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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXVI* ANNEE. — SIXIÈME PERIODE
TOME XXXIII. 1er MAI 1910.
REVUE
DES
LXXXVI6 ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME TRENTE-TROISIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE L'UNIVERSITÉ, 15
1916
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SCENES DE LA VIE MILITAIRE
EN COMMANDANT LA TROUPE
Aucun des lecteurs de cette Revue n'a oublié les romans et
récits militaires signés du pseudonyme à! Art Roë par le lieutenant-
colonel Patrice Mahon, qui devait tomber glorieusement à Wissem-
bach au mois d'août 1914. Il avait débuté dans les lettres par un
roman de vie militaire, Pingot et moi, où il mettait en scène l'offi-
cier dans ses rapports quotidiens avec ses hommes. Le récit que
nous publions fait suite à ce roman célèbre. Écrit plusieurs années
avant la guerre, il montre avec éclat comment nos officiers se prépa-
raient, en y pensant toujours, à un conflit qu'ils jugeaient inévitable,
et comment ils se posaient, au cours des manœuvres, les questions
mêmes que nous voyons se présenter chaque jour sur le champ de
bataille. Ce qui donne au récit une allure incomparable de fierté et de
noblesse, c'est la conception que le jeune officier, — il était alors
capitaine d'artillerie, — se faisait de l'armée, symbole de « la France
qui ne change pas, » et du lien moral établi une fois pour toutes
entre ceux qui, à l'heure décisive, sauront « mourir les uns pour
les autres. » C'est pour tous ses camarades que parlait Patrice
Mahon, lorsqu'il résumait l'œuvre commune dans ce mot magnifique :
« servir de toute son âme. »
Cheverny, 20 juillet 1903.
Quatre heures du matin... Tandis que le capitaine de loge.-
ment rassemble les fourriers a vingt mètres d'ici, sur une espla-
nade dont le centre est marqué par un puits, moi, sur la place
de l'Eglise, je regarde ma petite colonne qui achève de se
0 REVUE DES DEUX MONDES..
former. Un café, n'ayant pas fermé de la nuit, si l'on en juge
par les bougies encore allumées qui finissent de se consumer à
la clarté du jour, débite en hâte ses liquides; on boit, on pose
les verres vides, les gros sous tombent sur le comptoir. Les
voitures à bagages, que j'emmène aussi, sont attelées, ou
presque; les chevaux de la dernière arrivent.
Nous marchons par quatre jusqu'au carrefour où l'autre
moitié, celle qui vient à pied de Gour-Cheverny, doit nous
rejoindre. Elle a eu, comme nous, l'ordre qui déterminait l'heure
du passage à ce point initial et cependant elle manque au
rendez-vous.
Le chef de musique, qui se trouve seul, m'explique qu'il a vu
le rassemblement terminé, mais il n'a pu prendre sur lui que
d'amener ses musiciens. Le reste est en panne, faute d'un mot
dit, d'un geste fait : il n'y avait pas d'officier. On s'expliquera
plus tard sur l'incident et l'on débrouillera les responsabilités.
Mais voilà mon départ manqué; voilà perdue une demi-heure
au moins de cette fraîcheur matinale durant laquelle on marche
allègrement et l'on couvre de bonnes longueurs de chemin.
Toute la suite de la marche se ressent de cet accroc, et
d'autant plus que l'étape est longue et le temps mesuré juste.
Il faut envoyer chercher ces clampins, il faut les attendre ;
puis, dès sept heures, au soleil qui darde, il faut les pousser
devant soi comme un chien mordant chasse un troupeau de
moutons. Le docteur, derrière nous, est trop bon ; au moindre
bobo, il les laisse s'arrêter pour que les batteries les ramassent
et les chargent sur les coffres. « Ce ne sont pas des fantassins, »
dit-il. Il parle d'un déchet inévitable, 10 pour 100 environ dans
les premières marches. L'entraînement manque; les pieds ne
sont pas faits...
Dix heures. Nous traversons Pontlevoy. De l'eau qu'ils
puisent au passage dans les seaux posés exprès sur les trottoirs,
les ranime; du vin, que les musiciens ont attrapé des mains
d'une bonne vieille, puis d'un boucher réjoui, heureux de les
voir boire, les réveille, ces liquides absorbés les ragaillar-
dissent; ils entonnent le Chant du Départ. L'air si beau, si
large et si grave s'étend sur la troupe, et sur un decrescendo
de notes basses, ils jettent l'apostrophe : « Tyrans, descendez
au cercueil 1 » Une mélodie claire, simple, française, qui monte
droitcment comme un chant d'oiseau, comme les autres bruits
EN COMMANDANT LA TROUPE.) I
de la terre dans la pureté du ciel tourangeau. On songe à
tant d'autres qui marchèrent à ce même air, qui y moururent,
esclaves volontaires qu'enchaînait ce chant de liberté. Il les
allège, il les ranime, il leur donne la force d'aller jusqu'à la
forêt de Montrichard. Là, la dernière halte les étale sous la
futaie; les repose à la fraîcheur du bois. Ils ont des jambes
ensuite pour la dernière lieue, et quand ils débouchent dans la
vallée du Cher, le pays déployé devant eux, les arbres de la
rivière, et surtout les coteaux chargés de vigne leur agréent,
leur promettent une population riche, leur couvert mis, un
favorable accueil.
— Qui donc disait qu'il n'y avait pas de vin à Montrichard?
demande une voix.
Le vin rouge de Gheverny, le vin blanc de Montrichard
sont deux thèmes qui nous mènent jusqu'aux portes de la ville.
On s'époussette, on se cravate, on se boutonne pour faire une
entrée convenable. Les musiciens vont au chariot-fourragère
chercher leurs instrumens. Dix minutes au moins leur sont
nécessaires pour descendre la grosse caisse, les basses, les
contrebasses; ils reviennent cahin-caha sous l'œil paternel du
chef qui les gourmande en distribuant les partitions.
Montrichard, 21 juillet.
A peine les ordres donnés, la troupe se fractionne et
s'émiette ; elle va, par morceaux, derrière les fourriers, gagner
les places assignées dans le cantonnement; la fonction mili-
taire, — la marche, — est achevée ; ce sont maintenant les
fonctions domestiques qui s'accomplissent; on panse et on
abreuve les chevaux, on prépare la soupe, on apporte le four-
rage ; le maréchal des logis de jour réunit les noms des chevaux
malades ; le brigadier de jour, les noms des hommes. Dans
tout cela, moi, je ne parais pas, je ne dois pas intervenir. C'est
pourquoi je baye aux corneilles dans la rue de la petite ville
française. Le vieux pignon d'une maison de bois, l'encadre-
ment Renaissance d'une fenêtre à meneau, un joli visage, des
yeux purs de jeune fille, les cheveux bouclés d'un enfant,
m'occupent çà et là et, comme on fait un bouquet chemin
faisant, je cueille çà et là ces impressions.
Sur la place ensoleillée, les tilleuls que dessèche l'ardeur de
midi exhalent une odeur voluptueuse. C'est le charme indolent
8 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Touraine qui s'envole dans ce parfum. C'est l'encens de la
terre, c'en est la grâce, la paix et la félicité.
On sort de l'église, on en descend par l'escalier oblique qui
borne à gauche l'enceinte du château, à droite une haute
maison. Au fond, l'escalier ferme le décor, et c'est un tableau
charmant que le défilé de ces Tourangelles en costume d'été.
La scène est ancienne, la vie qui y circule est jeune. De l'une
ni de l'autre les yeux charmés ne peuvent se détacher.
Time is tnoney, dit-on en industrie ; mais cet aphorisme
est faux en style militaire. Pour nous, soldats, le temps est sans
valeur ; nous devons le dépenser sans compter. Il me faut
une demi-heure pour remonter le long de la rue de Blois, jus-
qu'aux écuries de la première demi-batterie. On me rend
compte là d'un accident arrivé au cheval aubère; et comme la
faute en est au harnachement, le bourrelier, assis sur un tas de
fagots, coud déjà sur la bricole un morceau de peau de mouton.
Un quart d'heure ensuite pour pousser jusqu'aux cuisines de
l'autre section. Là, le cuisinier, très dévoué, mais, quoi que je
puisse dire, noir de visage et graisseux d'habits, m'expose son
menu et me fait approuver sa soupe à l'oseille, son rôti et ses
haricots. Le vin n'est pas cher; l'hôtesse, une bonne âme,
donne la salade et les ingrédiens.
Le brigadier d'ordinaire lui a raconté l'histoire de la soupe
au caillou :
Il y avait une fois un pauvre soldat qui n'avait pas d'argent
pour sa provende et rien qu'une marmite avec de l'eau. Il mit
dans cette eau un gros caillou et dit à l'hôtesse :
— Je vais donc manger de la soupe au caillou.
Il dit de même aux voisins de l'hôtesse; on sut dans tout le
village que le soldat allait manger de la soupe au caillou.
— Moi, je lui donnerai bien un peu de beurre, dit l'hô-
tesse.
— Moi, je te donnerai deux oignons, dit le voisin.
— Et moi, une tête de chou, dit un troisième.
Le charron donna un morceau de lard, le buraliste une
petite saucisse, le cordonnier des abatis de poulet. Le soldat
mis le tout sur le feu. Un brave homme lui apporta sa soupe :
— Merci, dit le soldat, la mienne est meilleure. Il retira le
caillou qu'il jeta sur la route et se mit à manger.
EN COMMANDANT LA TROUPE. »
II est quatre heures, les résultats des visites sont connus
quanti je repasse place de l'Hôtel-de- Ville. Les ordres pour la
marche de demain arrivent, je dicte les miens et quelques
papiers à signer, un rapport à faire sur la mort de la jument
« Vagabonde » achèvent de remplir mon conciliabule avec le
maréchal des logis chef.
Déployons maintenant les cartes, traçons au crayon rouge
l'itinéraire du Nord-Est au Sud-Ouest, nous passons de la feuille
de BJois à la feuille de Loches. On dirait d'une aiguillée de fil
cousant ensemble tous ces feuillets. On songe qu'en effet
l'armée assemble entre elles et réunit ces parties du tout. Elle
est le fil d'Ariane, grâce auquel la France se retrouve elle-même
dans le labyrinthe national. Oui, nous la cousons, nous la
rapiéçons la France, et d'autres coupent les fils à mesure que
nous tirons l'aiguille.
Saint-Flovier, 6 août.
Une marche assez maussade, assez mal partie, difficile
ensuite à activer et à égayer. Il est vrai que la colonne à cheval
ne nous rattrapera pas de bonne heure, retardée qu'elle est par
le pont suspendu. Il manquait des hommes au rassemblement;
les retardataires arrivaient à la dérobée, rasant les murs de la
petite ville. La Creuse miroitait paisiblement au petit jour, on
l'aurait crue plus lumineuse que le ciel, quand nous la passâmes.,
Deux écharpes de brouillard traînaient sur elle; le soleil se
levait derrière les arbres debout çà et là sur la crête du plateau.)
Deux heures d'une allure triste, ensommeillée. Puis la cha-
leur croissante nous ranime enfin, et, comme des alouettes
tirelirent, les soldats se mirent à chanter. Dès lors, moi, le
chef, je n'eus plus qu'à les suivre et, botte à botte avec le docteur,
à philosopher.!
Nous avions parlé d'abord des belles chênaies du Berry ; du
gui qui pousse sur les chênes plus rarement que sur les autres
arbres ; du culte druidique ; de la cause inconnue pour laquelle
ce gui plus rare était seul considéré comme sacré. De là, nous
remontâmes à parler de la psychologie des primitifs. D'où
vinrent, aux hommes de la préhistoire, les idées élémentaires
d'armes, d'abris, de vêtemens, de tout? Par quelle expérience
millénaire la race s'éleva-t-elle jusqu'à cette conception? Les
sauvages sont le grand document à consulter sur ce problème.)
10 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais que de variétés dans les mœurs sauvages! Comment faire
la synthèse de la mentalité sauvage, jusqu'à créer le type du
primitif? Puis, quel abîme entre les prétendus sauvages qui
ne sont que des civilisés en retard, et l'anthropoïde grossi en
qui se composaient des idées obscures, au hasard de sa lutte
contre les êtres et contre les élémens !
Cependant, la troupe qui repart après un repos traverse
alertement, monte d'une seule haleine les rues de Preuilly-sur-
Blaise. La traversée des lieux habités agit sur elle à la manière
d'un coup de fouet : c'est connu. Je ne sais si cette excitation
passagère provient d'un désir de paraître, ou si c'est l'effet réflexe
produit par la vue des choses et des gens. Mais, arrivés sur le
long plateau qui s'étend vers Charnizay, une variation d'allure
se produit en sens inverse. Conséquence fatale, dit le docteur,
de ce que la route est rectiligne et qu'on n'aperçoit pas de
village à proximité.
Il faut alors sévir contre quelques traînards, faire la grosse
voix, menacer de punition, envoyer au serre-file une consigne
sévère. Les Parisiens sont de médiocres marcheurs, mais par les
lazzis qu'ils font ils aident les autres à marcher. Le docteur et
moi, nous sommes bien d'accord pour défendre l'accès de la
voiture médicale impitoyablement. Quelques-uns cependant,
qui font les clampins, ne demandent pas d'autre faveur que de
marcher leur propre pas. Ils rejoignent ponctuellement aux
haltes, avec un retard régulier, leur retard personnel.
— Dis donc, François, dit l'un d'eux. L'as-tu vu, le jet de
vapeur sur la rivière?
François, moins attentif aux paysages, répond à peine. Il
mange et boit. Les deux camarades s'asseyent côte à côte au
revers du fossé, et se désaltèrent l'un après l'autre au goulot du
même bidon.
Ce souple organisme, la troupe, s'applique immédiatement
a la configuration des lieux. Les fonctions communes prennent
pour centres les points de réunion placés au cœur de la localité :
la mairie, le champ de foire, la salle de la justice de paix ; là,
siège le médecin, le vétérinaire, l'adjudant d'état-major.
Hommes et chevaux, groupés pour le repos comme ils le sont
pour la marche, occupent les différens secteurs ; un même sec-
teur se fractionne selon les élémens constitutifs de la troupe :
EN COMMANDANT LA TROUPE. il
la section, la pièce. Il y a la question des cuisines et celle des
abreuvoirs. Quand les fourriers ont résolu tous ces problèmes,
fixé tous ces points, la place est prête pour nous, et nous pou-
vons entrer.
Le hasard et leur industrie nous ont servis à souhait aujour-
d'hui, et c'est vraiment un cantonnement idéal que celui où je
fais mon tour quotidien, à cinq heures après midi. La capitale
question de l'eau se trouve toute résolue par l'abondance des
puits et la commodité des auges ; les chevaux, bien abreuvés, en
sont à la botte du soir. Sous des hangars spacieux, qui les
couvrent de soleil, mais où l'air circule de toutes parts, dans la
litière jusqu'au ventre, ils ont des mines de bêtes heureuses ; et
leurs conducteurs, heureux de ce bonheur, les regardent avec
satisfaction. On a suspendu le harnachement à des tas de fagots,
formé des panoplies d'armes et de trompettes, des guirlandes de
gourmettes. La cuisine, toute proche, exhale une odeur d'oignon.
Avec de la vaisselle officieusement prêtée par l'hôtesse, on a pu
mettre un couvert. Rien ne manque, pas même une mare pour
pêcher des grenouilles; mais l'intérêt principal, le pittoresque
vrai du tableau est dans le gourbi sous lequel ils ont abrité
les selles, les paquetages, tout ce qui craint les risques de pluie.;
C'est une fabrique rustique, au toit d'ajoncs, posée sur des
pieux grossièrement équarris, à la fois grenier, cellier, frui-
tier, resserre d'outils et de semences. Il y a des établis, des
billots, des étaux, des scies, des maillets, des cages à poules,
des claies à fromages, des chaînes d'oignons, des pommes de
terre, des noyaux de pêche, des bouteilles, que sais-je encore?
Le lieu est obscur et frais ; la verdure qui le tapisse glisse au
dedans quelques pousses de lierre et des tortils de liseron ; je
lui trouve je ne sais quoi de sincère, de bucolique et de
charmant.
Le garde d'écurie, abrité là-dessous, y mange sa gamelle.,
Malade ces jours-ci, il a repris des couleurs; sa toilette est faite,
et l'on ne peut qu'admirer l'élégance, la douceur de physiono-
mie, la distinction aristocratique des traits de cet ouvrier de
Paris, prédestiné par la nature à quelque besogne intellec-
tuelle. Il n'a d'autre ambition cependant que d'être bon soldat
pendant deux années et bon ferblantier aorès.
la
REVUE DES DEUX MONDES.
Villeloin-Coulangé, 10 août.
Tout est en commun de ce que les soldats possèdent, et les
droits de tous à la chose possédée sont égaux. Quiconque gâte
ou dilapide sa part de la fortune collective appauvrit les autres;
quiconque mange plus que sa portion de l'ordinaire, ou déchire
ou salit ses vêtemens, diminue la ration de ses camarades,
amoindrit les ressources grâce auxquelles on peut les vêtir.
Ainsi chacun d'eux trouve dans les droits des autres la limitation
de ses propres droits; il la trouve expérimentalement, au cours
de l'expérience quotidienne à laquelle préside le comman-
dement des officiers et leur administration.
Là est le sens de cette fonction administrative que certains
officiers trouvent fastidieuse et qui ne peut paraître telle que
si on en méconnaît le sens. Le premier soin d'un capitaine qui
reçoit une recrue est de lui donner une gamelle et une cuillère.
Il remplace un pantalon ou bien il y fait mettre une pièce selon
que le mérite le détenteur du pantalon. Il enseigne la soli-
darité et la mutualité à propos d'une chemise perdue ou d'une
semelle percée. Et il fait ainsi de la vie économique et domes-
tique de la troupe, justement réglée et conduite, la base de la
vie militaire dont il est le mentor et l'instituteur. -
Ce n'est là cependant qu'une base, et il s'agit d'édifier au-
dessus de ce soubassement. Les travaux du service intérieur
sont alors la première assise. La propreté des locaux, les soins
aux chevaux, aux harnachemens, au matériel, aux effets, aux
armes, les corvées pour la perception du fourrage et des denrées,
et surtout le service de l'ordinaire, c'est-à-dire la préparation,
la cuisson et la présentation des alimens, forment les principaux
articles de ce programme. Il faut y ajouter les soins corporels
que beaucoup de soldats ne comprennent pas d'abord comme
utiles à eux-mêmes, et dont ils ne s'acquittent que par obéissance,
comme de n'importe quel service commandé; ces pratiques de
salubrité et d'hygiène ne sont donc jusque là qu'une part de cet
entretien économique et de cette gestion sage, par laquelle on
ménage les deniers de l'Etat; la part principale, puisqu'elle a
pour objet la conservation de la troupe elle-même, c'est-à-dire
du premier et du plus précieux des capitaux engagés.
Cette fois, il s'agit d'autre chose que de mutualité écono-
mique : on en est à la mutualité morale. Les soldats font plus
EN COMMANDANT LA TROUPE.
13
que partager leur avoir et que cohabiter; ils font plus que
s'aligner les uns sur les autres. Ils prennent aussi appui entre
eux, ils s'aident à vivre et à travailler. Chacun à son tour
balaye la chambre et apporte les plats au réfectoire; chacun à
son tour monte la garde d'écurie, les sabots aux pieds et le
fouet en sautoir; chacun monte la garde de police, le sac au dos
et la jugulaire sous le menton. La loi d'égalité règle la distri-
bution des rôles. On suit l'ordre d'ancienneté, pour les sous-
officiers et les brigadiers; pour les hommes, on suit l'ordre des
matricules qui détermine conventionnellement l'ancienneté.
Ce remplacement perpétuel des uns par les autres, ce respect
qu'on a des « tours » leur donne bien le sentiment qu'on observe
vis-à-vis d'eux la justice et qu'on les traite selon le principe
d'égalité. Mais ce ne sont là que des besognes d'ordre intérieur,
c'est du commandement à l'état « statique »pour ainsi dire, sans
impulsion ni mouvement. Le dernier degré, celui qui mène
à l'action militaire, à la dynamique du métier, consiste dans
l'instruction professionnelle. L'officier forme donc, — comme
l'instituteur forme des écoliers, — des fantassins, des cavaliers,
des canonniers, et non seulement il les rompt à la pratique
des besognes individuelles, mais il les exerce et les combine
ensemble, il les assemble et les superpose, il les multiplie les
uns par les autres. Le résultat de cet enseignement est la disci-
pline expérimentale, la discipline moderne d'élèves instruits,
discipulus, dans leur métier de guerre; il est l'achèvement de
l'œuvre à trois étages, qui est l'un économique, l'autre domes-
tique, et le dernier seul militaire, à proprement parler.
Or, l'éducation militaire est le but essentiel dont rien ne
doit détourner l'attention des officiers. Ce qu'il faut qu'ils
obtiennent, c'est une troupe prête à tous les actes de la guerre,
et, par-dessus tout, aux besognes critiques et sanglantes du
champ de bataille. Dans quelle mesure cet idéal est-il réalisé?
La guerre seule pourrait le dire. Un grand pas est fait cepen-
dant, un grand bien est assuré quand la camaraderie militaire
est réalisée, quand les soldats se secourent, s'entr'aident,
devinent les besoins ou la peine les uns des autres. On a, en
effet, dans cet altruisme du temps de paix, comme le germe ou
la racine du dévouement qu'ils pourront déployer sur le champ
de bataille. C'est pourquoi je me réjouis d'avoir vu aujourd'hui
Gimbert parcourir le cantonnement pour retrouver un sac
14
REVUE DES DEUX MONDES.
égaré, celui du cuisinier, et faire ensuite quatre kilomètres au
soleil en rapportant ce sac sur son dos.
Brassieux, 12 août.
Le parc est évacué, les lieutenans installent leurs sections.
C'est pour le capitaine un instant de répit. J'en profite pour
parcourir les journaux que le vaguemestre vient de me remettre.
Assis sur une borne, à l'ombre d'un tilleul, je lis une disserta-
tion sur la flotte anglaise et sur la flotte allemande, des com-
mentaires sur la rencontre des deux empereurs à Swinemunde
et sur la revue du home fleet passée par le roi d'Angleterre.
L'auteur s'inspire d'un article publié à la National Review par
M. Wilson et s'exerce sur le thème de la comparaison des
forces navales allemandes avec la Channel fleet anglaise. Le
succès des premières, au cas d'une attaque brusquée contre la
seconde, lui paraît possible. L'Allemagne serait libre ensuite
de débarquer en Angleterre une armée d'un effectif imposant.
C'est toujours l'utopie du débarquement en Angleterre.
C'est le vieux projet de la royauté française, de la Révolution,
de Napoléon. Tous ces pouvoirs s'efforçaient en vain d'arracher
à la Channel fleet d'alors le commandement des eaux du canal.
S'ils n'y réussissaient pas, une marine européenne d'aujour-
d'hui y réussirait moins encore, car la Channel fleet n'est pas
toute la marine anglaise ; même battue, elle ne perdrait pas
le commandement de la mer; même débarquée, une armée
d'invasion ne tiendrait pas la victoire, menacée qu'elle serait
sur ses derrières par un retour offensif des escadres anglaises
rappelées de toutes les mers à la défense de la mer métro-
politaine.
Tout se ramène en définitive à arracher à l'Angleterre le
commandement général qu'elle exerce sur les « vagues. » Je
réfléchis une fois de plus à ce Sea power ; mais un de mes sol-
dats m'interrompt pour me présenter son soulier. Il ne sait
plus comment marcher : la semelle est complètement séparée
de l'empeigne. L'accident s'est produit tout à coup au choc
d'une grosse pierre.
— Nous verrons, lui dis-je, si l'ouvrier bottier peut le raccom-
moder. Plus que deux étapes ; rentrés à Orléans, nous sommes
à portée de nos ressources : nous pouvons nous recompléter.
11 s'en va content. Et moi plus content encore de la
EN COMMANDANT LA TROUPE. 15
confiance et du sans-façon avec lequel il m'aborde et
m'interrompt.
Au surplus, c'est le problème essentiel qu'il me pose en
me présentant sa paire de souliers. Il me rappelle que les
armées et les flottes se composent de gens instruits à vivre les
uns pour les autres et, par là, préparés à mourir les uns pour
les autres. La puissance de l'armement n'est pas tout. Ce qui
importe, c'est le lien moral existant entre l'officier et le soldat;
ce lien se consolide quand l'un a souci de l'autre ; il prend ici
pour symbole le fil que l'ouvrier bottier coudra tantôt par mon
ordre entre cette semelle et cette empeigne...
13 août.
Je lis ceci : « Il n'y a pas de libre arbitre, mais nos actes
résultent de la transformation dans notre organisme des mou-
vemens du monde extérieur. Pas de responsabilité : elle dispa-
rait dans la morbidité de laquelle procèdent seuls les crimes.
La peine est une conception mystique, contraire à tout esprit
scientifique; la société, marâtre qui tolère ou favorise la genèse
du crime, n'a pas le droit de punir; le crime seul est sa vic-
time ; il a le droit de se révolter contre elle. La peine de mort
ne doit être appliquée qu'aux délinquans incurables dont la
vie n'est qu'une source de malheur pour eux et les autres;
mais ce n'est pas alors la décapitation que l'on doit employer :
c'est l'euthanasie... »
Sur certains points, je serais presque d'accord avec cet
auteur, sauf que je ne sais ce que c'est que l'euthanasie, et que,
n'ayant pas de dictionnaire sous la main, je dois me résigner
à ignorer quelque temps encore sa manière de faire mourir
les « délinquans incurables. » Passons, d'ailleurs, sur ce moyeu
exceptionnel. Ce que je ne lui accorde pas volontiers, ce sont
ses moyens curatifs ordinaires. Il les borne à l'internement dans
certaines maisons de santé, les unes asiles de fous et les autres
asiles de dégénérés dangereux. La graduation de la pénalité se
résume pour lui à des nuances de régime, — plus d'azote chez
l'un et plus de carbone chez l'autre, — ou à la pression de la
douche : dix kilogrammes pour le simple fou, vingt kilo-
grammes pour le dégénéré dangereux.
Il s'imagine, le bon jeune homme, déraciner le crime par
ces procédés-là et il oublie que la criminalité augmente en
16 REVUE DES DEUX MONDES.i
France dans des proportions effrayantes depuis que ces théories
débonnaires sont à l'ordre du jour.
Que ne sort-il de ses livres et de son laboratoire ? Que ne
voit-il autour de lui la vie telle qu'elle est, et ce qu'a inventé
avant lui, pour « l'hygiène sociale, » la sagesse collective des
générations qui nous ont précédés? Il reconnaîtrait alors l'armée
dans la grande maison de santé où se font les redressemens
moraux, où le jeune homme de vingt ans participe à une vie
purement collective, solidaire, hygiénique et désintéressée ; il
s'y met aux mains de praticiens qui ignorent les formules de
nos modernes Diafoirus, mais qui savent quand même leur
affaire, notre affaire, pour l'avoir apprise expérimentalement.
Ces empiriques-là, moins timorés que le psychologue, ne
craignent pas de faire de l'orthopédie, et pour redresser un
homme, de le punir autant qu'il l'a mérité.
Au risque de retomber dans le vomissement du moi « auto-
nome » qui n'existe plus de par la Faculté, ou dans l'enfantine
illusion du « libre arbitre, » ils font de la répression systéma-
tique. Ils envoient à la salle de police sinon le « moi » auto-
nome d'un soldat coupable, du moins la « colonie de neurones
consciens » qui lui sert de personnalité.
Orléans, 25 août.
Je l'avais connu au ministère comme un excellent officier
d'état-major, et je me souviens qu'une fois, au retour d'une
marche militaire, nous jouâmes au bridge ensemble, de Bar-le-
Duc jusqu'à Paris. Les hasards de la vie nous séparèrent
ensuite ; ils nous rapprochent aujourd'hui en le ramenant avec
son régiment au camp de Gercottes, faisant de moi son acolyte
à cette manœuvre de garnison. Il adresse son ordre, non pas
personnellement à moi, mais au « commandant de l'artillerie
du parti Est. »
Rendez-vous à huit cents mètres à l'Ouest du moulin de
Gidy; j'y devrai être de ma personne à cinq heures du matin;
mes batteries n'arriveront qu'à cinq heures et demie. A cheval
donc à trois heures et demie ; c'est l'heure fraîche de la nuit
finissante et du premier matin. Des odeurs1 de feuillages, de
fruits mûrs, le long des vergers, embaument l'air; les sens ne
perçoivent rien que de doux, rien que de pur, et c'est divin de
sentir grandir en soi la vie et la force à mesure que le jour
EN COMMANDANT LA TROUPE. 17
grandit dans le ciel. Les faubourgs traversés, dépassés, me voilà
dans les vignes ; puis ce sont des champs moissonnés, un pré où
la faux a tracé ses chemins que bornent des traînées de foin. Je
marche à travers les chaumes droit au point du rendez-vous.
Un cavalier, venu de l'Est, gagne aussi vers le même but; les
jambes de son cheval disparaissent derrière une levée de terre ;
lui-même s'enfonce dans le sol ; il devient cul-de-jatte, puis
ressort. Nous approchons, nous convergeons. Cinq heures son-
nent au clocher. Nous arrêtons, nous nous saluons. C'est lui,
c'est le commandant...
Des nuages en kyrielles s'en vont parallèlement dans le
ciel, et l'on dirait ces traînées de foin qui bordent la route du
faucheur à travers ce pré...
J'examine les cas de conscience que me soumet le com-
mandant et je les résous de mon mieux. De concert avec le
capitaine qui commande l'avant-ligne, je porte quatre canons à
hauteur de la ferme qui lui sert de point d'appui : ainsi le
veulent et la situation générale, qui prescrit une attitude de
défensive active, et la décision du chef de parti, qui est
de provoquer l'adversaire et de l'attirer sur le terrain
choisi.
Nous attendons longuement et nous ne voyons rien venir.
Les éclaireurs à moi, poussés vers l'avant, ne m'envoient aucune
nouvelle. Le premier renseignement vient de l'arrière, du chef
de parti : lout le détachement ennemi a été vu il y a une demi-
heure, rassemblé dans la clairière de la Martinière. Je serais
d'avis de l'attaquer; mais le capitaine de l'avant-ligne, en allu-
mant sa cigarette, dit qu'il préfère attendre, Un autre ren-
seignement fait connaître la présence de patrouilles dans les
bois, sur notre gauche ; je détache de ce côté deux canons, qui
surveilleront la clairière du Chêne-Vert, vais les poster et
reviens. Un réseau de surveillance, — cinq gradés à cheval, —
est tendu en avant d'eux, et j'ai une bonne communication avec
eux par vélocipédiste.
Le premier coup de feu, juste devant nous, là d'où nous dési-
rions l'entendre venir; puis d'autres, à droite, dans les vignes;
un crépitement discontinu, qui se diligente davantage d'instant
en instant. Un officier, monté sur une meule, a cru voir une
avant-garde sortir des ormes. Ce renseignement se confirme :
TOME XXXIII. — i9JÔ. O
18 REVUE DES DEUX MONDES.
il y a deux compagnies; elles s'avancent, elles forcent pour
déboucher. C'est fait : ils sont amorcés.
La situation se dessine : c'est pour moi l'instant de juger et
d'ordonner, le moment de volonté. J'envoie au fond du terrain,
là-bas, à la lisière du bois, la batterie restée jusqu'à présent
inactive; elle verra de là tout le champ du combat et participera
à toutes les phases sans plus avoir à se déplacer. Mes deux
canons du petit bois ont brûlé quelques charges contre la
poussière de troupe qui se présentait à eux. C'était toujours
pour provoquer; maintenant que c'est fait, je les replie, et rap-
pelle aussi la section du Chêne-Vert qui ralliera à travers bois.
Un problème se pose : faut-il ramener ceux-là aussi au bout
du champ clos ou bien occuper une position intermédiaire? Je
vois le pour et le contre, examine brièvement, mesure l'empla-
cement possible, la protection donnée par le terrain, la possi-
bilité d'y tenir, la faculté de retraite à couvert et me décide
finalement pour la position intermédiaire.
Nous canonnons de nouveau, moi l'infanterie; l'autre, plus
loin, plus couvert, devine qu'il a l'artillerie à combattre et fait
sans ordre ce qu'il doit faire.
Troisième phase : je me replie sur lui, je dérobe ce mouve-
ment en faisant rouler les canons à bras vers l'arrière, jusqu'au
fond du terrain.
Là, secrètement, on les remet sur leurs avant-trains, et nous
nous évadons le long d'une lisière de bois, sans avoir été aperçus,
je crois. Les coups de canon de l'adversaire ne redoublent pas,
ne saluent pas notre passage. Nous remontons vers le fond du
tableau, nous occupons une position nouvelle et recommençons
à surveiller le terrain.
De là, nous pouvons agir contre l'adversaire, au moment où
il aborde le point d'appui principal; nous le pulvérisons, nous
l'anéantissons.
A la critique, on blâme ma position intermédiaire. Mais peu
m'importe, car ils jugent d'après des choses que je ne savais
pas et non d'après celles que je savais.
Barville, 29 août.
Ces premières manœuvres ne sont encore que des élémens
de manœuvre. Brigade contre brigade, — soi-disant, —
et, en fait, à cause de la petitesse des effectifs engagés selon
EN COMMANDANT LA TROUPE.
19
la lettre des conventions faites, régiment contre re'giment.
Le début de celle-ci est pareil à celui de tant d'autres.
Passage par un point initial vers lequel convergent de toutes
les parties du cantonnement les compagnies et les batteries;
chacune de ces unités a calculé son départ, elle passe au point
à l'heure dite et la colonne se trouve formée, sans arrêt et sans
retard. Marche en colonne pour gagner le terrain de la
manœuvre : ce terrain est choisi d'après les circonstances
topographiques qui peuvent ajouter à l'intérêt de l'opération. Il
arrive aujourd'hui que ces circonstances sont tout à l'avantage
du parti adverse. Il occupe à l'Est du ruisseau de la Rimarde
une position qu'en littérature on pourrait dire « inexpugnable, »
mais le style militaire n'aime pas les adjectifs et je me garderai
bien de la qualifier ainsi. J'accompagne : et de même qu'en
musique le rôle d'accompagnateur est un rôle sacrifié, de même
en artillerie la mission que je vais remplir est de celles qui
passent pour ingrates et sans agrément. Le fait est que je me
trouve à une de ces chiennes de positions comme on n'en voit
qu'en Beauce; avec ses 122 mètres de relief, elle occupe sur la
carte d'état-major un grand blanc impressionnant; elle domine
une plaine découverte dont les points les plus haut cotés ne
dépassent pas 104 mètres, au Péage, 113 à Anorville, 118 au
Moulin de la Montagne. Cette différence d'altitude assure au
défenseur des vues sur tous nos mouvemens, elle entrave notre
marche, qui ne pourra se faire que par circuits, détours, et
qu'encore au prix de beaucoup de fatigue et de beaucoup de
temps, on ne peut se flatter de défiler entièrement.
Il va sans dire que l'autre a de l'artillerie à la cote 122, que
cette artillerie placée en contre-bas derrière la crête, échappe
entièrement à nos vues et par suite à nos coups; que placée
là aux aguets, avant que nous n'ayons débouché dans la zone
dangereuse, elle a su exploiter l'avantage de cette priorité dans
le temps; elle a étudié son champ de tir, fouillé à la lunette,
décomposé, craticulé; des croquis perspectifs, sorte de schémas,
qui donnent le tracé des crêtes et graduent ce tracé; l'amplitude
des déplacemens faits par l'œil dans son tour d'horizon pré-
pare le transport de son tir : elle est prête enfin à exploiter
contre nous tous les avantages inhérens à la forteresse natu-
relle qu'elle occupe au sommet du terrain.
Mon rôle ardu sera d'accompagner le régiment qui marche
20
REVUE DES DEUX MONDES.
à l'attaque de ce fort et qui cherche ses défilemens à droite par
le Pe'age et le Ilaut-des-Eaux.
Pas de défilement, et pourtant il faut avancer. Avancer à
découvert, c'est se faire immédiatement paralyser, détruire.
Comment sortir de ce dilemme? Je reconnais le terrain avoisi-
nant Anorviîle, tandis que ma batterie reste derrière les maisons
en situation d'attente, c'est-à-dire arrêtée sur roues, les canons
sur les avant-trains : notre vocabulaire militaire prête au
terme ce sens invariable et cette invariabilité est nécessaire
pour qu'au mot employé dans un ordre réponde toujours, de la
part de celui qui obéit, la même invariable action.
D'ici, la position ennemie apparaît au loin comme une
longue courtine que jalonnent çà et là quelques arbres et
derrière laquelle se lèvent les toits de quelques maisons. Elle
est nette, continue; tout s'y passe en arrière de la crête et sans
doute dans un contre-bas prononcé. Le terrain me couvre
quelque peu et davantage encore la distance, car nous sommes
à ces grandes portées où l'observation du tir devient difficile;
conséquemment le réglage; et enfin l'efficacité. Je me risque
donc à m'installer là; le silence qui règne en ce moment
témoigne que l'autre n'a pas aperçu mon approche et qu'il ne
peut saisir, pour me foudroyer, l'instant où je sépare mes
avant-trains...
Je le provoque par mon feu ; et des grondemens me
répondent au loin.
Je supposai d'abord que ce pouvait être un écho; mais non :
mon tir se prolonge, coupé par des intervalles de parfait silence.
Il y avait donc eu riposte tout à l'heure et non pas illusion
d'acoustique. Le duel d'artillerie est engagé. A si grande dis-
tance, en tâtonnant sans nous voir, nous ne saurions nous
faire beaucoup de mal. Une ondée qui commence à brouiller
l'atmosphère ajoute à la difficulté du tir et rend tout à fait
illusoires les effets destructeurs. Nous le sentons tous deux,
et, par une sorte de consentement mutuel, nous suspendons
simultanément le feu.
L'idée me vient alors de profiter du rideau de pluie pour
dérober à l'autre l'opération critique du franchissement de la
crête. Il est temps pour moi de me résoudre à ce pas en avant.
Homme par homme, l'infanterie s'est glissée au bas de la pente,
il me faut l'y rejoindre, si périlleux que soit pour moi le passage
EN COMMANDANT LA TROUPE.
21
sur ce terrain dominé et battu. Amenez donc les avant-trains,
mes canonniers, et bravement déployés en bataille, à la grâce
de Dieu, franchissons cette barre en deçà de laquelle c'est
la côte hospitalière, le havre protecteur, et plus loin, c'est la
haute mer...
La voici, mer de chaumes, vagues vertes qui sont des
sillons, luzernes écumeuses au ras desquelles les hirondelles se
bercent comme les mouettes font sur les flots. Leur vol inquiet
agile autour de nous la menace d'un orage et le voici qui se
déchaîne en effet. Boum, boum, boum! Nous sommes vus; nous
manœuvrons au trot sous la grêle de mitraille, nous doublons
l'allure, car seule la vitesse de nos chevaux peut nous sauver.
La zone dangereuse est profonde de près d'un kilomètre.
C'est un déplacement de cinq minutes environ. Longues, dan-
gereuses et mortelles, pour peu que l'autre sache son métier
d'artilleur. Et cependant, puisqu'il n'y a pas d'obus dans nos
canons, nous gagnons sains et saufs l'abri que nous offre une
levée de terre. Là, derrière le bouclier, nous reprenons haleine,
et, pied à terre, donnons un peu de repos à nos chevaux.
La Brulat, 30 août.
Rien ici, dans ce cantonnement infiniment pauvre, que les
biens élémentaires : l'eau, l'air, pour se rafraîchir et se repo-
ser; les œufs, le lait pour se nourrir. J'ai eu soin, — comme
font d'autres, quand ils consignent à la troupe l'entrée d'un
café, — de dire : « L'ombre de la meule est réservée aux offi-
ciers. » Là, nous mangeons la bonne omelette, le beurre frais;
nous dégustons le café venu de la popote des sous-officiers.
L'ombre qui tourne nous oblige à transporter notre aligne-
ment de l'autre côté de la meule; sur de bons canapés de paille,
les yeux tout pleins du bleu du ciel, puis, bientôt, des ombres
du sommeil, nous causons d'abord, nous nous reposons après.
Notre conscience est pure, et, si pauvres que nous soyons, nous
avons fait des heureux. Le garde-parc vide nos fonds de bou-
teilles, les poules picorent les miettes de notre pain.
La vie de la troupe circule autour de nous. Ce sont deux
brigadiers d'ordinaire qui passent rapportant un sac de
pommes de terre, le vaguemestre sur sa bicyclette, et c'est bon
de s'endormir ainsi, dans une sécurité charmante, faite de leur
confiance et de leur dévouement.
22 BEVUE DES DEUX MONDES.)
La Selle-sur-le-Bief, 31 août.
Nous faisons au point initial ce qu'on appelle une partie de
drogue, étant partis à dessein un peu tôt des cantonnemens
confus que nous occupions dans les bois et où nous nous trou-
vions enchevêtrés avec les fantassins. Par crainte de les couper
en chemin, nous avons anticipé sur l'heure, et nous voilà arrê-
tés à ce carrefour du Gouet, avant même que la pointe d'avant-
garde n'y ait passé. J'y retrouve, sur son beau cheval Fortunio,
mon ami Journet, que je n'avais plus revu depuis les manœuvres
de Chartres, en 1900. L'officier d'état-major y arrive à son tour,
puis le chef d'état-major. Il donne un ordre à un officier de
cavalerie, chargé de patrouiller sur le flanc gauche de la
colonne. A moi-même, il m'assigne ma place définitive dans
l'avant-garde. Et quand toute cette cuisine est faite, voici
poindre la tête, puis défiler le gros de l'avant-garde. Nous y
entrons, et voici, se dessinant devant nous à leur pas lent, qui
raccourcit celui de nos chevaux, les fantassins, plies sous le
poids du sac et du fusil.
1 heures. La traversée de Montargis. 7 h. 50. La halte
horaire. Une heure encore, puis de nouveau la halte. Nous allons
ainsi, sans que l'ennemi nous montre autre chose qu'une
poussière de cavalerie, rien qui vaille la peine qu'on s'arrête, ni.
qu'on lui adresse un coup de canon. Mais après la chapelle
Saint-Sépulcre, ce harcèlement devient plus fréquent, plus
irritant. A la fin, c'est une fusillade véritable bordant un
bois tout proche; une compagnie se déploie contre cette
lisière, tiraille et forme un rideau, derrière lequel la colonne
continue à défiler. Plus loin, ce sont des formations de cava-
lerie qui se montrent dans une clairière. Si peu denses qu'elles
soient auprès de nous, elles prétendent attaquer. Un escadron
approche, grandit et se jette d'écharpe sur l'infanterie. Il ne
nous avait pas vus, sans doute. Mais par le mouvement :
<( Halte en batterie, » je sépare mes trains, et par le feu à
volonté, qui rend chaque chef de pièce maître de son per-
sonnel, je leur envoie de nos nouvelles et les décide à rebrousser
chemin.
L'officier d'état-major opine que je n'aurais pas dû tirer, et.
le général pense que si. Ses raisons sont qu'il faut montrer aux
fantassins la manière des artilleur», et que, dans ces longues
EN COMMANDANT LA TROUPE.
23
marches traînantes, il est bon de ranimer la troupe en sonnant
un re'veillon de coups de canon.
Une inscription aux portes de Montargis :
« A la mémoire de Gaillard, qui, dans les combats livrés
sous les murs de la ville, au mois de septembre 1427, s'empara
du drapeau des troupes de Warwick. » Hier, sous Ladon et
Maisières, nous rencontrions des monumens élevés à l'honneur
des soldats français- tués en 1870 à la bataille de Beaune-la-
Rolande. Les invasions profondes, les grandes plaies nationales
ont seules atteint la France jusqu'ici en ce cœur même du
pays; mais il est frappant d'en rencontrer sur le même terrain ce
double souvenir et de passer dans la même étape d'un champ
de bataille de la guerre franco-allemande à un champ de
bataille de la guerre de Cent Ans.
A Saint-Georges, l'hôte a servi un an au 82e d'infanterie, à
Montargis. Il aimait fort les manœuvres, la marche ne le
fatiguait pas. Au surplus, il avait de bons chefs et n'a pas à se
plaindre du métier. A la Félines, nous trouvons un ancien
mobile du Loiret, dont les souvenirs sont un peu brouillés.
Il a servi sous Bourbaki et passé avec les débris de l'armée de
l'Est en Suisse. Il eut les deux pieds gelés. Quel mauvais
biscuit on mangeait alors! Et la misère, et la vermine!
La Saussaie.
Notre petite colonne file bien dissimulée dans un pays cou-
vert; les patrouilles de cavalerie n'ont pas éventé notre marche;
nous allons diligemment, cherchant la troupe ennemie que
nous avons mission de surprendre et de mordre au flanc.
L'ordre qui m'arrive de doubler au trot l'infanterie qui
continue au pas et de galoper « de ma personne » jusqu'au
colonel, m'avertit que nous approchons. En effet, la voici devant
nous, le colonel nous la montre, la malheureuse troupe surprise.
Elle défile tranquillement sur la route, à cinq cents mètres,
sans soupçonner les yeux méchansqui l'épient derrière cette haie.
Le cœur se serre a l'idée qu'en guerre ce pourrait être ainsi, que
24
REVUE DES DEUX MONDES.
des hommes marcheraient gaiement, fraternellement, le long
d'un chemin et que tout à coup, d'autres hommes, cachés, les
cribleraient de mitraille et les faucheraient comme des épis.
Notre canonnade brutale les arrête; ils jettent des tirailleurs
dans les fossés et se hâtent d'abriter le gros des compagnies
dans les plis du terrain. De notre côté, nous garnissons de coups
de fusil la ligne du chemin de fer et voilà le combat noué.
Je me hâte de chercher un passage à niveau et crains de
laisser un obstacle aussi sérieux que la voie ferrée entre ma bat-
terie et le bataillon que je dois appuyer. Nouvelle position près
de la maison du garde-barrière. De là, je vois les compagnies
qui se déploient et refoulent devant elles l'adversaire à grands
pas. Je les accompagne, non pas de mon mouvement, mais
de mon feu et ne vois pas, quant à présent, de raison plausible
pour chercher plus avant une autre position. Ces déplacemens
d'une position à l'autre sont des instans d'arrêt pour l'action;
ce sont aussi des occasions de se faire voir et de tomber, sans
savoir, sous le feu d'une batterie aux aguets.
Un temps mort, un calme dans la bataille : ce sont les
arbitres qui épiloguent et se mettent d'accord entre eux.
La troupe que nous avons bousculée n'était qu'un flanc-
garde; mais elle est si bien refoulée, enfoncée, rejetée en débris
sur le gros du dispositif de marche ennemi que le tribunal des
conflits nous donne gain de cause. Il fait savoir aux chefs des
Blancs que la continuation du mouvement commencé est devenue
impossible; il les invite à se pourvoir d'après la nature de notre
attaque et l'étendue du terrain que nous avons conquis.
La résolution prise ne pouvait être que celle de la retraite ;
et, en effet, voilà notre bataillon qui pousse de l'avant; je le suis
au ras des bois et viens près de la Roserie occuper une crête
découverte d'où je domine au loin le champ de bataille. A nos
pieds, la ferme de l'Etang-Neuf, qui est nôtre; au loin, à peine
visible derrière les arbres à fruits qui parsèment ici la plaine, et
trahie cependant par la poussière qu'elle soulève, une colonne
ennemie rétrograde sur Fouchères. Je la canonne, je la pro-
voque; elle m'oppose une artillerie bien empêchée, je pense, de
me voir, couvert que je suis par le terrain, bien imprudente de
s'exposer là sous mon feu, au lieu de chercher elle-même un
couvert. Elle tire et je lui oppose un silence dédaigneux.
— Combien de coups? dis-je au sous-chef artificier..
EN COMMANDANT LA TROUPE.
25
II compte les gargousses dans les coffres et les répartit; et
pour un instant inactifs, nous attendons...
Celte fois, notre colonne principale est entre'e en action, et,
comptant sur son avance que mesure d'avance à nos yeux le
recul de l'ennemi, nous accentuons davantage notre pression
sur son flanc. Le bataillon que nous refoulons cède davantage.
Notre poursuite devient chasse. J'abandonne ma position de la
Roserie et viens librement, à de'couvert, couronner une autre
crête et dominer un autre champ de tir. C'est comme un champ
clos réservé pour nous, vide de toute habitation ; à gauche et à
droite, des bouquets de bois; devant nous, un terrain descendant
quise relève en glacis del'autre côté. Au loin, quelque chose cepen-
dant comme un toit et jetant les yeux sur la carte pour y trouver
lesélémensde vocabulaire nécessaires à l'expression des ordres,
je trouve cette maison lointaine à nous : le Bout du Monde.
En avant donc vers ce Bout du Monde. Nos fantassins vont
si vite que j'ai peine à les suivre ; j'ai descendu la pente, je suis
au fond de la cuvette, que je les entends tirer sur l'autre bord
du trou. Je m'apprête à laisser là mon monde et à reconnaître
tout seul la direction où l'employer, quand un officier arrive
au galop et, sans prendre le temps de s'arrêter, me crie :
— Sur la gauche... Contre-attaque formidable... Faites vite...
Il passe, cherchant plus loin un autre secours ; et tandis que
je porte le mien là où il est requis, le commandant du batail-
lon lui-même accourt et me dit :
— Nous sommes f. ..
En effet, la situation est désespérée. Le bataillon qui fuyait
devant nous et qui n'était qu'une amorce, nous a conduits sur un
gros ennemi massé autour du Bout du Monde : une brigade au
moins, prête à s'avancer, à nous saisir, à nous happer. L'ins-
tant court où elle est encore immobile nous permet de prendre
position contre elle. Par deux pièces jetées à droite, par deux
autres dirigées vers la gauche, j'encadre l'infortuné bataillon
et, comme l'abeille meurt en enfonçant son dard, je n'ai pu
faire qu'une décharge avant d'être noyé dans le flot montant.
Un officier lève joyeusement son sabre en arrivant sur nos
pièces et des réservistes dégouttans de sueur raillent au pas-
sage les canonniers. Leurs brandissemens de baïonnettes
effrayent les chevaux attelés à nos avant-trains; il y a un tour-
noiement d'attelages, dès cris, une sorte de mêlée, et je crains
26
REVUE DES DEUX MONDES.
un moment qu'on n'en arrive aux coups. Cependant, l'ordre se
re'tablit à mesure qu'on nous dépasse ; des lignes denses se
succèdent, tambours et clairons battent et sonnent avec rage,
tandis qu'à distance notre artillerie répond.
C'est le tableau final, l'apothéose de théâtre qu'on ne peut
prolonger sans la rendre absurde et dont le déploiement même
n'a d'autre sens que d'exciter et d'enivrer les soldats.
Sonnerie : Halte à la manœuvre.
Puis : Ralliement en campagne. On entend des ordres quand
des chasseurs d'escorte nous arrivent. Le général en chef les a
éparpillés tout autour de lui pour rameuter son monde. Il
prescrit de rallier sur son fanion tricolore et dans la direction
de Château-Miroir. Toute la machine s'ébranle, les tronçons de
troupe se réunissent les uns aux autres; souples, articulées, les
unités passant au travers les unes des autres; les colonels les
ramassent, les placent, si bien qu'en un quart d'heure seule-
ment les vingt mille hommes sont groupés.
Nous, derrière, en troisième ligne, nous ne voyons rien de
ce qui se passe au centre : une parade, parait-il, pour la remise
à un général d'une croix de commandeur. Le ban qu'ouvrent
les tambours du régiment de droite est répété de proche en
proche par tous les régimens. Même répétition quand le ban est
fermé; et l'on se disloque vers les cantonnemens dans une
poussière si dense qu'on n'y voit pas à deux pas.
La Saussaie, 2 septembre.
A deux heures, l'officier d'état-major n'était pas encore
arrivé à Yillebougis, pour y faire la répartition du cantonne-
ment. Plutôt que de l'attendre, j'ai jeté mon dévolu sur ce
hameau écarté de la Saussaie auquel personne ne prétendra,
bien sûr, et où nous trouverons du moins sans retard des abris
pour couvrir nos chevaux, de l'eau pour les abreuver.
