Chaque  jour  qui  se  lève  lui  apporte  une  possibilité  merveilleuse 
de  gagner  des  âmes  à  Dieu.  Il  en  épie  l'aube  du  sein  même  de  la 
nuit.  Il  ne  dort  pas.  Il  craint  le  sommeil  qui  n'est  pas  seulement 
visité  de  beaux  songes  et  qui  souvent  ressemblerait  à  la  mort, 
si  la  mort  était  le  néant.  Il  lui  dispute  des  heures  pour  les  ajouter 
à  sa  vie  et  pour  qu'elle  appartienne  davantage  à  Celui  de  qui 
relèvent  toutes  ses  pensées.  Est-ce  qu'on  dort  au  Ciel?  Et  Jésus 
a-t-il  dormi  durant  son  agonie?  Ses  voisins  de  Malaca  venaient 
coller  leurs  yeux  aux  fentes  de  la  case  de  bambou  où  il  se  reti- 
rait après  leur  avoir  souhaité  le  bonsoir.  Ils  le  voyaient  à 
genoux  devant  une  table  où  étaient  un  crucifix,  un  bréviaire  et 
une  croix  voilée.  Et,  quand  sa  nature  humaine  l'emportait,  il 
s'étendait  et  posait  sa  tête  sur  un  gros  galet  noir  que  les  flots 
de  la  mer  avaient  longtemps  poli. 

Cependant,  déçu  par  la  résistance  des  Malais,  il  désirait  aller 
vers  ces  îles  dont  on  lui  avait  dit  que  la  plupart  des  indigènes 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


115 


n'étaient  point  musulmans,  n'adoraient  point  d'idoles  et  se 
contentaient  de  saluer  pieusement  le  lever  du  soleil.  Et  il  inter- 
rogeait anxieusement  l'horizon.  Depuis  bientôt  un  an,  un  prêtre 
de  Malaca,  Vincent  Viegas,  était  parti,  avec  une  troupe  de 
soldats,  pour  Macassar  où  naguère  un  marchand  portugais  avait 
baptisé  deux  princes.  La  cérémonie  avait  sans  doute  ressemblé 
à  celle  que  nous  raconte  Pigafetta,  le  compagnon  de  Magellan, 
lorsque  son  capitaine  baptisa  le  roi  de  Zébu.  On  dressa  une 
estrade  sur  la  place  et  on  y  planta  une  croix.  Le  Roi  y  monta. 
Il  n'était  vêtu  que  d'un  pagne  de  coton  et  de  ses  tatouages 
peints  ;  mais  il  portait  au  cou  et  aux  oreilles  de  l'or  et  des 
pierres  précieuses.  On  l'habilla  tout  de  blanc  ;  on  lui  versa 
l'eau  du  baptême  ;  et  le  capitaine  lui  assura  que,  parmi  les 
avantages  dont  il  allait  jouir,  il  aurait  celui  de  vaincre  plus 
facilement  ses  ennemis.  On  ne  pouvait  fonder  grand  espoir  sur 
de  pareilles  conversions.  Pourtant  les  Portugais  retrouvèrent 
leurs  princes  aussi  chrétiens  que  le  marchand  les  avait  laissés. 
Et  tout  eût  été  pour  le  mieux  si,  au  départ  des  bateaux,  un  dès 
princes  n'avait  constaté  qu'une  de  ses  filles  lui  manquait.  La 
jeune  princesse  s'était  fait  enlever  par  un  officier  portugais  et 
refusait  énergiquement  de  retourner  à  terre.  On  n'eut  que  le 
temps  de  démarrer.  A  cette  nouvelle,  François  changea  de 
projet  et  décida  d'aller  plus  loin  que  Macassar,  jusqu'aux 
Moluques,  aux  îles  des  Epices,  où,  les  uns  venant  avec  le 
soleil,  les  autres  venant  du  couchant,  Espagnols  et  Portugais 
s'étaient  rencontrés  vingt-quatre  ans  plus  tôt  et  avaient  scellé 
dans  la  colère  et  le  meurtre  le  fermoir  de  la  chaîne  de  rapines 
dont  ils  enserraient  le  monde. 

Il  quitta  Malaca  le  1er  janvier  1546.  Jusqu'en  mai  1547,  il 
voyagea  d'une  île  à  l'autre  dans  un  archipel  où  l'on  ne  navi- 
guait que  de  jour,  et  encore  la  sonde  à  la  main.  Il  descendit  le 
détroit,  longea  Sumatra  et  Java,  dont  l'haleine  des  bois  de 
senteur  se  répandait  le  soir  dans  les  petits  havres  obscurs,  et, 
laissant  à  gauche  Macassar  et  les  Gélèbes,  il  remonta  vers  le 
Nord  au  milieu  de  toutes  ces  îles  dispersées  sur  la  mer  comme 
une  troupe  d'oiseaux  après  une  tempête  et  que  Camoëns 
appellera  bientôt  «  les  nobles  filles  de  l'Océan.  »  On  ne  saurait 
trop  admirer  le  prestige  des  terres  qui  produisent  les  aromates 
et  les  ingrédiens  de  nos  sauces.  Il  n'y  a  vraiment  de  nobles 
terres  que  celles  qui    supportent   dans  la   pierre  ou  dans    le 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marbre  la  pensée  d'un  peuple  ou  que  le  travail  des  générations 
a  repétries.  Mais  les  sensations  du  goût  et  de  l'odorat  excitent 
puissamment  les  rêves  des  pauvres  êtres  de  volupté  que  nous 
sommes.  C'est  moins  à  ses  propres  malheurs  qu'à  la  muscade 
et  aux  clous  de  girofle  que  Gamoëns  doit  de  nous  émouvoir 
encore.  La  brûlante  haleine  des  Moluques  circule  dans  les  vers 
où  il  les  célèbre  :  «  Non  loin  de  Tidor  apparaît  Ternate  avec  ses 
volcans  qui  vomissent  des  flammes.  Vois  ces  arbres  en  fleurs 
dont  les  boutons  parfumés  deviendront  le  prix  du  sang  de  tes 
frères.  Suis  dans  son  vol  rapide  l'oiseau  de  feu  qui  ne  touche 
la  terre  qu'à  l'instant  où  la  vie  l'abandonne.  Les  îles  de  Banda 
s'embellissent  de  leurs  fruits  aux  riches  couleurs  et  du  plumage 
éclatant  de  leurs  oiseaux  dont  le  bec  hardi  arrache  au  musca- 
dier sa  noix  odorante...  »  Mais  François  eût  voulu  baptiser 
toutes  ces  îles  du  nom  qu'il  donnait  à  la  plus  sauvage  de 
toutes  :  il  la  nommait  l'Espoir  en  Dieu,  tant  elle  lui  paraissait 
pauvre  et  parce  que  l'homme  qui  s'y  avançait  devait  tout  attendre 
du  Ciel.  Il  y  toucha  les  deux  extrémités  de  la  misère  morale, 
celle  qui  vient  d'une  civilisation  dépravée  et  celle  qui  naît  de  la 
nature.  Il  passa  de  l'une  à  l'autre  dans  les  paysages  les  plus 
impressionnans  qu'il  eût  jamais  contemplés  :  des  montagnes, 
des  volcans  dont  les  torrens  de  cendre  jonchaient  les  bois  de 
sangliers  brûlés  et  les  grèves  de  poissons  morts,  des  forêts 
vierges,  des  ravins  abrupts,  un  monde  que  secouent  des  trem- 
blemens  de  terre  et  qui  a  l'éclat  d'une  fleur,  des  flammes 
infernales  et  toute  la  splendeur  du  matin  de  la  vie. 

Depuis  l'arrivée  des  Européens,  ces  îles  avaient  une  histoire 
dont  les  écheveaux  d'intrigues  trempaient  dans  le  sang.  Ou 
s'était  empoisonné,  massacré,  réconcilié  et  encore  massacré 
autour  des  poivriers  et  des  clous  de  girofle.  Sur  certains  points, 
les  indigènes,  de  rage,  avaient  incendié  leurs  girofliers,  qui 
n'en  avaient  repoussé  que  plus  drus.  Mais  ils  ne  pouvaient  pas 
trop  se  plaindre  :  d'abord,  ils  ne  valaient  pas  plus  cher  que 
leurs  envahisseurs,  puis  ils  avaient  eu  la  chance  de  posséder, 
de  1536  à  1539,  un  trésor  plus  rare  que  leurs  épices  :  un  bon 
capitan,  Antonio  Galvano.  Il  succédait  à  un  pillard  effronté  dont 
il  répara  les  désordres  et  dont  il  fit  oublier  les  crimes  et  les 
scandales.  On  oublia  jusqu'au  visage  du  notable  musulman  de 
Ternate  barbouillé,  sur  l'ordre  de  ce  tyranneau,  avec  du  sang 
de  porc.  Galvano  sut  contenir  les  Portugais  et  toucher  le  cœur 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


in 


des  Malais.  Il  embellit  et  purifia  leurs  villes.  Il  en  attira  un 
assez  grand  nombre  à  la  foi  du  Christ;  il.  convertit  même  un 
Arabe.  Et,  bien  qu'il  eût  abattu  des  pagodes,  les  indigènes 
l'appelaient  «  le  père  des  peuples.  »  Instruit,  lettré,  d'une  probité 
scrupuleuse,  il  finit  mal.  Les  petits  rois  des  Moluques  avaient 
demandé  qu'on  le  leur  laissât  toute  sa  vie.  On  s'empressa  de 
le  leur  enlever.  Ne  s'étant  point  enrichi,  il  s'endetta.  De  retour 
à  Lisbonne,  ses  vertus  le  conduisirent  à  l'hôpital.  François 
aurait  pu  l'y  rencontrer,  soignant  les  malades,  du  temps  qu'il 
cherchait  à  se  renseigner  sur  les  Indes.  On  aurait  dû  le  lui 
présenter.  Mais  la  figure  de  ce  pauvre  diable  d'honnête  homme 
ne  servait  point  d'enseigne.  Quand  il  mourut,  le  suaire  où  on 
le  roula  fut  donné  par  une  confrérie  charitable.  Il  laissait  deux 
livres,  une  Histoire  des  Moluqaes  aujourd'hui  perdue,  et  un 
Traité  des  Découvertes  dans  l'Inde,  où  il  parle  dejui  comme  d'un 
étranger,  mais  avec  une  noble  fierté.  On  eût  souhaité  que  Fran- 
çois reconnût  d'un  mot  le  mérite  de  Galvano,son  devancier,  qui, 
le  premier,  avait  eu  l'idée  de  fonder  des  séminaires  dans  les 
Indes.  Peut-être  ne  restait-il  plus  aucune  trace  de  son  passage. 
A  Amboine,  où  l'apôtre  s'arrêta  d'abord,  ce  furent  surtout 
les  gens  d'Europe  qui  l'occupèrent.  Pendant  qu'il  y  était,  des 
vaisseaux  espagnols  arrivèrent,  escortés  de  vaisseaux  portugais. 
Deux  ou  trois  ans  plus  tôt,  une  Armada  de  la  Nouvelle-Espagne 
avait  pénétré,  à  Ternate,  dans  les  eaux  portugaises,  par  suile 
d'avaries  ou  simplement  par  bravade.  Le  roi  d'Espagne  l'avait 
désavouée  ;  mais,  pendant  qu'on  attendait  sa  réponse,  Espa- 
gnols et  Portugais  s'étaient  battus,  puis  alliés  pour  battre  les 
indigènes  ;  et  maintenant,  ils  s'en  retournaient  aux  Indes,  d'où 
les  chefs  espagnols  seraient  expédiés  chez  eux.  Us  se  cha- 
maillaient toujours,  et  le  rivage  d'Amboine,  où  le  Portugal  ne 
possédait  qu'un  fortin,  retentissait  du  tumulte  de  ces  conquis- 
tadors  efflanqués.  «  J'eus  un  grand  travail  spirituel,  »  dit 
François.  Il  eut  en  effet  beaucoup  de  passions  à  calmer,  d'âmes 
à  tranquilliser,  de  mourans  à  assister,  de  morts  à  ensevelir.  Il 
pourvut  à  tout,  et  sa  charité  fut  contagieuse.  Le  sentiment 
d'admiration  qu'il  inspirait  faisait  plus  que  ses  prêches  et  ses 
catéchismes  :  on  s'amendait  un  peu  pour  ne  point  le  contrister., 
Parmi  les  Espagnols,  il  y  avait  un  prêtre  de  Valence,  Gosme  de 
Torrès,  qui,  depuis  longtemps  déjà,  courait  le  monde,  une  de 
ces  natures  inquiètes  que  les  vents  et  les  courans  se  passent  et 


118 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


emportent  Dieu  sait  où.  Mais  Dieu  guidait  l'épave  et,  sur  la 
grève  où  elle  était  venue  échouer,  lui  ménageait  un  port.  Il 
vit  François  et  reconnut  son  destin.  Les  yeux  de  l'apôtre, 
humides  d'une  éternelle  compassion  et  brillans  d'une  éternelle 
espérance,  lui  promirent  la  grande  aventure  qu'il  avait  vaine- 
ment cherchée.  Il  ne  lui  en  dit  rien.  Mais,  deux  ans  plus  tard, 
François  le  retrouvera  à  Goa;  et  ils  prendront  ensemble  le 
chemin  du  Japon. 

Les  Européens  d'Amboine  ne  mirent  pas  plus  fortement  à 
contribution  les  vertus  du  missionnaire  que  ceux  de  Ternate.  A 
Ternate,  on  était  tout  au  bout  de  l'Asie  portugaise,  et  les 
Portugais  s'y  corrompaient  avec  délices.  Les  Malais  ternatins 
étaient  tous  possédés  de  ce  que  le  Père  Coyssart,  traducteur  de 
Tursellini,  appelle  une  charnalité  exorbitante.  Il  semblait  que, 
hormis  les  combats,  ils  n'eussent  d'autres  fonctions  que  de  se 
reproduire.  Et,  comme  s'ils  avaient  jamais  été  tentés  de  l'oublier, 
on  dit  que  des  tambours  passaient  dès  la  pointe  du  jour  dans  les 
rues  des  villes  et  des  villages  et  les  réveillaient  pour  leur 
rappeler  leur  raison  de  vivre.  Ils  adoraient  la  parure  et  les  par- 
fums. Les  hommes  portaient  des  turbans  ornés  d'oiseaux  de 
paradis  et  des  chausses  de  damas  éclatantes.  Les  femmes,  aussi 
camuses  que  leurs  maris,  et  plus  foncées  que  des  coings,  entre- 
mêlaient leurs  longues  chevelures  de  fleurs  et  d'aigrettes.  La 
chemise  de  mousseline  qui  leur  descendait  jusqu'aux  genoux 
laissait  transparaître  leurs  pantalons  de  brocart.  Elles  peignaient 
leurs  paupières  et  leurs  dents  limées,  et  leur  haleine  embaumait 
les  clous  de  girofle  qu'elles  avaient  toujours  dans  la  bouche.  La 
nature  qui  les  enveloppait  était  l'image  même  de  la  volupté 
avec  tout  ce  que  la  volupté  a  de  violences,  de  trahisons  et  de 
mélancolie.  Le  cratère  du  volcan  ne  cessait  de  fumer.  Les 
rivières  étaient  pleines  de  crocodiles  que  Galvano  nous  dépeint 
azurés  et  dorés.  D'énormes  boas  donnaient  la  chasse  aux  troupes 
d'oies  noires.  La  chair  des  écrevisses  les  plus  succulentes  vous 
empoisonnait.  L'ombre  de  la  forêt  vous  rendait  malade.  La  vie 
y  ressemblait  à  cet  arbre  singulierque  les  Portugais  nommaient 
l'arbre  triste.  Il  se  couvrait  la  nuit  de  fleurs  odorantes;  mais, 
au  lever  du  soleil,  elles  tombaient  et  ses  branches  languissaient. 

Depuis  le  départ  de  Galvano,  les  conquérans  s'en  étaient 
donné  à  cœur  joie.  La  Reine,  à  qui  le  capitan  laissait  encore 
quelques-unes  de  ses  pierreries  et  son  parasol  royal,  ne  comptait 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


119 


plus  les  misères  et  les  iniquités  que  son  défunt  mari,  le  sultan 
Boleije,  avait  introduites  dans  son  royaume  avec  ces  hôtes 
insatiables.  Ses  trois  fils  étaient  morts.  On  l'avait  trimballée  de 
Ternate  à  Goa,  de  Goa  à  Ternate.  Et  maintenant  qu'elle  s'était 
à  peine  réinstallée  sur  son  trône,  un  usurpateur,  traîné  à  Goa 
lui  aussi,  et  investi  par  le  Vice-Roi,  était  en  route  et  allait  déci- 
dément mettre  au  rancart  sa  vieille  majesté.  Quand  elle  fut 
dépossédée,  ruinée,  elle  se  fit  chrétienne  et  bonne  chrétienne, 
peut-être  sous  l'influence  de  François,  qui  ne  s'en  est  pas 
attribué  le  mérite,  et  elle  dut  au  moins  à  la  religion  de  ceux 
qui  avaient  causé  ses  malheurs  la  force  de  les  supporter  et 
l'espérance  de  recevoir  une  couronne  trop  haute  pour  être  à 
leur  merci.  François  avait  vu  arriver  le  nouveau  Sultan.  C'était 
un  homme  séduisant  et  perfide.  Il  ne  disait  jamais  :  le  Roi  de 
Portugal,  sans  ajouter  aussitôt  :  mon  Seigneur  et  Maître,  et  il 
cachait  bien  de  l'ironie  dans  cette  expression  emphatique  de  sa 
servitude.  François  crut  un  instant  le  convertir.  Mais,  s'il  aimait 
ses  entretiens  et  lui  faisait  force  embrassades,  il  tenait  à 
Mahomet  par  les  cheveux  de  ses  cent  femmes;  et  c'étaient  des 
câbles.  Puis  ses  voyages  l'avaient  rendu  très  philosophe.  Chaque 
fois  que  le  Père  abordait  les  questions  de  doctrine,  il  souriait, 
les  yeux  fixés  sur  ses  chaussures  de  maroquin,  et,  tout  en  jouant 
avec  son  collier  d'or  :  «  Chrétiens  et  Mores  adorent  le  même 
Dieu,  répondait-il;  je  ne  doute  point  qu'ils  ne  finissent  par 
ne  faire  qu'un.  »  Cette  curieuse  figure  ne  déparerait  pas  un 
conte  ou  une  tragédie  de  Voltaire.  Du  reste,  il  ne  demandait 
pas  mieux  qu'un  de  ses  fils  fût  baptisé,  pourvu  qu'on  lui  assurât 
le  royaume  des  îles  du  More.  Et  il  ne  contraria  en  rien  l'action 
apostolique  de  François.  Les  Ternatins  étaient  mahométans  ; 
mais  leur  mahométisme  n'était  pas  plus  solide  que  les  toits  de 
feuilles  de  leur  mosquée.  Ils  y  avaient  été  convertis  par  de  gros 
commerçans  mores  et  surtout  par  de  petits  colporteurs  qui  leur 
écoulaient  la  religion  du  Prophète  avec  la  mercerie  et  le  corail 
de  leur  éventaire. 

En  quelques  mois,  François  transforma  réellement  la  phy- 
sionomie de  cette  ville  licencieuse.  Les  femmes  du  pays  épousées 
par  des  colons  apprirent  de  lui  qu'elles  avaient  une  âme  et  que 
même  leurs  maris  en  avaient  une.  Et  ceux-ci  le  leur  prou- 
vèrent en  restituant  aux  indigènes  déconcertés  des  biens  mal 
acquis.   Toute  l'île  faillit  devenir  chrétienne.  Les  Malais   ter- 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

natins  étaient  charmés.  «  Il  y  avait  sujet  de  rendre  grâces  à 
Dieu,  écrira  François  :  sa  louange  était  incessamment  sur  les 
lèvres  de  ce  peuple  nouvellement  appelé  à  la  foi.  Les  garçons 
dans  les  places  publiques,  les  filles  et  les  femmes  dans  les 
maisons,  les  laboureurs  dans  les  champs,  les  pêcheurs  dans  leurs 
barques  chantaient,  au  lieu  de  leurs  chansons  coutumières,  de 
pieux  cantiques.  »  Tous  les  soirs,  un  homme  de  la  ville,  en 
habit  de  Confrère  de  la  Miséricorde,  recommandait  aux  prières 
du  peuple  les  âmes  du  Purgatoire  et  ceux  qui  vivent  en  péché 
mortel.  Dans  les  petites  cases  enfouies  sous  la  verdure,  cette 
voix  encourageait  les  uns  à  la  persévérance  et  éveillait  chez  les 
autres  une  crainte  bienfaisante.  Lorsqu'il  quitta  définitivement 
Ternate,  il  voulut  embarquer  de  nuit  afin  d'éviter  les  pleurs  et 
les  lamentations  de  ses  amis.  Précaution  inutile  !  Il  ne  put 
échapper  à  leurs  adieux.  Ce  Ternate,  tant  et  peut-être  si  juste- 
ment décrié  par  les  historiens,  c'est  tout  de  même  un  des  rares 
endroits  où  nous  sommes  bien  sûrs  que,  partant  la  nuit,  on 
alluma  des  flambeaux  et  des  torches  pour  le  voir  plus  longtemps 
et  non  pour  s'assurer  qu'il  partait. 

Sa  correspondance  si  décousue  et  si  incolore,  même  quand 
il  parle  de  Ternate,  devient  subitement  plus  précise  dès  qu'il 
pénètre  chez  les  sauvages.  Pour  la  première  fois,  il  sort  des 
régions  indéterminées  où  les  rois,  les  reines,  les  princes, 
leurs  cours  et  leurs  peuples  semblent  empruntés  au  répertoire 
des  dramaturges  espagnols.  Pour  la  première  fois,  il  tient 
compte  de  la  terre  et  des  mœurs.  Evidemment  son  imagination 
a  été  prise.  Avant  d'aborder  au  Japon,  aucune  contrée  ne  lui  a 
produit  une  impression  aussi  vive.  Le  sauvage  commençait  à 
exercer  sur  les  hommes  civilisés  une  attirance  qui  n'allait  que 
grandir.  Il  représentait  pour  l'homme  du  xvie  siècle  un  élar- 
gissement du  monde.  Il  arrivait  sur  la  scène  au  moment  où 
l'antiquité  renaissait.  L'imagination  s'étendait  à  la  fois  dans 
l'espace  et  le  temps  et  découvrait  les  deux  pôles  de  l'humanité. 
Mais,  avant  que,  d'une  courbe  hardie,  on  eût  essayé  de  les 
joindre  par-dessus  le  christianisme,  avant  qu'on  eût  demandé 
a  l'homme  de  la  nature  de  nous  mieux  faire  comprendre 
l'homme  d'Homère  et  qu'on  eût  cherché  dans  la  sagesse  natu- 
relle une  nouvelle  justification  de  la  sagesse  païenne,  le  mis- 
sionnaire, comme  s'il  avait  prévu  le  coup,  avait  bravé  pour  le 
sauvage  la  mort  et,  pis  que  la  mort,  la  torture.  Ne  soyons  pas 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


121 


étonnés  que  les  Jésuites,  issus  des  Universités,  aient  été  de  si 
grands  missionnaires.  Ils  demeuraient  fidèles  à  leur  mission 
d'embrasser  le  monde  moderne  et  de  le  défendre  contre  tous 
les  retours  du  naturalisme  et  du  paganisme.  Ils  baptiseront 
les  sauvages  comme  ils  expurgeront  les  auteurs  profanes. 

Les  Moluques  renfermaient  toutes  les  espèces  de  sauvages, 
depuis  celle  dont  le  type  est  plus  près  du  nôtre  que  celui  des 
Malais  et  des  Chinois,  jusqu'au  type  bestial  du  Papou.  Leur 
couleur  allait  du  jaune  cannelle  au  noir.  Il  y  en  avait  d'inof- 
fensifs;  il  y  en  avait  de  féroces.  C'étaient  des  enfans  aux 
Célèbes,  des  anthropophages  à  Bornéo.  Il  y  en  avait  dont 
l'abjection  était  telle  que  les  missionnaires  reculèrent,  non 
de  peur,  mais  de  désespoir.  Ceux  que  vit  François  offraient, 
encore  quelque  prise.  Il  les  chercha  d'abord  dans  les  montagnes 
d'Amboine  et  dans  l'île  voisine  de  Ceram.  Il  ne  voyageait  point 
comme  les  Portugais,  en  palanquin,  aux  cris  assourdissans  des 
porteurs.  Il  allait  à  pied,  traversant  les  rivières  et  les  marais, 
escaladant  les  ravins,  se  frayant  un  chemin  dans  les  brous- 
sailles épineuses  où  des  nuées  de  moustiques  le  harcelaient.  On 
campait  avant  le  coucher  du  soleil,  dont  la  disparition  est  suivie 
si  brusquement  de  la  chute  des  ténèbres.  On  se  hâtait  de  dresser 
un  petit  toit  de  feuillage.  A  défaut  de  tigres  et  de  panthères,  on 
avait  à  se  défier  de  ceux  que  l'on  cherchait,  des  Alforous,  grands 
chasseurs  de  têtes.  Dans  certains  villages  une  tête  humaine 
bien  coupée  avait  le  même  prix  et  l'a  encore  que  jadis  une  che- 
velure chez  les  Iroquois;  et  le  jeune  guerrier  qui  courtise  une 
fille  ne  saurait  lui  offrir  un  plus  beau  présent  de  fiançailles. 
François  les  croyait  cannibales.  D'autres  voyageurs  prétendent 
qu'ils  ne  le  sont  pas,  qu'ils  jettent  les  corps  décapités  ;  mais  ils 
rapportent  les  têtes  au  village  en  soufflant  dans  leurs  conques, 
et,  avant  d'être  montées  en  trophées,  on  les  abandonne  aux 
enfans  qui  y  sucent  du  courage.  Ceram,  où  il  resta  peu  de 
temps,  était  déjà  un  séjour  très  dangereux.  A  Ternate,  on  consi- 
déra comme  une  folie  son  désir  de  visiter  l'île  du  More.  Les 
sauvages  avaient  la  réputation  d'y  être  plus  farouches  que  par- 
tout ailleurs,  et  surtout  depuis  que  les  Mores  les  avaient  excités 
contre  les  Portugais.  Ils  avaient  tué  deux  prêtres  qui  s'étaient 
risqués  chez  eux.  Quand  ils  n'égorgeaient  pas  les  étrangers,  ils 
mêlaient  à  leurs  alimens  des  poisons  infaillibles.  François 
répondit  aux  objurgations  de  ses  amis  qu'il  était  nécessaire  que 


122 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  âmes  de  l'ile  du  More  fussent  instruites  et  qu'il  se  sentait 
dans  l'obligation  de  perdre  la  vie  du  corps  pour  assurer  à  son 
prochain  la  vie  de  l'âme.  Alors  ils  voulurent  bourrer  ses  poches 
d'antidotes.  Mais  il  sourit  et  leur  dit  seulement  que,  s'ils  le 
recommandaient  à  Dieu,  leurs  prières  seraient  le  meilleur  des 
contrepoisons.  Et  il  gagna  la  côte  redoutable. 

Il  s'enfonça  dans  l'intérieur  et  y  vécut  trois  mois.  Il  nous  a 
tu  ses  aventures  qui  furent  souvent  celles  d'un  coureur  des  bois. 
Ce  que  son  corps  souffrit,  il  nous  le  laisse  deviner  par  l'énu- 
mération  qu'il  nous  fait  de  ce  qui  manque  dans  ces  îles  et  des 
périls  qu'on  y  rencontre  :  elles  n'ont  ni  pain,  ni  vin,  ni  trou- 
peaux; très  peu  d'eau  potable  ;  une  terre  volcanique  qui  s'ébranle 
à  chaque  instant  ;  des  chaleurs  accablantes  ;  et  les  Mores  sont 
aussi  impitoyables  que  les  naturels  ingrats.  Mais  comme  elles 
sont  fécondes  en  consolations  spirituelles  !  «  Elles  semblent 
faites  à  souhait,  s'écrie-t-il,  pour  qu'un  homme,  en  peu 
d'années,  y  perde  les  yeux  à  force  de  verser  des  larmes  de 
joie.  »  Il  ne  lui  souvient  pas  d'avoir  été  ailleurs  tant  et  si  conti- 
nuellement consolé.  «  Et  cependant  on  n'y  marche  qu'entouré 
d'ennemis  ou  d'amis  peu  sûrs.  Pas  un  remède  pour  se  défendre 
des  maladies;  pas  une  de  ces  choses  dont  le  secours  est  néces- 
saire pour  entretenir  ou  protéger  la  vie.  »  Jamais  il  ne  fit 
pareille  chasse  aux  âmes.  Dès  qu'ils  l'apercevaient,  les  Alforous  • 
s'enfuyaient.  Il  fallait  gravir  des  pentes  à  pic  où  frappait  le 
soleil,  et  s'engager  dans  des  jungles.  On  arrivait  enfin  à  un 
village.  Sauf  la  cabane  sacrée  où  pourrissaient  les  trophées  de 
guerre,  les  huttes  étaient  closes.  Tout  paraissait  inhabité  et 
mort.  Même  aujourd'hui,  la  venue  d'un  étranger  produit  encore 
chez  quelques-unes  de  ces  tribus  le  même  effet  que  le  passage 
d'un  spectre.  Il  frappait  aux  portes.  Parfois  un  murmure  ou  un 
cri  lui  répondait;  mais  personne  ne  lui  ouvrait.  Il  les  appelait 
à  lui  tendrement,  aimablement,  comme  un  oiseleur.  Une  porte 
s'entre-bâillait.  On  distinguait  debout,  armé  d'une  lance,  un 
homme  nu;  derrière  lui,  une  femme  effarouchée  et  des  enfans 
aux  yeux  ronds.  «  Peu  à  peu,  nous  dit  le  Père  du  Jarric,  ce.-s 
barbares,  alléchés  par  sa  candeur  et  débonnaireté,  commençaient 
à  s'approcher  de  lui.  Pour  lors,  le  Père  les  prenait,  les  embras- 
sait et  leur  faisait  autant  de  caresses  qu'un  père  à  ses  propres 
enfans.  »  C'est  peut-être  dans  cette  attitude,  au  milieu  de  ces 
peuplades  dont    les    pieds  touchent   les   plus  bas  échelons  de 


FRANÇOIS    DE    XAVIER. 


123 


l'humanité,  que  François  de  Xavier  a  laissé  la  plus  émouvante 
image  de  lui-même.  Gomme  sa  pensée  se  reportait  souvent  aux 
îles  du  More,  loin  de  Goa,  loin  des  Portugais,  loin  de  tout, 
mais  plus  près  de  Dieu,  la  nôtre  y  retourne  souvent  aussi  pour 
le  voir  serrer  sur  son  cœur  les  derniers  des  derniers  enfans  de 
la  misère  humaine. 

Si  nous  en  croyons  de  vieilles  gens  qui  témoignèrent  au 
Procès  de  canonisation,  la  fin  de  son  séjour  aux  Moluques  fut 
assombrie.  En  quittant  Amboine,  il  prédit  que  dans  tel  ou  tel 
village,  autour  de  la  forteresse,  il  y  aurait  des  apostasies.  Il 
ne  se  trompait  point,  et,  comme  le  disait  un  dicton  populaire, 
«  les  gens  d'Aroda  furent  mauvais  pour  accomplir  la  prophétie 
du  saint  Père  François.  »  Cependant,  le  bien  qu'il  avait  fait 
dans  ces  îles  dura  plus  longtemps  que  la  domination  portu- 
gaise ;  et  les  croix  qu'il  y  avait  élevées  survécurent  aux  persé- 
cutions des  Musulmans,  aux  erreurs  et  aux  crimes  des  Portugais 
et  de  leurs  successeurs  les  Hollandais,  qui  trouvèrent  le  moyen 
d'être  plus  inhumains,  car  aussi  pillards,  mais  plus  disciplinés 
dans  le  pillage,  ils  étaient  dépourvus  de  la  générosité  cheva- 
leresque dont  les  Albuquerque,  les  Jean  de  Castro,  les  Galvano 
et,  en  somme,  beaucoup  d'autres  s'étaient  montrés  capables.  Si 
invraisemblable  que  cela  paraisse,  les  Hollandais  ont  rendu  aux 
Portugais  le  service  de  les  faire  regretter,  non  seulement  parce 
qu'une  nouvelle  tyrannie  adoucit  toujours  le  souvenir  de  l'an- 
cienne, mais  parce  qu'en  effet  les  indigènes  respiraient  mieux 
sous  des  maîtres  dont  la  dureté  était  moins  une  politique  que 
l'effet  des  tempéramens  individuels  et  qui,  soit  qu'ils  obéissent 
à  la  voix  de  leurs  apôtres  ou  que  leur  humeur  cédât  aux  con- 
seils delà  volupté,  consentaient  parfois  à  les  traiter  comme  leurs 
semblables.  Les  races  du  Midi,  par  leurs  vertus  les  plus  hautes 
comme  par  leurs  vices  les  plus  avoués,  tendent  toujours  à 
fraterniser  avec  les  peuples  conquis.  Les  races  du  Nord,  jamais. 
Les  Hollandais  n'eurent  point  de  Xavier.  Et  ils  eurent  beau 
s'allier  aux  Musulmans  pour  déraciner  la  foi  catholique,  un 
grand  nombre  de  pauvres  Moluquois  bravèrent  les  tourmens, 
afin  de  demeurer  toute  l'éternité  les  enfans  du  prêtre  étranger 
qu'ils  n'avaient  vu  ou  plutôt  que  leurs  parens  n'avaient  vu 
qu'une  heure. 

André  Bellessort. 


LA  FRANCE  D'AUJOURD'HUI 


JUGEE 


PAR  LES  ÉTRANGERS 


i 

AVANT   LA   GUERRE 


«  Nul  œil  ne  peut  se  voir  soi-même,  »  aimait  à  dire  Taine. 
Et  ce  qui  est  vrai  des  individus  l'est  au  moins  autant  des  nations. 
Ayons  donc,  pour  nous  bien  connaître,  recours  le  plus  possible 
aux  yeux  de  l'étranger.  Quand  ils  ne  sont  pas  aveuglés  par  le 
parti  pris,  ils  ont  chance  de  bien  voir,  et  l'on  peut,  dans  une 
large  mesure,  se  fiera  leur  témoignage.) 


Parmi  ces  libres  témoignages  du  dehors  qui  ont  été  rendus  sur 
nous  avant  la  guerre,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  ait  eu  beaucoup 
d'aussi  complets,  d'aussi  clairvoyans,  d'aussi  mesurés  que  celui 
4'un  professeur  et  publiciste  américain,  M.  Barrett  Wendell  (1).: 
Professeur  à  l'Université  d'Harvard,  auteur  de  plusieurs  ouvra- 

1.  The  France  of  loday,  by  Barrett  Wendell,  Professor  of  English  at  Harvard 
Collège,  Sometime  Clark  Lecturer  at  Trinity  Collège,  Cambridge,  and  First  Lec- 
turer  on  the  Hyde  Foundation  at  the  Sorbonne  and  other  French  Universities, 
1  vol.  in-8,  New  York,  Charles  Scribner's  son,  1914.  Le  livre,  publié  en  septembre 
1901,  a  été  réimprimé  en  octobre  et  décembre  1907,  en  mars  1908,  en  janvier  1909, 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGÉE    PAR    LES    ETRANGERS.      125 

ges  de  littérature  et  d'histoire  fort  estimés,  M.  Barrett  Wendell  a 
été  le  premier  titulaire,  en  Sorbonne  et  dans  les  autres  Uni- 
versités françaises,  de  cette  chaire  qu'a  fondée,  il  y  a  quelques 
années,  un  autre  Américain,  M.  James  Hazen  Hyde,  et  qui  a,  si 
je  puis  dire,  pour  objet  d'enseigner  en  anglais  l'Amérique  aux 
Français.  Gomme  il  était  tout  naturel  et  très  tentant,  M.  Barrett 
Wendell  a  voulu  profiter  de  son  séjour  parmi  nous,  pour  nous 
étudier  et  tâcher  de  nous  bien  connaître.  Et  il  a  consigné  les 
résultats  de  son  enquête  dans  un  livre  à  la  fois  très  prudent  et 
très  franc,  qu'on  a  fort  bien  fait  de  traduire  en  français,  et 
auquel  nous  pouvons  souhaiter  une  large  diffusion  dans  les 
pays  anglo-saxons.  Ceux  qui  prendront  pour  guide  le  conscien- 
cieux écrivain  ne  risqueront  pas  de  se  faire  de  nous  une  idée 
trop  conventionnelle  et  trop  inexacte. 

Car,  d'abord,  sans  peut-être  s'en  être  douté,  M.  Barrett 
Wendell  a  bénéficié  d'une  chance  assez  rare.  Le  poste  d'obser- 
vation auquel,  de  par  ses  fonctions  mêmes,  il  s'est  trouvé  placé, 
et  qu'il  a  la  sagesse,  bien  américaine,  de  ne  pas  quitter  volon- 
tiers, est  l'un  des  meilleurs  que  l'on  pût  choisir  pour  ce  genre 
d'études.  L'Université  de  France  n'est  assurément  pas  toute  la 
France;  elle  en  représente  pourtant  assez  bien  les  aspects  les 
plus  généraux  et  les  plus  profonds.  Ajoutons  qu'elle  est  peut- 
être,  —  avec  l'Armée  et  avec  l'Église,  —  celui  de  nos  corps 
sociaux  qui  s'est,  au  cours  de  ce  dernier  demi-siècle,  le  moins 
laissé  entamer  par  les  influences,  le  plus  souvent  corrosives,  qui 
se  sont  exercées,  dans  d'autres  milieux,  sur  les  mœurs  et  les 
caractères  de  notre  démocratie  cosmopolite  et  niveleuse.  Elle  a 
sans  doute  ses  préjugés  et  ses  défauts,  et  on  lui  connaît  quelques 
faiblesses.  Mais,  au  total,  1'  «  arrivisme  »  y  est  assez  rare;  la 
politique,  —  au  moins  dans  l'enseignement  secondaire  et  sur- 
tout supérieur, —  n'y  a  pas  fait  trop  de  ravages,  et  la  conscience 
professionnelle  s'y  est  peut-être  moins  relâchée  qu'ailleurs.  Par 
la  qualité  de  son  recrutement,  par  l'esprit  qui  s'y  est  générale- 
ment perpétué,  l'Université  symbolise  assez  exactement  l'état 
moral  et  les  dispositions  foncières  de  la  France  moyenne,  aux 
diverses  époques  de  son  histoire.  Et  ce  n'est  pas  un  mauvais 

en  novembre  1912,  en  octobre  1913  et  en  1914.  11  a  été  traduit  en  français,  sous  le 
titre  de  la  France  d'aujourd'hui,  par  M.  Georges  Grappe  (1  vol.  in-8;  Paris,  Henri 
Flory,  1910).  Cette  traduction  a  été  réimprimée  dans  la  collection  Nelson.  C'est 
celle  que  j'utiliserai,  en  la  retouchant  çà  et  là. 


126 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


miroir,  pour  y  contempler  l'image  de  notre  pays,  que  celui 
qu'elle  offre  à  l'observateur  attentif. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'observateur,  surtout  s'il  est  étranger, 
puisse  sans  pre'cautions  se  mouvoir  dans  ce  milieu  assez 
complexe  qui  se  présente  a  son  attention.  L'Université  de  France 
est  un  organisme  très  particulier,  aux  rouages  multiples  et 
divers,  et  qui  ne  se  laisse  point  saisir  d'un  rapide  coup  d'œil. 
M.  Barrett  Wendell  s'est  fort  bien  avisé  de  cela  :  non  sans 
humour,  il  compare  aux  cercles  de  Dante  les  différens  compar- 
timens  dont  l'assemblage  constitue  la  vie  universitaire  française, 
et  il  ne  s'y  aventure  qu'avec  une  extrême  circonspection,  et 
sous  la  conduite  d'un  excellent  guide.  Grâce  à  ces  scrupules 
fort  méritoires,  il  a  réussi  à  tracer  un  tableau  assez  complet  et^ 
en  dépit  de  quelques  menues  erreurs,  généralement  exact  de 
notre  enseignement,  surtout  de  notre  enseignement  supérieur. 

Ce  qui  paraît  avoir  frappé  le  plus  M.  Barrett  Wendell,  chez 
lesétudians  et  les  professeurs  français,  c'est,  contrairement  à  un 
préjugé  que  nombre  d'étrangers  partagent,  la  gravité,  la  haute 
conscience  qu'ils  apportent  tous  à  leurs  occupations  profession- 
nelles, et,  en  même  temps,  la  distinction  intellectuelle  dont  ils 
sont  le  quotidien  témoignage.  «  Aucune  de  mes  expériences 
antérieures,  —  avoue-t-il,  —  ne  m'avait  révélé  quoi  que  ce 
soit  de  comparable  à  l'activité  intellectuelle,  infatigable  et 
concentrée,  pleine  d'émulation,  de  mes  collègues  d'un  moment, 
à  Paris.  Le  préjugé  étranger  a  coutume  de  considérer  les  Fran- 
çais comme  légers,  frivoles  et  pour  le  moins  superficiels.  Quand 
vous  vivez  au  milieu  de  leurs  hommes  de  science,  mêlé  au 
travail  de  leurs  existences,  vous  commencez  à  vous  demander 
où  a  bien  pu  se  former  à  leur  propos  une  légende  aussi  grotesque. 
Car  nul  ne  saurait  imaginer  un  travail  plus  assidu  que  le  leur 
et  plus  joyeux  dans  son  ardeur.  » 

Cette  ardeur,  cette  ferveur  d'émulation  ont  sans  doute  parfois 
leurs  excès  ;  elles  marquent  d'un  pli  peut-être  un  peu  trop  pro- 
fessionnel une  activité  qu'où  pouvait  souhaiter  plus  libre,  plus 
désintéressée;  et  c'est  ce  que  l'écrivain  américain  veut,  je  crois, 
laisser  entendre,  quand  il  reproche  à  la  vie  universitaire  fran- 
çaise de  manquer  d'  «  humanité.  »  Tout  en  rendant  hommage 
aux  qualités  sociales,  au  tact,  à  l'agrément  de  ses  collègues,  il 
constate,  avec  un  sourire,  que  «  dans  les  actes  ayant  un  carac- 
tère professionnel,  ils  sont  aussi  sérieux  que  s'il  n'existait  aucun 


LA    FRANGE    d'aUJOURd'hUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      12  l 

aulre  agrément  sur  la  terre.  »  Mais  il  reconnaît  que  l'entraî- 
nement auquel  ils  se  soumettent  a  l'avantage  de  multiplier  les 
fortes  et  originales  personnalités.  «  Ainsi,  où  que  vous  alliez 
en  France,  dit-il,  vous  ne  pouvez  faire  autrement  que  de  ren- 
contrer des  hommes  dont  les  talens  et  les  qualités,  perpétuel- 
lement tenus  en  haleine,  seraient  partout  un  sujet  d'admiration. 
Je  suis  tenté  de  dire  qu'il  n'existe  pas  dans  ce  pays  un  seul 
centre  d'enseignement  supérieur  où  un  étudiant  étranger  ne 
tirerait  profit  à  séjourner  une  année.  »  Et  il  mentionne,  à 
titre  d'exemple,  un  professeur  de  sanscrit,  qui  «  parmi  ses 
collègues  français  n'était  pas  une  exception,  »  et  dont  l'érudi- 
tion l'émerveille,  et,  plus  encore,  la  supériorité  d'esprit  :  «  Sous 
toute  sa  science,  écrit-il,  son  intelligence  était  aussi  libre  que 
si  elle  n'avait  porté  aucun  fardeau,  et  ce  qui,  pour  d'autres,  eût 
vraiment  été  une  charge,  semblait  plutôt  être  pour  lui  un  stimu- 
lant. »  Voilà,  certes,  un  bel  éloge  du  corps  enseignant  français. 

La  conclusion  de  M.  Barrett  Wendell  est  curieuse.  Comme 
tous  les  pays  d'Europe,  —  y  compris,  hélas  I  la  France  elle- 
même,  —  l'Amérique  avait  longtemps  subi  le  victorieux  pres- 
tige de  la  «  science  allemande.  »  Mais,  plusieurs  années- avant 
la  guerre,  ce  prestige  commençait  à  baisser;  on  se  détachait  peu 
à  peu  de  cette  «  culture  »  orgueilleuse  et  pédantesque  dont  on 
n'avait  pas  encore  pu  mesurer  tous  les  désastreux  effets;  on  se 
rapprochait  de  nous;  on  goûtait  de  plus  en  plus  notre  manière 
plus  libre,  plus  discrète,  plus  fine  et  plus  humaine  d'entendre 
l'art,  la  science  et  la  vie  (1).  J'ai,  pour  ma  part,  recueilli,  à 
cet  égard,  de  bien  précieux  aveux.  On  trouvera  sans  doute  que 
celui  de  l'écrivain  américain  ne  manque  pas  de  saveur  : 

«  Plus  je  fréquentai  mes  collègues  français,  —  nous  dit-il, 
—  plus  je  fus  confirmé  dans  mon  opinion  que  la  science  amé- 
ricaine serait  très  puissamment  vivifiée  si  un  plus  grand 
nombre  de  nos  étudians  venaient  se  placer  sous  l'influence 
française.  L'influence  des  méthodes  allemandes  sur  l'Amérique, 
durant  les  quatre-vingt-dix  dernières  années,  a  été  admirable, 
mais  peut-être  excessive.  Elle  nous  a  appris  à  avoir  le  respect  du 
fait  et  nous  a  donné  la  méthode  dont  nos  premiers  chercheurs 
manquaient.  Mais,  en  même  temps,  elle  a  tendu  à  encourager  la 

(1)  Voyez,  à  cet  égard,  un  très  intéressant  témoignage  dans  le  livre  tout  récent 
de  M.  Rollo  Walter  Brown,  How  the  French  boy  learns  to  write,  Introduction, 
p.  1  (Cambridge,  Harvard  University  Press,  in-8,  1916). 


128 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


notion  que  l'objet  et  la  fin  de  toute  science  étaient  uniquement 
la  collection  méthodique  des  faits.  Personne  ne  voudrait  pour 
un  instant  soutenir  que  cette  erreur  prévaut  parmi  les  esprits 
les  plus  remarquables  de  l'Allemagne.  Peu  cependant  peuvent 
nier  qu'elle  domine  les  esprits  des  Américains  qui,  ayant  étudié  en 
Allemagne,  reviennent  dans  la  mère  patrie  n'étant  plus  du  tout 
Américains,  n'étant  pas  non  plus  profondément  Allemands... 
L'influence  sans  contrepoids  de  la  France  peut  peut-être  d'autre 
part  tendre  vers  une  systématisation  prématurée.  Mais  les 
esprits  américains,  à  l'heure  présente,  semblent  très  peu 
exposés  à  ce  danger.  Si  les  intelligences  de  nos  étudians,  qui  se 
proposent  de  consacrer  leur  existence  à  l'enseignement,  multi- 
pliaient les  contacts  avec  l'activité  et  l'intelligence  de  la  science 
française  actuelle,  les  Universités  américaines  de  l'avenir 
auraient  chance  d'être  plus  riches  en  connaissances ,  et,  d'autre 
part,  de  devenir  des  milieux  plus  vivans  qu'elles  ne  le  sont, 
semble-t-il,  aujourd'hui.   » 

Il  n'est  personne,  après  la  guerre,  en  Amérique,  —  sauf 
parmi  les  Germano-Américains,  —  qui  ne  soit  amené  à  par- 
tager cette  manière  de  voir.  Sachons,  nous,  Français,  profiter 
de  ces  dispositions  nouvelles. 

II 

M.  Barrett  Wendell  ne  s'en  est  pas  tenu  à  ces  observations 
d'ordre  purement  universitaire  et  pédagogique.  Esprit  remar- 
quablement ouvert,  curieux  et  délié,  devenu,  pour  un  temps, 
un  rouage  défini,  régulier,  un  membre  agissant  de  la  commu- 
nauté française,  —  ce  qui  est  une  condition  admirable  pour  la 
bien  voir  à  l'œuvre  et  pour  la  comprendre,  —  il  s'est  efforcé 
d'en  pénétrer  la  structure,  d'en  démêler  les  principes  directeurs 
et  les  secrets  ressorts.  Et,  comme  on  va  voir,  les  découvertes 
qu'il  a  faites  au  cours  de  son  voyage  d'exploration  ne  sont  pas 
sans  importance. 

Et  d'abord,  M.  Barrett  Wendell  a  découvert  la  bourgeoisie 
française.  En  général,  les  étrangers,  qui  vivent  comme  en 
marge  de  la  vraie  vie  française,  ne  connaissent  guère  cette 
espèce  sociale,  très  particulière,  qui  s'appelle  le  bourgeois 
français.  Les  milieux  qu'ils  fréquentent,  milieux  d'affaires  ou 
de   plaisirs,    milieux    mondains    ou    demi-mondains,    milieux 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      429 

d'artistes  ou  de  financiers  cosmopolites  ne  sauraient  leur  donner 
une  idée  de  ces  innombrables  Français  aux  mœurs  régulières, 
à  l'existence  laborieuse,  qu'ils  coudoient,  qu'ils  ignorent  et 
qu'ils  dédaignent.  M.  Barrett  Wendell,  qui  partageait  sur  ce 
point  les  préjugés  de  la  plupart  de  ses  compatriotes,  a  d'abord 
été  quelque  peu  étonné  et  déconcerté  qu'un  grand  nombre  de 
ses  collègues  et  amis  français  ne  fissent  aucune  difficulté  à 
s'avouer  de  simples  bourgeois.  Pour  lui,  bourgeoisie  était 
nécessairement  synonyme  de  vulgarité.  Peu  à  peu  il  se  rendit 
compte  que  ces  bourgeois  tant  décriés  étaient  de  véritables 
gentlemen.  Il  apprécia  à  leur  vraie  valeur  les  qualités  de  bon 
sens,  de  régularité,  de  sérieux,  de  santé  morale  qui  sont  de 
tradition  parmi  eux.  Il  admira  «  la  simplicité  naturelle  de 
leur  caractère,  la  joyeuse  facilité  avec  laquelle  ils  acceptent  les 
conditions  de  leur  vie  et  comment  ils  s'adaptent  à  ces  condi- 
tions, sans  l'ombre  d'ostentation  ou  de  respect  humain.  »  «  Je 
doute,  en  vérité,  déclare-t-il,  que  vous  puissiez  trouver  où  que 
ce  soit  une  classe  sociale  plus  solidement,  plus  profondément, 
plus  sereinement,  plus  admirablement  constituée  que  ces  bour- 
geois d'aujourd'hui.  »  Et  il  conclut  «  qu'une  nation  dont  le 
noyau  est  aussi  solide,  doit  être  essentiellement  robuste.  » 

Vous  vous  rappelez  ces  pages  de  la  Préface  du  Disciple,  où 
M.  Bourget  fait  un  si  juste  et  si  éloquent  éloge  de  notre  bour- 
geoisie française  :  «  Ah  1  la  brave  classe  moyenne,  la  solide  et 
vaillante  bourgeoisie  que  possède  encore  la  France  !  Qu'elle  a 
fourni,  depuis  ces  vingt  ans,  d'officiers  laborieux,  cette  bour- 
geoisie, d'agens  diplomatiques  habiles  et  tenaces,  de  professeurs 
excellens,  d'artistes  intègres  I...  »  A  vingt  années  d'intervalle, 
les  deux  témoignages  se  font  directement  écho. 

Trois  traits  principaux,  aux  yeux  de  M.  Barrett  Wendell, 
caractérisent  la  bourgeoisie  française.  La  simplicité,  d'abord,  et 
ce  qu'il  appelle  une  «  charmante  bonhomie  »  à  laquelle  il  parait 
avoir  été  fort  sensible.  Une  complète  absence  de  morgue,  une 
grande  affabilité  naturelle,  un  souci  constant  de  ne  point  se 
guinder  au-dessus  de  sa  condition  et  de  ses  moyens,  je  crois 
bien  que  ces  habitudes  d'esprit  et  d'âme  sont  communes  à 
presque  tous  les  Français  de  la  classe  moyenne,  et  comme  elles 
manifestent  quelques-unes  des  dispositions  les  plus  heureuses 
de  la  race,  je  n'ai  pas  de  peine  à  concevoir  qu'elles  s'imposent 
à  l'attention  de  l'étranger,  et  à  sa  sympathie. 

TOME    XXXIII.    —    1916.  0 


130 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Il  en  est  de  même  de  ce  que  le  publiciste  américain  appelle 
notre  «  honnêteté  intellectuelle.  »  Il  a  été  très  frappé  de  ce  fait 
que  le  bourgeois  français  a  des  idées,  et  qu'il  y  tient,  et  que, 
les  croyant  vraies,  il  est  toujours  prêt  à  en  démontrer  le  bien 
fondé,  à  y  ramener,  quand  elles  s'y  prêtent,  les  idées  d'autrui, 
ou  à  critiquer  et  condamner  ces  dernières,  quand  elles  lui 
paraissent  décidément  inconciliables.  Ces  idées  sont  souvent  des 
préjugés,  mais  la  logique  française  en  fait  des  assemblages 
assez  cohérens,  et  la  loyauté  française  veut  qu'on  y  attache 
quelque  importance.  Evidemment,  sans  nous  le  dire,  M.  Barrett 
Wendell  a  dû  parfois  sourire  de  notre  intempérance  dialectique. 

Et  il  a  souri  aussi  quelquefois,  mais  sans  malice,  et  bien 
plutôt  avec  un  sentiment  d'admiration,  du  sérieux  et  de  l'acti- 
vité qu'il  constate  à  tous  les  degrés  et  dans  tous  les  ordres  de 
la  bourgeoisie  française.  C'est  peut-être  ce  qui  l'a  le  plus  étonné 
en  France,  car,  à  chaque  instant,  il  revient  sur  cette  impression., 
Je  crois  bien  que  lorsqu'il  a  quitté  l'Amérique,  deux  idées  pour 
lui  étaient  de  véritables  axiomes  :  la  première,  que  les  Français 
étaient  sans  contredit  le  plus  aimable  des  peuples  frivoles  ;  et 
la  seconde,  que  le  seul  peuple  au  monde  qui  sût  ce  que  c'est 
que  le  travail,  était  le  peuple  américain.  Au  bout  de  peu  de 
temps,  il  dut  convenir  qu'il  s'était  trompé.  Nous  l'avons  émer- 
veillé, presque  effrayé  par  notre  sérieux,  par  notre  ardeur  au 
travail.  Non  pas,  certes,  que  notre  gaîté,  notre  bonne  humeur 
légendaires  aient  disparu  ;  mais  si  nous  savons  toujours  sourire, 
nous  savons  encore  mieux  travailler.  Les  devoirs  les  plus 
absorbans  et  les  plus  austères,  bien  loin  de  nous  rebuter,  nous 
retiennent,  et  nous  nous  y  livrons  corps  et  âme.  «  A  la  surface, 
peut-être  les  Français  conservent-ils  encore  quelque  chose  de 
cette  gaieté  qui  a  fait  dire  à  leur  propos  aux  étrangers  qu'ils 
étaient  agréablement  frivoles  ;  mais  quand  vous  commencez  à 
les  fréquenter,  au  moins  ceux  de  la  bourgeoisie,  cette  caracté- 
ristique ne  demeure  pas  longtemps  saillante.  Bien  plutôt,  vous 
vous  trouvez  continuellement  surpris  que  tant  de  personnes, 
avec  une  aussi  grande  simplicité  de  cœur,  puissent  se  consacrer 
avec  une  pareille  assiduité  aux  devoirs  si  peu  séduisans,  — 
professionnels,  domestiques  ou  autres,  —  de  la  vie  quotidienne, 
hebdomadaire,  annuelle.  Si  gai  que  se  montre  un  ami  dans  les 
questions  frivoles,  vous  pouvez  être  assuré  que,  au  fond,  il  prend 
l'existence  au  sérieux,  et  que,  quand  il  va  au  rude  labeur,  il 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      131 

l'attaque  avec  une  vigueur  constante  qui  peut  quelquefois 
étonner  un  Yankee...  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  vu 
un  jeune  Français  décortiquer  un  bâton  ;  je  me  demande  même 
si  vous  pourriez  lui  faire  comprendre  le  plaisir  que  l'on  peut 
éprouver  à  ce  jeu.  » 

Tout  ceci  est  fort  bien  vu,  ce  me  semble,  et  l'on  est  heureux 
de  trouver  enfin  sous  une  plume  non  française  cet  éloge  étonné 
du  sérieux  français.  Il  est  entendu  qu'il  ne  faut  rien  exagérer, 
et  que  le  sérieux  français  ne  ressemble  en  aucune  manière  au 
sérieux  américain,  anglais,  et  surtout  allemand  :  il  est  moins 
tendu,  moins  morose;  il  se  dissimule  davantage;  il  se  tempère 
d'urbanité  et  de  grâce,  mais  il  n'en  est  pas  moins  réel,  et  il 
semble  qu'avec  un  peu  d'observation  et  de  finesse,  il  ne  soit  pas 
bien  malaisé  â  découvrir.  D'où  vient  donc  qu'on  nous  ait  fait, 
à  l'étranger,  une  réputation  si  fâcheusement  établie  de  légèreté 
foncière  et  d'incurable  frivolité?  Les  plaisanteries  de  nos  Gau- 
dissart,  les  persiflages  de  nos  boulevardiers,  les  imprudences 
de  quelques-uns  de  nos  écrivains,  y  sont,  je  le  veux  bien,  pour 
quelque  chose;  et  j'admets  encore  que  la  lourdeur  et  le  phari- 
saïsme  germaniques  ont  été  trop  souvent  offusqués  par  notre 
gaieté  française,  par  la  grâce  souriante  et  modeste  dont  nous 
aimons  à  recouvrir  nos  plus  solides  qualités.  Mais  ces  raisons 
diverses  ne  suffisent  pas  à  expliquer  la  persistance  et  la  diffu- 
sion de  l'injuste  légende.  Il  y  a  là,  je  crois,  un  cas  précis  de 
cette  universelle  campagne  de  dénigrement  systématique  que, 
depuis  de  longues  années,  l'Allemagne  a  entreprise  contre  la 
France  et  l'esprit  français,  dénigrement  où  il  entrait  un  peu  de 
tout':  de  l'orgueil  et  de  l'inintelligence,  de  l'hypocrisie  et  du 
mercantilisme,  de  la  jalousie  et  de  la  rancune,  par-dessus  tout, 
le  désir  effréné  de  supplanter  un  peuple  qui  n'avait  jamais  été 
tendre  aux  Barbares.  Le  préjugé  de  la  légèreté  française  a  été 
l'un  des  premiers  articles  du  Credo  pangermaniste. 

M.  Barrett  Wendell  n'est  pas  le  seul,  mais  il  est  l'un  des 
.rares  étrangers  qui,  avant  la  guerre,  aient  battu  en  brèche  ce 
préjugé  dont  les  Français  qui  ont  vécu  hors  de  France  ont  tant 
souffert.  Je  sais  une  charmante  étrangère,  amie  de  la  France, 
ayant  même  épousé  un  Français  d'une  parfaite  gravité,  et  qui 
développait  volontiers  ce  thème  de  la  frivolité  française.  Un 
jour,  on  citait  devant  elle  tels  ou  tels  Français  authentiques, 
de  sa  connaissance,  qui  ne  répondaient  en  rien  au  signalement 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

de  la  légende  :  «  Mais  ce  ne  sont  pas  des  Français  !  ,»  s'écria- 
t-elle  avec  une  vivacité  dépourvue  de  toute  ironie.  0  prestige 
des  idées  toutes  faites!  Elle  était,  comme  tant  d'autres,  sans 
s'en  douter,  la  victime  et  la  dupe  de  la  propagande  «  progerma- 
nique.  »  M.  Barrett  Wendell  a  eu,  lui,  quelque  mérite  à  se 
rendre  à  l'évidence  des  faits. 


III 

Et  il  en  a  eu  aussi  à  découvrir  ce  que  les  étrangers  ne 
soupçonnent  guère,  je  veux  dire  la  famille  française.  Les  pages 
qu'il  a  écrites  sur  ce  sujet  sont  parmi  les  meilleures  de  son 
livre,  les  plus  fines,  les  plus  délicates,  les  plus  judicieuses. 
Dans  ce  pays  de  France  qu'on  avait  dû  lui  représenter 
comme  si  profondément  corrompu,  il  a  été  très, agréablement 
surpris  de  trouver  une  vie  familiale  si  intense  et  d'une  si 
robuste  originalité.  Ce  lien  souple  et  fort  qui  relie  les  uns  aux 
autres  tous  les  membres,  —  et  les  morts  comme  les  vivans,  - — 
d'une  famille  française,  il  n'en  avait  aucune  idée  avant  de 
venir  en  France.  Il  observe  avec  finesse  qu'en  Amérique,  le 
mari  et  la  femme  suffisent  à  peu  près  à  constituer  une  famille  ; 
en  France,  il  y  faut  les  enfans,  et  l'amour  paternel  ou  maternel 
y  est  presque  plus  fort  que  l'amour  conjugal.  «  On  en  arrive  à 
être  tenté  de  dire  que  de  toutes  les  affections  familiales  que  l'on 
rencontre  dans  le  monde,  nulle  n'est  plus  profonde,  plus  sin- 
jère,  plus  fidèle  et  plus  tendre  que  l'amour  qui  règne  jusqu'à 
la  mort,  en  France,  entre  les  parens  et  les  enfans.  »  «  Des 
enfans  morts,  des  années  auparavant,  étaient  encore  si  vivans 
dans  le  cœur  de  leurs  parens,  que  leur  souvenir  jetait  quelque 
ombre  de  mélancolie,  lors  de  la  bienvenue  de  tout  nouvel  ami, 
montrant  ce  qu'elle  eût  pu  être,  si  tout  le  monde  avait  été  là 
pour  l'accueillir.  » 

A  leur  tour,  les  enfans  rendent  en  respect,  en  déférence,  ce 
que  leurs  parens  leur  ont  donné  en  tendresse  protectrice  et 
vigilante.  Leur  individualité,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  se  déve- 
loppe toujours  en  fonction  de  la  famille.  Ce  ne  sont  pas,  comme 
dans  les  pays  anglo-saxons,  des  individus  isolés  qui  se  suffisent 
à  eux-mêmes  et  n'ont  de  comptes  à  rendre  à  personne.  Le 
choix  d'une  carrière,  un  mariage  à  contracter,  sont  des  ques- 
tions d'intérêt    familial,   que  l'on    débat   en    famille,    et   qui 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      433 

engagent  un  peu  la  communauté  tout  entière.  L'Américain  vit, 
bien  plus  que  le  Français,  dans  le  moment  présent  et  pour  le 
moment  présent.  Le  Français,  dans  sa  vie  de  famille,  a  le  sens 
de  la  durée;  il  est  un  anneau  d'une  chaîne  ininterrompue,  et 
la  solidarité  des  générations  successives  lui  demeure  toujours 
présente. 

Que  cette  conception  puisse  avoir  ses  inconvéniens  et  ses 
étroitesses,  c'est  ce  qui  est  l'évidence  même.  Que  les  enfans, 
en  France,  restent  un  peu  trop  éternellement  enfans  en  face  de 
leurs  parens,  qu'ils  soient  un  peu  trop  «  couvés  »  par  eux;  que, 
parfois,  certaines  de  leurs  qualités  d'initiative  s'émoussent  au 
contact  des  timidités  maternelles,  ou  même  paternelles,  c'est  ce 
que  M.  Barrett  Wendell  se  garderait  bien  de  nier,  et  il  cite  des 
faits  qui  prouvent  qu'il  a  fort  bien  vu  le  revers  de  la  médaille. 
Mais  il  est  beaucoup  plus  frappé  des  bons  que  des  mauvais 
côtés  de  la  tradition  française  en  cette  matière,  et  il  a  très 
vivement  senti  tout  ce  qui  fait  à  la  fois  le  charme  et  la  force 
du  lien  familial  dans  notre  pays.  Il  l'a  si  bien  senti  qu'il  a  pris 
contre  ses  propres  compatriotes  mal  informés  la  défense  de  nos 
habitudes  nationales,  et  cela  avec  une  fermeté  de  bon  sens, 
une  délicatesse  d'intuition  et  d'expression  tout  à  fait  remar- 
quables. «  En  Amérique,  tout  au  moins,  —  déclare-t-il  à  ce 
propos,  —  nous  avons  une  idée  malheureusement  fausse  de  la 
vie  française,  et  nous  la  traduisons  par  ce  lieu  commun,  que 
la  langue  française  ne  possède  pas  l'équivalent  de  ce  mot  que 
nous  aimons  tendrement  :  le  home.  »  Et  cela  peut  assurément 
se  soutenir.  Mais  quoi  !  riposte-t-il,  les  peuples  anglo-saxons, 
de  leur  côté,  «  n'ont  jamais  éprouvé  le  besoin  d'une  expression 
qui  contiendrait  toute  l'affectueuse  tendresse  de  sens  incluse,  à 
son  tour,  dans  le  mot  français  :  foyer.  »  Et,  s'exaltant  là-dessus, 
en  philologue,  en  philosophe,  et  en  poète,  il  écrit  : 

«  Le  sens  premier,  originel,  du  mot  foyer,  demeure  le  sens 
vrai,  à  travers  toute  la  France,  ou  au  moins  la  véritable  et 
permanente  origine  des  sentimens  qu'il  enferme  maintenant, 
de  manière  si  abondante.  C'est  la  cheminée,  la  pierre  du  foyer, 
—  le  centre  de  la  vie  domestique ,  autour  duquel  la  famille  se 
groupe,  formant  un  tout,  distinct  de  tout  autre  groupe,  dans 
ce  monde  confus  et  bruyant,  complet  en  chacun,  et  qui  vous 
libère,  lorsqu'on  y  réside,  de  tout  le  reste  de  l'humanité. 

«  Le  sens  littéral  du  mot,  sans  aucun  doute,  est  depuis  long- 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  oublié  de  ceux  pour  qui  les  mots  sont  seulement  des 
mots.  Le  terme  foyer  n'évoque  plus  l'image  romanesque  des 
feux  de  joie  tremblans  dans  les  huttes  ou  les  châteaux,  des 
chevrons  et  des  chaumières  enfumées,  des  personnages  légen- 
daires ou  antiques,  gracieux  ou  naïfs,  qui  chauffent  leurs 
mains  transparentes  au-dessus  des  charbons  ardens  et  qui 
redisent  les  contes  de  tout  ce  qui  fut,  —  les  héros,  les  saints, 
les  aventures,  les  farces,  les  aïeux  et  les  ennemis,  les  conquêtes 
et  les  désastres,  les  amours  et  les  morts,  les  famines  et  les 
moissons  et  les  troupeaux.  Et  cependant,  tous  les  trésors 
d'émotions  que  le  Français  puise  dans  ce  mot,  aujourd'hui 
encore,  pourraient  difficilement  avoir  émergé  d'une  antiquité 
humaine  moins  immémoriale  que  celle  d'où  ont  jailli  toutes 
ces  fantaisies,  qui  remontent  aux  temps  les  plus  reculés... 
Quand  vous  commencez  à  vous  rendre,  avec  sympathie, 
compte  du  sens  de  la  vie  de  ces  amis,  qui  vous  accueillent  si 
généreusement  à  leur  foyer...,  vous  comprenez  de  façon  nou- 
velle et  plus  respectueuse  le  sens  que  les  Lares  et  les  Pénates 
avaient  pour  l'imagination  religieuse  de  la  Rome  antique... 
Pour  le  respect  tendre  du  sens,  on  en  vient  quelquefois  à  pen- 
ser que,  par  sa  plénitude,  le  terme  foyer  est  plus  parfait 
qu'aucun  mot  de  notre  langue,  » 

Voilà,  n'est-il  pas  vrai?  une  bien  jolie  page,  fine,  exacte, 
émue  et  profonde.  On  ne  saurait  mieux  pénétrer  dans  une  âme 
étrangère,  plus  subtilement  analyser  les  nuances  infiniment 
délicates  et  complexes  qui  font  de  certains  mots  d'une  langue 
comme  de  véritables  personnes  morales.  Le  mot  foyer,  en  fran- 
çais, est  de  ceux-là.  En  dégager  le  sens,  comme  l'a  fait 
M.  Barrett  Wendell,  c'est,  en  réalité,  faire  de  la  psychologie 
ethnique,  et  de  la  plus  heureuse. 

Donc,  «  pour  l'esprit  français,  la  famille  est  le  fait  social 
primitif.  »  Et  si  la  famille  est  en  France  chose  si  solide,  nul 
doute  que  le  principal  mérite  n'en  revienne  à  la  femme. 
M.  Barrett  Wendell,  qui  a  découvert  la  famille  française,  a 
découvert  aussi  la  femme  française.  Bien  qu'il  ne  nous  le  dise 
pas,  j'imagine  qu'il  partageait,  en  arrivant  en  France,  les  pré- 
jugés que  nombre  d'étrangers  professent  à  l'égard  des  Fran- 
çaises, dont  ils  ne  cessent  de  dénoncer  la  scandaleuse  frivolité 
et  la  piquante  corruption.  Ce  préjugé  ne  serait-il  pas  encore 
d'origine  germanique?  J'inclinerais  pour  ma  part  à  le  penser, 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGÉE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      135 

l'ayant  si  souvent  surpris  sur  des  lèvres  allemandes.  Il  est 
trop  e'vident  qu'une  Allemande  ne  saurait  jamais  pardonner 
à  une  Française  d'avoir  quelque  grâce  et  un  peu  d'esprit,  —  et  de 
savoir  s'habiller.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Barrett  Wendell,  lui,  a 
pris  très  vite  son  parti  de  ces  effroyables  défauts.  Il  a  été  sen- 
sible, certes*  et  autant  qu'on  peut  l'être,  au  charme  souriant  et 
discret,  à  l'élégance  innée,  à  la  vivacité  spirituelle,  à  la  grâce 
enfin  de  la  vraie  Française.  Mais  il  a  été  surtout  surpris,  et 
littéralement  émerveillé,  de  tout  ce  que  ces  qualités  extérieures 
recouvraient,  —  et  parfois,  volontairement  dissimulaient,  — 
de  sérieux,  d'activité,  d'intelligence  pratique,  d'assiduité  au 
devoir  quotidien.  Qu'un  être  humain  puisse  concilier  des  dons 
si  différens,  c'est  ce  qu'il  avait  peine  à  concevoir  avant  de  venir 
en  France  :  il  s'attendait  à  trouver  de  jolies  poupées,  et  il  a 
trouvé  des  femmes,  de  vraies  femmes,  comme  il  n'en  avait 
peut-être  pas  beaucoup  rencontré  jusqu'alors,  et  surtout  d'hon- 
nêtes femmes.  Et  sa  surprise,  son  émerveillement  joyeux  se 
traduisent  dans  la  façon  presque  lyrique,  mais  très  judicieuse 
aussi,  dont  il  nous  confie  sa  découverte  : 

«  Dans  aucune  langue  humaine,  je  crois,  on  n'a  jamais 
enclos  une  signification  plus  admirable  que  celle  que  vous 
découvrirez,  avec  une  respectueuse  émotion,  quand  vous  en  vien- 
drez à  la  comprendre  parfaitement,  dans  ces  mots  français  : 
u  l'honnête  femme.  »  Les  Françaises  qui  sont  dignes  de  ce  nom 
sont  innombrables  dans  la  France  entière.  Elle  ne  sont  pas  seu- 
lement le  plus  beau  type  de  la  femme  de  ce  pays  ;  elles  sont  les 
plus  puissantes,  les  plus  nombreuses,  les  plus  profondément 
représentatives.  Si  elles  ne  sont  pas  celles  que  distingue  d'abord 
l'œil  de  l'indifférent,  de  l'étranger,  de  l'artiste,  c'est,  en  partie, 
parce  que,  comme  l'air  et  la  lumière,  elles  se  rencontrent  par- 
tout, c'est  aussi  parce  que  le  soin  silencieux  qu'elles  apportent 
à  accomplir  leurs  devoirs  les  rend  invisibles.  Elles  ne  seraient 
pas  elles-mêmes  si  elles  ne  gardaient  pas  la  foi  conjugale,  —  et 
cette  foi,  non  seulement  par  la  fidélité  de  leur  personne,  ce  qui 
est  le  sens  le  plus  immédiat  de  ces  mots,  mais  aussi  la  foi 
envers  leur  mari,  à  travers  les  soucis  complexes  et  inquiétans 
d'une  responsabilité  incessante.  L'amour  conjugal  ne  serait  pas 
complet  sans  cette  amitié  conjugale  qui  dure,  elle  aussi,  autant 
que  la  vie.  Mais  toute  l'amitié  et  tout  l'amour  conjugaux  ima- 
ginables ne    suffiraient   pas   davantage    sans    cette   observance 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fidèle  des  devoirs  domestiques  qui  sont,  eux  aussi,  de  nature 
délicate.  «En  France,  une  honnête  femme  n'est  pas  seulement 
une  bonne  épouse,  elle  reste  ce  qu'adolescente  elle  était,  une  fille 
modèle,  profondément  attachée  à  sa  famille  d'origine.  Elle  est 
une  bonne  sœur  et  une  amie  fidèle  envers  ceux  à  qui  les  liens 
du  sang  l'attachent,  et  aussi  envers  ceux  que  le  mariage  a 
introduits  dans  sa  parenté  et  lui  a  rendus  aussi  chers  que  s'ils 
étaient,  de  par  la  nature,  ses  consanguins.  Elle  est  une  bonne  mère 
plus  absolument  encore,  chérissant  de  la  plus  pure  des  passions 
humaines  les  enfans  qu'elle  a  mis  au  monde.  Et  ses  obligations 
envers  ces  derniers,  aussi  bien  qu'envers  leur  père,  lui  imposent 
d'être  une  bonne  maîtresse  de  maison,  ne  négligeant  jamais  les 
.détails  monotones  de  son  activité  quotidienne.  Ce  devoir 
infini,  minutieux,  prosaïque  est  la  condition  de  toute  son  exis- 
tence, et  elle  l'accomplit  de  sa  jeunesse  à  sa  vieillesse,  oublieuse 
d elle-même,  heureuse  et  souriante.  Car  ce  n'est  pas  la  moindre 
de  ses  croyances  de  penser  quelle  doit  rendre  la  vie  agréable  à 
ceux  qui,  autour  d'elle,  la  partagent.  Manquer  à  quelqu'une  de 
ces  règles  serait  manquer  à  ce  que  se  doit  une  honnête  femme...  » 
J'ai  tenu  à  citer  toute  cette  page,  d'abord  parce  qu'elle  est 
bien  finement  pénétrante  ;  et  puis,  parce  qu'elle  nous  venge  de 
toutes  les  sottises  que,  sur  ce  thème  de  la  légèreté  féminine  en 
France,  on  a  débitées  outre-Rhin,  et  aussi  ailleurs. 

IV 

M.  Barrett  Wendell  se  trouve  ainsi  amené  à  poser  une 
question  assez  délicate,  et  même  fort  «  embarrassante,  »  mais 
que  sa  courtoise  franchise  se  garderait  bien  d'éluder.  «  Au 
moins  en  Amérique,  nous  dit-il,  les  Français  sont  tenus  pour 
frivoles  et  dénués  de  principes.  »  Or,  c'est  tout  le  contraire 
qu'il  a  constaté  et  consciencieusement  noté.  D'où  vient  celte 
étrange  contradiction  entre  le  préjugé  «  anglo-saxon  »  et  la 
réalité  de  la  vie  française? 

Tout  d'abord,  il  convient,  d'après  l'écrivain  américain, 
d'écarter  les  raisons  superficielles  et  accessoires  :  les  impres- 
sions presque  toujours  fausses  et  sans  portée,  les  généralisations 
hâtives  de  touristes  rapides  et  distraits  ;  et,  pareillement,  les 
jugemens  un  peu  sévères  auxquels  pourrait  conduire  la  vue  de 
certaines    publications   soi-disant   très    «   parisiennes,  »  et  qui 


LA    FRANCE    d'aUJOURd'hUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      131 

s'étalent  sans  vergogne  un  peu  partout.  Assurément,  tout  cela 
a  contribué,  en  partie,  à  former  l'opinion  étrangère  sur  la 
France,  mais  ne  suffirait  pas  à  l'expliquer  totalement. 

Allons  au  fond  des  chose.  Ce  qui  entretient  et  semble  justifier 
les  préventions  anglo-saxonnes,  —M.  Barrett  Wendell  ne  ditpas 
«  germaniques  »  parce  que  les  manœuvres  de  «  l'avant-guerre  » 
lui  ont  sans  doute  échappé,  comme  elles  nous  ont  échappé  à 
nous-mêmes,  —  c'est  le  caractère  même  de  la  littérature  fran- 
çaise contemporaine,  dans  ses  parties  les  plus  riches  et  les  plus 
justement  célèbres,  le  roman  et  le  théâtre.  Rien  de  plus  libre 
en  effet,  dans  les  sujets  comme  dans  l'expression,  que  nos 
œuvres  romanesques  et  dramatiques;  rien  de  moins  fait,  à  la 
différence  des  livres  anglais  ou  américains,  pour  l'éducation  de 
la  jeunesse.  Si  l'on  jugeait,  —  ce  que  font  volontiers  les  étran- 
gers, —  par  sa  littérature  d'imagination  la  société  française 
contemporaine,  on  serait  tenté  de  croire  que  cette  société  est 
profondément  corrompue,  ce  qui  est  à  peu  près  le  contraire  de 
la  réalité.  D'où  vient  cette  paradoxale  contradiction  entre  la 
littérature  et  la  vie  françaises? 

Le  principe  de  cette  opposition,  selon  l'auteur  de  la  France 
d  aujourd'hui,  serait  le  suivant.  Tandis  que,  dans  les  pays 
anglo-saxons,  les  romanciers  ou  dramaturges  écrivent  pour 
«  quiconque  sait  lire,  »  les  écrivains  français  s'adressent  exclu- 
sivement aux  adultes.  Maxima  reverentia  debetur  pueris  :  cela 
est  vrai  en  Amérique  ou  en  Angleterre  comme  en  France.  «  La 
différence,  —  ajoute  spirituellement  M.  Barrett  Wendell,  — 
c'est  que  nous  sommes  disposés  à  témoigner  notre  respect  aux 
enfans  par  l'attention  avec  laquelle  nous  composons  les  rayons 
de  nos  bibliothèques,  tandis  que  les  Français  trouvent  plus 
simple  d'en  tenir  les  portes  fermées.  » 

Lequel  de  ces  principes  est  le  meilleur?  Répondant  l'un  et 
l'autre  à  dès  réalités  ethniques  et  psychologiques,  à  des  diver- 
gences d'idées,  d'éducation  et  de  tempérament,  ils  ont  tous  deux 
leur  raison  d'être.  L'Anglo-Saxon  abandonne  volontiers  ses 
enfans  à  eux-mêmes;  le  Français  surveille  les  siens  davantage, 
((  Nous  (les  Anglo-Saxons)  désirons  développer  l'individu  ;  chez 
eux  (les  Français),  le  premier  sentiment  est  de  maintenir  le 
système  social.  » 

Il  suit  de  là  diverses  conséquences.  Le  public  français  étant 
plus  restreint,  plus  mûr  et,  partant,  plus  cultivé  que  le  publie 


138 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


américain  et  anglais,  l'écrivain  doit  se  mettre  un  peu  plus  en 
frais  pour  lui  plaire.  Et  c'est  pourquoi  la  littérature  française, 
moins  naturelle  peut-être,  soumise  à  plus  de  conventions, 
atteint,  en  revanche,  à  une  perfection  de  forme  qui  en  rehausse 
singulièrement  la  valeur  et  l'agrément.  D'ailleurs,  ces  conven- 
tions, si  elles  ont  passé  dans  la  littérature,  se  retrouvent  aussi 
dans  la  vie  sociale;  elles  font  partie  des  bonnes  manières;  elles 
symbolisent  l'effort  que  l'individu  doit  exercer  sur  lui-même 
pour  se  rendre  agréable  à  autrui.  «  La  vie  française,  dans  ses 
détails  quotidiens,  est  plus  douce  à  vivre  que  la  nôtre  et  beau- 
coup plus  profondément  imprégnée  des  grâces  de  la  civili- 
sation. » 

En  second  lieu,  de  ce  que  les  mœurs  françaises,  dans  leur 
régularité  habituelle,  donnent  moins  de  prise  à  l'individua- 
lisme, il  résulte  que  les  infractions  à  la  discipline  sociale  sont 
à  la  fois  plus  rares  et  plus  graves  qu'ailleurs.  Elles  offrent  donc 
à  l'écrivain  une  matière  d'observation  psychologique  et  d'émo- 
tion dramatique  plus  riche  que  les  sujets  empruntés  à  la  vie 
courante  ;  et  comme  il  n'est  pas  retenu  par  les  scrupules 
«  pédagogiques  »  dont  s'accommodent  les  écrivains  anglo- 
saxons,  il  s'abandonne  sans  contrainte  à  son  inspiration  d'ar- 
tiste. Et  il  en  vient  aisément  à  cet  état  d'esprit  que  M.  Barrett 
Wendell  a  défini  au  moyen  d'une  piquante  anecdote  qu'il  vaut 
la  peine  de  rapporter.  Il  y  a  quelques  années,  dans  une  réunion 
américaine  en  l'honneur  d'un  «  éminent  écrivain  français,  »  — 
ne  s'agirait-il  pas  ici  de  M.  Paul  Bourget?  —  on  lui  demandait 
pourquoi  les  héroïnes  des  romans  français  avaient  une  si  mau- 
vaise conduite,  alors  qu'en  fait  les  Françaises  étaient  de  si 
exquises  et  honnêtes  créatures.  Et  le  romancier  parisien,  «  avec 
cette  délicieuse  aisance  de  gestes  et  d'expressions  »  qui  sont  le 
charme  de  la  conversation  en  France,  de  répondre  qu'en  effet 
les  Françaises  ressemblaient  trait  pour  trait  à  l'image  flatteuse 
qu'en  avait  tracée  son  confrère  américain,  mais  qu'il  fallait  bien 
en  revenir  à  un  mot  de  Maupassant,  à  qui  l'on  posait  un  jour  la 
même  question  :  «  L'honnête  femme  n'a  pas  d'histoire.  »  La 
boutade  avait  d'ailleurs  fort  scandalisé  les  interlocuteurs  amé- 
ricains de  l'homme  de  lettres  français. 

Ils  se  seraient  peut-être  moins  scandalisés  s'ils  en  avaient 
mieux  saisi  la  portée,  et  s'ils  s'étaient  aussi  rendu  compte  de 
l'exacte  valeur  que  les  écrivains  et  le  public  français  attribuent 


LA    FRANCE    d'aUJOURD'hUI    JUGÉE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      139 

d'un  commun  accord  aux  caractères  fictifs  de  la  littérature  et  de 
l'art.  Si  vivante  et  parlante  qu'en  soit  l'expression,  ce  sont 
avant  tout  pour  eux  des  abstractions,  des  cas  imaginaires,  des 
symboles.  Avec  cette  tendance  à  généraliser  et  à  systématiser 
qui  est  propre  aux  Français,  auteur  et  public  ont  vite  fait  de 
dépouiller  tel  héros  de  roman  de  tous  les  élémens  concrets  qui 
l'individualisent,  et  ils  discutent  sur  son  cas,  comme  s'ils  se 
trouvaient  en  présence  d'une  simple  expression  algébrique. 
Dans  ces  conditions,  la  force  de  suggestion  que  possède  l'image 
artistique  se  trouve  réduite  au  strict  minimum,  et  les  incon- 
véniens  moraux  que  la  liberté  des  peintures  entraîne  sont 
singulièrement  atténués. 

Si  donc  il  y  a  des  pays  où,  suivant  le  mot  célèbre,  la  litté- 
rature soit  l'expression  de  la  société,  ce  n'est  point  la  France. 
En  France,  la  littérature  exprime,  de  parti  pris,  non  pas  la 
généralité,  mais  l'exception.  Et  tout  concourt  h  entretenir  les 
Français  dans  cette  disposition  :  leur  admirable  loyauté  intel- 
lectuelle, —  ce  trait,  sur  lequel  il  revient  souvent,  paraît  avoir 
fortement  frappé  M.  Barrett  Wendell,  —  qui  leur  fait  admettre 
la  réalité  de  choses  que  l'Anglo-Saxon  incline  à  ignorer;  leur 
vie  très  active,  très  laborieuse  qui,  aux  heures  de  détente,  leur 
fait  rechercher,  pour  se  distraire,  des  livres  où  on  leur  repré- 
sente ce  qu'ils  n'ont  pas  coutume  d'observer  dans  la  régularité 
de  leur  existence  quotidienne.  Et  ces  lectures  n'entament  pas 
plus  leur  moralité  intime  que  les  conversations  très  libres, 
paraît-il,  qu'Anglais  et  Américains  tiennent  volontiers  entre 
hommes.  «  Les  Français  ont  la  liberté  d'écrire  des  phrases  qu'ils 
ne  prononceraient  pas.  Les  Anglo-Saxons  peuvent  dire  des 
choses  qu'ils  n'écriraient  pas.  »  On  ne  saurait  plus  galamment 
et  plus  impartialement  conclure. 

M.  Barrett  Wendell  ajoute  une  dernière  considération  qui  a 
en  effet  son  prix.  Les  romanciers  et  dramaturges  en  France,  à 
la  différence  de  ce  qui  se  passe  dans  les  pays  anglo-saxons, 
appartiennent  d'ordinaire  au  milieu  des  artistes.  Or,  les  artistes, 
en  France  comme  dans  tous  les  pays  du  monde,  ne  passent 
généralement  pas  pour  être  des  modèles  de  conduite,  et  il  est 
assez  naturel  qu'ils  empruntent  leurs  sujets,  et  même  leur 
langage,  au  milieu  où  ils  vivent.  Voyez  par  exemple  le  cas  des 
deux  Dumas.  Rien  de  moins  austère  que  la  vie  d'Alexandre 
Dumas  père,  mais  son  œuvre,  peut-être  un  peu  vulgaire,  reste 


140 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bien  amusante  et  intéressante.  Et  quant  à  son  fils,  on  ne  peut 
s'empêcher  d'être  étonné  du  contraste  que  présente  la  morale 
rigoureuse  qu'il  nous  prêche  avec  les  sujets  souvent  fort  sca- 
breux qu'il  étudie  et  la  verdeur  d'expression  dont  il  ne  se 
départ  guère.  C'est  qu'ayant  longtemps  vécu  dans  un  milieu 
fort  libre,  il  utilisait  dans  son  œuvre  son  expérience  person- 
nelle, tout  en  la  jugeant  et  en  la  condamnant.  Ses  intentions 
étaient  plus  irréprochables  que  son  langage.  Il  y  aurait  quelque 
pharisaïsme  à  lui  en  faire  un  crime. 

Au  total,  si  la  littérature  française  est  fort  loin  d'être  l'image 
fidèle,  exacte  et  complète  de  la  vie  française,  on  peut  le 
regretter,  mais  il  n'en  faut  rien  induire,  —  et  au  contraire,  — 
contre  la  moralité  française.  De  ce  que  les  histoires  de  crimes 
remplissent  les  colonnes  des  journaux  américains,  et  de  ce 
qu'elles  sont  lues  avec  passion,  va-t-on  conclure  que  la  plupart 
des  Yankees  sont,  à  tout  le  moins,  des  voleurs  ?  Dans  les  deux 
cas,  la  lecture  est  un  délassement,  une  distraction.  «  En  France, 
cette  distraction  a  un  grand  mérite  intrinsèque  ;  en  Amérique, 
elle  n'a  que  la  valeur  éphémère  du  journalisme  populaire. 
Dans  les  deux  cas,  la  relation  avec  la  vie  de  chaque  jour  est  la 
même...  Dans  chacun  des  cas,  les  faits  présentés  sont  substan- 
tiellement vrais;  dans  chaque  cas,  ils  sont  comparativement 
exceptionnels.   » 

Il  y  a  bien  de  l'ingéniosité  et  bien  du  bon  sens  dans  cet 
ensemble  d'observations,  —  je  ne  dis  pas  dans  ce  plaidoyer, 
car  M.  Barrett  Wendell  se  défend  d'avoir  voulu  écrire  une 
«  apologie.  »  Tout  en  lui  donnant  raison,  on  peut  souhaiter  que 
nos  écrivains  s'attachent  à  moins  donner  prise  à  de  trop  faciles 
jugemens  téméraires,  car,  hélas I  tous  les  étrangers  n'ont  pas  la 
prudence  et  la  perspicacité  de  M.  Barrett  Wendeli  (1). 


Où  cette  perspicacité  devient  tout  à  fait  admirable,  c'est 
dans  les  pages  que  l'auteur  américain  consacre  à  la  question 
religieuse.  «  Pour  commencer,  dira-t-il,  il  est  difficile  de  bien 
connaître  les  Français  sans  s' apercevoir  qu'ils  so?it  un  peuple 

(1)  Ne  pourrait-on  pas  dire  aussi  que  la  littérature  d'imagination,  même  en 
France,  n'est  pas  toute  la  littérature?  Mais  à  quoi  bon  prolonger  une  discussion 
qui,  même  réduite  à  ces  termes,  aboutit  à  une  démonstration  aussi  péremptoire? 


LA   FRANGE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      141 

instinctivement  et  profondément  religieux.  »  Enfin  !  voici  un 
étranger  qui,  sans  s'arrêter  aux  apparences,  aux  préjugés  cou- 
rans,  aux  formules  toutes  faites,  prononce  la  parole  décisive 
que  nous  attendions,  et  que  tant  d'autres,  parmi  nous,  hésitent 
à  prononcer!  Gomme  ils  se  trompent,  ceux  qui,  déconcertés  par 
notre  ironie,  notre  promptitude  à  sourire,  nos  habitudes  de 
raillerie,  notre  affectation  d'élégant  scepticisme,  nos  fanfaron- 
nades de  libre  pensée,  bref,  toute  l'écume  de  notre  esprit,  nous 
font  une  réputation  de  facile  incrédulité!  Irréligieux,  le  pays 
des  Croisades  et  des  cathédrales  gothiques,  le  pays  de  saint  Louis, 
de  Jeanne  d'Arc  et  de  Pascal,  le  pays  des  guerres  de  religion  et 
des  guerres  révolutionnaires!  11  l'est  si  peu  que  son  irréligion 
même  est  d'essence  religieuse.  Car,  d'abord,  comme  le  dit  très 
bien  M.  Barrett  Wendell,  «  la  négation  de  la  croyance  est 
aussi  une  croyance.  »  Mais  il  y  a  des  négations  qui,  calmes, 
sereines,  souriantes,  se  défendent  comme  d'une  indiscrétion 
de  toute  velléité  de  propagande.  Il  en  est  d'autres,  au  contraire, 
qui  brûlent  de  se  répandre,  et  de  faire  des  conversions.  Elles 
ont  une  confiance  en  elles-mêmes,  une  intrépidité  d'affirmation, 
une  ardeur  de  générosité,  une  flamme  de  prosélytisme,  bref, 
tout  ce  qui  caractérise  les  croyances  religieuses.  Le  credo  a 
changé,  l'âme  est  restée  la  même.!  Telle  est  bien  l'irréligion 
française.  Le  Français  est  incapable  de  garder  pour  soi  la 
vérité  qu'il  croit  posséder;  il  veut  la  communiquer  à  l'univers 
entier;  il  enseigne,  il  prêche,  il  répand  la  bonne  parole;  il  est 
né  apôtre.  S'il  s'est  si  promptement  converti  au  christianisme, 
c'est  qu'en  vertu  d'une  sorte  d'harmonie  préétablie,  le  christia- 
nisme répondait  à  ses  dispositions  les  plus  permanentes  et  les 
plus  intimes.  Si,  parmi  bien  des  vicissitudes  de  pensée  et  d'his- 
toire, il  est  resté  foncièrement  catholique,  c'est  que,  par  défi- 
nition même,  le  catholicisme  embrasse  l'humanité  tout  entière. 
Le  Français  a  l'instinct,  le  besoin,  le  génie  de  l'universel.  Voyez 
nos  révolutions  comparées  à  celles  des  autres  peuples.  Rien  de 
plus  strictement  local  et  national  que  la  révolution  anglaise, 
qui,  pourtant,  était,  dans  son  fond,  une  révolution  religieuse. 
La  Révolution  française  qui,  elle,  était  d'abord  une  révolution 
politique,  a  bien  vite  débordé  les  frontières  françaises,  et  elle  a 
procédé,  —  combien  d'autres,  après  Tocqueville,  l'ont  déjà 
observé!  —  à  la  façon  d'une  révolution  religieuse.  Elle  a 
légiféré  pour  l'univers  entier,  et  son  premier  geste  a  été  de 


142  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

proclamer  les  Droits  de  l'homme.  Que  l'on  songe  aussi  au 
retentissement  mondial  de  nos  révolutions  de  1830  et  de  1848. 
Le  Français  est  un  éternel  croisé,  et,  «  soldat  du  Christ  »  ou 
«  soldat  de  la  liberté,  »  les  grandes  causes  idéalistes  trouvent 
en  lui  un  champion  toujours  prêt. 

C'est  ce  qu'a  très  bien  senti  M.  Barrett  Wendell,  et,  si,  en  la 
résumant  ainsi,  je  précise  un  peu  sa  pensée,  je  ne  crois  point 
la  déformer.  Venu  en  France  à  un  moment  où  l'anticléricalisme 
officiel  faisait  rage  et  aurait  pu  donner  le  change  aisément  à  un 
observateur  prévenu  ou  superficiel,  il  maintient  son  opinion  : 
«  Mieux  vous  apprenez  à  connaître  les  Français,  —  insiste- 
t-il,  —  aujourd'hui  encore,  plus  sûrement  vous  vous  rendez 
compte  qu'au  fond  de  leur  cœur,  ils  demeurent  profondément 
religieux.  »  Ses  impressions  datent  de  loin  à  cet  égard.  Venu 
tout  enfant  en  France,  dans  les  dernières  années  du  second 
Empire,  il  avait,  à  la  Madeleine,  assistant  à  une  cérémonie 
religieuse,  vu  passer  un  prêtre  dont  «  l'inoubliable  figure  »  le 
transporta  d'admiration  :  «  cette  prestance  grave  et  belle  était 
celle  d'un  saint,  d'un  être  venu  de  quelque  monde  plus  beau 
que  celui  qu'il  avait  jamais  pu  rêver.  »  Une  dame  qui  fut 
témoin  de  son  émerveillement,  l'assura  que  «  cette  beauté  spiri- 
tuelle était  plus  vraiment  française  que  toutes  les  vanités  sur 
lesquelles  les  voyageurs  frivoles  jugeaient  la  France  entière. 
Chacun  peut  constater  notre  légèreté,  ajouta-t-elle,  mais  nul  ne 
nous  connaît  entièrement,  s'il  ignore  notre  piété.  »  Cette  parole 
profonde  commentant  une  «  merveilleuse  impression  »  d'enfance, 
dut  faire  son  chemin  dans  l'esprit  de  l'écrivain  américain,  car, 
longtemps  après,  il  en  éprouvait  la  justesse.  Il  avait,  depuis, 
longuement  médité  et  rêvé  dans  «  la  vastité  sombre  »  des  cathé- 
drales françaises,  et  la  leçon  qu'il  en  emportait  était  celle-ci  : 
((  Pour  qu'un  peuple,  une  race,  un  mélange  de  races  ait  pu 
nous  laisser  des  œuvres  comme  celles-là,  —  au  milieu  du  terre 
à  terre  étouffant  et  troublant  du  milieu,  —  il  fallait  qu'il  fût 
dominé  par  la  puissance  de  la  religion.  »  Puis,  son  expérience 
des  choses  françaises  devenant  plus  large  et  plus  intime,  bien 
qu'il  avoue  avoir  peu  fréquenté  de  prêtres,  et  ses  préjugés  de 
protestant  cédant  peu  à  peu  la  place  à  une  vue  impartiale  et 
sereine  des  réalités,  il  en  est  arrivé  à  rendre  aux  institutions  et 
aux  hommes  du  catholicisme  français  un  très  sympathique 
hommage  :  «  Au  fur  et  à  mesure,  écrit-il,  que  les  mois  s'écou- 


LA    FRANCE    d'aUJOURd'iIUI    JUGEE    PAR    LES    ETRANGERS.      443 

laient,  de  plus  en  plus  je  me  rendais  compte  que,  autant  que 
tout  autre  clergé,  celui  de  la  France  moderne  méritait  le  titre 
de  Révérend.  »  Et  ailleurs  :  «  Si  l'efficacité  spirituelle,  qui  ne 
se  mesure  pas,  est  un  argument  en  faveur  d'une  doctrine  spiri- 
tuelle, l'Église  peut  se  reposer  avec  joie,  pour  la  paix  qu'elle 
a  apportée  pour  des  siècles  à  l'humanité  européenne.  Elle  n'a 
pas  été  la  source  unique  du  réconfort  spirituel,  mais  elle  a  été, 
de  manière  incalculable ,  la  plus  grande,  la  plus  sûre,  la  plus 
compréhensive ,  la  plus  générale  de  ces  sources.  Le  véritable 
bon  sens  aurait  bien  de  la  peine  à  nier  sa  puissance,  dans  toutes 
les  matières  du  spirituel.  » 

D'où  vient  donc  qu'une  doctrine  si  bienfaisante  soit  aujour- 
d'hui, en  France,  en  butte,  non  seulement  à  de  pitoyables 
tracasseries,  mais  à  de  véritables  persécutions?  M.  Barrett 
Wendell  prononce  le  mot,  et  si  désireux  qu'il  soit  de  ne  pas 
prendre  parti  dans  nos  querelles  intérieures,  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  condamner  la  chose.  «  La  conduite  des  libres  penseurs, 
maintenant  au  pouvoir,  dit-il,  a  ramené  ces  temps  que  la 
tradition  historique  appelle  la  persécution.  Bien  entendu,  ils 
n'ont  pas  repris  les  méthodes  surannées  d'autrefois  :  ils  n'ont 
tué  personne.  Mais  ils  ont  confisqué  un  grand  nombre  de 
propriétés;  ils  ont  fait  tout  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour 
empêcher  l'acquisition  de  nouveaux  biens,  et,  tout  en  demandant 
pour  eux-mêmes  l'absolue  liberté  de  conscience,  ils  ont  inau- 
guré, en  fait,  une  législation  qui  blesse  la  liberté  de  conscience 
de  ceux  qui  pratiquent.  Aucune  intolérance  cléricale  n'a  jamais 
été  plus  sincère  et  plus  impitoyable  que  l'intolérance  anticléri- 
cale de  ces  derniers  temps.  »  Vous  entendez  bien  :  plus  impi- 
toyable. Gomment  expliquer  cette  criante  contradiction? 

C'est  que,  précisément,  la  libre  pensée,  en  France,  n'est  rien 
moins  que  la  pensée  libre  :  c'est,  littéralement,  une  religion 
à  rebours.  Elle  a  son  credo,  ses  dogmes,  ses  prêtres  et  sa  liturgie. 
Elle  est  fondée  sur  une  idée  de  la  nature  humaine  qui  est  le 
contre-pied  absolu  de  l'idée  chrétienne.  Tandis  que  le  christia- 
nisme admet  comme  un  fait  d'expérience  la  perversité  foncière 
de  la  nature  humaine,  la  philosophie  issue  de  l'Encyclopédie 
affirme  la  bonté  native  de  l'homme  et  le  progrès  indéfini  par  la 
liberté.  Cette  dernière  conception,  chez  des  esprits  froids  et  terre 
à  terre,  semblerait  devoir  être  une  de  ces  opinions  purement 
spéculatives  qui  demeurent  sans  influence  sur  le  cours  habituel 


144  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

de  la  vie.  Mais  chez  un  Français,  ce  n'est  pas  une  opinion 
spéculative;  c'est  une  foi.  Et  c'est  une  foi  qui  s'oppose  violem- 
ment à  la  foi  inverse.  «  Cette  profonde  divergence  des  deux 
philosophies,  dit  très  bien  M.  Barrett  Wendell,  a  été  exception- 
nellement mise  en  lumière  parmi  les  Français,  pour  la  simple 
raison  qu'ils  sont  à  la  fois  très  religieux  et  instinctivement 
disposés  à  réduire  à  un  système  philosophique  tout  ce  qui  fait 
partie  de  leurs  connaissances.  »  Le  Français  ne  se  contente  pas 
de  prendre  les  idées  au  sérieux;  il  les  prend  au  tragique.  Il  a 
des  passions  intellectuelles.  Il  croit  de  toute  son  âme  aux  idées. 
Les  systèmes  qu'il  compose  ne  sont  point  pour  lui  des  formes 
abstraites;  ce  sont  des  forces  morales;  ce  sont  des  personnes 
vivantes.  Il  les  aime  ou  il  les  hait  avec  passion.  Et  comme  sa 
rigueur  logique,  et  ce  que  l'auteur  de  la  France  d'aujourd'hui 
appelle  avec  raison  sa  «  loyauté  intellectuelle  »  lui  fait  aper- 
cevoir avec  une  grande  force  les  oppositions  entre  les  systèmes, 
il  ne  peut  s'empêcher  de  poursuivre  d'une  haine  vigoureuse  les 
idées  hostiles  aux  idées  qu'il  épouse  et  qu'il  aime.  De  là  son 
intolérance  :  il  ne  peut  «  tolérer  »  une  «  vérité  »  contraire  à  la 
«(  vérité  »  qu'il  a  choisie;  il  la  juge  malfaisante,  et  il  la  persécute. 
Sa  sincérité,  son  ardeur,  son  goût  de  l'apostolat,  son  idéalisme 
invincible  ont  ainsi  pour  rançon  son  peu  de  goût  pour  le  libéra- 
lisme. «  Les  Français  croient  qu'ils  croient  à  la  liberté,  »  dit 
spirituellement  M.  Barrett  Wendell.  En  réalité,  ils  ne  croient 
qu'à  leur  philosophie  personnelle.  Et  si  ce  défaut  est  le  revers 
d'admirables  qualités,  il  est  indéniable  que  c'est  un  défaut. 

Ce  défaut  est-il  destiné  à  durer  autant  que  la  race  française? 
Et  sommes-nous  condamnés  à  être  éternellement  balancés  d'une 
intolérance  à  une  autre,  d'un  dogmatisme  à  un  autre  dogma- 
tisme? M.  Barrett  Wendell,  —  qui  écrivait,  il  est  vrai,  en  1907, 
c'est-à-dire  au  plus  fort  de  la  lutte  religieuse,  —  paraît  le 
craindre,  non  pourtant  sans  une  lueur  d'espoir  :  «  Les  deux 
camps,  déclare-t-il,  demeureront  longtemps  tels  que  nous 
pouvons  les  observer  aujourd'hui,  avec  de  nobles  instincts,  une 
assiduité  admirable  dans  l'accomplissement  du  devoir,  et  une 
incompréhension  mutuelle  passionnée.  Si  les  libres  penseurs 
avaient  la  voie  libre  aujourd'hui,  ils  feraient  subir  aux  catho- 
liques une  persécution  comme  celle  que  ceux-ci  infligèrent  aux 
protestans,  lors  de  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes.  Que  les 
catholiques  reviennent  au  pouvoir,  comme  ils  le  souhaitent,  et 


LA  FRANCE  D  AUJOURD  HUI  JUGEE  PAR  LES  ETRANGERS. 


145 


l'aventure  pourra  être  répétée  avec  les  mots  anciens.  Et  ainsi 
de  suite,  à  moins  que,  bientôt,  l'intelligence  merveilleuse  de  la 
France  ne  s'éveille  à  la  véritable  sagesse  d'une  tolérance  qui,  par 
delà  toutes  ces  luttes,  semble  déjà  apparaître.  »  Acceptons-en 
l'augure  ;  et  souhaitons,  quand  il  reviendra  en  France,  que  l'au- 
teur de  la  France  d' au  jour  a"  hui  se  félicite  d'avoir  été  bon  prophète. 

VI 

Il  l'a  été,  en  tout  cas,  nous  Talions  voir,  et  d'une  manière 
bien  remarquable,  dans  quelques-unes  des  pages  qu'il  a 
consacrées  à  la  France  politique  et  sociale. 

Il  constate  tout  d'abord,  fort  justement,  que  notre  histoire 
tout  entière,  depuis  plus  d'un  siècle,  est  dominée  par  un  fait 
essentiel,  la  Révolution  française.  Ce  grand  événement,  qu'il  est 
si  difficile,  aujourd'hui  encore,  à  un  Français,  d'apprécier  avec 
impartialité,  était  dans  la  nature  des  choses.  La  contradiction 
croissante  qui  se  manifestait,  au  cours  du  xvnr3  siècle,  entre 
les  institutions  et  l'esprit  général  du  temps,  rendait  inévitable 
une  crise  révolutionnaire.  Mais  ce  qui  caractérise  la  Révolution 
française,  et  la  différencie,  par  exemple,  si  profondément  de  la 
Révolution  d'Amérique,  c'est  son  «  radicalisme.  »  La  Révolu- 
tion française  commence  par  faire  table  rase  du  passé  ;  elle 
veut  reconstruire  non  seulement  la  France,  mais  l'humanité 
même  sur  un  nouveau  plan  :  bien  française  en  cela,  s'il  est  vrai 
que  l'esprit  français,  logique  et  systématique  à  l'excès,  généreux 
certes,  mais  follement  idéaliste,  ignore  ou  dédaigne  les  compro- 
mis, les  demi-mesures,  les  innombrables  contingences  qui  sont 
la  menue  monnaie  de  la  vie  sociale.  Qu'elle  dût  aboutir  néces- 
sairement à  de  terribles  désordres,  et  même  a  des  crimes,  c'est 
ce  qui  était  d'autant  moins  surprenant  que  le  tempérament 
français  est,  d'une  manière  générale,  aussi  peu  révolutionnaire 
que  possible.  «  Cette  tentative,  dit  excellemment  M.  Barrett 
Wendell,  cette  tentative  fut  faite  avec  un  enthousiasme  sectaire, 
au  sein  d'un  peuple  qui,  aujourd'hui  encore,  demeure,  dans 
l'ordre  privé,  le  plus  strictement  prudent,  le  plus  instinctive- 
ment conservateur  de  tous  les  peuples  modernes.  »  La  Révolu- 
tion a  agi  à  la  manière  d'un  cataclysme.  Elle  a  finalement 
échoué,  parce  qu'il  faut  bien  que  la  vie  réelle  reprenne  ses 
droits,  et  parce  que  l'idéal  d'  «  anarchie  mystique  »  qui  était  le 

TOME    XXXIII.    —    1916.  10 


146  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

sien  ne  saurait  convenir  à  aucune  société'  humaine.  Mais  elle  a 
laissé  des  traces  ineffaçables,  et  elle  a  créé  une  tradition  tou- 
jours vivante,  et  toujours  prête  à  s'opposer  à  celle  qu'elle  pré- 
tendait remplacer. 

Car  la  tradition  qui  soutenait  l'Ancien  Régime,  et  qui,  au 
total,  se  reflète  encore  dans  les  mœurs  actuelles  de  la  commu- 
nauté française,  cette  tradition  n'a  pas  disparu,  même  politi- 
quement, et  à  deux  reprises,  comme  on  sait,  elle  a  ressaisi  le 
pouvoir  au  cours  du  xixe  siècle.  Mais  ce  même  xixe  siècle  en  a 
vu  naître  une  troisième,  la  tradition  impérialiste  qui,  intermé_ 
diaire  entre  les  deux  autres,  a  eu  ses  jours  de  gloire,  et  a 
marqué  d'une  forte  empreinte  la  société  qui,  par  deux  fois,  s'y 
est  soumise.  De  sorte  que,  jusqu'en  1870,  l'histoire  française 
peut  se  ramener  à  la  lutte  et  au  triomphe  alternatif  de  ces  trois 
traditions  contraires,  et  que  l'instabilité  politique  semble  être 
devenue  la  loi  la  plus  constante  de  son  développement. 

Depuis  1870,  un  régime  non  pas  nouveau,  mais  renouvelé, 
et  assez  conforme  à  la  tradition  révolutionnaire,  est  sorti  des 
circonstances,  et  non  sans  luttes,  non  sans  difficultés,  il  a  fini 
peu  à  peu  par  s'imposer.  Il  a  duré  déjà  beaucoup  plus  qu'aucun 
des  régimes  qui  se  sont  succédé  en  France  depuis  1789,  et  s'il 
a  encore  des  adversaires,  si  les  traditions  adverses  ont  encore 
leurs  défenseurs  et  leurs  représentans,on  ne  saurait  nier  qu'il 
corresponde  aux  sentimens  et  aux  vœux  de  la  majorité  du  pays. 
Il  parait  plus  conforme  qu'aucun  autre  aux  aspirations  démo- 
cratiques qui,  de  toute  évidence,  dominent  dans  la  France 
contemporaine;  enfin,  il  est  fort  de  sa  durée  même.  Seulement, 
il  faut  bien  reconnaître  qu'il  n'a  pas  réussi,  jusqu'à  présent,  à 
faire  l'unité  morale  d'une  nation  qui  demeure  fort  divisée,  et 
dont  les  différens  partis  politiques  sont  animés  à  l'égard  les  uns 
des  autres  de  sentimens  peu  concilians.  «  Où  que  vous  alliez  en 
France,  note  M.  Barrett  Wendell,  vous  trouvez  des  témoignages 
de  cet  état  d'esprit  agressif,  donnés  par  la  fraction  de  tout  parti 
qui  a  occupé  le  pouvoir,  ne  serait-ce  qu'un  instant.  »  Celui  qui 
l'occupe  actuellement  se  souvient  trop  d'avoir  été  jadis  dans 
l'opposition  ;  il  reste  un  parti  militant  et  intolérant  ;  il  n'a  pas 
encore  pardonné  à  ses  adversaires  de  la  veille;  il  gouverne 
souvent  contre  eux.  «  La  République,  dit  bien  joliment  l'auteur 
américain,  ne  se  sent  pas  encore  assez  sûre  d'elle-même  pour 
admettre  le   passé".   De   son  propre    aveu,   elle  révèle   ainsi  ce 


LA    FRANCE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      14T 

qui  est  vrai,  aujourd'hui  encore.  Même  à  l'heure  actuelle,  elle 
se  présente,  à  ses  partisans  aussi  bien  qu'à  ses  adversaires,  non 
pas  tant  comme  un  gouvernement  national  établi,  que  comme 
un  parti  politique,  occupant  temporairement  le  pouvoir.  » 

Cette  instabilité,  ces  querelles  politiques  sembleraient  devoir 
être  fort  préjudiciables  à  la  prospérité  générale  du  pays.  Or,  il 
n'en  est  rien,  et  l'observateur  impartial  peut  en  être  étonné  ; 
mais  il  est  bien  forcé  de  conclure  que  la  politique  n'a  pas  en 
France  l'importance  capitale  qu'on  serait  tout  d'abord  tenté  de 
lui  attribuer.  Même  aux  plus  mauvais  jours  de  la  Révolution, 
la  vie  française  n'avait  guère  changé.  Et  aujourd'hui...  Mais 
laissons  sur  ce  point  s'expliquer  directement  M.  Barrett  Wen- 
dell  :  ((  Si  celui  qui  voyage  en  France,  écrit-il,  considère  de  ce 
point  de  vue  l'aspect  de  cette  nation,  dans  la  trente-septième 
année  de  la  troisième  République,  il  échappera  difficilement  à 
l'impression  que  ce  pays  est  prospère  entre  tous.  Evidemment, 
d'autres  peuples  peuvent  sembler  plus  agressivement  entrepre- 
nans.  Vous  pourrez  peut-être  rencontrer  ailleurs  un  esprit 
d'initiative  plus  développé  chez  les  commerçans  et  les  indus- 
triels. Vous  pourrez  peut-être  remarquer  plus  de  mouvement, 
mais  nulle  part  vous  n  éprouverez  une  impression  plus  évidente 
de  bien-être  solide  et  substantiel.  Depuis  les  Flandres  et  la  Nor- 
mandie jusqu'à  la  Provence,  et  de  l'Atlantique  jusqu'aux  Alpes, 
où  que  vous  alliez,  vous  verrez  moins  de  pauvreté,  moins  de 
paresse,  moins  de  misère  que  vous  n'en  constaterez,  n'importe  où, 
dans  le  inonde  entier.  »  Et  assurément,  le  facteur  essentiel  de 
cette  prospérité  nationale,  c'est  le  peuple,  non  le  régime,  un 
peuple  «  robuste,  intelligent  et  économe.  »  «  Mais  nulle  vigueur, 
nulle  intelligence,  nulle  parcimonie  chez  un  peuple  ne  pour- 
raient avoir  tout  leur  rendement,  si  le  pouvoir,  dans  l'en- 
semble, ne  lui  était  pas  salutaire.  »  Et  n'est-ce  pas  là  le  bon 
sens  même? 

Un  peuple  robuste,  intelligent  et  économe,  assez  divisé  sans 
doute  au  point  de  vue  politique,  mais  resté  profondément, 
religieux  et  idéaliste,  foncièrement  sérieux  d'ailleurs  et  doué 
d'une  forte  vie  familiale  :  telle  est  l'image  qu'après  une  enquête 
loyale  et  consciencieuse  s'est  formée  de  la  France  d'aujourd'hui 
un  écrivain  américain,  qui  s'est  donné  pour  tâche  de  «  com- 
prendre, avec  le  plus  de  sympathie  possible,  la  nature  d'un 
peuple    étranger,    passionnément    intéressant,    étranger,    bien 


448  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'ami,  séduisant  dès  l'abord,  et  même  après  coup.  »  Beaucoup 
d'étrangers,  —  d'étrangers  parlant  allemand,  —  ont,  depuis 
quarante  ans,  à  propos  de  la  France,  crié  à  la  décadence. 
M.  Barrett  Wendeil  croirait  nous  faire  injure  en  posant  seule- 
ment la  question,  à  laquelle  tout  son  livre  répond.  Ceux-là 
seuls  peuvent  croire  à  la  décadence  de  la  France  qui,  ayant 
intérêt  à  y  croire,  prennent  leurs  désirs  pour  la  réalité  et 
oublient  de  regarder  la  vie  française.  M.  Barrett  Wendeil,  qui, 
lui,  l'a  longuement  regardée,  sait  combien  elle  est  saine,  et  nos 
défauts  mêmes,  qu'il  ne  se  dissimule  point,  ne  lui  inspirent 
aucune  inquiétude  pour  l'avenir.  A  entendre  nombre  de  nos 
démocrates,  par  exemple,  ils  ne  tendraient  à  rien  de  moins  qu'à 
créer  une  classe  de  privilégiés  à  rebours.  «  Mais  ce  but  est  loin 
*d'être  atteint.  On  s'en  rend  compte,  en  voyant,  par  toute  la 
France,  la  pérennité  de  l'élite.  On  s'en  rend  compte,  en  consta- 
tant la  fixité  des  cadres  sociaux.  On  s'en  rend  compte,  en 
constatant  la  beauté  de  la  vie  familiale  française.  On  s'en  rend 
compte,  en  voyant  comment,  au  sein  de  toutes  les  classes,  le 
respect  de  la  hiérarchie  se  conserve,  et  comment  toutes  trans- 
mettent à  leurs  enfans  les  traditions  ancestrales.La  conséquence 
dernière  de  la  doctrine  démocratique,  —  la  suprématie  arbi- 
traire des  classes  inférieures,  —  si  généreuse  qu'elle  soit  dans 
son  origine,  si  agréable  qu'elle  soit  aux  convictions  ardentes, 
est  une  chose  qui  ne  semble  pas  encore  près  d'être  acclimatée 
en  France.  Car  les  résultats  pratiques  d'une  doctrine  qui  vou- 
drait substituer  un  idéal  ©galitaire  au  vieil  idéal  du  mérite, 
seraient  utopiques  ou  barbares,  ou  les  deux  à  la  fois.  Et  il  n'est 
personne,  connaissant  la  France  contemporaine,  qui  puisse  la 
croire  capable  d'errer,  au  point  de  devenir  le  pays  de  l'utopie  ou 
de  la  barbarie.  » 

M.  Barrett  Wendeil  va  plus  loin  encore.  Il  regrette  la  poli- 
tique sectaire  et  agressive  que  le  régime  républicain  pratique 
depuis  tant  d'années  ;  mais  il  croit  et  il  espère  que  cette  poli- 
tique de  parti  n'est  pas  loin  d'avoir  fait  son  temps.  «  Dans  l'état 
actuel  des  choses,  dit-il,  on  ne  discerne  pas  la  raison  pour 
laquelle  une  politique  de  plus  cordiale  confiance  mutuelle,  de 
sympathie  plus  magnanime  ne  se  montrerait  pas  compatible 
avec  l'habileté  aussi  bien  qu'avec  la  générosité.  La  France,  à 
vrai  dire,  apparaît  encore,  à  l'heure  actuelle,  comme  le  pays 
dos  antagonismes  irréconciliables.  Toutefois,  il  me  semble  quelle 


LA    FRANGE    D'AUJOURD'HUI    JUGEE    PAR    LES    ÉTRANGERS.      149 

est  arrivée  à  V instant  où  V entente  ne  semble  plus  chimérique.  » 
Et  comme  s'il  pressentait  «  l'union  sacrée,  »  lui  qui  a  rencontré 
«  d'admirables  gentlemen  »  dans  tous  les  partis,  il  écrit  ces 
paroles  véritablement  prophétiques  :  «  Le  dissentiment  en 
France  est  moins  vital  que  les  Français  ne  semblent  le  croire. 
Il  y  a  des  symptômes  qu'un  moment  va  "peut-être  venir,  prochai- 
nement, où  les  Français  eux-mêmes  se  montreront  plus  justes  à 
l'égard  les  uns  des  autres  qu'il  ne  leur  a  été  possible  de  l'être 
au  cours  si  troublé  du  xixe  siècle.  » 

Et  veut-on  savoir  l'un  des  faits  symptomatiques  sur  les- 
quels s'appuie  l'écrivain  américain  pour  y  fonder  son  rêve,  ou 
son  espérance?  On  connaît  l'admirable  réponse  du  duc  d'Au- 
male  à  Bazaine,  en  plein  conseil  de  guerre  :  «  Il  ne  restait  rien,  » 
disait  ce  dernier,  pour  justifier  sa  capitulation.  —  «  Monsieur 
le  Maréchal,  riposta  le  Prince,  il  restait  la  France.  »  Eh  bien  I  à 
tant  de  reprises,  dans  des  milieux  si  différens,  M.  Barrett  Wen- 
dell  a  entendu  citer  et  approuver  ce  mot,  que  cette  unanimité 
dans  l'approbation  lui  a  paru  symbolique.  Et  ce  n'est  pas,  je 
crois,  forcer  sa  pensée  de  dire  qu'il  a  eu  le  pressentiment  ou 
l'intuition  que  ce  qui  referait  l'unité  française,  ce  serait  le 
patriotisme  français. 

«  Oui,  il  restait  la  France,  —  s'écrie-t-il  dans  un  très  beau 
mouvement,  —  et  elle  est  encore  là,  et  elle  demeurera...  Elle 
est  la  France  de  la  Chanson  de  Roland,  la  France  de  saint 
Louis,  la  France  de  Jeanne  d'Arc.  Elle  est  la  France  de  la 
Renaissance,  et  la  France  de  Henri  IV.  Elle  est  la  France  de 
Richelieu  et  la  France  qui  déploya  sur  la  civilisation  euro- 
péenne son  étendard  impérial,  pendant  le  grand  siècle  de 
Louis  XIV.  Elle  est  la  France  de  l'Ancien  Régime  aussi  bien 
que  la  France  de  la  Révolution  et  que  la  France  de  l'Empire. 
Elle  est  la  France  de  cet  ambitieux  et  déconcertant  xixe  siècle 
que  nous  avons  parcouru  ensemble.  Aucun  de  ses  souvenirs,  et 
nul  autre,  parmi  les  milliers  d'autres  qu'ils  évoquent,  n'a  créé,  à 
lui  seul,  la  France  d'aujourd'hui.  Tous  ont  besoin  de  s'unir  pour 
faire  la  France  héroïque,  aucun  n'étant  isolé,  mis  à  part  ou  né- 
gligé. Sans  toutes  les  gloires  de  son  glorieux  passé,  la  France  se- 
rait la  plus  pauvre  et  la  moindre  des  nations.  Toutes  ensemble, 
saignantes  ou  rayonnantes,  ces  gloires  créent  la  France,  cette 
source  intarissable  de  noblesse,  que  ceux  qui  sont  admis  à  la  con- 
nailrr,  et  par  là  même  à  la  chérir,  sentent  devoir  exister  à  jamais.  » 


150 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Je  transcris  cette  page  avec  une  émotion  que  partageront, 
j'en  suis  sûr,  tous  ceux  qui  la  liront.  Elle  me  toucherait 
moins,  je  l'avoue,  si  elle  était  d'aujourd'hui,  si  elle  datait  d'une 
époque  où  nos  ennemis  mêmes  rendent  hommage  à  la  virilité 
de  notre  effort,  et  où  les  neutres  impartiaux  et  informés  ne 
cessent  de  nous  exprimer  leur  admiration  et  leur  sympathie. 
Oui,  aujourd'hui,  le  monde  entier  le  sent  bien,  la  France  ne 
peut  pas  périr,  et  en  héroïsme,  en  grandeur  morale,  elle  ne  le 
cède  à  aucune  autre  nation.  Mais  il  y  a  huit  ans,  à  l'époque  où 
écrivait  M.  Barrett  Wendell,  il  n'en  était  pas  ainsi,  et  ses  pres- 
sentimens  ont  dû  faire  sourire  plus  d'un  de  ses  compatriotes. 
La  France  était  alors  très  discutée  au  dehors,  et  ce  n'est  pas 
seulement  en  Allemagne  que  l'on  parlait  couramment  de  sa 
décadence.  M.  Barrett  Wendell  a  été  pour  notre  pays  l'ami  des 
mauvais  jours.  Il  nous  a  apporté  son  libre  et  désintéressé 
témoignage.  Dans  la  France  telle  qu'il  la  voyait,  il  a  su  discer- 
ner, deviner  la  plus  grande  France  d'aujourd'hui.  Il  a  été  l'un 
des  annonciateurs  du  «  miracle  français.  »  Notre  union  devant 
l'ennemi,  notre  courage  et  notre  endurance,  ont  dû  le  sur- 
prendre moins  que  personne;  nul  ne  sera  moins  étonné  ni  plus 
heureux  de  notre  victoire.  Et  les  Allemands,  alors,  se  repenti- 
ront peut-être  de  ne  pas  l'avoir  mieux  lu. 

M.  Barrett  Wendell  écrivait  encore,  et  ce  sont  les  dernières 
lignes  de  son  livre  : 

«  Aux  Français  eux-mêmes,  la  République  apparaît  moins 
comme  un  régime  national  que  comme  un  régime  de  parti. 
J'aspire,  ainsi  que  les  meilleurs  d entre  eux,  à  ce  temps  où, 
n'étant  plus  le  gouvernement  d'un  parti,  elle  sera  le  gouverne- 
ment national;  et  ce  temps,  je  crois  qu  il  viendra.  Mais,  même 
alors,  nous  serons  plus  justes  envers  l'entière  magnificence  du 
passé,  si  nous  saluons  la  République  comme  la  France,  et  non 
pas  la  France  comme  la  République.  Ce  n'est  pas  trop  du  terme 
le  plus  grand  pour  embrasser  l'âme  totale  de  <  ette  nation.  » 

Nous  avons,  depuis  vingt  et  un  mois,  assez  bien  suivi  cet 
excellent  conseil  d'un  noble  ami  de  la  France.  Puissions-nous, 
la  guerre  une  fois  finie,  être  assez  sages  pour  continuer  à  lui 
donner  raison! 

Victor  Giraud. 


EMILE   CLERMONT 


Parmi  tant  de  pertes  qu'ont  faites  les  lettres  françaises, 
depuis  le  début  de  cette  guerre,  la  mort  d'Emile  Clermont  est 
une  des  plus  douloureuses.  Nos  lecteurs  n'ont  pas  oublié  ce 
roman  de  Laure,  d'une  psychologie  si  pénétrante,  d'une  si  fine 
sensibilité,  d'une  mélancolie  si  noble,  un  de  ces  livres  chers 
aux  délicats  et  qui  faisait  songer  au  Dominique  de  Fromentin. 
Celui  qui,  à  trente-deux  ans,  écrivait  de  telles  pages,  promettait 
de  devenir  un  maître.  Il  est  tombé,  le  5  mars,  à  Suippes  en 
Champagne,  en  s'exposant  pour  ses  hommes  dans  une  de  ces 
héroïques  folies  de  sacrifice  familières  à  nos  officiers.  Sa  fin 
glorieuse  n'ajoute  pas  seulement  une  page  au  livre  d'or  des 
écrivains  tués  à  l'ennemi.  Depuis  qu'il  était  aux  armées,  un 
changement  s'était  fait  dans  ses  idées,  dans  ses  sentimens,  qui 
témoigne  pour  beaucoup  de  ses  compagnons  d'âge.  Type 
d'intellectuel,  esprit  subtil  et  qui  se  plaisait  aux  complications 
de  l'analyse,  âme  inquiète,  cœur  souffrant,  il  était  aussi  peu 
que  possible  préparé  aux  besognes  de  la  guerre.  Comment  il 
les  a  acceptées,  les  plus  dures  et  les  plus  périlleuses,  quelle 
influence  avait  eue  sur  lui  la  vie  militaire,  quelle  transforma- 
tion la  guerre  avait  opérée  en  lui,  c'est  la  magnifique  leçon 
qui  se  dégage  de  cette  vie  et  de  cette  mort. 

Emile  Clermont  appartenait  à  une  de  ces  familles  de  bour- 
geoisie provinciale  en  qui  se  perpétuent  les  meilleures  traditions 
de  la  race.  Ses  romans,  faits,  pour  une  bonne  part,  d'impres- 
sions et  de  confidences  personnelles,  contiennent  plus  d'un 
trait  de  biographie.  Il  est  parlé,  dans  Laure,  d'une  famille  où 
un  représentant  de  chaque  génération  laissait  des  mémoires 
intimes,  souvent  dénués  d'art  et  de   cou'eur,    mais  riches  en 


132 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


indications  sur  les  façons  de  vivre  de  jadis.  Emile  Clermont  a 
pu  feuilleter,  dans  la  bibliothèque  de  famille,  ces  mémoires 
qui  e'taient  ceux  des  siens.  Il  a  rêve'  entre  leurs  pages.  Il  a  eu 
ainsi,  de  très  bonne  heure,  la  sensation  de  toutes  ces  existences 
qui  ont  précédé  la  nôtre  et  que  la  nôtre  continue.  Il  a  éprouvé  en 
lui  l'influence  bienfaisante  de  ce  long  passé,  de  ce  passé  tuté- 
laire. C'est  un  fait  que  l'éclosion  d'une  certaine  fleur  de  noblesse 
morale  suppose  une  culture  et  veut  la  collaboration  du  temps. 
Une  mère  très  douce,  très  tendre,  a  pu  lui  léguer  ce  qu'il  y 
avait  en  lui  de  sensibilité  presque  féminine.  Son  père,  ingé- 
nieur, lisait  Virgile  à  la  chasse  et  faisait  des  vers  latins.  Ainsi 
le  futur  écrivain  trouvait  partout,  autour  de  lui  et  derrière  lui, 
dans  l'atmosphère  familiale  comme  dans  les  souvenirs  de  son 
ascendance,  le  goût  des  choses  de  l'esprit  et  l'habitude  de  la 
délicatesse  morale. 

Son  enfance  s'écoula,  triste  et  maladive,  dans  la  morne  gri- 
saille d'une  ville  industrielle.  Des  bâtimens  enfumés,  de  laides 
maisons,  des  rues  sordides  :  pas  une  échappée  de  verdure,  pas 
dn  monument.  «  Combien  de  fois,  depuis,  en  voyant  dans  plu- 
sieurs villes  de  province  de  bonnes  cathédrales  gothiques  qui  se 
haussent  au-dessus  des  toits  voisins  avec  cet  air  ailé  que  leur 
donnent  leurs  chimères  et  leurs  gargouilles,  combien  de  fois 
j'ai  regretté  qu'une  œuvre  d'art  pareille  n'ait  pas  abri-té  mes 
premiers  désirs!  Elle  m'eût  donné  une  image  nette  de  la 
beauté  :  elle  m'eût  épargné  peut-être  la  stérile  mélancolie.  » 
Sur  cette  organisation  débile,  sur  ces  nerfs  tendus  les  impres- 
sions douloureuses  s'inscrivaient  profondément.  Vers  la 
douzième  année,  l'enfant  eut  la  révélation  des  réalités  de  la 
mort.  Ce  fut  pour  lui  une  sorte  de  tragédie  intérieure.  Long- 
temps il  lui  fut  impossible  d'en  secouer  l'émotion  trop  forte  : 
comment  cheminer  gaiement  dans  la  vie  quand  on  sait  l'abîme 
où  elle  aboutit?  Ainsi,  tout  lui  était  une  occasion  de  rentrer 
davantage  en  lui-même,  de  se  replier  sur  soi,  de  s'enfoncer 
dans  un  travail  précoce  de  réflexion  et  de  méditation. 

A  l'Ecole  normale,  il  s'était  spécialisé  dans  les  études  histo- 
riques. Mais  il  n'était  fait  ni  pour  l'enseignement  de  l'histoire, 
ni  pour  l'enseignement.  Il  reconnut  son  erreur  et  désormais  se 
consacra  tout  entier  à  la  littérature  d'imagination.  II  voyagea, 
surtout  en  Italie  :  son  premier  livre  a  été  écrit  dans  une 
retraite  silencieuse  et  parfumée,  à  Monte  Oliveto.  Puis  il  se  fixa 


EMILE    CLERMONTa 


1S3 


à  la  campagne.  II  en  aimait  le  calme  et  la  solitude,  il  découvrait 
dans  l'incessante  mobilité  des  aspects  de  la  nature  de  secrètes 
affinités  avec  les  mouvemens  de  son  âme. 

Un  genre  devait  le  tenter  :  le  roman  d'analyse.  Il  y  excella 
tout  de  suite.  Ses  deux  livres  :  Amour  promis  et  Laure,  appar- 
tiennent à  celte  forme  traditionnelle  de  notre  littérature  que 
les  romantiques  ont  reprise  aux  classiques,  et  que  nous  avons 
héritée  d'eux.  C'est  le  roman  sans  incidens  venus  de  l'extérieur» 
sans  détails  pittoresques  et  qui  datent.  L'auteur  à.' Amour  pro- 
mis nous  explique  qu'il  n'expose  pas  de  situations  neuves  et 
frappantes,  mais  une  histoire  monotone  malgré  sa  fin  tragique. 
Et  celui  de  Laure  nous  fait  une  déclaration  toute  pareille  : 
«  Cette  histoire  est  presque  sans  âge  et  sans  date  :  elle  pourrait 
s'être  accomplie  il  y  a  deux  siècles,  et  c'est  à  peine  s'il  s'y  trouve 
un  certain  frémissement  qui  la  fait  d'aujourd'hui.  »  La  trame 
de  tels  récits  n'est  autre  que  l'étoffe  même  de  nos  sentimens. 
Le  mouvement  ne  vient  que  de  la  progression  du  travail  inté- 
rieur. Il  s'accomplit,  ce  travail,  lentement,  sourdement,  et  à 
notre  insu,  mais  d'ailleurs  sans  interruption,  sans  trêve,  et 
soudain  il  se  révèle,  il  nous  apparaît  à  nous-mêmes.  Un  geste, 
un  mot,  moins  encore,  l'air  dont  ce  geste  est  fait,  l'accent  de  la 
voix  qui  prononce  ce  mot,  prend  une  signification  imprévue, 
trahit  le  chemin  parcouru.  L'atmosphère  même  est  imprégnée 
de  pensée,  chargée  d'une  électricité  morale  :  on  y  respire  de 
l'angoisse,  de  la  gêne,  ou  de  la  cordialité  et  de  la  joie.  «  Même  un 
étranger  qui  eût,  par  hasard,  entendu  cette  conversation  lente  et 
coupée  eût  remarqué  combien  elle  éveillait  d'échos  en  chacun  des 
assistans,  et  combien,  à  cause  de  tout  ce  mouvement  d'âmes, 
elle  se  déroulait  avec  solennité.  »  Il  va  sans  dire  qu'un  tel  genre 
de  récits  ne  s'adresse  qu'à  une  élite.  Ceux  qui  n'ont  aucune  part 
à  cette  vie  intérieure  n'en  peuvent  goûter  la  minutieuse  des- 
cription. Mais  il  ravit  ceux  pour  qui  les  choses  de  l'âme  sont 
la  grande  affaire. 

Une  série  de  chefs-d'œuvre,  au  début  du  xixe  siècle,  a  fixé 
pour  longtemps  le  caractère  du  roman  d'analyse.  Tandis  que  le 
xvne  siècle,  qui  est  par  excellence  le  siècle  de  la  littérature 
psychologique,  s'appliquait  à  connaître  les  sentimens  les  plus 
répandus  et  à  les  étudier  dans  leur  plus  grande  généralité,  le 
xixe  siècle  a  surtout  été  attentif  aux  cas  singuliers,  aux  défor- 
mations exceptionnelles.  Le   jeune    homme    qui  nous   fait  sa 


loi 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


confession  dans  Amour  promis  se  plaint  d'être  né  avec  une 
«  sensibilité  trop  aiguë.  »  De  là  tous  ses  malheurs,  et,  ce  qui 
nous  touche  davantage,  tout  le  malheur  qu'il  répand  autour  de 
lui.  Il  est  plein  de  désirs,  et  leur  réalisation  n'égale  jamais  ce 
qu'il  s'en  était  promis.  Car  c'est  un  trait  de  ces  natures 
malheureuses  qu'elles  sont  organisées  pour  ne  pas  jouir  des 
biens  les  plus  ardemment  souhaités  et  pour  souffrir  doublement 
de  maux,  même  imaginaires.  Incertaines,  changeantes,  à  la 
merci  de  chaque  impression,  et  ne  se  reconnaissant  plus  d'un 
jour  à  l'autre,  ce  qui  leur  manque  c'est  d'avoir  une  person- 
nalité assez  accusée.  Et  peut-être  est-ce  là  ce  qui  les  incline  à 
cette  perpétuelle  étude  d'elles-mêmes.  C'est  faute  de  pouvoir 
jamais  se  trouver  qu'elles  se  cherchent  sans  cesse.  Elles  se 
perdent  dans  leurs  propres  complications  qui  vont  à  l'infini. 
Et  l'analyse  où  elles  se  complaisent,  loin  d'être  un  remède  au 
mal,  va  encore  l'aggravant.  Le  jeune  homme  inquiet  dont 
Emile  Clermont  nous  conte  la  déplorable  aventure  est  un  fer- 
vent de  l'analyse.  Il  tente  d'y  convertir  Hélène,  la  jeune  fille 
dont  il  fera  sa  victime.  «  Vous  avez  en  vous,  lui  dit  ce  fâcheux 
directeur  de  conscience,  un  grand  nombre  de  sentimens  qui 
vous  sont  communs  avec  les  personnes  qui  vous  entourent  et 
même  qui  vous  ont  été  inculqués  par  elles.  »  Mais  vous  en 
avez  d'autres  aussi  qui  vous  sont  propres,  que  vous  ne  devez 
qu'à  vous-même.  Attachez-vous  à  connaître  et  à  développer  ces 
derniers  :  vous  arriverez  ainsi  à  une  vie  plus  personnelle  et 
plus  profonde.  »  Donc,  le  conseil  qu'il  lui  donne,  c'est  de  se 
singulariser.  Il  l'engage  dans  les  voies  de  l'individualisme. 
Aussi,  combien  nous  approuvons  Hélène  lorsque,  se  repentant 
d'avoir  été  une  trop  fidèle  disciple,  elle  constate  l'effet  de  ces 
dangereuses  leçons  :  «  Déjà  je  m'accordais  mal  avec  les  per. 
*  sonnes  avec  qui  je  dois  vivre,  et  à  moins  que  je  ne  me  fisse  à 
nouveau  pareille  à  elles,  cette  distance  devait  s'accroître  de 
jour  en  jour  :  je  finirais  par  ne  plus  m'intéresser  à  rien  de  ce 
qui  les  intéresse  :  cela  leur  serait  pénible  et  à  moi  aussi.  Pour 
une  jeune  fille,  c'est  impossible.  Je  crois  que  si  l'on  se  sent 
différente  des  autres,  le  mieux  est  de  s'appliquer  à  leur  ressem- 
bler. »  La  qualité  de  l'enseignement  lui  a  ouvert  les  yeux  sur 
les  mérites  du  professeur  :  «  Il  y  a  en  vous  quelque  chose 
d'incertain  et  de  fuyant  :  on  dirait  que  vous  ne  cherchez  par- 
tout que  des  occasions  de  faire  vibrer  vos  pensées...  Sans  doute, 


EMILE    CLERMONT. 


155 


vous  souhaiteriez  aimer  :  vous  avez  l'air  de  vous  livrer  dans 
vos  paroles  ;  vous  le  voudriez  peut-être,  mais,  au  fond,  vous 
restez  attentif  et  glacé...  Je  me  demande  si  vous  ne  restez  pas 
en  dehors  de  ce  que  vous  éprouvez.  »  Le  portrait  n'est  pas 
flatté,  mais  il  est  criant  de  ressemblance.  Hélène,  pour  en 
avoir  déjà  souffert,  a  bien  vu  l'égoïsme  foncier  de  ces  natures 
trop  occupées  d'elles-mêmes  et  qui  y  rapportent  tout  l'univers. 
C'est  aussi  le  jugement  de  l'auteur,  et  c'est  pourquoi  son  récit, 
commencé  en  idylle,  se  termine  en  roman  de  Stendhal. 

Le  roman  de  Lattre  nous  présente,  transposé  dans  un  type 
déjeune  fille,  un  caractère  de  même  espèce,  mais  de  qualité  très 
supérieure.  Frêle  et  souffrante  elle  aussi,  Laure  est,  par  nature, 
repliée  sur  elle-même,  et  concentrée  en  une  sorte  de  timidité 
silencieuse.  Hâtons-nous  de  dire  que  chez  elle  la  singularité 
est  synonyme  de  distinction  :  ce  qui  la  fait  différente  des  autres, 
c'est  une  rare  élévation  morale.  Elle  veut  mettre  dans  sa  vie 
quelque  chose  qui  lui  donne  du  prix,  et  que  tout  s'y  passe  non 
pas  seulement  sur  un  autre  plan,  mais  sur  un  plan  supérieur. 
Elle  aspire  à  la  perfection.  Belle  âme  devant  Dieu,  mais  mal 
adaptée  aux  exigences  du  commerce  humain.  Elle  est  toute 
en  contradictions,  oscillant  d'un  sentiment  à  l'autre  sans  pou- 
voir se  tenir  à  aucun.  Gagnée  à  l'attrait  mystique  des  choses 
infinies,  elle  semble  faite  pour  la  vie  religieuse,  et  pourtant 
elle  n'a  pas  la  vocation.  Elle  aime  un  jeune  homme  dont  elle 
est  aimée,  et,  pour  lui  avoir  donné  l'impression  d'être  trop  dif- 
férente de  lui,  elle  le  laisse  se  détacher  d'elle  et,  comme  le 
Clitandre  des  Femmes  savantes,  reporter  sa  tendresse  sur  une 
autre  Henriette.  Elle  se  sacrifie  pour  sa  sœur;  et  plus  tard, 
constatant  pour  quel  médiocre  résultat  elle  s'est  sacrifiée,  elle 
en  éprouve  de  la  déception,  comme  si  le  sacrifice  devait  tou- 
jours avoir  sa  récompense!  Elle  entre  au  cloître,  et  y  étant 
entrée  surtout  pour  chercher  une  diversion  à  son  chagrin,  elle 
ne  peut  y  rester.  Elle  s'essaie  de  nouveau  à  la  vie  laïque;  et, 
pour  quelques  jours  qu'elle  a  passés  dans  le  ménage  de  sa 
sœur,  elle  risque  de  l'avoir  à  jamais  brouillé.  Nulle  part  elle 
n'est  à  sa  place  et  dans  son  cadre.  Cruel  effet  de  cette  dispo- 
sition inquiète  qu'elle  a  apportée  en  naissant.  Heureuses  celles 
qui  ont  accepté  la  vie  avec  simplicité! 

Ces  subtiles  études  morales  s'encadrent  dans  de  très  fraîches 
descriptions    de    nature.    Le    contraste     n'est    pas    pour    nous 


456 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


surprendre.  Depuis  Rousseau,  la  me'ditation  moderne  s'accorde 
avec  un  vif  sentiment  de  la  nature  :  le  promeneur  solitaire 
regarde  autour  de  lui  et  trouve  dans  les  mille  nuances  de 
l'atmosphère  un  accompagnement  à  sa  rêverie.  Emile  Glermont 
parle  de  la  campagne  en  homme  qui  y  a  vécu,  qui  en  a  la 
vision  directe  et  l'intime  sensation.  Il  en  sait  rendre  surtout 
les  aspects  de  mélancolie,  où  flotte  un  voile  de  brume  et  comme 
une  âme  de  tristesse  :  «  La  nuit  descend,  la  voix  des  pâtres 
sonne  plus  haut  dans  la  vallée,  et  la  brise  que  le  soir  élève, 
glissant  sur  la  surface  des  étangs  comme  la  frange  d'une 
écharpe  invisible,  les  ride  et  les  ternit.  »  Ailleurs,  un  des  per- 
sonnages croit  entendre,  dans  une  clameur  qui  déchire  l'air 
nocturne,  le  cri  de  sa  propre  souffrance  :  «  En  cet  instant, 
un  long  cri  tragique  et  bizarre,  comme  il  en  monte  quelquefois 
des  nuits  d'hiver  ou  d'automne,  déchira  l'espace,  probablement 
la  clameur  d'agonie  de  quelque  oiseau  attaqué  dans  les  marais 
de  la  rivière.  Elle  en  fut  physiquement  touchée,  atteinte  :  elle 
tendit  l'oreille  avec  angoisse,  l'âme  tremblante  et  suspendue  : 
sans  doute,  si  elle-même  s'était  plainte,  elle  se  serait  plainte 
ainsi.  »  Cette  harmonie  du  paysage  avec  l'état  de  notre  âme  est 
un  des  thèmes  habituels  de  la  poésie  lyrique.  Les  romans  per- 
sonnels d'Emile  Glermont  sont  aussi  bien  des  romans  lyriques. 
Plus  qu'à  tout  autre  modèle,  c'est  à  René  qu'ils  se  rattachent. 
Certains  tours  de  phrase,  voisins  de  la  poésie,  en  procèdent 
directement.  «  Pressentimens,  doutes,  que  ne  vous  ai-je 
écoutés?  Au  murmure  berceur  des  sapins,  près  de  ce  ruisseau 
qui  jasait  sur  les  pierres,  que  ne  me  suis-je  arrêté  davantage  à 
ces  révélations  d'un  prochain  avenir?  »  Et  lorsque  le  jeune 
homme  d'Amour  promis,  pour  retrouver  certains  momens  de 
vie  ardente,  offre  par  avance  tous  les  sanglots  de  son  cœur  et 
«  écarte  avec  dédain  les  heures  inertes  et  les  jours  indifférens,  » 
ne  croit-on  pas  entendre  encore  une  fois  retentir  l'appel  aux 
orages  désirés? 

Dans  quelle  mesure  les  romans  psychologiques  d'Emile 
Clermont  étaient-ils  des  confessions,  c'est  une  question  toujours 
délicate,  question  de  mesure  et  de  nuances.  L'auteur  ne  se 
confondait  pas  avec  eux,  cela  va  sans  dire,  mais  il  était  avec 
eux  en  sympathie.  Il  s'intéressait  à  leurs  complications  et  à  leurs 
inquiétudes,  parce  qu'il  en  portait  en  lui  le  germe.  Or  voici  ce 
qui  est  capital.  Depuis  ce  jour  d'août  1914  où  l'écrivain  devenu 


EMILE    CLERMONT. 


15T 


soldat  a  rejoint  son  régiment,  à  mesure  qu'il  s'initie  davantage 
à  son  devoir  militaire,  une  transformation  s'opère  en  lui,  dont, 
en  psychologue  toujours  à  l'affût,  il  note  sur  lui-même  les 
progrès.  Une  main  pieuse  a  copié  pour  moi,  à  travers  les  lettres 
et  sur  le  carnet  de  route  d'Emile  Clermont,  quelques  passages 
significatifs  qui  mettent  en  plein  jour  cette  évolution.  C'est 
d'abord  la  vie  au  dépôt,  avec  ses  obscures  besognes  auxquelles 
se  prête,  par  obligation  mais  sans  goût,  le  dilettante  de  la  veille  : 
«  Du  dépôt,  16  août  1914.  Je  suis  assez  fatigué  des  exercices  et 
travaux  que  j'ai  dû  faire  et  pour  lesquels  je  n'ai  ni  goût  ni 
entraînement  :  par  exemple,  faire  nettoyer  et  aménager  des 
chambres,  commander  des  corvées  pour  le  balayage  et  la  soupe, 
faire  habiller  des  hommes...  J'espère  en  tout  cas  m'aguerrir 
peu  à  peu.  »  Il  fait  mieux  que  de  s'aguerrir.  Arrivé  sur  la  ligne 
de  feu,  il  se  réjouit  d'être  au  danger.  Certes,  sa  nature  impres- 
sionnable frissonne  à  l'évocation  du  champ  de  bataille  et  de 
ses  horreurs;  mais  sa  volonté  est  la  plus  forte.  «  10  sept.  Nous 
avons  changé  de  pays  :  cela  sent  davantage  la  guerre  ici...  On 
va  entrer  dans  la  fournaise.  Tant  mieux,  si  cela  pouvait  amener 
une  conclusion  et  l'espérance  de  la  fin.  En  général,  je  ne  crois 
pas  qu'on  craigne  la  bataille,  je  veux  dire  la  vraiment  grande 
bataille  qui  pourrait  amener  des  conséquences;  et  pourtant, 
quelle  horreur,  quelles  visions  d'épouvante!  Cela  dépasse  ce 
qu'on  lit.  »  Et  peu  à  peu  la  transformation  s'accomplit.  Main- 
tenant lorsqu'il  regarde  en  lui,  le  littérateur  n'y  retrouve 
plus  le  trouble  de  jadis,  les  incertitudes  et  les  agitations 
coutumières  :  il  s'est  simplifié,  apaisé. 

Et  voici  ce  qu'on  lit,  ici  et  là,  sur  son  carnet  :  «  Je 
passe  des  jours  bien  plus  calmes,  tranquilles  moralement, 
paisibles...  Le  grand  calme  des  nerfs.  Apaisement.  Au  lieu  de 
l'irritation,  gêne,  malaise,  ne  savoir  que  faire,  que  devenir, 
être  blessé  partout,  être  à  bout  de  temps,  et  débordé  par  l'art... 
J'ai  fait  réellement  de  grands  progrès  dans  l'indulgence,  l'indif- 
férence, la  bienveillance...  Cet  apaisement,  je  l'attribue  au  fait 
d'avoir  été  le  spectateur  des  choses  les  plus  tragiques  :  don, 
offrande  sublime  de  la  tragédie.  »  Tout  le  monde  a  fait  cette 
remarque  qu'un  abîme  semble  nous  séparer  de  ce  qui  a  pré- 
cédé la  guerre,  comme  si  chaque  mois  écoulé  de  cet  immense 
bouleversement  eût  eu  pour  notre  vie  morale  la  durée  d'un 
siècle.  Emile  Glermont  aperçoit  maintenant  ce  qui   manquait 


lo8 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


aux  livres  écrits  avant  la  guerre,  et  d'abord  aux  siens  qu'il  se 
prend  à  juger  avec  une  sévérité  d'ailleurs  excessive.  «  Amour 
promis.  Il  s'y  trouve  quelque  chose  de  chétif...  Les  livres 
d'avant  la  guerre,  ou  n'ayant  pas  subi  l'influence  de  la  guerre  : 
il  y  manquera  une  marque;  il  y  manquera  le  sens  de  ce  qui 
est  vraiment  important,  de  ce  qui  est  le  vrai  tragique,  de  ce 
qui  est  grave,  essentiel.  »  Combien  devront  être  différens  les 
livres  de  demain,  ceux  dont  l'écrivain  rêve  dans  son  abri  de 
tranchée!  Déjà,  pour  le  jour  où  il  aura  repris  la  plume  au  lieu 
de  l'épée,  il  esquisse  des  sujets  de  romans.  «  Sujet,  pour 
après  la  guerre.  Ceci  comme  un  beau  thème  symbolique  :  une 
famille  avec  un  grand  souvenir  d'héroïsme  derrière  elle  :  les 
héros  sont  morts,  le  souvenir  plane.  Comment  s'accommoder 
de  la  vie  banale?  Donner  le  ton  de  ce  que  sera  la  France  après 
la  guerre...  »  Dans  ces  romans  qu'il  se  proposait  d'écrire, 
Emile  Clermont  aurait  sans  doute  apporté  les  mêmes  qualités 
de  pénétrante  analyse  qui  avaient  toujours  été  les  siennes  ; 
mais  il  les  aurait  appliquées  à  d'autres  sentimens,  plus  mâles, 
plus  vigoureux,  plus  féconds.  Que  ne  pouvait-on  attendre  de 
ce  jeune  talent,  mûri  par  l'épreuve,  élargi  par  l'action  grandiose? 
Hélas!  que  d'espoirs  brisés  !  Mais  c'est  l'amère  beauté  des  heures 
que  nous  vivons,  qu'il  faille  se  dégager  des  douleurs  indivi- 
duelles pour  ne  songer  qu'à  l'œuvre  commune.  Ces  livres  dont 
l'héroïque  officier  portait  en  lui  l'ébauche,  d'autres,  plus  heu- 
reux que  lui,  les  écriront.  L'honneur  lui  restera  d'avoir  pres- 
senti, annoncé  cette  littérature  de  demain  dont  tous  nos 
chers,  tous  nos  bien-aimés  combattans  sont,  à  quelque  titre  que 
ce  soit,  les  artisans,  et  qui  donnera  le  «  ton  de  la  France  après 
la  guerre.  » 

René  Doumig. 


POÉSIES 


LE  DESERT 


LA  TENTATION 

Si  tu  dors  une  nuit  parmi  l'herbe  et  la  menthe 
Des  jardins  musulmans  au  profond  Sahara, 
Tu  t'abandonneras  comme  aux  bras  d'une  amante, 
Et  sous  le  ciel  du  Nord  nul  ne  te  reverra. 

Si  durant  un  seul  jour  dans  le  désert  tu  rôdes, 
Si  tu  bois  le  poison  qui  flotte  dans  le  vent, 
Tu  seras  le  captif  heureux  des  terres  chaudes  ; 
L'Islam  t'enchantera  de  son  rite  fervent. 

Si  le  long  des  chemins  aux  murs  de  flammes  blondes 
Tu  poursuis  la  chanson  des  femmes  au  soleil, 
Tu  te  croiras  l'élu  des  voluptés  profondes 
Et  le  rêve  absolu  grisera  ton  sommeil, 

Et  les  réalités  griseront  ta  journée, 
Et  tu  ne  sauras  plus  lequel  vaudra  le  mieux 
Du  songe  ou  du  réel;  toute  ta  destinée 
Tiendra  dans  la  lumière  inflexible  des  cieux. 


160 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Et  lu  ne  sauras  plus  qu'il  est  un  autre  monde 
Où  l'on  meurt  d'espérer  et  de  se  souvenir, 
Où  le  labeur  armé  d'âpres  souhaits  abonde, 
Où  l'on  attend  toujours  ce  qui  ne  peut  venir. 

Tu  ne  sauras  plus  rien  que  la  voix  immuable 
De  l'espace  doré  sans  ombre  ni  détours, 
Et,  pris  dans  le  réseau  des  palmiers  et  du  sabla, 
Tu  croiras  posséder  l'éternité  des  jours. 


LE    PROJET 

Evoquez,  dans  un  soir  de  luxe  et  d'incendie, 
La  splendeur  du  pays  où  brûle  l'Orient, 
Et  devant  quelque  pâtre  impassible,  priant, 
Songez  à  la  ferveur  de  notre  âme  infinie. 

Je  voudrais,  je  voudrais  avec  vous  quelque  jour, 
Aller  dans  la  beauté  de  mes  champs  d'asphodèles, 
Dans  le  roucoulement  ému  des  flûtes  grêles, 
Nostalgiques,  pleurant  de  chagrins  et  d'amour. 

Nous  interrogerions  ces  femmes  aux  yeux  larges 
Et  sauvages,  qui  font,  d'un  geste  antique  et  lent, 
En  inclinant  leur  corps  robuste  et  nonchalant, 
Tandis  que  leurs  bijoux  luisent  comme  des  targes, 

Glisser  au  fond  du  puits  leurs  amphores  de  grès. 
Nous  verrions  le  croissant  d'une  lune  islamique 
Se  poser  dans  le  bleu  du  soir  mélancolique, 
Tel  un  pâle  joyau  sur  le  front  des  cyprès. 

Et  nous  endormirions  notre  désir  de  vivre 
Au  rythme  bourdonnant  des  rudes  tympanons, 
Tandis  que  fumeraient  sur  les  rouges  charbons 
Les  grains  d'encens  jetés  aux  braseros  de  cuivre. 


POESIES.  4  61 


DÉCISION 


J'irai  parmi  ces  fronts  graves,  ceints  de  turbans, 
Beaux  comme  des  profils  d'anciennes  médailles. 
Le  filet  de  l'Islam  me  prendra  dans  ses  mailles, 
Mes  désirs  renégats  deviendront  musulmans. 

J'effeuillerai  les  fleurs  de  la  menthe  sauvage 
Dans  le  sang  du  palmier  qui  grise  comme  un  vin.T 
Je  vivrai,  sans  souci  du  temps  ni  regret  vain, 
Au  fabuleux  soleil  qui  mordra  mon  visage. 

Tel  le  caravanier  dont  le  troupeau  passif 
Viole  le  secret  de  l'immensité  rousse, 
Je  saurai  les  récits  des  champs  et  de  la  brousse 
Et  le  songe  infini  des  vieux  fumeurs  de  kif. 

Le  clair-obscur  qui  règne  au  fond  des  sanctuaires, 
Palpitant  d'étendards  le  long  d'un  mur  bleuté, 
Apaisera  le  feu  de  mes  yeux  pleins  d'été. 
Ma  ferveur  aimera  des  gestes  millénaires. 

Je  dormirai  mes  nuits,  je  rêverai  mes  jours 
Dans  un  manteau  de  laine  au  large  pan  biblique.] 
Et  mon  cœur  saturé  de  poésie  antique 
Chantera  la  splendeur  de  ses  graves  amours. 

Je  serai  comme  un  dieu  dans  l'aurore  première. 
Ainsi,  lorsque  viendra  le  soir  de  mon  repos, 
Dans  la  paix  lentement  se  dissoudront  mes  os 
Sous  la  poussière  chaude  et  la  blonde  lumière. 

LE   CHEMIN 

Des  sandales  d'alfa  jalonnent  les  sentiers 
Où  passèrent  tantôt  les  souples  muletiers. 

Au  mont  des  romarins,  les  abeilles  sans  nombre 
Activent  leur  labeur,  car  voici  venir  l'ombre 

TOME   XXXIII.    —    1916.  a 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

Qui  s'élargit  ainsi  qu'une  aile  d'aigle  noir. 
La  source  entre  les  rocs  chante,  chante  ce  soir 

Gomme  une  courtisane  impatiente  et  folle. 
Entre  les  vieux  noyers,  telle  une  écharpe  molle, 

L'eau  sinue  et  s'enroule,  et  glisse,  et  disparaît. 
Au  détour  des  chemins  la  Ruse  est  en  arrêt, 

Prête  à  suivre  le  jeu  des  femmes  infidèles. 

Tout  se  confond,  murmure,  et  soupir,  et  bruit  d'ailes. 

Le  destin  quelquefois  peut  trahir  les  amans; 
Quelquefois  un  poignard  brille  aux  vergers  charmans; 

Du  sang  coule  et  se  mêle  à  l'eau  tendre,  bavarde, 
Où  l'arbre  recueilli  se  rellète  et  regarde 

L'image  du  péché  des  hommes  dans  la  nuit. 

Un  parfum  passe,  une  ombre  amoureuse  le  suit... 

Et  les  vergers  peuplés  d'invisibles  présences 
Accueillent  les  baisers,  les  morts  et  les  silences. 


MARCHAND    NOMADE 

Voici  du  blé,  des  œufs,  des  herbes  et  des  dattes. 

Et  voici  dans  les  flancs  de  ces  profondes  jattes, 

Là,  du  lait  de  chamelle  et  du  vin  de  palmier, 

Ici,  l'huile  des  fruits  cueillis  a  l'olivier. 

Dans  ces  coufies  d'alfa  j'ai  des  grains  de  genièvre 

Et  des  paquets  du  thym  dont  est  gourmand  le  lièvre. 

Ces  colliers  sont  de  musc.  Ces  cornes  de  bélier 
Furent  le  seul  paiement  qu'un  maudit  chameliei 
Put  me  donner  pour  prix  d'une  corde  de  laine. 
Fils,  veux-tu  de  l'encens  pour  parfumer  l'haleine? 
Négresse,  qu'un  démon  paralyse  ta  main, 
Si  tu  ne  peux  choisir  le  poivre  ou  le  cumin  1 


POESIES. 

Voici  de  la  résine  et  voici  des  épices, 

Et  voilà,  pour  parer  tes  vertus  ou  tes  vices, 

Des  feuilles  de  «  henna  »  que  l'on  cueillit  au  loin. 

Prêtre,  ne  vole  pas  ces  pierres  de  benjoin, 

Car,  dans  tous  les  lieux  saints  où  ta  prière  abonde, 

Ton  offrande  n'aurait  qu'une  fumée  immonde  ! 


LA    VILLE 

Voici  la  ville  au  fond  de  la  vallée  heureuse. 
Elle  sourit  avec  un  charme  d'amoureuse. 

Nous  voulons  nous  asseoir  au  seuil  de  ses  maisons, 
Nous  contenter  un  jour  de  ses  brefs  horizons. 

Nous  suivrons  le  chemin  de  son  ombre  qui  bouge 
Quand  le  soleil  lui  donne  un  casque  en  cuivre  rougefl 

Nous  voulons  voir  sa  vie  étrange  autour  de  nous, 
Ses  gestes  de  Barbare  aux  yeux  larges  et  doux. 

Parfois,  elle  ressemble  à  quelque  fille  hellène 
Qui,  les  doigts  au  fuseau,  rêve  en  filant  la  laine. 

Ses  femmes  vont  aux  puits  par  des  sentiers  nombreux. 
Leur  bavardage  court  dans  les  jardins  ombreux 

Où  l'on  voit  s'entr'ouvrir  et  rire  la  grenade 

Parmi  les  fruits  d'automne  aux  tons  d'or  et  de  jade., 

Ces  fruits  ont  la  saveur  du  premier  paradis. 
Gonflés  de  sève  chaude,  ils  tombent  alourdis 

Sur  les  herbes  où  rôde  un  parfum  d'aromates 

Et  dans  les  creux  bassins  aux  eaux  calmes  et  mates. 

Une  vigne  profuse  étreint  un  figuier  blanc. 
La  feuille  rousse  vole  et  retombe  en  tremblant. 


163 


164  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Dans  le  beau  cliquetis  de  leurs  bijoux  berbères, 
Les  femmes  vont.  Ainsi  les  bibliques  bergères 

Allaient  jadis,  guettant  les  bruns  Eliézers 
Aux  yeux  naïfs  brûlés  par  le  ciel  des  déserts. 

Qui  chantera  tous  vos  rendez-vous,  ô  fontaines, 
De  la  montagne  haute  aux  oasis  lointaines? 

Qui  chantera  sur  le  «  djaouk  »,  voix  des  roseaux, 
La  chanson  de  l'amour  et  la  chanson  des  eaux? 

Et  le  caravanier,  dénouant  ses  sandales 

Pour  gravement  prier  sur  la  fraîcheur  des  dalles, 

Ecoutera  tinter  dans  son  rythme  changeant 
Le  bracelet  barbare  et  le  «  khelkhal  »  d'argent. 


LE   BONHEUR 

De  richesse,  ô  Censeur,  je  ne  suis  pas  avide. 
Autant  que  mon  grenier,  mon  escarcelle  est  vide. 

Je  n'ai  pas  de  sendouq  incrusté  de  corail 

Et  je  n'ai  pas  d'eunuque  et  n'ai  pas  de  sérail. 

Je  n'ai  pas  un  esclave  ou  pervers  ou  candide. 

Je  ne  possède  pas  une  maison  splendide 

En  marbre  précieux  qu'au  loin  on  fut  chercher; 

Ni  minaret  hautain  ni  coupole  :  un  rocher 

L'abrite  vers  le  Nord  des  brises  refroidies. 

Dans  le  désert  où  plane  en  lentes  mélodies 

Le  rythme  des  troupeaux  de  nomades  errans, 

Je  l'ai  plantée  un  jour,  et  les  rayons  mourans 

Du  soleil  qui,  le  soir,  descend  au  lit  des  sables, 

La  couvrent  un  instant  des  ors  insaisissables. 

Je  repose  mon  corps  sur  les  tapis  épais 

Chers  à  mes  longs  sommeils  pleins  de  rêve  et  de  paix.i 


POESIES. 


165 


La  sérénité  veille  et  me  garde,  constante, 
Car,  ma  seule  demeure  à  moi,  c'est  une  tente 

Faite  du  rude  poil  des  dromadaires  bruns. . 
Alentour,  point  de  murs  farouches,  importuns, 
De  grilles,  de  vitraux  qui  sont  une  barrière; 
Elle  est  ouverte  aux  vents,  à  la  vive  lumière, 
Et  l'odeur  des  lointains,  le  goût  du  sable  amer, 
S'y  confondent  avec  l'ardent  parfum  de  chair 
Que  l'amour  immortel  aux  beaux  gestes  sans  nombre 
.   Eternise  parmi  la  douceur  de  son  ombre. 

J'ignore  quels  soucis  hantent  les  autres  lieux; 
Mon  royaume  au  soleil  est  tranquille  et  joyeux. 

Tout  près  de  mon  cheval,  mon  «  buveur  d'air  »  superbe, 
Mes  chèvres,  mes  brebis  sans  gardien  broutent  l'herbe 
Que  l'automne  fait  naître  et  qu'Avril  fait  fleurir 
Sur  le  steppe  enchanté  dont  le  sein  peut  nourrir 
Tout  un  miracle  mauve  et  rose  de  calices 
Où  les  abeilles  vont,  en  bourdonnans  délices, 
Goûter  de  leur  labeur  le  plaisir  délicat. 

Au  matin,  quand  l'aurore  avec  tout  son  éclat 
Devance  la  journée  où  toute  ardeur  se  fane, 
Sur  mon  large  horizon  passe  une  caravane 
Qu'accompagnent  des  chants  au  guttural  refrain.; 
Je  vais  à  sa  rencontre.  Afin  d'avoir  du  grain, 
Je  donne  un  chevreau  noir,  une  brebis  bêlante. 
Puis,  la  troupe  reprend  sa  marche  nonchalante, 
Le  chant  interrompu  s'élève  plus  altier 
Et  le  sable  sournois  nivelle  le  sentier. 

La  puissance  d'aimer  est  partout  souveraine: 
Je  n'ai  pas  de  palais,  mais  ma  tente  a  sa  reine, 
Une  Amourïa  (1)  souple  et  câline  aux  grands  yeux 
Pleins  de  trouble  douceur  ou  d'orgueil  radieux. 

(1)  Originaire  des  pays  du  Djebel  Amour. 


166  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Une  étoffe  de  soie  à  peine  retenue 

La  drape  et  le  soleil  sur  son  épaule  nue 

Mit  un  reflet,  vermeil  comme  ses  cheveux  roux. 

Elle  sait  ma  faiblesse  et  connaît  mon  courroux. 

Quand  elle  est  la  plus  forte,  elle  m'appelle  «  Maître.  » 

Et  ce  n'est  qu'un  baiser  qui  pouvait  la  soumettre. 

Elle  est  un  vase  humain  porteur  de  volupté. 
Elle  est  une  moisson  splendide  de  l'été. 

Elle  est  un  don  sacré  de  l'Eden  à  la  Terre 
Et  celle  devant  qui  les  mots  doivent  se  taire, 
La  précieuse  et  chère  au  solitaire  amant, 
La  hourïa  tombée  un  soir  du  firmament! 
0  Sultane  parmi  les  royales  maîtresses, 
Des  fleurs  du  paradis  embaumèrent  tes  tresses  1 

Sous  le  ciel  embrasé  du  jour  et  de  la  nuit, 
Libres,  dans  le  désert  lumineux  où  le  bruit 
D'une  aile,  d'un  soupir  longtemps  émeut  l'espace, 
Nous  nous  aimons. 

Ainsi  je  veux  que  l'heure  passe  1 
Par  le  Prophète  saint,  par  Allah  tout-puissant, 
Par  le  djeun  dont  le  vol  effleure,  frémissant, 
Jaloux,  je  veux  garder  mon  ivresse  profonde, 
Ma  ficre  liberté  sous  la  lumière  blonde, 
Ma  tente,  mon  amour,  mon  cheval  généreux 
Jusqu'au  soir  de  mes  jours,  puisque  je  suis  heureux! 

LES   PALMIERS 

Je  scanderai  pour  vous,  palmiers  où  s'éternise 
La  vivante  légende  aux  jardins  musulmans, 
Je  scanderai  pour  vous,  dans  le  midi  sans  brise, 
La  salutation  pieuse  des  imans. 

Gloire  à  vous!  Gloire  à  vous,  ô  colonnes  du  temple 
Dont  le  ciel  est  la  voûte  et  le  sable  le  sol  ! 
Gloire!  Mon  beau  désir  avide  vous  contemple 
Et  c'est  près  de  vous  seuls  qu'il  a  plié  son  vol. 


POESIES. 

Pour  rythmer  votre  souple  et  tranquille  mouvance, 
De  poèmes  d'Afrique  au  chant  rude  et  serein, 
J'ai  retrouvé  l'exacte  et  chère  souvenance 
Et  j'ai  redit  pour  vous  leur  barbare  refrain. 

Je  vous  ai  caressés  d'un  regard  d'amoureuse; 
Votre  ombre  restera  légère  à  mon  repos 
Dont  le  rêve  élargit  son  aile  vigoureuse 
Sur  votre  houle  grise  et  large  sans  échos. 

0  palmiers,  fiers  palmiers,  rois  de  la  solitude, 
Raison  d'être  d'un  peuple  archaïque  et  naïf, 
Je  n'ai  plus  rien  voulu  que  votre  multitude, 
Grave,  onduleuse  et  noble  en  le  désert  pensif! 

Et  je  demeurerai  parmi  les  terres  blondes, 
Près  des  puits  jaillissans  au  murmure  béni, 
Ayant  tout  oublié  des  hommes  et  des  mondes 
Et  comprenant  enfin  tout  mon  cœur  infini. 

L'EAU   JAILLISSANTE 

Gloire  à  toi,  le  salut  au  jour  de  l'épouvante  1 
Gloire  à  toi,  sang  jailli  de  la  terre  mouvante! 

Chanson  du  jour  qui  brûle  et  cantique  des  nuits, 
Salive  de  la  bouche  adorable  des  puits, 

Sultane  de  fraîcheur,  gerbe  mélodieuse, 
Gloire  à  toi  qui  nous  es  miséricordieuse  1 

Ame  fluide  et  pure  au  goût  essentiel 

Que  la  terre  embrasée  offre  à  l'ardeur  du  ciel, 

Ta  bonté  se  livrait  aux  lèvres  du  Prophète  ; 
Celles  du  conquérant,  au  jour  de  la  défaite, 

Burent  l'oubli  parmi  ton  flot  consolateur. 
Ta  vérité  se  donne  au  nomade  pasteur 


167 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Dont  le  troupeau  s'attarde  à  ta  douceur  féconde, 
Eau,  ruissellement  clair,  limpide  esprit  du  monde  1 

Baise  le  pied  robuste  et  profond  des  palmiers. 
Suis  le  roucoulement  éperdu  des  ramiers; 

Mets  tes  perles  au  bout  de  leurs  ailes  mouillées.! 
Pieuse,  purifie,  au  soir,  les  mains  souillées 

De  ceux  qui  vont  prier  pour  les  péchés  d'un  jour 
Et  rafraîchis  le  front  des  malades  d'amour. 

Charge  de  ton  trésor  les  longues  caravanes. 
Effleure  les  seins  durs  des  vierges  musulmanes. 

Lave  les  doigts  rougis  de  sang  ou  de  henna. 
Sauve  le  blond  pays  que  l'ombre  abandonna. 

0  porteuse  de  vie  et  berceuse  de  songe, 
Console  du  mirage  et  du  mauvais  mensonge 

Les  errans  du  désert  et  les  cœurs  altérés. 
Rassemble  autour  des  puits  les  passans  égarés. 

Quand  sur  ces  puits  viendra  souffler  le  vent  de  sable, 
Allah  te  garde,  ô  toi,  divine  et  périssable! 

Allah  te  garde,  ô  toi,  source  de  volupté, 
De  la  soif  épuisante  et  folle  de  l'été  I 

Prunelle  dont  l'éclat  abolit  la  souffrance. 
Miroir  où  le  désert  mire  son  espérance, 

Mère  de  l'oasis,  amante  des  jardins, 

Gloire  à  toi,  Jaillissante  I  Et  puissent  les  destins 

Te  laisser  à  travers  le  beau  rythme  des  choses 
Suivre  ta  fraîche  voie,  ô  Nourrice  des  roses  I 


POESIES.; 


A    LA  TERRE 


169 


Nous  avons  pris  ton  sein  comme  un  sein  de  nourrice, 
0  Terre  de  soleil,  maternelle  et  tutrice. 

Et  le  Désert  a  mis  sur  nos  lèvres  d'enfans 
Les  rythmes  éternels  et  les  mots  triomphans. 

Terre,  divinité  généreuse  et  superbe, 

Nous  aimons  tout  de  toi,  depuis  l'odeur  de  l'herbe 

Jusqu'au  parfum  sacré  du  sable  plein  de  morts. 
0  Terre  sans  chemins,  sans  foules,  sans  remords, 

Terre  sans  abondance  et  sans  labeurs  arides, 

Si  quelque  vent  du  Nord  à  ton  front  met  des  rides 

Et  secoue  en  passant  tes  beaux  cheveux  dorés, 
Rutilant  des  débris  de  trésors  ignorés, 

Le  vent  du  Sud  se  lève  et  d'un  coup  d'aile  efface 
Le  pli  que  l'étranger  fit  naître  sur  ta  face. 

Pour  disperser  ton  âme  au  sein  des  Saharas, 
Inspire  la  chanson  de  ceux  que  tu  verras 

Ivres  de  la  douceur  des  longues  mélopées 
Et  du  récit  sans  fin  des  vieilles  épopées. 

Terre  des  bleus  tombeaux  embaumés  de  benjoin, 
Accueille  les  Errans  venus  vers  toi  de  loin. 

Toi  qui  te  nourriras  de  notre  chair  et  d'ombre 
Pour  refaire  la  vie  en  des  êtres  sans  nombre, 

Terre  des  oasis,  Terre  des  lents  troupeaux, 
Sois  la  plus  précieuse  aux  suprêmes  repos. 


170  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


CERTITUDE 

Vers  les  autres  pays,  je  ne  reviendrai  pas; 
Le  sable  a  fait  l'oubli  sur  l'ombre  de  mes  pas. 

Dans  les  profonds  jardins,  près  des  eaux  de  caresse, 
J'ai  su  la  volupté  de  l'entière  paresse. 

J'ai  goûté  les  fruits  roux  plus  beaux  qu'un  sultani, 
Sous  l'arbre  du  désert  par  le  soleil  béni. 

L'odeur  du  Sahara  m'enivre  de  sa  gloire  ; 

Mon  passé  reste  comme  un  songe  en  ma  mémoire. 

Puisque  le  vent  du  Sud  passa  dans  mes  cheveux, 
Mon  âme  ne  sait  plus  les  regrets  ni  les  vœux. 

Une  sérénité  hautaine  m'environne. 

Mon  esprit  est  paisible  et  la  vie  est  si  bonne  I 

Dans  le  silence  bleu  des  langoureuses  nuits, 
Quand  rôde  le  parfum  des  femmes  près  des  puits, 

J'ai  mordu  longuement  les  grenades  ouvertes 
Et  possédé  l'amour  dans  les  ténèbres  vertes. 

Vers  les  autres  pays  je  ne  reviendrai  pas; 
C'est  parmi  du  soleil  que  finiront  mes  pas, 

Car  les  hommes  drapés  aux  plis  blancs  de  la  laine 
M'ont  appris  le  secret  de  la  sagesse  humaine. 

Magali-Boisnard. 


LA  BATAILLE  DE  VERDUN 


Depuis  le  21  février  est  engagée  devant  Verdun  une  bataille 
sans  égale.  Il  est  trop  tôt  sans  doute  pour  en  écrire  l'histoire. 
Cependant  les  actions  accumulées  pendant  deux  mois  de  lutte 
dans  un  étroit  espace  sont  déjà  si  nombreuses  qu'il  faut  les 
trier  pour  les  comprendre,  les  grouper  pour  en  exposer  la 
suite,  les  définir  pour  en  dégager  le  sens. 

I 

La  situation  générale  à  la  fin  de  1915  était  la  suivante.  Dès 
le  début  de  la  guerre,  on  savait,  et  les  Allemands  avaient 
reconnu,  non  sans  orgueil,  que  la  force  totale  des  Alliés  était 
très  supérieure  à  celle  des  Empires  du  Centre.  En  revanche, 
ceux-ci  disposaient  de  deux  avantages  :  plus  de  cohésion 
géographique  et  une  meilleure  préparation.  Ils  avaient  deux 
moyens  de  remporter  la  victoire.  L'un  était  de  dissocier  leurs 
adversaires.  C'est  ainsi  que  Frédéric  II,  dans  des  circonstances 
assez  analogues,  s'était  tiré  d'affaire  pendant  la  guerre  de 
Sept  Ans.  Mais,  cette  fois,  tous  les  efforts  des  Allemands  ont  été 
vains;  bien  mieux,  l'union  des  Alliés  est  devenue  de  plus  en 
plus  étroite,  et  leur  collaboration  de  plus  en  plus  efficace. 
L'autre  moyen  de  vaincre  était  pour  les  Allemands  de  profiter 
d'une  organisation  excellente  pour  battre  leurs  adversaires 
avant  qu'ils  ne  fussent  tous  prêts,  et  d'abord  les  Français;  de 
refaire  en  un  mot  le  combat  des  Horaces.  Cette  méthode  a  éga- 
lement échoué.  Les  Français,  d'abord  rejetés  sur  la  Marne,  ont 
refoulé  les  Allemands  jusque  sur  l'Aisne  et  élevé  de  la  mer  aux 
Vosges  un  mur  qui  n'a  pu  être  rompu.  Les  Russes,  rejetés  sur 
une  ligne  qui  va  de  la  Dvina  au  Dniester,  ont  reculé  sans  se 


472  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rompre  et  arrêté  l'ennemi  épuisé.  Après  dix-huit  mois  de  guerre 
et  de  grandes  pertes  des  deux  côtés,  il  devenait  évident  qu'au 
printemps  de  1916  les  Alliés  feraient  seulement  le  plein  de 
leurs  forces,  tandis  que  les  Allemands  auraient  déjà  commencé 
à  s'user  irrémédiablement. 

Les  classes  en  Allemagne  ont  été  rappelées  dans  l'ordre 
suivant  :  au  début  de  la  guerre,  d'août  à  novembre  1914,  les 
hommes  de  complément  de  toutes  catégories  ayant  déjà  fait  leur 
service  actif;  d'août  1914  à  février  1915,  la  totalité  de  Y  Ersatz 
réserve  (hommes  dispensés  du  service  actif)  ;  d'août  1914  à 
avril  1915,  le  Landsturm  non  instruit  de  vingt-et-un  à  trente- 
cinq  ans.  Quant  aux  jeunes  classes,  celle  de  1914  a  été  appelée 
en  novembre-décembre  1914;  la  classe  1915,  en  mai-juin  1915; 
la  classe  1916,  en  août  et  septembre  ;  la  classe  1917,  en 
décembre  1915  et  janvier  1916.  Enfin,  en  juillet  1915,  on  a 
incorporé  le  Landsturm  non  instruit  de  trente-cinq  à  quarante- 
cinq  ans;  en  octobre-novembre  1915, on  a  récupéré  les  hommes 
précédemment  réformés.  Autrement  dit,  à  la  fin  de  1915,  les 
Allemands  avaient  levé  la  totalité  des  hommes  pouvant  être 
fournis  par  les  ressources  normales.  Ainsi  leurs  possibilités  de 
recrutement  étaient  épuisées  dès  1915,  tandis  que  celles  des 
Alliés  n'avaient  pour  ainsi  dire  pas  de  limite.  La  force  des 
choses,  si  on  lui  laissait  le  temps  de  produire  ses  effets, 
condamnait  fatalement  les  Allemands  à  la  défaite. 

Ils  le  savaient,  et  pensaient  conduire  la  guerre  en  consé- 
quence. Ils  avaient  souvent  proclamé,  dans  le  cours  de  1915,  que 
cette  guerre  serait  la  victoire  de  l'esprit  sur  le  nombre.  Il  fal- 
lait donc  demander  des  ressources  à  l'esprit.  Ils  avaient  réussi 
à  engager  dans  leur  cause  la  Turquie.  Ils  réussirent  également, 
en  octobre  1915,  à  y  engager  la  Bulgarie.  Ils  furent  ainsi  en 
état,  avec  relativement  peu  de  frais,  de  créer  en  Orient  une 
diversion.  Non  seulement,  en  conquérant  la  Serbie,  ils  réus- 
sirent à  amener  à  Salonique  une  puissante  armée  franco- 
anglaise,  qui  a  été  ainsi  tenue  loin  du  théâtre  principal  des 
opérations,  mais,  en  s'ouvrant  à  grand  bruit  le  chemin  de 
Constantinople,  ils  inquiétaient  l'Angleterre  par  la  menace 
d'une  expédition  sur  l'Egypte. 

Ont-ils  cru  eux-mêmes  à  cette  expédition  ?  Ont-ils  pensé 
que  cette  menace  détournerait  l'Angleterre  d'une  participation 
plus  effective  à  la  guerre  sur  le  front  français  ?  Ont-ils  voulu 


LA  BATAILLE  DE  VERDUN.  173 

simplement  retenir,  ne  fût-ce  que  provisoirement,  de  gros 
effectifs  alliés  dans  la  Méditerranée  orientale?  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'au  début  de  1916  ils  n'avaient  plus  sur  le  front 
serbe  que  trois  divisions  au  plus,  et  plus  probablement  deux. 
D'autre  part,  ils  avaient  cédé  aux  Autrichiens,  d'une  manière 
générale,  tout  le  front  au  Sud  du  Pripet,  et  laissé  au  Nord  de 
ce  fleuve,  depuis  le  golfe  de  Riga  jusqu'à  Pinsk,  une  cinquan- 
taine de  divisions  seulement.  Et  ils  allaient  chercher  la  décision 
par  une  victoire  sur  le  front  français. 

Ils  s'efforcent  maintenant  de  présenter  l'opération  qu'ils 
allaient  tenter  en  France  comme  purement  défensive.  Il  s'agis- 
sait, disent-ils,  de  désorganiser  les  préparatifs  d'une  offensive 
générale  des  Alliés  au  printemps.  Il  est  trop  évident  qu'en 
s'attribuant  un  dessein  relativement  si  modeste,  ils  pourront 
toujours  prétendre  y  avoir  provisoirement  réussi.  Pour  le 
démontrer,  ils  forgent  tout  un  roman.  Un  correspondant  ano- 
nyme du  Berliner  Tageblatt  a  prétendu,  le  15  avril,  que  les 
Français  avaient  prémédité  une  offensive  contre  Metz  pour  cette 
date.  Les  Allemands  auraient  connu  ce  dessein  dès  le  mois  de 
janvier,  et  la  bataille  de  Verdun  y  aurait  mis  fin.  Cette  inven- 
tion a  naturellement  pour  but  de  rassurer  l'opinion  allemande 
en  montrant  que  la  bataille  n'a  pas  été  sans  effet. 

Les  Allemands  jouent  sur  les  mots.  Ils  font  bien  en  effet  de 
la  défensive  stratégique,  mais  par  le  moyen  d'une  offensive 
tactique.  Quel  qu'ait  été  le  but  lointain  de  la  bataille,  celle-ci 
a  été  menée  comme  une  bataille  offensive  de  première  gran- 
deur, avec  le  dessein  immédiat  d'annihiler  l'adversaire. 

II 

Pourquoi  cette  bataille  a-t-elle  été  livrée  dans  la  zone 
d'opérations  de  Verdun? 

Les  raisons  de  ce  choix  ne  peuvent  naturellement  être 
définies  que  par  conjecture.  Il  en  est  toutefois  un  certain  nombre 
qui  sont  assez  apparentes. 

Représentez-vous,  face  à  l'Est,  la  position  centrale  préparée 
par  les  Français  sur  la  Meuse,  après  la  guerre  de  1870.  C'est 
une  sorte  de  digue,  qui  se  termine  par  deux  musoirs  :  Verdun 
au  Nord,  Tout  au  Sud.  En  avant,  plus  près  de  l'ennemi,  Nancy. 
Cette  digue  laisse  ouverts  deux  chenaux,  l'un  au   Sud   entre 


174 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Toul  et  Épinal,  l'autre  au  Nord  entre  Verdun  et  l'Ardenne. 
Arrive  la  guerre  de  1914.  Le  chenal  Sud  reste  interdit  à 
l'ennemi.  La  digue  elle-même  tient  bon.  L'ennemi  ne  peut 
même  pas  s'emparer  de  la  position  avance'e  de  Nancy.  En 
revanche,  l'invasion  passe  par  le  chenal  Nord.  Mais  elle  doit 
pour  cela  contourner  Verdun,  qui  reste  en  nos  mains.  C'est  à 
Verdun  que  les  armées  qui  livrent  la  bataille  de  la  Marne 
appuient  leur  aile  droite,  comme  elles  appuient  leur  aile  gauche 
au  camp  retranché  de  Paris. 

Ainsi  Verdun,  en  septembre  1914,  forme  un  bastion  d'angle 
avançant  dans  les  lignes  ennemies  entre  le  groupe  formé  par 
notre  deuxième  et  notre  première  armée  à  l'Est,  et  le  groupe 
formé  par  les  troisième,  quatrième,  cinquième,  neuvième, 
sixième  armées  et  l'armée  anglaise,  à  l'Ouest.  Cependant,  la 
bataille  de  la  Marne  est  gagnée.  Les  Allemands  cherchent  une 
revanche  immédiate.  Ils  la  trouveront  sur  notre  flanc  droit. 
Cette  digue  Verdun-Toul,  qu'ils  ont  d'abord  contournée,  ils 
vont  l'enlever  par  surprise.  Ils  escaladent  hardiment  les  Hauts- 
de-Meuse,  à  mi-chemin  des  deux  places.  Ils  n'y  trouvent  que 
quelques  élémens  du  8e  corps,  qui  se  replient.  Sur  leurs  talons, 
les  Allemands  atteignent  la  Meuse,  en  plein  centre  de  la  digue, 
à  Saint-Mihiel.  Ils  ne  peuvent  aller  plus  loin.  Mais,  là  comme 
ailleurs,  ils  s'incrustent.  Ils  forment  entre  les  Eparges,  Saint- 
Mihiel  et  Apremont  un  coin,  longtemps  tenu  par  les  Bavarois. 

Voilà  donc  Verdun  entouré  sur  la  plus  grande  partie  de  sa 
circonférence.  Dans  l'hiver  de  1914  et  au  printemps  de  1915, 
les  Français,  il  est  vrai,  se  donnent  de  l'air.  En  octobre  1914, 
ils  élargissent  sensiblement  leurs  positions  du  côté  du  Nord;  en 
avril  1915,  ils  avancent  vers  l'Est  jusque  près  d'Etain.  Au  Sud- 
Est,  ils  enlèvent  la  position  des  Eparges.  Néanmoins,  Verdun 
figure  toujours  un  bastion  d'angle,  un  saillant  exposé  et  assiégé. 
C'est  donc,  comme  tous  les  saillans,  une  zone  désignée  pour  un 
grand  effort  de  l'adversaire. 

Il  faut,  de  plus,  tenir  compte  d'une  autre  considération.  Une 
position  centrale  comme  la  ligne  Verdun-Toul  est  à  deux  fins. 
Dans  le  cas  d'une  guerre  défensive,  elle  sert  d'appui  à  l'armée 
de  campagne.  Dans  le  cas  d'une  guerre  offensive,  elle  lui  sert 
de  base.  En  saisissant  Verdun,  les  Allemands  ruineraient  une 
de  nos  possibilités  d'offensive.  Ils  ont  naturellement  fait  valoir 
cette  idée  devant  l'opinion  allemande;  c'était  leur  jeu.  Ils  ont, 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


115 


pour  soutenir  le  courage  de  leurs  compatriotes  par  l'espérance, 
montré  Verdun  porte  de  la  France,  et  pour  le  soutenir  par  la 
crainte,  montré  Verdun  porte  de  l'Allemagne. 

Au  surplus,  l'importance  de  la  région  est  si  peu  douteuse 
que  les  Allemands  n'ont  pas  cessé  d'y  entretenir  des  forces 
considérables.  Examinez  leur  ordre  de  bataille  dans  le  cours 
de  septembre  1915,  avant  la  bataille  de  Champagne,  vous  trouvez 
deux  armées  particulièrement  fortes,  la  VIe  sur  le  front 
d'Artois,  et  la  Ve  sur  le  front  de  Verdun,  son  aile  droite  dans 
l'Argonne.  Elle  comprend  des  effectifs  équivalens  à  six  corps 
d'armée.  Elle  est  composée  en  grande  partie  de  troupes 
d'élite,  et  commandée  par  le  Kronprinz.  Il  est  bien  évident  que 
cette  force  considérable  est  là  dans  un  dessein  défini. 

III 

Quelles  étaient  les  conditions  tactiques  dans  cette  zone? 

De  Paris  à  la  Moselle,  le  terrain  présente  une  succession 
régulière.  Imaginez  une  pile  de  livres,  qui  a  chaviré  vers  la 
gauche,  chacun  glissant  sur  l'autre;  ils  se  recouvrent  encore, 
et  en  même  temps  ils  se  débordent  :  ils  ne  sont  plus  élevés 
en  hauteur,  mais  étalés  en  largeur.  Voilà  exactement  la 
topographie  entre  Paris  et  Metz.  D'abord  un  plateau  un  peu 
relevé  vers  l'Est,  l'Ile-de-France;  sa  tranche,  vers  Montmi- 
rail  et  Sézanne,  tombe  sur  un  plateau  inférieur,  également 
relevé  vers  l'Est,  la  Champagne  ;  la  tranche  de  la  Champagne 
tombe  à  son  tour  vers  Massiges  sur  un  troisième  plateau, 
où  coule  l'Aisne.  Ce  plateau,  relevé  vers  l'Est  comme  les  deux 
premiers,  forme  l'Argonne.  L'Argonne  tombe  à  son  tour  à 
pic  vers  Varennes,  et  sous  elle  surgit  un  quatrième  plateau  ; 
mais  comme  il  est  formé  de  sables  et  de  marnes,  il  a  un 
dessin  moins  franc.  On  le  voit  cependant  à  son  tour  s'écrouler 
face  à  l'Est,  après  avoir  formé  les  bois  de  Malancourt.  Un 
cinquième  plateau  apparaît  sous  ces  bois,  pour  se  terminer 
lui  aussi  par  un  abrupt,  les  collines  304  et  310,  au  Nord  et 
au  Sud  d'Esnes.  Un  sixième  plateau  naît  sous  celui-là.  Il  est 
formé  de  larges  dalles  de  calcaire  dur.  Solide  et  massif,  il 
couvre  une  large  étendue.  La  Meuse  s'y  est  creusé  un  couloir 
Nord-Sud,  sans  rompre  son  unité.  La  limite  du  plateau  est  à 
une   dizaine    de    kilomètres  dans    l'Est.  Là,  il  s'arrête,  et   sa 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tranche  dominant  à  pic  les  plaines  de  la  Woëvre  s'appelle  les 
Hauts-de-Meuse. 

C'est  ce  plateau  de  calcaire  dur  qui  constitue  la  région  de 
Verdun.  Re'duit  à  sa  forme  géométrique,  c'est  un  plan  incliné 
vers  l'Ouest.  Là,  il  n'a  pas  plus  de  250  mètres  ;  à  l'Est  où  il 
culmine  vers  Douaumont,  il  en  a  388.  A  l'Ouest,  sa  déclivité 
s'enfonce  sous  les  collines  d'Esnes.  A  l'Est,  son  arête  domine  la 
Woëvre.  La  Meuse  le  traverse  du  Nord  au  Sud. 

Cette  régularité  est  interrompue  par  deux  faits.  Le  premier 
concerne  particulièrement  la  rive  droite  (Est)  de  la  Meuse.  Ce 
fleuve,  qui  n'est  par  lui-même  qu'une  rigole  parallèle  à  l'arête  du 
plateau,  — une  cunette,  comme  diraient  les  sapeurs,  —  reçoit 
de  cette  arête  des  affluens.  Ces  affluens,  naissant  à  fleur  du  sol, 
deviennent  très  vite  extrêmement  profonds.  Ainsi  le  ravin  qui 
aboutit  au  fleuve  près  de  Bras,  naît  sur  le  plateau  à  l'Est  de 
Louvemont,  à  347  mètres;  il  rejoint  la  Meuse  à  l'altitude  de 
197  mètres  environ.  Il  a  donc  dû,  sur  une  longueur  d'une 
lieue,  s'enfoncer  de  140  mètres!  D'autres  ravins,  au  lieu  de 
descendre  à  l'Ouest  vers  la  Meuse,  descendent  à  l'Est  vers  la 
Woëvre;  ils  sont  dans  des  conditions  analogues.  Le  plus  impor- 
tant pour  l'histoire  de  la  bataille  naît  entre  Fleury  et  Douau- 
mont à  320  mètres.  A  moins  d'une  lieue  plus  loin,  après  avoir 
longé  le  village  de  Vaux,  il  entre  en  Woëvre  à  250  mètres  seu- 
lement. —  Entre  ces  deux  systèmes  de  ravins,  ceux  qui  se 
dirigent  à  l'Ouest  vers  la  Meuse,  et  ceux  qui  se  dirigent  à  l'Est 
vers  la  Woëvre,  règne  une  arête  qui  les  sépare,  une  ligne  de 
partage  qui,  dans  ce  terrain  compartimenté  et  découpé,  forme 
seule  un  faîte  non  ébréché.  On  devine  aisément  que  ce  faite 
est  la  clé  de  toute  la  position.  Il  domine  toute  la  région,  et 
commande  dans  tous  les  sens  toutes  les  têtes  de  ravins  :  c'est  le 
plateau  de  Douaumont. 

Le  second  phénomène  qui  altère  la  régularité  du  pays  est 
relatif  au  contraire  à  la  rive  gauche  de  la  Meuse.  On  a  vu  que 
le  plateau  de  Verdun  allait  s'enfouir  de  ce  côté  sous  les  collines 
d'Esnes,  dont  les  falaises  tranchantes  le  dominent.  Mais  ces 
falaises  projettent  sur  lui  des  îles,  qui  sont  à  sa  surface  comme 
des  verrues.  Déjà  l'Argonne  projetait  ainsi  vers  l'Est  l'obser- 
vatoire de  Vauquois;  les  Hauts-de-Meuse  projettent  sur  la 
Woëvre  l'observatoire  de  Montsec;  —  les  collines  d'Esnes  pro- 
jettent sur  le  plateau  de  Verdun,   au  Nord-Ouest  de  la  ville, 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN.  HT 

l'observatoire  du  Mort-Homme.  C'est  un  petit  massif  formé  de 
deux  collines  jumelles,  l'infe'rieure  (265m)  au  Nord-Ouest,  la 
plus  haute  (295m)  au  Sud-Est.  Un  ravin  qui  évidele  flanc  occi- 
dental du  massif  donne  d'excellentes  positions  d'artillerie, 
défilées  du  Nord  et  de  l'Est. 

Voilà  donc,  au  total,  le  champ  de  bataille.  Il  présente  à 
l'assaillant  un  premier  avantage,  qui  est  évident.  C'est  que  la 
Meuse  y  coupe  en  deux  les  positions  du  défenseur,  c'est-à-dire, 
en  l'espèce,  des  Français.  Elle  ne  constitue  en  elle-même  qu'un 
cours  d'eau  d'une  cinquantaine  de  mètres.  Mais  elle  serpente 
dans  un  lit  majeur,  encaissé,  large  d'un  kilomètre,  occupé  par 
des  prairies  qu'elle  inonde  en  hiver.  La  présence  d'une  coupure 
aussi  considérable,  perpendiculaire  au  front  de  défense,  est 
pour  celui-ci  un  inconvénient  extrêmement  grave.  L'histoire 
militaire  en  connaît  un  exemple  célèbre.  C'est  à  la  présence 
d'un  ravin  situé  de  la  sorte  dans  les  positions  autrichiennes 
que  Napoléon  dut,  en  1813,  la  victoire  de  Dresde. 

L'alternance  des  ravins  et  des  plateaux  présente  au  contraire 
de  grands  avantages  à  la  défense.  L'assaillant  doit  se  porter  en 
avant,  soit  par  des  espaces  découverts  que  l'adversaire  arrose, 
soit  dans  des  couloirs  balayés  de  feux  d'enfilade.  —  L'inégalité 
des  divers  mamelons  crée  un  flanquement  réciproque,  des 
commandemens,  une  hiérarchisation  du  champ  de  bataille.  A 
mesure  que  l'attaque  a  fait  un  pas,  elle  tombe  sous  un  feu 
nouveau.  Des  bois,  disposés  çà  et  là,  créent,  pour  la  défense,  des 
réduits  difficiles  à  forcer.  —  Mais  inversement  ceux  de  ces 
bois  qui  sont  à  la  périphérie  constituent  de  bonnes  positions  de 
rassemblement  et  de  départ;  ceux  qui  sont  dans  les  lignes  des 
défenseurs,  une  fois  occupés  par  l'assaillant,  lui  servent  de 
couvert  d'où  il  peut  lancer  les  attaques  ultérieures  ;  tel  a  été, 
sur,  la  rive  gauche,  le  rôle  du  bois  des  Corbeaux.  Enfin  les 
ravins  se  rapprochent  les  uns  des  autres,  à  mesure  qu'ils 
descendent  vers  la  Meuse;  ils  constituent  des  chemins  préparés 
pour  ces  attaques  convergentes  qui,  depuis  le  feld-maréchal  de 
Moltke,  sont  le  commencement  et  la  fin  de  la  tactique  alle- 
mande. 

Ajoutez  la  nature  du  terrain,  ce  sol  de  calcaire  jurassique, 
compact  et  fissuré,  qui  absorbe  l'eau,  reste  sec  et  ne  fait  point 
de  boue.  Il  y  a,  traversant  toute  la  France  de  Metz  à  Poitiers, 
une  sorte  de  large  trottoir,  dallé  de  ce  terrain,  sans  forêt,  avec 

TOME  XXXIII.  —   1916.  12 


178  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peu  de  cours  d'eau,  une  voie  qui,  du  temps  que  la  Gaule  était 
un  fouillis  impénétrable  de  forêts  et  de  marécages,  offrait  déjà 
une  voie  nette  au  commerce  des  hommes. 

Aussi  la  plus  florissante  des  cités  gauloises,  Bourges,  s'y 
était  établie,  Bourges,  si  prospère  que,  dans  la  dévastation  systé- 
matique de  leur  pays  devant  César,  nos  pères  eurent  pitié  d'elle 
et  l'épargnèrent  pour  leur  perte.  Les  champs  de  bataille  sont  des 
lices  préparées  par  la  nature,  et  chaque  pays  n'en  offre  qu'un 
petit  nombre,  où  d'âge  en  âge  les  nations  se  donnent  rendez- 
vous  pour  vider  leurs  querelles.  Le  champ  de  bataille  de  Cham- 
pagne est  à  peu  de  chose  près  celui  des  Champs  Catalauniques; 
Jornandès  parle  d'une  butte  d'où  le  roi  des  Huns  suivit  la 
bataille,  et  qui  devait  ressembler  beaucoup  à  la  cote  196  ou  à  la 
butte  de  Tahure.  A  Verdun,  c'est  encore  l'antique  route  commer- 
ciale de  la  Gaule  qui  a  fourni  aux  Allemands,  en  plein  hiver, 
un  terrain  solide  et  roulant,  où  ils  ne  craignaient  pas  de  s'enlizer 
comme  dans  les  boues  de  Woëvre  et  de  Champagne. 

On  dit  enfin  que  Verdun  exerçait  sur  les  imaginations  alle- 
mandes un  puissant  attrait.  Pendant  tout  le  Moyen  Age,  elle 
est  ville  frontière,  l'Allemagne  commençant  à  la  rive  droite  de 
la  Meuse,  la  France  à  la  rive  gauche.  Elle  passe  à  la  France, 
quand  Henri  II  prend  possession  des  Trois-Evêchés.  Ce  roi  pense 
aussitôt  à  la  fortifier.  Ce  projet  est  réalisé  par  Henri  IV 
suivant  le  système  du  premier  ingénieur  du  temps,  Errard 
de  Bar-le-Duc.  Vauban  refait  en  1682  les  fortifications  d'Errard. 
En  1792,  c'est  à  Verdun  que  l'armée  prussienne  force  la  ligne 
>  de  la  Meuse.  Gœthe  a  passé  à  Brabant  et  à  Samogneux.  En  1870, 
Verdun,  placé  exactement  à  la  croisée  de  la  Meuse  et  des  voies 
de  Metz  à  Paris,  a  gêné  considérablement  jusqu'au  9  novembre 
les  communications  des  armées  allemandes  opérant  de  la  Loire 
à  la  Somme.  Au  début  de  la  bataille  de  février  1916,  les  journaux 
allemands  ont  été  remplis  d'articles  historiques  sur  la  ville, 
revendiquant  comme  allemande  la  ville  du  traité  de  843.  Il  est 
hors  de  doute,  de  plus,  qu'on  a  présenté  aux  soldats  le  forcement 
de  Verdun  comme  le  premier  pas  sur  la  route  de  Paris. 

IV 

Les  articles  inspirés  par  l'état-major  allemand  ont  beaucoup 
varié    sur   l'importance    de    l'action   engagée  devant    Verdun. 


LA  BATAILLE  DE  VERDUN. 


179 


Tandis  qu'un  ordre  du  Kronprinz  au  IIIe  corps,  le  4  mars, 
représentait  cette  ville  comme  le  cœur  de  la  France;  tandis 
qu'un  ordre  du  général  von  Deimling  au  XVe  corps  annonçait  la 
bataille  comme  la  dernière  grande  bataille  de  la  guerre,  —  les 
journaux,  pour  ne  pas  surexciter  d'abord  les  espoirs  et  ensuite 
les  déceptions,  se  sont  évertués  à  diminuer  l'importance  du  but 
et  des  moyens.  II  ne  s'agissait,  d'après  eux,  que  de  dégager 
Etain,  et  le  chemin  de  fer  de  Verdun  à  Metz. 

En  réalité,  si  l'on  veut  comprendre  les  faits,  il  faut  se 
représenter,  au  contraire,  une  action  exécutée  avec  le  maximum 
de  moyens,  pour  le  maximum  d'effet.  On  se  ferait  une  idée  très 
fausse  si  l'on  s'imaginait  que  l'objet  de  l'attaque  allemande  fut 
simplement  de  prendre  une  citadelle.  La  région  fortifiée  de 
Verdun,  entre  l'armée  française  opérant  en  Argonne  et  l'armée 
opérant  au  Nord  de  Toul,  formait  une  zone  distincte,  défendue 
par  une  armée  particulière,  encastrée  entre  les  deux  autres.  Le 
but  des  Allemands  a  été  d'anéantir  cette  armée,  et  de  ruiner 
ainsi  un  pilier  d'angle  de  notre  front. 

Leur  plan  ressort  avec  une  parfaite  évidence  de  la  disposi- 
tion de  leurs  troupes,  telle  que  nous  l'exposerons  tout  à  l'heure. 
En  1792,  l'attaque  de  Verdun  s'était  faite  par  le  Nord  et  par 
l'Est.  En  1870,  au  contraire,  les  Allemands  avaient  passé  la 
Meuse  à  Charny,  en  amont  de  la  ville,  et  ils  avaient  attaqué 
celle-ci  par  l'Ouest.  Le  Kronprinz  pouvait  donc  suivre  l'un  ou 
l'autre  exemple.  II  n'est  pas  douteux  qu'il  ait  voulu,  cette  fois, 
exécuter  une  attaque  frontale  sur  la  rive  droite  par  le  Nord  et 
le  Nord-Est,  une  rupture  de  vive  force  comme  celle  que  le  maré- 
chal Mackensen  avait  réussie  le  1er  avril  1915  sur  le  front  russe 
à  Gorlice;  cette  rupture  frontale  devait  être  combinée  avec  une 
attaque  d'aile  qui  se  déclencherait  ultérieurement  sur  le  front 
Est.  Rompus  en  tête  et  tournés  en  liane,  les  corps  français  de  la 
rive  droite  se  rejetteraient  alors  en  désordre  sur  la  Meuse,  pour 
la  passer  d'Est  à  Ouest.  Mais,  à  ce  moment,  les  corps  allemands 
de  la  rive  gauche,  se  portant  à  leur  tour  en  avant,  viendraient 
leur  barrer  la  retraite,  et,  les  enveloppant  du  côté  de  l'Est, 
consommeraient  leur  perte. 

Pourquoi  l'attaque  initiale  parle  secteur  Nord-Est?  L'expli- 
cation peut  être  trouvée  dans  une  phrase  de  Goetze.  Les  hau- 
teurs de  la  rive  droite,  dit  cet  auteur,  «  sont  découpées  par 
de  grands  ravins  aux  flancs  escarpés  et  sont  en  grande  partie 


180 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 


boisées.  Toute  cette  région,  au  moins  à  l'Est  et  au  Sud-Est,  est  à 
peu  près  impraticable  pour  les  grands  mouvemens  de  troupes  en 
dehors  des  routes  frayées.  »  Il  est  donc  naturel  que  les  Alle- 
mands aient  cherché  pour  l'attaque  frontale  la  région  la  plus 
accessible,  c'est-à-dire  les  régions  Nord  et  Nord-Est. 

II  existe  une  dernière  raison  qui  peut  avoir  déterminé  les 
Allemands  à  attaquer  dans  le  secteur  de  Verdun  ;  c'est  que  cette 
place  ne  pouvait  être  alimentée,  en  dehors  des  routes,  que  par 
deux  voies  ferrées  :  l'une,  au  Sud-Ouest,  est  la  grande  ligne  de 
Verdun  à  Reims  par  Sainte-Menehould;  elle  passe  sous  le  feu  de 
l'ennemi  et  elle  a  été  en  effet  coupée;  l'autre,  au  Sud,  est  le 
chemin  de  fer  à  voie  étroite,  dit  chemin  de  fer  meusien.  L'Etat- 
major  français  a  fait  tout  le  possible  pour  augmenter  le  rende- 
ment de  ce  chemin  de  fer,  qui  atteint  maintenant  un  débit 
quotidien  de  près  de  2  000  tonnes,  c'est-à-dire  de  quoi  ravitailler 
dix  corps  d'armée.  De  plus,  le  trafic  automobile  a  été  extrêmement 
développé.  «  Dès  février  1915,  les  opérations,  le  ravitaillement, 
les  évacuations,  en  un  mot  toutes  les  évolutions  vitales  d'une 
armée  de  250  000  hommes  sur  la  rive  droite  de  la  Meuse  avaient 
été  prévues  et  étudiées  dans  le  détail  en  faisant  abstraction  de 
tout  trafic  par  voie  ferrée.  Le  développement  de  nos  transports 
mécaniques  par  route  était  tel  à  cette  époque,  —  et  il  s'est  depuis 
largement  perfectionné,  —  qu'à  la  moindre  alerte  nous  n'avions 
qu'à  amener  par  camions  les  troupes,  les  vivres,  les  munitions 
nécessaires  à  la  défense  de  Verdun.  Et  c'est  ce  qui  explique  que 
nous  ayons  pu  nourrir  méthodiquement  nos  lignes  de  défense 
et  amener  sans  heurt,  sans  fausse  manœuvre,  sans  anicroche, 
des  milliers  et  des  milliers  d'hommes,  qui  ont  agi  selon  les  pré- 
visions de  notre  Etat-major.  »  (Bulletin  des  armées.). 

Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  les  Allemands  avaient 
l'avantage  de  quatorze  voies  ferrées  et  que  cet  avantage  a  pu 
contrebalancer,  dans  leur  pensée,  la  force  de  la  position  de 
Verdun.  Soyons  assurés  qu'ils  ont  pesé  exactement  cette  force. 
Mais  il  est  dans  les  doctrines  de  guerre  allemandes,  inspirées 
en  cela  des  maximes  napoléoniennes,  de  ne  pas  redouter 
d'attaquer  l'adversaire  à  son  point  fort  :  c'est  ainsi  seulement 
qu'on  obtient  de  grands  résultats.  Le  moyen  de  vaincre  est  de 
prendre  le  taureau  par  les  cornes. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


481 


Les  Allemands  ont  cherché  à  Verdun  la  lutte  décisive,  soit 
qu'ils  aient  voulu  devancer  une  offensive  alliée,  soit  qu'ils 
aient  eux-mêmes  besoin  d'une  décision  prompte...  Cette  réso- 
lution une  fois  prise,  ils  en  ont  poursuivi  la  réalisation  avec  une 
méthode  irréprochable. 

La  première  chose  à  faire  était  de  préparer,  pour  livrer  la 
bataille,  une  masse  de  choc  fraîche.  Ils  l'ont  fixée  à  quatre 
corps  d'armée,  formés  chacun  de  deux  divisions  à  trois  régi- 
mens.  Si  l'on  estime  la  division  à  40  000  baïonnettes,  on  obtient 
un  total  de  80000  fantassins.  Il  est  probable  que  cette  estima- 
tion est  un  peu  au-dessous  de  la  vérité. 

En  octobre  1914,  c'est  pareillement  avec  une  masse  de  quatre 
corps  que  les  Allemands  avaient  cherché  à  rompre  le  front 
allié  en  Flandre.  Mais  ils  avaient  alors  doublé  la  puissance  du 
choc  par  l'effet  de  la  surprise,  en  jetant  sur  la  ligne  quatre 
corps  neufs,  qui  n'avaient  pas  encore  combattu.  En  février  1916, 
la  capacité  de  l'Allemagne  de  former  des  unités  nouvelles  étant 
épuisée  depuis  longtemps,  il  a  fallu  prélever  la  masse  de  bataille 
sur  les  armées  existantes;  et  comme  la  densité  sur  le  front 
russe  est  réduite  depuis  longtemps  au  strict  minimum,  il  a 
fallu  en  fait  prendre  les  unités  sur  le  front  français.  L'Elat- 
major  allemand  a  donc  retiré  de  la  4e  armée,  celle  qui  combat 
de  la  mer  à  Ypres,  le  XVe  corps  ;  de  la  2e  armée,  celle  qui  combat 
sur  la  Somme,  le  XVIIIe  corps;  de  la  Ie  armée,  celle  qui 
combat  sur  l'Aisne,  le  VIIe  corps  de  réserve  ;  enfin  le  IIIe  corps, 
après  avoir  longtemps  appartenu  à  la  lre  armée,  celle  qui 
combat  sur  l'Oise,  avait  figuré,  au  moins  par  une  de  ses  divi- 
sions, dans  la  bataille  de  Champagne,  sur  le  front  de  la  3e  armée; 
il  parait  avoir  fait  ensuite  la  campagne  de  Serbie,  mais 
derrière  les  Autrichiens,  et  sans  être  engagé. 

Tous  ces  corps  ont  été  mis  au  repos  complet,  loin  du  bruit 
du  canon,  et  spécialement  entraînés.  Un  détail  permet  de 
mesurer  la  durée  de  cet  entraînement.  C'est  dans  les  derniers 
jours  d'octobre  que  le  VIIe  corps  de  réserve  a  quitté  le  front,  où 
il  a  été  remplacé  par  le  Xe,  depuis  le  canal  de  l'Oise  à  l'Aisne 
jusqu'à  Graonne.  La  période  de  préparation  a  donc  duré  quatre 
mois.  En  même  temps,  les  Allemands  faisaient  revenir  toute  la 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

grosse  artillerie  du  front  serbe  et  une  partie  de  celle  du  front 
russe.  Ces  préparatifs  supposent  plusieurs  mois  de  travail.  Il 
faut  donc  admettre  que  l'idée  de  la  bataille  de  Verdun  a  suivi 
d'assez  près  la  fin  de  l'offensive  française  de  Champagne. 

De  son  côté,  le  commandement  français  n'ignorait  pas  ce 
qui  se  préparait.  Pour  ne  prendre  que  les  renseignemens  les 
plus  récens,  la  présence  du  IIIe  corps  et  du  VIIe  de  réserve  était 
connue  le  8  février;  le  11,  le  XVe  corps  était  signalé,  et  l'on 
savait,  d'une  part,  qu'une  grande  concentration  de  troupes  était 
faite  dans  la  région  Damvillers,  Ville,  Azannes  et  Gremilly, 
et,  d'autre  part,  qu'une  puissante  artillerie  était  massée  dans  le 
bois  de  Gremilly,  comprenant  du  380  et  du  420.  —  En  réponse, 
le  commandement  français  mettait,  du  11  au  16,  à  la  disposi- 
tion du  groupe  des  armées  du  centre,  pour  renforcer  la  région 
fortifiée  de  Verdun,  six  divisions  d'infanterie,  six  régimens  d'ar- 
tillerie lourde  attelée  et  à  tracteurs,  enfin  de  l'artillerie  lourde 
à  grande  puissance  et  de  l'artillerie  lourde  sur  voie  ferrée.  — 
Enfin,  le  20  février,  une  nouvelle  division  était  rattachée  à  la 
région,  et  deux  corps  d'armée  étaient  mis  en  mouvement  vers 
Bar-le-Duc  et  Revigny. 

D'autre  part,  vers  le  20  janvier,  le  chef  d'état-major  géné- 
ral était  venu  visiter  la  région.  Quelles  étaient  alors  nos  posi- 
tions de  première  ligne? 

Elles  avaient  été  déterminées,  à  la  fin  de  1914,  par  une  série 
de  combats,  où  nous  avions  fait,  au  Nord  de  Verdun,  de  sen- 
sibles progrès.  Le  15  octobre,  nous  avions  enlevé  le  village  de 
Brabant  et  le  bois  d'Haumont.  Le  21  décembre,  poussant  en 
avant  entre  ces  deux  points,  nous  avions  enlevé  la  corne  Sud- 
Est  du  bois  de  Gonsenvoye,  et,  à  un  kilomètre  au  Sud,  un  petit 
bois  dit  bois  en  E. 

Mais,  tandis  que  notre  centre  avançait  ainsi,  nos  ailes 
s'étaient  heurtées  à  deux  obstacles  extrêmement  forts.  A  notre 
gauche,  sur  la  rive  Ouest  de  la  Meuse,  s'élevait  devant  nous  une 
longue  arête  étendue  d'Ouest  en  Est,  haute  de  300  mètres  à 
l'Ouest,  vers  Guisy,  et  de  272  mètres  à  l'Est,  vers  la  Meuse.  Elle 
se  terminait  là  par  un  promontoire  boisé,  dit  le  bois  de  Forges. 
Ce  promontoire  est  lui-même  fendu  longitudinalement  par  un 
ravin  qui  constitue  une  position  d'artillerie  excellente,  puis- 
qu'elle est  défilée  à  nos  coups  venant  du  Sud,  cachée  aux  vues 
des  avions  par  le  couvert  des  bois,  et  qu'elle  a  elle-même  des 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


183 


vues  très  dangereuses  sur  le  flanc  gauche  de  nos  positions  de 
Brabant.  De  plus,  pour  accéder  à  ce  bois  de  Forges,  il  eût  fallu 
qu'une  attaque  française  s'élevât  sur  les  glacis  qui  en  descen- 
dent de  toutes  parts,  glacis  nus,  sans  un  défilement,  qui  offrent 
aux  défenseurs  les  plus  beaux  champs  de  tir.  Pendant  l'hiver  de 
1914-1915,  le  15e  corps  français  avait  en  vain  tenté  d'en 
approcher. 

L'aile  droite  française  avait  également  trouvé  devant  elle 
un  observatoire  très  fort,  composé  de  deux  hauteurs  dites  les 
jumelles  d'Ornes,  dont  elle  avait  tenté  en  vain  de  s'emparer  à 
la  fin  de  1914.  —  Ainsi,  les  deux  flancs  de  la  ligne  française 
au  Nord  de  Verdun  étaient  comprimés  par  deux  fortes  positions 
allemandes,  qui  l'obligeaient  à  infléchir  sa  gauche  et  sa  droite, 
tandis  que  le  centre  se  bombait  en  verre  de  montre  devant  le 
bois  d'Haucourt  et  le  bois  des  Gaures.  Ces  deux  bois  avaient  été 
organisés  par  les  chasseurs  du  colonel  Driant.  En  avant,  le 
village  de  Flabas  était  neutre.  Une  compagnie  française  qui 
avait  poussé  en  flèche  jusque  là  avait  été  rappelée. 

Ce  dispositif  en  arc  de  cercle  Brabant-bois  d'Haumont- 
bois  des  Caures-Ornes  se  trouvait  naturellement  exposé  à  des 
feux  convergens  venus  de  trois  côtés  :  à  l'Ouest,  du  bois  de 
Forges;  au  Nord,  du  bois  de  Consenvoye,  du  bois  de  Wavrille 
et  de  Crépion  ;  à  l'Est,  du  bois  de  Gremilly  et  de  la  forêt  de 
Spincourt,  derrière  les  jumelles  d'Ornes.  Il  est  bien  évident 
qu'une  position  aussi  exposée  ne  devait  être  qu'une  avant- 
ligne,  qui  ne  pourrait  être  tenue  devant  une  attaque  à  fond. 

Le  chef  d'état-major  général  avait  donc  prescrit,  en  même 
temps  que  le  renforcement  de  cette  avant-ligne,  celui  d'une 
deuxième  position,  et  la  création  de  positions  intermédiaires. 
Au  total,  l'organisation  défensive  des  Français  sur  la  rive 
droite  de  la  Meuse  dans  la  seconde  moitié  de  février,  d'après  le 
Bulletin  des  armées,  était  la  suivante. 

La  gauche  s'appuyait  sur  Brabant,  le  bois  d'Haumont  et  le 
bois  des  Caures,  formant  première  position.  En  arrière,  la 
seconde  position  était  jalonnée  par  la  ligne  Samogneux,  cote 
344,  ferme  Mormont.  , 

Le  centre  occupait  le  bois  de  Ville,  le  plateau  de  l'Herbebois 
et  Ornes.  La  seconde  position  suivait  la  ligne  Beaumont-la 
Wavrille-les  Fosses-bois  des  Caurières. 

La  droite,  dans  la  plaine  de  Woëvre,  avait  été  déterminée 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

par  les  combats  du  printemps  de  1915  :  elle  s'e'tendait  de 
Mogeville  à  Fromezey,  par  l'étang  de  Braux  et  le  bois  des 
Hautes-Charrières.  La  seconde  position  s'étendait  de  Bezonvaux 
à  Dieppe,  par  le  bois  du  Grand-Chena. 

Une  troisième  position  était  constituée  par  la  ligne  des  forts 
et  définie  par  le  village  de  Bras,  Douaumont,  Hardaumont,  le 
fort  de  Vaux,  la  Laufée  et  Eix.  —  Entre  la  deuxième  et  la  troi- 
sième position,  de  la  Meuse  à  Douaumont,  s'élève  une  ligne  de 
collines,  qui  sont,  de  la  gauche  à  la  droite  :  la  côte  de  Talou, 
la  côte  du  Poivre,  la  colline  378  :  une  ligne  de  défense  inter- 
médiaire avait  été  esquissée  sur  la  contre-pente  de  ces  hauteurs, 
c'est-à-dire  sur  leur  revers  Sud.  On  sait  que  l'organisation  des 
contre-pentes,  employée  par  les  Anglais  dans  les  guerres  du 
premier  Empire,  préconisée  en  France  dès  1902  par  le  général 
Piarron  de  Mondésir,  avait  été  employée  efficacement  en  Cham- 
pagne par  les  Allemands  pour  leur  seconde  position. 

VI 

«  Le  21  février,  à  quatre  heures  du  matin,  écrit  le  corres- 
pondant de  la  Gazette  de  Francfort,  la  place  forte  de  Verdun 
fut  réveillée  de  son  assoupissement  par  un  obus  lourd  alle- 
mand. C'était  un  coup  de  canon  de  réjouissance,  et  il  signifiait 
le  commencement  des  grands  combats  autour  de  la  ceinture 
fortifiée  de  la  place,  combats  qui  depuis  lors,  malgré  des  inter- 
ruptions locales  plus  ou  moins  grandes,  se  sont  poursuivis  en 
une  suite  presque  ininterrompue  (récit  du  26  mars).  » 

Le  bombardement  véritable  commença  à  7  h.  15  du  matin. 
Ce  fut  une  formidable  avalanche  d'obus  de  tous  les  calibres, 
depuis  le  420  jusqu'au  210,  en  passant  par  le  380  et  le  305 
autrichien.  L'artillerie  au-dessous  du  210  ne  prit  point  part  à 
la  préparation,  qui  a  été  effectuée  exclusivement  par  les  grosses 
pièces.  La  densité  du  tir  est  extraordinaire.  Les  aviateurs 
français  qui  volent  sur  la  forêt  de  Spincourt  «  s'accordent  à 
dire  que  cette  région  est  le  centre  d'un  véritable  feu  d'artifice. 
Le  petit  bois  de  Gremilly,  au  Nord  de  la  Jumelle,  accuse  une 
telle  densité  d'ouvertures  de  feu  que  les  observateurs  en  avions 
renoncent  à  pointer  sur  leurs  cartes  les  batteries  qu'ils  voient 
en  action.  »  {Bulletin  des  armées,  récit  du  22  mars.)  Ces 
régions,  farcies  de  canons,  ne  représentent  plus  en  effet,  aux 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


185 


yeux  des  aviateurs,  qu'un  nuage  traverse'  d'innombrables  lueurs- 

A  quatre  heures  de  l'après-midi,  l'intensité  du  feu  redouble. 
Enfin  à  cinq  heures,  la  première  attaque  d'infanterie  allemande 
est  lancée  contre  notre  centre,  sur  le  bois  d'Haumont  et  le 
bois  des  Gaures.  La  bataille  est  engagée.  C'est  le  moment  de 
définir  la  tactique  particulière  que  les  Allemands  y  ont  employée. 

A  l'époque  de  Napoléon,  la  tactique  changeait  tous  les  dix 
ans.  Elle  change  aujourd'hui  tous  les  trois  mois.  Celle  qui  a 
été  suivie  en  Champagne,  le  25  septembre,  était  fondée  sur 
l'expérience  de  la  bataille  d'Artois  du  9  mai.  Les  Allemands 
ont  mis  à  leur  tour  à  profit  l'expérience  de  la  bataille  de 
Champagne,  et  voici  le  système  qu'ils  ont  adopté. 

Ils  sont  partis  de  cette  idée  que  l'on  ne  pouvait  faire  lutter 
des  hommes  contre  du  matériel.  En  conséquence,  ils  ont  mis 
beaucoup  de  soin  dans  la  préparation  d'artillerie,  choisissant 
un  objectif  restreint,  cinq  cents  mètres  de  front  par  exemple, 
qu'ils  arrosaient  d'une  manière  méthodique,  jusqu'à  les  avoir 
transformés  en  labour. 

Il  est  remarquable  qu'ils  aient  creusé  beaucoup  moins  de 
boyaux  que  nous  ne  l'avions  fait.  Ils  n'ont  pas  établi  de  paral- 
lèles de  départ.  C'est  la  tranchée  de  première  ligne  qui  en  a 
servi,  creusée  d'abris  profonds  où  les  troupes  s'entassaient,  et 
prolégée  par  une  masse  couvrante.  Quand  un  de  nos  obus 
tombait  dans  ces  agglomérations  de  soldats,  il  y  causait  des 
ravages.  Ils  n'ont  pas  cherché  non  plus  à  pousser  ces  tranchées 
jusqu'à  la  distance  d'assaut.  Dans  certains  secteurs,  par  exemple 
devant  l'Herbebois,  ils  ont  attaqué  à  la  distance,  presque 
incroyable  dans  la  guerre  actuelle,  de  1  100  mètres. 

Les  assauts  ont  été  exécutés  sur  des  objectifs  précis,  démolis 
par  l'artillerie.  Pour  s'assurer  de  l'écrasement  de  nos  lignes, 
une  reconnaissance  conduite  par  un  officier  se  portait  en  avant, 
forte  à  l'ordinaire  d'une  quinzaine  d'hommes,  mais  en  comprenant 
parfois  jusqu'à  soixante.  Venait  ensuite  une  ligne  de  pionniers 
et  de  grenadiers,  puis  la  première  vague  d'assaut.  Les  vagues 
se  succédaient  à  une  centaine  de  mètres  d'intervalle.  —  Si 
l'infanterie  rencontrait  un  obstacle  non  détruit,  elle  devait 
s'arrêter  et  on  recommençait  la  préparation  d'artillerie.  Si,  au 
contraire,  le  nivellement  de  la  position  avait  été  suffisant  pour 
que  la  défense  fût  impossible,  elle  prenait  possession  du  terrain, 
s'y    retranchait,    et    ne   poussait    pas  plus    avant.    C'était,    en 


186 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


somme,  l'artillerie  qui  conque'rait,  et  l'infanterie  qui  occupait- 
On  pensait,  par  ce  procédé,  avancer  avec  très  peu  de  pertes. 

En  fait,  notre  infanterie  a  tenu.  Sous  ce  feu  d'enfer,  il  est 
bien  évident  que  le  défenseur  doit  s'abriter,  s'accrocher  où  il 
peut,  et  le  plus  souvent  reculer.  Arrive  le  moment  où  l'assail- 
lant lance  son  infanterie.  Il  est  alors  obligé  d'allonger  le  tir 
de  son  artillerie,  qui  cesse  d'être  un  tir  de  démolition  pour 
devenir  un  tir  de  barrage.  Il  devient  dès  lors  plus  dispersé  et 
n'est  presque  jamais  absolument  infranchissable.  Une  infanterie 
qui  a  du  mordant  revient  reprendre  ses  positions  à  'travers 
ce  tir  de  barrage.  Elle  perd  du  monde,  mais  elle  passe,  et  quand 
l'assaillant  arrive  à  son  tour  devant  les  positions  qu'il  croit 
vides,  elle  le  reçoit  avec  ses  mitrailleuses. 

Le  plan  d'ensemble  des  Allemands  n'était  pas  moins  bien 
calculé  que  leur  tactique  de  détail.  Ils  avaient  mis  sur  le  pla- 
teau, à  l'Est  de  la  Meuse,  trois  de  leurs  quatre  corps  de  choc  : 
c'étaient,  de  leur  droite  (Ouest)  à  leur  gauche,  le  VIIe  de  réserve, 
le  XVIIIe  et  le  IIIe.  Le  dernier,  le  XVe,  était  plus  à  l'Est,  dans  la 
plaine  de  Woèvre.  Cette  masse  était  elle-même  encastrée  dans 
l'armée  du  Kronprinz,  qui  avait  serré,  principalement  sur  sa 
droite,  pour  lui  faire  place.  C'est  ainsi  qu'à  l'Ouest  de  la 
Meuse,  faisant  face  à  nos  positions  de  Forges,  se  trouvait  le 
VIe  corps  de  réserve,  appartenant  à  cette  armée.  Au  contraire,  à 
l'extrême  Est,  en  Woëvre,  le  XVe  corps  était  prolongé  par  le 
Ve  de  réserve. 

Ces  corps  n'ont  pas  été  engagés  en  même  temps.  Le  premier 
choc  a  été  donné  par  les  trois  corps  placés  sur  le  plateau,  à 
l'Est  immédiat  de  la  Meuse,  devant  le  front  qui  va  de  Brabant 
à  Ornes.  Pendant  ce  temps,  le  XVe  corps  attendait,  avec  le 
dessein  sans  doute  de  se  porter  contre  la  droite  française  quand 
la  victoire  serait  dessinée  sur  le  plateau,  et  de  compléter  ainsi 
la  rupture  frontale  par  une  attaque  de  flanc.  Il  n'eut  d'enga- 
gées dans  les  premiers  jours  que  quelques  unités,  qu'il  déta- 
cha en  soutien  aux  corps  du  plateau.  L'armée  du  Kronprinz 
s'engagea  plus  tard  encore,  le  VIe  corps  de  réserve  le  6  mars 
seulement,  et  le  Ve  corps  de  réserve  le  8  mars.  On  peut  donc 
admettre,  comme  nous  l'avons  déjà  indiqué,  que  les  Allemands 
comptaient  sur  une  rupture  brutale  et  centrale,  les  consé- 
quences de  cette  victoire  devant  être  ensuite  exploitées  par  les 
ailes,  qui    se    refermeraient   pour  ainsi   dire    sur    les   masses 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


181 


françaises   rompues  et  pelotonnées  dans  la  région  sans  issue 
de  la  Meuse. 

Tout  indique  que  les  Allemands  comptaient  que  ce  mécanisme 
de  précision  fonctionnerait  avec  une  exactitude  foudroyante. 
On  raconte  qu'avant  la  bataille,  tous  les  commandans  de  régi- 
mens  avaient  été  appelés  à  Charleville,  au  grand  quartier  général, 
et  que  là,  en  présence  de  l'Empereur,  sur  un  terrain  analogue  à 
celui  de  Verdun,  ils  avaient  exécuté  une  véritable  manœuvre 
de  cadres,  une  répétition  générale  de  la  bataille.  Quoi  qu'il  en 
soit,  jamais  une  grande  action  militaire  n'a  été  préparée  avec 
plus  de  méthode,  outillée  avec  plus  de  puissance,  machinée 
avec  plus  de  calcul,  déclenchée  enfin  avec  un  mélange  plus 
étonnant  de  circonspection  et  de  vigueur. 

VII 

La  première  attaque  d'infanterie,  le  21  février  à  cinq  heures 
du  soir,  par  une  froide  journée  d'hiver,  fut  lancée  sur  le  front 
Haumont-bois  des  Caures-Herbebois.  Le  bois  d'Haumont,  mal- 
gré la  disposition  englacis  du  terrain  qui  l'entoure  et  qui  favo- 
rise la  défense,  fut  enlevé  dans  l'espace  de  trois  heures.  Le 
bois  des  Gaures  fut  également  perdu  par  nous,  mais  sa  partie 
méridionale  fut  reprise.  A  l'Herbebois,  plateau  couvert  de 
taillis  sous  futaie,  l'ennemi,  maitre  des  tranchées  avancées, 
fut  arrêté  sur  les  positions  de  soutien. 

Le  22,  la  lutte  recommence  sous  la  neige.  A  notre  gauche, 
où  nous  tenions  la  corne  Sud-Est  du  bois  de  Consenvoye,  l'en- 
nemi attaque  à  sept  heures  et  demie  en  se  faisant  précéder  de 
jets  de  liquide  enflammé,  et  il  arrive  jusque  dans  le  ravin  qui, 
passant  entre  Brabant  et  Haumont,  mène  dans  la  vallée  de  la 
Meuse  à  Samogneux.  Dans  le  secteur  qui  est  à  la  droite  de 
celui-ci,  une  contre-attaque  tentée  par  nous  sur  le  bois  d'Hau- 
mont échoue;  le  village,  à  un  kilomètre  en  deçà  du  bois,  est 
pris  par  l'ennemi  à  six  heures  du  soir,  après  une  défense 
héroïque.  Plus  à  droite  encore,  le  bois  de  Ville  est  perdu,  et 
nous  devons  nous  replier  plus  au  Sud  sur  la  Wavrille.  En 
revanche,  à  l'extrême  droite,  nous  tenons  bon  dans  le  bois  de 
l'Herbebois,  dont  l'ennemi  n'a  pu  occuper  que  la  corne  Nord-Est. 

En  fin  de  journée,  nous  tenons  de  la  gauche  à  la  droite 
Brabant,  Samogneux,  la  ferme  Mormont  ;  nous  tenons  toujours 


188 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  partie  Sud  du  bois  des  Gaures,  barrant  ainsi  la  route  qui 
descend  de  ce  bois  sur  Vacherauville  ;  nous  tenons  enfin  la 
Wavrille  et  l'Herbebois.  En  d'autres  termes,  notre  ligne 
conversé  autour  de  sa  droite,  qui  a  formé  pivot  et  qui  a  tenu 
bon  dans  l'Herbebois.  Notre  gauche,  au  contraire,  depuis  le 
bois  de  Gonsenvoye  jusqu'à  Samogneux,  a  reculé  de  plus  d'une 
lieue.  Seule,  à  l'extrême  gauche,  la  position  de  Brabant,  négligée 
par  l'ennemi,  est  restée  en  flèche,  mais  tellement  aventurée 
qu'il  faut  l'évacuer  dans  la  nuit  du  22  au  23. 

La  journée  du  23  s'annonce  mieux.  Sans  doute,  à  gauche, 
l'ennemi  tient  Samogneux  sous  un  feu  d'enfer,  qui  nous 
interdit  même  de  contre-attaquer.  Mais,  au  centre,  nous  tenons 
bon  des  deux  côtés  de  Beaumont,  tête  d'un  ravin  important;  du 
côté  gauche,  dans  les  fermes  d'Anglemont  et  de  Mormont  ;  du 
côté  droit,  dans  un  autre  groupe  défensif  formé  par  la  Wavrille 
et  la  cote  351.  Enfin,  à  droite,  à  l'Herbebois,  l'ennemi  a  attaqué 
de  onze  heures  du  matin  à  quatre  heures  du  soir  sans  réussir  à 
s'y  établir. 

Nous  avons  un  récit  pittoresque  de  ces  combats  de  l'Herbe- 
bois. Là,  comme  au  bois  des  Caùres,  la  lisière  Nord  est  un 
taillis  épais,  profond  de  500  mètres,  avec  de  gros  arbres  çà  et 
là.  En  arrière,  le  taillis  s'éclaire  et  se  change  en  futaie;  mais 
cette  futaie  était  elle-même  transformée  par  les  obus  allemands 
en  abatis.  II  fallait  ramper  sous  la  neige  dans  un  fouillis 
d'arbres  abattus,  élever  des  palissades  et  organiser  les  trous 
d'obus.  Le  21,  les  Allemands  s'emparèrent  de  la  première  ligne, 
si  on  peut  donner  ce  nom  à  des  sillons  bouleversés  et  à  un 
paysage  lunaire  d'entonnoirs.  A  quatre  heures  et  demie  du 
matin,  le  22,  contre-attaque  des  élémens  français  de  soutien. 
La  journée  reste  indécise.  Dans  la  nuit  du  22  au  23,  bombar- 
dementépouvantable  des  Allemands;  mais,  quand  ils  déclenchent 
l'attaque,  bombardement  des  Français  qui  interdisent  à  l'infan- 
terie d'avancer.  Le  23,  après  un  nouvel  arrosage,  l'ennemi 
attaque  avec  de  très  grandes  forces  :  sur  le  front  d'une 
compagnie,  il  avait,  dit-on,  la  valeur  d'un  bataillon.  Les  Fran- 
çais l'attendent  à  cinquante  mètres,  et  l'abattent  par  des  feux 
de  salves  par  sections.  C'est  un  jeu  de  massacre  où  l'on  voit  les 
Allemands  tomber  en  hurlant.  Derrière  eux,  une  nappe  d'obus 
de  75  tombe  en  barrage  et  interdit  le  retour.  L'attaque  est 
anéantie.    Cependant,    les    Allemands    lancent    quatre    autres 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


189 


attaques  qui  ont  le  même  sort.  L'obstination  est  égale  des 
deux  parts.  On  cite  quatre  grenadiers  français  qui,  dans  le 
boyau  allant  de  l'ancienne  tranchée  de  tir,  occupée  par  les 
Allemands,  à  la  tranchée  de  soutien  encore  tenue  par  nous, 
abattent  à  coups  de  bombes  les  groupes  ennemis  qui  se  pré- 
sentent, pendant  plus  de  vingt  heures!  Partout,  les  hommes 
manœuvrent  comme  à  l'exercice.  Dans  les  combats  d'infanterie, 
ils  ont  presque  toujours  eu  le  dessus. 

Mais,  en  fin  de  journée,  il  se  produit  un  événement  grave. 
A  notre  centre  droit,  l'ennemi  s'empare  de  la  Wavrille.  On 
voit  immédiatement  que  la  position  de  l'Herbebois,  ainsi 
débordée  sur  son  flanc  gauche,  devient  intenable.  Les  troupes, 
qui  n'avaient  pas  cessé  d'y  résister,  sont  obligées  de  se  replier. 
L'ordre  arrive  à  quatre  heures  seize.  Les  hommes,  enragés  de 
fureur,  refusaient  d'obéir  et  voulaient  se  faire  tuer  sur  place. 
Enfin,  à  la  nuit,  il  fallut  se  résoudre  à  évacuer  les  positions  si 
glorieusement  défendues. 

Ainsi,  le  23  au  soir,  toute  notre  aile  droite  doit  à  son  tour 
reculer;  l'extrême  droite  se  retire  de  l'Herbebois  sur  le  bois 
du  Chaume;  les  troupes  qui  tenaient  la  Wavrille  se  retirent 
sur  la  lisière  Nord  du  bois  des  Fosses,  en  interdisant  a  l'ennemi 
de  déboucher  de  la  Wavrille.  Au  centre,  Beaumont  reste  dans 
nos  mains,  ainsi  que,  plus  à  gauche,  la  forte  position  de  la 
cote  344  ;  mais,  à  l'extrême  gauche,  Samogneux  peut  être 
considéré  comme  perdu.  Un  régiment  d'infanterie  s'établit 
seulement  en  deçà  du  village  sur  la  route  qui  mène  à  Vache 
rauville,  sa  gauche  appuyée  à  Champneuville,  sa  droite  appuyée 
à  la  cote  344,  pour  interdire  aux  Allemands  de  déboucher  de 
Samogneux. 

Ainsi,  le  24  au  matin,  la  ligne  française  s'était  ployée  pour 
ainsi  dire  en  arc  convexe.  Son  centre  était  resté  en  saillant, 
tenant  toujours  Anglemont  et  Beaumont  et  interdisant  aux 
Allemands  la  sortie  du  bois  des  Caures.  Mais  les  deux  ailes 
étaient  en  retraite,  la  gauche  en  deçà  de  Samogneux,  la  droite 
au  bois  des  Fosses  et  au  Chaume. 

La  journée  du  24  est  la  plus  mauvaise.  Devant  notre  aile 
gauche,  l'ennemi  cherche  à  déboucher  de  Samogneux,  de  façon 
à  déborder  la  cote  344  et  à  la  prendre  à  revers.  Après  des 
pertes  énormes,  il  y  réussit  dans  la  nuit  du  24  au  25.  Au 
centre,   nous  réussissons   d'abord  une  contre-attaque  qui,   en 


190 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


partant  du  ravin  Sud-Est  de  Beaumont,  reprend  la  lisière  Sud- 
Ouest  du  bois  de  la  Wavrille.  Mais  nous  sommes  arrêtés  là  par 
les  mitrailleuses.  Cependant,  les  zouaves  et  les  mitrailleuses 
restent  accrochés  à  la  lisière  conquise.  Derrière  eux,  les  obus 
pleuvent  à  gauche  sur  Beaumont,  à  droite  sur  le  bois  des 
Fosses.  A  une  heure  de  l'après-midi,  un  retour  offensif  des 
Allemands  reprend  d'abord  la  lisière.  Puis,  une  attaque  débor- 
dante enveloppe  de  tous  côtés  la  position  Beaumont-bois  des 
Fosses;  Beaumont  est  tourné  par  l'Ouest,  le  bois  des  Fosses' 
par  l'Est.  Ce  bois  est  enlevé  à  une  heure  et  demie.  Beaumont, 
défendu  pied  à  pied,  est  également  perdu.  Enfin,  à  notre  aile 
droite,  le  bois  de  la  Chaume  est  également  pris. 

Il  est  alors  un  peu  plus  de  deux  heures  de  l'après-midi.  La 
situation  est  extrêmement  critique.  L'ennemi,  pour  exploiter  son 
succès,  vient  de  lancer  une  masse  fraîche  en  plein  centre  de  la 
ligne,  à  deux  kilomètres  et  demi  au  Sud  de  Beaumont,  vers 
Louvemont.  D'autre  part,  devant  notre  droite,  il  enlève,  après 
la  Chaumière,  le  bois  des  Caurières.  Ce  bois  borde  un  ravin, 
celui  de  Bezonvaux,  orienté  d'Ouest  en  Est,  qui  descend  vers  la 
Woëvre,  comme  le  bois  des  Fosses  borde  un  ravin,  orienté 
d'Est  en  Ouest,  qui  appartient  au  système  de  la  Meuse.  Ces 
deux  ravins  sont  pour  ainsi  dire  opposés  par  le  sommet.  Ils 
sont  séparés  par  un  isthme  Nord-Sud  que  commande  la  ferme 
des  Chambrettes.  L'ennemi  s'empare  de  cette  ferme,  et  contour- 
nant ainsi  par  la  tête  du  vallon  le  ravin  de  Bezonvaux,  s'inliltre 
dans  le  bois  qui  forme  le  revers  Sud  de  ce  ravin,  le  bois  de  la 
Vauche.  Enfin,  à  notre  extrême  droite,  en  fin  de  journée,  au 
pied  Est  du  plateau,  le  village  d'Ornes,  qui  faisait  partie  de 
notre  première  ligne,  et  qui  avait  tenu  jusque-là,  débordé  et 
entouré  de  trois  côtés,  par  une  marée  d'ennemis,  est  évacué 
par  sa  garnison  qui  se  retire  sur  Bezonvaux. 

Ainsi,  dans  la  nuit  du  24  au  25,  nous  étions  rejetés  par 
notre  gauche  le  long  de  la  Meuse  sur  Bras,  par  notre  droite 
sur  le  plateau  vers  le  point  culminant,  décisif,  occupé  par  le 
fort  de  Douaumont.  Entre  ces  deux  points,  séparés  seulement 
par  un  intervalle  de  moins  de  cinq  kilomètres,  notre  front  se 
développait  en  un  arc  convexe  par  la  côte  du  Poivre,  le  village 
de  Louvemont,  la  cote  378,  le  bois  de  la  Vauche.  Celte  position, 
était  comme  le  bord  d'un  entonnoir  de  ravins  profonds  qui 
constituait  l'intérieur  de  nos  lignes,  et  qui  descendait  à  la  Meuse. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


191 


La  situation  était  si  grave  que  le  général  commandant  le 
groupe  du  centre,  incertain  de  savoir  si  l'on  tiendra  sur  la  rive 
droite,  donne  aux  troupes  établies  plus  à  l'Est  en  Woëvre,  et 
qui,  en  cas  de  rupture  du  front  de  Verdun,  auraient  été  très 
compromises,  l'ordre  de  se  replier  dans  la  direction  de  l'Ouest, 
sur  les  Hauts-de-Meuse.  Ce  mouvement  doit  s'effectuer  dans  la 
nuit  même  du  24  au  25. 

A  ces  nouvelles,  le  général  Joffre  constitue  une  nouvelle 
armée  avec  les  troupes  actuellement  sur  la  rive  gauche  de  la 
Meuse,  et  celles  qui  y  débarqueront  prochainement.  Il  met  en 
même  temps  de  nouveaux  eiYectifs  en  mouvement.  Cette  nou- 
velle armée  a  pour  mission,  dans  le  cas  où  les  troupes  engagées 
seraient  obligées  de  se  replier  sur  la  rive  droite,  de  les  recueillir, 
et,  en  tout  cas,  d'interdire  le  passage  de  la  Meuse  à  l'ennemi. 

Mais  il  faut  voir  la  situation  sur  place.  Dans  cette  même 
journée  du  24,  le  chef  d'état-major  général,  en  plein  accord 
avec  le  commandant  en  chef,  qui  lui  donne  pleins  pouvoirs, 
part  pour  Verdun.  Il  s'arrête  au  quartier  général  du  groupe  du 
centre.  Le  moment  est  grave,  certes,  mais  non  désespéré. 
Les  divisions  de  première  ligne,  qui  se  battent  depuis  quatre 
jours,  ont  dû  céder  le  terrain;  mais  elles  ne  sont  pas  submer- 
gées. Déjà  les  premiers  soutiens  sont  arrivés;  le  20e  corps  a 
poussé  une  division  sur  la  rive  droite.  D'autre  part,  l'ennemi, 
qui  a  avancé  devant  notre  gauche  de  sept  kilomètres,  va  être 
obligé  de  déplacer  son  artillerie.  On  a  donc  le  temps,  le  25, 
d'organiser  les  positions  de  combat  sur  la  rive  droite  et  de  faire 
passer  de  nouvelles  divisions.  Dans  ces  conditions,  il  n'y  a  plus 
de  doute.  Après  avoir  prévu  sagement  le  pire,  le  commandement 
français  pouvait  ordonner  le  mieux.  On  tiendra  sur  la  rive  droite. 
Le  chef  d'état-major  téléphone  au  commandant  de  la  région  for- 
tifiée de  Verdun  :  «  La  défense  de  Verdun  se  fait  sur  la  rive 
droite.  Il  ne  peut  donc  être  question  que  d'arrêter  l'ennemi  à 
tout  prix  sur  cette  rive.  »  Lui-même  arrive  à  Verdun  le  25  au 
matin  et  renouvelle  son  ordre  :  Tenir  coûte  que  coûte,  là  où 
l'on  est.  —  Enfin,  dans  la  soirée,  le  général  Pétain  prend  le 
commandement  des  troupes  de  la  région  fortifiée  de  Verdun  et 
des  troupes  disponibles  delà  rive  gauche.  Il  amène  avec  lui  son 
état-major.  Il  a  pour  unique  mission  d'enrayer  l'effort  de 
l'ennemi. 


192 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


VIII 


Dans  cette  journée  du  25,  les  Allemands  font  encore  dé 
nouveaux  progrès.  Devant  notre  gauche,  une  patrouille  de  trois 
hommes  apparaît  à  l'aube  sur  la  cote  344;  à  deux  heures  de 
l'après-midi,  toute  la  position  est  aux  mains  de  l'ennemi  ;  en 
fin  de  journée,  il  a  redescendu  la  pente  Sud,  et  enlevé  au  pied 
de  cette  pente  le  moulin  de  Côtelettes,  une  de  nos  anciennes 
positions  d'artillerie.  Au  centre,  il  enlève  le  village  de  Louve- 
mont,  et,  continuant  dans  la  direction  du  Sud,  il  vient  attaquer 
la  côte  du  Poivre.  A  notre  droite,  il  enlève  le  village  de  Bezon- 
vaux;  nos  premiers  élémens  de  soutien,  qui  avaient  poussé  le  24 
au  soir  jusqu'au  ravin  de  Bezonvaux,  sont  ramenés  vers  le 
Sud,  et  des  élémens  de  IIIe  corps  brandebourgeois,  poussant 
jusqu'à  la  ligne  des  forts  de  la  défense  permanente,  pénètrent 
dans  le  fort  de  Douaumont. 

C'est  la  fin  de  l'avance  allemande.  La  réorganisation  du 
commandement  et  de  l'état-major,  l'arrivée  des  renforts  font 
maintenant  sentir  leurs  effets.  Le  26  au  matin,  cinq  éner- 
giques contre-attaques  reportent  le  front  en  avant  du  fort  de 
Douaumont;  un  petit  groupe  de  Brandebourgeois  reste  cram- 
ponné dans  les  ruines  ;  entouré  de  trois  côtés,  il  réussit  à  main- 
tenir par  un  boyau  ses  communications  avec  les  lignes  alle- 
mandes, et  reste  là  en  flèche. 

C'est  là  le  point  essentiel.  Plus  à  l'Est,  l'ennemi  réussit  bien  à 
s'emparer  des  positions  d'Hardaumont.De  même  à  notre  gauche, 
maître  de  Samogneux,  de  la  cote  344,  et  du  moulin  de  Côtelettes, 
il  pénètre  dans  la  boucle  que  fait  la  Meuse,  et  occupe  la  partie 
Nord  de  cette  boucle  avec  Champneuville  ;  mais  nous  gardons 
la  partie  Sud,  qui  domine  par  une  crête  nommée  la  côte  du 
Talou. Cette  boucle  se  trouve  d'ailleurs  dans  une  situation  singu- 
lière. Si  les  Français  se  maintiennent  dans  la  presqu'île  qu'elle 
détermine,  ils  sont  entourés  par  l'ennemi  au  Nord  et  à  l'Est, 
par  la  Meuse  à  l'Ouest  et  au  Sud,  et  ils  risquent  d'être  entiè- 
rement cernés.  D'autre  part,  si  les  Allemands  essaient  de  s'y 
établir,  ils  tombent  sous  le  feu  des  batteries  françaises  établies 
à  l'Ouest  de  la  Meuse,  dans  les  ravins  occidentaux  du  Mort- 
Homme.  Intenable,  pour  l'un  comme  pour  l'autre  adversaire,  la 
région  est  en  quelque  sorte  neutralisée  à  partir  du  27  février. 


La  Bataille  de  vërdun.  193 

En  somme,  dans  la  journée  du  26,  l'élan  des  Allemands  est 
brisé  sur  le  point  principal,  dans  cette  région  de  Douaumont 
qui  est  la  clé  du  champ  de  bataille. 

Toutefois,  comme  on  l'a  vu,  des  élémens  brandebourgeois  y 
restent  en  flèche.  La  tactique  de  l'ennemi  va  être  de  les  dégager 
et  d'élargir  la  position.  Or,  à  530  mètres  dans  l'Ouest  du  fort, 
et  en  contre-bas  d'une  dizaine  de  mètres,  les  Français  occupent 
le  village  de  Douaumont.  C'est  ce  point  d'appui  qu'il  faut 
enlever  et  relier  au  fort.  Du  26  au  29,  il  est  attaqué  avec 
fureur.  Le  26,  une  double  attaque,  sur  le  village  et  à  quelques 
centaines  de  mètres  dans  le  Nord-Ouest,  sur  le  bois  Chauffour, 
échoue.  Le  27,  une  première  attaque  allemande  sur  le  village, 
précédée  d'un  déluge  de  projectiles,  est  suivie  d'un  corps  à 
corps  où  l'ennemi  est  rejeté.  Il  réussit  à  s'emparer  d'une 
redoute  à  l'Ouest  du  village;  mais  les  Français  la  reprennent, 
et  l'ennemi  se  retire  en  laissant  des  piles  de  cadavres.  Une 
seconde  attaque  sur  le  village,  dans  l'après-midi,  est  pareille- 
ment repoussée,  après  un  corps  à  corps  acharné.  Une  troisième 
attaque,  menée  par  des  troupes  fraîches,  a  un  sort  pire  encore  ; 
elle  est  prise  sous  le  feu  et  écrasée  avant  d'avoir  atteint  les 
tranchées  françaises.  Le  28,  l'attaque  se  produit  des  deux  côtés 
du  fort  ;  à  l'Ouest,  sur  le  village  que  les  Allemands  prennent, 
puis  reperdent;  a  l'Est,  sur  un  bois  à  la  droite  du  fort,  dit 
bois  de  la  Caillette  ;  les  Allemands  y  pénètrent,  mais  s'y 
font  décimer  par  les  mitrailleuses,  et  en  sont  finalement 
chassés. 

Le  29,  les  attaques  allemandes  se  poursuivent  sans  résultat 
autour  de  Douaumont,  puis  cessent;  l'ennemi  est  épuisé;  sa 
situation  est  calée,  et  le  chef  d'état-major  général,  rassuré,  peut 
retourner  auprès  du  commandant  en  chef.  La  première  partie 
de  la  bataille  est  finie. 

Quel  avait  été  le  sort  des  corps  allemands  engagés?  Devant 
notre  gauche,  l'assaut  avait  été  mené  par  le  VIIe  corps  de 
réserve.  Il  avançait,  ses  deux  divisions  l'une  derrière  l'autre. 
La  13e  division  marchait  en  tête,  et  souffrit  beaucoup  des  pre- 
miers jours  de  lutte;  le  28,  la  14e  la  releva;  en  même  temps, 
elle  étendit  sa  gauche  jusqu'à  la  côte  du  Poivre. 

Devant  notre  centre,  le  XVIIIe  corps  avait  combattu,  ses 
deux  divisions  en  ligne.  La  division  de  droite  (Ouest),  la  21e, 
avait  débouché  du  bois  des  Caures  en  direction  de  344,  tandis 

TOME   XXXIII.  —    1916.  13 


194 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


que  la  division  de  gauche,  la  25e,  avait  mené  l'attaque  d'abord 
le  24  sur  Beaumont  et  le  bois  des  Fosses,  puis  le  25  sur  Louve- 
mont.  Elle  avait  perdu  beaucoup  de  monde  dans  cette  lutte 
acharnée.  Le  27,  elle  passa  en  seconde  ligne.  La  21e  division, 
moins  éprouvée,  appuya  pour  prendre  sa  place. 

Devant  notre  droite,  l'attaque  avait  été  menée  par  le 
IIIe  corps.  Il  avait  ses  deux  divisions  en  ligne  :  la  5e  à  droite 
^Ouest),  la  6e  à  gauche  (Est);  mais  chaque  division  était  formée 
en  profondeur,  de  sorte  qu'un  régiment  de  seconde  ligne  pou- 
vait venir  en  première  ligne  prendre  la  place  d'un  régiment 
fatigué;  c'est  ainsi  qu'à  la  5e division,  le  24  au  soir,  au  moment 
où  le  corps  d'armée  avait  atteint  la  lisière  Sud  du  bois  de  la 
Vauche,  le  52e  régiment  avait  remplacé  le  12e. 

Ce  sont  des  élémens  de  la  6e  division  (24e  et  64e  régimens, 
et  3e  bataillon  de  chasseurs)  qui  avaient  pénétré  le  25  au  soir 
dans  le  fort  de  Douaumont.  Pendant  ce  temps,  la  5e  division 
était  plus  à  l'Ouest,  devant  le  village  de  Douaumont.  Enfin,  pour 
faire  liaison  entre  le  IIIe  et  le  XVIIIe  corps,  le  commandement 
allemand  détachait,  dans  la  nuit  du  25  au  26,  un  régiment  de 
soutien  du  XVe  corps,  qui  n'avait  pas  pris  part  à  l'attaque  et  qui 
était  en  Woëvre.  Ce  régiment,  le  105e,  passait  derrière  le  front 
du  IIIe  corps,  par  Ornes,  allait  s'établir  au  bois  des  Caurières 
et,  le  20  au  matin,  attaquait  au  bois  Chauffour,  tandis  que  la 
droite  du  IIIe  corps  (52J  régiment,  5e  division)  attaquait  le  vil- 
lage de  Douaumont.  On  a  vu  que  l'attaque  sur  le  village  avait 
échoué;  quant  au  105e,  se  portant  sur  le  bois  Chauffour,  il  a 
été  complètement  écharpé  par  les  mitrailleuses.  Le  IIIe  corps  a 
encore  fourni  l'attaque  du  28;  la  5e  division,  ayant  remis  son 
42e  régiment  en  ligne,  le  place  à  sa  gauche,  de  façon  à  attaquer 
le  village  de  Douaumont  par  l'Est,  en  venant  du  fort;  la  6e divi- 
sion attaque  le  bois  de  la  Caillette  ;  c'est  le  dernier  effort  des. 
Brandebourgeois  :  le  29,  épuisés,  ils  sont  ramenés  à  l'arrière. 
Pour  prendre  leur  place,  le  XVIIIe  corps  (21e  division)  appuie 
à  gauche,  tandis  qu'une  partie  du  trou  est  bouchée  par  une 
division  fraîche,  la  113e,  appartenant  au  détachement  d'armée 
qui  opère  entre  xMeuse  et  Moselle,  sous  les  ordres  du  général 
von  Strautz.  C'est  la  première  unité  n'appartenant  pas  à  la 
première  mise,  qui  apparaît  sur  le  champ  de  bataille. 

En  somme,  au  moment  de  la  première  trêve,  le  29  février, 
la  masse  de  choc  initiale,  très  éprouvée,  est  dans  l'état  suivant. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN-t  195 

A  la  droite  allemande,  de  la  Meuse  à  la  côte  du  Poivre  incluse, 
la  14e  division  de  re'serve;  elle  avait  perdu  relativement  peu  de 
monde,  10  pour  100  de  l'effectif;  son  moral  était  bon,  mais  sans 
enthousiasme;  l'autre  division  du  VIIe  corps,  la  13e,  se  reposait 
à  l'arrière.  —  Au  centre,  la  21e  division,  jusqu'au  bois  Chauf- 
four; l'autre  division  du  XVIIIe  corps,  la  25e,  était  en  échelon  en 
arrière.  —  A  droite,  la  113e  division,  qui  a  pris  la  place  du 
IIIe  corps  désorganisé,  et  qui  n'a  pas  encore  combattu. 

En  Woëvre,  le  XVe  corps  a  suivi  du  23  au  27  nos  troupes 
qui  se  replient,  comme  on  l'a  vu,  sur  les  Hauts  de  Meuse.  Ses 
colonnes  avancent  sous  la  protection  d'avant-gardes  fortes  d'un 
bataillon  par  régiment;  il  a  subi  ainsi  quelques  pertes.  Ses 
deux  divisions  sont  en  ligne  du  bois  Feuilla  (Sud-Est  de 
Damloup)  jusqu'à  Mandres,  la  30e  au  Nord,  la  31e  au  Sud; 
chacune  a  deux  régimens  en  ligne.  Les  deux  autres  régimens, 
le  105e  et  le  132e,  comme  nous  l'avons  dit,  ont  été  détachés  au 
IIIe  corps.  Le  105e  a  été  massacré  à  la  droite  de  ce  corps,  le  26e 
au  bois  Chauffour;  le  132e  n'a  pas  été  identifié  avec  certitude; 
il  était  probablement  à  la  gauche  du  même  corps,  devant  Vaux. 

Après  deux  jours  de  répit,  le  2  mars,  la  lutte  reprit  sur  le 
front  de  Douaumont,  menée  à  l'Ouest  par  la  21e  division,  à 
l'Est  par  la  113e.  La  21e  division,  massée  au  Sud-Est  de  Louve- 
mont,  attaque  tout  entière  sur  le  bois  Chauffour,  et  s'y  fait 
massacrer.  —  La  113e  division  attaque  le  village  de  Douaumont. 
De  dix  heures  du  matin  à  trois  heures  de  l'après-midi,  le  village 
est  écrasé  d'obus.  L'infanterie  allemande  croit  la  position  net- 
toyée; elle  s'avance  de  deux  directions  :  du  Nord,  par  un  ravin, 
et  de  l'Est,  en  descendant  du  fort.  Les  Allemands  qui  viennent 
dans  ce  sens  sont  coiffés  de  casques  français.  L'attaque  est  reçue 
par  un  feu  de  mitrailleuses  qui  la  fauche.  L'ennemi  recommence 
une  préparation  d'artillerie,  et  cette  fois  il  occupe  le  village; 
un  bataillon  français  qui  le  défendait  se  battit  héroïquement;  à 
la  gauche,  la  10e  compagnie,  submergée  par  des  masses  alle- 
mandes de  plus  en  plus  fortes,  et  se  sentant  perdue,  fonça  sur 
elles,  à  coups  de  crosse  et  de  baïonnette,  et  revint  a  la  charge 
jusqu'au  dernier  homme.  Le  village  pris,  les  Allemands 
essayèrent  de  déboucher  par  la  sortie  Sud-Ouest  et  d'atteindre  la 
ferme  Thiaumont,  à  800  mètres  au  Sud.  Mais  une  compagnie 
française  se  forme  en  crochet  définitif,  face  à  l'Est,  à  50  mètres 
du  village,  et  interdit  la  sortie.  Le  3,  la  grosse  artillerie  fran- 


196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

çaise  ouvre  à  son  tour  le  feu  sur  le  village  ;  les  soldats  s'amu- 
saient de  voiries  obus  éclater  sur  les  Allemands.  A  la  tombée  de 
la  nuit,  deux  bataillons,  l'un  du  410e,  l'autre  du  414e,  enlèvent 
les  barricades  à  l'entrée  du  village,  qui  est  repris.  Mais  le  4,  à 
l'aube,  les  Allemands  renforcés  reviennent  à  la  charge,  et  après 
cinq  heures  de  combat,  le  tas  de  ruines  que  fat  le  village  retombe 
aux  mains  des  Allemands.  Les  Français  s'établissent  à  200  mètres 
au  Sud,  et  l'ennemi  ne  peut  pas  faire  un  pas  de  plus. 

Ainsi,  la  prise  de  Douaumont  a  été  pour  la  113e  division 
allemande  un  succès  qu'elle  n'a  pu  exploiter.  Il  lui  a  coûté 
terriblement  cher;  devant  une  seule  tranchée  française,  après 
une  contre-attaque  allemande  du  3  au  soir,  on  a  compté 
800  cadavres.  Du  côté  français,  les  troupes  ont  été  héroïques. 
On  cite  un  lieutenant  qui,  au  plus  fort  de  l'affaire,  se  promenait 
tranquillement,  la  cigarette  aux  lèvres,  au  milieu  de  sa  com- 
pagnie. Un  soldat  blessé  au  début  d'une  attaque  refuse  de  se 
faire  panser  et  nettoie  les  fusils  de  ses  camarades.  Un  autre, 
attaqué  par  cinq  Allemands,  en  tue  deux  à  la  baïonnette  et 
abat  les  trois  autres  pendant  qu'ils  s'enfuient. 

IX 

Le  combat  du  2  avait  achevé  la  ruine  du  XVIIIe  corps.  Ainsi, 
des  trois  corps  qui  avaient  fourni  l'attaque,  deux  étaient  complè- 
tement hors  de  combat,  et  le  but  n'était  pas  atteint.  Il  est  vrai 
que  les  Français  avaient  perdu  leurs  deux  premières  lignes; 
mais  ils  avaient  opposé  sur  la  troisième  une  résistance  invin- 
cible. La  ruine  de  la  masse  de  choc  allemande,  avant  qu'elle  ait 
rempli  sa  mission,  pouvait  être  regardée  par  l'Allemagne  comme 
un  désastre.  Mais  cette  masse  de  choc,  comme  nous  l'avons 
montré,  était  venue,  au  moment  de  sa  formation,  s'encastrer 
dans  l'armée  du  Kronprinz;  or,  cette  armée  était  intacte;  on 
décida  de  la  faire  donner  à  son  tour. 

Ainsi  la  bataille  allait  se  dérouler  dans  l'ordre  primitive- 
ment établi  :  aprè.s  l'attaque  sur  le  centre,  les  attaques  d'ailes. 
Seulement  ces  attaques,  au  lieu  de  se  faire  après  le  succès 
de  l'attaque  centrale,  allaient  se  faire  après  son  échec.  C'était 
bien  la  machine  telle  qu'elle  avait  été  prévue,  et  le  mécanisme 
fonctionnait  comme  il  avait  été  monté.  Seulement,  la  pièce 
maîtresse  était  cassée. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN.  197 

L'attaque  d'ailes  se  déclenche  le  6  à  l'aile  droite  allemande, 
à  l'Ouest  de  la  Meuse,  —  et  le  8  à  l'aile  gauche,  dans  la  région 
de  Vaux. 

A  l'Ouest  de  la  Meuse,  les  positions  françaises  comprenaient 
une  avant-ligne,  formée  par  les  villages  qui  bordent  le  ruisseau 
de  Forges,  c'est-à-dire  d'Ouest  en  Est,  Malancourt,  Béthincourt 
et  Forges;  à  l'Est  de  Forges,  la  ligne  allait  s'appuyer  à  la 
Meuse;  à  l'Ouest  de  Malancourt,  elle  se  courbait  au  Sud-Ouest, 
et  allait  à  travers  bois  rejoindre  Avocourt;  elle  nous  laissait 
ainsi  une  corne  de  ces  bois,  dite  bois  d'Avocourt.  En  arrière  de 
cette  avant-ligne,  était  établie  une  ligne  de  défense  principale 
appuyée  à  deux  hauteurs,  à  deux  sortes  de  piliers,  la  colline  304 
à  gauche,  et  le  Mort-Homme  à  droite.  En  arrière  de  cette  ligne 
définie  par  le  front  Avocourt-colline304-Mort-Homme-Gumières, 
se  trouve  une  troisième  position  séparée  de  la  première  par 
une  ligne  de  ravins  où  l'assaillant  subirait  des  pertes  effroyables, 
et  formée  par  un  arc  concave  de  collines,  Montzéville,  bois 
Bourrus  et  fort  de  Marre. 

Le  6,  deux  divisions,  l'une  du  VIe  corps  de  réserve,  l'autre 
du  Xe  de  réserve  (un  corps  qui  paraît  avoir  été  constitué  en 
réserve  générale  et  qui  apparaissait  pour  la  première  fois  sur  ce 
champ  de  bataille),  commencèrent  l'attaque  par  la  droite  de 
notre  avant-ligne,  qui,  au  voisinage  de  la  Meuse,  enfoncée  de 
trois  côtés  dans  une  boucle  formant  presqu'ile,  était  nécessai- 
rement difficile  à  soutenir.  L'ennemi  enleva  les  petites  garnisons 
qui  tenaient  Forges  et  Regnéville;  tournant  alors  face  à  l'Ouest, 
il  trouva  des  ravins  qui  le  conduisaient  dans  la  direction  de 
notre  position  principale  du  Mort-Homme.  L'un  de  ces  ravins, 
large  et  double,  défilé  aux  coups  venus  du  Sud,  était  tapissé 
d'un  bois,  qui  fournirait  un  excellent  couvert  et  une  position  de 
départ  à  petite  distance  pour  les  attaques  sur  le  Mort-Homme  : 
c'est  le  ravin  du  bois  des  Corbeaux  ;  les  Allemands  l'attaquèrent 
et,  après  de  sanglans  échecs,  s'y  établirent  définitivement  le 
10  mars. 

Maîtres  du  bois  des  Corbeaux,  les  Allemands  pouvaient 
négliger  le  reste  de  notre  avant-ligne  et  attaquer  directement 
la  ligne  principale  au  Mort-Homme;  c'est  une  colline  double 
ayant  un  sommet  de  265  mètres  au  Nord-Ouest,  et  le  sommet 
principal,  haut  de  295  mètres,  au  Sud-Est.  Le  massif  se  trouve 
juste  sur  la  route  de  Béthincourt  à  Cumières.  Cette  route  esca- 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

lade  la  colline  265  et  la  divise  en  deux  par  le  sommet;  arrivée 
devant  la  colline  295,  au  contraire,  elle  s'infléchit  et  la 
contourne  par  le  Nord-Est.  Le  14  mars,  les  Allemands  atta- 
quèrent. Ils  emportèrent  la  cote  265,  mais  échouèrent  devant  la 
cote  295,  qui  a  le  commandement  et  qui  est  la  clé  de  toute  la 
position.  Le  16,  ils  renouvelèrent  l'attaque  et  échouèrent  de 
nouveau. 

lis  essayèrent  alors  de  prendre  nos  lignes  de  la  rive  gauche 

par    l'autre    bout  ;    au    lieu    de  les   forcer   par   la  droite  et  de 

prendre  le  Mort-Homme,  ils  essayèrent  de   les  forcer  par  la 

gauche  et  d'enlever  la  colline  304.  Le  couvert  le  plus  rapproché 

de  cette  colline  est  cette  corne  Sud-Est  du  bois  d'Avocourt,  que 

nous  occupions  ;  c'est  en  même  temps  la  direction  par  où  elle  se 

prête  le  mieux  à  l'escalade  ;  on  y  accède  de  là  par  une  longue 

rampe,  nue  à  la  vérité,  mais  sans  coupures  et  sans  obstacles.  Le 

20  mars,  leKronprinz  lança  sur  le  bois  d'Avocourt  une  division 

fraîche,  la  11e  bavaroise,  un  corps  d'élite  qui  avait  fait  toute  la 

campagne  d'élé    en  Galicie  et  en   Pologne    dans  la    phalange 

Mackensen.  Elle  attaqua  avec   des  liquides  enflammés  et  s'en 

empara;  mais  quand  elle  voulut  déboucher  vers  la  colline  304, 

et  qu'elle  apparut  en  terrain  nu,    elle  fut   prise  sous  de   tels 

feux  croisés  qu'elle  y  dut  renoncer.  Les  trois  régimens  de  cette 

division,  d'après  des  chiffres  communiqués  au   colonel  Feyler, 

ont  perdu,  du  20  au   22  mars,   de  50  à  60  pour  100  de  leurs 

effectifs.   Après    quatorze  jours  d'efforts,    la  bataille   d'aile,   à 

l'Ouest  de  la  Meuse,  était  perdue. 

Elle  l'était  pareillement  à  l'Est  de  la  Meuse.  Le  4  mars,  1 
Kronprinz  avait  fait  appel  à  ses  Brandebourgeois  du  IIIe  corps, 
qui  étaient  au  repos  depuis  cinq  jours,  et  il  leur  avait  demandé 
un  dernier  effort  pour  prendre  Verdun,  «  le  cœur  de  la  France.  » 
Le  5  mars,  il  ramenait  également  au  front  la  21e  division 
(XVIIIe  corps),  abîmée,  comme  nous  l'avons  vu,  le  2,  et  qui 
avait  été  envoyée  à  l'arrière  pour  être  reconstituée.  En  même 
temps,  il  avait"  mis  en  ligne  un  de  ses  anciens  corps,  le  Ve  de 
réserve,  et,  le  8  mars,  il  donna  l'assaut  sur  la  côte  du  Poivre, 
notre  centre  et  notre  aile  droite,  de  Vaux. 

L'attaque  ne  fut  pas  lancée  à  la  fois  sur  tout  le  front  de 
combat.  Elle  commença  le  8  au  centre  de  la  ligne,  sur  un  front 
qui  va  de  Douaumont  à  l'Ouest  jusqu'à  l'éperon  d'Hardau- 
mont,  au  Nord  du  ravin  de  Vaux,  à  l'Est.  Elle  fut  menée  par  le 


; 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN.  199 

IIIe  corps,  la  113e  division,  et  deux  régimens  du  XVe  corps.  —  Le 
IIIe  corps  avait  été  renouvelé  depuis  le  2,  par  ses  cadres  aux  deux 
tiers,  et  pour  ses  effectifs,  par  des  recrues  de  la  classe  1916  qui 
comprenaient  dans  certains  régimens  jusqu'aux  deux  cinquièmes 
de  l'effectif.  Malgré  ces  renforts,  les  compagnies  qui,  le  2  mars, 
comptaient  200  fusils,  n'en  comprenaient  maintenant  pas  plus 
de  120.  En  général,  la  classe  1916  se  bat  très  bien.  Cependant, 
des  sous-officiers  prisonniers  ont  raconté  qu'à  ces  combats  les 
recrues  avaient  donné  l'éveil  en  criant  :  Hurrah!  à  cent  cin- 
quante mètres,  et  s'étaient  ensuite  dispersés  aux  premiers  coups 
de  feu.  Sauf  la  prise  d'un  ouvrage  à  Ilardaumont,  les  attaques 
du  8  et  du  9  sur  le  centre  échouaient  avec  de  grosses  pertes.  Le 
IIIe  corps  fut  renvoyé  définitivement  à  l'arrière.  Depuis  le 
21  février,  il  avait  perdu  22  000  hommes. 

Le  9,  l'attaque  s'était  de  plus  développée  à  l'Ouest  et  à  l'Est, 
A  l'Ouest,  le  VIIe  corps  de  réserve  se  fit  repousser  à  la  côte  du 
Poivre,  et  la  21e  division,  à  sa  gauche,  acheva  de  se  faire  mas- 
sacrer dans  la  région  de  crêtes  et  de  ravins  qui  sépare  la  côte 
du  Poivre  de  Douaumont.  A  l'Est,  les  choses  marchèrent  plus 
mal  encore.  Là,  le  Ve  corps  de  réserve  attaquait  sur  Vaux,  et  sur 
le  fort  de  Vaux. 

Vaux  est  un  village  qui  forme,  vers  la  Woëvre,  l'entrée 
d'un  ravin  Est-Ouest,  long  de  deux  kilomètres  :  ce  ravin,  qui 
s'insinue  dans  le  plateau,  s'en  va  finir  derrière  Douaumont;  en 
avançant  par  là,  les  Allemands  prendraient  donc  notre  centre  à 
revers.  Des  plateaux  enferment  ce  ravin  au  Nord  et  au  Sud; 
celui  du  Sud  porte  le  fort  de  Vaux;  celui  du  Nord  a  un  bord  fes- 
tonné qui  le  découpe  en  lobes;  le  plus  oriental  s'appelle  Har- 
daumont;  mais,  une  fois  maître  d'Hardaumont,  l'assaillant, 
poussant  vers  l'Ouest,  en  rencontre  un  second,  juste  entre 
Douaumont  et  Vaux,  qui  porte  le  bois  de  la  Caillette.  Les  Alle- 
mands attaquèrent  sur  tout  le  front  Hardaumont-fort  de  Vaux. 
Nous  avons  vu  qu'au  Nord  ils  occupèrent  dès  le  8  une  redoute 
près  d'Hardaumont.  Au  centre  et  à  la  gauche,  le  19e  régiment 
de  réserve  (Ve  corps)  déboucha  le  9,  à  l'attaque  du  village  de 
Vaux,  dans  le  ravin,  et  du  fort,  sur  le  plateau  Sud.  Les  Alle- 
mands croyaient  le  village  abandonné.  Le  1er  bataillon  s'avança 
en  colonne  par  quatre,  venant  d'Ornes,  c'est-à-dire  du  Nord, 
sans  patrouille  et  sans  avant-garde.  La  compagnie  de  tête  entra 
dans  le  village,  fut  reçue  par  un  feu  de  mitrailleuses,  chargée 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  la  baïonnette,  extermine'e  à  coups  'le  grenades  dans  les  mai- 
sons où  elle  s'était  réfugiée.  Le  2e  et  le  3e  bataillon,  passant  à 
l'Est  du  village,  étaient  venus,  au  Sud,  attaquer  la  croupe  qui 
porte  le  fort  de  Vaux;  mais,  à  courte  portée,  ils  sont  balayés  par 
nos  feux  et  refluent  en  désordre.  Dans  cette  journée,  le  19e  régi- 
ment a  subi  des  pertes  effroyables.  L'attaque,  reprise  le  lende- 
main, a  de  nouveau  échoué  sur  les  pentes  du  fort.  Le  seul 
résultat  que  purent  obtenir  les  Allemands  fut  de  prendre  la 
partie  Est  du  village  de  Vaux,  et,  au  Nord,  l'éperon  d'Hardau- 
mont.  Pour  un  pareil  effort,  ce  gain  représentait  un  terrible 
échec. 

Leurs  récits  déclarent  que,  depuis  ce  moment,  le  front  est 
stabilisé  sur  la  rive  droite  et  qu'on  y  est  retourné  à  la  guerre 
de  positions.  Cependant,  le  16  et  le  18,  ils  faisaient  sur  Vaux 
une  nouvelle  attaque  qui  échouait.  Ainsi,  à  l'Est  de  la  Meuse 
comme  à  l'Ouest,  la  bataille  d'ailes  était  manquée. 

Vers  le  22  mars,  l'armée  de  choc  aux  deux  tiers  anéantie, 
l'armée  du  Kronprinz  elle-même,  épuisée  sans  avoir  oblenu 
aucun  résultat  essentiel,  la  bataille  était  bien  perdue.  Une  longue 
trêve  suivit,  du  22  au  28  mars.  Mais  abandonner  Verdun 
serait  pour  les  Allemands  l'aveu  d'un  tel  désastre  qu'ils  ne 
voulurent  pas  considérer  la  partie  comme  finie. 

Ils  avaient  amené  de  nouvelles  forces  encore  :  la  192e  bri- 
gade parait  sur  la  rive  gauche  ;  —  trois  divisions  au  centre 
(121e,  58e  et  19e  de  réserve)  viennent  avec  la  113e  remplacer  le 
XVIIIe  et  le  IIIe  corps  définitivement  hors  de  combat  ;  une  divi- 
sion venant  de  Russie  est  signalée  à  la  gauche  ;  et,  le  28  mars, 
commence  une  troisième  bataille.  Elle  débuta  sur  la  rive  gauche. 
Nous  avons  vu  que,  de  ce  côté,  les  Français  tenaient  en  février 
une  avant-ligne  Avocourt-Forges,  derrière  laquelle  se  dressaient 
les  deux  piliers  de  la  ligne  principale,  la  colline  304  et  le  Mort- 
Homme.  Les  Allemands  avaient  forcé  l'avant-ligne  aux  deux 
bouts,  à  l'Est  par  Forges  (6  mars),  à  l'Ouest  par  le  bois  d'Avo- 
court  (20  mars).  Il  devenait  dès  lors  inutile  de  faire  tomber  du 
front  la  partie  centrale  de  notre  avant-ligne.  Maître  des  extré- 
mités, l'ennemi  pensait  se  porter  directement  de  là  sur  les 
positions  principales,  de  Forges  par  le  bois  des  Corbeaux  sur.  le 
Mort-Homme,  du  bois  d'Avocourt  sur  la  colline  304.  Mais  ces 
tentatives  avaient  échoué  le  14  et  le  22  mars  :  le  Mort-Homme 
avait  résisté  et  la  colline  304  n'avait  pas  même  pu  être  attaquée. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN.  201 

Il  fallait  donc  revenir  à  une  avance  méthodique  et  faire  tomber 
tout  ce  qui  restait  de  notre  avant-ligne,  de  Malancourt  à 
Béthincourt.  L'opération  commença  mal  pour  l'ennemi.  Le  28, 
il  échoua  devant  Malancourt.  Le  29,  les  Français  reprirent  le 
bois  d'Avocourt.  Mais  du  30  mars  au  8  avril,  les  Allemands  réus- 
sirent la  première  partie  de  leur  dessein  :  iis  emportèrent  succes- 
sivement Malancourt,  Haucourt,  Béthincourt.  [Les  Français  se 
replièrent  à  l'Ouest  sur  les  premières  pentes  de  la  colline  304, 
au  centre  sur  les  hauteurs  au  Sud  du  ruisseau  de  Forges, 
à  l'Est  à  500  mètres  environ  au  Sud  de  Béthincourt.  Le  Kronprinz 
pensa  alors  le  moment  de  l'attaque  générale  venu,  et  il  la  lança 
le  9,  d'Avocourt  à  la  Meuse,  avec  une  violence  et  une  ampleur 
qu'on  n'avait  pas  vues  depuis  les  premières  attaques  de  février.; 
Ce  fut  un  sanglant  échec. 

Parallèlement,  une  attaque  était  lancée  le  31  mars  sur  la 
rive  droite.  Il  y  a  presque  toujours  corrélation  entre  les  com- 
bats de  l'une  et  de  l'autre  rive,  le  but  de  l'ennemi  étant  de 
diviser  et  d'affaiblir  nos  réserves.  Le  31,  les  Allemands  atta- 
quèrent sur  la  partie  Ouest  de  Vaux,  qu'ils  prirent.  Le  2  avril, 
ils  essayèrent  d'élargir  leur  succès  en  enlevant,  sur  le  flanc 
Nord  du  ravin  de  Vaux,  le  bois  de  la  Caillette.  Mais  le  3,  d'éner- 
giques contre-attaques  françaises  reprenaient  toutes  leurs  posi- 
tions et  rétablissaient  le  front  tel  qu'il  était  au  mois  de  mars, 
Bien  mieux,  les  Français  inauguraient  un  système  de  contre- 
attaques  à  petits  effectifs,  locales,  mais  très  énergiques,  et 
commençaient  la  reprise  méthodique  du  terrain.  Ils  avançaient 
ainsi  au  Nord  du  bois  de  la  Caillette  et  au  Sud  de  Douaumont. 
Le  20  avril,  ils  étendaient  ce  système  à  la  rive  gauche  et 
élargissaient  leurs  positions  devant  le  Mort-Homme. 

Ainsi,  la  bataille  changeait  de  face.  Les  Allemands,  devant 
ce  progrès,  ont  essayé  de  réagir.  Ces  réactions,  qui  ont  désor- 
mais un  caractère  de  défensive-offensive,  ont  été  au  nombre  de 
trois.  Le  11  avril,  ils  ont  attaqué  entre  Douaumont  et  Vaux  ; 
le  17,  ils  ont  attaqué  sur  tout  le  centre,  dans  le  secteur  de 
l'ancienne  masse  de  choc,  entre  la  Meuse  et  Douaumont;  le  19, 
ils  ont  cherché  une  diversion  lointaine  vers  les  Éparges, 
Aucune  de  ces  tentatives  n'a  donné  de  résultat. 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


X 

Résumons  l'enseignement  et  les  traits  de  cette  longue 
bataille. 

L'Allemagne,  soit  qu'elle  voulût  prévenir  une  offensive 
alliée,  soit  qu'elle  eût  besoin  d'une  décision  prompte,  prépara 
d'octobre  à  février,  sur  ce  front  français  où  elle  n'avait  jamais 
cessé  de  garder  les  deux  tiers  de  ses  forces,  une  action  de 
première  grandeur.  Elle  engagea  dans  cette  action  d'abord 
six  et  successivement  jusqu'à  trente  divisions.  En  admettant 
qu'elle  n'ait  pas  voulu  au  début  donner  à  la  bataille  une  impor- 
tance capitale,  il  est  évident  que  cette  bataille  a  pris  ce  carac- 
tère. 

Si  l'on  considère  la  bataille  dans  l'espace,  après  deux  mois 
de  lutte,  les  Allemands  avaient  obtenu  les  résultats  suivans.  Sur 
la  rive  droite  de  la  Meuse,  ils  étaient  parvenus  dans  notre 
secteur  droit  à  la  ligne  des  défenses  permanentes  de  la  place  ; 
sur  la  ligne  Douaumont- Vaux,  ils  avaient  même  écorné  cette 
ligne  à  Douaumont;  dans  le  secteur  gauche,  ils  étaient  contenus 
sur  un  front  en  demi-cercle  autour  du  ravin  de  Bras.  Sur 
la  rive  gauche,  ils  avaient  fait  tomber  la  totalité  de  l'avant-ligne 
sur  le  ruisseau  de  Forges;  sur  la  ligne  principale,  composée 
de  deux  positions  symétriques,  le  Mort-Homme  et  la  colline  304, 
ils  avaient  abordé  le  Mort-Homme  sans  pouvoir  s'en  emparer; 
ils  n'avaient  jamais  pu  attaquer  directement  la  colline  304. 

Si  l'on  considère  la  bataille  dans  le  temps,  les  progrès 
allemands  se  décomposent  en  quatre  phases  :  sur  la  rive  droite, 
la  presque  totalité  du  gain  a  été  faite  du  21  au  26  février;  elle 
mesure  par  endroits  1  kilomètres  de  profondeur.  Depuis  ce 
moment,  c'est-à-dire  depuis  plus  de  deux  mois,  la  stagnation 
est  absolue  :  les  Allemands  n'ont  gagné  que  deux  étroits  lopins 
de  terre  :  au  centre,  le  village  de  Douaumont  (4  mars);  à  l'Est, 
la  moitié  du  village  de  Vaux  (8  mars).  Sur  la  rive  gauche,  le 
gain  a  été  fait  en  deux  grandes  phases  :  du  6  au  10  mars,  les 
Allemands  ont  fait  tomber  la  partie  droite  de  notre  avant-ligne, 
et  comme  épilogue,  ils  ont  pris  le  14  la  cote  265;  —  du  30  mars 
au  8  avril,  ils  ont  pris  la  partie  gauche  de  notre  avant-ligne,  et 
ils  ont  cru  dès  lors  pouvoir  donner  l'assaut  général  du  9  qui  a 
été  désastreux  pour  eux. 


LA    BATAILLE    DE    VERDUN. 


203 


Ainsi  sur  la  rive  droite,  le  progrès  de  l'ennemi  a  été  arrêté 
totalement  le  26  février,  ou  au  plus  tard  le  8  mars;  depuis 
six  semaines,  ses  attaques  se  brisent  sur  un  mur.  Sur  la  rive 
gauche,  la  bataille  a  été  commencée  quinze  jours  plus  tard, 
l'avant-ligne,  presque  nécessairement  sacrifiée,  a  tenu  beaucoup 
plus  longtemps  que  sur  la  rive  droite  ;  ces  diverses  raisons  ont 
prolongé  l'avance  allemande  jusqu'au  8  avril.  Mais  à  ce  moment, 
elle  s'est  à  son  tour  brisée  sur  un  mur  infranchissable.  Il  y  a 
plus  :  depuis  le  4  avril  sur  la  rive  droite,  depuis  le  20  sur  la 
rive  gauche  (qui  accuse  encore  ici  le  même  retard),  les  Français 
ont  passé  à  la  contre-offensive.  Cette  contre-offensive  a  été  faite 
suivant  le  système  même  de  l'ennemi  par  actions  locales, 
limitées,  bien  préparées.  Du  Nord  de  l'étang  de  Vaux  au  Sud 
de  Douaumont,  au  bois  d'Haudremont,  au  Mort-Homme,  nos 
positions  se  sont  élargies. 

Vaincre,  c'est,  suivant  la  formule  classique,  imposer  sa 
volonté  à  l'ennemi;  les  Allemands  ont  voulu  briser  le  front 
français  et  ils  ont  échoué;  les  Français,  inversement,  ont  voulu 
livrer  une  bataille  défensive,  c'est-à-dire  infliger  à  l'ennemi  le 
maximum  d'usure  jusqu'au  moment  où,  la  balance  ayant 
culbuté,  ils  reprendraient  l'offensive.  Ils  sont  arrivés  pleinement 
à  ce  résultat.  Les  Allemands  ont  engagé,  usé,  renouvelé,  usé 
encore  des  forces  de  plus  en  plus  grandes.  Ils  ont  fait  massacrer 
leur  classe  1916,  ils  ont  aminci  le  reste  du  front,  ils  ont  engagé 
dans  un  effort  désespéré  toutes  leurs  disponibilités.  Cessons 
maintenant  de  considérer  le  détail  des  faits.  Revenons  à  notre 
point  de  départ.  Les  Allemands  ont  engagé  la  bataille  de  Verdun 
parce  que,  dans  une  lutte  d'usure,  lisseraient  nécessairement 
inférieurs,  et  qu'il  leur  fallait  dénouer  le  nœud  par  l'épée.  Mais 
cette  fois  l'épée  s'est  brisée.  Ils  se  trouvent  dans  une  situation 
pire  qu'avant  le  21  février.  Ils  sont  comme  une  bête  dans  des 
rets,  qui  se  prend  d'autant  plus  fortement  qu'elle  s'efforce  de 
s'en  dégager.  Leur  effort  les  a  épuisés  et  a  accru  l'inégalité.  La 
bataille  de  Verdun  précipite  le  destin  :  c'est,  par  la  faute  même 
des  Allemands,  le  premier  acte  de  la  victoire  définitive. 

Henry  Bidou. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


L'HUMANISME  DÉVOT  (1). 


M.  l'abbé  Henri  Bremond  vient  de  publier  les  deux  premiers  tomes 
d'une  Histoire  littéraire  du  sentiment  religieux  en  France,  qui  s'étendra 
sur  quelque  dix  à  douze  volumes  in-octavo,  et  qu'il  a  préparée  avec 
beaucoup  de  zèle,  non  sans  méthode,  et  qu'il  écrit  avec  beaucoup  de 
verve.  Nous  aurons  l'occasion  de  revenir  à  cette  œuvre  immense. 
Nous  en  apercevons  déjà  les  grandes  lignes  :  une  série  de  quatre 
tomes  est  consacrée  aux  dernières  années  du  xvie  et  au  xvne  siècle, 
l'auteur  ayant  pris  son  départ  au  point  où  finissent  les  guerres  de 
religion  ;  le  xvme  siècle  et  le  xixe  formeront  la  deuxième  et  la  troisième 
série.  De  1590  à  1620,  M.  l'abbé  Henri  Bremond  voit  naître  et  se  mani- 
fester le  phénomène  religieux  qu'il  appelle  «  l'invasion  mystique  ;  » 
la  «  conquête  mystique  »  se  développe  jusqu'au  milieu  du  siècle  ;  et 
les  années  1650-1700  nous  mènent  à  «  la  retraite  des  mystiques  :  » 
ces  dates,  évidemment,  moins  précises  que  celles  des  batailles  de 
Marignan  ou  de  Rocroy.  L'invasion,  la  conquête  et  la  retraite  des 
mystiques  font  et  feront  l'objet  des  tomes  II,  III  et  IV,  qu'il  faudra 
examiner  ensemble.  Je  me  borne,  pour  le  moment,  au  préambule  : 
tome  Ier,  L'humanisme  dévot,  plus  de  cinq  cents  pages.  Du  reste,  la 
longueur  de  l'ouvrage  ne  doit  effrayer  personne  ;  pas  plus  que  ne  doit 
effrayer  personne  la  digne  austérité  du  sujet.  Le  sujet,  sans  aucun 
doute,  est  l'un  des  plus  attachans  ;  et  l'ouvrage,  même  si  l'on  ne  s'y 
attend  guère,  l'un  des  plus  amusans  qui  soient.  Je  ne  sais  pourquoi 

({)  Histoire  littéraire  du  sentiment  religieux  en  France  depuis  la  fin  des  guerres 
de  religion  jusqu'à  nos  jours,  par  Henri  Bremond,  tome  1er,  L'humanisme  dévot, 
15SO-1G60.  (Bloud  et  Gay,  éditeurs.)  Le  tome  II  vient  de  paraître. 


RËVUË    LITTÉRAIRE.  205* 

M.  l'abbé  Henri  Bremond,  qui  certainement  s'est  plu  à  le  composer, 
redoute  quelquefois  notre  ennui,  de  sorte  qu'il  se  dépêche  :  nous 
l'inviterions  à  ne  pas  aller  trop  vite.  Il  craint,  et  avec  une  timidité 
gracieuse,  d'être  importun  ;  bref,  il  se  méfie  de  notre  frivolité  :  nous 
l'inviterions  à  ne  pas  nous  croire  tant  frivoles  et,  par  endroits,  à  ne 
pas  l'être,  en  considération  de  nous.  S'il  écrit,  d'un  des  personnages 
qu'il  nous  présente  :  «  Le  P.  Binet  a  comme  cela  tout  un  répertoire  de 
contes  plaisans  qui  ne  sont  pas  dans  une  musette,  »  c'est  pure  bonté, 
complaisance  d'un  docteur  ou  d'un  apôtre  qui  veut  amadouer  les 
Gentils.  Inutiles  précautions  :  il  pouvait  se  fier,  je  ne  dis  pas,  à  nous, 
mais  à  lui,  et  plus  encore  au  vif  attrait  de  la  littérature  singulière  et 
charmante  qu'il  nous  révèle. 

Ses  humanistes  dévots  sont  des  gens  extraordinaires,  que  nous  ne 
connaissions  pas  beaucoup  ;  et  nous  avions  tort  de  ne  pas  les 
connaître  :  nous  ne  les  oublierons  pas.  Des  écrivains  dignes  de  leurs 
contemporains  succulens  Théophile,  Saint-Amant,  Guez  de  Balzac  ; 
des  originaux  fieffés,  et  qui  ont,  dans  l'excentricité  même,  une  déli- 
cieuse innocence  ;  des  saints  joyeux,  et  à  qui  l'on  sent  que  la  parfaite 
honnêteté  du  cœur  et  de  l'esprit  donne  leur  liberté  admirable.  Un 
Louis  Richeome,  un  Etienne  Binet,  un  Jean- Pierre  Camus  n'ont  pas 
leurs  pareils,  pour  notre  louable  divertissement. 

Louis  Richeome,  le  plus  ancien  des  trois,  est  né  en  1544,  et  à 
Digne,  dont  il  montre  de  la  fierté,  car  il  inscrit  à  la  première  page  de 
ses  livres  sa  qualité  de  Provençal  auprès  de  sa  qualité  de  jésuite;  et, 
contre  les  Italiens  qui  vantent  leurs  citrons,  il  revendique  tout 
honneur  pour  les  prunes  de  Brignoles  et  figues  de  Marseille.  Il  eut,  au 
collège  de  Clermont,  les  leçons  du  fameux  Maldonat,  Espagnol,  «  un 
lion  en  chaire,  un  agnet  en  conversation  ;  »  puis  il  entra  chez  les 
jésuites,  fonda  le  collège  de  Dijon  qui,  parmi  ses  élèves,  comptera 
Bossuet.  Il  occupa  les  plus  hautes  charges  de  son  ordre  à  Lyon,  Bor- 
deaux, fut  à  Rome  assistant  de  France  et  mourut  au  premier  quart  du 
grand  siècle.  C'était  un  homme  doux  et  capable  de  violence,  qui 
aimait  son  prochain,  les  animaux  et  la  nature  et  qui  détestait  les 
ennemis  de  l'Église,  voire  s'il  les  découvrait  dans  la  Compagnie  de 
Jésus.  Il  y  a  de  lui  des  libelles  farouches  et,  par  exemple,  une  Chasse 
du  renard  Pasquin  découvert  et  pris  en  sa  tanière,  toute  pleine 
d'injures  et  de  gros  mots  qu'Etienne  Pasquier  releva  et  qu'il  jugea  en 
termes  tels  que  je  ne  puis  les  copier  :  jadis,  un  vieux  jurisconsulte  et 
un  religieux  accompli  avaient  une  franchise  de  vocabulaire  que  nous 
interdisent  les  progrès  du  goût  peut-être,  et  aussi  les  progrès  du  pha- 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

risaïsme.  Richeome  n'est  pas  du  tout  pharisien  et  il  met  au  service  de 
la  meilleure  cause,  très  volontiers,  une  gaillardise  de  langage  et  de 
pensée  très  agréable.  Il  ne  veut  pas  que  la  dévotion  soit  jamais 
triste  ;  —  et  l'on  devine  en  lui,  à  cet  égard,  un  devancier  de  saint 
François  de  Sales  ;  —  il  ne  veut  pas  que  la  religion  soit  renfrognée  et 
sourcilleuse.  Il  entend  que  notre  piété  nous  récompense  dès  ici-bas, 
par  une  excellente  gaieté.  Tout  le  zèle  de  sa  plume,  quand  il  ne  le 
dédie  pas  à  vilipender  les  infidèles  et  hypocrites,  il  l'emploie  à  nous 
communiquer  une  saine  allégresse.  Il  n'estime  pas  que  Dieu  ait  créé 
le  monde  pour  notre  chagrin  et  ait  inspiré  à  ses  prophètes  le  texte  de 
la  Bible  pour  notre  mélancolie.  La  Bible,  qui  est  toute  sagesse  antici- 
pée, et  le  monde,  qui  est  toute  réalité  provisoire,  lui  sont  deux  trésors 
de  contentement.  Certes,  il  cherche  dans  le  livre  sacré  la  parole 
divine  ;  mais  il  y  cherche  l'occasion  de  s'attarder  «  sur  quelque 
digne  sujet,  avec  honnête  récréation.  »  Ses  Tableaux  sacrés  sont  un 
jeu  littéraire,  un  jeu  malin,  un  jeu  d'artiste.  Il  a  passé  des  heures 
fines  et  ravissantes  à  dessiner,  avec  des  mots,  à  dessiner  et  à  colorier 
maintes  scènes  de  l'Ancien  Testament,  comme  ceci:/<  L'ange  apporte  à 
Élie  sa  nourriture.  »  Et  il  s'agit  de  peindre  un  ange  :  «  Le  peintre...  » 
Et,  le  peintre,  c'est  Richeome  lui-même...  «  Le  peintre  lui  a  fait  le 
visage  lumineux  ;  sa  perruque  volante  en  arrière  est  de  couleur  d'or  : 
il  lui  amis  aussi  des  ailes  au  dos.  Vous  les  voyez  étendues  en  l'air 
inégalement,  l'une  montrant  le  dedans  et  l'autre  le  dehors,  merveil- 
leusement belles.  Les  guidons  d'icelles  et  les  deux  grosses  pennes 
premières  sont  de  couleur  de  ver  luisant,  comme  celles  d'un  paon  ; 
les  autres  de  même  rang  sont  entremêlées  de  jaune,  orange,  rouge  et 
bleu  à  guise  d'arc-en-ciel  ;  les  cerceaux  et  petites  plumes  qui  revê- 
tissent les  tuyaux  de  celles-ci  et  les  autres  qui  suivent  en  divers 
ordres  sont  riopiolées  à  proportion  des  premières  ;  le  duvet  qui 
couvre  le  dos  de  l'aile  est  comme  une  entassure  de  menues  et  petites 
écailles  de  diverses  couleurs  mises  sur  du  coton...  »  Etc.  Cela  dure 
toute  une  page;  et,  remarque  le  peintre  de  l'ange  avec  bonhomie, 
«  cependant  que  je  parle,  le  bon  vieillard  Élie  dort  toujours.  »  Louis 
Richeome  avait  choisi  un  graveur  habile,  l'un  des  maîtres  de  l'époque. 
Léonard  Gaultier,  pour  lui  confier  le  soin  d'illustrer  joliment  les 
Tableaux  Sacrés.  Mais  le  graveur  n'a  que  du  noir  et  du  blanc; 
Richeome  veut  de  la  couleur  :  et  c'est  lui-même  qui  l'ajoute,  en  son 
commentaire,  au  dessin  de  Léonard  Gaultier.  Voire,  le  meilleur 
dessin,  c'est  lui  Richeome  qui  le  trace,  quand  il  faut  qu'on  ait  sous 
les  yeux  le  cheval  que  monte  Abraham  rendant  visite  à  Melchisedech  : 


REVUE    LITTÉRAIRE.  207 

«  Ce  coursier  de  poil  bai-doré,  balzan  des  deux  pieds,  qui  montre  par 
la  belle  façon  de  tout  son  corsage  qu'il  est  bien  maniant  et  adroit  et 
digne  d'être  monté  d'un  grand  capitaine.  Contemplez  un  peu  sa  tête 
petite,  ses  oreilles  de  rat  accrestées,  le  front  décharné  et  large, 
marqué  d'une  étoile  droit  au  remoulin  ;  le  col  de  moyenne  longueur, 
grêle  joignant  la  tête,  gros  vers  la  poitrine  et  doucement  voûté  par  le 
milieu;  voyez  comme,  en  mâchant  superbement  son  frein,  il  jette 
l'écume  blanche,  ouvrant  ses  naseaux  enflés  et  montrant  le  vermeil 
du  dedans.  »  Voilà  un  cheval  !  et  Richeome  est  un  connaisseur. 
Richeome,  qui  a  de  l'imagination,  a  aussi  des  yeux  savans  et 
attentifs. 

Je  disais  qu'il  avait  deux  trésors  de  contentement,  la  Bible  et  le 
Monde.  Le  peintre  des  anges,  des  patriarches  et  des  interventions 
divines,  est  encore  le  peintre  des  menus  objets  et  de  toutes  beautés 
rares  ou  vulgaires  qui  se  rencontrent  dans  la  nature.  Il  copie  avec 
une  fidélité  patiente  «  la  figure  des  glaïeuls  violets  quand  ils  sont 
épanis;  »  il  admire  et  note  justement  «  la  posture  de  leurs  feuilles, 
dont  trois  alternativement  courbées  en  arcade  et  jointes  à  la  pointe, 
et  trois  autres,  recourbées  et  couchées  alternativement  aussi  vers  la 
tige,  faisant  trois  espaces  vides,  représentent  une  couronne  impé- 
riale ;  »  et  il  nous  prie  de  contempler  «  le  velours  violet  de  celles  qui 
se  courbent  avec  les  petites  broches  rangées  en  long  sur  le  mitan 
comme  ouvrage  de  frise  ou  canatil.  »  Les  tulipes  et  lys  et  toutes  fleurs 
lui  sont  de  précieux  modèles  ;  et,  les  feuilles,  il  ne  les  méprise  pas  :  il 
a  suivi  leur  pathétique  aventure  depuis  le  printemps  jusqu'à  l'au- 
tomne et  il  sait  comment  elles  se  développent,  comment  elles  se 
tachent,  se  fanent,  puis  tombent.  Il  est  curieux  et  je  crois  qu'il  est 
gourmand,  car  il  appelle  les  cerises  «  ces  morceaux  de  gelée  délicate.  » 
Il  a  observé  les  animaux,  et  leur  anatomie,  et  leur  manège  :  une 
mouche,  —  et  comme  «  elle  entortille  ses  jambettes  devant  et  derrière, 
les  faisant  passer  sur  sa  tête  et  sa  croupe,  pour  donner  le  fil  à  son  bec 
et  force  à  son  vol,  »  —  et  comme,  sur  une  table,  elle  glisse,  telle  «  une 
galère  poussée  des  avirons  sur  la  surface  de  la  mer.  »  Le  dépit  de 
Richeome  est  de  se  dire  qu'il  y  a  types  de  mouches  et  moucherons 
qu'il  n'a  pas  vus.  Dans  ses  voyages,  en  province  ou  hors  de  France,  il 
ne  manque  pas  de  quêter  toutes  étrangetés  :  à  Montpellier,  il  a  vu  le 
jardin  du  Roi  ;  et,  à  Bordeaux,  le  jardin  du  pieux,  docte  et  grave  pré- 
sident Cheysac,  qui  a  fait  venir  chez  soi  «  les  Indes  orientales  et 
occidentales  et  les  richesses  de  leurs  fleurs;  »  et,  à  Rome,  une  infinité 
d'autres  merveilles;   et,  en  Avignon,  l'an  1592,  un  caméléon  qu'on 


208 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


avait  apporté  du  Portugal.  Il  a  vu  l'oiseau  cardinal  du  Brésil  et 
l'oiseau  dit  du  Paradis  :  «  Sa  tête  est  jaune,  son  col  émaillé  d'un  vert 
gai,  ses  ailes  teintes  de  tanné  pourprin  et  le  reste  un  corps  d'or 
paillé.  »  Un  vert  gai.  Richeome  indique  là  son  plaisir  ;  les  couleurs 
lui  sont  liesse.  Il  a  vu  le  combat  d'une  belette  et  d'un  serpent;  et  il 
a  vu  les  rudesses  de  la  police,  dans  la  république  des  fourmis;  et 
il  a  vu  des  batailles  d'abeilles,  les  essaims  répartis  en  bataillons  de 
diverse  figure,  carrés  ou  ronds,  triangulaires  ou  en  forme  de  croissant, 
«  tous  armés  des  mêmes  armes,  qui  étaient  une  cote  d'écaillés,  et  de 
mêmej  courage,  tous  lanciers  montés  dessus  leurs  ailerons  :  »  pen- 
dant la  mêlée,  ce  fut,  en  l'air,  «  comme  une  grêle  de  fèves  ou  de 
balles  de  harquebuse  donnant  les  unes  contre  les  autres  et  tombant  à 
terre,  dru  et  menu.  »  Quel  écrivain  !  et  qui  s'amuse. 

L'amusement  d'écrire,  Louis  Richeome  le  pratique  avec  bonheur 
et  avec  une  exquise  adresse.  Il  avait  composé  une  règle  du 
jeu,  ou  rhétorique.  Et,  un  jour,  un  jeune  jésuite  la  lui  demanda. 
Mais  Richeome  la  refusa;  et  il  a  détruit  sa  rhétorique,  non  qu'il  fût 
jaloux  de  son  secret  charmant  :  il  craignit  qu'une  tête  «  plus  ingé- 
nieuse que  vertueuse  »  n'en  mésusât  «  pour  battre  l'innocence.  » 
Incomparable  Richeome,  si  bien  averti  et  des  délices  et  des  dangers 
de  la  littérature  !  Il  en  faisait,  quant  à  lui,  un  bon  usage,  et  anodin;  il 
ne  permettait  pas  que  son  doux  jeu  se  pervertît. 

Son  doux  jeu,  il  le  consacrait  au  bien  des  âmes  et  à  leur  allé- 
gresse. Mais  il  n'est  pas  un  moraliste  ou  un  prêcheur  perpétuel. 
Quand  il  offre  à  son  lecteur  ses  tableaux  sacrés,  sans  doute  il  tâche 
de  le  rendre  assidu  aux  livres  saints  ;  il  lui  embellit  l'importante 
lecture,  afin  de  l'y  gagner  :  surtout,  il  l'amuse,  en  même  temps  qu'il 
s'amuse  lui-même,  et  gentiment.  S'il  peint  les  mœurs  des  animaux, 
ce  n'est  pas  à  la  façon  d'un  fabuliste  qui  songerait  premièrement  à  la 
leçon.  Ses  livres  de  ménagerie  ne  ressemblent  point  aux  bestiaires 
du  Moyen  Age,  très  subtiles  allégories  et  qui  sont  toutes  destinées  à 
révéler  des  «  senefiances  »  difficiles.  Le  Physiologue  du  Moyen  Age 
nous  intime  de  savoir  que  le  lion,  poursuivi  par  les  chasseurs,  efface 
de  sa  queue  les  traces  de  ses  pas,  et  que  le  lion  est  ainsi  le  symbole  de 
Notre-Seigneur,  lequel,  descendu  ici-bas,  se  dissimula  de  telle  sorte 
que  les  Hébreux  ont  dû  le  méconnaître.  Ces  pieux  rébus  ne  sont  pas 
ce  que  cherche  Richeome  dans  la  création.  Il  a  plus  de  liberté;  il  a 
même  plus  de  liberté  que  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  les  autres  phi- 
losophes qui  nous  dévoilent  les  harmonies  de  la  nature  pour  que 
nous  concluions  au  créateur.  Richeome  ni  ses  ouailles  n'ont  besoin 


REVUE    LITTÉRAIRE.  209 

qu'on  leur  prouve  la  finalité  ou  Dieu.  Que  veut-il  donc,  Richeome  ? 
Une  gaieté  innocente,  et  dont  il  remercie  Dieu.  Il  eût  écrit,  comme 
Bourdaloue  :  «  Mon  Dieu,  je  suis  content  de  vous  !»  Et  il  écrivait  aux 
novices  de  saint  André  :  «  Mes  bien-aimés,  [vous  remercierez  Dieu] 
nuit  et  jour,  en  santé,  en  maladie,  en  prospérité,  en  adversité,  aux 
champs,  aux  villes,  aux  églises,  à  chaque  pas  que  vous  faites,  prenant 
matière  d'admiration,  de  dilection  et  de  louange  de  tout  ce  que  vous 
oyez  et  touchez  en  l'école  de  son  Église  et  de  la  nature.  »  Le  bon- 
homme Richeome,  devancier  de  saint  François  de  Sales,  a  aussi  en 
lui  quelque  chose  de  l'autre  saint  François,  —  et  bien  qu'il  eût  l'hor- 
reur, souvent  comique,  de  tous  moines  mendians  et  franciscains  :  — 
il  avait  pris  dans  sa  Provence  natale  un  peu  de  cette  allégresse  ado- 
rable que  saint  François  d'Assise  avait  reçue  du  clair  soleil  d'Ombrie, 
du  paysage  lumineux,  des  vignes  et  des  oliviers. 

Etienne  Binet,  jésuite  également,  c'est  un  extraordinaire  bavard, 
et  drôle,  et  un  saint  homme.  Un  grand  faiseur  de  phrases  tonitruantes, 
et  magnifiques.  Un  grand  faiseur  de  vacarme  :  le  tintamarre  des  mots 
est  la  musique  habituelle  de  sa  pensée.  Il  n'a  pas  beaucoup  de  délica- 
tesse; et  il  n'a  pas  du  tout  de  discrétion.  Ses  abus  de  langage  sont 
énormes,  sont  ridicules;  cependant  il  montre,  dans  le  pire  excès  de 
ses  diatribes  véhémentes  et  tatillonnantes,  une  espèce  de  génie  :  et 
c'est  à  peine  si  l'on  n'ose  le  comparer  à  l'auteur  de  Pantagruel,  quel- 
quefois. Il  invective  contre  les  catholiques  imparfaits  :  «  Où  êtes-vous 
maintenant,  catholiques  de  boue  et  de  fumier?...  »  Simplement!... 
«  0  hommes  sans  âmes,  et  âmes  sans  raison,  et  raison  sans  religion, 
et  religion  sans  Dieu  !  Si  fait,  dea,  vous  en  avez  un,  qui  se  nomme  le 
ventre.  Mais  tel  Dieu,  tel  service.  Vos  poumons  sont  son  temple  ;  le 
foie,  son  autel,  toujours  couvert  de  sang  et  de  voirie  ;  l'estomac, 
l'encensoir;  les  fumées  qui  en  sortent  sont  l'encens  le  plus  doux;  la 
graisse  est  la  victime,  le  cuisinier  est  votre  aumônier  qui  est  toujours 
en  service,  et  vos  inspirations  ne  dévalent  à  vous  que.  par  la  chemi- 
née ;  les  sauces  sont  vos  sacremens,  et  les  hoquets  vos  plus  pro- 
fondes prophéties.  Toute  votre  charité  bouillonne  dans  vos  grasses 
marmites  ;  votre  espérance  à  l'étuvée  toujours  couverte  entre  deux 
plats  !  »  Cela  est  écrit  par  le  P.  Etienne  Binet,  jésuite,  dans  un  ou- 
vrage intitulé  La  fleur  des  psaumes  :et,  ce  doux  titre  de  manuel  dévot, 
ces  phrases-là  le  secouent  rudement.  Plutôt  que  de  prêcher  l'absti- 
nence, Binet  dénigre  la  gourmandise.  En  d'autres  termes,  il  est 
mieux  fait  pour  traiter  de  la  gourmandise,  —  et  fût-ce  pour  la 
condamner,   —  que  pour  traiter  de  l'abstinence,  et  fût-ce  pour  la 

TOME    XXXIII.    —    1916.  14 


210  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

louer;  il  est  mieux  fait  pour  condamner  que  pour  louer.  S'il  a  en  tête, 
et  il  l'aura  bien,  de  nous  recommander  les  bonnes  œuvres,  le  strata- 
gème ne  sera  pas  de  nous  attendrir  sur  les  mérites  de  la  charité  : 
plutôt,  il  nous  avilira  nos  motifs  de  cupidité  ou  d'épargne.  Vous 
économisez,  afin  de  maintenir  l'honneur  de  votre  maison,  la  prospé- 
rité de  votre  famille?  Ah  !  belles  dupes!...  «  Vous  fierez-vous  à  vos 
parens?  0  les  harpies,  ô  les  vautours  !  0  les  loups-garous!  Ils  ne 
vous  aiment,  cruels,  que  pour  ronger  barbarement  votre  pauvre  car- 
casse, casser  vos  os  félonnement  et  pour  avidement  en  sucer  les 
moelles  et  le  sang  encore  tout  bouillant!...  »  Mais  vous  avez  des 
enfans  qui  ont  droit  de  compter  sur  vous,  que  vous  ne  dépouillerez 
pas,  que  vous  ne  laisserez  pas,  vous  défunt,  sans  ressource  et  pi- 
tance? «  Quelle  horreur,  je  vous  prie,  qu'il  faille  être  un  voleur  en 
sa  vie,  un  désespéré  à  sa  mort  et  un  damné  pour  tout  jamais,  afin  de 
laisser  ses  biens  à  trois  petits  morveux  qui  se  moqueront  de  vous 
après  votre  mort  et  volontiers  ne  voudraient  de  leur  gré  donner  trois 
carolus  pour  faire  dire  une  pauvre  messe  pour  vous  qui  vous  êtes 
damné  pour  eux!  O  grand  sot  de  père  qui  se  damne  pour  des 
ingrats...  »  Il  est  lancé,  il  est  déchaîné...  «  pour  des  ingrats  et  pos- 
sible (peut-être)  bâtards  !  Ne  vous  fiez  pas  à  vos  enfans,  ce  sont  des 
voleurs!  »  Voilà  Binet  :  quel  homme!  La  brutalité  même.  Et  il  ap- 
pelle ainsi  ses  auditeurs  :  «  Venez,  canailles  ;  venez,  tous  les  soldats 
d'enfer  !...  »  La  brutalité  même  ;  et  puis,  les  grâces  d'un  bon  garçon. 
Ce  brutal  a  au  fond  de  l'âme  une  étrange  douceur,  et  telle  que  les 
violences  de  la  Bible,  par  endroits,  l'étonnent  et,  pour  un  peu, 
l'offenseraient.  Mieux  pourvu  d'aménité,  Richeome  trouve  ses  délices 
dans  le  Pentateuque  et  les  Prophéties  ;  le  terrible  Binet  préfère  les 
aménités  de  l'Évangile.  Et  il  écrit  :  «  Le  Vieux  Testament  fut  la  loi  de 
rigueur  où  on  ne  parle  que  de  morts,  que  de  foudres,  et  du  Dieu  des 
armées.  Or,  que  gagna-t-il  avec  cela?  Il  faisait  fuir  tout  le  monde  ; 
personne  quasi  ne  le  voulait  servir  ;  on  aimait  mieux  parler  à  Moyse 
qu'à  lui.  Au  Nouveau  Testament,  le  Verbe  incarné  se  nomma  un 
agneau.  Cette  bénignité  attira  le  cœur  de  tout  le  monde.  »  Il  ne  faut 
pas  s'y  tromper,  Binet  le  terrible  préfère  la  bénignité.  Il  a  composé  un 
livre  Du  gouvernement  spirituel  qui  invite  les  gouverneurs  de  nos 
âmes  à  imiter  nos  doux  gardiens  les  anges.  Raphaël  disait  au  petit 
Tobie  :  «  «  Mon  petit  frère,  vous  plairait-il  que  nous  fissions  ceci  ou 
cela?  »  L'ange  n'usait  pas  de  brusquerie  à  l'égard  de  l'enfant,  ne  le 
poussait  pas,  ne  le  tirait  pas,  ne  lui  disait  :  «  Allez  là,  car  Dieu  le 
veut  ainsi  et  qu'on  se  garde  d'y  faillir.  Allons  donc  !  car,  si  vous  n'y 


REVUE    LITTERAIRE. 


211 


allez  pas,  on  vous  y  fera  bien  aller,  plus  vite  que  le  pas  !  »  Ces  façons, 
remarque  Binet,  sont  inconnues  au  ciel,  et  ce  n'est  pas  le  style  des 
anges.  Et  il  prie  les  gouverneurs  de  nos  âmes  de  méditer  un  saint 
exemple,  celui  du  pape  Grégoire,  lequel  pouvait,  souverain  pontife, 
parler  à  coups  de  tonnerre,  jeter  la  foudre  des  censures  et  excommu- 
nications :  «  Mais  le  saint  homme  y  va  bien  d'un  autre  air.  Et  dit  tan- 
tôt :  S'il  plaisait  à  votre  douceur...  tantôt  :  Votre  suavité  agréera  bien 
que  je  lui  dise...  Aulieu  donc  de  répandre  la  grêle  et  les  tonnerres  sur 
la  tête  des  humains,  ce  saint  homme  faisait  rouler  des  torrens  de 
miel  et  emportait  tout...  »  Mais  lui,  Binet,  sa  violence? 

Eh!  la  violence  de  Binet,  ne  l'a-t-on  pas  senti,  c'est  bonne  humeur. 
Ses  cris  de  «  canaille  »  et  «  soldats  d'enfer,  »  gaieté.  La  vivacité  de  ses 
réprimandes,  le  tapage  de  ses  mots  et  les  gros  mots  qu'il  ne  ménage 
pas,  jovialité.  Il  avait  un  singulier  visage,  tout  maigre  et  aux  traits 
marqués  fortement  :  un  nez  solide,  les  joues  qui  se  retirent  et  qui 
dégagent  bien  la  bouche;  des  lèvres,  non  pas  certes  de  gourmand, 
mais  de  bavard,  fines  et  avançantes,  sous  des  moustaches  rases  ;  un 
peu  de  poil  au  menton,  pour  le  terminer  en  pointe  ;  les  yeux,  noirs, 
grands,  pétillans,  sous  le  front  chauve  et  les  arcades  sourcilières 
larges  et  touffues  ;  et  une  physionomie  qu'on  devine  extraordinaire- 
ment  mobile,  prompte  à  passer  de  la  colère  vraie  ou  feinte  au  rire,  et 
habile  aux  mines,  aux  grimaces  peut-être.  Je  crois  que  ce  fut  un 
plaisant  spectacle  et  beau,  Binet  se  démenant  au  service  de  l'Évangile 
avec  sa  pieuse  ferveur  et  son  entrain  de  bonté  véritable. 

Sa  doctrine  est  parfaitement  pure  ;  et,  si  l'on  souhaite,  à  ce  pro- 
pos, un  témoignage,  sainte  Chantai  a  dit  de  lui  qu'elle  n'avait  pas 
rencontré  en  ce  monde  un  esprit  plus  conforme  à  celui  de  Monsei- 
gneur. Et  Monseigneur  est  saint  François  de  Sales  :  on  ne  saurait 
demander  à  sainte  Chantai  un  certificat  meilleur.  Etienne  Binet  fut, 
en  sa  dévotion,  l'égal  des  saints.  Mais  il  eut,  dans  sa  perfection,  des 
réserves  d'indulgence  et,  dans  sa  raison,  les  règles  d'une  clémente 
sagesse.  Comme  Louis  Richeome,  il  ne  voulait  pas  que  la  religion 
devînt  triste,  hargneuse  ou  alarmante.  Il  avait  soin  des  âmes  que 
Dieu  ne  semble  pas  destiner  dès  ici-bas  aux  plus  hautes  méditations 
et  aux  vertus  les  plus  difficiles.  «  Pensez-vous  que  tout  le  monde 
doive  avoir  la  dévotion  d'un  capucin  ou  d'un  chartreux?  »  disait-il; 
et,  quand  il  avait  célébré  les  éminentes  qualités  de  sainte  Claire,  il  ne 
manquait  pas  d'ajouter  :  «  Je  vous  défends  très  expressément  d'imiter 
cette  vierge  sainte  ;  c'est  assez  pour  vous  de  l'admirer!  »  Il  se  méfiait 
grandement  de  ces  dévots  qui  «  se  rendent  des  droits  fainéans,  sous 


212 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


couleur  de  solitude  ;  »  il  admet  que  l'on  soit  modeste  et  grave,  hypo- 
condriaque non  pas.  Il  blâme  une  piteuse  figure  et  une  sombre  conte- 
nance, car  «  ce  ne  sont  pas  là  les  effets  des  sacremens,  ni  de  la  grâce 
qui  est  gaie,  active.,  ardente,  forte  et  toujours  à  cœur  joyeux  et  à 
visage  riant.  »  Binet  veut  qu'un  homme  bien  dévot  «  fasse  plus 
d'affaires  et  mieux  que  trois  autres;  »  il  lui  propose  le  modèle  de 
Judas  Macchabée  qui  «  priait  en  frappant,  frappait  en  priant  et  assé- 
nait plus  brusquement  les  coups  qu'il  dardait  après  avoir  poussé 
plus  ardemment  ses  prières  vers  le  ciel.  »  Qu'est-ce  à  dire?  Binet 
demande  que  la  religion  ne  soit  pas  étrangère  à  la  vie,  ne  soit  pas  un 
coin  séparé  de  nos  existences,  un  jardin  clos  et  où  il  est  difficile  de 
pénétrer,  où  peu  à  peu  nous  n'allons  plus,  si  nos  besognes  quoti- 
diennes et  peut-être  aussi  notre  futilité  nous  occupent. 

Or,  Pascal  s'est  moqué  de  Binet,  comme  de  tous  ces  jésuites.  Et  le 
grand  nom  de  Pascal,  autant  que  son  impitoyable  raillerie,  accable  à 
tout  jamais  «  notre  célèbre  père  Binet,  qui  a  été  notre  provincial...  » 
Pauvre  père  Binet,  dont  l'idée  était  pieuse  et  intelligente  !...  La  reli- 
gion de  ce  bonhomme  ne  contentait  ni  le  génie  de  Pascal,  ni  sa 
passion  de  la  douleur,  ni  son  angoisse. Mais  ni  l'angoisse  de  Pascal, 
ni  sa  passion  de  la  douleur,  ni  son  génie  ne  sont  à  notre  portée;  et,  si 
nous  l'admirons,  comme  les  filles  à  qui  le  père  Binet  vantait  sainte 
Claire  admiraient  cette  vierge  sainte,  il  nous  est  défendu  de  l'imiter  : 
nous  n'en  sommes  pas  capables  et  notre  singerie  serait  détestable.  Et 
alors,  que  nous  reste-t-il,  à  nous,  gens  de  petite  pensée  et  de  commun 
courage? à  nous,  gens  qui  sommes,  ou  peu  s'en  faut,  tout  le  monde? 
Absolument  rien,  selon  Pascal  :  et  c'est  à  nous  que  s'adresse  le  père 
Binet,  charitable  d'esprit,  justement  informé  de  notre  faiblesse  et 
bien  résolu  à  ne  pas  mépriser  notre  bonne  volonté.  Dira-t-on  qu'il  a 
trop  d'obligeance  et  qu'afin  de  ne  pas  nous  rebuter  il  tempère  d'une 
excessive  indulgence  les  sévérités  de  la  foi  ?  Je  ne  le  crois  aucune- 
ment. Sa  morale,  telle  qu'elle  apparaît  dans  les  résumés  et  les  cita- 
tions de  M.  l'abbé  Henri  Bremond,  ne  me  semble  pas  du  tout  relâchée, 
mais  difficile  encore  et  parfaitement  digne  d'offrir  un  idéal  aux  meil- 
leurs d'entre  nous.  Qui  suivrait  ses  préceptes  avec  une  attentive  exac- 
titude serait  un  catholique  sans  reproche,  et  gai,  un  catholique  à  faire 
envie.  Dans  la  querelle  de  Pascal  et  des  jésuites,  c'est  Pascal  qui  est 
sublime  ;  et,  la  plupart  du  temps,  ce  sont  les  jésuites  qui  ont  raison. 

Le  tort  de  Binet,  —  revenons  à  la  littérature,  —  ce  fut  d'écrire  et 
d'imprimer  quelque  deux  cents  volumes.  Aussi  ne  le  lit-on  guère, 
faute  de  choisir  dans  tout  ce  fatras.  Il  écrivait  beaucoup  trop  ;  mais  il 


REVUE    LITTÉRAIRE.  213 

écrivait  bien.  Ou  plutôt,  s'il  n'écrivait  pas  à  merveille,  il  écrivait  d'une 
façon  jolie,  attrayante,  et  parfois  cocasse,  et  toujours  vive.  Il  ember- 
lificote souvent  sa  pensée;  et,  ce  qu'il  dit,  généralement,  il  pourrait 
le  dire  avec  moins  de  mots.  C'est  qu'il  adore  les  mots,  et  les  adore 
pour  leur  son,  leur  figure,  et  pour  les  significations  qu'il  leur  attribue 
avec  justesse,  et  pour  les  images  qu'ils  font  à  ses  yeux.  Adorer  les 
mots  :  il  y  a  là  de  l'excès,  probablement;  et  il  suffit  de  les  aimer. 
Encore  faut-il  ne  pas  manquer  à  cet  amour,  si  l'on  fait  métier  de  litté. 
rature  :  et  c'est  où  pèchent  maints  écrivains,  par  une  austérité 
fâcheuse,  ou  par  ignorance.  La  littérature  est  un  art;  elle  ne  doit  donc 
pas  négliger  notre  plaisir  :  et  elle  a  tort,  si  elle  prétend  éluder  toute 
concupiscence.  Les  honnêtes  concupiscences  de  la  littérature,  Binet 
ne  les  refuse  pas  ;  et  il  les  refuse  d'autant  moins  qu'il  les  emploie  au 
salut  de  nos  âmes,  légères,  volantes,  et  qu'on  ne  prend  pas  avec^du 
vinaigre.  Il  a  compté  sur  les  belles  séductions  de  l'éloquence  et  il  a 
tourné  au  bénéfice  de  la  religion  les  attraits  d'un  style  opulent.  Les 
solécismes  et  «  vilains  barbarismes  »  sont,  à  le  croire,  péchés  de  pré- 
dicateur et  d'apologiste.  Il  a  pitié  des  orateurs  qui,  adressant  leur 
remontrance  à  telles  gens  de  corporations  ou  de  métiers,  les  font  rire 
par  leurs  métaphores  :  combien  d'  «  affineurs  »  se  moquent  tout  leur 
saoul,  quand  ils  entendent,  au  sermon,  le  prêcheur  affirmer  «  que  le 
sang  de  bouc  mollit  le  diamant  et  que  le  marteau  et  l'enclume  se  cas- 
seront plus  tôt  que  jamais  ébrécher  la  dureté  opiniâtre  du  même 
diamant?  »  Car,  «  il  y  a  mille  choses  où,  pensant  faire  merveille  de 
bien  dire,  certes  on  ne  dit  chose  qui  vaille.  »  Premièrement,  il  faut 
savoir  et  s'informer.  Bien  parler,  bien  écrire,  cela  exige  de  l'étude  ;  et 
Binet  n'a  point  épargné  son  étude.  Il  a  examiné  toutes  les  sciences, 
tous  les  métiers  et,  du  résultat  de  ses  recherches,  composé  une  ency- 
clopédie. L'on  écrit  et  l'on  parle  avec  des  mots;  les  mots  sont  les 
signes  des  objets  :  il  a  examiné  les  objets.  Comme  Richeome,  il  a 
examiné  les  fleurs  :  «  Quelle  vergogne  de  voir  qu'on  ne  sait  pas  parlei 
de  ces  belles  beautés!  Quand  les  plus  huppés  ont  dit  la  rose,  le  lis, 
l'œillet,  le  bouton  et  la  feuille,  ils  sont  au  bout  de  leur  savoir.  » 
Comme  Richeome,  il  a  examiné  les  animaux  et  il  peint  joliment  la 
course  du  lièvre,  la  pâmoison  mélodieuse  des  rossignols  et  la  furie 
belliqueuse  des  abeilles  :  «  ces  petites  gens  ne  sont  que  feu  et  colère 
qui  vole.  »  Il  a  étudié  la  médecine  et  particulièrement  la  pharmacie, 
où  sont  cachées,  dit-il,  grandes  richesses  d'éloquence.  Il  a  étudié 
l'orfèvrerie,  la  vénerie  et  la  marine  :  et  il  a  visité  l'une  et  l'autre  mer, 
car,  dit-il,  «  les  plus  riches  pièces  d'éloquence  et  de  poésie  sont  em- 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

pruntées  de  la  mer.  »  Le  travail  de  tous  les  artisans  l'a  occupé,  tant  il 
est  curieux  de  tout  connaître  et  content  si,  pour  prix  de  sa  peine,  il 
enrichit  de  quelques  mots  techniques  son  vocabulaire.  Comme  un  bon 
humaniste,  il  ne  méprise  pas  les  mots  qui  viennent  du  grec  et  du 
latin;  mais  il  préfère  encore  les  mots  tout  vivans,  les  mots  du  peuple, 
les  braves  mots  qui  chaque  jour  sont  à  l'ouvrage.  Il  entre  dansles 
ateliers  et  les  simples  boutiques  afin  d'y  prendre  des  leçons  et  il, dis- 
pute avec  les  compagnons  à  dessein  de  leur  ouvrir  la  bouche  et  de 
les  «  faire  parler  :  »  il  note  les  tours  de  phrases, les  mots, les  maximes, 
les  proverbes,  «  mille  et  mille  secrets.  »  Et  il  assure  que  c'est  ainsi 
qu'ont  procédé,  aux  meilleures  époques,  les  plus  grands  orateurs  : 
«  de  là  ils  tiraient  des  comparaisons  si  naïves,  si  bien  prises,  que 
l'auditeur  d'aise  ne  pouvait  se  tenir  de  rire  et  par  ce  sourire  témoi- 
gner son  contentement.  »  C'est  aussi  ce  qu'il  veut  obtenir,  Binet,  de 
son  auditeur  et  de  son  lecteur. 

Camus,  évêque  de  Belley,  de  qui  les  méchans  ont  médit,  pourquoi 
lui  fut-on  sévère?  Il  avait  beaucoup  de  vivacité  naturelle  et  un  entrain 
de  bonhomie  qui  permettrait  de  le  comparer  quelquefois,  sinon  à 
Binet,  du  moins  à  Richeome.  Il  a  plus  de  retenue  que  Binet,  dans  son 
langage;  mais  il  ne  manque  ni  de  fantaisie,  ni  d'impétuosité.  Des 
Ligueurs  l'avaient  taquiné  dans  leurs  libelles,  touchant  ce  nom  de 
,  Camus  :  et  le  bonhomme  était-il  dépourvu  de  nez  ?  «  Je  les  prie  de  se 
tirer  d'inquiétude  de  ce  côté-là  :  car  si  les  grands  nez  donnent  grand 
poids  aux  écrits,  je  les  avise  que  nous  avons  jadis  été  ainsi  nommés 
par  antiphrase,  et  je  n'en  connais  point  en  notre  lignage  dont  le  nez 
ne  démente  le  nom,  si  bien  que  nous  sommes  ainsi  nommés,  comme 
la  guerre  par  les  Latins  et  les  Euménides  par  les  Grecs,  à  contresens 
et  comme  propres  à  chausser  des  lunettes  à  voir  de  loin  l'impertinence 
de  nos  censeurs  !  »  On  l'a  calomnié;  mais  il  ne  craignait  pas  la  polé- 
mique et  il  y  montrait  de  la  rudesse.  Il  était  impétueux  de  caractère, 
et  hardi  d'allure,  et  gaillard;  mais  il  eut  tant  d'amitié  pour  saint 
François  de  Sales  que  la  douceur  de  son  ami  le  gagna  peu  à  peu,  le 
gagna  insensiblement,  si  bien  qu'un  jour  il  s'aperçut  qu'en  prêchant  il 
imitait  son  ami,  les  gestes  de  son  ami,  la  façon  de  parler,  la  façon  de 
penser,  la  façon  d'être  doux,  suave  et  tendre,  qu'il  admirait  en  son 
ami.  Or  tout,  en  saint  François  de  Sales,  était  «  lent  et  posé,  pour  ne 
pas  dire  pesant,  à  cause  de  sa  constitution  corporelle.  »  Et  lui,  Camus, 
était  d'une  autre  constitution  corporelle  et  spirituelle  ;  de  sorte  qu'il 
fut  dès  lors  méconnaissable  à  son  cher  peuple  de  Belley  :  «  somme, 
je  n'étais  plus  moi-même  !  »  Saint  François  le  sut  et  le  lui  reprocha.  Et 


REVUE    LITTERAIRE. 


215 


Camus  :  «  Eh  bien!  est-ce  là  un  si  mauvais  exemplaire  à  imiter?  » 
Saint  François  n'admettait  point  de  Camus  sans  joyeuseté  :  «  Joyeuseté 
à  part,  vous  vous  gâtez  !  Si  les  naturels  se  pouvaient  changer,  que  ne 
donnerais-je  pas  de  retour  pour  un  tel  que  le  vôtre?  Vous  allez  à 
pleines  voiles,  et  moi  à  la  rame;  vous  volez,  et  je  rampe  ou  me  traîne 
comme  une  tortue.  Vous  avez  plus  de  feu  au  bout  du  doigt  que  je  n'en 
ai  en  tout  le  corps...  Et  maintenant,  vous  pesez  vos  mots,  vous 
comptez  vos  périodes,  vous  traînez  l'aile,  vous  languissez  et  faites 
languir  vos  auditeurs.  Est-ce  là  cette  belle  Noémi  du  temps  passé?  » 
Camus  se  le  tint  pour  dit  ;  et  il  n'essaya  plus  de  dissimuler  son  humeur, 
qui  était  fougueuse  et  folâtre.  Il  défendit  les  jésuites  contre  tous  leurs 
adversaires  et  avec  tant  de  passion  véhémente  qu'il  fut  au  point  de  les 
compromettre  :  prudens,  les  jésuites  le  supplièrent  de  modérer  son 
obligeance.  Il  avait  en  estime  particulière  Ignace  de  Loyola  et,  je  ne 
sais  comment,  trouvait, dans  les  Exercices,  le  modèle  d'  «  une  spécu- 
lation si  simple,  si  humble,  si  naturelle,  si  aisée!  »  Puis  il  faisait  de 
Ronsard  ses  délices.  Il  a  écrit  beaucoup  de  romans  et,  notamment, 
Palombe  ou  la  femme  honorable.  Autrefois,  Hippolyte  Rigault  tâcha  de 
les  louer  ;  mais  Sainte-Beuve  se  fâcha  et  ne  permit  point  qu'on  voulût 
«  ressusciter  ce  qui  n'a  jamais  eu  vie.  »  Camus,  s'il  n'est  pas  un  grand 
romancier,  avait  une  intention  gracieuse  :  il  espérait  offrir  à  son 
lecteur  une  gentille  récréation.  Et  il  ne  craignait  pas  de  lui  conter  des 
aventures  galantes.  Après  cela,  les  pécheresses  de  ses  romans  allaient, 
de  coutume,  au  repentir.  Mais  il  ne  les  menait  pas  au  repentir  assez 
vite  pour  qu'on  n'eût  quelque  récréation  à  suivre  leur  aimable 
erreur.  M.  l'abbé  Henri  Bremond  le  remarque  :  l'évêque  de  Belley, 
dans  ses  romans,  prêche  moins  que  nombre  de  romanciers  mo- 
dernes. 

Que  de  liberté,  que  de  franchise  heureuse  attestent  Louis 
Richeome,  Etienne  Binet  et  Camus  !  Comme  ils  ne  sont  ni  guindés,  ni 
farouches!  et  comme  leur  dévotion,  parfaitement  sincère,  ne  les 
gêne  pas  du  tout!  Leur  croyance  ne  les  opprime  pas  et  n'accable  ni 
leur  méditation,  ni  leur  gaieté.  Comme  ils  sont  variés,  riches  de  mots, 
de  pensée  et  d'audace  !  Richesse  et  variété  que  bientôt  réglera  la  dis- 
cipline du  grand  siècle  :  belle  discipline,  sur  tant  d'opulence. 

André  Beaunier. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


L'AVANCEMENT  DE  L'HEURE 


«  Time  is  money,  »  disent  nos  amis  anglais  qui  s'y  connaissent. 
Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  temps  qui  est  de  l'argent,  c'est  aussi  la 
manière  de  mesurer  le  temps;  nous  Talions  montrer  à  propos  du 
projet,  actuellement  pendant,  d'avancer  l'heure  légale  française  et  qui 
a  fait  depuis  quelques  jours  couler  chez  nous  tant  d'encre  et  de  propos, 
les  uns  sensés...,  les  autres  moins. 

On  s'étonnera  peut-être  de  nous  voir  au  cours  d'une  chronique 
scientifique  traiter  de  questions  qui  se  rapportent  à  ce  «  vil  métal  » 
qu'est  l'argent.  Mais  d'abord,  les  poètes  appellent  aussi  du  même  nom 
l'or,  bien  que  son  poids  atomique  soit  fort  différent  et  qu'il  soit  placé 
à  un  endroit  très  distinct  du  premier  dans  la  spirale  de  Mendéléef.  Et 
puis,  ne  l'oublions  pas,  si  l'homme  de  science  a  le  droit  et  peut-être 
le  devoir  de  mépriser  l'argent  pour  lui-même,  il  ne  saurait  s'en  désin- 
téresser comme  phénomène  social,  car  le  bien-être  de  l'humanité  n'est 
point  une  chose  négligeable,  même  du  point  de  vue  de  Sirius,  et  les 
sciences  elles-mêmes,  je  veux  dire  les  sciences  expérimentales,  seules 
dignes  vraiment  de  ce  nom,  ont  besoin  de  la  richesse  pour  vivre 
et  progresser.  Enfin,  et  surtout,  à  l'heure  actuelle,  une  préoccupation 
doit  polariser  lésâmes  de  tous  les  Français  :  la  défense  du  pays,  et 
elle  est  étroitement  enlacée  aux  questions  économiques. 

Une  remarque  avant  tout  s'impose  :  si  intéressant  qu  il  soit,  ce 
projet  d'avancement  de  l'heure  légale  n'est  pas  d'une  importance  assez 
capitale  pour  justifier  les  nombreux  débats  publics,  les  interminables 
discussions  privées,  les  polémiques  de  presse,  trop  abondantes  par  ce 


on 

REVUE    SCIENTIFIQUE.  .  -li 

temps  de  crise  du  papier,  qu'il  a  suscitées.  D'où  provient  cet  immense 
mouvement  d'intérêt  passionné  dans  une  question  dont,  encore  une 
fois  et  heureusement,  le  sort  du  pays  ne  dépend  qu'en  une  faible 
mesure? D'abord  de  ce  qu'il  s'agit  d'un  des  rares  problèmes  dont  on 
puisse,  à  l'heure  qu'il  est,  disputer  sans  entendre  aussitôt  un  terrible 
cliquetis  de  ciseaux.  L'opinion  publique  est  un  peu  comme  ces  sul- 
tanes prisonnières  en  de  voluptueux  sérails  et  qui  aiment  d'autant 
plus  passionnément  les  cigarettes  qu'aucune  autre  distraction  ne  leur 
est  possible.  Mais  il  y  a  autre  chose  aussi  dans  toutes  les  controverses 
un  peu  byzantines  qu'a  soulevées  cet  anodin  projet  :  il  y  a  la  crainte 
que,  par  quelque  côté,  il  ne  porte  atteinte  à  nos  mœurs,  à  nos  douces 
et  chères  habitudes  qui  sont,  par  un  privilège  unique,  d'autant  plus 
aimées  que  cet  amour  est  plus  ancien.  Nous  sommes  ainsi  faits 
qu'une  révolution,  une  guerre,  un  cataclysme  historique  énorme,  mais 
passager,  nous  émeuvent  moins  à  certains  égards  que  des  modifica- 
tions légères,  mais  permanentes,  de  nos  us  et  coutumes.  Il  y  a  plus 
de  sagesse  qu'on  n'imagine  dans  cet  état  d'âme.  Il  y  aie  sentiment  de 
ce  que  la  géologie  moderne  a  si  bien  mis  en  évidence  à  rencontre 
du  catastrophisme  de  Cuvier  :  la  prépondérance  dans  l'évolution  des 
choses,  des  actions  faibles,  mais  continues,  sur  les  phénomènes 
intenses  mais  accidentels.  Mais  l'avancement  de  l'heure  légale  tou- 
cherait-il vraiment  à  nos  mœurs?  C'est  ce  que  nous  verrons  dans  un 
instant. 

En  tout  cas,  les  questions  de  ce  genre  ont  toujours  soulevé  les 
passions  :  lorsque  l'Angleterre  décida  de  faire  commencer  l'année  au 
1er  janvier,  et  non  plus  à  Pâques,  comme  on  faisait  jadis  et  que  lord 
Chesterfield  décida  que  le  1er  janvier  1751  on  compterait  1752,  le 
peuple  fit  une  émeute,  voulante  char  per  le  noble  lord,  aux  cris  mille 
fois  répétés  de  :  «  Rendez -nous  nos  trois  mois!  »  Ce  fut  une  belle  et 
imposante  manifestation  ouvrière.  Pourtant,  la  Parque  infernale  qui 
déroule  et  coupe  je  ne  sais  où  le  fil  des  choses  dut  en  sourire,  si  elle 
a  l'occasion  de  lever  le  nez  de  dessus  ses  ciseaux.  Elle  sait  en  effet 
que  la  fuite  du  temps  ne  dépend  pas  plus  de  l'étalon  dont  on  la  mesure 
que  notre  taille  du  mètre  employé. 


Voici  d'abord  comment  est  né  le  problème  actuellement  pendant. 

De  tout  temps  les  actes  de  la  vie  humaine  ont  été  réglés  plus  ou 
moins  sur  le  soleil.  Celui-ci  était  non  seulement  le  père  nourricier  de 
cette  vie,  mais  il  en  était  le  régulateur,  et  les  lois  de  son  mouvement 


218 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


commandaient  ceux  des  cités  et  des  champs.  A  vrai  dire,  suivant  les 
époques,  on  a  pris  des  libertés  plus  ou  moins  grandes  avec  cette 
tyrannie  du  soleil,  et  comme  tant  d'autres  souverains,  il  a  vu  son 
autorité  parfois  indiscutée  et  parfois  autocratique,  singulièrement 
tempérée  par  les  convenances  de  ses  sujets.  Dans  l'antiquité,  c'étaient 
les  cadrans  solaires,  c'était  donc  l'heure  vraie  qu'on  utilisait,  mais 
sans  cependant  y  apporter  cette  frénésie  d'exactitude  qu'a  provoquée 
la  trépidante  activité  des  temps  modernes.  Longtemps  les  patriciens 
de  Rome  eurent  des  esclaves  spécialement  chargés  d'aller  quérir  l'heure 
pour  la  leur  rapporter,  au  cadran  solaire  du  forum.  Que  devenait 
l'heure  durant  le  trajet  de  retour  du  porteur  ?  C'est  ce  que  je  ne  me 
charge  point  d'élucider. 

Jusque  vers  la  fin  du  xvnr9  siècle, il  en  fut  ainsi,  et  les  mots  midi 
et  minuit  correspondaient  vraiment  aux  instans  où  le  soleil  était  au 
plus  haut  et  au  plus  bas  de  sa  course.  Mais  le  soleil  est  un  astre  fort 
irrégulier  dans  sa  marche  apparente,  et  le  temps  qui  s'écoule  entre 
deux  midis  vrais  varie  beaucoup  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre;  la 
durée  d'une  heure  vraie  (supposée  la  24e  partie  d'un  jour)  n'est  pas 
toujours  la  même.  Pour  obvier  à  cet  inconvénient  qui  obligeait  à 
dérégler  continuellement  les  pendules  qui  avaient  le  tort  de  marcher 
plus  régulièrement  que  le  soleil,  on  a  imaginé  un  soleil  administratif, 
idéal,  sans  taches  et  bien  régulier,  comme  sont  seuls  les  êtres  irréels, 
et  qui  d'un  mouvement  uniforme  se  trouve,  au  bout  de  Tannée,  avoir 
parcouru  le  même  chemin  que  l'astre  éclatant  dont  il  est  le  peu 
brillant  second.  Ce  pâle  soleil  fictif,  dit  soleil  moyen,  définit  un  jour 
moyen,  un  temps  moyen,  un  midi  moyen  qui  ont  été  employés  à 
Paris  dès  1816,  pour  régler  les  pendules  et  la  vie  civile.  C'est  alors 
que,  craignant  une  émeute  de  la  population  parisienne  qui  dès  lors 
était,  dit-on,  chatouilleuse  sur  l'heure  de  ses  repas,  le  préfet  M.  de 
Chabrol  exigea  un  rapport  du  Bureau  des  Longitudes  avant  de  substi- 
tuer le  midi  moyen  au  midi  vrai.  Dès  ce  jour,  le  temps  civil  ^cessait 
d'être  du  domaine  de  la  science  :  il  était  inutilisable  pour  les  besoins 
de  l'astronomie,  il  devenait  quelque  chose  de  tout  à  fait  conventionnel 
et  il  devait  être  encore  bien  plus  par  la  suite  une  hérésie  scientifique, 
comme  nous  allons  voir. 

Le  soleil  vrai  ou  le  soleil  moyen  dans  leur  course  apparente 
passent  successivement  au-dessus  des  divers  méridiens  qui,  du  pôle 
Nord  au  pôle  Sud,  traversent  les  divers  lieux  du  globe.  Il  n'est  donc 
pas  midi  en  même  temps  (ni  midi  vrai,  ni  midi  moyen) pour  des  lieux 
situés  à  l'Est  ou  à  l'Ouest  les  uns  des  autres.  Ces  différences  sont 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


219 


notables  :  elles  sont  de  37  secondes  du  Point-du-Jour  au  Pont  de 
Charenton,  de  20  minutes  entre  Paris  et  Nice,  de  27  minutes  entre 
Brest  et  Paris. 

Longtemps  chaque  ville  eut  son  heure  locale.  Cela  n'avait  pas 
d'inconvénient  au  temps  des  diligences,  et  tant  que  les  bonnes  gens, 
inscrites  irrémédiablement  dans  le  petit  cercle  de  leur  cité,  voyageaient 
peu.  Les  chemins  de  fer  et  les  télégraphes  obligèrent  à  substituer  à 
toutes  les  heures  locales  une  heure  unique  pour  la  France,  ce  qui  fut 
fait  par  une  loi  en  1891.  Le  temps  légal  pour  tout  le  pays  fut  dès  lors 
le  temps  moyen  du  méridien  de  Paris. 

Puis  nouveau  changement.  Pour  des  raisons  d'unification  inter- 
nationale analogues  aux  raisons  nationales,  qui  avaient  motivé  la  loi 
de  1891,  on  a  songé  ensuite  à  n'avoir  qu'une  heure  légale  pour  la  terre 
entière.  Mais  il  y  a  loin  de  la  coupe  des  théories  aux  lèvres  de  la 
réalité.  Et  on  dut  renoncer  bientôt  à  l'idée  de  l'heure  unique  univer" 
selle  :  on  se  serait  malaisément  habitué,  en  effet,  à  lire  des  dépêches 
ainsi  conçues  :  «  Hier,  à  Tokio,  à  midi,  quelques  instans  avant  le 
lever  du  soleil...  »  Sur  l'initiative  des  États-Unis,  on  a  finalement  dé- 
cidé que,  faute  de  pouvoir  marquer  la  même  heure,  toutes  les  pen- 
dules de  la  terre  marqueraient  simultanément  la  même  minute  ;  la 
terre  entière  dans  ce  système  est  divisée  en  vingt-quatre  fuseaux 
horaires,  correspondant  chacun  à  15  degrés  de  longitude,  étant  en- 
tendu que  l'heure  légale  de  tous  les  fuseaux  est  fondée  sur  le  temps 
moyen  du  méridien  de  Greenwich,  cette  heure  étant  la  même  à  l'inté- 
rieur de  chaque  fuseau  et  augmentant  ou  diminuant  exactement  d'une 
heure,  suivant  qu'on  passe  dans  un  fuseau  situé  à  l'Est  ou  à  l'Ouest 
du  précédent.  C'est  ainsi  que  l'Europe  a  été  conventionnellement 
divisée  en  trois  grands  fuseaux. 

Après  de  longues  et,  avouons-le,  fort  légitimes  résistances,  la 
France  a  adhéré  à  ce  système  qui  a  retardé  de  9  minutes  21  secondes 
l'heure  légale  delà  France,  par  une  loi"  votée  parlaChambre  des  députés 
en  1898  et  par  le  Sénat  en...  1911,  treize  ans  après.  Ce  précédent  est 
assez  piquant  à  l'heure  où  le  projet  de  loi  Honnorat,  qui  vient  d'être 
adopté  par  la  Chambre,  parait  rencontrer  au  Sénat  un  accueil  un  peu 
dénué  de  chaleur.  Comme  ce  projet  de  loi  ne  prévoit  l'avancement  de 
l'heure  légale  que  pour  la  durée  de  la  guerre,  il  faut  espérer  que,  si 
le  Sénat  a  besoin  de  treize  ans  pour  l'adopter,  la  loi  sera  devenue 
inutile...  à  moins  qu'on  ne  l'ait  modifiée  pour  la  rendre  applicable  au 
temps  de  paix.  Que  voilà  donc  des  causes  d'ajournement  en  perspec- 
tive! 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  compléter  ce  rapide  historique,  je  dois  rappeler  qu'un  congrès 
international  de  l'Heure,  réuni  à  la  fin  de  1913  à  l'Observatoire  de 
Paris,  a  unifié  et  organisé  la  transmission  radiotélégraphique  de 
l'heure  de  Greenwich  dans  le  monde.  C'était  moins  d'un  an  avant  la 
guerre.  C'est  là  qu'on  entendit  le  fameux  professeur  Wilhelm  Fœrster, 
de  Berlin,  célébrer  «  la  collaboration  fraternelle  du  genre  humain  »  et 
«  la  France  qui  depuis  deux  siècles  marche  à  la  tête  de  l'exploration 
scientifique  du  globe.  »  Il  parlait  vraiment  très  bien,  ce  vieillard,  et 
avec  des  larmes  dans  la  voix  qui  mouillaient  son  léger  accent  teuton. 
Depuis,  il  a  signé  le  célèbre  manifeste  des  93... 

* 
*   * 

Comme  on  le  voit  par  l'exposé  précédent,  l'heure  légale  en  France, 
l'heure  qui  règle  les  habitudes  de  notre  vie  civile  a  été  fréquemment 
modifiée  en  des  sens  divers  et  principalement  pour  des  raisons  de 
commodité  et  d'adaptation  à  nos  besoins.  L'heure  légale  n'est  donc 
nullement  une  sorte  d'idole  intangible  qu'on  ne  peut  toucher  sans 
sacrilège  ;  ce  qu'on  a  fait  hier,  ce  qu'on  a  fait  avant-hier,  on  peut  le 
faire  demain,  si  un  progrès  peut  en  jaillir  dont  profite  la  collectivité 
nationale.  L'heure  légale  a  montré  assez  de  souplesse  dans  son  histoire 
pour  pouvoir  subir  un  nouveau  redressement,  si  l'utilité  s'en  fait 
sentir.  Cette  utilité  existe-t-elle  actuellement?  Toute  la  question  est  là. 

Si  un  aviateur  survolant  en  ce  moment  notre  pays  pouvait  voir 
instantanément  tout  ce  qui  s'y  passe,  il  constaterait  qu'en  cette  saison, 
dans  les  cités  et  beaucoup  de  villages,  un  grand  nombre  de  maisons 
sont  encore  closes  et  abritent  des  gens  endormis  longtemps  après  que 
le  soleil  déjà  levé  verse  des  torrens  de  lumière  sur  ceux  qui  le 
dédaignent  ainsi.  Si  notre  aviateur  refaisait  le  même  parcours  après 
le  coucher  du  soleil,  il  constaterait  au  contraire  que  les  lumières  arti- 
ficielles sont  allumées  pendant  longtemps  presque  partout. 

Si  on  met  à  part  les  paysans  qui  règlent  leur  vie  sur  le  lever  et  le 
toucher  du  soleil, —  et  encore  cette  règle  n'est-elle  qu'à  peu  près 
vraie,  —  la  vie  de  la  plupart  d'entre  nous  est  décalée  par  rapport  au 
soleil,  c'est-à-dire  que  nous  vivons  beaucoup  moins  avant  le  milieu  du 
jour  qu'après  celui-ci.  Il  est  incontestable  en  effet  que  notre  vie 
sociale  est  réglée  sur  la  pendule, non  sur  la  marche  réelle  du  soleil.  La 
preuve,  c'est  qu'à  Nancy  et  à  Brest  les  mêmes  heures  correspondent 
aux  mêmes  occupations  dans  les  industries,  les  administrations,  les 
familles,  bien  que  le  soleil  se  lève  et  se  couche  dans  la  première  de 
ces  villes  43  minutes  plus  tôt  que  dans  la  seconde.  Une  autre  preuve 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


221 


est  qu'aucune  de  nos  habitudes  n'a  été  changée,  bien  qu'on  ait  depuis 
1911  retardé  toutes  les  pendules  de  10  minutes.  Ainsi  les  bureaux  de 
poste  qui  ouvrent,  comme  on  sait,  de  8  heures  à  20  heures,  ouvrent  et 
ferment  en  réalité  1 0  minutes  plus  tard  depuis  qu'on  a  adopté  en  France 
l'heure  du  méridien  de  Greenwich. 

Or,  au  moment  où  paraissent  ces  Lignes,  le  soleil  se  lève  à  Paris 
à  -i  h.  33  et  se  couche  à  19  h.  4;  si  donc  on  avançait  les  pendules 
d'une  heure,  les  bureaux  de  poste  useraient  de  la  lumière  artificielle 
pendant  une  heure  de  moins  chaque  jour.  Il  en  serait  de  même  dans 
toutes  les  familles  où  on  se  lève  en  ce  moment  et  où  on  se  couche  bien 
après  le  lever  et  le  coucher  du  soleil,  dans  toutes  les  industries  et  les 
commerces  où  on  commence  et  achève  le  travail  après  ce  lever  et  ce 
coucher. 

C'est  de  ces  considérations  qu'est  né  le  projet  actuellement  discuté 
et  qui  sous  le  nom  de  «  Dailygh  saving  Bill  »  a  vu  le  jour  en  Angle- 
terre, où  il  a  été  voté  au  Parlement  en  deuxième  lecture,  mais  n'a  pu 
franchir  la  passerelle  de  la  troisième  lecture,  faute  d'une  voix  de 
majorité.  Nous  allons  maintenant  examiner  le  plus  succinctement  pos- 
sible les  diverses  objections  qu'a  soulevées  ce  projettes  inconvéniens 
qu'il  pourrait  présenter  et  du  même  coup  ses  incontestables  avan- 
tages. 


*   -, 


On  a  invoqué  d'abord  contre  ce  projet  (que  nous  appellerons  pour 
abréger  projet  Honnorat,  du  nom  du  député  qui  a  pris  l'heureuse  ini- 
tiative de  le  présenter  à  la  Chambre),  des  argumens  d'ordre  scienti- 
fique. Un  des  membres  les  plus  distingués  de  l'Académie  des  Sciences, 
M.  Lallemand,  a  notamment  présenté  ces  argumens  au  cours  d'une 
communication  qu'il  a  faite  à  titre  personnel  devant  cette  assemblée. 
D'après  lui,  on  serait  obligé  de  conserver  l'heure  normale  actuelle 
pour  les  besoins  de  la  science  et  de  la  navigation,  ainsi  que  pour  les 
relations  internationales  ferroviaires  et  télégraphiques. 

J'avoue  avoir  été  d'autant  moins  convaincu  par  cette  argumenta- 
tion, que  M.  Lallemand  lui-même  l'avait  réfutée  par  avance  lorsqu'il 
parlait  en  1911  devant  le  Sénat  en  qualité  de  commissaire  du  gouver- 
nement, lors  de  la  discussion  du  projet  adoptant  l'heure  de  Greenwich. 

Le  principal  problème  de  la  science  et  de  la  navigation  où  inter- 
vient l'heure  est  celui  des  cartes  et  des  longitudes.  Les  longitudes  de 
nos  cartes  étaient  naguère  fondées  sur  l'heure  du  méridien  de  Paris. 
«  Le  projet,  disait  alors  M.  Lallemand  répondant  à  M.   l'amiral  de 


222 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Cuverville,  laisse  de  côté  la  question  du  méridien  pour  les  cartes 
marines...  Cette  question  est  tout  à  fait  indépendante  de  l'heure  civile 
qui  règle  la  vie  économique  du  pays...  Pour  la  marine  la  situation  sera 
demain  ce  qu'elle  était  hier  et  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  »  —  Et 
M.  Lallemand  remarquait  aussi,  alors,  que  ce  n'est  pas  l'heure  scien- 
tifique, mais  l'heure  civile  qui  règle  les  chemins  de  fer  et  les  postes.  — 
Tout  cela,  qui  était  vrai  lorsque  «  l'heure  normale  actuelle  »  était 
celle  du  méridien  de  Paris,  ne  l'est  pas  moins  aujourd'hui  que  cette 
heure  normale  est  celle  du  méridien  de  Greenwich. 

Cela  est  même,  si  j'ose  dire,  plus  vrai  aujourd'hui  qu'en  191 1,  car 
il  est  incontestable  qu'au  point  de  vue  de  la  science  et  de  la  navigation, 
l'adoption  de  l'heure  de  Greenwich  a  eu  l'inconvénient  certain  de 
périmer  la  valeur  et  l'usage  de  toutes  nos  belles  cartes  anciennes 
basés  sur  le  méridien  de  Paris.  Au  contraire,  aujourd'hui,  qu'on 
avance  et  qu'on  retarde  les  pendules  d'une  heure,  il  n'y  aura  pas  à 
changer  les  cartes  en  usage,  puisque  l'heure  sera  basée  sur  le  même 
méridien  initial. 

La  vérité,  et  le  bref  exposé  historique  que  j'ai  fait  ci-dessus  suffi- 
sait déjà  à  le  prouver,  est  que  l'heure  civile  a  depuis  longtemps  cessé 
d'avoir  aucun  rapport  nécessaire  avec  l'heure  vraie,  dont  elle  est  indé- 
pendante, et  qui  seule  intéresse  directement  les  astronomes  et  les 
savans.  Si  on  modifie  la  constante  arbitraire  déjà  ajoutée  à  la  diffé- 
rence variable  existant  entre  le  temps  moyen  et  le  temps  vrai,  ils 
n'ont  pas  à  s'en  préoccuper. 

L'Académie  des  Sciences  a  d'ailleurs  parfaitement  compris  que  la 
détermination  de  l'heure  légale  n'engage  aucune  question  scientifique 
et,  sollicitée  de  se  prononcer  contre  le  projet,  elle  s'est  refusée  à 
émettre  un  avis  sur  un  problème  qu'elle  n'estime  pas  de  sa  compé- 
tence ni  dans  ses  attributions.  Elle  est  restée  ainsi  fidèle  à  l'attitude 
qu'elle  avait  adoptée  lors  des  discussions  passionnées  que  souleva 
naguère  le  remplacement  de  l'heure  de  Paris  par  celle  de  Greenwich. 
Le  25  juillet  1898,  en  effet,  les  secrétaires  perpétuels  de  l'Académie, 
Berthelot  et  Bertrand,  transmettaient  au  gouvernement  la  conclusion 
prise  par  l'Académie  dans  cette  question  et  qui  était  que  «  ce  système 
ne  soulève  aucune  question  de  théorie  qui  puisse  motiver  l'interven- 
tion de  lAcadémie.  En  conséquence,  elle  est  d'avis  que  le  soin  de 
se  prononcer  sur  l'adoption  de  ce  système  doit  être  laissé  aux  pou- 
voirs publics,  seuls  compétens  pour  apprécier  l'intérêt  d'une  telle 
mesure  en  ce  qui  concerne  les  relations  commerciales,  économiques 
et  politiques  du  pays.  »  Tel  est  encore  le  cas  aujourd'hui. 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


223 


Si  d'ailleurs  on  avançait  d'une  heure  l'heure  légale  française,  le 
système  des  fuseaux  horaires,  qui,  ne  Touillions  pas,  correspond  à  des 
nécessités  pratiques  mais  non  théoriques,  ne  cesserait  pas  d'être 
respecté  dans  son  idée  directrice.  Gela  provient  de  cette  heureuse  cir- 
constance de  fait  que  le  fuseau  oriental  est  bordé  partout  par  l'Océan- 
En  ce  qui  concerne  les  pays  situés  à  l'Est  de  ce  fuseau  deux  hypo- 
thèses peuvent  se  présenter  :  ou  bien  ces  pays  garderont  l'heure  du 
fuseau  central  et  nous  aurons  la  même  heure  qu'eux,  ce  qui  sera  sans 
inconvénient  ;  ou  bien  ils  avanceront  également  leur  heure  légale  ; 
telle  paraît  bien  être  leur  intention,  et  une  dépêche  nous  apprend 
notamment  qu'un  décret  paru  il  y  a  quelques  jours  dans  le  Journal 
officiel  de  Budapesth  décide  l'avancement  de  l'heure  légale  en  Hongrie 
à  partir  du  premier  mai.  Une  autre  dépêche  plus  récente  annonce  que 
la  même  mesure  a  été  prise  aussi  en  Autriche.  Dans  ce  cas,  si  la 
France  a  également  avancé  son  heure  légale,  celle-ci  différera  toujours 
de  60  minutes  de  celle  qui  est  adoptée  dans  le  fuseau  central;  sinon, 
l'heure  française  retarderait  de  deux  heures  sur  celle-ci,  ce  qui  aurait 
des  inconvéniens  pratiques  qui  sautent  aux  yeux.  Donc,  dans  tous  les 
cas,  au  point  de  vue  du  système  des  fuseaux,  l'adoption  du  projet 
Honnorat  ne  peut  avoir  que  des  avantages  et  aucun  inconvénient. 