En effet, l'installation s'y fait sans encombre, bien au large;
et nos soldats éprouvent aussitôt la cordialité des habitans aux
pots de vin qu'on leur fait vider. Il y a des œufs, du laitage,
aucune auberge; et comme nous n'avons dans notre train
aucune cantine, comme nous n'appliquons pas non plus pour
nous nourrir le système de la popote, le problème qui reste à
résoudre est celui de nous nourrir. La bonne vieille chez
qui je trouve un lit s'effraye d'une responsabilité pareille. Ce
EN COMMANDANT LA TROUPE.
27
serait trop « d'embarras, » dit-elle, elle ne sait pas la cuisine ;
sauf quand il vient des gens aux jours de fête; elle ne fricasse
de toute l'anne'e ni poulet, ni lapin; et surtout pour des
messieurs comme nous, non vraiment, elle n'ose pas.
La voisine, heureusement, est moins timide, plus arran-
geante. Une grande paysanne, bien verticale, au masque
dantesque qu'encadre son mouchoir de cotonnade. Un de nos
ordonnances qui servira à table fait auprès d'elle le marmiton
et voilà enfin, servis à la lueur tremblante de la chandelle, la
soupe au lait, les œufs, les haricots et le miel.
On fait pour les chevaux une orgie de fourrage. Un paysan
va jusqu'à les abriter dans son feneau et, au bout d'une heure,
ils ont à belles dents creusé une grotte à l'intérieur de ce foin.
Le laitier qui sonne de la trompette et rappelle en vain au
centre du hameau, s'en va bredouille; le lait est bu par les
soldats; les gens n'ont rien à lui porter.
Mardilly, 1" septembre.
Nous arrivons en « parens pauvres » au château de Mardilly.
La maison est pleine d'invités, en ce jour d'ouverture de la
chasse; et, si gracieux que soient les hôtes, il est certain que
nous les gênons. Le châtelain, ancien officier de cavalerie, ouvre
tout grands ses communs, son potager, sa cave; il en résulte
que tous les soldats seront abrités, abreuvés, que les pommes de
terre ne leur coûteront rien.
Le régisseur nous nourrira et, comme les matières premières
viennent du château, œufs, perdreaux, vins, liqueurs, nous
n'aurons pas à nous occuper de notre menu. Par un jeu de
réciprocité tout naturel, je fais dans l'après-midi une confé-
rence sur le canon à tir rapide. Toujours la même conférence
pour gens du monde et invités de château que j'improvisai
une fois et que je répète maintenant à tout propos. D'abord, des
explications générales sur le mécanisme : ouvrir la culasse,
charger, mettre le feu. La question du pointage me mène à
celle du recul; j'explique comment le canon, dans sa course
arrière, bande un ressort qui se détend pour le ramener ensuite
en avant; comment, dans ce retour automatique, l'affût reste
rigoureusement immobile et le pointage est intégralement
conservé. Après cela, un peu de manœuvre; un simulacre de
tir. Une heure entière a passé et, comme l'attention de mes
28 REVUE DES DEUX MONDES.
auditeurs est à son terme, nous revenons à pas lents vers le
berceau où le thé est servi. Nous traversons le chaume poudreux
tout à l'heure encore ensoleillé, et subitement plongé dans
l'ombre par le soleil qui tombe derrière les arbres du parc.
— A quelle distance tirent vos canons? demande la
châtelaine.
C'est ennuyeux d'être interrogé sur les choses militaires;
mais enfin, ces choses sont nouvelles pour eux, sinon pour nous.
— La portée maxima du canon atteint six, sept kilomètres,
ou davantage; mais la portée utile n'est que de cinq kilomètres
en raison de l'impuissance où l'œil de l'artilleur est de suivre
les effets du tir au delà de cette distance.
— Et dans cette étendue de cinq kilomètres l'effet meurtrier
du canon est le même à toutes les distances?
— Le même...
Un feu de curiosité intelligente brûle dans ses yeux purs.
C'est là l'étincelle de foi jeune, de confiance enfantine que la
femme garde toute la vie aux yeux. Lumière d'autant plus
radieuse, d'autant plus intelligente qu'avec l'éclat de sa pensée
on y sent le rayonnement de son cœur.
Elle parle à son tour : à Paris, elle est d'un dispensaire de
la Croix-Rouge et tous les mardis, à Plaisance, va panser les
pauvres gens. Elle dit qu'il faut faire pardonner la fortune par
la charité. Le domestique apporte le samovar et nous nous
asseyons à la table du thé.
La Saussaie, 3 septembre.
Encore une manœuvre avec l'infanterie, mais cette fois
sous le commandement d'un autre colonel. Le caractère diffé-
rent du chef fait différentes les relations de service, l'étendue
de l'initiative, le degré de confiance en soi-même, l'assurance
et la réussite dans l'exécution. J'ai tous ces avantages aujour-
d'hui, au plus haut degré : pas d'ordres, rien que des indica-
tions, des conseils, ou, par momens, des prières plus impé-
rieuses cent fois que des ordres, auxquelles je défère avec hâte,
ei mettant en jeu tous mes moyens.
Lui et moi, nous allons à la chasse non pas comme un
aveugle et son chien, mais comme un chasseur et son chien.
Et je ne saurais dire, des deux troupes que nous commandons,
laquelle fait le chasseur et laquelle fait le chien, mais je sais
EN COMMANDANT LA TROUPE.
29
que nous nous entendons à merveille et par télésympathie, par
l'effet d'une mystérieuse télégraphie sans fil, dont le secret
consiste en ceci: que, placés devant une même situation, nous
pensons de la même manière, nous travaillons d'accord et
nous nous prêtons un mutuel appui.
La tragédie classique avait ses trois unités : le temps, le lieu
et l'action. Nous avons aussi les nôtres qui, rangées dans
l'ordre de la difficulté croissante, s'énoncent ainsi : l'unité de
but, réalisée partout où les ordres généraux sont bien donnés et
où les exécutans sont dûment renseignés sur les intentions du
général; puis limité d'action, par laquelle tous les instrumens
travaillent ensemble à la réalisation du but commun. Celle-ci
est bien plus rare : elle exige un savoir professionnel étendu,
qui, souple et prompt dans ses moyens, les emploie juste aux
fins poursuivies; une présence d'esprit toujours alerte, une
invention inépuisable, enfin cette équation impossible de l'in-
telligence et de la volonté qui fait les vrais hommes de guerre,
quels que soient leurs grades et le nombre de leurs galons.
L'unité d'action, on peut le dire, n'est que rarement réalisée;
elle met rarement d'accord tous les élémens qui réagissent entre
eux dans Faction; le problème de cet accord est transcen-
dantal, et cependant la difficulté d'atteindre à l'unité d'action
n'est rien encore auprès de celle qu'on éprouve à réaliser
l'unité d'âme et l'unité d'humeur. Loin d'avoir l'unité d'âme,
on n'a pas toujours l'égalité d'humeur..
C'est pourquoi j'aime infiniment ce colonel d'humeur égale,
qui n'étouffe pas l'âme de ses subordonnés. Je suis prêt à le
servir comme il convient : de toute mon âme. Son régiment
défend une sorte de promontoire entouré de vallées profondes,
boisées, par où l'adversaire peut venir ; et j'aurais bien voulu
me poster en avant, assez loin au delà des bois, pour com-
mander la tête de ces vallées, ou du moins la principale d'entre
elles. J'avais galopé dans cette espérance jusqu'à ses premiers
tirailleurs; mais ma reconnaissance s'est trouvée interrompue,
et je suis resté seul devant les coups de fusil, découvert par le
rapide mouvement de retraite que prononçaient ses troupes.
Mon lieutenant, intelligemment, n'a pas attendu mon retour. Je
l'entends qui tire et le rejoins, installé avec ma batterie dans
un champ de pommes de terre, en arrière d'un champ de maïs.
Et tandis que nous sommes là, observant à la lunette, sur une
30
REVUE DES DEUX MONDES.
crête lointaine, un état-major de brigade, des renseignemens
de'favorables arrivent. Il y a deux bataillons à droite, dans les
bois; ils filtrent vers l'arrière dans l'intention évidente de nous
déborder.
Je reconnais cette fois sur le flanc droit et sur l'arrière. La
situation est pire encore qu'on n'aurait pu croire ; car voici des
Blancs partout, dans les clairières; ils arrivent à hauteur de
nos réserves de bataillon. Je fais choix d'un emplacement, où
quelques mètres de relief au-dessus de la région avoisinante me
permettent de découvrir toute la lisière du bois. D'ici, nous les
tiendrions, nous les enfermerions dans la souricière. Mais les
miens, que j'appelle par un sous-officier, puis par un trom-
pette, n'arrivent pas. Surpris par cette tentative de débordement,
ils ont fait face à droite et tirent au plus vite pour parer au plus
pressé.
Inquiétude, impatience : pourquoi ne m'obéit-on pas? Je
suis là tout seul où on ferait de si bonne besogne; eux, que
font-ils, que voient-ils? Un quart d'heure se passe ainsi, l'infan-
terie ennemie continue à foisonner devant moi, quand enfin ils
arrivent; le lien élastique qui les rattache à moi les resserre,
les rapproche et les voici, bien fidèlement, qui séparent les
trains et basculent les caissons à l'endroit même que je leur
avais assigné. Cette fois, nous sommes maîtres du terrain, et
l'adversaire le sent, car aux coups de canon que je lui adresse,
il s'arrête, hésitant, il n'ose se risquer à l'invraisemblance
d'une marche déployée à six cents mètres de mon canon. Je
cherche des yeux un arbitre pour faire constater la mainmise
sur ce coin du champ de bataille. Il s'en présente un, d'une
autorité plus haute et d'une compétence plus incontestée que je
ne pouvais l'espérer : le général en chef.
La vue de son fanion tricolore, cravaté d'un ruban à trois cou-
leurs, impressionne les soldats qui se raidissent et manœuvrent
imperturbablement. La sentence qu'il rend les frappe davan-
tage : « Pas un fantassin, dit-il, ne déboucherait vivant hors de
ces bois. » Un officier d'ordonnance galope vers l'avant pour
leur porter l'arrêt. Nous restons là à veiller, tandis que cette
parole du maître produit son effet. Les Blancs disparaissent ;
leur manœuvre, au lieu d'aboutir ici, se poursuit sous bois, se
transporte plus loin. Les nôtres, que ce retard tire de peine,
ont le temps d"évacuer leur terrain et d'aller eux-mêmes en
EN COMMANDANT LA TROUPE.
31
arrière vers Saint-Georges et Villechavant renouveler le
combat.
Nous les y devançons; et tandis qu'ils s'accrochent aux buis-
sons, aux fossés, aux mottes de terre, rétrogradent pied à pied
et chicanent le terrain à coups de fusil, nous allons plus libre-
ment, escortés par la compagnie qui nous sert de soutien, vers
le point le plus haut du terrain. Une attraction spéciale, qu'on
pourrait dire égale et de sens contraire à l'accélération de la
pesanteur, nous porte vers ces emplacemens dominans. Ils
donnent des vues plus étendues, ouvrent de plus grands champs
d'action ; nous nous gardons cependant de les occuper tout de
go et de nous y installer à découvert. On peut voir sans se
laisser voir, et cette latitude est d'autant plus grande qu'une
seule personne doit voir : le capitaine ; nos souples moyens de
pointage dispensent les pointeurs de voir, ou du moins de voir
le but; ils voient autre chose, des points auxiliaires placés
obliquement ou sur le flanc, ou même en arrière du front. La
liaison de ces points auxiliaires au but est faite par l'œil du
capitaine, sorte d'organe supérieur ou si l'on veut de commu-
tateur, prunelle d'épervier par rapport à laquelle l'œil du poin-
teur n'est plus qu'un œil de taupe, accommodé pour la vision
prochaine, rattaché étroitement au terrain.
Ainsi, l'unique condition dont il faille se préoccuper, dans
la détermination de l'emplacement définitif, est le choix d'un
poste observatoire à l'usage du capitaine. Cette condition une
fois remplie, il n'y en a plus d'autre à prévoir, du moins d'ordre
personnel.
Il n'y a plus que cette nécessité balistique, que la trajectoire
des canons puisse passer par-dessus le masque couvrant, et
c'est le casse-tête de la masse couvrante. Or, il est loisible de
choisir en contre-bas de la crête une position très voisine du
sommet : c'est celle du défilement du matériel; ou plus enfoncée
derrière le couvert : c'est celle du défilement de l'homme à
pied. Plus abritée encore : c'est celle du défilement de l'homme
à cheval. On arrive enfin, à cinq ou six cents mètres au-dessous
de la crête, à défiler les lueurs du canon. On soustrait ainsi
à l'adversaire non seulement la moindre tête d'homme ou de
cheval effleurant le contour du terrain, mais jusqu'à ces éclairs
instantanés qui sont les seuls indices par lesquels la poudre
sans fumée décèle la déflagration du coup de canon.
32
REVUE DES DEUX MONDESo
Entre ces divers degrés d'enfoncement et de défilement, on
choisit selon les opportunités du combat. La ligne de défilement
du matériel donne la protection minima ; mais elle donne une
grande facilité d'ouverture de tir, de transport de tir, de varia-
tion et de nuance dans le tir. La souplesse du matériel à ces
divers points de vue devient en effet d'autant plus grande
que le pointeur a devant lui un panorama plus étendu et que,
délivré du bandeau que le terrain lui mettait sur les yeux, son
champ visuel ressemble davantage à celui de son capitaine. Le
défilement des lueurs donne une sécurité absolue ; mais alors,
Y observatoire est forcément éloigné de la ligne de feu ; le capi-
taine ne peut plus se faire entendre à la voix; il lui faut des
intermédiaires; il en résulte des lenteurs ou des erreurs dans
la transmission des ordres, et la complication plus grande des
rouages fait perdre au canon les propriétés de vitesse qu'il
devait à la perfection de son mécanisme et de sa construction.
Ainsi, à mesure qu'on recule derrière la crête et qu'on s'en-
fonce, on diminue il est vrai les facultés d'action de l'adversaire,
mais on amoindrit proportionnellement ses propres facultés. Dès
lors, le choix à faire ne peut être qu'une cote mal taillée, et le
degré de sécurité qu'on s'assure s'achète toujours par une
diminution du degré d'efficacité. Il résulte delà que la recherche
de la sécurité « en soi » doit être abandonnée, qu'elle est fausse
et coupable au point de vue militaire; il convient d'y substituer
le souci d'une sécurité relative. : la sécurité en vue de l'action.
Voilà donc une lumière introduite dans ce débat obscur;
voilà le rattachement fait, du problème spécial que l'artilleur se
pose, quand il se préoccupe de protéger ses hommes, ses che-
vaux, ses canons, au grand problème émouvant et transcendant
de la bataille qui se livre et du succès qu'il faut remporter. Il
est dans la bataille comme la partie est dans le tout. Sa sécurité
varie en fonction de son action. Agit-il à grande distance, au
début d'un engagement contre un adversaire posté, caché,
cherche-t-il à provoquer seulement; tâte-t-il à coups de canon
son champ de bataille, qu'il doit se couvrir, qu'il ne peut se
risquer à découvert sBns aller au-devant de la ruine et sans
anéantir de gaîté de cœur sa propre action.
Les conditions changent bientôt dans les phases suivantes
de l'action. La nécessité d'être alerte et souple, de veiller à la
fois sur les quatre coins de l'horizon, fait renoncer au défile-
EN COMMANDANT LA TROUPE. 33
ment profond. On revient à la formule : voi'r sans être vu, que
les anciens artilleurs appliquaient au pointeur penché sur sa
culasse et plaçant l'œil à la hausse de son canon.
Le capitaine voit et il dérobe entièrement aux vues son
matériel et son personnel. Le plus qu'on puisse faire alors est
d'occuper la ligne de défilement du matériel. Et bientôt, l'artil-
lerie étant décidément entrée dans la mêlée et n'ayant plus d'autre
rôle que d'accompagner l'infanterie amie à la conquête du terrain,
tout devient position; tout couvert est suffisant, la moindre haie,
la moindre culture, une ride du terrain; on s'établit là où l'on
peut, là où l'on doit; le temps manque pour délibérer un choix;
tout retard causé par une indécision sur l'emplacement allon-
gerait le temps, mort pour l'action, pendant lequel l'artillerie se
déplace et va vers l'action, le capitaine n'a pour se résoudre que
le répit qu'il gagne à coups d'éperon, que l'avance prise sur ses
attelages qui trottent, par sa monture qui galope. Gomment, à
ces minutes critiques, pourrait-il se soucier encore de sécurité?
Or, la situation qui s'offre à moi, quand j'accède à ce plateau
de Villechavant, est une de ces situations moyennes qui s'accom-
modent d'une solution de juste milieu. Pas d'artillerie devant
nous : nous avons donc, sur celle qui pourrait paraître, l'avan-
tage de la priorité; mais un combat d'infanterie très profond,
qui se dispute à six cents mètres par des lignes de tirailleurs
affrontées l'une à l'autre et que des réserves en marche dans
toutes les parties du paysage s'apprêtent à venir soutenir. On
en voit qui foisonnent aux lisières de Villebougis. Ayant à
franchir un espace découvert, dominé par notre canon, elles
courent au pas gymnastique se blottir dans un bois; et par la
clairière à l'Est de Saint-Georges, d'autres abondent, bouillent
à l'envi dans le récipient de ces bois.
En même temps que je surveille ces arrière-plans, je tiens
le glacis du plateau sous mon feu prêt à intervenir si un nouvel
ennemi voulait refouler la ligne frêle de nos tirailleurs. Il y a
quelques coups de canon épisodiques, sur un fanion du général,
sur un escadron ennemi qui file au bord du plateau, à peine
visible sous les pommiers. L'attente où nous sommes pourrait
se prolonger davantage, mais la sonnerie intervient. Les grandes
haltes s'installent; les feux s'allument pour le café; et tandis
qu'hommes et chevaux se reposent, nous nous écartons de
deux cents mètres, cherchant aux premières maisons de Ville-
TOME XXXIII. — 191 6. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
chavant la bonne femme qui voudra bien nous servir l'omelette
et nous verser le pichet de vin.
La Petite-Justice, 4 septembre.
Joli exemple de marche échelonnée ce matin. Le groupe
des trois batteries auquel j'appartiens avait à se transporter en
plaine au-devant d'un adversaire en position; ce mouvement
délicat ne pouvait être fait à la légère, mais demandait de
l'étude, une préparation.
Un rideau de bois facilitait notre première approche. Je dus
me porter avant les autres jusque derrière cet écran. J'y parvins
sans peine par une marche serpentine, utilisant tantôt les reliefs
du sol, tantôt les cultures et, posté là à la dérobée, j'ouvris le
feu. Cette provocation aurait détourné vers moi l'attention de
l'adversaire; il m'aurait cherché dans le paysage sans me
découvrir; le duel d'artillerie aurait bientôt tourné à mon avan-
tage; ce premier affaiblissement de ses forces aurait permis aux
deux autres batteries d'entrer en ligne; et non pas furtivement,
comme moi, mais d'une manière plus hardie, en se portant de
l'autre côté du rideau qui me couvre et redoublant mes coups
contre l'adversaire ébranlé déjà partiellement par mon tir.
Notre manœuvre se développe de la sorte. Quand les deux
autres batteries ont pris position à l'avant du bois, je vais les
rejoindre, par un nouveau mouvement de tiroir; le groupe
entier se trouve réuni sous le commandement de son chef d'es-
cadron. Cet échelonnement nous a paru à tous rationnel et
satisfaisant; mais nous seuls en avons conscience: il passe ina-
perçu du haut commandement; et quand, une heure après, nous
arrivons au cercle où se tient la critique, nous nous fondons
dans la masse; il n'est plus question de ce que nous avons fait.
Moins cohérentes, plus décousues, ont été les opérations de
l'infanterie. C'est qu'aussi sa tâche était plus vaste, son théâtre
plus étendu. La complexité du problème tactique excluait toute
solution rationnelle et ne permettait plus qu'un cachet d'élé-
gance ornât la décision du commandement. Ainsi, dans un
atelier où travaillent plusieurs machines-outils, on n'aperçoit
que poulies, courroies, transmissions obliques, une forêt enche-
vêtrée où disparaît toute idée d'ensemble. Si quelque forme
géométrique apparaît dans ce chaos, ce ne peut être que dans
son détail. On voit alors un balancier lever, puis abaisser son
EN COMMANDANT LÀ TROUPE. 35
bras parabolique. Partout ailleurs, la géométrie est absente; les
profils ont la lourdeur des courbes empiriques; et, si simple
qu'il soit auprès de la complication des problèmes de guerre, ce
problème de construction est encore trop vaste pour accom-
moder des formes analytiques sur lesquelles le géomètre exerce
son raisonnement abstrait.
Combreux, 9 septembre.
Le gite d'hier était si médiocre que nous avions préféré la
paille aux lits qui nous étaient offerts. Dans la paille même, il
y avait de si déterminés ronfleurs, que vers deux heures du
matin, je pris le parti de sortir et d'aller dormir au grand air,
sous un arbre, côte à côte avec un des gardes d'écurie.
La lune cheminait à travers les branches de l'arbre, inon-
dant les chaumes de sa clarté fraîche, nous baignant tous dans
sa lumière. Puis le ciel pâlit, les coqs chantèrent, et sans qu'il
fût besoin de frotter une allumette, je pus lire au cadran de ma
montre : trois heures du matin. Les hommes s'appelaient les
uns les autres dans les hangars voisins, une lanterne dansait
derrière la barrière clayonnée : c'étaient les va-et-vient du réveil
et les premiers préparatifs du départ.
Les ablutions matinales ensuite, la bonne réaction reposante
que détermine dans le corps las l'eau fraîchement tirée du
puits. A quatre heures, le pied à l'étrier. A cinq heures, nous
nous emboîtions à notre place dans la lente colonne d'infanterie.
Nous manœuvrions avec elle jusqu'à deux heures après midi.'
Le gîte du soir est fait pour nous consoler de celui de la
veille. Il nous marque, par un de ces contrastes familiers à la vie
militaire, qu'au château comme dans la chaumière nous sommes
les hôtes bienvenus et, que n'appartenant en propre à aucune
des couches sociales, mais bien à la nation tout entière, notre
place indéterminée n'est nulle part, mais aussi elle est partout.
Le duc d'Esparre veut nous loger tous, — onze officiers, — dans
le joli château posé sur son socle ancien, que des fossés pleins
d'eau entourent, habités par une bande de cygnes; il a fait pré-
parer nos chambres. Nous y montons, rustres que nous sommes,
brouillés avec le confort par quelques jours de vie dure, et
d'autant plus sensibles au charme élégant de cette hospitalité.
Le valet de chambre me montre le jeu des boutons qui com-
mandent à la lumière électrique, les robinets d'eau chaude et
36 REVUE DES DEUX MONDES.
d'eau froide. Le diner est à sept heures et demie; et comme,
nous n'avons pu jusque-là saluer individuellement la duchesse,
le commandant nous présente :
- Capitaine Mahon... Capitaine Prosper... Lieutenant de
Chadaillac... , ,.
— J'ai appris avec regret la mort de votre grand mère, dit
la duchesse à ce dernier.
Et la conversation se nouant entre elle et cet officier, qui est
de son monde, la série des présentations s'arrête là.
Une maison de grand style et de grande simplicité; un luxe
ancien, classique et comme naturel. Le service discret, parfait ;
un menu court, exquis.
Le commandant, qui veut plaire, se lance dans un dévelop-
pement sur les musées d'Italie. Il en est venu là en passant par un
portrait de Largillière, qui lui fait face contre le mur de la salle
à manger, et il en a deviné l'auteur. Félicité pour cette preuve
de compétence, il a parlé de Venise, de Florence et de Rome;
mais il avait affaire à forte partie, et, la maîtresse de maison le
poussant, il s'échauffe, sue sang et eau, sur les primitifs italiens.
Dans la soirée, on l'entoure encore, on lui demande de faire
danser.
— Que je joue une polka ? répond-il perplexe.
Vieil habitué de music-hall, il a dans la tête plus d'un
souvenir de polka, mais ce ne sont que des réminiscences
vagues, fortuites, des lambeaux plutôt que des airs.
— Après tout, essayons, dit-il, et d'un jeu rythmé, léger,
il retrouve un motif de scie, le varie tant bien que mal et
l'accompagne au petit bonheur. Il y a des fausses notes, dit-il,
mais d'autre part le piano est faux et par compensation d er-
reurs, la mélodie juste se trouve rétablie.
La châtelaine sourit : elle avait prévenu • : le piano est
détestable au point que des touches restent accrochées et ne se
relèvent plus.
— N'importe, dit le commandant, nous les décrocherons.
En frappant plus fort, il les décroche en effet, et cependant
dans le vieux salon les jeunes officiers et les jeunes filles dan-
sent de légers pas de quatre, changent de main, se campent,
repartent pour quatre mesures de galop.
— Encore! disent-ils, joyeux.
EX le commandant, (jui s'éponge, tape autre chose de si gai,
EN COMMANDANT LA TROUPE.
37
de si pimpant, que les figures des portraits ont l'air de sourire.
On dirait que tous ces grands-pères vont sortir de leur cadre
et descendre en chantant comme Jupiter dans Orphée aux
Enfers : « Et moi, je veux aussi danser le menuet I »
Orléans, 10 septembre.
C'est fini, nous remisons, nous liquidons. Les chevaux
rangés aux e'curies, le matériel rangé sous les hangars, les
hommes de la classe rentrés dans leurs foyers, les jeunes offi-
ciers partis en permission, je reste seul dans cette petite maison
de garnison d'où la maîtresse est absente, où il n'y a plus que
les chevaux et les chiens. Je relis, je dépouille, je déchire ou je
garde, j'oublie ou je me souviens. Il fait nuit. Ce sont les
bonnes heures silencieuses où l'officier s'appartient enfin, après
avoir appartenu au service. Ma lampe éclaire la carte déployée
sur ma table. Des traits de couleur y marquent le chemin fait,
les cantonnemens pris, puis les chemins occupés, tous les hasards
de notre vie; et, dessous, c'est le palimpseste indélébile où les
signes se superposent, montrant les montagnes, les rivières, la
nature invariable, puis les villes anciennes, les routes dont le
lacet noue entre eux les lieux habités et fait à ce corps un
réseau circulatoire, les bois, les cultures, tout ce que le travail des
hommes fait foisonner à la surface de la terre, tout ce que leur
langue a nommé, qu'elle fût le celte, le gaulois ou le latin.
Et par-dessus ces choses permanentes, il y a ce que la carte
ne nomme pas, mais ce qu'elle suggère : la vie d'aujourd'hui,
son labeur, ses joies, ses passions, ses peines, son mélange
quotidien avec la mort. Mêlés quelques jours à cette vie natio-
nale, nous n'avons fait que lui montrer l'image de la nation ;
nous étions pareils, aux Hébreux antiques, nomades du devoir,
nous portions avec nous notre arche et nos tables de la Loi.
Que reste-t-il cependant de notre voyage? Rien que ce trait
de crayon rouge avec lequel je marquais de jour en jour le
chemin fait, les cantonnemens, puis les positions occupées ; une
trace effacée déjà, un fil perdu dans le complexe écheveau des
va-et-vient, des échanges, du mouvement perpétuel de cette
lutte inquiète de tous contre tous qu'on appelle la paix. Peu de
chose pour les autres : un symbole entrevu, peut-être illusoire;
mais pour nous-mêmes, nous avons fait beaucoup.
Nous sommes sortis de la routine inerte, propre à la vie de
38 REVUE DES DEUX MONDES.,
garnison. L'obéissance passive à la lettre des règlemens, les
tours de service, les corvées, tout ce stade inférieur de la vie
militaire, nous en sommes sortis et nous nous sommes élevés a
une autre discipline : discipline d'action et de fonction. INous
nous sommes affranchis de la solde, toujours payée, de la soupe
toujours trempée à la fin du jour ; et cessant d'être des ration-
naires, nous sommes devenus des soldats.
La charte ancienne n'exigeait du militaire « qu'une soumis-
sion entière et de tous les instans. » Et conformément a 1 esprit
de cette règle ecclésiastique, Proudhon pouvait écrire que le
soldat ne connaît ni famille, ni citoyen, ni justice, m patrie; que
son pays est son drapeau; sa conscience l'ordre de son chei ; son
intelligence au bout de sa baïonnette. Il ne voyait dans 1 armée
que l'instrument de la sauvegarde constitutionnelle; la vie mili-
taire telle qu'elle était de son temps, telle qu'elle est aujourd hui
encore pendant la plus grande partie de l'année, ne lui permettait
pas de voir autre chose ; et cependant nous faisons plus, nous
faisons mieux, pendant ce temps trop court où nous allons
manœuvrer en plaine avec les fantassins et les cavaliers
Nous distribuons des rôles; nous ouvrons à chacun selon son
grade une zone d'autonomie et d'initiative; nous créons ainsi un
commandement d'espèce non plus ecclésiastique comme celui
que raillait Proudhon, mais un commandement industriel. L est
un jeu d'engrenages roulant les uns sur les autres et c'est une
machine intelligente où chaque organe pense, ordonne et veut.
Le mouvement est commun ; la sourceen est en bas, la direction
en est en haut. La nécessité qui domine cet ensemble n est plus
dans le sic volo, sic jubeo du maître suprême : elle est dans la
nature des choses et dans la fatalité des faits.
Ainsi, la pratique manœuvrière substituée à la doctrine de
l'obéissance passive, celle de la discipline des fonctions. Cet e
vérité est devenue évidente pour moi le long de nos chemins de
Beauce; je l'ai découverte, en songeant le soir, autour de nos
cantonnemens: je l'ai rapportée, je la garde, je la pratique et
ie l'aime. Mais je la trouverais plus belle encore si notre grand
travail n'était pas si improductif, si la machine militaire ne
travaillait pas a vide et si toutes nos ornières avaient seulement
la valeur d'un sillon.
Art Roë^
LA
Revue des Deux Mondes
EN 1870-71
Au début de l'automne 1914, malgré les menaces qui
pesaient sur Paris, malgré les questions angoissantes que se
posait le Directeur de la Revue des Deux Mondes, celle-ci ne
cessa pas de paraître. Elle dut cette continuité de vie à son
directeur, le regretté Francis Charmes, à la rapidité de sa déci-
sion, à son énergique persévérance : il continuait la tradition
de la maison.
En effet, quarante-quatre ans auparavant, lors de l'invasion
de 1870-71, le fondateur de cette même Revue se trouva aux
prises avec les mêmes difficultés.
Pourtant, et en dépit des événemens chaque jour plus
tragiques, nos défaites et l'investissement de Paris, François
Buloz lutta avec fermeté pour conserver à sa Revue, au milieu
de la tourmente, l'indépendance et la vie. Les volumes de cette
époque semblent étroits, comparés à ceux qui les précèdent;
mais à combien de tribulations le directeur eut-il affaire!
Enfermé volontairement dans Paris assiégé, bientôt dans l'im-
possibilité de correspondre au dehors avec ceux de ses rédac-
teurs dont le concours aurait pu lui être assuré, en proie à
mille ennuis matériels, redoutant chaque jour la déception du
lendemain, il fit face à tout.
A peine les angoisses du siège furent-elles terminées, que
d'autres épreuves surgirent : la Commune.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est le chapitre de ces jours douloureux que je voudrais
résumer ici. Ceux qui en furent témoins et les rédacteurs les
plus fidèles sont morts aujourd'hui. Mais avec les souvenirs que
les miens m'ont laissés j'ai pu recueillir, dans les correspon-
dances de cette époque, bien des témoignages qui font revivre
encore l'histoire de ces temps disparus...
En juillet 1870, François Buloz, âgé, usé par un travail
incessant de quarante années et des inquiétudes de toutes
sortes, récemment accablé par la perte du plus tendrement
aimé de ses fils (1), restait d'esprit aussi vigoureux qu'autrefois.
Pourtant, à la fin de sa vie, sa mauvaise vue lui refusant tout
service, il se faisait lire les œuvres qu'on lui envoyait; il sui-
vait cette lecture avec intérêt, ne laissant passer ni une erreur,
ni une faute de français, car cet homme, dont la légende a voulu
faire un ignorant, avait reçu à Louis-le-Grand une instruction
solide, et préparé ensuite Normale. On se souvient qu'il disait à
Maxime Du Camp à propos de Mérimée : « Pas un seul d'entre
vous ne connaît la grammaire ! » et Maxime Du Camp admettait
qu' « après tout c'était bien possible (2). »
J'ai pu ajouter à la volumineuse correspondance de la
Revue des Deux Mondes, correspondance qui s'étend de 1830 à
1877, maintes lettres de François Buloz, retrouvées ici ou là, au
hasard d'une vente, ou communiquées par les enfans ou petits-
enfans de ses correspondans d'autrefois. C'est dans ces lettres
que se manifeste le mieux son ardeur à combattre et que parait
le plus son amour pour la Revue. Écrites hâtivement, sur un
coin de bureau, ou de sa maison de Savoie, pour rappeler à
l'ordre son fils ou son secrétaire, il est là tout entier. Il les
harcèle et les tourmente, déplore leurs lenteurs, blâme leurs
négligences, donne des ordres, lance des arrêts. On le sent
vibrant, ardent, furieux et... magnifique.
« Je vous prie en grâce, mon cher Radau, de ne vous
occuper que du numéro, et de ne pas recevoir les C... V...
dont je n'ai rien reçu et à qui je n'ai rien à répondre. Si vous
ne leur fermez pas la porte, on vous prendra votre temps et
vous ne -ferez rien de bon. A la Revue donc, et rien qu'à la
Revue! » Encore : « Pensez à Fromentin; que devient Saint-
René? Il avait promis... Qu'avez-vous pour le numéro? — Un
(1) Louis Buloz, mort à Ronjoux, en juillet 1869, à vingt-sept ans.
(2) Maxime Du Camp : Souvenirs littéraires.
LA BEVUE DES DEUX MONDES EN 1 870-71. 41
tel, un tel, un tel I ! I — On ne fait pas un numéro avec
cela I »
D'un de ses rédacteurs il écrit avec impétuosité : « Il cite
Michel B... jusque dans sa plus mauvaise langue : Les germes
semés! !! J'ai enlevé le passage à cause de ce barbarisme; on
sème des graines, on ne sème pas des germes. Est-il possible
que des professeurs au Collège de France ne sachent pas
cela?... »
Au début de juillet 1870, après les menaces de guerre qui
semblèrent conjurées le 12 par la réception de la dépêche
Olozaga, F. Buloz se rendit en Savoie. C'était son habitude,
hiver comme été, chaque quinzaine, après le numéro, d'y
emporter les épreuves du numéro suivant. Il se reposait ainsi
dans son pays d'origine, en travaillant encore, sous le toit de
sa maison de Ronjoux qu'il aimait.
Mais deux dépêches vinrent, cette année-là, l'y troubler de
nouveau. Il fallait, à ce moment, quinze heures pour se rendre
à sa propriété, — un vrai voyage, — et, depuis son départ de
Pans, les événemens s'étaient succédé avec rapidité : la
demande de garantie réclamée par l'opposition (1) avait été
accueillie à Saint-Cloud, transmise à notre ambassadeur Bene-
detti, qui eut pour mission de la soumettre au roi Guillaume,
On sait l'accueil que le Roi fit à notre ambassadeur, accueil
suivi de la trop fameuse dépêche d'Ems. La déclaration de
guerre éclatant aussitôt après ces événemens, — le 19, — ja
présence du fondateur devint nécessaire à la Revue; on lui
télégraphia donc, et il se hâta de revenir.
Le 21 juillet, il trouva Paris « ronflant comme un tam-
bour, » et la population électrisée par un vif enthousiasme. A
cette époque, About écrivait : « J'ai quitté Paris à regret hier
soir; il était vraiment beau. Jamais le peuple de la grande
ville ne m'avait paru si animé, si fier, si content de lui-même,
11) « M. Clément Duvernois demande à interpeller le Cabinet sur les garanties
quil a stipulées ou qu'il doit stipuler pour éviter le retour des complications suc-
cessives avec la Prusse. Le Cabinet répondra à l'interpellation le jour qui lui
c^^\^^ÀTce 9énéraL) " " (Gompte rendu de la séance de Ia
i2 BEVUE DES DEUX MONDES.
depuis le départ de l'Empereur pour la campagne d'Italie en
185Faut-il s'en é.onner ? F. Buloz ne subit pas le même ^^entho^
dernier ressort. ,.ail.a onores-
Ardent patriote, il souffrit cruellement des mdbew. »«-
sifs oui fondirent sur la France; il les constatât avec amer
ùme ils l'accablaient, mais il n'aurait pas voulu qu on en
tentât devant lui ; a l'annonce de chacun de nos des ^ s »
pensait à la victoire prochaine qui l'effacerait, et le pessimisme
qu'il rencontrait autour de lui l'exaspérait.
Cependant, le 1" août, il écrivait à George Sand . « ... Uans
nuellesTerribles affaires nous entrons avec cette. guerre sau-
va™ Dieu veuille que notre armée réussisse à châtier tant d m-
Xtes prétentions et d'ambitions cupides I II n'est question a
Paris que des mauvais traitemens infligés aux Français attardes
au Ldu Rhin ; ici, au contraire, ou accueille comme avant
t. Prussiens restés en France, et il doit en être ainsi (d). »
les V russiens reste son fi|g
A cette heure, revenu k Paris avec M r »»
Charles qui devait, depuis la mort de l'ainé, succéder a son
père danlla direction de la Revue, F. Buloz songea d abord
aux difficultés auxquelles il lui faudrait faire face, concernant
ses rédacteurs dispersés, car, au début, il ne s'arrêta guère
éventualité d'un siège ; il ne pensa qu'à paraître , c *.,ue
quinzaine, en composant des numéros interessans. Aussi fil-.l
anoel aux bonnes volontés de ses collaborateurs
Beaucoup étaient au loin. George Sand à Nouant alla.t, a la
fin de septembre, en être chassée par une épidémie de variole
terrible, qui la força d'émigrer dans la Creuse; Cherbul.ez a
Genève Fromentin à la Rochelle, Saint-Marc Girardin a
Magnac-Bourg, Michel Chevallier à Asnelles; quant a Montegut
i, avait disparu, et ses amis s'inquiétaient, le croyant mort
°U Au commencement de la guerre, et malgré leur éloigne-
ment, les rédacteurs pouvaient encore envoyer leurs travaux,
(1) inédite. (Collection S. de Lo.enjonl. F. 227. F. BnU» à G. Sand. 1» août 1810.)
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71.; 43
mais petit à petit, et à mesure que l'invasion se rapproche, les
communications deviennent difficiles, puis impossibles, lorsque
le réseau qui se resserrait se referme autour de Paris.
Le 17 août, la France, après les défaites de Wœrth et
Frœschwiller, subissait l'invasion ; depuis le 9, le siège était
mis devant Strasbourg, nos armées s'étaient battues sans
relâche à Borny et à Rezonville-Mars-la-Tour. La nouvelle de
cette dernière bataille avait été reçue à Paris avec transport :
on en avait fait une victoire (1). Ce n'était qu'une demi-défaite,
et F. Buloz écrit à George Sand : « Les nouvelles sont un peu
meilleures, on a réussi à se concentrer en repoussant l'ennemi,
et en lui faisant éprouver de lourdes pertes (2). Cependant, ce
sera long si on veut rester sur la défensive pour harasser' les
Prussiens, et dans tous les cas, Paris ne sera pas un agréable
séjour, puisqu'on pense à battre l'ennemi sous ses murs avec
une armée par derrière et une armée par devant, » —'puis
comme le romancier doutait qu'on pût lire ses romans à de'
pareils instans, il écrit : « On vous lira malgré tout, crovez-
moi (3). »
On le voit, F. Buloz conservait, à travers nos épreuves, un
espoir tenace.
Victor Cherbuliez, qui lui était très affectueusement dévoue-
voyant la tournure que prenaient les événemens, lui avait
offert de le rejoindre à Paris..., de passer avec lui ces heures
cruelles, de l'aider dans sa tâche. Mais le directeur de la Revue
avait refusé l'offre délicate de son ami. « Cherbuliez était
marié, il avait trois enfans, il ne devait pas venir s'exposer
ainsi dans la France en guerre (4). »
Le 19 août, Cherbuliez est à Saint-Cergues avec son père
souffrant; il suit anxieusement la marche des armées, et il
écrit à F. Buloz son impression, l'opinion qu'il se fait' ses
espoirs. Hélas I comme tous, il se leurrait : « Je suis très heu-
(1) « Mais dit lïmpératrice, il y a une dépêche que vous ne connaissez pas
Le marchai est victorieux à Rezonville. ,, L>Empire libéral, tome XV ?S'
E. Olhvier. > iJ- ^'°-
(2) 16 000 Allemands avaient été blessés ou tués (A. Malet, XIX- siècle)
Inédite Lovenjoul. F. Buloz à G. Sand, 17 août 1870, F. 230.
(4) On sait que Cherbuliez, dont la famille française originaire du Jura avait
émigré au moment de l'Edit de Nantes, avait gardé à la France u Tattacnemen
profond Apres nos revers, il le lui mani bta de Ja f Ja t^nte en
demandant sa naturalisation. p «menante en
44 REVUE DES DEUX MONDES.
reux de voir que vous regardez les éve'nemens d'un œil moins
sombre. Quoi qu'en disent les bulletins prussiens, il parait
positif que dans cette grosse alïaire du 17 (1), le maréchal
Bazaine, qui avait en tête deux armées prussiennes, a maintenu
ses positions, et que l'ennemi a fait des pertes si considérables
qu'il a demandé un armistice. Voilà un événement de bon
augure. Gomme vous le dites, la crise sera longue ; elle ne sera
pas au-dessus des forces et du courage de la France. Mais que
dire d'un gouvernement qui a engagé une telle partie sans être
prêt, et en faisant croire au pays qu'il l'était? Il me semble
que ce gouvernement s'est rendu impossible, et il suffit de
lire la proclamation du général Trochu (2) pour être assuré
que la République existe aujourd'hui de fait.
« ...Quelles cruelles journées vous avez traversées 1 Si,
» contrairement à mes vœux les plus ardens,la situation s'assom-
brissait de nouveau, et que la Revue eût besoin de faire appel à
ses ouvriers, ils ne lui feraient pas défaut. En ce qui me
concerne, je tiens à vous réitérer l'assurance que je vous ai fait
donner par ma femme.
« Dans quelle attente fiévreuse nous vivons 1 Heureusement,
le temps est cette fois-ci un auxiliaire de la France. Il parait
que les forces qui se concentrent a Chàlons sont considérables.
C'est pour cela que les Prussiens avaient si fort à cœur d'écraser
l'armée du Rhin sous les murs de Metz. Ce qu'a fait ces jours-ci
le maréchal Bazaine encourage les espérances qu'il inspirait.
Ce n'est encore qu'un commencement, mais c'est quelque chose
que de commencer, quand on prend en main une partie si
déplorablement compromise... (3). »
Les deux amis avaient donc bon espoir; ils ne se laissaient
pas aller au découragement, malgré tant de désastres déjà.
Charles de Mazade qui, à Paris, continua fidèlement sa
chronique pendant tout le siège, écrivait alors : « Est-ce qu'on
s'énerve dans les découragemens mortels ou dans les efferves-
cences stériles? Nullement; il y a une sorte de tranquillité
ferme et résolue, on n'entend plus de cris dans nos rues ; dans
le pays, il y a de l'émotion sans doute, et point d'hésitation,.. »
(1) Il doit être question ici encore de Rezonville : le 16 août, car le 17 les
" armées se concentraient pour la lutte du lendemain, Gravelotte-Saint-Privat.
(2) Trochu venait d'être nommé gouverneur de Paris, 18 soût.
(3) Inédite.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71., 45
Cette opinion de Mazade sur « la confiance nouvelle qui s'est
réveillée et se proportionne au péril public, » c'est l'opinion de
la Revue.
Chaque jour, comme dans les jours heureux, on se réunit
près du vieux fondateur. On vient prendre « l'air de la maison, »
connaître les nouvelles, les commenter, discuter à perte de vue
sur les événemens, enfin l'aidera composer les numéros, sou-
vent difficiles. Les fidèles sont là : Louis Vitet, Gaston Boissier
et Perrot, Ernest Renan et Mézières, Mazade, Mignet, tant
d'autres...
Cependant, la situation empirait; la nouvelle des événemens
de Sedan porta un coup mortel aux plus vaillans. F. Buloz
accueillit avec satisfaction la République; il pensait qu'elle
sauverait la France, et, quoique ne se dissimulant pas le danger
terrible que celle-ci courait dans cette aventure, il se reprenait
à espérer.
Voici une lettre de Victor Cherbuliez du 11 septembre; son
opinion sur les Prussiens de 70, leur ambition colossale, leur
Dieu, etc., on croirait cette lettre datée d'hier.
« Votre lettre, mon cher ami, m'a fait du bien. Elle me
prouve que votre courage ne s'est pas laissé abattre, que vous
êtes debout, à l'œuvre, comme la France. Et pourtant, que de
coups frappés autour de vous ! Ce pauvre Montégut I
« Il est certain que, dans toute l'Europe, l'opinion se désabuse
ou se réveille. En Angleterre, il n'y a qu'un cri pour demander
au gouvernement une intervention active. Qui ne se sentirait
menacé par cette colossale ambition, si peu soucieuse de dissi-
muler ses appétits? Je ne serais pas étonné qu'au quartier
général prussien, il n'y eût partage d'opinions et de sérieux
dissen'jmens; mais le roi Guillaume est ivre de ses succès, et
sûr de son Dieu. Quelqu'un qui est souvent bien informé me
disait hier que, pour le cas de pression active et menaçante, il
ne traitera pas avec la République, ce nom le fait frissonner ;
son premier exploit fut d'étouffer à Baden dans le temps l'insur-
rection républicaine. Selon le quelqu'un que je cite, l'idée du
Roi serait d'imposer à la France l'Impératrice récente et
Napoléon IV. Ce serait le seul gouvernement qui pourrait lui
faire toutes les concessions qu'il désire. Il se plaît à croire que
le paysan français mordrait à cet hameçon, qu'il serait facile
d'obtenir de lui un nouveau plébiscite à l'aide de <juelaues
46 REVUE DES DEUX MONDES.
désordres sanglans qu'on fomenterait dans une ou deux
grandes villes. Voilà le plan que lui attribuerait mon informa-
teur. C'est vraiment supposer qu'il n'y a plus de France ni
plus d'Europe. Gomme vous, je suis républicain à outrance;
c'est le seul salut possible, et ce sera la vengeance.
« On assure que le général Trochu est loin de désespérer;
vous devez savoir ce qu'il pense de la situation. Patience, espé-
rance, tout est là; l'horrible cauchemar où nous vivons
prendra fin.
« Ma femme vous envoie ses plus cordiales amitiés. A vous
plus que jamais (1). »
Voici la réponse de F. Buloz; elle est datée du 18 septembre,
c'est une des dernières lettres qu'il ait écrites avant l'inves-
tissement :
REVUE Paris, le 18 septembre 1870.
DES
« Mon cher ami,
DEUX MONDES
PARIS
H, rue Bonaparte, i7 ^ L'ennemi nous enserre de plus en plus,
et nous voici bientôt bloqués. Pourtant, je
persiste à dire que Paris fera une très bonne
contenance, aura une grande vigueur, et que nous nous relè-
verons de l'abîme.
« Je voudrais aussi faire bonne contenance et que la Revue
maintint sa situation. C'est pourquoi il faut que nos collabora-
teurs du dehors et des départemens nous prêtent un vif et
ardent concours. Vous ne m'avez rien dit à ce sujet dans votre
dernière lettre, et pourtant je compte tout à fait sur vous.
Rassurez-moi sur l'époque où vous pourrez m'adresser votre
manuscrit, qu'il faudrait me faire tenir par la légation
suisse (2). Chose singulière, la Revue va aussi facilement en
Allemagne que par le passé ; ce sont les départemens envahis
qu'il est difficile de servir.
« Nous avons reçu une lettre de Montégut qui, heureuse-
(1) Inédite. , _ , „ .. , ...
2 Ce manuscrit, qui était celui de la Revanche de Joseph Noirel, ne put être
envoyé à ce moment. Le roman ne parut qu'en 1871, le 15 juillet, etc.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 47
ment, n'est ni mort ni fou ; il s'est tout simplement réfugié à
Limoges, dans son pays. ' •
« Tout à vous,
« F. Buloz. >J
Mme F. Buloz ajoutait :
« Vous voyez, mes chers amis, où nous en sommes,
Edouard (1), qui descend la garde, dit qu'on va se battre à Châ-
tillon, et que l'ennemi est dans le bois de Verrières. On a beau-
coup brûlé ces nuits dernières depuis Meudon jusqu'à Clamart,
mais pas assez pourtant. L'esprit est bon à Paris, on veut se
défendre. La population entière est sous les armes, depuis les
enfans jusqu'aux grands-pères. Que Dieu nous assiste, qu'il nous
fasse sortir de l'horrible position où nous sommes!
« Marie (2) est arrivée, je l'espère, à la Bochelle hier, sa
dernière lettre, celle de ce matin, est datée d'Angers. La pauvre
chère a eu une peine extrê*ne à traverser ce biais si encombré...
Mes chers amis, quelle douleur d'être ainsi séparés. Je suis bien
accablée. On va se battre versChâtillon et Verrières, toujours ce
bois envahie •
« J'établis une ambulance chez moi au quatrième. Nous
allons mettre le drapeau et les brassards de Genève. Me voilà,
ainsi que ma bonne voisine, transformée en infirmière I Hélas!
mes chers amis, à quoi serions-nous bonnes ici, si ce n'était à
cela !
« Mon mari me charge de vous rappeler tout ce qu'il attend
de vous pour la Revue. Moi, je vous rappelle ce que j'attends de
votre dévouement, de votre amitié surnaturelle , si l'Ouest était
menacé, si Marie vous appelait à son secours... écrivez-lui, je
vous en prie... Maintenant, embrassons-nous, je vous aime de
tout mon cœur.
« C. B. (3) »
On le voit, Mrae F. Buloz, énergique elle aussi, se multipliait.
C'était une femme d'une haute intelligence, douée de l'esprit le
plus fin, la digne collaboratrice d'un tel homme. Elle l'avait, à
ses pauvres débuts, encouragé et soutenu, et certainement cette
charmante présence lui avait maintes fois allégé sa tâche ; elle
(1) Edouard Pailleron son gendre.
(2) Sa fille, Mm» Edouard Pailleron.
(3) Inédite
48 REVUE DES DEUX MONDES.;
aimait à rappeler que, dans les temps difficiles, elle avait été
seule, dans un moment de crise, avec Sainte-Beuve, à croire
aux destinées de la Revue.
Fille du musicien-chroniqueur Gastil Blaze, Christine Buloz
tint de lui l'amour de la musique et des lettres, elle tint aussi
de lui sa vivacité de Provençale, — elle était née à Avignon, —
et son esprit. Petite, mince, brune, fluette, sous son apparente
fragilité, elle cachait une vive énergie. Romanesque un peu, un
brin sentimentale, elle aimait les romans de Mme de Duras,
savait André Chénier par cœur, et chantait pour moi, lorsque
j'étais enfant, les Noëls et les Reveyés de son pays en pro-
vençal... Son mari, qui intimida tant de gens, ne l'intimida
jamais ; une seule question les divisa dans leur jeunesse : la
religion. On pense que cette Provençale était fort pieuse, et
François Buloz, enfant de 48, fort voltairien. Mais leurs discus-
sions religieuses se terminaient invariablement par ces mots de
Mrae Buloz : « Tu auras beau dire, ai tu meurs le premier, je
ferai venir un prêtre ! » F. Buloz se dressait alors, terrible : —
« Christ! je te défends!... — Mais elle, secouant ses anglaises,
lui répétait : « Tu l'auras, compte sur moi ! » et elle souriait.
En 1869, elle perdit sa gaieté à la mort de son fils. Je n'ai pas
connu Louis Buloz, je sais que ce fut un être délicieux, doux,,
presque féminin, modeste, épris des lettres, ami des lettrés.
Autant le père était parfois rude, intransigeant même, autant
le fils, à ses côtés, fut affable et conciliant ; l'un taciturne,
s'extériorisant peu, l'autre volontiers mondain, et aimant la
causerie. Tous deux s'entendaient pourtant; ce père et ce fils
si différens se retrouvaient dans leur commun amour pour la
Revue, dans leur goût passionné du travail.