On  a  émis  aussi  la  crainte  que  l'adoption  de  ce  projet  ne  porte  un 
coupa  la  transmission  radiotélégraphique  de  l'heure  par  la  Tour  Eiffel, 
telle  qu'elle  a  été  organisée  par  le  dernier  congrès  de  l'Heure.  Cette 
crainte  est  chimérique,  puisque  l'heure  envoyéepar  les  stations  radio- 
télégraphiques,  du  monde  entier  est  toujours  uniquement  celle  du  mé- 
ridien initial  de  Greenwich  et  nullement  celle  d'un  autre  fuseau. 

On  a  invoqué  contre  le  projet  l'opinion  hostile  de  certains  savans. 
Mais  d'autres  non  moins  éminens  se  sont  prononcés  en  sa  faveur, 
notamment  en  France  M.  Painlevé  et  M.  Appell,  président  de  l'Acadé- 
mie des  Sciences,  en  Angleterre  sir  William  Ramsay,  le  savant  peut, 
être  le  plus  éminent  du  Royaume-Uni,  les  célèbres  astronomes 
Turner,  Robert  Bail,  etc. 

Au  point  de  vue  scientifique,  la  cause  est  entendue,  et  j'ajoute  que 
même  si,  —  ce  qui  n'est  pas,  je  crois  l'avoir  démontré,  —  les  inté- 
rêts de  la  science  pouvaient  être  ici  et  momentanément  en  opposition 
avec  l'intérêt  public,  celui-ci  à  l'heure  où  nous  sommes  devrait  primer 
ceux-là.  Mais  le  projet  Honnorat  est-il  vraiment  d'intérêt  pubUc?  C'est 
ce  que  nous  allons  voir  maintenant. 


2^4  REVUE    DES    DEUX    MONDEâ. 


On  a  dit  que  la  réforme  serait  inopérante  et  ne  produirait  pas  plus 
une  économie  d'éclairage,  qu'on  ne  diminuerait  le  froid  l'hiver  en 
abaissant  le  zéro  des  thermomètres.  On  a  fait  à  ce  sujet  beaucoup  de 
plaisanteries  du  même  genre;  elles  sont  peut-être  très  spirituelles,  — 
ce  n'est  pas  sûr,  —mais  elles  ne  sont  assurément  que  cela. Ici  en  effet 
les  chiffres,  les  chiffres  froids  mais  sûrs,  répondent  avec  une  singulière 
éloquence  :  lorsque  la  France  et  l'Allemagne  ont  remplacé  par  une 
heure  centrale  unique  les  heures  locales  de  chaque  ville,  elles  ont  vu 
augmenter  dans  des  proportions  considérables  la  consommation  du 
gaz  dans  celles  des  villes  situées  à  l'Est  du  pays,  elles  l'ont  vue  dimi- 
nuer dans  les  villes  situées  à  l'Ouest.  Voici  par  exemple  quelques 
chiffres  officiels  que,  pour  ne  pas  soulever  de  polémiques,  j'emprunte 
à  des  villes  non  pas  françaises  mais  allemandes  :  tandis  qu'à  Kœnigs 
berg  (Prusse  orientale)  la  consommation  du  gaz  passait  brusquement, 
entre  1892  et  1893,  de  4250000  mètres  cubes  à  4  500  000,  pour  ne 
plus  varier  ensuite,  à  Dusseldorf  (Allemagne  occidentale)  elle  dimi- 
nuait et  passait  brusquement  de  7  450  000  mètres  cubes,  à  6  850000. 
Ces  centaines  de  milliers  de  mètres  cubes  multipliés,  comme  il 
convient,  comptent  dans  le  budget  d'une  nation.  Quand  la  Belgique, 
qui  est  à  l'Est  du  méridien  de  Greenwich,  a  adopté  l'heure  de 
celui-ci,  on  a  vu  à  Bruxelles  par  exemple  la  quantité  annuelle  de 
gaz  consommé  augmenter  brusquement  de  8,3  p.  100,  si  bien 
qu'un  grand  nombre  de  commerçans  croyant  à  une  erreur  adres- 
sèrent à  la  ville  des  réclamations.  C'est  pour  la  même  raison  que  la 
Hollande,  qui  avait  adopté  naguère  l'heure  de  Greenwich,  est  revenue 
depuis  peu  à  celle  d'Amsterdam. 

Inversement,  en  adoptant  pour  notre  vie  civile  l'heure  du  fuseau 
central  on  économisera  chaque  jour  une  heure  d'éclairage  dans  toutes 
les  maisons  où  on  est  debout  seulement  après  le  lever  du  soleil  et 
jusqu'après  son  coucher.  Les  nombreux  millions  de  charbon  ainsi 
économisés  iront  fortifier  nos  industries  de  guerre,  et  le  fret,  dont  la 
crise  actuelle  est  la  cause  principale  de  la  vie  chère,  en  sera  allégé 
d'autant. 

A  vrai  dire,  l'économie  ainsi  réalisée  ne  sera  sensible  que  pendant 
les  mois  les  plus  longs.  Quel  sera,  si  la  loi  est  votée,  le  régime  adopté 
pour  le  semestre  d'hiver?  Deux  systèmes  sont  en  présence:  l'un  con- 
sistant à  avoir  la  même  heure  avancée  toute  l'année.  Il  aurait  l'avan- 
tage de  n'exiger  qu'une  fois  pour  toutes  un  co  jp  de  pouce  aux  pen- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  225 

dules,  et  l'inconvénient  d'obliger  l'hiver  un  grand  nombre  de  gens  à 
se  lever  contre  leur  gré  à  la  chandelle,  ce  qui  les  ramènerait  insensi- 
blement aux  anciennes  habitudes  et  détruirait,  par  répercussion,  petit 
à  petit,  en  vertu  d'un  nouveau  décalage  progressif  de  la  vie  vers  le 
soir,  les  heureux  effets  de  la  réforme.  L'autre  système  consiste  à 
rétablir  pour  les  mois  d'hiver  l'heure  du  méridien  de  Greenwich;  cela 
aura  l'inconvénient  d'exiger  deux  coups  de  pouce  par  an  aux  pen- 
dules. Les  compagnies  de  chemins  de  fer  consultées  déclarent  que  ce 
ne  sera  qu'un  jeu  pour  elles,  d'autant  qu'elles  feront  coïncider  ces 
changemens  avec  leur  transformation  bisannuelle  déjà  existante  des 
horaires  d'été  en  horaires  d'hiver  et  réciproquement.  Quant  aux 
autres  collectivités  et  aux  particuliers,  rien  ne  leur  sera  plus  facile  que 
ce  petit  changement  que  connaissent  tous  ceux  qui  ont  traversé  l'Océan 
ou  seulement  la  frontière  suisse  :  il  n'est  pas  plus  pénible  d'avancer 
ou  retarder  sa  montre  d'une  heure  que  de  la  remonter. 


On  a  dit  aussi  qu'il  n'y  avait  pas  de  raison,  si  on  avance  les  pen- 
dules d'une  heure,  de  ne  pas  porter  cette  avance  à  deux  ou  trois 
heures.  L'argument  ne  porte  pas.  Il  y  a  une  chose  qui  limite  pratique- 
ment et  qui  impose  la  grandeur  de  l'avance  de  l'heure  :  c'est  la  quan- 
tité dont  notre  vie  civile  est  aujourd'hui  pratiquement  décalée  vers  la 
nuit.  Et  il  est  facile  de  montrer,  —  l'espace  me  manque  pour  faire 
aujourd'hui  cette  démonstration,  —  qu'une  heure  d'avance  rétablira 
très  sensiblement  notre  vie  dans  la  norme  qui  est  le  jour  solaire  vrai. 
En  vivant  plus  au  soleil  et  moins  à  la  lumière  artificielle,  on  amélio- 
rera sans  aucun  doute  la  santé  générale  de  la  nation,  et  c'est  cette 
considération  qui  a  rallié  au  projet  Honnorat  l'Académie  des  sports. 

Il  n'y  a  pas  en  effet  dans  le  projet  Honnorat  seulement  des  consi- 
dérations économiques  à  faire  valoir.  Outre  les  argumens  financiers 
propres  à  émouvoir  le  très  grand  nombre  de  nos  contemporains  qui 
n'ont  dans  leur  ciel  terne  d'autres  étoiles  que  les  gros  sous,  il  y  a  des 
argumens  d'un  tout  autre  ordre  et  qui  concernent  la  santé  générale 
du  peuple.  Il  n'est  pas  douteux  en  effet  que  la  vie  à  la  lumière  du  jour 
dans  les  rayons  étincelans  et  microbicides  du  soleil,  est  plus  saine, 
plus  créatrice  de  joie,  de  santé,  d'euphorie,  que  la  pâle  splendeur  de 
la  vie  vespérale  et  nocturne.  Ce  n'est  pas  à  démontrer,  tous  les  méde- 
cins, tous  les  physiologistes  le  savent. 

Il  n'est  point  jusqu'aux  poètes  qui  ne  puissent  trouver  des  rai- 
sons d'applaudir  à  la  mesure   projetée  puisqu'on  jouira  mieux  et 

TOME    XXXIII.    1916.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  des  premières  heures  du  jour  et  que,  comme  le  dit  un  verf 
charmant, 

Tout  le  plaisir  des  jours  est  dans  leur  matinée. 

Enfin  et  par  une  répercussion  évidente,  tous  les  travailleurs  qui 
aujourd'hui  ignorent  le  délassement  de  l'heure  exquise  qui  précède 
la  chute  du  jour,  tous  ceux,  employés,  ouvriers,  que  la  nuit  tombante 
trouve  encore  sous  la  lampe  tôt  allumée,  enfermés  dans  les  murs 
tyranniques  où  se  pétrit  le  pain  quotidien,  libérés  plus  tôt  par  la  nou- 
velle loi,  jouiront  enfin  de  la  calme  douceur  où  le  jour  s'ensevelit. 

* 
*  * 

J'ai  lu,  non  pas  chez  un  conteur  de  fables,  mais  en  des  gazettes 
apparemment  fort  sérieuses,  que  le  projet  Honnorat  serait  déplorable 
et  funeste  parce  qu'il  nous  donnerait  l'heure  boche.  Voilà  un  plaisant 
argument. 

Tout  d'abord,  il  est  inexact  que  l'heure  du  fuseau  central  de 
l'Europe  soit  une  heure  boche  :  elle  est,  comme  la  nôtre  et  celle  de 
tous  les  pays  ayant  adopté  le  système  des  fuseaux,  une  heure  anglaise, 
puisqu'elle  est  fondée  sur  le  méridien  initial  de  Greenwich.  C'est  donc 
une  heure  anglaise  que  nous  avons  aujourd'hui,  une  heure  anglaise 
que  nous  aurons  demain,  si  le  projet  Honnorat  est  appliqué.  L'heure 
du  fuseau  central  est  d'ailleurs  aussi  celle  de  notre  alliée  l'Italie.  Au 
surplus,  il  est  curieux  de  constater  que,  tandis  que  l'Allemagne  a  une 
heure  fondée  sur  celle  de  Greenwich,  l'Irlande  n'a  pas  encore  adhéré 
au  ystème  des  fuseaux  et  a  toujours  son  heure  particulière.  Gela  du 
reste  n'empêche  pas  les  Irlandais  n'utilisant  pas  le  méridien  de 
Greenwich  de  donner  du  fil  à  retordre  aux  Boches  qui  le  possèdent,  et 
cela  se  passe  sur  un  méridien  qui  est  celui  d'Ypres.  Je  ne  pense  pas 
que  la  perspective  d'avoir  la  même  heure  que  la  Russie  empêche  nos 
ennemis  d'avancer  leurs  pendules  de  soixante  minutes,  si,  comme  il 
apparaît  aux  dernières  nouvelles,  ils  croient  y  trouver  leur  avantage. 
Faisons  comme  eux  et  ne  nous  préoccupons  que  d'une  chose  : 
prendre  toutes  les  mesures  qui  nous  fortifieront.  Si  l'emploi  de 
l'heure  de  V  Europe  centrale  est  de  celles-là,  adoptons-la  sans  hésiter, 
car  par  là  même  nous  nuirons  à  nos  ennemis. — Gela  serait  vrai  môme 
si  cette  heure  était  réellement  boche. 

Allons-nous  renoncer  à  radiographier  nos  blessés  sous  prétexte 
que  les  rayons X  ont  été  inventés  par  Rœntgen?  Qu'il  puisse  se  trouver 
des  gens  sérieux  et  assurément  bien  intentionnés  pour  se  conduire 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


227 


par  des  argumens  de  cette  sorte,  c'est  une  chose  attristante.  Elle 
procède  de  la  même  mentalité  naïve  qui  prétendrait  exclure  l'alle- 
mand de  nos  écoles.  Assez  de  choses  tuent  en  ce  moment  en  France, 
sans  y  ajouter  le  ridicule. 


Pour  finir  et  à  bout  d'argumens,  on  a  soutenu  qu'il  n'était  point 
besoin  d'une  loi  pour  obtenir  le  résultat  cherché  par  le  projet  Hon- 
norat,  et  qu'il  suffirait  d'imposer  aux  administrations,  aux  commer- 
çans  et  industriels,  aux  particuliers  de  changer  l'horaire  de  leurs  occu- 
pations habituelles  et  de  se  lever  et  de  se  coucher  une  heure  plus  tôt. 
Mais  ces  mesures  administratives  seraient  inefficaces  et  révolteraient 
tout  le  monde,  car  elles  violenteraient  les  mœurs  et  les  habitudes;  le 
projet  Honnorat  au  contraire  est  un  artifice  qui  respecte  toutes  les 
habitudes,  tous  les  emplois  du  temps  coutumiers,  un  «  truc,  »  si  j'ose 
employer  ce  mot,  qui  tourne  la  difficulté  au  lieu  de  la  heurter  de  front. 
Allez  donc  imposer  par  des  règlemens  à  un  industriel,  à  un  ouvrier,  à 
une  Parisienne  d'allonger  d'une  heure  le  temps  qui  sépare  son  lever 
de  son  repas,  de  diminuer  d'autant  celui  qui  sépare  son  dîner  de  son 
coucher  !  Mais  si,  subrepticement,  une  belle  nuit,  vous  avancez  leur 
pendule  d'une  heure,  vous  aurez  obtenu,  sans  rien  brusquer  dans  leurs 
habitudes,  qu'ils  vivent  une  heure  de  plus  au  soleil  :  le  lendemain, ils 
n'apercevront  même  plus  le  changement. 

Il  est  au  cadran  solaire  de  la  vieille  Sorbonne  une  devise  char- 
mante :  Sicut  umbra  dies  nostri.  Mais  encore  que  gracieuse,  la  compa- 
raison ne  me  paraît  pas  exacte.  La  vie  est  peut-être  moins  pareille  à 
une  ombre  passant  dans  de  la  lumière  qu'à  un  de  ces  rayons  de  soleil 
qui  pénètrent  dans  une  cave  par  un  soupirail,  et  où  soudain  étincellent 
des  myriades  de  poussières.  Celles-ci  dansent  en  tous  sens,  jouets 
inconsciens  du  milieu  qui  les  baigne,  puis,  le  rayon  d'or  envolé,  dis- 
paraissent à  jamais  dans  l'ombre  sépulcrale.  Supposez-les  douées  du 
pouvoir  de  tourner  un  instant  avec  l'évanescente  lumière  :  elles 
auront  vibré  plus  longtemps  dans  son  vivant  frisson. 

Charles  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  dernière  quinzaine  de  mars  avait  été  la  quinzaine  des  Alliés  : 
celle-ci,  du  10  au  25  avril,  pourrait  s'appeler  la  quinzaine  des  Neutres. 
La  position  des  Puissances  de  l'Entente  a  été,  d'un  commun  accord 
entre  elles,  fixée  parla  Conférence  de  Paris;  et  voici  le  moment  arrivé, 
pour  quelques-unes  au  moins  des  Puissances  neutres,  de  prendre, 
chacune  en  ce  qui  la  concerne,  une  résolution  et  une  position.  Les 
incidens  qui  se  sont  récemment  produits,  les  événemens  qui  se 
préparent,  en  font  une  obligation  plus  particulièrement  pressante 
pour  trois  ou  quatre  de  ces  États.  Ce  sont  leurs  raisons  de  se  déter- 
miner, les  considérations  d'intérêt  ou  de  sentiment  auxquelles  ils 
peuvent  obéir,  que  nous  allons  sommairement  exposer  ici. 

Prenons  la  carte  et  faisons  d'un  coup  d'oeil  rapide  le  tour  de 
l'Europe.  Les  Puissances  européennes  demeurées  neutres  aujourd'hui 
encore,  au  vingt  et  unième  mois  de  guerre,  sont  la  Suède,  la  Norvège, 
le  Danemark,  les  Pays-Bas,  l'Espagne,  la  Grèce,  la  Roumanie,  la 
Suisse.  Par  une  coïncidence  curieuse,  elles  se  trouvent  être,  elles 
aussi,  au  nombre  de  huit  :  faut-il  risquer  le  mot  ?  ce  sont,  en  face  et 
en  regard  des  huit  Puissances  de  l'Entente,  les  huit  Puissances  de 
l'Attente.  Leurs  forces  sont  d'ailleurs  inégales,  et  leur  situation  géo- 
graphique ou  politique,  les  circonstances  naturelles  ou  historiques 
de  leur  existence,  susceptibles  d'avoir  une  influence  sur  leur  conduite, 
ne  sont  pas  les  mêmes  pour  toutes.  Presque  toutes  pourtant,  sept  sur 
huit,  sont  des  Puissances  plus  ou  moins  maritimes.  Quatre  le  sont 
pleinement  :  les  quatre  États  du  Nord,  qui,  en  temps  ordinaire, 
sillonnent  et  exploitent  la  mer  comme  agens  de  transport,  d'expor- 
tation et  d'importation,  pour  leur  plus  grand  profit,  et  à  la  satisfaction 
d'autres  États  moins  bien  placés,  moins  favorisés,  maintenant  engagés 
dans  l'immense  conflit  ;  ces  quatre  voituriers  de  la  mer  sont  la  Suède, 
la  Norvège,   le  Danemark,  la  Hollande.   Les  trois  États   du   Sud, 


REVUE.    —    CHRONIQUE. 


229 


Espagne,  Roumanie,  Grèce,  tirent  peut-être  de  la  mer,  à  des  degrés 
divers  et  avec  des  étendues  de  côtes,  avec  des  ressources  très  diffé- 
rentes, plus  de  vie  qu'ils  ne  lui  en  rendent;  la  Grèce  ne  peut  vivre  que 
d'elle  :  hors  du  milieu  marin,  elle  dépérit  et  s'éteint  en  quelques  jours. 
Au  centre  des  terres,  la  Suisse  est,  pour  son  approvisionnement,  dépen- 
dante de  ses  voisines  ;  elle  a  besoin  d'une  issue  ou  plutôt  d'une  entrée, 
d'un  accès  et  d'une  route,  vers  l'un  ou  l'autre  des  marchés  du  monde. 

Mais  cette  conflagration  de  l'univers,  où  a  été  jetée  plus  de  la 
moitié  du  genre  humain,  ne  touche  pas  seulement  l'Europe,  ni  seule- 
ment les  possessions  ou  les  colonies  extra-européennes  des  États 
européens.  Déjà  le  Japon,  en  Extrême-Orient,  s'y  est  volontairement 
mêlé.  Dans  l'hémisphère  occidental,  il  ne  s'est  pas,  depuis  deux  ans 
bientôt,  passé  un  mois,  sans  que  les  États-Unis  se  soient  vus 
contraints  ou  se  soient  crus  obligés  d'élever  quelque  protestation,  de 
faire  entendre  quelque  avertissement.  Et  ce  ne  serait  pas  assez  de 
dire  «  l'Amérique  :  »  on  doit  dire  «  les  Amériques,  »  celle  du  Sud 
comme  celle  du  Nord  ;  car  pas  une  des  vingt  et  une  républiques  de 
l'énorme  continent  n'est  restée  et  ne  saurait  rester  absolument  indiffé- 
rente ;  certaines,  même,  de  ces  républiques  latines,  l'A.  B.  C, l'Argen- 
tine, le  Brésil,  le  Chili,  ont  ressenti  profondément,  comme  toujours, 
en  leur  population  hétérogène,  traversée  de  courans  opposés,  les 
secousses  du'tremblement  de  terre. 

Ainsi  que  leur  situation  géographique  et  politique,  la  situation 
juridique  de  toutes  ces  Puissances  neutres,  européennes  ou  non, 
n'est  pas,  dans  la  forme,  entièrement  la  même.  Le  Recueil  des  Docu- 
mens  intéressant  le  droit  international  [guerre  de  1914)  ne  contient 
aucune  déclaration  spéciale  de  neutralité  pour  les  États  Scandinaves, 
ni  pour  la  Grèce,  ni  pour  la  Roumanie.  Au  contraire,  les  Pays-Bas  ont 
proclamé,  dès  le  5  août  1914,  leur  neutralité  dans  la  guerre  entre  la 
Belgique  et  l'Allemagne,  entre  l'Allemagne  et  la  Grande-Bretagne; 
l'Espagne,  le  7  août,  a  proclamé  la  sienne  dans  les  guerres  entre 
l'Allemagne,  la  Russie,  la  France  et  la  Grande-Bretagne,  entre 
l'Autriche-Hongrie  et  la  Belgique  ;  elle  en  a  fait  autant,  chaque  fois 
qu'un  nouvel  État  est  venu  se  joindre  aux  belligérans.  Avant  la 
Hollande  et  l'Espagne,  au  premier  jour,  le  4,  la  Suisse  s'était  déclarée 
neutre,  avec  une  solennité  qui  prouve  combien  elle  savait  sa  position 
délicate.  De  ce  premier  jour  aussi,  4  août,  est  la  «  proclamation  de 
neutralité  rendue  par  le  Président  des  États-Unis  d'Amérique  à  l'occa- 
sion des  guerres  entre  l'Autriche-Hongrie  et  la  Serbie,  l'Allemagne  et 
la  Russie,  l'Allemagne  et  la  France,  »  complétée  ensuite,  du  5  août  au 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

1er  septembre,  à  mesure  que  le  conflit  se  développait.  Sans  doute,  les 
différences  de  forme  n'emportent  pas  nécessairement  d'irréductibles 
différences  de  fond,  entre  États  qui  ont  déclaré  et  États  qui  n'ont  pas 
déclaré  officiellement  leur  neutralité  ;  et  sans  doute  il  serait  témé- 
raire d'en  déduire  une  différence  probable  d'attitude  et  d'action.  C'est 
pur  hasard  (mais  le  hasard  est  parfois  plein  d'apparente  logique) 
si  la  neutralité  de  fait,  dont  se  couvrent  certaines  Puissances  qui 
appartiennent  au  second  groupe,  a  paru,  à  plus  d'une  reprise,  avoir 
quelque  chose  d'hésitant,  ou  même  de  précaire,  et  comme  de  sus- 
pensif. 

Les  procédés  de  l'Allemagne  ont  mis  à  une  rude  épreuve  les 
neutralités  même  les  plus  mûrement  délibérées  et  les  plus  solidement 
assises,  déjà  soucieuses,  pourquoi  le  nier  ?  des  difficultés  inhérentes  à 
une  pareille  guerre,  et  qu'aucune  attention  n'était  capable  de  leur 
épargner  tout  à  fait.  Quand  la  moitié  de  l'humanité  s'entretue,  il  est  ' 
impossible  que  l'autre  moitié  n'en  souffre  pas  et  s'en  tire  sans  une 
écorchure.  On  aura  beau  dire  que  ce  serait  son  droit  :  il  suffit  de  ré- 
pondre que  c'est  impossible.  Mais  cela  n'est  vrai  que  d'une  part  de 
contrainte  et  de  gêne  inévitable,  d'un  minimum  de  mal,  d'un  mal  que, 
précisément,  les  neutres  ont  le  droit  de  voir  réduire  et  que  les  belli- 
gérans  ont  le  devoir  de  réduire  au  minimum,  qu'en  tout  cas  il  est  à 
la  fois  absurde  et  criminel  d'aggraver.  Or,  du  blocus  à  la  torpille,  il  y 
a  toute  la  distance  de  ce  minimum  inévitable  au  paroxysme  qui  pour- 
rait et  qui  devrait  être  évité.  Peser  au  même  poids  et  mesurer  à  la 
même  mesure  ceux  qui  recourent  au  blocus  régulier  et  ceux  qui  usent 
de  la  torpille  contre  des  passagers  inoffensifs,  est  une  idée  qui  ne 
serait  venue  à  personne,  voilà  seulement  deux  ou  trois  ans,  lorsqu'il 
y  avait  encore  un  droit  international.  Il  est  vrai  que  les  Allemands 
soutiennent  qu'il  y  en  a  toujours  un,  mais  que,  comme  il  n'a  pas 
déterminé  les  conditions  de  la  guerre  sous-marine,  cette  guerre 
étant  restée  hors  de  ses  prescriptions,  rien  de  ce  qu'on  s'y  permet  ne 
peut  être  contraire  au  droit,  et  tout,  par  conséquent,  peut  lui  être 
conforme.  Ce  sont  de  beaux  raisonnemens,  et  on  les  reconnaît  bien  là  ! 
Mais  une  heureuse  rencontre  veut  que  trois  des  chefs  d'État  ou  de 
gouvernement  des  Puissances  neutres,  M.  Woodrow  Wilson,  Prési- 
dent de  la  République  américaine,  M.  Hammarskjold,  président  du 
Conseil  des  ministres  de  Suède,  et  M.  Cort  van  der  Linden,  premier 
ministre  néerlandais,  soient  justement  des  spécialistes  réputés,  des 
maîtres  du  droit  international  :  il  sera  malaisé  de  leur  faire  accepter 
cette  théorie,  où,  par  une  manière  de  conciliation  paradoxale,   les 


REVUE.    CHRONIQUE. 


231 


juristes  et  les  diplomates  d'outre-Rhin  se  flattent  d'établir  l'identité 
du  droit  et  de  la  violation  du  droit. 

Pour  commencer  par  les  États-Unis,  parce  qu'un  geste  énergique 
fait  par  eux  en  ce  moment  porte  assurément  très  loin,  qu'on  pense 
ce  qu'on  veut  de  M.  Wilson,  de  ses  notes,  de  ses  atténuations,  de  ses 
ménagemens  et  de  leurs  motifs,  on  ne  lui  reprochera  pas  d'avoir 
manqué  de  patience.  D'origine  écossaise  encore  toute  récente,  anglo- 
phile affiché,  comme  ses  ouvrages  en  témoignent,  et  notamment  son 
livre  sur  l'État,  qui  n'est  guère  qu'un  hymne  à  la  grandeur  britan- 
nique, seule  comparable  à  la  grandeur  romaine,  le  professeur  de 
l'Université  de  Princeton  n'a  désavoué  ni  ses  parentés  de  race,  ni  ses 
affinités  de  culture,  ni  ses  préférences  d'esprit  ;  mais  le  Président  des 
États-Unis  s'est  fortement  persuadé  qu'il  avait  à  se  méfier  de  ces  pen- 
chans  mêmes  et  à  faire  un  effort  sur  soi  pour  se  garder  impartial  et 
juste.  Sa  conscience  puritaine  lui  a  représenté  qu'il  n'aurait  pas 
atteint  la  justice  totale,  s'il  ne  l'avait  pas  réalisée  un  peu  contre  ses 
inclinations  ;  les  réprimer  ne  serait  que  redresser  la  balance.  Par- 
dessus tout,  il  eût  voulu  la  paix.  La  paix  perdue  pour  les  trois  quarts 
de  l'Europe,  il  a  continué  à  la  vouloir  pour  l'Amérique.  Et  il  en  a 
donné  publiquement  ses  raisons,  qui  sont  les  unes  particulières,  les 
autres  générales;  les  unes  d'ordre  américain,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  et 
les  autres  d'ordre  humain  :  «  Nous  nous  sommes  tenus  en  dehors  de  la 
querelle,  a  écrit  M.  Woodrow  Wilson  dans  son  message  du  6  décembre 
1915.  C'était  manifestement  notre  devoir.  Non  seulement  nous 
n'avions  ni  part  ni  intérêt  dans  les  politiques  qui  semblent  avoir 
amené  le  conflit,  mais  il  était  nécessaire,  pour  éviter  une  catastrophe 
universelle,  qu'une  limite  fût  mise  à  l'extension  de  cette  guerre  des- 
tructive et  qu'une  partie  de  la  grande  famille  des  nations  maintînt 
l'état  de  paix,  ne  fût-ce  que  pour  prévenir  une  ruine  économique  col- 
lective et  l'effondrement  dans  le  monde  entier  des  industries  qui 
nourrissent  et  font  vivre  ses  populations.  »  Sociologue  jusqu'en  ses 
habitudes  de  langage,  M.  Wilson  se  montrait  préoccupé  demaintenir, 
en  un  coin  du  globe,  «  la  structure  delà  paix,  »  ce  type  même  d'État 
ou  de  société  combiné  pour  la  vie  des  hommes  dans  la  paix,  et 
menacé  de  disparaître,  de  s'effacer  de  leur  mémoire  même  si  «  la 
catastrophe  »  devenait  universelle  ;  Américain,  il  était  naturellement 
désireux  que  le  coin  sauvé  du  déluge  fût  l'Amérique,  et  en  fût  sauvé 
par  ses  soins.  En  mai  191o,  presque  immédiatement  après  l'affaire  de 
la  Lusitania,il  osait  prononcer  ces  mots,  qui  lui  valurent  tant  d'invec- 
tives, aux  États-Unis  et  à  l'extérieur,  et  qui  certainement  prêtaient  au 


232 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


moins  à  cette  critique  de  n'être  pas  dits  en  leur  temps  :  «  L'exemple 
de  l'Amérique  doit  être  un  exemple  spécial  de  paix  non  seulement 
parce  qu'elle  ne  veut  pas  se  battre,  mais  parce  que  la  paix  est  l'in- 
fluence salutaire  qui  anime  le  monde,  et  que  la  guerre  ne  l'est  pas.  Il 
y  a  tel  cas  où  un  homme  est  trop  fier  pour  se  battre,  tel  cas  où  une 
nation  est  tellement  dans  son  droit  qu'elle  n'apas  besoin  de  convaincre 
les  autres  par  la  force  qu'elle  est  dans  son  droit.  » 

Hélas!...  Cependant  le  ciel  américain  lui-même  s'assombrissait; 
l'Océan  s'emplissait  de  cadavres;  les  pertes,  les  deuils  s'accumulaient 
et  les  cœurs  se  chargeaient  de  colères,  qu'entretenaient  et  excitaient 
d'impudentes  provocations  commises  sous  le  couvert  de  l'hospitalité. 
Quel  que  fût  son  amour  de  la  paix  par  la  vertu  du  droit,  quelle  que 
fût  sa  foi  dans  l'accomplissement  de  la  justice  par  la  stricte  observa- 
tion d'une  neutralité  impartiale,  M.  Woodrow  Wilson  ne  pouvait  fer- 
mer ses  yeux  et  ses  oreilles,  au  point  de  ne  pas  voir  et  de  ne  pas  en- 
tendre. Bientôt,  il  allait  être  amené  à  reconnaître  qu'il  est,  à  la  fin  du 
compte,  des  choses  pour  lesquelles  une  nation  doit  se  battre,  et  des 
cas  dans  lesquels  une  nation,  quoiqu'elle  soit  manifestement  dans  son 
droit,  «  a  besoin  de  convaincre  les  autres  par  la  force  qu'elle  est  dans 
son  droit.  »  —  «  Il  y  a,  confessait-il,  quelque  chose  que  les  Américains 
aiment  mieux  que  la  paix  :  ils  aiment  mieux  les  principes  qui  sont  le 
fondement  de  leur  vie  politique.  »  Le  premier  de  ces  principes,  évi- 
demment, qu'il  est  inutile  d'écrire,  car  il  est  comme  «  l'essence  de  la 
vie  pour  l'âme  nationale,  »  c'est  l'indépendance,  la  dignité,  la  souve- 
raineté des  États-Unis.  Mais,  comment  M.  Wilson  ne  s'en  serait-il 
pas  bien  vite  aperçu,  si,  par  leurs  interventions  indiscrètes,  des 
essaims  d'«  indésirables  »  n'ont  cessé  de  se  rappeler  et  de  vouloir 
s'imposer  à  lui? — ily  a,  dans  tous  les  États  de  l'Union,  jusque  dans 
l'Est,  surtout  dans  l'Ouest  moyen  et  l'Extrême-Ouest,  «  des  Américains 
égarés  par  des  sentimens  erronés  d'allégeance  aux  gouvernemens 
sous  lesquels  ils  sont  nés.  »  Des  Américains,  oui,  sur  les  registres, 
pour  les  statistiques;  mais,  comme  ce  sont  des  échappés  d'une  nation 
qui  souffre  qu'on  la  renie  sans  abandonner  sa  nationalité,  qui  fait  plus 
et  désire  être  reniée  pour  être  plus  efficacement  servie,  ils  sont  tout  à 
la  fois  Américains  et  ne  le  sont  pas  devenus,  ne  sont  plus  Allemands 
et  le  sont  restés  :  ainsi  que,  dans  l'ancien  droit  français,  le  gentil- 
homme qui  avait  dérogé  par  le  fait  de  marchandise  ou  de  labourage 
chez  autrui  était  «  toujours  sur  ses  pieds  pour  remonter  à  noblesse,  » 
ils  sont  toujours  debout,  dans  leur  nouvelle  patrie,  pour  retourner  à 
l'ancienne,  et  coulent  des  jours  prospères  entre  deux  défections.  Au 


REVUE.    CHRONIQUE. 


233 


temps  de  la  dernière  insurrection  de  Cuba  contre  l'Espagne,  Canovas 
del  Castillo  me  dit  plaisamment  un  jour  :  «  Mes  nègres  ne  sont  pas, 
comme  ceux  des  États-Unis,  des  nègres  blancs.  »  L'Allemand  des 
États-Unis,  plus  opiniâtre  que  le  nègre,  ne  blanchit  pas,  autrement 
dit  ne  «  s'américanise  »  que  par  exception.  Ce  sont  ces  néo-Améri- 
cains, vieux  et  persévérans  Allemands,  cachant,  sous  un  masque 
adouci  de  progermains,  leur  germanisme  de  plein  exercice,  qui 
depuis  vingt  mois  ont  assailli  le  Président  de  leurs  plaintes  et  de 
leurs  récriminations.  Cris,  parce  que  des  compagnies  américaines 
fournissaient  aux  Puissances  de  l'Entente  des  armes,  des  munitions, 
du  blé,  des  vivres;  injures  et  cris,  parce  que  la  flotte  anglo-française, 
maîtresse  de  la  mer,  affamait  le  paisible  peuple  d'Allemagne,  privait 
de  pain  ses  vieilles  femmes  et  de  lait  ses  petits  enfans;  injures,  cris  et 
menaces,  parce  que  M.  Woodrow  Wilson  ne  se  décidait  pas  à  conseil- 
ler aux  citoyens  des  États-Unis  de  ne  pas  voyager  sur  des  navires 
même  neutres,  s'ils  étaient  armés,  ne  fût-ce  que  pour  leur  défense,  et 
mettait  ainsi  une  entrave  à  la  liberté  d'action  de  l'ingénieuse,  auda- 
cieuse et  victorieuse  Allemagne.  Encore  s'ils  n'avaient  fait  que  de  se 
plaindre  et  de  récriminer  !  S'ils  n'avaient  tendu  que  des  pièges  et 
allumé  que  des  pétards  parlementaires  !  Mais  des  bombes  étaient 
furtivement  déposées  dans  la  cale  des  bateaux,  qui  soudain  brûlaient 
le  long  des  quais;  les  gares  et  les  ports  s'embouteillaient  ;  des  ponts 
sautaient  ou  étaient  minés;  des  usines  flambaient  :  une  immense 
main  noire  s'était  abattue  sur  les  États-Unis,  chiffonnait  le  drapeau, 
et  jouait  insolemment  avec  les  quarante-huit  étoiles.  Une  foule  d'offi- 
cieux, d'agens  et  d'espions  s'agitait,  tissait  ses  trames,  ergotait, 
complotait,  corrompait,  sans  plus  de  souci  de  se  couvrir  de  honte  que 
de  couvrir  les  autorités  de  ridicule. 

Seulement,  sur  deux  de  ces  points,  la  vente  des  armes  et  des  mu- 
nitions, la  faculté  de  voyager  sur  des  navires  armés  pour  leur  dé- 
fense, M.  Woodrow  Wilson  s'était  souvenu  que  les  Américains  ont 
des  principes  auxquels  ils  sont  fortement  attachés,  et,  comme  il 
s'agissait  de  droit  positif,  il  avait,  de  bonne  heure,  pris  soin  de  les 
écrire.  En  effet,  pouree  qui  est  des  armes,  dans  l'acte  même  portant 
«  proclamation  de  neutralité,  »  acte  d'une  gravité,  d'une  majesté  reli- 
gieuse, où  le  Président  parle  personnellement  :  «  Moi,  Woodrow 
AVilson,  Président  des  États-Unis  d'Amérique,  »  et  daté,  en  style  de 
diplôme  :  «  Fait  dans  la  ville  de  Washington,  le  quatrième  jour  du 
mois  d'août  de  l'année  de  Notre  Seigneur  1914,  et  de  la  cent  trente- 
neuvième  année  de  l'indépendance  des  États-Unis  d'Amérique,  »  — 


234  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  qui  révèle  un  des  cas  dans  lesquels,  suivant  une  juste  remarque,  la 
République  américaine  ressemble  plus  à  la  monarchie  anglaise  du 
temps  des  Georges  qu'à  une  démocratie  moderne  ;  vers  la  fin  de  cette 
proclamation,  M.  Wilson  avait  dit  :  «  Et,  par  la  présente,  je  préviens 
tous  les  citoyens  des  États-Unis,  de  même  que  toutes  personnes 
habitant  ou  se  trouvant  sur  leur  territoire  ou  sous  leur  juridiction... 
que,  si  toutes  personnes  peuvent  légalement,  et  sans  restriction 
vu  l'état  de  guerre,  fabriquer  et  vendre,  à  l'intérieur  des  États-Unis, 
des  armes  et  des  munitions  de  guerre,  ainsi  que  d'autres  articles 
appelés  communément  «  contrebande  de  guerre,  »  cependant 
toutes  personnes  ne  peuvent  transporter  de  tels  objets  à  travers  les 
mers  pour  l'usage  ou  pour  le  service  d'un  belligérant,  pas  plus 
qu'elles  ne  peuvent  transporter  des  soldats  et  des  officiers  d'un  belli- 
gérant, ou  essayer  de  forcer  un  blocus  légalement  établi  et  maintenu 
pendant  la  guerre,  sans  encourir  le  risque  d'une  capture  par  V ennemi  et 
les  pénalités  énoncées  par  le  droit  des  gens  à  cet  égard.  » 

La  règle  étant  ainsi  pleinement  et  sûrement  posée,  une  circulaire  du 
département  d'État  ou  ministère  des  Affaires  étrangères,  du  15  octobre 
suivant,  en  donnaitce  commentaire  que  nous  résumons  :  «  La  vente 
à  un  belligérant  faite  par  le  gouvernement  des  États-Unis  lui-même 
constitue  un  acte  contraire  à  la  neutralité;  mais  la  vente  à  un  belligé- 
rant de  quelque  produit  des  États-Unis,  faite  par  un  simple  particulier, 
n'est  ni  illicite,  ni  contraire  à  la  neutralité,  et  l'Exécutif  n'a  pas,  à 
l'intérieur  du  territoire,  le  pouvoir  d'empêcher  ou  de  contrôler  un 
pareil  acte...  L'obligation  d'empêcher  ces  articles  de  parvenir  à  leur 
destination  incombe  à  l'ennemi,  et  non  pas  à  la  nation  dont  font 
partie  les  citoyens  vendeurs.  Si  l'ennemi  de  la  nation  qui  a  acheté 
les  articles  de  contrebande  est  incapable  de  s'opposer  à  l'arrivée  à 
destination  de  ces  articles,  cela  est  pour  lui  un  des  malheurs  de  la 
guerre;  cette  incapacité  n'impose,  en  aucune  manière,  au  gouver- 
nement neutre,  l'obligation  d'empêcher  la  vente.  »  Aussi,  lorsque, 
le  8  janvier  1915,  le  sénateur  Stone,  président  du  Comité  des  Affaires 
étrangères,  eut  transmis  au  secrétaire  d'État,  alors  M.  William 
Jennings  Bryan,  la  liste  des  vingt  griefs  qu'avaient  articulés  auprès 
de  lui  «  beaucoup  de  personnes  sympathiques  à  l'Allemagne  et  à  l'Au- 
triche, »  M.  Bryan  ne  se  donna  que  douze  jours  de  répit,  et  répliqua, 
article  par  article,  le  20  janvier  :  9°  Sur  ce  que  les  États-Unis  n'ont 
pas  empêché  la  vente  à  la  Grande-Bretagne  et  à  ses  Alliés  des  armes, 
munitions  de  guerre,  chevaux,  uniformes  et  autres  munitions  de  guerre, 
quoique  de  telles  ventes  prolongent  le  conflit:  «  Il  n'est  pas  dans  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  235 

pouvoir  ae  l'Exécutif  d'empêcher  la  vente  des  munitions  de  guerre 
aux  belligérans.  »  En  somme,  le  gouvernement  impérial  allemand 
lui-même  avait  acquiescé  à  cette  doctrine.  Son  mémorandum  du 
15  décembre  précédent  ne  disait-il  pas  que  «  d'après  les  principes 
généraux  du  droit  international,  on  ne  peut  blâmer  lés  États  neutres 
de  laisser  le  matériel  de  guerre  aller  aux  ennemis  de  l'Allemagne 
du  territoire  neutre  ou  à  travers  ce  territoire,  »  et  que  les  adver- 
saires de  l'Allemagne  dans  la  présente  guerre  étaient,  dans  l'opinion 
du  gouvernement  impérial,  autorisés  à«  tirer  des  États-Unis  delà 
contrebande  de  guerre  et  spécialement  des  armes  pour  une  valeur 
de  billions  de  marks.  »  Et  plus  loin,  sur  le  vingtième  chef,  Attitude 
inamicale  générale  du  gouvernement  envers  l' Allemagne  et  l'Autriche, 
le  secrétaire  d'État  proposait  cette  explication  qui  n'a  pas  dû  plaire 
à  tout  le  monde  :  «  Si  quelques  citoyens  américains,  partisans  de 
l'Allemagne  et  de  l'Autriche-Hongrie,  estiment  que  l'administration 
a  agi  d'une  manière  injuste  pour  la  cause  de  ces  pays,  ce  sentiment 
vient  de  ce  fait  que  sur  lahaute  mer  le  pouvoir  naval  de  l'Allemagne 
et  de  l'Autriche-Hongrie  a  été  jusqu'ici  inférieur  à  celui  de  la  Grande- 
Bretagne.  »  Nous  n'ajouterons  rien,  qu'une  simple  remarque  :  la  date 
de  ces  documens  (janvier  1915)  n'indiquerait-elle  pas  que  l'Alle- 
magne, en  son  machiavélisme  grossier,  préparait  dès  lors  «  mora- 
lement »  sa  campagne  de  sous-marins,  qui  devait  s'ouvrir  en  février? 
De  même,  pour  la  question  des  navires  armés.  Elle  a  été  réglée 
par  une  autre  circulaire  du  département  d'État  (19  septembre  1914), 
aux  termes  de  laquelle,  selon  le  gouvernement  des  États-Unis  : 
t°  un  vaisseau  marchand  de  nationalité  belligérante  peut  avoir  un 
armement  et  des  munitions  de  guerre  dans  le  seul  dessein  de  se 
défendre,  sans  acquérir  le  caractère  de  navire  de  guerre:  2°  la  pré- 
sence d'un  armement  et  de  munitions  de  guerre  à  bord  d'un  vaisseau 
marchand  crée  bien  une  présomption  que  l'armement  est  pour  des 
buts  inoffensifs;  mais  les  propriétaires  ou  agens  peuvent  détruire 
cette  présomption  par  un  témoignage  démontrant  que  le  vaisseau 
portait  un  armement  seulement  pour  sa  défense.  Ce  sont  autant  de 
«  symptômes  »  du  caractère  défensif  de  l'armement,  et  par  suite  de 
la  persistance  du  caractère  de  navire  marchand,  que  les  canons  soient 
de  petit  calibre,  qu'ils  soient  en  petit  nombre,  qu'il  n'y  en  ait  pas  à 
l'avant,  qu'il  y  ait  peu  de  munitions,  que  le  bâtiment  soit  monté  par 
son  équipage  habituel,  qu'il  suive  sa  route  habituelle,  que  sa  vitesse 
soit  faible,  qu'il  n'ait  embarqué  que  le  charbon  et  les  provisions 
strictement  nécessaires,  qu'il  ne   transporte  que  des  marchandises 


236 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


non  suspectes,  qu'il  ait  reçu  des  passagers,  si  ces  passagers  «  sont 
entièrement  incapables  d'accomplir  un  service  militaire  ou  naval  du 
belligérant  dont  le  vaisseau  porle  le  pavillon,  ou  d'un  de  ses  alliés, 
en  particulier  si  la  liste  des  passagers  comprend  des  femmes  et  des 
enfans.  »  Notez  que  ces  dispositions  ne  visent  que  des  navires  de 
commerce  battant  pavillon  d'une  puissance  belligérante  :  ainsi  que 
certains  codes  s'étaient  refusés  à  prévoir  le  parricide  comme  trop 
horrible,  on  n'avait  pas  pensé  qu'on  dût  stipuler  pour  les  neutres. 

Une  phrase,  pourtant,  de  la  proclamation  de  neutralité  du  4  août 
a  pu  offrir  un  prétexte  aux  machinations  du  gouvernement  impérial 
allemand  et  de  ses  correspondans  d'Amérique,  celle  où  le  Président 
disait  :  «  Je  notifie  que  tous  les  citoyens  des  États-Uni*  et  toutes 
autres  personnes  pouvant  réclamer  la  protection  de  ce  gouvernement, 
qui  se  conduiraient  mal,  le  feront  à  leur  propre  péril,  et  qu'ils  ne  pour- 
ront, en  aucun  cas,  obtenir  la  protection  du  gouvernement  des  États- 
Unis  contre  les  conséquences  de  leur  mauvaise  conduite.  »  On  sait  le 
sens  très  particulier  qu'ont,  dans  la  langue  juridique  et  politique  de 
la  Confédération,  les  expressions  :  «  se  bien  conduire,  se  mal  con- 
duire. »  Il  n'y  avait  plus  qu'à  faire  convenir  M.  Wilson  que  ce  serait 
s'être  mal  conduit,  comme  citoyen  américain,  que  d'avoir  pris  pas- 
sage sur  un  navire  marchand  armé,  que  c'était  donc  avoir  perdu  la 
protection  des  États-Unis  et  s'être  volontairement,  à  son  propre  péril, 
exposé  aux  torpilles  allemandes,  transformées  en  régulateurs  inno- 
cens  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise  conduite.  On  sait  aussi  que 
M.  Woodrow  Wilson,  si  endurant  qu'il  soit  et  animé  d'un  si  fort 
parti  pris  pour  la  neutralité  et  pour  la  paix,  n'a  pas  eu  la  souplesse 
d'échiné  qu'il  eût  fallu  pour  s'incliner.  Quand  les  manœuvres  des 
Allemands  d'Amérique  ont  réussi  à  en  faire  appeler  du  Président  au 
Congrès,  dans  l'affaire  des  navires  armés,  M.  Wilson,  par  une  riposte 
habile,  à  son  tour  en  a  appelé  au  Congrès  des  prétentions  proger- 
maniques, et  il  a  rangé  derrière  lui,  à  d'écrasantes  majorités.,  et  le 
Sénat  et  la  Chambre  des  représentans.  Il  y  a  à  peine  deux  mois  de 
cela.  Depuis  ces  séances  mémorables,  et  qui  n'ont  pas  été  de  vaines 
cérémonies,  le  différend,  non  encore  tranché,  de  la  Lusitania,  s'est 
envenimé  de  l'affaire  du  Sussex,  ces  jours  ci  encore  des  cas  de 
YInverlyon  et  du  Mangam-Abbey.  Mais  tout  ici-bas  a  une  fin.  La 
«  dernière  »  note  de  M.  Woodrow  Wilson,  qui  était  sa  neuvième, 
est  partie  :  c'est  plus  qu'une  note,  un  mémorandum;  et  c'est  plus 
qu'un  mémorandum,  un  pré-ultimatum  ou  un  quasi-ultimatum.  Le 
seul  trait  qui  la  distingue  de  l'ultimatum  formel  et  catégorique  est 


REVUE.    CHRONIQUE. 


237 


qu'aucun  délai  n'a  été  fixé  peur  la  réponse.  Mais,  comme  on  s'est 
servi  du  télégraphe  pour  l'envoyer,  il  semble  que  le  temps  accordé 
en  pensée  ne  saurait  être  très  long.  Et  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il 
le  soit,  puisqu'il  n'est  pas  très  long  de  dire  oui  ou  non.  La  conclu- 
sion de  la  note  est  un  dilemme  :  ou  renoncer  à  ces  méthodes  abomi- 
nables de  guerre  sous-marine,  ou  voir  rompre  les  relations  diplo- 
matiques avec  la  République  américaine.  L'Allemagne  a  le  choix, 
mais  plus  de  faux-fuyans,  de  promesses  éludées,  d'hypocrisie,  de 
casuistique,  de  pharisaïsme  dilatoire.  M.  Woodrow  Wilson  en  a 
assez,  il  est  à  bout.  Le  Président  a  tenu  au  courant  le  Comité  des 
Afiaires  étrangères,  et,  d'abord  par  ce  comité,  puis  directement  par 
un  message,  il  s'est  adressé  au  Congrès  lui-même.  C'est  toujours  une 
chose  sérieuse  que  l'indignation  du  juste,  et  c'est  une  chose 
redoutable  que  le  courroux  du  pacifique. 

La  question  est  cette  fois  posée  dans  son  ensemble  ;  non  plus  celle 
de  la  Lusitania,  ni  du  Sussex,  ni  de  l'Arabie,  ni  de  YJnverlyon,  ni  du 
Mangam-Abbey,  mais  toute  la  question  de  la  guerre  sous-marine  à  l'al- 
lemande et  des  droits  de  l'humanité.  Qu'en  adviendra-t-il?  Il  paraît 
incroyable  que  l'Empire  allemand  cède.  Il  est  invraisemblable  que  la 
Confédération  recule.  Alors  le  comte  Bernstorff  recevrait  ses  passeports 
et  serait  invité  à  rejoindre,  dans  une  patrie  qui  ne  leur  a  point  été 
ingrate,  les  von  Papen  et  les  Boy-Ed.  Il  pourra,  pour  se  consoler, 
rédiger  ses  mémoires  en  collaboration  avec  son  collègue  autrichien 
Dumba;  qu'il  dise  tout,  ils  ne  manqueront  pas  de  romanesque.  Le 
travail  de  l'un  n'a  pas  été  plus  méritoire  ou  seulement  plus  correct 
que  le  travail  de  l'autre,  ou  des  autres.  Et  si  la  rupture  des  relations 
diplomatiques  est  elle-même  dépassée,  si  les  choses  se  gâtent  jus- 
qu'au pire,  l'Allemagne  pourra  se  vanter  de  l'avoir  bien  voulu.  Dans 
quel  intérêt?  On  a  dit  que,  se  sentant  dès  à  présent  battue,  elle  veut 
l'être  par  tout  l'univers  contre  elle  conjuré,  ce  qui,  pour  la  dynastie 
du  moins,  relèverait,  justifierait  et  presque  glorifierait  sa  défaite. 
Mais  n'est-ce  pas  un  peu  subtil,  raffiné,  compliqué  ?  Il  vaudrait 
mieux,  et  elle  aimerait  mieux  ne  pas  perdre  une  chance  de  vaincre. 
On  dit  maintenant  que  l'intention  secrète  de  l'Allemagne  serait  de 
forcer  les  Etats-Unis  à  dépenser  ou  à  emmagasiner  pour  leur 
compte  les  armes  et  les  munitions  qu'ils  fournissaient  jusqu'ici  aux 
Puissances  de  l'Entente,  et  qui  lui  feraient  moins  de  mal,  juge-t-elle, 
entre  les  mains  américaines  qu'elles  ne  lui  en  font  entre  les  nôtres. 
Ce  serait  déjà  dans  le  même  dessein,  de  leur  faire  gaspiller  leur 
poudre,  qu'elle  aurait  suscité  au  Mexique  le  mouvement  du  général 


238 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Villa;  bien  moins  pour  les  occuper  ailleurs  et  les  détourner  d'elle 
que  pour  les  séparer  et  les  écarter  de  nous.  Mais  qu'est-ce  que  l'Alle- 
magne veut  au  juste?  Veut-elle  la  rupture  avec  la  République  des 
États-Unis,  ou  ne  la  veut-elle  pas?  Nous  ne  tarderons  pas  à  le  savoir  ; 
et  la  résolution  qu'elle  adoptera  marquera  en  un  certain  sens  son 
degré  de  cbaleur  vitale,  le  degré  d'usure  de  ses  forces. 

Il  y  a  pour  elle  de  quoi  réfléchir.  Les  plus  belles  unités  de  sa  flotte 
marchande  sont  emprisonnées  dans  les  ports  américains:  de  nombreux 
navires,  dont  un  seul  aurait  coûté  cinquante  millions;  la  confiscation 
en  serait  ruineuse  aujourd'hui,  désastreuse  pour  demain,  quand,  après 
la  guerre,  la  vie  devra  reprendre,  d'autant  plus  rapide  et  d'autant 
plus  intense  qu'on  aura  plus  perdu.  Pour  moins  que  cela,  M.  de  Tirpitz 
est  tombé  peut-être  sous  les  coups  de  M.  Ballin.  Mais,  d'autre  part, 
s'humilier  en  cédant,  avouer,  sur  les  mers,  la  maîtrise  de  l'Angleterre, 
«  que  Dieu  punisse!  »  L'Allemagne  est,  au  carrefour,  partagée  entre 
sa  fortune  et  son  orgueil.  Cependant,  le  ministre  de  la  Guerre  des 
États-Unis,  M.  Newton  Baker,  que  le  Président  était  allé  chercher 
parmi  ses  anciens  élèves  pour  être  sûr  de  l'avoir  pacifiste  à  son  gré, 
dirige  des  préparatifs  dans  les  arsenaux  et  dans  les  usines.  Le  Sénat 
vote  d'urgence  une  loi  militaire.  Il  faudrait,  le  cas  échéant,  estimer  à 
tout  son  pouvoir  le  concours  de  l'armée  et  de  la  marine  américaines. 
Mais  le  terrain  et  le  moment  sont  tels  que,  même  sans  son  armée  et 
sans  sa  marine,  les  bras  croisés,  par  les  seules  richesses  de  sesbanques, 
de  ses  mines,  par  l'activité  de  son  sol  et  de  son  industrie,  la  Confédé- 
ration pourrait  apporter  à  l'Entente  une  aide  triomphante  et  porter  à 
l'Allemagne  le  coup  définitif.  Tout  l'exposé  de  M.  Wilson  au  Congrès 
s'appuie  sur  cet  axiome  fondamental  que,  si  fervent  ami  de  la  paix  que 
l'on  ait  été  et  que  l'on  demeure,  il  est  néanmoins  des  principes  pour 
le  maintien  desquels  on  ne  peut  pas  ne  pas  se  battre,  que  les  États- 
Unis  doivent  préférer  à  tout,  parce  qu'ils  sont  l'aliment  de  leur  vie, 
l'essence  de  leur  âme  elle-même,  et  dont  les  circonstances  leur  ont 
en  quelque  sorte  remis  la  garde  :  «  Nous  ne  pouvons  pas  oublier 
que  nous  sommes  un  peu,  et  par  la  force  des  circonstances,  les 
porte-parole  responsables  des  droits  de  l'humanité,  et  que  nous  ne 
devons  pas  rester  silencieux,  alors  que  ces  droits  semblent  être  lancés 
dans  le  «  maëlstrom  »  de  cette  terrible  guerre.  »  Voilà  le  point  qui 
résume  tous  les  points  du  débat  et  qui  les  domine  ;  ils  se  réduisent  tous 
à  cette  espèce  de  dénominateur  commun  :  «  Une  pareille  façon  de  faire 
la  guerre,  si  l'on  peut  appeler  cela  faire  la  guerre,  ne  peut  pas  être 
continuée  sans  violation  évidente  des  préceptes  et  des  droits  de  l'huma 


BEVUE.    CHRONIQUE*  2^9 

nité.  »  M.  Woodrow  Wilson  l'annonce  donc  au  Congrès  :  «  Conformé- 
ment à  la  conception  admise  des  droits  de  l'humanité,  nous  avons  le 
devoir  de  prendre  position,  maintenant,  avec  la  plus  grande  solen- 
nité et  avec  la  plus  grande  fermeté.  J'ai  pris  position  et  je  l'ai  fait  avec 
la  certitude  que  vous  m'approuverez  et  que  vous  me  soutiendrez.  » 

Auprès  de  ce  grand  événement,  peut-être  de  ce  grand  commence- 
ment d'événemens,  tout  le  reste  pâlit.  Nous  n'avons  plus  aujourd'hui 
assez  de  place  pour  étudier,  comme  nous  l'aurions  voulu,  les  condi- 
tions particulières  de  la  neutralité  de  chacune  des  autres  Puissances. 
L'occasion  se  présentera  de  les  examiner  dans  le  détail.  Mais,  en  gros, 
ou  en  somme,  leur  situation,  principalement  celle  des  États  du  Nord, 
de  la  Scandinavie  et  des  Pays-Bas,  est,  du  grand  au  petit,  très  ana- 
logue; et,  le  fond  étant  identique,  il  n'y  aurait  qu'à  faire,  par  rapport 
à  ce  total,  la  différence  de  leurs  «  équations  personnelles.  » 

Cette  analogie,  cette  identité,  c'est  ce  qui  permet  à  M.  Woodrow 
Wilson  de  dire  :  «  Nous  devons  agir,  nous  le  devons  au  respect  de 
nos  propres  droits,  et  à  notre  sens  du  devoir  comme  représentans 
des  neutres  du  monde  entier.  »  A  interpréter  largement  les  mots, 
elle  serait  ainsi  virtuellement,  pratiquement  faite,  cette  Ligue  des 
neutres  dont  on  a  plusieurs  fois  parlé,  dont  il  y  eut  dans  le  passé 
des  exemples,  et  dont  l'idée  serait  venue,  ou  aurait  été  suggérée,  tour 
à  tour,  en  Suède,  en  Roumanie,  dans  l'Amérique  du  Sud.  Mais  elle 
ne  se  fait  pas  pour  insinuer,  s'il  est  désormais  acquis  qu'elle  ne 
saurait  être  imposée,  «  la  paix  allemande,  »  laquelle  d'ailleurs  ne 
parviendrait  pas  plus  à  s'insinuer  qu'à  s'imposer.  Le  fond  identique 
de  la  situation  des  Puissances  neutres  dans  le  monde  entier,  c'est 
que  toutes  ont  été  atteintes  «  par  la  violation  évidente  des  pré- 
ceptes et  des  droits  de  l'humanité;  »  que  toutes  ont  eu  des  navires 
coulés  corps  et  biens,  contre  tout  droit  et  toute  humanité  ;  que  toutes 
comptent  et  pleurent  des  victimes  parmi  les  milliers  de  neutres  ou 
de  non-combattans  qui  dorment,  non  vengés,  dans  les  profondeurs 
de  l'abîme;  que  toutes  sont  travaillées  intérieurement  par  l'or  alle- 
mand, la  presse  allemande,  l'espionnage  allemand;  que,  chez  toutes, 
quelque  Allemand  ou  quelque  suppôt  de  l'Allemagne  prétend  mettre 
l'Allemagne  au-dessus  de  tout,  et  que  par  conséquent  pas  une  d'elles 
n'est  plus  maîtresse  chez  elle. 

Le  jour  devait  venir,  et,  s'il  n'est  encore  venu,  il  est  proche,  où 
personne,  dans  le  monde  civilisé,  ne  pourrait  rester  neutre,  et  ne 
point  cesser  d'être  libre,  ni  cesser  d'être  humain.  Enfin,  «  le  monde 
entier,  »   pour  reprendre  une  phrase  célèbre,    crie  contre  «  une 


240  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cruauté  si  grande, qui,  faite  sans  nécessité  et  demeurant  sans  excuse, 
soulève  le  ciel  et  la  terre.  »  11  convenait  aux  États-Unis,  comme  les 
plus  forts,  et  à  cause  de  la  figure  historique  qu'ils  tiennent  à  conserver 
entre  les  peuples,  il  leur  appartenait  de  donner  le  signal,  d'évoquer 
ces  principes  éternels  et  universels,  pour  la  sauvegarde  desquels, 
au  delà  d'une  certaine  limite,  le  plus  pacifique,  le  plus  patient,  le 
plus  doux  et  le  plus  humble  de  cœur  est  bien  contraint  d'envisager 
l'hypothèse  de  devoir  se  battre.    Seulement,   ces  principes-là,  les 
droits  de  l'humanité,  il  y  a  vingt  mois  passés  que,  nous  et  nos  alliés, 
nous  nous   battons  pour  eux;   c'est-à-dire  qu'il  y  a  déjà  plus  de 
vingt  mois  que,  nous  battant  pour  nous-mêmes,  nous  nous  battons 
aussi  pour   les  neutres.  Qu'ils  sortent  de  leur  neutralité  ou  qu'ils 
s'y  enferment,  c'est  leur  affaire.  Nous  ne  les  retenons  pas,  nous  ne 
les  poussons  pas.  Moralement,  par  l'adhésion  même  qu'ils  ne  peuvent 
nous  refuser;  matériellement,  par  la  résistance  de  Verdun  qui  com- 
mande leur  admiration,  par  la  chute  de  Trébizonde  et  la  désagré- 
gation de  l'Empire  ottoman,  par  l'irrésistible  vigueur  de  la  pression 
russe,   par  le  développement  gigantesque   de   l'effort  anglais,   par 
l'extension  progressive  du  concours  italien,  par  la  ténacité  héroïque 
et  sainte  de  la  Belgique,  par  la  résurrection  de  l'armée  serbe,  par  la 
pointe  que  met  Salonique  au  flanc  de  la  coalition,  par  la  disparition 
des  colonies  allemandes  et  l'anéantissement  ou  la  paralysie  de  la 
marine  allemande,  nous  nous  sentons  dans  une  posture  à  ne  point 
appeler  au  secours.  Nous  payons  chèrement,  de  notre  sang,  mais 
nous  ne  trouverons  jamais  que  c'est  trop  cher,  ce  qui  fait  le  prix  de 
la  vie.  Aux  neutres  de  savoir  si,  pour  vivre  sans  sacrifice,  ils  consen- 
tent à  perdre  les  suprêmes  raisons  de  vivre.  A  la  vérité,  tous  les 
argumens  classiques  contre  une    neutralité  prolongée  intempesti- 
vement  se  retrouvent,    dans  la  conjoncture  présente,    multipliés, 
fortifiés,  et  combien  grandis  I  Nous  ne  voulons,  quant  à  nous,  penser 
qu'aux  plus  nobles.  Mais,  pour  de  plus  intéressés,  il  ne  serait  pas 
hors  de  saison  de  songer  que,  s'il  y  eut  des  places  dans  la  maison  du 
maître  pour  les  ouvriers  de  la  onzième  heure,  l'Évangile  lui-même 
n  ajoute  pas  qu'il  en  resta  pour  ceux  de  la  onzième  heure  et  demie. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
KmÈ  DouMic. 


L'ALLEMAGNE  ET  LA  GUERRE 


DEUXIÈME  LETTRE 


31onsieur  le  Directeur  et  cher  Coxfrère 

Vous  voulez  bien  m'inviter  à  vous  communiquer  les 
réflexions  que  j'ai  pu  faire  depuis  que,  répondant  à  l'appel  du 
bien  regretté  Francis  Charmes,  j'essayai  de  dire  comment  et 
pourquoi  la  barbarie  dont  usaient  les  Allemands  dans  la  guerre 
actuelle  était  voulue,  systématique,  philosophique.  Plus  vive- 
ment encore  qu'en  octobre  1914,  à  vrai  dire,  je  sens  aujour- 
d'hui une  répugnance  à  me  recueillir,  à  coordonner  mes  idées, 
à  écrire.  Plus  que  jamais,  je  songe  à  la  devise  de  Hoche  :  Res, 
non  verba;  Age  quod  agis;  ce  qui  veut  dire  :  Primo  vincere, 
deinde  philosophari.  Mais,  d'autre  part,  il  m'arrive  du  front  des 
lettres  où  nos  admirables  combattans,  entre  deux  batailles  for- 
midables, me  font  la  théorie  de  la  guerre  actuelle,  et  me  citent 
des  textes  de  Platon  ou  de  Pascal,  avec  une  liberté  d'esprit  et 
une  sérénité  de  réflexion  égale  à  celle  que  je  goûtais  chez  eux 
lorsque  j'avais  le  bonheur  de  les  voir  travailler  auprès  de  moi. 
Et,  dans  le  monde  entier,  cette  guerre  est  considérée  comme 
une  sorte  de  croisade  philosophique,  où  sont  aux  prises  deux 
conceptions  opposées  du  bien  et  du  mal,  et  de  la  destinée 
humaine.  Il  faut  donc  penser  qu'il  n'est  pas  contraire  au  devoir 
de  philosopher  à  l'heure  actuelle,  et  que  les  idées  sont  admises 
à  se  produire  et  à  jouer  un  rôle,  dans  le  temps  même  que  la 
force  se  déchaîne  avec  une  violence  inconnue. 

TOME   XXXIII.    —    1916.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Reste,  il  est  vrai,  la  difficulté,  l'impossibilité  de  se  ménager 
ce  recueillement,  que  Descartes  jugeait  nécessaire  à  la  pensée,  si 
elle  voulait  se  distinguer  des  impressions  fugitives  de  l'imagi- 
nation. Mais  peut-être,  à  de  certaines  heures,  le  langage  des 
événemens  est-il  si  précis  et  si  clair,  que  ce  que  l'on  a  de  mieux 
à  faire,  c'est  de  l'écouter,  et  de  le  reproduire  aussi  simplement 
et  fidèlement  que  possible. 

* 
*    * 

Le  fait  qui,  dès  le  début  de  la  guerre,  a  frappé  le  monde, 
c'est  la  violation  brutale  des  lois  divines  et  humaines  qu'a,  tout 
de  suite,  affectée  l'Allemagne.  Les  crimes  sont  si  énormes, 
qu'une  partie  de  l'opinion,  parmi  les  nations  neutres,  se  confor- 
mant à  l'injonction  des  représentans  officiels  de  la  science  et  de 
l'art  allemands,  en  nia,  a  priori,  la  possibilité.  They  cannot 
hâve  done  lhat,  entendions-nous  dire  de  divers  côtés. 

Cependant,  à  moins  d'être  résolu  à  s'abriter  derrière  la  neu- 
tralité pour  soutenir  la  cause  allemande,  il  fallut  se  rendre  à 
l'évidence.  Il  n'était  que  trop  certain,  d'après  les  enquêtes  les 
plus  irrécusables,  que  l'Allemagne  actuelle,  qui  a  pour  devise  : 
Deutschland  ùber  ailes,  entendait  imposer  à  l'univers  toutes  les 
conséquences,  matérielles  et  morales,  de  ce  principe,  posé 
comme  un  axiome.  Dès  lors,  le  monde  s'est  trouvé  en  présence 
d'une  question  cruelle.  Quoi!  la  patrie  de  Leibnitz,  de  Kant,  de 
Beethoven,  de  Goethe,  en  est  venue  à  se  dresser  sciemment, 
puissance  diabolique,  contre  le  droit,  contre  la  civilisation, 
contre  l'humanité  1  Que  penser  d'une  telle  métamorphose?  Est- 
elle réelle?  Est-elle  profonde?  Est-elle  durable?  L'Allemagne  ne 
doit-elle  pas  redevenir  elle-même,  dès  que  disparaîtront  les  cir- 
constances qui  l'ont  fait  sortir  de  son  caractère  ?  Se  peut-il  qu'il 
y  ait  au  monde  une  nation  érigeant  la  barbarie  en  manifesta- 
tion de  la  culture,  et  que  cette  nation  soit  l'Allemagne?  Ques- 
tion urgente,  car,  delà  manière  dont  elle  sera  résolue,  dépendra 
la  conduite  que  les  nations  devront  tenir  envers  l'Allemagne 
après  la  guerre. 

Beaucoup,  il  faut  le  dire,  se  sont  contentés  et  se  contentent 
de  cette  réponse  :  Oui,  l'Allemagne  est  changée,  transformée, 
méconnaissable.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  phénomène  accidentel 
et  passager,  normal  d'ailleurs  :  c'est  la  réaction,  toute  physiolo- 
gique, d'un  organisme  qui,  se  trouvant  engagé  dans  une  lutte 


l'allemacne  et  la  guerre.,  243 

à  mort,  use  indistinctement  de  tous  les  moyens  dont  il  peut 
disposer  pour  faire  face  à  ses  ennemis.  La  lutte  finie,  l'orga- 
nisme, ayant  retrouve'  la  sécurité',  reviendra,  tout  naturelle- 
ment, à  son  état  antérieur. 

Explication  de  naturaliste,  indifférent  aux  enseignemens  de 
l'histoire,  objectent  ceux  qui  ont  observé  l'évolution  dont 
l'Allemagne  a  offert  le  spectacle,  particulièrement  depuis  1864. 
Mais,  parmi  ceux-ci,  plusieurs  se  contentent  d'admettre  qu'en 
Allemagne,  par  suite  de  l'hégémonie  de  la  Prusse,  le  milita- 
risme s'est  peu  à  peu  implanté.  Brisez,  disent-ils,  le  militarisme 
prussien,  et  l'Allemagne  reconnaissante  redeviendra  la  nation 
pacifique  et  idéaliste  dont  le  monde  observait  avec  sympathie 
la  prospérité. 

En  face  de  ces  interprétations,  plus  ou  moins  optimistes, 
s'en  est  produite  une  autre  toute  différente.  Recherchant  le 
passé  le  plus  reculé  de  l'Allemagne,  nombre  d'érudits  ont  pensé 
y  trouver  la  preuve  de  la  persistance,  à  travers  les  siècles, 
d'une  Allemagne  toujours  la  même  dans  son  fond,  quelles  que 
fussent  les  effusions  superficielles  de  ses  théologiens,  de  ses 
philosophes,  de  ses  poètes,  de  ses  musiciens.  Et  cette  Allemagne 
éternelle  ne  différait  point  de  celle-là  même  que  nous  avons 
sous  les  yeux.  Rêver  une  conversion  de  l'esprit  allemand  serait 
aussi  insensé  que  de  s'attendre  à  la  transformation  d'un  loup 
en  agneau. 

Mon  esprit  est,  je  l'avoue,  obsédé  par  ce  problème,  que  je 
vois  renaître  dans  tous  les  livres  qui  m'arrivent  de  l'étranger, 
dans  toutes  les  conversations  que  j'ai  avec  des  neutres.  Me 
permettez-vous,  Monsieur  le  Directeur  et  cher  Confrère,  d'indi- 
quer la  solution  que  je  serais  disposé  à  y  donner? 


* 


Des  théories  et  de  la  pratique  actuelles,  je  trouve  les  germes, 
non  seulement  dans  l'Allemagne  du  Moyen  Age,  si  laborieu- 
sement et  peut-être  si  incomplètement  convertie  à  la  doctrine 
chrétienne  du  Dieu  d'amour  et  de  bonté,  mais  encore  dans 
l'Allemagne  moderne  et  idéaliste,  dans  celle  que,  volontiers, 
l'on  oppose  radicalement  à  l'Allemagne  actuelle.  Kant,  par 
exemple,  a  composé  un  traité  de  la  paix  perpétuelle.  Or  le 
même  Kant,  dans  son  opuscule  sur  Vidée  d'une  histoire  univer- 
selle (1784),  écrit  :  «  Grâces  soient  rendues  à  la  nature  pour 


244  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

la  répugnance  à  la  conciliation,  pour  le  désir  insatiable  de 
possession  et  de  domination  dont  elle  a  doté  l'âme  humaine. 
L'homme  veut  la  concorde;  mais  la  nature  sait  mieux  que  lui 
ce  qui  lui  est  bon  :  elle  veut  la  discorde.  »  Goethe  termine  son 
Faust  par  ces  mots  fameux  :  «  L'éternel  féminin  (et,  par  là,  il 
entend,  ce  semble,  l'amour  qui  se  donne  jusqu'au  sacrifice) 
nous  tire  à  lui  vers  les  cieux.  »  Mais  l'agent  de  la  rédemption 
de  son  Faust,  c'est,  en  fait,  Méphistophélès,  c'est-à-dire  le 
diable,  le  mal.  Du  mal  seul  peut  naître  le  bien  :  telle  est,  dans 
ce  poème,  la  loi  d'airain  du  monde  réel.  «  Ne  crains  pas  de  te 
présenter  devant  moi,  dit  le  Seigneur  à  Méphistophélès.  J'ai 
plaisir  à  te  voir.  L'homme  n'a  que  trop  de  propension  à 
s'endormir.  C'est  pourquoi  je  lui  donne  pour  compagnon  un 
diable,  dont  l'office  est  de  le  stimuler.  »  Le  mal  est,  dans  le 
Faust  de  Goethe,  la  condition,  la  source  même  du  bien;  le  mal 
est  bon,  car  du  mal,  même  voulu  comme  fin,  le  bien  sort  né- 
cessairement. «  Je  suis,  dit  Méphistophélès,  une  partie  de 
cette  force,  qui  veut  toujours  le  mal,  et  toujours  produit  le 
bien.  » 

Est-ce  à  dire  que  l'Allemagne  actuelle  procède,  en  droite 
ligne,  de  Kant  et  de  Gœthe? 

Telle  que  l'avaient  faite  les  Luther,  les  Leibnitz,  les  Kant, 
les  Gœthe,  les  Beethoven,  la  pensée  allemande  était  multiple, 
diverse,  remarquablement  riche.  Aux  principes  que  nous  avons 
énoncés,  d'autres,  très  différens,  faisaient,  dans  une  certaine 
mesure,  équilibre.  Peu  scandalisée  par  la  contradiction,  parce 
qu'elle  goûtait  cette  doctrine,  qu'un  esprit  supérieur  sait  réunir 
en  une  synthèse  transcendante  les  principes  mêmes  que  la 
raison  vulgaire  juge  incompatibles,  la  pensée  allemande  cultivait 
avec  la  même  ardeur  l'idéalisme  et  le  réalisme,  l'objectivisme 
et  le  subjectivisme,  l'art  et  la  vie  pratique,  les  parties  basses 
et  les  parties  nobles  de  la  nature  humaine. 

Or,  à  partir  de  1648,  date  du  traité  de  Westphalie,  à 
travers  1806,  1813,  1815,  1864,  1866,  1870,  l'Allemagne  a 
opéré,  parmi  les  divers  principes  qu'elle  nourrissait,  une 
sélection.  Laissant  tomber  ceux  qui  ne  répondaient  plus  à 
son  actuelle  disposition  d'esprit,  développant  les  autres  d'une 
manière  exclusive  et  systématique,  elle  en  arriva  à  différer  très 
réellement  d'elle-même.  Ainsi  s'explique  l'étonnement  doulou- 
reux, et  comme  incrédule,  qu'éprouvent  aujourd'hui  nombre 


l'allemagnb  et  la  guerre.  245 

de  ceux  qui  ont  connu  l'Allemagne  avant  1870,  à  une  époque 
où  ses  destinées  ne  paraissaient  pas  encore  définitivement 
fixées.  Alors,  certes,  les  tendances  multiples  d'autrefois  étaient 
déjà  visiblement  ramenées  à  deux  :  l'Allemagne  au-dessus  de 
la  Prusse,  la  Prusse  au-dessus  de  l'Allemagne;  et,  entre 
deux  thèses  telles  que  celles-là,  nulle  conciliation  n'était  plus 
possible.  Mais  on  pouvait  encore  se  demander  si,  de  ces  deux 
tendances  contradictoires,  ce  serait  la  seconde  qui  l'empor- 
terait. Après  1870,  le  doute  ne  fut  plus  permis. 


L'Allemagne  actuelle  n'est  pas  la  continuation  pure  et 
simple  de  l'Allemagne  d'autrefois.  Ce  n'est  pas,  non  plus,  l'effet 
fatal  d'un  développement  spontané.  C'est  une  détermination, 
contingente,  en  quelque  mesure,  des  tendances  séculaires  de 
l'àme  allemande.  Comment  s'est  produite  cette  détermination  ? 

On  a  souvent  répété,  dans  ces  derniers  temps,  le  mot  de 
Frédéric  II  :  «  Je  prends  d'abord,  je  sais  qu'il  se  trouvera  tou- 
jours des  pédans  pour  démontrer  que  j'étais  dans  mon  droit.  » 
Selon  cette  manière  de  considérer  les  choses,  c'est  uniquement 
dans  les  instincts,  les  appétits,  les  forces  impulsives  agissant 
au  sein  de  l'àme  allemande  qu'il  faudrait  chercher  l'explication 
de  la  conduite  tenue  par  les  Allemands.  En  vain  ceux-ci 
mettent-ils  en  avant  des  idées,  des  principes,  des  raisonnemens, 
qu'ils  nous  donnent  pour  les  motifs  et  les  causes  de  leurs 
actions.  On  se  refuse  à  admettre  que  de  tels  actes  puissent  réel- 
lement procéder,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  de  la  raison,  et 
l'on  s'en  tient  à  cette  commode  maxime  :  la  pensée  n'est  que  le 
reflet  de  J'action.  On  suppose  donc  que  les  théories  allemandes 
dont  le  monde  s'étonne  ne  sont  autre  chose  que  la  justification, 
essayée  après  coup,  d'une  pratique  à  laquelle  aucune  idée 
réfléchie  et  sérieuse  n'a,  réellement,  présidé.  Et  l'on  conclut 
que,  si,  quelque  jour,  les  Allemands  sont  matériellement 
empêchés  de  satisfaire  leurs  instincts  violens,  toutes  ces 
doctrines  scandaleuses  se  dissiperont  comme  par  enchante- 
ment. Cette  interprétation  sommaire  est-elle  conforme  à  la 
réalité  ? 

En  d'autres  pays,  peut-être,  les  idées  sont,  à  l'égard  des 
faits,  des  manifestations,  des  épiphénomènes,  plutôt  que  des 
causes.  En  Allemagne,  elles  ont  certainement  agi.  Quelle  fut 


246  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

l'origine  première  de  ces  idées  allemandes,  dont  l'historien 
constate  l'influence?  Nul  ne  peut  le  dire  :  au  fond  de  l'àme 
humaine  la  pensée,  la  volonté,  le  sentiment,  sont  intimement 
unis,  et,  constamment,  agissent  et  réagissent  l'un  sur  l'autre. 
Mais  il  n'est  pas  douteux  que  la  pensée  proprement  dite,  la 
pensée  consciente,  ne  soit,  par  elle-même,  capable  d'influence; 
et,  de  cette  efficacité,  l'Allemagne  nous  offre  un  exemple  parti- 
culièrement remarquable. 

A  partir  de  1648,  nous  voyons  les  penseurs  allemands 
s'appliquer,  de  plus  en  plus  systématiquement,  à  implanter 
dans  l'âme  allemande  cette  idée,  que  l'état  de  morcellement  où 
se  trouve  l'Allemagne  et  sa  dépendance  à  l'égard  de  l'étranger 
sont  contraires  à  son  génie  et  à  sa  destinée,  et  que,  unie  et 
consciente  de  son  originalité,  l'Allemagne  pourra  défier  l'uni- 
vers, en  attendant  qu'elle  le  domine.  Cette  idée,  qui  sera  le 
thème  de  la  chanson  :  Deutschlànd  ïtber  ailes,  de  1841,  n'était 
pas,  au  xviie  siècle,  la  traduction  du  mouvement  des  faits, 
puisque  l'Allemagne,  alors,  était  radicalement  et,  semblait-il, 
irrémédiablement  divisée  :  c'était  une  réaction  de  l'esprit 
contre  le  fait.  Et  c'est  de  l'esprit  allemand  que,  peu  à  peu,  par 
l'utilisation  des  événemens,  cette  pensée  est  descendue  dans  le 
monde  des  réalités.i 

Pour  se  rendre  compte  de  la  manière  dont  s'est  produite 
cette  évolution,  il  n'est  pas  inutile  de  considérer  certaines 
notions,  étranges  au  premier  abord,  qui  jouent  un  rôle  capital 
dans  la  philosophie  allemande  ;  je  veux  parler  des  notions  de 
conscience  transcendantale,  de  finalité  inconsciente  et  imma- 
nente, d'universel  concret,  de  volonté  inhérente  au  Tout.  Ces 
concepts  sont  des  expressions  diverses  de  cette  idée,  que  les 
consciences  individuelles  peuvent  être  guidées,  gouvernées, 
modelées,  à  leur  insu  même,  par  un  plan  idéal,  qui,  plus  réel 
qu'elles-mêmes,  les  domine,  les  pénètre,  et,  en  quelque  sorte, 
les  recrée.  C'est  ainsi  que,  pour  David  Strauss,  ce  n'est  pas  le 
Jésus  du  monde  visible  qui  a  fondé  le  christianisme  et  qui  en 
est  l'âme  et  la  vie  :  c'est  le  Jésus  idéal,  seul  véritablement 
capable  de  perfection,  d'être  et  de  puissance.  Le  plan  allemand, 
la  loi  de  réalisation  de  ce  plan,  la  méthode  suivant  laquelle  les 
événemens  seront  exploités  en  vue  de  cette  réalisation  :  autant 
de  forces  vivantes  qui  agissent  sur  les  consciences  allemandes, 
et  avec  lesquelles  ces  dernières  peuvent  et  doivent  s'identifier. 


L ALLEMAGNE    ET    LA    GUERRE. 


247 


Et  tout  se  passe  comme  si  une  Providence  allemande  menait 
fatalement  les  âmes  allemandes  vers  le  but  qu'elle  leur  a  mar- 
qué. C'est  ainsi  que  1813,  1864-60-71,  1914  sont,  au  point  de 
vue  allemand,  les  momens  successifs,  logiquement  enchaînés, 
d'un  môme  processus  dialectique.  En  1813,  le  moi  allemand 
s'affranchit  du  joug  étranger.  De  1864  à  1871,  il  se  constitue 
comme  puissance  en  s'unifiant  intérieurement.  En  1914,  il  inau- 
gure son  mouvement  d'expansion.  A  mesure  que  les  événe- 
mens  se  déroulent,  ils  sont  interprétés  comme  la  révélation  et 
la  réalisation  progressive  du  plan  conçu  par  la  conscience 
allemande.  Les  individus  se  sentent  les  instrumens,  élus  et 
passifs,  d'une  volonté  supérieure.  Us  ne  pensent  plus,  ils  n'agis- 
sent plus  pour  eux  mêmes  et  par  eux-mêmes  :  l'idée  allemande 
se  réalise  en  eux  et  par  eux. 


* 


En  quoi  consiste  ce  plan,  conçu  et  voulu  par  la  pensée  et  la 
volonté  allemandes  comme  par  un  être  qui,  effectivement,  pla- 
nerait au-dessus  des  individus,  et  du  dedans  susciterait  leurs 
pensées  et  leurs  actes? 

Ce  plan  est  l'histoire  abrégée  de  l'univers;  c'est  la  série  des 
momens  par  lesquels  celui-ci  doit  nécessairement  passer  pour 
accomplir  sa  destinée. 

La  première  phase  est  le  chaos  (das  Mannigfaltige)  :  les 
forces  dont  se  compose  l'univers  agissent  d'abord  comme  si 
chacune  existait  seule,  comme  si  chacune  était  douée  d'indé- 
pendance et  de  libre  arbitre.  Dépourvues  de  toute  coordination, 
de  toute  organisation,  ces  forces  n'engendrent  que  des  assem- 
blages éphémères,  et  elles  détruisent,  d'elles-mêmes,  leurs 
incohérentes  productions. 

Le  second  moment  est  l'apparition,  au  sein  de  cette  diver- 
sité et  de  cette  instabilité  radicales,  de  l'idée,  de  la  pensée,  de 
la  conscience  (Begriff).  Ce  n'est  pas  du  dehors,  et  comme  par 
miracle,  que  l'idée  vient  planer  au-dessus  de  l'abime  où  les 
forces  s'entre-choquent.  C'est  du  fond  de  l'abime  lui-même, 
grâce  à  la  guerre  que  les  élémens  se  livrent  naturellement 
entre  eux,  qu'à  l'heure  fixée  par  le  destin,  l'idée  surgit.  Au  sein 
même  du  désordre,  en  effet,  certaines  combinaisons  se  montrent 
plus  résistantes,  plus  puissantes  que  d'autres.  L'idée  est  la 
conscience  de   la   raison   pour  laquelle  ces  combinaisons  pos- 


248  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sèdent  un  tel  privilège.  Cette  raison  est  la  systématisation, 
l'organisation,  laquelle  du  multiple  fait  une  unité,  des  indi- 
vidus un  tout.  L'idée  se  dresse,  dès  lors,  en  face  du  désordre  et 
de  l'individualisme,  comme  l'affirmation  de  l'excellence  et  du 
triomphe  nécessaire  de  l'unité,  de  l'organisation.  L'idée  est  le 
commandement  de  réaliser  le  Tout  comme  unité. 

Cette  idée,  tout  d'abord,  ne  possède  qu'une  part  infiniment 
petite  de  réalité  objective.  Issue  du  réel,  toutefois,  elle  est 
capable  d'agir  sur  le  réel  ;  et,  peu  à  peu,  grâce  à  la  méthode 
avec  laquelle  elle  échelonne  et  additionne  ses  conquêtes,  elle  se 
fait  un  corps  et  devient  capable  de  tenir  tête,  victorieusement, 
aux  hordes  désordonnées  des  forces  élémentaires.  Cette  lutte  de 
l'idée  contre  le  règne  anarchique  des  individus  est  la  seconde 
phase  du  développement  de  l'être. 

La  troisième  est  l'organisation,  non  plus  seulement  d'un 
noyau  cenlral,  mais  du  monde  entier;  c'est  l'unification,  s'éten- 
dant  méthodiquement,  se  faisant  plus  étroite  et  plus  parfaite,  à 
mesure  que,  grâce  à  leurs  défaites  mêmes  dans  leur  lutte  contre 
l'idée,  les  individus  et  groupes  humains  s'affranchissent  de  leur 
prétention  à  l'individualité  et  à  l'indépendance. 

Tel  est  le  plan  divin.  Il  enveloppe,  évidemment,  a  priori, 
une  absolue  nécessité  de  réalisation.  D'ailleurs,  nous  n'avons 
qu'à  regarder  autour  de  nous,  pour  constater  qu'il  se  réalise,  en 
effet,  d'une  façon  irrésistible. 

L'idée  a  jailli  et  s'est  levée,  et  elle  n'est  pas  demeurée  à 
l'état  d'idée  pure  ;  mais  elle  s'est  faite  chair  et  elle  a  habité 
parmi  nous  :  elle  s'est  incarnée  dans  la  nation  allemande. 
L'Allemagne,  ou  la  nation  teutonne,  est  la  nation  par  excel- 
lence, car  la  mot  thiud,  racine  de  deutsch  (thiudisks),  veut  dire 
nation  ;  et  Allemand,  suivant  Fichte,  c'est  AU  —  Mann,  c'est- 
à-dire  l'homme  universel. 

La  nation  germanique  a  surgi,  comme  l'opposé  de  la  disso- 
lution, de  la  corruption  gréco-romaine.  Les  essais  d'organisa- 
tion qui  s'étaient  produits  dans  l'ancien  monde,  comme  ils  ne 
procédaient  pas  de  l'esprit,  n'étaient  que  des  tâtonnemens, 
destinés  à  préparer  l'organisation  teutonne. 

L'Allemagne  s'est  révélée  dans  la  forêt  de  Teutoburg,  en 
l'an  9  après  Jésus-Christ,  comme  une  puissance,  non  seulement 
opposée  à  la  puissance  latine,  mais  essentiellement  guerrière.  Et 
en  effet,  ce  n'est  pas  dans  les  temples  sereins  de  la  sagesse  clas- 


l'allemagne  et  la  guerre.  249 

sique,  c'est  seulement  parmi  les  horreurs  d'une  guerre  à  mort 
que  l'Idée  pourra  revêtir  la  force  matérielle  dont  elle  a  besoin  pour 
s'imposer  aux  nations  rebelles,  entête'es  de  leur  indépendance. 

Combattre  les  latins,  construire  et  faire  triompher  la  théorie 
d'une  culture  morale,  religieuse,  intellectuelle,  opposée  aux 
principes  de  la  civilisation  classique  :  telle  est  la  tâche  qui 
incombe  à  l'Allemagne. 

Or,  l'idée  gréco-latine,  c'était  celle  de  l'homme,  comme 
possédant  une  vertu  et  une  valeur  propre,  et  comme  susceptible 
d'accroître  cette  valeur  en  faisant  effort  pour  se  rapprocher  de 
l'idéal  de  vérité,  de  beauté,  de  justice  et  de  bonté  que  conçoit 
la  raison  humaine  : 

"'  y.aPiev  ^'  avOpcoTCOç,  OTav  avGpwxo;  Y)  ! 

«  Quelle  chose  aimable  que  l'homme,  quand  il  est  vraiment 
homme  :  »  ainsi  Ménandre  a-t-il  formulé  la  pensée  grecque. 

L'idée  allemande,  donc,  ce  sera  la  négation  de  toute  valeur 
et  de  toute  vertu  propre  à  l'homme  en  tant  qu'homme,  ce  sera 
la  concentration  dans  le  Tout,  comme  unité,  comme  réalité 
substantielle  et  supérieure,  de  toute  vertu,  de  toute  puissance, 
de  toute  excellence;  et  ce  sera  la  réduction  des  personnes 
humaines  à  la  condition  de  simples  parties  inertes,  recevant  du 
Tout  qu'elles  composent  toute  leur  activité,  toute  leur  valeur 
toute  leur  réalité. 

Et,  d'autre  part,  comme  la  pensée  grecque  avait  vu,  dans  le 
mal,  dans  la  barbarie,  dans  la  brutalité,  des  formes  vicieuses  de 
l'être,  que  la  civilisation  devait  tendre  à  diminuer  et  faire 
disparaître,  la  pensée  allemande  érigea  le  mal,  la  violence,  la 
destruction  en  élémens  intégrans  du  Tout  absolu  et  divin.  Bien 
plus,  elle  conçut  le  bien,  la  paix,  la  lumière,  comme  ne  pouvant 
être  engendrés  que  par  le  mal,  par  la  guerre,  par  les  ténèbres. 
Dieu  ne  sera,  que  s'il  est  créé  par  le  diable,  à  qui  seul  appar- 
tient la  puissance  créatrice;  et  il  ne  subsistera,  que  si  le  mal 
subsiste  pour  le  recréer  éternellement.  S'il  cessait  d'être  stimulé 
par  Méphistophélès,  Faust,  instantanément,  se  reposerait;  et,  le 
jour  où  il  appellera  le  repos,  il  mourra.  L'homme  est  ingrat 
envers  le  péché,  envers  le  crime  :  il  ne  comprend  pas  qu'il  est 
indispensable  de  pécher  pour  devenir  juste  :  Sûndig  milssen  wir 
iverden,  ivenn  wir  wachsen  wollen,  dit  la  Magda  deSudermann  : 
«  Nous  devons  pécher,  si  nous  voulons  croître.  » 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'esprit  allemand  conçoit  le  Tout,  et  il  est  seul  à  le  conce- 
voir. Or,  l'idée  du  Tout  est  telle  qu'on  ne  peut  la  concevoir 
véritablement  que  si  l'on  est,  soi-même,  l'égal  du  Tout,  un  avec 
le  Tout. 

Très  profondément  et  très  doctement,  a  priori  et  a  posteriori, 
en  particulier  par  l'analyse  des  caractères  de  la  langue  alle- 
mande, langue  primitive  par  excellence,  type  de  la  vie  en  face 
des  langues  mortes  du  monde  latin,  le  philosophe  Fichte 
démontra  aux  Allemands  que  la  conscience  allemande  ne  fait 
qu'un  avec  la  conscience  de  l'univers.  L'Allemand  peut,  dès 
lors,  en  tout  domaine,  remonter  à  la  source  même  de  l'être  et 
de  la  vie.  Il  lui  est  loisible,  en  se  repliant  sur  lui-même, 
d'assister,  de  participer  à  la  création  même  des  choses,  de  les 
voir  du  dedans,  intuitivement,  dans  leurs  causes  génératrices, 
dans  la  raison  et  la  loi  de  leur  existence.  Les  autres  hommes 
au  contraire,  ne  peuvent  apercevoir  les  choses  que  du  dehors, 
au  moyen  de  concepts,  dans  leurs  résidus  morts  et  inertes.  Ils 
voient  les  fleurs  figées  dans  l'herbier  :  l'Allemand  a  conscience 
de  la  force  qui  les  fait  jaillir  de  leur  semence. 

Or,  l'Esprit  universel,  réalisé  dans  le  génie  allemand,  est 
essentiellement  puissance  d'organisation.  L'Allemand  est  donc, 
lui  seul,  en  possession  du  secret  de  l'organisation  universelle. 
Les  autres  peuples  peuvent  essayer  d'imiter  l'organisation 
idéale,  comme  un  peintre  imite  les  couleurs  de  la  vie.  Mais 
cette  imitation  est  vaine,  parce  qu'elle  est  faite  du  dehors,  et 
que  l'œuvre  de  la  vie  ne  saurait  être  accomplie  en  juxtaposant 
des  pièces  matérielles,  impénétrables  les  unes  aux  autres. 

Dann  hat  er  die  Telle  in  seiner  Hand, 
Fehlt,  lelder!  nur  das  geistlge  Band. 

«  Il  tient  en  ses  mains  les  parties;  mais,  hélas!  le  lien  spi- 
rituel lui  manque.  » 

L'Allemand,  qui  est  le  confident,  Yalter  ego  de  Dieu,  voit, 
en  lui-même,  toute  activité,  toute  semence  : 

schaut  aile  Wirksamkeit  und  Samen. 

Il  lui  appartient  donc  d'organiser  le  monde  par  la  vertu  de 
l'idée  du  Tout  et  des  idées  secondaires  qui  en  émanent.  C'est 
son  affaire  de  composer,  au  moyen  des  nations  humaines,  un 
système  humain  universel,  de  plus  en  plus  cohérent,  puissant, 
pacifié  et  durable. 


l'allemagne  et  la  guerre.  251 

Par  là  se  déterminent  les  fins  vers  lesquelles  doit  être 
orientée  la  marche  de  l'humanité. 

Il  convient,  à  cet  égard,  de  distinguer  entre  le  rôle  qui 
appartient  à  l'Allemagne,  et  celui  qui  convient  aux  autres 
nations.  Alexandre  de  Humboldt  écrivait  :  «  Il  n'y  a  point  de 
race  dont  on  puisse  dire  qu'elle  est  plus  noble  que  les  autres  : 
toutes  sont  également  destinées  à  la  liberté.  »  Fausse  doctrine, 
conçue  sous  l'influence  française.  L'Allemagne  tient  à  Dieu 
immédiatement,  elle  est  la  race  de  Dieu,  la  race  noble  par 
excellence.  L'Empereur  allemand  peut  dire  :  «  Moi  et  Dieu.  » 
Les  autres  nations  ne  sauraient  entrer  en  rapport  avec  l'Eternel 
que  par  l'intermédiaire  de  l'Allemagne.  Dès  lors,  l'Allemagne 
n'a  pas  à  prendre  en  considération  les  besoins,  les  vœux,  la 
morale,  les  droits  des  autres  nations.  «  Une  seule  voix  plus 
celle  de  Dieu,  dit  Guillaume  II,  forme  toujours  la  majorité.  » 
C'est  pourquoi  la  maxime  allemande,  c'est  proprement  la  for- 
mule par  laquelle  Gœthe  termine  Hermann  et  Dorothée  : 

Dies  ist  unser!  so  lass  uns  sagen  und  so  es  behaupten  ! 

«  Ceci  est  nôtre  !  Voilà  le  principe  qu'il  nous  faut  maintenir 
envers  et  contre  tous.  » 

L'Allemagne  ne  doit  penser  qu'à  elle.  L'égoïsme  est  sa  loi. 
La  raison  en  est  simple  :  elle  porte  en  elle  tout  ce  qui  peut 
honorer  et  grandir  l'humanité,  tandis  que  les  nations  de  la 
terre,  les  enfans  des  hommes,  ne  représentent  que  des  formes 
dérivées  et  inférieures  de  l'être.  L'Allemagne  comprend  à  fond 
et  estime  à  leur  juste  valeur  les  idées,  l'histoire,  la  langue,  les 
aspirations  des  peuples.  Mais  les  peuples  ne  peuvent  comprendre 
et  apprécier  ce  qui  concerne  l'Allemagne.  C'est  ce  que  les 
Allemands  ne  se  lassent  d'expliquer  à  l'univers.  Voici,  par 
exemple,  en  quels  termes  le  philosophe  Wilhelm  Wundt,  dans 
un  opuscule  intitulé  :  Die  Nationen  und  ihre  Philosophie,  1916 
(p.  78),  apprécie  la  collaboration  apportée  par  les  Français, 
avant  la  guerre,  à  la  préparation  d'une  édition  interacadémique 
des  œuvres  de  Leibnitz  :  «  Les  Français  ont  proposé  à  l'Asso- 
ciation internationale  des  Académies  de  confier  à  l'Institut  de 
France  et  à  l'Académie  de  Berlin  la  tâche  de  publier,  en  com- 
mun, une  édition  complète  des  œuvres  de  Leibnitz.  Mais,  pré- 
cisément, les  idées  qui  forment  le  fond  de  la  philosophie  de 
Leibnitz  sont  demeurées  étrangères  à  l'intelligence  française. 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Dans  cette  philosophie,  la  Réforme  allemande,  la  mystique 
allemande,  et,  par-dessus  tout,  la  manière  allemande  d'appro- 
fondir les  problèmes  ont  agi  d'une  manière  beaucoup  trop 
vivante,  pour  qu'elle  pût  prendre  racine  dans  le  sol  français.  » 
C'est  ainsi  que  tout  ce  qui  est  allemand  passe  la  compréhension 
des  autres  peuples  :  la  religion  allemande,  la  morale  allemande, 
la  musique  allemande,  la  poésie  allemande,  la  science  alle- 
mande, la  noblesse  de  l'âme  allemande. 

Il  n'en  est  pas,  d'ailleurs,  de  l'égoïsme  allemand  comme  de 
celui  des  autres  peuples.  Quand  il  s'agit  de  l'Allemagne,  l'absolu 
égoïsme  ne  fait  qu'un  avec  l'absolu  dévouement  à  l'humanité, 
parce  que  l'Allemagne  est  le  sel  de  la  terre,  et  que  tout  ce  qui 
lui  profite  rejaillit,  comme  une  bénédiction,  sur  le  monde 
entier.  L'Allemagne  a  le  devoir  moral  de  se  suffire,  de  ne 
penser,  de  n'agir  que  pour  elle-même  et  par  elle-même.  Seule 
elle  possède  ce  caractère  de  fin  en  soi  (Zweck  an  sich  selbst), 
que  Kant,  sous  l'influence  de  l'individualisme  français,  croyait 
devoir  attribuer  à  toutes  les  personnes.,  humaines  et  à  toutes 
les  nations.  Les  nations  ne  sont  dans  la  droite  voie  que  si  elles 
jouent,  à  l'égard  de  l'Allemagne,  le  rôle  de  moyens  et  d'inslru- 

mens. 

A  l'Allemagne  doit  être  réservée  la  force,  par  laquelle  seule 
la  paix  et  la  justice  peuvent  être  réalisées  parmi  les  hommes. 
Dominées  par  l'Allemagne,  les  nations  posséderont  les  vrais 
biens,  qu'elles  ne  sauraient  conquérir  par  elles-mêmes  :  la 
sécurité,  l'ordre,  la  méthode,  le  rôle  qui  convient  à  leur  capa- 
cité  et  à  leur  valeur,  les  moyens  de  tirer  le  meilleur  parti  de 
leurs  ressources  et  de  leurs  facultés.  Contribuer,  comme  organes 
subordonnés,  à  l'existence  et  au  développement  d'un  organisme 
supérieur,  c'est,  pour  les  vivans,  une  condition  plus  haute  que 
de  former,  en  demeurant  isolés,  des  organismes  individuels, 
indépendans  et  élémentaires. 

La  première  phase  de  la  régénération  consiste  ainsi,  pour 
les  peuples,  à  abdiquer  leur  indépendance,  pour  s'élever  à  la 
dignité  d'instrumens  de  la  volonté  allemande.  Mais  il  est  une 
perfection  plus  haute  encore,  à  laquelle  la  magnanimité  de 
l'Allemagne  leur  permet  de  prétendre.  L'Allemagne  n'est  pas 
seulement  l'incarnation  de  l'unité,  elle  est  encore,  et  elle 
est  seule,  le  principe  de  la  vraie  liberté.  Elle  possède  et  elle  peut 
communiquer  cette  liberté,  qui  consiste,  non  à  disposer  de  soi,  à 


l'allemagne  et  la   guerre.  253 

vouloir,  en  vertu  d'un  prétendu  libre  arbitre  individuel,  c'est-à- 
dire  en  vertu  d'une  puissance  particulière,  insurgée  contre  le 
Tout,  mais  bien  à  identifier  sa  volonté  avec  celle  du  Tout,  qui 
est  Dieu.  Partageant  avec  Dieu  la  nécessité  d'expansion  qui 
caractérise  l'infini,  l'Allemagne  se  dilate,  et  se  fait,  naturelle- 
ment, le  champion  de  la  nationalité  et  de  la  liberté  des  peuples. 
En  vain  ceux-ci  se  croiraient-ils"  en  possession  de  leur  person- 
nalité et  de  la  volonté  de  se  développer  selon  leur  génie  :  s'ils 
résistent  aux  directions  de  l'Allemagne,  leur  sentiment  les 
trompe.  Ce  n'est  qu'en  puisant  à  la  source  divine  de  l'être  et  de 
la  conscience,  que  l'homme  peut  se  former  une  personnalité 
réelle,  vivante,  digne  et  capable  de  subsister.  Les  nations,  les 
individus  ne  deviendront  eux-mêmes,  ne  revêtiront  une  natio- 
nalité et  une  liberté,  non  plus  imaginaires  et  anarchiques, 
mais  affectives  et  douées  d'un  caractère  moral,  que  le  jour  où 
elles  parviendront  à  penser  et  à  agir,  non  seulement  sous  la 
direction  de  l'Allemagne  et  en  vue  de  la  grandeur  allemande, 
mais  encore  par  la  vertu  de  l'âme  allemande  elle-même,  de  telle 
sorte  qu'elles  puissent  proclamer  :  ce  n'est  plus  moi  qui  vis, 
c'est  l'Allemagne  qui  vit  en  moi. 

Unes  avec  l'Allemagne  par  la  conscience  et  par  la  volonté, 
elles  ne  seront  plus,  à  proprement  parler,  les  instrumens  de 
l'Allemagne.  Elles  seront  vraiment  elles-mêmes,  vraiment 
libres,  puisqu'elles  se  détermineront  d'elles-mêmes  à  servir 
l'Allemagne.  Unité  de  l'individu  avec  le  Tout,  Einheit  des 
Einzehien  mit  dem  Ganzen  :  telle  est  la  définition  allemande  de 
la  liberté. 

Ainsi  s'accomplira,  dans  toute  son  ampleur,  la  tâche  de 
l'Allemagne,  que  l'on  pourrait  résumer  par  ces  mots  :  recréer 
le  monde,  en  y  infusant  l'àme  allemande. 

* 
*  * 

Tel  est  le  plan  divin.  Gomment  procédera  l'Allemagne  pour 
le  réaliser? 

La  méthode  qu'elle  s'est  faite  résulte  d'une  doctrine  qui  est, 
semble-t-il,  l'une  des  plus  caractéristiques  de  la  pensée  alle- 
mande. 

Les  Grecs,  en  distinguant  avec  insistance,  dans  les  choses, 
deux  élémens,  qu'ils  appelaient  la  matière  et  l'esprit,  vou- 
laient dire  que  les  lois  de  ces  deux  essences  différaient  radica- 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lement.  Dans  le  monde  matériel  régnait,  selon  eux,  une 
nécessité  aveugle,  àvàyxTi.  Le  monde  des  esprits,  au  contraire, 
avait  pour  loi  la  vérité  et  la  beauté  ;  et  il  se  portait  vers  ces 
fins  idéales,  d'un  libre  effort,  secouant  le  joug  de  la  nécessité,  et 
suivant,  de  lui-même,  l'attrait  de  la  persuasion.  Là  régnait  le 
fait  brut,  la  force;  ici,  la  parole  et  l'intelligence.  Et  le  problème 
de  la  civilisation,  c'était  de  rendre  efficaces  ces  puissances  pure- 
ment morales,  l'intelligence  et  la  parole,  au  sein  du  monde 
matériel  lui-même.  Le  Dieu  d'Aristote  est  vérité  et  bonté,  mais 
il  n'est  point  force.  Son  action  consiste  à  attirer  vers  lui,  à 
gagner,  à  spiritualiser  les  forces  qui  se  déchaînent  dans  le 
monde  de  la  nécessité. 

Or,  les  philosophes  allemands  ont,  à  la  fois,  considéré  les 
forces  psychiques  comme  irréductibles  aux  forces  physiques,  et 
admis  que  les  premières  sont  soumises  à  des  lois  de  nécessité 
non  moins  rigides  que  celles  qui  gouvernent  les  secondes.  Chez 
presque  tous  ses  représentans,  la  pensée  allemande  proscrit, 
comme  absurde  et  comme  impie,  toute  doctrine  de  libre  arbitre, 
et  s'applique  à  concevoir  la  liberté  morale  comme  une  nécessité 
plus  nécessaire  encore  que  la  nécessité  mécanique.  Etre  libre, 
selon  Kant,  c'est  être  dégagé  de  la  contrainte  à  laquelle  est 
soumis  l'individu  qui  se  distingue  de  la  loi,  et  confondre  entiè- 
rement sa  volonté  avec  la  nécessité  universelle,  primordiale  et 
absolue.  La  Grèce  s'était  appliquée  à  détrôner  la  fatalité  orien- 
tale :  l'Allemagne,  dans  une  métaphysique  transcendante,  s'est 
donné  pour  tâche  de  la  rétablir  dans  sa  souveraineté. 

Si  les  forces  morales  sont,  avant  tout,  des  forces  soumises  à 
un  absolu  déterminisme,  elles  relèvent,  non  moins  que  les 
forces  physiques,  de  l'axiome  :  savoir,  c'est  pouvoir.  Qui  pos- 
sède la  science  des  forces  psychiques  dispose,  estiment  les  Alle- 
mands, des  sentimens,  des  pensées,  des  volontés,  des  consciences 
humaines,  exactement  comme  l'ingénieur  est  maître,  par  la 
science  mécanique,  des  forces  de  la  nature.  Qu'on  ne  s'abuse 
donc  pas  sur  la  signification  de  la  différence  proclamée  par  les 
philosophes  allemands  entre  les  réalités  sensibles  et  les  impon- 
dérables du  monde  moral.  Ces  derniers,  chez  eux,  sont  soumis 
à  une  sorte  de  mécanisme  métaphysique  qui  n'est  pas  moins 
inflexible  que  le  mécanisme  physique.  L'esprit  souffle  où  il 
veut,  disait  l'Écriture.  Les  Allemands  entendent  le  contraindre 
à  souffler  où  il  leur  plaît. 


l'allemagne  et  la  guerre.  255 

La  première  condition  à  remplir,  pour  réaliser  le  plan  alle- 
mand, c'est  d'en  inculquer  l'idée  aux  esprits  allemands,  de  telle 
sorte  que  ceux-ci  ne  puissent  plus  penser,  juger,  comprendre, 
fonctionner,  que  sous  l'action  de  l'idée  allemande.  Or,  ce 
résultat  peut  être  obtenu,  grâce  à  une  science  pratique  dont  la 
philosophie  allemande  permet,  mieux  que  toute  autre,  de  for- 
muler les  principes  :  la  pédagogie.  Les  nations  latines  s'en 
tenaient,  pour  former  l'homme,  à  ce  qu'elles  appelaient  l'édu- 
cation. Celle-ci  prenait  pour  point  de  départ  la  nature  humaine, 
ses  dispositions,  ses  tendances,  ses  aspirations,  Elle  était,  par 
suite,  un  mélange  intime  de  science  et  d'art,  de  méthode  et  de 
liberté,  et  elle  ne  prétendait  pas  à  réaliser  son  objet  avec 
l'infaillibilité  d'une  technique  purement  scientifique.  Or,  l'Alle- 
magne veut  une  éducation  qui  produise  une  forme  d'esprit 
déterminée,  comme  la  décarburation  de  la  fonte  produit  de 
l'acier  :  «  Il  nous  faut,  dit  Fichte,  dans  ses  Discours  à  la 
Nation  allemande,  une  éducation  qui  engendre,  d'une  façon 
nécessaire,  la  nécessité  que  nous  avons  en  vue.  Il  s'agit  de 
créer  dans  l'homme,  infailliblement,  une  volonté  infaillible.  » 
Nul  égard  donc  ne  sera  accordé  au  libre  mouvement  de  la 
nature,  aux  sentimens  des  individus.  Seules,  seront  prises  en 
considération  les  lois  du  mécanisme  psychique,  telles  que  les 
établit  la  science  allemande  ;  et  ces  lois  seront  employées  à 
créer,  chez  les  individus,  la  manière  allemande  de  penser, 
comme  le  sont,  dans  l'industrie,  les  lois  physiques,  pour  obtenir 
tel  résultat  matériel.  Ainsi  entendue,  la  pédagogie  mérite 
évidemment  d'être  distinguée,  par  son  nom  même,  de  laclassique 
éducation. 

Telle  est  la  méthode  que  l'Allemagne  substitue  à  l'éducation 
gréco-latine.  Quel  usage  en  fera-t-elle? 

L'objet  qu'elle  se  propose  est  de  modeler  les  cerveaux,  de 
telle  sorte  qu'à  toute  impression  qu'ils  reçoivent  réponde  auto- 
matiquement le  réflexe  voulu,  le  réflexe  prussien,  ou,  en  lan- 
gage actuel,  le  réflexe  allemand.  La  tâche  dont  il  s'agit  peut 
être  définie  la  création  d'un  certain  instinct.  Or,  un  instinct, 
c'est  une  tendance,  une  et  strictement  déterminée,  qui,  n'étant 
tenue  en  échec  par  aucune  autre,  se  déploie,  dès  qu'elle  est  sol- 
licitée, immédiatement  et  irrésistiblement.  Pour  créer  une 
pareille  tendance,  la  pédagogie  allemande  procède  par  une 
sélection  minutieusement  appropriée.  D'une  part,  elle  élimine 


256  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toutes  les  influences  qui  seraient  de  nature  à  provoquer  ou  à 
maintenir  les  tendances  antagonistes.  D'autre  part,  elle  ras- 
semble et  fait  converger  toutes  les  influences  propres  à  déter- 
miner l'état  d'esprit  qu'il  s'agit  de  produire.  Gréant  ainsi  un 
véritable  monoidéisme,  elle  rend  impossible  la  délibération, 
source  de  scrupules  et  d'hésitations,  et  elle  assure  à  l'action  la 
décision  et  la  plénitude,  qui  lui  confèrent  toute  sa  puissance. 

A  considérer  dans  ses  détails  l'éducation  allemande,  on  la 
voit  constamment  régie  par  de  tels  principes.  Les  écoliers  alle- 
mands sont  soigneusement  prémunis  contre  la  tentation  de 
connaître  directement  les  choses  étrangères.  Celles-ci,  estime- 
t-on,  ne  peuvent  être  vues  telles  qu'elles  sont  en  réalité  que  si 
elles  sont  aperçues  à  travers  les  lunettes  allemandes.  C'est, 
actuellement,  en  Allemagne,  un  axiome  fondamental,  que  les 
Allemands  n'ont  rien  à  apprendre  des  étrangers. 

Wir  sind  die  Meister  aller  Welt  : 

«  Nous  sommes  les  instituteurs  de  l'univers,  »  lit-on  dans 
un  recueil  de  couplets  composé  à  l'usage  des  soldats  allemands 
de  1914,  et  intitulé  :  Der  deutsche  Zorn,  «  La  colère  allemande.  » 

On  apprend  aux  Allemands  à  se  placer,  pour  apprécier  tout 
ce  que  peuvent  dire  les  étrangers,  au  point  de  vue  indiqué  dans 
une  célèbre  épigramme  de  Schiller  : 

Du  willst  wahres  mich  Ichren?  Bemiïhe  dich  nicht  :  Nicht  die  Sache 
Will  ich  durch  dich,  ich  will  Dich  durch  die  Sache  nur  sehn. 

«  Tu  prétends  m'enseigner  une  vérité.  Ne  te  donne  pas  tant 
de  peine.  Je  ne  songe  pas  à  voir  la  chose  à  travers  loi,  mais  toi 
seul  à  travers  la  chose.  »  Dans  la  philosophie  de  Descartes, 
dans  la  tragédie  de  Corneille  et  de  Racine,  dans  les  principes 
de  la  Révolution  française,  l'Allemand  ne  saurait  voir  autre 
chose  que  des  documens,  qu'il  emploiera  à  définir  l'esprit  fran- 
çais. De  la  valeur  de  ces  œuvres  au  point  de  vue  de  la  vérité, 
de  la  beauté  ou  de  la  justice,  il  ne  saurait  être  question.  Voici, 
par  exemple,  la  signification  de  la  philosophie  de  Descartes, 
telle  que  la  dégage  le  professeur  Wundt,  à  la  page  21  de  l'ou- 
vrage cité  plus  haut  :  «  Descartes  manifeste  merveilleusement  le 
talent  qu'ont  les  Français  de  dissimuler,  sous  une  rhétorique 
admirable,  la  faiblesse  de  leur  pensée.  Il  pratique  cet  art  de  la 
persuasion    avec    une    maîtrise  de    styliste,    qui,    aujourd'hui 


L* ALLEMAGNE    ET    LA    GUERRE.  257 

encore,  fait,  de  la  lecture  de  ses  ouvrages  un  véritable  re'gal 
intellectuel.  » 

Comme  elle  élimine,  ou  interprète  à  sa  manière,  tout  ce  qui 
n'est  pas  allemand,  ainsi  la  pédagogie  allemande  accumule  et 
met  en  valeur  tous  les  moyens  positifs  et  directs  dont  elle  peut 
disposer  pour  former  des  esprits  exclusivement  germaniques. 
Gymnastique,  grammaire,  arithmétique,  géographie,  danse, 
histoire  naturelle,  langues  et  littératures  étrangères,  travail, 
jeux,  lectures,  promenades,  solennités,  religion,  ripailles  :  tout 
exalte  l'Allemagne,  la  montre  unique  et  inégalable.  Et  tout 
dresse  l'Allemand  au  mépris  et  à   l'exploitation  de  l'étranger. 

Nulle  étude  n'est  plus  remarquablement  adaptée  à  cette  fin 
que  celle  de  l'histoire.  Le  rôle  essentiel  que  joue  dans  la  péda- 
gogie allemande  le  procédé  éliminatoire  est  ici  particulièrement 
visible.  Tous  les  livres  d'histoire  que  l'on  met  entre  les  mains 
des  écoliers  sont  intitulés  :  Weltgeschichte,  «  Hisloire  univer- 
selle. »  Or,  la  place  qu'y  tiennent  les  nations  autres  que  l'Alle- 
magne est  extrêmement  restreinte,  et  tout  ce  qui,  bien 
qu'étranger,  y  est  admis,  est  systématiquement  déprécié.  Au 
contraire,  le  rôle  de  l'Allemagne  est  mis  en  relief  et  grandi 
d'un  bout  à  l'autre.  Toute  l'histoire  est  orientée  vers  le  règne 
universel  de  Dieu,  c'est-à-dire  de  l'Allemagne,  sur  la  terre. 

L'histoire  est  partagée  en  deux  périodes,  dont  l'une  n'est 
qu'une  introduction  :  avant  et  après  la  rencontre  de  Rome  avec  la 
Germanie.  Et  les  étapes  de  l'histoire  de  l'univers,  à  partir  delà 
victoire  de  Hermann  sur  Quinctilius  Varus,  sont  marquées  par 
les  noms  d'Othon  le  Grand,  Luther,  Frédéric  II,  Bismarck. 
En  1864,  commence  la  phase  dernière  et  définitive  de  l'histoire. 
A  partir  de  la  guerre  de  l'Allemagne  contre  le  Danemark,  en 
effet,  l'histoire  de  l'univers  marche  d'un  pas  sûr,  sans  plus 
s'attarder  en  de  fastidieux  détours,  vers  ses  destinées  providen- 
tielles. Aussi  l'enseignement  de  l'histoire  universelle  dans  les 
écoles  allemandes  partira-t-il  désormais  de  l'année  1864  après 
Jésus-Christ.  Un  éminent  zoologiste  anglais,  M.  Chalmers 
Mitchell,  dans  un  livre  remarquable,  intitulé  Évolution  and 
the  War,  1915,  trouve  que  l'histoire,  ainsi  travaillée,  filtrée, 
aseptisée,  ensemencée,  ressemble  moins  à  ce  que  nous  appelons 
l'histoire,  qu'à  un  bouillon  de  culture  psychologique. 

L'Allemagne  est  l'éducatrice  du  monde.  Mais  les  peuples  ne 
sont  pas,  tout  d'abord,  disposés  à  lui  reconnaître  ce  rôle.  Nous 
tome  \.\xm.  —  1916.  17 


2o8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

savons  que  la  pédagogie  divine,  pour  éduquer  les  hommes, 
commence  par  les  traiter  par  la  crainte.  Timor  Domini  initium 
sapicntûe.  Pareillement,  l'Allemagne  doit  être,  tout  d'abord,  la 
terreur  des  nations.  C'est  pourquoi,  constamment,  ou  elle  leur 
fait  la  guerre,  ou  elle  les  en  menace.  Elle  les  tient  en  présence 
de  cette  alternative  :  servir  ou  périr.  Bien  qu'à  défaut  de  la 
guerre  elle  emploie,  d'ordinaire,  la  menace,  elle  sait  aussi 
recourir  aux  moyens  séducteurs.  C'est,  volontiers,  une  tête  à 
double  face,  qui,  d'un  côté,  se  fait  aimable,  gracieuse,  koket- 
tirend,  comme  on  dit  en  allemand,  pour  promettre  aux  nations 
raisonnables  sa  protection,  et  qui,  de  l'autre,  revêt  un  masque 
effrayant,  pour  intimider  les  indociles. 

L'Allemagne,  d'ailleurs,  ne  veut  pas  la  guerre  pour  la 
guerre,  elle  est  sincèrement  pacifique.  Mais  elle  se  tient  tou- 
jours, bien  réellement,  prête  à  faire  la  guerre.  Et  quand  il  lui 
semble  que,  décidément,  les  nations  deviennent  insolentes 
(Als  die  Rainer  frech  geivorden,  dit  la  chanson),  quand  elle  craint 
que  la  prolongation  de  la  paix  n'amollisse  ses  sujets,  elle 
applique  résolument  la  grande  loi  naturelle  et  divine,  qui  veut 
que  la  paix  ne  soit  jamais  que  la  conclusion  d'une  guerre, 
et  ne  se  puisse  maintenir  que  renouvelée  par  des  guerres 
opportunes. 

La  guerre  est,  d'ailleurs,  conduite  selon  les  vues  de  la  Pro- 
vidence, avec  toute  la  violence  de  l'état  de  nature,  sans  aucun 
égard  aux  protestations  des  âmes  sensibles  et  féminines.  Ls 
guerre  est  menée  par  l'Etat  prussien,  lequel  est  au-dessus  de 
cette  médiocre  morale  de  la  personnalité  humaine  comme  fin 
en  soi,  où  s'attarda  Kant,  mais  qui  n'a  qu'une  valeur  relative, 
et  ne  concerne,  en  tout  cas,  que  les  individus.  L'Etat  prussien, 
suprême  réalisation  du  divin,  ne  peut  être  obligé  qu'envers 
lui-même.  C'est  dire  que  son  devoir  est  de  n'admettre,  en  face 
des  autres  Etats,  d'autre  loi  que  la  force,  et,  par  tous  les 
moyens,  de  se  rendre  toujours  plus  fort.  Sa  tâche  est  d'orga- 
niser l'Allemagne,  puis  le  monde,  et  de  recréer  l'humanité.  Il 
en  est  de  son  œuvre  comme  des  grandes  cathédrales  du  Moyen 
Age.  Qui  s'inquiète  aujourd'hui  des  misères,  des  bassesses,  des 
injustices,  des  crimes,  des  atrocités  qui  ont  pu  se  mêler  au 
travail  pieux  dont  elles  sont  issues?  Qu'est-ce  que  les  indi- 
vidus, au  regard  de  l'œuvre  anonyme  et  grandiose,  qu'ils 
construisent    sans    la   comprendre?  Les   individus   retombent 


l'allemagne  et  la  guerre.  259 

dans  le  néant,  d'où  ils  ne  sont  sortis  un  instant  qu'à  l'appel  de 
l'esprit,  qui  avait  besoin  de  leurs  mains  pour  se  réaliser.  Mais 
l'œuvre  reste,  l'œuvre,  qui  seule  importe.  De  même,  qui 
pourra  bien  accuser  l'Allemagne  d'avoir  assassiné  lâchement 
des  nations  loyales  et  inoffensives,  d'avoir  renié  sa  signa- 
ture, d'avoir  massacré  des  enfans,des  vieillards  et  des  femmes, 
d'avoir,  avec  une  brutalité  de  sauvage,  infusé  son  noble  sang  à 
des  races  dégénérées,  lorsque  le  monde  entier  sera  allemand 
ou  dressé  à  bénir  le  joug  allemand? 

Gomme  la  science  et  la  méthode,  nées  de  l'intelligence, 
confèrent  la  toute-puissance  et  permettent  de  renouveler  la  face 
du  monde,  ainsi  l'œuvre,  une  fois  accomplie,  réagit  sur  l'âme 
et  sur  le  cœur  des  hommes,  et  y  provoque  le  sentiment.  Sau- 
vées et  nées  à  une  vie  nouvelle  par  la  grâce  de  l'Allemagne, 
les  nations,  quelque  jour,  aimeront  l'Allemagne. 

* 
*  * 

Telle  m'apparaît  la  pensée  allemande.  Heine  disait  :  «  L'Al- 
lemagne est  une  âme  qui  se  cherche  un  corps.  »  L'Allemagne, 
avec  une  constance,  une  méthode,  une  vigueur  qu'il  importe 
de  ne  pas  méconnaître,  après  avoir  conçu  un  plan  de  la  société 
humaine,  s'est  identifiée  avec  ce  plan,  et,  de  plus  en  plus  systé- 
matiquement, a  mis  en  œuvre  toutes  les  forces  physiques  et 
morales  dont  peut  disposer  l'homme,  pour  le  réaliser. 

Ce  plan  est  extraordinaire.  C'est  l'idée  d'un  absolu  artificia- 
lisme.  Peu  importent  la  nature  propre  des  êtres,  leurs  tendances, 
leurs  vœux,  leurs  sentimens.  Peu  importent  la  vérité  et  la  jus- 
tice, devant  lesquelles  se  prosterne  le  genre  humain.  Le  plan 
du  monde  que  le  philosophe  Kant  dressait  a  priori,  en  combi- 
nant, d'après  les  dictées  de  la  conscience  transcendantale,  les 
formes  de  la  sensibilité  et  les  catégories  de  l'entendement,  ne 
tenait  aucun  compte  de  la  nature  propre  des  élémens  donnés. 
Ces  élémens,  infiniment  divers  (das  Mannigfallige),  le  philo- 
sophe les  suppose  absolument  indifférens  et  malléables;  et  il 
en  forme  un  monde,  où  les  êtres  n'ont  d'autres  propriétés  que 
celles  qu'ils  tiennent  de  l'organisation.  Pareillement,  la  pensée 
allemande  ne  voit,  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  elle,  que  des 
matériaux  et  des  instrumens;  et  elle  s'attribue  le  droit  et  le 
pouvoir  d'user,  à  son  gré,  de  toutes  choses,  pour  se  réaliser 
elle-même  dans  sa  plénitude. 


260  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  Allemands  ont  tué  en  eux  ce  que  les  hommes  appellent 
sincérité',  à  savoir  l'effort  candide  pour  agir,  parler  et  penser 
selon  la  vérité.  Tout  leur  est  moyen,  stratagème,  méthode, 
politique,  tendant  à  la  réalisation  de  leurs  ambitions.  Dans  tout 
ce  qu'ils  disent,  dans  tout  ce  qu'ils  font,  dans  les  indignations 
qu'ils  affichent,  dans  les  caresses  qu'ils  accordent, 

Man  merkl  die  Absicht,  und  man  wird  verstimmt  (Gœthe)  > 

«  On  aperçoit  l'intention,  et  l'on  est  inquiet.  » 
Détruire  en  soi  la  sincérité,  c'est,  chez  les  autres,  ruiner  la 
confiance. 

Par  un  dernier  sophisme,  l'Allemagne  présente  son  mépris 
de  la  vérité  comme  une  sincérité  supérieure,  comme  la  sincé- 
rité par  excellence.  La  sincérité  véritable,  enseignent  ses  doc- 
teurs, a  pour  condition  la  conformité  de  la  parole  et  de  l'action, 
non  avec  une  formule  figée,  avec  une  lettre  morte,  mais  avec 
le  principe  vivant  d'où  découle  toute  vérité  comme  tout  être  : 
l'esprit  transcendant  et  insaisissable.  «  Quoi  !  tu  me  demandes 
une  signature,  pédant  !  dit  Faust  à  Méphistophélès.  N'as-tu 
donc  jamais  eu  affaire  a  un  homme,  à  la  parole  d'un  homme?... 
La  parole  meurt  en  passant  par  la  plume.  » 

Auch  ivas  Geschriebenes  fordcrst  du,  Pédant? 

Hast  du  noch  Ueinen  Mann,  nicht  Manneswort  gekannt? 

> ,.... 

Das  Wort  erslirbt  schon  in  der  Feder. 

La  seule  sincérité  qui  compte  est  celle  de  la  conscience 
transcendantale,  une  et  universelle,  dont  nos  consciences  par- 
ticulières ne  sont  jamais  que  des  expressions  inadéquates.  Or, 
la  conscience  transcendantale  forme  précisément  le  fond  de 
l'âme  allemande,  et  d'elle  seule.  Et  ainsi,  les  Allemands  sont 
seuls  juges  de  leur  sincérité,  comme  de  leur  responsabilité  en 
général.  Des  jugemens  que  peuvent  porter  sur  eux  les  autres 
hommes,  ils  ne  sauraient  avoir  cure. 

Se  peut-il,  dira-t-on,  que  des  idées  aussi  étranges  aient 
une  valeur  pratique;  et  si,  effectivement,  une  philosophie 
nourrie  de  telles  idées  gouverne  aujourd'hui  la  pensée,  non  de 
quelques  esprits  bizarres,  mais  du  peuple  allemand  lui-même, 
considéré  dans  son  ensemble,  pouvons-nous  voir  dans  ce  phéno- 
mène autre  chose  qu'un  cas  de  folie,  non  plus  seulement  indi- 
viduelle, mais  collective   :  manifestation,  certes,   fort   intéres- 


l'Allemagne  et  la  guerre.  261 

sanle    pour    le    psychologue    et    le    me'decin,    mais    incapable 
d'exercer  une  influence  réelle  sur  les  destine'es  de  l'humanité? 

Il  serait,  au  plus  haut  point,  imprudent  de  transformer 
ainsi  une  réalité  donnée  en  un  simple  sujet  d'étude  médicale 
ou  de  discussion  académique.  Peu  importe  que  ces  idées  soient 
plausibles  ou  absurdes,  facilement  ou  difficilement  réfutables. 
Peu  importe  que  les  cerveaux  qui  en  sont  imprégnés  soient 
sains  ou  dérangés  :  ces  idées  ne  sont  pas  demeurées  à  l'état 
d'idées.  Parle  dressage  psychologique,  par  l'application  savante 
et  continue  d'une  organisation,  non  seulement  matérielle,  mais 
morale,  ces  idées  sont,  véritablement,  devenues  des  êtres,  des 
forces,  des  principes  d'action.  L'âme  s'est  faite  corps,  selon  le 
mot  de  Heine.  Or,  un  corps,  c'est,  proprement,  un  faisceau 
d'instincts,  de  tendances,  d'habitudes,  fixées,  emmagasinées  et 
organisées,  de  telle  sorte  qu'ils  possèdent  désormais  une  apti- 
tude résistante  à  se  conserver  et  à  se  déployer. 

L'Allemagne,  aujourd'hui,  et,  avec  elle,  une  grande  portion 
de  l'Autriche-Hongrie,  est  pénétrée,  jusque  dans  ses  profondeurs, 
par  la  manière  de  penser,  de  juger,  de  vouloir,  de  sentir,  que 
lui  a  inculquée  la  domination  prussienne.  Prétendre  la  ramener 
à  l'état  intellectuel  et  moral  où  elle  se  trouvait,  alors  qu'elle 
n'avait  pas  succombé  à  cette  influence,  est  un  rêve.  Il  serait 
vain  de  nier  la  capacité  interne  de  relèvement  et  de  concen- 
tration d'un  pays  pour  qui  les  dates  de  1648  et  de  1806  ont  été 
le  recul  qui  prépare  un  élan  nouveau.  Et  la  puissance  des 
méthodes  pédagogiques  allemandes  est  suffisamment  démontrée 
par  la  profonde  ressemblance  intellectuelle  et  morale  qui  carac- 
térise aujourd'hui  tant  de  populations  d'origines  et  de  traditions 
si  différentes.  Que  d'Allemands  célèbres,  que  de  villes  alle- 
mandes considérables,  dont  le  nom,  plus  ou  moins  déguisé, 
est  d'origine  slave,  ou  latine,  ou  celtique!  Si,  dans  certains  cas, 
cette  origine  a  laissé  des  traces,  ou  même  se  traduit  par  une 
résistance  vigoureuse  à  la  germanisation,  dans  nombre  d'autres 
l'empreinte  allemande  paraît  singulièrement  profonde. 

Au  lendemain  comme  à  la  veille  de  la  guerre,  ce  type 
•mmanent  d'intelligence  et  de  volonté,  qui,  comme  une  sorte 
d'àme  commune,  a  créé  le  germanisme,  subsistera.  L'Aile^ 
magne  ne  changera,  si  elle  doit  changer,  que  par  une  révo- 
lution morale  et  intérieure.  Cette  révolution,  qui  peut  dire  si 
elle  se  produira? 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  qui  dépend  de  nous,  c'est  d'avoir,  demain  non  moins 
qu'aujourd'hui,  la  volonté  ferme  de  maintenir,  non  en  paroles, 
mais  en  réalité,  les  principes  sacrés  pour  lesquels  nous  luttons  : 
la  liberté  et  la  dignité  humaine,  l'indépendance  des  nations 
grandes  et  petites,  le  respect  de  la  justice  et  de  la  morale  dans 
les  rapports  entre  les  peuples  comme  dans  les  relations  des 
individus. 

Ce  qui  dépend  de  nous,  c'est  de  nous  rendre  compte  du 
danger  mortel  qui  nous  menacerait,  si,  considérant  cette  guerre 
comme  un  simple  cauchemar,  effroyable,  sans  doute,  mais 
passager,  nous  nous  imaginions  que  nous  pourrons,  la  paix 
signée,  reprendre  notre  vie  au  point  où  nous  l'avons  laissée 
en  juillet  1914. 

Nous  sommes  dûment  avertis.  Les  menaces  de  l'empereur 
allemand,  du  général  F.  von  Bernhardi,  des  interprètes  officiels 
de  l'idée  allemande  n'étaient  pas  de  vaines  paroles.  L'Alle- 
magne fait,  de  la  domination  sur  l'univers,  et  en  particulier 
de  la  mutilation  et  de  l'asservissement  de  la  France,  une 
condition  de  son  existence.  Weltherrschaft  oder  Niedergang! 
«  Hégémonie  universelle  ou  décadence,  »  c'est  sa  devise.  L'Alle- 
magne croit,  d'ailleurs,  de  longue  date,  et,  par-dessus  tout,  à 
la  toute-puissance  de  l'idée  pour  créer  le  fait,  de  la  volonté  et 
de  l'organisation  pour  produire  la  force  morale,  l'union, 
l'enthousiasme  et  la  persévérance,  aussi  bien  que  la  force  maté- 
rielle. Ce  n'est  pas  la  quantité  de  force  visible  qui  lui  restera 
après  la  guerre,  qui  sera  la  mesure  des  périls  qu'elle  pourra 
encore  faire  courir  à  l'humanité,  c'est  la  persistance  de  sa 
volonté  de  domination,  d'agrandissement  et  d'oppression. 
Latente,  invisible,  dissimulée,  niée,  cette  volonté,  si  nous 
jugeons  de  l'avenir  par  le  passé,  subsistera.  Et  qu'est-ce  qu'un 
traité  de  paix?  Qu'est-ce  que  des  engagemens  allemands?  La 
sincérité  allemande  consiste  à  employer,  en  conscience,  les 
moyens  les  plus  propres  à  tromper  les  autres  au  profit  de 
l'Allemagne. 

Nous  ne  saurions  manquer  de  comprendre,  désormais, 
que  prêcher  le  désarmement,  c'est  vouloir  se  livrer  à  l'Alle- 
magne, et  que  pacifisme  signifie,  en  fait,  consentement  à  la 
germanisation  de  l'univers.  Ce  n'est  pas  par  hasard  que  le  prix 
Nobel  de  la  paix  était,  en  1914,  promis  à  Guillaume  II. 

Et  nous  aurons  constamment  présente  à  l'esprit  cette  pensée, 


l'allemagne  et  la  guerre.  263 

que  ce  qui  constitue  notre  France,  c'est,  avec  notre  sol,  qui  nous 
a  fait  siens  et  que  nous  avons  fait  nôtre,  notre  àme  nationale, 
incarnée  dans  nos  traditions,  dans  notre  histoire,  dans  notre 
littérature,  dans  nos  monumens,  dans  nos  mœurs,  dans  nos 
institutions,  en  sorte  que  négliger  notre  passé  pour  nous 
borner  à  contempler  un  avenir  abstrait  et  vague,  ce  serait 
dépouiller  nos  idées  françaises  de  leur  contenu,  de  leur  beauté, 
de  leur  vie,  de  leur  action  sur  l'âme  des  peuples,  pour  les 
réduire  à  l'état  de  mots  sonores  et  vides,  qui  n'engendrent 
plus,  parce  qu'ils  sont  détachés  des  réalités  vivantes.  L'être 
concret,  c'est  le  passé;  demeurer  une  même  personne,  c'est 
incorporer  à  son  passé  ses  fins  présentes  et  ses  rêves  d'avenir 

Mais  si  conserver  et  faire  prospérer  la  France  que  nous  ont 
léguée  nos  pères  est  notre  premier  devoir,  la  présente  guerre 
aura  ce  résultat,  de  nous  faire  mettre  à  leur  rang,  à  un  rang 
inférieur  et  peut-être  infime,  maintes  différences  d'opinions, 
auxquelles,  jadis,  nous  prêtions  parfois  une  importance  vitale. 
On  peut  vivre  sans  imposer  aux  autres  ses  croyances,  ses  opi- 
nions, ses  habitudes,  et  sans  prétendre  les  dominer  et  les 
opprimer.  Mais  que  deviendrait  la  vie  humaine,  si  l'on  en 
retranchait  la  tradition,  la  variété,  la  liberté,  la  poésie,  la 
fidélité,  la  justice  et  l'humanité  ? 

Or,  demain  comme  aujourd'hui,  il  nous  faudra  reconquérir, 
chaque  jour,  ces  biens  suprêmes,  si  nous  voulons  les  posséder. 

Agréez,  je  vous  prie,  monsieur  le  Directeur  et  cher  Confrère, 
l'assurance  de  mes  sentimens  bien  cordialement  dévoués. 

Emile  Boutroux. 


LE  CHEMIN  SANS  BUT 


(i) 


PREMIERE    PARTIE 


«  Non  serviam.  » 
I 

Un  soir  de  décembre,  vers  huit  heures,  Vivien  Lemire,  la 
tête  enfouie  dans  le  col  relevé  de  son  paletot  de  fourrure,  les 
mains  dans  ses  poches,  marchait  vile,  tout  d'une  pièce.  Il 
traversait  le  pont  de  la  Concorde,  s'acheminant  vers  les  Champs- 
Elysées.  Une  bise  aigre  soulevait  par  momens  des  tourbillons 
de  poussière.  Quelques  rares  piétons.  Un  fiacre  arrivait  au  loin, 
de  la  rue  Royale;  ses  lumières  glissaient  au-dessus  de  la 
chaussée  comme  les  fanaux  d'un  navire  solitaire  sur  la  mer. 
C'était  un  de  ces  momens  de  vide  qui  se  font  soudain  dans 
l'agitation  de  la  grande  ville;  seuls  régnaient  le  vent,  le  froid, 
la  nuit.  Vivien  sentit  tout  à  coup  sa  solitude  parmi  l'hostilité 
des  élémens;  ses  yeux  errèrent  adroite,  à  gauche,  en  haut.  La 
profondeur  du  ciel  était  très  noire  entre  les  feux  glacés  des 
étoiles.  Vivien  ne  vit  pas  la  splendeur  du  firmament;  il  n'en 
vit  que  l'obscurité.  Il  était  seul;  pas  une  image  ne  vint 
réconforter  son  cœur  :  ni  celle  de  la  chambre  chaude  douce- 
ment éclairée  par  la  lampe  d'hiver,  près  de  laquelle  travaillait 
sa  mère;  ni  celle  des  heures  lumineuses  de  l'été  où  la  joie  du 
jour  triomphe  de  nos  plus  sombres  ennuis. 

Soudain,  de  tous  côtés,  de  la  rue  Royale,  de  la  rue  de  Rivoli, 
du  pont,  débouchèrent  des  flots  de  voitures  parsemées  d'autos, 

(1)  Copyright  by  Jules-Philippe  Heuzey,  1916. 


LE    CHEMIN    SANS    BUf.  ^63 

—  il  en  roulait  relativement  peu  il  y  a  dix  ans.  Ce  bruit,  ces 
lumières,  cet  enchevêtrement  de  routes  différentes,  c'est  la 
vie  humaine  dans  sa  trépidation  fiévreuse...  Les  hommes 
avaient  repris  possession  de  la  ville,  chacun  se  hâtait  vers  sa 
destinée...  Vivien  s'abandonna  au  courant;  pour  lui,  comme 
pour  les  autres,  l'incomparable  splendeur  des  étoiles  ne  fut 
plus  que  le  décor  coutumier  qui  ne  sollicite  pas  les  regards... 

11  héla  un  fiacre,  craignant  subitement  d'être  en  relard  et, 
tandis  qu'il  était  emporté  vers  la  rue  François-Ier,  il  ne  pensa 
plus  qu'au  diner  auquel  il  se  rendait  chez  le  docteur  Daubenoire, 
le  célèbre  spécialiste  des  maladies  nerveuses. 

C'était  la  première  fois  que  Vivien  était  invité  chez  l'illustre 
praticien  et,  à  cette  idée,  une  inquiétude  commençait  à  l'agiter. 
Il  raisonna  sa  timidité  :  «  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  d'alier 
diner  à  la  table  de  ce  pontife?  Il  ne  m'en  impose  pas  avec  son 
port  avantageux.  Pourquoi  m'a-t-il  invité?...  On  ne  sait  pas... 
Comme  cela...  pour  faire  nombre;  je  ne  suis  pour  lui  qu'un 
littérateur  quelconque...  A  moins  qu'il  ne  pressente  en  moi  un 
jeune  qui  arrivera,  et  comme  c'est  un  diner  de  jeunes...  On 
le  donne  pour  les  dix-huit  ans  de  Mlle  Daubenoire.  Le  bonhomme 
est  fier  de  sa  fille  et,  parait-il,  ce  n'est  pas  sans  raison...  »  La 
pensée  qu'il  ne  connaissait  ni  MUe  Daubenoire  ni  sa  mère,  ni 
peut-être  aucun  des  autres  convives,  interrompit  le  cours  de  ses 
réflexions.  Sa  nervosité  le  reprit.  Il  se  mit  à  chantonner,  ce  qui 
était  signe  chez  lui  de  grand  agacement.  Le  fiacre  s'arrêta  : 
Vivien  Lemire  était  arrivé. 

Rien  que  le  bruit  massif,  autoritaire,  de  la  lourde  porte  qui 
se  refermait  sur  les  visiteurs,  disait  la  richesse  cossue  de  l'hôtel 
où  il   pénétrait. 

Le  docteur  Daubenoire  et  sa  femme  appartenaient  l'un  et 
l'autre  à  la  bourgeoisie  arrivée,  celle  des  grasses  prébendes  et 
des  honneurs  officiels.  Le  docteur  était,  à  cinquante  ans  à 
peine,  membre  de  l'Académie  de  médecine,  grand  officier  de  la 
Légion  d'honneur.  Il  joignait  à  une  science  réelle  le  génie  de  la 
mise  en  valeur  de  son  savoir.  Tandis  qu'il  poursuivait  ses 
ambitions  avec  une  âpre  ténacité,  sa  femme  se  laissait  vivre 
sans  grands  désirs,  sans  aspirations,  les  yeux  fixés  sur  l'horizon 
terrestre,  jamais  au  delçi;  ne  souhaitant  pour  ses  filles,  —  elle 
en  avait  deux,  —  qu'une  situation  pareille  à  la  sienne  :  de 
l'argent,  de  la  considération  et,  par  surcroit,  quelque  notoriété. 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'ainée  de  ses  filles,  la  jolie  Jacqueline,  était  mariée  depuis 
quatre  ans  avec  Robert  Beaugrand,  le  fils  d'un  grand  agent  de 
change,  part  d'agent  de  change  lui-même.  Quand  Mme  Daube- 
noire  pensait  à  Jacqueline,  elle  soupirait  ;  quand  il  y  songeait, 
le  docteur  avait  un  pli  entre  les  sourcils  :  Jacqueline  voulait 
divorcer.  Pourquoi  cette  idée  avait-elle  passé  sous  son  front 
étroit  et  lisse,  dans  cette  tête  qui  n'était  lourde  que  des  che- 
veux qui  la  couronnaient?  Nul  n'aurait  pu  le  dire,  et  elle  ne  le 
savait  pas  trop  elle-même,  et  c'est  cela  qui  déconcertait  sa 
mère  :  tant  d'ennuis  sans  utilité  !...  Et  l'entêtement  de  Jacque- 
line dans  la  déraison  exaspérait  Mme  Daubenoire.  Jacqueline 
voulait  changer  pour  changer,  non  pas  changer  d'amant,  mais 
changer  d'intérieur,  et  le  mari  est  un  meuble  nécessaire  dans 
un  intérieur  bien  aménagé. 

—  Ton  enfant?  disait  sa  mère. 

—  Il  a  trois  ans,  répondait  Jacqueline.  Robert  me  le  lais- 
sera; il  n'irait  pas  s'encombrer  d'un  bébé  de  trois  ans! 

—  Mais,  si  tu  te  remaries,  disait  le  père,  l'enfant  peut  être 
un  sujet  de  discorde  dans  ton  nouveau  ménage... 

—  Mais  non,  mais  non,  tout  s'arrangera.  Et  puis,  n'ayez 
donc  pas  les  yeux  fixés  sur  un  avenir  problématique  :  c'est 
aujourd'hui  que  je  vis,  je  ne  m'inquiète  pas  de  demain... 

Le  père  et  la  mère  haussaient  les  épaules  avec  décourage- 
ment. Ils  ne  se  reconnaissaient  ni  l'un  ni  l'autre  dans  cet  être 
d'imprévoyance.  Pour  se  consoler,  ils  reportaient  leur  pensée 
sur  les  dix-huit  printemps  nouvellement  éclos  de  leur  seconde 
fille.  Celle-là  le  docteur  Daubenoire  était  fier  de  la  vivacité  de 
son  intelligence  et  de  tous  les  dons  physiques  et  moraux  que 
la  jeune  fille,  il  se  l'avouait  modestement,  tenait  de  lui. 

Florence  arrivait  dans  la  vie,  en  conquérant  sûr  de  vaincre, 
l'esprit  assoupli  par  le  travail  scolaire,  ouvert,  curieux,  prêt  à 
faire  son  miel  de  toutes  fleurs.  Et  dans  son  jeune  corps,  de  si 
justes  proportions,  les  sens  sommeillaient.  Elle  jouissait  de  sa 
beauté,  elle  se  penchait  ravie  sur  son  image,  mais  ne  songeait 
pas  encore  à  la  mirer  dans  les  yeux  amoureux  des  hommes. 

Si  l'admiration  du  docteur  pour  sa  plus  jeune  fille  était  sans 
mélange,  celle  de  Mme  Daubenoire  s'atténuait  de  quelque  souci. 
Jacqueline  était  indépendante  avec  déraison,  en  enfant  gâtée; 
on  pouvait  espérer  qu'une  saute  de  vent  ferait  tourner  la 
girouette  dans  un  sens  favorable;  Florence  avait  la  volonté  de 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  267 

son  indépendance.  Mme  Daubenoire  sentait  instinctivement 
que,  si  jamais  il  y  avait  un  conllit  entre  cette  volonté  et  l'auto- 
rité maternelle,  la  victoire  ne  resterait  pas  à  l'autorité... 

Florence,  un  peu  à  l'écart  dans  le  salon,  tandis  que  ses 
parens  accueillaient  leurs  invités, causait  avec  une  de  ses  amies, 
Loulou  Barthélémy,  la  fille  du  riche  sucrier. 

Vivien  venait  d'entrer.  Le  docteur  appela  sa  fille. 

—  Florence,  dit-il,  je  te  présente  M.  Vivien  Lemire,  un  ami 
de  ton  ami  Lambert,  le  critique  du  Jour. 

Vivien  salua  gauchement.  Les  tranquilles  regards  de  ces 
jeunes  filles  posés  sur  lui  l'intimidaient.  Pourtant,  rapide,  son 
coup  d'œil  enveloppait  les  deux  amies,  et  l'image  qu'il  empor- 
tait de  Florence,  tandis  qu'il  allait  se  réfugier  dans  un  coin 
solitaire,  lui  semblait  digne  d'être  détaillée.  De  sa  retraite,  il  la 
suivait  du  regard,  ce  regard  habituellement  voilé,  mais  qui 
devenait  à  certains  momens  un  si  pénétrant  instrument 
d'analyse. 

«  L'autre  est  quelconque,  »  avait-il  pensé  aussitôt  de  Loulou 
Barthélémy. 

On  passa  dans  la  salle  à  manger.  Ce  fut  Ja  jeune  fille 
«  quelconque  »  que  Vivien  eut  à  mener  à  table  et  qui  orna  sa 
droite.  Mon  Dieu,  qu'allait-il  trouver  à  lui  dire?...  Elle  ne  lui 
inspirait  rien...  mais  là,  rien  du  tout...  De  l'autre  côté,  il  était 
flanqué  d'une  grosse  dame  sur  le  retour.  Les  deux  voisines 
connaissaient  chacune  leur  a^rc  voisin,  elles  étaient  tournées 
vers  eux  et  leur  parlaient. 

Vivien,  isolé  comme  le  dernier  arrivé  d'une  table  d'hôte, 
mangeait  son  potage  en  silence.  De  temps  en  temps,  il  essayait 
de  saisir  quelques  menus  propos  de  ses  voisines  pour  entrer  en 
matière.  Les  propos  ne  l'inspiraient  pas  plus  que  les  voisines. 
Aussi,  après  avoir  offert  du  vin  à  la  jeune  fille  quelconque  qui 
ne  buvait  que  de  l'eau,  ne  chercha-t-il  plus  à  sortir  de  son  iso- 
lement. Il  promena  ses  regards  autour  de  lui  ;  ils  firent  une 
rapide  inspection  des  convives,  puis  s'arrêtèrent  sur  Mlle  Daube- 
noire  :  elle  seule  méritait  de  les  retenir. 

Elle  n'était  pas  placée  loin  de  Vivien.  Il  entendait  le  son  de 
sa  voix  sans  pouvoir  distinguer  ses  paroles,  et  cette  voix  lui 
semblait  harmonieuse.  Ce  n'était  pas  l'organe  indéfis  d'une 
vierge  qui  s'ignore;  c'étaient  les  intonations  justes,  vibrantes, 
d'une  femme  sûre  d'elle-même.  Et  cependant  il  avait  bien  une 


268  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vierge  devant  les  yeux  :  elle  pressentait  le  pouvoir  qu'elle  exer- 
cerait un  jour  sur  les  hommes  ;  elle  n'avait  pas  encore  eu  le 
désir  de  l'essayer.  Les  lignes  svcltes  et  pures  de  son  corps  ne 
semblaient  faites  que  pour  être  admire'es. 

Quand  on  détaillait  son  visage,  aucun  trait  ne  frappait  par 
une  perfection  particulière;  chacun  était  «  intéressant,  «pensait 
Vivien.  La  bouche  était  grande,  mais  de  lignes  si  mobiles, 
réfléchies,  ironiques  ou  voluptueuses  dans  leur  sourire  ;  le  nez 
était  trop  fort,  mais  les  ailes  en  étaient  frémissantes;  les  yeux, 
ni  grands  ni  petits,  mais  aux  regards  tantôt  brillans  d'intel- 
ligence quand  elle  parlait,  tantôt  voilés  de  réflexion  quand  elle 
écoutait. 

«  Et  le  front,  pensait-il  encore,  me  semble  le  front  de  Pallas 
Athénè,  agrandi  comme  le  désirait  Renan.  » 

Au-dessus,  c'étaient  les  cheveux  châtain  clair,  drus  et 
légers. 

Après  le  dîner,  Vivien  passa  au  fumoir  avec  les  autres 
hommes  et  il  commençait  à  se  demander  quand  il  pourrait 
bien  filer  «  à  l'anglaise  ;  »  il  avait  épuisé  le  plaisir  de  l'obser- 
vation ;  ce  qui  l'entourait  à  présent  ne  l'intéressait  plus.  Il 
sentit  tout  d'un  coup  qu'il  s'ennuyait  et,  chez  lui,  l'ennui 
dégénérait  aussitôt  en  malaise  nerveux,  et  le  poussait  invinci- 
blement à  fuir. 

—  Tiens,  Lemire  ! 

C'était  Lambert,  le  critique,  qui  s'exclamait  ainsi.  Il  venait 
d'entrer.  Lambert,  le  premier,  avait  parlé  dans  le  Jour  de  cer- 
taines nouvelles  écrites  par  Vivien.  Il  les  avait  goûtées  avec  une 
sympathie  intelligente  et  prédit  un  bel  avenir  au  jeune  auteur. 
Vivien  devait  à  Lambert  quelque  chose  de  sa  notoriété  nais- 
sante ;  il  lui  avait  voué  une  reconnaissante  affection. 

Ils  se  serrèrent  les  mains. 

—  Vous  dîniez  ici  ? 

—  Oui. 

Lambert,  qui  était  sensible  aux  succès   mondains,  —  cette 
vanité  était  son  petit  travers,  —  conçut  pour  le  talent  de  Vivien 
plus  de    considération    de    ce   que   le  docteur  Daubenoire   eût' 
invité  le  jeune  homme  à  sa  table. 

—  Moi,  j'arrive.  J'entre  en  passant,  avant  d'aller  chez  le 
président  du  Conseil.  Daubenoire  a  toujours  accueilli  les  pauvres 
gens  que  je  lui  recommandais  avec  tant  de  bonne  grâce  que  je 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  269 

tenais  à  porter  moi-même  mes  souhaits   à  sa  charmante  fille. 
Accompagnez-moi,  voulez-vous  ? 

MUe  Daubenoire  e'tait  à  l'entrée  des  salons  lorsque  les  deux 
hommes  y  pénétrèrent. 

—  Mademoiselle  Florence,  dit  Lambert,  je  viens  rendre 
hommage  à  vos  dix-huit  ans,  auxquels  je  souhaite  tout  ce  qu'ils 
peuvent  désirer. 

Florence  eut  un  petit  rire,  des  yeux  seulement. 

—  Mes  dix-huit  ans  vous  remercient.  Ils  vont  aussitôt  vous 
adresser  une  requête. 

—  Ordonnez,  belle  enfant. 

—  Maintenant  que  je  compte,  je  vous  demande  de  m'envoyer 
votre  prochain  livre  au  lieu  de  l'adresser  à  maman,  —  avec  une 
dédicace  :  j'aime  beaucoup  les  dédicaces. 

—  C'est  entendu.  Vous  aurez  une  dédicace  digne  de  vous; 
du  moins  je  l'espère.  Et  voici  mon  jeune  confrère  qui  se  fera 
un  plaisir  de  vous  envoyer  ses  nouvelles,  avec  hommage  de 
l'auteur. 

—  Je  serai  très  heureuse  de  les  lire  ;  je  suis  sûre  qu'elles  ne 
sont  pas  quelconques. 

—  Attendez  de  les  avoir  lues  pour  vons  prononcer,  dit  vive- 
ment Lemire,car  rien  dans  ma  conversation  n'a  pu  vous  donner 
ce  pressentiment  si  flatteur  pour  moi. 

Florence  rit  : 

—  C'est  vrai.  Vous  aviez  l'air  de  vous  ennuyer  à  table, 
entre  vos  deux  voisines.  C'était  déjà  une  preuve  de  goût,  ajoutâ- 
t-elle entre  ses  dents. 

Elle  avait  tourné  la  tête  vers  une  jeune  femme  qui  entrait 
et  la  saluait.  Vivien  et  Lambert  s'étaient  éloignés. 

—  La  petite  rosse  1  dit  le  critique. 

—  Elle  est  charmante,  s'écria  Lemire  avec  élan. 

Lambert  s'arrêta  et  regarda  fixement  le  jeune  homme.  Il  ne 
parla  qu'un  peu  plus  tard,  quand  ils  furent  dans  le  fiacre, 
Lambert  reconduisant  Vivien  chez  lui.  Le  critique  remarqua  • 

—  Mon  petit,  je  ne  vous  conseille  pas  de  la  trouver  si 
charmante  que  cela,  MUe  Florence  Daubenoire  ! 

—  Vous  craignez  pour  mon  cœur  ?  demanda  Lemire  ironique. 
Oh!  là  là!  Cette  jeune  fille  m'intéresse;   elle  m'amuse,  même. 

—  L'intérêt  est  une  pente  dangereuse... 

*r-  Un  certain  intérêt  peut-être...  Le  mien  est  purement.,, 


270  REVUE    DES    DEUX    MChNDES.i 

purement  (je  ne  veux  pas  dire  intellectuel,  le  mot  est  si  galvaudé 
de  nos  jours!),  purement...  professionnel.  Le  spécimen  d'huma- 
nité  que  représente  Mlle  Daubenoire  est  nouveau  pour  moi,  et 
comme  tel  retient  la  curiosité  de  mon  esprit...  de  mon  esprit 
seulement... 

—  On  commence  par  l'esprit... 

—  MIle  Daubenoire  n'est  pas  la  première  femme  qui  m'inté- 
resse. S'il  fallait  tomber  amoureux  de  toutes  celles  qu'on 
remarque!...  je  n'ai  pas   le  tempérament  d'un  don  Juan! 

—  Non,  malheureusement.  Vous  êtes  un  sentimental. 
Lemire  haussa  brusquement  les  épaules. 

—  Moi?  Allons  donc!... 

Lambert  continua  comme  s'il  n'avait  pas  entendu  la  protes- 
tation : 

—  Le  sentimental  est  un  jobard.  Si  vous  n'étiez  ni  senti- 
mental, ni  jobard,  dit-il  affectueusement,  vous  ne  m'inspireriez 
pas  l'intérêt  qui  me  fait  vous  crier  :  Attention  !  descente 
rapide!  Les  femmes  comme  elle  sont  faites  pour  séduire  les 
hommes  comme  vous  et  les  rendre  malheureux.  Elle  n'est  pas 
plus  jolie  qu'une  autre;  elle  ne  semble  pas  avoir  plus  d'esprit 
que  plus  d'une,  mais  on  sent  en  elle  une  force  dont  on  ne  peut 
prévoir  les  effets.  Avez-vous  admiré  parfois  certains  méca- 
nismes dans  les  Expositions?  Ils  n'ont  pas  encore  servi  ;  ils  sont 
polis,  brillans,  glorieux.  Ce  sont  des  puissances  qui  attendent. 
Mllc  Daubenoire  me  fait  la  même  impression... 

—  Rassurez-vous,  dit  Vivien,  MIle  Daubenoire  n'est  pas  des- 
tinée à  croiser  souvent  mon  chemin  :  son  monde,  le  monde 
m'assomme.  Enfin,  elle  n'est  pas  la  femme  que  je  rêve.  Si  je  me 
marie,  je  veux  à  mon  foyer  un  être  de  douceur,  de  tendresse,  de 
fragilité,  celle  qui  console  et  celle  qu'on  protège. 

—  L'idéal!...  Le  rêve!...  soupira  Lambert.  La  réalité  leur 
donne  souvent  de  cruels  démentis.  Enfin!  Au  revoir.  A  bientôt! 

Le  fiacre  s'était  arrêté  devant  la  maison  de  Vivien.  Quelques 
secondes  plus  tard,  le  jeune  homme  montait  lentement  les 
marches  de  l'escalier.  Il  réfléchissait  à  l'article  qu'il  avait  à 
faire  pour  une  Revue  et  dont  la  fin  ne  venait  pas  à  son  gré 
C'était  un  fragment  de  l'étude  considérable  qu'il  avait  entreprise 
sur  l'empereur  Frédéric  II,  cette  étrange  et  redoutable  figure 
qui  domine,  avec  celle  d'Innocent  III,   la  fin  du  Moyen  Age. 

Vivien  Lemire  s'assit  à  sa  table  de  travail,  alluma  une  ciga- 


LE    CHEMIN     SANà    BUT.  211 

rette,  relut  les  dernières  pages  qu'il  avait  écrites  :  bientôt,  ce 
furent  les  figures  de  ce  lointain  passé  qui  lui  devinrent  présentes, 
tandis  que  les  dernières  heures  qu'il  venait  de  vivre  disparais- 
saient subitement  de  sa  mémoire. 


II 

Verneuil  est  une  gracieuse  petite  ville,  normande,  dit  la 
géographie,  mais  en  réalité  plutôt  beauceronne!  Verneuil  est 
déjà  une  ville  du  centre  de  la  France;  elle  en  est  par  l'élégance 
de  ses  monumens  et  de  certaines  de  ses  maisons  qui  font 
revivre  un  temps  où  l'on  avait  du  «  goût.  » 

Mrae  Lemire  habitait  dans  une  rue  silencieuse,  mais  d'un 
clair  silence,  une  maison  à  un  seul  étage,  blanche,  sans  aucune 
prétention  architecturale. 

Ce  jour-là,  elle  était  assise  près  de  la  fenêtre  de  sa  chambre, 
qui  donnait  sur  le  jardin.  C'est  le  charme  des  maisons  des 
petites  villes;  le  seuil  franchi,  on  entre  dans  la  campagne.  Le 
jardin,  environné  de  jardins  voisins  et  où  nul  œil  étranger  ne 
peut  plonger,  est  une  liberté.  C'est  comme  ces  jardins  insoup- 
çonnés des  cloîtres,  qui,  même  au  cœur  de  Paris,  éloignent 
à  cent  lieues  de  leur  solitude  toute  l'agitation  extérieure. 

Mrae  Lemire  jouissait  de  l'heure  crépusculaire,  ce  moment 
où  tout  ce  qui  respire  sur  terre  éprouve  le  regret  et  l'amour  de 
la  lumière  qui  s'en  va.  Les  mains  abandonnées  sur  ses  genoux, 
elle  songeait.  Elle  aussi  était  au  crépuscule  de  la  vie,  non  pas 
le  crépuscule  d'hiver  si  vite  angoissé  d'ombre  que  ses  yeux 
contemplaient,  mais  un  crépuscule  de  septembre,  si  doucement 
lumineux,  plus  près  du  jour  que  de  la  nuit. 

«  J'ai  cinquante-cinq  ans,  déjà,  songeait-elle,  une  vieille 
femme  demain;  et  lui,  il  a  vingt-neuf  ans;  il  serait  temps  qu'il 
se  mariât,  mon  petit I  » 

Elle  se  renversa  sur  le  dossier  de  son  fauteuil,  les  yeux 
perdus  dans  le  vague... 

Son  petit!  Elle  le  revoyait  soudain,  avec  ses  culottes  courtes 
et  ses  blouses  de  marin.  11  rentrait  du  collège  et,  avant  de  se 
mettre  à  ses  devoirs,  îl  venait  dans  la  chambre  de  sa  mère. 
Il  faisait  asseoir  Mme  Lemire  au  coin  de  la  cheminée,  et  lui, 
étendu  sur  le  tapis,  tout  près  des  chenets,  comme  un  chat 
frileux,  appuyait  sa  tète  contre  les  genoux  maternels. 


272  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

—  Tu  vas  te  rôtir  la  figure,  disait-elle  doucement  en  lui 
caressant  les  cheveux... 

—  Non,  on  est  si  bien  là,  tous  deux,  sans  la  lampe,  ne 
bougeons  pas. 

Et  elle  ne  bougeait  pas,  elle  ne  parlait  pas,  elle  respectait 
cette  rêverie  d'enfant;  le  silence,  côte  à  côte,  les  unissait  plus 
étroitement  que  les  plus  tendres  paroles. 

Cependant,  au  bout  d'un  instant,  elle  disait  : 

—  Mon  petit,  notre  travail!... 

Et  elle  se  levait  pour  allumer  la  lampe. 

Vivien  avait  onze  ans  alors.  Sa  mère  n'était  veuve  que 
depuis  un  an.  Vivien  gardait  le  souvenir  de  la  maison  joyeuse 
de  sa  toute  petite  enfance.  Dans  ce  temps-là,  il  y  avait  des  petites 
filles  plus  grandes  que  lui  qui  le  faisaient  jouer  et  qui  étaient 
ses  sœurs.  Il  y  avait  son  père,  qui  était  médecin,  un  grand  jeune 
homme,  robuste  et  franc.  Dans  la  maison,  on  entendait  des 
rires,  des  rondes  et  des  berceuses,  gaités  de  nid  heureux. 

Mais  un  matin  d'été,  un  petit  cercueil  franchit  la  porte 
d'entrée;  un  second,  tout  pareil,  le  suivit  à  quelques  jours  de 
là.  Plus  jamais  la  jeune  mère  ne  fredonna  de  rondes,  ses  petites 
filles  étaient  reparties.  Et  ce  fut  le  père  qui  s'en  alla  à  son  tour. 

Vivien  n'entendit  plus  autour  de  lui  les  rires  des  jeunes 
foyers  heureux,  mais  sa  mère  avait  conservé  le  tendre  sourire 
dont  il  sentait  la  caresse  jusqu'au  fond  du  cœur.  Il  venait, 
ce  sourire,  des  profondeurs  secrètes  de  l'àme  où  l'amour  de 
l'enfant  qui  restait  vivait  mêlé  à  l'amour  des  enfans  que  Dieu 
avait  repris. 

La  chrétienne  à  laquelle  a  été  demandé  le  sacrifice  de  ses 
enfans  et  qui  a  offert  son  holocauste  dans  les  larmes,  mais  avec 
résignation,  ne  peut  plus  aimer  la  créature  sans  mêler  à  son 
humaine  tendresse  quelque  chose  de  l'immortel  amour. 

L'amour  maternel  de  M",e  Lemire  ne  se  contenta  pas  d'être 
cet  instinct  que  les  femmes  interposent  entre  leurs  petits  et  les 
rigueurs  du  sort.  Elle  ignora  le  geste  d'égoïste  possession, 
qu'ont  tant  de  mères  selon  la  chair  ;  elle  ne  se  considéra  que 
comme  la  dépositaire  d'un  trésor  dont  il  lui  serait  demandé 
compte  un  jour.  L'enfant  sentit  ce  respect  de  son  âme;  il  en 
éprouva  une  inconsciente  reconnaissance  qui  se  traduisit  dans 
son  cœur  filial  par  une  nuance  particulière  de  vénération. 

Vivien  avait  une  sensibilité  extrême  et  de  cœur  et  de  cer- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  273 

veau;  il  ressentait  très  vivement  le  plaisir  ou  la  peine;. même 
tout  enfant,  la  moindre  incompréhension  de  ses  sentimens  le 
blessait  ;  adolescent,  ce  recul  devant  la  main  brutale  des 
hommes  se  transformait  en  une  sorte  de  timidité  faite  à  la  fois 
de  pudeur  et  d'orgueil.  Jeune  homme,  il  se  faisait  un  abri  de  la 
raillerie,  mais,  quel  que  fût  son  âge,  son  geste  restait  le  même  : 
c'était  en  se  dérobant  qu'il  se  soustrayait  à  tout  ce  qui  pouvait 
lui  causer  une  souffrance. 

M mc  Le  mire  ne  s'était  pas  alarmée,  lorsqu'il  était  enfant,  de 
cette  faiblesse  de  caractère,  les  rapports  de  douceur  qu'elle  avait 
avec  son  tendre  petit  garçon  ne  lui  ayant  montré  sa  faiblesse 
que  sous  la  forme  de  la  docilité.  Ce  n'est  que  plus  tard,  —  trop 
tard,  —  qu'elle  se  rendit  compte  que  le  manque  de  volonté,  joint 
à  la  vivacité  d'impressions,  le  mènerait  fatalement  à  l'incon- 
stance et  au  dégoût  qui  suit  la  satiété. 

Il  eût  fallu,  dès  le  début,  marquer  l'àme  de  Vivien  d'em- 
preintes ineffaçables  qui  pussent  résister  à  l'assaut  de  la  vie  et 
des  hommes.  Il  avait  eu  des  attendrissemens  et  des  enthou- 
siasmes religieux,  mais  la  foi  dans  cette  nature  flottante  n'avait 
pas  trouvé  où  accrocher  ses  racines,  indéfectiblement.  Là  encore 
la  perspicacité  de  Mme  Lemire  avait  été  en  défaut.  Elle  avait 
confondu  l'impressionnabilité  religieuse  avec  la  ferveur  reli- 
gieuse, ce  qui  était  reçu  du  dehors  avec  ce  qui  émane  du  dedans. 

Certaines  dispositions  de  Vivien  auxquelles  elle  n'avait  pas 
attaché  grande  importance,  parce  qu'elles  ne  s'exerçaient  que 
rarement  en  sa  présence,  s'étaient  développées  à  un  point 
extrême  durant  dix  années  de  vie  parisienne  et  littéraire. 
M"'e  Lemire  croyait  Vivien  réfléchi  :  il  était  observateur,  ce  qui 
n'est  pas  la  même  chose.  Et  comme  il  n'était  pas  moqueur, 
elle  n'avait  pas  pris  garde  à  la  naissance  d'une  raillerie  qui  avait 
surtout  des  origines  intellectuelles. 

Lorsque,  dans  les  œuvres  de  son  fils,  elle  voyait  toutes  choses 
passées  au  crible  de  la  critique,  quand  elle  tombait  sur  les 
pages  de  mordante  ironie  où  s'affirmait  spécialement  son  talent, 
son  cœur  se  serrait.  L'idée  que  les  croyances  qui  avaient  nourri 
iadis  l'âme  de  son  enfant  n'excitaient  plus  que  sa  curiosité 
de  psychologue  lui  causait  une  peine  profonde.  «  Il  les  res- 
pecte, »se  disait-elle,  pour  calmer  son  angoisse,  tout  en  compre- 
nant que,  s'il  s'arrêtait  au  bord  de  certains  sujets,  c'était  surtout 
pour  la  ménager,  elle.  «  Sa  nature  est  faible,  il  a  été  entraîné, 

TOME    XXXIII.     1913.  18 


274  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

j'ai  trop  aimé  sa  douceur,  j'aurais  dû  m'appliquer  à  déve- 
lopper son  caractère,  c'est  de  ma  faute  !  »  Et  elle  se  sentait 
un  peu  soulagée  de  penser  qu'une  partie  du  péché  de  son  fils 
retombait  sur  elle.  Puis  elle  relisait  certaines  pages  de  Vivien  où 
elle  le  retrouvait  bien  réellement  son  «  petit,  »  avec  sa  péné- 
tration de  toutes  les  nuances  du  sentiment.  Elle  se  rappelait 
les  attentions  de  son  amour  filial  :  «  Il  a  un  cœur  si  bon,  si 
délicat,  une  si  bonne  nature,  je  prierai  tant  pour  lui,  Dieu 
m'exaucera.  Et  si  j'ai  le  bonheur  qu'il  épouse  une  femme  selon 
mon  cœur,  vraiment  digne  de  lui,  elle  le  ramènera.  » 

Comme  on  le  voit,  Mme  Lemire  attribuait  surtout  à  la  fai- 
blesse de  caractère  de  son  fils  et  aux  fréquentations  où  l'avait 
entraîné  la  carrière  littéraire,  la  perte  de  sa  foi  religieuse. 
Pour  elle  qui  avait  toujours  vécu  dans  la  somnolente  retraite  de 
Verneuil,  Paris  était  un  peu  la  Babylone  de  l'Ecriture.  Elle  avait 
raison  de  tenir  compte  de  la  sensibilité  et  de  la  faiblesse  de 
Vivien  quand  elle  le  jugeait,  raison  aussi  de  faire  la  part  des 
influences  qu'il  avait  subies;  mais  elle  ne  pouvait  comprendre 
que  la  complexité  intellectuelle  de  son  fils  fût  la  cause  domi- 
nante de  son  évolution  morale.  Elle  saisissait  encore  moins 
dans  l'âme  de  Vivien  les  apports  de  son  métier  d'écrivain. 

Vivien  Lemire  est  avant  tout  un  homme  de  lettres,  —  donnez 
à  cette  épithète  sa  signification  la  plus  avantageuse.  Il  a  ce 
besoin,  aussi  impérieux  que  la  faim  et  la  soif,  de  voir  sa  pensée 
écrite,  de  la  communiquer  sous*  cette  forme  aux  autres  hommes 
et  de  désirer  leurs  suffrages;  mais  s'il  a  l'ambition  d'arriver  au 
premier  rang,  c'est  par  son  talent,  non  par  son  habileté.  Sa 
probité  littéraire  est  poussée  jusqu'au  scrupule;  il  est  aussi 
incapable  de  négliger  son  style  volontairement  que  de  com- 
mettre une  faute  contre  l'honneur.  De  l'homme  de  lettres  il  a 
la  vanité;  il  la  dissimule  par  orgueil,  et  son  orgueil,  il  le  cache 
par  intelligente  pudeur.  Et  l'on  peut  reconnaître  en  lui  l'écri- 
vain de  race,  à  ce  signe  que  l'idée  se  présente  à  son  esprit 
écrite  et  non  parlée.  Il  l'écrit,  mais  après  la  première  joie  de 
la  création,  il  regarde  son  œuvre  en  s'éloignant  de  quelques 
pas  et  ne  lui  retrouve  plus  la  beauté  qu'elle  avait,  alors  qu'elle 
n'était  encore  que  dans  sa  pensée.  De  là,  chez  lui,  cette  inquié- 
tude qui  le  pousse  à  produire  de  nouveau  dans  l'espoir  de  faire 
mieux,  d'atteindre  enfin  la  perfection  de  son  rêve. 

Et  l'on  peut  encore   reconnaître  en  lui  le  tempérament  du 


LE    CHEMIN     SANS    BUT.  275 

véritable  écrivain  en  ce  qu'il  ne  voit  jamais  les  autres  hommes, 
qu'il  ne  s'observe  jamais  lui-même  sans  qu'il  ne  s'opère  aussitôt 
un  dédoublement  de  sa  vision  ;  l'écrivain  fait  son  jeu  à  part  ;  et 
de  tout,  actions,  sentimens,  pensées,  il  extrait  la  matière  de 
son  œuvre. 

L'étude  de  la  vie,  l'étude  des  hommes  est  pour  lui  intéres- 
sante entre  toutes;  ses  facultés  d'observation  se  développent  à 
mesure  qu'il  les  exerce  et  réclament  un  champ  plus  vaste  pour 
leurs  investigations.  Par  une  conséquence  logique,  la  pente  de 
l'esprit  de  Vivien  vers  le  plaisir  de  la  curiosité  s'est  nécessaire- 
ment accentuée;  avant  de  créer,  il  faut  que  l'artiste  sente  et 
jouisse;  cet  épicurisme,  comme  celui  de  Montaigne,  est  logé 
surtout  en  la  cervelle.  Ce  n'est  pas  qu'à  certains  momens  il  ne 
s'abandonne  aux  désirs  de  sa  sensibilité,  mais  la  satiété  vient 
vite;  la  perspicacité  de  son  esprit  empêche  son  imagination  de 
prolonger  ces  fugitifs  plaisirs  par  quelques  mirages.  C'est  la  curio- 
sité qui  s'est  développée  entre  toutes  ses  facultés;  agile,  aiguë» 
subtile,  elle  s'est  glissée  parmi  les  connaissances  humaines; 
d'étapes  en  étapes  jusqu'à  l'inconnaissable;  une  sorte  de  respect 
sacré  un  instant  a  retenu  Vivien  comme  il  allait  soulever  le 
voile;  des  enchanteurs  captieux  ont  guidé  ses  doigts  hésitans; 
le  premier  geste  seul  lui  a  coûté.  Depuis,  il  s'est  raillé  de  cette 
timidité;  il  s'est  dit  qu'une  crainte  héréditaire  l'avait  provo- 
quée; mais  celui  qui  n'a  voulu  scruter  l'infini  qu'avec  sa  curio- 
sité a  trouvé  sa  punition  et  la  porte  pour  toujours  en  soi-même  : 
le  désenchantement.  Vivien  sentit  ce  froid  dans  son  âme  comme 
la  gelée  nocturne  qui  brûle  les  bourgeons.  Ce  fut  une  impression 
rapide,  fugitive,  mais  qu'il  eut  la  certitude  d'éprouver  de  nou- 
veau et  souvent  le  long  de  la  route.  Il  comprit  dans  un  éclair 
qu'un  jour,  quand  il  aurait  fait  le  tour  de  tout  ce  qui  intéresse 
l'esprit  humain,  il  se  retrouverait  au  même  point  de  la  course, 
mais  plus  nu,  plus  dépouillé,  malgré  les  moissons  faites  sur  le 
chemin. 

Il  se  fit  de  son  ironie  un  bouclier  contre  ses  propres  scru- 
pules. II  avait  d'ailleurs  la  jeunesse,  l'avenir,  il  était  ambitieux; 
lui  qui  ne  croyait  plus  à  l'immortalité  de  son  âme,  il  voulait  se 
survivre  dans  la  mémoire  des  hommes.  Le  spectacle  de  la  vie 
lui  était  encore  assez  varié  pour  captiver  ses  regards.  Enfin  cette 
ironie  mordante  et  si  élégamment  enveloppée,  il  l'aima  comme 
une  des  formes  de  son  talent  et  la  cultiva  pour  elle-même. 


276  revue  des  deux  mondes* 

Quand  sa  mère  l'avait  envoyé  dix  ans  plus  tôt  à  Paris  pour 
achever  ses  études,  elle  ne  l'avait  pas  fait  sans  une  certaine  hési- 
tation, mais  elle  espérait  qu'une  fois  ses  diplômes  de  bachelier 
conquis,  son  droit  terminé,  il  reviendrait  sinon  près  d'elle,  a 
Verneuil,  du  moins  dans  quelque  autre  ville  de  province,  soit 
comme  membre  du  barreau,  soit  en  qualité  d'homme  de  loi  ; 
elle  n'avait  consenti  qu'avec  une  extrême  répugnance  à  ce  qu'il 
s'engageât  dans  la  carrière  des  lettres.  Aussi,  moitié  par 
orgueil,  moitié  par  souci  de  ne  pas  tourmenter  sa  mère,  Vivien 
feignait-il  au  début  de  gagner  largement  sa  vie  avec  sa  plume. 
Il  avait  vécu  plusieurs  années  dans  une  de  ces  chambres 
d'étudiant  dont  le  mobilier  d'une  si  banale  misère  eût  affligé 
Mme  Lemire  dans  son  âme  de  ménagère  ordonnée.  Vivien  avait 
caché  à  sa  mère  combien  rudimentaire  était  son  installation  et 
il  ne  lui  avait  jamais  parlé  des  nourritures  fâcheuses  de -cer- 
taines gargotes  du  Quartier.  S'il  sentait,  par  contraste,  tout  le 
bien-être  du  foyer  maternel,  les  privations  de  sa  vie  parisienne 
ne  coûtaient  guère  à  sa  jeunesse.  11  découvrait  le  monde;  il 
jouissait  de  ses  explorations  intellectuelles,  il  jouissait  de  sa 
propre  intelligence;  il  était  heureux  de  la  sentir  s'aiguiser  a 
mesure  qu'il  s'en  servait.  Après  les  années  difficiles  du  début,  — 
les  meilleures  d'une  vie  littéraire,  par  leur  cortège  d'espoirs,  — 
il  en  connaissait  de  plus  confortables.  Lambert  en  le  décou- 
vrant dans  les  jeunes  revues  où  il  écrivait  pour  l'amour, 
non  de  Dieu,  mais  de  la  littérature,  lui  avait  ouvert  la  porte 
des  grandes  revues  qui  classent  un  auteur.  Puis,  c'avait  été  la 
publication  sur  Frédéric  H  et  sa  Cour  qui,  d'un  coup,  le  rendait 
célèbre. 

Il  n'habitait  plus  à  présent  la  chambre  mansardée  de  la  rue 
des  Fossés-Saint-Jacques.  Il  ne  hantait  plus  les  cabarets  du 
quartier  Latin  ou  de  Montmartre  qu'en  noctambule  inter- 
mittent. De  son  enfance,  passée  loin  des  brutalités  du  collège, 
il  avait  gardé  un  raffinement  que  froissaient  certaines  grossiè- 
retés masculines;  non  qu'il  n'eût,  lui  aussi,  au  temps  de  sa 
prime  jeunesse,  pris  part  à  quelques  bruyantes  orgies,  par 
sotte  vanité  de  tout  jeune  homme,  mais  le  gaudeamus  igitur 
était  un  état  d'âme  qu'il  n'arrivait  pas  à  comprendre,  ou  du 
moins  qui  lui  inspirait  une  insurmontable  antipathie,  car  il  se 
piquait  de  comprendre  et  d'expliquer  toutes  les  manifestations 
de  la  nature  humaine,  qu'elles  fussent  de  l'ange  ou  de  la  bête, 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  277 

Vivien  Lemire  habitait  depuis  deux  ans  un  appartement  de 
la  rue  Saint-Guillaume,  le  deuxième  étage  d'un  vieil  hôtel 
donnant  sur  un  jardin.  Ce  besoin  d'avoir  un  jardin  sous  les 
yeux  est  un  des  plus  pressans  chez  les  provinciaux  qui  ont 
grandi  dans  la  demeure  paternelle.  Cet  appartement  était 
arrangé  avec  goût,  et  cependant,  plus  d'une  fois  quand  il  y 
rentrait,  Vivien  songeait  que  les  logis  les  mieux  chauffés  restent 
froids  lorsqu'on  n'y  sent  pas  la  chaleur  d'une  tendresse  fémi- 
nine partout  présente;  car,  lui,  l'ironiste  et  le  désenchanté,  qui 
concluait  déjà  ses  investigations  curieuses  par  un  «  à  quoi 
bon?  »  découragé,  et  qui,  d'autres  fois,  affectait  l'élégante 
insouciance  d'un  coureur  de  ruelles,  portait  dans  le  secret  de 
son  cœur  le  rêve  d'un  bonheur,  très  bourgeois  auraient  dit 
certains,  en  réalité  très  humain  :  une  femme  aimante  et  douce, 
quelque  être  de  bonté  et  de  grâce  auprès  de  lui,  et  des  ber- 
ceaux abrités  par  leur  mutuel  amour.  Un  foyer,  une  femme, 
des  enfans  ;  cette  vérité  de  la  famille,  il  ne  l'analysait  pas,  il 
la  sentait  en   lui,    il  en  avait  l'instinctif  besoin. 

Mais  où  trouver  la  compagne  rêvée?  Jusqu'ici  ses  amours 
avaient  été  passagères,  vives  de  désir,  de  joie  très  courte,  parce 
qu'elles  n'étaient  que  la  satisfaction  des  sens  et  que  chez  ce 
raffiné,  trop  habitué  à  vivre  par  le  cerveau,  l'instinct  ne  parlait 
pas  longtemps  en  maître. 

Avec  cela,  il  avait  la  curiosité  des  femmes,  de  toutes  les 
femmes,  disait-il;  en  réalité,  il  n'était  attiré  que  par  les  femmes 
du  milieu  où  il  vivait.  C'est  pourquoi  il  y  avait  peu  de  chances 
pour  qu'il  réalisât  son  rêve  d'une  fidèle  épouse,  filant  la  laine 
près  d'un  chaste  foyer.  Les  femmes,  capables  de  le  charmer, 
ne  connaissaient  la  laine  et  le  lin  que  drapés  avec  art  autour 
de  leurs  formes  gracieuses. 

Il  analysait  avec  clairvoyance  les  âmes  de  celles  qu'il  ren- 
contrait dans  le  monde,  au  théâtre,  dans  le  demi-monde 
artiste;  il  savait  «  extraire  »  ces  belles  amies  de  leur  cadre 
et  de  leurs  ornemens.  Mais,  tout  en  leur  disant  avec  une  élégante 
impertinence  qu'elles  n'étaient  que  des  êtres  inférieurs,  inca- 
pables de  penser  par  elles-mêmes,  créées  par  les  dons  de  leur 
esprit,  aussi  bien  que  par  leurs  agrémens  physiques,  pour 
l'unique  raison  de  servir  à  l'homme  de  jouets  ou  d'esclaves,  il 
était  leur  dupe.  Vivien  a  besoin  de  sentir  les  louanges  fémi- 
nines voltiger  autour  de  ses  œuvres  ;  il  goûte  un   plaisir  très 


278  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

vif  à  disserter  avec  les  femmes  sur  des  questions  complexes  de 
sentiment.  Comme  tous  les  écrivains  qui  sont  avant  tout  des 
analystes,  il  trouve  seulement  dans  certaines  âmes  de  femmes 
une  délicatesse  d'esprit  et  une  intuition,  sœurs  des  siennes. 

Il  a  besoin  aussi  du  raffinement  de  leurs  manières  autour 
de  lui,  de  leur  science  du  costume,  car  l'homme  compliqué  qu'il 
est  devenu,  bien  qu'il  pense  que  toutes  les  âmes  des  hommes 
sont  intéressantes  à  étudier  et  qu'on  trouve  plus  de  vérité 
humaine  chez  les  simples,  ne  se  plaît  qu'avec  les  compliqués» 
si  parfois  il  les  fuit  dans  un  accès  de  clairvoyant  mépris  :  une 
âme  qui  s'appareille  à  la  sienne,  il  ne  peut  la  rencontrer  que 
parmi  ces  fleurs  d'extrême  civilisation  qui  l'entourent. 

III 

Deux  années,  c'est-à-dire  deux  saisons  théâtrales,  deux 
salons,  deux  villégiatures  à  la  mer  ou  dans  la  montagne,  deux 
saisons  d'eaux  :  rien  ne  passe  plus  vite. 

La  notoriété  de  Vivien  Lemire  n'a  fait  que  s'affirmer  pen- 
dant ces  deux  années.  Son  dernier  roman,  Le  Mirage  (c'est  le 
second  qu'il  écrit),  a  été  un  événement  parisien.  Toute  la  presse 
l'a  vanté.  Les  littérateurs  arrivés  traitent  à  présent  Vivien  en 
confrère  et  le  dénigrent.  On  attend  avec  impatience  son  roman 
en  préparation,  et  les  belles  dames,  au  thé  de  cinq  heures, 
demandent  :  «  Avez-vous  lu  la  dernière  étude  de  Vivien  Lemire? 
Tout  à  fait  remarquable.  »  —  «  C'est  bien  du  Lemire  ?  »  dit-on 
de  certaines  de  ses  phrases.  —  D'autres  écrivains  ont  une  langue 
plus  colorée,  nul  n'en  a  de  plus  expressive  dans  sa  limpidité; 
d'autres  sont  plus  riches,  nul  ne  sait  mieux  distribuer  sa 
richesse;  d'autres  ont  une  intelligence  plus  étendue,  nul  n'en 
possède  une  plus  sensible,  et  sa  langue  traduit  exactement  les 
nuances,  la  souplesse,  le  charme  de  cette  intelligence.  On  peut 
dire  de  ce  qu'il  écrit  :  «  C'est  bien  du  Lemire,  »  et  pourtant,  sa 
manière  ne  saurait  créer  un  poncif;  sa  manière,  c'est  ce  je  ne 
sais  quoi  qui  reste  insaisissable  à  la  caricature. 

Sa  vie  sentimentale,  pendant  cesdeux  années,  ne  lui  a  donné 
ni  grandes  joies,  ni  peines  réelles.  Son  cœur  est  sorti  intact  de 
fugitives  expériences,  mais  le  cœur  qui  n'apas  sa  part  de  bonheur 
ou  de  souffrances,  réclame  :  celui  de  Vivien  se  plaint  de  sa 
solitude. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  279 

Comme  le  jeune  écrivain  l'avait  dit  à  Lambert,  sa  route 
n'était  pas  destinée  à  croiser  souvent  celle  de  M"e  Daubenoire. 
C'est  la  première  fois  qu'il  la  revoit,  ce  soir,  depuis  le  grand 
diner  d'il  y  a  deux  ans.  Vivien  s'est  rendu  à  cette  réception  de 
l'ambassade  de  Russie  parce  qu'il  sait  y  rencontrer  Brandukoff, 
l'historien  qui  veut  traduire  en  russe  son  Frédéric  IL 

Mlle  Daubenoire  a  deux  ans  de  plus  sur  ses  jeunes  épaules; 
à  son  âge,  deux  hivers  ne  sont  pas  une  charge,  mais  une  gloire. 
Vivien,  qui  la  regarde  de  loin,  la  trouve  en  beauté.  Elle  est 
devenue  tout  à  fait  femme  dans  les  lignes  de  son  corps.  Ses 
mouvemens  sont  souples  sans  indécision;  quand  elle  marche, 
elle  a  cette  harmonie  naturelle  des  fauves  aux  pas  élastiques. 
Ses  vingt  ans  ont  de  l'orgueil,  pas  de  coquetterie.  Elle  sait 
qu'on  l'admire,  en  est  satisfaite,  mais  ne  s'en   émeut  pas. 

Elle  sourit,  et  c'est  à  ce  sourire  que  s'attache  le  regard  de 
Vivien  :  il  passe,  éclatant,  sur  tout  le  visage;  puis  sa  clarté  se 
voile  peu  à  peu,  comme  s'il  se  retirait  à  l'intérieur,  derrière 
les  yeux  qu'il  vient  d'illuminer.  La  curiosité  de  Vivien  est 
attirée  soudain  vers  ce  rayon  de  fugitive  lumière.  Après  un 
court  débat  avec  sa  timidité,  il  va  saluer  Mlle  Daubenoire. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  aussitôt,  j'aime  beaucoup  votre  der- 
nier roman.  La  formule  de  mon  admiration  est  plus  que  banale  ; 
tant  pis,  c'est  tout  ce  que  je  trouve,  mais  c'est  très  sincère. 

—  Je  suis  content  que  vous  l'aimiez  beaucoup,  dit  Lemire. 

—  Pourquoi?...  Mais  asseyez-vous,  dit-elle  en  désignant  un 
siège  à  Vivien  ;  on  cause  mal  debout.. 

Il  s'assied.  Elle  reprend  aussitôt  : 

—  Vous  ne  connaissez  pas  du  tout  les  femmes  de  ma  géné- 
ration, cela  se  voit  dans  votre  œuvre;  aussi  n'est-ce  pas  pour 
vos  analyses  de  l'âme  féminine  que  j'admire  votre  talent,  mais 
pour  votre  intelligence  en  général. 

—  Comment,  dit  Vivien,  un  peu  piqué  par  la  tranquille  affir- 
mation de  cette  critique,  vous  croyez  que  je  ne  connais  pas  les 
femmes  ? 

—  Les  femmes  de  ma  génération,  ai-je  dit.  Pour  vous,  il  n'y 
a  que  la  femme  esclave,  celle  qui  aime  à  être  battue,  dont 
l'unique  raison  de  vivre  est  d'aimer,  c'est-à-dire  de  servir. 
Nous,  nous  sommes  des  personnes,  nous  existons  pour  nous- 
mêmes,  nos  bras  ne  battent  pas  l'air  à  la  recherche  de  soutiens 
pour  leur  faiblesse... 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

Vivien,  instinctivement,  a  jeté  les  yeux  sur  les  bras  de  cette 
amazone;  ils  sont  très  blancs  et  si  souples!  Il  pense  qu'il  aime- 
rait les  avoir  enroulés  autour  de  son  cou.  11  Se  tait  un  instant, 
puis  reprend  : 

—  Vous  êtes  la  femme  de  demain. 

Le  ton  est  railleur  ;  il  traduit  cette  sourde  hostilité  de 
l'homme  devant  tout  geste  d'indépendance  de  la  femme. 

—  Mademoiselle,  j'en  suis  fâché  pour  vous  et  pas  du  tout 
pour  nous,  vous  arriverez  difficilement  à  jouer  les  virago  avec 
cette  apparence  si  essentiellement  féminine... 

Elle  haussa  les  épaules,  agacée. 

—  Vous  ne  comprenez  pas,  dit-elle.  Nous  goûtons  trop  vive- 
ment la  beauté  pour  nous  enlaidir  quand  nous  ne  sommes  pas 
laides.  Ce  qui  enlaidit,  c'est  de  forcer  son  talent;  nous  ne 
faisons  pas  d'efforts  pour  briser  des  liens,  nous  no.us  épanouis- 
sons librement.  Nos  facultés  intellectuelles,  comme  les  vôtres, 
d'une  autre  manière,  cela  se  peut,  nous  deviennent  une  jouis- 
sance. Nous  mettons  enfin  la  main  sur  notre  part  d'héritage; 
l'univers,  tout  comme  à  vous,  nous  livre  ses  énigmes,  ses 
forces,  sa  beauté;  nous  les  saisissons  par  d'autres  moyens  que 
les  vôtres;  qu'importe,  du  moment  que  nous  les  possédons? 

—  Et  l'amour,  qu'est-ce  que  vous  en  faites? 

—  Pour  le  moment,  rien,  répond-elle  en  riant,  revenant  sou- 
dain à  la  joyeuse  insouciance  de  ses  vingt  ans.  L'amour,  je 
pense  que  c'est  une  rencontre  que  nul  n'est  certain  d'éviter  et 
qui  a  des  conséquences  heureuses  ou  malheureuses,  plus  sou- 
vent malheureuses.  L'amour,  dit-elle  tout  à  coup  songeuse,  je 
m'en  méfie! 

—  Parce  que  vous  le  désirez... 

—  Non,  je  n'en  ai  que  la  curiosité... 

Elle  se  tait;  c'est  le  voile  de  la  pudeur  qui  vient  d'envelopper 
ce  cœur  de  vierge. 

Vivien  a  trop  de  goût  pour  essayer  de  le  soulever.  Cette 
timidité  soudaine  du  cœur  parmi  les  hardiesses  de  l'esprit  le 
touche.  C'est  avec  d'autres  yeux  qu'il  regarde  la  jeune  fille. 
Oui,  ces  bras  blancs  comme  ceux  de  la  divine  Hélène  sont  faits 
pour  s'enlacer  au  col  altier  des  hommes;  ces  yeux,  pour  refléter 
leurs  regards  extasiés;  ces  lèvres,  pour  se  plaindre  doucement 
sous  les  baisers. 

Un  jeune  attaché  militaire  suédois  vient  de  s'approcher  de 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  281 

MUo  Daubenoire  et  s'incline  devant  elle.  Le  charme  est  rompu.  Vi- 
vien se  lève  et  s'en  va,  tandis  que  Florence  sourit  aimablement  au 
bel  e'phèbe  blond,  tout  d'azur  vêtu,  comme  le  Prince  Charmant. 
L'attaché  mène  Mlle  Daubenoire  au  buffet.  Vivien  les  regarde 
s'éloigner,  si  bien  assortis  par  la  taille,  l'élégance  et  la  jeunesse  ; 
une  sourde  antipathie  le  prend  contre  ce  godelureau  en  cos- 
tume d'opéra-comique,  une  inquiétude  mal  définie  l'agite  :  «  Il 
faut  que  je  la  revoie,  »  se  dit-il.  Il  manœuvre  pour  rejoindre 
Mlle  Daubenoire  et  son  père  au  vestiaire.  Comme  il  approche 
d'eux,  il  voit  que  la  jeune  fille  murmure  quelques  mots  rapides 
au  docteur  qui  regarde  Vivien. 

—  Monsieur,  lui  dit  Daubenoire,  nous  réunissons  quelques 
amis  à  notre  table  dimanche  prochain;  si  vous  étiez  libre, vous 
nous  feriez  grand  plaisir  en  vous  joignant  à  eux., 

Vivien  accepte  sans  une  seconde  d'hésitation,  et  c'est  ainsi 
que  deux  jours  plus  tard,  il  franchit  pour  la  seconde  fois  le  seuil 
des  Daubenoire  ;  il  n'est  plus  intimidé  comme  naguère,  et 
cependant  il  croit  que  c'est  la  timidité  qui  fait  battre  plus  vite 
son  cœur,  lorsque  Florence  lui  tend  la  main  et  lui  sourit  dès 
l'entrée  du  salon. 

Aujourd'hui,  Vivien  est  près  d'elle  à  table.  Tous  les  deux 
auraient  le  désir  de  reprendre  le  ton  confiant  de  leur  intretien 
de  l'ambassade;  ils  ne  sauraient  le  faire  de  but  en  blanc;  ils 
attendent  que  le  courant  s'établisse.  De  l'autre  côté  de  la  table, 
Mrae  Jacqueline  Daubenoire,  la  sœur  de  Florence,  débite  des 
extravagances  qui  amusent  tous  les  convives,  à  l'exception  de 
ses  parens.  Son  fiancé,  le  comte  Charles  de  Mirville,  est  assis 
près  d'elle.  Ils  doivent  se  marier  dans  un  mois. 

—  Oh  !  Robert  !  s'exclame  Jacqueline  à  une  réflexion  de 
son  fiancé.  Et  elle  est  prise  d'un  fou  rire.  Robert,  c'est  le  nom 
de  son  ex-mari. 

—  Pardon,  dit-elle,  une  vieille  habitude,  cela  passera. 

Le  fiancé  rit  sans  conviction.  Florence  rit  franchement. 
Vivien  a  le  petit  ricanement  de  l'observateur  qui  s'amuse. 

—  Il  est  évident,  dit-il  à  Florence,  que  le  divorce  rend  cette 
antique  institution  du  mariage  moins  solennelle. 

—  Heureusement  !  dit  Florence.  Quand  je  songe  à  nos 
grand'mères  qui  étaient  liées  pour  la  vie...  pour  la  vie!  J'en 
ai  le  frisson.  Je  ne  puis  comprendre  comment  elles  pouvaient 
se  décider  à  franchir  le  paso,j 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

—  On  avait  la  ressource  des  coups  de  canif,  dit  Vivien. 

—  Oui,  mais  que  d'ennuis  on  risquait  !  Rien  ne  vaut  l'abso- 
lue liberté'. 

—  L'union  libre?  demande  Vivien  avec  un  rien  d'étonne- 
ment  dont  Florence  ne  s'aperçoit  pas. 

—  Oui,  si  cela  se  pouvait.  Pour  le  moment,  il  est  plus  pra- 
tique de  passer  encore  par  la  mairie  ;  nos  filles  ne  connaîtront 
plus  les  barrières,  il  faut  nous  contenter  de  les  avoir  déver- 
rouillées ! 

—  Il  y  a  des  Turner  admirables,  dit  le  docteur. 

—  J'irai  les  voir  demain,  dit  Florence  à  Vivien.  J'aime 
beaucoup  les  Turner,  ils  sont  de  notre  temps,  quoique  déjà  loin 
de  nous.  Je  n'aime  que  la  peinture  de  notre  temps;  l'autre,  je 
l'admire  quand  elle  ne  m'ennuie  pas,  mais  elle  m'est  étrangère.; 
Et  vous?...  Aimez-vous  autre  chose  que  notre  temps?  que  les 
artistes,  que  les  écrivains,  que  la  pensée  de  notre  temps? 

—  11  y  a,  répond  Vivien,  un  grand  charme  à  évoquer  le 
passé,  à  vivre  avec  les  hommes  des  générations  disparues,  à  les 
faire  revivre... 

—  L'historien  de  Frédéric  II  ne  pouvait  répondre  autre- 
ment, mais  vos  personnages,  inconsciemment,  vous  les  faites 
revivre  dans  notre  temps.  Ce  n'est  pas  vous  qui  allez  vers  eux, 
c'est  eux,  que  vous  amenez  vers  vous.  Pour  comprendre  les 
âmes  d'autrefois,  vous  êtes  obligé  de  leur  prêter  votre  âme 
d'aujourd'hui. 

—  Vous  avez  raison  en  partie,  mais  qu'importe  que  ce  ne 
soit  qu'un  jeu  de  mon  imagination,  si  ce  jeu  me  ravit?  Et 
puis,  non,  sincèrement,  je  crois  comprendre  les  hommes  du 
passé  dans  ce  qu'ils  ont  de  différent  de  nous... 

—  Chante rez-vous  ce  soir?  demande  à  Florence  un  de  ses 
voisins. 

—  Peut-être  I  Cela  dépendra  de  ceux  qui  viendront  après  le 
diner.  S'ils  sont  anti-musiciens,  je  ne  puis  leur  infliger  un  bruit 
désagréable. 

—  Qui  donc  serait  insensible  au  charme  de  votre  voix? 
Florence  s'incline  ironique. 

—  Circé  vous  remercie,  dit-elle. 

—  Vous  chantez?  demande  Vivien. 

—  Un  petit  peu. 

—  Vous  n'avez  jamais  entendu  Mlle  Daubenoire?  dit  le  voisin 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  283 

de  Lemire.  Mademoiselle,  vous  serez  obligée  de  chanter,  rien 
que  pour  notre  futur  académicien. 

Une  heure  plus  tard,  Vivien  entend  la  voix  de  Florence.  Il 
se  tient  à  l'écart  dans  une  porte. 

Aux  premières  notes  de  ce  chant,  il  tressaille  et  regarde  la 
jeune  fille  comme  s'il  ne  l'avait  pas  encore  vue.  Elle  a  une  voix 
de  mezzo,  pas  très  étendue,  mais  avec  les  notes  du  médium,  — 
celles  qui  se  rapprochent  le  plus  de  la  voix  parlée,  —  rondes, 
amples,  chaudes.  Florence  est  musicienne  et  chante  avec  habi 
Ieté,  mais  c'est  l'expression  naturelle  de  son  timbre  de  voix  qui 
émeut  la  sensibilité  de  Vivien. 

Il  a  oublié  ses  curiosités  intellectuelles;  il  voudrait  prendre 
cette  femme  dans  ses  bras,  l'emporter,  et  une  grande  tristesse 
l'accable. 

Quand  elle  s'est  tue,  Vivien  s'approche  d'elle. 

—  Je  ne  suis,  dit-il,  guère  savant  en  musique,  mais  vous 
avez  un  chant  qui  est  d'une  beauté  si  naturelle  que  j'aimerais 
l'entendre  en  tous  lieux,  à  toute  heure. 

—  Merci,  dit-elle  simplement. 

—  Oui,  continue-t-il,  on  vous  entendrait  dans  les  bois,  au 
bord  des  eaux,  dans  la  nuit  des  jardins,  et  cela  serait  toujours 
un  charme  ajouté  à  ce  qui  nous  environnerait,  tandis  que  la 
plupart  des  chanteuses  me  sembleraient  ridicules  mêlées  à  la 
nature. 

Florence  ne  répond  rien,  mais  sourit. 

—  Accompagnez-moi,  dit-elle,  je  vais  boire  un  verre 
d'orangeade  :  le  grand  art  altère... 

On  entend  les  premiers  accords  d'un  pianiste  qui  prélude. 

—  C'est  le  petit  Kotschensko,  dit  Florence,  Jacqueline 
admire  beaucoup  ses  compositions.  Moi,  elles  m'agacent.  C'est 
de  la  musique  d'homme  du  monde  pour  gens  du  monde.  Ne 
rentrons  pas  au  salon,  dit-elle,  après  qu'ils  ont  quitté  la  salle 
à  manger.  Asseyons-nous  dans  le  cabinet  de  mon  père,  nous 
serons  mieux  pour  causer  loin  de  ces  vaines  harmonies. 

Elle  s'est  assise  dans  un  fauteuil,  près  d'une  bibliothèque 
tournante  qu'elle  balance  d'une  main  distraite.  Sur  la  tablette 
de  la  bibliothèque,  il  y  a  un  bas-relief,  la  copie  de  la  Naissance 
d Aphrodite  du  musée  des  Thermes.  Vivien  le  regarde  un 
instant  avant  de  s'asseoir  à  son  tour. 

—  J'aime  beaucoup  ce  bas-relief,  dit  Florence., 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

—  C'est  cependant  de  l'art  antique... 

—  Sa  grâce  archaïque  me  semble  d'aujourd'hui.  En  ge'ne'ral, 
les  dieux,  les  de'esses  ne  m'amusent  pas  ;  mais  j'aime  ce  que 
me  représentent  les  statues  grecques  .:  un  peuple  épris  de 
beauté  sous  un  ciel  clair,  le  peuple  qui  eut  la  plus  juste,  la  plus 
harmonieuse  conception  de  la  vie... 

—  Vous  n'êtes  donc  pas  chrétienne? 

La  question  a  jailli  spontanément  des  lèvres  de  Vivien.  Sans 
qu'il  sache  pourquoi,  son  cœur  se  serre. 

—  Pas  pour  un  sou,  répond  tranquillement  Florence.  J'ai 
été  baptisée  pour  suivre  la  coutume  ;  j'ai  fait  ma  première 
communion  pour  la  même  raison,  mais  il  y  a  belle  lurette  que 
je  ne  vais  plus  à  l'église.  Pourquoi  irais-je  ?  Je  ne  crois  à  rien 
de  ce  qu'on  y  enseigne. 

—  Vous  ne  croyez  à  rien? 

—  Je  crois  à  la  vie  présente,  et  je  crois  que  nous  mourrons 
tous  un  jour.  Hors  de  cela,  ni  vous,  ni  moi,  ni  personne  n'a  de 
certitude. 

—  Et  vous  avez  perdu  la  foi  sans  que  cela  vous  troublât? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  eue.  Je  n'ai  pas  eu  ma  nuit  dramatique.. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  croire  à  l'au-delà  ;  d'ailleurs,  je  m'y  éver- 
tuerais bien  inutilement.  Et  je  n'essaierai  jamais,  parce  que 
cela  ne  me  manque  pas.  Gela  vous  préoccupe,  vous,  l'au-delà? 

Le  même  malaise  que  tout  à  l'heure  a  saisi  Vivien. 

—  De  temps  en  temps  ;  un  reste  d'éducation  première,  mais 
plus  je  vais,  plus,  comme  vous,  je  reconnais  la  vanité  de  telles 
recherches,  et  je  m'applique  à  vivre  dans  le  présent. 

Il  parle  avec  détachement,  presque  avec  légèreté.  Un  mélange 
de  pudeur  et  de  lâcheté  lui  dicte  ses  réponses,  et  surtout  il  veut 
être  en  harmonie  de  pensées  avec  elle. 

—  Gela  se  voit  bien  dans  vos  romans,  surtout  dans  le  der- 
nier, que  pour  vous  tout  est  matière  d'art.  Quand  vous  parlez 
des  croyances  passées,  vous  avez  un  respect  teinté  d'ironie,  et 
une  ironie  teintée  de  respect  qui  valent  toutes  les  négations  et 
qui  sont  plus  élégantes. 

Sans  qu'il  l'ait  voulu,  l'image  de  sa  mère  a  traversé  soudain 
la  pensée  de  Vivien  ;  mais  la  vanité  littéraire  a  étouffé  la 
protestation  qui  montait  à  ses  lèvres. 

—  Le  moment  présent,  reprend-il;  vous  avez  raison.  En  lui 
seul  est  notre  bonheur  :  car  c'est  à  l'instant  même  où  nous  sen- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  285 

tons  le  bonheur  que  nous  sommes  heureux,  et  ceux-là  qui 
ne  croient  pas  à  l'avenir  et  ne  sont  pas  attachés  au  passé 
éprouvent  les  joies  humaines  dans  leur  intensité  et  dans  leur 
plénitude... 

Elle  l'a  écouté,  étonnée  ;  il  a  parlé  avec  une  chaleur  dont 
elle  ne  le  croyait  pas  capable,  ce  dilettante.  Elle  ne  peut  deviner 
que  c'est  elle  qui  vient  de  se  refléter  en  lui.  Vivien,  avec  son 
imagination  d'artiste,  a  saisi  sa  pensée  à  elle  ;  il  se  l'approprie 
tout  en  l'analysant  et  la  rend  dans  son  langage.  Et  il  la  fait 
sienne,  en  vérité;  il  croit  ce  qu'il  dit,  car  l'amour  qui  a  envahi 
son  cœur  rend  vibrant  jusqu'à  son  esprit... 

11  regarde  Florence.  Elle  baisse  les  yeux,  gênée  tout  à  coup. 

—  Venez,  dit-elle,  le  tzigane  du  quartier  Marbeuf  a  fini. 
Et  ils  rentrent  dans  le  salon... 

IV 

Florence  Daubenoire  vient  de  se  coucher.  A  demi  renversée 
sur  son  oreiller,  elle  songe;  elle  n'éteint  pas  sa  lampe,  elle  a 
les  yeux  grands  ouverts.  Et  elle  entend  la  voix  vibrante,  la  voix 
chaude,  la  voix  enveloppante  de  Vivien,  qui  dit  : 

—  Le  moment  présent...  vous  avez  raison... 
Et  elle  revoit  les  yeux  ardens  comme  la  voix. 

Quelque  chose  en  elle  s'émeut  à  ces  souvenirs,  une  douceur 
heureuse  se  répand  dans  son  être.  Elle  jouit  d'être  seule  dans 
le  silence  de  sa  chambre.  Elle  n'entend  que  la  voix  de  Vivien  : 
«  Sa  voix  qui  m'aime,  »  pense-t-elle. 

Jusqu'ici,  elle  n'a  goûté  les  hommages  des  hommes  que 
lorsqu'ils  étaient  silencieux.  Les  paroles  d'amour  l'ont  ennuyée. 
Est-ce  parce  qu'elle  sent  celui-là  vraiment  épris  qu'elle  s'est 
troublée? 

D'autres,  avant  lui,  ont  été  aussi  sincères. 

Est-ce  parce  qu'il  est  quelqu'un  et  que  son  genre  d'esprit 
l'intéresse?  Il  y  a  de  cela.  C'est  l'esprit  de  Vivien  qui,  tout 
d'abord,  l'a  séduite;  mais,  ce  soir,  c'est  dans  sa  sensibilité 
qu'elle  est  émue.  Elle  ne  se  souvient  en  ce  moment  ni  de  l'in- 
telligence du  jeune  homme,  ni  de  son  talent  ;  un  seul  désir 
demeure  en  elle,  après  que  le  trouble  s'est  apaisé,  de  l'aveu 
qu'elle  vient  de  se  faire  :  le  revoir.  Elle  est  certaine  qu'il 
l'aime,  et  la  pensée  qu'il  sera  de  nouveau  près  d'elle,  dimanche 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prochain,  est  une  joie  qui  fait  sourire  ses  yeux,  sur  lesquels, 
doucement,  se  ferment  ses  paupières. 

Et  il  revient  le  dimanche  suivant,  il  revient  les  autres 
dimanches;  il  cherche  des  occasions  de  la  rencontrer  au 
théâtre,  aux  expositions.  Elle  s'est  emparée  de  lui  tout  entier  ; 
il  l'aime,  et  c'est  pour  lui  un  ravissement;  il  admire  chacune 
de  ses  paroles,  chacun  de  ses  mouvemens  :  il  l'aime! 

Un  jour,  nettement,  cette  pensée  se  formule  dans  son 
esprit  :  l'épouser. 

Il  la  veut  à  lui,  près  de  lui,  dans  sa  maison,  sienne  à  toute 
heure  de  la  vie.  Il  la  voit  tout  en  blanc,  sortant  à  son  bras  de 
l'église,  et,  soudain,  il  songe  à  sa  mère.  Les  deux  tigures  de 
femmes  sont  en  présence;  jusqu'ici,  sa  pensée  avait  évité  cette 
rencontre;  il  sent  aussitôt  un  malaise  en  lui.  Les  paroles  de 
Florence  lui  reviennent  à  la  mémoire  :  «  Je  ne  suis  pas  chré- 
tienne pour  un  sou.  »  11  sait  combien  sa  mère  aurait  été  péni- 
blement affectée  par  de  tels  propos.  N'en  a-t-ii  pas  reçu 
lui-même  comme  un  choc  désagréable  ?  Mais  il  veut  être  heu- 
reux ;  Florence,  c'est  son  bonheur.  Il  se  dit  que  les  deux  femmes 
ne  vivront  pas  dans  la  même  ville.  Il  préviendra  Florence,  qui 
saura  éviter  certaines  conversations  dangereuses.  A  Verneuil, 
elle  gardera  les  apparences  catholiques.  Il  veut  que  tout  s'ar- 
range et  ne  s'aperçoit  pas  de  la  déloyauté  de  son  égoïsme.  Il 
ira  à  Verneuil,  il  parlera  à  sa  mère;  il  lui  fera  aimer  Florence 
avant  qu'elle  ne  la  voie.  Il  faut  que,  la  semaine  prochaine,  sa 
vie  soit  décidée. 

Le  lendemain  soir,  tandis  qu'il  est  seul  un  instant  avec 
Florence,  il  lui  dit  son  amour.  Elle,  d'abord,  n'est  pas  troublée. 
«  Il  se  décide,  »  pense-t-elle.  Peu  à  peu,  la  voix  de  Vivien  s'em- 
pare d'elle;  les  mots  passionnés,  les  mots  tendres  se  succèdent 
sur  les  lèvres  du  jeune  homme;  elle  les  sent  plus  qu'elle  ne 
les  entend;  c'est  dans  la  vibration  de  sa  voix,  surtout, qu'est  son 
éloquence. 

—  Oui,  je  veux  bien  être  votre  femme,  dit  Florence  sim- 
plement. 

Mais  sa  voix  n'est  pas  assurée. 

—  Demain,  dit-il,  j'irai  voir  ma  mère,  et  je  lui  apprendrai 
mon  bonheur.  Elle  ignore  mes  projets.  Puis  je  reviendrai  et  je 
ferai  ma  demande  au  docteur. 

Florence  rit. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  287 

—  Nous  allons  entrer  dans  la  solennité.  Papa  sera  enchanté 
de  jouer  un  instant  son  rôle  de  paterfamilias ;  il  a  encore  ça 
dans  les  veines,  mais  si  rarement  l'occasion  de  le  sortir! 

Vivien  arrive  le  lendemain  à  Verneuil.  Sa  mère  remarque 
aussitôt  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  nerveux,  de  fébrile.  Après  le 
déjeuner,  elle  lui  dit,  tandis   qu'ils  se  rendent  au  jardin  : 

—  Qu'as-tu  donc?  Tu  es  préoccupé. 
Il  répond  tout  d'une  traite  : 

—  Maman,  j'aime  une  jeune  fille,  et  je  voudrais  l'épouser; 
c'est  Mlle  Florence  Daubenoire,  la  fille  du  grand  médecin. 

—  Ahl  dit  la  mère,  surprise,  tu  ne  m'avais  jamais  laissé 
soupçonner  ce  projet. 

Le  cœur  de  Mme  Lemire  s'est  serré  ;  le  cœur  de  son  fils  a  été 
pour  elle  comme  celui  d'un  étranger,  puisqu'il  ne  lui  a  pas 
confié  le  secret  dont  il  vivait. 

Vivien  a  senti  un  reproche  attristé  dans  le  ton  de  sa  mère. 

—  Je  ne  voulais  pas  te  parler  de  mon  amour,  dit-il,  tant 
que  je  n'étais  pas  sur  d'être  aimé.  Gela  t'aurait  fait  de  la  peine 
de  me  voir  souffrir. 

Mme  Lemire  sourit.  Elle  croit  ce  que  dit  son  fils,  elle  a  besoin 
de  le  croire.  Elle  lui  prend  la  main. 

—  Mon  cher  enfant  ! 

Ils  restent  longtemps  silencieux. 

—  Quel  âge  a-t-elle?  demande  enfin  Mrae  Lemire. 

—  Vingt  ans. 

—  Je  ne  te  demande  pas  si  elle  est  jolie? 

—  Elle  l'est,  mais  je  ne  le  sais  plus;  elle  est  trop  près  de 
mon  cœur.  Quand  tu  la  verras,  tu  seras  charmée,  comme  moi. 
Elle  n'est  pas  coquette,  elle  n'est  pas  poseuse,  et  cependant  elle 
a  la  beauté,  l'intelligence,  le  talent.  Les  hommages  ne  la 
grisent  pas... 

Il  n'ajoute  pas  : 

—  Parce  qu'ils  lui  semblent  dus... 

Vivien  parle  du  docteur,  de  Mme  Daubenoire,  vante  la  science 
du  praticien,  présente  sa  femme  comme  une  bourgeoise  quel- 
conque, glisse  sur  Jacqueline,  dont  il  omet  de  mentionner  le 
divorce.  Sa  mère,  de  le  voir  si  heureux,  sourit,  écoute  et  ne 
questionne  pas. 

Un  peu  plus  tard  dans  l'après-midi,  Vivien  quitte  sa  mère 
pour  aller  ilàner  dans  cette  ville  de  son  enfance  dont  il  connaît 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

chaque  pierre  et  dont  chaque   pierre   le  connaît.  Aujourd'hui, 
c'est  avec  attendrissement  qu'il  leur  confie  son  intime  bonheur. 

Il  est  arrivé  devant  l'église  Notre-Dame.  Il  entre.  C'est 
«.  leur  »  église,  celle  de  son  baptême,  de  sa  première  commu- 
nion, celle  de  leurs  deuils.  Il  y  a  longtemps  qu'il  n'y  avait 
pénétré,  et  cependant  il  lui  semble  que  c'était  hier.  Ces  vieilles 
pierres  ont  été  imprégnées  par  le  souffle  de  ses  lèvres  innocentes 
qui  répétaient  après  tant  d'autres  bouches  les  paroles  qui 
unissent  l'homme  à  Dieu.  Les  générations  dont  il  est  sorti  ont 
prié  là  ;  par  elles,  il  se  sent  relié  à  cette  église.  Il  ne  croit  plus 
au  Dieu  du  tabernacle,  son  front  s'incline  cependant  devant 
l'autel.  II  est  seul  ;  nulle  vie  apparente  autre  que  la  sienne  et 
celle  de  la  lampe  du  sanctuaire.  Le  voici  qui  s'agenouille,  la 
tête  dans  ses  mains.  Il  prie.  Qui?...  Personne.  Il  ne  fait  pas 
un  acte  de  foi,  il  ne  vient  pas  d'avoir  son  illumination  de 
Damas.  Ce  n'est  pas  non  plus  une  vague  sensualité  mystique 
de  littérateur  attendri.  Mais  il  s'est  retrouvé  avec  le  cœur 
simple  de  son  enfance.  Dans  ce  cœur,  à  cette  minute  même, 
il  n'y  a  que  son  amour  dégagé  de  tout  ce  qui  l'entoure,  isolé  de 
ce  qui  l'a  provoqué  :  les  sentimens  vrais  sont  toujours  simples 
La  foi  en  l'immortalité  de  l'amour,  qui  est  la  vie  même  de 
l'amour,  l'a  prosterné  dans  une  invocation  inconsciente  :  «Mon 
Dieu,  bénissez-la!  »  Il  donne  une  âme  à  celle  qui  refuse  d'en 
avoir  une,  car,  loin  de  son  apparence,  c'est  cette  àme  qu'il 
aime.  Il  ne  désire  plus  posséder  la  forme  de  Florence,  il  n'a 
plus  soif  de  ses  caresses,  il  ne  demande  plus,  il  se  donne,  il 
donne  ce  qu'il  a  de  bon,  de  généreux,  de  noble  en  lui. 

Son  cœur  est  simple  en  lui-même,  c'est-à-dire  qu'il  se  laisse 
pénétrer  tout  entier  par  ses  sentimens  ;  il  n'est  compliqué  que 
par  les  raffinemens  de  la  pensée.  Sa  profonde  connaissance  du 
cœur  des  autres  hommes  ne  sert  pas  à  Vivien  dans  sa  propre 
histoire  ;  elle  n'interviendra  qu'au  jour  de  la  désillusion  et  de 
la  douleur,  pour  rendre  la  désillusion  plus  amère  et  la  douleur 
plus  cuisante. 

Il  rentre  chez  sa  mère  : 

—  J'ai  été  faire  un  tour  dans  mon  enfance,  lui  dit-il, 
comme  elle  le  questionnait  sur  sa  promenade. 

—  Tu  as  été  lui  faire  tes  adieux. 

—  Non,  au  contraire,  j'ai  relié  mon  présent  à  mon  passé 
par  des  liens  très  doux,  mais  très  forts. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  289 

Il  s'était  assis.  Sa  mère  était  debout  près  de  lui. 
—  Mon  bon  fils!   lui    dit-elle,   lui    posant   la  main  sur  la 
tête. 


—  Votre  mère  m'a  écrit  une  lettre  tout  à  fait  charmante, 
dit  Florence  à  Vivien,  qui  arrive  pour  dîner  chez  sa  fiancée.  Je 
suis  très  touchée  de  ses  affectueuses  dispositions   à  mon  égard. 

—  Elle  serait  bien  heureuse  de  faire  votre  connaissance. 
Quand  m'accompagnerez-vous  à  Verneuil,  que  je  vous  présente 
à  elle? 

—  Quand  vous  voudrez.  Entendez-vous  avec  maman. 

Et  ils  reviennent  l'un  à  l'autre,  car  il  ne  se  lasse  jamais  de 
lui  dire  qu'il  l'aime;  elle  écoute  avec  le  même  plaisir  ses 
paroles  d'adoration.  Les  yeux  de  son  fiancé  lui  renvoient  son 
image  embellie;  elle  en  est  charmée  elle-même. 

Maintenant  que  rien  ne  reste  de  sa  timidité  première» 
Vivien  lui  révèle  les  faces  diverses  de  son  esprit,  il  en  est  le 
virtuose,  parce  qu'il  sent  que  c'est  par  lui  qu'il  l'a  conquise  et 
qu'il  la  retient.  Devant  elle,  surtout  quand  ils  ne  sont  pas 
seuls,  il  se  montre  l'homme  de  ses  livres.  Et  son  esprit,  à  elle, 
s'aiguise  à  ce  contact,  s'assouplit  et  lui  devient,  à  elle-même, 
une  jouissance. 

«  Elle  est  bien  la  femme  moderne,  se  dit-il,  l'ultime  produit 
de  cette  civilisation,  d'esprit  si  souple,  si  bien  fait  pour  se 
marier  aux  subtilités  du  nôtre,  la  femme  très  intelligente  sans 
rien  de  masculin  dans  le  tour  de  sa  pensée,  parce  que,  comme 
elle  le  répète  volontiers,  elle  est  une  pensée  par  elle-même.  Et 
quelle  grâce  fîère,  quelle  décence  lorsqu'elle  se  pare  de  ses 
richesses  intellectuelles  I  Rien  de  faisandé  en  elle,  pas  d'outrance 
juive,  ni  de  déséquilibre  boréal,  une  vraie  Française  avec  le 
«  goût  »  inné  de  la  race  !  » 

Elle  est  affranchie  du  joug  de  toute  croyance.  «  Elle  sera 
mieux  à  moi  ainsi,  songe-t-il.  Mon  amour  sera  sa  foi.  »  Car  il 
faut  qu'il  l'asservisse  en  pensée,  tant  ce  geste  est  inconscient 
chez  l'homme  dans  l'amour!  Ainsi,  Vivien  met  sa  pénétration 
de  psychologue  au  service  de  son  cœur  comme  pour  mieux  être 
dupe  de  son  amour;  son  esprit  participe  à  sa  joie  d'amant. 

Ce  soir-là,  au  moment  de  la  quilter,  il  dit  à  Florence  : 

TOME   XXXIII.   —   1916.  19 


290  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

—  Alors,  c'est  bien  après-demain  que  vous  viendrez  chez  nous  ? 
Elle  sourit. 

—  Vous  m'amusez  quand  vous  dites  «  chez  nous.  »  Je  sup- 
pose que  Verneuil  est  un  sinistre  trou  où  vous  seriez  désespe'ré 
qu'on  vous  forçât  de  vivre,  mais  de  loin  vous  l'embellissez.  Il 
n'existe  plus  que  par  rapport  à  vous. 

—  Gomment? 

—  Oui,  vous  en  avez  fait  le  cadre  qui  convenait  à  vos  souve- 
nirs d'enfance,  ô  poète  !  Vous  aimez  en  votre  pays  les  sentimens 
qu'il  fait  naître  en  vous. 

Vivien  réfléchit  : 

—  Il  y  a  de  cela,  dit-il,  mais  il  y  a  aussi  des  réalités;  il  y  a 
ma  mère,  il  y  a  mes  morts.  Et  puis  c'est  bien  le  sol  lui-même 
que  j'aime.  Oui,  j'aime  cette  terre  et,  par-dessus  tout,  la 
parcelle  qui  m'appartient. 

—  J'avais  oublié  que  vous  êtes  patriote. 

—  De  toute  mon  âme. 

Il  y  eut  un  silence  ;  il  reprit  : 

—  Et  la  date  de  notre   mariage,  l'avez-vous  choisie? 

—  Dans  trois  semaines,  si  vous  voulez. 

—  Si  je  veux!...  Quelle  est  votre  paroisse?  Saint-Pierre  de 
Chaillot  ou  Saint-Philippe  du  Roule? 

—  Ma  paroisse?  Pour  quoi  faire?  Vous  voulez  vous  marier 
à  l'église? 

Il  est  si  troublé  par  ces  mots  auxquels  il  ne  s'attendait  pas, 
qu'il  ne  sait  que  répondre  platement  : 

—  Dame  !  oui...  comme  tout  le  monde  1 

—  Ni  vous,  ni  moi  ne  sommes  tout  le  monde.  Vous  êtes 
donc  religieux? 

Le  ton  est  ironique. 

—  Non. 

—  Vous  croyez  au  sacrement  du  mariage? 

—  Non,  répond-il  encore,  les  dents  serrées. 

—  A  présent,  le  mariage  purement  civil  est  admis  par  les 
gens  de  mon  milieu,  puisque  vous  tenez  à  faire  «  comme  tout 
le  monde.  »  Avec  beaucoup  de  fleurs,  à  la  rigueur,  de  la  mu- 
sique, un  beau  lunch  pour  finir,  nous  serons  très  suffisamment 
mariés,  ne  le  pensez-vous  pas? 

Il  ne  répond  rien  ;  une  irritation  est  en  lui,  il  se  sent  humilié 
par  elle;  il  lui  en  veut. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  291 

—  Vous  n'avez  pas  de  sentimentalités,  c'est  vrai,  dit-il  enfin 
avec  un  ricanement  où  il  se  raille  aussi  bien  qu'elle-même, 
mais  l'ingénu  que  je  suis  n'aime  pas  à  faire  souffrir.  J'ai  une 
mère  qui  est  très  religieuse,  vous  ne  l'ignorez  pas.  Pour  elle, 
nous  ne  serons  pas  mariés,  si  nous  ne  passons  pas  par  l'église. 
Ne  trouvez  pas  étrange  que  je  m'inquiète  du  jugement  de  ma 
mère  et  non  de  l'opinion  de  ce  que  vous  appelez  votre  milieu? 

C'est  leur  premier  conflit.  Elle  ne  l'avait  jamais  vu  ainsi, 
avec  cette  irritation  sourde  des  gens  faibles  qui  se  savent  vaincus 
d'avance.  Elle  sent  quelque  chose  d'hostile  dans  le  son  de  sa 
voix,  elle  en  est  froissée.  Au  fond,  ce  mariage  uniquement 
civil  ne  lui  importe  guère.  Il  lui  aurait  demande  avec  quelques 
mots  enjôleurs,  comme  il  sait  en  trouver,  de  lui  faire  ce  sacri- 
fice, de  passer  par  l'église;  elle  aurait  dit  :  oui.  Une  cérémonie 
de  plus  ou  de  moins,  quelle  importance  cela  a-t-il?  Mais  c'est  le 
ton  railleur  et  un  peu  méprisant  des  paroles  de  Vivien  qui  la 
blesse;  d'instinct,  elle  cherche  à  châtier  qui  lui  fait  du  mal; 
elle  ne  se  dit  pas  que  c'est  elle  qui  a  frappé  la  première. 

—  Entre  votre  mère  et  moi,  vous  n'hésiterez  donc  pas  à 
choisir  votre  mère?  dit-elle. 

—  Entre  ce  qui  lui  cause  une  souffrance  et  ce  qui  vous 
cause  une  contrariété,  quel  choix  dois-je  faire? 

—  Vous  exagérez  les  choses,  lorsque  votre  mère  est  en  jeu; 
vous  en  diminuez  l'importance  quand  il  s'agit  de  moi.  Votre 
mère  éprouvera  une  vive  contrariété,  mais  passagère;  pour  la 
lui  épargner,  vous  ne  balancez  pas  à  sacrifier  mes  convictions. 
Vous  me  forcez  à  mentir. 

Il  hausse  les  épaules. 

—  Je  croyais  que  pour  vous  le  mariage  à  la  mairie  aussi 
était  un  mensonge,  puisque  vous  m'avez  dit  maintes  fois  que 
vous  ne  reconnaissiez  pas  plus  la  valeur  du  lien  civil  que  celle 
du  serment  religieux. 

—  Je  n'éprouve  pas  la  même  répugnance  pour  le  mariage 
civil. 

—  Est-ce  donc,  remarque  Vivien,  ironique,  que  les  paroles 
sacramentelles  vous  impressionnent?  Ressentez-vous  un  malaise 
à  la  pensée  de  braver  les  puissances  célestes? 

—  Aucun,  vous  le  savez.  Mais  le  mensonge  conventionnel 
dans  cette  pompe,  dans  cette  solennité,  s'affiche  avec  une  sorte 
d'impudeur  qui  me  répugne. 


292  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

En  ce  moment,  elle  sent  qu'elle  ne  trouve  que  de  mauvais 
argumens.  Gela  l'irrite,  car  elle  veut  vaincre;  instinctivement 
elle  recourt  aux  armes  féminines,  elle  cherche  les  pièges  où 
faire  tomber  la  faiblesse  de  celui  qui  l'aime. 

La  résistance  de  Vivien  ne  l'a  atteinte  que  dans  sa  vanité; 
chez  lui  l'opposition  de  Florence  a  provoqué  la  souffrance.  Elle 
a  l'avantage  dans  la  lutte,  son  cœur  n'étant  pas  en  jeu.  Pour 
triompher,  elle  comprend  qu'il  faut  qu'elle  réduise  à  l'impuis- 
sance l'ironie  qui  est  la  seule  arme  de  Vivien. 

—  Il  est  triste  de  penser,  dit-elle,  que  la  première  fois  que  je 
vous  demande  un  sacrifice,  qui  n'est  même  pas  le  sacrifice  d'une 
conviction,  vous  vous  dressez  aussitôt  contre  moi,  hostile! 

—  Florence,  dit-il  d'une  voix  émue,  vous  savez  bien  que 
je  ne  résisterais  pas  ainsi,  si  j'étais  seul  en  jeu. 

—  Oui,  vous  êtes  de  ceux  qui,  à  chaque  sacrifice  demandé, 
répondent  :  «  Tout  ce  que  vous  voudrez,  mais  pas  cela.  » 

—  Pourquoi  me  dites-vous  exprès  des  choses  méchantes? 
vous  n'êtes  pas  loyale!  s'écrie-t-il. 

Ce  mot  a  blessé  Florence  dans  son  orgueil. 

—  Pas  loyale?  Croyez-vous  l'être  vous-même?  Ai-je  jamais 
joué  la  comédie,  moi?  Ai-je  jamais  dissimulé  mes  opinions? 
mais  vous,  quand  vous  feigniez  d'être  libéré  de  toute  supersti- 
tion, d'être  affranchi  de  toute  entrave,  vous  me  trompiez  pour 
mieux  me  séduire.  Ne  le  niez  pas,  vous  y  tenez  pour  vous-même 
à  ce  mariage  religieux.  Et  votre  chétif  amour  ne  peut  même  pas 
dompter  la  crainte  obscure  qui  vous  agite,  catholique  honteux! 

Elle  est  debout,  appuyée  contre  une  table.  Elle  le  regarde 
avec  un  pli  d'indicible  ironie  au  coin  de  la  lèvre,  ses  yeux  ont 
plus  d'éclat  que  de  coutume,  tout  son  corps  frémit.  Comme  il 
vient  de  relever  la  tête,  cinglé  par  ses  dernières  paroles,  il  la 
voit  ainsi,  avec  son  mauvais  sourire,  il  la  désire,  et  la  rage  au 
cœur,  mais  les  bras  ouverts,  il  dit  : 

—  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez. 

Ses  bras  se  sont  refermés  sur  elle.  Il  la  serre  contre  lui; 
violemment,  sa  bouche  s'abat  sur  ces  lèvres  qui  disent  les 
paroles  qui  avilissent  ou  qui  torturent,  mais  ces  lèvres  qui 
donnent  les  baisers. 

Et  sans  un  mot,  il  s'en  va,  la  laissant  stupéfiée,  comme 
meurtrie  par  ce  baiser  brutal,  humiliée  à  son  tour  par  sa  propre 
victoire... 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  293 

Lui  cependant  marche  dans  la  rue,  très  vite;  il  fuit  sa 
honte,  il  fuit  son  amour.  11  veut  cette  femme.  Elle  a  raison  :  à 
quoi  bon  les  simagrées?  Elle  verra,  quand  il  la  tiendra  dans  ses 
bras,  s'il  n'est  pas  le  maître... 

«  Et  c'est  cela,  l'amour?  »  se  dit-il  avec  un  ricanement  dou- 
loureux. 

11  est  arrive'  chez  lui. 
.    —  Monsieur,  lui  dit  le  concierge,  il  y  a  deux  dépêches  pour 
vous;  la  dernière  arrive  à  l'instant. 

Vivien  a  pâli.  Il  prend  les  télégrammes,  en  ouvre  un,  c'est 
le  second. 

«  Tout  est  fini;  que  Dieu  t'assiste  1 

«    ESTHER    LeMIRE.    » 

Vivien  n'a  pas  besoin  de  lire  le  premier  télégramme  pour 
comprendre  que  c'est  de  sa  mère  qu'il  s'agit,  ni  de  voir  la 
signature  de  sa  vieille  cousine  Esther;  il  ouvre  pourtant  la 
dépêche  envoyée  deux  heures  plus  tôt. 

«  Mère  dangereusement  malade.  Viens  de  suite.  » 

Il  reste  là,  hébété. 

—  Monsieur  a  reçu  de  mauvaises  nouvelles?  demande  le 
concierge  d'une  voix  compatissante.  Vivien  le  regarde  avec  des 
yeux  qui  ne  voient  pas  et,  d'une  voix  blanche,  il  dit  : 

—  Ma  mère  est  morte  subitement. 

Il  monte  l'escalier  quatre  à  quatre.  Très  vite,  il  fait  ses  pré- 
paratifs de  départ.  Il  se  hâte  sans  savoir  pourquoi,  puisqu'il 
arrivera  trop  tard,  peut-être  mû  par  cet  espoir  insensé  qui 
demeure  en  nous  tant  que  nous  n'avons  pas  «  vu  »  notre 
malheur. 

En  deux  mots,  sans  penser  à  celle  qu'il  prévient,  il  apprend 
à  Florence  la  mort  de  sa  mère  et  son  départ  à  lui  pour  Ver- 
neuil.  Puis  il  s'en  va,  il  court,  il  se  précipite,  l'esprit  tendu  en 
avant  comme  le  corps  ;  une  seule  pensée  dans  la  tête  :  arriver. 

Et  c'est  seulement  quand  il  voit  sa  mère  sur  son  lit  de  mort 
qu'il  comprend  et  que  sa  douleur  éclate. 

VI 

M.  Daubenoire  et  sa  fille  le  rejoignent  le  lendemain.  Vivien, 
quelques  instans  plus  tôt,  a  mis  sa  mère  dans  le  cercueil;  depuis 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  veille  il  accomplit  tous  les  rites  douloureux  de  la  mort,  sans 
savoir  ce  qu'il  fait.  Il  souffre.  On  lui  annonce  que  sa  fiancée 
est  là.  Elle  entre;  ils  se  serrent  la  main  sans  un  mot.  Mais  de 
lui  voir  un  visage  si  défait,  sa  pitié  de  femme  s'émeut;  elle 
pose  sur  le  visage  de  Vivien  des  regards  si  compatissans  qu'il 
en  sent  la  douceur. 

—  Oh  !  Florence,  je  suis  si  malheureux,  murmurc-t-il, 
appuyant  son  front  brûlant  sur  la  main  de  sa  fiancée. 

Elle  demeure  près  de  lui  pendant  la  dernière  nuit  de  la 
veillée  mortuaire.  La  douceur  de  sa  voix,  la  compassion  de 
ses  gestes  apaisent  un  peu  sa  souffrance.  Elle  le  plaint,  elle 
écoute  sa  plainte.  En  ce  moment,  il  ne  désire  pas  d'autre  conso- 
lation que  cette  humaine  sympathie.  Il  est  atteint  jusqu'à  ses 
fibres  les  plus  secrètes,  mais  il  est  de  ceux  que  la  douleur  bou- 
leverse, non  pas  de  ceux  qui  se  raidissent  dans  un  mutisme 
farouche,  comme  s'ils  voulaient,  en  gardant  leur  peine  pour 
eux  seuls,  conserver  encore  quelque  chose  des  êtres  qui 
viennent  de  leur  être  arrachés.  Vivien  a  pour  pleurer  sa  mère 
le  cœur  qu'il  eut  pour  l'aimer,  un  cœur  d'enfant  ardent  et  naïf. 

11  ne  sent  pas  que  la  compassion  de  Florence  est  autour  de 
sa  peine  et  non  avec  sa  peine.  Elle  ne  l'a  pas  entendu  murmurer 
en  son  cœur  :  «  Mon  Dieu,  ayez  pitié  de  nous!  Seigneur,  vous 
qu'elle  priait,  je  vous  prie  pour  son  âme  !  »  Elle  ne  compren- 
drait pas  ce  besoin  de  suivre  sa  mère  au  delà,  comme  si,  par  des 
liens  mystérieux,  il  restait  attaché  à  la  foi  maternelle. 

Tout  est  fini.  Vivien  est  demeuré  seul  dans  la  maison  après 
le  départ  de  M.  Daubenoire  et  de  sa  fille  :  il  veut  régler  aussitôt 
les  affaires  matérielles  qui  accompagnent  nécessairement  la 
mort.  Et  puis,  s'en  aller  vite,  non  pas  fuir  le  souvenir  de  sa 
mère,  mais  fuir  la  souffrance.  Deux  jours  plus  tard,  il  rentre  à 
Paris,  et  la  vie  le  reprend. 

Depuis  qu'il  a  pleuré  près  de  la  pitié  de  Florence,  quelque 
chose  de  plus  tendre  s'est  mêlé  à  son  amour.  Et  aussi  cet 
amour  est  sa  seule  joie  permise,  sa  joie,  en  un  mot  :  il  va  vers 
elle.  Il  a  oublié  le  contlit  qui  les  avait  jetés  l'un  contre  l'autre; 
mais  incoi.s  •.iemment,  lorsqu'il  se  retrouve  en  présence  de  Flo- 
rence, il  ressent  un  peu  de  ce  brutal  désir  qu'il  avait  éprouvé 
dans  la  colère  et  dans  le  mépris.  L'amour  des  sens  ne  lui 
sera-t-il  pas  le  suprême  oubli  que  réclame  sa  lâcheté  humaine? 

Il  a  été  décidé  qu'ils  se   marieraient  prochainement,  dans 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  295 

la  plus  stricte  intimité,  c'est-à-dire  une  centaine  d'amis  triés 
sur  le  volet  de  la  notoriété. 

Les  Daubenoire  s'entretiennent  avec  leur  fille  de  la  date  du 
mariage. 

—  As-tu  réglé  définitivement  cette  question  du  mariage 
civil?  demande  le  docteur  à  Florence. 

—  Pas  encore. 

—  Puisqu'il  avait  cédé  sur  ce  point  avant  la  mort  de  sa 
mère,  dit  à  son  tour  Mme  Daubenoire,  il  n'y  a  aucune  raison 
pour  qu'il  fasse  des  objections  :  le  seul  obstacle  n'existe  plus. 

—  Il  n'y  a  de  raison  que  sa  sentimentalité,  dit  Florence 
dubitative.  Avec  lui,  est-ce  qu'on  sait?  Après  tout,  moi,  cela 
m'est  égal  ! 

—  Mais  c'est  à  cause  de  ton  père  que  la  question  n'est  pas 
indifférente.  Tu  sais  bien  qu'il  a  en  Berthier  un  rude  concur- 
rent pour  le  siège  de  sénateur. 

—  Oui,  dit  le  docteur,  Berthier  organise  un  battage  énorme 
autour  de  son  sérum.  Ton  mariage  religieux  me  nuirait  certai- 
nement, tandis  que,  purement  civil,  avec  un  écrivain  en  vue 
comme  Lemire,  la  publicité  que  les  journaux  feront  à  cet 
événement  produira  le  meilleur  effet.  Et  une  fois  sénateur,  je 
suis  sur  d'avoir  la  grand'croix,  qui  m'est  d'ailleurs  bien  due. 

Vivien  entre  au  même  instant.  M.  et  Mme  Daubenoire  se 
retirent.  Doucement  le  jeune  homme  a  pris  les  mains  de  sa 
fiancée;  il  les  amène  sur  son  cœur  et  attire  ainsi  le  visage  de 
Florence  près  du  sien.  Il  voudrait  l'absorber  tout  entière  dans 
son  être,  elle  est  tout  pour  lui,  elle  est  sa  seule  raison  de 
vivre.  Tandis  qu'il  venait  chez  elle,  l'image  de  sa  mère  a  par- 
ticulièrement hanté  son  cœur  ;  on  dirait  qu'elle  l'a  purifié  de 
ses  troubles  désirs,  il  ne  veut  que  la  tendresse  apaisante  de 
celle  qu'il  aime;  il  s'accroche  à  sa  jupe  comme  un  enfant 
débile. 

Elle  s'en  étonne;  elle  sent  combien  cette  faiblesse  le  lui 
livre.  Elle  éprouve  pour  lui  une  sorte  de  pitié  condescendante  ; 
c'est  toujours  la  faute  de  Samson  si  Dalila  le  méprise. 

Voulez-vous,  dit-elle  au  bout  d'un  moment,    que   nous 

fixions  notre  mariage  au  2  mai,  c'est-à-dire  dans  quinze  jours? 

—  Enfin,  dit-il,  enfin,  je  vous  aurai  à  moi! 

Si  à  cette  minute  elle  lui  disait  une  douce  parole,  il  pleure- 
rait de  joie;  elle  est  préoccupée  de  ce  qui  lui  reste  à  ajouter  et 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

ne   remarque  pas  son   émotion.   Elle   dit,  sans   avoir  l'air  d'y 
attacher  d'importance  : 

—  Nous  nous  marierons  à  deux  heures,  et  après,  tout  de 
suite,  en  revenant  de  la  mairie,  nous  recevrons  les  quelques 
intimes  que  nous  aurons  invités.  Pas  de  cortège.  Pas  de  céré- 
monie. 

Il  a  laissé  tomber  la  main  de  Florence  qu'il  tenait  dans  les 
siennes.  Il  ne  dit  rien. 

—  Eh  bien!  reprend-elle  après  un  moment  d'attente,  la  date 
ne  vous  convient-elle  pas? 

—  Alors,  dit-il  sans  répondre,  vous  ne  voulez  pas  vous 
marier  à  l'église  ? 

—  Je  croyais  que  nous  avions  déjà  résolu  cette  question. 
Pourquoi  renouveler  ce  débat?  Je  comprenais,  dit-elle  d'une 
voix  plus  douce,  quand  vous  craigniez  de  contrarier  votre  mère, 
mais  à  présent... 

Oh!  comme  cet  «  à  présent  »  vient  de  reléguer  définitive- 
ment sa  mère  dans  l'oubli  !  Il  le  sent  et  il  en  souffre  ;  il  souffre 
bien  plus  encore  de  la  solitude  qui  l'enveloppe  soudain,  de  l'iso- 
lement de  sa  peine.  Et  comme  il  est  homme  de  lettres,  c'est  par 
une  citation  qu'il  formule  en  soi  sa  détresse  :  «  Quelle  solitude 
que  ces  corps  humains  !  »  pense-t-il  avec  Musset. 

—  A  présent  !...  répète-t-il.  Vous  ne  comprendriez  pas  ;  c'est 
encore  une  de  mes  sentimentalités.  Je  ferai  comme  il  vous 
plaira,  conclut-il  d'un  ton  brusque. 

Les  quinze  jours  qui  séparent  Florence  et  Vivien  de  la  date 
de  leur  mariage  ont  vite  passé.  Aujourd'hui,  Vivien  ne  quitte 
pas  des  yeux  la  beauté  de  celle  qu'il  aime. 

Dans  la  blancheur  de  sa  robe,  elle  est  comme  un  grand  lys 
triomphant  dont  le  parfum  dominateur  engourdit  ceux  qui  le 
respirent,  et  Vivien  se  livre  tout  entier  à  cette  ivresse.  Elle  fait, 
par  sa  seule  vue,  ce  qu'aucun  de  ses  raisonnemens  n'arrivait  à 
faire  ces  jours  derniers  :  à  son  apparition,  les  remords  se  sont 
dissipés  par  enchantement,  car  c'étaient  des  remords  qui 
venaient,  aux  heures  solitaires,  éloigner  le  travail  de  la  table  de 
Vivien  et  chasser  le  sommeil  de  son  chevet.  Il  avait  beau  les 
nommer  des  sentimentalités,  il  se  disait  en  vain  :  «  Je  suis  un 
pauvre  être!  Qu'importent  les  formes,  les  rites,  les  ce  ut  imes? 
Ma  mère,  hélas  !  ne  voit  plus  rien  des  choses  d'ici-bas  ;  elle  n'en 
souffre  pas.  Moi,  je  ne  crois  pas  à  l'efficacité  des  paroles  consa- 


LE    CHEMIN    SANS    EUT.  29? 

crées!  Mes  argumens,  opposés  à  ceux  de  Florence,  ne  tiennent 
pas  debout...  » 

Mais  un  malaise  persistait  en  lui;  ce  triomphe  de  sa  raison 
avait  un  autre  nom:  il  s'appelait  lâcheté;  il  semblait  à  Vivien 
qu'il  <(  profitait  »  de  ce  que  sa  mère  était  morte  ;  quand  ce  mot 
venait  malgré  lui  à  sa  pensée,  il  en  aurait  crié  de  douleur  et 
de  honte. 

Aujourd'hui,  il  ne  voit  plus  que  Florence.  Il  jouit  de  sa 
grâce,  de  son  esprit  ;  il  s'enorgueillit  de  voir  l'admiration 
qu'elle  provoque.  Pas  une  seule  fois,  pendant  cette  journée, 
l'image  de  sa  mère  ne  vient  s'interposer  entre  sa  fiancée  et  lui. 

Pourquoi  surgirait-elle  aux  yeux  de  Vivien?  Les  morts  ne 
nous  répondent  que  lorsque  nous  les  appelons  près  de  notre 
cœur  par  les  paroles  de  la  vie  éternelle.  Cette  heure  qui  vient 
de  lier  deux  destinées  n'a  entendu  que  les  formules  du  code. 
Elle  ne  fut  ni  solennelle,  ni  émouvante. 

Le  soir  même  de  leur  mariage,  Vivien  et  Florence  partent 
pour  Marseille.  Ils  s'en  vont  aux  îles  Baléares,  c'est  là  qu'ils 
passeront  leur  lune  de  miel. 

A  deux  semaines  de  là,  par  une  de  ces  journées  enivrantes 
du  printemps  méditerranéen,  tel  qu'on  ne  peut  le  sentir  que 
dans  les  îles,  car  de  toutes  parts  les  souffles  de  la  mer  se 
mêlent  aux  rêves,  leur  donnent  la  pureté,  la  fécondité  que 
dispense  la  coupe  merveilleuse  d'Amphitrite,  Vivien  était  assis 
dans  un  jardin  en  terrasse  baigné  par  les  flots,,  un  jardin  de 
conte  indien,  et  fumait  béatement.  Florence  était  rentrée  dans 
l'hôtel  pour  écrire  une  lettre.  Il  l'attendait,  et  comme  il  y  avait 
plus  d'une  heure  qu'elle  l'avait  quitté,  il  commençait  à 
s'ennuyer.  Il  avait  besoin  de  l'avoir  constamment  près  de 
lui.  Elle  était  la  fée  du  royaume  de  son  rêve;  sans  elle,  «  les 
jardins  et  le  jour  »  perdaient  leur  beauté  et  leurs  parfums. 

Vivien  ne  se  lassait  pas  de  regarder  marcher,  parler,  rire, 
celle  qu'il  aimait;  les  aspects  du  paysage  n'étaient  que  le  fond 
du  tableau  dans  lequel  elle  se  mouvait. 

Elle  se  montrait  dans  la  plénitude  et  la  liberté  de  ses  dons. 
L'aimait-elle  ?  Elle  jouissait  d'être  aimée  par  lui.  Chez  l'être 
jeune  et  sain  qu'elle  était,  le  cœur  et  la  sensibilité  ne  faisaient 
pas  leur  jeu  à  part.  Mais  elle  n'avait  pas  le  désir  de  se  fondre 
en  celui  qu'elle  aimait,  ni  le  regret  de  ne  pas  y  parvenir.  Ce 
qui  l'avait  séduite  tout  d'abord  en  Vivien,  dès  leur  première 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rencontre,  c'était  son  esprit.  C'était  à  cet  esprit  qu'elle  prenait, 
pour  s'en  parer  elle-même,  comme  des  joyaux  de  sa  corbeille 
de  noces,  certains  modes  de  penser,  certaines  façons  de 
s'exprimer.  Elle  se  sentait  plus  intelligente  au  contact  de  cette 
intelligence,  mais  restait  bien  elle-même,  gardait  ses  sympathies 
personnelles  et  ses  propres  antipathies;  elle  n'était  en  rien  un 
reflet.  Et  il  demeurait  en  elle  un  peu  d'inconscient  dédain 
d'être  celle  qui  asservit. 

Il  fumait  donc,  nonchalant,  et  l'attendait.  Un  sourire  éclaira 
son  visage.  Elle  sortait  de  l'hôtel  et  à  travers  le  gazon  venait 
vers  lui.  De  loin,  elle  lui  sourit  aussi.  Elle  arrivait  de  son  pas 
cadencé,  avec  son  assurance  joyeuse  que  ne  diminuait  nulle  vanité. 

— ■  J'ai  écrit  à  maman.  A  présent,  je  suis  tout  à  vous,  mon 
cher  seigneur?  Où  allons-nous  cet  après-midi? 

Elle  était  près  de  lui,  elle  lui  abandonnait  ses  doigts  qu'il 
porta  à  ses  lèvres. 

—  Où  vous  voudrez. 

—  Faisons-nous  mener  en  voiture  jusqu'au  promontoire 
que  nous  avons  découvert  avant-hier;  il  y  fera  délicieusement 
frais  au  coucher  du  soleil. 

—  Oui,  et  l'on  n'y  rencontre  personne.  Je  vais  dire  qu'on 
attelle. 

Une  heure  plus  tard,  la  voiture  les  déposa  près  d'un  sentier 
qui  suivait  le  bord  des  falaises.  Ils  s'y  engagèrent  à  pied,  serrés 
l'un  contre  l'autre,  marchant  lentement  et  ne  prononçant  que 
de  rares  paroles.  Et  ils  s'assirent  dans  une  anfractuosité  du 
roc,  bien  à  l'abri  du  soleil.  Elle  avait  appuyé  sa  tête  sur 
l'épaule  de  Vivien,  elle  regardait  la  mer  sans  la  voir.  Soudain, 
elle  se  redressa  et  se  mit  à  chanter  la  mélodie  de  Bizet  : 

Ma  bien-aimée 

Est  enfermée 
Dans  un  palais  d'or  et  d'azur; 

Je  l'entends  rire 

Et  je  vois  luire 
Sur  le  cristal  du  gouffre  obscur 

Son  regard  pur. 

Il  l'écoutait,  et  une  tristesse  indéfinissable  lui  envahissait 
le  cœur;  au  milieu  de  cette  fête  de  lumière  et  de  couleurs,  il 
sentait  des  ténèbres  monter,  monter  vers  la  lumière  de  sa  joie 
et  l'éteindre. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  299 

Cette  voix  ardente,  vibrante,  ce  n'élait  pas  celle  qui  lui  par- 
lait, à  la  minute  précédente,  avec  tant  de  douceur  joyeuse;  c'était 
la  voix  d'une  amante  passionnée  et  farouche. 

Il  regarda  autour  de  lui,  comme,  en  se  réveillant,  un 
homme  que  la  baguette  d'une  fée  aurait  endormi.  La  nature 
étrangère  l'environnait. 

—  Florence,  dit-il,  comme  on  appelle  pour  se  rassurer.: 
Florence,  supplia-t-il,  car  elle  n'avait  pas  interrompu  son 
chant... 

—  Quoi? 

Elle  tournait  les  yeux  vers  lui,  il  sentit  encore  davantage  sa 
solitude  :  elle  n'avait  rien  deviné  du  trouble  qui  l'agitait. 

Il  s'était  laissé  glisser  à  ses  pieds.  Une  détresse  infinie  lui 
était  entrée  dans  l'âme.  Il  avait  pris  ses  mains;  il  dit  d'une 
voix  suppliante  : 

—  Florence,  dis-moi  que  tu  m'aimeras  toujours  I 

Elle  le  regardait  en  souriant,  calme,  un  peu  étonnée  de  cette 
ardeur  subite. 

—  Je  t'en  conjure,  dis-le-moi  ! 

Il  cherchait  le  roc  où  s'attacher,  le  roc  indéfectible  que  le 
doute  n'ébranle  pas... 

—  Toujours?...  dit-elle  pensivement;  pourquoi  dire  tou- 
jours? Je  te  dis  :  je  t'aime.  Est-ce  que  cela  ne  vaut  pas  mieux? 

Elle  rapprocha  ses  lèvres  de  celles  de  Vivien;  l'ardeur,  avec 
laquelle  il  avait  parlé,  l'avait  émue.  Elle  était  sur  son  cœur. 

—  Toujours...  toujours?...  Je  t'aime  aujourd'hui,  je  t'aimerai 
demain,  je  t'aimerai  après-demain  et  après...  après...  mais 
toujours,  cela  ne  veut  rien  dire;  toujours  n'existe  pas. 

—  N'importe!  j'ai  besoin  de  ce  toujours... 

—  Et  moi,  dit-elle,  je  n'en  ai  pas  besoin,  voilà  la  différence. 
A  trois  jours  de  là,  tandis  qu'il  était  seul,  un  matin,  et  se 

promenait  à  petits  pas  sur  la  terrasse  de  l'hôtel,  Vivien  revit 
Florence,  chantant  la  sérénade;  il  se  souvint  des  paroles  qu'ils 
avaient  échangées  ensuite.  Il  ne  sentit  plus  l'aiguillon  de  la 
douleur,  mais  il  souffrit  d'un  malaise  vague  qui  ne  lui  enleva 
pas  sa  lucidité  d'esprit.  L'artiste  se  réveilla  en  lui  et  vit  ce  qu'il 
pourrait  faire  de  cet  épisode  de  leur  vie  sentimentale.  En  pensée, 
il  le  transposa  dans  le  mode  littéraire.  Et  il  sembla  à  Vivien 
qu'il  souffrirait  moins  quand  «  d'un  de  ses  grands  chagrins  il 
aurait  fait  une  petite  chanson.  » 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  impression  disparut  presque  aussitôt  de  son  esprit,  mais 
elle  avait  laissé  après  elle  un  peu  de  cette  joie  que  provoque 
tout  acte  créateur  de  la  pensée.  Ce  fut  son  amour  qui  en 
bénéficia. 

Deux  mois  plus  tard  seulement,  alors  qu'ils  étaient  rentrés 
à  Paris,  il  écrivit  la  nouvelle  dont  l'idée  première  lui  était 
venue,  au  bord  des  flots  bleus,  à  l'ombre  des  citronniers,  issue 
de  son  angoisse  et  de  sa  détresse. 

Il  cisela  ce  joyau  avec  son  art  le  plus  raffiné,  le  plus  sobre. 
Comme  il  était  un  nrtiste  véritable,  il  ne  garda  dans  sa  nouvelle 
que  l'impression  de  la  minute  qu'il  avait  vécue;  il  inventa  le 
cadre  et  imagina  les  personnages. 

Lambert,  le  critique,  étant  venu  diner  chez  eux,  Florence 
pria  son  mari  de  leur  lire  sa  nouvelle  qu'elle  ne  connaissait  pas 
encore.  Elle  écouta  avec  une  attention  où  l'on  sentait  qu'elle 
mettait  toute  son  intelligence.  Lambert  loua  très  vivement 
l'œuvre  de  Vivien,  très  sincèrement;  le  jeune  écrivain  le  sentit. 
Florence  ne  parla  que  lorsqu'ils  furent  seuls  tous  deux.  A  son 
tour,  elle  essaya  de  lui  montrer  à  quel  point  elle  comprenait 
l'artiste  chez  lui,  comme  elle  saisissait  les  moindres  nuances  de 
son  talent.  Un  autre  jour,  pour  un  autre  de  ses  ouvrages,  il 
aurait  goûté  délicieusement  ces  louanges  délicates  de  la  femme 
qu'il  aimait.  Elle  vantait  sa  psychologie,  saisissait  les  inflexions 
les  plus  subtiles  de  son  ironie. 

—  Vous  êtes  inimitable  lorsque  vous  maniez  cette  arme; 
une  raillerie  comme  la  vôtre,  c'est  toute  une  philosophie.  Votre 
conte  est  délicieux. 

Il  ne  disait  rien  :  il  attendait.  Elle  n'avait  pas  compris.  Elle 
n'avait  pas  deviné  avec  son  cœur;  elle  n'avait  pas  entendu  le 
cri  de  sa  détresse,  qu'il  étouffait  sous  ces  railleries,  ni  soup- 
çonné à  quelle  source  amère  s'alimentait  son  désenchantement. 

«  Elle  ne  me  comprend  pas,  se  dit-il,  découragé;  elle  ne  me 
comprend  pas.  Elle  est  trop  intelligente.    » 

Les  nouveaux  mariés  ne  quittèrent  Paris  qu'à  la  fin  de  juillet 
et  y  rentrèrent  dès  le  mois  d'octobre.  Le  commencement  de 
l'hiver  les  trouva  définitivement  installés  dans  leur  vie  pari- 
sienne; l'un  et  l'autre  y  étaient  accoutumés,  elle  eût  certai- 
nement manqué  à  chacun.  Ils  auraient  pu  se  plaindre  que  les 
exigences  de  cette  vie  les  séparassent  souvent  de  fait  dans  la 
journée.  Elle  le  disait  parfois,  car  elle  avait  toujours  plaisir 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  301 

à  revoir  son  mari,  mais  elle  ne  le  mêlait  jamais  à  sa  pensée 
intime  quand  il  était  loin  d'elle. 

Lui,  quand  elle  était  présente,  n'éprouvait  plus  que  la  joie 
de  la  voir  et  de  l'aimer;  mais  quand  il  l'avait  quittée,  il  sentait 
dans  son  âme  l'inquiétude  constante  de  ceux  qui  ne  sont  pas 
heureux.  Seuls,  les  cœurs  qu'unit  un  mutuel  amour  peuvent  se 
consoler  de  la  séparation,  car  chacun  est  resté  dans  le  cœur  de 
l'autre.  Vivien  comprenait  au  vide  de  son  cœur  qu'elle  ne  lui 
avait  pas  donné  le  sien,  et  c'était  son  cœur  qu'il  voulait  ;  qu'im- 
portait le  reste,  s'il  ne  le  possédait  pas?  Il  aurait  moins  souffert 
d'être  jaloux;  mais  Florence  ne  lui  en  donnait  pas  de  motif, 
elle  n'avait  d'autre  coquetterie  que  celle  de  son  esprit. 

Il  sentait  que  c'étaient  les  sources  mêmes  de  leur  vie  profonde 
qui  ne  pouvaient  se  mêler;  certains  mots,  l'espace  d'un  éclair, 
lui  avaient  révélé  ce  fond  obscur  de  leur  âme.  L'espace  d'un 
éclair...  Puis  il  s'était  laissé  reprendre  aux  joies  secondaires  de 
leur  amour,  et  lui-même  croyait,  à  certains  momens,  qu'elles 
lui  suffisaient.  Enfin,  sa  vie  littéraire  continuait  son  cours  et  lui 
donnait  les  satisfactions  que  désirait  son  esprit. 

Quant  à  Florence,  l'épanouissement  de  sa  jeunesse  glorieuse 
lui  tenait  lieu  de  bonheur.  Elle  accueillait  gracieusement 
l'amour  de  Vivien,  mais  comme  un  hommage.  Elle  n'en  était 
plus  touchée,  ainsi  qu'aux  premiers  jours  de  leur  union. 

Elle  goûtait  le  plaisir  de  vivre  auprès  de  cet  esprit  distingué, 
mais  ce  n'était  vraiment  que  de  son  propre  esprit,  de  ses  dons 
personnels  qu'elle  jouissait.  Elle  n'était  qu'à  la  première  étape 
du  voyage.  Son  matin  radieux  ne  pressentait  pas  la  morne 
chute  du  jour. 

Jules-Philippe  Heuzey. 
(La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LA 

GLERRE  VU  PAR  LES  ECRIVAINS  ANGLAIS 


BERNARD  SHAW  —  G.  K.  CHESTERTON 
H.  G.  WELLS  —  R.  KIPLING  —  JOHN  GALSWORTHY 


La  guerre  a  banni  le  dilettantisme.  Elle  rend  les  lecteurs 
forcément  utilitaires  et  les  empêche  de  porter  à  la  littérature 
une  attention  désintéressée.  Nous  tournons-nous  vers  les 
hommes  de  lettres,  ce  n'est  guère  pour  jouir  de  leur  originalité 
ou  par  curiosité  de  leur  manière.  A  eux  comme  au  premier 
venu,  à  celui  qui  entre  dans  notre  maison  ou  que  nous  croisons 
dans  la  rue,  —  comme  à  toute  chose  aussi,  à  la  pluie  qui 
tombe,  au  vent  qui  souffle,  —  notre  esprit  pose  la  même  ques- 
tion :  «  Que  peux-tu,  que  vaux-tu  pour  cette  guerre?  » 

Si  donc  nous  allons  vers  les  écrivains  anglais,  vers  certains 
de  ceux  qui  sont  les  plus  fameux  dans  leur  pays,  les  plus  popu- 
larisés chez  nous,  ce  sera  moins  afin  de  mesurer  leur  talent  que 
dans  l'espoir  d'apprendre  d'eux  quelles  forces  morales  recèle  la 
Grande-Bretagne  pour  assurer  la  victoire.  Et  il  semble  qu'à  les 
choisir  dans  la  diversité  des  partis  et  des  opinions,  l'un  belli- 
queux, l'autre  pacifiste,  celui-ci  socialiste  et  celui-là  conserva- 
teur, il  y  ait  chance  d'obtenir  une  assez  large  réponse  à  l'obsé- 
dante question. 

Mais  il  ne  faudra  pas  nous  étonner  si  cette  réponse  à  notre 
interrogation  anxieuse  nous  est  parfois  donnée  sur  le  ton  de 
la  plaisanterie,  ni  croire  qu'elle  soit  moins  décisive,  pour  être 
exempte  de  notre  angoisse.   Les  preuves  de  la  détermination 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  303 

anglaise  sont  aujourd'hui  trop  manifestes  pour  que  nous  nous 
laissions  inquiéter  par  la  persistance  d'une  liberté'  d'opinions 
dont  nous  autres  avons  fait  momentanément  le  sacrifice  et  d'une 
verve  amusée  d'elle-même  qui  ne  nous  est  plus  possible.  A 
passer  de  France  en  Angleterre,  on  ne  sort  pas  de  la  guerre, 
mais  on  s'éloigne  néanmoins  du  canon.  Certes,  l'Angleterre  est 
de  toutes  les  nations  belligérantes  celle  qui,  depuis  août  1914, 
a  subi,  ou  plutôt  opéré  délibérément  la  plus  profonde  révolu- 
tion intérieure.  Elle  est  allée  en  dix-huit  mois  jusqu'à  la 
conscription  détestée,  et  nul  autre  peuple,  pour  répondre  aux 
exigences  de  la  guerre,  n'a  fait  un  bond  pareil  dans  l'inconnu, 
n'a  creusé  un  abîme  aussi  vaste  entre  son  passé  et  son  avenir. 
C'est  assez  dire  qu'elle  a  au  fond  de  sa  conscience  la  pleine 
perception  de  la  gravité  de  l'heure.  Mais  elle  demeure  malgré 
tout,  —  malgré  avions  et  zeppelins,  —  une  île.  Elle  peut 
conserver  ce  qui  nous  semble  un  air  de  détachement.  Elle  n'offre 
pas  au  visiteur  le  spectacle  de  cette  unanime  intensité  qui 
frappe  chez  nous.  Les  sacrifices  déjà  consentis,  si  grands  qu'ils 
soient,  n'ont  pas  assombri  d'un  crêpe  le  caractère  national.  La 
question  de  vie  ou  de  mort  ne  s'y  pose  point  avec  la  même 
cruelle  netteté  qu'en  France.  L'ennemi  n'y  apparaît  pas  comme 
ce  monstre  formidable  que  nous  avons  vu  se  ruer  sur  Paris,  et 
dont  la  première  défaite  a  pris  pour  nous  je  ne  sais  quel  air 
miraculeux.  C'est  en  vain  que  l'Allemagne  a  crié  à  l'Angleterre 
sa  haine,  lui  a  craché  à  la  face  un  hymne  corrosif  «  comme  un 
jet  de  vitriol,  »  pour  reprendre  la  forte  expression  d'Emile 
Hovelaque.  L'Angleterre  ne  s'en  est  pas  épouvantée,  peut-être 
pas  assez  épouvantée.  Elle  y  a  surtout  répondu  par  de  l'humour, 
—  un  peu  comme  dans  la  fable  la  lime  répond  au  serpent  qui 
veut  l'entamer  et  qui  s'y  brisera  les  dents. 

De  là,  surtout  au  début,  une  bonne  humeur  qui  nous  confon- 
dait, nous  qui  avions  senti  le  couteau  sur  notre  gorge.  Tour  à 
tour,  c'était  jovial,  badin,  voire  mièvre,  rarement  au  ton  tra- 
gique que  nous  sentions  convenir  aux  circonstances.  Avec 
ses  traditions  de  sport  et  d'humour,  l'Angleterre  ne  se  piquait 
de  rien  plus  au  début  que  de  la  joyeuselé  insouciante  de  ses 
Tommies,  allant  au  combat  comme  à  un  foot-ball  plus  pas- 
sionnant, exempts  de  pensées  anxieuses  et  même  de  toutes 
pensées,  se  refusant  à  voir  au  delà  de  l'heure  présente.  Qui  ne 
se  rappelle  cette  armée  de  professionnels  qui  en  devait  voir  de 


304  Revue  dès  deux  mondes.) 

si  rudes  et  se  révéler  si  admirable  dans  sa  retraite  précipitée 
de  Mons  à  Meaux?  Elle  respirait  d'abord  l'allégresse  de  l'igno- 
rance. On  n'y  prenait  pas  la  guerre  au  tragique.  A  peine  même 
l'y  prenait-on  au  sérieux. 

Les  temps  ont  changé.  Les  immenses  pertes  et  souffrances 
subies  pendant  des  mois  ont  dissipé  l'insouciance  primitive. 
Les  volontaires  ont  peu  à  peu  pris  la  place  des  réguliers.  Ils  ont 
apporté  leur  réflexion,  leur  conscience  du  péril  national,  leur 
connaissance  de  la  grandeur  de  l'effort  à  faire,  leur  souci 
des  familles  laissées  derrière  eux.  Et  cependant,  cet  entrain, 
qui  ne  leur  était  plus  aussi  naturel  et  facile  qu'aux  profession- 
nels, a  continué  d'être  cultivé  en  eux  comme  une  hygiène 
nécessaire.  Les  Anglais  partent  du  principe  d'Hamlet,  que 
«  la  pâle  réflexion  rend  malade  l'énergie.  »  Ils  travaillent  à 
conserver  à  leurs  troupes  la  liberté  d'esprit.  On  en  trouverait 
l'indice  jusque  dans  leur  «  littérature  des  tranchées.  »  Un 
éminent  professeur  d'Oxford  que  nous  eûmes  le  plaisir 
d'entendre  en  Sorbonne  il  y  a  deux  ans,  sir  Walter  Raleigh,  a 
eu  l'idée  de  procurer  aux  soldats  britanniques  des  lectures 
pour  leurs  heures  de  loisir.  Il  ne  s'agissait  pas  de  livres,  trop 
encombrans  et  qui  eussent  effarouché.  Ce  seraient  des  feuilles 
détachées  qu'on  put  se  passer  de  main  en  main,  déchirer  ou 
perdre  ensuite  sans  regret.  Le  choix  des  textes  est  significatif. 
Ce  sont  tous  passages  qui  ont  une  valeur  réelle,  extraits  de 
classiques  d'hier  et  de  demain,  en  vers  et  en  prose,  suscep- 
tibles d'instruire  et  de  récréer.  Mais  n'imaginez  pas  que  le 
choix  en  ait  été  orienté  vers  la  guerre,  supposant  chez  le  soldat 
une  sorte  d'obsession  qui  le  rendrait  indifférent  à  des  lectures 
d'un  autre  ordre.  Bien  au  contraire,  si  l'on  y  peut  découvrir 
un  caractère  commun,  c'est  de  fuir  (à  peu  d'exceptions  près)  les 
allusions  à  l'heure  présente. 

Voici,  réunies  vraiment  au  hasard,  une  vingtaine  de  ces 
feuilles  volantes,  de  ces  Times  Broadsheets,  comme  elles 
s'appellent.  Elles  se  vendent  quatre  sous  la  demi-douzaine,  et 
les  correspondans  des  soldats  les  leur  envoient  une  à  une  dans 
la  même  enveloppe  que  leurs  lettres.  Rien  de  plus  varié  ni  de 
plus  inattendu  dans  sa  variété  :  vers  d'amour  de  Robert  Burns, 
vers  de  Sheliey  prophétisant  le  triomphe  de  l'amour  universel 
(hélas  !),  passages  comiques  de  Dickens  évoquant  ses  plus  déso- 
pilantes créations,  Mr.  Micawber,  Mr.  Pecksniff,  le  couple  Man- 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  305 

talini  ;  des  fantaisies  de  Barrie,  de  Stevenson,  de  Charles 
Lamb,etc.  Et  nécessairement  il  y  a  des  extraits  de  Shakspeare  : 
celui-ci  (qui  n'est  pas  sans  à-propos)  où  Falstaff  passe  en  revue 
les  extraordinaires  villageois  éclopés  et  malingres  qu'il  a 
recrutés  économiquement  avec  l'argent  du  Roi.  Et  cet  autre  qui 
surprend  un  Français,  si  large  et  si  libre  que  nous  concevions 
le  choix  des  textes  pour  le  front.  C'est  cet  endroit  d'un  des 
drames  historiques  où  le  pieux  roi  Henri  VI  assiste,  sans  y 
prendre  part,  à  la  bataille  qui  décidera  de  sa  couronne.  Sa  ter- 
rible femme,  Marguerite  d'Anjou,  l'a  obligé  a  se  tenir  à  l'écart, 
parce  que  sa  présence  gâterait  tout.  Et  dans  son  désœuvre- 
ment, à  quelques  pas  de  ceux  qui  luttent,  Henri  se  met  à  dire 
son  horreur  de  la  guerre,  son  souhait  d'une  vie  pastorale.  Il 
décrit  avec  une  envie  complaisante  les  douceurs  simples  de  cette 
vie  qui  est  l'antithèse  de  celle  du  guerrier  : 

La  victoire  soit  à  qui  Dieu  voudra  !... 

Je  voudrais  être  mort,  pourvu  que  ce  fût  la  volonté  du  bon  Dieu, 

car  qu'est  donc  ce  monde,  sinon  chagrin  et  malheur? 

Ciel!  ce  serait  une  heureuse  vie,  me  semble-t-il, 

de  n'être  rien  de  mieux  qu'un  simple  berger, 

assis  sur  une  colline  comme  moi  en  ce  moment, 

et  qui  s'amuse  à  faire  de  curieux  cadrans  solaires 

pour  voir  comment  s'écoulent  les  minutes. 

Et  tout  demême,  ce  passage  qui  est  du  plus  naïf  et  du  plus 
élémentaire  antimilitarisme  doit  produire  un  bizarre  effet  sur 
le  Tommy  qui  subit  un  bombardement  ou  va  être  convié  à  un 
assaut... 

Dans  cette  vingtaine  d'extraits,  un  seul  est  en  harmonie 
avec  les  circonstances,  ressemble  à  un  appel  au  courage  et  à  la 
ténacité.  11  est  même  si  à  propos  qu'il  mérite  une  mention.  Il 
est  tiré  d'un  roman  de  Bullen  qui  s'appelle  la  Croisière  du 
Cachalot.  Il  retrace  la  fin  d'une  baleine  géante,  chassée  par 
l'équipage  d'un  canot.  L'énormité  du  monstre,  l'apparente  folie 
de  ces  quelques  hommes  qui  entreprennent  sa  capture,  les  pre- 
miers coups  de  harpon  enfoncés  dans  le  mastodonte,  sa  plongée 
profonde,  interminable,  où  il  semble  devoir  entraîner  le  frêle 
esquif  dans  l'abîme,  sa  réapparition  brusque  et  menaçante,  les 
battemens  de  sa  formidable  queue  capable  de  tout  briser,  de 
tout  engloutir,  le  sang-froid  de  cette  poignée  de  marins  qui 
évitent  ses  assauts  et  affrontent  les  minutes  périlleuses  avec  la 

TOME  XXXIII.  —   1916.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

vision  du  triomphe  certain,  enfin  les  dernières  secousses  de  la 
bête,  le  flottement  inerte  du  corps  immense  sur  la  mer  ensan- 
glantée, —  on  aperçoit  là  un  symbolisme  inévitable  et  puissant, 
propre  à  donner  du  cœur  à  ceux  qui  aujourd'hui  luttent 
contre  le  cachalot  germanique,  dans  l'incessant  danger  de  ses 
sursauts  et  de  ses  évolutions,  mais  comptant  ses  plus  rudes 
attaques  pour  des  convulsions  qui  présagent  sa  mort  et  sachant 
qu'il  s'agit  de  traverser,  d'un  cœur  ferme,  la  tempête  que  pro- 
voque son  agonie. 

Mais  peut-être  aurions-nous  tort  de  voir  là,  de  la  part  des 
éditeurs,  une  leçon  préméditée.  Le  détachement  est  le  caractère 
habituel  de  ces  feuillets.  De  même  une  certaine  liberté  d'esprit, 
un  jeu  de  la  fantaisie  dont  peu  de  Français  sont  aujourd'hui 
capables,  nous  apparaît  chez  plus  d'un  des  écrivains  anglais  qui 
ont  parlé  de  la  guerre. 


C'est  assurément  le  cas  de  Bernard  Shaw  qui  n'a  pas  l'habi- 
tude de  brider  sa  langue.  Celui-là,  c'est  l'enfant  terrible  de  la 
littérature  britannique,  celui  dont  la  spécialité  est  de  crier  ce 
que  tout  le  monde  s'accorde  pour  taire.  Son  rôle  consiste  à 
prendre  le  contre-pied  de  l'opinion  courante.  Il  caresse  l'instinct 
national  à  rebrousse-poil.  A  vrai  dire,  il  répète  à  satiété  qu'il 
n'est  pas  Anglais,  mais  Irlandais.  Il  a,  dit-il,  «  la  faculté  irlan- 
daise de  critiquer  l'Angleterre  avec  un  peu  du  détachement  de 
l'étranger  et  peut-être  avec  un  malin  plaisir  de  la  dégonfler  de 
sa  suffisance.  »  Même  la  guerre  déclarée,  il  est  resté  bien  décidé 
à  faire  usage  de  cette  indépendance  critique. 

Ce  n'est  d'ailleurs  pas  sa  seule  qualité  d'Irlandais  qui  fait 
de  lui  un  frondeur.  Il  est  socialiste  et  donc  hostile  aux  institu- 
tions existantes,  hostile  au  gouvernement,  surtout  à  un  gou- 
vernement libéral.  En  effet,  le  ministère  actuel,  démocratique 
et  réformateur,  exaspère  les  socialistes  en  leur  prenant  une 
partie  de  leur  programme,  en  exécutant  à  moitié  et  par  petits 
coups  successifs  les  transformations  qu'eux-mêmes  voudraient 
immédiates  et  radicales.  Enfin  et  surtout,  Shaw  est  frondeur  par 
nature,  par  attitude,  par  talent.  On  ne  l'imagine  pas  approu- 
vant ni  encensant.  Dans  une  société  parfaite  il  n'existerait  pas. 
Sa  verve  serait  tarie,  son  esprit  sans  emploi. 

Donc,  à  l'heure  grave  où  le  danger  national  créait  là-bas 


LA  GUERRE  VUE  PAR  LES  ÉCRIVAINS  ANGLAIS.       301 

aussi,  non  sans  peine,  il  est  vrai,  une  atmosphère  plus  recueil- 
lie, Shaw  a  ouvert  toutes  grandes  les  e'cluses  de  sa  raillerie.  Le 
contraste  a  aggravé  le  scandale  auquel  il  se  complaît.  Ceux-là 
mêmes  qui  avaient  applaudi  ses  plus  hardies  boutades  se  sont 
détournés  de  lui  avec  indignation.  L'heure  était  aux  patriotes,  et 
Shaw,  en  apparence  au  moins,  rompait  avec  le  patriotisme.  On 
ne  parle  guère  de  son  pamphlet,  Un  peu  de  sens  commun  à 
propos  de  la  guerre  [Common  sensé  aboul  the  war),  que  comme 
d'une  inconvenance. 

Shaw  s'est  attiré  cette  réprobation  moins  peut-être  par  les 
idées  qu'il  exprime  que  par  le  ton  qu'il  prend.  Il  ne  s'est  pas 
avisé  que  telle  bouffonnerie  dont  on  s'amuse  en  temps  de  paix 
détonne  à  l'heure  tragique  où  nous  sommes.  Il  est  entré  dans  la 
chambre  où  venait  de  se  commettre  un  crime  avec  le  même  air 
de  drôlerie  impertinente  qu'il  s'y  rendait  la  veille  pour  prendre 
le  thé.  C'est  le  contraire  du  tact.  Mais  aussi  Shaw  a-t-il  le  tact 
en  grand  mépris,  n'y  voyant  que  la  forme  courtoise  de  l'hypo- 
crisie. Il  lâche  donc  les  rênes  à  son  génie  naturel,  qui  est  celui 
du  raisonnement  effréné  et  des  rapprochemens  de  faits  ou 
d'idées  imprévus,  et  tant  pis  pour  les  délicatesses  qu'il  foule 
aux  pieds  de  sa  monture  !  Son  rire  peut  sonner  trop  sec,  man- 
quer de  chaleur  et  de  bonhomie.  Mais  Shaw  est  ce  qu'il  est. 

Sa  malignité  se  manifeste  en  ceci  qu'il  prend  pour  exacte  et 
démontrée  la  thèse  allemande  sur  les  origines  de  la  guerre,  et 
se  plaît  à  lui  donner  la  préférence  sur  celle  de  ses  compa- 
triotes. Il  affecte  une  foi  entière  dans  les  explications  du  Kaiser 
et  du  chancelier  Bethmann-Hollweg  :  l'Allemagne  ne  voulait 
point  la  guerre  ;  elle  y  a  été  contrainte  par  la  menace  russe 
combinée  avec  l'astuce  anglaise.  Inutile  de  dire  que,  dans  toute 
cette  partie  de  son  pamphlet,  Shaw  fait  fi  des  documens  et  des 
faits.  Sa  seule  excuse  est  qu'il  l'écrivit  en  septembre  1914, 
quand  une  petite  partie  seulement  des  livres  officiels  et  autres 
avaient  paru.  Mais,  même  alors,  il  aurait  pu  être  mieux  informé 
s'il  avait  été  aussi  avide  de  vérité  que  de  scandale.  Sir  Edward 
Grey  joue  dans  ces  pages  un  rôle  ténébreux,  bien  qu'on  n'arrive 
pas  à  savoir  si  Shaw  le  tient  pour  un  Machiavel  ou  pour  un 
innocent.  C'est  lui  qui,  par  aveuglement  ou  par  perfidie,  on 
ne  sait  au  juste,  a  rendu  la  guerre  inévitable.  Cette  guerre,  en 
somme,  avait  été  préparée  de  longue  main,  non  moins  par 
l'impérialisme  anglais  que  par  le  pangermanisme.  Les  Junkers 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont  une  engeance  détestable,  mais  il  ne  s'en  rencontre  pas 
seulement  en  Allemagne.  Shaw  cherche  en  effet  dans  son  dic- 
tionnaire allemand-anglais  la  définition  du  mot  Junker  et, 
comme  il  y  trouve  :  jeune  noble,  gentilhomme  campagnard,  etc., 
il  conclut  : 

Sir  Edward  Grey  est  un  Junker  de  la  pointe  des  pieds  au  bout  des 
orteils...  Lord  Groraer  est  un  Junker.  M.  Winston  Churchill  est  un 
composé  bizarre  et  non  désagréable  de  Junker  et  de  Yankee  :  sa  farouche 
pugnacité  anti-allemande  est  énormément  plus  populaire  que  le  babil 
moral  (expression  de  Milton)  de  ses  sanctimonieux  collègues.  C'est  un 
Junker  joyeux  et  batailleur,  tout  comme  lord  Curzon  est  un  Junker  arro- 
gant. Je  n'ai  pas  besoin  de  défiler  tout  le  chapelet.  Dans  nos  îles,  le 
Junker  se  trouve  littéralement  sur  tous  les  rayons  de  la  boutique. 

Shaw  continue  pourtant  à  défiler  le  chapelet.  Ne  faut-il  pas 
d'abord  pousser  une  nouvelle  botte  à  Grey? 

Naturellement,  le  Kaiser  est  un  Junker,  bien  que  moins  bon  teint  que 
le  Kronprinz,  et  beaucoup  moins  autocratique  que  sir  Edward  Grey 
qui,  sans  nous  consulter,  nous  envoie  à  la  guerre  par  un  mot  dit  à  un 
ambassadeur  et  qui  promet  toute  notre  richesse  à  des  étrangers  d'un  seul 
trait  de  sa  plume. 

Ce  n'est  pas  fini.  Car  il  convient  que  tout  le  ministère  y  passe.: 
Et  son  chef  ne  sera  pas  oublié  : 

M.  Asquith,  bien  que  sereinement  convaincu  qu'il  est  un  homme  d'État 
libéral,  est  en  fait  très  approximativement  ce  qu'eût  été  le  Kaiser  si  celui- 
ci  était  un  homme  du  Yorkshire  et  un  homme  de  loi,  au  lieu  d'être  Anglais 
pour  une  moitié,  Hohenzollern  pour  l'autre,  et  empereur  oint  par-dessus 
le  marché.  Pour  ce  qui  est  des  libertés  populaires,  l'histoire  ne  fera  pas 
de  différence  entre  M.  Asquith  et  Metternich. 

C'est  parler  comme  une  suffragette,  d'avant  la  guerre  encore. 
Tout  cela  est  assez  gaiement  dit  et  d'une  gaieté  sans  grande 
amertume.  L'exagération  est  si  énorme  qu'elle  cesse  d'être 
méchante.  Le  lecteur  ne  commence  à  se  fâcher  que  quand 
Shaw  veut  lui  faire  prendre  ses  saillies  pour  des  vérités  pro- 
fondes. Ce  mécontentement  va  jusqu'au  malaise  quand  Shaw 
piétine  les  sentimens  les  plus  respectables  et  sincères  de  ses 
compatriotes.  L'Angleterre  a  déclaré  la  guerre  à  l'occasion  de 
l'envahissement  de  la  Belgique  par  les  Allemands.  Tous  les 
peuples  l'en  honorent.  Elle-même  se  sait  gré,  très  naturelle- 
ment, d'avoir  pris  les  armes  pour  une  cause  aussi  belle,  aussi 
sacrée.  Ne  pensez  pas  que  Shaw  lui  permette  de  s'en  applaudir.: 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  309 

Lui  qui  voudra  tout  à  l'heure  fonder  la  paix  future  du  monde 
sur  des  contrats  passe's  entre  les  grandes  nations  de  l'Occident, 
il  trouve  tout  aussi  naturel  que  le  chancelier  allemand  le  geste 
qui  déchira  un  chiffon  de  papier.  Est-ce  que  tous  les  traités  ne 
sont  pas  chiffons  pareils  et  n'ont  pas  été  mis  en  pièces  tour  à 
tour?  Shaw  omet  volontairement  ce  qu'il  y  eut  de  vraiment 
humain  dans  l'acte  de  l'Angleterre,  non  moins  que  toute  la 
longue  tradition  politique  qui  détermina  sa  décision  de  secourir 
la  Belgique.  Toute  cette  partie  de  son  argumentation  serait  à 
traiter  simplement  d'odieuse,  si  on  consentait  à  la  prendre  au 
sérieux  et  si  l'on  n'y  apercevait  pas  la  grimace  du  pince-sans- 
rire  qui  cherche  à  «  faire  bondir  »  l'Angleterre. 

Ainsi  compromet-il  par  le  voisinage  de  ce  cynisme  laborieux 
des  boutades  de  meilleur  aloi,  comme  celle  où  il  proteste  contre 
les  Anglais  trop  satisfaits  et  trop  pressés  qui  voudraient  déjà 
porter  sur  leur  poitrine  l'inscription  de  «  sauveurs  des  Belges  » 
et  réclame  à  la  place  pour  les  Belges  celle  de  «  sauveurs  de 
l'Angleterre.  »  On  lui  concéderait  aussi  volontiers  le  droit  de 
s'égayer  un  instant  aux  dépens  des  impérialistes  notoires  subi- 
tement oublieux  de  leurs  doctrines  :  «  Nous  ne  pouvons  pas 
crier  pendant  des  années  que  nous  sommes  de  la  race  des 
bouledogues  et  puis  brusquement  poser  pour  les  gazelles.  »  Il 
amuse  quand  il  déconseille  à  l'Angleterre  de  se  présenter  au 
Congrès  final  dans  l'attitude  de  «  l'innocence  maltraitée  » 
(injured  innocence),  ou  quand  il  s'accuse  de  gâter  «  la  sainte 
image  entourée  d'un  halo  que  le  journaliste  britannique  chauvin 
voit  juste  en  ce  moment  quand  il  regarde  dans  le  miroir.  »  Ce 
sont  là  coups  d'épingle  à  l'amour-propre  humain,  peut-être 
inopportuns,  mais  permis  au  moraliste. 

Ce  grand  railleur  de  fadaises  est-il  lui-même  sans  ses 
momens  de  naïveté?  Examinant  les  raisons  pour  lesquelles 
l'Angleterre  aurait  pu  rester  en  dehors  du  conflit  et  attendre 
que  l'Allemagne,  ses  autres  ennemis  vaincus,  l'attaque  à  son 
tour,  ne  s'écrie-t-il  pas  : 

Pourquoi  ne  pas  compter  sur  notre  marine,  sur  l'extrême  improbabilité 
que  l'Allemagne,  si  triomphante  qu'elle  soit,  fasse  à  son  peuple  dans  la 
même  génération  deux  appels  aussi  terribles  que  ceux  de  la  guerre  ?  Pour- 
quoi ne  pas  compter  sur  la  sympathie  des  vaincus,  et  sur  Vappui  de  l'opinion 
publique  en  Amérique  et  en  Europe  quand  notre  tour  serait  venu? 

On  aurait  lieu  de  trembler  pour  le  salut  de  l'Angleterre  si 


310  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Shaw  occupait  la  place  de  son  ennemi  sir  Edward  Grey  au 
Ministère  des  Affaires  étrangères  au  lieu  d'être  le  premier 
comique  de  son  pays. 

Non  seulement  il  est  plus  ingénu  qu'il  ne  le  pense,  mais 
nous  dirions,  si  nous  n'avions  peur  de  lui  faire  trop  de  peine, 
qu'il  y  a  en  lui  un  «  jingo  »  qui  s'ignore.  Il  est  au  fond  de 
lui  très  convaincu  que  le  grand,  le  premier  rôle  dans  la  guerre 
revient  aux  Anglais,  que  leurs  soldats  sont  les  meilleurs,  qu'à 
eux  il  appartiendra  de  dicter  les  termes  de  la  paix.  Et  au  total» 
ses  rancunes  exhalées,  ce  frondeur  n'a  pas  sur  la  conduite 
à  tenir  pendant  la  guerre  des  idées  bien  différentes  de  celles  de 
la  majorité.  Ses  griefs  sont  surtout  rétrospectifs.  Il  estime  que 
la  lutte  une  fois  engagée  doit  être  menée  jusqu'au  bout  sans 
fléchir.  Il  se  sépare  tout  net  d'un  socialiste  pacifiste  comme 
Keir  Hardie.  Il  entend  qu'on  fasse  tout  le  nécessaire  pour  en 
finir  avec  le  Kaiserisme.  Sa  conclusion,  avec  ses  visions  d'un 
millénaire  diplomatique  et  social,  avec  l'entêtement  qu'il  met  à 
choquer  le  lecteur,  avec  son  mélange  de  trivialité  et  d'éloquence, 
ne  manque  ni  de  force,  ni  de  grandeur  : 

Nous  devons  faire  servir  cette  guerre  à  donner  le  coup  de  grâce  à  la 
diplomatie  médiévale,  à  l'autocratie  médiévale,  à  l'exportation  anarchique 
du  capital,  et  à  convaincre  le  monde  par  sa  conclusion  que  la  démocratie 
est  invincible,  et  que  le  militarisme  est  un  sabre  rouillé  qui  se  brise  dans 
la  main.  Nous  devons  rendre  nos  soldats  libres  et  leur  donner  des  foyers 
qui  vaillent  la  peine  de  se  battre  pour  les  sauver.  Et  nous  devons  dépouiller 
les  ordes  guenilles  de  notre  impeccabilité  et  nous  battre  en  hommes  qui 
ont  tout  à  gagner,  même  un  bon  renom,  nous  inspirant  et  nous  encoura- 
geant de  nobles  desseins  bien  définis  (la  noblesse  dans  l'abstrait  ne  beurre 
pas  les  navets),  de  manière  à  démontrer,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  que  la 
guerre  ne  peut  pas  nous  abattre,  et  que  celui  qui  n'ose  pas  en  appeler  à 
notre  conscience  n'a  rien  à  espérer  de  notre  terreur. 

A  bon  entendeur  salut.  Les  Anglais  sont  malmenés,  mais 
tout  de  même  Shaw  dit  au  Kaiser  :  N'y  viens  pas  !  Et  son  atti- 
tude n'a  guère  varié  dans  les  dix-huit  mois  qui  ont  suivi.  Sa 
volonté  de  conclure  ne  s'est  pas  démentie.  Il  n'a  modifié  que  ses 
animosités  intérieures.  Il  lui  faut  toujours  un  adversaire,  mais 
il  en  change.  Au  temps  de  ses  campagnes  dramatiques,  il  disait  : 
«  Moi  et  Shakspeare.  »  Ce  fut  ensuite,  nous  l'avons  vu  :  «  Moi 
et  Grey.  »  Or  il  s'egt  avisé  depuis  d'un  ministre  entre  tous  popu- 
laire et  qu'il  y  avait  en  conséquence  plus  d'éclat  à  attaquer, 
et  il  dit  aujourd'hui  :  «  Moi  et  Lloyd  George.  » 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.]  311 


* 
*     * 


Si  Shaw  est,  comme  il  s'intitule  lui-même  à  l'occasion, 
le  charlatan  ou  le  diseur  de  boniment  du  radicalisme,  on 
peut  définir  G.  K.  Chesterton,  nous  n'osons  dire  comme  le 
clown,  mais  comme  l'équilibriste  ou  le  funambule  de  l'or- 
thodoxie. Il  est  vrai  qu'il  faut  singulièrement  étirer  le  mot 
d'orthodoxie  pour  l'adapter  à  un  écrivain  qui  sans  doute  sou- 
tient en  religion  le  catholicisme  et  combat  le  socialisme  en  poli- 
tique, mais  se  fait  le  champion  de  la  démocratie  et  de  la  Révo- 
lution française.  Ce  n'est  donc  qu'avec  force  réserves  qu'on  peut 
le  traiter,  comme  l'a  fait  Wells,  de  représentant  de  l'esprit 
réactionnaire.  Son  attitude  est  singulière  au  point  d'effarer  le 
public  anglais  à  peine  moins  que  celle  de  Shaw.  Opposés  comme 
ils  le  sont  l'un  à  l'autre,  divergens  comme  le  mysticisme  et 
le  rationalisme,  ils  se  rejoignent  par  l'amour  du  paradoxe. 

Chesterton  emploie  à  l'ordinaire  ses  paradoxes  à  la  défense  des 
idées  traditionnelles.  Il  rend  la  morale  admise  surprenante,  le 
bon  sens  étrange,  par  la  façon  dont  il  les  préconise.  Cet  homme 
volumineux,  outrageusement  corpulent,  semble  une  gageure 
parmi  les  Anglais  maigres  d'aujourd'hui.  Le  caricaturiste  le 
représente  à  bon  droit  comme  marchant  sur  sa  tête.  Logicien 
et  humouriste,  il  n'excelle  à  rien  tant  qu'à  pousser  à  l'absurde 
les  idées  de  l'adversaire.  Curieux  spectacle  que  les  mouvemens 
de  sa  verve  et  les  articulations  de  son  raisonnement.  Cela 
amuse,  cela  éblouit.  A  trop  haute  dose  il  fatigue,  mais  il  est 
loisible  de  le  lire  avec  discrétion. 

La  guerre  n'a  rien  changé  à  ses  façons  coutumières.  Son 
esprit  n'en  a  pas  été  assombri.  Toutefois,  si  nous  autres  Français 
éprouvons  quelque  gêne  devant  son  entrain,  nous  n'avons 
pas  à  craindre  avec  lui  les  impiétés  patriotiques  de  Bernard 
Shaw.  Nous  nous  sentons  rassurés  par  une  entière  conformité 
de  vues  et  de  sentimens  sur  tous  les  points  essentiels.  Lui  et 
nous  avons  mêmes  amis  et  mêmes  ennemis,  mêmes  amours  et 
mêmes  haines. 

Dès  le  début  de  la  guerre,  Chesterton  écrivit  un  article  assez 
considérable  sous  ce  titre  :  Comment  l'Angleterre  en  est  venue 
à  s'y  mettre.  Il  y  justifiait  contre  les  pacifistes  entêtés  la 
participation  de  l'Angleterre  au  conflit.  Son  argumentation  s'y 
fonde  tout  simplement  sur  la  sainteté  des  traités.  Loin  d'accepter 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

comme  Shaw  la  thèse  allemande,  il  la  relève  et  la  combat  point 
par  point.  Aux  Allemands  qui  excusent  leurs  péchés  en  invo- 
quant les  velléités  de  pécher  qui  ont  dû  exister  chez  leurs 
adversaires,  Chesterton  réplique  qu'il  s'en  tiendra  aux  faits 
constatés,  aux  actes  accomplis.  :  «  Si  l'on  dit  que  les  Français 
voulaient  attaquer  les  Allemands,  il  suffît  de  répondre  que  les 
Allemands  ont  attaqué  les  Français.  »  Mais  tout  le  passage  est 
intéressant  : 

Ici  comme  ailleurs,  je  crois  que  les  professeurs  semés  sur  toute  la 
plaine  de  la  Baltique  manquent  de  lucidité  et  du  pouvoir  de  distinguer 
les  idées.  Naturellement  il  est  très  vrai  que  l'Angleterre  a  des  intérêts 
matériels  à  défendre  et  qu'elle  se  servira  probablement  de  l'occasion 
offerte  de  défendre  ces  intérêts,  ou,  en  d'autres  termes,  que  l'Angleterre, 
comme  tout  le  monde,  serait  plus  à  l'aise  si  la  Prusse  était  moins  prédo- 
minante. Le  fait  reste  que  nous  n'avons  pas  fait  ce  qu'ont  fait  les  Allemands. 
Nous  n'avons  pas  envahi  la  Hollande  pour  saisir  un  avantage  naval  et 
commercial,  et  ils  ont  beau  dire,  soit  que  nous  aurions  voulu  le  faire  dans 
notre  cupidité,  soit  que  nous  avons  eu  peur  de  le  faire  dans  notre  couar- 
dise, le  fait  reste  que  nous  ne  l'avons  pas  fait.  A  moins  de  tenir  devant 
nos  yeux  ce  principe  de  bon  sens,  je  ne  conçois  pas  comment  on  pourrait 
jamais  juger  une  querelle.  Un  contrat  peut  être  passé  entre  deux  personnes 
uniquement  pour  des  avantages  matériels  de  côté  et  d'autre,  mais  on 
suppose  en  général  que  l'avantage  moral  demeure  à  la  personne  qui 
respecte  le  contrat.  Assurément  il  ne  peut  pas  être  malhonnête  d'être 
honnête,  —  même  si  l'honnêteté  est  la  meilleure  politique.  Imaginons  le 
dédale  le  plus  complexe  de  motifs  indirects,  il  n'en  reste  pas  moins  que 
l'homme  qui  tient  sa  parole  pour  de  l'argent  ne  saurait  être  pire  que  l'homme 
qui  manque  à  sa  parole  pour  de  l'argent...  On  peut  qualifier  l'Angle- 
terre de  perfide  en  manière  de  résumé  historique  et  déclarer  qu'on  est 
convaincu  dans  son  for  intérieur  que  M.  Asquith  avait  juré  dès  sa  petite 
enfance  la  ruine  de  l'Empire  germanique,  —  que  c'est  un  Annibal  et  un 
haïsseur  des  aigles.  Mais  tout  cela  dit,  c'est  un  non-sens  de  traiter  un 
homme  de  perfide  parce  qu'il  tient  sa  promesse.  11  est  absurde  de  se 
plaindre  de  la  trahison  soudaine  d'un  homme  d'affaires  parce  qu'il  aurait 
observé  ses  engagemens  avec  ponctualité,  ou  de  la  secousse  déloyale 
donnée  à  un   créancier  par   son  débiteur  qui  lui  aurait  payé  ses  dettes. 

De  la  même  manière  Chesterton  établira  que  l'Allemand 
est  le  barbare  par  excellence.  Car  le  vrai  barbare  n'est  pas  celui 
qui  est  moins  cultivé,  dont  la  civilisation  retarde.  Ce  n'est  pas 
le  nègre  d'Afrique  ni  le  Canaque  de  la  Nouvelle-Calédonie.  C'est 
celui  qui  se  dresse  contre  la  civilisation,  qui  en  nie  et  combat 
le  principe  essentiel.  C'est  l'Allemand  qui  renie  la  parole  donnée 
et  n'admet  même  pas  qu'il  y  ait  pour  l'homme  un  devoir  qui 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  343 

consiste  à  tenir  sa  parole.  Du  coup  il  fait  crouler  ce  qui  est  le 
support  même  de  la  vie  sociale. 

Et  Chesterton  de  conclure  dans  un  mouvement  d'éloquence 
lyrique  qui  succède  curieusement  à  ses  plaisanteries  familières 
de  tout  à  l'heure  : 

Nous  nous  battons  pour  la  loyauté  des  .contrats  et  des  rendez-vous, 
pour  la  fidélité  des  engagemens  et  des  assignations,  pour  tout  ce  qui  fait 
de  la  vie  autre  chose  qu'un  cauchemar  désordonné.  Nous  nous  battons 
pour  le  bras  long  de  l'honneur  et  de  la  mémoire,  pour  tout  ce  qui  peut 
soulever  l'homme  au-dessus  des  sables  mouvans  de  ses  besoins  et  lui 
donner  la  maîtrise  du  temps. 

Mais  son  attitude  se  montre  plus  au  vif  encore  dans  une 
brochure  récemment  publiée  et  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  se 
répandre  beaucoup  chez  nous  :  Les  Crimes  de  l'Angleterre. 

C'est  une  amusante  riposte  aux  accusations  accumulées  par 
les  Allemands  contre  l'Angleterre  depuis  le  début  de  la  guerre.- 
L'humouriste  leur  réplique  :  «  Quel  beau  sujet  vous  aviez  là, 
mais  comme  vous  l'avez  gâché  !  Que  vous  vous  y  prenez  donc 
mal!  Vous  ne  savez  pas  mieux  incriminer  les  Anglais  que  vous 
justifier  vous-mêmes.  Quand  on  vous  reproche  un  forfait,  comme 
le  torpillage  de  la  Lusitania,  vous  ne  présentez  pas  une  excuse, 
mais  une  dizaine  d'excuses.  »  Et  pour  le  bénéfice  du  prétendu 
professeur  allemand  Whirlwind  (tourbillon),  il  établira  la  loi 
qu'il  faut  s'en  tenir  à  une  seule  justification.  Ecoutons-le  : 

Si  un  commerçant  avec  qui  vous  n'avez  que  de  très  légers  rapports 
sociaux  vous  surprend  en  train  de  jouer  avec  les  sous  de  sa  caisse,  vous 
pouvez  lui  expliquer  que  vous  vous  intéressez  à  la  numismatique  et 
que  vous  êtes  collectionneur  de  monnaies,  et  il  se  peut  qu'il  vous  en  croie. 
Mais  si  vous  lui  dites  ensuite  que  vous  l'avez  pris  en  pitié  à  le  voir 
surchargé  de  disques  de  cuivre  peu  maniables,  et  que  vous  étiez  en  train 
de  les  remplacer  par  des  six-pence  d'argent  à  vous,  cette  nouvelle  expli- 
cation, loin  d'accroître  sa  foi  dans  l'excellence  de  vos  motifs  (chose 
étrange),  ne  fera  que  la  diminuer.  Et  si  vous  êtes  assez  malavisé  pour  être 
frappé  d'une  autre  idée  lumineuse  et  pour  lui  dire  que  ses  sous  étaient  des 
sous  faux  que  vous  cachiez  pour  le  sauver  d'une  perquisition  de  la  police, 
ce  commerçant  peut  même  se  montrer  assez  bizarre  pour  requérir  la 
police  contre  vous. 

Or  ce  n'est  en  aucune  manière  exagérer  la  façon  dont  vous  avez  ruiné 
les  bonnes  excuses  que  vous  pouviez  offrir  pour  justifier  le  torpillage  de  la 
Lusitania.  J'ai  de  mes  yeux  lu  les  explications  suivantes,  provenant  appa- 
remment de  votre  plume  :  1°  que  ce  vaisseau  était  un  transport  amenant 
des  soldats  du  Canada;  2°  qu'à  défaut,  c'était  un  navire  marchand  trans- 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portant  illégalement  des  munitions  pour  le  front  français:  3°  que,  comme 
les  voyageurs  avaient  été  avertis  d'avance,  l'Allemagne  était  justifiée  de  les 
faire  sauter  jusqu'à  la  lune;  4°  qu'il  y  avait  des  canons  à  bord,  et  qu'il 
fallait  torpiller  le  vaisseau,  attendu  que  le  capitaine  anglais  allait  justement 
faire  feu;  5°  que  les  autorités  anglaises  ou  américaines,  en  jetant  la  Lusi- 
tania  à  la  tête  des  commandans  allemands,  les  ont  exposés  à  une  tentation 
irrésistible,  —  chose  apparemment  démontrée  par  le  fait  que  le  vaisseau 
était  arrivé  à  la  minute  fixée  sur  l'horaire  et  qu'il  y  a  un  principe  mysté- 
rieux en  vertu  duquel  prendre  le  thé  à  l'heure  du  thé  justifie  l'empoison- 
nement du  thé;  6°  que  le  vaisseau  n'a  pas  du  tout  été  coulé  par  les 
Allemands,  mais  par  les  Anglais,  le  capitaine  anglais  ayant  résolu  de  se 
noyer,  lui  et  un  millier  de  ses  compatriotes,  pour  provoquer  un  échange 
de  notes  vives  entre  M.  Wilson  et  le  Kaiser.  Si  cette  intéressante  histoire 
est  vraie,  je  puis  seulement  dire  que  ce  suicide  frénétique  par  dévouement 
aux  intérêts  les  plus  lointains  de  sa  patrie  mérite  presque  au  capitaine  le 
pardon  de  son  crime.  Mais  ne  voyez-vous  pas,  mon  cher  professeur,  que 
la  richesse  même  et  la  variété  de  votre  génie  inventif  jette  un  doute  sur 
chacune  de  vos  explications  considérée  en  elle-même?  Nous  autres  qui 
vous  lisons  en  Angleterre  arrivons  à  un  état  d'esprit  auquel  il  n'importe 
plus  guère  que  vous  offriez  telle  ou  telle  explication,  ni  même  que  vous 
n'en  offriez  aucune.  Nous  sommes  prêts  à  vous  entendre  dire  que  vous 
avez  coulé  la  Lusitania  parce  que  les  Anglais,  ces  fils  de  la  mer,  vivraient 
plus  heureusement,  comme  les  poissons,  en  eau  profonde  —  ou  encore 
parce  que  toutes  les  personnes  qui  étaient  à  bord  revenaient  en  Angleterre 
pour  y  être  pendues. ... 

Autre  conseil  au  professeur  Whirlwind  :  quand  on  veut 
répandre  des  mensonges  nécessaires,  ne  pas  les  adresser  à  ceux 
qui  savent  la  vérité,  —  ne  pas  dire  aux  Esquimaux  que  la 
neige  est  verte,  ou  aux  nègres  d'Afrique  que  le  soleil  ne  brille 
jamais  sur  le  continent  noir.  Mieux  vaut  dire  aux  Esquimaux 
que  jamais  le  soleil  ne  luit  sur  l'Afrique,  et  puis,  se  tournant 
vers  les  Africains,  voir  s'ils  croiront  que  la  neige  est  verte.  De 
même,  la  manœuvre  sûre  est  de  calomnier  les  Russes  auprès 
des  Anglais  et  les  Anglais  auprès  des  Russes.  Mais  ne  pas  affir- 
mer aux  Anglais  que  Scarborough  est  une  forteresse,  ni  que 
Mr.  Morel  (le  gallophobe)  est  un  homme  universellement  admiré 
en  Grande-Bretagne.  Les  Anglais  ont  vu  Mr.  Morel,  ils  ont  éga- 
lement vu  Scarborough. 

En  troisième  lieu,  ne  vous  vantez  pas  perpétuellement  de  votre  Kuîtur 
dans  une  langue  qui  prouve  que  vous  n'êtes  pas  cultivés.  Vous  prétendez 
au  droit  de  vous  imposer  au  monde  entier  pour  la  raison  que  vous  êtes 
farcis  d'esprit  et  de  sagesse  et  que  vous  en  avez  assez  pour  l'univers.  Mais 
les  gens  qui  ont  assez  d'esprit  pour  en  remplir  l'univers  en  ont  assez  pour 
remplir  un  paragraphe  de  journal.  Et  il  est  rare  que  vous  puissiez  en 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  315 

achever  un  sans  être  monotones,  à  côté,  ou  inintelligibles,  ou  en  contra- 
diction avec  vous-mêmes,  ou  à  bout  de  forces...  Nous  ne  pouvons  pas 
croire  ce  que  vous  nous  dites  de  votre  éducation  supérieure,  à  cause  de  la 
manière  dont  vous  le  dites.  Si  un  Anglais  dit  :  I  don't  make  no  mistakes  in 
Etiglish,  not  me,  nous  pouvons  comprendre  sa  remarque,  mais  non  y 
souscrire.  Dire  :  «  Je  parler  le  Frenche  language,  non  demi  »  est  compré- 
hensible, mais  non  convaincant. 

Mais  à  tant  insister  sur  la  préface,  on  manque  de  temps 
pour  le  livre  lui-même.  Le  voici  en  quelques  mots  :  pour  aider 
les  Allemands  qui  ne  savent  pas  s'y  prendre,  Chesterton  dira, 
lui,  les  vrais  crimes  de  l'Angleterre.  Dans  ce  dessein,  il  par- 
courra à  grands  pas  l'histoire  entière  de  son  pays.  Sa  brochure 
est  le  pendant  anglais  de  Y  Histoire  de  deux  Peuples,  par  Jacques 
Bainville,  où  toute  la  politique  ancienne  et  moderne  de  notre 
patrie  est  jugée  sur  ses  relations  avec  l'Allemagne,  approuvée 
si  elle  combat  l'Allemagne,  honnie  si  elle  s'accorde  avec  elle. 
De  même,  selon  Chesterton,  toutes  les  fois  que  l'Angleterre 
s'est  associée  avec  la  Prusse,  qu'elle  a  subi  l'influence  germa- 
nique, et  pris  l'Allemagne  pour  modèle,  elle  a  dévié  de  sa  vraie 
voie,  elle  a  mis  en  péril  son  intérêt  et  son  idéal.  L'infatuation 
pour  Luther,  pour  Frédéric  le  Grand  (dit  le  héros  protestant), 
pour  Blùcher,  autant  d'étapes  vers  le  cataclysme  actuel.  C'est  la 
politique  à  la  prussienne  qui  a  si  longtemps  désolé  l'Irlande. 
Une  des  pires  bévues  des  dernières  années  a  été  la  remise 
d'Héligoland  au  Kaiser.  Carlyle,  enthousiaste  du  germanisme  et 
sinistre  glorificateur  de  1870,  a  tourné  la  tête  à  la  Grande-Bre- 
tagne. Son  influence  néfaste  a  conduit  sa  patrie  au  bord  de 
l'abime.  L'Angleterre  n'a  commencé  vraiment  a  réparer  ses 
erreurs  qu'en  prêtant  son  concours  à  cette  bataille  de  la  Marne, 
qui  a  sauvé  le  monde  de  la  nouvelle  invasion  des  Barbares. 

Il  est  douteux  que  les  historiens  de  l'avenir  contresignent  la 
doctrine  de  Chesterton  sans  lui  demander  des  retouches.  Mais 
la  thèse  est  originale,  opportune,  et,  jusque  dans  ses  excentri- 
cités, donne  à  réfléchir.  Après  tout,  la  guerre  est  comme  la  len- 
tille du  microscope  qui,  dans  la  tache  imperceptible  à  l'œil  nu, 
fait  surgir  le  monstre  jusqu'alors  insoupçonné. 

*  * 
L'intrépidité  avec  laquelle  Chesterton   explore   le   passé   a 
pour  pendant  celle  de  H.   G.  Wells  à  explorer  l'avenir.   Peu 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'hommes  de  lettres  ont  autant  écrit  que  Wells  depuis  le  début 
de  la  guerre,  et  aucun  n'a  autant  prophétisé.  Prophéties  à  ce 
point  nombreuses  et  diverses  qu'il  est  arrivé  ce  qui  était  inévi- 
table :  la  moitié  environ  en  a  été  confirmée,  l'autre  moitié 
démentie  par  les  événemens.  Mais  Wells  n'éprouve  aucune  gêne 
de  l'échec  partiel  de  ses  prédictions.  Dans  ses  pages  les  plus 
récentes,  Demain?  il  persévère  intrépidement  dans  son  prophé- 
tisme.  Il  y  reconnaît  d'ailleurs  si  franchement  ses  erreurs  et  en 
prend  si  crânement  son  parti!  Il  est  si  fier  de  ses  prévisions 
justifiées  et  si  peu  contrit  des  autres!  Et  puis,  comment  lui  oser 
chercher  chicane?  Ne  dit-il  pas  qu'il  laisse  aux  «  oisifs  »  le 
plaisir  de  rechercher  ses  erreurs  dans  ses  écrits  et  qu'il  livre 
la  supputation  de  ses  coups  manques  à  ceux  que  cela  peut 
amuser?  Excusons-nous  d'avance  s'il  nous  arrive  d'en  supputer 
un  ou  deux.  Et  lui,  excusons-le  sur  ses  tentations  de  prophète, 
car  elles  ont  été  grandes. 

Je  me  suis  laissé  dire  qu'il  y  a  quelques  années,  un  ami  de 
Wells,  lui  aussi  romancier  de  talent,  était  tombé  gravement 
malade,  dans  le  Sud  de  la  France.  Son  état  empirait,  et  la  mort 
était  proche.  Ses  médecins  n'inspiraient  au  moribond  aucune 
confiance.  Dans  le  trouble  de  la  fièvre,  il  allait  répétant  à  ceux 
qui  le  soignaient  :  «  Il  n'y  a  qu'un  homme  qui  puisse  me  sau- 
ver, qui  ait  l'esprit  assez  ingénieux  et  inventif  pour  trouver  le 
remède  qu'il  me  faut.  Appelez  Wells.  Télégraphiez-lui  de  venir.  » 
Or,  à  l'heure  où  l'Angleterre  à  peine  armée  s'avisa  du  péril 
allemand,  plus  d'un  des  lecteurs  de  Wells  dut  se  dire  que  la 
recette  scientifique,  le  salut,  était  peut-être  là,  dans  la  tête  sur- 
prenante du  romancier.  Le  Wells  des  romans  dits  scientifiques 
avait  imaginé  de  si  étranges  machines  de  combat,  rêvé  de 
guerres  si  neuves  et  si  savantes,  conçu  de  si  colossales  batailles 
sur  terre  et  dans  l'air,  à  coups  de  chimie  et  d'électricité  !  Rap- 
pelez-vous l'effrayante  descente  des  Martiens  en  Angleterre,  la 
guerre  aérienne  entre  la  Germanie  et  les  Etats-Unis,  etc.  Il 
était  naturel  de  tourner  vers  lui  un  regard  d'attente  et  d'espoir, 
—  espoir  de  je  ne  sais  quel  engin  merveilleux  qui  armât  for- 
midablement l'Angleterre  et  décidât  d'un  coup  la  victoire.  E-t- 
ce  que  notre  Jules  Verne  n'avait  pas  été  le  premier  à  diriger  un 
ballon  et  à  faire  naviguer  un  sous-marin?  Or,  Wells,  qui,  ayant 
un  coin  de  cruauté  dans  l'imagination,  combine  Jules  Verne 
avec  Edgar  Poe,  n'était-il  pas  tout  désigné  pour  la  création  de 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  311 

l'arme  inouïe,  semeuse  d'épouvante,  qui  serait  le  salut  des 
Alliés?  N'apporterait-il  pas  au  monde  la  formule  libératrice? 
Comment  en  vouloir  à  Wells  s'il  l'a  cru  un  peu  lui-même? 

On  l'a  vu,  revenant  à  ses  visions  de  guerre  dans  les  airs, 
faire  campagne  pour  l'emploi  d'avions  sur  un  plan  gigantesque. 
Ce  seraient  des  escadres  de  milliers  d'aéroplanes  qui,  franchis- 
sant les  tranchées  où  se  tapit  l'envahisseur,  voleraient  au  delà, 
parmi  les  troupes  au  repos,  dans  les  villes  de  l'arrière,  jusque 
dans  la  lointaine  Allemagne,  pour  répandre  l'incendie  et  la 
mort.  Les  Alliés  se  sont-ils  inspirés  de  ce  projet  du  journaliste? 
C'est  après  qu'il  eut  paru,  notons-le  au  crédit  de  Wells,  qu'ont 
effectivement  commencé  ces  raids  d'escadrilles  aériennes  dont  les 
communiqués  nous  ont  dit  les  hardiesses  et  les  succès,  —  rame- 
nés, il  est  vrai,  à  des  proportions  plus  modestes  que  le  pro- 
gramme du  romancier,  pour  lequel  n'existent  ni  les  difficultés 
de  la  création  réelle,  ni  la  résistance  de  la  matière. 

Wells  s'est,  avec  moins  de  bonheur,  aventuré  dans  la  stra- 
tégie, et,  pour  atteindre  ses  fins  stratégiques,  dans  la  diplo- 
matie. Il  a  vu  dans  la  Hollande  la  clé  de  l'Allemagne.  Diplo- 
matie qui  effraya  la  censure  anglaise,  car  son  article,  destiné  à 
un  journal  de  Londres,  ne  put  paraître,  en  février  1915,  qu'à 
New  York.  C'était  un  appel  à  la  Hollande  de  sortir  de  sa  neutra- 
lité. Qu'elle  ouvre  son  territoire  aux  Alliés,  leur  permettant  de 
gagner  par  cette  voie  défendue  le  cœur  de  la  Germanie,  et  ce 
sera  la  victoire  finale  hâtée  de  bien  des  mois.  Et,  du  même 
coup,  ce  sera  le  salut  de  la  Hollande,  qui  ne  peut  être  assuré 
que  par  la  victoire  de  l'Angleterre.  Seuls,  les  Alliés  lui  garanti- 
ront son  indépendance,  son  territoire  respecté,  même  agrandi.: 
Ainsi  Wells  en  appelait  à  la  fois  aux  intérêts  et  aux  sentimèns 
de  la  Hollande.  Mais,  en  romancier  tourné  vers  l'avenir  et  peu 
renseigné  sur  le  passé,  —  Wells  méprise  le  passé,  qui,  de  temps 
à  autre,  se  venge,  —  il  posait  naïvement  en  principe  une  sorte 
de  communauté  de  souvenirs  et  d'aspirations  entre  la  Hollande 
et  la  Grande-Bretagne.  Il  ignorait  vraiment  trop  l'histoire. 

Il  n'avait  nulle  idée  des  souvenirs  amers  laissés  dans  les 
Pays-Bas  par  un  empire  colonial  aujourd'hui  très  diminué,  par 
une  suprématie  navale  disparue,  le  tout  au  profit  de  l'Angle- 
terre. C'est  ce  que  lui  rappela,  avec  quelque  ironie, 
M.  H.  W.  van  Loon,  le  journaliste  hollandais  qui  lui  répondit, 
lequel  protesta  de  sa  grande  pitié  pour  les  Belges,  de  la  grande 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sympathie  de  son  pays  pour  la  France,  mais  déclina,  au  nom  de 
ses  compatriotes,  cette  invitation  venue  de  la  Grande-Bretagne 
à  risquer  la  mort  en  rompant  pour  elle  avec  la  Germanie. 
Pénible  réplique,  un  peu  méritée  tout  de  même  par  l'écri- 
vain trop  sûr  de  lui,  qui  s'improvisait  à  la  fois  historien  et 
diplomate. 

Il  faut  bien  le  dire,  il  y  a  chez  Wells  une  intrépidité  de 
jugement,  qui  fait  de  lui  un  des  plus  entrainans  parmi  les 
auteurs,  mais  qui  tout  de  même  devance  trop  l'examen  des 
faits.  Il  doit  relire  aujourd'hui  avec  surprise  cette  phrase  qu'il 
écrivait  en  décembre  1914  :  «  L'armée  allemande  est  tout  ce 
que  les  partisans  de  la  conscription  rêvaient  de  faire  de  notre 
peuple.  C'est,  en  fait,  une  armée  qui  est  d'environ  trente  ans 
en  arrière  de  ce  qu'exigent  les  conditions  contemporaines.  » 
Ou  que  pense-t-il  de  son  mot  sur  «  la  prétendue  faculté  organi- 
satrice des  Allemands  (sham  efficient  Germans)?  » 

Au  moment  où  on  serait  enclin  à  l'accuser  de  trancher  des 
questions  qu'il  connaît  mal,  il  nous  désarme  d'ailleurs  en 
avouant  lui-même  son  ignorance.  11  a  le  curieux  privilège  de 
la  connaître  et  cependant  de  n'en  être  ni  gêné  ni  repentant.  Le 
voici,  par  exemple,  c'est  en  août  1914,  qui  refond  la  carte  de 
l'Europe.  Il  éprouve  une  allégresse  extrême  à  penser  que  toute 
l'Europe,  toute  la  société,  peuvent  être  remaniées.  «  C'est,  dit-il, 
une  époque  d'une  incalculable  plasticité.  »  Et  il  s'en  donne  à 
cœur  joie.  Il  fait  hardiment  une  Suisse  au  centre  même  de 
l'Europe,  avec  les  résidus  slaves,  bohèmes  et  hongrois  de  l'Au- 
triche. Il  supprime  d'un  trait  de  plume  les  rois  des  Balkans,  car 
il  ne  voit  pas  le  besoin  «  de  conserver  ces  pustules  d'ambition 
maligne  sur  la  belle  face  du  monde.  »  Puis  il  ajoute  :  «  Voilà 
mon  idée  personnelle  du  but  où  nous  devons  viser  dans  cette 
guerre...  Très  manifestement,  dans  toutes  ces  questions  je  suis 
bel  et  bien  un  ignorant.  Très  manifestement,  mes  plans  sont 
fort  mal  digérés  (crude  stuff).  Et  j'admets  que  j'ai  le  sentiment 
d'une  présomption  absurde  à  m'asseoir  devant  la  carte  de  l'Eu- 
rope, comme  un  convive  devant  le  canard  qu'il  va  découper...  » 
Mais  cela  ne  le  retient  pas  de  découper  le  canard,  et  il  affirme 
même  que  c'est  le  devoir  de  tout  homme  moyennement  intel- 
ligent de  faire  ainsi  de  la  géographie  politique. 

Son  audace  de  profane  apparaît  plus  au  vif  encore  dans 
cette  fougueuse  lettre  au  Times  qu'il  écrivit  le  31  octobre  1914, 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ÉCRIVAINS    ANGLAIS.  319 

au  moment  où  une  descente  allemande  sur  les  côtes  anglaises 
ne  paraissait  pas  impossible.  Il  y  préconise  la  leve'e  en  masse, 
la  mobilisation  instantanée  de  tout  ce  qu'il  reste  d'hommes  non 
employés  sur  le  front  belge,  des  trop  jeunes  et  des  trop  vieux, 
armés  de  carabines,  employant  pour  se  concentrer  tous  les 
véhicules  imaginables.  Les  experts,  c'est-à-dire  les  spécialistes, 
ont  raillé  cette  idée,  mais  Wells  rend  aux  experts  dédain  pour 
dédain  : 

Que  les  experts  ne  se  fassent  pas  d'illusion  sur  ce  que  nous  autres,  gens 
ordinaires,  nous  ferons  si  nous  trouvons  un  beau  matin  des  soldats  alle- 
mands sur  le  sol  anglais.  Nous  nous  battrons.  Si  nous  ne  pouvons  pas  nous 
battre  avec  des  fusils,  nous  nous  battrons  avec  des  carabines  de  tir;  si 
nous  ne  pouvons  pas  nous  battre  d'après  les  règles  de  la  guerre  faites  appa- 
remment par  les  Allemands  pour  ligoter  les  experts  militaires  britan- 
niques, nous  nous  battrons  selon  nos  lumières  intérieures.  Il  se  présentera 
une  multitude  d'hommes  et  un  nombre  non  petit  de  femmes,  pour  tirer 
sur  les  Allemands.  Il  sera  impossible  de  les  en  empêcher  après  les  histoires 
belges.  Si  les  experts  tentent  de  s'interposer  avec  leur  pédantisme,  nous 
tirerons  sur  les  experts. 

Sans  doute,  nous  comprenons  trop  bien  qu'à  la  pensée  d'une 
invasion  la  souffrance  s'exalte  jusqu'à  la  frénésie.  Mais  que  dire 
de  ce  mépris  des  experts,  au  fond  duquel  on  aperçoit  une  foi 
effrénée  en  l'incompétence  individuelle,  un  anarchisme  infini? 
Ce  qui  est  ici  particulièrement  curieux,  c'est  que  Wells  s'était 
montré  d'un  bout  à  l'autre  de  ses  œuvres  partisan  d'une  organi- 
sation scientifique  rigoureuse  de  la  société,  et  que  cette  orga- 
nisation ne  se  comprend  guère  sans  experts,  qu'elle  est  l'inverse 
même  de  cette  improvisation  militaire  qu'il  recommande  ici. 
En  somme,  dans  une  heure  de  passion,  Wells  contredit  sa 
pensée  maîtresse. 

Il  y  aurait  quelque  chose  de  pathétique  dans  sa  situation 
présente  si  lui-même  paraissait  le  moins  du  monde  en  souffrir. 
Lui  qui  eut  pour  idéal  une  société  où  les  laboratoires  rempla- 
ceraient les  temples,  où  les  savans  tiendraient  lieu  de  prêtres, 
où  la  vie  sociale,  matérielle  et  intellectuelle,  serait  dirigée  par 
l'Etat  socialiste  puissant  et  instruit,  il  avait  été  conduit  à  pro- 
poser un  modèle  de  perfectionnement  national,  qui  ressemblait 
beaucoup  plus  à  l'Allemagne  des  chimistes  et  des  techniciens 
qu'à  ce  pays  de  l'empirisme,  de  la  liberté  hasardeuse,  du  pro- 
grès au  petit  bonheur   qu'est  l'Angleterre.  Mais  par  momens, 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

dans  son  patriotisme  exacerbé  par  la  guerre  et  le  péril,  il 
oublie  tout  de  ses  systèmes.  En  bonne  foi,  nous  ne  lui  en  vou- 
lons pas.  Nous  l'aimerions  même  davantage  de  s'humaniser  ;  s'il 
était  un  rien  plus  modeste,  nous  lui  saurions  gré  de  céder  à  l'in- 
stinct et  de  raisonner(ou  déraisonner)  comme  le  premier  venu. 

Il  est  toutefois  un  ordre  d'idées  où  il  montre  plus  de  persé- 
vérance, et  où  d'ailleurs,  pour  une  bonne  raison,  nul  démenti 
ne  lui  a  été  infligé  par  les  faits.  C'est  quand  il  décrit  l'avène- 
ment de  la  paix  prochaine,  —  de  cette  paix  qui  sera  définitive. 
Car,  ainsi  que  le  dit  le  titre  d'une  de  ses  premières  brochures, 
la  guerre  actuelle  est  «  la  guerre  qui  mettra  fin  à  la  guerre,  » 
et,  comme  l'exprime  le  titre  d'une  autre,  la  paix  qui  la  suivra 
devra  être  «  la  paix  du  monde.  » 

Wells,  qui  nous  a  décrit  dans  ses  romans  des  guerres 
effrayantes  comme  des  cauchemars,  n'a  été  guidé  vers  ces 
sujets,  dit-il,  que  par  son  horreur  même  de  la  guerre.  Il  a 
voulu  en  détourner  les  hommes  par  la  peinture  des  invraisem- 
blables massacres  qui  résulteraient  de  l'emploi  des  armes  scien- 
tifiques nouvelles.  Il  est  lui-même  un  pacifiste  déterminé,  mais 
en  idéaliste,  non  point  à  la  manière  d'un  utilitaire  comme 
Norman  Angell,  qui  condamne  la  guerre  parce  qu'elle  ne  fait 
pas  ses  frais. 

Or,  dit  Wells,  c'est  là  justement  la  seule  chose  honorable  et  attrayante 
qu'on  puisse  dire  de  la  guerre.  Rien  de  ce  qui  vaut  vraiment  la  pein? 
qu'on  le  recherche  dans  la  vie  ne  fait  ses  frais...  L'amour  ne  fait  pas  ses 
frais,  l'art  ne  fait  pas  ses  frais,  l'honnêteté  n'est  pas  la  meilleure  poli- 
tique ;  la  générosité  invite  les  natures  basses  à  l'ingratitude.  A  quoi 
bon  cet  argument  de  petit  marchand  ?  Il  révolte  tous  les  hommes 
honorables. 

Non,  ce  pour  quoi  Wells  exècre  la  guerre,  c'est  parce  qu'elle 
est  «  atrocement  laide,  cruelle,  destructrice  d'innombrables 
beautés.  »  Et  puis,  par-dessus  le  marché,  «  parce  que  c'est  une 
chose  assommante.  C'est  un  insupportable  ennui.  La  guerre  et 
la  préparation  à  la  guerre,  les  impôts,  l'exercice,  l'intrusion 
dans  toute  activité  libre,  l'arrêt  et  le  roidissement  de  la  vie, 
l'obéissance  à  des  gens  de  troisième  ordre  vêtus  de  l'uni- 
forme, dont  les  Allemands  ont  été  les  infatigables  protago- 
nistes, —  tout  cela  est  devenu  une  intolérable  plaie  pour 
l'humanité  entière.  » 


LA  GUERRE  VUE  PAR  LES  ÉCRIVAINS  ANGLAIS.       321 

Cet  antimilitarisme  est  plus  tenace  chez  Wells  que  ses 
autres  senlimens.  On  le  retrouve,  avec  l'espoir  d'une  paix  qui 
sera  pour  toujours  dans  ce  Demain?  qui  est  en  train  de  paraître. 
Pourtant,  telle  est  la  nature  impulsive  de  l'auteur  que  l'on  a 
pu  se  demander  un  instant  s'il  n'allait  pas  verser  dans  l'autre 
sens  et  adorer  ce  qu'il  avait  brûle'. 

Il  écrivait  en  octobre  1915  un  article  :  Looking  aheadl  qui 
est  de  sa  part  bien  surprenant.  La  guerre,  y  déclarait-il,  a 
transfiguré  l'Angleterre.  Jamais  Wells,  qui  n'avait  encore 
consacré  à  sa  patrie  que  des  satires,  ne  l'a  vue  aussi  noble  : 
«  L'Angleterre  est  aujourd'hui  un  pays  plus  propre,  plus  endurci, 
plus  brillant  et  plus  beau  qu'il  n'était  en  août  1914.  Elle  a 
l'àme  plus  suave  et  est  à  tout  prendre  plus  heureuse  qu'il  y  a  un 
an.  »  Le  luxe  frivole  a  seul  perdu.  Ce  qui  frappe  l'observateur 
étranger,  c'est  le  nombre  inouï  de  soldats,  la  khakification  de  la 
Grande-Bretagne.  Des  millions  déjeunes  gens  qui  eussent  végété 
dans  la  routine  de  la  vie  industrielle  ou  commerciale  ont  été 
élevés  à  l'héroïsme...  Et  c'est  mieux  encore  pour  l'avenir.  Une 
grande  transformation  sociale  s'accomplit.  Les  volontaires  n'ont- 
ils  pas  leur  vie  assurée  par  l'Etat?  Les  femmes  ne  reçoivent- 
elles  pas  des  allocations  après  le  départ  de  leurs  maris,  des 
pensions  après  leur  mort?  «  Toutes  les  ressources  du  pays  sont 
pour  les  hommes  qui  servent  leur  pays,  doctrine  qui  s'étendra 
facilement  du  temps  de  guerre  au  temps  de  paix.  »  Une  mul- 
titude de  traditions  et  de  préjugés  sont  en  train  de  s'évanouir. 
«  Cette  guerre  nous  a  changés.  L'Angleterre  est  aujourd'hui 
mobile  et  plastique  comme  elle  ne  le  fut  jamais  jusqu'ici. 
L'Angleterre  est  en  fusion.  L'Angleterre  qui  était  un  rocher  est 
vivante.  »  Rien  n'y  sera  plus  comme  auparavant.  Le  sceptre 
financier  passera  de  la  Grande-Bretagne  aux  Etats-Unis.  «  L'An- 
gleterre cessera  d'être  le  pays  gras  du  monde.  Le  douteux  pri- 
vilège de  cette  graisse  ira  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  »  Ce 
ne  sont  pas  les  classes  inférieures  qui  auront  le  plus  souffert  de 
la  guerre  :  ce  sont  celles  qui  avaient  des  réserves  d'argent,  des 
capitaux  placés  : 

Nous  soutenons  cette  guerre  avec  nos  économies,  avec  notre  graisse 
sociale.  Toute  la  communauté  en  est  appauvrie,  mais,  à  proportion,  les 
riches  deviennent  plus  pauvres,  et  les  pauvres  plus  à  l'aise.  II  se  détruit 
beaucoup  de  richesse,  mais  beaucoup  de  richesse  aussi  se  distribue... 
L'Angleterre  qui  sortira  de  cette  guerre  sera  une  Angleterre  plus  maigre, 

TOME  XXXIII.    —   1916.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  expérimentée  et  plus  démocratique.  Elle  aura  rompu  avec  ses  habi- 
tudes d'acquiescence  et  de  liberté  chaotique.  Son  imagination  aura  été 
excitée  à  l'activité.  Et  il  sera  arrivé  quelque  chose  d'analogue  à  toutes  les 
communautés  européennes. 

Car  c'est  à  l'Europe  entière,  sachons-le  bien,  que  Wells  étend 
le  bienfait  de  la  guerre  dont  nous  jouissons.  Etrange  pacifiste 
qui  s'est  ainsi  oublié  un  jour.  On  comprend  mal  qu'il  ait  pu 
revenir  ensuite  à  ses  rêves  de  paix  éternelle.  Et  cette  preuve 
s'ajoute  aux  indices  déjà  relevés  pour  montrer  tout  ce  qu'il  y  a 
d'imaginatif  chez  ce  systématique,  de  capricieux  dans  ce  dévot 
de  la  science.  Avec  ses  airs  de  laboratoire,  il  est  l'homme  le 
plus  impatient  d'expérimentation  attentive,  le  plus  emporté  par 
sa  verve,  le  plus  conduit  par  la  folle  du  logis.  Cette  constatation 
nous  rendra  peut-être  moins  prompts  à  croire  en  ses  prophéties 
ou  en  ses  panacées.  Elle  nous  fait  apparaître  aussi  la  grande 
part  de  jeu  intellectuel, —  souvent  bien  entraînant  et  vivifiant, 
—  qui  subsiste  dans  son  sérieux  même.  Si  l'écrivain  politique 
en  est  un  peu  endommagé,  le  romancier  n'en  souffrira  pas. 


Gomme  il  y  a  l'antithèse  de  Shaw  et  de  Chesterton,  il  y  a 
celle  de  Wells  et  de  Kipling.  Celle-ci  était  depuis  une  quinzaine 
d'années  un  des  lieux  communs  de  la  littérature  anglaise.  Elle 
s'est  encore  accentuée  avec  la  guerre.  Wells  représente  une 
réaction  récente  et  violente  contre  les  instincts  et  les  traditions 
de  l'Angleterre.  Kipling  représente  l'Angleterre  même.  Tout  ce 
qu'il  y  a  de  profond  et  de  séculaire  dans  le  sentiment  national 
s'est  condensé  dans  ses  livres.  La  loi  morale  et  sociale  qui  a 
régi  le  développement  de  l'Empire  britannique  a  trouvé  son 
expression  merveilleusement  imaginative  dans  les  livres  de  la 
Jungle,  —  loi  d'empirisme,  de  vaillance  et  de  discipline,  lutte 
constante  contre  les  élémens  de  désordre  et  de  violence  trouble. 

Très  franchement  Kipling  a  été  de  tout  temps  impérialiste  et 
guerrier.  Il  avait  une  foi  assurée  dans  l'hégémonie  anglaise, 
avant  que  la  menace  du  pangermanisme  lui  fût  connue.  Il 
croyait  de  toutes  ses  forces  à  la  supériorité  d'une  nation,  de  sa 
nation.  Son  idéal  a  été  une  vie  d'action  incessante,  d'énergie 
employée  à  la  colonisation  et  à  l'organisation  de  la  terre  :  tâche 
d'honneur,  mais  aussi  devoir  redoutable,  le  lourd  fardeau  du 
blanc.  De    la   fermentation    démocratique    et   socialiste    qui 


LA  GUERRE  VUE  PAR  LES  ÉCRIVAINS  ANGLAIS. 


323 


agitait  son  pays  à  l'intérieur,  il  s'était  détourné  avec  une  irri- 
tation inquiète.  Rien  de  plus  constant  chez  lui  que  le  dédain  du 
parlementarisme  et  de  la  bureaucratie,  que  son  mépris  des 
hommes  qui,  parlant  ou  griffonnant,  prétendaient  diriger  de 
Londres  les  volontés  vaillantes  et  intelligentes  éparses  sur 
toutes  les  frontières  de  l'immense  empire. 

Rien  en  lui  du  pacifiste.  Il  aimait  la  guerre,  il  adorait  les 
soldats,  admirant  par-dessus  tout  le  courage  et  l'esprit  de 
sacrifice.  Il  ne  considérait  d'ailleurs  pas  la  prospérité  matérielle 
comme  un  idéal,  la  jouissance  ou  le  repos  comme  un  but. 
Agir,  tendre  ses  forces  à  les  briser,  c'était  le  seul  bonheur  qu'il 
reconnût.  Il  était  le  poète  et  le  romancier  de  l'héroïsme.  Mais 
son  impérialisme  se  distinguait  du  pangermanisme  par  les 
conditions  profondément  différentes  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
l'Allemagne.  L'Allemagne  ne  pouvait  réaliser  son  rêve  que  par 
la  guerre  européenne  et  la  conquête.  L'Angleterre  largement 
pourvue  avait  surtout  à  organiser  ses  possessions  presque  illimi- 
tées. D'autre  part,  l'esprit  anglais  d'individualisme  s'opposait  en 
lui  à  l'étatisme  germanique.  Pour  Kipling,  la  vertu  primordiale 
était  l'initiative;  il  exaltait  le  caractère  plus  que  la  science;  la 
discipline  consentie,  non  la  discipline  machinale. 

Aussi  la  guerre  présente  ne  pouvait-elle  pas  être  envisagée 
par  lui  avec  le  même  courroux,  la  même  angoisse,  la  même 
stupeur,  que  par  les  radicaux  surpris  au  beau  milieu  de  leurs 
rêveries  pacifistes.  Kipling  y  vit  plutôt  une  secousse  opportune 
donnée  à  des  énergies  qui  commençaient  à  somnoler.  Il  l'ac- 
cepta comme  une  chose  inévitable  et  peut-être  salutaire.  Les 
deux  peuples  qui  visaient  à  l'hégémonie  devaient  nécessaire- 
ment un  jour  affronter  leurs  forces.  Il  n'y  avait  qu'à  être  le  plus 
fort.  Et  sans  doute  il  se  fût  abstenu  de  toute  condamnation 
morale  de  l'ennemi,  si  celui-ci  eût  respecté  les  lois  fondamen- 
tales dont  pas  même  la  guerre  ne  dispense. 

La  terre  est  une  jungle,  bien  entendu.  Elle  n'est  pas,  proba- 
blement ne  sera  jamais,  ce  paradis  que  voient  en  songe  les 
pacifistes  et  où  les  loups  fraterniseront  avec  les  agneaux.  Mais 
vous  savez  que,  même  dans  la  jungle,  il  y  a  une  loi,  un  bien  et 
un  mal,  une  vertu  et  un  vice,  une  foi  et  une  perfidie.  Il  est  de 
certaines  choses  qui  ne  doivent  pas  y  être  faites.  Or,  les 
Allemands  se  sont  mis  hors  de  la  loi  de  la  jungle.  Ce  sont  les 
chiens  rouges,   les  Dholes,   que  tous   les   autres  animaux  se 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

doivent  réunir  pour  exterminer.  Par  la  violation  de  leur  foi 
jurée,  par  les  atrocités  dont  ils  se  sont  souillés,  les  Allemands 
sont  sortis  de  l'humanité.  Et  c'est  ainsi  que  dans  un  discours 
prononcé  pour  le  recrutement,  à  Southport,  devant  dix  mille 
auditeurs,  Kipling  posera  la  question  : 

L'Allemand  ne  reconnaît  l'existence  d'aucune  loi,  —  moins  encore  de 
celles  auxquelles  il  a  souscrit  lui-même.  Il  est  exécrable  pour  avoir,  de 
propos  délibéré,  accumulé  en  Belgique  les  horreurs.  Donc,  tant  qu'il 
existera  une  Allemagne  non  brisée,  la  vie  sera  intolérable  sur  cette  planète, 
non  seulement  pour  nous  et  nos  alliés,  mais  pour  toute  l'humanité...  Il 
n'y  a  aujourd'hui  que  deux  catégories  dans  le  monde  :  les  êtres  humains  et 
les  Allemands. 

Voilà  qui  est  simple  et  net  et  décisif.  Ces  mots  prononcés, 
Kipling  donne  congé  à  toute  théorie,  à  tout  examen  des  causes, 
à  toute  prophétie  sur  la  paix  à  venir.  Il  ne  disserte  pas,  il 
n'argumente  pas,  il  agit.  Et  il  y  a  plaisir  à  passer  de  tant  de 
pages,  où  les  plus  belles  et  ingénieuses  paroles  semblent  un 
peu  vaines,  à  celles  de  Kipling  où  chaque  mot  est  un  appel 
direct  à  l'énergie. 

A  cet  égard,  ses  vers  et  sa  prose  se  valent.:  Leur  objet  est 
précis  et  immédiat.  Il  s'est  employé  à  activer  le  recrutement 
des  volontaires  pour  l'armée  de  Kitchener,  tantôt  stimulant 
les  enrôlemens  par  le  récit  de  sa  visite  au  front  français,  par 
l'admiration  de  l'immense  effort  que  fait  notre  nation  tout 
entière,  d'où  l'Angleterre  doit  tirer  un  exemple  et  une 
leçon;  tantôt  signalant  aux  hésitans  de  son  pays  les  durs  tra- 
vaux quotidiens  de  ces  recrues  spontanées  dont  les  camps 
recouvraient  peu  à  peu  la  campagne  anglaise.  Ou  bien  il  est 
allé  parmi  ces  marins  qui  lui  sont  si  chers.  Non  pas  exacte- 
ment sur  la  flotte  royale,  mais  explorant  «  les  franges  de  la 
flotte,  »  évoquant  pour  les  millions  d'Anglais  et  d'alliés  qui 
s'en  doutaient  à  peine,  l'incessant  labeur,  si  monotone  et  si 
périlleux,  de  cette  multitude  presque  anonyme  qui  sert  d'auxi- 
liaire à  la  flotte  régulière,  —  de  ces  officiers  de  marine  retraités, 
de  ces  matelots  du  commerce  et  de  ces  pêcheurs  qui,  par  une 
vigilance  de  toutes  les  heures,  jour  et  nuit,  montés  sur  les 
embarcations  les  plus  hétéroclites,  draguent  les  mers,  sur- 
veillent les  sous-marins  allemands,  visitent  les  navires  suspects, 
assurent  aux  autres  les  routes  du  trafic,  tiennent  libres  les 
côtes  anglaises  et  bloquent  l'Allemagne,  —  en  un  mot  garan- 


LA  GUERRE  VUE  PAR  LES  ÉCRIVAINS  ANGLAIS.       325 

tissent  à  la  Grande-Bretagne  cette  absolue  prédominance  mari- 
time en  quoi  l'Entente  met  un  de  ses  plus  fermes  espoirs  de 
victoire  définitive. 

Croquis  vifs  et  elliptiques,  raccourcis  parfois  déconcertans, 
notes  trop  succinctes  pour  supporter  d'être  analysées,  qu'il  faut 
lire  intégralement  et  compléter  en  les  lisant,  vibrations  suc- 
cessives d'un  œil  rapide,  —  tout  le  contraire  de  ce  journalisme 
qui,  autour  d'une  seule  maigre  impression,  d'un  pauvre  fait 
isolé,  accumule  indéfiniment  les  mots. 

Et,  tout  le  temps,  Kipling  a  un  objet  pratique.  A  l'Angle- 
terre encore  déconcertée  par  la  grandeur  des  sacrifices  spon- 
tanés que  lui  offrent  tant  de  ses  enfans,  il  s'acharne  à  faire 
sentir  les  devoirs  que  cette  abnégation  impose  au  reste  du 
pays.  Il  admire  les  volontaires  et  réclame  pour  eux  l'unanime 
admiration  : 

Dieu  sait  qu'ils  se  donnent  assez  de  peine,  ces  soldats,  ces  sous-offi- 
ciers et  ces  officiers,  avec  cette  manière  masquée  et  cette  sourdine  de 
nos  hommes  quand  nous  sommes  réellement  au  travail.  Ils  sont  tous  au 
commencement  des  choses;  ils  créent  dans  le  chaos;  ils  font  face  aux 
nécessités  à  mesure  qu'elles  apparaissent;  ils  trouvent  des  pierres 
d'achoppement  dans  toutes  les  directions  et  ils  les  écartent  à  force  de 
simple  bonne  volonté,  de  bonne  humeur,  d'abnégation,  de  sens  commun, 
et  autres  vieilleries  de  rebut... 

Car  toute  l'Angleterre  ne  s'est  pas  mise  en  mouvement  d'un 
coup,  et  Kipling  attaque  avec  une  mordante  ironie  ceux  de  ses 
compatriotes  qui  n'ont  encore  incliné  aucune  de  leurs  commo- 
dités personnelles  devant  les  besoins  de  l'heure,  ceux  dont  le 
paisible  et  décent  confort  entend  n'être  pas  dérangé  d'une 
ligne  par  le  tumulte  des  apprêts  militaires.  Il  nous  montre 
autour  du  manoir  ce  parc  dans  lequel  manœuvrent  des  artil- 
leurs, mais  avec  défense  expresse  de  passer  sur  le  terrain  de 
golf,  —  défense  très  gênante,  car,  comme  le  dit  à  Kipling  un 
des  canonniers  :  «  Ça  vous  coupe  vos  effets  de  tactique.  »  Et 
Kipling  d'ajouter  :  «  L'impudence  parfaite,  comme  la  parfaite 
vertu,  est  inexpugnable,  et,  après  tout,  les  éclairs  de  cette 
guerre  qui  ont  mis  en  relief  tant  de  résolution  et  d'esprit  de 
sacrifice,  doivent  également  faire  ressortir  certaines  âmes  et 
certaines  institutions  qui  sont  incorrigibles.  » 

Ailleurs,  il  nous  promène  dans  un  camp  de  magnifiques 
volontaires  canadiens,  tous  en  pleine  activité,  et  il  nous  trace 


326  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  côté  quelques  silhouettes   de  ces  réfractaires  à  l'enrôlement 
qui  correspondent  là-bas  aux  embusque's  de  chez  nous  : 

Trois  jeunes  hommes  parfaits  de  santé,  qui  étaient  en  train  de  réparer 
le  gazon  d'une  pelouse  de  golf,  interrompirent  leur  tâche  pour  venir 
regarder  les  Canadiens.  Deux  jeunes  cavaliers  (également  robustes) 
montés  sur  des  chevaux  de  sang,  les  genoux  au  menton  et  leur  selle  entre 
les  oreilles  du  cheval,  traversèrent  la  pelouse  au  petit  galop.  Le  bruit  des 
automobiles  militaires  agita  leur  monture.  Les  cavaliers  civils  ont  à  subii 
de  grands  ennuis  aujourd'hui.  Un  gentleman  s'est  déjà  plaint  de  ce  que 
ses  galops  personnels  sont  saccadés  par  les  roues  des  canons  et  irrémédia- 
blement abîmés. 

Ainsi  va  Kipling,  combattant  avec  sa  plume,  recrutant  avec 
son  ironie,  réconfortant  de  sa  cordialité  tous  ceux  qui  donnent 
à  la  patrie  leur  peine  ou  leur  sang,  cinglant  les  dernières  résis- 
tances de  l'égoïsme  et  de  la  torpeur.  Il  est  moins  à  compter 
parmi  les  littérateurs  de  la  guerre  que  parmi  les  soldats.  Il  a 
donné  à  la  préparation  de  la  victoire  toute  l'énergie  de  son 
talent,  comme  il  lui  a  donné,  hélas  1  son  fils  unique,  tombé  sur 
le  champ  de  bataille. 

* 

*  * 

C'est  assurément  par  Kipling  qu'il  conviendrait  de  conclure, 
si  l'on  se  réglait  ici  pour  leur  distribuer  des  places  sur  le  seul 
génie  des  écrivains.  Il  est  le  plus  original  comme  le  plus  illustre 
parmi  les  littérateurs  anglais  de  ce  temps.  Cependant,  il  a  paru 
à  propos  de  laisser  le  dernier  mot  à  John  Galsworthy  parce  que 
c'est  lui  qui,  de  tous,  nous  apporte  la  réponse  la  plus  com- 
plète et  la  plus  commodément  formulée  à  la  question  :  «  Que 
fera  l'Angleterre  pour  le  succès  commun?  » 

L'esprit  de  Galsworthy  dut  être,  au  moment  où  la  guerre 
éclata,  troublé  entre  tous.  C'était  un  démocrate  résolument 
réformateur,  un  critique  obstiné  de  l'idéal  anglais  traditionnel, 
voisin  par  les  idées  de  Shaw  et  de  Wells.  Comme  eux,  il 
était  pacifiste  résolu.  Il  dira  dans  le  Credo  qu'il  écrivit  en 
décembre  1914  : 

Je  crois  en  la  paix  de  tout  mon  cœur.  Je  crois  que  la  guerre  est  un 
crime,  —  une  noire  souillure  faite  à  l'humanité  et  au  bon  renom  de 
l'homme.  Je  hais  le  militarisme  et  le  dieu  de  la  force.  J'irais  à  n'importe 
quelle  concession  pour  éviter  une  guerre  d'intérêt  matériel,  une  guerre 
qui  ne  reposerait  pas  sur  des  principes,  car  je  me  méfie  profondément 
du  sens  ordinairement  donné  à  ces  mots  :  l'honneur  national. 


LA  GUERRE  VUE  PAR  LES  ECRIVAINS  ANGLAIS.       327 

Mais  il  était  dès  avant  la  guerre  aussi  différent  de  Shaw  et 
de  Wells  par  le  tempérament  qu'il  se  rapprochait  d'eux  par 
ses  idées.  Celait  avant  tout  un  psychologue,  et  ses  romans 
fameux  tels  que  Les  Pharisiens  de  l'île  et  l'intraduisible  Man  of 
Property  se  distinguaient  par  un  sérieux  dans  la  satire  même, 
un  besoin  de  justice  et  de  vérité,  qui  témoignaient  d'une 
conscience  scrupuleuse  jusqu'à  l'inquiétude. 

La  souffrance  de  cette  conscience,  lorsque  la  guerre  fut 
déclarée,  ne  pouvait  s'étourdir  par  des  paradoxes  brillans  ou 
de  téméraires  visions  d'avenir.  Il  semble  qu'il  ait  d'abord 
éprouvé  une  stupeur  douloureuse.  Il  connut  ce  noble  tour- 
ment dont  souffrirent  à  la  fin  du  xvnr9  siècle  les  Goleridge  et 
les  Wordsworth  mis  en  demeure  d'opter  entre  leur  patriotisme 
et  leur  amour  de  la  Révolution  française.  Pour  Galsworthy,  il 
s'agissait  de  savoir  s'il  approuverait  la  participation  de 
l'Angleterre  à  la  guerre  continentale.  Il  n'avait,  pas  plus  que 
Wordsworth,  la  faculté  de  s'aveugler  sur  les  défauts  ou  sur  les 
responsabilités  antérieures  de  son  pays.  Si  le  crime  présent  de 
l'Allemagne  éclatait  aux  yeux,  il  n'en  était  pas  moins  certain 
que  l'Angleterre  avait  été  conquérante  et  accapareuse  dans  le 
passé. 

Où  d'autres  se  jetaient,  le  cœur  léger,  dans  la  mêlée, 
Galsworthy  pesait  donc  le  pour  et  le  contre,  et  c'est  après  un 
examen  poignant  que  dans  le  même  Credo  il  concluait  pour  sa 
patrie  et  pour  la  guerre  : 

Je  ne  crois  pas  que  le  chauvinisme  jaloux  et  apeuré  ait  jamais  été  plus 
que  la  frange  sale  du  pacifisme  anglais,  et  je  proclame  ma  foi  sacrée  que 
ma  patrie  est  entrée  en  guerre,  non  par  peur,  ni  par  espoir  d'agrandisse- 
ment, mais  parce  qu'elle  le  doit,  pour  l'honneur,  pour  la  démocratie,  et 
pour  l'avenir  de  l'humanité. 

Depuis  le  jour  où  il  eut  atteint  cette  conclusion,  Galsworthy 
n'a  plus  cessé  d'exprimer  sa  propre  détermination  de  mener  la 
guerre  jusqu'au  bout  et  d'inculquer  à  ses  compatriotes,  particu- 
lièrement à  ces  pacifistes  parmi  lesquels  il  se  rangeait  naguère, 
une  résolution  semblable  à  la  sienne. 

Il  a  voulu  aussi  expliquer  le  caractère  de  ses  compatriotes 
aux  étrangers,  aux  neutres.  Et  c'est  ainsi  que,  l'année  dernière, 
il  était  amené  à  écrire  pour  une  revue  d'Amsterdam  un  article 
qu'il  intitulait  Diagnostic  de  l'Anglais.  Il  ne  semble  pas  que  cet 


328  REVUE    DES    DEUX   MONDE8.; 

article  ait  pénétré  chez  nous,  et  c'est  dommage.  Il  nous  inté- 
resse au  premier  chef,  car  il  émane  d'un  romancier  qui  s'est 
révélé  le  juge  le  plus  pénétrant,  le  plus  indépendant  aussi,  du 
caractère  national,  que  l'Angleterre  ait  produit  depuis  Meredith. 
Et  puis,  ce  diagnostic  est  tout  dirigé  vers  la  solution  que  nous 
cherchons.  Galsworthy  établit  que  l'Anglais  est,  surtout  par  sa 
faute,  mal  connu  sur  le  continent,  que  d'ailleurs  il  se  connaît 
mal  lui-même.  Or,  il  est  une  des  principales  valeurs  de  la 
guerre  européenne,  et  il  est  nécessaire  de  saisir  son  caractère 
pour  pronostiquer  l'issue  de  la  lutte. 

Il  est  impossible  de  suivre  d'un  bout  à  l'autre  l'analyse  que 
nous'  offre  Galsworthy,  et  d'ailleurs  le  regret  qu'on  a  d'omettre 
un  bon  nombre  de  considérations  tirées  du  tempérament  phy- 
sique, du  climat,  de  la  géographie,  des  Public  Schools  et  des 
institutions  politiques,  est  amoindri  par  la  pensée  que,  depuis 
les  Notes  sur  l'Angleterre  de  Taine  et  les  travaux  de  Boutmy,  sans 
parler  des  belles  études  récentes  d'André  Chevrillon,  de  sem- 
blables remarques  sont  familières  en  France.  Contentons-nous 
de  glaner  quelques  avis  donnés  au  passage. 

D'abord,  «  il  ne  faut  pas  juger  l'Anglais  sur  sa  presse,  qui, 
recrutée,  à  quelques  exceptions  près,  parmi  ceux  qui  ne  sont  pas 
des  Anglais-types,  est  bien  des  fois  trop  montée  en  couleur 
pour  représenter  le  véritable  esprit  anglais...  Il  ne  peut  pas  non 
plus  être  jugé  sur  la  partie  de  sa  littérature  qui  est  le  mieux 
connue  sur  le  continent.  L'Anglais  proprement  dit  est  inca- 
pable d'expression  ;  il  est  inexprimé.  »  Et  ici,  Galsworthy  se 
trouve  en  parfait  accord  avec  Kipling  pour  reconnaître  qu'un 
des  traits  caractéristiques  de  l'Anglais  est  la  répression  de  la 
personnalité  enseignée  comme  un  devoir  dans  les  Public 
Schools  :  «  Ne  montrez  jamais  vos  sentimens,  —  les  montrer 
n'est  pas  viril  et  assomme  autrui.  Ne  criez  pas  quand  vous  vous 
faites  mal,  car  cela  vous  rend  insupportable  aux  autres... 
Évitez  toute  emphase  de  parole  et  de  manière,  sous  peine  de 
vous  faire  moquer  de  vous.  »  Cette  maxime  est  suivie  à  tel 
point  que,  sauf  dans  sa  presse,  l'Anglais  a  l'habitude  de  tout 
atténuer  (understate). 

Les  étrangers  s'y  trompent,  —  n'a-t-il  pas  été  dit  au  début 
de  cet  article  que  nous  autres,  Français,  avons  pu  nous  en 
étonner  et  presque  nous  en  scandaliser?  —  et  ils  appellent 
indifférence  ce  qui  est  peur  de  l'effet  et  de  l'éclat.  Kipling,  de 


LA    GUERRE    VUE    PAR    LES    ECRIVAINS    ANGLAIS.  329 

son  côté,  avait  été  frappé,  dans  son  séjour  en  France,  des 
fâcheuses  interprétations  que  nous  donnions  à  ces  litotes 
anglaises  :  «  S'il  nous  est  difficile  de  comprendre  les  Français, 
écrivait-il,  il  est  plus  difficile  encore  pour  les  Français  de  nous 
comprendre.  Je  ne  les  en  blâme  pas.  Par  exemple,  vous  vous 
rappelez  S...  causant  de  cette  infernale  affaire  que  nous  avons 
eue  en  avril  dernier.  Impossible  de  lui  en  faire  dire  plus  que  : 
'Twas  damned  unhealthy .  (C'était  diablement  malsain.)  Et  il  est 
comme  nous  tous  Anglais.  Et  que  diable  voulez-vous  que  les 
Français  fassent  de  cela?  Nous  sommes  tous  aussi  inarticulés 
que  nous  l'étions  à  notre  premier  jour.  » 

Ne  nous  méprenons  donc  pas  sur  ce  tour  de  langage  qui  est 
un  trait  de  caractère,  et  cessons  d'y  voir  un  manque  de  convic- 
tion, de  sérieux  ou  d'intensité.  Galsworthy  en  tire  au  contraire 
argument  de  force  latente.  Et  il  estime  qu'il  faut  de  même 
mettre  au  nombre  de  nos  raisons  de  confiance  la  lenteur  de 
décision  et  de  mouvement  de  ses  compatriotes.  Enfin,  rassem- 
blant toutes  les  caractéristiques  diverses  qu'il  a  relevées  chez 
l'Anglais,  il  aboutit  à  cette  conclusion  qui  vaut  d'être  signalée  : 

Il  faut  qu'on  mette  une  chose  sous  le  nez  d'un  Anglais  pour  qu'il  se 
décide  à  agir.  Faites-le  et  il  continuera  d'agir  après  que  tous  les  autres  se 
seront  arrêtés.  Il  vit  beaucoup  dans  le  moment  présent  parce  qu'il  est 
essentiellement  un  homme  pratique,  et  non  un  homme  d'imagination.  Son 
manque  d'imagination  le  rend,  au  regard  du  philosophe,  un  peu  ridicule. 
Dans  les  affaires,  cela  lui  nuit  au  départ,  mais  une  fois  qu'il  s'est  mis  en 
train,  cela  lui  donne  une  incalculable  force  d'endurance.  L'Anglais,  en 
partie  par  manque  d'imagination  et  de  sensibilité  nerveuse,  en  partie  par 
aversion  innée  des  extrêmes  et  par  habitude  de  réduire  au  minimum  toute 
expression  de  ses  sentimens,  est  l'exemple  parfait  de  la  conservation  de 
l'énergie...  Il  a  besoin  d'être  convaincu  et  il  faut  un  tas  de  preuves  pour  le 
convaincre.  11  absorbe  les  idées  lentement,  à  contre-cœur;  il  préfère  ne 
rien  imaginer  du  tout,  à  moins  d'y  être  obligé,  mais  à  proportion  de  la  len- 
teur avec  laquelle  il  s'avance  est  la  lenteur  avec  laquelle  il  recule  !... 