Les collaborateurs de la maison aimaient ce « jeune disciple, »
ils considéraient la Revue un peu comme leur maison et Louis,
qu'ils avaient vu tout jeuue, un peu comme leur enfant... Louis
Buloz mourut à vingt-sept ans, après une longue maladie. Sa
mère, qui l'avait emmené quelques mois avant dans le Midi,
puis en Savoie, où il voulut mourir, le ramena à Paris dans
son cercueil.
Elle fut terrassée. Mais, lorsqu'un an après, l'orage éclata,
elle se ressaisit et fit de son mieux pour contribuer au sauve-
tage de la Revue.
En vérité, elle avait plus d'une tâche à remplir, dont la
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 49
moindre n'était pas d'affecter la confiance et l'espoir, alors
qu'elle pleurait son enfant. Cependant, à George Sand, de
temps à autre, elle confiait discrètement sa peine; celle-ci aussi
était mère, elle savait comprendre la douleur des autres mères,
et la pieuse Mme F. Buloz eut toute sa vie pour George Sand
une fervente affection... Lélia l'aimait. Autrefois, dans leur
jeunesse, les différends entre le directeur de la Revue et le
romancier furent fréquens, vifs souvent. Mme Buloz les apaisait,
et George Sand l'appelait : « le petit ange de paix. »
Donc, auprès d'elle, Mm< F. Buloz pleurait son fils, « la joie
de ma vie et de mon cœur, la sécurité de l'avenir, la protection,
le guide de sa sœur et de son frère, l'aide, l'ami de ce pauvre
vieil homme qui se reposait avec tant de confiance sur l'intel-
ligence, la douceur, la bonne grâce de ce cher disciple... Vous
comprenez cela, n'est-ce pas? Il suffit d'être mère, il suffit
d'avoir connu l'enfant que nous pleurons (1). »
Mais ces abandons étaient rares; d'ailleurs sa vaillance lui
devint nécessaire; pour les sacrifices, elle était prête à les sup-
porter : elle avait consenti le plus douloureux.
En septembre 1870, sa sœur, Mme Rosalie Combe, qui habitait
la Provence, s'inquiétait de la situation ou Mme Buloz allait
incessamment être acculée, enfermée dans Paris. Mais l'assiégée
la rassure avec sérénité; pour un peu même, elle reprocherait
à sa sœur de ne pas considérer les événemens avec suffisam-
ment de sang-froid.
« Ma bonne et chère sœur, lui écrit-elle, calme-toi, je t'en
supplie. Nous allons subir une crise, mais Dieu permettra
qu'elle ne nous accable pas. » D'ailleurs, elle compte sur la
défense qui « va être héroïque ; Paris est plein de soldats bien
déterminés, les fortifications sont solides, les forts armés et
défendus par les marins, les meilleurs artilleurs du monde, »
puis elle termine crânement par ces mots : « Je vous écrirai
jusqu'à ce qu'on nous enferme (2). »
II
Ils furent enfermés le 19.
François Buloz se débattit un instant entre ces deux alter-
(1) Collection S. de Lovenjoul : Mm< F. Duloz à G. Sand. 5 août 1870. Inédite.
(2) Mm* F. Buloz à M"' R. Combe, 10 septembre 1870, inédite.
toîie xxx:n. — 1016. *
;o
REVUE DES DEUX MONDES.
natives : sortir de Paris et se réfugier à Ronjoux, si la Revue
ne pouvait plus continuer de paraître, ou, si elle avait une seule
chance de durée, rester à son poste de travail coûte que coûte.
Or, après avoir compté son monde, il conclut que, les res-
sources matérielles ne manquant pas, avec les rédacteurs
présens on pourrait faire les numéros, chacun s'y mettant et
apportant son aide à l'œuvre commune... l'avenir était bien
noir, mais le fondateur aurait considéré le départ, dans ces
conditions, comme une défection : il fallait durer, alors il resta,
et dura.
Avec un personnel de plus en plus restreint, le plus souvent
sans l'aide de son fils appelé au dehors par le service, il fit, je
l'ai dit, face à tout. On a affirmé que la guerre l'avait miné,
qu'il était mort de la guerre, c'est possible, et ceux qui ont fait
cette remarque l'ont suivi de près et connurent son intimité ;
d'ailleurs il a dit lui-même que ces mois de siège comptèrent
double dans sa vie. Il donna là un gros effort de travail, mais
un effort moral plus douloureux encore : ce vieux combattant
tint à prêcher d'exemple et, avec sa Revue, voulut relever
l'énergie de ceux qui la liraient, exalter leur patriotisme,
réveiller leur foi. 11 travailla jusqu'à tomber de fatigue, il passa
souvent ses nuits ; il ne fut pas malade, il ne fut malade qu'après,
alors il se sentit, comme on dit, « touché. » Mais tant qu'il se
vit utile, il voulut continuer : il y mettait son point d'honneur.
Cependant, il craignit de manquer de copie. On a vu qu'il
en demandait à Victor Cherbuliez au moment où Paris allait être
isolé du reste de la France, il en demanda à George Sand, qui
put lui faire parvenir les derniers feuillets de Césarine Diétrich
avant l'investissement, puis pendant l'armistice, le Journal a" un-
voyageur pendant la guerre, et Francia. Il fit appel à A. Mézières,
E. Caro, M. Du Camp, Renan, Saint-Marc Girardin, tourmenta
Sandeau en vain, obtint d'Auguste Barbier Les fils des Huns, de
Sully Prudhomme les Stances sur le siège et la charmante Mare
d'Auteuil
Où mille insectes fins viennent mirer leur aile...
publia des nouvelles d'Erckmann-Chatrian, d'Albane (i,,
d'Amédée Achard ; des articles de Quatrefages, Blanchard,
(1) Pauline Caro.
LA REVUE -DES DEUX MONDES EN 1870-71. 5l
Fustel de Coulanges, Georges Perrot, Gaston Boissier, Paul
Loroy-Beaulieu, Michel Chevalier, A. Calmon, Louis Reybaud,
Augustin Cochin, et fit débuter, dans un travail intitulé : Le
champ de bataille de Sedan, un jeune auteur qui lui sembla
avoir la plume facile : M. Jules Claretie.
Mais tous ceux qui ont travaillé à la Revue pendant le siège
ont-ils signé leurs travaux? J'ai sous les yeux le procès-verbal
de la première réunion d'actionnaires qui eut lieu après tous
ces événemens, le 30 octobre 1871, et je relève ceci... « La
Revue n'a pas cessé de paraître, seule de tous les recueils
périodiques, grâce à l'activité de la direction, grâce à l'hono-
rable président du Conseil, qui non seulement relevait les cou-
rages, mais prêtait encore l'appui de sa plume éminente, etc. »
L'honorable président du Conseil de surveillance était alors
Mignet : son nom ne paraît sur aucun sommaire.
A George Sand, au fond de son Berri, F. Buloz continuait
d'envoyer les épreuves de Césarine Diétrich. Avant que Paris ne
fût fermé, il lui avait écrit :
« Je vous envoie l'épreuve de votre quatrième partie; je
vous serais obligé de me la rendre le plus tôt que vous pourrez,
car je crains de voir Paris bientôt complètement fermé. Je ne
sais trop ce que j'y ferai pendant cette terrible crise, mais il
faut que je m'efforce de continuer notre publication à tout prix,
dussé-je y périr.
« Cela me coûte pourtant, et j'ai un moment pensé à vous
aller voir pour me rendre à Ronjoux, car il n'y a plus d'autre
chemin, et je ne sais pas si je ne serai pas contraint de le faire,
lorsque les articles et les papiers me manqueront. Ce serait
pourtant un déshonneur autant pour moi que pour les écrivains
qui manquent à mon appel.
« Beaucoup ont fui. Il n'y a guère de vaillans comme vous,
et je vous remercie de n'avoir pas manqué à ce moment
suprême...
« Il n'y a plus que la République pour sauver la France, et
je m'y rallie à tout jamais. Je voudrais la voir faire le tour dp
l'Europe et porter notre vengeance au delà du Rhin.
« L'Empire nous a trompés de la façon la plus odieuse, et
nous a lâchement livrés à l'étranger. Il faut que la France se
lève tout entière contre l'envahisseur; j'espère qu'elle le fera,
le le dis tous les jours autour de moi, surtout aux miens, et mon
52 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier fils va tous les jours aux fortifications, bien décidé à
faire son devoir.
« Gela me rend ma tâche plus difficile avec ma mauvaise
vue. Dans ces circonstances, aidez-moi de toutes vos forces, et
dites-moi si Maurice ne pourrait pas prendre la place que vous
allez laisser libre.
« Tout à vous cordialement.
« F. B.
«. Donnez-moi du courage pour continuer ma tâche, « jusqu'à
toute extrémité, » comme dit ce pauvre général Uhrich. Dieu
veuille que Paris nous relève! Pour moi, je suis plein de
confiance de ce côté. La seule chose qui l'ébranlé quelquefois,
c'est l'audace de M. de Bismarck et de ce vieux Roi... Gomme
ils marchent sur le cœur de la France (1) ! »
Mais George Sand craint de voir Paris fermé avant que les
épreuves ne parviennent à la Revue. « La ligne est coupée,
écrit-elle à son ami, et je ne reçois votre lettre et les épreuves
qu'aujourd'hui 19. Je vous réponds et vous envoie lesdites
épreuves par le courrier de ce soir. Les recevrez-vous? Je
l'ignore. Si vous receviez la lettre sans les épreuves, passez
outre en les revoyant avec soin. Nous sommes au milieu de la
variole, qui sévit, dans nos petites maisons de paysans, autour
de nous, avec une violence effrayante.
« Nous avons envoyé Lina et les' enfans dans la Creuse.
Nous restons au poste, Maurice et moi: mais nous n'osons vous
engager avenir ici, car un de nos domestiques est déjà malade,
et nous y passerons peut-être tous, — tous les fléaux à la fois !
« Je vous enverrai de la copie, s'il m'est possible. Maurice
n'a rien. Soyez sûr que, jusqu'à mon dernier souffle, je ferai
de mon mieux.
« A vous de cœur.
« G. S. (2).
« Mes vœux pour vous autres. »
Ainsi, le directeur et le collaborateur, à quelques heures
l'un de l'autre, allaient être plus éloignés que s'ils avaient
(1) Collection S. de Lovenjoul : F. Buloz à George Sand, 17 septembre 1870
F. 232. Inédite.
(2) Inédite.
LA BEVUEDES DEUX MONDES EN 1870-71. 53
habite les deux bouts de l'Europe. L'isolement se faisait autour
de Paris, le silence dans la province. « On nous dit qu'il y a de
bonnes et grandes nouvelles, e'crit George Sand le 26 septembre,
nous n'y croyons pas. Paris investi, les lignes télégraphiques
coupées; nous sommes plus loin de l'activité que l'Amérique. »
Les nouvelles qui lui parviennent sont décourageantes : « On
dit que tout trahit, même Bazaine; » ou surprenantes : « Des
personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout
sauver! »
On accueillait tous les espoirs, on croyait aussi, et ceux qui
avaient le plus combattu le fameux « caporalisme » y croyaient
le mieux, à cette armée que le gouvernement de la Défense,
« en frappant du pied, » faisait « sortir de terre. Même devant
l'exemple qu'avait donné l'armée ennemie, entraînée, assou-
plie, exercée par une longue préparation, on supposait que
celle qui « sortait de terre » pourrait lui résister, en triompher
même, cette armée, que le comte de Bismarck appelait, dédai-
gneux, un « rassemblement de gens en armes, non une
armée. »
Sa résistance, certes, elle fut héroïque; on pouvait tout
attendre de son esprit; mais, hélas 1 il fallut bien en convenir,
« le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans
chaussures, sans vêtemens et sans abri, ne peut pas résister à
une armée pourvue de tout et bien commandée (1). »
III
On sait que Paris, après l'entrevue de Verrières, fut indigné
des prétentions arrogantes de l'ennemi; plutôt que d'y accéder,
« Paris, exaspéré, s'ensevelirait sous ses murailles (2), » s'écriait
le gouvernement, et « la population tout entière se trouva
réunie comme par enchantement dans une commune résolution
de tenir bon jusqu'à la mort (3). »
Cette résolution fut la même partout, et F. Buloz l'adopta
avec passion ; on le verra dans sa ligne de conduite, on le verra
dans les lettres à Ernest Renan, qui vont suivre. Ceci ne l'em-
pêcha pas d'être sensible aux mille soucis de chaque jour, aux
(1) Journal d'un voyageur pendant la guerre, par George Sand.
(2) 28 septembre 1810.
(3) F. Sarcey.
54
REVUE DES DEUX MONDES.
inquiétudes, au manque de nouvelles, et ce manque de nou-
velles fut, pendant le siège, un de ses plus cruels tourmens, —
elles arrivaient peu et mal, on en était réduit aux vagues conjec-
tures; même celles concernant les opérations qui se faisaient
autour de Paris étaient inexactes, souvent démenties, et... que
devenait l'armée de la Loire? Que devenait la France? « On ne
peut évidemment douter qu'elle ne soit avec Paris, d'âme et de
résolution, écrivait Mazade... Qu'a-t-elle pu faire depuis un
mois? Dans quelle mesure a-t-elle organisé ses forces? » — ■
C'était la nuit.
La crainte de ne pouvoir « durer, » pour la Revue, harcelait
aussi F. Buloz; il redoutait les obstacles matériels, ceux contre
lesquels on ne peut pas lutter : le -manque de papier, par
exemple, ceci était sa hantise. Le directeur, alors, se voyait
forcé de limiter le nombre de pages des numéros, de refuser
les longs articles.
« Ce n'est pas le moment de perdre courage, quand l'espoir
commence à renaître, lui écrivait Louis Vitet le 8 octobre,
en le quittant. Dites franchement votre embarras à vos abon-
nés. C'est une des nécessités du Siège, un cas de force majeure
s'il en fut. Au lieu de onze feuilles, n'en donnez que huit, ou
même six. Mais paraissez, et annoncez que vous continuerez à
paraître. Je vous promets de me mettre à l'ouvrage... » Je ferai
tous mes efforts pour vous venir en aide; mais, encore une
fois, ne jetez pas le manche après la cognée, et soyez persuadé
que le public vous saura gré des efforts que vous aurez
faits (1). »
Je ne sais si F. Buloz eut jamais l'idée de « jeter le manche
après la cognée, » comme le craint ici Louis Vitet, peut-être
en avait-il menacé ses amis? Peut-être le directeur, ce soir-là,
avait-il eu à se plaindre de quelque défection, ou était-il agité
pir des craintes nouvelles? Dans ces occasions, il n'épargnait
personne, et ses boutades étaient vives... Plus simplement, je
pense qu'il avait dû peindre la situation de la Revue, — diffi-
cile en vérité, — sous un jour plus sombre, résumer ses maux,
et cela le soulageait.
Sous l'Empire, alors que la Revue, à deux reprises différentes,
reçut les avertissemens d'usage, François Buloz, qu'à ces momens-
(1) Inédite.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 55
là le sommeil ne visitait guère, n'allait-il pas volontiers s'assurer,
— vers deux heures du matin, — que sn famille reposait? — ■
« Sur un volcan! » s'écriait-il, avec véhémence, « à la veille
d'être supprimés! » Demain, peut-être serait-on sur la route
de Bruxelles! il appelait cela « envisager la situation! «D'ail-
leurs, il ne se décourageait pas pour si peu, et faisait d'avance
son plan d'exil ; mais il éprouvait le besoin qu'éprouvent ceux
que la souffrance ou la crainte font veiller, de communiquer
aux siens cette crainte ou cette souffrance.
Très peu de temps après la lettre qu'on vient de lire, — le
15 octobre 1870, — Vitet commença d'écrire au directeur de
la Revue ses Lettres sur la situation, lettres pleines de foi, qui
« respiraient, au dire d'un contemporain, le patriotisme le
plus ardent et le plus éclairé; reproduites par tous les jour-
naux, elles faisaient dans le public une sensation pro-
fonde. »
Pour en revenir à l'idée de résistance à outrance, ce fut
toujours celle de F. Buloz; il pensait qu'après Sedan, la résis-
tance désespérée de la France était son rachat, et, à ce propos,
il eut, avec Ernest Renan, maintes discussions.
La déclaration de guerre avait surpris Renan en Norvège;
il a écrit : « J'étais à Tromsoë où le plus splendide paysage des
mers polaires me faisait rêver à l'île des morts de nos ancêtres
celtes et germains, quand j'appris l'horrible nouvelle. » Il
revint à Paris où il passa le temps du Siège et de la Commune,
dans son appartement de la rue Vaneau.
F. Buloz, qui sollicita alors maintes fois sa collaboration,
n'obtint de lui qu'un article sur la guerre en septembre 1870.
Quoique Ernest Renan vînt souvent le voir et causer avec lui, il
résistait à ces idées de lutte à outrance, et sur ce terrain, les
deux hommes engagèrent de fréquentes, et du côté de F. Buloz
de véhémentes polémiques.
Idéaliste de génie, Ernest Renan, qui avait, comme presque
toute sa génération cru à l'Allemagne avant 70, fut violemment
désillusionné par les épreuves cruelles qui atteignirent alors
tous les Français. Découragé, il tomba dans le pessimisme le
plus noir, il jugea la partie perdue, voulut se retirer de toute
lutte. « Profondément convaincu, a-t-il dit, de ce principe
qu'une force organisée et disciplinée l'emporte toujours sur
une force non organisée et indisciplinée, je n'ai jamais eu
56
BEVUE DES DEUX MONDES.
d'espoir dans les efforts tente's pour continuer la lutte après le
4 septembre. »
François Buloz, au contraire, étant homme d'action, s'irri-
tait de voiries esprits supe'rieurs renoncer à toute espérance, —
il voulait que tout le monde fût debout et ces derniers en tête.
N'ayant jamais cru foncièrement à l'idéalisme de l'esprit alle-
mand, ni au désintéressement de ceux qui représentaient
l'élite de l'intellectualité chez nos ennemis, il n'eut pas comme
Renan de désillusion amère devant la révélation de cette bar-
barie, de ces mensonges, de cette outrecuidance, mais une
violente indignation, et il reprocha souvent aux philosophes et
aux représentans de la science française d'avoir placé trop
haut certaines grandes figures prussiennes, Mommsen entre
autres, qui se montrait, à l'heure de nos revers, et après avoir
été si bien accueilli chez nous, le plus rude et le plus impla-
cable de nos adversaires.
Ces quelques lignes m'ont paru nécessaires pour expliquer
les lettres de F. Buloz qui vont suivre, lettres auxquelles,
malheureusement, je ne puis joindre les réponses de Renan :
je ne les ai pas retrouvées. D'ailleurs, je ne sais si Renan
répondait par lettre aux argumens de F. Buloz. Les discussions
des deux hommes avaient lieu le soir, et F. Buloz, avec sa
nature belliqueuse, lorsque Renan l'avait quitté, le poursuivait
encore d'un argument plus fort ou d'une preuve plus éclatante.
Je pense qu'Ernest Renan, qui écrivait peu, se retranchait dans
sa dialectique séduisante et subtile.
A la vérité, il nous est bien difficile de juger, avec notre
esprit actuel, les intellectuels de 70.
La génération née après 70, sans avoir vu les désastres, a
souffert des désastres, a été élevée dans la haine de l'Alle-
magne, et l'horreur de ses crimes. Celle qui est venue dix-huit
ou vingt ans après, issue de la première, a épousé les mêmes
querelles et adopté les mêmes tendances. La France ensuite,
s'étant ressaisie et relevée, aux idées cette génération a joint
le désir de l'action : nos enfans ont eu tout petits la passion de
la Revanche, ce furent de petits nationalistes qui écrivirent
« Vive Déroulède ! » sur les murs du lycée, dès qu'ils surent
écrire, et qui fleurirent les statues de Jeanne d'Arc canonisée.
Ce sont aujourd'hui, au rebours des générations d'idéologues
qui les avaient précédés, de jeunes hommes d'action. ïl est clair
LA REVUE DES DEUX MONDES. EN 1870-71.: 51
qu'ils ne peuvent comprendre les philosophes de 70, qui, à celte
époque, conservaient, maigre' tout, de grandes et belles espérances
de paix future et de réconciliation universelle! » « Utopies! »
s'écriait F. Buloz, qui ne partageait pas, lui non plus, ces rêves.
« Notre conversation d'hier, écrit-il à Ernest Renan le
22 octobre, m'a rempli d'humeur noire et de sombres pres-
sentimens. Non, vous ne pouvez vous réserver pour des jours
plus néfastes encore, et tous, nous devons d'abord tout faire
pour prévenir et empêcher absolument ces jours funestes qui
revenaient trop dans notre conversation d'hier. Ils ne viendront
pas, ces jours plus néfastes encore, et nous vaincrons cet impi-
toyable ennemi qui nous cerne. Songez à ce jour-là, et non à
d'autres. La France ne s'est-elle jamais relevée d'aussi bas? A
quoi sert d'ailleurs de songer à un désastre suprême, si ce
n'est pour le détruire en animant tous les courages ? Vous pren-
drez certainement votre part dans cette lâche commune, et vous
ne pouvez vous retirer de nous à l'heure où tant d'autres sont
loin de Paris, et travaillent sans doute au salut public. Si la poli-
tique vous répugne, il y a d'autres manières de concourir au
but que nous devons tous nous proposer, et certainement vous
ne garderez pas le silence dans ce temps de malheur où tous
les hommes de talent doivent faire entendre leur voix (1). »
Après les nouvelles de la prise et du. sac de Ghàteaudun, il
lui écrit encore le 25 :
« Vous voyez l'horrible conduite de l'Allemagne en France
et ce qu'elle vient de faire de cette petite ville de Ghàteaudun,
qui a voulu défendre ses foyers. Il n'y a plus d'illusion possible,
et ses savans, ses écrivains, Mommsen en tête, poussent avec
furie au démembrement de notre pays. Il n'y a plus d'hésita-
tions, si vous voulez garder FAlsace et la Lorraine, qui ne
veulent pas des Allemands^. Lisez les manifestes de Mommsen
dans la Perseveranza de la fin d'août, vous me direz ce qu'il faut
attendre des sentimens de ces sauvages civilisés, comment aussi
ils devaient recevoir vos appels à la conciliation des deux pays.
Nous avons été dupes et il ne faut pas continuer ce rôle naïf,
car ils y ajouteront l'offense.
« Tout à vous.
« F. Buloz. »
(1) Inédite. Les lettres de F. Buloz à Renan m'ont été communiquées par
M°" N. Renan.
58 REVUE DES DEUX MONDE8.1
Ainsi ce sont les historiens reçus en France par ce triste
Empereur, introduits par lui dans nos archives, celles des
Affaires étrangères notamment (à l'exclusion des écrivains
français) comme Sybel et Mommsen (1), qui sont à la tête de
la croisade contre la France! Me dira-t-on ce que nous avons
fait à ces charmans hôtes de ces dernières années (2)? »
Il est de fait que la colère de F. Buloz contre Mommsen
s'expliquait. Le 10 août, par l'organe de la Perseveranza, puis
le 20, par celui d'il Secolo, Mommsen, dans plusieurs lettres
haineuses, cherchait à éloigner de nous les sympathies, et
peut-être le secours de l'Italie.
« Ce n'est pas nous, disait-il, qui avons introduit chez un
peuple d'une ancienne et charmante culture cette littérature
aussi sale que les eaux de la Seine à Paris, qui gâte les cœurs
de la jeunesse et corrompt les classes aisées de la nation. Ce ne
sont pas les Allemands qui pourront jamais, ni ne voudront
s'emparer de ce qui vous appartient justement, tandis que le
berceau de vos rois est devenu un département français... si,
comme le malheureux délivré des mains d'un voleur par un
chevalier d'industrie, vous avez dû payer votre rançon à
ceux-là mêmes qui s'introduisaient chez vous en se disant vos
libérateurs, si votre liberté est incomplète et précaire, n'est-ce
pas la main de la France que vous sentez sur vous? Une seconde
journée de Sadowa sur les bords du Rhin vous donnera la
liberté complète et durable... » Il nous accusait aussi d'avoir
préparé cette guerre pendant trente ans, etc.
Le 22 novembre, F. Buloz revint à la charge auprès
d'Ernest Renan à propos de la circulaire de Jules Favre. Cette
circulaire répondait à celle du comte de Bismarck parue
quelques jours auparavant. La circulaire de Bismarck expliquait
la rupture des pourparlers du chancelier avec M. Thiers, en
accusant les membres de notre gouvernement d'avoir rendu
l'armistice impossible par leurs exigences, d'ailleurs, « de
n'avoir pas voulu sérieusement laisser l'opinion du peuple
(1) II est intéressant de rapprocher cette lettre de l'article de Fustel de Cou-
langes paru dans la Revue du 1" septembre 1870, sur le livre de J. Zeller :
Origines de l'Allemagne et de l'Empire germanique. Il semble que le directeur
l'ait véritablement inspiré. Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que Fustel de
Coulanges fut à peu près le seul, parmi les intellectuels de son temps, à juger
avec clairvoyance la duplicité et les ambitions allemandes.
(2) Inédites.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 50
français s'exprimer par la libre élection d'une représentation
nationale. » Jules Favre au contraire affirmait que le gouverne-
ment français était prêt à convoquer cette assemblée, « si l'ar-
mistice avec ravitaillement le lui permettait; » il ajoutait : « Je
laisse à la conscience publique le soin de juger de quels côtés
ont été les obstacles (1). »
— « Lisez la circulaire de M. Jules Favre, mon cher monsieur,
écrivait F. Buloz, et votre loyauté, votre sincérité ne pourront
se refuser à voir où est la vraie ruse, le mensonge même. Vous
ne pourrez non plus continuer d'accuser le gouvernement de
repousser l'Assemblée nationale. Seulement, il la veut dans des
conditions libres et rassurantes. Ceux qui la veulent autrement,
veulent poursuivre des projets conçus dans je ne sais quelles
intentions fâcheuses. Or, vous n'êtes pas de ces hommes-là.
i ....-••
« Nous voulons nous faire estimer par une résistance hono-
rable... Les ramollis sont ceux qui cèdent Sedan et Metz avec
une armée de 100 000 hommes, non ceux qui préfèrent les
dangers de la lutte, en un mot ceux qui la craignent (2). »
En ce qui concerne l'Assemblée nationale, il faut rappeler
ici qu'Ernest Renan publia dans les Débats de novembre 1870
trois articles relatifs aux élections... il en était très partisan,
il estimait qu'il fallait y aviser immédiatement, se hâter de
constituer une assemblée régulière élus par la nation, qui
put traiter de la paix. L'armistice, qui devait permettre « d'as-
surer la liberté des élections, » n'ayant pas été conclu au début
de novembre, et la question ayant été remise, Renan le déplo-
rait; il aurait voulu qu'on passât outre. « Il n'est pas admissible,
disait-il, que la France se prive d'une fonction essentielle de sa
vie nationale, parce qu'elle ne peut l'accomplir avec tout l'appa-
reil ordinaire, et d'une manière uniforme dans toutes les
parties de son territoire. »
Cependant, il est permis 'de se demander quelles auraient
été de telles élections, sans armistice, pendant l'occupation
allemande; dans les départemens envahis par exemple? Le
(1) Les Parisiens connurent donc la circulaire du comte de Bismarck et celle
de Jules Favre concernant l'entrevue de Versailles, avant de lire le rapport de
M. Thiers rapportant cette entrevue. Celui-ci ne parut dans les Débats que le
1" décembre d'après la publication du Times.
(2) Inédite.
GO
REVUE DES DEUX MONDES.
résultat obtenu n'aurait-il pas été douteux, malgré l'assurance
qu'avait donnée le comte de Bismarck à M. Thiers en lui
déclarant que « même si le gouvernement voulait faire des
élections sans armistice, le gouvernement allemand lui donnerait
toutes facilités! »
Enfin, le jeudi 1er décembre, les Débats publiaient le rapport
de M. Thiers concernant son entrevue avec le comte de
Bismarck.
La lecture de ce rapport émut vivement François Buloz.
Thiers était son ami, il admirait en lui l'infatigable travail-
leur, il admirait surtout l'homme qui se consacrait si passion-
nément au sauvetage de son pays : il écrivit tout de suite
à Renan dans l'idée de le convaincre, toujours, et cette fois
l'argument lui paraissait sans réplique.
« Rien ne me lassera, bien que vous ne me répondiez pas,
pour vous faire revenir à une plus juste appréciation de l'atroce
politique de la Prusse. Etes-vous convaincu, maintenant, après
le rapport de M. Thiers, que le roi de Prusse et le parti militaire
prussien, non M. de Bismarck, n'ont jamais voulu traiter sans
Paris, et sans l'Alsace et la Lorraine? Il faut donc nous revenir,
vous ne pouvez persister dans vos premiers sentimens. Un
homme de votre talent doit être avec nous, sur des questions
fondamentales, pour notre pays (1).
De fait, le rapport de Thiers, très sobrement écrit, donne
une impression frappante de grande vérité; on y voit clairement
notre bonne foi, et la fourberie de nos ennemis. On se souvient
que le chancelier de la Confédération du Nord, « très courtois, »
semble d'abord tout admettre et tout accorder, puis il feint de
se montrer hésitant, gagne du temps (2), bref sur la question
du ravitaillement de Paris, aborde, lui, la question des « équi-
valens militaires. » Thiers lui demande ce qu'il entendait
par là? »
— « C'était, dit-il, une position militaire sous Paris, » et
comme j'insistais davantage, « Un fort, dit-il... peut-être plus
d'un, peut-être... » — « J'arrêtai immédiatement le chancelier
de la Confédération du Nord.
— « C'est Paris, lui dis-je, que vous me demandez. » Les
(1) Inédite, 1er décembre 1870.
(2) Le soulèvement du 31 octobre servit de prétexte à ses hésitations appa-
rentes.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 61
négociations furent rompues, on le sait, sur ces paroles, et
Paris continua d'être enfermé, puis fut bombardé.
J'ignore ce que répondit Ernest Renan aux sollicitations de
F. Buloz. « Vous ne pouvez vous réserver pour des jours plus
néfastes encore... il faut nous revenir, » etc. Mais l'auteur de
la Vie de Jésus se tint à l'écart : il préparait alors La Réforme
intellectuelle.
En 1871 seulement, il revint à la Revue avec un article de
politique contemporaine, et F. Buloz lui écrivait le 3 août :
« Votre travail, tout remarquable qu'il est, a deux inconvé-
niens pour nous, mais que vous pouvez faire disparaître, si
vous le voulez. Il nous répète en quelques points relativement
à nos désastres. Il répète un peu même votre article d'histoire
philosophique sur la Société contemporaine, et il nous met hors
de notre ligne en bien des points, ce qui est fort embarrassant.
En outre, vous rabaissez tellement notre pauvre France qu'il
n'y a plus qu'à l'enterrer; est-ce ainsi qu'on peut la relever?
Vous n'êtes pas toujours juste non plus avec quelques-uns de
nos amis, M. Thiers notamment, et ce pauvre Alfred de Musset,
qui n'a pas réclamé le Rhin, mais qui s'est borné à répondre
à une provocation du poète allemand.
« Je vous serais obligé de voir ce qui est possible dans votre
revision de manuscrit, de causer avec mon fils et ces messieurs (1)
des moyens de faire passer votre article sans trop nous mettre
hors de nos voies. Voyez aussi, après l'article de M. deLaveleye (2),
si nous pouvons nous jeter dans des aspirations monarchiques,
au fond, l'auteur est pour la monarchie constitutionnelle, et
cependant il ne repousse pas, tant s'en faut, la tentative qui se
fait. Le pays est bien malade et il faut le traiter comme tel, le
ménager, le traiter plus doucement... Tâchez de venir à ces
accommodemens (3). »
Renan demeurait donc découragé; la Commune après le
siège, l'occupation ennemie, les assemblées bruyantes, les soulè-
vcmens populaires, autant d'amers souvenirs dans le passé,
(1) F. Buloz était en Savoie au début d'août lorsqu'il écrivit cette lettre à
E. Renan.
(2) Les Formes du gouvernement dans la Société moderne, par E. de Laveleye,
1er et 15 août, 1er novembre 1871.
(3) Cet article que la Revue ne publia pas, parce qu'il la mettait « hors de ses
voies, » était un fragment détaché de la Réforme intellectuelle concernant la
Monarchie constitutionnelle,
62 REVUE DES DEUX MONDES.
autant de motifs d'inquiétude pour l'avenir ; puis « il craignait, »
a écrit M. de Laveleye, « comme Tocqueville, Quinet, Passy,
que nous n'aboutissions en fin de compte au despotisme démo-
cratique, » — autre danger, — et s'adressant à Marcellin Ber-
thelot, il disait : « Verrons-nous enfin de meillours jours, et
notre vieillesse sera-t-elle comme l'arrière-saison du poète
hébreu, qui récolta dans la joie la moisson qu'il avait semée-
dans les larmes? Vous l'espérez, et puissiez-vous avoir raison!
Tant de fautes ont été commises, qu'il en est beaucoup qu'on
ne peut plus commettre (1)! »
IV
Cependant, rue Bonaparte, à la Revue, la vie se poursuivait
dans ces temps de siège, pleine d'angoisse : triste fin d'année !
Dès octobre on attendait le bombardement, de jour en jour ; des
affiches et les journaux prescrivaient aux Parisiens de prendre
des mesures contre les obus, « de garder chez eux des tonneaux
remplis d'eau, de dépaver les cours, de descendre aux caves
tout approvisionnement de charbon, bois, houille, de tenir les
puits en bon état de fonctionnement, etc. » Mais l'ennemi
comptant sur les soulèvemens populaires, et son grand auxi-
liaire, la faim, attendait.
L'échec du Bourget à la fin d'octobre venait frapper les
Parisiens après la terrible nouvelle de la reddition de Metz...;
La reddition de Metz amena la journée du 31 octobre, car
« toutes les précautions prises pour contenir les révoltes des
exaltés furent inutiles... » et pourtant, ces mêmes Parisiens
exaltés espérèrent de nouveau en apprenant qu'Aurelle de
Paladines était victorieux quelques jours après à Goulmiers, et
qu'Orléans était repris. Mais bientôt ce furent d'autres désastres :
Beaune-la-Rolande, et la seconde journée de Champigny, si
cruelle pour les assiégés qui en attendaient presque la déli-
vrance. Il vint un jour où ils apprirent la dislocation de la
première armée de la Loire ; glorieuse armée de la Loire, sans
cesse défaite et toujours renaissante, n'a-t-elle pas donné la
mesure du courage et de l'esprit français?
A Paris comme partout, cette année-là, le froid fut terrible.
(1) E. Renan, Dialogues et fragmens philosophiques.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. (>3
En novembre le bois commença de manquer. F. Bu'oz, alors,
emporta les bûches destinées à chauffer son appartement, pour
en bourrer le poêle de l'imprimerie. Le 28 décembre, l'ennemi
bombarda le plateau d'Avron; Paris, le 5 janvier, reçut son pre-
mier obus, et le directeur de la Revue corrigea, a dit Henri
JBlaze, « les épreuves du numéro jusque sous le canon des
Allemands. »
Quant à Mme F. Buloz, sans nouvelles de sa fille ni de sa
sœur depuis quatre mois, elle écrivait à Mrae Combe le 6 jan-
vier ; elle lui parlait des soucis dont elle était accablée, « soucis
cruels. » « Sans nouvelles, et vivant au milieu des angoisses
d'un siège, Charles et Edouard faisantle métier de soldat, et enfin
ce terrible fléau qui nous frappe, l'ennemi partout, dévorant,
dévastant, l'avenir de tous et de tout ébranlé dans ses fonde-
mens les plus profonds ; malgré cela cependant, l'espérance ne
nous abandonne pas, chacun se dit : C'est l'heure, la Provi-
dence va faire quelque chose pour Paris, tenons-nous ferme,
donnons un grand exemple, soyons toujours la tête, ne nous
laissons ni affaiblir, ni entamer... Oui, certes, la misère est
grande, mais jamais la charité n'a été plus prévoyante, tout le
monde donne sans compter, on habille, on nourrit, on visite
tous les pauvres, on soigne les malades; les cantines pour les
bien portans, les ambulances pour les blessés, se rencontrent
à chaque pas. Cette ville est admirable d'élan patriotique et
charitable.
« Je crains que l'annonce de ce bombardement ne te trouble
pour notre sûreté ; il ne faut pas t'en effrayer, les projectiles ne
peuvent arriver jusqu'ici que par accident. Nos forts ne sont
pas seulement ébréchés par cet pluie de fer qu'on leur envoie.
Aujourd'hui on tire moins qu'hier, mais c'est un vacarme. »
Chaque matin, Mme Buloz, à l'ambulance de l'Ecole des
Beaux-Arts, assistait à la visite du chirurgien, voyait les panse-
mens, se rendait utile, était infatigable. « L'ennemi nous croit
en famine, écrit-elle, ce n'est pas vrai, nous avons de quoi
vivre pour deux mois encore. Nos cartes de boucheries sont
marquées jusqu'au 15 mars, » et puis elle donne ce détail : « On
tue les éléphans parce qu'ils dévorent trop de fourrage, on vend
leur chair 25 francs la livre. »
Quoi que Mme Buloz en ait dit, les obus tombaient de préfé-
rence sur la rive gauche, qui fut fort éprouvée. J'ai vu long-
64
REVUE DES DEUX MONDES.
temps chez elle, enfermé pieusement dans un charmant secré-
taire en bois de rose, deux souvenirs du siège de 70-71, deux
objets aussi durs, aussi noirs l'un que l'autre. C'étaient un
fragment d'obus tombé dans la cour de la rue Bonaparte, et
300 grammes de pain noir, ration d'une journée de Siège...
Malgré son courage, Paris s'épuisait. A la fin de décembre et
jusqu'au 8 janvier, il fut privé de nouvelles. Mais le moral était
encore bon. On trouvait moyen de plaisanter; on raillait le
bombardement qui n'excitait pas de crainte, mais une vive
curiosité. Parfois cependant, on s'indignait quand ces obus
« inoffensifs » faisaient des victimes enfantines, comme à
Saint-Nicolas, ou tombaient sur des blessés, comme au Val-de-
Grâce. Le 8 janvier, les pigeons, que le froid terrible avait
arrêtés, arrivèrent. On apprit la bataille de Bapaume, et, encore
une fois, on se reprit à espérer.
Enfin, ce furent les luttes suprêmes de Chanzy, la retraite
de Bourbaki; à Paris, Buzenval, et les morts, les morts nom-
breux que chaque jour faisait la misère. « On ne voyait que
corbillards qui s'acheminaient seuls vers le cimetière. » A la fin
de janvier, tout est fini.
Au moment de la capitulation, à la Revue, « on avait atteint
l'extrême limite des ressources, il ne restait plus rien, ni
papier, ni moyen d'alimenter d'imprimerie. »
François Buloz écrivait à George Sand le 3 février:
« Dans quel abîme sommes-nous tombés, mon cher George!
et comment notre pauvre pays se relèvera-t-il de là? Espérons
cependant que l'énergie, le travail, et le malheur nous retrem-
peront. Nous avons supporté un blocus, un bombardement très
douloureux, et pour moi personnellement, j'ai souffert tout ce
qu'on peut souffrir pour faire la Revue, me couchant chaque
jour à une heure et deux heures du matin, et toujours travaillant
avec Charles, quand il n'était pas de service. Ces cinq mois, et
nous ne sommes pas au bout, comptent double et triple dans
ma vie. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour réveil-
ler, pour exciter le patriotisme... Dire qu'une chose pareille n'a
pas fait surgir un homme pour prendre la direction du mouve-
ment, qui, après tout, était vraiment beau I La France, notre
pauvre France, n'aurait-elle plus de ces hommes dévoués et
grands, qui s'oublient eux-mêmes pour ne plus voir que leur
pays aux abois?
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71. 60
« C'est lace qui m'attriste et m'inquiète. Espérons cependant
encore que la terrible crise, qui va suivre celle de nos désastres,
produira quelques hommes nouveaux pour refaire la France,
et reprendre vigoureusement l'œuvre de salut.
« Je vous e'cris aujourd'hui cette lettre que je prie mon
gendre de mettre à la poste à Châteauroux, car celle de Paris
ne va pas encore, et Pailleron, allant rejoindre sa femme à la
Rochelle, est une voie plus sûre que la poste allemande, qui
nous inflige l'humiliation de ne recevoir nos lettres que déca-
chete'es.
« J'ai eu de vos nouvelles par M. Plauchut et vous avez
bien fait de rester à Nohant, car vous auriez été' dans la néces-
sité de déménager pour éviter les obus, comme nous avons été
sur le point de le faire (1).
« Ma foi ! nous avons bravement persisté, ma femme et
moi; mais dans notre maison, beaucoup se sont éloignés.
Maintenant, à part les obus, la situation n'est guère plus facile
pour la Revue, qu'il faut cependant continuer pour ne pas
rendre les armes aussi aux Prussiens, car la moitié de nos
collaborateurs sont loin de Paris, et si vous le pouviez, si la
tristesse des temps ne vous a pas fait tomber la plume des
mains, venez le plus tôt possible à notre secours...
« Vous verrez, quand je pourrai vous envoyer ces cinq mois
de siège (car cela ne m'est pas permis encore), que nous avons
combattu autant que nous le pouvions. Mais cela n'a servi de
rien. Hélas 1
<( Si j'étais moins vieux, c'est maintenant que la Revue
aurait une belle et utile campagne à faire pour tout reformer
dans ce cher pays, si mal conduit, et si énervé aussi. Je l'es-
saierai si les jeunes esprits, môles à de pures intelligences,
veulent mettre leurs forces à cette œuvre nouvelle, qui pourrait
faire une nouvelle France, si on s'y mettait de tous côtés (2). »
George Sand répondit aux sollicitations de son directeur
en lui envoyant le Journal d'wi voyageur pendant la guerre,
livre précieux et émouvant toujours ; de telles œuvres, d'ail-
leurs, ne se démodent pas, elles ressemblent à ces beaux rosiers
vigoureux et vermeils qui fleurissent en toute saison.
Les angoisses du siège avaient été cruelles et sanglantes,
(1) George Sand à Paris avait un appartement rue Gay-Lussac.
(2) Collection S. de Lovenjoul. — F. Buloz à George Sand, F. 234. Inédite.
TOME XXXIII. — 19iC. 5
GG
REVUE DES DEUX MONDES.
celles qui suivirent furent terribles au cœur de tous les vrais
Français. A la fin de février, avant la signature de la paix,
Mmj Buloz écrivait à son amie : « Nous attendons la paix, quelle
paix, chère amie! Ils salissent jusqu'à ce nom! C'est l'égare-
ment de notre pays qu'il faut dire; et Mrae Buloz trouvait
« Paris, à ces heures d'attente, plus triste qu'aux plus cruels jours
de la défense. — Alors « les rues étaient vides, on entendait le
canon, et parfois un obus venait s'écraser à notre porte, mais
on avait le sentiment de l'action. A cette heure, tout est mort,
espoir et défense... de grandes bandes de soldats désarmés,
inoccupés, se traînent le long des quais et des boulevards, ne
sachant que faire de leur temps... Gomment ne trouve-t-on pas
moyen d'employer tous ces bras vigoureux, quand ce ne serait
qu'à déblayer les routes, et à faire l'exercice... Cette incurie
nous a perdus, et nous perdra encore, je le crains bien (1). »
Pendant ces heures-là, on négociait : « Ces négociations ont
été horribles, jamais vaincus n'ont été ainsi écrasés, humiliés,
outragés dans leur impuissance, écrivait Jules Favre... Quand il
fallut mettre le sceau à cette exécution, j'ai cru que j'allais
mourir. ..Les Allemands étaient rayonnans, je souffrais tant, que
leur joie avait cessé d'être une insulte. » Et encore : « M. Thiers
a supporté cette épreuve héroïquement, mais, quand nous som-
mes remontés en voiture, il a fondu en larmes. Nous sommes
venus ainsi jusqu'à Paris, lui pleurant toujours, moi étouffant et
foudroyé... J'aurais voulu être au cercueil (2). » Ces lignes sont
du 27 février 1871 : les lire une fois, c'est ne les oublier jamais.
Deux jours après, le 29, Mme F. Buloz écrivait à Nohant
encore : « Ma chère amie, les articles de la paix sont arrêtés,
vous les trouverez d'une abominable rigueur. Cependant, sans
l'intrépide persévérance de M. Thiers à défendre pied à pied
chaque lambeau qu'on voulait nous arracher, nous aurions été
bien autrement et radicalement dévorés.
« La question de la limitation du contingent a manqué
faire rompre la discussion. M. Thiers a menacé de se retirer si
aucun des articles permettait une ingérence quelconque dans nos
affaires de la part de la Prusse, — 1807 était toujours là à
propos, pour soutenir une prétention. Enfin, ma chère amie,
buvons ce calice rempli de tant d'amertume...
(1) Collection S. de Lovenjoul. M"" F. Buloz à George Sand, F. 2 40. Inédite.
(2) Lettre de Jules Favre à Jules Simon, 27 février 1871.
LÀ BEVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71.- 67
« Le 1er mars, nous subirons l'ennemi à Paris, cette entrée;
le se'jour quelque court qu'il soit, est plein de périls.
« Cette nuit, une partie de cette Garde nationale, celle qui
est si peu sortie à l'heure où il fallait sortir, est allée attendre
en armes les Prussiens, qu'on disait devoir entrer avant le lever
du jour. Un conflit terrible est à craindre. Conflit dont nous
aurons à supporter les résultats, qui nous vaudra peut-être le
pillage et l'incendie, qui sera peut-être aussi le signal d'une
lutte où nous aurons la douleur et la honte de voir les Prussiens
assister comme témoins ! Que Dieu veuille éviter de nouvelles
misères à ce cher pays, qui en a vu et en a supporté de si grandes
déjà! J'ai pourtant la ferme conviction que, quel que soit notre
état de détresse, la France a en elle-même des forces vives pour
aider à sa régénération. On peut lui ôter son argent et ses for-
teresses, elle a son génie national qui est hors d'atteinte. »
(t J'ai été bien émue, je vous assure, en lisant avec Charles ce
Journal d'un voyageur, où, sans emphase, les sentimens les plus
élevés sur les choses présentes sont joints aux impressions de
grand'mère... Mon mari, qui ne pouvait lire, suivait ma lecture,
il a rectifié deux assertions à propos de M. Jules Favre. M. Favre
n'a jamais vu le roi Guillaume; à part cela, qui regarde l'his-
toire, tout allait à merveille... »
Le 13 mars, Mrae Buloz assurait : « Nous aussi, nous accep-
tons de préférence à tout cette république de tout le monde, et
non celle d'un parti violent, impossible, comme vous le démon-
trez vous-même. M. Thiers le veut aussi bien que les autres
dans ces conditions-là...
« Fasse le ciel qu'on le croie, et qu'on apprécie ses efforts.
C'est le tort des républicains, qui n'ont ni l'expérience ni la
pratique des affaires, de ne se fier qu'à leurs utopies, et vous
montrez admirablement où elles nous ont menés. Dites donc, et
redites tout ce que vous avez dans le cœur et la conscience,
l'immense autorité de votre parole doit avoir un effet bien salu-
taire sur l'esprit de ceux qui sont attardés.
<( Je vous embrasse ainsi que Mme Lina et les belles petites
Aurore et Gabrielle.
« C. Buloz (1). »
(1) Collection S. de Lovenjoul. Mm* F. Buloz à George Sand, F. 242. Inédite.
G8 REVUE DES DEUX MONDES.:
Voici encore une lettre de Mme F. Buloz, datée du 2 mars,
et concernant l'entrée des Prussiens à Paris : le coup de grâce
pour ces assiégés qui avaient enduré tant de souffrances.
« Le traité est ratifié (1). Cette armée de voleurs a tenu, au
prix d'une forteresse, à venir camper dans Paris, qu'ils n'ont
pas pu prendre (2). Hier matin, trente mille hommes sont entrés.
On avait établi un vrai parc à moutons sur la rive droite, des
Ternes, jusqu'à la place de la Concorde; le faubourg Saint-
Honoré servait de limite d'un côté, la Seine de l'autre. Ce
n'était pas sans grand souci que nous avions vu cette clause
acceptée. La population était exaspérée, on voulait tirer sur les
troupes, se faire tuer, et nous faire bombarder encore une fois,
et de plus près; amener le sac de la ville, l'incendie et enfin
toutes les épouvantes. — Ces furies se sont apaisées, l'attitude a
été bonne. Depuis hier, Paris a arrêté sa vie. Les maisons sont
closes du haut en bas, les boutiques fermées. Le vide s'est fait
aux environs du lieu désigné. La satisfaction puérile que les
Bismarck se sont donnée tournera à leur honte. C'est un der-
nier outrage qu'ils ont voulu nous infliger, ce sera le complé-
ment, improductif cette fois, des infamies de cette guerre (3). »
Tout était donc fini. Les amis de F. Buloz, sa femme, le
pressèrent, dès que les communications furent à peu près
rétablies, d'aller prendre un peu de repos; il se rendit alors
dans sa chère Savoie. Mais à peine y était-il arrivé, qu'il apprit
que Paris, bouleversé, hélas! était en proie à une convulsion
nouvelle, le gouvernement à Versailles, des barricades à Mont-
martre, et, dans l'Hôtel de Ville, un gouvernement improvisé :
la Commune.
Le 20, la garde nationale et les soldats de l'armée régulière
« lâchent pied et laissent faire; » le 21, «les barricades se
multiplient et le désordre est parfait (4). »
Lorsqu'il apprit ces événemens, F. Buloz, déjà très éprouvé
(1) Par l'Assemblée Nationale le 1er mars 1871.
(2) « Nous avons arraché Belfort qu'on ne voulait pas nous rendre, mais en
revanche on nous impose l'humiliation de l'entrée dans Paris. » (Jules Favre.)
(3) Mm* F. Buloz à Mm' R. Combe. Inédite,
(4) Taine, Correspondance,
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71.. 69
par les luttes passées, fut profonde'ment et douloureusement
atteint; il voulut revenir, mais ses amis l'en empêchèrent :
« Tout allait bien à la Revue, qu'il ne s'inquiétât de rien... »
Voici d'ailleurs le télégramme, daté de Versailles, qu'il
recevait, le 27 mars, en Savoie :
« Numéro en bonne voie. Sand arrivé. Soignez-vous. Gardez
compagnon (1). Veillons à tout.
Signé : Ch. Buloz, Boissier, duc de Broglie. »
A Versailles, devenue capitale provisoire, autour de Thiers,
s'étaient groupés Barthélémy Saint-Hilaire, Saint-Marc Girardin,
de Rémusat, Louis Vitet... d'autres encore, et presque tous rédac-
teurs de la Revue. Une fois de plus, Mme F. Buloz donna la
mesure de son dévouement : très courageusement, elle se rendit
de Paris à Versailles, à travers les lignes, pour demander leur
aide à ces collaborateurs; elle appelait cela « approvisionner
la Revue. » Pendant deux mois que dura la Commune, elle fît
le voyage neuf fois, et bien difficilement, car les communi-
cations étaient peu sûres, les moyens de locomotion des moyens
de fortune, et la voyageuse fut souvent obligée de faire une
partie de la route à pied. Aussi, ces fatigues, à la fin de la
Commune, l'avaient-elles littéralement épuisée.
A son amie George Sand, elle confie :
« Je mène une rude vie depuis ces événemens exécrables,
ma qualité de neutre (2) me permet d'aller chercher à Versailles,
où tout rayonne, le ravitaillement nécessaire pour entretenir
notre Revue. Je fais le métier de courrier et ce n'est pas sans
fatigue et sans péril quelquefois... Mais, chère amie, je suis si
lasse, si triste, si accablée de toutes nos misères, que j'accepte
de bon cœur tout surcroit qui me tire de mon accablement.
Que je voudrais être loin, ma chère amie, sous le premier
arbre venu (3)1... »
Dans le procès-verbal de la séance du 31 octobre 1871, que
j'ai déjà mentionné, je note ce passage attestant que la Revue,
dans ces temps d'épreuve, a pu continuer de paraître... « grâce
(1) Son secrétaire.
(2) Mm' Buloz veut dire que comme femme on lui accordait le laissez-passer
nécessaire.
(3) Collection S. de Lovenjoul. —M— F. Buloz à G. Sand, mars 1871, F. 252.
70
REVUE DES DEUX MONDES.
aussi au concours d'une femme dévouée que le rapport s'abstient
de désigner, mais que savent nommer les membres de l'assem-
blée, qui témoignent le désir que leurs sentimens de gratitude
soient exprimés à Mme F. Buloz. »
Pourtant, le rapport ne mentionne pas le fait suivant :
craignant un moment que la Revue ne fût visitée par les émeu-
tiers, Mme F. Buloz prit toutes les sommes qui se trouvaient
dans la caisse, — ■ environ 200 000 francs, — les cacha dans la
doublure de son jupon, et passa ainsi tranquillement à travers
les lignes ennemies, et jusqu'à Versailles, où elle put mettre la
caisse de la Revue en sûreté.... Thiers apprit par Rémusat cet
exploit, dont il se plut à féliciter la vaillante femme.
Pendant ce temps-là, la Commune faisait rage, et prodiguait
avec abondance ses décrets : « Thiers et les ministres accusés,
leurs biens séquestrés, le budget des cultes supprimé, les biens
des corporations religieuses confisqués, » dit Taine, et aussi :
« leurs journaux, notamment la Montagne, demandant la guil-
lotine. » On se battait au début d'avril, et le Mont-Valérien
bombardait les insurgés; à F. Buloz qui voulait reprendre sa
place rue Bonaparte, Barthélémy Saint-Hilaire télégraphiait le 3
de Versailles :
« On ne peut plus rentrer à Paris, ni surtout en sortir.
Hier et aujourd'hui on s'est battu autour du Mont-Valérien,
nous avons eu le dessus, mais ce n'est pas fini. »
Le 24, il lui écrivait :
« Monsieur et cher camarade, car nous avons été ensemble
à Louis-le-Grand,
« J'ai lu votre lettre à M. Thiers, qui se prêtera à tout ce que
vous désirez, et je vais arranger les choses entre lui et M. Saint-
Marc et Vitet... Nos affaires vont beaucoup mieux. La Commune
se désorganise à Paris, et Versailles se fortifie de jour en jour.
J'espère que nos préparatifs touchent à leur terme, et on va
agir avec la dernière rigueur très prochainement. Je crois
qu'on peut compter sur le succès, et l'on peut même s'attendre
à ce qu'il sera acheté sans trop de sang; cette semaine ne se
passera pas sans une solution au moins partielle.
« M. Thiers va très bien, et je vous souhaiterais une santé
comme la sienne (1). »
(1) Tnédite.
LA REVUE DES DEUX MONDES EN 1870-71.) Il
Mais M. Barthélémy Saint-Hilaire se leurrait; la lutte fut
plus longue qu'il ne l'avait imaginée, — elle devait durer plus
d'un mois encore.
« Je pense que la soumission de Paris n'est plus qu'une
affaire de temps, écrivait Taine à sa femme, le 9 avril, les
troupes sont pleines d'entrain. » Et le 20 : « L'insurrection ne
sera pas de sitôt vaincue. »
Cependant, à ces derniers momens, la Commune donnait,
par ses manifestations violentes, des signes infaillibles de son
impuissance croissante. Déjà, en avril, les Débats étaient, par
elle, supprimés, et Mme Buloz s'attendait de jour en jour à voir
la Revue subir le même sort.
Elle le subit, en effet. Un article de M. Beaussire sur le
Procès entre Paris et la Province, paru le 1er mai 1871, fut le
prétexte de cette exécution. L'auteur avait écrit : « Il s'en faut
de beaucoup que Paris soit représenté par sa prétendue Com-
mune; il ne l'est pas davantage par l'armée cosmopolite qui
combat pour elle... »
M. Beaussire fut « brusquement emprisonné... » et la Revue
reçut un bref avis d'avoir à cesser de paraître, — ceci le 19 mai.;
Quelques jours après, le 28 mai, la Commune était vaincue. La
Revue parut donc le 1er juin, comme d'habitude.
Voici l'arrêt de mort lancé contre elle, au nom du citoyen
Le Moussu, glorieux inconnu, qui, s'il n'a pas fait autre chose
peudant son règne éphémère, a du moins inspiré l'intéressante
pièce qu'on va lire :
Paris, le 19 mai 1871.
COMMUNE
UE « Nous, commissaire, délégué au Comité
paris tju §aiut pUblic, conformément au décret de
ce jour, notifions aux imprimeurs et rédac-
CABINKT 1 • 7
teurs du journal la Revue des Deux Mondes.
DU COMMISSAIRE J . .
de police la suppression de ladite feuille, ainsi que
l'article 2 dudit décret, défendant la création
de tout nouveau journal.
« Pour le citoyen Le Moussu,
« Le Secrétaire,
« Lauefer (1). ))
(1) Cette pièce porte également, à gauche, un timbre circulaire rouge, conte-
nant ces mots : « Commune de Paris. Commissaire des Délégations. Parquet. »
72 REVUE DES DEUX MONDES.:
Mme F. Buloz, écrivant a sa sœur, deux jours après la récep-
tion de cet avis, n'en paraît pas autrement émue; elle ne
semble émue que de la bataille qui se livre dans Paris. « On se
bat d'une façon terrible de Montmartre à la Porte Maillot. Le
canon n'arrête ni jour ni nuit. Nous avons bondi, l'autre jour,
sous la commotion de Grenelle (1), toutes nos fenêtres se sont
ouvertes brusquement. » Et puis : « Tu sais, ma chérie, que la
Commune nous a supprimés? Nous n'avons eu jusqu'à présent
aucun ennui (2). »
Malgré la belle sérénité de Mme F. Buloz, il était temps que
le second siège prît fin : tout le monde était à bout.
Tels sont les jours cruels qu'a traversés cette Revue.
Entourée de soins comme une fille tendrement aimée, sa
vie, grâce à eux, ne fut pas interrompue.
Quant à son vieux fondateur, il servit avec elle son pa^s,
car il demeura convaincu que toutes les énergies françaises
devaient se consacrer à la grandeur, puis au relèvement de la
Patrie. C'est pourquoi, pendant la lutte, il encouragea à la
résistance suprême, qu'il considérait comme le suprême rachat,
et, après la lutte, il fit entendre obstinément, dans la France
dévastée et vaincue, des paroles d'espoir, de concorde et de
résurrection.
Marie-Louise Pailleron.
(i) L'explosion de la poudrière, avenue Rapp.
(2) Inédite, 21 mai 1871.
LA
GUERRE DANS LE LEVANT
SALONIQUE — ERZEROUM — TRÉBIZONDE — BAGDAD
Le canon de Verdun, en soulevant l'émotion du monde
entier, a fait oublier la prise d'Erzeroum. Aujourd'hui que la
bataille de la Meuse, après deux mois de combats acharnés,
constitue définitivement l'échec le plus grave que les Alle-
mands aient subi depuis les batailles de la Marne et de l'Yser
et marque très probablement le déclin de leur force offensive,
il paraît juste et opportun de revenir à ce théâtre d'opérations
d'Orient, où les Alliés ont éprouvé bien des déboires et des
revers, et qui garde pourtant toute son importance.
Qui peut douter aujourd'hui, si les Alliés, profitant de la
belle victoire des Serbes sur les Autrichiens, en décembre 1914,
étaient entrés résolument dans les Balkans par Salonique, au
lieu de se laisser hypnotiser par le forcement des Dardanelles
et la chimère de la reconstitution de l'union balkanique, que
Constantinople et la Turquie seraient passées des mains des
Allemands à celles des Alliés, que la Grèce, la Bulgarie et la
Roumanie, malgré leurs attaches germaniques, auraient été
entraînées sur les routes du Danube, et que la jonction avec les
Russes se serait faite dans la plaine hongroise ?
On se demande vraiment comment les diplomaties ont pu
oublier que la question d'Orient a été la cause directe de la
guerre actuelle et qu'elle tenait une place prépondérante dans
le vaste programme de l'impérialisme pangermanique. Le plan
politique et militaire allemand visait sans doute l'hégémonie
74 REVUE DES DEUX MONDES.
européenne, même mondiale, et la conquête des pays qu'il
considérait comme indispensables à son expansion économique
ou relevant de l'obédience féodale du Saint-Empire germa-
nique ; mais dans les restrictions à ses convoitises qu'il pouvait
prévoir du fait des surprises de la guerre, on peut affirmer,
même à l'heure actuelle, que la sauvegarde de la grande
conception Hambourg-Berlin-Vienne-Constantinople-Bagdad est
restée toujours la préoccupation principale du Kaiser et des
hommes d'État allemands.
Ce serait nier l'évidence que de méconnaître tout l'effort
accompli par l'Allemagne, depuis plus de vingt ans, en Orient,
— effort qui a abouti à sa maîtrise sur la Turquie, à la défec-
tion de la Bulgarie, à l'inertie de la Grèce et de la Roumanie,
— et de penser qu'elle ne saurait pas, au cas où elle pourrait
ouvrir la conversation qu'elle désire et qu'elle recherche sur
les conditions d'une paix de lassitude et d'épuisement réci-
proques, faire valoir les droits acquis et balancer par les com-
pensations orientales les concessions forcées aux frontières de
l'Ouest et de l'Est.
Or, quels que soient les accommodemens consentis en
faveur de la France, de la Russie, de la Belgique et de l'Angle-
terre, — et certes ils ne dépassent pas dans l'esprit des plus
modérés, des plus clairvoyans peut-être, des dirigeans alle-
mands les limites du statu quo ante bellum, — les Alliés ne
pourraient commettre de faute plus grave, plus lourde de consé-
quences, que d'abandonner l'Orient aux Germaniques. Tout
serait remis en question. Rien ne serait changé à l'état de l'Eu-
rope, sauf que plusieurs millions de jeunes hommes seraient
morts inutilement! Les nations seraient contraintes à rester,
comme auparavant, en armes, attendant la reprise fatale et
prochaine de la guerre, an gré de la Puissance de proie qui,
loin d'être abaissée et vaincue, retrouverait en Orient un
accroissement rapide de ses forces de conquête. Il n'y a qu'à
regarder une carte pour comprendre le bloc que formeraient
les Empires du Centre avec les Balkans, l'Asie Mineure et la
Mésopotamie, séparant désormais la Russie de l'Europe occi-
dentale, joignant la mer du Nord au golfe Persique et à la route
des Indes, dominant la magnifique façade de la Méditerranée
du Levant et le canal de Suez.
A ce compte, l'Allemagne aurait beau jeu à reconnaître
LA GUERRE DANS LE LEVANT. 75
momentanément le manque à gagner en Belgique et en Pologne.;
Elle ne perdrait rien pour attendre.
Est-il possible qu'on laisse une guerre pareille se clore sur
un avenir aussi sombre et aussi incertain? Et quoiqu'on, puisse
dire que tout se réglera sur les grands fronts de France et de
Russie, et que, le jour où nous serons sur le Rhin, et les Russes
sur l'Oder, la question d'Orient sera résolue comme celle d'Al-
sace-Lorraine, il semble, à considérer les rudes batailles qu'il
faudra livrer encore contre les fils de fer barbelés et les bar-
rages de projectiles qui continueront à couvrir les lignes suc-
cessives de résistance des Allemands, que les Alliés aient le
plus grand intérêt à s'assurer aussi les positions nécessaires en
Orient et à y frapper l'adversaire au point qui lui est peut-être
le plus sensible.
Sans préjuger et sans contredire surtout les probabilités de
l'offensive générale qui, nous l'espérons, dans le courant de
l'été, se déploiera sur tous les fronts à la fois, et dont la menace
inquiète déjà les Impériaux, on ne saurait trop répéter et faire
comprendre à l'opinion publique, — qui, malgré les blancs de la
censure, veut et peut être informée et exerce encore quelque
action, — qu'il faut libérer cet Orient de l'emprise germanique
et y assurer, comme ailleurs, les bases essentielles de la victoire
européenne et de la paix mondiale 1
C'est pourquoi, même au milieu du fracas de la canonnade
de Verdun, nous devons ne pas oublier ce que représentent
Salonique, Erzeroum et Bagdad dans les prochaines et décisives
opérations.
*
* *
La prise d'Erzeroum fut une surprise pour les belligérans.
En plein hiver, la grande place forte d'Arménie enlevée d'assaut
par une armée dont on ne parlait guère depuis un an, les Turcs
en déroute I l'événement excitait un grand enthousiasme en
Russie et chez les Alliés, et déconcertait les projets plus ou
moins sérieux des Impériaux contre Salonique et contre l'Egypte.
Le réveil soudain de l'armée du Caucase, qu'on pouvait
croire en quartiers d'hiver dans ces rudes régions, ouvrait-il
une campagne nouvelle, préméditée et à longue portée, ou
n'était-ce qu'une atlaque brusquée dont les suites ne dépas-
seraient pas l'enlèvement d'Erzeroum? Les bulletins ne tardé-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
rent pas à confirmer que les opérations prenaient une certaine
ampleur et que les colonnes russes non seulement poursuivaient
les Turcs, mais s'étendaient vers des objectifs définis : Trébi-
zonde, Erzindjian, Bitlis. Etait-ce le prologue de la libération
de l'Arménie et d'une avance stratégique en Asie Mineure?
Avant d'examiner les perspectives que peut ouvrir la marche
en avant de l'armée du Caucase, il n'est pas sans intérêt de
résumer ce qu'elle a fait depuis le début de la guerre. Ce
sera rendre un hommage mérité aux exploits des vainqueurs
d'Erzeroum.
Lorsque la Turquie, déjà germanisée, prit parti pour les
Empires du Centre, ses armées, à peu près organisées par
Enver pacha et le général allemand Liman von Sanders, étaient
réparties, comme d'habitude, en Thrace, autour de Constanti-
nople, en Syrie et Mésopotamie, en Arménie, en Arabie. Nous
ignorons s'il y eut alors un plan germano-turc en vue d'une
offensive contre l'Egypte, qui aurait pu être tentée à la faveur
de la surprise causée par la détermination de la Turquie.
D'ailleurs, l'Angleterre prit ses précautions; elle n'eut pour cela
qu'à arrêter les contingens coloniaux qui transitaient par le
canal. Et nous savons que la flotte alliée essaya de forcer brus-
quement les Dardanelles dès le mois dei novembre 1914. A peu
près à la même époque, un corps expéditionnaire anglo-indien
débarquait à Koweït et s'emparait rapidement de Bassorah,
menaçant Bagdad.
Les Turcs durent, par conséquence, s'opposer à la double
attaque, très logique, qui visait Constantinople et Bagdad, les
deux têtes de l'Empire ottoman. Entre les deux, ils pouvaient
redouter une offensive des Russes du Caucase sur l'Arménie,
champ de bataille traditionnel. Or, c'était de ce côté qu'ils
disposaient de forces importantes, trois corps d'armée, les IXe,
Xe et XIe; ils les renforcèrent du Ier corps et d'une division du
XIIIe corps, portant ainsi leurs effectifs à plus de 150 000 hommes.
L'armée russe du Caucase avait été sans doute réduite au
profit des armées de Pologne et de Galicie, déjà engagées dans
de terribles batailles. Elle avait une mission plutôt défensive,
tant du côté de l'Arménie que du côté de la Perse. Non pas
qu'elle eût à craindre une agression de ce dernier pays, très
LA GUERRE DANS LE LEVANT.
77
troublé par ses dissensions intérieures, mais parce que les Turcs
pouvaient aborder la province transcaucasique aussi bien par
l'Azerbeidjan persan et Tauris que par les routes directes de
Kars et d'Erivan.
Ces deux villes de Kars et d'Erivan devaient fatalement
attirer l'offensive turque : elles sont les deux capitales de la
partie de l'Arménie cédée aux Russes par le traité de Berlin
de 1878. La masse principale de l'armée turque se concentra
assez rapidement au Nord-Est d'Erzeroum sur les routes de
Kars et d'Ardahan. Elle attaqua vigoureusement, dès la fin de
décembre, l'aile droite russe. Le Ier corps turc entrait h Ardahan,
tandis que les IXe et X9 corps débouchaient brusquement sur
Sarykhamich, au Sud-Ouest de Kars, tournant et prenant à
revers le centre russe qui s'était avancé sur la route d'Erzeroum
jusqu'à Kepri-Keuï et qui était aux prises avec le XIe corps. On
reconnaît la méthode allemande cherchant l'enveloppement de
l'aile et se rabattant par une large conversion sur le centre.
« La bataille s'engagea, dit la relation que nous avons sous
les yeux, au milieu de tourmentes de neige et sous un vent
glacial. » Le commandement russe sut habilement profiter des
intempéries et de la montagne pour faire rétrograder ses troupes,
avant qu'elles fussent cernées. La résistance héroïque des
arrière-gardes retarda les Turcs, qui montrèrent cependant
beaucoup d'impétuosité, et permit aux Russes de ramener leurs
réserves et de contre-attaquer. Ils foncèrent sur le IXe corps
turc, qui fut à peu près anéanti, puis sur le XIe, qui s'était
avancé près de Sarykhamich et fut écrasé à son tour. « Le 15 jan-
vier, la victoire russe était complète. » Les Turcs reculaient en
désordre sur Erzeroum. Cette éclatante victoire n'eut d'autre
résultat que de briser l'offensive turque. Les Russes ne purent
poursuivre leur succès et essayer de s'emparer d'Erzeroum :
leurs effectifs n'étaient pas suffisans et l'hiver était rigoureux.
En outre, des forces turques s'étaient avancées dans l'Azerbeid-
jan et avaient occupé Tebris (Tauris). Elles n'y restèrent pas
longtemps : les Russes les en expulsèrent dès la fin de janvier.
Mais la situation en Perse devenait préoccupante. Les agens
allemands y excitaient depuis longtemps les passions hostiles
aux Russes et aux Anglais, et l'entrée en ligne de la Turquie
risquait de soulever le monde musulman.
C'est bien ce qu'avait espéré la politique impériale. Le jour
18 REVUE DES DEUX MONDES.)
où le Kaiser, dans son voyage en Orient, s'était de'claré l'ami
des quatre cent millions de Musulmans, qui reconnaissaient,
disait-il, l'autorité religieuse du calife de Constantinople, il
prévoyait qu'à son appel, plus tard, la Guerre Sainte les entraî-
nerait à sa suite et l'aiderait à réaliser le grand rêve orientai
déjà éclos dans son cerveau. Ce dut lui être une de ses plus
cruelles déceptions dé voir non seulement l'indifférence que le
monde musulman, en général, témoigna à l'alliance des Turcs
et des Allemands, mais aussi le dévouement des soldats hindous
et africains à l'Angleterre et à la France (1).
Après la reprise de Tebris, les Russes, avertis, procédèrent
à l'occupation lente et méthodique de la Perse, n'y consacrant
que les forces indispensables. Nous verrons plus loin où ils en
sont arrivés.
Les deux armées restèrent en face l'une de l'autre pendant
toute l'année 1915, sans autres événemens que l'avance des
Russes dans la région du lac de Van et l'occupation de Van. Les
Turcs se maintenaient, au contraire, solidement dans la région
d'Olty, couvrant Erzeroum. Le théâtre d'opérations d'Arménie
paraissait bien secondaire, en regard des grands fronts d'Occi-
dent et de Pologne, en regard même des Dardanelles. Du côté
de Bagdad, la situation restait aussi stationnaire.
A la fin de 1915, la cause des Alliés paraissait bien compro-
mise en Orient. La trahison de la Bulgarie, l'écrasement de la
Serbie, la jonction définitive des Austro-Allemands avec Con-
stantinople, relevaient la Turquie défaillante et rendaient vain
tout l'héroïsme sacrifié aux Dardanelles. Les Turcs ne parlaient
rien moins que de partir, avec le concours des Allemands, à la
conquête de l'Egypte !
La décision des Alliés de rester à Salonique changea la
face des choses. Si tardive qu'elle eût été, elle a annihilé tout
l'effort fait par les Impériaux dans la campagne balkanique de
l'automne dernier, elle a réservé l'avenir. En concentrant à
Salonique une puissante armée, les Alliés tiennent en suspens
la victoire que les Impériaux croyaient acquise, et gardent leur
liberté d'action en Orient.
(1) Il ne faudrait pas cependant négliger les sentimens germanophiles qui ont
été entretenus en Egypte par le précédent Khédive, et les résultats de la propa-
gande des agens allemands .en Afrique, en particulier en Tripolitaine et au
Maroc. Une défaite des Alliés en Orient pourrait avoir de graves conséquences.
LA GUERRE DANS LE LEVANT. 10
La reprise de l'offensive russe en Arménie en est la première
manifestation.
»
* «
L'arrivée des Russes devant Erzeroum et l'assaut de la ville
tiennent du prodige. Il faut dire que les troupes qui ont accompli
ce fait d'armes appartiennent à ces corps du Caucase et de
Sibe'rie que rien n'arrête, ni les neiges et les glaces de l'hiver,
ni les chaleurs de l'été, ni les obstacles du terrain. Quand on
pourra connaître en détail les batailles livrées par nos Alliés
d'Orient sur cet immense front qui va de la mer Baltique à
l'Arménie, une magnifique part sera réservée aux Caucasiens et
aux Sibériens. Et leurs exploits ne sont pas terminés.
Il faut se rendre compte de ce qu'était la place forte d'Erze-
roum et quelle forte organisation défensive les Russes ont si
rapidement brisée.
La ville d'Erzeroum, qui est à l'altitude de 2000 mètres,
est située dans une de ces plaines, anciens bassins lacustres,
fréquentes sur les hauts plateaux arméniens et anatoliens. La
branche occidentale de l'Euphrate, ou Kara-Sou, y débouche de
la montagne et coule h travers des marais qui couvrent au
Nord l'accès de la ville. Erzeroum est adossée aux pentes du
Devé-Boïnou, sur lequel s'élèvent les forts avancés de la place
vers l'Est. Au Sud, les monts Palanteken se dressent à plus de
3 000 mètres de hauteur, dominant la plaine de 1200 mètres.
Entre les deux chaînes, une dépression ouvre la route de Kars
sur la plaine de Passine.
La vue autour d'Erzeroum est magnifique; les montagnes
ont un aspect sévère et grandiose; les villages apparaissent à
demi cachés dans les rudes vallées. De nombreux ruisseaux
descendent vers la ville à travers les rues elles-mêmes; aussi
l'eau ne manque pas, mais elle transforme la ville en un vaste
bourbier; les pluies passent en torrens. L'intérieur de la ville
est par conséquent peu agréable ; l'absence de verdure aggrave
l'impression de gris sale que donnent les maisons, mal
construites en pierres volcaniques. Pourtant, de belles mos-
quées, des hammam et des soukh bien construits laissent à la
ville cet éclat apparent qui caractérise les villes d'Orient.
L'école Médrissa, avec ses portes ouvragées et ses deux minarets
élégans et harmonieux, rappelle l'art arabe du xne siècle.:
80 REVUE DES DEUX MONDES.)
Erzeroum est en effet une très ancienne ville. Elle est au
carrefour des routes les plus directes qui relient la Mésopo-
tamie à la Mer-Noire et le Caucase à l'Asie-Mineure. Son nom,
Erzen-er-roum, veut dire : terre des Romains. Capitale de
l'ancien royaume arménien, elle fut occupée par les Romains,
puis par les Byzantins, et elle tomba avec l'Empire grec sous la
domination turque.
La population, fort mélangée d'Arméniens, de Persans et de
Juifs, ne dépasse guère 50 000 habitans. Ses ouvriers forgerons
sur cuivre et sur bronze sont connus en Orient, ainsi que ses
tanneurs et ses fabricans de babouches.
Le climat est rude, mais salubre, par suite de l'altitude :
l'hiver est très rigoureux, et l'été modéré.
Sa situation stratégique en a fait une place forte. D'abord
entourée de remparts, la citadelle, dominée par les hauteurs
voisines, était incapable de soutenir une attaque par le canon.
Les Turcs, sous la direction des Allemands, en avaient fait un
camp retranché d'une forme particulière. En effet, toute l'orga-
nisation défensive est tournée vers l'Est et barre les routes du
Caucase, en particulier la route de Kars. La chaîne Devé-Boïnou
au Nord-Est, la chaîne Palanteken au Sud, étaient tenues et
reliées par des forts à la moderne bien armés. A 20 kilomètres
au Nord, deux forts gardaient la route d'Olty. Plusieurs petits
forts défendaient les abords immédiats de la place.
Erzeroum, ainsi protégé, était devenu le grand centre des
approvisionnemens et des réserves de l'armée turque d'Arménie.
La valeur de ses fortifications, la puissance des canons Krupp,
le matériel, tout à fait excellent, qui y était concentré, la
force numérique de sa garnison, et la présence même de la
troisième armée turque, semblaient rendre invraisemblable une
chute rapide de la place. Cette guerre nous a donné bien des
surprises; nous avons vu des camps retranches réputés tomber,
comme les murailles de Jéricho, sous l'écrasement des obus de
305 et de 420. Sauf celui de Przemysl, les sièges ont duré à
peine quelques semaines. L'enlèvement d'Erzeroum, en cinq
jours, en plein hiver, est, croyons-nous, sans exemple dans
l'histoire des guerres, d'autant qu'il a coïncidé avec la défaite et
la déroute d'une armée qui aurait pu s'y accrocher et prolonger
la résistance.
On ne saurait trop admirer avec quel art et quel mystère
LA GUERRE DANS LE LEVANT.
ont été préparées les opérations sur Erzeroum. On y reconnaît
bien la maîtrise du grand-duc Nicolas !
Jusqu'à la fin de décembre, l'état-major turc n'a rien
soupçonné. Même quand les premiers engagemens témoignèrent
de la reprise de l'offensive russe, les politiciens de Gonstantinople
n'y attachèrent aucune importance. Toutes les forces disponibles
étaient employées en Thrace, en Syrie, en Mésopotamie. On
préparait l'attaque de l'Egypte! Ce ne fut qu'en apprenant l'ap-
parition des Cosaques aux abords d'Erzeroum et la défaite de
Kepri-Keuï que les divisions turques de Syrie et du vilayet de
Smyrne furent dirigées à la hâte sur Angora, et que Sanders
pacha fut nommé au commandement de l'armée d'Arménie.
Le plan du grand-duc Nicolas paraît avoir été fondé sur la
surprise d'une attaque à fond en plein centre turc avant le
dégel. Les corps d'aile de l'armée turque étaient trop loin, à
Olty et au lac de Van, pour intervenir à temps, et ils devaient
d'ailleurs être tenus en respect par de forts détachemens.
On pouvait espérer que la rupture et la retraite du centre
détermineraient un tel ébranlement que les Russes arrive-
raient en même temps que leurs adversaires en face d'Erze-
roum, ne leur laisseraient pas le temps de se ressaisir, et
qu'ainsi la défense de la place serait paralysée par l'encombre-
ment des fuyards. Il n'y avait pas d'ailleurs à songer à faire
un siège régulier, d'abord à cause de l'hiver, ensuite parce que
le chemin de fer du Caucase, Tiflis-Kars, ne dépassait pas Sary-
khamisch, à 140 kilomètres d'Erzeroum, et qu'il était impossible
d'amener l'artillerie lourde nécessaire. Les journaux russes,
auxquels nous empruntons ces détails, racontent que les soldats
russes étaient obligés de monter les canons à bras sur les
pentes couvertes de neige, et qu'ils ont combattu en janvier et
en février par des froids de 20 à 25 degrés, sous des tourmentes
et avalanches de neige, la figure brûlée éclatant en ampoules.)
Les chameaux épuisés se traînaient sur les genoux.
Le succès de cette audacieuse campagne ne pouvait donc
être assuré que par la rapidité de l'attaque. Il fallait enlever
Erzeroum de vive force ou se remettre sur la défensive. Tout
a cédé devant la volonté de fer des chefs et des soldats : les
Turcs, les élémens déchaînés, et la place elle même!
L'armée du Caucase a commencé ses opérations pour ainsi
dire avec l'année 4916, en tenant compte de l'écart de treize
TOME XXXÎU. — 191Ô. 6
82
REVUE DES DEUX MONDES.
jours qui existe entre les deux calendriers, d'Occident et
d'Orient. Elle a attaqué brusquement à la fois sur Olty, Tortoum
et Kepri-Keuï.Le 19 janvier, les Turcs, pris de panique, fuyaient
par les routes qui convergent à Erzeroum, abandonnant blessés,
prisonniers, armes, munitions. Les Cosaques les pourchassaient
de si près qu'ils arrivèrent en même temps qu'eux sur les
glacis des forts d'Erzeroum. La déroute du centre fut si brusque
et l'attaque d'Erzeroum si rapide que les fractions de l'armée
turque qui se trouvaient aux ailes ne purent revenir sur Erze-
roum et durent faire retraite, au Nord par la vallée du Tchorok
sur Baibourt, au Sud par Mouch.
Les Russes débouchèrent sur Erzeroum en trois colonnes, au
Nord et à l'Est, par les routes d'Olty et de Kars, et au Sud par
le défilé de Palanteken.
L'assaut fut immédiat. La colonne du Nord enlevait les
forts Kara-Sulek et Tafta, et tournait ainsi les défenses du
Devé-Boïnou. L'attaque du centre emportait les forts Graz,
ïopolaki, Aksi-Tchaka, Siwchli, tandis que celle du Sud abor-
dait le Palanteken. On doit reconnaître que la garnison se
défendit avec acharnement; elle fit d'énergiques contre-atta-
ques sur les marais glacés du Kara-sou et sur les pentes du
Palanteken. Mais, comment résister à ces soldats russes qui
dévalaient des montagnes en se laissant glisser assis sur la neige
à toute vitesse, comme s'ils tombaient des nuages?
Une habile manœuvre de la colonne du Nord enveloppa les
Turcs qui résistaient dans la plaine. Puis l'assaut est donné à la
troisième ligne des forts. Partout les drapeaux russes apparais-
sent, sur le Devé-Boïnou comme sur le Palanteken. Les Cosaques
entrent à Erzeroum, traversent la ville, et se jettent à la pour-
suite des débris de la garnison et de la troisième armée, qui
s'enfuient par les chaussées de Baïbourt et d'Erzindjian.
Il est à remarquer qu'Erzeroum n'a pas capitulé. La place
fut évacuée par les divisions turques décimées. Elle ne put être
investie. Mais le butin fut énorme. Non seulement presque tout
l'armement du camp retranché tombait aux mains des Russes,
mais la troisième armée turque perdait à peu près toute son
artillerie de campagne et laissait un très grand nombre de
prisonniers.
La 34e division était à peu près anéantie.
Nous manquons encore de données précises pour faire le
LA GUERRE DANS LE LEVANT.i
83
récit que mériterait cet assaut inouï d'un camp retranché. Il a
duré sans interruption cinq jours et cinq nuits. Le fort deKara-
Subek a été enlevé en cinq heures. Et l'on peut s'imaginer,
d'après ce trop pâle résumé, ce qu'ont été l'escalade de ces glacis
de neige, l'enlèvement des tranchées revêtues de glace, le
combat sans trêve par un froid terrible I Mais tout cela est si
lointain pour nous, qui tressaillons chaque jour à la lecture des
communiqués de la terrible bataille de Verdun, que nous ne
pouvons que donner une pensée fugitive à de tels exploits.
Saluons cependant ces héros du Caucase et leur chef, le général
YoudenitchI
Après l'entrée à Erzeroum, non seulement les colonnes
russes ont poursuivi les Turcs avec vigueur, mais elles ont
continué leurs opérations suivant un plan qui paraît bien défini,
quoique sujet à des lenteurs qu'expliquent la nature du pays et
la saison.
Avant de s'avancer directement d'Erzeroum sur Erzindjian,
il était indispensable de refouler tous les corps turcs qui s'échap-
paient par la vallée du Tchorok, et dans la région de Mouch
par la vallée de l'Euphrate inférieur (Murad Sou), et de s'em-
parer de Trébizonde, le grand port de la Mer-Noire, et de Bitlis,
près du lac de Van.
La possession de Trébizonde importe avant tout pour établir
la liaison par mer. La flotte russe est à peu près maîtresse de la
Mer-Noire. Nous disons « à peu près, »car des sous-marins alle-
mands ont été signalés à plusieurs reprises, sortant du Bosphore
ou de Varna. Et si l'on en croit certaines informations récentes,
quelques transports turcs auraient réussi à arriver à Trébizonde
sous la protection du Breslau. Les Russes ont donc marché sur
Trébizonde, à la fois par la côte, en partant de Batoum, et par
la vallée du Tchorok, en traversant les chaînes abruptes du
Lazistan. A l'heure où nous écrivons, une dépêche annonce la
prise de Trébizonde. Les opérations que nous prévoyons vont
être facilitées.
Bitlis est une des poternes du Taurus arménien ; elle ouvre
la route directe du Tigre et de la Mésopotamie. Mouch et Bitlis
ont été occupées très vite. Toute la région du lac de Van est
nettoyée. Mais les Russes se trouvent en face des Kurdes qui
tiennent les revers méridionaux du plateau arménien.
Il est assez difficile de préciser la situation exacte des avant-
84 REVUE DES DEUX M0NDE3.
gardes russes. Nous pouvons estimer qu'elles se sont avancées
sur toutes les routes qui partent d'Erzeroum, couvrant les
concentrations nécessaires (1). Nous ignorons également les
effectifs de l'armée du grand-duc. Ils ont été sans nul doute
considérablement renforcés, soit avec une partie de l'armée qui
fut rassemblée vers octobre et novembre dernier à la frontière
roumaine en vue de porter secours aux Serbes, et qui ne put
obtenir de la Roumanie libre passage à travers la Dobroudja,
soit avec des troupes de Sibérie et de l'Oural.
Le front sur lequel opère cette armée est très vaste, de Tré-
bizonde à la frontière de l'Azerbeidjan persan. Mais le carac-
tère montagneux de ces régions permet d'économiser les forces
en concentrant les colonnes sur les routes des grandes vallées,
les seules praticables à l'artillerie et aux convois, et en assurant
les liaisons par des détachemens légers. Néanmoins, si l'avance
actuelle des Russes n'est que le prélude de grandes opérations
dans le Levant, le commandement devra disposer de plusieurs
centaines de mille hommes. Car il faut compter qu'à mesure
que les opérations s'étendront en Asie Mineure, les réserves
dont disposent les Turcs pourront intervenir utilement. En effet,
le théâtre de guerre du Levant diffère de ceux de l'Europe, non
point tant par le relief du sol et le climat que par le manque
de voies de communication, en particulier de chemins de fer.
Nous ne pouvons préjuger les opérations elles-mêmes qui
dépendent de la volonté et des forces des Russes et de leurs
alliés. Mais, puisque la prise d'Erzeroum n'a pas été un fait
de guerre exceptionnel et isolé, et qu'elle a déjà entraîné
l'occupation et, on peut le dire, la libération d'une partie de la
malheureuse Arménie, il semble opportun d'examiner les
conditions dans lesquelles peut se développer une stratégie
offensive en Asie Mineure.
Les opérations en Asie Mineure (2) sont en étroite corréla-
tion avec celles des Balkans, car elles ont un objectif unique :
(1) Les derniers communiqués russes annoncent que des attaques turques
contre le centre de l'armée russe ont été repoussées. 11 y a donc eu un retour
offensif des Turcs, qui s'explique par l'arrivée des renforts.
(2) Consultez les cartes d'Asie Mineure dans les grands atlas Hachette, Vidal
Lablache, Niox, et les éditions spéciales publiées pour la Guerre.
LA GUERRE DANS LE LEVANT.
85
Conslantinople, c'est-à-dire la ruine de l'Empire ottoman et. par
le fait même, la défaite de l'Allemagne et la solution de la ques-
tion d'Orient au profit des Alliés. Mais il est certain que Salo-
nique est plus près de Constantinople qu'Erzeroum et Bagdad,
et que l'attaque principale doit partir de la base d'opérations la
plus avantageuse. Tout ce qui peut seconder cette attaque prin-
cipale, diviser et détourner l'ennemi, lui enlever de ses res-
sources et de ses disponibilités, n'en doit pas moins entrer dans
les calculs de l'offensive stratégique. Or, nous savons ce qu'est
l'Asie Mineure pour la Turquie : c'est le réservoir de son armée
et son magasin à vivres.
L'attaque des Dardanelles était logique, elle visait Constan-
tinople au plus court, et la possession des Détroits avait une
double et heureuse conséquence : elle assurait la liaison avec la
Russie, elle coupait les Balkans de l'Asie Mineure. Il ne s'agit
plus de la reprendre, puisque aux Turcs se sont ajoutés les
Bulgares. Avant d'entrer à Constantinople, il faut battre les
Bulgares et entrer à Sofia.
Mais il tombe sous le sens que l'offensive de Salonique sera
puissamment soutenue si les Turcs sont obligés de faire face
aux armées alliées en Asie Mineure. Cela ne veut pas dire sans
doute que Salonique attendra que les. armées d'Erzeroum et de
Bagdad soient sur la rive d'Asie en vue de Sainte-Sophie.
Seulement, le jour où ces armées entreraient en Anatolie et en
Syrie, le sort de la Turquie serait décidé.
Reste à savoir si cela est possible. Nos lecteurs voudront
bien admettre le postulat que j'ai posé, en tête de cet article,
sur la nécessité qui s'impose d'agir en Orient et de considérer
le front balkanique au même titre que les autres fronts. La vic-
toire dans les Balkans, en rouvrant le chemin de Vienne aux
armées alliés, — y compris les Raliens, — serait aussi féconde
que le forcement des lignes allemandes en France et en Russie.
Personne n'en doute, mais on diffère d'avis sur les possibilités
d'exécution. Pour en' raisonner à coup sûr, il faudrait avoir les
élémens de certitude dont disposent seuls les Gouvernemens,
c'est-à-dire : les tableaux des effectifs restans, du matériel et
des munitions, les moyens de transport des ravitaillemens, les
renseignemens contrôlés sur la situation de l'adversaire. Mais,
même ainsi documentés, les chefs politiques et militaires
peuvent se tromper et rester indécis. Nous en avons eu des
86
REVUE DES DEUX MONDES.
exemples dans cette guerre dont la prolongation douloureuse
est certes due au de'faut de vues d'ensemble autant qu'aux
divergences fatales des coalitions. Aussi est-il permis, sous
réserve de la censure bien entendu, d'essayer, même avec des
renseignemens insuffîsans, d'orienter les esprits, et peut-être
d'incliner les Gouvernemens vers des résolutions capables
d'abréger la durée du sanglant sacrifice.
La question que nous nous posons est celle-ci. Les Russes
sont en Arménie, à Erzeroum, à Trébizonde, à Bitlis; les Anglais
sont près de Bagdad et en Egypte. Comment peuvent-ils
combiner leurs opérations de manière à se joindre et à marcher
sur Gonstantinople ?
Regardons la carte.
D'Erzeroum et de Trébizonde les Russes ont à franchir un
millier de kilomètres pour atteindre le Bosphore. La route la
plus directe est par le littoral de la Mer-Noire, de Trébizonde à
Samsoun, de Samsoun à Iléraclé, d'Héraelé à Scutari. La route
d'Erzeroum passe par Sivas et Angora où elle retrouve le
chemin de fer.
L'armée russe qui s'avancerait en Anatolie doit suivre ces
deux routes. La colonne du littoral a l'avantage d'avoir ses
ravitaillemens assurés par la flotte et d'être pour ainsi dire
convoyée par elle ; mais la route est resserrée entre la mer et les
hauts escarpemens qui la bordent de très près, et fréquem-
ment coupée par de petits torrens, tantôt à sec, tantôt gonflés
par les pluies.
La colonne centrale aurait un double rôle : refouler les
Turcs successivement de Sivas, d'Angora, de toute l'Anatolie,
et se tenir en liaison avec la colonne du littoral, séparée d'elle
par une distance moyenne de 150 à 200 kilomètres. Les ports
de la Mer-Noire sont reliés à l'Anatolie par de vieilles routes,
connues sous le nom d'Echelles du Levant.
Angora (Ancyre) est le terminus de la voie ferrée Scutari-
Eskicheïr. Peut-être les Allemands l'ont-ils prolongée de quel-
ques kilomètres dans la direction de Sivas. D'Erzeroum à Sivas,
il y a 450 kilomètres environ, de Sivas à Angora à peu près
autant. La grande difficulté est donc de relier les armées russes
par une voie ferrée au terminus du chemin de fer du Caucase,
Sari-khamich. Il est probable que le tronçon jusqu'à Erzeroum
est en construction, mais au delà peut-on prévoir que la pose
LA GUERRE DANS LE LEVANT.
87
du rail suivra la marche des colonnes? Tout est possible avec
des ingénieurs, de la volonté, du matériel et des travailleurs.
Mais le ravitaillement peut être organisé par les moyens ordi-
naires, en réparant les routes. Ce que les Turcs ont fait pour
leur armée d'Arménie, les Russes l'accompliront encore mieux,
d'autant qu'ils auront la maîtrise des ports de la Mer-Noire. Ils
ne doivent pas s'attendre à trouver des ressources dans le pays.
Les Turcs y auront passé ! Et quels que soient les succès de
l'offensive russe, les Turcs auront le temps d'achever la ruine
de ces malheureuses contrées.
Une autre direction s'ouvre aux Russes en partant de la base
de l'Arménie; c'est celle d'Alexandrette et d'AIep. Deux routes
y conduisent : d'Erzeroum par Erzindjian et Kharpout sur
Marach, de Bitlis par Diarbékir sur Ourfa et Alep. La première
descend les défilés du Taurus par la vallée de l'Euphrate ou par
celle du Djiboum, la seconde entre directement dans la Haute-
Mésopotamie et aboutit au chemin de fer en construction d'AIep
à Bagdad. Même dans l'hypothèse d'une marche sur Constanti-
nople par l'Anatolie, les Russes doivent diriger des forces
importantes sur ces routes pour couvrir et flanquer la colonne
principale du centre. Mais le but à atteindre de ce côté est
autrement sérieux qu'une mission de flanc-garde.
Voici ce qu'écrivait en 1882 le général Niox, alors profes-
seur de géographie militaire à l'Ecole de Guerre :
« La route d'Erzeroum à Alexandrette et Antioche est la
ligne la plus courte par laquelle les Russes peuvent atteindre
le littoral de la Méditerranée, et par conséquent un des
objectifs principaux de leur entreprise. Si, un jour, ils arrivent
à s'établir militairement sur cette ligne, ils intercepteront tout
le commerce des Indes par terre. Les Anglais, surveillent avec
attention leurs progrès et les entravent par tous les moyens
possibles. La conquête d'Alexandrette par les Russes, en leur
donnant un débouché sur la Méditerranée à peu de distance du
canal de Suez, aurait une importance peut-être plus grande que
la conquête de Gonstantinople. Aussi l'Angleterre s'est-elle
hâtée de négocier avec la Sublime-Porte l'occupation de l'île de
Chypre, et s'immisce-t-elle dans les questions d'organisation
intérieure des provinces de l'Asie Mineure (1). »
(1) Géographie militaire. Le Levant. Le bassin méditerranéen.
S8 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était en effet l'époque où la rivalité de l'Angleterre et de
la Russie était le plus âpre en Orient. La Russie s'était avancée
dans l'Asie centrale jusqu'aux confins des Indes. Elle avait
construit le Transcaspien. Les généraux russes parlaient cou-
ramment de l'attaque des Indes. La question d'Egypte était
devenue aiguë. L'intluence de la Russie paraissait prépondé-
rante à Gonstantinople. Or, c'est à ce moment que l'Allemagne,
profitant très habilement des circonstances, commença sa péné-
tration en Orient. Elle sut écarter la Russie et l'Angleterre de
ce terrain où elles se menaçaient réciproquement, et y prendre
leur place. La Russie s'en fut vers un rêve de domination asia-
tique jusqu'en Extrême-Orient, où elle allait se heurter au
Japon; l'Angleterre reprit ses démêlés avec la France, dont la
politique coloniale l'inquiétait, et tourna son attention vers
l'Afrique. Le Drang nach Osten allait devenir la grande
conception germanique et se traduire pratiquement par le che-
min de fer de Bagdad et la colonisation de l'Asie Mineure et de
la Mésopotamie.
Or, aujourd'hui, les Russes et les Anglais ont enfin compris
le danger. Et, nous ne nous lasserons pas de le répéter, cette
entente tardive a amené l'Allemagne à déchaîner la guerre
pour préserver l'œuvre de domination qu'elle avait élaborée en
Orient et qu'elle comptait étendre à l'Occident et au monde
entier.
Tout est changé du coup dans le Levant, et il ne s'agit plus
de craindre que les Russes s'établissent en conquérans sur la
ligne Erzeroum-Alexandrette. Les Anglais sont en Mésopotamie
et en Egypte, et, unis désormais aux Russes, ils luttent pour
expulser les Germaniques du Levant et libérer les nationalités
opprimées et saignées par le tortionnaire ottoman.
Or, où peuvent se joindre les Anglais et les Russes, sinon
précisément à Alep et Alexandrette? Et comment n'y ont-ils pas
songé plus tôt? L'histoire de cette guerre nous révélera plus
tard d'étranges et inexplicables erreurs. Il ne pouvait guère en
être autrement, dans la surprise des événemens et par suite des
situations respectives des belligérans. L'étendue et la violence
de la lutte ont dépassé tout ce qu'avaient pu imaginer les
doctrinaires de la politique internationale et de la guerre
moderne. Seuls peut-être les Allemands avaient prévu le déve-
loppement formidable du conflit et s'y étaient préparés en
LA GUERRE DANS LE LEVANT.
89
conséquence, et ils sont restés pourtant en dessous de leur
prévoyance.
Du jour où la Turquie s'est faite la vassale et la complice
des Impériaux, les Alliés avaient toute liberté pour trancher
enfin la question d'Orient. La neutralité de la Turquie, forcé-
ment bienveillante aux Allemands, eût été plus gênante pour
les Alliés que son hostilité déclarée. Il semble bien que l'Angle-
terre l'ait compris et qu'elle ait eu le ferme dessein d'abattre
rapidement la Turquie et de rattacher du coup tous les Balka-
niques à la cause des Alliés. L'attaque des Dardanelles le prouve
bien. Nous savons ce qu'elle a donné. D'autre part, un corps
expéditionnaire fourni par l'Inde débarquait à Koweït et
s'emparait presque sans coup férir de Bassorah. Un pas de
plus, il était à Bagdad ! mais la force et peut-être la volonté ont
manqué! Et après s'être approchée jusqu'à Ctésiphon à la fin
de 1915 (!) la division Townshend s'est fait bloquer à Kout-el-
Amara et attend depuis trois mois qu'on vienne la délivrer, ce
à quoi s'efforce lentement la division Gorringe. Les inonda-
tions, paraît-il, entravent les opérations I
La vérité est que l'attaque anglaise du golfe Persique a été
faite sans plan défini et sans les moyens nécessaires. N'insistons
pas sur les fautes, et voyons ce qu'on peut faire aujourd'hui (1).
On ne peut douter que le drapeau anglais flottera bientôt
sur Bagdad, si les Anglais le veulent bien. Attendront-ils que les
détachemens russes, qui filtrent peu à peu à travers le Lou-
ristan persan, sur la route de Kermanschah à Bagdad, viennent
sonner leurs fanfares aux portes de la vieille cité des Califes?
Et n'est-ce pas le moment d'une action décisive, combinée avec
les Russes, pour gagner la première étape qui doit amener la
Jonction définitive? Nous ignorons aussi, comme beaucoup
d'autres choses, quel est l'effectif des troupes russes qui opèrent
en Perse ; ces troupes doivent appartenir aux corps transcas-
piens, leur avance en Perse a été lente, elles ont dû nettoyer le
pays de la tourbe des agens allemands, mais elles sont à Ispahan
et à Kermanchah. De Kermanchah à Bagdad, il y a environ
300 kilomètres.;
(1) Nous rendons pleine justice à l'effort de nos Alliés. Il a été mis en lumière
par M. Sleed, l'éminent rédacteur du Times, dans une conférence faite à « Foi et
Vie. » Nous savons que, comme nous, l'Angleterre est revenue de loin ! Mais elle
a eu beaucoup à apprendre, militairement et diplomatiquement! Et sa lenteur
garantit sa ténacité historique.
90
REVUE DES DEUX MONDES.
Si donc les Anglais veulent prendre en Egypte une partie
des forces qu'ils y ont immobilisées pour défendre le canal,
l'armée de Mésopotamie sera en état de monter sur Bagdad, et
d'en faire la base des opérations vers Alep et Alexandrette. De
Bitlis à Alep par Diarbékir, la distance est d'environ 500 kilo-
mètres. De Bagdad à Alep, par la vallée de l'Euphrate, il faut
compter 800 kilomètres. L'objectif n'est donc pas à portée de
la main, et ne peut être atteint qu'au bout de plusieurs mois, et
non sans difficultés. Une campagne d'été en Mésopotamie, avec
de forts effectifs, exige une sérieuse préparation ; mais les
Russes et les Anglais ont l'expérience des expéditions de ce
genre.
Il y a tout lieu de croire que les Russes arriveraient les
premiers dans la région d'Alep et d' Alexandrette. Les Anglais
ont un autre moyen de leur donner leur concours, tout simple-
ment en débarquant à Alexandrette. L'idée n'est pas nouvelle.
N'en a-t-on pas parlé dans les Conseils qui ont précédé la
constitution de l'armée de Salonique?
Bref, on est allé à Salonique, on n'est pas allé à Alexandrette.
Il est encore temps d'y débarquer des troupes d'Egypte, à moins
que... elles n'aient été transportées déjà ailleurs 1
Il n'y a pas de doute qu'une certaine confusion s'est produite
depuis la prise d'Erzeroum sur la répartition des forces en
Orient. Et les communiqués de la dernière Conférence des
Alliés ne nous ont rien appris de ses décisions au sujet de
l'Orient.
Cette incertitude est pénible pour ceux qui, comme nous,
sont convaincus de l'importance du front d'Orient. Par suite
des fautes de 1915, la situation y est fort compliquée. Mais de
l'exposé que nous venons de faire, et qui, nous l'avouons,
repose plus sur des intuitions que sur des documens précis,
n'est-il pas possible de dégager quelques conclusions aussi
fermes que modérées?
D'abord, il faut agir en Orient. L'immobilité et l'inaction
sont des signes de faiblesse pour les Orientaux. La prise
d'Erzeroum a eu un très grand retentissement parce qu'elle a
montré que la force russe était intacte. La prise de Bagdad
produirait le même effet. Mais, si Russes et Anglais en restaient
là, qu'y aurait-il de changé?
Au contraire, que les Russes et les Anglais s'établissent for-
LA CUERRE DANS LE LEVANT.
91
tement sur le front Trébizonde-Sivas-Alexandrette, quelles
seraient les conséquences? La Mésopotamie, la Syrie et l'Arabie
désormais séparées de l'Empire ottoman, Arabes et Syriens se
rallieraient aux Alliés. Les armées turques, obligées de défendre
l'Anatolie, ne pourraient plus participer aux opérations des
Balkans. Et déjà ne voit-on pas tous leurs effectifs disponibles se
porter vers l'Arménie, abandonnant la Thrace et les Bul-
gares (1)?
En outre, les flottes alliées peuvent, par de rapides et fré-
quentes croisières, tenir les ports de Smyrne, d'Adalia, de Mer-
sina, de Beyrouth, sous la menace de bombardement et de
débarquement. Les Turcs se laissent facilement émouvoir par
ces démonstrations. Et l'on se demande comment nous ne
sommes pas encore à Beyrouth.
Nous voulons souhaiter, en terminant cet article, que les
événemens ne démontrent pas bientôt toute l'importance de ce
théâtre d'opérations. Il est encore temps d'y faire l'effort qui
convient et qui peut avoir les résultats décisifs que nous avons
indiqués. Salonique, Erzeroum, Trébizonde, Bagdad, Alexan-
drette, Smyrne, Sofia, Constantinople ! Ces noms ont gardé toute
leur valeur historique. Que l'Angleterre et la Russie s'en sou-
viennent à cette heure solennelle où se jouent les destinées de
l'Europe! Comme on l'avait prédit, la question d'Orient a mis
le feu au monde entier. L'Allemagne n'arrêtera l'effroyable
hécatombe humaine que lorsque l'Orient lui sera définitivement
arraché. Et nous persistons dans notre conviction que cette pre-
mière défaite serait le prélude du reflux germanique sur le Rhin
et sur l'Oder.