Pour  la  situation  particulière  à  laquelle  l'Anglais  doit  aujourd'hui  faire 
face,  il  est  terriblement  bien  adapté.  Parce  qu'il  a  si  peu  d'imagination,  si 
peu  de  faculté  d'expression,  il  économise  ses  nerfs  tout  le  temps.  Parce 
qu'il  ne  se  jette  jamais  aux  extrêmes,  il  économise  son  énergie  de  corps 
et  d'âme.  Preuve  a  été  faite  depuis  six  mois  (1)  que  les  hommes  de  toutes 
les  nations  sont  à  peu  près  également  doués  de  courage  et  d'esprit  de  sacri- 
fice ;   c'est  d'autres  qualités   que  l'on  doit  attendre   la  victoire  dans  une 

(1;  Ceci  était  écrit  au  début  de  1915. 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

guerre  d'épuisement.  L'Anglais  ne  s'analyse  pas,  il  ne  médite  pas,  ni  ne 
voit  plus  loin  devant  lui  qu'il  n'est  nécessaire,  et  il  lui  faut  son  bout  de 
plaisanterie.  Ce  sont  là  des  avantages  effrayans  et  merveilleux... 

Quand  commença  cette  guerre,  l'Anglais  frotta  ses  yeux  tout  embués 
de  pacifisme.  Il  se  les  frotte  encore  un  peu,  mais  de  moins  en  moins 
chaque  jour.  Profondément  épris  de  paix  par  habitude  et  par  tradition,  il 
comprend  vraiment  aujourd'hui  qu'il  est  plongé  dans  la  guerre  jusqu'au 
cou.  Pour  quiconque  le  connaît  bien,  c'est  quelque  chose  (1)! 

On  doit  avouer  franchement  que,  du  point  de  vue  esthétique,  l'Anglais 
privé  de  lumières  et  d'ombres,  vêtu  d'un  complet  marron,  et  surhumai- 
nement  d'aplomb  sur  ses  pieds,  n'est  pas  trop  attrayant.  Mais  pour  la 
lente  besogne  de  la  guerre  actuelle,  usante,  déchirante  et  terrible,  l'Anglais 
qui  se  bat  de  son  propre  gré,  qui  manque  d'imagination,  humoriste, 
combatif,  pratique,  jamais  porté  aux  extrêmes,  optimiste  muet  et  invé- 
téré, et  terriblement  tenace,  est  sans  aucun  doute  équipé  pour  la  victoire. 

Paroles  réconfortantes,  et  d'autant  plus  clignes  de  foi  qu'elles 
partent  d'un  homme  moins  disposé  à  l'illusion  patriotique, 
qui  dans  toute  sa  carrière  de  romancier  a  pesé  sans  indulgence 
le  bon  et  le  mauvais  du  caractère  national  et  qui,  le  connais- 
sant du  dedans,  l'a  jugé  avec  l'impartialité  d'un  étranger. 

Mais  la  conclusion  à  laquelle  atteint  Galsvvorthy  est  au  fond 
la  même  où  aboutissent  les  quelques  écrivains  dont  il  a  été 
parlé,  si  divers  que  soient  leurs  tempéramens  et  leurs  points  de 
vue.  Shaw  lui-même,  pour  qui  sait  lire  sa  vraie  pensée  sous 
ses  sarcasmes,  ne  fait  pas  exception.  Et  une  affirmation  de 
foi  semblable  sort  des  pages  d'une  multitude  d'autres  hommes 
de  lettres,  prosateurs  ou  poètes,  qui  n'ont  pu  malheureusement 
trouver  place  dans  ce  choix  trop  restreint  et  un  peu  arbitraire  : 
Thomas  Hardy,  Edmund  Gosse,  Arnold  Bennett,  Jérôme  K. 
Jérôme,  Gonan  Doyle,  Hilaire  Belloc,  Maurice  Hewlett,  Laurence 
Bynion,  pour  n'en  citer  que  quelques-uns.  Tous  s'entendent 
pour  réclamer  que  la  guerre  soit  conduite  sans  fléchir  jusqu'au 
bout  et  pour  qu'elle  soit  décisive.  Tous  sont  d'accord  pour  croire 
que  l'Angleterre  est  pour  sa  part  capable  de  la  mener  à  bonne 
fin,  et  aucun  d'eux  ne  doute  un  instant  que,  ce  que  l'Angleterre 
peut,  elle  ne  le  veuille. 

Emile  Legouis. 

(1)  En  français  dans  le  texte. 


LA  VIE  CHÈRE 


II 

CHEZ  NOS  ENNEMIS 


«  Beaucoup  d'Allemands  du  Nord,  écrivait  récemment,  dans 
le  Berliner  Tageblatt,  M.  Théodor  Wollf,  ne  se  trouveront  pas 
mal  de  modérer  leur  consommation  de  beurre  ;  car,  dans  ce 
pays,  les  personnes  que  l'indigence  ne  préserve  pas  des  excès 
de  nourriture  sont  souvent  affligées  d'une  monstrueuse  obésité. 
Il  y  a  des  peuples  qui  savent  se  nourrir  et  qui  ne  voient  pas  la 
nécessité  d'ajouter  du  beurre  au  fromage.  » 

Il  y  en  a,  n'en  doutez  pas,  monsieur  Wollf,  et  parmi  ces 
peuples  figuraient  les  Allemands  de  naguère  ;  puisque  l'Alle- 
mand de  1914  mangeait  le  double  de  ce  que  mangeait  celui 
de  1870.  Les  chiffres  le  prouvent  sans  réplique,  et  les  hommes 
politiques  d'outre-Rhin  le  constataient,  non  sans  orgueil,  avant 
la  guerre. 

I 

C'est  assez  dire  que,  si  les  jeunes  générations  nées  au  sein 
de  cette  abondance  récente,  si  même  les  vieilles  gens  qui 
s'étaient  graduellement  accoutumés  à  ce  bien-être  croissant, 
éprouvent  quelques  tiraillemens  d'estomac  à  perdre  en  quelques 
mois  les  satisfactions  de  bouche  qu'ils  avaient  gagnées  en  un 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  avril  1916. 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

demi-siècle,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'Allemagne  actuelle 
pourrait  être  sevre'e  de  beaucoup  de  vivres  sans  être  «  affamée,  » 
ni  en  danger  de  souffrir  de  la  faim. 

Nous  savons  tous  d'ailleurs  que  les  inte'rêts  matériels  ne 
comptent  plus  dans  cette  guerre  ;  l'Allemagne  a  sacrifié  les 
siens  aux  rêves  d'une  ambition  morbide,  et  nous  ne  nous  sou- 
cions plus  des  nôtres,  maintenant  que  le  sang  de  nos  fils  a  été 
répandu  à  flots.  Ce  ne  sont  ni  les  embarras  économiques,  ni  le 
manque  d'argent  qui  mettront  fin  à  la  lutte;  ce  ne  sera  pas 
davantage  la  pénurie  des  armes  et  des  munitions,  puisque,  des 
deux  côtés,  elles  se  multiplient  sans  cesse  ;  mais  ce  sera  un 
jour  l'inégalité  d'effectifs  des  armées  belligérantes,  parce  que  les 
hommes  ne  se  fabriquent  pas  et  ne  se  renouvellent  pas  comme 
les  choses.  Ce  jour-là,  l'Allemagne  qui,  la  première,  déchaîna 
le  «  nombre  »  et  triompha  par  lui,  sera  vaincue  par  le 
«  nombre  »  à  son  tour. 

Jusqu'ici,  notre  blocus,  suscitant  chez  nos  ennemis  la  hausse 
de  nombreuses  marchandises,  provoque  seulement  une  certaine 
gêne  et  entretient  un  mécontentement  assez  naturel  parmi  la 
foule  germanique,  qui  ne  comprend  pas  pourquoi  la  guerre 
dure  toujours,  puisque  les  Alliés  sont,  lui  dit-on,  depuis  long- 
temps terrassés. 

Ce  blocus,  en  raison  des  ménagemens  dus  aux  neutres,  fut 
ultra-bénin  tout  d'abord  :  d'août  1914  à  mai  1915,  durant  les 
dix  premiers  mois  de  guerre,  l'exportation  d'Allemagne  en 
Amérique  avait  à  peine  diminué  de  moitié,  par  rapport  aux 
dix  mois  correspondans  de  1913-1914.  Mais,  si  l'on  envisageait 
le  mois  de  mai  isolément,  elle  n'avait  plus  été  que  de  15  mil- 
lions de  francs  en  1915  contre  75  millions  en  1914.  Pour 
l'importation  des  Etats-Unis  en  Allemagne,  à  ne  considérer  que 
les  statistiques,  elle  était  tombée  à  presque  rien;  mais  les 
cotons,  les  laines  et  les  blés  faisaient  un  détour  et  entraient  par 
les  petites  portes  Scandinaves  et  hollandaises.  Avec  une  man- 
suétude, que  d'aucuns  de  ses  dirigeans  dans  le  Cabinet  taxaient 
de  duperie,  l'Angleterre  attendit  jusqu'à  fin  septembre  prur 
déclarer  que  «  le  pavillon  ne  couvrirait  plus  la  marchandise.  » 

Les  Allemands,  eux,  avaient  crié  bien  avant  qu'on  ne  les 
écorchàt  ;  c'est  même  une  contradiction  piquante  que  celle  du 
gouvernement  de  Berlin  :  s'il  veut  protester  contre  le  blocus  et 
réclamer  la  liberté  des  mers,  il  laisse  entendre  que  le  pays  est 


LA    VIE    CHÈRE.  333 

affamé  et  manque  de  tout;  s'il  est  question  de  la  durée  de  la 
guerre  et  des  chances  de  victoire,  il  annonce  que  l'Allemagne 
ne  manque  de  rien  et  pourra  tenir  indéfiniment. 

En  tout  cas,  si  l'on  pouvait  faire  du  pain  avec  des  lois, 
l'Allemagne  en  aurait  à  revendre,  car  ce  n'est  point  de  lois  sur 
les  denrées  et  marchandises  que  l'on  chôme  en  Germanie 
depuis  le  début  des  hostilités;  et  ce  n'est  pas  non  plus  d'  «  asso- 
ciations, »  de  «  conseils,  »  d'  «  offices,  »  de  «  comités,  » 
de  Kriegswirthschaftsgeselleschaften,  «  centrales  d'achats  de 
guerre.  »  Ces  bureaux  copieux,  —  il  en  est  plus  d'une  centaine 
peut-être,  —  où  brille  ce  que  nos  voisins  appellent  complai- 
samment  «  leur  génie  d'organisation,  »  sont  composés  partie 
de  fonctionnaires,  partie  de  professionnels  de  bonne  volonté, 
chargés  d'inventorier,  acheter,  réquisitionner,  transformer, 
répartir,  contrôler,  taxer,  vendre  et  rationner  la  plupart  des 
alimens  et  des  matières  premières. 

Tous  participent  des  pouvoirs  dictatoriaux  dont  le  Conseil 
fédéral  a  été  investi  par  la  loi  initiale  du  4  août  1914,  que  des 
lois,  décisions  ou  décrets  postérieurs  sont  venus  peu  à  peu  pré- 
ciser, étendre  ou  corriger.  «  Il  y  a  déjà  eu  dix  ordonnances  sur 
les  pommes  de  terre,  disait  au  Landtag  le  ministre  de  l'Agri- 
culture prussien.  Il  n'est  certainement  pas  agréable  de  prendre 
toujours  de  nouvelles  ordonnances.  La  critique  est  facile,  et  l'on 
est  beaucoup  plus  avisé  lorsqu'on  sort  de  la  salle  des  délibéra- 
tions que  lorsqu'on  y  entre...  »  Ce  colossal  effort  de  bureau- 
cratie, quelque  louable  qu'il  puisse  être,  ne  mérite  pas  l'admi- 
ration béate  où  les  Allemands  se  sont  complu  devant  les  rouages 
compliqués  de  leur  appareil  disciplinaire. 

A  entendre  M.  Walther  Rathenau,  fils  du  fondateur  de  la 
grande  Société  d'électricité,  —  Allgemeine  Elektric  Gesellschaft, 
—  conférencier  sur  les  «  Centrales  »  d'achat  devant  un  audi- 
toire respectueux,  on  croirait  que  le  groupe  de  techniciens- 
patriotes  dont  il  fut  le  chef  a  sauvé  l'Allemagne  de  la  disette  et 
permis  au  printemps  de  1915  le  succès  de  son  offensive  en 
Galicie.  Tout  au  contraire,  si  l'on  écoute  les  plaintes  des  com- 
merçans,  la  «  Société  centrale  d'achats»  aurait  commis  nombre 
d'erreurs,  renchéri  les  prix  en  opérant  des  déplacemens  inu- 
tiles de  marchandises  et  diminué  la  qualité  des  produits  mis  en 
vente,  pour  n'en  avoir  pas  pris  le  soin  nécessaire  en  magasin. 
Dans  un   pays  où  l'Est   ruraj    et   producteur    devait   nourrir 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Ouest  industriel  et  consommateur,  la  question  des  denrées 
était  pour  beaucoup  une  affaire  de  répartition. 

Or,  le  soi-disant  «  génie  d'organisation,  »  prompt  à  prendre 
un  pavé  pour  tuer  une  mouche,  a  surtout  institué  quelques 
paniques  qui  ont  réjoui  les  Alliés.  Il  manquait  à  l'Allemagne, 
l'an  dernier,  environ  23  millions  de  quintaux  de  froment 
qu'elle  achetait  habituellement  à  l'étranger  ;  mais  comme  elle 
avait  supprimé  ses  exportations  de  seigle,  dont  elle  récolte  sur 
son  territoire  110  à  115  millions  de  quintaux,  elle  se  trouvait, 
avec  les  40  millions  de  quintaux  de  froment  de  son  propre  sol, 
être  seulement  en  déficit  d'une  quinzaine  de  millions  de  quin- 
taux de  grains,  défalcation  faite  des  semences,  pour 
l'année  1914-1915,  sur  sa  consommation  de  160  millions  du 
temps  de  paix. 

Ce  déficit  théorique  et  positif,  accru  par  le  gaspillage  inévi- 
table des  réquisitions  de  guerre,  par  les  lenteurs  de  transport 
d'un  point  à  l'autre  de  l'Empire,  par  le  peu  de  goût  qu'éprou- 
vaient pour  le  pain  bis  les  consommateurs  de  pain  blanc,  finit 
par  aboutir  au  rationnement,  aux  cartes  de  pain  et  à  la  fabri- 
cation du  fameux  pain  de  seigle  presque  «  complet,  »  dit  KK 
{Kartoffel,  pomme  de  terre,  et  Korn,  seigle),  dont  la  fécule  de 
pomme  de  terre  alourdissait  et  affadissait  la  pâte. 

Cette  réglementation  effrayante  avait  organisé  surtout  la 
dissimulation  et  le  secret;  si  bien  qu'à  l'été  de  1915  les  auto- 
rités ne  purent  même  pas  se  rendre  compte  exactement  de  la 
récolte.  En  août,  «  on  trouvait,  dit  le  directeur  de  la  Société  des 
Céréales  de  guerre,  10  millions  et  demi  de  tonnes;  c'était  bien 
peu,  on  comptait  sur  14  à  15  ;  le  16  novembre,  nouveau  recen- 
sement encore  inférieur.  Les  statistiques  officielles  estimaient 
à  900  000  hectares  la  diminution  de  la  surface  cultivée  en  blé, 
ce  que  les  agriculteurs  déclaraient  impossible.  »  De  fait,  les 
déclarations  de  la  culture,  lors  de  l'inventaire  initial  des  blés, 
furent  partout  reconnues  fausses  et  inférieures  à  la  réalité, 
lorsqu'en  février  les  introductions  de  blé  roumain  eurent 
dissipé  les  craintes  de  disette. 

La  disette  n'intéressait  pas  les  15  millions  de  producteurs 
vivant  de  leur  propre  exploitation,  parce  que  la  quantité  de 
9  kilos  de  céréales  à  pain,  par  personne  et  par  mois,  qui  leur 
est  concédée  par  les  ordonnances,  n'est,  pour  ces  détenteurs  du 
stock,  capables  de  se  servir  eux-mêmes,  qu'une  vaine  formalité. 


LA    VIE    CHÈRE.  335 

Les  30  millions  de  population  qui  reçoivent  la  farine  de  leur 
commune  sont  moins  à  l'aise,  et  les  20  millions  d'habitans  des 
villes,  servis  par  l'Office  impérial  des  grains,  ne  le  sont  plus  du 
tout  :  les  cartes  de  pain,  à  Brème,  donnaient  droit,  le  15  mars 
dernier,  à  1725  grammes  par  semaine  et  par  tête  ;  à  Munich,  à 
1687  grammes;  c'est  moins  de  moitié  de  la  consommation 
normale  du  temps  de  paix. 

Gomme  ces  quantités  seraient  insuffisantes  pour  les  ouvriers, 
des  supplémens  sont  accordés  à  ceux  qui  se  livrent  aux  travaux 
pénibles.  A  Berlin,  600  000  cartes  sont  ainsi  distribuées,  don- 
nant droit  à  un  surplus  de  105  grammes  par  jour;  la  ration 
atteint  alors  437  grammes.  La  qualité  de  ce  pain  parait  inquié- 
tante lorsqu'on  le  voit  coté  0,45  centimes  le  kilo  dans  la  même 
localité  où  la  farine  se  vend  1  fr.  65.  L'écart  entre  les  deux 
chiffres  est  significatif;  il  est  vrai  qu'il  existe  de  la  «  farine  de 
paille  »  à  0,32  centimes,  que  la  farine  de  maïs  ne  vaut  que 
1  fr.  10  le  kilo  et  qu'avec  les  «  ilocons  de  maïs  »,  à  0,55  cen- 
times le  kilo,  on  fait  une  espèce  de  panade  très  nourrissante. 

Les  listes  de  prix  des  vivres  qui,  des  journaux  allemands  où  ils 
abondent,  passent  quotidiennement  dans  les  nôtres,  ne  donnent 
qu'une  idée  assez  confuse,  même  incohérente,  de  la  situation. 
Les  uns  sont  exagérés  et  tendancieux;  les  autres  sont  des  tarifs 
peu  sincères  parce  que  les  marchandises  auxquelles  ils  s'appli- 
quent, comme  le  pain,  ont  changé  de  nature.  A  Cologne,  à 
Chemnitz,  les  cuisines  roulantes  de  la  ville  circulent  de  onze 
heures  et  demie  à  une  heure  et  de  six  heures  et  demie  à  huit 
heures  du  soir,  dans  un  certain  nombre  de  rues  ;  elles  fournis- 
sent, nous  dit-on,  diner  et  souper  chaud  pour  une  somme 
minime.  En  effet,  le  conducteur  délivre  des  tickets  de  25  centi- 
mes donnant  droit  à  des  portions  d'un  litre.  Il  faudrait  y 
goûter  pour  savoir  ce  que  contient  ce  litre  et  s'il  n'y  a  pas  trop 
de  ces  «  succédanés  »  problématiques  dont  les  Allemands  sont 
si  fiers. 

Je  me  souviens  d'une  boutique  sur  laquelle,  durant  le  siège 
de  Paris  en  1870,  on  lisait  en  gros  caractères  :  «  Boucherie  de 
chien,  chat  et  rat.  »  Celle-là  ne  trompait  point  son  monde,  elle 
appelait  les  choses  par  leur  nom.  Suivant  le  système  qui  prévaut 
aujourd'hui  chez  nos  voisins,  elle  se  fût  appelée  :  «  Boucherie 
de  succédanés.  »  Car  le  succédané  alimentaire  n'est  pas,  comme 
on  essaie   de  nous  le  faire  croire,  une  invention   comestible, 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

mais  l'application  de  la  vieille  formule  :  «  Faute  de  grives  on 
prend  des  merles  »  et  même  des  moineaux. 

Leurs  orateurs  ont  beau  déclarer  que  «  la  science  et  la 
technique  allemande  ont  découvert  et  mis  en  pratique  de  nou- 
veaux produits  de  substitution  qui  nous  permettront  de  «  tenir  » 
et.  seront  après  la  guerre  une  richesse  durable,  »  croyez  bien 
que  les  bourgeois  cossus  d'outre-Rhin  ne  font  sur  leur  table 
aucun  usage  de  ces  produits  si  savamment  «  substitués.  »  Les 
citoyens  pauvres  ne  leur  témoignent  pas  moins  de  méfiance,  et 
c'est  par  contrainte  qu'ils  absorbaient  dans  leur  pain  le  son 
dont  les  animaux  étaient  privés.  Quant  à  ces  derniers,  vaches 
ou  chevaux,  incapables  de  protester  contre  les  fourrages  artifi- 
ciels, fabriqués  avec  un  mélange  de  sciure  de  bois,  que  leur 
préparait  1'  «  Association  de  fourniture  des  Agriculteurs,  »  ils 
maigrissaient  à  vue  d'œil.  Us  ne  se  sont  pas  mieux  trouvés  de 
la  merveilleuse  découverte  qui  consiste  à  amalgamer,  pour  le 
bétail,  de  l'ammoniaque  avec  du  sucre  et  de  la  levure.) 

II 

L'Allemagne  n'est  pas  en  danger  de  manquer  de  viande,  si 
l'on  en  croit  l'affirmation  de  M.  de  Bethmann-Holiweg  que, 
depuis  le  mois  d'avril  1915,  le  troupeau  s'était  accru  de  4  p.  100 
pour  les  moutons,  de  10  pour  100  pour  les  chèvres  et  de 
16  pour  100  pour  les  porcs,  dont  l'effectif,  disait  le  chancelier, 
était,  au  commencement  de  1916,  de  vingt  millions. 

On  admettra  pourtant  que  nos  ennemis  ne  sont  pas  fort  à 
leur  aise  en  voyant  leur  réglementation  touffue,  et  d'ailleurs 
contradictoire  sur  cet  article  :  les  variations  du  gouvernement 
à  ce  sujet  sont  pleines  d'indications  sur  les  espérances  et  les 
embarras  de  l'Allemagne,.  En  temps  de  paix,  ce  pays  importe 
40  pour  100  de  sa  consommation  fourragère;  c'est  la  pénurie  de 
fourrages  qui  a  engendré  la  crise  de  la  viande.  L'importation 
du  bétail,  sur  pied  ou  abattu,  ne  représentait  que  225  millions 
de  francs,  et  les  quantités  introduites  venaient  surtout  des 
Pays-Bas,  du  Danemark  ou  de  la  Suisse;  tandis  que  le  maïs, 
l'orge,  les  tourteaux  et  le  riz  faisaient  ensemble  plus  d'un  mil- 
liard de  francs. 

Au  début,  l'Allemagne,  estimant  que  la  guerre  serait  courte, 
que  les  stocks    nationaux  et   les  ressources  considérables   de 


LA    VIE    CHERE. 


337 


la  Belgique  et  du  Nord  de  la  France  devaient  parer  à  tous  les 
besoins,  ne  prit  aucune  précaution.  Après  la  bataille  des  Flan- 
dres il  devenait  évident  que  la  guerre  durerait  longtemps  et 
que  le  cheptel  germanique  subirait  une  assez  grande  diminution. 
La  disette  de  fourrages  imposait  d'ailleurs  l'obligation  de  sacri- 
fices immédiats.  L'élevage  bovin  étant  le  plus  précieux  et  le  plus 
difficile  à  reconstituer,  l'État  ordonna  Yabatage  en  masse  des 
porcs.  De  25  millions  en  1914.1e  chiffre  des  porcs  était  tombé, 
au  15  avril  1915,  à  16  millions  et  demi.  La  viande  ainsi  obtenue 
servit  à  constituer  des  provisions  et  tous  les  fourrages  dispo- 
nibles furent  réservés  aux  vaches  et  bœufs. 

Dans  l'été  de  1915,  le  resserrement  du  blocus  démontra 
que,  faute  de  fourrages,  les  bovins  allemands  allaient  périr; 
une  nouvelle  décision  fut  suggérée  aux  pouvoirs  publics  :  l'éle- 
vage des  porcs  fut  repris  d'une  manière  intensive,  et  l'on  sacri- 
fia les  bovins.  L'État  fournit  gratuitement  tout  ce  qu'il  put 
trouver  de  déchets  de  grains,  de  son,  etc.,  aux  éleveurs  qui 
passent  contrat  avec  lui,  et  les  sociétés  agricoles  excitent  leurs 
adhérens  à  profiter  de  ces  offres  :  «  La  livraison  de  la  pâture, 
dit  l'office  de  Brandebourg,  commencera  bientôt  pour  l'hiver 
1916-1917;  il  faut  avant  tout  que  l'élevage  des  truies  ne  péri- 
clite pas  dans  notre  province  !  » 

La  récolte  de  pommes  de  terre,  due  à  une  saison  favorable 
et  non  point  à  l'utilisation  décrétée  des  jardins  d'agrément  et 
des  cimetières  pour  la  culture  de  ce  tubercule,  facilita  l'élevage 
des  porcs  et  leur  accroissement,  beaucoup  plus,  croyons-nous, 
que  le  Statut  de  la  nourriture  du  28  octobre,  où  étaient  édictés 
«  deux  jours  sans  viande,  deux  jours  sans  graisse,  un  jour 
avec  viande,  mais  sans  porc.  » 

Ce  maigre  laïque,  qui  défraya  les  conversations  et  les 
gazettes,  ne  donna  pas  les  résultats  attendus  parce  que,  les 
ménages  échappant  à  tout  contrôle  de  l'autorité,  il  était  difficile 
de  surveiller  l'observance  de  ces  menus  de  pénitence  et  l'on  ne 
tarda  pas  à  l'abandonner. 

Il  fallut  aussi  renoncer  aux  tentatives  d'introduction  détour- 
née de  viande  étrangère  devant  la  saisie,  par  l'Angleterre,  de 
quatre  navires  qui  apportaient  en  Danemark  la  viande  de 
Chicago.  L'affaire  avait  été  pourtant  bien  machinée  :  des  agens 
allemands  étaient  venus  s'installer  dans  des  hôtels  de  Copen- 
hague ;  ils  y  avaient  constitué   une  société  danoise,  ou  mieux 

TOME    XXXIII.    —    1916.  -* 


338  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

s'étaient  introduits  dans  des  sociétés  locales,  déjà  connues  pour 
leur  trafic  d'importation.  Sous  le  pseudonyme  innocent  de 
Davis,  ou  autres  désinences  anglaises,  des  càblogrammes,  dont 
la  censure  britannique  découvrit  les  véritables  expéditeurs, 
étaient  envoyés  en  Amérique  :  les  uns,  de  Copenhague,  donnant 
des  ordres  de  livraison  à  Gènes  ;  les  autres,  de  Rotterdam,  pour 
des  chargemens  soi-disant  destinés  aux  ports  Scandinaves;  d« 
façon  à  laisser  inconnu,  jusqu'au  dernier  moment,  le  point 
d'atterrissage  qui  serait  jugé  le  plus  favorable  pour  le  transit. 

Un  code  spécial  avait  été  inventé,  —  le  mot  «  arnham  » 
voulait  dire  «  vaisseau  pour  Copenhague,  »  —  et  les  grandes 
banques  de  Berlin,  Dresde  et  Francfort  avaient  accumulé  de 
larges  crédits  à  New- York.  La  ligne  Holland-America  ayant 
refusé  les  chargemens  de  viande,  parce  que  les  affréteurs  ne 
pouvaient  naturellement  lui  garantir  qu'ils  ne  seraient  pas 
réexportés,  les  maisons  allemandes  des  États-Unis  proposèrent 
à  différentes  compagnies  de  faire  naviguer  pour  la  circonstance 
quelques-uns  de  leurs  bateaux  sous  pavillon  américain.  Ces 
offres  ayant  été  déclinées,  une  compagnie  spéciale  fut  formée 
tout  exprès  pour  ce  trafic  ;  mais  ses  premiers  cargos  furent 
arrêtés  et  déclarés  de  bonne  prise  en  Angleterre,  malgré  les 
protestations  du  syndicat  des  usines  de  viande  de  Chicago,  et  nos 
ennemis  durent  renoncer  à  ce  mode  d'approvisionnement. 

L'Allemagne,  d'après  ses  statistiques,  était  avant  la  guerre, 
par  rapport  à  sa  population,  plus  riche  en  espèce  bovine  que  les 
autres  nations  du  continent  :  301  animaux  dont  163  vaches 
laitières  par  10  000  habitans  ;  la  France  seule  lui  était  supé 
rieure,  avec  371  bovins  dont  196  vaches  à  lait.  Un  détail  permet 
d'apprécier  combien  ce  cheptel  germanique  est  en  décroissance  : 
en  deux  mois  de  l'automne  dernier,  les  abattoirs  de  Berlin  ont 
vu  passer  53  000  têtes,  au  lieu  de  36000  en  1914  et  de  15000  en 
1913. 

Les  animaux  abattus  ne  sont  pas  aussi  gras  que  précédem- 
ment. La  Bavière,  qui  exporte  son  bétail  vers  la  Prusse,  — on 
lui  reproche  même  de  l'exporter  trop  chichement, —  fait  obser- 
ver, dans  un  document  officiel,  que  «  l'on  ne  saurait  exiger  des 
bœufs  la  même  qualité  qu'en  temps  de  paix.  »  Les  prix  sont 
partout  en  hausse,  mais  avec  de  sensibles  différences  :  la  livre 
de  bœuf,  qui  valait  au  mois  de  mars  à  Berlin  3  francs,  n'en 
valait  que  2  à  Munich  et  1  fr.  85  à  Karlsruhe. 


LA    VIE    CHÈRE. 


339 


Or  cette  même  viande  coûtait  moitié  il  y  a  un  an  et  moins 
de  moitié  en  1914.  La  cherté  est  chose  relative;  pour  bien 
apprécier  celle  qui  sévit  aujourd'hui  au  delà  du  Rhin,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  le  prix  de  la  vie  en  général,  quoiqu'il  se 
fût  élevé  depuis  quinze  ans,  était  beaucoup  plus  bas  que  chez 
nous,  comme  d'ailleurs  les  salaires  restaient  inférieurs  aux 
nôtres.  Une  enquête  faite  à  Brème  en  décembre  dernier  par  le 
Syndicat  des  métiers,  chez  787  ménages  ouvriers,  constate 
qu'un  tiers  d'entre  eux  gagnaient  moins  de  31  francs  par 
semaine  et  130  moins  de  25  francs.  Rien  d'étonnant  si  une 
cinquantaine  déclarent  ne  pas  consommer  de  viande.  Chez  les 
735  autres  qui  en  achètent,  cet  aliment  représente  1  fr.  25  par 
semaine  et  par  tête;  la  graisse  (beurre  et  margarine)  compte 
pour  1  franc.  Dans  une  famille  de  cinq  personnes,  le  double- 
ment du  prix  de  ces  deux  seuls  articles  se  traduit  par  plus  de 
11  francs  par  semaine  ou  par  une  restriction  de  moitié  dans 
leur  consommation. 

L'autorité  les  incline  d'ailleurs  à  cette  dernière  solution  et 
même  la  leur  prescrit,  puisque  les  cartes  de  rationnement, 
instituées  à  Berlin  fin  février,  donnent  droit  à  une  livre  et 
demie  de  viande  et  à  une  demi-livre  de  graisse  de  porc  par 
quinzaine  et  par  personne;  on  ne  peut  pénétrer  qu'à  certain 
jour,  suivant  la  couleur  de  sa  carte,  chez  le  charcutier  ou  la 
bouchère. 

Celle-ci  se  plaint  de  ne  pas  gagner  sa  vie  :  «  On  ne  se  fait 
pas  idée,  dit-elle,  de  ce  que  nous  y  mettons  de  notre  poche 
avec  le  porc  municipal...  ;  attendez,  si  la  guerre  dure  encore  un 
an,  les  cliens  mendieront  un  morceau  de  viande.  »  En  atten- 
dant, le  jambon  se  paie,  à  Leipzig,  5  fr.  40  la  livre  depuis 
avril,  le  porc  frais  et  le  lard  4  fr.  60,  le  boudin  4  francs.  En  un 
mois,  l'augmentation  a  été  de  8  pour  100  et  l'on  s'attend  à  voir 
restreindre  la  fabrication  des  saucisses;  ce  qui,  dans  un  pays 
où  l'on  mangeait  deux  fois  plus  de  porc  que  chez  nous,  est 
aussi  grave  que  de  remanier  la  Constitution. 

Les  prix  ci-dessus  ne  sont  pas  les  maxima  officiels;  ces  der- 
niers sont  plus  bas  d'un  tiers,  tout  en  étant  supérieurs  encore 
de  80  pour  100  aux  chiffres  de  1913.  Seulement,  en  dépit  de 
l-'observation  minutieuse  à  laquelle  les  cours  sont  censés  soumis 
par  le  «  Bureau  central  d'examen  pour  les  prix  des  denrées 
alimentaires,  »  les  maxima  sont  peu  observés  :  comme   ils   ne 


340  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'appliquent  qu'aux  marchandises  indigènes,  il  ne  se  trouve 
plus  au  marché  que  de  la  viande  «  étrangère,  »  que  l'on  pouvait 
vendre  3  fr.  75  la  livre  quand  la  viande  du  pays  était  taxée  à 
1  fr.  80.  Les  choux  des  provinces  du  Nord  échappent  de  même 
à  la  taxe  en  s'offrant  comme  «  choux  du  Danemark.  »  Ailleurs, 
où  les  choux  sont  libres,  mais  où  les  pommes  de  terre  sont 
réglementées,  les  paysans  cèdent  leurs  pommes  de  terre  au 
cours  légal,  mais  à  condition  que  l'acheteur  prenne  un  chou 
qu'ils  ont  annexé  au  sac  et  qu'ils  font  payer  2  ou  3  francs. 

Depuis  que  les  fromages  allemands  sont  tarifés,  ils  ont 
disparu  des  boutiques,  les  seuls  qui  soient  en  montre  sont 
«  importés.  »  Il  faut  «  dénoncer  ces  faits  à  la  police,  »  disent 
les  journaux,  pleins  du  récit  des  ruses  et  artifices  employés 
pour  tourner  la  loi.  On  décide  que  certains  marchands  vendront 
uniquement  les  fromages  «  indigènes,  »  d'autres  les  «  étran- 
gers ;  »  que,  de  ces  derniers,  nul  n'en  pourra  introduire  que 
par  la  «  Société  centrale  d'achats  »  et  avec  son  autorisation. 

Remarquons,  entre  parenthèses,  que  ces  organismes  d'État 
ne  sont  pas  à  l'abri  de  tout  reproche,  puisque  le  directeur  de 
la  Centrale  de  lait,  à  Berlin,  a  été  condamné  à  500  marks 
d'amende,  en  février,  pour  mélange  quotidien  de  mille  litres 
de  lait  écrémé  au  lait  pur.  Le  ministre  de  l'Intérieur  prussien  a 
beau  stigmatiser,  dans  sa  circulaire  du  20  mars  dernier,  «  le 
trafic  usuraire  des  denrées;  »  le  Conseil  fédéral  a  beau  édicter 
pour  le  mois  courant  des  pénalités  renforcées,  un  an  de  prison, 
40  000  marks  d'amende,  privation  des  droits  civiques,  pour 
venle  au-dessus  des  maxima,  refus  de  livraison,  dissimulation 
ou  conservation  des  marchandises  qui  y  sont  sujettes,  etc.;  ces 
menaces  ne  prouvent  que  la  résistance  croissante  à  laquelle  se 
heurte  la  politique  de  coercition  et  l'impuissance  du  gouverne- 
ment à  se  faire  obéir,  quand  il  s'agit  d'un  objet  vraiment  rare. 
C'est  le  cas  des  graisses  et  huiles,  animales  ou  végétales,  sur 
lesquelles  la  «  Commission  de  guerre  »  a  la  haute  main  et 
qu'elle  se  procure  à  prix  d'or  :  tel  «  coco,  »  riche  en  glycérine, 
vendu  par  son  fabricant  d'Amsterdam  2  francs,  est  revendu, 
lorsqu'on  lui  a  fait  passer  en  fraude  la  frontière  du  Brabant, 
8  francs  le  kilo  aux  autorités  allemandes  de  Belgique.  Il  ne  se 
passe  pas  de  semaine  où  la  Hollande  ne  saisisse  des  matières 
grasses  dirigées  en  contrebande  vers  la  Germanie  :  tantôt  c'est 
un  stock  de  mastic  mélangé  à  de  l'huile  de  lin;  tantôt  ce  sont, 


LA    VIE    CHÈRE.  "341 

h  deux  jours  d'intervalle,  des  bateaux  charges  d'huile  pour 
400  000  et  500  000  francs  chacun,  qui  essaient  de  franchir  sur 
l'Escaut  le  cordon  douanier. 

C'est  en  effet  le  plus  souvent  par  eau  que  le  passage  est 
tenté  et  le  besoin  d'huile  de  l'Allemagne  est  si  grand  que,  pour 
s'en  procurer,  elle  fait  frauder  jusque  dans  les  caisses  à  eau  des 
remorqueurs  qui  regagnent  son  territoire  :  on  remplissait  ces 
caisses  moitié  d'huile,  moitié  d'eau,  et  les  vérificateurs  hollan^ 
dais  furent  quelque  temps  avant  de  s'apercevoir  de  la  super- 
cherie ;  les  contrôles  se  faisant  en  ouvrant  les  robinets  des 
caisses,  l'huile  surnage  et  l'eau  seule  apparaît. 

Les  huiles  et  suifs  alimentaires  étrangers  se  payant  cou- 
ramment 6  et  7  francs  le  kilo  aux  premières  stations  frontières, 
et  tel  ambassadeur  accrédité  à  Berlin  étant  obligé  d'envoyer 
chercher  en  Suisse,  à  Bàle,  l'huile  nécessaire  à  la  consomma- 
tion de  sa  maison  qu'il  ne  peut  se  procurer  autrement,  on 
s'explique  que  le  tarif  intérieur  de  3  fr.  50  pour  les  produits 
nationaux  similaires  soit  d'une  application  plutôt  pénible.  Ce 
serait  le  cas,  ou  jamais,  d'avoir  recours  à  ces  précieux  «  succé- 
danés »  qui  «  ont  si  bien  réussi,  affirme  un  ingénieur  alle- 
mand, qu'aujourd'hui  peu  d'industries  continuent  à  faire  usage 
de  leurs  matières  premières  originaires  et  que  l'on  pourrait 
même  livrer  certains  articles  aux  Alliés.  » 

Cet  ironiste  trouverait  l'utile  emploi  de  ses  facultés  de  rem- 
placement dans  le  domaine  des  graisses  et  huiles,  puisque 
l'Allemagne  importait  d'ordinaire  86  pour  100  des  graines 
oléagineuses  qu'elle  travaille,  et  qu'elle  a  réduit  l'an  dernier  la 
culture  de  ces  sortes  de  plantes.  On  se  borne  à  réquisitionner 
tous  les  corps  gras,  compris  les  savons.  Encore  ces  derniers 
sont-ils  indélicatement  truqués  par  les  introducteurs  :  «  Alors 
qu'un  bon  savon,  dit  la  Chemiker  Zeitung  du  1er  mars,  doit 
contenir  60  pour  400  de  graisse,  le  savon  qui  arrive  actuelle- 
ment de  l'étranger  n'en  contient  que  15  et  demi  pour  100.  » 
Or,  il  coûte  3  francs  à  3  fr.  75  le  kilo.  Français,  qui  gémissez 
de  payer  le  savon  de  Marseille  1  fr.  20,  au  lieu  de  0,65  centimes 
avant  la  guerre,  votre  sort  n'est-il  pas  enviable? 

En  attendant  que  l'on  soit  parvenu  à  obtenir  des  graisses 
avec  de  la  levure  (?),  ou  que  l'on  ait  dérobé  à  l'égout  les  eaux 
grasses  au  moyen  d'un  appareil  très  vanté,  les  journaux  d'outre- 
Rhin  se  bornent  à  recommander  aux  ménagères  de  s'inspirer, 


342  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

dans  leurs  fonctions  domestiques,  d'un  petit  tract  intitulé  :  La 
cuisine  avec  peu  de  graisse.  A  tous  les  citoyens  on  prêche  l'éco- 
nomie du  savon  dans  leur  toilette  :  «  C'est  un  préjugé  de  l'em- 
ployer en  abondance;  il  suffit  qu'il  touche  la  peau,  il  en  faut 
très  peu  pour  se  bien  laver.  » 

III 

«  Peut-on  dire,  demande  un  journaliste  allemand,  que  la 
population  de  Berlin  désire  très  vivement  ne  point  voir 
cinq  cents  femmes,  gardées  par  deux  agens  de  police,  attendre 
devant  la  porte  du  marchand  de  beurre?  Peut-on  dire  que  tout 
Berlinois  de  bon  sens  ne  considère  pas  cette  scène  comme  le 
complément  du  tableau  de  Berlin  en  temps  de  guerre?  »  La 
scène,  en  effet,  parut  si  peu  plaisante,  surtout  à  celles  qui 
devaient  la  jouer  régulièrement,  que  la  patience  leur  manqua; 
il  y  eut  pour  le  beurre  des  émeutes,  que  l'on  prit  à  tort  chez 
nous  pour  des  manifestations  politiques  ;  mais  tout  de  même, 
dans  ces  mutineries,  le  sang  coula. 

Le  beurre  coûte  officiellement  3  fr.  35  la  livre  dans  la  capi- 
tale prussienne,  où  il  se  vendait  2  francs  l'an  dernier.  Comme 
il  vaut  meilleur  marché  en  Wurtemberg  et  en  Bavière,  où  d'ail- 
leurs les  cartes  de  beurre  ne  donnent  droit  qu'à  125  grammes 
par  semaine,  les  polémiques  vont  leur  train  entre  confédérés, 
et  les  gens  du  Nord  reprochent  aigrement  aux  Bavarois 
l'égoïsme  qui  les  porte  à  faire  beurre  à  part.  A  quoi  les  gazettes 
de  Munich  ripostent  que,  si  le  beurre  fait  brèche  à  l'unité  poli- 
tique et  militaire  de  l'Empire,  c'est  que  Berlin,  où  il  s'en 
consommait  annuellement  15  kilos  par  tête,  —  cinq  fois  plus 
qu'en  Bavière,  —  «  tirait  80  pour  100  de  sa  subsistance  de 
l'étranger.  » 

En  effet,  l'Allemagne  importait,  en  1913,  55000  tonnes  de 
beurre.  De  la  Hollande  seule,  en  1915,  elle  a  tiré  28  000  tonnes 
qui  sans  doute  lui  manquent  aujourd'hui.  Sur  ce  chapitre,  la 
législation  germanique  en  est  revenue  au  «  chacun  pour  soi  »' 
du  Moyen  Age  :  les  Badois,  tout  en  se  plaignant  que  les  Wur- 
tembergeois  leur  refusent  du  beurre,  le  refusent  eux-mêmes  à 
l'Alsace-Lorraine  ;  les  juges  du  Grand-Duché  condamnent  à 
l'amende  le  marchand  de  Kehl  qui  transporte  du  beurre  à  Stras- 
bourg sans  une  autorisation,  que  du  reste  on  ne  délivre  guère. 


LA    VIE    CHERE. 


343 


Les  œufs  étaient  aussi  pour  l'Allemagne  un  article  d'impor- 
tation :  170  millions  de  kilos,  c'est-à-dire  quelque  3  milliards 
d'œufs,  lui  venaient  du  dehors.  L'Autriche-Hongrie  ne  pouvait 
en  fournir  que  la  moitié,  et  il  faut  croire  que  les  œufs  bulgares 
et  polonais,  qui  valaient  à  Francfort  récemment  200  francs  le 
mille,  ou  même  les  œufs  hollandais  à  22o  francs,  n'ont  pas 
suffi  à  remplacer  ceux  de  Russie,  puisqu'on  a  payé  couramment 
les  œufs  22  centimes  la  pièce  à  Berlin  cet  hiver,  en  dépit  des 
Centrales  d'achat  et  des  œufs  municipaux  à  18  centimes,  qui 
furent  épuisés  en  quinze  jours. 

Par  la  hausse  des  prix,  dont  on  vient  de  lire  le  détail,  on 
conçoit  que  le  prolétaire  allemand,  —  il  n'est  pas  question  des 
riches  pour  qui  la  cherté  n'est  qu'un  thème  à  conversations,  — 
a  dû  restreindre  la  quantité  de  ses  alimens  et  en  changer  la 
nature.  Fut-il  devenu  végétarien  par  nécessité,  il  n'aurait  pas 
le  choix  des  légumes  frais  ou  secs  :  les  choux,  les  carottes,  les 
épinards  ont  doublé  de  prix;  les  pois,  les  fèves,  les  haricots  ont 
triplé;  les  navets  et  le  riz  ont  quadruplé.  Il  est  possible  que  la 
spéculation  y  soit  pour  quelque  chose  ;  1'  «  organisation  »  et  la 
taxation,  qui  ont  fait  fuir  ces  denrées,  y  ont  eu  certainement 
grande  part. 

Il  existait  de  vieille  date  des  maxima  fixés  par  le  Conseil 
fédéral,  inférieurs  de  50  pour  100  à  la  moyenne  des  cours; 
mais  nul  n'en  tenait  compte.  En  Hesse,  où,  depuis  la  guerre, 
on  n'a  pas  appliqué  les  taxes,  les  marchés  se  trouvent  mieux 
approvisionnés.  A  Berlin,  depuis  le  mois  de  mars,  pour  remé- 
dier au  manque  absolu  de  choux,  on  a  suspendu  les  maxima 
sur  les  choux  étrangers.  «.  Par  une  série  de  mesures  inoppor- 
tunes, disait,  il  y  a  quelques  semaines,  le  baron  de  Wangenheim 
aux  fermiers  de  Poméranie,  non  seulement  un  grave  dommage 
a  été  causé  à  notre  agriculture,  et  le  marché  des  pommes  de 
terre  a  été  complètement  bouleversé;  mais  une  forte  inquié- 
tude a  été  jetée  parmi  les  consommateurs,  et  une  profonde 
amertume,  bien  justifiée,  a  gagné  les  producteurs.  »  Le  secré- 
taire d'État  Delbruck  avait  donc  quelque  raison  de  dire  que, 
«  pour  ces  articles,  les  questions  de  prix  et  de  réquisitions  sont 
particulièrement  compliquées.  » 

Mais,  quoique  l'administration  n'ait  pas  fait  une  fameuse 
besogne  et  n'ait  pu  transporter  de  l'Est  à  l'Ouest,  faute  de 
wagons,  des  quantités  assez  fortes  pour  unifier  les  prix,  l'abon- 


344  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

dance  est  telle  que  le  salut  des  classes  laborieuses  vient  en 
Allemagne  de  la  pomme  de  terre.  Elle  vaut  officiellement,  ce 
printemps,  17  centimes  le  kilo  à  Berlin,  ce  qui  nous  parait  bon 
marche'  et  ce  que  nos  ennemis  trouvent  cher,  parce  que  ce 
prix  est  le  double  des  anciens  et  aussi  de  ceux  actuellement 
pratiqués  dans  les  campagnes  de  Silésie  :  68  millions  d'habi- 
tans,  en  présence  d'une  récolte  de  54  millions  de  tonnes  en 
1915,  —  contre  44  millions  en  1914,  —  devraient,  semble-t-il, 
avoir  des  pommes  de  terre  à  discrétion  ;  et  l'on  s'étonne  que 
nos  ennemis  s'efforcent  d'en  importer  de  Pologne,  de  Cour- 
lande  et  de  Lithuanie. 

On  s'étonne  surtout  que  la  nouvelle  carte,  —  car  il  existe 
aussi  une  carte  de  pommes  de  terre  dans  les  grandes  villes. 
—  ne  donne  droit  qu'à  10  livres  tous  les  ,12  jours.  C'est  qu'une 
bonne  partie  de  ces  tubercules  sont  de  qualité  fourragère,  bonne 
pour  l'alimentation  des  bestiaux  plutôt  que  des  hommes;  c'est 
encore  que  les  réquisitions,  les  stocks  mal  conservés  par  les 
communes,  le  refus  de  vente  des  paysans  n'accélèrent  pas  la 
consommation. 

A  ces  pommes  déterre,  le  sel  ne  manquera  pas;  son  prix 
de  15  centimes  le  kilo  est  sans  changement  depuis  la  guerre. 
Le  sucre  est  à  peu  près  dans  le  même  cas  ;  l'Allemagne  en 
exportait  pour  170  millions  de  francs,  elle  était  très  fière  de 
cette  industrie;  la  surface  cultivée  en  betteraves  s'élant 
réduite  l'an  dernier  d'un  tiers,  il  en  est  résulté  une  hausse  du 
sucre  brut  de  25  à  38  francs  les  100  kilos,  suffisante  pour  dou- 
bler ou  tripler  les  dividendes  distribués  par  certaines  sucre- 
ries, mais  représentant  pour  l'acheteur  un  supplément  de 
13  centimes  seulement.  Toutefois,  les  quantités  disponibles 
répondent  maintenant  si  juste  aux  besoins,  que  les  Allemands 
ne  veulent  pas  laisser  sortir  de  sucre,  si  ce  n'est  en  Suisse  et 
contre  compensation.  La  moindre  spéculation  les  mettrait  dans 
la  gêne;  les  autorités,  qui  la  redoutent,  risquent  de  la  provo- 
quer en  recommandant  aux  brasseries  de  ne  donner  que  deux 
petits  morceaux  de  sucre  par  tasse  de  café. 

Du  café,  l'Allemagne  en  avait  des  stocks  importans  au 
début  de  la  guerre,  comme  il  convient  à  un  pays  qui  en  intro- 
duit pour  260  millions  de  francs  par  an  et  dont  le  café  au  lait 
constitue,  avec  la  bière,  la  boisson  nationale.  La  consomma- 
tion, loin  de  se  restreindre,  a  augmenté,  en  dépit  des  chimistes 


LA    VIE    CHERE. 


345 


qui    soutiennent,  mais    sans  succès,   qu'avec  la  chicorée  par- 
fumée d'une  légère  dose  de  caféine,  on  obtient  une  imitation 

parfaite. 

Les  négocians  hollandais  ou  Scandinaves,  seuls  importa- 
teurs, profitent  de  la  situation  et  les  prix  de  gros  ont  aujour- 
d'hui plus  que  doublé.  Au  détail,  le  café  torréfié,  —  la  vente 
en  vert  est  interdite,  —  coûte  3  francs  la  livre,  malgré  des 
droits  de  douane  très  modérés,  et  il  est  interdit,  sous  peine  de 
1  500  marks  d'amende  ou  de  six  mois  de  prison,  d'en  livrer 
plus  de  250  grammes  à  la  fois  par  acheteur.  Le  thé,  moins 
recherché,  vaut  5  francs,  et  il  est  à  noter  que  sur  tous  ces 
articles,  sur  le  cacao  par  exemple  qui  a  doublé,  la  part  du 
détaillant,  son  bénéfice  proportionnel  a  sensiblement  diminué., 

IV 

Quoique  l'alcool  soit,  en  Allemagne  comme  chez  nous, 
un  engin  de  guerre,  puisque  la  fabrication  de  l'éther  en  absorbe 
de  grosses  quantités,  son  prix,  de  193  francs  l'hectolitre  pour  la 
qualité  comestible,  n'est  rien  comparé  au.  nôtre.  Nos  voisins  le 
trouvent  aujourd'hui  exorbitant  parce  qu'il  n'était  avant  la 
guerre  que  de  80  à  87  francs.  Présentement  encore,  l'alcool 
d'éclairage  est  chez  eux  à  des  chiffres  très  abordables,  tandis 
que  le  pétrole  est  onéreux;  lorsque  les  réserves  de  la  société 
germano-américaine  commencèrent  à  s'épuiser  après  sept  ou 
huit  mois  de  guerre  et  que  l'on  eut  recours  aux  pétroles  de 
Roumanie,  les  prix  montèrent  de  100  pour  100. 

L'occupation  russe  n'avait  pas  causé  en  Galicie  autant  de 
dégâts  que  les  Allemands  le  redoutaient.  Dès  la  première 
moitié  de  mai  1915,  plusieurs  puits  furent  remis  en  exploita- 
tion ;  dix  jours  après  la  reprise  de  Krosno,  les  premiers  wagons 
de  benzine  et  d'huile  à  graisser  étaient  expédiés  sur  le  front. 
Le  gouvernement  allemand  s'est  entendu  avec  l'Autriche  pour 
la  livraison  de  pétroles,  qu'il  transporte  jusqu'à  sa  frontière  au 
moyen  d'une  canalisation  construite  à  cet  effet.  Mais  la  produc- 
tion des  puits  galiciens  est  loin  d'atteindre,  comme  le  disent 
les  journaux  allemands,  75  pour  100  de  la  normale. 

En  y  joignant  les  envois  roumains,  assez  irréguliers  par 
suite  de  la  mauvaise  volonté  des  chemins  de  fer  hongrois,  le 
pétrole,  taxé  à  40  centimes  le  litre,  est   censé   représenter  le 


346  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cinquième  de  la  consommation  ordinaire  de  l'Allemagne;  en 
fait,  les  marchands,  malgré  la  loi  et  la  répression  judiciaire,  le 
réservent  à  leurs  bons  cliens  ou  le  cèdent,  en  prime,  à  qui  fait 
chez  eux  d'autres  acquisitions.  La  ration  officielle  d'un  litre  par 
mois  est  bien  maigre  pour  un  ménage;  heureux  qui  peut  avec 
des  protections  accroître  sa  dose  :  «  notre  commune,  écrit  à  la 
louange  du  sous-préfet  un  administré  reconnaissant,  a  obtenu, 
grâce  aux  bons  offices  de  la  Kreis direction,  un  fût  de  pétrole  à 
répartir  entre  les  habitans  ;  chaque  famille  recevra  de  la  sorte 
deux  litres  supplémentaires.  »  On  prêche  l'économie  et  les 
chemins  de  fer  badois  donnent  l'exemple,  en  faisant  couper  les 
mèches  de  lampe  de  façon  que  la  flamme  ne  brûle  que  sur  une 
demi-circonférence. 

La  benzine  (de  pétrole)  s'est  payée  un  moment  jusqu'à 
2  fr.  50  le  litre  ;  mais  depuis  quelque  temps  le  benzol  (de 
houille)  a  été  mis  par  les  autorités  militaires  à  la  disposition 
de  l'industrie  avec  plus  de  libéralité  :  Hambourg  a  reçu 
100000  kilos  en  février,  et  le  général  commandant  le  VIIe  corps, 
ayant  permis  qu'il  fût  débité  pur  aux  moteurs  et  aux  automo- 
biles, chacun  s'est  empressé  de  faire  des  provisions. 

Le  gaz,  qui  se  paie  maintenant  à  Berlin  20  centimes  le  mètre 
cube  et  seulement  17  centimes  à  Francfort,  n'est  pas  comme  en 
France  une  cause  de  perte  pour  les  compagnies  exploitantes, 
puisque  c'est  à  peine  si  le  charbon  a  haussé  en  Allemagne.  On 
estime  la  production  actuelle  à  70  pour  100  de  celle  des  plus 
fortes  années;  or,  en  1913,  l'extraction  avait  été  de  195  millions 
de  tonnes,  dont  40  millions  vendues  à  l'étranger.  Nos  ennemis 
peuvent  donc  supporter  sans  dommage  la  mobilisation  de  nom- 
breux mineurs,  et  l'emploi  intensif  des  wagons  pour  l'armée 
qui  a  diminué  l'activité  des  houillères.  Leurs  mines  sont  pour 
eux  une  grande  force  en  temps  de  guerre,  non  seulement  par  le 
bon  marché  du  charbon,  mais  par  ses  sous-produits  que  leur 
procure  la  distillation  mensuelle  de  1  800  000  tonnes  de  coke  : 
l'ammoniaque  sulfurique,  le  benzol  et  le  toluol,  utiles  à  la 
fabrication  des  explosifs. 

Exportateurs  de  houille,  les  Allemands  sont  grands  impor- 
tateurs de  bois  ;  tant  arbres  à  feuilles  que  conifères,  ils  en 
introduisaient  pour  plus  de  300  millions  de  marks  d'Autriche 
et  de  Russie.  La  consommation  de  bois  sur  les  deux  fronts  a 
été  jusqu'ici  à  peu  près  égale  :  les  forêts  de  Pologne  et  les  terri- 


LA    VIE    CHÈRE.  341 

toires  occupés  leur  ont  fourni  le  bois  nécessaire  au  front  orien- 
tal ;  tandis  que  pour  le  front  Ouest,  une  fois  qu'ils  eurent  épuisé 
les  stocks  trouvés  en  France  et  en  Belgique  et  les  forêts  déboi- 
sées, ils  ont  fait  appel  dans  une  très  large  mesure  aux  sources 
de  l'Allemagne,  où  les  prix  ont  alors  rapidement  augmenté. 

Le  mètre  cube,  en  madriers  de  80  millimètres,  qui  valait 
G7  et  69  francs  à  Cologne  et  à  Berlin  en  août  1914,  vaut  aujour- 
d'hui 97  francs  à  Berlin  et  112  francs  à  Cologne  ;  soit  40  pour  100 
de  hausse  dans  le  Nord  et  l'Est,  et  60  pour  100  dans  l'Ouest. 
L'autorité  militaire  craint  de  manquer  de  noyers  pour  l'arme- 
ment ;  certains  se  sont  vendus  jusqu'à  800  francs,  et  l'on  a 
décrété  la  saisie  de  tous  les  noyers  sur  pied  et  de  toutes  les 
pièces  de  cette  essence  mesurant  un  mètre  de  longueur  sur  six 
centimètres  d'épaisseur. 

Le  bois  à  papier  fait  également  défaut;  depuis  plusieurs 
années  avant  la  guerre,  par  suite  de  la  surproduction  et  des 
bas  prix  qui  en  étaient  la  conséquence,  la  situation  de  l'indus- 
trie du  papier  en  Allemagne  était  critique.  Sur  46  Sociétés, 
30  ne  donnèrent  aucun  dividende  en  1913-1914;  la  moyenne 
de  revenu  des  autres  ne  dépassait  pas  3  et  demi  pour  100. 
Depuis  la  fermeture  de  la  frontière  russe,  la  Suède  seule 
exporte  la  cellulose,  et  nous  savons,  nous  autres  Français,  à  quel 
prix.  L'association  des  fabricans  germaniques  a,  depuis  le 
1er  avril,  augmenté  ses  prix  de  33  pour  100;  certains,  pour  ne 
pas  vendre  à  perte,  ont  restreint  leur  production.  Quelques-uns 
suggèrent  au  ministre  de  réquisitionner  tout  le  vieux  papier  et 
les  déchets  de  carton;  d'autres  conseillent  de  développer  l'aba- 
tage  des  épicéas  en  Pologne  russe.  Un  petit  nombre  de  jour- 
naux ont  jusqu'ici  majoré  leur  abonnement  et  d'une  façon 
insignifiante. 

Suivant  la  méthode  de  parcimonie  puérile,  dont  nous  avons 
signalé  quelques  exemples,  le  ministre  de  l'Instruction  publique 
de  Bade  recommande,  pour  ménager  le  papier,  de  diminuer  les 
devoirs  des  élèves;  les  fonctionnaires  ailleurs  ont  reçu  l'ordre 
de  ne  plus  laisser  dans  leurs  lettres  de  service  les  blancs  inu- 
tiles, que  l'on  considérait  comme  un  protocole  de  respect,  et 
d'en  bannir  les  longues  formules  de  politesse. 


348  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


Les  alliés  de  l'Allemagne,  plus  pauvres,  moins  bien  outillés, 
souffrent  davantage  de  la  perturbation  apportée  par  la  guerre. 
La  vie,  en  Autriche-Hongrie,  en  Turquie,  en  Bulgarie  même, 
dont  on  a  utilisé  les  produits  indigènes  sans  presque  lui  rien 
apporter  du  dehors,  est  aujourd'hui  plus  chère  qu'en  Allemagne. 
Les  agens  autrichiens,  jusqu'à  ces  derniers  mois,  payaient  en 
Hollande  pour  certains  articles  des  prix  plus  élevés  que  les 
Allemands.  Ceux-ci  avaient  de  ce  fait  beaucoup  de  peine  à 
conclure  leurs  marchés.  Pour  obvier  à  cette  concurrence,  la 
commission  berlinoise  chargée  du  contrôle  des  achats  faits  à 
l'étranger  centralise  maintenant  toutes  les  marchandises  péné- 
trant dans  l'Empire.  Dès  lors  il  devient  impossible  à  l'Autriche 
de  se  ravitailler  en  Hollande;  elle  doit  passer  par  Berlin  et 
verser  un  courtage  à  ses  alliés. 

Quelle  qu'en  soit  la  cause,  les  prix  de  détail  de  toutes  les 
denrées,  blé  ou  viande,  lait  ou  légumes,  sont  plus  élevés  à 
Vienne  qu'à  Berlin  et  plus  élevés  à  Buda-Pesth  qu'à  Vienne.  Je 
ne  parle  pas  du  Trentin,  où  les  saucisses  se  paient  10  fr.  50  le 
kilo.  La  volaille,  qui  vaut  6  francs,  à  Berlin,  en  vaut  10  à  Peslh 
et  les  oies  22  francs;  le  sucre,  111  francs  le  quintal  en  gros 
contre  38  francs  en  Allemagne.  Les  Etats  de  François-Joseph 
n'ont  jamais  été  plus  «  dualistes;  »  unis  jusqu'à  la  farine 
exclusivement,  ils  mêlent  leur  sang  sur  les  champs  de  bataille 
plus  volontiers  que  leurs  denrées  pour  la  cuisine.  Dans  le  der- 
nier trimestre  de  1915,  on  a  consommé  à  Vienne  moitié  moins 
de  bœufs  et  de  porcs  que  dans  le  trimestre  correspondant  de 
1914  et,  au  prix  où  se  paye  le  blé  venu  de  Roumanie,  il  est  clair 
que  la  classe  ouvrière  ne  mangera  pas  à  sa  faim. 

D'autant  plus  que  les  salaires  restent  bas,  quoiqu'il  y  ait(beau- 
coup  moins  de  main-d'œuvre.  On  emploie  des  prisonniers  russes 
à  25  et  30  centimes  par  jour.  La  consommation  se  restreint,  en 
même  temps  que  la  vie  civile  se  ralentit;  55  à  60  pour  100  des 
brasseries  sont  fermées.  Le  charbon,  quoiqu'il  soit  monté  depuis 
1914  de  38  francs  à  50  francs  la  tonne,  nous  parait  pour  rien; 
mais  le  pétrole  lampant  à  47  centimes  le  litre  et  l'essence  à  91  cen- 
times, non  compris  l'impôt,  sont  une  preuve  que  la  production 
actuelle  en  Galicie  est  loin  d'atteindre  ses  chiffres  antérieurs.: 


LA    VIE    CHÈRE.  349 

De  pétrole,  en  Turquie,  il  n'en  faut  plus  parler;  c'est  un 
article  pratiquement  disparu.  Le  Tartine  exhorte  les  gens  qui 
en  manquent  à  songer  la  nuit  à  l'avenir  lumineux  que  la  guerre 
prépare  à  leur  postérité.  Quant  au  charbon,  il  est  coûteux  et 
rare  sur  les  rives  du  Bosphore.  Le  seul  point  où  Constanti- 
nople  puisse  s'approvisionner  est  sur  la  Mer-Noire,  c'est-à-dire 
à  portée  de  la  flotte  russe.  Le  Gœben  et  le  Breslau  ont  remorqué 
des  convois  partis  du  port  de  Saynldagh,  qui  ne  cessait  d'être 
bombardé.  La  nécessité  et  de  grosses  primes  ont  poussé  des 
hommes  entreprenans  à  tenter  ce  voyage  périlleux.  Qu'advien- 
drait-il, si  le  Gœben  éprouvait  quelque  accident? 

Quand  ces  arrivages  se  font  attendre,  on  économise  sur  les 
provisions  des  chemins  de  fer,  de  la  flotte  ;  on  modère  la 
lumière  électrique  et  la  marche  des  tramways,  mais  on  ne  peut 
arrêter  les  moulins  sans  risquer  la  disette.  La  question  du 
charbon  est  liée  en  effet  à  celle  de  la  farine  ;  les  moulins  qui 
travaillent  pour  la  capitale  ottomane  sont  presque  tous  mus  à 
l'électricité;  les  moulins  à  eau  ou  à  vent  ne  comptent  pas.  Les 
envois  de  houille  par  terre  sont  difficiles  avec  une  ligne  unique 
de  chemin  de  fer,  accaparée  encore  par  l'administration  mili- 
taire et  manquant  le  plus  souvent  de  wagons. 

Le  ministre  Talaat  a  assuré  au  Sénat  que  le  gouvernement, 
«  en  achetant  des  vivres  à  l'étranger,  avait  réussi  à  assurer 
l'alimentation  du  peuple  pour  au  moins  deux  ans.  »  Mais  c'est 
une  pure  fable.  Un  Allemand,  retour  de  Gonstantinople,  avouait 
il  y  a  six  semaines  qu'  «  étant  donné  l'indolence  orientale,  on 
n'a  pu  obtenir  aucune  organisation  sérieuse  pour  le  blé.  » 

En  Anatolie,  les  réquisitions  militaires  ont  raréfié  les  moyens 
de  transport  et,  depuis  dix-huit  mois,  elles  ont  fait  le  vide  dans 
le  voisinage  des  voies  ferrées.  «  Nous  mangeons,  dit  un  Turc, 
du  pain  fabriqué  avec  du  blé  roumain.  Ce  pain-là  est  très  blanc, 
mais  il  n'est  pas  rassurant  pour  nous  d'en  être  réduit  à  compter 
sur  les  Balkans.  A  la  moindre  offensive  russe  sur  le  front  de 
Bessarabie  et  de  Bukovine,  à  la  moindre  oscillation  de  la  poli- 
tique roumaine,  les  livraisons  deviennent  problémaliques.  Puis, 
avant  que  les  céréales  ne  parviennent  à  la  Corne  d'Or,  il  y  a 
tant  de  questions  à  résoudre!...  » 

Les  cartes  de  pain,  existent  présentement  à  Constantinople, 
comme  en  Allemagne  ;  la  gêne  est  grande,  mais  le  calme  est 
complet.  «■  Il  faut  avoir  vu,  dit  un  voyageur,  avec  quelle  impas- 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

sibilité,  avec  quelle  lassitude  résignée  les  gens  attendent,  des 
heures  durant,  les  bras  pendans,  à  la  porte  des  boulangeries, 
pour  comprendre  que  le  peuple  turc,  quoiqu'il  souffre,  n'aura 
pas  l'énergie  de  manifester,  qu'il  est  même  incapable  de  bouger, 
tant  qu'il  ne  sera  pas  réduit  à  la  dernière  extrémité.  »  Le  gou- 
vernement a  la  main  sur  tout,  et  la  presse  locale,  qui  ne  daigne 
jamais  s'occuper  de  l'état  économique  de  la  Turquie,  a  complè- 
tement cessé  de  relater  les  mouvemens  de  protestation  qui  ont 
eu  lieu  à  Vienne  et  à  Berlin  contre  la  cherté  des  vivres. 


VI 

Les  raisons  de  la  longanimité  britannique  sur  le  chapitre  du 
coton,  durant  la  première  année  de  guerre,  doivent  être  cher- 
chées aux  Etats-Unis,  où  l'ouverture  des  hostilités  fut  le  signal 
d'une  crise  terrible  sur  ce  textile^  En  quelques  semaines,  son 
prix  tomba  de  70  centimes  la  livre  à  40  centimes,  puis  à  30.  La 
navigation  suspendue,  un  groupe  de  corsaires  allemands  écu- 
mant  les  mers,  la  récolte  nouvelle  du  coton,  de  15  millions  de 
balles,  soit  une  valeur  de  plus  de  5  milliards  de  francs  aux 
cours  de  fin  juillet,  irréalisable  ;  l'industrie  et  le  commerce 
dans  les  Etats  du  Sud  s'arrêtant  parce  que  les  planteurs,  sans 
argent,  ne  payaient  plus  personne  ;  les  chemins  de  fer  et  les 
sociétés  financières  de  la  région  suspendant  par  contre-coup 
leurs  dividendes  :  tel  était,  à  l'automne  de  1914,  l'état  critique 
auquel  on  ne  voyait  pas  de  remède.  Les  uns  demandaient  au 
gouvernement  de  «  valoriser  »  le  coton,  suivant  le  système  bré- 
silien du  café  ;  d'autres  préconisaient  comme  œuvre  de  solida- 
rité sociale  l'achat  par  chaque  ménage  américain  d'une  balle  de 
coton,  pour  venir  en  aide  aux  concitoyens  du  Sud.  Pour  leur 
permettre  d'attendre  des  jours  meilleurs,  les  banques  de  Saint- 
Louis  souscrivirent  un  prêt  de  700,  millions  de  francs,  et  l'on 
bâtit,  en  vue  de  loger  ce  coton,  d'énormes  hangars. 

Si  les  Alliés,  sans  égard  à  cette  mévente,  avaient  alors  mis 
l'embargo  sur  le  coton,  ils  auraient  soulevé  contre  eux  l'opi- 
nion encore  hésitante  aux  Etats-Unis.  Ils  patientèrent  donc,  se 
bornant  à  mettre  obstacle  à  l'importation  directe  en  Allemagne, 
mais  laissant  les  neutres  l'approvisionner  à  leur  aise;  si  bien 
qu'au  lieu  de  2800  000  balles  embarquées  en  1913-1914  à  desti- 
nation des  ports  germaniques,   il  n'y  en  eut  que  231  000  en 


LA    VIE    CHERE. 


351 


4914-1915;  mais  il  en  vint  600  000  par  Gênes  et  par  l'Italie  en 
général,  500  000  par  Rotterdam  et  550  000  par  Gothenburg  et 
autres  ports  Scandinaves. 

Aucune  pénurie  de  textiles  ne  se  fit  donc  sentir  à  l'Alle- 
magne, qui  possédait  de  grands  stocks  à  Brème  et  s'appropria 
tous  ceux  de  la  Belgique,  du  Nord  de  la  France  et  de  la 
Pologne.  Lorsque,  par  suite  de  ces  affrètemens  copieux  pour 
l'Europe,  y  compris  la  France  et  l'Angleterre  qui  achetèrent 
plus  que  d'habitude  ;  par  suite  aussi  de  la  demande  indigène, 
—  jamais  il  n'avait  été  manufacturé  autant  de  coton  aux  Etats- 
Unis,  —  le  marché  eut  recouvré  son  assiette  et  un  prix  normal; 
lorsque  l'Amérique  était  pleinement  informée  de  la  justice 
de  notre  cause,  l'Angleterre  déclara  le  coton  contrebande  de 
guerre. 

Aussitôt  (1er  août  1915)  le  ministère  prussien  de  -la  Guerre 
interdit  la  fabrication  de  presque  tous  les  articles  de  coton, 
étoffes  pour  vêtemens,  linge  de  corps  ou  de  maison.  Le  lende- 
main, il  prescrivit  la  déclaration  ;  le  14  août,  il  opéra  la  saisie 
du  coton  en  tous  ses  états  :  bruts,  filés,  tissus,  déchets  ou 
chiffons.  Défense  de  le  vendre,  ou  de  le  mettre  en  œuvre  autre- 
ment que  pour  l'armée  ;  encore  les  usines  ne  doivent-elles  pas 
travailler  plus  de  trente  heures  par  semaine. 

Au  coton  américain,  du  reste,  nos  ennemis  ne  renoncèrent 
pas  volontiers.  Durant  la  seconde  quinzaine  d'août,  dit  M.André 
Sayous  dans  une  remarquable  étude  sur  le  Commerce  et  l'Industrie 
allemande,  les  quatre  grandes  banques  germaniques  s'entendirent 
pour  grouper  les  commandes  des  fabricans  et  financer  un  achat 
collectif.  Par  télégraphie  sans  fil,  un  ordre  fut  lancé  montant 
à  375  millions  de  francs  :  un  million  de  balles  à  75  centimes 
la  livre,  livrables  à  Brème,  lorsque  le  cours  était  seulement 
de  50  centimes.  Ordre  colossal  et  platonique,  puisqu'il  était 
inexécutable,  les  Américains  ayant  reconnu  la  légitimité  du 
blocus. 

Faute  de  pouvoir  renouveler  ses  provisions,  l'Allemagne 
s'efforça  de  les  économiser  et  d'employer  d'autres  matières  :  on 
a  essavé  de  fabriquer  du  coton  artificiel  avec  de  la  cellulose  où 
avec  la  fibre  de  l'ortie  :  cette  dernière  traitée  d'abord,  d'après 
un  procédé  fort  coûteux,  à  l'ammoniaque,  puis  tout  simple- 
ment, au  dire  du  professeur  autrichien  Oswald  Richter,  avec  de 
l'eau  pure.  Il  ne  semble  pas  que  les  résultats  obtenus  aient  été 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

bien  notables,  malgré  l'affirmation  de  la  presse  que  l'on  n'utilise 
plus  pour  les  explosifs  un  kilo  de  coton. 

Le  souci  de  l'e'conomie  se  manifeste  par  des  conseils  ou  par 
des  prohibitions  :  on  recommande  dans  les  paroisses  de  ne  pas 
habiller  de  neuf  les  premiers  communians  ;  inutile  de  mettre 
les  garçons  en  noir  et  les  filles  en  blanc.  Le  général  comman- 
dant à  Nuremberg  la  IIIe  division  bavaroise  invite  les  femmes, 
qui  «  se  croient  obligées  de  porter  des  jupes  très  amples  et  de 
hautes  bottines,  et  qui  emploient  ainsi  de  grandes  quantités 
d'étoffe  et  de  cuir  en  pure  perte,  à  se  contenter,  vu  la  gravité 
des  temps,  de  vêtemens  étroits  et  de  chaussures  basses.  » 

On  s'est  égayé  de  cette  charge  d'un  militaire  contre  une 
mode  qu'il  déclare  «  ridicule  ;  »  que  cette  mode  soit  plus  ou 
moins  esthétique,  je  ne  sais,  et  il  n'y  a  qu'un  général  allemand 
capable  de  dire  si  elle  est  ou  non  «  patriotique.  »  Mais  qu'une 
mode,  née  sous  les  feux  croisés  des  canons,  dans  l'horreur  du 
sang,  des  larmes  et  des  deuils,  ait  pu  radicalement  transformer 
les  corps  féminins  de  l'Europe  et  sans  doute  de  l'univers,  qui 
ressemblaient  au  commencement  de  la  guerre  à  des  crayons  el 
qui  ressemblent  maintenant  à  des  amphores  ;  que  cette  mode 
se  soit  imposée  aux  épouses,  filles  ou  sœurs  des  belligérans, 
malgré  les  tranchées  et  les  blocus;  de  sorte  qu'elle  représente, 
au  milieu  de  ce  choc  effrayant  des  peuples,  où  les  internationa- 
listes professionnels  ont  abdiqué,  un  vestige  triomphant  d'inter- 
nationalisme :  celui  de  la  toilette  du  beau  sexe  ;  voilà,  semble- 
t-il,  un  mystère  de  psychologie  et  de  «  panurgisme  »  où  les 
philosophes  trouveront  de  quoi  s'amuser  et  les  couturiers  de 
quoi  s'enorgueillir. 

Les  autorités  allemandes  agissent  aussi  par  voie  de  coerci- 
tion :  le  Conseil  fédéral,  pour  ménager  la  vente  des  étoffes  et 
des  vêtemens,  a  récemment  interdit  aux  magasins  de  nouveautés 
«  tous  procédés  susceptibles  d'accélérer  l'écoulement  des  mar- 
chandises, tels  que  les  expositions  de  saison,  les  liquidations 
ou  articles-réclames.  »  Ces  règlemens,  dit  la  Gazette  de  Cologne, 
«  ne  sont  pas  une  preuve  de  pénurie,  mais  seulement  la  volonté 
d'être  armé  et  d'être  prêt.  » 

Le  coton  ne  manque  pas  encore,  puisqu'il  n'y  a  pas  long- 
temps le  gouvernement  en  mettait  100  000  balles  à  la  disposi- 
tion des  filatures  qui  travaillent  pour  l'armée.  Mais  il  devient 
rare  ;  pour  la  ouate,  on  cherche  à  lui  substituer  le  lin,  comme  on 


LA    VIE    CHÈRE.  353 

fait  des  couvertures  avec  des  vieux  journaux  et  des  matelas  avec 
du  papier  haché,  en  guise  de  laine.  Maigre'  les  quantités  de 
matières  premières  enlevées  dans  les  territoires  occupés  et  esti- 
mées, pour  la  laine  seule,  d'après  un  communiqué  officiel,  à 
625  millions  de  francs,  la  hausse  des  tissus  est  énorme  pour  la 
population  civile. 

Pour  l'armée,  l'Allemagne  avait  largement  de  quoi  l'habiller 
au  moment  de  la  déclaration  de  guerre,  mais  elle  n'avait  pas 
de  marchandises  de  réserve.  L'administration,  que  le  Reichstag 
avait  chapitrée  pour  avoir  fait  une  provision  de  25  millions  de 
draps,  s'était  bornée  à  passer  contrats  par  avance  avec  des 
entrepreneurs,  qui  se  trouvèrent  incapables  de  tenir  leurs  enga- 
gemens.  Aujourd'hui,  chacun  des  dix-huit  magasins  de  corps 
fabrique,  pour  les  troupes  qui  dépendent  de  lui,  les  uniformes 
et  les  chaussures  «  en  telle  abondance,  dit  un  fonctionnaire, 
que  nous  en  pourrions  fournir  les  4  millions  d'Anglais  et  les 
6  millions  de  Russes.  » 

Le  bluff  allemand  est  ici  d'autant  plus  grossier  que  les 
journaux  conseillent  à  la  population  de  remplacer  les  chaussures 
de  cuir,  qui  coûtent  37  francs,  par  des  sabots  ou  du  moins  par 
des  bottines  en  toile  à  voiles,  pour  la  partie  supérieure,  dont  la 
cambrure,  la  semelle  et  le  talon  sont  de  minces  feuilles  de  bois 
collées,  «  ce  qui,  dit-on,  est  très  chaud.  »  L'Allemagne  exportait 
avant  la  guerre  de  la  peausserie  de  luxe,  —  30  millions  encore 
en  1914,  — la  plus  grande  partie  en  Autriche,  Suisse  et  Dane- 
mark. Au  début,  la  «  Société  des  Peaux  Brutes  »  et  celle  du 
«  Cuir  de  guerre  »  ayant  réquisitionné  depuis  les  stocks  des 
cordonniers  et  des  tanneurs,  jusqu'aux  bouchers  et  aux  abat- 
toirs, et  les  intendances  enchérissant  les  unes  sur  les  autres 
dans  leurs  achats,  la  spéculation  fit  monter  les  prix  par  bonds 
rapides  jusqu'au  triple  du  temps  de  paix,  pour  les  peaux  de 
vaches  entières,  et  davantage  pour  certaines  parties  comme  le 
«  flanc.  » 

Les  fabricans  de  cuir  réalisèrent  de  gros  profits;  on  cite  la 
maison  Adler  et  Oppenheimer,  de  Strasbourg,  comme  .ayant 
travaillé  sur  le  pied  d'un  bénéfice  de  100  pour  100  de  son  capital 
de  15  millions  de  francs.  Pour  limiter  ces  gains,  ou  pour  en 
prendre  sa  part,  l'administration  militaire  exigea  des  tanneurs 
le  versement  de  0  fr.  62  par  livre  de  peau  brute  employée  ;  de 
sorte  qu'en  tirant  ainsi  un  revenu  de  l'élévation  des  cours,  elle 
tome  xxxin.  —  1916.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  trouvait  frapper  d'un  impôt  indirect  de  1  fr.  25  quiconque 
faisait  ressemeler  une  paire  de  souliers.  Ce  prélèvement  fut 
réduit  de  moitié  en  octobre  et  supprimé  en  décembre  1915, 
quand  le  gouvernement  édicta  des  maxima.  Le  prix  des  chaus- 
sures est  double  de  celui  du  temps  de  paix;  mais  les  autorités 
admettent  qu'il  faut  de  gros  bénéfices  pour  stimuler  la  produc- 
tion, parce  que,  si  les  matières  tannantes  ne  manquent  pas,  si 
les  Allemands  ont  trouvé  en  Belgique  notamment  beaucoup 
d'extraits  de  quebracho,  le  cuir  lui-même  n'est  pas  seulement 
cher,  il  est  rare. 

VII 

On  n'a  pas  réussi  jusqu'ici  pour  le  cuir,  comme  pour  le 
caoutchouc,  à  faire  du  neuf  avec  du  vieux.  A  mesure  qu'augmen- 
tait la  gêne  causée  par  la  rareté  du  caoutchouc  et  de  la  gutta- 
percha,  dont  il  était  difficile  de  s'approvisionner,  les  autorités 
allemandes  ont  saisi  la  matière  sous  toutes  ses  formes  :  et 
d'abord  les  pneumatiques,  bandages  pleins,  chambres  à  air, 
sous  peine  de  six  mois  de  prison  et  de  10  000  marks  d'amende 
pour  les  non-déclarans.  Les  propriétaires  de  camions  automo- 
biles ont  été  dispensés,  à  partir  du  1er  janvier  dernier,  de 
l'emploi  d'un  bandage  élastique,  mais  en  limitant  la  vitesse  de 
marche. 

Quant  au  caoutchouc  artificiel,  pour  lequel  il  y  a  au  moins 
trente  brevets  et  dont  on  annonce  toujours  le  lancement,  il  n'est 
pas  commercialement  exécutable.  La  société  de  produits  chimiques 
Fried.  Bayer,  d'Elberfeld,  a  confectionné  par  synthèse,  suivant 
des  procédés  connus,  un  pneumatique  offert  au  Kaiser,  mis  en 
usage  sur  une  voiture  impériale.  C'était  un  travail  de  labora- 
toire, qui  figure  maintenant  au  musée  industriel  de  Munich  et,' 
faute  d'avoir  résolu  ce  problème,  c'est  uniquement  par  la  régé- 
nération des  caoutchoucs  usés  et...  par  une  circulation  plus 
réduite  des  automobiles,  que  nos  ennemis  comptent  se  tirer 
d'affaire. 

Pour  le  cuivre  aussi,  la  refonte  du  vieux  métal,  l'économie 
rigoureuse  du  neuf  et  son  remplacement,  lorsqu'il  est  possible, 
dans  les  alliages  par  du  fer  zingué,  —  comme  l'aluminium 
manquant  a  été  remplacé  par  le  fer-blanc,  —  sont  les  moyens 
dont  se  sert  l'Allemagne  pour  parer  au  déficit.  Elle  employait» 


LA    VIE    CHÈRE.  355 

en  temps  de  paix  plus  de  250000  tonnes  par  an;  la  guerre,  qui 
paralyse  bien  des  industries,  a  suscité  de  nouveaux  besoins,  à 
tel  point  que  le  cuivre  a  doublé  de  prix  dans  le  monde  depuis 
1913.  Les  cours  actuels  de  2800  et  3350  francs  la  tonne,  suivant 
qualités,  n'avaient  plus  été  enregistrés  depuis  un  demi-siècle;  il 
faut  remonter  à  la  guerre  de  Grimée  ou  à  la  guerre  de  Sécession 
pour  retrouver  des  prix  semblables.  Ces  prix  toutefois  ne  sont 
pas  pour  arrêter  tes  acheteurs;  l'Angleterre  levait,  il  y  a  quelques 
semaines,  aux  États-Unis  une  option  de  200  millions  de  kilos* 

Les  ressources  de  l'Allemagne  en  août  1914  étaient  tout  au 
plus  normales  :  le  total  des  quantités  existant  dans  les  usines 
(55  000  tonnes)  jointes  à  celles  existant  dans  les  ports  (6  000), 
chez  les  producteurs  et  les  marchands,  y  compris  une  entrée  de 
5  000  tonnes  par  Rotterdam  qui  fit  quelque  bruit  à  Paris  au 
commencement  de  la  guerre,  montait  à  91000  tonnes.  Les 
prises  des  pays  envahis  (8  000  tonnes  en  Belgique),  les  quan- 
tités venues  en  contrebande  de  la  Suède  et  les  minerais  alle- 
mands et  austro-hongrois,  représentent  à  peu  près  70000  tonnes, 
même  en  tenant  compte  des  efforts  pour  développer  la 
production. 

En  Orient,  il  se  trouve  deux  mines  en  Bulgarie,  d'ailleurs 
peu  importantes,  à  Bratza  et  à  Burgas.  Les  plus  riches  des 
balkaniques,  celles  de  Bor  en  Serbie,  produisant  de  7  à 
8  000  tonnes,  étaient  exploitées  par  une  société  française.  Les 
Serbes  ont  emporté  une  partie  de  la  machinerie  et  détruit  le 
reste.  Les  Bulgares  sont,  disent-ils,  en  train  de  réinstaller 
l'exploitation. 

La  déclaration  des  cuivres,  obligatoire  en  janvier  1915,  fut 
renforcée  en  juillet  par  la  réquisition.  Toutes  nos  usines  du 
Nord  et  de  l'Est,  situées  dans  le  territoire  occupé,  ont  été  méti- 
culeusement  dépouillées  de  tout  le  cuivre  qui  pouvait  se  trouver 
dans  leur  mécanisme.  Des  contremaîtres  venus  d'Allemagne 
ont  dirigé  le  travail  de  démontage  des  appareils;  ce  qui  offrait 
le  double  avantage  de  confisquer  un  métal  indispensable  et  de 
mettre  ces  manufactures  hors  d'état  de  fonctionner  pendant  de 
longs  mois  après  la  conclusion  de  la  paix;  mais  ce  qui  nous 
imposera  l'obligation  d'installer  nos  compatriotes  dans  les 
établissemens  similaires  de  nos  ennemis  au  jour,  proche  ou 
lointain  il  n'importe,  où  l'Allemagne  vaincue  sera  envahie  à 
son  tour  par  les  armées  alliées. 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  rafles  s'étendirent  aux  objets  de  ménage,  les  batteries 
de  cuisine  furent  enlevées  des  riches  installations  de  Roubaix- 
Tourcoing.  En  Allemagne,  les  réquisitions  analogues  ont  été 
plus  douces,  dans  la  pratique,  que  les  papiers  officiels  ne  le 
feraient  supposer.  Bien  que  les  casseroles,  les  bassines,  les 
serrures,  les  portes  de  fourneaux  ou  de  poêles,  soient  exigibles 
en  droit,  —  des  réclames  de  magasin  offrent  les  mêmes  en 
fer  «  garanties  contre  toute  réquisition,  »  —  en  fait,  on  a  jus- 
qu'ici reculé  devant  la  saisie  effective.  Des  «  bureaux  collec- 
teurs »  sont  installés  et,  de  temps  en  temps,  il  est  fait  appel  à 
la  bonne  volonté  de  ceux  qui  ont  des  objets  saisissables.  On  leur 
donne  un  «  dernier  délai,  »  que  l'on  renouvelle  à  l'expiration 
pour  ceux  qui  n'auraient  pas  encore  «  rempli  ce  devoir  patrio- 
tique. » 

La  fédération  du  «  Heimatschutz,  »  qui  s'occupe  de 
conserver  les  traditions,  a  fait  remarquer  combien  la  mise  à  la 
fonte  des  objets  d'art  ancien  serait  regrettable  et  ils  ont  été 
exceptés  de  la  saisie.  Dans  les  tramways  de  Berlin,  les  dossiers 
en  cuivre  entre  les  sièges  ont  été  supprimés  ;  on  les  a  rem- 
placés, pour  la  division  des  places,  par  des  raies  rouges  tracées 
sur  les  fenêtres.  On  a  fondu  les  cloches  «  qui  ne  sonnaient 
plus,  »  ou  «  ne  s'accordaient  plus  avec  leurs  voisines  ;  »  on  a 
même  fondu  des  linteaux  de  fenêtres,  des  chambranles  de 
portes  et  des  toits  d'édifices  publics;  toutes  mesures  qui  cadrent 
assez  mal  avec  l'affirmation  de  députés,  comme  von  Hassel  à 
la  tribune  du  Reichstag,  que  «  la  provision  de  cuivre  de 
l'Allemagne  suffisait  pour  continuer  la  guerre  pendant  des 
années.   » 

Privée  de  cuivre,  l'Allemagne,  avec  du  charbon  à  discrétion 
et  les  minerais  du  bassin  de  Briey  qu'elle  exploite  à  sa  guise, 
est,  on  le  conçoit,  beaucoup  plus  favorisée  que  nous  et  même 
que  l'Angleterre  sous  le  rapport  du  fer  et  de  l'acier.  La  mobilisa- 
tion a  privé  les  usines  germaniques  de  35  à  40  pour  100  de 
leurs  ouvriers  ;  elles  ont  dû  renoncer  aux  équipes  de  nuit, 
employer  des  femmes,  et  la  production,  avec  un  personnel 
inexpérimenté,  était  tombée  de  1  589  000  tonnes  en  janvier  1914 
à  962000  en  janvier  1915.  Elle  a  d'ailleurs  remonté  en  jan- 
vier 1916  à  1224  000,  et  cette  réduction  de  24  pour  100  n'est 
pas  pour  gêner  un  pays  qui,  sur  les  18  millions  de  tonnes  de 
son  ancienne  fabrication,  en  exportait  8  millions  à  l'étranger. 


LA    VIE    CHÈRE.  357 

Aussi  les  produits  des  laminoirs  allemands  avaient-ils  remplacé 
l'anne'e  dernière,  avec  de  gros  profits  pour  leurs  actionnaires, 
les  envois  ordinaires  de  la  Belgique,  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
la  France,  en  Hollande  et  chez  les  Scandinaves. 

Aujourd'hui,  les  fers  ont  monte',  par  l'entraînement  des  pays 
neutres,  de  32  pour  100  pour  la  fonte  la  plus  commune  et  de 
76  pour  100  pour  l'hématite.  Mais  ils  sont,  à  leurs  nouveaux 
prix,  deux  ou  trois  fois  moins  chers  que  ne  sont  chez  nous  les 
qualités  similaires;  ils  sont  égaux  et  môme,  pour  le  fer  de  choix, 
plus  bas  que  ceux  de  l'Angleterre  ;  tandis  qu'en  temps  normal 
les  produits  métallurgiques  du  Royaume-Uni  n'avaient  pas  de 
rivaux  pour  le  bon  marché.  L'Allemagne  jouit  d'une  abondance 
analogue  pour  le  zinc,  puisqu'elle  était  avec  la  Belgique  le  prin- 
cipal exportateur  de  ce  métal;  et  l'on  en  peut  dire  autant  de 
certains  produits  chimiques  dont  elle  s'était  fait  un  monopole. 

Qu'on  ne  croie  pas  cependant  que  le  blocus  ici  n'ait  pas 
d'effet;  tout  au  contraire;  et,  quoique  l'affirmation  puisse 
sembler  paradoxale,  son  action  se  fera  sentir  beaucoup  plus  par 
ce  qu'il  empêche  de  sortir  que  par  ce  qu'il  empêche  d'entrer; 
beaucoup  plus  après  la  paix  que  pendant  la  guerre.  Les  résul- 
tats de  ce  retranchement  de  l'Allemagne,  d'autant  plus  efficaces 
et  durables  que  la  lutte  aura  été  plus  longue,  apparaîtront  alors 
tout  autrement  pénibles  et  onéreux  pour  l'industrie  et  le  com- 
merce germaniques  que  la  privation  ou  la  cherté  passagère  de 
quelques  denrées  et  de  quelques  substances  de  première  néces- 
sité. C'est  ce  que  nous  montrera  l'étude  de  la  vie  et  des  prix 
actuels  chez  les  neutres  et  chez  nos  alliés. 

G.    D'AVENEL.: 


L'EVOLUTION  DE  L'ASIE  ORIENTALE 

ET  L'ALLIANCE  JAPONAISE 

(1894-1915) 


Si  la  guerre  de  1914-1916  a  eu,  de  la  part  des  Puissances 
germaniques  qui  l'ont  provoquée,  son  principal  motif  ou  pré- 
texte dans  la  crise  balkanique  de  1912-1913,  si  donc  c'est  la 
question  d'Orient  qui  en  a  été  la  première  occasion,  cette 
guerre,  outre  qu'elle  gagnait  de  proche  en  proche  toute  l'Eu- 
rope, l'Asie  Mineure  et  une  grande  partie  de  l'Afrique,  s'est 
étendue  de  même  aux  lointains  parages  du  Pacifique,  à  l'extré- 
mité de  l'Asie  orientale  et  a  eu  l'un  de  ses  théâtres  à  la  pointe 
du  Ghan-toung  chinois,  dans  les  eaux  qui  baignent  la  Chine,  le 
Japon  et  l'archipel  océanien. 

Comment  l'Asie  orientale  s'est-elle  trouvée  impliquée  dans 
la  présente  guerre,  devenue  quasi  universelle  ;  comment  les 
deux  grands  peuples  de  l'Extrême-Orient,  fermés  jusque  vers 
le  milieu  du  xixe  siècle  à  tous  rapports  suivis  avec  l'Occident, 
ont-ils  été  entraînés  dans  le  torrent  de  la  politique  générale  du 
monde  ;  comment  le  Japon  surtout,  après  être  entré  en  alliance 
avec  l'une  des  plus  grandes  Puissances  de  l'Ouest,  après  avoir 
conclu  d'importans  accords  politiques  avec  deux  autres  de  ces 
Puissances,  est-il  aujourd'hui  l'un  des  alliés,  menant  avec  nous 
le  grand  et  bon  combat  contre  l'agression  et  la  barbarie  germa- 
niques, l'un  des  facteurs  appelés  à  régler  les  destinées,  à  définir 
les  conditions,  à  tracer  la  forme  du  prochain  avenir,  c'est  ce 
que  nous  voudrions,  en  un  rapide  résumé  et  raccourci  d'his- 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  359 

toire,  indiquer  et  exposer  ici  à  l'aide  de  nos  propres  souvenirs 
et  de  quelques-uns  des  travaux  qui,  en  France  comme  en 
Angleterre,  en  Russie,  en  Chine  et  au  Japon,  ont  été  consa- 
crés à  la  période  si  décisive  des  vingt  dernières  années,  de 
1894  à  1915. 


I 

Cette  période  de  vingt  années  s'ouvre  par  la  guerre  sino- 
japonaise,  à  la  date  du  31  juillet  1894. 

La  Chine  et  le  Japon  avaient  à  vider  entre  elles  une  vieille 
querelle,  celle  de  savoir  à  qui  appartiendrait  l'influence  pré- 
pondérante, le  pouvoir,  la  domination  en  Corée,  cette  presqu'île 
dite  du  Calme-Matin  qui  a  été  si  souvent  l'outre  des  tempêtes, 
et  qui  a  joué,  dans  les  rapports  entre  les  deux  Empires  de 
l'Extrême-Orient,  le  rôle  joué  jadis  par  la  Haute-Italie  dans  les 
relations  entre  la  France  et  le  Saint  Empire  germanique.  Ou 
plutôt  la  guerre  sino-japonaise  a  été  l'occasion,  qui  devait  forcé- 
ment éclater,  de  décider  par  la  force  des  armes  lequel  des  deux 
Empires  exercerait  l'hégémonie,  serait  le  maître  dans  l'Asie 
orientale  où,  à  plusieurs  reprises  déjà  et  à  de  longs  intervalles, 
ils  avaient  été  tentés  de  se  défier  et  de  se  mesurer.  Dans  ce 
duel,  la  Chine,  malgré  l'énormité  de  son  poids,  de  sa  masse,  de 
sa  densité,  malgré  l'immensité  de  ses  ressources  virtuelles  et 
de  ses  possibilités  indéfinies,  était  d'avance  vaincue  par  son 
prompt,  agile  et  nerveux  adversaire,  qui,  aux  vertus,  à  l'élan 
d'une  armée  et  d'une  flotte  admirablement  préparées,  unissait 
la  parfaite  sûreté,  la  méthode  d'une  politique  réfléchie,  con- 
sciente du  but  et  des  moyens,  et  tendue  par  un  constant  effort 
vers  l'objet  à  atteindre.  Si  la  Chine  et  le  Japon  étaient  restés 
seuls  en  présence,  il  est  probable  qu'après  la  bataille  navale  du 
Ya-lou  et  la  prise  de  Port-Arthur,  la  Chine,  selon  la  loi  inva- 
riable de  son  histoire,  aurait  vu  son  ennemi  et  vainqueur 
libre  de  disposer  d'elle  et  d'installer  à  Pékin,  sinon,  comme 
jadis  les  Mongols  et  les  Mandchoux,  une  dynastie  nouvelle,  du 
moins  une  sorte  de  protectorat  dominateur  et  tout-puissant. 
C'est  l'intervention,  après  la  paix  de  Shimonoseki,  de  la  Russie, 
de  la  France  et  de  l'Allemagne,  c'est  le  conseil  amical  donné 
par  elles  au  Japon  de  ne  pas  maintenir  l'annexion  de  la  pres- 
qu'île du  Liao-toung  et  de  Port-Arthur  qui  a  conjuré  le  péril, 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

exorcisé  une  fatalité  historique  et  préservé  la  Chine  contre  les 
conséquences  de  la  suprême  défaite. 

Cette  intervention  des  trois  Puissances  de  l'Ouest,  celle  de 
la  France  surtout  qui  devait  sentir  quelque  gêne  de  voir  l'Alle- 
magne se  glisser  en  tiers  entre  elle  et  la  Russie,  a  été,  au 
moment  même  où  elle  s'est  produite,  l'objet  chez  nous-mêmes 
de  très  vives  critiques  dont  le  principal  interprète  fut  au  Parle- 
ment un  homme  dès  lors  appelé  et  promis  au  plus  grand  et  au 
plus  légitime  avenir,  M.  Alexandre  Millerand.  A  ces  critiques, 
dont  quelques-unes  n'étaient  pas  sans  force  ni  valeur,  le, 
ministre  des  Affaires  étrangères  de  1895,  M.  Gabriel  Hanotaux, 
opposa  des  raisons  à  notre  avis  plus  décisives  et  dont  les  deux 
plus  impérieuses  étaient,  la  première  la  nécessité  pour  la 
France  de  soutenir  l'intérêt  de  notre  nouvelle  alliée,  la  Russie, 
la  seconde  l'obligation  que  nous  imposaient  les  traités  anté- 
rieurs, les  droits  acquis,  le  souci  de  notre  situation  politique 
et  économique,  de  ne  .pas  délaisser  et  abandonner  au  profit 
exclusif  du  nouveau  conquérant  les  bénéfices  et  avantages  déjà 
obtenus.  La  France  défendait,  avec  sa  propre  cause  et  celle  de 
la  Russie,  dans  un  Empire  avec  lequel  la  Russie  et  elle-même 
avaient  une  large  frontière  commune,  la  cause  même  de  l'Occi- 
dent et  de  son  action  en  Asie.  Elle  s'était  attachée,  d'ailleurs, 
comme  la  Russie  elle-même,  à  donner  à  sa  démarche  auprès 
du  gouvernement  japonais  le  caractère  en  effet  le  plus  amical,  le 
plus  conciliant,  le  plus  propre  à  conserver  intactes  ses  relations 
présentes  et  futures  avec  le  grand  Empire  nippon  dont  elle  n'avait 
pas  été  la  dernière  à  pressentir  et  à  saluer  l'avènement. 

L'effet  le  plus  immédiat  de  l'intervention  qui  suivit  la  paix 
de  Shimonoseki  fut,  en  tout  cas,  après  avoir  sauvé  et  préservé 
l'intégrité  et  l'indépendance  du  territoire  continental  chinois, 
d'interrompre  et  de  prescrire  la  politique  d'isolement  et  d'exclu- 
sion dans  laquelle  la  Chine  s'était  jusqu'alors  renfermée.  La 
Chine  s'était  crue  longtemps  et  de  bonne  foi  le  centre  et  l'om- 
bilic du  monde,  le  véritable  Empire  du  Milieu,  dont  les  autres 
nations  et  États  n'étaient  que  les  vassaux,  les  tributaires,  les 
plus  ou  moins  lointaines  dépendances.  Sur  les  cartes  chinoises 
répandues  et  vulgarisées  dans  le  peuple,  l'Espagne  était  repré- 
sentée par  la  petite  île  de  Luzon,  l'Angleterre  ne  figurait  que 
comme  une  autre  petite  île  perdue  au  fond  de  l'horizon  occi- 
dental, etc.-,  etc.   Depuis  les  empereurs  Kang-Ili  et  Kien-long, 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  3C1 

t 
depuis  les  travaux  scientifiques  accomplis  à  la  cour  de  ces  sou- 
verains par  les  missionnaires  catholiques,  une  telle  erreur  et 
illusion,  pour  les  lettrés  et  les  gens  instruits  du  moins,  n'était 
plus  possible.  Mais  le  peuple  y  persévérait  et  l'orgueil  chinois 
trouvait  avantage  à  s'y  complaire.  Aujourd'hui  pourtant,  en 
présence  des  faits,  après  le  service  rendu  par  les  trois  Puis- 
sances de  l'Ouest  et  devant  .le  danger  possible  d'une  nouvelle 
agression  japonaise,  la  Chine  était  bien  forcée  de  se  convaincre, 
de  se  pénétrer  de  la  réalité.  11  était  clair  qu'il  y  avait  dans  le 
monde  d'autres  Puissances  que  la  Chine,  que,  sans  le  secours 
de  trois  de  ces  Puissances,  la  Chine  eût  été  sous  le  joug  de  son 
voisin  immédiat,  de  ces  Japonais  qu'elle  appelait  encore  les 
«  Barbares  de  l'Est  (Wo-jen),  »  et  que,  pour  se  garantir  contre 
de  nouvelles  menaces  de  ce  voisin,  elle  ferait  bien  de  s'appuyer 
sur  telle  ou  telle  des  Puissances  qui  déjà  l'avaient  sauvée.  La 
Russie,  d'autre  part,  sentait,  pour  les  nécessités  de  sa  poli- 
tique, pour  le  développement  de  ses  possessions  orientales, 
l'avantage  qu'elle  aurait  à  pouvoir  compter  sur  la  Chine,  sur  la 
situation  géographique,  le  littoral  et  les  ports,  au  moins  sep- 
tentrionaux, d'un  Empire  dont  elle  était  elle-même  limitrophe 
sur  une  si  longue  étendue  de  frontière.  Un  an  à  peine  après  la 
revision  du  traité  de  Shimonoseki,  la  Russie  proposait  à  la 
Chine  un  traité  d'alliance,  accompagné  d'un  projet  de  contrat 
aux  termes  duquel,  pour  pouvoir  communiquer  librement  et 
sûrement  avec  le  Céleste-Empire,  elle  aurait  la  faculté  de  faire 
passer  en  territoire  chinois,  à  travers  la  Mandchourie,  la  ligne 
de  chemin  de  fer  qu'elle  était  en  train  de  construire  entre  Saint- 
Pétersbourg  et  Wladiwostock. 

C'est  pendant  les  fêtes  du  couronnement  du  tsar  Nicolas  II, 
à  Moscou  même,  qu'eurent  lieu  entre  les  ministres  du  Tsar  et 
l'ambassadeur  extraordinaire  qui  représentait  la  Chine  à  ces 
fêtes,  le  vice-roi  Li-hong-tchang,  les  pourparlers  préliminaires 
où  l'alliance  se  décida.  —  Li-hong-tchang  qui,  pour  la  première 
fois,  voyait  l'Europe,  un  souverain  et  des  ministres  d'Occident, 
mais  qu'une  longue  expérience  des  affaires,  une  intuition 
géniale  de  la  politique  de  l'univers  et  le  sentiment  très  vif  de 
la  situation  présente  et  des  intérêts  de  la  Chine  avaient  dûment 
préparé  au  rôle  qui  allait  être  le  sien,  n'hésita  pas.  Il  comprit 
que  l'heure  était  venue  pour  la  Chine  de  renoncer  à  son  rêve 
solitaire,  à  sa  tour  d'ivoire  ou  de  porcelaine,  et  d'entrer  réso- 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

lument  dans  la  voie  qui  s'ouvrait  à  elle.  La  Chine  menacée  ne 
pouvait  plus  garder  la  belle  et  hautaine  indifférence  de  jadis. 
Force  lui  était  de  choisir,  de  se  prononcer  et  surtout  de  ne  pas 
rejeter  le  concours  précieux,  inespéré,  qui  s'offrait.  Li-hong- 
tchang  sut,  de  Saint-Pétersbourg,  par  ses  télégrammes  pres- 
sans,  convaincre  l'empereur  Kouang-siu,  l'impératrice  douai- 
rière, le  prince  Kong  et  se  faire  autoriser  par  eux  à  signer  avec 
le  prince  Lobanoff  le  traité  proposé,  et  qui,  revêtu  de  son  seing, 
au  mois  de  mai  1896,  était  complété  le  20  septembre  de  la 
même  année  par  la  conclusion  du  contrat  relatif  au  passage 
sur  le  territoire  mandchou  de  la  ligne  ferrée  transsibérienne. 

De  par  ce  traité,  la  Chine,  alliée  à  la  Russie,  prenait  place 
dans  la  politique  générale  du  monde.  Elle  devenait  un  pion 
sur  l'échiquier.  Et,  de  fait,  sa  politique,  à  partir  de  cette  date, 
se  rattache  à  celle  de  la  Russie  qui  s'ordonne  et  se  poursuit 
elle-même  selon  les  principes  et  les  intérêts  de  l'alliance  franco- 
russe.  —  La  Russie  et  la  France  ont,  comme  il  était  naturel, 
tiré  des  rapports  ainsi  établis  les  profits  et  avantages  qui  en 
devaient  résulter  pour  leur  propre  situation  politique  et  écono- 
mique en  Extrême-Orient.  La  Chine,  si  elle  a  fait,  en  somme, 
bonne  mesure  à  ses  alliés,  a  recueilli,  elle,  de  son  traité  avec 
la  Russie,  un  sentiment  de  sécurité  et,  en  même  temps,  le  béné- 
fice d'une  accalmie,  d'une  trêve  pendant  laquelle,  en  réparant 
ses  brèches,  en  restaurant  ses  finances,  elle  a  pu,  après  avoir 
payé  une  forte  indemnité  de  guerre  et  libéré  son  territoire, 
inaugurer  avec  quelque  confiance  l'ère  nouvelle. 

Le  Japon,  qui  s'était  conformé,  après  la  paix  de  Shimonoseki, 
au  conseil  amical  des  trois  Puissances  de  l'Ouest,  ne  fit  aucune- 
ment mine  de  contrarier  ou  de  combattre  le  parti  qu'avait  pris 
la  Chine  d'accepter  l'alliance  ou  la  protection  de  la  Russie.  Il 
garda,  vis-à-vis  de  cette  ère  nouvelle  d'une  Chine  se  plaçant 
sous  l'égide  russe,  une  extrême  réserve  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  chercher  lui-même  à  s'entendre  avec  la  Russie  sur  la  question 
de  Corée  que  le  traité  de  Shimonoseki  n'avait  qu'imparfaitement 
résolue.  —  Il  retint  toutefois  des  événemens  accomplis  et  du 
pacte  conclu  entre  la  Chine  et  la  Russie  deux  enseignemens  : 
l'un,  qu'il  pouvait  y  avoir  lieu  pour  une  Puissance  asiatique  de 
contracter  union  et  alliance  avec  une  Puissance  de  l'Ouest  ; 
l'autre,  que  la  question  chinoise  était  de  celles  qui  ne  peuvent 
être  abordées,    ni    à   plus    forte  raison    réglées  en   dehors  de 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  363 

l'Europe  et  sans  elle.  Ce  double  enseignement  ne  devait  pas 
être  perdu.  Si  la  Chine  avait  été  la  première  à  entrer  en  alliance 
avec  une  Puissance  de  l'Ouest  et  à  relier  ainsi  l'Asie  à  l'Europe, 
le  Japon  n'allait  pas  tarder  à  suivre  ce  mémorable  exemple.  Et 
ce  serait  précisément  pour  aborder  et  régler  d'accord  avec 
l'Occident  la  question  chinoise  que  le  Japon  chercherait  lui- 
même  un  allié  en  Europe.  La  politique  d'isolement  et  de  réclu- 
sion avait  vécu.  Les  ponts  étaient  décidément  jetés  entre 
l'Europe  et  l'Asie. 

II 

Avant  que  ces  ponts,  toutefois,  ne  fussent  plus  solidement 
établis,  une  nouvelle  et  terrible  rafale,  —  l'insurrection  des 
<c  Boxeurs,  »  —  allait  s'abattre  encore  sur  la  Chine.  Le  mouvement 
dit  des  «  Boxeurs,  »  bien  qu'il  émanât  du  foyer  ordinaire  et 
permanent  des  sociétés  secrètes,  eut,  il  faut  le  dire,  sinon  sa 
cause  première,  du  moins  l'occasion  propice,  l'étincelle  oppor- 
tune dans  l'acte  contradictoire  et  violent  que  commit,  au  mois 
de  novembre  1897,  l'Allemagne  soi-disant  venue  en  4895, 
comme  la  France  et  la  Russie,  au  secours  de  la  Chine.  L'occu- 
pation, en  pleine  paix,  à  cette  date,  par  l'escadre  allemande  du 
port  de  Kiao-tchéou,  comme  rançon  du  meurtre  de  deux  mis- 
sionnaires catholiques  de  la  congrégation  de  Steyl,  qu'une 
bande  de  brigands  avait  assassinés  dans  un  village  perdu  du 
Chan-toung,  parut,  aux  yeux  de  la  nation  chinoise,  difficilement 
conciliable  avec  la  politique  tutélaire  que  l'Allemagne,  deux 
années  auparavant,  avait  affecté  d'adopter  à  l'égard  de  la  Chine. 
La  nation  chinoise,  qui  n'existait  guère  avant  les  désastres  de 
la  récente  guerre  et  l'éclair  de  confiance  dont  l'avait  illuminée 
ensuite  l'intervention  des  Puissances  en  1895,  éprouva  une 
cruelle  désillusion  a  constater  que  c'était  de  l'une  de  ces  Puis- 
sances censées  protectrices  que  lui  venait  ce  coup  de  force  et 
de  déprédation.  La  «  Société  des  Poings  de  la  Fleur  du  pru- 
nier »  (tel  est  le  nom  authentique  et  complet  des  Boxeurs)  se 
trouva  prête,  s'étant  formée  dans  le  Chan-toung  même,  à 
s'approprier  et  à  servir  cette  cause  du  ressentiment  national. 
Elle  y  gagna  une  plus  patriotique  devise,  un  plus  grand 
nombre  d'adhérens,  et  peu  à  peu  la  sympathie,  la  protection, 
l'appui,  d'abord  du  gouverneur  de  la  province  du  Chan-toung 


364  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ot  des  autorités  locales,  puis,  de  proche  en  proche,  des  provinces 
voisines  et  notamment  du  Tche-li,  enfin,  lorsque,  après  les  vaines 
tentatives  de  re'formes  libérales  de  l'empereur  Kouang-sïu,  l'impé- 
ratrice douairière,  par  son  coup  d'Étatdu  moisde  septembre  1898, 
redevint  maîtresse  de  l'empire,  du  gouvernement  de  Pékin 
passé  dans  les  mains  du  prince  Touan,  et  de  la  Cour  elle-même 
dont  le  prince  Touan  avait  réussi  à  forcer  la  conviction.  Par 
l'association  de  la  nation,  des  Boxeurs,  du  gouvernement  et  de 
la  Cour,  le  mouvement  des  chevaliers  du  Poing  de  la  Fleur  du 
prunier  était  devenu  le  soulèvement  de  la  Chine  contre  les 
excès  et  abus  de  pouvoir  de  l'étranger. 

Devant  une  telle  révolte  à  laquelle,  avec  plus  ou  moins  de 
franchise,  la  Cour  impériale  et  le  gouvernement  prêtaient  leur 
complicité,  toutes  les  Puissances  étrangères,  quoi  qu'elles  pen- 
sassent de  la  responsabilité  encourue  par  l'Allemagne,  ne  pou- 
vaient et  ne  devaient  former  qu'un  seul  front.  —  Elles  par- 
vinrent, malgré  le  danger  qui,  pendant  trois  mois,  menaça  les 
légations  de  Pékin,  et  grâce  aux  hésitations  qui  empêchèrent 
certains  hauts  mandarins  de  seconder  l'attaque  furieuse  des 
Boxeurs,  à  pénétrer  dans  les  murs  de  la  Ville  impériale,  à 
délivrer  leurs  nationaux,  à  dompter  l'insurrection.  —  Tandis 
qu'après  cette  défaite,  la  Cour  et  le  gouvernement  s'enfuyaient 
vers  l'Ouest,  jusqu'à  l'ancienne  capitale  de  Sin-gan-fou,  les 
Puissances,  pour  ne  pas  aggraver  leur  tâche,  pour  rendre  pos- 
sibles le  rétablissement  de  l'ordre  et  la  reconstitution  des  pou- 
voirs publics,  consentirent  à  paraître  croire,  à  admettre  que  la 
Cour  et  le  gouvernement  lui-même  avaient  été  dupes  et  vic- 
times plutôt  que  complices.  Elles  acceptèrent  d'entrer  en  négo- 
ciation, par  l'entremise  de  deux  personnages  restés  étrangers  à 
la  folle  aventure  des  Boxeurs,  le  prince  King  et  Li-hong-tchang, 
avec  le  gouvernement  qu'il  s'agissait  de  restaurer  et  de 
reconstituer.  —  Peut-être  l'occasion  eût-elle  été  bonne  alors  de 
faire  pour  la  Chine  ce  que  les  grandes  Puissances  avaient  fait, 
au  traité  de  Paris,  en  1856,  pour  la  Turquie,  c'est-à-dire  de  la 
faire  entrer  dans  le  droit  public  de  l'Europe,  de  garantir  collec- 
tivement son  indépendance  et  son  intégrité,  d'appliquer  à 
1'  a  homme  malade  »  du  Céleste-Empire  le  même  régime  que 
la  thérapeutique  internationale  avait  inauguré  pour  1'  «  homme 
malade  »  du  Bosphore.  L'Europe  se  fût  épargné  ainsi,  et  elle 
eût  épargné  à  la  Chine  bien  des  difficultés  et  des  traverses.  — 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  365 

Mais  les  Puissances  eurent  surtout  le  souci  de  poursuivre  la 
punition  effective  et  exemplaire  de  quelques-uns  des  hauts 
mandarins  les  plus  compromis  dans  l'insurrection  et  d'exiger 
de  lourdes  indemnite's  pe'cuniaires.  —  A  peine  le  protocole 
final  de  Pékin,  réglant  cette  liquidation,  était-il  signé,  le 
7  septembre  1901,  que  les  choses  reprenaient  en  apparence  leur 
cours.  L'impératrice  douairière  et  l'Empereur  rentraient  dans 
la  Ville  impériale.  L'ancien  ministère  des  Affaires  étrangères, 
quoiqu'il  eût  changé  de  nom,  retomba  vite  à  ses  invariables 
pratiques.  Le  traité  sino-russe,  qui  avait  survécu  aux  mesures 
que  la  Russie  dut  prendre  en  commun  avec  les  autres  Puis- 
sances pour  combattre  les  Boxeurs,  recouvra  sa  pleine  vigueur. 
C'est  alors  que  le  Japon,  qui  avait  pris,  à  côté  des  Puissances 
européennes,  une  grande  part  dans  la  répression  et  la  défaite 
de  l'insurrection  des  Boxeurs,  éclairé  par  les  derniers  événemens, 
et  se  rendant  compte  qu'après  une  crise  si  grave  les  Puissances 
de  l'Ouest  n'avaient  pas  jugé  opportun  ou  nécessaire  de  définir 
et  de  régler  avec  plus  de  précision  la  situation  et  la  destinée 
de  la  Chine,  estima  que  l'heure  était  venue  pour  lui  de  prendre 
position,  de  ne  plus  risquer  d'être  isolé  comme  il  l'avait  été 
en  1895  et  de  chercher  en  Occident,  pour  être  mieux  préparé 
à  résoudre  les  questions  qui  inévitablement  allaient  se  poser 
dans  l'Asie  orientale,  le  concours,  l'alliance  qui  lui  apparaissait 
désormais  comme  indispensable. 

III 

Le  Japon  avait,  à  cette  date  de  1901,  conclu  déjà  avec  la 
Russie,  pour  le  règlement  de  la  question  coréenne,  plusieurs 
arrangemens  et  accords  dont  le  plus  ancien  remontait  à 
Tannée  1896.  La  convention  signée  alors  entre  le  maréchal 
Yamagata  et  le  prince  Lobanoff,  après  le  couronnement  de 
l'empereur  Nicolas  II,  était  précisément  contemporaine  du  traité 
d'alliance  intervenu  entre  la  Chine  et  la  Russie.  D'autres  tenta- 
tives avaient  été  faites  dansle  même  sens  et  pour  le  même  objet. 
Un  parti  considérable  au  Japon,  à  la  tête  duquel  était  le  prince 
(alors  marquis)  Ito,  pensait  que  c'était  avec  la  Russie  que  le 
Japon  devait  surtout  chercher  à  s'entendre.  Dans  les  derniers 
mois  de  l'année  1901,  le  marquis  Ito  s'était  rendu  en  Europe, 
et  tout  d'abord  à  Paris,  puis  à  Saint-Pétersbourg,  pour  sonder 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDE3. 

les  dispositions  de  la  France  et  de  la  Russie  sur  la  possibilité  et 
l'opportunité  d'un  rapprochement  plus  étroit  entre  le  Japon  et 
la  Russie.  A  la  même  date,  il  est  vrai,  le  comte  (alors  baron) 
Hayashi,  ministre  du  Japon  à  Londres,  s'efforçait,  de  son  côté, 
de  décider  lord  Salisbury  et  lord  Lansdowne  à  conclure  un  traité 
positif  d'alliance  entre  les  deux  pays.  Le  gouvernement  japonais, 
qui  avait  alors  pour  président  le  général  comte  Katsura,  ne 
s'était  pas  encore  prononcé.  C'est  à  la  dernière  heure,  semble- 
t-il,  et  parce  que  le  marquis  Ito  n'avait  pas  rencontré  à  Saint- 
Pétersbourg  l'accueil  et  le  concours  sur  lesquels  il  comptait, 
que  le  conseil  des  anciens  hommes  d'État  (genro)  réuni  à  Tokyo 
sous  la  présidence  de  l'Empereur,  résolut  de  pousser  activement 
les  négociations  avec  le  gouvernement  britannique  et  de  donner 
au  baron  Hayashi  ses  instructions  définitives.  Le  gouvernement 
britannique  lui-même  craignit  alors  de  se  laisser  devancer  par 
la  Russie  et  hâta  les  derniers  pourparlers.  Le  traité  d'alliance 
entre  la  Grande-Bretagne  et  le  Japon  fut  signé  à  Londres  le 
30  janvier  1902. 

Le  comte  Hayashi  a  raconté  dans  ses  Mémoires,  publiés  à 
Tokyo  après  sa  mort,  en  1913,  qu'au  début  même  de  sa  campagne 
diplomatique,  lors  de  ses  premiers  entretiens  avec  lord  Lans- 
downe, il  ne  fut  pas  peu  surpris  de  recevoir  un  jour  les 
confidences  du  conseiller  de  l'ambassade  d'Allemagne  à  Londres, 
qui  l'encourageait  fort  à  poursuivre  sa  tentative,  l'assurant  que  la 
Grande-Bretagne,  malgré  sa  tradition  peu  favorable  à  des  enga- 
gemens  de  ce  genre,  désirait  avoir  dans  le  Japon  un  allié  et 
ajoutait  que  l'Allemagne,  quant  à  elle,  ne  pourrait  qu'être  satis- 
faite de  voir  une  telle  alliance  se  conclure.  La  Puissance,  qui 
était  depuis  de  longues  années  déjà  le  mauvais  génie  de  l'Europe, 
et  qui  maintenant  étendait  sa  malfaisance  à  l'Asie,  l'Allemagne, 
ne  cherchait,  en  excitant  l'Angleterre  et  le  Japon  à  se  rapprocher, 
qu'aies  liguer  contre  la  Russie.  Interrogée  un  moment  sur  l'éven- 
tualité selon  laquelle  elle  entrerait  elle-même  en  tiers  dans 
l'alliance  anglo-japonaise,  l'Allemagne  s'empressait,  d'ailleurs, 
de  décliner  tout  désir  de  participation.  Elle  eût  trop  craint  de 
découvrir  son  jeu  et  de  se  démasquer  vis-à-vis  de  la  Russie 
qu'elle  poussait,  d'autre  part,  contre  le  Japon.  L'Angleterre, 
dans  ces  premières  années  du  xxe  siècle,  n'était  pas  encore 
édifiée  et  rassurée  sur  les  véritables  intentions  et  tendances  de 
la  politique  russe.   Elle  croyait  avoir  à  se  protéger  contre  la 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  307 

Russie  en  Orient  et  dans  toute  l'Asie,  en  Chine,  aux  Indes,  au 
Thibet.  C'est  dans  cet  esprit  que  fut  d'abord  conclue  l'alliance 
anglôjaponaise  dont  le  but,  la  portée  et  les  effets  devaient  au 
reste  subir,  avant  môme  d'être  renouvelée,  de  profondes  et 
significatives  transformations.  A  cette  heure,  toutefois,  et  comme 
contre-partie  au  traité  russo-chinois  de  1896,  elle  était  et  ne 
pouvait  être  qu'un  instrument,  une  arme  contre  la  politique 
russe  en  Extrême-Orient. 

Cette  politique  n'ayant  pu,  surtout  depuis  l'installation  de 
la  Russie  à  Port-Arthur  (1898)  et  depuis  l'occupation  de  la 
Mandchourie  par  les  troupes  russes  après  l'insurrection  des 
Boxeurs  (1900-1902),  se  concilier  avec  celle  que  le  Japon  consi- 
dérait comme  nécessaire  pour  la  préservation  de  ses  intérêts 
en  Corée  et  dans  la  mer  baignant  ses  côtes  occidentales,  un 
conflit  devenait  menaçant.  Les  négociations  qui  s'engagèrent 
à  la  fin  de  1903  entre  les  Cabinets  de  Tokyo  et  de  Saint-Péters- 
bourg parurent  un  instant  pouvoir  le  conjurer.  Mais  l'opposition 
entre  les  deux  thèses,  les  deux  tendances  adverses,  était  trop 
forte,  les  passions  s'étaient,  de  part  et  d'autre,  trop  exaltées.  La 
guerre  éclata  subitement  au  mois  de  février  1904  et  se  prolongea 
jusqu'à  l'été  de  1905. 

L'heureuse  intelligence  entre  les  alliés  respectifs  du  Japon 
et  de  la  Russie,  entre  l'Angleterre  et  la  France,  que  venaient 
fort  opportunément  de  rapprocher  et  d'unir,  au  mois  d'avril  1904, 
les  liens  de  «  l'entente  cordiale,  »  limita  le  théâtre  de  la  guerre. 
La  bienfaisante  médiation  du  président  Roosevelt  et  la  sagesse 
des  deux  adversaires  en  abrégèrent  la  durée.  Le  traité  de 
Portsmouth,  signé  sous  les  auspices  du  gouvernement  des 
Etats-Unis  le  5  septembre  1905,  n'allait  pas  seulement  réconcilier 
les  deux  ennemis  de  la  veille.  Il  allait  ouvrir  entre  eux,  dans  la 
situation  générale  de  l'Extrême-Orient,  dans  les  rapports  entre 
le  Japon,  la  Chine  et  les  Puissances  de  l'Ouest  une  ère  nouvelle. 
Il  marque  à  cet  égard  une  date  capitale  dans  l'histoire  de 
l'Europe  et  de  l'Asie  et  de  tout  le  monde  civilisé. 

IV 

La  tempête,  dont  les  derniers  éclats  venaient  de  s'éteindre, 
avait  dégagé  et  purifié  l'atmosphère.  La  clarté  réapparaissait 
dans  le  ciel  du  lointain  Orient.  Les  deux  adversaires,  au  lende- 


368  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

main  de  la  lutte,  n'en  gardaient,  avec  une  mutuelle  estime,  un 
égal  respect  l'un  pour  l'autre,  qu'une  conviction,  désormais 
bien  ancrée  en  eux,  c'est  que  l'Asie  orientale  avait  assez  de 
place  pour  tous  deux,  c'est  que  leurs  destinées  n'étaient  pas 
hostiles  et  qu'au  contraire  une  même  tâche  leur  était  dévolue, 
c'est  que  non  seulement  la  paix,  mais  l'entente  s'imposait  à 
leurs  communs  efforts.  Leurs  alliés,  la  Grande-Bretagne  et  la 
France,  partageaient  le  même  sentiment  et  s'arrêtaient  aux 
mêmes  conclusions.  La  diplomatie  de  l'alliance  anglo-japonaise 
et  de  l'alliance  franco-russe  se  mit  à  l'œuvre. 

Le  Cabinet  français  présidé  par  M.  Georges  Clemenceau, 
avec  M.Stephen  Pichon  comme  ministre  des  Affaires  étrangères, 
le  Gouvernement  russe  avec  MM.  Stolypine  et  Iswolsky,  le 
Cabinet  anglais  avec  M.  Asquith  et  sir  Edward  Grey,  le  Gou- 
vernement japonais  présidé  par  le  marquis  Saionji  avec  le 
vicomte  Hayashi  comme  ministre  des  Affaires  étrangères  firent 
bonne  et  prompte  besogne.  Moins  de  deux  ans  après  le  traité  de 
Portsmouth,  une  succession  ininterrompue  de  conventions, 
d'arrangemens  et  d'accords  avait  non  seulement  substitué  à 
l'ancienne  rivalité  du  Japon  et  de  la  Russie,  ainsi  que  de  la 
Russie  et  de  la  Grande-Bretagne,  une  charte  de  complète  entente 
dans  toutes  les  questions  d'Asie,  mais  d'une  façon  plus  générale, 
et  par  la  juste  interprétation  ou  application  de  cette  entente, 
établi  entre  l'alliance  anglo-japonaise  et  l'alliance  franco-russe 
de  tels  liens  que  ce  n'était  plus  dans  la  seule  Asie,  mais  en 
Europe  et  dans  le  monde  entier  que  les  rapports  et  l'action  poli- 
tique des  trois  grands  Etals  européens  et  du  Japon  lui-même, 
se  trouvaient  modifiés  et  transformés.  En  trois  mois,  du  10  juin 
au  31  août  1907,  par  l'arrangement  franco-japonais  signé  à 
Paris  le  10  juin,  par  l'accord  russo-japonais  signé  à  Saint-Péters- 
bourg le  30  juillet,  par  la  convention  anglo-russe  signée  dans 
cette  même  ville  de  Saint-Pétersbourg  le  31  août,  tandis  que  la 
France,  l'Angleterre  et  la  Russie  achevaient  de  déterminer  les 
conditions  d'ajustement  et  d'union  de  leur  politique  commune 
avec  celle  du  Japon  dans  l'Asie  orientale,  principalement  vis-à- 
vis  de  la  Chine,  les  trois  grandes  Puissances  de  l'Ouest  se  rap- 
prochaient définitivement  entre  elles.  C'est  en  Asie,  par  les 
heureuses  accordailles,  ou  mieux  par  la  conjugaison  de  l'alliance 
anglo-japonaise  et  de  l'alliance  franco- russe,  qu'est  née  la  Triple- 
Entente.  Le  Japon  a  ainsi  sa  part,  sa  grande  part  dans  l'origine 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  369 

historique  d'un  groupement,  d'un  système  politique,  qui  devait 
jouer  un  rôle  essentiel  et  décisif  dans  la  crise  mondiale  de  190  . 
à  1916.  C'est  par  cet  enchaînement  des  faits,  des  situations  et 
des  accords  qu'après  avoir  rallié  la  France,  l'Angleterre  et  la 
Russie  et  s'être  rallié  à  elles  dans  la  façon  d'envisager  et  de 
régler  les  questions  de  l'Asie  orientale,  et  notamment  la 
question  chinoise,  il  s'est  trouvé  relié  lui-même  à  la  politique 
de  l'Europe  et  que,  par  une  interprétation  loyale,  par  un  accom- 
plissement généreux  de  son  devoir,  il  est  devenu  l'allié  de  la 
Triple-Entente  dans  la  présente  guerre. 

La  France,  la  première,  avait,  dès  1906,  compris  qu'en  défi- 
nissant a  nouveau  ses  relations  avec  le  Japon,  en  reconnaissant 
les  faits  accomplis  et  les  conséquences  qui  en  résultaient,  elle 
avait  tout  ensemble  la  mission,  le  pouvoir  et  le  moyen  de  pré- 
parer, par  ses  propres  arrangemens  avec  la  cour  de  Tokyo,  le 
rétablissement  de  rapports,  non  seulement  corrects,  mais 
cordiaux  entre  le  Japon  et  la  Russie,  son  alliée.  Lorsqu'elle 
entama  ses  négociations  avec  le  gouvernement  du  mikado  et 
et  qu'elle  autorisa,  au  printemps  de  1907,  l'émission  à  Paris 
d'un  emprunt  japonais  de  300  millions  de  francs,  il  était 
entendu  que  l'arrangement  qu'elle  allait  conclure  avec  le  Japon 
serait  suivi  d'un  arrangement  semblable  entre  la  Russie  et  le 
Japon.— Le  Japon,  d'autre  part,  en  se  prêtant  à  cette  tactiquequi 
était  conforme  a  ses  propres  desseins  et  intentions,  prévoyait, 
souhaitait,  encourageait  et  secondait  le  progrès  ultérieur  par 
lequel  son  arrangement  avec  la  Russie  serait  suivi  d'un  accord 
général  entre  la  Russie  et  la  Grande-Bretagne,  son  alliée,  sur 
les  questions  asiatiques  (Perse,  Afghanistan,  Thibet),  qui  avaient 
été  entre  elles  l'objet  de  longs  litiges. 

Les  circonstances  ont  permis  ou  voulu  que  le  même  diplo- 
mate et  homme  d'État  japonais  qui  avait,  en  1902,  comme  envoyé 
extraordinaire  et  ministre  plénipotentiaire,  signé  à  Londres 
le  premier  traité  de  l'alliance  anglo-japonaise,  fût,  en  1907,  à 
Tokyo,  comme  ministre  des  Affaires  étrangères,  l'inspirateur  et 
le  négociateur  des  accords  avec  la  France  et  la  Russie.  Le  comte 
Hayashi  fut  l'artisan  conscient,  réfléchi,  heureux,  de  cette  évo- 
lution qui  de  l'alliance  anglo-japonaise  tirait  les  principes  et  les 
élémens  de  rapprochement  étroit  avec  les  deux  Puissances  de 
l'alliance  franco-russe.  Il  apporta  à  l'exécution  de  cette  grande 
et  magistrale  politique,  outre  les  vertus  de  sa  race,  la  souplesse 

TOME    XXXIII.    1916. 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES,: 

et  la  force  d'un  esprit  formé  à  la  double  expérience  de  l'Orient  et 
de  l'Europe,  qui  sut,  à  l'heure  fatidique,  non  seulement  assurer 
l'action  commune  en  Asie  de  son  pays  et  des  trois  Puissances  de 
l'Ouest  les  plus  intéressées  à  la  paix  et  à  l'équilibre  de  l'Orient, 
mais,  par  sa  collaboration  à  l'origine  même  et  à  l'œuvre  de  la 
Triple-Entente,  préparer  et  réserver  au  Japon  dans  ce  groupe- 
ment la  part  et  le  rôle  dont  l'échéance  était  encore  le  secret  de 
l'avenir. 

La  conclusion  de  l'accord  franco-japonais,  puis  de  l'accord 
russo-japonais,  enfin  de  l'entente  anglo-russe,  fut  saluée  à 
Tokyo  par  de  grandes  fêtes  populaires  qui  marquèrent,  en  même 
temps  que  l'enthousiasme  de  la  nation  pour  une  politique 
répondant  à  ses  aspirations,  le  sens  aigu  et  affiné  qu'elle  avait 
de  ses  propres  intérêts  et  destinées.  Le  peuple  japonais  éprou- 
vait et  pressentait,  comme  ses  hommes  d'Etat,  que  sa  mission  en 
Asie,  comme  dans  le  reste  du  monde,  ne  pouvait  s'accomplir 
que  d'accord  avec  l'Europe,  et  qu'en  Europe,  c'est  aux  Puissances 
de  la  Triple-Entente  qu'elle  devait  naturellement  s'associer  et 
s'allier.  —  La  presse  japonaise  et  ses  grandes  revues  pério- 
diques, si  spécialement  dédiées  à  l'étude  et  à  l'enseignement 
des  questions  diplomatiques,  n'ont  cessé  d'orienter  la  nation 
dans  ce  sens  et  sur  la  grande  voie  où  ses  intérêts,  ses  sympa- 
thies, son  sur  instinct  même  l'engageaient. 

Quant  à  la  base  sur  laquelle  se  fondaient,  après  l'alliance 
anglo-japonaise,  les  accords  avec  la  France  et  la  Russie,  elle 
n'était  autre,  remarquons-le,  que  celle  même  sur  laquelle  repo- 
sait la  politique  franco-russe  de  1895  :  à  savoir  le  maintien  de 
l'indépendance  et  de  l'intégrité  de  la  Chine,  la  préservation  du 
statu  quo,  et  de  l'équilibre  de  l'Asie  orientale.  C'est  la  même 
devise  inscrite  au  préambule  des  divers  traités  de  l'alliance  anglo- 
japonaise,  et  dans  le  texte  des  accords  avec  la  France  et  la 
Russie.  Le  Japon  s'était  ainsi  rallié,  comme  les  Puissances  de 
la  Triple-Entente,  à  cette  politique  de  conservation  et  de 
garantie  qui,  appliquée  depuis  I806  à  l'Empire  ottoman,  avait, 
sinon  résolu,  du  moins  atténué  et  en  tout  cas  ajourné  pendant 
une  période  de  plus  d'un  demi-siècle  la  crise  de  l'Orient  musul- 
man. La  différence  entre  la  politique  adoptée  à  l'égard  de  la 
Chine  et  le  régime  appliqué  à  la  Turquie,  c'est  que,  tandis  que 
la  Turquie  était  elle-même  partie  contractante  au  traité  de 
Paris,  les  accords  relatifs  à  l'intégrité  et  à  l'indépendance   de 


l'évolution  de  l'asie  orientale. 


371 


la  Chine  avaient  été  conclus  sans  cette  dernière,  sans  qu'elle 
fût  appelée  à  y  donner  son  adhésion  et  à  y  apposer  son  sceau, 
La  méthode  n'en  demeurait  pas  moins  sensiblement  égale, 
et  il  n'est  pas  douteux  que  c'est  à  cette  méthode,  ainsi  adoptée 
à  partir  de  1907,  qu'ont  été  dus  les  résultats  relativement 
satisfaisons  obtenus  en  1908  après  la  mort  presque  simultanée 
de  l'empereur  Kouang-siu  et  de  l'Impératrice  douairière,  et,  en 
1911,  lors  de  la  révolution  chinoise. 

Ajoutons  que,  le  30  novembre  1908,  c'est-à-dire  quinze 
jours  après  la  mort  de  l'Empereur  et  de  l'Impératrice  douairière 
de  Chine,  le  gouvernement  des  États-Unis  de  l'Amérique  du 
Nord,  par  un  échange  de  notes  diplomatiques  avec  l'ambassa- 
deur du  Japon  à  Washington,  avait  lui-même  adhéré  à  la 
méthode  et  à  la  politique  déjà  adoptées,  en  ce  qui  regarde 
l'indépendance  et  l'intégrité  de  la  Chine  et  le  statu  quo  de 
l'Asie  orientale,  par  le  Japon,  ainsi  que  par  l'Angleterre,  la 
France  et  la  Russie.  Les  États-Unis  et  le  Japon  s'engageaient, 
en  outre,  à  encourager  le  libre  et  paisible  développement  de 
leur  commerce  dans  l'océan  Pacifique,  et,  au  cas  où  le  statu  quo 
de  la  Chine  viendrait  à  être  troublé  ou  menacé,  à  examiner  en 
commun  les  mesures  qu'il  leur  paraîtrait  utile  de  prendre. 

Parmi  les  grandes  Puissances  de  l'Ouest  ayant  des  intérêts 
ou  des  établissemens  en  Asie,  l'Allemagne  seule  était  demeurée 
en  dehors  de  ces  ditïérens  arrangemens  et  accords  destinés  à 
préserver  le  statu  quo,  l'équilibre  et  la  paix.  En  Asie,  comme 
en  Europe,  l'Allemagne  ne  poursuivait  que  des  fins  de  domi- 
nation égoïste  et  conquérante  ou  une  politique  d'obstruction, 
de  nuisance,  d'obstacle  et  de  gêne  à  l'égard  des  autres  Etats. 
Dans  cette  région  du  monde,  comme  partout  ailleurs,  c'est  plus 
particulièrement  à  partir  de  1907,  c'est-a-dire  de  la  formation 
de  la  Triple-Entente,  qu'apparurent  et  se  manifestèrent  ces 
tendances  malfaisantes  et  parfois  agressives  de  la  politique 
germanique. 


L'Allemagne  n'avait  pu  que  ressentir  avec  aigreur,  et  comme 
de  nouveaux  effets  et  succès  de  l'encerclement  dont  elle  avait 
commencé  à  se  plaindre,  les  trois  accords  successifs  et  coup  sur 
coup  en  un  espace  de  trois  mois,  du  Japon  avec  la  France,  du 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Japon  avec  la  Russie,  de  la  Russie  avec  l'Angleterre.  Elle 
avait,  depuis  longtemps  déjà,  depuis  la  guerre  sino-japonaise, 
et  par  la  bouche  même  de  l'empereur  Guillaume  II,  témoigné 
son  déplaisir,  sa  mauvaise  humeur  à  l'égard  de  la  politique 
japonaise  et  du  «  péril  jaune.  »  Que  le  Japon  maintenant,  après 
un  accord  avec  la  France,  se  réconciliât  à  fond  avec  la  Russie, 
et  que,  par  la  conclusion  de  l'accord  anglo-russe,  il  fût  pour 
quelque  chose  dans  la  création  si  redoutée  et  désormais  accom- 
plie de  la  Triple-Entente,  c'en  était  trop.  L'Allemagne  ne  pou- 
vait rien  directement  contre  le  Japon,  inaccessible  dans  ses 
îles  et  que  protégeaient,  outre  son  armée  et  sa  flotte,  ses  accorda 
mêmes  avec  les  Puissances  de  la  Triple-Entente.  Mais  elle  pou- 
vait lui  susciter  des  difficultés,  des  obstacles,  indisposer  et 
soulever  contre  lui,  contre  sa  politique  d'expansion,  contre  ses 
ambitions  économiques,  la  Chine,  les  États-Unis.  Elle  pouvait 
tenter  d'exciter  la  défiance  même  et  les  ombrages,  soit  de  la 
Russie  où  les  inquiétudes  du  parti  militaire  n'étaient  qu'assou- 
pies, soit  de  l'Angleterre  qui,  dans  certaines  régions  de  Chine, 
se  voyait  supplantée  ou  menacée  par  les  progrès  du  commerce 
et  de  l'industrie  de  son  allié. 

L'Allemagne  excelle  dans  ces  campagnes  et  travaux  de  sape, 
de  mine  et  d'intrigue.  Elle  n'eut  pas  de  peine  à  alarmer  la 
Chine,  toujours  à  l'affût  du  danger  japonais.  Elle  soudoya,  dans 
la  presse,  l'opinion  et  les  partis  des  divers  pays  intéressés,  des 
organes,  des  voix,  des  «  meetings  »  pour  dénoncer  les  empiéte- 
mens  du  Japon  en  Mandchourie,  dans  la  vallée  du  Yang-tse, 
dans  toutes  les  provinces  chinoises.  Il  est  probable  qu'elle  ne 
fut  pas  sans  quelque  influence  sur  la  proposition  que  fit,  à  la  fin 
de  1909,  le  secrétaire  d'État  des  États-Unis,  M.  Knox,  et  qui 
consistait  à  internationaliser  les  grandes  voies  ferrées  de 
Mandchourie,  un  syndicat  devant  se  former  parmi  les  capita- 
listes des  États-Unis  et  de  l'Europe  pour  racheter  et  exploiter 
lesdites  lignes,  et  pour  en  construire  de  nouvelles.  Elle-même, 
pour  ne  pas  laisser  le  champ  libre  à  la  concurrence  de  ses 
rivaux,  réclamait  son  admission  dans  de  grandes  entreprises 
qui,  d'après  des  contrats  parfaitement  réguliers,  avaient  été 
conçues  et  formées  sans  elle,  telles  que  les  lignes  de.Hankeou 
à  Canton  et  au  Sse  tch'ouan.  Elle  s'efforçait  d'entretenir  dans 
les  colonies  anglaises  de  Chine  ou  des  régions  voisines  une 
animosité  permanente    contre    l'infiltration    japonaise,    contre 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  373 

l'aveuglement  des  gouvernemens  europe'ens  qui  laissaient 
ainsi  évincer  et  déposséder  leurs  nationaux. 

Ces  manœuvres,  il  est  vrai,  n'étaient  pas  toujours  couronnées 
de  succès,  comme  il  advint  notamment  dans  le  cas  de  la  propo- 
sition ou  du  «  Mémorandum  »  de  M.  Knox.  L'Allemagne  avait 
pensé  que  les  entraves  suscitées  à  la  pénétration  russe  et  japo- 
naise en  Mandchourie  et  en  Mongolie  seraient  en  Asie  l'équi- 
valent des  embarras  qu'elle  cherchait  à  créer  en  Europe  à  la 
politique  française  au  Maroc  et  à  la  politique  russe  dans  les 
Balkans.  Mais  précisément,  de  même  qu'en  Europe  ces  efforts 
de  l'Allemagne  ne  réussirent  qu'à  consolider  les  liens  de 
1'  «  Entente  cordiale  »  franco-anglaise  et  de  la  Triple-Entente, 
ils  n'eurent  en  Asie  d'autre  effet  que  de  resserrer,  de  rendre 
plus  étroits  les  liens  du  Japon  et  de  la  Russie.  C'est  du  «  Mémo- 
randum »  de  M.  Knox  et  de  la  vaine  tentative  faite  pour  inter- 
nationaliser le  réseau  ferré  de  Mandchourie  que  sortit  l'accord 
russo-japonais  du  4  juillet  1910  par  lequel  les  deux  gouver- 
nemens délimitèrent  avec  plus  de  rigueur  leurs  zones  respec- 
tives d'influence  et  d'action  tant  en  Mongolie  qu'en  Mandchourie. 
Le  Japon  profita,  d'autre  part,  de  ce  nouvel  accord  pour  rema- 
nier en  conséquence  ses  arrangemens  et  conventions  de  chemins 
de  fer  et  de  mines  avec  la  Chine  et  pour  proclamer  son  annexion 
définitive  de  la  Corée  (août  1910). 

Les  intrigues  parallèles  que  l'Allemagne  avait  simultané- 
ment ourdies  contre  l'alliance  anglo-japonaise,  dont  elle  se 
flattait  d'amener  à  bref  délai  la  dénonciation,  n'eurent  de  même 
pour  résultat  que  le  renouvellement  anticipé,  le  13  juillet  1911, 
du  traité  de  1902  déjà  renouvelé  et  prorogé  une  première  fois 
en  1905.  Dans  ce  renouvellement  de  1911,  le  traité  n'avait  dIus 
à  faire  mention  de  la  Corée,  devenue  depuis  l'année  précédente 
partie  intégrante  du  Japon.  Il  contenait,  en  revanche,  une 
disposition  nouvelle  aux  termes  de  laquelle  chacune  des  Puis- 
sances contractantes  se  réservait  la  faculté  de  conclure  une 
convention  d'arbitrage  général  avec  une  tierce  Puissance. 
(C'était  le  cas  pour  l'Angleterre  qui  venait  de  négocier  une 
convention  de  ce  genre  avec  les  Etats-Unis.) 

Dans  cette  même  année  1911,  le  Japon,  poursuivant  l'œuvre 
d'émancipation  commencée  en  1894,  concluait  et  signait  avec 
la  plupart  des  Puissances  de  l'Ouest  de  nouveaux  traités  de 
commerce  et  de  navigation  conçus  et  rédigés  selon  les  principes 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  réciprocité  absolue.  Le  Japon,  qui  s'était  affranchi  en  1894 
des  privilèges  de  la  juridiction  extra-territoriale  et  consulaire, 
recouvrait  en  1911  la  libre  disposition  de  ses  tarifs  douaniers, 
n'accordant  de  tarifs  conventionnels  et  réduits  qu'aux  Puis- 
sances qui  pouvaient  lui  consentir  des  avantages  égaux  ou 
similaires.  Il  achevait  et  consacrait  ainsi  son  entière  assimila- 
lion  aux  grandes  Puissances  de  l'Ouest  dont,  étant  l'égal,  il 
élait  plus  libre  de  demeurer  ou  de  devenir  l'allié. 

VI 

La  première  grande  crise  qui  permit  d'éprouver  et  d'attester 
l'efficacité,  la  sûreté  du  puissant  instrument  créé  par  les  accords 
du  Japon  avec  l'Europe,  je  veux  dire  avec  la  Triple-Entente,  ce 
fut  la  Révolution  qui  éclata  en  Chine  au  mois  d'octobre  1911. 

Ce  qu'eût  été  cette  révolution,  si  le  Japon  n'eût  pas  été  en 
alliance  ou  entente  avec  les  Puissances  les  plus  intéressées  de 
l'Ouest,  si  ces  Puissances  elles-mêmes  n'eussent  pas  été  amies 
et  n'eussent  pas  d'avance  prévu  et  détini  le  concert  de  leur 
action  avec  celle  du  Japon,  il  n'est  que  trop  aisé  de  se  le  repré- 
senter. —  Le  danger  fut  conjuré  parce  que,  dès  le  principe,  il 
fut  évident  que  le  Japon  et  les  Puissances  alliées  ou  amies 
étaient  résolus  à  ne  pas  laisser  le  foyer  de  la  conflagration 
s'étendre  et  surtout  à  prendre,  dès  que  les  circonstances  s'y 
prêteraient,  les  mesures  nécessaires  pour  que  l'ordre  ne  fût  pas 
irrémédiablement  troublé,  pour  qu'il  n'y  eût  pas  de  vacance  du 
pouvoir,  pour  qu'il  y  eût  une  autorité  responsable  avec  qui 
négocier  et  traiter.  — Si  la  dynastie  mandchoue  eût  voulu  et  pu 
se  défendre,  s'il  y  eût  eu  encore  à  Pékin  la  main  ferme  de  l'Im- 
pératrice douairière,  les  Puissances  eussent  sans  doule,  comme 
elles  l'avaient  fait  en  1860  et  en  1900,  aidé  et  concouru  à  son 
maintien. — Mais  la  Cour  s'étant  aussitôt  confiée  à  l'ancien  mi- 
nistre disgracié,  Yuan  che  kai,  et  celui-ci  n'ayant  eu  d'autre  plan 
et  tactique  que  de  négocier  avec  la  Révolution,  la  Révolution, 
d'autre  part,  consentant  à  entrer  en  pourparlers  avec  Yuan  et  à 
faire  de  lui  l'intermédiaire  entre  le  Palais  impérial  de  Pékin  et 
l'Assemblée  dite  nationale  qui  s'était  spontanément  réunie  à 
Nankin,  il  est  clair  que  c'était  avec  Yuan  qu'il  y  avait  à  compter 
et  s'entendre  et  que  c'est  lui  qui  serait  le  maître  de  l'heure. 

Très  vite,  par  la  nécessité   même  de   la  situation,  par   la 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  375 

pénurie  dans  laquelle  se  trouva  le  Trésor  chinois,  par  l'impos- 
sibilité d'improviser  des  ressources  et  l'urgence  de  pourvoir  à 
la  reconstitution  et  à  l'entretien  de  la  vie  nationale,  la  question 
de  Chine  et  de  la  Révolution  chinoise  se  réduisit  à  être  une 
question  financière.  C'était,  pour  l'Europe  et  les  Puissances  de 
l'Entente  associées  au  Japon,  l'occasion  et  la  chance  la  plus  sûre 
de  prendre  et  d'assumer  dans  la  direction  des  événemens  le  rôle 
décisif.  La  négociation  d'un  emprunt  devint  ainsi  la  grande 
affaire  du  nouveau  gouvernement  qui,  aux  mois  de  février  et 
mars  1912,  émana  des  savantes  combinaisons  élaborées  entre 
la  Cour,  Yuan  che  kai,  le  président  Sun  yat  sen  et  l'Assemblée 
de  Nankin,  c'est-à-dire  de  la  République  parlementaire  dont  la 
présidence  fut  dévolue  provisoirement  à  Yuan.  La  négociation 
fut  longue,  elle  passa  par  bien  des  péripéties  et  traverses.  A  une 
certaine  date,  le  gouvernement  des  Etats-Unis,  par  un  scrupule 
de  doctrine  de  son  nouveau  président,  M.  Wilson,  s'en  retira. 
L'Allemagne  ne  manqua  pas,  selon  son  humeur  coutumière  et 
sa  pratique  constante,  de  créer,  chemin  faisant,  mainte  difficulté, 
maint  embarras.  Mais  les  Puissances  de  la  Triple-Entente  et  le 
Japon  dominaient  et  connaissaient  trop  la  situation  pour  que 
le  succès  ne  répondit  pas  à  leurs  communs  efforls.  L'emprunt 
fut  enfin  signé  le  27  avril  1913,  malgré  l'opposition  du  Parle- 
ment chinois,  et  dans  les  conditions  mêmes  qui,  longtemps 
débattues  entre  les  négociateurs,  tenaient  compte  des  réserves 
faites  par  le  Japon  et  la  Russie  concernant  leurs  intérêts  spé- 
ciaux en  Mandchou  rie. 

Le  premier  stade  de  la  Révolution  chinoise,  le  plus  difficile 
peut-être,  était  franchi.  —  Il  n'avait  pu  l'être  que  par  l'accord 
étroit,  imperturbable,  de  la  Triple-Entente  et  du  Japon.  La 
politique  des  alliances  et  ententes,  l'instrument  forgé  par  cette 
politique,  avaient  confirmé  leur  maitrise.  Dans  ce  premier 
essai,  dans  cette  sorte  de  répétition  générale,  l'union  de  la 
France,  de  l'Angleterre,  de  la  Russie  et  du  Japon  avait  démon- 
tré ce  qu'elle  pouvait  pour  le  règlement  des  questions  de  l'Asie 
orientale  et  de  la  Chine  qui  étaient,  par  origine  et  par  destina- 
tion, son  but  essentiel  et  son  premier  objet.  —  L'heure  allait 
sonner  maintenant  où  une  tâche  singulièrement  plus  vaste  et 
plus  rude  allait  lui  être  assignée,  et  où  l'épreuve  qu'elle  allait 
subir  relèverait  aux  plus  hauts  sommets  de  l'histoire,  parmi  les 
événemens  faisant  date  dans  les  annales  de  l'humanité. 


376  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


VII 

Lorsque,  à  la  fin  de  juillet,  et  du  1er  au  3  août  1914,  l'Autriche- 
Hongrie  et  l'Allemagne  déchaînèrent  la  guerre  en  Europe,  le 
Japon  venait  de  traverser  une  crise  intérieure  et  constitution- 
nelle d'une  sérieuse  gravité.  Quatre  ministères  s'étaient  succédé 
dans  le  court  espace  de  dix-huit  mois.  Il  n'avait  pas  fallu  moins, 
pour  en  finir,  que  faire  appel  à  la  haute  autorité  d'un  vétéran 
des  anciennes  luttes,  du  comte  Okuma,  tiré  à  soixante-seize  ans 
de  la  retraite  où  sa  popularité  n'avait  cessé  de  grandir.  —  Dans 
les  premiers  jours  de  la  guerre,  et  avant  que  l'Angleterre  n'eût, 
au  sujet  de  la  neutralité  du  territoire  belge,  adressé  son  ulti- 
matum à  l'Allemagne,  le  gouvernement  japonais  avait  d'abord 
fait  lui-même  une  déclaration  de  neutralité.  Mais,  dès  que 
l'Angleterre  fut  entrée  dans  le  conflit,  dès  que,  par  conséquent, 
se  présentait  le  casus  fœderis  prévu  par  l'alliance  anglo-japo- 
naise, l'Empire  mikadonal  était  prêt  à  remplir  tout  son  devoir, 
à  s'acquitter  de  toutes  les  tâches  qui  lui  seraient  dévolues. 

Le  15  août,  après  s'être  concerté  avec  le  gouvernement 
britannique,  le  gouvernement  japonais  adressait  au  gouverne- 
ment allemand  une  note  délibérément  rédigée  sur  le  modèle 
de  celle  qu'il  avait  reçue  lui-même  du  ministre  d'Allemagne  à 
Tokio  au  printemps  de  1895  après  la  paix  de  Shimonoseki.  — 
Le  gouvernement  impérial  japonais,  pour  la  préservation  de  la 
paix  de  l'Orient  et  des  intérêts  généraux  dont  l'alliance  anglo- 
japonaise  avait  prévu  la  défense,  croyait  devoir  donner  au 
gouvernement  allemand  l'avis  :  1°  de  retirer  immédiatement 
des  eaux  chinoises  et  japonaises  ses  bâtimens  de  guerre  et  ses 
navires  armés  de  toute  espèce,  ou  de  désarmer  ceux  qui  ne 
pourraient  être  retirés;  2°  de  livrer  aux  autorités  japonaises  à 
une  date  n'excédant  pas  le  15  septembre  au  plus  tard,  sans 
condition  ni  compensation,  le  territoire  cédé  à  bail  de  Kiao- 
tcheou,  en  vue  de  la  restitution  éventuelle  dudit  territoire  à  la 
Chine.  —  Le  gouvernement  japonais  ajoutait  que  si,  à  la  date 
du  23  août,  le  gouvernement  allemand  ne  s'était  pas  conformé 
à  cet  avis,  il  serait  lui-même  forcé  de  réserver  son  entière 
liberté  d'action  pour  les  mesures  qu'il  jugerait  nécessaire  de 
prendre.  —  Le  gouvernement  allemand  ayant  fait  savoir  ver- 
balement dans  la  matinée  du  23  août  qu'il  ne  jugeait  pas  devoir 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  377 

répondre  à  la  note  du  gouvernement  japonais,  celui-ci  faisait 
connaître  le  même  jour,  à  midi,  par  une  proclamation  impé- 
riale, que  le  Japon  déclarait  la  guerre  à  l'Allemagne  et  que 
l'armée  et  la  marine  de  l'Empire  recevaient  l'ordre  de  pour- 
suivre de  toute  leur  vigueur  les  hostilités  contre  l'Empire 
allemand. 

L'éventualité  envisagée  dans  les  accords  conclus  de  1902  à 
1907  et  1911  devenait  une  réalité.  Le  Japon,  allié  de  la  Grande- 
Bretagne  et,  par  conséquent,  de  la  France  et  de  la  Russie,  enga- 
geait avec  nous  la  lutte  contre  l'Allemagne  et  ses  alliés.  Il  pre- 
nait part  au  grand  combat  que  la  Triple-Entente  et  d'autres 
Puissances  de  l'Europe  ou  du  monde  civilisé  allaient  mener 
contre  les  Empires  germaniques.  Il  avait  sa  place  et  son  rang 
parmi  les  Alliés  et  coalisés  de  la  Grande  Guerre.  C'est  ainsi  que 
la  grande  Puissance  de  l'Asie  orientale  a,  dès  la  première  heure, 
joué  le  rôle  et  accompli  la  mission  qu'en  1902,  et  plus  encore, 
en  1907  et  en  1911,  les  actes  solennels  revêtus  de  son  sceau, 
comme  des  sceaux  de  la  Grande-Bretagne,  de  la  France  et  de 
la  Russie,  lui  avaient  par  avance  assignés  et  réservés. 

Ce  qu'a  été,  ce  que  continue  à  être  ce  rôle  du  Japon,  l'his- 
toire de  la  présente  guerre  l'enregistre  chaque  jour.  Le  Japon  a 
tout  d'abord,  comme  l'avait  annoncé  sa  note  du  15  août,  exigé 
par  ses  forces  de  terre  et  de  mer  la  reddition  du  port  et  du  ter- 
ritoire de  Kiao-tcheou,  si  étrangement  occupés  par  l'Allemagne 
en  1897,  et  dont  elle  avait  fait  la  base,  le  levier  de  son  action 
conquérante  et  spoliatrice  en  Chine.  L'expédition  japonaise, 
vigoureusement  menée  par  la  première  et  la  deuxième  escadre 
de  la  flotte,  avec  l'assistance  de  deux  bàtimens  anglais,  et  par 
une  division  et  une  brigade  de  l'armée  de  terre,  assistées  d'un 
petit  contingent  britannique,  commença  le  2  septembre  et  se 
termina  le  7  novembre  suivant,  après  le  bombardement  de  la 
place  et  la  capture  des  forts,  par  la  capitulation  sans  conditions 
du  commandant  Mayer-Waldeck,  gouverneur  de  la  colonie. 

La  flotte  japonaise  avait,  d'autre  part,  occupé  dans  les  mers 
du  Sud  et  dans  l'archipel  océanien  quelques-unes  des  posses- 
sions allemandes,  Jaluit  et  le  groupe  des  Marshall,  les  Mariannes, 
les  Carolines.  Elle  avait  enfin  contribué  largement,  avec  les 
bàtimens  britanniques  et  australiens,  à  faire  la  police  des  mers 
et  à  purger  le  Pacifique  des  «  raids  »  de  piraterie  exercés  par 
les  derniers  croiseurs  allemands  qui  avaient  échappé  à  la  pour- 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDE3. 

suite.  C'est  elle,  entre  autres  exploits,  qui,  peu  à  peu,  obligea 
l'ancienne  escadre  allemande  des  mers  de  Chine  et  du  Japon, 
après  ses  incursions  et  sévices  sur  les  côtes  occidentales  de 
l'Amérique  du  Sud,  à  évacuer  le  Pacifique,  à  franchir  le  détroit 
de  Magellan  et  à  affronter,  au  sortir  du  détroit,  à  la  hauteur 
des  îles  Falkland,  l'escadre  britannique  du  vice-amiral  sir 
Frederick  Sturdee.  C'est  dans  cette  rencontre  que  furent  coulés, 
le  8  décembre  1914,  le  Scharnhorst,  le  Gneisenau,  le  Nûrnberg 
et  le  Leipzig. 

En  Europe  même,  le  Japon  s'est  associé  aux  actes  et  résolu- 
tions des  Alliés.  Il  a  adhéré  au  pacte  de  Londres  du  4  sep- 
tembre 1914,  par  lequel  les  Alliés  se  sont  engagés  à  ne  pas 
conclure  de  paix  séparée  et  à  ne  poser  aucune  condition  de  paix 
sans  accord  préalable  avec  chacune  des  autres  Puissances  alliées. 
Il  a  pris  acte  de  l'adhésion  ultérieure  de  l'Italie  à  cette  même 
déclaration.  Il  a  enregistré  et  ratifié,  en  ce  qui  le  concernait, 
les  déclarations  faites  par  les  Puissances  alliées  au  sujet  de  la 
Belgique  et  de  la  Serbie. 

Il  a  enfin,  avec  une  loyauté,  une  énergie,  une  constance  et 
une  efficacité  auxquelles  tous  les  autres  Alliés  ont  rendu  hom- 
mage, fourni  au  Gouvernement  russe,  surtout  pendant  la  période 
qui  a  suivi  la  campagne  de  Pologne,  le  matériel  de  guerre,  les 
munitions,  les  effets  d'habillement  et  d'équipement,  les  vivres 
dont  il  pouvait  disposer,  ou  qu'en  hâte  il  construisait,  fabri- 
quait, recueillait  et  expédiait  à  destination  de  la  grande  armée 
alliée.  Le  Japon  est  devenu  une  vaste  usine,  un  chantier  de 
construction,  un  énorme  magasin  d'approvisionnement  pour  la 
Russie.  L'immense  stock  ainsi  préparé  a  été  régulièrement  et 
sans  répit  acheminé  vers  Pétrograd  et  Moscou  par  la  voie  du 
Transsibérien,  qui  a  été,  dans  cette  guerre,  la  grande  artère  des 
communications  entre  la  Russie,  le  Japon  et  les  Etats-Unis,  le 
débouché  le  plus  assuré.  Par  la  constitution,  à  l'arrière  des 
armées  russes,  de  ce  centre  si  méthodiquement  organisé  de 
constant  et  infini  ravitaillement,  le  Japon  a  rendu  un  service 
capital  qui  a  permis,  malgré  la  ruée  violente  des  armées  germa- 
niques sur  le  front  de  Galicie  et  de  Pologne,  le  ralliement  et  le 
redressement  des  armées  russes,  la  préparation  graduelle  et 
sûre  de  leur  nouvelle  offensive.  Sans  être  entré  lui-même  en 
ligne  sur  le  front  européen,  le  Japon  a  concouru  ainsi  à  la 
grande  lutte  et  a  avancé  l'heure  de  la  décision  finale. 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  319 

Après  avoir  arraché  à  l'Allemagne  le  port,  la  forteresse  et  le 
territoire   de   Kiao-tcheou,   le  Japon   devait   naturellement  les 
détenir  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  comme  une  posi- 
tion  et  un    boulevard  demeurant  entre   les   mains  des    Alliés 
contre  l'ennemi  commun.  Le  Japon,  toutefois,  ainsi  qu'il  l'avait 
fait  prévoir  dans  son  ultimatum  du  15  août,  avait  en  vue  de 
faire   restitution  ultérieure   à  la  Chine  de  cette  partie  de  son 
domaine  si  perfidement  acquise  par  les  soi-disant  représailles 
de    l'Allemagne.    Mais    cette     restitution    même,   conforme  à 
la  politique  des  Alliés  et  au  programme  du  maintien  de  l'inté- 
grité  et  de   l'indépendance  du   territoire    chinois,  ne    pouvait 
être  faite  qu'avec  les  précautions  et  garanties  nécessaires  et 
avec   la  certitude   que    le  territoire    ainsi    récupéré   ne  serait 
pas  de  nouveau  aliéné  en  de  mauvaises  mains.  Le  gouverne- 
ment japonais  jugea  donc  opportun,  toute  résolution  définitive 
étant  d'ailleurs  ajournée  jusqu'à  la  conclusion  de  la  paix  géné- 
rale, de  définir  d'avance  avec  le  gouvernement  chinois  certaines 
de  ces  précautions  et  garanties.  Tel  fut  l'objet  des  négociations 
engagées    entre    les    deux    gouvernemens,  du    18   janvier    au 
1er  mai   1915,  et  qui   aboutirent,  le  25  mai,  à  la  signature  de 
conventions,  lettres  et  protocoles,  par  lesquels  étaient  réglés, 
outre  la  restitution  ultérieure  à  la  Chine    du  territoire   et  du 
port  de  Kiao-tcheou,  différens  points  touchant  les  intérêts  japo- 
nais dans  les  provinces  du  Chan-toung,de  la  Mandchourie  méri- 
dionale et  de  la  Mongolie  orientale.  Il  était  expressément  sti- 
pulé que  le  gouvernement  chinois,  une  fois  rentré  en  possession 
de  Kiao-tcheou,  n'aliénerait,  ni  par  cession  à  bail,  ni  sous  aucune 
autre  forme,  aucun  point  du  territoire  continental  ou  côtier  du 
Chan-toung,  ni  aucune  des  îles  situées  dans  les  eaux  territo- 
riales. Le  gouvernement  chinois  s'engageait,  en  outre,  à  faire 
de  Kiao-tcheou  un  port  ouvert  au  commerce  international,  à  y 
établir  un  quartier  ou  concession  japonaise,  ainsi  qu'une  con- 
cession   internationale,    si   les   Puissances    en    exprimaient   le 
désir.  Le  gouvernement  japonais  se  réservait  la  faculté  d'être 
substitué,  dans  la  province  du  Chan-toung,  au  gouvernement 
allemand  pour  tous  les  droits,  avantages  et  privilèges,  notam- 
ment en  matière  de  chemins  de  fer  et  de  mines,  précédemment 
concédés  à  l'Allemagne.  Dans  les  provinces  de  la  Mandchourie 
méridionale  et  de  la  Mongolie  orientale,  il  obtenait  la  proroga- 
tion, au  terme  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  des  baux  réguliers 


380  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dont  il  était  déjà  concessionnaire  pour  le  territoire  du  Liao- 
toung  et  de  Port-Arthur,  de  même  que  pour  les  lignes  ferrées 
du  Sud-Mandchourien  et  de  Moukden  à  Antoung.  Quelques 
concessions  additionnelles  de  mines  et  de  chemins  de  fer  lui 
étaient  enfin  reconnues  dans  certaines  régions  de  la  Mandchourie 
du  Sud  et  de  la  Mongolie  orientale. 

Ce  n'est  pas  sans  résistance  que  la  Chine  finit  par  acquiescer 
à  ces  divers  règlemens,  qui,  s'ils  n'étendaient  pas  la  sphère  de 
l'action  japonaise  dans  les  provinces  limitrophes  de  Mandchourie 
et  de  Mongolie,  en  prolongeaient  la  durée  et  en  augmentaient 
les  privilèges,  droits  et  avantages.  Le  gouvernement  japonais, 
cependant,  s'il  mettait  à  profit  des  circonstances  propices, 
n'excédait  pas  les  termes  et  les  limites  du  programme  contenu 
dans  les  précédens  accords  conclus,  soit  avec  la  Chine,  soit  avec 
les  Puissances  de  l'Ouest.  La  politique  du  maintien  de  l'inté- 
grité et  de  l'indépendance  de  la  Chine,  ainsi  que  du  statu  quo  et 
de  la  paix  de  l'Asie  orientale,  demeurait  celle  dont,  pendant  la 
guerre  qui  ravageait  l'Europe,  le  gouvernement  japonais  conti- 
nuait a  s'inspirer.  S'il  accomplissait  son  devoir  en  se  rangeant 
à  côté  des  Alliés,  et  en  soutenant  avec  eux  la  lutte  contre  l'en- 
nemi commun,  il  restait  fidèle,  en  ce  qui  concerne  l'Asie  orien- 
tale et  la  Chine,  à  la  méthode  et  au  programme  des  accords 
conclus  de  1902  à  1912. 

C'est  en  pleine  guerre,  et  dans  la  satisfaction  du  devoir 
accompli,  que  le  Japon  a,  pendant  l'automne  de  1915,  procédé 
à  Kyoto  aux  fêtes  religieuses  et  rituelles  du  couronnement  de 
l'empereur  Yoshi-hito,  dont  les  longs  deuils  de  la  Cour  avaient 
jusqu'alors  retardé  la  célébration.  Au  lendemain  de  ces  fêtes 
pour  lesquelles,  à  cause  des  événemens,  aucune  invitalior 
n'avait  été  adressée  aux  Cours  et  aux  Gouvernemens  étrangers, 
représentés  seulement  par  leurs  ambassadeurs  ou  ministres 
déjà  accrédités,  la  Cour  de  Russie  a  tenu,  par  un  acte  de  haute 
courtoisie  et  de  spéciale  gratitude,  à  déléguer  au  Japon,  en 
mission  extraordinaire,  l'un  des  membres  de  la  famille  impé- 
riale, le  grand-duc  Georges  Michaïlovitch.  La  pensée  qui  a  pré- 
sidé à  cette  démarche  de  la  Cour  de  Pétrograd,  l'accueil  qui  a 
été  fait  à  Tokyo  par  l'Empereur,  le  Gouvernement  impérial  et 
le  peuple  japonais  à  l'envoyé  du  Tsar,  permettent  de  mesurer, 
avec  tout  le  chemin  parcouru  dans  ces  vingt  dernières  années, 
le  caractère  des  rapports  unissant  aujourd'hui  les  deux  Cours, 


l'évolution  de  l'asie  orientale.  381 

les  deux  gouvernemens,  les  deux  peuples.  Ils  attestent  aussi, 
en  même  temps  que  l'intimité'  des  liens  entre  la  grande  Puis- 
sance asiatique  et  les  grandes  Puissances  d'Europe  dont  elle 
est  l'alliée,  l'unité  et  la  convergence  des  efforts  qui,  de  cette 
extrémité  de  l'Asie  orientale,  comme  de  tous  les  fronts  de 
l'Europe,  sont  concertés  pour  la  direction  et  la  victorieuse  issue 
de  la  plus  vaste,  comme  de  la  plus  effroyable  guerre  que  le 
monde  ait  connue. 

L'alliance  japonaise,  contractée  d'abord  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, devenue  ensuite,  par  l'entremise  de  la  Grande-Bretagne 
et  de  la  France,  aussi  intime  et  étroite  avec  la  Cour  de  Pétrograd 
qu'avec  celle  de  Saint-James,  après  avoir  été  l'un  des  cimens 
de  la  Triple-Entente,  s'est  aujourd'hui  incorporée,  comme  l'un 
des  élémens  les  plus  résistans,  dans  le  solide  airain  de  la  pré- 
sente coalition  contre  les  Puissances  germaniques  et  leurs 
complices.  L'évolution  de  l'Asie  orientale,  dont  la  courbe  a  été 
ici  esquissée,  atteignait  ainsi  son  heureux  et  logique  épanouis- 
sement. 11  était  juste  que  le  Japon,  après  avoir  conçu,  recherché 
et  voulu  le  rapprochement,  l'union  avec  l'Occident  et  l'Europe 
comme  la  loi  de  son  histoire  et  de  sa  destinée,  eût  sa  place,  sa 
mission  et  son  rôle  dans  la  guerre  prodigieuse  où  se  jouent  et 
décident  la  vie,  la  liberté,  l'avenir  de  l'Europe  et  du  monde.] 

A.:  Gérard.; 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE 


Il  fut  question  de  cette  sortie,  il  y  a  quelque  six  semaines, 
au  moment  où  la  grande  lutte  sous  Verdun  battait  son  plein  et 
cette  coïncidence  même  donnait  à  penser.  Le  grand  Etat-major 
allemand,  qui  sait  employer  la  force  navale  à  la  poursuite  de 
ses  desseins,  ne  nous  ménageait-il  point  quelque  coup  de  revers 
au  moyen  duquel,  troublant  nos  dispositions  militaires  et 
affolant  la  nation,  —  cette  nation  si  impressionnable,  tout  bon 
Allemand  le  sait,  —  il  faciliterait  au  Kronprinz  l'assaut  de  la 
forteresse  et  la  percée  «  nach  Paris  ?  » 

J'examinerai  tout  à  l'beure  ce  cas  particulier  d'une  question 
qui  reste  d'ailleurs  pendante  et  dont  l'intérêt  ne  fera  qu'aug- 
menter :  «  Que  peut  donc  faire  la  flotte  allemande?...  »  Mais 
avant  de  se  demander  quelles  sont  les  opérations  que  cette  flotte 
pourrait  en  effet  entreprendre,  il  convient  sans  doute  d'établir 
les  fortes  raisons,  les  raisons  impérieuses,  peut-être,  qui  la 
pousseront  à  entreprendre  quelque  chose  et  à  s'exposer  aux  coups 
redoutables  de  sa  puissante  rivale,  la  flotte  anglaise. 

L'empereur  Guillaume  et  ses  conseillers  navals  (il  n'est  pas 
dit  que  l'amiral  von  Tirpitz  ne  soit  pas  encore  au  nombre  de 
ceux-ci)  savent  fort  bien  quelle  est  la  supériorité  des  Home 
fleets  britanniques  sur  leur  Iloch  see  flotte,  en  dépit  des  unités 
neuves  dont  s'est  renforcée  cette  dernière  depuis  vingt  et  un 
mois,  en  dépit  même  des  nouveaux  engins  défensifs  et  offensifs, 
d'un  type  inconnu  jusqu'ici,  dont  ils  ne  peuvent  s'empêcher  de 
menacer  leurs  adversaires.  Il  doit  leur  paraître  bien  difficile 
d'admettre  qu'une  bataille  rangée  puisse  tourner  en  faveur  de 
leurs  escadres,  à  moins  que  les  escadres  anglaises  n'acceptent 
cet  engagement  décisif   dans   des    parages   où,    par   suite    de 


LA    SORTIE    DE    LA    FLOTTE    ALLEMANDE.;  383 

mouvemens  très  habiles,  très  compliqués  aussi  et  par  consé- 
quent faciles  à  déjouer,  le  commandant  en  chef  allemand  pour- 
rait les  attirer  sur  des  champs  de  mines  préparés  à  l'avance. 
Et  il  ne  semble  vraiment  pas,  à  en  juger  par  son  attitude  habi- 
tuelle, que  le  haut  commandement  anglais  soit  disposé  à  com- 
mettre des  imprudences  de  ce  genre. 

D'autre  part,  l'Etat-major  de  Berlin  a  un  sens  trop  juste  de 
la  guerre  pour  croire  qu'en  dehors  du  plan  d'eau  de  la  mer 
Baltique,  dont  il  s'est  réservé  la  maîtrise,  il  lui  soit  permis 
d'espérer  un  résultat  final  avantageux  d'opérations  stratégiques 
à  grande  portée  que  n'auraient  pas  précédées  des  opérations 
tactiques  destinées  à  établir  d'une  manière  définitive  la  supé- 
riorité de  l'un  ou  de  l'autre  des  belligérans  sur  le  «  champ  de 
bataille  »  maritime.  A  quoi  servirait,  par  exemple,  de  dérober 
quelques  marches  à  la  flotte  anglaise  et  de  courir,  tout  essoufflé, 
jusque  dans  la  Méditerranée,  si  l'on  y  devait  être,  en  fin  de 
compte,  atteint  par  l'adversaire  et,  alors,  ou  battu  et  détruit,  ou 
bloqué  et  paralysé  ? 

Et  pourtant,  elle  sortira,  cette  flotte  allemande,  elle  sortira 
et  elle  se  battra!  Pourquoi  donc?... 

D'abord,  un  moment  viendra,  prochain  peut-être,  où  l'opinion 
publique  l'exigera.  J'ai  eu  l'occasion  déjà  de  faire  remarquer, 
à  propos  de  la  question  des  sous-marins,  quel  danger  il  pouvait 
y  avoir  à  exalter  le  sentiment  de  confiance  dans  la  supériorité 
de  ses  moyens  d'action,  quels  qu'ils  soient,  chez  un  peuple  où 
une  extraordinaire  infatuation  a  complètement  aboli  le  sens 
critique  et  qui  n'a  d'ailleurs  jamais  eu  celui  de  la  mesure.  Le 
gros  de  la  nation  allemande  est  parfaitement  convaincu  que 
«  sa  marine  »,  —  et  il  ne  distingue  pas  bien  les  diverses  moda- 
lités de  l'organisme  très  complexe  que  désigne  ce  mot,  —  vaut 
largement  celle  de  l'odieuse  Angleterre,  et  déjà  il  s'étonne  que 
«  sa  flotte,  »  dont  on  lui  a  tant  vanté  la  supériorité  technique 
et  militaire,  sinon  la  supériorité  numérique,  ne  se  soit  pas 
encore  mesurée  avec  ces  escadres  ennemies  qui  n'osent  pas 
l'attaquer  et  dont  la  froide,  l'impassible  réserve  lui  inspire  un 
dédain  moqueur. 

Et  puis,  si  lentement  que  ce  soit,  les  résultats  de  ce  blocus  à 
grande  distance  exercé  par  une  flotte  invisible  ne  laissent  pas 
de  se  faire  sentir,  de  s'aggraver  tous  les  jours.  L'Allemagne  se 
resserre,     s'appauvrit.     L'exaspération     sera     bientôt     à     son 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

comble. et,  ne  trouvant  plus  de  satisfaction  suffisante  dans 
d'officielles,  mais  vaines  imprécations,  n'en  trouvant  pas  surtout 
d'assez  immédiate  dans  les  «  représailles  »  exercées  par  les 
sous-marins,  la  nation  réclamera  impérieusement  une  action 
navale  énergique  qui  dissipe  enfin  l'effrayant  cauchemar  de  la 
disette  universelle. 

D'ailleurs,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  techniciens,  — 
les  marins,  dans  l'espèce,  —  même  les  plus  prudens,  consi- 
dèrent une  bataille  navale  engagée  entre  les  Home  fleets  et  la 
Hoch  see  flotte,  comme  devant  aboutir  nécessairement  à  un 
résultat  désastreux  pour  celle-ci.  Sur  mer  comme  sur  terre, 
l'infériorité  numérique  peut  se  trouver  compensée  —  et  au 
delà  !  —  par  l'avantage  de  l'armement,  par  celui  de  la 
manœuvre,  par  celui  du  tempérament  offensif,  de  l'énergie,  de 
la  ténacité.  Les  Nelson,  les  Suffren,  les  Tourville  ne  se  sont 
point  émus  en  comptant  dans  la  ligne  ennemie  plus  de  vaisseaux 
que  dans  la  leur.  La  disproportion  était  pourtant  bien  grande, 
quelquefois.  A  La  Hougue  (1),  le  29  mai  1692,  Tourville  s'enga- 
geait avec  44  voiles  contre  99  et  il  n'était  point  battu  !...  Ajou- 
tez à  cela  que,  s'il  s'agit  des  Allemands  et  des  Anglais  d'aujour- 
d'hui et  que,  comme  il  est  probable,  la  bataille  ait  la  mer  du 
Nord  pour  théâtre,  les  premiers  ont  leur  retraite  assurée  et 
ne  se  laisseront  couper  sans  doute  ni  d'Helgoland,  ni  de 
l'embouchure  de  l'Elbe  et  de  Cùxhaven,  leur  forte  place 
d'armes.  Voilà  pour  «  la  manœuvre  »,  pour  celle,  du  moins, 
dont  la  liberté  importe  surtout  au  plus  faible.  Quant  à  l'avan- 
tage de  l'armement,  hé!  qui  sait  ce  que  nos  ennemis  préparent 
à  ce  sujet  à  nos  alliés  !  Il  faut  renoncer  à  l'opinion  générale- 
ment admise,  et  non  sans  raison  jusqu'ici,  de  la  radicale  infé- 
riorité de  l'Allemand  en  ce  qui  touche  l'invention.  Avouons-le  : 
dans  cette  guerre,  il  invente.  Ses  inventions  ne  sont  point 
géniales,  certes,  en  ce  sens  qu'on  y  trouve  toujours  des  rémi- 
niscences. Mais  pour  l'homme,  créer  est-ce  autre  chose,  après 
tout,  que  se  souvenir,  adapter,  approprier?  D'ailleurs,  d'être, 
dans  une  crise  comme  celle-ci,  un  ingénieux  copiste,  un  perfec- 
tionneur  averti  et  de  sens  pratique,  c'est  déjà  considérable,  et  il 

(1)  J'emploie  la  dénomination  consacrée  par  l'usage.  En  réalité,  la  bataille 
rangée  du  29  mai  1692  eut  lieu  au  large  de  la  pointe  du  Cotentin  appelée  Barfleur. 
Ce  n'est  que  le  2  juin  que  six  de  nos  vaisseaux  échoués  à  La  Hougue  furent,  après 
une  belle  défense,  incendiés  par  l'ennemi. 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  385 

y  parait,  quand  on  considère  ce  que  sont  devenus  en  quelques 
mois  les  submersibles  que  l'Allemagne,  de  1906  à  1914,  imitait 
assez  platement  des  nôtres. 

Il  faut  donc  se  méfier  de  quelques  surprises,  aussi  bien  au 
point  de  vue  de  l'armement  défensif  qu'à  celui  de  l'armement 
offensif,  sans  parler  de  certains  procéde's  tactiques  où  la  ruse 
germaine  se  donnera  librement  carrière.  J'ai  déjà  eu  l'occasion 
(et  je  profite  encore  de  celle-ci)  de  signaler  l'usage  que  les  Alle- 
mands feront  dans  la  grande  bataille  navale  de  leurs  «  zeppe- 
lins, »  de  leurs  croiseurs  aériens,  comme  ils  les  appellent  fort 
justement.  Au  moment  où  j'écris,  on  affirme  qu'ils  vont  en 
avoir  soixante,  en  tout;  s'ils  en  réservent  seulement  une  dizaine 
pour  le  cas  qui  nous  occupe,  cela  peut  représenter  le  jet  de 
cent  cinquante  ou  deux  cents  bombes  de  fortes  dimensions  sur 
les  ponts  des  cuirassés  de  l'adversaire.  Or,  il  faut  remarquer 
qu'au  milieu  de  l'effroyable  canonnade  du  combat  naval  il  ne 
saurait  être  question  de  se  servir  des  bouches  à  feu  à  tir  verti- 
cal, au  moyen  desquelles  on  cherche  à  «  descendre  »  un  zeppe- 
lin. A  moins  que  les  canons  spéciaux  soient  placés  sous  tourelles, 
ce  qui  ne  laissera  pas  de  présenter  de  grosses  difficultés,  ils  ne 
pourront  être  servis  par  leur  personnel  plus  de  quelques  instans, 
sous  le  déluge  des  projectiles  lancés  par  les  canons  de  bord.  Les 
obus  qui  tomberont  du  ciel,  —  des  dirigeables,  veux-je  dire,  — 
auront  donc  toute  licence  de  percer  les  ponts,  le  pont  cuirassé 
compris,  et  d'atteindre  certaines  parties  vitales  des  bâtimens, 
appareils  moteurs,  poste  central,  soutes  à  munitions,  etc. 

Vraiment,  le  sort  de  l'unité  de  combat  moderne  devient  de 
plus  en  plus  précaire  :  œuvres  vives,  œuvres  mortes,  flottaison, 
ponts,  blockhaus,  tourelles,  tout  est  menacé  et  aux  points  les 
plus  délicats.  Qu'arrivera-t-il  d'un  dreadnought,  si  puissant 
qu'il  soit,  que  peuvent  atteindre  à  la  fois  des  obus  de  1  000  kilos, 
des  torpilles  et  des  mines  chargées  de  120  à  150  kilos  d'explo- 
sifs violens  et  des  bombes  aériennes  contenant  le  redoutable 
«  air  liquide?  »  On  peut  bien  dire  que  c'est  Y  attaque  envelop- 
pante dans  toute  sa  perfection,  et  que  la  destruction  du  mal- 
heureux mastodonte  apparaît  inévitable. 

Mais  laissons  cela,  qui  n'est  point  tout  à  fait  dans  notre 
sujet.  Il  reste  que  la  bataille  navale  future,  prochaine  peut-être, 
je  le  répète,  aura  certainement  une  physionomie  très  particu- 
lière et  que  nos  ennemis  s'efforceront  d'y  séduire  la  victoire 

TOME  XXXIII.   —  1916.  25 


386 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


par  des  attraits  inattendus.  Mais  quoi!  Le  nombre  est  le  nombre, 
c'est-à-dire  la  plus  grande  des  forces  que  l'on  puisse  mettre  en 
jeu  à  la  guerre;  et  au  demeurant,  on  peut  être  assuré  que  nos 
alliés  ne  seront  pas  pris  au  dépourvu.  Ils  progressent,  ils  per- 
fectionnent, ils  inventent  tout  comme  les  Allemands.  Et  nous 
aussi,  je  suppose. 

Il  y  a  enfin  une  dernière  raison  de  «  sortir  »  pour  la  Hoch 
see  flotte  :  c'est  dans  le  cas  où  la  flotte  anglaise,  les  flottes 
alliées,  si  l'on  veut,  entreprendraient  sur  la  côte  allemande, 
soit  directement,  du  côté  de  la  mer  du  Nord,  soit  indirecte- 
ment, du  côté  de  la  Baltique,  —  et  je  n'ai  pas  besoin  d'expliquer 
ce  que  j'entends  ici  par  indirectement. 

Dans  l'une  comme  dans  l'autre  de  ces  hypothèses,  il  est 
clair  que  l'ennemi  interviendrait  aussitôt.  Pour  en  douter  un 
seul  instant,  il  faudrait  ne  pas  savoir  que  l'intangibilité  de  son 
littoral  est  un  des  dogmes  où  se  complaît  l'orgueil  de  l'Alle- 
mand, et  qu'au  surplus  ses  chefs  militaires  sont  convaincus 
eux-mêmes  de  l'invulnérabilité  que  conférerait  à  leurs  places 
maritimes  l'action  de  la  flotte,  tandis  que  celle-ci,  à  son  tour, 
verrait  doubler  sa  force  en  s' appuyant  sur  les  ouvrages  de  côte. 
Il  s'en  faut  bien,  en  réalité,  qu'une  telle  confiance  soit  justi- 
fiée; mais,  pour  la  thèse  que  j'expose,  il  suffit  que  cette 
confiance  existe  et,  en  fin  de  compte,  on  peut  affirmer  que, 
lorsque  les  Alliés  le  voudront  réellement,  il  leur  sera  facile 
d'obtenir  cette  grande  bataille  navale  après  laquelle,  pour  des 
motifs  que  j'ai  déjà  exposés,  il  y  a  longtemps,  ils  ne  soupirent 
peut-être  pas  autant  qu'on  le  croit. 

Donc,  la  flotte  allemande  sortira.  Mais  de  quel  côté  ira-t-elle 
et  quelle  sorte  d'opérations  entreprendra-t-elle? 

Le  choix  n'est  point  indifférent,  au  moins  dans  la  phase 
actuelle  de  la  grande  guerre.  Il  ne  le  deviendrait  que  dans  la 
période  ultime  où,  désespérant  de  l'issue  définitive  du  conflit 
si  légèrement  provoqué, les  dirigeans  de  l'Allemagne  se  diraient 
qu'après  tout,  perdue  pour  perdue,  —  car  les  Alliés  en  exige- 
raient la  remise  au  traité  de  paix,  —  leur  belle  flotte  serait 
assez  utilement  employée  à  détruire,  dans  une  bataille  rangée, 
n'importe  où,  le  plus  possible  de  cuirassés  anglais. 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  381 

On  n'en  est  point  encore  là,  et  le  grand  Etat-major  de  Berlin 
peut  en  ce  moment  se  décider  sur  d'autres  considérations  que 
celles  qui,  plus  tard  peut-être,  le  conduiront  à  tenter  un  coup  de 
désespoir.  On  sait  d'ailleurs  qu'habile  à  mettre  en  jeu  toutes  ses 
ressources  au  moment  opportun,  et  peu  sensible  à  la  crainte 
d'éprouver  des  pertes,  quand  il  lui  paraît  que  lesrisquessontcom- 
pensés  par  les  bénéfices  éventuels  d'une  action  vigoureuse,  cet 
Etat-major  n'hésite  pas  à  employer  les  vaisseaux  à  soutenir,  à  for- 
tifier de  tous  leurs  moyens  offensifs  les  opérations  des  armées. 

C'est  ainsi  qu'au  mois  d'août  1915,  on  se  le  rappelle,  une 
forte  escadre,  comprenant  des  cuirassés,  des  croiseurs  de 
combat  et  nombre  d'unités  légères,  entreprit,  de  concert  avec 
l'aile  gauche  des  armées  du  maréchal  von  Hindenburg,  de 
s'emparer  du  golfe  de  Riga,  de  serrer  de  près  ce  grand  port  et 
même  d'effectuer  à  Pernov  un  débarquement,  qui  ne  visait  à 
rien  moins  que  de  pousser  jusque  sur  Reval,  peut-être  mal 
défendu  encore  du  côté  de  terre,  comme  l'était  Sébastopol  au 
mois  de  septembre  1854. 

Ces  desseins  ambitieux,  mais  non  pas  inexécutables,  disons- 
le  tout  de  suite,  furent  déjoués  par  le  dévouement  d'une  partie 
de  la  flotte  russe,  commise  à  la  défense  de  Riga,  et  aussi  par 
l'intervention  opportune,  au  Sud  de  Pernov,  de  contingens  de  la 
défense  que  l'assaillant  croyait  avoir  écartés.  Il  y  avait  eu  aussi 
des  circonstances  atmosphériques,  —  une  brume  épaisse  et  pro- 
longée, —  plus  favorables  à  la  défense  qu'à  l'attaque.  Enfin,  il 
semble  que  tous  les  mouvemens  des  Allemands  n'aient  pas  été 
aussi  exactement  combinés  qu'il  est  nécessaire  dans  ces  déli- 
cates opérations  mixtes.  Nos  adversaires  ne  sont  pas  infaillibles. 

Toujours  est-il  que  l'échec  fut  complet  et  marqué  fâcheuse- 
ment par  la  destruction  du  cuirassé  Pommera  et  de  quelques 
navires  légers,  tandis  que  le  beau  croiseur  de  combat  Moltke, 
frère  jumeau  du  célèbre  Gœben,  n'échappait  qu'à  grand'peine  au 
même  sort.  Il  y  avait  déjà  dans  la  Baltique  des  sous-marins 
anglais  habilement  commandés. 

La  première  hypothèse  qui  se  présente  à  l'esprit  pour  qui, 
connaissant  la  ténacité  allemande,  se  demande  ce  que  fera 
cette  année-ci  l'escadre  baltique  de  la  Hoch  see  flotte,  c'est  donc 
celle  d'une  reprise  de  l'opération  avortée,  il  y  a  huit  ou  neut 
mois.  Or,  précisément,  des  correspondances  récentes  de  Pétro- 
grad,  émanées  de  critiques  militaires  autorisés, faisaient  prévoir 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

une  attaque  combinée  non  plus  du  golfe  de  Riga,  mais  bien  du 
golfe  de  Finlande. 

On  précisait  en  disant  que,  comme  ce  golfe  est  barré  par 
des  lignes  de  torpilles,  —  où  sont  ménagées,  bien  entendu,  les 
«  portières  »  indispensables  aux  mouvemens  des  navires  russes, 

—  le  premier  effort  des  Allemands  se  porterait  sur  la  destruc- 
tion de  ces  lignes,  ce  qui  les  conduirait  à  prendre  terre  d'un 
côté  ou  de  l'autre  du  golfe  pour  enlever  les  ouvrages  perma- 
nens  auxquels  s'appuient  les  barrages.  Il  se  peut.  N'essayons 
pas,  sur  des  renseignemens  trop  vagues,  de  déterminer  d'avance 
la  marche  des  opérations,  dans  le  cas  en  question.  Je  me  borne 
a  observer  que  la  flotte  russe  s'est  singulièrement  renforcée  dans 
ces  derniers  mois  par  la  mise  en  service  des  quatre  «  dread- 
noughts  )>  du  type  Gangout,  de  quelques  croiseurs  de  6800  tonnes  ' 
du  type  Svietlana,  de  grands  torpilleurs  d'escadre  et  de  sous- 
marins,  sans  parler  de  certains  navires  auxiliaires.  D'autre 
part,  le  nombre  des  sous-marins  britanniques  s'est  certainement 
accru,  malgré  toutes  les  précautions  prises  par  les  Allemands 
pour  barrer  à  ceux-ci  le  débouché  du  Sund  dans  la  Baltique. 

Il  n'est  d'ailleurs  pas  impossible  et  il  serait  très  désirable 
que  le  concours  fourni  par  les  Alliés  de  l'Ouest  à  la  flotte  russe 
de  la  Baltique  ne  se  bornât  pas  là.  Tous  les  bâtimens  qui  calent 
moins  de  6  mètres  et  qui  peuvent  par  conséquent  franchir  le 
seuil  méridional  du  détroit  dano-suédois  seraient  les  bienvenus 
dans  la  Baltique  orientale,  à  condition,  d'abord  que  leur  pas- 
sage ne  fût  pas  signalé  à  l'avance  par  les  grand'gardes  alle- 
mandes qui  se  tiennent  dans  le  Gattégat,  ensuite  qu'un  mouve- 
ment opportun  de  l'escadre  légère  russe,  —  nombreuse  et  forte, 

—  leur  assurât  d'être  «  recueillis  »  à  la  hauteur  de  Bornholm, 
après  qu'en  forçant  de  vitesse  ils  auraient  réussi  à  distancer 
les  croiseurs  disposés  en  observation  derrière  le  champ  de 
mines  du  Sund. 

Ce  sont  peut-être  là  de  graves  difficultés,  et  d'aucuns  remar- 
queront qu'il  serait,  dans  ces  conditions,  plus  avantageux,  sinon 
plus  simple,  de  franchir  de  vive  force  le  Grand  Belt  avec  la  plus 
grande  partie  des  Home  fleets  elles-mêmes.  Evidemment.  Je 
n'insiste  pas  cependant  sur  cette  question  délicate,  objet  de 
tant  de  controverses.  On  sait  ce  que  j'en  pense  et  je  l'ai  assez 
souvent  dit  ici.  Pour  ne  pas  sortir  de  mon  sujet  actuel,  je  me 
contenterai  de  noter  que,  dans  le  cas  d'opération  sérieuse  de  la 


LA    SORTIE    DE    LA    FLOTTE    ALLExMANDE.  389 

flotte  allemande  à  l'ouvert  du  golfe  de  Finlande,  ce  serait  sans 
doute  de'charger  la  marine  russe  d'une  grande  partie  du  poids 
qui  pèserait  sur  ses  épaules  que  de  retenir  vers  Helgoland, 
par  une  vigoureuse  démonstration,  les  élémens  les  plus  mo- 
dernes, les  plus  puissans  des  escadres  cuirassées  ennemies. 


Si  la  liberté  relative  dont  jouit  la  marine  allemande  dans  la 
Baltique,  —  «  notre  mer,  »  disent  orgueilleusement  nos  adver- 
saires, —  donne  un  sérieux  caractère  de  probabilité  à  des  opé- 
rations entreprises  contre  la  côte  russe,  il  n'est  point  interdit 
d'en  considérer  quelques  autres  comme  possibles.  Jetons  donc 
nos  regards  plus  à  l'Ouest,  vers  la  mer  du  Nord  et  les  eaux  bri- 
tanniques. Où  peut  conduire,  de  ce  côté,  une  sortie  de  la  Hoch 
see  flotte?  La  question  est  très  complexe;  à  elle  seule,  elle 
exigerait  une  assez  longue  étude.  Je  tâcherai  de  me  borner, 
avec,  d'ailleurs,  d'autant  plus  de  regret  que  l'éventualité  d'une 
importante  opération  maritime  allemande  —  d'un  débarque- 
ment, pour  tout  dire,  —  semble  admise  encore,  à  l'heure  qu'il 
est,  par  certains  de  nos  amis  d'outre-Manche  et  non  des 
moindres,  ni  des  moins  influons  sur  l'opinion.  Une  descente! 
une  grande  descente,  s'entend,  sur  le  sol  anglais,  après  ces 
vingt  et  un  mois  de  guerre,  après  le  grand  échec  de  l'offensive 
allemande  vers  Dunkerque  et  Calais,  après  celui  de  Verdun,  si 
grave  au  point  de  vue  de  l'usure  matérielle  et  morale,  après 
que  la  Grande-Bretagne  s'est  donné  une  armée  de  plusieurs 
millions  d'hommes  et  qu'elle  a  presque  doublé  sa  flotte,  déjà 
si  puissante,  si   supérieure  en   nombre  à  la  flotte  allemande! 

Je  ne  crois  pas  être  suspect  de  défiance  ou  seulement  d'indif- 
férence à  l'égard  des  opérations  combinées  dont  j'ai  toujours 
soutenu  l'efficacité;  mais,  vraiment,  je  ne  vois  pas  comment 
celle-ci  pourrait  réussir,  et  les  appréhensions  auxquelles  je 
faisais  allusion  tout  à  l'heure  me  paraissent  absolument  chimé- 
riques. Certes,  il  n'est  pas  indispensable  d'être  maître  delà  mer 
pour  exécuter  un  coup  de  main  sur  la  côte  ennemie.  Il  peut 
suffire  qu'après  avoir  fait  des  préparatifs  minutieux  en  vue 
d'une  opération  bien  déterminée  et  de  portée  limitée,  qu'après 
avoir  pris  exactement  des  mesures  d'ailleurs  très  compliquées, 
on  profite  de  circonstances  de  temps  favorables,  —  mettons  une 
brume  épaisse  et  de  quelque  durée,  —  pour  se  soustraire  à  la 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

surveillance  des  croiseurs  ennemis  et  atteindre  sans  fâcheuse 
rencontre  un  littoral  d'ailleurs  peu  éloigné. 

Il  se  peut  même,  à.  la  grande  rigueur,  qu'on  ait  le  temps  de 
jeter  à  terre  quelque  quinze  ou  vingt  mille  hommes  avant 
qu'intervienne  le  gros  de  la  flotte  des  défenseurs  :  par  exemple, 
si  on  a  su  attirer  ce  gros  à  une  grande  distance  du  point  de 
débarquement  par  une  habile  démonstration.  Mais  enfin,  ce  ne 
sera  jamais  là  qu'un  répit  de  vingt-quatre  heures,  au  maximum 
et,  ce  délai  passé,  il  faudra  bien  en  découdre  sans  avoir  eu  le 
loisir  de  terminer  l'opération  et  en  abandonnant  au  hasard  du 
combat,  sinon  l'infanterie  du  corps  de  débarquement,  du  moins 
sa  cavalerie,  son  artillerie,  en  tout  cas  ses  encombrans  «  services 
à  l'arrière,  »  approvisionnemens,  munitions,  sections  de  chemin 
de  fer,  outillages  et  appareils  spéciaux,  auto-projecteurs,  auto- 
canons, T.  S.  F.,  parc  d'aérostation,  etc.  Et  si  l'on  est  battu, 
comme  il  est  plus  que  probable  dans  le  cas  qui  nous  occupe» 
que  deviendra  ce  corps  d'armée  isolé,  perdu  en  pays  ennemi, 
privé  de  ses  ravitaillemens  et  de  la  plupart  de  ses  moyens 
d'action?  J'entends  bien  que  le  choix  du  point  de  la  descente  a 
pu  être  tel  que  cette  situation  si  complètement  aventurée  n'en- 
traîne pas  de  danger  immédiat.  Admettons  qu'il  en  sera  ainsi 
quand  on  aura  occupé  une  île  très  voisine  de  la  terre  ferme,  ou, 
mieux,  une  presqu'île  dont  le  pédoncule  puisse  être  aisément 
barré;  ou  encore  un  port  en  saillie  sur  le  littoral  et  d'une  dé- 
fense facile  contre  un  retour  offensif  de  l'adversaire. 

Mais  justement  les  bénéfices  de  telles  positions  ne  tardent 
pas  à  se  retourner  contre  le  téméraire  assaillant.  N'en  pouvant 
pas  déboucher,  faute  de  moyens  suffisans,  il  y  sera  bloqué 
presque  aussitôt,  bloqué  du  côté  de  la  terre  par  la  concentra- 
tion rapide  des  troupes  de  la  défense,  bloqué  du  côté  de  la  mer 
par  celle  de  la  flotte  victorieuse. 

Ce  blocus  ((  tactique,  »  très  rapproché,  très  resserré,  pourra- 
t-on  le  rompre  quelquefois —  bien  rarement!  —  au  moyen  de 
bàtimens  très  rapides,  très  armés,  très  défendus  et  en  même 
temps  susceptibles  de  porter  dans  leurs  cales  de  quoi  subvenir 
aux  besoins  les  plus  impérieux  du  corps  bloqué?  Peut-être. 
Cela  ne  résoudra  d'ailleurs  pas  les  difficultés.  La  grosse  artillerie 
entrera  en  jeu,  à  bref  délai,  aussi  bien  du  côté  de  la  terre  que 
du  côté  de  la  mer  et  un  bombardement  formidable,  écrasant, 
ininterrompu,  viendra  à  bout  de  la  résistance  des  bloqués  avant 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  391 

même  que  la  faim  ou  l'e'puisement  de  leurs  munitions  aient  fait 
tomber  les  armes  de  leurs  mains. 

Ainsi  l'on  en  revient  toujours  à  la  nécessite'  de  s'assurer, 
avant  tout  et  au  moins  pour  un  laps  de  temps  assez  étendu,  de  la 
maîtrise  de  la  mer.  Or,  nous  n'avons  examiné  dans  tout  ce  qui 
précède  que  le  cas  relativement  simple  du  «  coup  de  main,  » 
n'exigeant  que  le  transport  d'effectifs  restreints.  Imagine-t-on 
les  impossibilités  en  face  desquelles  on  se  trouverait,  s'il  s'agis- 
sait de  mettre  à  terre  une  armée  capable  de  conquérir  un  grand 
pays?  Il  faut  des  jours,  des  semaines  pour  cela,  et  l'opération  de 
débarquement  n'est,  en  fait,  jamais  terminée,  puisqu'il  faut  ali- 
menter constamment  de  toutes  choses  ce  grand  corps  si  exigeant 
et,  pour  obtenir  ce  résultat,  créer  une  ligne  de  communications 
parfaitement  sûre  où  une  flotte  de  vapeurs  pourra  faire  la  double 
navette  entre  la  base  primitive  et  la  base  secondaire,  entre  le 
point  de  départ  et  le  point  d'arrivée  de  l'expédition. 

Mais  pourtant,  objectera-t-on,  si  les  Allemands  avaient  été 
victorieux  sur  l'Yser  et  qu'ils  eussent  occupé  nos  ports  du  Pas 
de  Calais,  n'auraient-ils  pas  pu  réussir  à  franchir  le  détroit  en 
employant  des  procédés  spéciaux  de  nature  à  paralyser  l'action 
de  la  flotte  anglaise? 

On  l'a  dit.  Il  a  été  question,  après  coup,  d'une  sorte  d'ave- 
nue constituée,  entre  Calais  et  Douvres,  par  deux  doubles  ou 
triples  lignes  de  mines  automatiques,  gardées  par  des  bâtimens 
légers  et  par  des  sous-marins.  Sous  la  protection  de  ces  deux 
barrages  parallèles,  —  qui  rappellent  un  peu  les  «  longs  murs  » 
reliant  Athènes  au  Pirée,  —  l'armée  d'invasion,  empruntant  sans 
doute  le  concours  d'une  flottille  dans  le  genre  de  celle  de  1805, 
aurait  atteint  la  côte  anglaise  sans  avoir  rien  de  sérieux  à  craindre 
de  la  part  des  Home  fleets.  A  supposer  que  celles-ci  se  fussent 
risquées  à  franchir  ce  double  rempart,  leurs  pertes  eussent  été 
tellement  fortes,  sous  les  coups  des  mines  et  des  torpilles,  que 
la   FJoch  see  flotte  survenant   en  aurait   eu  très  bon    marché. 

Nous  ne  verrons  jamais  l'exécution  de  ce  beau  projet  et  si  l'on 
pouvait  ne  se  placer  qu'au  point  de  vue  de  «  l'art,  »  on  serait 
tenté  de  le  regretter.  En  attendant,  une  foule  d'objections  se 
présentent  immédiatement  à  l'esprit  :  comment  la  flotte  anglaise 
eût-elle  laissé  exécuter  le  long  travail  de  la  pose  de  plusieurs 
milliers  de  mines  sans  intervenir  en  temps  utile?  Sans  doute 
elle  avait  assez  passivement   laissé   miner  la  mer  du  Nord  au 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prime  début  des  opérations.  Mais  c'est  qu'à  cette  époque  le 
mode  de  participation  de  la  Grande-Bretagne  à  cette  grande 
guerre  naissante  n'était  pas  nettement  déterminé. 

Quelques  mois  après  le  1er  août  1914,  on  ne  pouvait  raison- 
nablement compter  qu'une  telle  faute  se  renouvellerait.  Mais 
admettons  les  deux  barrages  établis  cependant  :  allait-on  faire 
abstraction  des  canons  de  cette  flotte  anglaise?  Pour  arrêter 
l'immense  flottille  progressant  lentement  vers  la  côte  de 
Douvres  ou  vers  Dungeness,  point  n'était  besoin  aux  cuirassés 
britanniques  de  s'exposer  à  de  graves  périls  en  essayant  de 
forcer  l'avenue.  Il  leur  suffisait  de  lancer  à  bonne  distance  une 
pluie  d'obus  sur  cette  réunion  de  bàtimens.  L'avenue  ne  pouvait 
être  assez  large  pour  que  ceux-ci  échappassent  aux  effets  d'un 
tir,  exécuté  de  l'un  et  de  l'autre  côté  de  ce  long,  mais  étroit 
plan  d'eau.  Il  n'était  même  pas  nécessaire  d'employer  à  ce 
bombardement  par  l'extérieur  le  gros  des  escadres  cuirassées. 
Les  bàtimens  de  seconde  ligne,  les  croiseurs  légers  et  les 
destroyers  suffisaient  ;  et  donc  les  cuirassés,  les  dreadnoitghts 
en  tête,  restaient  prêts  à  se  mesurer  avec  les  escadres  alle- 
mandes. Enfin  l'amirauté  anglaise  disposait  déjà,  en  novembre 
4914,  d'un  grand  nombre  de  sous-marins  et  de  bàtimens  de  très 
faible  tirant  d'eau,  chalutiers  ou  autres,  armés  de  canons. 
Toutes  ces  petites  unités  pouvaient  pénétrer  dans  l'avenue  sans 
s'embarrasser  autrement  des  mines,  les  unes  passant  au-dessus, 
les  autres  passant  au-dessous.  Quant  à  arrêter  les  sous-marins 
par  des  filets,  il  n'y  fallait  guère  songer,  la  mise  en  place  de 
ces  filets,  en  plein  détroit  et  surtout  dans  la  mauvaise  saison 
représentant  un  travail  très  pénible  et  très  long. 

Si  maintenant  on  réfléchit  que  c'était  pourtant  entre  Calais 
et  Douvres  que  les  chances  de  succès  étaient  les  plus  marquées, 
—  les  moins  illusoires,  devrais-je  dire; —  qu'aujourd'hui  il 
faudrait,  allant  d'Ostende  à  un  point  quelconque  du  Kent, 
compter  avec  une  distance  quadruple  et  aussi  avec  le  champ  de 
mines  anglais  de  la  Manche  des  Pays-Bas,  on  se  rend  aisément 
compte  de  l'impossibilité  d'entreprendre  cette  extraordinaire 
opération. 

On  le  voit  assez  d'ailleurs.  Au  moment  même  où  j'écris  ces 
lignes,  nous  parvient  la  nouvelle  de  V attaque  combinée  que  les 
Allemands  viennent  d'exécuter  contre  l'Angleterre  pour  mas- 
quer le  désastreux  eiïet  moral  produit  par  la  note  si  dure  et  si 


LA  SORTIE  DÉ  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  393 

inquiétante  pour  eux  du  président  Wilson.  Quand  il  eût  fallu, 
pour  occuper  la  scène  et  «  amuser  la  galerie  »  une  opération 
sensationnelle  et  de  grande  envergure,  ils  ne  trouvent  rien  de 
mieux  qu'une  nouvelle  sortie  de  leurs  croiseurs,  aussitôt 
rejetés  delà  côte  anglaise  par  leurs  adversaires  et  qu'une  trente- 
huitième  incursion  de  zeppelins  ou  d'hydravions.  Us  y  ajoutent 
pourtant  un  «  numéro  »  nouveau,  inattendu  même,  recon- 
naissons-le, un  essai  de  soulèvement  de  l'Irlande.  Mais  quelle 
insuffisance  de  moyens  pour  un  objet  si  ambitieux  ! 

Un  mot  là-dessus,  toutefois,  puisque  aussi  bien  l'examen 
d'une  sérieuse  opération  de  descente  en  Irlande  peut  rentrer 
sans  effort  dans  le  cadre  de  cette  étude. 

Oui,  certes,  au  début  de  la  guerre,  une  expédition  partie  des 
ports  de  la  mer  du  Nord  et  réussissant  à  se  dérober  vingt- 
quatre  ou  trente-six  heures  à  la  flotte  britannique,  —  et  cela 
n'était  pas  très  facile!  —  eût  peut-être  atteint  un  point  favo- 
rable de  la  côte  du  Connaught  ou  du  Munster  et,  débarquant 
rapidement  une  trentaine  de  mille  hommes,  aurait  causé  au 
gouvernement  anglais  des  embarras  dont  la  répercussion  se  fût 
certainement  fait  sentir  sur  la  marche  de  nos  propres  affaires, 
assez  mal  en  point  à  ce  moment-là. 

Mais  que  de  difficultés  déjà,  à  cette  époque!  Les  hésitations 
auxquelles  je  faisais  allusion  tout  à  l'heure,  admissihles  quand 
il  s'agissait  de  définir  exactement  le  rôle  de  la  Grande-Bretagne 
dans  un  conflit  où  ne  semblaient  engagés  tout  d'abord  que  des 
intérêts  un  peu  lointains  peut-être  pour  le  gros  de  la  nation, 
ces  hésitations,  dis-je,  n'avaient  plus  de  raison  d'être,  dès  que 
l'Allemagne  lui  portait  un  coup  aussi  direct  et  aussi  dangereux. 
Or  les  Home  fleets  étaient,  répétons-le,  toutes  prêtes,  ayant  été 
mobilisées  à  la  fin  de  juillet  pour  la  grande  revue  du  roi 
George  V.  Elles  tenaient  la  mer  du  Nord,  au  moins  par  leurs 
grand'gardes,  et  comment  une  grande  flotte  et  un  long  convoi 
eussent-ils  pu  échapper  à  leur  surveillance,  même  en  profitant 
de  la  brume  pour  s'élever  au  Nord,  le  long  du  Jutland  et  de  la 
Norvège,  pour  tourner  ensuite  à  l'Ouest,  au  large  des  Shetland? 
Il  suffisait,  pour  que  tout  fût  découvert  et  que  la  tentative 
avortât,  de  la  rencontre  inopinée  d'un  petit  croiseur,  d'un 
«  destroyer  »  muni  delà  T.  S.  F.  Et  la  mer  était  sillonnée  de 
ces  petits  bàtimens. 


394  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 


* 

*    * 


En  résumé,  s'il  reste  toujours  possible  auv  Allemands  d'en- 
treprendre avec  des  chances  de  succès  un  coup  de  main  n'ayant 
pour  objet  que  la  mise  à  terre  de  quelques  milliers  d'hommes,  — 
à  condition  qu'ils  soient  pourvus  de  munitions  pour  longtemps, 
—  on  ne  voit  pas  du  tout  comment  ils  pourraient  débarquer  une 
armée,  je  dis  même  une  petite  armée,  sur  le  sol  anglais  avant 
d'avoir  battu  la  flotte  britannique. 

Mais,  puisque  j'admets  le  coup  de  main,  n'est-il  pas  indiqué 
d'examiner  si  cette  opération  ne  pouvait  être  conduite  contre 
nous?  Et  même  n'est-il  pas  permis  de  penser  et  de  dire,  main- 
tenant que  tout  danger  est  parfaitement  conjuré  sur  notre  front 
continental,  qu'il  y  a  eu,  à  la  fin  de  février  dernier,  des  jours 
sombres  où  la  nouvelle  d'une  descente,  même  de  portée  res- 
treinte, sur  certains  points  toujours  favorables  de  notre  littoral 
aurait  pu  causer  un  grave  ébranlement  à  l'esprit  public  et  de 
sérieux  embarras  au  commandement?  C'est  ce  que  j'exposais 
au  prime  début  de  cette  étude  et  je  ne  pense  pas  être  bien  témé- 
raire en  estimant  qu'à  Berlin,  à  l'Office  de  la  Marine  comme 
au  grand  Etat-major,  on  avait  dû  examiner  avec  une  certaine 
bienveillance  les  plans  d'une  opération  qui  s'inspirait  dans  son 
principe  de  l'opinion  que  se  faisaient  nos  adversaires,  qu'ils  se 
font  encore  pout-être,  de  la  mentalité  française. 

Eh  bien!  supposons  réunie  sous  Helgoland,  à  ce  «  mouil- 
lage des  vaisseaux  »  que  connaissait  si  bien  notre  escadre  cui- 
rassée de  1870-71,  une  force  navale  allemande  ayant  la  compo- 
sition suivante  : 

6  croiseurs  de  combat  ou  cuirassés  rapides  (Von  der  Tann, 
Moltke,  Seydlitz,  Derfflinger,  Lùtzow,  Hindenburg  )  ; 

6  croiseurs  légers,  du  type  dit  «  des  villes  d'Allemagne;  » 
1  flottille  de  «  destroyers  »  ou  «  grosse  torpedoboote  »  de 
10  unités,  plus  le  bâtiment  chef  de  flottille  ; 

4  paquebots-géans,  du  type  Imperator  (50  000  tonnes, 
23  nœuds  de  vitesse),  capables  d'enlever  chacun  de  4  000  à 
5000  hommes,  au  moins,  pour  une  traversée  assez  courte  et  de 
prendre  dans  leurs  immenses  cales  le  matériel  correspondant  à 
l'effectif  d'une  forte  division  de  toutes  armes,  ainsi  que  les  che- 
vaux et  mulets  indispensables; 

2  paquebots  du  même  type  chargés  de  combustibles  et 
aménagés  pour  les  ravitaillemens  en  pleine  mer. 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  395 

Cette  escadre  combinée  aurait  la  vitesse  de  ses  élémens  les 
moins  rapides,  c'est-à-dire  des  transports,  car  les  croiseurs  de 
combat  vont  de  27  à  30  nœuds,  les  croiseurs  légers  de  27  à  28 
et  les  «  destroyers  »  atteignent  32  nœuds.  Mais  il  faut  remar- 
quer que  ce  sont  là  des  vitesses  d'essais  que  l'on  ne  retrouve 
pas  facilement  dans  la  navigation  courante.  Or,  pour  des  motifs 
bien  connus  des  spécialistes,  l'écart  entre  ces  vitesses  d'essais 
et  les  allures  pratiquement  réalisables  pendant  une  traversée  est 
bien  moindre  pour  les  vapeurs  de  commerce  que  pour  les 
navires  de  guerre.  En  somme,  la  force  navale  en  question 
verrait  très  probablement  s'établir  l'accord  des  vitesses  entre 
bàtimens  des  deux  catégories  vers  20  ou  21  nœuds;  c'est-à-dire 
que,  si  elle  visait  l'une  de  nos  îles,  —  ne  précisons  pas  !  —  du  lit- 
toral de  l'Atlantique,  elle  pourrait  effectuer  en  moins  de  quatre- 
vingt-dix  heures  le  trajet  de  1  800  milles  environ  d'HelgoIand 
à  cette  île,  en  passant  par  le  Nord  de  l'Ecosse  après  avoir 
couru  au  Nord  jusqu'à  la  hauteur  de  Bommel  Oen,  à  peu  près., 

<(  Mais  il  y  a  la  flotte  anglaise,  dira-t-on,  et  justement  sui 
les  rades  de  l'Ecosse...  »  Sans  doute.  Toute  la  question  est  de 
savoir  si  l'on  peut  dérober  à  cette  flotte  une  marche  de  trois  ou 
quatre  jours.  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  facile  ni  qu'il  ne  faille 
pas  de  la  chance  pour  y  arriver.  Je  répète  seulement  que  c'est 
possible,  avec  des  circonstances  de  temps  favorables  et  d'adroites 
diversions  du  gros  de  la  Hoch  see  /lotte  resté  dans  la  mer  du 
Nord.  Ne  venons-nous  pas  de  voir  que  cette  escadre  des  croi- 
seurs de  combat  allemands  a  pu  insulter  impunément  la  côte 
anglaise,  le  25  avril,  et  bombarder  Lowestoft  sans  avoir  affaire 
à  autre  chose  que  des  croiseurs  légers,  des  «  destroyers  »  et  — 
peut-être  —  des  sous-marins?  Pourquoi  la  vaillante  division  des 
croiseurs  de  combat  anglais  de  l'amiral  Beatty,  celle  qui,  deux 
fois  déjà,  avait  refoulé  l'ennemi  en  lui  faisant  éprouver  des 
pertes  (York  et  Blilcher),  pourquoi  n'était-elle  pas  là?  C'est, 
suivant  toute  apparence,  qu'elle  avait  été  appelée  du  côté  de 
l'Irlande  où  s'était  produit,  dès  le  21,  le  mouvement  que  l'on 
sait.  Et  il  était  eh  effet,  parfaitement  logique  d'admettre  que  les 
Allemands  envoyaient  de  ce  côté-là  quelque  chose  de  plus  qu'un 
chalutier  à  vapeur  et  qu'un  sous-marin. 

Les  Allemands,  toujours  si  bien  renseignés,  n'ont-ils  pas  été 
prévenus,  du  reste,  de  ce  faux  mouvement  des  adversaires  qu'ils 
redoutent  le  plus?  Cela  encore  est  fort  possible.  Toujours  est-il 


396  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

que  la  plus  grande  vigilance  ne  met  pas  le  parti   le  plus  fort 
à  l'abri  d'une  surprise  ou  d'un   piège  stratégique. 

Joignez  à  cela  un  brouillard  favorable,  ou  seulement  ce  que 
les  marins  appellent  un  temps  bouché,  et  vous  arriverez  a  la 
conclusion  que  le  coup  de  main,  —  le  coup  de  main,  pas  plus  ! 
—  reste  toujours  possible.  J'ajoute  que  la  force  navale  alle- 
mande que  je  mets  hypothétiquement  en  jeu  pourrait  fort  bien 
tenter  le  passage  du  Pas  de  Calais  et  de  la  Manche,  ce  qui 
accourcirait  singulièrement  sa  randonnée  (900  milles,  au  lieu 
de  1  800)  et  dérouterait  ou  du  moins  retarderait  singulièrement 
ainsi  les  escadres  anglaises.  Mais  le  détroit  est  bien  gardé  et 
par  des  moyens  que  les  grandes  unités  redoutent,  avec  raison. 
Cependant,  là  aussi,  je  dis  :  il  ri  y  a  pas  impossibilité,  et  nos 
ennemis  sont  gens  à  tout  risquer  quand  ils  verront  s'évanouir 
peu  à  peu  leurs  chances  normales  de  se  tirer  d'affaire. 

Reste,  une  fois  le  petit  corps  expéditionnaire  débarqué  et 
installé  dans  sa  conquête  (je  mets  à  dessein  les  choses  au  pis), 
la  difficulté  de  l'y  faire  vivre,  de  l'y  maintenir  en  le  ravitaillant 
au  fur  et  a  mesure  de  ses  besoins  ;  mieux  encore,  de  le  ren- 
forcer peu  à  peu  et  de  lui  donner  les  moyens  d'entreprendre 
réellement  une  action  sur  notre  littoral.  C'est  là  que  l'on  en 
revient  à  la  nécessité  de  la  bataille  navale,  et  l'on  sait  ce  que  je. 
pense  du  résultat  de  cette  rencontre.  Peut-être,  toutefois,  réus- 
sirait-on à  organiser  un  service  de  blockade  runners  entre  l'Al- 
lemagne et  ce  corps  détaché  à  l'aventure.  Mais  combien  pré- 
caires seraient  ces  communications,  si  rapides  et  si  habiles  que 
fussent  les  navires  qu'on  y  emploierait!  On  l'imagine  aisément. 
Et  bientôt,  les  Anglais  et  nous,  nous  mettrions  fin  à  l'«  exploit  » 
en  allant  forcer  et  capturer  dans  son  île,  ou  sa  presqu'île, 
l'audacieux  envahisseur. 

* 
*   * 

Mais,  —  soyons  logiques,  —  si  nous  acceptons  comme  réa- 
lisable cette  entreprise  sur  le  littoral  français  de  l'Atlantique,  il 
est  difficile  de  ne  pas  accepter  aussi  l'éventualité  de  l'entrée  de 
la  force  navale  que  nous  considérons  dans  la  Méditerranée.  Ce 
ne  serait  que  400  milles  de  plus  à  faire  pour  atteindre  Gibraltar, 
et  si  l'on  avait,  comme  je  le  disais  plus  haut,  réussi  à  devancer 
de  trois  jours,  moins  même,  les  Hottes  anglaises,  celles-ci  n'arri- 
veraient pas  à  temps  pour  engager,  versTrafalgar,  une  nouvelle 


LA  SORTIE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE.  391 

et  décisive  bataille.  Le  détroit  serait  défendu,  sans  doute;  pas 
aussi  bien,  cependant,  que  le  Pas  de  Calais.  Les  circonstances 
géographiques  et  hydrographiques  ne  s'y  prêtent  pas. 

Les  Allemands  trouveraient-ils  bientôt,  du  moins,  une 
concentration  imposante  de  forces  navales  capables  de  leur 
barrer  la  route  et  de  les  détruire?  Oui  et  non.  Ce  n'est  point  du 
tout  certain.  Il  y  a  la  flotte  autrichienne  qui  ne  se  laisserait  pas 
oublier  dans  cette  affaire  compliquée  dont  son  chef,  l'archiduc 
Karl-Stephan,  entretenait,  en  février  dernier,  l'Etat-major  naval 
de  Berlin  et  le  prince  Henri  de  Prusse.  Je  n'entreprendrai  pas, 
—  ce  serait  beaucoup  trop  long,  —  de  débrouiller  les  fils  d'un 
écheveau  stratégique  aussi  enchevêtré  ;  et  d'ailleurs,  quand  on 
effleure  des  questions  de  ce  genre,  il  convient  de  se  tenir  dans 
les  généralités.  Ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'il  n'est  pas  si  aisé 
qu'on  le  pense,  d'abord,  — stratégiquement,  — d'opérer  à  point 
nommé  des  concentrations  exactes  d'escadres  dispersées,  dont 
tous  les  élémens  ne  sont  pas  toujours  prêts  à  marcher  simulta- 
nément et  qui  ne  sauraient  se  dégager,  là,  tout  de  suite,  sur 
un  simple  signal  de  T.  S.  F.,  des  opérations  essentielles  où 
elles  se  trouvent  engagées;  en  second  lieu,  —  tactiquement, — 
de  se  mettre  en  travers  de  la  marche  d'unités  rapides  et  bien 
armées,  vigoureusement  conduites  d'ailleurs,  et  qui  veulent 
absolument  passer.  On  peut  les  canonner  certainement,  les 
torpiller...  peut-être;  les  avarier  gravement,  les  couler  même, 
si  la  fortune  s'en  mêle  ;  mais  on  ne  peut  les  arrêter  net,  les 
fixer,  comme  on  le  fit  quelquefois  dans  certains  combats  de  la 
marine  à  voiles  (lj. 

Les  transports  eux-mêmes  auraient  des  chances  de  passer. 
Grâce  à  leur  très  petit  nombre,  les  unités  de  combat  pourraient 
les  encadrer  et  les  soustraire  aux  coups  les  plus  dangereux  en 
les  plaçant  au  centre  de  l'intervalle  entre  deux  colonnes. 

Mais  à  quoi  bon  tout  cela?  Que  viendrait  donc  faire  en 
Méditerranée  cette  escadre  rapide,  sans  doute,  mais  trop  faible 
pour  y  jouer,  même  réunie  à  la  flotte  autrichienne,  un  rôle 
prépondérant,  puisque  aussi  bien  la  supériorité  numérique  res- 
terait aux  Franco-Anglo-Italiens,  même  avant  l'arrivée  des 
Home  fleets  un  moment  déroutées?  S'agirait-il  donc  de  se  faire 

(1)  Par  exemple  Nelson,  sur  le  Captain,  au  combat  du  cap  Saint- Vincent 
contre  la  flotte  espagnole  (1791)  et  Lucas,  sur  le  Redoutable,  —  contre  le  Victory 
de  Nelson,  justement,  —  à  Trafalgar. 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enfermer  dans  l'Adriatique  et  bloquer  étroitement  a  Pola  ou  à 
Cattaro  ?  Et  ces  18  ou  20  000  hommes  de  débarquement,  à  quoi 
serviraient-ils?  Pour  les  joindre  aux  Autrichiens  du  Carso,  de 
l'Istrie  ou  de  l'Albanie,  point  n'était  besoin  de  les  exposer  aux 
dangereux  hasards  d'une  telle  traversée... 

Certes!  —  Aussi  n'est-ce  point  l'Adriatique  qui  serait,  en 
pareille  conjoncture,  l'objectif  de  nos  adversaires,  ni,  davan- 
tage, les  rives  orientales  de  l'Egée,  ou  celles  de  la  mer  Syrienne. 
Je  crois  que  je  puis  m'en  fier  à  la  pénétration  des  lecteurs  de  la 
Revue  pour  déterminer  le  point  où,  rapidement  mis  à  terre,  ce 
petit  corps  allemand  suffirait  pour  provoquer,  non  point  un  mou- 
vement populaire,  — ■  et  encore,  qui  sait?...  —  mais  un  mouve- 
ment  politique   et  militaire  en  faveur  des  empires  du  Centre. 

Et  quant  aux  conséquences  de  ce  coup  d'audace,  il  est, 
n'est-ce  pas?  inutile  de  les  développer.  Elles  seraient  considé- 
rables. J'ajoute  que  l'escadre  allemande,  —  si  elle  réussissait 
décidément  à  déjouer  les  manœuvres  des  flottes  alliées  pour 
l'intercepter,  —  trouverait  aux  Dardanelles  un  refuge  assuré. 
Bien  mieux,  ralliant  à  Constantinople  le  Gœben  et  le  Breslau, 
encore  à  peu  près  valides,  dit-on,  malgré  leurs  avaries,  elle 
serait  en  mesure  de  disputer  énergiquement  la  Mer-Noire  à 
l'escadre  russe. 

Ai-je  besoin  de  dire,  de  répéter  qu'en  tout  ceci  j'ai  mis  les 
choses  au  mieux  pour  nos  adversaires  et  que  la  réussite  d'une 
opération  aussi  téméraire  supposerait  un  concours  de  chances 
heureuses  qui  ne  se  produit  guère  dans  le  cours  ordinaire  des 
choses.  Mais  c'est  assez,  il  me  semble,  que  le  succès  ne  soit  pas 
absolument  impossible  pour  qu'il  y  ait  intérêt  à  en  étudier  de 
près  les  ressorts.  C'en  est  un  très  fort,  très  solide,  que  l'avan- 
tage d'une  grande  vitesse  longtemps  soutenue,  et  cet  avantage, 
nous  n'avons  pas  le  droit  de  le  refuser  a  priori  à  nos  adver- 
saires. Les  Alliés  le  possèdent  d'ailleurs  aussi  bien  qu'eux. 

La  vitesse!  La  vitesse,  avec  une  puissance  offensive  et 
défensive  suffisante,  caractéristiques  essentielles  des  «  croi- 
seurs de  combat...  »  avec  cela,  que  ne  peut-on  entreprendre? 

Contre-Amiral  Degouy. 


EN  KABYLIE 


LES  PÈRES   BLANCS 

PENDANT  LA  GUERRE 


En  quittant  Maillot  pour  nous  rendre  chez  les  Pères  Blancs 
d'Ighil-Ali,  nous  traversons  une  admirable  région  algérienne 
qu'on  pourrait  appeler  lau  Provence  africaine,  »  car  son  paysage 
montueux,  boisé  d'oliveraies,  rappelle,  avec  plus  d'ampleur  et  de 
force,  les  campagnes  d'Aix  à  Toulon. 

En  1871,  cette  partie  de  la  Kabylie  fournit  les  chefs  de  la 
formidable  insurrection  qui  tint  en  échec  pendant  plusieurs 
mois  deux  armées  françaises,  Maintenant,  agréable  constata- 
tion, malgré  la  guerre  mondiale  prolongée,  c'est  ici  la  sécurité 
absolue.  Des  patres  en  burnous  et  des  laboureurs  à  jambes  nues, 
beaux  comme  des  figures  de  Virgile,  saluent  au  passage  notre 
voiture.  Nous  roulons  vers  l'une  des  plus  curieuses  villes  ber- 
bères de  l'Afrique  où  les  Pères  Blancs,  puis  les  Sœurs,  plan- 
tèrent bravement  leurs  tentes,  au  lendemain  de  la  défaite  des 
insurgés  kabyles.  Sans  cesse  la  route  s'élève  de  la  vallée  de 
l'oued  Sahel  vers  la  montagne  de  plus  en  plus  dénudée, 
hargneuse  et  pourtant  magnifique  de  couleur  et  de  ligne.  Le 
pays  cbange  d'aspect  et,  de  provençal,  devient  àprement  afri- 
cain. A  gauche,  les  cimes  neigeuses  du  Djurjura  semblent  coiffer 
1'  «  arekia,  »  cette  calotte  de  laine  blanche  portée  par  certains 


400  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Kabyles.  Des  pitons  roux  sont  couronnés,  sur  leurs  sommets,  de 
bourgades  de  la  nuance  des  mandarines  et  du  corail.  Les 
figuiers  de  Barbarie,  en  haies  concentriques,  forment  des 
remparts  e'pineux  à  ces  villages  qui  s'affrontent  et  semblent  se 
provoquer.  Hier  encore,  en  effet,  les  Kabyles  se  battaient  de 
hameau  à  hameau  et  même  de  rue  à  rue.  Aujourd'hui,  les 
'<  çofs,  »  ces  partis  de  mutualité  offensive  et  défensive  persistent 
toujours  chez  ces  montagnards  farouches.  Aussi  les  «  tsars,  » 
ces  vendettas,  déciment  encore  certaines  familles,  et  il  n'est  pas 
de  mois  où,  dans  l'un  ou  l'autre  de  ces  hameaux,  quelque  per- 
sonne ne  soit  victime  d'un  guet-apens.  De  village  en  village, 
pendant  notre  voyage,  nous  sommes  passés  à  travers  des  affaires 
de  meurtre  de  la  journée  ou  de  la  veille. 

Voilà  la  Berbérie  que  les  Pères  Blancs  du  cardinal  Lavigerie 
voulurent  conquérir  à  l'esprit  de  charité  et  à  l'influence 
française  (1). 

Six  mille  habitans  vivent  agglomérés  à  Ighil-Ali  en  trois 
groupes,  installés  sur  trois  collines  escarpées,  qui  donnent  à  ces 
quartiers  des  allures  de  forteresses.  Et,  à  la  vérité,  ces  divisions 
correspondent  aux  trois  «  çofs  »  qui  se  faisaient  jadis  une 
guerre  perpétuelle.  Les  gens  du  faubourg  de  Tazaërt  eussent 
été  tués  s'ils  avaient  eu  l'audace  de  venir  commercer  avec  les 
gens  d'Ighil-Ali,  et  ceux-ci  risquaient  le  poignard  ou  le  plomb 
s'ils  dépassaient  d'une  enjambée  la  porte  qui  marquait  l'entrée 
du  quartier  de  leurs  voisins.  11  fallait  à  ces  citadins  d'une  même 
ville  obtenir  1'  «  anaïa,  »  c'est-à-dire  le  sauf-conduit  représenté 
par  un  gage  que  délivrait  un  notable  ennemi. 

Symboliquement,  le  couvent  des  Pères  Blancs  se  trouve 
placé  entre  Tazaërt  et  Ighil-Ali,  et  il  forme  trait  d'union.  Son 
aspect  n'est  pas  imposant.  On  le  devine,  une  stricte  économie 
présida  à  son  érection,  et  les  religieux  ne  cherchèrent  pas  à 
jouir  des  biens  de  ce  monde,  en  ce  lieu  splendide  pour  un 
artiste  amoureux  de  la  montagne  et  de  la  féerie  quotidienne  de 
la  lumière,  mais  déshérité,  assoiffé,  sinistre  pour  des  Français 
accoutumés  à  notre  aimable  vie  provinciale. 

De  la  route  qui  continue  vers  les  hauts  plateaux  de  Sétif,  il 
faut  descendre  par  un  chemin  raide  vers  la  cour  extérieure 
bordée    de    murs,  derrière    lesquels  se   récréent  une  centaine 

(1)  Les  Pères  Blancs  m'assurèrent  qu'ils  faisaient  d'abord  et  avant  tout  œuvre 
de  propagande  française. 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE..         401 

d'écoliers  kabyles.  Chaque  soir,  cette  cour  est  soigneusement 
close,  car  le  Berbère,  «  chapardeur  »  de  nature,  fùt-il  même 
l'obligé  des  Pères,  ramasserait  —  le  pauvre  homme  !  —  tout  ce 
qu'il  trouverait  :  outils  et  vêtemens.  A  travers  un  corps  de  bâti- 
ment destiné  aux  salles  d'école,  nous  pénétrons  dans  une  cour 
intérieure  sur  laquelle  ouvrent  les  fenêtres  des  cellules,  du 
réfectoire  et  des  communs.  Un  peu  en  dehors  de  ces  humbles 
constructions,  sans  étage  sous  leurs  toitures  de  toiles  à  la 
romaine,  se  trouve  la  chapelle.  Les  mœurs  berbères  obligèrent 
les  Pères  à  tenir  leur  église  écartée  des  regards  indiscrets  des 
villageois,  et  un  sentier  bordé  de  haies  vives  fut  tracé,  qui 
permit  aux  femmes  christianisées  et  aux  jeunes  filles  de  l'ou- 
vroir  des  Sœurs  de  se  rendre  aux  offices  sans  risquer  d'être 
aperçues  des  hommes  d'Jghil-Ali.  Même  les  Kabyles  convertis 
éprouvent  une  certaine  angoisse  à  l'idée  d'exposer  leurs  épouses 
ou  leurs  filles  à  l'examen  de  leurs  voisins.  Les  religieux  durent 
satisfaire  à  ce  préjugé  contre  lequel  ils  luttent  avec  la  discrétion 
diplomatique  nécessaire. 

Trois  Pères  assurent  les  divers  services  religieux,  scolaire  et 
d'assistance  médicale  de  ce  couvent.  Sur  le  chemin,  tout  à 
l'heure,  nous  avions  rencontré  un  petit  homme  olivâtre,  aux 
yeux  de  houille,  en  uniformede  facteur  rural.  Il  s'était  offert  à 
nous  indiquer  le  chemin  et  parlait  correctement  notre  langue. 
Son  allure  était  celle  d'un  Européen.  Nous  le  pensions  un 
Vaiencien  naturalisé,  lorsqu'il  éclata  de  rire  : 

—  Moi!  je  ne  suis  qu'un  «  bicot,  »  comme  certains  colons 
appellent  les  indigènes,  mais  je  suis  un  bicot  chrétien,  voilà  la 
différence.  Je  suis  marié  à  une  Kabyle  convertie.  Quand  vous 
visiterez  notre  village,  vous  pourrez  le  constater,  nous  vivons  à 
peu  près  comme  des  Français.  Ah  I  que  d'obligations  nous 
avons  aux  Pères!  Ils  ont  fait  du  gamin  déguenillé  que  j'étais  un 
em-plo-yé  du  gou-ver-ne-ment! 

Avec  quel  orgueil  le  facteur  proclame  ses  fonctions!  Il  ajoute 
aussitôt  : 

—  Je  sais  lire  et  écrire  votre  langue,  je  pratique  la  religion 
catholique,  il  est  donc  bien  naturel,  n'est-ce  pas?  que  je  porte 
la  casquette  galonnée  et  non  pas  «  leur  »  chéchia. 

L'employé,  d'une  main  dédaigneuse,  semble  repousser  tous 
les  porteurs  de  turban,  ses  frères  de  race. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  mots,  que   nous  aperçûmes, 

TOME   XXXIII.   —    1916.  26 


402  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

devant  le  couvent,  un  religieux  robuste,  vêtu  du  burnous  blanc 
et  de  cette  chéchia  écarlate  dédaignée  par  le  postier  ;  celui-ci 
nous  chuchota  : 

—  C'est  le  Père  G...,  mon  ancien  maître.  Tandis  que  vous 
lui  parlerez,  j'irai  prévenir  le  Père  supérieur. 

Les  yeux  du  religieux,  d'un  bleu  de  ciel  armoricain  dans  son 
visage  brûlé  par  le  soleil,  nous  laissent  à  supposer  que  nous 
avons  devant  nous  un  compatriote  ;  avec  une  joie  profonde,  il 
s'écrie  : 

—  Vous  avez  deviné,  mon  Dieu  I  Seriez-vous  aussi  des  Bre- 
tons comme  moi?  Songez  qu'il  y  a  vingt-neuf  ans  que  j'habite 
l'Afrique.  Vingt-neuf  ans  que  je  bourlingue  dans  le  «  bled  »  et 
que  je  n'ai  pas  entendu  le  son  des  voix  de  chez  nous  et  réjoui 
mes  regards  à  la  fraîcheur  des  coiffes  de  nos  paysannes.  On  a 
beau  se  donner  de  toute  son  àme  à  sa  mission,  le  cœur  retourne 
souvent  au  cher  village  et,  en  songe,  je  reviens  à  nos  landes 
pour  me  consoler  de  cette  pierraille  rouge  qui  nous  entoure. 

Vers  nous  s'en  venait  d'un  pas  de  guerrier  un  grand  homme 
drapé  à  la  mode  arabe  dans  la  laine  fine,  au  long  visage  maigre 
à  la  fois  grave  et  patient,  le  Père  B...,  le  supérieur.  Nous 
souhaitant  la  bienvenue,  il  ajoute  : 

—  Quoique  notre  patrie  soit  engagée  dans  une  terrible 
guerre,  vous  goûterez  ici  la  paix.  En  vous  assurant  que  votre 
séjour  parmi  nous  sera  reposant,  ne  croyez  cependant  pas  que 
des  ermites  comme  nous  aient  toujours  été  exempts  d'inquié- 
tudes. Aux  premiers  mois  des  hostilités,  nous  n'étions  pas 
rassurés  au  milieu  des  Kabyles  de  notre  entourage. 

Allons  donc!  Père,  proteste  notre  compatriote.  Vous,  pas 

rassuré?  Vous  verriez  approcher  le  martyre  sans  même  froncer 
les  sourcils.  Et  vous  êtes  tellement  aimé  des  musulmans  les  plus 
endurcis  que,  même  parmi  ces  gens,  vous  trouveriez  des  hommes 
qui  se  feraient  tuer  pour  vous,  si  l'on  vous  attaquait. 

Modestement,  le  supérieur  avoue  qu'il  n'en  doute  pas  ;  cer- 
tains Kabyles,  au  péril  de  leur  propre  vie,  fussent  intervenus. 

Mais  ne  préjugeons  pas  de  l'attitude  des  nombreux  igno- 

rans  et  fanatiques,  continue-til.  Que  serait-il  arrivé  s'ils 
n'avaient  pas  été  domptés  dès  le  mois  de  septembre  1914  par 
notre  victoire  et  par  l'énergie  prévoyante  de  notre  gouverneur? 
En  assurant  les  distributions  de  céréales  qui  empêchèrent  la 
famine  de  nos  populations,  qui  ne  vivent  que  de  commerce  et 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         403 

ne  peuvent  faire  fructifier  un  sol  presque  aussi  aride  que  le 
Sahara,  le  gouvernement  algérien  empêcha  ces  loups  de  sortir 
du  bois  :  s'ils  en  étaient  sortis,  ils  nous  auraient  dévorés,  quitte 
à  payer  cher  ce  repas  d'un  jour. 

—  Ma  foi  !  c'est  bien  possible,  accorde  le  Père  G... 

—  L'un  et  l'autre  vous  êtes  des  pessimistes,  s'écrie  du  fond 
du  couloir  un  troisième  moine,  un  sexagénaire  au  visage  fin  et 
aux  yeux  clairs  qui  s'approche  de  nous,  et  le  Père  G...  nous 
présente  l'arrivant  en  ces  termes  : 

—  Veuillez  voir  en  notre  Père  D...  le  Fra  Angelico  de  notre 
petit  couvent. 

—  Je  suis  trahi,  dit  ce  religieux  avec  un  sourire,  mais  je 
n'ai,  hélas  !  aucune  des  qualités  du  suave  artiste  de  San-Marco. 
Oserais-je  néanmoins  vous  prier  de  visiter  mon  atelier? 

Nous  le  suivons  dans  une  petite  salle  exposée  au  Nord.  Par 
le  large  vitrage,  un  panorama  prestigieux  s'aperçoit  :  dans  le  bas, 
la  vallée  profonde  et  son  oued  limoneux  qui  serpente  à  travers 
les  lauriers-roses  ;  plus  haut,  les  oliviers  aux  crinières  argentées 
montent  à  l'assaut  des  pentes  rocheuses;  encore  plus  haut,  le 
Djurjura  et  ses  dentelures  éblouissantes  d'une  neige  qui  brille 
à  facettes  comme  des  gemmes  sur  un  ciel  d'outremer  profond. 

—  Voila  le  tableau  de  Dieu  qui  m'humilie  chaque  jour 
et  me  donne  la  mesure  de  mon  ignorance  de  barbouilleur, 
dit  humblement  le  religieux  qui,  bras  croisés,  considère  la 
puissante  montagne  balafrée  de  vert,  de  carmin  et  de  bleu 
par  ses  forêts,  ses  rocs  et  ses  failles.  —  Et  pourtant,  reprend-il, 
lorsque,  plusieurs  heures  chaque  jour,  j'ai  fait  ma  classe 
à  mes  cinquante  petits  Kabyles  et  donné  mes  soins  médicaux 
à  leurs  parens,  c'est  avec  un  bonheur  profond  que  je  me 
retire  dans  ce  cabinet  vitré,  pompeusement  appelé  atelier,  et 
que  j'y  copie  quelque  portrait  de  notre  fondateur,  le  cardinal 
Lavigerie,  afin  d'envoyer  cette  toile  à  l'un  de  nos  petits  mous- 
tiers  de  Berbérie.  D'autres  fois,  je  hausse  mon  orgueil  jusqu'à 
tenter  de  créer  une  scène  religieuse.  Saints  infortunés,  com- 
bien je  vous  maltraite  !  Enfin,  j'ose  m'inspirer  du  paysage  qui 
nous  entoure,  et  comme  je  suis  devenu  presque  un  sauvage 
dans  cette  solitude  africaine,  je  peins  des  toiles  où  les  arbres, 
les  plantes,  les  pierres,  sont  peut-être  reproduits  avec  amour 
mais  sans  art.  Ah  !  Roger  de  la  Pasture,  grand  peintre  de  ma 
race,   tu  devrais  bien  quelquefois  me  porter  secours!  Qu'im- 


404  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

porte!  Ce  n'est  là  que  ma  récréation,  mon  devoir  est  ailleurs.  Il 
s'agit  d'abord  de  franciser  mes  enfans  bruns,  de  leur  donner 
une  haute  idée  du  génie  français  et,  —  sans  apostolat,  car  nous 
nous  défendons  de  faire  aucune  pression  sur  les  petits  musul- 
mans qui  nous  sont  confiés  par  leurs  parens,  —  de  les  pénétrer 
un  peu  de  la  douceur,  de  la  bonté  et  de  la  pitié,  qui  sont  les 
parfums  naturels  à  tous  les  Européens  de  tradition  chrétienne. 

En  sa  qualité  de  Breton,  le  Père  G...  ne  veut  pas  nous 
quitter,  afin  de  pouvoir  évoquer,  chemin  faisant,  la  Bretagne,  et 
s'offre  à  nous  conduire  à  Ighil-Ali.  Sans  un  introducteur  aussi 
qualifié,  nous  ne  serions  pas  admis  dans  les  logis,  et  pourtant, 
là  seulement,  nous  pourrons  constater  les  résultats  de  l'œuvre 
des  Pères  Blancs. 

Notre  compatriote  coiffe  une  chéchia  neuve,  une  vraie 
pivoine,  s'arme  d'un  solide  bâton  ferré  pour  escalader  les 
ruelles  et,  gaillard,  nous  entraine.  Cité  saharienne  d'aspect 
avec  ses  logis  en  alvéoles,  Ighil-Ali  possède  également  des 
maisons  à  plusieurs  étages  en  encorbellemens  d'une  architec- 
ture mauresque.  Certains  bàtimens  s'enorgueillissent  même  de 
tourelles  en  forme  de  pigeonniers. 

—  Voyez-vous,  nous  explique  le  Père  C...,  ces  constructions 
variées  vous  donnent  l'image  assez  incohérente  des  cervelles 
berbères  où  paganisme,  fétichisme  et  islamisme  s'entremêlent 
et  se  nouent  comme  l'osier  d'une  corbeille.  Par  là-dessus, 
ajoutez  comme  un  souvenir  du  christianisme  primitif,  car 
pourquoi  ces  Kabyles  n'auraient-ils  pas  été  chrétiens  à  l'époque 
de  saint  Augustin?  Certes,  ma  supposition  ne  s'appuie  sur 
aucun  fait  historique;  pourtant  quelles  singulières  découvertes 
nous  faisons  parfois  de  croix  entaillées  dans  les  portes  d'entrée! 
Enfin,  fréquemment,  les  femmes  sont  tatouées  entre  les  sour- 
cils de  petites  croix.  Mieux  encore,  les  tatouages  dans  quelques 
villages  imitent  le  crucifix  posé  sur  son  piédestal.  Bien  entendu, 
ces  dessins  traditionnels  sont  reproduits  avec  une  parfaite 
ignorance  de  leur  signification.  Dans  ces  conditions,  ils 
ne  communiquent  aucune  vertu  spéciale  à  leurs  porteurs  qui 
sont,  comme  tous  les  Berbères  de  cette  région,  avides  de  gain. 
N'affirment-ils  pas  en  riant  que  Juifs  et  Mozabites,  chez  eux, 
mourraient  de  maigreur?  Bemarquables  sont  leurs  dons  com- 
merciaux, trop  remarquables  même.  Nos  villageois  excellent  à 
vendre  leur  huile  de  mauvaise  qualité  et  à  maquiller  les  tissus 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         405 

et  tapis  d'Angleterre  ou  de  Lyon  qu'ils  revendent  effrontément 
aux  Européens  pour  des  produits  orientaux  rapportés  par  eux  à 
grands  frais  de  Brousse,  de  Damas  ou  de  Perse,  car  ce  sont  des 
parleurs  à  langue  dorée. 

Or,  tandis  que  le  Père  nous  esquissait  les  caractères  psycho- 
logiques de  ses  voisins,  nous  avions  dépassé  un  cimetière  tra- 
.gique,  aux  tombes  creusées  en  désordre  à  flanc  d'une  colline 
affreusement  stérile.  Assis  sur  les  morts  ou  les  piétinant  avec 
une  parfaite  indifférence,  quelques  citadins  s'entretenaient  de 
leurs  affaires,  très  éloignés  de  songer  à  leurs  défunts. 

—  Leur  attitude  vous  étonne,  reprit  le  religieux  :  cepen- 
dant, il  ne  faudrait  pas  les  mal  juger.  En  leur  mentalité  si 
différente  de  la  nôtre,  ces  passans  ne  croient  pas  manquer  de 
respect  à  leurs  morts.  Tout  au  contraire,  ils  pensent  les  réjouir 
de  leur  présence.  Par  leur  bavardage,  ils  font  la  «  djemâa  »  sur 
les  pierres  tombales,  c'est-à-dire  l'assemblée  civile  et  politique, 
et  ils  sont  persuadés  qu'ils  intéressent  leurs  ancêtres.  Ah!  cer- 
tainement, ne  vous  attendez  pas  chez  eux  à  de  grandes  marques 
de  sensibilité  à  la  mort  d'un  père,  d'un  fils  ou  d'un  frère.  Non  I 
ils  acceptent  leur  sort.  Dieu  l'a  voulu!  Dieu  soit  béni!  Tenez, 
plusieurs  fois,  depuis  cette  guerre,  l'on  me  chargea  d'annoncer 
à  des  familles  le  glorieux  trépas  au  front  de  leur  garçon,  un 
tirailleur.  Je  me  rendais  chez  ces  musulmans  avec  le  recueil- 
lement de  tout  chrétien  en  semblable  circonstance.  Après 
quelques  instans  d'une  conversation  assez  banale  sur  leur  santé, 
leurs  profits  et  leurs  espérances,  je  leur  faisais  entrevoir  peu  à 
peu  la  triste  nouvelle. 

Sans  qu'un  trait  de  son  visage  frémît,  le  père  me  répon- 
dait froidement  : 

—  Il  est  mort,  Ghadli  ?  Ça  va  bien  !  . 

Et  pourtant,  j'en  suis  sûr,  ce  vieillard  souffrait.  Il  ne  souf- 
frait pas  à  notre  manière,  mais  à  la  sienne,  contenue,  farouche, 
fatale.  Quant  aux  femmes,  par  exemple,  elles  hurlaient.  Enten- 
dons-nous bien,  elles  se  lamentaient  en  mesure.  Leurs  voix, 
d'abord  graves,  montaient  à  Y  ut  dièse  en  gamme  chromatique. 
Et  la  mère  interpellait  son  enfant  dans  un  langage  qui  pourrait 
se  traduire  ainsi  : 

—  Notre  Chadli,  réponds!  Où  te  trouves-tu  a  a  ahi,  hi,  hi  ? 
Que  fais-tu?  Pourquoi  ne  reviens-tu  pas?  o  o  ah!  ah!  a,  — 
çn  gamme  descendante,; 


406  BEVUE  DES  DEUX  MONDES.: 

Rien  de  spontané,  une  douleur  collective,  rituelle  et 
rythmée. 

En  vous  donnant  ce  détail  pour  la  mort  d'un  brave  tué  par 
les  Allemands,  je  voudrais  vous  montrer  combien  noire  tâche 
de  religieux  français  et  l'œuvre  de  notre  gouvernement  se 
heurtent  a  des  difficultés  inouïes  quand  nous  devons  agir  intel- 
lectuellement sur  ces  populations.  Il  faudrait  changer  leurs  cer- 
velles cristallisées  et  remplacer  leurs  cœurs  islamisés,  pour 
espérer  des  résultats  rapides  de  francisation,  d'humanisation. 
Notez-le  bien,  je  ne  suis  pas  un  découragé.  Au  contraire; 
malgré  les  succès  difficiles  de  nos  missions,  je  crois  en  l'avenir. 
Depuis  quelques  années,  la  France  a  trouvé  le  point  faible  de 
ces  tètes  dures  et  elle  obtiendra  de  plus  grands  résultats  que  les 
Romains,  parce  qu'elle  associe  les  indigènes  à  notre  système 
économique  dont  ils  bénéficient.  Voilà  ce  qui  les  touche.  Nous 
autres  religieux,  qui  visons  seulement  les  âmes  et  les  intelli- 
gences avec  une  telle  discrétion  que  les  cadis  les  plus  hostiles 
ne  peuvent  nous  reprocher  aucune  pression,  mais  constater 
seulement  que  leurs  coreligionnaires  viennent  à  nous  spontané- 
ment; nous  autres  Pères,  vous  le  pensez  bien,  nous  ne  possé- 
dons pas  la  clef  qui  ouvrirait  facilement  ces  êtres  fermés  : 
l'intérêt  matériel.  Mais,  si  les  Berbères  chétiens  sont  la  minorité, 
notre  action  rayonne  pourtant  sur  la  masse  indigène,  et  il  me 
plairait  que  vous  interrogiez  là-dessus  les  mahométans  de 
l'élite  :  nous  trouvons  justice  près  de  ceux  qui  devraient  spé- 
cialement nous  détester. 

* 
*  * 

—  Commençons  par  visiter  des  maisons  musulmanes,  plus 
tard  nous  nous  rendrons  au  village  des  Berbères  chrétiens,  nous 
annonce  le  Père  C.  Ainsi  pourrez-vous  juger  des  changemens 
qu'apporte,  non  seulement  dans  les  âmes,  mais  jusque  dans 
leur  vie  matérielle,  notre  religion.  D'ailleurs  les  uns  et  les 
autres,  je  vous  en  préviens,  frappés  par  cette  guerre  qui  les 
empêche  d'aller  vendre  aux  Arabes  du  Sud  leurs  figues  et  leur 
huile,  ne  vous  donneront  pas  une  image  avantageuse  de  leur 
condition.  Marchands  et  colporteurs,  ils  sont  beaucoup  plus 
atteints  que  les  indigènes  cultivateurs  qui  récoltèrent  du  blé  et 
du  sorgho  avec  abondance  en  1915.  Dans  cette  partie  de  la 
Berbérie,  la  production  des  céréales  n'assure  pas  plus  de  trente 


LES    PÈRES    BLANCS    PENDANT    LA    GUERRE.  407 

jours  de  farine  par  an,  et  la  population  doit  proce'der  à  des 
échanges,  vendre,  trafiquer,  s'ingénier.  Gomme  presque  tous 
les  objets  de  fabrication  européenne,  française,  anglaise  et 
austro-allemande  qu'ils  colportaient  ne  leur  arrivent  plus  et 
que  leurs  oliviers  fourniront  une  maigre  cueillette,  voilà  nos 
Kabyles  réduits  à  la  portion  congrue.  Sans  les  prêts  et  les  dons 
du  gouvernement,  je  ne  sais  trop  ce  qui  serait  arrivé. 

Tout  en  nous  entretenant,  le  Père  Blanc  piquait  le  sol  de 
son  bàlon  ferré  et  grimpait  les  sentiers  difficiles  creusés  par  le 
ruisseau  médian  qui  servait  aussi,  hélas  1  d'égout.  A  la  vue  du 
religieux  suivi  d'étrangers,  dix,  vingt,  puis  une  nuée  de  gar- 
çonnets en  petites  djellabas  ou  burnous  à  capuchon  et  de  fillettes 
en  tuniques,  fines  et  sveltes  comme  des  cabris,  bondirent 
devant  et  derrière  nous  et  galopèrent  sur  nos  côtés.  Aux  cous 
nus  de  ces  gamines,  de  lourds  colliers  et  les  ifzimen,  ces  fibules 
d'argent  et  de  corail  qui  retiennent  sur  les  épaules,  suivant  une 
disposition  vieille  comme  l'humanité,  la  pièce  d'étoffe  non 
cousue  qui  les  vêtait,  carillonnaient.  Elles  sautaient  sur  leurs 
pieds  nus,  effrontées,  rieuses,  charmantes,  insolentes.  Quelques- 
unes  portaient  à  califourchon  s'ir  leur  dos,  retenus  dans  une 
sorte  d'écharpe  d'indienne  bigarrée,  des  poupons  extraordinaires, 
petits  bouddhas  ventrus  dont  les  tètes  bouffies  branlaient  à 
chaque  gambade  de  leurs  porteuses. 

—  Polissonne  d'Aïcha!  Drôlesse  de  Seffa,  les  apostrophait 
le  Père  C...,  ne  feriez-vous  pas  mieux  de  vous  rendre  chez  les 
sœurs  du  couvent!  Fi  donc!  n'avez-vous  pas  honte  de  trotter 
comme  des  chèvres  tout  le  jour?  Ah!  les  sauvages! 

Et  Aicha,  Seffa,  Zakia,  Fathma  répondirent  l'une  après 
l'autre  à  ces  admonestations  : 

—  J'irai  chez  la  Mère  Blanche  quand  je  serai  plus  haute!... 
Non!  moi  je  ne  pourrai  jamais  rester  immobile  comme  une 
pierre!...  Mon  père,  à  moi,  ne  veut  pas  que  je  me  rende  au 
couvent  des  roumis...  Moi,  j'ai  ma  sœur  grande,  déjà,  dans  la 
maison  à  cloche. 

Ce  fut  au  tour  des  garçons  de  repousser  violemment  les 
filles  pour  converser  avec  nous  dans  un  français  naïf,  rudimen- 
taire.  Soudain  la  canne  du  Père  toucha  le  dos  d'un  gamin  d'une 
douzaine  d'années,  cambré  comme  un  coureur  grec,  et  qui  avait 
planté  sur  sa  tête  enturbannée  une  branche  fleurie  de  pêcher. 

—  Je  t'y  prends,  coquin,  à  manquer  la  classe  du  Père  D..., 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Ahl  tu  joues  au  guerrier  sarrasin,  dis-tu?  Eh  bien!  garde-toï 
du  chevalier  croisé,  il  pourrait  bien  te  donner  une  bonne 
frottée.  Va  vite  à  l'école. 

D'abord  penaud,  le  superbe  guerrier  mima  le  geste  d'enfour- 
cher un  cheval  et  ruant  et  se  dérobant,  son  plumet  rose  assuré 
sur  sa  calotte,  il  descendit  vers  le  couvent  avec  des  hennisse- 
mens  de  victoire. 

—  Croyez-vous  qu'il  soit  facile  de  tenir  en  bride  ces  garçons, 
reprend  le  Père  G...?  Quelle  patience  il  faut  unir  à  la  fermeté 
pour  n'être  pas  débordé  par  leur  pétulance  atavique!  Ces  gail- 
lards sont  des  pur-sang.  Mais,  Dieu  merci!  il  se  trouve  parmi 
ces  indomptés  quelques  braves  petits  cœurs  qui  se  donnent 
entièrement  à  nous  et  nous  récompensent  de  notre  effort  parfois 
pénible. 

A  peine  cette  déclaration  faite,  un  escadron  de  polissons,  à 
califourchon  sur  des  branches  d'olivier,  chargea  du  sommet  de 
la  ruelle  en  escalier  et  faillit  nous  bousculer;  alors  le  bâton  du 
Père  devint  lance  et  glaive  et,  avec  des  rires  gutturaux,  ces 
petits  Berbères  arrêtèrent  leurs  montures  de  branches  vertes. 

—  Si  vous  le  voulez  bien,  nous  allons  visiter  le  «  palais  »  du 
caïd  d'Ighil-Ali. 

En  l'espèce,  le  «  palais  »  de  ce  chef  indigène  semblait  une 
assez  pauvre  ferme.  La  porte  cintrée  poussée,  nous  traversâmes 
une  sorte  de  vestibule  bordé  par  un  vaste  banc  en  maçonnerie. 
Sur  ce  terre-plein,  les  jours  de  réception,  parens,  amis  ou 
cliens  du  caïd  attendent,  sans  risquer  d'apercevoir  les  femmes 
qu'un  couloir  coudé  dérobe  aux  indiscrétions. 

—  Le  Sidi  n'est  pas  au  logis,  jious  avertit  un  enfant. 

—  C'est  regrettable  pour  ton  seigneur,  répondit  gaiment  le 
religieux;  nous  verrons  toujours  sa  famille. 

Quelle  marque  de  confiance  donnée  aux  Pères  Blancs  que  de 
leur  permettre  de  rendre  visite  aux  femmes  en  l'absence  des 
maris!  Il  faut  voir  là  une  preuve  du  respect  qu'ils  inspirent. 
Combien  d'années  s'écoulèrent  avant  que  ces  mahométans 
d'une  jalousie  morbide  se  décidassent  à  considérer  ces  religieux 
comme  leurs  propres  pères?  Après  avoir  épié  leur  conduite, 
Berbères  ou  Arabes,  pleins  d'étonnement  devant  leur  vertu, 
consentent  à  ce  que  le  «  baba  »  pénètre  à  sa  volonté  dans  les 
logis.  Chaque  fois  qu'il  vient  au  village,  ils  savent  qu'il 
donne  un   bon   conseil,  soigne  les  malades,   écrit   une    lettre, 


LES    PÈRES    BLANCS    PENDANT    LA    GUERRE.  409 

intervient  en  faveur  des  malheureux,  prévient  les  désordres, 
réconcilie  les  ennemis,  juge  les  contestations,  aide  au  place- 
ment des  jeunes  gens,  sert  d'intermédiaire  entre  nos  colons  et 
les  ouvriers  indigènes.  De  jour  et  de  nuit,  quand  il  est  appelé 
pour  un  accident,  une  maladie,  à  travers  le  «  bled  »  dangereux, 
parfois  au  risque  de  sa  vie  à  la  traversée  des  oueds  débordés, 
le  moine  blanc  saute  sur  sa  mule,  emporte  sa  pharmacie  de 
voyage  et  va  sauver  de  pauvres  bédouins. 

Le  Père  C...  s'annonce  d'une  voix  retentissante  à  l'entrée 
du  patio  sur  lequel  quatre  portes  ouvertes  correspondent  aux 
quatre  appartemens  des  proches  parentes  du  caïd.  Aussitôt  des 
cris  aigus  répondent  : 

—  Soyez  les  bienvenus  !  Allah  bénisse  ce  jour  qui  nous 
envoie  des  hôtes  ! 

Une  vingtaine  de  femmes  et  jeunes  filles,  grand'mères 
et  jeunes  épouses,  vierges  et  fillettes  accourent  curieusement. 
Leurs  yeux  cernés  par  le  koheul  et  leurs  sourcils  épaissis  par  le 
trait  noir  qui  les  réunit  en  accolade  à  la  racine  du  nez,  leur 
donnent  des  physionomies  inquiétantes.  Les  Egyptiennes  de 
Séti  Ier  étaient  akisi  maquillées.  Le  henné  rougit  leurs  ongles  et 
la  paume  de  leurs  mains.  De  lourds  bijoux  des  Benni-Yenni 
d'un  style  byzantin,  pendeloques,  fibules,  anneaux  de  pieds, 
bracelets,  colliers  et  diadèmes  les  font  ressembler  à  des  idoles; 
mais  ce  sont  des  idoles  très  vivantes,  impétueuses,  ardentes, 
indiscrètes,  criardes,  désordonnées.  Il  faudrait  encore,  pour 
nous  défendre  de  leurs  importunités,  le  bâton  du  Père  G...,  mais 
ce  glaive  semble  rentré  dans  son  fourreau,  et  il  ne  serait  pas 
galant  de  s'en  servir  contre  ces  guêpes  féminines  qui  vocifèrent, 
interpellent  et  pincent  nos  vêtemens,  afin  de  mieux  retenir 
notre  attention. 

Goguenard,  le  Père  C...  les  entretient  en  berbère.  De  plus 
en  plus  excitées,  elles  lèvent  vers  moi  des  bras  supplians. 
Comme  je  ne  réponds  pas,  et  pour  cause,  à  leur  langage 
incompréhensible,  elles  redoublent  de  gestes  et  finissent  par  me 
saisir  aux  manches  qu'elles  baisent.  Notre  guide  s'égaie  fran- 
chement. Je  le  soupçonne  de  nous  trahir.  Que  signifie  cette 
comédie?  Enfin,  comme  il  voit  une  vieille  Kabyle  édentée  prête 
à  se  jeter  à  mes  pieds,  le  Pèra  G...  l'arrête  et  m'explique  cette 
scène. 

Les  parentes  du  caïd  lui  avaient  demandé  : 


410 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Quel  est  ce  Français  que  tu  accompagnes? 
Pour  plaisanter,  il  leur  avait  répondu  : 

—  Si  c'était  le  ministre  de  la  Guerre,  que  diriez-vous? 

—  Ah  !  par  Dieu  !  c'est  lui!  c'est  donc  lui  ! 

—  Je  ne  vous  dis  pas  cela,  c'est  une  plaisanterie,  avait  pro- 
testé le  religieux. 

—  Non  !  non  !  baba  !  tu  regrettes  maintenant  de  nous  l'avoir 
appris  ;  c'est  bien  le  ministre  de  la  Guerre. 

Et  persuadées  de  s'adresser  au  chef  suprême  de  l'armée 
française,  ces  naïves  Berbères  me  suppliaient  de  ne  pas  leur 
N  prendre  leurs  autres  fils  et  de  leur  rendre  bientôt  leurs  maris. 
Mon  silence  leur  laissant  croire  que  j'étais  troublé  par  leur 
insistance,  c'est  à  grand'peine  que  je  pus  sauver  mes  vêtemens 
des  griffes  de  ces  femmes  convaincues  que  j'avais  les  pouvoirs 
nécessaires  pour  renvoyer  les  hommes  à  leurs  foyers. 

Le  Père  G...  riait  encore  quand  il  nous  prévint  qu'il  allait 
nous  mener  dans  une  famille,  méritante  et  sincèrement  atta- 
chée à  la  France. 

—  Ce  sont  encore  de  nos  «  cliens,  »  c'est-à-dire  de  ces  braves 
gens  qui  réclament  nos  soins,  viennent  se  faire  arracher  leurs 
mauvaises  dents  et  consultent  le  Père  Supérieur  dans  les  cas 
embarrassans  de  leur  existence.  Musulmans  tièdes,  ils  nous 
écoutent  volontiers  et  prononcent  :  «  Vous  êtes  peut-être  dans 
la  vérité.  »  Cependant  ils  s'en  retournent  chez  eux  et  nous  ne 
les  revoyons  que  lorsque  leurs  intérêts  l'exigent.  Nous  savons 
d'ailleurs  pourquoi  ils  ne  viennent  pas  franchement  à  nous.  La 
question  de  la  femme  les  arrête.  Une  chrétienne  peut  montrer 
son  visage  à  tous  les  hommes;  une  chrétienne  peut  entretenir 
au  passage  un  homme  sans  qu'il  soit  utile  de  tirer,  par  repré- 
sailles, un  coup  de  fusil  sur  son  interlocuteur;  une  chrétienne 
se  rend  au  marché,  achète  et  vend  sans  être  surveillée  par  son 
mari  ;  une  chrétienne  ne  doit  pas  être  battue  et  traitée  comme  une 
bête  de  somme.  Voilà  ce  qui  fait  hésiter  ces  Kabyles  intelligens, 
mais  égoïstes.  Ils  sont  forcés  d'accorder  à  la  civilisation 
chrétienne  une  supériorité  sur  leur  triste  société  musul- 
mane; pourtant,  ils  ne  rompent  pas  les  liens  qui  les  enchaînent 
à  leur  demi-barbarie  pour  des  raisons  sans  générosité  et  sans 
hauteur  morale.  Qu'arriverait-il  de  leur  conversion?  Leurs 
épouses  libérées  ne  voudraient  plus  accepter  leur  misérable 
servage.  A  l'idée  que  leurs  femmes,  ces  créatures  inférieures, 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         411 

pourraient  un  jour  discuter  avec  eux  et  contre-balancer  l'auto- 
rité d'un  mauvais  chef  de  famille,  certains  maris  s'éloignent  de 
nous,  après  avoir  cependant  reconnu  qu'ils  vivent  dans  l'erreur. 
S'ils  l'osaient,  ces  rusés  Kabyles  proposeraient  une  singulière 
combinaison.  Ils  accepteraient  pour  eux  le  christianisme  et  la 
vie  à  l'européenne,  à  la  condition  d'en  profiter  seuls  et  de  tenir 
comme  auparavant  leurs  femmes  soumises  aux  préjugés  lamen- 
tables de  l'islamisme.  Les  musulmans,  je  parle  de  la  masse 
inculte  répandue  dans  le  bled  et  non  de  l'élite  des  villes,  accep- 
teraient les  avantages  de  la  francisation,  droits  civils  et  poli- 
tiques, tout  en  continuant  à  tenir  en  esclavage  leurs  femmes  et 
tilles.  En  visitant  le  village  de  nos  «  paroissiens,  »  vous  verrez 
combien  ces  Berbères  se  transforment,  non  pas  seulement  au 
moral,  mais  même  au  physique,  par  suite  de  leur  vie  plus 
décente  et  plus  confortable.  Dans  la  maison  musulmane  où  je 
vais  vous  introduire,  si  les  cœurs  sont  sains  les  corps  sont 
affligés. 

Au  bout  du  classique  couloir  coudé  qui  sert  à  masquer  l'in- 
térieur du  logis  aux  regards  des  passans,  nous  étions  parvenus 
dans  une  cour  où  volailles,  chiens  et  chèvres  pataugeaient  dans 
la  vase  noirâtre  qui  clapotait  sur  les  pierres  d'un  ancien  dallage. 
Dans  une  pièce  ténébreuse,  sous  une  arcade  de  maçonnerie,  un 
âne  côtoyait  deux  brebis.  Accroupie  sur  le  sol  enduit  d'un 
mortier  de  chaux  grasse  devenu  à  l'usage  un  stuc,  une  vieille 
femme  paralysée  des  jambes  se  penchait  et  se  redressait  sans 
cesse  avec  une  petite  plainte.  Près  d'elle,  une  gracieuse  figure 
biblique,  une  Rebecca  de  seize  ans,  déjà  mariée,  berçait  un  bébé 
enluminé  comme  une  poterie.  Plus  avant,  dans  le  clair-obscur, 
Arezki,  maître  du  logis,  vieillard  qui  semblait  échappé  d'une 
eau-forte  de  Rembrandt  avec  son  nez  de  faucon,  son  long  cou 
granuleux  et  son  regard  d'oiseau  de  nuit,  nous  salua.  Contre 
la  muraille  étaient  appuyées  deux  nattes  dans  lesquelles,  le 
soir,  cette  famille  s'enroulait  pour  dormir.  Un  kanoun,  foyer 
composé  d'un  trou  circulaire,  laissait  filtrer  une  fumée  dense 
qui,  ne  trouvant  aucune  issue,  se  rabattait  comme  une  draperie 
sur  les  roseaux  de  la  toiture  qu'elle  vernissait  en  noir.  Le  vieil- 
lard vint  baiser  la  main  du  religieux  avec  un  respect  qui  ne 
trompait  pas  sur  ses  sentimens.  Ancien  revendeur,  Arezki,  par- 
lant un  peu  le  français,  nous  souhaita  mille  prospérités.  La 
Rebecca  fixait   le  Père  G...  avec  des  yeux  étincelans  de  joie. 


412  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Enfin,  elle  dénoua  un  pan  de  son  voile  de  tête  et  en  sortit  une 
lettre. 

—  Ah  !  Seffa,  tu  désires  que  je  te  lise  ce  papier  de  ton  mari, 
le  sergent  Sadok,  mon  ancien  élève?  Volontiers.  Au  fait,  je  vais 
voir  s'il  n'a  pas  oublié  sa  grammaire. 

Parcourant  la  page  griffonnée,  le  Père  Blanc  nous  dit  : 

—  Ce  coquin  doit  être  meilleur  sous-officier  qu'écrivain. 
Regardez-moi  cette  orthographe  !  Et  c'est  à  son  poupon  de 
huit  mois  qu'il  écrit,  non  à  sa  femme,  ce  qui  serait  humiliant 
pour  un  musulman  kabyle.  C'est  l'usage.  Un  garçon,  même  de 
six  semaines,  quel  personnage  à  côté  de  la  mère  !  Reprenons 
cette  page  : 

«  Mon  cer  Chadli, 

«  On  ait  bien  nourriz  en  France.  La  santhé  est  bon.  Je  pas 
été  blaissé.  Je  fourché  un  Boche  qui  parlera  plus.  Je  vu  mon 
fraire  Ahmed  à  Paris  ou  qu'il  van  des  tapis  mouton  avec  bainé- 
lîce.  Après  la  guairre,  je  ferai  comme  lui  commerce.  Lé  Fran- 
çais sont  bons  avec  nous.  Il  y  a  de  l'argent  à  gagner  en  France., 
Les  camaraddes  ont  espoir  de  fourcher  encore  des  Boches.  La 
midaille  militaire  vaut  cent  francs  de  rente  I  Des  fois  je 
laurai. 

«  Soignais  les  figuiers,  mon  père.  Salut  et  santé  à  vous.  » 

—  Es-tu  contente,  Seffa?  demanda  le  Père  C...  Ton  mari 
me  paraît  un  brave  soldat,  peut-être  un  peu  intéressé  ;  mais, 
après  tout,  ce  garçon,  qui  n'est  pas  Français,  se  bat  de  bon 
cœur.  Nous  lui  revaudrons  le  service  qu'il  nous  rend,  père 
Arezki. 

La  vieille  femme,  cessant  de  se  balancer,  ne  quittait  plus  de 
ses  yeux  passionnés  le  visage  du  moine  : 

—  Oui,  c'est  un  bon  pays,  la  France,  s'écria-t-elle.  Mon  fils 
aîné  Ahmed  me  disait  :  «  Mère,  à  Paris,  la  caillasse  est  d'or.  » 
Aussi  ne  quitte-t-il  plus  cette  grande  ville  et  il  y  a  fait  venir 
Zakia,  sa  femme. 

—  C'est  la  vérité,  nous  assura  le  Père  C...,  et  ce  ménage 
kabyle,  exceptionnel,  s'est  acclimaté  aux  Batignolles.  Cet 
exemple  mérite  réflexion.  Qui  sait?  dans  un  milieu  chrétien, 
peut-être  les  Berbères  fusionneraient-ils  rapidement  avec  nos 
ouvriers  et  nos  paysans. 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         413 

—  Ahmed  est  resté  musulman,  proteste  Arezki  qui  nous 
écoute  attentivement. 

—  Non,  méchant  bonhomme,  lui  répond  gaiement  le 
Père  G...,  je  le  sais.  Il  n'est  plus  rien  du  tout  qu'un  vendeur 
de  camelote,  ton  fils,  et  ce  n'est  pas  suffisant  pour  faire  un 
homme. 

Le  vieillard  fait  de  grands  gestes  de  dénégation.  Non  !  non  1 
C'est  impossible  que  son  garçon  ait  abandonné  tout  à  fait 
Mahomet. 

Et  comme  le  religieux  hausse  les  épaules  en  considérant 
Arezki,  celui-ci,  changeant  de  ton,  nous  dit  avec  douceur  : 

—  Les  «  meskines  (1)  »  doivent  penser  surtout  à  gagner  des 
douros.  Il  ne  faut  pas  leur  en  vouloir. 

—  Vilain  païen,  proteste  le  Père  ;  en  Kabylie,  vous  adorez 
tous  le  Veau  d'or. 

Secouant  sa  tête  de  faucon,  Arezki  ricane  et  répète  : 

—  Les  meskines,  Père,  les  meskines  sont  obligés  de  cher- 
cher à  manger  avant  de  songer  à  la  prière.  Les  marabouts 
arabes,  qui  sont  grrrâs,  prient  après  un  bon  repas.  Nous  autres, 
toujours  maigres,  nous  courons  jusqu'à  la  mort  après  notre 
nourriture.  Comprends-tu  la  différence? 

—  Je  comprends,  et  je  sais  que  les  Kabyles  enrichis, reprend 
le  Père,  continuent  à  poursuivre  àprement  les  douros  et 
reçoivent  volontiers  soins,  cadeaux,  médicamens,  alimens, 
écoles,  ateliers  professionnels,  leçons  de  culture,  prêts  de 
semences,  distributions  de  plantes  et  d'arbrisseaux,  sans  témoi- 
gner grande  reconnaissance.  Je  vous  excepte  pourtant  du  nom- 
bre de  ces  ingrats;  aussi  nous  vous  serons  toujours  dévoués.^ 

A  cette  déclaration  du  religieux,  Arezki,  la  mère  et  Seffa 
veulent  lui  baiser  l'épaule,  grande  marque  de  respect. 


Nous  nous  trouvons  à  l'office  de  cinq  heures,  à  la  cha- 
pelle du  couvent  qui  domine  la  vallée  bleuâtre.  Au-dessus 
d'elle,  tout  autour,  ce  sont  des  pitons  rocheux  et,  à  l'horizon, 
la  grandiose  chaîne  du  Djurjura  vêtue  par  l'hiver  de  son  bur- 
nous blanc.  Combien  cette  chapelle  et  ce  couvent  paraissent 
minuscules  dans  cet  immense  panorama  d'une  Afrique  austère, 

(1)  «  Meskines,  »  pauvres. 


414  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

hostile,  déconcertante    et   pourtant  sublime  !  La  petite  cloche 
tinte.  Quelle  voix  de  France! 

—  Fermez  les  yeux  et  vous  vous  imaginerez  près  d'ici  un 
bourg  flamand  ou  breton.  N'est-ce  pas  d'une  douceur  exquise? 

Ainsi  s'exprime  le  Père  D...,  le  Fia  Angelico  d'Ighil-Ali, 
comme  l'a  surnomme'  le  Père  C...,  et  il  ajoute  :  «  Gomment  trou- 
vez-vous notre  chapelle?  Nous  en  sommes  les  constructeurs.  » 

Tour  à  tour  architectes,  entrepreneurs,  maçons,  menuisiers, 
agriculteurs,  vignerons,  oléiculteurs,  médecins,  instituteurs  et 
juges  de  paix,  les  moines  du  cardinal  Lavigerie  doivent,  à 
l'exemple  de  Robinson,  être  capables  d'organiser  un  village 
civilisé  dans  les  contrées  les  plus  dénuées  de  ressources. 

La  cloche  sonne  toujours  et,  par  le  sentier  creux  qui  ser- 
pente entre  le  village  chrétien  et  le  couvent,  nous  voyons  arriver 
les  femmes  qui  viennent  assister  à  l'office.  Leur  maintien  décent 
garde  une  légèreté  de  marche  qui  tient  à  leur  race  monta- 
gnarde, déliée  et  nerveuse.  De  leurs  visages  sont  bannis  les 
fards,  et  si  les  tatouages  décorent  encore  certains  fronts,  ces 
dessins  datent  de  leur  enfance. 

Dans  la  nef  divisée  par  une  allée  centrale,  les  femmes  se 
sont  placées  à  droite,  derrière  les  jeunes  filles  de  l'ouvroir, 
vêtues  de  gandourahs  rouges,  leurs  cheveux  noués  dans  des 
foulards  cerise.  Les  religieuses  font  tache  de  neige  parmi  leur 
troupeau  éclatant.  A  gauche,  agenouillés  sur  les  bancs,  se  dan- 
dinent les  garçons  de  l'école  franco-berbère  issus  de  mariages 
entre  Kabyles  chrétiens.  Leurs  crânes  rasés  sont  bleus.  Avec 
quelle  peine  ces  gamins  peuvent  se  retenir  de  cabrioler!  Un 
enfant  de  chœur  délicieux  comme  un  angelot  de  Luini  dans 
son  petit  burnous  clair,  trottine  sur  ses  pieds  nus  autour  de 
l'officiant. 

Jeunes  filles  et  garçonnets  chantent  avec  un  accent  guttural 
plein  de  saveur.  En  dehors  de  ce  petit  vaisseau  de  style  ogival, 
image  de  la  France,  c'est  le  vaste  continent  islamisé,  sans 
tendresse,  sans  suavité,  sans  charité,  où  tous  les  faibles  doivent 
périr  ou  se  mettre  en  servage  ;  c'est  le  «  bled  »  hostile  où, 
seuls,  les  forts  ont  droit  à  la  vie.  Les  Kabyles  asservis  à  leur 
dur  Coran,  ce  code  qui  n'a  jamais  d'effusions,  mais  seulement 
des  ordres,  des  prescriptions  et  une  philosophie  trop  pra- 
tique, comprendront-ils  jamais  la  loi  d'amour  des  peuples  de 
l'Occident  ? 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         415 

C'est  la  sortie  de  l'office.  Les  femmes  s'éloignent  avec  des 
airs  pénétrés. 

Dans  la  chapelle  désertée,  nous  considérons  sur  les  pare- 
mens  les  peintures  du  Père  D... 

—  Hélas  !  chuchote-t-il,  San  Marco  est  loin  d'Ighil-Ali  I 

—  Moi  je  dis,  ça  c'est  beau,  prononce  d'une  voix  ardente  le 
petit  enfant  de  chœur  kabyle  qui  saute  sur  ses  pieds  nus 
comme  s'il  voulait  atteindre  les  tableaux. 

—  Voilà  notre  récompense,  Père  D...,  dit  avec  un  sourire 
le  supérieur. 

Le  couvent  des  Sœurs  Blanches,  construit  sur  une  colline 
aride,  sans  une  herbe  et  pas  même  une  mousse,  domine  le 
cimetière  musulman  harcelé  par  ses  éclats  de  schiste  enfoncés 
à  la  tête  des  tombes  plates.  Toute  la  sécheresse  d'un  Islam  en 
décadence  s'affirme  dans  ce  tableau  sinistre.  Et  nous  allons 
brusquement  retrouver  l'esprit  de  charité  et  de  bonté,  aus- 
sitôt franchi  le  seuil  de  ces  religieuses  nées  dans  nos  pro- 
vinces où  la  vie  aimable  leur  eût  tissé  des  années  de  charme  et 
de  paix.  Or,  ces  Françaises  préfèrent  l'exil  en  pays  barbare. 

Maintenant,  est-il  bien  certain  que  les  femmes  berbères 
apprécient  le  dévouement  des  Sœurs  Blanches?  C'est  ce  que 
nous  demandons  aussitôt  à  la  Mère  Supérieure,  une  religieuse 
jeune  encore  dans  l'Ordre,  mais  déjà  riche  d'œuvres  bienfai- 
santes. Elle  nous  reçoit  dans  une  salle  chaulée,  pauvre,  à  peine 
meublée,  où  cependant  nous  respirons  comme  une  atmosphère 
de  chez  nous  au  milieu  de  l'air  brûlant  et  sans  caresses  de  ce 
«  bled.  »  Elle  nous  répond  : 

—  Sans  doute,  surtout  depuis  cette  guerre  qui  prive  les 
indigènes  kabyles  même  d'une  nourriture  suffisante,  les  indi- 
gènes nous  sont  reconnaissantes  d'aider  leurs  filles  ;  mais 
comment  voudriez-vous  que  les  mères  de  famille  comprissent, 
je  ne  dirai  pas  notre  sacrifice,  car  nous  consentons  avec  joie  à 
cette  existence  souhaitée  par  nous,  mais  les  petites  privations 
spirituelles  et  matérielles  dont  nous  souffrons  quelquefois?  Il 
faudrait  à  ces  pauvres  femmes  la  connaissance  de  la  France 
et  de  sa  vie  toute  baignée  de  suavité,  la  vie  de  nos  compa- 
triotes restés  à  l'ombre  de  leurs  belles  églises  dans  l'affection 
de  leur  parenté  et  les  attentions  des  êtres  polis  de  leur  race. 
Quand  ces  Berbères  demi-nues  sous  leurs  bijoux  archaïques 
viennent  nous  trouver,  comme  elles  sortent  de  leurs  taudis  sans 


416  •  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

mobilier,  glacés  l'hiver  et  brûlans  l'été,  elles  trouvent  que  nous 
jouissons,  dans  ce  couvent  pourtant  plus  dénué  de  confort  que 
la  dernière  des  fermes  françaises,  d'un  vrai  bien-être,  parce 
que  les  salles  sont  balayées  et  qu'on  y  mange  a  sa  faim  tous 
les  jours  de  l'année.  Quel  phénomène  inexplicable  pour  ces  pri- 
mitifs qui  se  gavent  à  l'époque  de  leurs  récoltes  et  s'ingénient 
ensuite  à  subsister  d'herbes,  de  paille  hachée,  de  couscous 
fabriqué  avec  de  la  farine  de  glands  ou  de  racines  amères 
comme  les  arums  qui  les  empoisonnent.  Notre  morceau  de  pain 
bis,  chaque  midi, et  notre  soupe  aux  légumes  secs  leur  semblent 
un  luxe  merveilleux. 

Une  sauvagesse  tatouée  jusque  sur  le  menton,  qui  semblait 
nous  écouter  avec  plaisir  et  avait  assisté  plusieurs  fois  à  nos 
exercices  religieux,  me  dit  une  fois  : 

—  Je  sais  maintenant  pourquoi  vous  vous  êtes  faites  chré- 
tiennes. La-bas,  dans  votre  pays,  vous  pâtissiez.  Ici,  sans  tra- 
vailler la  terre,  sans  aller  chercher  l'eau  si  lourde  à  remonter 
de  la  vallée,  vous  mangez  chaque  jour  plus  que  vos  dents  ne 
peuvent  broyer  d'épis. 

Ainsi  cette  pauvre  créature  réduisait  notre  vocation  à"  son 
petit  raisonnement  utilitaire.  Gomme  je  lui  objectais  qu'au 
contraire,  nos  religieuses  perdaient  en  bien-être  ce  qu'elles 
gagnaient  en  joie  d'accomplir  leur  devoir,  elle  m'interrompit 
vivement  : 

—  Seriez-vous  donc  des  innocentes? 

Toutes  les  Kabyles,  d'ailleurs,,  ne  tiennent  pas  ce  langage 
brutal.  Quelques-unes,  d'âme  plus  douce,  plus  compréhen- 
sives,  soupçonnent  la  joie  profonde   de  certains  renoncemens. 

La  Supérieure  nous  conduisit  à  son  ouvroir.  Dans  une 
salle  au  carrelage  couvert  de  nattes  une  trentaine  de  fillettes  et 
de  jeunes  tilles  kabyles,  quelques-unes  tatouées  et  parées  de 
leurs  fibules,  colliers  et  lourds  anneaux,  à  croupetons,  car- 
daient de  la  laine  ou  bien,  assises  jambes  allongées  derrière  des 
métiers,  tissaient  des  burnous. 

Les  plus  jeunes  retiraient  des  toisons  brutes,  avec  leurs  doigts 
légers,  les  graines  et  les  épines  que  les  moutons  accrochent  au 
passage,  travail  préparatoire. 

Une  Sœur  vaillante,  chef  de  cet  atelier  dirigeait  ces  Africaines 
avec  bonne  humeur. 

—  Ces  fillettes  ne  gagnent  pas  même  leur  soupe  du  matin, 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         417 

les  pauvres!  nous  dit-elle;  nous  les  acceptons  cependant  afin 
de  leur  donner  l'habitude  de  la  discipline,  de  la  propreté. 

Au  seuil  de  son  petit  moustier  africain  que  le  soleil  calci- 
nait, la  Supérieure,  d'une  voix  mélancolique,  termina  : 

—  J'avais  fait  un  seul  rêve  au  temporel,  voir  les  arbres  que 
je  plante  autour  de  notre  maison  brûlée  nous  donner  une  douce 
ombre  qui  nous  eût  rappelé  l'atmosphère  de  France.  Vaines  ten- 
tatives! Frênes,  figuiers  et  jusqu'aux  oliviers  périssent,  et  pour- 
tant nous  arrosons,  nous  piochons  et  nous  allons  chercher  la 
terre  fertile  au  bord  de  l'oued.  Nos  arbres  veulent  mourir. 
Quelle  leçon!  Ils  semblent  nous  signifier  : 

«  Non  !  ne  cherchez  pas  à  oublier  l'Afrique  pierreuse.  Ce  n'est 
pas  en  notre  ombrage  qu'il  faut  mettre  votre  satisfaction.  » 


A  l'entrée  du  village  des  Kabyles  chrétiens,  isolé  d'Ighil-Ali 
et  de  Tazaërt,  afin  d'assurer  l'indépendance  de  vie  de  ses  habi- 
tans,  le  facteur  des  postes  nous  attend.  Il  tient  à  nous  conduire 
d'abord  dans  son  logis,  afin  de  nous  faire  constater  le  progrès 
accompli  sur  les  masures  des  Berbères  restés  musulmans. 
Trois  beaux-frères,  tous  trois  convertis  :  un  fabricant  d'huile, 
un  mercier-épicier  et  le  facteur  occupent  chacun  un  des  côtés 
d'un  bâtiment  à  corps  central  et  deux  ailes  donnant  sur  une 
cour  entourée  de  hauts  murs.  Même  chrétiennes,  leurs  femmes 
répugnent  à  être  aperçues  de  leurs  voisins. 

La  vaste  chambre  du  postier  comporte  un  lit  en  bois  ciré  «  à 
la  mode  de  Paris,  »  nous  assure-t-il  fièrement,  une  armoire  à 
glace  qui  ferait  le  bonheur  d'un  «  pipelet  »  de  Montmartre, 
une  table  en  faux  Louis  XIII,  des  chaises,  luxe  inconnu  dans  les 
intérieurs  musulmans  et  un  étrange  berceau  aérien  formé  d'une 
corbeille  d'osier  suspendue  au  bout  d'une  corde.  L'appareil 
oscille  à  travers  la  pièce.  Deux  réveille-matin  semblent  engager 
une  lutte  de  vitesse  sur  une  étagère. 

La  femme  du  facteur,  ancienne  élève  des  Soeurs,  s'avance 
vers  nous.  Elle  a  eu  le  bon  goût  de  ne  pas  abandonner  son  cos- 
tume indigène.  Dans  son  visage  d'un  ovale  allongé  transparait 
une  expression  nouvelle.  Ses  yeux  vous  examinent  avec  fran- 
chise. Elle  n'a  point  l'hypocrisie  sauvage  de  la  Berbère  qui 
dérobe  son  regard  en  présence  de  son  mari.  D'une  voix  chan- 
tante d'écolière  sage,  elle  nous  apprend  que,  malgré  sa  jeunesse, 
toiie  xxxiii.  —  1916.  27 


418  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  est  déjà  mère  de  neuf  enfans.  Nous  apercevons  le  dernier- 
né  dans  le  berceau. 

—  Si  je  sais  un  peu  tenir  ma  maison,  reprend-elle,  je  le 
dois  aux  religieuses.  Quand  je  reçus  ces  meubles  français,  jugez 
de  mon  embarras.  Comment  s'en  servait-on?  Devait-on  les 
laver?  Je  faillis  décoller  mon  armoire  à  glace  en  jetant  à  pleine 
cruche  de  l'eau  dans  son  tiroir.  Je  voulais  tellement  bien  faire! 

...  A  ce  moment  la  femme  du  mercier  vient  nous  prier  de 
visiter  son  logement.  Nous  y  remarquons  un  mobilier  semblable 
tenu  avec  la  même  propreté.  Cette  Kabyle  évolue  avec  une  par- 
faite aisance  dans  cet  intérieur  qui  pourrait  être  celui  d'un 
employé  de  Rennes  ou  de  Grenoble.  Nous  la  complimentons. 

—  Oh  !  ne  me  croyez  pas  civilisée,  j'ai  beaucoup  de  défauts 
dont  je  n'ai  pu  encore  me  corriger,  avoue-t-elle  avec  une  honte 
qui  colore  son  teint  citronné.  Je  ne  puis  m'empêcher  d'aimer 
mes  bijoux  kabyles. 

Elle  sort  d'un  tiroir  des  agrafes  d'argent  massif  sertissant 
du  corail. 

Comme  nous  nous  intéressons  à  son  petit  trésor,  elle  court 
nous  chercher  des  «  rdif,  »  ces  légers  anneaux  pour  les  che- 
villes dont  on  retrouverait  peut-être  l'origine  à  Byzance,  et  plus 
loin  encore,  en  Assyrie,  en  Egypte.  D'une  voix  qui  s'anime, 
elle  nous  explique  que  ses  «  rdif  »  sont  à  la  dernière  mode, 
tandis  que  sa  mère  porte  encore  des  «  khelkhel,  »  ces  lourds 
bracelets  de  pieds  qui,  à  chaque  enjambée,  tintent  avec  le  bruit 
des  chaînes  pour  prisonniers.  Sa  comparaison  la  fait  éclater  de 
rire  ;  puis  elle  marche  sur  la  pointe  des  pieds,  afin  de  nous 
prendre  à  témoin  de  la  supériorité  des  «  rdifs  »  dont  elle  s'est 
parée.  Soudain,  dans  la  porte  s'encadre  le  Père  D... 

—  Jolie  scène  de  genre  pour  un  peintre  profane!  s'écrie4-il. 
Je  t'y  prends,  Jeanne  la  coquette. 

Jeanne  Bou-Chakfa  se  sauve  dans  l'appartement  de  sa  sœur, 
tandis  que  le  Père  nous  offre  de  nous  mener  à  la  classe  du  Père 
breton  désireux  de  nous  montrer  ses  cinquante  élèves  avant  de 
les  renvoyer. 

Parles  baies  vitrées  de  l'école,  le  prestigieux  Djurjura  bleu 
et  blanc  se  profilait  au-dessus  des  oliveraies  argentées.  Les 
écoliers  en  gandourahs  rayées  étaient  assis  à  leurs  bancs;  dans 
leurs  capuchons  rabattus  entre  les  épaules,  nous  apercevions 
les  petits  turbans  ou  les  chéchias  qu'ils  recoifferont  à  la  sortie., 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         419 

Parmi   ces  enfans,    quelques-uns  très    roux  aux    yeux  bleus. 

Vous  connaissez  l'hypothèse  de  Gaston  Boissier?  Il  tenait 

ces  Berbères  blonds  pour  des  Aryens  d'Espagne,  nous  dit  le 
Père  G...  Intelligens?  Sans  doute,  ils  le  sont.  Laborieux?  Cer- 
tains. Ils  apprennent  aisément  le  français  et  ils  sont  surtout 
doués  pour  le  calcul.  Quels  habiles  marchands  en  herbe  I 
Presque  tous  ces  garçons  nous  viennent  de  familles  musul- 
manes et  nous  nous  gardons  de  tout  prosélytisme  à  leur 
égard.  Les  parens  le  savent,  d'où  la  confiance  qu'ils  nous 
témoignent.  Ici,  par  principe,  je  ne  fais  donc  que  cultiver  les 
intelligences  et  leur  donner  quelque  éducation,  —  ce  der- 
nier point  très  important.  Il  faut  les  civiliser,  les  polir,  les 
discipliner.  Ces  poulains  échappés  m'arrivent  avec  des  cabrioles 
et  vous  voyez  qu'en  somme,  nous  obtenons  d'eux  un  silence 
et  une  décence  que  pourraient  envier  leurs  condisciples  de 
France.  Parfois,  dans  l'un  ou  l'autre  de  nos  établissemens  de 
Kabylie,  nous  découvrons  un  sujet  tout  à  fait  exceptionnel  qui 
s'attache  à  nous.  Nous  le  gardons.  Il  vous  arrivera  de  rencontrer, 
à  travers  le  bled,  un  religieux  que  vous  croirez  Français  et, 
pourtant,  ce  sera  un  Berbère.  L'instruction,  la  vie  en  commun 
avec  nous  et  la  piété  l'auront  transformé.  Voilà  nos  meilleures 
victoires. 

* 

*  * 

A  travers  les  tribus  des  Beni-Yenni,  des  Kouriet,  des  Beni- 
Mahmoud  et  des  Beni-Aissi,  nous  avons  visité  d'autres  couvens 
où  quelques  Pères,  isolés  parmi  la  population  la  plus  rude  de 
l'Afrique  du  Nord,  consolent,  soignent,  protègent  et  font  aimer 

la  France. 

Dans  l'importante  tribu  des  Ouadhia  qui  fournit  en  ce 
moment  tant  de  braves  tirailleurs  à  l'armée,  nous  sommes 
restés  à  Taguemmount-Azouz,  dans  l'une  des  maisons  les  plus 
importantes  de  la  Berbérie.  Son  supérieur,  le  Père  Vidal,  jouit 
d'un  véritable  prestige  dans  les  villages  de  la  région.  Lorsque, 
en  sa  compagnie,  nous  traversions  ces  bourgs  d'un  millier 
d'babitans  perchés  comme  des  aires  de  faucon  au  sommet  des 
collines,  hommes  et  femmes  s'élançaient  vers  lui  en  clamant 
avec  un  accent  à  la  fois  comique  et  touchant  : 

—  Pârre  Vidal  !  Pârre  Vidal  1 

Toutes  et  tous  voulaient  l'entretenir,  lui  demander  avis,  être 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

soignés  par  lui.  Au  passage,  de  pauvres  montagnardes  lui  remet- 
taient une  pièce  d'argent  en  lui  disant  : 

—  Garde  pour  moi  !  Gela  me  vient  de  mon  allocation,  car 
mon  fils  est  soldat  à  la  guerre.  Garde,  j'ai  peur  d'être  volée.  Je 
crains  aussi  de  mal  dépenser.  Quand  j'aurai  besoin,  j'irai  te 
réclamer,  Pàrre  Vidal. 

Le  religieux  me  disait  en  souriant  : 

—  M'obligent-elles  à  exercer  m\  mémoire  !  Il  faut  que  je 
me  souvienne  de  tous  ces  dépôts.  I\!  a' heureuses  créatures  !  Vous 
n'entendez  chez  elles  aucune  plainte,  et  pourtant  combien 
d'entre  elles,  veuves,  orphelines,  infirmes  vont  gratter  le  sol 
pour  en  extraire  des  racines  !  Oui,  la  détresse  est  grande  dans 
cette  tribu  sans  terres  arables,  aux  familles  de  huit  et  dix 
enfans.  Que  faire?  Nous  favorisons  les  engagemens  à  l'armée 
et  nous  plaçons  les  tâcherons.  Nos  Pères  s'attachent  à  cette 
population  des  Ouadhia  en  proportion  même  de  sa  pauvretés 
Certains  d'entre  eux  souhaitent  mourir  au  milieu  de  ces  Kabyle, 
qui,  je  n'en  doute  pas, — peut-être  m'accusera-t-on  d'optimisme, 
—  nous  sont  reconnaissans  et  aiment  la  France. 

A  la  déclaration  de  la  guerre,  que  de  paroles  émouvantes 
nous  avons  entendues  dans  les  familles  des  soldats  partis  pour 
la  France  !  Au  retour  des  fontaines,  les  femmes  s'assemblaient 
sous  le  drapeau  tricolore  que  nous  avions  planté  sur  le  portique 
de  notre  couvent  et  lui  adressaient  des  discours  passionnés: 

«  0  drapeau,  qui  couvres  les  têtes  de  nos  maris  et  de  nos 
fils,  flotte  toujours  haut  dans  le  ciel!  0  nos  garçons!  ramenez- 
nous  ce  drapeau-là  triomphant,  ou  bien  nous  noircirons  vos 
visages  à  la  suie  (1)  1  !  !  » 

Pendant  notre  promenade,  plusieurs  fois  des  femmes  et  des 
vieillards  supplièrent  le  Supérieur  de  venir  chez  eux  lire  une 
lettre  récemment  arrivée  de  l'armée.  Un  tirailleur,  ancien  élève 
des  Pères,  écrivait  à  ses  parens  : 

«  Il  faut  connaître  les  Français  en  France  pour  savoir  com- 
bien ils  sont  bons.  Gomme  j'avais  été  renvoyé  à  l'arrière  pour 
le  repos,  j'allais  aider  un  jardinier.  Alors  cet  homme  me  nourrit 
à  sa  table  et  sa  famille  me  considéra  comme  un  fils.  Et  ils  me 
dirent  :  «  Si  tu  veux,  après  la  guerre,  tu  resteras  chez  nous, car 
tu  es  brave  et  honnête;  »  mais  ce  sont  eux  qui  sont  braves  et 

(1)  Dans  les  guerres  entre  tribus,  les  femmes  noircissaient  les  visages  des 
hommes  qui  fuyaient. 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         421 

honnêtes.  Après  la  guerre,  je  voudrais  bien  rester  parmi  ces 
jardiniers.  » 

Dans  un  autre  logis,  le  Père  Vidal  traduisit  à  ses  naïfs  audi- 
teurs, quirabattaient  leurs  oreilles  avec  la  main  afin  de  ne  pas 
perdre  un  mot,  une  page  griffonnée  au  crayon  violet  par  un 
caporal  de  «  turcos.  » 

«  0  mes  parens  !  0  mon  père,  e'coutez  et  retenez  cet  écrit 
jusqu'à  votre  mort,  car  ceci  est  la  vérité.  Partout,  dans  les  villes 
riches  de  France,  les  habitans  nous  donnent  à  manger  et  à 
boire  et  nous  offrent  des  Heurs  pour  nos  fusils,  et  nous  disent 
des  bonnes  paroles,  et  nous  traitent  comme  leurs  propres 
enfans.  Ainsi,  sachez-le,  les  soldats  kabyles  et  les  Français  sont 
aussi  semblables  que  les  doigts  de  la  main;  mais  si  nous 
sommes  le  petit  doigt  parce  que  nous  sommes  ignorans  encore, 
les  Français  sont  le  grand  doigt  parce  qu'ils  savent  beaucoup. 
Mais  les  uns  et  les  autres  nous  appartenons  à  la  même  main,  et 
cette  main-là  frappe  durement  ses  ennemis  et  distribue  le  bien 
à  ses  amis.  Répétez-le.  » 

Lorsque  le  Père  eut  achevé  cette  traduction,  dans  le  silence 
profond  qui  suivit,  les  yeux  de  ces  Kabyles  considérèrent  avec 
émerveillement  la  feuille  qui  recelait  ces  nouvelles  étonnantes. 
Enfin,  ils  s'exclamèrent  : 

—  Dieu  est  grand,  et  que  notre  fils  soit  béni  de  nous 
apprendre  de  telles  choses! 

Au  détour  d'un  chemin,  nous  fûmes  arrêtés  par  un  jeune 
homme  dont  la  courte  gandourah  laissait  voir  les  genoux  déliés 
et  forts.  C'était  un  superbe  montagnard,  large  de  poitrine, 
mince  de  flancs,  avec  un  visage  cuivré  énergique.  Il  nous 
annonça  : 

—  Je  pars  m'engager.  Je  suis  tes  conseils,  Père  Vidal.  Ne 
me  disais-tu  pas  le  mois  dernier  :  «  Puisque  ton  travail  de  col- 
porteur ne  te  nourrit  plus  et  que  vous  êtes  sept  enfans  à  la 
maison,  sois  soldat.  En  allant  combattre  les  Allemands,  tu 
défendras  la  Kabylie,  car  vous  serez  plus  heureux  après  la  victoire 
de  la  France.  »  Mais  avant  de  partir,  Père  Vidal,  je  te  confie  la 
garde  de  ma  femme  et  de  mes  deux  enfans.  Si  je  n'avais  pas 
su  que  je  pouvais  compter  sur  toi  mieux  que  sur  ma  propre 
famille,  je  ne  me  serais  pas  engagé. 


422  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


* 
*     * 


Nous  avons  encore  été  les  hôtes  de  quelques  petits  couvens 
du  Djurjura.et  lorsque  nous  nous  promenions  dans  les  villages, 
les  Berbères  que  nous  interrogions,  afin  de  connaître  leur  senti- 
ment sur  les  Pères  répondaient  presque  toujours  :  «  A  la  fin 
d'août  1914,  quand  les  bruits  de  certaines  victoires  allemandes 
se  répandirent  dans  le  «  bled,  »  quelques-uns  d'entre  nous 
frémirent.  Même  ceux  qui  se  trouvaient  heureux  de  la  domi- 
nation des  Français  qui  améliora  leur  bien-être  se  souvinrent, 
malgré  tout,  qu'ils  étaient  les  fils  des  insurgés  de  1871  et  regar- 
dèrent vers  l'Europe,  afin  d'apercevoir  les  maîtres  de  l'heure. 
Quelle  ne  fut  pas  leur  surprise  lorsqu'ils  remarquèrent  que  pas 
un  Père  Blanc  ne  quittait  la  Kabylie!  Dans  toutes  leurs  maisons 
ils  continuaient  d'aller  et  venir  et  de  nous  porter  des  secours 
comme  au  temps  de  la  paix.  Alors,  le  soir,  dans  les  djemâa  des 
villages,  ces  Kabyles  dirent  :  «  Puisque  ces  religieux  français 
restent  dans  leurs  logis  et  puisqu'ils  continuent  de  nous  assister, 
ô  hommes,  soyez-en  asssurés,  la  France  n'est  pas  vaincue,  la 
France  sera  victorieuse.  » 

—  Moins  fatalistes  que  les  Arabes,  par  conséquent  plus  sen- 
sibles à  l'influence  de  notre  civilisation,  nous  disait  le  Père  L...  à 
Aït-Lhassen,  les  Berbères  nous  jugent  d'après  nos  actes,  et  nous 
vous  affirmons  que  s'ils  ne  sont  pas  toujours  reconnaissans  des 
bienfaits  qu'ils  reçoivent,  nous  obtenons  au  moins  d'eux  une 
neutralité  bienveillante.  Chez  leur  élite,  mieux  encore,  c'est 
du  respect,  sinon  de  l'affection.  Quanta  nos  chrétiens,  ils  nous 
témoignent  un  vrai  dévouement.  N'oublions  jamais,  dans  nos 
colonies,  les  services,  même  politiques,  que  nous  rendent  les 
indigènes  convertis.  En  Indo-Chine,  n'est-ce  pas  aux  avertisse- 
mens  des  catholiques  que  nous  devons  d'avoir  pu  échapper  à  la 
tentative  d'empoisonnement  général  de  nos  officiers  et  de  nos 
troupiers?  Interrogez  en  Algérie  les  chefs  indigènes,  qui  certes 
ne  sont  pas  de  nos  catéchumènes,  mais  des  musulmans  ralliés  à 
la  France,  et  demandez-leur  ce  qu'ils  pensent  de  l'action  de  nos 
Pères  et  de  nos  religieuses. 

Pourrépondre  à  ce  vœu, nous  nous  rendons  àDjemâa-Saridj, 
cette  délicieuse  oasis  berbère  où  les  sources  de  la  région  se  sont 
assemblées  pour  fertiliser  les  terres  et  arroser  caroubiers,  oran- 


LES  PÈRES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         423 

gers,  figuiers  et  grenadiers  qui  forment  des  sous-bois  parfumés 
et  multicolores.  Le  caïd  Clieurfa,  portant  beau  sous  le  turban 
qui  fait  un  diadème  à  son  front  intelligent,  nous  accueille  : 
«  Certes  1  nous  confie-t-il,  le  point  de  vue  confessionnel  des  Pères 
Blancs  ne  m'intéresse  pas,  mais  comment  ne  tiendrais-je  pas 
pour  une  bénédiction  la  présence  dans  ma  petite  ville  du  couvent 
des  Sœurs  ?  Si  les  femmes  de  cette  commune  sont  un  peu  meil- 
leures ménagères  que  leurs  compagnes  des  villages  monta- 
gnards, elles  le  doivent  à  l'éducation  pratique  qu'elles  reçoivent 
de  ces  religieuses  dévouées  jusqu'à  la  mort.  Et  ce  ne  sont  pas 
là  des  mots.  Des  faits  leur  valent  l'admiration  reconnaissante 
de  notre  population.  En  1911,  une  épidémie  de  typhoïde  faisait 
mourir  jeunes  femmes,  vieillards  et  enfans.  Avec  abnégation 
les  Sœurs  Blanches  veillaient  nos  malades,  prodiguaient  leurs 
remèdes,  indiquaient  les  précautions  à  prendre,  montaient  la 
garde  pour  assurer  le  jeûne  prescrit,  sauvaient  ainsi  les  conva- 
lescens  et  risquaient  à  chaque  heure  leur  vie. 

Le  caïd  voulut  nous  accompagner  au  couvent  de  Djemâa- 
Saridj  édifié  sur  le  modèle  des  petits  moustiers  toscans.  Sur 
la  galerie  extérieure  les  pampres  montent  à  l'assaut  des  gros 
piliers  ocrés,  et  les  lianes  festonnent  comme  une  décoration 
perpétuelle  de  fête  entre  leurs  arceaux.  Un  jardin  à  végétation 
africaine  exubérante,  où  chantent  les  oiseaux  et  les  eaux  vives, 
entoure  ce  couvent. 

Prévenue  de  notre  arrivée  par  une  jeune  Kabyle  au  teint  de 
mandarine  qui  bondit  afin  d'accomplir  plus  vite  sa  commis- 
sion, la  Mère  Supérieure,  à  laquelle  quarante  années  de  Kabylie 
n'ont  pas  enlevé  son  accent  morlaisien  qui  frappe  les  syllabes 
comme  un  marteau  sur  l'enclume,  regrette  l'absence  de  deux 
Sœurs  en  ce  moment  occupées  dans  les  villages  environnans  à 
donner  leurs  leçons  d'hygiène,  de  ménage  et  de  travaux  manuels 
aux  femjnes  qui  ne  savent  ni  coudre,  ni  tricoter,  ni  cuisiner 
ni  soigner  leurs  enfans. 

—  Il  meurt  presque  la  moitié  des  nourrissons,  faute  de  soins, 
ou  plutôt  à  la  suite  d'horribles  superstitions  que  nous  com- 
battons de  notre  mieux,  nous  assure  la  Supérieure. 

Approuvant  ces  paroles,  le  caïd  conclut  : 

—  Les  Sœurs  Blanches  l'ont  compris,  ce  qu'il  faut  à  nos 
femmes,  ce  n'est  pas  tant  la  connaissance  de  la  grammaire 
française,  qu'une  éducation  de  mère  de  famille.  Elles  ignorent 


424  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

les  élémens   mêmes  de  la  civilisation.  Incurie  et  malpropreté, 
gaspillage  et  basses  sorcelleries,  voilà  leur  lot. 
Avec  un  sourire,  la  Supérieure  reprit  : 

—  Caïd  Gheurfa,  n'est-ce  pas  un  peu  la  faute  dés  musul- 
mans, s'il  en  est  ainsi  ?  Ne  préfèrent-ils  pas  que  leurs  filles 
restent  incultes,  afin  de  les  mieux  dominer? 

Levant  les  bras,  le  caïd  répondit  avec  bonhomie  : 

—  Vous  pourriez  bien  avoir  raison  !  Cependant,  dans  le 
Coran,  je  vous  l'assure,  le  Prophète  n'interdit  pas  l'instruction 
des  femmes. 

— ■  Mais  il  ne  la  conseille  pas  non  plus,  repartit  la  religieuse. 
Sur   la  table   du    parloir  où  nous  étions  reçus,  de  vieilles 
monnaies  verl-de-grisées  se  trouvaient  amoncelées. 

—  Voilà  le  résultat  des  fouilles  de  notre  chère  sœur  M..., 
nous  apprit  la  Supérieure.  A  Djemàa-Saridj,  ancien  centre  de 
colonisation  romaine,  nous  avons  découvert  des  sarcophages,' 
des  colonnes,  des  pièces,  et  nous  voudrions  être  plus  savantes 
pour  reconstituer  l'histoire  de  ce  pays  jadis  christianisé.  Après 
quinze   cents  ans,  nous  reprenons  donc  l'œuvre  interrompue. 

Dans  un  bâtiment  séparé,  à  gauche  de  la  cour,  nous  étions 
entrés  dans  l'atelier  des  tapis  organisé  par  les  religieuses,  afin 
d'apprendre  un  métier  à  leurs  jeunes  Kabyles.  La  Sœur  qui  le 
dirige  tâche  de  se  procurer  des  modèles  berbères  anciens,  afin 
de  les  faire  reproduire  par  ses  élèves  qui  étalent  à  nos  pieds  des 
tapis  de  haute  laine  où  toutes  les  nuances  des  fleurs  d'Afrique 
éclatent  harmonieusement. 

A  la   sortie  du   couvent,  comme   nous  apercevions  sur  la 
place  de    Djemâa-Saridj,  à  l'ombre   d'un  caroubier,  d'énormes 
pierres  superposées,  la  Supérieure,  avec  un  sourire  malicieux 
nous  expliqua  leur  signification  : 

—  Ils  nous  narguent,  ces  blocs  pesans  qui  commémorent 
l'Assemblée  de  1850  par  laquelle  les  tribus  Berbères  réunies 
ici  proclamèrent  que  la  loi  salique  serait  désormais  appliquée 
en  Kabylie  et  que  les  femmes  n'hériteraient  plus.  Ainsi,  en  face 
de  notre  maison,  chaque  jour,  nous  contemplons  ce  monument 
de  la  déchéance  des  femmes.  N'est-il  pas  vrai,  Si  Cheurfa? 

Le  caïd  en  convint  et  ajouta  : 

—  Vous  autres,  Sœurs  Blanches,  détruisez  patiemment 
ce  barbare  témoignage  de  l'égoïsme,  et  par  vous  les  femmes 
seront  relevées  qu'écrasaient  ces  rochers. 


LES  PERES  BLANCS  PENDANT  LA  GUERRE.         425 

A  Taguemmount-Azouz,  une  sorte  de  «  Maternelle  »  fut 
organisée  par  les  religieuses  dans  le  triple  dessein  de  garder 
les  orphelines  ou  les  petites  filles  sans  surveillance,  de  leur 
apprendre  à  coudre  et  enfin  de  les  nourrir  sans  offenser  par  une 
charité'  trop  visible  la  susceptibilité  ombrageuse  de  leurs 
parens,  courtiers  et  revendeurs,  atteints  par  la  guerre  qui 
ralentit  leur  négoce. 

Les  Sœurs  nous  content  que  la  fierté  des  fillettes  berbères 
de  quatre  à  dix  ans,  fines  et  élégantes  comme  des  Tanagra  dans 
leur  misère  secrète,  les  surprend.  Ces  enfans  ne  se  plaignent 
pas,  ne  réclament  rien.  Dans  Ja  salle,  assises  sur  leur  bancs, 
leurs  petites  figures  ciselées  comme  des  bijoux  n'expriment 
aucune  angoisse,  mais  elles  ferment  tout  à  coup  les  yeux  et 
semblent  s'endormir.  Elles  sont  évanouies.  Depuis  la  veille, 
elles  n'ont  pas  mangé.  Pendant  Ja  récréation,  l'une  d'elles  danse 
avec  une  sorte  de  frénésie  et  s'effondre.  Encore  une  qui  n'a  pu 
recevoir  de  sa  malheureuse  mère  une  pincée  de  farine  de  glands 
doux. 

Un  bon  repas  les  ranime;  et,  lorsqu'elles  se  sont  signalées 
par  leur  sagesse,  la  douce  Sœur  qui  veille  ces  fillettes  leur 
accorde  comme  récompense  suprême...  un  petit  morceau  de 
savon  de  Marseille!  Jamais  parfum  précieux  ne  fut  emporté 
avec  plus  de  fierté  et  de  bonheur... 

H         •         •'        V 

A  travers  la  montagneuse  Kabylie  presque  inconnue,  dans 
ces  villages  du  Djurjura  h  peine  desservis  par  des  sentiers 
muletiers  qui  courent  au  bord  des  abîmes  ou  sont  coupés  par 
des  oueds  infranchissables  pendant  les  crues,  les  petits  couvens 
blancs  attestent  à  ces  archaïques  Berbères  qu'une  France  géné- 
reuse les  protège  et  les  élèvera  de  leur  brutalité  primitive 
vers  la  civilisation  des  roumis,  faite  de  bonté,  de  pitié  pour  les 
faibles,  de  prévoyance  et  de  méthode. 

Charles  Géniaux. 


LA  CRISE  DES  TRANSPORTS  MARITIMES 


La  Chambre  des  Députes  a  discuté,  dans  ses  séances  des 
24  et  31  mars,  deux  interpellations  sur  la  crise  des  frets  et  des 
transports.  La  presse  en  a  rendu  compte  de  façon  sommaire,  et 
le  public  n'y  a  vu  qu'un  des  moindres  incidens  de  cette  époque 
tragique.  Notre  attention  est  absorbée  par  la  lutte  qui  se  dé- 
roule autour  de  Verdun.  Pour  ce  qui  est  de  la  crise  des  trans- 
ports, nous  n'ignorons  pas  que  la  hausse  considérable  des 
articles  de  la  vie  courante  en  dépend.  Mais  les  uns  se  consolent 
de  cette  hausse  en  usant  du  moratorium  des  loyers,  en  touchant 
leurs  allocations  de  famille,  en  percevant  des  salaires  beau- 
coup plus  élevés  ou  des  bénéfices  de  guerre  ;  les  autres  laissent 
philosophiquement  passer  la  rafale. 

Pourtant,  il  y  a,  dans  cette  perturbation  des  moyens  de 
communication  maritimes,  plus  qu'une  affaire  d'argent.  Nous 
avons  en  effet  besoin  de  jouir  de  la  liberté  des  mers,  non  seule- 
ment pour  l'alimentation  de  la  population  civile,  mais  encore 
pour  le  ravitaillement  de  nos  armées.  Gomment  nous  fournir 
de  houille  et  d'acier  depuis  que  nos  mines  de  charbon  du  Nord 
et  notre  bassin  de  Briey  sont  occupés  par  l'ennemi  ?  Comment 
recevoir  l'essence,  le  coton,  le  caoutchouc,  sinon  par  mer? 
Faute  d'en  être  régulièrement  pourvus,  les  fours  des  usines  qui 
forgent  nos  armes  s'éteindraient,  les  canons  resteraient  sans 
munitions,  les  convois  automobiles  s'arrêteraient  au  bord  des 
routes. . .  Sans  songer  à  pousser  le  tableau  trop  au  noir,  je  voudrais 
montrer  les  origines  de  cette  crise  nationale,  qui  traverse  une 
phase  particulièrement  aiguë,  et  indiquer  les  remèdes  de  nature 
à  la  conjurer  ou  à  l'adoucir,  persuadé  que  ces  remèdes  sont  à 
notre  portée. 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  427 

Ayant  eu  l'occasion  de  parcourir  plusieurs  fois  Je  littoral  de 
l'Océan  et  de  la  Méditerranée,  de  Dunkerque  à  Bayonne,  de 
Port-Vendres  à  Nice,  et  de  visiter  la  Corse  et  l'Algérie,  j'ai  pu 
voir  la  crise  naitre  et  se  développer.  J'en  ai  eu,  en  quelque 
sorte,  l'obsédante  vision  le  long  des  quais  tumultueux  de  Mar- 
seille, de  Bordeaux  et  du  Havre... 

* 
*   * 

Il  est  assez  étrange  de  constater  que  le  mal  n'a  pas  été 
soupçonné  tout  d'abord.  Le  8  août  1914,  au  moment  de  mon 
premier  passage  à  Marseille,  le  trafic  du  port  était  absolument 
suspendu.  Une  tîle  ininterrompue  de  steamers  s'échelonnait 
sur  tout  le  parcours  des  bassins  de  la  Joliette  et  les  rares  navires 
qui  entraient  dans  les  docks  n'y  venaient  que  pour  désarmer. 
J'ai  cheminé  depuis  à  travers  les  ruines  de  Nieuport,  d'Ypres 
et  d'Arras.  Au  milieu  des  décombres  des  cités  détruites,  parmi 
les  incendies  qu'allumaient  les  lourds  projectiles  allemands, 
c'est  à  peine  si  j'ai  éprouvé  une  impression  plus  désolante  qu'en 
naviguant  devant  cette  nécropole  de  navires  que  la  guerre  venait, 
semble-t-il,  de  frapper  à  mort.  La  mobilisation  ayant  suspendu 
tous  les  transports  par  voie  ferrée  et  enlevé  au  commerce  la  main- 
d'œuvre  des  dockers,  aucun  mouvement  maritime  n'était  plus 
possible.  Les  bàtimens  étrangers,  eux-mêmes,  devaient  s'éloi- 
gner de  ces  rives  désertes  où  les  grues  inactives  dressaient  au 
ciel  pur  de  l'été  méridional  leurs  bras  mélancoliques.  A  ce 
moment,  les  armateurs  avaient  la  sensation  de  quelque  chose 
de  définitif,  inhérent  à  l'état  de  guerre  et  qui  devait  se  prolonger 
avec  lui.  On  n'entrevoyait  pas  la  résurrection  prochaine.  Les 
compagnies  de  navigation,  qui,  par  la  suite,  ont  si  cruelle- 
ment souffert  de  la  réquisition,  l'envisageaient  alors  comme  un 
bienfait  et  elles  proposaient  spontanément  leurs  navires  aux 
autorités  requérantes. 

Six  mois  plus  tard,  la  flotte  marchande  avait  repris  toute  son 
activité;  et  la  recherche  à  outrance  de  tout  le  fret  possible 
allait  faire  sortir,  du  fond  des  darses  où  elles  croupissaient, 
toutes  les  vieilles  coques  en  état  de  tenir  la  mer.  Alors  se 
révéla  l'insuffisance  du  tonnage  flottant  par  rapport  au  trafic 
maritime.  Étudions  quelles  sont  les  causes  qui  ont  amené  ce 
déficit. 

La  première,   et  la  moins  contestable    assurément,    est  la 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raréfaction  du  tonnage  du  navire.  On  estimait  en  chiffres  ronds 
à  50  millions  de  tonneaux  de  jauge  brute  le  total  du  tonnage 
mondial,  au  moment  de  la  déclaration  de  guerre  (1).  Sur  cet 
ensemble,  la  France  figurait  pour  2  500  000  tonneaux,  la  Grande- 
Bretagne  pour21000  000, l'Allemagne  pour5000  000  de  tonneaux. 
Pour  ne  parler  que  des  vapeurs,  leur  tonnage  brut  atteignait 
45  000  000  de  tonneaux  environ,  dont  27  millions  aux  alliés,  et 
6  millions  aux  Empires  du  Centre.  L'inutilisation  presque,  com- 
plète de  la  flotte  austro-allemande  a  eu  pour  effet  d'enlever  au 
trafic  mondial  plus  de  10  pour  100  du  tonnage  utile,  tout  en 
tenant  compte  des  navires  saisis  dans  les  ports  alliés,  dont  la 
jauge  dépasse  un  million  de  tonneaux.  Bien  que  la  diminution 
du  tonnage  du  navire  trouve  une  contre-partie  dans  la  dimi- 
nution du  trafic  allemand,  l'immobilisation  de  la  flotte  com- 
merciale germanique  n'en  a  pas  moins  influé  sérieusement 
sur  la  situation  maritime  générale.  En  second  lieu,  ce  que 
l'Empire  n'a  pu  transporter  sur  ses  propres  navires,  il  l'a 
malheureusement  confié  à  des  compagnies  de  navigation  neutres. 
Par  suite  du  relâchement  du  blocus,  nos  ennemis  ont  reçu  par 
la  Hollande,  le  Danemark  et  les  Etats  Scandinaves  une  grande 
partie  des  matières  indispensables  à  leur  entretien.  Il  nous  est 
assez  pénible  de  constater  qu'une  portion  du  tonnage  neutre, 
dont  l'utilisation  nous  eût  été  si  précieuse,  a  servi  à  ravitailler 
nos  adversaires.  En  outre,  il  est  certain  que  leur  flotte  contri- 
buait dans  une  trop  large  proportion  au  trafic  entre  les  ports 
français  et  l'extérieur.  Nos  colonies  elles-mêmes  n'avaient  pu 
s'affranchir  du  fléau  teuton  !  En  1913,  le  nombre  des  navires 
austro-allemands  qui  ont  fréquenté  nos  possessions  lointaines  se 
monte  à  1  687,  représentant  un  tonnage  de  3  319  000  tonneaux, 
ayant  transporté  658  000  tonnes  de  marchandises,  d'une  valeur 
de  147  725000  francs.  Pour  ne  pas  interrompre  l'intercourse 
coloniale,  nos  bâtimens  ont  dû  suppléer  à  l'absence  des  navires 
allemands. 

* 
*  * 

La  réquisition,  la  saisie  et  la  destruction  des  navires  par  le 
fait  de  guerre  ont  accentué  cette  disette  du  tonnage.  Nous  avons 

(i)  Les  auteurs  varient  dans  l'appréciation  de  ce  tonnage.  Le  chiffre  de 
50  millions  de  tonneaux  a  été  donné  par  le  sous-secrétaire  d'État  de  la  marine 
marchande  à  la  tribune  de  la  Chambre  des  députés  dans  la  séance  du  21  mars  1916, 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  429 

déjà  parlé  de  cette  métamorphose  des  navires  de  commerce 
réquisitionnés.  Nous  avons  montré  comment,  sur  le  pont  des 
steamers,  les  pièces  de  14  centimètres  avaient  chassé  les  chaises 
d'osier  où  s'alanguissaient  les  «  transatlantiques  »  au  cours  de 
leurs  paresseuses  traversées;  puis,  de  quelle  façon,  les  fumoirs 
des  paquebots  avaient  été  bouleversés  pour  installer  les  salles 
de  chirurgie  des  transports-hôpitaux,  tandis  que  les  paisibles 
cargo-boats  étaient  mués  en  transports  auxiliaires  d'escadre 
ou  en  ravitailleurs  de  l'armée  d'Orient.  Dans  l'ensemble,  on  peut 
estimer  que  le  tonnage  de  la  flotte  réquisitionnée  ou  affrétée  par 
les  Puissances  alliées  varie  de  8  à  9  millions  de  tonneaux,  ce 
qui  représente  20  pour  100  de  la  flotte  mondiale  et  33  pour  100 
de  la  flotte  alliée,  voiliers  exceptés. 

Voilà  donc  une  fraction  très  importante  de  la  marine  alliée 
soustraite  au  trafic  commercial,  et  absorbée  en  grande  partie 
par  les  mouvemens  de  troupes  ou  de  matériel,  sans  profit  appré- 
ciable pour  le  ravitaillement  général.  La  réquisition  n'a  pas 
seulement  frappé  l'armement  parla  quantité  des  navires  qu'elle 
lui  a  pris,  elle  l'a  atteint  encore  par  la  qualité  des  bàtimens 
sur  lesquels  le  choix  de  l'Etat  s'est  porté.  Il  est  bien  évident  que 
la  marine  pratiquant  la  devise  :  Ego  nominor  leo,  a  choisi 
les  meilleures  unités,  parmi  celles  qui  s'offraient.  J'ai  vu 
comment  s'exerçaient  les  réquisitions,  dans  la  hâte  fébrile  du 
départ  à  ordonner.  Une  dépêche  du  ministre  parvient  à  l'Inten- 
dance maritime  de  xMarseille.  Il  s'agit  du  transport  d'une  divi- 
sion sur  les  Dardanelles  :  vite  le  fonctionnaire  zélé,  qui  veut 
exécuter  les  instructions  de  son  chef,  jette  un  coup  d'oeil  sur 
la  liste  des  paquebots  présens  sur  rade  et  élimine  toutes  les 
non-valeurs,  pour  ne  s'arrêter  qu'aux  types  les  plus  récens, 
même  si,  comme  le  cas  s'est  présenté,  le  vapeur  étant  en  charge, 
il  faut  le  délester  de  ses  marchandises.  Lorsque  l'on  doit  amé- 
nager un  transport-hôpital,  on  s'adresse  au  plus  confortable, 
car  c'est  dans  le  beau  décor  du  paquebot  rapide  qu'il  faut 
abriter  les  souffrances  de  nos  blessés.  On  a  ainsi  enlevé  à 
la  Compagnie  transatlantique  :  la  Lorraine,  la  Provence-II,  la 
France-lV ;  aux  Messageries,  le  Sphinx  ;  à  la  Sud  atlantique,  la 
Lutetia;  à  Cyprien  Fabre,  le  Canada  et  la  Sant'  Anna.  Dans  ces 
conditions,  la  flotte  non  réquisitionnée  doit  avoir  un  rendement 
très  inférieur  à  son  tonnage  réel,  en  raison  de  l'ancienneté  des 
unités  qui  la  composent. 


430  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

La  saisie  par  les  belligérans  des  navires  ennemis  se  trouvant 
dans  leurs  eaux,  ainsi  que  l'immobilisation  des  bàtimens  dans 
les  ports  neutres,  au  moment  de  la  déclaration  de  guerre,  a  eu 
également  pour  effet  d'amoindrir  notablement  la  Hotte  com- 
merciale active.  Les  Alliés  ne  se  sont  pas  fait  faute  d'armer 
pour  leur  compte  les  navires  austro-allemands  qu'ils  avaient 
sous  la  main  ;  l'Italie,  sans  être  en  guerre  avec  l'Empire  ger- 
manique, vient  de  s'y  résoudre,  et  nous  savons  qu'une  telle 
détermination  a  entraîné  la  rupture  des  relations  diplomatiques 
entre  l'Allemagne  et  le  Portugal.  D'autre  part,  les  navires  alliés 
saisis  dans  les  ports  germaniques  et  les  navires  allemands  immo- 
bilisés dans  les  ports  neutres  restent  toujours  inutilisés.  Il 
existe  notamment  171000  tonnes  de  navires  britanniques  et 
23  000  tonnes  de  navires  français  ou  russes,  détenus  dans  les 
ports  allemands. 

Les  pertes  alliées  ou  neutres  dues  à  l'état  de  guerre,  par 
capture  ou  destruction,  atteignaient,  au  30  mars,  2140  000  ton- 
neaux, soit  4,2  pour  100  de  la  flotte  mondiale.  En  ce  qui  concerne 
la  flotte  française,  le  chiffre,  au  15  avril  1916,  était  de  176422  ton- 
neaux et  la  liste  des  vaisseaux  qui  disparaîtront  ainsi  dans  les 
profondeurs  de  l'Océan,  sans  aucun  profit  pour  le  commerce 
du  monde,  tend  à  s'allonger  chaque  jour  davantage. 

On  voit  quelles  amputations  ont  été  pratiquées  .dans  la 
flotte  marchande  alliée  ou  neutre,  par  réquisition,  saisie  ou 
destruction.  Si  l'on  additionne  tous  les  élémens  que  nousvenons 
de  donner,  savoir  la  flotte  austro-allemande,  5  000  000  tonneaux 
(en  tenant  compte  des  navires  utilisés  par  les  Alliés),  les  réqui- 
sitions 9  000  000  de  tonneaux,  les  pertes  2140  000  tonneaux,  les 
navires  séquestrés  en  Allemagne  200  000  tonneaux,  on  obtient 
une  réduction  de  16340  000  tonneaux  sur  le  tonnage  mondial 
mis  à  la  disposition  des  nations  alliées  ou  neutres,  soit  un  pour- 
centage de  32  pour  100.  La  flotte  qui  navigue  encore  commer- 
cialement est,  en  outre,  assez  sérieusement  gênée  dans  sa  marche, 
pour  que  cette  situation  influe  sur  l'organisation  générale  des 
services  maritimes.  Plusieurs  circonstances  ont  entraîné  ce  que 
j'appellerai  l'allongement  des  voyages.  La  fermeture  des  Détroits 
nous  a  contraints  d'aller  chercher  dans  l'Amérique  du  Sud  le 
blé  que  nous  prenions  à  Odessa,  et  au  Texas  le  pétrole  qui  pro- 
venait de  Roumanie  :  d'où  traversée  plus  longue  et  indisponibi- 
lité plus  prolongée  des  pétroliers  ou  des  transporteurs  de  céréales.. 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  431 

Certaines  Compagnies  de  navigation  d'Extrême-Orient  ont 
renoncé  à  passer  par  le  canal  de  Suez,  pour  doubler  le  cap  de 
Bonne-Espérance.  De  ce  fait,  la  traversée  de  Colombo  sur  l'An- 
gleterre, durera  dix  jours  de  plus.  Enfin,  les  précautions  à 
prendre  pour  éviter  la  rencontre  des  sous-marins  entraînent 
également  à  des  pertes  de  temps  sensibles  :  suspension  des  dé- 
parts, déroutemens,  atterrissages  de  nuit,  etc.  Voici  un  exemple 
personnel.  Au  moment  où  j'allais  rentrer  en  France,  étant  en 
Algérie,  des  submersibles  allemands  écumaient  les  eaux  de 
l'Afrique  du  Nord.  Une  dépêche  du  ministre  de  la  Marine  sus- 
pendit la  navigation  pour  quarante-huit  heures  entre  la  France 
et  l'Algérie.  Quand  notre  appareillage  fut  décidé,  il  s'effectua  de 
nuit,  tous  feux  éteints.  Notre  commandant,  pour  tromper  la 
surveillance  des  pirates,  inclina  sa  route  de  plusieurs  milles 
dans  l'Est  et  évita  les  Baléares  pour  rentrer  à  Marseille  avant 
l'aurore.  Nous  y  arrivâmes  de  plusieurs  jours  en  retard  sur 
notre  itinéraire,  après  une  traversée  qui  avait  duré  trente-six 
heures,  au  lieu  de  vingt-six.  Ce  n'est  là  qu'un  fait  isolé,  dont 
la  répétition  amène  forcément  un  grand  ralentissement  des 
expéditions  maritimes. 

* 
*  * 

Cette  raréfaction  brutale  et  cette  mauvaise  exploitation  du 
tonnage  se  sont  produites  à  une  époque  où  les  besoins  deve- 
naient de  plus  en  plus  pressans.  Il  importe  de  remarquer,  toute- 
fois, que  l'augmentation  du  trafic  a  été  assez  lente  à  s'affir- 
mer. Après  la  stagnation  complète  des  importations,  imputable 
à  la  mobilisation  des  chemins  de  fer,  il  s'est  écoulé  une  période 
relativement  longue  pendant  laquelle  le  mouvement  général 
des  affaires  fut  nettement  inférieur  à  ce  qu'il  était  avant  la 
guerre.  Mais  le  réveil  de  la  marine  marchande  était  proche. 
A  Marseille,  le  trafic,  qui  représentait,  en  janvier  1915, 51  pour  100 
du  trafic  moyen  de  l'année  précédant  la  guerre,  bondissait,  en  fin 
de  février,  à  123  pour  100.  A  Bordeaux,  au  cours  de  l'année  1915, 
le  tonnage  des  navires  ayant  remonté  le  fleuve  excédait  de 
1090  833  tonneaux  celui  de  1913.  Je  ne  veux  pas  surcharger 
cette  étude  de  statistiques  fastidieuses.  Il  suffira  d'une  statis- 
tique éloquente,  que  j'emprunte  au  discours  prononcé  par 
M.  Louis  Dubois  devant  la  Chambre  des  Députés,  le  31  mars  1910, 
pour    faire    comprendre   quel    est  le  surcroit  de    besogne    qui 


432  REVUE    DES    DEUX  MONDES., 

incombe  à  la  flotte  marehande  du  fait  de  l'accroissement  de  nos 
importations.  Les  douze  principales  gares-ports  du  réseau  de 
l'Etat  recevaient  6017  000  tonnes  en  4913;  elles  en  ont  admis 
10  404000  en  1915  :  soit  une  augmentation  de  73  pour  100. 

Si  l'on  envisage  la  situation  d'ensemble,  on  s'aperçoit  que 
nos  importations,  qui  étaient  de  48  millions  de  tonnes  en  1913, 
sont  bien  tombées  à  32  millions;  mais  il  en  est  venu  31  mil- 
lions par  mer,  au  lieu  de  30  millions  en  1913,  ce  qui  s'explique 
par  la  fermeture  presque  complète  de  nos  frontières  terrestres. 
En  tenant  compte  des  marchandises  de  toute  sorte  introduites 
en  France  pour  le  ravitaillement  des  armées  anglaises  ou 
belges,  on  ne  s'étonnera  plus  que  le  port  du  Havre,  qui  avait 
reçu  2  700  000  tonnes  en  1913,  en  ait  débarqué  4  500000  en 
1915;  que  Rouen  soit  passé  de  5  millions  à  8  millions  d'impor- 
tations; tandis  que  des  ports  secondaires,  comme  Dieppe,  qui 
importaient  545  474  tonnes  en  1913,  reçoivent  849469  tonnes  de 
marchandises  en  1915!  En  1916,  les  importations  continuent  à 
s'accroître.  Elles  atteignent  actuellement  le  chiffre  de  3  millions 
de  tonnes  par  mois  pour  les  seules  marchandises  sujettes  aux 
droits  de  douane,  non  compris  celles  destinées  à  la  réexportation., 

M.  Charles  Gide,  en  formulant  dans  son  traité  d'économie 
politique  ce  que  J.-B.  Say  a  appelé  la  loi  des  débouchés,  enseigne 
que  celle-ci,  quoique  vraie  en  principe,  n'empêche  pas  d'inces- 
santes ruptures  d'équilibre  dans  l'échange,  lesquelles  provoquent 
des  crises,  que  le  savant  professeur  appelle  des  «  maladies  de 
l'organisme  économique.  »  Nous  sommes  ici  en  présence  d'une 
de  ces  maladies  dont  le  symptôme  se  traduit  par  la  hausse  des 
frets,  c'est-à-dire  par  l'exagération  du  coût  des  transports  mari- 
times. Le  propre  de  toutes  les  crises  de  déficit  est  d'entraîner  de 
pareilles  conséquences.  Faut-il  crier  à  l'accaparement,  au  profit 
scandaleux,  ainsi  que  l'ont  fait  quelques-uns?  je  ne  le  pense 
pas.  Les  armateurs,  en  l'espèce,  se  sont  bornés  à  profiter  de 
l'infaillible  loi  de  l'offre  et  de  la  demande.  Ils  ne  l'ont  pas 
provoquée,  pas  plus  que  le  viticulteur  qui  vend  son  vin  70  francs 
l'hectolitre.  Il  n'y  aurait  donc  aucune  raison  de  frapper  le 
bénéfice  de  l'un  plutôt  que  celui  de  l'autre. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  négliger  l'augmentation  du  taux  des 
assurances  qui  sont  incorporées  dans  les  frais  de  transport.  Il 
a  fallu  tenir  compte  du  risque  de  guerre.  Les  Etats  belligérans 
les  prennent  à  leur  compte,  moyennant  une  prime  assez  faible. 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  433 

L'assurance  d'Etat  fixée  par  la  Commission  executive  du  minis- 
tère des  Finances  est  actuellement  de  0  fr.  80  de  Bordeaux  à 
New-York  et  varie  de  0  fr.  73  à  1  fr.  de  France  sur  l'Angleterre. 
Quant  aux  assurances  ordinaires,  elles  ont  subi  elles-mêmes  une 
hausse  appréciable. 

Le  tléchissement  marqué  des  exportations  a  également 
contribué  à  modifier  les  bases  des  contrats  d'affrètement.  En 
temps  normal,  il  y  a  des  échanges  à  peu  près  équilibrés  entre 
les  importations  et  les  exportations;  le  fret  est  donc  réparti 
également  à  l'aller  et  au  retour  entre  les  importateurs  et  les 
exportateurs.  Aujourd'hui,  la  France  vend  moins  qu'autrefois, 
tant  à  cause  du  ralentissement  de  notre  production  que  des 
prohibitions  de  sortie.  A  Rouen,  de  449  000  tonnes  en  1913,  les 
exportations  sont  tombées  à  171  000  tonnes  en  1915;  à  Boulogne 
de  379  000  à  55  000  tonnes;  à  Saint-Nazaire  de  252  000  tonnes  à 
82  000  tonnes;  à  Nantes  de  352  000  à  135  000  tonnes.  Les  bateaux 
partant  à  vide,  les  chargeurs,  qui  introduisent  des  marchan- 
dises en  France,  doivent  payer  intégralement  les  frais  généraux 
du  voyage,  comme  s'ils  en  profitaient  entièrement. 

Gomment,  sous  l'action  de  ces  différentes  causes,  ne  se 
serait-il  pas  produit  une  majoration  des  prix?  Dès  le  mois  de 
juin  1915,  celle-ci  oscillait  entre  25  et  30  pour  100  sur  presque 
tous  les  produits  importés.  Actuellement,  le  fret  de  la  tonne 
de  céréales  de  la  Plata  s'est  élevé  de  12  fr.  50  en  1914  à 
155  francs  fin  1915.  Le  fret  de  la  viande  congelée  du  Sud-Amé- 
rique de  92  francs  à  300  francs,  celui  du  riz  de  l'Indo-Chine 
de  35  francs  à  182  francs.  A  Marseille,  le  fret  sur  l'Angleterre 
est  monté  successivement  à  75,  115  et  même  130  francs  la 
tonne,  puisqu'on  a  atteint  le  cours  de  95  shillings.  Le  charbon 
de  Cardiff  que  l'on  exportait  sur  le  Havre  à  5  fr.  25  en  1913, 
paye  42  francs  le  17  mars  1916  ;  aux  mêmes  époques,  à  Rouen 
les  chiffres  passent  respectivement  de  7  francs  à  45  francs;  à 
Saint-Nazaire  de  6  fr.  50  à  60  francs;  à  Bordeaux  de  7  francs 
à  75  francs;  à  Gênes  de  11  francs  à  132  francs.  Le  transport  du 
minerai  de  Bilbao  vaut  à  Bordeaux  38  francs  au  lieu  de  7  fr.  50. 
J'arrête  là  mes  citations.  En  résumé,  les  frets  représentent 
fin  mars  le  décuple  de  ce  qu'ils  représentaient  avant  la  guerre. 

Les  navires  eux-mêmes,  vu  leur  rareté,  ont  triplé  ou  qua- 
druplé de  valeur.  Des  navires  valant  100  000  livres  avant  la 
guerre  se  vendent  maintenant  de  400  000  à  500  000  livres,   de 

TOME    XXXTTT      1916.  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sorte  que,  pour  faire  fructifier  leur  capital,  les  armateurs  sont 
contraints  d'envisager  une  majoration  de  loyer  proportionnelle 
à  cette  plus-value.  Celle-ci  augmentant  à  mesure  que  les  sous- 
marins  allemands  détruisent  des  navires,  il  semble  que  la 
courbe  des  frets  doive,  à  moins  qu'on  n'y  mette  bon  ordre,  conti- 
nuer à  progresser  sous  l'influence  des  ventes  de  navires,  de 
nombreux  armateurs  ayant  cherché  dans  cette  opération  un 
enrichissement  immédiat. 

Voici   les  conséquences  de  cette   hausse.    Avant  la  guerre, 
nous  payions  350  millions  par  an  à   l'armement  étranger;  en 

1915,  nous  avons  acquitté  près  de  2  milliards  de  traites  au  profit 
de  cet  armement,  dont  les  trois  quarts  pour  l'Angleterre.  En 

1916,  si  cette  ascension  vertigineuse  du  fret  continue,  c'est 
peut-être  3  à  4  milliards  que  la  nation  française  devra  donner 
aux  marines  marchandes  alliées  ou  neutres.  Nous  n'aurons 
même  pas  la  consolation  de  penser  que  nos  armateurs  en  profi- 
teront; leurs  navires  ayant  été  en  grande  partie  réquisitionnés, 
leurs  recettes  sont  peu  de  chose  en  comparaison  de  ce  que  nous 
devrons  verser  au  dehors.  On  peut  s'en  faire  une  idée  par  le 
calcul  suivant  :  nos  importations  étant  de  3  millions  de  tonnes, 
à  raison  de  60  francs  par  tonne  de  fret  moyen,  payent  200  mil- 
lions de  fret  par  mois  en  chiffres  ronds.  Sur  cet  ensemble,  la  part 
du  tonnage  français  représente  26  pour  100  des  navires  trans- 
porteurs, le  pavillon  étranger  figurant  pour  74  pour  100,  dont 
48  pour  100  sous  pavillon  anglais.  Mais  comme  nous  possédons 
peu  de  cargo-boats  et  beaucoup  de  paquebots  dont  le  rapport 
est  moindre,  on  peut  compter  que  nos  armateurs  n'encaissent 
que  40  millions,  contre  160  millions  prélevés  par  l'armement 
étranger.  Il  est  impossible  de  ne  pas  se  montrer  soucieux  de 
l'importance  de  cette  dette.  L'Etat  ou  le  consommateur  français 
auront  finalement  à  la  solder  sous  forme  d'augmentation  du 
nrix  des  produits  importés  et  elle  entraînera  une  perturbation 
encore  plus  grande  dans  notre  cours  du  change.  La  question  des 
affrètemens  se  présente  donc  comme  un  des  problèmes  les  plus 
préoccupans  qui  se  posent  dans  notre  pays  par  suite  de  la  pro- 
longation de  la  guerre. 

* 
*  * 

Malheureusement,  la  crise  des  transports  ne  se  dénoue  pas  à 
l'arrivée,  elle  subsiste  même  après  le  mouillage  du  navire.  Elle 


LA    GRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  435 

s'aggrave  et  se  prolonge  dans  le  port  et  même  au  delà  du  port. 
A  la  crise  mondiale  due  à  la  raréfaction  du  tonnage  flottant, 
s'ajoute  une  crise  nationale  qui  tient  à  l'encombrement  des 
quais,  à  l'insuffisance  des  moyens  de  déchargement  et  d'éva- 
cuation des  marchandises.  Si  nous  subissons  malgré  nous  la 
loi  générale  de  la  pénurie  des  instrumens  maritimes,  on  peut 
se  demander  si  nous  n'eussions  pas  été  à  même  d'éviter  que  cette 
crise  se  développât,  en  organisant  avec  plus  de  prévoyance  la 
libre  circulation  des  produits  importés  sur  le  sol  français. 
Qu'on  me  pardonne  une  métaphore,  dont  Molière  n'eût  pas 
rougi.  On  ne  peut  reprocher  à  un  médecin  l'embarras  dont 
souffre  l'estomac  de  son  malade,  mais  on  peut  lui  en  vouloir  de 
n'avoir  pas  su  le  dissiper  à  l'aide  d'une  médecine  appropriée. 
v  Pour  se  convaincre  de  l'état  de  congestion  de  nos  établisse- 
mens  maritimes,  rien  ne  vaut  un  voyage  sur  le  littoral.  En 
juillet  1915,  lorsque,  au  sortir  du  tunnel  de  l'Estaque,  j'aperçus 
la  rade  de  Marseille  se  déroulant  à  mes  pieds  sous  le  soleil 
matinal,  je  fus  étonné  d'y  contempler  toute  une  flotte  ancrée 
devant  les  bassins.  «  Voilà,  dis-je,  des  transports  militaires  qui 
s'apprêtent  à  cingler  vers  les  Dardanelles.  —  Pas  du  tout,  me 
fut-il  répondu,  ce  sont  des  bâti  mens  de  charge,  qui  attendent 
une  place  à  quai.  »  J'en  avais  compté  trente-deux.  Je  suis 
heureux  d'apprendre,  à  la  date  d'aujourd'hui,  qu'on  a  pu  réduire 
à  trois  ou  quatre  seulement  le  nombre  des  cargo-boats  mis  en 
purgatoire.  A  Bordeaux,  il  y  eut,  en  septembre  1914,  jusqu'à 
23  navires  stationnant  au  Verdon  avant  d'être  admis  à  remon- 
ter la  rivière  :  leur  nombre  varie  actuellement  de  8  à  10.  Et  je 
me  souviens  qu'à  Saint-Nazaire  des  charbonniers  attendaient, 
dans  l'avant-port,  leur  tour  d'être  déchargés.  Même  situation 
pour  le  Havre,  les  navires  devant  relâcher  bien  souvent  dans  un 
port  voisin  avant  de  suivre  leur  destination.  On  conçoit  que, 
pendant  le  temps  où  ils  sont  inutilisés,  l'armateur  fasse  payer 
au  chargeur  la  location  de  ses  navires.  C'est  ce  qu'on  appelle 
les  surestaries.  Elles  sont  fonction  du  temps  d'indisponibilité 
et  du  tonnage  du  bâtiment.  A  Bordeaux,  on  paye  actuellement 
3  francs  de  surestarie  par  tonne.  A  Dieppe,  le  chiffre,  qui  était 
de  1  fr.  80  par  tonne  de  charbon  en  février  1916,  est  tombé  à 
5  fr.  25  en  mars,  et  il  dépasse  actuellement  10  francs.  A  Nantes» 
il  se  tient  au  cours  de  3  francs.  On  a  cité  à  la  tribune  du  Sénat 
des  chiffres  de  surestaries  qui  monteraient  jusqu'à  30  francs, 


436  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

mais  il  ne  peut  s'agir  que  de  cas  très  particuliers.  Le  ministre 
des  travaux  publics  a  rectifié  cette  assertion  en  ramenant  à  6, 
7  et  8  francs  au  maximum  la  moyenne  de  surestaries  par 
tonne.  En  prenant  le  chiffre  intermédiaire  de  7  francs  et  en 
le  multipliant  par  les  importations,  on  arrive  à  cette  conclusion 
qu'il  faut  fixer  approximativement  à  21  ou  22  millions  le  tribut 
mensuel  que  nous  payons  aux  marines  française  et  étrangères, 
sous  forme  de  surestaries.  C'est  déjà  un  total  impressionnant! 

Il  en  est  ainsi,  parce  que  les  quais  exploitables  ne  sont  pas 
assez  vastes  et  que  le  déchargement  des  navires  ne  s'opère  pas 
avec  assez  de  rapidité.  Bien  avapt  la  guerre,  on  se  plaignait  de 
l'exiguïté  de  nos  ports  et  les  Chambres  de  commerce  avaient 
entrepris,  à  peu  près  partout,  des  travaux  d'amélioration  impor- 
tans.  On  a  dû  improviser  des  installations  de  fortune  pour 
augmenter  les  postes  de  déchargement.  Les  autorités  locales 
ont  fait  preuve  de  beaucoup  d'initiative,  mais  elles  n'ont  pu 
d'un  coup  de  baguette  magique  faire  reculer  les  berges  des 
fleuves  et  surgir  du  fond  de  la  mer  les  blocs  de  béton. 

Je  dois  dire,  enfin,  que  les  bases  navales  militaires  ont 
accaparé  une  surface  très  appréciable  de  quais.  A  Rouen,  le 
port  appartient  presque  entièrement  à  l'armée  britannique  ;  au 
Havre,  à  Dieppe,  à  Boulogne,  celle-ci  possède  des  terre-pleins 
spacieux.  A  Marseille,  le  trafic  pour  le  compte  de  l'Etat  (guerre, 
marine,  ravitaillement  de  la  population  civile)  enlève  au  com- 
merce la  libre  disposition  de  la  moitié  environ  de  la  superficie 
totale  des  hangars,  soit  63  000  mètres  carrés.  La  base  française 
occupe  les  hangars  3,  4  et  6  et  15000  mètres  carrés  du  quai  des 
Anglais,  soit  35  000  mètres  carrés.  La  base  britannique  dispose 
des  hangars  7  et  8  du  môle  D  et  de  1  000  mètres  carrés  environ 
du  quai  des  Anglais  :  soit  28  000  mètres  carrés.  Au  surplus, 
nous  ne  nous  en  plaignons  pas  et  nous  les  lui  cédons  de  bon 
cœur... 

Après  bien  des  tribulations,  voici  notre  navire  à  quai. 
Hélas!  il  n'est  pas  encore  au  bout  de  ses  peines,  car  les  dockers 
lui  feront  souvent  faux-bond.  La  mobilisation  a  privé  l'acco- 
nage  de  ses  hommes  les  plus  jeunes  et  les  plus  vigoureux.  On  a 
essayé  d'employer  des  étrangers,  des  Espagnols,  des  Kabyles,  des 
Marocains  :  ces  expériences  n'ont  point  donné  ce  qu'on  en 
espérait.  Les  prisonniers  allemands,  au  contraire,  nous  ont 
rendu  des  services.  Je  les  ai  vus  pour  la  première  fois  à  Saint- 


LA    GRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  437 

Nazaire,  coltinant  des  sacs  de  farine  et  couverts  de  poussière 
blanche.  A  la  Rochelle  et  à  Roehefort,  ils  avaient  changé  de 
couleur  ;  ils  déchargeaient  du  cardiff.  Les  premiers  maîtres  de 
la  marine,  qui  les  surveillaient,  se  de'claraient  satisfaits  de  leur 
discipline  et  de  leur  travail.  Mais  partout  on  déclarait  qu'ils 
étaient  en  nombre  trop  infime. 

* 
*  * 

En  supposant  le  problème  du  déchargement  résolu,  un 
autre  se  présente,  beaucoup  plus  complexe  :  celui  de  l'enlève- 
ment des  marchandises.  A  ce  point  de  vue,  l'encombrement 
des  quais  dépasse  parfois  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Le  long 
des  darses  de  Marseille,  du  Vieux-Port  à  l'Estaque,  c'est  une 
accumulation  invraisemblable  de  marchandises  de  toute  prove- 
nance, à  travers  lesquelles  on  circule  difficilement.  Quand, 
d'aventure,  l'unique  pont  transbordeur,  qui  fait  communiquer 
la  mer  avec  les  docks  de  construction,  est  ouvert,  en  un  clin 
d'œil  les  voitures  de  charroi  s'enchevêtrent  et  la  circulation  est 
pour  ainsi  dire  interrompue  pendant  tout  le  laps  de  temps  que 
dure  la  manœuvre.  Les  marchandises  séjournent  sous  l'âpre  vent 
de  mistral  :  elles  se  dessèchent  et  se  détériorent.  Au  quai  des 
matières  grasses,  le  soleil  darde  des  rayons  implacables  sur  les 
fûts  de  pétrole  ou  de  mazout,  dont  des  mares  visqueuses  se 
répandent  sur  le  sol.  A  Bordeaux,  changement  de  décor  :  une 
pluie  fine  pénètre  les  laines  du  Sud-Amérique  dont  les  balles 
baignent  pendant  de  longues  semaines  dans  la  boue  de  la 
rivière.  A  Dieppe,  lors  de  mon  passage,  pas  une  grue  ne  fonc- 
tionnait faute  de  matériel  roulant  et  le  port  était  encombré  de 
navires.  Presque  chaque  jour  à  Boulogne,  on  peut  voir  le  tra- 
vail arrêté  durant  plusieurs  heures.  Certains  négocians  ayant 
essayé  de  faire  travailler  la  nuit,  ont  dû  y  renoncer,  car  les 
wagons  leur  manquaient  ensuite  pendant  le  jour.  Au  Havre, 
l'engorgement  est  tel  que,  dans  la  première  quinzaine  de  jan- 
vier, la  gare  n'a  pu  être  ouverte  au  public  que  deux  fois,  à 
raison  de  six  heures  chaque  fois. 

Il  est  certain  qu'il  y  a  eu  insuffisance  de  la  main-d'œuvre 
affectée  au  mouvement  des  marchandises.  Insuffisance  numé- 
rique et  qualitative  tout  à  la  fois.  La  guerre  a  apporté  dans 
cette  branche  de  l'activité  nationale  une  indéniable  perturba- 
tion. La  réquisition  des  chevaux  et  des  voitures  a  enlevé  aux 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entrepreneurs  de  camionnage  leurs  instrumens  de  travail,  les 
empêchant  ainsi  de  donner  suite  aux  commandes  de  leurs 
cliens.  Le  département  de  la  Guerre  a  bien  essayé  de  remédier 
à  cet  état  de  choses  en  envoyant  des  voitures  réquisitionnées  ; 
un  dépôt  a  été  constitué  à  Marseille,  près  de  la  gare  des  voya- 
geurs; mais  quels  véhicules  y  ont  été  rassemblés?  de  petites 
charrettes,  à  peine  capables  d'enlever  quelques  centaines  de 
kilos.  De  sorte  que,  quand  on  a  voulu  s'en  servir,  on  s'est 
aperçu  que  le  remède  était  pire  que  le  mal.  Ces  voitures,  vu 
leur  nombre  excessif  par  rapport  à  leur  peu  de  rendement,  inter- 
rompaient la  circulation  des  voies.  Il  aurait  fallu  des  poids 
lourds;  or,  le  service  de  l'avant  absorbait  toutes  nos  disponibi- 
lités en  camions-automobiles.  Ce  n'est  que  tout  récemment 
que  la  Chambre  de  commerce  a  créé  un  parc  d'automobiles  qui 
sont  loués  aux  intéressés.  De  ce  fait,  le  port  a  pu  être  dégagé. 

Cependant,  cet  embouteillage  des  ports  de  commerce  tient 
surtout  à  la  pénurie  des  wagons.  Nous  avons  vu  dans  quelle 
proportion  le  trafic  des  chemins  de  fer  avait  augmenté  au  Havre, 
à  Rouen  et  à  Dieppe.  A  Boulogne,  il  est  passé  de  719  000  tonnes 
en  1913  à  1316  000  en  1915;  à  Saint-Nazaire,  de  1490  000 
à  2122  000;  à  Nantes,  de  1  611  000  à  2  429  000;  à  la  Pallice,  de 
486  000  à  921000.  De  même  que  pour  faire  face  aux  transports 
maritimes  grandissans,  le  tonnage  flottant  devenait  de  plus  en 
plus  rare,  de  même  le  matériel  roulant  des  chemins  de  fer 
disponible  diminuait  dans  de  notables  proportions.  Sur  un  parc 
d'environ  360  000  wagons  à  marchandises  que  nous  possédions 
en  août  1914,  47  000  à  peu  près  ont  été  retenus  par  l'ennemi. 
Si  l'on  déduit  de  ce  chilTre  3  000  wagons  allemands  saisis  et 
7  000  wagons  belges,  il  nous  manquerait  encore  37  000  wagons., 
En  outre,  les  besoins  de  la  défense  nationale  nous  obligent  à 
maintenir  dans  la  zone  des  armées  de  20  à  25  000  wagons.  Ce 
chiffre  a  atteint  40  000,  dit-on,  au  moment  de  la  bataille  de  la 
Marne.  Il  n'est  pas  besoin  de  pousser  la  démonstration  plus 
loin  pour  comprendre  les  motifs  de  l'engorgement  des  ports. 

Comme  ici  la  concurrence  ne  joue  pas,  il  n'y  a  pas  eu  hausse 
dans  le  coût  du  transport,  ainsi  que  pour  le  fret;  mais  nous  avons 
montré  que  cette  situation  réagit  fortement  sur  le  prix  de 
revient  général  de  la  marchandise,  puisqu'elle  occasionne  des 
retards  dans  le  déchargement  et  le  payement  de  surestaries. 
Tout  se  tient  dans  un  voyage  maritime,  depuis  le  moment  où 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES. 


439 


le  navire  prend  charge  jusqu'au  jour  où  les  colis  sont  livrés  aux 
mains  du  consommateur.  Il  y  a  donc  une  relation  étroite  entre 
le  transport  à  terre  et  le  transport  en  mer.  C'est  pourquoi  nous 
n'avons  pu  dissocier  aucun  des  élcmens  de  la  question,  afin 
que  celle-ci  fût  bien  connue. 

Que  dis-je!  il  importerait  de  porter  nos  investigations 
même  sur  le  territoire  américain.  Il  y  a  aux  alentours  de  New- 
York  45  000  wagons  qui  attendent  d'être  déchargés  &  desti- 
nation de  l'Europe  ;  vous  pensez  bien  que  les  chargeurs  des 
Etats-Unis  ne  feront  pas  les  frais  de  cette  immobilisation. 