Général Malleterre.,
(1) Des renseignemens que nous recevons nous indiquent, en effet, que les
Turcs se concentrent actuellement en Asie Mineure pour arrêter les Russes. Ils
ne veulent plus entendre parler de Salonique. L'armée turque, qui a beaucoup
souffert aux Dardanelles et en Arménie, ne doit pas dépasser 500 000 hommes;
mais les meilleurs élémens et la plupart des officiers ont disparu. On compte
environ 50 divisions, dont beaucoup à effectif très réduit. La grosse masse de
l'armée est en Asie Mineure; quelques divisions défendent la capitale et le gou-
vernement jeune-turc. Sept divisions sont en Mésopotamie, deux en Syrie, une à
Alexandrette, deux ou trois dans la région de Smyrne. Quatre sont encore en
Arabie. Les Turcs ont reçu de l'artillerie allemande, mais leurs ravitaillemens
sont difficiles à travers l'Asie Mineure. On voit à quelle dispersion de ses forces
est contrainte la Turquie.
1/ APOTRE DES INDES ET DU JAPON
FRANÇOIS DE XAVIER
III «
DE GOA AUX ILES MOLUQUES
VI. — LES JOURS DURS COMMENCENT
Il ne suffisait pas de conquérir des âmes: il fallait organiser
la conquête. Les catéchistes que François laissait dans les
villages convertis, dépositaires des prières traduites, n'avaient
aucune autorité. Il soupirait après la venue de Micer Paul et de
Mansilhas. Ils avaient dû, depuis longtemps, débarquer à Goa;
et, bien qu'on sût qu'il les attendait, on ne se hâtait point de
' les lui envoyer. On mettra souvent beaucoup de nonchalance à
lui obéir. En décembre 1543, toujours sans nouvelles, il
retourna à Goa, où il trouva ses deux compagnons installés au
collège de Sainte-Foi. L'Evêque avait eu besoin d'eux et les
avait gardés. Une cruelle épidémie s'était abattue sur la ville. Le
gouverneur avait fait taire les cloches de la cathédrale qui son-
naient trop de funérailles. Le clergé n'avait point chômé. Mais
il s'était plus occupé des morts que des vivans qui sont moins
commodes ; et sans doute le fléau avait encore démoralisé la
population. François laissa Paul à Sainte-Foi : il prit avec lui
(1) Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.
FRANÇOIS DE XAVIER. 93
Mansilhas, un prêtre espagnol, un prêtre indigène et un vieux
soldat, Juan de Artiaga, qui aurait fait un bon suisse à Pam-
pelune, mais qui se montra si têtu et si brouillon que François
fut obligé de le congédier. Tels étaient les tâcherons qu'il rame-
nait sur la côte de la Pêcherie.
La situation avait un peu changé. C'est le lendemain des
conversions qui est dur pour les convertis et pour les conver-
tisseurs. Les superstitions et les mauvaises habitudes, un instant
éblouies, rouvrent les yeux et se ressaisissent dans la somno-
lence de la vie familière. La religion chrétienne est une lutte
perpétuelle; et toute espèce de lutte répugne au tempérament
apathique de l'Hindou. Moyennant quelques rites et quelques
offrandes, il ne demandait à ses dieux que de ne pas le tour-
menter. Mais voici un Dieu qui empêche les gens de dormir.
Ils deviennent impatiens et de mauvaise humeur. Mansilhas,
qui comptait sur de timides néophytes, fut désappointé.
Il n'était déjà pas très intelligent en Europe : que fut-ce
sous le soleil de l'Inde ! Les Paravers ne tardèrent point à
flairer en lui un homme très inférieur au Père François. Ses
brusqueries et ses colères, qui provenaient surtout de son
incompréhension, compromettaient l'œuvre de l'apôtre. Mais
François l'aimait. Dans l'affection qu'il lui portait, il entrait un
peu de gratitude pour celui qui s'était offert de si bon cœur à
l'accompagner, un peu de pitié aussi et l'attrait de la difficulté
qui séduit les grandes âmes lorsqu'elles veulent utiliser même
les rebuts et fertiliser même les cailloux. On retrouve presque
toujours derrière les hommes exceptionnels un de ces êtres
gauches, maladroits, mal venus, qu'ils traînent «affectueusement
dans leur orbite. Ils sont parfois forcés de les lâcher en route;
et c'est ce qui arriva en 1548. Mansilhas appelé aux Moluques
refusa de recommencer une exploration en pays païen : il
en avait tout son soûl. Exclu de la Compagnie, il n'en resta
pas moins attaché à François. Aifisi de vieilles domestiques,
qu'un coup de tête a chassées de chez leur maître, n'ont d'autre
joie dans la vie que de le saluer de loin et, quand il a tré-
passé, de fleurir sa tombe.
Pour le moment, il était encore docile; et François lui
écrivait de Punicale, de Manapad, de Tuticorin, de Trichandur,
de toutes les villes de la côte, d'où il dirigeait ses travaux,
des lettres charmantes que Mansilhas nous a conservées, seule
94
REVUE DES DETJX MONDES.
marque d'esprit qu'il ait jamais donnée. François lui prêchait
la patience, la bonté. Il le consolait de ses tribulations; il
l'élevait à ses propres yeux : « Rendez toujours grâce à Dieu
de vous avoir choisi pour un office aussi noble que celui que
vous remplissez. » Jamais dans ces petites lettres écrites à la
hâte un mot qui sente le maître. Les ordres sont donnés sous
forme de prières. Mais les prières sont instantes et vous tiennent
continuellement en haleine. Un jour dans ce village, le lende-
main dans un autre. Que devient le petit Mathieu? Visitez
les chrétiens de Punicale. Ceux qui enseignent les enfans
s'acquittent-ils bien de leur tâche ? Hâtez-vous de bâtir une
église. Mansilhas le lit et sue à grosses gouttes. François l'asso-
cie à ses inquiétudes. Bien plus, il lui confie ses tristesses. Il
lui parle comme à un ami et même comme il ne parle pas à
ses amis. Mansilhas est un des rares hommes qui aient entendu
tomber de sa bouche des aveux de découragement.
Le succès de François chez les Paravers avait probablement
décidé l'envoi d'un capitan et de quelques soldats à Tuticorin.
L'apôtre les avait-il demandés? Ce ne serait pas impossible. En
tout cas, ils y seraient venus sans qu'il les demandât. Des chré-
tiens et des perles : double aubaine. Quand le missionnaire
suivait le soldat, il n'y avait que demi-mal, ou, si l'on aime
mieux, il réparait la moitié du mal que son devancier avait
commis. Mais il était beaucoup plus grave que le soldat emboî-
tât le pas au missionnaire. Dès que les Portugais se furent
embusqués à Tuticorin, les choses se gâtèrent. Le 20 mars,
François écrit à Mansilhas : « Faites-moi savoir des nouvelles
des chrétiens de Tuticorin et si les Portugais, qui y sont établis,
leur font quelque tort. » Le lendemain, nouvelle lettre : on
vient de l'informer qu'un Portugais s'est saisi d'un message du
roi de Travancore et a jeté le messager en prison. Pourquoi?
Sans doute pour le rançonner. Son indignation éclate : « Je ne
sais quel parti prendre : mieux vaudrait peut-être ne plus
perdre notre temps et quitter un pays où ceux qui doivent
nous aider n'en ont cure et laissent tous les excès impunis... Je
ne veux plus entendre les si justes plaintes de ces gens à qui
l'on fait de telles injures sur leurs propres terres. » Six jours
après, les Portugais volent des femmes esclaves à Punicale.
Deux mois et demi plus tard, la redoutable cavalerie des
Badages, caste guerrière du Maduré, fondait sur les villages de
FRANÇOIS DE XAVIER. 95
la Pêcherie, pour venger ces outrages. Le roi du Maduré et le
roi de Travaucore étaient souvent en guerre; et la côte, qui
dépendait tantôt de l'un, tantôt de l'autre, leur servait de
champ de bataille. Mais, selon toutes probabilités, leurs démêlés
n'avaient rien à voir dans cette agression, pas plus qu'en 1549,
quand, les soldats portugais ayant insulté les Brahmes et
souillé leurs temples, les Badages sonnèrent de nouveau le boute-
selle et que leur invasion coûta la vie au jeune Père Antoine
Griminale, une des plus belles figures de jésuites qui aient
paru aux Indes du temps de François.
Les Paravers se dispersèrent sur les flots et dans la forêt.
Mansilhas voulut gagner du pied et rejoindre le vieux guerrier,
Juan de Artiaga, qui, remercié par François, était allé porter
ses lumières un peu plus loin. Mais François le retint à son
poste. Il accourut au cap Gomorin et se tint en permanence où
son troupeau était le plus menacé. Un jour, la fermeté et la
noblesse de son attitude firent reculer une bande de pillards. Le
tourbillon passé, il recueillait les fugitifs, et, dans l'appréhen-
sion d'un retour offensif, organisait des mesures de prudence
d'autant plus nécessaires que, chez les Hindous, l'insouciance
succède à la panique aussi vite que leur pagne, trempé par
l'averse, sèche au soleil. Le capitan de Tuticorin, Cosme de
Payva, qui tondait les chrétiens et vendait des chevaux aux
Badages, n'avait même pas essayé de sauver quelques Portu-
gais, qui furent massacrés. Mais, à son tour pris de peur, il
s'était sauvé dans les îles; on avait détruit sa maison, et main-
tenant il jetait feu et flamme contre l'apôtre et refusait de le
recevoir. « Aidez-le, écrira plus tard François à Mansilhas,
aidez-le à décharger sa conscience des vols qu'il a commis sur
cette côte, des maux et des meurtres que sa grande cupidité a
occasionnés; donnez-lui aussi, comme ami de son honneur, Ie
conseil de restituer l'argent qu'il accepta de ceux qui tuèrent
les Portugais. C'est si vilaine chose que de vendre à prix d'ar-
gent le sang des Portugais I » Mais Gosme de Payva n'avait pas
plus envie de décharger sa conscience que d'alléger ses poches.
Enfin, les Badages consentirent à retourner dans leurs bourgs
fortifiés. La galopade de leurs chevaux ne troubla plus les ébats
nocturnes des chacals. Les Paravers rebâtirent des huttes pour
les chauves-souris, pour les reptiles et pour eux.
Les défections et les petites mutineries qui se produisirent
(JG
REVUE DES DEUX MONDES,)
parmi les Chrétiens blessèrent et irritèrent François. Il a vu de
près la pusillanimité et l'inconstance des Hindous; il a senti la
nécessité d'être sévère à leur égard. De temps en temps aussi,
l'ancien « féodal » se réveille dans l'apôtre. Je relève ce mot d'un
de ses courts billets à Mansilhas : « Je ne veux pas du tout que
des gens si désobéissans ou, pour mieux dire, des Chrétiens rené-
gats jouissent des fruits de notre mer. » De notre merl Mais à qui
appartenait-elle, cette mer? Au Portugal ou à ces pêcheurs
qu'il prétendait exclure de la pêche des perles, parce qu'ils
avaient abandonné une foi dont ils n'avaient encore qu'une
imparfaite connaissance? Si même le châtiment n'était point
excessif, l'expression nous paraît fâcheuse, comme d'un conqué-
rant plutôt que d'un missionnaire. Seulement ce missionnaire
est excédé. Ses nerfs le trahissent. Il écrira, quelques lignes plus
bas : « Je suis si ennuyé de vivre qu'il me semble meilleur de
mourir pour la défense de notre Loi et Foi. » Une occasion
se présenta qui lui permettait d'espérer peut-être cette mort
dont sa lassitude lui donnait le goût.
Le roi de Travancore, dont l'influence avait contribué à paci-
fier la côte et à calmer les Badages, l'invitait à venir dans ses
Etats. Ce rajah sortait de la caste des Naïrs très répandue à Cali-
cut et sur le rivage occidental. On y pratiquait la polyandrie.
Chaque femme y pouvait avoir trois maris qui, tous trois, nous
rapporte Pyrard, s'entendaient pour la nourrir, elle et ses en-
fans. Quand elle mourait, on ne nous dit point que ses trois
maris étaient brûlés avec elle. La polyandrie l'emportait donc
en humanité sur la polygamie. Mais je crois que le rajah était
polygame, car, à son avènement, on le consacrait Brahme, et
d'une manière fort originale. On fondait une vache en or. Il
y entrait; et, quand il en sortait avec sa toque en drap d'or,
ses colliers d'or, son écharpe d'or, son large pantalon rouge
brodé d'or, ce veau d'or était presque aussi brahme que les
Brahmes issus, comme on le sait, de la bouche de Brahma. Il
n'en était pas moins un pauvre petit prince qui tremblait de-
vant ses grands vassaux et qui aurait bien voulu les mettre
à la raison. Il pensa que l'appui des Portugais ne lui serait point
inutile et manifesta le désir de voir l'homme dont la répu-
tation faisait du bruit sur la côte des Paravers. Malgré les avis
qu'il reçut de ne point voyager par terre, et à travers bien des
dangers, François se rendit à son invitation. Nous ignorons dans
François de xavier. 97
quelle ville du Sud il le rencontra. Le rajah lui accorda, avec
l'ostentation coutumière des roitelets orientaux, l'autorisation
d'exercer son ministère apostolique. Cela ne lui coûtait rien, et
il comptait en retirer, du côté portugais, des avantages maté-
riels. Mais le* rajah s'exagérait le don d'ubiquité de la flotte por-
tugaise et de la poignée de soldats qu'elle débarquait de temps
à autre le long des côtes ; et François s'exagérait le pouvoir du
rajah. Les Naïrs étaient inaccessibles à l'évangélisation; et les
Brahmes ne voyaient aucun inconvénient à ce que le prince,
dont ils formaient le conseil, abandonnât au prêtre étranger
des g'ens qui n'étaient que leurs esclaves, les Macuas, pêcheurs
comme les Paravers, plus grossiers, et beaucoup plus voleurs.
Pendant un mois, François, précédé d'un édit tambouriné
du prince, parcourut, de village en village, ces rivages humides
et chauds, couverts d'une végétation dont l'ombre et les arômes
tombent sur les épaules comme une chape de plomb. Revêtu
d'un surplis, mais la soutane en lambeaux, il réunissait autour
de lui les hommes et les enfans, leur apprenait à se signer,
leur récitait et leur expliquait les prières, et, quand ils avaient
dit : « Je crois, » les baptisait. Les hommes, rentrés chez eux,
lui envoyaient leurs femmes et leurs filles. Puis on détruisait les
huttes d'idoles et les idoles elles-mêmes. Le mois n'était pas
écoulé qu'il avait baptisé environ dix mille personnes. Pêche
miraculeuse, mais où les gros poissons n'étaient pas pris. Ces
conversions en masse n'ont d'importance sociale que si elles
englobent les classes dirigeantes. Ce n'était point le cas; et cent
Brahmes convertis eussent plus fait pour la christianisation de
l'Inde que cent mille Macuas. Il est vrai qu'au regard de Dieu
l'âme d'un Macua a le même prix que celle d'un rajah, le rajah
eût-il séjourné une année tout entière dans le ventre d'une
vache d'or. Encore faut-il que cette âme aille à la foi nouvelle,
je ne dis pas en toute connaissance de cause, mais seule-
ment avec candeur. Ce n'était pas le cas non plus. Au Nord
du Travancore et à moitié route de Cochin, les Portugais pos-
sédaient à Coulam un fortin dont le capitan était en situation
de gêner les Macuas dans leurs pêches et les avait déjà plus
d'une fois punis de s'être alliés aux Musulmans de Calicut. La
plupart virent dans leur adhésion aux rites du Frangui une
formalité qui les mettrait à l'abri des rigueurs du Portugais.
Le petit bulletin où l'on inscrivait leur nom de baptême
tome xxxrn. — 1 91 C.
08
REVUE DES DEUX MONDES.
leur servirait désormais de sauf-conduit. Et la faveur dont
l'étranger semblait jouir près du prince les affranchissait
de toute inquiétude. François leur fit valoir ces avantages
matériels qu'ils comprenaient beaucoup mieux que les spiri-
tuels. On le lui a reproché. Nous sommes devenus si chatouil-
leux sur les procédés de conversion ! Et surtout, ceux qui se
sont détachés de la religion ont tellement peur qu'elle n'altère
sa pureté I Ils craignent toujours qu'elle ne marche sur la
terre et crient au scandale quand sur ses chemins escarpés elle
s'accroche aux intérêts humains. Mais ces mêmes hommes, dès
qu'il s'agit du triomphe de leur philosophie politique, n'hésitent
point à suborner l'électeur et à lui promettre le paradis dans ce
monde et des bureaux de tabac dans l'autre. Et ils sont moins
désintéressés que François, qui éprouvait autant "d'allégresse à
tracer le signe rédempteur sur le front des petits enfans voués
a la mort, — car la mortalité infantile est terrible dans l'Inde
— qu'un médecin en eût ressenti à les immuniser contre les
pires maladies. Nous élèverions des statues à ce médecin-là!
L'évangélisation sommaire du Travancore est une des pages,
sinon les plus glorieuses, du moins les plus surprenantes de
l'apostolat de François. Ni la bienveillance du rajah, ni « la
pression officielle » d'un capitan, ne parviennent à en expli-
quer le succès. D'autres que lui ont usé des mêmes moyens.
Dans l'Inde, en*- Chine, en Corée, les pasteurs américains ont
semé l'or, les remèdes, les promesses; aucun d'eux pourtant
n'a fait en trente ans ce que François fit en trente jours. Ils
étaient riches, bien vêtus, bien logés; ils voyageaient à cheval
ou dans de belles voitures; ils avaient derrière eux un gouver-
nement autrement imposant que celui du Portugal; personne
n'eût osé toucher à un cheveu de leur tête. Mais lui, seul,
marchant sur ses pieds las, les traits tirés par le jeûne, à la merci
d'un insolent ou d'un brutal, avec quelques phrases péniblement
apprises, il étonnait, entraînait des milliers d'êtres qui pouvaient
croire que c'était leur intérêt de le suivre, et qui vraiment
obéissaient à la grâce dont la lumière emplissait ses yeux.
Du reste, il ne s'abusait pas sur le caractère éphémère d'une
victoire qui n'aurait de lendemains que si l'Europe lui envoyait
des missionnaires. Sa lettre de janvier 1545 aux Pères de Rome
n'est qu'un long appel. Il y rapporte ses succès du Travancore
sans désigner le nom du pays. Il nomme- rarement les contrées
FRANÇOIS DE XAVIER. ™
qu'il visite : « Dans un royaume où je réside... En un autre pays,
à cinquante lieues... En un autre royaume, à quarante lieues...
Dans un autre pays, à cinq cents lieues... » Veut-il produire
par Je vague même qu'il laisse dans l'esprit une impression
d'immensité? Il était difficile, en le lisant, de ramener à des
proportions exactes le travail qu'il accomplissait dans deux
cantons du Sud de l'Inde. Et, comme il ne parlait pas des
conditions politiques où se trouvaient les tribus converties, il
augmentait encore l'effet que produisaient les nouvelles de son
apostolat. Les mots de peuple, de princes, de rois, évoquaient
des États pareils à ceux de l'Europe. Les villages de paillotes se
transformaient dans les imaginations en villes magnifiques;
leurs habitans en hommes éclairés, ou qui ne voulaient pas
l'être, et qui savaient pourquoi : « Les païens, qui connaissent
la vérité et qui refusent de la suivre, demeurent saisis d'admi-
ration devant l'exposé de la loi chrétienne ; et i!s rougissent de
vivre comme ceux qui ignoreraient l'existence même de Dieu. »
Les élèves de Coïmbre entendaient cette lecture et frémissaient
d'enthousiasme. Que l'Inde se faisait aimable pour les recevoir I
« Ceux qui viendront ici accroître le nombre des fidèles y trou-
veront toutes les faveurs et tout l'appui nécessaires. Les Portu-
gais de ces contrées y pourvoiront autant qu'il faudra et réser-
veront aux nouveaux arrivans un accueil plein d'amour et de
charité. » Ce sont là de bien fausses couleurs. Mais sa lettre,
destinée à la publicité, tendait seulement à déterminer vers
ces pays déshérités un courant de sympathie qui y portât des
apôtres. D'ailleurs, ces apôtres, exposés à tant de déceptions, ne
partiraient que choisis par les supérieurs qui les sentiraient
capables de les surmonter. Et les supérieurs étaient avertis.
Cette lettre de François était accompagnée de deux autres
lettres, l'une à Ignace, la seconde à Rodriguez. François sup-
pliait Ignace de lui envoyer le plus d'ouvriers possible. En
avez-vous qui n'aient le talent requis ni pour prêcher ni pour
confesser ni pour remplir les ministères de la Compagnie ?
Vite, embarquez-les. « Dans ces pays (Tlnfidèles, la science
n'est pas nécessaire ! » Ce qui l'est, ce sont les forces corpo-
relles et la vertu. Il faut au missionnaire une âme que nul
péril de mort ne déconcerte. Mais ceux qui, sans avoir tant de
force morale, ont la force physique, peuvent encore venir. On
leur trouvera des contrées où ils ne risqueront rien. Quant à.
100
REVUE DES DEUX MONDES.
ceux dont la santé ne vaut pas leur courage et leur intelligence,
qu'ils viennent aussi. A Goa et à Gochin, la vie leur sera
douce. Tout y abonde, même les médecins. Que cette lettre est
pressante, mais qu'elle renferme d'erreurs ! François est
convaincu que l'instruction et l'esprit ne sont pas utiles au
missionnaire. Us ne sont inutiles à personne; mais, s'ils ne
sont pas absolument nécessaires a un curé campagnard qui sent
naturellement comme ses ouailles, ils sont indispensables à
l'homme qui, transporté dans un étrange milieu, est obligé
d'apprendre une langue nouvelle et de comprendre des êtres si
différens de lui. Il faut plus d'intelligence et de connaissances
pour se mettre au niveau des sauvages ou des barbares que pour
enseigner des paysans basques quand on est basque soi-même.
Dans sa lettre à Rodriguez, spécialement chargé de désigner
les recrues des Indes, François insistait sur les qualités de
discipline et de désintéressement que réclamait l'apostolat et sur
les déplorables exemples que les Portugais ménageaient aux
jeunes missionnaires : « Il est tellement passé en coutume, ici,
de faire ce qui ne se doit pas que nul ne s'en inquiète : tous
vont par le chemin de rapio, rapis ; et j'admire comme ceux
qui nous arrivent de par delà enrichissent ce verbe rapio, rapisj
de modes, de temps, de participes nouveaux. » Nous voici loin
des Portugais confits en charité de la lettre officielle !
Nous en sommes encore plus loin dans une lettre au Roi,
dont nous ne possédons qu'une traduction latine. Sans ménage-
mens, avec une liberté tout apostolique, François lui dévoilait
les prévarications de ses administrateurs et lui représentait
combien sa responsabilité était engagée dans leurs injustices et
dans leurs violences. Il lui proposait comme remède d'installer
à Goa un tribunal de l'Inquisition. Cette idée venait de Michel
Vaz qui, sur le point de partir pour l'Europe, l'avait rencontré
à Gochin et qui désirait rapporter aux Indes le titre et le pou-
voir d'Inquisiteur. François l'adopta. L'évêque avait de grandes
vertus, disait-il, et son esprit grandissait chaque jour. Seule-
ment, il était affaibli par l'âge et les infirmités. Le Saint-Office
suppléerait à son impuissance. Nouvelle erreur, non qu'il faille
la juger du haut de nos principes modernes, ni que nous parta-
gions des préjugés surannés sur un tribunal qui a, en somme,
offert plus de garanties aux accusés qu'aucun autre tribunal
de cette époque, mais précisément parce qu'à Goa, dans ce
FRANÇOIS DE XAVIER.
101
centre surchauffé de convoitises et de bon plaisir, ces garanties
ne tarderaient pas à être foulées aux pieds. François fut mal
inspiré. Pendant toute cette période, ses idées et ses travaux
de missionnaire se ressentent d'un état de fièvre que justifient
la vie qu'il mène et les ennuis qui l'assiègent.
Nous arrivons au plus cruel, à celui qui le rassasia d'amer-
tume et le décida à s'éloigner. L'ile de Ceylan a toujours eu le
privilège d'exciter l'imagination des hommes. François ignorait
certainement qu'elle était sacrée aux yeux des Hindous dont le
prince Rama, avant d'être dieu, était venu y rechercher sa
femme, la princesse Sita ; sacrée aux yeux des Bouddhistes
comme la terre que les pas de Gautama avaient trois fois sanc-
tifiée et où son culte, chassé de l'Inde, avait trouvé des autels ;
sacrée aux yeux des Musulmans qui croyaient qu'Adam et Eve
s'y consolèrent du paradis perdu. Mais, s'il l'avait su, il n'en
eût été que plus ardent a y souhaiter le triomphe de la Croix.,
Les Portugais y avaient mis le pied dès 1518. Les indigènes
de Colombo avaient vu débarquer ces êtres bottés et coiffés de
fer, dont le pain qu'ils mangeaient leur parut une pierre
blanche et le vin qu'ils buvaient du sang. L'île paradisiaque,
envahie par les Tamouls, était alors morcelée en petites prin-
cipautés qui se dévoraient. Le roi de Cotta voulait mal de
mort à celui de Kandy ; le roi de Jafnapatam à celui de Cotta.:
Chacun d'eux aspirait à la souveraineté de l'île entière ; et leurs
luttes se compliquaient des hostilités entre Musulmans, Ta-
mouls et Cinghalais. La situation était favorable aux Européens,
et les tripotages commencèrent. Les Portugais construisirent
un fortin à Colombo, et des Franciscains se répandirent sur la
côte. Au moment où nous sommes, le roi de Cotta, qui avait
acheté l'appui du gouvernement de Goa, voulait assurer sa suc-
cession à son petit-fils et donner à deux de ses fils les royaumes
de Kandy et de Jafnapatam. Mais ce roi venait de faire assassiner
son fils aîné parce qu'il avait reçu le baptême; et, aux grandes
funérailles qu'il avait ordonnées pour dissimuler son crime, la
terre, parait-il, avait tremblé et s'était fendue en forme de
croix. Ce ne sont pas les prodiges qui me semblent incroyables,
c'est que le roi de Cotta ait tué son fils à cause de sa foi chré-
tienne, dans un temps où il avait besoin des armes portugaises;
mais peut-être ce fils avait-il prémédité de le tuer, ce qui serait
vraisemblable. En tout cas, ses deux autres fils, également chré-
102
REVUE DES DEUX MONDES.,
tiens, arrivèrent à Goa, soit qu'ils se fussent enfuis ou que
leur père les y eût envoyés, cousus d'or, pour maquignonner
avec les Portugais une expédition contre le royaume de Jafna-
patam. Tous deux allaient bientôt mourir de la petite vérole.
Mais avant, l'affaire de Manar éclata.
Le roi de Jafnapatam succédait à son maître qu'il avait
assassiné, et son frère aîné estimait qu'en sa qualité d'aîné le
bénéfice de cet assassinat devait lui revenir. De la pointe sep-
tentrionale de Ceylan, où il résidait, le sauvage rajah com-
mandait l'archipel et surveillait avec des yeux de naufrageur
les îlots et les récifs qui, entre l'île et le continent, forment le
pont de Rama. Ses sujets cinghalais l'exécraient. Ceux de l'îlot
de Manar, ayant eu vent de l'arrivée de François chez les Para-
vers, envièrent un Dieu qui les délivrerait de leur tyran. Ils
lui firent savoir qu'eux aussi désiraient être chrétiens, et
François leur dépêcha un prêtre indigène qui cueillit leurs
conversions. Le roi de Jafnapatam connaissait les Portugais et
particulièrement le capitan installé en face de lui, de l'autre
côté du détroit, dans la petite ville de Nagapatam. Ils étaient
en relations d'affaires et de bonnes affaires. Mais, s'il avait
à cœur de se réserver les avantages de cette connaissance, il
n'entendait point que ses sujets se missent sous une autre
autorité que la sienne. En janvier 1545, les six cents convertis
étaient massacrés, et leur prêtre avec eux. Dans l'alternative
de renoncer à leur foi ou d'être égorgés, ils préférèrent se
dérober pour toujours aux fantaisies de leur rajah. Le frère
aîné du meurtrier se dit que ce massacre pouvait lui ouvrir le
chemin du trône. Il se dirigea vers Goa, et, à Cochin, il eut
une entrevue avec François. Il lui promit de se faire chrétien,
si les Portugais lui donnaient la couronne. François eut la
faiblesse de le croire. Ces grands fourbes hindous, si beaux,
si souples, si naturellement majestueux dans leurs vêtemens
éclatans, lui .en imposaient encore. Il ignorait que les fils du
roi de Cotta, déjà chrétiens, et de la famille du prince assas-
siné, avaient des droits plus valables à cette couronne. Le sang
versé à Manar lui parut une rosée sur une terre aride : avant
deux ans, l'île de Ceylan serait chrétienne. Il se jeta dans un
petit bateau qui courut sur les vagues jusqu'à Goa. Le Vice-
Roi entendit de sa bouche la nouvelle du massacre. Il entra
dans une sainte colère. Tout fut décidé en un instant : on irait
FRANÇOIS DE XAVIER.
103
châtier le coupable; on le tuerait, on donnerait le royaume à
son frère, s'il tenait sa promesse. François ne demandait pas
la mort du rajah, et le Vice-Roi consentit à remettre entre ses
mains le sort du vaincu. Je n'ai pas plus de confiance dans la
colère de Sousa que dans les promesses d'un rajah. On accorde
tout à François pour qu'il s'éloigne au plus vite. On ne lui
parle pas des difficultés où cette expédition engagerait les Por-
tugais si, en secondant l'ambition du frère de l'assassin, ils
s'aliénaient le roi de Cotta et ses chrétiens de fils. Dès qu'il a
le dos tourné, on reprend le jeu des intrigues qu'il avait un
instant interrompu. Détrôner le roi de Jafnapatam, soit; mais
quel successeur lui choisir? On soumettra d'abord le litige au
roi de Portugal. Le roi de Cotta promettait un surplus de
quatre cents quintaux de cannelle. Le frère du meurtrier jurait
maintenant que toute sa cour embrasserait le christianisme
avec lui. On réfléchissait devant ces surenchères. On ne réfléchit
plus quand un vaisseau portugais vint donner contre la côte
de Geylan et y décharger pêle-mêle une très riche cargaison.
Le roi de Jafnapatam la déclara de bonne prise et s'empara du
naufrage. Désormais, le persécuteur des chrétiens pouvait
dormir tranquille sur sa magnifique épave. Il tenait en respect
les forces militaires du roi de Portugal. Les marchandises por-
tugaises paieraient la rançon de son insolence et de ses tueries..
Cependant François, confiant, était retourné à Cochin. Il en
repartait bientôt, touchait peut-être à Colombo et à Manar, où
sévissait la peste, et débarquait à Nagapatam. Il espérait y
trouver une Hotte sous les armes prête à venger les martyrs. Il
n'y rencontra que des gens qui le regardaient de travers et un
capitan qui détournait la tête. Les Portugais voulaient bien
favoriser la propagande religieuse, mais à la condition que l'intérêt
de l'Eglise ne s'opposât pas à leurs intérêts commerciaux. Ils
étaient heureux qu'elle étendit leur clientèle, mais ils n'admet-
taient pas qu'elle entravât leurs opérations. Un rajah, qui
détenait la cargaison d'un navire, devenait un personnage sacré.
Il était plus urgent de sauver des sacs de cannelle et de poivre
que de punir le meurtrier de six cents pauvres êtres qui avaient
eu le tort de croire en leur Dieu. François fut révolté.
C'était un précédent déplorable ; et c'était aussi une défaite
personnelle, et l'avertissement de ne plus avoir à se mêler de
la politique portugaise. Il avait hâte de s'éloigner. On lui avait
104
REVUE DES DEUX MONDES.
parlé de Malaca, où les âmes languissaient, faute de secours
spirituels et, plus loin, d'un nouvel Orient qui se lèverait à la
parole du Christ. Sur la foi de ces on-dit, les hommes le mène-
raient au bout du monde. Il y sera bientôt. Mais Lisbonne lui a
annoncé des missionnaires. Ne devrait-il pas retourner à Goa
pour les recevoir? Personne n'a laissé plus de latitude que lui
à l'initiative individuelle. Il dirige de haut et de loin. Système
peut-être excellent lorsque la mission est fondée; très contes-
table dans le cas présent. Les nouveaux débarqués ne le verront
pas, ne profiteront pas de son expérience dans des entretiens
que rien ne remplace. Ils trouveront un ordre, sans plus. Jean
de Beira et Antoine Griminale ne sauront qu'une chose en
arrivant : qu'ils doivent accompagner les princes Cinghalais,
lorsque ces princes repartiront pour Ceylan; plus tard, un ordre
leur parviendra de se rendre à la Pêcherie. « Mansilhas connaît
le pays et leur indiquera comment il faut procéder. » Autant
dire que François les remet à la grâce de Dieu. Il ne se soucie
ni de leurs aptitudes, ni de leurs forces. On les jugera à l'œuvre.
Pour lui, il s'en va. Il a besoin de rentrer en lui-même, de
s'isoler avec son âme blessée. Le tombeau, où l'on croit que
saint Thomas repose, près de Meliapor, à mi-chemin du cap
Comorin et du Bengale, l'attire invinciblement. Il s'embarqua
de Nagapatam, le dimanche de la Passion. Mais la tempête le
força de rebrousser chemin. Quelques jours après, accompagné
d'un domestique malabar, il partait à pied. Il remonta la côte
de Coromandel et atteignit la ville de Meliapor.
« Contemple un moment cette terre : elle a reçu la dépouille
mortelle de l'apôtre dont la main toucha les blessures d'un
Dieu. Là s'élevait jadis, à quelque distance de la mer, une
cité florissante. Charmés de sa beauté, les peuples l'appelaient
Meliapor. » C'est ainsi que commence l'épisode où Camoëns
nous raconte la mort de saint Thomas. Les ruines de l'ancienne
ville dormaient sous les eaux. Mais une petite cité hindoue
s'était reformée, et les Portugais en bâtissaient une autre.
L'église et le tombeau étaient construits sur une colline
basse et rocailleuse. Marco Polo nous dit qu'on y venait en
pèlerinage, et les Sarrasins eux-mêmes qui tenaient saint
Thomas pour un compatriote. On ne s'accordait point sur la
manière dont le saint avait perdu la vie. Camoëns a choisi la
légende dramatique d'une atroce vengeance des Brahmes ; mais
FRANÇOIS DE XAVIER. 105
la poésie préfère les simples lignes du vieux voyageur véni-
tien : « Un jour qu'il était hors de son hermitage, dans le bois,
et qu'il faisait ses prières à son Seigneur Dieu, comme il avait
autour de lui beaucoup de paons qui sont très communs en ce
pays, il arriva qu'un idolâtre, ne voyant pas le saint, lança une
flèche de son arc pour tuer un des paons qui se trouvaient là.i
Mais au lieu d'atteindre le paon, il frappa au côté droit saint
Thomas qui aussitôt adora très doucement son Créateur et
mourut. »Ce saint en prières au milieu des oiseaux magnifiques
qui, dit-on, donnèrent son nom à Meliapor, cette blessure au
côté qui en rappelle une autre, mitte manum tnam in lattis
meum, et cette très douce et rapide agonie ont une beauté qui
nous repose des barbaries de l'Inde. Mais François vit trop
dans le présent et dans l'avenir pour se plaire à ces évoca-
tions. Il ne nous parle même pas de la pierre ensanglantée par
la mort de l'apôtre, et qui, durant la fête de son martyre, pen-
dant qu'on chantait la messe, rougissait peu à peu et suait des
gouttes de sang. Le Père du Jarric l'a vue, lui, du fond de son
collège de Toulouse.
Il demeura trois mois à San Tome de Meliapor chez le
vicaire Gaspard Goelho. Les Portugais n'étaient pas nombreux;
mais les délices et les voluptés, les rancunes et les inimitiés,
les usures et les contrats iniques y avaient* la même vogue que
dans les autres lieux de l'Inde. « Il n'y a de bon ici que le corps
de saint Thomas, » disait Polanco. Le passage de François
assainit la petite ville. « Les folles amours qu'on ne pouvait
dissoudre, il les accoupla et joignit par le sacrement de
mariage. » Il réconcilia les gens; il les amena à des restitu-
tions qui les enrichissaient à leurs propres yeux ; il remit
leur conscience à neuf. Le Père Goelho s'émerveillait que, dans
les moindres détails de sa vie, on prit ainsi modèle sur les
saints apôtres. Le brave homme n'était point habitué aux
entretiens spirituels. Le cours des épices, les brouilles entre les
ménages, la chronique scandaleuse de la colonie défrayaient
d'ordinaire ses conversations. Il se sentit transporté dans un
autre monde en écoutant son commensal. François ne parlait
que des choses divines, et avec la familiarité charmante, je
dirais presque socratique, d'un homme qui se meut naturelle-
ment en elles. Mais parfois, le soir, quand les étoiles versaient
sur la véranda une lumière qui semblait une fraîcheur, les
106
REVUE DES DEUX MONDES.
images de sa jeunesse lui remontaient à la mémoire. Il
racontait au Père Goelho son arrivée à Paris, ses années de
Sainte-Barbe, les dangers de l'esprit et de la chair qu'il avait
évités ; et le Père Coelho était tout oreilles.
Il y eut certainement une relation intime entre ces confi-
dences dont François se montrait aussi avare que le sont les
hommes qui excellent à confesser les autres, et quelques inci-
dens mystérieux dont s'étonna le vicaire. Le presbytère n'était
séparé que par un jardin de la chapelle de Saint-Thomas ; et,
tout près de cette chapelle, dans le même enclos, se trouvait
un réduit où l'on déposait la cire à brûler devant l'autel de la
Vierge. François s'y rendait la nuit pour prier et pour se livrer
à ses macérations. Le Père Goelho comprenait d'autant moins
ce goût-là qu'il n'était pas homme à se mortifier au lieu de
dormir et que, fort superstitieux, il croyait, on ne sait pour-
quoi, que les diables hantaient l'enclos de Saint-Thomas. Quand
il s'aperçut des sorties nocturnes de François : « Maître Fran-
çois, lui dit-il, n'allez pas seul en cet endroit; c'est un nid de
diables ; ils vous battront. » François sourit, et, dorénavant,
pour tranquilliser son hôte, il emmena son Malabar, qui s'éten-
dait au seuil du réduit et ne tardait pas à ronfler. Or, une
nuit, le Malabar fut réveillé par la voix de son maître qui criait:
« Notre-Dame, ne viendrez-vous pas à mon aide? » Et ces cris
étaient accompagnés d'un bruit de coups. Mais le Malabar,
homme prudent, n'eut garde de bouger et ne s'inquiéta pas de
savoir d'où venaient des coups qui ne tombaient pas sur lui. Le
lendemain, François n'était pas à matines, et de deux jours il ne
put quitter son lit. Le Malabar confia ce qu'il avait entendu au
Père Goelho, qui dit au malade : « Ne vous avais-je pas recom-
mandé de ne point aller à Saint-Thomas la nuit ? » Mais Fran-
çois sourit et ne répondit rien. Il avait la pudeur de ses austé-
rités. Ce n'étaient point les diables qui l'avaient flagellé, ni
contre les diables qu'il appelait Notre-Dame à son secours.
Honnête Gaspard Coelho, tous les diables de l'Inde diabolique
lui étaient moins redoutables que les souvenirs dont il avait
distrait votre veille avant de traverser d'un pas furtif les allées
de votre jardin.
Un soir pourtant, un samedi soir, François lui dit : « Votre
Révérence sait-elle ce qui m'est arrivé la nuit dernière? » Et
il lui conta qu'il était allé à la chapelle et qu'il y avait entendu
FRANÇOIS DE XAVIER.
107
réciter les matines, bien que toutes les portes fussent fermées,
la clef en dehors. Surpris, effrayé, il était rentré dans sa
chambre. « Il dit cela sans s'y arrêter, ajoute le vicaire, et il
n'en parla plus. » On pense si Sa Révérence triomphait I Et
comme elle avait l'esprit un peu lourd, le soir, en se levant de
table, elle clignait de l'œil et répétait les mots que le Malabar
avait retenus : « Notre-Dame, ne viendrez-vous pas à mon
aide? » François souriait et se taisait; mais il rougissait. Il
rougit aussi à Goa, un jour qu'à son insu on lui avait remplacé
sa soutane en lambeaux par une soutane neuve et que, l'ayant
mise sans la voir, il en reçut de grands complimens. Il rougit
quand Diogo de Borba, un autre jour, lui demanda si vrai-
ment il avait ressuscité un mort. Il rougit à en devenir écar-
late et il se mit à rire. On aime sur ce visage émacié ces rou-
geurs juvéniles. Il n'a jamais reparlé de ses nuits de Meliapor.
Les tentations qui suivent les saints attendent qu'ils arrivent
très las à l'étape et tombent au pied d'un arbre pour les assail-
lir. Dans l'enclos de Saint-Thomas, où ses fatigues demandaient
une trêve, il fut assailli de prestiges. Que Notre-Dame le secourut,
son sourire et sa rougeur le prouvent. « Le reste est silence. »
VII. — EN MALAISIE
Il s'embarqua en septembre 1545 pour Malaca. Il ne devail
revenir dans l'Inde que trois ans et demi plus tard. Tout ce
temps, il le passa à Malaca et aux iles Moluques. Ce n'est pas
la période la plus fameuse de sa vie; c'en est la plus pittoresque
et la plus aimable. Il n'y commettra point d'erreurs. Il ne sera
pas exposé aux tracasseries du gouvernement portugais : la
longueur même des liens qui rattachaient ces établissemens
lointains à la métropole de Goa les rendait bien légers et
presque insensibles. Il sera son maître, c'est-à-dire le serviteur
infatigable de l'Eglise et de Dieu. Et il aura moins à souffrir
de son inexpérience des mœurs et de la langue, car son aposto-
lat ne s'adressera guère qu'aux Portugais et aux sauvages.
Donnez-lui un bateau portugais où les matelots sacrent comme
des diables et où les marchands jouent aux cartes leurs femmes
esclaves; donnez-lui une petite ville portugaise qui soit un
enfer pour les honnêtes gens et un éden pour les autres, dont
chaque maison, par ses fenêtres mi-closes, laisse filtrer sur la
408
REVUE DES DEUX MONDES.,
route des rires ou des cris fe'minins, des bruits de musique,
des parfums de toilette et des fumets de bombance ; donnez-lui,
dans la sombre verdure, un hameau de huttes primitives que
garde un fétiche : et bientôt les mariniers chanteront des can-
tiques; les marchands se confesseront; des maisons de la petite
ville on verra sortir, par la porte de derrière, les servantes inu-
tiles emportant leurs boîtes de fard et leurs rebecs, et par la
porte de devant le maître et la vraie maîtresse, légitimement
unis, qui se rendront à l'église ; et les sauvages devant les débris
de leur fétiche riront.
Les navigations étaient très dures. En ce temps-là on n'avait
pas autant d'amour-propre qu'aujourd'hui. Aux heures cri-
tiques, l'équipage, les passagers et le capitaine pleuraient à
chaudes larmes. Ils juraient au bon Dieu, s'il les sauvait, de ne
plus jamais remettre le pied sur le pont d'un bateau. Ils jetaient
à la mer leur riche cargaison et leurs mauvais désirs. François,
lui aussi, connut l'épouvante des gouffres entrevus aux lueurs
des éclairs. Il se confiait à la garde des anges, des patriarches,
des prophètes, des apôtres, et des saints qui vivent dans la gloire
du Paradis ; et, parmi ces saints, il mettait en première ligne
l'âme bienheureuse du Père Le Fèvre dont il avait récemment
appris le retour au ciel. Au-dessus des flots déchaînés, où ses
yeux apercevaient l'image transfigurée de son ancien compagnon
de Sainte-Barbe, d'autres missionnaires virent plus tard la
sienne. Mais ils n'avaient pas mangé avec lui ce pain de l'école
dont le goût ne s'oublie jamais, ni avec lui causé, plaisanté,
priéetdormi. Peu d'hommes ont eu la grâce de pouvoir recourir,
dans de pareilles affres, au patronage céleste d'un ami de leur
jeunesse. Quand nos amis à nous deviennent de grands person-
nages, des ministres ou des ambassadeurs, l'honneur et les
faveurs que nous en retirons nous abandonnent, dès qu'il s'agit
de la seule chose qui compte dans la vie, et qui est la mort.
François partageait donc les craintes qui se démenaient et criaient
autour de lui ; mais, à mesure qu'il priait, il éprouvait de vives
consolations, et il ne demandait plus à Dieu de le sauver du
naufrage que pour le réserver à d'autres tempêtes où il dût
mieux le servir. Il le servait pourtant en celles-ci : sa douceur
envers la rage des flots se communiquait peu à peu aux gens
du bord; et la fureur de la tourmente portait son exemple et
sa parole jusqu'au fond des cœurs.
FRANÇOIS DE XAVIER. 109
II était très précieux aussi, quand le navire errait à l'aven-
ture et que les pilotes découragés croyaient avoir perdu leur
route. Il les remontait et leur annonçait la terre bien avant
qu'ils pussent la découvrir. « Demain, nous serons à Amboine, »
leur disait-il; et, le lendemain, on voyait émerger de l'horizon
monotone le fortin portugais et la ligne pâle des girofliers. Les
témoignages abondent sur ce don de seconde vue qui lui dictait
parfois des mots et des actes dont on ne comprenait la raison
que longtemps après. Et naturellement ce n'était pas toujours
pour lui une cause de joie, car tous ces dons exceptionnels sont
frappés d'un lourd impôt de souffrances. Pendant les nuits
sereines, il restait en prières ; et les hommes de quart avaient
vraiment l'impression qu'il faisait son quart lui aussi et que le
navire était en bonnes mains.
Sa réputation l'avait précédé à Malaca. Devant cette baie
vaste, peu profonde et presque déserte de la péninsule malaise,
où les paquebots jettent l'ancre à une lieue au moins de la côte,
on ne peut guère se rendre compte aujourd'hui de ce qu'était
au xvie siècle le port de Malaca. Les vaisseaux pressés y for-
maient une ville plus grande que la ville. Il en venait de par-
tout, des Moluques, des Gélèbes, de la Chine, du Bengale, de
l'Inde, de l'Ethiopie ; et quand Albuquerque, en 1511, avait
bombardé cet entrepôt d'épices et de soieries et en avait chassé
le Roi, ses troupes malaises, ses régimens javanais et ses élé-
phans, il avait fait à sa patrie un présent qu'il ne lui restait
plus qu'à mériter. Hélas! la conquête, commencée par un
saccage, se poursuivait dans les exactions et dans les plaisirs,
mais sous des menaces qui ne désarmaient pas.
Les Portugais s'étaient fortifiés sur la petite hauteur qui
domine le rivage. On y voit encore les épaisses murailles de
l'église Notre-Dame et la porte de la citadelle qu'ils avaient
bâtie avec les pierres des mosquées et des sépulcres royaux.
Un rempart les défendait du côté de la mer; un autre, du côté
de la rivière qui séparait autrefois comme aujourd'hui la ville
européenne de la ville asiatique. Derrière leurs bastions et leurs
boulevards, à perte de vue, jusqu'aux collines lointaines, on
n'apercevait qu'un océan de verdure et le désordre orageux des
cocotiers. Le long de la rivière et du rivage s'entassaient les fau-
bourgs. Des maisons de plaisance et de pauvres cabanes bor-
daient les chemins de terre rouge qui s'enfonçaient sous la
HO REVUE DES DEUX MONDES.;
végétation luxuriante. La campagne n'était point peuplée à
cause des tigres si nombreux qui descendaient parfois, la
nuit, au milieu de la ville. Les aborigènes, les Sakai, qui ne
sortent point de leurs forêts, nichaient dans leurs arbres. Une
fois leur échelle retirée, ces êtres pacifiques et farouches pou-
vaient dormir en paix. L'air, continuellement rafraîchi par les
brises de la mer, ne passait pas pour malsain, bien qu'on nous
parle beaucoup à cette époque de miasmes et de marécages.
Cependant l'aventurier hollandais Matelief, qui, en 1606, donna
de rudes assauts à Malaca, vantait la salubrité de son climat ;
et ce climat n'avait pas dû changer depuis un demi-siècle, à
moins que le sang qu'il y avait fait couler ne l'eût purifié.
La population flottante se composait d'Hindous, de Javanais,
d'Arabes, de Chinois. Les Chinois, dont l'invasion irrésistible
recouvre les villes mortes comme les villes naissantes, n'y
avaient pas pris la prépondérance qu'ils ont acquise depuis.
Mais, fort mécontens de l'ancienne domination malaise, ils
avaient applaudi aux canons d'Albuquerque et lui avaient promis
de revenir en nombre, quand il se serait emparé de la ville. Le
commerçant chinois est homme de parole; et il s'était fait l'ami
des Portugais comme il est à présent celui des Anglais. Loin de
la communauté chinoise, soustrait à la tyrannie de l'opinion s{
forte chez les Orientaux, très peu versé dans la connaissance
de ses philosophes, et n'ayant guère, au milieu de toutes ses
superstitions, de culte réel que celui des Ancêtres, on pouvait
l'amener avec douceur et précaution à une religion dont son
intelligence était capable de comprendre la générosité et qui
ne s'opposait point à ses intérêts commerciaux. François
compta parmi ses néophytes des Chinois assez cossus. Quant aux
Malais, la plupart s'étaient enfuis, puis ils étaient revenus, mais,
pas plus que le sultan de Djohore, ils n'oubliaient le massacre
de leurs frères. Ils avaient reconstruit leurs mosquées, car ils
étaient tous sectateurs de la Loi du Prophète ; et ils avaient
repris leur vie seigneuriale,, de fainéantise. Ils ne s'abaissaient
point à des métiers subalternes, et le plus pauvre d'entre eux
n'eût point consenti à se charger d'un fardeau. C'est une race
obséquieuse, mais au fond très indépendante, vaine et vindica-
tive, prompte à jouer du poignard, plus habile à distiller du
poison. Leurs beaux kriss, dont ils doraient et empoisonnaient
les iames ondulées, svmbolisaient fort bien leur âme fastueuse,
FRANÇOIS DE XWIER. 1H
violente et traîtresse. Mais leur lâcheté' et la mollesse de leur
vie les rendaient moins dangereux. La volupté tenait lieu de
narcotique à ces petits êtres camards, sujets aux accès de folie.
La polygamie développait encore leur naturel jaloux. Us gar-
daient étroitement leurs femmes dans leurs cases à pilotis re-
couvertes de feuilles sèches et ombragées de grands arbres. Ils
sont toujours les mêmes; et leurs femmes, empaquetées de
mousseline, ont toujours, comme eux, l'humeur fantasque. Les
soirs de clair de lune, quand les poissons remontent à la sur- '
face brillante des eaux, elles descendent de leurs logis, et pro-
mènent leur insomnie le long des grèves jusqu'à la pointe du
jour. Le mahométisme répondait si bien à leur tempérament
et avait si bien épousé leurs superstitions que je ne crois pas
qu'on ait jamais vu à Malaca un Malais converti à la foi chré-
tienne; ou si on en a vu un, on ne l'aura pas revu longtemps,
car le poison ou le couteau l'aura vite supprimé. François
n'avait à espérer aucune conversion de ces jaunes aux yeux
fins et cruels. Et, s'il se mit à traduire les prières dans leur
langue, ce ne fut point pour eux, mais pour les habitans des
Célèbes, les Macassars, dont on lui avait dit qu'ils étaient prêts
à recevoir le baptême.
Il se tourna du côté des Portugais qui auraient absorbé le
temps de toute une mission. Ce n'était point qu'ils fussent bien
plus nombreux qu'à Meliapor; mais il y avait de la troupe. Ce
n'était pas non plus qu'ils fussent plus dévergondés qu'à Goa ;
mais ils gardaient moins les apparences. Ils avaient déserté
l'église où leurs femmes ne paraissaient qu'en carême. Quelques-
uns même s'étaient faits mahométans, et aussi mauvais
mahométans qu'ils avaient été mauvais chrétiens. Jaloux de
leurs harems, comme les Malais, ils l'étaient également de leurs
honneurs et de leurs préséances. On voyait à la forteresse une
dalle de pierre où Albuquerque avait fait inscrire les noms de
ceux qui s'étaient signalés à la prise de la ville ; mais de telles
rivalités éclatèrent qu'il donna l'ordre qu'on la retournât et
qu'on gravât sur le dos ces paroles du Psalmiste : Lapidem
quem reprobaverunt asdificatores. (La pierre rejetée par ceux
qui ont bâti.) Belle épigraphe à mettre au fronton de cette
conquête 1 François avait recommencé sa vie de Goa. Logé à
l'hôpital, il s'en allait sonnant sa clochette, rassemblait les
enfans, enseignait le catéchisme et prêchait. On était heureux
112 REVUE DES DEUX MONDES.)
de posséder un homme qui marchait accompagné de la béné-
diction de Dieu. Les soldats s'arrêtaient de battre les cartes
quand il approchait; mais il les priait en souriant de jouer
tout à leur aise, ce qui valait beaucoup mieux que de courir
les tripots et autres lieux déshonnêtes; et, debout derrière
eux, il s'intéressait à leur partie. Il fréquentait chez l'un et
chez l'autre ; il assoupissait les discordes ; il s'ingéniait à ramener
la décence dans les maisons dont il devenait le familier. Il était
souvent invité chez un paillard qui entretenait un joli lot de
jolies esclaves, et, chaque fois qu'il y dînait, il obtenait de lui
qu'il en renvoyât une : « Allez, allez, lui disait-il avec bonne
grâce, vous n'en avez pas besoin de tant pour vous mener en
enfer. » Il n'était jamais dur pour les vieux pécheurs; mais il
devinait leur rechutes; et la surprise qu'en éprouvait le coupable
était le commencement de son repentir. Témoin Juan de Eyro
dont l'histoire est une des plus charmantes de ces Mémorables.