* 

*  * 


Nous  sommes  maintenant  fixés.  Lorsqu'on  aura  totalisé  le 
prix  du  fret,  les  assurances,  les  surestaries,  les  droits  de 
stationnement,  les  pertes  de  toute  nature,  matérielles  ou  com- 
merciales, subies  par  les  retards  de  livraison,  on  s'expliquera  le 
taux  des  mercuriales  dont  nous  nous  plaignons.  Ainsi  que  l'a 
fait  remarquer  un  orateur,  à  la  Chambre  des  Députés,  «  la  crise 
des  transports  est  à  la  fois  d'ordre  militaire  et  d'ordre  écono- 
mique. Dans  les  deux  cas,  c'est  la  guerre  qui  en  est  la  cause 
première  et  permanente.  »  Nécessairement,  tant  que  la  cause 
subsistera,  le  mal  doit  persister.  Est-il  au  moins  possible 
d'espérer  qu'il  se  calmera?  Les  crises  économiques,  avons-nous 
dit,  sont  comparables  aux  maladies  de  l'organisme  humain. 
A  défaut  d'une  guérison  impossible,  il  existe  des  palliatifs 
qui  atténuent  la  gravité  du  mal.  Cherchons  quels  sont  les 
remèdes  appropriés  au  cas  qui  nous  occupe. 

En  ce  qui  concerne  la  perturbation  apportée  au  cours  du 
fret,  il  semble  a  priori  qu'il  soit  assez  peu  aisé  d'en  adoucir  les 
rigueurs.  D'une  part,  tout  le  monde  s'accorde  à  dire  que  le 
volume  des  transactions  augmentera  en  1916  par  comparaison 
avec  l'année  précédente  ;  d'autre  part,  le  tonnage  flottant  se  fera 
de  plus  en  plus  rare,  à  mesure  que  se  poursuivra  la  campagne 
sous-marine  allemande.  On  ne  peut  guère  compter  sur  les 
constructions  neuves  pour  combler  les  vides  creusés  par  les 
sous-marins  dans  les  rangs  de  la  flotte  marchande  alliée  ou 
neutre.  La  moyenne  nécessaire  pour  faire  face  à  l'usure  normale 
des  bateaux  en  temps  de  paix,  ou  aux  pertes  par  suite  de  nau- 
frages, atteignait  3  millions  de  tonnes.  En  1915,  l'ensemble  des 
chantiers  de  construction  du  monde  entier  n'a  pas  produit  plus 


440  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  1500  000  tonnes!  Il  y  a  donc  déficit  non  seulement  par 
rapport  aux  sinistres  dus  à  des  événemens  de  guerre,  mais 
encore  par  rapport  aux  disparitions  ordinaires  de  navires. 

Gomment  sortir  de  cette  impasse?  On  a  proposé  au  Parlement 
de  taxer  le  fret,  afin  de  limiter  les  bénéfices  des  armateurs.  Je 
ne  trouverais  rien  à  objecter  à  cette  mesure,  si  elle  était  réali- 
sable. Mais  à  quoi  servirait  de  taxer  les  navires  français  qui 
n'absorbent  qu'une  partie  malheureusement  peu  importante 
du  trafic,  si  le  pavillon  étranger  restait  libre?  Pour  que  la 
taxation  produisit  des  résultats  réels,  il  faudrait  qu'elle  fût 
décidée  de  concert  avec  les  nations  alliées.  Même  dans  cette 
hypothèse,  les  neutres  refuseraient  de  se  plier  a  cette  décision 
arbitraire,  qui  risquerait  ainsi  de  manquer  en  partie  son  but. 
Toutefois,  c'est  dans  la  voie  de  l'entente  avec  le  gouvernement 
anglais  qu'il  faut  s'engager  pour  obtenir  une  réduction  du  prix 
des  transports.  Tel  fut  l'objet  du  voyage  à  Londres  de  M.  Sem- 
bat,  voyage  à  la  suite  duquel  le  sous-secrétaire  d'Etat  de  la 
marine  marchande  a  pu  déclarer  à  ses  interpellateurs  :  «  Nous 
pourrons,  sur  ces  deux  questions  de  la  centralisation  des 
affrètemens  et  de  la  réduction  du  prix  des  charbons,  vous 
apporter  la  double  satisfaction  que  très  légitimement  vous 
recherchez.  »  Pour  le  moment,  le  principe  de  cette  réduction 
a  été  seul  admis,  les  moyens  d'exécution  ont  été  renvoyés  à 
l'examen  d'une  commission. 

La  Grande-Bretagne,  notre  fidèle  et  loyale  alliée,  se  rendra 
certainement  compte  que  la  France,  si  prodigue  de  son  sang  et 
de  ses  richesses,  ne  peut  supporter  plus  longtemps  la  dime 
écrasante  que  prélèvent  sur  ses  échanges  les  armateurs  étran- 
gers. Grâce  à  l'importance  du  tonnage  inscrit  au  Board  of 
Trade,  celui-ci  exerce  une  sorte  de  contrôle  sur  le  fret  mondial. 
Il  serait  facile  à  nos  amis  de  faire  baisser  ce  fret  soit  en  le 
taxant,  soit  en  réquisitionnant  les  navires.  Il  ne  parait  pas 
exagéré  de  leur  demander  que  cette  solution  soit  adoptée,  tout 
au  moins  pour  le  transport  du  charbon,  de  l'acier  et  générale- 
ment des  importations  destinées  à  la  fabrication  du  matériel 
militaire.  Au  lieu  de  cela,  le  gouvernement  anglais  a  frappé  les 
bénéfices  de  guerre  d'une  taxe  de  50  pour  100,  qui  a  eu  pour 
effet  de  faire  augmenter  encore  le  prix  du  fret!  Il  est  aisé  de 
voir  que,  de  cette  façon,  le  Trésor  anglais  perçoit  indirectement 
un  impôtélevé  sur  la  consommation  française, puisqu'une  grande 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  441 

partie  de  notre  transit  est  confiée  à  des  armateurs  britanniques. 
Il  serait  sage  de  rechercher  également  une  meilleure  utili- 
sation de  la  flotte  française,  en  s'effbrçant  de  diminuer  le  nombre 
des  navires  réquisitionnés  dont  l'emploi  n'a  pas  toujours  été 
parfait,  et  d'autre  part  en  permettant  a  ces  navires  de  prendre 
des  marchandises  quand  le  service  militaire  ne  s'y  oppose  pas, 
au  lieu  de  voyager  sur  lest,  fait  qui  arrive  journellement.  Un 
intérêt  national  évident  s'attache  aussi  à  la  réouverture  des 
chantiers  de  construction  navale;  faute  de  quoi,  notre  marine 
marchande  se  trouvera  dans  une  situation  d'infériorité  désas- 
treuse à  la  signature  du  traité  de  paix.  La  proposition  de  loi  de 
M.  de  Monzie,  qui  tend  à  créer  une  société  de  crédit  hypothé- 
caire ayant  pour  objet  les  prêts  garantis  par  des  hypothèques 
sur  des  navires  construits  ou  en  construction  ou  sur  des  immeu- 
bles à  destination  maritime,  s'inspire  de  cette  considération. 

S'il  ne  dépend  pas  de  nous  de  redresser  les  cours  du  fret,  il 
nous  appartient  d'améliorer  les  conditions  de  manutention  des 
marchandises.  Il  m'est  permis  de  penser  que  sur  ce  point  nous 
avons  manqué  de  prévoyance,  en  ne  prenant  pas,  quand  il  le 
fallait,  les  mesures  voulues  pour  y  parer.  Actuellement,  de 
grands  efforts  sont  réalisés  pour  augmenter  les  surfaces  de  quais 
et  les  postes  de  déchargement.  A  Bordeaux,  la  Chambre  de 
commerce  a  pu  livrer  600  mètres  de  quais  nouveaux  :  les 
quais  de  Bourgogne  qui  ont  198  mètres  de  long  et  les  appon- 
temens  de  Bassens,  en  service  depuis  un  mois,  d'une  longueur 
de  400  mètres.  A  Dieppe,  la  Chambre  de  commerce  qui  pos- 
sédait 23  grues  en  compte  37  actuellement;  deux  appontemens 
sont  en  cours  de  construction  et  le  mur  Ouest  du  bassin  à  flot 
va  être  prolongé  de  170  mètres,  travail  qui  aura  pour  résultat 
de  porter  à  8  le  nombre  des  places  à  quai.  A  Boulogne,  la  mise 
en  service  du  bassin  de  marée  Loubet,  où  les  navires  calant 
6  mètres  peuvent  entrer  à  toute  heure,  a  permis  de  tripler  le 
rendement  du  port.  Saint-Nazaire  se  trouve  aujourd'hui  dégagé. 
A  Marseille  enfin,  la  situation  s'est  beaucoup  améliorée;  les 
navires  ne  subissent  plus  de  retards  appréciables  pour  leur 
entrée  dans  le  port  où  leur  durée  de  séjour  est  assez  courte.  Les 
chargemens  et  les  déchargemens  s'effectuent  d'une  manière 
rapide,  puisqu'on  décharge  en  moyenne  25000  tonnes  par  jour, 
et  le  camionnage  des  colis  pour  la  ville  se  fait  régulièrement., 
Ces    quelques   exemples   prouvent    que     es    Chambres    de 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commerce  ne  négligent  rien  pour  perfectionner  nos  établisse- 
mens  maritimes.  En  même  temps,  elles  se  préoccupent  de 
remédier  à  la  pénurie  de  dockers  civils.  Bordeaux  emploie 
600  prisonniers  allemands,  Pauillac  200.  A  Dieppe,  le  contin- 
gent des  prisonniers  a  été  porté  de  450  à  200.  A  Marseille,  leur 
total  atteint  1 200  unités  environ.  Cette  main-d'œuvre  n'est 
malheureusement  pas  inépuisable  et  j'estime  qu'il  eût  été  sage 
de  faire  appel  aux  travailleurs  indigènes.  Si  les  Arabes  n'ont 
pas  donné  toute  satisfaction,  en  revanche,  les  coolies  chinois, 
que  l'on  emploie  dans  le  monde  entier  pour  les  travaux  les 
plus  divers,  auraient  certainement  fait  de  bons  dockers.  Pour- 
quoi n'en  a-t-on  pas  recruté  dans  les  ports  de  la  Chine  ?  Il  est 
enfin  assez  étonnant  qu'on  ne  soit  pas  parvenu  dans  la  plupart 
des  localités  à  organiser  le  travail  de  nuit. 

La  question  de  la  pénurie  de  wagons  est  beaucoup  plus 
complexe.  Nos  Compagnies  de  chemins  de  fer  ont  bien  com- 
mandé 35000  wagons  pour  combler  leur  déficit;  nous  devrions 
recevoir  mensuellement,  d'après  les  prévisions  du  contrat,  de 
1000  àl  500  wagons  depuis  le  mois  dernier;  mais  par  suite  de 
l'intensité  des  productions  métallurgiques,  demandées  par  la 
Guerre,  les  usines  sont,  là  comme  ailleurs,  en  retard  dans 
l'exécution  de  leurs  commandes.  A  la  date  du  31  mars,  il  n'était 
arrivé  que  500  ou  600  wagons.  Nos  ateliers  de  construction 
spéciaux  se  trouvant  pour  la  plupart  dans  les  régions  envahies, 
nous  restons  sur  ce  point  tributaires  de  l'étranger.  Nous  avons 
pris  toutes  les  mesures  voulues  pour  obtenir  notre  matériel  le 
plus  rapidement  possible.  Que  pouvons-nous  faire  de  plus? 
Suppléer  à  l'insuffisance  de  la  traction  roulante  par  la  navigation 
fluviale?  Nous  nous  y  efforçons.  Nous  essayons  également  de 
doter  nos  ports  de  voitures  automobiles  qui,  dans  certains  cas, 
peuvent  remplacer  le  matériel  de  chemin  de  fer,  mais  il  ne  faut 
pas  se  dissimuler,  a  dit  le  colonel  Gassouin,  que«  tant  que  nos 
35  000  wagons  ne  seront  pas  là,  nous  aurons  les  plus  grosses 
difficultés  à  conjurer  la  crise  des  transports.  » 

Nous  nous  trouvons  donc  en  présence  d'un  programme 
gigantesque  à  réaliser  en  pleine  guerre,  à  un  moment  où  les 
ressources  de  l'activité  nationale  sont  absorbées  par  d'autres 
soucis.  Déjà,  nous  avons,  depuis  le  début  des  hostilités,  posé  plus 
d'un  millier  de  kilomètres  de  voie  en  tant  que  raccordemens, 
embranchemens,  développement  de  gares.  Au  Havre,  les  instal- 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  443 

lations  qui  pouvaient  recevoir  700  wagons  par  jour  ont  été  por- 
tées à  1 100  wagons  et  le  seront  bientôt  à  1  300.  Ce  labeur  doit 
être  poursuivi  d'une  façon  infatigable,  car  les  résultats  acquis 
restent  insuffisans. 

L'organisation  elle-même  du  service  des  transports  a  été 
critiquée.  La  loi  de  1888  avait  placé  tous  les  chemins  de  fer 
sous  l'autorité  du  ministre  de  la  Guerre.  Ce  régime  a  été 
étendu  dans  la  suite  à  la  navigation,  par  la  création,  au 
4e  bureau  de  l'armée,  de  la  Commission  de  la  navigation  et  par 
l'institution  d'une  Commission  des  ports  maritimes.  On  peut 
se  demander  si  la  centralisation  nécessaire  des  questions  inté- 
ressant les  ports  ne  se  serait  pas  plus  utilement  opérée  dans  les 
mains  du  sous-secrétaire  d'Etat  de  la  Marine  marchande,  dont 
les  services  sont  plus  compétens  pour  résoudre  les  difficultés 
que  soulève  l'affrètement  des  navires  et  qui,  déjà,  s'occupe 
de  tout  ce  qui  concerne  le  voyage  maritime.  On  rendrait  aux 
Chambres  de  commerce  plus  de  liberté  et,  pour  satisfaire  aux 
exigences  de  la  défense  nationale,  il  paraîtrait  suffisant  d'ac- 
corder au  représentant  local  du  ministre  de  la  Guerre  un  droit 
de  priorité  dans  le  déchargement  de  toutes  les  marchandises  que 
celui-ci  signalerait  comme  urgentes  à  évacuer.  Il  semble  qu'il 
y  ait  une  sorte  de  solution  de  continuité  entre  le  règne  de  la 
Commission  de  navigation  du  quatrième  bureau  et  celui  du 
Comité  des  transports  maritimes,  institué  par  décret  du  29 
février  1916,  sous  l'autorité  du  ministre  de  la  Marine  et  chargé 
de  '  centraliser  tous  les  renseignemens  relatifs  aux  frets,  de 
suivre  la  situation  des  moyens  de  transports  maritimes,  d'amé- 
liorer leur  rendement  et  de  «  dresser  le  programme  des  impor- 
tations réalisables  en  classant  ces  importations  suivant  leur 
degré  d'urgence  et  d'utilité.  » 


Mais  il  ne  suffit  pas  de  combattre  les  manifestations  exté- 
rieures de  la  crise;  il  faut  encore  remonter  à  l'origine  même 
du  mal  et  l'attaquer  dans  ses  racines  profondes,  comme  on  lutte 
contre  une  invasion  microbienne.  A  cet  égard,  la  genèse  de  la 
crise  des  transports  doit  être  recherchée  dans  une  rupture 
d'équilibre  entre  la  production  et  la  consommation. 

Que  la  production  ait  été  contrariée  par  les  circonstances, 
personne  n'en  doute.  Les  Allemands   détiennent   une  notable 


444  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

portion  du  sol  français,  et  il  se  trouve,  malheureusement,  que 
nous  retirions  du  territoire  envahi  la  houille,  indispensable  à  la 
marche  de  nos  usines,  et  le  minerai  de  fer  destiné  à  forger  nos 
armes.  La  situation  serait  bien  différente  si  nous  pouvions 
exploiter,  d'une  façon  intensive,  nos  mines  du  bassin  houiller 
du  Nord  et  nos  riches  gisemens  de  fer  de  Briey.  A  bien  d'autres 
titres,  l'occupation  de  nos  départemens  industriels  réagit  défa- 
vorablement sur  notre  situation  économique.  En  outre,  la  raré- 
faction de  la  main-d'œuvre  a  amené  une  baisse  indéniable  dans 
le  rendement  de  nos  instrumens  de  production. 

Gomment,  dans  cette  occurrence,  faire  face  à  la  consomma- 
tion grandissante?  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  l'effroyable 
dépense  de  richesses  qui  s'accomplit,  heure  par  heure,  sur  le 
front  :  de  la  poudre  qui  se  volatilise,  des  projectiles  qui 
labourent  la  terre,  des  balles  qui  se  perdent,  des  équipemens, 
des  armes,  des  habillemens  qui  s'usent  ou  disparaissent,  des 
voitures  automobiles  qu'on  abandonne  au  bord  de  la  route,  de 
l'essence  qui  se  brûle  dans  les  convois  incessans  de  troupes  ou 
de  matériel.  Tout  cela  amène,  directement  ou  indirectement, 
des  consommations  inouïes  de  coton,  de  produits  chimiques, 
d'acides,  d'acier,  de  nickel,  de  cuivre.  Mais  il  faut  encore 
songer  que  les  besoins  des  armées  en  campagne  absorbent  une 
quantité  tout  à  fait  inusitée  de  liquides  et  de  denrées.  Je  n'en 
donnerai  qu'un  seul  exemple.  Le  stock  disponible  en  bœufs  de 
boucherie,  pour  la  consommation  ordinaire  d'une  année,  en 
temps  de  paix,  n'était  que  de  1800  000  têtes;  tandis  qu'en 
ajoutant  aux  rations  militaires  la  fourniture  quotidienne  de 
100  grammes  par  habitant  civil,  c'est  en  un  seul  trimestre  de 
guerre  que  devait  être  absorbée  toute  cette  réserve  de  bétail. 
Ce  raisonnement  pourrait  être  appliqué  à  la  plupart  des  vivres 
entrant  dans  la  nourriture  du  soldat  :  au  blé,  aux  pommes  de 
terre,  au  vin  surtout,  dont  l'Intendance  a  dû  réquisitionner 
presque  toute  la  récolté.  Il  suffît,  d'ailleurs,  de  songer  aux 
93  millions  que  nous  dépensons  par  jour  pour  se  représenter 
ce  que  cette  somme  suppose  de  matériel  anéanti  pour  chaque 
jour  de  guerre.  Le  terme  de  guerre  d'usure  convient  bien  à 
une  telle  déperdition  d'énergie.  On  aurait  pu  espérer  tout  au 
moins  que  la  population  civile  pourrait  se  limiter  dans  ses 
besoins.  Mais  toute  une  série  de  considérations  ont  fait,  au 
contraire,  qu'il  y  a  eu  des  gaspillages,  sinon  dans  les  articles 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  445 

de  luxe,  du  moins  dans  les  matières  d'emploi  courant,  qu'il  eût 
été  particulièrement  essentiel  de  ménager., 

Il  nous  reste  donc  un  double  devoir  à  remplir  :  augmenter 
notre  production  nationale  et  réduire  notre  consommation,  aussi 
bien  celle  des  particuliers  que  celle  des  services  publics.  Avons- 
nous  conscience  d'avoir  fait  à  cet  égard  tout  ce  que  nous 
pouvions?  Il  semble,  au  contraire,  que,  depuis  cette  guerre, 
nous  ayons  cédé  à  la  tentation  de  dépenser  sans  limite.  Nous 
avons  mis  une  sorte  d'orgueil  imprudent  à  ne  nous  priver  de 
rien,  en  face  d'une  Allemagne  affamée.  Nous  devrions,  au 
contraire,  nous  représenter  les  répercussions  ruineuses  de  nos 
consommations  sur  le  taux  du  fret.  Chaque  Français  qui 
gaspille  une  richesse  importée  contribue  à  aggraver  la  crise 
dés  transports.  Voilà  ce  qu'il  faudrait  se  dire.  Si  nous  avions 
les  uns  et  les  autres  conscience  de  l'erreur  patriotique  que 
nous  commettons  en  achetant  un  objet  superflu,  nous  arri- 
verions à  soulager,  chacun  pour  notre  part,  le  trafic  de  nos 
ports  de  commerce. 

La  Grande-Bretagne,  qui  pourtant  bénéficie  de  la  hausse 
des  frets  autant  qu'elle  en  souffre,  nous  donne  l'exemple  en 
prohibant  l'entrée  de  certains  articles  de  luxe.  Cette  décision  va 
encore  faire  hausser  les  frets  sur  Londres,  en  tarissant  notre 
meilleure  source  d'exportation.  Pourquoi  n'adopterions-nous 
pas  une  mesure  analogue?  Il  est  temps  de  songer  à  endiguer  le 
fleuve  par  lequel  s'écoule  la  fortune  de  la  France. 

Les  consommations  des  particuliers  représentent  relative- 
ment peu  de  chose  en  regard  des  dépenses  des  services  publics. 
Nous  nous  garderons  de  faire  ici  le  procès  des  administrations, 
quelles  qu'elles  soient.  Cependant,  il  est  facile  de  constater 
que  des  approvisionnemens  s'accumulent  dans  les  ports  et 
subissent  des  avaries  sans  être  évacués,  preuve  qu'on  aurait  pu 
attendre  pour  les  importer.  Non  seulement  les  commandes  de 
certains  ministères  sont  parfois  excessives,  mais  encore  elles 
sont  faites  sans  qu'on  ait  toujours  songé  aux  moyens  pratiques 
de  les  acheminer  sur  notre  pays.  La  hausse  brusque  des  frets  a 
surtout  été  provoquée  par  cette  disproportion  entre  les  offres 
d'affrètement  et  le  tonnage  disponible.  En  équilibrant  nos 
demandes  avec  les  moyens  dont  nous  disposions  réellement,  on 
eût  évité  la  plupart  des  difficultés  actuelles.  Il  y  a  lieu  d'espérer 
que  le  Comité  des  transports  saura  régulariser  le  fonctionnement 


446  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

de  notre  service  d'importation,  ce  qui  aura  pour  eïïet  d'atte'nuer 
notablement  les  conse'quences  de  l'encombrement  des  marchan- 
dises dans  les  ports  et  de  stabiliser  le  cours  des  frets. 

Les  Allemands  connaissent  aussi  bien  que  nous  cette  situa- 
tion et  elle  leur  a  été  un  prétexte  à  de  folles  espérances.  Nos 
ennemis  ne  se  cachent  pas  pour  dire  qu'ils  comptent  sur  la 
crise  des  transports  pour  hâter  a  leur  avantage  la  fin  de  la  guerre. 
Tel  était  notamment  le  but  de  leur  campagne  sous-marine  contre 
les  neutres.  Ils  se  flattaient  de  rendre  les  mers  inhabitables  et 
de  raréfier  le  tonnage  flottant  au  point  que  le  trafic  mondial 
serait  pratiquement  interrompu.  Telle  était  leur  thèse,  qui 
concordait  pleinement  avec  leur  sauvage  conception  du  droit  de 
la  guerre.  Heureusement,  il  y  a  loin  de  la  coupe  aux  lèvres. 
En  admettant  que  leur  raisonnement  lut  exact,  s'ils  ont  pu 
vivre  sur  eux-mêmes  pendant  18  mois,  qui  nous  empêcherait 
de  faire  comme  eux?  Mais  qu'on  se  rassure  ;  nous  ne  serons 
jamais  réduits  à  cette  extrémité  :  la  mer  est  grande,  nos 
navires  n'ont  pas  peur.  «  Le  chien  aboie,  la  caravane  passe  !  » 
Enfin,  il  est  permis  de  croire  que  la  fière  et  nette  réponse  du 
président  Wilson  à  la  note  allemande,  changera  considéra- 
blement la  situation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  en  admettant  même  que  les  Allemands 
ne  modifient  pas  leurs  méthodes  de  guerre  sous-marine,  on  peut 
affirmer  que  celle-ci  manquera  son  but  essentiel  qui  était  de 
suspendre,  ou  même  de  gêner  le  ravitaillement  des  Alliés. 
Quelque  regrettable  que  puisse  être  la  perte  de  plus  de  2  mil- 
lions de  tonnes  de  navires  marchands,  il  en  reste  encore  assez 
pour  nous  permettre  de  jouir  de  la  liberté  des  mers  qui 
demeure  toujours  la  grande  force  de  l'Entente.  Celle-ci  possède, 
après  plus  de  20  mois  de  guerre,  25  millions  de  tonnes  de 
navires.  Malgré  tous  leurs  efforts,  les  Allemands  ne  peuvent 
compter,  avant  la  victoire  de  nos  armes,  diminuer  ce  tonnage 
dans  des  proportions  embarrassantes.  Nous  avons,  en  outre, 
à  notre  disposition  la  flotte  neutre.  Jusqu'ici,  nos  adversaires 
n'ont  pas  osé  toucher  à  la  marine  américaine,  de  peur  que  par 
rétorsion  les  Etats-Unis  ne  missent  la  main  sur  les  navires  alle- 
mands immobilisés  dans  leurs  ports.  Peut-être  aussi  pouvons- 
nous  espérer  que  quelques  nations  suivront  l'exemple  du 
Portugal  en  armant  les  navires  retenus  chez  eux.  Ce  serait  alors 
quelques  centaines  de  mille  tonnes  libérées  pour  le  trafic  mondial , 


LA    CRISE    DES    TRANSPORTS    MARITIMES.  447 

La  destruction  de  nouveaux  navires  ne  pourrait,  en  consé- 
quence, se  traduire  que  par  une  hausse  des  frets  plus  accentuée. 
Or,  il  nous  est  permis  d'enrayer  ce  mouvement.  Celui-ci  profite 
à  26  millions  de  tonneaux  de  navires  alliés,  y  compris  les  bâti- 
mens  saisis,  contre  18  millions  de  tonneaux  de  navires  neutres, 
sur  lesquels  la  moitié  à  peine  travaille  pour  nous.  En  limitant 
par  voie  d'entente,  entre  les  nations  alliées,  le  bénéfice  des 
armateurs,  c'est-à-dire  par  la  taxation  du  fret,  le  problème 
pourrait  recevoir  sa  solution,  puisque  ce  sont  les  Alliés  qui 
pâtissent  et  qui  bénéficient  tout  à  la  fois  de  cette  hausse.  Il 
semble  d'ailleurs  que  la  question  soit  sur  le  point  d'aboutir  si 
l'on  en  croit  les  déclarations  qui  ont  été  faites  au  Sénat  dans 
la  séance  du  15  avril  dernier.  «  Le  gouvernement  anglais,  a 
dit  le  rapporteur  de  la  loi  sur  le  prix  des  charbons,  possède, 
d'après  les  témoignages  de  M.  le  ministre  des  Travaux  publics, 
la  possibilité  d'abaisser  le  taux  des  frets  pour  les  navires  por- 
tant le  pavillon  britannique.  Il  espère  aussi  être  en  mesure 
d'imposer  la  même  limitation  de  prix  aux  armateurs  neutres.  » 

Nous  pouvons  donc  envisager  l'avenir  avec  confiance.  Ainsi 
que  M.  Nail  l'a  déclaré  :  <c  Nous  payons  la  rançon  anticipée  de 
la  victoire.  La  crise  des  frets,  les  Allemands  seraient  peut-être 
heureux  de  la  subir,  plutôt  que  de  connaître  les  jours  sans 
viande,  les  cartes  de  pain  et  de  pommes  de  terre,  symptômes 
précurseurs  de  la  défaite  et  de  la  révolution.  » 

René  La  Bruyère. 


PIERRE-MAURICE  MASSON 


Lui  aussi  !  Ce  jeune  maître,  —  car  c'en  était  un,  —  dont  la 
Sorbonne  s'apprêtait  à  applaudir  les  thèses  courageusement 
achevées  dans  les  tranchées  lorraines,  cet  être  si  délicieusement 
vivant,  aujourd'hui  mort,  tué  net  par  un  éclat  d'obus!  Cette 
fine  et  riche  nature,  ce  cœur  généreux  et  ardent,  cette  pensée 
robuste  et  agile,  ce  souple  talent  si  plein  d'avenir,  cette  œuvre 
déjà  imposante  (1)  :  tout  cela  brisé,  ruiné,  enseveli...  Qu'on  me 
pardonne  d'exprimer  naïvement  ma  douleur!  Si  personnelle 
qu'elle  me  soit,  j'ai  le  sentiment  que,  comme  toutes  nos  dou- 
leurs d'aujourd'hui,  elle  est  un  peu  collective.  Depuis  douze 
années  que  je  le  connaissais,  j'aimais  tendrement  Maurice 
Masson,  d'une  affection  presque  fraternelle;  mais  je  n'aimais 
pas  seulement  son  âme  délicate  et  charmante,  j'aimais  sa  haute 
distinction  d'esprit,  et  je  n'étais  pas  le  seul  à  voir  en  lui  l'une 
des  personnalités  représentatives  de  sa  génération.  La  Sorbonne, 
en  conférant  solennellement  au  candidat  qu'elle  n'avait  pu 
entendre  l'honneur  d'un  doctorat  posthume,  vient  de  témoigner 
que  nous  ne  nous  étions  point  trompés... 

Pierre-Maurice  Masson  était  Lorrain.  Il  appartenait  à  l'une 
de  ces  familles  de  la  bonne  bourgeoisie  provinciale  où  se 
conservent  jalousement  les  fortes  traditions  morales  et  reli- 
gieuses, et  qui  sont  l'honneur  solide  et  trop  méconnu  de  notre 
race.  Le  sens  pratique  des  affaires  y  va  de  pair  avec  le  goût  des 
choses  de  l'esprit.   Le  père   était  un  peu  artiste  ;    il   peignait, 

(1)  Fénelon  et  Jtfm«  Guyon,  Hachette,  1907;  —  Alfred  de  Vigny,  Bloud,  1908; 
—  Une  vie  de  femme  au  XVIII*  siècle  :  M™  de  Tencin,  Hachette,  1909;  —  Lamar 
tine,  Hachette,  1910;  —  La  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard  de  Jean-Jacques 
Rousseau,  édition  critique,  Hachette,  1914-1916;  —  La  Religion  de  Jean-Jacques 
Rousseau,  3  vol.,  Hachette,  1916. 


PIERRE-MAURICE    MASSON.  449 

dessinait.  On  vit  sans  déplaisir  l'enfant  s'orienter  vers  une 
profession  libe'rale.  En  1900,  après  de  fortes  études  à  Nancy, 
puis  au  lycée  Louis-le-Grand,  il  entrait  à  l'Ecole  normale. 

Ce  qu'était  l'Ecole  normale  d'alors,  je  suis  trop  imparfaite- 
ment informé  pour  le  dire  avec  une  entière  précision.  Tout  me 
fait  croire  que,  suivant  l'usage,  on  y  menait  une  vie  de  fécond 
travail,  d'ardentes  et  libres  discussions,  de  chaude  amitié.  Les 
tempéramens  les  plus  opposés  s'y  développaient  sans  contrainte. 
Parmi  ses  aînés,  Maurice  Masson  y  connut  le  socialiste  Albert 
Thomas,  notre  secrétaire  d'Etat  aux  munitions,  et  parmi  ses 
cadets,  Emile  Clermont,  le  subtil  auteur  de  Laure,  comme  lui, 
hélas!  tué  a  l'ennemi.  Plusieurs  de  ses  camarades  de  promo- 
tion ont  déjà  tenu  les  promesses  qu'ils  faisaient  concevoir  : 
Paul  Hazard,  Pierre  Villey,  —  noms  connus  de  nos  lecteurs,  — 
le  philosophe  Jacques  Chevalier,  l'historien  Maurice  Legendre. 
Dans  ce  milieu  très  ouvert  et  très  vivant  pénétraient  et  s'exer- 
çaient les  influences  les  plus  diverses  :  celle  de  Jaurès  et  celle  de 
Brunetière,  celle  de  M.  Boutroux,  de  M.  Bergson,  d'Edouard 
Le  Roy,  celle  aussi  de  M.  Loisy.  Le  problème  religieux  y 
était  souvent  posé  et  discuté.  Il  semble  bien  que,  d'assez  bonne 
heure,  Maurice  Masson,  catholique  complet,  s'y  soit  formé, 
sur  ces  hautes  questions,  une  sorte  de  philosophie  qui  corres- 
pondait aux  multiples  besoins  de  sa  nature,  à  la  fois  très  simple 
et  très  élevée  :  quelque  chose  comme  un  stoïcisme  chrétien,  qui 
du  reste  est  allé  en  s'attendrissant  de  plus  en  plus.  En  tout  cas, 
il  s'était  profondément  épris  de  Vigny,  qui  lui  a  inspiré  son 
premier  article.  Et  dès  lors,  sans  y  tâcher,  par  sa  simple 
manière  d'être,  tout  ensemble  enjouée  et  grave,  il  faisait  sentir 
non  seulement  à  ses  camarades,  mais  à  ses  maîtres  eux-mêmes, 
avec  la  précoce  vigueur  de  sa  pensée  et  de  son  talent,  l'ardeur 
et  la  richesse  de  sa  vie  morale. 

La  variété  de  ses  goûts  et  de  ses  aptitudes  n'était  pas  sans 
danger  pour  le  choix  définitif  d'une  discipline  intellectuelle. 
Un  moment,  je  crois  que  la  philosophie  l'a  tenté.  Mais  s'il 
aimait  les  idées,  il  aimait  aussi  la  vie,  et  son  imagination 
n'était  point  indifférente  aux  choses  concrètes,  au  décor  mouvant 
du  monde.  De  plus,  il  était  passionné  d'érudition,  d'informa- 
tion exacte  et  précise,  et,  à  l'école  de  M.  Bédier,  de  M.  Lanson, 
il  s'était  initié  a  toutes  les  exigences,  à  tous  les  scrupules  de 
nos  modernes  méthodes  critiques.  Bref,  à  bien  des  égards,  il 
tome  xxxiii.  —    1916.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  un  tempérament  d'historien.  Il  crut  tout  concilier  en  se 
tournant  du  côté  des  études  d'archéologie,  d'épigraphie  et 
d'exégèse,  et,  son  amour  des  voyages  aidant,  il  rêva  d'entrer  à 
l'Ecole  d'Athènes.  L'excellent  Georges  Perrot,  qui  l'aimait  et 
l'estimait  beaucoup,  voyait  en  lui  un  de  ses  futurs  «  Athéniens.  » 
La  destinée  a  disposé  de  Maurice  Masson  autrement. 

L'occasion  vint  s'offrir  en  effet  à  lui  d'occuper  la  chaire  de 
littérature  française  moderne  de  l'Université  de  Fribourg  en 
Suisse.  Après  quelques  hésitations,  il  accepta.  Dans  ce  champ 
d'études,  qui  n'était  d'ailleurs  point  nouveau  pour  lui,  il  s'avisa 
bien  vite  qu'il  trouverait  aisément  l'emploi  de  toutes  ses 
facultés  et  de  toutes  ses  préoccupations.  Surtout,  l'homme  d'ac- 
tion, le  soldat  qu'il  y  avait  en  lui,  comprit  que,  dans  ce  poste  de 
confiance  qui  lui  était  proposé,  il  aurait  une  œuvre  particuliè- 
rement utile  à  poursuivre  et  à  réaliser.  Il  accepta. 

Fondée  en  1889  par  un  homme  d'Etat  supérieur,  qui  aura 
une  belle  page  dans  l'histoire  de  son  pays,  M.  Georges  Python, 
l'Université  de  Fribourg  est  l'une  des  institutions  les  plus  ori- 
ginales de  notre  temps.  Université  catholique,  sans  exclusi- 
visme d'ailleurs,  et  puisque  aussi  bien  le  canton  de  Fribourg 
est  catholique,  mais  Université  d'Etat,  au  même  titre  que  les 
Universités  de  Genève,  de  Lyon  ou  d'Upsaî,  l'Université  de 
Fribourg  a  pour  caractère  essentiel  d'être  une  Université  inter- 
nationale. Réunir  et  grouper  autour  de  l'idée  catholique  des 
représentans  qualifiés  des  diverses  méthodes  d'enseignement  et 
des  différentes  «  cultures  »  nationales,  créer  pour  les  étudians  de 
tous  les  pays  un  centre,  peut-être  unique,  d'études,  d'obser- 
vations et  d'expériences  :  telle  avait  été  la  généreuse  et  haute 
pensée  de  son  fondateur.  En  fait,  par  la  faute  des  circonstances, 
par  la  faute  aussi  de  nos  Français,  trop  casaniers,  il  s'était 
souvent  produit  une  certaine  rupture  d'équilibre  dans  la  «  répar- 
tition »  des  nationalités  et  des  influences  ethniques.  Ai-je  besoin 
d'ajouter  que  cette  rupture  d'équilibre  s'était  toujours  faite  au 
profit  de  l'envahissante  Allemagne?  Il  y  a  vingt-quatre  ans  de 
cela,  l'Université  de  Fribourg  ne  possédait  qu'un  seul  professeur 
français  laïque;  à  la  Faculté  des  Lettres,  en  face  de  neuf  profes- 
seurs allemands,  il  n'y  avait  ni  un  Italien,  ni  un  Français, 
pas  même  dans  la  chaire  de  littérature  française.  Et  comme  si 
la  part  du  lion  ne  leur  suffisait  pas,  quelques  professeurs  alle- 
mands s'avisèrent  même  un  jour  de  tenter,  contre  le  gouverne- 


PIERRE-MAURICE    MASSON.  451 

ment  du  pays  qui  les  hospitalisait,  un  véritable  petit  coup  d'Etat, 
qu'ils  soulignèrent  par  une  bruyante  démission  collective  et  par 
une  fort  inélégante  brochure.  Ils  préludaient  à  «  l'avant-guerrel  » 

C'est  dans  ce  milieu  très  cosmopolite,  passionnément  curieux, 
excitant  et  vivant,  que  Maurice  Masson  fut  appelé  à  évoluer. 
Il  s'y  adapta  avec  une  remarquable  souplesse.  Mettant  à  profit 
l'expérience  de  ses  devanciers,  il  se  rendit  un  très  juste  compte 
des  conditions  et  des  limites  de  son  action.  Il  comprit  qu'il  ne 
suffisait  pas  de  faire  consciencieusement  d'excellens  cours  et  de 
diriger  dans  leurs  travaux  les  étudians  qui  s'adressaient  à  lui, 
mais  qu'il  fallait  se  répandre  au  dehors,  produire,  s'encadrer 
dans  les  organisations  locales,  tâcher  d'y  rendre  service,  bref, 
ne  perdre  aucune  occasion  de  témoigner  discrètement  pour  la 
pensée  et  pour  la  vie  françaises.  Ce  programme,  que  la  concur- 
rence allemande  rendait  parfois  plus  méritoire  et  plus  difficile 
à  réaliser  qu'on  ne  pense,  nul  ne  mit  plus  de  généreuse  ardeur 
que  ce  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans  à  le  concevoir  et  à  le 
remplir.  Et  que  cette  lente  action  continue  et  collective  ait 
produit  ses  fruits,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  nier.  Les  sympathies 
de  la  population  fribourgeoise  pour  notre  cause  auraient  été 
moins  vives,  si  elle  n'avait  pas  vu  à  l'œuvre  quelques  Français 
authentiques.  Et,  d'autre  part,  si  j'en  juge  par  divers  aveux 
que  j'ai  pu  recueillir,  les  professeurs  et  étudians  allemands  qui 
sont  passés  par  Fribourg  ont  dû  être  moins  surpris  que  la 
plupart  de  leurs  compatriotes  de  la  vitalité  française. 

Maurice  Masson  fut,  tout  de  suite,  un  remarquable  profes- 
seur. Il  parlait  bien,  avec  une  vivacité  pressante,  ingénieuse  et 
spirituelle  qui  attirait  et  retenait  l'attention.  Et  sa  parole  était 
nourrie  et  précise.  Il  avait  lu,  ce  qui  s'appelle  lu,  les  œuvres 
dont  il  parlait,  et  il  s'efforçait  toujours  de  présenter  à  ses  audi- 
teurs le  dernier  état  des  questions  que  chacune  d'elles  soulevait. 
Il  s'en  serait  voulu,  par  exemple,  de  faire  un  cours  sur  Lamar- 
tine, sans  avoir  exploré  au  préalable  les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  nationale.  Et  ainsi  du  reste.  Travailleur  infatigable, 
il  acquérait  ainsi  au  jour  le  jour  cette  étonnante  érudition  dont 
chacun  de  ses  écrits  porte  la  trace.  Et  par  la  nature  de  son 
enseignement,  comme  par  les  directions  qu'il  donnait  à  ses 
étudians,  il  prouvait  assez  clairement  que  la  science  française, 
pour  la  précision,  la  méthode...  et  l'agrément,  ne  le  cédait  peut- 
être  en  rien  à  la  docte  science  allemande,, 


452  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ces  recherches,  ces  lectures,  après  avoir  alimenté  de  sug- 
gestives et  vivantes  leçons,  aboutissaient  peu  à  peu  à  des  articles 
et  à  des  livres.  Quelques-uns  de  ces  articles  »  ont  paru  ici 
môme  :  on  en  a  goûté  l'élégante  construction,  la  solidité  sub- 
stantielle, la  forme  aisée,  allante,  joliment  française.  Le 
xvine  siècle  avait  attiré  de  bonne  heure  Maurice  Masson,  et  la 
grâce  piquante  de  ses  écrivains  s'était  transmise  à  leur  historien. 
En  arrivant  à  Fribourg,  il  avait  déjà  arrêté  l'important  sujet 
d'étude  auquel  il  allait  vouer  son  principal  effort.  Analyser 
dans  ses  origines  historiques  et  psychologiques  la  conception 
religieuse  de  Rousseau,  en  suivre  comme  à  la  trace  les  trans- 
formations successives,  en  retracer  les  destinées  littéraires  et 
morales,  il  lui  avait  paru  qu'il  y  avait  là  un  de  ces  sujets 
complexes,  intéressans,  féconds  en  aperçus  de  toute  sorte, 
comme  il  les  aimait,  et  où  il  pourrait  se  mettre  tout  entier.  Il 
s'y  consacra  pendant  dix  ans,  en  effet,  mais  non  sans  se  per- 
mettre, au  gré  des  occasions  ou  des  circonstances,  des  échap- 
pées, des  incursions  dans  des  régions  plus  ou  moins  voisines. 
Fénelon  et  Mme  Guyon,  Vigny,  Mme  de  Tencin,  Angellier,  La- 
martine, Chateaubriand  lui  inspirèrent  tour  à  tour  des  études 
plus  ou  moins  détaillées,  toutes  ingénieuses  et  pénétrantes.  A 
deux  reprises,  pour  son  Vigny  et  pour  son  Lamartine,  l'Acadé- 
mie lui  avait  décerné  le  prix  d'éloquence.  Brunetière  disait  des 
pages  sur  Alfred  de  Vigny  qu'elles  lui  rappelaient  les  premiers 
articles  de  Sainte-Beuve.  Et  quant  aux  thèses  sur  Rousseau, 
heureusement  achevées  et  qui  viennent  de  paraître,  elles  sont,  au 
témoignage  d'un  juge  compétent  et  sévère,  M.  Lanson, 

le  travail  le  plus  considérable,  le  plus  riche,  le  plus  fort  qui,  depuis  des 
années,  ait  été  donné  sur  Jean-Jacques  Rousseau...  11  n'y  a,  dit  encore 
M.  Lanson,  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  de  problème  relatif  à  la  vie,  au 
caractère  et  à  l'œuvre  de  Rousseau,  ni  de  problème  relatif  à  l'évolution  du 
sentiment  religieux  entre  Fénelon  et  Chateaubriand,  —  pas  un  problème 
philologique,  historique,  psychologique,  esthétique,  —  qui  ne  soit  touché 
dans  ce  beau  livre,  et  qui  n'y  reçoive  une  solution  toujours  neuve  par 
quelque  endroit,  toujours  ingénieuse  et  sérieuse,  parfois  définitive. 

Je  reviendrai  sur  cet  important  travail.  Je  ne  puis  en  noter 
aujourd'hui  que  ce  qui  a  trait  à  la  physionomie  morale  et  lit- 
téraire de  son  auteur.  Or,  ce  qui  fait  l'originalité  du  livre  de 
Maurice  Masson  sur  Rousseau,  comme  aussi  bien  de  toute  son 
œuvre  critique,  c'est  qu'il  est  à  la  fois  le  livre  d'un  érudit,  —  du 


PIERUE-MAURICE    MASSON.  453 

plus  consciencieux  et  du  plus  minutieusement  exact  des  érudits, 
—  d'un  historien  philosophe  et  psychologue  aussi  curieux  des 
grandes  idées  générales  que  des  âmes  individuelles,  et  enfin 
d'un  véritable  écrivain.  Masson  porte  allègrement  tout  le  poids 
de  sa  science,  parce  qu'il  la  pense  et  qu'il  la  juge,  et  en  même 
temps,  il  se  refuse  à  être  ennuyeux,  et  il  a  trop  de  goût  pour 
n'avoir  pas  le  vif  sentiment  du  style.  De  là  l'agréable  sécurité 
qu'on  éprouve  à  le  lire  :  il  instruit,  et  il  plaît;  sa  langue  fine, 
agile,  nerveuse,  élégante  et  élancée  comme  sa  personne,  est 
parmi  les  meilleures  de  celles  qu'on  parle  aujourd'hui. 

C'étaient  là  de  bien  beaux  dons;  et  ses  maîtres  et  ses  amis 
attendaient  beaucoup  d'un  esprit  aussi  riche  et  aussi  bien  muni. 
La  vie,  au  total,  lui  avait  été  facile  et  ne  l'avait  point  gâté  :  il 
restait  bon,  simple,  dévoué,  délicat.  Ce  Lorrain,  très  justement 
fier  de  sa  province  natale,  était  entré  dans  une  famille  lorraine  : 
il  avait  épousé  l'une  des  filles  d'un  membre  de  l'Institut,  mort 
récemment,  M.  René  Zeiller,  dont  les  beaux  travaux  sur  le  sol 
lorrain  nous  ont  enrichis  d'un  nouveau  trésor  souterrain.  Il 
achevait  la  rédaction  de  ses  thèses,  quand  la  guerre  survint  et 
«  le  mit  à  son  poste  de  combat.  »  Il  partit,  non  sans  tristesse, 
mais  plein  d'ardeur  et  d'espoir.  Il  était  sergent  de  territoriale.. 
Il  resta  longtemps  dans  un  fort  de  Toul,  se  réacclimatant  au 
métier  militaire  qu'il  avait  toujours  aimé.  Les  heures  s'écou- 
laient, souvent  longues  et  monotones.  11  aspirait  à  une  vie 
plus  active  qui,  peut-être  en  le  rapprochant  du  danger,  opére- 
rait entre  ses  hommes  et  lui  une  fusion  plus  complète.  Il 
souffrait  parfois  de  l'indigence  d'amitié.  Il  écrivait  de  longues 
lettres,  d'un  tour  exquis,  et  parmi  lesquelles  il  en  est  d'admi- 
rables. J'espère  qu'on  en  publiera  quelques-unes  :  elles  feront 
mieux  connaître  cette  âme  d'élite,  etelles  prolongeront  son  action. 

Il  y  avait  en  lui  l'étoffe  d'un  vrai  chef,  et  l'on  s'en  aperçut 
assez  vite.  On  le  nomma  sous-lieutenant,  et  on  l'envoya  au 
front.  Il  fut  enchanté  de  «  faire  en  guerre  œuvre  plus  guer- 
rière »  et  s'accommoda  à  merveille  de  la  dure  vie  de  «  troglo- 
dyte des  tranchées  »  qu'il  décrivait  en  termes  pleins  d'humour 
et  de  saveur  pittoresque.  «  J'ai  plus  de  responsabilités,  disait-il, 
je  prends  mon  métier  au  sérieux,  et  je  passe  toute  ma  journée 
à  surveiller  mes  hommes,  et  à  tâcher  de  les  connaître,  pour  en 
tirer  le  meilleur  parti,  en  leur  rendant  la  vie  aussi  supportable 
que  possible.  »  Il  y  parvenait  fort  bien  d'ailleurs,  et  ses  hommes 


454  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

adoraient  cet  officier  si  brave,  si  gentiment  paternel,  et  dont 
l'élégante  beauté  virile  portait  si  crânement  l'uniforme. 

Cependant  cette  vie  d'  «  ermite  vaseux  «comportait  quel- 
ques loisirs.  L'idée  vint  à  Maurice  Masson  de  les  mettre  à 
profit  pour  achever  la  rédaction,  l'impression  et  la  correction 
de  son  Rousseau.  Avec  une  activité  un  peu  fébrile  qui  nous 
étonnait  et  nous  inquiétait  parfois,  à  la  manière  d'un  pressen- 
timent funèbre,  mais  avec  une  liberté  et  une  sérénité  d'esprit 
que  nous  admirions,  et  où  il  entrait  de  la  bravoure,  de  la 
coquetterie,  et  une  subtile  ironie  à  l'égard  des  «  Boches,  »  il  se 
mit  à  la  besogne.  Au  fond  de  son  «  trou  inconfortable  »  trans- 
formé en  cabinet  de  travail,  il  corrigeait  ses  épreuves,  et  il 
<(  narguait  les  obus.  »  «  Et  pourtant,  ils  tombent  dru,  ajoutait- 
il,  et  depuis  que  je  vous  ai  commencé  ce  petit  mot,  voilà  trois 
fois  déjà  que  ma  bougie  s'est  éteinte  sous  le  souffle  des  tor- 
pilles qui  viennent  éclater  sur  mon  toit.  Avouez  qu'il  est  plaisant, 
au  milieu  d'un  pareil  sabbat,  de  s'amuser  à  distinguer  encore 
les  deux  Jean  Sarrazin...  »  La  thèse  achevée,  —  «  ce  livre  qui 
aura  été  pour  lui,  ainsi  qu'il  le  disait  joliment,  comme  la  bague- 
souvenir  que  l'on  cisèle  en  campagne,  »  —  il  se  faisait  une 
fête  de  venir,  en  soldat,  «  l'épée  au  poing,  »  la  soutenir  à  la 
Sorbonne.  La  date  était  fixée.  L'offensive  allemande  vint  ruiner 
ce, beau  projet,  et  précipiter  le  fatal  dénouement. 

Car  notre  ami,  affecté  à  un  régiment  de  réserve,  et  bientôt 
nommé  lieutenant,  avait  été  envoyé,  il  y  a  quelques  mois,  dans 
l'un  des  secteurs  les  plus  tragiquement  célèbres  du  front. 
«  Mathématiquement,  disait-il,  si  nous  restons  trois  mois  là- 
haut,  mon  tour  doit  venir.  »  Il  n'avait  pas  d'illusions.  Il  multi- 
pliait les  lettres,  comme  si,  sentant  sa  fin  prochaine,  il  voulait, 
en  se  faisant  tout  à  tous,  donner  à  ceux  qu'il  aimait  le  plus 
possible  de  lui-même.  Son  âme  s'élevait,  s'épurait  encore.  Lui 
qui,  s'il  s'était  écouté,  aurait  pu  aisément  être  un  peu  «  aris- 
tocrate, »  il  ne  tarit  pas  sur  l'affection  admirative  que  lui 
inspirent  ses  soldats;  il  s'en  voudrait  de  quitter  ces  «  héros 
inconsciens;  »  il  «  les  remercie  intérieurement  pour  le  réconfort 
que  leur  seule  vue  lui  donne;  »  et  quand  il  va  «  s'asseoir  au 
parapet,  près  de  l'un  d'eux,  »  quand,  «  reçu  avec  un  bon  sourire 
d'amitié  et  de  confiance,  il  regarde  ces  yeux  paisibles  que  le 
danger  n'effraie  pas,  »  il  se  dit  «  content  d'être  à  la  fois  le  chef 
et  le  camarade  de  tels  hommes.  »  Et  la  mort  qui  frappe  à  coups 


PIERRE-MAURICE    MASSON.  455 

redoublés  parmi   ses  proches  lui  inspire  ces  hautes  pensées  : 

Heureusement,  toutes  ces  tristesses  mêmes  portent  avec  elles  leur 
remède,  et  presque  une  certaine  joie.  Avant-coureurs  de  la  vie  éternelle 
ces  nobles  âmes  qui  ont  su  faire  leur  sacrifice  avec  tant  de  générosité 
restent  près  de  nous  comme  des  aides  et  des  amis.  On  se  sent  porté  pai 
leur  exemple,  et  l'on  veut  demeurer  dignes  d'eux...  Jamais...  je  n'ai  mieux 
éprouvé  au  dedans  de  moi  la  présence  efficace  de  X...  que  depuis  que  le 
lien  terrestre  est  brisé  entre  nous.  Dans  la  maisonnette  solitaire  ou  je 
t'écris  ceci,  je  me  sens  entouré  affectueusement  par  d'invisibles  entraî- 
neurs... Tous  me  disent  que  la  mort  n'est  pas  si  dure,  et  qu'il  y  a  des 
choses  qui  valent  mieux  que  la  vie.  Je  ne  le  désire  certes  pas,  mais  je  n'ai 
pas  peur  de  les  suivre... 

Et  encore  : 

Pouvant  disposer  de  sa  vie,  S...  a  jugé  que  son  devoir  était  de  faire  plus 
que  son  devoir,  et  qu'une  vie,  si  utile  qu'elle  fût,  ne  vaudrait  pas  l'exemple 
qu'il  donnerait  en  la  perdant,  car  une  mort  comme  celle-là  fait  germer  la 
vie  derrière  elle. 

La  veille  de   sa  mort,  il  écrivait  enfin  à  M.  Rébelliau  : 

Pour  l'instant,  ce  n'est  point  de  livres  qu'il  s'agit.  Il  s'agit  de  tenir  et  de 
fixer  la  victoire,  et,  en  attendant,  de  croire  en  elle.  Je  n'oublie  point  de  quelles 
tristesses  vous  la  paierez  ;  vous  savez  aussi  les  nôtres.  Mais  n'est-ce  point 
la  meilleure  façon  de  rester  fidèle  à  ceux  qui  sont  morts  pourla  France  en 
péril  que  de  penser  moins  à  eux  qu'à  la  France,  tant  que  le  péril  durera? 

Le  lendemain,  16  avril,  au  moment  d'un  bombardement 
terrible,  plus  pressé  de  s'assurer  que  chacun  était  à  son  poste 
que  de  regagner  son  abri,  mais  «  jugeant  que  son  devoir  était  de 
faire  plus  que  son  devoir,  »  il  donnait  sa  vie  pour  cette  France 
qu'il  avait  si   vaillamment   servie  et  si  passionnément  aimée. 

Et  maintenant,  dans  le  petit  cimetière  du  front  dont  il  avait 
envoyé  la  photographie  aux  siens,  il  repose,  en  attendant  le 
grand  réveil  de  la  victoire  française.  Soldat,  professeur,  écri- 
vain, suivant  le  mot  du  poète  qu'il  aimait,  mais  transfiguré  par 
l'espérance  chrétienne,  il  a  fait  énergiquement,  jusqu'au  bout, 
jusque  sous  le  feu  de  l'ennemi,  sa  longue  et  lourde  tâche.  Il  est 
mort  de  la  plus  belle  mort  que  puisse  souhaiter  un  écrivain 
français.  Il  nous  laisse,  avec  un  admirable  exemple,  une  œuvre 
forte,  variée,  suggestive,  une  haute,  pure  et  tendre  mémoire. 
Ne  le  plaignons  pas,  puisqu'il  ne  voulait  pas  être  plaint. 
Envions-le  plutôt.  Imitons-le.  Continuons-le.  Travaillons. 

Victor  Girauo. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


ENCORE    DE    NOUVELLES    SÉRIES 
D'«  ATROCITÉS  »  ALLEMANDES 


German  Atrocities,  an  officiai  Investigation,  par  le  professeur  J.  H.  Morgan, 
un  vol.  in-8°,  Londres,  librairie  Fisher  Unwin,  1916.  —  Caged  dying 
Men,  rapport  officiel  d'une  commission  d'enquête  sur  le  traitement  des 
prisonniers  anglais  au  camp  de  Wittenberg,  dans  le  Daily  Mail  du 
10  avril  1916. 


«  Il  y  a  présentement  dans  un  hôpital  de  Londres  un  soldat  anglais 
appelé  Stanley  Turner  qui,  —  pour  incroyable,  que  cela  puisse 
paraître,  —  a  été  sauvé  de  la  mort  par  la  pitié  de  quelques  Allemands! 
Blessé  très  grièvement  pendant  une  attaque,  Turner  était  resté  étendu, 
depuis  un  samedi  matin  jusqu'au  lundi  suivant,  à  mi-distance  entre 
sa  tranchée  et  la  tranchée  allemande  :  si  bien  qu'il  allait  périr  d'épui- 
sement et  de  fièvre  lorsqu'un  officier  anglais,  qui  savait  un  peu  l'alle- 
mand, s'est  avisé  de  demander  aux  occupans  de  la  tranchée  ennemie 
s'ils  ne  consentiraient  pas  à  laisser  enlever  le  soldat  blessé.  —  Nous 
vous  donnons  tout  juste  cinq  minutes  !  —  ont  daigné  répondre  les 
Allemands  d'en  face.  Et  le  plus  étonnant  est  que,  en  effet,  pas  un  coup 
de  fusil  n'a  été  tiré  sur  les  brancardiers  anglais  qui,  —  sans  perdre 
un  instant,  comme  l'on  peut  penser,  —  ont  couru  relever  leur 
camarade  et  l'ont  ramené  à  l'intérieur  de  leurs  lignes.  » 

Voilà  un  trait  de  bonté  allemande  dont  je  ne  prétendrai  pas,  à  coup 
sûr,  qu'il  ait  eu  rien  de  sublime,  ou  même  de  particulièrement  mémo- 
rable !  Mais  j'ai  cru  devoir  le  signaler  parce  que  c'est,    en  vérité 


REVUS    ÉTRANGÈRES.  451 

l'unique  trait  de  ce  genre  qu'il  m'ait  été  donné  de  découvrir,  depuis 
bientôt  deux  ans,  non  seulement  dans  des  journaux  anglais  ou 
français,  mais  encore  dans  la  demi-douzaine  de  '<  livres  de  guerre  » 
allemands  qui  me  sont  tombés  sous  la  main.  Pas  une  fois,  par  exemple, 
l'auteur  d'un  petit  recueil  berlinois  intitulé  :  Nos  Héros  n'a  eu  l'idée 
d'enregistrer,  —  dût-il  l'inventer  au  besoin,  —  le  moindre  épisode 
qui  nous  montrât  ses  «  héros  »  allemands  se  conduisant  d'une  manière 
simplement  «  humaine  »  à  l'égard  de  soldats  ou  de  civils  ennemis. 
Et  je  sais  bien,  après  cela,  que  la  Légende  Dorée  est  toute  pleine 
d'histoires  comme  celle  de  ce  cupide  et  méchant  receveur  d'impôts 
égyptien  nommé  Pierre  qui,  un  jour,  —  faute  d'avoir  à  sa  portée  un 
autre  projectile,  — avait  lancé  à  la  tête  d'un  mendiant  le  reste  d'un  petit 
pain  de  seigle  qu'il  était  en  train  de  manger  ;  et  puis,  la  nuit  suivante, 
ayant  été  saisi  d'une  fièvre  maligne,  ce  Pierre  avait  eu  un  rêve  où  il 
s'était  vu  forcé  de  comparaître  devant  le  tribunal  suprême.  «  Et  voici 
que,  sur  l'un  des  plateaux  d'une  balance,  des  diables  tout  noirs  dépo- 
saient ses  péchés,  tandis  que  de  l'autre  côté  se  tenaient  tristement  des 
anges  vêtus  de  blanc  qui  ne  trouvaient  rien  à  mettre  pour  faire  contre- 
poids !  Et  l'un  de  ces  anges  dit  :  «  Hélas  !  nous  n'avons  rien  à  mettre 
«  sur  ce  plateau,  si  ce  n'est  un  morceau  de  pain  de  seigle  que  le 
«  seigneur  Pierre  a  donné  au  Christ  ce  matin,  et  encore  contre  son 
«  gré  !  »  Et  les  anges  mirent  le  pain  sur  le  plateau,  et  Pierre  vit  qu'il 
faisait  contrepoids  à  tous  ses  péchés.  »  Mais  malgré  tout  ce  qui  nous 
'à  été  ainsi  révélé  des  trésors  infinis  de  la  paternelle  indulgence  divine, 
j'ai  peine  à  me  représenter  les  deux  plateaux  de  la  balance  ramenés, 
semblablement,  à  l'équilibre  parfait  lorsque,  là-haut,  «  devant  le  tri- 
bunal suprême,  »  en  réponse  à  des  milliers  de  diables  noirs  qui  seront 
venus  rappeler  la  longue  et  tragique  série  des  «  atrocités  »  alle- 
mandes, le  groupe  désolé  des  anges  préposés  à  la  garde  spirituelle 
de  l'empereur  Guillaume  et  de  ses  sujets  aura  timidement  murmuré 
le  récit  des  «  cinq  minutes  »  accordées  par  les  habitans  d'une  tranchée 
allemande  pour  permettre  à  des  soldats  anglais  de  sauver  de  la  mort 
un  de  leurs  compagnons  ! 

Sans  compter  que  le  pain  de  seigle  donné,  «  contre  son  gré,  »  par 
le  «  seigneur  Pierre  »  n'a  pas  eu  du  tout  pour  effet  de  lui  valoir  aussitôt 
la  béatitude  éternelle.  «  Ajoute  encore  quelque  chose  à  ce  pain  de 
seigle,  —  lui  ont  dit  ses  anges,  —  si  tu  ne  veux  pas  tomber  entre  les 
griffes  de  ces  mauvais  diables  !»  Et  il  faut  lire  dans  la  Légende  Dorée 
toute  la  somme  énorme  d'humble  repentir  et  de  brûlant  amour 
«  ajoutée  »  désormais  par  l'ex-receveur  d'impôts  à  ce  qu'il  avait  plu 


458  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  Très-Haut  d'accepter  miraculeusement  comme  un  premier  essai 
de  charité  chrétienne  !  Tandis  que  les  Allemands,  bien  loin  d'avoir  mis 
fin  à  leurs  «  atrocités  »  après  le  fugitif  élan  de  pitié  d'une  poignée 
d'entre  eux,  nous  semblent  au  contraire  s'acharner  toujours  davan- 
tage à  réaliser  le  type  absolu  de  la  «  barbarie.  »  De  jour  en  jour  no- 
tamment, —  tout  au  moins  jusqu'aux  complications  «  diplomatiques  » 
de  ces  dernières  semaines,  —  leurs  journaux  nous  ont  apporté  un 
témoignage  plus  manifeste  de  la  passion  croissante  avec  laquelle  la 
masse  entière  du  peuple  accueillait  et  encourageait  les  exploits  mon- 
strueux de  ses  sous-marins;  et  j'ai  appris  d'une  source  très  sûre 
qu'après  avoir  naguère  rejeté  d'un  commun  accord,  comme  autant  de 
mensonges  outrageans  pour  l'honneur  de  leur  nation,  les  relations 
des  sévices  pratiqués  en  Belgique  et  en  Pologne  par  les  troupes  alle- 
mandes, une  foule  de  bourgeois,  d'ouvriers,  et  de  paysans  d'outre- 
Rhin  en  étaient  arrivés  maintenant  à  déplorer  ouvertement  qu'un 
excès  de  scrupule  de  leur  maître  impérial  empêchât  l'escadre  bien- 
aimée  de  leurs  zeppelins  de  procéder  à  l'anéantissement  radical  de 
toute  la  population  civile  de  Paris  et  de  Londres.  C'est  comme  si,  sous 
le  choc  d'une  déception  trop  complète  infligée  soudain  à  ses  rêves 
secrets  de  rapine  et  de  domination,  cette  race  naturellement  brutale 
et  sauvage  avait  reconnu  l'impossibilité  pour  elle  de  s'accommoder 
plus  longtemps  d'une  «  civilisation  »  qui  jamais,  d'ailleurs,  n'était 
parvenue  à  toucher  les  sources  profondes  de  s'on  être,  —  de 
telle  sorte  qu'elle  ne  songerait  plus  dorénavant  qu'à  en  dépouiller 
jusqu'aux  moindres  vestiges  ! 

Rien  de  plus  significatif,  à  ce  point  de  vue,  que  l'effroyable  progrès 
de  toutes  les  formes  du  crime,  dans  la  vie  allemande  de  ces  années 
de  guerre.  Car  il  n'en  a  pas  été  de  l'Allemagne  comme  de  notre  pays 
et  de  l'Angleterre,  où  c'est  chose  certaine  que  la  tâche  de  la  police  et 
des  tribunaux  s'est  trouvée  sensiblement  allégée  depuis  qu'une  même 
angoisse  patriotique  a  envahi  tous  les  cœurs.  Sans  arrêt,  au  contraire, 
les  «  variétés  »  les  plus  abominables  de  l'assassinat  et  du  brigan- 
dage ont  continué  à  se  développer  parmi  les  rues  de  Berlin  et  des 
autres  capitales  ou  grandes  cités  d'outre-Rhin.  Jamais  encore,  je  crois 
bien,  la  rubrique  des  «  faits-divers  »  des  journaux  de  là-bas  n'avait  été 
fournie  aussi  abondamment;  et. c'est  également  dans  ces  journaux 
que  j'ai  lu  à  quel  point  les  pouvoirs  publics  se  montraient  alarmés,  en 
particulier,  de  la  place  considérable  que  tenaient  les  enfans,  les 
jeunes  garçons  d'une  quinzaine  d'années,  dans  la  liste  des  héros  de 


REVUES    ÉTRANGÈRES,  459 

ces  «  faits-divers.  »  Ou  bien  ce  sont  de  très  jeunes  femmes,  telles 
que  la  demoiselle  Ullmann  et  son  amie  la  dame  Sonnenburg  qui 
l'autre  jour,  à  Berlin,  ont  égorgé  une  de  leurs  voisines,  afin  de  pou- 
voir envoyer  à  leurs  «  hommes,  »  sur  le  «  front,  »  l'argent  qu'elles  espé- 
raient découvrir  dans  ses  poches.  Elles  avaient  invité  leur  victime, 
une  ouvrière  appelée  Franzke,  à  venir  prendre  le  «  café  au  lait  » 
dans  le  logement  de  l'une  d'elles.  >.<  Après  quoi,  ayant  installé  la 
Franzke  de  façon  qu'elle  eût  le  visage  tourné  vers  le  mur,  la  fille 
Ullmann  s'était  mise  à  marcher  de  long  en  large  derrière  elle,  avec  un 
rasoir  ouvert  dans  la  main,  pour  être  prête  à  lui  couper  la  gorge  au 
moment  où  l'invitée  se  pencherait  sur  sa  tasse  de  café  ;  et  puis,  à  ce 
même  moment,  la  Sonnenburg  avait  pris  le  cou  de  la  Franzke  dans 
un  nœud  coulant,  ce  qui  avait  facilité  le  travail  de  sa  complice.  Mais 
comme  la  malheureuse  ouvrière,  malgré  ces  précautions,  leur  avait 
opposé  une  vive  résistance,  la  fille  Ullmann,  lorsqu'elle  avait  enfin 
réussi  à  la  tuer,  s'était  encore  vengée  sur  son  cadavre  en  coupant, 
avec  le  rasoir,  l'un  de  ses  poignets.  Cela  fait,  les  deux  amies  s'étaient 
soigneusement  lavé  les  mains,  et  étaient  revenues  savourer  à  loisir 
leur  café  au  lait.  »  Arrêtées  au  bout  de  quatre  semaines  par  la  police 
berlinoise,  la  fille  Ullmann  et  sa  complice  ont  avoué  qu'elles  avaient 
d'abord  songé  à  se  servir  d'un  revolver,  et  s'étaient  longuement 
exercées  à  la  pratique  de  cette  arme.  —  Je  cite  ce  cas  entre  vingt 
autres  non  moins  caractéristiques,  où  l'on  retrouverait,  delà  même 
manière,  un  mélange  singulier  d'inconscience  quasi  «  enfantine  »  et 
de  dépravation.  Ne  lisais  je  pas,  tout  récemment,  l'histoire  d'un  petit 
collégien  saxon  qui  avait  essayé  d'assassiner  sa  propre  mère  pour  se 
procurer  le  moyen  d'aller  contempler,  dans  les  somptueux  «  cinémas  » 
de  sa  ville  natale,  les  exploits,  —  plus  ou  moins  «  truqués,  »  —  de 
l'armée  allemande  ? 

«  D'année  en  année,  —  écrivait  le  fameux  «  sociologue  »  germano- 
américain  Gustave  Aschafîenburg,  —  le  nombre  des  crimes  s'accroît 
dans  tout  l'Empire  allemand  suivant  des  proportions  absolument 
effrayantes  même  pour  l'optimiste  le  plus  invétéré.  Et  ce  qui  achève 
de  prêter  à  ce  phénomène  social  une  gravité  exceptionnelle,  c'est  que 
l'immense  majorité  des  auteurs  de  ces  crimes  est  faite  de  jeunes  gens 
de  toute  condition.  Dans  toutes  les  classes  de  la  société,  nous 
assistons  à  une  extension  incessante,  et  toujours  de  plus  en  plus 
rapide,  d'une  pourriture  morale  contre  laquelle  notre  système  pénal 
se  montre  de  plus  en  plus  puissant,  »  Aussi  bien  le  Manuel  statistique 
de  l'Empire  d'Allemagne  de  1907  était-il  déjà  obligé  de  constater  que 


4G0  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

«  le  nombre  des  criminels  précoces,  âgés  de  douze  à  dix-huit  ans, 
avait  presque  doublé  depuis  l'année  1883.  »  Et  voici  ce  que  disait 
hier  encore  à  un  rédacteur  du  Daily  Graphie  un  négociant  danois, 
M.  Torssen,  qui  venait  de  passer  plusieurs  mois  à  visiter  diverses 
régions  de  l'Allemagne  : 

De  tous  les  signes  de  démoralisation  que  j'ai  observés  pendant  mon 
voyage,  l'un  des  plus  frappans  est,  à  coup  sûr,  l'énorme  progrès  du  crime. 
En  temps  de  paix,  la  plupart  des  crimes  étaient  commis  par  des  hommes 
d'âge  adulte  :  mais  aujourd'hui,  bien  que  tous  ces  hommes  se  trouvent 
retenus  sur  le  «  front,  »  vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  le  meurtre,  le 
vol  et  d'autres  forfaits  se  sont  multipliés,  tout  cela  ayant  désormais  pour 
auteurs  des  femmes  ou  surtout  de  tout  jeunes  gens  des  deux  sexes.  Un 
magistrat  de  Munich,  qui  me  signalait  avec  une  inquiétude  trop  justifiée 
cet  accroissement  du  ciime  pendant  la  guerre,  ajoutait  en  propres  termes 
ceci  :  «  Notre  bonne  chance  nous  a,  il  est  vrai,  épargné  jusqu'à  présent  les 
angoisses  d'une  invasion  étrangère;  mais  nous  avons  à  l'intérieur  un  en- 
nemi non  moins  terrible  que  celui  du  dehors,  et  dont  la  force  grandissante 
constitue  un  grave  danger  pour  notre  vie  nationale.  »  Les  journaux  alle- 
mands évitent  autant  qu'ils  peuvent  d'insister  sur  ce  sujet,  de  manière  à 
ne  pas  trop  effrayer  le  public  :  mais  le  peu  qu'ils  sont  contraints  d'avouer 
suffit  pour  faire  soupçonner  l'extrême  gravité  de  la  situation.  C'est  ainsi 
que,  par  exemple,  le  Sud-Ouest  de  Berlin  est  tout  rempli  de  cambrioleurs, 
et  même  la  paisible  forêt  de  Grùnewald  (lé  bois  de  Vincennes  berlinois) 
sert  maintenant  de  refuge  à  des  bandes  organisées  de  jeunes  brigands. 

Et  comment  ne  pas  regarder,  aussi,  comme  l'indice  d'un  véri- 
table retour  à  1'  «  animalité  »  la  conduite  des  autorités  et  de  la 
population  allemandes  vis-à-vis  de  plusieurs  centaines  de  prisonniers 
de  guerre  atteints  d'une  terrible  épidémie  de  typhus  dans  le  camp 
saxon  de  Wittenberg?  Nos  journaux  ont  signalé  brièvement,  le  mois 
passé,  les  conclusions  du  rapport  officiel  d'un  comité  d'enquête 
anglais  sur  cette  suite  nouvelle  d'  «  atrocités,  »  égale  ou  peut-être 
même  supérieure  en  ignominie  à  toutes  celles  qui  nous  avaient  été 
révélées  jusqu'alors  ;  mais  l'on  ne  saurait  trop  regretter  qu'il  ne  se 
soit  pas  trouvé  quelque  moyen  de  placer  et  d'entretenir  plus  durable- 
ment sous  les  yeux  du  public  français  le  texte  entier  d'un  rapport 
dont  chaque  ligne  aurait  eu  de  quoi  raviver  dans  nos  cœurs  la  haine 
généreuse, —  et  nécessaire,  —  du  «  Boche.  »  Qu'on  Use,  par  exemple, 
ce  récit  de  l'arrivée  à  Wittenberg  d'un  groupe  de  six  médecins 
anglais  : 

L'épidémie  de  typhus  a  éclaté  en  décembre  1914.  Aussitôt  tout  le  per- 
sonnel militaire  et  médical  du  camp  s'est  retiré  précipitamment  :  si  bien 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  461 

que,  depuis  cette  date  jusqu'au  mois  d'août  1915,  aucune  communication 
n'a  plus  eu  lieu  entre  les  prisonniers  et  les  autorités  allemandes,  si  ce 
n'est  sous  la  forme  de  commandemens  criés  du  dehors  à  l'intérieur  du 
camp.  Les  provisions,  pareillement,  étaient  envoyées  du  dehors  au  moyen 
d'un  système  de  wagons  à  «  trolley.  » 

Pendant  les  deux  premiers  mois,  les  prisonniers  malades  ont  eu  à  se 
passer  complètement  de  tous  soins  médicaux.  Le  10  février  1915,  six  des 
treize  médecins  anglais  retenus  prisonniers  à  Halle,  —  contrairement  à 
tout  droit,  —  ont  reçu  l'ordre  de  se  rendre  au  camp  de  Wittenberg.  Au- 
cune explication  ne  leur  a  été  donnée  des  motifs  de  cet  ordre,  et  c'est 
seulement  de  la  bouche  du' conducteur  de  leur  train  qu'ils  ont  appris 
l'existence  à  Wittenberg  d'une  épidémie  de  typhus.  En  arrivant  au  camp, 
les  médecins  ont  été  frappés  du  silence  apathique  des  prisonniers  anglais 
entassés  dans  les  deux  grandes  salles.  Au  milieu  d'une  obscurité  lugubre, 
ces  infortunés  marchaient  de  long  en  large,  ou  bien  gisaient  sur  le  sol, 
tous  déjà  touchés  par  la  maladie.  Le  soir  de  ce  même  jour,  deux  des  méde- 
cins anglais  ont  été  transférés  dans  des  hôpitaux  installés  en  dehors  du 
camp.  Des  quatre  autres,  un  seul,  le  major  Lauder,  est  demeuré  vivant. 

Malades  ou  bien  portans,  les  prisonniers  étaient  contraints  à  dormir, 
trois  par  trois,  sur  un  seul  matelas  :  ce  qui  rendait  la  transmission  de  la 
maladie  presque  inévitable.  Vainement  le  major  Lauder  a  demandé  aux 
autorités  que  l'une  des  deux  salles  fût  réservée  aux  malades  atteints  du 
lyphus  :  du  dehors,  les  officiers  allemands  ont  enjoint  aux  quelques  gar- 
diens maintenus  dans  le  camp  de  s'opposer  à  la  séparation  ainsi  réclamée, 
—  sans  même  tenter,  d'ailleurs,  la  moindre  justification  d'une  défense 
aussi  insensée.  Nul  moyen  d'obtenir  pour  les  malades  la  nourriture  ou 
les  remèdes  dont  ils  avaient  besoin.  Chaque  jour,  des  doigts  de  pieds  se 
prenaient  de  gangrène,  et  impossible  de  se  procurer  de  quoi  les  bander! 
L'un  des  rares  prisonniers  anglais  sortis  vivans  de  Wittenberg,  le  soldat 
Lutwyche,  a  dû,  à  son  retour  d'Allemagne,  se  faire  amputer  les  deux 
jambes,  tandis  que,  sans  l'ombre  d'un  doute,  la  gangrène  dont  il  souffrait 
aurait  pu  se  guérir  avec  un  pansement  moins  rudimentaire. 

Je  ne  puis  malheureusement  songer  à  pousser  plus  loin  mes 
citations  ;  mais  les  quelques  lignes  qu'on  vient  de  lire  suffiront  déjà 
pour  donner  une  idée  d'une  lâcheté  vraiment  monstrueuse  et  qui  est 
encore,  au  dire  des  témoins  les  plus  autorisés,  l'un  des  traits  dis- 
tinctifs  de  F«  abrutissement»  de  la  race  allemande.  Que  l'on  se 
représente  le  degré  d'abjection  morale  où  doivent  être  descendus  ces 
officiers  et  ces  médecins  allemands  du  camp  de  Wittenberg  qui, 
depuis  l'apparition  des  premiers  signes  du  typhus,  «  s'enfuient  préci-, 
pitamment  »  au  dehors  et  n'osent  plus  remettre  le  pied  au  camp  aussi 
longtemps  qu'il  y  reste  un  seul  prisonnier  malade  !  Ou  plutôt  non  : 
une  fois,  au  cours  des  six  mois  qu'a  duré  l'épidémie,  les  prisonniers 
ont  reçu  la  visite  du  médecin -chef  du  camp,  le  très  galonné  docteur 


462  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aschenbach.  «  Ce  haut  dignitaire  nous  est  arrivé  revêtu  de  haut  en  bas 
d'un  costume  imperméable,  avec  des  gants  de  caoutchouc  et,  sur 
la  tête,  un  masque  pareil  à  ceux  qui  servent  à  protéger  des  gaz 
asphyxians.Sa  visite,  précédée  d'une  foule  de  mesures  de  précaution, 
n'a  pas  duré, en  tout,  plus  de  dix  minutes.  »  Et  le  rapport  ajoute  que, 
dès  la  semaine  suivante,  cette  visite  de  l'intrépide  docteur  Aschenbach 
a  mérité  à  celui-ci  d'être  décoré  de  la  Croix  de  Fer,  —  «  pour  services 
exceptionnels  rendus  en  combattant  une  épidémie  de  typhus  (1)!  » 

Lâches  et  féroces,  tels  étaient  bien  les  Allemands  de  Wittenbérg. 
Écoutons  encore  ce  passage  de  la  relation  du  docteur  Lauder,  — 
dont  chaque  détail  nous  est  confirmé  par  le  témoignage  unanime  de 
vingt  autres  prisonniers  anglais  récemment  rapatriés  :  «  Nos  morts 
étaient  enterrés  dans  un  cimetière  improvisé  sur  la  limite  extérieure 
du  camp.  Les  Allemands  nous  envoyaient,  tous  les  jours,  un  certain 
nombre  de  cercueils  où  nous  déposions  les  prisonniers  morts,  après 
quoi  les  collègues  encore  valides  de  ceux-ci  étaient  autorisés  à  les 
emporter  jusqu'au  cimetière,  en  passant  par  une  porte  découpée  dans 
la  clôture  de  fils  barbelés.  Le  cimetière  était  beaucoup  trop  petit,  de 
sorte  que  les  cercueils  avaient  peine  à  être  entassés  les  uns  sur  les 
autres.  Mais  ce  que  les  prisonniers  avaient  le  plus  de  peine  à  supporter 
était  les  sarcasmes  insultans  avec  lesquels  ces  cercueils  de  leurs  malheu- 
reux camarades  ne  manquaient  jamais  d'être  accueillis  par  les  habitans 
de  Wittenberg,  qui  se  tenaient  en  dehors  des  barrières,  et  avaient  toute 
permission  d'outrager  aussi  bien  les  morts  que  les  vivons!  »  D'une  façon 
générale,  les  prisonniers  en  étaient  arrivés  à  souhaiter  d'être  atteints 
du  typhus .  «  Ils  préféraient  ce  mal,  avec  toutes  ses  horreurs,  au 
régime  abominable  que  leur  faisaient  subir  leurs  gardiens  alle- 
mands. » 

Et  voici  maintenant  une  autre  série  d'«  atrocités,  »  rapportées  à 
grand  renfort  de  preuves  «  documentaires  »  par  l'un  des  maîtres  les 

(1)  Autre  trait  de  l'incroyable  «  lâcheté  »  allemande  :  plusieurs  prisonniers 
revenus  d'Allemagne  m'ont  dit  que  leurs  gardiens  les  avaient  priés  de  leur  donner, 
avant  de  partir,  une  sorte  de  «  certificat  »  attestant  que  ces  gardiens  s'étaient 
montrés  indulgens  et  serviables  à  leur  endroit  :  après  quoi  ils  avaient  cousu  le 
papier  sous  la  doublure  de  leur  capote,  «  pour  le  cas  où  ils  seraient  appelés  sur 
le  front.  »  En  d'autres  termes,  ces  soldats  allemands  ne  rêvaient  déjà  qu'à  la 
possibilité  pour  eux  de  devenir,  à  leur  tour,  nos  prisonniers  de  guerre:  et  je 
crois  les  entendre  murmurant  à  leur  «  fiancée,  »  en  manière  de  consolation  :  «  Ne 
te  fais  pas  trop  de  soucis,  ma  chère  Marguerite  !  Avec  l'aide  du  bon  Dieu,  et  à 
force  d'y  tâcher,  je  réussirai  bien  à  me  faire  prendre  par  l'ennemi  dès  mon  arri- 
vée sur  le  front!  » 


REVUES    ETRANGERES.  4G3 

plus  considérables  du  barreau  anglais,  M.  J.  H.  Morgan,  professeur 
de  droit  constitutionnel  à  l'Université  de  Londres  !  M.  Morgan  a  été 
l'un  des  membres  les  plus  actifs  de  la  Commission  chargée  d'aller^ 
s'enquérir,  sur  les  lieux,  des  crimes  commis  par  les  Allemands  dans 
les  régions  occupées  par  les  troupes  anglaises  ;  et  nul  doute  qu'il  ait 
contribué  déjà,  pour  sa  bonne  part,  à  la  rédaction  du  rapport  officiel 
publié  naguère  par  cette  Commission.  Son^séjour  prolongé  dans  le 
Nord  de  la  France  et  de  fréquentes  visites  à  d'autres  parties  du  «  front 
occidental  »  lui  ont  même  procuré  l'occasion  d'observer  toute  sorte 
de  menus  aspects  de  notre  vie  française,  que  nous  traduit  avec  une 
précision  et  une  délicatesse  singulières  un  article  récent  du  Nineteenth 
Century.  Nous  y  trouvons  décrits,  par  exemple,  des  types  infiniment 
divers  de  «  poilus  »  de  tout  âge  et  de  toute  origine  ;  ou  bien  c'est,  à 
propos  de  la  survivance  «  miraculeuse  »  de  la  statue  équestre  de 
Jeanne  d'Arc  décorant  le  parvis  de  la  cathédrale  de  Reims,  ce  magni- 
fique éloge  de  la  femme  française  : 


Pendant  que  je  regardais  l'héroïque  Pucelle  continuant  à  élever  vers  le 
ciel  son  étendard,  en  face  de  la  cathédrale  profanée,  et  toujours  absolu- 
ment intacte  au  milieu  des  ruines  qui  l'entouraient,  j'ai  eu  soudain  l'im- 
pression d'avoir  là  devant  moi  un  symbole  parfait  de  toutes  les  femmes  de 
France.  Je  me  suis  souvenu  d'avoir  rencontré  partout  d'authentiques  des- 
cendantes spirituelles  de  Jeanne  d'Arc.  N'était-ce  pas  l'une  d'elles  qui 
m'était  apparue  sous  l'espèce  de  la  petite  vieille  que  j'avais  vue,  tout  à 
l'heure,  faisant  l'école  au  fond  d'une  cave,  et  enseignant  avec  une  gaîté 
héroïque  les  légères  «  chansons  de  France  »  à  des  enfans  qui  arrivaient  et 
s'en  allaient  coiffés  de  leurs  petits  masques  respiratoires,  indispensables 
pour  les  protéger  contre  les  obus  empoisonnés  qui  ne  cessent  point  de 
tomber  parmi  les  vénérables  places  et  rues  de  leur  ville?  N'était-ce  pas 
une  héritière  de  Jeanne  d'Arc  que  j'avais  rencontrée  sous  l'espèce  de 
l'aimable  «  patronne  »  de  mon  hôtel,  demeurant  fidèlement  à  son  poste,  et 
répondant  avee  une  simplicité  indomptable  à  mes  questions  sur  l'averse 
quotidienne  des  obus  allemands  :  «  Ma  foi,  m'sieu,  on  a  vite  fait  de  s'y 
habituer  I  »  Et  ces  travailleuses  des  champs  que,  tout  de  même  que  Jeanne, 
j'avais  vues  «  hardies  de  chevaucher  chevaux  et  les  mener  boire!  »  Et  puis 
encore  ces  tranquilles  âmes  qu'il  m'avait  été  donné  d'entrevoir  sur  tout 
mon  chemin,  ces  femmes  et  ces  mères  françaises  vivant  frugalement  de 
leur  allocation  de  vingt-cinq  sous  par  jour,  et  dont  les  doigts  agiles  ne  se 
lassent  point  de  confectionner  des  «  tricots  »  pour  leurs  chers  «  poilus  » 
et  qui,  tout  de  même  que  Jeanne  en  présence  de  ses  juges,  pourraient 
affirmer  que,  «  quant  à  ce  qui  est  de  filer  et  de  coudre,  elles  pourraient 
tenir  tête  à  n'importe  quelle  femme  de  Rouen!  »  Et  cette  autre  petite 
vieille  qui,  chaque  jour  et  du  matin  au  soir,  l'été  passé,  stationnait  en 
plein  soleil  devant  la  porte  d'une  ambulance  voisine  du  Vieil-Armand  avec 


464  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  parapluie  tout  décoloré  dans  ses  mains  tremblantes,  attendant  l'entrée 
ou  la  sortie  des  blessés  amenés  sur  des  brancards  afin  d'abriter  leurs  yeux 
de  l'aveuglante  lumière,  n'était-elle  pas,  elle  aussi,  une  fille  spirituelle  de 
Jeanne,  qui  lui  avait  légué  sa  «  grande  pitié  au  royaume  de  France?  » 

Et  c'est  ce  que  les  fils  de  France  ont  clairement  compris.  Au  Nord  de 
Reims  s'étend  une  ligne  de  tranchées  crayeuses  occupées  par  un  certain 
régiment;  et  derrière  ces  tranchées  sommeille  un  village  dont  l'église, 
presque  entièrement  détruite,  se  pare  d'une  statue  de  Jeanne  d'Arc  per- 
sistant, là  comme  partout,  à  se  dresser  tout  à  fait  intacte  sur  son  piédes- 
tal. Or,  au  delà  de  ce  village,  s'ouvrent  des  abris  garantis  des  bombes,  des 
abris  soigneusement  creusés  par  un  régiment  de  chasseurs  qui,  depuis, 
a  été  envoyé  sur  un  autre  point  du  «  front;  »  et  la  première  chose  qui 
ait  frappé  mon  regard  en  y  pénétrant,  avant  même  que  j'eusse  le  loisir 
d'admirer  l'ingénieuse  maîtrise  de  ce  «  travail  d'art,  »  a  été  la  manière 
dont  ses  créateurs  l'avaient  décoré  :  car  au  seuil  de  l'abri,  surmontant 
l'inscription  :  &9a  chasseurs  à  pied,  s'élevait,  avec  la  grâce  élancée  d'un 
ange  s'apprêtant  à  prendre  son  vol,  une  exquise  petite  statue  de  Jeanne 
d'Arc!  Celle-ci  est  bien,  en  vérité,  la  perpétuelle  réincarnation  de  la 
France,  comme  aussi  le  secret  de  son  immortelle  jeunesse.  Une  France 
repue  et  satisfaite  peut  faire  parfois  semblant  de  l'oublier;  une  France 
rationaliste  peut  affecter  de  la  «  laïciser  ;  »  mais  toujours  la  France 
éprouvée  et  souffrante  est  revenue,  revient,  et  reviendra  vers  elle!  C'est 
en  elle  que  toujours  la  vraie  France  retrouvera  son  souffle  et  le  sang  de 
son  cœur. 

Mais  il  faut  que  j'arrive  aux  «  atrocités  »  dont  l'étude  a  fait  l'objet 
du  long  séjour  en  France  de  M.  Morgan.  Non  content  de  travailler, 
comme  je  l'ai  dit,  à  la  rédaction  du  rapport  officiel  de  la  com- 
mission anglaise  dont  il  était  membre,  l'éminent  professeur  de  droit 
constitutionnel  a  encore  recueilli,  pour  son  propre  compte,  un  certain 
nombre  de  témoignages  dûment  contrôlés,  et  qui  ne  laissent  pas  de 
nous  renseigner  efficacement,  eux  aussi,  sur  l'étonnante  dépravation 
morale  des  Allemands.  Voici  d'abord,  par  exemple,  des  relations 
apportées,  sous  serment,  le  16  octobre  1914,  devant  le  commissaire  de 
police  de  la  ville  de  Bailleul!  Une  «  ménagère  »  appelée  Hélène  B... 
raconte  qu'elle  a  vu  six  soldats  allemands  «  présenter  à  un  officier 
trois  jeunes  gens  civils  qui  portaient  des  paquets.  »  L'officier  a  dit 
aux  soldats,  en  langue  française,  —  sans  doute  afin  d'être  compris  des 
trois  jeunes  gens  :  «  Allez  vite  les  fusiller  dans  la  prairie  I  »  Et  c'est 
bien  ce  qu'ont  fait  les  soldats,  ainsi  qu'il  résulte  des  affirmations 
d'une  dizaine  d'autres  témoins,  également  cités  par  M.  Morgan.  L'un 
de  ces  témoins,  Mme  GabrielleD...,  dontla  maison  se  trouve  exactement 
en  face  de  la  «  prairie  »  où  a  eu  lieu  l'exécution,  avait  alors  cbez  elle 
un  soldat  allemand,  qui  s'occupait  à  «  faire  la  cuisine,  »  et  qui  lui  a 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  465 

dit,  en  désignant  du  doigt  le  funèbre  cortège  :  Regardez,  madame, 
comme  c  est  beau!  Voir  fusiller  des  civils  français,  regardez, c'est  ça  qui 
est  du  beau  travail  /  On  devrait  les  tuer  tous  comme  ça! 

Pareillement  le  réserviste  prussien  Richard  Gerhold,  tué  en  sep- 
tembre 1914  à  Nouvion  en  Picardie,  avait  écrit,  peu  de  jours  aupara- 
vant, sur  son  carnet  de  route  :  «  C'est  pour  moi  une  folle  joie  quand 
on  peut  se  venger  de  cette  canaille  de  curés  belges  et  français  !  »  Et 
comment  ne  pas  mentionner  encore  ce  passage  d'une  lettre  qu'écri- 
vait à  sa  fiancée,  de  Péronne,  le  16  mars  1915,1e  soldat  bavarois 
Johann  Wenger  :  «  Je  t'envoie  un  bracelet  fait  d'un  éclat  d'obus.  Tu 
auras  là  un  beau  souvenir  d'un  guerrier  allemand  qui  a  fait  toute  la 
campagne  et  tué  des  tas  de  Français.  J'ai  aussi  tué  à  la  baïonnette  un 
bon  nombre  de  femmes.  Pendant  le  combat  de  Badonviller  j'ai  ainsi 
expédié  sept  (7)  femmes  et  quatre  (4)  jeunes  filles  dans  l'espace  de 
cinq  minutes.  Le  capitaine  m'avait  dit  de  tuer  ces  truies  françaises 
à  coups  de  fusil,  mais  j'ai  préféré  me  servir  de  ma  baïonnette  (1).  » 

M.  Morgan  nous  transmet  aussi  une  très  curieuse  série  de  témoi- 
gnages russes,  qui  lui  ont  été  communiqués  par  une  commission  offi- 
cielle de  Pétrograd.  Qu'on  me  permette  d'en  extraire,  tout  au  moins, 
la  saisissante  déposition  du  soldat  Nicolas  Dorojka  : 

Durant  la  seconde  moitié  de  juin  1915,  le  régiment  de  ce  témoin  a  pris 
part  à  un  combat  près  d'Ivangorod.  Resté  maitre  du  champ  de  bataille,  le 
régiment  s'y  est  installé  pour  la  nuit;  et  quelques-uns  des  soldats  ont  aidé 
les  brancardiers  à  transporter  les  blessés  dans  un  hangar  de  bois,  couvert 
de  paille,  à  l'extrémité  du  village  voisin.  D'après  les  témoignages  des  mé- 
decins et  de  tout  le  personnel  de  la  Croix  Rouge,  le  nombre  des  blessés 
logés  dans  ce  hangar  était  d'environ  soixante-dix.  Or  voici  que,  vers  onze 
heures  de  la  nuit,  on  a  entendu  le  fracas  soudain  et  violent  d'une  fusillade  : 
le  village  venait  d'être  cerné  par  des  Allemands!  Le  témoin  Dorojka  a  pris 
son  fusil  et  s'est  enfui  avec  trois  camarades  ;  mais,  dans  l'obscurité,  ils 
sont  tombés  sur  une  patrouille  allemande  qui  leur  a  enlevé  leurs  armes, 
et  les  a  ramenés  dans  le  même  hangar  où  le  témoin  avait  aide  à  trans- 
porter les  blessés  russes.  Quelques  instans  plus  tard,  un  officier  alle- 
mand a  donné  un  ordre  à  ses  soldats  ;  puis,  rassemblant  de  ses  propres 
mains  une  brassée  de  la  paille  qui  tapissait  le  sol  du  hangar,  il  l'a  placée 
contre  l'un  des  coins  du  bâtiment,  et  y  a  mis  le  feu  avec  une  allumette.  Le 
témoin  déclare  qu'il  s'est  presque  évanoui  en  voyant  l'officier  mettre  le 
feu  au  hangar.  La  paille  s'est  tout  de  suite  enflammée,  le  feu  a  commencé 
à  envelopper  le  bâtiment  ;  et  bientôt  des  cris  perçans  se  sont  élevés  de  l'în- 

(1)  C'est  le  soldat  lui-même  qui  répète  en  chiffres,  dans  des  parenthèses, — 
pour  être  plus  sûr  de  se  faire  bien  comprendre,  —  le  nombre  des  femmes  et 
jeunes  filles  qu'il  a  «  expédiées.  » 

tome  xxxiii.  —   1916.  30 


466  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

térieur  :  c'étaient  les  blessés  qui  appelaient  au  secours!  A  ce  moment, 
l'officier  qui  avait  allumé  l'incendie  s'est  aperçu  de  la  présence  des  quatre 
prisonniers,  debout  sur  le  seuil  :  sans  dire  un  mot,  il  s'est  approché  d'eux 
et  a  déchargé  son  revolver  contre  la  tempe  de  l'un  des  camarades  du 
témoin,  qui  aussitôt  est  tombé  à  terre.  Pendant  que  l'officier  s'apprêtait  à 
frapper  pareillement  un  autre  des  prisonniers,  Dorojka,  ayant  pris  son 
élan,  a  réussi  à  franchir  un  groupe  de  soldats  allemands  et  à  s'échapper 
sans  trop  de  dommage,  malgré  les  coups  de  revolver  tirés  contre  lui.  Il  a 
erré  au  hasard  toute  la  nuit,  et  a  fini  par  rentrer  dans  les  lignes  russes. 

Cet  officier  s'amusant  à  brûler  vifs  soixante-dix  blessés  russes, 
voilà  un  trait  qui  eût  mérité  de  prendre  place  en  compagnie  des 
«  atrocités  »  décrites,  l'autre  jour,  par  M.  John  Morse  (1)  !  Et  combien 
d'autres  détails  encore,  dans  ces  témoignages  envoyés  de  Russie  au 
professeur  Morgan,  qui  auraient  également  de  quoi  confirmer  le 
jugement  du  vieux  négociant  anglais,  —  deveuu  volontaire  dans 
l'armée  russe  pour  montrer  aux  Allemands  la  «  couleur  de  ses  yeux,  » 
—  sur  la  transformation  d'une  race  soi-disant  «  civilisée  »  en  une 
horde  d'animaux  féroces!  De  la  même  façon  que,  tout  à  l'heure,  nous 
voyions  les  habitans  de  Wittenberg  accablant  de  leurs  ignobles  sar- 
casmes, à  la  fois,  les  cercueils  des  victimes  anglaises  du  typhus  et  les 
survivans  du  fléau,  nous  lisons  dans  un  des  rapports  publiés  par 
M.  Morgan  toute  espèce  de  «  bonnes  farces  »  inventées  par  les  soldats 
allemands  pour  vexer  et  torturer  leurs  prisonniers  russes.  «  Ils 
annonçaient  aux  prisonniers  qu'on  allait  leur  donner  un  supplément 
de  soupe  ;  et  puis  quand  les  Russes  se  précipitaient  vers  la  cuisine, 
on  lâchait  contre  eux  une  meute  de  chiens  qui  leur  mordaient  les 
jambes,  au  grand  ravissement  de  tous  les  spectateurs.  »  Il  n'y  avait 
pas  jusqu'aux  infirmières  allemandes,  —  jusqu'à  des  femmes  vêtues 
de  l'uniforme  de  Sœurs  de  Charité,  —  qui  ne  se  divertissent  à  mysti- 
fier les  blessés  russes  confiés  à  leur  garde.  Elles  feignaient  j  de  leur 
offrir  du  pain  et  des  saucisses;  après  quoi,  lorsque  les  blessés  éten- 
daient la  main,  elles  y  assénaient  un  fort  coup  avec  une  cuiller  de 
bois  ;  ou  bien  encore  elles  frottaient  le  visage  des  blessés  avec  une 
saucisse  dont  elles-mêmes,  sans  doute,  se  régalaient  ensuite!  Dans 
toutes  les  villes  où  passaient  des  convois  de  soldats  russes  blessés, 
la  foule  des  habitans  civils  se  pressait  autour  d'eux,  «  les  frap- 
pait violemment,  tirait  leurs  moustaches,  et  leur  crachait  dans  la 
bouche  !  » 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  dernier. 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  467 

Lâches  et  féroces  :  toujours,  décidément,  ce  sont  les  deux  mots 
qui  nous  reviennent  en  tête,  au  spectacle  de  ces  Allemands  «  décivi- 
lisés. »  Et  puis  encore,  avec  cela,  une  fourberie  à  la  fois  si  fuyante  et 
si  effrontée  qu'elle  aussi  évoque  en  nous  l'idée  d'une  race  où  ne 
subsiste  plus  aucun  vestige  de  dignité  «  humaine.  »  Entre  toutes  les 
formes  de  la  dépravation  allemande,  c'est  même  là,  peut-être,  la  plus 
répugnante;  et  l'on  conçoit  sans  peine  l'étonnement  mêlé  de  dégoût 
qu'éprouve,  devant  elle,  le  professeur  Morgan.  Mensonge  à  tous  les 
degrés  de  l'échelle  sociale,  depuis  le  soldat  prêt  à  cacher  sa  traîtrise 
sous  les  sermens  les  plus  solennels  jusqu'à  cet  Empereur  qui  ose 
maintenant  affirmer  sans  rougir,  à  la  face  du  monde,  qu'il  «  n'a  pas 
voulu  »  la  présente  guerre!  Mensonge  au  fond  de  chaque  parole  du 
gouvernement  impérial,  à  tel  point  que,  suivant  l'expression  de 
l'émment  professeur  anglais,  «  nul  homme  raisonnable  et  sans 
parti  pris  ne  peut  plus  y  croire  si  peu  que  ce  soit.  »  N'a-t-il  pas  en 
effet,  ce  gouvernement  qui  ne  cesse  pas  de  se  targuer  de  sa  «  loyauté,  » 
n'a-t-il  pas  «  falsifié  à  dessein  des  documens  belges  absolument 
anodins,  de  manière  à  en  faire  un  grief  contre  la  Belgique,  »  n'a-t-il 
pas  «  à  plusieurs  reprises  rompu  des  engagemens  contractés  par  lui 
vis-à-vis  du  ministère  anglais  et  du  Vatican,  »  n'a-t-il  pas  «  sciem- 
ment, tous  les  jours,  détourné  de  leur  sens  le  plus  manifeste  les 
différens  articles  des  conventions  internationales  où  il  avait  sou- 
scrit ?  »  Une  publication  foncièrement  allemande,  éditée  en  Suisse 
pour  tromper  les  pays  neutres  sur  sa  véritable  origine,  «  et  dont  le 
titre  même,  —  la  Revue  Internationale,  —  est  déjà  un  mensonge,  » 
n'a-t-elle  pas  reconnu  expressément  que  «  toutes  les  histoires  de  mu- 
tilation de  soldats  allemands,  naguère  activement  propagées  parles 
autorités  allemandes,  n'étaient  en  réalité  rien  d'autre  que  le  produit 
d'une  suggestion  hystérique?  » 

J'ai  eu  pour  ma  part,  —  ajoute  M.  Morgan,  —  l'occasion  de  collaborer 
avec  les  autoritésfrançaises  à  la  démonstration  de  l'entière  authenticité  d'un 
ordre  émanant  d'un  général  de  l'armée  allemande  qui  prescrivait  à  ses 
soldats  de  massacrer  tous  les  blessés  qui  leur  tomberaient  entre  les  mains. 
Tout  d'abord,  cette  authenticité  avait  été  niée,  de  la  façon  la  plus  éner- 
gique, par  le  gouvernement  impérial  de  Berlin  :  mais  lorsque  ensuite  nos 
recherches  l'ont  établie  sans  l'ombre  d'un  doute  possible,  le  même  gouver- 
nement a  publié  une  déclaration  affirmant  qu'un  ordre  analogue  avait  été 
émis,  une  année  auparavant,  par  l'un  des  généraux  de  l'armée  anglaise, 
—  excuse  tout  à  fait  mensongère,  d'ailleurs,  et  qui  jamais  n'a  pu  s'accom- 
pagner du  moindre  semblant  de  preuve. 

Mais,  aussi  bien,  me   paralt-il  que  les  autorités  allemandes  souffrent 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aujourd'hui  d'une  espèce  de  perversion  morale  absolument  morbide.  C'est 
ainsi  que,  l'année  dernière,  le  gouvernement  impérial  écrivait,  dans  un 
mémoire  où  il  tâchait  à  se  défendre  du  crime  abominable  qu'avait  été  le 
torpillage  de  la  Lusitania  :  «  Le  cas  de  cette  destruction  du  paquebot  anglais 
met  en  relief,  avec  une  clarté  horrible,  à  quel  affreux  sacrifice  d'existences 
humaines  aboutit  la  pratique  de  la  guerre  telle  qu'elle  est  exercée  par  nos 
ennemis.  «Cette  affectation  de  s'indigner  devant  les  conséquences  de  ses 
propres  crimes,  et  cet  effort  à  en  rejeter  la  faute  sur  autrui  sont  certai- 
nement parmi  les  signes  les  plus  remarquables  de  la  susdite  perversion 
morale  de  l'âme  allemande,  —  dont  chaque  jour  nous  apporte  de  nouveaux 
témoignages. 

Il  faut  lire,  dans  l'éloquente  Introduction  de  l'ouvrage  de  M.  Morgan, 
toute  sorte  d'autres  exemples  de  cette  «  perversion  »  du  sens  moral 
chez  la  race  allemande.  Et  la  conclusion  qu'en  tire  inévitablement  le 
savant  professeur  est  que  toute  convention  internationale  signée  dé- 
sormais avec  un  tel  adversaire  ne  risquerait  pas  seulement  de  demeurer 
vaine,  mais  aussi  de  devenir  pour  nous  un  «  danger  positif,  »  —  en 
raison  de  ce  que  M.  Morgan  appelle  la  «  casuistique  d'une  nation  de 
sauvages  intellectuels.  »  Le  moyen,  en  vérité,  de  ne  pas  se  défier  des 
effets  d'une  convention  signée  par  des  peuples  de  bonne  foi,  atta- 
chant aux  mots  leur  sens  authentique,  avec  un  peuple  qui,  selon 
l'expression  célèbre  du  vieux  Thucydide,  «  a  prostitué  les  mois  jus- 
qu'à leur  faire  perdre  leur  relation  naturelle  à  l'égard  des  choses?  »  Il 
y  a  là  un  problème  politique  infiniment  délicat,  et  qui  mérite  bien  de 
retenir  toute  l'attention  des  Puissances  Alliées.  Évidemment,  celles-ci 
devront,  même  après  la  paix,  se  préoccuper  de  modifier  leurs  anciens 
codes  internationaux,  de  façon  à  nous  garantir  des  «  tours  »  et  des 
«  retours  »  delà  fourberie  allemande.  Sans  compter  l'obligation  pour 
elles  de  tâcher,  dès  maintenant,  à  nous  en  garantir  en  préparant  de 
toutes  leurs  forces  l'avènemenl,  plus  ou  moins  prochain,  d'une  vic- 
toire qui  leur  permettra  d'opposer,  ensuite,  une  digue  plus  solide  aux 
futurs  assauts  d'une  «  casuistique  »  bien  autrement  dangereuse  que 
celle  des  Sanchez  et  des  Escobar  ! 

T.  de  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Comme  la  note  du  Président  Wilson  au  gouvernement  impérial 
allemand  réclamait  une  réponse  immédiate,  on  pouvait  croire  qu'il  ne 
se  passerait  pas  quinze  jours  sans  que  cette  réponse  fût  arrêtée, 
envoyée,  connue  dans  le  détail  ;  et  comme  la  réponse  réclamée 
consistait  uniquement  dans  le  choix  entre  les  deux  propositions  de  la 
plus  simple  des  alternatives,  oui  ou  non,  il  semblait  qu'il  ne  fallût 
pas  tant  d'allées  et  venues,  tant  de  consultations,  tant  d'audiences 
solennelles,  pour  n'arriver  qu'à  tant  de  car,  de  si,  de  mais,  et  de 
peut-être.  Mais  c'était  à  la  fois  méconnaître  l'esprit  et  ignorer  la 
situation  de  l'Allemagne,  portée  par  l'un  à  ergoter  sans  bonne  foi 
et  obligée  par  l'autre  à  tâcher  de  s'esquiver  sans  fausse  honte.  En 
attendant  qu'il  fût  prêt  à  ne  dire  aux  États-Unis  ni  oui,  ni  non,  et  que 
sa  presse,  docile  jusque  dans  la  colère,  eût  épuisé  sur  eux  le  trésor 
de  ses  séductions  et  l'arsenal  de  ses  menaces,  l'Empire  qui,  hier,  se 
croyait  déjà  le  maître  du  monde,  montait  contre  le  plus  détesté  de 
ses  ennemis,  contre  l'Angleterre,  un  triple  coup,  et  le  manquait. 

Pas  de  doute  possible  sur  l'origine  :  le  coup  a  bien  été  monté 
par  l'Allemagne  contre  l'Angleterre.  Tous  les  faits,  ici,  sont  publics, 
évidens,  incontestables.  Par  la  concordance  de  ces  trois  attaques, 
deux  de  vive  force,  maritime  et  aérienne,  une  en  traîtrise,  l'insur- 
rection d'Irlande,  la  politique  prussienne  a  mis  sous  son  œuvre 
sa  signature,  qui  est  un  curieux  mélange  d'astuce,  d'impudence  et  de 
niaiserie.  Le  lundi  soir,  24  avril,  un  raid  de  zeppelins,  le  trente-troi- 
sième ou  le  trente-quatrième  de  la  série,  mais  qu'on  eût  dit  plus 
méthodique  que  les  autres,  fouillait  la  côte  anglaise,  comme  s'il  se  fût 
agi,  on  en  a  fait  l'observation,  de  «  reconnaître  la  route  entre  Helgo- 
land  et  Lowestoft.  »  Presque  en  même  temps,  ou  aussitôt  après,  une 
escadre  allemande,  composée  de  vaisseaux  rapides,  croiseurs  et 
contre-torpilleurs,  apparaissait,  courait  le  long  de  cette  partie  de  la 


4-70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

côte  britannique,  de  Lowestoft  à  Yarmouth,  lâchait  quelques  coups 
de  canon,  puis,  accrochée  par  les  forces,  médiocres,  de  la  défense 
locale,  s'échappait  et  montrait  sa  légèreté  en  filant  au  bout  de  vingt 
minutes  de  combat,  dans  la  crainte  d'une  plus  mauvaise  rencontre  et 
d'un  pire  destin.  Presque  en  même  temps  encore,  voici  le  mélodrame 
ou  le  roman-feuilleton.  La  scène  se  passe  à  Tralee-Bay ,  sur  la  côte  Sud- 
Ouest  d'Irlande.  On  voit  rôder  un  sous-marin, qui  a  l'air  d'escorter  un 
second  navire.  Ce  second  navire,  pour  inspirer  plus  de  confiance, 
louvoie  tranquillement  sous  une  honnête  et  candide  figure  de  cabo- 
teur hollandais.  Ils  avancent  tout  doucement,  à  petite  vapeur,  le  cor- 
saire au  pas  du  marchand,  comme  des  gens  qui  ne  porteraient  vrai- 
ment que  des  harengs  dans  leurs  barils.  Là-haut,  en  pleine  mer  du 
Nord,  une  patrouille  anglaise  les  a  «  arraisonnés,  »  leur  a  demandé 
leurs  papiers  ;  ils  en  ont  présenté  de  si  parfaitement  en  règle  qu'ils 
ont  été  invités  à  passer,  avec  un  salut.  Le  capitaine  n'a  pas  fini  d'en 
rire,  lorsque,  ayant  brusquement  piqué  au  Sud,  il  arrive  en  vue  de  la 
verte  Erin.  Soudain,  un  coup  de  semonce,  «  par  le  travers  de  l'avant 
du  hollandais.  »  C'est  d'autant  plus  sérieux  qu'il  va  être  procédé  à  la 
visite  du  bâtiment  suspect.  Il  faut  avouer  que  le  bâtiment  n'est  pas 
hollandais,  mais  allemand  ;  que  ses  vingt  hommes  d'équipage  sont 
allemands;  que  ses  officiers  sont  allemands;  que  sa  cargaison,  — 
20  000  fusils  de  guerre,  des  mitrailleuses  et  des  munitions,  —  est 
allemande;  bref,  que  ses  desseins  sont  allemands.  Tandis  qu'ayant 
reçu  l'ordre  de  suivre  jusqu'au  port  de  Queenstown  la  vedette  qui  l'a 
capturé,  le  faux  hollandais,  auquel  on  ne  saurait  du  moins  refuser 
le  courage,  arbore  enfin  son  drapeau  et  bravement  essaie  de  se 
couler,  on  rattrape  deux  hommes  qui  s'enfuyaient  dans  un  canot 
pliant,  et  dont  l'un  ne  tarde  pas  à  confesser  qu'il  est  sir  Roger  (Jase- 
ment.  Dès  son  début,  l'équipée  tourne  court  :  Feringhea  a  parlé  ! 

Nous  n'avons  point  l'intention  d'entreprendre  une  longue  biogra- 
phie de  sir  Roger  Casement  :  ce  n'était  hier  qu'un  intrigant,  mêlé  à 
des  affaires  louches,  traînant  en  pays  étranger  les  titres  qu'il  avait 
emportés  du  sien,  et  le  reste  de  crédit  que  lui  avaient  laissé  ses 
anciennes  fonctions  ;  c'est  maintenant  quelque  chose  de  plus,  ou 
quelque  chose  de  moins  ;  il  réglera  son  compte  avec  le  lord-chief 
justice,  et  le  règlement  sera  sans  doute  sévère,  puisque  lui,  il  n'a  pas 
même,  dans  son  crime,  cette  dernière  excuse  d'être  Allemand.  Au  sur- 
plus, l'aventure  de  sir  Roger  ne  serait  qu'un  épisode  sans  intérêt,  si 
elle  n'avait  servi  à  découvrir,  dirigeant  le  complot  et  tirant  les 
ficelles,  la  main  de  l'Allemagne.  Trois  jours  auparavant,  le  vendredi 


REVUE. 


CHRONIQUE.  471 


21  avril,  le  bruit  avait  été  répandu  à  Amsterdam,  pour  être,  de  là, 
répandu  à  Londres,  que  sir  Roger  Casement  ,venait  d'être  arrêté  et 
emprisonné  en  Allemagne.  Arrêté  et  jeté  en  prison,  pourquoi?  Pour 
lui  permettre  de  s'embarquer,  en  toute  sûreté,  à  Kiel,  ce  même  Ven- 
dredi-Saint, qui  devait  lui  porter  malheur.  C'était,  comme  on  le 
devine,  le  fin  alibi,  le  plus  fin  qu'ait  été  capable  d'inventer  la  police 
allemande;  et  c'est  un  paraphe  ajouté  à  la  signature  de  ce  beau 
travail.  Mais,  dans  les  plans  de  l'Allemagne,  sir  Roger  Casement 
n'était  qu'un  instrument;  l'incursion  des  croiseurs  et  le  raid  des 
zeppelins  n'étaient  que  des  diversions  ;  sa  machine  infernale  à  triple 
détente  ne  manquerait  pas  de  semer  la  révolution  en  Irlande,  la 
panique  en  Angleterre,  la  prudence  aux  États-Unis. 

De  fait,  le  lundi  de  Pâques,  2-4  avril,  le  lundi  des  zeppelins  et  des 
croiseurs,  pendant  que,  fidèle  aux  chères  habitudes,  tout  le  Dublin 
officiel  était  aux  courses,  éclatait  un  mouvement  d'une  violence  fou- 
droyante, qui  dépassait  l'émeute,  et  d'un  coup  allait  aux  extrêmes,  à 
la  séparation  d'avec  la  Grande-Bretagne,  à  la  proclamation  de  la 
République  irlandaise,  au  comble  des  désirs  profonds  et  passionnés 
de  l'Allemagne.  En  un  instant,  les  insurgés  se  sont  emparés  de  l'hôtel 
des  postes,  des  deux  gares  du  chemin  de  fer,  du.  Palais  de  justice, 
de  nombre  d'édifices  publics  et  privés  ;  d'autres  se  sont  enfermés 
dans  la  Bourse  du  travail,  dans  Liberty-Hall  ;  ils  ont,  auparavant, 
dressé  des  barricades  et  coupé  les  communications,  si  bien  que  les 
fonctionnaires,  absens  de  la  ville  pour  les  fêtes, ont  du  mal  à  y  rentrer. 
Dans  les  comtés,  sur  quelques  points,  des  troubles  se  dessinent  ;  à 
Atheney,  à  Galway,  en  deux  ou  trois  centres  encore.  Peut-on  dire  que 
c'est  une  surprise,  et  que  rien  n'avait  permis  de  prévoir  la  rébellion  ? 
Lord  Middleton  a  affirmé  le  contraire,  le  lord-lieutenant  ou  vice-roi 
d'Irlande,  lord  Wimborne,  l'a  reconnu,  et  le  secrétaire  d'État  pour 
l'Irlande,  M.  Birrell,  ne  l'a  point  nié.  Il  semble,  en  effet,  que,  depuis 
le  commencement  de  l'année,  les  signes  se  soient  multipliés.  Le 
5  février  notamment,  et  le  17  mars,  jour  de  la  Saint-Patrick,  à  Dublin 
et  à  Cork,  plusieurs  centaines  de  «  volontaires  irlandais,  »  1  600  ici,  et 
là  1  100,  paradent  et  défilent,  armés,  pour  les  deux  tiers,  de  fusils, 
«  du  reste  hétéroclites  ;  »  ils  font,  de  carrefour  en  carrefour,  «  une 
sorte  de  répétition  de  petite  guerre.  »  Perquisitions  et  saisies  d'armes, 
de  munitions  ou  de  manifestes,  le  14  mars  à  Cork,  le  22  et  le  24  à 
Dublin;  le  27  mars,  ordre  d'expulsion  contre  trois  organisateurs  delà 
fédération  des  volontaires,  antérieurement  arrêtés;  le  16  mars,  à  Tul- 
lamore,  le  31  à  Dublin,  meetings  et  conflits  avec  la  police.  Arrive  le 


472  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mois  d'avril.  Le  i,  à  la  conférence  irlando-américaine  de  Londres,  un 
ancien fenian,  John  Devey,  presse  les  Irlando-Américains  de  lever  un 
fonds  de  1  million  de  dollars  pour  organiser  une  révolte  en  Irlande  ; 
le  10,  arrestation  à  Dublin  de  deux  individus  qui  transportaient  dans 
une  automobile  des  fusils  et  des  munitions  ;  le  23,  à  Currahane 
Strand,  saisie  d'un  bateau  submersible  contenant  une  cargaison 
d'armes  et  de  munitions.  Sauf  le  petit  courant  de  la  surveillance  quo- 
tidienne en  temps  calme,  les  autorités  paraissent  n'avoir  opposé  à 
tous  ces  préparatifs  que  leur  flegme  :  en  cela,  il  y  a  eu  faillite  par- 
tielle, défaillance  de  la  fonction  gouvernementale.  Qui  ne  sait  le  prix 
auquel  de  tels  abandons  se  paient?  Meurtres,  incendies,  destructions, 
répressions,  fusillades,  déportations;  au  total,  directement  ou  indi- 
rectement, des  milliers  de  victimes.  Après  une  semaine  de  lutte,  l'in- 
surrection est  partout  domptée,  elle  expire  ;  laissons-en  aux  journaux 
le  récit  circonstancié:  ce  qui  nous  intéresse,  c'est  beaucoup  moins  ce 
qu'elle  a  fait,  et  comment  elle  l'a  fait,  que  pourquoi  elle  l'a  fait  ; 
autrement  dit,  c'est  ce  qu'elle  a  voulu  être,  c'est  ce  qu'on  aurait  voulu 
qu'elle  fût.  Et  l'important,  par-dessus  l'intéressant,  est  d'identifier  avec 
certitude,  de  personnifier  ce  vague,  fugace  et  impersonnel  «  On.  » 

Deux  élémens  se  sont  associés  visiblement  pour  bouleverser  l'île, 
s'ils  l'avaient  pu,  et  le  deuxième  est  tout  moderne  :  celui  qui  a  établi, 
comme  d'instinct,  son  quartier  général  à  Liberty-Hall,  à  la  Bourse  du 
travail.  C'est  ce  qu'on  pourrait  nommer  l'élément,  non  pas  propre- 
ment socialiste,  mais  syndicaliste,  recruté  parmi  les  ouvriers,  en  par- 
ticulier des  transports,  et  obéissant  à  James  Gonnolly,  naguère  lieu- 
tenant de  Jim  Larkin,  comme  lui  éminent  «  gréviculteur.  »  Mais  le 
premier  élément  est  connu,  pour  ainsi  dire,  de  toute  éternité,  dans  la 
suite  séculaire  et  ininterrompue  des  agitations  de  l'Irlande.  Il  se 
qualifie  maintenant  de  Sin-Fein,  qualifie  ses  adeptes  de  Sinn-Feiners, 
ce  qui  assure-t-on,  veut  dire  :  «  Nous-mêmes,  »  en  gaélique.  Ce  serait 
donc  le  parti  de  l'autonomie,  de  l'indépendance,  de  la  souveraineté 
irlandaise.  —  Fraction  insignifiante  de  la  nation,  notait  M.  Louis  Paul- 
Dubois  dès  1907,  et  qui  n'en  est  ni  la  plus  éclairée,  ni  la  plus  recom- 
mandable  ;  exaltés,  déclassés,  rêveurs,  gamins,  mauvais  sujets. 
—  Mais  que  les  Sinn-Feiners  soient  ce  qu'ils  veulent  ou  ce  qu'ils 
peuvent  être,  M.  Jules  de  Lasteyrie,  en  1865  et  1867,  M.  John 
Lemoinne,  en  1848,  ne  s'exprimaient  pas  différemment,  dans  la 
Revue,  sur  le  compte  des  «  Fenians  »  ou  de  «  la  Jeune  Irlande.  »  Les 
mots  mêmes,  les  noms  mêmes  décèlent  et  étalent  la  parenté.  Quel 
que  soit  le  sens  du  gaélique  Sin-Fein,  les  Sinn-Feiners  rappellent  les 


REVUE.    CHHOMQUE.  473 

Fenians,  qu'on  rattachait,  il  y  a  cinquante  ans,  aux  Feini,  le  plus  mé- 
ridional des  trois  peuples  primitifs  qui  habitaient  Erin  ;  et  quant  à  ces 
Feini,  on  les  faisait  descendre  ni  plus  ni  moins  que  d'un  certain 
Fenius,roi  de  Phénicie,  qui  aurait  été  le  Francus  de  l'Irlande,  le  héros 
troyen  que  toute  nation  un  peu  fière  se  doit  d'inscrire  en  tête  de  sa 
généalogie.  Pour  nous  en  tenir  à  une  filiation  plus  certaine,  les  Sinn- 
Feiners  se  relient  aux  Fenians,  qui  continuaient  la  Jeune-Irlande, 
laquelle  perpétuait  les  Irlandais-Unis,  les  Enfans-Blancs ,  les  Enfans- 
du-Chêne,  les  Enfans-de-1'Acier,  les  Pieds-Blancs,  les  Pieds-Noirs. 

Le  but  ou  l'objectif  est  le  même.  L'autre  jour,  Connolly,  «  com- 
mandant militaire  des  forces  républicaines  de  Dublin,  »  grimpé  sur 
le  toit  d'un  tramway,  harangua  la  foule  en  ces  termes  :  «  Conci- 
toyens !  Nous  avons  conquis  l'Irlande  et  occupé  le  siège  du  gouverne- 
ment. Tous  les  Irlandais  ont  le  devoir  de  nous  aider,  et  en  leur  nom 
je  proclame  la  République  d'Irlande.  »  Aussitôt,  symbolique  ment,  une 
grande  affiche  où  flamboyait,  en  énormes  caractères  rouges  :  «  Pro- 
clamation de  la  République  irlandaise,  »  fut  étendue,  comme  un  drap, 
barrant  le  trottoir.  La  nouvelle  République,  —  the  Jrish  Republic,  — a 
son  journal  :  Irish  War  News;  il  publie  le  communiqué  du  «  général 
G.  H.  Pearse,  commandant  suprême  de  l'armée  et  président  du  Gou- 
vernement provisoire,  »  qui  vaut  d'être  conservé  par  curiosité  :  «  La 
République  irlandaise,  disait  le  Bulletin,  a  été  proclamée  le  lundi  de 
Pâques,  24  avril,  à  midi.  Simultanément,  la  division  de  Dublin  de 
l'armée  républicaine,  y  compris  les  volontaires  irlandais  de  la  milice 
citoyenne,  occupait  les  positions  dominantes  de  la  cité.  La  bannière 
républicaine  flotte  sur  le  palais  delà  poste.  »  Mais  combien  de  fois 
depuis  la  Révolution  française,  et  même  depuis  la  Révolution 
d'Amérique,  cet  étendard  n'avait-il  pas  été  déployé,  combien  de  fois 
la  République  irlandaise  proclamée  !  Toujours  en  vain  ;  cette  fois 
plus  vainement  que  jamais. 

Les  personnages  sont  lés  mêmes,  c'est-à-dire  que  d'autres 
hommes,  affublés  des  mêmes  oripeaux,  jouent  le  même  rôle.  Par 
génération  spontanée,  «  les  généraux  »  foisonnent.  «  On  appelait 
général  quiconque  portait  un  revolver.  »  C'est  un  phénomène  uni- 
versellement constaté  aux  heures  d'anarchie  :  le  pavé  des  villes 
devient  d'une  fécondité  incroyable  ;  il  y  pousse  à  vue  d'oeil  des  chefs 
improvisés.  Leur  cas  n'est  pas  exempt  de  quelque  cabotinage  :  plus 
d'un  prend  son  parti  de  monter  plus  tard  sur  l'échafaud,  s'il  monte 
d'abord  sur  le  théâtre.  La  «  Comtesse  verte,  »  au  moment  de  se 
rendre,  l'autre  jour,  baisa  dévotement  la  crosse  de  son   browning. 


474  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aussi  le  Crown  security  bill  a-t-il  jadis  supprimé  l'échafaud,  et  atténué 
en  simple  «  félonie  »  la  haute  trahison.  «  11  y  aura,  disait  le  solicitor 
général,  un  grand  avantage  à  convertir  la  trahison  en  simple  félonie, 
parce  qu'il  y  a  des  gens  qui  commettent  des  crimes  uniquement  pour 
faire  parler  d'eux.  C'est  pour  cela  qu'on  se  jette  du  haut  de  la 
colonne.  »  Ce  qu'on  nous  a  conté  des  meneurs  du  Sin-Fein  n'engage 
pas  à  corriger  la  rigueur  de  ce  jugement. 

Les  procédés,  les  moyens  sont  les  mêmes.  Ce  sont  ceux  de  la 
guerre  révolutionnaire,  de  la  guerre  de  rue,  qui  n'exclut  pas  les  plus 
abominables.  L'autre  semaine,  Dublin  a  revu  les  flammes  de  cet  enfer 
jaillir  du  soupirail  et  de  la  fenêtre.  Le  pétroleur,  ou  lapétroleuse,  est, 
depuis  longtemps,  de  toutes  les  Communes.  Chacun,  homme  ou 
femme,  récite  sa  théorie,  son  catéchisme  du  parfait  insurgé  :  «  blo- 
quer les  troupes  dans  leurs  casernes,  couvrir  la  ville  de  barricades, 
couper  les  chemins  de  fer.  »  La  leçon  de  nos  Journées  parisiennes 
n'est  pas  perdue.  L'organe  de  John  Mitchell,  Y  United  Irishman,  a 
baptisé  ces  gentillesses  :  «  Plan  d'opérations  à  la  mode  française, 
French  fashion.  » 

La  conduite  de  l'affaire  et  sa  fin  sont  les  mêmes.  On  ne  s'est  pas 
plus  caché,  cette  fois-ci,  des  autorités  constituées  que  ne  s'en  cachaient 
les  «  confédérés  »  d'autrefois,  lorsqu'ils  avaient  l'audace  d'écrire  «  à  Son 
Excellence  le  comte  de  Clarendon,  espion  général  de  Sa  Majesté  et 
suborneur  général  en  Irlande  »  :  «  Il  n'y  a  point  de  jour  fixé  pour  la 
prise  du  château.  Vous  le  saurez  aussitôt  que  nous.  Vous  le  fixerez 
vous-même.  »  Pareillement,  ou  parallèlement,  les  autorités  d'autre- 
fois ne  s'en  inquiétaient  pas  plus  que  ne  se  sont  émues  celles  d'hier, 
au  moins  tant  qu'elles  n'eurent  devant  elles  que  des  meetings  et  des 
revues  :  «  Le  gouvernement  anglais  assistait  à  ces 'grandes  démon- 
strations verbales  avec  la  plus  désolante  impassibilité.  »  Mais  soudain 
des  clubs  remplacèrent  ces  grands  meetings  que  dédaigneusement 
Wellington  avait  traités  de  «  farces.  »  L'agitation  irlandaise,  de  type 
oratoire  et  procédurier,  telle  que  l'avait  menée  Daniel  O'Connell,  en 
maître  et  presque  en  roi,  qui  avait  eu  sa  liste  civile  et  à  qui  il  n'avait 
manqué  que  la  couronne,  retournait  à  la  conspiration  de  type  clas- 
sique. L'Irlande  revenait  à  son  vice  invétéré,  à  sa  vieille  pratique  des 
sociétés  secrètes  ;  très  peu  secrètes,  puisque  les  clubistes,  par  com- 
pagnies de  vingt  ou  trente  hommes,  défilaient  devant  O'Brien,  dans 
un  champ  près  de  Cork,  sous  le  regard  placide  du  lord-lieutenant. 
Alors,  comme  à  présent,  «  les  jeunes  gens  des  clubs  passaient  leurs 
journées  dans  les  tirs  à  la  carabine  ou  à  faire  l'exercice  avec  la  pique  ; 


REVUE.     CHRONIQUE.  415 

des  convois  d'armes,  achetées  en  Angleterre  même,  arrivaient  libre- 
ment en  Irlande.  »  La  révolution  préparait  son  règne  par  la  terreur  et 
désignait  ouvertement  dans  chaque  district  ses  futurs  otages,  qu'elle 
marquait,  ses  marked  men.  La  seule  différence  entre  autrefois  et 
aujourd'hui,  c'est  qu'autrefois  le  gouvernement  anglais  s'éveilla, 
suspendit  Yhabeas  corpus,  proclama  la  loi  martiale,  l'état  de  siège,  et 
que  lord  Lansdowne  et  lord  John  Russell  firent  ainsi  avorter  le  mou- 
vement en  le  devançant;  ce  que  M.  Birrell  et  lord  Wimborne n'ont  pas 
fait  l'autre  jour,  par  une  confiance  excessive  qu'ils  vont  racheter  dans 
la  retraite. 

Le  mouvement  des  Sinn-Feiners  s'est  déroulé  exactement  comme 
le  mouvement  des  Fenians,  et  dans  les  mêmes  lieux,  quoique,  cette 
fois,  à  cause  des  circonstances,  il  ait  revêtu  plus  de  gravité.  La  nuit 
du  mardi  5  au  mercredi  6  mars  1867,  comme  le  lundi  de  Pâques  1916 
à  midi,  le  soulèvement  avait  été  simultané  à  Dublin  et  dans  les 
environs,  à  Drogheda,  à  Cork,  dans  quelques  parties  du  Limerick, 
dans  la  partie  du  Tipperary  au  Nord  des  Galtees,  et  au  Sud  des  mêmes 
montagnes,  entre^le  Black- Water  et  le  Lee.  Quarante  postes  de  police 
avaient  été  attaqués  sur  cette  étendue  de  soixante-dix  lieues  de 
longueur,  de  vingt  ou  trente  lieues  de  largeur,  sans  qu'aucun  poste  de 
plus  de  cinq  hommes  eût  été  pris,  sans  qu'aucun  rassemblement  eût 
attendu  l'approche  d'une  troupe  quelconque.  «  Neuf  chefs  armés 
chacun  d'un  revolver  se  sont  laissé  mettre  des  menottes  et  ont  pu 
être  traînés  en  prison  par  quatre  hommes  de  police.  »  Axiome  à 
l'usage  des  constables  et  de  la  yeomanry  :  «  Il  est  acquis  qu'un  soldat 
de  police  vaut  cinquante  fenians  ;  quatre  hommes  de  police  en  ont 
battu  deux  cents  ;  quinze  hommes  de  police  en  ont  battu  deux  mille.  » 
Le  fenian,  «  prêt  au  martyre,  »  très  excitable,  enthousiaste,  avait 
couru,  pieds  nus  et  tête  nue,  au  rendez-vous  dans  la  bruyère  ;  puis, 
le  premier  feu  tombé,  il  s'était  soumis.  Cette  fois,  la  résistance  a  été 
plus  dure,  mais  également  inutile  :  le  bilan  se  liquide  par  des  cen- 
taines de  morts,  auxquelles  s'ajoutera  une  douzaine  d'exécutions. 
Jamais  les  insurrections  irlandaises  n'ont  tenu;  et  c'est  peut-être  ce 
qui,  pour  une  part,  explique  l'optimisme  serein  du  gouvernement 
britannique  :il  ne  prend  pas  la  peine  de  prévenir  des  désordres  qu'il  a 
si  peu  de  peine  à  réprimer. 

Les  mobiles  non  plus,  les  têtes,  les  cœurs,  les  âmes  n'ont  pas 
changé.  Pour  les  plus  désintéressés,  les  plus  sincères,  les  idéalistes, 
c'est  toujours  :  «  L'Irlande  l'Irlande;  l'Irlande  à  elle  seule,  avec  tout 
ce  qu'elle  possède,  depuis  le  gazon  jusqu'au  firmament.  »  Une  poignée 


476'  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  républicains  à  l'antique  peut  bien  rêver  aussi  d'une  Irlande  répu- 
blicaine. Des  socialistes  ouvriers  ou  agraires  peuvent  bien  construire 
en  esprit  une  société  irlandaise  régénérée  et  heureuse  après  tant  de 
siècles  de  misère.  Mais,  plus  bas,  il  y  a  les  autres.  Comme  en  tout 
temps  et  en  tout  pays,  il  y  a  les  pêcheurs  en  eau  trouble.  Il  y  a  les 
affamés  de  notoriété  et  de  pouvoir.  Il  y  a  les  amateurs  de  bruit  et  de 
panache,  ceux  qui  abritent  des  appétits  derrière  des  systèmes,  ceux 
qui  tirent,  surtout  en  l'air,  des  coups  de  pistolet.  Il  y  a  les  fanatiques, 
les  hypnotisés,  les  faiseurs,  les  dupes.  Il  y  a  ceux  qui  se  dévouent, 
ceux  qui  s'inclinent,  ceux  qui  se  donnent,  ceux  qui  se  prêtent,  et 
ceux  qui  se  vendent.  Il  y  a  ceux  qui  travaillent  pour  la  gloire,  ceux 
qui  travaillent  pour  la  patrie,  et  ceux  qui  travaillent  pour  l'étranger. 
Les  insurgés  de  la  dernière  semaine  d'avril  ont  travaillé  pour 
l'étranger,  et  pour  quel  étranger!  pour  le  roi  de  Prusse.  Cette  révolte 
de  l'Irlande  n'a  point  du  tout  été  irlandaise,  mais  allemande;  elle  n'a 
gardé  d'irlandais  que  la  forme;  c'est  un  métal,  un  plomb  allemand 
coulé  dans  le  moule  des  révolutions  irlandaises;  la  tentative  de 
guerre  civile  n'était  qu'un  acte  ou  qu'une  scène  de  la  grande  guerre 
européenne.  Aucune  question  vraiment  irlandaise  n'était  posée,  ni 
même  aucune  espèce  de  question.  Cela  nous  met  à  l'aise  pour  la 
condamner,  sans  étouffer  l'écho  que  n'ont  cessé  d'éveiller  chez  nous, 
comme  en  Angleterre  même,  les  justes  plaintes  de  l'Irlande.  Et  cela 
nous  fournit  une  occasion  de  faire  deux  réflexions  :  l'une,  que,  chaque 
fois  que  l'Irlande,  par  une  campagne  «  pacifique  et  légale,  »  fût-elle 
de  celles  qu'on  a  définies  «  pacifiques,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  dernière 
extrémité  en  deçà  de  la  guerre  ;  légales,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  dernière 
limite  en  deçà  de  la  loi,  »  a  été  amenée  à  portée  d'accomplir  son  vœu, 
des  forcenés  ou  des  insensés  sont  venus  tout  compromettre.  Ainsi, 
contre  O'ConnelI,  s'était  formée  la  Jeune  Irlande,  et  contre  M.  John 
Redmond  se  dresse  le  Sin-Fein.  L'autre  réflexion,  plus  essentielle 
encore,  c'est  que,  chaque  fois  que  l'Angleterre  a  été  engagée  dans  une 
guerre  extérieure,  ses  ennemis  se  sont  efforcés  de  déchaîner  une  révolte 
et  d'opérer  un  débarquement  en  Irlande,  sans  que  jamais  aucun  de  ces 
projets  ait  abouti.  L'Allemagne  avait  sous  les  yeux  nos  exemples  de 
1796  et  de  1798;  longtemps  avant  les  nôtres,  celui  de  l'Espagne; 
et  le  sien  propre,  l'expérience,  qui  date  de  plusieurs  siècles,  de 
Martin  Schwartz,  avec  2  000  lansquenets,  allant  à  Dublin  aider  au 
couronnement  du  prétendant  national  Lambert  Simnel,  traversant  le 
canal  d'Irlande,  et  finalement  déconfit  à  la  bataille  de  Stoke-on- 
Trent.  Tout  entière  à  sa  haine,  elle  n'a  pas  entendu  l'avertissement. 


REVUE.    CHRONIQUE.  477 

La  main  de  l'Allemagne,  répétons-le,  traîne  partout  en  cette  tragi- 
comédie.  Elle  s'est  glissée,  depuis  des  années,  dans  l'université,  dans 
les  municipalités  de  Dublin  et  de  Cork,  avec  les  professeurs  allemands 
de  philologie  celtique,  Zimmer  et  Kuno  Meyer.  Dès  le  premier  jour 
de  l'insurrection,  elle  a  tenu  la  plume  qui  a  écrit  la  proclamation  de 
James  Connolly.  C'est  elle  qui  a  rédigé,  dans  le  premier  numéro  du 
journal  Irish  War  News,  le  long  article  qui  a  pour  titre  :  Si  les  Alle- 
mands conquièrent  V Angleterre.  C'est  elle  qui  lance  effrontément 
des  dépêches  de  ce  genre  :  «  Verdun  est  tombé  aux  mains  des 
Allemands;  la  Hollande  a  déclaré  la  guerre  à  l'Angleterre  et  la  flotte 
britannique  a  perdu  dix-huit  bâtimens  en  un  combat  dans  la  mer  du 
Nord  ;  »  pendant  exact  à  la  pancarte  exposée  en  face  des  tranchées 
anglaises  sur  l'Yser  et  annonçant  un  désastre  britannique  en 
Irlande.  C'est  elle  qui  promet  l'appui  de  la  «  chevaleresque  «  et 
«  victorieuse  »  Allemagne,  car  quelle  autre  main  qu'une  main  alle- 
mande aurait  pu,  sans  se  dessécher,  accoler  à  ce  nom  ces  deux  épi- 
thètes?  Elle  est  là,  la  main  allemande,  et  elle  y  tricote,  et  elle  y  tripote, 
comme  elle  tricote  et  tripote  dans  l'Afrique  australe,  aux  États- 
Unis,  dans  les  Indes  néerlandaises.  Le  véritable  sens  de  la  Weltpo- 
litik,  n'est-ce  pas  :  l'Allemagne  partout,  et  se  croyant  chez  soi  chez 
les  autres,  avide  de  chasser  les  autres  de  chez  eux?  En  Irlande,  on  ne 
peut  pas  dire  qu'elle  n'ait  pas  obtenu  de  résultat,  bien  que  ce  ne  soit 
pas  celui  qu'elle  cherchait.  Elle  a  fait  apparaître  l'unité,  l'unanimité 
de  l'Empire  britannique  dans  la  guerre  soutenue  et  à  soutenir  contre 
elle.  Elle  a  donné  l'argument  décisif  en  faveur  du  service  militaire 
obligatoire.  Et,  par  là,  si  elle  n'a  pas  fait  de  révolution  en  Irlande, 
elle  a  contribué,  malgré  elle,  à  en  faire  une  en  Angleterre.  Elle  a 
tacitement  avoué  que  l'infiltration  allemande  crée  ou  entretient,  à 
l'intérieur  de  chaque  État,  une  constante  et  croissante  menace,  dans 
le  moment  même  où  elle  est,  vis-à-vis  delà  plus  puissante  des  Puis- 
sances neutres,  dans  une  position  infiniment  délicate. 

C'est  le  4  mai  seulement  que  le  gouvernement  allemand  a  remis 
sa  prétendue  réponse  à  la  note  américaine  qui  lui  avait  été  signifiée 
le  20  avril.  De  ce  document  gratté  et  regratté,  pendant  quatorze  jours, 
par  des  civils,  des  marins  et  des  militaires,  on  n'est  pas  sûr  encore 
d'avoir  un  texte  authentique.  Il  en  existe  plusieurs  variantes.  II  y  en 
a,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  pour  l'usage  interne  et  pour 
l'usage  externe,  pour  l'opinion  allemande  et  pour  le  dehors.  Il  y  a  la 
version  adoucie  des  radiotélégrammes  et  la  version  renforcée  de 
l'Agence  Wolff.  La  presse  allemande,  la  plus  savamment  orchestrée 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  monde,  où  chaque  journal  est  chargé  de  tenir  sa  partie  et  joue 
sous  le  bâton  du  chef,  les  a,  par  surcroît,  embrouillées  de  son  mieux, 
enveloppées  de  fumée  et  de  tapage.  L'Allemagne  manie  ses  gazettes 
comme  elle  manœuvre  son  artillerie  lourde;  elle  s'en  sert  pour 
retourner  le  terrain,  pour  étourdir  et  pour  affoler  l'adversaire. 

Dans  la  dissertation  signée  de  M.  de  Jagow,  on  distingue,  à  la 
loupe,  les  traces  de  deux  tendances  et  les  manières  de  cinq  ou  six 
collaborateurs.  Non  seulement  le  gouvernement  impérial  s'y  montre 
préoccupé  de  faire  deux  visages  :  un  visage  farouche,  inflexible,  pour 
l'Allemagne  même,  un  visage  moins  repoussant  pour  les  États-Unis; 
mais  on  l'y  sent  déchiré,  écartelé  par  des  sentimens  opposés,  rage 
et  crainte,  peur  et  fureur,  qui  le  tirent,  comme  des  chevaux  emportés, 
de  contradiction  en  contradiction.  La  bouche  gronde  ou  raille,  l'œil 
appelle,  et  le  tout  fait  un  singulier  mélange.  C'est  de  la  résignation 
poudrée  d'impertinence,  de  la  provocation  avec  «  mille  pardons,  »  le 
pour  et  le  contre,  le  oui  et  le  non  en  quatre  cents  lignes.  «  Devine  si 
tu  peux,  et  choisis  si  tu  l'oses.  »  Si  le  Président  Wilson  aime  les 
énigmes,  il  a  eu  de  quoi  s'exercer. 

La  «  réponse  »  allemande  commence  par  admettre  ce  que  la  chan- 
cellerie avait  jusqu'ici  contesté,  avec  dessins  et  croquis  annexés  : 
la  possibilité  que  le  navire  mentionné  dans  la  note  du  20  avril  comme 
ayant  été  torpillé  par  un  sous-marin  allemand  soit  effectivement 
le  Sussex.  C'est  que  l'enquête  est  là,  et  qu'elle  est  telle  que,  sur  ce 
point,  toutes  les  issues  sont  fermées.  Mais,  pour  Berlin,  ce  n'est  qu'un 
point  de  fait,  un  point  de  détail,  un  menu  point,  que  le  gouvernement 
impérial  se  refuse  'à  laisser  généraliser.  Il  n'accepte  pas  que  les 
États-Unis  le  posent  «  comme  un  exemple  des  méthodes  de  destruc- 
tion délibérée  et  sans  discernement  de  navires  de  toutes  prove- 
nances et  de  toute  destination  par  les  commandans  de  sous-marins 
allemands.  »  On  lui  fait  injure  :  «  Par  égard  pour  les  intérêts  des 
neutres,  »  et  au  risque  de  procurer  un  avantage  à  ses  ennemis, 
l'Allemagne  adonné  des  ordres  pour  que  la  guerre  sous-marine  fût 
menée  «  selon  les  règles  du  droit  international,  qui  s'appliquent  à  la 
visite,  à  la  perquisition  et  à  la  destruction  des  navires  de  commerce.  » 
Elle  ne  les  «  donnera  »  pas,  elle  les  «  adonnés.  »  Certes,  il  peut  se 
produire  des  erreurs,  qui  peuvent  produire  des  accidens.  Mais  qu'y 
faire  ?  Il  faut  être  indulgent  aux  faiblesses  humaines,  et  même  inhu- 
maines. «  Certaines  tolérances  doivent  être  accordées  dans  la 
conduite  de  la  guerre  navale,  contre  un  ennemi  qui  recourt  à  toutes 
sortes  de  ruses,  qu'elles  soient  licites  ou  ne  le  soient  pas.  »  Pour  ce 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  479 

qui  est  des  principes  sacrés  de  l'humanité,  —  des  principes,  enten- 
dons-le bien,  —  l'Allemagne  y  attache  autant  de  prix  que  per- 
sonne. Tout  le  mal  vient  de  l'Angleterre,  et  les  États-Unis  eux- 
mêmes  ne  sont  pas  sans  reproche.  Si  les  États-Unis  avaient  écouté 
l'Allemagne,  ils  auraient  pu  «  réduire  au  minimum  pour  les  voya- 
geurs et  les  biens  américains  les  dangers  inhérens  à  la  guerre 
navale.  »  Ils  n'avaient  qu'à  obliger  l'Angleterre,  puisque  l'Allemagne 
n'est  pas  maîtresse  de  la  mer,  à  renoncer  au  blocus,  à  lui  livrer 
le  passage,  à  neutraliser  complètement  la  mer.  Ils  n'avaient  qu'à 
empêcher  l'Angleterre  «  d'affamer  des  millions  de  femmes  et  d'en- 
fans  allemands  dans  le  dessein  avoué  de  contraindre  à  la  capitulation 
les  armées  victorieuses  des  Puissances  centrales.  »  L'indulgence, 
la  partialité,  l'injustice  des  États-Unis  ont  aggravé,  par  conséquent, 
«  cette  guerre  cruelle  et  sanglante.  »  Il  ne  manquerait  plus  que,  par 
leur  faute  encore,  elle  fût  «  élargie  et  prolongée  !  »  Cet  horrible 
souci  empoisonne  la  conscience  de  la  triomphante  Allemagne. 
Parce  qu'elle  est  triomphante,  rien  ne  lui  interdit  d'être  généreuse. 
Et  voici,  peut-être,  la  phrase  pour  laquelle  tout  le  reste  est  écrit  : 
«Le  gouvernement  allemand,  conscient  de  la  force  de  l'Allemagne, 
a  annoncé,  deux  fois  dans  l'espace  des  quelques  derniers  mois, 
qu'il  était  prêt  à  faire  la  paix  sur  une  base  qui  sauvegardât  les 
intérêts  vitaux  de  l'Allemagne.  »  Ah!  si  les  États-Unis  le  voulaient! 
Si  le  Président  comprenait!...  C'est  là,  bien  plus  que  sa  conclusion 
qui  n'est  pas  une  conclusion,  ce  qui  mérite  de  subsister  de  cette 
réponse  qui  n'en  est  pas  une.  L'Allemagne  s'abstiendra  si...  Elle 
donnera  des  instructions,  pourvu  que...  Ergotage  et  verbiage,  du 
vent.  Mais  écoutez  ce  cri,  cet  aveu,  ou  ce  soupir  :  la  paix!  Diploma- 
tiquement, la  soi-disant  réponse  allemande  n'est  qu'un  mémoire  de 
procureur;  psychologiquement,  elle  est  une  révélation. 

L'Allemagne  et  son  Empereur  sont  pleins  de  précipices.  A  la 
lecture  d'un  si  lourd  et  perfide,  plat  et  cauteleux  factum,  M.  Woodrow 
Wilson  aurait  eu  le  droit  de  réfléchir,  et  même  d'hésiter.  Quatre  partis 
lui  étaient  offerts  :  céder,  rompre,  discuter,  attendre.  Les  «  gros 
malins  »  de  la  Wilhelmstrasse  l'invitaient  à  une  conversation,  avec  la 
Grande-Bretagne  en  tiers.  En  somme,  ce  qu'ils  lui  demandaient, 
c'était  de  renvoyer  à  l'Angleterre,  comme  à  sa  véritable  adresse,  la 
note  des  États-Unis  au  gouvernement  impérial  ;  d'être  auprès  d'elle 
leur  interprète,  leur  commissionnaire  ;  de  renverser  l'échelle  des 
valeurs  morales  et  de  placer  sur  le  même  degré,  de  frapper  de  la 
même  réprobation  la  guerre  maritime  conforme  au  droit  et  l'assassi- 


480  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nat  contraire  à  tout  droit.  Ils  se  flattaient  de  le  pousser  ainsi  à  se  faire 
ou  l'instigateur  d'une  querelle  inique  ou  le  médiateur  d'une  paix 
impossible.  Impossible,  même  s'il  fût  entré  dans  le  jeu:  de  quelque 
respect  que  soit  entouré  et  de  quelque  crédit  que  jouisse  le  Président 
des  États-Unis,  il  y  a  des  choses  qui  dépendent  de  M.  Wilson  et  des 
choses  qui  ne  dépendent  pas  de  lui.  Il  ne  peut,  à  lui  seul,  sur  la 
prière  de  l'Empereur,  décréter  une  paix  que  personne  ne  veut,  tant 
qu'elle  se  présente  comme  la  paix  allemande,  tant  que  l'Alle- 
magne n'a  pas  appris  que  vivre,  ce  n'est  point  manger  autrui. 
Rien  n'est  (quelquefois,  du  moins)  plus  habile  que  l'honnêteté.  La 
droiture  de  M.  "Wilson  l'a  sauvé.  Il  a  empoigné  les  deux  branches  du 
piège  allemand,  et  il  les  a  brisées  entre  ses  doigts.  Il  prend  l'Alle- 
magne à  son  serment,  attache  à  sa  parole  plus  de  prix  qu'elle-même» 
met  à  l'impératif  ce  qu'elle  amis  au  conditionnel.  C'est  convenu,  c'est 
juré  :  les  sous-marins  allemands  ne  s'attaqueront  plus  aux  neutres» 
épargneront,  ménageront  les  non-combattans  ;  l'Allemagne  fera  ce 
qu'elle  doit  faire,  quoi  que  fasse  tel  ou  tel  autre  gouvernement  belb- 
gérant,  et  sans  qu'elle  ait  à  considérer  ce  que  les  États-Unis  font  ou 
ne  font  pas  à  l'égard  de  tel  ou  tel  gouvernement  :  ils  demeurent  libres 
d'agir  comme  il  leur  convient,  c'est  l'Allemagne  qui  ne  l'est  pas  de  se 
conduire  comme  il  lui  plaît.  «  Sa  responsabilité  est  personnelle,  elle 
n'est  pas  conjointe,  elle  est  absolue  et  non  relative.  »  Nous  voilà 
sortis  de  l'équivoque.  M.  Wilson  a  paré,  il  est  gardé,  il  voit  venir. 
Qu'est-ce  qui  vient?  Ou  nous  n'avons  jamais  été  aussi  près  de  la  rup- 
ture, ou  l'Allemagne  n'a  jamais  subi  une  si  complète  humiliation. 
Son  attitude  va  donner  la  mesure  de  son  usure.  Regardons  bien  le 
dynamomètre. 

Charles  Benoist. 

Le  Directeur-Gérant, 
René  Doumic. 


LA 

CARICATURE  ET  LA  GUERRE 


Si  la  caricature  était,  comme  on  l'a  souvent  prétendu,  «  l'art 
du  rire,  »  la  présente  étude  serait  sans  objet,  et  son  titre  même 
ne  pourrait  s'écrire  de  sang-froid.  Les  spectacles  auxquels 
nous  assistons,  depuis  vingt  mois,  ont  éveillé  ou  surexcité  en 
nous,  jusqu'au  paroxysme,  tous  les  sentimens  dont  l'âme 
humaine  est  capable,  sauf  ceux  dont  le  rire  est  l'expression. 
Même  les  neutres,  même  les  habitans  les  plus  lointains  de  ce 
globe,  qui  semble,  d'ailleurs,  s'être  rapetissé  comme  une  boule 
d'argile  dans  la  fournaise,  ont  senti  que  l'humanité  entière 
court  un  danger.  Que  l'on  puisse,  en  plein  xxe  siècle,  déchirer 
un  traité,  renier  sa  signature,  préparer  froidement  et  dans  le 
plus  grand  détail  l'assassinat  d'un  peuple,  mutiler  des  enfans, 
noyer  des  familles  entières  d'émigrans,  envoyer  des  infirmières 
au  poteau  d'exécution,  c'est  là  une  surprise  tellement  tragique, 
un  réveil  si  brutal  des  longs  songes  de  paix  et  de  fraternité 
sociales,  qu'à  peine  aujourd'hui  même  notre  pensée  peut  les 
«  réaliser.  »  On  n'en  pourrait  rire  que  dans  Sirius,  à  la  condi- 
tion encore  que  dans  Sirius  il  y  eût  des  hommes  et  qui  fussent 
dépourvus  de  tout  sentiment  d'humanité.  Les  auteurs  gais  se 
sont  donc  tus,  du  moins  ceux  dont  l'humour  vise  au  plaisant 
et  demande,  pour  être  goûté,  l'esprit  paisible  et  détaché  des 
dilettantes.  Ils  ne  feraient  pas  leurs  frais. 

tome  xxxiii.  —  191  G.  3i 


482  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  la  caricature,  —  on  a  essayé  de  le  montrer,  ici  même, 
il  y  a  déjà  longtemps  (1),  —  n'est  pas  nécessairement,  ni  essen- 
tiellement, l'art  du  rire.   C'est  seulement  une  de  ses  fonctions 
que  de  faire  rire,  —  et    ce  n'est  pas  la  plus  haute.  Les  pages 
immortelles  de  la  Danse  de*  Morts  de  Holbein,  des  Horreurs  de 
la    Guerre  de  Callot,  les  plus  belles    pages    de    Hogarth,    de 
Gillray,  de   Rowlandson,  de  Daumier,  de  Gavarni,  de  Grand- 
ville,  de  John  Leech,  et,  plus  près  de  nous,  de  M.  Forain,  de 
M.   Willette,  de  M.  Steinlen,  de  M.   Grandjouan,  n'ont  jamais 
fait    rire    personne    :  elles    ont  fait  penser.    Plus   d'une    fois, 
elles    auraient  pu   faire  prévoir.  «  Tiens,    tu   m'fais  mal  avec 
tes    ennemis    les  Anglais!...    »    disait,    il  y   a  quelque  vingt 
ans,  un   terrassier  de  M.   Forain,   en   montrant  un   obus  que 
son  camarade  venait  de  déterrer  dans  un  terrain  vague,  près 
de  Paris.  «  Il  est  peut-être  anglais,  celui-là!...  »  et  il  n'était 
guère  possible  de  résumer,  avec  plus  de  bon  sens,  la  conduite 
à  tenir  dans  les  conseils  de  l'Europe.  «  Tiens!    la  bière,  aussi, 
est    allemande!     »   s'écriait    un     reporter    de    Garan    d'Ache, 
admis  à  la  table    de    l'État-major    turc,  pendant    la  première 
guerre  gréco-turque,  en  considérant  l'étrange  allure  des  offi- 
ciers du  calife.   Et,  vers  la  même  époque,  le  même  prophète 
dessinait  une  double   image   de  Guillaume   II.  Dans  l'une,   le 
Kaiser,  debout  devant  sa  fenêtre,  montre  au  public  tout  le  haut 
de  son  personnage,  casqué,  cuirassé,  la  main  sur  son  sabre,  en 
empereur  de  la  guerre  ;    mais  le  reste   de  son    accoutrement 
dément  cet  appareil  belliqueux  :  c'est  une  robe  de  chambre,  des 
pantoufles,  les  attributs   du  commerce   et  des  arts    libéraux. 
Dans  l'autre,  c'est  le  buste  d'un  négociant  ou  d'un  artiste  qu'on 
aperçoit  par  la  fenêtre  ;    seulement,   le   reste    du    personnage 
dément  ce  décor  pacifique  :  les    hautes   bottes,   le    sabre,  les 
engins  de  la  guerre  sont  là  pour  avertir  celui  qui  pénètre  dans 
l'intimité,  regarde  et  réfléchit.  Et  l'on  se  demandait  :  «  Lequel 
est  le  vrai?  »  Tandis  que  Jules   Simon,  revenant  de  Berlin, 
répondait  sans  hésiter  :  «  C'est  le  pacifiste  !  »  et  que  Déroulède 
affirmait  :  «  C'est  le  guerrier  !  »  Caran  d'Ache  laissait  ouverte 
la  porte  du  formidable  inconnu. 

Cet  exemple  du   plus  gai   de    nos  caricaturistes  modernes 
n'est  pas  unique.  Elles  fourniraient  des  volumes,  les  légendes 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre  1898. 


LÀ    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  483 

profondes,  suggestives,  amères  même,  de  Gavarni  et  de 
M.  Forain.  «  Si  «  humour  »  voulait  dire  seulement  «  rire,  » 
e'crivait  Thackeray,  qui  fut,  lui  aussi,  un  caricaturiste  à  ses 
heures,  vous  ne  prendriez  guère  plus  d'intérêt  à  l'histoire  des 
e'crivains  humoristes  qu'à  la  vie  du  pauvre  Arlequin,  qui  par- 
tage avec  eux  la  faculté  de  faire  rire.  Si  la  vie  et  l'histoire  de 
ces  hommes  éveillent  en  vous  une  curiosité  mêlée  de  sympa- 
thie, c'est  qu'ils  s'adressent  à  un  grand  nombre  de  facultés, 
outre  le  sens  du  ridicule.  L'humoriste  cherche  à  éveiller  et  à 
diriger  votre  amour,  votre  compassion,  votre  bonté,  votre 
mépris  du  mensonge,  de  la  prétention,  de  l'imposture,  votre 
tendresse  pour  les  faibles,  pour  les  pauvres,  pour  les  opprimés, 
les  misérables...  »  Thackeray,  qui  ne  prévoyait  pas  la  guerre 
actuelle,  explique  ainsi  pourquoi,  sans  rien  abdiquer  des  senti- 
mens  de  tristesse  ou  d'indignation  qu'elle  suscite,  on  a  pu  la 
mettre  en  caricatures. 

Ce  qu'on  découvre,  en  les  regardant,  ce  ne  sont  point  des 
faits,  comme  dans  les  photographies  ou  les  dessins  des  champs 
de  bataille,  mais  les  sentimens  des  peuples  sur  ces  faits.  Ce 
qu'on  y  saisit,  ce  ne  sont  point  des  réalités,  mais  l'image  que 
les  artistes  et  leur  public  se  font  des  réalités  et  aussi  des  aspi- 
rations de  leurs  amis  et  de  leurs  adversaires.  A  ce  point  de  vue, 
la  caricature  projette  une  plus  vive  lumière  que  la  parole  écrite 
sur  le  grouillement  complexe  et  confus  des  passions,  des  espé- 
rances et  des  craintes,  éparses  dans  la  subconscience  d'une 
nation.  Et  cela  pour  deux  raisons. 

D'abord,  elle  résume.  En  tirant  de  tous  les  traits  qui  com- 
posent une  figure  le  seul  trait  qui  marque  sa  dissemblance 
d'avec  l'espèce,  le  caricaturiste  nous  découvre  le  caractère 
propre  à  l'individu  et,  par  là,  nous  résume  le  visage.  De  même, 
en  faisant  tenir,  dans  le  cadre  étroit  d'un  dessin  et  le  geste  de 
deux  ou  trois  personnages,  tout  un  événement  contemporain,  ou 
une  théorie  sociale,  ou  un  système  politique,  il  nous  les  dégage 
de  tout  ce  qui  est  accessoire  et,  même  en  les  exagérant,  nous 
en  fait  apparaître,  à  première  vue,  l'essentiel.  C'est  là,  surtout 
quand  il  s'agit  des  idées  et  des  sentimens  d'un  peuple  étranger, 
lointain,  ou  dont  nous  ne  pouvons  pas  aisément  lire  les  jour- 
naux, un  secours  qu'il  ne  faut  point  dédaigner. 

Ensuite,  elle  exprime  très  vraisemblablement,  de  ce  peuple, 
le  sentiment  moyen  et  universel.  Le  trait  caricatural   est  un 


484  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

signe  ou  un  «  sigle.  »  Pour  qu'il  soit  employé,  il  faut  qu'il  soit 
compris.  La  «  légende  »  môme  est  trop  courte  et  trop  resserrée 
pour  évoquer  ce  qui  ne  serait  pas,  déjà,  dans  l'esprit  du  lec- 
teur. La  preuve  en  est  que  beaucoup  de  «  légendes  »  de 
M.  Forain,  quoique  bien  modernes,  sont  déjà  inintelligibles 
pour  ceux  qui  n'ont  pas  assisté  aux  faits  qu'elles  résument  ou 
qui,  y  ayant  assisté,  les  ont  oubliés. Quel  homme  d'État  désignait 
chez  nous  un  7  gigantesque  auquel  on  le  figurait  pendu?  Quel 
autre,  une  ceinture  dorée  ou  trente-six  bêtes?  Que  voulait  dire 
ce  morceau  de  lard,  accroché  au  chapeau  d'un  prince?  Autant 
de  signes  qui  seraient,  dès  maintenant,  pour  beaucoup  d'entre 
nous,  lettres  mortes.  Aujourd'hui  même,  quelle  nation  désigne 
le  Dindon  chez  les  Anglais,  quel  parti  l'Éléphant  chez  les  Amé- 
ricains? Lorsque  le  kangourou  bondit  dans  une  image  politique, 
anglo-saxonne,  quelle  idée  et  quel  pays  traine-t-il  à  sa  suite?  Le 
tigre,  à  New- York,  a  une  signification  complètement  inconnue 
de  ce  côté  de  l'eau.  C'est  tout  un  langage  presque  hiérogly- 
phique à  déchiffrer  pour  nous  et  cependant  très  clair  pour  le 
premier  gamin  qui  passe  dans  le  Strand  ou  Broadway. 

Il  y  a  donc  conformité  entre  la  caricature  d'un  homme  ou 
d'une  chose  et  l'idée  que  la  foule  se  fait  de  cet  homme  ou  de 
cette  chose,  du  moins  lorsque  cette  caricature  circule,  se  répète, 
entre  dans  les  habitudes  et  les  moyens  d'expression  du  public. 
Lorsqu'il  s'agit  d'un  simple  accessoire  signalétique,  cela  n'a  pas 
grande  importance;  mais  s'il  s'agit  d'un  trait  moral  ou  physio- 
logique, ce  peut  être  très  révélateur.  Du  temps  de  Gillray,  c'est- 
à-dire  sous  la  Révolution  et  l'Empire,  la  silhouette  d'un  homme 
maigre,  efflanqué,  mal  rasé,  sordidement  vêtu  de  loques,  dévo- 
rant des  grenouilles  ou  jetant  sur  un  roastbeef  anglais  des 
regards  d'envie,  désignait,  sans  plus  de  gloses,  un  Français. 
Gela  ne  prouve  pas  que  les  Français,  à  cette  époque,  fussent 
hâves  et  mourans  de  faim;  mais  cela  prouve  que  les  Anglais 
les  croyaient  tels.  II  en  va  tout  autrement  d'un  livre,  un  dis- 
cours, même  un  article  de  journal,  qui  est  un  développement 
d'idées  et  peut  ainsi  exprimer  une  thèse  tout  individuelle, 
quitte  à  la  développer,  à  la  commenter  et  à  la  défendre,  si  elle 
ne  répond  pas,  tout  de  suite,  au  sentiment  moyen  du  lecteur. 
La  caricature  y  répond,  de  toute  nécessité.  S'en  servant  en 
dehors  et  en  dépit  de  l'assentiment  public,  le  dessinateur 
ferait  comme  un  écrivain  qui  emploierait  de  nouveaux  signes 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.; 

à  la  place  des  lettres  accoutumées  :  il  ne  serait  pas  compris.) 
Puisqu'il  l'est  dans  son  pays,  tâchons,  nous  aussi,  de  le 
comprendre  et,  par  là,  de  comprendre  mieux  le  sentiment 
populaire  dont  il  est  l'expression.  Même  exagérée,  même  fugi- 
tive, elle  a  son  prix,  parce  que  ce  sentiment  a  sa  force.  Elle 
change  comme  il  change,  se  fixe  s'il  se  fixe,  tourne  à  tous  les 
vents.  Il  y  a  peu  d'années  encore,  ce  que  la  caricature,  en  Alle- 
magne, raillait  le  plus,  c'était  le  militarisme  prussien.  C'est  le 
pacifisme  qu'elle  raille  aujourd'hui.  C'est  donc  une  girouette. 
Mais  il  est  bon  de  consulter  les  girouettes,  —  en  temps  d'orage 
surtout.  Ne  dédaignons  pas  ces  légères  annonciatrices,  si  gro- 
tesques parfois  que  soient  leurs  formes  découpées  sur  le  ciel., 
Regardons  les  inflexions  qu'elles  prennent  sur  nos  toits,  sur  les 
toits  de  nos  amis,  sur  les  toits  de  nos  adversaires.  Elles  nous 
indiqueront  les  grands  souffles  qui  passent,  en  ce  moment, 
sur  l'Humanité. 

I.   —   CHEZ   LES    ALLIÉS 

La  guerre,  qui  a  surpris  nos  politiques,  nos  sociologues  et 
nos  financiers,  a  surpris  également  nos  caricaturistes.  Leur 
ironie  n'était  pas  prête.  Elle  a,  d'abord,  été  étouffée  par  l'in- 
dignation :  l'indignation  devant  la  mauvaise  foi  évidente  des 
prétextes  de  guerre,  la  violation  de  la  parole  donnée,  les 
cruautés  inouïes  de  la  première  heure.  Et  l'indignation,  dans 
son  premier  spasme,  n'a  pas  d'esprit.  Puis,  l'événement  nous 
prenait  au  dépourvu,  non  pas  d'esprit  critique,  —  c'est  une 
vertu  qui  ne  manque  guère  en  France,  —  mais  de  notions 
nécessaires  pour  l'entretenir.  Nous  n'étions  pourvus  d'armes 
que  contre  nous-mêmes.  Des  anecdotes  désobligeantes  sur  nos 
hommes  d'Etat,  sur  leur  passé,  sur  leurs  familles,  nous  en  possé- 
dions à  revendre,  et  aussi  des  portraits  si  peu  flattés  que  leurs 
moindres  défauts,  physiques  ou  moraux,  en  faisaient  de  purs 
grotesques.  Mais,  de  traits  contre  l'Ennemi,  qui,  secrètement, 
minutieusement  et  de  longue  main,  venait  de  perpétrer  les 
moyens  de  nous  assassiner,  nous  n'en  possédions  pas.  A  part 
le  Kaiser,  —  que  la  satire,  chez  nous,  a  respecté  infiniment 
plus  qu'elle  n'a  fait  nos  propres  hommes  d'Etat,  —  et  depuis 
quelque  temps,  le  Kronprinz,  les  figures  d'outre-Rhin  nous 
étaient  totalement  inconnues.  Ce  fut  une  révélation  que  celles 


486  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

de  M.  de  Bethmann-Hollweg,  de  Bernhardi,  de  von  der  Goltz, 
de  Tirpitz,  de  M.  Helfferich,  de  llindenbourg,  du  comte  Zep- 
pelin, de  von  Kluck.  Ainsi,  les  actes,  —  des  actes  formidables, 
—  précédèrent  les  visages,  et  l'Histoire  universelle  fut  faite  par 
des  gens  dont  nous  ignorions  l'histoire  individuelle,  les  antécé- 
dens,  les  mœurs,  les  ridicules,  les  manies;  —  bref,  tout  ce  qui 
peut  prêter  à  l'ironie  et  à  la  caricature.  «  On  entendait  le  pas 
du  cheval,  mais  sans  voir  le  cavalier.  »  Dans  ces  conjonctures, 
l'ironie   ne  sait  trop  où  se  prendre.  Il   n'est  pas  nécessaire  de 
connaître  un  homme  pour  lui  tirer  dessus,  mais  c'est  indispen- 
sable pour  le  caricaturer,  pour  montrer  ses  défauts,  ou  seule- 
ment ses  caractéristiques.  De  là,  sans  doute,  le  peu  de  satires 
mémorables  que  la  guerre  inspira,  chez  nous,  contre  l'Ennemi. 
Une  autre  raison,  tout  à  l'honneur  de  nos  humoristes,   est 
que  beaucoup  d'entre  eux  étaient  aux  armées.  La  plupart  des 
journaux  satiriques  ont  dû  cesser  brusquement  leur  publica- 
tion. Le  Français,  dont  c'est  le  métier  d'être  spirituel,  devint 
subitement  grave  et  résolu.  Les  «   mots,   »  s'il  en  fit,   furent 
entendus  seulement  de  quelques  camarades,  bons  juges  de  leur 
à-propos  héroïque,  et  plus  d'un  les  signa  de  son  sang.  Lorsque,  la 
guerre  se  prolongeant,  plusieurs  purent  reprendre  leur  crayon 
et  les  journaux  satiriques  leur  publication,  il  semble  que  le 
désir  de  se  détendre,  de  distraire,  un  instant,  les  yeux  et  l'esprit 
des  horreurs  du  massacre,  de  l'ambulance  et  des  mutilations, 
l'ait  emporté  sur  le  goût  de  stigmatiser  l'envahisseur. 

La  matière  n'était  pas,  non  plus,  excellente.  La  raillerie  n'a 
de  prise  que  sur  la  faiblesse  ou  ce  qui  est  faible  dans  la  force, 
jamais  sur  la  force  même.  L'odieux  est  un  bloc  où  l'ironie  ne 
peut  mordre.  Ce  qui  prête,  parfois,  à  l'erreur  sur  ce  point,  c'est 
qu'on  confond  le  motif  déterminant  de  l'attaque  avec  cette 
attaque  même  et  ses  moyens.  Il  est  vrai  que  souvent  des  hommes 
d'esprit  ont  été  déterminés  à  user  de  leur  arme  par  l'indigna- 
tion que  leur  a  causée  l'excès  de  la  force.  Mais  ils  ont  senti 
leur  arme  s'émousser  sur  du  granit,  et  l'on  ne  saurait  citer  un 
bon  trait  qui  ait  porté.  Si,  parfois,  ils  ont  réussi  à  pousser  leur 
pointe  ironique,  c'est  que  le  granit  avait  un  défaut,  quelque  fis- 
sure :  par  exemple,  l'hypocrisie,  —  c'est-à-dire  une  faiblesse, 
ou  l'infatuation,  —  c'est-à-dire  une  autre  faiblesse.  Et  comme, 
souvent,  en  effet,  le  criminel  a  de  ces  faiblesses,  qu'il  se  masque 
d'hypocrisie  ou  se  drape  d'infatuation,  il  est  vulnérable  et  l'esprit 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  487 

fait   son  œuvre.  Mais  la  brutalité  triomphante  ne  l'est  point. 

En  fait,  nos  maîtres  de  la  caricature  ont  produit  des  planches 
excellentes  sur  la  guerre;  mais,  si  l'on  y  prend  garde,  les  meil- 
leures ne  sont  pas  sur  les  Allemands  :  elles  sont  sur  nous- 
mêmes.  La  plus  célèbre  de  toutes  :  Pourvu  quils  tiennent!  — 
Qui  ça?  —  Les  Civils,  figurée  par  deux  «  poilus  »  exposés  aux 
balles,  au  froid,  à  la  faim  dans  les  tranchées,  n'est  point  des- 
tinée à  ridiculiser  l'Ennemi,  mais  à  réconforter  ceux  qui  ne 
risquent  rien,  ceux  de  l'arrière,  par  la  vue  de  ceux  qui,  sans  se 
plaindre,  risquent  tout.  Et  jamais,  aux  heures  les  plus  bril- 
lantes du  Doux  Pays,  M.  Forain  n'a  été  mieux  inspiré. 

Au  même  ordre  d'idées  appartiennent  une  foule  de  dessins 
comme  celui  de  M.  Roubille.  «  Je  vous  l'achète,  votre  casque  !  » 
dit  un  monsieur  quelconque,  orné  d'un  brassard  où  on  lit 
Service-Publicité ',  en  s'adressant  à  un  blessé,  décoré  de  la 
médaille  militaire.  Celui-ci  a  rapporté  un  casque  à  pointe  et  le 
montre  à  un  groupe  de  passans  dans  la  rue.  «  Il  n'est  pas  à 
vendre,  répond  le  «  poilu,  »  mais  je  puis  vous  donner  l'adresse 
du  magasin.  »  Et  aussi,  cette  page  excellente  de  M.  Ricardo 
Florès.  Ce  sont  encore  les  poilus  de  M.  Forain.  Un  an  a  passé  : 
ils  sont  toujours  dans  la  tranchée,  au  froid,  emmitouflés,  le 
nouveau  casque  posé  sur  leur  passe-montagne,  et  lisant  le 
journal.  «  Ils  ne  crieraient  pas  si  fort  s'ils  étaient  ici  !  » 
remarque  l'un  d'eux  en  fumant  sa  pipe.  Voilà  de  quoi  défrayer 
bien  des  mémoires  à  de  savantes  académies,  si,  un  jour,  les 
archéologues  s'emparent  de  ce  texte  obscur.  Il  y  aura  bien  des 
discussions  pour  savoir  lequel  des  corps  d'armée  allemands, 
bulgares,  turcs,  avait  coutume,  -au  xxe  siècle,  de  pousser  des 
cris  effroyables  pour  épouvanter  l'adversaire.  Mais  nous,  nous 
savons  qu'il  ne  s'agit  pas  des  Prussiens... 

Si  les  civils,  chez  nous,  en  ont  pris  pour  leur  grade,  les 
soldats  ont  été  abondamment  célébrés  par  les  humoristes., 
L'heure  de  la  justice  a  sonné  pour  eux,  en  même  temps  que 
l'heure  du  sacrifice.  Et  l'éloge  décerné  par  un  railleur  de  pro- 
fession a  une  saveur  que  les  autres  n'ont  pas.  Il  semble  arraché, 
par  l'évidence  du  mérite,  à  l'esprit  critique  défaillant  sous 
l'émotion,  mais  demeurant  l'esprit  tout  de  même.  En  réalité, 
ceux  qui  savent  le  mieux  couper  sont  aussi  ceux  qui  savent  le 
mieux  coudre,  qu'il  s'agisse  de  réputations  ou  de  dynasties,  ou 
de  lauriers.  «  Merci,  père  La  Victoire  1  »  s'écrie  une  cantinière 


488  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

de  M.  Willette,  en  se  jetant  au  cou  du  général  Joffre.  C'est  que 
le  vieil  homme  de  guerre  lui  apporte  une  statuette  dorée,  au 
soir  d'une  journée  d'orage.  Et  cette  statuette  est  celle  de  la  Vic- 
toire avec  les  ailes,  et  elle  semble  être  sortie  des  Volutes  de 
fumée  d'un  75,  et  la  cantinière  a  le  bonnet  de  la  République,  et 
l'arc-en-ciel  est  aux  couleurs  de  la  France... 

Le  symboliste  ému  qu'a  toujours  été  M.  Willette,  du  temps 
où  il  conduisait  la  farandole  de  ses  pierrots  sous  les  moulins  et 
la  lune  de  Montmartre,  a  trouvé  encore  une  très  belle  image 
pour  figurer  ce  que  la  France  doit  à  son  armée.  Elle  parut  en 
1914  et  elle  s'appelait  Les  Semailles.  Dans  un  vaste  champ  d'au- 
tomne, un  paysan  demi-soldat  pousse  la  charrue,  tandis  que  la 
femme,  tenant  un  poupon,  d'un  bras,  guide  de  l'autre  les  bœufs 
lourds,  attentifs  à  suivre  la  gaule,  Du  haut  du  ciel,  un  aigle 
immense,  aux  ailes  écartelées,  va  fondre  sur  l'attelage,  et  son 
ombre  déchiquetée  blasonne  déjà  la  morne  plaine.  C'est  une 
aigle  héraldique  :  sa  tête  est  coiffée  de  la  couronne  impériale, 
elle  tient  dans  une  de  ses  serres  non  pas  un  globe,  mais  une 
bombe;  dans  l'autre,  non  pas  un  sceptre,  mais  un  poignard. 
Mais  elle  ne  fera  pas  de  mal.  Un  guerrier  antique,  coiffé  du 
bonnet  phrygien,  un  géant,  couvert  de  son  bouclier,  le  glaive 
en  main,  veille  sur  l'humble  attelage...  Et  le  sillon  com- 
mencé s'achève. 

Toutefois,  nos  humoristes  ne  se  sont  pas  occupés  que  de 
nous-mêmes.  Ils  se  sont  aussi,  un  peu,  occupés  de  l'ennemi.  Ils 
ont  vite  découvert  son  point  faible.  Le  point  faible  du  Teuton, 
c'est  sa  prétention  à  l'humanité,  à  la  propreté  morale,  à  la 
«  culture.  »  S'il  ne  l'avait  pas,  la  raillerie  ne  saurait  où  le 
mordre,  mais  il  l'a,  et  très  forte.  Aussi,  tout  ce  qui  marquera 
le  désaccord  énorme  entre  cette  prétention  et  ses  actes  portera. 
C'est  la  vertu  de  cet  admirable  dessin  de  M.  Forain,  digne 
d'être  retenu  par  l'histoire,  gravé  sur  l'Arc  d'Infamie  par  où 
passeront,  éternellement,  les  ombres  des  assassins  de  Miss 
Cavell.  Une  voiture  d'ambulance  est  embourbée,  sur  le  champ 
de  bataille,  par  une  journée  grise  d'hiver,  et  le  conducteur 
s'efforce  de  la  redresser.  Le  vent  fait  flotter  sa  Croix-Rouge  sur 
fond  blanc,  au-dessus  de  la  plaine  nue  et  morne.  «  Cache  donc 
ton  drapeau  I  Tu  vas  te  faire  tuer  I  »  crie  une  sentinelle,  qui 
connaît  les  mœurs  de  l'ennemi.  Raillerie  des  prétentions  alle- 
mandes à  la  civilisation,  raillerie  aussi,  peut-être,  de  cette  naïveté 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  489 

d'un  ambulancier,  qui  croit  encore  aux  conventions  de  Genève, 
le  mot  de  M.  Forain  vise  deux  faiblesses,  et,  par  là,  il  porte. 

Une  autre  faiblesse  de  l'Allemand,  ce  fut  sa  prétention  à 
une  victoire  foudroyante  et  à  la  rapide  conquête  de  Paris.  S'il 
ne  l'avait  pas  affiche'e,  ses  succès  dans  le  premier  mois  de  la 
guerre  eussent  été  suffisans  pour  que  la  raillerie  ne  sût  où  se 
prendre.  Mais  son  infatuation  fut  plus  grande  que  ses  succès.: 
On  se  souvient  du  diner  que  l'Empereur  devait  offrir,  à  ses 
intimes,  dans  un  restaurant  célèbre,  d'avance  choisi,  à  Paris. 
La  Vie  parisienne  s'en  est  souvenue,  elle  aussi.  Elle  a  représenté 
une  luxueuse  salle  à  manger  vide  :  la  table  mise,  la  nappe  au 
chiffre  impérial,  les  serviettes  en  bonnets  d'évêque,  le  surtout 
en  biscuit  de  Sèvres,  les  bouteilles  de  Champagne  et  les  coupes, 
tout  annonce  qu'on  attend  d'illustres  hôtes.  Mais  ils  ne  viennent 
point...  et,  à  leur  place,  des  rats  grignotent  le  linge  et  des 
araignées  tendent  leurs  fils  entre  les  chaises  et  le  surtout.  — 
«  Sire,  voire  potage  refroidit...  »  Jamais  plus  petit  signe  ne 
résuma  plus  grandes  choses. 

Enfin,  c'est  une  infatuation  que  de  s'imaginer  terroriser  Paris 
avec  des  Taubes  et  des  Zeppelins.  M.  Albert  Guillaume  l'a  bien 
fait  voir  dans  le  Bystander.  C'est  une  délicieuse  scène  de  genre, 
surprise  dans  quelque  jardin  de  Paris,  au  Luxembourg,  par 
exemple,  a  l'heure  de  la  promenade.  Tout  le  monde  a  le  nez  en 
l'air  pour  regarder  ce  qui  se  passe  dans  le  ciel.  Une  joie  sans 
mélange  règne  autour  de  ces  nez  levés  par  la  curiosité  :  nez  de 
l'étudiant  de  trentième  année,  le  doigt  pointé  en  l'air,  nez  de 
l'élégante  à  face-à-main  et  de  son  compagnon  assis,  jambes 
pendantes,  sur  la  balustrade,  nez  du  monsieur  à  la  jumelle, 
nez  du  petit  garçon  arc-bouté  sur  son  cerceau,  nez  du  petit 
chien  intrigué  de  ce  qui  se  passe.  C'est  une  scène  de  paix  pro- 
fonde, une  des  rares  minutes  où  l'humanité  oublie  toutes  ses 
misères  pour  s'attacher  à  une  vision  enchanteresse.  C'est 
Y  Heure  du  Taubc... 

Le  Punch  a  traité,  à  peu  près,  le  même  problème  psycholo- 
gique, et  la  solution  qu'il  en  a  donnée  marque  une  nuance  du 
caractère  anglais.  Le  Zeppelin  a  passé  ;  il  a  jeté  sa  bombe  sur  le 
village  et,  entre  autres  désastres,  a  mis  en  miettes  la  maison  de 
l'épicier.  Ce  n'est  plus  qu'un  risible  et  lamentable  amas  de 
décombres.  Mais  l'épicier,  un  vieil  hommes  à  lunettes,  n'est  pas 
mort.  Il  prend  donc  un  crayon  et  sur  le  dernier  pan  de  mur 


490  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

branlant  il  écrit  avec  application  :  «  Le  magasin  est  ouvert, 
comme  d'habitude,  l'après-midi...  » 

C'est  que  les  Anglais  et  les  Français,  si  diflerens  en  tout  et 
en  bien  des  choses  si  contradictoires,  se  ressemblent  en  un 
point  :  le  mépris  de  la  force  brutale,  le  dédain  du  fait  accompli, 
—  dès  lors  que  ce  fait  a  blessé  leur  conscience.  Nul  peuple  au 
monde  n'est  moins  fataliste  que  ces  deux  peuples,  moins 
disposé  à  s'incliner  devant  la  conjuration  des  forces  humaines 
ou  la  conjonction  des  astres.  Nul  n'a  mieux  entendu  le  Tu,  ne 
cède  malis...  du  poète  latin.  Le  Français,  auquel  on  montre  une 
masse  prête  à  l'écraser,  s'en  moque.  L'Anglais  ne  l'aperçoit 
même  pas.  L'esprit,  seul,  qui  anime  cette  masse  les  intéresse 
tous  les  deux,  mais  ils  l'évoquent  au  tribunal  de  leur  conscience 
individuelle,  et  si  cet  esprit  leur  paraît  injuste  ou  faux,  ils  le 
méprisent,  sans  plus. 

«  Say,  old  chap,  aurais-tu  jamais  cru,  que  la  Marseillaise 
irait  si  bien  avec  le  God  save  the  king?  »  dit  un  grand  diable 
de  piper  des  Scots  guards,  orné  du  kilt  et  du  béret  national, 
en  arpentant  une  route  de  France,  pipe  à  la  bouche,  les  rubans 
de  son  béret  flottant  au  vent...  «  T'épate  pas,  mon  vieux,  » 
répond  le  tambour  Bara  qui  file  à  ses  côtés,  sabots  aux  pieds  et 
une  rose  à  la  bouche,  en  allongeant  ses  petites  jambes  pour 
rejoindre  l'énorme  compas  de  YEnglish.  «  T'épate  pas,  t'en 
verras  bien  d'autres.  »  On  dirait,  à  voir  ce  dessin  de  M.  Louis 
Vallet,  qu'on  aperçoit  l'humoriste  français  et  l'humoriste 
anglais,  si  diflerens  qu'ils  soient  l'un  de  l'autre,  cheminant  du 
même  pas. 

Mais  la  caricature  anglaise  a  quelque  chose  de  plus  tragique. 
Où  que  ce  soit,  dans  le  vieux  Punch  ou  chez  ses  deux  filleuls  : 
le  Punch  de  Melbourne  et  le  Hindi  Punch  de  Bombay,  dans  la 
Westminster  Gazette  ou  le  Bystander,  ou  même  dans  le  Cape  Times 
ou  le  Bulletin,  de  Sydney,  sur  les  plages  les  plus  lointaines  et 
sous  les  latitudes  les  plus  diverses,  partout  où  un  homme  de  race 
anglo-saxonne  prend  la  plume  pour  tracer  un  symbole  de  la 
Germanie  et  de  la  guerre,  on  se  sent  au  pays  de  William 
Blake  et  de  Shakspeare.  C'est  un  jet  de  lumière  sur  un  char- 
nier :  il  éclaire,  il  frappe;  il  ne  scintille  pas,  ni  ne  joue. 

Or,  ce  qui  a  frappé  le  plus  l'humoriste  anglais,  dans  toute  cette 
affaire,  c'est  la  faillite  de  la  civilisation,  la  régression  de  tout  un 
peuple  vers  les  sauvageries  et  les  perfidies  animales.  La  guerre 


LÀ    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.,  491 

lui  fait  horreur,  mais  moins  la  guerre  que  la  façon  dont  on  la  fait. 
On  ne  se  sent  pas  en  présence  d'un  pacifiste  convaincu,  mais 
d'un  loyaliste.  Le  Français  caricature  le  manque  d'élégance,  le 
Hollandais  le  manque  d'humanité,  l'Anglais,  surtout  le  manque 
de  bonne  foi.  Le  business  man,  en  lui,  ne  comprendra  jamais 
qu'un  souverain  ait  pu  protester  sa  signature  au  bas  d'un  traité, 
et  le  sportif  qu'un  général  ait  triché,  pour  y  gagner,  au  jeu 
de  la  guerre.  Si  l'homme  a  fait  quelques  progrès,  depuis 
l'âge  de  pierre,  c'est  qu'il  s'est  entraîné  à  tenir  sa  parole  et  à 
lutter,  lorsque  la  lutte  est  inévitable,  avec  le  moins  de  cruauté 
possible.  S'il  l'oublie,  il  retourne  instantanément  à  la  condition 
de  l'anthropopithèque.  Les  progrès  dont  il  se  sert  n'y  font  rien. 
Il  ne  sera  pas  moins  un  gorille  parce  qu'il  connaîtra  les  pro- 
priétés de  la  nitroglycérine  ou  de  la  balistite  qu'aux  jours 
lointains  où,  pour  assommer  son  rival,  il  se  saisissait  d'un 
quartier  de  roche  ou  emmanchait  à  quelque  branche  d'arbre  un 
silex  convenablement  éclaté.  La  science,  avec  ses  engins  nou- 
veaux de  destruction,  ne  fera  que  surexciter  ses  instincts  de 
gorille,  en  leur  donnant  toute  liberté  de  s'épanouir. 

C'est  ce  qu'a  très  fortement  exprimé  Will  Dyson  dans  plu- 
sieurs de  ses  Kultur  Cartoons.  Il  a  imaginé  un  vieux  savant,  en 
pantoufles,  un  Ostwald  ou  un  Gultman,  malingre,  souffreteux, 
tout  en  cerveau,  flottant  dans  sa  redingote  et  son  châle,  qui 
confère  avec  un  anthropopithèque.  Celui-ci  a  le  front  fuyant  et 
les  bras  formidables.  Et,  à  la  lumière  du  laboratoire,  le  cerveau 
du  xxe  siècle  montre  à  la  brute  des  temps  où  les  siècles  n'étaient 
pas  encore  commencés,  une  fine  éprouvette  pleine  d'une 
substance  mystérieuse  et  lui  dit  :  «  Ensemble,  mon  cher  habi- 
tant des  Cavernes,  nous  serions  irrésistibles  I  »  Il  semble  que 
la  brute  ait  compris,  car  elle  laisse  tomber  la  hache  de  silex 
qui  lui  servait  jusque  là  et  passe  affectueusement  son  bras  sous 
le  bras  du  professeur...  Plus  loin,  nous  voyons  un  chimpanzé, 
pendu  par  une  patte  à  un  Taube  que  dirige  un  autre  singe  et 
prêt  à  laisser  tomber  les  bombes  accrochées  à  ses  trois  autres 
pattes,  sur  une  capitale  moderne  :  sur  ses  dômes,  ses  écoles, 
ses  hospices,  ses  églises,  ses  musées.  Et  les  deux  singes  sont 
coiffés  du  casque  à  pointe,  et  c'est  intitulé  :  Merveilles  de 
Science...  Que  celle-ci  ait  fait  ou  non  faillite,  dans  sa  préten- 
tion d'améliorer,  à  elle  seule,  l'humanité,  c'est  ce  qui  n'est  pas 
en  question  ici.  Mais  il  semble  bien  que  Will  Dyson  ait  trouvé, 


492  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

là,  le  symbole  qui  résume  le  monstrueux  accouplement  que 
nous  offre  l'Allemagne  :  la  science  la  plus  avance'e  unie  à  la 
plus  ancienne  barbarie. 

Cette  barbarie  est  un  des  thèmes  les  plus  ordinaires  du  cari- 
caturiste anglais.  Il  estime  qu'il  suffit  de  la  montrer  pour 
provoquer,  dans  le  corps  social,  la  réaction  nécessaire.  Le 
Punch,  de  Melbourne,  emprunte  à  Frémiet  sa  saisissante  vision 
d'un  gorille  de  l'âge  préhistorique  enlevant  une  femme,  et  sur 
le  bras  du  gorille  il  écrit  :  Allemagne,  et  sur  le  bras  de  la 
femme  il  écrit  :  Civilisation.  Edmund  Sullivan,  dans  son  album 
La  guirlande  du  Kaiser,  montre  un  soldat  allemand  embrochant 
un  enfant  au  bout  de  sa  baïonnette  et  le  Kaiser  lui-même, 
donnant  le  bras  à  sa  fiancée  la  Mort,  qui  est  en  voile  de  mariée. 
Des  cynocéphales  leur  jettent  des  roses  et  cela  s'appelle  Mariage 
de  convenance.  Des  femmes  et  des  enfans  viennent  d'être  mas- 
sacrés :  c'est  l'Arménie;  l'Allemand  et  le  Turc  tiennent  encore 
le  couteau  sanglant  à  la  main.  Un  troisième  bandit  s'approche  : 
il  porte  les  traits  de  Ferdinand  de  Cobourg  :  «  Lorsque  je 
suis  venu  en  Bulgarie,  je  me  résolus,  s'il  y  avait  des  assassi- 
nats, à  être  du  côté  des  assassins,  »  dit-il,  dans  le  Punch.  Pareil- 
lement, David  Wilson,  qui  a  fait  toute  une  suite  sur  ce  sujet, 
dans  le  Graphie,  montre  trois  personnages  :  un  Prussien,  le 
fantôme  du  Brouillard  et  la  Mort,  qui  vont  de  compagnie.  Le 
Prussien  quitte  le  continent  et  enfonce  une  de  ses  grosses 
bottes  dans  l'eau  :  il  part  pour  quelque  expédition.  Le  Brouil- 
lard le  précède,  le  couvrant  de  ses  voiles,  la  Mort  le  suit,  en  lui 
passant  discrèlement  sa  faucille.  Il  tient  à  la  main  une  bombe 
pour  les  villes  sans  défense  :  c'est  le  raid  sur  la  côte  anglaise 
qui  commence...  Au  loin,  sur  les  plaines  qu'il  vient  de  quitter, 
disparaît  la  cathédrale  de  Reims.  Et  c'est  intitulé  :  la  Réelle 
Triple- Alliance. 

La  même  horreur  de  la  barbarie  inspire  les  Alliés  dans 
l'autre  hémisphère.  Dans  le  Bulletin,  de  Sydney,  on  voit  le 
Kaiser  trônant  sur  un  amas  de  crânes  desséchés,  comme  ceux 
que  Veretschaguine  peignait  jadis,  après  la  campagne  de 
Plevna,  pour  inspirer  l'horreur  de  la  guerre.  Derrière  son 
trône,  un  squelette  géant,  armé  du  fusil  et  de  la  bombonne  aux 
gaz  asphyxians,  le  protège  de  son  corps  hideux.  Devant  lui, 
l'Épidémie,  décharnée,  couverte  de  pustules,  suivie  des  figures 
mille  et  mille  fois  grossies  des  bacilles  et  des  microbes,  s'incline 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  493 

respectueusement.  Et  la  Maladie  dit  à  l'Empereur  :  «  Salut, 
maître!  J'en  ai  tué  des  dizaines,  mais  vous  en  avez  tué  des  mil- 
liers! »  Enfin,  le  Punch  de  Melbourne  montre  une  longue  théorie 
de  femmes  en  deuil,  pleurant  et  priant,  que  leurs  enfans,  pen- 
dus à  leurs  voiles  noirs,  tâchent  de  consoler,  et  il  intitule  cela  : 
«  Veuves  et  orphelins  Made  in  Germany.  » 

Voilà  qui  est  net.   Mais  si  l'horreur  presque  physique   des 
cruautés  germaniques  a  inspiré  les  symboles  anglo-saxons,  on 
sent  pourtant  que  le  coup  brutal,  tout  seul,  n'eût  pas  soulevé  la 
conscience  britannique,  comme  la  déloyauté  du  prétexte  d'abord 
et  ensuite  l'hypocrisie    du  but  :    c'est-à-dire  le    péché   contre 
l'Esprit.  L'assassinat  de  miss  Gavell  a  moins  blessé  l'âme  anglaise 
que  le  mot  «  ce  chiffon  de  papier.  »  Des  villes  entières  brûlées 
lui  ont  paru  un  spectacle   moins  monstrueux  que   le  Gott  mit 
uns.  Dans  le  Graphie,  Edmund  Sullivan  figure  continuellement 
le  Kaiser  agitant    le   papier    où    la    signature   de  l'Allemagne 
garantit    la  neutralité   de    la   Belgique   et   y    mettant  le   feu  : 
le  papier  flambe  et  met  le  feu,  à  son  tour,  à  une  corbeille   de 
papiers  pleine  d'autres  traités  qui  incendient  la  mappemonde 
entière,   —  et  le  Kaiser  et  le  kronprinz  s'en  vont,  d'un   pied 
lé°-er,  en  fumant  leur    pipe    allumée   à    l'incendie    universel. 
Ou    bien,    encore,    l'Homme  au    casque    pointu  patauge  dans 
le  sang  de  la  Belgique,  en  agitant  toujours  le  traité  en  flammes, 
comme  une  torche...  David  Wilson   le  montre  en  «  Empereur 
de  la  Paix,    »  des   ailes    blanches  attachées  à  ses  épaules,   des 
lys    blancs  sortant   de  son  fusil  :  seulement,  la  colombe  qu'il 
tient  au  bout  du  doigt,  comme  le  fauconnier  son  gerfaut,  prend 
insensiblement  des  airs  de  Taube,  et  de  son  bec  dégoutte  du 
sang,  —  tandis  qu'à  l'horizon  des  villes   brûlent  sous    le  ciel 
noir.   Le   même  artiste  évoque,  auprès   du   Kaiser    habillé   en 
amiral,  l'ombre  de   son  modèle  :   l'écumeur  de  mer  du  temps 
de  la  reine  Elisabeth.  Et  ce  bandit,  qui  porte  encore  le  serre- 
tête,   les  larges   boucles   d'oreilles,  le  pistolet  du    partisan,  se 
croise  les  bras  avec  indignation,  —  car,  au  loin,  une  colonne 
d'eau  fuse  sous  le  chapelet  de  lumières  qui  annonce  un  paquebot 
dans  la  nuit  :  une  torpille  vient  d'éclater,  —  et  il  dit  :   «  On 
l'appelle   un   pirate  1    On   oublie   que  les  pirates,   eux-mêmes, 
jouaient  selon  les  règles  du  jeu  !  » 

Et  à  cela  pas  d'excuse!  Le  jeu  a  des  règles,  la  civilisation 
a  des  lois   :  il  se  peut  qu'elles  soient  conventionnelles,  mais 


494 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sans  elles  il  n'y  a  pas  de  match,  pas  de  cricket  possible,  ni  de 
vie  en   commun   dans  l'humanité.   «   Laissez-moi  vous  expli- 
quer...  »  dit  le  Germain   au   moine  qui   écrit  l'histoire  de   la 
Belgique  sur  le  grand  livre  des  siècles,  en  vue  des  villes  détruites 
et  des  populations  massacrées.  —  «  Je  n'écris  pas  les  explica- 
tions,  mais    les    faits,    »   répond    l'Histoire.    Les    explications 
seraient,   d'ailleurs,   pitoyables.    Car   si    l'on    peut   violer  une 
convention,   sous  prétexte   que  les    circonstances    ont    changé 
depuis  qu'on  l'a  signée,  quel  est  non  pas  seulement  le  traité, 
mais  le  contrat,  l'acte  de  vente,  la  promesse  la  plus  banale  et  la 
plus  ordinaire  qu'on  ne  puisse,  du  matin   au  soir,  répudier  à 
plaisir?  Et  si  c'est  une  guerre  «  préventive,  »  que   celle  qu'on 
déchaîne  contre  le  monde  entier,  quand  le  monde  entier  incline 
au  désarmement,  est-il  possible  d'imaginer  une  seule  agression 
que  ce  sophisme  ne  justifie  ?  Caïn  a  tué  Abel,  préventivement  : 
qui  sait  si  Abel  n'aurait  pu  inventer  quelque  arme  perfectionnée, 
un   nouveau  «   silex  éclaté  »  qui    lui   aurait  procuré   quelque 
avantage?    Le    loup    a    tué    l'agneau    «    préventivement    :     » 
l'agneau,  sous  couleur  de  se  désaltérer,  avait  «  repéré  »la  place 
du  loup,  près  de  1'  «  onde  pure,  »  et  allait,  peut-être  bien,  pré- 
venir les  chiens  du  troupeau...  Il  faut  se  méfier  d'un  agneau 
qui  se  désaltère...  Enfin,  si  l'on  appelle  «  philanthropie  »  et 
«  humanité  »  le  massacre  d'une  population  entière  pour  abréger 
la  guerre   et  limiter  ses  horreurs,    qu'est-ce   qu'on  appellera, 
dans  la  langue  de  Bernhardi,  «  barbarie  »et  «  cruauté?  »  Mieux 
vaut,  pour  l'honneur  de  la  raison   humaine,  avouer  qu'on  a 
frappé  parce  qu'on  était  le  plus  fort  et  qu'on  a  violé  les  règles 
du  jeu  parce  qu'on  a  pensé  que  nul  ne  serait  là,  pour  les  faire 
respecter.  Ainsi,  on  n'ajoutera  pas  un  crime  contre  l'Esprit  au 
crime  contre  l'humanité.  Car  le  crime  contre  l'Esprit  ne  sera 
jamais  pardonné.  C'est  ce  que  signifie  une  très  belle  planche  de 
Will  Dyson,  dans  ses  Kultur  Cartoons,  intitulée  :  «  La  Voix  du 
ciel.  »  Sous  un   haut  portique  de   Ninive  ou    de  Thèbes,  un 
Kaiser,  casqué,  se  courbe,  se  cache,  se  sauve  ébloui  :  c'est  qu'à 
travers  le  portique,  apparaît  un  soleil  aveuglant.  Et  ce  soleil 
grandit,  s'approche,  éclate,  entouré  de  millions    d'anges,   les 
anges  à  peine   perceptibles,    dans    la   lumière   qu'on  voit  au 
Paradis  de  Gustave  Doré  :  —  et  de  toutes  ces  splendeurs,  une 
voix,  la  voix  du  Ciel,  répond  au  paradoxe  de  l'avorton  chétif  : 
«  Notre  loi  ne  connaît  pas  de  nécessité..  » 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  495 

L'invoquer,  au   même  instant  qu'on  transgresse  sa  loi,  est 
une  hypocrisie    intolérable.  Ce   sentiment,  que   nous   verrons 
admirablement   exprimé    chez    les    Neutres,    notamment    par 
Raemaekers,  anime  constamment  l'artiste  anglais  ou  australien. 
Le  Bulletin,  de   Sydney,  montre  la   horde   allemande  passant 
devant  un  crucifix,  piétinant  des  cadavres  de  femmes,  portant 
des   corps  d'enfans  embrochés  à  ses   baïonnettes,   brandissant 
des  bouteilles  de  Champagne,  jetant  devant  eux  des  gaz  empoi- 
sonnés :  «  En  avant,  soldats  chrétiens!  »  dit  la  légende.  Et,  une 
autre  fois,  c'est  le  Christ  qui  paraît,  au  milieu  d'eux,  portant 
sa  croix,  sous  les  doubles  étendards  de  l'aigle  allemande  et  du 
croissant,  conduit  pour  la  seconde  fois  au  Calvaire.  «  Jérusalem, 
Samarie  et  le  mont   des  Oliviers  sont  transformés  en  champs 
d'exercice  pour  les  soldats  turcs  sous  la  direction  des  Allemands 
et,  au  Golgotha,  des  cibles  ont  été  dressées  pour  apprendre  aux 
Turcs    à    tirer   sur    les  chrétiens.    »  C'est  pourtant    dans  une 
église  que  David  Wilson  représente  toutes  les  fortes  têtes  de  la 
Germanie,  réunies,  en  foule  compacte,  chantant  pieusement  et 
comme  une  chose  agréable   à  Dieu  Y  hymne  de  haine,  le  Gott 
strafe  England,  qui  a  remplacé,  pour  les  théologiens  de  là-bas, 
pour  les  Deissmannet  les  Dryander,  le  Pa.rin  terris  des  anges  de 
Bethléem.   Enfin,  une  image  du  Cape  Times  résume  le  crime, 
tous  les  crimes,  dans  une  vision  saisissante,  —  saisissante,  au 
moins,  pour  les  peuples  anglo-saxons,  à    qui  la   Chanson  du 
vieux  marin,  de  Coleridge,  est  familière.  Le  pont  d'un  navire, 
sous  le  ciel  noir;  un  albatros  y  gît,  transpercé  d'une  flèche;  un 
marin,  armé  d'une  arbalète,  le  regarde,  épouvanté  de  ce  qu'il  a 
fait...  «  Et  il  a  fait  une  chose  infernale.  Et  cela  leur  portera 
malheur!  »  Et  l'albatros  est  la  Paix  de  l'Europe,  et  la  flèche  est 
la  Guerre  et  le  marin  est  Guillaume  II. 

D'où  viendra  le  châtiment?  —  «  Du  Peuple,  »  répond 
Bernard  Partridge,  dans  le  Punch.  C'est  la  vieille  idée  anglaise, 
qui  est  aussi  bien  française  ou  latine  :  en  appeler  du  chef 
coupable  au  Peuple  qui,  nécessairement,  est  abusé  et  trahi.  «  Si 
le  Peuple  savait!  »  dit-on  aujourd'hui,  dans  les  pays  démocra- 
tiques, comme  on  disait  jadis  :  «  Si  le  Roi  savait!  »  car  l'on  ne 
doute  pas  que,  sachant,  il  ne  punisse  les  coupables.  L'huma- 
nité n'a  fait  que  changer  de  rêve...  Le  Kaiser  est  dans  son 
cabinet,  penché  sur  ses  cartes  de  guerre  ;  il  a  entendu  un  léger 
bruit,  il  s'est  redressé  et  regarde  :  une  sombre  figure  de  femme 


^96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est   là,   derrière    le    rideau,    en    haillons,    coiffée    du    bonnet 
phrygien  ;  elle  tient  une  torche,  la  main  basse,  et  sur  la  fumée 
remontante   de    cette   torche    on  lit   :   Révolution.  Ou  bien   le 
Kaiser,  toujours  assis  devant  ses  atlas,  levait  son  verre  pour 
boire  :  «  Au  jour...  »  mais  avant  qu'il  ait  pu  achever  son  toast, 
une  main,  la  main  d'un  spectre  horrible,  l'a  saisi  au  poignet 
et  lui  montrant  un  gibet  prêt,  avec  le  bout  de  la  corde  qui  s'y 
balance,  le  spectre  termine  ainsi  le  voeu  :  «...  du  Jugement!  » 
Même  sort  attend  Ferdinand  de  Cobourg,   toujours  d'après  le 
Punch.  Il  s'avance,  à  pas  prudens,  le  long  d'une  ruelle,  le  cou- 
teau à  la  main,  pour  entrer  dans  la  rue  de  la  Serbie  et  y  faire 
son  mauvais  coup,  mais  il  est  inquiet,  car  dans  l'ombre  d'une 
voûte,  sur  ses  traces,  se  glisse  un  homme  armé  d'un  couteau 
semblable,  et  sur  le  manteau  de  cet  homme  qu'il  ne  voit  pas, 
nous  lisons  ce  mot  :  Révolution.  En  attendant  que  son  propre 
peuple  désavoue  l'agresseur,  la  voix  des  Peuples  le  condamne, 
sur  tout  le  globe,  et  le  Bulletin,  de  Sydney,  montre  le  Teuton, 
revenu  à  l'âge  de  bronze,  nu,    hagard,  qui  fuit,  sa  lance  homi- 
cide   à  la   main,    lapidé  par  une   foule   furieuse    :  c'est  une  - 
vision  comme  celles  que  nous  donnait  jadis  M.  Gormon.  Voilà 
Yhmaëldes  Nations,  dit  le  journal  australien,  et  il  ajoute  :  «  Et 
ce  sera  un  homme  sauvage  et  il  sera  l'ennemi  de  tout  homme 
et   tout  homme  sera  son  ennemi.  » 

Tel  est  le  ton  général  de  la  caricature  anglaise.  Mais  elle 
ne  se  tient  pas  toujours  à  cette  hauteur  biblique.  Elle  ne 
s'indigne  pas  toujours  contre  la  force  ;  elle  raille  aussi  la  fai- 
blesse :  faiblesse  militaire,  faiblesse  diplomatique.  Que  les 
légions  du  Kaiser  n'aient  pas  pu  triompher  de  la  «  misérable 
petite  armée  du  général  French,  »  et  que  cette  armée  soit 
devenue  la  grande  armée  de  Kitchener,  c'est  un  échec  à  com- 
mémorer. Et  l'on  a  vu  l'Empereur  et  son  fils  observant,  à  la 
lorgnette,  le  lion  britannique,  qui  leur  parait  gros  comme  un 
rat,  —  mais  ils  avaient  regardé  par  le  mauvais  bout  de  la 
lorgnette  et  le  lion  bondit  sur  eux,  formidable.  Ils  avaient 
cru  pouvoir  aller  à  Calais  :  ils  n'y  sont  jamais  parvenus.  Et 
l'on  voit,  dans  le  Punch,  le  Kaiser  en  grand  costume  de  général 
et  gants  blancs  qui  chante,  au  milieu  de  son  état-major,  un 
vieux  refrain  de  music-hall,  qu'il  a  ainsi  rajeuni  :  «  Y  a-t-il 
quelqu'un  qui  aurait  vu  Calais?  »  Et  tous  les  autres  généraux, 
appuyés  sur  leurs  sabres,  l'air  dolent  et  désespéré,  reprennent 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  497 

en  chœur  :  «  Y  a-t-il  quelqu'un  qui  aurait  vu  Calais?  »  L'Impé- 
rial Comique  (c'est  le  nom  irrévérencieux  que  le  Punch  lui 
donne)  se  de'clommage  avec  l'empereur  François-Joseph. 
«  Gomme  nos  armes  font  de  bonne  besogne!  »  lui  dit  le  vieil- 
lard, un  peu  titubant,  et  l'autre,  redressant  furieusement  les 
pointes  de  ses  moustaches  :  «  En  effet  I  A  propos,  j'apprends 
que  vous  êtes  en  guerre  avec  l'Italie.  Avez-vous  des  nouvelles 
de  ce  front?  »  De  même,  le  parti  qu'a  pris  jusqu'ici  la  flotte 
allemande  de  ne  point  affronter  la  haute  mer  réjouit  trop  l'An- 
gleterre pour  que,  dans  le  Taltler,  le  caricaturiste  n'ait  pas 
trouvé  son  symbole  :  c'est  un  bouledogue  provocant  d'une 
part,  et,  de  l'autre,  un  chien  enfoncé  dans  sa  niche  et  qui  n'ose 
sortir.  Et  le  chien  à  la  niche  est  l'Allemagne,  et  le  bouledogue 
est  l'Angleterre.  Enfin,  le  sort  des  colonies  allemandes  est 
admirablement  résumé  dans  ce  dessin  du  Passing  Show  :  nous 
sommes  dans  un  bureau  du  ministère  des  Colonies,  à  Berlin  ;  la 
porte  est  fermée,  le  silence  profond.  Dans  un  fauteuil,  dort 
paisiblement,  la  casquette  enfoncée  jusqu'aux  oreilles,  les  mains 
jointes  sur  le  ventre,  un  fonctionnaire  sans  fonction.  Sur  le 
mur,  en  effet,  le  planisphère,  où  l'araignée  a  suspendu  son  fil, 
porte  de  nombreuses  étiquettes  collées  sur  les  colonies  alle- 
mandes et  portant  ce  mot  -.perdu.  II  y  a  perdu  sur  Kiao-Tchéou, 
perdu  sur  le  Togo,  perdu  sur  la  Nouvelle-Guinée  et  les  îles  de 
la  mer  du  Sud,  perdu  sur  le  Cameroun,  perdu  sur  le  Sud-Ouest 
africain,  en  tram  de  se  perdre  sur  l'Est- Africain...  Partout,  les 
araignées  tissent  leur  toile,  les  rats  rongent  le  tapis  et  font  cent 
tours,  la  tapisserie  se  décolle  et  pend  lamentablement.  Le 
fonctionnaire  ne  se  réveille  pas  pour  si  peu  :  c'est  le  sommeil 
heureux  du  bureaucrate,  dont  le  droit  au  repos  est  désormais 
incontesté. 

Les  échecs  diplomatiques  de  l'Allemagne  n'ont  pas  moins 
excité  la  verve  des  Anglais  que  ses  échecs  militaires.  Deux  des- 
sins du  Punch,  surtout,  sont  admirables  et  méritent  d'être 
retenus.  Le  premier  a  trait  aux  négociations  avec  l'Italie,  avant 
l'entrée  de  celle-ci  dans  l'Entente.  Un  bersaglier,  qui  accuse 
une  vague  ressemblance  avec  le  roi  Victor-Emmanuel,  écoute 
distraitement  et  d'un  air  fort  détaché  les  propos  que  lui  tient  le 
Kaiser,  en  le  tirant  par  la  manche.  Ce  kaiser  vieilli,  insinuant, 
réalise  un  extraordinaire  type  de  ruffian  et  de  louche  entremet- 
teur. Tout  bas,  —  pour  ne  pas  être  entendu  par  un  oiseau  cou- 
tome  xxxm.  —  1916.  32 


498  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ronné  qu'on  voit  au  loin  sur  son  perchoir,  —  et  l'œil  fixé  sur  le 
plumet  du  bersaglier,  le  tentateur  lui  dit  :  «  N'auriez-vous 
pas  besoin  encore  de  quelques  plumes?  Je  connais  un  aigle  à 
deux  têtes...  » 

Si  Bismarck  était  encore  là,  tout  cela  ne  serait  pas  arrivé  ! 
se  disent  bien  des  gens  en  présence  de  ces  erreurs.  C'est  le 
sujet  du  second  dessin  du  Punch  :  le  Navire  hanté.  Pour  le 
comprendre,  il  faut  se  souvenir  d'un  autre  dessin  paru  dans  le 
même  journal,  vingt-cinq  ans  auparavant.  C'était  après  le  ren- 
voi du  chancelier  de  fer  par  le  jeune  Empereur.  Le  monde 
entier  était  surpris  de  ce  qu'il  considérait  comme  un  acte  d'in- 
gratitude et  d'imprudence.  Alors,  dans  le  Punch  du  29  mars  1890, 
on  vit  ceci  :  un  marin  de  haute  stature,  triste,  vieux,  mais 
vigoureux  encore,  descend,  lentement,  l'échelle  d'un  navire  de 
haut  bord,  la  main  gauche  tàtant  encore  la  paroi  du  vaisseau 
qu'il  a  longtemps  guidé,  et  ce  marin  a  les  traits  de  Bismarck. 
Penché  au  haut  du  bastingage,  un  jeune  souverain  le  regarde 
partir.  L'impression  produite  fut  immense.  Le  Punch  s'en  est 
souvenu  et,  dans  un  de  ses  récens  numéros,  il  a  figuré  le 
même  navire  et,  sur  le  même  bastingage,  le  même  souverain, 
couronne  en  tête,  mais  vieilli,  lui  aussi,  et  les  yeux  grandis 
par  la  terreur.  Que  voit-il  donc?  Tout  contre  l'échelle  que  des- 
cendait Bismarck  il  y  a  vingt-cinq  ans,  un  canot  vient  d'ac- 
coster, une  ombre  épaisse  et  lourde  en  est  sortie  et  a  gravi  len- 
tement les  premières  marches,  et  ce  fantôme,  qui  a  une  casquette 
et  de  grosses  bottes,  ressemble  étrangement  au  vieux  pilote 
autrefois  congédié,  dans  la  présomptueuse  insolence  des  jours 
de  la  jeunesse,  et  il  murmure  :  «  Cela  m'élonnerait,  s'il  me  chas- 
sait, maintenant!...  » 

Les  ombres  des  morts  reviennent  parfois,  dans  les  carica- 
tures, pour  raisonner  sur  ce  que  font,  après  eux,  les  vivans. 
Que  diraient-ils  s'ils  voyaient  ce  que  nous  voyons?  S'ils  savaient 
où  conduisait  cette  route  qu'ils  ont  faite  avec  nous?  Lequel  d'entre 
eux  serait  sans  surprise?  Lequel,  sans  reproche?  La  Westminster 
Gazette  a  évoqué  les  ombres  de  lord  Salisbury  et  de  Gladstone, 
ces  deux  adversaires  d'antan,  unis  dans  le  pays  où  il  n'y  a  plus 
d'adversaires,  ni  de  temps,  et  l'ombre  de  Salisbury  demande  à 
celle  de  Gladstone  :  «  A  quoi  pensez- vous?  »  —  «  A  la  Bul- 
garie! répond  Gladstone,  et  vous?  »  —  «  A  Héligolandl  » 
C'est  un  des  rares  exemples  où  les  Anglais  se  caricaturent  euy- 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE*  499 

mêmes.  Un  autre,  emprunté  au  Bulletin,  de  Sydney,  est  égale- 
ment saisissant.  L'artiste  a  voulu  stigmatiser  l'attitude  de  ceux 
qui  refusent  le  service  obligatoire.  Il  a  représenté  une  galère 
antique  où  rament  de  jeunes  et  robustes  Anglais  enchaînés.  Un 
Teuton  sauvage,  aux  longues  tresses,  leur  laboure  les  épaules 
à  coups  de  fouet  et,  sous  le  dessin,  on  lit  ces  mots  :  «  La  fin  des 
indolens.  Ils  ont  préféré  l'esclavage  à  la  conscription.  » 

Indignation  contre  le  crime,  raillerie  des  échecs  de  l'ennemi 
et  de  ses  propres  faiblesses,  cela  ne  suffit  pas  au  Punch,  qui  se 
souvient  encore,  au  milieu  des  horreurs  de  la  guerre,  qu'il  se 
doit  à  ses  lecteurs  de  les  faire  rire,  ou  au  moins  sourire,  et 
qu'il  s'appelle  le  Charivari  de  Londres.  II  a  eu,  pour  son  premier 
numéro  de  1916,  une  idée  fort  ingénieuse.  II  a  imaginé  qu'il 
était  soumis  à  la  censure  impériale  allemande  et  qu'ainsi  texte 
et  dessins  devaient  être  modifiés  selon  l'humour  germanique. 
La  couverture  même,  fameuse  depuis  le  temps  de  Lemon,  a 
subi  quelques  améliorations.  Le  Polichinelle  bossu  et  ventru, 
qui  se  grattait  le  nez,  a  été  remplacé  par  le  Kaiser  qui  redresse 
ses  moustaches,  le  roquet  anglais,  par  un  basset  allemand  qui 
fait  le  beau  ;  le  lion  britannique,  qui  souriait  sur  le  chevalet  de 
Master  Punch,  tourne  le  dos  et  fuit  honteusement  devant  son 
nouveau  peintre  ;  la  Bacchanale  qui  errait  sur  le  soubassement 
ne  montre  plus  le  triomphe  de  Silène-Punch,  mais  du  Kron- 
prinz,  le  tambourin  où  frappe  un  petit  génie  et  qui  rend  le  son  : 
à  Calais!  et  l'ophicléide  où  souffle  un  génie  ailé  :  Gott  strafe 
England!  —  cependant  que  des  cornes  d'abondance,  muées  en 
gigantesques  saucisses,  sortent  des  légions  de  petits  «  boches  » 
éperdument  amusés  par  ce  triomphe  de  l'esprit  germanique. 

Il  a  imaginé,  ensuite,  ce  qui  arriverait  Si  le  Kaiser  devenait  le 
directeur  du  Punch,  et  notamment  ce  que  serait  le  diner  des  rédac- 
teurs du  journal.  La  scène  est  truculente  et  digne  de  Hogarth. 
C'est  vraiment  une  belle  fin  de  repas  de  corps.  Les  convives  se 
tiennent  assez  bien  :  un  seul  a  mis  sa  botte  sur  la  table,  mais 
tout  le  monde,  comme  il  convient,  parle  à  ,1a  fois  :  «  Regardez  1 
des  ballons  1  »  dit  le  comte  Zeppelin  en  montrant  les  cercles  de 
fumée  qu'il  tire  de  sa  pipe.,  «  Je  suis  un  sous-marin  :  voyez 
mon  périscope  !  »  dit  l'amiral  de  Tirpitz,  en  sortant  de  dessous 
la  table  et  en  montrant  un  bock  posé  sur  son  crâne  dénudé.  Il 
rit,  mais  cela  ne  fait  pas  rire  M.  de  Bethmann-Hollweg,  qui  a  le 
vin  triste  et  lui  crie  :  «  Cessez,  Tirpitz,  c    n'est  pas  drôle  1  » 


SOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Dans  un  coin,  le  roi  Ferdinand  de  Bulgarie  tâche  de  réveiller 
le  Sultan,  endormi,  par  ses  joyeux  propos  :  «  Courage,  Mahomet, 
à  nous  deux,  nous  lancerons  un  Punch  balkanique!  »  Le  prince 
Henri  de  Prusse  chante  à  lue-tôte  et  l'Empereur,  debout,  les 
bras  croisés,  furieux,  clame  :  «  L'humour  allemand  au-dessus 
de  tout!  »  —  ce  que,  d'ailleurs,  nul  n'écoute,  sauf  le  Dr  Sven 
Hedin,  qui  applaudit,  et  s'écrie  :  «  Oh!  Guillaume,  vous  êtes  un 
homme  étonnant.  Vous  auriez  du  être  lama!  »  En  vérité,  quand 
on  songe  à  tous  les  rôles  qu'il  joua,  jadis,  avant  de  débuter  dans 
la  tragédie,  cela  semble  presque  une  satire  des  temps  de  paix. 

Chez  les  autres  pays  alliés,  la  caricature  a  été  moins  active. 
Pourtant,  la  Mucha,  de  Varsovie,  le  Novi  Satirikon  de  Petro- 
grad,  le  Numéro,  le  Pasquino,  ÏUomo  di  Pietra  et  YAsino  en 
Italie,  donnent  fréquemment  des  images  dignes  d'être  retenues. 
Telle,  cette  satire  parue  dans  la  Mucha,  en  1914,  lorsque  les 
Allemands  voulant  déborder  notre  aile  gauche,  montèrent, 
montèrent  indéfiniment  vers  le  Nord.  Nous  sommes  en  Amé- 
rique, devant  les  chutes  du  Niagara.  L'oncle  Sam,  gigantesque, 
avec  sa  queue  de  pie  et  ses  gros  souliers  traditionnels,  se  penche, 
fort  intrigué,  sur  une  armée  de  myrmidons  qui  traverse  le  fleuve. 
11  reconnaît,  soudain,  le  casque  à  pointe  et  s'écrie  :  «  Qu'est-ce 
que  c'est  que  tout  ça?  L'armée  allemande?  D'où  sortez-vous?  » 
Campé  sur  son  cheval,  le  général  de  Dummerjahn  lui  répond  : 
«  Depuis  trois  semaines,  nous  faisons  un  mouvement  envelop- 
pant sur  l'aile  gauche  des  Alliés  et  cela  nous  a  conduits  ici. 
Maintenant,  les  Alliés  ne  nous  échapperont  sûrement  pas.  » 

L'expédition  d'Egypte  inspire  à  la  même  Mucha  une  satire 
semblable.  Tous  les  sphinx  se  mettent  à  rire,  de  toutes  les 
fentes  et  les  crevasses  de  leurs  pierres  millénaires,  et  les  Arabes 
s'écrient:  «  0  Allah!  qu'est-ce  qui  est  arrivé?  —  C'est,  répond 
le  Sphinx,  que  les  Allemands  veulent  conquérir  l'Egypte,  à 
travers  le  désert  de  Libye.  Il  y  a  de  quoi  faire  rire  même  les 
pierres!  »  De  même,  la  campagne  de  Russie  lui  parait  un 
accès  de  folie.  Elle  représente  un  Napoléon  regardant  à  la 
loupe  un  tout  petit  Guillaume  II,  lilliputien,  qu'il  a  pris  dans 
le  creux  de  sa  main  :  «  Et  ce  pygmée  a  le  toupet  de  prétendre 
me  remplacer!  »  dit  l'Empereur,  «  la  seule  ressemblance  sera 
que  son  Waterloo  arrivera  juste  un  siècle  après  le  mien.  » 
L'ironie  de  l'artiste  slave  est  parfois  plus  amère.  Dans  un  de 
ses   derniers  dessins,  il   montre  le  Kronprinz,  en  déshabillé, 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  501 

armé  d'une  loupe,  lui  aussi,  afin  de  mieux  examiner  ies  objets 
d'art  et  les  pendules  dont  il  fait  l'inventaire.  Pourtant,  c'est  le 
jour  où  l'on  célèbre  l'anniversaire  des  Hohenzollern.  «  N'êtes- 
vous  pas  encore  prêt?  Les  invités  sont  tous  arrivés,  »  lui  dit  son 
père,  en  grande  tenue,  indigné.  —  «  Laissez-moi  seul,  répond 
le  jeune  homme.  Au  lieu  de  me  réjouir  au  cinquième  cente- 
naire des  voleurs  de  notre  famille,  je  préfère  jouir  de  la  collec- 
tion que  j'ai  moi-même  réunie,  en  une  seule  année,  par  ma 
propre  industrie.  »  Ou  bien  encore,  on  voit  Mars,  dieu  de  la 
guerre,  devenu  un  général  allemand  qui  interpelle  la  Mort,  un 
peu  lasse  de  faucher  sans  cesse  :  «  Dis  donc,  tas  d'os,  ne  fais 
pas  attention  à  ce  que  j'ai  dit  de  mon  intérêt  pour  les  Polonais. 
Coupe-les,  fauche-les,  sans  pitié.  Je  ne  me  soucie  pas  qu'il  reste 
des  gens  vivans  sur  le  sol,  mais  dans  ce  sol  je  dois  préparer  un 
terrain  libre  pour  les  immigrans  qui  arriveront  du  pays  natal.  » 

En  Italie,  la  caricature,  d'abord  neutre  puis  alliée,  est  beau- 
coup moins  amère.  Elle  est  aussi  moins  saisissante,  du  point 
de  vue  graphique.  La  légende  y  est  toujours  très  supérieure  au 
dessin.  Le  peuple  le  plus  fin  du  monde  n'est  jamais  à  court 
d'esprit,  mais  son  art,  toujours  orienté  vers  le  Beau,  n'a  jamais 
condescendu  à  s'appliquer  aux  menues  besognes  de  la  catagra- 
phie.  C'était  vrai  déjà,  du  temps  de  Léonard,  dont  les  carica- 
tures sont  de  simples  «  charges  »  et  n'ont  rien  de  psycho- 
logique. Les  peuples  et  les  époques  d'art  hautement  plastique 
et  idéaliste  ne  connaissent  point  la  caricature  fine  et  nuancée  : 
elle  n'apparaît  que  chez  les  peuples  et  aux  époques  d'art  «  carac- 
tériste  »  et  réaliste. 

Toutefois,  l'idée  satirique  suffit  parfois  pour  rendre  son  signe 
précieux.  Telle  est  celle  des  deux  rats  figurés  par  le  Pasquino, 
de  Turin,  dans  les  premiers  jours  de  la  guerre.  C'est  le  Rat  de 
Paris  et  le  Rat  de  Berlin,  en  face  l'un  de  l'autre,  des  deux  côtés 
du  Rhin  et  songeant  aux  invasions  et  aux  sièges  futurs  :  «  Lequel 
de  nous  aura  l'honneur  de  servir  de  comestible?  »  —  se  deman- 
dent-ils. Lorsque,  plus  tard,  il  est  question,  pour  l'Italie,  de 
prendre  part  au  conflit,  le  Numéro,  de  Turin,  résume  ainsi 
l'attitude  de  l'Allemagne.  Un  Prussien  tient  dans  sa  main  une 
marionnette  qui  a  la  tête  d'un  Turc  et,  de  ses  doigts  cachés  sous 
la  figurine,  lui  fait  manœuvrer  un  sabre  de  bois,  le  tout  pour 
effrayer  la  pauvre  petite  Italie,  encagée  sur  sa  chaise,  par  la 
neutralité.  L'enfant,  apeurée  par  le  pantin,  serre  craintivement 


502  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

sa  chère  petite  poupée  Libye,  sur  son  cœur.  Et  le  Prussien  lui 
dit  :  «  Bul  Bu!  Bu!  tu  vois  comme  il  est  méchant?  Si  tu  n'es 
pas  gentille,  il  mangera  ta  poupée.  »  Mais  l'Italie  n'a  pas  eu 
peur  de  la  menaçante  baudruche  et  tous  ses  crayons  satiriques, 
maintenant,  sont  tournés  contre  l'Allemagne.  Un  des  plus 
acérés  est  celui  de  YAsino,  de  Rome.  Il  a  parfaitement  retracé, 
en  quatre  tableaux,  la  folie  mégalomane  qui  a  déchaîné  cette 
guerre.  Cela  s'appelle  les  Discours  du  Kaiser  en  1915.  Dans  le 
premier  tableau,  on  voit  un  grand  Kaiser  et  un  tout  petit  Père 
Eternel,  enchaîné  à  sa  fortune,  tenant  dans  sa  main  une  petite 
boule,  qui  est  le  monde.  Nous  sommes  au  mois  de  janvier  et 
l'Empereur,  brandissant  une  épée  gigantesque  et  sanglante, 
s'écrie  :  «  A  moi  seul  je  déferai  le  monde  !  »  En  mars,  il  ajoute  : 
«  Naturellement  avec  l'aide  de  Dieu  »  et  son  vieux  Dieu  alle- 
mand a  un  peu  grandi.  «  Cela  va  mal  :  ce  n'est  pas  ma  faute  1  » 
s'écrie-t-il,  au  mois  de  juin,  en  désignant  le  Père  Eternel  fort 
embarrassé  du  globe  qu'il  lui  a  mis  sur  les  bras.  Enfin,  en 
décembre,  le  Kaiser  est  tout  petit,  estropié,  le  «  vieux  Dieu 
allemand  »  gigantesque  et  désolé  :  «  C'est  sa  faute!  »  crie  le 
Kaiser...  Hélas  1  ce  léger  croquis  de  YAsino,  c'est  l'éternelle 
attitude  de  l'homme  en  face  de  la  Providence. Mais, ici,  l'homme 
est  si  prodigieusement  puissant  et  si  manifestement  coupable, 
qu'il  ne  peut  se  décharger  sur  la  fatalité.  Rien  ne  fut  jamais 
moins  fatal,  rien  ne  fut  plus  délibéré,  ni  voulu,  que  cette 
guerre.  Le  hasard  n'a  aucune  part  dans  cette  régression  vers 
la  Barbarie.  Les  satires  qu'on  en  a  faites  ne  dépassent  donc 
pas,  d'un  trait,  la  cruelle  vérité.  Elles  resteront  intercalées 
dans  les  pages  de  la  grande  Histoire.  On  y  regrettera  seulement 
l'absence  de  Goya,  de  Valdès  Léal  et  de  Daumier. 

Robert  de  la  Sizeranne, 


LA  MENDICITÉ  ALLEMANDE 

AUX  TUILERIES 


1852-1870 


Le  21  octobre  1870,  le  comte  de  Bismarck  posait  à  M.  Rameau, 
maire  de  Versailles,  cette  question  :  «  Connaissez-vous  les  docu- 
mens  trouvés  aux  Tuileries?  —  Non;  vous  savez  que  nous 
sommes  au  secret  depuis  plus  d'un  mois.  —  Ces  documens  sont 
très  curieux.  Il  y  a  là  des  coryphées  du  parti  démocratique  qui 
sont  un  peu  compromis.  Il  faudra  que  je  fasse  paraître  cela  dans 
notre  petit  journal,  le  Nouvelliste  de  Versailles...  »  Ce  journal, 
qui  servait,  pendant  la  guerre,  de  Moniteur  Officiel  à  la  Préfec- 
ture allemande  de  Seine-et-Oise,  avait  paru  le  15  octobre  sous 
les  auspices  du  préfet,  M.  de  Brauchitsch.  Il  publia  de  nombreux 
extraits  des  Papiers  des  Tuileries  en  guise  de  «  Variétés.  »  Mais 
il  est  à  remarquer  qu'il  ne  donna  que  les  textes  favorables  aux 
desseins  de  la  Prusse  et  se  garda  bien  de  révéler  aux  lecteurs 
ce  qui  devait  être  désagréable  à  l'Allemagne.  Or,  c'est  cette 
partie  négligée  que  je  veux  étudier  aujourd'hui. 

En  ces  temps  de  vertu  allemande,  il  me  parait  bon  de  rappeler 
aux  Prussiens  ce  qu'ils  ont  volontairement  oublié.  On  verra 
jusqu'à  quel  point  ces  hommes  intègres,  indépendans,  désinté- 
ressés ont  sollicité  servilement  les  faveurs  impériales.  Depuis 
les  plus  hauts  personnages  et  les  savans  les  plus  illustres,  jusqu'à 
des  êtres  infimes,  tous  frappaient  à  la  porte  des  Tuileries,  solli- 
citant de  l'or,   des  titres   ou   des  faveurs.   Jamais  publication 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

n'aura  été  plus  utile  pour  rabaisser  la  morgue  et  l'orgueil  de 
nos  ennemis.  C'est  par  André  Lavertujon,  secrétaire  de  la 
Commission  nommée  le  4  septembre  1870  et  ancien  sénateur, 
que  j'ai  connu  ces  pièces,  dont  Henri  Bordier,  ancien  biblio- 
thécaire de  la  Bibliothèque  nationale,  avait  le  premier  formé 
un  dossier  important,  édité  chez  Beauvais  en  1872. 

Les  dossiers  contenaient  plus  de  deux  mille  lettres,  sans 
compter  celles  qui  ont  disparu  dans  l'incendie  des  Tuileries, 
et  celles  qui  peuvent  se  trouver  encore  aux  Affaires  étrangères 
ou  dans  les  Archives  de  chancellerie  qui  en  dépendent.  M.  Bordier 
se  félicitait  d'offrir  en  bloc  aux  chercheurs  et  aux  philosophes 
une  abondante  moisson  d'élémens  psychologiques  sur  l'Alle- 
magne contemporaine.  Il  leur  laissait  le  soin  de  les  analyser,  de 
les  critiquer,  d'en  tirer  parti,  mais  je  puis  affirmer,  si  étonnant 
que  cela  soit,  que  ces  documens,  publiés  en  dehors  de  l'édition 
officielle,  passèrent  presque  inaperçus. 

Je  voudrais  bien  savoir  si  l'on  pourrait  trouver  aux  Archives 
de  Berlin,  impériales  et  royales,  des  lettres  similaires  de  nos  com- 
patriotes quijamain  tendue  pourréclamerde  l'or  et  des  faveurs, 
se  seraient  prosternés  devant  le  roi  de  Prusse  ou  l'Empereur 
allemand?  Si  elles  y  étaient,  il  y  a  longtemps  qu'elles  seraient 
publiées.  J'ai  mis  en  œuvre  avec  soin  les  documens  que  nous 
devons  aux  recherches  de  Bordier  et  André  Lavertujon  et  l'on 
verra  ce  qu'il  faut  penser  des  affirmations  audacieuses  de 
M.  de  Bismarck  qui,  le  7  décembre  1871,  déclarait  que  le  senti- 
ment de  la  justice  était  éteint  en  France,  tandis  que  celui  du  droit 
et  de  l'honneur  restait  incarné  dans  l'àme  du  peuple  allemand. 

* 
*  *     • 

Commençons  immédiatement  notre  étude  par  les  petits  qué- 
mandeurs, puis  nous  continuerons  par  ceux  qui  appartiennent 
a  des  classes  plus  élevées,  et  enfin  nous  arriverons  aux  sommités 
allemandes,  comme  bouquet  de  ce  véritable  feu  d'artifice. 

Et  d'abord,  voyons  les  inventeurs.  Ceux-ci  sont  légion. 
Combien  s'adressent  à  Napoléon  III  pour  lui  expliquer  leurs 
systèmes,  implorer  ses  critiques,  demander  des  audiences  et 
finalement  son  appui  et  surtout  de  l'argent  1  Combien  lui  écri- 
vaient pour  lui  soumettre  des  idées  nouvelles  sur  les  canons  et 
les  fusils,  les  projectiles,  les  lance-feux,  le  coulage  des  balles, 
les  fusées  incendiaires,  l'utilisation  des  miroirs  d'Archimède, 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  505 

de  nouveaux  explosifs,  la  mesure  des  distances  en  matière 
d'artillerie,  la  manière  de  faire  sauter  les  villes  à  l'aide  du  gaz, 
le  perfectionnement  du  fusil  à  aiguille,  les  incendies  provoqués  à 
longue  distance !...Semmelmaier  d'Augsbourg  offre  à  l'Empereur 
un  nouveau  projectile,  à  l'aide  duquel  on  pourrait  porter  la 
destruction  la  plus  certaine  sur  n'importe  quel  point.  Il  ne 
s'expliquera  entièrement  à  ce  sujet  qu'avec  l'acquiescement 
de  S.  M.  et  une  somme  nécessaire  pour  expérimenter  ses  décou- 
vertes en  grand.  S'il  réussissait,  «  ses  prétentions  s'élèveraient 
à  une  récompense  de  trois  millions  de  tlorins.  » 

Braun  et  Sôlme,  fabricans  d'acier  à  Schondorf,  envoient  une 
cuirasse  d'acier  et  une  visière-blindage  pour  les  canons  se 
chargeant  par  la  culasse,  en  réclamant  les  commandes  du 
gouvernement  français  de  1861  à  1866.  Le  baron  von  Goeler 
de  Ravensburg  présente  un  système  de  canon-monstre  avec  un 
obus  qui  éclate  au  moindre  choc  et  produit  autant  d'effet  que 
plusieurs  centaines  de  kilos  de  poudre.  Otto  von  Grahl  de 
Wùlssdorf  fait  hommage  d'un  livre  dans  lequel  il  propose  un 
nouveau  canon,  —  système  Lenk,  —  qui  se  tire  avec  le  coton- 
poudre.  Mais,  obéré  momentanément  pour  avoir  secouru  des 
amis,  il  sollicite  un  secours  de  4  000  francs  et  rappelle  que  son 
père  est  un  ancien  médaillé  de  Sainte-Hélène. 

Le  graveur  Auguste  Grimmer  à  Pforzheim  a  inventé  une 
machine  de  guerre  qui  permettra  à  Napoléon  de  détruire  la 
puissance  russe,  de  même  que  les  Romains,  avec  leurs  éléphans, 
ont  vaincu  tous  les  peuples.  Il  rappelle  la  proposition  faite  par 
lui-même  d'une  sorte  de  locomobile  militaire  pour  opérer  sur 
les  terrains  raboteux.  L'auteur  de  l'invention  a  vainement 
cherché  à  l'exploiter  en  Allemagne;  il  pense,  à  présent,  qu'on 
pourrait  l'utiliser  au  Mexique.  En  tout  cas,  il  demandera  un 
peu  d'argent,  si  on  le  fait  venir  à  Paris  (mars  1863). 

Le  docteur  Hahn,  chimiste,  propose  une  nouvelle  poudre  de 
guerre  et  exprime  sa  douleur  de  voir  une  telle  invention  rejetée 
après  les  expériences.  «  Etant  étranger,  avoue-t-il,  je  serais  perdu 
si  le  cœur  noble  et  bienveillant  de  V.  M.  ne  m'inspirait  pas  le 
courage  d'implorer  votre  grâce  et  de  prier  très  humblement 
que  V.  M.  veuille  daigner  m'accorder  un  secours  pour  pour- 
suivre mon  but  et  retourner  dans  mon  pays.  »  Il  se  contentera 
de  deux  cents  francs. 

D'autres  proposent  des  inventions  nouvelles  pour  la  marine, 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  hélices,  des  gouvernails,  des  blindages  perfectionnés.  L'un 
d'eux,  ancien  oberleutenant  prussien,  Philippe  Krùger,  est 
venu  de  Silésie  à  Paris  pour  exhiber  une  lunette  marine  qui 
indique  instantanément  la  distance  à  laquelle  se  trouve  un  objet 
éloigné.  Il  s'excuse  de  ne  pouvoir  se  présenter  à  l'audience  parce 
qu'il  est  malade.  Il  envoie  sa  photographie  et  y  ajoute  ces  mots  : 
«  Monsieur  le  chef  du  Cabinet...  Aide-toi,  le  ciel  t'aidera... 
Ce  sont  ces  mots  qui  forcent  le  soussigné  de  vous  attaquer  par 
les  lignes  suivantes.  C'est  hardi  naturellement,  mais  je  serais 
si  heureux  de  pouvoir  peindre  clairement  ma  situation.  Cela  est 
difficile,  car  il  n'est  pas  convenable  d'écrire  si  longuement  à  de 
hautes  personnes  en  mauvais  français.  Je  n'étais  pas  préparé  à 
un  tel  long  séjour  à  Paris  et,  pour  la  première  fois  de  ma  vie, 
j'avais  faim.  Les  sacrifices  de  ma  noble  sœur  m'ont  sauvé  jus- 
qu'ici. »  Il  ne  se  plaint  cependant  pas  des  difficultés  qu'on  lui 
oppose.  «  Le  ministère  français  n'est  pas  obligé  de  faire  parfaite 
une  invention  imparfaite,  notamment  pour  un  étranger...  Si  je 
m'adresse  à  vous,  c'est  parce  que  je  sais  que  vous  êtes  un 
homme  d'esprit  qui  ne  vit  pas  pour  son  plaisir  seulement.  Aussi, 
j'ai  fait  une  enquête  sur  votre  personne,  et  ce  que  je  dis  est  très 
franc.  On  m'a  dit  des  deux  parties  le  même  mot  :  «  C'est  un 
brave  homme.  »  Parce  que  nous  avons  en  allemand  l'expression 
braver  Mann,  j'ai  lieu  de  croire  que  c'est  la  chose  dont  j'ai 
besoin.  »  En  fin  de  compte,  il  reçoit  et  accepte  cinquante  francs... 
Combien  lui  succèdent  et  qui  offrent  de  précieuses  découvertes 
pour  ferrer  les  chevaux,  tripler  les  produits  agricoles,  augmenter 
la  rapidité  du  tannage,  clarifier  l'eau,  conserver  la  viande, 
sauver  les  vers  à  soie,  fabriquer  de  la  glace,  faciliter  la  naviga- 
tion aérienne,  former  une  nouvelle  pile  voltaïque  et  un  moteur 
à  mouvement  perpétuel  !...  Et  c'est  toujours  la  même  antienne  : 
des  secours  ou  des  fonds  pour  réaliser  tous  ces  prodiges  I 

C'est  à  qui  s'ingéniera  ensuite  en  Allemagne  à  guérir  l'Empe- 
reur, dès  qu'on  apprend  qu'une  maladie  quelconque  l'a  frappé. 
L'un  propose  des  bains  aromatiques,  aux  feuilles  de  pin,  aux 
feuilles  de  ronces,  à  la  camomille  et  même  aux  œufs  de  fourmi; 
l'autre,  la  fleur  de  soufre,  le  savon  blanc,  la  morphine;  celui- 
ci  le  vin  d'Ahr, celui-là  un  régime  de  grogs  et  enfin  des  moyens 
magiques.  Est-ce  tout  ?  Non.  L'imagination  allemande  est  plus 
étendue  qu'on  ne  le  croirait.  Des  limaçons  en  poudre,  du  raifort 
pilé,  des  gouttes  de  Harlem,  des  frictions  de  pétrole,  que  sais- 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.,  507 

je?...  On  veut  guérir  à  tout  prix  le  malheureux  souverain  du 
rhume,  du  mal  d'estomac,  des  douleurs  de  jambe,  de  la  goutte, 
de  la  pierre,  du  diabète,  du  choléra,  de  maladies  de  cœur,  de 
la  sciatique  et  d'une  foule  d'horreurs  dont  il  n'était  heureuse- 
ment pas  affligé. 

Voici  l'une  des  plus  étonnantes  requêtes.  Elle  est  du 
sieur  Daniel  Vogel  de  Kleinruckerwalt.  Elle  est  datée  du 
26  septembre  1869.  L'auteur  prend  la  liberté  «  d'informer  Sa 
Majesté  qu'il  a  été  favorisé  d'un  rêve  tel  qu'il  doit  l'écrire,  afin 
de  mettre  sa  conscience  en  repos,  Veranlassung  dazu  giebt  mein 
Gewissen  zu  beruhigen...  Dans  ce  rêve,  il  a  été  conduit  à  tra- 
vers des  arcs  de  triomphe  et  des  palais,  jusqu'à  la  chambre  du 
monarque.  Un  ami,  auquel  il  en  a  fait  la  confidence,  y  a  vu 
un  avertissement  du  Ciel  et  lui  a  dit  :  «  Toi,  l'homme  de  la 
magie  et  de  la  sympathie,  c'est  Dieu  qui  te  désigne  évidemment 
pour  la  guérison  des  maladies  incurables,  et  comme  les  journaux 
venaient  d'annoncer  que  l'empereur  Napoléon  est  malade,  c'est 
manifestement  toi  qui  dois  le  guérir.  »  De  là  cette  lettre...  Elle 
contient  les  prescriptions  suivantes  :  «  1°  Daigne  Votre  Majesté 
écrire  le  nom  de  son  défunt  père;  2°  celui  qni  lui  est  propre; 
3°  envoyer  une  chemise  sale  portée  par  elle  ;  4°  faire  une  collec- 
tion de  rognures  de  cheveux,  de  poils  et  ongles,  de  toutes  les 
parties  du  corps,  envelopper  le  tout  dans  une  sorte  de  saucisse; 
5°  appeler  un  chirurgien  et  faire  extraire  du  pied  quelques 
gouttes  de  sang,  trois  ou  quatre,  et  en  imbiber  le  linge  en 
dessus  ;  6°  à  partir  de  ce  moment,  garder  sans  faute  la  première 
urine  et  précieusement  l'introduire  dans  la  vessie  d'un  porc 
récemment  tué  et  la  suspendre  ainsi  dans  une  cheminée  pen- 
dant deux  mois.  Enfin  enterrer  le  tout  ensemble  dans  un 
fumier.  »  Et  ravi  de  sa  trouvaille,  Vogel  prophétise  :  «  Le 
remède  est  souverain!...  »  Je  néglige  encore  les  onguens  parti- 
culiers, les  bains  sulfureux,  les  eaux  minérales  de  Kœnigsdorf, 
Schwalbach,  Burtscheid,  Gastein,  Weldungen,  Franzensberg  et 
autres,  les  fluides  magnétiques,  les  spécifiques  Antirheuma,  etc. 
Des  centaines  de  médecins,  carabins,  apothicaires,  rebouteux, 
empiriques  et  charlatans  tudesques  croyaient  pouvoir  s'adresser 
en  toute  liberté  à  la  naïveté  et  à  la  bourse  de  l'Empereur. 
C'était  à  qui  offrirait  des  tisanes,  des  potions,  des  toniques,  des 
philtres  et  des  dictâmes...  Rien  de  plus  bouffon  que  ces  lettres 
écrites  généralement  dans  le  style  des  Diafoirus  de  Molière  I 


508  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Vient  ensuite  la  séquelle  des  vendeurs  de  dessins,  tableaux, 
sculptures,  objets  d'art  variés,  collections  d'antiquités,  pianos, 
harpes,  bijoux,  bois  de  lit  chinois,  papiers  rares,  manuscrits 
autographes,  bois  de  chevreuils,  défenses  de  rhinocéros  et 
d'éléphans,  etc. 

Ce  n'est  pas  tout.  On  s'adresse  à,  l'Empereur  lui-même  et  on 
cherche  à  obtenir  ses  faveurs  en  le  louant  d'abord  dans  son 
oncle  sublime,  puis  dans  sa  propre  personne.  Le  sculpteur 
prussien  Hartung,  qui  a  exécuté  un  important  groupe  en  marbre 
pour  une  place  publique  de  Coblentz,  sa  ville  natale,  et  un  Phi- 
loctète,  dit  que  sa  composition  du  héros  grec  a  reporté  sa  pensée 
vers  un  héros  plus  grand  des  temps  modernes  et  lui  a  fait 
concevoir  un  groupe  de  Napoléon  Ier  à  Sainte-Hélène.  Les  suf- 
frages du  roi  de  Prusse  et  de  l'illustre  Alexandre  de  Humboldt 
lui  ont  inspiré  le  plus  vif  désir  de  soumettre  son  œuvre  au  digne 
successeur  de  Napoléon  le  Grand.  «  Personne  en  effet,  écrit-il» 
ne  pouvait  s'identifier  mieux  avec  la  noblesse,  la  hauteur  de 
vues  et  les  sublimes  pensées  de  votre  oncle  que  Votre  Majesté. 
Mon  vœu  le  plus  ardent  a  été  d'être  admis  à  l'insigne  honneur 
de  déposer  mon  travail  au  pied  de  son  trône.  Votre  jugement 
seul,  Sire,  sera  ma  suprême  loi  ;  soit  qu'il  condamne  ma  tenta- 
tive comme  au-dessous  de  la  hauteur  de  mon  sujet,  soit  qu'il 
l'approuve  comme  digne  de  traduire  dans  le  marbre  et  le 
bronze  la  sublime  grandeur  de  Napoléon  enchaîné  sur  un 
rocher  au  milieu  de  l'Océan  !  »  Le  sculpteur  Hartung  obtint  une 
audience  le  9  janvier  1853,  mais  le  groupe  projeté  ne  lui  fut  pas 
commandé.  Théodore  Hilgard  de  Heidelberg  offre  à  l'Empereur 
un  poème  allemand  :  Die  Hundert  Tage.  «  En  composant  cette 
épopée  des  Cent  Jours,  dit-il,  je  me  suis  senti  inspiré  non  seule- 
ment par  la  grandeur  sans  égale  du  sujet  que  je  considère 
comme  le  plus  sublime  et  le  plus  tragique  que  l'histoire  puisse 
offrir  à  la  poésie  épique,  mais  encore  par  le  désir  de  rendre 
pleinement  justice  a  tous  les  beaux  traits  du  génie  et  du  cœur 
de  Napoléon  Ier  et  de  combattre  ainsi  les  préjugés  aussi  funestes 
que  fortement  enracinés  chez  la  plupart  de  mes  compatriotes 
contre  ce  grand  homme  et  son  illustre  dynastie.  » 

Le  docteur  Kirsch  de  Wiesbaden  envoie  deux  exemplaires 
de  son  poème,  Eine  Ephcnranhe  zur  Sxcularfeier  Napoléons, 
comme  témoignage  de  sa  vénération  à  l'occasion  de  l'anniver- 
saire de    la  naissance  de  Napoléon  Ier,  et  le  docteur   Herz  y 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  50'J 

ajoute  force  notes  laudatives.  Joseph  Marchener,  journaliste  à 
Ratisbonne,  présente  à  l'Empereur  le  croquis  de  l'emplacement 
où  s'arrêta  Napoléon  Ier  quand  il  fut  blessé  à  Ratisbonne,  et 
demande  un  secours  do  100  francs.  On  lui  accorda  200  francs 
en  1867.  Le  major  Niedermeyer  dit  qu'il  est  propriétaire  de  la 
colline  Napoleons'hôhe  où  Napoléon  fut  blessé  le  25  avril  1809. 
Il  a  fait  relever  la  pierre  où  s'était  assis  l'Empereur  et  planter 
trois  érables  autour.  Dans  le  cas  où  Napoléon  II I  voudrait  faire 
ériger  un  monument  en  ce  lieu,  il  met  la  colline  à  sa  disposi- 
tion. On  remercia  le  major  et  on  refusa.  Sophie  von  Rauchgie- 
negger,  née  von  Speth,  offre  à  l'Empereur  sa  brochure  La 
Papauté  et  l'Empire  et  lui  écrit  pour  le  supplier  de  la  lire  et  de 
ne  pas  se  laisser  effrayer  par  le  titre  de  cet  écrit  fondé  sur  des 
principes  inattaquables  et  sur  des  points  vraiment  importans 
pour  la  haute  dynastie  de  l'Empereur.  Es  ist  im  Interesse  ihrer 
hohen  Dynastie... 

Viennent  ensuite  les  vers  et  poèmes  écrits  en  l'honneur  de 
Napoléon  le  Grand  et  ils  sont  nombreux.  Celui  de  Harnish,  pre- 
mier lieutenant  à  Neisse,  se  dit  l'interprète  des  sentimens  de 
plusieurs  millions  d'habitans  et  dépose  aux  pieds  de  l'Empereur 
un  poème  intitulé  Protection  et  un  volume  de  poésies  où  il  est 
question  de  son  oncle  illustre...  Wo  von  ihrem  Grossen  Onkel 
spricht.  Le  libraire  Meyer,  de  Hambourg,  fait  hommage  d'un 
ouvrage  intitulé  Les  hauts  faits  de  Napoléon  et  ne  demande 
rien.  Aussi  reçoit-il  ce  mot  favorable  :  «  Sa  Majesté  me  charge  de 
vous  faire  savoir  qu'elle  a  été  sensible  à  cette  marque  de 
votre  dévouement  et  je  vous  envoie  par  ses  ordres,  comme 
témoignage  de  sa  bienveillance,  une  médaille  d'or  à  son  effigie 
(février  1854).  »  Le  baron  Plessen  von  Tiesenhausen  de  Stuttgart 
présente  un  poème  intitulé  Patkul  et  sollicite  l'autorisation  de 
dédier  à  l'Empereur  un  autre  poème  qui  portera  pour  titre  : 
La  Mort  de  Napoléon.  L'Empereur  fait  remercier  l'auteur  et 
refuse  la  dédicace. 

Le  docteur  Cari  Vogt,  de  Munich,  fait  hommage  à  l'Empereur 
de  plusieurs  poèmes  sur  Napoléon  Ier  et  Joséphine,  et  ajoute  : 
«  Le  manque  de  moyens  pécuniaires,  parce  qu'il  est  aveugle  et 
paralysé  du  bras  droit,  est  cause  qu'il  ne  peut  envoyer  à  Sa 
haute  Majesté  Impériale  tous  ses  ouvrages  imprimés.  »  11  solli- 
cite, mais  en  vain,  un  secours.  Certaines  demandes  sont  moti- 
vées par  leurs  auteurs  sur  des  faits  bien  singuliers.    Celui-ci 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  recommande  à  la  générosité  de  l'Empereur  parce  qu'il  a 
vu  son  oncle;  celui-là,  parce  qu'il  lui  a  porté  une  dépêche; 
l'un,  parce  qu'il  lui  a  repassé  un  rasoir  ;  l'autre,  parce  qu'il 
l'a  rencontré  à  l'auberge  du  Bonnet-Blanc,  à  Leipzig.  Les 
détenteurs  d'objets  ayant  appartenu  au  grand  Empereur  sont 
légion.  Ils  offrent  sa  montre,  son  couvert,  sa  tasse,  sa  bague, 
son  épingle,  sa  tabatière,  son  essuie-mains,  son  portefeuille, 
son  nécessaire  de  toilette,  le  traîneau  de  la  retraite  de  Russie, 
une  lampe,  un  verre,  des  autographes,  etc.  Le  pharmacien 
Friedrich  Julling,  de  Munster,  qui  a  écrit  un  drame  intéressant 
sur  William  Penns,  demande  une  audience  impériale  à  titre 
sympathique,  car  il  est  tombé  du  haut  d'un  tilleul,  le  5  mai  1821, 
à  six  heures  du  soir,  au  moment  où  mourait  Napoléon  Ier. 
Mais  une  telle  chute  n'a  pu  émouvoir  l'impérial  neveu. 

Quant  à  Napoléon  III  lui-môme,  il  est  l'objet  d'adulations 
interminables.  Ce  sont  des  vers  sur  son  jour  de  naissance,  des 
traits  inoubliables  de  sa  prime  jeunesse,  des  complimens  sur 
tout  et  à  propos  de  tout.  Il  est  pour  les  Allemands  enthou- 
siasmés «  le  prince  le  plus  bienveillant  de  l'humanité,  le  héros 
invinctissimus,  le  monarque  sublime,  le  plus  grand  prince  de 
l'univers,  l'arbitre  du  monde  connu,  l'homme  le  plus  célèbre 
de  l'Europe,  le  bras  puissant  élevé  par  Dieu  pour  la  protection 
de  l'Empire  franco-atlantique,  l'écrivain  illustre  et  génial,  le 
magnanime  Protecteur  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts,  le 
maître  de  la  civilisation,  l'esprit  doué  d'une  sagesse  magna- 
nime et  créatrice,  l'auteur  d'exploits  incomparables  et  féconds 
pour  le  genre  humain,  l'étoile  du  bonheur,  la  lumière  plus  bril- 
lante que  le  diamant,  le  bouclier  de  l'ordre,  l'âme  essentielle 
du  monde  civilisé,  la  main  puissante  vers  laquelle  les  nations 
tournent  leurs  regards  et  leurs  espérances,  le  bienfaiteur  de  la 
France  et  du  monde,  le  chef  donné  à  son  pays  par  la  main 
divine,  le  grand  Empereur  du  grand  Peuple  qui  parle  la  langue 
la  plus  élégante  de  la  terre,  l'auteur  d'une  politique  grandiose 
et  divinatoire,  l'homme  de  jugement,  d'esprit  cultivé,  de  génie 
et  de  science  sans  pareil,  celui  pour  lequel  on  éprouve  autant 
de  sympathie  que  d'admiration,  l'Humanité  personnifiée  tenant 
le  trône  et  le  sceptre,  le  Génie  créé  pour  assurer  le  bonheur  du 
peuple  le  plus  noble  et  le  plus  glorieux  de  l'univers,  le  monarque 
le  plus  éclairé  et  le  plus  magnanime,  le  prince  rempli  de  béné- 
dictions divines,  le  père  de  l'Europe,  l'Homme  immortel,  le  direc- 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  511 

teur  des  destins  du  monde  civilisé...  Et  j'en  passe  1  Tout  cela 
exprimé  dans  des  phrases  amphigouriques,  des  éloges  etcompli- 
mens  qui  valent  leur  pesant  d'or,  si  l'on  en  croit  ces  courtisans! 
La  sollicitation,  la  quémandcrie,  la  mendicité  allemandes 
se  portent  sur  tout  et  utilisent  tout  pour  arriver  à  leur  but, 
c'est-à-dire  pour  obtenir  des  honneurs,  des  avantages,  des  titres 
et  de  l'argent.  Toutes  les  classes  de  la  société  font  l'assaut  des 
Tuileries.  Des  tailleurs,  des  aubergistes,  des  musiciens,  des 
peintres,  des  armuriers,  des  calligraphes,  des  chambellans, 
des  directeurs  de  cirques,  des  coiffeurs,  des  conseillers  auliques, 
des  conseillers  de  gouvernement,  des  consuls,  des  dentistes,  des 
médecins,  des  chirurgiens,  des  docteurs  de  toutes  les  sciences, 

—  et  Dieu  sait  s'il  y  en  a  en  Allemagne,  in  nostro  docto  corporel 

—  des  ébénistes,  des  céramistes,  des  inspecteurs  ou  des  commis- 
saires, des  écrivains  et  des  journalistes,  des  fabricans,  des 
industriels,  des  commerçans,  des  fonctionnaires  de  tous  les  aca- 
bits, des  fumeurs,  des  priseurs,  des  imprimeurs,  des  institu- 
teurs, des  jardiniers,  des  astronomes,  des  poètes,  des  juges,  des 
libraires,  des  négocians,  des  barbiers,  des  brocanteurs  et  des 
gens  de  tous  métiers,  forgerons,  pâtissiers,  maçons,  remou- 
leurs, menuisiers,  tonneliers,  relieurs,  selliers,  potiers,  chape- 
liers, vétérinaires,  tous  sollicitent  l'Empereur  ou  son  chef  de 
cabinet  ou  son  secrétaire.  C'est  une  bande,  une  troupe,  une 
légion,  une  foule  qui  se  renouvelle  sans  cesse,  les  mains  cro- 
chues et  les  dents  longues.  Il  y  a  des  solliciteurs  qui  envoient 
leur  portrait  à  l'Empereur  et  demandent  le  sien  en  échange 
ou  celui  de  la  chère  famille  impériale.  Quant  au  petit  Prince, 
il  est,  lui  aussi,  assailli  de  complimens  et  de  sollicitations  ou  de 
présens.  On  lui  envoie  force  poèmes  sur  sa  naissance,  son  bap- 
tême et  sa  première  Communion.  On  lui  offre  des  broderies,  un 
ruban  de  cou,  une  grammaire,  des  bonbons,  des  pains  d'épice, 
une  boîte  de  soldats  de  plomb,  une  petite  chaise,  une  paire  de 
bottes,  une  Bible  hébraïque  imprimée  à  Amsterdam  en  1723, 
formant  quatre  volumes  de  grandeur  colossale,  reliés  en  bois  et 
en  cuir  et  du  poids  de  cent  kilos  (1).  Que  ne  ferait-on  pas  pour 
l'enfant  de  France,  le  fils  de  France,  le  roi  d'Algérie,  le  prince 

(1)  Ces  présens  ont  bien  la  forme  du  goût  allemand.  Ainsi,  je  me  rappelle 
ayoir  vu,  au  cent  cinquantième  anniversaire  de  Gœthe,  à  Francfort,  des  bustes 
du  poète  en  saindoux  chez  les  charcutiers  et  en  chocolat  chez  les  confiseurs,  avec 
ces  mots  :  Feine  Chocolade. 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

de  la  Paix!...  On  prodigue  aussi  les  conseils  et  les  remèdes  pour 
sa  chère  santé,  un  emplâtre  indien,  de  l'eau  contre  les  scrofules 
et  des  spécifiques  secrets  merveilleux.  Les  suppliques  sont  nom- 
breuses, demandes  de  subventions,  de  secours  particuliers,  etc. 

Les  anciens  condisciples  du  gymnase  Sainte-Anne  d'Augs- 
bourg  assaillent  à  leur  tour  l'Empereur.  Le  chirurgien  Dodel- 
bauer,  le  curé  Filser,  le  docteur  Hoff,  Kiderle,  Kolle,  Hoffmann, 
Prazer,  Wolf  envoient  leurs  complimens  en  prose  et  en  vers. 
Franck  de  Wurzbourg,  qui  se  dit  un  très  pauvre  diable  :  ganz 
armer  Schlucker,  condamne  les  vues  fausses  de  l'Allemagne  sur 
le  gouvernement  français  et  se  dit  prêt  à  sacrifier  sa  vie  pour 
Sa  Majesté  Impériale.  «  N'aurai-je  point  mérité,  comme  étant 
le  plus  grand  fanatique  de  Votre  Majesté,  quarante  francs  d'or, 
et  cela  en  récompense  de  mes  sympathies?  »  Le  docteur  Lœwen- 
stein  ne  peut  faire  la  dépense  de  1400  francs  pour  envoyer  son 
fils  compléter  en  France  ses  études  médicales  et  obtient  la 
somme  demandée. 

Adolf  Reichenbach  sollicite  un  exemplaire  de  l'Histoire  de 
César  comme  signe  du  souvenir  de  leurs  études  communes  «  et 
quelques  douzaines  de  ces  fameux  cigares  que  Sa  Majesté 
daigne  fumer.  »  Ce  serait  pour  lui  un  amical  supplément. 
So  wœre  das  eine  freundliche  Dreingabe.  Napoléon  III  a  la  bonté 
d'envoyer  les  cigares  à  cet  indiscret  fumeur  bavarois.  Le  coif- 
feur Théodore  Schneider  désirerait  une  place  quelconque.  Il  a 
cinquante-quatre  ans  et  jouit  d'une  bonne  réputation  et,  quoique 
évincé,  renouvelle  sa  demande  trois  ou  quatre  fois. 

Schralz,  Stauer,  Thaeter,  Vincom,  Wideman,  demandent 
des  secours  en  remerciant  Sa  Majesté  de  les  avoir  exaucés.- 
Brolle,  curé  de  Gronhausen,  en  Bavière,  ancien  condisciple  du 
prince,  devenu  président  de  la  République  et  souvent  honoré  de 
ses  bienfaits,  désirerait  bien  obtenir  une  esquisse  de  sa  vie,  car 
il  n'a  pas  perdu  le  souvenir  des  intéressantes  journées  passées 
avec  lui  à  Augsbourg,  «  où.  dit-il,  nous  animions  à  table,  et  inter 
pocuia,  par  des  conversations  intimes  et  tous  les  plaisirs  de  la 
jeunesse,  les  heures  les  plus  heureuses  de  mon  existence.  » 

Louis-Napoléon  lui  fit  répondre  par  son  chef  de  cabinet  : 

«  Monsieur, 

«  Le  président  de  la  République  voulait  vous  écrire  lui- 
même.    Il    vous    aurait   exprimé   combien    vos    sentimens    le 


tA   MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  513 

touchent.  Les  affaires  l'en  empêchent  sans  cesse  et  il  me  charge 
de  lui  servir  d'interprète.  Il  n'a  oublié,  monsieur,  ni  les  élans 
dévoués  de  votre  jeunesse,  ni  vos  entretiens,  ni  vos  inspirations 
prophétiques,  et  les  nouveaux  témoignages  de  votre  attache- 
ment ont  donné  un  nouveau  prix  à  ces  souvenirs.  Parmi  les 
graves  sollicitudes  du  rang  où  la  Providence  l'a  placé,  il  pen- 
sera avec  plaisir  qu'un  ami  vertueux  et  fidèle  prie  tous  les 
jours  pour  lui  au  pied  des  autels.  Ne  doutez  point,  à  votre  tour, 
monsieur,  dans  votre  pieuse  retraite,  et  de  sa  reconnaissance 
affectueuse  et  de  son  désir  de  vous  voir  heureux.  »  Brolle  mourut 
en  1855,  comme  l'annonça  à  Napoléon  le  curé  d'Inchenhofen. 
La  croix  de  la  Légion  d'honneur  jouissait  d'une  renommée 
toute  particulière  en  Allemagne.  Aussi,  les  demandes  de  cette 
croix  sont-elles  au  nombre  de  plus  de  quarante,  et  encore  nous 
ne  connaissons  pas  toutes  celles  qui  sont  demeurées  dans  les 
chancelleries.  Il  y  en  a  de  bien  curieuses,  comme  celle  du 
conseiller  Bergmann,  qui  désirerait  savoir  s'il  n'a  pas  le  droit 
de  porter  la  croix  qu'il  aurait  reçue  de  la  main  d'un  officier  du 
général  Régnier,  mort  en  1813,  à  deux  milles  de  Berlin.  Le 
chancelier  Braun,  rédacteur  du  Eaus  und  Familienbuch,  qui  a 
écrit  le  roman  historique  de  Napoléon  II,  puis  der  Genius 
Menschheit  et  l'Étoile  de  la  France,  l' Impérialisme  et  Vidée 
du  Congrès,  demande  la  croix  de  chevalier  le  23  juin  1864.  Il 
se  vante  d'avoir  composé  un  «  traité  sur  la  Connaissance  du 
Beau  »  dont  le  célèbre  critique  Menzel  a  dit  que  la  défini- 
tion du  Beau  faite  par  lui  était  «  la  plus  remarquable  depuis 
Aristotel  »  Le  docteur  Garus  réclame  la  croix  que  Napoléon  Ier 
lui  avait,  dit-il,  promise  la  veille  de  la  bataille  de  Leipzig.  Un 
ancien  capitaine  de  la  Garde,  Charles  G runholz,  ayant  secouru 
vingt-deux  Français  pendant  le  bombardement  de  Vienne 
en  1848,  sollicite  également  la  croix.  On  la  lui  refuse,  parce 
qu'on  a  appris  qu'il  avait  fait  faillite  comme  limonadier  et 
entrepreneur  de  concerts.  Le  lieutenant  Ilzig  envoie  force 
vers  à  l'Empereur  «  qu'il  adore  de  toute  son  âme  »  et  demande 
la  croix  qui  lui  est  aussi  refusée.  Le  gardien  du  tombeau  de 
Carnot  à  Magdebourg,  Louis  Lohrengel,  présente  trois  feuilles 
de  lierre  à  Sa  Majesté  comme  symbole  de  la  Foi,  de  la  Charité 
et  de  l'Espérance,  et  sollicite  la  croix  «  pour  les  soins  pro- 
digués par  lui  à  ce  monument.  »  Le  docteur  Ludke  la  réclame 
aussi  pour    avoir  conversé    une   journée   à  Lenzburg  avec  le 

TOMB  XXXIII.  —  1916.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

prince,  futur  Empereur.  Le  docteur  Mùller  fait  la  même 
demande  pour  avoir  offert  un  exemplaire  de  Méditations  poé- 
tiques, religieuses  et  philosophiques,  à  Sa  Majesté,  «  le  plus 
ardent  promoteur  de  toute  inspiration  scientifique.  »  Le  cham- 
bellan du  roi  de  Bavière,  le  baron  Siegfried  de  Buttenheim,  qui 
a  adressé  à  l'Empereur  des  félicitations  pour  la  naissance  du 
prince  impérial,  serait  très  heureux  d'obtenir  cette  décoration, 
et  le  docteur  Weiss,  ami  de  M.  Acker,  sollicite  la  même  faveur 
pour  son  dévouement  à  la  cause  impériale.  Le  baron  von 
Witzleben  la  demande  comme  simple  savant  et  le  docteur 
Zaillner  invoque  pour  cette  distinction  des  cahiers  écrits  par 
le  duc  de  Reichstadt  et  offerts  par  lui  à  l'Empereur.  Je  laisse 
de  côté  bien  d'autres  sollicitations  du  même  genre  dont  le 
dénombrement  et  l'analyse  seraient  fastidieux. 

* 
*  * 

Arrivons  aux  savans.  L'Empereur  a  écrit  la  Vie  de  Jules 
César,  et  cet  ouvrage  a  attiré  l'attention  de  toute  l'Allemagne. 
Le  philologue  Dressel  demande  un  secours  pour  les  sources 
inédites  qu'il  a  révélées  à  Sa  Majesté  sur  la  vie  de  César.  Le 
docteur  Kaltschmidt,  établi  à  Versailles,  propose  un  diction- 
naire  universel  sous  ce  titre  Panglotte-Napoléon  et  désirerait 
avoir  une  pension  annuelle.  Il  offre  de  traduire  le  Jules  César 
en  latin.  Il  regrette  de  ne  pas  être  membre  de  l'Institut,  car  le 
dictionnaire  de  l'Académie  se  ferait  bientôt,  grâce  à  lui,  «  d'une 
manière  radicalement  fondamentale.  »  Le  consul  Cari  Lorck, 
qui  a  été  chargé  de  traduire  la  Vie  de  César  en  danois,  norvé- 
gien et  suédois,  réclame  10000  francs  pour  son  travail.  On  le 
renvoie  à  l'éditeur  Pion,  qui  est  chargé  des  détails  matériels. 
Le  docteur  Ritschl,  de  Bonn,  prépare  une  traduction  allemande 
du  César,  et  s'exprime  en  ces  termes  :  «  J'ai  travaillé  pour 
l'auteur  impérial,  non  point  parce  qu'il  est  Empereur  et  que. 
sans  aucun  doute,  aucun  prince  du  monde  n'en  partage  à  un 
si  haut  degré  que  lui  le  jugement,  l'esprit  cultivé  et  le  génie, 
sans  parler  de  sa  puissance  et  de  son  influence,  mais  parca 
qu'il  s'est  révélé  comme  un  savant  profond,  intelligent,  élo- 1 
quent,  pour  lequel  j'éprouve  autant  de  sympathie  que  d'admi- 
ration, car  je  ne  doute  pas  que  Y  Histoire  romaine  de  Mommsen, 
cet  exposé  mesquin  et  rempli  de  fiel,  ne  soit  immédiatement 
reléguée  au  second  plan  par  l'œuvre  de  l'homme  qui,  tout  en 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  515 

régissant  les  destinées  du  monde,  arrive  au  plus  haut  point  de 
vue  le  plus  grandiose  et  le  plus  équitable.  »  Le  docteur  Rudolf 
Schulze  avoue  que,  depuis  qu'il  a  lu  la  Vie  de  Jules  César,  «  la 
meilleure  partie  de  son  être  s'est  absorbée  dans  la  méditation 
de  la  vie  et  des  actçs  de  l'Empereur,  »  et  que  ces  études  sont 
devenues  pour  lui  une  vocation  entraînante. 

Le  prince  Guillaume  de  Bade  remercie  chaleureusement 
l'Empereur  de  l'avoir  honoré  de  la  Vie  de  César.  Il  dit  que  cet 
ouvrage  est  un  gage  des  sentimens  que  Sa  Majesté  renferme 
dans  son  cœur  pour  toute  l'humanité  et  une  preuve  d'affection 
dont  lui,  personnellement,  est  fier  d'avoir  été  l'objet.  Le  curé 
Beck,  de  Stolpe,  sollicite  un  exemplaire  de  la  Vie  de  César.  Sa 
lettre  est  écrite  en  latin.  «  Scripsi  aulem  haslitteras  scrmone  latino 
quo  probarem  Romanarum  rerum  me  non prorsus  ignarumesse.  » 
Le  docteur  Zumpt  déclare  que  l'auteur  de  Jules  César  surpasse 
par  le  talent  et  l'ampleur  de  son  génie  tous  ceux  dont  le 
métier  est  de  s'adonner  à  la  science  et  qu'un  tel  monument  ne 
pouvait  être  élevé  au  plus  grand  des  Romains  que  par  un  esprit 
aussi  éclairé  que  celui  de  l'Empereur.  Le  docteur  Helfferich, 
professeur  à  l'Université  de  Berlin,  offre  à  Napoléon  III  une 
étude  sur  Jules  César  Pontifex  maximus.  Le  docteur  Bicking 
présente  un  drame  sur  Calon  et  César  avec  un  poème  en 
l'honneur  de  Sa  Majesté.  Le  musicien  Bœttcher  s'extasie  sur 
l'ouvrage  de  Sa  Majesté,  qui  lui  a  inspiré  la  marche  intitulée 
Jules  César  et  destinée  à  l'armée  française.  Le  capellmeister 
Hans  von  Bûlow,  gendre  de  Liszt,  dédie  à  l'Empereur  une 
ouverture  à  grand  orchestre  sur  Jules  César.  Le  docteur  Heller 
envoie  une  étude  sur  les  Commentaires  de  César  au  plus  illustre 
de  ses  commentateurs. 

C'est  à  qui,  dans  l'Allemagne  savante,  s'empressera  de  féli- 
citer, de  louer,  de  célébrer  le  monarque  remarquable  qui  a  su 
unir  à  une  science  profonde  de  la  politique  une  érudition  par- 
faite. Toutes  les  occasions  sont  saisies  par  ces  docteurs,  ces 
professeurs,  ces  écrivains,  ces  philosophes,  ces  publicistes,  pour 
faire  parvenir  leurs  écrits  ou  leurs  louanges  à  l'Empereur.  C'est 
ainsi  que  Henri  Sybel,  professeur  à  l'Université  de  Bonn, 
membre  du  Parlement  de  l'Allemagne  du  Nord,  écrit  au  grand 
chambellan  :  «  Monsieur  le  duc,  S.  M.  l'Empereur  a  daigné  me 
recevoir  l'année  dernière  avec  tant  de  bonté,  et  je  lui  suis  tel- 
lement reconnaissant  de  m'avoir  fait  admettre  à  puiser  aux  dif- 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

ferentes  Archives  de  l'Empire  que  je  désire  ardemment  profiler 
de  mon  séjour  à  Paris  pour  présenter  mes  hommages  à  Sa 
Majesté.  Je  serais  donc  obligé  à  Votre  Excellence  si  elle  voulait 
avoir  la  gracieuseté  de  me  faire  obtenir  une  audience  de  l'Em- 
pereur. »  (19  mai  1867.)  —  Le  même  écrit  encore  :  «  Monsieur 
le  duc,  j'ai  trouvé  aux  archives  de  l'Empire  une  lettre  inédite, 
jusqu'à  présent,  du  général  Bonaparte.  Tout  ce  qui  provient  du 
grand  Empereur  est  important  pour  l'histoire  de  France  :  j'ose 
donc  prier  Votre  Excellence  de  bieri  vouloir  présenter  de  ma  part 
à  S.  M.  l'Empereur  la  copie  ci-incluse  de  cette  lettre...  Veuillez 
agréer,  etc.  »  (Bonn,  18  juillet  1867.)  Puis  Henri  Sybel  s'adresse 
directement  ainsi  à  l'Empereur  :  «  Sire,  au  cours  des  recherches 
historiques  que  j'ai  pu  faire  à  Paris,  grâce  à  la  haute  bienveillance 
de  Votre  Majesté,  j'ai  eu  le  bonheur  de  trouver  une  lettre  du 
général  Bonaparte,  certainement  inédite.  Je  l'ai  rencontrée  aux 
Archives  de  l'Empire,  parmi  la  correspondance  diplomatique  du 
général  Clarke.  Ecrite  quelques  jours  avant  la  signature  des 
préliminaires  deLéoben,  elle  est  très  remarquable  par  plusieurs 
traits  saillans  et  singulièrement  caractéristiques.  C'est  Votre 
Majesté  qui  m'a  mis  à  même  de  faire  cette  trouvaille  intéressante. 
J'ose  donc  lui  en  présenter  une  copie,  en  faible  témoignage  de 
la  profonde  reconnaissance  avec  laquelle  je  suis,  etc.  » 

Il  faut  remarquer  que  M.  de  Sybel,  qui  a  écrit  plus  tard  un 
important  ouvrage  sur  la  Révolution  française  et  l'Europe,  ne 
nous  y  a  guère  ménagés.  Il  est  un  exemple,  avec  Théodore 
Mommsen,  de  l'ingratitude  des  savans  allemands.  Tous  deux 
ont  eu,  de  préférence  aux  savans  français,  le  privilège  de  voir 
s'ouvrir  devant  eux  toutes  nos  Archives  et  de  se  faire  commu- 
niquer librement  nos  trésors  littéraires.  Ils  s'en  sont  servis,  en 
Teutons  grossiers,  pour  nous  insulter  et  exciter  à  la  haine  et 
au  mépris  contre  nous  et  nos  savans. 

En  juin  1866,  Mommsen,  professeur  à  l'Université  de 
Strasbourg,  adressait  à  l'Empereur  un  exemplaire  du  commen- 
cement de  sa  nouvelle  édition  des  Pandectes,  en  le  remerciant 
de  la  faveur  extraordinaire  dont  il  avait  été  l'objet,  relative- 
ment aux  manuscrits  de  la  grande  Bibliothèque  de  Paris.  Il 
ajoutait  :  «  Si  les  sciences  et  les  lettres,  en  général,  ont  un 
caractère  international,  et  si  tout  le  progrès  du  genre  humain 
se  résume  dans  le  développement  de  cette  belle  internationalité, 
qui   n'égalise   pas  les   nations,  mais   qui  leur  enseigne  de  se 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  517 

comprendre,  c'est-à-dire  de  se  respecter  et  de  s'aimer,  tout  ce 
qui  se  rattache  au  peuple  romain,  source  commune  de  la  civi- 
lisation actuelle,  porte  éminemment  ce  caractère  international.  » 
En  outre,  Th.  Mommsen  reconnaissait  avoir  touché  sur  la  cas- 
sette de  l'Empereur  500  francs  destinés  à  être  remis  par  lui  à 
M.  Walter,  de  Berlin. 

«  Cet  érudit,  remarquait  Henri  Bordier,  en  publiant  cette 
lettre,  avait  récemment  écrit  dans  les  journaux  de  son  pays 
pour  nier  énergiquement  qu'il  eût  jamais  rien  reçu,  ne  fût- 
ce  qu'un  franc,  de  l'ex-Empereur,  et  pour  dire  qu'il  avait 
refusé  l'indemnité  offerte  à  raison  de  sa  participation  à  l'édition 
des  Œuvres  de  Borghesi,  publiée  aux  frais  de  la  cassette  impé- 
riale. «  Je  n'aurais  point  donné  cette  explication,  ajoutait 
Mommsen,  si  la  presse  allemande  ne  l'eût  exigée  de  moi,  car, 
pour  les  assertions  de  la  presse  française,  je  n'ai  point  de 
réponse  à  leur  faire.  Ce  n'est  pas  seulement  à  cause  de  sa  bêtise 
(und  nicht  etwas  bloss  ihrer  Albernheit  wegen)...  mais  une 
considération  plus  sérieuse  m'impose  le  silence.  Depuis  la  der- 
nière guerre,  le  commérage  parisien  et  la  presse  française,  qui 
en  est  l'expression,  se  sont  fait  un  système  de  donner  cours  à 
des  faits  mensongers  et  déshonorans  s'ils  étaient  vrais,  qu'on 
attribue  aux  savans  allemands  qui  sont  connus,  et  haïs  en 
France.  Pour  ce  qui  me  concerne,  je  pourrais,  si  je  savais  que 
cela  en  vaille  la  peine,  mettre  en  avant  d'édifians  exemples  de 
pasquinades  de  ce  genre...  Une  opinion  publique  de  la  France, 
à  laquelle  les  savans  allemands  puissent  en  appeler,  il  n'en  existe 
plus.  De  même  qu'il  paraît  méritoire  en  ce  pays  de  frapper  à  mort 
les  Allemands  qui  s'y  trouvent,  de  même  c'est  un  acte  de  patrio- 
tisme de  porter  atteinte  à  l'honneur  de  ceux  qui  ne  s'y  trouvent 
plus  au  moyen  de  calomnies  qu'on  élabore,  soit  en  les  inventant, 
soit  en  les  répandant,  soit  en  se  taisant...  »  (3  janvier  1872.) 

Déjà,  avant  cette  lettre,  parue  dans  la  Gazette  de  Voss,  un 
savant  français  avait  cru  devoir  venir  au  secours  de  Th.  Momm- 
sen, en  publiant,  dans  le  Moniteur  universel  du  1er  janvier, 
une  lettre  qui  se  terminait  ainsi  :  «  ...  Je  dois  à  la  vérité  de 
déclarer  qu'il  est  à  ma  parfaite  connaissance  que  M.  Mommsen 
n'a  jamais  touché,  sous  une  forme  quelconque,  aucune  pen- 
sion, indemnité  ou  subvention  de  l'empereur  Napoléon  III.  » 

«  Ces  déclarations,  ajoutait  Bordier,  octroyaient  à  Th.  Momm- 
sen le  bénéfice  d'une  confusion  dans  les  mots.  Ce  savant  ne 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDËS.i 


recevait  aucune  pension  et  n'avait  touché  aucune  indemnité. 
Seulement,  le  caissier  de  l'Empereur  lui  remettait  de  temps  à 
autre  des  sommes  d'argent  (environ  3  000  francs  pour  l'édition 
de  Borghesi,  par  exemple)  qu'il  distribuait  entre  ses  amis, 
élèves  ou  secrétaires  berlinois,  travaillant  sous  sa  direction  et 
au  profit  de  sa  gloire.  Rien  de  plus  légitime,  de  plus  honorable, 
que  de  prendre  part  à  une  œuvre  scientifique  et  d'en  tirer  un 
juste  émolument.  Rien  même  d'extrêmement  incorrect  à  rece- 
voir de  l'Empereur  (après  l'avoir  demandé)  500  francs  pour 
quelque  Allemand  nommé  Walter  ou  autre.  Mais  n'est-il  pas 
odieux,  lorsqu'on  est  dans  de  tels  rapports  de  courtoisie  et  de 
solidarité  avec  les  savans  français,  lorsqu'on  a  brigué  auprès 
d'eux  l'honneur  de  s'entretenir  familièrement  avec  le  souverain 
du  pays,  lorsqu'on  a  diné  à  sa  table,  qu'on  a  savouré  ses 
faveurs,  de  prendre  la  parole  contre  ceux  dont,  la  veille,  on 
serrait  les  mains,  assis  à  leur  foyer?  Et  quelle  parole  !  Dire  de 
ceux-là  mêmes  «  que  la  belle  Internationalité  enseigne  de  res- 
pecter »  qu'ils  vont  tomber  «  de  la  blague  dans  le  désespoir;  » 
dire  que  «  la  saleté  de  la  littérature  française  n'est  comparable 
qu'à  la  saleté  des  eaux  de  la  Seine  à  Paris  ;  »  dire  que  <<  ce 
salon  des  Tuileries,  »  où  l'on  a  été  accueilli,  «  était  comme  un 
salon  du  demi-monde;  »  et  ce  ne  sont  là  que  les  menus  propos, 
les  gaietés  de  cette  haine  germaniquej  Leur  auteur  était  plus 
sérieux  en  signant  les  adresses  de  la  municipalité  de  Berlin  au 
roi  Guillaume.  Lui-même  a  bien  senti  le  louche  de  la  situation, 
lorsqu'il  écrivait  à  l'un  de  nos  académiciens,  dans  une  lettre 
dont  le  journal  le  Moniteur  (12  janvier  1872)  n'a  cité  que 
quelques  lignes  :  «  Je  demande  si  votre  Académie  veut  conti- 
nuer ses  rapports  avec  la  nôtre,  ou  plutôt,  car  il  s'agira  de 
cela,  remplacer  à  cet  égard  l'Empereur,  et  si  le  public  le 
souffrira...  »  Cette^lettre  est  du  13  mars  1871.  Ainsi,  après  tout 
ce  qui  s'était  passé,  à  peine  le  siège  de  Paris  levé,  l'illustre 
Allemand  nous  revenait  radouci  et  obséquieux. 

Et  j'ajoute  à  ces  justes  observations  de  Henri  Bordier  que  le 
même  Mommsen,  après  avoir  insulté  la  France  dans  ses  «  deux 
lettres  aux  Italiens,  »  a  supplié  Renan  de  soutenir  sa  candida- 
ture à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  et  que  cette 
Académie  a  eu  la  faiblesse  de  l'élire.  Gela  ne  se  passerait  pas  ainsi 
aujourd'hui,  et  nous  ferions  à  l'égard  de  Mommsen  ce  que  nous 
avons  fait  à  l'égard  des  signataires  de  l'odieux  Manifeste  des  93. 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES,  519 

Au  temps  du  règne  de  Napoléon  III,  savans  et  professeurs 
allemands  se  multipliaient  en  adulations  et  en  flatteries  de  tous 
genres.  Le  professeur  Buschmann,  de  Berlin,  offrait  huit  volumes 
de  ses  œuvres  à  Sa  Majesté  sur  les  langues  du  Mexique  et  de 
l'Amérique  du  Sud,  de  l'Asie  et  des  Aztèques.  Il  les  mettait  aux 
pieds  du  fondateur  et  protecteur  de  l'Empire  mexicain  et  lui 
exprimait  son  admiration  pour  la  régénération  et  le  bonheur 
de  ce  pays.  Il  ajoutait  à  cet  envoi  le  manuscrit  du  Cosmos  de 
Humboldt  et  obtenait  la  croix  de  la  Légion  d'honneur.  Le  doc- 
teur Eysell  présentait  son  Histoire  de  Jeanne  d'Arc,  en  espérant 
que  son  livre  ne  serait  pas  indigne  de  l'approbation  du  glorieux 
représentant  de  la  nation  française  que  couronnait  non  seule- 
ment le  diadème  de  la  souveraineté,  mais  aussi  le  laurier  de 
l'écrivain.  Le  docteur  Hirschius,  de  Halle,  présentait  à  l'Empe- 
reur son  édition  des  Décrétâtes,  pseudo-Didoriennes,  composée 
d'après  les  plus  précieux  manuscrits  des  Bibliothèques  de 
France  et  manifestait  les  plus  vifs  sentimens  de  reconnais- 
sance envers  notre  patrie.  Cet  écrivain  sincère  fait  un  grand 
contraste  avec  ses  autres  confrères  qui  ne  louent  ni  ne  flattent 
que  pour  obtenir  des  faveurs  spéciales.  Le  docteur  Hùffer,  de 
Bonn,  envoyait  son  ouvrage  sur  «  l'Autriche  et  la  Prusse  sous 
la  Révolution.  »  —  J'espère,  écrivait-il  à  Napoléon  III,  que  Sa 
Majesté  lira  avec  quelque  intérêt  l'histoire  des  célèbres  négo- 
ciations de  Léoben  et  Gampo-Formio  commencées  et  conduites 
jusqu'à  la  fin  par  son  glorieux  prédécesseur.  Dans  tout  ce  que 
j'ai  dit  de  lui,  je  n'ai  cherché  que  la  vérité  historique.  Je  suis 
sur  que  l'ensemble  des  événemens  le  fera  paraître  à  son  grand 
avantage  et  j'espère  que  mon  récit  montrera  l'admiration  qu'on 
doit  à  son  génie  merveilleux.  »  On  voit  que  pour  M.  Hiïffer, 
Bonaparte  n'était  pas  «  le  parvenu  Corse  »  que  raillait  naguère 
Guillaume  II  le  Grand.  Le  docteur  Pyl  adressait  un  document  ana- 
logue sur  la  guerre  qui  eut  lieu  en  1425,  entre  le  Danemark  et 
le  Schleswig,  «  lequel,  disait-il,  pourra  intéresser  Sa  Majesté 
qui  ne  brille  pas  seulement  entre  les  souverains  de  l'Europe  par 
une  politique  grandiose  et  divinatoire,  mais  se  place  au  premier 
rang  par  une  intelligence  scientifique  remplie  de  génie.  »  Le 
docteur  Scheerer  faisait  don  de  trois  mémoires  écrits  à  l'occa- 
sion du  jubilé  de  l'Université  de  Freiberg.  »  La  science,  décla- 
rait-il, fut  toujours  «  un  attribut  des  Napoléonides.  »  Il  faut 
admirer  ce  qui  suit  :  «  La  force  profondément  pénétrante  des 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES.» 

sciences  naturelles  et  la  puissance  terrestre  du  Napole'onisme, 
s'avancent  simultane'ment  dans  l'Histoire.  Il  n'y  a  pas  de 
hasard.  Il  y  a  une  série  obéissant  à  la  loi  d'un  développement 
immatériel.  Ces  deux  maîtres,  le  Matérialisme  et  le  Républica- 
nisme se  rencontrent  dans  l'erreur  et  marchent  ensemble  dans 
la  voie  de  l'illusion.  Pour  leur  faire  rebrousser  chemin,  avec  la 
vérité  réelle  il  était  besoin  de  toute  la  plénitude  du  génie 
humain.  Au  Napoléonisme  il  a  été  donné  de  vaincre  le  Répu- 
blicanisme; aux  sciences  naturelles  il  appartient  de  vaincre  le 
Matérialisme.  »  Le  baron  de  Forth-Rouen,  ministre  de  France 
à  Dresde,  ayant  recommandé  ces  élucubrations  bizarres,  fit 
adresser  par  le  cabinet  impérial  de  vifs  remerciemens  à  l'illustre 
professeur.  Un  autre,  le  docteur  Stefanus,  proposait  un  projet 
de  Pasigraphie  ou  langue  universelle.  «  Ruiné,  disait-il,  par  la 
politique  du  comte  de  Bismarck,  »  il  sollicitait  en  1869  un 
emploi  lucratif  en  France.  Faut-il  citer  encore  d'autres  profes- 
seurs qui  offrent  leurs  livres  sur  les  guerres  de  Frédéric  Barbe- 
rousse  en  Italie,  ou  la  traduction  de  la  Baguette  Magique  de 
Davis,  des  œuvres  musicales,  des  morceaux  d'orgue,  des 
poèmes,  des  manuscrits  plus  ou  moins  inédits,  des  composi- 
tions géniales  et  qui  en  retour  demandent  de  l'argent  pour 
venir  en  France  ou  pour  continuer  leurs  recherches,  ou  pour 
avoir  telles  ou  telles  faveurs.  La  liste  en  est  encore  très  éten- 
due, mais  ce  que  j'ai  cité  doit  suffire. 

*  • 
L'Impératrice  n'était  pas  plus  ménagée  que  l'Empereur.  Que 
de  vers,  de  livres,  de  morceaux  de  musique,  d'hommages,  de 
complimens,  de  fadeurs,  de  demandes  ou  recommandations 
adressées  à  la  souveraine!  Que  de  compassion  aussi  pour  les 
souffrances  de  l'Empereur  et  de  remèdes  efficaces  adressés  à  sa 
noble  épouse  pour  soulager  et  guérir  le  grand,  le  sublime 
monarque  !  Que  de  requêtes  pour  obtenir  le  nom  d'Eugénie 
en  faveur  de  petites  filles  allemandes  avec  l'honneur  de  l'avoir 
pour  marraine  1  Pour  la  naissance  du  Prince  impérial,  ce  fils 
de  France,  c'est  un  déluge,  un  débordement,  une  avalanche  de 
poèmes,  de  sonnets,  de  lettres  pompeuses  et  enthousiastes.  L'un 
des  auteurs,  le  professeur  Flecker,  a  fait  imprimer,  dans  la 
Gazette  de  Cologne,  une  pièce  «  qui  lui  a  valu,  dit-il,  les  félici- 
tations de   presque    toutes  les  parties  du   monde  1  »  Il  ajoute 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  521 

qu'il  a  d'autres  poésies  à  offrir  et  qu'il  est  prêt  à  les  publier, 
si  on  lui  avance  pour  cela  quelques  milliers  de  francs. 
Ch.  Gerichtsnige  pre'sente  aussi  des  vers  pour  cette  heureuse 
naissance  et  remercie  l'Empereur  de  procurer  à  sa  famille  «  un 
pain  qu'elle  abreuve  tous  les  jours  des  larmes  de  sa  reconnais- 
sance I  »  L'ancien  bottier  du  prince  Eugène  se  joint  à  tous  les 
admirateurs  du  jeune  prince.  Un  ferblantier  de  Breslau,  «  dis- 
ciple d'Apollon,  »  décrit  sa  joie  en  vers  bien  étamés;  un  télé- 
graphiste de  Dresde,  «  sentinelle  avancée  de  la  civilisation 
française,  »  envoie  ses  félicitations  enthousiastes  ;  un  ouvrier 
Israélite,  né  le  même  jour,  à  la  même  heure  que  le  prince,  écrit  : 
<(  Dieu  a  fait  ce  jour,  jubilons  et  réjouissons-nous  à  cause  de 
lui.  »  Il  commente,  comme  un  chrétien,  le  Exe  Dies  quant  fecit 
Dominus  de  la  fête  de  Pâques.  Le  négociant  Lœwenstein  se 
réjouit  de  consister  qu'il  lui  est  né  une  fille  dans  la  même 
nuit  que  le  petit  Prince  et  il  saisit  cette  occasion  pour  déposer 
ses  vœux  sur  les  marches  du  trône. 

L'écrivain  Sauter  espère  que  l'enfant  de  France  sera  le 
prince  de  la  Paix  et  il  lui  envoie  un  produit  de  sa  Muse.  Le 
baron  von  Buttenheim,  filleul  de  Napoléon  Ier,  sollicite,  à  propos 
de  celte  heureuse  naissance,  la  croix  d'honneur.  Le  conseiller 
Weissgerber  a  écrit  une  petite  pièce  sur  la  naissance  du  Prince 
impérial,  pièce  où  figure  Vénus.  Le  poète  allemand  a  soin  d'indi- 
quer en  note  que  «Vénus  était  l'aïeule  de  César  et  aussi  la  mère 
des  Grâces!  »  Il  avoue  enfin  qu'un  de  ses  amis  littéraires  et 
français  lui  a  dit  franchement  que  ce  poème  n'était  pas  digne 
d'être  présenté  à  l'Empereur.  Que  ne  l'a-t-il  écouté?...  Il  y  a 
encore  des  vers  de  la  colonelle  von  Munsch,  mais  je  crois  que 
le  lecteur  ne  les  supporterait  pas!  La  Kultur  allemande  n'est 
décidément  pas  favorable  à  l'éclosion  de  bons  vers  français. 

Donnons  maintenant  quelques  épîtres  de  hauts  personnages 
et  nous  aurons  montré  avec  quelle  abondance  les  Allemands 
répandaient  sur  les  Tuileries  leurs  requêtes,  leurs  invocations, 
leurs  sollicitations,  leurs  instances,  leurs  prières  et  leurs  impor- 
tunités. 

C'est  une  parente  de  Bismarck  veuve  d'un  ancien  officier 
allemand  au  service  de  la  France,  Mme  von  Bismarck,  qui  écrit 
à  l'Empereur  : 

«  Sire!  La  veuve  d'un  ancien  officier  de  votre  glorieux  oncle 
Napoléon  le  Grand  ose  se  prosterner  aux  pieds  du  trône  de  V.  M., 


522  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  y  déposer  un  petit  ouvrage  contenant  la  biographie  de  son 
mari,  de'cédé  subitement  par  un  coup  d'apoplexie  à  l'âge  de 
soixante-dix  ans,  qui  l'a  frappé  dans  un  chemin  de  fer  et  qui 
l'a  laissée  dans  un  cruel  dénuement.  La  haute  réputation  d'huma- 
nité et  de  grâce  infinie  que  répand  V.  M.  autour  d'Elle,  la  fait 
espérer  qu'Elle  daignera  accepter  cet  hommage  rendu  aux 
mânes  du  grand  Empereur,  l'idole  de  son  mari  défunt.  Lors- 
qu'en  1805  le  prince  régnant  d'Isenburg,  colonel  au  service  de 
la  France,  organisa  des  prisonniers  de  guerre  autrichiens  en 
un  régiment  d'infanterie  pour  le  service  de  la  France,  son  mari, 
oubliant  qu'il  était  sujet  prussien,  sollicita  du  service  auprès 
du  maréchal  Berthier  qui  le  renvoya  au  prince  d'Isenburg, 
lequel  le  fit  premier  lieutenant  du  3e  régiment  d'étrangers  pour 
le  service  de  la  France,  avec  la  promesse  qu'il  serait  nommé 
capitaine  au  bout  de  quatre  semaines.  Après  la  paix  de  Tilsitt, 
lorsque  l'Empereur  établit  le  royaume  de  Westphalie,  il  devint 
sujet  du  roi  Jérôme  et  eut  le  bonheur  d'assister  à  son  entrée 
solennelle  dans  la  ville  de  Casse!. 

«  Son  mari,  qui,  par  des  malheurs  inouïs,  a  perdu  toute  sa 
fortune,  qui,  à  l'âge  de  70  ans,  aveugle,  se  trouva  dans  un 
dénûment  complet  et  se  vit  réduit  à  dicter  sa  biographie  pour 
avoir  de  quoi  vivre,  avait  toujours  manifesté  le  désir  de  la 
dédier  à  Sa  Majesté  Impériale.  S.  M.  le  roi  de  Prusse  a  également 
daigné  accepter  le  susdit  ouvrage  et  la  pauvre  veuve,  sans  nul 
moyen  d'existence,  sans  pension,  ose  espérer  que  S.  M.  ne 
repoussera  pas  la  prière  de  la  plus  infortunée  des  femmes.  Elle 
formera  des  vœux  pour  la  conservaH  .,.  des  jours  précieux 
de  S.  M.  et  de  sa  glorieuse  fami  '.<■  •'  adressera  au  Ciel  les 
prières  les  plus  ferventes  qui  soient  ja.uai.s  sorties  du  cœur  d'un 
être  humain  et  elle  a  l'honneur  de  signer  de  V.  M.  I.  la  plus 
humble  et  obéissante  servante  : 

Minna  de  Bismarck.   » 

Rue  de  Schrosdorf,  n°  4,  à  Magdebourg,  le  14  juillet  1856. 

Le  Dr  Boetticher,  petiW-neveu  du  baron  Teodor  de  Neuhof, 
demande  l'autorisation  de  porter  les  insignes  de  l'ordre  de  la 
Libération  fondé  par  son  grand-oncle  et  motive  sa  demande, 
ainsi  :  «  V.  M.  conçoit  ce  que  c'est  d'avoir  un  parent  illustre. 
Mon  oncle  a  développé  un  héroïsme  et  une  énergie  dignes  d'un 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.!  523 

meilleur  sort,  et  le  ministre  anglais,  lord  Walpole,  a  dit  de  lui  : 
That  his  daims  to  the  Kingdom  were  as  great  as  any  monarch's  in 
modem  Europe!  »  Le  baron  Otto  von  Braunecker  a  composé  un 
poème  pour  la  glorieuse  naissance  du  petit  Prince  et  sollicite 
une  audience  pour  le  lire  et  pour  faire  entendre  l'air  de  berceuse 
qui  l'accompagne.  Le  savant  F.  Diibner  est  impatient  de  présenter 
à  S.  M.  les  hommages  de  son  cœur  reconnaissant  pour  la  pension 
de  1  800  francs  qui  lui  a  été  accordée  en  1866  et  qui  sera  la  plus 
belle  et  la  plus  honorable  récompense  de  sa  vie.  Le  Dr  Eichholz 
a  écrit,  de  1864  à  1870,  vingt  lettres  à  l'Empereur  pour  affirmer 
son  dévouement  à  sa  dynastie  et  solliciter  en  même  temps  sa 
générosité.  Il  espère  que  le  souverain  récompensera  ainsi  l'aîné 
de  ses  fidèles.  Le  baron  de  Eisendecker,  frère  d'un  ministre  de 
la  Diète  germanique,  demande  un  emploi  auprès  de  l'Empereur 
à  Paris,  car  il  est  «  habitué  à  vivre  dans  le  meilleur  monde!  » 
Mme  von  Erfurth  désire  se  marier  avec  l'écrivain  Alexandre 
Hirchfeld,  mais  sa  famille  refusant  son  consentement,  parce  que 
le  fiancé  n'est  pas  noble,  elle  supplie  Sa  Majesté  de  vouloir  bien 
l'élever  à  l'état  de  noblesse.  Le  baron  de  Gablenz,  député  prus- 
sien, voudrait  établir  dans  Paris  des  kiosques  où  l'on  débiterait 
pendant  l'été  des  boissons  gazeuses  glacées,  afin  de  moraliser 
le  peuple  en  l'éloignant  du  cabaret.  Mme  de  Goeler-Ravensburg, 
fille  d'une  baronne  qui  adorait  Napoléon  Ier,  sollicite  3  000  francs 
pour   rétablir   l'état    précaire     de    ses    finances.    La    comtesse 
B.  von  G...,  née  von  X...  au  couvent  de  N...  en  Bavière,  adresse, 
le  20  mars  1868,  une  supplique  éplorée  à  l'Empereur.  Elle  est 
sœur  de  la  duchesse  de  Z...  Séparée  du  comte  de  G...  son  mari, 
elle  s'est  rendue  d'une  maison   de  charité  à  une  autre,  saps  y 
trouver  de  satisfaction  pour  son  esprit,  ses  goûts  et  le  salut  de 
son  âme.  Elle  est   entrée  ensuite  dans    un  cloître   de  Bavière 
comme     surveillante     d'infirmerie.    Mais     le    découragement 
l'envahit  de  nouveau  et  le  ton  froid  qui  règne  dans  ce  cloître  fait 
souffrir  son  cœur.  Elle  désire  en  sortir  au  plus  tôt  et  demande 
à  l'Empereur  une  place  d'intendante  dans   un  de  ses  châteaux 
ou  de  directrice  indépendante  dans  une  maison  de  charité,  ou 
comme  femme  de  chambre   de  l'Impératrice.  Elle  serait  heu- 
reuse de  mettre  ses  hommages  «  aux  pieds  de  Sa  Majesté  dont 
elle   baise  les    mains.    »  La   demande    de   l'humble   comtesse 
B.  von  G...  ne  fut  pas  accueillie. 

Le  capitaine  Hasselholdt  von  Stockeim  adresse  à  l'Empe- 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reur  une  étude  historique  sur  les  luttes  politiques  des  Wit- 
telsbach  contre  les  Brandebourg  de  1459  à  1465  et  désire  obtenir 
un  secours  pour  achever  son  œuvre.  Napoléon  III  fait  répondre 
que,  ne  pouvant  venir  en  aide  à  tous  les  auteurs  français,  autant 
qu'il  le  désirerait,  il  n'a  pu  exaucer  sa  requête.  Le  baron  von 
Hermsdorf,  très  recommandé  par  le  prince  Charles  de  Prusse, 
désirerait  être  consul  général  d'Espagne,  ou  directeur  général 
de  l'émigration  allemande  en  Algérie,  puis  avoir  une  concession 
de  90  000  hectares  en  ce  pays.  L'administration  demande  du 
temps  pour  faire  un  sérieux  examen  de  cette  requête...  Le 
prince  de  Hohenlohe-Langenbourg  remercie  l'Empereur  de  sa 
bienveillante  intervention  en  faveur  du  mariage  du  prince  qui 
a  été  célébré  le  21  février  1861.  Hermann-Holtze,  secrétaire  de 
l'amirauté  du  royaume  de  Prusse,  réclame  un  prêt  de  500  tha- 
lers  en  échange  de  trois  obligations  de  l'ancien  royaume  de 
Westphalie.  G.  Hambourg,  rédacteur  en.  chef  des  Pariser 
Nachrichten,  sollicite  l'appui  impérial  pour  favoriser  cette  publi- 
cation, dont  le  but  est  de  rapprocher  les  deux  nationalités  alle- 
mande et  française.  Le  capitaine  von  Hopper  fils,  décoré  par 
Napoléon  Ier  pendant  la  campagne  de  Russie,  sollicite  le  paie- 
ment des  arrérages  et  le  rétablissement  de  sa  pension  de  légion- 
naire, supprimée  par  les  Bourbons.  Le  comte  Kalckreuth,  direc- 
teur de  l'Académie  de  Weimar,  désirerait  obtenir  la  commande 
d'un  tableau.  La  comtesse  Natalie  von  Kielmansegge,  dame 
honoraire  de  l'ordre  de  Thérèse  à  Munich,  rappelle  à  l'Empe- 
reur qu'elle  l'avait  vu  à  Rome  pendant  le  carnaval  et  que  sa 
calèche  a  été  inondée  de  violettes  et  d'autres  fleurs.  Elle  a 
conservé  une  amitié  bien  sincère  au  prince  Louis,  mais  les  tra- 
casseries de  société  ont  interrompu  le  commerce  intime  de  sa 
mère  avec  la  duchesse  de  Saint-Leu.  «  Pour  vous  parler  de  moi, 
Sire,  ma  vie  aussi  a  été  des  plus  agitées  et  traversée  par  des 
événemens  bien  tristes  et  pénibles.  Née  luthérienne,  j'ai  eu 
le  grand  bonheur  d'entrer  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique. 
Depuis  ce  moment,  ma  fille  m'a  reniée.  J'avais  espéré  avoir  la 
vocation  religieuse  ;  l'essai  que  j'en  ai  fait  m'a  convaincue  déci- 
dément que  non.  »  Elle  en  vient  à  sa  requête,  qui  est  de  recom- 
mander à  Sa  Majesté  80  à  100  000  Allemands,  jeunes  et  pauvres, 
qui  sont  venus  à  Paris  chercher  un  morceau  de  pain  par  leur 
travail.  Étrangers  aux  habitudes  et  à  la  la  igue  du  pays,  luttant 
contre  la  misère,  ils  sont  exposés  à  tomber  en  proie  à  la  dépra- 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.-  525 

vation  et  au  communisme.  Elle  supplie  l'Empereur  de  fonder 
une  paroisse  allemande  et  des  écoles  allemandes  pour  ces  infor- 
tunés. Le  sous-chef  du  cabinet  de  l'Empereur  répond  très  cour- 
toisement que  le  projet  de  fondation  qu'elle  recommande  ne 
peut  être  accueilli. 

Le  docteur  Kiefer,  de  l'Université  d'Iéna,  remercie  le  prince 
Napoléon,  président  de  la  République  française,  d'avoir  contri- 
bué à  l'érection  du  monument  du  célèbre  nationaliste  Oken, 
mais  ce  n'est  point  assez  :  «  L'abeille  qui  sent  le  miel  retourne 
aux  sources  du  miel.  Nous,  académiciens  allemands,  nous 
sommes  les  abeilles  qui  récoltons  le  miel  des  sciences  où  ils 
en  découvrent  une  source.  Vous  en  possédez  une  dans  le  livre 
intitulé  :  Collections  orientales,  1836-1841.  L'Université  d'Iéna 
n'a  pas  les  fonds  pour  payer  les  frais  de  628  francs,  mais  c'est 
la  prérogative  de  la  haute  puissance  d'écarter  toutes  les  diffi- 
cultés par  un  mot.  Il  ne  vous  coûterait  que  ce  mot  et  la  biblio- 
thèque d'Iéna  pourrait  se  vanter  de  posséder  dans  ses  perles 
orientales  un  trésor.  Veuillez  prononcer  ce  mot  et  pardonnez 
aux  abeilles  mellifères  la  franchise  de  cette  préparation  que 
votre  bienveillance  pour  la  mémoire  de  M.  Oken  daignera 
excuser.   Que  Dieu  vous   protège   ainsi  que  la  belle  France  I  » 

Friedrich  Krupp,  fabricant  d'acier  fondu  à  Essen,  présente  à 
l'Empereur,  en  avril  1863,  un  atlas  qui  contient  une  collection  de 
dessins  de  divers  objets  exécutés  dans  ses  usines.  «  Je  me  livre 
à  l'espérance,  dit  F.  Krupp,  que  les  quatre  dernières  pages  qui 
représentent  les  canons  en  acier  fondu  que  j'ai  exécutés  pour 
les  divers  hauts  gouvernemens  de  l'Europe,  pourraient  attirer 
l'attention  de  Votre  Majesté  et  excuseront  mon  audace.  »  Lisez 
attentivement  la  réponse  du  cabinet  impérial  :  «  L'Empereur  a 
reçu  avec  beaucoup  d'intérêt  l'atlas  que  vous  lui  avez  adressé,  et 
Sa  Majesté  a  donné  l'ordre  de  vous  remercier  de  le  lui  avoir 
communiqué  et  de  vous  faire  connaître  quElle  désire  vivement 
le  succès  et  l'extension  d'une  industrie  destinée  à  rendre  des 
services  notables  à  l Humanité !  » 

On  sait  quels  services  rend  à  l'humanité  .l'usine  Krupp... 
mais,  ceci  dit,  comment  ne  pas  s'étonner  que  les  directeurs  de 
l'artillerie  française  aient  négligé  les  propositions  de  Frédéric 
Krupp?  En  1867,  je  me  souviens  d'avoir  vu  à  l'Exposition  les 
produits  de  la  célèbre  usine  allemande  et  remarqué  surtout  un 
énorme  canon  d'acier  se  chargeant  par  la  culasse*  J'ai  raconté» 


526  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

dans  mon  ouvrage  sur  les  Causes  et  responsabilités  de  la  guerre 
de  1870,  comment  le  Comité  d'artillerie  de  la  place  Saint- 
Thomas-d'Aquin  préféra  le  canon  de  bronze  rayé  se  chargeant 
par  la  bouche  au  nouveau  canon,  et  cela,  malgré  les  désirs  de 
l'Empereur,  qui,  sur  sa  cassette,  avait  remis  une  somme  impor- 
tante au  colonel  Reffye  pour  son  canon  se  chargeant  par  la 
culasse.  On  sait  aussi  quelles  conséquences  fâcheuses  amena  le 
rejet  de  ce  canon,  et  combien  aussi  nous  avons  eu  à  déplorer, 
au  début  de  la  guerre  de  1914,  l'absence  d'artillerie  lourde. 
Nous  avons  à  présent  réparé  cet  oubli  ou  cette  erreur  néfaste, 
mais  il  ne  faudrait  pas  toujours  attendre  le  péril  pour  savoir 
ce  qu'il  convient  de  faire  utilement,  ainsi  que  le  disait  récem- 
ment un  de  nos  meilleurs  généraux. 

Le  baron  von  Rathen,  inventeur  d'une  machine  à  air 
comprimé,  convaincu  qu'il  est  le  seul  homme  à  qui  Dieu  ait 
contié  le  secret  de  faire  les  habitans  du  mopde  prospères  et  heu- 
reux, demande,  pour  lui  permettre  de  vivre  et  de  terminer  son 
invention  pour  le  bonheur  de  la  France,  une  avance  de 
20  000  francs.  Le  poète  Belmontet  appuie  cette  demande  et 
affirme  que  M.  de  Rathen  a  une  tête  géniale.  «  On  dirait  Galilée 
regardant  le  Ciel  1  »  Joseph  Rawicz  de  Zdebinski  sollicite  un 
emploi  quelconque  à  la  Cour  impériale.  Mlle  Fledwije  von 
Reithlin-Maldegi  pourrait  assurer  son  bonheur  et  son  avenir 
par  son  mariage  avec  le  comte  de  Reischuch  si  elle  avait  une 
somme  de  18000  francs  à  lui  apporter.  La  comtesse  von  Roth- 
stein  sollicite  une  allocation  de  500  francs;  la  baronne  von 
Rùpplin  expose  sa  triste  situation.  La  mort  de  sa  mère  l'a 
laissée  pauvre  et  sans  appui.  Le  publiciste  badois  Gustave  von 
Sandken  désirerait  obtenir  la  protection  de  Sa  Majesté  pour  sa 
femme,  ses  deux  fils  et  la  patrie  allemande.  «  Ce  n'est  pas  légè- 
rement que  j'ajoute  ce  dernier  mot,  dit-il;  je  crois  en  effet  que 
ma  patrie  allemande  ainsi  que  moi-même  (peut-être  que  nous 
avons  été  trop  longtemps  un  peu  trop  idéals)  nous  avons  tous 
les  deux  un  peu  besoin  de  la  protection  réelle  de  Votre  Majesté.  » 
Ainsi,  c'est  non  seulement  pour  les  siens,  mais  pour  la  patrie 
allemande,  que  von  Sandken  sollicitait  la  protection  française I... 
On  était  loin  alors  de  la  mégalomanie  qu'affectent  les  panger- 
manistes  actuels. 

La  princesse  de  Sayn-Wittgenstein  implore  une  avance  de 
mille  écus  Dour  cinq  ou  dix  années,  «  C'est  la  première  fois^ 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  521 

dit-elle,  dans  toute  ma  vie,  que  je  demande  quelque  chose  pour 
moi  et  il  n'y  a  pas  de  monarque  dans  le  monde  auquel  j'aime 
à  m'adresser  qu'à  vous,  Monseigneur,  qui  êtes  aussi  noble 
que  chevaleresque...  »  Elle  réitère  cette  demande  plusieurs 
fois,  mais  sans  aucun  succès.  Martin-Schmidt  se  dit  «  fils 
naturel  de  Napoléon  Ier  .»  et,  en  sa  qualité  de  Napoléonide, 
réclame  la  permission  d'être  admis  une  heure  auprès  du  Prince 
impérial  et  celle  de  visiter  le  tombeau  de  son  père !...  Le  baron 
von  Spilcker-Schauenbourg  saisit  l'occasion  de  la  naissance  du 
Prince  impérial  pour  rappeler  qu'il  appartient  à  l'une  des  pre- 
mières familles  de  Hanovre  et  qu'il  a  servi  sous  le  premier 
Empire  dans  les  armées  impériales.  Il  sollicite  les  moyens 
d'acheter  un  petit  ameublement  pour  ne  plus  être  la  victime 
d'une  hôtesse  qui  tient  des  chambres  garnies.  Le  prince  Erich  de 
Waldeck  et  Pyrmont  vient  de  faire  la  connaissance  de  la  jeune 
baronne  Constance  de  Falkener,  fille  ainée  du  prince  François 
de  Hesse-Philippstahl.  «  La  jeune  dame,  dit-il  naïvement,  m'a 
fait  une  impression  si  agréable  que  je  regarderais  comme  un 
bonheur  pour  moi  et  d'une  grande  importance  si  Votre  Majesté 
Impériale  daignait  ordonner  que  le  nom  de  baron  et  de  baronne 
Falkener  fût  assuré  authentiquement,  afin  que  mon  cousin  le 
prince  régnant  de  Waldeck  et  Pyrmont  puisse  donner  son 
consentement  à  mon  mariage.  »  Il  est  répondu  au  pétition- 
naire qu'il  ait  à  procéder  par  voie  de  requête  au  Conseil  d'État. 
La  baronne  Elisa  von  Welden  sollicite  divers  secours  de 
l'Empereur  et  obtient  successivement  des  sommes  allant  de 
500  à  1000  francs.  Une  autre  baronne,  Olga  von  Wessem- 
berg,  dont  la  famille  a  connu  le  prince  Louis-Napoléon  au 
château  d'Arenenberg,  réclame  7  500  francs  pour  payer  une 
dette  urgente,  puis  rabaisse  ses  prétentions  à  un  secours  immé- 
diat de  3  à  4  000  francs.  Le  major  Cari  von  Wellinger,  direc- 
teur de  l'arsenal  de  Gemersheim,  sollicite  un  secours  pour 
acheter  une  petite  terre  et,  afin  de  motiver  sa  requête,  envoie  au 
Prince  impérial  un  petit  poème  où  il  l'appelle  :  «  Ange  précieux 
d'une  liaison  tendre  et  sublime  !  »  La  colonelle  Cecilia  envoie  à 
l'Empereur  un  exemplaire  de  sa  triste  biographie  et,  rappelait 
que  sa  grand'tante  était  au  service  de  Joséphine,  implore  un 
don  de  3  000  francs.  Un  ancien  député  de  l'ordre  des  chevaliers 
de  Bramberg,  Louis  Wustemberg,  rappelle  que,  le  6  juin  1812, 
l'empereur  Napoléon,  se  rendant  à  Danzig,   s'arrêta  quelque 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

temps  dans  sa  propriété.  Wustemberg  a  fait  élever  en  1835  un 
obélisque  à  cet  endroit.  Ce  monument  a  besoin  de  réparation  et 
le  coût  s'en  élève  à  100  thalers.  Après  quinze  demandes,  il 
obtient  deux  fois  la  somme  de  600  francs.  Enfin  la  baronne 
Zollner  von  Brand,  de  Culm,  restée  veuve  avec  trois  enfans, 
sollicite  un  don  qui  lui  permette  de  payer  ses  dettes...  S'il 
fallait  mentionner  ici  les  demandes  de  tous  ces  barons  et 
baronnes  d'Allemagne,  on  soumettrait  la  patience  du  lecteur  à 
une  trop  rude  épreuve. 


Finissons  par  quelques  lettres  curieuses  de  la  famille  prin- 
cière  des  Hohenzollern,  la  famille  régnante,  aujourd'hui  impé- 
riale. La  princesse  Joséphine  de  Hohenzollern  écrit  de  Dussel- 
dorf,  le  18  juin  1866  à  l'Empereur,  pour  le  remercier  d'avoir 
facilité  à  son  fils  l'accès  de  la  principauté  de  Roumanie,  malgré 
la  Russie  et  l'Angleterre. 

«  Mon  cher  cousin,  j'ai  été  longtemps  combattue  entre  le 
désir  de  Vous  écrire  et  la  crainte  de  Vous  importuner  en  Vous 
parlant  de  tout  ce  qui  m'a  si  profondément  agitée,  troublée 
même  dans  ces  derniers  mois.  Tout  en  me  sentant  pressée  de 
recourir  à  Vous,  de  recommander  mon  fils  Charles  à  Votre 
bienveillant  intérêt,  j'ai  dû  céder  à  un  sentiment  de  délicatesse 
et  me  résigner  à  garder  le  silence.  Je  comprenais  qu'en  prin- 
cipe, Vous  ne  pouviez  donner  un  encouragement  direct  à  la 
résolution  qu'il  a  prise.  Mais  si  j'ai  pu  le  laisser  partir  sans  trop 
de  craintes,  c'est  que  j'étais  soutenue  par  l'intime  conviction 
que  nous  pouvions  compter  sur  Votre  bienveillance  et  que  Votre 
sympathie  était  acquise  à  une  résolution  qui  partait  d'un  élan 
généreux,  et  que  soutenait  et  fortifiait  la  pensée  de  la  protec- 
tion que  Vous  avez  toujours  donnée  à  la  cause  de  la  Roumanie. 
Maintenant  que,  grâce  à  cette  auguste  protection,  les  Puissances 
garantes  ne  sont  plus  aussi  hostiles  à  mon  fils,  je  viens  Vous  en 
remercier,  mon  cher  cousin,  et  solliciter  pour  lui  Vos  conseils, 
Votre  appui.  Daignez  l'aider,  le  soutenir  dans  la  tâche  sans 
doute  bien  difficile  à  laquelle  il  s'est  voué  avec  toute  la  chaleur 
de  son  jeune  cœur. 

«  Permettez-moi  d'ajouter  à  cette  prière  l'assurance  que 
jamais  il  n'aurait  pris  cette  décision,  s'il  n'avait  été  intimement 
convaincu  qu'elle  ne  Vous  déplairait  pas.  Cette  conviction  était 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES.  529 

celle  des  Roumains  eux-mêmes.  Ils  Vous  doivent  trop  de  recon- 
naissance pour  avoir  persisté,  ainsi  qu'ils  l'ont  fait,  dans  leur 
résolution,  s'ils  avaient  pu  craindre  qu'elle  dût  encourir  Votre 
désapprobation.  Pendant  longtemps,  je  m'étais  flattée  de  l'espoir 
de  venir  à  Paris  et  de  Vous  remercier  plus  vivement  que  je 
saurais  le  faire  en  Vous  écrivant.  J'avais  tant  à  cœur  d'offrir 
mes  hommages  à  Sa  Majesté  l'Impératrice  et  la  remercier  de 
toutes  les  bontés  dont  Elle  a  daigné,  comme  Vous,  combler 
Antoinette  et  Léopold  pendant  leur  séjour  aux  Tuileries.  En 
Vous  offrant  l'expression  de  ma  vive,  de  ma  profonde  recon- 
naissance, j'aurais  pu  Vous  parler  de  mes  sollicitudes  mater- 
nelles, des  espérances  que  nous  mettons  en  Vous,  en  Vos 
constantes  bontés.  Malheureusement,  je  dois  renoncer  à  ce  qui 
m'eût  rendue  si  heureuse  !  Nous  voici  au  milieu  d'une  guerre 
dont  nous  ne  pouvons  mesurer  les  dimensions.  Charles  a  la 
triste  tâche  de  devoir  défendre  les  provinces  du  Rhin  et  de  la 
Westphalie  contre  l'Allemagne  du  Midi.  Il  se  joint  à  moi  pour 
Vous  prier  de  trouver  dans  ces  lignes  l'assurance  de  tous  les 
sentimens  qui  nous  pénètrent  et  de  daigner  en  faire  agréer 
l'hommage  à  Sa  Majesté  l'Impératrice.  Nous  osons  espérer 
qu'Elle  appuiera  ma  prière  auprès  de  Vous.  C'est  avec  le  plus 
tendre  attachement  que  je  suis  pour  toujours,  mon  cher  Cousin, 
Votre  bien  dévouée  cousine  Joséphine.  » 

Il  semble  inutile  de  revenir  sur  des  faits  historiques  que 
tout  le  monde  connaît  et  de  redire  combien  l'intervention  de 
Napoléon  III  fut  utile  au  futur  roi  de  Roumanie,  mais  il  est 
piquant  de  rappeler  avec  quelle  humilité  ces  Hohenzollern 
imploraient  les  faveurs  et  l'appui  de  l'Empire  dont  ils  complo- 
taient la  ruine. 

Le  prince  Léopold  saisissait,  lui  aussi,  tous  les  prétextes 
pour  offrir  à  l'Empereur  l'expression  de  son  dévouement  absolu. 
C'est  ainsi  qu'il  écrivait  de  Dusseldorf,  le  11  juin  1866  : 
«  Votre  Majesté  a  daigné  accepter,  il  y  a  quelques  années, 
l'ouvrage  de  M.  Tahne  sur  «  les  Dynasties  westphaliennes,  » 
et  vient  d'honorer  l'auteur  d'une  lettre  flatteuse  qui  l'autorise 
à  offrir  à  Votre  Majesté  le  résultat  de  ses  recherches  sur  l'éten- 
due des  lignes  Romaines  (Grenzwàlle)  dans  les  contrées  du 
Bas-Rhin  dont  il  a  donné  le  tracé  sur  la  carte  actuelle  des  pro- 
vinces rhénanes.  M.  Tahne  m'a  demandé  de  faire  parvenir  ce 
travail  à  Votre  Majesté.  Je  m'en  acquitte  en  prenant  la  liberté 

TOME  XXXIII.  —   1916.  34 


530  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

de  vous  rappeler,  Antoinette  et  moi,  ainsi  que  notre  famille,  au 
gracieux  et  bienveillant  souvenir  de  Vos  Majeste's  et  de  rester 
avec  le  plus  profond  respect,  Sire,  de  Votre  Majesté,  le  très 
obéissant  serviteur  et  neveu,  Léopold  de  Hohenzollern.  » 

Certains  critiques  pourraient  ne  voir  ici  qu'un  hommage 
officiel,  mais  il  y  a  plus.  Les  Hohenzollern  ne  manquaient  alors 
aucune  occasion  de  se  rappeler  aux  bontés  de  l'Empereur,  tant 
ils  avaient  besoin  de  son  appui.  Enfin,  un  membre  d'une 
branche  collatérale,  Rossignol  d'Astorg,  oncle  du  prince  de 
Hohenzollern-Sigmaringen,  premier  ministre  de  Prusse,  sans 
fortune  et  père  de  cinq  enfans,  présenté  en  1852  à  l'Empereur 
et  nommé  commissaire  de  surveillance  administrative  des 
chemins  de  fer  français,  déclare  ne  s'être  élevé  au  commissa- 
riat de  lre  classe  que  par  ses  bons  services.  Les  appointemens 
étant  insuffisans,  il  sollicite,  le  13  mars  1859,  Sa  Majesté  pour 
obtenir  le  grade  d'inspecteur. 

On  voit  bien  que  les  Hohenzollern  n'avaient  pas  encore  les 
ambitions  excessives  qui  amenèrent  cette  famille  à  seconder  les 
desseins  perfides  de  M.  de  Bismarck  et  du  roi  Guillaume.  Tant 
que  l'Empereur  parait  jouir  en  France  et  en  Europe  d'une 
situation  privilégiée,  ils  s'inclinent  devant  sa  puissance,  lui 
prodiguent  leurs  fades  complimens  et  l'assurent  de  leur  res- 
pect, de  leur  dévouement,  de  leur  attachement  même.  Ils  rap- 
pellent leur  parenté  avec  la  dynastie  impériale  et  s'en  enorgueil- 
lissent devant  toute  l'Europe,  jusqu'au  jour  où  ils  pourront  être 
ingrats  sans  danger. 

Que  de  princes,  que  de  hauts  seigneurs,  de  comtes,  de 
barons,  de  grands  personnages  ont,  de  185*2  à  1869,  offert  ainsi 
à  l'Empereur  leurs  hommages,  leurs  éloges,  leurs  adulations  ! 
C'était  presque  une  tradition,  car  un  de  nos  plus  féroces  enne- 
mis, l'historien  Heinrich  von  Treitschke,  remarquait  lui-même 
que  déjà,  sous  le  premier  Empire,  ses  compatriotes  rivalisaient 
de  courtisanerie  à  l'égard  de  Napoléon  Ier  et  de  la  France.  Il 
avait  trouvé  dans  un  cabinet  d'autographes,  à  Cologne,  des 
lettres  extraordinaires  de  l'Electeur  de  Bade  et  du  landgrave  de 
Fùrstenberg  et  de  Hesse,  du  prince  d'Isenburg,  du  duc  Fried- 
rich de  Mecklembourg,  de  la  princesse  régente  de  Œttingen- 
Wallerstein,  du  Sénat  des  villes  libres  de  Brème,  Lubeck  et 
Augsbourg  qui  faisaient  assaut  de  respect,  de  vénération, 
d'admiration,  de   reconnaissance   et    d'attachement   envers   le 


LA    MENDICITÉ    ALLEMANDE    AUX    TUILERIES;  531 

grand  Empereur.  Le  prince  de  Hohenzollern-Hechingen,  entre 
autres,  priait  le  Ciel  «  de  prolonger  à  Sa  Majesté  Impériale  des 
jours  aussi  brillans  de  gloire  que  précieux  pour  l'Empire  fran- 
çais, pour  les  gouvernemens  voisins  et  particulièrement  poul- 
ies Etats  germaniques!  » 

Le  farouche  Treitschke  s'indignait,  en  1872,  de  toutes  ces 
flagorneries.  «  N'est-il  pas  certain,  disait-il,  que  toute  l'Europe 
(y  compris  la  Prusse)  a  contribué  à  créer  cette  fameuse  vanité 
du  peuple  français  ?  Inutile  d'insister.  La  vieille  honte  est 
désormais  lavée  et  expiée.  Le  temps  où  de  braves  Allemands, 
comme  Karl  Friedrich  de  Baden  et  le  vieux  Lampe,  bourgmestre 
de  Brème,  pouvaient  mettre  leurs  noms  au  bas  de  pareilles 
lettres,  nous  apparaît  aujourd'hui  comme  un  mauvais  rêve!   » 

Eh  bien!  dussions-nous  troubler  le  repos  des  historiens  qui 
ont  succédé  à  l'austère  et  impitoyable  Treitschke,  nous  nous 
flattons,  grâce  au  formidable  dossier  réuni  par  la  Commission 
d'enquête  sur  les  papiers  des  Tuileries  et  par  Henri  Bordier  en 
1872,  d'avoir  remis  en  leur  vraie  lumière  les  flatteries,  les  adu- 
lations, les  supplications,  les  requêtes  et  les  demandes  inces- 
santes d'argent,  d'honneurs,  de  titres,  de  faveurs  de  toute  sorte 
adressées  à  Napoléon  III  par  les  plus  humbles  citoyens  de  la 
Prusse  comme  par  ses  plus  hauts  personnages.  L'Allemand 
n'est  pas  seulement,  ainsi  que  le  démontre  cette  affreuse 
guerre,  un  être  menteur,  perfide  et  barbare  ;  c'est  aussi,  quand 
son  intérêt  l'y  pousse,  un  être  plat  et  servile.  «  Sous  un  régime 
sans  honneur,  disait  je  ne  sais  quel  écrivain,  tout  le  monde 
tend  la  main; les  villes  comme  les  individus  sollicitent.  »  Mais  il 
vaut  mieux  finir  par  le  mot  terrible  de  Montalembert  qui 
s'applique  à  cette  race  affamée  et  insatiable,  honte  et  calamité 
du  monde  entier:  «  Un  peuple  de  solliciteurs  est  le  dernier  des 
peuples.   » 

Henri  Welschinger. 


LE  CHEMIN  SANS  BUT 


m 


DEUXIEME    PARTIE  (2) 


VII 

On  était  à  la  fin  de  février,  en  pleine  fièvre  de  vie  pari- 
sienne. Les  Lemire  dînaient  ce  jour-là  chez  le  sculpteur  Périer. 
Périer  recevait  des  gens  de  toutes  les  paroisses,  rarement  des 
gens  ennuyeux,  presque  toujours  des  hommes  intéressans. 
On  parlait  librement  de  toutes  choses.  Florence  avait  comme 
voisin  de  table  Claude  Herpin,  le  jeune  socialiste,  déjà  célèbre 
à  vingt-cinq  ans  par  deux  ou  trois  écrits  qu'il  avait  publiés  sur 
les  questions  les  plus  troublantes  de  l'heure  actuelle.  Brun  de 
cheveux,  mais  de  teint  blond,  des  yeux  profonds  ombragés  de 
longs  cils,  le  front  plus  haut  que  large,  la  mâchoire  volontaire, 
des  dents  admirables  que  découvrait  un  large  sourire,  il  ne 
portait  pas  ses  vingt-cinq  ans.  Au  premier  abord,  on  se  disait  : 
«  C'est  un  enfant  1  »  mais  dès  qu'il  parlait,  avec  son  léger  accent 
de  la  Guyenne,  —  il  était  du  Midi  passionné  où  le  fanatisme 
espagnol  se  fait  déjà  sentir,  —  sa  personnalité  s'imposait,  et  l'on 
comprenait  aussitôt  qu'aucune  de  ses  opinions  n'était  négli- 
geable. 

Orphelin,  fils  d'avocat,  il  avait  toujours  eu  assez  de  fortune 
pour  être  indépendant.  11  venait  de  passer  deux  ans,  tour  à  tour 
en  Allemagne,  en  Russie,  en    Angleterre.   Depuis   qu'il   était 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1916. 

^2j  Copyright  by  Jules-Philippe  Ileuzey,  1916. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  533 

rentré  à  Paris,  il  habitait  un  quartier  populeux,  menait  une  vie 
austère,  de'pensait  très  peu  pour  lui-même,  employant  ses 
revenus  presque  en  entier  à  des  œuvres  de  propagande  socia- 
liste. Il  ne  frayait  pas  avec  les  hommes  politiques  du  parti,  dont 
il  me'prisait  les  compromissions  à  la  Chambre.  Il  avait  de  la 
jeunesse  convaincue  et  orgueilleuse  toutes  les  intransigeances. 
On  le  voyait  très  rarement  dans  d'autres  milieux  que  les 
milieux  socialistes;  mais  Périer  était  en  train  de  faire  une 
allégorie  pour  le  tombeau  de  Manceaux,  le  syndicaliste  tué  au 
cours  d'une  récente  bagarre  :  Herpin  n'avait  pu  refuser  son 
invitation.; 

Gomme  on  parlait  de  choses  d'art,  Florence  remarqua  que 
son  voisin  se  taisait. 

—  Vous  n'avez  pas  vu  la  dernière  exposition  de  Monet  et  de 
Pissarro?  demanda-t-elle. 

—  Non,  dit-il  simplement.  Je  suis  un  profane  en  peinture; 
je  n'ai  pas  le  temps  de  m'en  occuper. 

—  Votre  vie  est  prise  tout  entière  par  vos  travaux  ? 

—  Oui...  et  elle  passe...  passe...  c'est  effrayant. 

—  Vous  n'allez  pas  souvent  dans  le  monde,  j'imagine? 

—  Jamais.  Il  a  fallu  Périer  pour  m'y  décider  ce  soir. 

—  «  Car  les  emplois  de  feu  demandent  toute  l'àme  I  »  dit 
Vivien,  qui  avait  entendu  les  dernières  phrases  ol'Herpin. 

—  Oui,  toute,  répondit  celui-ci  avec  passion.  Mais  on  est 
bien  récompensé  de  se  donner  à  son  œuvre,  sans  réserve;  à  son 
tour,  elle  nous  communique  une  vie  que  rien  ne  peut  égaler. 

—  Vous  êtes  jeune,  dit  Florence  avec  un  sourire. 

Il  se  redressa,  car  il  était  assez  jeune  en  effet  pour  ne  pas 
aimer  qu'on  le  lui  dit. 

—  J'ai  vingt-cinq  ans. 

Florence  sourit  de  nouveau  :  cette  protestation  si  spontanée 
l'amusait. 

—  C'est  l'âge  de  la  bataille  et  des  beaux  coups,  continua- 
t-il  d'une  voix  joyeuse. 

Elle  le  regardait  pensivement. 

—  Vous  devez  être  très  heureux... 

—  Je  le  suis,  dit-il,  parce  que  je  vis  et  que  je  sens  que 
d'autres  vies  s'alimentent  à  la  mienne.  Vous  ne  pouvez  com- 
prendre la  joie  qu'on  éprouve  lorsqu'on  voit  ses  idées,  celles 
qu'on  a  enfantées  dans  le  silence  de  la  réflexion,  pénétrer  dans 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

d'autres  âmes,  les  réveiller,  les  mettre  en  branle  à  leur  tour., 
Vivien  Lemire  regardait  le  jeune  homme,  de  bas  en  haut,  en 
clignant  imperceptiblement  des  paupières.  Ce  type  nouveau 
pour  lui  l'inte'ressait.  Il  eut  envie  de  le  faire  jaillir  tout  entier 
de  sa  gaine  pour  en  étudier  la  psychologie. 

—  Et  où  les  menez-vous,  ces  hommes,  demanda-t-il,  après 
les  avoir  mis  en  mouvement? 

—  Je  fais  naître  en  eux  le  sentiment  de  leur  individualité  ; 
ils  savent  ce  qu'ils  valent,  à  quoi  ils  peuvent  prétendre. 

—  Quand  on  met  un  groupe  d'hommes  en  branle,  généra- 
lement il  marche   contre  quelque  chose  ou  contre  quelqu'un? 

—  Contre  la  société  telle  qu'elle  est  constituée,  c'est-à-dire 
contre  la  forteresse  de  l'injustice  :  excusez-moi  de  parler  en 
«  vieille  barbe.  » 

—  Vous  voulez  détruire  ? 

—  Ce  n'est  pas  le  mot  que  j'emploie.  Je  ne  me  préoccupe  pas 
du  passé.  Nous  sommes  l'avenir;  il  faut  que  nous  arrivions, 
sans  nous  soucier  de  ce  que  nous  écrasons  sur  notre  passage. 

Lemire  hocha  la  tête  : 

—  Et  cependant,  votre  avenir  sort  du  passé,  votre  jeunesse 
de  l'âge  mûr  qui  l'a  précédée.  Le  monde  est  composé  de  plus  de 
morts  que  de  vivans,  a  dit  un  penseur. 

—  Ce  sont  des  réflexions  de  moraliste  que  vous  exprimez, 
bonnes  pour  occuper  des  spectateurs.  Les  apôtres  ne  voient  que 
la  vérité. 

—  Avec  un  grand  V,  remarqua  Vivien  en  ricanant  légère- 
ment. Je  serais  tenté  de  vous  demander  comme  Ponce  Pilate  : 
«  Qu'est-ce  que  la  vérité?  »  si  toutefois  vous  admettez  que  je 
vous  compare  au  Christ. 

—  Je  n'y  fais  nulle  objection,  répondit  Herpin,  riant  à  son 
tour.  Le  Christ,  en  son  temps,  a  fait  une  œuvre  salutaire  ;  il  a 
jeté  dans  l'ordre  romain  du  monde  des  fermens  de  décompo- 
sition, qui  ont  merveilleusement  réussi.  Mais  il  y  avait  dans 
sa  doctrine  une  illusion  :  Ja  croyance  à  une  vie  future.  Nous 
travaillons  à  l'extirper  de  la  conscience  humaine,  afin  de  neu- 
traliser le  venin  des  doctrines  secondaires  qui  en  sont  I3 
conséquence  :  le  rachat  par  le  sacrifice  et  l'amour  de  Dieu 
comme  suprême  perfection.  Le  renoncement,  le  détachement, 
voilà  nos  ennemis.. 

—  Pourtant,  vous  êtes  prêt  à  vous  sacrifier  à  votre  cause  ? 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  535 

—  Oui,  elle  est  ma  vie.  Mais  moi,  je  veux  le  bonheur  Je 
l'humanité  dès  maintenant. 

—  Les  chrétiens  aussi  le  veulent  dès  aujourd'hui,  quoiqu'ils 
ne  parlent  que  de  la  vie  future,  et  par  des  moyens  que,  pour 
ma  part,  je  juge  moins  problématiques  que  les  vôtres.  Le 
renoncement,  le  sacrifice,  les  disciples  de  Jésus  vous  diraient 
que  tout  homme  venant  en  ce  monde  peut  trouver  en  soi  ces 
deux  principes  de  bonheur,  tandis  que  le  bonheur  que  vous 
prêchez  dépend  pour  chacun  de  nous  des  autres  hommes,  et  je 
ne  crois  pas,  mais  pas  du  tout,  à  la  bonté  innée  de  mes  sem- 
blables. 

—  C'est  que  vous  êtes  un  chrétien  désaffecté,  dit  Florence 
à  son  tour,  tandis  que  M.  Herpin,  tandis  que  moi,  cela  se  sent 
tout  de  suite,  nous  ne  sommes  pas  arrêtés  dans  notre  élan  par 
les  souvenirs  attendris  d'une  croyance  abandonnée. 

—  C'est  vrai,  dit  Herpin.  Moi,  j'ai  une  foi  si  vivante  qu'elle 
ne  laisse  place  à  aucun  regret.  Et  vous? 

Il  s'adressait  à  Florence  seule. 

—  Moi,  dit-elle  lentement,  moi,  jusqu'ici,  je  n'avais  eu 
besoin  pour  aimer  la  vie  que  de  vivre,  c'est-à-dire  de  jouir  de 
ce  qui  m'entourait,  mais  il  y  a  en  vous  une  allégresse  que  je 
n'avais  encore  vue  chez  personne  et  dont  je  vous  envie  la  source. 

Elle  avait  baissé  la  voix.  Vivien  n'avait  pas  entendu  la 
réponse  de  sa  femme;  son  voisin  de  table  venait  de  lui  adresser 
une  question  qui  l'obligeait  à  tourner  ailleurs  son  attention. 

Herpin  reprit  d'une  voix  atténuée,  lui  aussi  : 

—  Croyez!  je  vous  assure,  vous  êtes  faites  pour  croire.  Je 
voudrais  vous  persuader. 

Il  la  regardait.  Elle  fixait  les  yeux  droit  devant  elle.  Son 
attitude  était  pensive,  non  pas  rêveuse,  et  il  s'aperçut  seulement 
alors  qu'elle  était  jolie. 

—  Croirel...  C'est  bientôt  dit!...  Mais  je  m'intéresse  à  ces 
idées  qui  sont  l'avenir.  Je  m'y  intéresse,  ne  les  connaissant 
d'ailleurs  que  très  superficiellement,  je  vous  l'avoue. 

—  Vous  aurez  vite  fait  d'apprendre  leur  histoire.  Les  femmes 
comme  vous  doivent  venir  à  nous. 

Elle  sourit.  Il  la  regarda.  L'admiration  qu'elle  devinait  dans 
la  voix  du  jeune  homme,  elle  la  lut  dans  ses  regards  :  une  joie 
orgueilleuse  activa  Je  cours  du  sang  dans  ses  veines. 

—  J'aurais  grand  plaisir  à  faire  plus  ample  connaissance 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  vous,  dit-elle;  je  vous  assure  que  ce  n'est  pas  par  banale 
curiosité  mondaine.  Venez  me  voir. 

Herpin  répondait  toujours  à  ces  sortes  d'invitations  par  un 
refus  poli.  Cette  fois,  il  ne  se  défendit  même  pas. 

—  Moi  aussi,  je  serai  heureux  de  vous  connaître  davantage, 
mais  je  ne  suis  pas  un  homme  à  «  jours.  »  Me  permettrez-vous 
de  me  présenter  chez  vous  à  d'autres  heures  que  celles  où  vous 
recevez? 

—  Vous  me  trouverez  tous  les  jours  au  commencement  de 
l'après-midi.  Je  ne  sors  pas  avant  trois  heures. 

—  Herpin,  demanda  le  maître  de  la  maison,  votre  petit 
garçon  est-il  tout  à  fait  remis  de  sa  chute? 

—  Il  n'y  parait  plus,  heureusement.  Nous  en  avons  été 
quittes  pour  la  peur. 

—  Vous  êtes  marié?  demanda  Florence  avec  un  rien  d'éton- 
nement. 

—  Oui,  j'ai  deux  petits  garçons. 

—  Comment,  dit  Vivien,  que  le  long  aparté  de  sa  femme  et 
du  jeune  socialiste  avait  agacé,  vous  vous  êtes  servi  de  l'antique 
institution  du  mariage? 

—  Oui,  répondit  simplement  Herpin,  parce  que,  dans  l'état 
actuel  de  la  société,  c'était  le  seul  moyen  d'assurer  l'avenir  de 
ma  femme  et  de  mes  enfans,  si  je  venais  à  mourir.  Je  n'avais 
pas  le  droit  d'en  faire  volontairement  des  victimes. 

La  réponse  avait  sa  valeur,  on  ne  pouvait  le  contester; 
Vivien  n'insista  pas. 

Herpin  se  retira  de  bonne  heure.  Les  Lemire  s'entretinrent 
de  lui  avec  leur  hôte  après  son  départ. 

—  Sa  femme,  dit  Périer,  est  une  fille  de  prolétaire  conscient, 
comme  ils  disent  dans  les  réunions  publiques  que  préside 
notre  jeune  ami,  un  de  ces  ouvriers  parisiens  intelligens,  autodi- 
dactes, avec  des  trous  à  jamais  béans  dans  leur  culture.  Elle, 
une  élève  de  lycée  de  filles,  qui  se  destinait  à  l'enseignement 
quand  elle  connut  Herpin.  Elle  avait  dix-huit  ans  et  s'en- 
tlamma  comme  un  punch,  dès  qu'elle  entendit  parler  cet  apôtre 
à  la  figure  de  demoiselle  :  il  avait  vingt  ans.  On  s'est  marié 
et  il  y  a  deux  enfans. 

—  Intelligente?  demanda  Florence. 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  je  la  connais  fort  peu. 

—  Jolie?  demanda  Vivien. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT. 


537 


—  Elle  l'a  été.  Une  de  ces  frimousses  chiffonnées  de  pari^ 
gote,  mais  avec  deux  yeux  profonds,  sombres,  ardens.  Ces 
fraîcheurs  de  grisette,  cela  ne  tient  pas  plus  que  le  pollen  sur 
les  ailes  d'un  papillon.  La  première  maternité  a  tout  fané.  Elle 
n'est  plus  jolie,  mais  elle  a  toujours  ses  grands  yeux  brillans 
qui  font  qu'elle  ne  sera  jamais  laide.  D'ailleurs  aucune  science 
de  la  toilette.  On  dit  qu'elle  aime  trop  son  mari  pour  songer  à 
le  séduire. 

—  Et  lui?  demanda  Florence. 

—  Lui,  il  est  celui  qui  est  aimé.  Ça  n'est  jamais  égal,  ces 
choses-la.  N'est-ce  pas  qu'il  est  curieux  à  observer,  mon  jeune 
ami?  Son  ardeur,  sa  foi  en  son  œuvre  ravissent  un  vieux  blasé 
comme  moi.  Il  est  prêt  à  se  faire  casser  la  tête  pour  ses  convic- 
tions et  à  casser  celle  des  autres. 

Évidemment,  dit  Vivien,  cet  heureux  mortel  ne  se  fait 

pas  à  soi-même  d'objections;  ses  bonnes  méthodes  critiques  ne 
jouent  pas  pour  lui  le  rôle  d'avocat  du  diable...  L'esprit  souffle 
où  il  veut,  finit-il,  trouvant  aussitôt  des  expressions  emprun- 
tées au  langage  des  chrétiens,  dès  qu'il  voulait  définir  un  senti- 
ment religieux. 


VIII 

Trois  jours  plus  tard,  Herpin  se  rendait  à  l'invitation  de 
Florence... 

—  Vous  voyez,  lui  dit-elle;  j'ai  déjà  étudié  vos  idées.  Et 
elle  lui  montrait  les  livres  de  Karl  Marx,  de  Bebel,  de  Georges 
Sorel  qui  étaient  sur  sa  table. 

Il  sourit. 

—  Je  suis  heureux  de  vous  avoir  inspiré  tant  de  sympathie 
pour  elles... 

—  Sympathie,  peut-être  plus  encore  curiosité.  Mais  ne 
me  croyez  pas  tellement  ignorante  des  questions  que  traitent 
ces  livres.  J'en  avais  lu  des  extraits  ou  des  analyses. 

—  Gela  suffit  presque;  l'essentiel  est  de  connaître,  dans 
leurs  grandes  lignes,  les  théories  qui  nous  ont  préparés  ;  mais 
plus  encore  il  faut  nous  connaître,  nous,  nous  entendre,  nous 
voir  agir,  nous  comprendre;  nous  sommes  des  livres  vivans. 
L'écrit  ne  vaut  pas  la  parole,  lorsqu'on  entreprend  de  faire  par- 
tager ses  idées  aux  autres  hommes. 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

—  En  général.  Mais  ne  pensez-vous  pas  que  les  convictions 
que  nous  prenons  dans  les  livres  ont  quelque  chose  de  plus 
profond?  La  parole,  quand  elle  est  harmonieuse,  aune  magie 
qui  peut  égarer  notre  esprit  en  séduisant  notre  oreille. 

—  Le  style  aussi  est  une  magie. 

—  C'est  vrai. 

—  N'analysez  pas  tant  vos  sentimens.  Si  c'est  la  parole  qui 
vous  convainc,  abandonnez-vous  à  la  parole  ;  si  c'est  le  livre, 
lisez.  Pourvu  que  nous  soyons  vainqueurs,  qu'importent  les 
armes?  Ce  que  nous  voulons,  c'est  être  plus  forts,  plus  persua- 
sifs que  nos  adversaires.  Nous  ne  redoutons  pas  la  lutte;  au 
contraire  nous  la  désirons  comme  ceux  qui  sont  sûrs  de  la  victoire. 

—  Sûrs  ?  Est-on  jamais  certain  de  vaincre  ? 

—  Nous  le  sommes.  Et  savez-vous  pourquoi?...  C'est  que  la 
plupart  de  nos  adversaires  sont  comme  vous,  sont  comme  votre 
mari,  quand  ils  sont  intelligens  :  — ils  n'ont  pas  la  foi.  —  Ils 
disent:  «peut-être?...  qui  sait?...  »  Au  fond,  tout  leur  est  égal  ; 
leur  défense  n'est  faite  que  de  leur  égoïsme  et  de  l'égoïsme  de 
la  société.  Ils  donnent  les  raisons  de  leurs  résistances  et  philo- 
sophent sur  ce  qu'ils  veulent  conserver,  c'est  tout  ce  qui  dis- 
tingue cette  élite  de  la  masse  épaisse  des  bourgeois,  —  j'entends 
par  là  ceux  qui  ont  intérêt  à  ce  que  l'état  de  choses  actuel 
dure.  —  Un  bloc  qui  ne  doit  sa  cohésion  qu'à  la  réunion  d'inté- 
rêts communs,  quelle  résistance  peut-il  opposer  à  cette  force 
une,  simple,  vivante,  enflammée  :  la  Foi? 

—  La  Foi!  —  Mais  vous  raisonnez  comme  les  chrétiens  ? 

—  J'ai  la  Foi  comme  ceux  qui  sont  dignes  de  ce  nom  de 
chrétiens  que  tant  d'entre  eux  ne  doivent  qu'à  leur  baptême. 
Aussi  les  chrétiens  véritables  seraient-ils  les  seuls  adversaires 
que  je  craindrais  dans  la  lutte,  s'ils  entraient  dans  l'arène,  à 
forces  égales  :  mais  ils  ne  sont  qu'une  poignée  de  combattans. 
L'ardeur  de  mes  convictions  vous  étonne?...  En  vous-même, 
vous  me  traitez  de  naïf.  Qu'importe?  Oui,  je  crois  que  ma  foi 
est  la  seule  vraie,  je  crois  qu'elle  triomphera.  Pourquoi  le 
croyez-vous?  telle  est  la  question  que  vous  allez  me  poser.  J'y 
crois  parce  qu'elle  est  victorieuse  ;  j'y  crois  parce  que  j'y  crois, 
il  faut  toujours  en  arriver  là  avec  nos  affirmations.  Votre  intelli- 
gence, vos  analyses,  vos  pourquoi,  vos  parce  que,  en  fin  de 
compte,  se  heurtent  aux  mêmes  barrières.  On  ne  les  franchit 
qu'avec  des  ailes.  Ah  I  que  je  voudrais  vous  faire  partager  ma  foi  I 


LE    CHEMIN    SANS    BUT. 


539 


Il  dit  cela  spontanément  parce  qu'il  regarde  ce  visage  de 
femme  que  la  réflexion  embellit,  tandis  que  pour  la  plupart  des 
visages  féminins,  elle  ne  semble  qu'une  fatigue  qui,  en  les  ten- 
dant, ôte  à  leurs  lignes  toute  grâce. 

Une  ardeur  de  convertir   enflamme   Claude,    le   rend  plus 

pressant. 

—  Croire  à  son  œuvre  !  Ah  !  si  vous  saviez  quelle  vie  en  nos 
veines,  quelle  source  sans  cesse  renaissante  de  joie  en  nous!  et 
ne  sommes-nous  pas  nés  pour  la  joie?  L'univers  en  est  trans- 
formé à  nos  yeux.  Nous  ne  sommes  plus  «  agis,  »  nous  sommes 
des  maîtres,  des  créateurs.  Tandis  que  :  je  sais...  je  ne  sais  pas... 
à  quoi  cela  vous  mène-t-il,  si  ce  n'est  au  découragement, 
puisque  vous  aboutissez  toujours  à  ce  «  je  ne  sais  pas,  »  final? 

Elle  demeurait  rêveuse  et  ne  répondait  pas. 

Elle  leva  enfin  les  yeux  vers  ceux  de  Claude  et  elle  y  vit 
briller  tant  d'enthousiaste  audace  qu'elle  sourit  à  ce  jeune 
conquérant,  sa  jeunesse  attirée  par  cet  ardent  foyer. 

A  ce  moment,  Jacqueline  entra  dans  le  salon. 

—  M.  Claude  Herpin,  dit  Florence,  présentant  le  jeune 
homme;  Mme  Jacques  de  Mirville,  ma  sœur. 

Claude  s'inclinait  et  prenait  congé  en  même  temps. 

—  Que  je  ne  vous  fasse'pas  fuir,  dit  Jacqueline,  je  connais 
votre  nom,  monsieur,  il  ne  m'effarouche  pas... 

Il  est  bien,  ce  révolutionnaire,  remarqua  la  sœur  de  Flo- 
rence, lorsque  Claude  se  fut  éloigné.  Amène-le  à  l'un  de  mes 

lundis. 

—  Il  ne  voudra  pas;  il   ne  fait  pas  de  visites,  il  ne  va  pas 

dans  le  monde. 

—  Alors,  cette  exception  en  ta  faveur?...  C'est  qu'il  en  tient 

pour  toi. 

—  Quelle  idéel  Je  l'ai  rencontré  l'autre  jour  pour  la  pre- 
mière fois  chez  Périer,  le  sculpteur. 

—  D'autant  plus  significatif.  Et  l'on  peut  flirter  même  en 
faisant  de  belles  théories  sur  la  société.  Pendant  qu'il  te  dit  un 
tas  de  mots  sans  grâce  :  capital,  salaires,  retraites  ouvrières, 
prolétariat,  il  n'a  pas  les  yeux  dans  sa  poche,  cet  homme  !  Tu 
es  jolie,  il  est  jeune... 

—  Tais-toi  doncl  dit  Florence  en  haussant  les  épaules.  Je 
ne  suis  pas  comme  toi,  je  ne  pense  pas  constamment  à  l'effet 
que  je  produis  sur  les  hommes. 


540  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

—  Merci.  Je  n'y  pense  pas  tout  le  temps  non  plus.  Seule- 
ment, ces  choses-là,  cela  se  sent,  et  moi,  il  n'y  a  que  cela  qui 
m'amuse...  Chacun  prend  son  plaisir  où  il  le  trouve.  N'est-ce 
pas,  Vivien,  dit-elle  à  son  beau-frère  qui  entrait  au  même 
moment,  n'est-ce  pas,  que  c'est  votre  théorie  à  vous  aussi, 
qu'il  ne  faut  faire  dans  la  vie  que  ce  qui  vous  amuse! 

—  Je  n'ai  pas  dit  exactement  cela,  répond  Lemire  en  riant. 

—  Pas  exactement,  mais  cela  ressort  si  clairement  de  ce 
que  vous  écrivez.  Votre  conclusion,  c'est  qu'il  faut  tuer  le 
temps  parce  que  tout  effort  est  vain. 

—  Tresser  de  la  paille,   murmure   Vivien  pour  lui-même. 

—  Moi,  continue  Jacqueline,  je  le  tue  gaiement.  Florence 
s'adonne  au  marivaudage  philosophique  ;  vous,  vous  coupez 
des  cheveux  en  quatre  dans  la  pose  de  l'âne  de  Buridan.  Au 
fond,  tout  ça,  c'est  bien  la  même  chose. 

Vivien  riait. 

—  Vous  êtes  une  petite  bête  de  joie,  dernier  cri,  tout  à  fait 
réjouissante,  dit-il. 

—  A  propos  de  bête,  s'écrie  Jacqueline,  mon  premier  mari  me 
donne  des  ennuis.  Imaginez-vous  qu'il  veut  que  mon  petit  garçon 
appelle  sa  femme  actuelle  «  maman,  »  sous  prétexte  qu'elle  vient 
d'avoir  un  enfant  et  que  Pouf  est  le  frère  de  ce  nouveau-né  !..« 

—  C'est  inadmissible  !  dit  Florence,  on  n'a  qu'une  mère. 

—  C'est  aussi  ce  que  je  dis.  Voyons,  Vivien,  vous  qui  par 
profession  trouvez  des  titres  exacts,  comment  Pouf  peut-il 
appeler  cette  femme-là? 

—  Mon  Dieu,  dit  Vivien  sérieux,  mais  avec  une  indéfinis- 
sable ironie,  je  n'ai  pas  assez  réfléchi  à  la  question.  Madame, 
c'est  trop  Louis  XIV;  ma  tante,  ne  rime  à  rien  ;  marraine,  le 
baptême  joue  un  rôle  si  insignifiant  dans  tout  cela  1  La  meilleure 
solution  est  qu'il  vous  appelle  chacune  :  maman,  en  faisant 
suivre  ce  mot  de  votre  prénom  :  Maman  Jacqueline,  maman  X. . . 

—  Non,  cent  fois  non,  dit  la  jeune  femme  avec  véhémence  ; 
il  n'est  qu'à  moi,  moi  seule  suis  sa  maman.  J'irai  demander 
conseil  à  mon  avocat. 

—  C'est  amusant,  dit  Vivien,  lorsque  sa  belle-sœur  fut 
repartie,  ces  parodies  des  mères  de  Salomon.  Le  divorce  n'est 
pas  encore  épuisé  comme  mine  d'effets  comiques. 

—  C'est  bien  pourquoi,  comme  je  vous  l'ai  dit  souvent, 
remarque  Florence,  l'union  libre  est  la  seule  solution  logique. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  541 

—  Cela  ne  vous  donnera  pas  une  solution  pour  les 
enfans... 

—  Les  circonstances  modifient  l'individu  ;  l'amour  paternel 
et  maternel,  tout  en  subsistant,  pourra  se  modifier  par  l'union 
libre.  Et  l'union  précédant  la  naissance  de  l'enfant,  c'est  à  elle 
qu'il  faut  d'abord  penser,  c'est-à-dire  au  bonheur  des  deux 
êtres  qui  ont  joint  leurs  destinées.  Réellement,  trouvez-vous  que 
nous  soyons  liés  surtout  par  les  paroles  qu'a  prononcées,  devant 
nous,  cet  officier  de  l'état  civil? 

—  Nullement,  dit  Vivien,  avec  cette  nuance  d'ironie  que 
Florence  ne  saisissait  pas  lorsque  l'ironie  prenait  sa  source 
dans  Jes  sentimens  intimes  de  son  mari. 

—  Nous    sommes  des   amans  légaux,   dit  la  jeune  femme. 
Vivien  se  boucha  les  oreilles. 

—  Vous  avez  des  mots  qui  hurlent  d'être  ensemble. 

—  Votre  exclamation  me  donne  raison,  s'écria  Florence 
triomphante,  nous  sommes  bien  réellement  des  amans  qui  n'ont 
d'autre  lien  que  leur  amour.  Demain,  si  nous  ne  nous  aimions 
plus... 

Elle  s'arrêta,  gênée  subitement  par  le  regard  que  Vivien 
attacha  sur  elle.  Il  dit  avec  tristesse  : 

—  C'est  donc  une  possibilité  que  vous  avez  quelquefois  envi- 
sagée ? 

—  N'y  a-t-il  pas  des  heures  où  nous  envisageons  tout,  tout 
ce  qui  pourrait  arriver? 

—  Oui,  mais  ces  pensées  involontaires,  nous  ne  consentons 
même  pas  à  les  exprimer,  comme  si  nous  craignions  de  rompre 
un  charme. 

—  Comme  vous  restez  naïvement  amoureux,  vous  le  péné- 
trant psychologue!  Je  crois  que  vous  savez  beaucoup  mieux 
analyser  les  sentimens  des  autres  que  vos  propres  sentimens. 

—  Vous  vous  trompez;  je  me  rends  aussi  bien  compte  de  ce 
que  vous  êtes  pour  moi,  que  je  vois  ce  que  je  suis  pour  vous. 
Mais  la  clairvoyance  ne  nous  préserve  pas  plus  de  souffrir 
qu'elle  ne  nous  garde  d'aimer. 