Juan de Eyro, marchand portugais, avait rencontré François
à Geylan en un temps où, fatigué de ses trafics, et sa fièvre de
lucre étant tombée, le désir lui était venu de prendre sa retraite
dans le service de Dieu. Mais François se défiait de ces vocations
d'arrière-saison ; et il les encourageait moins vite qu'il ne
baptisait les Macuas. Il lui promit de le confesser plus tard à
San Tome de Meliapor. Juan de Eyro arriva à Meliapor, se
rendit à la demeure du Père, et sa confession dura trois jours.
Il n'en fallait pas moins pour le faire sortir, comme il dit, de la
gueule du diable. Et sachez au surplus qu'un homme de condi-
tion distinguée, Juan Barbudo, qui n'avait pas communié
depuis quinze ans, dut se confesser, lui, pendant quinze jours
avant de recevoir le Saint Sacrement. Ce n'était pas une petite
affaire que de récurer les âmes de ces rudes trafiquans. Une fois
confessé, Juan de Eyro s'était dépouillé de ses biens, mais pas
absolument de tous. Le diable l'attendait là. Il retomba dans
ses vices et dans l'amour du commerce. Il acheta un bateau et
secrètement prépara sa fuite. Au moment où il embarquait, un
jeune garçon accourut et lui cria : « N'êtes-vous pas Juan de
Eyro? >, — « Je le suis. » — « Eh bienl le Père vous demande. »
Juan regarda la mer toute bleue, son bateau, son équipage et le
sourire de ses péchés. Il se tourna un instant les pouces, puis
il soupira et répondit : « Eh bien ! j'y vais. » François l'atten-
dait sur le perron de la véranda et lui dit trois fois en secouant
FRANÇOIS DE XAVIER.
113
la tête : « Vous avez pe'ché, Juan de Eyro. » — « C'est vrai, »
répondit-il, penaud et le dos rond. Et François reprit :« Confes-
sion! Confession! » Juan entra, se confessa et, le soir même, il
vendait son navire et distribuait aux pauvres ses derniers per-
daos. Il le suivit à Malaca. Mais le diable le tenait encore par
un petit bout de son manteau. Dans cette cité, où les tentations
foisonnaient, il accepta une aumône qui lui permit d'y suc-
comber; et François l'envoya faire pénitence sur l'îlot des
Navires, un îlot verdoyant à quelques brasses du rivage. La
Vierge et Jésus lui apparurent. Jésus l'attirait vers sa mère;
mais la Vierge le repoussait; et Juan comprenait très bien
pourquoi. D'ailleurs, elle le lui dit. Quand il revint et se confessa,
il passa sous silence cette apparition. Tout à coup François le
regarda : « Que vous est-il arrivé dans l'île, Juan de Eyro? »
Et, comme Juan feignait l'ignorance, le Père l'étonna pour tout
de bon, en lui rappelant ce qu'il avait vu dans l'îlot des Navires
par les yeux de l'âme ou par les yeux de la chair, car Juan
n'avait point su s'il était endormi ou éveillé.
Nous pourrions détacher du procès de canonisation bien des
témoignages du même ordre et aussi d'un ordre plus élevé,
comme les prédictions, les exorcismes, les guérisons subites.
Mais nous essayons de saisir avant tout la physionomie par-
ticulière de François de Xavier. Quand il essuie l'écume des
lèvres d'un possédé, quand la santé des malades renaît sous
l'imposition de ses mains, quand il réveille une jeune fille ou
un enfant qu'on allait coucher parmi les morts, quand il pro-
phétise les malheurs de cette ville sourde à la voix de son
prophète, sa voix et ses gestes se confondent avec la voix et les
gestes de tous ceux à qui Dieu départit les effluves de sa grâce
et prêta le pouvoir de percer un instant les ténèbres du futur.
Dans ces minutes sublimes où Dieu agit en lui et par lui, il
devient en quelque sorte impersonnel. Et il en est de ses
miracles comme de tous les miracles dont l'efficacité se limite
au petit groupe qui les voit et les touche. Ils n'ont jamais
l'effet décisif qu'il semblerait qu'on dût en attendre. Ils ne
confèrent même pas au thaumaturge un ascendant durable :
ils ne lui donnent qu'une vogue qui s'affaiblit en se pro-
longeant. Les hommes les réclament avec la même avidité
qu'ils souhaitent les fortunes soudaines, la science sans appren-
tissage, le succès sans labeur, les profits de la gloire sans ses
TOME XXXIII. — 1916. 8
114
REVUE DES DEUX MONDES.
incertitudes. Mais ces beaux fruits, qui éclosent et mûrissent
en une seconde, et à de si rares intervalles, ne les nourrissent
point. Il n'y a pas d'exemple qu'on ait réformé une commu-
nauté humaine à coups de miracles; et ce n'est pas dans ses
miracles qu'il faut chercher le secret du charme de François.
Du reste, les thaumaturges ne manquaient point en Asie, et
les gens qui l'entouraient étaient incapables de distinguer le
vrai miracle de ses contrefaçons.
Mais ce que ne possédait aucun marabout, aucun yogui,
aucun sorcier malais, ce qui lui attirait le respect des indigènes
et la vénération des croyans, c'était, avec l'ardeur de sa charité,
la simplicité de son attitude, la douceur de ses manières et ce je
ne sais quoi d'impétueux, de jamais lassé, qui donnait tant de
vivacité d'esprit à sa patience. Et puis on sentait que cet homme,
si peu ménager de son corps, aimait néanmoins la vie d'un
immense amour. Les hommes ne suivent et n'exaltent que ceux
qui ont passionnément aimé leur bien le plus cher. Peu importe
qu'on le dépense sans compter : la prodigalité est marque
d'amour. Il y a des façons de se tuer qui rehaussent à nos yeux
l'importance prodigieuse que nous attachons au bonheur de
vivre. Sur le navire qui menace de sombrer, François s'accroche
aux agrès et supplie Dieu de ne pas le rappeler avant qu'il ait
subi d'autres tempêtes et encore plus d'angoisses. Chaque minute
de la vie est pour lui comme une pièce d'or pour le joueur.
Chaque jour qui se lève lui apporte une possibilité merveilleuse
de gagner des âmes à Dieu. Il en épie l'aube du sein même de la
nuit. Il ne dort pas. Il craint le sommeil qui n'est pas seulement
visité de beaux songes et qui souvent ressemblerait à la mort,
si la mort était le néant. Il lui dispute des heures pour les ajouter
à sa vie et pour qu'elle appartienne davantage à Celui de qui
relèvent toutes ses pensées. Est-ce qu'on dort au Ciel? Et Jésus
a-t-il dormi durant son agonie? Ses voisins de Malaca venaient
coller leurs yeux aux fentes de la case de bambou où il se reti-
rait après leur avoir souhaité le bonsoir. Ils le voyaient à
genoux devant une table où étaient un crucifix, un bréviaire et
une croix voilée. Et, quand sa nature humaine l'emportait, il
s'étendait et posait sa tête sur un gros galet noir que les flots
de la mer avaient longtemps poli.
Cependant, déçu par la résistance des Malais, il désirait aller
vers ces îles dont on lui avait dit que la plupart des indigènes
FRANÇOIS DE XAVIER.
115
n'étaient point musulmans, n'adoraient point d'idoles et se
contentaient de saluer pieusement le lever du soleil. Et il inter-
rogeait anxieusement l'horizon. Depuis bientôt un an, un prêtre
de Malaca, Vincent Viegas, était parti, avec une troupe de
soldats, pour Macassar où naguère un marchand portugais avait
baptisé deux princes. La cérémonie avait sans doute ressemblé
à celle que nous raconte Pigafetta, le compagnon de Magellan,
lorsque son capitaine baptisa le roi de Zébu. On dressa une
estrade sur la place et on y planta une croix. Le Roi y monta.
Il n'était vêtu que d'un pagne de coton et de ses tatouages
peints ; mais il portait au cou et aux oreilles de l'or et des
pierres précieuses. On l'habilla tout de blanc ; on lui versa
l'eau du baptême ; et le capitaine lui assura que, parmi les
avantages dont il allait jouir, il aurait celui de vaincre plus
facilement ses ennemis. On ne pouvait fonder grand espoir sur
de pareilles conversions. Pourtant les Portugais retrouvèrent
leurs princes aussi chrétiens que le marchand les avait laissés.
Et tout eût été pour le mieux si, au départ des bateaux, un dès
princes n'avait constaté qu'une de ses filles lui manquait. La
jeune princesse s'était fait enlever par un officier portugais et
refusait énergiquement de retourner à terre. On n'eut que le
temps de démarrer. A cette nouvelle, François changea de
projet et décida d'aller plus loin que Macassar, jusqu'aux
Moluques, aux îles des Epices, où, les uns venant avec le
soleil, les autres venant du couchant, Espagnols et Portugais
s'étaient rencontrés vingt-quatre ans plus tôt et avaient scellé
dans la colère et le meurtre le fermoir de la chaîne de rapines
dont ils enserraient le monde.
Il quitta Malaca le 1er janvier 1546. Jusqu'en mai 1547, il
voyagea d'une île à l'autre dans un archipel où l'on ne navi-
guait que de jour, et encore la sonde à la main. Il descendit le
détroit, longea Sumatra et Java, dont l'haleine des bois de
senteur se répandait le soir dans les petits havres obscurs, et,
laissant à gauche Macassar et les Gélèbes, il remonta vers le
Nord au milieu de toutes ces îles dispersées sur la mer comme
une troupe d'oiseaux après une tempête et que Camoëns
appellera bientôt « les nobles filles de l'Océan. » On ne saurait
trop admirer le prestige des terres qui produisent les aromates
et les ingrédiens de nos sauces. Il n'y a vraiment de nobles
terres que celles qui supportent dans la pierre ou dans le
116 REVUE DES DEUX MONDES.
marbre la pensée d'un peuple ou que le travail des générations
a repétries. Mais les sensations du goût et de l'odorat excitent
puissamment les rêves des pauvres êtres de volupté que nous
sommes. C'est moins à ses propres malheurs qu'à la muscade
et aux clous de girofle que Gamoëns doit de nous émouvoir
encore. La brûlante haleine des Moluques circule dans les vers
où il les célèbre : « Non loin de Tidor apparaît Ternate avec ses
volcans qui vomissent des flammes. Vois ces arbres en fleurs
dont les boutons parfumés deviendront le prix du sang de tes
frères. Suis dans son vol rapide l'oiseau de feu qui ne touche
la terre qu'à l'instant où la vie l'abandonne. Les îles de Banda
s'embellissent de leurs fruits aux riches couleurs et du plumage
éclatant de leurs oiseaux dont le bec hardi arrache au musca-
dier sa noix odorante... » Mais François eût voulu baptiser
toutes ces îles du nom qu'il donnait à la plus sauvage de
toutes : il la nommait l'Espoir en Dieu, tant elle lui paraissait
pauvre et parce que l'homme qui s'y avançait devait tout attendre
du Ciel. Il y toucha les deux extrémités de la misère morale,
celle qui vient d'une civilisation dépravée et celle qui naît de la
nature. Il passa de l'une à l'autre dans les paysages les plus
impressionnans qu'il eût jamais contemplés : des montagnes,
des volcans dont les torrens de cendre jonchaient les bois de
sangliers brûlés et les grèves de poissons morts, des forêts
vierges, des ravins abrupts, un monde que secouent des trem-
blemens de terre et qui a l'éclat d'une fleur, des flammes
infernales et toute la splendeur du matin de la vie.
Depuis l'arrivée des Européens, ces îles avaient une histoire
dont les écheveaux d'intrigues trempaient dans le sang. Ou
s'était empoisonné, massacré, réconcilié et encore massacré
autour des poivriers et des clous de girofle. Sur certains points,
les indigènes, de rage, avaient incendié leurs girofliers, qui
n'en avaient repoussé que plus drus. Mais ils ne pouvaient pas
trop se plaindre : d'abord, ils ne valaient pas plus cher que
leurs envahisseurs, puis ils avaient eu la chance de posséder,
de 1536 à 1539, un trésor plus rare que leurs épices : un bon
capitan, Antonio Galvano. Il succédait à un pillard effronté dont
il répara les désordres et dont il fit oublier les crimes et les
scandales. On oublia jusqu'au visage du notable musulman de
Ternate barbouillé, sur l'ordre de ce tyranneau, avec du sang
de porc. Galvano sut contenir les Portugais et toucher le cœur
FRANÇOIS DE XAVIER.
in
des Malais. Il embellit et purifia leurs villes. Il en attira un
assez grand nombre à la foi du Christ; il. convertit même un
Arabe. Et, bien qu'il eût abattu des pagodes, les indigènes
l'appelaient « le père des peuples. » Instruit, lettré, d'une probité
scrupuleuse, il finit mal. Les petits rois des Moluques avaient
demandé qu'on le leur laissât toute sa vie. On s'empressa de
le leur enlever. Ne s'étant point enrichi, il s'endetta. De retour
à Lisbonne, ses vertus le conduisirent à l'hôpital. François
aurait pu l'y rencontrer, soignant les malades, du temps qu'il
cherchait à se renseigner sur les Indes. On aurait dû le lui
présenter. Mais la figure de ce pauvre diable d'honnête homme
ne servait point d'enseigne. Quand il mourut, le suaire où on
le roula fut donné par une confrérie charitable. Il laissait deux
livres, une Histoire des Moluqaes aujourd'hui perdue, et un
Traité des Découvertes dans l'Inde, où il parle dejui comme d'un
étranger, mais avec une noble fierté. On eût souhaité que Fran-
çois reconnût d'un mot le mérite de Galvano,son devancier, qui,
le premier, avait eu l'idée de fonder des séminaires dans les
Indes. Peut-être ne restait-il plus aucune trace de son passage.
A Amboine, où l'apôtre s'arrêta d'abord, ce furent surtout
les gens d'Europe qui l'occupèrent. Pendant qu'il y était, des
vaisseaux espagnols arrivèrent, escortés de vaisseaux portugais.
Deux ou trois ans plus tôt, une Armada de la Nouvelle-Espagne
avait pénétré, à Ternate, dans les eaux portugaises, par suile
d'avaries ou simplement par bravade. Le roi d'Espagne l'avait
désavouée ; mais, pendant qu'on attendait sa réponse, Espa-
gnols et Portugais s'étaient battus, puis alliés pour battre les
indigènes ; et maintenant, ils s'en retournaient aux Indes, d'où
les chefs espagnols seraient expédiés chez eux. Us se cha-
maillaient toujours, et le rivage d'Amboine, où le Portugal ne
possédait qu'un fortin, retentissait du tumulte de ces conquis-
tadors efflanqués. « J'eus un grand travail spirituel, » dit
François. Il eut en effet beaucoup de passions à calmer, d'âmes
à tranquilliser, de mourans à assister, de morts à ensevelir. Il
pourvut à tout, et sa charité fut contagieuse. Le sentiment
d'admiration qu'il inspirait faisait plus que ses prêches et ses
catéchismes : on s'amendait un peu pour ne point le contrister.,
Parmi les Espagnols, il y avait un prêtre de Valence, Gosme de
Torrès, qui, depuis longtemps déjà, courait le monde, une de
ces natures inquiètes que les vents et les courans se passent et
118
REVUE DES DEUX MONDES.
emportent Dieu sait où. Mais Dieu guidait l'épave et, sur la
grève où elle était venue échouer, lui ménageait un port. Il
vit François et reconnut son destin. Les yeux de l'apôtre,
humides d'une éternelle compassion et brillans d'une éternelle
espérance, lui promirent la grande aventure qu'il avait vaine-
ment cherchée. Il ne lui en dit rien. Mais, deux ans plus tard,
François le retrouvera à Goa; et ils prendront ensemble le
chemin du Japon.
Les Européens d'Amboine ne mirent pas plus fortement à
contribution les vertus du missionnaire que ceux de Ternate. A
Ternate, on était tout au bout de l'Asie portugaise, et les
Portugais s'y corrompaient avec délices. Les Malais ternatins
étaient tous possédés de ce que le Père Coyssart, traducteur de
Tursellini, appelle une charnalité exorbitante. Il semblait que,
hormis les combats, ils n'eussent d'autres fonctions que de se
reproduire. Et, comme s'ils avaient jamais été tentés de l'oublier,
on dit que des tambours passaient dès la pointe du jour dans les
rues des villes et des villages et les réveillaient pour leur
rappeler leur raison de vivre. Ils adoraient la parure et les par-
fums. Les hommes portaient des turbans ornés d'oiseaux de
paradis et des chausses de damas éclatantes. Les femmes, aussi
camuses que leurs maris, et plus foncées que des coings, entre-
mêlaient leurs longues chevelures de fleurs et d'aigrettes. La
chemise de mousseline qui leur descendait jusqu'aux genoux
laissait transparaître leurs pantalons de brocart. Elles peignaient
leurs paupières et leurs dents limées, et leur haleine embaumait
les clous de girofle qu'elles avaient toujours dans la bouche. La
nature qui les enveloppait était l'image même de la volupté
avec tout ce que la volupté a de violences, de trahisons et de
mélancolie. Le cratère du volcan ne cessait de fumer. Les
rivières étaient pleines de crocodiles que Galvano nous dépeint
azurés et dorés. D'énormes boas donnaient la chasse aux troupes
d'oies noires. La chair des écrevisses les plus succulentes vous
empoisonnait. L'ombre de la forêt vous rendait malade. La vie
y ressemblait à cet arbre singulierque les Portugais nommaient
l'arbre triste. Il se couvrait la nuit de fleurs odorantes; mais,
au lever du soleil, elles tombaient et ses branches languissaient.
Depuis le départ de Galvano, les conquérans s'en étaient
donné à cœur joie. La Reine, à qui le capitan laissait encore
quelques-unes de ses pierreries et son parasol royal, ne comptait
FRANÇOIS DE XAVIER.
119
plus les misères et les iniquités que son défunt mari, le sultan
Boleije, avait introduites dans son royaume avec ces hôtes
insatiables. Ses trois fils étaient morts. On l'avait trimballée de
Ternate à Goa, de Goa à Ternate. Et maintenant qu'elle s'était
à peine réinstallée sur son trône, un usurpateur, traîné à Goa
lui aussi, et investi par le Vice-Roi, était en route et allait déci-
dément mettre au rancart sa vieille majesté. Quand elle fut
dépossédée, ruinée, elle se fit chrétienne et bonne chrétienne,
peut-être sous l'influence de François, qui ne s'en est pas
attribué le mérite, et elle dut au moins à la religion de ceux
qui avaient causé ses malheurs la force de les supporter et
l'espérance de recevoir une couronne trop haute pour être à
leur merci. François avait vu arriver le nouveau Sultan. C'était
un homme séduisant et perfide. Il ne disait jamais : le Roi de
Portugal, sans ajouter aussitôt : mon Seigneur et Maître, et il
cachait bien de l'ironie dans cette expression emphatique de sa
servitude. François crut un instant le convertir. Mais, s'il aimait
ses entretiens et lui faisait force embrassades, il tenait à
Mahomet par les cheveux de ses cent femmes; et c'étaient des
câbles. Puis ses voyages l'avaient rendu très philosophe. Chaque
fois que le Père abordait les questions de doctrine, il souriait,
les yeux fixés sur ses chaussures de maroquin, et, tout en jouant
avec son collier d'or : « Chrétiens et Mores adorent le même
Dieu, répondait-il; je ne doute point qu'ils ne finissent par
ne faire qu'un. » Cette curieuse figure ne déparerait pas un
conte ou une tragédie de Voltaire. Du reste, il ne demandait
pas mieux qu'un de ses fils fût baptisé, pourvu qu'on lui assurât
le royaume des îles du More. Et il ne contraria en rien l'action
apostolique de François. Les Ternatins étaient mahométans ;
mais leur mahométisme n'était pas plus solide que les toits de
feuilles de leur mosquée. Ils y avaient été convertis par de gros
commerçans mores et surtout par de petits colporteurs qui leur
écoulaient la religion du Prophète avec la mercerie et le corail
de leur éventaire.
En quelques mois, François transforma réellement la phy-
sionomie de cette ville licencieuse. Les femmes du pays épousées
par des colons apprirent de lui qu'elles avaient une âme et que
même leurs maris en avaient une. Et ceux-ci le leur prou-
vèrent en restituant aux indigènes déconcertés des biens mal
acquis. Toute l'île faillit devenir chrétienne. Les Malais ter-
120 REVUE DES DEUX MONDES.)
natins étaient charmés. « Il y avait sujet de rendre grâces à
Dieu, écrira François : sa louange était incessamment sur les
lèvres de ce peuple nouvellement appelé à la foi. Les garçons
dans les places publiques, les filles et les femmes dans les
maisons, les laboureurs dans les champs, les pêcheurs dans leurs
barques chantaient, au lieu de leurs chansons coutumières, de
pieux cantiques. » Tous les soirs, un homme de la ville, en
habit de Confrère de la Miséricorde, recommandait aux prières
du peuple les âmes du Purgatoire et ceux qui vivent en péché
mortel. Dans les petites cases enfouies sous la verdure, cette
voix encourageait les uns à la persévérance et éveillait chez les
autres une crainte bienfaisante. Lorsqu'il quitta définitivement
Ternate, il voulut embarquer de nuit afin d'éviter les pleurs et
les lamentations de ses amis. Précaution inutile ! Il ne put
échapper à leurs adieux. Ce Ternate, tant et peut-être si juste-
ment décrié par les historiens, c'est tout de même un des rares
endroits où nous sommes bien sûrs que, partant la nuit, on
alluma des flambeaux et des torches pour le voir plus longtemps
et non pour s'assurer qu'il partait.
Sa correspondance si décousue et si incolore, même quand
il parle de Ternate, devient subitement plus précise dès qu'il
pénètre chez les sauvages. Pour la première fois, il sort des
régions indéterminées où les rois, les reines, les princes,
leurs cours et leurs peuples semblent empruntés au répertoire
des dramaturges espagnols. Pour la première fois, il tient
compte de la terre et des mœurs. Evidemment son imagination
a été prise. Avant d'aborder au Japon, aucune contrée ne lui a
produit une impression aussi vive. Le sauvage commençait à
exercer sur les hommes civilisés une attirance qui n'allait que
grandir. Il représentait pour l'homme du xvie siècle un élar-
gissement du monde. Il arrivait sur la scène au moment où
l'antiquité renaissait. L'imagination s'étendait à la fois dans
l'espace et le temps et découvrait les deux pôles de l'humanité.
Mais, avant que, d'une courbe hardie, on eût essayé de les
joindre par-dessus le christianisme, avant qu'on eût demandé
a l'homme de la nature de nous mieux faire comprendre
l'homme d'Homère et qu'on eût cherché dans la sagesse natu-
relle une nouvelle justification de la sagesse païenne, le mis-
sionnaire, comme s'il avait prévu le coup, avait bravé pour le
sauvage la mort et, pis que la mort, la torture. Ne soyons pas
FRANÇOIS DE XAVIER.
121
étonnés que les Jésuites, issus des Universités, aient été de si
grands missionnaires. Ils demeuraient fidèles à leur mission
d'embrasser le monde moderne et de le défendre contre tous
les retours du naturalisme et du paganisme. Ils baptiseront
les sauvages comme ils expurgeront les auteurs profanes.
Les Moluques renfermaient toutes les espèces de sauvages,
depuis celle dont le type est plus près du nôtre que celui des
Malais et des Chinois, jusqu'au type bestial du Papou. Leur
couleur allait du jaune cannelle au noir. Il y en avait d'inof-
fensifs; il y en avait de féroces. C'étaient des enfans aux
Célèbes, des anthropophages à Bornéo. Il y en avait dont
l'abjection était telle que les missionnaires reculèrent, non
de peur, mais de désespoir. Ceux que vit François offraient,
encore quelque prise. Il les chercha d'abord dans les montagnes
d'Amboine et dans l'île voisine de Ceram. Il ne voyageait point
comme les Portugais, en palanquin, aux cris assourdissans des
porteurs. Il allait à pied, traversant les rivières et les marais,
escaladant les ravins, se frayant un chemin dans les brous-
sailles épineuses où des nuées de moustiques le harcelaient. On
campait avant le coucher du soleil, dont la disparition est suivie
si brusquement de la chute des ténèbres. On se hâtait de dresser
un petit toit de feuillage. A défaut de tigres et de panthères, on
avait à se défier de ceux que l'on cherchait, des Alforous, grands
chasseurs de têtes. Dans certains villages une tête humaine
bien coupée avait le même prix et l'a encore que jadis une che-
velure chez les Iroquois; et le jeune guerrier qui courtise une
fille ne saurait lui offrir un plus beau présent de fiançailles.
François les croyait cannibales. D'autres voyageurs prétendent
qu'ils ne le sont pas, qu'ils jettent les corps décapités ; mais ils
rapportent les têtes au village en soufflant dans leurs conques,
et, avant d'être montées en trophées, on les abandonne aux
enfans qui y sucent du courage. Ceram, où il resta peu de
temps, était déjà un séjour très dangereux. A Ternate, on consi-
déra comme une folie son désir de visiter l'île du More. Les
sauvages avaient la réputation d'y être plus farouches que par-
tout ailleurs, et surtout depuis que les Mores les avaient excités
contre les Portugais. Ils avaient tué deux prêtres qui s'étaient
risqués chez eux. Quand ils n'égorgeaient pas les étrangers, ils
mêlaient à leurs alimens des poisons infaillibles. François
répondit aux objurgations de ses amis qu'il était nécessaire que
122
REVUE DES DEUX MONDES.
les âmes de l'ile du More fussent instruites et qu'il se sentait
dans l'obligation de perdre la vie du corps pour assurer à son
prochain la vie de l'âme. Alors ils voulurent bourrer ses poches
d'antidotes. Mais il sourit et leur dit seulement que, s'ils le
recommandaient à Dieu, leurs prières seraient le meilleur des
contrepoisons. Et il gagna la côte redoutable.
Il s'enfonça dans l'intérieur et y vécut trois mois. Il nous a
tu ses aventures qui furent souvent celles d'un coureur des bois.
Ce que son corps souffrit, il nous le laisse deviner par l'énu-
mération qu'il nous fait de ce qui manque dans ces îles et des
périls qu'on y rencontre : elles n'ont ni pain, ni vin, ni trou-
peaux; très peu d'eau potable ; une terre volcanique qui s'ébranle
à chaque instant ; des chaleurs accablantes ; et les Mores sont
aussi impitoyables que les naturels ingrats. Mais comme elles
sont fécondes en consolations spirituelles ! « Elles semblent
faites à souhait, s'écrie-t-il, pour qu'un homme, en peu
d'années, y perde les yeux à force de verser des larmes de
joie. » Il ne lui souvient pas d'avoir été ailleurs tant et si conti-
nuellement consolé. « Et cependant on n'y marche qu'entouré
d'ennemis ou d'amis peu sûrs. Pas un remède pour se défendre
des maladies; pas une de ces choses dont le secours est néces-
saire pour entretenir ou protéger la vie. » Jamais il ne fit
pareille chasse aux âmes. Dès qu'ils l'apercevaient, les Alforous •
s'enfuyaient. Il fallait gravir des pentes à pic où frappait le
soleil, et s'engager dans des jungles. On arrivait enfin à un
village. Sauf la cabane sacrée où pourrissaient les trophées de
guerre, les huttes étaient closes. Tout paraissait inhabité et
mort. Même aujourd'hui, la venue d'un étranger produit encore
chez quelques-unes de ces tribus le même effet que le passage
d'un spectre. Il frappait aux portes. Parfois un murmure ou un
cri lui répondait; mais personne ne lui ouvrait. Il les appelait
à lui tendrement, aimablement, comme un oiseleur. Une porte
s'entre-bâillait. On distinguait debout, armé d'une lance, un
homme nu; derrière lui, une femme effarouchée et des enfans
aux yeux ronds. « Peu à peu, nous dit le Père du Jarric, ce.-s
barbares, alléchés par sa candeur et débonnaireté, commençaient
à s'approcher de lui. Pour lors, le Père les prenait, les embras-
sait et leur faisait autant de caresses qu'un père à ses propres
enfans. » C'est peut-être dans cette attitude, au milieu de ces
peuplades dont les pieds touchent les plus bas échelons de
FRANÇOIS DE XAVIER.
123
l'humanité, que François de Xavier a laissé la plus émouvante
image de lui-même. Gomme sa pensée se reportait souvent aux
îles du More, loin de Goa, loin des Portugais, loin de tout,
mais plus près de Dieu, la nôtre y retourne souvent aussi pour
le voir serrer sur son cœur les derniers des derniers enfans de
la misère humaine.
Si nous en croyons de vieilles gens qui témoignèrent au
Procès de canonisation, la fin de son séjour aux Moluques fut
assombrie. En quittant Amboine, il prédit que dans tel ou tel
village, autour de la forteresse, il y aurait des apostasies. Il
ne se trompait point, et, comme le disait un dicton populaire,
« les gens d'Aroda furent mauvais pour accomplir la prophétie
du saint Père François. » Cependant, le bien qu'il avait fait
dans ces îles dura plus longtemps que la domination portu-
gaise ; et les croix qu'il y avait élevées survécurent aux persé-
cutions des Musulmans, aux erreurs et aux crimes des Portugais
et de leurs successeurs les Hollandais, qui trouvèrent le moyen
d'être plus inhumains, car aussi pillards, mais plus disciplinés
dans le pillage, ils étaient dépourvus de la générosité cheva-
leresque dont les Albuquerque, les Jean de Castro, les Galvano
et, en somme, beaucoup d'autres s'étaient montrés capables. Si
invraisemblable que cela paraisse, les Hollandais ont rendu aux
Portugais le service de les faire regretter, non seulement parce
qu'une nouvelle tyrannie adoucit toujours le souvenir de l'an-
cienne, mais parce qu'en effet les indigènes respiraient mieux
sous des maîtres dont la dureté était moins une politique que
l'effet des tempéramens individuels et qui, soit qu'ils obéissent
à la voix de leurs apôtres ou que leur humeur cédât aux con-
seils delà volupté, consentaient parfois à les traiter comme leurs
semblables. Les races du Midi, par leurs vertus les plus hautes
comme par leurs vices les plus avoués, tendent toujours à
fraterniser avec les peuples conquis. Les races du Nord, jamais.
Les Hollandais n'eurent point de Xavier. Et ils eurent beau
s'allier aux Musulmans pour déraciner la foi catholique, un
grand nombre de pauvres Moluquois bravèrent les tourmens,
afin de demeurer toute l'éternité les enfans du prêtre étranger
qu'ils n'avaient vu ou plutôt que leurs parens n'avaient vu
qu'une heure.
André Bellessort.
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI
JUGEE
PAR LES ÉTRANGERS
i
AVANT LA GUERRE
« Nul œil ne peut se voir soi-même, » aimait à dire Taine.
Et ce qui est vrai des individus l'est au moins autant des nations.
Ayons donc, pour nous bien connaître, recours le plus possible
aux yeux de l'étranger. Quand ils ne sont pas aveuglés par le
parti pris, ils ont chance de bien voir, et l'on peut, dans une
large mesure, se fiera leur témoignage.)
Parmi ces libres témoignages du dehors qui ont été rendus sur
nous avant la guerre, je ne crois pas qu'il y en ait eu beaucoup
d'aussi complets, d'aussi clairvoyans, d'aussi mesurés que celui
4'un professeur et publiciste américain, M. Barrett Wendell (1).:
Professeur à l'Université d'Harvard, auteur de plusieurs ouvra-
1. The France of loday, by Barrett Wendell, Professor of English at Harvard
Collège, Sometime Clark Lecturer at Trinity Collège, Cambridge, and First Lec-
turer on the Hyde Foundation at the Sorbonne and other French Universities,
1 vol. in-8, New York, Charles Scribner's son, 1914. Le livre, publié en septembre
1901, a été réimprimé en octobre et décembre 1907, en mars 1908, en janvier 1909,
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGÉE PAR LES ETRANGERS. 125
ges de littérature et d'histoire fort estimés, M. Barrett Wendell a
été le premier titulaire, en Sorbonne et dans les autres Uni-
versités françaises, de cette chaire qu'a fondée, il y a quelques
années, un autre Américain, M. James Hazen Hyde, et qui a, si
je puis dire, pour objet d'enseigner en anglais l'Amérique aux
Français. Gomme il était tout naturel et très tentant, M. Barrett
Wendell a voulu profiter de son séjour parmi nous, pour nous
étudier et tâcher de nous bien connaître. Et il a consigné les
résultats de son enquête dans un livre à la fois très prudent et
très franc, qu'on a fort bien fait de traduire en français, et
auquel nous pouvons souhaiter une large diffusion dans les
pays anglo-saxons. Ceux qui prendront pour guide le conscien-
cieux écrivain ne risqueront pas de se faire de nous une idée
trop conventionnelle et trop inexacte.
Car, d'abord, sans peut-être s'en être douté, M. Barrett
Wendell a bénéficié d'une chance assez rare. Le poste d'obser-
vation auquel, de par ses fonctions mêmes, il s'est trouvé placé,
et qu'il a la sagesse, bien américaine, de ne pas quitter volon-
tiers, est l'un des meilleurs que l'on pût choisir pour ce genre
d'études. L'Université de France n'est assurément pas toute la
France; elle en représente pourtant assez bien les aspects les
plus généraux et les plus profonds. Ajoutons qu'elle est peut-
être, — avec l'Armée et avec l'Église, — celui de nos corps
sociaux qui s'est, au cours de ce dernier demi-siècle, le moins
laissé entamer par les influences, le plus souvent corrosives, qui
se sont exercées, dans d'autres milieux, sur les mœurs et les
caractères de notre démocratie cosmopolite et niveleuse. Elle a
sans doute ses préjugés et ses défauts, et on lui connaît quelques
faiblesses. Mais, au total, 1' « arrivisme » y est assez rare; la
politique, — au moins dans l'enseignement secondaire et sur-
tout supérieur, — n'y a pas fait trop de ravages, et la conscience
professionnelle s'y est peut-être moins relâchée qu'ailleurs. Par
la qualité de son recrutement, par l'esprit qui s'y est générale-
ment perpétué, l'Université symbolise assez exactement l'état
moral et les dispositions foncières de la France moyenne, aux
diverses époques de son histoire. Et ce n'est pas un mauvais
en novembre 1912, en octobre 1913 et en 1914. 11 a été traduit en français, sous le
titre de la France d'aujourd'hui, par M. Georges Grappe (1 vol. in-8; Paris, Henri
Flory, 1910). Cette traduction a été réimprimée dans la collection Nelson. C'est
celle que j'utiliserai, en la retouchant çà et là.
126
REVUE DES DEUX MONDES.
miroir, pour y contempler l'image de notre pays, que celui
qu'elle offre à l'observateur attentif.
Ce n'est pas à dire que l'observateur, surtout s'il est étranger,
puisse sans pre'cautions se mouvoir dans ce milieu assez
complexe qui se présente a son attention. L'Université de France
est un organisme très particulier, aux rouages multiples et
divers, et qui ne se laisse point saisir d'un rapide coup d'œil.
M. Barrett Wendell s'est fort bien avisé de cela : non sans
humour, il compare aux cercles de Dante les différens compar-
timens dont l'assemblage constitue la vie universitaire française,
et il ne s'y aventure qu'avec une extrême circonspection, et
sous la conduite d'un excellent guide. Grâce à ces scrupules
fort méritoires, il a réussi à tracer un tableau assez complet et^
en dépit de quelques menues erreurs, généralement exact de
notre enseignement, surtout de notre enseignement supérieur.
Ce qui paraît avoir frappé le plus M. Barrett Wendell, chez
lesétudians et les professeurs français, c'est, contrairement à un
préjugé que nombre d'étrangers partagent, la gravité, la haute
conscience qu'ils apportent tous à leurs occupations profession-
nelles, et, en même temps, la distinction intellectuelle dont ils
sont le quotidien témoignage. « Aucune de mes expériences
antérieures, — avoue-t-il, — ne m'avait révélé quoi que ce
soit de comparable à l'activité intellectuelle, infatigable et
concentrée, pleine d'émulation, de mes collègues d'un moment,
à Paris. Le préjugé étranger a coutume de considérer les Fran-
çais comme légers, frivoles et pour le moins superficiels. Quand
vous vivez au milieu de leurs hommes de science, mêlé au
travail de leurs existences, vous commencez à vous demander
où a bien pu se former à leur propos une légende aussi grotesque.
Car nul ne saurait imaginer un travail plus assidu que le leur
et plus joyeux dans son ardeur. »
Cette ardeur, cette ferveur d'émulation ont sans doute parfois
leurs excès ; elles marquent d'un pli peut-être un peu trop pro-
fessionnel une activité qu'où pouvait souhaiter plus libre, plus
désintéressée; et c'est ce que l'écrivain américain veut, je crois,
laisser entendre, quand il reproche à la vie universitaire fran-
çaise de manquer d' « humanité. » Tout en rendant hommage
aux qualités sociales, au tact, à l'agrément de ses collègues, il
constate, avec un sourire, que « dans les actes ayant un carac-
tère professionnel, ils sont aussi sérieux que s'il n'existait aucun
LA FRANGE d'aUJOURd'hUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 12 l
aulre agrément sur la terre. » Mais il reconnaît que l'entraî-
nement auquel ils se soumettent a l'avantage de multiplier les
fortes et originales personnalités. « Ainsi, où que vous alliez
en France, dit-il, vous ne pouvez faire autrement que de ren-
contrer des hommes dont les talens et les qualités, perpétuel-
lement tenus en haleine, seraient partout un sujet d'admiration.
Je suis tenté de dire qu'il n'existe pas dans ce pays un seul
centre d'enseignement supérieur où un étudiant étranger ne
tirerait profit à séjourner une année. » Et il mentionne, à
titre d'exemple, un professeur de sanscrit, qui « parmi ses
collègues français n'était pas une exception, » et dont l'érudi-
tion l'émerveille, et, plus encore, la supériorité d'esprit : « Sous
toute sa science, écrit-il, son intelligence était aussi libre que
si elle n'avait porté aucun fardeau, et ce qui, pour d'autres, eût
vraiment été une charge, semblait plutôt être pour lui un stimu-
lant. » Voilà, certes, un bel éloge du corps enseignant français.
La conclusion de M. Barrett Wendell est curieuse. Comme
tous les pays d'Europe, — y compris, hélas I la France elle-
même, — l'Amérique avait longtemps subi le victorieux pres-
tige de la « science allemande. » Mais, plusieurs années- avant
la guerre, ce prestige commençait à baisser; on se détachait peu
à peu de cette « culture » orgueilleuse et pédantesque dont on
n'avait pas encore pu mesurer tous les désastreux effets; on se
rapprochait de nous; on goûtait de plus en plus notre manière
plus libre, plus discrète, plus fine et plus humaine d'entendre
l'art, la science et la vie (1). J'ai, pour ma part, recueilli, à
cet égard, de bien précieux aveux. On trouvera sans doute que
celui de l'écrivain américain ne manque pas de saveur :
« Plus je fréquentai mes collègues français, — nous dit-il,
— plus je fus confirmé dans mon opinion que la science amé-
ricaine serait très puissamment vivifiée si un plus grand
nombre de nos étudians venaient se placer sous l'influence
française. L'influence des méthodes allemandes sur l'Amérique,
durant les quatre-vingt-dix dernières années, a été admirable,
mais peut-être excessive. Elle nous a appris à avoir le respect du
fait et nous a donné la méthode dont nos premiers chercheurs
manquaient. Mais, en même temps, elle a tendu à encourager la
(1) Voyez, à cet égard, un très intéressant témoignage dans le livre tout récent
de M. Rollo Walter Brown, How the French boy learns to write, Introduction,
p. 1 (Cambridge, Harvard University Press, in-8, 1916).
128
REVUE DES DEUX MONDES.
notion que l'objet et la fin de toute science étaient uniquement
la collection méthodique des faits. Personne ne voudrait pour
un instant soutenir que cette erreur prévaut parmi les esprits
les plus remarquables de l'Allemagne. Peu cependant peuvent
nier qu'elle domine les esprits des Américains qui, ayant étudié en
Allemagne, reviennent dans la mère patrie n'étant plus du tout
Américains, n'étant pas non plus profondément Allemands...
L'influence sans contrepoids de la France peut peut-être d'autre
part tendre vers une systématisation prématurée. Mais les
esprits américains, à l'heure présente, semblent très peu
exposés à ce danger. Si les intelligences de nos étudians, qui se
proposent de consacrer leur existence à l'enseignement, multi-
pliaient les contacts avec l'activité et l'intelligence de la science
française actuelle, les Universités américaines de l'avenir
auraient chance d'être plus riches en connaissances , et, d'autre
part, de devenir des milieux plus vivans qu'elles ne le sont,
semble-t-il, aujourd'hui. »
Il n'est personne, après la guerre, en Amérique, — sauf
parmi les Germano-Américains, — qui ne soit amené à par-
tager cette manière de voir. Sachons, nous, Français, profiter
de ces dispositions nouvelles.
II
M. Barrett Wendell ne s'en est pas tenu à ces observations
d'ordre purement universitaire et pédagogique. Esprit remar-
quablement ouvert, curieux et délié, devenu, pour un temps,
un rouage défini, régulier, un membre agissant de la commu-
nauté française, — ce qui est une condition admirable pour la
bien voir à l'œuvre et pour la comprendre, — il s'est efforcé
d'en pénétrer la structure, d'en démêler les principes directeurs
et les secrets ressorts. Et, comme on va voir, les découvertes
qu'il a faites au cours de son voyage d'exploration ne sont pas
sans importance.
Et d'abord, M. Barrett Wendell a découvert la bourgeoisie
française. En général, les étrangers, qui vivent comme en
marge de la vraie vie française, ne connaissent guère cette
espèce sociale, très particulière, qui s'appelle le bourgeois
français. Les milieux qu'ils fréquentent, milieux d'affaires ou
de plaisirs, milieux mondains ou demi-mondains, milieux
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 429
d'artistes ou de financiers cosmopolites ne sauraient leur donner
une idée de ces innombrables Français aux mœurs régulières,
à l'existence laborieuse, qu'ils coudoient, qu'ils ignorent et
qu'ils dédaignent. M. Barrett Wendell, qui partageait sur ce
point les préjugés de la plupart de ses compatriotes, a d'abord
été quelque peu étonné et déconcerté qu'un grand nombre de
ses collègues et amis français ne fissent aucune difficulté à
s'avouer de simples bourgeois. Pour lui, bourgeoisie était
nécessairement synonyme de vulgarité. Peu à peu il se rendit
compte que ces bourgeois tant décriés étaient de véritables
gentlemen. Il apprécia à leur vraie valeur les qualités de bon
sens, de régularité, de sérieux, de santé morale qui sont de
tradition parmi eux. Il admira « la simplicité naturelle de
leur caractère, la joyeuse facilité avec laquelle ils acceptent les
conditions de leur vie et comment ils s'adaptent à ces condi-
tions, sans l'ombre d'ostentation ou de respect humain. » « Je
doute, en vérité, déclare-t-il, que vous puissiez trouver où que
ce soit une classe sociale plus solidement, plus profondément,
plus sereinement, plus admirablement constituée que ces bour-
geois d'aujourd'hui. » Et il conclut « qu'une nation dont le
noyau est aussi solide, doit être essentiellement robuste. »
Vous vous rappelez ces pages de la Préface du Disciple, où
M. Bourget fait un si juste et si éloquent éloge de notre bour-
geoisie française : « Ah 1 la brave classe moyenne, la solide et
vaillante bourgeoisie que possède encore la France ! Qu'elle a
fourni, depuis ces vingt ans, d'officiers laborieux, cette bour-
geoisie, d'agens diplomatiques habiles et tenaces, de professeurs
excellens, d'artistes intègres I... » A vingt années d'intervalle,
les deux témoignages se font directement écho.
Trois traits principaux, aux yeux de M. Barrett Wendell,
caractérisent la bourgeoisie française. La simplicité, d'abord, et
ce qu'il appelle une « charmante bonhomie » à laquelle il parait
avoir été fort sensible. Une complète absence de morgue, une
grande affabilité naturelle, un souci constant de ne point se
guinder au-dessus de sa condition et de ses moyens, je crois
bien que ces habitudes d'esprit et d'âme sont communes à
presque tous les Français de la classe moyenne, et comme elles
manifestent quelques-unes des dispositions les plus heureuses
de la race, je n'ai pas de peine à concevoir qu'elles s'imposent
à l'attention de l'étranger, et à sa sympathie.
TOME XXXIII. — 1916. 0
130
REVUE DES DEUX MONDES.
Il en est de même de ce que le publiciste américain appelle
notre « honnêteté intellectuelle. » Il a été très frappé de ce fait
que le bourgeois français a des idées, et qu'il y tient, et que,
les croyant vraies, il est toujours prêt à en démontrer le bien
fondé, à y ramener, quand elles s'y prêtent, les idées d'autrui,
ou à critiquer et condamner ces dernières, quand elles lui
paraissent décidément inconciliables. Ces idées sont souvent des
préjugés, mais la logique française en fait des assemblages
assez cohérens, et la loyauté française veut qu'on y attache
quelque importance. Evidemment, sans nous le dire, M. Barrett
Wendell a dû parfois sourire de notre intempérance dialectique.
Et il a souri aussi quelquefois, mais sans malice, et bien
plutôt avec un sentiment d'admiration, du sérieux et de l'acti-
vité qu'il constate à tous les degrés et dans tous les ordres de
la bourgeoisie française. C'est peut-être ce qui l'a le plus étonné
en France, car, à chaque instant, il revient sur cette impression.,
Je crois bien que lorsqu'il a quitté l'Amérique, deux idées pour
lui étaient de véritables axiomes : la première, que les Français
étaient sans contredit le plus aimable des peuples frivoles ; et
la seconde, que le seul peuple au monde qui sût ce que c'est
que le travail, était le peuple américain. Au bout de peu de
temps, il dut convenir qu'il s'était trompé. Nous l'avons émer-
veillé, presque effrayé par notre sérieux, par notre ardeur au
travail. Non pas, certes, que notre gaîté, notre bonne humeur
légendaires aient disparu ; mais si nous savons toujours sourire,
nous savons encore mieux travailler. Les devoirs les plus
absorbans et les plus austères, bien loin de nous rebuter, nous
retiennent, et nous nous y livrons corps et âme. « A la surface,
peut-être les Français conservent-ils encore quelque chose de
cette gaieté qui a fait dire à leur propos aux étrangers qu'ils
étaient agréablement frivoles ; mais quand vous commencez à
les fréquenter, au moins ceux de la bourgeoisie, cette caracté-
ristique ne demeure pas longtemps saillante. Bien plutôt, vous
vous trouvez continuellement surpris que tant de personnes,
avec une aussi grande simplicité de cœur, puissent se consacrer
avec une pareille assiduité aux devoirs si peu séduisans, —
professionnels, domestiques ou autres, — de la vie quotidienne,
hebdomadaire, annuelle. Si gai que se montre un ami dans les
questions frivoles, vous pouvez être assuré que, au fond, il prend
l'existence au sérieux, et que, quand il va au rude labeur, il
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 131
l'attaque avec une vigueur constante qui peut quelquefois
étonner un Yankee... Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu
un jeune Français décortiquer un bâton ; je me demande même
si vous pourriez lui faire comprendre le plaisir que l'on peut
éprouver à ce jeu. »
Tout ceci est fort bien vu, ce me semble, et l'on est heureux
de trouver enfin sous une plume non française cet éloge étonné
du sérieux français. Il est entendu qu'il ne faut rien exagérer,
et que le sérieux français ne ressemble en aucune manière au
sérieux américain, anglais, et surtout allemand : il est moins
tendu, moins morose; il se dissimule davantage; il se tempère
d'urbanité et de grâce, mais il n'en est pas moins réel, et il
semble qu'avec un peu d'observation et de finesse, il ne soit pas
bien malaisé â découvrir. D'où vient donc qu'on nous ait fait,
à l'étranger, une réputation si fâcheusement établie de légèreté
foncière et d'incurable frivolité? Les plaisanteries de nos Gau-
dissart, les persiflages de nos boulevardiers, les imprudences
de quelques-uns de nos écrivains, y sont, je le veux bien, pour
quelque chose; et j'admets encore que la lourdeur et le phari-
saïsme germaniques ont été trop souvent offusqués par notre
gaieté française, par la grâce souriante et modeste dont nous
aimons à recouvrir nos plus solides qualités. Mais ces raisons
diverses ne suffisent pas à expliquer la persistance et la diffu-
sion de l'injuste légende. Il y a là, je crois, un cas précis de
cette universelle campagne de dénigrement systématique que,
depuis de longues années, l'Allemagne a entreprise contre la
France et l'esprit français, dénigrement où il entrait un peu de
tout': de l'orgueil et de l'inintelligence, de l'hypocrisie et du
mercantilisme, de la jalousie et de la rancune, par-dessus tout,
le désir effréné de supplanter un peuple qui n'avait jamais été
tendre aux Barbares. Le préjugé de la légèreté française a été
l'un des premiers articles du Credo pangermaniste.
M. Barrett Wendell n'est pas le seul, mais il est l'un des
.rares étrangers qui, avant la guerre, aient battu en brèche ce
préjugé dont les Français qui ont vécu hors de France ont tant
souffert. Je sais une charmante étrangère, amie de la France,
ayant même épousé un Français d'une parfaite gravité, et qui
développait volontiers ce thème de la frivolité française. Un
jour, on citait devant elle tels ou tels Français authentiques,
de sa connaissance, qui ne répondaient en rien au signalement
132 REVUE DES DEUX MONDES.,
de la légende : « Mais ce ne sont pas des Français ! ,» s'écria-
t-elle avec une vivacité dépourvue de toute ironie. 0 prestige
des idées toutes faites! Elle était, comme tant d'autres, sans
s'en douter, la victime et la dupe de la propagande « progerma-
nique. » M. Barrett Wendell a eu, lui, quelque mérite à se
rendre à l'évidence des faits.
III
Et il en a eu aussi à découvrir ce que les étrangers ne
soupçonnent guère, je veux dire la famille française. Les pages
qu'il a écrites sur ce sujet sont parmi les meilleures de son
livre, les plus fines, les plus délicates, les plus judicieuses.
Dans ce pays de France qu'on avait dû lui représenter
comme si profondément corrompu, il a été très, agréablement
surpris de trouver une vie familiale si intense et d'une si
robuste originalité. Ce lien souple et fort qui relie les uns aux
autres tous les membres, — et les morts comme les vivans, - —
d'une famille française, il n'en avait aucune idée avant de
venir en France. Il observe avec finesse qu'en Amérique, le
mari et la femme suffisent à peu près à constituer une famille ;
en France, il y faut les enfans, et l'amour paternel ou maternel
y est presque plus fort que l'amour conjugal. « On en arrive à
être tenté de dire que de toutes les affections familiales que l'on
rencontre dans le monde, nulle n'est plus profonde, plus sin-
jère, plus fidèle et plus tendre que l'amour qui règne jusqu'à
la mort, en France, entre les parens et les enfans. » « Des
enfans morts, des années auparavant, étaient encore si vivans
dans le cœur de leurs parens, que leur souvenir jetait quelque
ombre de mélancolie, lors de la bienvenue de tout nouvel ami,
montrant ce qu'elle eût pu être, si tout le monde avait été là
pour l'accueillir. »
A leur tour, les enfans rendent en respect, en déférence, ce
que leurs parens leur ont donné en tendresse protectrice et
vigilante. Leur individualité, si l'on peut ainsi dire, se déve-
loppe toujours en fonction de la famille. Ce ne sont pas, comme
dans les pays anglo-saxons, des individus isolés qui se suffisent
à eux-mêmes et n'ont de comptes à rendre à personne. Le
choix d'une carrière, un mariage à contracter, sont des ques-
tions d'intérêt familial, que l'on débat en famille, et qui
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 433
engagent un peu la communauté tout entière. L'Américain vit,
bien plus que le Français, dans le moment présent et pour le
moment présent. Le Français, dans sa vie de famille, a le sens
de la durée; il est un anneau d'une chaîne ininterrompue, et
la solidarité des générations successives lui demeure toujours
présente.