—  Elle  ne  nous  empêche  peut-être  que  d'être  heureux,  dit 
Florence  pensivement.  Je  suis  sûre,  continue-t-elie  en  chan- 
geant de  ton,  que  Claude  Herpin  n'a  pas  le  quart  de  votre  per- 
spicacité, qu'il  ne  connaît  pas  le  cœur  humain  comme  vous,  lui 
qui  électrise  tant  de  cœurs!  Comme  il  est  heureux,  celui-là! 


542 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Il  sort  d'ici.  Très  curieux,  cotte  espèce  de  nabi  du  xxe  siècle. 
Elle  parlait  à  présent  comme  Vivien  lui-même.  L'e'cho  des 
paroles  de  Claude  s'était  éteint  peu  à  peu  dans  son  âme. 

—  Voulez-vous  m'accompagner  à  sa  prochaine  réunion  salle 
Wagram?  dit-elle.  Cela  m'intéresserait  de  l'entendre  et  pour 
vous  ce  serait  peut-être  un  type  à  étudier... 

Et  ils  allèrent  à  la  réunion  de  Claude  Herpin. 

Vivien,  bien  qu'il  s'en  défendit  tout  d'abord,  fut  pris  comme 
les  autres  par  la  parole  du  jeune  homme.  A  moins  d'être  mis 
en  garde  par  de  fortes  convictions  contraires,  on  ne  pouvait  pas 
ne  pas  être  séduit  par  tant  de  juvénile  ardeur.  Vivien  jouit  des 
dons  oratoires  de  Claude,  de  l'harmonie  de  sa  phrase,  tantôt 
passionnée,  tantôt  persuasive,  toujours  vibrante  de  la  convic- 
tion qui  l'animait.  Vivien  admirait  en  artiste;  il  ne  discutait 
pas  le  fond  du  discours  de  Claude  ;  il  accueillait  ses  idées 
avec  bienveillance  dans  son  intelligente  curiosité,  comme  on 
observe  des  étrangers  qui  sont  représentatifs  des  qualités  de 
leur  nation.  Puis  la  personne  même  de  Claude  lui  plaisait,  son 
apparence  extérieure,  l'accent  victorieux  de  sa  voix,  la  franchise 
de  son  regard.  Du  moment  que  les  hommes  d'action  ne  bles- 
saient pas  son  vif  sentiment  du  goût,  qu'ils  étaient  de  bonne 
foi,  Vivien  se  laissait  aisément  entraîner  vers  eux;  il  jouissait 
de  les  regarder  vivre,  comme  si  un  peu  de  cette  flamme  s'était 
communiquée  à  lui;  il  ne  devait  retrouver  la  clairvoyance  de 
son  jugement  que  plus  tard,  lorsque  l'impression  était  émoussée. 

Il  félicita  chaleureusement  le  conférencier  à  la  sortie  de  la 
réunion.  Claude  sentit  que  ses  complimens  étaient  sincères;  il 
s'en  étonna. 

—  Je  pensais  que  j'aurais  choqué  beaucoup  de  vos  idées...' 

—  Mais  non,  mais  non,  dit  Vivien  avec  vivacité.  D'abord, 
vous  avez  une  façon  de  dire  les  choses  si  pleine  d'entrainante 
conviction  que  nous  ne  chicanons  pas  sur  la  nature  du  plaisir 
que  nous  prenons.  Et  puis,  après  tout,  vous  pouvez  avoir  raison. 
Il  vous  est  peut-être  réservé  de  résoudre  la  question  sociale  ;  je 
ne  sais  pas,  je  ne  demande  pas  mieux  ;  vous  voyez  que  je  suis  un 
homme  de  bonne  volonté.  Vous  êtes  jeune;  vous  vous  adressez 
à  des  jeunes,  j'entends  parla  à  des  hommes  nouveaux,  il  serait 
assez  logique  que  le  salut  de  cette  génération  lui  vint  par  vous, 
qui  avez  ses  idées,  ses  manières  de  sentir  et  de  s'exprimer.  Si 
j'ai  fait  mes  réserves,  l'autre  jour,  sur  vos  moyens  de  sauver  les 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.;  543 

hommes,  c'est  parce  que  je  doute  de  leur  efficacité  et  non  parce 
que  j'en  ai  de  meilleurs  à  vous  proposer. 

Claude,  les  yeux  brillans,  écoutait  avec  plaisir  ce  que 
lui  disait  Vivien,  mais  sans  y  attacher  un  prix  particulier;  ce 
qu'il  cherchait  en  ce  moment,  c'étaient  les  mains  tendues  vers 
lui,  les  sourires  émus  et  joyeux;  mais  le  sourire  et  la  main  qu'il 
désirait  entre  tous,  c'était  le  sourire  et  la  main  de  Florence. 

Elle  n'avait  rien  dit,  elle  écoutait  ce  que  disait  son  mari. 
Claude  lui  demanda  : 

—  Vous  êtes  contente? 
Elle  lui  répondit  : 

—  Oui,  parce  que  je  sens  une  partie  de  ce  que  vous  avez 
exprimé.  Je  ne  connais  pas  encore  assez  à  fond  les  moyens 
que  vous  proposez  pour  faire  le  bonheur  de  l'humanité,  mais 
ce  sont  tous  des  moyens  de  liberté,  c'est  pourquoi  je  les  aime. 
Je  ne  puis  souscrire  qu'à  ce  qui  rend  cette  liberté  plus  com- 
plète, il  y  a  en  moi  une  invincible  répugnance  contre  tout  ce 
qui  l'entrave.  Mon  mari  a  raison,  vous  êtes  de  votre  temps  : 
quand  on  ne  marche  pas  avec  son  temps,  il  vous  entraîne  en 
passant  par-dessus  vous,  tandis  que,  lorsqu'on  marche  en  avant, 
on  est  le  chef. 

—  Hum  !  dit  Vivien,  son  sens  critique  reprenant  le  dessus, 
liberté  absolue...  chef...  qui  dit  chef  dit  maître. 

Claude  n'avait  que  vaguement  entendu  la  réflexion  du 
romancier  ;  d'autres  auditeurs  l'entouraient  pour  le  féliciter. 
Florence  eut  un  haussement  d'épaules  agacé,  et  ne  répondit  rien 
non  plus,  mais  elle  sentit  en  elle-même  une  sourde  irritation 
contre  cette  parole  qui  venait  rabattre  vers  la  terre  l'essor  de 
son  enthousiasme.  Car  elle  ne  résistait  plus  à  l'élan  qui  portait 
son  être  vers  des  doctrines  dans  lesquelles  elle  trouvait  la 
formule  de  ce  besoin  inné  de  liberté  que  son  éducation  sans 
discipline  avait  développé. 

Sans  qu'elle  s'en  rendit  compte,  c'était  sa  sensibilité  qui 
commandait  à  son  intelligence.  Elle  raisonnait  encore,  mais  sa 
raison  suivait  son  instinct.  Elle  sentait  naître  en  elle  une  foi, 
ce  fluide  qui  aimante  nos  facultés,  qui  reste  mystérieux  dans 
son  essence,  même  si  l'on  peut  en  définir  les  manifestations. 

Et  cette  foi  naissante,  elle  la  devait  à  Claude.  Elle  lui  en 
était  reconnaissante  avec  attendrissement,  comme  le  disciple 
envers  l'apôtre  qui  lui  a  montré  la  lumière.  Et  désormais  elle 


544  REVUE    DES    DEUX   MONDES.] 

rechercha  toutes  les  occasions  d'entendre  la  parole  qui  l'avait 
appelée  sur  la  route. 

Son  mari,  par  son  attitude,  par  la  sincérité  de  son  intérêt, 
l'encourageait  dans  sa  voie  nouvelle.  Il  ne  manquait  pas  une 
des  réunions  de  Claude,  il  prenait  un  plaisir  extrême  aux 
découvertes  qu'il  faisait  dans  ce  milieu  nouveau  pour  lui.  La 
jeunesse  fougueuse  de  ces  combattans  le  revivifiait.  Lui  qui, 
jusqu'ici,  fréquentait  surtout  par  profession  des  désabusés  ou 
des  roublards,  lui  aussi  semblait  pris  du  zèle  des  néophytes. 
Vivien  en  était  à  ce  moment  de  curiosité  passionnée  qui  était 
pour  lui  un  plaisir  presque  comparable  à  celui  de  la  création 
littéraire.  Mais  bientôt  son  imagination  et  son  art  d'écrivain 
l'entraînèrent  au  delà  du  désir  de  connaître.  Il  ne  s'était  pas 
contenté  longtemps  d'écouter  Claude  et  ses  amis;  sollicité  par 
eux,  il  avait  mis  sa  plume  au  service  de  leurs  idées.  Il  avait 
écrit  dans  leurs  journaux,  dans  certaines  revues,  des  articles 
qui  avaient  fait  sensation.  Il  soutint  des  polémiques  où  il  dé- 
ployait toutes  ses  qualités  d'écrivain  et  aussi  toutes  ses  habiletés. 
Ses  paradoxes  étaient  étayés  par  les  raisonnemens  les  plus 
logiques.  Pour  défendre  les  doctrines  socialistes,  il  se  décou- 
vrait, plume  en  main,  un  tempérament  d'avocat  dans  son  argu» 
mentation,  mais  dans  son  argumentation  seulement;  il  restait 
vrai  dans  sa  bonne  volonté  et  se  convainquait  lui-même  en 
cherchant  à  persuader  les  autres.  Par  momens  il  avait  l'illusion 
qu'une  foi  commune  l'unissait  à  ceux  dont  il  défendait  les  doc- 
trines. Il  s'imaginait  être  sincère  lorsqu'il  exaltait,  au  cours 
de  quelque  polémique  où  l'intolérance  et  la  mauvaise  foi  de 
l'adversaire  l'avaient  aiguillonné,  les  moyens  préconisés  par 
ses  nouveaux  amis  pour  amener  une  diminution  de  souffrance 
dans  le  monde;  son  besoin  de  justice  était  satisfait  momenta- 
nément. 

Mais  ce  qu'il  ne  voulait  pas  s'avouer  à  soi-même,  c'est  qu'en 
réalité,  il  suivait  Florence  dans  ce  chemin  où  elle  s'engageait 
avec  tant  de  joyeuse  ardeur.  C'était  l'amour  de  sa  femme  qu'il 
espérait  y  rencontrer,  c'était  elle  qu'il  voulait  séduire  en  lui 
montrant  une  nouvelle  forme  de  son  talent  et  presque  une  nou- 
velle forme  de  sa  nature.  Elle  le  verrait  dans  la  force,  dans  la 
véhémence  et  dans  la  flamme.  La  pose  du  conquérant  séduit 
plus  les  femmes  que  ne  les  touche  l'attitude  implorante  du 
vaincu.  Inconsciemment,  il  voulait  que  Florence  détournât  sur 


LE    CHExMIN    SANS    BUT.  545 

lui  les  regards  admirateurs  qu'elle  fixait  sur  Herpin.  Elle  était 
de  celles  qui  ne  donnent  leur  amour  que  si  elles  sont  prises 
par  leur  orgueil. 

Vivien  entra  en  relations  avec  les  principaux  chefs  du  parti, 
devint  membre  de  leurs  comités;  on  lui  demanda  de  prendre 
la  parole;  après  quelques  he'sitations,  car  il  comprenait  qu'il 
serait  obligé  d'employer  certains  effets  oratoires  auxquels 
répugnait  son  bon  goût,  il  accepta.  Il  voulait  connaître  l'ivresse 
des  applaudissemens  directs.  Il  ne  résistait  plus  au  flot  qui 
l'entraînait;  il  n'entrait  pas  dans  la  lutte,  il  s'y  jetait;  c'est  le 
mouvement  des  faibles,  c'est  aussi  celui  des  scrupuleux  qui  ne 
veulent  plus  écouter  ni  la  voix  de  leur  conscience,  ni  les 
objections  de  leur  critique. 

Dans  le  «  parti,  »  les  gens  pratiques  s'applaudirent  de 
compter  cette  recrue  de  marque,  venue  d'un  milieu  si  dif- 
férent et  dont  on  ne  pouvait  prendre  en  défaut  la  culture.  Les 
âmes  évangéliques  se  réjouissaient  avec  simplicité  de  cette 
conversion,  les  fanatiques  la  négligeaient,  sentant  bien  que 
Vivien  ne  descendrait  jamais  en  personne  dans  la  rue,  et,  un 
théoricien  de  plus,  à  quoi  bon? 

Pour  Claude,  il  n'éprouvait  aucune  sympathie  à  l'égard  de 
Vivien.  Il  avait  l'intuition  que,  seules,  leurs  paroles  s'accor- 
daient, que  jamais  leurs  sentimens  ne  seraient  à  l'unisson. 

Claude  Herpin  était  un  visionnaire  à  l'ardeur  concentrée, 
tel  que  la  Révolution  en  donna  plus  d'un  à  la  France.  Sa  jolie 
figure  rappelait  celle  de  Saint-Just.  Il  croyait  à  sa  mission  et 
sa  foi  réelle  servait  son  besoin  de  domination,  son  orgueil  ;  car, 
ce  qui  distingue  l'apôtre  révolutionnaire  de  l'apôtre  évangé- 
lique,  c'est  que  celui-ci  vient  au  nom  de  son  maître,  tandis 
que  celui-là  ne  tient  les  maîtres  dont  il  fut  le  disciple  que  pour 
ses  précurseurs.  Le  charmant  visage,  la  voix  prenante  ser- 
vaient une  âme  autoritaire  très  maîtresse  d'elle-même,  malgré 
de  subites  violences.  Claude  était  le  révolutionnaire  de  son 
temps,  sans  niaiseries  sentimentales,  mais  chez  lequel  le  naïf 
optimisme  des  vieilles  barbes  de  48  élait  remplacé  par  une  cré- 
dulité aveugle  en  la  science  humaine,  ou  du  moins  dans  ses 
manifestations  actuelles,  car  il  n'avait  pas  le  sens  historique. 
Les  facultés  oratoires  de  Claude  s'étaient  développées  de  très 
bonne  heure,  dès  l'enfance,  aux  dépens  des  facultés  de  réflexion. 
On  pouvait  dire  qu'il  parlait  plus  ses  idées  qu'il  ne  les  pensait. 

TOME    XXXIII.    —    191  G.  35 


546  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

Sa  jeunesse  avait  rencontré  tout  de  suite  le  succès;  il  avait 
aimé  cette  parole  qui  le  lui  valait  et  ainsi  il  avait  été  entraîné  à 
n'envisager  les  idées  que  comme  de  la  matière  oratoire. 

La  parole,  c'était  aussi  son  instrument  de  domination  ;  s'il 
en  avait  l'orgueil,  en  même  temps,  il  s'y  asservissait  et,  pour  le 
polir  et  l'aiguiser,  lui  sacrifiait  la  réflexion  qui  concentre  la 
pensée  sur  elle-même  et  l'isole  des  ornemens  dont  la  revêt  Ja 
parole.  Le  cerveau  de  Claude  était  à  vingt-cinq  ans  ce  qu'il 
serait  à  trente  ;  au  fur  et  à  mesure,  il  déversait  au  dehors  tout 
ce  qui  y  prenait  naissance,  sans  rien  réserver  pour  son  propre 
développement. 

Claude  avait  le  mépris  de  la  femme,  non  pas  exprimé,  mais 
instinctif  et  logique.  La  femme,  c'était  pour  lui  le  piège  tendu 
à  la  sensibilité  de  l'homme.  S'il  s'était  marié,  c'avait  été  dans 
l'entraînement  de  ses  vingt  ans,  volontairement  chastes,  mais 
aussi  par  raison;  il  ne  voulait  pas  être  tenté  par  des  amours 
plus  hasardeuses.  Il  appelait  les  femmes  au  travail  pour  l'éla- 
boration de  la  cité  future  :  il  était  préférable  de  les  avoir  pour 
soi  que  contre  soi  ;  mais  il  n'acceptait  ces  auxiliaires  que  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  faire  autrement.  Il  craignait  toujours 
qu'elles  ne  vinssent  à  rabaisser  les  questions  à  leur  taille  au  lieu 
de  se  hausser  jusqu'à  elles;  aussi  n'aurait-il  pu  expliquer  pour- 
quoi il  avait  dit  à  Florence,  quand  il  l'avait  vue  pour  la  pre- 
mière fois  :  «  Les  femmes  comme  vous  doivent  venir  à  nous.  » 
Les  femmes  comme  vous,  cela  voulait  dire  simplement 
«  vous.  » 

IX 

Les  Lemire  dînent  chez  les  Herpin  pour  la  première  fois. 

Outre  Vivien  et  sa  femme,  il  y  a  six  autres  convives.  Deux 
jeunes  gens,  les  disciples  de  Claude,  qui  le  suivent  partout 
comme  son  ombre;  le  journaliste  Rabaud,  un  gros  homme 
accueillant,  une  bonne  tête  de  terre-neuve  mâtiné  qui  ne  ferait 
pas  de  mal  à  une  mouche,  comme  on  dit,  et  qui  sept  fois  la 
semaine,  dans  son  journal,  envoie  les  bourgeois  à  la  lanterne  ; 
le  médecin  Bernier  qui  parle  peu  et  mange  solidement,  et  le 
ménage  Delpierre.  Mme  Delpierre  est  une  ancienne  collègue  de 
Mathilde  Herpin  ;  elle  occupe  un  poste  important  dans  l'ensei- 
gnement primaire.  Quoiqu'elle  ait  d'assez  jolis  traits,  son  visage 


LE    CHEMIN    SANS    BUT. 


547 


inspire  l'ennui,  quand  on  le  regarde  durant  quelques  instans. 
Mère  elle-même  d'un  enfant,  et  par  profession  voyant  de  claires 
et  joyeuses  figures,  il  n'est  resté  dans  ses  prunelles  nul  reflet  de 
ces  sourires  innocens.  M.  Delpierre  est  le  mari  de  Mme  Del- 
pierre  ;  aucun  autre  signe  distinctif. 

Vivien  a  Mrae  Delpierre  comme  voisine  de  table. 

—  Gomme  ils  sont  gentils,  les  petits  garçons  d'Herpin!  dit-il 
pour  entrer  en  matière. 

—  Très  gentils.  Ne  faites-vous  pas  trop  travailler  la  cervelle 
de  l'aîné?  demande-t-elle  à  Mathilde. 

—  Nullement;  mais  c'est  un  enfant  qui  est  très  intelligent 
et  qui  réfléchit. 

—  A  quatre  ans!  Il  faut  l'en  empêcher.  Son  cerveau  se  dé- 
formera. 

—  L'homme  qui  réfléchit  est  un  animal  dépravé,  dit  Vivien 
en  riant. 

—  Rousseau  avait  bien  raison,  monsieur,  reprend  gravement 
Mme  Delpierre.  Aussi  mon  enfant  est-il  élevé  en  vrai  sauvage. 
Je  ne  veux  pas  qu'il  ait  une  seule  idée  générale  dans  la  tête; 
l'idée  générale,  ce  serait  l'idée  fausse,  puisqu'elle  lui  serait 
inculquée  par  autrui. 

—  Et  quels  sont  les  jeux  de  ce  jeune  sauvage? 

—  Il  joue  à  courir,  il  fait  des  pâtés  dans  le  sable,  il  élève  des 
constructions,  il  traîne  une  brouette;  mais  il  n'a  pas  de  chevaux. 
Il  imiterait  les  cochers  et  apprendrait  à  frapper  les  animaux., 

—  Et  il  n'a  pas  de  soldats  de  plomb?  Puis-je  vous  avouer 
que  j'ai  beaucoup  aimé  les  soldats  de  plomb,  sans  vous  inspirer 
un  peu  de  mépris? 

Le  sourire  condescendant  de  Mme  Delpierre  prouve  à  Vivien 
qu'elle  ne  le  prend  pas  très  au  sérieux. 

—  Mon  Jacquot  ne  se  contenterait  pas  de  faire  des  pâtés  de 
sable,  dit  MmeHerpin.  Ses  pourquoi  me  poursuivent  du  matin  au 
soir. Et  il  fautque  je  lui  raconte  des  histoires,  dès  qu'il  ne  joue 
plus. 

—  Vous  ne  lui  racontez  pas,  j'imagine,  ces  absurdités  dont 
on  a  bercé  notre  enfance? 

—  Gomment  I  s'écrie  Vivien  qui  s'amuse  beaucoup,  vous 
prohibez  jusqu'au  Petit  Chaperon  Rouge  et  à  Cendrillon  ! 

—  Des  mensonges!  des  mensonges!  qui  faussent  le  cerveau 
des  enfans,  dès  le  berceau. 


548  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

—  Des  mensonges,  mais  qui  contiennent  un  sens  si  vrai  de 
l'homme  et  de  la  vie!  Croyez-moi,  les  enfans  ne  sont  pas  si 
bêtes.  Ils  ont  vite  fait  de  démêler  cette  vérité,  cachée  sous  la 
fiction  qui  l'enveloppe  et  l'embellit. 

—  Idées  générales!  Je  ne  veux  pas  que  ce  petit  ait  autre 
chose  que  des  réalités  dans  la  cervelle. 

—  Pauvre  petit!  murmure  Vivien  sincèrement.  Et  il  voit 
tout  d'un  coup  les  livres  d'images  de  son  enfance,  sur  lesquels 
il  rêvait  des  heures,  et  le  sourire  de  sa  mère  penchée  au-dessus 
de  sa  tête  attentive.  Comme  elle  contait  joliment  le  Petit  Poucet, 
sa  maman!  quel  doux  nid  ses  mains  pieuses  faisaient  à  l'âme 
du  petit  garçon  sensible  qu'il  était! 

On  parle  d'autre  chose.  Mathilde,  qui  est  silencieuse,  dis- 
traite, regarde  ses  invités  et  tout  à  coup  une  contraction 
douloureuse  saisit  son  cœur.  Elle  a  vu  les  regards  de  Claude 
et  de  Florence  se  croiser.  Qu'y  avait-il  dans  ces  regards  qui 
échangeaient  leur  clarté?  Elle  ne  saurait  le  dire,  mais  elle 
souffre.  Et  pendant  tout  le  reste  de  la  soirée,  elle  sent  en  elle 
une  détresse  inexprimable;  les  larmes  qu'elle  ne  répand  pas 
semblent  refluer  dans  tout  son  être.  Ce  qui  l'accable  de  tristesse, 
c'est  la  joie  triomphante  qui  illumine  le  visage  de  son  mari; 
il  ne  parle  pas  beaucoup  :  ses  paroles,  dirait-on,  ne  sont  qu'un 
tremplin  qu'il  tend  aux  paroles  de  Florence.  Celle-ci  est  très 
à  l'aise;  elle  a  été  habituée  presque  dès  l'adolescence  à  se  sentir 
écoutée  et  admirée,  cela  lui  semble  dans  l'ordre.  Mais  ce  soir, 
elle  éprouve  en  outre  que  Claude  est  fier  d'elle.  Cela  pique  son 
orgueil  et  excite  sa  verve  joyeuse.  / 

Vivien  ne  s'aperçoit  pas  de  ce  que  Mme  Herpin  a  tout  de  suite 
deviné  avec  sa  sensibilité  de  femme  amoureuse  :  Vivien  a  dans 
le  cœur  trop  de  généreuse  naïveté  pour  soupçonner  le  mal 
chez  celle  qu'il  aime.  D'ailleurs,  le  mot  de  trahison  ne  convien- 
drait pas  à  l'élan  qui  porte  l'une  vers  l'autre  l'àme  de  Florence  et 
l'àme  de  Claude.  Ils  n'analysent  pas  leurs  sentimens,  ils  se 
livrent  à  ce  flot  sans  penser  aux  conséquences  futures  de  leur 
rencontre. 

Après  sa  conversation  avec  Mme  Delpierre,  Vivien  est  demeuré 
silencieux  :  il  porte  les  yeux  sur  Florence.  De  même  qu'il 
ne  pouvait  autrefois  mettre  en  regard  l'image  de  sa  mère 
et  celle  de  sa  fiancée,  il  ne  se  figure  pas  aujourd'hui  sa  femme 
penchée   sur  un   berceau.  Non   pas  qu'il  lui  fasse  l'injure  de 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  549 

croire  que  la  fibre  maternelle  n'existe  pas  chez  elle,—  Florence 
n'est  pas  une  anormale,  —  mais  Florence,  mère  de  ses  enfans  à 
lui,  voilà  ce  qu'il  ne  voit  pas.  Comme  tous  les  fils  très  aimés 
par  leur  mère,  il  ne  peut  s'imaginer  que  la  tendresse  maternelle 
ait  une  autre  forme  que  celle  qui,  jadis,  entoura  son  enfance. 
Et  Vivien  sent  plus  encore  tout  ce  qui  les  séparerait  autour  de 
ce  berceau,  malgré  l'apparente  concorde  de  leurs  idées 
actuelles. 

Vivien  veut  empêcher  ce  réveil  d'un  mal  qui  s'engour- 
dissait; il  sort  subitement  de  son  mutisme  et  se  lance  dans  la 
conversation  avec  un  brio  qu'on  lui  connaît  rarement,  une 
verve  qui  ne  flambe  que  sous  l'empire  d'une  excitation 
nerveuse.  Et  l'ironie  qui  veille  toujours  à  l'arrière-plan  de  ses 
discours  reparaît  aussitôt.  Il  l'exerce  aux  dépens  des  ennemis 
de  ses  convictions  nouvelles. 

Les  convives  de  Claude,  Claude  lui-même  y  applaudissent, 
la  goûtent  comme  quelque  mets  plus  agréable  au  palais  que 
profitable  à  l'organisme.  Florence,  seule,  écoute  avec  indiffé- 
rence. Cette  parole,  qu'elle  a  admirée  naguère  pour  elle-même, 
n'a  plus  à  présent  l'attrait  de  la  nouveauté. 

Les  hôtes  de  Claude  se  retirent  vers  minuit.  Lorsqu'ils  sont 
partis,  Mathilde  dit  à  son  mari  : 

—  Crois-tu  que  Mme  Lemire  s'intéresse  vraiment  aux 
questions  sociales  ? 

Claude,  qui  pensait  en  lui-même  qu'il  ne  reverrait  Flo- 
rence que  huit  jours  plus  tard  et  que  le  temps  serait  long 
jusque-là,  demande  : 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que...  je  ne  sais  pas...  avec  son  élégance,  cela  ne 

va  pas.: 

La  pauvre  Mathilde  ignore  l'art  de  manier  les  aiguillons 
dont  certaines  femmes  jalouses  savent  si  savamment  piquer 
leurs  rivales. 

Claude  hausse  les  épaules. 

—  Alors,  tu  crois  qu'une  femme  doit  être  nécessairement 
fagotée  pour  s'occuper  de  questions  sociales,   comme  tu  dis? 

Mathilde  a  compris  la  maladresse  de  son  attaque.  Elle  a 
senti  surtout  une  douleur  lui  traverser  le  cœur,  en  rencontrant 
le  regard  dont  son  mari  vient  d'envelopper  toute  sa  personne. 
Il  se  fait  un  silence. 


550  BEVUE    DES    DEUX    MONDES., 

—  Si  nous  allions  nous  coucher,  dit  Claude  qui  bâille 
longuement. 

—  Allons.... 

Avant  de  se  déshabiller,  Mathilde  passe  par  la  chambre  de 
ses  petits  garçons,  pour  voir  s'ils  sont  bien  bordés,  si  leur 
sommeil  est  paisible.  Ce  soir,  elle  s'attarde  à  les  contempler, 
l'un  après  l'autre.  Si  l'un  d'eux  se  réveillait  et  nouait  ses  petits 
bras  autour  de  son  cou,  Mathilde  sangloterait  dans  une  détente 
bienfaisante,  mais  les  deux  petits  dorment  sans  même  tres- 
saillir à  l'approche  de  l'angoisse  maternelle.  Elle  est  seule,  elle 
n'a  pas  de  refuge  pour  sa  peine.  Elle  n'avait  que  lui;  il  était 
tout  pour  elle,  sa  patrie  et  son  Dieu,  et  c'est  par  lui  qu'elle 
souffre.  Lui  dire  le  chagrin  qu'il  lui  cause,  non.  Les  paroles 
par  lesquelles  il  la  rassurerait  la  repousseraient  en  même 
temps.  Elle  a  l'intuition  que  nul  n'est  plus  cruel  pour  la 
femme  qu'il  n'aime  plus,  que  l'homme  dont  le  cœur  vient  de 
se  prendre  à  un  nouvel  amour  :  la  pitié  qu'il  manifeste,  il  ne 
la  ressent  pas. 

Par  avance,  Mathilde  souffre  de  tout  ce  qu'elle  va  souffrir 
par  la  suite,  et,  dans  la  nuit,  ses  yeux  restent  grands  ouverts, 
et  la  fièvre  martelle  ses  tempes...  Son  mari  ne  se  doute  pas  de 
l'agonie  de  ce  cœur  qui  bat  à  ses  côtés;  il  la  trouverait  absurde, 
s'il  la  soupçonnait... 

Claude  doit  partir  le  lendemain  matin  pour  Saint-Etienne, 
où  se  tient  le  grand  Congrès  socialiste  international.  Il  parlera 
le  soir  même  dans  le  meeting  d'ouverture.  A  la  même  heure, 
Vivien  prendra  la  parole  à  Paris,  dans  une  réunion  organisée 
par  un  groupe  de  jeunes  intellectuels  du  parti. 

Tandis  que  celui-ci,  nerveux,  agité,  cherche  en  vain  le 
sommeil,  tout  préoccupé  qu'il  est  de  son  prochain  discours, 
Claude  dort  comme  un  enfant,  parce  qu'il  a  voulu  dormir.  La 
journée  du  lendemain  étant  la  première  d'un  combat  dont 
l'issue  sera  pour  lui  d'une  importance  capitale,  cette  pensée 
l'ayant  saisi,  il  n'y  a  plus  eu  en  lui  qu'un  jeune  chef  qui  veut 
vaincre.  L'image  de  Florence  ne  revint  s'interposer  entre  le 
souci  de  son  œuvre  et  lui  que  le  lendemain  soir,  quand  les  mains 
d'une  foule  enthousiaste  se  tendirent  vers  lui,  après  qu'il  eut 
quitte  l'estrade  où  il  venait  de  parler  une  heure  durant.  Instinc- 
tivement, ses  yeux  cherchaient  les  regards  qui  reflétaient  si 
joyeusement  ses  victoires...  Plus  d'une  fois,    il  avait    parlé    à 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  551 

Paris  sans  que  Florence  fût  dans  la  salle,  elle  ne  lui  avait  pas 
manque';  mais,  ce  soir,  il  sentait  son  absence  jusqu'au  fond  du 
cœur.  Il  avait  besoin  d'elle  auprès  de  son  triomphe... 

Tandis  qu'il  rentrait  seul  à  l'hôtel,  il  ne  songeait  plus  à  la 
victoire  remportée,  à  l'ardeur  de  la  lutte,  à  tout  ce  qui  venait 
de  faire  bouillonner  sa  pensée,  et  vibrer  ses  nerfs;  il  se  répétait 
ces  seuls  mots  :  «  Je  l'aime,  je  l'aime!...  » 

Un  Vivien  eût  saisi  la  plume  aussitôt  et  aurait  crié  son 
amour,  plus  éloquent,  plus  sincère  presque,  dans  ce  monologue 
éperdu.  Claude  ignorait  la  timidité  de  la  parole;  il  traduisait 
mieux  ses  sentimens  par  la  parole  que  par  la  plume.  Sa  déci- 
sion fut  prise  :  dès  qu'il  arriverait  à  Paris,  il  irait  chez  elle  et 
il  lui  avouerait  qu'il  l'aimait.  Et,  à  partir  de  ce  moment,  la  fièvre 
de  l'attente  rendit  ses  discours  plus  vibrans  encore;  son 
éloquence  bénéficia  de  son  amour. 

X 

Vivien  avait  préparé  particulièrement  la  conférence  qu'il 
faisait  ce  soir-là.  Elle  était  importante,  parce  qu'elle  inaugurait 
à  Paris  une  série  de  meetings  socialistes  qui  devaient  tenir  le 
parti  en  haleine  durant  la  période  électorale.  Elle  avait  lieu  à 
la  salle  Gharras.  Il  l'avait  écrite,  empoigné  par  son  sujet,  mais 
ne  perdant  pas  une  seconde  de  vue  la  forme.  Quelle  que  fût 
l'émotion  que  traduisait  sa  plume,  sa  raison  était  maîtresse  de 
son  style. 

Avant  qu'il  parût  sur  l'estrade,  on  entendait  la  salle 
bruire  d'un  murmure  de  joyeuse  impatience  :  c'était  comme  la 
vibration  de  l'atmosphère  un  jour  de  canicule.  Vivien,  le  cœur 
battant,  la  fièvre  aux  tempes,  parut.  Et  aussitôt,  une  houle  d'ac- 
clamations le  porta  jusqu'à  sa  place,  tandis  qu'un  frisson  lui 
saisissait  le  cœur,  aimantait  jusqu'à  la  pointe  de  ses  cheveux. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  jouissait  directement  de 
l'applaudissement  des  hommes;  il  ne  se  lassait  pas  de  ressentir 
cette  griserie  spéciale  qui  fait  bourdonner  le  cerveau  du  bruit 
des  acclamations,  de  goûter  l'ivresse  de  l'unanimité  des  senti- 
mens, ce  courant  qui  s'établit  entre  l'orateur  et  son  auditoire, 
mais  l'âme  de  l'orateur  ne  subjuguant  l'auditoire  que  lorsque 
l'auditoire  a  donné  à  l'orateur  une  âme  de  foule  vibrante, 
passionnée,  sublime  ou    absurde.    L'accent  de  Vivien  était  si 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

convaincu  qu'il  entraîna  le  public,  beaucoup  plus  que  ses  paroles 
mêmes.  Les  intellectuels  qui  composaient  la  salle  en  majorité, 
professaient  le  mépris  du  style,  incapables  qu'ils  étaient  de 
l'apprécier,  et  cela  parce  que  beaucoup  d'entre  eux  n'étaient  pas 
Français  d'origine.  Mais  Vivien  s'était  pris  lui-même  a  l'accent 
de  ses  propres  paroles;  il  ne  se  rendait  pas  compte  de  la  qua- 
lité de  l'admiration  que  provoquait  son  discours.  Quand,  après 
lui,  un  autre  orateur,  véhément  de  gestes  et  fort  en  gueule, 
improvisa  une  variation  bruyante  sur  le  «  Aux  armes  !  »  et 
prêcha  le  recours  à  la  violence,  Vivien  ne  fut  pas  choqué  que 
les  mêmes  cris  d'enthousiasme  eussent  salué  l'une  et  l'autre 
péroraison. 

Il  avait  rappelé,  en  finissant  son  discours,  qu'au  même 
instant,  à  Saint-Etienne,  le  jeune  apôtre  Claude  Herpin  pulvé- 
risait leurs  adversaires.  Ces  paroles  avaient  été  accueillies  par 
un  tonnerre  d'applaudissemens.  Seule,  parmi  les  auditeurs, 
Florence  n'avait  pas  applaudi.  Elle  n'avait  pas  attendu  que  son 
mari  évoquât  le  souvenir  de  Claude,  pour  le  rejoindre  par  la 
pensée,  et  ce  geste  bruyant  lui  avait  semblé  trop  vulgaire  pour 
exprimer  ses  sentimens  intimes.  Quant  au  discours  de  Vivien, 
elle  l'avait  goûté  en  connaisseuse  ;  elle  avait  apprécié  la  beauté 
des  paroles,  sans  se  laisser  toucher  par  l'accent.  Elle  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  le  trouver  d'emprunt,  tant  cette  véhémence, 
cette  vibration  continue  lui  semblaient  contraires  à  ce  qu'elle 
croyait  connaître  de  la  nature  de  son  mari.  Mais  Vivien  était 
encore  si  trépidant  des  acclamations  entendues,  qu'il  ne  remar- 
qua pas  ce  qu'il  y  avait  de  voulu  dans  les  félicitations  que  Flo- 
rence lui  adressa  lorsqu'ils  se  retrouvèrent  à  la  sortie  de  la 
réunion. 

Quel  autre  élan  eut  le  :  «  Eh  bien  ?  »  dont  elle  salua  l'arri- 
vée de  Claude,  huit  jours  plus  tard!  Il  était  venu  directement 
de  la  gare  chez  elle  ;  il  lui  tendait  les  mains,  les  regards  ravis. 

—  Cela  a  marché  au  delà  de  mes  espérances;  j'ai  fait  des 
conversions. 

—  Ah  !  que  je  suis  heureuse  !  dit-elle  joyeusement.  Ma  pensée 
vous  a  suivi  constamment  là-bas. 

—  Et  moi!...  Mes  yeux  vous  cherchaient  parmi  tous  ces 
indifférens.  Florence,  dit-il  d'une  voix  plus  basse  et  toute 
tremblante,  vous  l'avez  compris  que  je  vous  aime,  mais  vous?... 
vous?... 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  553 

11  lui  avait  saisi  les  mains.  Elle  ne  les  retirait  pas  ;  un  trouble 
inexprimable  l'avait  envahie. 

—  Et  moi  aussi  je  vous  aime,  dit-elle  enfin,  résolument,  les 
yeux  grands  ouverts  fixés  sur  les  yeux  du  jeune  homme. 

—  Oh  !  que  je  suis  heureux!  que  je  suis  heureux!  balbutiait- 
il  en  l'attirant  vers  lui. 

Elle  se  dégagea  doucement. 

—  Oui,  nous  allons  être  très  heureux,  Claude,  murmura- 
t-elle  plus  bas,  prononçant  ce  nom  avec  ferveur. 

Il  voulait  la  reprendre  dans  ses  bras. 

—  Non,  dit-elle.  Ne  me  parlez  plus,  je  vous  en  prie,  partez.... 
J'ai  besoin  d'être  seule  avec  mon  bonheur. 

—  Florence  !  implora-t-il. 

—  Non...  non...  demain,  redit-elle  troublée.  Et  puis  Vivien 
peut  entrer  d'une  minute  à  l'autre...  Partez! 

Elle  avait  besoin  d'être  seule  en  effet  pour  voir  clair  en 
elle-même,  tant  il  lui  semblait  que  son  cœur  avait  été  surpris 
par  un  courant  auquel  il  n'avait  pu  résister.  Elle  en  était  tout 
étourdie.  Elle  aimait  Claude;  de  cela  elle  était  certaine.  L'image 
de  Vivien  se  présenta  à  son  esprit;  elle  comprit  à  ce  moment 
qu'elle  ne  l'aimait  plus  depuis  longtemps.  Elle  ne  comparait 
pas  l'amour  qui  prenait  son  cœur  au  sentiment  qui  l'avait 
occupé  jadis  ;  ce  rapprochement  n'aurait  pu  naître  que  dans 
une  conscience  tourmentée  qui  se  cherche  des  excuses.  Son 
amour  d'aujourd'hui  et  son  inclination  d'autrefois  étaient  si 
différens  ! 

Elle  était  subjuguée  ;  jadis  elle  avait  conquis.  Elle  avait 
connu  l'orgueil  d'être  aimée,  elle  connaissait  l'enchantement 
inexprimable  de  se  donner.  Son  cœur,  sa  pensée  ne  cherchaient 
plus  dans  le  cœur  et  dans  l'esprit  de  l'autre  des  parures,  mais 
un  aliment. 

Pendant  quinze  jours,  Florence  et  Claude  vécurent  dans  la 
même  félicité  triomphante  et  juvénile.  Ils  se  voyaient  rare- 
ment, Claude  menant  de  front  une  campagne  en  province  et 
ses  réunions  à  Paris;  mais  il  était  si  fier  d'être  aimé  d'elle  qu'il 
voulait  lui  donner  surtout  l'orgueil  de  son  amour.  C'était  lft 
réciproque  orgueil  qui  refrénait  momentanément  l'ardeur  de 
leur  passion  et  leur  permettait  de  demeurer  naturels  devant 
Vivien  et  de  l'abuser  sans  recourir  au  mensonge. 

Puis  le  mari  de  Florence  se  donnait  corps  et  âme  au  parti  ; 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  vivait  dans  l'excitation  perpétuelle  des  combats  et  des  escar- 
mouches. A  chaque  instant,  il  prenait  la  parole.  Il  lui  arrivait 
bien,  lorsqu'il  préparait  ses  discours  dans  la  solitude,  de  trouver 
qu'il  se  répétait,  mais  une  fois  qu'il  était  plongé  dans  l'atmo- 
sphère des  réunions,  il  était  repris  par  les  acclamations,  par 
les  rires  vainqueurs  de  ces  conquérans  joyeux.  Et  il  ne  trouvait 
pas  exagérés  les  comptes  rendus  des  journaux  amis,  qui 
transformaient  les  moindres  avantages  en  triomphes. 

Et  cependant,  par  momens,  il  lui  semblait  ne  pas  se  recon- 
naître, lorsqu'il  regardait  en  lui-même.  Il  se  faisait  l'effet  d'être 
en  voyage  dans  un  pays  dont  les  curiosités  l'enchantaient 
momentanément;  mais  il  était  loin  de  son  logis,  l'habituelle 
demeure  de  ses  idées,  il  ne  la  reconnaissait  pas.  Qu'étaient 
devenus  son  goût  inné  pour  les  nuances  de  la  pensée,  cette  loi 
de  son  esprit  de  ne  se  livrer  à  une  opinion  qu'après  l'avoir 
examinée  sous  toutes  ses  faces,  ce  respect  de  la  conviction  du 
contradicteur,  qu'il  n'éprouvait  pas  par  simple  courtoisie,  mais 
à  la  fois  par  intelligence  et  par  humilité?  Il  n'avait  plus  l'em- 
ploi de  ses  dons  de  finesse,  et  cependant  il  sentait,  quand,  par 
hasard,  il  se  servait  des  délicats  instrumens  de  son  analyse,  que 
c'était  dans  leur  maniement  qu'il  excellait.  Un  regret  le  prenait 
alors,  qu'il  chassait  aussitôt  comme  une  tentation  mauvaise. 

Mais  si  de  fugitives  nostalgies  de  sa  vie  intellectuelle  de 
jadis  l'inquiétaient  parfois,  il  se  retrouvait  encore  moins  dans 
le  fond  le  plus  intime  de  sa  pensée.  Jamais  plus  il  ne  rencontrait 
les  traditions  dans  lesquelles  il  avait  été  élevé,  qu'il  avait 
vénérées,  en  aimant  ceux  qui  lui  en  avaient  révélé  tout  le  prix. 

Dans  ces  momens  d'inquiétude  qui  passaient  sur  son  àme 
comme  les  signes  avant-coureurs  du  désenchantement,  il  se 
raccrochait  à  cette  pensée  que  Florence  partageait  ses  enthou- 
siasmes, qu'ils  étaient  unis  par  des  convictions  communes.  Il  ne 
s'apercevait  pas  que  le  cœur  de  sa  femme  brûlait  d'une  autre 
flamme;  il  trouvait  en  elle  une  allégresse  croissante  et  ne  s'en 
étonnait  pas,  l'attribuant  à  l'atmosphère  de  lutte  fiévreuse  dans 
laquelle  ils  vivaient  tous. 

Et  ce  fut  un  soir  que  leurs  destinées  se  décidèrent. 

Il  y  avait  eu  une  réunion  fort  houleuse  dans  une  salle 
populaire.  Vivien  n'avait  pas  pris  la  parole.  Il  faisait  partie  du 
bureau.  Claude  avait  tenu  tète  aux  contradicteurs,  des  dissidens 
du  parU.   L'orateur  avait  à  uarler  contre  quelque  chose,  cela 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.)  555 

avait  surexcité  sa  verve.  Il  se  ramassait  devant  l'obstacle  ;  il 
s'élançait  à  l'assaut,  frappant  d'estoc  et  de  taille.  Et  il  était  resté 
maitre  de  la  place,  au  milieu  des  acclamations  frénétiques  de 
tout  l'auditoire.  Florence  l'écoutait,  émue  comme  jamais  elle 
ne  l'avait  été.  Ils  n'avaient  pu  échanger  que  de  brèves  paroles  à 
la  sortie. 

—  Claude,  avait-elle  murmuré,  vous  êtes  ma  fierté  et  mon 
amour  ! 

Et  lui  : 

—  Florence  I  Florence  I  Je  ne  puis  plus  vivre  sans  vousl 
Elle  rentra  chez  elle  avec  son  mari.  Elle  resta  muette  durant 

le  trajet,  les  joues  en  feu,  une  fébrilité  dans  la  poitrine  et  dans 
la  gorge.  La  voix  de  Vivien  l'agaçait. 

Quand  ils  furent  arrivés,  elle  se  laissa  tomber  dans  un 
fauteuil,  tandis  qu'il  roulait  une  cigarette. 

—  Je  meurs  de  soif,  avait-elle  dit,  sonnant  pour  qu'on  lui 
apportât  de  l'eau. 

—  Les  grandes  émotions  altèrent,  dit  Vivien  avec  un  sourire. 
Ahl  il  a  été  superbe,  l'ami  Glaude! 

Sans  savoir  pourquoi,  Je  ton  de  Vivien  déplut  à  sa  femme; 
elle  ne  dit  rien. 

—  N'est-ce  pas  votre  avis?  demanda-t-il  étonné  de  ce 
mutisme. 

—  Certainement. 

—  Mais,  continua  Vivien,  —  qui  avait  pris  l'attitude  pen- 
sive dont  il  avait  eu  jadis  l'habitude  et  qu'il  ne  retrouvait  d'or- 
dinaire que  dans  la  solitude,  —  mais,  quand  on  y  réfléchit,  on 
se  dit  qu'on  pourrait  réfuter  aisément  une  grande  partie  de  nos 
discours.  C'est  avec  sa  tirade  iinale  d'un  si  beau  mouvement 
contre  les  appétits  bourgeois,  qu'Herpin  a  rallié  les  dissidens. 
Tout  de  même...  tout  de  même,  les  appétits  de  ceux  qui  sont 
du  même  côté  que  nous  de  la  barricade  sont  peut-être  plus 
inquiétans?  Les  uns  sont  engendrés  par  l'égoisme,  les  autres 
par  l'envie,  tous  mettent  la  bête  en  liberté.  Le  problème  social 
est  terriblement  complexe... 

—  Il  est  évident,  dit  Florence  avec  ironie,  que  ce  n'est  pas 
auprès  de  vous  que  l'on  trouverait  une  solution;  vous  ne  par- 
venez pas  à  rompre  avec  votre  manie  des  dissertations  stériles. 

—  Vous  vous  trompez.  Je  vois  les  réalités  présentes,  cela  ne 
m'empêche   pas   de   ieter  un  coup  d'oeil   sur  l'avenir.    Vous, 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Claude,  vous  semblez  certains  que  l'avenir  sera  tel  que  vous 
l'organisez  dans  le  présent.  Moi,  je  ne  puis  me  défendre  de 
voir  cet  avenir  entouré  d'ennemis  nouveaux,  créés  par  des 
circonstances  imprévues  et  de  nouveaux  besoins.  Vous  détruisez 
la  société,  vous  ne  changez  pas  les  hommes.  Les  affamés  d'aujour- 
d'hui seront  les  repus  de  demain. 

—  Alors  pourquoi  venez-vous  avec  nous?  dit  Florence, 
puisque  vous  gardez  au  fond  de  vous-même  votre  éternel  : 
à  quoi  bon? 

—  Parce  que  je  cherche... 

—  Vous  cherchez...  quoi?  Vous  passez  votre  vie  à  tourner 
dans  le  même  cercle.  Avec  votre  façon  de  raisonner,  rien 
d'étonnant  si,  un  beau  jour,  on  vous  retrouve  dans  le  camp 
adverse. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  dit  Vivien  tranquillement,  cela  se  res- 
semblerait trop. Tous,  républicains,  royalistes,  socialistes,  finissent 
par  en  venir  à  l'argument  du  coup  de  poing;  chacun  fait  appel  à 
l'arbitraire,  chacun  se  sert  des  armes  qu'il  reproche  à  l'adver- 
saire. Et  tous  les  chefs,  au  fond  du  cœur,  ont  le  mépris  de  leurs 
troupes. 

—  Je  vous  assure,  dit  Florence,  qui  devenait  agressive  dans 
l'irritation  croissante  que  lui  causaient  les  propos  de  son  mari," 
faites  volte-face,  mettez  le  cap  sur  l'extrême  droite;  vous  retrou- 
verez là  quelques-unes  de  vos  anciennes  idées,  auxquelles  vous 
restez  secrètement  attaché... 

—  Non,  les  combattans  politiques  de  l'autre  côté  choque- 
raient aussi  ce  que  vous  appelez  mes  anciennes  idées.  Je 
suppose  que  vous  désignez  ainsi  les  scrupules  de  mon  éducation 
religieuse;  j'aurais  une  répugnance  à  voir  certains  hommes 
rabaisser  les  choses  éternelles  au  profit  des  affaires  temporelles, 
comme  j'aurais  dit  au  sortir  du  catéchisme  de  persévérance, 
ajouta-t-il  avec  un  sourire...  Mais,  pourquoi,  Florence,  me 
parlez-vous  avec  je  ne  sais  quoi  d'hostile  dans  le  ton?  Ce  n'est 
pas  la  première  fois  que  nous  discutons  sur  ces  sujets  qui  nous 
intéressent. 

—  Intéressent  1...  Le  mot  ne  convient  qu'à  vous.  Mais 
ne  vous  êtes-vous  pas  aperçu  qu'elles  sont  ma  vie,  à  moi,  ces 
idées?  Je  ne  discute  plus,  je  ne  raisonne  plus;  je  me  laisse 
entraîner  par  quelque  chose  de  supérieur... 

Vivien  regarda  sa  femme  avec  étonnement.   Il  remarqua 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.;  557 

alors  le  feu   sombre  de  ses  prunelles  et  ses  gestes  saccadés. 

—  Je  vois,  je  sens,  je  crois...  El  c'est  la  parole  de  l'apôtre 
qui  vous  a  ainsi  transformée?  demanda-t-il,  appuyant  ironique- 
ment sur  le  mot  apôtre. 

—  C'est  sa  parole.  Oui,  c'est  lui  qui  m'a  convertie.  Avant 
de  le  connaître,  j'étais  comme  vous;  j'allais  de-ci,  de-là,  cher- 
chant mon  plaisir,  rien  ne  me  prenait  vraiment.  A  présent,  je 
comprends  le  bonheur  de  dévouer  sa  vie... 

—  Florence,  dit  plus  âprement  Vivien,  qui  soudain  se  sou- 
venait des  regards  de  sa  femme  croisant  ceux  de  Claude,  vous 
aimez  cet  homme? 

Elle  tressaillit,  resta  un  instant  sans  répondre,  puis  résolu- 
ment, la  voix  sourde,  les  yeux  vers  le  sol  : 

—  Oui,  je  l'aime. 

Vivien  s'était  élancé  vers  elle,  il  lui  avait  saisi  le  bras. 

—  Florence  !  vous  devenez  folle  ! 
Elle  se  dégagea. 

—  Non.  Je  ne  parle  pas  dans  une  exaltation  subite.  Je  vous 
dis  ce  soir  ce  que  je  vous  aurais  dit  demain.  Je  ne  vous  aime 
plus,  j'aime  Claude,  rendez-moi  ma  liberté. 

Il  était  devenu  d'une  pâleur  livide  ;  il  se  laissa  tomber 
dans  un  fauteuil,  le  front  dans  ses  mains  :  il  n'arrivait  pas  à 
comprendre. 

Florence  était  tremblante  d'émotion. 

—  Je  vous  jure  que  je  ne  suis  pas  sa  maîtresse,  dit-elle. 

—  Ah  !  que  m'importe  !  s'écria-t-il  avec  violence.  Je  ne  vous 
sais  aucun  gré  de  cette  fidélité  conjugale.  Imbécile,  que  j'étais 
d'accueillir  à  mon  foyer  ce  beau  parleur!...  Imbécile  et  naïf... 
C'était  cependant  dans  l'ordre.  On  se  sert  du  mari,  on  lui 
vole  sa  femme...  Ce  prophète  de  réunions  publiques  avait  de 
trop  beaux  yeux  et  une  voix  trop  caressante. 

—  Taisez-vous,  dit  Florence,  vous  parlez  dans  la  colère. 
Les  choses  que  vous  me  dites  sont  injustes.  Claude  n'est  pas 
venu  ici  en  séducteur.  Nous  sommes  allés  l'un  vers  l'autre, 
irrésistiblement,  l'amour  a  été  le  plus  fort.  Nous  reparlerons 
demain,  voulez-vous.  Quittons-nous  à  présent,  avant  d'échanger 
de  mortelles  offenses. 

Elle  gagnait  la  porte  du  cabinet  de  travail  ;  il  se  leva  et  lui 
barra  la  route. 

—  Florence,  s'écria-t-il,  cela  n'est  pas  possible!  Tu  m'aimes 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore...  Tu  sais  bien  que  tu  me  fais  une  peine  affreuse.  Tu  as 
été'  surprise,  tu  vas  te  reprendre,  c'est  une  ivresse  passagère.  Je 
t'aime  assez  pour  te  pardonner. 

—  Laissez-moi  passer,  dit-elle,  doucement.  Je  ne  puis  vous 
répondre  ce  soir.  Laissez-moi,  je  vous  en  priel... 

Il  restait  immobile,  comme  assommé.  Elle  atteignit  la  porte, 
sans  qu'il  fit  un  geste  pour  la  retenir  ;  mais  quand  il  entendit 
la  porte  se  refermer,  il  comprit  soudain,  et  se  laissant  retomber 
dans  son  fauteuil  il  se  mit  à  sangloter  longuement,  désespéré- 
ment, sans  formuler  ses  griefs,  avec  seulement  la  certitude 
atroce  qu'elle  avait  tout  ruiné  dans  sa  vie. 

XI 

Ils  ont  parlé  le  lendemain,  sans  colère,  sans  motsviolens; 
ils  sont  sortis  meurtris  de  cet  entretien  :  elle  a  l'impression  d'un 
mal  nécessaire  qui  a  amené  la  guérison,  lui,  d'une  blessure 
cruelle  dont  rien  ne  peut  atténuer  les  élancemens. 

«  Elle  a  ruiné  ma  vie  !  »  c'est  ce  qu'il  se  répète  lorsqu'il 
est  seul,  après  leur  entretien,  et  un  mot  monte  à  ses  lèvres,  de 
sa  conscience,  et  de  le  prononcer  dans  sa  douloureuse  amer- 
tume le  soulage  pourtant  : 

«  C'est  ma  faute  I...  » 

Ces  paroles,  semble-t-il,  expient  certaines  lâchetés  de  son 
passé,  auxquelles  il  n'avait  jamais  voulu  repenser.  Mais  ce  qui 
le  torture,  c'est  la  cruelle  duperie  de  ce  qu'il  appelait  leur 
union.  Unis?  ils  ne  l'ont  jamais  été.  Elle  n'a  jamais  été  sa 
femme,  en  réalité.  Il  n'y  a  pas  eu  entre  eux  de  mariage  au  sens 
que  Vivien  donnait  à  ce  mot  par  atavisme  chrétien.  11  est 
vaincu;  il  l'a  été  dès  le  premier  jour,  et,  douloureusement,  il  se 
méprise.  Ils  vont  s'en  aller  l'un  de  l'autre,  il  en  éprouve 
presque  du  soulagement.  Vivien  souffre  trop  dans  son  cœur  pour 
sentir  les  regrets  de  sa  chair.  Il  déteste  vraiment  Florence 
comme  il  déteste  «  l'autre.  »  Il  ne  croit  plus  à  ce  nouvel 
évangile  vers  lequel  il  est  allé  par  intelligente  curiosité,  mais 
surtout  (il  le  comprend  à  cette  heure),  parce  qu'il  s'imaginait 
qu'une  foi  commune  le  rapprocherait  de  Florence,  et  parce  qu'il 
pensait,  par  ses  succès  oratoires,  lui  inspirer  de  l'orgueil.  11  a 
appelé  cela  une  foi  !  En  réalité,  il  n'a  éprouvé  qu'un  élan,  et 
cette  bonne  volonté  qui  se  trouve  au  début  de  toutes  ses  évo- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  559 

lutions,  cette  ardeur  qui  fait  taire  sa  raison,  tant  quelle  aiguil- 
lonne son  plaisir.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'il  se  détache  : 
plus  d'une  fois  déjà  son  sens  critique  a  protesté,  il  a  dû  faire 
effort  pour  le  réduire  au  silence. 

Un  orgueilleux,  par  bravade,  resterait  à  son  poste  pour  ne  pas 
avoir  l'air  de  céder  à  un  ressentiment,  pour  ne  pas  se  faire  trai- 
ter d'inconsistant  par  ses  coreligionnaires.  Vivien  n'a  jamais  su 
dominer  sa  souffrance.  Il  a  toujours  devant  elle  le  geste  de  fuir, 
et  comme  il  ne  fuit  vers  aucun  havre,  c'est  la  déroute  dans  la 
nuit  glacée,  celle  qui  précipite  les  passionnés  vers  le  suicide. 

Florence  est  partie  le  jour  même.  La  vie  n'était  plus  possible 
sous  le  même  toit.  Elle  ne  s'est  pas  retirée  chez  ses  parens  dont 
elle  craint  les  récriminations,  mais  chez  une  amie,  à  Saint- 
Germain.  C'est  là  que  Claude  vient  la  voir.  Il  n'a  pas  eu,  lui,  le 
courage  de  porter  directement  le  coup  mortel  à  sa  femme  ;  il 
souffrirait  de  la  voir  souffrir,  et  c'est  ce  qu'il  ne  veut  pas,  dans 
l'égoïsme  de  son  nouveau  bonheur.  Il  a  quitté  le  logis  com- 
mun et  il  a  chargé  un  de  ses  amis  de  porter  une  lettre  à 
Mathilde,  de  la  lui  remettre  après  qu'on  l'aura  préparée  à  ce 
qu'elle  contient. 

Le  cri  de  l'abandonnée  fut  celui  d'une  bête  blessée,  et  une 
malédiction  populaire  monta  à  ses  lèvres. 

—  Ah!  la  gueuse!  c'est  elle  qui  me  l'a  pris  : 

Sous  une  autre  forme,  sa  protestation  est  la  même  que  celle 
de  Vivien.  Mais  elle  crispe  désespérément  les  mains  sur  l'objet 
qui  échappe  à  leur  prise. 

—  J'ai  des  droits  sur  lui,  je  suis  sa  femme.  Et  sesenfans? 
Elle  invoque  le  secours  de  la  loi  dont  elle  ne  s'est  jamais 

-souciée  jusqu'alors  ;  puis  elle  se  rend  compte  que  cette  barrière 
fragile,  créée  par  des  hommes,  les  hommes  l'ouvriront  devant 
celui  qui  veut  s'évader  de  ce  qu'il  considère  désormais  comme 
une  prison.  Elle  le  comprend  et  ne  s'oppose  pas  plus  longtemps 
au  divorce,  sachant  que  Claude  trouvera  toujours  moyen  de 
l'obtenir;  mais  âprement  elle  dispute  ses  enfans  à  son  mari, 
elle  a  en  eux  la  seule  arme  qui  pourra  le  blesser.  Elle  ne 
consent  à  divorcer  que  s'il  prend  par  écrit  l'engagement  de  ne 
plus  les  voir.  11  se  révolte,  puis  il  signe.  Il  aime  bien  ses  enfans, 
mais  il  est  à  une  de  ces  heures  de  la  vie  où  le  sentiment  du 
devoir  seul  peut  nous  retenir  auprès  des  êtres  que  la  veille  nous 
chérissions  par-dessus  tout.  Claude  ne  se  croit  pas  d'autre  devoir 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

envers  ses  enfans  que  celui  de  les  nourrir.  Il  ne  reconnaît  pas 
les  liens  supérieurs  de  la  race  et  de  la  famille.  Ni  Mathilde,  ni 
ses  enfans,  ne  manqueront  jamais  de  rien  matériellement. 
Qu'ont-ils  de  plus  à  lui  réclamer?  Et  il  s'absout  par  un  argu- 
ment d'individualiste  :  «  Je  suis  jeune;  j'ai  besoin,  pour  don- 
ner ma  mesure,  de  cette  force  merveilleuse  qu'est  l'amour  de 
Florence.    » 

Et  c'est  vrai  :  l'enthousiasme,  que  lui  communique  son 
amour  triomphant,  le  rend  plus  éloquent,  plus  entraînant. 

Elle  s'est  donnée  à  lui,  un  soir  qu'il  le  lui  a  passionné- 
ment demandé.  A  quoi  bon  cette  comédie  d'attendre  le  règle- 
ment d'intérêts  qui  se  nommera  leur  mariage?  Ils  ne  trahissent 
pas,  c'est  tout  ce  que  réclame  la  loyauté  de  Florence  ;  ils  sont 
libres. 

Ce  soir-là,  il  lui  avait  dit  : 

—  Vous  êtes  celle  que  j'attendais,  celle  dont  tout  mon  être 
avait  le  besoin.  Avec  vous  à  mes  côtés,  la  vie  m'apparait 
comme  une  perpétuelle  victoire.  Je  suis  un  orgueilleux. 

—  Et  moi,  une  orgueilleuse,  dit-elle  en  souriant,  tandis 
qu'il  l'attire  sur  son  cœur.  Il  me  faut  de  la  fierté  dans  l'amour, 
et  à  vous  je  suis  fière  de  me  donner. 

Et  ce  sont  leurs  deux  orgueils  confondus  qui  chantent 
l'épithalame.; 

XII 

Fragmens  du  journal  de  Vivien. 

15  mars  1913. 

Deux  mois  qu'elle  est  sortie  de  ma  demeure  pour  ne  plus  y 
rentrer  jamais.  Moi  aussi,  j'ai  quitté  ces  lieux  que,  l'espace  de 
quelques  jours,  j'ai  appelés  «  mon  foyer.  » 

Je  me  décide  à  écrire  mon  journal.  Je  ne  l'avais  jamais  fait 
jusqu'à  présent;  mes  idées,  je  les  mettais  dans  mes  livres;  mes 
sentimens,  j'en  animais  certains  de  mes  héros.  Mais  aujour 
d'hui  j'ai  besoin  de  dire  ma  souffrance,  et  je  n'ai  pas  de  meil- 
leur confident  que  moi-même.  Les  autres  ne  me  comprendraient 
pas;  chacun  de  nous  ne  s'intéresse  qu'à  sa  propre  histoire,  nous 
sommes  toujours  seuls  avec  notre  douleur. 

Le    journal  intime  d'un  littérateur,    remarquerais-je,   s'il 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  561 

s'agissait  d'un  de  mes  confrères,  c'est  encore  de  la  littérature. 
Nous  savons  bien  qu'après  notre  mort,  du  moment  que  nous 
aurons  fait  de  notre  vivant  quelque  bruit  dans  le  monde,  ces 
notes  intimes  seront  livrées  à  un  public  avide  de  commérages 
et  de  scandales...  (Vous  me  direz  :  mettez  dans  vos  dernières 
volontés  que  ce  journal  doit  être  brûlé;  mais  nous  répugnons  à 
la  destruction  de  ce  qui  sortit  de  notre  plume.)  Je  sais  cela  : 
qu'importe  1  II  me  semble  que  je  souffrirai  moins  d'y  voir  plus 
clair  en  moi.  Et  qu'importe  aussi  que  ce  soit  de  la  littérature  ! 
Et  en  vérité,  non,  cela  n'en  est  pas.  Suis-je  moins  sincère, 
est-ce  que  je  souffre  moins  parce  que  ma  phrase  rend  ma  pensée 
d'une  façon  plus  saisissante  ou  qu'elle  la  traduit  en  mots  plus 
harmonieux,  mieux  choisis  que  ne  le  fait  le  commun  des 
hommes?  Mais  c'est  bien  comme  les  camarades  que  nous 
souffrons  ;  la  douleur,  nous  la  ressentons  dans  la  mesure  où 
notre  cœur  est  capable  de  souffrir.  On  dit  que  nous  nous 
consolons  en  chantant  notre  mal  ;  d'autres  se  consolent  par  la 
débauche,  d'autres  par  l'oubli;  tous,  nous  nous  consolons  par 
égoïsme  ;  nous  ne  sommes  pas  les  seuls  lâches  ou  frivoles. 
Hélas  1  je  n'en  suis  pas  encore  à  l'oubli. 

18  mars. 

Je  suis  affreusement  malheureux.  Je  n'ai  pas  eu  le  courage 
de  reprendre  ma  plume  depuis  l'autre  jour;  tout  d'un  coup, 
j'avais  évoqué  si  nettement  son  image  que  je  n'ai  plus  connu 
que  cette  souffrance  physique  qui  vous  anéantit  dans  un  fau- 
teil,  les  yeux  clos. 

Aujourd'hui,  je  me  plains  pour  me  plaindre.  Je  n'ai  pas 
l'amer  dédain  de  Vigny  : 

Gémir,  pleurer,  prier  est  également  lâche... 

Je  gémis  :  je  ne  sais  pas  prier,  je  le  regrette,  je  ne  me 
révolte  que  par  un  mouvement  physique.  La  révolte  est  stu- 
pide,  car,  si  vous  croyez  à  la  Providence,  vous  savez  qu'elle  ne 
permet  rien  que  pour  votre  bien  final;  si  vous  la  niez...  ni 
vous  la  niez...  on  ne  se  révolte  pas  contre  le  néant! 

Est-ce  bien  elle  que  je  regrette'?  Je  ne  sais  plus.  J'ai,  par 
momens,  trop  de  colère  contre  elle  :  la  rage  de  l'humiliation, 
non  la  haine  qui  n'est  que   de  la  jalousie  exaspérée.  Je  lui  en 

TOME  XXXIII.   —  1916.  36 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

veux  d'avoir  fait  de  ma  vie  un  désert  qui  n'est  pas  même 
jonche'  de  ruines.  Où  sont  les  souvenirs  de  tendresse  que  je  puis 
évoquer  pour  y  adoucir  parfois  la  sèche  amertume  de  mon 
chagrin?  Quelle  ivresse  partagée  dont  mon  cœur  puisse  tres- 
saillir encore? 

Ah!  certes,  dans  les  premiers  temps  de  notre  union  (notre 
union  !)  elle  a  eu  des  paroles,  des  attitudes  qui  m'ont  semblé 
traduire  ses  sentimens  véritables...  Mais  a-t-elle  jamais  connu 
près  de  moi  cette  joie  tour  à  tour  inquiète  ou  ravie  qui  est  en 
nous  quand  nous  aimons?  A-t-elle  connu  les  secondes  d'abandon 
parfait  où  nous  ne  demandons  même  pas  à  être  payés  de 
retour?  Non  ;  je  lui  ai  inspiré  de  la  curiosité  et,  quelque  temps, 
mon  esprit  l'a  séduite.  Peut-elle  aimer?...  Oh!  souvenir 
déchirant  de  Majorque  !  Ce  chant  qu'exhalait  ses  lèvres  et  qui 
révélait  le  secret  de  son  cœur  où  je  n'étais  pas  !  L'angoisse  de 
celte  minute,  je  la  retrouve.  Oui,  elle  peut  aimer. 

26  mars. 

Non,  mille  fois  non,  je  ne  me  mêlerai  plus  de  leur  socia- 
lisme! Lassagne  et  Roubille  sont  venus  me  trouver  hier.  Ils 
m'ont  demandé  si  ma  retraite  était  définitive.  Ils  pensaient  que 
je  ne  m'étais  retiré  sous  ma  tente  que  sous  le  coup  de  mon 
désastre  conjugal.  Une  aventure  pareille  à  la  mienne  est  de  peu 
d'importance  pour  ces  apôtres...  Ces  gens  d'action  ne  me  regret- 
teront pas  longtemps,  car  je  ne  suis  pas  un  homme  d'action. 
J'ai  voulu,  moi,  psychologue,  moi,  moraliste,  moi,  artiste,  me 
lancer  dans  l'arène  sociale,  je  m'y  suis  fourvoyé;  ajouterai-je 
que  je  ne  m'y  suis  jamais  plu?  Je  ne  saurais  l'avouer  en  ce 
moment,  on  dirait  que  je  parle  par  dépit.  Mais  ce  que  j'avoue 
aussi,  —  toujours  à  moi-même,  —  c'est  que  ces  emballés  sin- 
cères, que  je  trouve  un  peu  ridicules,  valent  peut-être  mieux 
que  moi,  parce  qu'ils  sont  moins  intelligens.  Soyons  francs  :  si 
j'ai  été  vers  eux,  tout  d'abord,  ce  fut  à  cause  d'elle;  je  croyais 
que  la  foi  commune  créerait  un  lien  nouveau  entre  nous.  Par 
la  suite,  je  sais  bien  que  j'ai  été  réellement  pris  à  mes  propres 
paroles.  Et  aujourd'hui,  comme  hier,  je  serais  heureux  et  fier, 
sans  aucune  préoccupation  personnelle,  de  contribuer  à  l'amé- 
lioration du  sort  de  mes  semblables.  L'afTreuse  injustice  de 
certaines  destinées  crie  vers  le  ciel...  Mais  les  moyens  préconisés 
par  les  apôtres  comme  Lassagne,  comme  ce  misérable  Heipin, 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  563 

répugnent  trop  à  ma  nature.  Je  ne  les  condamne  pas;  je  ne 
puis  m'en  servir.  Puis-je  signer  leur  engagement  de  faire 
triompher  la  révolution  sociale  par  tous  les  moyens?  Quelles 
visions  de  bète  humaine  déchaînée  cela  fait  passer  devant  nos 
yeux!  Le  «  sang  impur,  »  chaque  parti,  à  un  moment  donné, 
se  réjouit  de  le  faire  couler.  L'aventure  passera  fatalement  par 
là  boue  et  le  sang;  ma  conscience  m'interdit  de  pousser  des 
hommes  à  des  actions  que  je  ne  voudrais  pas  commettre.  On 
n'a  le  droit  de  jeter  les  autres  dans  la  rue,  qu'en  y  descendant 
avec  eux...  Et  leurs  intransigeances!  l'imperturbable  assurance 
de  leur  doctrine!  Comme  si,  tour  à  tour,  telle  doctrine  n'était 
pas  bienfaisante  ou  néfaste,  suivant  le  temps  et  les  individus! 
Et  leurs  façons  brutales  avec  l'adversaire!  Cette  mauvaise  foi 
presque  féroce  dans  la  discussion!  Non,  tout  cela  choque  autre 
chose  en  moi  que  mon  intelligence,  mon  sens  critique,  ma 
modération  d'esprit;  c'est  un  instinct  plus  profond  qui  est 
blessé.  Je  ne  crois  pas  plus  à  la  solution  chrétienne  du  pro- 
blème de  notre  destinée  qu'à  une  autre,  mais  il  est  demeuré  en 
moi,  tout  au  fond  de  moi-même,  des  «  plis  »  de  morale  chré- 
tienne; c'est  au  nom  de  cette  morale,  instinctivement,  que 
je  condamne  certains  actes  et  réprouve  telles  conceptions 
humaines.  Je  crois  que  le  christianisme,  intégralement  pratiqué, 
donnerait  seul  le  bonheur  aux  hommes,  mais  je  ne  crois  pas 
que  l'humanité  soit  digne  de  cette  totale  conversion.  Les  seuls 
réformateurs  qui  me  soient  sympathiques,  ce  sont  les  apôtres  du 
renoncement  et  du  sacrifice.  On  ne  peut  abolir  la  pauvreté 
qu'en  l'aimant.  Ah!  combien  je  comprends  la  sueur  de  sang  du 
Christ  au  mont  des  Oliviers,  s'il  a  vu,  dans  l'ensemble  des  siècles, 
tous  ces  baptisés,  rués  les  uns  contre  les  autres  en  invoquant 
son  nom,  s'il  a  vu  les  bûchers,  les  guerres  impies!...  Quelle 
agonie  pour  lui  de  songer  que  tant  de  mauvais  appétits  se  couvri- 
raient du  masque  hypocrite  de  la  religion  I  Aussi  quel  rafraî- 
chissement, quelle  sécurité,  dirais-je,  lorsque  nous  rencontrons 
déplace  en  place,  semées  dans  l'humanité,  des  âmes  exception- 
nelles qui  brûlent  du  pur  amour  du  Christ,  aussi  brillantes, 
aussi  ardentes  qu'aux  jours  de  Néron  ou  de  Décie.  Elles 
semblent  de  bien  humbles  lumières,  et  cependant  aucune  ruée 
de  ténèbres  n'arrive  à  en  obscurcir  l'éclat...  Je  m'ennuie... 


o64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


9  avril. 


Je  m'ennuie...  Ce  cri  l'autre  jour  m'a  fait  sortir  de  ma  soli- 
tude. Parlons  avec  élégance  :  j'ai  cherché  à  distraire  mon  cha- 
grin, j'ai  trouvé  des  consolations  faciles.  Parlons  brutalement  : 
j'ai  couru  I  s  filles  de  théâtre  et  j'ai  traîné  dans  les  cabarets  de 
nuit.  Des  périphrases  pour  désigner  ces  nobles  exercices,  à 
quoi  bon?...  Et  je  m'ennuie.  Voyager?...  Le  Nord,  c'est  trop 
froid;  le  Midi?  ses  couleurs,  sa  joie,  me  feraient  mal,  et  il  ravi- 
verait des  souvenirs  que  je  veux  oublier.  Je  croyais  que  son 
fantôme  ne  viendrait  pas  errer  autour  de  moi,  dans  cette 
demeure  qu'elle  n'a  pas  habitée.  Je  la  retrouve,  car  c'est  sa  pré- 
sence que  je  cherche  quand  je  rentre,  le  son  de  sa  voix  ou 
l'espoir  de  sa  venue  très  prochaine.  —  «  Madame  n'est  pas 
rentrée?  —  Non,  Monsieur.  »  Et  alors,  son  arrivée,  le  bruit 
de  ses  pas,  de  ses  étoffes  :  sa  vie  communiquant  aussitôt  aux 
choses  endormies  je  ne  sais  quelle  mystérieuse  vibration... 

Certes,  mon  foyer  n'était  pas  tel  que  je  l'avais  rêvé;  j'y 
ai  souvent  souffert  de  ma  solitude  à  ses  côtés,  mais  elle  était 
là,  et  je  l'aimais.  Maintenant,  autour  de  moi,  c'est  l'indiffé- 
rence des  choses  qui  ne  sont  plus  que  des  choses;  le  silence 
glacé  du  soir  descend  en  moi.  Alors  je  fuis,  je  m'en  vais  vers 
de  l'agitation  humaine...  et  je  m'ennuie. 

10  avril. 

Il  y  a  des  gens  qui  disent  :  «  Je  ne  m'ennuie  jamais.  »  Je 
les  regarde  avec  curiosité,  ou  je  ne  les  regarde  pas  du  tout 
suivant  qu'ils  m'intéressent  ou  non.  Ne  pas  s'ennuyer  !...  Est-ce 
la  preuve  d'une  extraordinaire  vitalité,  est-ce  celle  du  plus  grand 
néant  intellectuel?...  Je  connais  toutes  les  formes  de  l'ennui  : 
celui  que  vous  donnent  les  choses,  celui  que  vous  donnent  les 
hommes,  celui  qui  vient  de  la  vie,  celui  qui  me  vient  de  moi- 
même.  L'ennui  qu'amène  avec  soi  la  satiété,  l'ennui  qu'on 
éprouve  si  vite  après  l'envolée  du  rêve  qui,  dans  son  essor, 
avait  embrassé  toutes  les  faces  du  plaisir  et  les  dépasse  d'un 
coup  d'aile,  l'ennui  qui  succède  au  «  Ce  n'est  que  ça!  »  Dans 
tous  les  domaines,  l'ennui  de  toucher  si  vite  à  toutes  les  bar- 
rières. Et  l'ennui  (ayant  le  dégoût  des  hommes)  de  les  recher- 
cher eux,  qui  nous  ennuient,   parce  qu'on  n'a  pas  le  courage 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.)  565 

de  rester  en  face  de  soi-même.  Enfin,  l'ennui  de  soi,  l'incu- 
rable ennui  qui  vient  de  l'impossibilité  de  nous  intéresser  à  ce 
qui  n'excite  plus  notre  curiosité.  L'ennui,  qui  n'est  pas  le 
chagrin,  qui  est  pire,  puisqu'il  est  le  vide,  et  qu'on  ne  le  fuit 
qu'en  l'emportant  avec  soi,  sans  l'espoir  de  jamais  pouvoir  s'en 
débarrasser.  Les  ennuis  partiels,  l'ennui  total,  je  les  ai  tous 
éprouvés...  Mais  jamais  je  ne  m'étais  ennuyé  comme  depuis 
deux  mois.  Il  me  semble  que  jamais  plus  rien  ne  pourra  me 
distraire,  que  je  n'ai  plus  d'avenir.  Et  le  passé  le  meilleur  ne 
réussit  pas  à  m'attendrir  quand  je  l'évoque.  Dois-je  le  dire? 
Toutes  les  images,  même  celle  de  ma  mère,  passent  devant  mon 
cœur  sans  le  toucher.  Quel  néant  que  nos  sentimens  les  plus 
purs!...  Les  méchans  ne  doivent  pas  s'ennuyer,  mais  cela  ne 
m'amuserait  pas  d'être  méchant.  Suis-je  un  homme  fini?...  On 
me  répète  sous  les  formes  les  plus  flatteuses  :  «  Ecrivez.  »  Je 
ne  peux  pas  :  je  n'aime  pas  le  travail  quand  il  ne  m'aime  pas... 
J'ai  du  talent,  je  le  sais:  j'ai  de  l'orgueil  sous  mon  apparente 
modestie.  «  Je  sais  ce  que  je  vaux,  »  mais  enfin  que  j'écrive  un 
roman  de  plus  ou  de  moins,  cela  ne  changera  rien  à  la  marche 
de  l'univers.  Et  je  n'éprouve  aucun  plaisir  à  écrire. 

2  mai. 

Un  charmant  article  de  mon  charmant  confrère  Bonmartin 
qui  analyse  mes  derniers  discours  socialistes  et  fait  ressortir 
la  faiblesse  du  fond  sous  la  vaine  élégance  de  la  forme.  Pour 
terminer,  cette  constatation  :  que  je  me  suis  gâté  la  main  et  que 
je  suis  vidé...  Voilà!...  Gela  vient  de  me  donner  l'idée  d'une 
nouvelle. 

y,         .'         .         v         .  .  .  .         -.1         .  ..'.-..' 

Le  journal  de  Vivien  Lemire  s'interrompit  là. 

Le  coup  d'aiguillon  avait  porté  dans  ses  fibres  littéraires, 
restées  sensibles,  quoi  qu'il  en  dit.  Une  idée  de  nouvelle  surgit 
dans  son  esprit,  mordante,  ironique,  dans  le  genre  d'un  conte 
de  Voltaire,  assaisonné  de  l'amère  révolte  d'un  Anatole  France. 
Le  travail  fécond  le  faisait  rentrer  dans  la  vie  littéraire;  c'était, 
comme  en  un  domaine  longtemps  fermé,  le  printemps  fleuris- 
sant les  gazons  incultes. 

Vivien  parvenait  à  vaincre  la  répulsion  que  lui  inspiraient 
les  commencemens  d'une  œuvre,  la  mise  en  train.  Il  forçait 
son  esprit  à  s'appliquer  à  la  tâche  :  l'enchaînement  des  phrases, 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  subordination  à  l'ensemble,  le  choix  des  mots,  leur  valeur, 
la  beauté  du  style  qui  doit  être  le  vêtement  de  la  pensée,  la 
faire  ressortir,  la  parer,  mais  sans  détourner  l'attention  sur  la 
richesse  des  ornemens...  Et  il  arrivait  enfin  à  ce  moment  où 
l'écrivain  sent  qu'il  crée  et  où,  regardant  son  œuvre,  il  la  trouve 
bonne  et  l'aime. 

Il  revécut  ces  minutes  où  la  joie  est  si  vive  parce  qu'elle 
est  désintéressée,  car,  au  moment  où  l'écrivain  l'éprouve,  il 
s'oublie  totalement  dans  l'amour  de  son  œuvre  qu'il  aime  sans 
songer  qu'il  en  est  l'auteur. 

La  vie  littéraire  de  Vivien  s'était  ranimée  ;  l'autre  se 
réveillerait  bientôt.  Il  en  était  à  cette  phase  de  la  maladie  où 
les  médecins  disent  du  patient  :  «  Il  est  sauvé  !  »  Vivien  était 
sauvé,  en  ce  sens  que  le  mal  ne  serait  pas  mortel,  que  si  la 
convalescence  commençait,  avec  des  hauts  et  des  bas,  de  nou- 
veaux ravages  de  la  maladie  n'étaient  plus  à  craindre.  On  dit 
que,  dans  notre  organisme  physique,  chaque  maladie  laisse  des 
traces,  que  nous  les  constations  ou  non.  Ce  sont  les  jalons  de 
la  route  que  la  mort  un  jour  parcourra  à  toute  allure.  Les  mala- 
dies morales  laissent,  elles  aussi,  des  cicatrices.  Elles  semblent 
insensibles.  Les  autres  disent  :  «  Il  est  guéri  !  »  Mais  nous 
savons  qu'à  certaines  heures,  sous  l'épaississement  du  tissu,  il 
se  produit  des  élancemens  subits,  comme  si  la  blessure  ancienne 
allait  se  rouvrir,  et  ils  nous  rappellent  qu'un  germe  morbide 
est  en  nous  que  rien  désormais  ne  saurait  détruire. 

Tandis  que  Vivien  écrivait,  le  désir  de  pétrir  de  la  matière 
littéraire  s'aviva.  Il  accueillait  avec  une  sorte  de  reconnais- 
sance attendrie  cette  joie  inattendue.  La  nouvelle  se  fit  roman 
Il  ne  santait  plus  cette  invincible  répugnance  qu'il  avait  à 
remuer  les  souvenirs  de  sa  vie  récente,  sachant  la  souffrance 
qui  allait  en  résulter  pour  lui.  Il  put  évoquer  ces  jours  doulou- 
reux avec  son  esprit,  sans  que  son  cœur  se  révoltât.  Et  comme 
il  sentait  cependant,  à  un  frémissement,  tantôt  douloureux, 
tantôt  ironique,  que  l'obscur  besoin  d'une  vengeance  était  tapi 
dans  le  fond  de  son  âme,  il  écrivit  un  roman  autobiographique* 
Il  avait  trop  de  délicatesse  morale  et  littéraire  pour  ne 
pas  arranger  les  faits,  pour  ne  pas  déguiser  suffisamment 
son  infortune  conjugale  ;  mais  c'étaient  ses  sentimens  qui 
animaient  le  héros  de  son  roman,  ses  idées  qu'il  lui  faisait 
exprimer.  Souvent,  il  lui  semblait,  tandis  qu'il  écrivait,  qu'elle 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  567 

était  là,  et  l'écoutait  ;  cela  lui  donnait  de  l'éloquence.  Elle 
pouvait  le  voir  tel  qu'il  était.  Et  lorsqu'il  analysait  son  âme,  à 
elle,  il  le  faisait  d'un  ton  âpre  et  douloureux,  et  il  goûtait  le 
plaisir  de  la  démasquer  comme  une  ennemie. 

L'œuvre  qui  sortit  de  sa  pensée  frémissante  fut  la  plus  belle 
qu'il  eût  écrite  jusqu'alors.  Jamais  son  succès  littéraire  ne  fut 
plus  vif.  On  discuta  autour  de  son  roman,  on  polémiqua,  on 
s'enflamma  pour  ou  contre  ses  idées;  mais  tous  ceux  au  juge- 
ment desquels  il  tenait  s'accordèrent  pour  louer  l'œuvre  nou- 
velle ;  ils  exaltèrent  la  beauté  nerveuse  de  la  forme,  ils 
admirèrent  la  pénétration  profonde  de  la  pensée. 

Vivien  vécut,  durant  les  quinze  jours  qui  suivirent  la  mise 
en  vente,  dans  une  fièvre  heureuse.  Il  retrouvait  à  lire  cer- 
taines lettres  le  plaisir  excitant  des  applaudissemens  que  lui 
valaient  jadis  ses  discours,  avec  quelque  chose  de  moins  capiteux, 
de  moins  secouant,  mais  qui  durait  aux  fibres  de  son  être. 

Peu  à  peu  la  rumeur  d'admiration  s'apaisa  :  l'excitation 
joyeuse  de  Vivien  tomba  de  même.  Il  faut  être  un  débutant 
pour  que  la  griserie  du  succès  allume  dans  l'âme  une  flamme 
nouvelle,  génératrice  d'œuvres  futures. 

Et  dans  un  coin  secret  de  son  âme  se  cachait  le  désir  de 
savoir  si  elle  avait  lu  son  roman  et  ce  qu'elle  en  pensait... 

Jules-Philippe  Heuzey. 
(La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


LES  CONDITIONS 

DE 


L'OFFENSIVE  GÉNÉRALE 


A  mesure  que  s'effondrait  le  plan  d'attaque  de  Verdun,  la 
presse  allemande  variait  ses  commentaires  et  passait  de  l'hyper- 
bole du  début  à  des  considérations  de  plus  en  plus  modérées 
et  explicatives  sur  les  péripéties  d'une  affaire  désormais  man- 
quée.  Tantôt  c'était  le  siège  de  la  forteresse  que  poursuivait, 
suivant  les  méthodes  régulières,  avec  une  lenteur  voulue,  un 
État-major  soucieux  de  réduire  les  pertes  (!),  tantôt  c'était  une 
simple  rectification  des  positions  pour  dégager  les  communica- 
tions allemandes  gênées  par  le  saillant  Nord  de  Verdun. 
Aujourd'hui,  la  note  dominante  est  celle-ci  :  l'attaque  de  Verdun 
n'est  qu'une  attaque  préventive,  destinée  à  devancer  et  à 
enrayer  l'offensive  générale  des  Alliés,  et  dirigée  particulière- 
ment contre  l'armée  française,  dont  elle  devait  user  prématu- 
rément les  réserves  disponibles.  Nous  ne  demandons  qu'à 
admettre  cette  thèse,  car  elle  serait  la  confirmation  incontes- 
table de  l'échec  allemand.  Les  Neutres  ne  s'y  sont  pas  trompés 
d'ailleurs. 

Si  l'offensive  montée  contre  Verdun  n'a  été  qu'une  opération 
de  précaution,  c'est  donc  que  le  haut  commandement  croit  aux 
possibilités  d'une  offensive  générale  des  Alliés,  à  une  date  rap- 
prochée. Et  alors,  pourquoi  a-t-il  limité  son  offensive  préven- 
tive à  un  seul  secteur  du  front,  quelle  que  soit  l'importance 
qu'il  lui  ait  attribuée?  Serait-ce  donc  qu'il  considère  la  capacité 
d'offensive  des  armées  impériales  comme  inférieure  à  celle  des 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  569 

Alliés,  et  que  la  crainte  d'une  offensive  générale  le  laisse 
incertain  sur  sa  propre  résistance  ?  Quelles  raisons  stratégiques 
ou  morales  ont  prévalu  pour  choisir  le  point  d'attaque  sur  le 
front  occidental,  et  prendre  pour  objectif  Verdun?  Et  l'on  sait 
avec  quelle  puissance,  avec  quel  acharnement  l'entreprise  de 
Verdun  a  été  poursuivie  ! 

Il  a  été  répondu  à  toutes  ces  questions  dans  la  Revue  du 
1er  mai  par  l'éminent  critique  militaire  qu'est  M.  Bidou.  Nous 
ne  retenons,  pour  le  développement  de  cette  étude,  qu'une  seule 
de  ces  interrogations  :  les  possibilités  de  l'offensive  générale 
des  Alliés.  Et  tout  de  suite  nous  constatons  qu'à  vouloir  les 
déjouer  à  l'avance,  si  tel  a  été  l'objet  des  dernières  opéra- 
tions, les  Allemands  n'ont  pas  hésité  à  prendre  à  partie,  dans 
un  effort  qu'ils  ont  poussé  à  l'extrême  limite,  non  pas  les 
Anglais  si  détestés  pourtant,  non  pas  les  Russes,  mais  nous, 
Français.  Nous  les  en  remercions.  Ils  ont  montré  ainsi  une  fois 
de  plus  le  cas  qu'ils  font  de  la  France.  Une  défaite,  même  par- 
tielle, de  nos  armées,  et  entre  autres  la  prise  de  Verdun  dont  le 
nom  a  gardé  un  singulier  prestige  en  Allemagne,  aurait  eu  un 
retentissement  considérable.  Leur  courte  psychologie,  toujours 
préoccupée  de  l'effet  immédiat,  en  eût  abusé  aussitôt  sur  l'es- 
prit des  Neutres.  On  ne  peut  vraiment  croire  que  l'État-major 
de  Berlin  ait  été  assez  naïf  pour  s'imaginer  qu'il  aurait  brisé  le 
front  français,  et  ouvert  par  Verdun  une  brèche  assez  large  à 
une  nouvelle  ruée  de  ses  troupes  sur  la  route...  de  Paris.  Il  est 
douloureux  de  penser  qu'en  France  quelques  esprits  timorés 
s'en  soient  émus  jusqu'à  l'angoisse.  Mais  passons! 

La  bataille  de  Verdun  est  donc  à  la  fois  un  échec  d'une 
portée  considérable  pour  l'Allemagne  et  un  nouvel  hommage 
éclatant  rendu  par  ses  chefs  militaires  au  rôle  que  joue  la 
France.  Ils  sentent  de  plus  en  plus  quelle  est  la  grande  force 
morale  de  la  coalition  et  que  les  vainqueurs  de  la  Marne  restent 
toujours  les  garans  de  la  victoire  européenne. 

La  bataille  de  Verdun,  par  sa  durée,  par  les  sacrifices  qu'elle 
a  coûté  de  part  et  d'autre,  par  le  trouble  qu'elle  a  pu  apporter 
dans  les  projets  et  les  prévisions  des  Alliés,  serait-elle  de 
nature,  comme  veulent  le  faire  croire  les  Allemands,  à  affai- 
blir la  force  offensive  des  Alliés  et  à  éloigner  les  probabi- 
lités de  l'offensive  générale  qui  doit  décider  de  l'issue  de  la 
lutte  ? 


?)70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

De  cette  offensive  générale,  en  effet,  personne  ne  doute,  et 
l'aveu  des  Allemands  est  significatif.  On  se  rend  compte  qu'il 
y  aura  un  moment  où  se  manifestera  la  rupture  d'équilibre, 
où  les  Allie's,  ayant  enfin  acquis  la  supériorité  de  toutes 
manières,  se  résoudront  à  donner  d'un  cœur  égal  l'assaut 
suprême. 

Mais  il  semble  qu'on  ne  s'entende  pas  encore  complètement 
sur  les  conditions  et  sur  l'époque  de  cette  offensive  générale; 
et  cette  incertitude  pèse  sur  les  esprits  et  obsède  l'opinion 
publique.  Il  est  difficile  et  même  délicat  de  préciser  ces  condi- 
tions et  surtout  la  date  où  elles  seront  réalisées.  Les  gouverne- 
mens  et  les  chefs  militaires  possèdent  seuls  tous  les  élémens 
du  problème  et  de  sa  solution.  Mais  certaines  données  sont  à 
la  portée  de  tous  et  peuvent  être  discutées  avec  la  réserve 
qui  convient.  La  Revue  nous  a  demandé  de  les  présenter  à 
ses  lecteurs.  Nous  allons  l'essayer,  aussi  modérément  que 
possible. 

En  somme,  la  condition  essentielle  de  l'offensive  générale 
est  d'avoir  la  supériorité  sur  l'adversaire,  mais  une  supériorité 
telle  que  le  résultat,  c'est-à-dire  la  victoire,  ne  laisse  aucun 
doute  et  amène  la  fin  de  cette  effroyable  guerre  au  gré  des 
Alliés.  Or,  les  facteurs  militaires  de  cette  supériorité  restent 
toujours  :  le  nombre,  le  matériel,  la  méthode  stratégique, 
l'ascendant  moral. 


Cette  quadruple  supériorité,  l'Allemagne  l'avait,  ou  croyait 
v  l'avoir  en  1914,  quand  la  politique  impériale  a  déchaîné  la 
tourmente;  l'événement  n'a  pas  répondu  à  son  orgueilleuse 
confiance.  La  victoire  de  la  Marne  a  fait  passer  les  chances  de 
vaincre  d'un  camp  dans  l'autre.  La  guerre  s'est  prolongée  très 
au  delà  des  prévisions  de  l'Élat-major  de  Berlin.  Après  vingt  et 
un  mois  de  lutte  sans  répit,  l'usure  réciproque  des  forces  en 
présence  a  produit  ses  effets,  en  particulier  sur  le  nombre;  mais 
elle  atteint  aussi  les  autres  sources  d'énergie  :  la  production  du 
matériel,  les  réserves  d'argent  et  de  vivres  de  la  nation,  la  qua- 
lité des  combattans  et  la  résistance  morale  des  peuples.  Il  n'y  a 
pas  de  doute  que  l'Allemagne  et  ses  alliés  et  complices  souffrent 
de  la  prolongation  des  hostilités  plus  que  les  Alliés.  Et  on  a  pu 
émettre  cette  sorte  de  paradoxe  qu'à  la  longue  les  forces  alliées 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  571 

croissent  pendant  que  celles  des  Impe'riaux  décroissent.  C'est 
exact  et  cela  mérite  l'attention. 

On  a  cherché  souvent  à  estimer,  dans  des  articles  de  presse 
et  de  revues,  les  effectifs  globaux  des  belligérans  et  les  disponi- 
bilités restantes  à  telle  et  telle  date.  Gomme  il  s'agit  de  millions 
d'hommes,  les  calculs  et  les  chiffres  présentent  des  écarts  consi- 
dérables. Le  système  de  la  nation  armée  mobilise  tous  les 
hommes  valides,  de  l'âge  adulte  au  terme  de  l'âge  viril,  de  vingt 
à  quarante-cinq  ans.  Mais  les  nécessités  de  guerre  font  entrer 
en  ligne  de  plus  jeunes  et  plus  vieilles  classes,  et  la  contribution 
humaine  s'élargit  ainsi  de  dix-sept  à  cinquante  ans. 

Pour  l'Allemagne,  par  exemple,  les  estimations  ont  varié  de 
13  millions  à  8  millions  environ  d'hommes  mobilisés.  Une 
erreur  commise  fréquemment  a  été  de  prendre  pour  base  des 
calculs  le  chiffre  de  la  population  en  1914,  plus  de  65- millions., 
Or,  les  plus  jeunes  classes  appelées  :  1916-1917,  remontent  pour 
la  naissance  aux  statistiques  de  1896-1897,  qui  donnaient  une 
population  de  53  millions  environ.  On  s'accorde  à  peu  près 
aujourd'hui  à  fixer  le  rendement  de  la  mobilisation  allemande 
entre  9  et  10  millions  d'hommes. 

La  même  proportion  appliquée  à  la  France  fournirait  plus 
de  6  millions  d'hommes,  puisque  en  1896  la  population  de  la 
France  était  de  38  millions,  à  peu  près  égale,  on  le  sait,  hélas! 
à  celle  de  1914.  Et  il  est  facile  de  remarquer  à  ce  sujet  combien 
le  fort  accroissement  régulier  de  la  population  allemande  aurait 
fait  dans  moins  de  vingt  ans  pencher  le  plateau  de  la  balance 
des  forces  ;  les  naissances  de  1914  auraient  donné  à  l'Allemagne 
en  1934  plus  de  12  millions  de  soldats.  Cette  simple  observation 
montre  combien  il  importe  d'abattre  le  militarisme  allemand 
pour  éviter  qu'il  reprenne  l'œuvre  de  domination  manquée, 
quand  ses  forces  numériques  se  seront  rétablies. 

On  peut  établir  des  évaluations  du  même  ordre  pour  toutes 
les  armées  belligérantes  et  on  arrive  ainsi  à  des  totaux  qui 
font  frémir.  Cette  guerre  met  aux  prises  plus  de  50  millions 
d'hommes  ! 

Ne  nous  laissons  pas  cependant  abuser  par  ces  miroitemens 

de  chiffres  colossaux.  Le  nombre  des  combattans  importe,  mais 

ce  sont  leurs  qualités  guerrières  qui  décident  de  la  victoire.  Or, 

il  a  été  toujours  acquis  que,  dans  toutes  les  armées,  la  valeur 

\  des  combattans  diminue  avec  l'âge.  Les  jeunes   gens  forment 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

l'armée  de  choc,  avec  l'armée  active  et  ses  réserves  immédiates, 
puis  la  masse  des  réservistes  de  vingt-sept  à  quarante  ans  sert 
de  renfort  aux  premières  lignes  éprouvées;  enfin,  les  classes 
anciennes  constituent  une  sorte  de  levée  en  masse,  dont  la 
mission  semblait  être  plutôt  de  défendre  le  territoire  national 
ou  d'occuper  et  garder  les  territoires  ennemis  conquis,  en, 
arrière  du  front  de  bataille.  Tous  ces  élémens,  de  qualité  diffé- 
rente, finissent  à  la  longue  par  se  confondre  dans  la  tragique 
mêlée,  mais  il  arrive  un  moment,  quand  la  lutte  se  prolonge  et 
que  les  sacrifices  s'aggravent,  où  les  plus  jeunes,  les  premiers 
et  les  plus  exposés,  disparaissent  dans  la  tourmente  et  laissent 
à  découvert  leurs  aînés,  qui  sont  obligés  de  faire  face  avec  des 
forces  moindres  à  des  dangers  croissans. 

Il  est  encore  plus  difficile  de  calculer  et  d'évaluer  cette  usure 
que  le  total  des  disponibilités  du  début.  Les  nations  peuvent  la 
dissimuler  longtemps  et  voiler  sous  une  attitude  énergique  les 
défaillances  intérieures  et  les  signes  de  faiblesse.  C'est  ainsi 
qu'à  première  vue,  l'Allemagne  se  défend  de  paraître  épuisée, 
aussi  bien  par  la  voix  des  porte-parole  de  l'opinion  nationale 
que  par  les  manifestations  offensives  de  ses  armées.  Elle  se 
targue  d'avoir  livré  à  la  publicité  les  listes  de  ses  pertes,  mon- 
trant ainsi  qu'elle  ne  craint  pas  que  l'on  fasse  les  soustractions, 
que  sa  force  restante  demeure  supérieure  à  celle  des  Puissances, 
qui  font  le  secret  sur  leur  déficit. 

En  effet,  on  peut  établir,  d'après  les  documens  allemands,  le 
compte  approximatif  des  pertes  subies  par  les  armées  alle- 
mandes, mais  ces  chiffres  sont  sujets  à  caution,  car  il  est 
permis  de  croire  que  les  listes  dressées  par  les  Allemands  sont 
aussi  inexactes  que  leurs  communiqués.  Ainsi  les  chiffres  les 
plus  récens  donnent,  fin  mars,  un  peu  plus  de  700  000  morts, 
1700000  blessés,  350  000  disparus.  Ils  sont  manifestement  au- 
dessous  de  la  vérité,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  morts.  Les 
Allemands  combattent  sur  deux  grands  fronts,  ils  ont  presque 
toujours  été  les  assaillans,  ils  ont  poursuivi  de  terribles  et  opi- 
niâtres attaques  avec  une  tactique  impitoyable,  et  sans  doute 
nécessaire,  de  formations  denses  et  massives.  Sur  l'Yser,  devant 
Ypres,  en  Pologne,  et  actuellement  à  Verdun,  leurs  pertes  ont 
été  extrêmement  cruelles.  Dans  l'hiver  1914-1915,  les  batailles 
de  Pologne  ont  été  particulièrement  dures;  beaucoup  de  blessés 
n'ont  pu  être  secourus  et  ont  dû  succomber  dans  la  neige  et  sous 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  573 

les  rigueurs  du  froid.  Des  moyennes  ont  été  établies,  d'après 
divers  renseignemens  recueillis  et  contrôlés  dans  les  quartiers 
généraux  et  chez  les  Neutres.  Elles  varient  par  périodes  et  par 
théâtre  d'opérations.  Au  1er  janvier,  après  dix-sept  mois  de 
guerre,  nous  avions  nous-même  estimé,  d'après  des  données 
semi-officielles  (1),  le  déficit  global  de  l'armée  allemande  après 
de  trois  millions  d'hommes.  Et  à  ce  compte,  il  serait  aujourd'hui 
de  quelques  centaines  de  mille  au-dessus.  Il  y  aurait  de  la  témé- 
rité à  s'aventurer  dans  de  telles  évaluations,  et  à  donner  des 
indications  bien  fondées  sur  la  valeur  numérique  des  effectifs 
restans  après  déduction  des  pertes  :  l'indécision  est  trop  grande. 
Mais  on  ne  peut  douter  que  l'usure  des  hommes  soit  très  forte 
en  Allemagne  et  en  Autriche-Hongrie,  peut-être  encore  plus 
chez  cette  dernière  Puissance.  Actuellement,  toutes  les  classes  de 
dix-sept  à  quarante-cinq  ans  sont  en  ligne  ou  appelées  ;  il  y  a 
quelques  mois,  le  recensement  discret  des  hommes  au-dessus  de 
quarante-cinq  ans  était  commencé  en  Allemagne.  En  Autriche, 
les  levées  touchent  jusqu'aux  hommes  de  cinquante  ans. 

Les  jeunes  classes  allemandes  1916,  1917  et  1918  ont  fourni 
ou  fourniront  des  renforts  assez  considérables,  car  elles 
atteignent  500  000  jeunes  gens  par  classe,  soit  1  500  000  hommes. 
C'est  la  réserve  suprême  pour  deux  années  de  guerre. 
L'appoint  des  vieux  landsturmer  a  peu  de  valeur.  On  a  constaté 
parmi  les  prisonniers  faits  à  Verdun  la  présence  de  soldats  de 
la  classe  1916.  C'est  normal.  Nous-mêmes  avons  dû  com- 
mencer à  en  user.  Sur  le  front  russe,  les  unités  allemandes 
comprennent  une  forte  proportion  de  landsturm. 

A» combien  s'élèvent  les  effectifs  des  armées  aux  fronts?  Il 
serait  évidemment  intéressant  de  le  savoir,  pour  estimer,  après 
décompte  approximatif  des  pertes  et  des  non-combattans  indis- 
pensables (2),  les  disponibilités  des  dépôts,  qui  constituent  le 
réservoir  des  renforts.  Tout  récemment,  le  Times  a  publié  les 
ordresde  bataille  des  armées  allemandes  sur  les  différens  fronts. 
Le  colonel  Repingtonet  le  colonel  Feyler,  les  éminens  critiques 
militaires  du  Times  et  du  Journal  de  Genève,  les  ont  commentés 
à  des  points  de  vue  très  différens.  Nous  ne  pouvons,  dans  cet 

(1)  Lettres  à  tous  les  Français,  de  la  Ligue  française.  Lettre  n"  3. 

(2)  Dans  ces  non-combattans  entrent  les  mobilisés  employés  à  l'usine  de 
guerre,  les  garnisons  indispensables  à  l'intérieur,  les  hommes  restés  à  l'étranger. 
Ils  sont  à  déduire  du  chiffre  total  de  la  mobilisation. 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

expose  d'ensemble,  reproduire  et  discuter  les  énumérations  des 
armées  et  des  divisions  re'parties  entre  les  théâtres  d'ope'rations 
d'Occident  et  d'Orient.  Il  paraît  certain  cependant  que  la  plus 
grande  partie  de  l'armée  allemande  est  sur  le  front  de  France, 
que  les  armées  opposées  aux  Russes  comprennent  un  tiers  d'Al- 
lemands et  deux  tiers  d'Austro-Hongrois,  et  qu'il  y  aurait  fort, 
peu  d' Austro-Allemands  dans  les  Balkans.  Les  Italiens  retiennent 
devant  eux  peut-être   la    moitié   de   l'armée   autrichienne. 

A  défaut  de  chiffres  précis,  nous  avons  pour  apprécier  la 
réduction  des  effectifs  un  élément  important  dans  la  constata- 
tion, absolument  démontrée,  que  les  Allemands  ne  peuvent 
plus  former  et  organiser  des  unités  de  guerre  complémentaires 
comme  ils  l'avaient  fait  dans  le  début. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  mis  en  ligne  en  août  1914  plus 
de  50  corps  d'armée,  doublant  par  là  l'armée  de  première 
ligne,  l'état-major  constitua,  en  octobre  1914,  6  corps  d'armée 
nouveaux  a  8  régimens  ;  ce  sont  ces  corps,  formés  avec  Y  Ersatz- 
Réserve  et  les  jeunes  engagés  du  début  de  la  guerre  qui  ont 
fourni  les  hécatombes  de  la  bataille  de  l'Yser  et  des  Flandres. 
En  janvier  1915,  4  nouveaux  corps  à  6  régimens  apparaissent, 
surtout  en  Pologne.  En  avril  1915,  la  matière  neuve  com- 
mence a  manquer  ;  on  forme  des  divisions  à  trois  régimens,  en 
ramenant  à  trois  le  nombre  des  régimens  de  la  plupart  des 
anciennes  divisions  ;  c'est  un  simple  remaniement  de  forces. 
En  juin  1915,  on  est  réduit  à  se  contenter  de  10  régimens  nou- 
veaux constitués  avec  des  compagnies  prises  sur  le  front  ou 
venant  des  dépôts.  En  juillet-août  1915,  c'est  le  landsturm  qui 
fournit  quelques  régimens.  • 

L'armée  allemande  a  donc  atteint  en  1915  son  maximum  de 
formations  tactiques  encadrées  :  elles  sont  encore  alimentées 
par  les  blessés  guéris,  par  les  plus  jeunes  et  plus  anciennes 
classes,  jusqu'à  épuisement.  Par  conséquent,  les  Allemands 
doivent  suffire  au  développement  énorme  de  leurs  opérations 
avec  les  armées  actuellement  en  ligne. 

Toutes  les  offensives  qu'ils  ont  conduites,  depuis  le  mois  de 
mai  1915,  avec  une  maîtrise  qu'on  doit  reconnaître,  tant  sur  le 
front  russe  qu'en  Serbie  et  en  dernier  lieu  contre  Verdun,  n'ont 
pu  être  réalisées  que  par  prélèvemens  d'effectifs  sur  d'autres 
fronts.  En  particulier,  l'armée  des  Balkans,  pompeusement 
appelée  armée  d'Egypte,  a  été  organisée  avec  une  dizaine  de 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  575 

divisions  dont  la  plus  grande  partie  provenait  du  front  russe. 
Et  on  peut  remarquer  que  si  l'offensive  contre  les  Russes  a  pu 
embrasser,  grâce  au  concours  des  Autrichiens,  le  vaste  ensemble 
du  front  oriental,  l'offensive  récente  contre  le  front  occidental  a 
dû  se  restreindre  au  secteur  de  Verdun  et  n'a  pu  être  soutenue, 
comme  le  commandait  la  doctrine  courante,  par  des  attaques 
dans  les  autres  secteurs. 

Nous  pourrions  ajouter  d'autres  considérations,  non  moins 
valables,  sur  le  déchet  de  la  valeur  combative  produit  par 
l'usure  des  cadres,  particulièrement  sensible  dans  l'armée  alle- 
mande, où  les  officiers  constituent  une  caste  aristocratique 
recrutée  sur  elle-même,  fermée  aux  sous-officiers  en  temps  de 
paix.  Mais  ce  serait  dépasser  le  cadre  de  cette  étude,  et  le  sujet 
vaudrait  à  lui  seul  un  article,  car  cette  guerre  a  donné,  sur 
la  formation  et  la  valeur  des  cadres,  les  démentis  les  plus 
imprévus  aux  idées  reçues  et  aux  vieilles  routines  dans  tous  les 
Etats  belligérans. 

Il  résulte  de  ces  considérations  forcément  sommaires  que 
la  suprématie  numérique  des  Austro-Allemands,  qui  paraissait 
indiscutable  en  août  1914,  plus  encore  par  suite  de  leur  longue 
préparation  et  de  la  surprise  de  la  Triple-Entente  que  par  la 
comparaison  des  chiffres  totaux  des  mobilisés  de  part  et  d'autre, 
a  été  profondément  et  irrémédiablement  abaissée. 

Les  mêmes  considérations,  en  ce  qui  concerne  les  pertes  et 
déchets,  s'appliquent  naturellement  aux  Alliés,  mais  avec  cette 
différence,  très  étrange,  que  les  Alliés  n'ont  pas  mis  en  ligne, 
au  début  de  la  guerre,  comme  les  Allemands,  tous  leurs 
effectifs  mobilisables,  pour  diverses  raisons  dont  la  principale 
fut  cette  surprise  dont  ils  faillirent  être  victimes,  en  pleine 
vllusion  pacifiste.  Seule  la  France,  mieux  préparée,  malgré 
les  imprévoyances  de  certaine  politique,  mobilisa  toutes  ses 
forces.  La  Russie,  gênée  par  sa  vaste  étendue  et  par  une  réorga- 
nisation inachevée  à  la  suite  des  revers  d'Extrême-Orient,  ne 
pouvait  mobiliser  et  armer  que  successivement,  avec  de  grands 
écarts  de  temps,  ses  masses  énormes.  L'Angleterre,  qui  avait 
mis  toute  sa  confiance  dans  sa  flotte  et  dans  son  splendide 
isolement,  n'avait  qu'une  armée  coloniale,  dont  quelques 
divisions  seulement  étaient  disponibles  pour  aller  sur  le 
continent.  Ainsi  les  trois  grandes  Puissances  alliées,  dont  la 
population  dépassait  200  millions,   sans  compter  les  colonies, 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

disposaient  fatalement  de  moins  de  soldats  mobilisés  et  prêts  à 
entrer  en  campagne  que  les  Empires  du  Centre,  avec  leurs 
420  millions  d'habitans. 

Mais  l'échec  du  plan  initial  allemand  et  la  transformation 
de  la  guerre  en  guerre  de  tranchées  sur  le  front  occidental  a 
renversé  les  proportions.  Les  Alliés  ont  gagné  le  temps  néces- 
saire pour  réparer  les  fautes  et  les  erreurs  et  faire  l'effort  magni- 
fique, inouï,  qui  a  mis  la  nation  tout  entière  à  l'usine  de 
guerre  comme  au  front  de  bataille. 

Malgré  ses  pertes  cruelles,  la  France  oppose  à  la  masse 
allemande,  qui  pèse  encore  sur  elle,  une  barrière  infranchis- 
sable. Nos  admirables  soldats,  réduits  jusqu'ici  à  une  défensive 
presque  passive,  frémissent  d'impatience  dans  l'attente  de 
l'irrésistible  furia  qui  expulsera  l'envahisseur.  La  Russie  si 
éprouvée,  mais  dont  le  peuple  et  l'armée  restent  étroitement 
unis  pour  la  lutte  contre  l'Allemand  spoliateur  et  corrupteu* 
de  consciences,  a  fourni  une  nouvelle  et  puissante  armée  avec 
ses  innombrables  réserves;  elle  nous  envoie,  pour  preuve  de 
sa  fécondité  et  de  sa  solidarité  indéfectible,  de  superbes 
troupes  qui  vont  combattre  à  côté  des  nôtres.  Et  l'Angleterre, 
s'arrachant  lentement  à  ses  vieilles  institutions,  consciente 
à  la  fois  du  danger  et  de  sa  force  qu'elle  ne  soupçonnait  pas, 
après  avoir  transformé,  avec  deux  millions  de  volontaires,  la 
«  misérable  petite  armée,  »  dont  parlait  avec  dédain  le  Kaiser» 
en  une  nombreuse  et  solide  armée,  vient  d'accepter  le  service 
obligatoire  qui  mobilise  5  millions  d'hommes.  Elle  affirme 
ainsi,  à  côté  de  ses  alliées,  sa  volonté  implacable  d'abattre  à 
nouveau  «  l'ennemi  du  genre  humain  (1).  » 

Le  compte  est  facile  à  faire  maintenant.  Les  millions 
d'hommes  s'ajoutent  aux  millions  ;  Français,  Russes,  Anglais, 
Raliens,  sans  oublier  les  Belges,  les  Serbes,  les  Monténégrins 
et  les  Portugais,  peuvent  réunir  en  Europe  20  millions  de 
combattans  résolus  contre  10  millions  à  peine  d'Impériaux.  Et 
c'est  à  regret  que  nous  ne  comptons  pas  encore  les  Japonais, 
alliés  qui  ne  sont  pas  inactifs,  loin  de  là,  mais  dont  il  serait  à 

(1)  Nous  ne  comparons  pas  le  Kaiser  à  Napoléon.  A  travers  l'épopée  sanglante 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  Napoléon  reste  éblouissant,  sa  gloire  est  pure  et 
son  œuvre  fondamentale  a  duré.  Mais  on  comprend  que  l'Europe  coalisée  de  1814 
ait  voulu  en  finir  avec  des  guerres  épuisantes,  et  qu'elle  ait  âprement  lutté  contre 
celui  qu'elle  appelait  l'ennemi  du  genre  humain  :  aujourd'hui,  c'est  contre  le  fléau 
de  l'humanité,  le  nouvel  Attila,  que  l'Europe  et  le  monde  sont  alliés. 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE./  51T 

désirer  que  la  belle  valeur  guerrière  fût  utilisée  sur  les  chemins 
de  Constantinople. 

Le  nombre  est  donc  aujourd'hui  du  côté  des  Alliés,  et  non 
pas  le  nombre  brut,  un  total  humain,  mais  le  nombre  organisé, 
armé,  outillé  pour  la  lutte  décisive.  Car  il  ne  s'agit  pas  seule- 
ment dans  cette  formidable  guerre  de  la  supériorité  numérique. 
L'arithmétique  ne  perd  jamais  ses  droits,  mais  elle  ne  suffit 
pas.  Toutes  les  sciences  collaborent  à  l'œuvre  guerrière  par  les 
forces  incomparables  de  destruction  qu'elles  ont  fournies  à  l'art 
de  la  guerre. 

La  supériorité  numérique  doit  être  soutenue  par  la  supério- 
rité du  matériel.  Elle  serait  impuissante  contre  un  adversaire 
disposant  d'un  outillage  plus  meurtrier.  Et  cette  guerre  nous  a 
donné  encore  de  ce  côté  des  surprises  extraordinaires. 

* 

*  * 

Les  Allemands  avaient  cru  aussi  s'être  assuré  la  supériorité 
du  matériel  perfectionné.  De  même  que  le  vieux  de  Mollke  avait 
transformé  les  méthodes  de  guerre  en  1866  et  en  1870,  en  adap- 
tant les  chemins  de  fer,  la  télégraphie  et  les  canons  Krupp  à  la 
stratégie  des  grandes  armées  de  plusieurs  centaines  de  mille 
hommes,  de  même  l'Etat-major  de  Berlin,  qu'il  avait  dirigé 
jusqu'à  sa  mort,  avait  appliqué  aux  millions  d'hommes,  qu'il 
comptait  mettre  en  ligne,  les  sensationnels  progrès  du  machi- 
nisme scientifique  qui  avaient  marqué  la  fin  du  xixe  siècle  et 
le  commencement  du  xx".  Toute  l'industrie  allemande  était 
mobilisée  et  organisée  en  vue  de  la  guerre,  et  l'on  sait  à  quelle 
puissance  de  recherche  et  d'organisation  était  arrivée  cette 
industrie  dans  toutes  les  branches  :  métallurgie,  physique, 
chimie,  transports,  etc.  L'Allemagne,  prenant  son  bien  partout 
où  elle  le  trouvait,  démarquait  et  exploitait  les  idées  et  les  inven- 
tions des  autres  pays,  les  réalisant  au  double  profit  de  sa  richesse 
économique  et  de  la  conception  pangermaniste. 

Nous  n'avons  rien  à  apprendre  aux  lecteurs  de  la  Revue  sur 
tout  ce  travail  d'avant-guerre  préparatoire  à  la  victoire  qui  a  carac- 
térisé dans  le  monde  entier  l'action  allemande  à  partir  de  l'avè- 
nement de  Guillaume  II.  Il  y  a  même  encore  aujourd'hui  quelque 
chose  d'incompréhensible  dans  le  fait  que  cette  Allemagne,  qui 
semblait  conquérir  le  monde  commercialement  et  économique- 
ment par  le  seul  jeu  de  ses  forces  d'organisation  et  d'expansion, 
xomb  xxxni.  —  1 9 J G.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


se  soit  jetée  dans  une  guerre  en  apparence  inutile,  dont  elle 
ne  pouvait  attendre  aucun  profit  supérieur  à  ce  qu'elle  tenait 
déjà!  Le  voile  se  lève  peu  à  peu  sur  cette  mystérieuse  et  effroyable 
démence,  sur  ce  mal  de  l'esprit  qui  a  frappé  le  cerveau  alle- 
mand... pour  le  salut  de  l'Europe  et  de  l'humanité  ! 

Nous  ne  pouvons  rappeler  que  sommairement  les  élémens 
de  cette  supériorité  matérielle  qui  renforçait  au  plus  haut  degré 
la  supériorité  du  nombre  et  de  l'organisation  militaire  :  l'artil- 
lerie lourde  de  tous  calibres,  les  mitrailleuses,  l'aviation,  les 
automobiles,  les  sous-marins,  les  gaz  asphyxians,  elc. 

Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  la  disproportion  d'artillerie 
lourde  qui  existait  entre  l'Allemagne  et  ses  adversaires.  L'effica- 
cité et  la  mobilité  de  ces  pièces  à  grande  portée  et  à  gros 
projectiles  avaient  été  l'objet  de  nombreuses  polémiques  et 
controverses.  Nous  venions  cependant  d'adopter  en  France  un 
programme  de  réfection  de  notre  matériel.  Les  Allemands 
avaient  déjà  réalisé  le  leur,  et  ce  fut  sans  doute  une  des  raisons 
pour  lesquelles,  ayant  l'avance  certaine  sur  ce  point,  ils  ne  vou- 
lurent pas  attendre  plus  longtemps  l'occasion.  Les  premières 
batailles  parurent  confirmer  la  puissance  de  cette  artillerie  nou- 
velle, jusque  là  réservée  aux  places  fortes  et  aux  sièges.  Les 
obusiers  légers  de  105,  les  obusiers  lourds  de  150,  les  mortiers 
de  210,  accompagnaient  les  corps  d'armée,  grâce  à  la  traction 
automobile.  Et  les  avalanches  de  projectiles  de  tous  calibres  qui 
précédaient  comme  des  avant-gardes  de  fer  et  de  feu  les  colonnes 
allemandes,  firent  fléchir  au  début  nos  troupes  surprises  et 
notre  admirable  75.  A  cette  artillerie,  copieusement  approvi- 
sionnée, prodigue  de  ses  obus,  s'ajoutaient  des  engins  plus 
petits,  mais  encore  plus  meurtriers  et  impressionnant,  les 
mitrailleuses,  véritables  canons  d'infanterie,  transformant  en 
zone  de  mort  impénétrable  tout  le  terrain  battu  par  leurs  rafales 
précipitées.  Les  Allemands  les  avaient  multipliées  et  en  avaient 
pour  ainsi  dire  fait  la  base  de  leur  tactique  d'infanterie.  Nous 
avions  aussi  des  mitrailleuses,  supérieures  même  technique- 
ment aux  mitrailleuses  allemandes,  mais  dans  le  rapport  d'une 
contre  trois,  et  il  régnait  encore  dans  notre  armée  une  certaine 
indécision,  presque  du  scepticisme,  sur  leur  emploi.  Les  théo- 
ries très  entraînantes  de  l'offensive  à  outrance,  de  l'assaut  à  la 
baïonnette,  seuls  déterminans  de  la  victoire,  avaient  illusionné 
notre  belle  et  ardente  infanterie  sur  les  difficultés  de  l'attaque 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    CÉnÉRALË.  579 

à  découvert,  sur  les  effets  meurtriers  des  armes  de  toute 
nature,  et  sur  les  leçons  que  nous  avaient  données  pourtant 
les  guerres  récentes  au  point  de  vue  de  l'emploi  de  la  fortifica* 
tion  du  champ  de  bataille  et  de  la  nécessité  des  cheminemens 
lents,  mesurés,  progressifs,  à  travers  les  couverts  naturels  et 
artificiels. 

Les  premiers  revers  eurent  tôt  fait  de  nous  ouvrir  les  yeux. 
Notre  tactique  s'adapta  rapidement  à  la  dure  expérience  des 
faits.  Et  il  se  passa  ceci,  que  l'artillerie  lourde  allemande,  si 
efficace  au  début  contre  notre  offensive  qu'elle  contribua  à  briseï 
encore  plus  que  le  choc  de  ses  masses  de  fantassins,  ne  put  suivre 
et  se  réapprovisionner  aussi  rapidement  que  le  comportait  la 
marche  accélérée  des  armées  allemandes.  A  mesure  que  notre 
habile  reploiement  stratégique  ramenait  nos  armées  sur  leurs 
renforts  et  sur  leurs  ressources,  les  lignes  de  communications 
allemandes  s'allongeaient  et  se  distendaient  outre  mesure;  la 
rupture  des  ponts  de  la  Meuse,  de  l'Aisne,  de  l'Oise,  ralentis- 
sait le  passage  des  trains  de  combat,  et  le  retour  offensif  de 
la  Marne  surprit  certainement  les  Allemands  en  pleine  crise 
de  munitions,  particulièrement  leur  aile  droite,  épuisée  par  sa 
colossale  conversion. 

Notre  75  reprit  le  dessus,  qu'il  n'a  plus  perdu,  et  seconda 
magnifiquement  l'élan  de  nos  soldats  dans  les  journées  inou- 
bliables du  5  au  13  septembre  1914.  Et  s'ils  ne  purent  dépasser 
l'Aisne  et  reconduire,  la  baïonnette  haute,  les  envahisseurs 
jusqu'aux  Ardennes,  c'est  que  ceux-ci  retrouvèrent  à  leur  tour 
leur  artillerie  lourde  et  leurs  munitions,  et  qu'il  nous  fut  impos- 
sible, faute  d'artillerie  lourde  et  de  munitions,  de  forcer  les 
positions  déjà  retranchées  du  Soissonnais  et  de  la  Champagne. 

Mais  la  victoire  de  la  Marne  avait  produit  ce  double  effet 
d'arrêter  un  ennemi  triomphant  et  de  nous  éclairer  sur  les  in- 
suffisances de  notre  matériel.  La  guerre  va  se  transformer  en 
guerre  de  tranchées.  Le  sublime  effort  que  nous  et  nos  alliés 
belges  et  anglais  fournissons  encore  jusqu'au  13  novembre  1914, 
de  l'Aisne  a  l'Yser  par  Arras  et  par  les  Flandres,  et  qui  est  encore 
plus  digne  d'admiration  peut-être  que  le  redressement  de  la 
Marne,  fixe  définitivement  l'invasion  sur  ce  front  immuable 
dont  les  deux  adversaires  poursuivent  depuis  vingt  mois  sans 
relâche  la  rupture.  Alors  la  France  improvise  dans  les  condi- 
tions les  plus  difficiles,  séparée  qu'elle  est  de  ses  plus  impoiv 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tantes  régions  industrielles,  l'usine  de  guerre  qui  doit  lui 
fournir  les  forces  de  destruction,  dont  un  ennemi  formida- 
blement outillé  et  préparé  a  cru  accabler  son  imprévoyance. 
Toute  notre  métallurgie  se  modifie,  s'élargit,  s'adapte  à  l'œuvre 
de  salut  public.  Des  canons,  des  munitions!  le  mot  d'ordre  est 
donné  à  l'atelier  national.  Il  faut  des  canons  de  tous  calibres,  des 
mitrailleuses,  des  grenades,  des  engins  de  tranchées,  des  pro- 
jecteurs, des  explosifs,  des  armes,  des  munitions,  en  quantités 
de  plus  en  plus  extraordinaires.  Car  l'usine  de  guerre  alle- 
mande prend  des  proportions  formidables.  Le  plan  de  l'Alle- 
magne a  été  déçu,  enrayé,  mais  elle  le  poursuit  avec  une  âpreté 
croissante,  elle  entraîne  dans  la  lutte  d'autres  Etats,  pour  ou 
contre  elle.  Ses  offensives  répétées  sur  le  front  oriental  donnent 
la  mesure  de  la  puissance  de  sa  production  matérielle  et  du 
sens  impitoyable  qu'elle  veut  donner  à  la  lutte. 

A  l'exemple  de  la  France,  l'Angleterre  adapte  lentement 
aux  nécessités  impérieuses  de  la  guerre  la  plus  grande  partie 
de  sa  supériorité  industrielle.  Il  lui  faut  du  temps,  elle  a  tout  à 
apprendre  et  à  changer  dans  ses  institutions  et  dans  ses  mé- 
thodes pour  faire  face  à  la  plus  imprévue  et  à  la  plus  tragique 
des  vicissitudes  de  son  histoire.  Et  la  France  et  l'Angleterre 
doivent  tout  d'un  coup  fournir  le  matériel  à  la  Russie.  Il  faut 
aussi  pourvoira  la  détresse  de  la  Serbie.  Avec  l'aide  de  l'iudus- 
trie  japonaise,  tout  est  réparé  en  Russie,  malgré  qu'il  y  reste 
encore  des  traces  de  la  funeste  corruption  allemande.  A  l'heure 
actuelle,  on  peut  enfin  affirmer  que  les  Alliés  ont  résolu  le 
problème,  si  chargé  d'inconnues  il  y  a  encore  quelque  temps, 
de  s'assurer  la  supériorité  du  matériel  en  quantité  et  en  qua- 
lité. Les  lecteurs  de  la  Revue  nous  pardonneront  de  ne  pas 
insister  davantage  sur  cette  question  et  de  ne  pas  leur  parler 
des  gaz  asphyxians  et  délétères,  des  jets  de  pétrole  enflammé, 
et  de  tous  ces  procédés  d'une  barbarie  atroce  introduits  par  les 
Allemands  dans  le  combat.  Nous  y  répondons  peut-être  avec 
trop  de  ménagemens!  Nous  avons  l'âme  trop  éprise  d'huma- 
nité, trop  chevaleresque,  trop  sensible.  Il  faudra  bien  pourtant 
rendre  coup  pour  coup. 

A  la  guerre  terrestre  s'est  superposée  la  guerre  aérienne.  Là 
encore,  les  Allemands  avaient  pris,  dès  le  début,  une  certaine 
supériorité,  plutôt  tactique  que  technique.  Si  l'aviation,  après 
les  sensationnelles  expériences  de   Wilbur  Wright,  au  camp 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  581 

d'Auvours,  était  devenue  pour  ainsi  dire  une  marque  française, 
grâce  à  la  souplesse  de  nos  hardis  pilotes  et  à  la  science  pra- 
tique de  nos  constructeurs,  elle  e'tait  cependant  restée  plus 
sportive  que  militaire.  Beaucoup  d'officiers  et  de  sous-officiérs. 
impatiens  d'aventures  et  lassés  de  la  vie  de  garnison,  s'étaient 
jetés  dans  cette  passionnante  lutte  avec  l'air,  mais  l'entente  ne 
s'était  pas  faite  sur  l'utilisation  de  l'aéronautique,  de  la  cin- 
quième arme,  comme  on  l'appelait,  en  vue  de  la  guerre.  Comme 
pour  l'artillerie  lourde,  on  tâtonnait,  on  hésitait,  on  disputait, 
et  nous  entrâmes  en  campagne  avant  qu'une  méthode  de  guerre 
aérienne  eût  été  adoptée.  Nos  appareils,  de  modèles  assez  variés, 
monoplans  et  biplans,  assez  solides,  mais  d'une  vitesse  modérée, 
servirent  surtout  d'abord  à  l'exploration  et  aux  reconnaissances. 
Au  contraire,  les  Allemands,  nous  empruntant  d'ailleurs  comme 
toujours  nos  brevets,  ne  s'étaient  pas  contentés  de  perfectionner 
les  systèmes,  ils  avaient  réglé  le  jeu  de  leurs  avions  comme 
une  arme  liée  aux  autres,  en  stratégie  et  en  tactique.  En  parti- 
culier, ils  se  servirent  des  avions  pour  repérer  le  tir  de  leur 
artillerie.  Et  ceux  qui  furent  témoins  des  premières  batailles  se 
rappellent  la  rapidité  avec  laquelle  les  obus  arrivaient  sur  les 
emplacemens  vulnérables  après  que  le  vol  tournoyant  des 
avions  les  avait  désignés  aux  observateurs  des  batteries.  Mais, 
en  août  1914,  l'aviation  militaire  n'était  pas  assez  avancée  pour 
qu'on  pût  faire  à  la  guerre  aérienne  la  part  que  certains  roman- 
ciers des  temps  futurs  lui  avaient  assignée. 

Les  Allemands  eux-mêmes,  qui  avaient  prévu  et  préparé 
tout  le  modernisme  scientifique  de  la  guerre  brutale  et  destruc- 
tive, ne  pouvaient  attendre  que  la  navigation  aérienne  eût  fait 
les  progrès  qui  devaient  certainement,  dans  un  avenir  assez 
éloigné,  la  rendre  très  redoutable  et  en  faire  même  l'instru- 
ment décisif  de  la  bataille.  Il  en  a  été  de  même  d'ailleurs  des 
sous-marins.  La  marine  allemande  s'en  était  suffisamment  pré- 
cautionnée, mais  le  type  de  croiseur  submersible  à  très  grand 
rayon,  capable  de  tenir  pendant  plusieurs  semaines  la  haute 
mer  et  de  semer  les  torpilles  et  les  mines  sur  un  vaste  champ 
de  naufrage,  était  encore  dans  les  cartons  des  ingénieurs.  Il 
est  probable  que  si  l'amiral  von  Tirpitz  ne  s'était  pas  fait  illusion 
sur  l'attitude  de  l'Angleterre  et  sur  les  possibilités  du  blocus  de 
l'Allemagne,  il  aurait  conseillé  au  Kaiser  de  retarder  de 
quelques  mois  le  geste  du  glaive,  et  que  la  guerre  sous-marine 


582  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

aurait  été  autrement  préjudiciable   aux  flottes  alliées,   surtout 
dès  les  premières  semaines  de  la  lutte. 

La  guerre  aérienne,  comme  la  guerre  sous-marine,  s'est 
développée  et  s'est  accrue  avec  la  prolongation  de  la  guerre. 
Les  combats  aériens  sont  devenus  de  plus  en  plus  fréquens,  ei 
les  adversaires  ont  rivalisé  d'ingéniosité  et  de  hardiesse.  Les 
Allemands  semblent  s'être  altachés  à  confier  à  l'aviation  pro- 
prement dite  la  tactique  de  reconnaissances  et  de  combats  sur  le 
front,  et  à  pratiquer  les  bombardemens  avec  les  grands  diri- 
geables. Les  Zeppelins  ont  fini  par  se  substituer  aux  fameux 
Taubes  pour  lancer  les  bombes  sur  les  villes  ouvertes  et  les 
campagnes,  dans  ce  parti  pris  de  terreur  et  d'extermination 
qui  est  au  fond  des  méthodes  de  guerre  germaniques.  Mais 
leur  vulnérabilité  les  oblige  à  marcher  et  agir  de  nuit,  leur 
action  est  incertaine,  et  les  résultats  obtenus  sont  tout  à  fait 
hors  de  proportion  avec  le  coût  de  ces  monstres  de  l'air  et  les 
pertes  qui  les  éprouvent. 

Nous  et  nos  alliés,  nous  avons  au  contraire  forcé  notre  pro- 
duction en  avions  spécialisés  pour  le  but  qu'ils  poursuivent  : 
bombardement,  chasse,  reconnaissances  d'artillerie,  explo 
ration.  Et  on  ne  peut  nier  qu'actuellement  nous  n'ayons 
acquis  un  réel  ascendant  sur  les  pilotes  allemands.  Nos  esca- 
drilles aident  puissamment  le  commandement  et  les  troupes. 
Quoique  la  guerre  aérienne  soit  encore  limitée  parles  difficultés 
techniques  de  l'aéronautique,  elle  peut  et  doit  devenir  un  des 
élémens  de  cette  supériorité  nécessaire  à  l'offensive  générale,  et 
il  est  à  souhaiter  que  nous  voyions  des  appareils  nouveaux  et 
très  nombreux  accompagner  et  précéder  nos  lignes,  quand  elles 
refouleront  les  Barbares. 

* 
•  • 

Nous  en  arrivons  maintenant  à  la  partie  la  plus  délicate  de 
cette  étude.  De  ce  que  nous  venons  de  dire  bien  succinctement, 
nos  lecteurs  auront  compris  que  l'offensive  générale  est  rigou- 
reusement subordonnée  à  la  certitude  de  cette  supériorité  du 
nombre  et  du  matériel  indispensables.  C'est  parce  qu'ils  étaient 
aveuglément  convaincus  de  la  posséder  que  les  Allemands  ont 
lance  on  1914  cette  formidable  offensive  qui  a  failli  submerger 
le  théâtre  de  guerre  occidental,  et  c'est  quand  nous,  alliés,  nous 
serons  persuadés  à  notre  tour  que  nous  la  tenons,  qu'alors  nous 


LES    CONDITION»    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.!  583 

pourrons  fixer  l'heure  de  l'abordage  décisif.  Et  la  question  vient 
naturellement  aux  lèvres   de  tous  :   Quand  serons-nous  prêts? 

Il  est  impossible  d'y  répondre,  et  je  doute  même  que  les 
gouvernemens  et  les  généralissimes  soient  en  état  de  fixer  une 
date  plus  ou  moins  prochaine.  Ils  peuvent  prévoir  et  calculer; 
leurs  résolutions  et  leurs  décisions  dépendent  non  seulement  de 
leur  certitude  et  de  la  connaissance  de  leurs  forces,  mais  aussi 
de  l'évaluation  de  la  résistance  qu'opposera  l'adversaire  et  du 
choix  du  moment  opportun  où  ils  sentiront  que  son  affaiblis- 
sement provoquera  la  défaillance  sous  le  choc  irrésistible.  Et 
c'est  la  grande  inconnue,  même  à  l'heure  qu'il  est. 

L'usure  de  l'Allemagne  est  manifeste  :  elle  se  révèle  par 
l'acharnement  même  que  son  haut  commandement  continue  à 
mettre  contre  Verdun.  Les  assaillans  ont  été  exaltés  par  la  parole 
impériale  :  Verdun  pris,  c'est  la  fin  de  la  guerre!  Il  est  possible 
que  l'Etat-major  essaie  encore  d'exploiter  l'attitude,  en  appa- 
rence passive,  des  Alliés,  par  de  nouvelles  manifestations  offen- 
sives. L'Allemagne,  il  faut  le  reconnaître,  n'est  pas  au  bout  de 
ses  forces.  Elle  n'est  pas  encore  sur  les  genoux  1  Mais  elle 
souftle  et  elle  souffre.  L'hémorragie  vide  ses  veines,  l'anémie 
que  cause  le  blocus  épuise  les  nerfs  de  son  peuple.  Qu'on 
s'imagine  l'état  d'àme  de  ce  peuple  allemand,  grisé  de  conquêtes 
et  de  victoires,  abusé  sur  son  rôle  prédestine,  et  qui  voit  bien 
que  la  guerre  dure,  que  ses  adversaires  ne  se  reconnaissent  pas 
vaincus,  que  les  listes  funèbres  font  pénétrer  les  deuils  et  les 
angoisses  dans  tous  les  foyers,  que  les  vivres  sont  rationnés,  que 
la  vie  facile  d'avant  la  guerre  fait  place  à  la  disette  et  à  la  misère, 
que  la  richesse  promise  sur  les  dépouilles  des  nations  vaincues 
est  un  mirage  qui  s'enfuit,  que  les  ports  si  débordans  naguère 
d'activité  mondiale  sont  déserts,  que  l'industrie  et  le  commerce 
sont  réduits  aux  fournitures  de  guerre  I  Certes  il  est  discipliné, 
formé  à  cet  automatisme  intellectuel  et  moral  qui  l'a  mis  dans 
les  mains  du  militarisme  et  de  la  féodalité  prussiennes  et  qui  a 
engendré  dans  la  nation  et  dans  l'armée,  étroitement  solidari- 
sées, de  grands  efforts  collectifs.  Mais  il  est  incapable  encore  de 
comprendre  ce  qui  s'est  passé  dans  ces  vingt  mois  de  guerre,  et 
comment  se  sont  renversés  les  destins. 

Cependant,  déjà  des  voix  s'élèvent  et  des  manifestations 
populaires  se  produisent.  La  faim  est  mauvaise  conseillère.  11 
est  de  plus  en  plus  certain  que  l'Allemagne  désire  la  paix,  non 


584  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

pas  certes  la  paix  du  vaincu,  mais  la  paix  de  celui  qui  n'a  pu 
être  victorieux  et  qui,  conscient  encore  de  sa  force,  propose  la 
trêve  et  l'accommodement  à  l'adversaire  qu'il  croit  assez  affaibli 
lui-même  pour  céder  par  lassitude  et  épuisement.  C'est  le 
moment  où  à  la  volonté  de  vaincre,  facteur  essentiel  de  l'offen- 
sive et  de  la  victoire,  succède  la  volonté,  puis  le  désir  de  ne  pas 
être  vaincu,  prélude  de  la  défensive  et  de  la  défaite. 

C'est  ce  que  comprennent  les  Alliés  au  fur  et  à  mesure  qu'ils 
sentent  leurs  forces  associées  croître  et  devenir  supérieures  à 
celles  de  l'Allemagne.  Et  ils  doivent  n'en  être  que  plus  impla- 
cables dans  leur  volonté  de  vaincre,  mais  aussi  plus  prudens 
dans  les  décisions  capitales  qui  lanceront  leurs  armées  à  la 
suprême  bataille.  Jamais  le  proverbe  familier  :  «  Avoir  tous  les 
atouts  dans  son  jeu  »  n'aura  eu  plus  solennelle  application.  Les 
Alliés  tiennent  la  paix  de  l'Europe  et  du  monde  dans  leurs 
mains,  et  comme  on  l'a  dit  maintes  fois,  le  temps  travaille 
désormais  pour  eux. 

Les  Neutres  le  comprennent  aussi  aujourd'hui.  Le  respect 
ou  la  terreur  que  leur  inspirait  l'Allemagne,  et  même  les  senti- 
mens  et  les  relations  d'amitié  qui  illusionnaient  certains  chefs 
d'Etat  et  hommes  politiques  sur  les  véritables  intentions  de 
l'Empereur  et  de  ses  conseillers  et  sur  la  mentalité  du  peuple 
allemand,  les  empêchèrent  de  faire  l'acte  de  protestation  una- 
nime, le  jour  où  les  armées  allemandes  pénétrèrent  sur  le 
territoire  de  la  Belgique.  Protestation  d'ordre  platonique  sans 
doute,  mais  qui  désolidarisait  leur  conscience  du  crime  commis 
contre  un  petit  peuple  confiant  dans  la  foi  jurée  I  II  est  pro- 
bable qu'ils  se  seraient  inclinés  devant  le  fait  accompli  de  la 
victoire  de  l'Allemagne  et  qu'ils  auraient  accepté  de  gré  ou  de 
force  la  vassalité  plus  ou  moins  déguisée  qui  en  aurait  été  la  consé- 
quence. L'échec  initial  du  plan  pangermanique  lésa  sauvés,  eux 
aussi,  de  l'absorption  et  de  la  honte.  Il  leur  a  fallu  cependant 
la  longue  épreuve  de  près  de  deux  ans  de  guerre  pour  voir  clair 
dans  ce  conflit  qui  mettait  aux  prises  deux  civilisations,  deux 
conceptions  du  droit  et  de  la  force.  Le  président  Wilson,  après 
de  longs  atermoiemens,  a  enfin  donné  la  note  qui  doit  guider 
désormais  les  politiques  neutres.  En  acceptant  de  se  conformer 
pour  la  guerre  sous-marine  aux  conventions  internationales, 
l'Allemagne  a  implicitement  avoué,  non  seulement  la  défaite 
morale  qu'elle  a  subie  à  Verdun,  mais  aussi  l'impuissance  où 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.  585 

elle  se  trouve  à  imposer  ses  méthodes  et  ses  volonte's  aux 
Neutres  comme  aux  Alliés.  Il  en  résulte  que  l'ascendant  moral, 
complément  de  la  supériorité  guerrière,  passe  tout  entier  dans 
le  camp  des  Alliés  :  les  conséquences  s'en  font  certainement 
déjà  sentir  chez  nos  ennemis  et  ne  peuvent  que  s'aggraver  de 
jour  en  jour.  Cet  ascendant  moral  s'est  maintenu  chez  nos 
ennemis  jusqu'aux  derniers  événemens  par  ce  fait  que  les  Impé- 
riaux semblaient  avoir  toujours  le  monopole  et  l'initiative  des 
attaques  et  de  l'offensive.  Et  l'on  comprend  qu'ils  cherchent 
toujours  à  en  imposer  par  des  manifestations  réitérées  de  leur 
force  offensive.  Mais  elle  s'épuise,  et  les  temps  sont  proches  où 
ils  subiront  à  leur  tour  la  volonté  de  l'offensive  alliée. 

* 
*  * 

Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  comment  l'offensive 
générale  peut  être  exécutée  et  dans  quelles  conditions  straté- 
giques et  tactiques  elle  aboutira  d'abord  au  recul,  puis  à  la 
dislocation  des  armées  impériales. 

On  ne  peut  comparer  stratégiquement  cette  offensive  géné- 
rale, tout  au  moins  dans  son  mouvement  initial,  à  l'offensive 
allemande  de  1914  et  à  la  contre-offensive  française  de  la 
Marne,  pas  plus  qu'aux  premières  batailles  de  Galicie  et  de 
Pologne.  En  août  et  septembre  1914,  les  armées  firent  ce  que 
les  doctrinaires  militaires  appelaient  la  guerre  en  rase  cam- 
pagne et  la  guerre  de  mouvement.  Les  plans  stratégiques  s'y 
déployaient  dans  toute  l'ampleur  des  marches  et  des  manœuvres 
sur  de  vastes  espaces,  et  les  batailles  gardaient  leur  caractère 
ancien,  à  cela  près  qu'elles  mettaient  aux  prises  des  millions 
d'hommes  et  se  prolongeaient  pendant  plusieurs  jours,  au  lieu 
de  se  dérouler  entre  un  lever  et  un  coucher  de  soleil.  Puis  la 
guerre  se  mua  en  guerre  de  positions,  et  le  sol  fouillé  à  des 
profondeurs  de  plus  en  plus  grandes,  raviné  de  tranchées  et  de 
boyaux,  hérissé  de  fils  de  fer  barbelés,  bouleversé  et  chaotique 
sous  le  labourage  des  obus  et  l'explosion  des  mines,  devint 
l'obstacle  infranchissable  devant  lequel  les  lignes  de  fusils  et  de 
mitrailleuses  se  guettent  à  quelques  mètres  de  distance.  Le 
siège  commença  de  part  et  d'autre  et  imposa  la  transformation 
des  méthodes  tactiques.  Il  fut  reconnu  que  l'infanterie  ne  pou- 
vait  aborder  et  enlever  ces  boursouflures  perfides  et  meur- 
trières, qui    constituent  les   lignes  successives  de  tranchées, 


586  REVUE    DE8    DEUX    MONDE3.) 

qu'après  qu'elles  auraient  été  aplanies,  nivelées,  broyées,  com- 
blées, et  que  les  défenseurs  en  auraient  été  exterminés  ou 
expulsés  par  d'effroyables  et  longs  bombardemens.  Et  après 
vingt-deux  mois  de  cette  guerre  sans  précédent,  le  front  occi- 
dental, de  la  Belgique  à  l'Alsace,  est  resté  à  peu  près  immuable 
dans  sa  forme  générale,  sous  cette  réserve  cependant,  que  nos 
héroïques  soldats  ont  occupé  peu  à  peu,  au  prix  de  durs  sacri- 
fices, la  première  bordure  des  lignes  allemandes.  Mais  toutes 
les  grandes  attaques  qui  ont  été  tentées  pour  le  briser  et  le 
rompre,  pour  faire  ce  qu'on  appelle  des  trouées  et  des  percées, 
n'ont  pu  arriver  qu'à  gagner  quelques  centaines  de  mètres, 
quelques  kilomètres,  âprement  disputés.  Elles  ont  presque  tou- 
jours brillamment  débuté  après  la  préparation  des  bombarde- 
mens, puis  elles  se  sont  butées  contre  d'autres  lignes  que  l'artil- 
lerie n'avait  pas  pu  atteindre.  Il  en  a  été  ainsi  pour  nous  et 
nos  alliés  à  Ypres,  en  Artois,  en  Champagne,  en  Alsace,  et  pour 
les  Allemands  sur  l'Yser,  en  dépit  des  gaz  asphyxians,  et  enfin 
à  Verdun,  où  a  échoué  l'attaque  la  plus  formidable,  la  mieux 
préparée  qui  ait  été  faite  sur  le  front  occidental. 

On  pourrait  donc  en  conclure  que  les  fronts  ainsi  orga- 
nisés sont  inviolables,  que  leur  forcement  exige  des  sacrifices 
d'hommes  démesurés  et  révoltans,  et  qu'alors  il  faut  attendre  la 
fin  de  la  lutte,  soit  de  l'action  sur  d'autres  théâtres  d'opérations 
plus  favorables,  soit  du  lent  épuisement  d'un  adversaire  bloqué 
et  affamé!  Il  faut  se  garder  d'une  telle  interprétation  d'actes  de 
guerre  qui  n'ont  en  rien  réalisé  les  conditions  indispensables  à 
l'offensive  générale,  seule  capable  de  rompre  les  fronts  et  les 
tranchées  qui  les  protègent.  C'est  à  tort  qu'on  s'est  imaginé 
qu'il  suffirait  d'y  pratiquer  des  brèches  plus  ou  moins  larges, 
trouées  ou  percées,  peu  importe  le  mot,  pour  ouvrir  le  passage 
aux  masses  tenues  en  réserve. 

Outre  que  la  brèche  doit  se  continuer  en  profondeur  contre 
les  obstacles  nouveaux  qui  ralentissent  et  usent  l'attaque,  et 
qu'on  ne  peut  ainsi  déployer  en  largeur  au  delà  des  lignes 
fortifiées,  aussi  rapidement  qu'il  conviendrait,  les  troupes  victo- 
rieuses au  premier  assaut,  afin  de  gagner  l'espace  nécessaire 
aux  opérations  décisives,  il  arrive  fatalement  que  l'adversaire, 
un  moment  ébranlé,  a  le  temps  de  se  ressaisir,  d'amener  des 
réserves  de  l'arrière  ou  des  secteurs  voisins,  et  peut,  par  enve- 
loppement et    rabattement,    mettre    en   danger   les   assaillans 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GENERALE.]  587 

épuisés.  C'est  ce  qui  s'est  passé  par  exemple  en  Pologne,  en 
décembre  1914,  quand  deux  corps  d'armée  allemands,  qui 
avaient  forcé  les  lignes  russes  à  l'Est  de  Lodz,  furent  enveloppés 
par  les  réserves  russes  et  faillirent  être  complètement  anéantis. 

Sur  des  fronts  aussi  formidablement  fortifiés,  la  rupture  ne 
peut  être  valable  que  si  elle  se  produit  à  la  fois  sur  plusieurs 
secteurs,  ou  si  elle  renverse  d'un  seul  coup  100  à  150  kilomètres 
de  tranchées.  L'effort  ne  doit  pas  être  localisé,  mais  généralisé. 
C'est-à-dire  qu'on  ne  peut  comprendre  une  tentative  de  force- 
ment que  comme  une  bataille  engagée  sur  tout  le  front,  affectant 
,  dès  le  début  une  violence  égale  partout,  maîtrisant  l'ennemi, 
l'empêchant  de  faire  les  navettes  de  ses  réserves,  jusqu'au  mo- 
ment où,  sous  des  pressions  progressives,  de  larges  pans  de  la 
muraille  s'elîondreront,  laissant  auxarmées  de  manœuvre,  prêtes 
à  s'élancer,  les  possibilités  de  prendre  le  large  au  delà  des  bar- 
rières renversées  et  de  chercher  alors  la  guerre  de  mouvement 
qui  achèvera  la  dislocation  des  armées  en  retraite.  La  bataille 
reprendra  alors  le  caractère  stratégique  et  tactique  d'autrefois. 

Auparavant,  on  le  voit,  cette  bataille  doit  se  plier  aux  condi- 
tions nouvelles  de  la  guerre  de  tranchées.  Elle  doit  être  généra- 
lisée et  frapper  uniformément  le  front  entier,  mais  elle  n'est 
tout  d'abord  qu'une  attaque  frontale,  sans  manœuvre  possible 
avant  l'éclatement  des  lignes  fortifiées.  Il  n'y  a  qu'à  considérer 
les  fronts  actuels  pour  se  rendre  compte  qu'ils  ne  peuvent  être 
ni  tournés,  ni  débordés  suivant  les  principes  de  guerre  enseignés 
et  pratiqués  jusqu'ici.  En  effet  ils  n'ont  pas  d'ailes.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  leurs  vastes  dimensions  et  leur  organisation 
défensive  qui  en  rendent  l'attaque  si  difficile,  c'est  l'impossibi- 
lité de  les  manœuvrer.  Les  batailles  fameuses  de  Cha-ho  et  de 
Moukden,  dans  la  guerre  russo-japonaise,  nous  avaient  laissé 
un  exemple  des  batailles  modernisées  sur  des  positions  for- 
tifiées, se  prolongeant  pendant  plusieurs  journées.  Mais  leurs 
ailes  n'étaient  pas  appuyées  à  des  obstacles  infranchissables  : 
elles  ont  été  tournées.  C'est  ainsi  qu'à  Moukden  l'armée  de 
Nogui,  après  la  prise  de  Port-Arthur,  procéda  à  l'enveloppe 
ment  de  l'aile  droite  russe,  attira  sur  elle  les  réserves  qui 
s'étaient  portées  d'abord  à  la  gauche,  et  permit  au  centre 
japonais  de  forcer  le  centre  russe.  Or  le  front  occidental  se  ter- 
mine d'un  côté  sur  la  Manche  et  de  l'autre  sur  le  Rhin  et  la  Suisse. 
Il  ne  pourrait  être  tourné  que  par  un  débarquement  des  Alliés 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

sur  la  côte  belge  ou  hollandaise.  Mais  une  telle  opération,  que 
la  maîtrise  de  la  mer  favoriserait  sans  doute,  n'aurait  de  chances 
de  réussite  que  si  les  Alliés  avaient  déjà  fortement  avancé  en 
Belgique  et  si  la  Hollande  se  joignait  aux  Alliés.  L'offensive 
générale  sur  le  front  occidental  doit  donc  prendre  la  forme 
que  nous  indiquions  :  attaque  frontale,  d'abord  uniforme» 
attaques  plus  violentes  et  sans  trêve  sur  des  secteurs  déterminés, 
où  se  feront  les  poussées  décisives. 

On  peut  en  dire  autant  du  front  russe.  Il  est  également 
limité  par  la  Baltique  au  Nord  et  par  la  Roumanie  au  Sud. 
Mais  il  est  beaucoup  plus  étendu  que  le  front  occidental,  par 
conséquent  plus  facile  à  rompre.  Gomme  nous  l'avons  dit  au 
cours  de  cet  exposé,  les  effectifs  austro-allemands  sur  ce  front 
sont  certainement  inférieurs  à  ceux  du  front  français.  Les 
plaines  molles  et  ondulées  de  la  Lithuanie  et  de  la  Pologne 
sont  favorables  à  la  guerre  de  mouvement.  Les  armées  russes 
reconstituées  auront  moins  de  peine  que  nous,  semble-t-il,  à 
ramener  les  Impériaux  hors  du  territoire  russe. 

Le  front  italien  est  spécial  :  c'est  la  guerre  des  Alpes.  Les 
Italiens  ont  essayé  de  le  tourner  par  leur  droite  en  attaquans 
Gorizia  et  le  Carso,  qui  ouvrent  à  la  fois  les  chemins  de  Trieste 
et  de  Laybach.  On  s'est  étonné  qu'ils  n'aient  pas,  avec  l'aide  de 
leur  flotte,  enlevé  Trieste  et  coupé  l'Istrie  de  l'Autriche.  On 
s'est  étonné  aussi  qu'ils  n'aient  pas  secouru  à  temps  les 
Serbes  et  prolongé  ainsi  leur  action  sur  le  Danube.  L'histoire 
fera  plus  tard  la  lumière  sur  ce  point  comme  sur  tout  le  reste. 
Le  résultat  de  l'intervention  italienne,  en  dehors  du  noble 
sentiment  qui  l'a  amenée,  a  été  de  retenir  la  moitié  de  l'armée 
autrichienne  sur  un  front  nouveau.  Il  n'y  a  pas  de  doute 
que  l'offensive  générale  n'arrive,  sur  le  front  italien,  à  faire 
reculer  les  Autrichiens  (1),  mais  elle  sera  singulièrement 
aidée  par  l'offensive  générale  dans  les  Balkans. 

De  tous  les  fronts,  celui  des  Balkans,  réduit  actuellement 
aux  camps  retranchés  de  Valona  et  de  Salonique,  paraît  le  plus 
propice  à  une  offensive,  sinon  immédiate,  du  moins  prépara- 
toire à  l'offensive  générale  des  Alliés.  L'armée  bulgare  de 
Macédoine  et  les  corps  turcs  qui  tiennent  à  sa  gauche  la  Thrace 

(1)  Au  moment  où  paraît  cet  article,  une  offensive  autrichienne  se  dessine 
avec  violence  sur  le  front  italien,  en  particulier  du  côté  du  Trentin.  L'État-major 
de  Berlin  veut  que  les  Autrichiens  aient  à  leur  tour  leur  Verdun  I 


LES    CONDITIONS    DE    L'OFFENSIVE    GÉNERALË.i  589 

n'ont  pu  organiser  ces  régions  avec  la  même  puissance  que  les 
grands  fronts  français  et  russes.  Le  pays,  quoique  montagneux, 
se  prête  à  la  guerre  de  mouvement  pendant  tout  l'été.  L'armée 
serbe,  ressuscitéeet  animée  de  l'àpre  exaltation  de  la  vengeance 
saura  bien  retrouver  les  chemins  qu'elle  a  parcourus,  victo- 
rieuse, en  1912  et  1913.  Les  routes  qui  conduisent  à  Sofia  et  à 
Constantinople,  sont  moins  longues  que  Gellesqui  vont  au  Rhin 
et  à  l'Oder.  Nous  avons  déjà  exposé  nos  idées  à  ce  sujet  dans 
un  précédent  article  (1).  Nous  n'y  revenons  que  pour  insister  à 
nouveau  sur  l'importance  capitale  d'une  décision  et  d'une  offen- 
sive prochaines  en  Orient.  La  capitulation  de  Kout-el-Amara 
a  été  un  événement  fâcheux,  au  point  de  vue  moral,  mais  c'est 
un  incident  militaire  très  réparable.  Et  il  ne  doit  nullement 
arrêter  la  marche  convergente  des  Russes  et  des  Anglais  sur 
Bagdad  et  Alexandrette. 

On  pourrait  sans  doute  examiner  de  plus  près  les  modalités 
de  l'offensive  relatives  à  chaque  front,  et  rechercher  les 
objectifs  sur  lesquels  seraient  dirigées  les  attaques  principales. 
Mais  nous  entrerions  ainsi  dans  un  domaine  où  l'on  risquerait 
de  s'égarer  et  de  donner  prise  à  la  censure.  Nous  en  avons  dit 
assez,  croyons-nous,  pour  cette  fois. 


Pour  résumer  ces  réflexions  sur  les  conditions  de  l'offensive 
générale,  nous  espérons  avoir  éclairé  l'esprit  de  nos  lecteurs 
sur  deux  points  : 

1°  L'offensive  générale  des  Alliés  ne  peut  être  décidée  que 
lorsque  leur  supériorité  numérique  et  matérielle  ne  fera  plus 
aucun  doute.  Il  serait  téméraire  d'en  conjecturer  la  date.  Les 
gouvernemens  et  le  haut  commandement  en  sont  seuls  juges.) 
Elle  se  produira,  elle  sera  victorieuse.  C'est  affaire  de  patience 
et  de  constance  des  nations  comme  des  armées. 

2°  Cette  offensive  doit  être  simultanée  et  poussée  à  fond  sur 
tous  les  théâtres  d'opérations.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  tout  le 
monde  bondira  hors  des  tranchées  à  la  minute  réglée  sur  toutes 
les  montres.  Mais  il  faut  que  tous  les  fronts  soient  attaqués  à 
la  fois  et  dans  toute  leur  étendue,  que  ni  trêve  ni  répit  ne 
soient  laissés  aux  Impériaux  jusqu'à  ce  que,  d'abord,  les  terri- 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  1."  mai  :  La  Guerre  dans  le  Levant. 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toires  envahis  soient  libérés,  et  que  par  suite  leurs  armées 
soient  refoulées  au  delà  des  frontières  que  l'expansion  germa- 
nique n'aurait  pas  dû  dépasser. 

11  y  aura  sans  nul  doute  échelonnement  dans  les  attaques 
et  les  efforts.  L'habileté  du  commandemenl  consistera  à  saisir 
au  moment  opportun  les  faiblesses  et  les  défaillances  de 
l'ennemi  sur  chaque  front. 

Nous  sommes  convaincus  que  dans  un  avenir,  que  tous 
voudraient  prochain,  mais  qui  dépassera  la  deuxième  année  de 
guerre,  la  victoire  couronnera  enfin  l'union  indissoluble  des 
Alliés  et  donnera  au  monde  la  paix  qu'il  faut.  Mais  ce  sera  à 
une  condition  essentielle,  celle  qui  résume  toutes  les  autres  : 
V entente  absolue  eniïe  les  Alliés.  L'union,  l'alliance,  ne  seront 
ni  relâchées  ni  rompues,  malgré  les  perfides  machinations  de 
l'Allemagne  et  de  quelques  pacifistes  irréductibles  et  aveuglés. 
Les  Alliés  sentent  qu'ils  sont  désormais  les  maîtres  de  l'heure  : 
les  Neutres  n'en  doutent  plus.  11  importe  que  chacun  recon- 
naisse les  erreurs  et  les  fautes  passées  et  accepte  la  leçon  des 
faits,  et  que  les  stratégies  militaire  et  diplomatique  obéissent 
à  un  mot  d'ordre  commun  et  impérieux.  Ce  mot  d'ordre,  nous 
le  disons  hautement,  doit  partir  de  la  France.  C'est  elle  qui  a 
tenu  le  coup, —  l'expression  est  vulgaire,  mais  elle  est  juste!  — 
et  brisé  à  la  fois  le  plan  et  l'orgueil  allemands.  Elle  a  donné 
l'exemple  d'un  effort  national  inouï  dans  l'histoire.  Elle 
constitue  par  sa  situation  européenne,  par  sa  modération,  par 
son  désintéressement,  nous  le  répétons,  et  qui  en  douterait?  la 
grande  force  morale  de  la  coalition.  Elle  reste  la  grande  géné- 
ratrice de  foi,  de  lumière,  de  justice.  Autour  d'elle,  les  natio- 
nalités opprimées,  et  les  Puissances  alliées  qui  la  soutiennent 
dans  le  combat  pour  l'humanité,  attendent  avec  confiance  les 
conséquences  de  la  victoire,  c'est-à-dire  la  paix  européenne  et 
mondiale  fondée  sur  la  ruine  du  militarisme  et  du  féodalisme 
germaniques  qui  ont  jeté  à  la  mort  des  millions  d'êtres  laborieux 
et  innocensa 

Général  Malletërre. 


LE  TROISIÈME  CENTENAIRE 

DE 

CERVANTES 


L'Espagne  vient  de  céle'brer  le  troisième  centenaire  de  la 
mort  de  Miguel  de  Cervantes,  décédé  à  Madrid  le  23  avril  1616, 
le  jour  même  où  s'éteignait  à  Stratford-sur-Avon  son  émule 
William  Shakspeare.  Est-ce  cette  curieuse  coïncidence  qui  a 
décidé  les  Espagnols  à  se  livrer  à  une  nouvelle  apothéose  de 
leur  plus  grand  écrivain,  qu'ils  avaient  déjà  fêté  très  copieuse- 
ment en  1905,  lors  du  troisième  centenaire  du  Don  Quichotte? 
Cela  semble  peu  probable.  D'autres  motifs  malaisés  à  discerner 
nous  ont  donc  valu  la  fête  de  cette  année,  qui,  à  un  intervalle 
si  rapproché,  ne  pouvait  guère  offrir  qu'une  copie  atténuée  de 
la  première  :  onze  ans  ne  suffisent  pas  pour  renouveler  un 
sujet.  En  1905,  écrivains  notoires,  érudits  de  toute  taille, 
hommes  politiques,  militaires,  marins,  médecins  et  crimina- 
listes  avaient  abondamment  parlé  et  écrit;  plusieurs  avaient 
même,  comme  on  dit,  vidé  leur  sac  jusqu'au  fond.  L'Espagne, 
pendant  quelques  mois,  fut  comme  submergée  par  une  inonda- 
lion  de  papier  noirci,  au  profit  de  Cervantes  ou  à  son  détri- 
ment. A  côté  de  travaux  fort  recommandables  et  d'heureuses 
trouvailles  de  nature  à  éclairer  l'homme  et  l'œuvre,  on  vit 
surgir  un  trop  grand  nombre  d'improvisations  ou  de  fantaisies 
sans  portée,  qui  ont  inutilement  grossi  la  liste  déjà  imposante 
des  écrits  antérieurs  sur  le  grand  Miguel,  dressée  dès  1895  par 


592  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

un  très  méritant  cervantiste  catalan,  Leopoldo  Rius.  Depuis,  le 
calme  s'est  rétabli  dans  la  république  des  lettres  espagnoles  : 
les  manifestans  ont  passé  à  d'autres  exercices,  et  il  n'est  resté  de 
la  fête  que  les  quelques  travaux  de  détail  qui  méritaient  de  lui 
survivre  ou  quelques  entreprises  de  longue  haleine  qu'elle  avait 
suscitées  et  qui  se  continuent  sous  nos  yeux.  En  ces  dernières 
années,  un  seul  incident  a  remis  en  ébullition  le  petit  monde 
des  cervantistes.  Il  s'agit  de  la  découverte  d'un  portrait  à  l'huile 
de  Cervantes,  daté  de  l'an  1600,  et  que  son  propriétaire  a  géné- 
reusement cédé  à  l'Académie  espagnole.  Gomme  on  pouvait  s'y 
attendre,  l'authenticité  de  l'œuvre  a  provoqué  de  nombreuses 
controverses  qui  n'ont  pas  abouti  à  la  rendre  certaine.  Ne  le 
regrettons  pas,  car  ce  portrait  est  fort  laid,  peu  expressif,  et 
aucun  trait  n'y  répond  indiscutablement  à  la  jolie  esquisse 
tracée  de  son  physique  par  Cervantes  lui-même  dans  le  prologue 
des  Nouvelles. 

Des  commémorations  de  grands  écrivains  fournissent 
volontiers  le  prétexte  à  une  étude  rétrospective  de  leur 
renommée  et  remettent  sur  le  tapis  des  questions  débattues, 
que  chaque  époque  résout  à  sa  façon  et  qui  demeurent  néan- 
moins éternellement  ouvertes.  Comment  Cervantes  a-t-il  été 
compris  et  jugé  d'abord  par  les  siens,  puis  par  les  étrangers 
qu'a  séduits  son  génie,  et  quelle  intention  profonde,  —  si 
intention  et  profondeur  il  y  a,  —  doit-on  reconnaître  à  son 
œuvre  principale,  celle  qui  seule  a  rendu  son  nom  immortel? 
A  ces  deux  questions  il  serait  difficile  en  ce  temps-ci  de  n'en 
pas  joindre  une  troisième  :  en  quelle  mesure  le  livre  si  repré- 
sentatif de  l'âme  espagnole  à  un  moment  de  plein  épanouisse- 
ment, répond-il  aux  sentimens  et  aux  aspirations  de  la  même 
âme  quelque  peu  troublée  et  hésitante  aujourd'hui? 


I 


Lorsque  parut  en  1605,  à  Madrid,  la  première  partie  de 
['Ingénieux  hidalgo  Don  Quichotte  de  la  Manche,  Cervantes 
n'était  que  l'auteur  de  la  Galatée  et  d'une  trentaine  de  pièces 
de  théâtre,  dont  il  avoue  lui-même  le  médiocre  succès,  en  disant 
simplement  qu'elles  échappèrent  aux  sifflets  des  habitués  du 
parterre  comme  o.ux  orojectiles  variés,  concombres  ou  autres 


LE  TROISIÈME  CENTENAIRE  DE  CERVANTES.        593 

légumes,  que  ces  juges  aussi  sévères  que  brutaux  avaient  cou- 
tume de  lancer  sur  la  scène  pour  marquer  leur  mécontente- 
ment :  en  somme,  déjà  admis  dans  la  confrérie  des  gens  de 
lettres,  écrivain  (ingenio)  connu  et  estimé,  mais  non  pas 
célèbre.  Pour  s'y  faire  agréer,  il  avait  pris  ses  précautions  et, 
suivant  un  usage  très  répandu  en  Espagne,  il  avait  inséré  dans 
sa  pastorale  un  morceau  assez  obséquieux  à  l'adresse  de  ses 
émules  (Le  Chant  de  Calliope),  où  il  distribua  à  chacun  plus 
que  son  compte  d'éloges  outrés,  espérant  capter  ainsi  leurs 
bonnes  grâces  et  obtenir  d'eux,  en  retour,  de  sérieux  coups 
d'encensoir.  L'une  des  strophes  de  ce  panégyrique  visait 
Lope  de  Vega,  alors,  en  1585,  un  débutant,  mais  en  passe  déjà, 
grâce  à  une  forme  de  drame  bien  adaptée  au  goût  du  jour  qu'il 
fit  sienne,  de  devenir  l'auteur  préféré  des  Madrilènes,  amateurs 
passionnés  de  théâtre.  Les  deux  hommes,  que  leur  nation  choya 
et  glorifia  de  leur  vivant  presque  au  même  degré,  auraient  pu 
se  contenter  de  régner  l'un  sur  le  roman,  l'autre  sur  la 
comedia;  mais  comme  le  violon  d'Ingres  est  de  tous  les  pays  et 
de  tous  les  temps,  Cervantes  ne  pardonna  pas  à  Lope  de  lui 
avoir  ravi  la  première  place  au  théâtre  où  il  comptait  réussir, 
et  celui-ci  enragea  de  n'avoir  jamais  pu  écrire  une  nouvelle  du 
genre  italien  capable  de  soutenir  la  comparaison  avec  celles  de 
son  rival.  Ils  devinrent  ennemis  et  se  firent  une  guerre  assez 
vive  à  coups  d'épingles;  seulement  Lope,  ayant  eu  l'avantage 
de  survivre  à  Cervantes  une  vingtaine  d'années,  resta  maître  du 
terrain  et  contribua,  soit  par  un  silence  dédaigneux,  soit  par 
d'autres  manœuvres,  à  rabaisser  l'auteur  du  Don  Quichotte.  Et 
qu'on  ne  dise  pas  qu'il  se  radoucit  vers  la  fin  de  sa  vie,  dans  ce 
Laurier  d'Apollon,  long  poème  qui  forme  le  pendant  du  Chant 
de  Calliope,  et  où  Cervantes  est  en  apparence  bien  traité.  En 
fait,  de  quoi  Lope  le  loue-t-il?  De  sa  blessure  de  Lépante,  qui 
n'a  rien  à  voir  avec  la  littérature,  et  de  ses  vers  «  tendres, 
sonores  et  élégans,  »  alors  que  chacun  savait  en  Espagne  que  le 
grand  écrivain  en  prose  n'eut  jamais  que  l'étoffe  d'un  piètre 
versificateur.  Prôner  le  côté  faible  du  talent  d'un  ennemi  et  se 
taire  sur  le  reste,  n'est-ce  pas  d'une  assez  jolie  perfidie? 

Le  succès  de  la  première  partie  du  Don  Quichotte  fut  écla- 
tant :  quatre  éditions  dans  la  seule  année  1605,  dont  deux  à 
Madrid,  une  à  Valence  et  une  à  Lisbonne,  ce  qui,  pour  l'époque 
et  pour  un  pays  où  on  lit  peu,  atteste  une  vogue  extraordinaire. 

TOME  XXXIII.  —  1916.  38 


594  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Très  vite  aussi,  le  livre  se  répandit  dans  les  pays  étrangers 
soumis  à  la  domination  espagnole,  à  Milan,  aux  Pays-Bas. 
Ailleurs,  les  traducteurs  se  mirent  sans  plus  tarder  à  l'œuvre  : 
la  traduction  de  l'Anglais  Thomas  Shelton  date  de  1612,  celle 
de  notre  César  Oudin  de  1614.  Sauf  quelques  esprits  chagrins 
et  malintentionnés  dont  nous  aurons  à  définir  l'attitude,  toute 
l'Espagne,  et  à  sa  suite  toute  l'Europe,  se  mit  à  rire  de  bon 
cœur  et  s'engoua  des  parades  héroï-comiques  du  bon  chevalier 
de  la  Manche  tout  autant  que  des  malices  et  des  «  simplicités  » 
de  Sancho  Panza.  Les  neuf  dixièmes  des  Espagnols  ne  goûtèrent 
dans  le  roman  que  le  côté  bouffon,  la  fantaisie  des  inventions 
et  le  persiflage  de  ridicules  que  ceux-là  mêmes  qui  en  étaient 
atteints  furent  amenés  par  la  bonne  grâce  de  l'auteur  à  trouver 
réussi.  Si  l'on  voulait,  par  comparaison,  se  former  une  idée 
exacte  de  l'accueil  fait  au  Don  Quichotte  en  Espagne,  il  faudrait 
se  remémorer  celui  que  reçut  chez  nous  le  premier  Tartarin,  en 
tenant  compte,  bien  entendu,  de  la  différence  des  milieux  et 
de  la  distance  qui  séparera  toujours  le  vrai  inventeur  de  l'imi- 
tateur de  grand  talent.  Donc  œuvre  drolatique,  divertissante  et 
satirique  sans  trop  d'âpreté,  œuvre  «  de  délassement,  »  comme 
on  disait  alors  :  voilà  sous  quelle  rubrique  l'Espagne  classa  ce 
roman,  qui  avec  le  temps  devait  devenir  son  plus  grand  livre 
et  même,  d'après  certains  étrangers  médisans,  son  seul  livre, 
puisqu'il  dispensait  de  lire  tous  les  autres. 

,  Ce  qui,  en  outre,  laissa  au  Don  Quichotte  son  étiquette  de 
livre  simplement  amusant,  ce  fut  le  verdict  des  critiques  paten- 
tés, non  pas  seulement  de  ceux  qui  avaient  des  raisons  person- 
nelles d'en  vouloir  à  l'auteur,  tels  que  Lope  de  Vega,  mais  du 
oroupe  très  nombreux  et  très  influent  des  mandarins  de  lettres, 
des  licenciés  et  des  docteurs,  de  ce  que  nous  nommerions 
maintenant  «  le  monde  universitaire.  »  Pour  cette  coterie  pré- 
somptueuse d'écrivains  imprégnés  ou  seulement  barbouillés 
d'humanités,  Cervantes  n'était  qu'un  philistin,  un  lego  (laicus), 
sans  études  classiques,  nous  dirions  un  produit  de  l'enseigne- 
ment moderne,  et  les  Espagnols  disaient,  eux  aussi,  un  roman- 
lista,  pour  désigner  celui  qui  ne  possédait  que  sa  langue  mater- 
nelle, son  romance,  et  ne  savait  pas  de  latin.  Il  faut  voir  quel 
*,on  de  supériorité  et  de  pédanterie  prend  Lope  de  Vega  en 
parlant  des    nouvelles  de   Cervantes,   auxquelles  il  veut  bien 

concéder  de  l'esprit  et  du  style,  mais  qui.  dit-il,  ne  sauraient 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  595 

être  exemplaires y  c'est-à-dire  nourries  de  pensées  morales,  car  il 
faudrait  pour  cela  qu'elles  fussent  l'œuvre  d'  «  hommes  scienti- 
fiques. »  Déjà  ce  mot  de  scientifique,  dont  on  a  fait  un  si  grand 
abus  depuis  !  Cervantes,  qui  dans  le  prologue  du  premier  Don 
Quichotte  bafoue  très  impitoyablement  ces  pédans  et  ces  «  scien- 
tifiques, »  sentait,  il  ne  le  cache  pas,  les  lacunes  de  sa  culture 
intellectuelle  et  il  en  souffrait.  Ce  n'est  pas  par  fausse  humilité 
qu'il  y  parle  de  son  roman  «  dépourvu  d'érudition  et  de  doc- 
trine »  ou  qu'il  confesse  le  «  peu  de  lettres  »  que  d'autres  plus 
heureux  et  fortunés  pouvaient  lui  reprocher.  Avouons-le,  les 
«  scientifiques  »  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort.  Cervantes  passe  à 
juste  titre  et  partout,  même  sous  les  trahisons  des  traducteurs, 
pour  un  très  grand,  un  charmant  et  un  spirituel  écrivain;  mais 
pour  les  Espagnols,  vrais  connaisseurs  de  leur  idiome,  il  n'est 
pas  toujours  un  bon  écrivain.  Certains  de  ses  défauts,  il  les  par- 
tage à  vrai  dire  avec  beaucoup  de  ses  compatriotes,  en  ce  sens 
qu'il  improvise  et  ne  compose  pas,  qu'il  écrit  trop  souvent  au 
hasard  de  la  plume,  sans  savoir  jusqu'où  il  ira  ni  par  quoi  il 
finira.  A  lui,  du  moins  à  plusieurs  de  ses  écrits,  aux  longs 
plutôt  qu'aux  courts,  s'applique  cette  pensée  du  pénétrant 
moraliste  Balthazar  Gracian  :  «  Il  y  a  des  gens  pour  qui  tout 
consiste  à  commencer  et  qui  ne  finissent  jamais;  ils  inventent 
et  ne  continuent  pas...  Cela  tient  à  une  certaine  impatience 
d'esprit,  qui  est  le  défaut  des  Espagnols.  »  Formé  par  l'ensei- 
gnement universitaire  et  surtout  nouni  de  lectures  classiques, 
il  eût  sans  doute  mieux  combiné  le  plan  de  plus  d'un  de  ses 
ouvrages  et  il  eût  mieux  surveillé  sa  syntaxe,  parfois  assez  incor- 
recte ou  molle.  Cette  question  du  style  de  Cervantes  vaut  qu'on 
s'y  arrête  un  peu,  quoiqu'elle  ne  serve  pas  à  expliquer  la  for- 
tune de  son  grand  roman.  Entre  les  puristes  qui  effaceraient 
des  éclairs  de  génie  pour  redresser  une  phrase  à  leur  avis 
boiteuse  et  les  cervantistes  qui  admirent  tout  aveuglément, 
traitant  le  texte  de  Cervantes  comme  un  texte  sacré  dont  les 
plus  évidentes  aberrations  doivent  être  respectées,  il  semble 
qu'il  y  ait  une  opinion  moyenne  à  défendre  et  qui  consisterait 
à  tenir  Cervantes  pour  un  écrivain  hors  de  pair,  quoique  parfois 
sommeillant.  Par  exemple,  en  aucun  cas  on  ne  doit  accueillir 
celle  de  quelques  critiques  allemands  qui,  du  haut  de  leur 
incompétence,  proclament  Cervantes  le  créateur  de  la  prose 
castillane.  Vingt  auteurs  pris  dans  tous  les  compartimens  de 


596  REVUE    DES    DEUX  MONDES.] 

la  littérature  démentent  une  telle  exagération,  et  quand  le  Don 
Quichotte  parut  en  1605,  tous  les  genres  presque  pouvaient 
montrer  des  chefs-d'œuvre.  En  matière  de  style,  Cervantes  n'a 
pas  été  un  initiateur.  Il  a  su  tirer  parti  à  la  fois  des  modèles 
dont  il  disposait  et  des  ressources  infinies  de  la  langue  popu- 
laire, puis  il  s'est  appliqué  à  assouplir  la  prose  narrative  castil- 
lane encore  un  peu  raide  et  empesée  en  y  introduisant  la  dose 
voulue  de  grâce  et  d'ironie  qu'il  emprunta  à  son  maître 
Arioste.  En  cela  consiste,  semble-t-il,  son  mérite  essentiel  et  le 
moins  contestable. 

Quoi  qu'il  en  soit  et  quelque  jugement  que  les  arbitres 
du  goût  aient  porté  et  portent  sur  la  qualité  de  son  style,  le 
déclarant  les  uns  inimitable,  les  autres  plus  ou  moins  défec- 
tueux, une  chose  est  certaine,  c'est  qu'à  partir  du  Don  Quichotte, 
le  xviie  et  la  première  moitié  du  xvine  siècle  en  Espagne 
ne  voulurent  voir  en  Cervantes  qu'un  amuseur  indigne  d'avoir 
accès  au  sanctuaire  de  la  haute  littérature.  Chez  aucun  des 
auteurs  espagnols  de  cette  période  qui  se  vouèrent  un  peu  à 
la  critique  littéraire,  on  ne  trouve  appréciées  ou  même  men- 
tionnées ses  œuvres.  Ni  Quevedo,  un  ami  cependant  et  curieux 
de  réhabilitations  littéraires,  ni  Saavedra  Fajardo,  dans  sa 
République  des  lettres,  assez  pauvre  aperçu  de  la  littérature 
nationale,  ni  aucun  autre  critique  que  l'on  sache,  n'ont  seule- 
ment cité  le  nom  de  Miguel  de  Cervantes.  Ce  silence  ne  nuisit 
pas  d'abord,  autant  qu'on  serait  porté  à  le  croire,  à  la  réputation 
du  romancier.  Pourtant,  à  la  longue,  le  Don  Quichotte  finit 
par  ne  plus  plaire  également  à  toutes  les  catégories  de  lec- 
teurs. Dès  la  fin  du  xvne  siècle,  ce  sont  plutôt  les  humbles  et  les 
simples  qui  se  délectent  des  aventures  du  roman  :  aussi  le  réim- 
prime-t-on  sur  un  papier  de  plus  en  plus  mauvais  et  avec  des 
illustrations  qui  rappellent  beaucoup  notre  imagerie  d'Épinal.j 
Le  Don  Quichotte  entre  dans  la  composition  de  toute  «  Biblio- 
thèque bleue,  »  à  côté  des  contes  orientaux,  des  prouesses  des 
paladins  de  Charlemagne  ou  de  quelques  grosses  facéties.  Les 
raffinés  n'en  ont  plus  cure,  d'autant  mieux  que  la  farce  popu- 
laire s'est  emparée  du  chevalier  et  de  l'écuyer  et  en  a  fait  des 
caricatures  grotesques,  que  les  compagnies  de  comédiens  ambu- 
lans  exposent  au  rire  épais  des  foules.  A  ce  contact,  l'hidalgo  de 
la  Manche  se  dégrade,  perd  ses  délicats  traits  de  caractère  et 
finit  par  tomber  dans  le  plus  fâcheux  discrédit. 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  597 

Il  est  à  remarquer  aussi  que  les  milieux  doctes  comme  les 
autres  ignorent  tout  de  la  personne  de  l'auteur;  nul  ne  connaît 
plus  son  lieu  de  naissance  ni  aucune  des  circonstances  de  sa 
vie.  Nicolas  Antonio,  le  grand  bibliographe  de  la  fin  du 
xvne  siècle,  consacre  à  Cervantes  une  notice  insignifiante  et  le 
fait  naître  à  Séville! 

Avant  de  montrer  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  réhabilitation 
du  Don  Quichotte  en  Espagne,  à  l'instigation  de  quelques  Anglais, 
il  est  intéressant  pour  nous  de  suivre  la  fortune  du  livre  en 
France  dès  son  apparition. 

Lorsqu'en  1614  César  Oudin,  interprète  du  Roi  «  ez  langues 

germanique,  italienne  et  espagnole,   »  traduisit  à  la  demande 

du  jeune  Louis  XIII  la  première  partie   du  Don  Quichotte  en 

français,  les  relations  entre  la  France  et  l'Espagne  étaient  encore 

un  peu  tendues.  On  s'acheminait  toutefois  à  une  entente,  que 

devaient  sceller  en  1615  les  «  mariages  espagnols,    »  celui  de 

Louis  XIII  avec  Anne  d'Autriche  et  celui  du  prince  Philippe, 

le  futur  Philippe  IV,   avec  Elisabeth  de  Bourbon.  La  langue 

castillane,  que  certains  patriotes,  par  haine  du  nom  espagnol 

et  à  cause  des  souvenirs  de  la  Ligue,  se  refusaient  à  apprendre, 

jouissait  dans  notre  société  polie  d'un  grand  prestige.  On  peut 

suivre  chez   Oudin    la   marche    ascendante   de    cette    faveur. 

En  1597,  dans  la  préface  de  sa  grammaire  espagnole,  il  s'excuse 

d'enseigner    aux    Français    «    la    langue    de    nos    ennemis.    » 

Quatorze  ans  plus  tard,  il  accompagne  le  texte  espagnol  d'une 

édition   de   la  Galatée  de  Cervantes  d'une  jolie  lettre,  en  un 

castillan    fort  bien  tourné,   où   la    Galatée   espagnole   menace 

gentiment  les  dames  de  France,  si  elles  ne  lui  font  pas   bon 

accueil,  de  s'adresser  à  leurs  galans  et  de  les  caresser  de  façon 

quelles  aient  à  se  repentir  de  lui  avoir  manqué  de  courtoisie. 

Ce  morceau,   prélude   d'une  réconciliation   entre  les  gens  de 

lettres  des  deux  pays,  montre  que  César  Oudin  avait  acquis  une 

connaissance  appréciable  de  la  langue  de  Cervantes,  suffisante 

en  tout  cas  pour  rendre  en  français,  sinon  toutes  les  finesses 

de  son  grand    roman    et  le  goût  du  terroir,  du   moins  avec 

assez  d'exactitude   la  suite   des   aventures  des  deux  héros  et 

l'essentiel  de  leurs  conversations.  Le  Don  Quichotte  d'Oudin  ne 

saurait  passer  a  coup  sûr  pour  un  modèle,  par  la  raison  que 

l'interprète  du  Roi  n'était  pas  en  son  propre   idiome  un    très 

grand  clerc;  or,  comme   dit  l'autre,  pour  traduire  il  faut  au 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

moins  posséder  bien  l'une  des  deux  langues.  Mais  ni  son  style 
raboteux  et  empêtré,  ni  ses  contresens  ne  nuisirent  beaucoup  à 
cette  version,  venue  à  son  heure  et  qui  répondit  amplement 
à  ce  que  nos  Français  en  attendaient.  Pendant  cinquante  ans 
environ  et  jusqu'à  l'apparition  de  la  belle  infidèle,  ou  de  l'infi- 
dèle tout  court,  de  Filleau  de  Saint-Martin,  c'est  le  Don  Quichotte 
de  César  Oudin  et  de  son  continuateur  François  de  Rosset  qui 
popularise  en  France  le  chef-d'œuvre  de  Cervantes,  lequel,  est-il 
besoin  de  le  dire?  n'y  fut  pas  compris  et  jugé  autrement  qu'il 
ne  l'avait  été  par  le  gros  de  la  nation  espagnole.  Nous  aussi 
nous  le  traitâmes  de  livre  plaisant  et  de  passe-temps,  et  en 
particulier  de  parodie  burlesque  de  ces  livres  de  chevaleries 
dont  s'était  tant  inspirée  notre  littérature  sentimentale  du 
xvne  siècle.  Nul  n'y  chercha  un  sens  caché  ou  une  intention 
dissimulée,  et  ce  que  le  roman  contenait  d'exclusivement  espa- 
gnol, mœurs  ou  institutions,  nous  échappa  entièrement. 

Le  rapprochement  des  deux  nations  sous  les  auspices  de 
Cervantes,  qu'atteste  la  traduction  d'Oudin,  fut  complété  par 
un  incident  tout  à  l'honneur  de  nos  compatriotes  et  digne 
de  mémoire,  puisque  Cervantes  y  fut  directement  mêlé.  Les 
mariages  royaux  décidés,  Marie  de  Médicis  jugea  bon  d'envoyer 
à  Madrid  un  ambassadeur  extraordinaire  pour  porter  à  l'infante 
les  présens  d'usage;  elle  choisit  pour  cette  mission  de  courtoisie 
le  chevalier  de  Sillery,  Noël  Brulart,  frère  du  chancelier  Nicolas 
Brulart,  qui  arriva  à  Madrid  le  16  février  1615.  Au  cours  d'une 
visite  que  lui  rendit,  le  2o  du  même  mois,  Don  Bernardo  de 
Sandoval,  archevêque  de  Tolède  et  protecteur  assez  décidé  de 
Cervantes,  plusieurs  gentilshommes  de  la  suite  de  l'ambas- 
sadeur s'informèrent  auprès  des  chapelains  du  prélat  des  livres 
nouveaux  et  les  plus  réputés  à  Madrid.  L'un  des  chapelains, 
chargé  précisément  de  censurer  la  seconde  partie  du  Don  Qui- 
chotte, ayant  prononcé  le  nom  de  Cervantes,  nos  gentilshommes 
attestèrent  par  des  paroles  enthousiastes  la  grande  estime  dont 
jouissaient  les  œuvres  de  l'écrivain  espagnol  en  France  et 
dans  les  pays  circonvoisins,  citant  la  Galatée,  que  l'un  d'eux 
savait  presque  par  cœur,  la  première  partie  du  Don  Quichotte 
et  les  Nouvelles.  Agréablement  surpris  de  cet  hommage  rendu 
à  son  compatriote,  le  chapelain  offrit  aux  gentilshommes  de  les 
conduire  auprès  de  Cervantes,  ce  qu'ils  acceptèrent  avec  empres- 
sement, demandant  qu'on  les  renseignât  sur  son  âge,  sa  profes- 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  599 

sion,  sa  qualité  et  sa  situation  de  fortune.  «  Je  fus  contraint, 
écrit  alors  le  chapelain,  de  leur  avouer  qu'il  était  vieux,  soldat, 
hidalgo  et  pauvre.  A  quoi  l'un  des  gentilshommes  répondit  : 
Et  cet  homme,  l'Espagne  ne  l'a  pas  comblé  de  richesses  et  ne 
le  nourrit  pas  aux  frais  du  trésor  public?  Mais  un  autre  ajouta 
finement  :  «  Si  le  besoin  l'oblige  à  écrire,  plaise  à  Dieu  qu'il  ne 
connaisse  jamais  l'abondance,  afin  qu'en  restant  pauvre  il  enri- 
chisse le  monde  avec  ses  œuvres.  »  Le  chapelain,  rapporteur  de 
cette  conversation,  se  nommait  le  licencié  Marquez  Torres;  il  l'a 
consignée  dans  sa  censure  du  deuxième  Don  Quichotte  et  avec 
tant  de  tact  et  d'aimable  simplicité  qu'on  a  supposé  non  sans 
raison  que  Cervantes  avait  lui-même  tenu  la  plume.  On  ne  nous 
a  pas  appris  si  les  gentilshommes  visitèrent  vraiment  le  pauvre 
grand  homme,  déjà  bien  fourbu  et  prêt  à  réciter  ces  vers  qu'il 
inscrivit  l'an  d'après,  quatre  jours  avant  de  mourir,  dans  la 
dédicace  du  Persiles  :  «  Un  pied  passé  dans  rétrier  et  en  proie 
à  des  transes  mortelles...  »  Qu'ils  l'aient  vu  ou  non,  nos  Français 
ont  en  tout  cas  approché  de  bien  près  l'immortel  écrivain  et 
se  sont  apitoyés  sur  les  infortunes  de  ses  dernières  années  qui 
ne  touchèrent  pas  beaucoup  ses  propres  compatriotes. 

L'Angleterre  a  précédé  la  France  dans  la  connaissance  du 
Don  Quichotte,  puisque  la  traduction  de  Thomas  Shelton 
devança  de  deux  ans  celle  de  César  Oudin.  A  bien  des  égards, 
['Angleterre  peut  être  considérée  comme  la  seconde  patrie  de 
Cervantes.  En  aucun  pays,  il  n'a  compté  autant  d'admirateurs, 
autant  de  disciples.  Tous  les  humouristes  anglais,  depuis  les 
plus  grands,  tels  que  Fielding  et  Sterne,  doivent  quelque  chose 
à  l'Espagnol  :  leur  humour  dérive  en  bonne  partie  du  sien.  Mais 
si  Cervantes  a  rendu  aux  Anglais  le  service  d'inspirer  quelques- 
uns  de  leurs  meilleurs  conteurs  et  de  façonner  leur  talent,  les 
Anglais  en  revanche  ont  rendu  ce  service  à  Cervantes  qu'ils  ont 
obligé  les  Espagnols  à  le  relire  plus  attentivement,  à  le  prendre 
au  sérieux  et  a  s'enquérir  des  vicissitudes  de  son  existence,  ce 
que  pendant  longtemps  ils  avaient  tout  à  fait  négligé  de  faire. 
11  arriva  en  effet  que  la  reine  Caroline,  femme  de  George  II, 
désireuse  de  compléter  une  collection  d'auteurs  choisis  qu'elle 
avait  formée  en  y  introduisant  le  Don  Quichotte,  s'adressa  au. 
baron  de  Carteret,  qui,  ne  trouvant  aucune  édition  du  roman 
digne  de  la  Reine,  s'occupa  d'en  faire  exécuter  une  nouvelle  a 
Londres,  avec  ce  luxe  typographique  si  commun  en  Angleterre. 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

et  d'y  joindre  une  vie  de  l'auteur  qu'il  demanda  à  un  érudit 
espagnol  très  qualifié,  Don  Gregorio  Mayans  y  Siscar.  Quoique 
sans  doute  un  peu  ému  de  cette  prétention  anglaise  d'exhumer 
un  auteur  espagnol  trop  oublié,  Mayans  s'acquitta  fort  convena- 
blement de  sa  besogne  ;  il  composa  une  biographie  de  Cervantes, 
surtout  d'après  ses  œuvres,  très  méritoire  et  que  personne  alors 
n'eût  mieux  exécutée  que  lui.  Grâce  à  cette  belle  édition  de  lord 
Carteret,  les  Anglais  purent  s'octroyer  ce  plaisir  incomparable, 
dira  Byron  plus  tard,  de  lire  commodément  le  Don  Quichotte 
dans  le  texte  : 

To  read  Don  Quixote  in  the  original, 
A  pleasure  before  which  ail  others  vanish. 

Lire  c'était  déjà  bien;  comprendre  vaut  encore  mieux.  Or, 
le  Don  Quichotte  offrait  aux  Anglais  comme  à  tous  les  étrangers 
bon  nombre  de  difficultés  de  fond  et  de  forme,  sur  lesquelles  la 
plupart  des  traducteurs  sautent  d'habitude  à  pieds  joints,  mais 
que  les  fervens  anglais  de  Cervantes  avaient  à  cœur  d'élucider. 
L'un  d'eux,  le  Révérend  John  Bowle,  se  mit  à  l'œuvre  avec  un 
zèle  admirable  et  aboutit  en  1781  à  gratifier  ses  compatriotes 
studieux  d'un  commentaire  très  nourri  du  Don  Quichotte,  pre- 
mier essai  d'interprétation  du  célèbre  roman,  aujourd'hui  vieilli, 
mais  encore  utilisable,  surtout  pour  ce  qui  concerne  les  cheva- 
leries, auxquelles  Bowle  prit  la  peine  de  s'initier.  Entre  temps, 
le  romancier  Smollett,  auteur  d'une  nouvelle  traduction  du 
Don  Quichotte,  eut  le  premier  le  mérite  d'identifier  avec  le  nôtre 
le  Cervantes  dont  il  est  beaucoup  parlé  dans  la  Topographie 
et  histoire  d'Alger  du  moine  bénédictin  Diego  de  Haedo,  ouvrage 
inappréciable  pour  la  connaissance  des  bagnes,  ce  qui  lui 
permit  d'asseoir  sur  un  fondement  solide  l'histoire  de  la  capti- 
vité de  l'écrivain  et  de  déterminer  enfin  son  vrai  lieu  de 
naissance. 

Aussitôt  que  les  Espagnols,  selon  l'expression  de  Mérimée,  se 
furent  aperçus  que  Cervantes  était  le  meilleur  de  leurs  écrivains 
parce  que  toute  l'Europe  l'avait  proclamé  tel,  ils  se  décidèrent 
à  entrer  dans  la  voie. ouverte  par  les  Anglais  et  à  traiter  le 
Don  Quichotte  avec  les  honneurs  dus  à  un  ouvrage  classique  : 
de  là  des  éditions  annotées  comme  celle  de  Pellicer,  dont  les 
curiosités  érudites  et  certaines  conjectures  ou  corrections  ingé- 
nieuses  piquent  encore  l'attention;   de  là   surtout  la   Vie  de 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  60  i 

Migue.l  de  Cervantes  Saavedra,  de  Don  Martin  Fernandez  de 
Navarrete,  publiée  en  1819,  livre  excellent,  aussi  remarquable 
par  l'étendue  des  recherches  que  par  un  esprit  critique  toujours 
en  éveil  et  un  jugement  très  sain.  A  ce  livre,  qui  n'a  presque 
rien  perdu  de  sa  valeur,  se  rattachent  tous  les  travaux  biogra- 
phiques publiés  depuis  ;  c'est  toujours  à  Navarrete  qu'il  faut 
recourir  pour  s'orienter  et  avant  de  s'engager  dans  de  nou- 
velles investigations.  Le  premier  âge  des  études  cervantesques 
en  Espagne  se  termine  par  le  commentaire  du  Don  Quichotte 
de  Don  Diego  Clemencin,  qui  se  substitua  avantageusement  aux 
commentaires  antérieurs  de  Bowle  et  de  Pellicer.  Le  nouvel 
interprète  entoura,  et  parfois  jusqu'à  l'étouffer  un  peu,  le  texte 
du  roman  d'une  glose  continue  où  il  condensa  le  fruit 
d'immenses  lectures.  Histoire,  usages,  allusions  aux  choses  du 
jour,  emprunts  aux  livres  de  chevaleries,  tout  ce  qui  reste  lettre 
morte  pour  le  commun  des  lecteurs  est  ici  soigneusement  relevé 
et  en  bien  des  cas  élucidé  avec  bonheur.  La  partie  faible  ce  sont 
les  notes  grammaticales  :  Glemencin,  plus  historien  que  gram- 
mairien, ne  connaissait  pas  assez  la  langue  du  xvie  siècle  pour 
se  permettre  d'en  remontrer  à  Cervantes. 

Après  le  commentaire  de  Clemencin,  l'Espagne  érudite  se 
reposa  un  peu  et  crut  avoir  suffisamment  rattrapé  l'avance  prise 
sur  elle  par  les  étrangers.  Aussi  bien,  les  années  1830  à  1880 
environ  ne  furent  pas  chez  nos  voisins  très  favorables  au  tra- 
vail littéraire.  L'édifice,  d'ailleurs  assez  vermoulu,  des  vieilles 
universités  espagnoles  s'était  écroulé  pendant  la  guerre  de 
l'Indépendance  et  n'avait  été  remplacé  que  par  des  constructions 
hâtivement  échafaudées  ;  des  centres  doctes,  créés  par  diverses 
congrégations  religieuses  au  xvme  siècle,  disparurent  égale- 
ment, et  les  guerres  civiles  qui  ensanglantèrent  le  pays  pen- 
dant si  longtemps  détournèrent  la  jeunesse  des  études  d'érudi- 
tion qui  exigent  le  calme  et  la  méthode.  En  outre,  l'effervescence 
romantique  exerça  une  action  néfaste  sur  les  milieux  intellec- 
tuels en  surexcitant  beaucoup  d'esprits  déjà  trop  enclins  de  leur 
nature  à  l'improvisation  et  à  la  recherche  de  succès  bruyans  et 
faciles.  Ce  fut  alors  qu'on  vit  naître  le  cervantisme ,  fâcheuse 
manie  de  dilettantes  qui  prétendirent  accaparer  Cervantes,  lui 
vouèrent  un  culte  exclusif  et  excessif,  frisant  le  ridicule,  et 
gâchèrent  beaucoup  de  papier  en  élucubrations  fantasques, 
dépourvues  de  tout  intérêt.  Un  tel  dévergondage  littéraire  eut 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

les  conséquences  qu'on  pouvait  prévoir  :  il  dégoûta  les  gens 
raisonnables  d'un  écrivain  si  maladroitement  prôné  par  ses 
adorateurs  et  les  cervantistes  devinrent  la  risée  de  la  foule, 
L'anecdote  suivante,  qui  a  beaucoup  circulé  en  Espagne, 
dénonce  assez  plaisamment  les  excès  du  cervantisme.  Dans 
quelque  bourg  perdu  de  la  Vieille-Caslille,  dit-on,  un  vieillard, 
sentant  sa  fin  prochaine,  convoqua  ses  parens  les  plus  proches 
pour  leur  faire  une  grave  révélation.  Groupés  autour  du  mori- 
bond, tous  attendaient  avec  anxiété  qui  l'aveu  d'une  faute,  qui 
la  désignation  précise  de  quelque  trésor  caché.  L'homme  alors, 
s'étant  péniblement  levé  sur  son  séant,  prononça  d'une  voix 
caverneuse  ces  paroles  mémorables  :  «  Le  Don  Quichotte  m'en- 
nuie »  (nie  fasiidia  el  Quijote),  puis  il  retomba  et  rendit  son 
dernier  soupir. 

Dès  1880  environ,  et  sous  l'influence  bienfaisante  de  Menén- 
dez  y  Pelayo,  le  grand  historien  de  la  littérature  espagnole  et 
le  restaurateur  des  bonnes  études  en  son  pays,  il  y  eut  par  delà 
les  monts,  en  faveur  de  Cervantes,  une  reprise  d'activité  de 
bon  aloi.  Après  tant  de  niaiseries  et  de  puérilités,  quelques 
esprits  rassis  recommencèrent  le  travail  utile  interrompu 
depuis  Clemencin  et  s'efforcèrent  de  remplir  les  lacunes  lais- 
sées par  les  érudits  du  xvnr9  siècle.  Ces  nouveaux  efforts,  cou- 
ronnés par  les  publications  du  centenaire  de  1903,  ont  produit 
d'importans  résultats.  Il  serait  long  et  hors  de  propos  de  recen- 
ser ces  travaux,  qui  se  composent  ou  de  recueils  de  documens, 
—  les  plus  recommandables  sont  ceux  d'un  ecclésiastique  grand 
fureteur  d'archives  de  notaires,  feu  Perez  Pastor,  —  ou  de 
lexiques  de  la  langue  de  Cervantes,  ou  de  fac-similés  d'an- 
ciennes impressions,  ou  enfin  d'éditions  annotées  du  Don 
Quichotte  et  de  quelques  nouvelles.  Les  Espagnols  ne  possèdent 
pas  encore  la  dextérité  ni  la  méthode  rigoureuse  des  éditeurs 
de  Dante  et  de  Shakespeare  ou  des  collaborateurs  à  la  collection 
de  nos  Grands  écrivains.  L'art  d'éditer  un  texte,  de  le  tourner 
et  de  le  retourner,  pour  en  extraire  tout  le  suc,  exige  une 
patience  et  une  minutie  qui  ne  leur  sourient  pas  beaucoup;  ils 
y  arriveront  sans  doute,  surtout  s'ils  se  sentent  contrôlés  et  sti- 
mulés par  la  concurrence  étrangère.  Celle-ci  ne  chôme  pas,  et 
ce  sont,  une  fois  de  plus,  les  Anglais  qui  marchent  à  l'avant- 
garde.  Parmi  leurs  travaux,  rien  de  mieux  conçu,  par  exemple, 
que    cette   traduction   anglaise   des   œuvres  complètes  de  Cer- 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  603 

vantes,  publiée  par  un  libraire  de  Glasgow  et  munie  de  fort 
bonnes  introductions  d'un  vrai  connaisseur,  M.  Fitzmaurice- 
Kelly. 


II 


Avec  le  secours  d'un  pareil  outillage,  il  semble  que  l'inter- 
prétation du  grand  roman  de  Cervantes  ne  devrait  plus  offrir 
de  difficultés  sérieuses  et  que  les  desseins  avoués  ou  cachés  de 
l'auteur  devraient  apparaître  très  nettement  à  tout  lecteur 
quelque  peu  réfléchi.  On  ne  saurait  dire  qu'il  en  soit  ainsi. 
Rien  que  sur  la  pensée  fondamentale  du  livre,  commentateurs 
et  critiques  ne  tombent  pas  d'accord  et  continuent  de  discuter. 
Le  Don  Quichotte,  comme  Cervantes  l'a  donné  à  entendre,  par- 
lant en  son  nom  ou  par  la  bouche  de  ses  personnages,  est-il 
une  machine  de  guerre  destinée  simplement  à  ruiner  ces 
fameuses  chevaleries,  qui  avaient  comme  intoxiqué  la  nation, 
ou  bien,  sous  le  couvert  d'une  satire  littéraire,  ne  viserait-il 
pas  plutôt  la  société  espagnole  tout  entière,  et  en  particulier 
certaines  institutions  remontant  au  Moyen  Age,  dont  le  prin- 
cipe se  trouvait  en  contradiction  avec  les  nouvelles  destinées 
de  l'Espagne  et  causait  son  grand  malaise?  Avant  de  répondre 
à  cette  question,  il  importe  d'examiner  les  motifs  de  la  mau- 
vaise humeur  qui  se  serait  manifestée  chez  quelques  Espagnols, 
lors  de  l'apparition  du  Don  Quichotte.  Quels  étaient  donc  ces 
esprits  chagrins  dont  il  a  été  parlé  et  que  trouvèrent-ils  à 
objecter  au  roman?  Peut-être  de  leurs  critiques  verrons-nous 
jaillir  quelque  lumière. 

Un  Espagnol,  rencontré  à  Bruxelles  vers  1665  par  Sir 
William  Temple,  fit  au  diplomate  anglais  cette  confidence  que 
l'histoire  de  Don  Quichotte  avait,  à  son  avis,  détruit  jusque 
dans  ses  fondemens  la  monarchie  espagnole  par  le  discrédit 
qu'elle  jeta  sur  le  sentiment  de  l'honneur  et  de  l'amour  désin- 
téressé. Grâce  à  son  inimitable  humour,  Cervantes  serait  arrivé 
à  ce  .résultat  que  les  Espagnols,  pour  échapper  au  ridicule, 
n'auraient  plus  combattu  et  aimé  que  poussés  par  le  plus  vil 
intérêt  et  pour  satisfaire  de  bas  instincts.  Le  récit  de  Temple 
aurait  peut-être  passé  inaperçu;  mais  il  tomba  sous  les  yeux  de 
Byron,  qui  en  prit  prétexte  pour  invectiver  Cervantes  au  trei- 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

zième  chant  du  Don  Juan,  donnant  ainsi  aux  plaintes  de 
l'Espagnol  de  Bruxelles  une  notoriété  mondiale.  Cervantes, 
dit-il,  en  raillant  la  chevalerie  espagnole,  l'a  complètement 
anéantie,  et  à  partir  de  ce  jour,  l'Espagne  n'a  plus  guère 
enfanté  de  héros.  La  gloire  de  l'écrivain  a  été  chèrement  payée 
par  la  ruine  de  sa  patrie. 

And  therefore  hâve  his  volumes  done  such  harm, 
That  ail  their  glory,  as  a  composition, 
Was  dearly  purchased  by  his  land's  perdition. 

En  Espagne  aussi,  l'opposition  continua.  Vers  le  milieu  du 
xvme  siècle,  un  nationaliste  renforcé  du  nom  de  Marujan  attaqua 
Cervantes  et  lui  reprocha  en  termes  très  amers  d'avoir  mis  en  si 
mauvaise  posture  son  chevalier.  Les  coups,  dit-il,  dont  il  laisse 
accabler  Don  Quichotte,  tous  les  Espagnols  les  ont  reçus,  et 
cependant,  par  une  sotte  inadvertance,  ils  n'ont  pas  reconnu 
dans  l'auteur  le  bourreau  de  l'honneur  castillan.  «  Dès  qu'il 
eut  franchi  nos  frontières,  le  livre  fournit  aux  étrangers  un  bon 
prétexte  pour  se  gausser  de  nous.  Ils  nous  le  renvoyèrent  réim- 
primé et  traduit,  illustré  de  leurs  dessins,  tissé  dans  leurs 
tapis,  sculpté  dans  leurs  marbres,  et,  en  nous  le  rendant,  ils 
nous  dirent  :  Petits  niais,  regardez-vous  en  ce  miroir,  vous  y 
verrez  ce  que  vous  étiez  jadis  et  ce  que  vous  êtes  maintenant.  » 
Faut-il  encore  citer  cette  phrase  de  Capmany,  auteur  du  Théâtre 
historico-critique  de  l'éloquence  espagnole ,  ouvrage  qui  fit  auto- 
rité à  la  fin  du  xvme  siècle,  et  où  on  lit  que  le  Don  Quichotte 
«  fut  d'abord  peu  apprécié  par  les  contemporains  et  détesté  du 
vulgaire?  »  Quel  vulgaire?  Quoique  Capmany  ne  l'explique 
pas,  il  semble  qu'il  ait  voulu  ici  se  ranger  à  l'opinion  des  deux 
autres  Espagnols.  Ces  témoignages,  même  si  on  ne  leur  accorde 
pas  une  très  grande  valeur,  permettent  d'entrevoir  qu'une 
partie  au  moins  de  la  nation  ne  se  laissa  pas  tromper  par  le 
comique  des  aventures,  qu'elle  n'attacha  guère  d'importance  à 
la  critique  des  chevaleries,  mais  que,  derrière  cette,  façade,  elle 
aperçut  l'intention  de  peindre  un  type  social  où  s'incarnait  la 
vieille  Espagne  et  d'en  montrer  le  -dangereux  anachronisme. 
Bref,  le  Don  Quichotte,  aux  yeux  d'un  groupe  d'Espagnols  clair- 
voyans  et  patriotes,  passa  pour  une  satire  de  Yhidalguisme. 

Toute  l'histoire  sociale  de  l'Espagne  au  xvie  siècle  tient  dans 
l'antagonisme  entre  trois  classes  :  la  masse  des  vilains  taillables 


LE  TROISIÈME  CENTENAIRE  DE  CERVANTES.        605 

et  cDrvéables,  qui  forme  comme  partout  la  première  assise  de 
la  nation,  celle  qui  tient  aux  entrailles  de  la  terre;  seconde- 
ment, la  gentilhoinmerie  citadine  ou  campagnarde,  c'est-à-dire 
les  hidalgos,  et,  en  troisième  lieu,  la  noblesse  patentée  de  tous 
degrés,  depuis  le  simple  caballero  jusqu'aux  comtes,  marquis  et 
ducs,  qui  continuent  en  une  certaine  mesure  les  riches-hommes 
du  Moyen  Age.  Chacune  de  ces  classes  observe  sa  voisine  et  la 
hait,  les  deux  privile'gie'es  s'enfermant  dans  les  limites  de  leur 
domaine  et  repoussant  impérieusement  tout  empiétement  des 
inférieurs  :  elles  ont  leur  étiquette  immuable  qu'on  n'enfreint 
pas  sans  danger.  Combien  d'épées  sortirent  de  leur  fourreau  en 
Espagne  pour  un  Don  omis  involontairement  ou  à  dessein, 
pour  une  Grâce  substituée  à  une  Seigneurie!  Celte  hiérarchie 
de  classes  existe  aussi  ailleurs,  chez  presque  toutes  les  nations 
de  l'Europe  chrétienne  ;  mais  ce  qui  distingue  des  autres  la 
nation  espagnole,  c'est  l'importance  extraordinaire  que  prit,  dès 
avant  le  xvie  siècle,  la  classe  intermédiaire  du  petit  gentil- 
homme, de  l'hidalgo.  Les  étrangers  voyageant  à  travers  la 
Péninsule  en  étaient  frappés  et  notent  cette  particularité  dans 
leurs  relations.  Rappelons  seulement  le  portrait  en  raccourci, 
tracé  vers  4460  par  notre  compatriote  Robert  Gaguin,  du  pauvre 
écuyer  castillan,  qui,  satisfait  d'avoir  vécu  misérablement  dans 
la  domesticité  d'un  riche  seigneur,  ne  laisse  en  mourant  à  ses 
héritiers  que  sa  rondache,  son  épée  et  sa  dague,  son  épieu  et  sa 
lance,  son  carquois  et  son  arbalète.  Ne  voilà-t-il  pas  à  peu  de 
choses  près  le  mobilier  de  Don  Quichotte  ?  Chacun  en  Castille 
voulant  être  noble  par  point  d'honneur  et  aussi  par  intérêt, 
afin  de  se  soustraire  à  des  charges  fiscales,  à  l'avilissante  taille 
que  seuls  payent  les  vilains,  il  fallait  avoir  recours  à  toutes 
sortes  de  pratiques,  souvent  peu  licites,  pour  s'assurer  la  qualité 
de  gentilhomme  :  acquérir  des  preuves  de  vie  noble  et  de  pureté 
de  sang,  telle  était  la  grande  occupation  de  quiconque  cherchait 
à  fuir  l'abjection  de  la  vie  laborieuse  et  des  métiers  méca- 
niques. L'énorme  quantité  d'anciens  brevets  de  noblesse,  de 
carias  de  hidalguia,  que  recèlent  les  arrière-boutiques  des 
libraires  espagnols,  atteste  cette  fièvre  nobiliaire  dont  furent 
atteints  tant  de  contemporains  de  Cervantes.  Lui-même  en 
souffrit  cruellement,  plus  qu'il  ne  l'a  avoué  ;  lui  trop  pauvre 
pour  s'offrir  le  luxe  d'un  brevet  et  à  qui  ne  fut  jamais  reconnu 
le  droit  de  porter  le  Don,  il  a  pu  mesurer  la  profonde  ironie  de 


606  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

ce  mot  d'hidalgo,  —  proprement  :  fils  de  quelque  chose, —  dont 
il  se  parait  néanmoins  :  «  Adieu, s'écrie-t-il  quelque  part,  adieu, 
faim  pénétrante  de  l'hidalgo,  pour  n'y  point  succomber,  j'aime 
mieux  sortir  de  mon  pays  et  de  moi-même.  » 

L'hidalguisme,  plaie  des  plus  malignes  de  l'Espagne  de  la 
grande  e'poque,  contribua  cependant  en  une  certaine  manière  à 
sa  splendeur.  L'extraordinaire  dépense  d'énergie  physique  et 
morale,  que  réclamèrent  les  grandes  entreprises  réalisées  par 
la  monarchie  des  Rois  catholiques,  de  Charles-Quint  et  des 
premiers  Philippe,  incomba  surtout  à  cette  petite  noblesse,  à 
ces  hidalgos  pauvres  qui  ne  pouvaient  trouver  que  dans  la 
carrière  des  armes  la  satisfaction  de  leur  orgueil  de  caste  et  de 
leurs  besoins.  Ils  suivirent  Gonsalve  de  Cordoue  en  Italie  et 
Fernand  Cortés  à  Mexico,  ils  chargèrent  avec  Charles-Quint  à 
Miïhlberg,  ils  combattirent  avec  Don  Juan  d'Autriche  à  Lépante, 
ils  cheminèrent  sur  les  dunes  de  Hollande  avec  Albe,  Requesens 
et  Farnèse.  Cervantes,  qui  jusqu'à  ses  derniers  momens  et 
longtemps  après  avoir  déposé  la  pique  se  réclama  de  sa  qualité 
de  soldat,  rappelant  à  ses  envieux  et  à  ses  calomniateurs 
l'honorable  blessure  qu'il  reçut  au  cours  de  la  bataille  que  les 
Espagnols  appellent  par  excellence  la  Navale,  Cervantes  se 
rendait  compte  de  la  force  de  résistance  que  ce  noyau  de 
soldats  d'élite,  recrutés  parmi  les  nobles  pauvres,  procurait  aux 
armées  catholiques;  mais  il  apercevait  aussi  les  graves  dangers 
de  l'accroissement  indéfini  d'une  classe  moyenne  décidée  à 
vivre  noblement,  c'est-à-dire  sans  participer  aux  charges  du 
commun  et  en  traînant  une  existence  oisive  et  inutile,  attendu 
que  les  hidalgos  qui  ne  s'enrôlaient  pas  sous  les  étendards  du 
Roi,  croupissaient  dans  des  emplois  de  basse  domesticité,  ou 
vivaient  chichement,  enfermés  en  leur  manoir,  du  misérable 
produit  de  quelques  lopins  de  terre. 

Cervantes  a  donc  peint  l'hidalgo  castillan  de  son  temps  tel 
qu'il  le  voyait  autour  de  lui  et  tel  qu'il  le  voyait  en  lui-même, 
puisque  Don  Quichotte  en  définitive  est  la  chair  de  sa  chair 
et  le  sang  de  son  sang.  Il  a  montré  ses  travers  et  ses  ridicules, 
mais  en  grand  artiste  il  s'est  arrangé  à  ne  jamais  le  rendre 
méprisable.  Le  mot  du  vieux  Samuel  Johnson  appliqué  au  bon 
chevalier  reste  toujours  vrai  :  commonly  ridiculoits,  but  never 
contemptible.  Don  Quichotte  est  un  gentilhomme  campagnard 
bien  appris,  de  tenue  correcte,  sans  mesquinerie  choquante  et, 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  601 

de  plus,  judicieux  et  avisé  toutes  les  fois  que  sa  terrible  manie 
ne  lui  détraque  pas  la  cervelle  ;  il  n'a  donc  rien  des  allures 
misérables  et  de  la  répugnante  grossièreté  de  l'hidalgo  du 
théâtre  populaire.  Quand  Sancho,  pour  éclairer  son  maître  sur 
l'opinion  qu'on  a  de  lui,  raconte  que  les  chevaliers  de  l'endroit 
trouvent  mauvais  que  les  hidalgos  cherchent  à  se  hausser 
jusqu'à  eux,  surtout  ces  hidalgos  de  l'espèce  écuyère  qui  cirent 
leurs  souliers  avec  du  noir  de  fumée  et  reprisent  leurs  bas 
avec  de  la  soie  verte,  Don  Quichotte  riposte  que  ces  cri- 
tiques ne  l'atteignent  pas,  car  il  est  toujours  bien  vêtu,  non 
raccommodé,  tout  au  plus  un  peu  déchiré,  mais  de  déchirures 
honorables  qui  tiennent  au  métier  qu'il  exerce.  La  sympathie 
que  Cervantes  éprouvait  pour  son  héros,  et  qui  s'est  traduite 
par  quelques  traits  adorables  qu'il  lui  a  prêtés,  nous  la 
retrouvons  souvent  à  l'adresse  des  hidalgos  en  général,  même 
dans  les  dernières  couches  de  la  société.  Quelque  mal  dis- 
posés que  les  vilains  fussent  à  l'égard  de  ces  privilégiés,  iis 
leur  gardaient  toutefois  une  certaine  estime,  ils  admiraient 
secrètement  des  gens  d'une  autre  essence  que  la  leur,  résignés, 
par  esprit  de  corps  et  pour  ne  pas  déroger,  à  s'imposer  les  plus 
dures  privations.  Dans  un  merveilleux  chapitre  du  Lazarille  de 
Tonnes,  dont  Cervantes  s'est  souvenu,  ne  voyons-nous  pas  le 
jeune  garçon,  que  la  misère  a  rendu  haineux  et  qui  ne  par- 
donne ni  à  l'aveugle  ni  au  curé  de  village  leur  dureté  ou  leui 
avarice,  s'attendrir  à  la  vue  de  son  troisième  maître,  l'écuyei 
famélique,  victime  du  «  maudit  honneur,  »  jusqu'à  partager 
avec  lui  le  produit  de  ses  mendicités?  «  Cet  homme,  me  disais- 
Je,  est  pauvre,  et  personne  ne  donne  ce  qu'il  n'a  pas,  mais 
l'avaricieux  aveugle  et  le  ladre  prêtre  de  malheur  qui  vivaient 
de  la  grâce  de  Dieu,  l'un  en  se  faisant  baiser  les  mains,  l'autre 
en  déliant  sa  langue,  et  me  tuaient  de  faim,  ceux-là  il  est 
juste  de  les  haïr,  comme  il  est  juste  d'avoir  compassion  de 
celui-ci...  D'une  chose  seulement  j'étais  un  peu  mécontent  : 
j'aurais  voulu  qu'il  n'eût  pas  autant  de  présomption  et  qu'il 
abaissât  un  peu  son  orgueil  à  mesure  que  montait  sa  nécessité  ; 
mais  c'est,  à  ce  qu'il  semble,  une  règle  entre  eux  observée  et 
suivie  qu'encore  qu'ils  étaient  vaillant  un  denier,  leur  bonnet 
reste  planté  à  sa  place.  Le  Seigneur  y  veuille  remédier,  ou  ils 
mourront  de  ce  mal.  » 

Cervantes  ne  s'est  pas  seulement  proposé  de  décrire  l'esoèce 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

sociale  à  laquelle  il  appartenait  et  dont  une  longue  expérience 
lui  avait  révélé  les  tristes  servitudes  à  côté  de  quelques  gran- 
deurs :  en  promenant  Don  Quichotte  et  Sancho  sur  toutes  les 
routes  d'Espagne,  son  cadre  s'est  élargi,  et  il  y  a  mis  bien 
d'autres  variétés  du  monde  espagnol,  depuis  les  galériens  et  les 
montreurs  de  marionnettes,  les  aubergistes  et  les  souillons  de 
cuisine,  les  muletiers  et  les  soldats  réformés  jusqu'au  paysan 
cossu,  au  magistrat,  au  médecin,  au  noble  titré  et  au  grand 
d'Espagne,  maître  souverain  en  son  «  état  :  »  sans  parler  des 
types  provinciaux,  Andalous,  Castillans  et  Catalans,  et  des 
derniers  musulmans  espagnols,  ces  malheureux  Morisques,  sur 
lesquels,  à  la  veille  presque  de  leur  expulsion  définitive 
d'Espagne,  il  a  répandu  tout  ce  qu'il  avait  amassé  de  haine 
contre  le  Croissant  pendant  sa  captivité  dans  les  bagnes  d'Alger. 
En  somme,  on  peut  appliquer  à  Cervantes  ce  que  Sancho  disait 
de  son  maître  :  «  Je  croyais  bonnement  qu'il  ne  savait  que  ce 
qui  a  trait  à  ses  chevaleries,  mais  maintenant  je  crois  qu'il  n'y 
a  plat  où  il  ne  pique-  et  ne  laisse  de  mettre  sa  cuillère.  »  Toute 
l'Espagne  s'est  mirée  dans  son  miroir,  et  à  ce  titre  il  n'y  a 
aucune  exagération  à  reconnaître  dans  le  Don  Quichotte  le  grand 
roman  social  du  xvie  siècle  espagnol,  de  la  seconde  moitié 
surtout. 

Certains  personnages  que  Cervantes  nous  montre  dans  son 
livre  et  certains  sous-entendus  qu'on  a  prétendu  y  découvrir 
ont  donné  lieu  à  des  hypothèses  très  risquées  et  à  des  interpré- 
tations fantaisistes  que  rien  ne  justifie.  Le  Don  Quichotte  n'est 
pas  un  roman  à  clef.  Il  est  possible  que  Cervantes  ait  peint 
d'après  nature  tel  ou  tel  personnage,  possible  aussi  que  le  héros 
lui-même  nous  représente  quelque  hidalgo  maniaque  de  son 
voisinage,  aucun  nom  historique  célèbre  ne  saurait  être  substitué 
aux  noms  imaginés  par  l'auteur.  Don  Quichotte  n'est  ni  Charles- 
Quint  ni  le  duc  de  Lerme,  comme  on  l'a  supposé  très  inconsidé- 
rément. Quoique  fort  instruit  dès  tares  du  régime  gouverne- 
mental et  administratif  de  son  pays,  Cervantes  ne  s'est  jamais 
senti  la  vocation  d'un  frondeur  politique  ni  d'un  réformateur  ; 
jamais  il  ne  se  serait  permis  de  satiriser  un  ministre  tout-puis- 
sant, ni  de  projeter  une  ombre  sur  la  mémoire  d'un  grand  sou- 
verain. Charles-Quint,  l'homme  le  moins  aventureux  du 
inonde,  n'offre  au  moral  rien  qui  permette  de  le  comparer  à 
Don  Quichotte;  son  physique  seul, tel  qu'il  ressort  des  portraits 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.-  609 

du  Titien,  de  celai  notamment  qui  le  montre  achevai,  la  lance 
à  la  main  et  prêt  à  fondre  sur  les  protestans  allemands,  pourrait 
faire  penser  au  Chevalier  à  la  triste  figure,  et  les  illustrateurs 
du  Don  Quichotte  n'ont  pas  été  des  derniers  à  noter  cette  res- 
semblance et  à  s'en  servir;  mais  c'est  tout  :  les  noms  du  roman 
ne  cachent  certainement  aucune  personnalité  célèbre.  En 
revanche,  d'un  bout  à  l'autre  du  livre,  le  système  administratif 
de  Philippe  II  est  certainement  visé,  et  si  Cervantes  ménage  la 
personne  du  Roi  en  la  passant  sous  silence,  il  ne  ménage  guère 
les  pratiques  de  son  gouvernement  ni  la  conduite  de  ses  agens. 
On  peut  croire  aussi  qu'il  a  démêlé  l'esprit  chimérique  des 
entreprises  extérieures  de  Philippe  II.  Témoin  des  progrès  de 
la  puissance  ottomane  dans  la  Méditerranée,  malgré  Lépante, 
et  de  l'insuccès  des  tentatives  faites  pour  l'enrayer,  Cervantes, 
en  sa  qualité  aussi  de  pourvoyeur  de  la  grande  Armada,  put 
mesurer  la  folie  de  cette  expédition  mal  préparée  et  plus  mal 
exécutée,  et  assista  ensuite  aux  échecs  diplomatiques  et  mili- 
taires des  dernières  années  du  règne.  Les  déceptions  cruelles 
qui  affligèrent  le  sombre  roi  au  fond  de  son  Escurial  n'ont- 
elles  pas  quelque  analogie  avec  celles  que  Don  Quichotte 
récolta  pendant  ses  chevauchées  ?  N'y  a-t-il  pas  dans  le  fana- 
tisme de  Philippe  II  quelque  chose  qui  rappelle  la  manie  de 
Don  Quichotte  et  la  crédulité  de  Sancho  ?  Les  moulins  à  vent  du 
Roi,  ce  sont  les  hérétiques,  il  en  voit  partout  et  se  persuade 
qu'il  les  exterminera  jusqu'au  dernier  :  seulement,  les  Flamands 
résistent,  la  moitié  des  Pays-Bas  se  libère  de  son  joug  et  fonde 
une  république.  Il  rêve,  comme  l'écuyer,  de  conquérir  une  île 
et  d'en  devenir  le  maître  :  ses  bateaux  sont  coulés  ou  sombrent 
dans  la  tempête.  Il  veut  alors,  avec  l'aide  de  la  maison  de  Lor- 
raine, s'emparer  d'abord  de  la  Bretagne,  pour  s'assurer  une  base 
navale  contre  l'Angleterre,  puis  de  la  couronne  de  France  qu'il 
réserve  à  sa  fille  chérie,  Isabelle;  mais  il  a  compté  sans  le  bon 
sens  et  le  patriotisme  de  Jacques  Bonhomme,  nous  nous  ressai- 
sissons et  les  derniers  Espagnols  de  la  Ligue  quittent  Paris, 
salués  par  Henri  IV,  qui  leur  souhaite  bon  voyage  en  les  priant 
de  ne  pas  revenir.  De  ce  rapprochement,  qu'il  ne  faudrait  pas 
pousser  à  l'absurde,  résulterait  au  moins  que,  si  Cervantes  n'a 
pas  eu  la  pensée  de  s'attaquer  au  souverain  lui-même,  il  a,  au 
moyen  de  Don  Quichotte,  de  Sancho  et  de  leurs  comparses, 
indirectement  fustigé  le  régime  dont  ils  sont  la  vivante  image. 
tomb  xxxiii.  —  1916.  39 


610  REVUE    DES    DEUX    MONDES.^ 

Convaincu  que  l'Espagne,  affaiblie  par  une  trop  grande  déper- 
dition de  forces  matérielles  et  humaines  aussi  bien  que  par 
une  organisation  sociale  incompatible  avec  le  rôle  qu'elle 
voulait  tenir  dans  le  monde,  ne  réaliserait  pas  les  rêves  de  ses 
gouvernans,  il  a  préféré  rire  de  cette  déconvenue  pour  ne  pas 
être  obligé  d'en  pleurer.  Ce  rire,  quoique  tempéré  et  sans  amer- 
tume, déplut  fort  aux  défenseurs  de  l'hidalguisme,  à  ces  vieux 
Castillans  ombrageux  qui  accusèrent  Cervantes  d'avoir  insulté 
à  leurs  convictions  intimes  en  écrivant  la  satire  burlesque  de 
l'héroïsme  national.  Sans  doute  on  n'admettra  pas  avec  les  plus 
exaltés  d'entre  eux  que  Cervantes  ait  délibérément  porté  un 
coup  mortel  à  la  grandeur  de  la  monarchie  espagnole;  on  leur 
concédera  cependant  que  son  roman  laisse  parfois,  malgré  toute 
la  belle  gaîté  qui  y  est  répandue,  une  impression  un  peu 
mélancolique  et  affligeante,  parce  qu'il  nous  fait  entrevoir  le 
déclin  de  cette  grandeur  en  en  soulignant  quelques  causes. 

L'importance  sociale  du  Don  Quichotte  une  fois  démontrée 
et    reconnue,   la  question   des   livres    de   chevalerie   passe  au 
second  plan  et  il  devient  facile  de  déterminer  la  place  que  ces 
livres  occupent  dans  la  création  de  Cervantes.  Les  chevaleries 
constituent,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  le   procédé  littéraire  ;   elles 
permettent  à  l'auteur  d'étendre  et  d'embellir  indéfiniment   son 
sujet,  en  l'approvisionnant  à  foison   d'incidens  et  d'aventures. 
Quand   Cervantes   se  sentait   à   court,   il   n'avait  qu'à   puiser 
dans  le  trésor  immense  du  roman  chevaleresque  :   en  transpo- 
sant et  en  parodiant   tel  ou  tel  épisode  d'un   Amadis  ou  d'un 
Palmerin,  il  s'épargnait  la  peine  d'inventer  et  il  charmait  ses 
lecteurs,  enchantés  de  retrouver  quelque  ancienne  connaissance 
sous  un  nouveau  travestissement.  Aujourd'hui  que  nul  ne  s'inté- 
resse plus  à  cette  littérature  médiévale  démodée,  Cervantes  nous 
semble  en    avoir  un  peu  abusé,  surtout  dans  la  seconde  partie 
du  roman;  mais  les  contemporains  en  jugeaient   autrement    : 
des  aventures   et  des  personnages  qui  ne  nous  disent  plus  rien 
leur  étaient  familiers;  aussi  les  pastiches  habilement  exécutés 
qu'on    leur  en   offrait  les    ravissaient-ils    d'aise.  Ils  souriaient 
maintenant  de  ce  que  leurs  pères  avaient  pris  au   sérieux.  Ce 
n'est  pas  tout  :  le  plus  grand  service  peut-être  que  les  chevale- 
ries rendirent   à  celui  qui   sut  si  bien    les  exploiter  fut   de  lui 
fournir  un  jargon   spécial,  qu'il  mit   dans   la  bouche   de  Don 
Quichotte   et  qui,  lu  ou  prononcé,    produit    un   effet  comique 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  611 

irrésistible.  Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  mots  complètement 
tombe's  en  désuétude,  mais  de  la  prononciation  et  de  formes 
vieillies  de  mots  de  la  langue  courante.  Rien  que  l'emploi,  par 
exemple,  du  mot  fcrmosura  pour  hermosura  ou  celui  de  la 
seconde  personne  du  pluriel  au  lieu  de  la  formule  usitée  du 
temps  de  Cervantes  de  Votre  Grâce,  rien  que  cette  légère  teinte 
d'archaïsme  donne  au  langage  du  chevalier  une  saveur  et  un 
piquant  qu'appréciaient  fort  les  Espagnols  du  xvne  siècle  et  que 
sentent  encore  très  vivement  ceux  d'aujourd'hui.  Si  Cervantes 
n'avait  pas  disposé  de  cette  ressource,  s'il  avait  dû  faire  parler 
son  maniaque  comme  un  hidalgo  quelconque,  la  gravité  vieil- 
Motte  qui  émaille  ses  discours  n'aurait  pas  été  rendue,  et,  de 
plus,  son  langage  ne  se  serait  pas  distingué  d'une  façon  assez 
tranchée  du  parler  trivial  de  Sancho. 

Mais  si  les  chevaleries  ont  été  pour  Cervantes  un  acces- 
soire très  utile,  elles  n'ont  jamais  été  pour  lui  l'essentiel. 
Comme  on  l'a  déjà  remarqué,  il  n'a  jamais  pu  entrer  dans 
sa  pensée  de  tuer,  en  la  parodiant,  une  littérature  à  bout  de 
souffle,  presque  moribonde  et  dont  les  adeptes  ne  comptaient 
plus.  En  1605,  il  ne  pouvait  plus  être  question  de  protester, 
comme  l'avaient  fait  soixante  ans  auparavant  les  députés  aux 
Cortès,  contre  les  dangers  de  ces  «  livres  de  menteries  et  de 
vanité  comme  sont  les  Amadis  et  autres  de  son  espèce,  »  qui 
exaltaient  outre  mesure  les  esprits  et  causaient  de  nombreux 
ravages,  surtout  chez  les  femmes;  de  tels  livres  n'avaient  plus 
la  vogue,  et  de  même  que  beaucoup  de  nos  romans  ou  de 
nos  drames  à  gros  succès  du  xix°  siècle  ne  se  retrouvent  plus 
que  dans  les  cabinets  de  lecture  de  province,  il  n'y  avait  plus 
au  xvne  siècle  en  Espagne  que  des  attardés  ou  des  monomanes 
comme  Don  Quichotte'  pour  se  nourrir  de  chevaleries  et  les 
collectionner.  La  mode  était  ailleurs,  non  pas  même  aux 
pastorales  et  aux  bergeries,  elle  était  aux  romans  de  mœurs 
contemporaines,  aux  nouvelles  picaresques  ou  du  genre  ita- 
lien. Pourtant,  bien  des  gens  d'âge  mûr  se  souvenaient  d'avoir 
lu  dans  leur  jeunesse  les  Amadis,  et  c'est  ce  qui  permit  à  Cer- 
vantes de  tabler  sur  une  connaissance  encore  assez  répandue 
de  ces  livres  dont  il  se  servit  avec  tant  de  bonheur,  à  la  fois 
pour  motiver  la  folie  de  son  héros  et  pour  ajouter  à  sa  propre 
invention  quelques  grâces  de  surcroit  qui  lui  impriment  vrai- 
ment un  cachet  inimitable.; 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Comme    d'autres   livres  célèbres,  le  Don  Quichotte  n'a  pas 
complètement  résisté  à  l'épreuve  redoutable  de  la  traduction  : 
bien  des  passages  qui  enchantent  le  plus  les  Espognols  dans  les 
dialogues  des  deux  protagonistes  s'évaporent  en  passant  du  cas- 
tillan en  une  langue  étrangère  quelconque  ;  certains  tours,  cer- 
tains idiotismes  et,  en  somme,  tout  ce  qu'embrasse  le  nom  de 
couleur  locale  disparait  ou  s'atténue  beaucoup,  même  chez  les 
plus  habiles  traducteurs.  Mais  à  côté  de  ces  «  choses  d'Espagne  » 
dont  la  parfaite   intelligence   n'appartient   qu'aux  compatriotes 
de  Cervantes,  il  en  reste  tant  d'autres  accessibles  à  tous  que   le 
Don  Quichotte  a  été  très  vite  adopté  par  l'humanité  entière  et  est 
devenu  un  de  ses  romans  de  prédilection  :  peut-être  ne  partage- 
t-il  qu'avec  Robinson  Crusoé  l'honneur  de  n'avoir  absolument 
pas  vieilli  et,    point  capital,  de    s'adresser  à  tous  les  âges.  Le 
plus  grand  signe   de  vitalité  d'un   livre  d'imagination  n'est-il 
pas  en  effet  qu'on  en  puisse  tirer  des  abrégés  pour  l'enfance  et 
la  jeunesse,  sans  le  trop  affadir  ?  Il  y  a  donc  un   Don  Quichotte 
essentiellement  espagnol  pour  les   initiés  et  un  Don  Quichotte 
universel,   cosmopolite,  pour  les   profanes  ;    un   premier  Don 
Quichotte  complet,  tel  qu'il  est  sorti  de  la  plume  de  son  auteur 
et  qui  exige,  pour  être  bien  compris,  une  connaissance  sérieuse 
de  la  langue  et  de  l'histoire  d'Espagne,  puis  un  second  simpli- 
fié, d'où  l'on  a  le  plus  possible  exclu  les  singularités  du  cru. 
C'est  ce  second  Don  Quichotte  qui  a  acquis  droit  de  cité  partout 
et  qui  s'est  répandu  sur  toute  la  surface  du  globe  ;  aussi  Méri- 
mée a-t-ileu  raison  de  dire  que  c'est  en  grande  partie  à  ses  tra- 
ducteurs que  Cervantes  doit    sa  renommée.    Dans    ce  roman 
maintenant  dénationalisé  et  universalisé,  quelles  intentions  les 
étrangers  ont-ils  prétendu  découvrir?  La  discussion  ne  porte 
plus  sur  le  point  de  savoir  si  le  Don  Quichotte  représente  une 
satire  sociale  ou  une  satire  littéraire,  —  la  solution    de  ce  pro- 
blème est  laissée  aux  Espagnols  qu'elle  intéresse  seuls,  —  elle 
porte  presque  uniquement  sur  la  signification  à  attribuer  aux 
caractères  des  deux  héros. 

On  a,  comme  c'était  à  prévoir,  insisté  sur  le  contraste  entre 
l'hidalgo  et  son  écuyer,  considérant  dans  l'un  le  «  symbole  de 
l'âme  »  et  dans  l'autre  le  «  symbole  du  corps;  »  on  a  opposé 
l'idéalisme  du  premier  au  réalisme  du  second,  les  nobles  rêve-* 
ries  de  Don  Quichotte  aux  grossières  trivialités  de  Sancho,  et 
ces  rapprochemens,  où  des   critiques  très  prisés  ont  dépensé 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  613 

beaucoup  d'ingéniosité  et  de  talent,  sont  devenus  à  la  longue 
une  sorte  de  lieu  commun  littéraire.  Chaque  époque,  chaque 
nation,  chaque  école  a  envisagé  à  sa  manière  les  deux  créations 
de  Cervantes.  Jusqu'à  l'avènement  du  romantisme,  la  critique 
tant  anglaise  qu'allemande  ou  française  traite  le  Don  Quichotte 
comme  un  livre  amusant,  des  plus  amusans  qui  soient,  et  ne  U 
soumet  pas  à  une  analyse  bien  approfondie;  elle  constate  qu'il 
est  une  source  toujours  jaillissante  de  bonne  et  franche  gaitô 
et  ne  prend  pas  la  peine  de  remonter  aux  origines  de  cette 
source.  Plus  tard,  l'étude  comparée  des  littératures  nationales 
inaugurée  en  Allemagne,  qui  eut  pour  conséquence  la  réhabi* 
litation  du  Moyen  Age  et  de  la  chevalerie,  classa  le  chef-d'œuvre 
de  Cervantes  au  nombre  des  grands  livres  romantiques  :  le 
Don  Quichotte  fît  alors  son  entrée  dans  la  haute  littérature,  et 
Cervantes  fut  égalé  à  Dante,  à  Shakspeare,  à  Rabelais  et  à 
Molière.  Il  n'en  fallut  pas  plus  pour  mettre  en  campagne  tous 
les  symbolistes,  les  dénicheurs  de  sens  caché  et  les  abstracteurs 
de  quintessence. 

Un  de  nos  jeunes  germanisans  vient  de  consacrer  plus  de  six 
cents  pages  à  l'étude  de  la  littérature  relative  à  Cervantes  en 
Allemagne  depuis  la  fin  du  xvme  siècle  jusqu'à  nos  jours  (1), 
et  il  s'excuse  de  n'ofïrir  à  ses  lecteurs  que  les  «  premiers  résul- 
tats »  d'une  enquête  qu'il  souhaite  de  voir  se  poursuivre. 
Combien  de  volumes  non  moins  compacts  faudra-t-il  donc  pour 
épuiser  la  matière  ?  On  est  surpris,  à  la  lecture  du  très  conscien- 
cieux ouvrage  de  M.  Bertrand,  de  la  banalité  et  parfois  aussi  de 
l'incongruité  de  beaucoup  de  jugemens  portés  par  les  plus  fortes 
têtes  de  la  pensée  allemande  sur  Cervantes  et  sur  le  Don  Qui- 
chotte. Gœthe  n'a  presque  rien  écrit  qui  mérite  d'être  cité  et  il 
paraît  d'ailleurs  avoir  plutôt  goûté  les  Nouvelles;  Guillaume  de 
Humboldt  a  mieux  compris  le  grand  roman,  mais  cela  tient  à  ce 
qu'il  voyagea  en  Espagne  où  il  rencontra  des  muletiers  qui  lui 
donnèrent  au  moins  l'explication  de  Sancho  Panza;  Frédéric 
Schlegel  déclare  d'un  ton  doctoral  que  «  de  ce  créateur  immortel 
(Cervantes)  il  faut  avoir  lu  et  traduit  tout  ou  rien,  »  devançant 
ainsi  les  cervantistes  les  plus  falots  de  notre  temps  qui  prêchent 
la  théorie  du  bloc;  l'autre  Schlegel  s'en  tire  avec  le  mot  roman- 
tique  :  «  Le  poème  du  divin  Cervantes  est  un  peu  plus  qu'une 

(1)  J.-J.  A.  Bertrand,  Cervantes  et  le  romantisme  allemand,  Paris,  1914. 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES,: 

Dambochade  spirituellement  imaginée,  de  dessin  hardi  et  haute 
en  couleur.  Il  est,  en  même  temps,  un  chef-d'œuvre  accompli 
de  l'art  romantique.  »  Schopenhauer  en  est  encore  à  consi- 
de'rer  le  Don  Quichotte  comme  «  une  peinture  satirique  des 
effets  de  mauvaises  lectures.  »  Heine,  le  romantique  désabusé, 
a  écrit  quelques  très  jolies  pages  en  marge  du  Don  Quichotte, 
mais  ces  pages  nous  plaisent  non  pas  tant  par  leur  nouveauté 
ou  leur  profondeur  que  parce  qu'elles  sont  de  lui  et  qu'il  y  a  mis 
sa  grâce  et  son  esprit.  L'aimable  Stella  disait  de  Swift  :  «  Nous 
savons  tous  que  le  doyen  peut  écrire  des  choses  charmantes 
même  à  propos  d'un  manche  à  balai,  »  —  le  manche  à  balai 
était  Vanessa,  la  rivale  de  Stella,  —  or,  Heine  aussi  se  tirait  à 
son  honneur  de  n'importe  quel  sujet,  et  puis  Cervantes  lui 
était  extrêmement  sympathique.  Dans  ce  qu'il  a  dit  du  Don 
Quichotte,  par  rapport  à  la  littérature  chevaleresque  antérieure, 
s'est  au  moins  glissé  un  aperçu  intéressant  :  «  Le  roman  de 
chevalerie  dérive  de  la  poésie  du  Moyen  Age  :  c'était  le  roman 
de  la  noblesse,  et  le  peuple  n'y  paraît  pas.  Ce  roman,  Cervantes 
le  détrôna  par  son  Don  Quichotte;  mais,  par  ce  même  roman, 
il  donna  le  modèle  d'un  nouveau  genre  littéraire  ;  il  créa  le 
roman  moderne  en  y  mêlant  l'élément  populaire.  »  Malheureu- 
sement, quelques  lignes  plus  loin,  Heine  laisse  apercevoir  une 
connaissance  un  peu  trop  superficielle  de  la  littérature  espa- 
gnole :  «  Un  gentilhomme  tiré  à  quatre  épingles  comme 
Quevedo,  un  ministre  puissant  comme  Mendoza  écrivirent  des 
romans  déguenillés  de  mendians  et  de  picaros.  »  Passe  encore 
pour  les  quatre  épingles  de  Quevedo;  quant  à  Mendoza,  il  ne 
fut  ni  un  ministre  puissant,  ni  même  un  ministre  quelconque, 
et  il  est  à  peu  près  démontré  qu'il  ne  prit  aucune  part  au  Laza- 
rille  de  T ormes  :  ce  père  des  romans  picaresques  est  sorti  du 
groupe  érasmien  assez  anticlérical,  qui  jouit  d'une  certaine 
notoriété  vers  la  fin  du  règne  de  Charles-Quint.  La  médiocre 
valeur  d'à  peu  près  tout  ce  que  les  Allemands  romantiques  ou 
autres  ont  trouvé  à  dire  a  l'endroit  de  Cervantes  et  de  ses  œuvres 
tient  à  leur  ignorance  des  mœurs  espagnoles  et  de  l'histoire 
d'Espagne.  Les  mieux  préparés  avaient  lu  des  récits  de 
voyageurs  et  pensaient  qu'à  coups  de  dictionnaire  ils  s'assimi- 
leraient aisément  les  œuvres  magistrales  d'une  littérature  qui 
ne  livre  pas  volontiers  ses  secrets,  même  aux  initiés.  Ils  s'ima- 
ginèrent aussi,  vu  la  flexibilité  de  leur  langue   et  les  succès 


LE  TROISIÈME  CENTENAIRE  DE  CERVANTES.        615 

remportés  par  plusieurs  de  leurs  traducteurs,  qu'ils  réussiraient, 
sans  en  rien  omettre,  à  transposer  le  Don  Quichotte  en  alle- 
mand. Des  discussions  très  aigres  eurent  lieu  entre  interprètes 
du  roman,  dont  il  n'y  a  maintenant  qu'un  fort  mince  profit  à 
tirer  :  la  seule  traduction  qui,  hors  d'Allemagne,  et  malgré  ses 
contresens,  se  lise  encore  avec  un  certain  plaisir  est  celle  de 
Tieck,  bon  écrivain  en  sa  langue  et  désigné  par  la  nature  de  son 
talent  à  tenter  une  entreprise  où  il  réussit  dans  la  mesure 
du  possible. 

Aucun  de  nos  candidats  au  doctorat  es  lettres  n'a  encore 
écrit  six  cents  pages  à  propos  de  Cervantes  en  France,  et  il 
n'est  pas  à  souhaiter  qu'une  thèse  de  cette  ampleur  sur  ce  sujet 
soit  jamais  soutenue  dans  nos  Facultés.  Il  y  aurait,  toutefois, 
quelque  intérêt  à  montrer  comment  a  évolué  le  culte  du  grand 
écrivain  chez  nous,  depuis  César  Oudin,  son  premier  interprète, 
jusqu'à  nos  plus  récens  traducteurs  et  à  nos  essayistes  les  plus 
renommés  qui  ont  su  rafraîchir  l'impérissable  duo  de  Don 
Quichotte  etdeSancho,  en  évitant  d'y  mêler  des  notes  fausses  et 
d'y  chercher  des  abstractions  ou  des  symboles.  On  ne  rappellera 
ici  que  la  seconde  étude  de  Mérimée  (1),  son  dernier  ouvrage, 
qu'il  eut  à  peine  le  temps  de  terminer  avant  de  mourir  et  qui 
sert  de  préface  à  la  traduction  de  Lucien  Biart.  Cette  étude 
essentiellement  biographique  n'est  plus  au  point  depuis  les 
nombreuses  découvertes  documentaires  de  ces  cinquante  der- 
nières années,  mais  on  y  trouve,  avec  la  connaissance  précise 
de  l'Espagne,  qui  a  manqué  à  tant  d'autres,  les  vues  les  plus 
justes  sur  le  génie  de  Cervantes,  qu'était  mieux  à  même 
d'apprécier  que  personne  un  si  grand  prosateur,  un  prosateur 
de  sa  famille.  Dans  un  genre  différent,  l'essai  d'Emile  Mon- 
tégut,  écrit  à  l'occasion  du  Don  Quichotte  illustré  par  Gustave. 
Doré,  est  un  voyage  d'une  fantaisie  charmante  à  travers  le 
roman,  semé  de  réflexions  profondes  et  fines,  qui  font  regretter 
une  fois  de  plus  que  ce  critique  d'une  si  belle  indépendance 
d'esprit  et  si  instruit  des  choses  de  l'étranger  n'occupe  pas  dans 
notre  histoire  littéraire  la  place  à  laquelle  il  a  droit. 

(1)  La  première,  qui  remonte  à  1826,  a  été  annulée  par  la  seconde. 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 


III 

En  temps  de  crise,  les  nations  éprouvent  le  besoin  de  s'abri- 
ter sous  l'aile  de  leurs  grands  hommes  et  cherchent  à  deviner 
s'ils  auraient  approuvé  la  conduite  qu'elles  tiennent  et  les  sen- 
timens  qui  les  animent.  Il  est  probable  que  certains  Allemands 
se  sont  demandé  depuis  1914  ce  que  l'olympien  et  cosmopo- 
lite Gœthe  aurait  pensé  des  méthodes  de  guerre  de  leurs  diri- 
geans,  de  l'asservissement,  érigé  en  principe  par  leurs  «  kultu- 
ristes,  »  des  petites  nationalités  et  de  la  fondation  d'une  plus 
grande  Allemagne  sur  les  décombres  de  l'Europe  par  le  fer  et 
par  le  feu.  La  réponse  qu'ils  ont  reçue  de  l'ombre  de  Gœthe  n'a 
pas  dû  les  satisfaire  beaucoup.  Nous  avons  sur  eux  l'avantage 
d'être  plus  assurés  de  l'approbation  de  nos  conducteurs  d'âmes. 
Si  Corneille  pouvait  descendre  de  son  piédestal  de  la  Montagne 
Sainte-Geneviève  et  visiter  les  avancées  de  Verdun,  tout  porte  à 
croire  qu'il  ne  se  déclarerait  pas  mécontent  de  ses  Français  et 
qu'il  ne  regretterait  pas  les  enseignemens  d'héroïsme  qu'il  leur 
donna  il  y  aura  bientôt  trois  siècles. 

Les  Espagnols  d'aujourd'hui  ont-ils  aussi  interrogé  celui  qui 
personnifie  leur  génie  à  travers  les  âges  et  savent-ils  s'il  aurait 
donné  son  assentiment  à  la  neutralité  qu'ils  observent  dans  le 
terrible  conflit  qui  ébranle  notre  planète?  Questions  délicates  et 
qu'il  serait  peut-être  pertinent  de  les  laisser  trancher  eux- 
mêmes,  d'autant  plus  qu'ils  ne  manquent  pas  d'écrivains 
«  ingénieux,  »  qui,  au  moment  de  l'anniversaire  de  1916,  ont 
dû  se  les  poser,  se  préparant  sans  doute  à  y  répondre.  En  atten- 
dant de  connaître  leur  réponse,  qu'il  nous  soit  permis,  par  pur 
dilettantisme  et  avec  toutes  les  précautions  nécessaires  pour  ne 
blesser  aucune  susceptibilité,  d'évoquer  l'ombre  de  l'hidalgo 
Miguel  de  Cervantes  et  de  la  mettre  en  présence  de  ce  qui  se 
passe  actuellement  en  Europe. 

A  la  question  «  aliadophile  »  ou  «  germanophile,  »  pour 
parler  la  langue  espagnole  du  jour,  Cervantes  serait  bien 
empêché  de  répondre,  car  le  monde  a  marché  depuis  Phi- 
lippe III  et  le  groupement  des  Puissances  n'y  est  plus  le  même 
qu'alors.  Grande  serait  sa  surprise  de  voir  toute  l'Europe  en 
feu,  y  compris  le  petit  Portugal,  qu'il  a  appelé  une  fois  «  le 
lambeau  arraché  à  la  robe  de  l'illustre  Castille,  »  et  de  consta- 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.  617 

ter  l'abstention  de  la  monarchie  espagnole.  Des  grandes  nations 
en  ce  moment  aux  prises,  il  ne  connaissait  de  ses  yeux  que 
l'Italie,  une  Italie  divisée  en  beaucoup  d'Etats,  dont  plusieurs 
dépendans  de  la  couronne  d'Espagne  et  gouverne's  par  ses  vice- 
rois.  Quelle  stupéfaction  pour  lui  qu'une  Italie  unie,  délivrée 
du  joug  espagnol  et  gardienne  d'une  Rome  purement  spiri- 
tuelle, isolée  et  impuissante  1  Des  Allemands  il  ne  savait  rien, 
sauf  qu'au  cours  de  ses  voyages  en  Espagne,  il  avait  souvent 
rencontré  de  ces  pèlerins  de  Compostelle  venus  d'outre-Rhin, 
«  qui,  dit-il,  ont  coutume  de  visiter  nos  sanctuaires,  qu'ils 
appellent  leurs  Indes,  à  cause  des  gros  profits  qu'ils  en  tirent; 
ils  parcourent  notre  pays  en  tous  sens,  et  il  n'y  a  village  dont 
ils  ne  sortent  bus  et  repus,  comme  on  dit,  et  avec  un  réal  au 
moins  en  monnaie,  lequel  multiplié  leur  vaut,  au  bout  de  leur 
voyage,  plus  de  cent  ducats  en  or,  qu'ils  rapportent  chez  eux 
dissimulés  dans  le  creux  de  leurs  bourdons  ou  dans  les  coutures 
de  leurs  capes  pour  échapper  aux  gardes  des  frontières.  »  A  la 
place  de  pèlerins,  il  rencontrerait  aujourd'hui  des  commis 
voyageurs  tout  aussi  aptes  à  échanger  des  réaux  en  ducats  ;  mais 
ce  qui  le  surprendrait  et  l'indignerait  fort,  serait  la  prétention 
de  ces  mendians  sordides  de  jadis,  devenus  riches  et  puis- 
sans,  d'établir  la  suprématie  allemande  en  Europe  et,  à  cettefin, 
d'anéantir  les  nations  latines.  Un  pur  latin  comme  Cervantes, 
pour  qui  le  bassin  de  la  Méditerranée  représentait  l'unique 
foyer  de  la  civilisation  européenne,  s'incliner  devant  des  bar- 
bares du  Nord!  A  aucun  prix  :  une  telle  abdication  le  révolterait 
extraordinairement. 

Pour  dire  vrai,  il  ne  se  sentirait  peut-être  pas  très  attiré 
vers  nos  alliés  les  Anglais,  divers  incidens  de  sa  carrière  et  les 
affronts  subis  sous  le  règne  de  Philippe  II  par  l'Espagne,  du 
fait  de  la  marine  régulière  ou  des  corsaires  britanniques,  l'ayant 
assez  mal  disposé  à  l'égard  de  la  grande  Puissance  insulaire; 
et  toutefois,  dans  sa  nouvelle  L'Espagnole  anglaise,  il  a  parlé 
avec  tant  de  mesure  et  de  courtoisie  d'Essexet  de  la  reine  Eli- 
sabeth elle-même  qu'on  ne  découvre  en  lui  aucune  tendance  à 
l'anglophobie.  A  notre  endroit,  ses  sentimens  sont  amicaux, 
comme  on  l'a  déjà  vu  par  le  récit  du  licencié  Marquez  Torres 
et  comme  l'indiquent  encore  des  passages  du  Persiles  :  nos  diffé- 
rends n'ont  pas  éteint  chez  lui  tout  souvenir  d'une  ancienne 
amitié  franco-castillane  remontant  au  xive  siècle,  que  la  poli- 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

tique  rompit  à  un  moment  donné,  mais  qui  subsistait  plus 
géne'ralement  qu'on  ne  le  croit  chez  beaucoup  d'Espagnols  bien 
nés,  grands  admirateurs  de  la  «  noble  France  »  et  de  ses 
«  monsiures.  »  Un  trait  bien  marqué  du  caractère  de  Cervantes- 
Don  Quichotte  le  range  aussi  à  nos  côtés  :  son  humanité. 
Tandis  que  la  plupart  des  écrivains  espagnols  de  la  grande 
époque,  comme  l'a  noté  Montégut,  nous  repoussent  parce  qu'ils 
ont  de  sec,  de  raide  et  même  de  cruel  (1),  Cervantes  ou  son 
sosie  nous  attire  par  ses  sentimens  profondément  humains. 
«  Don  Quichotte  est  un  des  nôtres,  c'est  un  frère  en  huma- 
nité, »  dit  encore  Montégut;  ajoutons  :  un  frère  en  grandeur 
d'àme  et  en  générosité.  Qu'aurait-il  pensé  d'un  empire  fondé 
sur  la  violence,  la  haine,  les  rapines  et  le  mépris  des  traités  ; 
qu'aurait-il  pensé  surtout  d'une  armée  de  géans,  ■ —  de  ces 
géans  comme  il  en  voyait  si  souvent  dans  ses  rêves,  —  se  ruant 
sur  le  faible  qui  n'a  commis  d'autre  faute  que  de  défendre  son 
sol  et  ses  foyers,  les  croyant  garantis  par  la  parole  jurée? 
Comme  il  eût  trouvé  beau  ce  roi  Albert  de  Belgique  et  son 
refus  hautain  de  garder  une  couronne  au  prix  d'une  trahison! 
Quels  beaux  coups  de  lance  il  eût  donnés  en  Serbie  et  de  quelles 
invectives  n'eût-il  pas  accablé  les  malandrins  qui, à  cent  contre 
un,  ont  terrassé  l'héroïque  petite  nation!  Allons,  la  cause  est 
entendue  :  Don  Quichotte' ou  Cervantes,  ce  qui  revient  au 
même,  est  certainement  «  aliadophile.  » 

En  revanche,  il  y  a  lieu  de  craindre  que  Sancho  Panza  ne  soit 
«  germanophile.  »  On  le  dit  ici  à  regret,  à  cause  de  quelques 
bonnes  qualités  qui  ornent  notre  écuyer;  mais  ses  défauts,  et 
ils  sont  nombreux,  le  relèguent  dans  le  camp  de  nos  ennemis. 
Le  soin  qu'il  prend  de  son  outre,  quand  elle  est  bien  remplie, 
et  des  bats  de  son  àne,  quand  ils  sont  bien  bourrés  de  vic- 
tuailles, son  gros  appétit  et  sa  soif  inextinguible,  qui  concor- 
dent avec  le  type  classique  de  l'Allemand  ivrogne  et  goinfre,  ne 
seraient  pas  un  argument  décisif.  Plus  graves  et  convaincans 
sont  son  amour  du  bien  d'autrui,  quand  il  sait  qu'il  pourra  s'en 
emparer  sans  trop  courir  de  risques,  ses  ruses  sournoises,  puis 


(1)  Le  critique  va  trop  loin  en  refusant  aux  mystiques  et  particulièrement  à 
sainte  Thérèse  tout  esprit  de  charité.  La  réforme  du  Carmel  tendait  à  autre  chose 
qu'à  distribuer  de  la  soupe  à  la  porte  des  monastères,  —  ce  soin  incombait  à 
d'autres  ordres,  —  mais  la  sainte  a  aimé  la  pauvreté  et  en  a  senti  la  grandeur  ;  elle 
l'a  d'ailleurs  aussi  secourue. 


LE    TROISIÈME    CENTENAIRE    DE    CERVANTES.)  619 

l'admiration  qu'il  professe  pour  la  force  brutale,  devant  laquelle 
il  s'incline  bien  bas,  et  le  peu  de  souci  que  lui  causent  les  dénis 
de  justice.  Ce  sont  ces  défauts-là  qui  feraient  de  lui  un  admira- 
teur de  l'impérialisme  germanique,  admirateur  prudent,  bien 
décidé  à  ne  pas  compromettre  son  repos  et  à  se  tenir  à  bonne 
distance  de  la  bagarre.  En  résumé,  Sancho  répond  tout  à  fait  à 
l'état  d'âme  du  «  germanophile  »  espagnol  neutraliste.  Et  nous 
voilà  ramenés  d'une  façon  assez  imprévue  à  ce  symbolisme 
cher  aux  romantiques  allemands  que  nous  combattions  tout  à 
l'heure.  Si  l'on  voulait  en  effet,  à  toute  force,  symboliser  les 
deux  hommes,  les  circonstances  présentes  inviteraient  à  cher- 
cher en  Don  Quichotte  le  symbole  de  l'individualisme  héroïque, 
qui,  dédaignant  le  triste  terre  à  terre  de  l'existence  pour  ne 
vivre  que  de  sentimens  nobles  et  désintéressés,  s'engage  seul 
dans  des  entreprises  souvent  folles  et  périlleuses,  où  il  finit  par 
succomber,  mais  content  d'avoir  tout  sacrifié  à  ses  principes.; 
Sancho,  de  son  côté,  nous  offrirait  l'image  de  l'être  soumis, 
domestiqué  et  organisé  selon  la  recette  de  M.  Ostwald,  n'agis- 
sant que  sous  l'empire  de  la  crainte  ou  par  l'appât  d'une 
récompense,  et  résigné  à  se  courber  devant  n'importe  quel 
pouvoir,  pourvu  que  ce  pouvoir  lui  assure  une  somme  suffisante 
de  jouissances  matérielles. 

Entre  ces  deux  hommes,  il  nous  plaît  de  croire  que  l'Es- 
pagne a  fait  son  choix.  Malgré  certaines  apparences  évidem- 
ment trompeuses,  l'Espagne  du  xxe  siècle  ne  peut  pas  renier  ses 
traditions  héroïques  qui  remontent  très  haut  dans  son  histoire 
et  qui  lui  ont  assuré  l'estime  du  monde  entier;  elle  ne  sacrifiera 
pas  pour  quelques  avantages  d'ailleurs  problématiques  tout  un 
passé  de  désintéressement  et  d'honneur.  L'Espagne,  quoi  qu'on 
puisse  dire,  restera  fidèle  à  Don  Quichotte. 

A.  Morel-Fatio> 


LA  QUESTION  DES  LOYERS 


La  Chambre  vient  de  voter,  à  propos  de  la  question  des 
loyers,  une  loi,  on  pourrait  presque  dire  un  code,  tant  est 
longue  la  se'rie  des  cinquante-sept  articles  qui  vont  être  discutés 
au  Sénat.  La  question  est  si  importante,  elle  touche  un  si  grand 
nombre  de  Français,  elle  implique  la  solution  de  problèmes 
juridiques  si  graves,  qu'il  nous  a  paru  utile  de  soumettre  à  un 
examen  immédiat  le  projet  tel  qu'il  est  sorti  des  délibérations 
du  Palais-Bourbon.  Nous  serions  heureux  que  la  haute  Assem- 
blée, aux  délibérations  de  laquelle  l'œuvre  des  députés  va  être 
soumise,  voulût  bien  prendre  en  considération  les  observations 
que  nous  a  suggérées  l'étude  d'un  texte  dont  la  portée  dange- 
rense  ne  saurait  d'ailleurs  échapper  à  aucun  de  ceux  qui  pren- 
dront la  peine  d'en  mesurer  les  conséquences. 

Nous  sommes  à  une  époque  extraordinaire,  nul  ne  le  sait 
mieux  que  nous,  ni  ne  le  sent  plus  profondément.  Nous  sommes 
pénétrés  de  cette  idée  qu'il  faut,  par  tous  les  moyens  possibles, 
venir  en  aide  aux  familles  de  ceux  qui  donnent  leur  vie  pour  le 
salut  de  la  patrie.  Mais  nous  sommes  aussi  persuadés  que  ce 
n'est  pas  au  bouleversement  d'une  législation  séculaire  et  tuté- 
laire,  à  la  destruction  de  principes  admis  librement  et  prati- 
qués volontairement  par  tous  les  Français  depuis  des  généra- 
tions, que  l'on  doit  avoir  recours  pour  diminuer  les  difficultés 
de  l'heure  présente.  Il  ne  faut  pas,  sous  prétexte  de  venir  en 
aide  à  ceux  qui  souffrent,  leur  préparer  pour  demain  des  souf- 
frances plus  grandes  encore.  11  ne  faut  pas,  en  les  déliant  trop 
légèrement  d'engagemens  pris  par  eux,  les  exposer  à  ne  plus 
trouver  un  jour  l'abri  qu'on  voudrait  leur  assurer  gratuitement 
aujourd'hui.  Il  faut  avant  tout  respecter  les  principes  fonda- 


LÀ  QUESTION  DES  LOYERS.  621 

mentaux  de   la  propriété'  privée,  sur  laquelle  repose  tout  notre 
état  social. 

La  question  des  loyers  a  suivi  une  évolution  qui  s'explique 
par  les  variations  de  l'opinion  au  sujet  de  la  durée  de  la 
guerre.  Au  début,  alors  que  l'idée  d'une  campagne  de  quelques 
mois  au  maximum  était  répandue,  on  crut  que  le  règlement 
par  voie  de  décrets  suffirait  à  organiser  une  situation  provi- 
soire. Quand,  après  une  série  de  moratoires  reculant  la  diffi- 
culté sans  la  résoudre,  il  apparut  que  d'autres  remèdes  devaient 
être  cherchés,  la  Chambre  considéra  qu'une  loi  devenait  néces- 
saire. Dès  la  fin  de  1914,  des  propositions  émanées  de  l'initia- 
tive parlementaire  virent  le  jour  et  se  multiplièrent  sans 
répit;  au  milieu  de  1915,  le  gouvernement  se  décidait  à  déposer 
deux  projets  concernant  la  résiliation,  par  suite  de  la  guerre, 
des  baux  à  loyer,  et  les  loyers  échus  pendant  la  guerre.  Ces 
lextes  ont  servi  de  base  aux  études  de  la  commission  de 
législation  civile  et  criminelle;  des  avis  ont  été  formulés  au 
nom  de  la  commission  du  budget  et  de  la  commission  du  com* 
merce  et  de  l'industrie  :  une  partie  des  séances  de  la  Chambre, 
au  cours  des  quatre  premiers  mois  de  1916,  a  été  consacrée  à 
la  discussion  du  projet,  qui  avait  donné  lieu  à  deux  rapports 
remarquables  de  M.  Edouard  Ignace,  député  de  Paris,  et  qui  a 
été  voté  finalement  le  22  avril  1916,  après  avoir  subi,  sous 
certains  rapports,  de  notables  modifications. 

Nous  rappellerons  d'abord  les  origines  de  la  question,  qui 
remontent  aux  premiers  jours  de  la  guerre,  alors  que,  en  pré- 
sence du  bouleversement  général  des  esprits,  on  eut  recours  à 
une  série  de  moratoires,  c'est-a-dire  d'ajournemens  des  dettes; 
nous  exposerons  ensuite  la  genèse  du  projet  actuel  ;  puis  nous 
l'analyserons  tel  qu'il  est  sorti  des  délibérations  de  la  Chambre; 
dans  une  dernière  partie,  nous  essaierons  de  le  juger. 

I 

Le  4  août  1914,  le  gouvernement  avait  élé  autorisé  par  le 
Parlement  à  prendre,  dans  l'intérêt  général,  par  décret  en 
Conseil  des  ministres,  «  toutes  les  mesures  nécessaires  pour 
faciliter  l'exécution  ou  suspendre  les  effets  des  obligations  com- 
merciales ou  civiles,  pour  suspendre  toutes  prescriptions  ou 
péremptions  en  matière  civile,  commerciale  et  administrative, 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

tous  délais  impartis  pour  attaquer,  signifier  ou  exe'cuter  les 
décisions  des  tribunaux  de  l'ordre  judiciaire  ou  administratif.  » 
La  loi  du  5  août  ajoutait  que,  pendant  la  durée  de  la  mobili- 
sation et  jusqu'à  la  fin  des  hostilités,  aucune  instance,  sauf 
l'exercice  de  l'action  publique  par  le  ministère  public,  ne 
pourrait  être  engagée  ou  poursuivie,  aucun  acte  d'exécution  ne 
pourrait  être  accompli  contre  les  citoyens  présens  sous  les 
drapeaux. 

Usant  de  la  délégation  législative  qui  lui  avait  été  donnée, 
le  gouvernement  rendit  une  série  de  décrets  prorogeant 
l'échéance  des  valeurs  négociables  souscrites  antérieurement  au 
4  août,  de  toutes  sommes  dues  pour  avances  antérieures  au 
1er  août,  le  paiement  de  fournitures  de  marchandises  faites 
entre   commerçans,   le  remboursement  des  dépôts  de  banque. 

Les  loyers  furent  l'objet  de  dix-sept  décrets  successifs. 

Le  décret  du  14  août  1914  accordait  un  délai  de  90  jours 
pour  le  paiement  des  loyers  inférieurs  à  1000  francs  à  Paris,  à 
000  francs  dans  les  villes  de  100  000  habitans,  à  300  francs  dans 
les  villes  ayant  plus  de  50000  habitans  et  moins  de  100  000,  à 
100  francs  partout  ailleurs.  Le  décret  du  1er  septembre  accordait 
un  délai  de  90  jours  pour  tous  les  autres  loyers,  dans  un  cer- 
tain nombre  de  départemens,  à  la  condition  que  le  locataire  se 
déclarât  hors  d'état  de  payer.  Le  bénéfice  de  ces  décrets  a  été, 
le  8  octobre,  étendu  aux  Alsaciens-Lorrains  qui  ont  obtenu  un 
permis  de  séjour  en  France;  le  14  octobre,  aux  Algériens;  le 
16  octobre,  aux  Polonais  et  Tchèques  autorisés  à  séjourner  en 
France. 

Le  décret  du  19  octobre  1914  accorde  aux  fermiers  et 
métayers,  que  la  prorogation  du  bail  d'un  mobilisé  met  dans 
l'impossibilité  de  prendre  possession  des  nouveaux  domaines 
par  eux  loués,  la  faculté  de  conserver  pendant  un  an  la  jouis- 
sance de  ceux  qu'ils  devaient  quitter.  Le  décret  du  27  oc- 
tobre 1914  accorde  un  nouveau  délai  de  trois  mois  pour  le 
paiement  des  loyers  exigibles  à  partir  du  1er  novembre.  Le 
décret  du  17  décembre  1914  accorde,  dans  tous  les  départemens, 
aux  locataires  présens  sous  les  drapeaux,  un  délai  de  trois  mois 
pour  le  paiement  des  termes  de  leurs  loyers  devenant  exigibles 
entre  le  1er  janvier  et  le  31  mars  1915.  Le  même  délai  est 
accordé  aux  locataires  non  présens  sous  les  drapeaux,  dans  cer- 
tains départemens   spécifiés,  et,   dans    les    autres,   aux   petits 


LA    QUESTION    DES    LOYERS.,  623 

locataires,  suivant  une  échelle  indiquée.  Le  décret  du  7  jan- 
vier 1915  étend  aux  veuves  de  militaires  morts  sous  les  dra- 
peaux le  bénéfice  des  dispositions  du  décret  du  17  décembre  1914, 
accorde  un  nouveau  délai  de  trois  mois  aux  locataires  de  la 
Seine,  de  Saint-Gloud,  Sèvres  et  Meudon,  pour  le  paiement  des 
loyers  exigibles  du  1er  janvier  au  31  mars,  ne  dépassant  pas 
1000  francs,  ou  2  500  francs,  s'il  s'agit  d'industriels,  com- 
merçans  ou  autres  patentés. 

Le  décret  du  20  mars  1915  accorde  un  nouveau  délai  do 
trois  mois  jusqu'au  30  juin  aux  locataires  sous  les  drapeaux, 
aux  veuves  des  militaires  tués  à  l'ennemi,  aux  femmes  de 
disparus.  Le  même  délai  est  accordé  dans  les  départemens 
occupés,  aux  locataires  non  présens  sous  les  drapeaux,  dans  la 
Seine  et  dans  trois  communes  de  Seine-et-Oise, aux  locataires  ne 
payant  pas  plus  de  1  000  francs,  ou,  s'ils  sont  patentés,  pas 
plus  de  2500  francs  de  loyer,  avec  une  échelle  décroissante  dans 
les  villes  selon  leur  population. 

Le  décret  du  27  juin  1915  accorde  une  nouvelle  prorogation 
jusqu'au  30  septembre  aux  personnes  spécifiées  dans  les  décrets 
précédens.  Il  décide  qu'en  cas  de  loyer  payable  d'avance,  le 
locataire,  à  défaut  de  paiement,  ne  peut  être  cité  qu'après  que 
les  termes  sont  échus.  Si  le  locataire  a  versé  au  début  de  la  loca- 
tion les  derniers  termes  à  échoir,  il  ne  peut,  jusqu'à  concur- 
rence des  sommes  ainsi  payées  d'avance,  être  cité  à  raison  des 
termes  échus.  Le  décret  du  14  septembre  1915  proroge  les 
délais  jusqu'au  31  décembre  1915,  celui  du  28  décembre  1915 
jusqu'au  31  mars  1916,  et  celui  du  28  mars  jusqu'au  30  juin  1916. 

En  résumé,  de  trimestre  en  trimestre,  le  gouvernement 
octroyait  de  nouveaux  délais;  mais  aucune  mesure  ne  s'étendait 
à  toute  la  durée  de  la  guerre  et  ne  réglait  définilivement  la 
question. 

II 

Le  besoin  se  faisait  sentir  de  mettre  de  l'ordre  dans  des 
dispositions  multiples  et  quelque  peu  confuses,  et  surtout  de 
faire  cesser  l'incertitude  dans  laquelle  on  se  débattait.  Il 
n'avait  pas  été  déposé  moins  de  dix-neuf  propositions  de  loi 
sur  la  matière,  depuis  le  22  décembre  1914.  La  multiplicité  de 
ces  initiatives  parlementaires  indique  combien  la  question  des 


624  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

loyers  préoccupait  les  esprits.  Aussi,  le  gouvernement  pré- 
senta-t-il  à  la  Chambre  deux  projets  de  loi  dont  furent  saisies 
les  commissions  compétentes.  L'un  accordait  à  certains  loca- 
taires, dans  des  cas  déterminés,  la  faculté  de  résilier  le  bail  en 
cours  ;  l'autre  établissait  le  droit  à  la  réduction  du  loyer,  réduc- 
tion pouvant  aller  jusqu'à  l'exonération.  Le  12  avril  1915, 
M.  Ignace  terminait  son  premier  rapport;  plus  tard,  dans  un 
remarquable  discours  prononcé  par  lui  le  2  février  1916  à  la 
Chambre,  il  développa  les  idées  fondamentales,  sur  lesquelles 
il  s'est  appuyé  pour  recommander  à  ses  collègues  l'adoption  de 
ses  propositions.  Nous  essaierons  de  les  analyser. 

M.  Ignace  semble  chercher  d'abord,  dans  l'énormité  appa- 
rente de  la  récente  plus-value  de  la  propriété  foncière  parisienne 
et  dans  le  grand  nombre  des  intéressés,  un  argument  en  faveur 
de  la  solution  à  laquelle  il  veut  arriver.  Il  fait  observer  que  la 
guerre  a  éclaté  pendant  une  période  de  hausse  des  loyers  qui, 
dans  la  capitale,  avait  pris  des  proportions  considérables.  Cette 
hausse  n'avait  pas  dépassé  2  pour  100  de  1890  à  1900,  4  pour  100 
de  1901  à  1910;  mais,  depuis  celte  dernière  date  jusqu'en  1913, 
elle  a  atteint  15,  20  pour  100  et  même  davantage.  Pour  certains 
immeubles,  elle  s'est  élevée  à  plus  de  100  pour  100.  Au  1er  jan- 
vier 1915,  la  valeur  locative  des  propriétés  bâties  était  de 
1091  millions,  représentés  jusqu'à  concurrence  de  431  millions 
par  les  locaux  affectés  au  commerce  et  à  l'industrie,  et  de 
660  millions  par  les  locaux  d'habitation.  Or,  en  1871,  la  valeur 
totale  des  loyers  de  Paris  n'était  que  de  490  millions  de  francs. 
Sur  les  1032  524  locaux  d'habitation,  752  387,  au  1er  janvier  1915, 
correspondaient  à  un  loyer  inférieur  à  500  francs. 

Ceci  posé,  le  rapporteur  aborde  le  côté  juridique  de  la  ques- 
tion. Il  rappelle  qu'après  1871  la  jurisprudence  a  eu  à  détermi- 
ner les  conditions  d'application  de  l'article  1722  du  Code  civil 
en  cas  de  guerre;  elle  a  invariablement  posé  le  principe  que  la 
perte  de  la  chose  louée  ou  de  son  utilité  devait  être  inhérente  à 
l'immeuble  même,  et  non  résulter  d'une  impossibilité  person- 
nelle du  preneur  de  jouir  de  la  chose  louée.  L'atleinte  à  la 
jouissance  résultant  de  la  force  majeure  créée  par  la  guerre  ne 
peut  être  retenue  pour  donner  ouverture  à  la  résiliation  ou 
à  la  réduction  du  loyer  que  si  elle  porte  sur  la  chose  elle- 
même  ;  le  locataire  n'a  droit  à  rien,  si  l'événement  de  guerre, 
laissant  la  chose  louée  intacte  matériellement,  n'a  fait  que  le 


LA  QUESTION  DES  LOYERS.  625 

mettre  dans  l'impossibilité  d'en  user  et  d'en  jouir  conformément 
à  ses  prévisions. 

M.  Ignace  se  fonde  sur  cet  état  de  choses  pour  justifier  l'inter- 
vention législative,  en  déclarant  que  le  droit  actuel  est  insuffisant. 
Le  contrat  de  louage,  dit-il,  so  distingue  des  antres  contrats  : 
ceux-ci  constituent  des  conventions  à  effet  immédiat  et  définitif, 
tandis  que  l'obligation  du  bailleur  est  successive,  c'est-à-dire  se 
prolonge  pendant  toute  la  durée  du  bail.  «  Le  bailleur  est  obligé,  » 
d'après  l'article  1719  du  Code  civil,  «  de  délivrer  au  preneur  la 
chose  louée;  d'entretenir  cette  chose  en  état  de  servir  à  l'usage 
pour  lequel  elle  a  été  louée;  d'en  faire  jouir  paisiblement  le 
preneur  pendant  la  durée  du  bail.  »  L'article  1722  ajoute  :  «  Si, 
pendant  la  durée  du  bail,  la  chose  louée  est  détruite  en  totalité 
par  cas  fortuit,  le  bail  est  résilié  de  plein  droit;  si  elle  n'est 
détruite  qu'en  partie,  le  preneur  peut  demander  ou  une  dimi- 
nution de  prix,  ou  la  résiliation  du  bail.  »  Mais  l'obstacle  à  la 
jouissance  du  preneur,  né  de  la  position  personnelle  de  celui-ci, 
et  non  de  l'état  de  la  chose  louée,  ne  donne  droit  ni  à  la  résilia- 
tion ni  à  la  suspension  du  bail,  ni  à  la  réduction  du  prix  du 
loyer.  Le  Code  civil,  dit  le  savant  rapporteur,  ne  semble  pas 
avoir  prévu   la  guerre  telle   qu'elle  est  actuellement  conduite. 

En  1871,  d'ailleurs,  une  loi  promulguée  le  9  mai  organisa 
des  jurys  spéciaux  qui  étaient  autorisés  à  accorder  des  délais  ou 
même  des  réductions  sur  les  prix  des  baux  pour  les  deux  der- 
niers termes  de  1870  et  le  premier  terme  de  1871.  La  réduction 
devait  être  proportionnelle  au  temps  pendant  lequel  les  loca- 
taires auraient  été  privés  matériellement  de  la  jouissance  de 
tout  ou  partie  des  lieux  loués  ;  ou,  pour  les  locations  d'un 
caractère  industriel  ou  commercial,  de  la  jouissance  industrielle 
ou  commerciale  prévue  par  les  parties.  Le  département  de  la 
Seine  était  autorisé  à  payer  aux  propriétaires  de  logemens  dont 
'e  prix  annuel  ne  dépassait  pas  600  francs,  une  somme  repré- 
sentant le  tiers  de  ce  qui  restait  dû  par  le  locataire  pour  les 
trois  termes.  Mais  ce  concours  n'était  accordé  qu'au  propriétaire 
qui  consentait  à  son  locataire  la  remise  définitive  du  surplus  et 
promettait  de  le  maintenir  en  possession  jusqu'en  juillet  1871. 
L'Etat  participait  pour  un  tiers  dans  les  paiemens  du  départe, 
ment,  jusqu'à  concurrence  d'un  maximum  de  10  millions  de 
francs. 

Le  Code  civil,  disait  M.  Ignace  dans  son  discours  du  3  février, 

TOME   XXXIII.   —    1916.  40 


626  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

continué  le  2  mars  1916,  bien  que  forgé  au  son  du  canon  des 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  n'a  prévu  ni  la  mobili- 
sation générale,  ni  la  nation  armée.  Les  législateurs  de  1803 
n'ont  pu  deviner  qu'un  jour  viendrait  où  tous  les  hommes 
valides  seraient  sous  les  drapeaux.  Notre  devoir  est  de  combler 
cette  lacune,  de  venir  au  secours  des  parties  et  de  régler  ce 
qu'elles  ont  oublié  de  prévoir.  «  Lorsqu'on  nous  parle,  dit-il,  du 
respect  des  contrats,  lorsqu'on  nous  reproche  de  violer  ce  prin- 
cipe intangible,  ne  nous  sera-t-il  pas  permis  à  notre  tour  de 
demander  si  c'est  bien  assurer  ce  respect  que  de  maintenir 
arbitrairement  dans  les  liens  d'une  obligation  le  débiteur  qui  a 
cessé  de  recevoir,  par  suite  de  la  force  majeure,  l'équivalent 
du  prix  qu'il  s'est  engagé  à  payer,  c'est-à-dire  la  jouissance  en 
vue  de  laquelle  il  a  traité  ?  N'est-ce  pas  au  contraire  se  confor- 
mer au  vœu  d'une  impérieuse  justice  que  de  proclamer  la  néces- 
sité de  répartir  équitablement  les  risques  de  guerre  entre  les 
deux  parties  contractantes,  dès  lors  qu'elles  ont  omis  de  prévoir 
ce  risque  et  d'en  répartir  les  effets  ?  » 

M.  Ignace  emprunte  un  argument  à  la  récente  juridiction 
administrative  :  le  Conseil  d'Etat  a  admis  que  certains  contrats 
d'éclairage  conclus  entre  des  Compagnies  et  des  municipa- 
lités pourraient  être  revisés,  la  hausse  désordonnée  survenue 
dans  les  prix  du  combustible  n'ayant  pas  été  envisagée  :  c'est  ce 
qu'on  appelle  la  thèse  de  l'imprévision. 

Répondant  à  un  député  qui  se  plaignait  que  la  question  des 
baux  ruraux  ne  fût  pas  réglée,  le  rapporteur  répond  que  ceux-ci 
sont  soumis  à  des  règles  et  à  des  principes  de  droit  tout  à 
fait  difïérens  de  ceux  des  baux  à  loyer.  C'est  ainsi  que  le  Code 
civil  ouvre  au  profit  du  fermier  un  droit  à  une  réduction  cor- 
respondant à  une  diminution  dans  le  rendement  des  récoltes. 
Les  mêmes  solutions  ne  s'appliquent  pas  aux  deux  natures  de 
contrats.  D'ailleurs,  un  projet  spécial  aux  campagnes  a  été 
déposé  :  M.  Chavoix  en  est  le  rapporteur. 

Ces  bases  une  fois  posées,  la  Commission  a  décidé  que  les 
exonérations  ou  réductions  s'appliqueraient  non  seulement 
aux  loyers  restés  impayés,  mais  d'une  manière  générale  à  tous 
les  loyers  échus  pendant  la  guerre.  Elle  a  rejeté  la  disposition 
n'accordant  la  réduction  qu'à  ceux  des  locataires  qui  justi- 
fieraient être,  par  suite  de  la  guerre,  dans  l'impossibilité  de 
payer,  même  avec  des  délais.   C'était,  d'après  elle,  «  ne  venir 


LA  QUESTION  DÉS  LOYERS.  627 

au  secours  que  des  locataires  dépourvus  de  toutes  ressources; 
c'était  en  même  temps  consommer  la  ruine  de  ceux  qui,  vic- 
times de  la  guerre,  avaient  été  pour  cette  cause  privés  des 
revenus  ordinaires  de  leur  travail  :  ceux-là  étaient  exposés  ou  à 
perdre  un  capital  nécessaire  à  la  reconstitution  de  leur  situation 
ou  à  subir,  sur  les  fruits  du  travail  de  l'avenir  et  souvent  pour 
un  temps  très  long,  des  prélèveraens  onéreux  et  injustes.  » 

Le  projet,  présenté  par  la  Commission  au  mois  d'août  1915, 
ne  vint  en  discussion  à  la  Chambre  qu'au  début  de  l'année 
1916.  Dans  l'intervalle,  une  interpellation  s'était  produite  au 
Sénat,  où  le  président  du  Conseil  avait  été  amené  à  faire,  sur  la 
question  des  loyers,  des  déclarations  très  nettes,  qu'il  résumait 
par  les  mots  :  «  qui  peut  payer  doit  payer.  »  La  résolution  votée 
à  l'unanimité  par  la  haute  Assemblée  était  ainsi  conçue  :  «  Le 
Sénat,  convaincu  qu'il  est  nécessaire  de  ne  pas  laisser  croire 
plus  longtemps  à  ceux  que  l'état  de  guerre  n'a  nullement 
affectés  dans  leurs  intérêts,  qu'ils  pourront  être  déliés  de  leurs 
obligations  et  que  les  mesures  qui  permettront  de  se  rappro- 
cher progressivement  du  droit  pour  l'exécution  des  contrats 
sont  seules  susceptibles  de  sauvegarder  la  paix  sociale  et  le 
crédit  public,  passe  à  l'ordre  du  jour.  »  La  portée  de  ce  texte  était 
encore  rehaussée  par  les  paroles  suivantes  prononcées  à  la  tri- 
bune du  Sénat  par  M.  Aimond,  rapporteur  général  de  la  Com- 
mission du  budget  :  «  Pourquoi  ne  paye-t-on  pas,  alors  que  j'ai 
démontré  d'une  manière  irréfutable  qu'on  pourrait  payer  dans 
les  neuf  dixièmes  des  cas  ?  C'est  parce  que  malheureusement 
l'idée  s'est  répandue  dans  le  monde  des  locataires  que  le  législa- 
teur, dans  une  loi  prochaine,  que  je  considère  pour  ma  part 
comme  impossible,  déciderait  que  les  contrats  de  location  ne 
seraient  plus  pour  une  partie  que  des  chiffons  de  papier,  et 
ordonnerait  de  piano,  sans  examiner  les  situations  particulières, 
par  un  texte  de  loi  générale,  quelles  que  soient  les  facultés  de 
ceux  qui  ont  contracté,  que  des  exemptions  ou  des  remises  de 
loyers  fussent  accordées  par  la  loi.  » 

Dans  son  discours  du  2  février  suivant,  M.  Ignace  répondit 
que  la  Commission  de  la  Chambre  n'avait  jamais  méconnu  les 
principes  invoqués  par  le  Sénat,  et  défendit  brillamment  le 
projet  déposé  par  elle  depuis  le  mois  d'août. 

La  discussion  des  articles  se  poursuivait  au  Palais-Bourbon, 
lorsque,  le  3  mars,  M.  Viviani,  garde  des  Sceaux,  monta  à  la  tri- 


628  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

bune  et  reprit  la  question  dans  toute  son  ampleur.  Il 
expliqua  d'abord  pourquoi  le  gouvernement  s'était  cru  obligé 
d'édicter  des  moratoires  successifs  ;  il  demanda  que  les  ques- 
tions de  résiliation  et  de  réduction  fussent  disjointes  et  que 
la  Chambre  votât  immédiatement  les  articles  concernant  la 
première.  Examinant  ensuite  le  système  par  lequel  le  rappor- 
teur entendait  rattacher  au  Code  civil  les  règles  nouvelles, 
M.  Viviani  disait  :  «  Quand  on  parle  du  droit  pour  le  juge 
d'accorder  des  délais,  le  Code  civil  le  permet  ;  quand  vous  per- 
mettez au  juge  arbitral  d'accorder  la  résiliation,  le  droit  com- 
mun l'aurait  permis.  Lorsque  vous  dites  que  le  locataire  com- 
merçant pourra  demander  une  réduction  de  loyer  susceptible 
d'aller  jusqu'à  l'exonération  totale,  parce  qu'il  n'aura  pas 
retiré  de  la  chose  louée  les  avantages  essentiels,  déjà  vous  vous 
écartez  du  Code  civil,  auquel  vous  vous  rattachez  par  les  liens 
ténus  et  ingénieux  d'une  certaine  jurisprudence...  Lorsque 
vous  dites  que  le  tribunal  arbitral  aura  le  droit,  dans  l'intérêt 
social,  d'anéantir  totalement  ou  partiellement  une  créance,  ne 
me  dites  pas  que  vous  vous  êtes  rattaché  au  Code  civil,  dites 
avec  nous  que  vous  forgez,  à  la  lueur  des  événemens  qui  nous 
enveloppent,  un  droit  nouveau.  » 

A  la  suite  de  ce  discours,  le  garde  des  Sceaux  déposa,  le 
7  mars,  un  projet  qui  modifiait  sur  certains  points  importans 
celui  qui  était  en  discussion  depuis  le  mois  de  janvier.  Cette 
procédure  est  fort  rare  dans  les  fastes  parlementaires.  La 
Commission  de  législation  civile  et  criminelle  et  celle  du  budget 
décidèrent  de  choisir,  chacune  par  moitié  dans  leur  sein,  douze 
membres  :  réunie  sous  la  présidence  de  M.  Cruppi,  cette  inter- 
commission rédigea  le  nouveau  texte.  Nous  allons  le  résumer 
tel  qu'il  est  sorti  des  délibérations  de  la  Chambre. 

III 

Il  régit,  dit  l'article  premier,  toutes  les  contestations  entre 
propriétaires  et  locataires,  nées  par  suite  de  la  guerre  et  relatives 
à  l'exécution  ou  à  la  résiliation  des  baux  à  loyer.  Le  titre  Ier 
fraite  des  résiliations.  Lorsque  le  locataire  a  été  tué  à  l'ennemi, 
ou  est  décédé  des  suites  de  ses  blessures,  le  bail  est  résilié  de  plein 
droit,  sans  indemnité,  sur  la  déclaration  de  sa  veuve  ou  de  ses 
héritiers  directs  ou  collatéraux,  si  ceux-ci  habitaient  ordinai- 


LA    QUESTION    DES    LOYERS.-  629 

rement  avec  lui  les  lieux  loue's.  La  résiliation  peut,  dans  les 
mêmes  cas,  être  prononcée  sur  la  demande  des  autres  héri- 
tiers, mais  alors  elle  peut  donner  lieu  à  indemnité'.  Le  droit  à 
la  résiliation  sans  indemnité  est  également  acquis  à  la  femme, 
aux  enfans  ou  descendans  des  disparus.  Les  héritiers  des 
membres  d'une  société  en  nom  collectif  ou  des  gérans  d'une 
société  en  commandite  simple,  si  ces  associés  ou  gérans  ont  tous 
été  tués  à  l'ennemi,  peuvent  obtenir  la  résiliation,  avec  ou  sans 
indemnité.  Le  locataire  qui,  par  suite  de  blessures  reçues  ou 
maladies  contractées  sous  les  drapeaux  ou  à  la  suite  de  faits 
de  guerre,  justifie  d'une  diminution  notable  et  permanente  de 
sa  capacité  professionnelle,  peut  demander  au  juge  la  résilia- 
tion sans  indemnité  de  son  bail.  Il  en  est  de  même  du  locataire, 
mobilisé  ou  non,  dont  la  situation  aura  été  bouleversée  parla 
guerre  de  façon  qu'il  soit  évident  que,  dans  sa  situation  nou- 
velle, il  n'aurait  pas  contracté.  Lorsqu'un  fonds  de  commerce 
a  été  donné  en  gage  à  un  créancier,  celui-ci  a  la  faculté  de 
continuer  le  bail  et  d'en  assumer  les  charges  à  ses  risques  et 
périls,  la  résiliation  ayant  cependant  produit  ses  effets  entre  le 
propriétaire  et  le  locataire. 

Le  titre  II  traite  des  exonérations  et  des  délais.  L'article  12 
règle  cette  question  capitale.  Le  juge  est  autorisé,  sur  le  vu  de 
chaque  situation,  à  prononcer  une  réduction  pouvant  aller  jus- 
qu'à l'exonération  totale  pour  la  durée  de  la  guerre  et  les  six 
mois  suivant  la  cessation  des  hostilités.  Ce  droit  est  accordé  à 
tout  locataire  qui  justifiera  avoir  été  privé,  par  suite  de  la 
guerre,  des  avantages  d'utilité  ou  d'usage  de  la  chose  louée  tels 
qu'ils  avaient  été  prévus  au  moment  du  contrat  :  ainsi,  toute 
privation  ou  diminution  de  la  jouissance,  soit  que  la  chose  louée 
ait  été  affectée  directement  et  matériellement,  soit  que  l'obstacle 
ou  la  diminution  ait  résidé  seulement  dans  la  personne  du  loca- 
taire, donne  droit  à  la  réduction.  La  seconde  hypothèse  envisagée 
constitue  l'innovation  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Le  droit 
à  la  réduction  est  encore  accordé  au  locataire  qui  justifiera 
avoir  été  privé,  par  suite  de  la  guerre,  d'une  notable  partie  des 
ressources  commerciales,  industrielles  ou  professionnelles,  sur 
lesquelles  il  pouvait  compter  pour  faire  face  au  paiement  du 
loyer.  Ces  deux  dispositions  combinées  résolvent  la  question 
au  regard  des  mobilisés.  Tous  sont  privés  de  la  jouissance  de  la 
chose  louée.  Mais  les  uns  sont  aussi  atteints  dans  leurs  revenus, 


630  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

tandis  que  d'autres  continuent  à  les  toucher  en  quantité  suffi- 
sante pour  être  en  mesure  de  payer  leurs  loyers.  La  juridiction 
tiendra  compte  de  ces  élémens.  Le  texte  s'applique  aux  locataires 
qui  ont  vu,  par  suite  de  la  guerre,  disparaître  ou  diminuer  les 
revenus  de  leur  travail  normalement  affectés  aux  charges  du 
loyer. 

L'article  13  permet  au  juge  d'accorder,  dans  tous  les  cas, 
des  délais  de  paiement.  Le  moratorium  légal  résultant  des 
décrets  se  trouve  ainsi  remplacé  par  un  moratorium  judiciaire  : 
chaque  espèce  donnera  lieu  à  une  décision. 

L'article  14  établit  une  présomption  d'incapacité  de  paie- 
ment en  faveur  des  locataires  occupant  :  1°  A  Paris,  dans  le 
département  de  la  Seine,  à  Meudon,  Sèvres  et  Saint-Gloud,  des 
locaux  d'un  loyer  égal  ou  inférieur  à  400  francs,  si  le  locataire 
est  célibataire;  à  SOO  francs,  s'il  est  marié  sans  enfans;  à 
600  francs  s'il  a  une  ou  plusieurs  personnes  à  sa  charge  ;  2°  Dans 
les  communes  de  100001  habitans  et  plus,  des  logemens  de 
300,  350  et  400  francs;  3°  Dans  les  communes  de  30  000  à 
100  000  habitans,  des  logemens  de  200,  250  et  300  francs; 
4°  Dans  les  autres  communes,  des  logemens  de  100,  150  et 
200  francs  dans  les  mêmes  conditions.  Des  majorations  aux 
chiffres  ci-dessus  sont  admises  en  raison  de  personnes  à  la 
charge  des  locataires.  Tous  ces  locataires,  sauf  la  faculté  réser- 
vée au  propriétaire  d'administrer  la  preuve  contraire  devant  la 
commission  arbitrale,  sont  présumés  ne  pouvoir  payer  et  tota- 
lement exonérés  du  paiement  de  leurs  loyers  échus  et  à  échoir 
jusqu'au  sixième  mois  qui  suivra  la  fin  des  hostilités. 

L'exonération  est  de  droit,  c'est-à-dire  sans  recours  pour  le 
propriétaire,  en  faveur  des  locataires  spécifiés  à  l'article  14  qui 
sont  mobilisés,  réformés  à  la  suite  de  blessures  ou  maladies, 
attributaires  de  l'allocation  militaire,  de  l'allocation  des  réfugiés, 
de  secours  de  chômage,  de  secours  permanens  du  bureau  de 
bienfaisance,  ou  bénéficiaires  de  la  loi  de  1905  sur  l'assurance 
obligatoire.  Les  attributaires  de  l'allocation  militaire  sont 
exonérés,  quel  que  soit  le  chiffre  de  leur  loyer.  Pendant  toute 
la  période  pour  laquelle  l'exonération  a  été  accordée,  les  loca- 
taires seront  maintenus  en  possession  des  lieux  loués.  Seront 
également  maintenus,  sur  leur  demande,  en  possession  des 
lieux  loués  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  et  les  six  mois 
qui  suivront  la  cessation  des  hostilités,  tous  locataires  ayant 


LA  QUESTION  DES  LOYERS. 


631 


ou  non  obtenu  une  exonération  ou  une  réduction,  à  charge  par 
eux  de  se  conformer,  pour  le  paiement,  aux  décisions  rendues 
par  les  commissions  arbitrales. 

En  tout  état  de  cause,  le  locataire  est  autorisé  à  quitter  les 
lieux  loués  avant  le  complet  paiement  des  loyers  encore  dus,  et  à 
enlever  les  meubles,  effets  mobiliers,  ustensiles  et  objets  néces- 
saires à  son  coucher,  à  son  travail,  au  coucher  et  au  travail  des 
membres  de  sa  famille  habitant  avec  lui,  ainsi  que  ceux  compo- 
sant la  salle  à  manger  et  la  cuisine,  le  tout  sans  fournir  caution. 
Les  sommes  versées  à  titre  de  loyer  d'avance  se  compensent  de 
plein  droit  avec  le  montant  des  termes  échus  pendant  la  durée 
de  la  guerre.  Il  sera  tenu  compte  des  loyers  payés  par  les  loca- 
taires depuis  le  1er  avril  1914;  ils  seront  imputés  sur  les  termes 
à  échoir  ou  sur  les  termes  impayés.  Le  paiement  des  indem- 
nités de  résiliation  effectué  depuis  le  4  août  1914  pourra 
donner  lieu  a  répétition. 

Le  titre  111  traite  de  la  juridiction  et  de  la  procédure  à  suivre. 
Dans  chaque  canton  ou  arrondissement  siégera  une  commission 
arbitrale  des  loyers,  composée,  outre  le  président,  de  quatre 
membres  :  savoir,  deux  propriétaires  et  deux  locataires. 

Dans  la  huitaine  de  la  promulgation  de  la  loi,  le  premier 
président  de  la  Cour  d'appel  déléguera,  pour  présider  chaque 
commission,  soit  un  des  membres  de  la  Cour,  soit  un  des  mem- 
bres des  tribunaux  du  ressort,  soit  un  juge  de  paix  ou  un 
conseiller  de  préfecture,  un  inspecteur  de  l'enregistrement  ou 
un  avocat  ayant  au  moins  quinze  ans  d'inscription  au  tableau. 
Dans  chaque  commune,  le  Conseil  municipal  dressera  trois 
listes  :  une  des  propriétaires  d'immeubles  à  loyer,  une  des  loca- 
taires non  patentés,  une  des  locataires  patentés.  Le  président 
de  la  commission  arbitrale  tire  au  sort  les  noms  des  proprié- 
taires et  des  locataires  appelés  à  faire  partie  de  la  commission 
arbitrale.  La  session  est  de  deux  mois  au  plus. 

Il  est,  dans  tous  les  cas,  procédé  à  un  préliminaire  de  conci- 
liation. Il  sera  loisible  aux  parties,  lors  de  la  tentative  de  conci- 
liation, de  donner  mission  au  président  de  prononcer  sur  leurs 
difficultés  comme  amiable  compositeur  en  dernier  ressort. 

Le  président  entendra  les  parties  en  personne  et  s'efforcera, 
après  examen  des  documens  produits,  d'amener  une  entente. 
La  procédure  est  aussi  simplifiée  que  possible  :  le  seul  acte  prévu 
est  l'assignation  qui,  à  défaut  de  conciliation,  appelle  le  défen- 


632  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

deur  à  comparaître  devant  le  tribunal  arbitral.  Les  décisions  sont 
rendues  en  dernier  ressort.  La  voie  de  l'opposition  est  ouverte 
contre  les  décisions  rendues  par  défaut.  Le  recours  en  cassation 
pour  excès  de  pouvoir  ou  violation  de  la  loi  reste  seul  ouvert 
contre  les  décisions  contradictoires.  Le  législateur  s'est  efforcé 
de  multiplier  les  chances  de  faire  aboutir  les  solutions 
amiables. 

Le  titre  IV  comprend  les  dispositions  générales.  Les  baux 
en  cours  au  1er  août  1914  sont  prorogés,  si  le  locataire  le 
demande,  d'une  durée  égale  à  celle  de  la  guerre,  et  aux  mêmes 
conditions,  à  dater  dé  la  cessation  des  hostilités.  Pour  les  loca- 
tions verbales,  le  locataire  sera  admis  à  conserver  la  jouissance 
du  local  pendant  une  durée  égale  à  celle  de  la  guerre. 

L'article  55  déclare  nulles  de  plein  droit  et  de  nul  effet  les 
obligations  contractées  par  des  bailleurs  ou  des  locataires 
envers  tous  intermédiaires  qui  se  chargeraient  de  leurs  intérêts 
moyennant  des  émolumens  fixés  à  l'avance  proportionnellement 
aux  conditions  et  réductions  à  obtenir.  Le  but  de  cette  disposi- 
tion est  d'écarter  les  agens  d'affaires  qui  n'auraient  pas  manqué 
de  venir  compliquer  et  envenimer  les  rapports  entre  locataires 
et  propriétaires.  D'après  l'article  56,  ne  sont  admis  au  bénéfice 
de  la  loi  que  les  Français  et. protégés  français,  les  sujets  ou 
ressortissans  des  pays  alliés,  les  Alsaciens-Lorrains,  les  Polonais 
et  les  Tchèques  ressortissans  des  empires  allemand  et  austro- 
hongrois,  les  sujets  ottomans  qui  ont  obtenu  un  permis  de 
séjour  en  France. 

Le  projet  laisse  de  côté  la  question  des  baux  ruraux  :  pour  ces 
derniers,  un  texte  spécial  a  été  préparé,  d'après  lequel  on  dis- 
tingue deux  périodes,  celle  de  guerre  et  celle  qui  suivra  la  cessa- 
tion des  hostilités;  au  cours  de  la  première,  de  nombreux  cas 
sont  prévus  où  la  résiliation  sera  de  droit,  même  à  l'encontre  du 
propriétaire  mobilisé.  Durant  la  seconde,  le  mobilisé,  fermier 
ou  métayer,  pourra,  au  cours  des  six  mois  qui  suivront  son 
retour,  obtenir  la  résiliation  sans  indemnité,  s'il  établit  que  ses 
blessures  le  rendent  incapable  de  continuer  l'exploitation.  Le 
non-mobilisé  pourra  obtenir  une  réduction  des  fermages  échus 
pendant  la  guerre  et  un  an  après. 


LA  QUESTION  DES  LOYERS.  633 


IV 


Il  nous  reste  a  parler  d'un  point  essentiel,  dont  le  premier 
projet  de  loi  renvoyait  la  solution  à  une  loi  spéciale,  celui  des 
compensations  à  donner  aux  propriétaires.  Lorsqu'en  mai  1916, 
le  garde  des  Sceaux  déposa  sur  le  bureau  de  la  Chambre  le 
nouveau  projet,  il  déclarait  qu'il  suivrait  la  Commission  dans 
la  voie  tracée  par  elle.  «  Mais,  ajoutait-il,  en  présence  de  l'exten- 
sion donnée  au  problème  des  loyers,  on  ne  saurait  éluder  davan- 
tage la  question  que  se  pose  l'opinion  impatiente,  qui  domine 
tout  le  débat  et  qui,  non  résolue,  risquerait  de  fausser  les 
décisions  des  juridictions  arbitrales  :  à  qui  incombe  en  droit  la 
charge  des  exonérations  ou  des  réductions  accordées  aux  loca- 
taires? qui,  en  définitive,  en  supportera  le  fardeau?  » 

Le  gouvernement  reconnaissait  alors  les  obligations  contrac- 
tées vis-à-vis  des  propriétaires,  et  il  leur  offrait  la  transaction 
suivante.  Sur  la  promesse  par  eux  de  s'abstenir  de  toute  action 
du  chef  des  loyers  arriérés  contre  leurs  locataires,  de  leur 
donner  quittance  définitive  du  surplus,  et  de  les  maintenir  en 
jouissance  pour  toute  la  durée  des  hostilités  et  des  six  mois  qui 
en  suivront  la  cessation,  ils  devraient  être  remboursés  des  deux 
cinquièmes  des  loyers  dont  ils  auraient  fait  remise.  Les  départe- 
mens,  avec  ou  sans  le  concours  des  communes,  prendraient 
ces  deux  cinquièmes  à  leur  charge.  L'État  participerait  pour 
moitié  aux  dépenses  consenties  de  ce  chef  par  les  départemens. 

L'idée  de  faire  contribuer  le  département  pour  un  cin- 
quième à  l'indemnité  prévue  pour  les  propriétaires  n'a  pas  été 
accueillie  avec  faveur  par  les  Conseils  généraux.  Celui  de  la 
Seine,  dans  sa  séance  du  12  avril  1916,  a  pris  la  résolution 
suivante  :  «  Considérant  que  le  Département  de  la  Seine  et 
la  Ville  de  Paris  n'ont  participé  en  rien  au  moratorium  des 
loyers  et  ne  sont  aucunement  responsables  de  la  situation  de 
fait  créée  par  son  maintien  prolongé;  estimant  que  le  soin  de 
régler  cette  question  et  de  supporter,  le  cas  échéant,  les  charges 
qui  peuvent  en  résulter,  doit  incomber  exclusivement  à  l'Etat, 
invite  le  préfet  de  la  Seine  et  le  Bureau  à  faire,  auprès  des 
pouvoirs  publics  et  de  la  Commission  de  la  Chambre  des  Députés, 
les  démarches  les  plus  pressantes  pour  qu'aucune  contribution 
concernant  une   indemnité  quelconque  à  allouer  aux  proprié- 


634 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


taires  de  Paris  et  du  département  de  la  Seine  ne  soit  mise  à  la 
charge  du  département,  ou  à  la  charge  des  communes  subur- 
baines et  de  la  Ville  de  Paris.  » 

En  présence  d'une  opposition  aussi  nette  et  d'une  attitude 
semblable  signalée  dans  les  autres  départemens,  le  gouverne- 
ment renonça  à  l'idée  d'indemniser  les  propriétaires  et  relira 
l'offre  du  cinquième  qu'il  avait  accepté  de  prendre  à  sa  charge» 
si  un  autre  cinquième  était  fourni  par  les  autorités  locales. 
L'indemnité  aux  propriétaires  a  donc  disparu  du  projet.  La 
seule  compensation  qui  leur  est  maintenue  est  la  faculté 
d'emprunter  au  Crédit  foncier  :  ce  droit  à  un  prêt  est  réglé 
par  l'article  26  approuvant  la  convention  passée  à  cet  effet  entre. 
cet  établissement  et  le  ministre  des  Finances, et  qui  est  annexée 
à  la  loi,  dont  elle  fait  ainsi  partie  intégrante. 

En  vertu  de  cette  convention,  le  Crédit  foncier  de  France 
s'est  engagé  à  prêter,  sous  la  garantie  de  l'État,   aux  proprié- 
taires qui  en  feront  la  demande,  des  sommes  dont  le  montant, 
s'ajoutant  aux  sommes  payées,  ne  pourra  dépasser  la  moitié 
des  loyers  échus  du  4  avril  1914  à  la  fin  du  troisième  mois  qui 
suivra  la  cessation  des  hostilités,  le  prêt  ne  pouvant,  en  aucun 
cas,  être  de  plus  de  50  000  francs.  Ce  prêt  sera  garanti  par  une 
hypothèque  prise  sur  l'immeuble  en  faveur  du  Crédit  foncier  et 
remboursable  en  35  annuités  commençant  à  courir  à  partir  de 
la  cinquième  année.  L'État  prend  à  sa  charge  l'annuité  due  par 
les  petits  propriétaires,   qui  ont  moins  de  3  000  francs  de  re- 
venu, en  y  ajoutant  les  charges  de   famille  prévues  par  la  loi 
de  l'impôt  général  sur  le  revenu;  pour  ceux  qui  ont. un  revenu 
compris  entre   3  000  et  6000  francs,  majoré  de  la  même  façon, 
l'Etat  prend  à  sa  charge  la  moitié  de  l'annuité. 

Le  Crédit  foncier  émettra  à  cet  effet  un  emprunt  spécial,  et 
fixera  le  taux  des  prêts  d'après  le  prix  de  revient  dudit 
emprunt,  majoré  de  40  centimes  par  100  francs  pour  frais 
d'administration. 


Tel  est  le  projet  de  loi  que  la  Chambre  a  voté  et  qui  va  être 
soumis  aux  délibérations  du  Sénat.  Il  a  besoin  d'être  profon- 
dément remanié.  Ce  n'est  pas  la  première  fois,  d'ailleurs,  que 
les  députés  auront  compté  sur  la  sagesse  des  Pères  conscrits 


LA  QUESTION  DES  LOYERS.  635 

pour  corriger  les  erreurs  d'un  texte  qui  n'a  obtenu  les  suffrages 
au  Palais-Bourbon  que  parce  que  ses  rédacteurs  savaient  qu'une 
autre  assemblée  le  modifierait. 

Nous  comprenons  l'état  d'esprit  des  représentans  du  peuple, 
qui  reçoivent  directement  le  contre-coup  des  émotions  de  leurs 
électeurs.  En  temps  de  guerre,  ces  émotions  sont  explicables 
et,  dans  certains  cas,  infiniment  respectables.  Il  est  évident  que 
chaque  Français  est  plein  d'une  reconnaissance  sans  bornes 
envers  les  soldats  qui  luttent  héroïquement  et  qui,  chaque  jour, 
sauvent  la  patrie.  Aucun  sacrifice  consenti  par  ceux  qui  sont 
restés  à  l'arrière  n'égalera  ceux  du  front.  Mais  il  ne  faut  pas 
que  le  sentiment  le  plus  généreux  vienne  apporter  un  trouble 
inutile  dans  le  domaine  économique. 

Or,  à  côté  des  nombreuses  imperfections  que  contient  le 
projet  que  nous  venons  d'analyser,  il  présente  deux  vices  capi- 
taux, qui  apparaissent  d'autant  plus  nettement  qu'ils  résultent 
de  dispositions  introduites  postérieurement  au  dépôt  des  textes 
primitifs.  Le  premier  consiste  dans  la  présomption  d'insolva- 
bilité établie  en  faveur  des  petits  locataires,  parmi  lesquels 
beaucoup  sont  en  mesure  de  payer.  Pourquoi  ne  pas  procéder, 
en  cette  matière,  comme  on  l'a  fait  pour  les  allocations  mili- 
taires? Avant  de  les  accorder,  on  exige  des  demandeurs  la  preuve 
qu'ils  n'ont  pas  de  ressources  suffisantes  pour  vivre.  La  simple 
logique  exigerait  que,  pour  dispenser  certaines  catégories  de 
citoyens  de  payer  leur  loyer,  on  leur  demandât  de  démontrer 
qu'ils  en  sont  incapables.  Dans  son  premier  rapport,  M.  Ignace 
insistait  sur  ce  point  de  vue. 

La  seconde  critique  majeure  qu'appelle  le  projet  est 
l'abandon  presque  total  de  l'idée  que  l'État,  en  procédant  à  un 
acte  qu'on  ne  saurait  mieux  qualifier  qu'en  l'appelant  une  réqui- 
sition, ne  doit  pas  le  prix,  au  moins  partiel,  de  l'objet  réquisi- 
tionné. 11  y  a  un  intérêt  supérieur  à  ce  que  la  notion  de  droit  ne 
soit  pas  obscurcie  dans  l'esprit  du  peuple,  et  à  ce  qu'il  ne  s'ima- 
gine pas  qu'il  est  au  pouvoir  de  l'État  de  le  délier  de  ses  enga- 
gemens  en  mettant  à  la  charge  exclusive  de  l'une  des  deux 
parties  tout  le  dommage  résultant  de  cette  rupture.  L'organi- 
sation des  sociétés  humaines  repose  sur  cette  idée  que  rien  ne 
s'obtient  sans  effort  et  que  chacun  de  nous  doit  travailler  pour 
lui  et  les  "siens.  Le  produit  de  ce  travail,  qui  excède  les  besoins 
quotidiens,  forme  ce  qu'on  appelle  le  capital,  et  s'emploie  de 


636 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


façon  à  donner  à  son  tour  un  revenu  à  ceux  qui  ont  eu  l'énergie 
d'épargner.  S'ils  ne  l'avaient  pas  fait,  aucune  maison  ne  se 
serait  construite,  et  nous  coucherions  à  la  belle  étoile,  comme 
les  peuplades  pastorales  des  premiers  âges.  Cela  vaudrait  peut- 
être  mieux  pour  notre  santé  que  d'être  enfermés  dans  des 
murailles  de  pierre,  mais  nous  ne  pensons  pas  que  cela  serait 
du  goût  de  nos  soldats,  même  au  retour  de  leur  rude  vie  des 
tranchées.  Si  l'idée  se  généralise  que  le  loyer  d'un  appartement 
n'est  pas  une  créance  aussi  certaine  pour  le  propriétaire  que  la 
fourniture  du  pain  et  de  la  viande  l'est  pour  le  boulanger  et  le 
boucher,  il  se  trouvera  de  moins  en  moins  des  gens  disposés  à 
construire  des  maisons,  à  courir  les  risques  inhérens  à  ce  genre 
de  placement  et  à  mettre  à  la  disposition  de  leurs  concitoyens 
l'abri  dont  ils  ont  besoin. 

La  Chambre  a  entendu  à  ce  sujet,  le  3  mars  1916,  un  dis- 
cours excellent  de  M.  Louis  Dubois,  qui  lui  a  rappelé  la  situa- 
tion de  nombreux  petits  propriétaires  ne  touchant  pas  un  cen- 
time de  leurs  loyers,  alors  que  leurs  locataires  sont  souvent 
dans  une  situation  bien  meilleure  qu'eux.  Beaucoup  d'habitans 
de  la  banlieue  parisienne  arrivés,  à  force  de  travail  et  de  pri- 
vations, à  économiser  quelques  sous,  les  ont  consacrés  à  l'achat 
d'un  terrain,  sur  lequel  ils  ont  construit  une  maison,  souvent 
avec  des  capitaux  d'emprunt,  dont  ils  paient  les  intérêts.  L'ar- 
gent des  propriétaires  qui  ont  édifié  des  habitations  est  aussi 
intéressant  que  celui  qui  sert  à  payer  les  salaires  des  ouvriers  : 
il  a  souvent,  à  l'origine,  été  prélevé  volontairement  par  le  sala- 
rié lui-même  sur  ce  qu'il  gagnait,  et  ce  n'est  que  grâce  à  une 
longue  suite  d'efforts  persévérans  que  ce  capital  immobilier  a 
pu  être  constitué. 

Les  étapes  qu'ont  marquées  les  mesures  prises  par  le  gou- 
vernement et  les  projets  discutés  par  le  Parlement  sont  instruc- 
tives à  rappeler.  Au  début,  il  ne  s'agit  que  de  moratoire;  on 
laisse  tout  en  suspens;  on  donne  aux  locataires  des  délais  pour 
payer  leurs  termes;  mais  personne  ne  songe  à  porter  atteinte  au 
principe  même  des  contrats.  La  guerre  se  prolonge;  on  se  décide 
à  attaquer  le  fond  de  la  question.  Le  gouvernement  ne  veut 
i'abord  en  envisager  qu'un  seul  côté  :  celui  des  résiliations  de 
baux  à  loyer;  bientôt  il  est  amené  à  considérer  aussi  les  réduc- 
tions. Il  se  met  d'accord  avec  la  Commission  de  la  Chambre  : 
une    juridiction    est   instituée    qui    aura    pouvoir,    dans    des 


LA  QUESTION  DES  LOYERS.  637 

conditions  déterminées,  d'accorder  résiliations  et  exonérations, 
mais  à  la  condition  que  les  débiteurs  prouvent  leur  insolvabilité. 
On  ajourne  le  problème  des  compensations  à  accorder  aux  créan- 
ciers. Plus  tard,  au  cours  même  de  la  discussion,  le  gouverne- 
ment intervient  de  nouveau.  Il  considère  qu'il  n'est  pas  possible 
de  laisser  la  porte  ouverte  à  un  nombre  indéfini  de  procès  qui 
vont  surgir;  il  exige  que,  pour  la  majorité  des  petits  locataires, 
l'exonération  complète  soit  la  règle.  En  même  temps,  il  veut 
régler  la  question  du  droit  des  propriétaires  et  propose  de  leur 
payer  40  pour  100  des  loyers,  dont  moitié  par  l'Etat  et  moitié  par 
les  départemens.  Ceux-ci  protestent  ;  le  ministère  retire  son  offre, 
et  il  ne  reste  en  fin  de  compte  que  la  convention  avec  le  Crédit 
foncier.  En  échange  de  l'abandon  de  leurs  droits,  les  proprié- 
taires reçoivent  la  faculté  d'emprunter.  Seuls,  ceux  qui  n'ont 
que  des  ressources  très  limitées  verront  le  Trésor  se  substituer 
à  eux  pour  payer  en  totalité,  ou  jusqu'à  concurrence  de  moitié, 
les  annuités   destinés  à  rembourser  les  emprunts  faits  par  eux. 

Les  propriétaires  créanciers  de  petits  loyers  qui  ont  un  revenu 
de  plus, de  6  000  francs  seront,  comme  l'a  fait  observer  M.  Paul 
Leroy-Beaulieu,  dans  la  situation  qu'avait  créée  le  décret  de  la 
Commune  du  29  mars  1871  :  ils  perdront  leurs  droits  vis-à-vis 
de  leurs  locataires  pour  tous  les  termes  échus  et  à  échoir  jus- 
qu'à six  mois  après  la  cessation  des  hostilités.  Quant  aux  pro- 
priétaires de  logemens  qui  ne  rentrent  pas  dans  la  catégorie 
des  «  petits,  »  ils  sont  exposés  à  se  voir  imposer  des  réductions 
qui  peuvent  aller  jusqu'à  l'exonération  totale.  Ceux-là,  du 
moins,  ne  sont  pas  dépouillés  de  prime  abord  :  ils  peuvent 
espérer  dans  l'équité  des  commissions  arbitrales. 

Certes,  les  propriétaires  doivent  prendre  leur  part  des 
charges  nationales  et  supporter,  comme  les  autres  Français,  les 
conséquences  de  la  guerre.  Mais  il  est  inadmissible  qu'on  les 
prive,  même  dans  l'intérêt  public,  de  ce  qui  leur  appartient, 
sans  leur  donner  une  indemnité.  Ils  sont  prêts  à  payer  des 
impôts  beaucoup  plus  élevés  que  ceux  qu'ils  payaient  avant  la 
guerre;  ils  s'étonnaient  même  que  la  feuille  du  percepteur  ne 
leur  eût  pas  encore  apporté  l'avis  de  cette  augmentation  inévi- 
table, qu'ils  connaissent  depuis  quelques  jours  par  le  projet  de 
loi  déposé  le  18  mai  et  contenant  un  programme  de  création  de 
taxes  nouvelles  et  d'élévation  de  droits  anciens.  Ils  seront 
d'ailleurs    dégrevés  de   la  portion  de  la  contribution  foncière 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES*) 

proportionnelle  à  la  perte  de  revenu  qu'ils  subiront  du  chef  de 
la  loi  actuellement  en  préparation;  on  est  ainsi  obligé  de  dimi- 
nuer les  recettes  publiques,  parce  qu'on  a  tari  la  source  de 
recettes  particulières.  Au  demeurant,  le  dégrèvement  est  insi- 
gnifiant par  rapport  à  la  perte  subie. 

Pourquoi  ne  pas  faire  cesser  au  mois  de  juillet  prochain  le 
moratoire  des  loyers,  de  façon  à  rétablir  le  droit  commun,  en 
maintenant  bien  entendu  des  exceptions  pour  les  mobilisés  qui 
sont  au  front?  On  s'occuperait  ensuite  de  régler  la  question  des 
termes  échus  depuis  le  commencement  de  la  guerre;  les  sacri- 
fices imposés  aux  propriétaires  leur  sembleront  moins  durs  si 
on  leur  rend  pour  l'avenir  la  libre  disposition  de  ce  qui  leur 
appartient.  Il  nous  semble  que  c'est  dans  cet  ordre  d'idées  que 
devrait  être  recherchée  la  solution  du  problème. 

Ce  qui  nous  inquiète  dans  cet  essai  de  législation,  c'est  à  la 
fois  l'atteinte  portée  aux  principes  et  les  répercussions,  inat- 
tendues pour  le  législateur,  qu'aurait  la  loi,  si  le  projet  voté  par 
la  Chambre  était  ratifié  par  le  Sénat.  Il  ne  faut  pas  être  dupe 
des  mots  :  ceux  de  propriétaire  et  de  capitaliste  ont  le  don  de 
faire  déraisonner  de  très  braves  gens  qui  ne  se  rendent  pas 
compte  de  ce  simple  fait  que  toute  l'organisation  économique 
de  notre  société  repose  sur  l'épargne. 

Pour  ne  prendre  qu'un  exemple,  aucune  des  entreprises  qui 
fournissent  en  ce  moment  à  la  Défense  nationale  les  armes, 
les  munitions,  les  approvisionnemens  dont  elle  a  besoin, 
n'auraient  pu  se  constituer  sans  elle.  Or,  les  bàtimens  destinés 
à  l'habitation  ne  peuvent  exister  que  là  où  le  capital  qui  sert  à 
les  édifier  est  certain  d'être  protégé.  Ces  constructions  sont 
beaucoup  plus  nécessaires  aux  travailleurs  qui  y  sont  logés 
qu'aux  capitalistes  qui  y  consacrent  leurs  économies,  car  ceux- 
ci  peuvent  trouver  d'autres  emplois,  et  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment condamnés  à  acheter  des  terrains  et  à  y  entasser  des  moel- 
lons. 

D'autre  part,  la  propriété  immobilière  constitue  un  élément 
notable  de  la  fortune  nationale  et,  par  suite,  de  la  matière  impo- 
sable. M.  Ribot,  au  cours  de  la  discussion,  s'opposait  à  des 
combinaisons  qui  eussent  grevé  d'une  façon  excessive  les  pro- 
priétaires fonciers,  parce  qu'il  voulait,  disait-il,  réserver  leurs 
facultés  contributives  pour  l'établissement  de  ses  futurs  budgets. 
Frapper  de  stérilité   les  milliards  que  représente  un  pareil  do- 


LA  QUESTION  DES  LOYERS.  639 

maine  serait  extrêmement  dangereux  et  parfaitement  illogique. 
Au  cours  de  la  guerre  on  a,  avec  beaucoup  de  raison,  fait  de 
se'rieux  efforts  en  faveur  de  la  fortune  mobilière  :  on  a  affranchi 
d'impôt  les  Bons  et  les  obligations  de  la  Défense  nationale,  la 
rente  5  pour  100  émise  au  mois  de  décembre  1915;  on  a  avancé 
aux  Compagnies  de  chemins  de  fer  les  sommes  nécessaires  pour 
payer  le  coupon  de  leurs  titres.  Ce  n'est  pas  dans  l'intérêt  des 
rentiers  ni  des  obligataires  que  l'Etat  a  pris  ces  mesures,  mais 
dans  celui  de  son  propre  crédit,  qui  repose  sur  le  maintien  de 
la  richesse  publique.  Or,  qu'adviendra-t-il  si  une  partie  de  cette 
richesse,  celle  qui  alimente  à  la  fois  le  budget  du  pays  et  celui 
des  communes,  est  ébranlée  dans  ses  fondemens?  Il  est  impos- 
sible que  le  Sénat  méconnaisse  la  grandeur  du  problème  qui  se 
pose  devant  lui  :  il  rétabTira,  dans  la  loi  sur  les  loyers,  l'obli- 
gation pour  tous  les  locataires  demandant  une  réduction  de 
prouver  leur  indigence,  et  pour  l'Etat  d'indemniser  les  pro- 
priétaires, qu'il  prive  du  droit  de  disposer  librement  de  ce  qui 
leur  appartient.  C'est  là  le  minimum  des  corrections  qu'il  faut 
apporter  au  projet  de  la  Chambre.  S'il  devait  être  maintenu 
dans  sa  teneur  actuelle,  une  atteinte  grave  serait  portée  à  notre 
état  social;  elle  aurait  des  conséquences  auxquelles  n'ont  pas 
songé  ceux  qui  ont  voté  l'ensemble  des  57  articles  de  la  Loi  rela- 
tive «  aux  modifications  apportées  aux  baux  à  loyer  par  l'état  de 
guerre.  » 

La  petite  industrie  du  bâtiment,  par  les  corps  de  métier, 
charpentiers,  maçons,  peintres,  menuisiers,  serruriers,  qu'elle 
groupe  autour  d'elle,  retient  encore,  dans  les  villes  et  bourgs  de 
province,  toute  une  population  qui  constitue  un  élément  essen- 
tiel de  la  vie  locale,  qu'il  est  si  important  de  conserver  et 
d'encourager.  Le  jour  où  ceux  qui  donnent  du  travail  à  ces 
nombreux  artisans  cesseraient  de  le  faire,  nous  verrions  s'accé- 
lérer encore  le  courant  d'immigration  dans  les  grandes  cités 
qui  est  un  des  dangers  du  monde  moderne.  Des  considérations 
de  l'ordre  politique  le  plus  élevé  se  joignent  donc  à  celles  de 
l'ordre  économique  pour  engager  nos  législateurs,  pendant 
qu'il  en  est  temps  encore,  à  éviter  l'écueil  que  nous  leur 
signalons. 

Raphaël-Georges  Lévy. 


L'ECHEC 

DE    LA 


RESTAURA™  IlOlRCniQlf  EN  CHU 


Le  22  mars,  le  chef  de  l'État  chinois,  à  la  fois  président  et 
empereur,  s'est  vu  obligé  de  publier  un  décret-édit,  pour  faire 
savoir  qu'il  renonçait  à  ceindre  la  couronne  impériale. 

Pourtant  ce  personnage  astucieux  et  habile  semblait  devoir 
réaliser  le  mot  du  poète  en  marchant  «  vivant  dans  son  rêve 
étoile.  »  Tout  semblait  conspirer  pour  le  pousser  sur  le  trône 
rétabli  des  anciens  empereurs. 

Les  événemens  actuels,  la  rébellion  du  Yunnan,  bientôt 
étendue  à  d'autres  provinces,  l'impuissance  du  pauvre  dictateur 
à  empêcher  les  scissions  de  se  produire,  sont  venus  démontrer 
combien  fragile  est  sa  position,  combien  artificiel  son  pouvoir, 
et  souligner  en  même  temps  l'erreur  de  ceux  qui  comptaient 
sur  l'heureuse  étoile  de  l'ancien  mandarin.  Celui-ci  se  trouve 
aujourd'hui  désemparé  en  présence  des  complications  inté- 
rieures et  extérieures  dont  il  ne  peut  sortir. 

Ces  complications  extérieures  affectent  la  politique  mon- 
diale. C'est  là  ce  qui  donne  tant  d'intérêt  aux  choses  de  la 
Chine  d'aujourd'hui,  et  particulièrement  à  l'évolution  du  projet 
de  restauration  monarchique  au  profit  de  Yuen  Chekai,  brusque- 
ment  arrêté  par  la  révolte  du  Sud. 

I 

Après  le  coup  d'État  de  1913,  lorsque  la  dictature  eut  été 
établie  à  Pékin,  il  devint  évident,  pour  tous  ceux  qui  suivaient 


L  ECHEC    DE    LA    RESTAURATION    MONARCHIQUE    EN    CHINE.: 


641 


de  près  les  e'vénemens,  qu'un  effort  allait  être  accompli  afin  de 
stabiliser  le  nouveau  pouvoir  personnel  de  Yuen  Chekai  ; 
influences  chinoises,  influences  étrangères,  y  poussaient. 

Le  pre'sident  s'était  entouré  d'une  foule  de  gens  qu'il  atta- 
chait à  sa  personne  par  les  liens  puissans  de  l'intérêt  pécu- 
niaire. Un  bon  nombre  d'hommes  avaient  été  nommés 
Kouwenn,  c'est-à-dire  conseillers.  Venus  de  leurs  provinces  où 
ils  auraient  pu  exercer  peut-être  une  action  indépendante  de 
celle  de  la  capitale,  ils  se  trouvaient  paralysés  à  Pékin.  Pour 
la  plupart,  la  fonction  de  conseiller  n'était  qu'une  sinécure,  un 
prétexte  à  émolumens.  Parmi  ces  Kouwenn,  on  trouvait  très 
peu  de  gens  à  principes,  réellement  partisans  d'une  dictature 
en  vue  du  bien  public.  Le  gros  de  la  troupe,  fonctionnaires  de 
l'ancien  régime,  n'attendait  du  nouveau  que  le  moyen  de  vivre 
sans  peine.  D'autre  part,  quelques  conseillers  n'étaient  que  de 
faux  ralliés  qui,  avec  la  profondeur  de  dissimulation  des  Asia- 
tiques, se  faisaient  payer  un  concours  passif,  en  attendant  le 
moment  propice  de  jeter  le  masque  et  de  combattre  le  chef  de 
l'Etat  qu'ils  considéraient  comme  un  tyran.  Ces  derniers  étaient 
peu  nombreux- 

Avec  les  conseillers  sinécuristes,  gravitaient,  autour  de 
Yuen  Chekai,  les  fonctionnaires  effectifs  de  la  capitale,  flanqués 
de  leurs  secrétaires  et  de  leur  clientèle,  ainsi  que  les  membres 
de  quelques  corps  politiques,  débris  des  institutions  des  pre- 
miers temps  de  la  république,  le  Tsan  chengyuen,  qui  rem- 
plaçait l'ancien  Sénat  de  la  monarchie  déchue,  le  Lifayuen  ou 
Cour  législative,  les  ministres  et  leurs  bureaux,  le  cabinet  pré- 
sidentiel, avec  ses  fidèles  vivant  dans  l'atmosphère  du  dictateur, 
le  tout  recruté  parmi  les  gens  d'ancien  régime,  habitués  à  vivre 
dans  le  milieu  corrompu  de  la  Cour  impériale. 

Tout  ce  personnel  n'aimait  point  et  ne  pouvait  aimer  la 
république,  car  le  parti  républicain,  composé  de  réformistes  et 
d'occidentalisés  désireux  de  gouverner  et  d'administrer  la  Chine 
selon  les  méthodes  d'Europe  et  d'Amérique,  se  proposait,  lors 
de  son  avènement,  de  mettre  dans  les  places  des  hommes 
nouveaux,  imbus  de  son  esprit.  Aussi,  lorsque,  en  mai  1912, 
l'Assemblée  provisoire  se  fut  transportée  à  Pékin,  tout  ce 
monde  de  fonctionnaires  s'employa-t-il  à  entraver  son  action 
autant  qu'il  put  ;  ce  fut  bien  pis  après  les  élections  de  1912-1913, 
qui    nommèrent    une    Chambre  et  un   Sénat   hostiles  à    Yuen 

TOMB   XXXIII.    —    1916-  41 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Chekai.  En  réalité,  ces  assemblées  ne  fonctionnèrent  librement 
pas  même  un  seul  jour  et  jamais  leurs  décisions  ne  furent 
exécutées. 

L'avènement  du  parti  républicain  devant  être,  pour  tout  ce 
personnel,  le  signal  de  la  débâcle,  il  était  assez  naturel  que  des 
conseils  et  des  bureaux  montât  aux  oreilles  de  Yuen  Chekai 
comme  un  écho  de  la  parole  du  devin  :  «  Tu  seras  roi  !  »  Un 
géomancien  quelconque  lui  avait  en  effet,  dans  sa  jeunesse, 
prédit  son  ascension  au  trône  impérial. 

Yuen  était  d'ailleurs  de  l'étoffe  dans  laquelle  tous  les  grands 
ambitieux  sont  taillés.  On  l'avait  toujours  connu  avide  de 
commandement  et  de  pouvoir;  tous  ses  actes  s'étaient  inspirés 
du  désir  de  la  domination.  Il  prêtait  donc  une  oreille  favorable 
aux  conseils  intéressés  de  son  entourage  chinois,  et  cela  avec 
d'autant  plus  de  complaisance,  que  ces  avis  indigènes  se  trou- 
vaient appuyés  de  ceux  des  Européens  qui,  également, 
entourent  le  dictateur. 

Dans  les  derniers  temps  de  l'empire  tartare-mandchou,  les 
diverses  grandes  Puissances  s'étaient  efforcées  de  mettre  auprès 
du  débile  gouvernement  chinois  des  hommes  à  elles,  chargés, 
en  dehors  du  monde  diplomatique  officiel,  de  suivre  les  mou- 
vemens  de  ce  vieillard  décrépit,  de  soutenir  ses  pas  chancelans 
et  de  les  diriger  dans  le  sens  des  intérêts  de  chacune  de  ces 
Puissances.  Ces  personnages  portaient  eux  aussi  le  titre  de 
conseillers. 

Non  seulement  les  gouvernemens,  mais  aussi  les  Puissances 
économiques,  industrielles,  financières,  avaient  leurs  agens> 
installés  dans  la  capitale,  le  plus  près  possible  des  détenteurs 
effectifs  du  pouvoir  et  entretenant  avec  eux  des  rapports  suivis. 

Yuen  Chekai  qui  avait  rempli,  sous  l'Empire,  les  fonctions 
de  gouverneur  et  de  ministre,  s'était  aperçu  du  parti  qu'on 
pouvait  tirer  de  cette  situation  pour  entretenir  des  rapports 
utiles  et  fructueux  avec  le  monde  extérieur  sans  passer  par  les 
intermédiaires  officiels  ;  aussi,  dès  son  avènement,  il  se  garda 
bien  de  congédier  les  anciens  conseillers,  il  en  augmenta  le 
nombre  au  contraire,  il  en  mit  quelques-uns  tout  près  de  sa 
personne  et  se  les  attacha  par  d'énormes  émolumens.  Tandis 
que  les  Kouwenn  chinois  touchaient  des  soldes  modestes  de 
quelques  milliers  de  piastres,  les  conseillers  étrangers  avaient, 
qui,  cinquante,  qui,  soixante-quinze  mille  francs,  ou  plus  encore. 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     643 

D'autre  part,  ces  étrangers,  vivant  dans  l'ambiance  du  prince, 
pouvaient,  s'ils  étaient  habiles  à  servir  d'intermédiaires  dans  un 
tel  milieu,  édifier  de  véritables  fortunes.  Une  restauration 
monarchique  au  profit  de  leur  patron  chinois  était  évidemment 
le  meilleur  moyen  d'assurer,  avec  la  stabilité  du  pouvoir,  celle 
de  leur  situation  et  la  continuité  de  leurs  profits. 

Aussi,  était-ce  dans  ce  milieu  que  Yuen  Chekai  avait  déjà 
trouvé  les  plus  vifs  encouragemens  à  accomplir  son  coup 
d'Etat,  à  chasser  le  Parlement,  lorsqu'on  s'aperçut  que  celui-ci 
voulait  remplir  sérieusement  sa  fonction.  Certains  de  ces 
conseillers  étrangers  lui  mettaient  sous  les  yeux,  en  l'engageant 
à  le  suivre,  l'exemple  de  Bonaparte  jetant,  avec  ses  grenadiers, 
les  députés  par  les  fenêtres  ;  d'autres  le  secondèrent  directement 
dans  la  conduite  des  opérations  militaires,  lorsqu'il  s'agit 
d'écraser  les  républicains  soulevés  contre  l'arbitraire  du 
pouvoir. 

D'autre  part,  la  diplomatie  de  la  plupart  des  Puissances  fon- 
dait les  plus  grands  espoirs  sur  la  restauration  de  l'Empire.  Le 
consortium  qu'elle  avait  imaginé  pour  conduire  et  gouverner 
indirectement  ce  peuple  immense  dans  les  voies  de  la  civilisa- 
tion occidentale  pensait  s'accommoder  beaucoup  mieux  d'une 
monarchie  que  d'une  république.  Un  homme  seul  est  toujours 
plus  facile  à  manier  que  des  assemblées  à  huit  cents  têtes,  élues 
et  renouvelables.    v 

Les  Anglais  attendaient,  pour  la  réussite  de  leurs  affaires, 
pour  l'obtention  de  concessions  fructueuses  de  chemins  de  fer 
et  de  mines,  pour  le  développement  de  leur  commerce  et  de 
leur  influence,  beaucoup  plus  d'un  régime  qui,  à  cet  égard, 
avait  fait  ses  preuves  de  faiblesse,  que  d'un  système  nouveau 
combiné  et  mis  en  jeu  par  des  gens  connus  comme  désireux 
d'arriver  dans  l'avenir  à  assurer  l'indépendance  économique  de 
leur  pays. 

Les  Allemands,  animés  d'ailleurs  des  mêmes  sentimens, 
espéraient  de  la  constitution  d'un  pouvoir  unique  la  militarisa- 
tion future  de  la  Chine,  ce  qui  leur  aurait  fourni  l'occasion  d'y 
implanter  leurs  instructeurs  militaires,  d'y  prendre  pied 
comme  en  Turquie  et  de  se  faire  de  cet  immense  réservoir 
humain  un  instrument  utile  à  leur  ambition  de  domination 
mondiale. 

La  diplomatie    russe   tenait  avant  tout  à  ce  qu'une  repu* 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blique,  propagatrice  par  l'exemple  des  idées  et  des  seniimens 
démocratiques,  ne  se  créât  pas  sur  les  frontières  de  l'Empire 
autocratique,  non  loin  de  cette  Sibérie  où,  lors  de  la  révolution 
de  1305,  des  républiques  locales,  nées  de  la  révolte,  avaient  dû 
être  rapidement  écrasées. 

Quant  aux  Français,  ces  grands  prêteurs  d'argent,  il  leur 
semblait  que  leurs  intérêts  financiers  seraient  mieux  garantis 
par  un  pouvoir  personnel  que  par  tout  autre  genre  de  gouver- 
nement. Ils  avaient  aventuré  beaucoup  de  capitaux  en  Chine, 
dans  le  passé;  ils  avaient  soutenu  financièrement  l'instauration 
de  la  dictature;  certains  d'entre  eux  avaient  même  uni  directe- 
ment leurs  intérêts  financiers  à  ceux  du  dictateur  lui-même, 
s'attachant  ainsi  étroitement  à  sa  fortune. 

Seuls,  les  Etats-Unis  ne  se  montraient  pas  favorables  à  une 
restauration  par  raison  de  principe.  Sur  ce  point,  l'opinion  de 
M.  Wilson  était  bien  connue. 

Quant  au  Japon,  il  observait  une  attitude  expectante, 
ménageant  l'avenir,  flattant  et  protégeant  les  républicains 
exilés  depuis  deux  ans  et  demi. 

Avant  la  guerre,  ces  deux  dernières  Puissances  se  trou- 
vaient entraînées  dans  l'orbe  d'attraction  de  l'Angleterre,  de 
l'Allemagne,  de  la  France  et  de  la  Russie,  derrière  lesquelles 
suivaient  l'Autriche,  l'Italie  et  les  Puissances  secondaires. Com- 
ment les  États-Unis  et  le  Japon,  divisés  d'ailleurs  entre  eux  par 
de  profonds  dissentimens,  auraient-ils  pu  faire  bande  à  part  ou 
rester  isolés  en  dehors  du  formidable  groupe  mondial  ?  C'eût 
été  se  condamner  à  une  impuissance  fatale  dans  tout  règlement 
des  questions  chinoises.  C'est  manifestement  pour  cette  raison 
que  ces  deux  Puissances,  bien  que  s'étant  montrées  hostiles  à 
la  dictature  de  Yuen  Chekai,  lorsque  celle-ci  n'était  encore 
qu'en  préparation,  se  joignirent  aux  autres  quand  la  diplo- 
matie eut  décidé  de  reconnaître  la  république  chinoise,  après 
le  coup  d'État  de  novembre  1913,  qui  faisait  de  celle-ci  une  pure 
illusion  verbale. 

Enfin,  en  dehors  du  monde  officiel  et  des  conseillers,  les 
résidens  européens  en  Chine,  commerçans,  gens  d'affaires, 
courtiers  de  finance  en  quête  d'emprunts  à  négocier,  représen- 
tai de  fabriques  d'armemens  désireux  de  conclure  de  gros 
contrats,  attendaient  également  d'un  gouvernement  personnel 
4e   sérieux  profits.  Il  n'était  pas  jusqu'aux   traiîquans  de  bas 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     64î> 

étage,  habitués  à  évoluer  au  milieu  de  la  vieille  corruption 
mandarinale,  qui  ne  désirassent  voir  continuer  indéfiniment  ce 
régime. 

Telle  était  la  situation  avant  le  mois  d'août  1914.  Aussi, 
Yuen  Chekai  pouvait-il  s'avancer  d'un  pas  assuré  vers  le  trône, 
objet  de  son  ambition,  en  jetant  un  regard  dédaigneux  sur  ses 
adversaires  de  l'intérieur,  redoutables  pourtant.  Jamais  peut- 
être  un  tel  concours  de  circonstances  favorables  ne  s'était  ren- 
contré dans  l'histoire  pour,  soutenir  un  semblable  projet. 


Les  étrangers  en  Chine,  ainsi  que  les  milieux  diplomatiques, 
entraînés  par  leurs  préjugés,  semblaient  croire  que  le  parti 
républicain,  une  première  fois  abattu,  ne  pourrait  jamais  se 
relever. 

La  difficulté  de  la  langue  chinoise,  et  surtout  celle  de  l'écri- 
ture, le  caractère  idéographique  de  la  représentation  des  idée» 
dans  les  livres  et  les  imprimés  rendant  impossible  à  presque 
tous  les  Européens  de  suivre  le  développement  de  la  politique, 
des  erreurs  de  ce  genre  sont  ordinaires  en  Extrême-Orient. 
Déjà,  avant,  et  même  pendant  la  Révolution,  les  étrangers  rési- 
dant en  Chine  s'étaient  lourdement  trompés  sur  le  caractère  des 
événemens;  il  devait  en  être  de  même,  cette  fois  encore,  au 
sujet  de  la  restauration  monarchique.  Cette  erreur  était  d'ail- 
leurs d'autant  plus  explicable  que  les  républicains,  toujours 
plus  nombreux,  en  Chine  même,  dissimulaient.  Mais  ils  agis- 
saient dans  l'ombre,  reconstituaient  leurs  cadres,  attendant  le 
moment  propice  de  combattre  de  nouveau  pour  la  liberté. 

La  dictature  s'affirmant  de  plus  en  plus  depuis  le  coup 
d'État,  quelques  impatiens  reprenaient,  comme  dans  les  der- 
niers temps  de  l'Empire,  la  lutte  individuelle  par  les  moyens 
terroristes.  De-çà,  de-là,  des  attentats  avaient  lieu  contre  les 
fonctionnaires  connus  comme  les  plus  dévoués  à  la  cause  du 
dictateur;  des  traîtres  se  glissaient  même  jusque  dans  les 
bureaux  de  la  présidence.  La  compression  produisait  sur  les 
militans  son  effet  ordinaire.  Tout  droit  de  réunion,  toute  liberté 
de  presse  ayant  été  abolis,  les  Sociétés  secrètes  s'étaient  refor- 
mées; la  fameuse  Tongmong  houei,  ou  Société  de  l'Union  jurée. 
qui  avait  joué  un  si  grand  rôle  dans  la  préparation  et  dans  le 
succès  du  mouvement  révolutionnaire  de  1 91 1 ,  s'était  reconstituée 


646  .         REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

sous  d'autres  noms;  comme  au  temps  de  l'Empire,  ses  chefs, 
réfugiés  à  l'étranger,  recommençaient  la  préparation  de  leurs 
complots;  leurs  centres  dirigeans  étaient  le  Japon,  Hongkong, 
Singapour,  l'Indochine,  San-Francisco,  où  ils  trouvaient  l'ap- 
pui moral  et  pécuniaire  des  dix  millions  de  leurs  compatriotes, 
dont  l'élite  fut  le  soutien  le  plus  précieux  de  la  révolution. 
Aussi,  Yuen  Chekai  et  son  entourage  s'efforçaient-ils  de  para- 
lyser leur  action  ;  ils  cherchaient  à  conclure  des  conventions 
avec  les  diverses  Puissances,  afin  que  ces  hommes  dangereux 
fussent  expulsés  ou  mis  hors  d'état  de  nuire. 

En  raison  du  voisinage  de  la  Chine  et  du  Tonkin,  Yuen 
put  signer  avec  le  gouvernement  français  un  accord  en  vue 
de  réprimer  toute  action  contre  sa  politique,  soit  en  Indochine 
même,  où  résident  plusieurs  centaines  de  mille  Chinois,  soit 
sur  les  concessions  françaises  en  Chine,  et  particulièrement 
dans  l'importante  concession  de  Changhai. 

Des  démarches  analogues  furent  faites  au  Japon,  lieu  d'asile 
de  certains  leaders  de  l'opposition,  et  particulièrement  du  doc- 
teur Sun  Yatsen  ;  mais  le  gouvernement  japonais,  fidèle  à  sa 
politique,  ne  voulut  jamais  entrer  en  conversation  à  ce  sujet. 

A  l'intérieur,  des  mesures  particulières  furent  prises  pour 
réduire  à  l'impuissance  les  républicains,  dont  on  prévoyait  la 
colère  lorsque  la  monarchie  serait  proclamée.  Tous  les  gouver- 
neurs militaires  provinciaux,  les  tsangkiun,  que  Yuen  s'était 
attachés,  durent  faire  la  chasse  aux  opposans  et  aux  suspects; 
mais  l'imperfection  de  l'administration,  la  corruption  du 
personnel  rendait  l'opération  difficile  et  souvent  vaine. 

A  Changhai,  l'amiral  Tseng,  une  première  fois  manqué, 
succomba  enfin  à  seize  coups  de  revolver.  En  d'autres  pro- 
vinces, on  signala,  dans  les  derniers  mois  de  1915,  des  faits 
analogues. 

Mais,  Yuen  Chekai  et  ses  conseillers,  ne  voulant  pas  tenir 
compte  de  la  force  des  convictions  qui  animaient  des  hommes 
décidés  à  sacrifier  leur  vie  à  la  cause  qu'ils  avaient  embrassée, 
attachaient  peu  d'importance  à  ces  prodromes  du  mécontente- 
ment populaire;  ils  se  laissaient  aller  à  l'illusion,  si  commune 
chez  les  gouvernemens  despotiques,  de  croire  que  la  force  peut 
avoir  toujours  raison  de  toutes  les  rébellions  et  qui  ne  dis- 
tingue point  entre  celles-ci.  Eux  et  les  Européens,  en  Chine, 
se  disaient,  ainsi  qu'en  témoigne  la  lecture  des  journaux  édités 


l'échec  de   la  restauration  MONARCHIQUE  EN   CHINE.i     647 

par  les  blancs,  qu'on  vient  toujours  à  bout  des  minorités,  fer- 
mant volontairement  les  yeux  à  la  vérité  historique  qui  enseigne 
que  toutes  les  révolutions,  même  les  plus  considérables,  ont 
toujours  été  le  fait  d'un  petit  nombre  d'initiateurs  résolus. 

L'emploi  de  la  force,  de  mesures  de  police,  au  besoin  une 
action  militaire,  semblaient  des  moyens  suffisans  pour  réprimer 
toute  tentative  de  révolte  contre  la  réalisation  d'un  projet  cher 
à  tant  de  gens.  Ce  n'était  point  de  l'intérieur  qu'on  redoutait 
les  plus  grandes  difficultés,  c'était  du  dehors. 

On  pouvait,  croyait-on,  négliger  l'opinion  publique  chinoise, 
sans  organe  pour  se  manifester;  mais  il  fallait  tenir  compte  de 
l'étranger.  Celui-ci  a,  depuis  déjà  de  longues  années,  pris  un  tel 
pied  en  Chine,  que  le  gouvernement  de  ce  pays  ne  peut  plus 
faire  un  mouvement  sans  son  assentiment.  De  plus  en  plus 
endettée,  la  Chine  est  à  la  merci  de  ses  créanciers,  qui,  se  pré- 
valant de  leurs  prêts,  réclament  des  droits  d'intervention  de 
plus  en  plus  étendus  pour  la  sauvegarde  de  leurs  intérêts.  Il 
faut,  en  outre,  ménager  l'opinion  publique  étrangère,  en  vue 
des  emprunts  futurs,  sur  lesquels  compte  toujours  un  gouver- 
nement incapable  de  se  créer  un  système  de  finances  viable. 
Que  le  régime  nouveau,  c'est-à-dire  l'impérialat  de  Yuen  Chekai 
ne  fût  pas  reconnu  au  dehors,  il  était  pour  ainsi  dire  inexis- 
tant, condamné  à  une  mort  rapide. 

Pour  gagner  l'opinion  de  l'extérieur,  on  imagina  donc  deux 
moyens  principaux  devant  permettre  aux  diplomates  de 
consacrer  l'usurpation  et  de  détruire  définitivement  la  répu- 
blique reconnue  précédemment  comme  le  gouvernement  légi- 
time du  pays. 

Le  premier  de  ces  moyens  fut  la  rédaction,  par  le  docteur 
Goodnow,  conseiller  du  président,  d'un  rapport  auquel  on 
donna  la  plus  grande  publicité.  Le  Dr  Goodnow  est  de  natio- 
nalité américaine,  et  c'est  vraisemblablement  à  cause  de  cette 
particularité  qu'il  fut  choisi  pour  présenter  aux  diverses  chan- 
celleries et  au  public  mondial  les  raisons  pour  lesquelles  il 
devenait  urgent  d'annuler  ce  qui  restait  de  l'œuvre  de  la  révo- 
lution de  1911,  au  profit  de  l'ancien  ministre  de  la  vieille  et 
despotique  impératrice  Tseushi. 

Ce  rapport  débute  par  des  considérations  générales  sur 
l'existence  des  diverses  républiques  à  travers  l'histoire,  les  trois 
quarts   du  document  sont  consacrés  à   des   amplifications  de 


648  fcEVUE    DES    DEUX   MONDÉS.; 

rhétorique,  la  partie  concernant  spécialement  la  Chine  s'y 
trouve  réduite  à  fort  peu  de  chose.  Visiblement  le  rédacteur  se 
trouva  assez  embarrassé  pour  soutenir  sa  thèse.  Lors  de  son 
élection  à  la  présidence,  Yuen  Ghekai  n'avait-il  pas  fait  dire, 
en  effet,  qu'il  entendait  être  le  Washington  de  la  république 
chinoise? 

L'effet  produit  par  le  rapport  Goodnow  ne  répondit  pas  à 
l'attente  du  cabinet  présidentiel  et  il  ne  convertit  personne, 
surtout  dans  les  cercles  américains  où  l'on  remarqua  la  pau- 
vreté d'argumentation  de  cet  exposé  fait  par  ordre.  La  situation 
même  de  son  rédacteur,  dépendant  étroitement  du  dictateur, 
enlevait  toute  valeur  à  ses  dires;  l'expression  d'une  opinion  a 
besoin  d'indépendance  pour  inspirer  confiance.  M.  Wilson  ne 
fut  nullement  convaincu,  et  il  le  fit  savoir;  quant  aux  chancel- 
leries, elles  n'avaient  pas  besoin  de  l'être.  D'autre  part,  le  rap- 
port du  conseiller  américain  passa  inaperçu  auprès  du  public 
mondial,  absorbé  par  la  grande  guerre. 

Afin  de  gagner  la  bienveillance  de  celui-ci,  le  dictateur 
chinois  employa  donc  un  deuxième  moyen  :  l'organisation  d'un 
semblant  d'élection  destiné  à  produire  au  dehors  l'illusion  de  la 
voix  populaire  acclamant  l'accession  au  trône  de  celui  qui 
avait  chassé  les  représentans  du  peuple  librement  élus,  avait 
dispersé  leurs  assemblées  et  leurs  comités. 

Il  ne  pouvait  être  question  de  faire  des  élections  régulières 
et  sincères,  car  le  sentiment  de  toute  la  partie  de  la  nation  qui 
s'occupe  des  choses  politiques,  c'est-à-dire  de  la  classe  moyenne 
et  supérieure  :  commerçans  et  lettrés,  était  bien  connu;  son 
hostilité  à  la  dictature  et  à  la  personne  même  du  dictateur  ne 
faisait  doute  pour  personne.  On  reprochait  à  celui-ci  de  para- 
lyser toutes  les  réformes  utiles,  de  faire  à  l'étranger  des 
concessions  humiliantes,  de  ne  penser  qu'à  satisfaire  son  ambi- 
tion et  celle  de  toute  la  camarilla  de  dévorans,  chinois  et 
étrangers,  qui  constituent  sa  clientèle. 

On  décida  donc  de  faire,  selon  l'expression  des  journaux 
japonais,  «  une  élection  d'opéra-comique,  »  à  l'usage  du  public 
mondial. 

Pour  cela,  on  créa  d'abord  la  Société  pour  V organisation  de 
la  paix,  la  Tcheounganhoei ,  présidée  par  le  bras  droit  de  Yuen, 
M.  Liang  Cheu-y  ;  on  fonda  quelques  journaux  spéciaux;  on 
donna    des    ordres    aux    fonctionnaires    qui    figurèrent,    avec 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     649 

quelques  comparses,  les  électeurs,  et  finalement,  Yuen  Chekai 
fut  plébiscité  par  deux  mille  voix  unanimes.  Ainsi  se  trouvait 
exprimée  l'opinion  de  quatre  cents  millions  et  plus  des  citoyens 
en  puissance  de  cet  immense  pays. 

On  retrouvait,  dans  cette  simili-élection,  le  caractère  enfantin 
qui  marqua  si  souvent  les  finesses  et  les  ruses  du  monde  man- 
darinat, lorsque  celui-ci  s'essaya,  dans  le  passé,  à  lutter  contre 
les  Européens. 

Les  dépêches  des  agences  annoncèrent  pourtant  avec  fracas 
au  monde  entier  l'élection  au  trône  de  Yuen  par  le  peuple  chi- 
nois, la  presse  mondiale  publia  cette  importante  nouvelle  et  la 
diplomatie  d'Angleterre,  de  France,  de  Russie,  d'Italie,  qui  avait 
précédemment  reconnu,  en  apparence,  la  république  comme 
gouvernement  légitime,  s'apprêta  à  faire  consacrer  la  destruction 
de  celle-ci  au  profit  du  dictateur.  La  diplomatie  américaine  se 
montrait  toujours  hostile;  celle  du  Japon  se  réservait. 

* 

En  somme,  tout  semblait  devoir  marcher  à  souhait  du  côté 
de  l'extérieur,  car  on  pensait  que,  ainsi  qu'il  était  arrivé  une 
première  fois,  Etats-Unis  et  Japon  finiraient  par  se  rallier  au 
groupe  des  autres  Puissances.  La  proclamation  du  changement 
d'étiquette  n'était  plus  qu'une  question  de  jours.  Le  bureau  des 
rites  ressuscitait  pour  cet  événement  les  vieilles  cérémonies  de 
l'ancien  empire.  On  s'efforçait  même  de  rendre  la  vie  à  la  reli- 
gion officielle  qui,  depuis  de  longues  années,  avait,  avant  de 
s'écrouler  lors  de  la  révolution,  dégénéré  en  simple  formalisme 
rituel  dont  toute  foi  était  absente. 

La  proclamation  de  la  restauration  était  fixée  au  mois  de 
février  1916;  on  fit  dresser  le  trône  impérial,  broder  la  robe 
à  dragons. 

Le  premier  ministre  du  Japon,  le  comte  Okuma,  venait  de 
faire  des  déclarations  publiques  favorables  à  la  monarchie.  Cela 
sembla  singulier  et  inquiétant  à  ces  Asiatiques  défîans  si  faci- 
lement portés  à  croire  le  contraire  de  ce  que  l'on  dit;  seul? 
peut-être,  les  diplomates  de  race  blanche  crurent  que  le  Japon 
allait  enfin  entrer  dans  leurs  vues. 

De  son  côté,  l'Allemagne,  en  la  personne  de  M.  von  Hintze, 
ministre  à  Pékin,  manifestait  bruyamment  son  approbation. 
Le  Kaiser  faisait  dire  à  Yuen  Chekai   qu'il  pouvait  compter 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

sur  tout  son  concours  moral  et  sur  tout  l'appui  possible  pour 
le  présent  et  pour  l'avenir. 

Avoir  pour  soi,  unis  dans  le  même  desseins  les  deux  groupes 
de  Puissances  alors  en  guerre  en  Europe,  était  vraiment  une 
bonne  fortune  diplomatique  autorisant  tous  les  espoirs.  L'ancien 
mandarin  étendait  donc  la  main  pour  saisir  cette  couronne  objet 
de  son  ambition,  lorsque  soudain  un  coup  de  théâtre  se  produisit. 

Le  28  octobre,  le  gouvernement  japonais  faisait  remettre 
une  note  au  gouvenement  chinois  dans  laquelle  il  lui  exposait  le 
danger  pouvant  résulter  de  la  restauration  de  l'empire,  dans  les 
circonstances  actuelles.  Il  était  demandé  au  dictateur  s'il  se 
croyait  assez  fort  pour  pouvoir  résister  à  une  révolte  qu'on 
prévoyait,  ou  mieux,  s'il  pouvait  empêcher  celle-ci  de  se  produire 
et  de  compromettre,  par  les  troubles  qu'elle  occasionnerait,  les 
intérêts  étrangers  en  Chine.  Le  Japon  a,  en  effet,  pendant  la 
Grande  Guerre,  assumé  leur  défense.  La  note  concluait  en  disant 
qu'il  fallait  «  renvoyer  sagement  le  projet  de  changer  la  forme 
du  gouvernement  pour  éviter  que  des  troubles  n'éclatent  et  pour 
consolider  la  paix  en  Extrême-Orient.  » 

Les  ministres  de  Russie  et  d'Angleterre  se  joignaient  au 
représentant  du  Japon  pour  appuyer  ses  observations,  et, 
quelques  jours  plus  tard,  on  apprenait  que  la  France  elle-même, 
toujours  si  favorable  à  la  restauration  monarchique,  ne  restait 
plus  à  l'écart;  son  représentant  s'unissait  lui  aussi  au  groupe; 
l'Italie  en  fit  autant. 

De  puissantes  considérations  avaient  évidemment  milité 
aux  yeux  des  diplomates  pour  qu'ils  pussent  abandonner  ainsi 
soudain,  ou  tout  au  moins  différer,  un  projet  qui  était,  en 
somme,  le  leur,  et  à  la  réalisation  duquel  ils  travaillaient  depuis 
la  fondation  de  la  République. 

En  effet,  au  Japon,  l'opinion  s'était  montée  et  la  nouvelle 
en  arrivait  en  Chine;  le  ministère  Okuma  était  accusé,  au  dedans 
et  au  dehors  du  Parlement  japonais,  de  sacrifier  les  intérêts 
nationaux  et  ceux  de  la  race  jaune  à  la  politique  des  Puissances. 
Déjà,  celles-ci  avaient  obligé  le  Japon  à  retirer,  en  mai  1915,  le 
cinquième  groupe  de  ses  réclamations  au  sujet  des  Affaires 
chinoises;  le  ministère  Okuma  avait  cédé  et  renoncé  à  prendre 
en  mains  Yuen  Chekai;  celui-ci  passait  aux  Européens.  Est-ce 
que  tout  l'avenir  de  l'indépendance  de  l'Asie  orientale,  de  sa 
libération  politique,  n'était  pas  parla  compromis? 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     651 

Au  Japon,  les  questions  diplomatiques  sont  âp rement  discu- 
tées, même  dans  le  peuple;  il  y  a  des  associations  populaires 
exclusivement  consacrées  à  leur  étude. 

Dans  les  conciliabules  de  celles-ci,  l'opinion  se  montait. 

D'autre  part,  l'élément  opposé  à  l'immixtion  des  blancs  dans 
la  politique  de  l'Extrême-Orient  estimait  que  le  moment  était 
propice  pour  que  le  gouvernement  affirmât  par  des  actes  la 
volonté  de  la  race  jaune  de  s'occuper  elle-même  de  régler  ses 
différends  et  ses  compétitions;  cette  opinion  était  soutenue  avec 
d'autant  plus  de  complaisance  qu'elle  donne  au  Japon  un  rôle 
prépondérant,  puisqu'il  est,  au  point  de  vue  de  la  puissance,  le 
premier  peuple  de  la  race. 

Les  dirigeans  de  Pékin,  ainsi  que  leurs  partenaires  euro- 
péens, ne  surent  pas  comprendre  cet  état  d'esprit  japonais,  et 
le  cabinet  présidentiel  continua  ses  préparatifs,  se  figurant  que 
l'adhésion  donnée  par  les  Puissances  de  l'Entente  à  la  note  japo- 
naise était  de  pure  forme;  qu'au  fond  le  dictateur  pouvait 
toujours  compter  sur  leur  concours. 

Aussi,  le  langage  de  la  presse  du  Nippon  s'éleva-t-il  peu  à 
peu,  laissant  percer  un  grand  mécontentement.  On  attaquait  le 
ministère  qui,  par  sa  note  impuissante,  causait  une  humi- 
liation au  pays. 

Le  ton  monta  encore,  lorsque  la  nouvelle  parvint,  dans  les 
Iles,  de  l'entrée  possible  de  la  Chine  dans  le  bloc  de  l'Entente, 
il  alla  même  jusqu'à  la  menace.  On  recherchait  et  on  exposait 
la  cause  de  l'obstination  de  Yuen  Ghekai,  dont  la  force  réelle 
n'était  qu'un  mythe,  à  tenir  pour  nulle  la  volonté  du  puissant 
Japon  et  l'on  attaquait  directement  ses  protecteurs.  On  repro- 
chait à  la  Grande-Bretagne,  qui,  en  réalité,  menait  le  concert 
de  l'Entente  en  faveur  de  la  restauration  impérialiste,  d'avoir 
voulu  conclure  une  alliance  avec  la  Chine,  afin  de  tenir  plus 
étroitement  en  mains  le  personnage  qui  la  gouverne  ostensi- 
blement, et  cela,  en  dehors  du  Japon  lui-même  et  à  son  détri- 
ment! 

Voici  sur  ce  point  le  langage  que  tenait  le  Yamato,  journal 
qui  s'occupe  beaucoup  de  politique  étrangère  et  qui,  bien  que 
n'étant  pas  officieux,  sert  à  lancer  les  idées  hardies  et  à  exprimer 
les  choses  un  peu  dures  que  le  gouvernement  japonais  veut 
exprimer  sans  s'avancer  lui-même. 

Après  avoir  fait,  quelques  variations  sur  la  diplomatie  tradi- 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

tionnelle  de  la  «  perfide  Albion  »  en  des  termes  que  nous  ne 
reproduirons  pas,  il  poursuit  : 

«  Sir  John,  désireux  de  se  faire  un  nom,  avait  envie  de 
pousser  la  Chine  a  se  joindre  au  groupe  de  l'Entente.  Les  auto- 
rités du  gouvernement  de  Yuen,  prenant  avantage  de  cette 
situation,  essayèrent  d'abord  de  pousser  l'Angleterre,  la  Russie 
et  la  France  à  reconnaître  la  monarchie  en  Chine,  en  second 
lieu  à  s'assurer  un  emprunt  nécessaire  à  la  réalisation  du  plan 
monarchique,  et  en  troisième  lieu  à  obtenir  des  Puissances 
qu'elles  fissent  une  pression  sur  le  Japon  afin  de  contenir  celui-ci. 

«  Les  autorités  chinoises  pensaient  que  si  elles  donnaient 
quelques  commodités  à  la  Russie  et  à  l'Angleterre  pour  éloigner 
l'influence  des  Allemands,  ces  deux  Puissances  pourraient 
consentir  à  agréer  la  requête  chinoise  au  sujet  d'un  appui. 
Aussitôt  que  les  trois  Puissances  feraient  un  mouvement,  le 
Japon,  pensaient-elles,  se  retiendrait  sans  faire  le  moindre 
effort.  » 

Ce  passage  expose  bien  la  situation,  car  c'est,  en  effet,  vers 
cette  époque  que  les  organes  russes,  anglais  et  français  parlèrent 
pendant  quelques  jours  avec  une  bienveillance  marquée  de 
l'entrée  de  la  Chine  dans  le  groupe  de  l'Entente  et  qu'ils  envi- 
sagèrent la  possibilité  d'expulser  les  Allemands  des  concessions 
étrangères  en  Chine.  Cette  question  fut  discutée,  en  Angleterre, 
en  d'importans  articles. 

Le  Japon,  dont  l'intérêt  est  également  d'évincer  l'Allemagne 
d'Extrême-Orient,  ne  vit  là  qu'un  prétexte,  qu'un  moyen,  pour 
l'Angleterre  et  la  France,  pour  les  groupes  financiers  de  ces 
deux  pays,  de  mettre  la  main  sur  le  dictateur  afin  d'en  faire  un 
instrument  utile;  il  prétendit  que  la  Chine  n'est  capable 
d'apporter  à  l'Entente  ni  forces  militaires,  ni  munitions  de 
guerre,  ni  argent,  ce  qui  est  évident.  Aussi,  le  Yamato 
concluait-il  en  disant  que  le  Japon  repoussait  nécessairement 
un  tel  plan. 

Fin  novembre  également,  le  Hochi,  organe  officieux, 
faisait,  dans  un  langage  plus  diplomatique,  écho  au  Yamato, 
pour  bien  faire  savoir  à  qui  de  droit  que  le  gouvernement 
n'abandonnerait  pas  son  point  de  vue  général. 

Bref,  l'opinion  publique  japonaise  s'exprimait  avec  une 
grande  vigueur,  et  la  diplomatie  européenne,  habituée  à  traiter 
librement  les  questions  de  l'Extrême-Orient,  dans  le  secret  des 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     653 

chancelleries,  hors  de  tout  contrôle  d'une  opinion  publique 
quelconque,  en  raison  de  l'ignorance  pour  ainsi  dire  absolue  de 
ces  questions  par  les  Européens,  se  trouva  là  devant  un  obstacle 
qu'elle  ne  put  surmonter;  elle  continua  donc  à  différer  son 
projet  de  restauration  monarchique  au  profit  de  Yuen  Chekai 
et  à  ne  pas  contrarier  le  Japon. 

D'ailleurs,  l'opposition  de  celui-ci  n'était  que  provisoire;  la 
diplomatie  japonaise  ne  s'était  pas  engagée  à  fond  :  elle  se  réser- 
vait évidemment  de  pouvoir  changer  d'avis  suivant  la  tournure 
des  événemens. 

Cette  attitude  parut  encore  trop  molle  aux  patriotes 
exaltés,  et  le  comte  Okuma,  premier  ministre,  fut  l'objet  d'un 
attentat;  le  12  janvier,  à  onze  heures  du  soir,  une  bombe  fut 
lancée  sur  sa  voiture  par  un  fanatique,  Shimonoura  Outamaro, 
ami  intime  du  meurtrier  qui  avait,  il  y  a  trois  ans,  à  cause  des 
affaires  de  Chine,  poignardé  le  diplomate  M.  Abé,  et  s'était 
ensuite  suicidé.  Après  cet  attentat,  on  arrêta  plusieurs  per- 
sonnes, dont  M.  Foukouda,  un  journaliste  connu  et  membre 
dirigeant  de  Y  Association  diplomatique  populaire. 

De  vives  attaques  eurent  lieu  à  la  Chambre  des  représentans 
contre  le  ministère  afin  que  celui-ci  ne  faiblit  pas  dans  ses 
négociations  et  maintint,  le  point  de  vue  japonais  dans  la  ques- 
tion chinoise. 

Aussi,  les  bruits  de  l'entrée  de  la  Chine  dans  l'Entente 
s'éteignirent-ils  peu  à  peu;  bientôt,  la  bonne  harmonie  se 
rétablit,  l'on  put  entendre  des  paroles  officielles  proclamant  la 
solidité  de  l'alliance  anglo-japonaise  et  la  couronne  impériale 
sembla  s'éloigner  un  peu  plus  de  la  main  de  Yuen  Chekai,  déjà 
prête  à  la  saisir. 

* 
*    * 

Cette  opposition  du  Japon  paraissait  être,  aux  yeux  des 
étrangers  en  Chine,  le  seul  obstacle  sérieux  aux  projets  du 
dictateur.  Pour  eux,  l'opposition  intérieure  n'avait  pas  de 
portée.  Les  rapports  n'annonçaient-ils  pas  l'adhésion  tacite  du 
pays  et  l'impossibilité  pour  les  républicains  de  le  soulever  de 
nouveau  avec  quelques  chances  de  succès? 

Les  étrangers  étaient  ainsi  victimes  des  mêmes  illusions  et 
des  mêmes  préjugés  qui  leur  faisaient  croire,  en  1911,  quelques 
jours  avant  la  Révolution,  à  la  solidité  du  régime  qu'ils  consi- 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

déraient  comme  si  profitable  à  leurs  intérêts.  On  admet  facile- 
ment ce  que  l'on  désire. 

Mais  tout  le  monde  ne  partageait  pas  l'optimisme  de 
commande  au  sujet  de  la  situation  intérieure  de  la  Chine;  cer- 
tains prévoyaient  que  le  projet  de  Yuen  allait  se  heurter  aune 
vive  opposition  dans  le  pays  et  s'attendaient  à  une  révolte 
républicaine.  Ceux-là  voyaient  juste. 

Le  parti  républicain  était  loin  d'avoir  disparu,  au  contraire. 
La  force  n'a  jamais  tué  les  idées,  bien  qu'elle  puisse  les 
comprimer  pour  un  temps.  Les  hommes  qui  avaient  fait  la 
révolution  et  fondé  la  république  se  préparaient  dans  le  silence, 
profitant  de  l'expérience  acquise  en  1913.  Ils  savaient  mainte- 
nant, pour  l'avoir  appris  à  leurs  dépens,  qu'il  ne  s'agissait  pas 
seulement  pour  eux  de  chasser  du  pouvoir  un  usurpateur,  mais 
bien  de  lutter  en  réalité  contre  la  diplomatie  de  l'Allemagne, 
de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  la  Russie,  entreprise  autre- 
ment difficile. 

Au  moment  du  coup  d'Etat,  les  républicains  le  plus  en  vue 
avaient  fui  à  l'étranger  la  mort  certaine  qui  les  attendait  dans 
leur  pays;  ils  préparaient  l'avenir,  attendant  l'occasion  propice, 
c'est-à-dire  un  changement  dans  la  situation  internationale, 
afin  de  reprendre  leur  action. 

Le  gros  de  leurs  troupes,  anciens  membres  des  Assemblées 
dissoutes,  des  comités  dispersés,  militansdes  combats  de  la 
première  heure,  étudians  exaltés  pour  la  cause,  se  retrouvaient 
en  Chine  dans  les  sociétés  secrètes. 

Au  début  du  nouveau  régime,  les  républicains  se  divisaient 
en  plusieurs  groupes  dont  l'ensemble  possédait  la  majorité  dans 
tous  les  corps  élus  ;  les  Assemblées  provinciales  constituaient 
leurs  forteresses  parce  que,  là,  l'action  du  gouvernement  pouvait 
plus  difficilement  s'exercer  dans  les  élections.  Le  groupe  Kouo- 
minntang,  ou  Parti  du  peuple,  correspondait  à  notre  extrême 
gauche  ;  ses  membres  avaient  appartenu  à  l'ancien  parti  révolu- 
tionnaire ;  il  dépassait  tous  les  autres  groupes  en  importance 
numérique  ;  le  minntchoutang  ou  démocratique  bien  moins  nom- 
breux pouvait  se  comparer  à  nos  radicaux  modérés  ;  le  troi- 
sième groupe  qui  le  disputait  en  nombre  au  premier,  s'appelait 
Tsinnpoutang  ou  parti  progressiste,  et  jouait  le  rôle  du  parti 
du  même  nom  en  France;  enfin,  le  groupe  Konghouolang,  ou 
simplement  républicain,  constituait   la    droite   avec   quelques 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     655 

dictatoriaux  en  quantité  infime;  ce  parti,  dit  républicain,  se 
composait  d'anciens  fonctionnaires,  de  mandarins  inquiets 
pour  leur  situation  personnelle  compromise  par  le  changement 
brusque  du  régime  politique;  la  plupart  de  ces  hommes 
n'avaient  de  républicain  que  le  nom. 

Lorsque  la  politique  des  Puissances  s'affirma,  quelques  mois 
avant  que  la  dictature  ne  fût  officiellement  consacrée,  les  pro- 
gressistes, constatant  l'impossibilité  de  toute  action  républicaine 
sérieuse  en  présence  de  l'hostilité  de  la  diplomatie  étrangère  à 
l'égard  du  nouveau  régime,  décidèrent  de  se  rallier  au  pouvoir 
personnel  de  Yuen.  Quelle  était  la  sincérité  de  ce  ralliement 
chez  la  plupart?  Probablement  fort  douteuse. 

Toutefois,  un  homme  d'une  grande  valeur  intellectuelle, 
reconnue  par  tous  les  Chinois,  le  fameux  lettré  Liang  Kitchao, 
animé  d'un  vif  amour  pour  son  pays  et  qui  fut  exilé  pendant  de 
longues  années  à  la  suite  de  la  tentative  de  réformes  de  1898,  mit 
avec  ardeur  son  caractère  et  son  talent  au  service  du  gouverne- 
ment. Il  prit,  en  fait,  la  direction  du  parti  progressiste.  Mais, 
après  avoir  apporté  au  Président  un  loyal  concours  qui  se  mani- 
festa par  ses  écrits,  il  dut,  sous  la  poussée  des  événemens, 
revenir  de  son  illusion,  et  constater,  comme  il  arrive  presque 
toujours  en  pareil  cas,  que  l'accord  entre  des  modes  si  diffé- 
rons de  concevoir  la  défense  des  intérêts  publics  est  finalement 
impossible.  Déçu  par  le  caractère  archaïque,  par  l'impuissance, 
par  l'incapacité  administrative  du  gouvernement  de  Yuen,  il 
prodigua  articles  et  discours  afin  de  montrer  l'impossibilité 
pour  un  seul  homme  de  diriger  un  pays  grand  comme  l'Europe, 
dont  la  population  représente  le  quart  de  l'humanité,  et  pour 
faire  voir  l'abîme  où  ce  système,  si  contraire  à  la  nature  des 
choses,  devait  fatalement  entraîner  le  pays.  Bien  entendu,  ces 
avertissement  furent  inutiles.  En  Chine,  comme  partout, 
les  gens  férus  des  vieilles  méthodes  et  surtout  les  bénéfi- 
ciaires de  privilèges  ferment  obstinément  les  oreilles  aux 
plus  sages  avertissemens,  ils,  cèdent  à  la  force,  jamais  à  la 
raison. 

Les  républicains  modérés,  dont  Liang  Kitchao  était  le  plus 
éminent  et  qui,  eux  aussi,  avaient  collaboré  au  renversement  de 
la  dynastie  mandchoue,  parce  que  celle-ci  faisait  à  l'étranger 
trop  de  concessions,  devinrent  donc  peu  à  peu  hostiles  au  régime 
nouveau,  obligés  qu'ils  étaient  de   constater  que   seul   le  parti 


656 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


extrême  avait  été  clairvoyant  en  refusant  toujours   d'accepter  la 
dictature  de  Yuen  et  de  son  entourage. 

Ainsi,  petit  à  petit,  l'unité  se  refaisait  contre  le  chef  de 
l'Etat,  les  forces  qui  avaient  renversé  le  précédent  gouverne- 
ment s'aggloméraient  de  nouveau  sous  l'influence  des  senti- 
mens  qui  leur  avaient  donné  naissance  dans  les  dernières 
années  de  l'ancien  régime.  La  restauration  symbolique  de 
l'Empire,  la  consolidation,  sous  un  autre  nom,  de  la  dictature 
de  Yuen,  devait  fatalement  les  rejeter  dans  le  camp  de  ses 
adversaires  avérés  et  irréconciliables. 

C'est  ce  qui  arriva,  en  effet,  ainsi  qu'on  put  le  constater  en 
décembre  1915. 

Une  autre  raison  poussait  les  républicains  modérés,  dits  pro- 
gressistes, à  s'éloigner  de  Yuen  Ghekai,  raison  très  puissante 
pour  des  Chinois,  lettrés  et  commerçons  ;  ils  s'apercevaient 
également  que  l'Empire,  avec  le  Président  actuel  comme  empe- 
reur, devait  fatalement  entraîner  la  militarisation  de  la  Chine. 
Ce  n'était  un  mystère  pour  personne  que  le  chef  du  gouverne- 
ment voulait  créer  une  grande  armée  qui  soutiendrait  sa  for- 
tune politique,  maintiendrait  le  peuple  dans  l'obéissance;  pour 
cela,  le  concours  des  étrangers  lui  était  assuré,  les  uns  fourni- 
raient, à  grosses  commissions,  l'argent  pour  l'armement,  les 
autres,  les  instructeurs.  Plusieurs  centaines  d'officiers  alle- 
mands se  tenaient  prêts  à  former  une  grande  armée  chinoise, 
et  au  besoin  à  en  prendre  la  direction  occulte.  Seules,  les 
rivalités  étrangères  avaient  jusqu'ici  empêché  le  projet  de  se 
réaliser. 

Malgré  les  préjugés  antimilitaristes  répandus  en  Chine  pen- 
dant des  siècles,  depuis  plusieurs  années,  la  constitution  d'une 
armée  puissante  avait  séduit  bien  des  gens;  il  leur  semblait  que 
celle-ci  pourrait  être  un  utile  instrument  pour  se  débarrasser 
de  la  domination  politique  des  étrangers;  les  élémens  chinois 
sous  l'influence  de  l'Allemagne,  étudians  militaires,  élevés  à 
Berlin,  ainsi  que  les  officiers  retour  du  Japon,  répandaient  cette 
idée  séduisante,  tandis  que  les  élémens  d'extrême  gauche 
demeuraient  fidèles  aux  vieilles  idées  chinoises  sur  ce  point  et 
s'opposaient  à  la  militarisation  du  pays  par  des  Européens  ou 
des  Japonais. 

Les  républicains  avancés  prétendaient  que  l'énormité  de  la 
masse  chinoise  était,  à  elle  seule,  un  obstacle  à  toute  conquête 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     657 

étrangère  définitive  par  les  armes,  que  le  développement  futur 
de  la  nation  ne  devait  se  faire  que  dans  les  voies  pacifiques  du 
progrès  économique,  du  développement  de  l'instruction  scien- 
tifique occidentale  ;  que  toute  tentative  de  militarisation  de  la 
Chine  n'aurait  d'autre  effet  que  d'enfoncer  celle-ci  dans  les 
dettes  au  profit  de  l'étranger  qui  s'appuierait  sur  ses  créances 
pour  la  dominer  plus  encore.  La  grande  guerre  d'Europe  apporta 
à  ces  adversaires  de  la  militarisation  un  argument  puissant; 
elle  leur  permit  de  montrer,  par  l'exemple  de  la  Turquie,  le 
sort  qui  attendait  la  Chine,  si  celle-ci  s'engageait  dans  la  voie 
où  la  poussait  Yuen  Chekai. 

Déjà  on  annonçait  que  le  premier  acte  du  nouvel  empire, 
élait  l'établissement  de  la  conscription  dans  les  provinces  du 
Nord.  Les  mesures  préparatoires  se  déroulaient.  En  octobre, 
quatre  grandes  zones  militaires  étaient  créées  comprenant  toutes 
les  provinces;  la  première  se  composait  du  Tchéli,  du  Chan- 
tong,  du  Honan,  la  deuxième,  de  la  Mandchourie,  du  Chens- 
et  du  Kansou,  la  troisième,  de  la  Chine  du  centre  et  du  Sud,  la 
quatrième,  du  Yunnan  et  des  provinces  frontières  du  Tonkin. 

D'autre  part,  le  dictateur  s'efforçait  de  créer  une  caste  mili- 
taire à  l'imitation  de  l'Allemagne.  Il  conférait  des  titres.de 
noblesse  héréditaire  aux  maréchaux  et  aux  généraux,  qu'il 
nommait  ou  qu'il  reconnaissait,  dans  les  provinces;  ceux-ci 
devaient  obligatoirement  envoyer  leurs  enfans  à  l'armée  pour 
en  faire  de  futurs  officiers.  Evidemment,  l'ancien  ministre  de 
Tseushi,  conseillé  par  son  entourage  étranger,  voulait  se  trans- 
former dans  l'avenir  en  un  Kaiser  d'Extrême-Orient. 

Cette  perspective  ne  souriait  nullement  aux  républicains 
progressistes  qui  avaient  apporté  leur  concours  au  dictateur 
pour  de  tout  autres  motifs;  ils  reculaient,  et  finalement  rejoi- 
gnaient les  autres  républicains  qui  ne  s'étaient  jamais  laissé 
aller  à  l'illusion  et  qui  avaient  préféré  la  persécution  et  l'exil 
à  l'abandon  de  leurs  idées  et  de  leurs  espérances. 


Quelque  temps  avant  que  la  révolte  ouverte  n'éclatât,  les 
républicains  avaient  formé,  sous  le  nom  de  Minnshientang, 
ou  parti  constitutionnaliste,  un  groupe  rassemblant  tous  leurs 
élémens,  depuis  les  plus  avancés  jusqu'aux  progressistes. 

Des  concours  arrivaient  de  tous  cotés  à  ce  groupe;  à  Pékin 
tome  xxxiii,  —  1916.  42 


658  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même,  les  démissions  de  fonctionnaires  abandonnant  le  vais- 
seau portant  la  fortune  de  Yuen  furent  si  nombreuses  en  dé- 
cembre 1915  que  celui-ci  dut  retenir  les  fugitifs  par  la  force.  Le 
ministre  de  la  Guerre  lui-même,  le  général  Toan  Kijoei,  devint 
suspect.  On  sentait  venir  l'orage  au  fur  et  à  mesure  que  se 
précisait  le  plan  monarchique. 

Les  Chinois  à  l'étranger  se  rassemblaient,  ramassaient  des 
fonds  pour  subventionner  la  révolte  future;  ceux  d'Amérique, 
plus  libres  de  leurs  mouvemens  que  leurs  compatriotes  résidant 
en  territoire  anglais  et  français,  s'agitaient  beaucoup,  poussaient 
à  la  lutte  et  s'efforçaient  d'amener  les  citoyens  des  Etats-Unis  à 
s'intéresser  à  une  cause  dont  les  principes  devaient  leur  plaire. 

Un  commencement  de  révolte  éclata  d'abord  à  Ghanghai  le 
6  décembre;  environ  huit  mille  tireurs  de  pousse-pousse 
s'étaient  mis  en  grève,  la  ville  était  agitée.  Des  conjurés 
essayèrent  de  s'emparer,  avec  la  complicité  d'officiers  et  de 
marins  du  bord,  du  vaisseau  le  Tchaoho  ancré  dans  le  fleuve. 
Ce  coup  de  main  échoua. 

C'était  de  la  région  lointaine,  montagneuse,  d'accès  difficile 
du  Yunnan  que  devait  partir  le  mouvement.  Un  des  meneurs  de 
l'action  fut  le  général  Tsaingoqui,  en  1911,  s'était  emparé  de  la 
province  pour  le  compte  de  la  révolution  (1);  il  appartenait  au 
parti  républicain  modéré  ;  Yuen  Ghekai  l'avait  appelé  à  Pékin 
et  immobilisé  dans  une  sinécure  :  la  direction  de  la  Revision 
Cadastrale,  où  le  jeune  général  rongeait  son  frein.  En  novem- 
bre, la  police  le  surveillait  et  perquisitionnait  chez  lui;  il 
réussit  à  échapper  à  cette  surveillance,  alla  au  Japon,  se  rendit 
secrètement  au  Yunnan,  où  ses  soldats  fidèles  l'acclamèrent. 

Les  autorités  du  Yunnan  étaient  gagnées  à  la  conjuration. 
Avec  la  dissimulation  habituelle  aux  Asiatiques,  le  gouverneur 
même  de  la  province,  Tang  Kiyao,  et  les  autres  fonctionnaires, 
feignirent  d'abord  d'être  favorables  à  la  restauration;  puis,  le 
moment  venu,  ils  levèrent  le  masque.  Tang,  soutenu  par  Jenn 
Koteng,  l'inspecteur  provincial,  commença  par  sommer  télégra- 
phiquement  Yruen  de  renoncer  à  son  projet  et  d'en  châtier  les 
promoteurs  dans  son  entourage.  Tsai  prit  le  commandement 
des  troupes;  un  autre  général,  Li  Liékiun,  celui-là  même  qui,  le 
premier,  avait  levé  l'étendard  de  la  révolte,  en  1913,  contre  la 

(1)  Dans  notre  ouvrage,    A    travers  la  Révolution    chinoise  (Pion,  Paris),  nous 
donnons  le  récit  des  entrevues  où  il  nous  exposa  ses  idées. 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     659 

tyrannie  présidentielle,  était,  lui  aussi,  accouru  au  Yunnan. 
Tous  proclamèrent  l'indépendance  de  la  province,  divisèrent 
les  troupes  en  trois  colonnes,  enrôlèrent  dès  soldats,  pour  gros- 
sir l'armée,  qui  était  d'une  soixantaine  de  mille  hommes  envi- 
ron, et  se  dirigèrent  vers  le  Nord  et  l'Est,  au-devant  de  l'armée 
dictatoriale  que  Pékin  devait  nécessairement  envoyer. 

En  même  temps,  les  autorités  civiles  et  militaires,  les  géné- 
raux à  la  tète  des  troupes  lançaient  des  manifestes,  les  adres- 
saient à  tous  les  fonctionnaires  des  autres  provinces;  d'anciens 
gouverneurs  des  premiers  temps  de  la  République  les  imitèrent, 
tels  que  l'ancien  toutou  de  Canton,  Tchenn  Kiongming.  Le  lan- 
gage de  ces  proclamations  exprime  sous  des  formes  peu  diffé- 
rentes les  mêmes  idées.  Le  manifeste  de  Tang  Kiyao  débute 
ainsi  : 

«  Depuis  qu'un  seul  ambitieux  et  quelques  complices  ont 
soulevé  la  question  de  la  forme  du  gouvernement,  le  peuple  est 
dans  l'agitation.  L'attitude  de  Yuen  lui  a  valu  les  avertissemens 
réitérés  de  cinq  Puissances  étrangères.  Le  gouvernement  fait 
perdre  à  la  Chine  son  prestige  et  ses  droits  souverains.  C'est 
pourquoi  tout  le  peuple  demande  maintenant  la  suppression  du 
projet  monarchique.   » 

Les  révoltés  ne  se  contentèrent  pas  d'appeler  leurs  com- 
patriotes aux  armes  contre  le  dictateur,  ils  s'adressèrent  égale- 
ment aux  diverses  Puissances,  qui  eurent  aussi  leur  manifeste, 
envoyé  au  nom  du  Gouvernement  militaire  de  l'armée  de  châti- 
ment du  Yunnan,  représentant  l'armée  chinoise.  » 

«  Yuen  Chekai,  dit  ce  document,  a  adhéré  au  nouveau  régime, 
afin  d'arriver  à  la  présidence.  Deux  fois,  avant  d'être  nommé 
président,  il  fit  serment,  devant  la  nation  et  les  Puissances 
étrangères,  de  rester  fidèle  à  la  république  et  de  gouverner  selon 
la  Constitution.  Malgré  ses  sermens,  il  a,  pendant  son  gouver- 
nement, et  àt  plusieurs  reprises,  gouverné  comme  si  la  Consti- 
tution n'existait  pas...  Pendant  ces  quatre  dernières  années,  il 
a  exercé  ses  pouvoirs  de  la  façon  la  plus  arbitraire,  et  il  a  eu 
recours  aux  intrigues...,  il  a  muselé  l'opinion,  causé  la  mort  de 
bons  citoyens...  11  a  pressuré  le  peuple,  il  l'a  sacrifié  pour  satis- 
faire son  ambition  de  tyrannie...  Sa  politique  à  l'égard  des 
Puissances  étrangères  a  été  faite  de  déceptions  et  de  tromperies, 
et  notre  pays  a  perdu  son  prestige  dans  le  concert  des  nations... 

«   Maintenant,  nous  sommes  forcés  de  prendre  les  armes 


660  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

pour  sauver  la  République  reconnue  par  toutes  les  Puissances 
amies,  nous  espérons  que  toutes  ces  Puissances  tiendront  compte 
de  notre  situation,  qu'elles  reconnaîtront  la  justice  de  notre 
cause  et  de  notre  conduite... 

«  Nous  déclarons  ici  que  tous  les  traités  et  conventions 
conclus  avec  les  Puissances  amies  avant  la  date  de  la  présente 
proclamation  de  notre  juste  cause  contre  une  haute  trahison,  à 
savoir,  le  mois  de  décembre  de  la  quatrième  année  de  la  Répu- 
blique chinoise,  continueront  à  avoir  plein  effet,  et  que,  dans 
les  limites  de  la  juridiction  de  notre  armée,  nous  assumons 
toute  responsabilité  pour  la  protection  de  la  vie  des  étrangers, 
de  leur  commerce  et  de  leurs  missions,  et  pour  l'exécution  de 
toutes  les  obligations  des  traités.  Toutes  les  relations  avec  les 
Puissances  étrangères  seront  conduites  par  les  représentans 
autorisés  du  gouvernement  militaire...  » 

Des  déclarations  du  même  genre  furent  faites  au  gouverneur 
général  de  l'Indochine,  à  la  date  du  6  janvier  1916  : 

«  Yuen  Ghekai,  dit  la  lettre  des  autorités  du  Yunnan,  a  la 
prétention  de  traiter  les  républicains  chinois  en  rebelles,  alors 
que  c'est  lui  qui  est  le  rebelle,  que  c'est  lui  qui  se  met  hors  la 
loi  en  violant  la  Constitution  et  en  faisant  fî  du  serment  que, 
lors  de  son  élection,  il  avait  prêté,  à  l'effet  de  maintenir  la 
République  pendant  toute  la  durée  de  sa  présidence.  » 

Elles  ajoutent  l'engagement  de  protéger  les  biens  des  Fran- 
çais au  Yunnan  et  de  respecter  les  traités. 

Enfin,  les  députés  de  l'ancien  Parlement  dissous,  représen- 
tans de  onze  provinces,  adressèrent  une  lettre  collective  au  corps 
diplomatique  de  Pékin,  pour  dire  des  choses  analogues,  et  pro- 
clamer, au  nom  du  droit,  la  déchéance  de  l'usurpateur. 

Ces  déclarations  posent  la  question  sur  le  terrain  des  obliga- 
tions morales  et  juridiques  résultant  d'engagemens  solennels, 
dont  l'inviolabilité  doit  être  un  dogme  pour  les  diplomates  qui 
ne  sont  pas  Allemands. 


La  rébellion  du  Yunnan  s'est  étendue  à  d'autres  régions; 
depuis  la  fin  de  1915,  une  à  une,  la  plupart  des  provinces 
situées  au-dessous  du  Fleuve  Bleu  ont  proclamé  leur  indépen- 
dance du  gouvernement  de  Pékin.  Il  est  aujourd'hui  manifeste 
que  le  mouvement  actuel  a  été  soigneusement  préparé  et  que 


l'échec  de  la  restauration  monarchique  en  chine.     661 

les  républicains  ennemis  du  dictateur  ont  profite'  de  l'expérience 
acquise  depuis  quatre  ans.  Il  est  vrai  que  la  guerre  d'Europe 
qui  absorbe  les  forces  des  Puissances  constituant  l'ancien 
consortium,  et  qui  même  a  divisé  celles-ci,  a  singulièrement 
facilité  leur  tâche. 

L'habileté  des  républicains  chinois  a  été  de  choisir  le 
moment  propice  pour  partir  en  guerre  contre  leur  adversaire 
dont  les  étais  étrangers  s'écroulaient  sous  la  poussée  des  événe- 
mens  mondiaux,  et  ainsi  la  situation  actuelle  de  l'immense 
Chine  est  une  conséquence  directe  de  la  Grande  Guerre. 

A  l'heure  actuelle,  il  est  impossible  de  prévoir  le  dénoue- 
ment de  cette  situation  ;  mais  ce  qui  parait  certain,  c'est  que 
l'opposition  entre  les  intérêts  japonais  et  ceux  des  groupes 
d'affaires  anglo-français,  qui  exercent  une  influence  prépon- 
dérante dans  la  politique  d'Extrême-Orient,  rend  des  plus  diffi- 
ciles la  position  du  personnage  qui  n'était  qu'un  instrument, 
qu'un  écran,  derrière  lequel  agissaient  certains  diplomates. 
L'instrument  défaut,  l'écran  s'écroule  sous  le  souffle  de  la 
révolte  actuelle,  tandis  que  la  diplomatie  japonaise  empêche  les 
mains  européennes  de  le  relever. 

D'un  tel  état  de  choses  peut  sortir  une  nouvelle  disposition 
des  pièces  sur  l'échiquier  diplomatique  :  une  division  de  la 
Chine  en  deux  grandes  sphères  d'influence  :  le  Nord,  c'est-à-dire 
la  région  située  au-dessus  du  Fleuve  Bleu,  appartenant  à  un  nou- 
veau groupement  russo-japonais  qui  s'efforcerait  de  faire  prédo- 
miner ses  vues  à  Pékin,  soit  en  conservant  le  dictateur  actuel, 
soit  en  le  remplaçant  d'une  manière  quelconque  ;  le  Sud, 
comprenant  les  provinces  qui  avoisinent  notre  Indochine  et  bor- 
dent le  Pacifique  jusqu'au  Yangtsé,  laissé  à  l'action  des  Anglais 
et  des  Français.  Ce  n'est  là  qu'une  hypothèse,  mais  cette  hypo- 
thèse n'est  pas  invraisemblable.  Dans  tous  les  cas,  sa  réalisation 
ne  semble  pas  devoir  contrarier  les  intérêts  politiques  français, 
bien  que  l'abandon  de  Pékin  à  d'autres  influences  soit  suscep- 
tible de  décevoir  les  personnalités  qui  avaient  mis  leur  confiance 
en  Yuen  Chekaiou  qui  avaient  associé  étroitement  leurs  intérêts 
à  sa  fortune. 

Mais  si  les  étrangers  peuvent  ainsi  faire  des  plans  suivant 
les  vieilles  méthodes  et  sans  tenir  compte  d'une  évolution 
historique  rapide  qui  les  gêne,  ces  plans  de  partage  d'in- 
fluence et  de  profits  pourront-ils  s'imposer    aux  Chinois   qui 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entendent  être  maîtres   chez  eux?   Là  est   la    vraie   question. 

En  effet,  malgré  les  apparences  actuelles,  il  serait  inexact  de 
parler  de  tendances  séparatistes  chez  les  Chinois;  toutes  les 
provinces  entendent  constituer  un  seul  État,  mais  elles  veulent 
posséder  leur  autonomie  administrative  ;  la  république  qu'elles 
conçoivent  est  fédérative  et  non  pas  centralisée.  L'effet  de  la 
dictature  et  de  ses  abus  de  pouvoir  a  été,  depuis  quatre  ans,  de 
préciser  et  de  fortifier  cette  tendance,  cet  éloignement  de  la 
prédominance  absolue  du  gouvernement  central  que  le  besoin 
d'unité  avait  fait  envisager  un  moment  dès  le  début  de  la  révo- 
lution, et  les  hommes  politiques  chinois  du  parti  constitution- 
naliste  en  sont  venus  aujourd'hui  à  faire  un  système  politique  du 
provincialisme  qui  fut  pendant  tant  de  siècles  un  état  de  fait 
inconscient,  produit  de  l'évolution  historique  du  pays. 

Il  est  très  important,  si  l'on  veut  bien  comprendre  les 
événemens  actuels,  de  tenir  compte  de  ce  fait. 

C'est  ce  sentiment  provincialiste  des  Chinois,  aujourd'hui 
renforcé  par  une  conception  politique  théorique,  que  les 
hommes  d'affaires  et  les  diplomates  étrangers  ont  méconnu 
lorsqu'ils  ont  imaginé  la  création  d'un  pouvoir  fort  à  Pékin  qui 
gouvernerait  à  son  gré  toute  la  Chine,  et  servirait  à  la  fois  les 
intérêts  étrangers  et  chinois  en  faisant  entrer,  par  des  actes 
d'autorité  venus  d'en  haut,  tout  le  pays  dans  les  voies  de  la 
civilisation  occidentale. 

Une  telle  conception  était  vouée  d'avance  à  l'insuccès. 
Certes,  les  échecs  répétés  des  Puissances,  dans  leur  politique  en 
Chine,  ont  aussi  pour  cause  leurs  rivalités  d'intérêts,  leurs  diver- 
gences de  vues,  mais  le  provincialisme  des  Chinois  est  le  prin- 
cipal obstacle  contre  lequel  sont  venus  se  buter  tous  les  efforts. 
Quelles  que  soient  les  Puissances  qui  voudront,  le  cas  échéant, 
prendre  en  mains,  d'une  façon  ouverte  ou  occulte,  la  direction 
de  cet  immense  pays,  soit  que  les  groupes  financiers  anglo- 
français  l'emportent,  soit  qu'une  union  russo-japonaise  prévale, 
les  uns  ou  les  autres  se  trouveront  en  face  du  même  obstacle 
dont  la  révolte  actuelle  fait  apparaître  toute  la  hauteur. 

Fernand  Farjenel. 


UNE   AMBULANCE 

DE  GARE 


Une  ville  de  France,  et  même  d'Ile-de-France,  toute  grise, 
inégale,  serrée  dans  sa  large  ceinture  de  boulevards  nobles  et 
déserts  comme  un  coin  du  parc  de  Versailles,  serrée  autour  de 
la  place  montante  d'où  jaillit,  toute  grise  aussi,  silencieuse  et 
la  face  hautaine,  la  cathédrale  à  l'unique  tour.  La  cathédrale, 
allongée  comme  un  sphinx  ou  ramassée  en  fixité  farouche  ; 
surveillant  un  horizon  de  collines  bleuâtres  que  longe,  pares- 
seusement attardée  à  contourner  les  prés  et  les  avoines,  la 
rivière  luisante  et  lente  sous  les  fins  peupliers  des  rives. 

Une  ville  de  chez  nous,  gardée  par  une  église  de  chez 
nous...  Eglises  de  chez  nous,  réserves  et  sources  de  lumière, 
revêtues  de  rayons  et  d'ombres,  et  toujours  si  singulière- 
ment colorées  sur  les  fonds  de  ciel,  qu'elles  paraissent  elles- 
mêmes  des  foyers  de  nuit  ou  d'aurore...  Eglises  de  chez  nous! 
ô  fleurs  de  notre  race  épanouie,  si  puissamment  enracinées 
au  sol  et  si  hardiment  élancées,  si  sobrement  tragiques  au- 
devant  de  l'orage  et  si  follement  chantantes  dans  l'azur,  ô  cathé- 
drales de  chez  nous,  symboles  de  notre  àme,  de  notre  âme 
d'autrefois  et  de  maintenant,  en  ces  heures  de  calmes  volontés, 
de  douleurs  surhumaines  et  d'espoirs  infinis!  Telle  était  cette 
église,  pareille  à  toutes  ses  sœurs  de  France,  qui  veillait  sur  la 
petite  ville  parée  de  gentillesse,  de  quiétude  et  de  douce  raison... 

Une  lourde  chaleur.  L'air  danse  en  réseaux  blancs.  Un 
silence  solennel  d'avant  l'orage,  chargé  d'angoisse  à  en  mourir. 


$C4  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

L'attenté  aiguë  où  les  heures  sont  éternelles,  où  chaque  bruit, 
chaque  herbe  qui  bouge  prend  une  importance  dans  le  souve- 
nir, une  attente  à  la  fois  exaspérante  et  recueillie  :  chacun  seul 
devant  son  destin,  prêt  à  crier,  sentant  la  douleur  vive" d'un 
doigt  pénétrant  jusqu'au  cœur...  Attente. 

Et  tout  à  coup  l'étrange  glas  que  sonne  la  cloche  la  plus 
grave  de  la  tour...  Voix  de  cauchemar,  voix  d'agonie,  délire  ou 
hallucination;  coups  martelés  implacablement;  bourdonnement 
qui  va  s'élargissant,  et  qui  s'impose,  et  qui  remplit  là  ville,  la 
vallée,  auquel  répond  en  chaque  village  une  autre  voix  ;  appel 
qui  monte  du  fond  des  siècles  et  que  chacun,  sans  l'avoir 
jamais  entendu,  reconnaît...  Tocsin,  voix  du  tocsin,  tragique 
et  lente,  la  même  qu'en  ce  temps  où  les  guetteurs  de  l'antique 
cité  voyaient  du  haut  de  leur  beffroi  les  flots  de  l'inondation 
gagner  la  plaine,  les  flammes  de  l'incendie  dévorer  les  poutres 
des  toits,  les  froids  éclairs  d'acier  d'une  forêt  de  piques,  surgie 
à  l'horizon  et  grossissante,  scander  la  marche  de  l'ennemi. 

1er-2  août  1914.  —  Pour  ceux  qui  partaient,  c'était  bien 
simple.  Ils  s'élançaient,  sans  regarder  derrière,  les  yeux  brillans 
et  la  bouche  gamine.  Même  enthousiasme,  même  insouciance, 
même  héroïsme  inconscient.  Sur  les  douces  collines  de  France, 
la  Marseillaise  s'était  dressée,  les  cheveux  dénoués  par  le  vent 
des  Victoires,  glaive  tiré,  criant  :  Aux  armes  !  Et  tous,  au-dessous 
d'elle  voyant  flotter  les  trois  couleurs,  choisissaient  celle  de 
leurs  rêves,  rouge  des  batailles,  blanc  mystique  et  bleu  des 
poètes...  la  choisissaient  et  couraient  au  tournoi. 

Mais  ceux  qui  restaient...  oh!  ceux  qui  restent!  La  vie  qui 
s'arrête  de  battre  en  plein  cours  et  dans  les  décors  où  tout  à 
l'heure  elle  débordait  de  puissance  !  Tristes  maisons  changées 
en  châteaux  de  la  Belle  au  bois  dormant,  où  régnera  la  mort 
jusqu'au  «  Retour,  »  chambres  closes  qui  gardent  le  parfum  de 
l'absent,  jardins  lugubres  où  fleurit  une  cruelle  moisson  de  roses, 
route  blanche,  qui  ne  résonne  plus  d'un  cher  pas  familier,  allée 
tournante  où  s'encadrait  la  silhouette  disparue.  Repas  silencieux 
autour  de  la  table  trop  grande,  les  regards  se  fuyant,  et  le  pain 
salé  par  les  larmes.  Longueur  insoutenable  des  heures  et  des 
jours.  Vision  du  bonheur  qui  s'écroule,  et  d'une  ombre,  au- 
devant  de  soi,  que  l'on  voit  naître,  grandir  et  s'allonger  jusqu'à 
tout  ensevelir.  Maisons  désolées,  tristes  demeures,  désertées 
même  par  «  ceux  qui  restent,  »  avides  de  fuir  la  hantise  de  leur 


UNE    AMBULANCE    t»E    GARE. 


665 


douleur...  Tristes  habitans  des  tristes  demeures,  jetés  dans  la 
rue  afin  de  s'enivrer  dans  les  remous  qui  poussent  la  foule  vers 
le  même  pôle  :  la  voie  de  l'Est,  la  voie  chantante  et  délirante 
où  passent,  hurlant  la  Marseillaise,  les  beaux  trains  fleuris  des 
premiers  jours  de  mobilisation... 

Ceux  qui  restent!  Ah!  la  stupidité,  l'infériorité,  l'inutilité 
de  n'être  qu'un  «  civil  »  dans  l'élan  des  premiers  jours  de 
guerre!  La  soif  de  dévouement,  le  besoin  de  s'étourdir  dans 
le  travail,  le  désir  d'approcher,  quand  ce  ne  serait  qu'à  genoux, 
en  leur  lavant  les  pieds,  tous  nos  soldats  de  France,  l'orgueil 
de  se  sentir  «  militaire  »  un  peu  !  Pauvres  civils,  en  quête 
d'un  brassard,  d'un  insigne,  d'un  chef  ou  d'un  drapeau!  Les 
Croix-Rouge  les  recueilleront  comme  des  soldats  dispersés. 

DANS  L'ATTENTE 

Comment  on  s'enrôlait.  —  Pluie  fine  sur  la  place.  Le  buffet 
de  la  gare  où  flotte  désormais  le  drapeau  blanc  à  la  croix  rouge. 
Des  messieurs  importans  font  des  gestes  affairés  derrière  les 
vitres  dépolies.  Une  dame  sévère  préside  à  l'aménagement  des 
lits  et  du  matériel. 

Intimidée,  l'aspirante  infirmière  se  promène  un  quart 
d'heure  devant  la  porte  et,  sous  la  pluie,  fait  plusieurs  fausses 
entrées  inaperçues,  enfin,  sollicitée  d'un  «  Que  voulez-vous, 
madame?  »  assez  sec,  par  des  gens  qui  veulent  signifier  qu'ils 
n'ont  pas  de  temps  à  perdre,  entre  bravement,  la  bouche  sèche 
et  les  membres  froids.  Humblement  et  ardemment,  cachant  ses 
larmes,  elle  prie  qu'on  l'accueille,  solitaire  et  abandonnée,  qu'on 
la  sauve  de  l'horreur  de  son  oisiveté. 

Un  peu  brusques,  ils  la  sondent  :  «  Si  jeune!  que  savez- 
vous?  A  quoi  prétendez-vous  servir?  »  Narquois,  ils  la  toisent  : 
«  Ah!  la  petite,  peut-être  que  l'on  s'imagine  venir  jouer  à  la 
poupée?  panser  un  bras  articulé?  des  mannequins  de  bois? 
Une  infirmière  qui  s'évanouirait  à  la  vue  de  la  première  vraie 
blessure!  »  La  dame  sévère  lance,  d'un  air  de  ne  pas  y  toucher, 
et  comme  si  elle  parlait  au  mur  :  «  Nous  pouvons  choisir.  Nous 
avons  dix  fois  plus  de  demandes  qu'il  ne  nous  en  faudrait.  » 
Un  monsieur  intervient,  plus  conciliant  :  «  Inscrivez  tout  de 
même  :  nous  verrons  après.  » 

Alors  la  jeune  femme  se  raffermit,  bien  mieux  elle  s'exalte, 


GGG  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

la  voix  changée,  dans  sa  résolution.  Elle  sent  que  la  partie  se 
joue,  qu'il  s'agit  d'un  seul  mot.  Un  peu  de  colère  lui  vient  de 
n'être  pas  comprise.  C'est  le  fond  de  son  cœur  qu'elle  voudrait 
leur  montrer.  «  Servir,  oh  !  servirl  se  donner  toute!  »  Et  des 
mots  éloquens  lui  montent  aux  lèvres,  vibrans  de  douleur  et 
d'emportement. 

Un  courant  sympathique  s'établit...  Elle  a  trouvé  le  chemin 
des  âmes,  elle  reconnait  sur  les  visages,  tout  à  l'heure  froids  et 
ironiques,  même  douleur  et  même  exaltation.  Chacun  pressent 
le  déchirant  secret  de  l'autre.  Les  mains  se  tendent.  Le  grand 
registre  s'ouvre  et  la  nouvelle  enrôlée  donne  son  adresse  et  son 
nom. 

Réunion  générale.  —  Encore  de  la  pluie,  mais  par  averses. 
Une  énorme  tente  à  plusieurs  compartimens,  près  de  baraque- 
mens  de  fortune  dans  la  cour  de  la  gare  des  marchandises.  On 
croirait  une  installation  de  cirque  forain. 

Sous  la  tente,  assemblée  plénière  :  quelques  femmes  du 
peuple  et  quelques  isolées,  puis  toute  une  société.  Les  plus 
jolies  dames,  les  plus  riches  ou  les  mieux  considérées,  des 
commerçans,  des  industriels,  des  magistrats,  des  professeurs, 
des  docteurs,  des  prêtres.  Tous  se  reconnaissent,  se  saluent, 
jacassent  comme  dans  un  des  salons  de  la  ville...  si  fort,  même, 
que  le  Bureau  se  voit  forcé  d'intervenir  plusieurs  fois  et  très 
énergiquement  pour  établir  un  relatif  silence. 

Le  Bureau  :  une  dame  et  trois  messieurs  assis  sur  de  mau- 
vaises chaises  devant  une  table  de  bois  blanc.  L'assistance  est 
debout.  A  quelques  dames  vacillantes  on  désigne  les  uniques 
sièges  vacans  :  des  piles  de  sacs  de  grosse  toile.  Par  les  join- 
tures de  la  tente,  l'averse  pénètre  et  l'on  ouvre  des  parapluies. 

On  expose  le  but  de  l'œuvre,  et  c'est  très  simple  :  soigner, 
panser,  ravitailler,  réconforter  les  blessés  des  trains  sanitaires 
qui,  bientôt  malheureusement,  ramèneront  de  la  frontière  une 
partie  de  cette  belle  jeunesse  dont  les  chants  et  les  cris,  parve- 
nant au  passage,  évoquent  par  sursauts  la  terrible  réalité, 
alimentent  les  larmes. 

Pour  assurer  le  service,  trois  dames,  nuit  et  jour,  veillent  à 
l'infirmerie,  à  la  lingerie,  aux  cuisines,  avec  trois  hommes  de 
garde,  pour  les  protéger  et  les  aider.  Une  heure  avant  le  passage 
des  trains  sanitaires,  de  petits  cyclistes  de  bonne  volonté  pré- 
viennent,  dans   leur   demeure,    les    membres    auxiliaires.    Le 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  667 

remplacement  s'assure  par  un  roulement  régulier  du  personnel. 

Exactitude  militaire  demandée.  Obéissance  scrupuleuse. 
Fidélité  au  poste,  —  même  sous  le  feu  des  ennemis.  (Ici  la  voix 
de  l'orateur  devient  tonnante,  son  geste  pathétique  confirme  les 
plus  héroïques  résolutions,  et  l'on  applaudit  chaleureusement, 
tout  en  se  rappelant  avec  une  secrète  complaisance  que 
400  kilomètres  de  bonne  terre  libre  séparent  la  ville  de  l'ennemi.) 

Gomme  péroraison,  la  voix  de  l'orateur  (une  femme)  se 
brise  dans  un  sanglot...  D'enthousiasme,  les  statuts  sont 
approuvés,  la  liste  des  engagés  se  grossit  d'adhésions  nouvelles, 
les  mains  se  serrent,  le  brouhaha  recommence,  puis  un  piéti- 
nement dans  la  boue,  un  moutonnement  de  parapluies  reluisans 
d'eau,  coulant  par  toutes  leurs  gouttières,  et  les  assistans 
rentrent  chez  eux. 

...On  avait  dit  :  «  Le  costume  est  de  rigueur  !  »  Et  c'était  la 
préoccupation  de  chacune.  Celles  dont  la  garde  commençait  le 
lendemain,  enfiévrées,  soucieuses  de  bien  faire  leur  entrée, 
couraient  les  magasins,  mobilisant  les  couturières  et  les  toiles 
avec  cet  enfantin  plaisir  que  toute  femme  ressent  à  s'habiller 
de  neuf,  et  qui  fait  que  les  veuves,  les  plus  tristes  veuves, 
savent  encore  draper  coquettement  les  voiles  noirs  et  les 
bandeaux  sur  leurs  cheveux. 

Costume  d'infirmière  :  jolie  vision,  banalisée  maintenant, 
mais  douce  quand  même.  Blancheurs  d'anges,  religieuses  aux- 
quelles on  permettrait  un  brin  de  fantaisie  sous  la  coiffe,  fronts 
marqués  comme  d'une  étoile  par  la  petite  croix  de  sang, 
fiancées,  sœurs,  épouses,  mères,  perdant,  de  par  cet  uniforme, 
le  droit  de  n'appartenir  qu'à  un  seul,  et  devenant  toutes,  sans 
âge,  beauté,  ni  rang,  les  servantes  de  la  Pitié. 

Première  nuit  de  veille.  —  Elles  sont  deux  petites  infir- 
mières. La  prise  de  service  est  à  18  heures  (exactitude  mili- 
taire). Par  crainte  d'arriver  à  18  h.  02,  ou  à  18  h.  04,  elles  ont 
dîné  hâtivement  à  l'heure  où  généralement  on  goûte,  et  les 
voilà,  doublant  le  pas  sur  la  route,  un  peu  mal  à  l'aise  dans 
leur  toile  blanche  et  leur  voile,  que  tire  le  vent;  intimidées 
surtout  par  les  regards  surpris,  curieux  toujours  et  parfois 
railleurs  :  elles  sont  les  «  premières  »  rencontrées...  Elles  se 
pressent,  elles  se  pressent,  ayant  vu  leur  chef  de  service  tourner 
la  rue  à  quelques  mètres  en  avant  d'elles,  entendent  sonner 
des  heures  imaginaires  à  toutes   les  pendules  du  quartier,  et 


668  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

font  leur  entrée  un  quart  d'heure  trop  tôt,  ce  dont  on  les  féli- 
cite :  «  C'est  si  rare,  chez  les  dames,  »  paraît-il, 

L'infirmerie  est  pleine  d'infirmières.  Elles  sont  trois  dames 
de  garde,  mais  on  ne  s'en  douterait  pas.  C'est  un  remue-ménagb 
indescriptible.  Des  boîtes,  des  bocaux,  des  flacons,  des  cuvettes 
remplacent  les  sandwiches  et  les  liqueurs  fines  sur  le  comptoir 
de  marbre  blanc.  Des  mains  rangent,  d'autres  bousculent  ce  qui 
vient  d'être  rangé,  des  couvercles  sont  ouverts  et  fermés  dix 
fois  successivement,  pour  rien,  pour  le  plaisir.  Ces  jeunes 
femmes  éprouvent  une  griserie  de  nouvelles  locataires. 

Les  visiteurs  affluent  :  administrateurs,  médecins,  infir- 
mières des  hôpitaux  de  la  ville,  parens  et  amis.  L'infirmière- 
major  fait  les  honneurs  de  la  maison  :  c'est  une  inauguration, 
un  vernissage  ;  il  y  a  tout  le  monde  dans  l'infirmerie...  sauf 
les  trois  dames  de  garde  qui  se  sont  réfugiées  sagement  dans 
leur  salle  de  veille. 

Aux  approches  de  la  nuit,  l'infirmerie  se  vide  et  les  trois 
dames  se  trouvent  seules.  Au-dessus  des  vitres  dépolies,  des 
têtes  de  curieux  se  hissent,  depuis  la  place.  Du  côté  des  quais, 
la  porte  grande  ouverte  laisse  entrer  une  chaude  vapeur  de  nuit 
d'été.  L'éclairage  est  parcimonieux  :  la  ville  craint  de  manquer 
de  gaz. 

Elles  sont  toutes  trois  à  se  regarder,  comme  trois  ombres 
évoquées,  entre  une  rangée  de  cinq  lits  vides  et  le  comptoir. 
Les  bocaux  ont  des  lueurs  perverses  ;  ils  attendent  le  magicien 
pour  une  scène  d'incantation.  L'atmosphère  est  étrange.  Est-ce 
un  conte  ou  un  rêve?  De  quel  culte  sont-elles  les  célébrantes, 
en  ce  costume  et  dans  ce  décor?  Chaque  geste,  en  ces  lieux, 
prend  la  valeur  d'un  rite.  De  peur  de  rompre  le  charme,  les 
voix  s'assourdissent  et  les  pas  glissent.  Tout  ne  va-t-il  pas 
s'évanouir? 

Une  torpeur  douce  les  envahit.  Pourquoi  sont-elles  là?  Qu'y 
feront-elles?  Cela  n'est  plus  très  clair.  Elles  jouent  leur  rôle 
dans  le  mystère  muet  des  dames  blanches,  des  lits  vides,  des 
lampes  à  demi  mortes  et  de  la  profonde  nuit  d'été.  Leurs 
idées  se  troublent  :  elles  vivent  une  heure  qui  ne  peut  se  situer, 
ni  dans  l'espace,  ni  dans  le  temps.  Sont-elles  des  religieuses 
ou  des  pensionnaires  au  dortoir? 

Un  train  passe.  D'un  grand  frisson  elles  recouvrent 
conscience.  Et  chacune,  en  secret,  sent  la  présence  d'un  qua- 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  669 

trième  personnage,  un  redoutable  Inconnu  qui  vient  prendre 
son  rôle  à  côté  d'elles,  invisible,  muet,  aveugle  et  sourd.  Cha- 
cune se  sent  guettée  par  son  destin. 

Pour  cesser  l'enchantement  et  maintenir  la  hiérarchie, 
l'infirmière  en  chef  se  croit  obligée  de  commander  quelques 
manœuvres  inutiles  :  ouvrir  et  refermer  les  couvercles,  tapoter 
les  oreillers  des  lits;  enfin,  lasse  d'imaginer,  elle  donne  le 
signal  de  la  retraite.  Et  les  trois  ombres  s'assurent  de  toutes  les 
serrures  et  se  glissent  à  petits  pas,  sans  bruit,  sans  bruit,  jus- 
qu'à leur  salle  de  garde  contiguë. 

Là,  trois  fauteuils  les  attendent,  et  une  table,  où  des  mains 
bien  intentionnées  ont  déjà  déposé  le  manuel  des  infirmières  et 
des  exercices  de  piété.  Des  demi-cloisons  de  planches  séparent 
leur  cellule  de  toutes  ses  pareilles  qui  ont  été  aménagées  dans 
la  vaste  salle  d'attente. 

Trois  dames  blanches...  trois  fauteuils...  trois  couvertures..* 
Les  heures  s'étirent  démesurément. 

Les  yeux  à  demi  clos,  elles  suivent  les  bruits  qui  meublent 
le  silence  :  les  trois  messieurs  de  garde,  leurs  voisins,  discutent 
inlassablement;  chez  les  officiers,  leurs  autres  voisins,  une 
porte  claque  ;  des  ronflemens  de  territoriaux  se  succèdent  en 
mesure;  des  trains  passent,  sans  trêve,  mais  tellement  apaisés 
que  les  cris  d'un  soldat  :  «  A  Berlin!  A  bas  Guillaume!  » 
restent  sans  écho.  Et  la  demi-somnolence  vient,  le  sommeil 
enfin  sur  les  trois  voiles  qui  penchent... 

Lorsqu'elles  dorment  tout  à  fait,  un  grand  bruit  à  la  porte, 
un  réveil  en  sursaut,  l'estomac  chaviré,  les  paupières  piquantes, 
et  la  bouche  sèche.  Les  trois  remplaçantes  viennent  prendre 
leur  garde.  Il  est  minuit.  Avec  elles  entre  un  air  glacé  qui  vivi- 
fie la  petite  salle,  chaude  et  viciée  comme  un  compartiment  de 
train.  Elles  laissent  pénétrer  la  fraîcheur  avec  délices.  Une  voix 
rageuse,  sortie  de  la  salle  des  officiers,  les  rappelle  crûment  à 
l'ordre  : 

«  Fermez  donc  la  porte,  nom  d'un  chien  !  Voilà  qu'elles 
m'ont  fait  prendre  un  rhume  !  » 

Des  accompagnateurs.  —  En  moyenne,  ils  ont  cinquante 
ans.  Il  leur  faut  presque  un  âge  de  tout  repos...  et  puis  les 
jeunes  ne  sont  plus  là. 

Ils  ont  salué  ces  dames  à  la  sortie  de  leur  salle  de  garde,  se 
sont  enquis  de  leurs  demeures,  se  les  sont  partagées,  et  les  voilà 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

dans  la  nuit  noire,  chevaliers  scrvans  ou  paternels  gardiens, 
escortant  à  travers  les  rues,  voire  les  faubourgs  et  même  les 
routes,  la  respectable  bonne  vieille  dame,  la  petite  jeune  femme 
fringante,  bavarde  et  sautillante  comme  trois  merles,  ou  la 
me'lancolique  forme  noire,  muette  et  rigide  sous  sa  grande 
mante  à  capuchon. 

Il  y  a  de  charmans  vieux  cavaliers  qui  s'offrent  à  porlcr  le 
sac,  le  réticule  ou  les  menus  paquets.  Ils  s'ingénient  à  fleurir 
le  temps  de  délicieuses  banalités  et  jugent  leur  devoir  accompli 
seulement  lorsque  le  verrou  est  tiré,  à  leur  nez,  derrière  leur 
protégée. 

D'autres  se  prétendent  ravis.  Leur  promenade  forcée,  ils  la 
qualifient  d'hygiénique,  de  sportive...  ou  de  romantique,  et 
s'extasient  sur  la  fraîcheur  de  l'air,  la  pureté  de  la  lune,  le 
chant  des  crapauds  et  la  sonorité  des  routes. 

Il  y  en  a  qui  marchent  à  grands  pas,  tirant  à  la  remorque 
la  grosse  dame  essoufflée  qui  roule  comme  un  petit  tonneau.  H 
est  pressé  de  retrouver  sa  tasse  de  camomille  et  son  lit  chaud, 
et  n'a  que  faire  de  paroles  inutiles.  A  celui-là,  justement,  échoit 
la  dame  qui  demeure  à  l'autre  bout  de  la  ville,  presque  aux 
champs.  Minuit  :  deux  kilomètres...  la  camomille  sera  froide... 
Brr!...  Quel  brouillard!...  Il  lève  le  col  de  son  pardessus  et  met 
son  mouchoir  devant  sa  bouche.  N'arrivera-t-on  jamais?  Il  ne 
sera  pas  couché  avant  deux  heures  du  matin!  Enfin,  voilà! 
«  Bonsoir  !  —  Bonsoir  !  »  Il  salue  sans  s'arrêter,  semant  la  dame 
plus  qu'il  ne  la  dépose  au  seuil  de  sa  maison,  et  fait  demi-tour 
avant  qu'elle  ait  eu  le  temps  de  remercier. 

Nuits  de  garde.  —  Les  premières  sont  vides,  désespéré- 
ment vaines.  Les  équipes  de  trois  remplacent  régulièrement  les 
équipes  de  trois.  Et  chacune  a  déjà  son  allure  et  ses  habitudes 
vite  nées. 

Il  y  a  l'équipe  où  l'on  dort,  vautré  de  tout  son  long,  tout 
bonnement,  sans  élégance,  sur  les  lits  qui  sont  venus 
s'adjoindre  aux  trois  fauteuils...  et  tout  à  fait  sans  élégance, 
puisqu'un  beau  jour  on  lit  sur  la  muraille  :  «  Prière  d'ôter  ses 
bottines  avant  de  s'allonger.  » 

Il  y  a  l'équipe  joyeuse  où  l'on  bavarde  entre  deux  tasses  de 
thé,  grignotant  les  premiers  potins  de  l'assemblée,  riant  si  fort 
que  du  compartiment  des  officiers  monte  un  :  «  Tonnerre  ! 
Pourrons-nous  dormir  ?  » 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  G"  1 

Pour  compenser,  une  équipe  de  bonnes  âmes  pourvoit 
maternellement  de  café  chaud  ces  messieurs  de  la  gare,  et  ces 
messieurs  les  officiers,  vers  les  minuit. 

Ici  les  nuits  se  passent  confortablement  et  dignement.  On 
apporte  ses  pantoulles  et  des  bas  à  tricoter  pour  les  soldats. 

Ici,  les  nuits  sont  tristes  et  muettes,  chacune  ayant  au  cœur 
assez  d'ennui.  Les  plumes  grincent  sur  d'interminables  lettres; 
les  fronts,  sous  prétexte  de  mauvais  éclairage,  restent  penchés 
obstinément  sur  les  feuillets  où  de  grosses  larmes  font  déteindre 
l'encre. 

L'équipe-béguin  âge  :  atmosphère  de  presbytère  ou  de  pen- 
sionnaires au  couvent.  Ces  dames  n'ont  pas  d'âge  sous  leur 
v.oile,  avec  leur  front  lisse  et  leur  face  sans  sourire.  Les  gestes 
sont  menus,  les  pas  glissés.  C'est  l'équipe  méticuleuse  et  pré- 
cieuse entre  toutes,  qui  range,  époussète  et  classe  inlassable- 
ment jusqu'à  l'heure  fixée  pour  le  sommeil  :  neuf  heures... 
Toutes  les  portes  fermées  soigneusement  et  silencieusement... 
Les  voix  s'assourdissent,  au  point  que  les  trois  voiles  doivent, 
pour  s'entendre,  se  pencher  l'un  vers  l'autre  comme  des  cornettes 
de  sœurs...  (Il  ne  faut  pas  gêner  ces  messieurs  de  la  gare.)  — 
Interminables  dévotions,  par  demandes  et  par  réponses,  chape- 
let, litanies,  invocations,  les  trois  dames  agenouillées  devant 
les  trois  fauteuils,  en  triangle,  les  dos  tournés.  Et  puis, 
installation  correcte  sur  les  trois  fauteuils,  les  mains  croisées 
sur  les  genoux  et  la  tète  bien  droite,  jusqu'au  réveil... 

La  première  alerte.  —  La  salle  d'attente  est  divisée  en 
alvéoles  par  des  demi-cloisons  de  planches.  Sommeil  de  «  nuit  de 
veille,  »  à  demi  conscient,  dans  la  petite  cellule  des  infirmières  ; 
sourd  bourdonnement  de  ruches  des  autres  compartimens  en 
travail;  torpeur,  déchirée  soudain  par  un  appel  sonnant, 
comme  un  clairon,  l'alarme  :  «  Croix-Rouge!  » 

D'un  bond,  sans  réfléchir,  les  deux  jeunes  femmes  courent 
aux  portes  de  l'infirmerie,  le  cœur  battant,  dans  l'angoisse  du 
premier  contact  avec  un  premier  blessé  de  guerre...  Chez  les 
messieurs,  leurs  voisins,  c'est  une  bruyante  bousculade.  Une 
voix  crie  :  «  Aux  brancards!  Surtout,  pas  d'affolement!  » 

L'infirmière  en  chef  étudie  son  visage  et  se  compose  des 
gestes  de  maîtresse  femme,  à  la  hauteur  des  circonstances.  Des 
ordres, d'abord,  il  s'agit  de  donner  des  ordres...  A  quoi  servirait 
une  infirmière  en  chef,  si  elle  ne  donnait  pas  d'ordres? 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Donc,  elle  arrête  l'élan  des  deux  novices  pleines  d'un  zèle 
qu'elle  juge  intempestif  : 

—  N'ouvrez  pas  la  porte  avant  que  ces  messieurs  aient  le 
temps  de  passer  leur  pantalon...  Monsieur  l'aumônier,  surtout! 
.  Monsieur  l'aumônier,  un  ve'ne'rable  prêtre,  dort  à  un  bout  de 
l'infirmerie;  à  l'autre  bout,  c'est  l'important  M.  S...,  phar- 
macien-infirmier. La  vieille  dame  écarte  pudiquement  les  deux 
jeunes  imprudentes,  risque  un  œil  :  M.  l'aumônier  est  déjà  en 
soutane.  Quant  à  l'honorable  S. . . ,  il  ronfle  béatement.  Que  faire  ? 
Des  brancardiers,  au  dehors,  heurtent  déjà  la  porte...  Tant  pis  ! 
Les  deux  jeunes  révoltées  font  irruption  dans  la  salle  aux  lits 
blancs...  La  grande  porte  des   quais  s'ouvre...   Voilà  le  Blessé. 

Le  Blessé,  et  sa  suite...  toute  une  «  quadrille,  »  les  officiers 
à  manchon  blanc,  les  messieurs  de  garde,  les  brancardiers, 
vexés  de  leurs  inutiles  brancards  :  le  Blessé  marche  seul.  Du 
moins,  six  bras  le  soutiennent  ;  c'est  tout  juste  s'il  n'est  pas  porté 
en  triomphe  :  un  blessé,  enfin! 

C'est  un  grand  diable  d'artilleur,  abandonné  par  un  train 
montant.  Pas  le  moindre  pansement.  Pas  une  trace  de  sang.  Il 
a  tous  ses  membres  !   Les  trois  infirmières  sont  désappointées. 

Il  est  assis  au  milieu  de  la  salle.  Les  hommes  font  cercle. 
Les  deux  jeunes  femmes  agenouillées  travaillent  avec  ardeur  à 
extraire  ses  pieds  des  énormes  bottes.  L'infirmière  en  chef 
procède  à  l'interrogatoire. 

Le  pauvre  bougre  répond  d'une  voix  pâteuse,  l'air  abruti  et 
dégoûté  :  «  Il  a  mal  au  ventre...  Il  vient  de  Chartres...  »  C'est 
tout  ce  que  l'on  peut  en  tirer.  S...,  enfin  réveillé  et  habillé, 
prépare  du  bismuth,  la  tête  hirsute  et  les  yeux  clignotans. 

On  décide  qu'/7  passera  la  nuit  sur  un  des  lits  blancs.  Pour 
une  simple  colique,  Madame  l'infirmière  en  chef  déclare  qu7/ a 
bien  de  la  chance.  —  «  Encore  un  qui  voudrait  arriver  lorsque 
tout  serait  fini...  » 

En  attendant,  le  malheureux  dort  d'un  sommeil  de  plomb, 
vautré,  anéanti.  Il  sent  le  cuir  et  la  sueur.  Les  deux  petites 
sont  grondées  parce  qu'elles  ont  négligé  d'étendre  une  toile 
cirée  entre  le  drap  et  lui. 

Avec  attendrissement,  elles  le  contemplent  :  Frère  soldat! 
Quel  sommeil!  C'est  un  sommeil  de  guerre,  déjà.  Harassés, 
vaincus,  ils  dormiront  n'importe  où,  tout  équipés,  sur  le  bord 
d'un  fossé,  dans  la  neige,  dans  l'eau...  Frère  soldat  I 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE. 


C73 


Soudain,  un  gémissement  sourd,  des  cris,  des  convulsions  : 
le  malheureux  se  tord.  —  «  Il  est  bien  douillet,  pour  des 
coliques,  »  constate  dédaigneusement  la  maîtresse  infirmière. 
Les  deux  jeunes  femmes  sont  indignées.,  Elles  se  mettraient  à 
genoux  devant  ce  grand  paysan  malheureux.  Elles  s'ingénient  : 
«  Si  nous  lui  appliquions  des  serviettes  chaudes  sur  le  ventre?  » 
—  S...  secoué,  réveillé,  consulté,  approuve  d'un  grognement 
sans  tourner  son  visage  obstinément  dirigé  vers  le  mur,  en 
homme  décidé  à  ne  pas  interrompre  son  sommeil  pour  si  peu. 

La  vieille  dame  organise  :  l'une  des  aides  chauffera  la  ser- 
viette, l'autre  la  portera  —  et  se  détournera  pendant  l'applica- 
tion. Car  on  ne  pourra  jamais  accuser  son  service  de  manquer 
aux  convenances.  Ce  n'est  pas  elle  qui  confierait  à  des  jeunes 
filles  un  office  dangereux  pour  la  pudeur  I 

La  nuit  passe  en  tisanes,  en  compresses,  en  tapotages 
d'oreillers.  0  gloire  !  le  lendemain  elles  apprenaient  qu'elles 
avaient  soigné  une  crise  d'appendicite...  Comme  cela  aurait  été 
vexant  d'inaugurer  par  une  colique,  une  vulgaire  colique, 
•eur  beau  cahier-journal!  Et  de  sa  plus  belle  écriture,  l'infir- 
mière en  chef  couchera  sur  le  registre  tout  neuf  :  «  Etant  de 
garde,  nous,  Mme  P.  de  V...  assistée  de  Mmes  L...  et  C...  avons 
recueilli  cette  nuit  un  artilleur  du  4e  corps  atteint  d'appendicite 
aiguë...  Lui  avons  administré  une  potion  au  bismuth  et  des 
compresses  chaudes...  » 

Quelques  mesures  pour  rien.  —  Monotonie,  monotonie, 
coupée  de  quelques  rares  alertes  :  un  coup  de  pied  de  cheval, 
une  crise  d'épilepsie,  une  chute  de  coltineur,  un  pied  ébouil- 
lanté, contusions,  entorses,  bobos  insignifians,  prétextes  à 
pansemens  modèles. 

Le  pansement  au  rite  sacré!  L'opérateur  lave  et  brosse  inter- 
minablement ses  mains  qu'il  tient  écartées  du  corps,  le  pouce 
et  l'index  en  l'air,  tout  humides,  en  attendant  le  moment 
d'intervenir...  Une  aide  flambe  la  cuvette,  et  les  ciseaux,  l'autre 
prépare  le  membre  malade...  Eau  bouillie,  teinture  d'iode... 
«  Mademoiselle  !  ce  n'est  pas  la  peine  de  flamber  votre  cuvette 
si  vous  en  infectez  le  bord  avec  vos  pouces!  »  Vile!  vite!  les 
pièces  de  pansement...  Les  petites  aides  s'empressent,  tenant 
les  bandes,  les  compresses  et  le  coton,  comme  un  enfant  de 
chœur  les  burettes.  Religieusement,  elles  contemplent  l'épa- 
nouissement d'un  superbe  spica,  d'un  beau  huit  de  toile,  autour 

TOME    XXXIII.    1910.  415 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

d'une  entorse,  ou  d'un  bandage  de  tête  en  «  côte" de  melon.  » 
0  triomphe  du  pansement  !  beau  pansement  élégant,  moulé 
suivant  les  règles  de  l'art, pansement  de  dispensaire!  Gloire  des 
beaux  pansemens  exécutés  avec  tout  le  calme,  tout  le  loisir  voulu! 

Les  équipes  luttaient  et  comparaient  malignement  entre  elles 
la  méthode  de  leur  chef.  On  discutait  le  nombre  de  tours  de 
bande  qu'il  fallait  donner  pour  base  à  certains  pansemens. 
0  bavardage  des  premiers  jours!  Rien  à  faire.  Rite  de  l'eau 
bouillie,  rite  des  compresses,  rites  des  bandes  de  toile  et  des 
carrés  de  tarlatane,  pliage  en  deux,  pliage  en  trois.  Gestes 
toujours  les  mêmes  dans  la  chaleur  et  l'odeur  du  formol  ! 

Monotonie,  monotonie  —  chaleur,  formol  ;  formol,  chaleur  — 
entrecoupée  de  tasses  de  thé,  de  bavardages  dans  l'attente 
énervée  d'un  coup  de  téléphone  qui  ne  retentit  jamais  : 

«  Allô  !...  de  Reims...  on  vous  signale  un  train  de  grands 
blessés  pour  17  h.  02.  » 

L'APPRENTISSAGE 

Le  premier  train.  —  Le  premier  train  ne  fut  pas  signalé. 
Il  arriva  dans  la  nuit  du  lo  août.  Froid,  pluie  fine.  Une  demi- 
heure  d'arrêt. 

Aux  cuisines  on  s'était  lassé  d'attendre  vainement  depuis 
quinze  jours.  Personne  ne  veillait.  Pendant  qu'une  des  dames 
se  faisait  forcer  la  porte  afin  de  réchauffer  bouillon  et  café,  les 
deux  autres  prenaient  contact. 

Oh!  ce  premier  contact!  Nuit  noire,  wagons  à  bestiaux, 
lourde  porte  dure  à  ouvrir  qui  grince  en  roulant  sur  ses 
gonds.  C'est  très  haut,  on  se  hisse  comme  on  peut  avec  les 
coudes  et  les  genoux.  Des  territoriaux  de  bonne  volonté  suivent 
avec  des  lanternes. 

Deux  étages  de  civières,  comme  des  hamacs  de  matelots; 
une  tête  ou  un  pied  dépasse,  des  mains  pendent  :  cela  sent 
l'étable,  le  renfermé,  le  sang  chaud,  odeur  fade  qui  fait  tourner 
le  cœur.  Dorment-ils?  On  dirait  des  morts...  Sur  chacun,  le 
brave  homme  dirige  son  falot;  la  jeune  femme  se  penche,  et 
doucement  interroge.  «  Du  bouillon?  Du  café?  » —  «  C'est 
cela!  »  Réveillés  un  peu,  ils  tendent  la  main  libre  vers  le  quart 
brûlant  où  le  bouillon  fume;  à  petites  gorgées,  comme  rêvant 
encore,  ils  boivent  jusqu'à  la  dernière  goutte...  Ils  ont  si  froid! 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  675 

«  Madame!  Il  y  en  a  un,  là,  blessé  aux  deux  bras...  »  Elle 
le  découvre  en  marchant  à  quatre  pattes  sous  les  civières.  Il 
est  par  terre,  sur  la  paille.  Agenouillée,  elle  soulève  le  pauvre 
visage  pâle  qu'elle  appuie  sur  sa  hanche,  et  doucement,  soulevant 
sa  tête,  elle  le  fait  boire  d'un  geste  maternel  et  joli,  tandis  qu'il 
avance  ses  lèvres  avec  une  grosse  moue,  comme  un  enfant. 

Ils  sont  transis  de  froid.  Celui-là,  blessé  aux  jambes,  a  ses 
culottes  fendues  de  bas  en  haut  par  les  ciseaux  pressés  de  l'am- 
bulancier du  front.  Il  est  tout  nu,  glacé,  rigide.  Est-il  mort? 
Un  autre,  là,  gémit,  le  pansement  défait.  Celui-là  crie  que  «  ça 
coule.  »  Un  autre  tend  un  bras  tuméfié  :  de  chaque  côté  du 
pansement  trop  serré  un  gros  bourrelet  de  chair  tendue  se 
gonfle.  Les  bords  de  la  tarlatane  séchée  entaillent  douloureuse" 
sent  la  peau  luisante  et  rouge. 

Il  y  a  tant  à  faire,  et  elles  ne  sont  que  trois  !  Alors,  toute  la 
gare  les  aide  :  soldats,  employés,  officiers.  De  l'infirmerie  au 
train,  du  train  aux  cuisines,  courses,  trots,  ordres,  appels.  Il 
n'y  a  plus  d'âge,  plus  de  sexe,  plus  de  grades,  tout  le  monde 
sert.  Un  commandant  s'ébouillante  avec  un  quart  de  grog  brû- 
lant. Deux  territoriaux  assistent  sur  la  voie  un  pauvre  éclopé 
que  tourmentent  d'affreuses  coliques.  On  entortille  les  pieds 
nus  dans  tout  ce  que  l'on  peut  trouver  à  la  lingerie.  Avec  des 
épingles  de  sûreté  l'on  façonne  deux  bonnets  de  coton  blanc  en 
savates.  Et  pour  celui  qui  n'avait  plus  de  pantalon,  le  voilà  plié 
dans  un  maillot  de  coton  cardé,  ligoté  de  bandes  de  toile.  En 
trois  quarts  d'heure,  tout  est  fini.  Ils  sont  mieux,  ils  sourient.. 
Le  train  peut  partir. 

Les  trois  femmes  haletantes  se  retrouvent  à  l'infirmerie, 
enfin  close  et  calme.  Un  gros  soupir  dans  le  lit  du  fond,  un 
bâillement  de  fauve,  une  face  hérissée  surgissant  des  mollesses 
d'un  blanc  oreiller  :  c'est  M.  S...,  pharmacien,  qui  s'éveille 
après  la  bataille. 

16  août.  —  Deuxième  train.  Il  est  annoncé  deux  heures  à 
l'avance.  Les  petits  cyclistes  ont  le  loisir  de  parcourir  la  ville  ; 
tout  le  personnel  est  prévenu. 

L'infirmerie  est  toute  blanche  d'infirmières.  Répétition  géné- 
rale. L'infirmière-major,  la  grande  maîtresse,  est  là.  Point  n'est 
besoin  de  son  brassard  rouge  pour  la  reconnaître  :  les  sourcils 
hauts,  le  bonnet  en  diadème,  la  voix  tranchante  et  le  geste  sec... 
tout  tremble.   Point  d'initiative   privée,  chacune  à  son  poste  l 


616  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  l'hilarité  générale  on  amène  le  pelil  chariot  à  panse- 
ment :  on  n'a  pas  trouvé  mieux  qu'un  landau  d'enfant,  sans 
capote,  déguisé  sous  de  la  peinture  grise  et  deux  croix  rouges. 
L'équipe  de  service  y  entasse  bouteilles,  boîtes,  bandes,  coton, 
cuvettes  et  plateaux.  Cela  ressemble  à  la  petite  voiture  d'un 
buffetier  de  gare  :  «  Brioches...  croissans...  petits  pains?  »  On 
s'extasie,  mais  au  fond  de  soi  chacun  trouve  l'objet  un  peu  ridi- 
cule, et  lorsqu'il  s'agit  d'une  bonne  âme  pour  la  pousser,  toutes 
invoquent  d'excellentes  raisons  pour  décliner  l'honneur... 
D'office,  on  désigne  la  plus  jeune. 

De  même,  il  y  a  peu  d'empressement  autour  de  la  marmite 
aux  compresses.  Mais  on  se  dispute  l'honneur  du  plateau 
chirurgical.  L'une  s'empare  triomphalement  du  pinceau  à  tein- 
ture d'iode,  l'autre  d'une  carafe  d'eau  bouillie.  L'on  s'assure 
des  dames  interprètes.  (Il  y  aura  des  prisonniers.) 

—  Le  train,  mesdames! 

La  procession  s'ébranle  :  l'infirmière-major,  le  docteur, 
tout  de  lin  blanc,  les  manches  relevées  comme  un  sacrificateur, 
les  bras  humides  et  les  mains  hautes,  afin  d'éviter  les  contacts 
impurs.  —  «  Brioches,  croissans,  petits  pains,  »  la  voiture  où 
les  bocaux  dansent,  encadrée  de  jolies  dames  aux  bras  nus  qui  se 
sont  assurées  de  la  belle  ordonnance  de  leur  coiffure  avant  d'af- 
fronter les  quais.  L'officiante  au  plateau  le  tient,  ce  cher  plateau, 
comme  s'il  devait  recevoir  la  tête  de  Jean-Baptiste.  Suit  :  la 
marmite  d'eau  bouillie,  balancée  entre  deux  autres  dames; 
suivent  :  les  mannes  aux  cuvettes;  enfin,  les  femmes  de  service 
avec  des  seaux  hygiéniques. 

Il  v  a  foule  sur  les  quais  :  tout  le  personnel  de  la  gare  : 
officiers,  G.  V.  G.,  chapelet  de  braves  territoriaux.  Tous  les 
majors  des  hôpitaux  auxiliaires,  l'air  goguenard.  Tout  le  comité 
de  la  Croix-Rouge  :  directeurs,  administrateurs,  secrétaires. 
Tout  le  personnel  des  cuisines  :  les  dames  auxiliaires  avec 
leurs  mannes  à  provisions  établies  sur  des  tréteaux  de  bois,  par 
petits  postes,  le  long  des  quais.  Les  messieurs  affiliés...  et  c'est 
tout.  Le  quai  regorge.  Il  n'y  aura  plus  de  place  pour  les  blessés. 

Le  train.  Le  premier  train  «  officiel,  »  moitié  wagons  do 
troisième,  moitié  wagons  à  bestiaux. 

Blessés,  tous?  oh!  si  peu  !  Aux  bras,  aux  jambes,  et  si  légè- 
rement! A  peine  sales,  poussiéreux,  noirs  du  train,  rouges  du 
hâle...  et  si  joyeux!  «  Ça  marche!  On  les  a!  Ils  filent  comme 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  677 

des  lapins!  Ah!  nos  75!  Quel  bon  travail  I  Les  obus  n'e'clatent 
pas.  Us  visent  trop  bas  ou  trop  haut.  C'est  pour  ça  qu'on  est 
touché  aux  jambes.  » 

Ils  sont  tous  sur  les  quais,  pas  sages  du  tout,  dévalisant 
presque  les  corbeilles  de  vivres.  Et  rigolant  :  «  Ah!  si  ce  n'est 
que  ça,  la  guerre,  pas  vrai!  » 

A  peine  trouve-t-on  quelques  pansemens  à  consolider.  Trop 
d'infirmières.  C'est  une  foire  de  rouge  et  de  blanc.  La  confusion 
est  extrême.  On  bavarde!  on  se  bouscule!  C'est  un  bel  après- 
jiidi  très  chaud.  Un  aéroplane  survole  la  voie  comme  un  éper- 
"ier,  très  haut,  dans  l'air  qui  danse.  Le  ciel  est  poudré  d'or.  La 
joie  est  délirante.  Us  en  reviennent,  ceux-là...  ils  ont  vu...  ils 
sont  contens...  On  tes  aura!  Noël  !  Noël  !  —  Vive  la  France  !  — • 
Les  taches  rouges  et  blanches  des  costumes  grouillent  indescripti- 
blement.  Les  beaux  majors  pérorent.  Les  territoriaux  et  les  bles- 
sés se  tapent  de  grands  coups  sur  les  cuisses...  Il  fait  bon  vivre  1 

Le  lendemain,  désagréable  constatation  :  pour  six  cents 
blessés  on  a  prodigué  deux  mille  tablettes  de  chocolat... 

Le  service  modèle.  —  A  la  fin  d'une  journée  de  la  troi- 
sième semaine  de  guerre,  un  grand  train  de  douze  cents  blessés 
tut  annoncé.  Il  devait  rester  deux  heures  garé  sur  la  voie  des 
marchandises. 

Tout  le  long  des  rails,  des  postes  avaient  été  aménagés,  un 
pour  quatre  wagons.  Un  grand  baquet  d'eau  près  d'une  potence 
de  bois  où  pendaient  les  essuie-mains  ;  des  tréteaux  supportant 
les  mannettes  pleines  de  vivres,  tartines,  chocolat,  gruyère, 
biscuit,  jambons,  poires  et  sucre  cassé;  mannettes  pleines  de 
quarts  et  de  cuillers  à  soupe;  bidons  énormes  fumant  de 
bouillon  chaud  et  de  café,  bidons  à  grog,  à  lait,  à  vin.  A  chaque 
secteur,  deux  messieurs  et  deux  dames  auxiliaires. 

Deux  postes  de  dames  infirmières  accompagnant  les  doc- 
teurs à  chaque  bout  du  train,  munies  de  leur  voilure  d'enfant 
et  de  leurs  bocaux. Un  poste  central  de  dames  lingères, chargées 
de  serviettes  de  toilette,  de  mouchoirs,  de  chemises,  de  cale- 
çons, de  chaussettes  de  rechange  que  l'on  avait  ordre  de  distri- 
buer parcimonieusement.  Membres  du  Conseil  d'administration 
circulant  d'un  bout  à  l'autre.  Boy-scouts,  en  message  continuel 
de  l'infirmerie  ou  des  cuisines  aux  petits  postes.  Des  prêtres, 
des  aumôniers,  des  dames  visiteuses.  Un  cordon  de  territoriaux 
tout  le  long  de  la  voie  et  des  grilles  d'entrée  où  la  foule  pal- 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

pitante  s'écrasait,  avide  de  contempler  ceux  des  leurs  qui  reve- 
naient de  là-bas.  Le  cre'puscule  d'été.  Les  taches  blanches  des 
groupes  de  femmes  échelonnées  de  poste  en  poste.  De  l'impa- 
tience. De  l'anxiété.  De  la  surexcitation.  Et  l'allégresse  de  sentir 
dans  la  nuit  tombante  palpiter  au  vent  léger  la  légèreté  du 
voile  blanc,  dans  un  rêve  de  gloire,  de  pitié  et  d'héroïsme... 
Douloureuse  et  fervente  petite  ambulancière,  ô  femme  de  France, 
mûre  pour  le  dévouement  suprême  et  le  sacrifice  total  ! 

Le  train  se  gare,  —  oh  !  lent,  si  lent  !  —  à  reculons  comme  une 
bête  malade  et  précautionneuse  ;  silencieusement,  comme  las 
déjà  de  tant  de  misère  ;  un  Irain  long,  long,  long,  qui  n'en 
finit  plus;  si  long  que  l'on  doit  le  sectionner  en  deux  tronçons 
sur  deux  voies;  et  dont  l'arrêt,  le  plus  amorti  qu'il  soit  pos- 
sible, propage  de  wagons  en  wagons  un  soubresaut  pénible  et 
gémissant,  où  l'on  croit  percevoir  une  recrudescence  de  souffrance 
dans  les  pauvres  chairs  torturées, 

Quelques  wagons  de  première  pour  les  officiers  (mais  la 
plupart  gisent  parmi  leurs  hommes),  quelques  troisièmes  pour 
les  moins  atteints,  et  les  énormes  wagons  à  bestiaux,  les  wagons 
à  civière  où  déjà  quelques-uns  s'immobilisent  dans  la  rigidité 
de  la  mort. 

Engourdis  encore  dans  l'habitude  de  leur  faim  et  de  leur 
douleur,  «  ils  »  restent  moroses,  répondant  à  peine  aux  invites 
des  assistantes.  Et  puis,  ils  finissent  par  comprendre,  gagnés 
par  l'entrain  communicatif  de  ceux  qui  les  sollicitent  avec  des 
gestes  vifs  et  de  bons  sourires  tendres.  Et  les  valides  sautent  à 
terre,  courant  au  baquet  d'eau.  Ah  !  l'ivresse  de  l'eau,  enfin  ! 
Le  premier  frais  contact  contre  leur  peau  brûlante,  leurs  joues 
noires,  leurs  fronts  où  la  sueur  et  le  sang  collent  les  cheveux, 
leurs  pauvres  mains  gonflées  sous  la(crasse  et  le  cal,  durcies 
comme  du  cuir,  déjà,  par  quelques  jours  de  vie  errante  ! 

Ceux  qui  portent  un  bras  en  écharpe  (ou  dont  la  manche 
vide  et  flasque  révèle  le  membre  coupé)  regardent  d'un  œil 
d'envie  les  autres...  qui  ont  deux  bras.  Timidement,  d'abord, 
une  jeune  femme  s'approche  :  «  Si  vous  voulez  que  je  lave 
votre  main  valide?  »  Il  balbutie,  intimidé  aussi  :  «  C'est  bien 
trop  salel  Ce  n'est  pas  la  peine!  »  Mais  les  deux  petites 
mains  se  sont  déjà  emparées  de  la  grosse  main  noire  et  bar- 
botent de  compagnie  dans  le  baquet.  Maintenant  ils  rient 
tous  deux,  et  la  jeune  femme  s'enhardit  :  «  Allons!  que  je  vous 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  679 

débarbouille,  maintenant!  »  Un  peu  rouge,  il  lui  livre  son  bon 
visage  qu'elle  e'ponge  tendrement,  fraternellement,  avec  d'infi- 
nies précautions  :  «  Au  moins,  je  ne  vous  fais  pas  de  mal?  » 
Lui,  se  prend  d'un  gros  rire  :  «  Ah  !  vous  pouvez  racler,  allez  I  » 
Il  trouve  qu'elle  ne  frotte  jamais  assez  fort. 

Enfin,  la  soupe,  la  bonne  soupe,  le  bouillon,  dans  les  quarts, 
brûlant...  Ceux  qui  n'ont  qu'un  bras  droit,  on  les  installe  sur 
le  marchepied  du  wagon,  une  cuiller  dans  la  main,  leur  soupe 
à  côté  d'eux.  Les  invalides,  on  les  aide,  à  la  becquée,  comme  de 
tout  petits,  en  soufflant  la  cuillerée  fumante. 

Pain,  chocolat,  grog,  café,  lait,  vin,  le  petit  poste  se  vide. 
Les  quatre  wagons  du  secteur  ne  contiennent  plus  que  ceux  que 
leur  mal  immobilise.  Les  visages  se  détendent,  les  langues  se 
délient.  Réchauffés,  restaurés,  soulagés,  ils  se  mêlent  aux  infir- 
mières maintenant;  c'est  de  nouveau  la  foule  rouge,  bleue  et 
blanche,  le  bourdonnement  et  l'animation  d'une  foire. 

Pendant  ce  temps,  les  docteurs  passent,  traçant  le  travail  de 
leurs  infirmières.  Il  y  a  toujours  des  pansemens  défaits,  des 
plaies  à  vif,  des  pansemens  trop  serrés,  des  hémorragies,  des 
cas  pressans.  Ceux  qui  ne  peuvent  aller  plus  loin  attendent  sur 
des  brancards  leur  transport  aux  hôpitaux  de  la  ville.  On  panse 
dans  les  wagons,  on  panse  sur  les  quais,  des  bras,  des  jambes, 
des  torses,  des  têtes.  Des  lambeaux  de  toile  maculée  traînent 
partout,  on  piétine  des  tampons  d'ouate,  l'eau  des  cuvettes  est 
rouge,  les  tabliers  et  les  blouses  blanches  se  tachent  de  sang, 
les  doigts  s'enfièvrent,  les  ordres  s'exaspèrent,  les  aides  ont  à 
répondre  à  quatre  demandes  à  la  fois...  Il  y  a  tant  à  faire,  et  le 
temps  est  si  court  1 

N'importe!  En  deux  heures,  tout  le  train  est  visité,  et  lorsque, 
de  nouveau,  s'ébranle  le  long  convoi,  ce  n'est  plus  le  pauvre 
train  mort,  le  train  accablé  et  silencieux  de  l'arrière.  Toutes  les 
têtes  sont  aux  portières,  des  faces  heureuses  et  consolées,  des 
yeux  brillans,  de  bons  sourires.  Un  déluge  de  merci,  un  délire 
de  cris,  mouchoirs,  bras,  mains,  képis,  s'évertuant  à  témoigner 
une  gratitude  véhémente. 

Et  quand  l'immense  clameur  partie  d'un  bout  à  l'autre  du 
train  les  salue  au  passage  :  «  Vive  la  Croix-Rouge  !  »  la  gorge 
contractée  en  un  profond  sanglot,  elles  se  tiennent  toutes  là,  près 
de  leurs  compagnons,  debout,  comme  au  port  d'armes,  tandis 
que  les  wagons  défilent  devant  elles,  leur  train  et  leurs  soldats  1 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


QUELQUES  SILHOUETTES 

L'évêque.  —  Haute  figure  énergique.  Aurait  été  chef  do 
cité,  au  Moyen  Age,  debout  sur  les  remparts,  la  mitre  en  tête, 
et  la  crosse  à  la  main.  Hôte  assidu  de  l'ambulance.  La  tache 
violette  que  fait  sa  soutane  devient  populaire,  sur  les  quais.  Il 
ne  manque  le  passage  d'aucun  train.  Inépuisable  source  de 
médailles  et  de  bénédictions,  il  soulève  un  enthousiasme  indes- 
criptible. Intrépide,  volontaire,  généreux,  il  encourage,  élec- 
trise,  vivifie.  C'est  YÉvêque.  Le  premier,  à  l'ambulance  comme 
dans  sa  ville,  comme  devant  l'invasion  allemande...  l'évêque  de 
la  bataille  de  la  Marne  1 

Ne  dédaigne  pas,  aux  heures  de  grande  presse,  de  mettre 
la  main  à  la  pâte,  s'échaude  plus  d'une  fois  en  passant  des 
gamelles  de  bouillon  brûlant,  et  se  laisse  bousculer  avec 
bonheur  par  de  petites  infirmières  courant  en  écervelées,  un 
lourd  bidon  à  chaque  bras... 

L'un  des  chefs.  —  Cheveux  blancs,  pâleur,  politesse  exquise 
et  grande  distinction.  Donnant  à  chacune,  par  un  simple 
salut,  l'illusion  d'avoir  été  remarquée  et  particulièrement 
appréciée. 

L'àme,  la  tête,  le  bras.  Le  don  de  la  présence  simultanée 
aux  cuisines,  au  conseil,  sur  le  quai  et  dans  les  wagons.  Le 
Patron  avec  une  majuscule.  L'homme  sûr  de  lui-même,  des 
autres,  de  sa  tâche,  de  la  guerre,  de  la  France  et  de  Dieu. 
Tranche  immédiatement  toute  difficulté.  Vous  envoie  promener 
en  un  tour  de  bras,  et  vous  rappelle  dix  secondes  après,  avec 
un  sourire  éclatant... 

•  Le  docteur.  —  Long,  maigre,  affairé,  si  pressé  toujours  I 
Le  corps  un  peu  courbé,  par  habitude;  les  grands  bras  écartés 
en  quête  d'opérations.  On  ne  peut  se  le  représenter  autrement 
que  dépeçant,  coupant,  cousant,  extirpant,  grand  sacrificateur, 
d'ailleurs  parfaitement  dévoué. 

...  Parfaitement  dévoué,  aussi,  mais  soucieux  de  ne  pas  se 
laisser  déborder.  Aime  le  travail  propre  et  fini.  Prudent,  pru- 
dent, ne  décidera  rien  qu'à  propos.  Le  médecin  des  familles 
par  excellence,  le  docteur  «  qui  a  fait  ses  humanités,  »  disert, 
modeste,  un  médecin  comme  on  n'en  trouve  plus.  Ennemi  juré 
des  microbes.  Un  peu  distrait  aussi  :  met  dans  la  doublure  de 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  681 

son  chapeau  sa  pince  et  ses  ciseaux  qu'il  vient  de  flamber 
soigneusement. 

Infirmières.  —  Courte,  rougeaude,  très  bonne  àme,  le 
cœur  sur  la  main,  et  si  maternelle!  On  la  croirait  descendue 
du  tableau  de  la  «  femme  hydropique  »  de  Gérard  Dow.  On  ne 
peut  se  l'imaginer  autrement  qu'armée  de  bols  de  tisane,  ou  de 
gros  oreillers  ventrus  plein  les  bras.  Luisante,  suante  de 
graisse,  d'application,  de  bonne  volonté,  décidée  à  soigner  à 
tout  prix,  fût-ce  sans  eau,  ni  coton,  ni  toile.  Sourde,  de  bonne 
foi,  à  tout  principe  d'hygiène  trop  rigoureux  et  pansant  pour 
panser,  aveuglément,  sans  envisager  les  conséquences,  comme 
une  bonne  chienne  lèche  la  patte  coupée  de  ses  petits. 

...  Svelte,  blondie  au  henné,  la  lèvre  rouge  et  le  tour  des 
yeux  bistre.  Coiffe  savamment  adaptée,  quoique  négligemment 
posée,  fin  tablier  travaillé  de  jours,  blouse  assez  longue  pour 
ne  point  ridiculiser  la  silhouette,  assez  courte  pour  découvrir 
un  modèle  de  jambe  tendrement  nuancée  par  une  illusion  de 
bas  de  soie,  talons  immanquablement  Louis  XV,  enfin,  l'infir- 
mière gravure  démode  ou  réclame  pharmaceutique.  Se  contente 
de  suivre  le  docteur,  un  pinceau  à  teinture  d'iode  délicatement 
tenu  par  une  main  effilée,  le  petit  doigt  élégamment  écarté.  Ou 
bien  distribue  des  cartes  à  écrire,  ou  des  cigarettes,  ou  fait 
simplement  l'aumône  de  sa  jolie  présence,  n'oubliant  pas,  entre 
chaque  train,  de  rentrer  chez  elle  s'enduire  à  nouveau  de  rouge, 
de  noir  et  de  blanc. 

...  La  coiffe  en  bataille,  les  poings  aux  hanches,  le  verbe 
haut,  hardie,  sans  respect,  sans  pitié,  sans  peur  ni  reproche, 
apostrophant  un  général  comme  un  simple  tourlourou,  pirouet- 
tant au  nez  de  l'évêque;  à  toute  heure  partout,  l'indispensable, 
l'enfant  terrible.  Bonne  fille,  au  fond,  dévouée,  enragée  de 
dévouement.  Un  peu  de  la  cantinière  vieux  style,  ou  de  la  fille 
du  régiment. 

...Diplômée,  oh!  très  diplômée,  très  suffisante,  très  digne. 
Accueille  vos  demandes  d'explication  d'un  air  de  grande  dou- 
ceur méprisante,  persuadée  que  vous  êtes  à  jamais  incapable 
de  saisir  les  fins  secrets  de  l'art.  Possède  des  principes  très 
arrêtés  sur  la  façon  de  plier  les  compresses.  Fignolera,  pendant 
un  quart  d'heure,  de  beaux  «  épis  »  de  toile  bien  réguliers 
autour  d'un  bras. 

...Diplômée  aussi,  un   long  passé  d'hôpital,  de  charité,  de 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES.' 

dispensaire,  mais  bonne,  simple  et  vraie.  Votre  sœur  plutôt 
que  votre  maître.  Une  femme  avec  toute  la  douceur,  toute 
l'intelligence,  toute  la  vivacité,  tout  le  dévouement.  Supplée- 
rait un  médecin,  mais  ne  rougit  pas  des  plus  humbles  besognes. 
Noble  visage.  D'ailleurs  fort  jalousée. 

DES  BLESSÉS 

L'Alsace,  le  Luxembourg,  Dinant...,  les  trains  descendaient, 
de  plus  en  plus  serrés,  de  plus  en  plus  nombreux.  On  commen- 
çait à  se  rendre  compte  de  ce  que  c'est  que  la  guerre  et  de  ce 
que  c'est  que  servir. 

Tout  chauds,  tout  fumans  de  la  bataille,  ils  arrivaient  là, 
tels  qu'on  les  avait  ramassés  sur  la  terre,  ou  tels  qu'ils  s'étaient 
jetés  dans  les  wagons,  dans  la  hâte  et  la  terreur  d'être  oubliés. 
Il  y  en  avait  d'exubérans,  de  hâbleurs,  de  joyeux,  gavroches 
parisiens  ou  loustics  du  Midi.  Ceux-là  riaient  de  tout,  de  leur 
mal,  de  leur  accoutrement,  de  leur  faim,  de  leur  fatigue,  du 
canon,  des  mitrailleuses,  de  la  bataille  et  de  la  mort.  Du  beau 
rire  français,  de  ce  rire  qui  les  exaspère,  ce  rire  que  nul 
étranger,  même  le  plus  bienveillant,  ne  peut  comprendre...  et 
qui  nous  vaudra  éternellement  cette  épithète  :  «  Le  Français  est 
léger.  »  0  noble  légèreté  en  face  de  leur  lourdeur!  Rire  français 
qui  monte  aux  lèvres  comme  aux  joues  d'une  jeune  fille  le 
rouge  de  la  pudeur  !  Rire  français,  qui  pourra  jamais  com- 
prendre tout  ce  que  tu  caches  d'héroïsme,  d'abnégation,  de 
sérieux  profond  et  de  grande  bonté?  Rire  français  derrière 
lequel  se  retranche  notre  race,  raffinement  de  coquetterie 
suprême,  élégante  humilité  de  celle  qui  sait  sa  puissance,  mais, 
—  voulant  plaire,  —  cherche  à  se  la  faire  pardonner,  à  la  faire 
oublier  en  l'oubliant  elle-même  de  la  meilleure  grâce  du  monde, 
et  d'une  entière  bonne  foi  !  Insouciance  jolie,  qui  cache  un 
froid  courage  et  le  souverain  mépris  du  danger;  inaltérable 
bonne  humeur  ;  acte  de  foi  magnifique  dans  les  destinées  de  la 
race,  race  des  croisés,  des  chevaliers  sans  peur  et  sans  reproche, 
race  des  poètes,  race  des  saints  et  des  héros  !  Rire  français, 
triomphe  de  la  spiritualité  sur  la  matière,  affirmation  souve- 
raine de  l'être  indépendant  et  libre  qui  traverse  la  vie  comme 
un  voyage  et  n'a  de  comptes  à  rendre  qu'à  Dieu  ! 

ainsi  le   rire    monte-t-il,   impalpable,    cristallin,   ailé,  des 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  683 

tranchées  de  la  mer  aux  Vosges,  comme  l'odeur  et  le  fumet  de 
la  bonne  terre  où  gitent  les  louveteaux  de  France  en  attendant 
l'heure  de  la  grande  chasse.  Ainsi  palpite-t-il,  grésille-t-il  dans 
l'air  léger,  au-dessus  du  sillon  des  tranchées,  comme  le  chant 
de  l'alouette  de  Gaule,  bien  haut  dans  l'azur,  hors  de  l'atteinte  de 
leurs  mitrailleuses,  de  leurs  420,  de  leurs  bombes  asphyxiantes, 
de  leurs  aéroplanes  et  de  leurs  zeppelins...  haut,  si  haut,  que 
toujours,  —  inventeraient-ils  des  appareils  d'optique  perfec- 
tionnés, —  il  resterait  dans  l'Invisible  et  le  Mystère,  pour  leurs 
yeux  de  Teutons... 

Ainsi  riaient  les  premiers  blessés  dans  leur  grande  misère. 
Et  certes,  elle  était  grande.  Et  jamais  plus  au  cours  de  cette 
longue  guerre  ne  se  reverront  de  telles  scènes  qu'une  organisa- 
tion de  fortune  rendait  quotidiennes,  alors. 

On  avait  vu  passer  les  trains  montans,  trains  de  gloire, 
d'espérance,  d'allégresse,  trains  de  la  Revanche,  trains  enguir- 
landés et  fleuris,  magnifiques  trains  hurlant  la  Marseillaise, 
charriant  à  flot  notre  belle  jeunesse  que  nous  t'avons  offerte  en 
holocauste,  ô  France,  et  que  tu  nous  as  prise  pour  l'offrir  à 
Dieu...  Trains  de  la  voie  montante,  ceux  qui  vous  avaient  vus 
disparaître  vers  le  redoutable  Inconnu  guettaient  maintenant 
sur  la  voie  descendante  la  première  rançon  de  la  gloire,  les 
premiers  déchets,  les  premiers  vaincus...  Et  voilà  qu'ils  vous 
voyaient  poindre,  ô  trains  reconnus  au  passage,  où  lamentable- 
ment pendaient  les  fleurs  fanées,  où  les  branches  de  peuplier 
séchées  encadraient,  —  comme  un  triste  lendemain  de  fête,  — 
les  pâles  visages  et  les  corps  abattus  de  ceux  que  vous  aviez 
menés  vers  le  divin  Rêve... 


Mûre,  voici  vos  fils  qui  se  sont  tant  battus. 


Et  voici  le  gibier,  traqué  dans  les  battues, 

Les  aigles  abattus  et  les  lièvres  levés, 

Que  Dieu  ménage  un  peu  ces  cœurs  tant  éprouvés, 

Ces  torses  déviés,  ces  nuques  rebattues  (1)... 

Oh  1  le    premier  contact   avec  la   triste    réalité!    Vaincus? 
Etaient-ils  des  vaincus?  Dans  leur  dénuement,  leur  pauvreté, 

(1)  Gh.  Péguy,  Prière  pour  vous  autres,  charnels. 


684  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

leur  faim,  leur  soif  et  leur  souffrance;  étages  sur  leurs  civières, 
ou  vautrés  comme  des  moutons  à  l'étable  sur  la  paille  en 
litière,  ou  grelottans  et  ruisselans  de  pluie  sur  les  wagons  à 
bagage,  les  trucs  découverts  ;  déchirés,  déguenillés,  les  uns 
sans  veste,  les  uns  sans  chemise,  les  uns  sans  culotte;  les  pan- 
semens  maculés  de  boue,  collés  à  leur  peau,  collés  au  drap  de 
leurs  capotes  raidies  par  l'empois  sanglant  ;  mutilés,  sans  bras 
les  uns,  les  autres  sans  jambe;  entassés  par  vingt,  par  trente, 
sans  médecins,  sans  infirmiers,  au  plus  vite,  confiés  aux  orga- 
nisations des  gares  insuffisantes  ou  mal  entretenues,  ils  parve- 
naient à  cette  ambulance,  après  deux  ou  trois  jours  d'un  suppli- 
ciant voyage  dont  chacun  gardait  un  hébétement  dans  la  douleur. 

Ceux  qui  les  recevaient  se  sentaient  le  cœur  crevé,  l'âme 
ébranlée. 

Eux,  ne  doutaient  pas.  En  des  sursauts  de  lucidité,  les  mori- 
bonds se  redressaient  :  «  Les  vaches  1  on  les  a  eus...  la  belle 
charge!  »  De  merveilleux  récits  couraient  de  portière  en  por- 
tière, de  la  tête  à  la  queue  du  train.  Les  yeux  éteints  s'avivaient 
de  lueurs  noires.  Les  masques  de  souffrance  se  virilisaient,  et  le 
vent  des  batailles  enfiévrait  comme  hier  les  soi-disant  vaincus, 
demain  fiers  à  nouveau,  debout,  l'arme  terrible  !  Lacolèreet  la 
soif  de  vaincre  les  altéraient  plus  que  la  brûlure  de  leurs  plaies. 

Ils  réconfortaient  l'âme  de  ceux  qui  venaient  soulager  leur 
corps.  Le  même  refrain,  partout,  corrigeait  toujours  la  fâcheuse 
impression  que  laissait  un  récit  de  lutte  sans  merci  :  On  les 
aura!...  Ceux-là  n'étaient  pas  des  vaincus. 

...  Seulement  dans  certains  yeux  tristes  et  doux,  aux  re- 
gards lointains,  appartenant  déjà  aux  visions  d'outre-tombe,  se 
lisaient  d'infinies  détresses  et  l'épouvante  d'indicibles  scènes 
d'horreur.  Lents,  sans  une  plainte,  tristes  et  doux  comme  leurs 
yeux,  ils  exhalaient  en  des  lassitudes  suprêmes  : 

«  Ne  plus  revoir  ce  que  nous  avons  vu  I  » 

José  Roussel-Lépine.; 
[A  suivre.) 


REVUE    LITTÉRAIRE 


UN  NOUVEAU  LIVRE  DE  M.  JOERGENSEN  (1) 


Il  y  a  des  pays  où  l'infernale  propagande  allemande  est  parvenue 
à  nous  représenter,  nous  Français,  comme  les  suppôts  du  Diable  ;  de 
sorte  que  la  religieuse  Allemagne  accomplirait  une  mission  quasiment 
céleste  en  détruisant  ce  repaire  de  l'impiété,  la  France.  Or,  il  est  ma- 
nifeste que  l'hypocrite  Allemagne  a  déclaré  la  guerre  à  la  France  et  à 
la  Russie  pour  satisfaire  sa  cupidité  ancienne  et  son  vieil  instinct  de 
convoitise  :  la  race  de  proie  n'a  guère  changé,  depuis  le  temps  où  Gré- 
goire de  Tours  la  maudissait.  Toutefois,  ses  ruses  ne  lui  réussissent 
pas  mal  si,  dans  plusieurs  nations  chrétiennes,  certains  milieux  qu'elle 
a  su  tromper  souhaitent  encore  le  triomphe  de  la  Germanie  pour 
assurer  le  triomphe  de  la  morale  évangélique.  Monstrueuse  comédie, 
et  qui  trouve  ses  dupes! 

Mais  voici,  du  moins,  un  témoignage,  et  dont  l'autorité  ne  sera 
pas  contestée  facilement.  Un  neutre,  et  dont  la  neutralité  première 
n'est  pas  douteuse,  M.  Johannes  Joergensen,  dénonce  l'imposture  des 
Allemands  :  il  la  dénonce  avec  une  éloquence  indignée. 

Si  l'on  dit,  pour  diminuer  la  valeur  de  son  plaidoyer,  que 
M.  Johannes  Joergensen  est  Danois  et  que  le  Danemark  a  été  la  pre- 
mière victime  du  pangermanisme,  j'avoue  que  je  connais  peu  le  Dane- 
mark et  ne  saurais  évaluer  ses  rancunes.  Mais,  quant  à  M.  Johannes 

(1)  La  Cloche  Roland,  par  M.  Johannes  Joergensen,  traduction  de  Jacques  de 
Coussanges  (Bloud  et  Gay,  éditeurs).  Du  même  auteur,  Le  Néant  et  la  Vie,  traduc- 
tion Pierre  d  Armailhacq  ;  Le  livre  de  la  route,  Pèlerinages  franciscains  et  Saint 
François  d'Assise,  traduction  T.  de  Wyzewa  (chez  Perrin)  ;  Paraboles,  traduction 
de  M-*  Husson(chez  SansotJ. 


686  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Joergensen,  je  n'aperçois,  dans  aucun  de  ses  ouvrages  qu'une  traduc- 
tion française  ait  mis  à  ma  portée,  aucune  trace  de  telle  rancune  à 
l'égard  de  l'Allemagne.  Il  me  semble  même  que,  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  M.  Johannes  Joergensen  aimait  l'Allemagne  et  l'aimait  assez 
tendrement.  Avant  de  venir  au  catholicisme,  il  a  subi  l'influence  de 
Gœthe,  celle  de  Heine,  celle  de  ce  Nietzsche,  qui  est  Allemand,  bien 
Allemand,  quoiqu'on  essaye  maintenant  de  le  dégermaniser,  et  qui 
est  l'un  des  bons  représentans  de  la  mégalomanie  allemande. 
M.  Johannes  Joergensen  a  été  longtemps  à  l'école  de  la  pensée  alle- 
mande ;  et  M.  André  Hallays  n'a  pas  tort,  quand  il  voit,  dans  le  Livre 
de  la  route,  de  charmans  «  Reisebilder  évangéliques.  »  A  la  veille  de 
sa  conversion,  le  jeune  écrivain  Scandinave,  délaissant  la  Scandi- 
navie et  M.  Georges  Brandes,  part  pour  l'Italie  ;  et  c'est  en  Ombrie 
que  la  grâce  le  touchera.  Mais  il  ne  va  pas  en  Italie  tout  de  go  :  il 
flâne  longtemps  et  avec  plaisir  en  Allemagne.  A  Nuremberg,  la  Fon- 
taine des  Vertus  lui  montre  l'Espérance  et  le  Courage,  la  Foi  et  la 
Douceur,  l'Amour  et  la  Vérité,  vertus  admirables  et  toutes  dominées 
par  la  plus  haute  des  vertus,  qui  est  la  Justice.  Un  tel  symbole  lui 
paraît  si  important  qu'il  le  médite  et  n'ouvre  pas  son  parapluie, 
malgré  l'averse;  puis  il  s'en  va,  mouillé,  mais  content  d'avoir  reçu 
l'enseignement  de  Nuremberg.  Il  se  promène  à  Anspach,  à  Rothen- 
bourg-sur-la-Tauber.  Les  petites  villes  bavaroises  lui  donnent  l'idée 
d'une  vie  douce  et  quiète,  que  rhumilité  sanctifie.  Il  est  au  cœur  de 
l'Allemagne  ;  «  l'âme  de  la  profonde  et  sentimentale  Germanie  »  l'en- 
chante. Au  monastère  de  Beuron,  dans  la  principauté  de  Hohen- 
zollern-Sigmaringen,  il  passe  un  jour  ou  deux.  Il  fait  ainsi  connais- 
sance avec  la  règle  des  communautés  catholiques  ;  et  il  devine  la  force 
qui  naît  de  la  solitude.  Or,  ce  n'est  point  au  catholicisme  qu'il  attribue 
cette  découverte  et  la  révélation  de  cette  vérité;  mais  il  a  cru  entendre 
«  une  parole  jaillie  du  cœur  même  de  la  race  germanique.  »  Au  mo- 
ment de  quitter  l'Allemagne  et  dépasser  en  Italie, le  voyageur  célèbre 
«  l'Allemagne,  la  vaste  et  vénérable  Allemagne  qui  va  de  Passau  à 
Nassau,  de  Ratisbonne  à  Strasbourg,  de  Brème  à  Constance,  l'Alle- 
magne toute  pleine  de  bière  et  de  vin,  de  parfum  de  tilleul  et  de 
chants  populaires,  et  de  saucisses  et  de  tavernes,  mais  aussi  d'art  et 
ie  foi,  et  de  beaux  lacs  et  de  villes  merveilleuses.  »  Le  voyageur 
s'attendrit,  quand  ses  «  jours  allemands  »  s'effacent  derrière  lui. 
D'ailleurs,  ce  qu'il  a  visité,  ce  n'est  pas  l'Allemagne  nouvelle,  indus- 
trielle et  militaire  ;  il  a  recherché  les  petites  villes  où  se  confine  la 
vieille  Allemagne  :  et,  cette  vieille  Allemagne,  il  l'a  vue  à  peu  près 


REVUE    LITTÉRAIRE.  687 

comme  autrefois  nos  romantiques  la  voyaient,  simple  et  honorable, 
et  chaste  buveuse  de  bière,  si  rêveuse!  Il  l'a  vue  avec  une  espèce  de 
naïveté  complaisante  et  comme  si  son  maître  Henri  Heine  ne  l'avait 
point  averti  de  chercher,  sous  les  benoîtes  apparences,  les  velléités  de 
barbarie.  Jacques  de  Coussanges,  qui  a  traduit  le  dernier  ouvrage  de 
M.  Joergensen,  La  Cloche  Roland,  dit  que  M.  Joergensen  fréquenta 
surtout  le  clergé  rhénan  et  qu'il  avait  ses  meilleurs  souvenirs  d'Alle- 
magne dans  les  couvens  et  les  églises.  Ce  voyageur  était  un  pèlerin, 
même  avant  sa  conversion  décisive  ;  et  il  était  «  en  route.  »  L'Alle- 
magne catholique  le  conduisait  au  pays  du  Poverello. 

En  somme,  il  avait  de  la  gratitude  à  l'égard  de  l'Allemagne  ;  et, 
quand  la  guerre  a  éclaté,  il  ne  songeait  pas  du  tout  à  renier  sa  grati- 
tude. 

Quand  la  guerre  a  éclaté,  il  songeait  principalement  à  sainte  Cathe- 
rine de  Sienne.  Il  songeait  doublement  à  elle,  en  dévot  sincère  et  en 
homme  de  lettres.  Il  préparait  une  Vie  de  sainte  Catherine,  qui  a 
paru  l'année  dernière  à  Copenhague.  Et  il  demeurait  à  Sienne,  copiait 
des  documens,  des  paysages,  travaillait  de  son  mieux.  Sa  Vie  dé  saint 
François  d'Assise  révèle  sa  méthode.  Il  réunit  avec  beaucoup  de  soin 
tous  les  textes  et  il  en  fait  judicieusement  la  critique.  Il  examine 
l'œuvre  des  érudits  et  il  y  démêle  très  bien  la  conjecture  et  la  réalité. 
C'est  un  hagiographe  malin.  Puis  il  ne  se  contente  pas  de  rédiger  ce 
qu'il  a  finalement  appris  de  plus  authentique  :  l'érudit  devient  un 
poète,  et  qui  «  reconstitue  »  les  scènes  les  plus  émouvantes,  les  plus 
jolies...  «  Un  matin,  il  y  a  de  cela  sept  cents  ans,  dans  la  ville  d'Assise 
un  jeune  homme  qui  commençait  à  renaître  d'une  longue  maladie, 
s'éveilla  de  son  sommeil  de  la  nuit.  Les  volets  de  sa  chambre  étaient 
encore  fermés.  Un  puissant  rayon  de  soleil  pénétrait  dans  la  chambre 
close,  par  la  fente  des  volets...  »  Probablement!  Et  l'auteur  du 
Saint  François  invente,  avec  une  délicate  justesse,  les  probabilités 
menues  de  l'histoire.  Il  n'est  pas  de  méthode  plus  gracieuse,  ni  plus 
imprudente.  S'il  faut  l'avouer,  je  préfère  l'histoire  un  peu  plus  mo- 
destement bornée  à  de  moindres  certitudes.  Mais  enfin,  l'auteur  du 
Saint  François  et  de  la  Sainte  Catherine  essaie  de  h'miter  son  impru- 
dence ou  de  la  bien  diriger  ;  il  tâche  de  maintenir  son  imagination 
toute  proche  de  la  réalité  que  la  critique  lui  procure.  Il  a,  pour  cela, 
besoin  d'un  silence  parfait,  d'une  tranquillité  parfaite  ;  il  a  besoin  de 
se  recueillir,  avec  la  seule  pensée  de  saint  François  ou  de  sainte 
Catherine,  loin,  très  loin  des  nouveaux  tumultes  et  du  divertisse- 
ment moderne.. Aussi  la  guerre  qui  a  éclaté  pendant  qu'il  était  tout  à 


G88  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

sa  belle  hantise  de  sainte  Catherine,  cette  guerre  l'importuna.  Il 
souhaita  de  reconduire  :  «  Je  me  cachai  bien  loin,  je  me  cachai 
derrière  toutes  les  montagnes  bleues,  je  me  réfugiai  dans  les  siècles 
lointains...  » 

N'avait-il  pas  prévu  la  guerre?  Ce  n'était  pas  son  affaire,  au  bout 
du  compte  !...  Cependant,  la  guerre  éclate  ;  et  il  se  souvient  des  deux 
dernières  soirées  qu'il  a  passées  en  Danemark,  l'année  1913.  L'une  de 
ces  soirées,  une  séance  où  l'on  traita  de  la  sécurité  danoise.  A  la  tri- 
bune, «  un  poète  »  prononça  des  paroles  d'inquiétude  :  il  sentait 
venir  les  mauvais  jours.  Un  jeune  homme  lui  succéda  qui  démontra, 
et  par  des  chiffres,  l'impossibilité  d'une  guerre  en  Europe:  quoi!  c'est 
l'argent  qui  mène  tout  ;  et,  pour  la  guerre  qu'on  redoute,  il  faudrait 
plus  d'argent  qu'il  n'y  en  a  dans  l'univers!  Le  jeune  homme  positif 
se  moqua  du  poète  :  «  Mais  de  pareils  raisonnemens  ne  font  pas  im- 
pression sur  un  esprit  si  élevé!  Vous  vivez  dans  le  monde  de  l'ima- 
gination... N'est-ce  pas,  honoré  monsieur,  la  guerre  mondiale  éclatera 
vers  Pâques?...  »  L'assistance,  rassurée,  applaudit;  et  elle  but  • 
c'était  la  paix,  il  n'y  avait  pas  de  danger.  A  l'autre  soirée,  quelques 
étudians  bavardaient.  Et  une  femme,  une  «  illustre  comédienne,  » 
soudain  se  mit  à  parler.  Elle  dit  des  choses  variées,  raconta  son  exis- 
tence ;  et  puis  la  confession  s'épanouit  en  prophétie  :  elle  annonça 
de  grands  bouleversemens  et  affirma  qu'on  n'aurait  pas  à  les  attendre 
plus  tard  que  l'année  1915.  M.  Joergensen  compare  cette  prophétie 
d'une  illustre  comédienne  à  la  première  encyclique  du  «  blanc 
vieillard  »  pontifical,  où  il  est  dit  que  «  l'homme  de  péché,  » 
l'ennemi  de  Dieu, le  «sans  loi  »  qui  doit  se  manifester  à  la  fin,  vit  déjà 
sous  le  soleil.  Autant  d'avertissemens  :  la  guerre  éclate;  et  M.  Joer- 
gensen se  demande  si  «  les  derniers  temps  »  ne  sont  pas  venus. 

«  Celui  qui  veut  vivre  avec  cette  pensée  mourra  d'horreur...  C'est  ce 
que  j'avais  écrit,  peu  de  jours  avant  que  la  guerre  eût  éclaté.  Et  je  ne 
voulais  pas  mourir!...  »  Alors,  il  se  cache  derrière  les  montagnes 
bleues  ;  il  se  réfugie  dans  les  siècles  lointains.  «  Je  m'asseyais  dans 
la  tranquille  et  fraîche  bibliothèque  et  je  copiais,  commodément  et  à 
loisir,  un  vieux  manuscrit.  Je  faisais  des  promenades  sentimentales 
dans  les  sentiers,  où  autrefois  j'avais  été  heureux  et  où  je  rêvais  à& 
l'être  encore  une  fois,  encore  une  dernière  fois,  de  jouir  encore  un 
peu  du  soleil  d'octobre  avant  la  pluie  de  novembre  et  les  ténèbres  de 
décembre...  »  Éluder,  quant  à  lui,  la  guerre  :  ce  fut  le  projet  de 
M.  Johannes  Joergensen,  l'automne  1914. 

Éluder  la  guerre,  si  neutre  qu'on  soit  !...  Mais,  un  jour    il  reçut 


REVUE    LITTÉRAIRE.  689 

deux  lettres,  deux  lettres  qui  tombèrent  sur  sa  table  comme  des 
bombes.  Une  lettre  d'un  ami  belge  :  oui,  la  Belgique  a  été  ravagée,  la 
Belgique  sans  reproche,  et  ravagée  par  les  hordes  d'une  nation  qui 
devait  protéger  la  Belgique,  hordes  bestiales  et  qui  ont,  de  toutes 
parts,  fait  de  la  mort  et  des  ruines.  Sous  l'autre  enveloppe,  il  y  avait 
l' Appel  au  monde  civilisé,  par  les  quatre-vingt-treize  savans,  artistes 
et  littérateurs  dont  l'Allemagne  était  le  plus  fière.  L'Appel,  à  première 
vue, -M.  Joergensen  le  prit  pour  une  réclame  de  négocians;  et  il  le 
jeta  dans  sa  corbeille  à  papiers.  C'est  là  qu'ensuite  il  le  repêcha.  Et  il 
le  lut,  avec  émoi. 

Il  lut  aussi  pas  mal  de  volumes  qu'on  a  publiés  pendant  les  pre- 
miers mois  de  la  guerre,  le  Rapport  sur  la  violation  du  droit  des  gens 
en  Belgique,  les  Atrocités  allemandes  en  Belgique,  les  récits  des  témoins, 
les  documens  officiels  :  et  il  eut  l'effroi,  l'horreur,  le  dégoût  de  ce 
qu'il  apprenait  ainsi.  D'autre  part,  une  brochure  allemande  lui 
apporta  ce  pathétique  propos  de  M.  Stipberger,  chapelain  de  la  cour 
munichoise  :  «  C'est  un  chemin  dur  et  abrupt  que  suit  le  peuple  alle- 
mand, le  grand  bienfaiteur  du  monde  civilisé  et  le  libérateur  sublime. 
Dans  les  ténèbres  du  Vendredi-Saint,  on  entrevoit  la  clarté  du  matin 
de  Pâques;  dans  les  heures  sombres  de  la  guerre,  les  oriflammes  du 
triomphe.  A  présent  encore,  la  croix  pèse  sur  ses  épaules;  il  souffre 
encore  le  plus  cruel  des  Gol gotha.  »  Diable  !  si  l'on  ose  ainsi  parler  ; 
voilà  le  peuple  allemand  comparé  à  Jésus-Chrisl,  et  par  un  prêtre 
catholique,  lequel  ne  doute  pas  que  Jésus  de  Nazareth  fût  le  Dieu 
vivant,  lequel  ne  doute  pas  que  Jésus  de  Nazareth  ait  porté  la  croix, 
sur  le  chemin  du  Calvaire,  pour  le  salut  de  tous  les  hommes  !  Le 
peuple  allemand  serait  donc  le  nouveau  Christ,  à  moins  que  l'on  ne 
veuille  considérer  comme  un  blasphème  l'analogie  trouvée  par  le  cha- 
pelain de  Munich.  Et  l'on  hésite,  avant  de  condamner  si  durement  le 
saint  homme. 

Ou  bien  faut-il  considérer  comme  des  impostures  les  affirmation? 
si  nettes  et  terribles  des  gouvernemens  belge  et  français? 

M.  Joergensen  avoue  son  embarras.  Et  l'embarras  de  M.  Joergen- 
sen prouve  l'habileté,  la  subtile  rouerie  de  la  propagande  allemande. 
Ces  fameux  organisateurs  de  duperie  avaient  mobilisé  tous  leurs 
apôtres,  catholiques,  protestans  et  libres  penseurs,  un  Stipberger,  un 
Ehrhard,  un  Haeckel.  Un  catholique  tel  que  M.  Joergensen  était  sen- 
sible tout  particulièrement  au  sermon  du  chapelain  Stipberger  et  déjà 
murmurait  :  «  0  peuple  allemand,  peuple  patient,  peuple  souffrant, 
peuple  crucifié,  libérateur  du  monde,  nous  penchons  la  tête,  silen- 

TOMB  XXXIII.  —   1916.  44 


690  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

cieusement  recueillis,  remplis  de  vénération  pour  la  croix  sur  laquelle 
tu  as  voulu  souffrir!...  »  Mais,  dans  l'incertitude,  M.  Joergensen 
recourut  à  la  méthode  la  meilleure  :  il  étudia  les  documens  du 
procès.  Car,  en  définiitve,  c'est  un  procès,  le  procès  d'un  peuple.  Et 
M.  Joergensen,  comme  Pilate,  avait  à  juger  le  nouveau  Christ  :  il 
n'allait  pas  laisser  calomnier  ce  juste  et  se  laver  les  mains. 

Il  entendit  avec  patience  les  avocats  du  peuple  allemand,  les 
illustres  Quatre-vingt-treize.  Et  les  Quatre-vingt-treize,  tout  d'une 
voix  et  par  six  fois,  s'écrièrent  :  «  Il  n'est  pas  vrai...  !  » 

Premièrement,  il  n'est  pas  vrai  que  l'Allemagne  ait  provoqué  la 
guerre.  L'Allemagne  était  pacifique;  l'Empereur  apparaissait  comme 
l'aménité,  Ja  mansuétude  même.  Mais  il  a  bien  fallu  que  le  peuple 
allemand  se  levât,  quand  de  grandes  Puissances,  guettant  aux  fron- 
tières, attaquèrent  de  trois  côtés  le  territoire  de  la  Germanie  !...  De 
grandes  Puissances  ;  de  trois  côtés  :  M.  Joergensen  prend  une  carte. 
La  Russie?  Non;  c'est  unfait  :  le  1er  août  1914,  l'Allemagne  a  déclaré 
la  guerre  à  la  Russie.  L'Autriche  ?  Alliée  de  l'Allemagne.  La  Suisse  ? 
Neutre.  La  France  ?  Eh  !  l'Allemagne  lui  a  déclaré  la  guerre  le  3  août 
1914.  Donc,  les  grandes  Puissances  qui  guettaient  l'Allemagne  aux 
frontières,  c'est  la  Belgique  !  «  C'est  la  Belgique  qui  a  franchi  les 
frontières  allemandes  ;  c'est  la  grande,  forte  Belgique  qui  a  fait  irrup- 
tion dans  la  petite  Allemagne  neutre  et  dont  elle  avait,  en  son  temps, 
garanti  la  neutralité.  La  Belgique,  de  son  poing  ganté  de  fer,  repoussa 
l'armée  allemande  héroïque,  mais  moins  nombreuse.  Elle  entra  victo- 
rieusement à  Aix-la-Chapelle.  Ensuite,  l'armée  belge  marcha  sur 
Cologne,  bombarda  la  ville  et  sa  cathédrale  gothique,  que  nous 
aimons  tous  ;  ils  la  réduisirent  en  cendres,  ainsi  que  Saint-Gédéon,  les 
Saints  Apôtres  et  Sainte-Marie-au-Capitole.  C'est  ainsi  que  les  choses 
se  passèrent!  Ou  ne  se  passèrent-elles  pas  ainsi?  Et,  s'il  en  fut  autre- 
ment, où  sont  les  trois  brigands  qui  attaquèrent  l'Allemagne  ?  Les 
Quatre-vingt-treize  les  ont  vus;  mais  où?  »  Cette  manière  d'ironie 
n'est  pas  l'usage  habituel  de  M.  Joergensen.  Il  y  a,  dans  tous  ses 
livres,  une  douceur  exquise,  et  qui  serait  un  peu  fade  peut-être  si  elle 
ne  s'embellissait  de  poésie.  Du  temps  qu'il  était  radical,  auprès  de 
M.  Georges  Brandes,  je  ne  sais  s'il  avait  la  violence  d'un  polémiste; 
mais,  aujourd'hui,  le  disciple  du  Petit  pauvre  d'Assise  est  un  homme 
qui,  sans  effort  et  tout  simplement,  pratique  les  vertus  de  bienveil- 
lance et  d'amitié.  Ses  ouvrages  ressemblent  aux  Fioretti.  Soudain,  le 
voici  fort  en  colère.  C'est  qu'on  a  prétendu  le  tromper.  On  l'a  pris  pour 
un  sot;  et  il  se  fâche  :  le  premier  il  n'est  pas  vrai  n'est  pas  vrai  !... 


REVUE    LITTÉRAIRE.  691 

Deuxièmement,  il  n'est  pas  vrai  que  l'Allemagne  ait  violé  la  neu- 
tralité de  la  Belgique.  Cependant?...  Non  :  la  France  et  l'Angleterre 
avaient  résolu  de  la  violer  ;  et  la  Belgique  le  voulait  bien  !...  Aussitôt, 
M.  Joergensen  se  souvient  de  son  pays  natal  :  «  Nous  aussi,  en  Dane- 
mark, nous  nous  sommes  fiés  à  un  paragraphe.  Le  nôtre  était  le 
paragraphe  V  ;  celui  des  Belges  était  le  paragraphe  VII  :  ils  ont  une 
égale  valeur  pour  les  Allemands  !  »  Et  il  cite  les  conventions  qui  ont 
garanti  la  neutralité  de  la  Belgique  :  textes  parfaitement  précis  et 
qui  ne  laissent  aucune  incertitude,  aucune  occasion  de  chicane... 
«  Oui,  répliquent  les  Quatre-vingt-treize,  nous  pouvons  aussi  étaler 
notre  science  ;  nous  avons  toute  une  bibliothèque  où  la  trouver,  soit 
dans  Rivier,  soit  dans  Holtzendorff.  Mais,  pour  citer  Méphistophélès, 
grises,  chers  amis,  sont  toutes  les  théories.  Nous  savons,  messieurs, 
que  la  France  et  l'Angleterre  étaient  décidées  à  violer  la  Belgique  et 
nous  savons  que  la  Belgique  ne  s'opposait  pas  à  la  violation.  Il  en  est 
comme  de  certaines  filles  vertueuses  qui  crient  qu'elles  ont  été 
outragées  ;  oui,  par  celui  qu'il  ne  fallait  pas  :  c'est  pourquoi  elles  sont 
si  scandalisées.  Ah!  ah!  ah!  Là-dessus,  deux  bocks!  Buvons  tou- 
jours un  coup,  monsieur  le  conseiller  intime  :  avec  la  bière,  tout 
s'explique  ! . . .  »  Et,  il  n'y  a  pas  longtemps,  M.  Joergensen  avait  une 
autre  façon  de  traiter  l'Allemagne,  toute  pleine,  disait-il,  de  bière  et 
de  rêverie.  Ces  faux  rêveurs  l'ont  déçu;  ces  buveurs  de  bière  l'ont 
offensé.  Il  a  reçu  avec  indifférence  l'Appel  des  Quatre-vingt-treize  ;  il 
a  commencé  de  le  lire  avec  sérénité.  Maintenant,  il  renonce  à  toute 
patience  :  il  a  vu  la  fourberie.  La  fourberie  et  le  sacrilège,  quand  les 
orateurs  du  mensonge  intitulé  La  vérité  sur  la  guerre  adressent  aux 
peuples  de  la  terre  ce  discours  :  «  Écoutez,  peuples  de  la  terre.  Nous 
croyons  en  un  Dieu  éternel  et  nous  nous  fions  au  jugement  des 
hommes  justes  et  sages!...  »  Il  leur  répond  :  «  Malheur  à  vous,  hypo- 
crites et  sépulcres  blanchis  !  Vous  jouez  la  mascarade  la  plus  osée 
que  le  monde  ait  jamais  vue.  »  Il  a  peine  à  contenir  sa  fureur  honnête  : 
«  Mais  tais-toi,  mon  cœur;  la  mesure  de  leur  péché  n'est  pas  encore 
remplie  :  les  quatre-vingt-treize  anges  du  mensonge  n'ont  pas  encore 
répandu  sur  la  terre  les  six  coupes  de  leurs  démentis  !  » 

Troisièmement,  il  n'est  pas  vrai  que  les  soldats  allemands  aient 
tué  des  Belges,  hors  le  cas  de  légitime  défense  :  qui  a  tiré  sur  les 
soldats  allemands,  qui  a  mutilé  les  blessés  allemands,  qui  a  tour- 
menté, massacré  les  médecins  allemands?  la  population  belge!... 
M.  Joergensen  refuse  d'admettre  la  «  légitime  défense  »  des  envahis- 
seurs. Les  documens  qu'il  a  entre  les  mains  l'autorisent  à  nier  les 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

«  atrocités  »  que  les  Allemands  reprochent  à  leurs  victimes.  Certes! 
Mais  il  admire  le  sincère  étonnement  des  envahisseurs  qui  s'atten- 
daient qu'on  les  reçût  à  bras  ouverts  ;  et  il  se  demande  quel  droit  ont 
les  Allemands  à  exiger  de  n'être  ni  détestés  ni  méprisés.  L'orgueil 
allemand  tourne  ici  à  la  fatuité  ridicule.  M.  Joergensen  se  moque  de 
ces  drôles.  Puis  :  «  Je  ne  peux  continuer  à  parler  de  ces  choses  avec 
ironie  !  C'est  par  trop  incroyable,  ce  que  les  écrivains  qui  tiennent  la 
plume  au  nom  de  l'Allemagne  se  sont  permis  de  calomnies  à  l'égard 
d'un  peuple  qui,  au  pire,  a  combattu  pour  son  pays,  pour  son  foyer, 
contre  un  agresseur  plus  fort.  Qu'était-ce  donc  qu'André  Hofer  et 
ses  Tyroliens,  sinon  des  francs-tireurs,  un  peuple  en  armes  pour  se 
défendre  à  la  vie  et  à  la  mort?  Leur  nom  est  en  honneur;  Hofer  est  un 
héros  :  mais,  si  les  Belges  font  ce  que  les  Tyroliens  ont  fait,  ce  sont 
des  assassins  !...  »  Or,  qu'ont-ils  fait,  ces  francs-tireurs  et  assassins 
de  Belgique  ?  M.  Joergensen  examine  les  racontars  connus  sous  le 
nom  de  «  preuves  allemandes  :  »  il  observe  que,  dans  tous  les  récits 
allemands,  ni  les  lieux  ni  les  gens  ne  sont  expressément  désignés. 
Dans  un  village...,  un  soldat...  Quel  village  ?  et  quel  .était  le  nom  du 
soldat?...  Un  monsieur  d'Aix-la-Chapelle  a  été  tué...  Le  nom  du 
monsieur?  sa  profession  ?  son  âge  ?...  «  On  ne  témoigne  pas  ainsi  de 
la  vérité;  on  n'apporte  même  pas  ainsi  un  faux  témoignage  :  il  faut 
un  peu  plus  !...  »  Les  documens  belges  sont  d'une  autre  qualité:  leur 
exactitude  contrôlée  est  incontestable.  Eh  bien  !  le  3  octobre  de 
l'avant-dernière  année,  après  Surice  et  Andenne,  après  Dinant, 
Tamines,  Termonde  et  Louvain,  les  Quatre-vingt-treize  ont  affirmé, 
sur  leur  honneur  et  leur  nom,  que  la  Belgique  n'avait  pas  été  livrée 
au  meurtre,  à  l'incendie,  à  l'indignité  :  «  que  sont  maintenant  leur 
nom  et  leur  honneur  ?  » 

Quatrièmement,  il  nest  pas  vrai  que  la  rage  allemande  ait  détruit 
Louvain.  Sans  doute,  .nous  avons  dû,  «  le  cœur  navré,  »  bombarder 
un  quartier  de  la  ville;  mais  le  célèbre  hôtel  de  ville ,  nos  soldats, 
«  au  péril  de  leur  vie,  »  l'ont  préservé  des  flammes  :  et,  en  définitive, 
si  artistes  que  nous  soyons,  nous  préférons  à  toute  œuvre  d'art  la 
victoire  allemande  !  Et  enfin,  ces  gens  de  Louvain  sont  des  furieux!... 
M.  Joergensen  a  passé  des  mois  à  Louvain,  jadis.  Il  a  connu,  très  bien 
connu,  ces  gens  de  Louvain,  tranquilles  comme  leur  antique  cité. 
Parfois,  le  soir,  des  étudians  parcouraient  les  rues,  chantant  la  Bra- 
bançonne :  et  c'était  là  tout  le  vacarme  de  Louvain.  Mais,  au  mois 
d'août,  les  étudians  sont  en  vacances  ;  au  mois  d'août,  lorsque  les 
Allemands  arrivèrent,  il  n'y  avait  plus  à  Louvain  qu'une  population 


REVUE    LITTÉRAIRE.  G9? 

de  fonctionnaires,  de  rentiers,  de  retraités  et  de  prêtres,  de  religieux 
de  nonnes.  Les  gens  de  Louvain,  des  furieux  ?  «  On  ne  peut  s'empêcher 
de  rire,  en  lisant  cela.  Seulement,  c'est  un  rire  qui  devient  un  sanglot, 
si  l'on  pense  à  tout  ce  que  la  plus  innocente  des  cités  a  dû  souffrir;  et 
c'est  un  rire  qui  devient  une  haine  frémissante.  Mais,  mais,  il  y  a  un 
Dieu  et  le  sang  versé  à  Louvain  crie  vengeance  au  ciel  plus  haut  que 
le  sang  d'Abel  !  » 

Cinquièmement,  il  n'est  pas  vrai  que  les  Allemands,  à  la  guerre, 
méprisent  le  droit  des  nations  civilisées;  les  soldats  allemands  n'ont 
point  à  se  reprocher  un  crime  de  «  cruauté  indisciplinée.  »  Allons  1 
ceci  est  pire  :  la  cruauté  disciplinée  ;  et  quel  aveu! 

Sixièmement,  il  n'est  pas  vrai  que  notre  militarisme  se  distingue 
de  notre  «  culture;  »  l'armée  allemande  et  le  peuple  allemand  ne 
font  qu'un.  —  Tant  pis  pour  le  peuple  allemand  !  —  Mais  les  Quatre- 
vingt-treize,  en  concluant,  se  réclament  de  leur  Gcethe,  et  de  leur 
Beethoven,  et  de  leur  Kant...  «  Qu'est-ce  qu'un  Beethoven  et  un 
Goethe  peuvent  avoir  à  faire  avec  ceux  qui  brûlèrent  Louvain  et  bom- 
bardèrent Reims?  »  Kant?  «  Mais  un  Eucken  et  un  Wundt  doivent 
pourtant  savoir  que,  le  testament  de  Kant,  sa  pensée  pour  l'avenir, 
c'était  les  États-Unis  d'Europe  et  la  paix  perpétuelle  !  Pourquoi  alors 
rappellent-ils  sa  grande  ombre  du  royaume  des  morts?» 

Les  six  démentis  allemands,  M.  Joergensen  les  a  réfutés  avec 
entrain.  Six  fois,  il  a  surpris  l'astuce  des  avocats  frauduleux  et  il  leur 
a  vivement  rabaissé  leur  caquet.  Sa  critique  est  fine,  adroite.  Elle  est 
passionnée  ;  mais  passionnée,  après  la  découverte  des  mensonges  : 
équitable,  d'abord.  L'auteur  de  la  Cloche  Roland  ne  désirait  pas  de 
trouver  les  Allemands  coupables.  Il  n'avait  contre  eux  aucune  haine; 
et  peut-être  n'avait-il  pas,  pour  notre  pays,  une  amitié  particulière.  Je 
n'en  sais  rien;  je  crois  pourtant  que  cette  amitié  particulière,  s'il 
l'avait  éprouvée,  on  la  sentirait  dans  ce  livre  qu'il  a  écrit  pendant  la 
guerre,  pendant  la  douleur  et  pendant  l'héroïsme  de  la  France.  «  Cette 
noble  France,  cette  chevaleresque  France,  dont  l'art...  »  etc.  Et  :  «  ce 
peuple  de  fine  culture...  »  Oui,  nous  Usons  ces  mots  aimables,  dans 
la  Cloche  Roland;  mais  l'auteur  de  la  Cloche  Roland  les  attribue  à 
son  interlocuteur  allemand  :  c'est  un  Allemand  qui  affecte  de  pronon- 
cer ces  mots  aimables,  pour  donner  à  entendre  que  l'Angleterre  a 
fait  tout  le  mal.  M.  Joergensen  plaint  amèrement  le  martyre  de  la 
Belgique;  et,  le  martyre  de  la  France,  il  ne  l'ignore  pas,  mais  il  le 
néglige,  ou  il  a  l'air  de  le  négliger.  Peu  importe  ;  et,  en  quelque 
façon,  cela  vaut  mieux,  si  l'impartialité  de  sesjugemens  est  ainsi  plus 


694  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

manifeste.  L'année  qui  a  précédé  la  guerre,  M.  Joergensen  assistait, 
à  Metz,  au  congrès  du  Centre  allemand.  Donc,  il  était  l'ami  des  catho- 
liques allemands.  Par  exemple,  il  était  l'ami  de  l'éminent  M.  Erzber- 
ger,  député,  l'un  des  personnages  du  Centre  allemand  ;  l'ami  de  ce 
surprenant  bonhomme  qui,  dans  les  premiers  mois  de  la  guerre, 
appelait  éperdument  les  chimistes  à  la  rescousse  et  les  suppliait 
d'inventer  une  drogue  «  pour  anéantir  Londres  tout  entier.  »  Londres? 
Cela  ne  suffisait  point  aux  vaillans  désirs  du  très  pieux  bonhomme  : 
il  demandait  qu'on  eût  le  moyen  de  «  déverser  une  pluie  de  feu  sur 
le  sol  anglais.  »  Il  ajoutait  :  «  Tous  les  moyens  sont  bons  !»  Et  il 
s'écriait  :  «  Pas  de  sentimentalité!  »  M.  Joergensen  semble  n'avoir 
pas  lu  cet  Appel  aux  chimistes,  de  son  vieil  ami  le  député  catholique 
Erzberger  :  il  n'en  fait  pas  état.  Mais,  à  défaut  de  l'Appel  aux  chimistes, 
qui  réconciliait  le  catholique  Erzberger  avec  l'athée  Ostwald,  l'Appel 
au  monde  civilisé  permettait  à  M.  Joergensen  de  s'instruire.  Ce  n'est 
pas  un  ami  de  la  France  et  des  Alliés  qui  juge  l'Allemagne  :  c'est  un 
ancien  admirateur  de  l'Allemagne  qui  revient  de  son  erreur.  Et,  plutôt 
encore,  c'est  un  chrétien,  que  des  hypocrites  ont  déçu. 

Il  croyait  l'Allemagne  sincèrement  et  profondément  rehgieuse.il 
approuvait  que  les  catholiques  fussent  «  en  bonne  situation  »  dans  ce 
pays  protestant  ;  que  le  gouvernement  montrât  de  la  clémence  à  leur 
égard,  et  beaucoup  plus  que  de  la  clémence,  de  la  sympathie  ;  et  il 
appréciait,  en  Guillaume  II,  le  bienfaiteur  des  bénédictins,  hélas! 
«  tandis  que  la  France  persécute  le  catholicisme,  chasse  les  religieux 
et  les  religieuses,  enlève  la  religion  des  écoles.  »  Avant  de  s'être  in- 
formé, sans  doute  aurait-il  admis  volontiers  cette  parole  qu'il  prête  à 
l'un  de  ces  Tartufes  :  «  En  vérité,  il  faut  être  aveugle  pour  ne  pas  voir 
où  l'on  combat  au  nom  du  Christ,  et  où  l'on  ne  combat  pas  en  son 
nom  !  »  Et  l'archevêque  de  Fribourg  a  dit  :  «  Nombreux  sont  les  en- 
nemis qui  nous  environnent.  Mais  nous  nous  fions  à  la  justice  de 
notre  cause  et  à  l'aide  de  Dieu.  »  L'évêque  d'Osnabrûck  a  dit  :  «  De 
notre  côté  est  le  droit.  C'est  pourquoi  Dieu  est  aussi  de  notre  côté. 
Quand  Dieu  est  pour  "nous,  qui  peut  être  contre  nous  ?  »  L'évêque  de 
Rottenburg  a  dit  :  «  Dieu  est  avec  nous,  comme  il  est  écrit  sur  le 
heaume  de  notre  pieuse  armée  ;  et  nos  soldats  sont  les  lutteurs  de 
Dieu  qui,  au  nom  de  Dieu  et  avec  la  grâce  de  Dieu,  ont  accepté  la 
lourde  tâche  de  la  guerre.  »  Solennelles  affirmations  de  prélats  catho- 
liques, et  bien  dignes  d'être  colportées  :  la  propagande  impériale  les 
a  publiées  dans  tout  l'univers  catholique  ;  il  est  certain  qu'elles  ont 
eu  de  l'influence.  Et  M.  Joergensen  réfute,   catholique  fervent  qui 


REVUE    LITTÉRAIRE.  695 

s'adresse  à  des  catholiques,  les  deux  évêques  et  l'archevêque  de 
Germanie  :  «  Je  réponds  à  cela  :  le  royaume  de  Dieu  ne  consiste  pas 
en  paroles,  mais  en  vertus.  Je  réponds  à  cela  par  la  plainte  du  pro- 
phète au  nom  de  l'Éternel  :  ce  peuple  m'honore  des  lèvres,  mais  son 
cœur  est  loin  de  moi.  Je  réponds  que  le  disciple  de  Jésus  n'est  pas 
celui  qui  crie  :  Seigneur  !  Seigneur  !  mais  celui  qui  fait  la  volonté  du 
Père  céleste.  Il  y  a  dans  l'Évangile  une  parabole  où  il  est  question 
d'un  homme  qui  avait  deux  fils.  L'un  disait  à  son  père  :  je  veux  faire 
ta  volonté.  Il  alla,  et  ne  la  fit  pas.  L'autre  refusait  d'obéir;  mais  il 
alla  et  fit  ce  que  le  père  lui  avait  ordonné.  Lequel  des  deux  était  le 
vrai  fils  ?  demande  Jésus.  »  Et  peut-être  ai-je  tort  de  supposer  que 
M.  Joergensen  n'a  pas  beaucoup  d'attention  pour  la  France... 

Il  a  réfuté  l'archevêque  de  Fribourg,  les  évêques  de  Rottenburg  et 
d'Osnabriïck;  et,  pour  se  garantir,  il  a  les  paroles  de  l'Évangile.  Mais 
enfin,  l'autorité  des  deux  évêques  et  de  l'archevêque  ne  lui  eût-elle 
aucunement  imposé  ?  Il  ne  les  accuse  pas  de  fraude  volontaire.  Ces 
prélats  allemands  demeurent  dans  leurs  tranquilles  et  agréables 
palais  épiscopaux,  loin  de  la  guerre  et,  aux  heures  de  repas, 
«  rompent  le  pain  que  leur  procure  un  gouvernement  protestant  :  » 
bref,  il  ne  s'agit  pas  de  les  mépriser,  ni  seulement  d'être,  à  leur 
égard,  trop  sévère.  Ils  ne  savent  pas;  ou  ils  ne  savent  guère.  Et, 
quoiqu'il  en  soit  de  l'erreur  où  leur  discernement  succombe,  il  y  a 
un  autre  prince  de  l'Église  catholique,  un  évêque,  primat  du  pays  des 
martyrs,  qui  a  vu  sa  cathédrale  tomber  sous  les  obus  des  Barbares  et 
qui,  du  milieu  des  ruines,  élève  sa  voix  incontestable.  Pour  la  Noël 
de  l'année  1914,  le  cardinal  archevêque  de  Malines  écrivait  :  «  Lorsque, 
le  L2  août,  une  Puissance  étrangère,  confiante  dans  sa  force  et  ou- 
blieuse de  la  foi  des  traités,  osa  menacer  notre  indépendance,  tous 
les  Belges,  sans  distinction  ni  de  parti,  ni  de  condition,  ni  d'origine 
se  levèrent  comme  un  seul  homme,  serrés  contre  leur  Roi  et  leur  gou- 
vernement, pour  dire  à  l'envahisseur  :  tu  ne  passeras  pas  !  Du  coup, 
nous  voici  résolument  consciens  de  notre  patriotisme  :  c'est  qu'il  y 
a  en  chacun  de  nous  un  sentiment  plus  profond  que  l'intérêt  person- 
nel, que  les  liens  du  sang  et  la  poussée  des  partis  ;  c'est  le  besoin  et, 
par  suite,  la  volonté  de  se  dévouer  à  l'intérêt  général,  à  ce  que  Rome 
appelait  la  Chose  publique,  res  publicaf  »  Il  est  impossible  de  conci- 
lier les  déclarations  de  l'archevêque  de  Malines  et  les  déclarations  des 
prélats  allemands.  Il  faut  choisir.  Et  M.  Joergensen  a  choisi. 

Le  mandement  du  cardinal  Mercier  le  mène  à  des  conclusions  que 
voici.  La  Belgique  s'est  dressée  contre  l'envahisseur  au  nom  du  droit, 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

que  la  mention  de  Rome  certifie  :  Rome  antique  et  Rome  nouvelle  ;  la 
notion  du  droit  que  Rome  antique  a  élaborée  se  confond  avec  le  pré- 
cepte de  justice  que  représente  Rome  chrétienne.  Or,  l'Angleterre 
n'est  pas  entrée  dans  le  conflit  pour  un  autre  motif  que  sa  volonté  de 
maintenir  le  droit.  Si  l'on  en  doute,  qu'on  relise  la  conversation  ter- 
rible du  4  août  1914,  dont  les  interlocuteurs  furent  l'ambassadeur  de 
la  Grande-Rretagne  et  le  chancelier  de  l'Empire  allemand.  L'ambassa- 
deur de  la  Grande-Rretagne  refusait  toute  incertitude  relative  aux 
engagemens pris;  le  chancelier  de  l'Empire  allemand  plaçait  bien  au- 
dessus  de  la  fidélité  aux  engagemens  pris  l'intérêt  de  l'Allemagne. 
Les  nations  qui  se  sont  réunies  contre  la  déloyauté  allemande  forment 
la  coalition  du  droit  contre  la  force  impertinente.  Les  Alliés  s'appel- 
lent Rome  et  s'appellent  le  Droit;  et  l'Allemagne,  qui  était  la  force, 
est  aujourd'hui  la  force  prête  à  chanceler  devant  le  Droit.  «  La  Ger- 
manie contre  Rome  :  c'est  une  formule  qui  contient  l'essence  de  la 
guerre  mondiale.  Une  culture  (la  culture  allemande)  fondée  sur  le 
sentiment,  sur  la  passion,  sur  l'arbitraire  et  l'égoïsme  contre  une 
culture  fondée  sur  la  raison,  sur  la  réflexion,  sur  la  volonté  réfléchie 
et  sur  l'altruisme.  Une  culture  païenne,  pour  dire  le  mot  suprême, 
contre  une  culture  chrétienne  !  » 

Au  bout  de  son  enquête  impartiale,  M.  Joergensen  arrive  à  l'au- 
thentique vérité.  11  a  écarté  les  nuées  que  la  propagande  et  la  subtile 
manigance  des  Germains  avaient  accumulées  autour  de  la  vérité.  Il  a 
débrouillé  cette  vérité  :  la  Germanie  continue  la  sauvagerie  ancienne; 
le  christianisme  ne  l'a  pas  civilisée.  Elle  est,  pour  ainsi  parler,  anté- 
rieure à  la  civilisation  chrétienne;  et  elle  dure,  en  son  état  de  barbarie 
que  les  siècles  n'ont  pas  disciplinée.  Elle  est  païenne  et  l'ennemie  de 
la  religion  qu'elle  fait  semblant  de  venger.  Les  soldats  allemands,  en 
Relgique,  se  sont  acharnés  contre  les  églises,  les  prêtres;  ils  ont 
souillé  les  sanctuaires,  profané  les  objets  du  culte.  Et  ils  criaient  : 
«  A  bas  le  catholicisme  !  »  L'archevêque  de  Fribourg  n'y  peut  rien,  ni 
l'évêque  de  Rottenburg,  ni  l'évêque  d'Osnabriick.  L'imposture  alle- 
mande se  dévoile  ainsi.  Et  l'auteur  de  la  Cloche  Roland,  c'est  un 
homme  que  l'Allemagne  avait  séduit,  que  le  sacrilège  soudain  scanda- 
lise. Il  a  crié  au  scandale  ;  et  on  l'entendra. 

André  Beaunier. 


REVUE    SCIENTIFIQUE 


PHYSIOLOGIE  DE  L'AÉROPLANE 


Avant  la  guerre  déjà,  il  n'était  personne  dans  le  public  qui  ne  fût 
enthousiasmé  des  progrès  stupéfians  de  l'aviation,  étonné  de  ses  pro- 
messes, rêveur  devant  son  avenir.  Dans  ces  sentimens  il  y  avait 
quelque  chose  d'un  peu  mystique  ;  l'avion  avait  réappris  aux  foules  à 
lever  leurs  regards  vers  le  ciel,  vers  cette  petite  bulle  d'air  qu'est 
l'aérosphère,  vers  cet  azur  qui,  parce  qu'on  n'en  voit  pas  la  limite 
pourtant  bien  proche,  a  évoqué  de  tout  temps  l'idée  de  l'infini.  On 
l'avait  désappris,  ce  geste,  qui  n'est,  quoi  qu'en  pense  Ovide,  nullement 
spontané  chez  l'homme  ni  conforme  à  sa  conformation  vertébrale;  il 
faut  en  effet  que  le  tendre  poète  latin  ait  été  curieusement  réfractaire 
au  torticolis  pour  croire  que  l'os  sublime  est  réellement  et  naturel- 
lement humain. 

Les  merveilles  accomplies  par  l'aéroplane,  ses  «  performances,  » 
comme  on  dit  dans  un  certain  argot,  que  la  guerre  a  amplifiées  et  fait 
rebondir  sur  son  dur  tremplin,  les  vitesses  et  les  altitudes  atteintes 
par  l'aviateur,  les  poids  qu'il  emporte,  les  trajets  immenses  qu'il  par- 
court, les  culbutes  même  qu'il  est  capable  de  faire  impunément  et  qui 
défient  audacieusement  la  pesanteur,  tout  cela  a  dépassé  beaucoup 
ce  qu'on  avait  rêvé.  Dans  l'espace  millénaire  et  pourtant  bien  bref 
qui  s'étend  du  rêve  puéril  d'Icare  aux  exploits  de  nos  modernes  pilotes 
de  l'air,  il  y  a  tout  ce  qui  sépare  le  mythe  du  réel,  l'espoir  de  la  pos- 
session, la  fiction  de  l'être.  Et,  comme  chaque  fois  qu'on  aborde  dans 
un  de  ces  havres  superbes  que  la  science  a  creusés,  l'antithèse  ici 
n'est  nullement  en  faveur  de  la  légende,  et  la  réalité  monte  à  des 
hauteurs  où  n'avaient  point  atteint  les  ailes  dorées  de  la  fantaisie. 


698  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rien  à  mon  sens  ne  montre  mieux  l'infirmité  du  pauvre  cerveau 
humain,  que  son  incapacité  de  concevoir,  même  lorsqu'il  ouvre  toutes 
écluses  à  l'imagination,  des  choses  qui  ne  se  trouvent  quelque  jour 
pauvres  et  puériles  à  côté  de  ce  que  la  réalité  enferme  dans  son  flanc 
insondable.  D'un  autre  cûté  rien  ne  montre  mieux  la  puissante  gran" 
deur  de  ce  cerveau  que  son  pouvoir  de  réaliser  toujours  plus  qu'il 
n'avait  rêvé...  Ainsi,  selonl'angle  visuel  et  selon  l'humeur  dumoment, 
on  peut  humilier  ou  glorifier  le  bipède  humain!  C'est  un  double  soin 
dont  les  moralistes  se  sont  à  l'envi  très  prolixement  acquittés  depuis 
toujours.  Aussi  bien  s'agit-il  ici  de  physique  et  non  de  morale. 

A  propos  de  l'étourdissante  progression  de  la  navigation  aérienne, 
on  a  écrit  maintes  fois  qu'elle  avait  pris  la  science  au  dépourvu, 
qu'elle  n'était  que  le  fruit  de  l'empirisme  et  que  les  savans  n'étaient 
arrivés  à  la  rescousse  avec  leurs  x  qu'après  la  bataille,  comme  les  cara- 
biniers d'Offenbach.  Rien  n'est  plus  faux.  La  théorie  complète  de 
l'aéroplane  a  été  mise  sur  pied  par  les  Cayley,  les  Penaud,  les  Cha- 
nute,  les  Langley,  les  Ader,  —  noms  dignes  de  plus  de  célébrité  qu'ils 
n'en  possèdent,  —  bien  avant  la  réalisation  qui  ne  dépendait  que  d'un 
progrès  pratique  hé  lui-même  à  de  hautes  questions  de  théorie  :  le 
moteur  léger. 

Uniquement  sportive  avant  la  guerre,  c'est-à-dire  sans  application 
pratique  réalisée,  l'aviation  a  pris,  au  cours  de  celle-ci,  une  importance 
sans  cesse  grandissante,  dont  nous  expliquerons  les  causes  et  les 
effets.  L'avion  s'est  révélé  comme  un  engin  de  guerre  sans  égal  par 
la  multiplicité  des  rôles  militaires  qu'on  peut  lui  assigner,  et  les  chan- 
gemens  qu'il  a  introduits  dans  les  anciens  modes  de  combat.  Enfin 
de  tous  les  moyens  de  locomotion  connus,  traction  animale,  traction 
mécanique,  terrestre,  aérienne,  ou  marine,  il  se  trouve  être  le  seul 
qui  ait  été  jusqu'ici  utilisé  uniquement  dans  l'art  de  la  guerre. 

Le  moment  nous  parait  donc  venu  d'examiner  en  y  mettant  toute 
la  concision  compatible  avec  une  nécessaire  clarté  les  questions  sui- 
vantes :  Qu'est  ce  qu'un  avion  ?  Pourquoi  et  comment  fonctionne-t-il  ? 
Quelles  sont  en  conséquence  les  diverses  modalités  réalisables  et  déjà 
réalisées  de  son  emploi  à  la  guerre. 

J'aborderai  d'abord  la  première  de  ces  questions.  Mais,  au  heu  de 
commencer  par  l'étude  scientifique  du  problème,  par  l'étude  de  cette 
science  de  l'aérodynamique  à  laquelle  la  France  a  contribué,  comme 
nous  verrons,  par  de  si  beaux  travaux,  je  crois  préférable  d'entrer 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  699 

immédiatement  dans  le  vif  du  sujet  et  d'examiner  comment  est  fait 
un  aéroplane,  et  comment  il  fonctionne,  supposant  connus  certains 
résultats  expérimentaux.  Quant  à  la  façon  dont  ceux-ci  ont  été  obtenus, 
quant  à  l'aérodynamique,  aux  méthodes  délicates  et  variées  dont  elle 
a  enrichi  la  science  du  vol  et  qui  sont  tout  imprégnées  de  l'ingénieux 
génie  français,  j'en  ferai  l'objet  d'une  prochaine  chronique,  avant 
d'aborder,  pour  finir,  l'étude  militaire  de  l'aéroplane. 

Je  le  ferai  en  m'inspirant  quelque  peu  de  la  marche  suivie  dans 
leurs  récentes  publications  par  M.  de  Guiche  et  par  M.  Maurain  qui 
sont  parmi  nos  meilleurs  aérotechniciens,  et  en  évitant  néanmoins 
toutes  les  formes  trop  techniques,  bien  qu'il  soit  difficile  de  faire 
sur  l'aviation,  .sans  le  secours  de  quelque  mathématique,  un  exposé 
d'une  diaphanéité  vraiment  aérienne. 


On  peut  distinguer  dans  un  avion  quelconque  deux  parties  essen- 
tielles :  celle  qui  lui  sert  à  se  soutenir  dans  l'air,  à  s'appuyer  sur  lui, 
et  celle  qui  lui  sert  à  avancer.  La  première  comprend  les  ailes  et  les 
gouvernails,  qui  servent,  comme  nous  verrons,  à  porter  l'appareil,  et  à 
maintenir  son  équilibre  et  sa  direction;  elle  comprend  aussi  des 
organes  passifs,  la  nacelle  où  se  placent  les  aviateurs,  le  combus- 
tible, les  instrumens  et  armes  et  le  train  d'atterrissage  qui  facilite  le 
départ  et  l'arrivée  de  l'appareil.  La  partie  motrice  de  l'avion  com- 
prend le  moteur  et  l'hélice,  organes  de  son  avancement  dans  l'air,  de 
sa  traction. 

Examinons  d'abord  pourquoi  et  comment  fonctionne  la  partie  sus- 
tentatrice  de  l'avion  :  les  ailes  sont  constituées,  comme  chacun  sait, 
par  des  surfaces  minces  à  peu  près  planes  et  à  peu  près  rectangulaires, 
légèrement  inclinées  vers  le  haut  (de  l'arrière  à  l'avant)  et  dont  l'en- 
vergure, de  même  que  pour  les  ailes  d'un  oiseau,  est  très  supérieure 
à  leur  largeur.  L'hélice  mue  par  le  moteur  fait  avancer  ces  surfaces 
dans  l'air,  de  même  qu'une  hélice  marine  propulse  dans  l'eau  le  navire 
auquel  elle  est  fixée.  L'aile  en  avançant  heurte  vivement  par  sa  sur- 
face inférieure  l'air  dans  lequel  elle  avance  ;  cet  air  se  comprime 
contre  elle  et  a  tendance  à  résister  à  son  mouvement;  et  comme  cette 
compression  s'exeree  sous  l'aile,  elle  tend  à  la  soulever,  tout  en  sup- 
posant à  sa  marche.  D'autre  part  et  au  contraire,  il  se  produit,  pour 
les  mêmes  causes,  une  sorte  de  vide,  de  dépression  sur  la  face  supé- 
rieure de  l'aile  parce  que  cette  face  est  dirigée  vers  l'arrière  et  que 
l'air  ne  remplit  pas  instantanément  l'espace  vide  laissé  par  l'aile  der- 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

nère  elle  dans  son  mouvement.  Ces  dépressions  ne  sont  jamais 
d'ailleurs  très  considérables,  et  elles  sont  au  plus,  dans  les  avions  exis- 
tans,  d'environ  cinquante  grammes  par  centimètre  carré  de  l'aile  (elles 
seraient  vingt  fois  plus  fortes,  si  ces  dépressions  correspondaient  à  un 
vide  parfait). 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  pression  exercée  par  l'air  sur  la  partie  infé- 
rieure de  l'aile  légèrement  inclinée,  est,  l'expérience  le  prouve,  et, 
comme  il  est  naturel,  d'autant  plus  forte  que  l'aile  se  déplace  (sous 
une  inclinaison  supposée  invariable)  avec  une  vitesse  plus  grande.  Il 
arrive  donc,  lorsqu'on  augmente  la  vitesse  de  translation  de  l'aile,  un 
moment  où  la  résistance  de  l'air  est  assez  forte  pour  la  soulever;  à  ce 
sioment  la  poussée  de  l'air  est  égale  au  poids  soulevé. 

Chacun  de  nous  a  vu,  dans  les  music-halls,  ces  jongleurs  qui 
lancent  d'une  main  adroite  des  cartes  à  jouer  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
salle.  La  seule  précaution  prise  par  le  lanceur  est  d'incliner  légère- 
ment la  partie  antérieure  de  ces  cartes  vers  le  haut.  Elles  se  compor- 
tent alors  exactement  comme  une  aile  d'aéroplane.  Il  faut  que  l'aile 
soit  inclinée  dans  ce  sens-là  et  non  dans  l'autre  pour  la  même 
raison  qui  fait,  si  j'ose  employer  cette  analogie  simpliste,  que,  lors- 
qu'on caresse  un  chat  à  rebrousse-poil  on  soulève  ses  poils,  tandis 
qu'on  les  aplatit  au  contraire  dans  l'autre  sens  :  une  partie  de  la 
vitesse  de  la  main  s'applique  aux  poils  comme  si  elle  leur  était  per- 
pendiculaire dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  de  même  que  la  poussée  de 
l'air  a  une  composante  dirigée  normalement  à  l'aile  et  qui  s'oppose  à 
<?on  poids,  et  une  autre  dirigée  parallèlement  à  celle-ci  et  sans  effet  sur 
ce  poids. 

Considérons  maintenant  une  surface  mince,  plate  et  rectangulaire 
comme  une  aile  d'avion  ou  une  très  grande  carte  à  jouer  se  déplaçant 
dans  l'air,  légèrement  inclinée  vers  le  haut  d'un  angle  constant,  l'expé- 
rience prouve  que  la  pression  de  l'air  sur  les  deux  faces  dépend  de 
trois  facteurs  :  1°  la  vitesse  du  déplacement;  2°  les  dimensions  de  la 
surface;  3°  l'inclinaison  de  la  surface  par  rapport  à  la  direction  de  sa 
translation,  et  qu'on  appelle  l'angle  d'attaque. 

1°  La  pression  de  l'air  qui  s'exerce  sur  la  face  inférieure  de  l'aile 
et  la  dépression  qui  s'exerce  de  l'autre  côté,  et  desquelles  dépend 
exclusivement  la  force  qui  soulève  l'aile  augmentent  très  vite  avec  la 
vitesse;  elles  augmentent  comme  le  carré  de  cette  -vitesse;  c'est-à- 
dire  que,  si  la  vitesse  double,  la  poussée  de  l'air  quadruple.  Sup- 
posons pour  prendre  un  exemple  qu'une  vitesse  de  50  kilomètres  à 
l'heure  allège  de  300  kilos  le  poids  apparent  d'un  avion;  pour  une 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  701 

vitesse  de  100  kilomètres  à  l'heure,  ce  poids  sera  allégé  de  t  200  kilos. 
Dès  que  le  poids  de  l'appareil  sera  inférieur  à  celui  dont  il  est 
allégé  par  la  poussée,  il  se  soulèvera  du  sol  et  s'envolera;  l'appareil 
volera  horizontalement  lorsque  sa  vitesse  sera  telle  que  la  poussée  de 
l'air  soit  inférieure  à  son  poids;  il  montera  pour  une  vitesse  supé- 
rieure, il  descendra  pour  une  vitesse  moindre.  Il  va  sans  dire  que  le 
poids  à  considérer  ici  est  non  seulement  le  poids  des  ailes  elles- 
mêmes,  mais  le  poids  de  tout  l'avion  (moteur,  fuselage,  etc.). 

2°  Si  on  prend  deux  ailes  de  même  profondeur  ou  largeur,  mais 
d'envergures  différentes,  l'expérience  prouve  que  la  poussée  de  l'air 
est  proportionnelle  à  cette  envergure.  Par  exemple,  sur  une  aile  de 
•2  mètres  de  large  et  de  20  mètres  d'envergure,  à  une  vitesse  donnée, 
la  poussée  de  l'air  est  quatre  fois  plus  grande  que  sur  une  aile  de 
même  largeur  et  de  5  mètres  seulement  d'envergure. 

Si  au  contraire  on  compare  entre  elles  deux  ailes  de  même  enver- 
gure et  de  profondeurs  inégales,  les  mesures  faites  (par  les  méthodes 
que  nous  décrirons)  montrent  que  la  force  portante  de  l'air  ne  croît 
pas  indéfiniment  lorsqu'on  augmente  la  profondeur  de  l'aile.  Il  existe 
une  profondeur  d'environ  1  mètre  qu'il  y  a  intérêt  à  ne  pas  dépasser 
sous  peine  de  voir  diminuer  ensuite  la  force  portante  de  l'air.  Ce  fait, 
paradoxal  en  apparence,  est  dû  aux  remous  que  le  bord  d'attaque  de 
l'aile  produit  à  une  certaine  distance  en  arrière.  C'est  par  suite  de  ce 
phénomène  dûment  constaté  que  presque  tous  les  avions,  quelle  que 
soit  leur  envergure,  ont  à  peu  près  la  même  profondeur  d'ailes. 

3°  La  force  portante  de  l'air  dépend  évidemment  de  l'angle 
d'attaque,  c'est-à-dire  de  l'inclinaison  de  l'aile  par  rapport  à  l'hori- 
zontale, si  on  suppose  le  cas  simple  où  l'avion  se  déplace  parallèle- 
ment au  sol.  Si  en  effet  l'angle  d'attaque  était  nul,  c'est-à-dire  si  l'aile 
supposée  plane  se  déplaçait  exactement  dans  le  sens  de  sa  tranche,  il 
n'y  aurait  aucune  différence  entre  les  pressions  exercées  sur  le  dessus 
et  le  dessous  de  l'aile,  mais,  d'autre  part,  la  résistance  à  l'avancement 
de  l'aile  serait  infiniment  faible  ;  aucune  force  ne  la  soutiendrait,  mais 
une  force  faible  suffirait  à  la  déplacer  très  vite.  Si  donc  on  l'incline 
très  légèrement  sur  l'horizon, .la  poussée  de  l'air  la  soulèvera  un  peu; 
et  cette  poussée  sera  multipliée  par  le  carré  de  la  grande  vitesse, 
à  laquelle  la  faible  résistance  à  l'avancement  permettra  d'amener 
l'appareil.  Si  au  contraire,  l'angle  d'attaque  était  le  plus  grand  pos- 
sible et  égal  à  un  angle  droit,  c'est-à-dire  si  l'aile  était  perpendiculaire 
à  son  déplacement,  la  résistance  à  l'avancement  sera  énorme,  puisque 
l'aile  résiste  de  toute  sa  surface  à  son  déplacement  dans  l'air  ;  d'autre 


702  REVUE    DES    DELa   MONDES. 

part,  la  force  portante  de  l'air  sera  nulle  comme  dans  le  premier  cas. 
De  tout  ceci  il  résulte  évidemment  qu'on  obtiendra  les  conditions  les 
plus  favorables  à  une  bonne  sustentation  en  se  rapprochant  le  plus 
possible  du  premier  des  deux  cas  extrêmes  précédens,  c'est-à-dire  en 
donnant  aux  ailes  un  très  petit  angle  d'attaque,  dont  l'expérience 
montre  d'ailleurs  dans  chaque  cas  particulier,  mieux  que  toute  théorie, 
la  valeur  la  plus  favorable.  En  fait,  les  angles  d'attaque  utilisés 
pratiquement  en  aviation  sont  toujours  inférieurs  à  20  degrés.  On 
conçoit  d'ailleurs  a  priori  qu'il  y  ait  au  moins  une  valeur  pour 
laquelle  cet  angle  est  le  plus  favorable  possible,  puisque  lorsqu'il  est 
égal  à  zéro  ou  à  un  angle  droit,  la  sustentation  est  nulle,  et  qu'elle 
est  toujours  positive  pour  des  valeurs  intermédiaires. 

Nos  lecteurs  voudront  bien  me  pardonner  ce  que  ces  considéra- 
tions ont  d'un  peu  abstrait;  ils  le, feront,  j'espère,  avec  d'autant  plus 
d'indulgence  que  je  dois  avouer  que  j'ai  dû  en  sacrifier  un  peu  la 
rigueur  aux  dépens  de  la  simplicité. 

Ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  la  résistance  à  l'avancement  de  l'avion 
dont  dépend  pour  un  moteur  donné  sa  vitesse,  est  fonction  pour  une 
grande  part  de  ses  parties  passives  et  en  particulier  de  la  nacelle. 
On  a  trouvé  que  la  forme  qui  convient  le  mieux  à  celle-ci  pour 
réduire  au  minimum  la  résistance  à  l'avancement  est  une  forme  arron- 
die à  l'avant  et  effilée  à  l'arrière.  L'expérience  a  prouvé  en  effet  qu'il 
se  forme  à  l'arrière  des  mobiles  en  mouvement  dans  l'air  une  zone 
vide  d'air  qui  provoque  une  sorte  d'aspiration  retardatrice,  qu'on 
n'atténue  qu'en  donnant  à  l'arrière  des  corps  en  mouvement  une 
forme  effilée.  Pour  bien  faire,  c'est  donc  à  l'arrière  des  trains  qu'il 
faudrait  mettre  le  coupe-vent  effilé  des  locomotives.  On  a  appliqué 
cette  curieuse  constatation  dans  les  plus  récens  dirigeables  qui  sont 
plus  pointus  et  fins  à  l'arrière  qu'à  l'avant;  et  aussi  dans  certaines 
automobiles  et  dans  certains  types  de  navires  récens.  Chose  curieuse, 
les  poissons  qui  pourtant  n'ont,  à  ce  qu'on  croit,  jamais  étudié  la 
dynamique  des  fluides,  s'étaient  depuis  longtemps,  à  l'usine  ingé- 
nieuse de  l'adaptation,  fabriqué  des  formes  analogues. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  s'applique  aux  ailes  planes.  Cela 
s'applique  à  peu  près  aussi  aux  ailes  légèrement  incurvées  vers  le  bas, 
—  comme  celles  des  oiseaux, —  que  l'on  a  peu  à  peu  substituées  aux 
ailes  planes  dans  les  avions.  Ces  ailes  un  peu  concaves  se  sont 
en  effet,  à  l'expérience,  montrées  un  peu  supérieures  aux  planes.  La 
principale  raison,  —  ou  du  moins  la  seule  que  sa  faible  complexité 
nous  permette  d'indiquer  ici,  —  en  est  qu'avec  une  aile  légèrement 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  703 

incurvée  vers  le  bas,  les  pressions  de  l'air  sous  l'aile  sont  plus  consi- 
dérables, de  même  que  les  dépressions  sur  sa  partie  supérieure.  C'est 
l'expérience  qui  a  prouvé  tout  cela,  l'expérience  «  source  unique  de  la 
vérité,  »  suivant  la  parole  d'Henri  Poincaré,  qu'il  se  faut  jamais  se 
lasser  de  répéter. 


Un  avion  étant  donné,  que  meuvent  une  ou  plusieurs  hélices  com- 
mandées par  un  ou  plusieurs  moteurs,  et  que  portent  deux  ailes,  il 
faut  pouvoir  à  volonté  le  faire  monter  ou  descendre,  le  diriger  à 
droite  ou  à  gauche,  c'est-à-dire  le  faire  virer.  Ces  mouvemens  doivent 
pouvoir  être  imprimés  à  l'avion  dans  un  air  calme,  ouplutôt  dans  un 
vent  régulier,  lorsqu'on  veut  modifier  sa  route;  ils  doivent  aussi 
pouvoir  lui  être  imprimés,  lorsque,  sans  changer  sa  route,  on  subit 
l'effet  d'irrégularités  atmosphériques  qui  modifient,  indépendamment 
de  la  volonté  du  pilote,  l'orientation  et  l'inclinaison  de  l'avion. 

Tout  cela,  qui  constitue  en  somme  le  pilotage  de  l'aéroplane,  est 
obtenu  au  moyen  des  gouvernails  de  direction  et  de  profondeur,  et  au 
moyen  des  ailerons  ou  des  organes  de  gauchissement.  Nous  allons 
très  brièvement  indiquer  comment  fonctionnent  ces  diverses  gou- 
vernes. Celles-ci  sont  commandées  généralement  à  la  main  ou  au  pied 
par  des  leviers  et  des  fils  de  fer  et  des  mécanismes  simples  qu'il  n'est 
pas  utile  de  décrire  ici. 

Supposons  qu*un  pilote  volant  en  ligne  droite  horizontalement 
veuille  obliquer  à  droite  ou  à  gauche.  Il  n'a  qu'à  déplacer  pour  cela 
son  gouvernail  de  direction,  qui  est  constitué  par  un  ou  plusieurs 
petits  plans  verticaux  mobiles  autour  d'un  axe  vertical,  et  semblables 
à  la  queue  de  la  plupart  des  poissons  ou  au  gouvernail  des  petits 
canots  chers  aux  habitués  de  Bougival.  Ce  gouvernail  e^t  générale- 
ment placé  à  l'arrière  de  l'avion  à  l'extrémité  du  fuselage;  il  agit  en 
vertu  du  même  phénomène  qui  actionne  le  gouvernail  des  navires  : 
en  inclinant  le  gouvernail  de  direction  vers  la  droite,  l'avion  tourne 
à  droite  :  la  résistance  à  l'avancement  se  trouve  en  effet  augmentée 
de  ce  côté,  l'avion  a  donc  moins  de  vitesse  du  côté  de  son  aile  droite 
que  de  son  aile  gauche,  et  il  tourne  forcément  vers  la  droite,  de 
même  qu'un  chariot  tiré  par  deux  chevaux,  dont  l'un  va  beaucoup 
plus  vite  que  l'autre  tourne  du  côté  de  ce  dernier. 

Le  gouvernail  de  profondeur  qui  permet  au  pilote  de  monter  ou 
de  descendre  est  fondé  sur  un  principe  semblable.  Il  consiste  en  un  ou 
plusieurs  petits  plans  mobiles  autour  d'un  axe  horizontal. Supposons, 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

pour  simplifier,  que  l'avion,  volant  horizontalement,  ce  gouvernail 
soit  lui-môme  horizontal  :  si  on  le  baisse  légèrement,  de  telle  sorte 
que  son  angle  d'altaque  soit  positif,  l'air  exercera  sur  lui  une  pression 
qui  relève  l'arrière  de  l'avion;  par  conséquent,  celui-ci,  dans  son 
ensemble,  pique  du  nez  vers  le  sol.  Au  contraire,  en  relevant  le  gou- 
vernail de  profondeur,  on  fait  cabrer  l'avion.  On  peut  aussi,  sans 
toucher  aux  gouvernes,  faire  monter  ou  descendre  l'avion  en  modi- 
fiant simplement  la  vitesse  de  l'hélice,  c'est-à-dire  l'admission  des  gaz 
du  moteur.  Si  on  augmente  cette  vitesse,  la  force  portante  de  l'air 
diminue  d'après  ce  que  nous  avons  vu  et  l'avion  descend,  et  récipro- 
quement. L'avion  est  pareil  à  un  cheval  bien  rassemblé,  comme  lui 
en  équilibre  instable  et  qu'on  peut  modifier  à  volonté  par  l'une  ou 
Vautre  des  aides  du  cavalier. 

Pour  achever  cette  rapide  revue  des  gouvernes  de  l'aéroplane,  il 
nous  faut  parler  du  gauchissement  :  le  gouvernail  de  profondeur 
sert  à  assurer  la  stabilité  longitudinale,  à  amortir  le  tangage  aérien  ; 
le  gouvernail  de  direction  assure  la  route  ;  reste  à  assurer  la  stabilité 
transversale  de  l'appareil,  c'est-à-dire  à  maintenir  la  direction  à  peu 
près  horizontale  des  ailes  qui,  pour  des  raisons  variées,  peut  être 
perturbée,  à  corriger  le  roulis  de  l'océan  atmosphérique,  à  relever 
l'aéroplane  qui  s'incline  de  façon  dangereuse  sur  une  aile  ou,  au 
contraire,  à  l'incliner  convenablement  sur  le  côté  dans  les  virages. 
Tout  cela  a  été  réalisé  d'abord  au  moyen  du  gauchissement  entrevu 
par  Penaud  et  Mouillard,  utilisé  pratiquement  par  les  Wright,  et  qui 
a  rendu  l'aviation  possible.  Le  gauchissement,  imité  d'un  phénomène 
qu'on  constate  dans  le  vol  des  oiseaux,  consiste,  comme  son  nom  l'in- 
dique, à  donner  aux  ailes  des  formes  de  surfaces  gauches,  de  telle 
sorte  que  les  deux  ailes  étant  légèrement  tordues  en  sens  inverse, 
l'angle  d'attaque  de  l'une  d'elles  soit  augmenté,  celui  de  l'autre 
diminué.  Il  est  clair  que  l'une  des  ailes  aura  ainsi  tendance  à  monter, 
l'autre  à  descendre.  Cette  sorte  de  torsion  des  ailes  n'est  plus  guère 
réalisée  aujourd'hui;  elle  imposait  une  fatigue  et  une  déformation 
dangereuses  aux  matériaux  de  construction  des  avions.  On  préfère 
aujourd'hui,  au  gauchissement,  l'emploi,  identique  au  point  de/vue  des 
résultats,  de  deux  ailerons  fixés  à  l'arrière  des  ailes,  oscillant  autour 
d'un  axe  horizontal,  et  dont  la  commande  est  telle  que  l'une  s'élève, 
tandis  que  l'autre  s'abaisse.  Ainsi  est  réalisée  la  dissymétrie  qui  per- 
mit de  rétablir  ou  de  modifier  l'équilibre  latéral  des  avions. 

Nous  sommes  maintenant  en  état  de  comprendre  les  manœuvres 
diverses,  qu'accomplit  le  pilote  pour  se  détacher  du  sol,  s'élever  ou 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  705 

s'abaisser,  se  diriger  à  son  gré,  suivant  les  trois  dimensions  de  l'espace. 

Mais  ce  qu'on  ne  peut  imaginer  lorsqu'on  ne  les  a  point  partagées 
ce  sont  les  impressions  exquises  que  procure  une  croisière  aérienne 
faite  à  toute  la  vitesse  d'un  rapide  avion  de  chasse.  A  celui  qui  ne 
les  a  pas  éprouvées,  il  manque  quelque  chose  d'aigu  et  d'inimagi- 
nable dans  la  gamme  des  sensations  permises  à  l'homme  moderne. 

C'est  d'abord  le  départ,  la  rapide  montée  du  passager  dans  le  capot 
le  long  de  la  coque  brillante  et  légère,  où  on  s'encastre  dans  un  siège 
étroit,  devant  le  pilote,  escalade  qui  me  rappelle  je  ne  sais  pourquoi 
celle  des  antiques  et  périlleuses  impériales  des  petits  omnibus  d'il  y 
a  vingt-cinq  ans.  Ainsi  parfois  s'établissent  des  analogies  imprévues 
entre  les  choses  les  plus  extrêmement  différentes.  Puis  l'hélice  est 
mise  en  marche  et  vous  martèle  les  tympans  de  son  impérieux  bour- 
donnement, si  brutal  et  si  fort  qu'il  rend  muet  tout  ce  qui  n'est  pas 
lui,  vous  enveloppe  d'un  écran  sonore  imperméable  aux  autres  bruits, 
si  bien  que  vous  ne  pourrez  pas  échanger  dans  le  vol  un  seul  mot 
avec  votre  compagnon  qui  est  là  à  50  centimètres  derrière  vous,  et 
que  seuls  des  gestes  ou  le  secours  d'un  papier  hâtivement  griffonné 
laisseront  votre  pensée  communiquer  avec  la  sienne.  —  Vent  debout, 
—  car  il  faut  le  plus  vite  possible  «  décoller,  »  et  plus  le  vent  relatif 
est  fort,  plus  le  soulèvement  de  l'avion  est  rapide,  l'oiseau  aux  ailes 
géométriques  s'est  mis  à  rouler  sur  le  sol  d'une  allure  légère  et  souple . 

«  Même  quand  l'avion  roule,  on  sent  qu'il  a  des  ailes,  »  puis  c'est 
l'envol,  sans  à-coup,  sans  brutalité,  sensible  seulement  à  ce  que 
soudain  toutes  les  vibrations,  tous  les  petits  cahots  qui  vous  donnaient 
un  peu  la  sensation  d'être  en  automobile,  ont  cessé,  comme  fondus 
tout  à  coup  dans  une  sorte  de  glissade  fluide  et  douce.  Puis  ce  sont 
les  sensations  indicibles  de  la  montée  rapide  en  spirale,  de  l'espace 
qui  défile  si  vite  qu'on  croirait  n'en  pas  faire  partie  plus  que  de 
toutes  ces  maisons,  de  tous  ces  arbres,  de  ces  routes,  de  ces  petits 
bipèdes  qu'on  voit  là-dessous,  collés  au  sol  par  cette  chose,  la 
pesanteur,  quon  vient  de  jeter  par-dessus  bord.  Mais  tout  cela  a  été 
décrit  et  chanté  mille  fois  déjà  par  les  poètes  et  même  les  prosateurs, 
qui  ce  jour-là  se  sentent  tous  poètes.  Aucune  description,  aucune 
richesse  verbale  qui  ne  soit  mesquine  et  inadéquate  à  la  subtile 
douceur  de  toutes  les  sensations  qu'on  éprouve  alors  et  qu'on 
déformerait  à  les  vouloir  trop  précisément  formuler  ! 

Nous  avons  vu  quel  est  le  mécanisme  du  vol  ascendant,  du  vol  des- 
cendant, deschangemens  de  direction  et  des  virages.  Il  est  une  forme 
de  vol  que  nous  voulons  expliquer  d'un  mot,  c'est  le  vol  plané  qui  sert 

TOME  XXXIII.  —   1916.  45 


706  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surtout  pendant  la  difficile  et  périlleuse  manœuvre  de  l'atterrissage. 

Quant  l'hélice  est  arrêtée,  ou  tourne  assez  lentement  pour  ne  plus 
donner  de  traction,  l'avion  descend  en  vol  plané  et  son  équilibre  est 
alors  tel  que  la  poussée  totale  de  l'air  soit  exactement  égale  et 
opposée  au  poids  de  l'appareil.  Le  pilote  peut  d'ailleurs,  dans  une 
certaine  mesure,  diminuer  la  pente  de  descente,  ce  qui  peut  être  utile 
pour  lui  lorsque  le  vol  plané  lui  est  imposé  par  un  arrêt,  une  panne, 
—  mon  Dieu  !  que  voilà  donc  des  mots  peu  orthodoxes  !  —  du 
moteur  et  qu'il  y  a  intérêt  à  atteindre  un  point  le  plus  éloigné  possible 
de  celui  où  on  se  trouve.  Il  existe,  en  effet,  une  certaine  incidence, 
qui  dépend  des  appareils  et  qui  est  telle  que  la  descente  en  vol  plané 
se  fasse  avec  la  pente  la  plus  faible  possible.  Avec  les  avions  les 
plus  parfaits  à  cet  égard,  cette  incidence  est  de  12  centièmes 
(ou  1/8  environ).  Cela  veut  dire  qu'un  pilote  commençant  alors  le 
vol  plané  à  1  500  mètres  d'altitude  par  exemple,  atterrira,  après  avoir 
parcouru  au  plus  12  kilomètres  en  distance  horizontale. 

Ces  chiffres  se  rapportent  naturellement  à  un  temps  calme.  S'il  y 
a  du  vent,  le  phénomène  de  la  dérive  intervient,  comme  pour  un 
bateau  en  mouvement  dans  le  courant  d'un  fleuve,  et  modifie  la  tra- 
jectoire de  l'avion.  Cette  modification  est  d'ailleurs  très  simple  en  cas 
de  vent  régulier.  Elle  est  définie  exactement  par  le  principe  de  rela- 
tivité. Celui-ci  indique  que  la  seule  chose  à  considérer,  c'est  la  vitesse 
relative  de  l'air  par  rapport  à  l'avion.  Quant  à  l'atterrissage,  il  doit 
s'exécuter  comme  le  départ  par  vent  debout,  car  il  y  a  tout  intérêt  à 
diminuer  la  vitesse  de  l'avion  par  rapport  au  sol  lorsqu'ils  entreront  en 
contact,  et  cette  vitesse  est  évidemment  réduite  par  un  vent  contraire . 


Nous  avons  supposé  jusqu'ici  que  la  marche  de  l'avion  a  lieu 
dans  un  air  calme  ou  dans  un  vent  régulier,  c'est-à-dire  de  vitesse  et 
de  direction  constantes.  Ce  cas  idéal  n'est  que  rarement  réalisé.  En 
fait,  les  aviateurs  évoluent  au  milieu  d'une  atmosphère  constamment 
troublée  et  où  la  pression  atmosphérique,  ni  la  tempéralure  ne 
sont  régulières  et  où  le  relief  du  sol  suffirait  à  lui  seul,  à  défaut  de 
toute  autre  cause  perturbatrice,  à  produire  des  plissemens  d'air. 

Dans  un  vent  régulier,  l'appareil  est  déporté  régulièrement  et  une 
dissymétrie  donnée,  constamment  maintenue  dans  les  gouvernes, 
assure  la  marche  de  l'appareil  à  la  volonté  du  pilote.  Celui-ci  a 
toujours  la  sensation  d'un  vent  debout  qui  ne  dépend  que  de  la 
vitesse  relative. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  701 

Ce  sont  donc  uniquement  les  variations  de  la  vitesse  ou  de  la 
direction  du  vent,  —  et  une  variation  de  direction,  ia  vitesse  restant 
constante,  se  traduit  par  une  variation  de  vitesse  dans  le  sens  de  la 
marche,  —  qui  peuvent  troubler  l'équilibre  de  l'appareil  et  sa  route. 

L'avion  peut  rencontrer  des  courans  d'air  ascendans  ou  descendans 
produits  dans  l'air  par  des  différences  anormales  de  température, 
au-dessus  de  certains  endroits  surchauffés  (remous  de  chaleur)  ou 
au  contraire  frais,  comme  les  bois  et  les  vallées  qui  refroidissent 
l'atmosphère  sus-jacente.  —  De  pareils  courans  d'air  peuvent  être 
produits  aussi  par  les  plis  accentués  du  terrain  qui  engendrent 
au-dessus  d'eux  des  sortes  de  vagues  aériennes. 

Un  courant  d'air  ascendant  soudainement  rencontré  a  pour  effet 
d'augmenter  l'angle  d'attaque,  donc  de  faire  monter  l'avion.  Un  cou- 
rant d'air  descendant  le  fait  au  contraire  baisser.  Cette  sensation 
brusque  de  descente  est,  —  en  avion  comme  en  ascenseur,  —  beau* 
coup  plus  vivement  ressentie  physiologiquement  que  la  montée. 
D'autre  part,  une  descente  rapide  et  imprévue  est  toujours  beaucoup 
plus  dangereuse  auprès  du  sol  qu'une  montée  équivalente.  De  là  vient 
que  les  aviateurs  ont  donné  au  premier  de  ces  phénomènes  le  nom  de 
«  trou  d'air,  »  sans  penser  qu'à  côté  des  trous  d'air,  il  y  a  des  «  pics 
d'air.  »  —  Il  n'est  pas  douteux  que  les  courans  d'air  descendans,  les 
trous  d'air  ont  été  cause  d'un  grand  nombre  de  chutes  soudaines  et 
d'écrasemens  inexpliqués  d'avions  sur  le  sol.  Tant  il  est  vrai,  les 
pilotes  le  savent  bien,  qu'à  rencontre  de  ce  qu'on  pourrait  croire  a 
priori,  il  est,  —  même  à  l'abri  des  balles  et  des  obus,  —  beaucoup 
plus  dangereux  de  voler  près  du  sol  qu'à  une  grande  hauteur. 

Les  variations  horizontales  de  la  vitesse  du  vent  ont  pareillement 
pour  effet,  lorsqu'elles  se  produisent  dans  le  sens  de  la  marche  de 
l'avion,  de  faire  monter  ou  descendre  soudain  celui-ci.  Lorsqu'elles 
ont  lieu  obliquement,  par  rapport  à  la  marche,  elles  se  traduisent  par 
une  variation  brusque  dans  l'orientation  de  l'avion. 

Toutes  ces  causes  perturbatrices  ont  des  effets  encore  plus  graves 
lorsque  les  filets  d'air  perturbateurs  sont  suffisamment  étroits  pour 
n'agir  que  sur  une  partie  de  l'appareil,  une  seule  aile,  par  exemple, 
ou  la  queue.  Le  déséquilibre  produit  est  alors  beaucoup  plus  profond. 

L'essentiel  de  l'art  du  pilote  consiste  précisément  à  savoir 
constamment,  et  par  une  manœuvre  rapide  et  proportionnée  des  gou- 
vernes et  du  gauchissement,  rectifier  volontairement,  ou,  mieux 
encore,  d'une  manière  réflexe,  toutes  les  causes  de  déséquilibre,  et 
éviter  tous  ces  écueils  fluides  et  ces  gouffres,  diaphanes  et  perfides, 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  l'océan  aérien  sème  sous  son  envol.  —  Quant  aux  divers  stabi- 
lisateurs, par  lesquels  on  a  voulu  réaliser  automatiquement  ce 
redressement  continuel  de  l'avion,  il  n'en  est  point  encore  de  parfaits 
et  qui  dispensent  l'aviateur  d'avoir  bien  en  main  son  oiseau. 

* 
*    * 

Avion,  aéroplane,  aviation,  aviateurs,  gauchissement,  tous  ces 
mots  que  j'ai  dû  employer  dans  ce  bref  rappel  de  la  constitution  ana- 
tomique  de  nos  modernes  machines  volantes,  on  les  chercherait  vai- 
nement, non  point  seulement  dans  les  auteurs  classiques,  mais  même 
dans  les  bréviaires  modernes  les  plus  complets  de  la  langue  française, 
dans  Littré  par  exemple.  C'est  que,  si  verba  volant,  les  choses  volent 
plus  vite  eucore  que  les  mots  et  que  les  pensées  même  dont  ils  sont  le 
balbutiant  écho. 

On  s'est  élevé  naguère  avec  raison  contre  l'antagonisme  factice 
que  certains  ont  voulu  créer  entre  les  lettres  et  les  sciences,  entre  les 
humanités  et  l'étude  phénoménale  de  la  nature.  Peu  avant  la  guerre, 
cette  question  fit  couler  beaucoup  d'encre  très  docte,  et  chacun  fut 
d'accord  pour  convenir  que  ces  deux  formes  du  perfectionnement 
humain  étaient  faites  pour  'se  compléter  et  marcher  fraternellement 
unies,  la  main  dans  la  main,  fortifiées  l'une  par  l'autre.  Pourtant,  en 
y  réfléchissant,  il  me  semble  qu'à  un  petit  point  de  vue  au  moins,  les 
zélateurs  d'une  religion  .littéraire  exclusive  'de  toute  hérésie  scienti- 
fique auraient  eu  quelque  raison  de  justifier  leur  attitude  :  n'est-ce 
pas  la  science  en  effet  qui,  par  toutes  les  choses  nouvelles  qu'elle 
invente,  'par  les  phénomènes  imprévus  qu'elle  découvre,  inflige  à  la 
langue  tous  ces  néologismes  qui,  comme  ceux  que  nous  venons  de 
citer,  en  changent  la  physionomie  et  l'usage?  N'est-ce  pas  elle  qui, 
dans  une  certaine  mesure,  contribue  le  plus  à  archaïser  la  belle 
langue  fixée  par  les  classiques,  à  en  périmer  la  valeur  et  la  vitalité  ? 
A  moins  qu'on  ne  considère,  au  contraire,  qu'une  langue  est  d'autant 
plus  admirable  qu'elle  est  plus  vivante,  comme  l'eau  qui  est  plus 
belle  lorsqu'elle  coule  ;  et  alors,  en  accélérant  l'évolution  du  parler, 
en  y  provoquant  les  changemens  qui,  là  comme  ailleurs,  sont  ce  qui 
caractérise  la  vie,  la  science  serait,  au  contraire,  le  viatique  le 
plus  précieux  de  la  langue.  J'avoue  qu'entre  ces  deux  points  de 
vue  je  ne  sais  quel  est  le  bon...  Peut-être  est-ce  un  troisième. 

Charles  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  réponse  allemande  à  la  note  du  Président  Wilson  (20  avril)  étant 
du  4  mai,  et  la  réplique  américaine  du  8,  nous  n'avons  pu,  au  jour  où 
nous  écrivions  notre  dernière  chronique,  en  avoir  et  en  donner  qu'une 
impression  hâtive.  Il  vaut  la  peine  d'y  revenir,  ou  plutôt,  si  l'on  en 
a  assez  dit  sur  le  texte  des  documens  eux-mêmes,  de  voir  quelles 
réactions  Os  ont  provoquées  sur  ce  qu'il  faut  bien  appeler  l'âme  alle- 
mande. Encore  n'avons-nous  d'autre  moyen  de  les  connaître  que  de 
lire  les  journaux,  et  l'on  sait  que  la  presse  allemande  est  de  toutes  la 
plus  disciplinée,  la  plus  «  inspirée,  »  la  plus  «  orchestrée,  »  —  c'est 
décidément  le  mot,  —  parlant  la  moins  sincère,  en  tout  cas  la  moins 
spontanée.  Même  en  temps  de  paix,  la  situation  de  «  rédacteur  » 
n'offre  là-bas  guère  d'indépendance  vis-à-vis  des  pouvoirs  de  tout 
ordre  et  de  tout  degré  ;  à  plus  forte  raison,  en  temps  de  guerre.  Il  y 
est  aussi  difficile,  plus  difficile  peut-être  de  se  défendre  des  invitations 
que  des  interdictions;  les  gazettes  les  plus  hardies  ne  parlent  qu'après 
que  les  autorités  ont  pensé,  et  naturellement  d'après  ce  qu'elles 
ont  pensé.  L'opinion  publique  est  donc  toujours,  par  reflet,  —  sauf 
deux  ou  trois  exceptions  sans  crédit  à  cause  de  cette  indépendance 
même  qui  passe  pour  de  l'originalité,  ou  pis  que  cela,  —  l'opinion  du 
gouvernement.  Et  donc,  pour  ce  que  nous  y  cherchons,  le  vrai  des- 
sein du  gouvernement  impérial,  découvrant  l'état  au  vrai  de  l'Alle- 
magne au  vingt-deuxième  mois  de  la  crise,  ces  témoignages  indirects, 
émis  sous  le  masque,  soufflés  en  d'autres  bouches,  n'en  auront 
que  plus  de  valeur. 

Ce  n'est  que  le  mercredi  10  mai,  après  midi,  que  la  deuxième  note 
de  M.  Woodrow  Wilson,  —  la  deuxième  de  cette  dernière  série, 
celle  qui,  en  une  quarantaine  de  lignes,  se  borne  à  prendre  acte  et  à 
réserver  la  suite,  —  a  été  remise  officiellement  à  M.  de  Jagow, 
secrétaire  d'État  aux  Affaires  étrangères,  par    M.    Gérard,  ambas- 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sadeur  des  États-Unis  à  Berlin.  Immédiatement,  simultanément, 
ou  même  un  peu  auparavant,  dès  qu'il  avait  été  mis  par  ses  infor- 
mations en  mesure  de  supposer  à  quel  parti  s'arrêterait,  entre  les 
quatre  résolutions  qui  lui  étaient  offertes,  le  Président  de  la  Répu- 
blique américaine,  le  gouvernement  impérial  s'était  empressé 
d'avouer  sans  réticence  ni  restriction  que  c'était  bien  un  sous-marin 
allemand  qui  avait  torpillé  le  Sussex.  Les  termes,  sinon  le  sens,  de  la 
réplique  de  M.  Wilson  n'étaient  pas  encore  définitivement  fixés  que 
quelques  journaux  ofûcieux  annonçaient,  de  la  part  de  la  Chancelle- 
rie, et  que  des  radiotélégrammes  d'agences  répandaient  dans  le  monde 
la  nouvelle  que  l'ordre  avait  été  déjà  donné  de  conformer,  à  l'égard 
des  neutres,  la  guerre  sous-marine  aux  règles  du  droit  international. 
Par  là,  l'on  n'avait  pas  l'air  de  céder,  on  devançait;  selon  l'expression 
vulgaire,  «  on  fendait  avant  le  coin,  »  ou,  à  la  chinoise,  livrant  tout 
le  reste,  «  on  sauvait  la  face.  »  En  même  temps  encore,  on  essayait 
de  rattraper  une  phrase  imprudente  des  Mùnchener  neueste  Nachrichten 
qui  avaient  imprimé  :  «  Ce  que  l'Allemagne  exige  des  États-Unis,  ce 
n'est  pas  qu'ils  entament  ou  feignent  d'entamer  une  conversation 
diplomatique  avec  l'Angleterre  pour  qu'elle  desserre  le  blocus,  c'est 
qu'ils  y  réussissent.  »  Exiger,  peste!  le  mot  était  vif,  alors  que  l'Alle- 
magne embarrassée  avait  devant  elle  une  Amérique  en  colère.  Mainte- 
nant, il  ne  s'agit  plus  pour  l'Empire  allemand  d'exiger,  ni  pour  les 
États-Unis  de  réussir,  mais  seulement  de  montrer,  ceux-ci  de  la  bonne 
volonté,  et  celui-là  un  bon  esprit.  Plus  tard  même,  quand  le  refus 
de  mêler  les  questions  aura  été,  par  le  Président,  signifié  d'un  ton 
péremptoire,  on  soutiendra,  comme  si  l'on  pouvait  supprimer  les 
textes,  que  l'on  n'avait  rien  demandé,  rien  du  tout,  fût-ce  simple- 
ment non  de  réussir,  mais  de  tenter.  Peut-être,  de  son  point  de  vue, 
M.  Wilson  avait-il  raison,  et  valait-il  mieux  qu'il  procédât  distincte- 
ment, séparément,  d'une  part  envers  l'Allemagne,  d'autre  part  envers 
l'Angleterre,  que  les  choses  et  les  causes  ne  fussent  pas  fiées,  que 
l'atténuation  du  blocus  ne  fût  pas  présentée  par  les  États-Unis  à 
l'Angleterre  comme  la  condition  ou  la  contre-partie  de  l'atténuation  de 
la  guerre  sous-marine  par  l'Allemagne.  Satisfait  et  reconnaissant, 
charmé  de  la  générosité  allemande,  M.  Woodrow  Wilson  ne  pourrait  pas 
manquer  de  se  tourner  ensuite  du  côté  de  la  Grande-Bretagne,  pour 
lui  dire  :  «  Et  vous,  qu'est-ce  que  vous  donnez?  »  En  attendant,  le 
plan  est  de  paraître  aussi  modéré,  aussi  doux  que  possible,  de  s'huma- 
niser autant  que  s'y  prête  le  caractère  national,  et  de  faire  sonner  ce 
renoncement  très  haut.  Sans  doute,  il  n'est  pas  fort  aisé  de  contenter 


REVUE.    CHRONIQUE.  711 

à  la  fois  et  les  États-Unis  et  cette  portion,  militairement  hystérique, 
du  peuple  allemand  qui  croit  dur  comme  fer,  parce  qu'on  s'est 
pendant  un  an  acharné  à  le  lui  faire  croire,  que  le  sous-marin  est  la 
meilleure  arme  de  l'Empire  et  que  par  conséquent  il  en  doit  faire  un 
usage  incessant  et  intensif,  suivant  l'idée  géniale  de  M.  de  Tirpitz, 
victime  d'intrigues  débilitantes.  Aussi  l'Allemagne  torpille-t-elle  tou- 
jours, puisqu'elle  ne  saurait  s'en  passer  ;  mais  elle  appelle  l'attention 
de  l'univers,  et  de  l'Amérique  d'abord,  sur  les  précautions  qu'elle 
prend,  et  qu'elle  aurait  le  droit  de  qualifier  d'oratoires,  car  elle  consent 
à  «  arraisonner  »  les  navires  de  commerce  avant  de  les  couler;  avant 
d'envoyer  au  fond  de  l'eau  les  voyageurs,  elle  pousse  la  complaisance 
jusqu'à  leur  expliquer  pourquoi  elle  les  noie;  par  exemple,  dans  le 
cas  du  Pestalozzi  :  affaire  d'éducation.  Notons  pourtant  que,  dans  le 
cas,  tout  voisin,  du  Cymric,  l'équipage  entier,  107  officiers  et  mate- 
lots, échappés  par  miracle,  déclare  qu'aucune  de  ces  précautions 
n'a  été  prise.  L'erreur,  l'accident  ou  le  malheur  du  Sussex  a  fait 
l'objet  d'une  confession  tardive,  mais  formelle  ;  cependant,  le  lieute- 
nant J.  S.  Otto  Steinbrick,  qui  commandait  le  sous-marin  torpilleur, 
l'U  18,  a  reçu  de  l'avancement,  outre  la  croix  de  l'Ordre  pour  le  Mé- 
rite :  c'est  ce  qui  constitue  jusqu'ici  tout  son  châtiment.  Tandis  que 
l'Empire  allemand  s'inclinait  devant  la  République  américaine,  l'ancien 
attaché  naval  Boy-Ed,  expulsé  des  États-Unis  pour  l'incorrection  de 
sa  conduite,  était  décoré  de  l'Aigle-Rouge  de  3e  classe  avec  cravate  :  à 
Washington,  il  eût  fini  par  en  avoir  une  de  bon  chanvre.  Le  jeu,  le 
double  jeu  continue  :  deux  visages,  deux  attitudes,  deux  morales, 
deux  politiques  :  une  pour  le  dedans,  une  pour  le  dehors  ;  dans  la 
face  féroce,  le  sourire  patelin;  les  yeux  hors  de  la  tête,  et,  sur  les 
lèvres,  suivant  la  pente  des  événemens,  le  chant,  aux  strophes  alter- 
nées, de  la  superbe  et  de  l'humihté. 

Cette  duplicité  est  si  évidente  que  certaines  personnes,  particu- 
culièrement  méfiantes  par  tempérament  ou  par  profession,  se  sont  un 
instant  imaginé  que,  comme  il  y  a  deux  visages,  il  y  avait  eu,  en 
réalité,  deux  réponses  :  la  longue  note  d'un  style  rogue,  arrogant  et 
grognon,  du  A  mal,  et  une  autre,  ayant  toute  la  souplesse  d'une  décla- 
ration purement  orale,  transmise,  à  l'issue  des  réunions  tenues  au 
grand  quartier  général,  soit  par  M.  Gérard,  soit  par  le  comte 
Bernstorff  ;  en  somme,  un  document  public  et  une  assurance  secrète. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point  d'histoire,  qui  sera  un  jour  éclairci,  il  y 
a  eu  en  effet  deux  répliques  américaines,  la  deuxième  signée  de 
M.  Robert  Lansing,  secrétaire  d'État  des  États-Unis,  confirmant,  pré- 


712  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cisant  encore  celle  du  8  mai,  arrivée  le  10  à  Berlin,  et  fermant  la  porte 
à  la  folle  espérance  de  voir,  par  un  renversement  soudain  des  posi- 
tions, qu'aurait  savamment  machiné  l'astuce  de  la  Wilhelmstrasse, 
l'Amérique  conduite  à  un  conflit  armé  avec  la  Grande-Bretagne.  Dans 
cette  note  complémentaire,  M.  Lansing  rappelait  qu'il  existe  entre 
l'Angleterre,  la  France,  presque  tous  leurs  Alliés,  une  vingtaine  de 
Puissances,  sauf  l'Allemagne,  d'une  part,  et  les  États-Unis  de  l'autre, 
un  traité  général  d'arbitrage,  aux  termes  duquel,  s'il  vient  à  surgir 
quelque  différend,  le  litige  doit  être  aussitôt  déféré  à  un  jury,  com- 
posé d'un  membre  appartenant  à  chaque  nation  et  présidé  par  un 
neutre  ;  même  si  le  désaccord  ne  peut  être  aplani,  et  si,  pour  le 
trancher,  la  guerre  devient  inévitable,  les  hautes  parties  s'obligent 
à  ne  recourir  aux  armes  que  lorsqu'il  se  sera  écoulé  un  délai  de  toute 
une  année.  Que  reste-t-il  de  cet  avertissement?  Que  l'Angleterre  a, 
dans  un  tel  engagement,  une  garantie  que  l'Empire  allemand  n'a  pas, 
si  d'ailleurs  elle  n'était  parfaitement  superflue,  les  États-Unis  étant 
parfaitement  décidés  à  ne  jamais  traiter  de  même,  comme  actes  équi- 
valens,  le  blocus  et  l'assassinat.  Pour  prolonger  l'illusion  allemande, 
on  se  dit  vainqueur  du  Président  des  États-Unis  comme  de  la  Qua- 
druple-Entente ;  n'est-ce  pas  l'avoir  battu  que  de  l'avoir  empêché  de 
rompre  sur  l'heure  ?  Pour  endormir  l'indignation  américaine,  on 
pince,  en  M.  Wilson,  la  corde  sensible  :  «  Le  Président  est  le  défen- 
seur naturel  et  le  champion  de  tous  les  neutres.  C'est  à  lui  qu'il 
appartient  de  protéger  l'Europe  contre  elle-même.  »  En  l'amusant  de 
la  sorte,  on  gagne  du  temps,  on  se  donne  de  l'air,  on  se  ménage  des 
occasions.  Et  qui  sait  ?  cette  proposition,  incidente  et  comme  inno- 
cente, que  l'Allemagne  a  négligemment  jetée  dans  sa  réponse  du 
8  mai,  et  où  elle  déclare  que  par  deux  fois  elle  a,  vainement  magna- 
nime, ouvert  des  perspectives  de  paix,  qui  sait  si  elle  sera  perdue  ? 
M.  Woodrow  Wilson,  flatté,  séduit,  la  ramassera  peut-être  :  mais  le 
moins  qu'elle  puisse  faire,  c'est  de  paralyser  aux  États-Unis  mêmes  les 
interventionnistes,  de  dérouter  et  de  retenir  les  neutres,  de  détendre 
l'énergie  des  ennemis,  de  calmer  les  angoisses  et  de  bercer  les 
souffrances  du  peuple  allemand.  Le  gouvernement  impérial  l'assure, 
la  presse  allemande  le  répand,  l'Allemagne  le  voit,  c'est  un  succès  : 
«  Nous  avons  obtenu  ce  que  nous  voulions,  sans  compter  ce  que  nous 
obtiendrons  encore.  »  Mais  de  mauvaises  langues  racontent  que,  dans 
une  dispute,  un  homme,  furieux,  en  agaçait,  harcelait,  bousculait  un 
autre  :  «  Donne-moi  un  soufflet  !  Mais  donne-le-moi  donc  !  »  «  Voilà  I  » 
fit  tout  à  coup  l'adversaire,  à  bout  de  patience.  Et  l'homme,  soudain 


REVUE.    CHRONIQUE.  713 

apaisé  :   «  Grand  merci  !    »  puis,  noblement,  pour  la  galerie  :  «  J'ai 
obtenu  ce  que  je  voulais.  » 

Depuis  quinze  jours,  nous  regardions  le  dynamomètre,  ses  indi- 
cations sont  certaines.  La  dégradation  des  nuances  dans  les  articles 
des  journaux,  —  articles  commandés,  insistons-y,  presque  dictés,  — 
à  l'égard  des  États-Unis  et  de  M.  Woodrow  Wilson,  marque  le  fléchis- 
sement des  forces  de  l'Allemagne.  Trois  périodes  :  avant  le  20  avril, 
pendant  que  le  Président  des  États-Unis  prépare  et  rédige  sa  note  ; 
entre  le  20  avril  et  le  8  mai,  pendant  que  le  gouvernement  impé- 
rial lit,  relit,  épluche,  et,  tous  ses  flambeaux  allumés,  sous  l'œil  jadis 
étincelant  de  l'Empereur,  diplomates,  militaires,  marins  assemblés, 
ratiocine,  ergote,  fignole  sa  réponse,  l'envoie,  en  attend  l'effet;  après 
le  8  mai,  lorsque  rapide,  directe,  foudroyante,  par  une  «  rentrée 
d'autorité,  »  est  arrivée  la  riposte  américaine.  Jusqu'au  20  avril,  il 
faut  voir  de  quelle  encre  M.  Wilson  est  barbouillé.  Dans  un  pays  où 
les  professeurs,  même  s'ils  ne  sont  pas  «  Excellence,  »  régnent  sou- 
vent avec  indiscrétion,  honorés  d'un  culte  puéril,  «  le  professeur 
Wilson  »  est  vilipendé  par  le  moindre  soribe  comme  ne  le  fut  jamais 
par  Bismarck  lui-même  «  le  professeur  Gladstone.  »  Les  États-Unis, 
en  tant  que  Puissance,  sont  ravalés  au  niveau  le  plus  bas  :  leur  ma- 
rine est  démodée  ;  leur  armée  n'existe  point  :  ce  qu'ils  en  ont  est 
ridicule.  Visiblement,  on  se  propose  d'intimider  le  Président.  Après 
le  20  avril,  quand  il  a  bien  fallu  se  rendre  compte  que  sa  main  n'a 
pas  tremblé,  la  presse  allemande  se  partage.  On  se  distribue  les 
rôles.  Les  uns  sont  enragés  ou  font  les  enragés  ;  les  autres  font  les 
calculateurs,  les  politiques,  les  raisonnables.  Il  s'agit  de  peser,  si 
on  le  peut,  sur  la  décision  qui  s'élabore  péniblement  dans  le  mystère 
bourdonnant  du  grand  quartier  général;  et,  si  on  ne  l'a  pas  pu,  de 
colorer  de  feinte  ou  d'adresse,  de  «  camoufler  »  en  habileté  la 
reculade,  tout  comme  dans  les  bulletins  de  l'État-major  où  les 
retraites  précipitées  ne  sont  que  des  «  redressemens  stratégiques  » 
voulus  dès  le  commencement  de  l'action  par  la  suprême  sagesse. 
Entre  le  4  mai  et  le  8  mai,  sa  réponse  partie,  l'Allemagne  rit,  ainsi 
qu'elle  sait  rire,  du  bon  tour  qu'elle  vient  de  jouer  aux  États-Unis  : 
elle  se  réjouit  de  la  malice  allemande,  qui  de  nouveau  s'affirme  propre- 
ment ùber  ailes,  et  elle  épie,  avec  une  ironie  dont  on  mesure  toute  la 
finesse,  la  tête  que,  pris  dans  les  ficelles  qu'elle  lui  a  artificieusement 
tendues,  va  faire  le  pauvre  Président  Wilson.  Après  le  8  mai,  quand 
cet  homme  juste  et  craignant  Dieu  est  sorti  du  traquenard  par  la 
voie  sacrée,  par  la  ligne  droite,  quand  il  n'a  eu,  pour  marcher  dans 


714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  pas  d'Hercule,  qu'à  choisir  la  vertu,  qui  lui  a  paru  plus  simple,  le 
gouvernement  allemand,  la  presse  allemande,  le  peuple  allemand  ont 
courbé  la  barre  d'acier  de  leur  échine  ;  ils  ont  compris  ;  ils  ont 
accepté;  ils  ont  salué.  C'est  un  grand  signe.  Mais  voici  une  curieuse 
coïncidence  :  le  changement  est  devenu  sensible  à  partir  du  25  avril. 
Or,  l'échec  delà  révolution  d'Irlande  est  de  la  veille,  lundi  24.  Bien 
que  ce  fût  le  lundi  de  Pâques,  il  n'est  pas  impie  de  soupçonner  que 
cette  disgrâce  fit,  pour  la  conversion  de  l'Allemagne,  autant,  proba- 
blement, que  put  faire  la  grâce. 

Nous  sommes  à  présent  renseignés  ;  nous  savons,  sinon  où  en  est 
l'Allemagne,  du  moins  où  elle  n'en  est  plus.  Elle  n'en  est  plus  à  la 
saison  pleine  de  sève  où,  défiant  la  terre  habitée  par  toutes  les  races, 
collectionnant  les  déclarations  de  guerre,  elle  s'écriait,  comme  il  y  a  un 
an,  lors  de  l'entrée  en  scène  de  l'Italie  :  «  Encore  uni  Nous  pouvons 
encore  nous  charger  de  celui-là  !  »  En  avouant  que  l'hostilité  des 
États-Unis  l'eût  gênée,  et  par  elle-même,  et  parce  qu'elle  eût  pu 
entraîner  à  leur  suite  d'autres  neutres,  elle  accuse  sa  lassitude.  En 
plaidant  :  «  Nous  avons  consenti  un  sacrifice  nécessaire  à  notre  unique 
objet,  qui  doit  être  la  victoire  ;  nous  nous  sommes  réglés  sur  le  seul 
principe  qui  doive  nous  guider  :  garde-toi  par-dessus  tout  de  faire  ce 
que  souhaite  ton  ennemi,  »  l'Empire  allemand  reconnaît  que  sa  vic- 
toire, maintenant,  dépend  de  certaines  conditions,  qui  seront  ou  ne 
seront  pas  réalisées,  mais  n'est  pas  assurée  en  tout  état  de  cause.  Il  ne 
se  croit  plus  infaillible  et  ne  se  montre  plus  inflexible,  parce  qu'il  ne 
se  sent  plus  invincible. 

C'est  tout  ce  que  nous-mêmes  voulons  dire.  Pour  être  prudens  en 
nos  inductions,  nous  ne  nous  avancerons  point  au  delà.  Mais  nous 
avons  conscience,  en  allant  jusque-là,  de  ne  porter  le  pied  que  sur  le 
terrain  le  plus  solide.  Osons  ici  écrire  :  «  certitude.  »  Nous  savons,  et  il 
est  excellent  que  l'Allemagne  sache  que  nous  savons.  C'était  hier  une 
machine  de  guerre  formidable,  montée  et  mise  au  point  durant  un 
demi-siècle,  la  plus  formidable  de  tous  les  temps,  et  dont  la  puis- 
sance, à  l'essai,  a  dépassé  tous  les  calculs  :  elle  n'est  pas  encore  usée 
aujourd'hui,  mais  nous  savons  qu'elle  s'use.  Hier,  c'était  un  im- 
meDse  réservoir  qui  durant  un  demi-siècle  avait  été  rempli  jusqu'à  ce 
qu'il  débordât  :  aujourd'hui,  il  n'est  pas  encore  à  sec,  mais  nous 
savons  qu'il  baisse.  Durant  un  demi-siècle,  chaque  famille  allemande 
en  pleine  fécondité  avait  peuplé  de  ses  cinq  fils  l'énorme  caserne  et 
l'usine  colossale  qu'était  l'Empire,  mais  nous  savons  où  sont  les 
cinq  fils  de  la  famille  allemande,  et  où  sont  les  millions  de  recrues 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

de  l'Allemagne.  Nous  savons  qu'elle  n'a  plus  sur  le  front  russe  qu'un 
paravent  et  dans  les  Balkans  qu'un  rideau;  que  si,  sur  notre  front, 
dans  quelques  secteurs,  elle  a  encore  des  lignes  très  garnies,  bour- 
rées d'hommes,  et  de  vastes  dépôts  en  Belgique,  néanmoins,  à  l'ar- 
rière, pour  en  combler  les  vides,  à  mesure  que  le  feu  les  dévore,  elle 
n'a  plus  que  de  maigres  fonds  de  tiroir.  Tant  de  divisions  sur  le  front 
russe,  tant  sur  le  front  serbe,  tant  sur  le  front  belge,  britannique, 
français,  tant  au  repos  derrière  le  front  occidental,  nous  savons  com- 
bien. Celles  qu'elle  nous  envoie,  nous  savons  d'où  elle  les  retire, 
qu'elle  ne  les  ajoute  pas,  mais  seulement  les  transporte,  qu'elle  ne  les 
remplace  pas,  mais  seulement  les  déplace,  et  que,  comme  autrefois  la 
petite  armée  de  Frédéric  sur  les  routes,  ses  bataillons  d'élite  sont  sur 
les  chemins  de  fer,  du  Nord  au  Sud  et  de  l'Est  à  l'Ouest,  en  un  transit 
perpétuel.  Mais  nous  savons  que  ces  voyages  ininterrompus  se 
paient  par  une  déperdition  considérable,  et  que  de  cette  chair  à  canon 
ballottée  sans  merci  il  n'arrive  que  le  squelette.  Les  unités  dont  l'Alle- 
magne peut  disposer  encore,  nous  en  savons  la  qualité  comme  la  quan- 
tité. Nous  savons  que,  parmi  les  corps  qui  sont  sur  le  front  russe,  il  y 
abeaucoupde  landwehr;  que  les  rares,  très  rares  divisions  maintenues 
sur  le  front  serbe  sont  mauvaises  ;  que,  sur  le  front  français,  tout  ce 
que  les  Allemands  peuvent  avoir  encore  de  monde  un  peu  frais  passe 
tour  à  tour  à  Verdun,  qu'ils  ne  peuvent  plus  prendre,  —  et  nous  savons 
qu'il  le  savent,  —  pour  en  revenir,  décimé,  éreinté,  désespéré,  et  y 
retourner  sans  aucun  répit.  Par  les  prisonniers  que  nous  faisons,  par 
les  morts  que  nous  relevons,  nous  savons  que  beaucoup  de  leurs 
soldats,  dans  beaucoup  de  leurs  régimens,  sont  aujourd'hui  des 
chétifs,  des  malingres,  parfois  même  des  mutilés.  La  témérité  de  leur 
jeu  ne  nous  en  impose  pas;  nous  y  voyons  justement  ce  qu'ils  vou- 
draient cacher,  un  symptôme  de  plus  de  leur  épuisement.  Nous  savons 
que  l'Allemagne  chancelle,  qu'elle  souffre,  et  même  beaucoup  plus 
que  nous  ne  le  croyons  :  quand  sa  misère  n'était  pas  vraie,  elle  la 
criait;  elle  est  vraie,  maintenant  qu'elle  la  nie.  Nous  savons  que 
l'Empire  militaire  est  comme  le  boxeur  exténué  qui,  ne  pouvant  plus 
frapper,  ne  pouvant  plus  même  parer,  et  sentant  qu'au  premier  choc 
il  s'écroulera,  s'accroche  en  corps  à  corps  aux  bras  de  l'adversaire 
pour  tâcher  de  gagner  debout  le  coup  de  cloche  final.  Les  assauts 
obstinés,  multipliés  contre  Verdun,  la  récente  offensive  autrichienne 
contre  le  Trentin,  le  semblant  de  réveil  allemand  sur  la  Dwina  ne 
contredisent  ni  n'infirment  ces  observations  et  ces  conclusions.  Dans 
toute  cette  guerre,  la  stratégie  de  l'Allemagne  a  été  enchaînée  à  sa 


716  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

politique.  Nous  savons  donc  pourquoi  le  kronprinz,  héritier  du 
trône  et  confident  de  l'anxiété  de  Guillaume  II,  entasse  les  mon- 
ceaux de  cadavres.  Politique  intérieure  :  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'Empire,  à  la  fin  de  février,  alors  qu'on  se  représentait  la  chute 
prochaine  de  «  la  principale  forteresse  du  principal  ennemi,  »  les 
élèves  des  écoles  ont  fait  la  même  dictée  :  Importance  de  Verdun;  tous 
les  journaux  ont  publié  une  sorte  de  communiqué  intitulé  :  Verdun 
cœur  de  la  France.  Politique  extérieure  :  Verdun  tombé,  on  escomp- 
tait le  désarroi  moral  chez  nous,  chez  nos  alliés  et  chez  les  neutres  ; 
Verdun  pris,  l'Allemagne,  dit-on,  aurait  étonné  la  terre  par  la  modé- 
ration des  conditions  de  paix  qu'elle  aurait  offertes  à  la  France.  Cette 
modération  aussi,  que  nous  nous  félicitons  de  n'avoir  pas  eu  à  appré- 
cier, est  une  indication  du  dynamomètre.  Mais,  nous  le  savons,  ce 
n'est  pas  de  son  bon  naturel  qu'était  venu  à  l'Empereur  ce  souci.  La 
guerre  d'usure,  en'imposant  des  sacrifices  qui  sont  ou  qui  semblent 
être  inégaux,  n'agirait-elle  pas  comme  un  levain  de  particularisme? 
Sans  nous  exagérer  l'importance  de  pareils  faits,  qui  ne  se  révélera 
qu'après  la  guerre,  si  le  germe  doit  se  développer,  remarquons  que  la 
Saxe,  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  se  sont  associés  pour  «  les  cartes 
de  viande,  »  en  dehors  des  États  du  Nord  de  l'Empire.  Dans  l'Allemagne 
occidentale  se  dessine,  pour  la  centralisation  des  vivres,  une  organi- 
sation qui,  par  ses  contours  géographiques,  copie  ou  calque  exacte- 
ment la  Confédération  du  Rhin.  M.  Delbrûck,  jugé  insuffisant,  peut 
s'en  aller,  M.  Helfferich  passer  des  Finances  à  l'Intérieur,  M.  de 
Batocki  être  institué  «  dictateur  de  l'alimentation.  »  L'Allemagne  n'en 
aura  pas  un  morceau  de  pain  de  plus  et  pas  une  terreur  de  moins.  La 
grasse  et  docile  Allemagne  a  appris  par  la  faim  le  mécontentement 
(nous  usons  exprès  du  mot  le  plus  faible).  Encore  une  fois,  ce  n'est 
rien  outrés  peu  de  chose,  pour  le  moment  :  pas  même  un  pli,  à  peine 
une  ride.  Cependant  il  pourrait  y  avoir  là-dessous  un  très  lent  et  très 
sourd  travail  qui,  [sur  cette  race  grisée  d'orgueil,  opère  peut-être 
plus  profondément  que  ne  l'eût  fait  un  Waterloo  en  juin  1915.  Si 
l'Allemagne  veut  gagner  le  coup  de  cloche,  gagner  du  temps,  c'est 
que, l'antique  proverbe  le  dit  :  «  qui  a  temps  a  vie.  »  Inversement,  qui 
n'a  pas  beaucoup  de  vie  n'a  pas  beaucoup  de  temps;  et  il  lui  faut,  en 
conséquence,  se  presser,  s'agiter,  se  dépenser  en  double.  Lorsque 
l'Allemagne  n'aura  plus  que  deux  obus  à  tirer,  elle  les  tirera  ensemble 
pour  faire  plus  de  bruit,  à  défaut  de  plus  de  mal  :  après  quoi,  elle 
lèvera  les  bras  :  «  Camarade  !  »  A  l'heure  même  où  elle  attaque  à 
Verdun,  où  l'Autriche  attaque  sur  l'Adige  et  sur  la  Brenta,  elle  vou- 


REVUE.    CHRONIQUE.  717 

drait  déjà  nous  le  faire  dire  par  M.  Wilson  et  tramer  par  la  main  des 
neutres  la  paix  allemande.  Ce  que  l'Allemagne  veut  forcer,  à  Douau- 
mont  et  au  Mort-Homme,  c'est  moins  la  victoire  que  la  fin,  qu'il  lui 
faut  prompte  pour  lui  permettre  un  recommencement.  Mais  nous  ne 
nous  laisserons  ni  troubler,  ni  tromper.  Nous  savons. 

Comme  si  M.  Wilson  avait  une  revanche  à  prendre  d'avoir  écrit 
avec  sobriété,  il  a  parlé,  ces  jours-ci,  avec  abondance.  Il  a  tenu  dans 
un  cercle  de  journalistes  des  propos  que  ses  interlocuteurs  n'ont 
point,  par  habitude  de  métier,  entendus  en  confidence,  et  dont 
quelques-uns,  s'ils  ont  été  fidèlement  rapportés,  ne  laissent  pas  d'être 
un  peu  acerbes.  Le  thème  principal  de  l'interview  est  l'éloge  de  la 
neutralité,  mais  quel  éloge!  un  dithyrambe,  avec,  à  l'adresse  de  tous 
les  belligérans,  sans  exception  ni  distinction,  une  diatribe.  Le  Prési- 
dent des  États-Unis  professe,  au  sujet  de  la  guerre  européenne,  l'opi- 
nion de  l'empereur  François  II  d'Autriche  au  sujet  des  Constitutions  : 
Toi  us  mundus  stullizat,  disait  l'Empereur  à  la  Diète  hongroise.  Et 
M.  Wilson  dit  de  même  :  «  Tout  le  monde  devient  fou.  »  Ce  sont  ses 
propres  paroles.  Les  peuples  et  leurs  chefs  ont  perdu  la  tête.  «  Cette 
querelle  a  entraîné  si  loin  ceux  qui  s'y  sont  engagés  qu'ils  ne  peuvent 
se  maintenir  dans  les  limites  de  la  responsabilité.  »  Et  ensuite  :  «  Si  le 
reste  du  monde  est  fou,  pourquoi  ne  pas  refuser  d'avoir  rien  à  faire 
avec  ce  reste  du  monde?  »  Interrogation  qui  se  change  en  affirmation  : 
«  Nous  n'avons  rien  à  voir  avec  la  querelle  présente.  »  —  Les  autres, 
ceux  qui  se  battent,  fût-ce  pour  le  droit  et  pour  leur  droit,  fût-ce  pour 
leur  terre,  fût-ce  pour  leurs  autels  et  leurs  foyers,  tout  comme  ceux 
qui  se  sont  rués  à  la  conquête,  au  gain,  à  la  rapine,  sont  des  fous; 
nous  ne  faisons  pas  entre  eux  de  différence,  nous  les  mettons  dans  le 
même  cabanon.  Nous  sommes  les  sages,  puisque  nous  sommes  les 
neutres,  et  non  seulement  parce  que,  tandis  qu'ils  meurent,  nous 
vivons,  mais  parce  que,  devant  l'horrible  spectacle  que  donne  plus  de 
la  moitié  du  genre  humain,  nous  conservons  l'équilibre  de  notre 
raison.  — Le  sang  glacé  ne  coule  pas.  Le  Président  Wilson  est  très  sûr 
que  la  neutralité  est  toujours  la  sagesse,  et  c'est  peut-être  d'un  bon 
administrateur,  mais  ce  n'est  pas  d'un  grand  politique. 

Tous  les  grands  politiques  ont  vu  que  la  neutralité  a  ses  périls, 
que  c'est  souvent  le  moins  honorable  et  parfois  le  plus  maladroit  des 
partis.  Assurément,  les  argumens  de  Machiavel,  pieusement  repris 
par  Cavour,  le  discours  qu'il  prête  au  légat  romain  répondant,  dans 
l'assemblée  des  Achéens,  à  l'ambassadeur  d'Antiochus  :  «  Quant 
au  parti  qu'on  vous  dit  être  le  meilleur  et  le  plus  utile  à  votre  État 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ne  point  vous  mêler  de  notre  guerre,  il  n'en  est  pas  qui  puisse  vous 
être  plus  contraire...  Il  arrivera  toujours  que  celui  qui  n'est  pas  votre 
ami  sollicitera  votre  neutralité,  et  que  celui  qui  est  votre  ami  vous 
demandera  de  vous  découvrir  avec  les  armes.  Et  les  Princes  mal 
résolus,  pour  fuir  les  périls  présens,  suivent  le  plus  souvent  cette  voie 
neutre,  et  le  plus  souvent  ils  se  ruinent;  »  toutes  ces  raisons,  qui  n'ont 
pas  vieilli,  portent  surtout  dans  le  cas  de  nations  voisines,  ayant  des 
frontières  communes,  ou  du  moins  des  points  de  contact,  quelque 
surface  de  friction.  Les  mêmes  argumens  peuvent  paraître  s'appli- 
quer moins  bien  au  cas  spécial  des  États-Unis,  séparés  de  l'Europe 
par  toute  l'étendue  de  l'Océan.  Mais  cette  guerre  elle-même  a  prouvé 
que  l'Océan  les  en  sépare  beaucoup  moins  qu'on  ne  l'aurait  cru. 
Moralement,  il  faut  ajouter  qu'autant  l'impartialité  absolue,  portée 
jusqu'à  l'indifférence,  de  la  neutralité  quand  même,  eût  pu  pourtant 
s'expliquer  chez  des  réalistes  comme  les  grands  Italiens,  qui  n'ont 
été  et  n'ont  voulu  être  que  des  politiques,  pour  qui  la  politique  n'a 
été  qu'une  géométrie,  autant  cette  attitude  est  singulière  chez  un 
homme  qui,  non  seulement  ne  dissimule  pas,  mais  aime  à  montrer 
un  peu  des  scrupules  juridiques  et  des  préoccupations  religieuses. 
Mais  il  y  a  dans  l'interview  de  M.  Woodrow  Wilson  quelque  chose  de 
plus  surprenant  encore  que  la  première  partie,  et  c'est  la  seconde. 
Là,  ce  modèle  de  maîtrise  et  de  possession  de  soi,  qui  juge  de  haut 
les  nations,  amasse  les  images  de  violence;  seulement,  il  se  trouve 
que  les  trois  paraboles  de  M.  Wilson  tombent  toutes  du  même  côté. 
L'homme  qu'il  a  dû  «  coucher  à  terre,  »  l'homme  «  sur  le  cou  » 
duquel  il  a  conseillé  de  «  s'asseoir,  »  le  petit  garçon  dont  il  se  pique 
d'avoir  «  impressionné  l'épiderme,  »  ces  deux  hommes  et  ce  petit 
garçon  ne  peuvent  être  qu'un  seul  et  même  homme,  l'Empereur 
allemand.  Ainsi  les  verges  mêmes  du  «  professeur  Wilson  »  ne  sont 
pas  neutres.  Mais  alors,  que  voilà  une  neutralité  fragile,  et  un  étrange" 
état  d'esprit  chez  un  peace-makerf 

Car  nous  ne  nous  étions  pas  mépris  en  avançant  que  la  phrase 
capitale  de  la  pseudo-réponse  allemande  du  4  mai  était  la  phrase  sur 
la  paix.  C'était  le  coup  destiné  à  M.  Wilson,  par  enveloppement  et 
liement.  Peut-être,  plus  ou  moins,  a-t-il  été  touché.  Le  fait  est  que, 
non  content  de  son  interview,  il  a  prononcé  une  harangue,  sibylline 
autant  que  biblique,  qui  ne  nous  est  parvenue  que  par  fragmens,  et 
qui,  sans  doute  pour  cette  cause,  n'est  pas  très  clairement  intelli- 
gible. Mais  l'intention  en  est  assez  transparente.  «  Beaucoup  aime- 
raient à  penser,  a  dit  M.  Woodrow  Wilson,  que  le  sens  de  la  comme- 


REVUE.    CHRONIQUE.  719 

moration  qui  nous  réunit,—  le  cent  quarante  et  unième  anniversaire 
de  la  déclaration  d'indépendance,  —  se  manifesterait  si  nous  nous 
figurions  nous-mêmes  devant  quelque  emblème  sacré  de  conseil  et 
de  paix,  de  jugement  conciliant  et  juste  envers  les  nations  et  leur 
rappelant  ce  passage  de  l'Écriture  :  «  Après  le  vent,  après  le  tremble- 
ment de  terre,  après  le  feu,  la  voix  toujours  faible  de  l'humanité.  » 
Et  M.  Wilson  a  appuyé  :  «  Quand  vous  ne  pouvez  vaincre,  il  vous  faut 
prendre  conseil  pour  un  arrangement.  » 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  rechercher  dans  quelle  mesure  un  tel 
langage  est  du  président  en  fonctions  delà  République  américaine  ou 
du  futur  candidat  à  l'élection  présidentielle  d'octobre.  Les  cœurs  les 
plus  fermes  ont  leurs  faiblesses,  et  il  n'est  pas  d'ambitions  plus 
tyranniques  que  celles  qu'on  avait  juré  de  ne  pas  avoir.  Certaines 
gens  prétendent  que  la  concurrence  de  M.  Roosevelt  n'a  pas  été  sans 
influence  sur  la  résolulion  que  M.  Wilson  a  montrée  dans  la  rédaction 
de  sa  note  du  20  avril  :  on  prétendra,  demain,  que  la  candidature  du 
pacifiste  M.  Ford,  adoptée  par  deux  des  États  de  l'Union,  aura  contri- 
bué à  réveiller,  à  raviver  l'instinct  qui  est  au  fond  de  l'âme  du  Prési- 
dent. Mais  il  n'importe.  De  sa  seule  initiative,  ou  à  la  prière  de 
l'Allemagne,  pour  le  bien  de  l'humanité,  par  des  considérations  plus 
étroites,  si  M.  Wilson  n'en  est  pas  encore  à  proclamer,  déjà,  en 
quelque  sorte,  il  murmure,  il  souffle  :  la  paix!  Et  c'est  son  droit.  Le 
nôtre  est  de  n'écouter  que  lorsque  notre  heure  sera  venue.  A  l'homélie 
du  Président  Wilson,  M.  Raymond  Poincaré,  M.  Aristide  Briand,  pour 
la  France,  M.  Asquith  et  sir  Edward  Grey  pour  la  Grande-Bretagne, 
M.  Sazonow  pour  la  Russie,  onl ,  par  avance,  ou  tout  de  suite  répondu. 
La  paix  seulement  quand  les  réparations  nécessaires  auront  été  faites, 
quand  la  Belgique  et  la  Serbie  auront  été  relevées  et  dédommagées, 
quand  les  Austro-Allemands  auront  évacué  la  Pologne,  quand  la 
plaie  qui  saignait  à  notre  tlanc  depuis  quarante-cinq  ans  aura  été 
fermée  de  telle  manière  que  jamais  plus  elle  ne  puisse  se  rouvrir; 
quand  l'assassin  aura  été  puni  et  quand  le  voleur  aura  rendu  gorge- 
quand  la  force  brisée  aura  confessé  à  genoux  qu'il  n'y  a  de  droit  que 
le  droit;  quand  l'Allemagne,  enfin,  aura  été  mise  hors  d'état  de  nuire 
ou  d'épouvanter,  et  quand  nous  aurons  sauvé  d'elle  pour  des  siècles, 
dût- il  nous  en  coûter  toute  une  génération,  la  génération  qui  grandit 
et  celle  qui  va  naître.  Que  M.  Wilson  daigne  s'en  convaincre  :  tous 
les  hommes  d'Élat  de  l'Entente,  en  parlant  ainsi,  se  tiennent  préci- 
sément «  dans  les  limites  de  leur  responsabilité,  »et  ils  n'en  sortent 
pas,  mais  ils  les  emplissent,  et  leur  faute  serait  un    crime,    s'ils 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'arrêtaient  à  mi-chemin.  Quant  à  lui,  vouloir  imposer  ou  insinuer  la 
paix,  alors  qu'il  ne  peut  y  avoir  la  paix,  alors  que,  pour  les  peuples 
martyrisés,  «  la  folie  de  l'épée  »  est  devenue  une  espèce  de  «  folie 
delà  croix;  »  que  le  devoir,  pour  nous,  n'est  plus  seulement  patrio- 
tique, mais  mystique,  ce  ne  serait  pas  servir  l'humanité,  ce  serait 
servir  l'Allemagne,  ce  serait  tenir  les  bras  de  l'humanité  pendant 
qu'on  l'outrage  et  qu'on  la  poignarde. 

Nous  l'avons  dit,  nous  ne  craignons  pas  de  le  redire,  avec  tout  le 
respect  qui  est  dû  à  la  dignité  et  au  caractère  du  Président  des 
États-Unis  :  il  y  a  des  choses  qui  dépendent  de  M.  Wilson  et  des 
choses  qui  ne  dépendent  pas  de  lui.  Au  surplus,  toutes  les  manœuvres 
de  l'Empire  allemand  sont  condamnées  à  échouer.  Chaque  fois  qu'il 
s'est  senti  tenu  en  échec,  il  s'est  ingénié  à  déclencher  une  interven- 
tion nouvelle,  la  Turquie  au  lendemain  de  la  Marne,  la  Bulgarie  après 
l'Yser.  N'ayant  pas  pu  réussir  à  jeter  les  États-Unis  en  travers  de  la 
pression  maritime  de  l'Angleterre,  il  s'est  retourné  vers  la  Suède,  a 
agité  le  spectre  de  l'invasion  russe,  a  condensé  sur  les  îles  Aland  les 
nuages  factices  de  sa  chimie  diplomatique.  Le  secours  de  l'armée  et 
de  la  marine  suédoise  lui  eussent  été  bien  utiles,  si  Hindenbourg, 
maussade  et  comme  envoûté  par  les  clous  dont  on  a  percé  sa  statue, 
se  décide  à  reprendre  sa  marche  manquée  contre  Petrograd.  Mais  le 
malentendu  a  été  dissipé,  la  Suède  restera  neutre;  et,  la  onzième 
heure  étant  passée,  tous  les  autres  neutres  aussi,  vraisemblablement, 
resteront  neutres,  pour  ne  pas  risquer  de  s'entendre  dire  qu'ils  se 
sont  décidés  trop  tard  :  en  quoi  M.  Wilson,  panégyriste  de  la 
neutralité,  ne  saurait  manquer  de  trouver  un  sujet  de  consolation. 
La  paix  n'est  pas  encore  en  vue.  Mais  la  guerre  paraît  circonscrite, 
si  l'épithète  n'est  pas  absurde  pour  une  guerre  qui  couvre  tout  un 
continent  et  déborde  sur  plusieurs  autres.  Au  pis  aller,  la  partie  est 
liée.  Elle  n'est  peut-être  pas  encore  gagnée  pour  nous.  Elle  est 
sûrement  déjà  perdue  par  l'Allemagne.  Les  quatre  mille  tonnerres  de 
Verdun  et  les  deux  mille  tonnerres  de  Rovereto  n'y  changeront  rien. 

Cbarles  Benoist. 

Le  Directeur-Gérant , 
René  Doumic. 


L'ERE  NOUVELLE 

PROBLÈMES  DE  LA  GUERRE  ET  DE  LA  PAIX 


LE  PROBLEME  DE  LA  GUERRE 


Eh  bien  !  oui,  c'est  la  guerre...  et  une  longue  guerre  ! 

L'humanité  avait  fait  un  beau  rêve  :  au  mois  d'août  1913, 
on  inaugurait,  à  La  Haye,  le  temple  de  la  Paix.  Et  ce  temple 
ne  s'est  pas  rouvert  pour  abriter  le  concert  de  l'harmonie 
universelle,  qu'un  conflit  terrible  éclate  et  couvre  de  sang  la 
planète  presque  entière. 

«  0  vieillard,  tu  te  plais  aux  paroles  sans  fin  comme  autre- 
fois aux  temps  de  la  paix  ;  mais  voici  qu'une  bataille  inévitable 
se  prépare.  Certes,  j'ai  vu  un  grand  nombre  de  combats,  mais 
je  n'ai  point  vu  encore  une  armée  aussi  formidable  et  aussi 
innombrable  :  elle  est  pareille  aux  feuilles  et  aux  grains  de 
sable  ;  et  voici  qu'elle  vient,  à  travers  la  plaine,  combattre 
autour  de  la  ville  (1).  » 

Ainsi  s'exprime,  dans  Ylliade,  Iris,  la  messagère  des  dieux. 
La  guerre  de  Troie  paraissait  donc,  même  aux  dieux,  la  plus 
formidable  de  toutes  les  guerres,  et  les  armées  qui  luttaient 
sous  les  murailles  d'Ilion  les  plus  nombreuses  de  toutes  les 
armées.  Et  voici  que  nous  répétons,  à  notre  tour,  ce  que  répé- 

(1)  Iliade.  Traduction  de  Leconte  de  Lisle. 

tome  xxxni.  —  1916.  46 


*722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

taient,  sans  doute  après  tant  d'autres,  nos  plus  lointains 
aïeux. 

Il  faut  s'incliner  :  la  guerre  est  dans  l'héritage  du  genre 
humain.  Maigre'  les  maux  qui  la  suivent,  malgré  sa  cruelle 
sanction,  —  à  savoir  le  fait  de  frapper  les  hommes  à  mort 
sans  jugement,  —  elle  est  inhérente  à  la  vie  :  la  vie  est  une 
lutte. 

Réfléchissons  cependant  :  la  guerre  des  hommes  n'est  pas  la 
guerre  des  bêtes;  et  l'humanité  le  sait.  Dans  la  haute  et  instinc- 
tive conception  de  sa  propre  destinée  qui  la  distingue  des 
autres  espèces,  elle  tend  son  intelligence  et  sa  volonté  pour 
affirmer  cette  différence. 

Car,  pour  elle,  c'est  le  coup  de  partie  :  si  l'odeur  du  sang 
doit  la  faire  retomber  dans  la  bestialité,  elle  perd;  l'effort  admi- 
rable accompli  par  elle,  de  siècle  en  siècle,  pour  s'élever  au- 
dessus  des  autres  animaux  est  vain  ;  elle  n'a  plus  qu'à  renoncer 
à  l'idéal  qui  est  l'aspiration  suprême  de  toute  société  humaine 
et  qui  se  rattache  à  la  plus  profonde  des  lois  naturelles  et 
divines  :  la  justice. 

Montesquieu  dit  :  «  Le  droit  de  la  guerre  dérive  de  la  néces- 
sité et  du  juste  rigide.  »  Tout  est  dans  ces  deux  mots  :  le  droit 
de  la  guerre,  —  le  juste  rigide. 

La  guerre,  en  tant  que  fait,  est  une  crise  d'animalité  : 
elle  n'appartient  au  riche  trésor  de  la  civilisation  humaine  que 
si  elle  rentre  dans  le  cycle  du  droit.  Le  problème  consiste  donc 
à  amener  de  plus  en  plus  l'humanité  à  n'admettre  et  à  ne  conce- 
voir la  guerre  que  comme  née  du  droit  et  soumise  au  droit.  La 
guerre  n'est  digne  du  nom  de  guerre  que  si  elle  est  légitime. 
C'est  parce  qu'il  voit  la  chose  ainsi  que  Proudhon  reconnaît 
dans  la  guerre  un  acte  de  la  vie  morale  :  «  La  guerre,  de  même 
que  la  religion  et  la  justice,  est,  dans  l'humanité,  un  phéno- 
mène plutôt  interne  qu'externe,  un  fait  de  la  vie  morale  bien 
plus  que  de  la  vie  physique  et  passionnelle.  » 

Je  voudrais  que  l'on  réfléchit  profondément  sur  ce  principe 
de  toute  vie  sociale  :  respecter,  dans  les  limites  du  juste,  la  vie 
des  autres.  L'individu  isolé  est  en  proie  à  la  violence  :  pour 
mieux  se  défendre  et  sans  doute  pour  mieux  aimer,  il  se  groupe 
sous  une  règle  et  il  introduit  dans  ses  relations  avec  les  autres 
le  juste;  l'équilibre  des  sociétés  tient  à  l'acceptation  mutuelle 
de  ce  principe.  L'origine  du  droit  est  le  consentement  des  par- 


l'ère  nouvelle.  723 

ties,  qui  implique  la  liberté.  De  même  qu'il  y  a,  au  dire  de 
Kipling, une  «  loi  de  la  jungle  »  que  tout  animal  respecte,  il  y  a 
une  «  loi  de  l'humanité  »  que  toute  société  accepte.  Une  société 
qui  ne  reconnaît  pas  sa  limite  dans  le  droit  à  l'existence  des 
autres  sociétés  (le  juste  rigide)  se  met  elle-même  hors  de  la  vie  : 
elle  s'expose  à  une  coalition  de  tous  qui  la  poursuivront  jusqu'à 
ce  qu'elle  se  range  au  devoir  commun. 

La  civilisation  a  pour  tâche  de  réaliser  ces  instincts,  fils  de 
la  loi  de  justice  et  de  la  loi  d'amour;  elle  tend  à  subordonner 
le  fait  de  la  guerre  au  droit  de  la  guerre,  à  entourer  la  guerre, 
dans  ses  origines  et  dans  ses  phases  diverses,  de  certaines  ga- 
rantieset  conditions  par  lesquelles  elle  deviendra  de  plus  en  plus 
la  guerre  des  hommes  et  de  moins  en  moins  la  guerre  des  bêtes. 

Les  penseurs  du  xvme  siècle,  achevant  une  lente  et  lointaine 
élaboration  des  âges,  ont  dégagé  cette  conception  avec  une 
autorité  et  une  lucidité  telles  qu'on  put  la  croire  acceptée  sans 
conteste  par  tous  :  elle  pénétra  le  sens  humain  comme  un 
acquis,  passé,  semblait-il,  à  l'état  de  dogme.  La  guerre,  détestée 
par  les  mères,  matribus  detestata,  ne  trouvait  grâce  devant 
l'opinion  du  genre  humain  que  si  elle  avait,  à  ses  origines,  le 
droit  et  si,  dans  ses  développemens,  elle  se  soumettait  au  droit. 
On  pardonne  beaucoup  à  la  violence,  fille  de  la  passion  :  encore 
faut-il  qu'elle  soit  loyale  et  qu'elle  garde  le  respect  du  juste, 
alors  même  qu'elle  rompt  avec  lui. 

II  s'était  donc  fait  une  sorte  d'accord  universel  au  sujet  du 
droit  de  la  guerre,  et  le  temps  semblait  venu  où  ce  compromis 
tacite  pourrait  essayer  de  se  codifier  en  une  première  législation 
acceptée  par  l'ensemble  des  sociétés  civilisées. 

Qu'on  se  souvienne  des  nobles  paroles  par  lesquelles 
M.Odier,  délégué  suisse,  et  M.  Léon  Bourgeois,  délégué  de  la 
France,  célébraient  à  La  Haye  l'engagement  mutuel  pris  par 
les  Puissances  de  recourir,  en  cas  de  conflit,  à  l'intervention  des 
neutres  ou  aux  «  bons  offices  »  de  la  Cour  permanente  de  La 
Haye  :  «  En  préparant  cette  formule,  dit  M.  Odier,  nous  avons 
cherché  à  ouvrir  une  ère  nouvelle  dans  les  rapports  internatio- 
naux :  à  cette  ère  nouvelle  correspondent  des  devoirs  nouveaux, 
particulièrement  pour  les  neutres...  Ils  seront  désormais,  selon 
une  expression  heureuse,  des  pacigérans...  »  Et  M.  Léon  Bour- 
geois :  «  Croyez-vous  que  ce  soit  peu  de  chose  que,  dans  cette 
conférence,  c'est-à-dire  non  pas  dans  une  réunion   de  théori- 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciens  et  de  philanthropes  discutant  librement  et  sous  leur  res- 
ponsabilité personnelle,  mais  dans  une  assemblée  où  sont 
officiellement  représentés  les  gouvernemens  de  toutes  les  nations 
civilisées,  l'existence  de  ce  devoir  international  ait  été  pro- 
clamée et  que  la  notion  de  ce  devoir,  désormais  introduite  pour 
toujours  dans  la  conscience  des  peuples,  s'impose,  à  l'avenir, 
aux  actes  des  gouvernemens  et  des  nations?  » 

Le  baron  de  Marshall,  délégué  de  l'Allemagne,  ayant  adhéré, 
au  nom  de  son  gouvernement,  à  la  plupart  des  décisions  prises 
par  la  conférence,  ne  marchandait  pas  sa  chaleureuse  appro- 
bation. 

La  grande  responsabilité  qui  pèse  sur  l'Allemagne,  du  fait 
des  événemens  actuels,  n'est  pas  tant,  à  ce  qu'il  me  semble, 
d'avoir  ouvert  les  outres  d'Éole  et  d'avoir  déchaîné  sur  le 
monde  la  plus  terrible  tempête  qu'il  ait  subie  :  c'est  d'avoir 
ébranlé,  dans  la  conscience  universelle,  la  foi  au  mythe,  au 
millénaire  de  la  paix. 

L'humanité,  si  elle  eût  suivi  le  peuple  allemand  dans  sa 
formidable  hérésie,  eût  perdu  le  sens  même  de  son  évolution  et 
de  sa  destinée  :  elle  fût  tombée  dans  une  sorte  de  manichéisme, 
—  opposant  le  principe  de  la  force  à  celui  du  droit,  le  principe 
du  mal  au  principe  du  bien,  —  qui  l'eût  égarée  à  jamais. 

Guerre  insolente,  s'il  en  fut.  Faillite  de  tout  ce  que  l'huma- 
nité a  voulu,  a  cherché,  a  fait.  Les  penseurs,  les  philosophes, 
les  hauts  guides  de  la  marche  à  l'étoile  ont  toujours  réclamé 
la  paix,  —  «  la  paix  sur  la  terre  aux  hommes  de  bonne 
volonté.  »  Don  Quichotte,  les  résumant  tous,  dit  avec  sa  savou- 
reuse et  profonde  bonhomie  :  «  Les  armes  ont  pour  objet  et 
pour  but  la  paix,  c'est-à-dire  le  plus  grand  bien  que  les  mortels 
puissent  désirer  en  cette  vie  :  cette  paix  juste,  cette  paix  divine 
est  le  véritable  but  de  la  guerre.  » 

Or,  l'Allemagne  prenait  l'envers  de  ce  rêve;  elle  s'inscrivait 
en  faux  contre  la  parole  du  Christ;  elle  rompait  avec  l'idéal 
universel,  et  c'est  pourquoi  son  initiative  redoutable,  réfléchie 
et  voulue,  a  soudain  frappé  à  l'âme  le  monde  tout  entier  ; 
elle  a  posé  des  problèmes  sur  lesquels  doit,  maintenant,  pour 
son  salut,  réfléchir  à  fond  l'humanité. 

Que  voulait  l'Allemagne?  Quel  calcul,  quel  instinct,  quelle 
volonté  la  dirigent? 


l'ère  nouvelle.,  725 

Il  ne  s'agit  pas  de  revenir  sur  les  exposés  si  nombreux,  si 
probans  qui  ont  élucidé  les  doctrines  pangermanistes,  les  motifs 
qui  déterminèrent  les  empires  du  Centre  à  rendre  le  conflit 
inévitable,  les  méthodes  appliquées  par  eux  et  leurs  armées 
dans  la  conduite  des  hostilités.  Doctrines  et  faits  sont  connus  : 
c'est  uniquement  pour  découvrir  les  raisons  essentielles,  pour 
essayer  de  dégager  les  conséquences  probables,  qu'il  est  utile  de 
préciser  certains  points. 

I.    —    DU    PRÉTENDU    MYSTICISME   DES   ALLEMANDS 

Il  conviendrait,  tout  d'abord,  de  mettre  les  esprits  trop 
dociles  en  garde  contre  une  théorie  venue  d'Allemagne  et  qui 
tend  à  se  propager  dans  le  monde,  à  savoir  que  c'est  une  sorte 
de  mysticisme  qui  aurait  mis  en  mouvement  et  emporté,  en 
quelque  sorte,  hors  d'elles  et  malgré  elles,  les  masses  alle- 
mandes :  d'après  ce  système,  le  soldat  allemand  combattrait  et 
se  sacrifierait  pour  la  régénération  de  l'univers. 

En  vérité,  ces  gens  ont  toutes  les  ruses.  Personne  ne  s'entend 
comme  eux  à  envelopper  de  paroles  graves  et  de  propos  grandi- 
Ioquens  les  passions  ou  les  intérêts...  Il  faudra  bien,  un  jour, 
percer  à  fond  l'artifice  de  cette  philosophie  allemande  qui  met 
le  monde  et  Dieu  lui-même  aux  pieds  du  Moloch  État. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'origine  pangermaniste  de  la  thèse  du 
«  mysticisme  »  allemand  n'est  pas  douteuse  :  elle  est  l'âme  de 
l'histoire  de  Treitschke  ;  elle  est  disséminée  aux  quatre  vents  de 
l'enseignement  universitaire  et  scolaire  par  la  parole  des 
professeurs;  elle  gonfle  le  livre  de  Bernhardi,  U  Allemagne  et  la 
prochaine  guerre,  publié  en  1911-1913  et  qui  est  comme  le 
manuel  de  ce  que  doit  savoir  et  penser  un  Allemand,  à  la  veille 
des  événemens  de  1914.  Cet  enseignement  et  ces  livres  ont  une 
action  puissante  sur  le  peuple  allemand,  parce  qu'ils  lui  servent 
ce  qui  vient  de  lui  :  c'est  le  résultat  d'une  longue  opération 
intérieure  où  tous  les  sentimens  de  la  race  sont  cuits  et  recuits. 
Cette  étrange  doctrine  a  ce  caractère  singulier  d'être  faite  non 
pour  l'universalité  des  hommes,  mais  pour  un  seul  peuple  : 
elle  n'a  d'autre  objet  que  de  l'entraîner  et  l'exalter  sur  ses 
propres  vertus,  de  façon  à  l'amener  à  un  état  d'auto-suggestion 
où  il  devient  Dieu  pour  lui-même. 

Un  philosophe  de  vigoureux  esprit,  M.  Lote,  au  cours  d'une 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES.-, 

thèse  soutenue  dès  l'année  1911,  a  parfaitement  démêlé,  dans  la 
politique  allemande  du  xvmc  siècle,  les  origines  de  cette  dispo- 
sition où  le  pédantisme  et  le  caporalisme  se  combinent  dans  la 
formule  de  l'étatisme,  pour  sauvegarder  contre  l'invasion  des 
idées  françaises  le  patrimoine  des  hobereaux  et  du  sectarisme 
prussien  :  «  Tandis  que  Mme  de  Staël  voit  les  Allemands  «  beau- 
coup plus  susceptibles  de  s'enflammer  sur  les  pensées  abstraites 
que  pour  les  intérêts  de  la  vie,  »  nous  constatons,  au  contraire, 
que  la  raison  d'Etat  commande  en  souveraine  :  elle  seule  inspire 
les  querelles,  l'inquisition,  l'intolérance.  Sauver  les  intérêts, 
telle  fut  la  volonté  commune  (1).  »  Ventre  et  fumée...  c'est  tout 
le  germanisme. 

Pour  matérialiser  la  fumée,  pour  satisfaire  les  appétits  et 
les  intérêts,  il  n'y  a  qu'un  moyen  :  une  politique  de  proie,  une 
discipline,  la  conquête  et  l'expansion,  en  deux  mots,  la  Guerre 
et  l'Etat.  La  doctrine  de  l'Etat  devient  le  clou  de  toute  la 
pensée,  de  toute  la  philosophie  allemande.  Laissons  encore 
parler  notre  auteur  :  «  Une  réalité  s'éclaire  :  l'effort,  la  volonté 
de  produire  un  Etat.  La  direction  est  nette,  consciente  et  bru- 
tale :  sauver  l'Etat  ou  refaire  l'Etat,  cette  «  raison  »  première 
dont  un  Allemand  du  xixc  siècle  pourra  dire  :  «  Notre  Etat  est 
ce  que  nous  avons  de  suprême  sur  la  terre.  »  A  cet  égard,  la 
poussée  est  formidable  :  il  n'y  a  plus  d'idéalistes,  ni  de  nationa- 
listes, ni  de  mystiques,  ni  de  libéraux,  ni  d'orthodoxes  :  il  n'y  a 
qu'une  discipline  en  marche,  fanatique  d'elle-même  et  mena- 
çante pour  l'avenir  (2).  » 

Quant  à  la  «  guerre,  »  il  suffit  d'invoquer,  comme  le  fait 
Bernhardi,  la  parole  du  maître  de  l'àme  germaine,  Luther  : 
«  En  somme,  il  ne  faut  pas  voir  dans  la  pratique  de  la  guerre 
comment  on  étrangle,  comment  on  brûle,  comment  on  se  bat 
et  comment  on  se  comporte  :  car  c'est  ce  que  font  les  yeux 
bornés  et  simplistes  des  enfans  qui  ne  considèrent  que  le 
chirurgien  coupant  une  main  et  sciant  une  jambe,  ne  voyant 
pas  qu'il  faut  le  faire  pour  sauver  le  corps  tout  entier.  De 
même,  il  suffit  de  regarder  avec  des  yeux  virils  la  fonction  du 
glaive  et  son  action  terrible  pour  voir  que  c'est  une  tâche 
divine  en  soi  et  aussi  utile  et  nécessaire  que  de  manger  et  de 
boire.  » 

(1)  René  Lote,  docteur  es  lettres,  Du  Christianisme  au  Germanisme,  1911,  p.  193. 

(2)  Ibid.,  p.  195. 


l'ère  nouvelle.  727 

Guerre  et  Etat,  voilà  les  nécessités  et  les  aspirations  dont  il 
faut  faire  un  tout,  un  dogme,  un  credo,  une  foi. 

L'Allemagne,  donc,  se  met  à  la  recherche  de  son  propre 
mysticisme.  Le  Christ,  l'Empire  romain,  Mahomet,  la  Révolu- 
tion française,  les  grandes  images  flottent  dans  ces  cerveaux 
ténébreux  :  le  besoin,  l'instinct  du  pastiche  est  un  des  carac- 
tères du  ge'nie  allemand  ;  il  n'est  content  de  lui-même  que  s'il 
a  égalé  ou  surpassé,  —  autant  que  la  copie  e'gale  ou  surpasse 
l'original. 

On  chercha  donc  la  grande  idée,  capable  de  couvrir  les  deux 
aspirations  et  de  les  grouper  dans  un  article  de  foi.  On  chercha 
et  l'on  trouva  :  tel  le  docteur  Faust,  le  célèbre  chimiste  Ostwald 
rencontra,  au  fond  de  ses  cornues,  le  mythe  dont  on  avait 
besoin.  Il  ne  faisait  que  prendre  son  bien  où  il  le  trouvait,  c'est- 
à-dire  dans  la  philosophie  et  la  politique  allemandes,  toutes 
deux  ardentes  aux  réalisations  pratiques  et  pragmatiques.: 
Guerre  et  Etat,  il  résuma  le  tout  dans  un  seul  mot  :  Organi- 
sation . 

«  Je  vais,  maintenant,  dit-il,  expliquer  le  grand  secret  de 
l'Allemagne.  L'Allemagne  veut  organiser  l'Europe  qui,  jus- 
qu'ici, ne  l'a  pas  été.  Nous,  ou  peut-être  plutôt  la  race  germa- 
nique, avons  découvert  le  facteur  de  l'organisation.  Les  autres 
peuples  vivent  encore  sous  le  régime  de  Y  individualisme ,  alors 
que  nous,  Allemands,  sommes  sous  celui  de  Y  organisation.  » 

Voilà  donc  ce  «  secret  plein  d'horreur  !  »  La  phrase 
d'Ostwald  illumine  tout,  justifie  tout. 

Au  moment  où  les  armées  allemandes,  honteuses  elles- 
mêmes  de  la  besogne  qu'on  leur  a  commandées,  crient  à  leurs 
victimes  :  «  Nous  ne  sommes  pas  des  barbares  !  »  au  moment  où 
l'univers  pousse  un  cri  et  se  lève  pour  demander  des  comptes,  au 
moment  où  l'empereur  Guillaume  adresse  au  président  Wilson 
ce  télégramme  du  8  septembre  1914  qui  est  comme  le  premier 
essai  d'une  justification,  sinon  d'une  amende  honorable,  le 
chimiste  intervient,  et  il  suggère,  après  coup,  la  thèse  destinée 
à  égarer  définitivement  les  consciences,  ou  plutôt  à  replonger 
l'Allemand  dans  le  bourbier  de  son  pharisaïsme  et  de  son 
orgueil  :  «  Non,  vous  n'êtes  pas  des  barbares  !  Vous  êtes  des 
croisés!  Vous  apportez  au  monde  la  bonne  parole  de  1'  «  Orga- 
nisation. » 

Que  le  génie  de  1'  «  Organisation  »  appartienne  en  propre  à 


728  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

l'Allemagne,  c'est  une  prétention  dont  il  a  déjà  été  fait  justice  (1). 

Les  Romains  furent  les  organisateurs  du  monde  antique. 
Louis  XIV  et  Napoléon  ont  passé  jusqu'ici  pour  des  organisa- 
teurs; Louvois  et  Garnot  de  même.  L'Europe  vit  encore  sous  le 
régime  que  l'administration  impériale  lui  a  dicté.  L'histoire 
répète  comme  un  lieu  commun  que  la  centralisation  française, 
élaborée  parles  Richelieu,  lesGolbert,  la  Révolution,  est  tombée 
dans  une  sorte  d'excès.  D'autre  part,  l'organisation  industrielle 
et  commerciale  a  trouvé  ses  principes  et  ses  méthodes  en 
Angleterre  :  sauf  des  détails  d'application,  il  est  impossible  de 
discerner  les  ressorts  nouveaux  que  l'Allemagne  aurait  mis  en 
œuvre. 

Une  certaine  tendance  au  socialisme  d'Etat,  l'ingérence 
minutieuse  et  pointilleuse  de  la  bureaucratie  dans  les  affaires 
particulières,  le  règne  du  verbolen,  la  militarisation  de  la  vie 
civile,  ce  ne  sont  pas  des  faits  si  nouveaux  sur  la  planète.  Notre 
enfance  a  été  élevée  au  bruit  du  tambour  dans  les  lycées  impé- 
riaux assimilés  à  des  casernes.  Le  régime  des  corporations  a 
des  points  à  rendre  à  celui  des  cartels  et  des  trusts  ;  le  protec- 
tionnisme avait  son  précédent  dans  le  colbertisme.  Le  hobereau 
n'est  qu'un  fils  abâtardi  du  seigneur  féodal.  Tout  ce  déballage 
est  vieux  comme  le  monde.  S'il  y  avait  lieu  d'insister,  il  serait 
facile  de  rappeler  que  le  Moyen  Age  a  libéré  le  serf  pour  obtenir 
le  maximum  de  rendement  économique,  que  la  Révolution  fran- 
çaise, ayant  brisé  consciemment  l'organisation  corporative  de 
l'ancien  Régime  et  rendu  le  travailleur  à  lui-même,  a  préludé 
par  là  à  l'essor  incomparable  du  xixe  siècle  et,  qu'ainsi,  l'intro- 
duction et  le  développement  du  facteur  individualisme  ont  été 
peut-être  les  plus  grands  progrès  économiques  accomplis  depuis 
la  chute  de  l'Empire  romain.  En  fait,  la  civilisation  oscille, 
depuis  des  siècles,  entre  le  régime  de  l'autorité  et  celui  de  la 
liberté.  La  difficulté  est  de  trouver  la  juste  mesure  ;  et  l'Alle- 
magne la  cherche  comme  les  autres. 

Les  affirmations  tranchantes  du  célèbre  chimiste  ne  révèlent 
donc  pas  un  si  formidable  secret  :  la  pierre  philosophale  n'est 
pas  au  fond  de  ses  cornues. 

Cependant,  la  formule  une  fois  lancée,  appliquée   au  point 

(1)  Voir,  notamment,  l'excellent  ouvrage  d'Arnold  van  Gennep,  professeur 
d'histoire  comparée  des  civilisations  à  l'Université  de  Genève  :  Le  génie  de  l'Orga- 
nisation; la  formule  française  et  anglaise  opposée  à  la  formule  allemande. 


LERE    NOUVELLE.,  729 

de  vue  militaire  et  international  par  une  préparation  intense  et 
un  système  d'espionnage  et  d'avant-guerre  qui  est  le  véritable 
«  secret  »  des  Allemands,  fut  acceptée  par  eux  avec  une  complai- 
sance facile  à  comprendre.  «  Notre  peuple  est  le  peuple  élu!  Il  a 
une  mission  à  remplir.  Que  ne  le  lui  a-t-on  rappelé  plus  tôt?  Dieu 
l'a  choisi.  Il  est  en  communication  avec  la  divine  Providence.: 
L'arche  sainte  lui  est  confiée  :  «  Dieu  est  avec  nous  !  » 

La  foi  nouvelle  se  répandit,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  des 
universités  aux  brasseries,  des   brasseries  aux  casernes.   Herr 
prof  essor    l'avait  lancée    en    riant    derrière    sa   barbe    couleur 
d'avoine.  Michel  la  reçut  avec  transport  :   il   sentait  une  âme 
de  paladin  grandir  en  lui.  Un   décor  moyen-àgeux  ne  messied 
pas  au  bock  du  roi  Gambrinus.  Sans  oublier  ses  appétits  plus 
réalistes  (mainmise  sur  les  richesses  de  l'Univers,  extension 
indéfinie    des    territoires   allemands,   développement  colonial, 
maîtrise  de  la  mer,  destruction  des  grandes  maisons  concur- 
rentes, l'Angleterre,  la  France,  la  Russie)  le  philistin  se  réalisa 
croisé;  le    casque   à  pointe    se  panacha   d'une  auréole.   Guil- 
laume II  avait  eu,  d'avance,  le  sens  de  cette  révélation  :  le  vieux 
Dieu  allemand  n'était-il  pas  son   collègue,   son  complice?   Le 
soldat. allemand   devient  l'homme  du  Christ,  Christ  lui-même 
et  porteur  du  Saint-Sacrement!...  «  Et  alors,  vous  venez,  vous, 
un  petit  peuple  qui  avez  l'audace   de   nous  arrêter,  vous  aux- 
quels nous  promettions  paix  et  protection  !  Et  vous  faites  cause 
commune  avec  nos  ennemis!  Mais  c'est  comme  si  vous  attaquiez 
an  prêtre  porteur  du  Saint-Sacrement!  Nous  sommes  sanctifiés 
par  la  grandeur  de  notre  destinée;  nous  sommes,  chacun  de 
nous,  porteurs  du  Saint-Sacrement,  gardiens  et  protecteurs  de  la 
patrie,  de  nos  femmes  et  de  nos  foyers  (1).  » 

Ceux  qui  résistent  à  un  tel  peuple,  ceux  qui  se  mettent 
en  travers  d'une  telle  mission  sont  de  grands  coupables.  La 
justice  divine  les  frappe.  On  dégage  la  leçon  des  événemens  de 
Louvain  et  on  conclut  :  «  Jamais  la  faute  et  le  châtiment  ne  se 
sont  trouvés  en  relation  plus  intime  qu'ici...  Toute  la  Belgique 
s'est  rendue  coupable  d'une  ignominie  terrible,  d'un  c&rime 
contre  l'humanité  tout  entière;  aussi  la  juste  punition  a-t-elle 

(1)  Paroles  mises  dans  la  bouche  d'un  officier  allemand,  à  propos  des  atrocité* 
belges    par  le  major  Victor  von  Strautz  :  Die  Eroberung  Belgiens.  1914   Selbstl, 
lebtes   La  conquête  de  la  Belgique,  1914.  Choses  vécues.  Chez  Kohler,  Minden  in 
Westfalen,  p.  34.  (Cité  par  Livre  Gris  Belge,  p.  46.) 


rtgQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

frappé  le  peuple  belge  tout  entier   représenté  par  les  habitans 

deLouvain  (1).  » 

La  thèse  court  jusque  dans  les  petites  écoles  :  «  L  Allemagne, 
prévoyant  que  la  guerre  peut  durer  encore  longtemps,  fait  une 
propagande  effrénée  parmi  les  enfans...  On  cherche  a  mettre 
dans  l'esprit  de  ce  peuple  cette  idée  que  la  guerre  actuelle  est 
une  guerre  sainte,  que  les  soldats  allemands  sont  des ;  «  croises  » 
L'Empereur  est  présenté  comme  le  saint  champion  d  une  sainte 
cause.  Des  libres  penseurs  notoires  se  sont  découvert  une  sorte 
de  dévotion  pour  le  Dieu  des  armées  (2).  » 

Et  on  comptait  enfin  que  la  leçon  rayonnerait  sur  les  nom- 
breux disciples  habitués,  au  dehors,  a  subir  l'enseignement 
germanique.  Les  neutres  aiment  les  explications  philoso- 
phiques :  elles  apaisent  leurs  consciences  troublées.  L  impartia- 
lité est  un  brevet  de  supériorité.  Avant  tout,  n'est-ce  pas,  il  tant 
comprendre  !...  Pour  une  équipe  de  «  camarades  »  de  la  pensée, 
il  était  gênant  qu'un  peuple,  dont  les  exemples  et  la  culture 
avaient  été  si  longtemps  prônés  au-dessus  de  tout,  s  abandonnât 
sans  vergogne  à  des  excès  aussi  déplorables;  en  vente,  ses 
violences  dépassaient  la  mesure  permise.  Gomment  expliquer 
cela''  Comment  concilier  ces  inconciliables?  et  Et  1  autorité  de  la 
méthode ■>  »  et  «  la  loi  du  progrès?  »  et  «  la  critique  de  la  raison 
pure^  »  et  «  l'impératif  catégorique  ?...  »  Cas  embarrassant. 

Ostwald  a  trouvé  le  joint  :  le  mysticisme  de  l'Organisation  ; 
tout  s'explique  1  Ce  peuple  est  hors  de  lui-même,  au-dessus  de 
lui-même  :  il  ne  se  possède  plus.  Les  sectateurs  des  religions 
naissantes,  les  hashsahshins ,  les  fanatiques  de  tous  les  pays,  tels 
sont  les  modèles,  et  les  prototypes,  excusés  ou  magnifies  par 
l'histoire,  des  incendiaires  de  Louvain  et  de  Senlis  des  naufra- 
eeurs  de  la  Lusitania  et  du  Susse*.  L'Empereur  et  les  chefs  qui 
ont  ordonné  les  atrocités  de  Belgique,  de  Lorraine,  de  Pologne, 
de  Serbie,  peuvent  affronter  la  justice  humaine  et  la  justice 
divine  :  mus  par  une  force   intérieure  et  supérieure,   ils  ont 

accompli  leur  destin. 

Et  c'est  aux  peuples  qui  souffrent  le  plus  du  réalisme  féroce 

m  DerWeltkrieR   1914  -  Achtes  Bùndchen  -  Sturm  nacht  inLôven.  La  guerre 
J*£ Z    H"    Huitième  fascicule.   -    Nuit  orarjeuse  a  Louvain,  chez  Ma, 

^"^r'Vorefles^cUations  données  par  M-  G.  Bianquis  :  La  Guerre  sainte, 
Grande  Zu\,  ]uin  illicite  dans  G.  Blondel,  «  LÊcole  allemande  et  sa  resPon. 
sabilité,  p.  6. 


l'ère  nouvelle.,  731 

de  l'Allemagne,  qu'on  insinua  ce  subtil  plaidoyer.  Et  nous, 
nous  l'acceptons,  nous  l'enregistrons,  nous  le  versons,  de  bonne 
foi,  au  dossier...,  et  nous  l'y  retrouverons  quand  sonnera 
l'heure  des  sanctions  et  des  réparations  I  Tel  est  le  succès  d'une 
propagande  qui,  de  l'intérieur  de  l'Allemagne,  a  rayonné  sur  le 
dehors  :  cette  guerre  n'est  pas  moins  redoutable  que  l'autre. 

L'histoire  ne  se  laissera  pas  égarer  par  la  ruse  qui  tend  à 
fausser  le  grave  problème  moral  et  international  posé  par  la 
catastrophe  actuelle.  Ni  l'Allemagne,  ni  son  gouvernement 
n'obéissaient  à  l'inspiration  mystique  ni  à  un  démon  socratique 
quelconque  quand  ils  exécutaient  le  coup  de  Tanger,  le  coup 
d'Algésiras,  le  coup  d'Agadir,  quand  ils  extorquaient  à  la 
France  les  territoires  du  Congo,  quand  ils  écrasaient  la  Pologne 
et  l'Alsace-Lorraine  à  coups  de  talon,  quand  ils  mettaient  la 
boucle  au  développement  agricole  et  économique  de  la  Russie 
par  des  traités  de  commerce  léonins,  quand  ils  acculaient  le 
monde  au  dilemme  de  la  capitulation  universelle  ou  du  conflit 
inévitable.  Ces  placiers  en  camelote  ne  sont  pas  des  apôtres! 

La  politique  allemande  s'est  vantée  longtemps  d'être  uni- 
quement réaliste  :  elle  n'a  pas  changé  hier,  elle  ne  changera  pas 
demain...  Offrez  seulement  aux  diplomates  allemands  Anvers 
et  l'arrondissement  de  Briey  :  et  vous  verrez  ce  que  pèsent  les 
considérations  mystiques! 

Les  professeurs  se  moquent  de  nous  :  après  avoir  obnubilé 
l'entendement  allemand,  ils  prétendent  obscurcir  le  nôtre  dans 
des  nuages  d'encre  noire.  L'esprit  français,  clair  et  prompt, 
dissipera  les  ténèbres  amassées  par  une  ruse  solennelle  et  per- 
sévérante. Un  lourd  et  grossier  matérialisme  a  troublé  le 
repos  du  monde  par  orgueil,  convoitise  et  rapacité;  après  avoir 
déclaré  la  guerre  pour  satisfaire  ses  appétits,  il  l'a  conduite  selon 
ses  instincts.  Les  méthodes  de  guerre  de  l'Allemagne  résultent 
logiquement  du  caractère  et  du  tempérament  allemand. 

II.    —   L'ALLEMAGNE   PUISSANCE   DE   PROIE 

Essayons  donc  de  reconnaître  le  fond  des  sentimens  alle- 
mands. Interrogeons  les  réalités  et  tâchons  de  découvrir  les 
«  raisons  »  de  l'offensive  allemande  sur  l'univers. 

Dans  l'événement  historique  qui  ébranle  le  monde,  on 
trouve,  comme  toujours,  l'incident  et  le  permanent.: 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

L'incident,  c'est  le  meurtre  de  Serajevo.  Mais  lui-même 
n'est  qu'un  résultat  ou,  plutôt,  c'est  un  anneau  dans  la  chaîne 
des  faits  qui  rattache  la  guerre  de  1914  aux  e've'nemens  anté- 
rieurs :  la  guerre  des  Balkans,  l'annexion  de  la  Bosnie  et  Herzé- 
govine, l'expansion  allemande  vers  l'Est.  En  un  mot,  c'est  une 
manifestation  du  trouble  général  apporté  dans  l'équilibre  uni- 
versel par  les  ambitions  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche  depuis 
l'inauguration  de  la  «  politique  mondiale  »  (Weltpolitik). 

Il  est  à  peu  près  démontré  que  l'empereur  Guillaume  et 
l'archiduc  Ferdinand  s'étaient  entendus,  lors  de  l'entrevue  de 
Konopitz,  pour  remanier  la  carte  de  l'Europe.  On  pourrait  faire 
remonter  à  cette  date  la  déclaration  de  guerre.  L'histoire  a  enre- 
gistré d'ailleurs,  à  ce  sujet,  une  preuve  formelle  :  c'est  la  décla- 
ration de  M.  Giolitti  à  la  Chambre  des  députés  italiens  établissant 
qu'en  juillet  et  octobre  1913  les  Empires  germaniques  avaient 
fait  connaître  à  leur  alliée  l'Italie  leur  intention  d'agir  contre 
la  Serbie,  et  lui  avaient  demandé  de  considérer  cette  action 
comme  entraînant  l'application  du  casus  fœderis.  L'Autriche, 
appuyée  par  l'Allemagne,  prétendait  donc,  dès  lors,  «  exécuter  » 
la  Serbie  :  c'était  la  guerre.  Le  coup  de  Serajevo  alluma  un 
incendie  dont  les  matériaux  étaient  rassemblés  :  tel  est  l'inci- 
dent. 

Le  permanent,  c'est  la  situation  géographique  de  l'Alle- 
magne en  Europe,  ce  sont  les  sentimens  belliqueux  des  peuples 
germains,  c'est  l'esprit  d'invasion  qui  leur  est  naturel,  ce  sont 
les  circonstances  qui  ont  porté  ces  ambitions  géographiques, 
ethnologiques  et  historiques  à  leur  maximum  d'intensité  : 
élaboration  à  la  fois  lente  et  précipitée  qui  s'est  manifestée 
sous  les  deux  formes  du  Germanisme  et  de  l'Impérialisme. 

L'Allemagne  est  un  pays  sans  frontières  naturelles,  habité 
par  des  races  diverses,  qui  n'a  trouvé,  jusqu'ici,  ni  sa  forme, 
ni  son  centre,  ni  ses  limites.  Elle  est,  au  milieu  de  l'Europe, 
comme  une  masse,  longtemps  molle  et  plastique,  ayant 
d'autant  plus  besoin  d'une  organisation  de  fer  qu'elle  était,  par 
essence,  inorganique.  L'Allemagne  est,  pour  l'histoire  euro- 
péenne, la  plus  grosse  des  difficultés  :  cette  difficulté  ne  serait 
résolue  que  si  l'Allemagne  consentait  à  «  s'articuler,  »  en 
quelque  sorte,  à  la  vie  commune.  Malheureusement,  une  dispo- 
sition si  accommodante  n'a  jamais  été  la  sienne.  Par  sa  nature 
même,  par  sa  formation  physique  et  psychologique,  l'Allemagne 


l'ère  nouvelle.  733 

déborde.  Depuis  les  Cimbres  et  les  Teutons,  on  ne  connaît  ses 
peuples  que  par  leur  volonté  d'intrusion  et  de  conquête.  César, 
Tacite,  tous  les  auteurs  de  l'antiquité,  sont  d'accord  pour  déter- 
miner ainsi  le  caractère  du  Germain  :  race  errante  et  pérégrine, 
mal  attachée  au  foyer  et  au  sol,  ne  s'adonnant  qu'à  la  guerre 
ou  à  la  chasse.  Au  cours  de  l'histoire,  cette  population  mêlée  et 
bigarrée,  composée  de  Celtes,  de  Teutons,  de  Scandinaves  et  de 
Slaves,  fait,  en  Europe,  office  de  trouble-fête  :  inquiète  et 
malheureuse  elle-même,  pour  l'inquiétude  et  le  malheur  des 
autres. 

Bernhardi,  dans  son  livre  sur  l 'Allemagne  et  la  prochaine 
guerre,  donne  un  exposé  de  l'histoire  d'Allemagne  au  point  de 
vue  pangermaniste  :  rien  de  plus  pénible  que  ce  tableau  où  le 
parti  pris  actuel  s'efforce  de  tirer  une  leçon  héroïque  des  plates 
annales  du  passé  :  l'épopée  tourne,  bien  involontairement,  à  la 
complainte. 

D'abord  la  thèse  :  «  Dès  leur  première  apparition  dans  l'his- 
toire, les  peuples  germaniques  se  sont  affirmés  comme  un 
peuple  civilisé  de  premier  ordre.  »  Mais,  aussitôt,  l'aveu  contra- 
dictoire :  «  Lorsque  l'Empire  romain  succomba  sous  le  choc  des 
barbares...  »  Et  le  tableau  se  développe  ainsi  dans  ce  stupéliant 
contraste  entre  les  prétentions  et  les  réalités. 

En  somme,  cette  histoire  est  le  récit  d'une  invasion  perpé- 
tuelle qui  ne  réussit  jamais  :  les  ambitions  sont  immenses,  les 
résultats  nuls  ou  précaires.  La  «  latinité,  »  toujours  visée,  — 
ainsi  que  l'affirme  encore  aujourd'hui  le  chancelier  Bethmann- 
Hollweg,  —  la  latinité  s'est  toujours  défendue  victorieusement.- 
Les  Cimbres  et  les  Teutons  sont  battus  par  Marius,  Arioviste 
par  César  ;  les  Alamans  par  Clovis  qui  s'incline  à  Reims  devant 
l'évêque  Rémi  ;  quelques  hordes  de  Goths  et  de  Vandales  font 
une  pointe  à  travers  l'Empire  romain,  pour  laisser  dans  le 
vocabulaire  de  la  civilisation  le  mot  de  vandalisme.  Charlemagne 
restaure  le*  Romanisme  et  dompte  les  Saxons.  Après  Charle- 
magne, quand  l'àme  de  l'Europe  se  cherche,  alors  que  l'Univer- 
sité de  Paris  enseigne  les  peuples,  la  Germanie  s'attarde  dans 
une  sorte  de  byzantinisme  sauvage.  Je  laisse  parler  l'apologiste 
de  la  race  :  «  Dans  la  lutte  des  deux  puissances  (Rome  et 
l'Empire),  l'Empire  succombe  parce  qu'il  ne  réussit  pas  à  unir 
les  petits  États  germains...  La  puissance  allemande  gisait 
anéantie...  Puis  vint  un  état  de  choses   quasi   anarchique.  Les 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

fâcheux  défauts  du  peuple  allemand,  la  manie  de  vouloir  avoir 
toujours  raison  et  le  manque  de  sens  unitaire  contribuèrent  à 
compromettre  aussi  son  développement  économique...  L'activité 
intellectuelle  (?)  dégénéra  en  rudesse  »...  Et  en  voilà  pour  tout 
le  Moyen  Age! 

Nous  arrivons  aux  temps  modernes  :  les  faits  ne  sont  pas 
plus  réconfortans.  «  Le  peuple  allemand  fut  presque  anéanti  et 
perdit  toute  importance  politique...  »  L'âge  des  découvertes 
transforme  la  planète.  Quelle  est  la  part  de  l'Allemagne  ? 
<(  L'Allemagne  resta  étrangère  à  ce  formidable  mouvement.  » 
L'Europe  nouvelle  prend  conscience  d'elle-même  au  xvie  et  au 
xviie  siècle  ;  l'Allemagne  est  absente,  en  proie  aux  horreurs 
de  la  guerre  de  Trente  Ans;  elle  se  détruit  elle-même  :  le  sac 
de  Magdebourg  fait  la  main  aux  destructeurs  de  Louvain. 
«  L'Angleterre  devint  la  première  Puissance  coloniale  et  mari- 
time du  monde  ;  l'Allemagne,  en  revanche,  ne  fit  rien  et  sa 
puissance  politique  diminua  toujours  davantage.  » 

Dans  cet  exposé  à  grands  traits,  l'Autriche  disparaît,  pour 
ainsi  dire  :  c'est  une  parente  pauvre  et  mal  mariée  :  «  L'Autriche 
catholique,  grand  Etat  indépendant  issu  en  quelque  sorte  de 
l'Empire,  fondait  sa  puissance  non  seulement  sur  sa  population 
de  race  germanique,  mais  encore  sur  les  Hongrois  et  sur  les 
Slaves.  »  L'Autriche,  pourtant,  a  persévéré,  pendant  cinq  siècles, 
dans  tes  ambitions  de  la  race.  Sa  volonté  de  domination,  le 
dessein  poursuivi  par  elle  d'établir  un  Empire  universel  est 
l'effroi  de  toutes  les  nations  libres  de  l'Europe.  La  France  est 
l'énergique  adversaire  du  despotisme  autrichien  et  finit  par  en 
avoir  raison.  Mais,  pour  Bernhardi,  la  «  véritable  Allemagne  » 
n'était  pas  née.  «  Enfin,  un  centre  de  puissance  protestante  se 
forme  dans  le  Nord,  la  Prusse.  »  Tout  est  sauvé!  —  Pas 
encore!..  «  Une  heure  difficile  devait  sonner,  une  fois  de  plus, 
dans  la  lente  ascension  de  l'Europe.  »  Cette  heure,  c'est  Iéna, 
Mais  le  nom  n'est  pas  prononcé.  Waterloo  ne  console  pas, 
parce  qu'il  faudrait  rappeler  le  service  rendu  par  les  alliés, 
Autriche,  Russie,  Angleterre,  tirant  la  Prusse  de  l'anéantisse- 
ment :  «  La  royauté  prussienne  s'humilia  profondément  devant 
l'Autriche  et  la  Russie  et  parut  oublier  ses  devoirs  nationaux.  » 

Il  est  temps  que  cette  longue  série  de  jours  sombres,  qu'est 
l'histoire  d'Allemagne,  trouve,  enfin,  un  ciel  plus  serein.  Voici 
Guillaume  Ier  et  Bismarck  :  «  L'Allemagne,  ce  géant  couché 


l'ère  nouvelle.:  735 

mollement  sur  le  lit  de  repos  de  l'ancienne  Confédération  ger- 
manique, se  relève  comme  un  phénix  sortant  de  ses  cendres 
et  déploie  victorieusement  ses  ailes  puissantes...  »  Ce  gali- 
matias achève  le  pénible  panégyrique. 

Quant  aux  données  intellectuelles  et  morales,  elles  sont 
dégagées  en  une  page  empruntée,  en  partie,  à  Treitschke  : 
«  Ces  deux  sœurs  (la  littérature  et  la  science)  créèrent,  avec 
Kant  et  Fichte,  des  exigences  morales  telles  qu'aucun  peuple 
ri  en  avait  encore  établi  de  semblables  comme  règles  de  conduite 
et  révélèrent,  dans  le  domaine  de  la  poésie,  un  idéalisme 
transcendant.  Sous  l'influence  de  la  colère  héroïque  de  1813, 
ce  travail  intellectuel  porta  des  fruits  magnifiques...  De  cette 
manière,  notre  littérature  classique,  partie  de  points  de  vue 
bien  différens,  tendit  au  même  but  que  l'œuvre  politique 
de  la  monarchie  prussienne  et  des  hommes  d'action  qui,  à 
l'heure  du  grand  désastre,  travaillaient  pour  le  progrès  (1).  » 
(Treitschke,  I,  90.) 

Il  était  nécessaire  de  donner  ce  résumé  pour  n'altérer  en 
rien  le  caractère  de  l'histoire  allemande  tel  qu'il  est  conçu,  en 
Allemagne,  à  la  veille  de  la  guerre.^  Un  tableau  qui  forme 
apothéose  fournira  le  trait  tinal  :  c'est  la  rencontre  de  Napo- 
léon et  de  Gœthe  :  «  Moment  historique  que  celui  où  Napoléon 
et  Gœthe  se  trouvèrent  en  face  l'un  de  l'autre,  —  de  puissans 
conquérans  tous  deux  :  d'un  côté,  le  fléau  de  Dieu,  le  grand 
destructeur  de  tout  ce  qui  avait  fait  son  temps,  de  tout  ce  qui 
était  arrivé,  le  sombre  despote,  la  dernière  créature  de  la  Révo- 
lution, une  partie  de  «  cette  force  qui  veut  toujours  le  mal 
et  produit  toujours  le  bien;  »  de  l'autre,  l'Olympien  majes- 
tueusement grave  qui  prononça  ces  mots  :  «  Que  l'homme  soit 
noble,  charitable  et  bon,  »  Gœthe  qui,  dans  son  œuvre  univer- 
selle, montra  que  le  génie  allemand  embrasse  tout  ce  qui  est 
humain...  Face  à  face  avec  le  plus  grand  capitaine  de  son 
temps,  on  vit  le  héros  de  l'esprit  auquel  devait  appartenir  la 
victoire  à  venir,  en  face  du  représentant  le  plus  puissant 
du  génie  latin,  le  grand  Germain  qui  se  tient  au  faîte  de 
V humanité .  » 

Telle  estlaconclua'on  :  opposer  un  surhomme  allemand  à  un 
surhomme  latin  et  accabler  Napoléon  par  la  comparaison  avec 

(1)  Bemhardi,  p.  60. 


73G  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Gœthe!  Ces  arrangement,  dans  ce  qu'ils  ont  de  factice,  d'arbi- 
traire, de  captieux,  révèlent  le    caractère  du  germanisme. 

L'Allemagne,  féconde  et  troublée,  ne  se  sent  jamais  à  l'aise 
dans  ses  limites  :  privée  de  larges  ouvertures  sur  la  mer, 
obstruée  par  le  réseau  désharmonique  de  ses  montagnes  inté- 
rieures, disloquée  par  le  cours  de  ses  fleuves  divergens,  elle  est 
portée  tantôt  vers  l'une,  tantôt  vers  l'autre  de  ses  frontières,  et 
elle  ne  trouve  d'aucun  côté  des  appuis  solides  fixés  par  la 
nature.  Cette  vaste  prison  à  une  race  vagabonde  parait  encore 
trop  étroite;  elle  hume  l'air  des  contrées  occidentales  et  méridio- 
nales ;  elle  y  sent  des  parfums  plus  délicats,  un  climat  plus  doux, 
une  joie  de  vivre  qui  lui  sont  refusés.  Les  pays  du  soleil  lui  sont 
un  paradis  sur  la  terre.  (Qui  n'a  vu  les  Allemands  débarquer  par 
trains  bondés  sur  la  côte  d'Azur,  au  temps  du  carnaval  de  Nice, 
ne  peut  comprendre  tout  à  fait  cet  émerveillement!)  Ils  désirent, 
ils  envient. 

Cependant,  l'Allemagne  est  toujours,  comme  on  disait  au 
xvie  siècle,  «  la  matrice  des  peuples.  »  Les  jeunes  tribus 
s'amassent  dans  son  sein.  L'aventure  les  attire  :  les  vastes 
plaines  s'ouvrent  devant  elles.  Elles  partent.  Et  c'est  toujours 
la  même  tentation,  toujours  la  même  entreprise,  toujours  le 
même  échec  et  toujours  les  pareils  et  tristes  retours  jusqu'à  de 
nouveaux  recommencemens. 

La  population  allemande  n'a  pas  accepté  son  lot.  Elle  veut 
autre  chose  que  ce  quelle  a  :  tantôt  c'est  l'Italie,  tantôt  c'est  la 
France,  tantôt  ce  sont  les  Balkans,  et  puis  ce  sont  les  colonies, 
et  puis  c'est  la  mer  :  «  Notre  empire  est  sur  les  eaux!  » 

La  tradition,  l'histoire,  tous  les  témoignages  et  toutes  les 
preuves  établissent  que  l'essence  du  Germanisme,  c'est  la 
conquête,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  l'invasion.  Germa- 
nisme, Pangermanisme,  c'est  tout  un  :  seulement,  les  horizons  se 
sont  élargis  et  on  a  conçu  l'idée  de  la  conquête  du  monde. 
Bernhardi  et  Bùlow  concluent  dans  les  mêmes  termes  :  «  ou 
l'hégémonie  planétaire  ou  la  décadence.  »  A  la  marée  qui 
déborde,  il  n'y  a  plus  de  bornes.  «  Il  faut  que  le  monde  soit 
victime  du  Germanisme  pour  que  le  Germanisme  soit  vrai.  » 
(Lote.) 

Mais,  ainsi,  nous  sommes  ramenés  à  la  guerre  et  à  la 
violence  :  le  Germanisme  en  état  de  conquête,  c'est  ['Impé- 
rialisme I 


l'ère  nouvelle.  731 

Au  congrès  de  Westphalie,  quand  les  plénipotentiaires  de 
Louis  XIV  convoquèrent  tous  les  princes  européens  à  la  confé- 
rence pour  la  paix  générale,  ils  s'exprimèrent  en  ces  termes  : 
«  Il  est  certain  que  la  maison  d'Autriche  tend  à  la  monarchie 
européenne  en  prenant  pour  base  la  puissance  qu'elle  exerce  sur 
le  Saint  Empire  germanique,  centre  de  F  Europe.  »  Ces  paroles 
expriment  l'inquiétude  traditionnelle  des  peuples  européens 
devant  l'impérialisme  allemand.  Transposez  à  Berlin  ce  qui 
est  dit  de  Vienne,  les  rapports  de  l'Allemagne  avec  les  autres 
Puissances  restent  les  mêmes.  M.  Poincaré  n'a  pas  un  mot  à 
changer  à  la  lettre  de  Louis  XIV. 

Une  seule  différence  :  les  ambitions  de  la  maison  d'Autriche 
étaient  plus  lentes  et  plus  dissimulées,  celles  de  la  maison  de 
Prusse  sont  plus  brutales  et  plus  téméraires.  C'est  qu'en  effet, 
les  Habsbourg  rencontrèrent  mille  traverses;  les  Hohenzollern, 
au  contraire,  sont  grisés  par  un  bonheur  inouï. 

S'il  s'agit  de  découvrir  les  raisons  actuelles  de  la  forme 
aiguë  du  militarisme  prussien,  il  faut  absolument  tenir  compte 
de  l'étonnante  fortune  qui,  de  l'abaissement  de  1848,  a  conduit 
le  pays  au  pinacle  en  18^0,  c'est-à-dire  en  vingt-deux  ans.  En 
1866  et  en  1870,  la  Prusse  a  cueilli  trop  facilement  de  trop 
promptes  victoires.  De  là  l'orgueil  monstrueux  du  parvenu  pro- 
digieusement enrichi,  de  l'esclave  qui  a  brisé  ses  fers.  Le  déve- 
loppement de  l'histoire  prussienne  est  un  phénomène  de 
croissance  anormale  et  de  gigantisme  déréglé.  Une  seule  jour- 
née, Sadowa,  et  c'en  est  fait  de  la  maison  d'Autriche;  deux 
batailles,  Metz  et  Sedan,  et  c'en  est  fait  des  armées  napo- 
léoniennes. Comment  ces  gens  ne  seraient-ils  pas  gonflés  d'avoir 
fait  ainsi  «  Charlemagne?  » 

Il  fallait  toute  la  prudence  de  Bismarck  pour  ne  pas  pousser 
à  bout  la  chance  et  ne  pas  doubler  tout  de  suite  la  mise  pour  la 
rafle  définitive.  Bernhardi  et  ses  émules  le  blâment.  L'exemple 
qui  les  hante,  c'est  l'Empire  romain,  mais  rafraîchi  par  le 
sang  des  «  barbares.  »  Il  s'agit  de  réussir,  une  bonne  fois,  le 
coup  de  l'invasion  si  longtemps  manqué.  Le  romanisme  soumis 
et  germanisé  :  cette  fois,  ce  serait  véritablement  «  Charle- 
magne !  » 

L'orgueil  allemand  est  le  fils  grossier  des  victoires  trop 
faciles.  Un  peuple,  longtemps  agenouillé  devant  les  ridicules 
fantoches  des  Principautés  germaniques,  s'est  trouvé,  soudain, 

TOME  XXXIII.   —  1916.  y] 


738  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

debout  et  il  s'est  roidi  de  toute  la  fierté  dont  des  siècles  d'abais- 
sement avaient  amassé  l'épargne.  L'unité  politique  l'a  gratifié 
à  peu  de  frais  d'une  puissance  multipliée.  Le  voilà  grand  et 
heureux  :  or,  il  ne  sait  jouir  de  son  bonheur  ni  pour  les  autres, 
ni  pour  lui-même.  Il  a  la  maladresse  et  les  mains  gourdes  du 
berger  devenu  roi.  N'ayant  pas  eu  le  temps,  n'ayant  pas  pris  la 
peine  de  faire  l'apprentissage  de  sa  récente  autorité,  il  la  brandit 
comme  une  massue  et  en  menace  tout  le  monde.  En  lui  appa- 
raissent les  tares  des  parvenus  :  le  goût  de  l'étalage  et  du  faste, 
le  manque  de  mesure  et  de  tact.  Le  parvenu  a  su  acquérir,  il 
sait  rarement  conserver. 

On  ne  songe  pas  à  nier  les  qualités  de  la  race  allemande, 
sa  vigueur,  son  endurance,  son  application,  son  esprit  de  suite 
et  de  méthode  :  mais  ce  sont  surtout  des  moyens  de  conquête  et 
d'acquisition.  Et  il  faut  bien  aussi  tenir  compte  de  ses  défauts  : 
besoins  exigeans,  appétits  matériels,  instincts  destructifs,  bru- 
talité latente  sous  des  formes  apprêtées  et  obséquieuses.  Les 
circonstances  ambiantes  ouvrent  la  carrière  à  ces  sortes  de  tempé- 
ramens  ;  le  temps  n'est  guère  enclin  aux  nuances  de  la  pensée, 
aux  délicatesses  de  l'intelligence  et  du  cœur;  nous  sommes  au 
siècle  de  la  matière  :  une  poussée  prodigieuse  emporte  le  monde 
vers  les  jouissances  immédiates,  les  joies  de  l'abondance,  la 
grasse  pitance  du  bien-être.  Ce  nouveau  grand  peuple  a  donc 
sa  place  marquée  en  tête  de  la  troupe  qui  va  fournir  la  course  : 
trapu,  vigoureux,  le  poil  luisant,  de  quel  galop  joyeux,  de 
quelles  foulées  puissantes  il  va  mesurer  le  terrain  ! 

L'Allemagne  se  rua  parmi  le  groupe  des  Puissances.  La 
brusque  intrusion  fut  rude  au  reste  du  monde.  Ainsi  que  le 
constate  Maximilien  Harden,  «  sur  la  terre  entière  l'Allemagne 
n'a  pas  un  ami.  »  Qu'importe!  on  en  avait  écrasé  d'autres!  Là 
encore,  le  succès  fut  facile  :  on  avait  affaire  à  des  peuples 
«  arrivés,  »  tranquilles  dans  leur  aisance  acquise  et  qui  se  lais- 
saient vivre.  L'Allemagne  hennit  d'orgueil  en  voyant  le  terrain 
libre  devant  elle.  Elle  tendit  ses  muscles,  ses  nerfs,  sa  volonté, 
pour  toucher  au  but  qu'elle  voyait  si  proche.  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  jamais  eu  une  adaptation  aussi  prompte  et  aussi 
complète  d'une  nature,  d'ailleurs  aussi  plastique,  à  ses  nouvelles 
destinées. 

Pourtant,  de  telles  métamorphoses  ne  sont  pas  sans  éprouver 
ceux  mêmes  qui  se  les  imposent  :  une  excessive  tension  nerveuse 


l'ère  nouvelle.  T39 

surmène  les  sociétés  comme  les  hommes.  Nabuchodonosor, 
Alexandre,  sont  les  types  célèbres  de  ces  victorieux  que  Dieu 
exalte  pour  les  perdre.  L'Espagne  avait  connu  quelque  chose  de 
pareil  quand  les  conquistadors, 

Comme  un  vol  de  gerfauts,  hors  du  charnier  natal, 
Partaient,  ivres  d'un  rêve  héroïque  et  brutal. 

Le  délire  des  grandeurs  fut,   cette  fois,   le  lot  de  tout  un 
peuple. 

Bismarck,  conscient  du  danger,  l'avait  signalé  et,  d'une 
humeur  maussade,  avait  morigéné  d'avance  la  folie  de  ses  suc- 
cesseurs :  «  les  arméniens  ne  suffiront  pas,  écrit  le  ministre 
disgracié,  dans  une  page  d'une  clairvoyance  admirable;  il  faudra 
en  plus  la  justesse  du  coup  d'œil  pour  piloter  le  vaisseau  de 
l'Allemagne  à  travers  les  courans  des  coalitions  auxquelles  notre 
situation  géographique  et  notre  régime  historique^  nous  expo- 
sent...  Il  faut,  à  cet  effet,  que  nous  sachions  rester  indifférens 
aux  séductions  de  la  vanité.  L'Allemagne  commettrait  une 
grande  folie  si,  dans  les  questions  d'Orient  auxquelles  elle  n'a 
aucun  intérêt  spécial,  elle  voulait  prendre  parti  avant  les  autres 
Puissances  directement  intéressées...  L'Allemagne  est  la  seule 
grande  Puissance  en  Europe  que  nul  projet  ne  saurait  tenter 
s'il  ne  peut  se  réaliser  que  par  la  guerre  (voilà  pour  le  milita- 
risme à  la  Bernhardi  et  la  politique  mondiale  à  la  Bùlow!). 
Nous  ne  devons  nous  laisser  forcer  la  main  ni  par  l'impatience, 
ni  par  quelque  complaisance  consentie  aux  dépens  du  pays,  ni 
par  un  sentiment  quelconque  de  vanité,  ni  par  des  provocations 
d'amis  (ceci  pour  l'Autriche);  rien  ne  doit  nous  décider,  avant 
le  moment  voulu,  à  quitter  l'expectative  pour  l'action;  sinon 
plectuntur  Achivi  (ceci  pour  les  sujets  de  l'empereur  Guillaume!)., 
Notre  unité  une  fois  établie  dans  les  limites  possibles,  mon  idéal 
a  toujours  été  de  nous  concilier  la  confiance  des  grandes  Puis- 
sances, comme  celle  des  Puissances  secondaires  de  l'Europe  (1).  » 
Le  vieux  renard,  plein  d'appréhension  pour  le  sort  de  son 
œuvre,  luttait  déjà  contre  le  parti  rapace  qui  jetait  un  œil 
d'envie  sur  le  bonheur  tranquille  des  petits  Etats! 

Mais  le  tempérament  de  la  race  était  plus  fort  que  les  aver- 
tissemens  de  l'ermite  de  Varzin.  Une  fois  les  convoitises  excitées, 

(1)  Psnsées  et  Souvenirs,  parie  prince  de  Bismarck.  Édit.  franc. T. II, p.  312-346. 


740  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

les  doctrines  ne  font  pas  défaut.  Ivre  de  ses  victoires,  l'Allemagne 
sentait,  dans  la  force  de  son  bras,  le  plus  convaincant  commen- 
taire de  la  doctrine  de  la  «  volonté  de  puissance  :  »  «  Vous 
aimerez  la  paix  comme  un  moyen  de  guerres  nouvelles,  —  et  la 
courte  paix  mieux  que  la  longue.  —  Je  ne  vous  conseille  pas  la 
paix,  mais  la  victoire.  —  Une  bonne  cause,  dites-vous,  sanctifie 
même  la  guerre;  moi  je  vous  dis  :  c'est  la  bonne  guerre  qui 
sanctifie  toute  cause...  »  Ainsi  parlait  Zarathoustra! 

Treitschke  avait  jeté  les  bases  de  la  doctrine  de  la  force 
fondement  du  droit  et  le  créant  précisément  parce  qu'elle  lui  est 
antagoniste  :  «  Il  ne  convient  pas  à  des  Allemands  de  répéter 
les  lieux  communs  des  apôtres  de  la  paix  ou  des  prêtres  du 
veau  d'or,  ni  de  fermer  les  yeux  devant  les  nécessités  cruelles 
de  notre  époque.  Oui,  notre  époque  est  une  époque  de  guerre, 
un  âge  de  fer.  Que  les  forts  l'emportent  sur  les  faibles,  c'est  la 
loi  inexorable  de  la  vie.  »  Les  petits  Etats  furent  nominati- 
vement inscrits  sur  la  liste  des  prochaines  victimes  :  le  sort  du 
Luxembourg,  de  la  Belgique,  sans  parler  de  la  Hollande,  était 
d'avance  réglé.  Le  reste  viendrait  par  surcroit.  La  «  politique 
mondiale  »  était  déchaînée. 

Dès  lors,  c'est  la  rupture  déclarée  avec  la  foi  des  traités,  avec 
la  validité  des  engagemens  internationaux.  Le  long  effort  de 
l'humanité  pour  faire  de  la  guerre  un  droit  et  imposer  à  la 
guerre  le  droit,  Cet  acquis  si  péniblement  amassé  et  si  fragile 
que  les  plénipotentiaires  de  La  Haye  avaient  tenté  de  cristalliser, 
l'œuvre  de  la  philosophie,  l'œuvre  de  la  religion,  tout  fut  remis 
en  question. 

Le  cri  de  l'ivresse  orgueilleuse  donne  le  ton  aux  relations 
entre  les  hommes.  L'Allemagne  doit  dominer  l'Univers.  Pour 
cela,  elle  recourra  aux  armes  :  «  Puissance  mondiale  ou  déca- 
dence! »  Voilà  la  véritable  déclaration  de  guerre.  «  Cette  lutte 
étant  nécessaire,  inévitable,  nous  devons  l'affronter  coûte  que 
coûte...  Aujourd'hui,  nous  sommes  à  la  veille  d'une  décision 
plus  importante  (qu'en  1871).  Voulons-nous  nous  élever  à  la 
hauteur  d'une  Puissance  mondiale,  nous  maintenir  à  cette 
hauteur,  ou  bien  voulons-nous  tomber  au  triple  point  de  vue 
politique,  économique  et  national  voilà  le  fond  de  la  question  : 
«  Etre  ou  ne  pas  être,  »  tel  est  le  dilemme  qui  se  pose  à  nous 
aujourd'hui.  » 

Donc,  guerre   à  la  France,  guerre  à  l'Angleterre,  guerre 


l'ère  nouvelle.  741 

même  à  la  Russie  (avec  la  nuance,  pour  cette  dernière  Puissance, 
qu'on  préférerait  la  tenir  d'abord  en  dehors  du  conflit). 

Quant  aux  petits  Etats,  ils  sont  condamnés  :  les  traités  qui 
les  protègent  sont  périmés  :  «  Une  autre  question  se  pose,  celle 
de  savoir  si  tous  les  traités  conclus  au  commencement  du  siècle 
dernier  dans  des  conditions  très  différentes  de  celles  d'aujour- 
d'hui, si  ces  traités  peuvent  et  doivent  être  maintenus  en 
vigueur.  »  A  quoi  bon  chercher,  dans  les  archives  de  l'État 
Belge,  des  documens  pour  le  réquisitoire  intenté  après  coup. 
Le  sort  de  la  neutralité  belge  était  décidé  bien  avant  que  M.  de 
Below  eût  mis  le  pied  dans  le  cabinet  de  M.  Davignon...  Car  il 
faut  se  hâter.  Prenant  exactement  le  contre-pied  du  conseil  de 
Bismarck,  on  entend  bien  «  prévenir  les  desseins  de  la  divine 
Providence.  »  «  Nous  devons  nous  souvenir  que  nous  ne 
pouvons,  sous  aucun  prétexte,  éviter  la  guerre  à  laquelle  nous 
sommes  contraints  par  notre  situation  mondiale  et  qu'il  ne 
convient  nullement  de  la  retarder  outre  mesure ,  mais  au 
contraire  de  la  provoquer  dans  les  conditions  les  plus  favo- 
rables (1).  » 

Les  responsabilités  de  l'agression  sont  hautement  réclamées. 
C'est  en  vain  que  les  chefs  actuels  de  l'Allemagne  essayent  de 
les  rejeter.  Toute  l'intelligence  allemande,  toute  la  volonté 
allemande,  les  assumaient  un  an  avant  la  guerre;  et  elles  les 
accepteraient  peut-être  encore,  malgré  la  leçon  déjà  rude  que  leur 
apportent  les  événemens.  L'universitaire  allemand,  le  militaire 
allemand,  le  diplomate  allemand,  associés  dans  la  politique  de 
l'étatisme  et  du  militarisme,  savent  ce  qu'ils  font.  Logiques 
avec  eux-mêmes,  ils  appellent  {'agression  injuste  de  leurs  vœux 
et  acceptent  le  duel  avec  ce  qui  est  et  reste  l'idéal  de  l'humanité. 

Le  système  se  tient,  dans  la  doctrine  comme  dans  les  faits  : 
du  germanisme  au  pangermanisme,  du  pangermanisme  au 
militarisme,  du  militarisme  à  l'impérialisme  les  passages  sont 
franchis  avec  une  rapidité  foudroyante. 

Mais  il  reste  à  voir  la  théorie  descendre  et  prendre  corps 
dans  le  domaine  des  réalisations  :  le  militaire  pangermaniste 
Bernhardi  a  pour  instrument  l'homme  d'Etat  diplomate,  Bùlow. 
L'empereur  Guillaume,  visé  certainement  par  Bismarck  dans 

(1)  Toutes  ces  citations  sont  empruntées  textuellement  à  l'ouvrage  de 
Bernhardi,  U  Allemagne  et  la  prochaine  guerre,  comme  à  l'exposé  le  plus  récent 
et  le  plus  populaire  du  système. 


742  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

l'allusion  prophétique  qui  vient  d'être  rappele'e,  les  couvre  tous 
deux  de  son  impériale  autorité. 

Dès  le  début  de  son  règne,  Guillaume  II  est  en  rupture 
avec  la  conception  bismarckienne  :  en  lui,  s'étaient  réfléchies 
certaines  aspirations  auxquelles  le  vieux  ministre  se  faisait 
une  loi  de  résister.  Né  en  pleine  crise  d'orgueil,  nature 
éminemment  réceptive,  sans  nuances  et  sans  finesse,  glo- 
rieux et  amoureux  du  «  paroître,  »  il  suivait  le  courant  en 
prétendant  le  diriger.  Il  appartient  à  cette  classe  des  hobe- 
reaux qui  a  pris  la  tête  du  flot.  Son  défaut  est  celui  que 
Bismarck  avait  dénoncé  :  la  vanité.  Certes  l'intelligence  ne  lui 
manque  pas  :  peut-être  eut-il,  un  instant,  l'intuition  des  grands 
maux  dont  il  serait  responsable  s'il  s'abandonnait  à  l'esprit  de 
conquête.  Mais,  l'âge  venant,  le  regret  de  n'avoir  pas  laissé, 
comme  ses  aïeux,  une  trace  militaire,  la  jalousie  du  futur,  la 
pression  des  entourages,  tout  le  porte  sur  les  résolutions  redou- 
tables. 

Précisément,  l'homme  qui  devient  le  principal  confident  et 
conseiller  de  cette  politique,  le  prince  de  Bùlow,  nous  l'a  ré- 
vélée dans  un  livre  de  rancune  et  d'ambition  dont  on  n'a  pas 
saisi  peut-être  toute  la  portée  et  qui  est  le  plus  éclatant  des 
aveux. 

La  doctrine  de  Bismarck  y  est  franchement  rejetée  et  relé- 
guée dans  les  débarras  de  l'histoire.  La  politique  nouvelle,  la 
politique  de  conquête  et  d'expansion  mondiale,  y  est  au  contraire 
proclamée,  expliquée  dans  ses  origines  et  ses  développemens, 
avec  sa  pointe  pénétrant  dans  la  chair  de  l'Angleterre.  Sous  les 
paroles  artificieuses  du  diplomate,  on  découvre,  sans  peine,  la 
brutalité  des  appétits  avec  le  déchaînement  des  ambitions  et  des 
violences. 

Le  ministre  disgracié  et  exilé  a  voulu  réclamer  sa  place  au 
soleil  de  l'histoire.  Il  s'est  avancé  sur  le  devant  de  la  scène, 
criant  :  me,  me  adsum  qui  feci.  Il  prétendait  partager  la  gloire 
du  «  grand  dessein,  »  sauf  à  flétrir  l'insuffisance  et  la  faiblesse 
de  ses  successeurs.  Sa  perspicacité  en  défaut  ne  prévoyait  pas 
qu'à  bref  délai  les  grandes  catastrophes  traîneraient,  d'elles- 
mêmes,  à  la  lumière,  les  grands  responsables. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  le  témoignage  d'un  des  prin- 
cipaux artisans  delà  politique  de  proie,  de  l'homme  qui  présida, 
pendant  douze  ans,  aux  destinées  de  l'Allemagne.  Biilow  est  le 


l'ère  nouvelle.;  743 

Bernhardi  de  la  diplomatie  :  son  livre  La  politique  allemande  ne 
laisse  aucune  place  au  doute  ni  aux  atténuations. 

Par  une  anecdote,  qui  parait  bien  un  peu  arrangée,  il  essaie 
de  mettre  le  système  nouveau  sous  le  couvert  du  grand  nom 
de  Bismarck  :  il  raconte  que  le  directeur  d'une  des  compagnies 
de  navigation  allemandes,  le  fameux  Ballin,  conduisit  un  jour 
Bismarck  octogénaire  à  bord  d'un  des  transatlantiques  de  la 
ligne  Hambourg-Amérique.  Bismarck  n'avait  jamais  vu  un 
bateau  de  dimensions  pareilles.  Il  s'arrêta,  jeta  un  long  regard 
sur  le  port  et  aurait  dit  enfin  :  «  Vous  me  voyez  saisi  et  remué. 
Oui,  voilà  un  temps  nouveau,  —  un  monde  tout  à  fait  nouveau  !  » 
Et  de  ce  dire  bien  anodin,  on  conclut  que  «  l'œil  pénétrant  du 
génie  reconnaissait  les  nouveaux  devoirs  de  l'Empire  allemand 
dans  la  politique  mondiale.  » 

En  vérité,  Bùlow  est  trop  fier  de  son  rôle  pour  en  attribuer 
la  gloire  à  un  rival,  fût-ce  l'illustre  protecteur  de  ses  premiers 
pas.  Il  se  vante  d'avoir  vu  plus  loin  et  plus  juste  que  qui  que 
ce  soit.  Il  précise,  il  donne  les  faits,  les  dates,  les  raisons  qui 
inaugurent  en  Allemagne  la  politique  d'expansion  à  outrance. 
Puisqu'il  est  mieux  renseigné  que  personne,  il  faut  l'en  croire. 

«  Rendre  possible  la  création  d'une  flotte  suffisante  était  la 
première  et  grande  tâche  de  la.  politique  allemande  post-bismarc- 
kienne,  tâche  immédiate  devant  laquelle  je  me  vis  placé  moi- 
même,  lorsque,  le  S 8  juin  1897,  à  Kiel,  à  la  même  date  et  au 
même  endroit  où,  douze  ans  plus  tard,  je  demandai  mon  congé 
(voilà  le  bout  de  l'oreille  du  mécontent),  je  fus  chargé  par 
Sa  Majesté  l'Empereur  de  la  direction  des  Affaires  étrangères.  » 

Le  28  mars  1897,  le  Reichstag  avait,  en  troisième  lecture, 
adopté  les  propositions  de  la  commission  du  budget,  proposi- 
tions qui  comportaient  des  réductions  considérables  sur  les 
demandes  du  gouvernement  relatives  aux  arméniens  maritimes 
et  aux  constructions  navales  nouvelles  ou  de  remplacement. 
Après  avoir  nommé  secrétaire  d'Etat  de  la  marine  un  homme  de 
premier  ordre,  de  Tirpitz,  le  gouvernement  publia,  le  27  novem- 
bre 1897,  un  nouveau  projet  de  loi  navale,  dont  le  préambule 
s'exprimait  ainsi  :  «  Il  s'agit  de  créer,  dans  un  délai  déterminé, 
une  marine  de  guerre  d'un  effectif  et  d'une  puissance  suffisans 
pour  assurer  la  protection  efficace  des  intérêts  maritimes  de 
l'Empire.  » 

Tirpitz,  une  flotte  de  guerre,  des  intérêts  maritimes,  —  le 


744  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

«  rat  de  terre  »  se  faisait  «  rat  d'eau.  »  La  politique,  dont  Bis- 
marck avait,  d'avance,  signalé  les  périls,  était  inaugurée.  Et 
elle  s'ouvrait,  comme  il  l'avait  prévu  encore,  sous  les  auspices 
de  l'orgueil  et  de  la  vanité.  La  fameuse  formule  :  «  Notre 
empire  est  sur  les  eaux  »  est  de  1900. 

Après  avoir  marqué  les  origines,  le  chancelier  du  coup  de 
Tanger  insiste  sur  le  caractère  nouveau  du  système  :  c'est  ici 
qu'il  revendique  franchement  son  brevet  d'invention  et  d'origi- 
nalité :  ((  Dans  le  riche  trésor  de  notions  politiques  que  nous  a 
légués  le  prince  de  Bismarck,  nous  ne  trouvons  nulle  part,  pour 
nos  tâches  de  politique  mondiale,  les  principes  généraux  qu'il  a 
fixés  pour  un  grand  nombre  d'éventualités  possibles  dans  notre 
vie  nationale.  C'est  en  vain  que  nous  cherchons  dans  les  résolu- 
tions de  sa  politique  pratique  une  justification  pour  les  déci- 
sions que  notre  tâche  mondiale  nous  oblige  à  prendre...  Dans 
le  discours  du  14  novembre  1906,  j'insistais  sur  ce  point  que  les 
successeurs  de  Bismarck  ne  devaient  pas  être  ses  imitateurs, 
mais  ses  continuateurs  (p.  28).  » 

Les  dates  étant  fixées  et  le  caractère  nettement  déterminé, 
l'auteur  développe  les  raisons  de  la  politique  mondiale  :  accrois- 
sement de  la  population,  insuffisance  des  subsistances,  rivalité 
avec  les  autres  nations,  et  surtout  volonté  de  puissance  et  senti- 
ment d'orgueil  :  «  L'Allemagne  entend  n'être  pas  traitée  dans 
le  monde  comme  quantité  négligeable  (p.  102).  »  La  cause  est 
entendue  :  on  sait  jusqu'où  ces  farouches  erreurs  ont  porté  le 
peuple  qui  en  fut  la  dupe  et  l'Europe  qui  en  est  la  victime.  Mais, 
chose  remarquable,  ceux  qui  s'y  abandonnaient  avaient,  jus- 
qu'à un  certain  point,  conscience  de  leur  égarement  :  en  effet, 
le  prince  de  Bùlow  signale  le  double  danger  du  changement  de 
système,  danger  qui,  en  fait,  devait  se  révéler  même  avant  que 
l'auteur  eût  mis  la  dernière  main  à  son  ouvrage  :  1°  l'Allemagne 
assume  la  responsabilité  de  la  rupture  de  l'équilibre  dans  le 
monde  ;  2°  l'Allemagne  sera  contrainte  de  faire  la  part  de  son 
alliée,  l'Autriche,  et  ainsi  elle  sera  directement  responsable  de 
la  rupture  d'équilibre  dans  la  politique  européenne.  Avec  la 
perspicacité  des  ministres  disgraciés,  il  dénonce  d'avance,  à  son 
tour,  la  faute  de  ses  successeurs  : 

«  Le  couronnement  de  notre  puissance  militaire  parla  créa- 
tion de  la  flotte  n'a  d'autre  signification  qu'une  augmentation 
et  un  renforcement  de    cette  garantie    de  paix,  pour  peu  que 


l'ère  nouvelle.  745 

la  politique  étrangère  de  l'Allemagne  soit  bien  dirigée  (vous 
sentez  le  dard).  De  même  que  l'armée  empêche  que  l'on  ne 
porte  à  la  légère  le  trouble  dans  les  voies  suivies  par  la  poli- 
tique continentale  de  l'Allemagne,  de  même  la  flotte  s'oppose  à 
toute  perturbation  de  notre  expansion  mondiale...  (Gomme 
cette  phrase  dut  être  difficile  à  rédiger,  car  qui  dit  expansion 
mondiale  dit  perturbation!...  «  Tu  la  troubles,  reprit  cette 
bête  cruelle.  »)  Après  avoir  pris  rang  parmi  les  puissances 
navales,  nous  avons  paisiblement  continué  notre  route  anté- 
rieure :  la  nouvelle  ère  de  politique  mondiale  allemande  sans 
fond  ni  rive,  que  l'étranger  pronostiquait  partout,  ne  s'est  pas 
ouverte...  » 

Elle  s'est  ouverte  malheureusement,  et  il  était  inévitable 
qu'elle  s'ouvrit.  La  digue  rompue,  les  flots  se  précipitèrent. 
L'Allemagne,  puissance  de  proie,  était  lâchée,  comme  un  cor- 
saire, sur  cet  océan  sans  fond  ni  rive  où  la  tempête  s'est,  par  la 
volonté  d'hommes  impuissans  et  orgueilleux,  si  affreusement 
déchaînée. 

En  tant  que  polémiste,  Bùlow  signale  aussi  l'autre  danger.  Il 
le  connaissait  bien,  car,  comme  ministre,  il  l'avait  créé. 
«  L'annexion  définitive  des  provinces  de  Bosnie  et  d'Herzégo- 
vine, que  l'Autriche  occupait  depuis  1878,  provoqua  une  grande 
crise  européenne.  La  Russie  protesta  contre  l'acte  de  l'Au- 
triche, etc.  J'annonçai  sans  ambages  dans  mon  discours  au 
Reichstag  que  l'Allemagne  était  résolue  à  rester  attachée  à  tout 
prix  à  l'alliance  avec  l'Autriche-Hongrie...  » 

Le  «  atout  prix  »  était  décisif.  L'Autriche,  une  fois  lâchée, 
n'avait  plus  de  frein.  Ses  ambitions  devaient  s'accroître  avec  la 
puissance  de  son  alliée.  Puisqu'elle  disposait  de  l'immense  force 
militaire  et  mondiale  de  l'Allemagne,  comment  n'eût-elle  pas 
été,  à  son  tour,  enivrée?  Dès  lors,  la  politique  européenne  de 
l'Autriche,  mène  tout,  y  compris  la  politique  mondiale  de  l'Alle- 
magne, qui,  à  Algésiras,  avait  subi  le  chantage  de  son  hypocrite 
partenaire.  On  était  arrivé  au  tournant  redoutable  prévu  par 
Bismarck  :  «  L'Allemagne  commettrait  une  grande  folie  si,  dans 
les  questions  d'Orient  auxquelles  elle  n'a  aucun  intérêt  spécial, 
elle  voulait  prendre  parti  avant  les  autres  puissances  directe- 
ment intéressées...  Nous  ne  devons  pas  nous  laisser  forcer  la 
main  ni  par  l'impatience,  ni  par  quelque  complaisance  consentie 
aux  dépens  du  pays,  ni  par  un  sentiment  quelconque  de  vanité, 


746  REVUE    DES    DEUX    MONDËâa 

ni  par  des  provocations  d'amis,  etc.,  etc.  »  On  se  laissait  forcer 
la  main. 

Jamais  le  monde,  jamais  l'histoire  ne  comprendront  que 
l'Allemagne  par  complaisance,  et  sans  y  être  portée  par  ses  inté- 
rêts vitaux,  ait  précipité  le  monde  dans  une  telle  guerre, —  et 
de  telle  conséquence  —  pour  seconder  le  caprice  orgueilleux  de 
la  bureaucratie  viennoise  voulant  accabler  une  petite  puissance 
libre,  la  Serbie,  et  qu'elle  se  soit  laissé  ainsi  entraîner  par  les 
provocations  de  ses  dangereux  amis. 

La  faute  et  les  raisons  de  la  faute  sont  maintenant  en  pleine 
lumière  :  une  politique  mondiale,  fille  de  la  vanité,  fille  de 
l'orgueil,  s'est  abandonnée,  par  complaisance  et  par  aveugle- 
ment, aux  vrais  instincts  de  la  race  au  lieu  de  les  contenir  et 
de  les  refréner.  Le  dilemme  absurde  proclamé  par  les  professeurs 
et  les  militaires  :  politique  mondiale  ou  décadence,  a  été  souscrit 
par  les  diplomates  et  les  chefs  d'Etat.  Peu  à  peu,  on  s'habitua  à 
l'idée  que  l'Allemagne  était  la  maîtresse  du  monde  et  qu'elle 
pouvait  tout  se  permettre. 

D'autre  part,  les  Alliés  nécessaires,  indispensables,  abusent 
de  ce  vertige  :  eux  aussi  ont  leurs  appétits  et  leurs  ambitions  à 
satisfaire  ;  l'expansion  kaiserlich  répond  à  l'ambition  impéria- 
liste. La  politique  mondiale,  — ainsi  que  son  nom  l'exprime, — 
menace  l'univers.  La  guerre  devient  la  seule  pensée  et  la 
seule  issue  :  «  Nous  devons  nous  souvenir  que  nous  ne  pouvons 
sous  aucun  prétexte,  éviter  la  guerre  à  laquelle  nous  sommes 
contraints  par  notre  situation  mondiale  et  qu'il  ne  convient 
nullement  de  la  retarder  outre  mesure,  mais,  au  contraire,  de 
la  provoquer  dans  les  conditions  les  plus  favorables.  » 

Tout  est  clair,  tout  est  logique,  tout  se  tient. 

Cette  guerre  avec  ses  surprises,  ses  violences,  ses  abomina- 
tions, les  régressions  qu'elle  entraine,  ne  fait  que  réaliser  le 
naturel,  le  passé  et  l'enivrement  d'une  race  :  c'est  un  prodigieux 
phénomène  d'auto-suggestion  par  l'orgueil  et  dans  l'outrance. 

Doctrine  de  puissance,  négation  du  droit  international, 
rupture  déclarée  avec  le  reste  du  monde,  anéantissement  des 
faibles  et  des  désarmés,  tout  le  système  est  essentiellement 
allemand;  pour  préciser  encore,  il  est  «  allemand  moderne,  » 
allemand  de  la  «  culture,  »  allemand  «  Guillaume  II.  »  C'est, 
non  seulement  le  retour  aux  vieux  instincts  barbares,  mais  le 
dernier  cri  du  stvle  berlinois  et  munichois. 


l'ère  nouvelle.  717 

Que  va  devenir  ce  système,  cette  doctrine,  ce  style,  ce 
«  grand  style,  »  en  comparaissant  devant  le  tribunal  universel, 
devant  le  juste  rigide  ? 

Va-t-il  triompher?  L'homme  contemporain  se  ralliera-t-il 
aux  nouveaux  préceptes,  au  nouvel  évangile  prêché  par  le  bar- 
bare allemand?  Restaurera-t-il  les  autels  du  dieu  Mars,  du 
vieux  Tuiston  des  bois,  retombera-t-il  sous  le  joug  de  la  force 
brutale  que,  pendant  des  siècles,  il  s'est  efforcé  de  soulever? 
Ou  bien  le  funeste  génie  allemand  l'enfoncera-t-il  dans  le  bour- 
bier sanglant  où  la  civilisation  de  la  justice,  de  la  liberté  et  de 
la  paix  sombrerait? 

Oui,  c'est  le  coup  de  partie.  Et  il  s'agit  d'un  pari  plus  grave 
que  celui  de  Pascal,  puisqu'il  intéresse  l'espèce  entière  et  non 
pas  seulement  l'individu.  Par  le  problème  de  cette  guerre,  tel 
qu'il  est  posé,- l'homme  va  prononcer  le  verdict  sur  lui-même.. 
Selon  qu'il  choisira,  il  persévérera  dans  le  bien  ou  s'endurcira 
dans  le  mal.  L'humanité  tout  entière  verra  son  sort  réglé  pour 
des  siècles  :  ou  une  grande  servitude  ou  une  grande  libération! 

III.    —    CARACTÉRISTIQUES    PHYSIQUES,    SOCIALES,    MORALES, 
DE   LA    PRÉSENTE    GUERRE 

Ou  une  grande  servitude,  ou  une  grande  libération  !...  Il  fal- 
lait que  le  débat  s'ouvrit;  puisque  le  problème  existait  au  fond 
des  âmes,  il  fallait  qu'il  se  produisît  au  grand  jour.  Il  fallait 
que  la  plaie  fût  débridée  et  que  l'humanité  s'étendit  elle-même 
sur  la  table  de  dissection,  qu'elle  se  soumit  à  l'opération  redou- 
table, qu'elle  ouvrit  les  viscères  et  mit  le  venin  à  nu,  —  et 
qu'elle  délibérât. 

L'histoire  amasse,  dans  ses  lointaines  préparations,  les  maté- 
riaux des  grandes  catastrophes.  Les  générations  qui  se  suc- 
cèdent ne  peuvent  que  gagner  du  temps  et  retarder  l'événe- 
ment :  elles  apparaissent  et  disparaissent,  recevant  du  passé  et 
léguant  à  l'avenir  la  crainte  et  l'espoir,  —  heureuses  d'avoir 
échappé  aux  maux  qui  les  menacent,  mais  certaines  que  leurs 
descendans  n'y  échapperont  pas. 

Les  passions  humaines,  soumises  aux  lois  de  la  nature  etàla 
volonté  divine,  sont  elles-mêmes  la  cause  de  ces  maux  terribles 
dont  elles  ont  horreur,  qu'elles  déchaînent  et  qui  les  déchaînent 
inéluctablement. 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES.] 

Plus  les  intervalles  entre  les  catastrophes  sont  longs,  plus 
les  précautions  les  retardent  et  plus  l'accumulation  des  élémens 
de  destruction  devient  redoutable.  L'histoire,  comme  la  nature, 
procède  à  la  fois  par  évolution  et  par  révolution. 

La  guerre  de  1914  apparaît,  dès  maintenant,  comme  une 
de  ces  crises  dans  lesquelles  l'humanité,  réveillée  par  la  souf- 
france, aborde  les  douloureuses  croissances  et  se  mesure,  une 
fois  de  plus,  avec  le  problème  de  sa  destinée. 

Les  grandes  époques  sont  toujours  précédées  de  grands 
bouleversemens  :  le  christianisme  perça  sous  les  ruines  de 
l'Empire  romain;  la  Renaissance  fleurit  sur  les  désastres  de  la 
guerre  de  Cent  Ans  ;  le  monde  moderne  est  le  fils  de  la  Révo- 
lution. 

Il  suffit,  pour  chacun  de  nous,  de  faire  un  retour  sur  soi- 
même  pour  découvrir  le  mécanisme  de  ces  brusques  change- 
mens  :  par  ces  terribles  désastres,  l'homme  se  trouve  placé  sou- 
dain en  face  du  problème  de  la  mort  ;  l'abîme  insondable  que 
la  religion  et  la  philosophie  lui  ont  signalé,  tout  à  coup,  il  le 
voit  béant  devant  lui. 

La  vie  n'est  qu'un  millième  de  seconde  sur  le  cadran  du 
temps;  c'est  à  peine  si  elle  perçoit,  dans  un  éclair,  le  rapport  de 
ce  qui  passe  à  ce  qui  dure,  de  l'éphémère  à  l'Eternité.  Il  en  est 
de  même  de  la  vie  des  sociétés.  Elles  peuvent  se  bercer  au  rêve 
de  la  durée,  au  rêve  de  la  paix,  à  la  grâce  et  au  sourire  des 
choses.  Leur  existence  n'est  qu'un  passage  :  les  plus  heureuses 
sont  celles  qui  sont  le  plus  cruellement  visées  par  la  jalousie  du 
Destin.  La  Belgique  s'abrite  en  vain  derrière  sa  sagesse  et  sa 
bonhomie  inoffensive  et  souriante,  la  Serbie  derrière  sa  pau- 
vreté et  son  héroïsme  :  le  vent  se  lève;  le  roc  lui-même  est 
arraché  et  roule  dans  la  tempête. 

Nous  sommés  à  une  de  ces  heures  :  le  cyclone  est  déchaîné; 
sans  doute  ses  ravages  s'étendront  jusqu'aux  limites  de  la  terre. 
Où  la  paix  se  réfugiera-t-elle  ?  La  peur  elle-même  n'est  plus 
une  voie  de  salut.  C'est  un  trouble  universel,  une  agonie  sans 
rivages.  Chaque  société  humaine,  chaque  individu  est  entraîné 
dans  le  remous. 

La  grandeur  de  l'enjeu  fait  la  grandeur  du  risque  :  ce  n'est 
pas  une  portion  de  l'héritage  humain  qui  est  mise  sur  le  tapis 
sanglant,  c'est  le  trésor  tout  entier.  L'homme  n'accumula  son 
épargne  que  pour  la  livrer  à  cette  formidable  partie  :  comme 


l'ère  nouvelle.  749 

un  joueur,  il  court  après  sa  mise  et  se  de'pouille  de  tout  pour 
gagner  tout  ou  perdre  tout. 

On  dirait,  vraiment,  que  l'appareil  des  grandes  découvertes 
pacifiques  ne  s'est  si  prodigieusement  accru  que  pour  servir  à 
ces  immenses  massacres.  La  terre,  la  mer,  l'air  et  le  feu  obéissent 
pour  répondre  au  besoin  qu'a  l'homme  de  tuer  vite  et  beaucoup. 
Pas  un  élément  qui  ne  soit  devenu  un  instrument  de  mort.  Les 
plus  vieilles  armes,  la  pierre,  le  couteau,  la  grenade  se  mesurent 
avec  les  75  et  les  77  corrigeant  d'eux-mêmes  le  recul,  les 
canons  tirant  à  30  kilomètres,  les  mitrailleuses  fauchant  un 
bataillon,  les  poudres  sans  fumée,  les  gazasphyxians,  les  liquides 
enflammés.  Les  moteurs  mécaniques  précipitent  la  course  à  la 
mort.  Chemins  de  fer,  automobiles,  bicyclettes,  toutes  les 
machines  s'alignent  sur  les  routes  multipliées.  La  physique,  la 
chimie  s'épuisent  en  inventions.  Le  génie  humain  est  à  bout  de 
souffle.  Il  n'y  a  pas  assez  de  fer,  de  cuivre,  de  charbon,  de 
pétrole  dans  les  entrailles  de  la  terre.  Vite,  vite,  il  faut  mourir! 

En  même  temps,  les  obstacles  se  multiplient  pour  laisser  à 
la  mort  le  temps  de  rejoindre  :  la  tranchée,  le  fil  de  fer  barrent 
la  route  ;  les  chevaux  de  frise,  la  barricade,  les  levées  de 
terre,  la  muraille,  le  béton  armé  s'entassent,  se  tendent,  se 
hérissent  sur  des  milliers  et  des  milliers  de  kilomètres.  Ces 
armées,  qui  ne  respiraient  que  la  vitesse,  ne  peuvent  plus  faire 
un  pas.  Séparées  par  une  ligne  infranchissable,  la  moitié  du 
genre  humain  ignore  l'autre  moitié. 

Le  télégraphe,  le  téléphone,  la  télégraphie  sans  fil,  les 
signaux,  les  fanions,  les  projecteurs,  les  réflecteurs,  tout  ce  qui 
rayonne,  tout  ce  qui  vibre  conjure  avec  la  mort  et  veille  à  ce 
qu'elle  ne  s'égare  pas.  Les  états-majors,  en  lisant  la  carte,  lisent 
la  pensée  ;  ils  captent  l'image,  le  chiffre,  le  film  qui  leur  révèle 
le  champ  de  bataille,  à  l'abri  de  la  poussière  du  combat.  La 
force  du  monde  est  évoquée  :  elle  obéit  à  l'homme  et  porte  au 
loin  ses  ordres  de  mort. 

Cuirassés  et  sous-marins,  mines  et  fjorpilles  poursuivent  à  la 
surface  ou  au  fond  des  océans  le  duel  scientifique  et  sauvage. 
Aéroplanes,  zeppelins,  hydroplanes,  chassent  dans  les  airs, 
comme  des  oiseaux  de  proie.  Le  matériel  de  cette  guerre  est 
infini.  Les  intendances  ont  dénombré  et  mobilisé  toutes  les 
ressources   de    toutes    les   nations.    On   a    ouvert  un   compte 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES.j 

«  profits  et  pertes  »  où  le  passé  et  le  présent  sont  liquidés;  main- 
tenant, on  engage  l'avenir.  On  a  vidé  les  bas  de  laine  et  les 
coffres-forts  ;  on  mange  le  blé  en  herbe  ;  on  emprunte  sans 
scrupule  et  sans  frein.  Les  familles  perdent  les  héritiers  et 
dévorent  les  héritages.  Jamais  on  n'a  vu  un  tel  gaspillage  ni  un 
tel  désintéressement.  Tout  le  vieux  est  jeté  au  bûcher  :  on  fera 
du  neuf  avec  la  cendre  des  foyers  et  la  cendre  des  morts...  Il 
suffit  d'y  réfléchir  un  instant  pour  comprendre  que  l'immensité 
des  sacrifices  ne  peut  être  payée  que  par  une  magnifique 
récompense. 

Dans  le  domaine  social  comme  dans  le  domaine  de  la  ma- 
tière et,  —  ainsi  que  nous  allons  le  dire  bientôt,  —  dans  le 
domaine  moral,  cette  guerre  emploie  toutes  les  ressources, 
surexcite  toutes  les  facultés  humaines  :  chaque  individu  et 
chaque  groupement  a  pris  la  mesure  de  sa  propre  intelligence 
pour  en  tirer  le  maximum  de  rendement. 

Mais,  parmi  les  problèmes  d'ordre  social,  le  plus  grave 
peut-être  est  celui-ci  :  dans  quelle  proportion  l'homme,  animal 
sociable,  doit-il  subordonner  sa  capacité  d'action  à  la  capa- 
cité d'action  du  groupe,  dans  quelle  mesure  doit-il  rester  maître 
de  son  initiative  propre  ou  l'engager  comme  un  apport,  une 
part  de  collaboration  disciplinée  dans  le  travail  commun?  C'est, 
—  pour  emprunter  le  langage  des  pédagogues  d'outre-Rhin,  — 
le  duel  de  l'individualisme  et  de  l'organisation;  c'est  le  vieux 
duel  de  l'autorité  et  de  la  liberté. 

Nous  sommes  à  une  phase  nouvelle  du  grand  débat,  et  nous 
n'éprouvons  nul  embarras  à  suivre  les  polémistes  allemands 
sur  ce  terrain. 

La  vie  universelle  n'est  qu'action  et  réaction  :  nous  venons 
de  traverser  une  période  d'individualisme  dont  le  danger  était 
l'anarchisme  ;  nous  retournons,  sans  doute,  vers  une  période  de 
discipline  dont  le  danger,  d'ailleurs  présent  devant  nos  yeux, 
est  le  militarisme.  Les  deux  principes  sont  en  lutte  :  c'est 
encore  une  des  grandeurs  de  cette  guerre. 

La  crise  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  qui  mit  fin  au 
Moyen  Age  :  la  guerre  de  Cent  Ans.  Les  dix  siècles  postérieurs 
à  la  chute  de  l'Empire  romain  avaient,  par  réaction  contre 
l'extrême  centralisation  de  l'Empire,  arraché  le  sceptre  à  l'au- 
torité impériale  et  travaillé  à  la  dispersion  du  pouvoir  :  «  Ce 


l'ère  nouvelle.)  751 

qui  caractérise  cette  période,  c'est  l'émiettement  et  la  localisa- 
tion de  la  souveraineté.  Chaque  région,  chaque  province,  chaque 
district  s'isole  de  la  région,  de  la  province  et  du  district  voi- 
sins :  chaque  famille,  et  l'on  pourrait  dire  parfois,  dans  chaque 
famille,  chaque  individu  fait  de  même.  »  L'Etat  est  un  miroir 
brisé. 

Mais  après  de  longs  siècles,  le  bénéfice  du  système  s'épuise, 
et  les  maux  qu'il  cause  deviennent  insupportables  :  le  particula- 
risme féodal  et  communal  apparaît  impuissant,  et  odieux.  On 
réclame  le  retour  à  la  règle  ancienne.  Le  monde  a  besoin  d'une 
discipline  et,  d'un  mouvement  unanime  et  spontané,  il  réclame 
du  pouvoir  la  restauration  du  pouvoir  :  d'où  l'essor  de  l'Etat 
moderne,  et,  en  France  particulièrement,  de  la  Royauté.  Tou- 
jours, dans  les  grands  désordres,  l'Etat  grandit...  Et  voici  que, 
de  nos  jours,  le  même  problème  est  posé.  Plus  particulièrement 
dans  le  domaine  économique,  l'autorité  de  l'Etat  s'est  trouvée 
débordée.  On  a  usé  et  abusé  des  commodités  et  des  tolérances 
de  l'individualisme.  Le  capitalisme  s'est  constitué  en  puissance 
déréglée.  Les  grandes  compagnies,  les  puissantes  coopérations 
ont  créé  un  nouveau  genre  de  féodalisme,  —  des  Etats  dans 
l'Etat.  Et  ce  désordre  eut  pour  effet,  direct  ou  indirect,  l'anar- 
chisme. 

Eh  bien  !  la  tendance  nouvelle  est  de  rendre  à  l'autorité 
sociale  la  maîtrise  que  les  conjurations  particulières  lui  ont 
dérobée» 

L'Allemagne,  Etat  nouveau,  adaptant  plus  facilement  son 
outillage  aux  besoins  modernes,  représente,  dans  ce  sens,  un 
type  plus  avancé  :  elle  a  senti  se  préciser  en  elle  la  tendance 
vers  l'universelle  organisation  ;  elle  devient  la  puissance  initia- 
trice de  l'étatisme  moderne  dans  l'ordre  militaire,  politique  et 
économique  :  elle  ne  crée  pas,  mais  elle  applique.  Le  résultat 
est  cette  mécanisation  de  la  vie  publique,  qui  a  fait  le  jumelage 
des  disciplines  nouvelles  avec  les  instincts  de  proie  de  la  race  : 
«  Le  peuple  allemand  tout  entier,  ouvriers,  professeurs,  agri- 
culteurs, commerçans  et  industriels,  est  unanime  à  déclarer  : 
Sans  le  militarisme,  point  de  culture  intellectuelle  alle- 
mande... »  «  Non,  nous  ne  suivrons  pas  le  bon  conseil  que 
nous  donnent  nos  ennemis  de  nous  débarrasser  de  notre  mili- 
tarisme. Nous  en  aurons  toujours  besoin,  non  seulement  peur 
nous  protéger  sur  terre  et  sur  mer  et  garantir  la  paix,    mais 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDE8.1 

aussi  parce  que  le  devoir  du  service  militaire  universel  est 
devenu  pour  nous  le  moyen  d'éducation  qui  donne  à  notre 
jeunesse  l'agilité  physique  et  la  fidélité  au  devoir,  même  en 
temps  de  paix  (1).  » 

Voilà  le  système. 

Eh  bien  !  nous  sommes  prêts  à  accepter  de  cette  leçon  ce 
qui  doit  être  retenu.  La  guerre  actuelle  oppose  les  deux  prin- 
cipes :  on  jugera,  à  ses  résultats,  quelle  dose  d'autorité,  — 
mais  aussi  quelle  dose  de  liberté,  —  conviennent  aux  peuples 
modernes  pour  accomplir  leur  tâche  et  maintenir  la  cause  de  la 
civilisation. 

Dès  maintenant,  il  est  certain  que  l'organisation  et  le  mili- 
tarisme n'ont  pas  apporté  au  peuple  allemand  la  supériorité 
incontestée  qu'ils  lui  avaient  promise.  Le  magister  s'est  trompé. 
La  guerre  n'a  pas  été  cette  promenade  aisée  que  le  militarisme 
se  promettait;  elle  se  prolonge  et  atteint  le  peuple  allemand 
dans  les  racines  de  son  être.  Au  point  de  vue  civil,  «  l'organi- 
sation »  de  l'alimentation  n'a  été  qu'une  cascade  d'erreurs  :  on 
tue  les  cochons  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  pommes  de  terre  et  on 
jette  les  pommes  de  terre  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  cochons. 

Par  contre,  le  libéralisme  désordonné  à  tendance  anarchiste, 
l'individualisme  à  outrance  a  dévoilé  aussi  ses  faiblesses.  Sur- 
pris  dans  ses  berquinades  pacifistes,  il  doit  convenir  qu'il  ne 
suffit  pas  de  se  faire  mouton  pour  supprimer  les  loups. 

Nous  ne  sommes  pas  encore  en  mesure  de  donner  les  résul- 
tats de  la  cruelle  expérience  que  le  monde  fait  en  ce  moment. 
Mais  il  est  probable  que  l'immense  appareil  que  la  guerre  a  mis 
en  mouvement  trouvera  sa  règle  rien  qu'à  la  façon  dont  il  se 
comportera  :  une  fois  de  plus,  la  fonction  créera  l'organe. 
L'armée  victorieuse,  qui  sera  une  «  nation  armée,  »  deviendra 
sans  doute  l'image  de  la  future  société. 

Une  discipline  acceptée  et  volontaire,  un  but  unique,  une 
tâche  commune,  l'esprit  de  devoir  et  l'esprit  de  sacrifice,  l'ordre 
et  la  règle  avec  l'abnégation  et  le  dévouement,  telles  seront  les 
bases  probables  de  la  future  société,  qui  sera  comme  le  prolon- 
gement de  l'organisme  incomparable  qui  l'aura  fondée.  Le 
peuple  armé  aura  pour  fils  le  peuple  organisé. 

(1)  Von  Bùlow.  Le  militarisme  et  la  culture  intellectuelle  allemande.  — 
Wilhelm  Wundt,  Die  Nalionen  und  ihre  Philosophie.  Leipzig.  1915.  Cités  par 
A.  Van  Gennep,  p.  42. 


l'ère  nouvelle.  753 

Si  puissantes  que  soient  la  mobilisation  matérielle  et  la 
mobilisation  intellectuelle,  elles  ne  sont  que  l'expression  de  la 
mobilisation  morale  :  n'est-ce  pas  là  l'épreuve  suprême?  Repre- 
nons le  mot  de  Proudhon  :  «  La  guerre  est  un  fait  de  la  vie 
morale  bien  plus  que  de  la  vie  physique  et  intellectuelle.  » 

Ce  qui  se  dépense  de  force  morale  dans  les  événemens 
auxquels  nous  assistons  est  invraisemblable.  S'il  y  avait  un 
manomètre  pour  cela,  on  constaterait  que  le  graphique  de  notre 
temps  monte  en  flèche  bien  au-dessus  de  celui  de  n'importe 
quel  autre  temps.  Le  cœur  du  monde  dormait  avant  cet  incom- 
parable réveil. 

Et  cette  dépense  est  universelle.  Toutes  les  nations  engagées 
ont  un  coefficient  surélevé.  L'énergie,  l'endurance,  le  mépris 
de  la  douleur  et  de  la  mort,  le  sacrifice  individuel,  le  sacrifice 
collectif,  l'exaltation  patriotique,  l'exaltation  religieuse,  la 
résignation  à  la  volonté  divine,  le  stoïcisme,  le  renoncement 
sous  toutes  ses  formes,  le  courage,  l'héroïsme,  la  pitié,  l'humi- 
lité, quel  Livre  des  Martyrs  ou  quelles  Vies  des  Saints  en  offri- 
raient des  manifestations  plus  éclatantes  ?  Plaignons  les 
neutres  :  ils  ne  connaîtront  pas  ces  «  élévations  »  sublimes. 
L'humanité  grandit  de  cent  coudées.  Si  l'on  pouvait  recueillir 
le  dernier  murmure  du  soldat  qui  tombe,  si  l'on  pouvait 
contempler  cette  âme  à  nu  au  moment  où  elle  rompt  le  lien,  si 
on  confessait  ces  belles  et  jeunes  morts,  que  recueillerait-on, 
mon  Dieu?  Vous  avez  fait  l'homme  à  votre  image,  est-ce  donc 
pour  qu'il  subisse  avec  tant  d'amour  votre  loi? 

Voici  Plutarque,  voici  Corneille,  voici  Pascal,  voici  Ylmita- 
tion  de  Jésus-Christ  : 

Blandin,  capitaine  au  140e  d'infanterie  :  coupé  de  son  régiment  et  griè- 
vement blessé  dans  un  combat  qu'il  avait  livré  avec  les  quatre  cents 
bommes  qu'il  conduisait,  a  refusé  de  se  laisser  emporter  en  disant  à  son 
lieutenant  :  «  Le  salut  de  la  compagnie  seul  importe  ;  prenez  le  comman- 
dement et  continuez.  » 

Béduchaud,  soldat  de  2e  classe  au  49"  régiment  d'infanterie  :  blessé  à 
l'épaule  le  3  septembre,  ne  pouvant  se  servir  de  son  arme,  se  propose  pour 
transmettre  les  ordres.  Envoyé  à  l'ambulance  par  son  capitaine,  il  en 
revient  après  un  pansement  sommaire,  «  pour  ne  pas  encombrer  l'ambu- 
lance, »  dit-il,  et  reprend  sa  place  dans  le  rang.  Dans  une  autre  affaire,  se 
trouvant  en  face  de  deux  sous-officiers  allemands  qui  lui  crient  :  «  Haut 
les  mains  !  »  tue  l'un  d'eux,  blesse  le  second  de  sa  baïonnette  et  lui  donne 
a  boire  après  l'avoir  désarmé. 

tome  xxxm.  —  1916.  48 


754 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Provost  (G.-L.),  capitaine  au  281e  d'infanterie  :  a  été  atteint,  le  22  sep- 
tembre, d'une  balle  qui  lui  a  traversé  la  poitrine  en  lui  fracturant  l'épaule 
pendant  qu'il  faisait  exécuter  un  bond  en  avant  à  sa  compagnie  ;  est  resté 
debout,  continuant  à  la  diriger  pendant  trois  quarts  d'heure  ;  puis,  ayant 
perdu  beaucoup  de  sang,  est  tombé  évanoui.  Revenu  à  lui,  s'est  relevé  et  a 
repris  le  commandement  de  son  unité  ;  ne  s'est  rendu  au  poste  de  secours 
que  sur  le  commandement  de  son  chef  de  bataillon.  Évacué  sur  une  voi- 
ture, en  est  descendu  pour  laisser  sa  place  à  un  soldat  qui  lui  paraissait 
plus  atteint  que  lui,  et  a  parcouru  ensuite  10  kilomètres  à  pied,  malgré  une 
forte  hémorragie,  pour  se  rendre  au  convoi  sanitaire. 

N'est-ce  pas,  à  la  fois,  toutes  les  formes  du  courage  et  de  la 
vertu  ? 

Encore  une  fois,  chez  tous  ces  peuples  engagés  dans  la  lutte,. 
il  en  est  ainsi.  J'ose  dire  cependant  que  la  France  offre  le  plus 
remarquable  exemple  de  beauté  collective  :  cette  race  s'est 
retrouvée  elle-même.  Verdun  flambera  sur  l'horizon  de  l'his- 
toire comme  un  volcan  d'honneur.  Certes  les  soldats  allemands 
sont  pleins  de  courage  :  ils  marchent  en  rangs  serrés  au-devant 
de  la  mitraille.  Mais  le  soldat  français,  qui  a  tenu,  avec  des 
moyens  inférieurs,  contre  une  ruée  préparée  de  longue  main, 
le  soldat  français  qui  arrêta  l'avalanche  au  revers  de  la  pente  et 
alors  qu'elle  battait  les  murs  de  la  ville,  est  incomparable;  cette 
ténacité,  cet  élan,  cette  endurance  sous  le  feu,  dans  la  tour- 
mente et  dans  la  mort,  voilà  vraiment  la  conduite  d'une  grande 
armée  et  d'un  grand  peuple,  voilà  qui  rassemble  et  qui  explique 
toutes  les  pages  de  notre  histoire.  Comme  individu  historique, 
la  France  s'est  maintenue  au  plus  haut  rang. 

Dans  le  monde  entier  l'exemple  rayonnera.  D'ailleurs,  nous 
avons  convoqué  l'univers  sur  notre  territoire  pour  nous  grandir 
encore  de  son  secours  et  de  sa  confiance.  Indiens,  Africains, 
Australiens,  tous  remporteront  dans  leur  pays,  comme  nos 
amis  les  Anglais  et  les  Belges,  comme  nos  alliés  les  Russes, 
l'image  ineffaçable  de  ce  qu'iis  ont  vu  sur  ce  sol  trois  fois 
sacré.  «  Passant,  va  dire  à  Sparte...  »  Ces  Thermopyles  de  la 
civilisation  seront  un  lieu  de  pèlerinage  pour  le  genre  humain 
délivré.  Les  souvenirs  et  les  leçons  resplendiront  pendant  des 
siècles  sur  ces  collines  épiques. 

L'enseignement  moral  de  Verdun  est  grand  à  jamais.  Mais 
il  est  quelque  chose  de  plus  surprenant  :  c'est  l'assaut  qui  fut 
donné  consciemment  à  la  loi  morale  par  le  cynisme  allemand. 


l'ère  nouvelle.  755 

Cela  aussi  est  une  date,  et  non  moins  importante  que  l'autre. 