Que cette conception puisse avoir ses inconvéniens et ses
étroitesses, c'est ce qui est l'évidence même. Que les enfans,
en France, restent un peu trop éternellement enfans en face de
leurs parens, qu'ils soient un peu trop « couvés » par eux; que,
parfois, certaines de leurs qualités d'initiative s'émoussent au
contact des timidités maternelles, ou même paternelles, c'est ce
que M. Barrett Wendell se garderait bien de nier, et il cite des
faits qui prouvent qu'il a fort bien vu le revers de la médaille.
Mais il est beaucoup plus frappé des bons que des mauvais
côtés de la tradition française en cette matière, et il a très
vivement senti tout ce qui fait à la fois le charme et la force
du lien familial dans notre pays. Il l'a si bien senti qu'il a pris
contre ses propres compatriotes mal informés la défense de nos
habitudes nationales, et cela avec une fermeté de bon sens,
une délicatesse d'intuition et d'expression tout à fait remar-
quables. « En Amérique, tout au moins, — déclare-t-il à ce
propos, — nous avons une idée malheureusement fausse de la
vie française, et nous la traduisons par ce lieu commun, que
la langue française ne possède pas l'équivalent de ce mot que
nous aimons tendrement : le home. » Et cela peut assurément
se soutenir. Mais quoi ! riposte-t-il, les peuples anglo-saxons,
de leur côté, « n'ont jamais éprouvé le besoin d'une expression
qui contiendrait toute l'affectueuse tendresse de sens incluse, à
son tour, dans le mot français : foyer. » Et, s'exaltant là-dessus,
en philologue, en philosophe, et en poète, il écrit :
« Le sens premier, originel, du mot foyer, demeure le sens
vrai, à travers toute la France, ou au moins la véritable et
permanente origine des sentimens qu'il enferme maintenant,
de manière si abondante. C'est la cheminée, la pierre du foyer,
— le centre de la vie domestique , autour duquel la famille se
groupe, formant un tout, distinct de tout autre groupe, dans
ce monde confus et bruyant, complet en chacun, et qui vous
libère, lorsqu'on y réside, de tout le reste de l'humanité.
« Le sens littéral du mot, sans aucun doute, est depuis long-
134 REVUE DES DEUX MONDES.
temps oublié de ceux pour qui les mots sont seulement des
mots. Le terme foyer n'évoque plus l'image romanesque des
feux de joie tremblans dans les huttes ou les châteaux, des
chevrons et des chaumières enfumées, des personnages légen-
daires ou antiques, gracieux ou naïfs, qui chauffent leurs
mains transparentes au-dessus des charbons ardens et qui
redisent les contes de tout ce qui fut, — les héros, les saints,
les aventures, les farces, les aïeux et les ennemis, les conquêtes
et les désastres, les amours et les morts, les famines et les
moissons et les troupeaux. Et cependant, tous les trésors
d'émotions que le Français puise dans ce mot, aujourd'hui
encore, pourraient difficilement avoir émergé d'une antiquité
humaine moins immémoriale que celle d'où ont jailli toutes
ces fantaisies, qui remontent aux temps les plus reculés...
Quand vous commencez à vous rendre, avec sympathie,
compte du sens de la vie de ces amis, qui vous accueillent si
généreusement à leur foyer..., vous comprenez de façon nou-
velle et plus respectueuse le sens que les Lares et les Pénates
avaient pour l'imagination religieuse de la Rome antique...
Pour le respect tendre du sens, on en vient quelquefois à pen-
ser que, par sa plénitude, le terme foyer est plus parfait
qu'aucun mot de notre langue, »
Voilà, n'est-il pas vrai? une bien jolie page, fine, exacte,
émue et profonde. On ne saurait mieux pénétrer dans une âme
étrangère, plus subtilement analyser les nuances infiniment
délicates et complexes qui font de certains mots d'une langue
comme de véritables personnes morales. Le mot foyer, en fran-
çais, est de ceux-là. En dégager le sens, comme l'a fait
M. Barrett Wendell, c'est, en réalité, faire de la psychologie
ethnique, et de la plus heureuse.
Donc, « pour l'esprit français, la famille est le fait social
primitif. » Et si la famille est en France chose si solide, nul
doute que le principal mérite n'en revienne à la femme.
M. Barrett Wendell, qui a découvert la famille française, a
découvert aussi la femme française. Bien qu'il ne nous le dise
pas, j'imagine qu'il partageait, en arrivant en France, les pré-
jugés que nombre d'étrangers professent à l'égard des Fran-
çaises, dont ils ne cessent de dénoncer la scandaleuse frivolité
et la piquante corruption. Ce préjugé ne serait-il pas encore
d'origine germanique? J'inclinerais pour ma part à le penser,
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGÉE PAR LES ÉTRANGERS. 135
l'ayant si souvent surpris sur des lèvres allemandes. Il est
trop e'vident qu'une Allemande ne saurait jamais pardonner
à une Française d'avoir quelque grâce et un peu d'esprit, — et de
savoir s'habiller. Quoi qu'il en soit, M. Barrett Wendell, lui, a
pris très vite son parti de ces effroyables défauts. Il a été sen-
sible, certes* et autant qu'on peut l'être, au charme souriant et
discret, à l'élégance innée, à la vivacité spirituelle, à la grâce
enfin de la vraie Française. Mais il a été surtout surpris, et
littéralement émerveillé, de tout ce que ces qualités extérieures
recouvraient, — et parfois, volontairement dissimulaient, —
de sérieux, d'activité, d'intelligence pratique, d'assiduité au
devoir quotidien. Qu'un être humain puisse concilier des dons
si différens, c'est ce qu'il avait peine à concevoir avant de venir
en France : il s'attendait à trouver de jolies poupées, et il a
trouvé des femmes, de vraies femmes, comme il n'en avait
peut-être pas beaucoup rencontré jusqu'alors, et surtout d'hon-
nêtes femmes. Et sa surprise, son émerveillement joyeux se
traduisent dans la façon presque lyrique, mais très judicieuse
aussi, dont il nous confie sa découverte :
« Dans aucune langue humaine, je crois, on n'a jamais
enclos une signification plus admirable que celle que vous
découvrirez, avec une respectueuse émotion, quand vous en vien-
drez à la comprendre parfaitement, dans ces mots français :
u l'honnête femme. » Les Françaises qui sont dignes de ce nom
sont innombrables dans la France entière. Elle ne sont pas seu-
lement le plus beau type de la femme de ce pays ; elles sont les
plus puissantes, les plus nombreuses, les plus profondément
représentatives. Si elles ne sont pas celles que distingue d'abord
l'œil de l'indifférent, de l'étranger, de l'artiste, c'est, en partie,
parce que, comme l'air et la lumière, elles se rencontrent par-
tout, c'est aussi parce que le soin silencieux qu'elles apportent
à accomplir leurs devoirs les rend invisibles. Elles ne seraient
pas elles-mêmes si elles ne gardaient pas la foi conjugale, — et
cette foi, non seulement par la fidélité de leur personne, ce qui
est le sens le plus immédiat de ces mots, mais aussi la foi
envers leur mari, à travers les soucis complexes et inquiétans
d'une responsabilité incessante. L'amour conjugal ne serait pas
complet sans cette amitié conjugale qui dure, elle aussi, autant
que la vie. Mais toute l'amitié et tout l'amour conjugaux ima-
ginables ne suffiraient pas davantage sans cette observance
130 REVUE DES DEUX MONDES.
fidèle des devoirs domestiques qui sont, eux aussi, de nature
délicate. «En France, une honnête femme n'est pas seulement
une bonne épouse, elle reste ce qu'adolescente elle était, une fille
modèle, profondément attachée à sa famille d'origine. Elle est
une bonne sœur et une amie fidèle envers ceux à qui les liens
du sang l'attachent, et aussi envers ceux que le mariage a
introduits dans sa parenté et lui a rendus aussi chers que s'ils
étaient, de par la nature, ses consanguins. Elle est une bonne mère
plus absolument encore, chérissant de la plus pure des passions
humaines les enfans qu'elle a mis au monde. Et ses obligations
envers ces derniers, aussi bien qu'envers leur père, lui imposent
d'être une bonne maîtresse de maison, ne négligeant jamais les
.détails monotones de son activité quotidienne. Ce devoir
infini, minutieux, prosaïque est la condition de toute son exis-
tence, et elle l'accomplit de sa jeunesse à sa vieillesse, oublieuse
d elle-même, heureuse et souriante. Car ce n'est pas la moindre
de ses croyances de penser quelle doit rendre la vie agréable à
ceux qui, autour d'elle, la partagent. Manquer à quelqu'une de
ces règles serait manquer à ce que se doit une honnête femme... »
J'ai tenu à citer toute cette page, d'abord parce qu'elle est
bien finement pénétrante ; et puis, parce qu'elle nous venge de
toutes les sottises que, sur ce thème de la légèreté féminine en
France, on a débitées outre-Rhin, et aussi ailleurs.
IV
M. Barrett Wendell se trouve ainsi amené à poser une
question assez délicate, et même fort « embarrassante, » mais
que sa courtoise franchise se garderait bien d'éluder. « Au
moins en Amérique, nous dit-il, les Français sont tenus pour
frivoles et dénués de principes. » Or, c'est tout le contraire
qu'il a constaté et consciencieusement noté. D'où vient celte
étrange contradiction entre le préjugé « anglo-saxon » et la
réalité de la vie française?
Tout d'abord, il convient, d'après l'écrivain américain,
d'écarter les raisons superficielles et accessoires : les impres-
sions presque toujours fausses et sans portée, les généralisations
hâtives de touristes rapides et distraits ; et, pareillement, les
jugemens un peu sévères auxquels pourrait conduire la vue de
certaines publications soi-disant très « parisiennes, » et qui
LA FRANCE d'aUJOURd'hUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 131
s'étalent sans vergogne un peu partout. Assurément, tout cela
a contribué, en partie, à former l'opinion étrangère sur la
France, mais ne suffirait pas à l'expliquer totalement.
Allons au fond des chose. Ce qui entretient et semble justifier
les préventions anglo-saxonnes, —M. Barrett Wendell ne ditpas
« germaniques » parce que les manœuvres de « l'avant-guerre »
lui ont sans doute échappé, comme elles nous ont échappé à
nous-mêmes, — c'est le caractère même de la littérature fran-
çaise contemporaine, dans ses parties les plus riches et les plus
justement célèbres, le roman et le théâtre. Rien de plus libre
en effet, dans les sujets comme dans l'expression, que nos
œuvres romanesques et dramatiques; rien de moins fait, à la
différence des livres anglais ou américains, pour l'éducation de
la jeunesse. Si l'on jugeait, — ce que font volontiers les étran-
gers, — par sa littérature d'imagination la société française
contemporaine, on serait tenté de croire que cette société est
profondément corrompue, ce qui est à peu près le contraire de
la réalité. D'où vient cette paradoxale contradiction entre la
littérature et la vie françaises?
Le principe de cette opposition, selon l'auteur de la France
d aujourd'hui, serait le suivant. Tandis que, dans les pays
anglo-saxons, les romanciers ou dramaturges écrivent pour
« quiconque sait lire, » les écrivains français s'adressent exclu-
sivement aux adultes. Maxima reverentia debetur pueris : cela
est vrai en Amérique ou en Angleterre comme en France. « La
différence, — ajoute spirituellement M. Barrett Wendell, —
c'est que nous sommes disposés à témoigner notre respect aux
enfans par l'attention avec laquelle nous composons les rayons
de nos bibliothèques, tandis que les Français trouvent plus
simple d'en tenir les portes fermées. »
Lequel de ces principes est le meilleur? Répondant l'un et
l'autre à dès réalités ethniques et psychologiques, à des diver-
gences d'idées, d'éducation et de tempérament, ils ont tous deux
leur raison d'être. L'Anglo-Saxon abandonne volontiers ses
enfans à eux-mêmes; le Français surveille les siens davantage,
(( Nous (les Anglo-Saxons) désirons développer l'individu ; chez
eux (les Français), le premier sentiment est de maintenir le
système social. »
Il suit de là diverses conséquences. Le public français étant
plus restreint, plus mûr et, partant, plus cultivé que le publie
138
REVUE DES DEUX MONDES.
américain et anglais, l'écrivain doit se mettre un peu plus en
frais pour lui plaire. Et c'est pourquoi la littérature française,
moins naturelle peut-être, soumise à plus de conventions,
atteint, en revanche, à une perfection de forme qui en rehausse
singulièrement la valeur et l'agrément. D'ailleurs, ces conven-
tions, si elles ont passé dans la littérature, se retrouvent aussi
dans la vie sociale; elles font partie des bonnes manières; elles
symbolisent l'effort que l'individu doit exercer sur lui-même
pour se rendre agréable à autrui. « La vie française, dans ses
détails quotidiens, est plus douce à vivre que la nôtre et beau-
coup plus profondément imprégnée des grâces de la civili-
sation. »
En second lieu, de ce que les mœurs françaises, dans leur
régularité habituelle, donnent moins de prise à l'individua-
lisme, il résulte que les infractions à la discipline sociale sont
à la fois plus rares et plus graves qu'ailleurs. Elles offrent donc
à l'écrivain une matière d'observation psychologique et d'émo-
tion dramatique plus riche que les sujets empruntés à la vie
courante ; et comme il n'est pas retenu par les scrupules
« pédagogiques » dont s'accommodent les écrivains anglo-
saxons, il s'abandonne sans contrainte à son inspiration d'ar-
tiste. Et il en vient aisément à cet état d'esprit que M. Barrett
Wendell a défini au moyen d'une piquante anecdote qu'il vaut
la peine de rapporter. Il y a quelques années, dans une réunion
américaine en l'honneur d'un « éminent écrivain français, » —
ne s'agirait-il pas ici de M. Paul Bourget? — on lui demandait
pourquoi les héroïnes des romans français avaient une si mau-
vaise conduite, alors qu'en fait les Françaises étaient de si
exquises et honnêtes créatures. Et le romancier parisien, « avec
cette délicieuse aisance de gestes et d'expressions » qui sont le
charme de la conversation en France, de répondre qu'en effet
les Françaises ressemblaient trait pour trait à l'image flatteuse
qu'en avait tracée son confrère américain, mais qu'il fallait bien
en revenir à un mot de Maupassant, à qui l'on posait un jour la
même question : « L'honnête femme n'a pas d'histoire. » La
boutade avait d'ailleurs fort scandalisé les interlocuteurs amé-
ricains de l'homme de lettres français.
Ils se seraient peut-être moins scandalisés s'ils en avaient
mieux saisi la portée, et s'ils s'étaient aussi rendu compte de
l'exacte valeur que les écrivains et le public français attribuent
LA FRANCE d'aUJOURD'hUI JUGÉE PAR LES ÉTRANGERS. 139
d'un commun accord aux caractères fictifs de la littérature et de
l'art. Si vivante et parlante qu'en soit l'expression, ce sont
avant tout pour eux des abstractions, des cas imaginaires, des
symboles. Avec cette tendance à généraliser et à systématiser
qui est propre aux Français, auteur et public ont vite fait de
dépouiller tel héros de roman de tous les élémens concrets qui
l'individualisent, et ils discutent sur son cas, comme s'ils se
trouvaient en présence d'une simple expression algébrique.
Dans ces conditions, la force de suggestion que possède l'image
artistique se trouve réduite au strict minimum, et les incon-
véniens moraux que la liberté des peintures entraîne sont
singulièrement atténués.
Si donc il y a des pays où, suivant le mot célèbre, la litté-
rature soit l'expression de la société, ce n'est point la France.
En France, la littérature exprime, de parti pris, non pas la
généralité, mais l'exception. Et tout concourt h entretenir les
Français dans cette disposition : leur admirable loyauté intel-
lectuelle, — ce trait, sur lequel il revient souvent, paraît avoir
fortement frappé M. Barrett Wendell, — qui leur fait admettre
la réalité de choses que l'Anglo-Saxon incline à ignorer; leur
vie très active, très laborieuse qui, aux heures de détente, leur
fait rechercher, pour se distraire, des livres où on leur repré-
sente ce qu'ils n'ont pas coutume d'observer dans la régularité
de leur existence quotidienne. Et ces lectures n'entament pas
plus leur moralité intime que les conversations très libres,
paraît-il, qu'Anglais et Américains tiennent volontiers entre
hommes. « Les Français ont la liberté d'écrire des phrases qu'ils
ne prononceraient pas. Les Anglo-Saxons peuvent dire des
choses qu'ils n'écriraient pas. » On ne saurait plus galamment
et plus impartialement conclure.
M. Barrett Wendell ajoute une dernière considération qui a
en effet son prix. Les romanciers et dramaturges en France, à
la différence de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons,
appartiennent d'ordinaire au milieu des artistes. Or, les artistes,
en France comme dans tous les pays du monde, ne passent
généralement pas pour être des modèles de conduite, et il est
assez naturel qu'ils empruntent leurs sujets, et même leur
langage, au milieu où ils vivent. Voyez par exemple le cas des
deux Dumas. Rien de moins austère que la vie d'Alexandre
Dumas père, mais son œuvre, peut-être un peu vulgaire, reste
140
REVUE DES DEUX MONDES.
bien amusante et intéressante. Et quant à son fils, on ne peut
s'empêcher d'être étonné du contraste que présente la morale
rigoureuse qu'il nous prêche avec les sujets souvent fort sca-
breux qu'il étudie et la verdeur d'expression dont il ne se
départ guère. C'est qu'ayant longtemps vécu dans un milieu
fort libre, il utilisait dans son œuvre son expérience person-
nelle, tout en la jugeant et en la condamnant. Ses intentions
étaient plus irréprochables que son langage. Il y aurait quelque
pharisaïsme à lui en faire un crime.
Au total, si la littérature française est fort loin d'être l'image
fidèle, exacte et complète de la vie française, on peut le
regretter, mais il n'en faut rien induire, — et au contraire, —
contre la moralité française. De ce que les histoires de crimes
remplissent les colonnes des journaux américains, et de ce
qu'elles sont lues avec passion, va-t-on conclure que la plupart
des Yankees sont, à tout le moins, des voleurs ? Dans les deux
cas, la lecture est un délassement, une distraction. « En France,
cette distraction a un grand mérite intrinsèque ; en Amérique,
elle n'a que la valeur éphémère du journalisme populaire.
Dans les deux cas, la relation avec la vie de chaque jour est la
même... Dans chacun des cas, les faits présentés sont substan-
tiellement vrais; dans chaque cas, ils sont comparativement
exceptionnels. »
Il y a bien de l'ingéniosité et bien du bon sens dans cet
ensemble d'observations, — je ne dis pas dans ce plaidoyer,
car M. Barrett Wendell se défend d'avoir voulu écrire une
« apologie. » Tout en lui donnant raison, on peut souhaiter que
nos écrivains s'attachent à moins donner prise à de trop faciles
jugemens téméraires, car, hélas I tous les étrangers n'ont pas la
prudence et la perspicacité de M. Barrett Wendeli (1).
Où cette perspicacité devient tout à fait admirable, c'est
dans les pages que l'auteur américain consacre à la question
religieuse. « Pour commencer, dira-t-il, il est difficile de bien
connaître les Français sans s' apercevoir qu'ils so?it un peuple
(1) Ne pourrait-on pas dire aussi que la littérature d'imagination, même en
France, n'est pas toute la littérature? Mais à quoi bon prolonger une discussion
qui, même réduite à ces termes, aboutit à une démonstration aussi péremptoire?
LA FRANGE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 141
instinctivement et profondément religieux. » Enfin ! voici un
étranger qui, sans s'arrêter aux apparences, aux préjugés cou-
rans, aux formules toutes faites, prononce la parole décisive
que nous attendions, et que tant d'autres, parmi nous, hésitent
à prononcer! Gomme ils se trompent, ceux qui, déconcertés par
notre ironie, notre promptitude à sourire, nos habitudes de
raillerie, notre affectation d'élégant scepticisme, nos fanfaron-
nades de libre pensée, bref, toute l'écume de notre esprit, nous
font une réputation de facile incrédulité! Irréligieux, le pays
des Croisades et des cathédrales gothiques, le pays de saint Louis,
de Jeanne d'Arc et de Pascal, le pays des guerres de religion et
des guerres révolutionnaires! 11 l'est si peu que son irréligion
même est d'essence religieuse. Car, d'abord, comme le dit très
bien M. Barrett Wendell, « la négation de la croyance est
aussi une croyance. » Mais il y a des négations qui, calmes,
sereines, souriantes, se défendent comme d'une indiscrétion
de toute velléité de propagande. Il en est d'autres, au contraire,
qui brûlent de se répandre, et de faire des conversions. Elles
ont une confiance en elles-mêmes, une intrépidité d'affirmation,
une ardeur de générosité, une flamme de prosélytisme, bref,
tout ce qui caractérise les croyances religieuses. Le credo a
changé, l'âme est restée la même.! Telle est bien l'irréligion
française. Le Français est incapable de garder pour soi la
vérité qu'il croit posséder; il veut la communiquer à l'univers
entier; il enseigne, il prêche, il répand la bonne parole; il est
né apôtre. S'il s'est si promptement converti au christianisme,
c'est qu'en vertu d'une sorte d'harmonie préétablie, le christia-
nisme répondait à ses dispositions les plus permanentes et les
plus intimes. Si, parmi bien des vicissitudes de pensée et d'his-
toire, il est resté foncièrement catholique, c'est que, par défi-
nition même, le catholicisme embrasse l'humanité tout entière.
Le Français a l'instinct, le besoin, le génie de l'universel. Voyez
nos révolutions comparées à celles des autres peuples. Rien de
plus strictement local et national que la révolution anglaise,
qui, pourtant, était, dans son fond, une révolution religieuse.
La Révolution française qui, elle, était d'abord une révolution
politique, a bien vite débordé les frontières françaises, et elle a
procédé, — combien d'autres, après Tocqueville, l'ont déjà
observé! — à la façon d'une révolution religieuse. Elle a
légiféré pour l'univers entier, et son premier geste a été de
142 REVUE DES DEUX MONDES.,
proclamer les Droits de l'homme. Que l'on songe aussi au
retentissement mondial de nos révolutions de 1830 et de 1848.
Le Français est un éternel croisé, et, « soldat du Christ » ou
« soldat de la liberté, » les grandes causes idéalistes trouvent
en lui un champion toujours prêt.
C'est ce qu'a très bien senti M. Barrett Wendell, et, si, en la
résumant ainsi, je précise un peu sa pensée, je ne crois point
la déformer. Venu en France à un moment où l'anticléricalisme
officiel faisait rage et aurait pu donner le change aisément à un
observateur prévenu ou superficiel, il maintient son opinion :
« Mieux vous apprenez à connaître les Français, — insiste-
t-il, — aujourd'hui encore, plus sûrement vous vous rendez
compte qu'au fond de leur cœur, ils demeurent profondément
religieux. » Ses impressions datent de loin à cet égard. Venu
tout enfant en France, dans les dernières années du second
Empire, il avait, à la Madeleine, assistant à une cérémonie
religieuse, vu passer un prêtre dont « l'inoubliable figure » le
transporta d'admiration : « cette prestance grave et belle était
celle d'un saint, d'un être venu de quelque monde plus beau
que celui qu'il avait jamais pu rêver. » Une dame qui fut
témoin de son émerveillement, l'assura que « cette beauté spiri-
tuelle était plus vraiment française que toutes les vanités sur
lesquelles les voyageurs frivoles jugeaient la France entière.
Chacun peut constater notre légèreté, ajouta-t-elle, mais nul ne
nous connaît entièrement, s'il ignore notre piété. » Cette parole
profonde commentant une « merveilleuse impression » d'enfance,
dut faire son chemin dans l'esprit de l'écrivain américain, car,
longtemps après, il en éprouvait la justesse. Il avait, depuis,
longuement médité et rêvé dans « la vastité sombre » des cathé-
drales françaises, et la leçon qu'il en emportait était celle-ci :
(( Pour qu'un peuple, une race, un mélange de races ait pu
nous laisser des œuvres comme celles-là, — au milieu du terre
à terre étouffant et troublant du milieu, — il fallait qu'il fût
dominé par la puissance de la religion. » Puis, son expérience
des choses françaises devenant plus large et plus intime, bien
qu'il avoue avoir peu fréquenté de prêtres, et ses préjugés de
protestant cédant peu à peu la place à une vue impartiale et
sereine des réalités, il en est arrivé à rendre aux institutions et
aux hommes du catholicisme français un très sympathique
hommage : « Au fur et à mesure, écrit-il, que les mois s'écou-
LA FRANCE d'aUJOURd'iIUI JUGEE PAR LES ETRANGERS. 443
laient, de plus en plus je me rendais compte que, autant que
tout autre clergé, celui de la France moderne méritait le titre
de Révérend. » Et ailleurs : « Si l'efficacité spirituelle, qui ne
se mesure pas, est un argument en faveur d'une doctrine spiri-
tuelle, l'Église peut se reposer avec joie, pour la paix qu'elle
a apportée pour des siècles à l'humanité européenne. Elle n'a
pas été la source unique du réconfort spirituel, mais elle a été,
de manière incalculable , la plus grande, la plus sûre, la plus
compréhensive , la plus générale de ces sources. Le véritable
bon sens aurait bien de la peine à nier sa puissance, dans toutes
les matières du spirituel. »
D'où vient donc qu'une doctrine si bienfaisante soit aujour-
d'hui, en France, en butte, non seulement à de pitoyables
tracasseries, mais à de véritables persécutions? M. Barrett
Wendell prononce le mot, et si désireux qu'il soit de ne pas
prendre parti dans nos querelles intérieures, il ne peut s'empê-
cher de condamner la chose. « La conduite des libres penseurs,
maintenant au pouvoir, dit-il, a ramené ces temps que la
tradition historique appelle la persécution. Bien entendu, ils
n'ont pas repris les méthodes surannées d'autrefois : ils n'ont
tué personne. Mais ils ont confisqué un grand nombre de
propriétés; ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour
empêcher l'acquisition de nouveaux biens, et, tout en demandant
pour eux-mêmes l'absolue liberté de conscience, ils ont inau-
guré, en fait, une législation qui blesse la liberté de conscience
de ceux qui pratiquent. Aucune intolérance cléricale n'a jamais
été plus sincère et plus impitoyable que l'intolérance anticléri-
cale de ces derniers temps. » Vous entendez bien : plus impi-
toyable. Gomment expliquer cette criante contradiction?
C'est que, précisément, la libre pensée, en France, n'est rien
moins que la pensée libre : c'est, littéralement, une religion
à rebours. Elle a son credo, ses dogmes, ses prêtres et sa liturgie.
Elle est fondée sur une idée de la nature humaine qui est le
contre-pied absolu de l'idée chrétienne. Tandis que le christia-
nisme admet comme un fait d'expérience la perversité foncière
de la nature humaine, la philosophie issue de l'Encyclopédie
affirme la bonté native de l'homme et le progrès indéfini par la
liberté. Cette dernière conception, chez des esprits froids et terre
à terre, semblerait devoir être une de ces opinions purement
spéculatives qui demeurent sans influence sur le cours habituel
144 REVUE DES DEUX MONDES*
de la vie. Mais chez un Français, ce n'est pas une opinion
spéculative; c'est une foi. Et c'est une foi qui s'oppose violem-
ment à la foi inverse. « Cette profonde divergence des deux
philosophies, dit très bien M. Barrett Wendell, a été exception-
nellement mise en lumière parmi les Français, pour la simple
raison qu'ils sont à la fois très religieux et instinctivement
disposés à réduire à un système philosophique tout ce qui fait
partie de leurs connaissances. » Le Français ne se contente pas
de prendre les idées au sérieux; il les prend au tragique. Il a
des passions intellectuelles. Il croit de toute son âme aux idées.
Les systèmes qu'il compose ne sont point pour lui des formes
abstraites; ce sont des forces morales; ce sont des personnes
vivantes. Il les aime ou il les hait avec passion. Et comme sa
rigueur logique, et ce que l'auteur de la France d'aujourd'hui
appelle avec raison sa « loyauté intellectuelle » lui fait aper-
cevoir avec une grande force les oppositions entre les systèmes,
il ne peut s'empêcher de poursuivre d'une haine vigoureuse les
idées hostiles aux idées qu'il épouse et qu'il aime. De là son
intolérance : il ne peut « tolérer » une « vérité » contraire à la
«( vérité » qu'il a choisie; il la juge malfaisante, et il la persécute.
Sa sincérité, son ardeur, son goût de l'apostolat, son idéalisme
invincible ont ainsi pour rançon son peu de goût pour le libéra-
lisme. « Les Français croient qu'ils croient à la liberté, » dit
spirituellement M. Barrett Wendell. En réalité, ils ne croient
qu'à leur philosophie personnelle. Et si ce défaut est le revers
d'admirables qualités, il est indéniable que c'est un défaut.
Ce défaut est-il destiné à durer autant que la race française?
Et sommes-nous condamnés à être éternellement balancés d'une
intolérance à une autre, d'un dogmatisme à un autre dogma-
tisme? M. Barrett Wendell, — qui écrivait, il est vrai, en 1907,
c'est-à-dire au plus fort de la lutte religieuse, — paraît le
craindre, non pourtant sans une lueur d'espoir : « Les deux
camps, déclare-t-il, demeureront longtemps tels que nous
pouvons les observer aujourd'hui, avec de nobles instincts, une
assiduité admirable dans l'accomplissement du devoir, et une
incompréhension mutuelle passionnée. Si les libres penseurs
avaient la voie libre aujourd'hui, ils feraient subir aux catho-
liques une persécution comme celle que ceux-ci infligèrent aux
protestans, lors de la révocation de l'Edit de Nantes. Que les
catholiques reviennent au pouvoir, comme ils le souhaitent, et
LA FRANCE D AUJOURD HUI JUGEE PAR LES ETRANGERS.
145
l'aventure pourra être répétée avec les mots anciens. Et ainsi
de suite, à moins que, bientôt, l'intelligence merveilleuse de la
France ne s'éveille à la véritable sagesse d'une tolérance qui, par
delà toutes ces luttes, semble déjà apparaître. » Acceptons-en
l'augure ; et souhaitons, quand il reviendra en France, que l'au-
teur de la France d' au jour a" hui se félicite d'avoir été bon prophète.
VI
Il l'a été, en tout cas, nous Talions voir, et d'une manière
bien remarquable, dans quelques-unes des pages qu'il a
consacrées à la France politique et sociale.
Il constate tout d'abord, fort justement, que notre histoire
tout entière, depuis plus d'un siècle, est dominée par un fait
essentiel, la Révolution française. Ce grand événement, qu'il est
si difficile, aujourd'hui encore, à un Français, d'apprécier avec
impartialité, était dans la nature des choses. La contradiction
croissante qui se manifestait, au cours du xvnr3 siècle, entre
les institutions et l'esprit général du temps, rendait inévitable
une crise révolutionnaire. Mais ce qui caractérise la Révolution
française, et la différencie, par exemple, si profondément de la
Révolution d'Amérique, c'est son « radicalisme. » La Révolu-
tion française commence par faire table rase du passé ; elle
veut reconstruire non seulement la France, mais l'humanité
même sur un nouveau plan : bien française en cela, s'il est vrai
que l'esprit français, logique et systématique à l'excès, généreux
certes, mais follement idéaliste, ignore ou dédaigne les compro-
mis, les demi-mesures, les innombrables contingences qui sont
la menue monnaie de la vie sociale. Qu'elle dût aboutir néces-
sairement à de terribles désordres, et même a des crimes, c'est
ce qui était d'autant moins surprenant que le tempérament
français est, d'une manière générale, aussi peu révolutionnaire
que possible. « Cette tentative, dit excellemment M. Barrett
Wendell, cette tentative fut faite avec un enthousiasme sectaire,
au sein d'un peuple qui, aujourd'hui encore, demeure, dans
l'ordre privé, le plus strictement prudent, le plus instinctive-
ment conservateur de tous les peuples modernes. » La Révolu-
tion a agi à la manière d'un cataclysme. Elle a finalement
échoué, parce qu'il faut bien que la vie réelle reprenne ses
droits, et parce que l'idéal d' « anarchie mystique » qui était le
TOME XXXIII. — 1916. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.)
sien ne saurait convenir à aucune société' humaine. Mais elle a
laissé des traces ineffaçables, et elle a créé une tradition tou-
jours vivante, et toujours prête à s'opposer à celle qu'elle pré-
tendait remplacer.
Car la tradition qui soutenait l'Ancien Régime, et qui, au
total, se reflète encore dans les mœurs actuelles de la commu-
nauté française, cette tradition n'a pas disparu, même politi-
quement, et à deux reprises, comme on sait, elle a ressaisi le
pouvoir au cours du xixe siècle. Mais ce même xixe siècle en a
vu naître une troisième, la tradition impérialiste qui, intermé_
diaire entre les deux autres, a eu ses jours de gloire, et a
marqué d'une forte empreinte la société qui, par deux fois, s'y
est soumise. De sorte que, jusqu'en 1870, l'histoire française
peut se ramener à la lutte et au triomphe alternatif de ces trois
traditions contraires, et que l'instabilité politique semble être
devenue la loi la plus constante de son développement.
Depuis 1870, un régime non pas nouveau, mais renouvelé,
et assez conforme à la tradition révolutionnaire, est sorti des
circonstances, et non sans luttes, non sans difficultés, il a fini
peu à peu par s'imposer. Il a duré déjà beaucoup plus qu'aucun
des régimes qui se sont succédé en France depuis 1789, et s'il
a encore des adversaires, si les traditions adverses ont encore
leurs défenseurs et leurs représentans,on ne saurait nier qu'il
corresponde aux sentimens et aux vœux de la majorité du pays.
Il parait plus conforme qu'aucun autre aux aspirations démo-
cratiques qui, de toute évidence, dominent dans la France
contemporaine; enfin, il est fort de sa durée même. Seulement,
il faut bien reconnaître qu'il n'a pas réussi, jusqu'à présent, à
faire l'unité morale d'une nation qui demeure fort divisée, et
dont les différens partis politiques sont animés à l'égard les uns
des autres de sentimens peu concilians. « Où que vous alliez en
France, note M. Barrett Wendell, vous trouvez des témoignages
de cet état d'esprit agressif, donnés par la fraction de tout parti
qui a occupé le pouvoir, ne serait-ce qu'un instant. » Celui qui
l'occupe actuellement se souvient trop d'avoir été jadis dans
l'opposition ; il reste un parti militant et intolérant ; il n'a pas
encore pardonné à ses adversaires de la veille; il gouverne
souvent contre eux. « La République, dit bien joliment l'auteur
américain, ne se sent pas encore assez sûre d'elle-même pour
admettre le passé". De son propre aveu, elle révèle ainsi ce
LA FRANCE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 14T
qui est vrai, aujourd'hui encore. Même à l'heure actuelle, elle
se présente, à ses partisans aussi bien qu'à ses adversaires, non
pas tant comme un gouvernement national établi, que comme
un parti politique, occupant temporairement le pouvoir. »
Cette instabilité, ces querelles politiques sembleraient devoir
être fort préjudiciables à la prospérité générale du pays. Or, il
n'en est rien, et l'observateur impartial peut en être étonné ;
mais il est bien forcé de conclure que la politique n'a pas en
France l'importance capitale qu'on serait tout d'abord tenté de
lui attribuer. Même aux plus mauvais jours de la Révolution,
la vie française n'avait guère changé. Et aujourd'hui... Mais
laissons sur ce point s'expliquer directement M. Barrett Wen-
dell : (( Si celui qui voyage en France, écrit-il, considère de ce
point de vue l'aspect de cette nation, dans la trente-septième
année de la troisième République, il échappera difficilement à
l'impression que ce pays est prospère entre tous. Evidemment,
d'autres peuples peuvent sembler plus agressivement entrepre-
nans. Vous pourrez peut-être rencontrer ailleurs un esprit
d'initiative plus développé chez les commerçans et les indus-
triels. Vous pourrez peut-être remarquer plus de mouvement,
mais nulle part vous n éprouverez une impression plus évidente
de bien-être solide et substantiel. Depuis les Flandres et la Nor-
mandie jusqu'à la Provence, et de l'Atlantique jusqu'aux Alpes,
où que vous alliez, vous verrez moins de pauvreté, moins de
paresse, moins de misère que vous n'en constaterez, n'importe où,
dans le inonde entier. » Et assurément, le facteur essentiel de
cette prospérité nationale, c'est le peuple, non le régime, un
peuple « robuste, intelligent et économe. » « Mais nulle vigueur,
nulle intelligence, nulle parcimonie chez un peuple ne pour-
raient avoir tout leur rendement, si le pouvoir, dans l'en-
semble, ne lui était pas salutaire. » Et n'est-ce pas là le bon
sens même?
Un peuple robuste, intelligent et économe, assez divisé sans
doute au point de vue politique, mais resté profondément,
religieux et idéaliste, foncièrement sérieux d'ailleurs et doué
d'une forte vie familiale : telle est l'image qu'après une enquête
loyale et consciencieuse s'est formée de la France d'aujourd'hui
un écrivain américain, qui s'est donné pour tâche de « com-
prendre, avec le plus de sympathie possible, la nature d'un
peuple étranger, passionnément intéressant, étranger, bien
448 BEVUE DES DEUX MONDES.
qu'ami, séduisant dès l'abord, et même après coup. » Beaucoup
d'étrangers, — d'étrangers parlant allemand, — ont, depuis
quarante ans, à propos de la France, crié à la décadence.
M. Barrett Wendeil croirait nous faire injure en posant seule-
ment la question, à laquelle tout son livre répond. Ceux-là
seuls peuvent croire à la décadence de la France qui, ayant
intérêt à y croire, prennent leurs désirs pour la réalité et
oublient de regarder la vie française. M. Barrett Wendeil, qui,
lui, l'a longuement regardée, sait combien elle est saine, et nos
défauts mêmes, qu'il ne se dissimule point, ne lui inspirent
aucune inquiétude pour l'avenir. A entendre nombre de nos
démocrates, par exemple, ils ne tendraient à rien de moins qu'à
créer une classe de privilégiés à rebours. « Mais ce but est loin
*d'être atteint. On s'en rend compte, en voyant, par toute la
France, la pérennité de l'élite. On s'en rend compte, en consta-
tant la fixité des cadres sociaux. On s'en rend compte, en
constatant la beauté de la vie familiale française. On s'en rend
compte, en voyant comment, au sein de toutes les classes, le
respect de la hiérarchie se conserve, et comment toutes trans-
mettent à leurs enfans les traditions ancestrales.La conséquence
dernière de la doctrine démocratique, — la suprématie arbi-
traire des classes inférieures, — si généreuse qu'elle soit dans
son origine, si agréable qu'elle soit aux convictions ardentes,
est une chose qui ne semble pas encore près d'être acclimatée
en France. Car les résultats pratiques d'une doctrine qui vou-
drait substituer un idéal ©galitaire au vieil idéal du mérite,
seraient utopiques ou barbares, ou les deux à la fois. Et il n'est
personne, connaissant la France contemporaine, qui puisse la
croire capable d'errer, au point de devenir le pays de l'utopie ou
de la barbarie. »
M. Barrett Wendeil va plus loin encore. Il regrette la poli-
tique sectaire et agressive que le régime républicain pratique
depuis tant d'années ; mais il croit et il espère que cette poli-
tique de parti n'est pas loin d'avoir fait son temps. « Dans l'état
actuel des choses, dit-il, on ne discerne pas la raison pour
laquelle une politique de plus cordiale confiance mutuelle, de
sympathie plus magnanime ne se montrerait pas compatible
avec l'habileté aussi bien qu'avec la générosité. La France, à
vrai dire, apparaît encore, à l'heure actuelle, comme le pays
dos antagonismes irréconciliables. Toutefois, il me semble quelle
LA FRANGE D'AUJOURD'HUI JUGEE PAR LES ÉTRANGERS. 149
est arrivée à V instant où V entente ne semble plus chimérique. »
Et comme s'il pressentait « l'union sacrée, » lui qui a rencontré
« d'admirables gentlemen » dans tous les partis, il écrit ces
paroles véritablement prophétiques : « Le dissentiment en
France est moins vital que les Français ne semblent le croire.
Il y a des symptômes qu'un moment va "peut-être venir, prochai-
nement, où les Français eux-mêmes se montreront plus justes à
l'égard les uns des autres qu'il ne leur a été possible de l'être
au cours si troublé du xixe siècle. »
Et veut-on savoir l'un des faits symptomatiques sur les-
quels s'appuie l'écrivain américain pour y fonder son rêve, ou
son espérance? On connaît l'admirable réponse du duc d'Au-
male à Bazaine, en plein conseil de guerre : « Il ne restait rien, »
disait ce dernier, pour justifier sa capitulation. — « Monsieur
le Maréchal, riposta le Prince, il restait la France. » Eh bien I à
tant de reprises, dans des milieux si différens, M. Barrett Wen-
dell a entendu citer et approuver ce mot, que cette unanimité
dans l'approbation lui a paru symbolique. Et ce n'est pas, je
crois, forcer sa pensée de dire qu'il a eu le pressentiment ou
l'intuition que ce qui referait l'unité française, ce serait le
patriotisme français.
« Oui, il restait la France, — s'écrie-t-il dans un très beau
mouvement, — et elle est encore là, et elle demeurera... Elle
est la France de la Chanson de Roland, la France de saint
Louis, la France de Jeanne d'Arc. Elle est la France de la
Renaissance, et la France de Henri IV. Elle est la France de
Richelieu et la France qui déploya sur la civilisation euro-
péenne son étendard impérial, pendant le grand siècle de
Louis XIV. Elle est la France de l'Ancien Régime aussi bien
que la France de la Révolution et que la France de l'Empire.
Elle est la France de cet ambitieux et déconcertant xixe siècle
que nous avons parcouru ensemble. Aucun de ses souvenirs, et
nul autre, parmi les milliers d'autres qu'ils évoquent, n'a créé, à
lui seul, la France d'aujourd'hui. Tous ont besoin de s'unir pour
faire la France héroïque, aucun n'étant isolé, mis à part ou né-
gligé. Sans toutes les gloires de son glorieux passé, la France se-
rait la plus pauvre et la moindre des nations. Toutes ensemble,
saignantes ou rayonnantes, ces gloires créent la France, cette
source intarissable de noblesse, que ceux qui sont admis à la con-
nailrr, et par là même à la chérir, sentent devoir exister à jamais. »
150
REVUE DES DEUX MONDES.
Je transcris cette page avec une émotion que partageront,
j'en suis sûr, tous ceux qui la liront. Elle me toucherait
moins, je l'avoue, si elle était d'aujourd'hui, si elle datait d'une
époque où nos ennemis mêmes rendent hommage à la virilité
de notre effort, et où les neutres impartiaux et informés ne
cessent de nous exprimer leur admiration et leur sympathie.
Oui, aujourd'hui, le monde entier le sent bien, la France ne
peut pas périr, et en héroïsme, en grandeur morale, elle ne le
cède à aucune autre nation. Mais il y a huit ans, à l'époque où
écrivait M. Barrett Wendell, il n'en était pas ainsi, et ses pres-
sentimens ont dû faire sourire plus d'un de ses compatriotes.
La France était alors très discutée au dehors, et ce n'est pas
seulement en Allemagne que l'on parlait couramment de sa
décadence. M. Barrett Wendell a été pour notre pays l'ami des
mauvais jours. Il nous a apporté son libre et désintéressé
témoignage. Dans la France telle qu'il la voyait, il a su discer-
ner, deviner la plus grande France d'aujourd'hui. Il a été l'un
des annonciateurs du « miracle français. » Notre union devant
l'ennemi, notre courage et notre endurance, ont dû le sur-
prendre moins que personne; nul ne sera moins étonné ni plus
heureux de notre victoire. Et les Allemands, alors, se repenti-
ront peut-être de ne pas l'avoir mieux lu.
M. Barrett Wendell écrivait encore, et ce sont les dernières
lignes de son livre :
« Aux Français eux-mêmes, la République apparaît moins
comme un régime national que comme un régime de parti.
J'aspire, ainsi que les meilleurs d entre eux, à ce temps où,
n'étant plus le gouvernement d'un parti, elle sera le gouverne-
ment national; et ce temps, je crois qu il viendra. Mais, même
alors, nous serons plus justes envers l'entière magnificence du
passé, si nous saluons la République comme la France, et non
pas la France comme la République. Ce n'est pas trop du terme
le plus grand pour embrasser l'âme totale de < ette nation. »
Nous avons, depuis vingt et un mois, assez bien suivi cet
excellent conseil d'un noble ami de la France. Puissions-nous,
la guerre une fois finie, être assez sages pour continuer à lui
donner raison!
Victor Giraud.
EMILE CLERMONT
Parmi tant de pertes qu'ont faites les lettres françaises,
depuis le début de cette guerre, la mort d'Emile Clermont est
une des plus douloureuses. Nos lecteurs n'ont pas oublié ce
roman de Laure, d'une psychologie si pénétrante, d'une si fine
sensibilité, d'une mélancolie si noble, un de ces livres chers
aux délicats et qui faisait songer au Dominique de Fromentin.
Celui qui, à trente-deux ans, écrivait de telles pages, promettait
de devenir un maître. Il est tombé, le 5 mars, à Suippes en
Champagne, en s'exposant pour ses hommes dans une de ces
héroïques folies de sacrifice familières à nos officiers. Sa fin
glorieuse n'ajoute pas seulement une page au livre d'or des
écrivains tués à l'ennemi. Depuis qu'il était aux armées, un
changement s'était fait dans ses idées, dans ses sentimens, qui
témoigne pour beaucoup de ses compagnons d'âge. Type
d'intellectuel, esprit subtil et qui se plaisait aux complications
de l'analyse, âme inquiète, cœur souffrant, il était aussi peu
que possible préparé aux besognes de la guerre. Comment il
les a acceptées, les plus dures et les plus périlleuses, quelle
influence avait eue sur lui la vie militaire, quelle transforma-
tion la guerre avait opérée en lui, c'est la magnifique leçon
qui se dégage de cette vie et de cette mort.
Emile Clermont appartenait à une de ces familles de bour-
geoisie provinciale en qui se perpétuent les meilleures traditions
de la race. Ses romans, faits, pour une bonne part, d'impres-
sions et de confidences personnelles, contiennent plus d'un
trait de biographie. Il est parlé, dans Laure, d'une famille où
un représentant de chaque génération laissait des mémoires
intimes, souvent dénués d'art et de cou'eur, mais riches en
132
REVUE DES DEUX MONDES.
indications sur les façons de vivre de jadis. Emile Clermont a
pu feuilleter, dans la bibliothèque de famille, ces mémoires
qui e'taient ceux des siens. Il a rêve' entre leurs pages. Il a eu
ainsi, de très bonne heure, la sensation de toutes ces existences
qui ont précédé la nôtre et que la nôtre continue. Il a éprouvé en
lui l'influence bienfaisante de ce long passé, de ce passé tuté-
laire. C'est un fait que l'éclosion d'une certaine fleur de noblesse
morale suppose une culture et veut la collaboration du temps.
Une mère très douce, très tendre, a pu lui léguer ce qu'il y
avait en lui de sensibilité presque féminine. Son père, ingé-
nieur, lisait Virgile à la chasse et faisait des vers latins. Ainsi
le futur écrivain trouvait partout, autour de lui et derrière lui,
dans l'atmosphère familiale comme dans les souvenirs de son
ascendance, le goût des choses de l'esprit et l'habitude de la
délicatesse morale.
Son enfance s'écoula, triste et maladive, dans la morne gri-
saille d'une ville industrielle. Des bâtimens enfumés, de laides
maisons, des rues sordides : pas une échappée de verdure, pas
dn monument. « Combien de fois, depuis, en voyant dans plu-
sieurs villes de province de bonnes cathédrales gothiques qui se
haussent au-dessus des toits voisins avec cet air ailé que leur
donnent leurs chimères et leurs gargouilles, combien de fois
j'ai regretté qu'une œuvre d'art pareille n'ait pas abri-té mes
premiers désirs! Elle m'eût donné une image nette de la
beauté : elle m'eût épargné peut-être la stérile mélancolie. »
Sur cette organisation débile, sur ces nerfs tendus les impres-
sions douloureuses s'inscrivaient profondément. Vers la
douzième année, l'enfant eut la révélation des réalités de la
mort. Ce fut pour lui une sorte de tragédie intérieure. Long-
temps il lui fut impossible d'en secouer l'émotion trop forte :
comment cheminer gaiement dans la vie quand on sait l'abîme
où elle aboutit? Ainsi, tout lui était une occasion de rentrer
davantage en lui-même, de se replier sur soi, de s'enfoncer
dans un travail précoce de réflexion et de méditation.
A l'Ecole normale, il s'était spécialisé dans les études histo-
riques. Mais il n'était fait ni pour l'enseignement de l'histoire,
ni pour l'enseignement. Il reconnut son erreur et désormais se
consacra tout entier à la littérature d'imagination. II voyagea,
surtout en Italie : son premier livre a été écrit dans une
retraite silencieuse et parfumée, à Monte Oliveto. Puis il se fixa
EMILE CLERMONTa
1S3
à la campagne. II en aimait le calme et la solitude, il découvrait
dans l'incessante mobilité des aspects de la nature de secrètes
affinités avec les mouvemens de son âme.
Un genre devait le tenter : le roman d'analyse. Il y excella
tout de suite. Ses deux livres : Amour promis et Laure, appar-
tiennent à celte forme traditionnelle de notre littérature que
les romantiques ont reprise aux classiques, et que nous avons
héritée d'eux. C'est le roman sans incidens venus de l'extérieur»
sans détails pittoresques et qui datent. L'auteur à.' Amour pro-
mis nous explique qu'il n'expose pas de situations neuves et
frappantes, mais une histoire monotone malgré sa fin tragique.
Et celui de Laure nous fait une déclaration toute pareille :
« Cette histoire est presque sans âge et sans date : elle pourrait
s'être accomplie il y a deux siècles, et c'est à peine s'il s'y trouve
un certain frémissement qui la fait d'aujourd'hui. » La trame
de tels récits n'est autre que l'étoffe même de nos sentimens.
Le mouvement ne vient que de la progression du travail inté-
rieur. Il s'accomplit, ce travail, lentement, sourdement, et à
notre insu, mais d'ailleurs sans interruption, sans trêve, et
soudain il se révèle, il nous apparaît à nous-mêmes. Un geste,
un mot, moins encore, l'air dont ce geste est fait, l'accent de la
voix qui prononce ce mot, prend une signification imprévue,
trahit le chemin parcouru. L'atmosphère même est imprégnée
de pensée, chargée d'une électricité morale : on y respire de
l'angoisse, de la gêne, ou de la cordialité et de la joie. « Même un
étranger qui eût, par hasard, entendu cette conversation lente et
coupée eût remarqué combien elle éveillait d'échos en chacun des
assistans, et combien, à cause de tout ce mouvement d'âmes,
elle se déroulait avec solennité. » Il va sans dire qu'un tel genre
de récits ne s'adresse qu'à une élite. Ceux qui n'ont aucune part
à cette vie intérieure n'en peuvent goûter la minutieuse des-
cription. Mais il ravit ceux pour qui les choses de l'âme sont
la grande affaire.