Oui  ou  non,  existe-t-il  une  morale  acceptée  par  tous  les 
hommes,  par  tous  les  peuples,  par  toutes  les  philosophies,  par 
toutes  les  religions  ?  Dans  tous  les  catéchismes,  il  est  écrit  : 
Tu  ne  tromperas  point,  tu  observeras  la  parole,  tu  ne  mentiras 
point,  tu  ne  feras  pas  le  mal  pour  le  mal,  tu  ne  frapperas  point 
des  innocens.  Oui  ou  non,  ces  règles  se  sont-elles  transposées 
dans  le  droit  international?  Les  sociétés  ont-elles  des  principes 
moraux  qu'elles  doivent,  elles  aussi,  observer?  C'est  à  ces  règles 
particulières  et  publiques,  pour  la  plupart  consenties  et  signées 
par  elle,  que  l'Allemagne  s'est  soustraite  de  parti  pris.  Frappée 
d'une  folie  orgueilleuse,  elle  se  mit  «  au-dessus  de  tout,  » 
c'est-à-dire  au-dessus  de  l'humanité.  La  théorie  allemande  du 
droit  de  la  force,  de  la  volonté  de  puissance,  est  maintenant 
bien  connue,  clairement  élucidée.  Dans  les  écoles,  on  propage 
chez  les  enfans  ce  décalogue. 

Satanique  perversion  des  plus  nobles  principes!  Prétend-on 
forger  un  nouveau  cœur  humain  où  la  violence  et  la  haine 
tiendront  la  place  de  l'amour  et  de  la  pitié?  Déjà,  il  y  a  quelque8 
années,  les  derniers  survivans  de  «  l'Allemagne  sentimentale  » 
discernaient  cette  dégénérescence  et  cette  régression  du  sens 
humain  :  le  prince  de  Hohenlohe,  qui  fut  chancelier  de  l'Empire 
avant  Bethmann-Hollweg,  écrivait  dans  ses  Mémoires  :  «  La  lo1 
naturelle  de  la  lutte  pour  l'existence  a  revêtu  un  caractère 
qui  fait  songer  aux  phénomènes  du  règne  animal  et  qui  fait 
craindre  une  évolution  en  ligne  descendante.  »  Il  jugeait  d'après 
ce  qu'il  voyait  autour  de  lui. 

Et  la  brutalité  des  faits  jalonne,  maintenant,  cette  ligne 
descendante.  L'invasion  de  la  Belgique  et  des  départemens  du 
Nord  de  la  France  avant  la  victoire  de  la  Marne  fut  une  pure 
sauvagerie  délibérée.  Les  soldats  allemands  disent  eux-mêmes  : 
«  Ce  que  nous  avons  fait  n'est  rien  à  comparer  avec  ce  qui  nous 
fut  commandé!  «Les  faits  d'atrocité,  les  6 000  civils  fusillés  sans 
jugement,  les  prêtres  tués,  blessés  ou  traînés  en  captivité,  les 
villages  incendiés,  les  femmes  et  les  enfans  passés  au  fil  de  la 
baïonnette,  le  pillage  en  règle  de  toutes  les  provinces  occupées, 
tout  cela  est  pleinement  avéré,  indiscutable.  Nous  avons  les 
noms,  les  preuves,  les  sermens  (1).  Toutes  les  formes  de  la  vio- 

(1)  Voir,  notamment,  ce  martyrologe  qu'est  le    Dernier  Livre   Gris  belge  :  — 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lence,  le  mensonge,  la  mauvaise  foi,  la  trahison,  la  délation, 
le  sadisme,  ont  étalé  si  largement  leur  souillure  que  la  tache 
ne  peut  plus  être  effacée  :  c'est  une  perversion  complète  et 
généralisée. 

On  nie;  les  bourreaux  cherchent  à  jeter  un  voile  sur  les 
faits;  ou  bien  encore  ils  disent  :  «  N'en  parlons  plus,  c'est  le 
passé.  »  On  en  parlera  toujours.  Les  voilà  pris,  tout  à  coup,  de 
respect  humain.  Que  ne  respectaient-ils  la  vie  et  l'honneur 
des  hommes  et  des  femmes  quand  ils  étaient  ou  se  croyaient  les 
maîtres? 

«  Ce  sont  des  incidens?  »  — Mais  niera-t-on  que  des  popu- 
lations par  centaines  de  mille  ont  été  traînées  en  esclavage  sous 
le  vocable  menteur  de  «  prisonniers  civils?  »  Le  prisonnier  est 
un  soldat  qui  se  rend  et  qui  met  bas  les  armes.  Il  n'y  a  pas  de 
«  prisonniers  civils.  »  Le  prisonnier  civil  est  un  esclave.  Les 
négriers  d'Afrique  ne  faisaient  pas  autre  chose  :  le  rapt,  la 
dispersion  des  familles,  la  concentration  dans  des  camps  de 
mort,  tout  ce  que  la  cruauté  la  plus  raffinée  peut  inventer  pour 
faire  souffrir  des  innocens,  tout  cela  se  perpétue  sous  nos 
yeux. 

La  philosophie  et  l'histoire  n'ont  pas  une  minute  à  perdre 
pour  inscrire  sur  leurs  tablettes  cet  autre  phénomène  de 
psychologie  collective.  J'ai  dit  tout  à  l'heure  la  tension  maxima 
de  l'âme  dans  le  bien,  voilà  maintenant  sa  tension  maxima 
dans  le  mal. 

Et  c'est  pourquoi,  le  grand  duel  étant  engagé  dans  l'âme  des 
hommes,  dans  l'âme  des  sociétés,  l'issue  de  cette  guerre  ne 
peut  être  qu'une  grande  servitude  ou  une  grande  libération. 

La  victoire  allemande  eût  livré  le  monde  à  l'exploitation  du 
plus  effarant  orgueil  que  les  siècles  aient  connu.  Que  d'autres 
siècles  il  eût  fallu  pour  réparer  ce  caprice  du  Destin  !  Le  péril  est 
heureusement  écarté.  D'ores  et  déjà,  le  fauve  est  entouré  d'une 
circonvallation  qui  a  borné  sa  course.  Demain,  il  sera  traqué 
et  se  rendra  à  merci.  Car  la  justice  éternelle  ne  peut  être 
injuste  et  la  raison  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  raison.  Autrement, 
le  monde  périrait. 

L'humanité   sera   donc  libérée.    Comme   dans    la    légende 

Réponse  au  Livre   Blanc  allemand  du  10   mai  1915  ;    »  Die    v'ôlkerrechtswidrige 
Fuhrung  des  belgischen  Volkskriegs.  » 


l'ère  nouvelle.!  757 

antique,  Andromède  sera  de'livre'e  de  ses  chaînes  et  elle  appa- 
raîtra dans  sa  noble  et  éclatante  nudité'.  11  fallait,  sans  doute, 
cette  épreuve,  pour  qu'un  fonds  d'instincts  destructeurs  et 
d'ancestrales  barbaries  fût  nettoyé'.  Ce  grand  cataclysme  pré- 
pare une  magnifique  rénovation.  Elle  se  fera  par  la  raison  au 
nom  de  la  justice.  Ce  mysticisme,  le  vrai,  celui  pour  lequel 
périssent  tant  de  braves  gens,  couvrira  de  son  prosélytisme  la 
terre  entière. 

Les  documens  diplomatiques  eux-mêmes  tirent  leur  argu- 
ment de  la  loi  morale.  Le  président  de  la  République  améri- 
caine s'exprime  en  ces  termes  :  «  J'estime  comme  un  devoir  de 
prévenir  l'Allemagne  que,  à  moins  qu'elle  n'abandonne  sa 
guerre  de  terreur  et  de  crimes,  le  gouvernement  des  États-Unis 
devra  rompre  avec  elle  ses  relations.  » 

«  Guerre  de  terreur  et  de  crimes,  »  voilà  le  nom  dont  la 
guerre  allemande  sera  flétrie  dans  l'histoire.  Le  verdict  est 
prononcé.  Le  président  Wilson  a  parlé  au  nom  de  l'humanité 
tout  entière.  C'est  le  sus  à  la  bête,  à  la  bête  qui  a  rompu  «  la 
loi  de  la  jungle,  »  la  loi  des  sociétés  humaines. 

Il  fallait  que  le  problème  fût  posé,  une  fois  encore,  dans  les 
termes  les  plus  larges  et  dans  une  catastrophe  qui  ébranle  la 
planète  :  barbarie  ou  civilisation!  Par  la  science,  par  l'intelli- 
gence, par  le  courage,  par  la  vertu,  la  formidable  régression 
nous  sera  épargnée. 

Raison,  justice,  tels  seront  les  deux  facteurs  sur  lesquels  se 
reconstituera  la  société  des  peuples.  Aujourd'hui  porte  demain 
en  ses  flancs.  C'est  pour  la  liberté  et  pour  la  justice,  pour  ces 
vieux  mythes  séculaires,  que  ces  jeunes  gens  tombent.  Leur 
sang  est  pur  :  l'humanité  sera,  par  lui,  purifiée. 

Gabriel  Hanotaux. 


LA  CORRESPONDANCE  DE  H.  THIERS 

PENDANT  LA  GUERRE  DE  1870-1871 

LETTRES  INÉDITES  DE  THIERS,   MIGNET, 
DUC  DE  BROGLIE,   DUVERGIER  DE    HAURANNE,  ETC. 


Les  papiers  de  M.  Thiers  ont  été  légués  à  l'État  par  M"e  Dosne  qui  a  Gxé 
la  date  à  laquelle  ils  pourraient  être  communiqués  au  public.  Cette  date 
étant  venue  à  échéance,  nous  extrayons  des  documens  laissés  par  l'illustre 
homme  d'État  un  certain  nombre  de  pièces  relatives  à  la  guerre  de  1870  : 
nous  n'avons  pas  besoin  d'en  signaler  au  lecteur  l'importance  capitale. 
Éclairée  par  les  événemens  actuels,  la  guerre  de  1870,  au  regard  de  l'his- 
toire, change  sensiblement  d'aspect  et  de  portée..  Notre  défaite  d'il  y  a 
quarante-cinq  ans  s'explique  mieux  et  semble  moins  humiliante.  L'absten- 
tion de  l'Europe  prend  un  caractère  d'exceptionnelle  imprévoyance  qui  se 
mesure  au  prix  que  coûte  la  guerre  d'aujourd'hui  à  toutes  les  nations 
civilisées.  Les  fautes  qui  ont  amené  la  déclaration  de  guerre  du  15  juil- 
let 1870,  malgré  la  courageuse  intervention  de  M.  Thiers,  s'atténuent 
pour  ne  laisser  place  qu'à  l'immense  danger  dont  la  Prusse,  par  son 
militarisme,  menaçait  depuis  si  longtemps  le  monde.  Les  lettres  qui  vont 
suivre  mettent  en  lumière  le  rôle  de  M.  Thiers;  signées  de  noms  illustres, 
elles  nous  font  connaître,  en  même  temps  que  les  mouvemens  de  l'âme 
française,  les  sentimens  de  certains  pays,  alors  neutres,  maintenant 
engagés  en  pleine  lutte.  La  lecture  de  ces  documens  ne  peut  inspirer  que 
confiance  et  réconfort.  Elle  nous  permet  de  constater  les  progrès  réalisés 
dans  l'éducation  de  l'esprit  public  en  France  ;  d'apprécier  à  toute  leur 
valeur  l'attitude  de  la  nation  en  juillet  1914,  aussi  prudente,  sage  et 
modérée,  qu'elle  avait  été  inconsidérée  en  juillet  1870;  l'union,  la  disci- 
pline des  âmes,  la  tenue  patiente  et  ferme  du  peuple  après  de  longs 
mois  de  guerre,  en  contraste  avec  les  spectacles  de  1871  tels  qu'ils  vont 
être  analysés  plus  loin.  Les  signes  avant-coureurs  de  la  défaite  ont  fait 
place  à  des  indices  tout  opposés,  présages  certains  de  la  victoire. 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.!  759 

Le  15  juillet  1870,  Emile  Ollivier  donnait  lecture,  à  la  tribune  du  Corps 
législatif,  du  texte  de  la  déclaration  de  guerre  à  la  Prusse.  La  candidature 
d'un  prince  de  Hohenzollern  au  trône  d'Espagne,  cause  initiale  du  conflit» 
ayant  été  retirée  avec  l'assentiment  du  roi  de  Prusse,  le  gouvernement 
français,  poussé  par  les  ultra-bonapartistes  qui  désiraient  la  guerre,  avait 
commis  l'imprudence  d'exiger  du  roi  Guillaume  des  garanties  contre  un 
retour  possible  de  cette  candidature.  Guillaume  avait  déclaré  à  notre 
ambassadeur  Benedetti,  qu'il  voyait  à  Ems,  ne  pouvoir  aller  jusque  là,  et 
lui  avait  même  fait  dire  de  ne  plus  l'entretenir  directement  de  cette 
affaire,  de  s'adresser  à  ses  ministres  à  Berlin.  M.  de  Bismarck  avait 
annoncé  au  monde  cette  notification  par  un  communiqué  aux  journaux 
rédigé  de  façon  telle,  —  c'est  ce  qu'on  a  appelé  la  falsification  de  la  dépêche 
d'Ems,  —  que  le  gouvernement  français  y  avait  vu  une  provocation,  d'où 
la  déclaration  de  guerre.  Api  es  la  lecture  de  la  déclaration,  M.  Thiers 
monta  à  la  tribune  et,  pour  éviter  que  la  guerre  ne  fût  engagée  sur  une 
simple  note  de  journal,  demanda  que  l'on  communiquât  à  la  Chambre  les 
dépêches  officielles,  afin  de  s'assurer  de  la  réalité  de  l'insulte.  Il  fut 
accueilli  par  un  concert  de  violences  inouïes.  «  Cinquante  énergumènes, 
a-t-il  dit  dans  l'enquête  de  l'Assemblée  nationale,  me  montraient  le  poing, 
m'injuriaient,  disaient  que  je  souillais  mes  cheveux  blancs.  »  Les  lettres 
qui  vont  suivre  sont  adressées  par  M.  Thiers  à  MM.  Duvergier  de 
Hauranne  et  Paul  de  Rémusat,  pour  les  remercier  de  leurs  félicitations 
relativement  à  son  attitude  pendant  la  séance  du  15  juillet. 

M.  Thiers  à  M.  Duvergier  de  Hauranne. 

Paris,  17  juillet  1870. 

«  Mon  cher  Duvergier  (1), 

«  J'ai  été  fort  touche'  de  votre  lettre  et  je  vous  en  remercie 
du  fond  du  cœur.  C'est  un  grand  soulagement  dans  des  cir- 
constances aussi  graves  que  celles  où  nous  nous  trouvons  de  se 
savoir  en  conformité  de  sentimens  avec  les  amis  de  toute  sa 
vie.  Le  Temps  a  rendu  une  grande  justice  à  ma  conduite  dans 
la  terrible  journée  du  15  juillet,  et  je  vous  avoue  que  je  crois 
avoir  mérité  ce  qu'il  a  dit.  Depuis  quarante  ans  que  je  suis  dans 
les  assemblées,  je  n'ai  pas  eu  une  pareille  lutte  à  soutenir. 
Ceux  qui  ont  assisté  à  cette  scène  diabolique  pourront  vous  le 
dire.  J'étais  menacé,  insulté  par  des  fous  furieux,  et  mon  indi- 
gnation de  la  folie  criminelle  que  l'on  commettait  était  si 
grande  que  ce  qu'on  appelait  mon  courage  ne  me  coûtait  pas  du 
tout.  Mon  cœur  était  soulevé  de  voir  les  misérables  qui,  en  1866, 

(1)  M.  Thiers  a  ajouté  en  haut  de  la  page  :  «  Lettre  qui  n'a  pas  été  envoyée.  » 


760  REVUE    DÈS    DEUX    MONDES.: 

n'avaient  pas  voulu  empêcher  le  mal  à  son  origine,  vouloir 
maintenant  en  précipiter  les  conséquences,  au  risque  de  les 
rendre  définitivement  mortelles.  Voici,  du  reste,  le  récit  de 
cette  odieuse  déclaration  de  guerre. 

«  J'ai  toujours  pensé  que  les  fautes  de  1866  étaient  irrépa- 
rables, car  il  y  avait  bien  peu  de  chances  de  défaire  la  Prusse 
de  quelque  manière  qu'on  s'y  prit.  Mais  j'ai  toujours  cru  qu'il  y 
aurait  un  jour  où  on  pourrait  l'essayer  avec  chance  d'y  réussir, 
et  ce  jour  était  celui  où  la  Prusse  reprendrait  le  cours  de  ses 
usurpations.  Alors,  les  Allemands  du  Sud,  envahis  par  elle,  se 
jetteraient  dans  nos  bras  ;  l'Autriche  ne  pourrait  plus  hésiter 
et  l'Angleterre  serait  moralement  avec  nous.  Dans  ces  condi- 
tions, avec  notre  armée  tenue  sur  un  bon  pied,  on  pourrait 
peut-être  refaire  l'ancienne  Confédération  germanique  ou 
prendre  sur  le  Rhin  des  garanties  territoriales.  Mais  toute 
guerre,  avant  que  la  Prusse  ne  commit  une  nouvelle  usurpation 
matérielle,  me  semblait  une  folie. 

«  Dès  que  l'incident  Hohenzollern  s'est  produit,  j'ai  com- 
mencé une  campagne  des  plus  actives  pour  prévenir  la  guerre.; 
J'avais  ménagé  le  ministère  en  vue  des  élections  futures, 
n'ayant,  du  reste,  rien  à  faire  de  lui  pour  ce  qui  me  concernait. 
Le  danger  de  guerre  venu,  je  me  suis  applaudi  de  ménagemens 
qui  pouvaient  devenir  fructueux  dans  une  occasion  capitale. 
Vous  avez  chanté  trop  haut,  leur  ai-je  dit;  mais  enfin,  avec  de 
la  conduite,  on  peut  réparer  cette  fausse  note  du  début.  La 
Prusse  s'est  mise  dans  son  tort,  et  on  pourra  le  lui  faire  payer 
par  un  gros  échec.  L'Angleterre  va  se  mettre  à  l'œuvre  pour 
empêcher  la  guerre  :  tout  le  monde  l'y  aidera,  et  la  Prusse  sera 
obligée  de  retirer  son  candidat.  Ce  sera  un  gros  désagrément, 
un  véritable  échec,  et  il  faudra  s'en  contenter.  Si  vous  allez  au 
delà,  les  amours-propres  seront  mis  en  jeu,  et  je  regarde  la 
guerre  comme  inévitable.  Cette  guerre  peut  être  malheureuse, 
malgré  la  vigueur  de  l'armée  française,  et  il  ne  faut  pas  en  courir 
le  danger.  Quant  au  désir  naturel  de  défaire  Sadowa,  il  faut  le 
mettre  de  côté  et  le  remettre  au  jour  des  futures  et  inévitables 
usurpations  de  la  Prusse. 

«  On  m'a  dit  que  j'avais  raison,  mais  que  malheureusement 
on  ne  croyait  pas  pouvoir  obtenir  le  sacrifice  du  Hohenzollern. 
J'ai  répliqué  qu'on  l'obtiendrait,  mais  qu'il  fallait  s'en  contenter. 

«  Le  lendemain   même   de   ce   dialogue  reproduit  trois  ou 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.t  761 

quatre  jours  de  suite,  la  de'pêche  espagnole,  dont  le  roi  de 
Prusse  était  l'inspirateur,  a  été  communiquée,  et  M.  Ollivier, 
qui  venait  de  la  recevoir  chez  M.  de  Gramont  en  accourut  fou 
de  joie  à  la  Chambre  et,  dans  le  débordement  de  cette  joie,  il  l'a 
laissé  lire  à  tous  les  journalistes,  boursiers,  etc.  Si  la  dépêche 
avait  pu  être  définitivement  acceptée,  le  mal  n'eût  pas  été  bien 
grand,  mais  le  parti  de  la  guerre,  qui  était  le  parti  bonapar- 
tiste, n'espérant  reprendre  son  ascendant  que  par  la  guerre,  a 
poussé  des  cris  de  rage  en  voyant  la  querelle  prête  à  s'éteindre.! 
A  la  tête  de  ce  parti  se  trouvait  le  maréchal  Lebœuf,  brave 
homme,  excellent  soldat,  ivre  d'ambition  et  politique  fort  léger., 
Tous  les  bonapartistes  se  sont  mis  derrière  lui  et  ont  fait 
retentir  dans  le  Cabinet  des  cris  de  fureur.  C'est  une  question 
de  savoir  si  l'Empereur  n'a  pas  été  plus  entraîné  qu'entraineur.. 
Toujours  est-il  que  les  pacifiques,  qui  étaient  en  majorité  et 
avaient  Ollivier  à  leur  tête,  se  sont  laissé  intimider  et  on  a 
convenu  de  demander  au  roi  de  Prusse  des  engagemens  per- 
sonnels afin  de  l'humilier:  on  le  disait  tout  haut. 

«  J'ai  vu  les  ministres  après  le  funeste  conseil  qui  a  été 
tenu  mardi,  je  crois  (12  juillet).  Je  leur  ai  dit  qu'ils  venaient 
de  commettre  une  grande  faute  en  ne  se  déclarant  pas  satisfaits, 
et  que  la  guerre  redevenait  probable.  Ils  m'ont  juré  leurs  grands 
dieux  qu'ils  seraient  prudens,  c'est-à-dire  peu  exigeans.  Pen- 
dant ce  temps,  j'ai  fait  une  vraie  campagne  auprès  des  gens  du 
Centre.  Cent  au  moins  m'ont  déclaré  que  si  je  leur  donnais  le 
signal  de  la  paix,  ils  me  suivraient.  Il  y  en  a  un  bon  nombre 
qui  sont  venus  me  dire  :  Prenez  le  pouvoir,  nous  sommes  deux 
cents  qui  vous  soutiendrons  :  on  ne  peut  pas  laisser  le  pouvoir 
dans  de  telles  mains.  Vous  devinez  la  réponse  que  j'ai  faite  et 
j'ai  toujours  insisté  pour  qu'on  se  bornât  à  avoir  la  paix  pour 
but  essentiel.  Je  n'ai  pas  trouvé  une  seule  objection,  sauf  chez 
les  bonapartistes  que,  du  reste,  je  ne  hantais  guère.  Le  mer- 
credi 13,  on  a  remis  les  explications  dernières  à  vendredi  15. 
J'ai  vu,  revu  les  ministreSj  et  plusieurs  m'ont  déclaré,  à  moi 
parlant,  qu'ils  donneraient  leur  démission  plutôt  que  de  prendre 
la  responsabilité  de  la  guerre.  Plichon,  Chevandier  me  l'ont 
promis. 

«  Vendredi,  tout  a  changé  de  face.  Le  Cabinet  divisé  était 
près  de  se  rompre  lorsqu'une  faute  du  roi  de  Prusse,  fait 
inexplicable,    est    venue    fournir    un    prétexte    à    toutes    les 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

lâchetés.  Le  roi  de  Prusse  avait  dit  qu'il  consentait  à  ce  que  ses 
ministres  de'clarassent  avoir  connaissance  de  la  renonciation  du 
Hohenzollern  et  l'approuver.  Certes,  c'était  bien  assez.  Mais  on 
a  voulu  son  propre  engagement  et  il  s'y  est  refusé,  vaincu  par 
les  cris  de  l'armée  et  des  bourgeois  de  Berlin,  lesquels,  d'abord 
pour  nous,  ont  tourné  contre  nous  en  voyant  que  la  concession 
faite  ne  nous  arrêtait  pas.  Le  Roi  alors  a  déclaré  qu'il  ne  concé- 
derait rien  de  plus.  Or  M.  Benedetti  ayant  eu  la  maladresse  de 
l'aborder  dans  une  promenade,  il  a  refusé  de  l'écouter.  Ce 
n'était  pas  là  l'outrage  dont  on  a  parlé.  C'était  une  imprudence 
qui  pouvait  mal  tourner.  De  bons  citoyens  auraient  atténué  la 
chose,  eu  recours  à  l'Angleterre  pour  l'arranger  et  auraient 
ainsi  sauvé  la  paix.  Mais  messieurs  les  ministres  y  ont  vu  un 
moyen  de  se  rallier  au  parti  de  la  guerre  sans  trop  de  déshon- 
neur, de  rentrer  dès  lors  dans  le  Cabinet  d'où  ils  se  sentaient 
près  de  sortir  et  ils  ont  apporté  la  folle  déclaration  de  guerre 
du  vendredi  15.  Lorsque,  au  milieu  d'une  anxiété  inouïe,  le 
manifeste  a  été  lu,  une  sorte  de  stupeur  a  saisi  la  Chambre. 
Les  centres  ont  fait  comme  les  ministres,  ont  eu  recours  à  ce 
moyen  de  ne  pas  se  brouiller  avec  le  pouvoir,  et  les  ministres, 
pour  sortir  ministres,  les  ministériels  pour  pouvoir  rester 
ministériels,  ont  jeté  le  pays  et  le  monde  dans  une  épouvantable 
guerre. 

«  La  gauche  elle-même,  si  brave,  était  saisie  et  paralysée, 
quand  je  me  suis  levé  par  un  mouvement  dont  je  n'étais  pas 
maître,  et  alors  toutes  les  fureurs  du  bonapartisme  ont  fondu 
sur  moi.  Le  Moniteur  seul  peut  donner  une  idée  de  la  scène. 

«  Voilà  la  pure  vérité,  que  je  puis  jurer  être  la  vérité  devant 
Dieu  et  les  hommes  !  Cet  événement  qui  nous  ôtera  ou  notre 
liberté  ou  notre  grandeur  m'a  brisé  le  cœur!  Il  faut  faire,  et  je 
fais  des  vœux  pour  notre  armée.  Mais  pour  ceux  de  nos  mili- 
taires qui  sont  libéraux,  quelle  douleur,  en  combattant  pour 
notre  sol,  de  se  dire  qu'ils  ne  seront  vainqueurs  qu'aux  dépens 
de  notre  liberté  !  Du  reste,  le  devoir  n'est  pas  équivoque  :  il  faut 
tout  faire  pour  vaincre,  et  si  j'étais  soldat,  je  risquerais  franche- 
ment ma  vie  pour  cette  cause.  Mais  pour  moi,  désormais,  il  n'y 
a  plus  que  des  sujets  de  tristesse.  Hélas  !  quand  on  vit  beau- 
coup, on  restreint  tous  les  jours  le  cercle  de  sa  véritable  estime! 

«  Adieu,  mon  cher  ami;  gardez  cette  lettre, mais  pour  vous 
et  vos  enfans,  et,  si  dans  l'avenir  on  la  retrouve,  elle  expliquera 


LA    CORRESPONDANCE    DE   M.    THIERS.t  T63 

à  nos  petits-neveux  comment  s'est  de'cidée  cette  odieuse  guerre  I 
Adieu  !  adieu  !  Ecrivez-moi.  Tout  a  vous  de  cœur. 

«  A.  Thiers.:  » 


Le  même  à  M.  de  Rémusat  (1). 

Paris,  19  juillet  1810. 

«  Mon  cher  ami, 

«  Vous  avez  deviné  juste,  les  causes  de  la  guerre  sont  des 
plus  pitoyables.  La  revanche  contre  la  Prusse,  pour  offrir  des 
chances  favorables,  devait  être  différée.  Comme  la  Prusse  ne 
pouvait  continuer  son  œuvre,  si  souvent  affichée,  sans  mettre  la 
main  sur  les  Etats  du  Sud  de  l'Allemagne,  il  fallait  attendre  ce 
jour-là,  et  nous  aurions  eu  pour  nous  une  moitié  de  l'Allemagne, 
plus  l'Autriche,  obligée  de  se  prononcer,  puis  l'Angleterre  qui 
n'aurait  pas  voulu  souffrir  de  nouvelles  usurpations  prussiennes, 
ou  qui,  si  elle  n'était  devenue  belligérante  avec  nous,  aurait  été 
neutre,  bienveillante,  suffisante  dès  lors  pour  contenir  la  Russie. 
Là  était  le  moment  de  l'action.  Jusque  là,  il  fallait  se  contenter 
de  vider  le  mieux  possible  les  incidens  quotidiens  sans  avoir 
tort,  si  une  rupture  devenait  inévitable.  La  Prusse,  qui  s'était 
donné  tort  en  mettant  en  avant  la  candidature  Hohenzollern, 
ayant  réparé  son  tort  par  le  retrait  de  cette  candidature,  le  tort 
est  de  notre  côté  et  nous  sommes  exposés  à  avoir  toute  l'Alle- 
magne contre  nous,  l'Autriche  résolument  neutre  et  l'Angleterre 
neutre  exaspérée.  Je  l'ai  dit  aux  ministres;  ils  ont  semblé  me 
croire;  ils  m'ont  affirmé  qu'ils  partageaient  mon  opinion  et  ils 
la  partageaient  en  effet;  mais  ils  se  sont  laissé  effrayer  par  les 
bonapartistes  qui  croient  regagner  le  pouvoir  si  l'Empire  recouvre 
son  prestige  au  moyen  d'une  guerre  heureuse,  et,  voyantvenir 
une  crise  ministérielle,  s'ils  s'obstinaient  pour  la  paix,  ils  ont 
saisi  l'occasion  d'un  mouvement  d'humeur  du  roi  de  Prusse  qui 
était  déjà  suivi  d'explications,  ils  ont  tout  exagéré  et  ont  préféré 
la  guerre  à  leur  retraite.  Quant  à  la  Chambre,  elle  était  paci- 
fique. Cent  membres  au  moins  m'avaient  supplié  de  défendre 
la  paix;  mais  ils  ont  eu  peur  des  clameurs  bonapartistes  et  ils 
ont  envoyé  les  Français  à  la  boucherie  comme  les  poltrons  de  la 

(1)  M.  Thiers  a  ajouté  en  haut  de  la  lettre  :  «  non  expédiée.  » 


764  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Convention  envoyaient  les  honnêtes  gens  à  la  guillotine,  par 
faiblesse.  Pour  moi,  je  ne  les  ai  pas  voulu  imiter  et  j'ai  fait  ce 
que  vous  savez. 

«  Ce  que  je  dis  est  la  pure  vérité'.  Et  maintenant,  Dieu  sait 
ce  qui  adviendra!  Le  ministre  de  la  Guerre  dit  qu'il  est  prêt. 
J'ai  peur  qu'en  étant  un  aimable  et  brave  homme, il  soit  prodi- 
gieusement léger!  Dieu  veuille  que  l'entrain  de  l'armée  supplée 
à  l'insuffisance  des  préparatifs!  Pour  moi,  vous  n'en  doutez  pas, 
je  désire  ardemment  la  victoire;  mais  je  sais  bien  ce  qui  arri- 
vera :  victorieux,  nous  retomberons  sous  le  gouvernement 
personnel,  infatué  et  ressuscité  en  entier,  ou,  si  nous  sommes 
vaincus,  nous  verrons  la  France  terriblement  traitée  par 
l'étranger;  mais  mieux  vaut  la  victoire,  cent  fois  mieux!... 

«  A.  Thiers.  » 

Après  Sedan  et  la  proclamation  de  la  République,  Jules  Favre,  nommé 
ministre  des  Affaires  étrangères,  avait  rédigé  le  6  septembre  sa  célèbre 
circulaire  où,  rappelant  que  le  roi  de  Prusse  avait  déclaré  faire  la  guerre 
à  Napoléon  III  et  non  à  la  France,  il  ajoutait  :  a  Veut-il  continuer  cette 
guerre  impie?  Nous  ne  céderons  ni  un  pouce  de  notre  territoire,  ni  une 
pierre  de  nos  forteresses!  Notre  intérêt  est  celui  de  l'Europe  tout  entière!  » 
Il  supplia  M.  Thiers  de  se  rendre  dans  les  différentes  capitales  de  l'Eu- 
rope afin  de  plaider  la  cause  de  la  France  et  de  décider  les  gouverne- 
mens  étrangers  à  intervenir.  M.  Thiers  partit  pour  Londres  le  12  sep. 
tembre.  M.  Mignet  lui  écrit  afin  de  le  tenir  au  courant  des  événemens. 
On  va  voir  avec  quelle  netteté  l'éminent  historien  prévoyait  les  terribles 
dangers  qu'entraînerait  pour  l'Europe  la  victoire  allemande. 

M.  Mignet  à  M.  Thiers. 

Paris,  14  septembre  1870. 

((  Mon  cher  ami, 

«  Rien  de  nouveau  depuis  ton  départ.  Les  Prussiens  avancent, 
mais  lentement;  ils  sont  plus  loin  de  Paris  qu'on  ne  le  disait 
avant-hier.  On  a  plus  de  temps  pour  achever  les  préparatifs  de 
la  défense  à  laquelle  tout  le  monde  est  disposé  avec  une  mâle 
résolution  et  une  ardeur  croissante  :  toutes  les  places  fortifiées 
grandes  ou  petites  comme  Strasbourg,  Metz,  Thionville,  Toul, 
Phalsbourg,  Montmédy,  Verdun,  ont  tenu  contre  les  bombar- 
demens  et  les  attaques  des  Prussiens.  Paris,  mieux  fortifié  et 
bien  défendu,  mis  longtemps  à  l'abri  par  sa  ceinture  de  forts 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  765 

avancés,  protégé  de  plus  par  sa  vaste  et  formidable  enceinte, 
tiendra  avec  vigueur  et  constance.  La  revue  de  la  Garde  natio- 
nale et  de  la  Garde  mobile  passée  hier  par  le  général  Trochu, 
de  la  place  de  la  Bastille  aux  Champs-Elysées,  a  été  d'un  effet 
grand  et  rassurant.  L'esprit  de  cette  multitude  armée  était 
excellent  et  son  attitude  ferme. 

«  Les  vœux  comme  les  assentimens  continuent  à  te  suivre 
dans  ta  mission  patriotique.  Puisse-t-elle  réussir  pour  l'honneur 
et  l'intérêt  des  grandes  Puissances  de  l'Europe,  non  moins  que 
pour  le  soulagement  et  l'intégrité  de  la  France  livrée  à  une 
invasion  qui  reste  maintenant  sans  motif  fondé  de  la  part  d'une 
Puissance  aujourd'hui  uniquement  conquérante.  L'Angleterre, 
la  Russie  et  l'Autriche  ont  un  intérêt  égal  à  s'opposer  à  la  dévas- 
tation, à  la  ruine,  à  l'amoindrissement  territorial  de  la  France. 
Le  maintien  de  l'équilibre  européen  leur  importe  aussi  à  un 
degré  égal.  L'unité  de  l'Allemagne  sous  la  Prusse,  devenue 
certaine  de  fait  par  la  guerre  et  qui  s'accomplira  de  droit  après 
la  paix,  rendra  l'orgueilleuse  et  belliqueuse  Prusse  prépondé- 
rante sur  le  continent.  Si  on  la  laissait  prétendre  à  des  annexions 
aux  dépens  de  la  France,  elle  serait,  tôt  ou  tard,  et  lorsqu'une 
occasion  favorable  s'en  présenterait,  disposée  à  réunir  au  futur 
et  inévitable  empire  germanique  les  Allemands  des  provinces 
autrichiennes  et  les  Allemands  des  provinces  russes  de  la 
Baltique.  Souffrir  qu'elle  se  montre  ambitieuse  contre  la  France, 
c'est  s'exposer  à  ce  qu'elle  le  soit  un  jour  contre  l'Autriche  et 
contre  la  Russie.  Si  on  ne  l'empêche  pas  d'être  envahissante 
aujourd'hui,  on  la  rendra  dangereuse  pour  tout  le  monde  dans 
un  immanquable  avenir. 

«  Adieu,  mon  cher  ami,  je  te  souhaite  santé  dans  ce  rude 
voyage  et  succès  dans  cette  tâche  fort  grande  aussi  européenne 
que  française.  Bien  affectueusement  tout  à  toi. 

«    MlGNET.     )) 

De  retour  de  Londres,  où,  hélas!  ses  efforts  avaient  échoué,  M.  Thiers 
repartit  le  20  septembre  pour  Vienne  et  Saint-Pétersbourg.  Il  devait 
revenir  par  Florence  et  rentrer  à  Tours,  siège  de  la  délégation  de  la 
Défense  nationale,  le  21  octobre.  Le  duc  de  Broglie  lui  écrit  pour  lui 
retracer  l'état  des  affaires  en  France  et  lui  dire  que  seul  il  peut  sauver  le 
pays.  Autant  M.  Mignet  était  confiant,  autant  le  duc  de  Broglie,  troublé  et 
inquiet,  charge  de  sombres  couleurs  un  tableau  dont  heureusement  les 
pronostics  pessimistes  ne  se  sont  pas  tous  réalisés. 


766  REVUE    DE8    DEUX    MONDES.) 

Le  duc  de  Broglie  au  même. 

Broglie,  le  14  octobre  1870. 

«  Cher  Monsieur  Thiers, 

«  Je  ne  sais  où  cette  lettre  vous  trouvera,  mais  mon  désir 
ardent  est  qu'elle  vous  arrive  aussitôt  que  vous  aurez  remis  le 
pied  en  France. 

«  La  situation  de  nos  tristes  affaires  s'est  beaucoup  empirée 
depuis  votre  départ  et  pendant  votre  absence,  et  je  prends  la 
liberté  de  l'exposer  à  votre  excellent  jugement,  telle  quelle 
m'apparaît,  sans  lâche  faiblesse,  j'espère,  mais  aussi  sans 
illusion. 

«  Ce  n'est  pas  à  Paris  qu'est  le  mal.  La  défense  de  Paris 
paraît  plus  forte,  mieux  conduite,  plus  courageuse  qu'on  ne 
pouvait  l'espérer.  Tout  fait  croire  qu'il  n'y  a  la  ni  surprise,  ni 
abandon  de  soi-même,  ni,  immédiatement  du  moins,  de  violence 
révolutionnaire  à  craindre. 

«  Mais  ce  n'est  pas  à  nous  qu'il  faut  dire  que  cette  défense 
ne  peut  être  qu'une  affaire  de  temps  et  que,  dans  un  délai  plus 
ou  moins  long,  Paris  doit  tomber  s'il  n'est  secouru. 

«  Or,  je  cherche  en  vain  d'où  pourrait  maintenant  venir  le 
secours.  De  la  diplomatie  et  de  l'action  des  neutres?  Si  vous 
nous  rapportez  cette  bonne  fortune,  tout  est  sauvé,  mais  je  ne 
m'en  flatte  pas.  Du  temps  seul  et  de  la  mauvaise  saison?  L'hiver 
est  encore  loin  et  les  Prussiens  beaucoup  mieux  établis  dans  les 
villas  des  environs  de  Paris  que  nous  ne  l'étions  dans  la  tran- 
chée de  Sébastopol.  D'une  armée  nouvelle  faite  sur  la  Loire  ou 
ailleurs?  Dieu  le  veuille  !  Mais  est-il  raisonnable  de  compter  que 
nous  pouvons  avoir  aujourd'hui  une  armée  meilleure  que  celle 
qui  s'est  laissé  bloquer  à  Metz  ou  celle  qui  s'est  rendue  à 
Sedan? 

«  En  attendant,  ce  qui  va  son  train  pendant  que  le  siège 
dure,  c'est  la  désorganisation  et  la  ruine  de  la  France.  Les 
Prussiens  la  prennent  et  la  pillent  en  détail.  Les  résistances 
isolées  qu'ils  rencontrent,  dépourvues  d'ordre  et  d'unité,  ne 
font  qu'aggraver  le  mal  quelque  honorables  qu'elles  soient 
pour  ceux  qui  les  opposent,  car  elles  changent  en  pillage  propre- 
ment dit  les  réquisitions  de  l'ennemi.  Les  républicains,  bien 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  767 

intentionnés,  mais  très  incapables,  portent  le  désordre  dans 
tous  les  services  publics  et  jettent  l'effroi  dans  les  populations 
qu'ils  veulent  animer.  C'est  une  confusion  et  un  décourage- 
ment universels. 

«  Dès  lors,  quand  Paris  tombera  (et  à  moins  d'un  miracle, 
cette  chute  est  inévitable),  ce  qui  arrivera  est  infaillible.  Le 
gouvernement  actuel  tombera  lui-même  dans  le  désastre,  soit 
sous  les  coups  de  ses  amis  extrêmes,  soit  sous  le  poids  de  son 
impuissance.  Il  disparaîtra  dans  la  mêlée,  et  le  roi  de  Prusse, 
en  possession  de  notre  capitale,  et  ne  trouvant  aucune  espèce 
de  gouvernement  devant  lui,  sera  plus  maître  de  la  France 
qu'aucun  conquérant  depuis  Alaric  n'a  été  maître  d'aucun 
pays. 

«  Force  lui  sera,  pour  trouver  avec  qui  traiter,  de  créer  un 
gouvernement  lui-même  et  il  en  formera  un,  n'en  doutez  pas, 
car  on  trouve  toujours  un  Stanislas-Auguste  pour  prendre  une 
couronne,  à  charge  de  démembrer  un  Etat.  Il  dictera  ses 
conditions  à  volonté  à  ce  gouvernement  de  sa  façon  et  en  assu- 
rera l'accomplissement  et  le  maintien  de  son  œuvre  par  une 
occupation  prolongée. 

«  Voilà  la  fin  de  notre  histoire,  fin  certaine,  à  moins  que 
Dieu,  par  un  prodige  de  miséricorde,  ne  donne  à  Gambetta  le 
génie  du  premier  Bonaparte  ou  ne  fasse  sortir  Bazaine  de  ses 
fers.i 

«  A  cette  horrible  situation,  je  ne  vois  qu'une  sorte  de 
remède,  c'est  qu'avant  que  la  chute  de  Paris  soit  consommée, 
une  Assemblée  soit  convoquée  pour  délibérer  spécialement  sur 
la  continuation  de  la  guerre  ou  la  conclusion  de  la  paix.  C'est 
une  question  sur  laquelle  le  pays  a  le  droit  d'être  consulté  et 
une  telle  Assemblée  peut  seule  relever  Jules  Favre  et  son  gou- 
vernement de  ce  qu'il  y  a  de  trop  absolu  dans  le  terrain  sur 
lequel  ils  se  sont  placés.  Avec  une  telle  Assemblée,  également, 
le  vainqueur,  quelle  que  soit  son  insolence,  sera  pourtant  obligé 
de  traiter.  Sans  doute,  sa  mission  serait  pénible  et  presque 
humiliante;  mais  tout  vaut  mieux  pourtant  que  l'extrémité  de 
tenir  de  la  générosité  seule  du  vainqueur,  avec  les  débris  de 
notre  territoire,  la  personne  de  notre  souverain  et  la  forme  de 
nos  institutions. 

«  Quant  à  l'idée  que,  Paris  vaincu,  on  pourrait  encore  conti- 
nuer la  lutte,   vous   connaissez  trop  la  France  pour  vous  en 


768  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

flatter  et  d'ailleurs,  je  le   répète,    la   France  est  plus  malade 
aujourd'hui  que  Paris. 

«  Il  n'y  a  que  vous,  cher  Monsieur  Thiers,  qui  puissiez  faire 
entendre  au  pays  et  à  ceux  qui  nous  gouvernent  cette  dure 
vérité.  Vous  venez  d'essayer,  aux  dépens  de  votre  repos  et  de 
votre  santé,  d'épargner  à  la  France  et  à  la  République  naissante 
la  dernière  conséquence  des  fautes  de  l'Empire.  Je  crains  fort 
que  vous  n'y  ayez  pas  réussi.  Il  s'agit  maintenant  de  sauver  la 
République  elle-même,  si  c'est  possible,  et  en  tout  cas  la  France 
des  conséquences  plus  graves  encore  qu'entraînerait  la  persé- 
vérance, au  delà  des  bornes  de  l'honneur  et  de  la  raison,  d'une 
lutte  sans  espoir... 

«  Croyez  à  tout  mon  dévouement. 

«  Broglie.   » 

Au  cours  de  son  voyage  diplomatique,  M.  Thiers  avait  prié  les  chargés 
d'affaires  à  Londres,  M.  Tissot,  et  à  Saint-Pétersbourg,  M.  de  Gabriac,  de 
lui  écrire  pour  le  renseigner  sur  les  sentimens  des  ministres  étrangers 
auprès  desquels  ils  étaient  accrédités,  —  en  dehors  du  délégué  de  Jules 
Favre  (demeuré  à  Paris)  au  gouvernement  de  Tours,  M.  de  Chaudordy.  — 
Par  les  lettres  de  M.  Tissot  qui  suivront  et  celle  de  M.  de  Gabriac,  donnée 
plus  loin,  on  verra  à  quel  point  l'Angleterre  et  la  Russie  étaient  décidées 
alors  à  conserver  une  neutralité  dont  les  événemens  d'aujourd'hui  révèlent 
l'imprudence.  On  relèvera  cependant  dans  ces  lettres,  de  la  part  d'hommes 
d'Etat  anglais,  de  claires  prévisions  d'un  avenir  que  nous  voyons  se  réaliser 
sous  nos  yeux. 

M.  Tissot,  chargé  d'affaires  de  France  à  Londres,  à  M.  Thiers. 

Londres,  14  octobre  1870. 

«  Monsieur, 

«  Les  journaux  annonçant  votre  prochaine  arrivée  à  Tours, 
j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer,  sous  le  couvert  du  comte  de 
Chaudordy,  la  seule  lettre  qui  me  soit  parvenue  pour  vous  après 
votre  départ. 

«  La  situation  à  Londres  est  à. peu  près  telle  que  vous  l'avez 
laissée.  Le  gouvernement  anglais  continue  à  se  renfermer  dans 
son  parti  pris  d'abstention  et  persiste  à  n'intervenir  que  lors- 
qu'il lui  sera  prouvé  que  sa  médiation  aura  quelque  chance  de 
succès.  L'opinion  publique  nous  est  de  plus  en  plus  favorable, 
et  de  nombreux  meetings  se  sont  organisés  ou  s'organisent  dans 
tout  le  Royaume-Uni  pour  affirmer  les  sympathies  de  l'Angle- 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  769 

terre  pour  la  France  et  pour  la  cause  de  la  paix.  M.  Gladstone 
tient  trop  à  sa  popularité  pour  ne  pas  tenir  compte,  dès  qu'il  le 
pourra,  d'un  mouvement  aussi  considérable.  Mais  il  faudrait 
que  la  situation  actuelle,  en  se  modifiant,  lui  en  fournît  l'occa- 
sion. Il  est  regrettable,  à  ce  point  de  vue,  que  les  élections 
générales  aient  été  encore  ajournées.  Telle  a  été  du  moins 
l'impression  générale  en  Angleterre. 

«  En  reprenant  mes  relations  avec  lord  Granville,  je  l'ai 
trouvé  sous  le  charme  de  vos  derniers  entretiens  avec  lui. 

«  Je  vous  prie  d'agréer... 

«    TlSSOT.    » 

Les  mêmes  situations  réclamant  les  mêmes  remèdes,  on  va  voir 
M.  Thiers  définir  ici  à  un  correspondant  politique  la  nécessité,  en  1870,  de 
l'«  Union  sacrée,  »  qui,  à  tant  d'égards,  a  été  si  peu  réalisée  aiors,  comme 
on  le  constatera  plus  loin  par  une  lettre  du  comte  Daru.  La  lettre  qui  suit 
offre  des  considérations  dont  chaque  terme  peut  être  repris  et  médité 
aujourd'hui  avec  profit. 

M.  Thiers  à  M \>  Dréo/ie,  ancien  député. 

Florence,  18  octobre  1870. 

«  Monsieur, 

«  Je  n'ai  reçu  qu'à  Florence,  et  le  15  octobre,  la  lettre  que 
vous  m'avez  adressée  de  Monaco  le  19  septembre.  Cette  cir- 
constance vous  explique  mon  silence,  votre  lettre  ayant  dû  cou- 
rir toute  l'Europe  pour  me  rejoindre.  Je  pense  comme  vous, 
monsieur,  que  l'union  de  tous  les  partis  unis,  non  pour  leur 
avantage  personnel,  mais  pour  sauver  le  pays,  peut  seule  nous 
aider  à  sortir  de  l'abime  où  nous  sommes  tombés.  La  forme, 
le  titre  du  nouveau  gouvernement  importent  peu,  et  il  faut 
joindre  nos  efforts  à  ceux  de  tous  les  hommes  honnêtes,  qui, 
mettant  de  côté  leurs  préférences  personnelles,  travailleront 
d'abord  à  arracher  le  pays  des  mains  de  l'ennemi  et  à  le  reconsti- 
tuer ensuite.  Je  ne  sais  ce  qui  nous  attend,  mais,  pour  moi,  je 
continuerai  à  consacrer  les  forces  qui  me  restent  au  service  de 
notre  chère  et  infortunée  patrie,  heureux  de  voir  s'augmenter  le 
nombre  de  ceux  qui  la  serviront  sincèrement,  et  peu  enclin  à  le 
diminuer    par    des    exclusions   aussi   injustes   qu'impolitiques. 

<(  Agréez... 

«  A.  Thiers.  » 
TOME  xxxm.  —  1916.  49 


770  REVUE    DES    DEUX   MONDES.] 

M.  Mignet  à  M.  Thiers. 

Paris,  26  octobre  1870. 

«  Mon  cher  ami, 

«  Te  voilà  arrivé  à  Tours.  C'est  fort  heureux  si  tu  n'es  pas 
trop  fatigué  de  ce  long  et  patriotique  voyage.  Ta  présence  et  tes 
conseils  seront  très  utiles  à  l'organisation  et  à  l'emploi  des 
armées  qu'on  lève  pour  la  défense  de  la  France  envahie  sur 
tant  de  points,  et  l'assistance  de  Paris,  jusqu'à  présent  plus 
gêné  que  menacé  par  les  Prussiens.  Paris,  qui  te  doit  ses  fortifi- 
cations, et  auquel  ta  prévoyante  vigilance  a  fait  procurer  les 
subsistances  nécessaires  à  deux  millions  d'habitans  pendant 
plusieurs  mois  de  siège,  est  dans  un  état  formidable  de  défense. 
On  peut  le  considérer  comme  imprenable  de  vive  force.  Tous 
ses  abords  sont  inaccessibles,  et  les  défenses  ont  été  poussées 
presque  partout  et  sont  maintenues  bien  au  delà  des  forts  déta- 
chés. Depuis  ton  départ,  les  quatre-vingts  ou  quatre-vingt-dix 
mille  gardes  mobiles  ont  été  constamment  exercés  aux  pratiques 
et  aux  mouvemens  militaires,  sont  devenus  des  soldats  et  se 
sont  aguerris  déjà  dans  quelques  rencontres,  où  ils  se  sont 
montrés  aussi  solides  que  résolus.  La  Garde  nationale  séden- 
taire est  elle-même  comme  une  armée  de  250  000  hommes  :  elle 
a  appris  le  maniement  des  armes,  fait  l'exercice  avec  beaucoup 
de  dextérité  et  d'ensemble  sur  les  places  et  dans  les  rues  de 
Paris,  transformé  en  immense  ville  de  guerre,  et  va  régulière- 
ment aux  remparts,  qu'elle  défendrait  sans  broncher.  Après  la 
délivrance,  elle  sera,  armée  et  disposée  comme  elle  est,  d'une 
grande  ressource  contre  le  parti  anarchiste  et  socialiste,  qui 
est,  dans  le  moment,  abattu,  et  dont  les  chefs  ont  perdu  le 
commandement  des  bataillons  à  la  tète  desquels  ils  avaient  été 
placés.,  Quant  à  la  troupe  régulière,  qui  s'élève  à  près  de 
60  000  hommes,  sans  compter  les  marins  et  les  soldats  qui  sont 
dans  les  forts  détachés,  elle  est  sortie  de  son  découragement,  a 
repris  son  entrain  et  se  comportera  bien  devant  l'ennemi.  Elle 
l'a  déjà  montré.  Il  faudra  seulement  qu'elle  soit  habilement 
conduite  lorsqu'on  fera,  pour  rompre  les  lignes  des  Prussiens, 
un  grand  effort  dans  lequel  l'artillerie,  qu'on  augmente  beau- 
coup, jouera  sans  doute  le  premier  rôle. 

«  Jusqu'ici,  les  Prussiens  n'ont  rien  tenté  contre  Paris.,  Ils 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    TIIIERS.  774 

se  sont  bornés  à  l'investir.  Attaqués  même  dans  un  assez  grand 
nombre  de  positions  qu'ils  avaient  occupées,  ils  en  ont  été  délo- 
gés et  ils  ont  été  contraints  d'éloigner  leurs  lignes  d'investisse- 
ment. Avec  les  troupes  qu'ils  ont,  leur  circonférence  étant  très 
étendue,  la  ligne  d'investissement  ne  doit  pas  être  bien  épaisse 
sur  certains  points.  C'est  sur  l'un  de  ces  points  qu'il  faudrait  la 
percer.  Immobiles  jusqu'ici  dans  leurs  retranchemens,  atten- 
dent-ils leurs  grosses  pièces  de  siège  pour  passer  de  l'investis- 
sement à  l'attaque?  C'est  peu  vraisemblable.  S'ils  parvenaient  à 
jeter  quelques  bombes  sur  quelques  coins  de  Paris,  ils  ne  par- 
viendraient jamais  à  prendre  Paris.  Paris,  défendu  comme  il 
l'est,  est  imprenable.  Il  est  donc  à  croire  qu'ils  se  borneront  à 
en  maintenir  l'investissement  et  qu'ils  espéreront,  à  la  longue, 
le  réduire  par  la  famine.  La  famine  est  bien  loin,  et  les  res- 
sources sont  encore  très  abondantes.  Mais  il  faut  qu'à  Paris  et 
en  province,  on  s'applique  à  déjouer  le  plan  des  Prussiens  et 
qu'on  ne  néglige  rien  pour  le  faire  tourner  contre  eux... 
«  Tout  à  toi  de  tout  mon  cœur. 

«  Mignet.  » 

La  lettre  qui  suit,  de  M.  Duvergier  de  Hauranne,  a. été  écrite  le  jour 
même  où  se  signait  la  capitulation  de  Bazaine  à  Metz  !  Malgré  ses 
répugnances  à  toute  tractation  avec  les  Prussiens,  Gambetta  a  consenti  à 
ce  que  M.  Thiers  allât  discuter  avec  le  gouvernement  de  Paris  la  question 
de  l'armistice.  M. Thiers  part  le  28  octobre,  muni  de  passeports  allemands; 
il  ira  à  Versailles  voir  M.  de  Bismarck.  Mais  devant  la  fermentation  des 
esprits  à  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Bazaine,  le  gouvernement  de 
Paris  sera  obligé  de  repousser  les  conditions  humiliantes  que  la  Prusse 
veut  imposer  à  la  France.  M.  Duvergier  de  Ilauranqe  note  l'état  d'esprit 
répandu  dans  les  campagnes  et  enregistre  des  bruits  singuliers  —  qu'on 
a  vus  reparaître  de  nos  jours  sous  des  formes  à  peine  différentes.  11  for- 
mule déjà  au  sujet  de  l'Alsace  ce  qui  sera  le  sentiment  de  la  France 
durant  un  demi-siècle.  Il  y  a  lieu  de  signaler  dans  cette  lettre  un  passage 
favorable  à  Gambetta.  Les  papiers  de  M.  Thiers,  pour  l'année  1870,  ne 
contiennent  à  peu  près  rien  venant  de  Gambetta.  Mlle  Dosne  paraît,  en  outre, 
n'avoir  voulu  conserver  que  les  documens  plutôt  défavorables  à  l'organisa. 
teur  de  la  défense  nationale. 

M.  Duvergier  de  Hauranne  au  même. 

Herry.  (lllien,  '27  octobre  1870. 

«  Mon  cher  ami, 
«  Quand  j'ai  appris  votre  retour  à  Tours,  j'ai  pris  la  plume 
pour  vous  écrire  ;    mais  j'ai   pensé   que    vous  aviez    beaucoup 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

mieux  à  faire  que  de  lire  les  lettres  de  vos  amis  et  je  me  suis 
abstenu.  Aujourd'hui,  pourtant,  je  lis  dans  les  journaux  que 
vous  êtes  au  moment  d'aller  à  Paris  traiter  d'iyi  armistice  et, 
si  cela  est  vrai,  je  ne  veux  pas  vous  laisser  quitter  Tours  sans 
vous  dire  avec  quel  intérêt,  comme  patriote  et  comme  ami,  je 
vous  ai  suivi  pendant  votre  grand  voyage  et  combien  je  désire 
que  vous  puissiez  couronner  votre  vie  en  rendant  à  la  France 
le  plus  signalé  des  services.  Tout  le  monde  ici  aspire  à  la  paix, 
non  certes  à  une  paix  honteuse  et  qui  rendrait  bientôt  une  nou- 
velle guerre  nécessaire  ;  mais,  malgré  les  perfidies  de  la  Gazette 
et  les  bêtises  du  Siècle,  on  a  confiance  en  vous  et  dans  le  gou- 
vernement. Quant  à  nos  moyens  de  défense,  vous  êtes  a  même 
de  les  connaître  bien  plus  que  nous  dans  notre  isolement,  et  je 
n'ai  rien  à  vous  dire  là-dessus,  si  ce  n'est  qu'il  y  a  malheureu- 
sement peu  de  fond  à  faire  sur  l'énergie  des  gardes  nationales. 
Mais  vous  devez,  plus  encore  que  Jaubert  et  Rémusat,  éprouver 
une  satisfaction  patriotique  en  pensant  que  l'admirable  résis- 
tance de  Paris  vous  est  due  et  que  vous  avez  élevé  de  votre 
main  notre  dernier  rempart.  Paris,  disait-on  à  la  fin  d'août,  ne 
peut  pas  tenir  quinze  jours.  Paris  tient  depuis  cinq  semaines  et 
veut  tenir  encore.  Mais  il  est  bien  clair  qu'il  ne  peut  pas  tenir 
toujours  et  que,  si  une  armée  extérieure  ne  vient  pas  à  son 
aide,  Paris  devra  succomber.  C'est  à  vous  à  savoir  s'il  est  vrai, 
comme  on  nous  le  dit,  que  cette  armée  se  réorganise  et  qu'elle 
est  en  état  d'agir. 

«  Peut-être  aurais-je  fait  le  voyage  de  Tours  pour  vous 
serrer  la  main  si  je  n'étais  cloué  ici  par  la  stupidité  de  nos 
paysans,  qui  s'obstinent  à  croire  que  ce  sont  les  ennemis  de 
l'Empereur  qui,  désespérant  de  le  renverser  par  eux-mêmes,  ont 
appelé  les  Prussiens  à  leur  aide  et  qui,  aujourd'hui  encore,  leur 
portent  de  l'argent  et  des  fusils.  Ajoutez  que  les  démocrates  de 
la  Charité-sur-Loire  ne  sont  guère  moins  absurdes  et  qu'ils 
signalent  comme  amis  des  Prussiens  ceux  qui  habitent  des  châ- 
teaux. Ce  qui  donne  à  toutes  ces  rumeurs  plus  d'importance, 
c'est  que  les  Prussiens  sont  dans  la  vallée  de  la  Loire  et  qu'en 
peu  de  temps  ils  pourraient  remonter  jusqu'à  nous. 

«  Adieu,  mon  cher  ami,  nous  augurions  bien  mal  de  l'Em- 
pire, vous  et  moi,  et  je  n'ai  jamais  oublié  le  mot  que  vous  me 
disiez  à  Trouville,  il  y  a  quatre  ans.  Mais  l'Empire  a  dépassé 
nos  prévisions,  tout  en  les  justifiant.  Il  ne  faut  pourtant  pas 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS,  173 

perdre  courage.  J'espère  bien  qu'on  ne  nous  enlèvera  pas  l'Al- 
sace ;  mais,  si  nous  la  perdions,  la  France  ne  devrait  plus  avoir 
qu'une  pense'e  :  celle  de  la  reprendre. 

«  Adieu  encore  ;  faites  mes  amitie's  à  l'excellent  amiral 
Fourichon  et  à  Glais-Bizoin.  Je  ne  connais  pas  personnellement 
Gambetta,  mais  mes  fils  le  connaissent,  et  il  justifie  tout  à  fait 
la  bonne  opinion  qu'ils  ont  toujours  eue  de  lui.  Si  Paul  de 
Re'musat  est  encore  avec  vous,  serrez-lui  la  main  pour  moi. 

«  Tout  à  vous  cordialement. 

«    DlJVERGIER    DE    HaURANNE.    » 

M.  M  igné  t  an  même. 

Paris,  6  novembre  1870. 

«  Mon  cher  ami, 

«  Je  profite  du  retour  de  M.  Cochery  à  Versailles  pour 
t'écrire  quelques  mots...  Il  m'a  dit  que  tu  te  portais  parfaite- 
ment, ce  qui  m'a  fait  grand  plaisir,  et  que  tu  ne  tarderais  pas 
à  retourner  à  Tours.  J'espe'rais  que  tu  reviendrais  d'abord  ici, 
et  c'était  le  désir  comme  l'espoir  de  tout  le  monde.  Est-ce  que 
la  négociation  de  l'armistice  n'a  pas  abouti?  C'est  à  craindre. 
Si  les  Prussiens  n'en  ont  pas  admis  les  conditions  fondamen- 
tales qui  étaient  comme  les  moyens  préliminaires  d'une  paix 
acceptable  par  la  France,  la  guerre  se  perpétuera  d'une  façon 
terrible.  Paris,  qui  vient  de  protester  avec  tant  d'ensemble 
contre  l'anarchie  et  la  sédition  dont  les  chefs  sont  arrêtés  ou 
cachés,  se  défendra  avec  une  énergie  désespérée.  Puisses-tu 
être  utile  à  Tours  par  ton  habileté  et  ton  patriotisme  qu'on 
admire  et  dont  tous  les  bons  Français  parlent  avec  enthousiasme 
et  reconnaissance.  Adieu,  mon  cher  ami,  tout  à  toi  de  cœur  et 
d'esprit. 

«  Mignet.  » 

! 

M.  Tissot,  chargé  d'affaires  de  France  à  Londres,  au   même 

Londres,  12  novembre  1870. 

«  Monsieur  et  cher  Maître, 

«  Permettez-moi  de  vous  remercier  du  souvenir  affec- 
tueux  que   vous  avez  bien   voulu    me  donner  et  que   M.   de 


774  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Roquette  m'a  fidèlement  transmis.  J'en  ai  été  profondément 
reconnaissant... 

«  Ai-je  besoin  de  vous  dire  avec  quelle  anxiété  et  quelle 
admiration  pour  votre  dévouement  j'ai  suivi,  de  loin,  les  diffé- 
rentes phases  de  la  mission  que  vous  aviez  acceptée  et  que  vous 
seul  pouviez  remplir,  précisément  parce  que  le  succès  en  était 
jugé  d'avance  impossible?  Perdue  en  présence  des  exigences 
prévues  de  la  Prusse,  la  cause  que  vous  avez  plaidée  a  été 
gagnée  pour  nous  auprès  de  l'opinion  publique.  Vous  seul, 
encore  une  fois,  pouviez  faire  une  vietoire  de  cet  insuccès.  Telle 
est  l'impression  que  je  constate  autour  de  moi,  et  c'est  à  vous, 
en  somme,  que  nous  devons  le  mouvement  si  marqué,  depuis 
quelques  jours,  qui  nous  absout  de  nos  fautes  passées  pour 
condamner  exclusivement  les  ambitions  de  l'Allemagne  pour 
lesquelles,  naguère  encore,  l'Angleterre  avait  une  si  étrange 
indulgence..  Je  suis  convaincu,  d'ailleurs,  et  tout  le  monde  ici 
partage  cet  espoir,  que  vos  entretiens  avec  M.  de  Bismarck 
n'auront  pas  été  stériles  :  la  graine  de  la  paix  a  été  semée. 

((  Lord  Granville  nous  promet  d'agir  de  nouveau  auprès  du 
Cabinet  de  Berlin  et  il  ne  fait,  en  ceci,  que  céder  aux  vœux  de 
l'opinion  publique  anglaise,  de  plus  en  plus  contraire  à  la  pro- 
longation de  cette  épouvantable  guerre.  Au  fond  de  ces  sym- 
pathies que  l'Angleterre  nous  témoigne,  il  y  a,  assurément, 
le  sentiment  très  égoïste  des  dangers  qui  la  menacent; 
peu  importe  :  l'essentiel  est  qu'elle  comprenne  aujourd'hui  ces 
périls  qu'elle  a  si  longtemps  niés.  L'arrogance  germanique  y  a 
contribué  plus  encore  peut-être  que  nos  désastres.  La  presse 
allemande  réclame  déjà  Héligoland  comme  la  clé  de  la  mer  du 
Nord.  Quant  à  la  Hollande,  elle  sera  appelée  à  faire  partie  du 
Zollverein,  en  attendant  qu'elle  occupe,  bon  gré  mal  gré,  la 
place  qui  l'attend  déjà  dans  la  confédération  allemande. 

a  Telles  sont  les  conséquences  les  plus  prochaines  et  l'on  en 
entrevoit  d'autres  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné.  «  Tout 
ceci,  me  disait  hier  M.  Otway,  le  sous-secrétaire  d'Etat  pour 
les  Affaires  étrangères,  finira  par  une  coalition  européenne 
contre  £  Allemagne!  »  —  «  Je  l'espère  bien,  lui  ai-je  répondu, 
mais  que  les  membres  de  cette  future  coalition  fassent  en  sorte 
que  nous  puissions  y  jouer  le  rôle  auquel  nous  avons  droit!  » 

a  Laissez-moi,  avant  de  finir  cette  lettre  déjà  trop  longue, 
vous  remercier  encore  une  fois  de  votre  abnégation,  de  votre 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  775 

dévouement,  de  vos  sacrifices,  de  l'exemple  que  vous  nous 
donnez  à  tous,  cher  et  vénéré  maître,  et  de  joindre  à  l'expres- 
sion de  ces  sentimens  celle  de  ma  profonde  et  respectueuse 
affection. 

«  Tissot.  » 

Le  marquis  de  Gabriac, 
chargé  d affaires  de  France  à  Saint-Pétersbourg ,  au  même. 

Saint-Pétersbourg,  18  novembre  1870. 

«  Monsieur, 

«  Je  ne  voudrais  pas  laisser  achever  ce  long  voyage  que  vous 
venez  d'entreprendre  pour  les  intérêts  de  notre  pauvre  France 
et  dont  Saint-Pétersbourg  a  été  une  des  étapes,  sans  vous 
adresser  un  souvenir  de  cette  capitale  où  j'ai  eu  l'honneur  de 
passer  avec  vous  quelques  jours  qui  resteront  gravés  dans  ma 
mémoire.  Nous  vous  avons  suivi,  comme  tout  le  monde,  avec 
une  émotion  bien  légitime  dans  toutes  vos  haltes,  dans  la  der- 
nière, surtout,  celle  de  Versailles,  qui  devait  être  la  plus  pénible 
de  toutes.  Aujourd'hui  que  je  vous  vois  à  Tours,  'je  prends  la 
liberté,  d'après  votre  aimable  invitation,  de  reprendre  avec 
vous,  à  longue  portée,  l'entretien  dont  vous  m'aviez  permis 
pendant  huit  jours  d'avoir  avec  vous  l'habitude. 

«  Depuis  votre  départ,  la  situation  diplomatique  ne  s'est  pas 
beaucoup  améliorée  à  notre  profit.  Il  n'en  pouvait  être  autre- 
ment. Vous  avez  sans  doute  eu  connaissance  des  télégrammes 
que  j'ai  adressés  au  gouvernement  provisoire.  Le  parti  alle- 
mand, en  minorité  dans  le  pays,  mais  dont  vous  connaissez  la 
force,  a  exploité  contre  nous  auprès  de  l'Empereur  des  scènes 
de  désordre  qui  ont  eu  lieu  en  France,  notamment  à  Marseille 
et  dans  une  partie  du  Midi.  On  a  mis  tout  au  long  dans  les 
journaux  le  compte  rendu  des  tristes  scènes  de  l'Hôtel  de  ville. 
D'autre  part,  la  capitulation  de  Metz  nous  a  naturellement  beau- 
coup nui  comme  effet  moral  et,  militairement  parlant,  on  en  a 
conclu  que,  n'ayant  plus  d'armée  régulière  à  opposer  à 
l'ennemi,  notre  résistance  n'était  plus  qu'un  acte  d'obstination 
inutile.  Cependant,  j'ai  constaté  avec  une  grande  joie  que  notre 
victoire  d'Orléans  avait  produit  beaucoup  d'effet.  Un  homme, 
qui  est  cependant  d'un  orthodoxisme  grec  irréprochable  et  même 
militant,  me  disait  qu'il  était  convaincu  que  ce  premier  succès 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

venant  de  la  France  nouvelle  après  les  de'sastres  inouïs  du 
passé  et  venant  d'Orléans,  rappellerait  les  anciens  souvenirs 
nationaux  et  réveillerait  le  patriotisme.  D'autre  part,  la  publi- 
cation des  cadres  des  nouvelles  armées  de  Paris  où  l'entourage 
militaire  de  l'empereur  Alexandre  affectait  de  ne  voir  distincte- 
ment, à  travers  la  personnalité  honorable  du  général  Trochu, 
que  des  Flourens  et  des  Millière,  a  causé  ici  un  bon  effet.  Il  y 
avait  donc  des  généraux  pour  de  vrai  en  dehors  de  ceux  tombés 
à  Sedan  ou  à  Metzl  Tout  va  donc  dépendre  aujourd'hui  des 
événemens  militaires  et  de  l'attitude  que  prendra  l'Europe 
vis-à-vis  de  la  dénonciation  du  traité  de  1856. 

«  J'ai  vu  hier  la  note  anglaise  qui  a  été  remise  avant-hier 
au  prince  Gortchakow.  Elle  ne  me  paraît  pas  bien  méchante. 
L'Autriche  en  fera  sans  doute  une  aussi.  Mais,  au  fond,  que 
veut  et  que  peut  faire  l'Europe  de  durable  sans  nous?  Jusqu'à 
présent,  il  me  semble  qu'elle  n'a  jamais  su  s'entendre  que 
contre  nous,  mais  qu'elle  est  impuissante  à  créer  en  dehors  de 
nous.  Il  nous  est  bien  permis  d'avoir  quelque  présomption 
quand  nous  voyons  ce  qui  se  passe  et  de  dire  que,  lorsque  le 
grand  ressort  est  détraqué,  les  aiguilles  ne  peuvent  plus 
concorder  ensemble.  A  défaut  de  meilleure  vengeance,  ce  sera 
la  nôtre.  Si  la  guerre  dure  encore  longtemps,  il  me  parait  pro- 
bable qu'il  n'y  aura  plus  d'autre  politique  que  celle  des  convoi- 
tises individuelles  avec  des  entr'actes.  Du  reste,  c'est  celle  qui 
a  moralement  prévalu  depuis  l'écrasement  du  Danemark  et 
dont  nous  portons  la  peine  aujourd'hui,  sans  espoir  de  nous  en 
relever  complètement  jusqu'à  ce  que  les  deux  grandes  agglo- 
mérations nouvelles  sorties  de  ce  désordre,  le  germanisme  et  le 
slavisme,  s'entre-choquent  dans  une  lutte  suprême  d'où  j'espère 
que  nous  serons  assez  habiles  pour  faire  sortir  de  nouveau  le 
règne  de  la  justice  et  du  bon  sens. 

«  Mais,  en  laissant  de  côté  l'avenir,  qui  n'appartient  à  per- 
sonne, et  que  nous  pouvons  même  rendre  plus  favorable  en 
améliorant  le  présent,  permettez-moi  de  me  réjouir  avec  vous 
de  la  résistance  de  Paris.  Elle  est  tout  bonnement  admirable. 
Elle  sauve  notre  honneur.  C'est  à  vous,  Monsieur,  qu'on  la, 
doit  :  nous  ne  devrons  jamais  l'oublier,  car  dans  l'histoire 
vous  aurez  eu  le  double  honneur  de  la  protéger  matériellement 
par  une  enceinte  fortifiée,  et  moralement  en  demandant  à 
l'Europe  de  la  préserver  et  de  la  secourir.  Mais  cette  résistance 


La  correspondance  de  m.  thiers.  177 

sera-t-elle  utile  et  permeltra-t-elle  à  la  province  d'arriver  à 
temps?  Nous  aidera-t-elle  à  conclure  une  bonne  paix,  car  fina- 
lement c'est  là  qu'il  faut  en  revenir.  Malheureusement,  je  crains 
que  nous  ne  devions  surtout  compter  sur  notre  énergie,  pour 
obtenir  cette  paix  honorable,  but  de  nos  espérances.  L'idée  des 
cessions  territoriales  a  fait  malheureusement  un  peu  son 
chemin  en  Europe,  et  ici  comme  ailleurs.  Le  chancelier  vous 
en  avait  déjà  touché  quelque  chose.  Il  m'en  a  aussi  parlé.  Je  lui 
ai  rappelé  aussitôt  qu'il  m'avait  autorisé,  dans  un  télégramme 
rédigé  en  quelque  sorte  sous  ses  yeux,  à  faire  savoir  à  M.  Jules 
Favre  avant  l'investissement  de  Paris  que  «  le  désir  de  la 
Russie  de  voir  des  cessions  territoriales  épargnées  à  la  France 
n'était  pas  ignoré  à  Berlin.  »  Il  m'a  dit  qu'il  se  rappelait  ces 
paroles,  mais  que  la  destruction  de  toutes  nos  forces  militaires 
régulières  ne  lui  permettait  pas,  à  moins  d'un  retour  de  fortune, 
de  nous  laisser  concevoir  des  espérances  trop  grandes  ;  que 
toutes  les  Puissances,  après  des  guerres  malheureuses,  avaient 
dû  faire  des  sacrifices,  etc.,  etc.  Je  lui  ai  répondu,  comme  de 
juste,  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire  à  cet  égard.  J'ai  ajouté  un 
argument  que  m'avait  donné  M.  de  Rudberg,  c'est  que  l'Alsace, 
—  car,  au  fond,  c'est  d'elle  seulement,  je  crois,  qu'il  s'agit,  ici 
du  moins,  —  patriotique  comme  on  la  savait,  était,  de  plus,  de 
tendance  républicaine  des  plus  accentuées,  et  qu'au  fond  elle 
causerait  les  plus  grands  embarras  à  une  Puissance  monarchique 
et  en  partie  féodale  comme  la  Prusse.  Le  chancelier  ne  l'a  pas 
contesté.  Mais,  au  fond,  je  crains  qu'à  moins  de  grands  succès 
de  notre  part,  l'Empereur  n'ait  admis,  vis-à-vis  du  roi  de 
Prusse,  la  nécessité  de  quelques  concessions.  Ceci,  du  reste, 
n'est  pas  une  certitude,  ce  n'est  qu'une  présomption  de  ma  part 
et  j'espère  toujours  que  la  Russie  changera  d'attitude  sous 
quelque  bonne  inspiration  de  la  dernière  heure,  car  vous 
connaissez  la  mobilité  du  caractère  slave  et  combien  on  peut 
dire  avec  vérité,  quand  on  a  des  rapports  avec  eux  : 

Tel  qui  rit  vendredi  dimanche  pleurera. 

«  Malheureusement,  cette  bonne  inspiration  sera  surtout 
due  à  nos  succès  si  nous  en  avons  ;  c'est  triste  à  dire,  mais 
j'aime  trop  la  vérité  pour  chercher  à  me  la  dissimuler  à  moi- 
même  ou  à  mon  gouvernement...- 

«  J.  de  Gabriac.   » 


778  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Après  la  capitulation  de  Metz,  la  délégation  de  Tours,  accomplissant  un 
eJïort  considérable  auquel  von  der  Goltz  a  rendu  justice,  improvisa  de 
nouvelles  armées.  D'Aurelle  de  Paladines,  dans  la  région  d'Orléans,  tenait, 
à  la  tête  de  la  première  armée  de  la  Loire,  contre  le  prince  Frédéric- 
Charles  qui  s'avançait  avec  200  000  hommes  contre  lui.  D'autres  corps 
étaient  en  formation  dans  l'Ouest.  On  notera  dans  la  lettre  suivante,  chez 
Mgr  Dupanloup,  comme  on  a  noté  plus  haut,  cette  idée,  inspirée  d'un 
passé  héroïque,  que  le  sort  de  la  France  allait  se  décider  devant  Orléans. 


Mgr  Dupanloup  au  même. 

Orléans,  le  19  novembre  1870. 

«  Monsieur  et  bien  excellent  ami, 

«  Je  profite  du  voyage  de  M.  Cochery  pour  vous  écrire  ce 
tout  petit  mot. 

«  Fortifiez  l'armée  de  la  Loire;  elle  est  parfaitement  animée, 
mais  trop  peu  nombreuse.  L'armée  ennemie  s'augmente  et  se 
fortifie  chaque  jour  et,  malgré  le  courage  de  nos  généraux  et  de 
nos  soldats,  je  crois  que  notre  armée  court  les  plus  grands 
dangers,  peut-être  le  danger  même  d'un  nouveau  Sedan,  si  on 
ne  lui  donne  pas  les  moyens  de  faire  face  aux  diverses  attaques 
et  de  tous  les  côtés. 

«  Pourquoi  éparpiller  nos  forces  dans  l'Ouest  quand  tout  va 
se  décider  sous  les  murs  d'Orléans? 

«  Vous  savez  mon  tendre  et  respectueux  attachement. 

<(  F.  Év.  d'Orléans.  » 

Le  P.  Gratry  au  même. 

Pau,  23  novembre  1870. 

«  Cher  et  glorieux  confrère, 

«  Vous  êtes  maintenant  et  resterez  l'un  des  grands  citoyens 
de  la  France.  Vous  avez  été,  en  tous  ces  événemens,  un  modèle 
de  noblesse,  de  clairvoyance,  de  courage,  de  sagesse.  Vos  forti- 
fications de  Paris,  d'ailleurs,  sont  peut-être  notre  salut  contre 
l'invasion.  Je  supplie  Dieu  de  vous  bénir  et  de  vous  élever, 
comme  homme  et  comme  enfant  de  Dieu,  plus  encore  que  vous 
n'êtes  comme  citoyen. 

«  Que  ne  puis-je  m'entretenir  avec  vous  des  grandes  ques- 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  779 

tions  de  science  éternelle  vers  lesquelles  je  sais  que  votre  esprit 
se  dirige  depuis  des  années? 

«  Ne  prenez  pas  la  peine  de  me  répondre  :  vous  avez  trop  à 
faire.  Cependant  si  quelqu'un  me  répondait  pour  vous,  faites- 
moi  savoir,  je  vous  prie,  par  oui  ou  par  non,  si  vous  adoptez  les 
deux  jugemens  suivans  : 

«  Premier  jugement,  qui  semble  appuyé  sur  les  faits  et  les 
explique  tous  : 

«  M.  de  Bismarck  serait  l'un  des  fourbes  les  plus  méprisables 
et  des  plus  mauvais  scélérats  dont  l'histoire  fasse  mention. 

«  Second  jugement,  fondé  sur  une  conjecture  : 

«  Le  prince  royal  de  Prusse  serait  un  esprit  élevé,  éclairé, 
un  chrétien,  un  ami  de  la  paix  et  du  vrai  progrès. 

«  Cher  et  digne  confrère,  je  vous  salue  bien  affectueu- 
sement...! 

«  A.  Gratry.  » 

Le  comte  Daru  au  même. 

Chifïrevast,  près  Valognes,  30  novembre  1870. 

«  Mon  cher  et  illustre  collègue  (4), 

«  L'opinion  à  Paris  passe  brusquement  d'un  extrême  à  l'autre. 
Elle  repoussait,  il  y  a  un  mois  à  peine,  toute  pensée  de  paix,  ou 
l'accueillait  du  moins  avec  peu  de  faveur.  Aujourd'hui,  les 
signes  de  défaillance  paraissent  se  manifester.  Les  nouvelles 
vraies  et  fausses  que  l'on  a  répandues  ont  ébranlé  les  courages. 
On  a  dit  que  la  république  rouge  était  installée  à  Lyon,  la 
Phocéenne  à  Marseille,  que  le  Midi  était  sens  dessus  dessous; 
que  Gambetta  soufflait  le  feu  partout,  s'arrogeait  une  diclature 
insolente,  que  la  délégation  de  Tours  entassait  fautes  sur  fautes; 
que  les  préfets,  agens  aussi  stupides  qu'odieux,  n'étaient  plus 
obéis  nulle  part;  que  le  Nord,  la  Normandie,  la  Bretagne 
refusaient  de  reconnaître  un  gouvernement  inepte  et  n'armaient 
pas  dans  la  crainte  de  se  sacrifier  inutilement.  De  la  l'affaisse- 
ment des  esprits.  Il  y  a  du  vrai  dans  ces  nouvelles  :  il  y  a  aussi 
beaucoup  d'exagération.  La  vérité  est  que  le  désordre  est  grand 
et  que  l'on  a  semé  malheureusement  les  germes  d'une  guerre 
civile  qui  pourra  bien  éclater  plus  tard.  La  vérité  est  que  l'ef- 

(1)  M.  Thiers  a  écrit  au  dos  :  «  Lettre  curieuse,  répondu.  » 


780  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fectif  de  nos  armées  de  secours  ne  dépasse  guère  250  000  hommes, 
ce  qui  est  peu,  si  l'on  en  déduit  les  non-valeurs,  si  l'on  regarde 
à  la  qualité  des  soldats,  tous  conscrits,  et  surtout  si  l'on  tient 
compte  de  l'incapacité  de  ceux  qui  les  dirigent...: 

«  La  situation  me  parait  donc  celle-ci  : 

«  A  Paris,  du  découragement.  Certes  si  on  avait  vu  la 
province  tout  entière  en  armes,  si  l'on  avait  vu  le  Midi  comme 
le  Nord  et  l'Ouest  faisant  les  derniers  efforts  pour  sauver  la 
capitale,  l'espérance  d'un  secours  aurait  soutenu  le  moral  de  la 
population  et  fait  supporter  bien  des  sacrifices.  Mais  après  la 
navrante  capitulation  de  Metz,  après  les  folies  révolutionnaires 
demeurées  impunies,  après  les  échecs  successivement  essuyés 
par  suite  de  fautes  manifestes,  les  illusions  se  dissipent  et,  ne 
sachant  plus  à  quoi  se  raccrocher,  on  se  laisse  aller  peu  à  peu 
au  découragement. 

«  Vous  n'êtes  pas,  mon  cher  et  illustre  collègue,  du  nombre 
de  ceux  que  gagnent  de  telles  défaillances.  Pour  mon  compte, 
je  suis  loin  de  croire  le  mal  sans  remède.  Sans  doute  on  a  perdu 
beaucoup  de  temps;  on  a  dissipé  maladroitement  beaucoup  de 
forces.  Je  sais  bien  que  nous  sommes  malades,  fort  malades. 
Mais  on  revient  de  loin  quand  le  moral  se  soutient.  Nos  médecins 
sont  mauvais.  La  seule  conclusion  à  en  tirer,  c'est  qu'il  faut  les 
changer,  on,  si  on  ne  peut  pas  les  changer,  il  faut  leur  adjoindre 
au  moins  un  ou  plusieurs  bons  docteurs  consultans.  Vous  êtes 
le  premier,  le  plus  renommé  de  tous.  Vous  êtes  l'homme  néces- 
saire dans  la  situation  présente.  Votre  patriotisme,  votre  dévoue- 
ment vous  ont  conquis  les  cœurs  de  tous  vos  concitoyens.  Vous 
seul  pouvez  nous  sauver.  Si  vous  étiez  à  la  tête  des  affaires,  vous 
auriez  bien  vite  mis  fin  au  désordre  et  organisé  nos  moyens  de 
défense.  Vous  rendriez  ainsi  au  pays  un  signalé  service  et  votre 
mémoire  serait  impérissable.  Prenez  la  direction  ou  mettez-vous 
à  la  tête  de  la  délégation  de  Tours,  afin  qu'il  ne  se  fasse  plus 
tant  de  sottises.  D'une  façon  ou  de  l'autre,  dirigez  tout.  Il  y  a  là 
pour  vous  une  grande  gloire  à  conquérir.  Il  faut  que  vous 
seul  vous  commandiez,  que  vous  seul  donniez  des  ordres.  Vous 
jugerez  sans  doute  à  propos  de  vous  appuyer  sur  une  assemblée. 
A  mon  avis,  cette  assemblée  ne  devrait  pas  être  très  nombreuse, 
ne  devrait  pas  être  constituante,  car  il  ne  s'agit  pas  de  consti- 
tution dans  un  pays  envahi.  Elle  devrait  exclusivement  s'occuper 
des  moyens  de  défense.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  pays  remettra  avec 


LA    CORRESPONDANCE    DE    M.    THIERS.  781 

une  confiance  entière  son  sort,  entre  vos  mains  Tout  changera 
de  face  immédiatement.  La  guerre  ne  sera  plus  une  succession 
d'échecs.  L'ordre  renaîtra  partout.  Mais  n'attendez  pas  trop,  ou 
il  sera  trop  tard. 

«  Le  gouvernement  actuel  n'inspirera  de  regrets  à  personne. 
II  est  faible,  indécis,  phraseur,  vacillant  :  on  n'en  attend  plus 
rien  de  bon  :  il  est  reconnu  au-dessous  de  sa  tâche.  Il  nous  faut 
un  gouvernement  capable  de  traiter,  si  on  le  peut,  ou  de  soutenir 
le  moral  des  populations,  si  la  guerre  doit  se  prolonger  tout 
l'hiver,  s'il  nous  faut  fatiguer  et  user  un  ennemi  que  nous  ne 
savons  pas  vaincre,  organiser  et  armer  les  réserves  puissantes 
qui  nous  restent  encore  et  donner  le  temps  aux  neutres  d'agir; 
et  au  hasard,  qui  joue  son  rôle  dans  les  affaires  de  ce  monde,  de 
nous  venir  en  aide.  Il  y  aura  certainement  peu  de  chances 
de  succès  dans  cette  lutte;  mais  si  M.  de  Bismarck  nous  oblige 
à  aller  jusqu'au  bout,  nous  serons  bien  forcés  de  marcher. 
Nous  voulions  la  paix  :  vous  y  avez  travaillé.  M.  J.  Favre  l'a 
offerte  :  on  l'a  refusée.  Que  faire?  Les  désordres  de  Paris  et  du 
Midi  ont  montré  l'indispensable  nécessité  de  rétablir  un  gouver- 
nement régulier,  et,  dans  ce  but,  de  procéder  à  des  élections  : 
c'est  ce  qu'il  faut  exécuter  avec  ou  sans  armistice  le  plus  tôt 
possible.  La  Chambre  verra  si  elle  veut  traiter  ou  si  mieux  vaut, 
pendant  qu'on  y  est,  souffrir  jusqu'au  bout  et  faire  de  nou- 
veaux efforts  pour  repousser  les  Prussiens.  Paris  aura  sans 
doute  dans  ce  cas  d'assez  mauvais  momens  à  passer  :  il  ne 
sera  pas  facile  de  le  ravitailler,  bien  que  cela  ne  soit  pas  impos- 
sible; ses  souffrances  seront  et  sont  déjà  assez  grandes,  mais 
après  tout,  quand  Paris  serait  pendant  quelques  mois  au  pain 
sec  et  à  l'eau,  il  l'a  peut-être  mérité  et  le  salut  de  la  France 
doit  passer  avant  tout. 

«  Réfléchissez  à  tout  cela,  mon  cher  collègue.  Recevez 
l'assurance...] 

«  Daru.  » 


(A  suivre.) 


LE  BARREAU  DE  PARIS 

PENDANT  LA  GUERRE 


Une  triple  cérémonie  consacrée  par  le  Barreau  de  Paris  à 
la  mémoire  de  ceux  de  ses  membres  tombés  au  champ  d'honneur 
a  rappelé  sur  le  Palais  de  Justice  une  attention  qui,  depuis 
bientôt  deux  ans,  en  avait  été  détournée  par  l'irrésistible  force 
des  événemens. 

Le  22  mai  dernier,  à  quelques  minutes  d'intervalle,  le  Car- 
dinal Archevêque  de  Paris  et  le  Président  de  la  République  gra- 
vissaient les  marches  de  nos  escaliers.  Le  prince  de  l'Eglise 
accueillait  en  la  chapelle  de  Saint-Louis  le  chef  de  l'Etat,  leurs 
mains  s'unissaient  et  se  serraient.  Ensemble  ils  s'avançaient 
vers  l'autel,  leurs  deux  cortèges  se  suivant  de  si  près  qu'ils  se 
fondaient  presque  en  un  seul.  Puisque  le  Palais  de  Justice  a 
fourni  le  terrain  de  cette  rencontre,  puisqu'il  a  été  le  théâtre 
de  cette  manifestation  de  concorde  et  de  paix,  l'heure  semble 
favorable  à  une  esquisse  rapide  de  ce  que  fut,  au  moins  pour 
le  Barreau,  la  vie  judiciaire  depuis  le  jour  de  la  mobilisation. 

Une  année  judiciaire  normale  se  termine  en  langueur.  L'as- 
soupissement précède  le  sommeil.  La  fête  du  14  juillet  a  en- 
tr'ouvert  les  portes  du  Palais.  Quelques-uns,  devançant  la  date 
officielle  des  vacances,  s'y  sont  glissés  discrètement  sans  faire 
leurs  adieux.  Les  audiences  deviennent  courtes  ;  les  magistrats 
se  font  grondeurs,  malgré  quoi  les  avocats  se  font  de  plus  en 
plus  rares.  On  n'engage  plus  d'affaires  de  longue  haleine.  On  se 
borne  bientôt  à  celles  qui  ne  méritent  pas  méditation  et  qui  se 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.        783 

peuvent  juger  «  sur  le  siège.  »  La  lassitude  gagne  les  plaideurs 
eux-mêmes.  Et  quand,  le  31  juillet,  on  pousse  le  dernier  \errou 
de  la  dernière  audience,  l'opération  est  silencieuse  et  passe 
inaperçue.  La  Justice  est  endormie  pour  deux  mois  ;  quelques 
gardes  demeurent  avec  mission  d'e'carter  de  son  sommeil  tous 
bruits  importuns... 

Il  en  fut  autrement  au  mois  de  juillet  1914.  Jamais  fin 
d'année  ne  fut  plus  tumultueuse.  Un  procès  criminel,  dont  je 
me  refuse  le  droit  de  rien  dire,  en  fut  cause.  Dix  jours  de  suite, 
les  passions  surchauffées  allumèrent  une  série  d'incendies,  pro- 
voquèrent de  bruyantes  explosions.  Le  rideau  se  baissa  sur  une 
scène  d'émeute.  Il  s'en  fallut  de  peu  qu'on  n'en  vint  aux  mains. 
La  salle  d'audience  s'était  vidée  le  dernier  soir  avec  la  violence 
d'un  bassin  de  retenue  dont  on  ouvre  les  écluses,  et  le  flot  des 
vociférations  s'était  répandu  dans  les  galeries  obscures.  C'est  en 
claquant  à  se  briser  que  se  fermèrent,  en  cette  nuit  de  juillet, 
les  portes  du  Palais  de  Justice.  Ce  fut  dépourvu  de  majesté  :  ce 
fut  d'une  tristesse  profonde. 

Déjà,  lors  des  dernières  audiences,  les  rumeurs  alarmantes 
venues  de  la  frontière  avaient  contribué  à  irriter  les  nerfs,  à 
susciter  les  inquiétudes.  Si  vraiment  l'orage  éclatait,  serait-ce 
donc  sur  une  France  en  proie  aux  déchiremens  intérieurs  et  qui 
venait  de  donner  dans  le  raccourci  d'une  salle  d'audience  le 
spectacle  de  ses  divisions?  Quelle  résistance  pourrait-elle  offrir? 
A  quelle  discipline  se  pourrait-elle  plier?  Mais  à  la  guerre  on  ne 
voulait  pas  croire,  on  ne  croyait  pas.  Alors  que  tout  semblait 
compromis,  on  espérait  encore.  Le  jeudi  soir,  il  semblait  que 
les  dés  fussent  jetés.  Le  vendredi  matin,  un  téléphone  informé 
m'avisait  que  tout  s'était  arrangé  dans  la  nuit.  On  pouvait  quitter 
Paris  :  je  partais  pour  la  campagne...  Jamais  encore  je  n'avais 
salué  l'approche  des  vacances  d'un  tel  soupir  de  soulagement. 
C'est  que  jamais  je  n'avais  éprouvé  tel  besoin  de  substituer  au 
spectacle  des  passions  humaines  celui  d'un  champ  de  blé  que 
dore  le  soleil,  d'un  bois  qui  chante  ou  d'un  ruisseau  qui  joue 
sur  les  cailloux...  Cela  devait  être  court. 

Le  lendemain  même,  à  cinq  heures  du  soir,  l'affiche  annon- 
çant la  mobilisation  m'apprenait  que  les  vacances  étaient  ter- 
minées, j'entends  le  repos  de  l'esprit  et  la  trêve  des  soucis.  Je 
ne  devais  cependant  revoir  le  Palais  de  Justice  qu'un  mois  plus 
tard. 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES.: 

Ce  jour-là,  on  m'aurait  fait  sauter  de  surprise,  si  l'on  m'eût 
rappelé  qu'un  mois  tout  juste  s'était  écoulé  depuis  l'heure  où 
je  l'avais  quitté.  Au  cadran  des  saisons,  peut-être.  Au  cadran  de 
ma  vie,  des  années. 

•  • 

Dès  le  seuil,  les  transformations  opérées  par  la  guerre  ap- 
paraissent. 

En  temps  de  paix,  les  vacances  ont  pour  effet  de  livrer  le 
Palais  de  Justice  aux  ouvriers,  qui  pendant  le  mois  d'août  des- 
cellent des  dalles  et  des  pierres,  et  pendant  le  mois  de  septembre 
les  remettent  en  place.  A  celui  qui  s'étonnait  de  l'inutilité  de 
ces  travaux,  on  expliquait  leur  destination;  ils  servaient  à 
épuiser  les  crédits  affectés  à  l'entretien  du  Palais  et  qui  auraient 
risqué  d'être  diminués  à  l'exercice  suivant  au  cas  où  l'exercice 
écoulé  se  fût  présenté  avec  des  économies. 

En  septembre  1914,  pas  d'ouvriers;  mais,  spectacle  inhabi- 
tuel, des  avocats.  J'ai  peine  à  les  reconnaître.  Ils  n'ont  pas  de 
robe;  ils  portent  l'uniforme.  Ce  sont  les  mobilisés  qui  ont  été,  à 
raison  de  leur  âge,  affectés  aux  services  auxiliaires  du  Gouverne- 
ment de  Paris,  du  ministère  de  la  Guerre,  de  la  Justice  mili- 
taire. Après  quelques  serremens  de  main,  quelques  propos  rapi- 
dement échangés,  je  me  rends  à  notre  Grand  Quartier,  je  veux 
dire  au  cabinet  du  bâtonnier  :  modeste  réduit,  difficile  à  trouver 
pour  les  profanes,  dont  l'exiguïté  et  la  simplicité  ont  toujours 
paru  suffisantes  aux  occupans  successifs,  puisque  les  plus 
grands  et  les  plus  hauts  s'en  sont  accommodés. 

Affluence.On  semble  tenir  conseil.  Le  bâtonnier  préside.  Car 
Me  Henri  Robert  est  là.  Il  n'a  pas  un  jour  quitté  Paris,  où  il 
était  retenu  par  son  devoir.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  faire 
acte  de  présence  pour  le  bon  renom  de  l'Ordre  et  pour  l'exemple. 
Il  fallait,  en  outre,  par  la  création  ou  l'extension  de  certains 
services  dont  je  parlerai,  mettre  l'Ordre  des  avocats  au  service 
de  la  population  parisienne,  qui  réclamait  des  conseils  et  un 
guide.  Il  fallait  à  des  infortunes  de  toutes  sortes  prêter  assis- 
tance. Il  fallait  enfin,  si  Paris  devait  subir  l'horrible  épreuve 
de  l'occupation,  trouver  à  son  poste  celui  qui,  par  fonction  et 
par  état,  doit  en  tout  temps  et  contre  toutes  les  formes  de  l'op- 
pression personnifier  la  défense.  Ce  sera  l'honneur  de  Me  Henri 
Robert  d'avoir  eu  la  juste    conception    des   obligations   de   sa 


LÉ  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.,       785 

charge  et  d'avoir,  de  pied  et  de  cœur  fermes,  associé  l'Ordre  des 
avocats  à  la  destinée  de  Paris. 

C'est  donc  dans  son  cabinet  que,  à  l'heure  où  j'arrive,  on 
discute  les  dernières  informations  recueillies  et  qu'on  échange 
des  prévisions.  De  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  la  porte 
s'ouvre  pour  un  nouvel  arrivant  qui  apporte  un  nouveau  ren- 
seignement. Car  les  agens  de  liaison  n'ont  en  aucun  temps 
manqué  entre  le  barreau,  le  Parlement,  le  Gouvernement. 
L'ennemi  avance,  mal  contenu  par  notre  armée  en  retraite.  On 
a  vu  des  uhlans  à  Gonesse.  Le  départ  du  Ministère  et  du  Par- 
lement est  imminent  :  ce  sera  sans  doute  pour  la  nuit  pro- 
chaine. 

Je  risque  une  question  :  «  Paris  ne  court  aucun  danger, 
n'est-ce  pas?  »  Silence.  J'insiste  :  «  Mais  le  camp  retranché?  » 
Cette  fois,  on  sourit,  et  je  lis  sur  les  visages  l'apitoiement  provo- 
qué par  mon  innocente  candeur. 

J'étais  désormais  sans  illusions. 

* 
*  * 

Plusieurs  fois,  au  cours  de  septembre,  je  renouvelai  ma 
visite.  Je  retrouvais  chaque  fois  les  mêmes  visages  amis.  Les 
entretiens  suivaient  dans  leur  courbe  les  événemens.  Sans  nous 
l'avouer  en  clair  langage,  nous  attendions  l'occupation.  C'était 
même  cette  pensée  qui  nous  ramenait  au  cabinet  du  bâtonnier, 
pour  nous  y  sentir  les  coudes.  Nous  n'avons  pas  cru,  pour  cela, 
être  des  héros.  Nous  participions  avec  simplicité  à  la  bonne 
tenue  de  la  population  parisienne.  La  rue  nous  donnait  un 
exemple  facile  à  suivre.  La  curiosité  y  dominait  l'émotion,  les 
spectacles  ne  manquaient  pas;  ensemble  nous  allions  voir. 

Les  voies  grandes  et  petites,  vides  de  toutes  voitures  à  perte 
de  vue.  La  visite  quotidienne  des  Taubes  planant  avec  une 
insolente  sécurité  au-dessus  de  la  ville  et  faisant  miroiter 
complaisamment  leurs  grandes  ailes  dans  le  ciel  sans  nuages. 
Les  boulevards  s'animant  à  quatre  heures  d'une  foule  grouil- 
lante. Les  kiosques  assiégés  dans  l'attente  des  journaux  du  soir. 
Les  attroupemens  aux  portes  de  Paris  pour  y  voir  les  travaux 
de  défense.  Les  enfans  émerveillés  devant  les  arbres  abattus, 
les  barrières  en  planches  et  les  fossés.  Les  plus  grands  expli- 
quant aux  plus  petits  comment  les  chevaux  des  uhlans  ne 
manqueraient  pas  ou  de  rouler  dans  le  fossé  ou  de  s'embrocher 

TOME   XXXIII.    —    1916.  50 


786  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

sur  les  branches  couchées  et  taille'es  en  pointe,  pendant 
qu'abrités  derrière  les  cloisons  de  sapin,  nos  fantassins  déci- 
meraient l'assaillant.  Tout  ce  monde  enfin  grave,  recueilli, 
confiant,  prêt  à  l'épreuve  ou  refusant  d'y  croire,  un  Paris  plus 
beau  que  je  ne  le  vis  jamais.  Après  dix  jours  d'incertitude, 
Paris  comprit  que  l'étreinte  était  brisée  et  qu'il  était  définitive- 
ment sauvé. 

A  la  fin  de  septembre,  nous  étions  avisés  qu'à  la  date  tradi- 
tionnelle du  2  octobre,  la  rentrée  judiciaire  aurait  lieu  suivant 
le  rite  accoutumé. 

C'était  autrefois,  avant  la  suppression  de  la  messe  du  Saint- 
Esprit,  dite  Messe  rouge,  une  très  imposante  solennité.  Quand 
se  groupaient  les  compagnies  judiciaires  dans  le  cadre  incompa- 
rable de  la  Sainte-Chapelle,  quand  s'avançait  vers  l'autel  le 
cortège  de  l'Archevêque  de  Paris  et  que  se  déployait  dans  sa 
majesté  la  pourpre  cardinalice,  quand  montaient  entre  les  den- 
telles de  pierre  les  chants  liturgiques,  c'était,  pour  ceux  mêmes 
qui  demeuraient  indifférens  à  l'appel  adressé  par  la  justice 
humaine  à  la  justice  divine,  d'une  souveraine  beauté.  La  laïci- 
sation exigeait,  paraît-il,  cette  suppression.  C'est  dommage. 

Surtout  depuis  la  guerre.  Quand  nous  avons  vu  s'allonger  la 
liste  de  nos  morts,  une  pensée  est  venue.  Ne  serait-il  pas 
possible  de  rouvrir  un  jour  ces  portes  closes,  dont  l'accès  n'était 
plus  permis  depuis  des  années  qu'aux  touristes  autorisés,  et  de 
célébrer  là  un  service  à  la  mémoire  des  avocats  tombés  au 
champ  d'honneur?  Ne  serait-ce  pas  le  lieu,  le  seul?  On  hésitait 
à  le  demander,  parce  qu'on  craignait  de  ne  pas  l'obtenir.  Ce 
fut  obtenu.  Je  dirai  ce  qu'a  été  en  1916,  non  pas  la  Messe 
rouge,  mais  la  Messe  tricolore. 

Par  d'autres  côtés,  la  rentrée  judiciaire  de  1914  échappait  à 
l'habituelle  banalité.  Et  d'abord,  qui  s'y  trouverait?  A  défaut 
des  jeunes  qui  étaient  aux  armées,  les  anciens  auraient-ils 
répondu  à  l'appel?  Etaient-ils  rentrés  à  Paris?  Aucun  devoir 
impérieux  ne  semblait  les  y  rappeler.  L'audience  solennelle  ne 
serait  sans  doute  qu'une  cérémonie  sans  lendemain.  Les  avocats 
ne  pensaient  pas  plus  à  plaider  que  les  magistrats  à  juger  :  il 
ne  s'agissait  donc  pour  eux  que  d'un  acte  de  présence.  Et 
pourtant,  on  se  disait  qu'il  serait  de  bon  exemple  et  de  bonne 
tenue  d'être  là  et  d'y  être  en  nombre.  Y  sera-t-on  ?  C'est  la 
question  qu'on  se  pose  en  arrivant  au  Palais. 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       787 

Avant  de  se  rendre  processionnellement  à  l'audience,  le 
Conseil  de  l'Ordre  se  réunit  en  sa  salle  des  délibérations.  Nous 
nous  comptons.  Sur  vingt  membres  qui  composent  le  Conseil, 
quatorze  sont  présens.  Le  quorum  est  mieux  qu'honorable, 
surtout  si  l'on  observe  que  deux  des  absens  ont  la  bonne 
excuse.  L'un  est  ministre  de  la  Guerre,  l'autre  est  mobilisé.  Et 
en  tête  du  cortège  qui  se  forme,  à  côté  du  bâtonnier  se  dresse 
la  haute  silhouette  de  notre  glorieux  doyen,  M.  Bétolaud,  de 
taille  si  droite  et  d'allure  si  ferme  qu'à  le  voir  hors  des 
atteintes  de  l'âge,  on  le  croit  a  l'abri  des  coups  de  la  mort.  Il  va 
pourtant  tout  à  l'heure  prêter  son  dernier  serment  d'avocat  et 
dans  six  mois  il  laissera  vide  sa  place  à  la  table  du  Conseil. 

La  première  Chambre  de  la  Cour  où  nous  entrons  pour  nous 
asseoir  au  banc  des  avocats  n'est  pas  déserte  :  elle  est  silen- 
cieuse. Ce  n'est  plus  l'agitation  bruyante  des  bavardages  qui  se 
croisent,  des  propos  échangés  sur  l'emploi  des  vacances,  sur  le 
sort  d'une  affaire  que  l'un  veut  plaider  à  huitaine  et  que  l'autre 
veut  remettre  à  quatre  semaines,  sur  le  mouvement  judiciaire 
qui  vient  de  porter  un  magistrat  à  la  Cour  de  cassation  et  un 
autre  à  la  présidence  d'une  Chambre  de  la  Cour.  Les  soucis  sont 
ailleurs  et  plus  graves.  On  apprend  que  déjà  plus  de  trente 
avocats  sont  tombés  au  champ  d'honneur,  que  celui-ci  a  perdu 
son  fils  en  Lorraine,  que  celui-là  a  eu  le  sien  tué  sur  la  Marne, 
qu'on  est  sans  nouvelles  de  X...  et  que  Y...  doit  être  prisonnier. 
Mais  on  sait  aussi  que  tout  ce  jeune  barreau  rivalise  de  courage 
et  de  belle  conduite,  qu'il  écrit  de  son  sang  une  page  de  notre 
histoire  auprès  de  laquelle  pâliront  tous  les  recueils  de  plai- 
doiries. Tristesses  et  fiertés  se  mêlent.  La  Cour  fait  son  entrée. 

Le  premier  président,  M.  Forichon,  paraît.  Il  a,  drapé  dans 
son  hermine,  le  grand  air  qui  sied  aux  solennités.  Mais  comme 
il  est  pâle  !  Son  visage  est  de  cire.  Est-ce  l'émotion  qu'expli- 
queraient les  circonstances?  Est-ce  une  altération  grave  de  la 
santé?  Les  deux,  sans  doute  :  il  mourra  dans  le  cours  de 
l'année,  laissant  au  barreau,  qu'il  accueillait  avec  prévenance  et 
courtoisie,  d'unanimes  regrets. 

Derrière  lui,  les  robes  rouges  se  succèdent  et  se  pressent. 
Les  sièges  se  garnissent  et  quand  se  ferme  la  porte  d'accès, 
quand  l'audience  solennelle  est  proclamée  ouverte,  on  n'aper- 
çoit pas  de  vides.  Les  absences  sont  rares.  Les  magistrats  sont 
à  leur  poste.  La  Cour  est  au  complet,  ou  peu  s'en  faut. 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Discours  et  allocutions  qu'inspire  l'esprit  de  guerre.  Le 
premier  président  et  le  procureur  général  ont,  sans  emphase 
ni  longueur,  prononcé  les  paroles  attendues  d'hommage  aux 
morts,  de  salut  à  nos  troupes,  de  confiance  en  la  victoire.  Et 
l'audience  solennelle  est  levée  :  elle  a  été  ce  qu'il  fallait  qu'elle 
fût. 

* 

Va-t-elle  donner  le  signal  d'une  reprise  normale  des  travaux 
judiciaires?  Personne  ne  le  croit.  C'est  impossible  et  pour 
beaucoup  de  raisons. 

Une  affaire  de  quelque  importance  ne  peut  venir  à  la  barre 
qu'après  un  travail  de  préparation  à  peine  soupçonné  du  public 
et  dont  aucun  avocat  ne  se  sent  en  ce  moment  capable.  Où  trou- 
verait-on les  longues  heures  de  méditation  et  de  recueillement 
indispensables  au  classement  d'un  dossier,  aux  recherches  de 
législation  et  de  jurisprudence,  à  la  composition  d'une  plai- 
doirie? Il  faudrait,  pour  y  réussir,  un  empire  sur  soi-même 
qu'on  se  reprocherait  comme  un  témoignage  d'indifférence. 
L'esprit  est  assez  libre  pour  un  avis,  pour  un  conseil  :  il  ne  se 
prêterait  pas  à  l'effort  prolongé,  qui  serait  dix  fois  en  un  jour 
coupé  par  les  nouvelles  militaires,  l'arrivée  d'une  lettre  du 
front,  la  visite  d'un  blessé,  la  séance  d'une  œuvre  de  guerre,  la 
révélation  d'une  infortune  à  secourir. 

La  sélection  s'est  d'ailleurs  opérée  spontanément  et  par  le 
fait  des  plaideurs.  La  vie  nationale  a  été  brusquement  inter- 
rompue par  la  guerre.  Banques,  industrie,  commerce,  tout  s'est 
arrêté.  Gomment  les  conflits  d'intérêts  naitraient-ils  de  l'inac- 
tivité générale?  Gomment  aurait-on  à  rechercher  l'interpré- 
tation d'un  contrat,  quand  il  ne  s'en  passe  plus  ou  que  les 
marchés  antérieurs  à  la  guerre  ont  cessé  de  recevoir  exécution? 
Gomment  discuter  un  différend  sur  une  liquidation  de  succes- 
sion, quand  il  est  impossible  d'opérer  un  partage,  quand  toute 
base  d'évaluation  manque,  quand  les  valeurs  mobilières  ne  sont 
plus  cotées,  quand  les  immeubles  sont  sans  revenus?  Les  décrets, 
en  interdisant  avec  raison  d'engager  ou  de  suivre  aucune 
instance  contre  un  mobilisé,  en  prescrivant  la  suspension  de 
tous  les  délais,  ont  imposé  ou  facilité  l'arrêt  des  procédures. 
Puis,  si  ce  n'est  pas  le  justiciable,  c'est  son  avocat  qui  est 
mobilisé  :  son  avocat  qui  avait  étudié  et  connaissait  l'affaire  et 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.;       789 

dont  on  doit  respecter  et  protéger  le  cabinet  pendant  qu'il 
expose  sa  vie  pour  le  salut  commun.  Tout  concourt  donc  à  faire 
le  vide  autour  de  la  barre.  Les  audiences  ne  se  tiendront  que 
pour  la  forme;  elles  se  fermeront  quelques  minutes  après  avoir 
été'  ouvertes;  et  il  en  sera  ainsi  pendant  de  longs  mois. 

Le  Palais  sera-t-il  pour  cela  de'sert?  Le  cabinet  de  l'avocat 
sera-t-il  sans  visiteurs?  Non  pas.  La  guerre  a  chassé  une  clien- 
tèle :  elle  en  amène  une  autre,  si  différente  et  si  nombreuse 
qu'il  faudra,  pour  la  recevoir  et  la  satisfaire,  créer  toute  une 
organisation  et  faire  appel  à  toutes  les  bonnes  volontés  I 

C'est  qu'on  a  dû,  dès  la  déclaration  de  guerre,  pour  prévenir 
des  paniques  et  pourvoir  aux  plus  urgens  besoins,  prendre  une 
série  de  mesures  qui,  sous  forme  de  lois,  de  décrets,  d'arrêtés 
et  de  circulaires,  ont  réglé  provisoirement  et  en  vue  delà  guerre 
les  plus  graves  questions  :  baux  à  loyer  et  à  ferme,  assurances, 
prorogation  des  échéances,  limitation  des  retraits  de  fonds  dans 
les  banques,  allocations  et  secours  de  chômage,  réquisitions, 
précautions  contre  les  sujets  des  Puissances  ennemies,  etc. 
Le  temps  de  la  réflexion  manquait,  tant  les  événemens  s'étaient 
précipités,  tant  avait  été  brusque  l'agression  de  ceux  qui  se 
défendent  aujourd'hui  d'avoir  voulu  et  préparé  la  guerre.  Dans 
la  crainte  d'un  oubli,  on  multiplia  les  textes. 

Je  ne  sais  si  on  pouvait  faire  mieux,  je  suis  certain  qu'on 
ne  pouvait  faire  plus.  Les  dispositions  se  succédaient,  se  répétant 
indéfiniment,  se  contredisant,  s'enchevêtrant,  arrivant  en 
quelques  jours  à  dépasser  en  volume  le  Code  civil,  en  quelques 
semaines  les  cinq  Codes  réunis.  «  Nul  n'est  censé  ignorer  la 
loi,  »  a  proclamé,  en  un  jour  d'ironie,  le  législateur  satisfait. 
Personne  n'était  plus  capable  désormais  de  la  connaître.  Le  flot 
montait,  le  mascaret  s'avançait,  menaçant  de  tout  submerger. 
Comme  des  naufragés  qui  se  précipitent  vers  les  canots  de 
sauvetage,  les  malheureux  Parisiens  prirent  en  formations 
serrées  le  chemin  du  Palais  de  Justice,  dans  l'espoir  d'y  obtenir 
les  éclaircissemens  nécessaires. 

Un  service  de  consultations  gratuites  a  été,  il  y  a  une  quin- 
zaine d'années,  institué  par  les  soins  du  bâtonnier  Pouillet.  Il 
fonctionnait  deux  fois  par  semaine.  Il  suffisait  d'inscrire  son 
nom  sur  un  registre  pour  être  convoqué  à  l'un  de  ces  deux  jours 
devant  un  bureau,  composé  de  trois  avocats  de  bonne  volonté,  qui 
entendait  les  explications  et  fournissait  les  lumières  sollicitées. 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Dès  qu'il  fut  rappelé  à  la  population  de  Paris  que  l'Ordre 
des  avocats  se  tenait  à  sa  disposition,  l'afiluence  fut  telle  qu'il 
fallut  sacrifier  l'ancien  système,  renoncer  au  registre  et  à 
l'inscription  préalable,  tenir  ouverts  chaque  jour  cinq  ou 
six  bureaux  et  requérir  l'assistance  des  gardes  pour  main- 
tenir l'ordre.  Ce  fut  d'autant  plus  difficile  que,  si  les  cliens 
accouraient  innombrables,  l'effectif  des  avocats  était  par  la 
mobilisation  réduit  des  deux  tiers.  A  défaut  des  jeunes  qui,  en 
temps  normal,  assumaient  cette  charge,  il  fut  fait  appel  aux 
anciens,  et  l'on  put  ainsi  résister  à  cet  assaut  de  clientèle. 

Ce  fut,  surtout  dans  les  premiers  jours,  un  défilé  un  peu 
tumultueux  d'amateurs  de  conseils, —  et  de  gratuité, —  qui  ne 
méritaient  pas  tous  un  égal  intérêt.  Parmi  la  foule  qui  s'entas- 
sait dans  l'étroit  local  dont  nous  disposions,  les  femmes  domi- 
naient, beaucoup  ayant  par  nécessité  amené  leurs  enfans 
qu'elles  ne  pouvaient  quitter,  quelques-unes  laissant  supposer, 
par  une  mise  plus  soignée  ou  par  un  bijou  mal  dissimulé, 
qu'elles  ne  menaient  pas  contre  la  misère  une  lutte  trop  dou- 
loureuse. C'est  que,  l'anonymat  étant  devenu  la  règle,  il  s'était 
vite  trouvé  des  esprits  avisés  pour  apercevoir  le  parti  qu'ils  en 
pouvaient  tirer.  Avec  un  souci  d'administration  économe  que 
n'embarrassait  pas  le  scrupule,  des  rentiers  confortables 
s'étaient  dit  qu'il  y  avait  tout  avantage  à  prendre  une  consulta- 
tion au  Palais  de  Justice  plutôt  que  dans  le  cabinet  d'un  avocat. 
Il  est  ainsi  plusieurs  fois  arrivé  qu'après  avoir  éclairé  sa  cliente 
anonyme  sur  les  effets  du  moratorium,  l'avocat  lui  ait  demandé 
le  chiffre  de  ce  loyer  qu'elle  désirait  ne  pas  payer  et  ait  appris 
alors  que  la  location  était  de  dix  mille  francs  et  plus.  Pour  essayer 
de  porter  remède  à  un  abus  qui  retombait  sur  les  pauvres  en 
détournant  d'eux  le  temps  qui  leur  était  réseryé,le  bâtonnier  a 
rappelé  par  une  affiche  exposée  en  belle  place  que  les  consultations 
gratuites  n'étaient  données  qu'aux  personnes  nécessiteuses.  Ce 
fut,  je  crois,  sans  résultat.  Et  il  n'importe.  L'essentiel  était  de 
ne  pas  laisser  un  indigent  dans  l'embarras.  Quand  on  fait  la 
charité  à  un  riche,  la  honte  n'est  pas  pour  celui  qui  donne. 

Le  barreau  n'a  pas  d'ailleurs  en  cette  circonstance  obligé 
des  ingrats.  Dès  le  début  de  1915,  alors  qu'en  trois  mois,  du 
1er  octobre  au  31  décembre,  ii  avait  été  donné  30  000  consulta- 
tions gratuites,  le  bâtonnier  recevait  la  visite  de  M.  Denys 
Cochin,  président,  et  de  M.  Groussier,  vice-président  du  groupe 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       791 

des  députés  de  Paris,  qui  venaient  exprimer  au  barreau  leur 
reconnaissance  pour  l'assistance  ainsi  prêtée  à  la  population 
parisienne.  L'Ordre  des  avocats  a  trouvé  dans  cette  démarche 
une  récompense  pour  le  passé  et  un  encouragement  pour  l'ave- 
nir. Au  1er  janvier  1916,  le  nombre  des  consultations  s'élevait 
à  112  500.  Six  bureaux,  composés  de  deux  avocats  au  moins, 
n'ont  cessé  de  se  réunir  chaque  après-midi,  et  les  membres  du 
Conseil  de  l'Ordre  se  sont  entendus  pour  que  chaque  jour  l'un 
d'eux  présidât  au  service. 

Pour  se  montrer  digne  de  la  reconnaissance  qui  lui  a  été 
témoignée,  l'Ordre  ne  doit  pas  commettre  d'ingratitude;  et  c'en 
serait  une  que  de  ne  pas  ajouter  que,  si  le  barreau  a  pu  apporter, 
dans  la  mesure  de  ses  forces,  sa  part  contributive  d'assistance 
aux  épreuves  parisiennes,  l'honneur  en  revient  surtout  au 
bâtonnier  Henri  Robert,  dont  l'esprit  d'initiative  est  demeuré 
sans  cesse  en  éveil,  dont  toutes  les  conceptions  ont  été  géné- 
reuses, dont  l'activité  a  été  inlassable,  et  qui,  pour  le  seconder, 
a  trouvé  un  incomparable  agent  d'exécution,  ayant  droit  à 
l'honneur  puisqu'il  a  participé  à  la  peine,  chef  d'état-major 
ponctuel,  assidu  et  fidèle.  Ecrivons  son  nom,  c'est  de  simple 
justice  :  M.  Achille  Raux.^ 


Nous  avions  d'autres  devoirs.  Nous  nous  sommes  efforcés 
de  les  remplir.  Notre  confraternité  s'est  trouvée  en  effet  sou- 
mise à  une  assez  difficile  épreuve  ;  nous  avons  dû  conjurer  une 
crise  financière. 

L'Ordre  des  avocats  de  Paris  a  une  réputation  dangereuse  : 
on  le  croit  riche.  La  vérité,  dont  il  n'a  pas  à  se  cacher,  est 
qu'il  boucle  péniblement  son  budget.  Ses  recettes  normales 
consistent  en  cotisations  annuelles  versées  par  ses  membres. 
En  y  ajoutant  les  revenus  de  son  modeste  patrimoine,  il  peut, 
sans  perdre  l'équilibre,  assurer  ses  services  administratifs  de 
secrétariat  et  de  bibliothèque  et  alimenter  sa  caisse  de  secours 
et  de  pensions.  La  guerre  a  affolé  nos  balances  :  le  plateau  des 
recettes  s'est  enlevé  avec  la  légèreté  ''un  avion,  le  plateau  des 
dépenses  sous  une  lourde  charge  a  piqué  à  terre. 

Ce  double  résultat  s'explique  trop  bien. 

Le  recouvrement  des  cotisations  ne  pouvait  décemment 
s'opérer  sur  les   mobilisés.  Il  y  a  dans  la   tranchée  quelques 


792  REVUE    DES    DEUa    MONDES. 

occupations  pressantes  qui  ne  laissent  pas  le  loisir  d'envoyer 
tous  les  semestres  un  mandat  à  la  caisse  de  l'Ordre.  Il  faut  bien 
aussi  reconnaître  que  le  prêt  et  la  solde  ont,  pour  qui  les 
touche,   de  plus  utiles  emplois.  Donc  peu  ou  pas  de  recettes. 

Mais  la  source  des  dépenses  a  commencé  à  couler  avec  un 
débit  chaque  jour  accru.  Dépenses  nécessaires,  dépenses  sacrées, 
qui  ne  comportaient  ni  hésitation,  ni  recul. 

C'est  que,  si  l'Ordre  n'est  pas  riche,  l'avocat  ne  l'est  pas 
davantage.  Sur  une  douzaine  de  noms  que  des  circonstances 
heureuses  ont  mis  en  vedette  et  désignés  à  la  faveur  de  la 
clientèle  et  que  la  légende  pare  d'une  auréole  d'or,  on  juge 
deux  mille  avocats.  On  ignore  ce  qui  se  dépense  de  travail,  de 
science  du  droit  et  de  talent  pour  maintenir  dans  cet  ensemble 
la  dignité  d'une  vie  médiocre  et  serrée.  Survient  la  guerre. 
Les  uns  partent,  laissant  derrière  eux  femmes  et  enfans.  Les 
autres  restent  :  mais  leur  clientèle  est  dispersée  et  ne  se 
renouvelle  pas.  Le  carnet  d'honoraires  demeure  fermé.  La 
guerre  se  prolonge,  les  réserves  s'épuisent.  C'est  l'embarras, 
puis  la  gêne  qu'on  n'avoue  pas,  qu'il  faut  s'ingénier  à  décou- 
vrir. Par  de  bienfaisantes  et  amicales  indiscrétions,  le  trésorier 
est  informé.  11  va  au-devant  de  l'infortune  signalée  ;  il  prend 
la  main  qui  ne  se  serait  pas  spontanément  tendue  ;  il  éprouve 
à  l'ouvrir  une  résistance  que  doucement  il  violente  pour  y 
glisser  l'obole  confraternelle.  Personne  n'en  saura  rien,  la 
dignité  est  sauve,  et  un  peu  de  chaleur  rentre  au  logis  visité. 
Si  la  façon  de  donner  vaut  par  le  tact  et  la  discrétion  du  dona- 
teur, l'Ordre  est  assuré  que  sa  manière  est  bonne,  puisque  son 
trésorier  est  M.  Busson-Billault. 

Le  barreau  de  Paris  ne  pouvait  pas  limiter  son  assistance  à 
sa  propre  famille.  L'occupation  ennemie  a  chassé  devant  elle 
les  populations  de  la  Belgique  et  du  Nord  de  la  France.  Les 
exilés  sont  refoulés  vers  Paris.  Les  grands  barreaux  belges  sont 
dispersés.  Leurs  avocats  ont  pris  des  résolutions  différentes.  Les 
uns  sont  restés  pour  défendre  contre  l'envahisseur,  au  risque  de 
l'emprisonnement  et  de  la  vie,  les  derniers  vestiges  des  libertés 
conlisquées;  et  l'on  sait  comment  ils  s'en  sont  acquittés,  avec 
quelle  indomptable  fierté  un  Theodor  a  bravé  un  von  Bissing 
qui  n'a  trouvé  qu'une  forteresse  allemande  pour  étouffer  cette 
voix  importune.  Les  autres  ont  suivi  en  France  leur  gouverne- 
ment. Ils  cherchent  auprès  de  nous  un  refuge,  une  occupation, 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE*       793 

un  emploi.  Nous  les  accueillons,  nous  les  autorisons  à  plaider. 
Mais  à  quoi  bon?  On  ne  plaide  pas.  Le  bâtonnier  avise.  Dans  les 
administrations  publiques  ou  privées,  des  vides  se  sont  pro- 
duits, des  emplois  peuvent  être  trouvés.  Il  s'en  trouve.  Avocats 
de  Belgique,  avocats  du  Nord,  peu  à  peu  se  casent  et  s'emploient. 
Il  a  fallu  de  la  patience  et  du  temps.  Il  a  fallu  faciliter  l'attente  ; 
avec  la  même  discrétion,  le  nécessaire  a  été  fait.  Nous  allions 
ainsi  droit  à  la  faillite.  Nous  y  allions,  le  cœur  léger.  Donner 
d'abord,  compter  ensuite.  Telle  fut  notre  règle.  C'est  le  renver- 
sement des  principes;  mais  avant  de  penser  au  lendemain,  il 
faut  être  sûr  qu'on  pourra  terminer  la  journée.  La  crainte  du 
déficit  est  sagesse  en  temps  de  paix;  c'est  une  désertion  en  temps 
de  guerre.  Puis,  même  en  comptabilité,  il  y  a  des  miracles.  Et 
le  miracle  s'est  produit. 

Le  plateau  des  recettes  s'est  chargé  de  sommes  imprévues. 
Libéralités  anonymes.  Quelle  en  était  l'origine?  Je  n'aurais  pas 
le  droit  de  le  dire,  si  je  le  savais.  Il  est  permis  de  supposer  que 
les  donateurs  appartiennent  au  barreau  et  que  les  plus  fortunés 
ont  voulu  contribuer  à  faire  rentrer  la  sérénité  dans  l'âme  du 
trésorier.  Nous  aussi  donc,  nous  avons  tenu  et  nous  tiendrons, 
sans  espérer  toutefois  que  cette  expérience  victorieuse  arrête  le 
cours  des  traditionnelles  et  faciles  plaisanteries  que  les  faiseurs 
de  bons  mots  continueront  d'aiguiser  contre  la  pseudo-confra- 
ternité des  avocats. 

* 

*  * 

Lorsqu'en  octobre  1914  il  avait  clé  décidé  d'un  accord  à  peu 
près  unanime  que  la  guerre  serait  la  trêve  des  plaideurs,  per- 
sonne n'en  prévoyait  la  durée.  C'était  au  plus  la  perspective 
d'une  année  perdue.  Mais  les  mois  s'écoulent.  Les  alternatives 
de  succès  et  de  revers  se  compensent,  sans  que  paraisse  se  rap- 
procher la  décision.  La  patience  des  plaideurs  se  lasse.  Quelques- 
uns  reparaissent.  On  les  reçoit  comme  d'anciennes  connaissances 
depuis  longtemps  perdues  de  vue.  La  mémoire  fait  effort  pour 
ressaisir  le  fil  embrouillé  de  leur  différend.  Le  dossier  se  retrouve 
avec  quelque  peine  :  la  poussière  reste  aux  doigts  qui  le  tou- 
chent. On  interroge.  Vraiment  ce  divorce  ne  peut-il  pas  atten- 
dre encore?  Le  client  donne  ses  raisons  :  il  voudrait  en  finir  et 
avoir  audience. 

Puis  voici  des  difficultés  qui  dérivent  de  l'état  de  guerre  et 


T94  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

qui  doivent  recevoir  solution  imme'diate.  Exemple  :  les  mises 
sous  se'questre.La  maison  menacée  dépêche  à  un  avocat  celui  de 
ses  représentans  qui  a  le  moins  d'accent  allemand,  pour  expli- 
quer l'inconcevable  méprise  et  comment  jamais  à  Paris  n'exista 
commerce  plus  ardemment  français  que  celui  de  ces  braves 
gens,  victimes  d'une  basse  et  calomnieuse  dénonciation.  L'avo- 
cat éconduit  le  visiteur  malgré  ses  protestations,  appuyées  de 
l'exhibition  d'un  portefeuille  agréablement  gonflé,  et  lui 
conseille  de  présenter  lui-même  ses  explications  au  procureur 
de  la  République  et  au  président  du  Tribunal.  Le  naturalisé 
court  au  Palais  de  Justice  pour  tenter  de  sauver  sa  firme.  11  y 
retrouvera  en  nombre  ses  compatriotes. 

Le  Palais  va  reprendre  ainsi  une  apparente  animation.  Les 
salles  d'audience  seront  un  peu  moins  silencieuses;  le  cabinet 
du  président  du  Tribunal  sera  assiégé.  C'est  là  que  tout  aboutit; 
c'est  là  que  va  s'organiser  l'administration  des  milliers  de 
maisons  allemandes  restées  audacieusement  ouvertes  en  pleine 
guerre  au  cœur  de  Paris,  c'est  là  que  sont  prises  les  mesures 
urgentes  d'humanité  en  faveur  de  détresses  qui  appellent  à 
l'aide. 

L'audience  des  référés  est  dans  la  fièvre.  La  loi  ne  permet 
au  juge  des  référés  que  de  prendre  des  mesures  provisoires  qui 
n'engagent  en  rien  le  fond  du  litige.  Ce  sera  pour  le  président 
du  Tribunal  un  titre  à  la  reconnaissance  publique  d'avoir  à 
maintes  reprises  franchi  délibérément  les  limites  de  sa  compé- 
tence, d'avoir  volontairement  oublié  les  dispositions  de  la  loi 
pour  assurer  par  exemple  à  une  femme  et  à  des  enfans  aban- 
donnés les  ressources  qu'un  homme  indigne  leur  refusait,  se 
croyant  abrité  par  sa  situation  de  mobilisé.  M.  Monier  aura  été 
l'homme  qui  convenait  à  sa  fonction  et  à  l'état  de  guerre.  Dans 
le  labyrinthe  des  lois  et  des  décrets,  si  compliqué  par  les  textes 
nouveaux,  il  a  pris  un  bon  guide  :  il  a  suivi  son   cœur. 

Une  de  ses  ordonnances  a  fait  récemment  quelque  bruit 
C'est  l'ordonnance  qui  interdit  aux  sujets  Allemands  l'accès 
du  prétoire.  La  Cour  de  Paris  avait  consacré  le  principe 
contraire,  motivant  son  arrêt  par  des  considérations  où  le  rai- 
sonnement juridique  s'affinait  jusqu'à  la  subtilité.  M.  Monier 
ne  s'embarrasse  pas  de  ces  finesses.  Il  estime  qu'il  y  a  une 
jurisprudence  de  guerre  et,  à  tour  de  bras,  il  la  forge,  faisant 
sonner  le  marteau  et  jaillir  sous  ses  coups  les  étincelles  dont 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LÀ  GUERRE.)       795 

quelques-unes  ricochent  jusqu'à  la  Cour  elle-même.  Son  ordon- 
nance a  été  critiquée  par  les  juristes  qui  voudraient  élever  la 
sérénité  du  magistrat  au-dessus  de  tous  les  conflits.  Elle  a  plu 
aux  braves  gens  d'esprit  plus  simple  qui  aiment  la  vigueur  dans 
la  légitime  défense  et  qui  ne  comprennent  pas  qu'on  applique 
avec  élégance  l'algèbre  du  droit  à  des  ennemis  qui  ont  pour 
règle  la  violation  des  traités  et  des  lois.  Ceux-là  louent  le  Pré- 
sident du  Tribunal  de  la  Seine  et  lui  savent  gré  d'une  énergie 
que  n'a  pas  abattue  la  plus  douloureuse  des  épreuves  person- 
nelles. En  compensation  des  commentaires  inévitables  de  la 
Salle  des  Pas-perdus,  M.  Monier  a  eu  pour  lui  l'opinion  publique 
et  une  bonne  presse.  Ceci  vaut  bien  cela. 

* 
*  * 

Dans  cette  timide  reprise  de  la  vie  du  Palais,  le  principal 
élément  devait  être  fourni  par  l'Assistance  judiciaire  :  clientèle 
exigeante  qui  n'aime  pas  et  qui  ne  doit  pas  attendre,  soit  qu'il 
s'agisse  de  pourvoir  à  la  défense  d'un  accusé,  soit  que  le  débat 
n'ait  que  le  caractère  civil. 

L'influence  de  la  guerre  s'est  ici  fait  sentir  pour  augmenter 
notablement  le  nombre  des  affaires  criminelles  et  correction- 
nelles, pour  réduire  au  contraire  celui  des  affaires  civiles.  Si  on 
compare  deux  périodes  consécutives  de  dix-huit  mois,  celle  qui 
précède  immédiatement  la  guerre  (1er  janvier  1913  au  31  juillet 
1914)  et  celle  qui  la  suit  (1er  août  1914  au  31  décembre  1915) 
le  chiffre  des  affaires  criminelles  et  correctionnelles  passe  de 
12210  à  17  350.  Le  chiffre  des  affaires  civiles  s'abaisse  de  16  710 
à  6  700. 

'    Ce  second  résultat  n'est  pas  pour  surprendre  :  il  a  son  expli- 
cation dans  les  faits  que  nous  avons  déjà  notés. 

Le  premier  pourrait  prêter  à  l'erreur  et  faire  supposer  un 
accroissement  de  la  criminalité  depuis  la  guerre.  Il  n'en  est 
rien.  La  Cour  d'assises  ne  tient  plus  qu'une  session  sur  deux. 
Les  quatre  Chambres  correctionnelles  sont  réduites  à  deux. 
Mobilisation,  état  de  siège,  police  plus  sévère  ont  eu  raison  de 
nos  apaches.  Le  gros  contingent  que  nous  avons  chiffré  est 
fourni  par  les  trois  Conseils  de  guerre  qui  siègent  en  perma- 
nence, et  la  plupart  des  prévenus  ont  à  répondre  de  délits  mili- 
taires. 

Et  chacune  de  ces  affaires  a  eu  son  avocat  1 


796  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Gomment  a-t-on  fait?  Tout  le  monde  s'y  est  mis.  Plus  de 
jeunes  gens  ;  mais  les  femmes  et  les  anciens.  La  loi,  qui  a 
admis  les  femmes  à  l'exercice  de  la  profession  d'avocat,  n'a 
plus  depuis  la  guerre  de  détracteurs  au  Palais.  Nos  confrères 
femmes  se  sont  prodiguées.  Elles  ont  assuré  en  grande  partie  le 
service  de  la  défense  devant  les  Conseils  de  guerre.  Elles  l'ont 
fait  à  la  satisfaction  de  tous,  et  l'hommage  rendu  à  leur  intelli- 
gence, à  leur  assiduité,  à  leur  dévouement  a  été  général.  Elles 
ont  ainsi  conquis  le  droit  de  cité  qu'avant  la  guerre  quelques- 
uns  leur  refusaient  encore.  Il  faut  le  dire  aussi  bien  de  celles 
qui  se  montrent  rarement  au  Palais  que  de  celles  qui  suivent 
les  audiences.  Car  nous  savons  que  les  premières  n'ont  quitté 
la  robe  d'avocat  que  pour  prendre  la  blouse  d'infirmière,  ou  se 
consacrer  avec  un  complet  désintéressement  à  des  ouvroirs  et 
à  des  soupes  populaires.  Elles  ont  été  toutes,  chacune  à  sa  façon, 
de  bonnes  ouvrières  de  la  défense  nationale. 

D'autre  part,  les  anciens  de  l'Ordre  se  sont  spontanément 
offerts,  et  chacun  d'eux  a  tenu  à  honneur  de  réclamer  son  dossier 
d'assistance  judiciaire.  Il  en  est  plus  d'un  qui  pour  l'exemple 
est  sorti  de  la  retraite.  Des  voix  qu'on  n'avait  pas  entendues 
depuis  dix  ans  à  la  barre  se  sont  élevées  pour  répondre  par  le 
sacramentel  :  «  Aux  ordres  du  Tribunal,  »  à  l'appel  d'un  placet 
rouge,  couleur  réservée  à  l'Assistance  judiciaire;  et  j'ai  vu  les 
magistrats  lever  des  yeux  étonnés  pour  s'assurer  que  leur  oreille 
ne  les  avait  pas  trompés  et  que  c'était  bien,  chargé  d'honneurs 
et  d'années,  un  des  doyens  de  l'Ordre  qui  était  à  la  barre, 
apportant  à  un  indigent  le  concours  qu'un  riche  n'aurait  pas 
obtenu. 


Dans  cette  vaste  jachère,  la  récolte  devait  être  et  fut  maigre 
pour  la  chronique  judiciaire.  L'attention  publique  n'était  pas 
tournée  vers  le  Palais,  et  rien  n'était  de  nature  à  l'y  ramener. 
Dans  le  cours  de  ces  deux  années,  deux  fois  seulement  les 
curieux  d'audiences  à  scandale  purent  croire  qu'un  régal  se 
préparait  pour  eux,  et  qu'à  défaut  de  la  Cour  d'assises  le  Conseil 
de  guerre  le  leur  offrirait,  On  se  précipita  aux  premières 
audiences  du  procès  Desclaux  et  du  procès  des  réformes  fraudu- 
leuses. Grandes  affaires,  croyait-on.  Il  fallut  déchanter. 

Une  affaire  criminelle  ne  se  classe  parmi  les  causes  célèbres 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       797 

que  si  le  crime  dépasse  les  prévisions,  si  les  passions  s'y  mêlent, 
si  le  mobile  est  discutable,  s'il  suscite  l'indignation  des  uns  ou 
la  pitié  des  autres.  Elle  tombe  dans  le  mépris,  l'indifférence  et 
l'oubli,  si  elle  n'inspire  que  le  dégoût. 

Or  aucun  de  ces  deux  procès  ne  peut  étonner  qui  veut  bien 
réfléchir.  Il  fallait  prévoir  que  la  guerre  n'exercerait  pas  du  jour 
au  lendemain  son  action  purificatrice.  Quand  le  favoritisme  et 
la  camaraderie  ont  pénétré  dans  les  mœurs,  au  point  de  consti- 
tuer le  régime  normal,  il  n'est  pas  de  tourmente  capable  d'en 
amener  la  disparition  universelle.  Il  était  inévitable  qu'il  se 
rencontrât  des  continuateurs  du  système  pour  tenter  de  s'attri- 
buer, malgré  la  guerre  et  en  vue  de  la  guerre,  des  fonctions,  des 
honneurs  et  de  l'argent.  Ils  ont  commis  une  double  erreur  de 
temps  et  d'adaptation.  Ils  auraient  été,  il  y  a  deux  ans,  assurés 
à  peu  près  de  l'impunité  et  couverts  par  leurs  camarades  et 
leurs  protecteurs.  Aujourd'hui  ils  échouent  sur  les  bancs  du 
Conseil  de  guerre. 

Ils  y  sont  une  quarantaine  dans  cette  affaire  des  réformes 
frauduleuses.  Piteuse  exhibition.  Rebuts  et  déchets  d'humanité. 
Le  troupeau  des  exploités  parqué  autour  des  exploiteurs. 

Les  uns,  pâlots,  résignés,  presque  heureux.  Que  risquent- 
ils?  Les  foudres  du  commissaire  du  gouvernement?  ils  les 
préfèrent  aux  marmites.  Une  condamnation  ?  elle  les  met  à 
l'abri.  Pourvu  qu'elle  soit  assez  longue,  c'est  autant  de  pris  sur 
la  tranchée.  Un  avocat  a  eu  au  cours  des  débats  l'idée  de  proposer 
au  Conseil  de  guerre  de  remettre  l'affaire  et  d'envoyer  au  front 
tous  les  accusés.  Un  frisson  a  secoué  les  pauvres  hères.  Quelle 
perspective I  Ils  se  seraient  rendus  à  la  première  attaque;  mais 
alors,  c'était  le  camp  de  captivité  en  Allemagne,  au  lieu  de  la 
douce  et  accueillante  prison  de  France.  Ils  se  sont  remis  dès 
qu'ils  ont  compris  que  c'était  un  effet  d'audience,  sans  consé- 
quences possibles,  et  destiné  aux  yeux  des  naïfs  à  les  maquiller 
en  héros.  L'alerte  n'en  fut  pas  moins  vive.  Elle  est  passée.  Ils 
n'iront  pas  au  feu,  et  cela  ne  leur  coûtera  rien,  et  il  ne  faut  pas 
le  regretter.  Qu'aurait-on  fait  de  ces  haillons  et  de  ces  loques 
au  Mort-Homme  ou  à  Douaumont? 

Les  autres,  les  profiteurs,  sans  panache  et  sans  allure. 
Bandits  d'antichambre,  de  couloirs  et  de  bureaux  :  le  bandit  de 
grande  route  a  plus  de  couleur.  Quoil  cet  escroc  auquel  la 
presse  a  fait  une  renommée,  ce  récidiviste  qui  avait  le  libre 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

accès  des  administrations  publiques,  et  qui  se  targuait  de  ses 
hautes  relations  :  c'est  ça!  C'est  ce  petit  homme  étriqué',  travaille' 
par  la  couperose,  à  la  mine  inquiétante  de  rongeur  affamé,  qui 
avait  une  influence  et  qui,  ayant  des  protecteurs,  pouvait  avoir 
des  protégés  !  Ehl  oui;  et  pour  affirmer  son  honnêteté,  sa  servia- 
bilité, son  universelle  compétence  et  son  efficace  puissance, 
voici  quatre-vingts  témoins,  jeunes  ou  vieux,  avec  ou  sans 
uniforme,  qui  défilent  à  la  barre.  Témoins,  il  est  vrai,  sortis  on 
ne  sait  d'où,  dont  on  ne  sait  rien  et  dont  il  vaut  peut-être  mieux 
ne  rien  savoir. 

Mais  attendez.  Voici  «  M.  le  Sénateur.  »  Il  aurait  passé 
inaperçu  si  le  défenseur  n'avait  fait  sonner  son  titre  avec  une 
complaisance  qui  demeura  sans  effet  et  une  déférence  qui  ne  se 
propagea  pas.  Et  «  M.  le  Sénateur  »  déposa.  Il  nous  apprit  qu'il 
avait  fait  la  connaissance  de  l'accusé  «  au  café,  »  et  que  les 
relations  ainsi  inaugurées  se  continuèrent  heureusement,  et 
que,  le  Sénateur  ayant  eu  une  plaie  à  la  jambe,  l'accusé  guérit  la 
jambe  sénatoriale,  et  qu'il  en  résulta  un  resserrement  de  rela- 
tions, et  que  l'accusé,  étant  tombé  malade  à  son  tour  au  moment 
où  la  police  le  recherchait,  s'adressa  au  Sénateur  pour  aller  se 
faire  soigner  en  Suisse,  etc.,  etc.  Puis  l'avocat  remercia  M.  le 
Sénateur,  s'excusa  même. 

Voilà,  vu  par  un  de  ses  côtés,  ce  qu'est  un  procès  criminel 
pendant  la  guerre.  C'est  pénible  et  laid,  mais  c'est  instructif., 
On  y  voit  comment  l'organisme  national  élimine  les  impuretés 
dont  il  s'était  chargé,  dont  il  faut  à  tout  prix  le  protéger  à 
l'avenir.  Laissons  l'œuvre  de  salubrité  s'accomplir,  et  faisons 
comme  le  public  qui  est  venu  voir,  qui  est  parti  et  qui  n'est 
pas  revenu.  Détournons-nous.  Justice  est  faite. 

* 
*  * 

Ces  audiences  n'ont  même  pas  constitué  un  arrêt  dans  le 
mal  de  langueur  dont  le  Palais  est  atteint  et  qu'on  diagnostique 
au  premier  examen.  La  Salle  des  Pas-perdus  n'a  plus  cette  sono- 
rité qui,  certains  jours,  le  mercredi  et  le  samedi,  était  telle  que 
les  initiés  seuls  pouvaient  suivre  sans  trouble  une  conversation., 
Il  semble  qu'on  ait  matelassé  ses  murs  et  ses  piliers  de  pierre. 
Les  groupes  s'y  forment  encore,  mais  les  gestes  sont  las  et  les 
voix  basses  et  graves. 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       799 

Je  sais  bien  ce  qui  manque.  C'est  le  foyer  auquel  s'entrete- 
nait notre  énergie.  C'est  l'ardente  jeunesse  qui  nous  communi- 
quait son  mouvement,  son  goût  de  la  vie  et  nous  entraînait  vers 
l'avenir  d'une  course  si  rapide  que  le  temps  ne  restait  pas  de 
regarder  en  arrière  et  de  s'attarder  dans  la  contemplation  du 
passé. 

On  s'en  aperçoit  dès  que  l'un  de  nos  jeunes  gens,  permis- 
sionnaire ou  blessé  convalescent,  traverse  le  Palais  pour  une 
courte  visite.  C'est  une  minute  de  joyeux  oubli.  Un  pas  alerte  a 
retenti  sur  les  dalles.  On  regarde.  C'est  l'uniforme  bleu  horizon. 
Trois  galons.  La  vareuse  chamarrée  :  Croix  de  guerre,  Légion 
d'honneur.  Un  tout  jeune  visage  éclairé  d'un  large  sourire. 
Eh  quoi!  serait-ce  X...?  Oui,  c'est  lui  ;  c'est  ce  stagiaire  d'hier 
qui  donnait  par  ses  inexactitudes  et  ses  fantaisies  tant  d'occu- 
pation au  bâtonnier  et  qui  là-bas,  au  feu,  s'est  conduit  en 
brave.  Il  est  mieux  qu'absous  de  ses  peccadilles  :  on  l'entoure, 
on  le  fête.  Les  questions  pleuvent.  «  Qu'a-t-il  fait?  d'où  vient- 
il  ?  Verdun  ?  les  tient-on  ?  Quand  repart-il  ?  »  Et  lui  rit  de 
bonne  et  franche  gaieté.  «  Si  on  les  tient  !  rien  n'est  à  craindre  : 
on  les  aura,  a  dit  Pétain  :  c'est  mieux,  on  les  a.  »  Et  de  rire 
encore.  Les  mains  s'étreignent  :  on  se  quitte,  on  a  de  la  cha- 
leur pour  tout  un  jour,  surtout  si  rien  ne  vient  remettre  en  la 
mémoire  les  noms  de  ceux  qui,  dans  les  mêmes  conditions,  sont 
venus  prendre  l'air  du  Palais,  sont  repartis  et  qui,  trois  jours 
après... 

Fini  donc  le  concours  de  la  Conférence.  Arrêté  le  flot  des 
robes  noires  qui,  sur  les  épaules  des  stagiaires,  s'engouffrait  le 
samedi  dans  notre  Bibliothèque  pour  assister  au  tournoi  d'élo- 
quence où  se  trouvaient  chaque  année  aux  prises  une  centaine 
de  candidats  pour  la  conquête  des  douze  places  de  secrétaires 
de  la  Conférence.  Etre  des  douze  :  quel  orgueil  !  N'en  pas  être  : 
quelle  déception  !  Etre  des  douze  :  c'est-à-dire  être  appelé 
l'année  suivante  à  constituer  aux  côtés  du  bâtonnier  le  jury  de 
jugement  des  nouveaux  candidats.  Etre  des  douze"  dans  cette 
promotion  qui,  de  tout  temps  et  depuis  que  la  Conférence 
existe,  se  proclame  sans  modestie  la  grande  promotion  des  dix 
dernières  années.  Et,  parmi  les  douze,  venir  en  tête,  être  des 
deux  premiers,  avoir  en  perspective  l'honneur,  à  la  rentrée  pro- 
chaine, de  prendre  la  parole  après  le  bâtonnier,  en  présence  du 
Conseil  de  l'Ordre,   devant  tout   le  barreau  assemblé,  pour  y 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

prononcer  sur  un  sujet  choisi  un  discours  qui  sera  imprimé 
aux  frais  de  l'Ordre.  Aussi,  quelle  agitation  aux  dernières  séances 
du  concours!  Quelles  délibérations  passionnées  avant  de  se 
mettre  d'accord  sur  les  noms  et  les  rangs  !  Tout  s'apaise  grâce  à 
la  paternelle  autorité  du  bâtonnier,  qui  intervient  d'autant  plus 
efficacement  qu'il  l'a  moins  laissé  paraître.  Le  jour  où  la  liste 
est  publiée,  toutes  les  divisions  s'effacent;  chacun  des  jeunes 
juges  croit  que  cette  liste  est  son  œuvre  :  c'est  tout  simplement 
celle  du  bâtonnier. 

Le  concours  de  1914  avait  été  brillant.  Quelques  jours  après, 
les  nouveaux  élus  fêtaient  en  conformité  de  l'usage  leur  nomi- 
nation. Ils  s'étaient,  par  une  belle  soirée  de  juin,  réunis  à  diner 
au  Bois  de  Boulogne.  Je  me  trouvais,  ce  même  soir,  dans  un 
autre  restaurant  du  même  Bois,  être  l'invité  des  deux  promo- 
tions de  mon  bàtonnat.  Il  fut  proposé  d'aller  faire  une  visite  à 
nos  cadets,  le  diner  fini.  Ainsi  fut  fait,  et,  bravant  la  curiosité 
des  autres  dîneurs,  nous  opérâmes  au  Pré-Catelan  une  entrée 
un  peu  tumultueuse.  On  fusionne,  les  verres  se  choquent,  la 
gaieté  pétille  dans  ces  yeux  de  vingt  ans  où  flambe  la  joie  de 
vivre,  on  improvise  des  toasts  comme  il  convient  dans  une 
réunion  de  trente  avocats  qui  sont  trop  jeunes  encore  pour 
éprouver  la  satiété  de  la  parole.  Cela  prend  l'allure  d'un 
concours.  On  décerne  le  prix  au  premier  des  élus  de  1913.  Il  a 
la  grâce,  la  finesse,  la  distinction  et  l'esprit.  Quel  joli  discours 
nous  est  promis  pour  la  rentrée  de  1914  ! 

Vaine  promesse  qui  ne  sera  pas  tenue.  Ce  discours  n'a  pas 
été  prononcé    en   1914.  Il  ne  le  sera  jamais.   Voici  pourquoi. 

Un  jour,  le  capitaine  d'une  compagnie  d'infanterie  demanda 
quatre  hommes  de  bonne  volonté  pour  une  reconnaissance  dan- 
gereuse. Il  s'en  présenta  dix  :  le  jeune  lauréat  était  du  nombre. 
On  tira  au  sort.  L'avocat  ne  fut  pas  désigné.  Il  s'adressa  à  son 
chef  et,  montrant  un  petit  paysan  qui  était  parmi  les  quatre 
élus  du  sort  : 

—  Mon  capitaine,  dit-il,   le  camarade  est  marié  et  a  deux 
enfans.  Moi,  je  suis  garçon.  Dites-lui  de  me  céder  sa  place. 

Il  obtint  la  faveur  demandée,  il  fit  la  reconnaissance,  il  y 

fut  tué. 

Du  Bois  de  Boulogne- au  champ  de  bataille,  de  la  vie  à  la 
mort,  la  distance  pour  lui  fut  brève  :  il  n'avait  pas  perdu  son 
élégance  en  cours  de  route. 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       801 

Combien  d'autres  ainsi  sont  morts!  On  dit  que  la  mort  est 
aveugle  et  qu'elle  frappe  au  hasard.  N'en  croyez  rien.  Je  vais 
vous  prouver  que  la  Gueuse  sait  choisir  ses  victimes.  Venez 
avec  moi.  Poussons  cette  porte.  Vous  voici  au  seuil  de  notre 
Bibliothèque.  Chapeau  bas,  je  vous  prie.  Regardez. 

* 
*  * 

A  votre  gauche,  un  grand  tableau,  surmonté  des  trois  cou- 
leurs, tout  encadré  de  fleurs. Le  titre  :  «Liste  des  avocats  tombés 
au  Champ  d'honneur.  »  Des  noms  et  encore  des  noms.  Comptez  : 
107  à  la  fin  de  mai  1916, —  107,  pour  qui  nous  n'avons  trouvé 
provisoirement  que  cette  forme  d'hommage,  insuffisante  et  qu'il 
faudra  compléter.  Bronze  ou  marbre,  quel  métal  ou  quelle 
pierre  seront  assez  durs  pour  conserver  à  jamais  ces  noms  et 
les  vouer  à  la  piété  éternelle  de  ceux  qui  nous  succéderont? 

Le  culte  des  morts  est  dans  la  tradition  du  barreau.  C'est  la 
confrérie  qui  accompagne  l'avocat  à  sa  dernière  demeure.  Mais 
où  sont  les  tombes  de  nos  morts  de  la  guerre?  Champagne  ou 
Artois,  Flandres  ou  Argonne,  Verdun  ou  Alsace?  Elles  n'ont 
pas  reçu  et  ne  recevront  pas  la  visite  du  cortège  confraternel.  Si 
quelque  genou  a  pu  sur  la  terre  fraîchement  remuée  laisser  son 
empreinte,  ce  fut  celui  d'un  frère  d'armes,  ce  ne  fut  pas  le 
nôtre.  Quelque  consolante  et  légère  qu'en  ait  pu  être  la  pression 
au  héros  endormi,  comment  ne  souffririons-nous  pas  de  l'inac- 
complissement  forcé  de  notre  traditionnel  devoir? 

107,  déjà!  107  qui  ont  offert  à  la  patrie  leur  courte  vie,  qui 
sont  tombés  avec  un  brin  de  laurier  à  leurs  lèvres  sanglantes  ! 
Combien  seront-ils,  quand  aura  sonné,  sur  toute  l'étendue  du 
front  victorieux,  le  :  «  Cessez  le  feu?  » 

Quelque  tentation  qui  puisse  me  venir  de  sympathies  plus 
vives  ou  de  liens  plus  étroits,  je  ne  cite  aucun  nom.  Mais  si, 
parmi  ceux  qui  liront  la  liste,  il  se  trouve  un  familier  du  monde 
judiciaire,  il  ne  contredira  pas  la  constatation.  C'est  bien  parmi 
la  fleur  de  notre  jeune  barreau  que  la  faux  impitoyable  a  passé. 

Faut-il  s'en  étonner?  Hélas!  ce  devait  être. 

Le  jeune  avocat  qui,  dans  une  profession  encombrée,  arrive 
au  succès,  ne  peut  se  pousser  au  premier  rang  que  par  un 
ensemble  de  qualités  où  se  doivent  rencontrer  la  volonté,  le 
goût  de  l'effort  et  de  l'action  et  l'ardeur  à  la  lutte.  C'est  un  assaut 
continu  aux  obstacles  qui  barrent  sa  route.  Il  a  des  adversaires 
iomb  xxxiii.  —  1916.  51 


802  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

à  vaincre,  il  a  des  rivaux  à  devancer.  Jetez-le  sur  un  champ  de 
bataille.  Il  s'y  retrouvera  tout  entier,  généreux,  ardent,  voulant 
la  victoire.  Il  disputait  sa  place  à  tous  dans  les  examens  et  les 
concours  :  il  ne  la  cédera  pas  pour  une  reconnaissance  ou  pour 
une  attaque.  Le  premier  à  la  Conférence,  le  premier  au  feu  : 
cela  se  tient.  Mais  cela  se  paie,  et  cher.  En  tués  et  blessés,  la 
Conférence  des  avocats  n'est  pas  en  retard  dans  ses  paiemens. 

Dans  le  cadre  du  tableau  une  palme  d'argent  brille  :  elle  a 
une  histoire  que  je  ne  saurais  mieux  conter  qu'en  copiant  le 
procès-verbal  qui  constate  son  origine  et  qui  fut  par  le  barreau 
de  Petrograd  adressé  au  barreau  de  Paris.  Le  voici  : 

«  Le  Conseil  de  l'ordre  des  Avocats  près  la  Cour  d'appel  de 
Petrograd  dans  sa  séance  du  5  août  1915  a  statué  : 

«  Déférer  à  l'examen  de  leur  prochaine  Assemblée  générale 
des  Avocats  la  proposition  du  Conseil  de  charger  l'avocat  à  la 
Cour  d'Appel  V.  C.  Benthowski  de  transmettre  au  Conseil  de 
l'Ordre  des  Avocats  de  Paris  une  palme  d'argent  destinée  à  être 
fixée  au  tableau  portant  les  noms  des  confrères  français  tombés 
à  l'ennemi. 

«  La  proposition  du  Conseil  ci-dessus  relatée  a  été  acceptée  à 
l'unanimité  par  l'Assemblée  générale  des  avocats  de  l'arrondis- 
sement de  la  Cour  d'Appel  de  Petrograd,  tenue  le  20  sep- 
tembre 1915.  » 

Une  autre  adresse  nous  vint  du  Canada  : 

«  L'Association  du  jeune  barreau  de  Montréal,  ayant  appris 
avec  douleur  les  lourdes  pertes  subies  par  l'Ordre  du  barreau 
de  Paris,  s'associe  de  tout  cœur  à  son  deuil,  salue  les  héros 
tombés  glorieusement  au  champ  d'honneur  et,  ayant  scellé  de 
son  propre  sang  sa  solidarité  avec  ses  frères  de  France,  exprime 
a  l'Ordre  du  barreau  de  Paris,  par  l'entremise  de  Me  Henri 
Robert,  sa  certitude  du  succès  final  des  armées  alliées  à  faire 
triompher  les  principes  immuables  du  Droit  et  de  la  Justice, 
dont  le  barreau  français  a  conservé  intact  le  précieux  dépôt.  » 

Voilà  un  résultat  que  n'a  pu  prévenir  toute  la  machinerie 
de  meurtre  de  nos  ennemis  et  qu'elle  a  au  contraire  favorisé  : 
à  travers  les  continens  et  les  mers,  malgré  les  massacres  et  les 
noyades  de  femmes  et  d'enfans,  les  cœurs  s'élançant  au-devant 
les  uns  des  autres,  et  les  serviteurs  du  Droit  communiant  dans 
le  même  idéal,  les  mêmes  espoirs  et  la  même  confiance. 

Les    palmes    cueillies    ou    façonnées    par    les    vivans  à  la 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       803 

mémoire  des  morts  :  c'est  bien.  Mais  plaignons  ceux  qui 
pensent  que  c'est  assez.  Le  laurier  que  nous  posons  sur  une 
tombe  se  fane  et  se  flétrit  :  rien  de  ce  que  nous  faisons  ne  dure. 
La  palme  impérissable,  nous  n'en  disposons  pas.  C'est  à  Dieu 
qu'il  faut  la  demander.  Nous  lui  avons  pour  nos  morts  adressé 
notre  appel. 

Notre  prière  fut  respectueuse  de  toutes  les  croyances.  Le 
culte  catholique,  le  culte  protestant,  le  culte  israélite  eurent 
chacun  sa  cérémonie.  Si  je  retiens  surtout  l'une  d'elles,  ce  n'est 
pas  pour  rompre  par  une  préférence  cette  pieuse  égalité,  c'est 
que  la  Sainte-Chapelle  où  fut  célébré  le  premier  de  ces  trois  ser- 
vices et  le  Palais  de  Justice  sont  liés  par  une  tradition  sept  fois 
séculaire,  que  leurs  pierres  se  touchent  et  se  confondent,  et  que, 
pour  entrer  dans  l'une  des  maisons,  on  n'a  pas  à  sortir  de 
l'autre.  C'est  une  clef  à  tourner,  une  grille  à  pousser. 

Nous  l'avons  éprouvé  déjà  en  1871.  La  Sainte-Chapelle 
remplit  alors  pour  nous  son  office  de  guerre.  Lorsque  l'incendie 
criminel  atteignit  le  Palais  de  Justice,  ce  fut  elle  qui  assura  le 
salut  de  nos  livres.  Nous  nous  souvenons  de  cet  épisode  tra- 
gique :  le  grand  bâtonnier  Rousse  présidant  au  déménagement 
précipité  de  notre  bibliothèque  et,  comme  Enée  portant  son  père 
Anchise  (la  comparaison  est  de  lui),  demandant  à  la  chapelle  de 
saint  Louis  pour  nos  précieux  volumes  un  abri  que  les  flammes 
ont  respecté. 

Depuis  treize  années,  depuis  la  suppression  de  la  Messe 
Rouge,  la  grille  était  restée  close.  Le  22  mai  1916,  date  qui 
comptera  dans  notre  histoire,  elle  a  glissé  sur  ses  gonds.  Il  a  été 
permis  à  saint  Louis  de  nous  recevoir  en  sa  chapelle.  Rien  qu'à 
franchir  ce  seuil,  après  un  si  long  temps  et  pour  un  tel  objet, 
les  cœurs  battaient. 

Décrire  et  raconter?  je  n'ose.  La  Sainte-Chapelle  est  le  chef- 
d'œuvre  parfait  qui  défie  la  description.  Décrire,  c'est  essayer 
d'embellir  et  de  décorer.  On  n'embellit  pas  la  beauté  pure  ;  on 
ne  décore  pas  la  Sainte-Chapelle.  On  l'a  bien  ainsi  compris  et  à 
l'occasion  de  cette  solennité  on  s'est  abstenu  de  couper  par 
aucun  ornement  les  lignes  du  monument,  de  compromettre  par 
aucune  tenture  l'harmonie  des  couleurs  et  des  contours.  Un 
faisceau  discret  de  drapeaux  derrière  l'autel;  c'était  suffisant., 
Pour  le  reste,  on  s'en  est  remis  à  un  décorateur  qui  fût  digne  de 
l'architecte.  A  Pierre  de  Montereau  nous  avons  offert  le  soleil 


S04  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

pour  seul  collaborateur.  Et  le  soleil  a  bien  fait  les  choses.  A 
l'heure  fixée,  il  a  donné  rendez-vous  à  ses  deux  bonnes  ouvrières  : 
la  lumière  et  l'ombre.  La  première  a  fait  étinceler  dans  les 
vitraux  du  chœur  les  ors  et  les  rubis,  tandis  que,  dans  la  rosace 
au-dessus  de  la  porte,  la  seconde  faisait  concourir  à  des  effets  de 
clair-obscur  les  topazes,  les  émeraudes  et  les  saphirs.  Quelle 
joaillerie,  dans  quel  écrin  ! 

Lorsque,  entouré  de  tout  son  chapitre,  le  Cardinal  Archevêque 
de  Paris  quitta  le  chœur  pour  aller  recevoir  au  seuil  de  la 
maison  de  Dieu  le  Président  de  la  République,  ce  fut  une 
minute  de  grande  et  sainte  émotion.  Ce  fut,  dans  ce  tout  petit 
espace,  la  France  de  nos  traditions,  la  France  de  notre  glorieuse 
histoire,  la  France  des  victoires  passées,  des  épreuves  pré- 
sentes et  des  revanches  prochaines,  qui  apparut  dans  son  éter- 
nelle unité. 

Que  ne  devons-nous  pas  à  nos  morts  ?  Nous  avions  cru  par 
nos  prières  alléger  notre  dette  :  nous  n'avons  réussi  qu'à 
l'augmenter.  Sans  eux,  sans  leur  sacrifice,  nous  n'aurions  pas 
fait  cette  épreuve,  réconfortante  en  sa  tristesse,  de  notre  indis- 
soluble union,  de  notre  foi  dans  nos  destinées  nationales. 
Nous  n'aurions  pas,  pendant  que  l'éloquence  sacrée  inclinait 
nos  têtes  et  dans  un  vol  magnifique  emportait  nos  cœurs  aifer- 
mis  vers  les  plus  hauts  sommets  des  consolations  éternelles, 
nous  n'aurions  pas  senti  palpiter  dans  cette  étroite  enceinte 
l'àme  même  de  la  Patrie.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  ce  groupe 
serré  de  familles  en  deuil,  ce  n'est  pas  seulement  sous  le  ban- 
deau blanc  et  les  voiles  de  crêpe  des  épouses  et  des  mères  que 
les  larmes  ont  coulé.  Mais  si  les  yeux  se  sont  mouillés,  ce  ne 
fut  dans  la  douleur  ni  désespoir  ni  faiblesse.  Ce  fut  plutôt  un 
suprême  témoignage  de  reconnaissance  pour  ces  jeunes  hommes 
qui  ont  de  leur  sang  scellé  notre  sainte  union.  C'est  parce 
qu'ils  sont  morts  que  la  France  de  saint  Louis  et  de  Jeanne 
d'Arc,  la  même  qui  combat  aujourd'hui  à  Verdun,  ne  peut  pas 
mourir  et  vaincra. 

Face  au  tableau  de  nos  deuils,  la  bibliothèque  expose  celui 
de  nos  gloires.  Le  mur  disparait  sous  la  profusion  des  fiches 
où  sont  rapportées  les  citations  à  l'ordre  du  jour.  Impossible  de 
les  reproduire,  d'énumérer  seulement  les  noms.  Le  papier  est 
rare  et  il  en  faudrait  trop.  Je  totalise  : 

50  citations  à  l'ordre  de  l'armée; 


LE  BARREAU  DE  PARIS  PENDANT  LA  GUERRE.       805 

31  citations  à  l'ordre  du  corps  d'armée  ; 
30  citations  à  l'ordre  de  la  division  ; 
13  citations  à  l'ordre  de  la  brigade; 

36  citations  à  l'ordre  du  régiment  ; 

37  croix  de  la  Légion  d'honneur  ; 
10  médailles  militaires. 

Nous  pouvons  quitter  le  Palais  :  la  revue  est  passée. 

L'usage  veut  qu'une  revue  se  termine  par  un  ordre  du  jour 
claironnant  à  la  gloire  des  troupes  :  rompons  avec  l'usage.  Le 
barreau  de  Paris  ne  réclame  pas  d'éloges  :  il  a  fait  son  devoir; 
ni  moins,  ni  plus. 

Il  s'est  trouvé,  il  se  trouve  encore  dans  les  bas-fonds  de  la 
démagogie  des  apôtres  de  la  lutte  des  classes»  pour  opposer  les 
uns  aux  autres  dans  l'accomplissement  du  devoir  national,  les 
riches  et  les  pauvres,  les  laïques  et  les  prêtres,  les  bourgeois  et 
les  nobles,  les  professions  libérales  et  les  métiers  manuels.  Dans 
leurs  criminelles  tentatives  que  l'intérêt  seul  inspire,  dans  leur 
besoin  d'entretenir  les  divisions  intérieures  dont  ils  ont  profité 
et  dont  ils  voudraient  vivre  encore,  ils  méconnaissent  ce  qui 
aura  fait  la  gloire  de  la  France  au  cours  de  cette  formidable 
tourmente,  ce  qui  lui  vaudra  le  salut  et  la  victoire  :  l'égalité 
dans  l'effort  et  le  sacrifice. 

Il  n'a  donc  pas  été  dans  mes  intentions  d'exalter  le  barreau 
de  Paris  et  de  prétendre  que  les  avocats  l'ont  emporté  sur  les 
élèves  des  grandes  écoles,  sur  les  hommes  de  lettres  ou  de 
sciences,  sur  les  instituteurs,  sur  les  ouvriers  ou  les  paysans. 
Le  barreau  ne  cherche  à  être  placé  ni  plus  avant,  ni  plus  haut. 

Pour  défendre  le  sol  de  la  Patrie  et  tenir  tête  à  l'agresseur, il 
s'est  mis  à  l'alignement.  Il  entend  y  rester. 

Charles  Chenu. 


LA 

CARICATURE  ET  LA  GUERRE 


lia) 

EN  ALLEMAGNE  ET  CHEZ  LES  NEUTRES 


I.    —   EN   ALLEMAGNE 


L'Allemagne,  en  1914-1916,  a-t-elle  été  en  guerre  avec  la 
France?  Un  archéologue,  qui  n'aurait  pour  se  guider,  dans 
quelques  milliers  d'années,  que  les  caricatures  allemandes, 
—  comme  il  arrive  aujourd'hui  qu'on  ne  possède  sur  un  évé- 
nement de  l'ancienne  Egypte,  qu'une  suite  de  dessins  sur  un 
papyrus,  —  pourrait  se  poser  la  question.  Non  que  les  feuilles 
satiriques  d'outre-Rhin  se  soient  désintéressées  de  la  guerre. 
Tous  les  crayons  ont  été  mobilisés  sur-le-champ,  toutes  les 
plumes  et  tous  les  pinceaux,  des  Lustige  Blaette?*  et  du  Kladde- 
radatsch  de  Berlin  à  la  Jugend  et  au  Simplicissimus  de  Munich. 
Pareillement,  la  Muskete  et  le  Kikeriki  de  Vienne  et  d'autres 
moins  célèbres,  comme  Y Ulk  de  Berlin  et  le  Wahre  Jacob  de 
Stuttgart  et  même  le  Brummer,  ont  donné.  Tout  ce  qu'on  peut 
inventer  de  drôle,  sur  les  bords  de  la  Sprée,  a  été  réquisitionné 
par  l'autorité  supérieure,  et,  aussi,  ce  qu'on  peut  imaginer  de 
tragique  pour  épouvanter  l'ennemi  :  les  fantômes  au  gantelet 
de  fer,  un  peu  démodés  depuis  les  Burgraves,  les  diables  cornus 
du  temps  de  Grunewald  ou  de  Martin  Schongauer,  les  vieux 
dieux  sont  sortis  de  leurs  obituaires;  Breughel  et  Albert  Durer, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin. 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  807 

eux-mêmes,  ont  été'  appelés  à  la  rescousse.  Depuis  vingt  mois, 
c'est  un  feu  roulant  de  sarcasmes  et  de  quolibets,  de  menaces 
apocalyptiques,  où  le  gros  rire  alterne  avec  le  susurrement  de 
la  calomnie,  —  ce  que  les  Anglais,  qui  suivent  de  très  près  ces 
manifestations  de  l'esprit  teuton,  appellent  «  l'Évangile  de  la 
Haine  »  ou  «  l'Humour  des  Huns  »  ou  les  «  Gaz  empoisonnés 
pictoriaux.  »  Mais  contre  la  France,  on  ne  trouve  presque  rien. 
Çà  et  là,  dans  la  foule  des  Alliés,  on  aperçoit  le  bonnet  de 
Marianne,  ou  le  képi  du  généralissime,  ou  le  haut  de  forme  du 
Président  de  la  République,  mais  on  ne  voit  point  toujours 
clairement  qu'ils  aient  à  lutter  contre  l'Allemagne. 

C'est  que,  sans  se  priver  absolument  de  nous  décocher 
quelque  épigramme,  l'artiste  allemand  a  toujours  devant  les 
yeux  cet  unique  but  :  l'Angleterre.  C'est  la  grenouille  de  ce  jeu 
de  tonneau.  D'abord,  c'est  l'Angleterre  qui  a  voulu  la  guerre  : 
c'est  là,  pour  l'Allemagne,  un  axiome.  Toute  la  responsabilité 
en  retombe,  selon  ses  caricaturistes,  sur  sir  Edward  Grey.  L'at- 
titude que,  dès  le  début  de  son  ministère, l'homme  d'Etat  anglais 
a  prise  en  faveur  de  la  France,  l'a  désigné  comme  cible  à  l'es- 
prit teuton.  Et,  par  une  singulière  interversion  des  rôles,  celui 
qui  n'a  fait  autre  chose  que  venir  au  secours  des  pays  déjà 
engagés  dans  la  lutte  diplomatique  ou  militaire,  est  censé  les  y 
avoir  entraînés.  Aussi,  sir  Edward  Grey  est-il  le  plus  visé,  le  plus 
ridiculisé,  déformé,  stigmatisé  des  adversaires  de  l'Allemagne. 
Aucun  de  nos  compatriotes  ne  peut  prétendre,  même  de  bien 
loin,  à  un  tel  honneur.  Il  n'est  pas  de  semaine  où  son  profil 
aigu,  son  front  bombé,  ses  lèvres  minces  n'apparaissent  dans  les 
images  d'outre-Rhin,  les  yeux  protégés  par  des  conserves,  comme 
on  figurait  autrefois  le  général  Boulanger.  Ses  avatars  sont 
innombrables  et  extraordinaires.  Après  être  apparu  en  aveugle 
conduisant  des  aveugles,  d'après  Breughel,  le  voici  transformé, 
d'après  Hans  Thoma,  en  harpie  posée  sur  les  ballots  de  l'indus- 
trie et  du  commerce  allemands;  en  hibou,  qu'offusque  la  lumière 
du  Croissant  turc,  dans  le  Kladderadatsch ;  en  maître  d'hôtel,  et 
il  attend  respectueusement  le  choix  que  fera  le  petit  Japonais 
dans  le  menu  du  jour;  en  clergyman,et  il  prêche  aux  Français, 
aux  Russes  et  autres  alliés  le  désintéressement;  en  médecin,  et 
il  donne  une  potion  à  la  France  pour  lui  renouveler  le  sang;  en 
traître  de  mélodrame,  et  il  soudoie  un  bravo  pour  assassiner  des 
nations  paisibles;  en  négociant  en  têtes  de  morts,  sous  la  firme 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Albion  and  C°,  avec  ce  titre  :  Le  gardien  de  la  loi  internationale  et 
ces  mots  :  «  La  guerre  est  une  affaire  comme  une  autre.  »  La Mits- 
kete,  enfin ,  se  souvenant  d'un  roman  fameux  et  jouant  sur  le  nom 
du  ministre,  l'a  montré  tirant  le  rideau  qui  cache  son  propre  por- 
trait et  découvre,  avec  horreur,  que  son  «  double  »  dépérit  et  enlai- 
dit chaque  jour.  Et  elle  appelle  cela:  Le  Portrait  de  Dorian  Grey. 

L'énormité  de  ces  falsifications  historiques  montre  assez  la 
naïveté  sans  bornes  du  peuple  qui  s'en  nourrit.  Sans  doute, 
il  ne  faut  point  croire  à  la  bonne  foi  des  historiens.  Il  y  a 
des  pince-sans-rire  à  Munich.  Mais  la  foule  n'absorberait  pas 
indéfiniment  cette  nourriture,  si  elle  la  croyait  frelatée.  La 
transformation  du  plus  pacifiste  des  diplomates  en  un  vampire 
altéré  de  sang  humain  est  opérée,  sans  aucun  doute,  de  concert 
avec  le  sentiment  public  en  Allemagne.  Et  nul  ne  s'y  étonne 
de  voir,  dans  le  Wahre  Jacob,  un  démon,  échappé  des  tympans 
de  nos  vieilles  églises  gothiques,  précipiter  sir  Edward  Grey 
dans  les  flammes  de  l'Enfer,  tandis  qu'un  autre,  armé  d'une 
pince  gigantesque,  murmure  :  «  En  voici  un  que  nous  allons 
rôtir  très  lentement...   » 

Donc,  c'est  l'Angleterre  qui,  selon  les  humoristes  teutons, 
a  voulu  la  guerre.  Comment  est-il  possible  qu'au  xxe  siècle 
une  nation  tout  entière  se  décide  à  aller  au-devant  de  la  mort? 
C'est  qu'elle  n'y  va  pas,  ajoutent-ils.  Elle  fait  la  guerre  avec  le 
sang  des  autres.  Voilà  ce  que  veut  dire  l'étrange  image,  parue 
dans  l&Jugend,  de  l'araignée  Albion  suçant  le  sang  de  la  France, 
après  avoir  sucé  celui  de  la  Belgique.  L'incessant  effort  de  la 
feuille  munichoise,  comme  des  berlinoises,  vise  donc  à  impri- 
mer, dans  les  cerveaux  allemands,  cette  image  doublement 
fausse  de  l'Angleterre  :  la  cruauté  d'avoir  déchaîné  une  guerre 
mondiale,  —  ce  qui  est  démenti  par  son  peu  de  préparation 
initiale,  —  et  la  répugnance  à  y  prendre  part,  —  ce  que 
démentent  suffisamment  ses  sacrifices  constans. 

Les  deux  sont  surpassées  encore,  dans  l'esprit  des  Aile-, 
mands,  par  son  incapacité  militaire.  Cette  «  nation  de  bouti- 
quiers »  a  voulu  la  guerre  et  elle  est  incapable  de  la  faire.  Elle 
n'a  pas  de  soldats  et, pour  s'en  procurer,  elle  est  obligée  aux  plus 
humilians  stratagèmes.  «  Ne  voulez-vous  pas  vous  engager?  Les 
choses  vont  au  mieux  pour  l'Angleterre,  »  dit  Kitchener,  selon 
le  Simplicissimus,  à  un  ignoble  drôle  qu'il  rencontre  au  coin 
de  Hyde  Park.  «  Alors,  vous  n'avez  pas  besoin  de  moi,  »  dit 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  809 

l'autre.  «  Non,  vous  ne  m'avez  pas  compris.  L'Angleterre  court 
les  plus  grands  dangers.  Il  faut  vous  enrôler,  tout  de  suite.  — 
Non,  dans  ce  cas,  c'est  trop  dangereux  pour  moi,  »  rétorque  le 
drôle.  Quels  soldats  peut-on  faire  de  telles  recrues?  Le  Punch 
nous  le  dit,  dans  un  dessin  où  il  s'est  diverti  à  exprimer  le 
sentiment  allemand  sur  l'armée  anglaise.  Une  troupe  britan- 
nique est  installée  autour  de  marmites  fumantes,  les  joues  gon- 
flées de  victuailles.  Une  estafette  arrive,  à  motocyclette,  et  tend 
un  pli  à  l'officier,  en  lui  disant  :  «  Ordre  du  quartier  général. 
L'attaque  doit  commencer  tout  de  suite.»  L'officier,  aux  longues 
dents,  qui  tient  d'une  main  le  biscuit  où  il  a  mordu  largement 
et  de  l'autre  un  pot  de  bière,  s'indigne  :  «  Quoi,  à  l'heure  de 
notre  dîner?  »  C'est  intitulé  :  «  La  vérité  telle  qu'elle  se  reflète 
dans  l'art  allemand,  »  et  le  Punch  ajoute  :  <<  Ce  tableau,  dessiné 
par  un  artiste  de  Potsdam  et  destiné  à  représenter  l'absence  de 
dévouement  au  devoir  dans  les  rangs  de  l'Ennemi,  a  été  sub- 
stitué, par  le  censeur  impérial  allemand,  à  une  sotte  satire  sur 
les  méthodes  militaires  allemandes.  »  Le  journal  anglais,  en 
supposant  ainsi  que  son  numéro  a  été  rédigé  par  l'autorité 
germanique,  nous  résume,  d'un  seul  trait,  des  centaines  de 
caricatures  allemandes  sur  le  même  sujet  et  montre,  du  même 
coup,  quelle  source  de  gaieté  elles  sont  pour  nos  Alliés. 

Ainsi,  selon  l'humoriste  teuton,  les  volontaires  anglais  ne 
suffisent  pas  à  lutter  contre  l'Allemagne.  Alors,  on  fait  appel 
aux  colonies.  Un  kangourou  s'élance  sur  une  page  de  l'Ulk, 
intitulée  :  le  Dernier  espoir  de  l'Angleterre.  Un  kangourou, 
cela  ne  paraît  pas  bien  dangereux,  mais  regardez  bien  :  dans 
sa  poche  abdominale,  il  loge  deux  petits  soldats  en  béret 
écossais,  qui,  clignant  de  l'œil,  visent  l'ennemi,  et  cela  s'appelle  : 
l'Australie  sur  le  front.  On  descendra  plus  loin  encore  dans 
l'échelle  des  êtres  :  Après  la  chute  de  Maubeuge,  dit  le  Sim- 
plicissimus,  voici  l'Anglais  désemparé,  meurtri,  qui  parle- 
mente avec  des  nègres  féroces.  «  L'orgueilleuse  Albion  a 
encore  une  ressource  pour  l'aider,  elle  et  ses  alliés.  Elle  mendie 
l'appui  des  Basutos,  et  leur  chef  Billy-Billy  promet  de  débarquer 
à  Marseille  avec  cinq  cent  mille  hommes.  »  Il  en  vient  de  par- 
tout, des  Boschimans  et  des  Maoris,  des  Achantis  et  des  Boto- 
eudos.  C'est  avec  cela  que  le  pays  de  Bacon  et  d'Herbert 
Spencer,  s'écrie  le  Teuton,  défend  la  civilisation  et  la  pensée 
libre.   Hourra!   voici    les    noires  légions  du  désert,  qui  vont 


810  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

dévorer,  à  belles  dents,  les  professeurs  d'Iéna  ou  de  Tubïngue.i 
Après  cela,  quoi  d'étonnant  si,  même  au  fond  de  la  forêt  tropi- 
cale, les  orangs-outangs,  les  mandrills  et  les  chimpanzés 
sentent  comme  un  remords  de  ne  pas  voler  au  secours  de  la  mère 
patrie  I  «  Quoi  !  n'avez-vous  pas  de  honte  de  ne  pas  aller  vous 
battre  pour  l'Angleterre  contre  l'Allemagne  ?  »  dit  une  femelle 
à  son  mâle  à  croupetons  sur  une  branche  d'arbre,  tout  en  cueil- 
lant des  noix  de  coco...  Et  le  Simplicissimus  intitule  triomphale- 
ment cette  dernière  planche  :  «  Les  troupes  anglaises  d'outre-mer.  » 

Malgré  ces  honteux  auxiliaires,  l'Angleterre,  —  s'il  fallait 
en  croire  les  journaux  de  Berlin;  —  est  affolée.  L'humoriste 
d'outre-Rhin  ne  se  tient  pas  de  joie  en  songeant  aux  bles- 
sures que  lui  infligent  les  sous-marins  allemands.  C'est  un 
sujet  inépuisable  de  gaieté  pour  lui  que  la  vue  du  Neptune 
britannique,  jadis  «  tranquille  et  fier  du  progrès  de  ses  eaux,  » 
béatement  endormi  dans  la  sécurité  de  son  omnipotence,  qui 
se  sent  tout  à  coup  pincé,  lardé,  troué  sous  l'eau  par  une  foule 
d'espadons,  et  pousse  des  cris  de  douleur  :  —  et  c'est  un 
spectacle  que  la  Jugend  ou  le  Kladderadatsch  s'offrent  le  plus 
qu'ils  peuvent.  Leurs  lecteurs  ont  l'entendement  assez  ouvert 
par  la  haine  pour  comprendre  que  les  espadons  figurent,  ici,  les 
sous-marins  qui  surprennent  la  marine  anglaise  là  où  elle  ne 
songeait  pas  à  se  défendre.  John  Bull,  épouvanté,  finit  par  grim- 
per sur  le  sommet  de  son  île,  minuscule  rocher,  autour  duquel 
passent  et  repassent,  plongent  et  émergent  des  sous-marins,  qui 
ont  des  gueules  de  requins.  Gela  s'appelle  :  Isolement  splendide. 

Il  ne  craint  pas  seulement  pour  ses  jambes  :  il  est  fort  effrayé 
de  ce  qui  se  passe  au-dessus  de  sa  tête,  et  les  Lustige  Blaetter 
nous  montrent  la  foule  de  Trafalgar  Square,  prise  de  panique  à  la 
vue  d'un  Zeppelin.  La  fin  de  tout  cela,  c'est  qu'un  Tommy  tombé 
en  enfer,  conduit  par  des  démons  et  mordu  par  les  molosses  de 
Satan,  sur  le  gril  éternel,  s'écrie  :  «  Pas  de  Zeppelins,  ici,  pas 
de  canons  Krupp  !  Pas  de  sous-marins  I  Je  suis  au  ciel!...  » 

L'affolement  de  la  «  perfide  Albion  »  n'est  pas  causé  seule- 
ment par  ses  désastres  sur  la  mer,  dit-on  à  Berlin,  mais  aussi 
par  la  Révolution,  chez  elle  ou  dans  ses  colonies.  Tous  les 
humoristes  allemands  ont  concouru  sur  ce  thème.  Le  Kladde- 
radatsch, les  Lustige  Blaetter,  YUlk,  le  Simplicissimus  et  la 
Muskete  ont  fait  appel  à  toutes  les  ressources  de  leur  symbo- 
lique :  le  sphinx  pour  l'Egypte,  avec  son  cortège  de  pyramides, 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  811 

et  le  tigre  pour  l'Inde  ont  été  enrégimentés  parmi  les  alliés  des 
Allemands.  Par  où  il  âpparait  que  leur  mépris  pour  les  peuples 
de  couleur  était  un  peu  surfait.  Ils  les  trouvent  trop  noirs 
pour  défendre  l'Angleterre,  mais  ils  les  trouveraient  bien  assez 
blancs  pour  l'attaquer.  Voici,  par  exemple,  le  soir  qui  tombe 
sur  l'Egypte,  derrière  les  triangles  sombres  des  pyramides, 
une  faucille  menaçante,  dégouttante  de  sang,  s'arrondit  dans 
le  ciel.  Un  horseguard  s'en  va,  disant  :  «  Je  crains  que  le  temps 
ne  change.  La  lune  brille  trop...  »  C'est  l'idée  du  Simplicîssi- 
mus.  Moins  avisé  est  l'officier,  en  khaki,  des  Lustige  Blaetter. 
Il  se  tient  tranquille,  les  mains  dans  ses  poches,  sans  voir 
que,  derrière  lui,  le  sphinx  réveillé,  terrible,  les  sourcils  fron- 
cés en  arc,  a  déterré  une  de  ses  griffes  puissantes,  la  lève  sur 
lui...  Et  la  légende  dit  :  «  L'ancienne  énigme  du  Sphinx  sera 
bientôt  résolue,  d'un  coup.  »  L'UIk  suppose  un  peu  plus  de 
perspicacité  chez  le  touriste  anglais.  Coiffé  du  casque  colonial,  le 
nez  en  l'air,  il  considère  les  figures  tracées,  il  y  a  des  milliers 
d'années,  sur  la  pierre.  Raits!  dit  Set;  Raus!  dit  Horus;  Raus! 
dit  le  Pharaon,  —  c'est-à-dire  :  Dehors!  Dehors  1  Dehors!  «  A 
la  fin  des  fins,  je  commence  à  comprendre  le  sens  des  hiéro- 
glyphes... »  murmure  l'Anglais.  Et  le  dessin  est  intitulé  : 
Progrès  en  Égyptologie.  Enfin,  le  Kladderadatsch  résume  tous 
les  espoirs  de  Berlin,  en  montrant  un  sinistre  incendiaire  qui 
court,  de  réverbère  en  réverbère,  allumer  un  feu  terrible,  et 
ces  réverbères  sont  l'Inde,  l'Egypte,  le  Transvaal;  et  cet  incen- 
diaire est  la  Révolution. 

Comment,  de  tant  de  dangers,  la  «  perfide  Albion  »  espère- 
t-elle  donc  se  tirer?  se  demande  l'Allemand.  Et  il  répond  :  par 
sa  perfidie,  par  son  hypocrisie  même  et  ses  ruses  déloyales  de 
guerre.  D'abord,  elle  a  «  enchaîné  la  Vérité,  »  dit  le  Kladdera- 
datsch, et  John  Bull,  clignant  de  l'œil,  d'un  air  féroce,  monte 
la  garde  près  du  poteau  d'infamie,  où  elle  se  morfond.  C'est 
son  «  premier  exploit.  »  Elle  a  tissé  une  trame  de  mensonges 
et  s'y  promène  comme  une  araignée,  dit  YUlk,  qui  ajoute  : 
«  Lorsque  le  grand  jour  de  la  purification  viendra,  cette  ordure 
sera  balayée  avec  le  reste.  »  Pourtant,  John  Bull  n'a  point  réussi 
dans  ses  tentatives  avec  la  Vierge  grecque,  dit  la  Jugend  :  il  a 
eu  beau  se  transformer  en  taureau,  en  nuée  légère,  en  pluie 
d'or,  elle  l'a  toujours  repoussé...  «  Et  quand  je  parle  devenir 
en  Dreadnought,  elle  se  moque  de  moi!  »  crie  le  vieux  Jupiter 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

britannique  en  serrant  le  poing,  —  tandis  que  Pallas  Athéné, 
debout,  lance  en  main,  se  profile,  dédaigneuse,  sur  la  mer... 

Alors,  que  faire?  Se  cacher,  se  dissimuler  sous  les  pavillons 
neutres,  renier  ses  couleurs,  pensent  les  Lustige  Blaetter 
et  autres  feuilles  comiques.  Il  est  impossible  d'altérer  plus  déli- 
bérément la  vérité,  car  tous  les  faits  constatés  jusqu'à  ce  jour 
mettent  précisément  à  la  charge  des  marins  allemands  les 
procédés  de  dissimulation  et  de  «  camouflage  »  qu'ils  feignent 
de  reprocher  aux  Anglais.  Mais,  une  fois  le  point  de  départ 
admis,  les  feuilles  satiriques  ont  un  champ  immense  à  exploiter. 
C'est,  pour  elles,  un  inépuisable  sujet  de  sarcasmes.  On  voit  le 
patron  d'un  navire  marchand  anglais,  en  face  d'une  collection 
complète  de  masques  :  le  haut  de  forme  étoile  du  Yankee,  le 
bonnet  de  la  Hollandaise,  l'immobile  peau  jaune  du  Céleste,  et 
se  disant  :  «  Aujourd'hui,  il  faut  que  je  traverse  la  mer 
d'Irlande  :  lequel  de  ces  masques  neutres  doit  prendre  un  vieux 
marin  honorable?  »  Ou  bien,  tout  nu,  aux  bains  de  mer,  John 
Bull  cherche  parmi  les  drapeaux  des  nations,  qui  sèchent  au 
soleil,  celui  qui  couvrira  le  mieux  sa  vilaine  académie.  Ou 
encore,  c'est  la  vieille  Albion,  en  haillons,  qui  sort  de  sa  cabine, 
et  se  plaint  ainsi  :  «  Vraiment,  je  ne  peux  plus  sortir  avec  ces 
oripeaux  dégoùtans...  —  Courage,  Britannia,  volez-en  de  meil- 
leurs! »  lui  crie  Churchill,  en  lui  montrant  les  costumes  des 
neutres,  qui  se  balancent,  séchant  au  vent.  «  Quel  habit  choi- 
sirai-je  pour  qu'on  ne  me  reconnaisse  pas?  »  se  demande, 
perplexe,  John  Bull,  chez  un  fripier.  «  Pourquoi  ne  vous 
habillez-vous  pas  en  gentleman?  »  répond  l'autre,  goguenard. 
Enfin,  la  Jugend  a  trouvé  le  meilleur  moyen  d'échapper  aux 
sous-marins  allemands  :  c'est  d'embarquer,  à  chaque  voyage, 
trois  comparses  américains  qui  protégeront  les  passagers  anglais 
et  la  contrebande  de  guerre.  Sur  le  pont  du  paquebot,  près  de 
la  cloison  où  on  lit  :  Attention!  Minutions  !  le  capitaine  crie  à 
son  second  :  «  Tout  est-il  prêt?  —  Non,  monsieur,  répond  le 
second,  les  trois  Américains,  en  extra,  ne  sont  pas  encore  à 
bord.  »  En  effet,  on  les  voit,  sur  la  passerelle,  leur  sac  de 
voyage  et  le  drapeau  étoile  à  la  main,  qui  n'ont  pas  encore 
atteint  le  navire. 

Quant  aux  Zeppelins,  c'est  le  Simplicissimus  qui  a  découvert 
quel  procédé  doit  employer  «  la  perfide  Albion  »  pour  exciter 
contre  eux  l'indignation  publique.  Il  a  représenté  une  ville  mari- 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  813 

time  anglaise,  au  moment  où  l'un  de  ces  meurtriers  ae'riens 
est  signalé.  «  Attention  !  Vite  1  Tous  les  bébés  dehors  !  »  s'écrie 
un  policeman,  et,  de  toutes  les  fenêtres,  se  tendent  des  perches, 
suspendant  des  poupons  emmaillotés  dans  le  vide,  afin  de  les 
exposer,  seuls,  aux  bombes  qui  ne  manqueront  pas  de  tomber- 
La  noirceur  de  l'âme  anglaise  éclate,  dans  cette  image,  aux 
yeux  de  l'innocente  Germanie.  Un  dernier  trait  achèvera  de  la 
peindre,  et  c'est  la  Jugend  qui  l'a  trouvé.  Il  faut  encore  le 
citer,  parce  qu'il  montre  à  quel  point  on  peut  faire  fond  sur  la 
crédulité  du  public  allemand.  «  Depuis  qu'il  a  été  déclaré  que 
les  «  Barbares  »  allemands  refusaient  de  tirer  sur  les  cathé- 
drales, l'Angleterre  a  élaboré  un  joli  petit  plan  pour  la  défense 
de  ses  côtes,  »  dit  la  légende.  On  voit,  en  effet,  des  paravens 
en  forme  de  façades  gothiques,  dressés  au  bord  de  la  mer;  sous 
les  portails  moyen-âgeux  s'arrondissent  des  bouches  de  canon; 
derrière  les  gargouilles,  s'embusquent  des  tireurs  :  il  n'est  pas 
un  ornement,  un  fleuron,  une  ogive,  qui  ne  recèle  une  embûche. 
Bien  mieux,  les  gardes-côtes  cuirassés  eux-mêmes  ont  une 
superstructure  de  clochers  et  de  chapelles,  et,  dans  le  ciel,  les 
aéroplanes  volans  prennent  une  allure  de  chapelles  en  dépla- 
cement aérien. 

Les  Anglais  accusent  le  coup,  sans  sourciller,  en  beaux 
joueurs  qu'ils  sont  (1).  Ils  n'y  ont  pas  grand  mérite,  car  le 
coup  ne  porte  guère,  et  ils  pourraient  aussi  bien  ramasser  l'injure 
qu'on  leur  jette  comme  une  pierre  et  s'en  parer  comme  d'un 
joyau.  Car  si  l'Australie  et  le  Cap  et  les  Indes  et  lé  Canada  et  la 
Nouvelle-Zélande,  tous  les  pays  d'outre-mer,  accourent  à  la 
défense  de  la  vieille  Angleterre,  qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'elle 
a  su  s'en  faire  aimer?  Et  si  tant  d'autres  peuples  et  de  tant  de 
couleurs,  épars  sur  le  globe,  sous  toutes  les  latitudes,  se  rangent 
du  côté  des  Alliés,  qu'en  peut-on  conclure,  sinon  que  la  con- 
science universelle  se  prononce  contre  l'Allemagne?  Ce  ne  sont 
pas  des  gens  de  «  haute  culture,  »  dira-t-elle  :  c'est  à  voir.  Car 
il  faudrait  démontrer  que  les  Bachi-Bouzouks  le  sont  et  aussi 
les  Bulgares,  et  qu'on  est  plus  près  de  l'idéal  scientifique  de 
l'humanité  à  Panagourichté  et  à  Kastamouni  qu'à  Melbourne  et 
à  Montréal...  «  Nous  appelons  civilisés  les  peuples  qui  sont  nos 

(1)  Toutes  les  caricatures  contre  l'Angleterre  signalées  ici  ont  été  reproduites 
dans  des  périodiques  anglais  à  grand  tirage  ou  dans  des  magazines  américains 
très  lus  en  Angleterre. 


814  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

dupes  et  sauvages  ceux  qui  ne  le  sont  pas  :  »  —  voilà  ce  qu'il 
faudrait  dire,  tout  uniment,  au  lieu  de  tant  de  gloses,  et  cette 
définition  à  la  Gorenflot  figurerait  fort  bien  toute  l'argumen- 
tation des  professeurs  de  Weimar  ou  de  Greifswald.  Pourquoi 
ne  peut-on  employer  des  Gourkhas  ou  des  Sikhs  et  peut-on 
employer  des  gaz  asphyxians?  Pourquoi  l'Angleterre  est-elle 
furieusement  égoïste  en  faisant  battre  pour  elle  des  Australiens 
ou  des  Canadiens,  qui  sont  nés  d'elle,  et  l'Allemagne  ne  l'est-elle 
pas  en  versant  le  sang  des  Turcs  pour  qui  elle  n'a  jamais  rien 
fait?  Et,  en  ce  qui  nous  concerne,  qu'y  a-t-il  de  moins  civilisé  : 
appeler  des  Sénégalais  à  librement  combattre,  ou  enchaîner  ses 
propres  citoyens  a  des  mitrailleuses  ?  Transformer  des  nègres 
en  hommes  libres,  ou  transformer  des  hommes  libres  en  nègres  ? 
Le  peuple  du  «  libre  examen  »  ne  supporterait  guère  toutes  ces 
théories,  si  elles  étaient,  d'aventure,  examinées  librement. 

De  même,  les  plaisanteries  des  Allemands  sur  le  recrute- 
ment volontaire.  C'est  une  honte,  à  leurs  yeux,  que  de  solliciter 
un  homme  d'entrer  au  service,  au  lieu  de  le  faire  encadrer  par 
deux  gendarmes.  Mais  c'est  l'orgueil  de  l'Angleterre  que  d'avoir 
vu  trois  millions  d'hommes,  sans  y  être  forcés,  accourir  à 
son  appel.  Il  n'est  pas  très  sûr  que  l'Allemagne,  elle-même,  eût 
obtenu  ce  résultat.  L'Angleterre  a  prouvé,  jusqu'à  l'évidence, 
par  sa  pauvreté  première  en  hommes  et  en  munitions,  qu'elle 
ne  tendait,  ni  ne  s'attendait  à  la  guerre,  et,  par  son  magistral 
«  rétablissement,  »  qu'elle  était  capable  de  la  faire,  comme  les 
camarades.  De  tout  cela,  elle  a  lieu  d'être  fière,  et  plus  on  lui 
décerne  de  sarcasmes,  plus  elle  les  collectionne  comme  des 
titres  d'honneur.  L'Allemagne  n'en  dit  autant  ni  contre  nous, 
ni  contre  les  autres  Alliés.  Pourtant,  elle  nous  fait  bien,  çà  et 
là,  l'honneur  de  quelques  outrages  ou  l'injure  de  quelque 
compassion.  Il  y  a  un  sujet  qui,  évidemment,  n'inspire  pas  de 
réflexions  très  réconfortantes  aux  artistes  de  ce  pays  :  c'est  le 
bombardement  de  la  cathédrale  de  Reims.  Ils  n'en  tirent  pas 
une  extrême  vanité.  Aussi  ont-ils  délibérément  pris  le  contre- 
pied  de  la  vérité.  Ils  supposent  d'une  part  qu'on  ne  l'a  pas  bom- 
bardée, ni  aucune  autre  église,  et  d'autre  part,  que  leurs  ennemis 
abusent  de  ce  respect  pour  combattre  sans  danger.  Dans  l'Ulk, 
on  a  vu  ceci  :  Pallas  Athéné,  portant,  dans  une  main,  la  cathé- 
drale de  Reims,  de  l'autre,  son  égide,  protège  des  soldats  et 
même  des  civils,  français,  qui  tirent  «  à  l'abri  de  l'Art.  »  Sur  un 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  815 

autre  point  encore,  le  satiriste  allemand  est  manifestement  gêné  : 
l'union  des  Français.  Là  encore,  pour  faire  son  œuvre,  il  est 
obligé  de  montrer  le  contraire  de  ce  qui  est.  Selon  lui,  la  guillo- 
tine est  dressée  sur  la  place  de  la  Concorde;  le  bourreau,  masqué, 
attend  les  chefs  de  l'Etat  français,  qui  vont  «  encore  une  fois 
perdre  la  tête.  »  Mais  une  certaine  affectation  d'impartialité  est 
souvent  sensible.  Un  dessin  de  YUlk  figure  une  représentation  à 
Berlin,  les  bustes  de  Molière  et  de  Shakspeare  sur  la  scène,  cou- 
ronnés, le  parterre  applaudissant  à  tout  rompre,  avec  cette 
légende  :  «  Ces  Allemands!  ces  Boches!  Chaque  soir,  ils  ridi- 
culisent les  grands  poètes  de  la  France  et  de  l'Angleterre!  » 

Contre  la  Russie,  les  attaques  sont  plus  âpres.  Le  grand-duc 
Nicolas,  surtout,  est  honoré  d'une  haine  incessante  et  multi- 
forme. Hindenburg  l'enserre  de  ses  griffes,  fatales  comme  le 
Destin,  selon  le  caricaturiste  de  l'an  dernier,  détrompé  aujour- 
d'hui; ou  bien  il  est  nommé  généralissime  des  blessés  alliés, 
comme  ayant  été  le  plus  mutilé  de  tous;  ou  enfin,  assis  à  une 
table  de  jeu,  il  voit  le  râteau  de  la  Mort,  sinistre  croupier,  tirer, 
hors  de  ses  mains  vides,  ses  derniers  hommes.  Ces  images,  qui 
n'ont  aucun  sens  réel,  montrent  pourtant  la  crainte  que  l'invasion 
russe  inspire  aux  Allemands.  Pour  se  défaire  de  ce  cauchemar, 
ils  comptent  surtout  sur  la  Révolution.  Innombrables  sont  les 
images  qui  invoquent  le  peuple  russe  contre  le  Tsar,  dans 
YUlk,  dans  le  Wahre  Jacob,  dans  le  Kladderadatsch  et  jusque 
dans  la  Muskete  de  Vienne.  D'où  l'on  voit  que  la  parfaite  tran- 
quillité de  la  Russie  doit  être,  aujourd'hui,  l'une  des  plus 
amères  désillusions  du  peuple  allemand. 

La  Serbie  est  honorée  d'une  haine  presque  égale.  Si  l'esprit 
chevaleresque  dominait  jamais  le  monde,  il  y  a  un  coin  où  l'on 
serait  sûr,  encore,  de  ne  pas  le  rencontrer  :  ce  serait  YUlk,  à 
Berlin.  Ce  journal  a  représenté  un  moribond,  affaissé  dans  une 
petite  voiture,  avec,  sur  les  genoux,  une  couverture  brodée 
d'une  couronne  royale.  Il  est  coiffé  du  képi  serbe.  Devant  lui, 
debout,  un  gros  homme,  un  hercule  coiffé  d'un  fez,  salue  mili- 
tairement :  «  Je  ne  sais  pas  si  vous  me  reconnaissez,  dit  le  Turc 
avec  un  gros  rire,  je  suis  Y  Homme  malade!  »  L'Italie  n'est  pas 
mieux  traitée.  Ses  dirigeans  sont,  d'ordinaire,  montrés  emboî- 
tant le  pas  à  un  fou,  chauve,  couronné  de  lauriers,  armé  d'une 
lyre  et  qui  les  conduit  aux  abîmes...  Depuis  Lamartine,  nul  poète, 
assurément,  n'avait  été  autant  caricaturé  que  M.  d'Annunzio. 


816  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

La  présence  de  l'ancienne  alliée  aux  côtés  des  amis  du  Droit  a 
déchaîné  toutes  les  calomnies.  «  A-t-il  signé?  »  demande  le 
soldat  français  à  son  camarade  anglais,  derrière  un  petit  bersa- 
glier  qui  est  en  train  d'écrire,  avec  application,  ces  mots  : 
«  Pas  de  paix  séparée.  »  — «  Yes,  répond  le  highlander.  — Alors, 
surveillez-le  avec  un  soin  tout  spécial  !  »  Enfin,  le  Kladdera- 
datsch,  en  figurant  «  Noël  dans  les  Dolomites,  »  évoque  un  pay- 
sage de  montagnes  et  de  neige  où  s'ensevelissent,  selon  son 
espoir,  tous  les  espoirs  italiens. 

Même  affectation  de  mépris  à  l'égard  des  Japonais,  tant  loués 
pourtant,  jadis,  par  le  parti  militaire  allemand.  Ils  sont  devenus 
des  sauvages,  des  singes,  des  monstres  aux  dents  acérées, 
dont  la  fureur,  d'ailleurs,  est  impuissante.  Une  grande  planche, 
d'une  assez  belle  allure  décorative,  a  paru  dans  le  Simplicis- 
simus,  tout  au  début  de  la  guerre  :  c'était  un  chevalier  immo- 
bile dans  son  armure,  planté  sur  un  rocher,  tenant  d'un  bras 
de  fer,  bien  horizontal,  le  pavillon  allemand,  tandis  que  des 
vagues  furieuses  se  recourbent  autour  de  lui  et  la  crête 
écumeuse  des  vagues  est  faite  de  têtes  féroces,  à  faces  simies- 
ques,  les  lèvres  retroussées  sur  les  gencives,  montrant  les 
dents...  C'était  l'Allemagne  à  Kiao-tchéou.  Un  autre  dessin 
nous  transportait  dans  un  jardin  zoologique.  A  travers  les  bar- 
reaux d'une  cage,  on  voyait  des  macaques  nippés  de  costumes 
européens,  qui  se  divertissaient  en  compagnie  d'autres  singes 
sans  costume.  Et  la  légende  disait  :  «  On  demande  que  les 
Japonais  résidant  présentement  en  Allemagne  soient  enfermés 
dans  les  jardins  zoologiques.  On  ne  tiendra  aucun  compte  des 
protestations  des  chimpanzés.  »  La  victoire  des  Nippons  a  mis 
un  terme  à  ces  singeries. 

De  telles  aménités,  quelque  mauvais  goût  qu'elles  révèlent, 
se  conçoivent  encore  quand  elles  s'adressent  à  des  pays  en 
guerre  avec  l'Allemagne.  Elles  surprennent  fort  quand  elles 
s'adressent  à  des  Neutres.  G'est  un  fait,  cependant,  que  les 
États-Unis  ne  sont  pas  mieux  traités,  par  les  satiristes  alle- 
mands, que  les  pays  belligérans  eux-mêmes.  Ils  sont  considé- 
rés, d'ailleurs,  comme  belligérans  en  quelque  manière,  car  on 
les  accuse  de  forger  l'arme  des  Alliés,  en  échange  de  leur  or. 
L'Or  I  le  Dollar!  les  Affaires!  le  Profit!  Quelle  honte  chez  le 
peuple  de  la  Liberté  «  éclairant  le  monde!  »Ah!  elle  est  bien  pré- 
cieuse aux  caricaturistes  de  la  Jugend  ou  du  Kladderadatsch, 


LA    CARICATURÉ    ET    LA    GUERRE.  81 1 

la  statue  de  Bartholdi!  Que  feraient-ils  sans  elle?  On  la  voit 
submergée,  engloutie  par  l'or  que  gagnent  MM.  Morgan, 
Schwab  et  Rockefeller,  et  pouvant  à  peine  élever  son  flambeau 
par  dessus  le  flot  mortel,  ou  bien  transformée  en  une  vieille 
mégère,  «  la  Liberté  du  commerce  des  armes  qui  rapporte  gros  » 
et  ne  tenant  plus  à  la  main  qu'une  lampe  à  pétrole,  ou  bien 
déboulonnée  et  remplacée  par  le  Dieu  du  Profit,  un  vieux  mon- 
sieur qui  compte  sur  ses  doigts...  En  vérité,  on  ne  savait  pas 
que  les  Allemands  eussent,  à  ce  point,  le  mépris  des  Affaires  1 

Mais  il  parait,  aux  yeux  des  assassins  de  Louvain,  que  l'Amé- 
rique en  oublie  tous  ses  principes  d'humanité.  «  Vous  priez, 
oncle  Sam?  »  demande  le  Michel  allemand  à  Jonathan,  qu'il 
voit  à  genoux,  mains  jointes,  levant  sa  barbe  de  bouc  vers  le 
ciel.  «  Oui,  je  demande  au  Ciel  que  vous  capturiez  les  canons 
que  j'ai  vendus  aux  maudits  ennemis  de  l'Allemagne.  »  —  «  Ah  1 
et  pourquoi  demandez-vous  cela?  »  —  «  Pour  que  je  puisse  leur 
en  vendre  encore  davantage...  »  En  effet,  on  voit  le  président 
Wilson,  dans  le  Simplicissimus,  proposer  des  obus  à  des  géné- 
raux français,  en  qui  l'on  retrouve  assez  exactement  reproduit 
le  type  du  général  de  Galliffet.  Sur  l'obus  on  lit  :  «  Cause 
beaucoup  de  douleur  »  et  le  président  ajoute  :  «  Vous  comprenez, 
naturellement,  que  plus  l'agonie  produite  par  mes  obus  est 
douloureuse,  plus  ils  coûtent  cher.  »  Ou  encore,  il  s'adresse  à 
un  officier  anglais,  assis  sur  une  table,  en  train  de  fumer  sa 
pipe  et  lui  présentant  un  obus,  emmailloté  dans  dupapier,  il 
lui  dit  :  «  Voici  un  nouveau  modèle  d'obus.  Il  est  enveloppé 
dans  un  petit  bout  de  protestation,  mais  vous  ne  devez  pas  la 
prendre  très  au  sérieux.  »  Aussi,  qu'arrive-t-il?  Un  Allemand, 
gisant  sur  le  champ  de  bataille,  retrouve  un  morceau  de  l'obus 
qui  l'a  frappé  à  la  tête  et  y  lit  :  Braves  Allemands,  nous  prions 
pour  vous!  Fabrique  de  munitions  de  Jonathan- Amérique. 
Quelle  hypocrisie!  pense  le  lecteur  d'outre-Rhin.  Et  il  se  pâme 
encore  devant  cette  image  de  Y  Amérique  neutre  :  Jonathan,  qui 
a  fabriqué  des  faulx,  en  offre  une  à  la  Mort  en  échange  d'un 
sac  d'écus,  et  l'homme  à  la  bannière  étoilée  lui  dit  douce- 
ment :  «  Madame  la  Mort,  ne  croyez  pas  que  je  cherche  seu- 
lement à  gagner  de  l'argent.  Je  vous  vends  cela  seulement 
pour  que  vous  ameniez  la  Paix...  » 

Après  des  satires  aussi  sanglantes  contre  tout  le  monde,  — 
y  compris  les  Neutres,  —  il  ne  restait  plus  aux  Allemands  que 
iomb  xxxiii.  —  1916.  52 


818  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

d'en  faire  contre  eux-mêmes.  Ils  n'y  ont  pas  manqué.  S'ils 
n'insistent  pas  sur  les  horreurs  de  la  guerre,  ils  sont  loin  de  la 
présenter  comme  une  chose  belle  en  soi  et* souhaitable.  Une 
suite  de  caricatures,  assez  récentes,  du  Wahre  Jacob,  de 
Stuttgart,  est,  à  ce  sujet,  assez  significative.  Elle  montre  l'évo- 
lution qui  s'est  faite,  dans  certains  esprits,  au  delà  du  Rhin. 
Un  gros  industriel  allemand  est  d'abord  ravi  de  ce  qui  se 
passe  :  «  Enfin,  voilà  la  guerre!  »  dit-il.  «  Déjà,  un  bon  traité 
pour  fournitures  de  guerre,  »  continue-t-il,  et,  en  ouvrant  son 
coffre-fort  :  «  Pour  ma  part,  la  guerre  peut  durer  dix  ans!  » 
Mais  il  reçoit  une  convocation,  sa  figure  change  :  «  Oh!  je  suis 
appelé  !  »  Le  voilà,  faisant  l'exercice  et  déjà  suant  à  grosses 
gouttes,  sous  l'œil  d'un  feldwebel  injurieux.  «  Oh  I  oh!  » 
crie-t-il,  puis  coiffé  du  casque  à  pointe,  le  sac  au  dos  :  «  Ah! 
ah  !  »  puis  dans  la  tranchée,  sous  les  obus  :  «  Ah  diable  !  » 
Enfin,  il  fuit,  devant  les  éclatemens,  tombe  à  genoux,  et 
s'écrie  :  «  0  Dieu,  mon  Dieu,  donne-nous  bientôt  la  paix!  » 

Tel  est  le  dernier  trait  des  crayons  satiriques  d'Allemagne. 
C'est  peut-être,  aussi,  le  plus  sincère.  Si  jamais  l'on  entreprend 
d'écrire  l'histoire  d'après  les  images  qu'ils  en  ont  données,  c'est 
une  étrange  histoire  qu'on  écrira  :  l'Angleterre  envahit  la 
France,  et  saigne  à  blanc  la  Belgique;  des  hordes  nègres 
accourent  en  Europe  pour  mettre  la  paisible  Allemagne  à  feu 
et  à  sang;  les  Etats-Unis  conspirent  contre  elle;  enfin,  les 
peuples  français,  russe  et  anglais  se  soulèvent  contre  leurs 
gouvernemens  respectifs  et  s'ensevelissent  sous  les  ruines 
d'une  Révolution.  Voilà  qui  nous  indique  seulement,  chez  les 
Allemands,  ce  qu'est  «  le  Désir,  père  de  la  Pensée.  »  Mais  le 
chauvin  du  Wahre  Jacob  qui  souhaite  la  paix,  dès  qu'il  a  goûté 
de  la  guerre,  c'est  une  réalité. 

II.  —  CHEZ  LES  NEUTRES 

Le  premier  de  tous  les  neutres  dans  l'ironie  vengeresse  et 
la  résistance  à  l'oppression,  c'est  la  Hollande,  et  en  Hollande 
c'est  Louis  Raemaekers.  L'Allemagne  menaçait  de  tout  sub- 
merger sous  le  flot  de  ses  calomnies  et  de  ses  promesses  :  il  s'est 
levé  et,  de  son  crayon  acéré,  a  marqué  la  limite  du  cata- 
clysme. Il  n'est  pas  le  seul,  mais  fût-il  le  seul,  il  eût  suffi, 
comme  l'enfant  célèbre  de  Harlem  qui,  de  son  doigt,  boucha 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  819 

la  fissure  de  l'écluse  et  sauva  la  Hollande.  Raemaekers  a  sauvé 
son  pays  de  l'inondation  germanique.  Etre  une  digue,  la  digue 
de  la  civilisation  et  de  la  liberté,  semble  une  tradition  nationale 
de  ce  pays.  Il  n'en  est  pas  qui  ait  lutté  plus  souvent,  plus 
obstinément,  plus  victorieusement  et  contre  de  plus  formi- 
dables Puissances  que  les  Pays-Bas.  Et  chose  curieuse,  c'est 
aussi  une  tradition  nationale  que  de  lutter  par  la  caricature. 
C'est  par  elle,  par  les  planches  célèbres  de  Romain  de  Hooghe, 
que  les  Hollandais  combattirent  et  poursuivirent,  dans  toute 
l'Europe,  Louis  XIV.  Le  grand  Roi  ressentit  toujours  cruelle- 
ment les  blessures  de  ce  burin  vengeur.  La  Hollande  était  telle- 
ment considérée  comme  la  patrie  de  la  caricature  politique, 
au  xvme  siècle,  qu'un  pamphlet  paru  à  Londres,  en  1710,  sous 
le  titre  :  Peinture  de  la  malice,  le  dit  expressément  :  «  L' estampe 
est  originairement  un  talisman  hollandais  (légué  aux  anciens 
Bataves  par  un  certain  nécromancien  et  peintre  chinois),  doué 
dune  vertu  surpassant  de  beaucoup  celles  du  Palladium,  qui  les 
met  à  même  non  seulement  de  protéger  leurs  villes  et  leurs  pro- 
vinces, mais  aussi  de  nuire  à  leurs  ennemis,  et  de  maintenir  un 
juste  équilibre  parmi  les  Puissances  leurs  voisines...  »  L'auteur  de 
ce  pamphlet,  deux  cents  ans  à  l'avance,  définissait  Raemaekers. 
On  eût  pourtant  fort  étonné  le  dessinateur  du  Telegraaf,  si 
on  lui  eût  prédit,  il  y  a  quelques  années,  qu'il  jouerait  un  jour, 
en  face  de  Guillaume  II,  le  rôle  de  Romain  de  Hooghe  devant 
Louis  XIV  et  de  Gillray  devant  Napoléon.  L'histoire,  ni  la 
tragédie  ne  l'attiraient  spécialement.  C'était  un  paisible  paysa- 
giste et  un  portraitiste.  En  cette  qualité,  il  s'essayait  à  repro- 
duire la  ressemblance  des  hommes  célèbres  dans  la  politique" 
aux  Pays-Bas  et,  depuis  quelques  années,  il  donnait  des  dessins 
politiques  au  Telegraaf,  lorsque  la  guerre  survint.  La  froide 
cruauté  de  cette  machination  l'indigna,  l'hypocrisie  des  fauteurs 
d'assassinat  lui  parut  insupportable  et,  aussi,  le  «  ponce-pila- 
tisme  »  de  certains  spectateurs.  Il  tailla  son  crayon  plus  affilé 
que  de  coutume.  Il  s'en  fit  une  arme.  Les  cris  de  douleur,  de 
protestation,  de  vengeance,  éclatèrent  hors  des  frontières  et 
dans  les  Pays-Bas  eux-mêmes,  dès  longtemps  exposés  à  l'infiltra- 
tion germanique.  On  interdit  la  vente  de  ses  albums,  on  le  me- 
naça de  six  ans  de  prison  pour  avoir  mis  la  neutralité  de  la 
Hollande  en  danger.  On  l'accusa  d'être  payé  par  l'Angleterre. 
Une   averse    de  calomnies  et  de  menaces  fondit  sur   lui.   Le 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

nouveau  Romain  de  Hooghe  ne  s'en  e'mut  pas  :  il  dessina  de 
plus  belle.  Il  lui  arriva,  dès  lors,  ce  qui  ne  pouvait  arriver  à 
Romain  de  Hooghe,  ni  à  Gillray,  ni  à  aucun  des  artistes  qui 
attaquèrent  la  France  :  Paris  l'a  adopté  et  l'a  désigné,  d'un 
geste  sûr,  à  l'admiration  du  monde.  Il  a  ce  qui  manquera  tou- 
jours aux  crayons  assermentés  de  la  Jugcnd  ou  du  Kladdera- 
datsch  :  la  consécration  mondiale.  On  n'a  jamais  entendu  parler 
d'une   gloire  artistique  née   à  Berlin. 

Raemaekers  a  donc  déclaré  la  guerre  à  Guillaume  II  : 

Ce  roy,  non  juste  roy,  mais  juste  arquebusier... 

Et  le  vers  admirable,  le  vers  caricatural  d'Agrippa  d'Aubi- 
gné,  en  ses  Tragiques,  semble  avoir  été  fait  pour  définir  exac- 
tement le  type  imaginé  par  l'artiste.  Ce  n'est  pas  un  gro- 
tesque, comme  Gillray  avait  eu  le  tort  de  peindre  Napoléon, 
ce  n'est  pas  un  fantoche  :  c'est  un  homme  vigoureux  et 
adroit,  mais  dont  l'adresse  et  la  vigueur  s'emploient  pour  le 
mal,  un  mauvais  homme,  hypocrite  et  qui  fait  une  œuvre 
infâme.  Il  provoque  non  le  rire,  mais  l'indignation.  »<  Voilà  qui 
est  fait...  »  dit-il  en  écartant  doucement  le  rideau  qui  cachait 
l'exécution  de  miss  Cavell,  «  ...maintenant  tu  peux  m'apporter 
la  protestation  de  l'ambassadeur  américain.  »  Et  le  sous-ordre 
salue  respectueusement,  avec  un  rire  silencieux,  car  il  a  compris  : 
au  loin,  une  tête  de  femme,  les  yeux  bandés,  gît  dans  le  sang, 
et  un  soldat,  le  fusil  sous  le  bras,  comme  un  chasseur  heureux, 
la  regarde.  C'est  le  «  juste  arquebusier.  » 

Il  n'a  pas  manqué  son  coup,  non  plus,  quand  il  a  visé  les 
femmes  et  les  enfans  que  transportaient  les  paquebots  :  la  Lusi- 
tania  et  les  autres.  Ils  sont  bien  morts,  étouffés,  serrés  convul- 
sivement les  uns  aux  autres  pour  s'entr'aider,  se  maintenir,  un 
instant  de  plus,  accrochés  à  une  épave.  Les  voilà,  glissant  dans 
la  profondeur  des  eaux  calmes,  les  yeux  agrandis  par  l'épou- 
vante, les  cheveux  dénoués  et  flottans,  les  vêtemens  empesés 
par  le  lourd  liquide,  de  grosses  bulles  d'air  remontant  à  la  sur- 
face, les  faces  glacées  sous  le  mobile  émail  des  eaux.  Le  souve- 
rain «  a  giboyé  aux  passans  trop  tardifs  à  noyer  »  et  il  a 
fait  bonne  chasse,  grâce  à  la  Mine  flottante. 

Il  n'a  pas  été  moins  «  juste  arquebusier,  »  quand  il  a 
installé  sa  machine  à  tuer  dans  le  ciel.  Nous  sommes  à  Paris, 
dans  la  rue,  parmi  l'embarras  des  voitures  et  des  foules,  une 


LA    CARICATURE    ET    LÀ    GUERRE.  821 

civière  passe,  encadrée  de  gardiens  delà  paix:  c'est  une  fillette, 
pâle,  exsangue,  qu'on  transporte  à  l'hôpital  sans  doute.  On 
dirait,  d'abord,  un  fait-divers  de  la  paix,  quelque  chose  comme 
Y  Accident  qui  fit,  dans  des  temps  lointains,  la  réputation  de 
M.  Dagnan-Bouveret.  Mais  non  :  ici,  il  y  a  quelque  chose 
d'inattendu  et  de  plus  tragique.  Un  ouvrier,  qui  accompagne 
la  civière,  se  redresse  vers  le  ciel  avec  un  rictus  effrayant  de 
colère  aux  confins  de  la  folie  et  montre  le  poing  à  l'invisible  :  c'est 
de  là-haut  qu'est  venu  le  coup  qui  a  fait  de  son  enfant,  qui  jouait, 
ce  matin,  une  morte...  Un  Taube  a  passé.  Et  Raemaekers  appelle 
cela  :  La  Culture  gui  vient  de  l'air.  Aussi,  la  Vierge  elle-même 
prend  peur,  la  Vierge  de  pierre  de  Notre-Dame  de  Paris,  et 
quand  le  sinistre  oiseau  passe  et  laisse  tomber  sa  bombe  sur  un 
coin  de  la  cathédrale,  elle  se  met  à  genoux  et  couvre,  de  sa 
main  et  du  pan  de  son  manteau,  l'Enfant-Jésus.  Nécessité  mili- 
taire, dit  la  légende.  Raemaekers,  qui  est  un  réaliste  émouvant 
plutôt  qu'un  symboliste,  a  pourtant  trouvé,  ce  jour-là,  un  sym- 
bole très  simple  et  très  touchant  du  péril  que  court,  en  face  de 
l'arquebusier  royal,  l'Art- des  vieux  siècles  de  foi. 

Le  Kaiser  a-t-il  donc  déclaré  la  guerre  à  Dieu?  Il  le  prétend 
son  allié,  au  contraire,  il  l'invoque  à  tout  bout  de  champ,  à 
tout  bout  de  crime,  il  l'enrôle  dans  son  armée,  l'enchaîne  à  sa 
fortune,  et  cette  prodigieuse  aberration  est  peut-être,  parmi  tous 
les  problèmes  de  cette  guerre,  celui  qui  fait  le  plus  hésiter  et 
chanceler  la  raison  humaine.  Là,  encore,  c'est  Raemaekers  qui 
a  trouvé  l'image  définitive.  Il  a  évoqué  le  Christ  dans  une  des 
scènes  de  la  Passion,  celle  que  décrit  saint  Mathieu,  lorsqu'il  le 
montre  livré  aux  outrages  des  valets  et  de  la  soldatesque,  par 
ces  mots  :  Et  ils  pliaient  le  genou  devant  lui  et  ils  se  moquaient 
de  lui.  Un  soldat  à  lunettes  et  à  longs  cheveux,  qui,  hier  encore, 
devait  professer,  dans  quelque  Université,  que  Jésus  (Ger-us)  veut 
dire  «  germain  »  en  latin,  le  coiffe  d'un  casque  à  pointe  et 
cherche  à  éteindre,  ainsi,  un  peu  de  l'auréole  divine.  Un  Turc, 
à  face  parcheminée  de  vieux  croupier,  gambade  devant  lui  en 
faisant  le  salut  militaire  et  lui  offre  un  sabre.  L'Autrichien 
s'esclaffe  à  cette  bonne  plaisanterie.  Et  un  quatrième  ligotte  le 
Sauveur  avec  un  ceinturon  où  brillent  les  mots  qui  sont  le 
suprême  blasphème  de  cet  Empereur  :  Gott  mit  uns! 

Le  châtiment  ne  se  fera  pas  attendre.  Châtiment  au  dehors 
de  lui,  châtiment  en  lui-même.  Trop  de  voix  du  ciel  et  de  la 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

terre  s'élèvent  pour  l'accuser.  «  Voilà  le  profanateur!  »  disent  les 
statues  de  sainte  Glotilde  et  d'un  saint  moine,  devant  la  cathé- 
drale incendiée.  Et  l'Allemand,  ainsi  interpellé,  tombe  à 
genoux,  épouvanté  que  les  pierres  parlent.  «  C'est  une  guerre 
de  conquête!  Me  voici,  je  ne  puis  faire  autrement!  »  s'écrie 
Liebknecht,  suivant  l'exemple  de  Luther,  en  se  présentant  devant 
le  Kaiser  cuirassé,  casqué,  pensif,  —  et  ce  mot  retentit  comme 
un  premier  glas  de  la  conscience  individuelle.  D'autres  cris  l'en- 
vironnent, des  cris  frêles,  des  voix  d'enfans  innombrables  noyés 
par  ses  sous-marins  :  les  faces  enfantines  paraissent  encore  au- 
dessus  du  flot  qui  monte,  les  yeux  révulsés  dans  les  orbites,  et  les 
voix  des  Innocens  affolent  Hérode.  «  Ils  crient  :  maman!  mais 
j'entends  toujours  :  meurtrier!  »  dit  Hérode,  en  se  bouchant  les 
oreilles  (l).Les  cassolettes  de  ses  thuriféraires  ont  beau  l'enve- 
lopper des  vapeurs  opiacées  du  sophisme  :  les  cris  d'enfans  le 
dégrisent  et  les  théories  de  Bernhardi,  sur  l'humanité  de  la 
guerre  inhumaine,  sont  impuissantes  à  dissiper  son  cauchemar. . . 

Le  Bernhardi,  lui,  est  radieux.  Il  n'a  pas  compris  la  leçon 
des  choses.  A  la  Mort,  vieille  coquette,  chaussée  d'escarpins, 
coiffée  de  roses,  et  qui  manie  l'éventail,  il  offre  un  bouquet 
composé  de  crânes  et  de  mains  squelettiques.  «  Vous  n'en  espé- 
riez pas  tant,  n'est-ce  pas  ?  »  dit-il  en  saluant  avec  la  grâce  d'un 
pachyderme.  Raemackers  a  résumé  en  lui  tous  les  caractères  du 
a  Boche  »  moderne.  La  tête  rasée  à  la  manière  «  hygiénique,  » 
le  cou  en  bourrelet,  le  rire  gras,  le  ventre  sanglé  et  triomphant, 
il  tient  son  casque  par  la  pointe,  selon  le  geste  habituel  du 
vieux  Guillaume  Ier  aux  bals  de  la  Cour.  La  vieille  coquette  lui 
paraît  encore  digne  de  ses  hommages.  Mais  le  Maître,  plus  sen- 
sible, sinon  moins  coupable,  s'épouvante  déjà  et  s'excuse.  Il  n'a 
pas  voulu  cette  guerre,  il  le  jure.  Il  fuit  l'apparition  du  Christ 
lumineux,  et,  courbé,  hagard,  il  balbutie  :  «  Nous  ne  sommes 
pas...  ne  sommes  pas...  des  barbares.  »  Il  s'éveille,  le  matin, 
encore  hésitant  devant  le  réel  ;  et  tandis  qu'un  laquais,  en 
grande  tenue,  lui  apporte  son  déjeuner,  il  murmure  :  «  Je 
rêvais  si  délicieusement  que  tout  cela  n'était  pas  arrivé!  » 

C'est  que  la  guerre  n'est  pas  chose  moins  terrible  pour  son 
peuple  que  pour  les  autres.  Qu'est-ce  que  cette  effroyable  valse 
où  est  entraînée  la  pauvre  Ger mania,  exsangue  et  défaillante, 

(1)  Dans  le  texte  hollandais,  les  deux  mots  mœder,  mortier  sonnent  à  peu  près 
de  même. 


LA    CARICATURE    ET    LÀ    GUERRE.  823 

par  un  squelette  aux  escarpins  vernis?  C'est  la  continuelle 
navette  entre  les  deux  lignes  de  feu  :  De  l'Est  à  l'Ouest,  de 
l'Ouest  à  l'Est  (da  capo  al  fine),  dit  la  légende.  Qu'est-ce  que 
cette  étendue  d'eaux  mornes,  jalonnée,  ça  et  là,  par  le  sommet 
d'un  arbre  ou  le  toit  d'une  maison,  où  flottent  des  cadavres  alle- 
mands en  décomposition,  des  casques  renversés?  C'est  la  Route 
de  Calais...  Plus  loin,  d'autres  «  Boches  »  apparaissent  figés, 
accroupis,  dans  la  contraction  subite  de  la  rigor  mortis,  au 
milieu  des  fils  barbelés,  comme  de  gros  moucherons  pris  dans 
la  toile  inextricable  d'une  araignée  de  fer.  Aussi  les  survivans 
ne  conservent-ils  plus  grand  espoir.  La  lettre  qu'écrit  un  jeune 
Allemand,  du  fond  de  la  tranchée,  le  montre  assez  :  «  Chère 
mère,  nous  avons  fait  encore  quelques  progrès;  nos  cimetières 
atteignent  la  mer...  » 

Voilà  pour  les  combattans  :  la  population  civile  n'est  pas 
épargnée,  non  plus.  Raemaekers  la  montre  en  files  lamentables, 
attendant  devant  les  cantines  de  Berlin.  «  Les  femmes  à  gauche  !  » 
crient  les  policiers,  et  les  coups  de  crosse  rangent  brutalement 
toute  la  gent  féminine  en  quête  de  pain.  Voilà  où  mène  la  folie 
des  rois.  C'est  encore  parmi  les  combattans  eux-mêmes  qu'on 
trouverait,  cà  et  là,  le  plus  d'humanité.  Deux  turcos  se  sont 
agenouillés  auprès  d'un  ennemi  tombé  et  le  font  boire  dans 
leur  quart.  Les  Bons  Samaritains,  dit  Raemaekers;  et,  ailleurs, 
c'est  un  soldat  allemand,  qui  a  quitté  ses  camarades  en  marche 
pour  regarder  mourir  un  jeune  Ecossais,  un  enfant,  étendu  sur 
la  route.  Il  s'est  agenouillé,  lui  a  pris  la  main,  assiste  à  cette 
agonie  d'un  air  sombre,  et,  tandis  qu'il  le  regarde,  voici  l'enfant 
qui  parle  dans  le  délire,  les  yeux  hagards.  «  C'est  toi,  maman  ?  » 
murmure-t-il,  trompé  par  cette  étreinte,  l'esprit  déjà  bien  loin, 
au  moment  de  s'en  aller  plus  loin  encore... 

Ainsi,  pour  Raemaekers,  la  guerre  est  le  plus  terrible  des 
maux.  Il  la  flétrit,  en  elle-même.  Il  a  déclaré  «  la  guerre  à 
la  guerre,  »  selon  la  formule  chère  à  Mme  de  Suttner.  Nous  ne 
savons  trop  quelle  fortune  aura,  auprès  des  peuples  d'Europe, 
désormais,  la  théorie  de  Joseph  de  Maistre  sur  la  «  divinité  de 
la  guerre  »  et  ses  bienfaits.  Il  est  possible  qu'on  la  soutienne. 
Mais  il  ne  faudra  pas  faire  appel  à  Raemaekers  pour  l'illustrer. 
Ses  pages  navrantes  sur  les  Mères,  les  Veuves,  Où  gisent  nos 
pères?  Les  Fils  barbelés,  la  lettre  du  soldat  allemand  dans  la 
tranchée,  les  petites  victimes  de  la  Lusitania,  sont  l'envers  de 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  tapisserie  magnifique  que  les  Gros,  les  Ge'rard,  les  Vernet 
et  les  van  der  Meulen  tissaient  dans  leurs  Galeries  des  Batailles. 
Elles  montrent  ce  que  la  guerre  traîne  avec  elle,  après  elle» 
presque  fatalement,  réserve  faite  des  cruaute's  propres  à  celle- 
ci.  Des  femmes  à  genoux,  dans  leurs  longs  voiles  de  deuil,  à 
l'église,  la  tête  appuyée  sur  le  prie-Dieu,  les  yeux  fermés,  appe- 
santis sous  la  douleur:  les  Mères;  ou,  venant  en  longues  théo- 
ries, la  main  dans  la  main,  bourgeoises  et  paysannes  unies  dans 
leur  désespoir  :  les  Veuves;  des  multitudes,  un  fleuve  ininter- 
rompu d'enfans,  s'écoulant  sous  le  ciel  noir,  entre  deux  haies  de 
croix  mortuaires,  ces  mêmes  enfans  flamands  que  Léon  Fré- 
déric a  montrés  si  souvent  joyeux  dans  le  soleil,  devenus  graves 
soudainement,  défians,  serrés  les  uns  contre  les  autres,  les  plus 
grands  portant  les  plus  petits,  beaucoup  pleurant,  allant  tou- 
jours, allant  on  ne  sait  où,  en  demandant  :  «  Où  gisent  nos 
pères?  »  Ce  sont  les  Orphelins. 

Une  femme  restée  seule  vivante  dans  un  village  incendié  : 
deux  cadavres  de  vieillards  fusillés  étendus  près  d'elle,  rigides; 
un  petit  garçon,  son  petit,  à  terre,  mort,  les  yeux  ouverts. 
Elle  lui  tient  la  main,  elle  rit  :  elle  est  devenue  folle  :  c'est  la 
«  jolie  guerre  nouvelle.  »  Des  enfans  encore,  des  écoliers  de 
tout  âge,  de  toutes  les  nations,  sont  rangés  par  terre,  sans 
vie,  déchaussés,  quelques-uns  encore  enlacés  dans  l'étreinte 
suprême,  qui  les  unit  au  moment  du  danger.  Entre  leurs  files 
rigides,  circulent  les  parons  venus  pour  les  reconnaître.  Un 
père  et  une  mère  qui  ont  «  reconnu  »  sanglotent  ensemble,  la 
face  cachée  dans  leurs  mains.  Ce  sont  les  Petites  victimes  de  la 
«  Lusitania.  »  Heureuses  victimes  !  Le  dur  passage  est  accompli. 
En  voici  qui  n'y  sont  pas  parvenus  encore.  Dans  une  salle 
d'hôpital,  une  infirmière  se  détourne  avec  désespoir  pour  ne 
pas  voir,  et  un  vieux  major  à  lunettes,  les  bras  croisés,  regarde, 
impuissant,  deux  malades  horriblement  convulsés,  qui  se 
tordent,  en  des  gestes  fous,  sur  leurs  oreillers  :  c'est  Y  Asphyxie 
lente  qui  fait  son  œuvre.  Dans  une  autre  chambre  d'hôpital,  un 
homme  sanglote,  assis  près  d'un  lit  où  le  drap  dessine  vague- 
ment une  forme  humaine,  et  que  marque  un  crucifix  noir. 
Quelle  fut  donc  cette  mort?  Un  châtiment?  Et  de  quoi?  Une 
fillette,  debout  auprès  de  son  père,  tâche  de  le  faire  parler  au 
milieu  de  ses  sanglots  :  «  Maman  n'avait  rien  fait  de  mal, 
n'est-ce  pas,  père  ?  »  Une  dernière  planche  résume,  là-dessus, 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  825 

toute  la  pensée  de  Raemaekers  :  c'est  une  femme  de  la  cam- 
pagne, qui  pleure,  abattue  par  la  douleur,  la  figure  posée  à 
plat  sur  une  table,  tandis  qu'une  vieille  paysanne,  debout, 
cherche  à  la  consoler  et  qu'un  enfant  s'accroche  au  bras  de  la 
vieille,  épouvanté.  C'est  :  «  Une  qui  ne  comprend  pas  les  beautés 
de  la  guerre.  » 

Raemaekers  n'est  point  cependant  un  pacifiste  quand  même. 
Il  ne  prêche  pas  que  la  honte  soit  préférable  à  la  lutte.  Il  raille 
le  président  Wilson,  qui  réfléchit  profondément  et  dit  à  l'Huma- 
nité éplorée  pour  la  consoler  :  «  J'écrirai,  si  vous  avez  à  vous 
plaindre  de  quelque  chose,  j'écrirai,  —  oui,  mais  quand  j'y 
pense,  je  crois  que  j'ai  déjà  écrit  1  »  Il  a  sur  les  neutres,  en 
général,  et  leur  masque  d'impartialité,  une  image  cinglante.) 
Elle  doit  être  dédiée  à  tous  ceux  qui  prétendent,  lorsque  le 
Droit  est  en  jeu,  se  tenir  au-dessus  de  la  mêlée.  C'est  un  bour- 
geois gros,  glabre,  élégant,  couvert  d'un  beau  gilet  à  fleurs, 
surmonté  d'un  chapeau  de  cérémonie.  En  sa  présence,  un 
apache  au  front  bas,  à  la  face  patibulaire,  vient  d'égorger  une 
femme,  pour  un  butin  qu'il  emporte,  et  le  voici  qui  tient  encore 
à  la  main  le  couteau  sanguinolent.  Le  gros  monsieur  détourne 
son  regard  et  délibère,  à  part  lui,  sur  ce  qu'il  convient  de  faire.: 
«  Lui  dirai-je  qu'il  est  un  assassin?  »  se  demande-t-il,  puis 
aussitôt  :  «  Non,  je  vais  le  saluer  poliment  :  c'est  plus  neutre.  » 

Tous  les  neutres  ne  raisonnent  pas  comme  le  bourgeois  de 
Raemaekers.  Sans  même  sortir  de  son  pays,  on  trouve  d'autres 
crayons  que  le  sien  occupés  à  flétrir  la  guerre.  Ce  sont  princi- 
palement ceux  de  Y Amsterdammer  :  Johann  Braakensiek, 
connu  depuis  ses  dessins  sur  la  guerre  du  Transvaal,  George 
von  Raemdonck  et  Joan  Collette.  Seulement,  ils  flétrissent 
la  guerre  en  général  plus  nettement  que  l'auteur  de  la  guerre. 
On  n'aperçoit  pas  toujours  très  clairement  que,  sans  l'agres- 
sion voulue,  préméditée,  de  l'Allemagne,  cette  guerre  n'eût 
jamais  eu  lieu.  Pourtant,  ils  l'ont  symbolisée  de  façon  sai- 
sissante. Tel  est  le  dessin  où  Raemdonck  a  montré  tout  ce 
qu'a  causé  le  meurtre  de  Serajevo.  Un  revolver  est  là,  posé, 
qui  a  fait  feu  et  fume  encore  :  du  petit  tube  d'acier  sortent, 
enveloppées  dans  sa  fumée,  des  figures  et  des  calamités  mon- 
diales :  après  les  têtes  de  l'archiduc  et  de  sa  femme  unies 
dans  la  mort,  l'aigle  à  double  têle  de  l'Autriche-Hongrie  fon- 
dant  sur  la  Serbie  suppliante,   l'incendie  allumé,    les   Alliés 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

cherchant  à  l'éteindre,  l'Allemagne  l'attisant,  puis  les  popula- 
tions quittant  les  villes  incendiées,  les  épaves  de  la  Lusitania, 
et  rayonnant,  dans  une  apothéose,  un  crâne  :  la  Mort  triom- 
phante. A  son  tour,  Braakensiek,  adaptant  un  tableau  de  Hen- 
neberg,  a  montré  la  Course  impériale  au  Bonheur  :  le  Kaiser, 
suivi  par  la  Mort,  galope  à  la  suite  de  la  Fortune,  par-dessus 
le  cadavre  de  la  Paix;  il  va,  il  va,  forçant  le  galop  infernal,  car 
il  a  vu  briller,  dans  la  main  de  l'Inconstante,  la  couronne  mon- 
diale, et  il  ne  voit  pas  qu'elle  a  dépassé  le  pont  étroit  où  il  la 
poursuivait,  qu'elle  file  maintenant  au-dessus  d'un  abimeet  que, 
sur  cet  abîme,  est  écrit  :  Révolution.. .Une  autre  fois, — -et  c'est 
un  de  ses  derniers  dessins,  —  il  figure  une  femme,  coiffée  du 
bonnet  phrygien,  debout  au  bord  d'un  précipice,  luttant  contre 
un  aigle  gigantesque  et  furieux  qui  l'assaille,  et  lui  arrachant 
des  plumes  qui  tombent  dans  l'abîme.  «  Qui  oserait  main- 
tenant parler  de  la  décadence  de  la  France?  »  dit  la  légende, 
sous  ce  titre  :  La  lutte  pour  Verdun. 

Braakensiek  ne  plane  pas  toujours  à  ces  hauteurs  allégo- 
riques. Il  a  de  l'ironie,  parfois  à  l'adresse  des  Alliés  :  ainsi 
lorsqu'il  représente  une  conférence  entre  trois  gardiens  de 
l'ordre  ;  un  policeman,  un  sergent  de  ville  et  un  carabinier,  en 
face  des  cadavres  qui  jonchent  la  rue  :  le  serbe,  le  belge,  le 
monténégrin.  Un  gamin,  dissimulé  derrière  un  pilier,  leur 
crie  :  «  Dites  donc,  les  protecteurs,  si  vous  voulez  réellement 
protéger  ces  petits  camarades,  il  ne  faut  pas  toujours  arriver 
trop  tard.  En  voilà  encore  un  parterre!...  »  C'est  un  des  plus 
récens  dessins  du  maître.  Enfin,  Joan  Collette  a  nettement  pris 
parti  contre  l'Allemagne.  Il  montre,  toujours  dans  YAmster- 
dammer,  des  soldats  du  kaiser  qui  ont  capturé  une  petite  fille, 
aux  longues  tresses,  haute  comme  leurs  bottes  et  l'interrogent  : 
«  Elle  a  tiré!...»  disent-ils  et  cela  s'appelle  le  Crime  de  la  popu- 
lation civile.  La  Hollande  a  vu  juste,  à  travers  ses  fils  barbelés. 

La  Suisse,  je  veux  dire  la  caricature  suisse,  a-t-elle  pris  un 
parti  aussi  net  contre  l'Impérialisme?  Cela  n'est  pas  évident, 
à  ne  considérer  que  les  dessins  du  Nebelspalter,  de  Zurich, 
son  principal  journal  satirique.  Au  début  de  la  guerre,  on  a  pu 
les  confondre  parfois  avec  les  dessins  allemands.  Par  exemple, 
ils  raillaient,  de  la  même  manière,  l'Anglais,  de  faire  appel  à 
des  peuples  de  toutes  les  couleurs  pour  «  établir  fermement  la 
supériorité  de  la  culture  européenne  »  et  les  singes  y  jouaient 


LÀ    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  827 

leur  rôle,  tout  comme  dans  le  Simplicissimus.  Plus  tard,  le 
Nebelspalter  a  simplement  montré  l'avance  de  l'Allemagne  sur 
les  Alliés  dans  les  Balkans  :  Grey  lutte  de  vitesse  avec  l'Alle- 
mand, mais  ses  jambes  sont  plus  courtes  que  celles  de  son 
adversaire  et  il  lui  dit  :  «  Si  fort  que  je  puisse  courir,  vous  êtes 
toujours  devant!  »  Enfin,  plus  récemment,  il  a  montré  les 
bellig'érans  jouant  aux  cartes,  selon  la  tradition  bien  ancienne 
des  caricaturistes  politiques,  —  car  elle  remonte  au  xve  siècle, 
c'est-à-dire  au  Revers  du  Jeu  des  Suisses,  et  ce  sont,  à  peu  de 
chose  près,  les  mêmes  partenaires  qui  jouent.  Selon  lui,  les 
Empires  du  Centre  ont  gagné  :  l'Allemand  a  raflé  la  Belgique  et 
le  Nord  de  la  France,  l'Autrichien  la  Pologne,  le  Bulgare  la 
Serbie  et  ils  déclarent  :  «  Messieurs,  on  pourrait  lever  la  partie.: 
Nous  avons  assez  gagné.  »  Mais  les  autres  n'entendent  pas  de 
cette  oreille.  «  Continuons,  disent  le  Français,  le  Russe  et 
'l'Anglais,  peut-être  la  chance  va  tourner.  »  Plus  récemment 
encore,  le  Nebelspalter  montrait  le  roi  de  Grèce  et  le  général 
Sarrail,  passant  en  voiture  au  milieu  du  peuple  hellène  qui  les 
acclame  et  il  leur  faisait  tenir  le  langage  suivant  :  «  Écoutez 
le  peuple  qui  acclame  Votre  Majesté,  »  disait  le  général.  — 
«  Oui,  répondait  le  Roi,  mais  je  ne  sais  pas  tout  à  fait  exacte- 
ment si  c'est  pour  nous  féliciter  à  l'occasion  de  votre  départ, 
ou  pour  vous  féliciter  de  vous  en  aller...  »  On  sent,  ici,  l'ironie 
expectative  du  satiriste  neutre.  Ni  le  directeur  du  Nebelspalter, 
Paul  Altheu,  ni  son  dessinateur  principal,  Boscovits  le  jeune, 
n'interprètent  entièrement  les  sentimens  complexes  et  nuancés 
d'un  pays  aussi  divers  que  la  Suisse  :  toutefois,  leur  attitude 
mérite  d'être  notée. 

Tout  autre  est  celle  des  Etats-Unis,  le  plus  puissant  des 
neutres,  et  beaucoup  plus  marquée.  Ses  artistes  ont,  presque 
tous,  pris  le  parti  des  Alliés,  et  avec  une  fougue  et  une  verdeur 
d'expression,  qui  témoignent  assez  de  leur  foi  ardente.  Ils 
montrent  volontiers  les  ombres  de  Washington  et  de  Franklin, 
sommant  l'Amérique  de  sortir  de  sa  neutralité  en  faveur  de  la 
France.  Que  ce  soit  aussi  en  faveur  du  pays  qu'ils  ont  com- 
battu autrefois,  voilà  qui  ne  les  trouble  pas  le  moins  du 
monde  I  Ce  n'est  pas  un  Américain  que  l'historien  teuton 
embarrassera  d'objections  historiques,  — ou  préhistoriques!  Le 
Life  a  trouvé  une  très  ingénieuse  image  pour  s'en  débarrasser  : 
c'est  une  chambre  d'enfans,  jonchée  de  jouets  de  construction 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  de  guerre.  Un  grand  lion  mécanique  se  soulève  sur  ses 
roulettes  et  va  tomber  sur  un"  petit  Américain,  costumé  en 
général  de  1781,  qui  se  défend,  comme  il  peut,  avec  son  sabre 
de  bois.  Heureusement,  un  autre  petit  garçon,  costumé  comme 
était  La  Fayette  à  la  même  époque,  se  pend  à  la  queue  du  lion 
et  l'empêche  d'avancer,  et  l'artiste  intitule  cette  scène  d'enfans  : 
Our  nursery  days. 

Le  même  journal  satirique  a  pris  parti  plus  nettement 
encore.  Il  a  intitulé  un  de  ses  numéros  :  Vive  la  France!  Il  y 
montre  les  ombres  de  toutes  les  gloires  françaises  défilant,  à 
la  manière  de  la  Revue  nocturne  de  Raffet,  devant  Joffre,  qui 
les  salue.  Le  Kaiser,  lui,  est  représenté,  piétinant  dans  le  sang, 
submergé  par  un  océan  d'atrocités  et  de  crimes  où  iîottent  les 
cadavres  de  la  Lusitania,  ou  bien  écrasant  de  son  poids  le 
pauvre  Michel  allemand  obligé  de  le  porter  sur  ses  épaules,  à 
travers  les  ruines.  Au-dessus  de  la  plaine  ravagée,  en  vue  de  la 
cathédrale  de  Reims  qui  brûle  encore,  il  élève  son  coutelas  vers 
le  ciel,  en  hurlant  Y  Hymne  de  Haine.  La  fin  de  toute  cette 
tragédie,  selon  les  vœux  du  Life,  c'est  l'application  de  la  peine 
réservée  aux  pirates  :  la  pendaison,  et  celui  qui  la  subit  offre 
une  grande  ressemblance  avec  l'empereur  Guillaume.  Dans  le 
ciel  où  se  balance  le  corps  du  supplicié,  une  vision  dantesque 
passe,  une  bu  fer  a  infernal  de  nuées  à  figures  humaines  et  ces 
figures  ressemblent  à  des  mères  échevelées  qui  serrent  leurs 
enfans  sur  leur  cœur... 

Ce  n'est  pas  le  Life,  seulement,  qui  manifeste  cette  indigna- 
tion. Elle  est  pareille  dans  les  dessins  de  YEvening  Sun,  de 
New- York,  de  YInquirer,  de  Philadelphie,  du  World,  de  New- 
York,  du  Nashville  American,  d'une  foule  d'autres  et  avec 
d'égales  trouvailles  d'expression.  «  Contrebande  de  guerre,  » 
dit  YEvening  Sun,  en  montrant  Jonathan  qui  soulève  dans  ses 
bras  le  cadavre  d'une  passagère  de  la  Lusitania.  «  L'Allemagne 
au-dessous  de  tout,  »  dit  YInquirer,  en  figurant  une  main  géante 
sous  les  eaux  de  l'Océan,  cherchant  à  saisir  et  à  engloutir  les 
bateaux  qui  passent.  «  Pilote  congédié,  »  dit  un  autre,  en  repre- 
nant l'idée  du  Punch  lors  du  départ  de  Bismarck,  et  en  montrant 
non  plus  le  chancelier,  mais  la  Civilisation  qui  quitte  le  navire 
où  commandent  le  Kaiser  et  l'amiral  de  Tirpitz.  «  La  loi,  épave 
du  temps  de  guerre,  »  dit  YEagle  de  Brooklyn,  en  montrant 
un  livre  déchiré,  défeuillé,   sur   une  grève  :  le  «  code  inter- 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  829 

national  »  que  la  tempête  a  rejeté,  hors  d'usage.  «  Par  Allah  !  » 
s'écrie  le  Turc  de  YEvening  Sun,  en  lisant  le  récit  des  atrocités 
allemandes  en  Belgique,  «  il  faut  que  j'intervienne  au  nom  de 
l'humanité!  »  A  peu  près  toutes  les  images  satiriques, de  l'autre 
côté  de  l'Océan,  donnent  la  môme  note. 

Cette  note  est  jusqu'ici  tout  simplement  la  note  anglaise, 
mais  le  caricaturiste  américain  en  a  une  autre  :  la  satire  du 
Germain  ou  du  pro-Germain  en  Amérique.  Celui-ci  grince  des 
dents,  roule  des  yeux  furieux  en  voyant  le  flirt  de  la  France  et 
de  l'oncle  Sam.  Caché  dans  la  charmille,  tandis  qu'ils  se 
racontent  des  douceurs,  il  les  lapide  de  notes,  d'explications,  de 
commentaires  sur  les  événemens  du  jour.  «  Mais  qu'est-ce  que 
cela  peut  bien  nous  faire,  à  vous  et  à  moi,  dearl  »  murmure 
Jonathan  qui,  pour  la  circonstance,  a  rajeuni  son  allure,  revêtu 
un  beau  gilet  étoile,  des  bottes  neuves  et  qui  serre  tendrement 
la  main  d'une  petite  paysanne  en  sabots,  coiffée  du  bonnet 
phrygien...  Le  même  pro-Germain  apparaît  dans  un  dessin  de 
Charles  Dana  Gibson.  Gibson  est  cet  admirable  synthétiste  qui 
créa,  pour  notre  époque,  le  type  idéal  de  l'Américaine,  comme 
jadis  Burne-Jones  celui  de  l'Anglaise  et  M.  Helleu  celui  de  la 
Parisienne.  L'élaboration  de  ce  nouveau  personnage  fut  peut- 
être  moins  séduisante  pour  l'artiste,  mais  le  résultat  est  aussi 
heureux.  Le  gros  homme  à  la  tête  carrée,  aux  extrémités  mas- 
sives, révélatrices  de  ses  origines,  remplit  un  large  fauteuil,  au 
club,  au  milieu  d'Américains  authentiques.  Il  discute,  ergote, 
s'enfonce  dans  la  dialectique  et  les  contradictions,  tandis  que 
tous  ses  voisins,  furieux,  brandissant  les  feuilles  où  ils  viennent 
de  lire  les  derniers  forfaits  allemands.  «  Il  reste  neutre!  »  dit 
la  légende,  et  le  dessin  dit  assez  pourquoi. 

Le  pro-Germain  est  un  sujet  inépuisable  de  caricatures. 
«  Une  des  choses  les  plus  touchantes  de  cette  guerre,  c'est  que 
la  France  est  devenue  pieuse,  »  dit  une  jeune  Américaine,  en 
s'arrêtant  de  tricoter  dans  son  fauteuil  à  haut  dossier  :  «  Tous 
les  Français  prient.  »  —  «  Et  tous  les  Allemands  prient  aussi,  » 
répond  un  pro-Germain  furieux,  et  il  ajoute,  pour  donner  du 
poids  à  son  affirmation  :  «  Ils  prient  Dieu  de  damner  l'Angle- 
terre !  »  L'hypocrisie  de  ces  appels  à  la  Divinité  indigne  fort 
l'artiste  américain.  Dans  un  de  ses  dessins,  le  plus  saisissant 
peut-être,  un  Satan  gigantesque  ouvre  ses  immenses  ailes  de 
chauve-souris  sur  le  Kaiser  épouvanté,  et  le  morigène  ainsi  : 


830  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

«  Cesse  de  m'appeler  «  Dieu!  »  J'ai  ce  mot  en  horreur...  »  Ainsi, 
lorsqu'il  feuillette  les  images  satiriques  des  Américains,  le 
lecteur  allemand  n'a  aucune  chance  d'y  éprouver  un^  vif  plaisir. 
Les  espagnoles  sont  un  peu  plus  capables  de  le  dérider.  Le 
Blanco  y  Negro,  de  Madrid,  s'y  essaie  de  son  mieux.  Il  figure 
deux  requins,  au  fond  de  la  mer,  parmi  des  débris  de  navires  et 
des  cadavres  de  noyés,  et  l'un  dit  à  l'autre  :  «  Frère  Requin, 
voilà  notre  subsistance  assurée  pour  nous  et  pour  nos  enfans, 
tant  que  la  guerre  durera,  —  et  cela  peut  durer  cent  ansl  »  Il 
y  a  là  de  quoi,  peut-être,  faire  rire  quelqu'un  à  Brème  ou  à 
Hambourg.  Une  autre  planche  du  même  journal  montre  un 
général  anglais  et  un  français  juchés  sur  deux  pitons  des 
Balkans  et  regardant,  de  tous  leurs  yeux,  dans  leurs  lorgnettes. 
«  Voyez-vous  quelques  Italiens  dans  cette  direction?  »  demande 
l'un.  —  «  Pas  un  seul.  Et  vous,  »  dit  l'autre,  qui  interroge  à 
son  tour  :  «  Apercevez-vous  quelques  Russes?  »  —  «  Aucun!  » 
—  L'attitude  expectante  de  la  Roumanie  est  caractérisée,  dans 
le  Gedeon,  de  Madrid,  par  une  ingénieuse  image,  qui  n'est  pas, 
non  plus,  pour  trop  déplaire  à  l'Allemand  :  c'est  un  obus  à 
demi  enfoncé  dans  la  terre  meuble,  en  vue  de  Salonique,  aux 
yeux  inquiets  des  Alliés  et  qui  n'a  pas  encore  explosé,  —  mais 
l'on  ne  sait  de  quel  côté  il  lancera  sa  mitraille...  Le  lecteur 
allemand  se  rembrunit,  au  contraire,  devant  les  images  de 
Ylberia  et  de  la  Campana  de  Gracia,  de  Barcelone.  Dans  la  pre- 
mière, il  voit  une  foule  menaçante,  parce  qu'affamée,  sous  les 
fenêtres  du  palais  impérial,  à  Berlin,  et  elle  crie  :  «  Nous 
avons  faim  et  il  n'y  a  pas  de  pain  !  »  et  le  Kaiser,  à  son  balcon, 
répond  :  «  Eh  bien!  quoi?  Moi  aussi,  j'ai  faim,  puisque  je  ne 
puis  dévorer  l'Angleterre.  »  Dans  la  seconde,  il  voit  son  Kaiser 
offrir  galamment  son  bras  à  la  Paix,  avec  cette  demande  :  «  Me 
ferez-vous  le  plaisir  de  venir  avec  moi?  —  Merci,  répond  la 
Paix.  Quand  vous  vous  serez  lavé  les  mains,  »  qui  sont 
sanglantes.  Dans  la  troisième,  enfin,  il  voit  son  Kaiser  en  train 
de  choisir  son  rôti  de  Noël.  C'est  l'oiseau  de  la  Paix  qu'il 
désigne  en  disant  :  «  Si  je  ne  peux  avoir  une  bonne  dinde,  je 
me  contenterais  de  cette  colombe.  »  —  «  Oh  !  si  je  pouvais  seu- 
lement quitter  la  partie!  »  murmure  le  même  Kaiser,  dans 
VEvening  Sun,  devant  les  piles  d'écus  qu'il  a  gagnés  aux  Alliés, 
assis  à  la  même  table  de  jeu.  C'est  l'idée  et  quasi  le  dessin  du 
Nebelspalter.  Par  où  l'on  voit  que,  dans  la  pensée  des  Neutres, 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  831 

c'est  presque,  un  axiome  que  l'Allemagne,  au  point  où  en  est 
arrivée  la  guerre,  désire  la  paix. 

CONCLUSION 

Et  d'ailleurs,  qui  ne  la  désire  pas,  s'il  fallait  en  croire  toutes 
ces  images,  —  alliées,  allemandes  ou  neutres,  —  qui  ne  l'a  pas 
toujours  désirée?  Quel  est  le  peuple  qui  se  vante  ou  seulement 
avoue  avoir  rêvé  d'agression,  de  domination  ou  d'hégémonie? 
Aucun.  Vainement  chercherait-on,  parmi  tous  ces  dessins  et  ces 
légendes,  l'éloge  ou  seulement  l'apologie  de  la  guerre  de 
conquête  :  on  ne  la  trouverait  pas.  Toutes  exaltent  les  mêmes 
vertus  :  la  liberté  des  peuples,  la  fidélité  à  la  parole  donnée,  la 
fraternité;  toutes  flétrissent  ceux  qui,  selon  leurs  auteurs,  y 
ont  manqué.  Il  n'y  a  pas,  sur  les  principes,  de  divergence  : 
tel  est  le  premier  point  à  noter.  Que  les  chefs  actuels  de 
l'Allemagne  tiennent  pour  nulle  leur  signature  au  bas  d'un 
traité  lorsqu'il  les  gêne,  et  pour  moins  encore  le  droit  à  la 
vie  des  petites  nations,  c'est  ce  qui  est  discernable  dans 
leurs  écrits  et  manifeste  dans  leurs  actes.  Que  le  peuple 
allemand  soit  entré,  tout  entier,  dans  cette  voie  avec  une 
discipline  impeccable,  c'est  ce  que  les  faits  ont  surabondam- 
ment démontré.  Mais  il  est  curieux  d'observer  que,  dans  leurs 
images  populaires,  ils  continuent  à  faire  appel  à  des  sentimens 
tout  différens,  à  ceux  qui  ont  cours  chez  les  Alliés  :  la  jus- 
tice, l'humanité,  la  franchise,  la  liberté.  Une  image  assez  récente 
du  Simplicissimus  est  significative  à  cet  égard  :  elle  figure 
Neptune  galopant  sur  son  cheval  marin,  lequel  a  des  pattes  de 
canard,  le  trident  en  bandoulière.  Ce  vieux  Dieu  équestre 
accueille  avec  des  transports  de  joie  une  sorte  de  Naïade  et 
cette  Naïade  élève  au  ciel  ses  deux  bras  chargés  de  chaînes,  mais 
de  chaînes  brisées...  Cela  s'appelle  la  Libération  du  Danube  et 
on  lit  :  «  Ainsi,  ma  petite  fille,  la  liberté  des  fleuves  sera  suivie 
bientôt,  nous  l'espérons,  par  la  liberté  des  mers...  » 

Voilà  pour  la  Liberté.  Quant  à  la  Vérité,  l'Allemand  ne  la 
chérit  pas,  en  apparence,  moins  tendrement.  La  Jugend  nous 
fait  assister  à  une  scène  digne  de  Shakspeare  :  dans  un  cime- 
tière «  survolé  »  par  une  bande  de  corbeaux;  un  fossoyeur, 
sinistre,  sorte  de  Galiban  habillé  aux  couleurs  de  l'Angleterre, 
est  en  train  de  creuser  des  tombes.  Il  a,  déjà,  enterré  l'Hon- 


832  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

nêleté,  l'Humanité,  et  quelques  autres  vertus  sociales;  mais  du 
fond  d'une  fosse  nouvellement  ouverte  une  figure  de  femme  se 
redresse,  auréolée  de  feu,  et  lui  présente  un  miroir.  Et  la  légende 
dit  :  <(  L'Anglais  voulait  aussi  enterrer  la  Vérité,  mais  elle  s'est 
redressée  chaque  fois  et  l'a  confondu  avec  son  miroir.  » 

Que  dire  de  la  fidélité  aux  engagemens?  Elle  ne  tient  pas 
moins  de  place  dans  la  caricature  allemande.  Le  Kladderadatsch 
a  trouvé,  pour  l'exalter,  une  image  apocalyptique.  Le  roi 
d'Italie,  sur  son  trône,  est  assailli  par  les  objurgations  d'un 
immonde  gnome  qui  est  John  Bull  et  d'une  sorcière  coiffée  de 
couleuvres,  vêtue  de  plumes  de  coq,  qui  est  la  France  ;  et  il  va 
les  écouter,  lorsque,  dans  l'ombre,  une  main  gigantesque  et 
lumineuse  parait,  et  cette  main  ouvre  trois  doigts  de  feu, 
formidable  rappel  d'une  trinité  sainte,  et  la  France  s'écrie  : 
u  Viens  avec  nous.  Le  mot  «  loyauté  »  est  une  pure  invention 
des  barbares  allemands.  »  On  ne  croirait  pas  possible,  après 
tant  de  «  chiffons  de  papier  »  déchirés,  la  prétention  que  cette 
image  suggère  et  encore  moins  celle  qu'affiche  plus  récemment 
le  Simplicissimiis,  en  figurant  le  voyage  du  cardinal  Mercier., 
Celui-ci  est  représenté  causant  avec  des  catholiques  et  leur 
disant  :  «  Les  Allemands  m'ont  donné  un  sauf-conduit,  et 
comme  je  sais  qu'ils  tiennent  toujours  leur  parole,  je  peux  les 
calomnier  avec  assurance.  »  Qu'ils  tiennent  toujours  leur  parole! 
est  une  telle  trouvaille  qu'on  se  demande  à  qui  les  ironistes  de 
Munich  en  veulent  parfois... 

Enfin,  l'humanité  est  pareillement  invoquée,  contre  toute 
attente,  par  l'humoriste  allemand.  Le  Simplicissimiis  montre 
toute  une  famille  anglaise,  femmes  et  enfans,  rassemblée  autour 
d'une  table  couverte  de  cartouches,  en  train  de  confectionner 
des  balles  dum-dum.  Gela  s'appelle  :  «  L'aide  aux  soldats  en  Angle- 
terre. »  Pour  lui,  la  barbarie  est  de  l'autre  côté  de  la  Manche. 

En  regard  de  toutes  les  hypocrisies  et  de  toutes  les  lâchetés 
qu'il  attribue  à  ses  adversaires,  l'imagier  teuton  dresse  la 
figure  idéale  de  l'Allemagne  :  une  Allemagne  unie,  forte, 
disciplinée,  mais  pacifique,  uniquement  appliquée  à  se  défendre, 
un  roc  compact  et  formidable  que  tous  les  Ilots  du  monde, 
déchaînés,  viennent  battre,  sans  l'entamer.  L'écume  de  ces  flots 
prend  vaguement,  sous  la  lune,  une  ressemblance  avec  des 
formes  fantastiques  de  John  Bull,  de  Marianne  et  d'un  moujik. 
Le  bloc,  lui,  ressemble  à  la  Tour  de  Bismarck,  blasonnée   aux 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  833 

armes  des  villes  de  l'Empire.  «  Il  nous  a  construit  une  forte 
demeure,  un  asile  sûr  en  Dieu,  contre  toutes  les  tempêtes.  » 
Ainsi,  l'idée  du  peuple  allemand,  réduit  par  la  conjuration  de 
ses  ennemis  à  défendre  sa  propre  existence,  est  sensible  dans 
beaucoup  de  ces  images  :  Fidée  de  ce  même  peuple  entrepre- 
nant la  conquête  du  globe  ne  l'est  nulle  part. 

Est-ce  pour  les  Neutres  que  l'humoriste  allemand  donne 
cette  note  extraordinaire?  Est-ce  pour  la  masse  de  son  peuple? 
Est-ce  un  sentiment  tout  personnel?  En  tout  cas,  dans  ces  my- 
riades d'images  destinées  au  grand  public,  rien  n'a  passé  des 
idées  de  Bernhardi  et  de  Treitschke  sur  les  beautés  de  la  guerre 
de  conquête  ou  sur  la  légitimité  de  la  terreur.  Elles  procèdent 
toutes  de  ce  postulat  que  l'Allemagne  ne  fait  que  se  défendre 
contre  une  coalition  formidable  d'envieux  voisins.  Que  ce  soit  par 
un  hypocrite  accord  entre  les  auteurs  et  leurs  lecteurs,  ou  que  le 
public  allemand  soit  encore  abusé  par  la  plus  gigantesque 
mystification  et  la  plus  fatale  dont  l'Histoire  nous  offre 
l'exemple,  les  humoristes  d'outre-Rhin  ne  cessent  d'invoquer  les 
mêmes  principes  que  les  autres.  C'est  pour  les  mêmes  idées 
qu'ils  prétendent  faire  la  guerre  et  y  avoir  été  contraints  par 
les  mêmes  nécessités. 

Pour  la  terminer,  ils  comptent  également  sur  la  même  chose  : 
les  dissensions  intestines.  C'est  le  second  caractère  commun  aux 
caricatures.  Tout  le  monde  est  aux  écoutes  pour  surprendre, 
chez  l'ennemi,  les  premiers  travaux  d'approche  de  la  Révolu- 
tion. Anglais  et  Français  l'attendent  du  socialisme  allemand  ; 
les  Austro-Allemands,  des  révolutionnaires  russes  et  de  l'esprit 
de  fronde  qui  soufflait,  d'habitude,  en  France.  Ils  l'attendent 
aussi  non  pas  du  peuple  anglais,  —  ils  sont  trop  au  fait  pour 
l'espérer  de  cette  nation  librement  disciplinée  qu'est  la  Grande- 
Bretagne,  —  mais  du  moins  de  ses  colonies,  des  Indes,  de 
l'Egypte,  du  Cap.  Ils  l'attendent, enfin,  delà  Tripolitaine  contre 
l'Italie.  Jusqu'ici,  les  postes  d'écoute  en  sont  pour  leurs 
frais.  Si  fine  que  soit  leur  ouïe,  nul  bruit  de  sape  ne  vient  la 
frapper.  La  guerre,  qui  devait,  selon  les  sociologues,  dissocier 
les  nationalités  arbitrairement  réunies,  les  a  resserrées,  au 
contraire,  et  les  plus  artificielles  tiennent  comme  les  autres. 
Mais,  quels  que  soient  les  faits,  le  sentiment  demeure,  et  l'image 
satirique  montre,  par  tous  les  pays,  la  foi  profonde  ou  l'espoir 
qu'on  a  dans  la  Révolution  chez  le  voisin. 

TOME    XXXIII.   —    1916.  53 


834  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

Un  troisième  point,  sur  lequel  il  semble  bien  que  tous  les 
humoristes  soient  d'accord,  c'est  l'énorme  fardeau  financier 
de  la  guerre.  «  Tout  cela  finira  par  deux  emprunts!  »  disait  déjà 
M.  Forain,  lors  de  la  première  guerre  gréco-turque,  en  figurant 
des  veuves  désolées  sur  des  ruines.  Par  combien  d'emprunts 
l'actuelle  tragédie  va-t-elle  finir?  Par  une  telle  quantité,  estime 
la  San  Francisco  Chronicle  quel'Europe  entière  est  submergée  et 
se  noie.  Quelle  sera  «  la  place  de  la  nation  allemande  au  soleil?  » 
se  demande  la  Kansas  City  Post.  Et  elle  répond  en  montrant  le 
Michel  allemand  suant  à  grosses  gouttes  sous  le  fardeau  énorme 
de  la  Dette  de  guerre,  intérêts  et  pensions,  un  sac  si  gros  qu'il 
le  couvre  entièrement  de  son  ombre.  Le  même  Michel  se  serre 
furieusement  le  ventre,  d'après  Braakensiek,  dans  YAmster- 
dammer,  à  mesure  que  les  impôts  vont  croissant.  «  La  Paix, 
vite,  ou  nous  sommes  ruinés  !  »  crie,  par  la  fenêtre,  le  banquier 
allemand,  dans  le  Star,  de  Montréal.  Et  YInçuirer  de  Philadel- 
phie prévoit  comment  finira  le  globe  terrestre  :  il  le  représente 
envahi,  peu  à  peu,  par  une  calotte  de  glace,  qui  détruit  toute 
vie  sur  la  surface,  et  cette  glace  s'appelle  :  la  Dette  de  guerre. 
Cette  universelle  ruine  des  pays  combattans  profitera-t-elle  du 
moins  aux  neutres?  Ce  n'est  pas  l'avis  du  Social  Democrat  de 
Copenhague.  Il  figure,  en  eiïet,  la  Suède  sous  les  traits  d'un 
homme  qui  n'a  plus  que  la  peau  sur  les  os,  assis  sur  son  rivage 
et  mourant  de  faim.  A  la  vérité,  il  est  entouré  de  richesses,  de 
sacs  et  de  lingots  d'or;  mais  ce  nouveau  Midas  meurt  de  faim, 
tout  de  même,  s'usant  les  dents  à  cette  indigeste  nourriture.  La 
morale  de  cette  caricature  est  que  gagner  de  l'or,  ce  n'est  pas 
produire  des  alimens,  ni  des  objets  utiles  à  la  vie,  et  que  ces 
objets  qui  n'auront  pas  été  produits, pendant  des  années,  parles 
millions  de  bras  occupés  à  tuer  ou  à  fabriquer  des  obus,  man- 
queront à  tout  le  monde.  Ainsi,  l'image,  en  tout  pays,  mais 
surtout  chez  les  Neutres,  s'accorde  à  déplorer  les  suites  de  la 
guerre,  comme  elle  déplore  son  principe  et  ses  moyens. 

Cette  communauté  qu'on  observe  dans  les  senlimens,  vrais 
ou  feints  des  divers  peuples,  se  retrouve  dans  les  moyens 
employés  par  leurs  artistes  pour  les  exprimer.  Et,  d'abord,  ces 
moyens  sont  exactement  les  mêmes  qu'autrefois.  Il  serait 
intéressant  de  noter  les  formes  et  les  idées  nouvelles  que  la 
nouveauté  prodigieuse  des  événemens  apporta  jusqu'ici  dans 
les  arts  du  dessin  et  notamment  dans  la  caricature.  Et  nous  les 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  835 

noterions,  en  effet,  s'il  y  en  avait.  Mais  il  n'y  en  a  pas.  La 
guerre  va  tout- renouveler  en  nous  et  autour  de  nous  :  il  est  dou- 
teux qu'elle  renouvelle  la  vision  de  l'artiste.  L'artiste  est  comme 
l'oiseau  qui  vole  au-dessus  des  ruines,  pépie,  fait  entendre  ses 
trilles  et  ses  roulades  dans  les  courts  silences  du  canon  :  ce  sont 
les  coups  d'aile  et  les  chansons  appris  aux  jours  de  paix. 

A  priori,  rien  ne  peut  faire  supposer  que  l'Art  va  être  trans- 
formé par  la  guerre.  L'histoire  n'offre  pas  d'exemple  de  ces 
subites  transformations.  Sans  doute,  la  tragique  raideur  des 
héros  de  David  s'apparente  bien. aux  principes  et  aux  gestes  de 
la  Révolution  ;  mais  les  héros  de  David  n'ont  pas  suivi  la  Révo- 
lution :  ils  l'ont  précédée.  Ils  sont  tout  entiers  contenus,  et  à 
leur  paroxysme,  dans  les  Horaces,  qui  ont  paru  au  Salon  de 
1785.  Sans  doute  encore,  Watteau  et  Y  Embarquement  pour 
Cythère  nous  semblent  bien  refléter  l'idéal  galant  et  la  société  de 
Mmede  Pompadour;  mais  c'est  bien  plutôt  cette  société  qui  a  reflété 
Y  Embarquement,  comme  en  un  «  tableau  vivant,  »  car  Watteau 
est  mort  l'année  où  est  née  Mme  de  Pompadour  :  il  a  peint  sur- 
tout au  plus  sombre  et  au  plus  austère  du  règne  de  Louis  XIV. 
Enfin,  si  le  goût  du  Moyen  Age  sentimental  et  le  style  «  trouba- 
dour »  paraissent  une  suite  assez  logique  aux  événemens  de  la 
Restauration,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'ils  étaient  déjà  en  hon- 
neur, sous  le  Consulat,  dans  le  salon  d'Hortense  de  Beauhar- 
nais.  Si  l'on  remonte  plus  haut  dans  l'Histoire,  on  ne  voit  point 
que,  dans  les  arts  plastiques,  une  esthétique  nouvelle  ait  jamais 
suivi  une  transformation  sociale,  dans  des  conditions  telles 
qu'on  puisse  y  voir  un  rapport  de  cause  à  effet,  ou  bien  elle 
l'a  suivie  de  si  loin  que,  pratiquement,  l'effet  n'a  pu  toucherles 
contemporains.  Le  christianisme  a  bien  fait  surgir  un  art  nou- 
veau, mais  après  combien  do  siècles  !  Presque  toujours,  les 
formes  d'art  et  de  vie  esthétique  adoptées  après  une  grande 
commotion  sociale  préexistaient  à  cette  commotion.  Elle  les  a 
parfois  fait  adopter  :  elle  ne  les  a  pas  fait  naître. 

En  fait,  rien  n'est  venu  renouveler  l'art  depuis  la  guerre, 
—  pas  même  celui  de  la  caricature!  Aucune  forme  inédite  n'a, 
jusqu'ici,  enrichi  la  raillerie,  ni  magnifié  l'indignation.  C'est 
dans  des  moules  anciens  qu'on  a  coulé  toutes  les  idées  nou- 
velles, —  moules  qui  datent  de  cent  ans  parfois,  et  parfois  de 
bien  davantage.  Ainsi,  le  Napoléon  de  la  Mucha,  de  Varsovie, 
examine,  à  la  loupe,  un  lilliputien  Guillaume  II  qu'il  tient  dans 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  creux  de  sa  main  et,  ce  faisant,  il  répète  exactement  le  geste 
invente'  par  Gillray  pour  son  George  III,  considérant  avec  la 
plus  extrême  curiosité  les  rodomontades  d'un  minuscule  Bona- 
parte. La  seule  différence  est  qu'il  tient  une  loupe  au  lieu  d'une 
lorgnette.  L'idée  de  montrer  les  belligérans  autour  d'une  table 
de  jeu,  qui  est  continuellement  reprise  de  nos  jours,  date,  nous 
l'avons  vu,  de  1499.  Celle  de  symboliser  les  nations  par  des 
animaux  :  l'ours  russe,  l'aigle  allemande,  le  kangourou  austra- 
lien, le  lion  britannique,  le  dindon  turc,  est  vieille  comme  le 
monde,  puisque  les  vignettes  du  fameux  papyrus  de  Turin  :  le 
lion  pinçant  de  la  cithare,  le  marsouin  soufflant  dans  une  flûte, 
le  crocodile  portant  un  théorbe,  l'âne  jouant  de  la  harpe, 
passent  pour  figurer  l'Ethiopie,  l'Egypte  et  d'autres  pays  soumis 
à  Ramsès.  Le  coq  figure  déjà  la  France,  vers  1707,  dans  une 
caricature  où  l'on  voit  la  reine  Anne  qui  lui  rogne  les  ailes. 

Les  formules  d'exécration,  non  plus,  ne  sont  guère  nou- 
velles :  il  en  est  peu  d'employées  contre  Guillaume  II  qui  n'aient 
déjà  servi  contre  Napoléon.  Les  artistes  ne  se  sont  pas  même  mis 
en  frais  de  nouveaux  traits  pour  ridiculiser  la  soldatesque  enne- 
mie. Les  Anglais  et  les  Français  n'ont  eu  qu'à  feuilleter  la  col- 
lection du  Simplicissimus  pour  trouver  les  types  les  plus  gro- 
tesques et  les  plus  réjouissans  de  «  Boches,  »  depuis  le  général 
ventripotent  et  circonspect  jusqu'au  lymphatique  étudiant 
fourvoyé  à  la  caserne,  et  depuis  le  lieutenant  aristocrate  et 
penseur  jusqu'à  la  sombre  brute.  Bruno  Paul  et  Thony  les 
avaient  tous  éludiés  et  rassemblés  depuis  longtemps.  De  même, 
les  Allemands  n'ont  pas  pris  la  peine  d'inventer  un  type 
nouveau  d'officier  anglais  :  ils  ont  tout  bonnement  pris  celui  de 
Caran  d'Ache  et,  par  exemple,  le  général  du  Simplicissimus  qui 
donne  commission  à  la  Mort  d'aller  visiter  les  cours  de  Sofia  et 
d'Athènes,  paru  à  la  fin  de  1915,  sort  tout  droit  du  Rire,  du 
17  novembre  1900.  Pareillement,  les  innombrables  Sphinx,  qui 
s'ébattent  dans  les  feuilles  de  Berlin,  sont  la  lignée  d'une  figure 
de  Caran  d'Ache,  parue  dans  le  Figaro  du  12  février  1900  et 
intitulée  :  le  Sphinx  bouge.  C'est  en  temps  de  guerre,  surtout, 
qu'on   prend   son   bien   où   on  le   trouve. 

Ce  goût  du  pastiche  a  conduit  les  artistes  à  user  d'un  pro- 
cédé comique,  déjà  connu,  mais  peu  employé  jusqu'ici  : 
l'adaptation  de  quelque  œuvre  d'art  célèbre  à  des  idées  nou- 
velles. Nous  avons  vu  la  Parabole  des  aveugles,  de  Breughel, 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  837 

exploitée  par  le  Simplicissimus  pour  railler  les  chefs  d'Etat 
alliés  conduits  à  l'abîme  par  sir  Edward  Grey  et  la  Harpie  de 
Hans  Thoma,  détournée  de  son  sens  primitif  pour  incarner 
le  même  Edward  Grey.  Pareillement,  un  tableau  célèbre  de 
Bœcklin,  les  Sirènes,  a  servi  à  la  Muskete,  de  Vienne,  pour  sym- 
boliser la  Russie,  la  France  et  l'Angleterre  tâchant  d'attirer  les 
navigateurs  neutres  de  leur  côté.  Bœcklin  a,  d'ailleurs,  donné 
tous  les  modèles  des  Neptunes  britanniques  ridiculisés  par  l'hu- 
mour allemand.  Un  symbole  fameux  de  Sascha  Schneider,  la 
Fatalité  qui  guette  l'homme  nu  et  désarmé,  a  été  imité  par  la 
même  Muskete  pour  figurer  le  blocus  guettant  John  Bull  sur 
son  île  et  par  le  Kladdcradatsch  pour  montrer  Hindenburg 
guettant  le  grand-duc  Nicolas.  Le  Punch,  de  Melbourne,  a  eu 
recours  au  groupe  fameux  de  Frémiet,  Gorille  enlevant  une 
femme,  pour  stigmatiser  l'attitude  de  l'Allemagne  envers  la 
civilisation.  Et,  chose  inattendue,  les  Lustige  Blaetter  ont  réqui- 
sitionné le  même  gorille  pour  lui  faire  soutenir  la  thèse 
contraire  :  elles  l'ont  coiffé  d'un  béret  écossais,  par  quoi  elles 
donnent  à  entendre  que  c'est  l'Angleterre,  et  la  femme  déses- 
pérée que  ce  monstre  enlève,  c'est  la  Grèce  !  David  Wilson,  dans 
le  Graphie,  a  repris  un  dessin  célèbre  de  Joseph  Sattler,  la  Mort 
des  livres.  Mais,  à  la  place  du  squelette  qui  passait  sur  les  vieux 
missels,  avec  des  échasses,  en  y  laissant  ses  traces,  on  voit  le 
Kaiser,  qui  souille  les  précieux  vélins,  et  sur  ces  vélins  on  lit  : 
«  Histoire  de  la  Civilisation...  La  Belgique...  » 

Enfin,  Albert  Durer  lui-même  a  été  requis  d'apporter  le 
concours  de  sa  symbolique  à  l'imagination  un  peu  courte  de  ses 
successeurs.  Les  Lustige  Blaetter  ont  reproduit  sa  planche 
fameuse  :  Le  Chevalier,  la  Mort  et  le  Démon,  en  l'accommodant 
aux  idées  de  M.Maximilien  Harden.  Le  chevalier,  c'est  Bismarck, 
qui  passe  grave,  impavide,  tout  en  fer,  sur  ce  fameux  cheval, 
ce  cheval  de  profil,  au  pas,  qui  est  devenu,  depuis  Durer,  le 
thème  où  s'essaient  tous  les  artistes  allemands.  La  Mort  est  à 
pied  ;  elle  a  revêtu  le  kilt  et  coiffé  le  béret  écossais  :  elle 
menace,  de  sa  masse  d'armes,  le  chevalier  qui  n'en  a  cure.  Le 
Démon  a,  pour  figurer  la  Russie,  accentué  la  ressemblance 
qu'il  avait,  déjà,  chez  Durer,  avec  un  ours,  mais  un  ours  de 
carnaval  et  il  lève  sa  griffe  en  vain.  Une  foule  de  bêtes  ram- 
pantes, sifflantes,  scorpions,  serpens,  araignées  géantes,  cra- 
pauds, , —  ce  sont  vraisemblablement  les   Neutres,  —  embar- 


838  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

rassent  la  route  :  le  chevalier  chemine  toujours  du  même  pas, 
sans  voir,  sans  entendre  ce  vain  bruit  de  quolibets,  et  son  cheval 
placide  ne  sent  même  pas  les  facéties  d'un  singe  coifle  du  képi 
français,  une  sorte  de  Bandar-Log  qui  gambade  et  lui  tire  la 
queue.  A  l'arrière-plan,  la  forêt  et  la  montagne  mystérieuses  se 
sont  abaissées,  et  l'on  voit,  dans  la  lumière,  un  ange  déployant 
des  inscriptions  sacrées.  «  Bismarck,  1815-1915.  Nous  craignons 
Dieu  et  nul  autre.  »L&Espana,  de  Madrid,  a  fait  une  adaptation 
semblable,  mais  sans  modifier,  autant,  l'idée  primitive  de  Durer. 
Chez  elle,  c'est  le  Kaiser  qui  est  entré  dans  l'armure  du  cheva- 
lier et  à  travers  la  forêt,  on  voit  brûler  la  cathédrale  de  Reims. 
Ainsi,  pour  donner  une  image  saisissante  de  l'Allemagne  contem- 
poraine, il  a  fallu  adapter  un  dessin  vieux  de  quatre  cents  ans. 

Toutefois,  il  y  a  là  un  signe  que  la  caricature  élargit  ses 
moyens  d'expression.  Ce  recours  à  des  formes  nobles  et  à  de 
graves  symboles  doit  retenir  notre  attention.  Certes, l'évolution 
symboliste  de  la  caricature  est  bien  antérieure  à  la  guerre.  Elle 
était  nettement  perceptible,  déjà,  chez  les  maîtres,  il  y  a  une 
vingtaine  d'années.  Mais  la  guerre  l'a  précipitée  peut-être  et,  en 
tout  cas,  l'a  fait  mieux  voir.  Ce  qu'on  appelait  autrefois,  et  ce 
qu'on  appelle  encore,  par  habitude  et  faute  d'un  mot  plus  précis, 
une  «  caricature,  »  dans  l'imagerie  politique,  n'a  souvent  rien 
de  la  «  charge  »  et  ne  déforme  plus  du  tout  les  proportions., 
Il  n'y  a  pas  plus  de  déformations  dans  les  dessins  de  Bernard 
Partridge,  du  Punch,  qui  sont  qualifiés  «  caricatures  »  que  dans 
les  planches  de  Y  Illustration,  signées  de  M.  Jonas,  qui  ne  le 
sont  pas.  Si  l'on  désigne  encore  de  ce  nom  les  dessins  de 
Raemaekers  et  de  M.  Forain,  où  les  figures  ne  sont  point  davan- 
tage déformées,  c'est  que  ce  terme  ne  désigne  plus  expressé- 
ment le  grotesque  ou  la«  charge,  »  mais  s'étend  à  quelque  autre 
chose,  dont  on  n'a  pas  encore  trouvé  la  définition.  Cette  autre 
chose,  c'est  toute  image  qui  caractérise  fortement  un  état  moral 
ou  une  attitude  politique,  sous  une  forme  brève  et  intelligible  à 
première  vue. 

Ainsi,  le  même  terme  sert  aujourd'hui  à  qualifier  trois  sortes 
d'images,  tout  à  fait  différentes  d'art  et  d'intention  et  parfois 
contradictoires.  On  appelle  «  caricatures  »  les  formes  exagérées 
et  grotesques,  sans  légende  ni  intention  morale  :  c'est  la  cari- 
cature de  Léonard  de  Vinci.  On  appelle  aussi  «  caricatures  » 
les  scènes   ironiques  par   leur  intention,   sans   aucune  forme 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  839 

grotesque  :  c'est  la  caricature  de  Gavarni.  Mais  l'on  est  encore 
contraint  de  donner  ce  nom,  faute  d'un  autre  plus  adéquat,  à 
des  images  où  il  n'y  a  plus  ni  formes  grotesques,  ni  intention 
ironique,  —  mais  des  symboles  de  gloire,  ou  des  spectacles 
d'horreur.  Quand  Raemaekers  montre  une  femme  en  deuil  et 
ses  deux  enfans  agenouillés  dans  un  coin  d'église  et  récitant  : 
«  Notre  Père  qui  êtes  aux  cieux..,  »  il  n'y  a  pas  plus  d'ironie 
dans  la  pensée  que  dans  la  forme.  Quand  les  Lustige  Blaetter 
dressent  le  lumineux  fantôme  d'Andréas  Hofer  parmi  les  neiges 
des  Alpes,  au-dessus  d'un  chasseur  tyrolien  et  dit  :  t<  Confiez- 
lui  votre  Tyrol  bien-aimé..,  »  l'ironie  n'est  ni  dans  la  forme, 
ni  dans  la  pensée.  Si  M.  Forain  dessine  une  paysanne  qui 
guide  la  charrue,  tandis  que  sa  petite  gamine  tire  le  cheval  en 
avant  et  appelle  cela  :  Y  Autre  Tranchée,  où  est  l'ironie?  Si  le 
Life  fait  défiler  devant  le  général  Joffre  les  ombres  de  tous  les 
grands  capitaines  français  qui  l'acclament,  et  si  le  Punch 
montre  la  déesse  de  la  guerre  veillant  sur  le  tombeau  de  lord 
Roberts,  avec  ces  mots  :  «  Celui-là  fut  le  guerrier  heureux.  11 
fut  ce  que  tout  homme  sous  les  armes  doit  désirer  être...  »  où 
est,  je  ne  dis  pas  seulement  l'ironie,  mais  même  l'humour? 
Dans  toutes  ces  images,  qui  ont  pourtant  paru  dans  des  feuilles 
caricaturales,  la  pensée  est  admirative  ou  douloureuse,  la  forme 
est  réaliste  ou  académique.  C'est  la  forme  habituelle  aux  peintres 
de  genre  ou  de  scènes  «  vécues.  »  La  seule  différence,  —  ce  qui 
distingue  nettement  l'œuvre  du  caricaturiste  de  l'autre,  — 
c'est  qu'au  lieu  de  chercher  simplement  à  faire  «  voir,  »  elle 
vise  à  faire  «  penser.  » 

Voilà  pourquoi  les  mythes  les  plus  anciens,  les  légendes  les 
moins  scientifiques,  ont  subitement  réapparu  dans  ces  petits 
miroirs  de  la  mentalité  contemporaine.  C'est,  là,  un  phénomène 
constant.  Tant  qu'il  s'agit  de  petits  ridicules,  d'ambitions 
médiocres,  ou  même  de  crimes  mesquins,  l'ironie  trouve,  pour 
les  flétrir,  des  formules  dans  l'immédiate  réalité.  Mais  quand 
les  événemens  dépassent  le  train  ordinaire  de  la  vie,  lorsqu'il 
s'agit  d'évoquer  quelque  chose  de  grand,  d'impressionner  vive- 
ment les  foules,  l'artiste  est  obligé  de  faire  appel  aux  souvenirs 
bibliques,  aux  histoires  traditionnelles  qui  nous  arrivent  toutes 
chargées  d'images  et  de  rêves,  du  fond  d'un  lointain  Passé. 
Pour  figurer  le  cataclysme  mondial  nié,  jusqu'ici,  par  la  raison 
humaine,  et  les  forces  secrètes  et  incoercibles  qui  l'ont  déchainé, 


840  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

il  retourne,  d'instinct,  aux  conceptions  épouvantées  de  l'An 
mil,  aux  images  du  xnie  et  du  xive  siècle.  Le  Prince  des 
Démons,  avec  ses  cornes,  ses  griffes  et  ses  ailes  de  chauve- 
souris,  quitte  le  tympan  des  vieilles  cathédrales,  la  «  pesée  des 
âmes,  »  les  chaudières  où  «  damnés  sont  boullus,  »  et  opère  une 
rentrée  triomphale  aux  kiosques  des  boulevards  et  dans  les 
bibliothèques  de  chemins  de  fer,  partout  où  l'on  débite  l'ironie 
vengeresse  et  le  symbole  à  bon  marché.  Raemaekers,  Edmund 
Sullivan,  Will  Dyson,la  plupart  des  caricaturistes  américains  et 
allemands  l'enrôlent  dans  leur  troupe  et  en  tirent  des  services 
éminens.  Gircé  a  quitté  son  rivage  antique  pour  venir,  chez 
Dyson  et  Sullivan,  verser  son  breuvage  maléfique  aux»  Boches  » 
de  1914.  La  vieille  Mort  de  Holbein  est  rentrée  dans  le  cycle 
habituel  des  figures  qu'on  voit  dans  les  journaux.  Il  ne  faut  pas 
s'en  étonner.  L'imagination  plastique  de  l'homme  est  beaucoup 
moins  étendue  qu'on  ne  le  croit  et  surtout  moins  variée.  C'est 
la  Nature  qui  est  variée  infiniment.  Un  seul  coup  de  sonde,  au 
fond  de  la  mer,  ramène  plus  de  monstres  que  n'en  ont  jamais 
enfanté,  dans  les  bestiaires,  les  volucraires  ou  les  cathédrales, 
tous  les  cerveaux  du  xine  siècle,  appliqués  à  s'évader  de  la 
Nature  et  à  découvrir  de  l'irréel.  On  vit,  dès  qu'on  touche  au 
symbole,  sur  les  formes  du  Passé.  Et  ce  sont  les  êtres  surna- 
turels rêvés  par  Orcagna  pour  le  Gampo  Santo  de  Pise  qui 
reviennent,  aujourd'hui  encore,  incarner  les  puissances  du  Mal 
dans  le  Life  de  New- York,  ou  YUlk  de  Berlin. 

Et  aussi  les  puissances  du  Bien.  On  ne  s'expliquerait  pas, 
autrement,  la  présence  du  Christ  dans  ces  petits  dessins  autre- 
fois qualifiés  de  «  caricatures.  »  Or  cette  présence  est  fréquenta.- 
Il  apparaît,  chez  Raemaekers,  dans  le  Bulletin  de  Sydney,  en 
France,  dans  les  estampes,  jusque  dans  des  cartes  postales 
populaires,  toutes  les  fois  que  la  prétention  des  Allemands 
d'être  le  «  fléau  de  Dieu  »  provoque  chez  nous  un  sursaut 
d'indignation.  Le  contraste  entre  l'esprit  de  l'Evangile  et  leurs 
actes  est  si  ilagrant,  que  les  peuples  le  moins  habitués  à 
transposer  leurs  idéals  en  des  symboles  bibliques  et  reli- 
gieux ont  senti  le  besoin  de  protester.  En  entendant  les  faus- 
saires et  les  assassins  dire  :  Gott  mit  uns!  les  gens  mêmes  qui 
n'avaient  nullement  l'habitude  de  faire  intervenir  l'idée  de  la 
divinité  dans  leurs  spéculations  théoriques  se  sont  révoltés,  leur 
ont  dénié  le  droit  d'invoquer  cet  idéal  de  la  Justice  et  l'ont 


LA    CARICATURE    ET    LA    GUERRE.  841 

revendiqué  pour  eux-mêmes.  D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  contra- 
diction. L'esprit  moderne  et  le  Christianisme  se  rejoignent 
pour  condamner  l'un  le  but,  l'autre  les  moyens  du  Panger- 
manisme. Il  est  donc  naturel  que  la  figure  de  la  Civilisation  et 
la.  figure  du  Christ  apparaissent  toutes  les  deux,  trahies  et 
bafouées  par  ces  prétendus  civilisés  et  ces  pseudo-chrétiens, 
pour  les  désavouer  et  pour  les  maudire. 

Seulement,  elles  ne  sont  pas  de  la  même  ressource  pour 
l'artiste.  Civilisation,  Humanité,  Charité,  Justice,  ce  sont,  là, 
des  termes  abstraits,  froids,  impossibles  à  figurer  en  des  images, 
sinon  par  des  allégories  féminines,  qui  voudraient  aussi  bien 
dire  :  Hygiène,  Poésie,  Assistance  publique,  Hiver  ou  Eté.  La 
figure  du  Christ,  apparaissant,  les  résume,  les  incarne,  leur 
prête  la  vie,  —  sa  vie,  qui  fut  tout  ce  qu'on  attend  d'elles,  qui 
les  mit  en  action  et,  pour  ainsi  dire,  en  tableaux  sensibles  à 
tous  les  yeux.  C'est  pourquoi  sans  le  vouloir,  sans  le  dire  et 
presque  à  leur  insu,  les  nouveaux  symbolistes  l'ont  évoquée.  Ils 
ont  montré  le  Christ  enfant  se  détournant  à  la  vue  des 
monstrueux  présens  des  nouveaux  rois  :  l'obus  du  Kaiser,  le 
305  de  François-Joseph,  le  cimeterre  du  Sultan;  ils  l'ont  figuré 
sur  sa  croix,  barrant  le  chemin  au  militarisme  bardé  de  fer  et 
abattu  par  lui  à  coups  de  hache;  ils  l'ont  dressé,  lumineux 
fantôme,  comme  un  remords  vivant,  devant  l'Empereur  épou- 
vanté. Sa  seule  présence  est  une  condamnation.  Toute  la  dialec- 
tique des  théologiens  d'outre-Rhin  ne  prévaut  pas  contre  la  vue 
des  cadavres,  des  femmes  en  pleurs,  des  enfans  mourant  de 
faim,  des  noyés,  des  ruines.  «  Vous  jugerez  l'arbre  à  ses  fruits,  » 
dit  l'Evangile.  L'artiste  fait  de  même  :  il  montre  ce  qui  est 
arrivé.  Les  causes  échappent  à  son  crayon,  mais  l'effet  est  de 
son  domaine  et  l'effet  n'est  pas  beau,  il  n'est  pas  souhaitable, 
il  n'est  pas  excusable.  L'image  qu'il  en  donne,  soit  qu'il  repro- 
duise les  réalités,  soit  qu'il  s'élève  aux  symboles,  inspire 
l'horreur  de  ce  qui  a  pu  produire  de  tels  fruits.  La  caricature, 
dans  son  ensemble  et  par  ses  maîtres  les  plus  incisifs,  s'est 
déclarée  contre  la  guerre. 

Robert  de  la  Sizeranne. 


LE  CHEMIN  SANS  BUT 


(i) 


TROISIEME   PARTIE(2) 


XIII 

Vivien  se  promenait  parmi  les  incohérences  du  Salon  d'Au- 
tomne. Il  passait  vite,  le  regard  accroché,  çà  et  là,  par  quelque 
essai  plus  heureux,  l'ébauche  d'une  promesse. 

Une  voix  de  femme  le  salua. 

—  Vivien!  Gomme  il  y  a  longtemps  qu'on  ne  s'est  vu! 

Il  eut  un  sursaut  :  Jacqueline  de  Mirville  était  devant  lui. 
Gêné,  Vivien  lui  serra  la  main. 

—  Ah!  je  ne  pensais  pas  vous  rencontrer  ici,  dit-il,  balbu- 
tiant un  peu. 

Elle  rit. 

—  Quelle  fichue  rencontre,  n'est-ce  pas?  Évidemment,  vous 
n'avez  pas  la  surprise  ravie.  Moi,  cela  me  fait  plaisir  de  vous 
revoir.  Voulez-vous  que  nous  nous  fassions  une  petite  visite  sur 
une  de  ces  banquettes  solitaires?  J'attends  des  amis  qui  m'ont 
donné  rendez-vous  à  la  Sculpture.  Je  suis  en  avance. 

—  Volontiers,  dit  Vivien,  qui  s'était  ressaisi. 

—  J'ai  été  très  contente  de  votre  succès,  dit  Jacqueline  gen- 
timent. Après  tous  vos  ennuis,  cela  vous  aura  consolé. 

Vivien  ne  répondit  rien. 

—  Je  suis  sûre,  continua  l'étourdie,  que  vous  n'avez  pas 
pensé  à  moi,  depuis  que  Florence  vous  a  quitté? 

—  Mais  si,  protesta  poliment  Vivien,  auquel  l'entretien 
devenait  pénible. 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  mai  et  1"  juin. 

(2)  Copyright  by  Jules-Philippe  Heuzey,  1916. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  843 

—  Eh  bien  !  moi,  je  me  souviens  toujours  de  vous  avec 
plaisir.  Je  n'ai  pas  compris  Florence.  Hein  !  ajouta-t-elle  en 
riant,  ce  n'était  pas  la  peine  de  me  faire  de  la  morale  1  La 
plus  estomaquée  dans  toute  cette  histoire,  c'était  maman.  Elle 
avait  du  mal  à  accepter  le  divorce  de  sa  seconde  fille.  A  présent, 
elle  y  est  faite  ;  c'est  de  l'histoire  ancienne.  Et  vous,  vous  ne 
vous  remariez  pas  ? 

—  Non,  dit  Vivien,  ironique,  pas  encore.  Je  n'ai  pas  la 
bosse  du  mariage  comme  les  demoiselles  Daubenoire. 

—  Vous  avez  joliment  raison  de  rester  libre;  si  j'avais  été 
garçon,  je  ne  me  serais  certes  pas  marié.  J'aurais  joui  de  la  vie. 

—  Et  vous,  ma  chère  belle-sœur,  vous  ne  redivorcez  pas? 

—  Non,  dit  Jacqueline  tranquillement.  Trois  maris,  c'est 
trop  madame  Barbe-Bleue,  même  quand  aucun  n'est  trépassé 
sous  notre  règne.  Il  y  a  bien  eu  un  peu  de  frottement,  dans  les 
premiers  temps  de  notre  mariage,  entre  Jacques  et  moi.  A  pré- 
sent, c'est  engrené.  Mon  mari  va  de  son  côté... 

—  Et  vous  du  vôtre,  dit  Vivien. 
Jacqueline  rit. 

—  Et  moi  du  mien.  Vous  n'avez  pas  l'air  folâtre,  continuâ- 
t-elle. Vanné?  Trop  de  fête,  ou  de  nouvelles  complications 
sentimentales? 

—  Oh!  non,  s'écria  Vivien  avec  énergie. 
Jacqueline  rit  de  nouveau. 

—  Chat  échaudé  craint  l'eau  froide.  Je  n'ose  pas  vous 
demander  de  venir  me  voir,  dit-elle  en  se  levant,  cela  vous 
serait  peut-être  désagréable  de  rencontrer  Florence...  c'est 
encore  un  peu  tôt... 

—  Oui,  un  peu  ! 

—  Je  le  regrette.  J'aime  bien  Claude;  je  vous  préférais.  Je 
crois  que,  l'un  et  l'autre,  vous  professez  le  même  dédain  pour 
ma  frivole  personne,  mais  votre  dédain  avait  des  formes  plus 
indulgentes.  Vous  n'avez  pas  revu  Florence? 

—  Non,  répondit  Vivien,  qui  tendait  la  main  à  Jacqueline, 
désireux  démettre  fin  à  l'entretien. 

—  Je  la  crois  heureuse...  Elle  est  comme  de  votre  temps, 
moins  égale  d'humeur  peut-être,  parfois  plus  animée,  parfois 
plus  silencieuse...  Mais  cela  tient  sans  doute  à  son  état... 

—  Adieu,  madame,  dit  brusquement  Vivien,  on  m'attend, 
moi  aussi  ;  je  l'avais  oublié. 


844  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Et  il  partit.  Son  cœur,  soudain,  lui  faisait  mal.  Il  lui  semblait 
qu'il  se  retrouvait  à  ces  premiers  temps  de  leur  mariage,  où 
il  avait  désiré  un  enfant  avec  tant  d'ardeur.  Une  détresse 
l'angoissait  :  la  sensation  subite  de  sa  solitude.  Il  imaginait  Flo- 
rence avec  les  gestes  délicats  des  jeunes  mères;  il  voyait  sur 
ses  lèvres  ce  sourire  maternel,  qui  est  une  pureté  et  une  piété. 
Il  ne  se  disait  plus  ce  qu'il  s'était  répété  souvent  jadis,  pour  se 
consoler  :  que  l'enfant  eût  été  entre  eux  un  sujet  de  discorde  : 
elle  allait  être  mère  par  un  autre  1 

Il  s'enfuit  chez  lui,  incapable  de  supporter  plus  longtemps 
le  bruit  et  l'agitation  des  hommes.  Mais  l'image  de  Florence 
telle  qu'il  venait  de  l'évoquer  lui  fit  paraître  plus  désolée  sa 
solitude.  «  Je  me  marierai,  se  dit-il,  ce  sera  un  vrai  mariage, 
à  l'église  :  je  puis  encore  fonder  une  famille,  trouver  des  joies 
paisibles,  les  seules  vraies.  Je  puis  encore  être  heureux.  » 

Cet  état  d'àme  persistait  lorsque,  vers  cinq  heures,  il  se 
décida  à  rendre  visite  à  la  femme  de  Fauriel,  l'académicien.i 
Fauriel  avait  été  le  camarade  de  Vivien  à  l'Ecole  des  Hautes 
Etudes;  ils  s'étaient  perdus  de  vue  un  long  temps,  puis  s'étaient 
retrouvés  dans  les  dernières  années,  chez  des  amis  communs. 
Mme  Fauriel  plaisait  à  Vivien  par  son  esprit  naturel  et  sa  bonne 
humeur. 

Une  dame,  inconnue  de  lui,  était  dans  le  salon,  lorsqu'il 
entra. 

—  M.  Vivien  Lemire.  Mrae  Bertrand  Davène,  une  de  vos 
grandes  admiratrices,  cher  maître. 

La  jeune  femme,  ainsi  présentée,  tendit  la  main  au  romancier. 

—  Ma  chère  amie,  dit-elle  en  s'adressant  à  Mme  Fauriel,  rien 
n'est  gênant  comme  ce  qualificatif  de  grande.  On  ne  trouve  plus 
rien  pour  manifester  une  admiration  qu'accompagne  une 
épithète  qui  semble  supposer  un  jugement  plein  d'autorité. 
M.  Lemire  doit  avoir  tant  de  grandes  admiratrices  et,  ce  qu'il 
apprécie  plus  encore,  tant  de  grands  admirateurs! 

—  J'apprécie  autant  les  admiratrices  que  les  admirateurs 
que  votre  indulgence  veut  bien  me  prêter,  mais  j'aime  incontes- 
tablement mieux  mes  admiratrices. 

Mme  Bertrand  Davène  sourit.  Vivien  remarqua  la  finesse  de 
l'arc  que  dessinaient  les  lèvres;  tout  lui  plut  de  cette  jeune 
femme  :  le  pur  ovale  de  son  visage,  ses  cheveux  blonds  très  fins, 
les  lignes  de  son  corps  gainées  dans  un  fourreau  à  la  mode, 


LE    CHEMIN     SANS    BUT.  84o 

mais  sans  brutales  indiscrétions   La  voix  avait  du  charme.  Tout 
en  elle  était  délicatement  féminin  sans  mièvrerie  ni  futilité. 

—  Qui  est  cette  Mme  Davène?  demanda-t-il  à  Mrae  Fauriel  dès 
que  la  jeune  femme  fut  partie.  Je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir 
jamais  rencontrée... 

—  Vous  avez  dû  la  voir  déjà. 

—  Gela  m'étonne.  Généralement,  quand  une  femme  est 
jolie,  je  la  remarque  et  je  ne  l'oublie  plus  :  celle-ci  est  faite 
pour  attirer  les  yeux. 

—  Pendant  deux  ans,  vous  avez  si  peu  fréquenté  chez  vos 
amis  d'autrefois...  Vous  ne  vous  rappelez  pas,  Bertrand 
Davène  des  Affaires  étrangères?  On  le  voyait  à  toutes  les  pre- 
mières sensationnelles...: 

—  Non... 

—  Eh  bien  !  Bertrand  Davène,  un  garçon  quelconque, 
riche  d'ailleurs,  a  rendu  sa  femme  très  malheureuse,  pendant 
les  cinq  ans  qu'ils  ont  vécu  ensemble.  Il  avait  l'adultère  maus- 
sade, si  biea  que  la  pauvre  Suzanne  non  seulement  avait  à 
tolérer  ses  infidélités,  mais  encore  à  supporter  les  quintes  de  son 
humeur  aigrie  par  les  complications  de  ses  difïérens  ménages. 
Au  commencement  de  son  mariage,  elle  avait  eu  l'espoir  d'être 
mère;  elle  accoucha  d'un  enfant  mort.  A  ce  moment  déjà,  elle 
n'avait  plus  d'illusions  sur  celui  qu'elle  avait  épousé;  elle 
souffrit  beaucoup  de  sa  maternité  déçue.  Enfin  l'année  der- 
nière, son  mari  a  rendu  sa  belle  âme  à  Dieu.  Suzanne  n'a  ma- 
nifesté aucune  satisfaction  de  mauvais  goût,  mais  comme  elle 
aura  dit  :  Ouf!  dans  son  for  intérieur!  Elle  porte  un  deuil 
décent,  vous  avez  vu;  elle  est  encore  en  noir  et  blanc.  En  tout, 
elle  s'est  conduite  avec  un  tact  qui  lui  a  valu  de  nombreuses 
sympathies.  Elle  était  en  beauté  aujourd'hui  :  la  joie  d'être  libre 
l'épanouit.  Elle  se  remariera  certainement. 

i\lme  Fauriel  se  tut;  une  pensée  lui  traversa  l'esprit;  elle  fut 
sur  le  point  de  l'exprimer,  mais  ne  le  fit  pas.  Elle  venait  de 
rapprocher  mentalement  les  deux  solitudes  de  Vivien  et  de  la 
jeune  veuve.  Elle  se  dit,  connaissant  le  cœur  de  l'homme,  qu'il 
valait  mieux  laisser  Vivien  s'aviser  lui-même  de  semblable 
réflexion,  tandis  qu'il  suffirait  peut-être  de  le  pousser  vers  cette 
union  pour  qu'il  s'en  détournât.  Comme  toutes  les  femmes, 
Mme  Fauriel  aimait  à  faire  des  mariages;  elle  se  promit  d'inviter 
ensemble  le  romancier  et  la  jeune  veuve..., 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES.3 

Vivien  s'en  alla  emportant  en  lui  l'image  attrayante  de 
Mme  Davène  dont  les  malheurs  conjugaux  l'attendrissaient  et  lui 
causaient  en  même  temps  une  obscure  satisfaction.  Comme 
elle  s'e'panouirait  dans  le  bonheur!  On  éprouverait,  à  lui  faire 
goûter  les  joies  d'un  foyer  véritable,  ce  plaisir  que  nous  avons 
à  montrer  des  sites  nouveaux  à  des  êtres  aimés. 

Vivien  accepta  sans  hésiter  l'invitation  à  dîner  que  Mme  Fau- 
riel  lui  envoya  quelques  jours  plus  tard...  Il  était  sûr  de 
retrouver  Mrae  Davène.  Il  ne  s'était  pas  trompé;  elle  fut  sa  voi- 
sine de  table.  Une  sympathie  certaine  les  rapprochait.  Ils  par- 
lèrent avec  confiance,  quoique  chacun  eût  la  coquetterie  de 
montrer  son  esprit  sous  un  jour  avantageux. 

Le  surlendemain,  Vivien  rendait  visite  à  la  jeune  femme  et 
dès  lors  il  fréquenta  assidûment  son  salon.  Plus  il  la  vit,  plus 
les  diverses  faces  de  son  intelligence  le  charmèrent.  Elle  avait 
le  sentiment  artistique  juste,  jouissant  sans  parti  pris  mondain 
des  œuvres  d'art,  comprenant  les  nuances  délicates  du  style; 
elle  était  émue  par  ce  qui  devait  parler  au  cœur.  Et  ce  cœur 
de  femme  lui-même  semblait  à  Vivien  d'une  qualité  rare.  On  le 
sentait  tendre,  maternel,  passionné  peut-être,  s'il  s'éveillait  à 
l'amour.  Il  la  devinait  attirée  vers  lui.  Sa  notoriété  y  avait  été 
pour  quelque  chose,  mais  les  hommes  célèbres  seraient  presque 
fâchés  qu'une  femme  ne  commençât  pas  par  se  prendre  à  leur 
gloire  avant  d'être  séduite  par  leur  attrait  personnel.  L'amour- 
propre  flatté  d'un  littérateur  ouvre  le  chemin  à  l'amour. 

De  son  côté,  elle  s'était  aperçue  que  Vivien  avait  pour  elle 
certaines  coquetteries  d'esprit,  cela  lui  avait  extrêmement  plu; 
il  lui  semblait  alors  qu'il  écrivait  exprès  pour  elle  telle  ou  telle 
page  de  son  œuvre.  Puis  elle  avait  appris  à  le  mieux  connaître. 
Il  lui  avait  laissé  entrevoir,  en  un  jour  d'expansion,  la  misère 
de  son  cœur.  Elle  l'avait  vu  malheureux,  faible,  découragé,  et 
la  pitié  avait  mêlé  un  peu  de  tendresse  émue  à  l'attrait  que  lui 
inspirait  le  romancier. 

On  commençait  à  parler  dans  le  monde  de  l'assiduité  de 
Lemire  auprès  de  la  jeune  veuve.  Mme  Fauriel  pensa  qu'il  était 
temps  de  précipiter  la  conclusion  de  ce  flirt  sentimental.  Délibé- 
rément, sous  le  prétexte  de  recommander  à  Vivien  un  jeune 
littérateur  sans  fortune  et  sans  talent,  elle  alla  trouver  le 
romancier. 

—  C'est  très  bien  arrangé  chez  vous!  dit-elle,  inventoriant 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  847 

son  cabinet  do  travail,  mais  on  voit  bien  qu'il  y  manque  la 
présence  d'une  femme.  Dans  le  logis  des  célibataires,  il  semble 
que  l'air  ne  vibre  pas. 

—  J'éprouve  tout  le  premier  ce  froid  silence. 

—  Alors,  à  quand  le  mariage? 

—  Mon  mariage? 

—  Ne  feignez  pas  de  ne  pas  comprendre.  Vous  ne  sauriez 
faire  un  meilleur  choix  que  celui  de  Mme  Davène,  jolie,  intelli- 
gente et,   je  crois,  très  disposée  à  devenir  Mme  Vivien  Lemire. 

—  Je  vous  assure  qu'il  n'y  a  rien  entre  nous,  dit  Vivien 
très  calme,  que  le  plaisir  de  nous  voir.  Comme  vous,  je  la 
trouve  jolie,  intelligente;  son  commerce  m'est  infiniment 
agréable,  mais  de  là  à  nous  lier  pour  la  vie,  ni  moi  ni  elle, 
j'en  suis  sur,  n'y  avons  pensé.; 

—  Voilà  ce  que  vous  ne  me  ferez  jamais  croire,  cher  mon- 
sieur. Si  de  votre  côté  cependant,  vous  n'avez  pas  l'intention 
d'aller  jusqu'à  l'autel,  cessez  ce  llirt  qui  compromet  à  la  longue 
une  honnête  femme.  Je  vous  parle  ainsi  parce  que  j'ai  pour 
elle  une  réelle  affection. 

—  Merci,  madame,  je  ferai  mon  profit  de  vos  paroles. 
Quand  sa   visiteuse    fut   partie,    Vivien   se    sentit    de    fort 

méchante  humeur  :  «  De  quoi  se  mêle  cette  enragée  marieuse?  » 
pensait-il.  Il  allait  lui  falloir  rompre  une  habitude  qui  lui  était 
douce,  carie  dilemme  se  posait  devant  sa  conscience  :  le  mariage 
ou  rien.  Il  resta  longtemps  pensif,  la  tête  dans  ses  mains... 

—  Je  ne  peux  pas,  murmura-t-il  enfin  en  se  redressant. 

Et  ce  qu'il  ne  se  disait  pas,  ce  qu'il  sentait  tout  au  fond  de 
son  être,  c'est  qu'il  ne  pouvait  mettre  une  autre  femme  à  «  sa  » 
place.  Des  rencontres  brutales  et  passagères  ou  des  flirts  sans 
conséquence,  oui;  sa  curiosité  ou  sa  sensualité  satisfaites,  oui, 
mais  autre  chose,  jamais.  Et  ce  «  jamais  »  qui  retentissait  dans 
la  désolation  de  son  être  semblait  se  prolonger  d'échos  en  échos 
tout  le  long  de  sa  vie!  Jamais  il  ne  pourrait  mettre  une  autre 
femme  à  son  foyer,  près  de  lui,  parce  que  jamais  il  ne  pourrait 
l'aimer  comme  il  l'avait  aimée,  elle  ! 

Florence  était  la  femme  complète  parelle-même  ainsi  qu'elle 
le  lui  avait  dit.  II  comprenait  la  richesse  de  cette  nature  lorsqu'il 
se  trouvait  à  présent  avec  d'autres  femmes.  Toujours  pour  lui, 
elles  étaient  indigentes  par  quelque  endroit.  Mais  ce  qui  rendait 
le  souvenir  de  Florence  plus  douloureux,  c'était  qu'elle  était 


848  REVUE    DES    DEUX    M0NDË3.) 

un  bien  à  jamais  perdu  et  c'était  plus  encore  qu'elle  ne  l'avait 
jamais  aimé!  Il  l'avait  intéressée,  et  elle  avait  été  vis-à-vis  de 
lui-même  comme  il  était,  lui,  à  l'égard  des  aulres  femmes.  Mais 
un  autre,  se  disait-il,  avait  réveillé  son  cœur  endormi,  celui-là 
la  vaincrait,  réduirait  son  âme  s'il  y  pénétrait  par  l'amour... 

«  Il  faudra  que  je  sache!  »  conclut-il,  trouvant  soudain 
impossible  d'ignorer  plus  longtemps  ce  secret  du  cœur  de 
Florence. 

Désormais,  Vivien,  avec  la  nervosité  de  son  désir,  n'eut 
que  cette  idée  :  la  revoir. 

La  charmante  Mme  Davène  était  loin  de  son  cœur.  Elle 
rejoignait  seulement  dans  son  esprit  les  figures  féminines  qui 
avaient  traversé  sa  vie  par  son  imagination.  Cette  fois  encore, 
dans  sa  hâte  de  courir  vers  ce  qui  l'attirait,  il  n'avait  plus  un 
regard  pour  ce  qui  avait  cessé  de  le  captiver.  Il  fallut  qu'une 
parole  de  Mme  Fauriel  émût  sa  sensibilité  pour  que  sa  retraite  ne 
se  fit  pas  offensante  d'indifférence  à  l'égard  de  la  jeune  veuve. 
Mrae  Fauriel  voulut  bien  être  la  messagère  en  ces  délicates 
conjonctures.  Vivien  fit  ainsi  savoir  à  Mme  Davène  qu'il  s'éloi- 
gnait parce  qu'il  ne  se  croyait  pas  capable  de  faire  son  bonheur, 
qu'il  connaissait  trop  ses  propres  défauts,  que,  par  scrupule 
d'honnête  homme,  il  ne  voulait  pas  céder  à  l'attrait  si  vif  qu'elle 
lui  inspirait.  Et  il  crut  vraiment  qu'il  disait  la  vérité... 

Il  annonçait  en  même  temps  qu'il  allait  voyager.  En  réalité, 
il  s'en  alla  à  Bruxelles  où  il  séjourna  huit  jours  près  d'une 
jeune  actrice  de  la  Monnaie  qui  lui  avait  plu  par  la  richesse  de 
ses  charmes  tout  flamands.  Il  revint  à  Paris,  mais  évita  pen- 
dant quelque  temps  de  fréquenter  les  maisons  où  il  pensait 
rencontrer  Mme  Davène. 

Et  toujours  cette  pensée  de  revoir  Florence  le  tourmentait...] 

XIV 

Les  Herpin  attendaient  ce  soir-là  leur  groupe  habituel. 
Claude  dépouillait  son  courrier,  Florence  venait  d'entrer  dans 
le  cabinet  de  son  mari;  elle  sortait  de  la  chambre  de  son  petit 
garçon  :  elle  était  mère  depuis  trois  mois. 

—  Je  ne  trouve  pas  qu'il  grossisse  comme  il  devrait,  dit- 
elle  à  Claude,  préoccupée. 

Il  ne  répondit  pas,  lisant  toujours- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  849 

—  Tu  ne  m'entends  pas?  demanda-t-elle  avec  un  rien 
d'impatience. 

—  Non...  Oui...  Tu  dis  que  le  petit  ne  grossit  pas?  Tu 
t'inquiètes  à  tort.  Cet  enfant  est  en  bonne  santé. 

Il  reprit  sa  lecture  ;  Florence  se  tut,  pensive.  «  Il  ne  s'inté- 
resse  pas  beaucoup  à  son  enfant,  »  se  disait-elle.  Et  elle  se  sou- 
venait que  Claude  avait  de'sire'  une  fille,  et  elle  se  rappelait 
surtout  l'ombre  qu'elle  avait  vue  passer  sur  le  visage  de  son 
mari,  la  première  fois  qu'il  avait  regardé  la  petite  créature 
vagissante  posée  sur  le  lit  de  l'accouchée.  Il  l'avait  longuement 
considérée,  puis,  sans  un  mot,  il  avait  été  appuyer  son  front 
contre  les  vitres,  regardant  machinalement  dans  la  rue.  Flo- 
rence avait  deviné  alors  qu'il  pensait  à  ses  aînés  et  compris 
pourquoi  il  désirait  une  fille. 

Comme  elle  était  mère  vraiment,  émue  de  tout  ce  qui  tou- 
chait à  son  enfant,  l'indifférence  paternelle  de  Claude  la  peinait. 

—  Qu'est-ce  que  tu  lis?  demanda-t-elle. 

—  L'article  de  Berruyer.  Je  n'avais  encore  fait  que  le 
parcourir.  Il  est  vraiment  magistral. 

—  Je  l'ai  lu. 

—  Eh  bien!  qu'en  dis-tu? 

—  Si  c'était  le  premier  de  lui  que  je  lusse,  je  le  déclarerais 
admirable  ;  mais  c'est  au  moins  le  douzième.  Mon  admiration 
est  émoussée  parce  que  c'est  toujours  la  même  chose.  Ces  élans 
subits  et  répétés  d'enthousiasme  me  font  un  peu  l'effet  de  coups 
de  grosse  caisse  destinés  à  attirer  les  badauds. 

Claude  haussa  les  épaules  et  avec  un  geste  d'impatience  il  dit  : 

—  Tu  ne  peux  lire  une  ligne  ou  entendre  une  parole  sans 
que  se  retrouve  en  toi  le  souci  littéraire. 

—  Mais  non,  mon  ami,  c'est  du  fond  même  de  l'article  que 
je  parlais;  je  lui  voudrais  la  sincérité  moins  boursouflée.  Et 
puis,  à  t'entendre,  on  croirait  que  le  mépris  de  la  forme  litté- 
raire est  une  supériorité.  Laisse  cette  opinion  à  un  Roubille. 
Ceux  qui  n'ont  pas  la  forme,  c'est  qu'ils  ne  peuvent  pas  l'avoir. 
Toi-même,  tu  soignes  tes  discours  quand  tu  les  prépares,  et, 
lorsque  tu  improvises,  tes  habitudes  de  belle  ordonnance 
interviennent  naturellement. 

—  C'est  possible  que  j'aie  le  don  d'assembler  les  phrases  avec 
art,  mais  je  t'assure  que  c'est  le  dernier  de  mes  soucis.  Je  ne 
me  préoccupe  que  de  l'Idée.: 

TOME  XXXIII.   —   1916.  54 


8.50  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

—  L'Idée!...  répéta  Florence  avec  une  indéfinissable  into- 
nation. 

—  Oui,  l'Idée,  reprit-il  en  s'échauffant,  la  Foi  !  Tu  l'as 
cependant,  toi  aussi?  Il  y  a  des  momens  où  je  serais  tenté  d'en 
douter... 

—  Je  l'ai,  dit-elle,  mais  cela  n'implique  pas  pour  moi 
l'admiration  aveugle  de  ceux  qui  la  partagent. 

—  Quand  on  aime  passionnément  son  œuvre  et  qu'on  veut 
l'accomplir,  on  néglige  les  défauts  de  ses  collaborateurs,  du 
moment  qu'ils  ont  les  qualités  essentielles. 

—  Chacun  a  sa  façon  de  juger  les  choses.  On  va  à  Rome  par 
plusieurs  chemins.  Pourquoi  veux-tu  absolument  que  je  prenne 
le  tien,  si  le  mien  me  semble  aussi  bon  quoique  moins  direct? 

—  Parce  que,  dit-il,  l'union  de  deux  êtres  doit  se  manifester 
en  toutes  choses... 

—  Tu  peux  aussi  bien  prendre  par  ma  route,  dit  Florence. 

—  La  mienne  va  plus  droit,  tu  l'as  dit.  Gela  seul  ne 
condamne-t-il  pas  la  tienne? 

—  Avoue  plutôt  que  tu  trouves  ta  voie  la  seule  bonne, 
parce  qu'elle  est  la  tienne,  et,  lorsque  tu  dis  :  «  Notre  union  en 
toutes  choses,  »  cela  veut  dire  que  je  dois  épouser  toutes  tes 
manières  devoir.  Voilà  bien  le  despotisme  masculin! 

—  Tu  es  venue  à  ma  foi  ;  tu  as  été  mon  disciple  et  je  sens  à 
présent  que,  par  instant,  tu  m'échappes. 

—  Quand  cela  serait?  N'est-ce  pas  l'histoire  de  tous  les  dis- 
ciples qui  ont  une  personnalité  ?  Le  maître  n'a  été  que  l'initia- 
teur. Mais  cela  n'est  pas.  Je  n'ai  nulle  envie  de  faire  un 
schisme,  rassure-toi,  dit-elle  en  souriant.  J'aime  tes  idées,  et  la 
plupart  sont  les  miennes  parce  qu'elles  sont  les  tiennes;  cela  ne 
m'empêche  pas  d'en  garder  qui  me  sont  propres,  qui  sont  enra- 
cinées dans  ma  nature,  qui  en  font  partie.  Quand  tu  veux,  ou 
les  négliger  ou  les  abolir,  je  les  défends  dans  la  mesure  où  je 
me  défends  moi-même.  Tu  es  autoritaire  ;  je  ne  crois  pas  l'être, 
mais  je  n'abdique  que  volontairement. 

—  As-tu  donc  plus  d'orgueil  que  d'amour?  demanda-t-il 
avec  quelque  âpreté  dans  le  ton. 

—  Tu  es  injuste,  dit  Florence.  Tu  sais  bien  que  je  suis  fière 
de  toi,  que  je  désire  passionnément  ton  triomphe,  mais  je  t'aime 
dans  ma  pleine  liberté  ;  le  jour  où  je  ne  serais  plus  que  ta  ser- 
vante amoureuse,  j'aurais  perdu  ce  qui  fait  mon  prix,  crois-le. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT. 


851 


Il  y  avait  tant  de  hautaine  assurance  dans  ses  paroles,  tant 
de  grâce  altière  dans  son  attitude,  qu'il  n'éprouva  plus  que 
l'orgueilleuse  joie  d'avoir  son  amour. 

Il  lui  prit  les  mains  et  sourit. 

—  Nous  n'allons  pas  nous  quereller  pour  une  question  de 
mots,  des  amans  comme  nous  ! 

Il  l'avait  attirée  sur  son  cœur. 

—  Oui,  des  amans  comme  nous,  répéta-t-elle,  s'abandonnant 
à  l'étreinte  de  Claude. 

11  avait  fait  appel  à  son  orgueil,  cet  orgueil  qui  donnait  à 
Florence  l'illusion  de  la  liberté.  Elle  ne  s'apercevait  pas  que 
Claude  avait  toujours  le  dernier  mot,  quand  il  l'entourait  de 
ses  bras,  car  dans  l'amour,  elle  ne  pouvait  se  donner  que  par 
sa  faiblesse  et  lui  la  prendre  que  par  sa  force. 

Il  fallait  qu'elle  échappât  à  la  magie  de  la  voix  et  du  sourire 
de  son  mari  pour  retrouver  son  libre  jugement  sur  les  choses  et 
sur  les  gens. 

Ils  croyaient  s'aimer  comme  au  premier  jour,  parce  que  le 
désir  qui  les  jetait  aux  bras  l'un  de  l'autre  était  aussi  ardent, 
mais  cela  n'empêchait  pas  des  conflits  dans  le  genre  de  celui-ci 
de  se  renouveler  fréquemment;  ils  ne  s'en  affligeaient  pas, 
l'attribuant  uniquement  à  des  divergences  de  vues  :  ils  n'avaient 
pas  encore  compris  que  certaines  dissemblances  de  leur  nature 
les  provoquaient  beaucoup  plutôt  que  des  opinions  contraires, 
et  qu'un  jour  viendrait  où  leur  amour  lui-même  pourrait  en 
être  atteint. 

—  Encore  toutes  ces  lettres  à  ouvrir!  dit  Florence  après 
qu'elle  se  fut  dégagée  des  bras  de  Claude,  en  regardant  le 
courrier  épars  sur  la  table.  Veux-tu  que  je  t'aide? 

—  Volontiers. 

Elle  s'assit  près  de  lui,  prit  une  lettre  au  hasard,  l'ouvrit; 
une  exclamation  lui  échappa. 

—  Lis,  dit-elle,  la  passant  à  Claude. 
Il  la  prit  et  lut  : 

«  Monsieur, 

«  Mme  Mathilde  Rambure  désirerait  vous  voir.  Elle  est  très 
malade.  Vous  la  trouverez  donc  n'importe  quel  jour,  à  n'importe 

quelle  heure. 

«  Jeanne  Trézard.    » 


852 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Jeanne  Tre'zard  !...  c'était  une  amie  de  sa  première  femme. 
Claude  eut  le  cœur  serre'.  On  lui  avait  dit,  quelques  mois  plus 
tôt,  que  Mathilde  était  très  changée,  qu'elle  toussait  et  ne  voulait 
pas  se  soigner.  Cette  nouvelle  l'avait  péniblement  affecté,  mais 
les  peines  qui  ne  nous  inspirent  que  de  la  pitié  sortent  vite  de 
notre  mémoire.  Claude  avait  demandé  une  ou  deux  fois  des 
nouvelles  de  Mathilde  au  mari  de  Jeanne  Trézard,  puis  il  n'y 
avait  plus  pensé.  Et  voici  qu'elle  était  en  danger  de  mort, 
perdue  probablement. 

—  Pauvre  femme!  dit  Florence  avec  compassion,  après  un 
instant  de  silence.  Et  elle  engagea  son  mari  à  se  rendre  aussitôt 
à  ce  pressant  appel. 

Claude  écrivit  à  Jeanne  Trézard  qu'il  irait  voir  Mathilde  dès 
le  lendemain;  il  regrettait  qu'il  fut  trop  tard  pour  le  faire  ce 
jour-là  même. 

Mathilde  était  restée  dans  leur  ancien  appartement.  Une 
émotion  troubla  Claude  lorsqu'il  gravit  les  marches  de  l'esca- 
lier. N'était-ce  pas  au  temps  de  sa  prime  jeunesse,  celle  des  plus 
rayonnans  espoirs,  qu'il  l'avait  monté  tant  de  fois  en  courant? 
En  sonnant  à  la  porte,  il  songea  qu'il  allait  voir  ses  enfans, 
qu'il  n'avait  pas  revus  depuis  le  divorce,  et  son  cœur  battit  plus 
vite.  Un  des  petits  cria  à  la  servante  :  «  On  sonne!  »  Claude 
reconnut  la  voix  du  second.  Et  cette  pensée  traversa  soudain 
son  esprit  :  «  Si  elle  meurt,  je  les  reprendrai  avec  moi.    » 

On  lui  ouvrit.  Il  fut  introduit  dans  le  salon  ;  la  bonne  alla 
prévenir  Mme  Trézard,  qui  était  près  de  la  malade.  Claude  ne 
s'était  pas  assis.  Il  ne  songeait  même  pas  à  regarder  autour  de 
lui  les  objets  familiers  d'autrefois.  Il  était  nerveux. 

—  Vous  allez  trouver  Mathilde  très  changée,  lui  dit 
Mme  Trézard.  Les  médecins  l'ont  condamnée.  Elle  se  sent  perdue  ; 
il  serait  bien  inutile  de  chercher  à  l'abuser  sur  son  état.  Je 
vous  préviens  cependant,  afin  qu'elle  ne  lise  pas  une  trop  vive 
surprise  sur  vos  traits.  Elle  est  très,  très  changée. 

Claude,  trop  ému  pour  parler,  acquiesça  d'un  signe  de  tête 
et  suivit  Mme  Trézard  près  de  Mathilde.  La  malade  avait  la  tête 
renversée  sur  les  deux  oreillers  qui  la  soutenaient,  n'ayant  plus 
la  force  de  la  soulever  elle-même.  D'une  effrayante  maigreur, 
ses  yeux  immenses  avaient  gardé  toute  la  vie  qui  était  encore  en 
elle.  Un  souffle  court  passait  entre  ses  lèvres  bleues,  presque 
noires. 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  833 

Claude  s'approcha  du  lit.  Elle  le  suivit  du  regard  sans 
parler.  Il  lui  prit  la  main  et  dit  d'une  voix  tremblante  : 

—  Ma  pauvre  Mathildel 

Elle  le  regardait  toujours;  elle  eut  un  triste  sourire. 

—  Tu  n'as  pas  changé  !  dit-elle  enfin  ;  et  il  y  avait  dans  sa 
voix  une  immense  tristesse.  Ce  n'est  pas  comme  moi,  hein? 
ajouta-t-elle. 

—  Tu  es  changée  parce  que  tu  es  malade;  quand  tu  seras 
mieux,  tu  reprendras  ta  figure  d'autrefois. 

Elle  secoua  la  tête,  puis,  avec  amertume  : 

—  D'autrefois!  dit-elle. 

Un  peu  de    rouge  monta  à  ses  pommettes.  Elle  se  redressa. 

—  Jeanne,  voulez-vous  nous  laisser?  Il  faut  que  je  parle  à 
Claude. 

Et  quand  ils  furent  seuls  : 

—  Je  suis  perdue,  dit-elle  d'une  voix  nette;  c'est  la  fin, 
heureusement! 

Claude  voulut  protester.  Elle  l'arrêta  du  geste. 

—  Tais-toi;  cela  n'est  pas  la  peine.  Ecoute  sans  m'inter- 
rompre.  Je  ne  t'accuse  pas  de  ma  mort,  mais  si  je  meurs,  c'est 
de  sa  faute,  à  elle. 

Ses  joues  étaient  plus  rouges  encore.  Une  lueur  ardente 
passa  dans  ses  yeux. 

—  Oui,  c'est  elle  qui  t'a  prise  a  moi.  Je  sais  qu'aucune 
autre  n'aurait  pu  le  faire.  Tu  m'aurais  trompée,  tous  les 
hommes  trompent,  mais  tu  me  serais  revenu  après,  entre 
deux;  aucune  ne  m'aurait  volé  mon  foyer...  Je  ne  te  dirai 
pas  de  mal  d'elle  :  à  quoi  bon,  puisque  tu  l'aimes  ?...  Mais 
je  veux  que  lu  saches  que  je  la  hais,  parce  que  moi,  je 
t'aimais  plus  que  tout  au  monde,  plus  que  mes  enfans,  que 
pour  toi  j'aurais  volé,  j'aurais  tué...  Et  c'est  elle  qui  me  tue. 
Le  chagrin  m'a  minée  et  puis  je  n'ai  plus  mangé,  et  puis... 
un  chaud  et  froid.  Les  médecins  avaient  toujours  dit  que  je 
n'avais  pas  la  poitrine  solide  ;  alors,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour 
que  la  mort  me  prenne  par  là,  et  j'y  suis  arrivée,  tu  vois!... 
Tu  penses  que  j'aurais  bien  pu  en  finir  d'un  coup  de  revolver, 
je  n'ii  pas  eu  le  courage...  et  aussi  peut-être  les  enfans...  les 
quitter  si  brusquement!  Mes  enfans,  je  ne  les  ai  pas  assez 
aimés  pour  ne  vivre  que  pour  eux,  et  Dieu  sait  cependant  si  je 
les  aime  !  mais   ils  n'ont  pu  me  consoler.  Claude,  il  y  a  une 


854  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pensée  qui  me  torture,  qui  m'obsède,  qui  rend  mes  sommeils 
douloureux,  il  y  a  un  affreux  désespoir  en  moi,  c'est  l'idée 
qu'après  moi,  ils  iront  près  d'elle,  qu'ils  l'appelleront  maman, 
comme  son  enfant  à  elle.  Et  cela  me  torture,  et  cela  me  semble 
une  punition  atroce  que  je  n'ai  pas  méritée. 

Elle  s'était  dressée  et  avait  saisi  les  mains  de  Claude  dans 
ses  mains  brûlantes. 

—  Claude  !  Claude,  jure-moi  que  tu  ne  les  prendras  pas 
chez  toi  ? 

Claude  eut  un  tressaillement,  un  imperceptible  recul... 

—  Tu  hésites  !  dit-elle,  avec  un  ricanement  qui  marqua  son 
masque  de  mourante  et  qui  la  secoua  d'une  toux  sèche.  Tu 
t'étais  dit  déjà  que  tu  les  prendrais!  Oh!  non,  ce  serait  une 
affreuse  injustice  !  ma  mort  ne  peut  pas  te  donner  cette  satis- 
faction !  Tu  n'es  pas  méchant,  Claude,  supplia-t-elle.  Tu  ne  vas 
pas  vouloir  que  je  meure  désespérée.  Jure-moi!... 

—  Calme-toi,  dit-il,  lui  caressant  la  figure.  J'ai  été  coupable 
envers  toi,  je  le  comprends  aujourd'hui,  et  cela  me  cause  une 
profonde  douleur  de  te  voir  ainsi,  mais...  les  .enfans...  je  suis 
leur  père...  Tu  veux  donc  les  priver  de  toute  tendresse  ? 

—  Ils  t'ont  presque  oublié.  Oh!  je  ne  leur  ai  jamais  rien 
dit  contre  toi,  ajouta-t-elle  en  voyant  les  traits  de  Claude  se 
contracter  péniblement.  Je  ne  suis  pas  de  celles  qui  exercent 
ces  lâches  vengeances  dont  les  petits  sont  victimes,  car  c'est  leur 
petit  cœur  qu'on  fait  souffrir.  Mais  ils  sont  si  jeunes!...  Les 
enfans  oublient  plus  vite  encore  que  les  hommes...  Mon  amie 
d'enfance,  Léonie  Verdier,  les  prendra  chez  elle.  Elle  est  intel- 
ligente, elle  est  dans  tes  idées,  et  elle  est  si  bonne  !  Elle  a*clore 
les  petits  qui  l'aiment  comme  une  seconde  maman.  Tu  iras  les 
voir  chez  elle  tant  que  tu  voudras.  Ta  femme  n'en  prendra  pas 
ombrage;  elle  connaît  Léonie:  elle  n'a  rien  de  séduisant  pour 
un  homme  comme  toi. 

Elle  serra  plus  fort  la  main  de  Claude. 

—  Tu  me  jures?  dit-elle  de  nouveau. 

—  Je  te  le  jure,  dit-il  simplement. 
Elle  retomba,  épuisée,  sur  ses  oreillers. 

—  Merci  !  dit-elle.  Merci.  Je  mourrai  tranquille...  Adieu. 
De  la  main,  elle  lui  donnait  congé.  Ses  paupières  s'étaient 

fermées.  Ses  forces  physiques  étaient  à  bout. 
Il  se  pencha  sur  elle  : 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  855 

—  Pardonne-moi!  murmura-t-il. 

—  Je  te  pardonne,  dit-elle. 

Les  lèvres  de  Claude  longuement  se  posèrent  sur  le  front  de 
la  mourante. 

—  Mathilde,  dit-il,  plus  bas  encore,  nos  plus  belles  années 
ont  été  les  unes  aux  autres.  Je  t'aimerai  en  aimant  les 
en  fans. 

Elle  sourit  très  doucement,  rouvrit  les  yeux,  le  regarda; 
mais  le  sourire  s'éteignit,  et  ce  ne  fut  plus  qu'une  immense 
tristesse  qui  vécut  dans  ses  prunelles. 

Il  s'éloigna  du  lit.  Il  sortit  de  l'appartement  sans  demander 
à  voir  ses  fils,  tandis  que  Mathilde  s'abandonnait,  docile  désor- 
mais à  Celle  qui  lui  avait  donné  ce  répit  avant  de  l'emmener 
aux  sombres  bords. 

XV 

La  mort  de  Mathilde  fut  pour  Claude  un  événement  presque 
heureux  par  ses  conséquences,  car  il  lui  rendait  en  partie  ses 
enfans.  Les  imprécations  douloureuses  de  la  mourante,  qui 
l'avaient  si  péniblement  impressionné,  il  les  oublia  bientôt;  le 
remords  ne  vint  pas  hanter  ses  nuits  sous  la  forme  de  ce 
spectre  aux  yeux  de  fièvre. 

11  ne  pensa  plus  à  cet  épisode  de  sa  vie  sentimentale  : 
d'autres  soins  le  sollicitaient.  Sa  pensée  tout  entière  était  prise 
par  son  œuvre  oratoire.  Il  lui  fallait  la  clameur  sans  cesse 
renouvelée  de  l'enthousiasme  populaire  autour  de  lui.  Le  tribun 
avait  fini  par  absorber  l'homme;  la  sonorité  des  paroles,  de 
plus  en  plus,  lui  tenait  lieu  de  pensée  et  la  vanité,  en  se  déve- 
loppant, développait  fatalement  l'égoïsme  dont  il  est  une  des 
formes.  Claude  avait  à  présent  cet  égoïsme  suffisant  de  l'homme 
public  qui  voudrait  voir  brûler  à  son  propre  foyer  l'encens  au 
parfum  violent,  mais  de  qualité  vulgaire,  auquel  ses  thurifé- 
raires l'ont  habitué.  De  là,  chez  lui,  une  irritation  croissante 
chaque  fois  que  Florence  le  contredisait.  Même  quand  elle 
n'exprimait  pas  ses  objections  ou  ses  réserves,  il  les  sentait 
et  en  éprouvait  d'autant  plus  le  désir  de  la  soumettre,  ne  pou- 
vant la  convaincre.  Sans  qu'il  s'en  rendît  compte,  une  chose 
l'irritait  surtout  quand  Florence  résistait  à  ses  idées  :  il  lui 
semblait  que  c'était  sa  supériorité  à  lui  qu'elle  discutait. 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quelques  jours  après  la  mort  de  Mathilde,  Claude  un  malin 
dit  à  sa  femme  : 

—  II  y  a  ce  soir  une  réunion  chez  Carmen  Stypowska  qui 
veut  fonder  un  Comité  féminin  dont  le  nom  et  le  but  précis 
sont  encore  indéterminés,  mais  qui  servira  sûrement  la  cause 
socialiste.  Tu  es  priée  d'y  assister.  Vas-y  donc,  puisque  cela 
peut  nous  être  utile. 

Florence  fronça  légèrement  les  sourcils. 

—  Carmen  Stypowska,  l'avocate!  Je  n'ai  nulle  sympathie 
pour  sa  personne,  et  je  doute  qu'il  puisse  sortir  aucun  bien  de 
cette  cervelle  désordonnée.    . 

—  Va  quand  même  à  sa  réunion.  Carmen  est  très  protégée 
par  la  Torche  et  le  Flambeau.  Ce  journal  se  répand  de  plus  en 
plus  parmi  la  jeunesse  des  écoles,  attirée  vers  nos  idées... 

—  Soit,  j'irai.  Mais  pour  ce  qui  est  de  m'enrôler  dans  ce 
bataillon  d'amazones,  je  fais  toutes  mes  réserves. 

Florence  se  rendit  à  la  réunion;  elle  était  féministe  en  ce 
sens  qu'elle  réclamait  toujours  pour  l'être  humain  le  maximum 
de  liberté,  mais  elle  ignorait  l'abnégation  que  demande  tout 
effort  collectif  pour  réussir;  aussi  son  féminisme  restait-il 
très  platonique  et  était  incapable  de  faire  des  prosélytes.  On 
agita  d'abord  plusieurs  questions  de  travail  et  de  salaire 
féminins. 

La  présidente,  après  une  longue  discussion,  prit  la  parole. 
Jadis,  cette  étrange  Stypowska  eût  intéressé  Florence  comme 
une  curiosité  exotique.  Aujourd'hui,  elle  ne  faisait  que  lui 
causer  une  antipathie  grandissante.  Aucune  hardiesse  de 
pensée  ne  dépassait  Florence,  et  les  originalités  de  langage 
auraient  pu  la  séduire,  mais  ce  qu'elle  n'aimait  pas  en  celte 
étrangère,  c'était  cet  air  de  dédain  à  peine  dissimulé  pour  tout 
ce  qui  était  d'origine  française,  cette  insupportable  supériorité 
puritaine,  cette  façon  de  traiter  les  troupes  qu'elle  voulait  diri- 
ger, en  vulgaire  troupeau.  Et  Florence  était  agacée  de  voir 
d'autres  femmes,  supérieures  à  la  Stypowska,  s'incliner  devant 
elle,  admirer  avec  leur  snobisme  (car  il  y  a  un  snobisme  socia- 
liste, il  y  a  un  snobisme  populaire)  ce  qu'elle  débitait  dans  son 
français  disloqué. 

Et  ce  qui  énervait  encore  Florence,  c'était  la  forme  que 
revêtait  l'intransigeance  de  plusieurs  de  ces  femmes,  la  façon 
dont  elles  se  cramponnaient  à  leur  idée,  se  cantonnant  immé- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  857 

dialement  dans   leur    petit   domaine,    peut-être  par  habitude 
héréditaire  de  ménagères. 

Les  Herpin  avaient  à  dîner  quatre  collaborateurs  de  Claude, 
ce  soir-là  même  :  deux  Français,  un  Russe  et  un  Belge. 

—  Eh  bien  !  dit  Claude  à  Florence,  en  se  mettant  à  table, 
comment  s'est  passée  la  réunion  de  tantôt? 

—  Bien,  mais  celte  Stypowska  m'agace. ..  oh  1... 
Claude  sourit. 

—  C'est  une  mauvaise  disposition  pour  être  juste  envers  ses 
intentions. 

—  Peut-être,  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  je  ne  serai 
pas  membre  d'un  Comité  dont  elle  sera  la  présidente. 

—  Tu  as  tort,  c'est  avec  des  inimitiés  personnelles  que  l'on 
divise  les  forces  d'un  parti. 

—  Herpin  a  raison,  dit  le  Belge  Vallaert,  je  crois  que  ce 
serait  d'un  bon  effet  pour  notre  cause  de  vous  voir  entrer  dans 
le  Comité  de  MUe  Stypowska. 

—  C'est  possible,  repartit  Florence,  mais  je  ne  lui  prêterai 
pas  mon  concours,  car  sous  sa  direction  les  œuvres  féminines 
qu'elle  veut  accaparer  ne  pourront  que  péricliter. 

—  Les  œuvres  féminines...  dit  Vallaert. 

—  Oui.  Vous  n'y  aviez  plus  pensé,  remarqua  Florence  avec 
ironie.  Avouez  qu'elles  sont  le  dernier  de  vos  soucis? 

Une  protestation  véhémente  des  quatre  socialistes  lui 
répondit. 

—  Comment  pouvez-vous  dire  cela,  vous,  la  femme  d'Herpin  ! 

—  Parce  que  j'ai  constaté  plus  d'une  fois  que  vous  donniez 
surtout  de  belles  paroles  aux  femmes.  En  théorie,  vous  êtes 
féministes;  il  en  va  tout  autrement  dans  la  pratique.  Les 
ouvriers  socialistes,  ces  fidèles  de  votre  église,  barrent  la  route 
aux  femmes  avec  autant  d'obstination  que  les  autres  travailleurs. 

—  A  cause  de  l'avilissement  des  salaires,  dont  l'impré- 
voyance des  femmes  est  si  souvent  coupable. 

—  Même  sans  cela.  Parce  qu'ils  sont  aussi  féroces  que  les 
autres  dans  la  lutte  pour  la  vie  et  qu'ils  sont  les  plus  forts.  Et 
ils  seront  toujours  les  plus  forts,  physiquement. 

Claude  n'avait  pris  qu'une  faible  part  à  la  discussion  ;  Flo- 
rence lui  en  fit  la  remarque  quand  leurs  hôtes  les  eurent  quittés. 

—  Au  fond,  dit-elle,  je  suis  sûre  que  tu  penses  comme  eux 
quant  à  l'action  féminine  ? 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Il  haussa  les  épaules. 

—  En  grande  partie,  répondit-il.  Je  pense  surtout  qu'il  ne 
faut  pas  demander  à  une  femme  de  sacrifier  une  antipathie 
personnelle  à  la  cause  qu'elle  sert. 

—  Je  pourrais  te  répondre,  mais  ce  serait  un  piètre  argu- 
ment :  que  d'hommes  sont  femmes  sur  ce  point!  Non.  Si  je  n'ai 
pas  confiance  en  la  Stypowska,  je  t'assure  que  c'est  beaucoup 
plutôt  parce  que  sa  manière  d'organiser  une  œuvre  me  semble 
défectueuse.  Je  te  l'avais  expliqué  tantôt,  et  tu  m'avais 
comprise,  mais  en  ce  moment,  dans  la  mauvaise  humeur  que  te 
donne  ma  résistance,  tu  préfères  employer  les  argumens  qui 
équivalent  au  brutal  :  «  Tais-toi,  tu  ne  sais  ce  que  tu  dis.  » 

—  C'est  à  présent  que  je  pourrais  ^interrompre  sur  ces 
derniers  mots.  Non,  ce  qui  me  contrarie,  c'est  de  voir  notre 
désaccord  sur  tant  de  choses  ;  ce  qui  m'irrite,  c'est  que  nos 
amis  en  soient  témoins. 

—  Tes  amis  n'ignorent  pas  que  je  pense  par  moi-même. 

—  Ils  croyaient  que  j'avais  en  toi  l'aide  et  le  soutien. 
Elle  se  redressa  brusquement. 

—  Tu  ne  parles  pas  sérieusement,  j'imagine?  Désirer  de 
toute  mon  àme  le  triomphe  de  tes  idées,  t'aider  dans  la  mesure 
de  mes  forces,  ne  l'ai-je  pas  toujours  fait?  Mais, encore  une  fois, 
ne  me  demande  pas  une  soumission  serviîe.  Tu  ne  veux  pas 
faire  de  moi  un  simple  secrétaire? 

—  Mais,  c'est  à  chaque  instant  que  nous  sommes  en  contra- 
diction, dit  Claude.  Ne  t'en  aperçois-tu  pas?  Et  jamais,  je  te  le 
répète,  tu  ne  veux  sacrifier  un  de  tes  goûts  personnels  à  un 
intérêt  plus  impérieux.  Tu  as  été  trop  adulée  dans  le  monde 
où  tu  vivais,  ton  orgueil  reprend  le  dessus. 

Florence  rougit  violemment.  Sa  fière  nature  se  cabra  sous 
le  reproche. 

—  Et  ton  orgueil,  à  toi,  en  est  froissé I  Tu  désirais  donc  me 
montrer  à  tes  amis  dans  des  exercices  d'assouplissement? 

—  Si  tu  parles  de  domination,  reprit  Claude,  je  te  répondrai 
à  mon  tour  qu'il  y  a  en  toi  de  la  Dalila  qui  veut  voir  Samson 
à  ses  pieds.  Ta  résistance  à  mes  désirs  est  faite  d'entêtement  et 
de  vanité. 

—  Ma  volonté  seule  la  détermine.  Ne  continue  pas,  vois-tu; 
tu  ne  te  rends  pas  compte  à  quel  point  tu  es  injuste,  toi,  l'apôtre 
de  la  justice  ! 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.!  859 

Le  ton  était  redevenu  ironique,  Claude  s'en  irrita. 

—  Ce  qui  m'exaspère  plus  que  tout,  reprit-il,  d'une  voix 
âpre,  c'est  ce  ton  persifleur  que  tu  prends  par  momens.  On 
croirait  entendre  Lemire.  On  voit  bien  que  tu  as  été  son  élève. 

—  Claude,  tais-toi! 

—  Jusqu'ici  je  n'avais  pas  compris  ce  qui  m'irrite  parfois  en 
toi  et  me  donne  ce  besoin  de  plier  ton  esprit  sous  le  joug  du 
mien,  c'est  que  c'est  lui  que  je  retrouve  en  toi,  lui,  son  ironie, 
sa  critique;  le  reste,  son  chétif  amour,  je  ne  m'en  soucie  pas, 
mais  cela...  cela!... 

Il  serrait  son  front  dans  ses  mains.  Elle  avait  bondi  vers  lui. 

—  Claude,  tais-toi  ;  tu  me  fais  souffrir.  Je  te  le  jure,  ce  n'est 
pas  lui  que  tu  retrouves  dans  ma  pensée.  Dans  mes  paroles, 
peut-être,  car  j'ai  beaucoup  admiré  la  forme  qu'il  savait  donner 
à  ses  idées;  j'étais  très  jeune  alors,  à  l'âge  où  forcément  on 
imite  ce  qu'on  admire.  C'est  comme  l'accent  d'un  pays  où 
l'on  séjourne,  et  que  l'on  prend,  ce  n'est  pas  l'accent  du  pays 
natal,  qu'on  porte  en  soi.  C'est  de  Vivien  lui-même  que  tu  es 
jaloux,  je  le  sens,  quoique  tu  ne  l'avoues  pas,  et  c'est  injuste. 
Souviens-toi  que  je  l'ai  vu  malheureux,  désespéré  ;  cela  m'a 
ennuyée,  jamais  touchée,  parce  que  c'était  la  joie  que  j'avais 
dans  le  cœur.  Et  c'est  par  toi  que  je  souffre!...  Tu  n'as  pas  le 
droit  de  me  faire  souffrir. 

Claude  releva  la  tête;  il  la  regarda.  Il  n'avait  plus  devant 
les  yeux  la  Florence  aux  paupières  mi-closes  laissant  filtrer  un 
regard  railleur,  à  la  lèvre  ironique,  au  corps  nonchalant,  celle 
qui  se  réservait,  celle  qui  lui  inspirait  une  sorte  de  répulsion 
parce  que  c'était  celle  de  «  l'autre  ;  »  il  retrouvait  sa  Florence  à 
lui,  la  Florence  qu'il  avait  éveillée  à  la  passion,  il  n'avait  plus 
que  le  désir  de  la  prendre.  C'était  ainsi  après  chacune  de  leurs 
discussions.  Aujourd'hui,  la  querelle  avait  eu  quelque  chose  de 
plus  direct,  des  mots  hostiles  s'étaient  entrechoqués;  pour  la 
première  fois,  Claude  avait  prononcé  le  nom  de  Vivien,  et  la 
jalousie,  en  répandant  son  mauvais  ferment  dans  son  amour, 
avait  aiguillonné  son  désir. 

Il  voulut  attirer  Florence  sur  son  cœur  ;  elle  ne  se  livra  pas 
à  l'étreinte. 
'  —  Laisse-moi,  dit-elle. 

Une  indignation  douloureuse  faisait  briller  les  yeux  de  la 
jeune  femme. 


8G0  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

—  Laisse-moi... 

Mais  il  l'attirait  plus  violemment  vers  lui. 

—  Florence,  oublions  tout  ce  que  nous  venons  de  dire;  ce 
ne  sont  pas  ces  misérables  paroles  qui  pourront  atteindre  notre 
amour.  Quand  je  t'ai  là,  sur  mon  cœur,  que  m'importe  le 
reste  ! 

Elle  avait  de'tourné  les  yeux  et  secouait  la  tête. 

—  Regarde-moi,  dit-il.  Tu  crains  donc  que  je  ne  lise  dans 
ton  cœur?  Sous  ta  colère,  c'est  ton  amour  qui  frémit;  je  le 
sens  dans  tout  ton  être. 

La  résistance  de  Florence  s'amollissait;  elle  était  sans  force 
entre  les  bras  de  Claude,  avec  sa  parole  si  près  de  son  visage. 

Et  cette  fois  encore,  mais  avec  une  sorte  de  rage  humiliée, 
elle  se  livra  à  l'amour  comme  à  l'oubli... 

Le  lendemain,  au  réveil,  elle  ne  retrouva  en  elle  que  la  sen- 
sation d'une  déchéance.  Eh  quoi!  ils  en  étaient  arrivés  là,  elle 
surtout,  à  ne  rechercher  dans  l'amour  qu'une  sensation  violente 
où  s'abolit  la  personnalité?  Mais  cette  domination  qu'elle  subis- 
sait dans  sa  chair,  moins  que  jamais  son  esprit  voulait  l'ac- 
cepter; aujourd'hui,  il  intervenait  comme  un  témoin  de  sa 
lâcheté,  en  lui  montrant  tout  ce  qui  la  séparait  de  Claude.  Non  ; 
elle  ne  croyait  plus  à  l'œuvre  de  l'homme  qu'elle  aimait.  Elle 
avait  perdu  la  foi  lorsqu'elle  avait  commencé  à  regarder 
l'œuvre  en  la  séparant  de  celui  qui  l'incarnait  pour  elle.  C'était 
ce  jour  où  elle  avait  senti  soudain  que  Claude  voulait  asservir 
son  esprit;  son  esprit  avait  regimbé,  car  il  n'était  pas,  comme 
sa  sensibilité,  sous  le  joug  de  l'amour,  et  du  même  coup  il  avait 
retrouvé  sa  lucidité. 

Dans  cet  instinctif  mouvement  de  recul,  Florence  s'était 
éloignée  de  l'œuvre  de  Claude,  et,  la  voyant  de  moins  près, 
s'était  mise  à  la  juger.  Elle  comprenait  à  présent  ce  qui  l'en 
éloignait.  La  clarté  ordonnée  de  sa  pensée,  sa  raison,  cette 
crainte  d'être  dupe  qu'elle  tenait  en  partie  de  Vivien,  tout  cela 
reprenait  ses  droits.  Ceux  qui  entouraient  Claude  étaient  ou  des 
naïfs  dont  la  pensée  était  négligeable,  mais  dont  la  vanité 
entée  sur  l'orgueil  l'agaçait,  ou  des  théoriciens  qui  laissaient 
volontairement  dans  le  vague  la  source  première  de  leurs  idées, 
soit  qu'ils  ne  voulussent  pas  la  définir,  soit  qu'ils  ne  parvins- 
sent pas  à  le  faire,  se  retranchant,  lorsqu'on  les  mettait  en 
demeure  d'expliquer  certaines  obscurités   de   leurs  doctrines, 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  861 

derrière  l'Idée,  qui  devenait  ainsi  une  sorte  d'idole  myste'rieuse 
et  redoutable.  Elle  voyait  plus  clairement  en  elle  aussi,  et  ce 
travail  se  faisait  dans  son  esprit  :  des  ide'es,  elle  remontait  à 
celui  qui  lui  en  avait  donné  l'enthousiasme;  elle  commençait  à 
les  discuter  dans  le  cerveau  même  de  Claude. 

Qu'il  eût  de  l'orgueil,  elle  n'aurait  pu  que  l'approuver; 
mais  c'était  ce,  dont  il  s'enorgueillissait  qu'elle  ne  comprenait 
pas,  et,  par  contre-coup,  elle  se  sentait  atteinte  dans  la  fierté 
de  son  amour.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle  connaissait 
le  désenchantement  absolu  ;  elle  n'avait  éprouvé  jusqu'alors 
que  les  désillusions  partielles  qui  ne  déterminent  pas  la  souf- 
france. Elle  avait  passé  d'une  jouissance  à  une  autre,  les  épui- 
sant tour  à  tour,  ne  regrettant  pas  l'ancienne  que  la  nouvelle 
remplaçait,  chacune  enrichissant  sa  personnalité.  Avait-elle 
demandé  autre  chose  à  l'amour  de  Vivien  que  de  lui  «  rap- 
porter? »  Et  si  aucun  regret  de  cet  amour  n'était  resté  dans  son 
cœur,  n'était-ce  pas  parce  que  l'amour  de  Claude  lui  avait 
donné  des  joies  préférables?  Mais  voici  qu'elle  souffrait  par  lui  ! 
Ce  n'était  pas  la  douleur  qui  vous  terrasse  et  par  laquelle  on 
peut  presque  s'enorgueillir  d'avoir  été  vaincue  ;  c'était  la  souf- 
france qui  humilie  parce  que  notre  lâcheté  l'aida  à  nous 
vaincre. 

Et  il  y  avait  en  elle,  à  côté  de  cette  douleur  précise,  l'en- 
tourant pour  ainsi  dire,  un  second  malaise,  un  regret,  une 
nostalgie  de  quelque  chose  qu'elle  n'avait  pas  et  qu'elle  ne 
pourrait  jamais  avoir,  et  dont  seule  la  possession  avait  du  prix. 
Ce  quelque  chose,  elle  l'avait  effleuré  du  bout  des  doigts, 
lorsque,  par  l'amour,  elle  avait  été  entraînée  vers  l'Idée  que 
Claude  incarnait.  A  ce  moment-là,  elle  avait  eu  l'intuition  d'un 
principe  de  vie  en'dehors  des  prises  de  notre  raisonnement  et 
que  peut  seul  atteindre  l'élan  désintéressé  de  l'amour.  Mais  son 
essor  n'avait  eu  que  quelques  coups  d'aile;  bientôt  elle  avait 
reconnu  qu'elle  avait  pris  un  mirage  pour  la  réalité.  Elle  s'était 
ressaisie,  honteuse  de  s'être  trompée,  revenant  à  son  orgueil 
cérébral  comme  à  son  port  d'attache. 

De  ce  jour,  elle  sembla  s'intéresser  davantage  à  une  cause 
dont  elle  était  plus  détachée.  Elle  travailla  à  l'œuvre  commune 
avec  une  intelligence  qui  pouvait  suppléer  à  la  conviction.  Elle 
fréquenta  de  nouveau  certaines  de  ses  anciennes  relations 
qu'elle  avait  négligées  depuis  son  mariage.  Il  était  bon  que  tous 


862  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  milieux  comprissent  que  cela  ne  donnait  rien  d'anormal  à 
une  femme  d'être  gagnée  aux  idées  nouvelles. 

Claude,  avant  son  second  mariage,  vivait  dans  la  simplicité 
la  plus  grande;  Florence  lui  avait  sacrifié  sans  regret  ses 
habitudes  de  luxe,  tout  en  gardant  sa  naturelle  élégance  qui 
maintenant  parait  l'intérieur  de  Claude.  Ce  ne  furent  pas  les 
raffinemens  mondains  qu'elle  retrouva  avec  plaisir  chez  les  gens 
de  son  ancien  milieu,  ce  furent  les  préoccupations  artistiques, 
la  musique  surtout.  Jamais,  lui  semblait-il,  elle  ne  lui  avait 
donné  de  telles  joies.  Et  Florence  se  remit  à  lire  des  œuvres 
qui  étaient  avant  tout  des  œuvres  d'art,  et  elle  éprouvait  une 
satisfaction  secrète  à  ne  partager  ces  plaisirs  avec  personne,  à 
se  refaire  une  vie  à  part  au  milieu  des  préoccupations  com- 
munes. 

Mais  cette  période  fut  de  courte  durée.  Seul  celui  qui  crée 
peut  trouver  dans  l'art  l'aliment  qui  entretient  sa  vie;  pour  les 
autres,  l'art  est  ou  bien  l'oubli  ou  l'excitateur  momentané  de 
certaines  fibres  de  notre  sensibilité.  Florence  connut  le  plaisir 
de  ce  renouveau;  elle  ne  pouvait  en  être  renouvelée;  quelque 
chose  en  elle  demeurait  inassouvi.  Elle  ne  croyait  plus,  mais 
elle  avait  cru  l'espace  d'un  moment  ;  le  besoin  de  croire  était 
demeuré  en  elle,  inconscient,  identifié  avec  le  besoin  de  vivre 
que  réclamait  sa  jeunesse. 

Ce  fut  au  printemps  suivant  que  son  mari  fut  appelé  à 
Rome  pour  prendre  part  au  grand  congrès  socialiste  interna- 
tional. Florence  l'accompagna,  heureuse  de  voyager,  de  connaître 
la  Ville  Eternelle  qu'elle  n'avait  jamais  visitée. 

XVI 

JOURNAL    DE    VIVIEN 

Rome,  7  avril  1914. 

Je  suis  à  Rome.  C'est  une  de  mes  crises  d'ennui  qui  m'a  fait 
fuir  Paris.  Fuir  mon  ennui  plutôt;  autrement  dit,  me  fuir  moi- 
même,  non  pas  la  souffrance  qui  pourrait  être  en  moi,  mais  le 
vide  qui  y  est.  Oh!  que  je  voudrais  être  capable  de  véritable 
souffrance,  de  celle  qui  anéantit,  qui  nous  donne  l'oubli  de 
nous-même  dans  notre  propre  douleur! 

Je  puis  me  prédire  à  coup  sûr,  quand  je  suis  malheureux, 


LE    CHEMIN    SANS    BUT. 


863 


que  cela  passera;  mais  cela  ne  me  console  pas,  au  contraire. 
Quelle  infinie  solitude  de  penser  qu'il  n'y  a  pas  un  être  sur  la 
terre  par  lequel  et  pour  lequel,  je  pourrais  éprouver  une  douleur 
véritable!  Et  il  en  sera  ainsi  jusqu'au  bout,  toutes  mes  sensa- 
tions pénibles  ou  joyeuses  iront  s'affaiblissant...  Mais  cessons 
cette  lamentation,  elle  réveille  la  seule  souffrance  que  je  sois 
capable  d'éprouver  :  le  malaise  physique  de  l'ennui.  Sortons.  Par 
la  fenêtre  ouverte,   le  printemps  romain  m'appelle  au  dehors. 


10  avril. 


Je  n'aime  pas  beaucoup  les  voyages.  Quand  je  suis  en  route, 
j'ai  de  subites  nostalgies  de  mon  ciel  de  l'Ile-de-France,  des 
lignes  d'un  paysage  coutumier.  Je  n'éprouve  pas  le  besoin  d'aller 
voir  sur  place  les  chefs-d'œuvre  du  génie  humain  ;  leur  repré- 
sentation suffit  à  me  suggérer  des  rêves  supérieurs  à  ceux  que 
me  donnerait  la  réalité.  A  Rome,  je  n'ai  pas  la  sensation  d'exil. 
Rome  n'est  pas  pour  moi  une  ville  italienne;  elle  est  la  Ville., 
Comme  tous  les  Français  de  ma  génération,  n'ai-je  pas  grandi 
dans  l'enceinte  des  nourrissons  de  la  Louve?  Dès  notre  petite 
enfance,  n'avons-nous  pas  nommé  les  héros  de  la  Rome  antique? 
N'avons-nous  pas  frémi  d'enthousiasme  à  leurs  actions  sur- 
humaines? Leurs  mots  sublimes,  n'en  étions-nous  pas  fiers, 
comme  si  nous  les  avions  prononcés?  Et  n'avohs-nous  pas  été 
moulus  par  la  dent  des  lions  dans  le  cirque  de  Néron,  et  l'arène 
de  Vespasien? 

Mais  si  je  suis  chez  moi,  à  Rome,  c'est  moins  à  cause  des 
Romains  de  mon  enfance,  de  Virgile  ou  de  Tacite,  qu'à  cause 
du  Vatican.  Je  l'ai  compris  ce  matin  en  approchant  de  la 
Confession  de  Saint-Pierre.  Et  si  les  débris  couchés  dans  l'herbe 
du  Forum  sont  demeurés  vivans,  s'ils  ne  sont  pas  uniquement 
de  la  pierre  et  du  marbre  comme  l'idole  des  nations,  c'est  parce 
que  Pierre  a  marché  parmi  ces  colonnes  et  passé  devant  ces 
temples;  et  c'est  parce  que  ses  paroles  continuent  à  être  pro- 
férées de  siècle  en  siècle,  que  Rome  est  la  Ville  Eternelle. 
Le  Forum  reçoit  sa  vie  du  Vatican  et  le  ciment  du  Vatican  fut 
emprunté  au  cirque  de  Néron. 


14  avril. 


Une  semaine  que  je  suis  ici  :  il  me  semble  que  j'y  suis  depuis 
toujours.  Il  y  a  de  l'éternité  dans  l'air  de  cette  ville  et  tout  nous 


864  HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

y  invite  à  l'oubli  de  notre  passe'  personnel  :  le  passé  lui-même 
de  Rome  qui  engloutit  dans  ses  siècles  nos  quelques  journées  et 
la  vie  sans  cesse  renouvelée  du  foyer  catholique.  Et  le  prin- 
temps romain  se  fait  complice  de  la  ville  elle-même  :  on  sent 
la  domination  romaine  jusque  dans  l'oubli  que  nous  versent  les 
calices  des  fleurs. 

16  avril. 

J'avais  eu  souci,  jusqu'ici,  d'éviter  les  heures  et  les  endroits 
où  l'on  risque  de  rencontrer  des  gens  de  connaissance.  Mais  le 
moyen,  à  Rome?  Un  ami  m'a  reconnu,  hier.  Il  venait  voir  des 
dames  à  mon  hôtel.  Je  l'ai  prié  de  ne  pas  annoncer  mon  séjour 
ici,  urbi  et  orbi.  Les  hommes  sont  bavards  et  les  promesses 
vaines  :  dès  le  lendemain,  les  libraires  du  Corso  ont  mis  mes 
livres  en  bonne  place  dans  leur  vitrine,  et  ma  photographie 
s'étale  au  milieu  d'eux.  Cela  m'empêche  de  m'arrêter  aux  éta- 
lages. Mon  ami...  mon  ami  (je  l'appelle  par  son  nom,  et  nous 
nous  serrons  la  main  avec  effusion,  mais  il  m'est  parfaitement 
indifférent),  mon  ami  a  tenu  à  me  présenter  aux  dames  qu'il 
vient  voir  à  l'hôtel.  Il  part  demain,  me  dit-il,  et  recommande 
à  mes  soins  les  dames  de  Saint-Sever.  Je  m'incline  et  bredouille 
quelques  vagues  formules  de  politesse.  J'aime  à  me  promener 
seul,  principalement  à  Rome,  où  les  dissonances  agacent  plus 
qu'ailleurs.  Mme  de  Saint-Sever  et  sa  fille  sont  charmantes,  sur- 
tout mademoiselle.  La  maman,  un  peu  coquette,  ayant  du  mal  à 
abdiquer  malgré  ses  cinquante  ans;  la  fille,  gracieuse,  parlant 
peu,  —  la  maman  parle  pour  deux,  —  des  yeux  gris,  pensifs, 
de  beaux  cheveux  châtain  clair,  très  fins.  MUe  de  Saint-Sever  a 
subi,  elle  aussi,  l'emprise  de  Rome;  lorsque  nous  causons 
ensemble,  nous  n'éprouvons  pas  ce  besoin  que  ressentent  des 
compatriotes  qui  se  retrouvent,  d'évoquer  des  images  de  notre 
vie  française,  nous  ne  parlons  que  de  Rome. 

19  avril. 

J'ai  fait  aujourd'hui,  pour  la  troisième  fois,  la  promenade  de 
la  voie  Appienne;  les  dames  de  Saint-Sever  la  feront  demain; 
je  le  savais,  c'est  pourquoi  j'ai  choisi  aujourd'hui.  Ici,  plus  que 
partout  ailleurs,  une  seule  exclamation  à  faux  peut  nous  gâter 
tout  un  paysage,  comme  une  seule  de  nos  pensées  peut  l'illu- 
miner à  jamais. 


LE    CIIEMIN    SANS    BUT.  865 

Pour  admirer,  il  faut  que  je  sente.  C'est  de  notre  cœur  que 
jaillit  l'acte  de  foi.  La  raison  n'intervient  qu'après,  pour  confir- 
mer. Il  manque  quelque  chose  à  la  foi  de  ceux  qui  trouvent 
Dieu  par  leur  raison;  elle  n'est  pas  la  source  d'eau  vive  de 
l'Écriture.  Ils  croient  parce  qu'ils  veulent  être  dans  la  commu- 
nion d'un  certain  nombre  d'hommes  qui  ont  leur  confiance  et 
leur  admiration  ;  ils  croient,  pour  ainsi  dire,  par  procuration. 
Et  je  me  souviens  des  paroles  de  saint  Paul  :  «  Quand  j'aurais 
la  foi  qui  soulève  les  montagnes,  si  je  n'ai  pas  l'amour,  je  ne 
suis  qu'un  airain  creux,  une  cymbale  retentissante.  »  C'est  ce 
souffle  enflammé  qui  fait  la  vie  de  l'Eglise. 

Si  ma  pauvre  maman  était  là,  elle  croirait  à  toutes  les 
légendes  des  Saints;  elle  irait  vénérer  pieusement  toutes  les 
reliques.  Moi-même,  je  n'entre  pas  dans  une  église  sans  lire  les 
Actes  des  Martyrs  auxquels  elle  est  consacrée  :  presque  tous 
ont  de  la  grâce  dans  leur  grandeur  tragique.  Quoi  de  plus 
charmant  que  la  légende  de  saint  démenti  C'est  une  fresque  de 
son  église  souterraine  qui  la  raconte. 

Le  pape  Clément  ayant  été  jeté  à  la  mer  avec  une  ancre  au 
cou,  les  anges  élevèrent  une  chapelle  sous  les  flots,  à  l'endroit 
que  son  corps  avait  touché.  Jadis,  chaque  année,  au  jour  de  sa 
fête,  la  mer  se  retirait,  et  les  fidèles  allaient  en  procession 
honorer  la  chapelle  sous-marine.  Or,  il  arriva  qu'une  femme 
fut  si  absorbée  par  son  adoration  qu'elle  oublia,  en  repartant, 
son  petit  enfant  dans  la  chapelle.  Mais  le  bon  saint  Clémeut 
veillait,  et  aussi  les  saints  anges,  qui  avaient  eu  la  pieuse  fan- 
taisie de  faire  les  architectes.  L'année  suivante,  à  pareille  date, 
la  mère,  ravie,  retrouva  son  enfant,  qui  jouait  devant  l'autel  de 
la  chapelle  sous-marine. 

Quand  j'étais  moi-même  un  petit  enfant,  j'aurais  goûté  cette 
histoire,  je  me  serais  imaginé  le  petit  abandonné  préservé 
des  flots  par  une  grande  cage  de  verre  tout  illuminée  de 
cierges,  regardant  les  poissons  se  promener  au-dessus  de  sa  tête 
et  s'extasiant  devant  la  flore  mystérieuse  et  délicate  de  la 
mer. 

Croyons  au  petit  garçon  préservé  par  saint  Clément  ! 

L'acte  de  foi  ne  me  coûte  rien  sur  cette  terre  que  la  foi  a 
rendue  miraculeuse  par  le  cœur  des  apôtres.  Il  ne  m'est  pas 
plus  difficile  devant  le  tombeau  des  Horaces,  par  exemple.  Ce 
nom  d'Horace  illustre  ce  tertre  de  gazon,  jalonne  notre  route, 

TOME  XXXIII.  —   1916.  55 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

quand  nous  parcourons  la  voie  Appienne,  d'héroïsme  et  de  bru- 
talité antique  : 

Albe  vous  a  nommé,  je  ne  vous  connais  plus. 

De  la  neige  encore  sur  les  sommets  des  monts  Sabins.  A 
mes  pieds,  la  plaine  vallonné  doucement,  remonte  sans  heurts, 
sans  brisure,  se  soulève  plutôt  vers  les  flancs  des  montagnes... 
Soudain  les  nuages  qui  obscurcissaient  le  ciel  se  sont  déchirés; 
le  soleil  du  printemps,  voilé,  a  promené  une  rêverie  immor- 
telle parmi  tous  ces  rêves  éphémères.  Je  ne  pense  plus  à  évoquer 
les  larves  inquiètes  des  conquérans  ;  c'est  le  charme  présent  de 
cette  terre,  de  ces  lignes  qui  me  remplit  le  cœur  :  de  l'ineffable 
est  en  elle  et  parle  en  moi.  La  beauté  de  la  nature  a  vaincu 
encore  une  fois  les  laideurs  de  la  vie.  J'ai  connu  le  meilleur 
oubli,  celui  que  nous  rencontrons  sans  l'avoir  cherché. 

21  avril. 

Hier  matin,  comme  je  passais,  en  sortant  de  l'hôtel,  par  la  via 
Bocca  di  Leone,  la  gueule  du  lion,  qui  donne  son  nom  à  la  rue, 
crachait  son  eau  avec  un  murmure  de  ruisseau  si  joyeux,  le 
poivrier  qui  l'abrite  balançait  dans  l'air  vif  une  verdure  si 
légère,  que,  croisant  ma  jeune  compatriote,  je  lui  ai  dit  sponta- 
nément, tant  j'avais  besoin  de  répandre  autour  de  moi  la 
confiante  allégresse  qui  me  pénétrait  : 

—  Mademoiselle,  si  vous  n'avez  pas  de  projets  arrêtés  pour 
cet  après-midi,  puis-je  vous  prier,  ainsi  que  Madame  votre 
mère,  de  faire  une  promenade  en  voiture  avec  moi? 

Mme  de  Saint-Sever  rejoignait  sa  fille  au  même  instant.  Elles 
ont  accepté  mon  invitation. 

—  Si  nous  allions  à  Saint-Paul  aux  Trois  Fontaines?  a 
proposé  MIle  de  Saint-Sever,  comme  nous  étions  indécis  sur  la 
promenade  a  entreprendre  ;  j'aime  beaucoup  Saint-Paul,  et  les 
trois  fontaines  :  cela  me  rappelle  un  conte  de  fées  de  mon 
enfance. 

En  cours  de  route,  ma  jeune  compatriote  m'a  dit: 

—  Monsieur  Lemire,  ce  matin,  quand  nous  nous  sommes 
rencontrés,  je  revenais  de  la  Scala  Santa.  Sur  une  des  marches 
j'ai  récité  un  Ave  pour  vous. 

Elle  a  dit  cela  simplement.  Il  ne  lui  viendrait  pas  à  l'idée 
de  faire  de  la  coquetterie  avec  sa  piété. 


LE    CHExMIN    SANS    BUT.  867 

Je  ne  connaissais  pas  Saint-Paul  aux  Trois  Fontaines.  Beau- 
coup de  poussière  avant  d'y  arriver,  de  la  pauvreté'  et  puis, 
soudain,  après  un  petit  bois  d'eucalyptus,  un  jardin  charmant 
de  fraîcheur.  Sous  les  ombrages,  des  fragmens  de  pierres 
antiques  comme  en  tout  jardin  romain  qui  se  respecte.  Dans 
une  des  églises,  —  elles  sont  trois,  —  trois  chapelles  plutôt, 
trois  citernes  que  l'on  nous  découvre  et  où  l'on  puise  de  l'eau. 
C'est  là,  nous  explique  le  moine  qui  nous  guide,  que  saint  Paul 
fut  décapité,  et  sa  tête  ayant  fait  trois  bonds,  une  source  mira- 
culeuse a  jailli  à  chacun  des  endroits  où  elle  toucha. 

Donc,  voici  le  lieu,  où  l'ardent,  le  fougueux  Paul  de  Tarse 
souffrit  le  martyre,  et  l'on  voit  bien  cette  tête  laide  et  puissante, 
aux  yeux  de  flamme,  bondissant  sur  le  sol,  comme  si  elle  avait 
tressauté  d'allégresse  victorieuse. 

La  fraîcheur  des  sources  remplit  de  paix  l'église  ;  cette 
impression  persiste  même  après  qu'on  s'est  représenté  la  scène 
sanglante.  J'en  fais  la  remarque  à  Mlle  de  Saint-Sever  qui  vient 
de  prier  près  du  tabernacle,  en  communion  avec  l'apôtre  des 
Gentils. 

—  Cette  fraîcheur  de  l'eau  courante,  me  dit-elle,  signifie 
que  la  paix  que  l'on  goûte,  après  les  agitations  et  les  souffrances 
de  la  vie,  fait  oublier  ses  misères,  mais  à  la  condition  que  ce 
soit  une  paix  vivifiante  comme  les  sources...  J'aime  cette  cha- 
pelle et  ce  jardin.  Que  ne  puis-je  y  rester  jusqu'à  ce  que  le  jour 
décline,  assise  sous  ces  arbres  !  J'aurais  bien  voulu  connaître 
saint  Paul,  dit-elle  en  soupirant,  mais  avec  un  sourire. 

—  Oh!  ce  n'était  pas  un  saint  commode  !... 

—  Je  me  serais  très  bien  arrangée  de  son  incommodité.  On 
sent  qu'il  aimait  si  ardemment  ses  amis!  Les  adieux  qui  ter- 
minent ses  lettres  sont  si  pleins  de  tendre  sollicitude  ! 

Elle  reste  silencieuse.  Elle  est  avec  saint  Paul  ;  mieux  que 
moi,  elle  peut  rejoindre  cet  homme  d'un  passé  que  sa  foi 
continue.  Cet  Hébreu  et  cette  Française  parlent  la  même  langue, 
ils  sont  plus  près  l'un  de  l'autre  que  je  ne  le  suis  d'elle,  moi 
qui  appartiens  à  sa  race. 

—  Nous  allons  demain  entendre  la  messe  aux  Catacombes 
de  Saint-Calixte.  Voulez-vous  venir  avec  nous,  monsieur  Lemire? 
demande-t-elle. 

—  Très  volontiers. 

—  C'est  à  sept  heures,  la  messe. 


8G8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Cela  ne  m'effraie  pas.  Nous  verrons  les  catacombes  sans 
touristes... 

L'âme  simplement  croyante  de  ma  jeune  compatriote  me 
plaît  à  accompagner  dans  ces  lieux  funèbres. 

22  avril. 

Nous  sommes  partis  à  six  heures  et  demie,  dans  la  fraîcheur 
d'un  matin  que  la  tramontane  rendait  piquante.  Mme  de  Saint- 
Sever  parlait  peu,  étant  encore  engourdie;  sa  fille  ne  parlait 
pas  parce  qu'elle  pensait  à  la  messe  qu'elle  allait  entendre. 

Toute  ma  vie  je  me  souviendrai  de  la  messe  des  Catacombes. 
Puisse  cette  image  se  présenter  à  mes  yeux,  au  jour  où  ils  se 
fermeront  pour  jamais!... 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  connaît  le  fond  de  mon  cœur;  il  sait  que 
j'ai  vénéré  des  sentimens  que  je  n'éprouvais  pas  et  qu'à  cer- 
tains momens,  par  ma  pieuse  admiration,  j'aj  été  presque  dans 
la  communion  des  Saints.  Il  sait  aussi  que,  si  mon  esprit  a  été 
sollicité  par  bien  des  curiosités,  s'il  a  aimé  ces  curiosités  pour 
elles-mêmes,  s'il  a  recherché  avant  tout  la  jouissance  (après 
tout,  les  Saints  en  sont  là,  comme  moi;  seulement,  c'est  l'espèce 
de  la  jouissance  qui  diffère,  et  tout  de  même,  il  y  a  une 
hiérarchie),  il  n'ignore  pas  qu'il  fut  toujours  sincère  et  inca- 
pable de  ricanement  devant  la  beauté  sacrée  du  sentiment 
religieux.  Enfin,  il  sait  que  je  suis  humble  de  cœur,  si  je  ne  le 
suis  pas  toujours  d'esprit.  C'est  là  toute  mon  espérance  de 
salut. 

Les  Catacombes  avaient  repris  leur  silence  séculaire,  comme 
si  la  nuit  déserte  avait  été  pour  elles  une  longue  prière;  leurs 
échos  avaient  oublié  les  propos  ineptes  des  touristes.  Silen- 
cieusement nous  sommes  entrés  derrière  le  Père  qui  nous 
conduisait,  et  nous  avons  gagné  la  chapelle  de  Saint- Damase. 

Un  autel  de  bois,  deux  flambeaux  ;  derrière  l'autel, le  prêtre; 
pour  le  servir,,  un  frère.  Comme  fidèles,  nous  et  une  femme  du 
peuple;  pour  s'agenouiller,  la  terre  nue.  Le  prêtre  disait  la 
messe  avec  une  dignité  où  n'entrait  rien  de  machinal.  On 
entendait  toutes  ses  paroles.  Elles  seules,  semblait-il,  pouvaient 
être  prononcées  en  ces  lieux;  elles  seules  étaient  capables  de 
faire  revenir  autour  de  nous  les  martyrs  dont  le  tuf,  durant  tant 
de  siècles,  avait  conservé  les  restes. 

Cécile  était  à  côté,  dans  la  crypte  voisine.  On  sentait  sa  pré- 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  869 

sence  invisible;  l'admirable  geste  de  ses  doigts  mourans  se 
joignait  aux  gestes  rituels  du  prêtre.  Cette  atmosphère  des 
Catacombes,  je  la  sentais  me  pénétrer  plus  profondément 
à  mesure  que  se  déroulait  le  drame  de  la  Passion.  J'étais 
debout  derrière  ma  jeune  amie  à  genoux.  Elle  ne  faisait  pas 
un  mouvement.  Tandis  que  ma  sympathie  et  mon  imagi- 
nation évoquaient  pieusement  les  Chrétiens  des  premiers 
temps  de  l'Église,  sa  foi  abolissait  les  siècles  qui  la  séparaient 
d'eux. 

Au  moment  de  la  communion,  lorsqu'elle  revint  à  sa  place, 
je  vis  qu'elle  pleurait.  Un  flot  de  larmes  me  monta  aux  yeux, 
larmes  qui  jalousaient  la  source  de  ses  pleurs.  Les  petites 
lampes  d'argile  des  Catacombes  éclairaient  splendidement  son 
âme. 

Oh!  comme  je  l'ai  enviée,  cette  jeune  sœur  de  Cécile, 
d'Agnès,  d'Agathe!  Quand  nous  avons  parcouru  les  Catacombes, 
après  la  messe,  j'ai  vu  ses  mains  pieuses  se  poser  sur  certains 
grafitti,  comme  on  caresse  la  joue  d'un  être  aimé.  Ce  que  les 
colombes  lui  ont  dit,  nul  ne  peut  l'entendre  qui  n'a  le  cœur  pur 
et  plein  d'amour.  La  petite  cire  qu'elle  tenait  dans  ses  doigts 
éclairait  faiblement  son  visage,  mais  j'y  voyais  une  lueur 
surnaturelle. 

Elle  était  de  celles  qui  avaient  dit  au  Seigneur  avec  les  dis- 
ciples d'Emmaùs  :  «  Demeurez  avec  nous,  car  il  se  fait  tard  et 
la  lumière  du  jour  décline.  »  Hélas!  je  le  connais,  moi,  ce 
déclin  du  jour,  cette  angoisse  des  ténèbres  approchantes,  et  je 
ne  puis  appeler  personne  !  Elle,  c'est  naturellement  qu'elle  fait 
le  geste  des  orantes,  et  sa  lampe  s'alimente  à  la  lumière  de 
l'Évangile.  Elle  voit  briller  tour  à  tour  les  clarlés  qui  envi- 
ronnent le  Christ.  Elle  a  salué  avec  un  cœur  ravi  la  lumière 
qui  entourait  Jésus  quand  il  s'assit  sur  la  montagne  et  dit  : 
<(  Heureux  ceux  qui  sont  doux  !  »  Elle  a  senti  la  joie  paisible 
de  ce  matin  de  juillet  où  le  Seigneur  s'en  allait  parmi  les  mois- 
sons mûres  et  frôlait  de  sa  robe  les  lis  sauvages.  Elle  a  vu  la 
fulgurante  clarté  du  Mont-Thabor  et  la  divine  lumière  qui 
émanait  de  Lui,  marchant  la  nuit  sur  les  eaux.  Les  petites 
lampes  d'argile  lui  rappellent  ces  clartés,  je  le  lis  dans  la  calme 
et  lumineuse  joie  de  son  regard. 

Nous  sortons  de  ces  lieux  sacrés  et  remontons  à  la  lumière 
du  jour.  Elle  nous  parait  froide,  malgré  le  resplendissant  soleil, 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

après  l'ardeur  de  nos  lumignons.  Nous  marchons  sans  rien  dire 
dans  le  jardin. 

Ma  jeune  amie  semble  dépaysée.  Mais  soudain  elle  porte  les 
yeux  vers  le  Nord  ;  ses  bras  se  tendent  et  avec  joie  elle  s'écrie  : 
«  Saint-Pierre  !  »  Son  exclamation  a  franchi  tous  les  siècles  qui 
séparent  le  cimetière  de  Saint-Calixte  de  la  coupole  de  Michel- 
Ange  ;  sa  foi  les  a  reliés  ensemble,  tandis  que  moi,  brus- 
quement, je  sors  du  rêve,  et  la  réalité  de  ma  pensée  me 
ressaisit... 

22  avril. 

Je  suis  redevenu  celui  qui  se  promène  dans  Rome.  Des 
impressions  aussi  intenses  que  celles  d'hier  ne  sauraient  durer. 
Je  ne  suis  pas  comme  ma  jeune  amie  qui  les  accueille  dans  son 
cœur  et  les  y  garde,  parce  qu'elles  font  vibrer  la  vie  même  de 
ce  cœur.  Cette  enfant  est  exquise  de  pureté.  J'aime  la  pureté 
chez  les  autres,  bien  que  je  n'aie  nulle  envie  de  renoncer  à  mon 
impureté.  Qu'aurais-je  fait  si  j'avais  vécu  au  temps  de  Vespa- 
sien?  J'aurais  été  le  Romain  lettré  et  blasé,  plus  attiré  par  ceux 
qui  pratiquaient  les  doctrines  du  dieu  nouveau  que  par  ces  doc- 
trines mêmes.  Je  crois  aussi  que  je  serais  sorti  de  ma  sceptique 
nonchalance,  si  j'avais  vu  les  membres  fragiles  de  ma  jeune 
amie  menacés  par  la  dent  des  lions.  La  douleur  chez  les  autres 
émeut  ma  pitié,  et  j'ai  le  geste  inconscient  de  défendre  l'inno- 
eence  qu'elle  atteint  injustement. 

23  avril. 

Aujourd'hui,  je  m'ennuyais  et  j'avais  pourtant  besoin  de 
repos.  Je  suis  allé  à  la  villa  d'Adrien.  Les  ruines  antiques  pou- 
vaient me  distraire  en  me  plongeant  dans  un  passé  dont  le 
souvenir  ne  réveille  en  moi  nulle  inquiétude.  J'ai  erré  dans  le 
jardin  que  le  printemps  faisait  délicieux;  les  violettes  et  les 
œillets  sauvages  souriaient  parmi  la  mélancolie  des  ruines. 

Puis  je  suis  monté  à  Tivoli,  en  voiture.  A  ce  moment, 
j'avais  une  âme  de  touriste,  très  banale,  qui  ne  m'aurait 
certes  pas  intéressé  si  je  l'avais  rencontrée  chez  un  autre. 

A  la  nuit  tombante,  j'ai  pris  le  train  pour  rentrer  à  Rome. 
Une  brume  légère  enveloppait  toutes  choses.  Autour  de  moi, 
complice  de  la  nuit,  elle  faisait  la  solitude  plus  silencieuse.  Au- 
dessus  de  ma  tête,  le  petit  temple  de  Diane  que  je  ne  voyais 


LE    CHEMIN    SANS    BUT.  871 

plus,  à  mes  pieds  l'Anio  de  Virgile  que  je  devinais  ;  à  gauche, 
confuse,  la  villa  d'Adrien;  dans  la  plaine,  les  feux  des  villages 
étrangers  de  cette  terre  étrangère.  Les  hommes  parlent  une 
autre  langue  que  la  mienne  ;  le  passé,  le  présent  font  autour  de 
moi  une  double  solitude.  Le  mal  du  pays  envahit  mon  cœur. 
Je  me  penche  à  la  portière  dans  un  instinctif  besoin  de  cher- 
cher quelque  objet  familier.  Et  soudain,  mes  yeux  rencontrent 
la  coupole  de  Saint-Pierre.  On  ne  voit  rien  de  Rome  noyée  dans 
le  brouillard  et  la  poussière  accumulée  d'une  chaude  et  sèche 
journée  ;  la  coupole  flotte  au-dessus  de  la  brume,  comme 
l'arche  au-dessus  des  eaux,  et  je  la  salue  d'un  cœur  reconnais- 
sant comme  on  saluerait  son  clocher.  Mon  clocher...  clocher  de 
Verneuil  !...  Ses  cloches  ne  m'ont-elles  pas  sonné  les  heures  les 
meilleures  de  mon  existence,  celles  de  ma  pureté  d'enfant? 
Gomme  il  était  pur,  mon  cœur  !  et  je  voyais  Dieu  suivant  la 
promesse...  C'est  l'impureté  de  notre  cœur  plus  que  celle  de 
notre  chair  qui  ternit  le  miroir  de  notre  àme  où  Dieu  se 
reflète...  Ce  qui  m'a  relié,  quand  mes  yeux  ont  rencontré  la 
coupole,  c'est  la  communauté  de  langage.  Sous  cette  coupole, 
on  parlait  la  même  langue  que  dans  les  églises  de  mon  pays, 
celle  que  ma  mère  enseigna  à  mes  lèvres  balbutiantes. 

Un  attendrissement...  voilà  ce  que  la  religion  me  fait 
éprouver  de  meilleur,  l'attendrissement  d'un  souvenir.  Puis-je 
comparer  ce  sentiment  au  frisson  d'enthousiasme  qui  soulève 
ma  jeune  amie  quand  elle  aperçoit  le  Dôme?  Avoir  la  Foi, 
c'est  avoir  un  avenir.  Pour  moi,  je  suis  entouré  de  vide  de  tous 
côtés,  c'est  pourquoi  à  certains  momens  mon  dégoût  de  la  vie 
est  si  grand  que  je  ne  me  console  qu'en  pensant  que  tout 
finira;  c'est  pourquoi  aussi  j'essaie  d'oublier  cette  idée  de  la 
mort  qui  amène  si  souvent  sur  mes  lèvres  des  «  A  quoi  bon?  » 
—  A  quoi  bon  l'action?  Qu'importe  le  vain  bruit  de  la 
renommée?  Qu'importent  nos  tendresses,  qu'importent  nos 
amours? 

Qu'elle  est  belle  la  coupole  de  Saint- Pierre!  Imposante,  pas 
écrasante,  comme  si  elle  ne  pesait  pas  sur  l'église.  Elle  se 
referme  comme  la  main  de  Dieu  sur  les  prières  humaines  et 
l'on  comprend  que  c'est  à  la  jonction  suprême  de  ses  lignes 
venues  d'en  bas,  si  pures,  si  parfaites,  que  devait  se  dresser  la 
croix  pour  être  montrée  comme  un  phare  à  l'humanité.  La 
coupole  de  Saint-Pierre,  c'est  le  carrefour  éternel. 


872  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  ma  jeune  amie  lisait  ces  lignes,  —  elle  quitte  Rome 
demain,  cette  idée  contribue  à  me  rendre  mélancolique,  — elle 
ne  douterait  pas  de  ma  conversion  prochaine.  Elle  ne  compren- 
drait pas  que  je  jouis  des  beaux  sentimens  et  des  nobles 
pensées,  comme  des  lignes  harmonieuses  de  l'architecture.  Je 
jouis  humainement  de  ce  que  produit  le  génie  humain,  plus 
vivement  que  d'autres,  parce  que,  moi  aussi,  je  m'efforce  de 
créer  de  belles  lignes,  e.t  que  lorsque  je  crois  y  avoir  réussi, 
j'éprouve  cette  joie  du  créateur  qui  égale  l'homme  aux  dieux. 

Ne  pensons  plus  à  ces  choses.  —  Un  obscur  malaise  finit  par 
m'envahir.  Pour  que  je  jouisse  de  mon  scepticisme,  il  ne  faut 
pas  que  le  problème  de  ma  propre  destinée  soit  en  cause.  Allons 
à  l'Olympia... 

24,  avril. 

J'avais  offert  une  glace  napolitaine  à  ma  voisine  de  table  : 
de  beaux  yeux  du  Midi,  profonds  comme  des  yeux  de  gazelle, 
pas  plus  intelligens;  elle  avait  accepté.  Mes  quelques  mots 
d'italien,  ses  quelques  mots  de  français,  suffisaient  pour  les 
confidences  que  nous  avions  à  échanger,  quand  une  des 
«  artistes  »  de  l'endroit  se  mit  à  chanter  quelque  ineptie  de  café- 
concert,  moins  bête  que  les  nôtres,  parce  qu'il  y  a,  dans  les 
chants  du  Midi,  de  la  libre  joie  de  celte  terre  aimée  du  soleil. 
Mais  la  voix  de  la  chanteuse  m'entra  soudain  dans  le  cœur  et  le 
contracta  d'un  frisson.  C'était  la  voix  de  Florence  que  j'enten- 
dais !  —  Alors  j'ai  posé  deux  louis  sur  la  table  :  «  Payez,  ai-je 
dit  à  ma  compagne  de  hasard;  j'ai  mal  à  la  tête,  je  ne  puis 
rester.  »  —  Et  je  suis  rentré  chez  moi. 

26  avril. 

Elle  est  ici.  Je  les  ai  vus  hier.  Ils  marchaient  devant  moi 
dans  le  Corso.  Ils  ne  m'ont  pas  aperçu.  Il  faut  que  je  la  revoie.* 


Jules-Philtppe  Heuzey. 
(La  dernière,  partie  au  prochain  numéro.) 


DEVANT  VERDUN 


L'AVEU   ALLEMAND 

EXTRAITS  DE  LETTRES  ALLEMANDES 


Lisons  les  journaux  allemands  depuis  le  21  février;  ils  sont 
censés  traduire  l'opinion  allemande.  Assurément  nous  les 
voyons,  suivant  les  vicissitudes  de  cette  interminable  bataille, 
déborder  d'enthousiasme  ou  prêcher  la  patience.  Je  viens  de 
relire  ces  articles  et  il  serait  déjà  possible  de  montrer,  d'après 
les  extraits  de  cette  presse  cependant  asservie,  quelle  déception 
a  causée  à  l'Allemagne  la  tentative  avortée  contre  ce  que  le 
Kronprinz  appefait  (fort  improprement  d'ailleurs)  «  le  cœur  de 
la  France,  »  et  l'Empereur  lui-même,  dans  une  dépêche  célèbre, 
«  la  principale  place  forte  de  notre  principal  ennemi.  »  Mais 
une  impression  autrement  vivante,  et  je  dirai  criante,  —  en 
tout  cas  singulièrement  plus  sincère,  —  se  dégage  d'une  autre 
source  :  ces  centaines  de  lettres  que  nous  avons  saisies,  que 
nous  saisissons  tous  les  jours  sur  les  prisonniers  et  les  morts 
allemands  de  la  grande  bataille.  Lettres  adressées  d'Allemagne 
aux  soldats,  ou  lettres  que  le  prisonnier  ou  le  mort  allait  envoyer 
lorsque  le  destin  l'a  frappé,  nous  les  avons  là  toutes  devant 
nous.  Je  les  ai  lues  avec  soin,  et  de  même  j'ai  vu  interroger 
maints  de  ces  prisonniers  dont  le  témoignage  verbal  venait 
s'ajouter  aux  témoignages  écrits.  Une  habitude  déjà  vieille  de 
manier  le  document  et  d'en  faire  jaillir  la  vérité  m'a  amené 


874  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

à  tirer  de  ces  témoignages  ce  qu'on  en  peut  extraire.  Il  n'est 
pas  interdit  à  un  soldat  de  redevenir  parfois  historien,  et  j'ai 
essayé,  avec  ces  documens,  —  en  est-il  pour  l'histoire  de  plus 
sûrs  que  les  lettres?  —  de  me  faire  une  idée  de  ce  que  l'Alle- 
mand a  pu  penser,  durant  ces  trois  mois,  de  l'effort  tenté  et 
de  l'échec  constaté.  Si,  ensuite,  on  relit  les  gazettes  d'outre- 
Rhin,  on  est  frappé,  du  contraste,  et  on  comprend  bien  pour- 
quoi on  trouve  à  plusieurs  reprises  dans  ces  lettres  la  pensée 
que  le  soldat  S...,  du  208e  de  réserve,  formule  le  15  avril  : 
«  Quelle  dérision  quand  on  lit  parfois  dans  les  journaux!...  » 

Il  m'a  paru  curieux  de  suivre,  à  travers  ces  lettres  et  car- 
nets, —  je  ne  citerai  que  très  subsidiairement  les  interroga- 
toires, —  les  fluctuations  de  l'opinion  et  sa  véridique  expres- 
sion. Je  m'abaisserais  si  je  me  croyais  obligé  de  déclarer  que  je 
n'ai  en  rien  sollicité  ces  textes.  Mon  passé  d'historien  est  une 
suffisante  garantie  de  ma  bonne  foi. 

Mais  je  tiens  à  formuler  une  dernière  remarque,  qui  préci- 
sément s'impose  à  un  historien  de  métier. 

Nous  avons  eu  entre  les  mains  un  millier  de  témoignages 
environ.  Quelques-uns  sont  insignifians,  —  très  peu.  Si  d'autres 
paraissent  d'abord  peu  intéressans,  leur  masse  cependant 
impressionne  :  après  quelques  heures  de  cette  lecture, on  semble 
entendre  une  sorte  de  concert  grondant  de  mécontentemens. 
Prenons  cinquante  lettres,  ce  ne  sont  point  vingt  ou  trente 
ou  quarante  lettres  qui  se  plaignent,  ce  sont,  depuis  quatre 
ou  cinq  mois,  cinquante  sur  cinquante  où  se  lisent  le  trouble, 
l'appréhension,  l'aigreur,  l'exaspération,  parfois  la  révolte.  Que 
serait-ce  si,  —  au  lieu  de  mille  lettres,  —  dix  mille,  cent  mille 
lettres  étaient  étalées  devant  nous? 

J'irai  plus  loin  :  nous  avons  là  un  minimum  de  plaintes,  soit 
du  côté  des  parens  qui  écrivent  de  l'arrière,  soit  du  côté  des 
soldats  qui  écrivent  du  front. 

«  Je  pourrais  te  raconter  bien  des  choses,  —  ai-je  lu  dans  une 
lettre  deMikultschùtz  (Prusse)  du  25  avril, —  mais  cela  n'est  pas 
possible,  car  si  la  lettre  se  perdait  et  si  quelqu'un  la  lisait,  je 
pourrais  être  punie  (par  la  police).  »  Voilà  la  crainte  que  je 
vois  formuler  dans  bien  d'autres  lettres,  et  voici  un  scrupule 
plus  honorable  exprimé  après  quelques  lamentations  :  «  Tu 
comprends  qu'on  n'a  guère  envie  dans  ces  conditions  d'écrire 
de  l'intérieur  au  front.  »  Craintes  uu  scrupules,  le  soldat  du 


l'aveu  allemand.  875 

front  est  à  plus  forte  raison  amené  à  en  concevoir  :  «  Un  ordre 
du  régiment,  écrit  le  soldat  X...,  du  64e  d'infanterie,  permet  aux 
soldats  d'écrire  deux  lettres  et  trois  cartes  par  semaine  à  leurs 
parens.  Les  lettres  doivent  être  ouvertes.  »  En  conséquence,  un 
autre  soldat,  celui-là  du  front  oriental,  écrit  de  Brest-Litowsk, 
le  24  mars,  à  un  camarade  :  «  Je  pourrais  t'en  dire  beaucoup 
à  ce  sujet,  mais  il  n'est  plus  permis  d'écrire  la  vérité,  car  la 
censure  est  ici  fort  sévère.  »  Le  lieutenant  H...,  du  39e  réserve, 
écrit  de  son  côté,  le  25  avril  :  «  Je  pourrais  te  raconter  bien  des 
choses,  mais  il  n'est  pas  permis  d'écrire  tout.  » 

De  ces  témoignages,  que  je  pourrais  multiplier,  tout  homme 
de  bonne  foi  conclura  que  nous  sommes  ici  très  probablement 
en  face  de  témoignages  extrêmement  modérés  par  la  crainte 
ou  le  scrupule.  Ils  n'en  ont  que  plus  de  force.  Et  quant  aux 
cris  de  rancune  exaspérée  et  de  révolte  violente  qu'on  verra 
parfois  s'élever  de  ce  petit  recueil, songeons  à  ce  qu'il  a  fallu  de 
déceptions,  d'injustices  et  de  souffrances  pour  qu'ils  échap- 
pent à  ces  Allemands,  —  civils  ou  militaires. 

Il  m'a  paru  que  je  pouvais  à  peu  près  diviser  en  cinq  cha- 
pitres ces  documens.  Les  premiers  nous  indiqueront  assez  bien 
pourquoi  le  Kronprinz  a,  dans  sa  proclamation  aux  troupes  à  la 
veille  de  l'assaut  de  Verdun,  parlé  de  la  «  nécessité  «d'attaquer. 

Dans  les  témoignages  suivans,  nous  verrons  se  formuler  les 
grandes  espérances  mêlées  dès  le  début  à  bien  des  appréhensions, 
puis  troublées  par  bien  des  doutes.  Puis,  nous  assisterons,  comme 
de  la  coulisse,  à  l'effort  malheureux  des  troupes,  suivi  avec  plus 
d'anxiété  que  de  confiance  par  la  population.  La  déception  se 
fera  jour  bientôt  et  s'accentuera  jusqu'à  la  lettre  du  19  avril  où 
il  est  parlé  de  1'  «  attitude  de  plus  en  plus  indifférente  de  la 
masse  vis-à-vis  des  événemens  de  guerre  »  et  du  retour  exclusif 
«  aux  soucis  économiques  et  autres.  » 

Par  là,  nous  verrons  de  quel  bluff  la  presse  allemande  essaie 
de  couvrir  la  colossale  désillusion  d'un  peuple  devant  des 
promesses  enivrantes  et  finalement  déçues. 

I.    —   LA   NÉCESSITÉ    D'ATTAQUER 

Le  14  février,  le  Kronprinz  impérial  adressait,  aux  troupes 
qu'il  allait  lancer  à  l'assaut,  une  proclamat'on  qui  débutait  par 
ces  mots  : 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

((  Ich,  Wilhelm,  sehe  das  deuische  Vaterland  gezwungen  zur 
Offensive  uberzugehen  :  Je  vois  la  patrie  allemande  contrainte 
de  passer  à  l'offensive.  » 

Ce  texte  nous  fut  livre'  par  trois  de'serteurs  alsaciens  (à  l'in- 
terrogatoire de  qui  j'ai  personnellement  assisté)  et  les  termes 
nous  en  furent  confirmés  par  des  déserteurs  polonais. 

Le  mot  gezwungen  est  singulier.  Il  s'éclaire  tout  d'abord 
par  un  autre  témoignage,  celui  de  trois  Russes  évadés  des  lignes 
allemandes  et  recueillis  le  18  février  par  nous  près  de  Champion 
en  Woëvre.  Annonçant  l'attaque  de  Verdun,  ils  ajoutèrent  :  «  La 
situation  intérieure  est  devenue  intenable  et  il  faut  que  l'Alle- 
magne prenne  l'offensive.  »  Des  déserteurs  lorrains  recueillis 
le  10  février  près  du  bois  de  la  Selouze  avaient  dit,  le  12  février  : 
«  Les  hommes  trouvent  que  la  guerre  traîne  en  longueur;  ils 
espèrent  encore  dans  le  triomphe  de  l'Allemagne;  ils  ont  néan- 
moins l'impression  que  la  situation  d'attente  actuelle  ne  peut 
amener  une  solution  qui  ne  peut  être  produite  que  par  une 
victoire  militaire...  La  crise  économique  en  Allemagne,  qui  se 
manifeste  dans  la  correspondance  venant  de  l'intérieur,  cause 
de  l'inquiétude  aux  soldats  allemands.  » 

La  nécessité  qui  «  contraignait  la  patrie  allemande  à  passer 
à  l'offensive  »  peut  se  justifier  par  bien  d'autres  raisons  que  la 
crise  économique.  Les  unes,  d'ordre  militaire,  les  autres,  d'ordre 
diplomatique,  nous  sont  ou  nous  seront  connues.  Notre  objet 
n'est  pas  d'en  disserter.  Nous  apercevons  probablement  une 
lueur  dans  les  propos  tenus  par  un  grand  négociant  de  Francfort 
à  un  directeur  de  banque  de  Bàle  en  février.  «  Nous  jouons 
notre  va-tout.  La  situation  n'est  plus  tenable.  Nos  alliés  Turcs 
et  Bulgares  nous  mangent  littéralement.  Il  faut  leur  envoyer 
de  l'argent,  des  hommes,  etc.,  pour  qu'ils  puissent  continuer 
la  guerre;  sinon,  ils  nous  tomberont  sur  le  dos.  » 

Tenons-nous-en  aux  lettres  de  l'hiver  1915-1916  tombées 
entre  nos  mains.  Nous  y  voyons  l'indice  d'une  aggravation 
singulière  des  troubles  intérieurs  et,  par  contre-coup,  le  mécon- 
tentement des  troupes  du  front. 

Je  prends  simplement  les  extraits  les  plus  caractéristiques  de 
quelques  lettres. 


l'aveu  allemand.  817 

Leipzig,  14  décembre. 

«  Mon  cher  fils, 

«  Nous  voici  bientôt  à  Noël,  et  toutes  nos  espe'rances  sur  la  paix 
et  des  temps  meilleurs  sont  toujours  dans  le  vague.  Autant  que 
nous  pouvons  en  juger,  cela  va  toujours  plus  mal  pour  nous. 
Mais  au  Reichstag  et  dans  les  journaux  on  veut  jeter  de  la  poudre 
aux  yeux  aux  travailleurs.  On  dit  toujours  que  nous  avons  assez 
de  vivres  et  que  les  Anglais  ne  pourront  pas  nous  affamer.  Les 
gens  qui  ont  de  l'argent  peuvent  bien  tenir,  mais  la  classe 
ouvrière  est  déjà  sur  le  point  de  mourir  de  faim...  Par  exemple, 
nous  n'avons  plus  de  lait,  plus  de  graisse,  plus  de  beurre,  nous 
n'avons  que  du  mauvais  pain  de  pommes  de  terre,  et  encore  pas 
assez,  pas  de  viande.  Il  y  a  deux  jours  dans  la  semaine  qui  sont 
des  jours  sans  viande  et  où  les  bouchers  sont  fermés...  Je  ne 
peux  que  te  dire  qu'il  est  dur  d'être  dans  des  conditions  pareilles, 
on  ne  peut  pas  vivre  et  on  souffre  tout  le  temps  de  la  faim...  Il 
n'y  a  rien  à  faire  que  de  continuer  à  crever  de  faim  et  d'attendre 
qu'il  plaise  aux  criminels  de  faire  la  paix...  Toute  la  rue  est 
pleine  de  femmes  en  rangs  serrés,  surveillées  par  des  agens  de 
police...  Et  quand  elles  ont  attendu  une  demi-journée,  elles 
peuvent  arriver  à  avoir  une  demi-livre  de  graisse  (à  2  marks  2o 
la  livre).  Voilà  ce  qui  se  passe,  à  Leipzig.  Et  on  lit  dans  les 
journaux  que  nous  avons  des  vivres! 

«  Ton  père...  » 

Berlin,  10  décembre. 

«  ...  En  Allemagne,  il  n'y  a  plus  de  beurre.  A  Oberschvene- 
werde,  un  certain  samedi,  six  crémeries  ont  été  prises  d'assaut, 
tout  a  été  mis  en  pièces  :  confitures  et  fromages  ont  été  volés. 
Les  rues  étaient  pleines  de  monde.  Les  gendarmes  'ne  purent 
maintenir  l'ordre;  l'un  d'eux  fit  un  discours  pour  dire  que  ce 
n'était  pas  le  moment  de  se  faire  la  guerre  entre  Allemands,  que 
le  peuple  devrait  faire  tous  les  sacrifices  pour  rendre  vain  le 
plan  de  l'Angleterre  de  nous  affamer.  Alors  ils  ont  battu  le 
gendarme  de  telle  sorte  qu'on  l'a  emporté  sur  une  civière.  Des 
agens  de  police  montés  sont  venus  de  Berlin  et  ont  mis  sabre 
au  clair.  » 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES.] 

Charlottenbourg,  29  décembre. 

«  ...  Elles  (quelques  centaines  de  femmes)  font  la  queue 
depuis  midi;  elles  crèvent  de  faim,  elles  gèlent,  elle  deviennent 
malades  et  s'e'vanouissent,  elles  se  battent  et  se  tapent  dans  la 
figure  avec  leur  filet...  A  Berlin,  il  y  a  deux  ou  trois  semaines, 
elles  ont  été  devant  le  château  en  criant  qu'elles  voulaient 
manger,  qu'elles  voulaient  revoir  leurs  maris.  Les  agens  de 
police  en  ont  arrêté.  Elles  cassent  partout  les  carreaux.  » 

Berlin,  26  février. 

«  ...  Parfois,  on  est  si  désespéré  qu'on  se  suiciderait.  » 

Nous  pourrions  citer  cinquante  lettres  de  ce  goût. 

Nous  verrons  tout  à  l'heure  se  multiplier  les  plaintes  venues 
de  l'intérieur  :  il  importait  d'indiquer  ici  qu'elles  commençaient, 
dès  l'hiver  de  1915-1916,  à  se  formuler,  notamment  dans  les 
grandes  villes. 

Mais  une  situation  plus  angoissante  se  révèle  sur  le  front, 
où  la  guerre  stagnante  engendre  la  démoralisation. 

Celle-ci,  en  dépit  d'une  discipline  brutale,  qui,  nous  le  ver- 
rons, arrache  des  plaintes,  commence  à  se  faire  jour. 

Je  n'en  veux  pour  preuve  que  la  lettre  du  15  mars,  où  un 
soldat,  qui  ne  paraît  nullement  un  lâche,,  écrit,  de  Salzwedel, 
que,  rappelé  au  dépôt  sans  qu'il  eût  fait  une  démarche,  il  va 
repartir  sur  le  front.  «  Mais  je  trouve  cela  horriblement  dur 
cette  fois-ci  :  j'ai  eu  assez  d'épreuves  la  première  fois.  Nous 
n'avons  pas  dormi  pendant  dix  jours,  et  pendant  trois  jours 
(à  l'Hartmannsweilerkopf),  nous  n'avons  pas  eu  de  vivres.  Nous 
étions  les  pieds  dans  l'eau  et  nous  subîmes  un  feu  d'artillerie 
terrible...  La  veille  du  Jour  de  l'An,  nous  avons  eu,  de  notre 
compagnie  seule,  par  le  tir  de  notre  artillerie,  six  tués  et  neuf 
blessés.  Ils  tiraient  toujours  trop  court...  » 

Les  plaintes  contre  la  brutalité  des  chefs  ont  dû  arriver  jus- 
qu'en Allemagne,  car  voici  la  curieuse  réponse  faite  par  une 
jeune  femme  à  un  soldat,  caractéristique  pour  la  double  exaspé- 
ration du  front  et  de  l'intérieur. 

Weilburg  (Prusse),  18  septembre  1915. 

«  Ta  dernière  lettre  m'a  naturellement  très  émotionnée  ; 
Willy,  mon  chéri,  tu  es  vraiment  arrivé  à  ce  point  que  tu 
songes  à  te   suicider?...  Il   est  vrai   que  le  traitement   que  tu 


l'aveu  allemand.  879 

subis  est  tellement  indigne  d'un  homme,  tellement  cruel  et 
brutal,  que  je  te  souhaiterais  d'aller  bientôt  aux  tranchées  pour 
être  délivré  de  tes  bourreaux.  Mon  chéri,  ne  prends  pas  tant 
tout  à  cœur...  Laisse  MM.  les  officiers  faire  ce  qu'ils  veulent, 
quelque  scandaleux  que  ce  soit,  puisque  tu  ne  peux  rien  y 
changer...  A  ta  place,  je  montrerais  tes  mains  blessées  à  l'offi- 
cier; il  faudra  bien  qu'il  te  donne  congé  jusqu'à  ce  qu'elles 
soient  guéries,  car  ces  terribles  sous-officiers  n'ont  pourtant 
pas  le  droit  d'écorcher  les  gens.  Un  propriétaire  de  X...  m'a 
montré  une  lettre  de  son  fils  en  Galicie  et  d'un  autre  fils  en 
Argonne.  Eh  bien!  on  y  apprend  bien  des  choses;  grâce  à  de 
telles  lettres  du  front,  la  vérité  finit  quand  même  par  filtrer 
peu  à  peu.  Ah  !  tu  aurais  dû  entendre  parler  cet  homme  simple, 
tu  aurais  dû  entendre  ses  manières  de  voir  au  sujet  de  la  guerre 
et  de  la  politique;  je  crois  que  tu  y  aurais  pris  plaisir.  Mais 
d'une  chose  je  suis  certaine,  mon  chéri,  c'est  que  non  seule- 
ment vous  autres,  qui  êtes  là-bas  en  campagne,  deviendrez  des 
sozialdemocrates,  mais  ici  aussi,  les  Allemands  restés  en  Alle- 
magne le  deviendront...  Tu  me  connais  assez  pour  savoir  que 
je  ne  suis  pas  d'un  caractère  fantaisiste,  mais  bien  trop  raison- 
nable et  réaliste  pour  ne  pas  me  rendre  compte  que  l'enthou- 
siasme des  «  braves  Feldgrauen  »  n'est  pas  si  fameux,  de  même 
que  «  l'incomparable  discipline  »  qu'on  ne  cesse  de  tant  vanter, 
car  je  sais  par  des  témoins  oculaires  que  les  officiers  allemands 
ont  pillé  en  Pologne  tout  comme  les  plus  grands  voleurs  ;  mais 
de  telles  choses,  on  ne  doit  pas  les  savoir,  et  il  vaut  mieux 
aussi  qu'on  les  ignore,  afin  que  le  dernier  reste  de  l'idéal  de 
loyauté  allemande  ne  nous  soit  pas  enlevé...  Si  tu  es  dans  la 
tranchée,  cher  Willy,  je  t'en  supplie,  chéri  de  mon  cœur,  ne 
t'expose  pas  inutilement  au  danger.  Sois  aussi  un  «  tire  au 
flanc;  »  d'autres  le  font  aussi.  » 

Les  départs  de  soldats,  —  sans  résultats  appréciables,  — 
arrachent  des  cris  de  pitié.  <c  2000  hommes  encore  partis  la  se- 
maine dernière,  écrit-on  de  Siegen,  le  5  décembre  :  il  n'y  a  pour 
ainsi  dire  plus  aucun  homme  ici  entre  dix-huit  et  quarante-cinq 
ans,  sauf  ceux  qui  sont  complètement  vermoulus.  »  L'appel  delà 
classe  1897  (notre  classe  1917)  fait  hausser  les  épaules.»  Si  ceux- 
là  sont  obligés  d'être  soldats  et  d'aller  en  campagne,  écrit-on  de 
Oberrotlrweil  le  31  janvier,  il   faudra  leur  donner  des  jouets.  » 

Mais  c'est  toujours  la  gêne  croissante  qui  domine  les  lettres. 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Certaines  ont  un  ton  menaçant.  Appelant  «  l'offensive  géné- 
rale, »  un  correspondant  de  Dortmund  écrira,  le  22  janvier  : 
«  Sais-tu  que  l'Allemagne  ne  peut  tenir...  Les  gens  se  battent 
dans  les  marchés  pour  avoir  du  beurre.  »  Un  autre,  de  Cassel, 
le  13  février  :  «  Que  le  bon  Dieu  fasse  que  la  guerre  finisse 
bientôt,  autrement  il  y  aura  des  désordres  comme  en  1848.  »  Un 
autre  (sans  indication  de  lieu)  du  28  février  :  «  Espérons  que  la 
guerre  prendra  fin  bientôt;  sans  cela,  on  verra  de  tristes  choses 
en  Allemagne.  »  Et  enfin,  de  Dornhach,  le  20  février  (pour 
n'en  pas  citer  d'autres),  part  ce  cri  :  «  La  guerre  va-t-elle 
continuer  jusqu'à  ce  que  tous  les  jeunes  gens  soient  tués? 
Tout  le  monde  ici  est  très  aigri  par  la  durée  de   la  guerre.  » 

Multiplions  ainsi  qu'il  convient  ces  lettres  par  cent  mille. 
Elles  sont  caractéristiques  d'une  opinion  au  moins  trou- 
blée, «  aigrie.  »  Si,  comme  tout  permet  de  le  croire,  le 
gouvernement  impérial  aune  bonne  police,  cette  opinion,  déjà 
si  montée  pendant  l'hiver  de  1915-1916,  doit  lui  donner  à 
réfléchir.  A  l'arrière  comme  sur  le  front  on  se  démoralise.  Point 
n'est  besoin  d'aller  chercher  les  raisons  d'ordre  diplomatique  et 
d'ordre  militaire.  Ne  pouvant  donner  à  l'Allemagne  le  pain,  il 
faut  lui  donner  la  victoire,  —  faisant  luire  la  fin  de  la  guerre 
comme  une  échéance  proche.  Les  prisonniers  russes  évadés, 
interrogés  le  18  février  au  quartier  général  de  l'armée  de 
Verdun,  exposent  la  situation  en  gens  qu'a  édifiés  un  assez  long 
séjour  à  l'intérieur,  puis  parmi  les  troupes  de  l'Allemagne  : 

ce  La  situation  intérieure  est  devenue  intenable  et  il  faut  que 
l'Allemagne  prenne  l'offensive...  On  dit  que  Guillaume  II  vou- 
drait en  finir  en  essayant  de  réaliser  un  grand  mouvement.  La 
détresse  est  grande  chez  l'ennemi.  » 

Les  estomacs  crient,  on  casse  des  vitres,  on  pille  des 
magasins,  on  excite  les  soldats  à  se  ménager,  et  le  soldat  lui- 
même  gronde.  L'Empereur,  désireux  d'ailleurs  de  créer  à  son 
fils  des  droits  éternels  à  la  reconnaissance  nationale,  est 
«  contraint  »  de  jeter  la  nation  allemande  à  l'offensive  pour  la 
paix  :  ce  sera  l'attaque  sur  Verdun,  «  cœur  de  la  France.  » 

II.    —   LES    ESPÉRANCES    ET   LES    CRAINTES 

<(  Mes  amis,  il  nous  faut  prendre  Verdun.  Il  faut  qu'à  la  fin 
de  février,  tout  soit  terminé.  L'Empereur  alors  viendra  passer 


l'aveu  allemand. 


881 


une  Festparade  sur  la  place  d'armes  de  Verdun  et  la  paix  sera 
signée.  » 

Tels  sont  les  propos  que  le  Kronprinz  en  personne  tient  aux 
troupes  massées  autour  de  Verdun.  Tels  sont  tout  au  moins 
ceux  que  rapportent  deux  déserteurs  lorrains. 

Ont-ils  été  exactement  reproduits  ?  Qui  oserait  l'affirmer  ? 
Mais  quant  à  la  pensée  qu'ils  formulent,  elle  éclate  dans  tous 
les  faits,  gestes  et  paroles  des  chefs  allemands  à  la  veille  de 
l'attaque;  et  tous  leurs  soldats  croient  bien,  dans  les  premiers 
jours  de  février,  se  préparer  à  un  assaut  de  Verdun  qui,  au  dire 
des  officiers,  aboutira  promptement  à  l'occupation  de  la  ville  et 
de  la  région  et  «  contraindra  la  France  à  une  paix  séparée.  » 
C'est  la  grande  espérance  :  des  États-majors,  elle  s'est 
répandue  dans  la  troupe,  de  la  troupe  dans  la  nation. 

L'intention  est  formelle  de  prendre  Verdun.  On  attaquera 
Verdun  et  de  telle  façon  que  l'infanterie  n'aura  plus  qu'à 
occuper  des  positions  bouleversées  par  un  tir  d'artillerie 
sans  précédent.  «  Nous  n'aurons  plus  qu'à  avancer  au  pas  de 
parade,  »  dit  un  déserteur.  Et  cette  affirmation  se  répète  dans 
plusieurs  interrogatoires.  Commentant  la  proclamation  du 
Kronprinz,  les  officiers  affirment' qu'on  vaincra.  Des  déserteurs 
polonais  recueillis  à  la  cote  221  affirment  que  l'offensive  a  pour 
but  de  «  cerner  entièrement  Verdun.  »  Le  24  février,  des  pri- 
sonniers du  ...e  d'infanterie  rapportent  que,  le  18,  leur  a  été  lu 
un  ordre  du  jour  très  bref,  déclarant  que  «  la  guerre  de  position 
a  suffisamment  duré  »  et  «  qu'il  faut  maintenant  terminer  la 
guerre  en  prenant  une  grande  offensive.  »  «  C'est  pourquoi, 
ajoute  le  Kronprinz,  je  donne  l'ordre  de  se  porter  à  l'attaque  de 
la  place  forte   de  Verdun.  » 

Une  telle  perspective  provoque  chez  les  uns  de  grandes 
espérances,  chez  d'autres  de  grandes  craintes. 

Les  espérances  l'emportent  au  début.  A  la  vérité,  on  consta- 
tera qu'elles  sont  moins  excitées  par  la  perspective  de  la  victoire 
elle-même  que  par  celle  de  la  paix  qui  en  sera  la  suite. 
Le  soldat  R...,  du  8e  fusiliers  (21e  division),  écrit  : 

21  février. 

«  Ma  chère  mère, 

«  Je  vous  annonce  que  nous  arrivons  à  un  grand  moment; 
nous  avons  reçu  l'ordre  de  prendre  d'assaut  la  cote  344  près  de 

TOME    XXXIII. 1916.  "" 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

Verdun  et  Verdun  lui-même.  Je  vous  écris  cette  lettre  le 
21  février  à  quatorze  heures.  L'artillerie  a  déjà  commencé  à 
tirer  depuis  huit  heures  avec  les  plus  gros  canons,  des  mortiers 
de  42,  de  38  et  de  30.  Il  va  y  avoir  une  lutte  comme  le  monde 
n'en  a  pas  encore  vu.  Nos  chefs  nous  ont  renseignés  et  nous 
ont  dit  que  l'Allemagne  et  nos  chères  familles  attendaient  de 
nous  de  grandes  choses.,  Espérons  que  notre  entreprise  va 
réussir  et  que  Dieu  sera  avec  nous...  Nous  sommes  désignés 
pour  la  plus  grande  tâche  qui  va  peut-être  amener  la  décision 
dans  cette  lutte  effroyable.  Tous  seraient  bien  heureux  si 
c'était  la  fin,  car  tous  voudraient  bien  rentrer  chez  eux, 
mais  un  malheur  est  vite  arrivé,  surtout  quand  on  doit  prendre 
une  forteresse  comme  celle-ci,  la  plus  grande  forteresse  des 
Français.  » 

Nous  verrons  tout  à  l'heure  la  belle  ardeur  du  soldat  alle- 
mand s'affaisser  au  cours  de  la  lutte.  Mais  cette  ardeur  au 
début  n'est  pas  niable.  Le  soldat  se  jette  violemment  à  l'assaut 
de  la  <(  plus  grande  forteresse  des  Français  »  avec  l'espérance 
de  l'enlever  et  de  «  contraindre  ainsi  la  France  à  la  paix.  » 

Cette  espérance  des  soldats  trouve  naturellement  son  écho 
en  Allemagne.  Quand,  le  25  février,  un  journal  (1)  écrit 
déjà  le  mot  :  «  Victoire  de  Verdun  »  et  annonce  «  l'effondre- 
ment de  la  France,  »  quand,  après  l'occupation  de  Douaumont, 
transformée  parle  communiqué  allemand  en  assaut  magnifique, 
un  autre  déclare  qu'on  peut  entrevoir  la  chute  de  la  forteresse 
à  brève  échéance,  quand  la  Vossische  Zeitung  annonce  que 
«  Sainte-Menehould,  Bar-le-Duc,  Gommercy  et  Revigny  sont 
déjà  évacués,  »  quand  vingt  gazettes  proclament  que  Verdun, 
«  pierre  angulaire  de  la  France,  »  est  «  cerné,  »  ils  repré- 
sentent cette  fois  et  formulent  l'opinion  un  instant  enivrée  de 
l'Allemagne.  Et  telle  aura  été  l'ivresse  que  le  «  ralentissement 
des  opérations,  »  —  autrement  dit  l'échec  sur  toute  la  ligne, 
—  après  le  27  février,  ne  suffira  pas  à  refroidir  tous  les 
enthousiasmes. 

Le  1er  mars  encore,  on  écrit  d'Oberwinter  (Prusse)  : 
«  Maintenant,  la  décision  va  évidemment  intervenir  dans 
l'Ouest.  Ce  serait  bien  à  désirer.  »  Le  6  mars,  une  femme  essaie 
même  de  se  rassurer  sur  les  dangers  que  court  son  mari  : 

(1)  Ckemnitzer  Volksslimmung,  du  25  février. 


L  AVEU    ALLEMAND. 


883 


Emmendingen  (Bade),  6  mars. 

«...  Étant  donnée  la  grande  quantité  de  troupes  qui  se 
trouvent  là-bas  et  le  raccourcissement  du  front  devant  Verdun, 
les  troupes  doivent  pouvoir  être  relevées.  L'assaut  n'a  pas  dû 
être  terrible  :  pourvu  que  cela  ne  vienne  pas  après!  » 

Sans  doute,  les  soldats  ne  partagent  pas  ces  illusions.  Nous 
verrons  qu'ils  trouvent,  eux,  l'assaut  fort  «  terrible.  »  Mais 
certains,  en  dépit  des  premiers  échecs,  gardent  les  grandes  espé- 
rances. On  sent  cependant  un  peu  de  trouble  même  dans  les 
lettres  courageuses. 

Devant  Verdun.  8  mars  1916. 

«  ...  Depuis  quelques  jours,  notre  avance  est  arrêtée...  Nous 
sommes  maintenant  dans  le  village  d'Avoncourt  (sic)  près  du 
fort  de  Vaux.  L'artillerie  française,  qui  est  ici  en  quantité 
formidable,  nous  canonne  sévèrement  et  continuellement.  Je 
crois  qu'on  n'a  pas  encore  dans  toute  la  guerre  enlevé  une  forte- 
resse aussi  puissante  que  Verdun.  Si  nous  pouvions  l'avoir!  » 

Etvoici  que,  comme  un  écho,  arrive  d'Allemagne,  le  20  mars, 
l'expression  d'un  trouble  profond  : 

H...,  le  20  mars. 

«  En  ce  qui  concerne  la  chute  de  Verdun,  les  gens  d'ici 
ont  des  opinions  différentes.  Un  parti  est  d'avis  que,  par  la 
chute  de  Verdun,  on  en  arrivera  à  une  décision  entre  la  France 
et  l'Allemagne;  l'autre  parti  dit  :  «  Nous  avons  Verdun,  il  est 
vrai  (sic),  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  nous  ayons  la 
France.  » 

A  la  vérité,  les  communiqués  de  temps  à  autre  triomphans 
de  l'État-major  relèvent  les  espérances.  Un  homme  convaincu 
écrit  de  Bojanowo,  en  Posnanie,  le  20  mars,  que  son  ancien 
chef  de  bureau  «  prend  part  aux  grandioses  succès  de  Verdun 
(sic).  »  «  Je  lui  ai  souhaité,  ajoute-t-il,  bonne  chance  pour  de 
nouveaux  succès  et  un  heureux  retour,  et  en  particulier  qu'il 
puisse  prendre  part  à  la  prochaine  entrée  à  Verdun.  » 

Il  va  sans  dire  que  les  «  bonnes  nouvelles  »  trouvent  créance 
assez  facilement  ;  on  écrit  de  Bruchhausen,  26  mars  :  «  On  dit 
dans  les  journaux  que  Verdun  est  incendié  et  que  les  Français 
sont  cernés,  »  et  le   même  jour,  d'Altona  :   «   ...  Hier,  nous 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

avons  appris  par  une  édition  spéciale  que  Verdun  a  été  incen- 
dié. Bientôt  il  sera  complètement  à  nous...  » 

Mais  la  chute  de  Verdun,  escomptée  à  plus  ou  moins  brève 
échéance,  amènera-t-elle  la  fin  de  la  guerre?  C'est  la  grosse 
question. 

A  dire  vrai,  ce  qui  m'étonne,  c'est  de  n'avoir  pas  trouvé 
plus  de  lettres  où  les  espérances  se  fissent  jour,  même  après  les 
succès  du  21  au  26  février.  Cela  s'explique,  lorsque,  d'autre 
part,  on  a  constaté  le  scepticisme  ou  tout  au  moins  les  craintes 
que,  dès  le  début,  nous  allons  voir  se  manifester  au  sujet  de 
l'attaque  projetée,  puis  exécutée. 

A  aucun  moment,  en  effet,  on  n'a  vu  se  manifester,  tant  sur 
le  front  qu'à  l'intérieur,  cette  confiance  absolue  qui  régnait  en 
Allemagne  à  la  veille  des  grandes  opérations  —  invasion  de 
la  France,  attaque  de  l'Yser,  campagne  de  Pologne,  campagne 
des  Balkans.  L'annonce  de  l'assaut  de  Verdun  a  déjà  trouvé  une 
population  lasse  des  «  victoires  »  sans  lendemain. 

De  cet  état  d'esprit  je  ne  citerai  que  quelques  témoignages 
qui  m'ont  paru  singulièrement  typiques. 

Sur  le  front  d'attaque,  l'annonce  d'un  prochain  assaut  sur 
Verdun  n'a  pas  soulevé  l'enthousiasme  unanime,  —  il  s'en  faut. 
Je  ne  ferai  pas  état  des  dires  des  déserteurs  et  prisonniers. 
Cela  peut  être  simples  racontars.  Mais,  dès  le  10  janvier, 
une  lettre  venue  de  Silésie  dénote  peu  d'enthousiasme  pour 
l'opération. 

Sandau  (Prusse),  10  janvier. 

«  ...  J'ai  entendu  dire  que  cela  allait  barder  près  de  Verdun. 
Cela  va  coûter  pas  mal  de  sang...  » 

Le  soldat  B...,  du  64e  d'infanterie,  qui  tient  carnet,  voit, 
le  14,  sans  plaisir,  se  préparer  de  grands  événemens. 

«  On  dit  que  c'est  le  12  (février)  que  l'attaque  va  commencer! 
Ahl  que  ce  sera  amer!  Le  moral  n'est  pas  précisément  très 
bon.  Dans  la  nuit  du  11,  il  a  fallu  sortir  pour  couper  les  fils  de 
fer  et  ménager  les  voies  de  sortie  en  première  ligne.  Oh!  que 
ce  fut  amer!  La  tempête  hurlait  et  la  neige  tombait  épaisse.  Le 
lendemain  12,  l'attaque  devait  commencer  à  cinq  heures  après, 
midi,  mais  en  raison  du  mauvais  temps  on  la  remit  d'un  jour... 
Mais  il  semble  que  ce  ne  soit  pas  encore  pour  aujourd'hui,  car 
le  temps  est  très  brumeux.  Mais  voici  que  dans  l'abri,  on  crie  : 


L  AVEU    ALLEMAND. 


885 


Dehors,  les  brancardiers!  Un  projectile  a  tué  un  homme  et  en 
a  blessé  deux.  C'est  amer.  » 

Ce  n'est  pas  ce  genre  d'amertume  que  je  relève  dans  une 
lettre  civile,  mais  une  remarquable  clairvoyance  que  je  n'aurai 
pas  besoin  de  souligner  lorsqu'on  l'aura  lue.  Elle  est  adressée 
au  soldat  P...  du  104e  d'infanterie  (tué  à  la  cote  304,  le  17  mai) 
par  son  père,  citoyen  d'Ittlingen  (grand-duché  de  Bade). 

Iltlingen,  le  5  février  1916. 

«  ...  Tu  nous  écris  que  cela  va  bientôt  se  déclencher  :  j'ai  la 
conviction  que  les  Allemands  ne  perceront  pas;  ils  se  trompent 
sur  les  Français,  surtout  sur  leur  artillerie;  tous  les  soldats  qui 
viennent  en  permission  disent  que  l'artillerie  française  est  bien 
supérieure  à  la  nôtre...  Tu  peux  penser  si  les  nôtres  perçaient  sur 
un  point,  quels  feux  croisés,  quel  Trommelfeuer  ils  recevraient. 
Tout  le  monde  serait  tué.  Je  crois  que  l'individu  qui  voulait 
prendre  une  forteresse  avec  un  régiment  était  un  fou.  Est-ce 
qu'on  croit  que  les  gens  élèvent  leurs  enfans  pour  les  conduire 
inutilement  à  la  boucherie?  Après  la  guerre,  on  en  reparlera... 
Sois  prudent;  cela  n'a  aucun  intérêt.  Cette  guerre  ne  finira  pas 
par  les  armes;  que  signifient  la  Serbie  et  le  Monténégro?  C'est 
accessoire.  C'est  celui  qui  aura  le  plus  longtemps  à  manger  qui 
sera  vainqueur,  et  ce  n'est  pas  nous.  » 

Vers  cette  époque,  le  9  février,  le  soldat  R...,  de  la  9e  com- 
pagnie du  64e,  devant  Verdun,  écrit  sur  son  carnet  :  «  De  lugubres 
pressentimens  nous  oppressent...  Dieu  nous  ait  en  sa  garde  !  » 
et  le  soldat  Didier,  du  143e  d'infanterie,  qui  passe  la  frontière  : 
«  Nous  sommes  entrés  dans  le  silence,  en  France.  » 

Que  sera-ce  le  jour  où,  après  un  effort  malheureux  que  nous 
allons  essayer  de  suivre,  on  entendra  s'élever  (le  19  avril)  ce 
cri  de  colère  :  «  Les  hommes  sont  entraînés  de  force  à  la 
boucherie.  » 

m.  —  l'effort  malheureux 

Le  21  février,  après  huit  jours  passés  à  se  morfondre  sous  la 
pluie  et  dans  la  brume,  l'Allemand  attaque. 

L'Allemand  autrefois,  —  sur  l'ordre  de  ses  propres  chefs,  — 
tenait  un  carnet.  Depuis  que  les  carnets  saisis  au  début  de  la 
campagne  ont  révélé  les  pires  vilenies  et  des  atrocités  dès  lors 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

indéniables,  on  a  défendu  aux  hommes  d'écrire.  Les  carnets, 

aujourd'hui,  sont  peu  nombreux,  secs  et  sans  grand  intérêt. 
En  voici  cependant  quelques-uns  entre  nos  mains.  Ils  nous 

livrent  quelques  impressions  de  bataille,  —  un  peu  brèves.  On 

y  trouve  plus  de  résignation  que  d'élan. 

Lisons  le  soldat  R...  de  la  9e  compagnie  du  64e  : 

«  9  février.  —  De  grandes  et  pénibles  choses  se  préparent. 

Dieu  nous  ait  en  sa  garde. 

12  février.  —  L'attaque  ne  se  fera  pas  aujourd'hui  à  cause 
du  brouillard  qui  est  mauvais  pour  nous. 

13  février.  —  L'attaque  a  été  remise  encore  une  fois.  Vers 
47  heures,  feu  violent  de  Fartillerie  française.  Les  déserteurs 
ont  dû  trahir  nos  projets. 

14  février.  —  Donc  cette  offensive  n'aura  pas  lieu  ;  elle  a 
été  déjouée.  On  s'en  aperçoit  en  observant  les  officiers  qui  se 
remettent  à  gueuler,  alors  qu'auparavant  ils  se  tenaient  silen- 
cieux et  pâles  dans  les  abris. 

17  février.  —  Violens  tirs  d'artillerie.  Nous  sommes  terrés 
dans  nos  abris  et  nous  parlons  du  pays...  Ah!  la  paix;  tous 
nous  avons  assez  de  cette  vie.  Il  pleut  tous  les  jours;  on  ne 
peut  pas  se  sécher. 

20  février.  —  Le  feu  augmente  de  violence  aujourd'hui  : 
jusqu'à  600  obus  de  gros  calibre  en  une  heure  et  demie.  Nos 
abris  et  nos  tranchées  sont  bouleversés. 

22  février.  —  Ce  soir,  nous  attaquons;  ce  sera  chaud,  mais 
il  faut  que  ce  soit.  Dieu  nous  protège  !   » 

Voici  le  carnet  du  soldat  X...,  compagnie  de  mitrailleuses 
du  87e  : 

«  21  février.  —  Déclenchement  de  l'offensive  sur  le  front 
occidental.  Toute  la  journée  Trommelfeuer  :  à  6  heures  du  soir, 
assaut.  Les  Français  se  défendent  vaillamment. 

22  février.  —  Le  matin  Trommelfeuer.  A  midi,  assaut  des 
1er  et  2e  bataillons. 

23  février.  —  Nous  sommes  en  réserve  en  arrière  de  la 
3e  position  française.  Nous  passons  la  nuit  dans  l'entonnoir 
d'un  obus  de  21  centimètres  et  mourons  presque  de  froid. 

6i   ••:•!       •■•'•!      ■ 

26  février.  —  Mort  de  notre  commandant  de  régiment.  Nous 
occupons  la  hauteur  devant  Bras. 
29  février.  —  Relève.  » 


l'aveu  allemand.  887 

Le  point  culminant  de  la  bataille  est  la  prise  de  Douaumont, 
«  due,  écrira  le  Communiqué,  à  la  ruée  ardente  des  re'gimens 
brandebourgeois,  »  mais  qu'un  document  secret  allemand, 
tombé  entre  nos  mains,  apprécie  en  un  style  infiniment  moins 
glorieux.  Négligeant  ce  document,  je  m'arrête  à  la  lettre  d'un 
soldat  du  69e.  «  Les  Brandebourgeois,  écrit-il  le  28,  ont  rem- 
porté la  grande  victoire  de  Verdun  (sic).  »  Seulement  il  ajoute 
en  homme  clairvoyant  :  «  Mais  je  pense  que  leurs  rangs  se 
sont  encore  bien  éclaircis...  Cela  dure  depuis  trop  longtemps!  » 

Ces  jours,  ce  sont  les  jours  de  triomphe,  les  «  beaux  jours  de 
Verdun,  »  pour  les  Allemands.  Il  n'y  parait  guère  déjà  d'après 
les  lettres.  Mais  voici  venir  les  jours  sombres  :  l'élan  est  brisé; 
le  Français  se  «  défend  vaillamment  »,  et  opposant  «  une 
résistance  monstrueusement  opiniâtre,  »  rejette  son  ennemi, 
en  fait  un  massacre.  Le  mieux  me  parait  de  suivre  l'ordre 
chronologique.  On  verra  les  plaintes  grandir  chaque  jour  plus 
fortes. 

Dès  le  1er  mars,  Fritz  Z...  s'estime  si  malheureux  qu'il 
maudit  ceux  qui  l'ont  envoyé  à  cet  «  enfer.  » 

Devant  Verdun,  1"  mars  1916. 

«  Mes  chers  parens, 

«  ...Je  vous  fais  savoir  que  je  vais  très  mal,  car  je  mange 
tous  les  jours  mon  pain  sec.  Nous  sommes  dans  une  triste 
région  et  tous  les  jours  ça  barde.  Qu'est-ce  que  le  pasteur  a  dit 
encore?  Il  l'a  belle  de  parler  en  chaire  des  braves  Feldgrauen, 
mais  il  ne  vous  raconte  pas  ce  que  tous  ceux-ci  ont  à  souffrir.. 
S'il  n'y  a  plus  rien  à  bouffer  (fressen),  qu'on  fasse  donc  la  paix. 
Les  riches  peuvent  bien  tenir,  mais  les  pauvres  ont  à  souffrir...  » 

Le  o  mars,  notre  mitrailleur  de  tout  à  l'heure,  ramené  à  la 
ligne  de  feu,  est  «  dans  le  ravin  du  Chauffour  et  bois  Albain  » 
(près  Douaumont)  :  «  Nous  souffrons  beaucoup  du  froid,  du  feu 
de  l'artillerie  française  et  de  notre  propre  artillerie.  Pour  aller 
chercher  le  manger,  il  nous  faut  traverser  un  tir  de  barrage 
français  sur  la  ferme  des  Ghambrettes. 

9  mars.  —  Trommelfeuer  de  notre  artillerie.  Une  de  nos 
batteries  lourdes  tire  sans  discontinuer  (toute  la  journée)  trop 
court,  ce  qui  occasionne  de  très  fortes  pertes.  A  midi,  assaut.; 
Nous  arrivons  à  la  deuxième  tranchée  française.  Cette  journée 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  été  une  défaite  pour  notre  artillerie  lourde.  Alors  que  les 
troupes  occupent  la  même  position  depuis  une  semaine,  il  n'est 
pas  admissible  que  l'artillerie  tire  trop  court  et  encore  pendant 
toute  une  journée.  Gela  témoigne  d'une  grande  indifférence  de 
ces  messieurs. 

10  mars.  —  A  midi,  nous  devions  faire  assaut.  En  raison 
d'un  violent  Trommelfeuer  des  Français,  l'assaut  a  dû  être 
retardé.  Très  lourdes  pertes  pour  notre  régiment.  Dans  la  nuit, 
nous  sommes  relevés,  il  était  grand  temps,  car  sinon  tous  les 
hommes  seraient  devenus  fous  dans  ce  «  trou  de  sorcier.  » 

Le  soldat  E...,  du  6e  Leib.  Gren.  Rgt.,  pendant  ce  temps,  se 
morfond  sous  nos  obus  en  arrière  de  Vaux.  II  n'a  pas  pris  part 
à  l'assaut  du  fort,  mais  on  lui  a  raconté  que  la  division  voisine 
avait  pris  et  perdu  le  fort  de  Vaux.  Le  malheur  est  que  nous 
n'ayons  pas,  —  et  pour  cause,  —  la  lettre  d'un  soldat  de  cette 
fameuse  division  Guretsky,  datée  du  fort  de  Vaux,  et  cependant 
toute  l'Allemagne,  sur  la  foi  d'un  communiqué  mensonger, 
s'entêtera  à  affirmer  qu'elle  est  entrée  dans  le  fort. 

Devant  Verdun,  10  mars. 

«  ...  Depuis  hier  matin,  il  y  a  beaucoup  de  neige;  elle 
arrête  tout  et  ralentit  les  opérations  devant  Verdun.  Nous  ne 
sortons  pas  du  froid,  de  la  pluie,  de  la  neige,  de  la  boue  et 
nous  campons  à  la  belle  étoile...  En  outre,  nous  sommes  con- 
stamment sous  un  feu  intense  d'artillerie  qui  fait  chaque  jour 
bien  des  victimes,  car  nous  n'avons  ni  tranchées  ni  abris.  Jus- 
qu'à présent,  nous  avons  été  en  deuxième  ligne.  Ce  soir,  nous 
passons  en  première  ligne.  Nous  ne  pouvons  avoir  aucune 
confiance  dans  notre  artillerie  lourde.  »  Et  voici  où  le  canard 
s'envole  :  «  Hier  matin,  notre  autre  division  avait  pris  le  fort 
et  le  village  de  Vaux,  mais  elle  a  dû  les  évacuer  parce  que 
(admirons  l'explication)  notre  artillerie  tirait  dedans  sans 
arrêt.  » 

L'Oberleutnant  du  7e  Rés.  a,  lui,  été  sur  la  croupe  de 
Vaux,  mais  il  ne  parle  pas  de  la  prise  du  fort —  naturellement. 

«  //  mars.  —  A  trois  heures, départ  pour  la  position  devant 
le  fort  de  Vaux.  Au  lever  du  jour,  nous  occupons  la  position 
qui  était  tenue  par  le  6e  régiment.  Le  fort  est  à  WO  mètres  en 
avant  de  notre  ligne.  La  position  se  compose  de  trous  qui  sont 
réunis  entre  eux... 


l'aveu  allemand.  889 

1%  mars.  —  A  quatre  heures,  départ  pour  la  nouvelle  posi- 
tion (plus  à  droite),  relève  d'une  compagnie  du  37e.  La  plaine 
derrière  nous  est  soumise  à  un  tir  de  barrage.  Le  transport  des 
vivres  est  difficile.  A  notre  droite  et  plus  bas  se  trouve  le  vil- 
lage de  Vaux  dont  les  trois  quarts  sont  entre  nos  mains. 
Derrière  Vaux  se  trouve  leDouaumont;  derrière  nous  l'ouvrage 
et  le  bois  de  Hardaumont.  Le  soir,  tir  d'obus  asphyxians  de 
notre  artillerie.  Des  mitrailleuses  et  des  Scharfschutzen  (fran- 
çais) tirent  depuis  le  boqueteau  à  mi-pente  au-dessus  du  village 
de  Douaumont,  particulièrement  sur  la  6e  compagnie  qui  a 
quelques  pertes. 

14  mars.  —  Les  Français  commencent  à  lancer  des  bombes 
sur  notre  position. 

15,  16,  17  mars.  —  Nous  faisons  des  pertes  par  le  Kurtgits- 
tave.  Attaque  du  60e  sans  résultat. 

18  mars.  —  L'après-midi,  attaque  sur  le  bois  de  la  Caillette 
et  à  la  Carrière  sans  succès.  » 

Cette  croupe  de  Vaux  devient  l'effroi  du  soldat  allemand  : 
un  malheureux  trahit,  dans  une  courte  carte,  une  sorte  d'égare- 
ment : 

Le  24  mars  1916.  —  «  Devant  le  fort  de  Vaux.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'en  écrire  davantage.  Tout  le  reste  se  comprend.  Je 
veux  cependant  avoir  de  l'espoir.  C'est  amer!  bien  amer!  Je 
suis  encore  si  jeune!  A  quoi  bon?  Que  sert  de  prier,  de  sup- 
plier? Les  obus!  les  obus!  » 

Le  froid  continue  à  sévir  —  et  ce  qui  en  aggrave  la  rigueur 
(il  n'y  a  qu'une  voix)  on  est  mal  nourri,  parfois  même  privé  de 
tout  aliment.  Un  homme  du  44e  régiment  d'artillerie  de  cam- 
pagne s'en  plaint  amèrement  :  «  La  nourriture  laisse  à  désirer., 
lJas  de  pain  et  pas  d'alimens  gras,  »  et  d'Allemagne  (Strassburg, 
Prusse,  le  20  mars)  on  écrit  :  «  Tu  nous  écris  que  vous  avez  dû 
sucer  de  la  neige  tellement  vous  souffriez  de  la  faim.  »  On  plaint 
le  pauvre,  en  ne  lui  donnant  que  cette  consolation  :  «  Mais  crois- 
tu  qu'il  en  est  autrement  ici,  car  ici  on  ne  peut  rien  avoir.  » 

Les  combats,  cependant,  suivent  leur  cours.  L'artillerie  fran- 
çaise continue  à  faire  de  la  casse.  Un  homme,  qui  a  été  de 
l'assaut  de  la  cote  265,  écrit  le  23  mars  :  «  Dès  les  premiers 
bonds,  les  projectiles  se  mirent  à  siffler  au-dessus  de  nos  têtes. 
Nous  reçûmes  un  feu  terrible  de  mitrailleuses  et  d'artillerie  au 
moment  où  nous  nous  lancions  à  l'assaut  de  la  hauteur  265, 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  poussant  des  hurras.  Nous  enlevâmes  les  premières  tranchées. 
Malheureusement,  nous  y  subîmes  des  pertes  assez  fortes.  De 
mon  escouade  qui  comprenait  dix-neuf  hommes,  il  n'en  reste 
plus  que  trois...  Celui  qui  s'en  tire  avec  un  Heunatschutz  peut 
dire  qu'il  a  de  la  chance,  mais  maints  camarades  y  laissent 
aussi  la  vie.  »  Un  revenant  de  Russie  est  terrifié  par  ce  feu  : 
«  Je  suis  de  nouveau  en  campagne,  écrit-il  le  3  avril,  mais  sur 
le  front  occidental.  En  Russie,  c'était  un  jeu  d'enfant  à  côté  du 
feu  d'artillerie  d'ici.  » 

On  comprend  que  l'Empereur  et  le  Kronprinz  sentent,  vers 
le  1er  avril,  le  besoin  de  remonter  les  soldats.  A  cette  date,  le 
mitrailleur  du  87e  assiste  à  une  inspection  par  le  souverain  et 
son  fils.  Guillaume  II  prononce  une  allocution  qui  se  termine 
par  ce  mot  d'une  vérité  incontestable  :  «  Quand  l'ennemi  sera 
abattu,  nous  aurons  bientôt  la  paix.  »  De  cette  revue  de  Mar- 
ville,  nous  avons  un  autre  compte  rendu,  dans  la  lettre  (du 
2  avril),  d'un  soldat  de  la  21e  division,  qui  ajoute  que  «  l'Em- 
pereur est  devenu  très  vieux,  » —  le  discours  semblant  d'ailleurs 
en  témoigner.  t 

Reste  «  pour  avoir  bientôt  la  paix,  »  à  «  abattre  l'ennemi.  » 
Or,  les  lettres  et  carnets  continuent  à  révéler  chez  les  soldats 
allemands  la  plus  amère  déception.  Deux  lieutenans  échangent 
leurs  impressions;  le  lieutenant  B...,  du  32°  de  réserve,  écrit  au 
lieutenant  W...,  du  82e  de  réserve,  le  29  mars  :  «  Votre  position 
n'est  certainement  pas  des  plus  agréables,  mais  notre  régiment 
n'est  pas  mieux  partagé,  et  l'artillerie  ennemie  nous  inflige  de 
lourdes  pertes  (près  de  Douaumont).  »  Le  mitrailleur  du  87e  qui, 
le  6  avril,  a  été  porté  «  à  la  position  de  la  première  ligne  à 
gauche  de  Douaumont,  »  signale  que,  «  le  8,  l'attaque  a  été  étouf- 
fée «  par  le  violent  tir  des  Français  »  et,  le  14,  il  écrit  mélan- 
coliquement :  «  Aujourd'hui  mon  19e  anniversaire.  Comment 
me  faut-il  le  célébrer?  Par  la  pluie  et  le  feu  de  l'artillerie, 
blotti  dans  un  trou  sous  terre  comme  une  taupe.  N'avoir  que 
dix-neuf  ans  et  être  en  guerre  depuis  dix-sept  mois!  » 

Le  soldat  S...,  du  80e  régiment,  n'estime  pas  plus  que  ses 
camarades  le  séjour  de  la  rive  droite  :  «  ...  Nous  sommes  ici, 
écrit-il  le  11  avril,  dans  un  trou  d'enfer  :  feu  d'artillerie  jour  et 
nuit.  Hier,  un  obus  est  tombé  tout  près  de  l'église,  et,  du  coup, 
trois  hommes  tués  et  neuf  blessés.  Tu  aurais  dû  les  voir  courir. 
Si   seulement   cette  malheureuse    guerre  prenait  fin  1   Pas  un 


l'aveu  Allemand.  891 

homme  raisonnable  ne  peut  justifier  une  pareille  tuerie 
d'hommes...  Nous  sommes  en  ce  moment  au  Nord-Est  de 
Verdun,  certainement  une  situation  bien  délicate...  Bien  que 
nous  ne  soyons  pas  depuis  longtemps  en  position,  nous  en 
avons  plein  le  nez  (die  nasc  voll)  et  aspirons  à  la  paix,  et  nous 
voudrions  envoyer  au  front  tous  ces  messieurs  qui  sont  cause  de 
la  guerre  et  y  trouvent  de  l'intérêt!  S'il  en  était  ainsi,  nous 
aurions  la  paix  depuis  longtemps.  » 

On  n'est  pas  beaucoup  plus  heureux  sur  la  rive  gauche,  où, 
arrêté  sur  la  rive  droite,  l'Allemand  a  reporté  son  principal 
effort.  Le  bois  des  Corbeaux  a  été  le  «  tombeau  »  de  maints  régi- 
mens  :  le  Mort-Homme  (dont  le  communiqué  du  15  mars  a 
annoncé  la  prise)  continue  à  opposer  une  infranchissable  bar- 
rière à  la  ruée  allemande.  Et,  chose  intéressante,  c'est  un  offi- 
cier allemand  lui-même  qui  vient  donner  au  communiqué  men- 
songer le  plus  formel  démenti.  Il  s'agit  du  lieutenant  R...,  du 
71e  de  réserve.  Le  8  avril,  il  écrit  : 

«  Mon  cher  Walter...  Je  suis  assis  en  ce  moment  dans  mon 
trou,  et  je  pense  à  toi.  Ah!  quelle  différence  entre  le  séjour  ici 
et  la  vie  en  Allemagne!  Depuis  huit  jours,  je  suis  dans  la  saleté 
sans  pouvoir  me  laver.  Nonowow  n'était  pas  bien  agréable,  mais 
ici,  dans  cet  enfer,  devant  Verdun,  c'est  d'une  mortelle  tris- 
tesse. Demain,  notre  régiment  attaque  entre  le  bois  des  Cor- 
beaux et  le  Mort-Homme,  que,  d'ailleurs,  les  Français  occupent 
toujours  et  où  ils  ont  d'excellens  observatoires.  Le  cercle  autour 
de  Verdun  se  referme  un  peu,  mais  mon  opinion,  fondée  sur 
l'extrême  précision  du  tir  de  l'artillerie  française  et  la  quantité 
innombrable  de  leurs  canons,  est  que  nous  ne  prendrons  pas 
Verdun.  Cela  coûte  trop  d'hommes.  Pour  l'avoir,  il  nous  fau- 
drait des  mois  de  combat.  » 

Ne  quittons  pas  le  corps  des  officiers.  Le  lieutenant  H..., 
du  81e,  fait  écho,  —  sur  la  rive  droite,  le  15  avril,  —  au  lieu- 
tenant S...,  sur  la  rive  gauche.  Sa  lettre  mérite  d'être  tout 
entière  transcrite  ici  : 

En  campagne,  le  15  avril  1916. 
«  Mes  chers  parens, 

«  Vous  attendez  probablement  avec  impatience  un  signe  de 
vie  de  moi.  J'espère  que  celle  lettre  vous  parviendra,  mais  il 
n'est  pas  facile  ici  de  mettre  ses  lettres  à  la  poste.j 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

«  Mon  beau  temps  d'officier  de  liaison  avec  le  régiment  56 
est  passé  depuis  plusieurs  jours.  Nos  pertes  en  officiers  sont 
assez  considérables,  de  sorte  qu'il  a  fallu  que  je  prenne  la 
8e  compagnie  comme  commandant  de  compagnie.  Je  me  trouve 
actuellement  avec  ma  compagnie  en  toute  première  ligne.  Je 
suis  ratatiné  dans  un  tout  petit  trou  de  boue  qui  doit  me  pro- 
téger contre  les  éclats  des  obus  ennemis  qui  arrivent  sans  arrêt. 
J'ai  déjà  vu  bien  des  choses  à  la  guerre,  mais  je  n'avais  encore 
jamais  connu  une  situation  aussi  indescriptiblcment  effroyable. 
Je  ne  veux  pas  vous  en  faire  une  description  détaillée,  car  je 
vous  inquiéterais  inutilement.  Nous  sommes  jour  et  nuit  sous 
un  tir  d'artillerie  effroyable.  Les  Français  font  une  résistance 
monstrueusement  opiniâtre.  Le  11  avril,  nous  avons  fait  une 
attaque  pour  prendre  les  tranchées  françaises.  Nous  avions 
commencé  par  faire  une  préparation  d'artillerie  très  considé- 
rable, pendant  douze  heures,  puis  l'attaque  d'infanterie  s'est 
déclenchée.  Les  mitrailleuses  françaises  étaient  absolument 
intactes,  de  sorte  que  la  première  vague  d'assaut  a  été  immé- 
diatement fauchée  par  le  tir  des  mitrailleuses,  dès  qu'elle  a  eu 
quitté  la  tranchée.  En  outre,  les  Français  ont  déclenché  à  leur 
tour  un  tel  tir  de  barrage  d'artillerie,  qu'il  a  été  impossible  de 
plus  penser  à  aucune  attaque.  Nous  sommes  maintenant  dans 
la  tranchée  de  première  ligne,  à  environ  120  mètres  des  Fran- 
çais. Le  temps  est  lamentable,  froid  et  pluie  continuelle,  je 
voudrais  que  vous  voyiez  en  quel  état  je  suis,  bottes,  pantalon, 
manteau,  trempés  et  couverts  d'une  couche  de  boue  d'un 
pouce. 

«  Tous  les  chemins  sont  pris  sans  arrêt  sous  le  canon  par 
l'artillerie  française,  si  bien  que  nous  ne  pouvons  même  pas* 
enterrer  nos  morts.  C'est  lamentable  de  voir  ces  pauvres  diables 
gisant  morts  dans  leurs  trous  de  boue.  Tous  les  jours  nous 
avons  des  tués  et  des  blessés.  Ce  n'est  qu'en  risquant  des 
existences  qu'on  peut  faire  mettre  les  blessés  en  sûreté.  Il  faut 
aller  chercher  le  repas  à  3  kilomètres  en  arrière  aux  cuisines 
roulantes,  et  là  aussi  il  y  a  danger  de  mort.  Nous  avons  tous  les 
jours  des  tués  et  des  blessés  parmi  ceux  qui  vont  chercher  le 
repas,  si  bien  que  les  gens  aiment  mieux  souffrir  de  la  faim, 
que  d'aller  chercher  à  manger.  Dans  la  compagnie,  presque  tout 
le  monde  est  malade.  Être  à  la  pluie  toute  la  journée,  complè- 
tement trempé,  dormir  dans  la  boue,  être  nuit  et  jour  sous  un 


l'aveu  allemand. 


893 


bombardement  effroyable,  et  cela  pendant  8  jours  et  8  nuits 
consécutifs,  cela  brise  complètement  les  nerfs.  Au  point  de  vue 
santé,  je  vais  encore  assez  bien.  J'ai  les  pieds  complètement 
trempés  et  froids  et  un  froid  colossal  aux  genoux. 

«  J'espère  que  j'aurai  le  bonheur  de  sortir  vivant  d'ici,  je  me 
le  souhaite,  car  on  ne  peut  même  pas  y  être  enterré  propre- 
ment (1).  » 

Le  soldat  S...,   du  208e,  est  encore   plus  amer   et    devient 

même  violent. 

En  France,  le  15  avril. 

«...  Tu  ne  peux  t'imaginer  à  quel  point  j'ai  parfois  assez 
de  la  vie,  car  ici  on  nous  fait  barder  suivant  toutes  les  règles 
de  l'art.  On  n'a  pas  de  repos  jusqu'à  ce  qu'on  tombe  le  nez  dans 
la  boue.  Quelle  dérision  quand  on  lit  dans  les  journaux  :  «  Nos 
chers  soldats  (Feldgrauen)!  »  Si  vous  saviez  à  quelles  épreuves 
ils  sont  soumis  et  embêtés  encore  par-dessus  le  marché,  on  ne 
vous  servirait  pas  de  pareilles  histoires.  Hier,  il  faisait  encore 
un  temps  affreux  et  nous  étions  transpercés  jusqu'aux  os.  Alors 
on  a  dit  :  «  Pourquoi  ne  chantent-ils  pas  aujourd'hui  ?  »  Et 
dans  notre  misère,  il  a  fallu  encore  chanter.  » 

Ce  chant  par  ordre,  quelle  lueur  il  jette  sur  ces  malheureux 
et  la  mentalité  de  l'armée  ennemie  ! 

Je  m'arrête  :  que  de  lettres  il  faudrait  maintenant  insérer 
ici  !  C'est  tantôt  une  phrase  sur  les  terribles  blessures  causées 
par  les  éclats  de  nos  obus  «  coupans  et  très  chauds  »  (soldat 
du  201e  Réserve,  du  18  avril),  tantôt  une  plainte  amère  sur  la 
«  grêle  d'obus  »  tombant  jour  et  nuit,  et  transformant  le 
terrain,  où  le  soldat  M...,  du  39e  Réserve  griffonne  sa  carte,  en 
un  champ  «  de  ruines  et  de  mort.  »  Et  M...  d'ajouter  :  «  Je  me 
figurais  que  je  ne  partirais  pas  et  voilà  que  je  suis  envoyé  juste- 
ment où  c'est  le  plus  terrible.  »  Faut-il  citer  aussi  la  lettre 
(28  avril)  d'un  soldat  du  39e  Réserve  qui  est  «  avec  le  médecin, 
en  réserve,  »  mais  voit  avec  tristesse  arriver  les  blessés  et  partir 
une  foule  de  malades.  «  Nous  avons  continuellement  des 
pertes,  toutes  par  l'artillerie...  En  outre,  il  n'y  a  rien  à  faire 
avec  nos  troupes  maintenant.  Nous  avons  beaucoup  d'évacués 
pour  maladie  :  typhoïde,  dyssenterie,  etc.  » 

(1)  J'ai  vu  interroger  le  lieutenant  H..., c'est  un  grand  et  gros  jeune  homme 
qui  n'avait  certes  point  l'apparence  d'un  gaillard  facilement  démoralisante. 


*^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Plaintes  sur  la  nourriture,  dont  parfois  on  est  totalement 
prive.  «  Nous  avons  chaque  soir  la  moitié  d'un  verre  à  boire 
de  café,  »  écrit  le  11  avril  un  homme  du  39e  Réserve),  plaintes  sur 
les  «  nerfs  irrités,  »  les  «  nerfs  malades,  »  les  «  nerfs  absolu- 
ment brisés,  »  plaintes  sur  l'artillerie  française  encore,  qui 
non  seulement  fait  subir  de  grosses  pertes  en  avant  et  en 
arrière,  mais  encore  (lettre  d'un  musketier  du  20e  régiment, 
du  28  avril)  bouleverse  tous  les  travaux  :  «  Tout  ce  que  nous 
construisons  est  aussitôt  démoli  par  l'artillerie.  » 

A  mesure  que  la  bataille  s'avance,  sans  avancer,  la  démora- 
lisation s'aggrave,  se  traduit  dans  tant  de  termes  et  dans  tant 
de  lettres  qu'il  me  faut  choisir. 

29  avril  19)6. 

«  ...  Je  suis  maintenant  depuis  quelque  temps  à  l'hôpital 
pour  ma  maladie  de  cœur;  j'ai  pris  part  à  l'offensive  devant 
Verdun  et  cela  m'a  tapé  sur  les  nerfs...  Il  m'est  impossible  de 
te  décrire  la  bataille  devant  Verdun  telle  qu'elle  a  été  et  qu'elle 
est  en  réalité.  Il  n'y  a  jamais  eu,  sur  aucun  théâtre  d'opéra- 
tions, une  lutte  d'artillerie  pareille  à  celle  qui  s'est  déchaînée 
là...  Nos  trois  batteries  ont  perdu  plus  de  300  hommes  tués  ou 
blessés  en  sept  semaines,  alors  que  pendant  tout  le  reste  de  la 
guerre  elles  en  avaient  perdu  à  peine  500...  »  (Lettre  du  conduc- 
teur G...  au  soldat  X...  du  78e  Réserve.) 

Devant  Verdun,  sans  date. 

«  Je  vous  fais  savoir  que  je  suis  encore  en  bonne  santé, 
bien  qu'à  moitié  mort  de  fatigue  et  d'effroi.  Je  ne  peux  pas 
vous  écrire  tout  ce  que  j'ai  vécu  ici,  cela  a  dépassé  de  loin  tout 
ce  qui  avait  eu  lieu  jusqu'à  présent.  En  trois  jours  environ,  la 
compagnie  a  perdu  plus  de  100  hommes,  et  bien  des  fois  je  n'ai 
pas  su  si  j'étais  encore  vivant  ou  déjà  mort...  J'ai  déjà  aban- 
donné tout  espoir  de  vous  revoir.  Celui  qui  sortira  d'ici  entier 
pourra  remercier  Dieu....  »  (Lettre  saisie  sur  un  blessé  allemand 
du  56e  Réserve.) 

Devant  Verdun,  30  avril. 

«  Je  suis  depuis  le  vendredi  saint  devant  Verdun.  C'est 
effroyable.  Nous  avons  eu  déjà  beaucoup  de  pertes.  Nous 
sommes  sur   le  penchant  d'une  montagne,  dans  des  trous... 


l'aveu  allemand.!  895 

C'est  parfois  épouvantable.  On  dirait  que  la  montagne  s'écroule... 
Les  cuisines  sont  a  deux  heures  de  chemin  en  arrière.  Pour 
Pâques,  nous  n'avons  rien  eu  à  manger  ni  à  boire,  si  ce  n  est 
la  moitié  d'un  quart  de  café.  De  l'eau,  il  n'y  en  a  plus  une 
goutte  ici  ;  mais  maintenant  la  ration  de  café  augmente  un  peu, 
car  notre  nombre  diminue  de  plus  en  plus.   » 

Je  crois  bien  que  le  cri  du  chasseur  L...,  de  la  lre  com- 
pagnie du  11e  bataillon,  est  dans  nombre  de  bouches  :  «  Ich 
bin's  cloud  satt.  J'en  ai  par-dessus  la  tête.  »  Il  ajoute  énef- 
giquement  :  «  Ce  fumier-là  aura  bien  une  fin.  » 

On  sourira  de  la  conclusion  imprévue  que  tire  un  soldat  du 
56e  Réserve  (9e  compagnie),  plus  illusionné  :  «  Il  faut  espérer 
que  le  Français  réfléchira  bientôt  et  fera  la  paix  :  alors  notre 
plus  grand  souhait  sera  accompli.  » 

Et  voici,  pour  finir,  une  des  dernières  lettres  trouvées  sur 
un  soldat  et  datée  du  6  mai  : 

«  Ce  sera  sans  doute  la  dernière  fois  que  je  vous  écris,  car 
on  nous  conduit  à  l'abattoir  (1).  » 

Est-il  besoin,  après  ces  quelques  lettres  prises  entre  tant  d'au- 
tres, de  donner  les  extraits  d'interrogatoires,  qui,  tous,  confirment 
ces  témoignages?  Je  n'en  citerai  que  quelques  traits  entre  mille. 
Tous    se   lamentent  sur   les  pertes   subies    par    le    fait   de 
notre   artillerie  ;   ils  décrivent  les   combats    autour  de  Douau- 
mont,  devant  Vaux,   au  bois  des  Corbeaux,  au  pied  du  Mort- 
Homme,  comme  autant  de  «  massacres.  »   Plusieurs  affirment 
que,  devant  la  mort  presque  certaine,  le  nombre  est  croissant 
des  hommes  qui  se  font  porter  malades  la  veille  des  combats. 
«  Les  officiers  feraient  de  même,  »  dit  le  compte  rendu  d'un 
interrogatoire  de  soldats  du  28e  Ersatz  bavarois,  et  il  resterait 
actuellement  a  la  12e  compagnie  «  un  officier  sur  quatre.  »  Des 
Polonais  du  60e  régiment  donnent,  eux,  les    noms.    La    veille 
d'un  engagement  à  l'Ouest  de  Vaux,  le  10  avril,  «  le  major  B..., 
commandant  le  régiment,  et  le  capitaine  G...,  commandant  le 
3e  bataillon,  se  sont  fait  porter  malades.    »  Des  grenadiers  du 
3«  régiment,  12e  compagnie,  racontent  avec  une  grande  aigreur 
que  ((  le  capitaine  commandant   la  compagnie,  très   dur  avec 
les  hommes,    s'est  fait  porter  malade  le  22  avril,  en    arrivant 
aux  tranchées.  » 

(1)  De  Grunberg,  le  11  mai,  on  écrira  :  «  Tous  les  soldats  écrivent  qu'ils  en  ont 
assez.  » 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  pertes  sont  d'ailleurs  effroyables  :  je  ne  citerai  que 
quelques  témoignages.  Un  soldat  du  8e  grenadiers  a  écrit  de 
Benzheim,  le  26  février  :  «  J'ai  été  blessé  le  24  février  devant 
Verdun.  Nous  avons  eu  de  durs  combats  et  de  lourdes  pertes. 
Notre  commandant  de  compagnie  a  été  tué  et  les  trois  Zugfùhrer 
ont  été  blessés.  »  Un  autre  soldat  écrit  :  «  Du  21  février  au 
12  mars,  j'ai  pris  part  à  l'attaque  de  Verdun...  Nous,  c'est- 
à-dire  une  compagnie,  étions  partis  avec  210  hommes  et  nous 
sommes  revenus  avec  30,  »  et  il  ajoute  :  «  Savoir  s'il  y  aura  la 
paix  si  Verdun  tombe,  c'est  encore  douteux!  »  Or,  c'est  pour 
la  paix  qu'on  se  jetait  à  l'assaut. 

Est-il  étonnant  qu'un  prisonnier  du  130e régiment, décrivant 
après  tant  d'autres  le  moral  en  baisse  de  ses  camarades,  ajoute: 
«  Ce  sont  ces  combats  stériles  devant  Verdun  qui  ont  déprimé 
les  courages.  » 

Les  officiers  du  11e  chasseurs  parlent  de  nouveau  de  recourir 
au  revolver  contre  leurs  hommes,  de  jeunes  soldats  de  la 
classe  1896  ayant  refusé  de  sortir  des  tranchées. 

On  essaie  toujours,  en  haut  lieu,  de  remonter  les  courages  : 
généraux,  princes,  l'Empereur  lui-même  se  répandent  en 
harangues  et  proclamations. 

Un  ordre  de  l'armée  parle  «  d'un  arrêt  momentané  de  la 
lutte  pour  repartir  ensuite  à  de  nouveaux  combats,  »  car  il 
faut  prendre  Verdun,  «  cœur  de  la  France,  »  a  dit  le  Kronprinz, 
ce  qui  indique  chez  ce  prince  une  médiocre  connaissance  ou 
de  la  géographie  ou  de  la  physiologie.  Les  hommes,  dit  un 
soldat  du  8e,  ont  souri  de  l'expression,  se  demandant  «  com- 
ment le   cœur  de  la  France  pouvait   se   trouver  à  Verdun.    » 

L'Empereur,  passant  en  revue  la  21e  division,  s'est  écrié  : 
«  La  décision  de  la  guerre  de  1870  a  eu  lieu  à  Paris.  La  guerre 
actuelle  doit  se  terminer  à  Verdun  par  une  victoire  essentielle 
(wessentliche  Sieg);  »  et  le  général  von  Deimling,  devant  les 
troupes  du  XVe  corps  d'armée,  dans  la  région  de  Norroy-le-Sec, 
a  prononcé,  le  14  avril,  une  allocution  vibrante  :  «  Le  XVe  corps 
d'armée  s'est  déjà  distingué;  il  faut  encore  faire  un  effort  pour 
prendre  Verdun,  âme  de  la  France.  Nous  n'avançons  que  lente- 
ment, mais  nous  l'enlèverons  certainement.  Nos  femmes,  nos 
enfans,  nos  parens  le  veulent.  Les  Français  défendent  Verdun 
avec  acharnement.  Ils  ont  déjà  engagé  trente-huit  divisions,  et 
ceci  prouve  toute  l'importance  qu'ils  attachent  à  la  place;  mais 


l'aveu  allemand.  897 

nos  vaillantes  troupes  seront  victorieuses,  et  les  hommes  du 
XVe  corps  pourront  être  fiers,  en  rentrant  dans  leurs  foyers,  de 
dire  qu'ils  ont  participe'  à  la  prise  de  Verdun.  » 

Cette  harangue,  napoléonienne,  —  à  laquelle  il  ne  manquait 
qu'une  chose  :  Austerlitz,  —  n'a  pas  produit  grand  effet. 

La  troupe  ne  croit  plus,  nous  allons  le  voir,  à  la  prise  de 
Verdun,  et  la  population  civile  de  l'Allemagne,  déçue,  ne 
dissimule  pas  sa  cruelle  déconvenue. 

IV.    —   LA   DÉCEPTION 

Ittlingen,  2  mars  1916. 

«  ...  Nous  sommes  très  inquiets,  car  nous  pensons  que  tu  es 
aussi  près  de  Verdun  :  là-bas,  tout  le  monde  est  tué  (Ailes 
kaput)  et  il  ne  faut  pas  songer  le  moins  du  monde  à  percer.  Les 
Français  ne  sont  pas  des  Russes  et  on  ne  peut  pas  dominer  leur 
artillerie.  Tout  ce  que  les  journaux  racontent,  personne  ne  le 
croit  plus.  Il  n'y  aura  pas  de  décision,  car  chez  les  Turcs  non 
plus,  cela  ne  va  pas...  Par  quelles  épreuves  tu  passes  et  rien  à 
manger  !...  Au  début,  ce  n'était  qu'un  cri  au  sujet  de  nos  grands 
succès...  Quelques  criailleurs  s'imaginaient  que  Verdun  tombe- 
rait en  quelques  jours.  Oui,  s'il  n'y  avait  pas  V artillerie  fran- 
çaise! Il  ferait  bon  marcher  sur  Paris,  s'il  n'y  avait  pas  les 
Français  en  travers  de  la  route!  » 

Déjà,  la  déception  est  formelle  et  l'aigreur  de  la  déconvenue 
donne  de  l'esprit  à  ce  bourgeois  d'Ittlingen,  mais  un  esprit  bien 
peu  conforme  à  «  l'incomparable  discipline.  » 

Strassdorf,  6  mars. 

«  Malheureusement,  nous  apprenons  que  tu  es  devant  Ver- 
dun... Ce  doit  être  effroyable  de  tenir  ainsi  sous  le  feu  des  obus. 
Les  journaux  français  eux-mêmes  écrivent  qu'être  à  Verdun 
maintenant,  c'est  pire  qu'être  en  enfer;  et  pourtant,  depuis 
quelques  jours,  on  dit  que  vous  n'avancez  plus.  Les  Français  cl 
les  Anglais  se  défendent  évidemment  jusqu'à  la  dernière  limite.  » 

«  Vous  n'avancez  plus!  »  Huit  jours  avant,  l'Allemagne  illu- 
minait pour  la  prise  de  Douaumont.  Déjà,  on  s'impatiente,  le 
6  mars!  et  les  lettres  vont  nous  mener  à  la  fin  de  mai,  sans 
qu'il  y  ait  plus  lieu  d'allumer  un  lampion;  au  contraire.  Les 
lauriers  sont  coupés. 

TOME  XXXIII.  —  1916.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'heure  des  grands  espoirs  a  été  brève,  plus  brève  encore 
l'heure  des  grandes  ivresses. 

A  part  quelques  lettres  que  j'ai  citées  plus  haut,  je  ne 
trouve  plus,  à  partir  du  milieu  de  mars,  que  des  lettres 
inquiètes,  mécontentes,  grondantes,  bientôt  affolées. 

Dès  le  5  mars,  on  écrit  de  Berlin-Rummelsburg  «  que  le  fils, 
soldat,  a  perdu  tout  courage,  »  et  on  ajoute  :  «  Il  serait  vraiment 
grand  temps   que  ces  terribles   massacres  finissent.   »  Verdun 
apparaît  à  tous    comme    un    «   trou   d'enfer.    »    Sans  aucune 
pudeur,  un  soldat  de  la  marine  écrit,  le  20  mars,  d'Héligoland 
à  un   camarade,   le  sous-officier  K...,  du   99e,  devant  Verdun. 
«  Tu  es  vraiment  un  enfant  du  malheur  :  (Un  g lue  k- fils),  te  voilà 
devant  Verdun.  Moi,  j'ai  un  bonheur  de  cochon  fSchweingluck) 
de  m'être  trouvé  une  semblable  petite  place.  Nous  ne  sommes 
plus  que  quatre  ici,  mais  chacun  de  ceux-là  a  trouvé  sa  petite 
embuscade.    »    Et  il   ajoute    :    «   Penses-tu    que    cette   attaque 
de  Verdun    soit  sérieuse?    Je    pense    que   nous   allons  encore 
nous  cogner  le  crâne  contre  la  forteresse  et   que  nous  allons 
encore  verser  bien  du  sang.  »  Même  sentiment  dans  une  lettre 
de  Budderbrock  du  23  :  «  Avant  que  vous  l'ayez  enlevé  (Verdun), 
il  faudra  que  plus  d'un  y  laisse  encore  la  vie.  Ce  matin  encore, 
il  est  arrivé  une  nouvelle  annonce  de  mort.  »  Ces   «  annonces 
de   mort  »  se  multiplient.   Les  journaux   allemands,  tout    en 
publiant  des  nouvelles  rassurantes,  sont  obligés  (l'expression  a 
toute  sa  valeur),  de  faire  la  part  du  feu.  «  Est-ce  vrai,  écrit-on, 
le  24  mars  d'Hindenburgos,  que  vous  avez  eu  d'aussi  grosses 
pertes  comme  on  le  dit  dans  les  journaux?  »  Et,  dit  un  corres- 
pondant du  soldat  K...,  du  19e,  écrivant  d'Adelsdorf,  le  19,  «  à 
quoi  bon   se   sacrifier    puisque   la  forteresse  n'est  pas  tombée 
entre  nos  mains?  » 

Déjà  les  esprits  s'aigrissent.  A  Leipzig,  on  regarde  avec 
désespoir  partir,  le  27  mars,  un  gros  contingent  pour  le  106e  : 
(c  Les  106  doivent  avoir  encore  eu  de  bien  grosses  pertes.  Espé- 
rons que  cette  cochonnerie  finira  bientôt.  »  Et  le  ton  montant 
avec  l'exaspération  :  «  On  devrait  refuser  de  marcher,  et  cela 
serait  la  fin.  Les  Grands  n'ont  qu'à  se  débrouiller  tout  seuls. 
Après  tout,  cela  nous  est  bien  égal  d'être  Français,  Anglais  ou 
Russes.  Ici,  c'est  une  vraie  misère.  Si  ça  continue  quelque  temps, 
il  y  aura  ici  un  sérieux  grabuge.  » 
Deulschland  uber  ailes! 


l'aveu  allemand.  899 

Je  passe  sur  une  demi-douzaine  de  lettres  de  la  fin  de  mars, 
sur  le  thème  formulé  par  l'une  d'elles  (de  Morsbach,  29  mars)  : 
«  Pourquoi  et  pour  qui  les  pauvres  gens  doivent-ils  donc  se 
laisser  immoler?  » 

Les  plus  mauvais  bruits  circulent  : 

Niéderdorla,  30  mars. 

«  ...  On  raconte  ici  que  les  soldats  auraient  déposé  leurs 
armes  en  disant  qu'ils  ne  voulaient  plus  combattre  avec  de  la 
marmelade  pour  nourriture  (1).  Je  ne  peux  pas  leur  donner 
tort...,  si  cela  est  vrai...  »  Et  voici  une  note  intéressante  :  «  La 
misère  dans  le  pays  est  très  grande.  En  France,  il  ne  peut  en 
être  ainsi,  car  les  prisonniers  qui  sont  chez  Karl  Millier 
reçoivent  des  envois,  même  de  leurs  compagnies.  J'en  tremble 
quand  je  vois  ces  gaillards.  » 

On  sait,  par  les  lettres  de  soldats,  qu'ils  sont,  eux  aussi,  peu 
nourris. 

Et  peu  à  peu  se  fait  jour  un  sentiment  que  je  vois  bientôt  se 
formuler  dans  bien  des  lettres  :  la  rancune  contre  le  riche  qui 
s'embusque. 

19  avril  1916. 

«  Mon  cher  mari, 

«  C'est  épouvantable  :  les  hommes  sont  entraînés  par  force  à 
la  boucherie  ;  naturellement,  ce  ne  sont  que  les  pauvres,  car 
les  riches  ne  vont  pas  si  loin  à  l'avant.  Au  commencement  de 
la  guerre,  on  lisait  dans  les  journaux  que  tel  ou  tel  riche  avait 
été  tué,  mais  maintenant,  il  n'y  a  plus  que  les  pauvres  qui 
tombent  au  champ  d'honneur.  Merci  pour  l'honneur  !  Vous 
vous  faites  tuer  là-bas,  et  nous,  à  l'intérieur,  nous  mourons  de 
soucis  et  de  chagrins.  »  Une  autre'correspondante  écrit  :  «...  De 
ceux  qui  ont  causé  la  guerre  aucun  ne  meurt.  » 

On  voit  partir  avec  tristesse,  parfois  avec  désespoir,  les 
jeunes  hommes  comme  les  «  vieux  :  » 

De  Hagen  (Westphalie),  on  écrit,  le  5  mars,  à  un  homme 

(1)  J'ai  laissé  de  côté  quantité  de  passages  de  lettres  de  soldats  ayant  trait  à 
cette  question  de  la  marmelade.  Les  hommes  écrivent  souvent  :  «  C'est  la  guerre 
de  la  marmelade.  »  Je  pourrais  résumer  le  point  de  vue  alimentaire  qui  absorbe 
tant  de  gens  par  cette  formule  :  «  Trop  peu  de  saucisses  à  l'arrière,  trop  de 
marmelade  à  l'avant.  » 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  56e  régiment  :  «  Avant-hier  et  hier  sont  de  nouveau  partis 
4  000  hommes,  mais  il  aurait  fallu  que  tu  voies  comme  ils 
étaient  tristes  tous!  » 

Les  départs  succèdent  aux  départs.  De  Letzel  Wiebelsbach  : 
«  Les  jeunes  gens  de  dix-huit  ans  ont  dû  tirer  au  sort...  Gela  ne 
s'arrêtera  pas  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  personne;  »  de 
Wiesbaden  :  «  Les  jeunes  gens  de  dix-huit  ans  sont  déjà  incor- 
porés, ceux  de  dix-sept  ans  ont  dû  se  faire  inscrire  sur  les 
listes  de  recrutement;  »  de  Kl.  Ringne  (Westphalie)  :  «  On 
revise  et  incorpore  de  nouveaux  hommes;  »  de  Stammhamm  : 
((  Tu  me  demandes  s'il  y  a  encore  des  jeunes  ici  :  malheureu- 
sement ceux  de  dix-huit  ans  ont  dû  être  incorporés  le  4  avril. 
Il  n'y  a  plus  que  de  tout  jeunes  gens  ou  des  vieux  comme  moi.  » 
De  Hambourg  :  «  Maintenant,  toute  la  classe  1916  s'en  va  au 
front;  samedi  dernier,  plus  de  4  000  hommes  sont  partis  d'ici. 
Quand  tout  cela  finira-t-il?  »  et  le  19  avril  :  «  Ceux  de  la 
classe  1897  partent  demain.  »  Ces  enfans  font  pitié.  «  Il  faudra 
leur  donner  des  jouets,  »  écrivait-on  déjà  le  31  janvier.  Le 
patriote  de  Bojanowo  lui-même  ne  peut  s'empêcher  de  s'apitoyer 
ou  de  sourire  devant  la  façon  dont,  par  ailleurs,  on  racle  les 
tiroirs  :  «  Même  mon  cousin  de  Gharlottenburg  qui,  dans  le  sens 
le  plus  strict,  n'est  qu'un  soupçon  d'homme  (ein  Gedanke  von 
Gestalt)  a  dû  y  passer...  Et  le  petit  Max  L...  le  tailleur,  «  la 
dernière  levée  de  l'Allemagne,  »  a  été  déclaré  bon  pour  le  service 
de  garnison.  » 

Aussi,  un  citoyen  d'Alsfeld  regarde-t-il  avec  «  pitié  »  les 
hommes  qui,  s'acheminant  à  la  bataille,  cantonnent  dans  la 
ville.  <(  Il  y  a  parmi  eux  des  figures  à  faire  pitié.  Aucune  compa- 
raison avec  nos  beaux  hommes  de  l'active  de  1914!  » 

Tous  les  huit  ou  quinze  jours,  l'Allemagne  apprend  un 
«  colossal  succès  »  obtenu  par  «  l'incomparable  armée.  » 
Beaucoup  y  sont  encore  pris  :  presque  tous  les  Allemands  ont 
cru  que  Douaumont  avait  été  emporté  par  la  «  ruée  ardente  des 
réo-imens  brandebourgeois,  »  encore  que  l'État-major  sache  qu'il 
n'en  est  rien;  toute  l'Allemagne  a  cru  que  le  Mort-Homme 
était  entre  les  mains  de  ses  troupes  depuis  le  milieu  de  mars, 
alors  que  nous  avons  vu  le  lieutenant  R...   affirmer  dans  sa 


l'aveu  allemand.  901 

lettre  du  9  avril  que  «  les  Français  l'occupaient  toujours.  » 
Toute  l'Allemagne  a  cru  encore  un  instant,  le  26  mars,  que 
Verdun  étant  «  incendié  »  et  les  Français  «  cernés,  »  la  ville 
serait  bientôt  «  complètement  à  elle.  » 

Mais  déjà  au  commencement  d'avril,  le  scepticisme  devient 
général.  Les  nouvelles  qui  arrivent  du  front  ne  justifient  guère 
l'optimisme  inouï  des  journaux.  Un  soldat  du  125e  Landwehr  a 
déclaré,  le  48  avril  :  «  L'opinion,  à  propos  de  Verdun,  est  que 
si  la  place  avait  pu  être  prise,  elle  le  serait  depuis  six  semaines.  » 
Et,  de  fait,  je  ne  vois  plus  une  seule  lettre  où  perce  le  moindre 
espoir  qu'on  entrera  à  Verdun. 

Un  Alsacien,  évacué  de  Mulhouse,  écrit  le  24  avril  :  «  La 
jactance  des  officiers  allemands  à  Mulhouse  a  beaucoup  baissé. 
On  ne  parle  plus  de  victoire,  mais  on  espère  encore  une  paix 
honorable.  Quant  à  la  troupe,  elle  est  tout  à  fait  démoralisée  et 
aspire  à  une  fin  rapide.  » 

Le  49  avril,  une  lettre  au  lieutenant  A...,  du  472e  régiment, 
datée  d'Offenbourg  (Bade),  contient  cette  phrase  :  «  La  masse 
du  public  a  une  attitude  de  plus  en  plus  indifférente  vis-à-vis 
des  événemens  de  la  guerre  et  s'occupe  bien  plus  de  ses  soucis 
économiques.  » 

C'est  que,  pendant  que  de  jour  en  jour  la  grande  victoire  de 
Verdun  paraît  aux  uns  plus  vaine,  aux  autres  plus  hypothé- 
tique, on  «  se  bat  pour  le  pain  quotidien.  » 

V.    —    LA    «    LUTTE    POUR    LE    PAIN    QUOTIDIEN    » 

«  Je  ne  peux  plus  vivre  cette  vie-là;  je  ne  peux  pas  résister 
à  cette  lutte  pour  le  pain  quotidien.  » 

C'est  le  cri  de  désespoir  par  lequel  se  termine,  le  19  mars, 
la  lettre  d'une  femme  de  Linden  (Hanovre)  à  son  mari.  Pas  un 
instant,  il  n'y  est  question  des  «  grandioses  succès  »  de  Verdun. 
La  guerre  en  France  devient  le  cadet  des  soucis,  surtout 
lorsque,  vers  le  milieu  d'avril,  le  scepticisme  commence  à  gagner 
l'opinion.  Ce  scepticisme  se  traduit  dans  plusieurs  lettres  dont 
il  suffira  de  citer  deux  extraits.  Je  choisis  la  lettre  d'un  soldat 
évacué  qui,  cependant,  se  proclame  «  optimiste  :  »  «  Seuls 
quelques  optimistes  incorrigibles,  —  dont  moi,  —  écrit  ce  soldat 
à  son  lieutenant  le  49  avril  (d'Offenbourg),  se  promettent  de  la 
chute  prochaine,  il  faut  l'espérer,  de  Verdun,  un  effet  bienfai- 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sant  sur  les  esprits  en  France.  Autant  que  je  vous  connais, 
monsieur  le  lieutenant,  vous  ne  partagez  probablement  pas  cet 
optimisme  et  vous  avez  peut-être  raison...  »  Quant  aux  pertes, 
on  les  tient  pour  sanglantes  :  «  Il  faut  espérer  que  ce  carnage 
sera  bientôt  fini,  écrit-on  le  12  avril  de  Rudinghausen 
(Prusse).  Ici,  dans  les  journaux,  on  dit  toujours  quand  on  a 
enlevé  une  position  :  Les  Français  ont  éprouvé  des  pertes  san- 
glantes, les  nôtres  sont  peu  élevées.  Mais  cela  ne  peut  être 
vrai;  c  est  toujours  l'assaillant  qui  a  les  plus  fortes  pertes.  » 

En  réalité,  «  la  masse,  »  suivant  l'expression  du  soldat  de 
tout  à  l'heure,  est  «  de  plus  en  plus  indifférente  vis-à-vis  des 
événemens  de  la  guerre,  et  s'occupe  bien  plus  des  soucis  écono- 
miques et  autres  qui,  il  est  vrai,  ajoute-t-il,  sont  brùlans.  »  Si 
on  pense  à  la  guerre,  c'est  en  faisant  le  plus  amer  rapproche- 
ment entre  «  les  deux  guerres;  »  le  23  avril,  une  ménagère 
de  Dusseldorf  écrit  au  soldat  B...,  du  39e  Réserve  :  «  Presque 
chaque  jour  la  guerre  générale  des  femmes.  Dans  la  rue,  elles 
se  battent  comme  des  chaudronniers.  Vous  autres,  pauvres 
diables,  vous  vous  battez  sur  le  front  et  nous  autres  femmes, 
nous  nous  battons  ici  pour  un  peu  de  manger...  » 

Et  certains  vont  jusqu'à  entrevoir,  après  cette  «  guerre 
générale  des  femmes,  »  une  «  guerre  civile  :  »  «  Il  faut 
espérer,  écrit-on  de  Krefeld,  au  sous-officier  B...,  du  39e  Ré- 
serve, le  24  avril,  que  la  guerre  aura  bientôt  une  fin,  car 
si  cela  continue  ainsi,  la  guerre  finira  par  éclater  dans  le 
civil.  »  En  attendant,  elle  semble  commencer  entre  la  police  et 
les  femmes. 

Un  instant  (c'est  assez  frappant),  les  plaintes  sur  la«  famine  » 
ont  été  plus  rares  et  moins  acrimonieuses.  C'est  entre  le  20  février 
et  le  15  mars  à  peu  près;  c'est  que  les  grands  espoirs  et  les 
nouvelles  enivrantes  ont  produit  leurefTet  ordinaire  de  morphine.) 
Mais  voici  qu'après  les  premières  semaines  de  mars,  l'insuccès 
est  patent.  Et,  dès  lors,  les  plaintes  recommencent,  d'autant  plus 
vives  que  la  situation,  —  je  compare  les  lettres  de  décembre  et 
celles  de  mars  —  s'est  sensiblement  aggravée. 

J'ai  eu  sous  les  yeux,  —  pour  la  période  mars-mai  1916,  — 
cent  lettres  où  se  pose  la  question  des  yivres  et  où  la  charcuterie 
occupe  une  telle  place  qu'on  en  sort  avec  une  sorte  de  nausée. 
Aussi  bien,  je  n'entends  pas  entrer  dans  les  péripéties  de  la 
lutte  pour  la  saucisse,  car  à  la  «  guerre  de  la  marmelade  »  dont 


l'aveu  allemand.  903 

plaisantent  amèrement  les  soldats,  re'pond  la  «  course  à  la 
graisse  »  qui  affole  les  civils. 

Je  m'arrête  seulement  à  quelques  traits  en  passant,  sans 
sombrer  dans  l'océan  des  chiffres.  A  Berlin  (14  mars),  «  la 
question  des  vivres  est  devenue  épouvantable.  Il  n'y  a  plus  ni 
beurre,  ni  sucre,  ni  café.  La  viande  de  porc  a  déjà  complète- 
ment disparu  depuis  longtemps  et  on  n'a  la  permission  de  fabri- 
quer du  chocolat  qu'en  petite  quantité...  Les  pommes  de  terre, 
qui  forment  le  fond  de  l'alimentation  des  classes  pauvres, 
deviennent  une  délicatesse  et  leur  prix  augmente  d'une  façon 
colossale...  «  Finalement  il  faudra  que  ce  soit  les  soldats  qui 
envoient  du  front  quelque  chose  à  manger,  ajoute  le  Berlinois, 
car  on  répond  toujours  que  tout  a  été  réquisitionné  pour 
l'armée...  »  D'Eggartskirch,le  15  mai  :  «  Gela  ne  peut  pas  durer 
très  longtemps.  Il  règne  une  grande  misère  dans  les  villes.  Ils 
ont  bien  des  cartes  de  beurre,  mais  ils  ne  peuvent  pas  trouver  de 
beurre.  Il  en  est  de  même  pour  tout.  »  De  Wilhelmstahl  (West- 
phalie),  le  5  mars,  on  se  plaignait  déjà  que  des  gens  volaient 
les  chiens  pour  faire  leur  «  pot-au-feu  ;  »  on  en  fait  maintenant 
des  saucisses.  De  Lippstadt,  le  25  mai  :  «  ...  On  a  encore  sous- 
crit 10  milliards  500  millions,  mais  à  quoi  sert  l'argent  quand 
les  vivres  manquent?  »  De  Mayence,  le  2  avril,  s'élève  ce  cri, 
pathétique  pour  qui  a  vécu  de  l'autre  côté  du  Rhin  :  «  L'Alle- 
magne n'a  plus  de  pommes  de  terre.  Il  nous  faut  manger  ce  que 
l'on  donnait  autrefois  aux  cochons.  » 

u  C'est  épouvantable,  écrit-on  de  Halle,  le  2  avril,  tous  les 
jours  ne  manger  que  des  tartines  de  compote  et  de  marmelade  ; 
on  finit  par  devenir  soi-même  compote  et  marmelade.  Et  il  faut 
être  là  à  l'heure  exacte  et  s'avancer  au  pas  de  parade,  sinon  l'on 
n'a  rien.  »  De  Berlin-Treptov,  le  6  avril  :  «  Le  pain  dit  «  de 
guerre  »  qu'il  nous  faut  manger  est  une  masse  gluante  et 
brune...  C'est  une  vraie  nourriture  pour  les  cochons,  mais 
comme  il  n'y  a  pas  de  cochons  pour  le  manger,  c'est  à  nous  de 
le  faire.  Quant  aux  cochons,  ils  sont  actuellement  fumés  et 
pendus  dans  les  lardoirs  des  riches  agrariens...  »  De  Hambourg, 
le  11  avril  :  «  Les  articles  disparaissent  l'un  après  l'autre, 
jusqu'au  moment  où  il  n'y  aura  plus  rien  du  tout  et  alors  ce 
sera  la  fin.  »  De  Charlottenbourg,  le  12  :  «  Il  faut  maintenant 
faire  la  guerre  pour  le  sucre  comme  pour  le  beurre  et  une  fois 
qu'on  est  dans  la  boutique,  on  vous  dit  qu'il  n'y  en  a  plus.  Tu 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

ne  peux  savoir  dans  quelle  colère  on  se  met...  »  D'Osnabruck, 
même  date  :  «  J'espère  que,  pour  la  Pentecôte,  tu  seras  de  retour 
auprès  de  nous...  car  je  suis  d'avis  que  la  guerre  ne  peut  plus 
durer  longtemps,  car  il  y  a  ici  une  telle  misère  que  c'est  une 
honte.  »  D'Essen,  le  16  :  «  On  pourra  bientôt  instituer  un 
Comité'  de  famine,  car  on  n'a  plus  rien  pour  son  argent.  »  De 
Dusseldorf,  le  17  avril  :  «  Si  la  guerre  dure  encore  longtemps, 
nous  mourrons  de  faim.  »  De  Berlin,  le  21  avril  :  «  Nous 
n'avons  plus  qu'à  nous  coudre  l'estomac  pour  n'avoir  plus 
besoin  de  manger.  »  Les  parens  du  musketier  H...,  du  20e  régi- 
ment, lui  écrivent  :  «  11  n'est  plus  possible  de  vivre  et  même 
pas  de  mourir  (sic)...  Combien  de  temps  faudra-t-il  pour  avoir 
une  fin?  Jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  d'hommes?  » 

On  comprend  que  les  soldats  du  front  s'alarment  de  cet  état 
de  choses.  Le  pionnier  J...,  du  30e  régiment,  dit  qu'on  aurait 
beau  vaincre,  «  cela  ne  pourrait  durer  bien  longtemps,  car  il 
n'y  a  pas  beaucoup  à  manger  là-bas.  »  W...,  du  12e  Landwehr, 
revenant  de  permission,  conclut  le  23  mars,  après  un  tableau 
assez  sombre  :  «  C'est  à  vous  enlever  toui  courage.  » 

Ce  qui  augmente  l'irritation  de  tous,  c'est  que,  d'une  part, 
on  soupçonne  «  les  spéculateurs  »  qui,  écrit-on  de  Berlin  le 
5  mai  1916,  «  dans  notre  propre  pays  nous  amènent  la  famine 
plus  sûrement  encore  que  les  Anglais,  »  et  que,  d'autre  part,  la 
police  se  fait  tous  les  jours,  de  tracassière,  brutale  jusqu'à  pro- 
voquer la  révolte. 

C'est  qu'il  lui  faut  intervenir  dans  cette  «  guerre  générale 
des  femmes  »  dont  parlait  une  correspondante. 

Il  faut  rappeler  ce  que  je  disais  dans  les  premières  pages  de 
cet  article  :  nous  n'avons  ici,  —  pour  bien  des  raisons,  —  que 
des  échos  rares  et  affaiblis,  un  minimum  de  confidences.  Car  si 
une  police  brutalise  les  femmes,  une  autre  surveille  les  lettres 
et  on  retrouve  sans  cesse  la  formule  :  «  On  ne  peut  tout  dire,  » 
et  parfois  même  :  «  On  ne  peut  rien  dire.  » 

Mais  voici  quelques  lueurs  : 

Elberfeld,  5  mars. 

«  Hier,  il  y  a  eu  une  émeute  à  l'Hôtel  de  Ville.  Les  femmes 
sont  parfois  plus  terribles  que  les  hommes...  Je  crois  que  cela 
ne  fera  qu'empirer.  » 

Dans  une  page  arrachée  d'une  lettre,  on  lit  :  «  ...Une  femme 


l'aveu  ali.emvnd.  905 

a  été  tuée,  une  autre  a  eu  trois  doigts  coupés,  une  autre  est 
devenue  folle.  Un  soldat  qui  était  en  permission  a  mis  un 
terme  à  cetle  misère  en  repoussant  l'agent  de  police.  N'était-ce 
pas  honteux  ?  » 

Aplerbeck,  2  avril. 

«  ...Il  faut  que  je  t'apprenne  un  événement  qui  s'est  passé 
hier  matin  à  Dortmund.  Une  femme  allait  réclamer  un  secours 
plus  élevé  parce  que  son  mari  est  en  campagne  et  qu'elle  ne 
peut  suffire  avec  ses  six  enfans.  Comme  on  ne  lui  accordait  pas 
davantage,  elle  donna  une  gifle  au  Commissaire  de  Police,  ce 
que  celui-ci  n'accepta  pas  (sic)  et  il  la  tua.  Alors  il  y  eut  un  ras- 
semblement de  femmes;  toute  la  rue  de  Lenten  était  remplie  de 
monde.  Le  soir,  les  soldats  y  ont  passé  à  cheval  pour  disperser 
les  femmes.  Si  le  policier  était  sorti,  certainement  elles  l'auraient 
assommé  aussi.  Du  reste  il  y  a  ici,  à  Dortmund,  Cologne  et  dans 
les  environs,  une  excitation  sans  pareille...  Si  cela  continue 
ainsi,  il  se  produira  bientôt  quelque  chose;  il  y  a  assez  de 
misère  ainsi  et  nous  voulons  espérer  que  cela  ne  durera  pas 
plus  longtemps.  » 

Breslau,  27  avril. 

(A  l'OberleutnantL...,  du  202°  Rég.) 

«  ...Il  y  a  eu,  parait-il,  hier,  des  cris  devant  l'Hôtel  de  Ville. 
Ces  jours-ci  ton  père  a  soutenu  que  s'il  y  avait  une  révolte,  il 
se  mettrait  à  la  tète  comme  chef...  » 

Ne  croyons  point  que  ce  père  d'officier  soit  aussi  prêt  à  se 
mettre  à  la  tête  d'une  révolte  et  que  cette  révolte  soit  proche, — 
si  l'on  veut  parler  d'une  révolution.  Mais  la  révolte  est  au 
moins  dans  bien  des  cœurs.  Elle  gronde  tantôt  contre  «  ceux 
qui  ont  causé  la  guerre  et  y  trouvent  encore  de  l'intérêt  » 
(11  avril),  tantôt  contre  «  les  spéculateurs  qui  amènent  la 
famine  plus  sûrement  que  les  Anglais  »  (mai),  contre  la  police 
qui  force  les  femmes  à  défiler  devant  les  boucheries  «  au  pas 
de  parade  »  et  reçoit  les  plaintes  «  à  coups  de  plat  de  sabre  » 
(2  avril),  contre  «  les  riches  agrariens  »  qui  accaparent  «  en 
leurs  lardoirs  »  les  cochons  immolés  (6  avril),  contre  les  grands 
a  qui  n'ont  qu'à  se  débrouiller  »  (27  mars),  contre  «  messieurs 
les  officiers  servis  d'abord  »  (27  mars). 

«  La  guerre  est  bonne  pour  les  riches  ;  ils  deviennent  encore 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  riches,  mais  les  pauvres  encore  plus  pauvres,  »  écrit-on, 
le  9  avril,  de  Ulmbach,  et,  le  14,  de  Schrau  :  «  Si  la  guerre 
dure  encore  jusqu'à  l'hiver  prochain,  personne  ne  vivra  plus  de 
nous  autres  pauvres  gens,  car  il  nous  faudra  mourir  de  faim  et 
personne  ne  s'occupe  de  nous.  L'essentiel,  c'est  que  les  grosses 
panses  soient  pleines.  »  Dans  une  carte  au  musketier  S...,  du 
202e  Rés.,  du  16  avril  (Berlin)  :  «  Au  Reichstag,  il  y  a  actuelle- 
ment grande  délibération  au  sujet  des  impôts.  Tous  les  impôts 
doivent  être  élevés.  On  applique  toujours  le  vieux  procédé  que 
tu  connais  bien  :  Tout  pour  la  grande  masse,  c'est  elle  qui  doit 
cracher.  » 

A  côté  des  jalousies  de  pauvres  à  riches,  il  y  a  les  jalousies 
de  principauté  à  principauté  :  «  Nous  autres,  en  Prusse,  nous 
sommes  les  plus  mal  partagés;  les  Hessois  et  les  Bavarois'ont 
suffisamment  (10  mai)  (1).  » 

Le  gouvernement  soulève  d'aigres  critiques  :  «  Nous  circu- 
lerons avec  le  couteau  à  la  main  pour  nous  procurer  du  pain, 
écrit-on  au  soldat  D...,  de  Krefeld,  le  26  avril,  s'il  n'y  a  pas 
bientôt  un  changement.  Le  pauvre  Etat  allemand  1  Les  gens 
sont  révoltés.  »  Un  correspondant  de  Berlin,  exaspéré,  dit,  le 
19  avril,  que  le  gouvernement  fera  bien  de  faire  attention* 
«  Sinon,  il  pourrait  bien  finir  par  pleuvoir  dans  sa  baraque.  » 

Propos  d'estomacs  mal  satisfaits,  d'esprits  aigris,  d'âmes 
révoltées,  —  propos  sans  conséquences  immédiates  et  sans  suite 
pratique  —  peut-être.  Mais  est-ce  là  une  mentalité  de  vain- 
queurs ? 

C'est  que,  et  nous  en  revenons  là,  on  ne  croit  plus  partout,  il 
s'en  faut,  aux  «  victoires  »  de  Verdun.  Le  19  avril,  un  «  optimiste  » 
a  encore  écrit  :  «  On  parle  partout  d'une  attaque  générale  contre 
cette  forteresse  obstinée  (sic).  »  Mais  1'  «  optimiste  »  avoue  qu'il 
est  un  des  rares  Allemands  à  croire  au  succès  possible.  Une 
naïve  épouse  veut,  une  fois  pour  toutes,  en  avoir  le  cœur  net  : 
<(  Maintenant,  mon  chéri,  écrit-elle  de  Krefeld,  le  25  avril,  au 
soldat  K...,  du  39e  Réserve,  dis-moi  donc  une  fois  franchement 
si  vous  pensez  enlever  Verdun.  Ici  on  dit  toujours  que  vous 

(1)  Celte  aigreur  d'Allemands  à  Allemands  se  traduit  en  d'autres  lettres  :  on 
écrit  de  Munich,  le  1 6  mai  :  «  Ici,  en  Bavière,  on  est  d'avis  que  ce  sont  les  Prus- 
siens qui  ont  fabriqué  la  guerre  à  Berlin,  »  et  un  soldat  bavarois,  le  15  :  «  J'aime 
autant  les  Français  que  les  Prussiens.  »  Plus  généralement,  une  Posnanienne 
polonaise  écrit  de  Makenschan  :  «  Les  Allemands  sont  des  cochons  :  la  vérité  se 
fera  jour.  » 


l'aveu  allemand.  907 

n'aurez  jamais  Verdun.  »  A  cette  question  le  banquier  S..., 
officier  de  réserve  en  congé,  pourrait  répondre.  Le  26  avril,  cet 
homme  de  poids,  financier  et  soldat,  écrit  à  un  autre  officier  sur 
le  front,  une  lettre  par  laquelle  il  me  plait  de  terminer  : 

K...,  26  avril. 

«...  La  situation  économique  de  l'Allemagne  produit 
malheureusement  des  impressions  bien  pénibles,  et  si  la  guerre 
avec  l'Amérique  vient  s'y  ajouter,  la  population  finira  par 
mourir  peu  à  peu  de  faim.  De  la  viande,  par  exemple,  on  n'en 
trouve  plus  du  tout  depuis  huit  jours  àK...;  la  municipalité 
fournit  aux  indigens  de  la  viande  salée  que  pas  un  homme  ne 
peut  manger.  Le  sucre,  le  café,  le  thé,  etc.,  tout  est  confisqué. 
Les  médecins  ont  déjà  constaté  une  alimentation  manifestement 
insuffisante  de  la  population  civile  de  l'Allemagne.  Seuls  les 
fournisseurs  de  guerre  gagnent  des  millions  et  sont  très  satis- 
faits de  l'affaire.  Tous  les  autres  gémissent  et  récriminent.  Et 
de  plus  pas  un  homme  ne  croit  à  la  paix  prochaine,  et  la  guerre 
possible  avec  les  Etats-Unis  trouve  même  beaucoup  de  succès 
ici,  car  le  peuple  imbécile  croit  que,  par  une  guerre  sous- 
marine  plus  énergique,  on  en  aura  bientôt  fini  avec  l'Angleterre. 
Du  reste,  il  semble  qu'en  Allemagne  on  escompte  encore  parfois 
la  chute  de  Verdun.  Il  y  aura  une  belle  désillusion  à  la  fin.  » 

Ce  gros  monsieur  n'est  pas  un  malheureux  aigri  par  la 
misère.  Il  juge  de  haut,  mais  après  avoir  regardé  de  près.  Sa 
lettre  est  en  quelque  sorte  la  synthèse  de  tout  ce  que  nous  avons 
lu  dans  tant  de  lettres,  et  synthèse  plus  forte  encore  ce  qu'écri- 
vait ce  père  de  soldat  à  son  fils,  dans  une  lettre  déjà  citée  : 
«  Cette  guerre  ne  finira  point  par  les  armes...  C'est  celui  qui 
aura  à  bouffer  le  plus  longtemps  qui  sera  vainqueur  et  ce  n'est 
pas  nous.  » 


Voilà,  scrupuleusement  dépouillé,  le  dossier.  Je  me  suis 
efforcé  de  laisser  la  parole  à  l'Allemand  exclusivement.; 

Malgré  les  scrupules  et  les  craintes  que  peut  inspirer,  aux 
correspondans  de  l'arrière  et  du  front,  un  aveu  trop  franc  des 
appréhensions,  des  anxiétés,  des  déceptions,  des  sottises,  des 
échecs,  des  souffrances  et  des  révoltes,  il  me  semble  difficile 
que  l'impression  du  lecteur  ne  soit  point  unanime. 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'échec  de  l'armée  allemande  devant  Verdun  n'est  point 
seulement  une  défaite  militaire,  elle  est  un  désastre  moral. 

La  gêne  de  l'Allemagne,  peu  à  peu  accrue  par  dix-sept  mois 
de  cette  guerre,  —  voulue  par  elle,  —  et  le  mécontentement 
qui,  vers  le  commencement  de  l'hiver,  commence  à  gronder, 
a  nécessité,  —  plus  qu'aucune  autre  considération,  —  une 
opération  qui,  aux  yeux  de  l'État-major,  serait  «  décisive.  » 
Cette  opération,  on  y  était  «  forcé,  »  a  dit  le  Kronprinz,  général 
en  chef  des  troupes  devant  Verdun.  Et  ce  que  nous  avons  publié 
des  lettres  de  l'hiver  de  1915-1916  justifie  suffisamment  ce  mot. 

Cette  opération  devait,  pour  avoir  tous  ses  effets  moraux, 
être  couronnée  d'un  prompt  succès.  L'annonce  a  suffi  à  calmer 
quelque  temps  les  âmes,  encore  que  les  grandes  espérances 
aient  été,  nous  l'avons  vu,  chez  des  gens  clairvoyans,  tempérées 
ou  même  étouffées  par  de  grandes  appréhensions. 

Mais  même  parmi  ceux  qui  prévoyaient  que  l'opération  coû- 
terait encore  des  flots  de  sang  allemand,  l'enjeu  semblait  si 
beau,  si  grand,  qu'il  leur  paraissait  que  la  tentative  méritait 
d'être  faite  :  l'enjeu,  c'était  Verdun  pris  en  quinze  jours,  l'armée 
française  détruite  et,  sans  même  que  le  chemin  de  Paris  fût 
ouvert  ou  forcé,  la  «  paix  séparée  »  imposée  de  Verdun  par 
l'Empereur  à  la  France  «  effondrée.  » 

Que  Verdun  pris,  Paris  fût  à  la  merci  de  l'ennemi  et  la 
France  effondrée,  c'était  déjà  une  illusion  grosse  de  bien  autres 
déceptions.  Que  la  France,  parce  que  l'Empereur  aurait,  «  sur 
la  place  d'armes  de  Verdun,  »  passé  sa  Festparade  le  1er  mars 
ou  le  15  ou  le  30,  signât  une  «  paix  séparée,  »  l'idée  nous  paraît 
tout  simplement  absurde.  Mais  un  tel  mirage  flattait  trop  l'orgueil 
des  uns,  la  lassitude  des  autres  pour  qu'un  instant  cela  n'imposât 
pas  silence  aux  estomacs  révoltés  et  aux  cœurs  aigris. 

Après  des  succès  passagers  et  rapides,  l'armée  rencontre  une 
infrangible  résistance.  «  Il  ferait  bon  marcher  sur  Paris, 
ricanera,  le  2  mars,  un  Allemand,  s'il  n'y  avait  pas  les  Français 
en  travers  de  la  route.  »  C'est  sur  la  route  même  de  Verdun  que 
le  Kronprinz  trouva  l'armée  française. 

Il  y  rompit  ses  forces.  Cinquante  lettres  de  soldats,  —  que 
ne  les  avons-nous  toutes?  car  toutes  témoigneraient,  puisque 
toutes  les  lettres  saisies  en  font  foi,  —  nous  ont  permis  de 
voir  aux  abords  de  Douaumont,  dans  le  bois  des  Corbeaux, 
sur  les    pentes  du  Mort-Homme,  se  briser  le  plus  prodigieux 


l'aveu  allemand.  900 

effort  tenté  par  une  nation  contre  une  place  forte.  J'ai  laissé 
parler,  gémir,  gronder,  pleurer  (le  mot  n'est  pas  trop  fort)  ces 
combattans,  —  soldats,  sous-officiers,  officiers.  —  Ils  disent 
leurs  efforts  malheureux,  leurs  transes,  leurs  souffrances,  leurs 
déconvenues,  leurs   pertes,   leur  révolte  parfois. 

Dès  le  milieu  de  mars,  l'Allemagne  a,  en  dépit  d'une  presse 
mensongère  et  de  communiqués  stupéfîans  d'imposture, 
appris  peu  à  peu  l'insuccès:  certains  avaient  pressenti  l'échec; 
les  lettres  du  front,  —  pareilles  à  celles  qui  sont  tombées  entre 
nos  mains,  —  en  confirmèrent  la  réalité. 

Ce  fut  la  plus  immense  déception  qu'un  peuple  ait  jamais 
éprouvée.  Alors  tout  ce  que  ce  peuple  a  refoulé  de  souffrances  se 
réveille.  Pas  un  n'accepte  bravement  la  défaite.  Ah!  pas  plus 
que  le  malheureux  qui  grelotte  de  terreur  devant  le  fort  de 
Vaux  («  Je  suis  encore  si  jeune  »)  ou  que  l'officier  H...,  terrifié 
devant  la  résistance  «  monstrueusement  opiniâtre  »  des  Français, 
le  civil  de  l'arrière,  qu'éprouve  la  gène,  n'est  un  Uebermensch. 

Il  gémit  et  murmure  et,  chose  curieuse,  il  ne  s'en  prend 
plus  à  l'ennemi.  J'ai  relevé  très  peu  de  cris  de  haine  à  l'adresse 
des  Français,  comme  ceux  qui  s'élevaient,  au  début  de  la 
guerre,  en  un  concert  énorme.  Car  déjà  dans  son  désir  unanime 
de  la  paix  (durant  ces  cinq  mois,  c'est  le  leit  motiv  :  la  paix! 
la  paix!),  l'Allemagne  commence  à  comprendre  enfin  qu'il  y  a 
chez  elle  des  gens  «  qui  sont  cause  de  la  guerre  »  et  d'ailleurs 
«  en  profitent.  »  C'est  à  la  lueur  de  la  bataille  de  Verdun,  perdue 
par  le  Kronprinz  impérial  en  la  présence  auguste  de  l'Empereur 
avec  le  meilleur  sang  allemand,  que  la  vérité  peu  à  peu  appa- 
raît. 

C'est  pourquoi  il  importait  de  grouper  ces  documens  qui 
sont  une  page  d'histoire  et  de  psychologie  allemandes,  écrite 
par  l'Allemagne  même,  et  que  je  livre  au  jugement  des  lecteurs 
de  tous  les  pays.: 

Louis  Madelin. 


UNE   AMBULANCE 

DE  GARE 


h  « 


QUELQUES   SCÈNES 

L'ambulance  s'organisait  admirablement.  Les  dévouemens 
étaient  sincères,  la  direction  intelligente  et  active,  les  aides  ne 
manquaient  pas.  Jour  et  nuit,  par  roulement,  les  services  se 
remplaçaient  aux  cuisines  et  à  l'infirmerie  et  chacun  prenait  à 
cœur  de  se  montrer  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  Peu  à  peu  s'effa- 
çaient les  jalousies,  les  mesquineries,  les  rivalités,  les  tracas- 
series, les  menues  guerres  intestines  que  ne  manquaient  pas  de 
se  livrer  toutes  ces  belles  oisives  habituées  à  l'étroit  esprit  des 
salons.  Une  nouvelle  fraternité  les  rapprochait  :  le  lien  que 
créent  les  mêmes  angoisses  et  les  mêmes  douleurs.  De  chacune, 
maintenant,  on  savait  l'histoire.  Et  la  fière  comtesse  dont  le 
mari  se  battait  quelque  part  en  Alsace  s'enquérait  avec  le  plus 
grand  intérêt  du  fiancé  de  la  petite  étudiante.  Elles  se  disaient 
le  numéro  de  régiment  de  leurs  soldats,  des  lieutenans,  des 
capitaines,  et,  tout  en  se  livrant  à  une  enquête  personnelle, 
chacune  se  renseignait  pour  les  autres  et  les  nouvelles  étaient 
discutées  en  commun,  l'ambulance  formant  de  plus  en  plus  une 
grande   famille.    Il   y  eut  ainsi  quelques  beaux  jours    de    vie 

(1)  Voir  la  Revue  du  1er  juin. 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  911 

intense  et  de  prospérité.  L'administrateur  put  lire  avec  orgueil 
les  félicitations  du  ministère  de  la  Guerre... 

<(  Oui,  mesdames!  Oui,  messieurs!  En  France  il  n'y  a  pas 
deux  ambulances  de  gare  qui  marchent  comme  celle-là...  Vous 
entendez?...  pas  u-ne.  » 

Réveil  dans  la  nuit.  —  Rentré  le  soir  à  huit  heures,  vous 
avez  diné  sans  conviction,  les  genoux  rompus.  L'inquiétude 
ou  la  trop  grande  fatigue  vous  ont  tenu,  deux  heures,  à  danser 
et  à  vous  retourner  sur  votre  lit.  Le  sommeil  bienheureux  est 
enfin  venu,  profond,  noir  comme  un  lac...  Croix-Rouge! 

Gris  dans  la  nuit,  sonnette,  hurlemens  du  chien  de  garde,  et, 
devant  la  porte,  la  lanterne  de  deux  petits  cyclistes  avertis- 
seurs :  «  Un  train  pour  minuit.  »  Il  est  onze  heures. 

Premier  sentiment  :  «  Qu'ils  aillent  au  diable!  » 

Premier  geste  :  s'enfouir  de  nouveau  dans  le  bienheureux 
anéantissement,  sourd,  aveugle,  muet... 

Puis,  le  remords,  la  vision  delà  désolation  qui  vous  réclame, 
la  honte,  la  juste  fureur  contre  vous-même...  et  la  résolution 
héroïque...  les  habits  ajustés  en  grande  hâte...  le  vent  frais 
de  la  nuit...  la  route  déserte...  la  symphonie  des  étoiles,  du 
croissant  de  lune,  du  grillon  et  des  vers  luisans...  le  «  Qui 
va  là?  »  des  sentinelles  sous  les  ponts...  le  «  Croix-Rouge!  » 
lancé  fièrement...  et  l'agréable  surprise  de  se  trouver  un  des 
premiers  au  rendez-vous  dans  les  cuisines  où  vous  guette  la 
première  corvée. 

La  corvée  du  pain.  —  Minuit.  Les  cuisines  affolées  : 
800  blessés  annoncés,  à  peine  du  pain  pour  200!  Les  boulangers 
n'ont  pas  livré...  On  s'arrache  les  cheveux. 

Apparition  de  trois  dames  auxiliaires  suivies  de  trois  mes- 
sieurs accompagnateurs  :  «  Ah!  vous  voilà,  vous!  »  Il  y  a  là 
toute  l'amertume  des  gens  qui  supportent  toute  la  responsabi- 
lité, en  face  de  simples  manœuvres...  Aussitôt  l'idée  excellente  : 
«  Au  pain  !  vite  !  au  pain  !  Du  pain  à  tout  prix  !  arrangez- 
vous!  »  On  leur  met  sur  les  bras  paniers  et  corbeilles,  de  gré  ou 
de  force  :  «  Arrangez-vous!  » 

A  travers  les  vieilles  rues  endormies,  c'est  une  procession 
nocturne  comme  une  ronde  de  veilleurs  au  Moyen  Age.  Par 
les  soupiraux  de  caves,  visions  de  torses  nus  blancs  de  farine, 
de  bras  dans  le  pétrin  jusqu'au  coude,  de  faces  de  pierrots  aux 
cils  poudrés.  Le  pain  n'est  pas  encore  au  four. 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Plus  loin  :  tout  éteint.  Ils  frappent  à  la  porte...  pour  l'amour 
de  Dieu.  Une  vieille  en  bonnet  se  montre  à  la  lucarne,  comme 
la  mère  Michel  dans  la  chanson,  également  prête  à  crier  «  au 
voleur  »  ou  bien  à  leur  verser  un  broc  d'eau  sur  la  tète...  Là, 
récolte  de  dix  pains  rassis. 

Ils  continuent  ainsi  la  ronde,  balançant  les  mannes  pleines 
qu'ils  portent  deux  à  deux,  et  qu'ils  ramènent  en  triomphe, 
courant  et  suant  de  peur  de  manquer  le  train,  sûrs  d'avance  des 
exclamations  et  des  complimens. 

Aux  cuisines,  accueil  nonchalant  et  glacé  :  «  Posez  cela  dans 
un  coin,  »  le  boulanger  en  leur  absence  ayant  livré  les  pains 
commandés... 

La  vaisselle.  —  On  vient  de  ravitailler  un  train  de  huit 
cents  blessés.  On  annonce  un  autre  train  de  cinq  cents  blessés 
dans  une  demi-heure,  et,  dans  deux  heures,  un  grand  train  de 
mille. 

«  A  la  vaisselle  1  »  Tout  le  monde  à  la  vaisselle  1  II  ne  s'agit 
pas  de  se  dérober.  Aux  portes  de  sortie  il  y  a  de  sévères  gar- 
diens qui  rabattent  les  fuyantes  proies. 

Ah  !  ce  barbotage  de  quarts  !  On  fait  contre  fortune  bon 
cœur,  et  mains  noires,  mains  blanches,  mains  rouges  veinées 
de  violet,  mains  douces,  mains  llasques,  grosses  mains 
d'hommes  maladroites,  onctueuses  mains  potelées,  tout  cela 
s'échaude,  se  graisse,  ferraille,  tripote,  frotte,  bouscule,  empile 
et  range,  dans  un  bourdonnement  de  rires,  de  cris,  de  bavar- 
dages, tandis  que  l'administrateur  monte  la  garde  devant  les 
tentes. 

C'est  l'inévitable  corvée  à  laquelle  on  n'échappe  pas.  Mme  la 
baronne  de  B...  y  voisine  avec  un  chanoine,  docteur  en  théo- 
logie. 

Linons  et  batistes.  —  Gomme  les  mouchoirs  s'épuisaient, 
il  fut  à  la  mode  d'apporter  ses  mouchoirs  de  bal,  douces 
reliques  sorties  d'un  sachet  tleurant  la  violette  ou  l'iris. 

Les  heureux  blessés  qui  recevaient  le  don  relevaient  galam- 
ment les  pointes  de  leurs  moustaches,  baisaient  le  petit  carré 
de  dentelles  d'un  joli  geste  à  l'ancienne  France  et,  le  serrant 
précieusement  dans  leur  portefeuille,  continuaient  de  se  mou- 
cher dans  des  lambeaux  de  pansemens... 

Monseigneur.  —  Ces  messieurs  les  officiers  de  la  gare  se 
sont  fâchés  :  «  Il  y  a  trop  d'encombrement  et  trop  de  désordre 


UNE    AMSU'LANCË    DE    GARÉ. 


ÔÎ3 


sur  les  quais.  Ces  dames  de  l'ambulance  ne  font  pas  assez  de 
ménage...  etc.,  etc.  » 

L'évêque  assiste  silencieusement  à  l'algarade  et  se  promène 
de  long  en  large  sur  les  quais.  Deux  petits  garçons  le  suivent 
portant  sa  serviette  bourrée  de  médailles  :  Dieu  et  Patrie. 

Un  train  montant  :  des  grappes  de  chasseurs  aux  portières, 
sur  les  marchepieds,  jusque  sur  les  toits  :  «  Vive  mon- 
seigneur! »  Les  petits  gamins  «  lui  »  tendent  les  paquets.  Lui, 
tremblant  de  hâte,  dépouille  papiers,  ficelles,  et,  par  poignées, 
puise  inlassablement,  et  lance  à  toute  volée  ses  médailles  sur 
chaque  wagon  qui  passe,  s'animant  comme  au  jeu  de  balles. 
Les  soldats  s'excitent  au  jeu  :  «  Attrapera  !  —  Attrapera  pas  1  — 
A  moi,  monseigneur!  Merci,  monseigneur!  —  Vive  mon- 
seigneur !  » 

A  la  gare,  tout  le  monde  est  sur  les  quais  :  officiers,  soldats, 
infirmières...  Pour  un  peu,  on  applaudirait  aux  beaux  coups 
d'adresse,  et  Monseigneur  est  très  content.  Et  puis,  comme  le 
train  est  passé  et  que  des  multitudes  de  petits  papiers  à  médailles 
jonchent  le  sol  autour  de  lui,  Monseigneur  sourit  mystérieuse- 
ment, rentre  à  l'infirmerie,  en  ressort  avec  un  balai...  et,  gra- 
vement, un  peu  gauchement,  avec  la  plus  grande  application 
du  monde,  se  met  en  devoir  de  nettoyer  le  quai... 

A  la  manière  de  France.  —  Que  n'ai-je  su  le  nom  de  ce 
vieux  commandant,  couché  sur  la  paille  d'un  fourgon  parmi 
ses  hommes  ? 

Il  n'a  pas  soif,  il  n'a  pas  faim;  sa  jambe,  enveloppée  d'un 
volumineux  pansement,  ne  l'incommode  pas  le  moins  du 
monde.  Svelte  et  jeune  sous  ses  cheveux  blancs,  sa  fine  tète 
appuyée  contre  la  paroi  de  planches,  il  domine  ses  pauvres 
compagnons  de  misère,  l'aspect  si  nettement  supérieur  que 
point  n'est  besoin  de  compter  les  galons  de  son  uniforme  pour 
reconnaître  en  lui  le  chef. 

—  Ah  !  commandant,  se  récrie  la  petite  ambulancière, 
peinée  de  voir  toutes  ses  offres  déclinées,  n'accepterez-vous 
même  pas  une  tasse  de  café  ? 

Le  commandant  sourit,  prend  un  air  embarrassé,  considère 
la  frêle  jeune  fille  toute  blanche  et  lui  dit  doucement  : 

—  Vous  voulez  donc  à  tout  prix  que  je  vous  demande  quelque 
chose? 

—  Oh!  oui,  mon  commandant! 

TOMB  XXXIII.  —  1916.  58 


914  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Eh  bien,  voulez-vous  me  donner  ma  canne,  ce  bâton  ferré? 
Là...  Maintenant,  vous  allez  voir! 

Péniblement  il  se  relève,  les  jambes  raides. 

—  Mon  commandant,  appuyez-vous  sur  moi. 

—  Ohl  je  marcherai  bien  tout  seul! 

Il  s'arrête,  fait  un  pas,  s'arrête  encore. 

La  jeune  fille  le  regarde  avec  de  bons  yeux  de  chien  d'aveugle  : 

—  Mon  commandant,  si  vous  vouliez? 

Elle  se  fait  toute  petite,  lui  tend  son  épaule,  la  met  presque 
à  la  portée  de  la  main  de  l'officier. 

—  Mon  commandant...  Mon  commandant... 
Il  hésite  avec  un  charmant  embarras. 

—  C'est  que,  mademoiselle,  nous  renversons  totalement 
les  rôles... 

Le  visage  de  la  jeune  fille  s'illumine  d'un  tel  plaisir  qu'il  se 
décide  tout  à  fait. 

Adossé  soudain,  mettant  une  certaine  coquetterie  à  boiter 
aussi  peu  que  possible,  il  s'appuie  fermement  à  sa  petite  com* 
pagne,  rouge  de  fierté  : 

—  Mademoiselle,  nous  allons  passer  en  revue  mon  bataillon. 
De  wagon  en  wagon,  ils  vont  tous  deux  parmi  les  groupes  : 

elle,  droite  et  grave  sous  sa  coiffe  blanche;  lui,  souriant  et 
paternel. 

Il  interroge  ses  hommes,  s'inquiète  de  leurs  blessures,  prend 
part  à  leurs  souffrances,  les  encourage,  les  félicite,  les  console, 
sollicite  pour  eux  les  vivres  ou  les  soins  qu'ils  n'osent  réclamer. 

On  devine  le  lien  profond  qui  les  unit  :  chefs  et  soldats  sont 
frères  d'armes,  hier  exposés  aux  mêmes  balles,  aujourd'hui 
pareillement  infirmes.  Néanmoins,  pas  un  ne  s'étonne  de  voir 
le  chef  debout,  tandis  qu'ils  restent  prostrés  dans  leur  douleur.; 
Obscurément  ils  se  sentent  chacun  dans  leur  rôle.  Celui  qui 
s'élança  le  premier  de  tous  à  l'assaut,  à  cette  heure,  se  penche 
sur  tous.  Ils  lui  obéissent  aveuglément  :  il  leur  doit  de  mériter 
cette  obéissance.  Il  est  le  chef  :  noblesse  oblige... 

Ainsi  parcourt-il  le  train,  en  maître  et  en  père.  Lorsqu'il 
s'est  rendu  compte  de  tout,  il  revient  à  son  fourgon  et  se 
recouche  sur  la  paille.  Et,  comme  la  petite  conductrice  insiste 
pour  qu'il  ne  reparte  point  à  jeun  : 

—  Eh  bien,  maintenant,  si  vous  le  voulez  bien,  mademoi- 
selle, vous  pouvez  me  donner  cette  fameuse  tasse  de  café. 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  915 

La  «  fièvre  »  du  pansement.  —  Le  microbe  mit  un  cer- 
tain temps  à  éclore  et  à  se  développer.  Il  manquait  de  har- 
diesse, d'habitude,  le  terrain  était  trop  neuf. 

Il  ne  piqua  pas  tout  le  monde  en  même  temps  et  fit  d'abord 
son  apparition  chez  celles  que,  secrètement,  tourmentait  la 
«  vocation.  »  Il  paya  d'audace,  et  la  contagion  fit  d'étonnans 
progrès.  Bientôt  le  mal  éclata  dans  sa  virulence  et  la  plus  timide 
en  fut  infectée. 

La  crise  débutait  par  une  élévation  de  température,  des 
mouvemens  désordonnés  et  une  grande  nervosité  dès  l'approche 
d'un  train  de  blessés.  La  fièvre  augmentait  à  l'apparition  du 
premier  soldat  couché  sur  une  civière.  A  la  vue  d'un  membre 
enveloppé  dans  un  lambeau  de  toile  rougie,  les  pulsations  se 
précipitaient,  les  gestes  perdaient  déplus  en  plus  leur  coordina- 
tion, le  cerveau  battait  la  campagne  et  les  premiers  symptômes 
se  déclaraient. 

Les  doigts  palpaient  d'abord  innocemment  les  alentours  de 
la  plaie  convoitée.  On  offrait  d'entailler  le  drap  de  la  capcte 
raidie,  on  proposait  des  épingles  de  sûreté,  on  tâtait  avec 
délices  la  peau  saine  de  chaque  côté  de  la  blessure,  on  posait 
d'insidieuses  questions  :  «  N'est-ce  pas  trop  serré  ?  N'est-ce  pas 
trop  sec?  Est-ce  solide?  »  Le  brave  soldat  tombait  immédiate- 
ment dans  le  piège  :  d'ailleurs,  il  ne  demandait  pas  mieux. 
Alors  les  doigts  tremblans  se  jetaient  sur  la  proie.  —  L'ivresse 
de  déplier  les  bandes,  d'enlever  un  à  un  les  carrés  protecteurs, 
de  sentir  la  toile  résister,  de  tamponner  à  l'eau  tiède,  de  voir 
le  coton  se  détacher  flocon  par  flocon,  de  découvrir  enfin  la 
plaie,  le  mystère  caché  sous  tant  de  voiles,  le  trou  net  et  rond 
de  la  balle,  auréolé  de  violet,  où  des  bourrelets  de  chairs  gra- 
nuleuses et  noircies  forment  entonnoir,  l'entrée  d'une  baïon- 
nette, ouverte  sur  la  peau  comme  une  bouche  grimaçante  et 
lippue  s'épanouissant  en  hideux  sourire,  la  pire  curiosité  des 
blessures  que  l'on  n'ose  découvrir  tout  à  fait,  tant  elles 
paraissent  horribles  et  profondes,  l'étrange  émotion  de  sentir 
sous  sa  dépendance  ces  grands  corps  de  guerriers  abattus,  la 
vanité  de  remplacer  par  un  ouvrage  de  ses  propres  mains 
l'ancien  pansement  a  priori  détestable,  la  persuasion  de 
sauver  un  condamné  à  mort...  et  la  gloire  d'avoir  bien  mérité 
de  la  patrie  ! 

Ainsi  se  développait  l'accès  normal. 


916  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Après  cette  première  manifestation,  le  délire  ne  connaissait 
plus  de  bornes.  Frénétiquement,  la  malade  se  jetait  sur  son  plus 
proche  voisin,  et  bras,  jambes,  cuisses,  tête,  ventre,  épaules, 
doigts  passaient  entre  ses  mains  armées  d'iode  et  d'eau  bouillie. 
Une  fièvre  sacrée  l'exaltait,  elle  devenait  machine  à  panser,  et 
rien  ne  l'arrêtait,  pas  même  la  défense  du  médecin! 

L'épidémie  les  gagnant  toutes,  ce  fut  à  chaque  train  une 
débauche  de  coton,  de  toile,  de  tarlatane,  de  taffetas  gommé. 
Sur  les  civières,  sur  les  banquettes,  sur  la  paille,  sur  les  marche- 
pieds, sur  les  quais  ;  debout,  couchés  ;  à  l'abri,  en  plein  vent,  au 
soleil,  à  la  pluie,  à  la  poussière,  au  froid,  au  chaud,  ce  n'étaient 
que  pans  de  chemise  flottans,  poitrails  nus,  flancs  ouverts, 
jambes  déculottées.  Elles  pansaient,  pansaient,  pansaient. 

La  maladie  prit  des  proportions  tellement  inquiétantes  que 
tous  les  docteurs  se  liguèrent  pour  sévir.  Ils  employèrent  les 
grands  remèdes  :  ils  enlevèrent  tout  droit  de  pansement  à  une 
bonne  moitié  des  infirmières  qu'ils  renvoyèrent  à  leurs  occupa- 
tions de  la  lingerie  ou  du  ravitaillement.  Ils  firent  surgir  un 
ordre  du  ministère  interdisant  aux  dames  de  toucher  aux 
pansemens  sans  l'ordre  formel  du  médecin-major. 

Ainsi  végéta  misérablement  le  microbe  après  avoir  connu 
de  si  beaux  jours.  S 

L'ovation.  —  Nuit  d'été,  claire,  étouffante.  Du  train  mon- 
tant qui  passe  sortent  d'étranges  sons  de  cornemuse  grêles, 
aigres,  nasillards,  w  C'est  la  nouba  des  Marocains,  »  explique 
un  officier  aux  infirmières  qui  veillent  sur  le  quai. 

Aux  portières,  quelques  burnous  blancs.  Tout  à  coup  ils 
ont  aperçu  le  drapeau  de  la  Croix-Rouge  et  les  jeunes  femmes 
groupées  devant  la  porte.  En  une  seconde,  farouchement, 
comme  prendrait  le  feu,  c'est  la  fantasia  la  plus  échevelée. 
Des  portières  au  toit,  d'un  wagon  à  l'autre,  pendus  par  un  bras 
dans  le  vide,  gesticulant,  hurlant,  les  regards  jaillissant 
comme  d'un  brasier,  les  burnous  déployés  couvrant  soudaine- 
ment tout  le  train  de  grands  battemens  d'ailes  blanches,  on 
dirait  une  danse  de  fakirs.  C'est  un  éclair  de  la  folie  guerrière 
et  de  la  frénésie  des  batailles.  On  sent  l'odeur  de  la  poudre  et  du 
sang.  On  partirait  en  magnifiques  chevauchées,  chargeant  à 
mort,  droit  sur  les  destriers... 

Ils  crient  et  leur  nouba  nasille  Sambre-et-Mense.  Que 
crient-ils,  ces  démons?  Quel  blasphème? 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  917 

Pâlissant  un  peu,  et  debout,  les  jeunes  femmes  regardent 
passer  l'avalanche.  Lorsque  le  train  a  disparu,  les  oreilles  bour- 
donnent encore  des  vociférations... 

—  Avez-vous  entendu  ce  qu'ils  criaient?  demande  à  nouveau 
le  capitaine  :  «  Vivent  les  dames  de  France  !  » 

Des  Marocains  blessés.  —  Ils  gardaient  sur  la  paille  ou 
sur  leurs  civières  le  silence  et  l'immobilité'  du  désert.  Il  y  avait 
de  vieux  chefs  à  la  barbe  blanche.  0  voyageur,  c'est  celui  que 
vous  avez  rencontré  sous  la  pure  lumière,  au  centre  du  grand 
cercle  aveuglant  de  l'horizon  ;  c'est  le  grave  pèlerin  de  l'Islam, 
au  chapelet  d'ambre  jaune  ;  c'est  votre  hôte  de  la  palmeraie 
où  les  femmes  sont  drapées  de  bleu;  c'est  celui  dont  vous 
avez  écrit  :  «  Un  vieillard  m'attendait...  » 

Psichari,  voici  ceux  dont  vous  avez  reçu  la  première 
leçon...  Les  voici,  graves  et  tournés  vers  leur  Dieu,  indifférens 
à  la  douleur  qui  les  tenaille,  indifférens  au  voyage,  indiffé- 
rons aux  spectateurs,  indifférens  au  décor  de  leur  champ  de 
bataille  et  soucieux  seulement  d'obéir  à  leur  destin.  Les  voici, 
fermes  comme  le  roc,  lointains  et  superbes,  absorbés  dans  leur 
contemplation  intérieure  et  fermés  comme  le  silence  et  comme 
la  mort... 

Presque  tous  portaient  des  blessures  au  sabre  ou  à  la  baïon- 
nette. Sous  leurs  larges  vêtemens  de  toile  bise,  ils  grelottaient, 
la  nuit,  de  fièvre  et  de  froid.  Leurs  lèvres  décolorées  avaient 
d'étranges  tons  de  terre  brûlée,  et  les  bords  de  leurs  blessures 
étaient  noirs  comme  leurs  lèvres. 

Ils  réclamaient  tous  du  lait  qu'ils  buvaient  avidement,  en 
pasteurs  nomades,  se  figurant,  rien  qu'à  la  douce  sensation  du 
lait  tiède  sur  la  gorge,  le  groupe  des  troupeaux  au  bord  d'un 
puits  ou  bien  des  soirs  pleins  de  cris  et  de  rumeurs  sur  les 
villages... 

Une  grande  timidité  paralysait  les  petites  infirmières  à  leur 
approche.  Certains  remuaient  à  peine  les  lèvres  ou  ne  compre- 
naient pas.  Elles  lisaient  bien  une  certaine  reconnaissance 
dans  leurs  yeux;  mais  ils  remerciaient  à  peine,  farouches  et 
hautains  :  «  Ils  nous  traitent  en  moukhères,  »  constatait  une 
jeune  femme  dépitée.  Quelques-uns,  cependant,  se  mépre- 
naient à  la  blancheur  des  voiles  et  murmuraient  :  «  Merci,  ma 
sœur  1  » 

Les  lettres.  —  De  la  large  poche  de  leur  tablier  blanc, 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES., 

celle  que  certaines  appelaient  en  riant  leur  poche  marsupiale, 
les  infirmières  tiraient  d'inépuisables  trésors. 

Quand  leurs  blessés  étaient  soignés,  pansés  et  bien  repus,  et 
que,  ne  sachant  que  faire,  ils  s'asseyaient  sur  les  marchepieds 
d'un  air  mélancolique,  elles  puisaient  joyeusement  dans  leur 
profond  réservoir  et  tiraient  des  multitudes  de  cartes  jaunes, 
roses  ou  bleues,  gaies  à  voir,  engageantes  au  possible,  accom- 
pagnées de  canifs  et  de  crayons,  et  proposaient,  comme  une 
suprême  récompense  :  «  Qui  veut  écrire  à  ses  parens  ?  Qui  veut 
une  carte  ?  » 

Ils  en  voulaient  tous.  Les  infirmes  dictaient  aux  autres. 
Ainsi  que  le  bossu  de  la  rue  Quincanpoix,  on  aurait  pu  louer 
son  dos  comme  un  pupitre.  Ils  écrivaient  sur  leurs  genoux,  par 
terre,  sur  les  portières,  sur  les  parois  des  wagons.  Les  jeunes 
femmes  s'offraient  comme  secrétaires.  Il  y  avait  des  adresses 
péniblement  épelées  de  petits  villages  perdus,  aux  noms  de  vieux 
terroir,  sur  des  rivières  de  romance  ;  de  pittoresques  mots  du 
Midi,  claquans  et  secs  comme  des  castagnettes;  des  mots  bre- 
tons chantans  et  terminés  en  ec...  Elles  se  mettaient  à  dix  pour 
traduire  en  syllabes  françaises  les  rudes  sons  gutturaux  des 
Arabes,  et  n'y  parvenaient  pas. 

Ce  qu'ils  écrivaient?  La  plupart,  l'adresse  dictée,  restaient 
sots. 

—  Tournez  quelque  chose  à  votre  idée,  madame.  Surtout, 
ne  dites  pas  que  je  suis  blessé  :  ils  s'en  feraient  du  mauvais 
sang! 

Ou  bien  : 

«  Ma  chère  épouse,  c'est  pour  t'annoncer  que  je  vais  très 
bien.  Le  bonjour  à  tout  le  monde.  Plus  rien  à  te  dire. 

«  Depla  Edouard.   » 

Charitable  erreur.  —  La  jeune  femme  n'avait  pas  le 
temps  de  penser.  L'infirmerie  était  comble.  Cinq  lits  et  trois 
brancards  en  rang  sur  le  parquet.  Un  jeune  homme  blond, 
touché  au  ventre,  se  tordait  en  convulsions  silencieuses,  les 
yeux  fous  de  douleur.  Sur  un  fauteuil,  un  grand  corps  effondré 
grelottait  sous  un  cachemire  des  Indes  ramassé  Dieu  sait  où! 
Sur  une  civière,  un  Arabe  noir  et  maigre  comme  une  vieille 
chèvre  suçait  avec  mille  précautions,  pour  ne  pas  rouvrir 
sa  lèvre  fendue,  un   biscuit  trempé  de  lait  qu'une  jeune  fille 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  919 

agenouillée  introduisait  doucement  au  coin  de  sa  bouche.  Dans 
un  angle,  deux  dames  assistaient  un  malheureux  fracturé  du 
bassin  que  tourmentaient  de  violentes  coliques.  D'autres  écar- 
taient les  mouches  des  pâles  visages  sanglans  qui  reposaient  sur 
les  oreillers...  L'infirmerie  était  comble,  comme  une  ambulance 
après  la  bataille. 

Elle,  s'occupait  de  tout  son  cœur,  très  sage  et  appliquée,  la 
tête  inclinée  un  peu  de  côté,  par  attention,  reléguant  au  plus 
noir  d'elle-même  l'angoisse. 

La  voix  de  son  amie  la  fit  trembler,  soudain  :  «  Regarde, 
Glaire  !  » 

Elle  tourna  la  tête  vers  ce  que  lui  montrait  sa  compagne  et 
vit  deux  officiers  qui  souriaient  sur  le  seuil...  L'un  avait  la  tête 
bandée,  l'autre  le  bras.  Ils  étaient  jeunes,  grands  et  portaient 
l'uniforme  de  toile  jaune  que  revêtent  les  tirailleurs.  Ils  s'étaient 
glissés  dans  un  train  de  voyageurs,  et  pendant  l'arrêt  venaient 
réclamer  à  boire. 

«  Regarde,  Claire  !  »  La  gorge  sèche  et  le  cœur  froid,  elle 
voit  à  leur  col  un  numéro,  le  sien,  le  chiffre  d'or  brillant 
comme  une  étoile.  Il  la  fascine,  il  lui  parle,  il  jaillit  du  dolman 
jusqu'à  son  cœur  qui  ralentit.  Elle  se   sent  mourir  de  crainte. 

Ils  vont  partir... 

—  Messieurs!  Lieutenant!  Lieutenant!  Messieurs, connaissez- 
vous  Charles  Génin?  Il  est  de  votre  régiment...  et  capitaine. 

L'un  s'écrie  étourdiment  : 

—  Génin?  Il  est  resté  Là-bas... 

Elle  ne  dit  plus  mot  :  ses  doigts  cherchent  en  l'air  une 
forme  invisible,  ses  lèvres  tremblent  et  son  regard  s'éteint.  Son 
amie  fortement  la  serre  par  le  bras,  et  l'autre  lieutenant  fixe 
son  camarade  d'un  œil  qui  comprend  tout  et  voudrait  réparer  : 

—  Vous  avez  dit  Pénin,  madame  ? 

Elle  revient  de  loin...  d'un  long  voyage...  s'accroche  en 
naufragée  à  cette  planche  de  salut  : 

—  Non!  non!  Génin,  monsieur... 

—  Génin...  Un  capitaine?  Nous  avions  bien  Pénin,  mais 
Génin...  non,  non,  non... 

Elle  tremble  convulsivement,  tout  se  trouble  autour  d'elle, 
elle  parle  dans  un  nuage  et  ne  comprend  plus  rien. 

—  Mon  mari  était  bien  de  votre  régiment.  Des  tirailleurs 
sénégalais...  capitaine... 


920  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Et  de  quel  bataillon? 

—  Du  premier... 

—  Ahl  voilà!  Nous  sommes  du  second...  et  ne  pouvons 
vous  renseigner  sur  lui,  madame... 

Ils  sortent. 

—  Tu  vois  bien  qu'ils  se  sont  trompés,  Glaire! 

—  Tu  crois?...  Oui?... 

—  Ils  ne  sont  seulement  pas  du  même  bataillon!  Sont-ils 
sots,  tout  de  même...  Ils  auraient  pu  faire  attention...  C'est  vrai 
que  Pénin  et  Génin,  cela  peut  se  confondre... 

—  Aaahl...  Effondrée  sur  une  chaise,  elle  pleure  nerveuse- 
ment. Elle  pleure  de  joie,  tandis  que  ses  compagnes,  au-dessus 
d'elle,  échangent  des  regards  navrés. 

Dernière  vision.  —  Dans  la  nuit  noire,  sous  la  pluie  fine, 
pénétrante  et  glacée.  Les  falots  des  équipes  de  secours  s'enve- 
loppent d'un  brouillard  de  gouttelettes  lumineuses.  Les  rails 
sont  luisans  d'eau. 

L'interminable  train  s'achève  en  fourgons  de  marchandises, 
tous  vides,  explorés  en  vain...  Il  n'y  a  plus  rien  dans  cette  queue 
de  train...  Pourquoi  s'engager  plus  avant,  sous  la  pluie,  dans 
l'enchevêtrement  des  rails? 

Tout  de  même,  ce  dernier  wagon... 

La  lourde  porte  roule  et  grince...  La  jeune  fille  se  hisse  avec 
sa  lanterne,  explorant  le  grand  fourgon  noir...  Elle  ne  peut 
retenir  un  cri! 

Dans  l'ombre,  tout  à  fait  dans  le  fond,  bien  à  l'abri,  sur  la 
paille,  comme  à  la  crèche,  dans  le  même  dénuement  et  le  même 
abandon,  un  zouave  est  allongé,  mourant,  les  yeux  fixés  sur  un 
souvenir  d'épouvante,  ouverts  dans  le  vide  et  ne  voyant  pas. 

Et  près  de  lui,  penchée,  la  silhouette  jadis  si  familière 
d'une  cornette  de  sœur  :  grandes  ailes  blanches,  toutes  palpi- 
tantes d'espérance  et  d'amour,  planant  sur  ce  mystère  de 
douleur  et  de  mort. 

PENDANT    LA   RETRAITE 

Le  25  août  au  matin,  tout  un  train  de  Méridionaux  venant 
de  la  forêt  de  Beatrix.  «  Ils  nous  ont  bien  arrangés  I  Voyez  ce 
qui  reste.  Les  pauvres  1  Tous  les  officiers  de  la  compagnie  sont 
tués.  » 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  921 

Ce  sont  des  soldats  du  17e  corps.  Ils  sont  tellement  surpris 
d'en  être  réchappes  qu'ils  ne  se  rendent  pas  encore  bien  compte 
de  la  distance  qui  les  sépare  du  champ  de  bataille.  Ils  ne  sont 
pas  encore  certains  d'être  saufs. 

A  l'ambulance,  les  visages  se  sont  assombris  : 

—  Mais  enfin...  passeront-ils? 

—  Nous  les  avons  délogés  du  bois  à  la  baïonnette. 

C'est  tout  ce  qu'ils  savent,  et  pour  cela  ils  sont  contens. 
Qu'importe  ce  qui  est  arrivé  ailleurs?  Eux,  dans  leur  coin,  ils 
ont  fait  consciencieusement  leur  ouvrage.  Nous  les  avons  délogés 
à  la  baïonnette. 

De  groupe  en  groupe,  on  glane  des  détails  effarans. 

—  Au  lieu  de  fusils,  ils  ont  des  mitrailleuses.  Oui...  Cla-cla- 
cla-cla...  des  compagnies  entières...  Il  y  en  a  dans  tous  les  buis- 
sons, derrière  chaque  arbre,  dans  les  branches...  La  forêt 
d'Ardennes  en  est  bourrée  comme  de  feuilles...  Plus  on  en  tue, 
plus  il  en  sort... 

—  Mais  enfin,  passeront-ils? 

—  Nous  les  avons  délogés  à  la  baïonnette... 

Le  train  part...  Un  certain  malaise  règne  sur  les  quais  où 
traînent  les  lambeaux  de  pansemens  rouges.  Pour  la  première 
fois,  les  têtes  se  courbent  et  les  mouvemens  spontanés  se  para- 
lysent. Sur  la  flamme  d'espoir  un  souffle  d'angoisse  a  passé. 
Chacun  se  tait,  portant  son  propre  souci... 

Un  autre  train...  un  autre  train...  un  autre  encore!  La 
journée  est  accablante.  Chaleur  torride.  Les  coiffes  blanches 
serrent  les  tempes  comme  un  étau,  les  cheveux  plaquent  sur  les 
fronts  luisans  de  sueur,  les  gorges  sèchent  de  soif  et  de  pous- 
sière :  il  faut  courir,  il  faut  courir  1  Voici  que  l'heure  de  la 
vraie  servitude  est  arrivée... 

La  voie  charrie  des  blessés  comme  un  torrent  les  troncs 
d'arbres  de  la  forêt  dévastée.  Voici  qu'il  ne  s'agit  plus  de  donner 
son  temps,  maintenant,  et  son  savoir,  mais  son  cœur,  tout  son 
cœur,  toute  l'inépuisable  pitié,  toute  la  fraternelle  charité,  tout 
le  dévouement  et  tout  l'amour. 

Voici  qu'il  te  faudra  refaire  quotidiennement  le  miracle  de 
la  multiplication  des  pains  et  du  multiple  don  de  toi-même. 
Ce  ne  sont  plus  tes  quatre  wagons  que,  pendant  deux  heures, 
bien  à  l'aise,  tu  as  le  loisir  de  visiter  soigneusement,  homme  par 
homme,  avec  des  gestes  jolis  et  des  rites  minutieux.  Six  wagons, 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

huit  wagons,  maintenant,  et  quels  wagons!  Et  tout  le  train, 
bientôt,  qu'il  te  faudra  parcourir,  un  lourd  bidon  de  grog  ou  de 
café  au  bras,  interrogeant,  cherchant,  fouillant  tous  les  recoins 
à  la  découverte  des  abandonnés,  grimpant,  sautant,  enjambant 
les  marches  et  les  corps,  rampant  sous  les  civières,  recueillant 
les  prières,  les  plaintes,  t'ingéniant  à  soulager  avec  des  moyens 
de  fortune  les  pires  misères,  et  les  plus  désespérées. 

Ils  t'appelleront  ma  sœur,  ils  t'appelleront  maman,  ils  s'obs- 
tineront à  te  reconnaître  pour  «  une  dame  qui  habite  Paris... 
Oh!  vous  lui  ressemblez  tant!  »  Leurs  yeux  te  supplieront  de 
rester  le  plus  longtemps  possible  et  de  leur  sourire,  de  leur 
sourire  inlassablement. 

Et  souvent,  tu  n'auras  rien  à  leur  donner  que  ce  sourire 
et  le  geste  maternel  de  passer  sur  un  front  brûlant  ta  main 
fiévreuse  aussi,  mais  qu'ils  trouveront  fraîche...  Oh!  la  suprême 
tentation,  avec  ta  main,  d'y  poser  tes  lèvres...  sur  la  pâleur  de 
cette  face  que  l'ombre  de  la  mort  bleuit...  la  pauvre  face  doulou- 
reuse de  tous  ceux-là  qui  passent,  terrassés,  abattus,  tous  ceux- 
là,  tes  frères,  tes  maris,  tes  fils,  tes  pères,  ta  race  et  ton  sang... 
ceux  qui  furent  si  beaux,  si  grands  et  qui  te  semblent  si  petits... 
tes  enfans,  tous  ceux-là,  tes  pauvres  enfans  sur  qui  tu  pleures  I 

Voici  que  l'heure  est  venue  de  la  servitude  et  de  la  douleur. 

La  tâche  devient  écrasante.  Il  y  a  des  blessés  partout,  dans 
les  trains  de  voyageurs,  dans  les  fourgons  de  marchandises,  et 
les  trains  d'évacuation  ne  se  comptent  plus.  Pour  un  d'annoncé 
il  en  arrive  trois.  On  ne  les  annonce  même  plus  à  l'avance. 

Il  faut  un  service  permanent  sur  les  quais.  Plusieurs  services 
en  même  temps  sur  plusieurs  quais.  Le  personnel  des  cuisines 
succombe  à  la  tâche.  On  bat  le  rappel  en  ville.  On  manque  de 
linge,  on  manque  de  lait.  De  quoi  ne  manque-t-on  pas?  Et 
cependant  les  administrateurs  se  multiplient.  Ils  seront  les 
maîtres  de  la  situation,  coûte  que  coûte  :  et  l'on  sent  la  volonté 
ferme  de  rester  l'organisation  modèle. 

—  Chez-  nous,  on  ne  flanchera  pas.  Le  Patron  l'a  dit. 

26-27  août.  —  L'évacuation  des  blessés  de  Charleroi  conti- 
nue. Il  y  en  a  trop.  Certains  courages  commencent  à  faiblir. 
Par  contre,  la  Foi,  ayant  à  lutter,  prend  conscience  de  sa  force 
et  de  ses  profondes  racines. 

—  Nous  étions  dix  contre  un. 

—  Nous  les  arrêterons. 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  923 

—  Les  sabres  taillaient,  les  baïonnettes  crevaient  la  chair 
molle.  Quand  nous  n'avions  plus  d'armes,  nous  luttions  avec 
nos  griffes,  avec  nos  dents,  comme  un  troupeau  de  loups  sau- 
vages. Le  village  fut  pris  et  reperdu  cinq  fois. 

—  Nous  les  arrêterons. 

—  Quand  nous  avions  détruit  un  régiment,  un  autre  sur- 
gissait comme  de  dessous  la  terre.  Dans  le  sang  de  leurs  morts 
germent  des  bataillons. 

—  Nous  les  arrêterons. 

—  Tous  nos  camarades  sont  restés  là-bas.  Le  colonel  est 
mort,  les  lieutenans,  cinq  capitaines... 

—  Nous  les  arrêterons. 

...  Et  voilà  que  tu  apprends  que  celui-là  que  tu  aimais... 
celui-là  que  tu  t'efforces  de  reconnaître  dans  chaque  pauvre 
visage  mutilé...  celui  dont  la  seule  pensée  décuple  ton  cou- 
rage... celui  qui  te  soutenait,  qui  t'exaltait...  ta  seule  raison 
d'être...  ta  joie,  ton  orgueil,  ton  espoir  et  ton  secret  tourment... 
celui  qui  te  rend  si  vaillante  et  si  forte,  et  si  douce  à  tous  ceux 
qui  passent...  le  centre  de  ta  vie,  la  racine  profonde  de  l'arbre 
de  ta  destinée...  voilà  que  tu  apprends  que  ces  blessés  qui 
passent  l'ont  vu  tomber,  là-bas,  et  l'ont  laissé. 

Voilà  que  sur  les  réalités  de  tout  à  l'heure  un  grand  voile 
descend...  que  tout  se  dérobe...  que  le  vertige  s'empare  de  toi, 
et  que  tout  fuit...  et  que  tu  sens  dans  l'univers  immense  ton 
cœur  seulement  exister,  sous  ta  douleur  qui  te  semble  au  centre 
du  monde... 

Voilà  l'épreuve  dernière  où  tout  va  sombrer.  Voilà  que  tout 
maintenant  va  finir.  Tous  meurent,  et  le  tien  aussi,  que  tu  vou- 
lais invulnérable.  Tous  meurent...  et  le  tien..,  Tout  n'est-il  pas 
perdu? 

Alors,  d'un  élan  farouche,  tu  te  redresses,  tendue  vers  l'ab- 
solu, quand  même,  et  combattant  sur  l'idéal  terrain  'où  le  prix 
du  sacrifice  est  sans  mesure.  Après  le  baptême  de  la  Douleur, 
tu  comprends  maintenant  la  valeur  de  ta  race,  tu  vois  nette- 
ment le  signe  dont  elle  fut  marquée.  Levée  en  face  de  ceux 
qui  doutent,  claire  et  droite  sous  la  magnifique  lumière  de  la 
douloureuse  foi,  tu  affirmes  tranquillement: 

—  Nous  les  arrêterons. 

Vraiment,  il  y  avait  un  certain  mérite  à  ne  pas  désespérer... 
Voilà  que  le  torrent  ne  charriait  plus  seulement  les  tronçons 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES.' 

brisés  du  glaive,  les  armes  et  les  combattans  hors  de  combat. 
C'étaient  des  villes,  maintenant,  toutes  les  villes  emportées 
par  l'orage;  les  familles,  pêle-mêle,  les  enfans,  les  vieillards, 
les  femmes;  les  uns  demi-nus,  pâles,  hagards,  surpris  dans  leur 
sommeil  par  le  sinistre;  les  autres  chargés  du  plus  touchant 
butin,  tout  ce  qu'ils  avaient  pu  entasser  dans  des  sacs,  toutes  les 
chères  et  précieuses  choses.  Les  femmes  auraient  voulu  prendre 
toute  leur  maison  dans  le  pan  de  leur  robe  et  n'avaient  réussi 
qu'à  s'encombrer  des  choses  les  plus  réellement  attendrissantes. 
Ils  avaient  oublié  leur  trésor  dans  l'armoire  ouverte  et  serraient 
sur  leur  cœur  une  cage  à  serin.  Là  suivaient  les  bêtes  familières, 
chiens  et  chats.  Que  n'avaient-ils  pris  chèvres,  poules  et  lapins? 
Cela  ressemblait  à  la  déchirante  image  des  flots  d'inondation, 
charriant  à  la  suite  l'un  de  l'autre  tous  les  hôtes  de  la  maison 
riveraine  :  les  parens,  le  petit  berceau  de  bois,  et  le  chien  de 
garde  au  ventre  gonflé,  pattes  en  l'air... 

Des  épaves.  Riches,  pauvres,  jeunes,  vieux,  tous  égaux 
sous  la  menace  du  Fléau  :  les  vieillards  accrochés  aux  robustes 
dans  le  secret  effroi  d'être  laissés  à  l'abandon,  les  mères  cour- 
bées en  deux  sur  l'enfant  qu'elles  veulent  dérober  dans  leur  sein 
avec  le  geste  séculaire  d'Agar  chassée... 

Tous  égaux  devant  la  misère,  devant  le  froid,  devant  la 
faim.  Ils  tendaient  des  pièces  d'or  au  bout  de  leurs  mains  sup- 
pliantes :  «  Du  pain  !  Rien  que  du  pain  !  A  tout  prix!  »  Mais  qui 
donc  aurait  prévu  de  tels  besoins? 

Du  pain,  il  n'y  en  pouvait  avoir  pour  eux,  à  aucun  prix.  On 
leur  disait  :  «  Attendez  jusqu'à  l'autre  gare  !  »  Et  voilà  deux 
jours  que  certains  attendaient! 

Les  infirmières  avaient  l'ordre  de  ne  rien  distraire  des 
réserves  pour  les  blessés.  Devant  l'étalage  des  postes  de  secours 
installés  pour  le  prochain  train  de  soldats,  les  yeux  s'élargis- 
saient de  souffrance  et  de  convoitise,  les  poings  se  tendaient, 
les  injures  pleuvaient.  Et  si  quelque  jeune  femme  apitoyée  se 
laissait  aller  à  céder  en  cachette  une  tartine  de  pain  ou  du 
bouillon,  cela  représentait  tout  juste  une  goutte  d'eau  dans  un 
grand  tonneau  vide. 

11  régnait  un  état  d'esprit  bizarre  chez  quelques  membres  de 
l'infirmerie.  On  en  voulait  presque  à  ces  gens  d'encombrer  les 
trains,  les  quais  et  les  services.  Ce  fleuve  débordant  devenait 
par  trop  envahisseur.  C'était  bien  assez  avec  les  soldats.    Qui 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  923 

pourrait  tenir?  On  commençait  à  s'avouer  de  l'impuissance.' 
Une  grande  lassitude  et  certain  découragement  attiédissaient  le 
zèle.  On  leur  en  voulait  d'être  trop.  On  leur  en  voulait  de 
leurs  récits.  On  les  rendait  responsables  de  leurs  villes  incen- 
diées et  de  leurs  maisons  écroulées.  On  leur  en  voulait  de 
semer  la  peur.  Comme  l'antique  porteur  de  mauvaises  nou- 
velles, ils  étaient  maudits. 

Pauvres  gens  ! 

A  la  gare,  beaucoup  s'indignaient  et  criaient  bien  haut  leur 
indignation  devant  de  telles  misères  non  secourues.  Un  soir, 
on  descendit  un  cadavre  de  petit  enfant  mort  de  privations.  On 
le  prit  aux  bras  de  sa  mère...  qui  dut  continuer  son  voyage. 

Ce  fut  le  signal  d'une  mesure  de  clémence  :  la  Ville  donna 
du  lait  pour  les  enfans  et  des  boules  de  pain  à  distribuer. 

Les  trains  se  succédaient  sans  interruption.  L'encombre- 
ment de  la  voie  était  indicible  :iconvois  de  troupes,  blessés, 
émigrés,  bétail,  chevaux,  matériel...  C'était  le  temps  où,  pour 
franchir  cinquante  kilomètres,  on  mettait  dix  heures,  quand 
on  arrivait  à  les  franchir. 

Le  service  de  l'infirmerie  ne  devenait  plus,  à  proprement 
parler,  un  service.  On  n'osait  plus  donner  des  ordres,  ni  par- 
ler de  haut.  On  ne  peut  exiger  du  dévouement.  Répondait  à 
l'appel  qui  voulait.  Les  rangs  se  clairsemaient.  Sous  une  appa- 
rence d'ordre  on  sentait  que  la  débâcle  générale  gagnait  aussi 
ce  service-là. 

Il  en  résultait  que  les  mêmes,  toujours,  se  retrouvaient  sur 
les  quais.  Beaucoup  s'y  installaient  à  demeure,  passaient  la  nuit 
sur  les  bancs  et  se  restauraient  à  la  cantine  de  leurs  blessés. 
Ils  formaient  une  sorte  de  clan  dans  la  société  de  ceux  qui  reve- 
naient régulièrement  à  leurs  anciennes  heures  de  service,'  tous 
les  deux  jours,  comme  si  rien  n'était  changé. 

Ceux-là,  c'était  le  clan  des  «  fidèles,  »  les  vieux  «  gro- 
gnards; »  comme  tels,  dévoués  avec  rage,  irascibles,  un  peu 
hirsutes,  n'en  faisant  qu'à  leur  tête  et  criant  plus  fort  que  le 
«  Patron.  » 

Pâles,  étiques,  le  visage  tiré,  les  yeux  exorbités  ou  creusés 
au  fond  des  paupières  noires,  plus  très  élégans,  —  ni  même  très 
propres  —  ils  considéraient  de  leur  hauteur  les  petites  dames 
poudrées  et  blanchies  de  frais  qui  revenaient  de-ci,  de-là, 
l'après-dîner,  et  les  bousculaient  avec  un  certain  plaisir. 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mille  bras,  des  ailes  aux  pieds,  suppléant  à  tout  par  l'ingé- 
nieuse  intelligence  du  cœur,  ils  régnèrent  en  maîtres  pendant 
les  derniers  jours. 

Ils  ne  lisaient  plus  les  journaux.  Ils  ne  savaient  plus  rien.i 
Ils  étaient  là,  suspendus  à  cette  vie  qui  circulait  sur  la  voie  de 
l'Est,  puisant  à  cette  large  artère  la  force  et  le  courage.  C'était 
là,  et  là  seulement,  qu'ils  mesuraient  les  pulsations,  les  sursauts 
d'énergie  de  leur  patrie;  là  qu'ils  se  penchaient  avidement 
comme  au  chevet  d'un  malade  atteint  d'une  fièvre  brûlante,  se 
débattant  dans  les  plus  violentes  attaques...  Qu'allait-il  en 
sortir?  Mort  ou  Résurrection?  Rien  au  monde  ne  les  aurait  fait 
quitter  leur  poste.  Ils  se  penchaient,  ils  écoutaient  : 

«  D'où  venez-vous?  » 

Ce  n'était  plus  de  Belgique,  déjà.  C'était  des  Ardennes,  c'était 
de  Meuse...  Les  évacués  jetaient  des  cris  sinistres  dans  la  nuit  : 

<(  Mézières-Charleville  brûle  !  La  gare  de  Sedan  est  en 
flammes!  » 

Et  les  soldats  : 

«  La  Meuse  est  rouge  de  sang.  Il  y  avait  tant  de  cadavres, 
que  nous  aurions  pu  la  traverser  à  pied  sec.  » 

On  ne  comprenait  plus.  Les  uns  parlaient  de  déroute.  Les 
autres  d'éclatantes  victoires.  Ils  venaient  de  partout,  du  Nord, 
du  Nord-Est,  de  l'Est.  On  se  perdait  en  conjectures...  De  sensa- 
tionnels renseignemens,  sortis  on  ne  sait  d'où,  entretenaient  un 
certain  optimisme. 

Le  «  Monsieur  qui  a  dîné  la  veille  avec  un  très  haut  person- 
nage »  confiait  mystérieusement  : 

«  On  les  attire  dans  la  vallée  de  l'Oise.  »  Un  guet-apens.: 
Sur  les  hauteurs,  les  75  sont  tellement  serrés  que  les  batteries 
touchent  les  batteries.  » 

D'autres  : 

«  Ce  sera  près  de  Châlons,  aux  Champs  Catalauniques.  Nou- 
veaux Huns,  moderne  Attila.  » 

Un  matin,  passèrent  une  série  de  trains  sanitaires  bien 
ordonnés,  les  blessés  rangés  dans  des  civières,  chaque  wagon 
sous  la  garde  d'un  infirmier  présidant  lui-même  à  la  distribution 
des  vivres.  Enfin,  des  trains  modèles...  comparés  au  pitoyable 
agencement  des  fourgons  à  bestiaux  habituels. 

On  se  renseigna  :  les  ambulances  de  Reims  évacuaient... 

Les  ambulances  de  Reims  1... 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  927 

Le  même  jour  parvint  un  ordre  du  ministère  :  il  était 
désormais  interdit  de  descendre  un  blessé  du  train  pour  le 
soigner  dans  les  ambulances  de  la  ville,  quel  que  fût  son 
état... 

Le  lendemain,  nouvel  ordre  :  les  ambulances  de  la  ville 
devaient  se  tenir  prêtes  à  évacuer. 

30  août.  —  Dans  la  gare,  nouvelle  cause  d'encombrements 
C'est  la  ville  qui  fond,  à  son  tour,  la  ville  qui  s'écoule,  se  vide, 
se  disloque.  Ininterrompu  défilé  de  sacs,  de  bagages,  de  parens 
et  d'enfans.  Les  premiers  prennent  un  air  dégagé  de  gens  qui 
s'en  vont  aux  bains  de  mer  v:  un  rien  d'un  peu  trop  fiévreux 
dans  leurs  gestes  trahit  leur  hâte  et  leur  gêne. 

Ironiques,  les  jeunes  femmes  ont  sorti  sur  les  quais  toutes 
les  chaises  de  l'infirmerie,  et  bien  droites,  l'air  très  sage, 
s'appliquent  à  coudre  des  flanelles  pour  les  soldats,  avec  la 
tranquillité  la  plus  parfaite.  Toute  la  ville  défile  devant  elles... 
suant  sous  les  manteaux  et  la  charge  des  paquets. 

De  temps  en  temps  elles  lèvent  la  tête,  interpellent  une 
passante  avec  la  plus  profonde  stupéfaction. 

—  Comment,  et  vous  aussi,  madame? 

Leur  attitude  est  une  muette  protestation...  Quelle  joie 
maligne  lorsqu'elles  reconnaissent  un  de  leurs  compagnons  deia 
veille  :  «  La  consigne  est  de  tenir...  On  ne  désertera  jamais 
son  poste...  Même  sous  le  feu  de  l'ennemi.  » 

Au  fond,  elles  trouvent  tous  ces  gens-là  un  peu  fous.  Elles 
avouent  bien  un  certain  malaise,  mais  appartenant  à  la  race  de 
celles  qui  ont  peur  d'avoir  peur,  elles  resteront  aveuglément 
optimistes. 

Leur  infirmerie  est  toujours  aussi  nette,  aussi  soignée.  Elles 
continuent  à  faire  bouillir  leurs  marmites  aux  compresses,  à 
tailler  des  bandes  de  toile,  à  plier  en  quatre  des  plaques  de 
coton  ;  leur  cahier-journal  est  tenu  scrupuleusement  à  jour. 
Chaque  soir  le  comité  se  réunit  à  la  même  heure.  La  «  façade  » 
est  maintenue,  l'ambulance  de  gare  est  toujours  là,  son  petit 
drapeau  blanc  se  balance  au-dessus  de  la  porte. 

Les  trains  d'évacuation  se  précipitent,  les  trains  de  blessés 
s'espacent.  Quelques  voix  timides  insinuent  que  la  ligne  est 
peut-être  menacée...  que  l'on  a  choisi  pour  les  blessés  un  autre 
chemin  plus  sûr...  Ces  voix  s'éteignent  dans  une  huée  générale. 

Cependant,  les  officiers  de  la  gare,    eux-mêmes,    tiennent 


928  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  conciliabules  suspects.  La  sonnerie  du  téléphone  résonne 
trop  souvent.  La  menace  s'appesantit,  et  ceux  qui  souriaient  se 
taisent.  Par  habitude,  machinalement,  on  contredit  les  porteurs 
de  mauvaises  nouvelles...  On  ne  veut  rien  savoir...  On  se  sur- 
veille mutuellement.  Malheur  à  celui  dont  le  visage  reflète  de 
sinistres  pensées  !  L'espoir,  jusqu'au  bout. 

Les  chefs  tiennent.  L'un  d'eux,  vénérable  entre  tous,  reçoit, 
un  de  ces  soirs,  en  plein  visage,  l'annonce  de  la  mort  de  son 
fils...  Il  n'y  a  pas  à  douter  :  ses  Marocains,  blessés,  gisent  dans 
les  wagons  qui  passent,  et  tous  sont  unanimes  :  leur  capitaine 
est  resté  là-bas...  Debout  devant  ses  hommes,  superbe,  tête  nue, 
il  commandait  le  feu...  une  balle  en  plein  front... 

M.  G...,  qui  était  un  peu  pâle,  pâlit  encore  plus,  mais  resta 
sur  le  quai.  L'heure  du  Conseil  venue,  il  assista  comme  de 
coutume  à  la  séance,  partit  quand  son  tour  vint,  aussi  droit, 
aussi  correct,  aussi  maître  de  lui...  Il  marchait  seulement  plus 
vite  qu'il  n'aurait  fallu. 

31  août.  —  La  ville  est  plus  qu'à  demi  désertée.  L'ambu- 
lance ne  vaut  guère  mieux.  Il  n'y  a  plus  de  ville;  il  n'y  a  plus 
de  gare  ;  il  n'y  a  plus  d'ambulance.  Il  n'y  a  qu'une  poignée 
d'obstinés  qui  se  groupent  autour  du  «  Patron.  » 

Il  vient  sans  être  annoncé...  Service  de  fortune...  Nuit  noire. 
Des  wagons  à  bestiaux  intercalés  de  fourgons  pleins  de  matériel 
et  de  «  trucs  »  vides...  Pas  une  lumière,  toutes  portes  fermées, 
longueur  interminable  du  convoi.  Il  faut  le  suivre  sur  la  voie 
libre,  loin  du  trottoir  des  quais,  dans  l'enchevêtrement  des 
rails  où  les  pieds  bronchent. 

Un  cheminot  pitoyable  précède  la  petite  infirmière  avec  un 
falot.  Ils  s'éloignent  tous  deux  sur  la  voie  noire.  La  clarté  de 
la  lanterne  fait  à  leurs  pieds  un  carré  de  lumière,  et  leurs 
formes  se  dessinent,  ombre  sur  ombre,  à  la  Rembrandt. 

Ils  ont  découvert  entre  deux  files  de  trucs  vides  un  grand 
wagon  fermé.  Ils  font  rouler  la  lourde  porte  qui  grince  et 
geint.  Le  falot  découvre  de  la  paille  qui  sort  comme  d'un  râte- 
lier, de  grosses  bottes,  et,  dans  le  fond,  une  face  bandée,  des 
jambes  et  des  bras  émergeant  de  la  paille. 

La  petite  forme  blanche  de  la  jeune  femme  se  hisse,  rampe 
sur  la  paille  entre  les  corps  étendus  qu'elle  devine  et  tàte  dans 
le  noir.  Des  voix  dolentes  gémissent  :  «  Attention  à  mon  pied  I 
Guro  à  mon  bras!    »  Dans  le  fond,   à  gauche,  un  râle  continu, 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  929 

régulier  comme  un  soufflet  de  forge.  En  face,  une  plainte  douce 
et  vague  :  «  J'ai  soif!  » 

Ils  sont  vingt,  trente,  là,  étendus  côte  à  côte...  Il  ne  faut 
pas  réveiller  ceux  qui  dorment  :  ils  sont  si  malheureux!  Un 
petit  chasseur  se  plaint.  Il  ne  peut  remuer,  il  a  le  bassin  frac- 
turé; mais  comme  il  boirait  bien  un  peu  de  bouillon!  Ceux-là 
grelottent  de  fièvre  :  «  De  l'eau  !  rien  que  de  l'eau  !  » 

Le  cheminot  fixe  son  falot  à  la  portière  et  court  aux  pro- 
visions. La  jeune  femme  reste  toute  seule  avec  eux. 

Près  du  pauvre  petit  chasseur  immobile,  l'homme  qui  râle  se 
met  à  délirer  tout  haut.  C'est  un  homme  à  barbe  grise,  maigre, 
cave,  les  deux  mains  crispées  sur  sa  poitrine.  Il  hoquette,  il 
étouffe.  Le  petit  chasseur  explique  que  «  depuis  le  commence- 
ment, c'est  comme  cela.  »  Il  a  une  balle  dans  le  poumon  . 

Entre  le  petit  chasseur  et  le  moribond  la  jeune  femme  s'est 
agenouillée,  attendant  du  secours.  Elle  remue  la  paille  douce- 
ment autour  d'eux,  préparant  leur  litière  ;  elle  fait  des  coussins 
pour  la  tête,  elle  en  fait  pour  soutenir  les  jambes...  Le  moribond 
s'épuise  en  efforts  désespérés.  Il  veut  se  mettre  sur  son  séant, 
il  étouffe.  Elle  l'aide,  doucement,  doucement...  La  pauvre  tête 
ballotte,  le  corps  oscille  et  ploie  comme  une  tige  déracinée. 

La  petite  le  soutient  de  son  épaule,  et  la  pauvre  tête,  son 
point  d'appui  trouvé,  cherche  refuge  là.  Les  mains  fiévreuses  se 
tordent  en  convulsions, grattent  le  drap  de  la  capote  et  cherchent 
à  ramener  sur  le  corps  une  couverture  imaginaire.  La  pression 
de  deux  petites  mains  fraîches  les  calme. 

Il  s'est  emparé  d'elle,  il  s'accroche  à  elle,  il  ne  veut  plus  la 
quitter.  Maintenant,  des  paroles  saccadées,  entrecoupées  de 
hoquets  et  de  râles,  sortent  de  ses  lèvres  qui  tremblent  : 

«  Les  vaches  !  Ils  m'ont  crevé!  Et  je  n'en  ai  pas  crevé  un 
seul!  J'ai  quatre  enfans!  Les  vaches  !  ils  m'auront  eu  !  Madame, 
descendez-moi  !  Ne  partez  pas  !  Ne  partez  pas,  madame  ! 
Descendez-moi!  Mourir,  mourir  dehors,  que  j'dis  !  Pas  là- 
dedans,  dehors!  Mourir  dehors,  mourir  dehors!  » 

Monotone,  lente,  convulsive,  la  plainte  s'exhale  après  chaque 
râle  :  «  Mourir  dehors!  » 

La  lueur  du  falot  baisse...  Quelques  blessés  réveillés  par 
leur  camarade  se  mettent  à  gémir  aussi.  Le  chasseur  s'agite 
avec  de  petits  grognemens,  et  toujours  Ja  plainte  monotone  : 
«  Mourir  dehors,  mourir  dehors  I  » 

TJME    AAX1H.    —     i'JlC.  1)9 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  son  impuissante  détresse,  la  petite  pleure.  Ses  larmes 
tombent,  chaudes  et  salées,  sur  le  front  de  l'agonisant.  Elle 
reste  là,  elle  ne  sait  plus  combien  de  temps.  Gela  lui  parait  des 
heures  et  des  heures,  cela  ne  finira  jamais.  Elle  a  mis  ses 
lèvres  à  la  coupe  amère.  Jamais  plus  elles  ne  s'en  détacheront. 
Elle  a  touché  le  fond  de  la  misère  humaine.  Cet  homme  va 
mourir  là,,  sur  son  épaule,  et  tout  va  mourir,  ici... 

Le  cheminot  revient  avec  des  vivres  et  des  coussins  de  balle 
d'avoine.  Un  aumônier  l'a  suivi. 

Ils  trouvent  l'agonisant  endormi  sur  l'épaule  de  la  jeune 
femme...  Le  train  va  repartir. ..  Avec  mille  précautions  ils  sou- 
lèvent le  pauvre  corps  apaisé,  le  calent  avec  des  coussins  dans 
l'angle  du  wagon.  Et  le  prêtre,  comme  adieu,  lui  donne 
l'absolution  suprême... 

1er  septembre.  —  Les  hôpitaux  sont  évacués  ou  vont  partir. 
On  ne  sait  plus  rien.  On  vit  dans  un  rêve.  On  raconte  que  la  forêt 
de  Compiègne  brûle,  que  Soissons  est  en  flammes,  que  l'état- 
major  anglais  est  dans  les  environs,  que  Paris  est  perdu...  et 
que  l'on  entend  le  canon. 

A  l'infirmerie,  plus  personne  qu'une  dizaine  de  dames  et  le 
«  Patron.  » 

Le  matin,  un  petit  automobiliste  anglais  vient  se  faire 
panser  le  pouce.  On  l'interroge.  Il  ne  sait  rien.  Il  vient  de 
Compiègne.  Il  va  vers  le  Sud,  il  est  content  de  son  sort  et  rit 
tant  qu'il  peut.  Il  n'a  pas  l'air  de  faire  la  guerre.  Il  est  là 
comme  en  excursion.  Son  assurance  et  sa  belle  humeur 
ramènent,  pour  un  instant,  un  peu  de  gaieté  dans  l'ambu- 
lance. 

Le  morne  après-midi  se  passe  à  l'infirmerie,  toutes  portes 
fermées,  dans  la  chaleur,  l'attente  et  l'abandon. 

Le  brouhaha  des  gens  qui  partent  vient  frapper  les  murs  de 
la  grande  salle  blanche.  Tout  est  en  ordre.  Sur  le  comptoir  de 
marbre  poli  les  piles  de  boîtes  minutieusement  étiquetées,  les 
rangées  de  bocaux,  les  alignemens  de  flacons  inégaux,  les  pla- 
teaux et  les  cuvettes...  l'étuve...  le  fourneau  à  gaz...  les  cinq 
lits  blancs...  la  symphonie  des  petites  choses  très  nettes  et  très 
pures  chante  dans  le  silence  et  l'espace  désert...  Les  deux 
dames  de  garde,  très  blanches  aussi,  s'immobilisent  sur  deux 
chaises,  écoutant  le  concert  des  petites  voix  familières  accom- 
pagnées en  sourdine  par  les  batte  mens  angoissés  de  leur  cœur. 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  931 

Vers  quatre  heures,  la  porte  s'ouvre  violemment  devant  le 
«  Patron.  »  Il  veut  rire,  comme  toujours,  mais  personne  n'est 
dupe.  Il  y  a  «  quelque  chose.  »  Les  dames  le  suivent...  tout  ce 
qu'il  reste  de  «  fidèles.  » 

Dans  la  petite  salle  du  Conseil,  on  tient  une  assemblée 
suprême.  Le  «  Patron  »  vient  de  recevoir  un  ordre  du  minis- 
tère; il  faut  évacuer... 

C'est  donc  la  capitulation  ?  C'est  donc  fini  ?  Eux  aussi 
devront  fuir?  Une  désertion?  Ils  se  regardent,  consternés. 
Amèrement  une  jeune  femme  rappelle  la  première  réunion 
générale,  les  résolutions  héroïques,  les  paroles  enflammées  : 
«  Les  infirmières  ne  devront  pas  quitter  leur  poste,  quand  ce 
serait  sous  les  obus  I  » 

L'ordre  est  formel.  Il  faut  évacuer  la  gare.  Les  douze  sont 
là,  rebelles,  sourds,  têtus.  Alors,  le  Patron  trouve  une  transac- 
tion. «  L'ambulance  reste  constituée.  Nous  nous  mettons  à  la 
disposition  du  ministre  de  la  Guerre  pour  être  envoyés  n'im- 
porte où,  sur  la  ligne  de  feu...  Cela  va-t-il?  » 

Personne  ne  «  flanche!  »  ah!  personne  ne  «  flanche  »  certes. 
Le  «  Patron  »  est  très  fier.  Ils  se  voient  déjà  campés  en  nomades.. 
Une  ambulance!  Une  vraie!  Des  tentes,  des  lits  de  sangle,  le 
froid,  la  faim,  les  balles,  les  obus,  la  souffrance,  la  captivité, 
la  mort...  Ah!  la  belle  aventure! 

Une  dame  supplie  qu'on  ne  la  sépare  pas  de  sa  petite  chienne, 
son  unique  amour.  D'emblée  l'adoption  de  la  chienne  est  votée.j 
Ce  sera  la  chienne  de  l'ambulance! 

On  dresse  une  liste  de  noms,  on  sonde  les  courages,  les 
bonnes  volontés,  on  s'excite  mutuellement  au  sacrifice.  On 
rédige  une  demande  télégraphique  au  ministère,  et  l'on  se 
sépare  dans  le  plus  pur  enthousiasme. 

Par  habitude,  deux  dames  viennent  relever  la  garde.  Jusqu'à 
la  dernière  minute,  elles  tiendront. 

L'évacuation  de  la  ville  se  précipite  dans  la  fièvre  crois- 
sante. On  a  peur,  déjà,  de  ne  pouvoir  partir  assez  tôt.  On 
assiège  la  mairie  pour  les  sauf-conduits,  on  assiège  la  gare.  Les 
rues  sont  encombrées  des  villageois  environnans.  Ils  fuient, 
droit  devant  eux,  tous  leurs  biens  sur  leur  charrette,  sacs,  pail- 
lasses, bois  de  lits,  femmes,  enfans,  bêtes...  la  vache,  l'âne  et 
les  moutons  précédant  la  petite  troupe.  Toutes  les  pauvres  car- 
rioles sont  sorties  des  remises.  Quand  il  n'y  a  plus  de  chevaux, 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ni  d'ànes  pour  traîner,  l'homme  s'attelle  à  une  charrette  à  bras. 
Les  pauvres  poussent  des  brouettes.  Enfin,  ceux  qui  n'ont  rien 
vont  à  pied,  tribus  errantes,  un  bâton  sur  l'épaule,  balançant  le 
mouchoir  noué  sur  tout  leur  bien... 

Au  pas,  régulièrement,  sans  tourner  la  tête,  sans  s'arrêter, 
ils  marchent  droit  devant  eux,  l'un  à  la  suite  de  l'autre,  les 
cornes  des  bœufs  chargées  de  la  paille  qui  tombe  du  char  à  foin 
qui  les  précède,  la  tête  de  l'homme  près  de  la  croupe  du  der- 
nier bœuf,  la  brouette  derrière  le  char-à-bancs,  et  les  vieux 
claudicansse  soutenant  l'un  l'autre.  On  porte  une  vieille  infirme 
sur  un  fauteuil.  Ceux-là  poussent  devant  eux  d'immenses  trou- 
peaux de  moutons  dans  une  dernière  auréole  de  poussière  et  de 
soleil. 

C'est  une  file  ininterrompue  qui  s'allonge  sur  toutes  les 
routes,  venant  du  Nord  et  de  l'Est,  fuyant  vers  le  Midi.  Un  tor- 
rent qui  s'écoule,  auquel  ne  peut  résister  aucune  digue,  l'inva- 
sion pacifique  avant  l'autre  invasion.  La  route  leur  appartient. 
C'est  l'exode...  Ce  sont  les  fuyards  séculaires  que  chasse  devant 
elle  la  horde  sauvage,  les  migrateurs,  ceux  qui  annoncent 
l'ennemi. 

—  D'où  venez-vous? 

Un  cycliste  interpellé  se  lève  droit  sur  ses  pédales  : 

—  Etes-vous  fous?  Que  faites-vous  encore  en  cette  ville? 
On  se  bat  à  Villers-Cotterets.  On  se  bat  à  Crespy-en-Valois. 
Demain  ils  seront  à  Dammartin.  Et  dans  deux  jours  chez  vous! 

Toute  la  nuit,  la  procession  continue  sur  les  ro  jtes.  Chaque 
voiture  a  une  lanterne,  et  l'on  dirait  une  chaîne  de  lucioles  dan- 
sant sur  les  collines  au  bruit  de  mille  grelots. 

L'armée  anglaise  en  retraite  traverse  la  ville.  Des  patrouilles 
de  dragons  croisent  à  travers  champs.  Les  chevaux  galopent 
lourdement,  hennissent,  se  battent...  On  s'imagine  entendre  les 
uhlans. 

A  minuit,  le  dernier  petit  boy-scout  parcourt  les  demeures 
des  infirmières.  Le  dernier  Croix-Rouge  tinte  à  travers  la  nuit; 
dernier  appel,  dernière  réunion.  Le  ministère  a  répondu  par  un 
ordre  de  dislocation.  Il  n'y  a  plus  d'ambulance. 

Dans  un  train  qui  va  partir,  on  met  un  wagon  à  la  disposi- 
tion des  infirmières...  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre:  «  ils  » 
vont  être  là. 

«  Ils  »  vont  être  làl..,j 


UNE    AMBULANCE    DE    GARE.  933 

Que  faire?  Partir  ou  rester? 

Toute  la  nuit,  derrière  les  fenêtres  éclairées,  on  devine  de 
fiévreux  préparatifs,  des  entassemens  désordonnés  au  fond 
des  malles,  des  cœurs  qui  battent  la  chamade,  des  cerveaux 
surchauffés,  des  gorges  sèches,  des  membres  lassés  et  surexcités 
qui  finissent  par  ne  plus  coordonner  les  mouvemens  à  l'ordre 
reçu. 

De  mystérieux  travailleurs,  entrevus  par  les  soupiraux  des 
caves,  fouillent  le  sol.  Leur  bougie  posée  devant  eux  projette 
sur  le  mur  une  ombre  immense  qui  brandit  une  pioche  avec  de 
furieux  gestes  de  criminels...  Ils  ensevelissent  leurs  trésors 
comme  des  voleurs  dans  leurs  cavernes. 

Des  automobiles  en  trépidation  attendent  devant  le  grand 
trou  béant  d'une  porte  cochère,  ouverte  sur  la  profondeur  d'une 
noire  avenue.  Au  fond  de  l'allée,  une  lumière  brille  au  seuil  de 
la  maison,  comme  à  la  fenêtre  du  château  de  l'ogre,  dans  le 
petit  Poucet. 

Ici,  déjà  le  désert,  le  silence  morne,  la  tristesse  désolée  des 
grands  portails  de  fer  clos  sur  les  jardins...  La  demeure  est 
abandonnée.  La  famille  a  quitté  le  foyer  qui  reste  seul,  comme 
un  autel  en  prière,  prêt  à  être  consumé  par  le  feu  du  ciel.  Les 
maisons  désertées  attendent  comme  des  sphinx,  redoutables  par 
la  mystérieuse  force  qu'elles  tiennent  enclose  derrière  leurs 
murailles  dressées;  muettes,  passives  et  résignées  comme  des 
victimes  offertes  au  monstre  acheminé  vers  elles.  Les  maisons 
désertées  montent  une  garde  silencieuse,  le  long  des  routes,  au 
milieu  des  jardins  magnifiques  où  le  généreux  été  de  notre 
belle  France  ploie  les  branches  des  arbres  sous  une  lourde 
moisson  de  fruits.  Dans  la  solitude  des  larges  pelouses,  les 
reines-claude  mûres  tombent  sur  les  corbeilles  de  montbrésias... 

Les  reines-claude  tombent  une  à  une,  petites  gouttes  dans 
le  temps  qui  s'écoule.  Les  beaux  arbres,  comme  des  sabliers, 
marquent  l'heure  par  la  chute  de  leurs  fruits  d'or...  Hélas! 
Hélas!  le  jour  grandit...  Un  merveilleux  soleil  brille  sur  la  ville 
désolée...  La  terre  est  nue  sous  la  lumière  nue. 

<(  Ils  »  vont  être  là!... 

Chaque  silhouette  apparue  au  sommet  des  collines  semble 
suspecte.  La  tache  noire  des  bois  lointains  paraît  se  déplacer. 
Les  rayons  qui  jouent  entre  les  branches  révèlent  des  sentinelles 
aux  aguets.  Tout  point  brillant  sur  une  route  est  l'éclair  du 


934  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

casque  abhorré...  Des  piétinemens  de  chevaux  font  courir  aux 
portes... 

«  Ils  »  vont  être  là! 

A  midi,  des  avions  planent  en  larges  cercles  sur  la  ville.  Ils 
ne  sont  pas  français.  Des  avions  planent  lentement,  comme  dés 
éperviers  sur  une  proie  certaine. 

Le  canon  gronde  nettement  vers  Dammartin.  Il  se  rapproche, 
sa  lourde  et  profonde  voix  s'appesantit,  il  tient  tout  l'horizon... 

«  Ils  »  vont  être  là! 

Le  dernier  train  quitte  la  gare  vide.  La  porte  de  l'ambulance 
est  close.  Le  drapeau  blanc  n'y  flotte  plus.  Le  dernier  train 
quitte  la  gare,  avec  tous  les  officiers...  Derrière  lui,  les  ponts 
vont  sauter...  C'est  fini...  la  ville  est  séparée  du  monde.  Le 
monstre  peut  venir. 

Les  Barbares  peuvent  venir  :  le  bon  Pasteur  qui  garde  notre 
race  les  attend  là.  Sur  la  ville  abandonnée  veille  l'unique  tour 
à  face  de  sphinx,  la  cathédrale,  calme,  droite,  hautaine,  pleine 
de  mystère  et  de  clarté. 

0  fleur  jaillie  de  notre  fine  terre,  taillée  par  nos  aïeux  comme 
une  figure  de  proue,  face  à  l'envahisseur;  sentinelle  vigilante 
au  seuil  de  notre  sol  vierge  de  toute  souillure  ennemie  ;  dieu- 
terme,  borne  pétrie  de  notre  pierre,  de  notre  sable,  de  notre 
terre,  de  notre  esprit,  de  notre  amour,  de  notre  foi;  borne  qui 
leur  as  dît  :  «  Vous  n'irez  pas  plus  loin!  »  Tu  régnas  sur  la 
pauvre  ville  abandonnée  comme  la  Bergère  sur  le  doux  royaume, 
au  temps  des  Anglais. 

Les  vagues  de  la  grande  Horde  déferlèrent  jusqu'à  tes  pieds. 

Ils  pointèrent  vers  toi  leurs  gros  canons,  mais  en  vain. 

Tu  fus  la  triomphante  tour  qui  sonna  la  première  cette 
glorieuse  résurrection  : 

La  VICTOIRE    DE    LA  MARNE.; 

/  José  Rousse  l-Lépine. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


UN  NOUVEAU  «  ROMAN  DE  GUERRE  »  ANGLAIS 


Lct  Pricst  and  Pcople  weep!  par  Richard  Shanahan,  un  vol.  in-18,  Londres, 
librairie  Gay  and  Hancock,  1916. 


Francorchamps  est,  —  ou  plutôt  était,  car  Dieu  sait  quels  pitoyables 
vestiges  en  subsistent  désormais!  —  un  gros  village  wallon  de  la  fron- 
tière allemande,  tout  proche  de  cette  ville  de  Stavelot  par  où  ont  pé- 
nétré en  Belgique,  le  4  août  1914,  les  troupes  prussiennes  du  camp 
d'Elsenborn.  C'est  dans  ce  village  qu'était  venue  naguère  se  fixer  la 
très  honorable  famille  des  Simonnet,  après  s'être  heureusement  enfuie 
de  sa  cité  natale  de  Malmédy,  située  de  l'autre  côté  de  la  frontière  et 
soumise,  depuis  tout  juste  un  siècle,  à  la  domination  prussienne.  Les 
Simonnet  s'en  étaient  enfuis  pour  échapper  aux  vexations  de  toute 
nature  dont  les  accablait  l'autorité  allemande,  en  punition,  tout  en- 
semble, et  de  leurs  propres  sympathies  envers  la  Belgique  et.de  la 
conduite  de  leur  unique  fils,  qui,  désertant  son  poste  à  bord  de  l'un 
des  cuirassés  de  la  marine  de  guerre  impériale,  était  allé  notoirement 
s'engager  dans  l'artillerie  belge.  Si  bien  que  l'un  des  premiers  soins 
du  colonel  Wagner,  le  matin  du  8  août  1914,  tout  de  suite  après  son 
arrivée  à  Francorchamps,  —  où  il  avait  reçu  l'ordre  de  «  faire  un 
exemple  »  qui  eût  de  quoi  inspirer  une  épouvante  salutaire  aux 
populations  du  pays  wallon,  —  avait  été  de  s'enquérir  de  la  maison 
habitée  par  le  vieux  Martin  Simonnet  et  sa  fille  Louise,  qui  s'était 
encore  exposée  récemment  aux  tenaces  rancunes  de  l'Allemagne  en 
épousant  l'un  des  plus  zélés  «  patriotes  »  de  la  région. 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Promenant  son  regard  autour  de  soi,  le  colonel  Wagner  aperçut  une 
femme  qui  traversait  rapidement  la  voie  ferrée,  en  arrière  des  troupes. 

—  Qu'on  l'arrête!  dit-il. 

Aussitôt  deux  soldats  sortirent  des  rangs,  et  empêchèrent  la  femme 
d'avancer  en  croisant  devant  elle  les  canons  de  leurs  fusils.  La  femme 
ne  prononça  pas  une  parole,  et  se  contenta  de  tordre  ses  mains  avec  une 
mine  effarée.  Le  colonel  Wagner  s'approcha  d'elle. 

—  Dites-moi  ou  se  trouve  la  villa  des  Simonnet  ! 

—  Je  ne  sais  pas  !  répondit  la  femme. 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas?  Oseriez-vous  plaisanter  avec  moi? 
Allons,  répondez  à  ma  question,  ou  bien  je  vous  fais  fusiller  tout  de 
suite! 

-r-  Je  ne  sais  pas! 

—  Que  l'on  me  fusille  cette  drôlesse!  s'écria  Wagner. 

Sur  quoi  les  deux  soldats,  s'étant  reculés  de  quelques  pas,  firent  feu 
simultanément;  et  le  corps  de  la  femme  s'abattit  à  leurs  pieds. 

Cet  incident  eut  pour  effet  d'en  amener  un  autre,  non  moins  imprévu. 
Au  moment  où  la  femme  venait  de  tomber,  on  entendit  s'élever  un  grand 
éclat  de  rire;  et  une  voix  perçante  s'écria,  en  patois  wallon  : 

—  Oh!  quelle  farce  !  voilà  qu'ils  ont  fusillé  la  mère  «  Je-ne-sais-pas!  » 

—  Que  l'on  m'amène  ici  cet  insolent!  commanda  Wagner. 

Et  lorsqu'on  lui  eut  amené  l'auteur  de  l'étrange  exclamation,  un  jeune 
garçon  nu-pieds  et  nu-téte,  avec  l'apparence  d'un  mendiant  ou  d'un  ma- 
raudeur : 

—  Eh  bien!  coquin,  qu'est-ce  qui  te  fait  rire?  Dis-moi  tout  de  suite 
oU  se  trouve  la  villa  Simonnet,  ou  bien  je  t'envoie  dans  l'autre  monde 
tenir  compagnie  à  cette  vieille  femme! 

—  Celle-là  est  bonne  !  les  voilà  qui  ont  fusillé  la  mère  «  Je-ne-sais-pas  !  » 

—  Misérable  idiot!  hurla  le  colonel,  en  frappant  au  visage  le  jeune 
garçon,  d'un  coup  de  poing  qui  le  fit  tomber  à  terre. 

Et  sans  doute  ce  geste  de  l'officier  fut  interprété  comme  un  signal  :  car 
aussitôt  deux  autres  soldats  s'élancèrent  contre  la  figure  inanimée  qui 
gisait  en  travers  du  chemin,  et  lui  écrasèrent  la  tête  avec  les  crosses  de 
leurs  fusils. Ce  que  voyant,  un  vieil  homme  en  redingote  noire,  qui  venait 
de  sortir  de  l'une  des  maisons  voisines,  s'avança  vers  le  colonel,  ôta  poli- 
ment son  chapeau,  et  dit  en  français,  d'une  voix  contenue  : 

—  Monsieur,  vous  avez  fait  là  deux  choses  que  vous  n'auriez  sûrement 
pas  faites  si  vous  aviez  pu  connaître  la  vérité  !  Cette  pauvre  femme  que 
vos  hommes  ont  fusillée  était  complètement  sourde.  Tout  le  monde  ici 
l'appelait  :  la  mère  «  Je-ne-sais-pas,  »  parce  que  ces  mots  lui  servaient  de 
réponse  à  toutes  les  questions  qu'on  lui  adressait.  Et  quant  à  ce  malheu- 
reux garçon  que  vous  avez  soupçonné  de  se  moquer  de  vous,  celui-là  était 
un  faible  d'esprit  bien  innocent  de  ce  que  ses  paroles  pouvaient  avoir  d'in- 
correct. Si  vous  aviez  interrogé,  de  préférence,  n'importe  quel  habitant  qui 
fût  en  état  de  vous  répondre,  vous  auriez  appris  tout  de  suite  que  la 
villa  Simonnet  état  la  quatrième  à  droite,  en  remontant  la  rue! 

Bien  loin  d'exprimer  le  moindre  remords  de  sa  double  erreur,  comme 


REVUES    ÉTRANGÈRES.,  937 

aussi  de  songer  à  remercier  le  nouveau  venu,  Wagner  fixa  sur  ce  der- 
nier le  regard  glacé  de  ses  yeux  de  métal,  et  lui  demanda  de  quel  droit  il 
se  permettait  de  l'interpeller.  Et  comme  son  interlocuteur,  en  réponse,  lui 
faisait  savoir  qu'il  était  depuis  un  quart   de  siècle  le  médecin  du  village  : 

—  Oh!  oh  !  interrompit  Wagner,  vous  êtes  ce  médecin  qui  déjà,  toutà 
l'heure,  a  eu  l'aplomb  de  délivrer  un  certificat  à  la  veuve  d'un  espion 
exécuté  par  mes  ordres;  et  voici  que  vous  osez  de  nouveau  critiquer  mes 
actes!  Allons,  qu'on  me  fusille  cet  individu! 

Et  ces  soldats  qui  déjà  ne  s'étaient  pas  fait  scrupule  de  tuer  une  vieille 
femme  et  un  jeune  garçon  n'eurent  pas,  non  plus,  l'ombre  d'une  hésita- 
tion à  sacrifier  la  nouvelle  victime.  Dès  l'instant  d'après,  un  joyeux  rayon 
de  soleil,  qui  avait  réussi  à  se  dégager  d'un  monceau  de  nuages,  éclairait, 
sur  la  route,  trois  cadavres  gisant  à  quelques  pas  l'un  de  l'autre. 

Il  faut  savoir  qu'avant  même  de  procéder  à  ces  «  exécutions,  »  le 
colonel  Wagner  avait  remis  aux  officiers  de  son  régiment  la  copie 
d'un  «  ordre  du  jour  »  composé  par  lui,  et  dont  lecture  avait  été 
donnée  à  chaque  compagnie.  «  Soldats,  —  y  disait  le  colonel  prus- 
sien, —  votre  serment  militaire  vous  contraint  à  suivre  docilement 
tous  les  ordres  de  vos  chefs,  qui  sont  auprès  de  vous  les  représen* 
tans  de  notre  auguste  Empereur.  Apprenez  que  nous  allons  aujour- 
d'hui faire  un  grand  exemple,  dans  ce  village  qui,  du  reste,  a  été 
depuis  longtemps  un  nid  de  francs-tireurs,  ennemis  implacables  du 
nom  allemand  !  Aussi  s'agit-il  pour  vous  de  ne  pas  hésiter  dans  l'ac- 
complissement de  l'œuvre  de  destruction  dont  vous  avez  eu  l'honneur 
d'être  chargés  !  Et  puis,  quand  cette  œuvre  sera  terminée,  il  y  aura 
pour  vous  abondance  de  bonnes  choses  à  manger  et  à  boire,  sans 
compter  que  chacun  de  vous  pourra  prendre  sa  part  d'un  butin  dont 
la  possession  vous  revient  de  plein  droit  !  »  De  telle  sorte  que  l'on 
imagine  aisément  ce  qu'a  été  ensuite,  durant  toute  cette  tragique 
matinée  du  8  août,  le  sort  de  la  centaine  de  vieillards,  de  femmes,  et 
d'enfans  restés  à  Francorchamps,  —  tandis  qu'un  grand  nombre  de 
leurs  voisins  avaient  eu  le  bon  esprit  de  quitter  le  village  dès  les 
jours  précédens. 

L'  «  exploration  »  de  la  villa  Simonnet,  en  particulier,  avait  été 
confiée  par  le  colonel  Wagner  à  l'un  de  ses  officiers  les  plus  éner- 
giques, le  capitaine  Winterhalter,  qui  longtemps  avait  demeuré  à 
Stavelot,  en  qualité  d'espion.  Le  capitaine  avait  pris  avec  soi  dix 
hommes,  parmi  lesquels  figurait  l'un  de  ses  anciens  collaborateurs, 
le  sous-officier  Fritz  Lehmann,  qui,  celui-là,  tout  en  se  livrant 
pareillement  à  l'espionnage,  avait  longtemps  conduit  la  diligence 
publique  entre  Stavelot  etMalmédy.  Les  dix  hommes  avaient  été  rangés 


938  REVUE    DE*    DEUX    MONDES. 

en  cercle,  autour  de  la  maison;  après  quoi,  le  capitaine  leur  avait 
ordonné  de  signaler  leur  présence  en  faisant  feu  sur  toutes  les 
fenêtres.  Bientôt  le  vieux  Martin  Simonnet  apparut  sur  le  seuil  ;  mais 
dès  l'instant  suivant,  il  fut  ramené  de  force  à  l'intérieur  de  la  maison 
et  remplacé,  devant  l'entrée,  par  sa  fille  Louise,  une  fraîche  et  gra- 
cieuse jeune  femme  tenant  dans  ses  bras  un  petit  enfant. 

—  A  toi,  Fritz!  cria  Winterhalter.  Un  bon  coup  de  fusil  sur  cette 
créature  ! 

—  Non,  mon  capitaine,  décidément  je  n'en  ai  pas  le  courage!  — 
répondit  l'ex-conducteur  de  la  diligence,  en  abaissant  son  arme.  — 
Cette  pauvre  femme  a  toujours  été  excellente  pour  moi. 

—  Obéiras-tu,  misérable?  vociféra  le  capitaine. 

—  Non,  décidément,  c'est  impossible  ! 

D'un  coup  de  son  revolver,  le  capitaine  fit  sauter  la  cervelle  de 
l'homme  qui,  vingt  fois,  pendant  bien  des  années,  lui  avait  été  d'un 
précieux  service.  Puis,  tournant  son  arme  vers  le  seuil  de  la  maison, 
il  «  exécuta  »  successivement  Louise  Calay,  l'enfant  de  celle-ci,  et 
Martin  Simonnet,  qui  était  revenu  se  poster  sur  le  seuil. 

—  Et  maintenant,  dit-il  à  ses  hommes,  je  vous  laisse  le  soin  d'ex- 
pédier ce  qui  peut  encore  survivre  de  cette  sale  engeance  ! 

Ou  bien,  peut-être, les  habitans  de  cette  maison  ne  s'appelaient-ils 
pas  Simonnet  et  Calay,  ni  leur  bourreau  Winterhalter,  et  peut-être  le 
détail  des  «  exécutions  »  allemandes  à  Francorchamps  n'a-t-il  pas  été 
tout  à  fait  tel  qu'on  vient  de  le  lire?  Car  le  récit  que  j'ai  brièvement 
résumé  forme,  en  vérité,  le  dernier  chapitre  d'un  roman  anglais,  et 
où  sans  doute  l'auteur  n'aura  pas  manqué  d'entremêler  à  des  souve- 
nirs scrupuleusement  authentiques  maintes  particularités  imagi- 
naires. Mais  si  même  nous  ne  savions  pas,  d'autre  part,  que  le  village 
de  Francorchamps  a  été  l'un  de  ceux  où  l'armée  allemande  a  cru 
devoir  faire  l'un  de  ses  «  exemples  »  les  plus  rigoureux,  —  au  point 
de  rendre  désormais  immortelle  la  mémoire  du  «  premier  massacre 
de  Francorchamps,  »  —  nous  jurerions  encore  que  le  romancier, 
M.  Shanahan,  n'a  rien  mis  dans  son  livre  qui  n'eût,  tout  au  moins, 
son  «  équivalent  »  dans  la  réahté.  C'est  bien  de  cette  manière  qu'ont 
sûrement  procédé,  dans  ce  village  ou  ailleurs,  durant  les  premiers 
jours  de  leur  entrée  dans  le  pays  wallon,  des  officiers  de  l'espèce  du 
colonel  Wagner  ou  du  capitaine  Winterhalter,  —  sauf  peut-être  pour 
M.  Shanahan  à  n'avoir  trouvé  que  dans  son  propre  cœur  l'image  du 
sous-officier  prussien  refusant  de  tuer,  sur  l'ordre  de  ses   chefs,  une 


REVUES    ÉTRANGÈRES,  939 

jeune  femme  qui  s'est  naguère  montrée  pleine  d'attentions  délicates 
à  son  endroit.  D'un  bout  à  l'autre  du  livre,  nous  avons  l'impression 
d'entendre  la  voix  d'un  témoin  parfaitement  véridique,  soucieux 
d'éviter  jusqu'à  la  plus  légère  apparence  d'exagération,  et  s'inter- 
disant  de  prêter  jamais  aux  diverses  figures  «  symboliques  »  de 
ses  «  héros  »  allemands  le  moindre  trait  d'astuce  ou  de  cruauté  dont  il 
n'eût  puisé  tous  les  élémens  dans  sa  longue  expérience  personnelle 
du  sujet  qu'il  décrit.  De  tout  son  roman  s'exhale  un  parfum  de 
simple  franchise  et  de  loyauté  qui  suffirait,  à  lui  seul,  pour  nous 
faire  oublier  sa  complète  ignorance  du  «  métier  »  littéraire,  —  sans 
compter  que  cette  ignorance  ne  l'empêche  pas,  non  plus,  de  nous  offrir 
çà  et  là  d'aimables  paysages,  des  portraits  dessinés  d'une  main  très 
alerte,  et  jusqu'à  des  scènes  entières  méritant  de  compter  parmi  les 
produits  les  plus  remarquables  de  toute  la  littérature  anglaise  d'au- 
jourd'hui. 

Dans  une  savante  étude  publiée  ici  même,  et  dont  je  ne  saurais 
assez  louer  la  très  haute  portée  «  documentaire,  »  M.  Legouis  nous  a 
entretenus  des  ouvrages  nouveaux  inspirés  par  le  spectacle  imprévu 
de  la  guerre  aux  maîtres  les  plus  fameux  de  cette  littérature  (1)  ;  et 
force  lui  a  été  d'avouer,  Ton  s'en  souvient,  que  pas  un  de  ces  maîtres, 
les  Wells  et  les  Kipling,  les  Galsworthy  et  les  Shaw,  n'avait  encore 
rien  écrit,  depuis  deux  ans,  qui  fût  pour  ajouter  sensiblement  à  leur 
ancienne  gloire.  C'est  comme  si  ces  écrivains  notoires,  trop  accoutu- 
més à  l'ordre  de  choses  au  milieu  duquel  s'était  jadis  formé  et 
développé  leur  talent,  se  fussent  sentis  mal  à  l'aise  en  présence  d'un 
ordre  tout  nouveau,  et  trop  différent  de  celui  dont  ils  se  flattaient  de 
nous  avoir  révélé  jusqu'aux  moindres  secrets  :  tandis  qu'au-dessous 
d'eux  l'on  a  vu  surgir  d'autres  hommes  qui,  absolument  inconnus 
jusqu'alors,  et  d'ailleurs  beaucoup  moins  fournis  en  fait  de  ressources 
«  professionnelles,  «n'en  apportaient  pas  moins,  à  ce  même  spectacle 
delà  grande  mêlée  européenne,  une  vision  plus  fraîche  et  des  nerfs 
plus  solides.  C'est^à  ce  groupe  d'obscurs  débutans  que  revient,  en 
vérité,  l'honneur  incontestable  d'avoir  su  tirer  quelque  parti  de  la 
guerre  au  profit  de  la  littérature  nationale  d'outre-Manche,  —  depuis 
l'Australien  M.  Ambroise  Pratt,  dont  j'ai  eu  déjà  l'occasion  dé 
signaler  ici  un  «  roman  d'aventures  »  où  les  dons  d'invention  les 
plus  heureux  s'accompagnaient  d'une  observation  très  «  poussée  » 
du  caractère  allemand  (2),  jusqu'à  ce  conteur  d'origine  probablement 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  juin  1916. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre  1915. 


940  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

irlandaise,  M.  Richard  Shanahan,  qui,  sans  l'ombre  d'apprêt  et  avec 
la  simplicité  ingénue  d'un  enfant,  nous  expose  à  cette  heure  ce  qu'il 
a  pu  découvrir  des  moyens  employés  par  l'autorité  allemande,  entre 
les  années  1911  et  19U,  pour  assurer  le  succès  d'une  prochaine  entrée 
de  ses  troupes  en  territoire  belge. 

Le  roman  commence  à  Malmédy,  le  soir  du  6  septembre  1911. 
A  peine  revenu  de  son  voyage  quotidien  à  Stavelot,  et  avant  même 
de  prendre  le  temps  de  dételer  les  deux  chevaux  de  sa  diligence,  le 
conducteur  Fritz  est  allé  faire  son  rapport  au  capitaine  Wagner,  —  le 
futur  colonel  du  massacre  de  Francorchamps.  La  voiture  n'a  amené, 
ce  soir-là,  qu'un  seul  voyageur:  un  jeune  Belge  de  Stavelot,  Jules 
Calay,  tout  nouvellement  rentré  dans  son  pays  après  trois  années  de 
service  dans  l'armée  du  Congo.  Le  jeune  homme  va  passer  la  soirée 
chez  ses  cousins  de  Malmédy,  les  Simonnet,  dont  on  dit  que  l'unique 
fille  s'est  fiancée  avec  lui  au  moment  de  son  départ  pour  l'Afrique; 
et  Fritz  ajoute  que,  déjà,  il  a  retenu  sa  place  dans  la  diligence  peur 
retourner  à  Stavelot  le  lendemain  matin  . 

—  Voilà  un  retour  qui  pourrait  bien  se  trouver  empêché  !  répond 
le  capitaine  Wagner.  En  tout  cas,  Fritz,  aie  soin  de  venir  prendre  mes 
ordres  demain  matin  à  sept  heures  ! 

Carie  fait  est  que,  dès  cette  date,  l'Allemagne  est  sur  le  point 
d'entreprendre  le  «  coup  »  longuement  préparé.  C'est  ce  que  nous 
apprend  dans  la  suite  du  chapitre,  en  même  temps  qu'elle  le  révèle  au 
Belge  Jules  Calay,  une  vieille  servante  de  l'hôtel  du  Lévrier  Blanc  à 
Malmédy,  dont  le  cœur  de  Wallonne  s'accommode  de  plus  en  plus 
malaisément  du  très  lourd  fléau  de  la  domination  allemande,  —  imposé 
jadis  à  sa  ville  par  un  étrange  caprice  de  la  diplomatie  internationale. 
Mais  aussi  bien  dirait-on  que  les  Allemands  s'efforcent  à  dessein, 
depuis  plusieurs  années,  de  faire  sentir  plus  durement  aux  habitans 
de  Malmédy  le  poids  de  ce  fléau.  Après  leur  avoir  naguère  permis  le 
libre  emploi  de  la  langue  française,  les  voilà  qui  se  sont  mis  à  vou- 
loir l'interdire  par  tous  les  moyens,  punissant  avec  une  rigueur 
implacable  les  prêtres  et  maîtres  d'école  qui  ne  se  résignent  pas, 
d'emblée,  à  prêcher  ou  à  enseigner  en  langage  allemand  !  De  jour 
en  jour,  maintenant,  toute  espèce  d'obstacles  viennent  entraver 
l'ancien  échange  de  rapports  familiers  entre  Malmédy  et  sa  sœur 
jumelle  de  l'autre  côté  de  la  frontière,  cette  ville  de  Stavelot  qui,  tout 
au  long  des  siècles,  lui  est  restée  unie,  sous  la  commune,  et  légère, 
—  autorité  paternelle  d'un  même  Prince-Abbé.  Avec  cela,  un  véritable 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  941 

régime  de  terreur,  l'espionnage  savamment  installé  dans  toutes  les 
maisons,  en  un  mot  tout  l'ensemble  de  ces  procédés  hâtifs  et  violens 
de  «  germanisation  »  que  connaissent  depuis  longtemps  les  «  sujets  » 
impériaux  de  Pologne  et  d'Alsace-Lorraine.  Et  puis  voilà  qu'à  présent, 
non  contente  de  «  germaniser  »  le  petit  morceau  de  terre  wallonne 
qu'un  funeste  hasard  lui  a  jeté  sous  la  main,  l'Allemagne  médite  de 
s'approprier  tout  le  pays  wallon,  ou  peut-être  même  la  Belgique 
entière!  Déjà  la  provocation  d'Agadir  a  constituer  «  amorce»  du 
prochain  attentat.  D'une  minute  à  l'autre,  les  parens  de  Jules  Calay, 
à  Stavelot,  —  s'ils  ne  prennent  pas  la  précaution  de  quitter  la  ville, 
—  recevront  chez  eux  la  visite  de  sinistres  conquérans  au  casque 
pointu. 

Et  la  vieille  Margot,  tout  en  continuant  de  servir  le  souper  de  Jules 
Calay,  lui  parlait  de  la  grande  armée  allemande  qui  venait  d'être  ras- 
semblée au  camp  d'Elsenborn,  du  renforcement  continuel  de  la  garnison 
de  Malmédy,  des  nombreux  milliers  de  voitures  automobiles  alignées 
depuis  des  semaines  le  long  de  la  frontière,  et  toutes  prêtes  à  transporter 
en  Belgique  les  troupes  impériales.  Elle  lui  disait  de  quelle  manière  tout 
le  monde,  dans  la  région,  considérait  l'agression  allemande  comme  immi- 
nente et  inévitable.  Mais  aucune  de  ces  nouvelles  que  lui  débitait  com- 
plaisamment  la  vieille  servante  n'intéressait  l'officier  autant  que  celle  de 
la  récente  arrivée  à  Malmédy  de  Charles  Simonnet,  qui,  servant  déjà 
depuis  deux  ans  dans  la  marine  de  guerre  allemande,  avait  résolu  de 
déserter  pour  s'engager  dans  l'artillerie  belge.  Comme  les  autorités  alle- 
mandes se  défiaient,  —  très  justement,  —  du  «  loyalisme  »  des  jeunes 
Wallons  de  Malmédy,  elles  avaient  dorénavant  adopté  l'usage  de  les 
verser  tous  dans  leur  marine  de  guerre,  ou  il  leur  serait  plus  difficile  de 
témoigner  efficacement  de  leurs  sympathies  envers  la  Belgique;  mais  elles 
avaient  compté  sans  les  «  permissions,  »  et  c'est  ainsi  que  Charles  Simon- 
net,  en  apprenant  le  projet  d'invasion  allemande,  s'était  juré  de  profiter 
de  ses  quelques  jours  de  congé  pour  passer  au  service  de  ce  roi  des  Belges 
que  ses  pères  et  lui-même  avaient  toujours  honoré  comme  leur  véritable 
souverain  légitime. 

Après  quoi  nous  voici,  avec  Jules  Calay,  chez  les  Simonnet,  où  le 
jeune  Charles  ne  se  prive  pas  de  décrire  à  son  cousin  l'aveugle  et 
grossière  sévérité  de  la  discipline  allemande.  Par  soi-même,  déjà, 
l'horreur  que  lui  inspire  cette  discipline  aurait  suffi  pour  lui  faire 
désirer  de  s'y  dérober  :  et  voici  maintenant  que  le  danger  imminent 
de  la  Belgique  lui  fait,  en  outre,  un  devoir  d'entrer  à  son  service  ! 
Mais  là-dessus  ses  parens  ne  s'accordent  pas  avec  lui  :  ou  plutôt  il 
se  trouve  que  l'habitude  funeste  du  joug  teuton  a  dès  lors  commencé, 
dans  l'âme  de  ces  braves  gens,  son  œuvre  habituelle  de  corruption  et 


942  REVUE    DES    DEUX   MONDES.! 

d'aveulissement.  Le  vieux  Martin  Simonnet,  surtout,  a  beau  recon- 
naître et  haïr  la  tyrannie  du  pouvoir  étranger  qui  écrase  sa  cité 
natale  :  il  s'effraie  des  suites  que  risquerait  d'entraîner,  à  la  fois  pour 
son  fils  et  pour  tout  le  reste  des  siens,  cette  désertion  du  jeune 
Wallon.  Si  bien  que  ce  dernier  a  dû  lui  promettre,  tout  au  moins,  de 
retourner  à  bord  de  son  cuirassé  de  Kiel,  sauf  pour  lui  à  se  réserver 
la  faculté  d'agir  ensuite  selon  les  circonstances. 

Telle  est  l'une  des  deux  grandes  nouvelles  qui  attendent  Jules 
Calay,  à  son  arrivée  chez  ses  cousins  de  Malmédy,  tandis  que  l'autre 
nouvelle,  infiniment  plus  douce  pour  lui,  consiste  à  découvrir  que 
le  cœur  de  sa  chère  fiancée  lui  est  toujours  demeuré  tendrement 
fidèle.  Et  la  soirée  s'achève  en  une  libre  causerie,  — mais  échangée 
prudemment  à  mi-voix  entre  le  visiteur  et  ses  hôtes,  car  le  fait  est 
que  les  murs  eux-mêmes,  à  Malmédy,  semblent  dorénavant  avoir 
acquis  des  oreilles  !  On  cause,  là  encore,  des  nouveaux  procédés  de 
«  germanisation,  »  de  l'odieuse  campagne  entreprise  par  les  autorités 
contre  la  langue  française,  et  puis  aussi  de  l'aventure  d'Agadir  et  de 
ses  -conséquences.  D'après  le  vieux  xMartin,  l'Allemagne,  pour  prête 
qu'elle  soit  à  entamer  tout  de  suite  le  «  coup  »  de  brigandage  ainsi 
«  amorcé,  »  préférerait  cependant  pouvoir  attendre  quelques  années 
de  plus.  Elle  souhaiterait,  en  particulier,  qu'il  lui  fût  possible  de 
retarder  son  «  coup  »  jusqu'à  l'achèvement  d'un  multiple  réseau  de 
lignes  de  chemin  de  fer  dont  elle  a  décidé  l'installation  le  long  de  sa 
frontière.  Et  il  faut  voir  avec  quelle  rapidité  fiévreuse  elle  travaille  à 
cet  achèvement,  amenant  des  centaines  d'ouvriers  dans  des  régions 
où  ne  se  fait  sentir  aucun  besoin  de  nouvelles  voies  de  communica- 
tion, —  à  tel  point  que  ce  serait  assez  de  ces  lignes  de  chemins  de  fer, 
créées  par  elle  dans  des  endroits  où  personne  ne  passe,  pour 
attester  publiquement  au  monde  son  dessein  de  jeter  bientôt  ses 
armées  en  territoire  belge. 

Le  roman  de  M.  Shanahan  nous  ramènera  encore  plusieurs  fois  à 
Malmédy,  dans  l'un  ou  l'autre  de  ses  chapitres  suivans,  —  pour  nous 
faire  assister,  par  exemple,  aux  péripéties  dramatiques  de  l'heureuse 
évasion  finale  du  vieux  Martin  Simonnet  et  de  sa  fille  Louise.  Car  Ton 
devine  bien  que  Charles  Simonnet  n'a  pas  pu  résister  longtemps  à 
l'élan  passionné  qui  le  poussait  à  échanger  sa  livrée  de  marin  allemand 
contre  l'uniforme  de  l'artilleur  belge;  et  aussitôt  la  police  allemande 
a  signifié  au  père  du  jeune  homme  que,  s'il  n'obtenait  pas  le  retour  de 
son  fils  dans  un  certain  délai,  lui-même  serait  regardé  comme  le  fau- 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  943 

teur  de  sa  désertion,  —  d'où,  pour  le  vieillard  terrifié,  la  nécessité  de 
tâcher  à  s'échapper  en  secret  de  sa  chère  maison  familiale.  Mais 
surtout  l'action  du  roman  a  pour  théâtre  la  petite  cité  belge  de  Sta- 
velot;  et  c'est  à  Stavelot  ou  dans  ses  environs  immédiats  que  nous 
est  montré,  de  chapitre  en  chapitre,  l'effort  infatigable  de  la  ruse 
allemande  pour  préparer  les  voies  de  l'agression  future. 

Voici  d'abord  une  brillante  équipe  d'espions  de  toute  origine  et  de 
toute  qualité!  A  l'hôtel  du  Prince  d'Orange,  équivalent  du  Lévrier 
Blanc  de  Malmédy,  le  garçon  de  restaurant  Henri,  que  son  patron 
lui-même  croit  être  un  Luxembourgeois  ennemi  de  l'Allemagne,  s'ap-  , 
pelle  en  fait  Heinrich  Lehmann,  est  le  propre  frère  du  voiturier  Fritz, 
et  conserve,  lui  aussi,  son  rang  de  sous-officier  dans  l'armée  impé- 
riale. Il  a  d'ailleurs  auprès  de  soi  l'un  de  ses  chefs  attitrés,  Herr 
Schmidt,qui  demeure  dans  le  même  hôtel  et  semble  pratiquer  assi- 
dûment son  métier  de  commis  voyageur,  tandis  qu'un  de  ses  collègues, 
un  autre  Ueutenant  «  détaché  en  mission,  »  se  donne  les  allures  plus 
«  distinguées  »  d'un  rentier  hollandais  venu  à  Stavelot  pour  la  gué- 
rison  de  sa  neurasthénie.  Et  c'est  encore,  chaque  jour,  à  la  table 
d'hôte  du  Prince  d'Orange,  un  nouveau  défdé  d'espions  de  passage,  les 
uns  arrivant  du  cœur  de  la  Belgique  et  désireux  de  compléter  leur 
«  dossier»  avant  de  rentrer  dans  leur  pays,  d'autres  amenés  de  Mal- 
médy par  la  diligence,  et  prétextant  la  louable  curiosité  de  comparer 
la  bière  belge  à  celle  de  Munich,  de  Kulmbach,  ou  de  Pilsen.  Que  l'on 
se  représente  l'œuvre  collective  de  ces  divers  agens,  dont  chacun  est 
naturellement  chargé  d'une  tâche  spéciale,  en  même  temps  qu'il 
doit  «  doubler  »  ou  contrôler  celle  de  ses  complices  !  Qu'on  imagine 
ces  espions  éprouvés  s'attachant  à  recueillir,  de  repas  en  repas,  à  la 
fois  le  ballot  des  nouvelles  locales  et  maintes  confidences,  émi- 
nemment suggestives,  de  naïfs  «  touristes  »  anglais  ou  français  ! 

Et  voici  maintenant,  à  côté  de  ces  Allemands  qui  écoutent  et 
regardent,  d'autres  agens  non  moins  habiles  qui  s'emploient  d'une 
autre  manière  au  service  de  leur  patrie  !  Ceux-là  s'installent  en  qualité 
de  fermiers,  de  marchands,  voire  de  bergers  ou  de  cantonniers,  sur 
tout  le  long  des  chemins  par  lesquels  passera  l'invasion  allemande  ;  et 
bientôt  les  espions  de  Stavelot  ont  la  satisfaction  d'annoncer  à  leurs 
chefs  qu'en  tel  endroit  une  vaste  grange  est  secrètement  devem  e  an 
dépôt  de  fusils,  qu'en  tel  autre  des  caves  jusque-là  pleines  de  bière  se 
sont  dorénavant  remplies  d'explosifs,  ou  bien  encore  que  tel  des  forts 
belges  delà  frontière  est  désormais  miné  de  plusieurs  côtés,  et  sautera 
dès  que  l'on  aura  décidé  de  commencer  l'attaque.  En  un  mot,  une 


914  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  préparation  »  qui  s'est  poursuivie  pendant  des  années,  sans  que  les 
trop  confiantes  autorités  belges  parassent  s'en  émouvoir  autant  qu'il 
convenait;  et  c'est  principalement  à  l'exacte  et  minutieuse  peinture 
de  ces  actifs  apprêts  d'un  grand  crime  prochain  que  s'emploie  le 
talent  du  romancier  anglais.  Jamais  encore,  je  crois  bien,  personne 
ne  nous  avait  aussi  fortement  démontré  la  préméditation  de  ce  crime, 
■ —  car  j'ai  dit  déjà  combien,  sous  ses  dehors  romanesques,  le  récit  de 
M.  Shanahan  nous  frappait  par  sa  forte  et  vivante  odeur  de  vérité  ! 

C'est  ainsi  que,  par  exemple,  certain  soir  de  la  fin  de  juillet  1914, 
Jules  Calay  reçoit  la  visite  d'un  ami  qui  lui  dit  : 


Tu  sais  comme  moi  que,  depuis  quelque  temps,  le  bruit  courait  d'une 
nouvelle  manœuvre  allemande,  consistant  à  emmagasiner  des  munitions 
de  guerre  au  Johanneum  de  Grand  Halleux.  Je  me  suis  livré,  là-dessus,  à 
une  enquête  personnelle;  et  j'ai  appris  qu'en  effet,  sans  aucun  doute, 
de  gros  camions  automobiles,  venant  de  Recht  et  de  Ligneuville,  arri- 
vaient souvent  au  Johanneum.  Ils  pénétraient  sur  les  terrains  de  l'ancien 
collège  épiscopal  par  l'une  des  portes,  et  s'en  allaient  par  l'autre  côté. 
Tu  te  rappelles  peut-être  qu'au  bâtiment  principal  du  Johanneum  se 
trouve  adjointe  une  construction  plus  récente,  longue  et  basse,  au- 
dessous  de  laquelle  s'étend  une  large  crypte  ou  cave  voûtée,  avec  une  série 
de  fenêtres  grillées  tout  au  ras  du  sol?  Cette  espèce  de  salle  souterraine 
servait  jadis  pour  les  récréations  des  élèves  en  cas  de  pluie  :  mais  il  y 
a  longtemps  qu'on  a  cessé  d'en  faire  usage,  et  c'était  précisément  là,  que, 
d'après  la  rumeur  locale,  devaient  être  cachées  les  munitions  allemandes. 
Or  quand,  hier  soir,  le  général  commandant  la  division  de  Liège  est  venu 
examiner  les  lieux,  —  en  réponse  à  1^.  lettre  où  je  lui  dénonçais  les  visites 
mystérieuses  des  susdits  camions,  —  force  lui  a  été  de  constater  que  la 
salle  souterraine  était  entièrement  vide.  Mais,  en  même  temps  que  j'écri- 
vais à  Liège,  j'avais  demandé  à  quatre  hommes  dévoués  de  tâcher  à  suivie 
la  piste  des  camions,  depuis  la  porte  par  oU  ils  entraient  dans  l'enceinte 
du  Johanneum.  Et  voici  que,  ce  matin,  mes  hommes  ont  entendu  le  bruit 
d'une  voiture  qui  arrivait  par  la  route  de  Recht!  La  voiture  contenait,  en 
plus  du  chauffeur,  trois  Allemands  vêtus  de  costumes  civils,  mais  qui  cer- 
tainement devaient  être  des  officiers.  Parvenus  devant  la  porte  du  parc, 
les  voyageurs  s'arrêtèrent;  et  l'un  d'eux  descendit  pour  ouvrir  la  porte, 
qu'il  referma  soigneusement  dès  que  le  camion  eut  achevé  d'entrer.  Mais 
nos  hommes  eurent  vite  fait  de  franchir  le  mur,  à  l'aide  d'une  échelle;  et 
ils  s'étaient  avancés  dans  lé  parc  à  un  demi-kilomètre  environ  de  l'entrée 
lorsqu'ils  virent,  à  cent  pas  devant  eux,  la  voiture  s'arrêter  de  nouveau, 
puis  tourner  à  droite,  et  s'engager  dans  une  vieille  avenue  qui  formait 
cul-de-sac.  N'osant  pas  se  risquer  plus  loin,  les  guetteurs  se  cachèrent  sous 
des  buissons,  et  attendirent.  Après  une  vingtaine  de  minutes,  le  camion 
reparut  dans  l'allée  principale, et  continua  son  chemin  vers  la  direction  du 
collège.  Tout  au  fond  du  cul-de-sac,  nos  hommes  constatèrent  des  traces  de 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  945 

roues  et  des  buissons  foulés;  sur  quoi  l'un  d'eux,  le  vieux  Grégoire, 
s'écria  : 

—  Voilà  donc  la  solution  du  mystère!  Ces  Allemands  ont  pris  pour 
cachette  la  Grotte  de  Diane  ! 

En  effet,  une  porte  nouvelle  avait  été  pratiquée  sur  ce  côté  de  lagrotte, 
mais  très  habilement  dissimulée,  au  dehors,  sous  un  amas  de  branchages. 
La  porte  était  fermée  d'un  fort  cadenas,  dont  nos  hommes  réussirent 
pourtant  à  détacher  les  vis.  Après  quoi,  il  leur  suffit  d'un  coup  d'œil  à 
l'intérieur  de  la  grotte  pour  découvrir  que  celle-ci  était  toute  remplie  de 
bidons  et  d'obus.  Inutile  de  te  dire  que  je  me  suis  empressé  d'aller  voir,  à 
mon  tour!  J'ai  trouvé  là,  dans  cette  grotte,  des  milliers  de  bidons  de 
pétrole,  et  parmi  les  obus  j'en  ai  observé  un  bon  nombre  d'énormes, 
dépassant  de  beaucoup  les  dimensions  ordinaires,  si  bien  qu'il  m'a  été 
impossible  d'en  emporter  un  seul  et  que  j'ai  dû  me  borner  à  en  prendre 
mesure.  Voilà,  mon  cher  ami,  ce  que  j'avais  à  t'apprendre,  et  puis  aussi 
que,  dès  ce  soir,  en  te  quittant,  je  compte  revenir  à  la  grotte  pour  mettre 
le  feu  à  toutes  ces  munitions,  traîtreusement  déposées  par  l'Allemagne  en 
territoire  belge  ! 

Car  s'il  semble  bien  que  le  gouvernement  belge,  —  pareil  en  cela, 
hélas  !  à  tel  autre  qui  nous  touche  encore  de  plus  près,  —  ne  se  soit 
pas  suffisamment  défié  de  cette  dangereuse  «  traîtrise  »  de  ses  hôtes 
allemands,  nous  apprenons  de  M.  Shanahan  qu'un  bon  nombre  de 
«  particuliers  »  des  régions  wallonnes  l'ont,  au  contraire,  très  vite 
devinée,  et  de  toute  leur  âme  se  sont  ingéniés  à  lutter  contre  elle.  Il 
y  a  ainsi,  dans  le  roman  anglais,  un  groupe  de  patriotes  de  tout  âge  et 
de  toute  condition  qui,  dès  les  premiers  chapitres  et  jusqu'au  dénoue- 
ment, nous  sont  montrés  prêts  [à  sacrifier  leur  repos  et  leur  fortune, 
leur  vie  même  au  besoin,  pour  empêcher  les  progrès  publics  ou  cachés 
de  cette  «  germanisation  »  de  leur  sol  national,  —  un  beau  groupe 
d'obscurs  et  admirables  héros,  au  premier  rang  desquels  se  dresse  la 
vivante  figure  d'un  prêtre  de  village,  l'intrépide  Père  André. 

Là-dessus  comme  sur  bien  d'autres  points,  l'œuvre  éminemment 
ingénue  du  nouveau  romancier  a  pour  nous  une  très  précieuse  portée 
instructive  :  nous  y  voyons  se  déployer  librement  cet  esprit  singu- 
lier  d'initiative  individuelle  qui  appartient  en  propre  au  caractère 
wallon,  et  contraste  de  la  manière  la  plus  radicale  avec  le  profond 
besoin  d'obéissance  de  toute  âme  allemande.  Soumis  à  l'obligation 
d'une  stricte  discipline,  les  Calay  et  les  Simonnet  n'auraient  peut- 
être  pas  de  quoi  devenir  d'aussi  excellens  soldats  que  les  compa- 
triotes du  colonel  Wagner  et  des  frères  Lehmann  :  mais  avec  quel 
mélange  incomparable  d'intelligence  pratique  et  de  noble  enthou- 
siasme chacun  d'eux  s'efforce  de  mener  à  bien  les  pénibles  missions 

TOMB   XXXIII.    —    1916.  60 


946  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'ils  se  sont  imposées,  soit  qu'il  s'agisse  pour  eux  de  détruire  un 
dépôt  de  munitions  allemandes,  ou  de  faciliter  l'évasion  d'amis 
enrôlés  par  force  dans  l'armée  prussienne,  ou  de  mystifier  l'un  quel- 
conque des  innombrables  espions  qui  ne  se  lassent  pas  de  rôder 
parmi  eux  !  Et  quant  à  ce  clergé  wallon  que  l'auteur  aura  sans 
doute  voulu  «  symboliser  »  sous  les  traits  inoubliables  de  son  Père 
André,  ajouterai-je  que  nous  comprenons  désormais  les  motifs  de  la 
haine  tout  exceptionnelle  dont  l'a  toujours  honoré  la  barbarie 
allemande?  Non  pas  au  moins  que  le  Père  André  ait  rien  d'un  «  franc- 
tireur,  »  comme  oseront  l'affirmer,  —  s'il  tombe  par  malheur  entre 
leurs  mains,  —  les  lâches  et  féroces  bourreaux  de  centaines  de  ses 
frères  du  pays  wallon  !  Mais  c'est  chose  certaine  que  son  zèle  de 
patriote  et  sa  foi  de  prêtre  s'unissent  en  lui  pour  lui  faire  sentir  plus 
cruellement  le  double  danger  d'une  conquête  allemande,  —  le 
danger  de  celle-ci  pour  la  liberté  politique  et  pour  le  développement 
«  spirituel  »  de  sa  race.  De  telle  sorte  que  c'est  lui  qui  est  vraiment, 
dans  la  ville  ou  dans  le  village,  l'actif  instigateur  de  la  résistance, 
s'efforçant  à  entretenir  ou  à  raviver,  chez  ses  paroissiens,  la  crainte 
salutaire  d'un  ennemi  dont  la  victoire  risquerait  de  leur  nuire  à 
la  fois  dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  Et  c'est  pourquoi  tout  le  monde, 
autour  de  lui,  l'aime  et  le  vénère,  s'empresse  d'écouter  ses  généreux 
avis  ;  et  c'est  aussi  pourquoi  l'Allemand,  tout  à  l'heure,  quand  enfin 
il  aura  réalisé  son  «  coup  »  de  brigandage,  n'hésitera  pas  à  frapper 
dès  l'abord  le  prêtre  wallon,  —  sans  comprendre  qu'à  défaut  de 
l'humble  personne  de  cet  adversaire  le  souvenir  de  sa  vie  et  celui  de 
sa  mort  suffiront  pour  continuer  d'alimenter  toujours,  dans  le  cœur 
de  son  peuple,  la  haine  et  le  mépris  du  nom  allemand  ! 

T.  de  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Le  fait  caractéristique  de  la  dernière  quinzaine,  qui  déjà  s'ébau- 
chait dans  la  précédente,  a  été  la  reprise  ou  le  redoublement  de 
l'offensive  ennemie  sur  tous  les  théâtres  de  la  guerre.  Ce  sursaut 
général  d'activité,  ce  revif  simultané  du  corps  germanique  et  de  ses 
pattes  ou  de  ses  antennes,  était-il  impossible  de  le  prévoir?  N'est  ce 
pas,  au  contraire,  en  un  certain  sens,  une  suite  logique,  un  aboutis- 
sement de  la  conférence  solennelle  que  les  Alliés  tinrent  à  Paris,  à  la 
fin  de  mars,  et  des  résolutions  qu'ils  annoncèrent?  Qu'une  telle  réu- 
nion ait  eu  heu,  c'était,  nous  l'avons  noté  sur-le-champ,  un  événe- 
ment de  l'histoire,  et,  pour  notre  cause,  un  événement  de  toute 
manière  excellent  en  soi,  mais  qui  prendrait  surtout  une  valeur 
positive  par  les  conséquences  qu'on  lui  ferait  porter.  Rien  d'étonnant 
à  ce  que  nos.  adversaires,  nous  devançant,  s'efforcent  d'en  couper 
l'effet.  Autrefois  la  première  qualité  recommandée  au  Prince  était 
le  secret,  et  la  seconde,  la  connaissance  de  l'occasion.  Assurément, 
l'État  a  bien  changé  ;  tout  y  est  maintenant  public,  le  secret  est  diffi- 
cile et  les  occasions  s'éventent.  Il  reste  pourtant  à  savoir  si  ces 
maximes  d'État  ne  sont  pas  immuables,  et  si  ces  vertus  d'État  ne  sont 
pas  toujours  nécessaires,  quoique  plus  malaisées  à  pratiquer.  «  Ne 
menace  pas,  disait  la  sagesse  politique  de  l'ancienne  école,  quand  tu 
te  prépares  à  frapper;  car,  en  menaçant,  tu  invites  ton  ennemi  à  se 
garder  et  tu  l'excites  à  te  frapper  toi-même.  »  En  style  moderne  : 
«  Taisons-nous!  Méfions-nous!  »  L'avertissement  est  bon  pour  les 
gouvernemens  comme  pour  les  foules.  Nous  parlons  trop.  Atout  le 
moins,  si  nous  ne  pouvons  plus  être  secrets,  soyons  discrets,  et  si 
nous  ne  savons  plus  saisir  l'occasion,  ne  nous  prêtons  pas  à  ce  qu'elle 
se  retourne  contre  nous. 

C'est  le  dimanche  14  mai  que  s'est  dessinée  l'offensive  autri- 
chienne. Elle  n'a  été  une  surprise  pour  personne  en  Itahe,  ni  pour  le 


948  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

commandement,  ni  pour  l'armée,  ni  même  pour  le  gros  de  la  nation. 
On  la  voyait  venir.  Dès  le  début  du  mois,  dès  la  fin  d'avril,  on  savait 
que  plusieurs  divisions  ennemies  avaient  quitté  la  péninsule  balka- 
nique' pour  être  envoyées  dans  le  Trentin  :  que,  dans  le  Trentin  aussi, 
avaient  été  formées  quelques  autres  divisions,  par  l'appel  des  nou- 
velles classes,  et  avec  ce  qu'avait  restitué  d'utilisable,  sur  le  déchet 
des  classes  antérieures,  une  revision  plus  sévère.  De  notables contin- 
gens  encore  avaient  été  transférés  là  de  la  figne  de  l'Isonzo,  et 
même,  bien  qu'en  moindre  nombre,  du  front  de  GaUcie;  puis,  les 
effectifs  étant  rassemblés,  le  matériel  amassé,  les  Autrichiens,  à 
l'imitation  des  Allemands,  suivant  leur  tactique  habituelle,  avaient 
enveloppé  leurs  projets  d'une  émission  de  nouvelles  aveuglantes. 
Au  préalable,  du  15  au  30  mars,  ils  avaient  répandu  le  bruit  qu'en 
effet  ils  allaient  «  déclencher  »  une  puissante  attaque,  et  que  ce 
serait  dans  le  Val  Sugana;  mais,  sagement,  on  ne  les  en  crut  point.  La 
presse  dont  ils  disposent  dans  un  pays  neutre  imprima  ensuite  que, 
décidément,  cette  offensive  montée  pendant  cinquante  jours  ne  se  pro- 
duirait pas  ou  ne  serait  menée  que  sur  une  échelle  très  réduite  ;  qui 
sait  même  si  la  réunion  de  300  000  hommes  dans  le  Trentin  n'avait 
pas  pour  but  d'aller  donner  la  main  aux  armées  allemandes,  sous 
Verdun?  On  peut  se  représenter  sans  peine  que  de  pareilles  bourdes 
n'étaient  guère  faites  pour  la  finesse  italienne.  Les  feintes  mêmes,  au 
moment  de  l'action,  ne  devaient  pas  mieux  réussir  ;  par  exemple,  la 
pointe  assez  vive  contre  Monfalcone,  à  l'autre  extrémité  de  la  ligne, 
sur  l'Adriatique  Détail  curieux,  et  peut-être  un  peu  plus  que  curieux. 
Lorsque  les  Italiens,  cette  affaire  terminée,  interrogèrent  les  prison- 
niers qu'ils  avaient  faits,  ils  en  tirèrent  une  réponse  unanime  :  «  On 
nous  a  dit  :  Les  Allemands  prendront  Verdun.  Nous  prendrons,  nous, 
Monfalcone.  Alors  Français  et  Italiens  demanderont  la  paix,  et  la 
guerre  sera  finie.  »  En  attendant,  le  piège  mal  tendu  avait  été  évité. 
Le  secteur  réellement  marqué  pour  l'offensive  autrichienne  paraît 
délimité,  à  l'Ouest,  par  le  Val  Lagarina  (qui  est  la  vallée  où  coule 
l'Adige,  dans  le  district  de  Rovereto),  au  Nord  de  Zugna  Torta  ;  à 
l'Est,  par  le  Val  d'Arsa,  au  Nord  d'Asiago.  Ce  serait,  en  ligne  droite, 
un  front  d'une  quarantaine  de  kilomètres,  mais  il  ne  saurait  être 
question  de  ligne  droite  en  ce  pays  où  tout  ce  qui  n'est  pas  montagne 
est  fleuve,  rivière  ou  torrent. 

Le  terrain  disputé  s'étend  donc,  ou  plus  exactement  se  tord, 
s'élève  et  s'abaisse,  comprenant  la  vallée  de  l'Adige,  avec  les  villes 
d'Ala  et  de  Rovereto  ;  la    vallée  de  l'Arsa,  parcourue  par  la  route 


REVUE.    CHRONIQUE.  949 

qui  unit  Rovereto  à  Schio  et  à  Vicence  ;  le  Val  Terragnolo,  qui 
conduit  de  Rovereto  à  Arsiero  ;  le  Val  de  l'Astico,  qui,  deLavarone, 
en  territoire  autrichien,  conduit  également  à  Arsiero,  en  territoire  ita- 
lien; plus  au  Nord,  dans  la  zone  contiguë  à  celle-là,  s'ouvre  le  large 
et  fertile  Val  Sugana,  que  suit  la  belle  route  conduisant  d'un  côté  à 
Feltre,  de  l'autre  à  Bassano,  et,  beaucoup  plus  bas,  à  Padoue.  Entre 
toutes  ces  vallées,  pour  la  plupart  étroites,  surgissent  des  masses 
rocheuses  et  neigeuses  dont  les  sommets  avoisinent  ou  dépassent 
2  000  mètres.  Durant  la  première  période  de  la  guerre,  pendant  l'été 
et  l'automne  de  1915,  les  troupes  italiennes  avaient  pu  franchir  la 
frontière  dans  la  vallée  del'Adige;  ainsi  que  le  rappelle  M.  Romano 
Guerra,  du  Giornale  d'Italia,  à  qui  nous  empruntons  ce  résumé,  elles 
étaient  arrivées  à  y  conquérir  Borghetto,  Ala,  Brentonico,  Serravalle, 
et,  en  dernier  heu,  le  village  de  Marco,  à  7  kilomètres,  à  peine,  au 
Sud  de  Rovereto;  dans  le  Val  d'Arsa,  elles  s'étaient  emparées  de  Val 
morbia,  à  9  kilomètres  au  Sud-Est  de  Rovereto  ;  dans  le  Val  Terra- 
gnolo, elles  avaient  presque  atteint  le  petit  village  de  Piazza,  à  8  kilo- 
mètres à  l'Est  de  Rovereto.  Ainsi  Rovereto  se  trouvait  placé  comme 
au  centre  d'un  cercle  de  fer  qui  lentement  se  resserrait,  mais  que 
l'Autriche  ne  pourrait  laisser  se  fermer  tout  à  fait,  car,  Rovereto 
défendant  d'une  part  Trente  même,  de  l'autre  la  formidable  ligne  de 
forts  dont  se  hérisse  la  frontière  si  artificieusement  tracée  :  Dosso  del 
Sommo,  Sommo  Alto,  Chérie,  Belvédère,  Folgaria,  la  Fricca,  Finonchio 
et  Luserna,  d'où  les  obus  tombent  sur  Arsiero,  à  1 1  kilomètres,  ce 
serait,  aux  mains  des  Italiens,  non  seulement  la  clef  de  leur  propre 
maison,  désormais  close  et  interdite,  mais  la  clef  du  Trentin  méri- 
dional, de  cette  autre  maison  que  l'Autriche  prétend  à  elle,  qu'ils 
disent  à  eux  par  héritage,  où  ils  ne  sont  jamais  rentrés  depuis  qu'elle 
leur  a  été  prise,  et  qui  leur  serait  désormais  ouverte. 

Tel  est  donc  l'aspect  du  terrain.  A  l'Ouest,  sur  le  front  du  Val  La- 
garina  à  la  tête  du  Val  d'Arsa,  l'artillerie  autrichienne  exécuta,  le 
11  mai,  un  violent  bombardement  qui  fut  suivi,  le  lendemain  lundi  15, 
d'une  attaque  d'infanterie,  à  l'allemande,  en  colonnes  profondes,  contre 
la  partie  du  front  italien  comprise  entre  l'Adige  et  le  haut  Astico.  Au 
bombardement  du  14,  l'artillerie  italienne  avait  riposté  avec  vigueur 
et  efficacité;  le  15,  après  avoirrésisté  vaillamment  aux  assauts  répétés 
de  l'infanterie  autrichienne  et  lui  avoir  infligé  des  pertes  considé- 
rables, les  troupes  royales  se  replièrent  de  leurs  positions  les  plus 
avancées  sur  leurs  lignes  principales  de  défense.  Le  16,  tandis  que,  sur 
le  reste  du  front,  continuaient  à  se  développer  des  actions  d'artil- 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lerie  et  des  attaques  partielles  qui  n'étaient  que  des  diversions, la  lutte 
devenait  de  plus  en  plus  âpre  dans  le  secteur  entier  du  Val  Lagarina 
au  Val  Sugana.  Les  Autrichiens,  repoussés  chaque  fois,  et  dix  fois  de 
suite,  avec  d'énormes  pertes,  ne  se  lassaient  pas  de  revenir  à  la  charge, 
dans  le  dessein  évident  d'enfoncer  le  front  italien.  Tout  ce  qu'ils  purent 
faire  fut  de  contraindre  les  Italiens  à  le  rectifier,  en  abandonnant 
encore  quelques  positions  avancées,  dans  la  zone  entre  le  Val  Terra- 
gnolo  et  le  haut  Astico.  Mais  ils  n'étaient  pas  à  bout  de  souffle;  ils 
insistèrent  le  17,  toujours  avec  des  diversions  ailleurs,  pour  faire 
ventouse  sur  l'armée  italienne,  et  n'eurent  pas  un  meilleur  succès; 
dans  le  Va!  de  Ledro,  ils  durent  redescendre  un  peu  vite,  ceux,  peu 
nombreux,  qui  les  redescendirent,  les  pentes  du  mont  Pari.  Le  jeudi 
18  mai, le  général  Cadorna  prit  un  grand  parti;  une  de  ces  décisions 
qui  exigent  d'un  chef  le  plus  de  sang-froid  et  de  courage  :  il  ramena 
franchement  ses  armées  en  arrière,  évacuant  la  position  de  Zugna 
Torta,  entre  le  haut  Adige  et  le  Val  Terragnolo,  reculant  la  ligne  de 
résistance  de  Monte  Maggio  à  Soglio  d'Aspio,  entre  le  Val  Terragnolo 
et  le  haut  Astico,  préoccupé  par-dessus  tout  d'épargner  des  sacrifices 
inutiles  et  d'économiser  des  hommes  qu'on  ne  retrouverait  pas,  plutôt 
que  de  conserver  à  tout  prix  du  terrain  qu'on  pourrait  recouvrer. 
Ainsi  se  passèrent  les  cinq  premières  journées  de  la  bataille  du 
Trentin,  qui  furent,  pour  les  Italiens,  les  journées  critiques.  Quand 
elles  s'achevèrent,  l'action  était  demeurée  concentrée  dans  la  courte 
zone  entre  le  Val  Lagarina  et  le  haut  Astico;  le  seul  avantage  acquis 
par  les  Austro-Hongrois  était,  en  somme,  de  s'être  fait  ou  de  s'être  vu 
céder  les  positions  avancées  de  Zugna  Torta  et  de  la  ligne  de  Mont  e 
Maggio  à  Soglio  d'Aspio. 

Depuis  lors,  ou  depuis  la  fin  de  mai,  le  nouveau  front  semble  à 
peu  près  fixé,  et  jalonné,  en  croissant,  de  l'Ouest  au  Nord-Est,  par 
Goni  Zugna,  Pasubio,  Forni  Alti,  Xonio,  le  mont  Cogolo,  le  mont 
Novegno,  le  mont  Summano,  le  Sud-Est  d'Arsiero,  le  mont  Cengio 
et,  à  travers  le  plateau  des  Sette  Comuni,  l'Est  d'Asiago,le  mont 
Interrotto,  la  Cima  Dodici,  la  Cima  Undici,  jusqu'à  Ospedaletto,  sur 
la  Brenta,  où  s'appuie  la  droite  italienne.  L'armée  royale  tient  forte- 
ment les  deux  ailes,  et  si  le  centre  est  secoué  encore  par  de  rudes 
coups  de  bélier,  vers  Arsiero  et  Asiago,  dans  la  direction  de  Vicence, 
le  général  Cadorna,  dont  on  connaît  l'extrême  prudence,  déclare,  à 
la  date  du  2  juin  :  «  L'offensive  autrichienne  est  nettement  arrêtée;  » 
prélude  de  la  contre-attaque.  Quant  à  l'archiduc  héritier  Charles- 
François-Joseph,  ou  à  l'archiduc  Frédéric,  ou  à  l'archiduc  Eugène, 


REVUE.    CHRONIQUE.  951 

ou  qui  que  ce  soit  des  princes  de  la  maison  d'Autriche  qui  commande 
dans  le  Trentin,  peut-être  tous  les  trois  ensemble,  comme  s'il  se  fût 
agi  pour  eux  de  rentrer  en  possession  d'un  antique  domaine  de 
famille,  ils  ont  si  bien  l'impression  que  sur  ce  point  ils  ne  perceront 
pas,  qu'ils  songent,  dit-on,  à  faire  ghsser  leur  offensive  sur  une  autre 
voie  d'invasion,  à  l'Ouest  du  lac  de  Garde,  par  Riva,  vers  Brescia.  Pas 
plus  là  qu'à  Rovereto,  les  ItaUens  ne  seront  surpris. 

Il  n'est  pas  un  coin,  pas  un  pouce  de  ce  territoire  prédestiné  qui 
ne  soit  parfaitement  connu  de  chacun  des  deux  adversaires  :  pour  s'y 
conduire  sans  tâtonnemens,  ils  n'ont  qu'à  consulter  les  archives  de 
leurs  états-majors.  Le  général  Cadorna,en  particulier,  marche  jusqu'à 
l'Isonzo  dans  les  pas  paternels.  A  bien  d'autres  égards,  les  Italiens  ont 
sur  les  Impériaux  une  supériorité  certaine.  Si  les  Austro-Hongrois 
occupent  les  positions  dominantes,  celles  que  leur  politique,  en 
traçant  les  confins,  avait  eu  soin  de  leur  ménager,  et  si,  de  là,  leur 
grosse  artillerie  peut  couvrir  d'obus  de  vastes  circonférences,  en 
revanche,  l'armée  italienne  les  guette,  bien  retranchée,  elle  aussi,  au 
débouché  des  montagnes  dans  la  plaine.  Sortir  d'un  défilé  et  se 
déployer  à  la  sortie  est  toujours,  au  dire  des  experts,  une  opération 
difficile,  en  face  d'un  ennemi  déjà  déployé  ;  dangereuse  ici  où  il  n'y  a 
dans  la  muraille  qu'une  brèche,  large  seulement  de  dix  à  douze  kilo- 
mètres, entre  le  costone  d'Arsiero  et  le  costone  d'Asiago,  que  les  ItaUens 
ont  garnis  l'un  et  l'autre  et  qui  prendraient  l'envahisseur  sous  leurs 
feux  convergens.  Les  Autrichiens,  par  conséquent,  ont  pour  eux  la 
hauteur,  mais  les  ItaUens  ont  l'espace.  Et  pour  toute  sorte  de  raisons, 
l'armée  itaUenne  a  une  liberté  de  manœuvre  beaucoup  plus  grande. 
Elle  a  derrière  elle  un  réseau  serré  de  chemins  de  fer  ;  trois  lignes 
aboutissant  aux  Alpes,  directement  au  front  :  Padoue-Vicence- 
Thiene-Schio  ;  Venise-Padoue-Castelfranco-Gittadella-Bassano;  Venise- 
Trévise-Montebelluna-Feltre  ;  avec  leurs  transversales,  doublées, 
multipUées  par  de  bonnes  routes  qui  lui  permettent  d'amener  des 
réserves,  de  s'approvisionner,  de  se  ravitailler.  Or,  elle  a  des  réserves 
en  abondance  ;  de  quoi  noyer,  si  même  elles  ne  les  écrasaient  pas,  les 
quarante-deux  divisions  que  les  Autrichiens  ont,  paraît-il,  sur  toute 
l'étendue  du  front  itahen,  les  seize  ou  dix-huit  divisions  qu'ils  ont  sur 
la  partie  présentement  active  du  front,  entre  le  Val  Lagarina  et  le  Val 
Sugana,  entre  l'Adige  et  la  Brenta.  L'ItaUe  a  le  nombre  ;  eUe  a  un 
matériel  qui  s'accroît  de  jour  en  jour,  el  qu'elle  travaille  à  accroître 
encore,  le  tirant  de  partout  où  eUe  peut  le  trouver.  Plus  que  tout  cela, 
plus  que  les  hommes  et  les  canons,  plus  que  la  force  et  le  nombre, 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  que  la  chair  et  le  fer,  l'Italie  a  la  volonté,  elle  a  l'âme.  La  guerre 
qu'elle  fait  n'est  point  une  guerre  ordinaire  :  c'est  une  guerre  popu- 
laire, et  non  point  vulgaire  ;  mais  populaire  dans  toute  la  plénitude 
du  terme,  nationale  au  degré  le  plus  éminent,  et,  en  même  temps, 
dynastique.  C'est  l'acte  final  d'une  série  qui  procède  de  la  Renaissance 
parle  Risorgimento;  c'est  un  achèvement,  qui  ne  peut  à  aucun  prix 
Être  un  avortement.  L'Italie  ne  saurait  s'y  tromper,  l'archiduc  héritier 
l'en  a  instruite  dans  une  proclamation  de  style  pseudo-napoléonien  : 
ce  que  l'Autriche  poursuit  au  delà  des  monts,  c'est  une  réparation. 
François-Joseph  ne  veut  pas  que  sa  vieillesse  désavoue  sa  maturité  ;  au 
bout  de  soixante  ans,  il  n'a  pas  reconnu  «  le  vœu  des  populations,  » 
dont  il  ne  reconnaît  pas  le  droit.  Pour  l'Italie,  comme  en  1848,  comme 
en  1859,  comme  en  1866,  comme  toujours  depuis  le  premier  frémisse- 
ment de  l'unité,  il  y  va  aujourd'hui  des  conditions  nécessaires  de  son 
existence,  c'est-à-dire  qu'il  y  va  de  son  existence  même.  Cette  fois 
comme  l'autre,  cette  fois  vraiment,  jusqu'au  bout,  Italia  farà  da  se; 
elle  fera,  elle  maintiendra  avec  les  armes,  selon  la  parole  immortelle. 
Avec  ses  armes,  ses  propres  armes,  et  les  armes  de  l'alliance  où  elle 
s'est  librement,  spontanément,  noblement  engagée.  Le  premier  mot 
qu'elle  a  prononcé,  quand  les  Tedeschi  se  sont  rués  de  Rovereto,  celui 
qui  est  venu  sur  toutes  les  lèvres,  a  été  le  nom  de  Verdun  ;  et  par  là 
s'est  marquée  dans  l'épreuve  la  solidarité  complète  qui  se  marque 
dans  l'effort  et  qui  se  marquera  dans  la  récompense.  Assaillie,  l'Italie 
n'avait  pas  besoin  de  demander  de  l'aide  :  tout  aussitôt,  à  l'autre 
extrémité  de  l'immense  champ  de  bataille,  le  colosse  russe  a  fait 
pesée  :  la  Bukovine  va  décongestionner  le  Trentin.  L'Orient  et 
l'Occident,  à  ce  jeu  du  monde,  sont  comme  les  deux  plateaux  d'une 
balance  que  les  Empires  du  Centre  ne  peuvent  charger  qu'alternative- 
ment. Contraignons  donc  l'ennemi  à  charger  les  deux  plateaux  à  la 
même  heure  ;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  le  sera  plus  assez  ;  il  est  perdu. 

Voici,  justement,  que  l'Orient  vient  de  ressentir  une  autre 
secousse,  plus  légère,  mais  qui  peut  grandir.  Après  avoir  depuis  trois 
mois  pourfendu  verbalement  la  péninsule  balkanique  sans  bouger 
d'une  semelle  ou  en  ne  bougeant  que  pour  des  promenades  mili- 
taires, les  Germano-Bulgares  se  sont  mis  en  mouvement.  Les 
Germano-Bulgares  ou  les  Bulgaro-Allemands,  car  il  n'importe  guère 
que  Guillaume  soit  devant  ou  que  Ferdinand  soit  derrière.  Ils  ont, 
sans  coup  férir  et  surtout  sans  coup  subir,  occupé  Rupel  et,  en  aval, 
quelques  forts  de  la  Strouma.  Ce  n'est  pas  que  la  poudre  n'ait  point 
parlé,  mais,    si  j'ose  le  dire,  pour  suivre  la  métaphore,  elle  a  parlé 


BEVUE.    GHHONIQUB.  953 

d'une  voix  blanche.  L'enfant  des  Orientales  était  peut-être  là,  mais  en 
lui  donnant  de  la  poudre,  on  avait  oublié  les  balles.  A  peine  les 
pièces  de  Rupel  eurent-elles  tiré  leurs  vingt-quatre  coups  pour  rien 
que  des  officiers  se  détachèrent  de  la  bande  en  parlementaires.  Le 
commandant  grec  n'hésita  pas,  sur  l'on  ne  sait  quel  signe, à  les  recon- 
naître pour  Allemands,  et  tout  de  suite  il  s'inclina.  Il  fit  mieux  que  de 
s'incliner  :  par  déférence,  il  leur  céda  la  place.  On  raconte  que, 
comme  il  se  retirait  avec  sa  garnison,  il  rencontra,  à  une  certaine 
distance,  un  détachement  anglo-français  :  «  Quel  dommage,  dit-il, 
que  vous  n'ayez  pas  marché  plus  vite  !  J'avais  ordre  de  remettre  le 
fort  au  premier  qui  se  présenterait.  »  Et  c'est,  apparemment,  pour  la 
Grèce,  une  manière  de  garder  la  neutralité. 

Mais  il  était  temps  que  cette  comédie  cessât.  Cette  comédie  ou  cette 
farce,  qui  a  des  côtés  tristes.  Le  général  Sarrail  a  proclamé  l'état  de 
siège  dans  le  territoire  de  Salonique.  Opiniâtrement  neutre  et  ambigu, 
le  gouvernement  grec  s'est  empressé  de  protester,  d'une  part  contre 
l'occupation  par  les  Bulgaro-Allemands  des  forts  de  la  Strouma,  à 
laquelle  il  a  consenti  ;  de  l'autre,  contre  l'établissement  par  les  Anglo- 
Français  de  la  loi  martiale,  que  sa  dupbicité  ou  sa  complicité  avait 
rendu  indispensable.  Nous  ignorons,  mais  nous  devinons  comment 
les  Allemands  ont  accueilli  sa  protestation.  Quant  à  nous,  nous  pas- 
serons outre  à  la  plainte,  puisque  les  Germano-Bulgares  ont  impuné- 
ment passé  outre  aux  coups  de  semonce.  Où  voulaient-ils  aller?  On 
a  cru  que  leur  objectif  prochain  était  Sérès,  et  leur  objectif  principal, 
Cavalla.  Ils  s'en  sont  défendus.  Malgré  tout,  malgré  leurs  sermens, 
on  n'avait  pas  tort  de  le  croire,  et  c'est  maintenant  qu'on  aurait  tort 
de  les  en  croire.  Un  de  leurs  hommes  politiques  les  plus  en  vue,  dont 
on  ne  peut  pas  dire  qu'il  soit  de  ceux  qui  aient,  dans  les  derniers 
temps,  affiché  le  plus  de  zèle  pour  la  cause  allemande,  ne  se  gênait 
pas,  l'autre  hiver,  pour  le  déclarer  :  «  Je  suis,  comme  mon  ami, 
M.  Rizofï,  Macédonien  de  Monastir.  Mais  nous  ne  nous  battrions,  ni 
lui  ni  moi,  pour  la  possession  de  notre  ville  natale.  Au  contraire,  lui 
et  moi,  nous  nous  battrons,  à  fond  et  à  mort,  pour  Cavalla.  »  Cavalla, 
c'est  la  troisième  mer,  la  mer  étincelante,  c'est  l'Egée.  Si  les  Grecs 
n'y  tiennent  pas  plus  qu'au  fortin  de  Rupel,  c'est  leur  affaire.  Mais 
c'est  notre  affaire,  à  nous  que  Cavalla,  en  elle-même,  laisse  indiffé- 
rens,  de  ne  pas  souffrir  que  la  Grèce  ait  pour  ceux  que  nous  conte- 
nons et  refoulons  à  son  profit  des  attentions  ou  des  faiblesses  qui 
puissent  nous  nuire. 

Nous  disons,  par  abréviation,  la  Grèce,  mais  il  faut  distinguer.  Il  y 


954  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a,  en  Grèce,  le  Roi,  le  gouvernement  et  le  peuple  :  négligeons  le  Par- 
lement, qui  n'est  plus  un  Parlement  et  ne  compte  plus,  après  le  tour 
de  passe -passe  d'élections  sans  vertu  et  comme  vidées  par  l'absten- 
tion des  deux  tiers  du  corps  électoral.  Le  Roi  est  avant  tout  un 
excellent  parent,  invraisemblablement  féru  de  la  famille  de  sa  femme 
et  qui  reste  étourdi  de  l'honneur  autant  que  du  bonheur  qu'il  leur 
doit;  peut-être  un  peu  aiguillonné  aussi  de  cette  crainte  qui  ajoute 
un  charme,  amer  et  exquis,  à  l'amour.  Quand  des  flatteurs,  —  tout 
prince  a  les  siens,  —  le  comparent  aux  plus  grands  hommes  de  la 
Grèce,  même  antique,  et  remontent  à  des  milliers  d'années  avant  de 
trouver  son  pareil,  ils  l'assomment  sous  le  pavé  d'un  compliment 
dont  il  ne  peut  manquer  d'être  plus  étonné  que  personne.  Ce  n'est 
pas  cette  cloche  qui  tintait  aux  oreilles  du  diadoque  Constantin  après 
la  première  guerre  gréco-turque,  et  les  officiers  ne  faisaient  pas  alors 
des  cabales  ponr  l'acclamer.  On  ne  lui  décernait  les  surnoms  ni  de 
Nicator  ni  de  Poliorcète.  Il  a  fallu,  pour  en  faire  un  stratège,  la 
seconde  guerre  balkanique  :  ce  sont  des  réputations  qui  se  perdent 
plus  facilement  qu'elles  ne  s'acquièrent,  et  les  rois  ne  mesurent 
jamais  assez  tout  ce  qu'ils  peuvent  perdre. 

Quant  au  gouvernement,  il  a  pour  chef,  en  M.  Skouloudis,un  vieil- 
lard, comblé  d'ans  comme  Nestor,  et  fécond  en  ruses  comme  Ulysse, 
avec  la  barbe,  sinon  la  tête,  de  Platon.  La  secte  des  philosophes  aux- 
quels il  se  rattache  est  celle  des  philosophes  embarrassés,  parce  qu'ils 
ont  entrepris  témérairement  de  résoudre  des  questions  insolubles. 
Dans  le  conflit  déchaîné  autour  de  la  Grèce,  il  y  avait  pour  elle  deux 
positions  possibles  et  une  position  impossible  :  faute  de  fermeté  de 
cœur  ou  de  clarté  d'esprit,  son  gouvernement  a  choisi  l'impossible. 
Elle  pouvait  se  ranger  avec  les  Empires  du  Centre  ;  elle  pouvait,  et 
sans  doute  elle  devait,  en  considération  plus  encore  de  son  avenir  que 
de  leur  passé,  prendre  parti  pour  les  Puissances  qui  furent  ses  créa 
triées  et  sont  restées,  en  dépit  d'elle-même,  ses  protectrices  :  la  seule 
chose  qu'elle  ne  pût  pas  faire,  c'est  celle  qu'on  s'épuise  à  lui  faire  faire, 
de  se  cacher,  de  se  terrer  dans  une  neutralité  qui  ne  peut  durer  que 
par  l'hypocrisie  et  cesser  que  par  la  trahison.  Le  peuple  a  deux 
horreurs  trop  justifiées,  mais  contradictoires,  qui  se  paralysent  l'une 
l'autre  et  s'annulent  :  celle  du  Bulgare  et  celle  de  la  guerre.  Lorsqu'il 
est  admis  à  manifester,  pourvu  que  ce  ne  soit  qu'une  manifestation, 
ses  sympathies  ne  sont  pas  douteuses  ;  dans  la  circonscription  même 
de  Sérès-Drama-Cavalla,  par  une  majorité  accablante,  il  élit  un  véni- 
zéliste.  L'armée  ne  serait  pas  une  armée,  si  la  bataille  toute  proche  ne 


REVUE.     CHRONIQUE.  955 

lui  donnait  pas  d'impatience;  mais,  tout  à  l'opposé  du  peuple,  ses 
sympathies,  ou,  pour  être  plus  vrai,  la  préférence  des  officiers,  ou, 
pour  être  -tout  à  fait  vrai,  l'admiration  de  son  état-major  vont  à 
l'Allemagne  et  à  l'Autriche-Hongrie,  sans  que  la  haine  du  Turc  et  le 
mépris  du  Bulgare  les  retiennent.  Au  surplus,  elle  est  mal  équipée,  mal 
vêtue,  mal  nourrie,  mal  payée  :  elle  s'est  usée  autant  par  la  mobili- 
sation oisive  qu'elle  se  serait  usée  par  la  guerre.  Voilà  la  situation  de 
la  Grèce  en  face  de  nous  ;et  nous,  quelle  est  notre  situation  en  face  de 
la  Grèce  ?  Le  pire  péril,  pour  nous,  aurait  été  de  ne  pas  savoir  où  elle 
en  est,  et  où  nous  en  sommes.  Si  nous  ne  le  savions  pas  dorénavant, 
c'est  que  nous  serions  incapables  de  voir  et  d'entendre.  Mais  nous  le 
savons,  et  nous  commençons  à  montrer  que  nous  le  savons.  Inutile 
de  nous  fâcher  :  nous  n'avons  qu'à  nous  souvenir  que  ce  magnifique  et 
malheureux  pays  n'aurait  pas  devant  lui  quarante-huit  heures  de  vie, 
s'il  était  coupé  de  la  mer.  Il  y  a  dans  cet  axiome  toute  une  politique. 
Mais  aucune  nation,  grande  ou  petite,  riche  ou  pauvre,  ne  vit 
longtemps,  ou  très  longtemps,  si  la  mer  lui  est  interdite.  C'est  pour- 
quoi, le  31  mai,  la  flotte  allemande  a  tenté  de  se  la  rouvrir.  Elle  s'est 
aventurée  hors  de  ce  que  M.  Winston  Churchill  appelait,  en  langage 
pittoresque,  «  ses  trous  à  rats.  »  L'escadre  anglaise  de  croiseurs,  aux 
ordres  de  l'amiral  Beatty,  qui  se  trouvait  dans  ces  parages,  lui  a  barré 
la  route.  Le  combat  s'est  engagé  en  face  des  côtes  du  Jutland,  entre 
l'entrée  du  Skagerrak  et  le  Horns  Riff.  Il  a  duré  tout  l'après-midi  et 
toute  la  soirée  du  31  mai.  Autant  qu'on  peut  le  reconstituer  d'après 
les  renseignemens  publiés,  il  s'est  divisé  en  trois  phases.  Dans  la 
première,  une  forte  escadre  allemande  rencontre  l'escadre  légère  de 
sir  Francis  Beatty,  qui, hardiment, vient  se  placer  entre  elle  et  sa  base. 
Dans  la  deuxième,  survient  le  reste  de  la  flotte  allemande  de  haute 
mer.  Dans  la  troisième,  c'est,  du  côté  anglais,  l'amiral  Jellicoe  qui 
apparaît  avec  quelques  dreadnoughts,  et  la  flotte  allemande,  virant  de 
bord,  file  à  toute  vitesse  vers  la  terre.  D'urgence,  les  bureaux  de 
Berlin  se  sont  mis  à  lancer  la  nouvelle  dans  le  monde  par  un  radio- 
télégramme  soigné,  que  nous  eûmes  à  Paris  le  2  juin.  L'amirauté 
allemande  prenait  ses  précautions,  et,  —  une  fois  n'est  pas  coutume, 
—  le  faisait  assez  habilement.  Le  ton  de  la  dépêche  était  modéré; 
l'évaluation  même  des  pertes  de  l'adversaire  se  tenait  plutôt  au- 
dessous  de  la  vérité,  telle  qu'à  son  tour,  avec  sa  loyauté  traditionnelle, 
l'amirauté  anglaise  l'a  fait  connaître.  Mais,  sur  les  pertes  allemandes, 
beaucoup  plus  de  discrétion  encore.  Un  croiseur,  deux  peut-être,  et 
peut-être  un  troisième,  mais  vieux  et  petits,  et,  en  outre,  des  torpil- 


056  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs,  on  ne  savait  combien.  C'avait  été  une  grande  bataille,  et  c'était 
une  grande  victoire  ;  mais  on  ne  le  disait  pas ,  on  se  contentait  de  dire 
que  la  flotte  allemande  de  haute  mer  avait  eu  brusquement  affaire  à 
toute  la  flotte  anglaise,  et  l'impression  qui  faisait  exulter  de  joie 
l'Allemagne  résultait  de  la  précision  des  détails  sur  les  pertes 
anglaises,  de  leur  imprécision  sur  les  pertes  allemandes.  Victoire 
donc  ;  on  carillonna,  on  illumina,  les  enfans  des  écoles  eurent  encore 
un  jour  de  congé.  Leurs  mères  eussent  préféré  pour  eux  un  jour  de 
viande.  Peu  à  peu,  on  dut  déchanter,  jusque  dans  le  Reichstag,  où  l'on 
confessa  «  de  graves  dommages.  »  Et  peu  à  peu  l'opinion  générale 
s'est  renversée  :  il  n'y  a  point  eu  de  victoire  allemande,  mais  une 
victoire  anglaise,  qui  a  coûté  très  cher,  et  qui  n'a  pas  été  écrasante 
comme  elle  eût  pu  l'être,  par  suite  de  circonstances  défavorables.  La 
flotte  allemande  a  perdu  tout  autant  et  sans  doute  plus  que  la  flotte 
britannique,  mais,  même  à  égalité  de  pertes,  elle  serait  battue,  puis- 
qu'elle n'était  pas,  qu'elle  n'a  jamais  été  à  égalité  de  forces,  et  que  la 
flotte  anglaise,  avec  les  constructions  nouvelles,  représente  main- 
tenant, en  valeur  militaire,  non  plus  deux  fois,  mais  de  trois  à  quatre 
fois  la  flotte  allemande.  Et  puis  il  y  a  ce  qu'on  ne  nous  dit  pas.  Sur  le 
coup,  on  a  signalé  l'absence  de  huit  ou  neuf  navires  allemands  qui, 
supposait-on,  se  seraient  réfugiés  dans  les  ports  danois  ;  depuis 
lors,  silence  absolu.  Ces  vaisseaux  fantômes,  où  sont-ils?  Mais 
d'abord,  où  allaient-ils?  Il  reste  là  une  inconnue. 

Six  jours  après  la  bataille  navale  du  Skagerrak,  le  croiseur  cui- 
rassé le  Hampshire,  qui  portait  en  Russie  le  feld-maréchal  Kitchener, 
a  coulé,  au  Nord  de  l'Ecosse,  aux  îles  Orcades  ;  et  c'est  au  moins  une 
coïncidence,  si  ce  n'est  une  corrélation.  Des  pertes  que  l'Angleterre  a 
faites,  et  qu'elle  n'a  essayé  ni  de  dissimuler  ni  de  diminuer,  voici  la 
plus  douloureuse  comme  la  plus  irréparable.  Dans  un  moment  où  de 
si  grandes  choses  sont  à  faire,  où  de  si  grands  intérêts  sont  enjeu, 
la  vie  d'un  homme  tel  que  lord  Kitchener  ne  peut  s'éteindre  sans  que 
la  vie  delà  nation,  et  peut-être,  en  une  certaine  mesure,  ses  destinées 
mêmes, 'en  soient  affectées.  En  temps  de  crise,  et  quelle  crise  !  la  plus 
formidable  de  tous  les  temps,  rien  n'est  plus  nécessaire  à  une  nation 
qu'un  chef  :  tout  le  reste  se  crée  ou  se  remplace,  ou  l'on  s'en  passe  ; 
mais  la  nation  vit  ou  meurt  d'avoir  ou  de  ne  pas  avoir  un  chef  qui 
utilise,  économise  et,  d'un  mot  qui  dit  tout,  organise  sa  puissance. 
Lord  Kitchener  fut,  au  degré  le  plus  rare,  cet  homme  national,  ce 
chef,  cet  organisateur.  Son  esprit  était,  comme  son  corps,  droit,  sain, 
haut,  robuste.  On  a  dit  de  lui  que  ses  membres  vigoureux  montraient 


REVUE.    CHRONIQUE.  957 

bien  qu'ils  avaient  été,  suivant  l'expression  shakspearienne,  «  faits  en 
Angleterre.  »  Mais  la  lumière  qu'il  y  avait  dans  son  esprit,  comme 
dans  ses  yeux  bleus  de  Celte  à  demi  Breton,  nous  autorise  à  nous 
rappeler  qu'il  avait  été  formé  chez  nous,  et  à  penser  avec  orgueil 
que  du  sang  français  l'avait  nourri.  Il  avait  fait  sous  le  drapeau 
français,  contre  le  même,  commun  et  universel  ennemi,  contre 
l'Allemagne,  l'apprentissage  des  armes,  avant  de  mener  la  véritable 
vie  du  soldat  anglais,  la  vie  errante.  Il  la  mena,  ou  elle  le  conduisit, 
quarante  années  durant,  à  Chypre  et  dans  tout  l'Orient  méditerra- 
néen, au  Soudan,  aux  Indes,  dans  l'Afrique  australe  et  de  nou- 
veau en  Egypte,  tantôt  militaire,  tantôt  administrateur,  tantôt  di- 
plomate, et  le  plus  souvent  faisant  les  trois  métiers  ensemble. 
Comme  organisateur,  il  fit  ses  essais  en  Egypte,  sur  l'armée  du 
vice-roi  ;  il  les  acheva,  à  Bombay  et  àCalcutta,  sur  l'armée  indienne. 
Quand  la  guerre  éclata,  il  allait  repartir,  irrésistiblement  attiré 
par  cet  Orient  qui  n'avait  pas  de  secret  pour  lui,  et  dans  lequel 
il  dédaignait  seulement  un  peu  ou  voulait  ignorer  l'Orient  balka- 
nique. La  Grande-Bretagne  avait  besoin  de  lui  ;  on  le  lui  dit;  il  resta. 
Il  s'attela  à  la  tâche  gigantesque  de  donner  non  pas  une,  mais  trois  ou 
quatre  armées  à  l'Angleterre,  qui  n'en  avait  pas,  et  qui,  pendant  des 
siècles,  avait  refusé  d'en  avoir.  Changer  les  institutions  d'un  peuple, 
surtout  quand  il  faut  commencer  par  changer  ses  idées  et  ses  habi- 
tudes, presque  son  caractère  et  ses  mœurs,  c'est  une  œuvre  qui,  ordi- 
nairement, réclame  la  collaboration  du  temps.  Lord  Kitchener  n'avait 
pas  le  temps  ;  il  lui  fallait,  à  lui  seul,  en  un  instant,  face  à  l'ennemi, 
faire  une  révolution  pour  un  peuple  qui  n'avait  pas  voulu,  et  ne  vou- 
lait que  faiblement  encore,  faire  une  évolution.  Un  autre,  qui  eût 
mieux  connu  l'Angleterre,  se  fût  peut-être  dérobé  ;  le  feld-maréchal  y 
avait  peu  vécu,  il  la  connaissait  mal,  mais  il  se  connaissait,  et  il  osa. 
Tous  les  grands  politiques  agissent  sur  leur  temps  et  sur  leur  pays 
autant  et  plus  par  opposition  avec  eux  que  par  accord  ou  adaptation. 
Grand  chef  de  guerre,  grand  organisateur,  lord  Kitchener  était  par 
surcroît  un  grand  politique,  si  c'est  la  marque  d'un  politique  de 
réduire  autant  qu'il  se  peut  la  pari  de  la  fortune  dans  les  affaires  de 
ce  monde,  comme  l'a  écrit  un  de  nos  maîtres,  ou,  comme  l'a  écrit  un 
autre,  de  ne  rien  livrer  au  hasard  de  ce  qui  peut  lui  être  ôté  par 
conseil  et  prudence.  Pourtant,  à  quel  fatal  hasard  ce  calculateur  s'est 
livré  !  Ainsi  en  est-il  finalement  de  tous  :  «  J'avais  tout  prévu,  disait 
César  Borgia,  méditant  sur  sa  chute,  sauf  que  je  serais  malade  lorsque 
mon  père  mourrait.  »  Le  jour  où  lord  Kitchener  s'embarqua,  il  faisait 


958  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  si  mauvais  temps  qu'on  le  pressa  de  retarder,  pour  la  sécurité  de 
son  voyage,  que  les  torpilleurs  ne  pouvaient  pas  éclairer.  Il  refusa.  Il 
dort  maintenant  dans  la  mer,  terre  britannique,  où  des  braconniers 
peuvent  bien  sournoisement  venir  à  la  maraude,  mais  qui  ne  sera 
jamais  leur  terre  et  d'où  ils  seront  à  jamais  chassés.  Ils  ont  pu  le  frapper, 
mais  son  œuvre  survit.  En  lui,  une  force  anglaise  disparaît;  mais  la 
force  anglaise  est  intacte,  accrue  par  lui,  et,  par  lui,  croissante  après  lui. 
Mes  douze  pages  sont  remplies,  douze  pages,  forme  fixe  pour  les 
quinzaines  vides  des  étés  paisibles,  des  étés  passés,  et  pour  ces  ter- 
ribles quinzaines  où  les  événemens  poussent  si  dru  que  chacune  de 
nos  chroniques  exigerait  un  volume.  On  me  pardonnera  de  ne  pouvoir 
que  noter,  en  éphémérides,  tant  de  faits  qui  auraient  mérité  d'être 
retenus.  Paris  et  la  France  ont  fait  au  général  Galbéni  de  triomphales 
funérailles.  Galliéni  avant  Kitchener,  ce  n'est  pas  la  mort  seule  qui 
rapproche  ces  deux  noms  ;  les  deux  hommes  furent  très  près  l'un  de 
l'autre  ;  l'un  plus  carré,  plus  musclé,  plus  trapu, l'autre  plus  fin,  plus 
nerveux  et  plus  souple  sous  une  apparente  raideur.  —  Au  loin,  encore 
une  fin  de  vie  qui  est  la  fin  d'une  histoire  :  celle  de  ce  Yuen-Chekai, 
président  et  empereur,  dictateur  de  la  Chine,  dont  la  Revues,  retracé 
récemment  la  carrière  romanesque,  entretenue  par  l'intrigue,  ense- 
velie dans  le  mystère.  —  Par-dessus  ces  vies  et  ces  morts,  par-dessus 
la  vie  et  la  mort,  la  victoire,  celle-là  certaine  et  grandissante,  des 
Russes  en  Volhynie.  — Et,  comme  c'est  la  loi  de  l'humanité  que  le 
comique  se  mêle  au  tragique  et  à  l'épique,  le  discours  du  chancelier 
de  l'Empire  allemand,  s'excusant  pour  la  dixième  fois  d'avoir  pro- 
voqué la  guerre,  se  défendant  contre  une  brochure  que  tout  le  monde 
à  présent  voudra  lire,  tonitruant,  en  une  fanfaronnade  qui  tremble, 
que  l'Allemagne  ne  veut  ni  d'un  demi-triomphe,  ni  d'une  demi-paix, 
ni  d'un  demi-butin.  La  paix,  «  sur  le  terrain  de  la  carte  de  guerre.  » 
Soit,  nous  verrons  cette  carte  dans  quelques  mois.  Douaumont  et 
Vaux  ne  sont  pas  Verdun,  qui  n'est  pas  la  France.  Jusque  là,  nous 
dirions,  si  nous  parlions  tout  net,  que  les  propos  de  M.  de  Betbmann- 
Hollweg  sont  extravagans.  Il  vaut  mieux  dire,  avec  une  périphrase, 
que  c'est  le  discours  d'un  homme  que  Jupiter  a  déjà  touché. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
René  Doumic. 


SIXIÈME   PÉRIODE.  —   LXXXVIe  ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


TRENTE-TROISIÈME  VOLUME 


MAI    —    JUIN 


Livraison  du  1er  Mai. 

Pages. 

Scènes  de  la  vie   militaire.  —  En  commandant    la  troupe,  par  ART  ROË 

(Lieutenant-Colonel  Patrice  Mahon) 5 

La  Revue  des  Deux  Mondes  en  1870-71,  par  Mma  Marie-Louise  PAILLERON.  39 
La    Guerre    dans   le    Levant.  —  Salonique.  —  Erzeroum.  —  Trëbizonde.  — 

Bagdad,  par  M.    le  Général   MALLETERRE 73 

L'Apôthe  des  Indes  et  du  Japon.  —  François  de  Xavier.  —  111.  De  Goa  aux 

îles   Moluques,  par  M.  André  BELLESSORT 92 

La  France   d'aujourd'hui  jugée  par  les  étrangers.  —   I.  Avant    la  guerrb, 

par  M.  Victor  GIRAUD 124 

Emile  Clermont,  par  M.  René  D  OU  MIC,  de  l'Académie  française 151 

Poésies.  —  Le   Désert,  par  MAGALÏ-BOISNARD 159 

La  Bataille  de  Verdun,  par  M.  Henry  BIDOU 171 

Revue  littéraire.  —  L'Humanisme  dévot,  par  M.  André  BEAUN1ER 204 

Revue     scientifique.     —     L'Avancement      de     l'heure,     par     M.      Charles 

NORDMANN 216 

Chronique  de  la  quinzaine,   histoire    politique,   par  M.   Charles    BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 228 

Livraison   du   15  Mai. 

L'Allemagne  et  la  guerre  (deuxième  lettre),  par  M.  Emile  BOUTROUX,  de 

l'Académie  française ,     ...  241 

Le   Chemin  sans   but,  première  partie,  par  Jules-Philippe  HEUZEY 264 

La   Guerre  vue  par  les  écrivains  anglais,  par  M.  Emile  LEGOUIS 302 

La  Vie    chère.    —    II.    Chez,     nos    ennemis,    par    M.    le    Vicomte    Georges 

DAVENEL 331 

L'Alliance  japonaise  (1894-1915),  par  M.  A.  GERARD 358 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pages. 

La  Sortie  de  la  flotte  allemande,  par  M.  le  Contre-Amiral  DEGOL'Y.  .  .  382 
En  Kabylie.    —   Les    Pères   blancs    pendant    la    guerre,    par    M.    Charles 

GÉNIAUX 399 

La  Crise  des  transports,  par  M.  René  LA  BRUYÈRE 426 

Pierre-Maurice  Masson,  par  M.  Victor  GIRAUD 448 

Revues  étrangères.  —  Encore  de  nouvelles  séries  d'  «  atrocités  alle- 
mandes, »  par  M.  T.  DE  WYZEWA 456 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire   politique,  par    M.   Charles  BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 469 

Livraison  du   1er  Juin. 

La  Caricature  et  la  guerre.  —  I.  Chez  les  Alliés,  par  M.  Robert 
DE  LA  SIZERANNE 481 

La  Mendicité  allemande  aux  Tuileries  (1852-1870),  par  M.  Henri 
WELSCHINGER,  de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.   .    .     503 

Le  Chemin  sans  but,  deuxième  partie,  par  Jules-Philippe  HEUZEY 532 

Les  Conditions  de   l'offensive  générale,  par  M.  le  Général  MALLETERRE.     568 

Le  Troisième  Centenaire  de  Cervantes,  par  M.  A.  MOREL-FATIO,  de  l'Aca- 
démie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 591 

La  Question  des  loyers,  par  M.  Raphaël-Georges  LÉVY,  de  l'Académie  des 
Sciences  morales  et  politiques 620 

L'Échec  de  la  restauration  monarchique  en  Chine,  par  M.  Fernand  FAR- 
JENEL 640 

Une  Ambulance  de  gare,  première  partie,  par  José  ROUSSEL-LÉPINE.  .   .     663 

Revue   littéraire.    —   Un   nouveau   livre   de   M.  Joergensen,  par   M.  André 

BEAUNIER 685 

Revue  scientifique.  —  Physiologie  de  l'aéroplane,  par  M.  Charles 
NORDMANN 697 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Charles  BENOIST, 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 709 

Livraison  du   15  Juin. 

L'Ère  nouvelle.  —  Problèmes  de  la  guerre  et  de  la  paix.  —  I.  Le  Problème 

de  la  guerre,  par  M.  Gabriel  HANOTAUX,  de  l'Académie  française.  .  .  721 
La  Correspondance  de  M.  Thiers  pendant  la  guerre  de  1870-1871.  —  Lettres 

inédiles  de  Thiers,  Mignet,  duc  de  Broglie,  Duvergier  de  Hauranne,  etc.     758 

Le  Barreau  de  Paris   pendant  la   guerre,  par  M.  Charles  CHENU 782 

La  Caricature  et  la  guerre.  —  II.  En  Allemagne  et  chez  les  neutres,  par 

M.  Robert  DE  LA  SIZERANNE 806 

Le  Chemin  sans  but,  troisième  partie,  par  Jules-Philippe  HEUZEY 842 

Devant  Verdun.  —  L'Aveu  allemand.  —  {Extraits  de  lettres  allemandes),  par 

M.  Louis  MADELIN 873 

Une  Ambulance  de  gare,  dernière  partie,  par  José  ROUSSEL-LÉPINE.  .  .  910 
Revues    étrangères.    —   Un    nouveau    «    roman    de    guerre    »    anglais,   par 

M.  T.  DE   WYZEWA 935 

Chronique  de  la   quinzaine,  histoire    politique,  par    M.   Charles  BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 947 


Paris.  —  Typ.  Philippe  Renouard,  19,  rue  des  Saints-Pères.   —  53427. 


Association  Nationale  d'Expansion  Économique 

(INDUSTRIE  -  COMMERCE  -  AGRICULTURE) 

8,    Fla.ce    de    la.    Bourse    —    FJLR.IS 
->* 


APPEL 


Notre  Programme 

La  guerre  qui,  depuis  dix-huit  mois,  ravage  l'Europe 
el.  menace  le  reste  du  monde  a  donné  un  caractère 
d'urgence  extrême  à  la  nécessité,  déjà  manifeste  en 
temps  de  paix,  de  rénover  notre  organisation  écono- 
mique. 

C'est  à  ce  besoin  qu'ont  voulu  répondre  les  promo- 
teurs de  l'Association  nationale  d'Expansion 
économique  récemment  créée  sous  le  patronage 
des  Chambres  de  Commerce  de  France  et  avec  le 
concours  des  grands  Groupements  de  l'Industrie,  du 
Commerce  et  de  l'Agriculture.  Son  programme  est 
défini  de  la  façon  la  plus  claire  à  l'article  2  des  sta- 
tuts : 

«  L'Association  a  pour  objet  d'étudier  et  de  mettre  en 
«  œuvre  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  l'expansion  écono- 
«  mique  de  la  France  sur  les  marchés  du  monde. 

«  Elle  participe  au  développement  de  notre  organisation 
"  industrielle,  commerciale  et  agricole  en  vue  d'atteindre 
«  ce  résultat. 

«  Elle  s'attache  à  attirer  l'attention  des  Pouvoirs  publics 
..  cl  des  consommateurs  sur  l'intérêt  national  qu'il  y  a  à 
«  donner  la  préférence  aux  produits  français  ou,  à  leur 
«  défaut,  aux  produits  des  nalions  avec  lesquelles  la 
«  France  entretient  des  relations  amicales.  » 


Nos  moyens  d'action 

L'arlicle  3  résume  l'exposé  des  moyens  d'action 
qui  seront  employés  : 

«  L'Association  nationale  est  un  organe  d'enquête  et 
»  d'action  qui  groupe,  sans  qu'il  soit  porté  atteinte  à  leur 
«  autonomie,  les  Associations  et  les  personnes  appartenant. 
«  au  commerce,   à   l'industrie    ou    à    l'agriculture,    ou   s'y 


«  intéressant,  en  vue  d'unir  leurs  efforts  et  de  coordonner 
«   leurs  travaux. 

«  Elle  recueille  leurs  avis  el  leurs  propositions,  les  étudie 
»  au  même  titre  que  ceux  émanant  de  sa  propre  initiative, 
«  et  en  poursuit  la  réalisation  auprès  du  Gouvernement, 
«  du  Parlement,  des  Administrations  publiques  et  privées. 

«  Elle  assure  l'action  commune  clans  le  sens  de  l'intérêt 
»  national.  A  cet  effet,  d'une  part,  elle  favorise,  soit  direc- 
«  tement,  soit  par  voie  d'encouragement,  la  création  de 
«  toutes  institutions,  organisations  ou  ententes  tendant  à 
-  faciliter  la  fabrication,  le  transport  et  la  vente  des  pro- 
«  duits  français. 

«  Elle  provoque  ou  seconde  la  constitution  de  nouvelles 
I  industries  en  France  et  l'ouverture  de  nouveaux  débou- 
o  chés  à  l'étranger. 

«  Elle  appuie  de  son  autorité  les  commerçants  français 
«  à  l'étranger.  » 

Comme  on  le  voit,  c'est  le  plus  vaste  et  magnifique 
programme  qui  se  puisse  concevoir. 

Le  futur  régime  économique 

Forte  de  toutes  les  sympathies  agissantes  sur  les- 
quelles elle  sent  qu'elle  peut  s'appuyer,  l'Associa- 
tion nationale  n'a  même  pas  attendu  d'être  complè- 
tement organisée  pour  se  mettre  au  travail.  Elle  a 
tout  de  suite  abordé  la  partie  la  plus  urgente  de  sa 
tâche,  qui  était  l'étude  de  ce  que  doit  être  le  régime 
économique  qu'institueront  le  futur  traité  de  paix  et 
les  conventions  annexes  ou  complémentaires. 

Elle  a  donc  ouvert  une  grande  enquête  sur  la  con- 
currence que  l'Allemagne  faisait  à  nos  produits  tant 
sur  le  marché  Irançais  que  sur  les  marchés  extérieurs. 
Des  que  les  résultats  en  seront  connus,  on  aura  une 
base  solide  pour  concerter  avec  les  alliés  les  déci- 


sions  destinées  à  réaliser  entre  eux,  sur  le  terrain 
économique,  l'entente  consacrée  sur  le  terrain  poli- 
tique et  militaire  par  l'accord  signé  à  Londres,  et  à 
régler  leur  situation  vis-à-vis  des  neutres. 

En  même  temps  qu'elle  essaye  de  préparer  ainsi  le 
lendemain  de  la  paix,  l'Association  nationale  s'ap- 
plique à  mettre  également  les  exportateurs  français 
en  position  de  ne  pas  souffrir  des  initiatives  ennemies 
pendant  la  période  intermédiaire  qui  suivra  les  hosti- 
lités. On  sait  que  l'Allemagne  prépare  pour  ce  moment 
la  reprise  de  son  activité  industrielle  et  qu'elle  a 
constitué  à  cet  effet  des  stocks  de  matières  premières 
dans  les  pays  neutres.  Nous  ne  devons  pas  être  moins 
prévoyants  et  il  importe  de  préciser  le  plus  tôt 
possible  la  ligne  de  conduite  que  nous  avons  à 
adopter. 

Parallèlement  à  ces  deux  enquêtes,  l'Association 
nationale  a  commencé  et  continuera  à  mettre  à  son 
ordre  du  jour  toutes  les  questions  dont  la  solution 
doit  influencer  le  développement  de  notre  production 
industrielle  ou  agricole  et  de  nos  relations  commer- 
ciales avec  l'étranger  :  recrutement  de  la  main- 
d'œuvre;  importation  de  matières  premières;  res- 
serrement des  relations  d'affaires  entre  la  Métropole 
et  les  Colonies;  organisation  d'une  publicité  collective 
et  individuelle  à  l'étranger;  ententes  avec  les  Alliés 
pour  la  défense  commune  contre  la  concurrence 
ennemie  sur  les  marchés  intérieurs  et  extérieurs, 
etc.,  etc. 

L'Union  fait  la  Force 

Quelle  que  doive  être  la  durée  de  la  lutte  armée,  il 
n'est  point  trop  tôt  pour  prévoir  la  paix.  Déjà  nos 
ennemis,  les  neutres  et  nos  alliée  s'efforcent  de  s'as- 
surer sur  les  marchés  futurs  la  place  la  plus  large.  Il 
est  indispensable  que  nous  nous  mettions  en  mesure 
de  nous  y  présenter  en  même  temps  qu'eux  et  avec 
les  mêmes  chances  de  succès.  Ce  ne  sera  pas  trop, 
pour  atteindre  ce  but,  de  la  collaboration  de  toutes 
les  initiatives  et  de  toutes  les  bonnes  volontés.  Les 
Pouvoirs  publics  auront,  cela  va  de  soi,  un  rôle  capi- 
tal à  jouer;  la  solution  de  beaucoup  de  questions  à 
résoudre  dépend  d'eux. 

Mais  si  puissante  et  si  intelligemment  distribuée 
qu'on  la  suppose,  l'aide  de  l'État  demeurerait  ineffi- 


cace sans  l'effort  collectif  et  individuel  des  intéressés 
eux-mêmes. 

C'est  d'ailleurs  tout  leur  avenir  qui  est  en  jeu.  Au 
lendemain  de  la  cessation  des  hostilités,  l'agriculteur 
ou  l'industriel  le  moins  ambitieux  et  l'exportateur  le 
plus  entreprenant  seront  logés  à  la  même  enseigne  : 
l'un  et  l'autre  se  trouveront  aux  prises  avec  toutes 
les  difficultés  d'un  nouveau  début  dans  un  monde 
bouleversé. 

L'action  concertée  de  l'Agriculture,   du 
Commerce  et  de  l'Industrie 

Ils  ont  donc  un  égal  intérêt  à  concourir  au  succès 
de  l'œuvre  entreprise  par  l'Association  nationale.  Mais 
pour  que  celle-ci  assure  la  méthodique  et  complète 
application  de  son  programme,  il  ne  suffit  pas  que 
ses  promoteurs  aient  réussi  à  composer  son  premier 
Conseil  d'administration  de  telle  manière  que  tous  les 
modes  d'activité  concourant  à  notre  expansion  éco- 
nomique s'y  trouvent  représentés  par  des  hommes 
faisant  autorité  dans  leur  profession  ou  exerçant  sur 
le  mouvement  général  de  l'agriculture,  du  commerce 
et  de  l'industrie  une  influence  indiscutée.  Il  est  éga- 
lement indispensable  qu'autour  des  ouvriers  de  la 
première  heure  viennent  se  grouper  tous  ceux  qui, 
en  France,  comprennent  la  nécessité  d'une  action 
concertée  de  toutes  les  forces  productrices  de  la 
Nation. 

Pour  permettre  à  toutes  les  bonnes  volontés  de 
collaborera  l'œuvre  nationale  que  les  circonstances 
rendent  si  urgente,  l'échelle  des  cotisalionsa  été  fixée 
de  manière  à  permettre  aux  futurs  membres  de  l'As- 
sociation de  se  classer  eux-mêmes  dans  la  catégorie 
qui  correspond  à  l'importance  de  leur  établissement 
agricole,  commercial  et  industriel. 

Le  mouvement  d'intérêt  provoqué  par  la  consti- 
tution de  l'Association,  les  adhésions  spontanées  et 
les  concours  qui  se  sont  offerts  dès  la  première  heure 
ne  permettent  pas  de  douter  du  succès  de  l'œuvre. 

C'est  donc  avec  la  certitude  d'être  entendus  que  le 
Président  et  les  Membres  du  Conseil  d'administration 
de  l'Association  nationale  d'Expansion  économique 
adressent  le  présent  appel  aux  Agriculteurs,  aux 
Commerçants  et  aux  Industriels  français. 


LISTE 

des  Membres  du  Conseil  d'Administration   ! 

Président  :  M.  David-Mennet,  président  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Paris 


Vice-P  résidents 


MM. 


J.-Chatiles  Roux,  président  du  Gomilé  cen- 
tral des  Armateurs  de  France;  président 
de  la  Compagnie  générale  Transatlan- 
tique; président  de  l'Union  coloniale. 

Charles  Laurent,  premier  président  hono- 
raire de  la  Cour  des  Comptes-,  président 
de  l'Union  des  Industries  métallurgiques 
et  minières. 


Mascuraud,  piésident  du  Comité  républi- 
cain du  Commerce,  de  l'Industrie  et  de 
l'Agriculture;  sénateur. 

Eugène  Schneider,  vice-président  du  Co- 
mité des  Forges  de  France. 


MM. 

Touron,  président  de  l'Association  de  l'In- 
dustrie et  de  l'Agriculture  françaises  ; 
vice-président  du  Sénat;  président  de 
la  Chambre  de  Commerce  de  Saint  - 
Quenlin. 

Viger,  ancien  Ministre  de  l'Agriculture  ; 
sénateur. 


Trésorier  :  M.  de  Ribes-Christofle,  membre  trésorier  de  la  Chambre  de  Commerce  de  Paris. 


Membres 


MM. 


Aine  Montaillé,  président  de  la  Chambre 
syndicale  de  la  Couture. 

Artaud,  président  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Marseille. 

Aucoc,  ancien  président  de  la  Chambre 
syndicale  de  la  Bijouterie,  Joaillerie  et 
Orfèvrerie;  membre  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Paris. 

Auuebert,  président  de  la  Société  d'Agri- 
culture de  la  Gironde. 

Barbier,  président  du  Comité  national  des 
Conseillers  du  Commerce  extérieur; 
sénateur. 

Bary  (De),  président  de  la  Chambre  syn- 
dicale des  Vins  de  Champagne. 

Beauregard  (Paul),  président  de  l'Union 
du  Commerce  et  de  l'Industrie  pour  la 
Défense  nationale;  député;  membre  de 
l'Institut. 

Blanchet,  délégué  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Grenoble. 

Bertrand,  président  de  l'Association  de  la 
Fabrique  lyonnaise. 

Berge  (René  ,  membre  de  l'Académie 
d'Agriculture;  président  de  la  Sociélé 
d'Agriculture  de  la  Seine-Inférieure. 

Carmichael,  président  de  l'Union  des  Syn- 
dicats patronaux  des  Industries  textiles 
de  France. 

Cavali.ier  (Camille),  maître  de  forges  ; 
vice-président  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Nancy. 

Baron  Cerise,  président  de  l'Union  syndi- 
cale des  Compagnies  d'assurances. 

Chagnaud,  président  du  Syndicat  profes- 
sionnel des  Entrepreneurs  de  Travaux 
publics  de  France. 

Chaumet,  piésident  du  Comité  parlemen- 
taire du  Commerce  ;  député,  ancien  sous- 
secrétaire  d'Etat. 

Coignet,  président  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Lyon. 

Coumerais,  président  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Nantes. 


MM. 

D..RCY,  président  du  Comité  central  des 
Houillères  de  France. 

Delalande  (Louis),  président  de  l'Union 
cenlrale  des  Syndicats  des  Agriculteurs 
de  France. 

Delombre,  ancien  Ministre  du  Commerce 
et  de  l'Industrie;  président  de  l'Unon 
des  Associations  des  Anciens  élèves  des 
Ecoles  supérieures  de  Commerce. 

Déhnoix,  membre  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Paris. 

Deville,  délégué  du  Conseil  municipal  de 
Paris. 

Dumont  (Charles),  président  de  la  Société 
centrale  des  Banques  de  Province. 

Dupont,  sénateur  ;  président  de  la  Cham- 
bre de  Commerce  de  beauvais  ;  prési- 
dent du  Comilé  français  des  Expositions 
à  l'étranger. 

Forsans,  président  de  l'Union  des  lnlérêts 
économiques. 

Fournier,  vice-président  de  la  Société  d'En- 
couragement pour  le  Commerce  français 
d'Exporlalion. 

Gall,  (Henri),  président  de  la  Société  des 
Ingénieurs  civils  de  France. 

Gervais  (Prospcr),  membre  de  l'Académie 
d'Agriculture;  vice-président  de  la  So- 
ciété des  Viticulteurs. 

Gillet,  industriel  à  Lyon. 

Girard,  président  de  la  Chambre  de  Com- 
merce de  Toulouse. 

Goulet,  président  du  Syndicat  national 
du  Commerce  en  <?ros  des  Vins,  Cidres, 
Spiritueux  et  Liqueurs  de  France. 

Guérin  (Louis),  membre  de  laChambrede 
Commerce  de  Lille. 

Guestier,  président  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Bordeaux. 

Havy,  vice-président  de  la  Société  d'Eco- 
nomie industrielle  et  commerciale. 

Jouanny,  président  du  Comité  central  des 
Chambres  syndicales;  membre  secré- 
laire  de  la  Chambre  de  Commerce  de 
Paris. 


MM. 

Kempk,  président  de  l'Association  géné- 
rale du  Commerce  et  de  l'Industrie  des 
Tissus  et  Matières  textiles. 

Lamy,  président  de' la  Chambre  de  Com- 
merce de  Limoges. 

Lebaudy  (Paul),  ancien  député. 
Lebon  André),  président  de  la  Fédération 
des    Industriels    et    des    Commerçants 

fi  aurais. 

Leclerc  (Max),  éditeur;  membre  de  la 
Chambre  de  Commerce  de  Paris. 

Lehideux  (Roger),  président  de  l'Union 
syndirale  des  Banquiers  de  Paris  et  de 
la  province. 

Leverdier,  président  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Rouen. 

Lindet,  président  de  la  Société  d'Encou- 
ragement pour  l'Industrie  nationale. 

Mathon  (Eugène),  président  du  Syndicat 
des  Fabricants;  ancien  président  du  Tri- 
bunal de  Commerce  de  Roubaix. 

Mayoussier,  directeur  général  des  Affaires 
commerciales  des  Produits  chimiques  de 
Saint-Gobain,  Chauny  et  Cirey. 

Matignon,  directeur  de  la  Compagnie  d'as- 
surances «  Le  Phénix  »  ;  membre  de  la 
Chambre  de  Commerce  de  Paris. 

Michaut  (A  ),  administrateur  des  Cristal- 
leries de  Baccarat. 

Michelin,  industriel. 

Monplanet  (A.  de),  inspecteur  général 
honoraire  des  Finances  ;  président  du 
Copseil  d'administration  de  la  Société 
générale  de  Crédit  industriel  et  commer- 
cial; trésorier  de  la  Société  des  Agricul- 
teurs de  F'rance. 

Morel  (Ennemonl),  vice-président  de  la 
Chambre  de  Commerce  de  Lyon 

Muzet,  président  du  Syndicat  général  du 
Commerce  et  de  l'Industrie. 

Nic.olle  (Louis),  président  de  la  Fédéra- 
tion des  Associations  départementalesde 
Sinistrés. 

Palomera  (De),  président  de  la  Confédéra- 
lion  des  Groupes  commerciaux  et  indus- 
triels de  F"rance. 


MM. 

Paniivbu,  administrateur  de  la  Société 
anonyme  des  Anciens  Etablissements 
Panhard  et  Levassor. 

I'elteremj  (Placide),  président  du  Syndi- 
cat général  des  Cuirs  et  Peaux  de  France  : 
ancien  membre  secrétaire  de  la  Chambre 
de  Commerce  de  Paris. 

Péret  (Raoul  i,  président  de  l'Union  natio- 
nale pour  l'Exportation  des  Produits 
français;  ancien  Ministre  du  Commerce 
et  de  l'Industrie. 

Petit  (Henri),  ancien  président  de  l'Aca- 
démie d'Agriculture. 

Pluchet.  président  de  la  Société  des  Agri- 
culteurs de  France. 

Pinart,  président  de  l'Alliance  syndicale 
du  Commerce  et  de  l'Industrie. 


MM. 
P^ot  (Robert),  secrétaire  général  du   c;.>- 
milé  des    Forges    de    Fiance    et   de   la 
Chambre   syndicale    des     Constructeurs 
de  Matériel  de  Chemins  de  fer. 

Poirrier,  ancien  président  de  la  Chambre 
de  Commerce  de  Paris;  sénateur. 

Pru.on  (Léopold),  vice-président  de  l'Union 
des  Industries  métallurgiques  et  miniè- 
res; vice-président  du  Comité  des  Forges 
de  France. 

Prevet,  président  de  l'Union  des  Syndi- 
cats de  l'Alimentation  en  gros;  prési- 
dent de  la  Chambre  de  Commerce  de 
Meaux. 

Qleriioent  (De),  vice-président  de  la 
Chambre  de  Commerce  du  Havre. 


MM. 

Renault  (Louis),  président  delà  Chambre 
syndicale  des  Constructeurs  d'Automo- 
biles. 

Bousiers  (Paul  de),  secrétaire  général  du 
Comité  des  Armateurs  de  France. 

Sagnier  (Henry),  secrétaire  perpétuel  de 
I  Académie  d'Agriculture  de  France. 

Saint- Quentin  (Comte  de),  sénateur, 
membre  de  l'Académie  d'Agriculture. 

Tavermer,  président  de  la  Chambre  de 
Commerce  de  Saint-Etienne. 

Tiiomassin,  membre  de  l'Académie  d'Agri- 
culture. 

Yiii.kmin,  président  de  la  Fédération  du 
Bâtiment. 

Vii.mohin  (Ph.  de),  membre  de  l'Académie 
d'Agriculture  de  France. 


ASSOCIATION    NATIONALE    D'EXPANSION    ÉCONOMIQUE 

(INDUSTRIE  —  COMMERCE  —  AGRICULTURE) 
8,   Place  de  la  Bourse  —   PARIS 

r\  Tèl.Ki-iiovE  :  Uutrnberc,  18-OS 

BULLETIN     D'ADHÉSION 

Je  soussigné,    déchue   adhérer    a    {'ASSOCIATION    NATIONALE   d'EXPANSTON 
ÉCONOMIQUE,  en  qualité  de  : 


Membre  ;  ■•) 

OsTE    : 


Cotisation  annuelle  :  (?) 

Adresse   : 


Nom    (Personnel  ou  Commercial)  sous  lequel  le  nomeau   membre  do  I 
et  indication  de  sa  spécialité  agricole,  commerciale  ou  industrielle  : 


SlGNÀTtmB 


(t>  Plane  à  remplir  par  l'indication  de  la  qualité  choisie.  Voir  cnïessous  art    5 
i    .1  remplir  par  lu  chiffre  de  la  cotisation  correspondant  à  la  calegon 


EXTRAIT    DES    STATUTS 


\..T.    5. 

ent    faire    partie  de    l'Association    Nalio 


I*  Les  Syndicats  professionnels  et  Unions  de 
syndicats; 

2°  Les  Associations  d'intérêt  général  s'occu- 
pant  des  questions  économiques,  industrielles, 
commerciales,  agricoles  et  coloniales; 

3»  Les  personnes  et  Nociclês  exerçant  des 
professions  industrielles,  commerciales  et  agri- 
coles ; 

personnes  s'inlëressanl  aux    questions 
rentrant  dans  l'objet    de  l'Association. 

Les  personnes  doivent  être  de  nationalité  fran- 
çaise et  jouir  de  leurs  droits  civils;  si  elles  ont 
(le  naturalisées  françaises,  les  naturnlisnl;ons 
doivent  remonter  à  dix  ans  au  moins. 

Les  admissions  sont  prononcées  par  le  Conseil 


<i  .hl'nmistr.-v  jon,    auquel    incombe  spécialement 

d'apprécier  si  les  Syndicats  Associa 
t  ons,  Société  cl  nci  -<  uni  -  donl  1^  candidature 
r>t  présentée  peuvcnl  collaborer  u  Elément  au 
1"i!  poursuivi.  Les  admissions  pronoi  i 
i''  i  onseï)  sont  ratifiées  paria  prochaine  Assem- 
blée i:«'nérale- 

Les   cotisations   sont   annuelles  et   fixées  ainsi 
qu'il  suit  : 

Membre  adhérent 5fr. 

—  actif 2b     » 

—  parPcipanl 100    » 

—  soc  elaire 500     » 

Membre  fondateur,  de  l  .000  à  10.000  francs. 

Les  Syndicats  el  Assocl  lions  ne  peuvent  pas 
payer  une  cotisation  inférieure  à  100  francs  

A  ht.  6. 
l'Association  lient  chaque  ruiner    une  Assem 
.     de  Ordinaire.. 


dah 


idmis  à  l'Assemblée  générale  lous  les 
•  actifs,  pnriicip  mis,  socii  [aires  el  fon- 
cl   les  membres  «tu  Comité  de  palro- 


Les  membres  actifs  on]  droit  a  une  voix:  les 
membres  participants  a  deux  voix;  les  membres 
sociétaires,  à  trois  voix;  les  membres  fondateurs, 
.i  quatre  voix,  si  leur  cotisation  e&l  de  1 000 
francs,  cl  a  une  voix  supplément  aire  pour 
i  li  iqtie  somme  de  1,000  lianes  payée  en  plus, 
sans  toutefois  pouvoir  dejiasser  le  chiffre  de 
dis  voix. 

Les  membres  du  Comité  de  patronage  auront 
un  nombre  <'e  tout  déterminé  d'après  l'.mpor- 
lance  de  leur  subvention  et  calcule  conforro*- 
m'iit  à  la  règle  ci-dessus  comme  si  le  cri  ffre  de 
ce  le  subvention  e'.iil  le  chiffre  d'une  cotisai  ion. 

Les  membres  al  scnls  peuvent  se  faire  repre- 
s  ci  ici-  par  un  pouvoil  donné  a  l'un  des  membres 
de   i  a  ssemblée 


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