Une série de chefs-d'œuvre, au début du xixe siècle, a fixé
pour longtemps le caractère du roman d'analyse. Tandis que le
xvne siècle, qui est par excellence le siècle de la littérature
psychologique, s'appliquait à connaître les sentimens les plus
répandus et à les étudier dans leur plus grande généralité, le
xixe siècle a surtout été attentif aux cas singuliers, aux défor-
mations exceptionnelles. Le jeune homme qui nous fait sa
loi
REVUE DES DEUX MONDES.
confession dans Amour promis se plaint d'être né avec une
« sensibilité trop aiguë. » De là tous ses malheurs, et, ce qui
nous touche davantage, tout le malheur qu'il répand autour de
lui. Il est plein de désirs, et leur réalisation n'égale jamais ce
qu'il s'en était promis. Car c'est un trait de ces natures
malheureuses qu'elles sont organisées pour ne pas jouir des
biens les plus ardemment souhaités et pour souffrir doublement
de maux, même imaginaires. Incertaines, changeantes, à la
merci de chaque impression, et ne se reconnaissant plus d'un
jour à l'autre, ce qui leur manque c'est d'avoir une person-
nalité assez accusée. Et peut-être est-ce là ce qui les incline à
cette perpétuelle étude d'elles-mêmes. C'est faute de pouvoir
jamais se trouver qu'elles se cherchent sans cesse. Elles se
perdent dans leurs propres complications qui vont à l'infini.
Et l'analyse où elles se complaisent, loin d'être un remède au
mal, va encore l'aggravant. Le jeune homme inquiet dont
Emile Clermont nous conte la déplorable aventure est un fer-
vent de l'analyse. Il tente d'y convertir Hélène, la jeune fille
dont il fera sa victime. « Vous avez en vous, lui dit ce fâcheux
directeur de conscience, un grand nombre de sentimens qui
vous sont communs avec les personnes qui vous entourent et
même qui vous ont été inculqués par elles. » Mais vous en
avez d'autres aussi qui vous sont propres, que vous ne devez
qu'à vous-même. Attachez-vous à connaître et à développer ces
derniers : vous arriverez ainsi à une vie plus personnelle et
plus profonde. » Donc, le conseil qu'il lui donne, c'est de se
singulariser. Il l'engage dans les voies de l'individualisme.
Aussi, combien nous approuvons Hélène lorsque, se repentant
d'avoir été une trop fidèle disciple, elle constate l'effet de ces
dangereuses leçons : « Déjà je m'accordais mal avec les per.
* sonnes avec qui je dois vivre, et à moins que je ne me fisse à
nouveau pareille à elles, cette distance devait s'accroître de
jour en jour : je finirais par ne plus m'intéresser à rien de ce
qui les intéresse : cela leur serait pénible et à moi aussi. Pour
une jeune fille, c'est impossible. Je crois que si l'on se sent
différente des autres, le mieux est de s'appliquer à leur ressem-
bler. » La qualité de l'enseignement lui a ouvert les yeux sur
les mérites du professeur : « Il y a en vous quelque chose
d'incertain et de fuyant : on dirait que vous ne cherchez par-
tout que des occasions de faire vibrer vos pensées... Sans doute,
EMILE CLERMONT.
155
vous souhaiteriez aimer : vous avez l'air de vous livrer dans
vos paroles ; vous le voudriez peut-être, mais, au fond, vous
restez attentif et glacé... Je me demande si vous ne restez pas
en dehors de ce que vous éprouvez. » Le portrait n'est pas
flatté, mais il est criant de ressemblance. Hélène, pour en
avoir déjà souffert, a bien vu l'égoïsme foncier de ces natures
trop occupées d'elles-mêmes et qui y rapportent tout l'univers.
C'est aussi le jugement de l'auteur, et c'est pourquoi son récit,
commencé en idylle, se termine en roman de Stendhal.
Le roman de Lattre nous présente, transposé dans un type
déjeune fille, un caractère de même espèce, mais de qualité très
supérieure. Frêle et souffrante elle aussi, Laure est, par nature,
repliée sur elle-même, et concentrée en une sorte de timidité
silencieuse. Hâtons-nous de dire que chez elle la singularité
est synonyme de distinction : ce qui la fait différente des autres,
c'est une rare élévation morale. Elle veut mettre dans sa vie
quelque chose qui lui donne du prix, et que tout s'y passe non
pas seulement sur un autre plan, mais sur un plan supérieur.
Elle aspire à la perfection. Belle âme devant Dieu, mais mal
adaptée aux exigences du commerce humain. Elle est toute
en contradictions, oscillant d'un sentiment à l'autre sans pou-
voir se tenir à aucun. Gagnée à l'attrait mystique des choses
infinies, elle semble faite pour la vie religieuse, et pourtant
elle n'a pas la vocation. Elle aime un jeune homme dont elle
est aimée, et, pour lui avoir donné l'impression d'être trop dif-
férente de lui, elle le laisse se détacher d'elle et, comme le
Clitandre des Femmes savantes, reporter sa tendresse sur une
autre Henriette. Elle se sacrifie pour sa sœur; et plus tard,
constatant pour quel médiocre résultat elle s'est sacrifiée, elle
en éprouve de la déception, comme si le sacrifice devait tou-
jours avoir sa récompense! Elle entre au cloître, et y étant
entrée surtout pour chercher une diversion à son chagrin, elle
ne peut y rester. Elle s'essaie de nouveau à la vie laïque; et,
pour quelques jours qu'elle a passés dans le ménage de sa
sœur, elle risque de l'avoir à jamais brouillé. Nulle part elle
n'est à sa place et dans son cadre. Cruel effet de cette dispo-
sition inquiète qu'elle a apportée en naissant. Heureuses celles
qui ont accepté la vie avec simplicité!
Ces subtiles études morales s'encadrent dans de très fraîches
descriptions de nature. Le contraste n'est pas pour nous
456
REVUE DES DEUX MONDES,
surprendre. Depuis Rousseau, la me'ditation moderne s'accorde
avec un vif sentiment de la nature : le promeneur solitaire
regarde autour de lui et trouve dans les mille nuances de
l'atmosphère un accompagnement à sa rêverie. Emile Glermont
parle de la campagne en homme qui y a vécu, qui en a la
vision directe et l'intime sensation. Il en sait rendre surtout
les aspects de mélancolie, où flotte un voile de brume et comme
une âme de tristesse : « La nuit descend, la voix des pâtres
sonne plus haut dans la vallée, et la brise que le soir élève,
glissant sur la surface des étangs comme la frange d'une
écharpe invisible, les ride et les ternit. » Ailleurs, un des per-
sonnages croit entendre, dans une clameur qui déchire l'air
nocturne, le cri de sa propre souffrance : « En cet instant,
un long cri tragique et bizarre, comme il en monte quelquefois
des nuits d'hiver ou d'automne, déchira l'espace, probablement
la clameur d'agonie de quelque oiseau attaqué dans les marais
de la rivière. Elle en fut physiquement touchée, atteinte : elle
tendit l'oreille avec angoisse, l'âme tremblante et suspendue :
sans doute, si elle-même s'était plainte, elle se serait plainte
ainsi. » Cette harmonie du paysage avec l'état de notre âme est
un des thèmes habituels de la poésie lyrique. Les romans per-
sonnels d'Emile Glermont sont aussi bien des romans lyriques.
Plus qu'à tout autre modèle, c'est à René qu'ils se rattachent.
Certains tours de phrase, voisins de la poésie, en procèdent
directement. « Pressentimens, doutes, que ne vous ai-je
écoutés? Au murmure berceur des sapins, près de ce ruisseau
qui jasait sur les pierres, que ne me suis-je arrêté davantage à
ces révélations d'un prochain avenir? » Et lorsque le jeune
homme d'Amour promis, pour retrouver certains momens de
vie ardente, offre par avance tous les sanglots de son cœur et
« écarte avec dédain les heures inertes et les jours indifférens, »
ne croit-on pas entendre encore une fois retentir l'appel aux
orages désirés?
Dans quelle mesure les romans psychologiques d'Emile
Clermont étaient-ils des confessions, c'est une question toujours
délicate, question de mesure et de nuances. L'auteur ne se
confondait pas avec eux, cela va sans dire, mais il était avec
eux en sympathie. Il s'intéressait à leurs complications et à leurs
inquiétudes, parce qu'il en portait en lui le germe. Or voici ce
qui est capital. Depuis ce jour d'août 1914 où l'écrivain devenu
EMILE CLERMONT.
15T
soldat a rejoint son régiment, à mesure qu'il s'initie davantage
à son devoir militaire, une transformation s'opère en lui, dont,
en psychologue toujours à l'affût, il note sur lui-même les
progrès. Une main pieuse a copié pour moi, à travers les lettres
et sur le carnet de route d'Emile Clermont, quelques passages
significatifs qui mettent en plein jour cette évolution. C'est
d'abord la vie au dépôt, avec ses obscures besognes auxquelles
se prête, par obligation mais sans goût, le dilettante de la veille :
« Du dépôt, 16 août 1914. Je suis assez fatigué des exercices et
travaux que j'ai dû faire et pour lesquels je n'ai ni goût ni
entraînement : par exemple, faire nettoyer et aménager des
chambres, commander des corvées pour le balayage et la soupe,
faire habiller des hommes... J'espère en tout cas m'aguerrir
peu à peu. » Il fait mieux que de s'aguerrir. Arrivé sur la ligne
de feu, il se réjouit d'être au danger. Certes, sa nature impres-
sionnable frissonne à l'évocation du champ de bataille et de
ses horreurs; mais sa volonté est la plus forte. « 10 sept. Nous
avons changé de pays : cela sent davantage la guerre ici... On
va entrer dans la fournaise. Tant mieux, si cela pouvait amener
une conclusion et l'espérance de la fin. En général, je ne crois
pas qu'on craigne la bataille, je veux dire la vraiment grande
bataille qui pourrait amener des conséquences; et pourtant,
quelle horreur, quelles visions d'épouvante! Cela dépasse ce
qu'on lit. » Et peu à peu la transformation s'accomplit. Main-
tenant lorsqu'il regarde en lui, le littérateur n'y retrouve
plus le trouble de jadis, les incertitudes et les agitations
coutumières : il s'est simplifié, apaisé.
Et voici ce qu'on lit, ici et là, sur son carnet : « Je
passe des jours bien plus calmes, tranquilles moralement,
paisibles... Le grand calme des nerfs. Apaisement. Au lieu de
l'irritation, gêne, malaise, ne savoir que faire, que devenir,
être blessé partout, être à bout de temps, et débordé par l'art...
J'ai fait réellement de grands progrès dans l'indulgence, l'indif-
férence, la bienveillance... Cet apaisement, je l'attribue au fait
d'avoir été le spectateur des choses les plus tragiques : don,
offrande sublime de la tragédie. » Tout le monde a fait cette
remarque qu'un abîme semble nous séparer de ce qui a pré-
cédé la guerre, comme si chaque mois écoulé de cet immense
bouleversement eût eu pour notre vie morale la durée d'un
siècle. Emile Glermont aperçoit maintenant ce qui manquait
lo8
REVUE DES DEUX MONDES.
aux livres écrits avant la guerre, et d'abord aux siens qu'il se
prend à juger avec une sévérité d'ailleurs excessive. « Amour
promis. Il s'y trouve quelque chose de chétif... Les livres
d'avant la guerre, ou n'ayant pas subi l'influence de la guerre :
il y manquera une marque; il y manquera le sens de ce qui
est vraiment important, de ce qui est le vrai tragique, de ce
qui est grave, essentiel. » Combien devront être différens les
livres de demain, ceux dont l'écrivain rêve dans son abri de
tranchée! Déjà, pour le jour où il aura repris la plume au lieu
de l'épée, il esquisse des sujets de romans. « Sujet, pour
après la guerre. Ceci comme un beau thème symbolique : une
famille avec un grand souvenir d'héroïsme derrière elle : les
héros sont morts, le souvenir plane. Comment s'accommoder
de la vie banale? Donner le ton de ce que sera la France après
la guerre... » Dans ces romans qu'il se proposait d'écrire,
Emile Clermont aurait sans doute apporté les mêmes qualités
de pénétrante analyse qui avaient toujours été les siennes ;
mais il les aurait appliquées à d'autres sentimens, plus mâles,
plus vigoureux, plus féconds. Que ne pouvait-on attendre de
ce jeune talent, mûri par l'épreuve, élargi par l'action grandiose?
Hélas! que d'espoirs brisés ! Mais c'est l'amère beauté des heures
que nous vivons, qu'il faille se dégager des douleurs indivi-
duelles pour ne songer qu'à l'œuvre commune. Ces livres dont
l'héroïque officier portait en lui l'ébauche, d'autres, plus heu-
reux que lui, les écriront. L'honneur lui restera d'avoir pres-
senti, annoncé cette littérature de demain dont tous nos
chers, tous nos bien-aimés combattans sont, à quelque titre que
ce soit, les artisans, et qui donnera le « ton de la France après
la guerre. »
René Doumig.
POÉSIES
LE DESERT
LA TENTATION
Si tu dors une nuit parmi l'herbe et la menthe
Des jardins musulmans au profond Sahara,
Tu t'abandonneras comme aux bras d'une amante,
Et sous le ciel du Nord nul ne te reverra.
Si durant un seul jour dans le désert tu rôdes,
Si tu bois le poison qui flotte dans le vent,
Tu seras le captif heureux des terres chaudes ;
L'Islam t'enchantera de son rite fervent.
Si le long des chemins aux murs de flammes blondes
Tu poursuis la chanson des femmes au soleil,
Tu te croiras l'élu des voluptés profondes
Et le rêve absolu grisera ton sommeil,
Et les réalités griseront ta journée,
Et tu ne sauras plus lequel vaudra le mieux
Du songe ou du réel; toute ta destinée
Tiendra dans la lumière inflexible des cieux.
160
REVUE DES DEUX MONDES.
Et lu ne sauras plus qu'il est un autre monde
Où l'on meurt d'espérer et de se souvenir,
Où le labeur armé d'âpres souhaits abonde,
Où l'on attend toujours ce qui ne peut venir.
Tu ne sauras plus rien que la voix immuable
De l'espace doré sans ombre ni détours,
Et, pris dans le réseau des palmiers et du sabla,
Tu croiras posséder l'éternité des jours.
LE PROJET
Evoquez, dans un soir de luxe et d'incendie,
La splendeur du pays où brûle l'Orient,
Et devant quelque pâtre impassible, priant,
Songez à la ferveur de notre âme infinie.
Je voudrais, je voudrais avec vous quelque jour,
Aller dans la beauté de mes champs d'asphodèles,
Dans le roucoulement ému des flûtes grêles,
Nostalgiques, pleurant de chagrins et d'amour.
Nous interrogerions ces femmes aux yeux larges
Et sauvages, qui font, d'un geste antique et lent,
En inclinant leur corps robuste et nonchalant,
Tandis que leurs bijoux luisent comme des targes,
Glisser au fond du puits leurs amphores de grès.
Nous verrions le croissant d'une lune islamique
Se poser dans le bleu du soir mélancolique,
Tel un pâle joyau sur le front des cyprès.
Et nous endormirions notre désir de vivre
Au rythme bourdonnant des rudes tympanons,
Tandis que fumeraient sur les rouges charbons
Les grains d'encens jetés aux braseros de cuivre.
POESIES. 4 61
DÉCISION
J'irai parmi ces fronts graves, ceints de turbans,
Beaux comme des profils d'anciennes médailles.
Le filet de l'Islam me prendra dans ses mailles,
Mes désirs renégats deviendront musulmans.
J'effeuillerai les fleurs de la menthe sauvage
Dans le sang du palmier qui grise comme un vin.T
Je vivrai, sans souci du temps ni regret vain,
Au fabuleux soleil qui mordra mon visage.
Tel le caravanier dont le troupeau passif
Viole le secret de l'immensité rousse,
Je saurai les récits des champs et de la brousse
Et le songe infini des vieux fumeurs de kif.
Le clair-obscur qui règne au fond des sanctuaires,
Palpitant d'étendards le long d'un mur bleuté,
Apaisera le feu de mes yeux pleins d'été.
Ma ferveur aimera des gestes millénaires.
Je dormirai mes nuits, je rêverai mes jours
Dans un manteau de laine au large pan biblique.]
Et mon cœur saturé de poésie antique
Chantera la splendeur de ses graves amours.
Je serai comme un dieu dans l'aurore première.
Ainsi, lorsque viendra le soir de mon repos,
Dans la paix lentement se dissoudront mes os
Sous la poussière chaude et la blonde lumière.
LE CHEMIN
Des sandales d'alfa jalonnent les sentiers
Où passèrent tantôt les souples muletiers.
Au mont des romarins, les abeilles sans nombre
Activent leur labeur, car voici venir l'ombre
TOME XXXIII. — 1916. a
162 REVUE DES DEUX MONDES..
Qui s'élargit ainsi qu'une aile d'aigle noir.
La source entre les rocs chante, chante ce soir
Gomme une courtisane impatiente et folle.
Entre les vieux noyers, telle une écharpe molle,
L'eau sinue et s'enroule, et glisse, et disparaît.
Au détour des chemins la Ruse est en arrêt,
Prête à suivre le jeu des femmes infidèles.
Tout se confond, murmure, et soupir, et bruit d'ailes.
Le destin quelquefois peut trahir les amans;
Quelquefois un poignard brille aux vergers charmans;
Du sang coule et se mêle à l'eau tendre, bavarde,
Où l'arbre recueilli se rellète et regarde
L'image du péché des hommes dans la nuit.
Un parfum passe, une ombre amoureuse le suit...
Et les vergers peuplés d'invisibles présences
Accueillent les baisers, les morts et les silences.
MARCHAND NOMADE
Voici du blé, des œufs, des herbes et des dattes.
Et voici dans les flancs de ces profondes jattes,
Là, du lait de chamelle et du vin de palmier,
Ici, l'huile des fruits cueillis a l'olivier.
Dans ces coufies d'alfa j'ai des grains de genièvre
Et des paquets du thym dont est gourmand le lièvre.
Ces colliers sont de musc. Ces cornes de bélier
Furent le seul paiement qu'un maudit chameliei
Put me donner pour prix d'une corde de laine.
Fils, veux-tu de l'encens pour parfumer l'haleine?
Négresse, qu'un démon paralyse ta main,
Si tu ne peux choisir le poivre ou le cumin 1
POESIES.
Voici de la résine et voici des épices,
Et voilà, pour parer tes vertus ou tes vices,
Des feuilles de « henna » que l'on cueillit au loin.
Prêtre, ne vole pas ces pierres de benjoin,
Car, dans tous les lieux saints où ta prière abonde,
Ton offrande n'aurait qu'une fumée immonde !
LA VILLE
Voici la ville au fond de la vallée heureuse.
Elle sourit avec un charme d'amoureuse.
Nous voulons nous asseoir au seuil de ses maisons,
Nous contenter un jour de ses brefs horizons.
Nous suivrons le chemin de son ombre qui bouge
Quand le soleil lui donne un casque en cuivre rougefl
Nous voulons voir sa vie étrange autour de nous,
Ses gestes de Barbare aux yeux larges et doux.
Parfois, elle ressemble à quelque fille hellène
Qui, les doigts au fuseau, rêve en filant la laine.
Ses femmes vont aux puits par des sentiers nombreux.
Leur bavardage court dans les jardins ombreux
Où l'on voit s'entr'ouvrir et rire la grenade
Parmi les fruits d'automne aux tons d'or et de jade.,
Ces fruits ont la saveur du premier paradis.
Gonflés de sève chaude, ils tombent alourdis
Sur les herbes où rôde un parfum d'aromates
Et dans les creux bassins aux eaux calmes et mates.
Une vigne profuse étreint un figuier blanc.
La feuille rousse vole et retombe en tremblant.
163
164 REVUE DES DEUX MONDES.;
Dans le beau cliquetis de leurs bijoux berbères,
Les femmes vont. Ainsi les bibliques bergères
Allaient jadis, guettant les bruns Eliézers
Aux yeux naïfs brûlés par le ciel des déserts.
Qui chantera tous vos rendez-vous, ô fontaines,
De la montagne haute aux oasis lointaines?
Qui chantera sur le « djaouk », voix des roseaux,
La chanson de l'amour et la chanson des eaux?
Et le caravanier, dénouant ses sandales
Pour gravement prier sur la fraîcheur des dalles,
Ecoutera tinter dans son rythme changeant
Le bracelet barbare et le « khelkhal » d'argent.
LE BONHEUR
De richesse, ô Censeur, je ne suis pas avide.
Autant que mon grenier, mon escarcelle est vide.
Je n'ai pas de sendouq incrusté de corail
Et je n'ai pas d'eunuque et n'ai pas de sérail.
Je n'ai pas un esclave ou pervers ou candide.
Je ne possède pas une maison splendide
En marbre précieux qu'au loin on fut chercher;
Ni minaret hautain ni coupole : un rocher
L'abrite vers le Nord des brises refroidies.
Dans le désert où plane en lentes mélodies
Le rythme des troupeaux de nomades errans,
Je l'ai plantée un jour, et les rayons mourans
Du soleil qui, le soir, descend au lit des sables,
La couvrent un instant des ors insaisissables.
Je repose mon corps sur les tapis épais
Chers à mes longs sommeils pleins de rêve et de paix.i
POESIES.
165
La sérénité veille et me garde, constante,
Car, ma seule demeure à moi, c'est une tente
Faite du rude poil des dromadaires bruns. .
Alentour, point de murs farouches, importuns,
De grilles, de vitraux qui sont une barrière;
Elle est ouverte aux vents, à la vive lumière,
Et l'odeur des lointains, le goût du sable amer,
S'y confondent avec l'ardent parfum de chair
Que l'amour immortel aux beaux gestes sans nombre
. Eternise parmi la douceur de son ombre.
J'ignore quels soucis hantent les autres lieux;
Mon royaume au soleil est tranquille et joyeux.
Tout près de mon cheval, mon « buveur d'air » superbe,
Mes chèvres, mes brebis sans gardien broutent l'herbe
Que l'automne fait naître et qu'Avril fait fleurir
Sur le steppe enchanté dont le sein peut nourrir
Tout un miracle mauve et rose de calices
Où les abeilles vont, en bourdonnans délices,
Goûter de leur labeur le plaisir délicat.
Au matin, quand l'aurore avec tout son éclat
Devance la journée où toute ardeur se fane,
Sur mon large horizon passe une caravane
Qu'accompagnent des chants au guttural refrain.;
Je vais à sa rencontre. Afin d'avoir du grain,
Je donne un chevreau noir, une brebis bêlante.
Puis, la troupe reprend sa marche nonchalante,
Le chant interrompu s'élève plus altier
Et le sable sournois nivelle le sentier.
La puissance d'aimer est partout souveraine:
Je n'ai pas de palais, mais ma tente a sa reine,
Une Amourïa (1) souple et câline aux grands yeux
Pleins de trouble douceur ou d'orgueil radieux.
(1) Originaire des pays du Djebel Amour.
166 REVUE DES DEUX MONDES.;
Une étoffe de soie à peine retenue
La drape et le soleil sur son épaule nue
Mit un reflet, vermeil comme ses cheveux roux.
Elle sait ma faiblesse et connaît mon courroux.
Quand elle est la plus forte, elle m'appelle « Maître. »
Et ce n'est qu'un baiser qui pouvait la soumettre.
Elle est un vase humain porteur de volupté.
Elle est une moisson splendide de l'été.
Elle est un don sacré de l'Eden à la Terre
Et celle devant qui les mots doivent se taire,
La précieuse et chère au solitaire amant,
La hourïa tombée un soir du firmament!
0 Sultane parmi les royales maîtresses,
Des fleurs du paradis embaumèrent tes tresses 1
Sous le ciel embrasé du jour et de la nuit,
Libres, dans le désert lumineux où le bruit
D'une aile, d'un soupir longtemps émeut l'espace,
Nous nous aimons.
Ainsi je veux que l'heure passe 1
Par le Prophète saint, par Allah tout-puissant,
Par le djeun dont le vol effleure, frémissant,
Jaloux, je veux garder mon ivresse profonde,
Ma ficre liberté sous la lumière blonde,
Ma tente, mon amour, mon cheval généreux
Jusqu'au soir de mes jours, puisque je suis heureux!
LES PALMIERS
Je scanderai pour vous, palmiers où s'éternise
La vivante légende aux jardins musulmans,
Je scanderai pour vous, dans le midi sans brise,
La salutation pieuse des imans.
Gloire à vous! Gloire à vous, ô colonnes du temple
Dont le ciel est la voûte et le sable le sol !
Gloire! Mon beau désir avide vous contemple
Et c'est près de vous seuls qu'il a plié son vol.
POESIES.
Pour rythmer votre souple et tranquille mouvance,
De poèmes d'Afrique au chant rude et serein,
J'ai retrouvé l'exacte et chère souvenance
Et j'ai redit pour vous leur barbare refrain.
Je vous ai caressés d'un regard d'amoureuse;
Votre ombre restera légère à mon repos
Dont le rêve élargit son aile vigoureuse
Sur votre houle grise et large sans échos.
0 palmiers, fiers palmiers, rois de la solitude,
Raison d'être d'un peuple archaïque et naïf,
Je n'ai plus rien voulu que votre multitude,
Grave, onduleuse et noble en le désert pensif!
Et je demeurerai parmi les terres blondes,
Près des puits jaillissans au murmure béni,
Ayant tout oublié des hommes et des mondes
Et comprenant enfin tout mon cœur infini.
L'EAU JAILLISSANTE
Gloire à toi, le salut au jour de l'épouvante 1
Gloire à toi, sang jailli de la terre mouvante!
Chanson du jour qui brûle et cantique des nuits,
Salive de la bouche adorable des puits,
Sultane de fraîcheur, gerbe mélodieuse,
Gloire à toi qui nous es miséricordieuse 1
Ame fluide et pure au goût essentiel
Que la terre embrasée offre à l'ardeur du ciel,
Ta bonté se livrait aux lèvres du Prophète ;
Celles du conquérant, au jour de la défaite,
Burent l'oubli parmi ton flot consolateur.
Ta vérité se donne au nomade pasteur
167
468 REVUE DES DEUX MONDES.)
Dont le troupeau s'attarde à ta douceur féconde,
Eau, ruissellement clair, limpide esprit du monde 1
Baise le pied robuste et profond des palmiers.
Suis le roucoulement éperdu des ramiers;
Mets tes perles au bout de leurs ailes mouillées.!
Pieuse, purifie, au soir, les mains souillées
De ceux qui vont prier pour les péchés d'un jour
Et rafraîchis le front des malades d'amour.
Charge de ton trésor les longues caravanes.
Effleure les seins durs des vierges musulmanes.
Lave les doigts rougis de sang ou de henna.
Sauve le blond pays que l'ombre abandonna.
0 porteuse de vie et berceuse de songe,
Console du mirage et du mauvais mensonge
Les errans du désert et les cœurs altérés.
Rassemble autour des puits les passans égarés.
Quand sur ces puits viendra souffler le vent de sable,
Allah te garde, ô toi, divine et périssable!
Allah te garde, ô toi, source de volupté,
De la soif épuisante et folle de l'été I
Prunelle dont l'éclat abolit la souffrance.
Miroir où le désert mire son espérance,
Mère de l'oasis, amante des jardins,
Gloire à toi, Jaillissante I Et puissent les destins
Te laisser à travers le beau rythme des choses
Suivre ta fraîche voie, ô Nourrice des roses I
POESIES.;
A LA TERRE
169
Nous avons pris ton sein comme un sein de nourrice,
0 Terre de soleil, maternelle et tutrice.
Et le Désert a mis sur nos lèvres d'enfans
Les rythmes éternels et les mots triomphans.
Terre, divinité généreuse et superbe,
Nous aimons tout de toi, depuis l'odeur de l'herbe
Jusqu'au parfum sacré du sable plein de morts.
0 Terre sans chemins, sans foules, sans remords,
Terre sans abondance et sans labeurs arides,
Si quelque vent du Nord à ton front met des rides
Et secoue en passant tes beaux cheveux dorés,
Rutilant des débris de trésors ignorés,
Le vent du Sud se lève et d'un coup d'aile efface
Le pli que l'étranger fit naître sur ta face.
Pour disperser ton âme au sein des Saharas,
Inspire la chanson de ceux que tu verras
Ivres de la douceur des longues mélopées
Et du récit sans fin des vieilles épopées.
Terre des bleus tombeaux embaumés de benjoin,
Accueille les Errans venus vers toi de loin.
Toi qui te nourriras de notre chair et d'ombre
Pour refaire la vie en des êtres sans nombre,
Terre des oasis, Terre des lents troupeaux,
Sois la plus précieuse aux suprêmes repos.
170 . REVUE DES DEUX MONDES.
CERTITUDE
Vers les autres pays, je ne reviendrai pas;
Le sable a fait l'oubli sur l'ombre de mes pas.
Dans les profonds jardins, près des eaux de caresse,
J'ai su la volupté de l'entière paresse.
J'ai goûté les fruits roux plus beaux qu'un sultani,
Sous l'arbre du désert par le soleil béni.
L'odeur du Sahara m'enivre de sa gloire ;
Mon passé reste comme un songe en ma mémoire.
Puisque le vent du Sud passa dans mes cheveux,
Mon âme ne sait plus les regrets ni les vœux.
Une sérénité hautaine m'environne.
Mon esprit est paisible et la vie est si bonne I
Dans le silence bleu des langoureuses nuits,
Quand rôde le parfum des femmes près des puits,
J'ai mordu longuement les grenades ouvertes
Et possédé l'amour dans les ténèbres vertes.
Vers les autres pays je ne reviendrai pas;
C'est parmi du soleil que finiront mes pas,
Car les hommes drapés aux plis blancs de la laine
M'ont appris le secret de la sagesse humaine.
Magali-Boisnard.
LA BATAILLE DE VERDUN
Depuis le 21 février est engagée devant Verdun une bataille
sans égale. Il est trop tôt sans doute pour en écrire l'histoire.
Cependant les actions accumulées pendant deux mois de lutte
dans un étroit espace sont déjà si nombreuses qu'il faut les
trier pour les comprendre, les grouper pour en exposer la
suite, les définir pour en dégager le sens.
I
La situation générale à la fin de 1915 était la suivante. Dès
le début de la guerre, on savait, et les Allemands avaient
reconnu, non sans orgueil, que la force totale des Alliés était
très supérieure à celle des Empires du Centre. En revanche,
ceux-ci disposaient de deux avantages : plus de cohésion
géographique et une meilleure préparation. Ils avaient deux
moyens de remporter la victoire. L'un était de dissocier leurs
adversaires. C'est ainsi que Frédéric II, dans des circonstances
assez analogues, s'était tiré d'affaire pendant la guerre de
Sept Ans. Mais, cette fois, tous les efforts des Allemands ont été
vains; bien mieux, l'union des Alliés est devenue de plus en
plus étroite, et leur collaboration de plus en plus efficace.
L'autre moyen de vaincre était pour les Allemands de profiter
d'une organisation excellente pour battre leurs adversaires
avant qu'ils ne fussent tous prêts, et d'abord les Français; de
refaire en un mot le combat des Horaces. Cette méthode a éga-
lement échoué. Les Français, d'abord rejetés sur la Marne, ont
refoulé les Allemands jusque sur l'Aisne et élevé de la mer aux
Vosges un mur qui n'a pu être rompu. Les Russes, rejetés sur
une ligne qui va de la Dvina au Dniester, ont reculé sans se
472 REVUE DES DEUX MONDES.
rompre et arrêté l'ennemi épuisé. Après dix-huit mois de guerre
et de grandes pertes des deux côtés, il devenait évident qu'au
printemps de 1916 les Alliés feraient seulement le plein de
leurs forces, tandis que les Allemands auraient déjà commencé
à s'user irrémédiablement.
Les classes en Allemagne ont été rappelées dans l'ordre
suivant : au début de la guerre, d'août à novembre 1914, les
hommes de complément de toutes catégories ayant déjà fait leur
service actif; d'août 1914 à février 1915, la totalité de Y Ersatz
réserve (hommes dispensés du service actif) ; d'août 1914 à
avril 1915, le Landsturm non instruit de vingt-et-un à trente-
cinq ans. Quant aux jeunes classes, celle de 1914 a été appelée
en novembre-décembre 1914; la classe 1915, en mai-juin 1915;
la classe 1916, en août et septembre ; la classe 1917, en
décembre 1915 et janvier 1916. Enfin, en juillet 1915, on a
incorporé le Landsturm non instruit de trente-cinq à quarante-
cinq ans; en octobre-novembre 1915, on a récupéré les hommes
précédemment réformés. Autrement dit, à la fin de 1915, les
Allemands avaient levé la totalité des hommes pouvant être
fournis par les ressources normales. Ainsi leurs possibilités de
recrutement étaient épuisées dès 1915, tandis que celles des
Alliés n'avaient pour ainsi dire pas de limite. La force des
choses, si on lui laissait le temps de produire ses effets,
condamnait fatalement les Allemands à la défaite.
Ils le savaient, et pensaient conduire la guerre en consé-
quence. Ils avaient souvent proclamé, dans le cours de 1915, que
cette guerre serait la victoire de l'esprit sur le nombre. Il fal-
lait donc demander des ressources à l'esprit. Ils avaient réussi
à engager dans leur cause la Turquie. Ils réussirent également,
en octobre 1915, à y engager la Bulgarie. Ils furent ainsi en
état, avec relativement peu de frais, de créer en Orient une
diversion. Non seulement, en conquérant la Serbie, ils réus-
sirent à amener à Salonique une puissante armée franco-
anglaise, qui a été ainsi tenue loin du théâtre principal des
opérations, mais, en s'ouvrant à grand bruit le chemin de
Constantinople, ils inquiétaient l'Angleterre par la menace
d'une expédition sur l'Egypte.
Ont-ils cru eux-mêmes à cette expédition ? Ont-ils pensé
que cette menace détournerait l'Angleterre d'une participation
plus effective à la guerre sur le front français ? Ont-ils voulu
LA BATAILLE DE VERDUN. 173
simplement retenir, ne fût-ce que provisoirement, de gros
effectifs alliés dans la Méditerranée orientale? Ce qui est cer-
tain, c'est qu'au début de 1916 ils n'avaient plus sur le front
serbe que trois divisions au plus, et plus probablement deux.
D'autre part, ils avaient cédé aux Autrichiens, d'une manière
générale, tout le front au Sud du Pripet, et laissé au Nord de
ce fleuve, depuis le golfe de Riga jusqu'à Pinsk, une cinquan-
taine de divisions seulement. Et ils allaient chercher la décision
par une victoire sur le front français.
Ils s'efforcent maintenant de présenter l'opération qu'ils
allaient tenter en France comme purement défensive. Il s'agis-
sait, disent-ils, de désorganiser les préparatifs d'une offensive
générale des Alliés au printemps. Il est trop évident qu'en
s'attribuant un dessein relativement si modeste, ils pourront
toujours prétendre y avoir provisoirement réussi. Pour le
démontrer, ils forgent tout un roman. Un correspondant ano-
nyme du Berliner Tageblatt a prétendu, le 15 avril, que les
Français avaient prémédité une offensive contre Metz pour cette
date. Les Allemands auraient connu ce dessein dès le mois de
janvier, et la bataille de Verdun y aurait mis fin. Cette inven-
tion a naturellement pour but de rassurer l'opinion allemande
en montrant que la bataille n'a pas été sans effet.
Les Allemands jouent sur les mots. Ils font bien en effet de
la défensive stratégique, mais par le moyen d'une offensive
tactique. Quel qu'ait été le but lointain de la bataille, celle-ci
a été menée comme une bataille offensive de première gran-
deur, avec le dessein immédiat d'annihiler l'adversaire.
II
Pourquoi cette bataille a-t-elle été livrée dans la zone
d'opérations de Verdun?
Les raisons de ce choix ne peuvent naturellement être
définies que par conjecture. Il en est toutefois un certain nombre
qui sont assez apparentes.
Représentez-vous, face à l'Est, la position centrale préparée
par les Français sur la Meuse, après la guerre de 1870. C'est
une sorte de digue, qui se termine par deux musoirs : Verdun
au Nord, Tout au Sud. En avant, plus près de l'ennemi, Nancy.
Cette digue laisse ouverts deux chenaux, l'un au Sud entre
174
REVUE DES DEUX MONDES.
Toul et Épinal, l'autre au Nord entre Verdun et l'Ardenne.
Arrive la guerre de 1914. Le chenal Sud reste interdit à
l'ennemi. La digue elle-même tient bon. L'ennemi ne peut
même pas s'emparer de la position avance'e de Nancy. En
revanche, l'invasion passe par le chenal Nord. Mais elle doit
pour cela contourner Verdun, qui reste en nos mains. C'est à
Verdun que les armées qui livrent la bataille de la Marne
appuient leur aile droite, comme elles appuient leur aile gauche
au camp retranché de Paris.
Ainsi Verdun, en septembre 1914, forme un bastion d'angle
avançant dans les lignes ennemies entre le groupe formé par
notre deuxième et notre première armée à l'Est, et le groupe
formé par les troisième, quatrième, cinquième, neuvième,
sixième armées et l'armée anglaise, à l'Ouest. Cependant, la
bataille de la Marne est gagnée. Les Allemands cherchent une
revanche immédiate. Ils la trouveront sur notre flanc droit.
Cette digue Verdun-Toul, qu'ils ont d'abord contournée, ils
vont l'enlever par surprise. Ils escaladent hardiment les Hauts-
de-Meuse, à mi-chemin des deux places. Ils n'y trouvent que
quelques élémens du 8e corps, qui se replient. Sur leurs talons,
les Allemands atteignent la Meuse, en plein centre de la digue,
à Saint-Mihiel. Ils ne peuvent aller plus loin. Mais, là comme
ailleurs, ils s'incrustent. Ils forment entre les Eparges, Saint-
Mihiel et Apremont un coin, longtemps tenu par les Bavarois.
Voilà donc Verdun entouré sur la plus grande partie de sa
circonférence. Dans l'hiver de 1914 et au printemps de 1915,
les Français, il est vrai, se donnent de l'air. En octobre 1914,
ils élargissent sensiblement leurs positions du côté du Nord; en
avril 1915, ils avancent vers l'Est jusque près d'Etain. Au Sud-
Est, ils enlèvent la position des Eparges. Néanmoins, Verdun
figure toujours un bastion d'angle, un saillant exposé et assiégé.
C'est donc, comme tous les saillans, une zone désignée pour un
grand effort de l'adversaire.
Il faut, de plus, tenir compte d'une autre considération. Une
position centrale comme la ligne Verdun-Toul est à deux fins.
Dans le cas d'une guerre défensive, elle sert d'appui à l'armée
de campagne. Dans le cas d'une guerre offensive, elle lui sert
de base. En saisissant Verdun, les Allemands ruineraient une
de nos possibilités d'offensive. Ils ont naturellement fait valoir
cette idée devant l'opinion allemande; c'était leur jeu. Ils ont,
LA BATAILLE DE VERDUN.
115
pour soutenir le courage de leurs compatriotes par l'espérance,
montré Verdun porte de la France, et pour le soutenir par la
crainte, montré Verdun porte de l'Allemagne.
Au surplus, l'importance de la région est si peu douteuse
que les Allemands n'ont pas cessé d'y entretenir des forces
considérables. Examinez leur ordre de bataille dans le cours
de septembre 1915, avant la bataille de Champagne, vous trouvez
deux armées particulièrement fortes, la VIe sur le front
d'Artois, et la Ve sur le front de Verdun, son aile droite dans
l'Argonne. Elle comprend des effectifs équivalens à six corps
d'armée. Elle est composée en grande partie de troupes
d'élite, et commandée par le Kronprinz. Il est bien évident que
cette force considérable est là dans un dessein défini.
III
Quelles étaient les conditions tactiques dans cette zone?
De Paris à la Moselle, le terrain présente une succession
régulière. Imaginez une pile de livres, qui a chaviré vers la
gauche, chacun glissant sur l'autre; ils se recouvrent encore,
et en même temps ils se débordent : ils ne sont plus élevés
en hauteur, mais étalés en largeur. Voilà exactement la
topographie entre Paris et Metz. D'abord un plateau un peu
relevé vers l'Est, l'Ile-de-France; sa tranche, vers Montmi-
rail et Sézanne, tombe sur un plateau inférieur, également
relevé vers l'Est, la Champagne ; la tranche de la Champagne
tombe à son tour vers Massiges sur un troisième plateau,
où coule l'Aisne. Ce plateau, relevé vers l'Est comme les deux
premiers, forme l'Argonne. L'Argonne tombe à son tour à
pic vers Varennes, et sous elle surgit un quatrième plateau ;
mais comme il est formé de sables et de marnes, il a un
dessin moins franc. On le voit cependant à son tour s'écrouler
face à l'Est, après avoir formé les bois de Malancourt. Un
cinquième plateau apparaît sous ces bois, pour se terminer
lui aussi par un abrupt, les collines 304 et 310, au Nord et
au Sud d'Esnes. Un sixième plateau naît sous celui-là. Il est
formé de larges dalles de calcaire dur. Solide et massif, il
couvre une large étendue. La Meuse s'y est creusé un couloir
Nord-Sud, sans rompre son unité. La limite du plateau est à
une dizaine de kilomètres dans l'Est. Là, il s'arrête, et sa
176 REVUE DES DEUX MONDES.
tranche dominant à pic les plaines de la Woëvre s'appelle les
Hauts-de-Meuse.
C'est ce plateau de calcaire dur qui constitue la région de
Verdun. Re'duit à sa forme géométrique, c'est un plan incliné
vers l'Ouest. Là, il n'a pas plus de 250 mètres ; à l'Est où il
culmine vers Douaumont, il en a 388. A l'Ouest, sa déclivité
s'enfonce sous les collines d'Esnes. A l'Est, son arête domine la
Woëvre. La Meuse le traverse du Nord au Sud.
Cette régularité est interrompue par deux faits. Le premier
concerne particulièrement la rive droite (Est) de la Meuse. Ce
fleuve, qui n'est par lui-même qu'une rigole parallèle à l'arête du
plateau, — une cunette, comme diraient les sapeurs, — reçoit
de cette arête des affluens. Ces affluens, naissant à fleur du sol,
deviennent très vite extrêmement profonds. Ainsi le ravin qui
aboutit au fleuve près de Bras, naît sur le plateau à l'Est de
Louvemont, à 347 mètres; il rejoint la Meuse à l'altitude de
197 mètres environ. Il a donc dû, sur une longueur d'une
lieue, s'enfoncer de 140 mètres! D'autres ravins, au lieu de
descendre à l'Ouest vers la Meuse, descendent à l'Est vers la
Woëvre; ils sont dans des conditions analogues. Le plus impor-
tant pour l'histoire de la bataille naît entre Fleury et Douau-
mont à 320 mètres. A moins d'une lieue plus loin, après avoir
longé le village de Vaux, il entre en Woëvre à 250 mètres seu-
lement. — Entre ces deux systèmes de ravins, ceux qui se
dirigent à l'Ouest vers la Meuse, et ceux qui se dirigent à l'Est
vers la Woëvre, règne une arête qui les sépare, une ligne de
partage qui, dans ce terrain compartimenté et découpé, forme
seule un faîte non ébréché. On devine aisément que ce faite
est la clé de toute la position. Il domine toute la région, et
commande dans tous les sens toutes les têtes de ravins : c'est le
plateau de Douaumont.
Le second phénomène qui altère la régularité du pays est
relatif au contraire à la rive gauche de la Meuse. On a vu que
le plateau de Verdun allait s'enfouir de ce côté sous les collines
d'Esnes, dont les falaises tranchantes le dominent. Mais ces
falaises projettent sur lui des îles, qui sont à sa surface comme
des verrues. Déjà l'Argonne projetait ainsi vers l'Est l'obser-
vatoire de Vauquois; les Hauts-de-Meuse projettent sur la
Woëvre l'observatoire de Montsec; — les collines d'Esnes pro-
jettent sur le plateau de Verdun, au Nord-Ouest de la ville,
LA BATAILLE DE VERDUN. HT
l'observatoire du Mort-Homme. C'est un petit massif formé de
deux collines jumelles, l'infe'rieure (265m) au Nord-Ouest, la
plus haute (295m) au Sud-Est. Un ravin qui évidele flanc occi-
dental du massif donne d'excellentes positions d'artillerie,
défilées du Nord et de l'Est.
Voilà donc, au total, le champ de bataille. Il présente à
l'assaillant un premier avantage, qui est évident. C'est que la
Meuse y coupe en deux les positions du défenseur, c'est-à-dire,
en l'espèce, des Français. Elle ne constitue en elle-même qu'un
cours d'eau d'une cinquantaine de mètres. Mais elle serpente
dans un lit majeur, encaissé, large d'un kilomètre, occupé par
des prairies qu'elle inonde en hiver. La présence d'une coupure
aussi considérable, perpendiculaire au front de défense, est
pour celui-ci un inconvénient extrêmement grave. L'histoire
militaire en connaît un exemple célèbre. C'est à la présence
d'un ravin situé de la sorte dans les positions autrichiennes
que Napoléon dut, en 1813, la victoire de Dresde.
L'alternance des ravins et des plateaux présente au contraire
de grands avantages à la défense. L'assaillant doit se porter en
avant, soit par des espaces découverts que l'adversaire arrose,
soit dans des couloirs balayés de feux d'enfilade. — L'inégalité
des divers mamelons crée un flanquement réciproque, des
commandemens, une hiérarchisation du champ de bataille. A
mesure que l'attaque a fait un pas, elle tombe sous un feu
nouveau. Des bois, disposés çà et là, créent, pour la défense, des
réduits difficiles à forcer. — Mais inversement ceux de ces
bois qui sont à la périphérie constituent de bonnes positions de
rassemblement et de départ; ceux qui sont dans les lignes des
défenseurs, une fois occupés par l'assaillant, lui servent de
couvert d'où il peut lancer les attaques ultérieures ; tel a été,
sur, la rive gauche, le rôle du bois des Corbeaux. Enfin les
ravins se rapprochent les uns des autres, à mesure qu'ils
descendent vers la Meuse; ils constituent des chemins préparés
pour ces attaques convergentes qui, depuis le feld-maréchal de
Moltke, sont le commencement et la fin de la tactique alle-
mande.
Ajoutez la nature du terrain, ce sol de calcaire jurassique,
compact et fissuré, qui absorbe l'eau, reste sec et ne fait point
de boue. Il y a, traversant toute la France de Metz à Poitiers,
une sorte de large trottoir, dallé de ce terrain, sans forêt, avec
TOME XXXIII. — 1916. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
peu de cours d'eau, une voie qui, du temps que la Gaule était
un fouillis impénétrable de forêts et de marécages, offrait déjà
une voie nette au commerce des hommes.
Aussi la plus florissante des cités gauloises, Bourges, s'y
était établie, Bourges, si prospère que, dans la dévastation systé-
matique de leur pays devant César, nos pères eurent pitié d'elle
et l'épargnèrent pour leur perte. Les champs de bataille sont des
lices préparées par la nature, et chaque pays n'en offre qu'un
petit nombre, où d'âge en âge les nations se donnent rendez-
vous pour vider leurs querelles. Le champ de bataille de Cham-
pagne est à peu de chose près celui des Champs Catalauniques;
Jornandès parle d'une butte d'où le roi des Huns suivit la
bataille, et qui devait ressembler beaucoup à la cote 196 ou à la
butte de Tahure. A Verdun, c'est encore l'antique route commer-
ciale de la Gaule qui a fourni aux Allemands, en plein hiver,
un terrain solide et roulant, où ils ne craignaient pas de s'enlizer
comme dans les boues de Woëvre et de Champagne.
On dit enfin que Verdun exerçait sur les imaginations alle-
mandes un puissant attrait. Pendant tout le Moyen Age, elle
est ville frontière, l'Allemagne commençant à la rive droite de
la Meuse, la France à la rive gauche. Elle passe à la France,
quand Henri II prend possession des Trois-Evêchés. Ce roi pense
aussitôt à la fortifier. Ce projet est réalisé par Henri IV
suivant le système du premier ingénieur du temps, Errard
de Bar-le-Duc. Vauban refait en 1682 les fortifications d'Errard.
En 1792, c'est à Verdun que l'armée prussienne force la ligne
> de la Meuse. Gœthe a passé à Brabant et à Samogneux. En 1870,
Verdun, placé exactement à la croisée de la Meuse et des voies
de Metz à Paris, a gêné considérablement jusqu'au 9 novembre
les communications des armées allemandes opérant de la Loire
à la Somme. Au début de la bataille de février 1916, les journaux
allemands ont été remplis d'articles historiques sur la ville,
revendiquant comme allemande la ville du traité de 843. Il est
hors de doute, de plus, qu'on a présenté aux soldats le forcement
de Verdun comme le premier pas sur la route de Paris.
IV
Les articles inspirés par l'état-major allemand ont beaucoup
varié sur l'importance de l'action engagée devant Verdun.
LA BATAILLE DE VERDUN.
179
Tandis qu'un ordre du Kronprinz au IIIe corps, le 4 mars,
représentait cette ville comme le cœur de la France; tandis
qu'un ordre du général von Deimling au XVe corps annonçait la
bataille comme la dernière grande bataille de la guerre, — les
journaux, pour ne pas surexciter d'abord les espoirs et ensuite
les déceptions, se sont évertués à diminuer l'importance du but
et des moyens. II ne s'agissait, d'après eux, que de dégager
Etain, et le chemin de fer de Verdun à Metz.
En réalité, si l'on veut comprendre les faits, il faut se
représenter, au contraire, une action exécutée avec le maximum
de moyens, pour le maximum d'effet. On se ferait une idée très
fausse si l'on s'imaginait que l'objet de l'attaque allemande fut
simplement de prendre une citadelle. La région fortifiée de
Verdun, entre l'armée française opérant en Argonne et l'armée
opérant au Nord de Toul, formait une zone distincte, défendue
par une armée particulière, encastrée entre les deux autres. Le
but des Allemands a été d'anéantir cette armée, et de ruiner
ainsi un pilier d'angle de notre front.
Leur plan ressort avec une parfaite évidence de la disposi-
tion de leurs troupes, telle que nous l'exposerons tout à l'heure.
En 1792, l'attaque de Verdun s'était faite par le Nord et par
l'Est. En 1870, au contraire, les Allemands avaient passé la
Meuse à Charny, en amont de la ville, et ils avaient attaqué
celle-ci par l'Ouest. Le Kronprinz pouvait donc suivre l'un ou
l'autre exemple. II n'est pas douteux qu'il ait voulu, cette fois,
exécuter une attaque frontale sur la rive droite par le Nord et
le Nord-Est, une rupture de vive force comme celle que le maré-
chal Mackensen avait réussie le 1er avril 1915 sur le front russe
à Gorlice; cette rupture frontale devait être combinée avec une
attaque d'aile qui se déclencherait ultérieurement sur le front
Est. Rompus en tête et tournés en liane, les corps français de la
rive droite se rejetteraient alors en désordre sur la Meuse, pour
la passer d'Est à Ouest. Mais, à ce moment, les corps allemands
de la rive gauche, se portant à leur tour en avant, viendraient
leur barrer la retraite, et, les enveloppant du côté de l'Est,
consommeraient leur perte.
Pourquoi l'attaque initiale parle secteur Nord-Est? L'expli-
cation peut être trouvée dans une phrase de Goetze. Les hau-
teurs de la rive droite, dit cet auteur, « sont découpées par
de grands ravins aux flancs escarpés et sont en grande partie
180
REVUE DES DEUX MONDES.:
boisées. Toute cette région, au moins à l'Est et au Sud-Est, est à
peu près impraticable pour les grands mouvemens de troupes en
dehors des routes frayées. » Il est donc naturel que les Alle-
mands aient cherché pour l'attaque frontale la région la plus
accessible, c'est-à-dire les régions Nord et Nord-Est.
II existe une dernière raison qui peut avoir déterminé les
Allemands à attaquer dans le secteur de Verdun ; c'est que cette
place ne pouvait être alimentée, en dehors des routes, que par
deux voies ferrées : l'une, au Sud-Ouest, est la grande ligne de
Verdun à Reims par Sainte-Menehould; elle passe sous le feu de
l'ennemi et elle a été en effet coupée; l'autre, au Sud, est le
chemin de fer à voie étroite, dit chemin de fer meusien. L'Etat-
major français a fait tout le possible pour augmenter le rende-
ment de ce chemin de fer, qui atteint maintenant un débit
quotidien de près de 2 000 tonnes, c'est-à-dire de quoi ravitailler
dix corps d'armée. De plus, le trafic automobile a été extrêmement
développé. « Dès février 1915, les opérations, le ravitaillement,
les évacuations, en un mot toutes les évolutions vitales d'une
armée de 250 000 hommes sur la rive droite de la Meuse avaient
été prévues et étudiées dans le détail en faisant abstraction de
tout trafic par voie ferrée. Le développement de nos transports
mécaniques par route était tel à cette époque, — et il s'est depuis
largement perfectionné, — qu'à la moindre alerte nous n'avions
qu'à amener par camions les troupes, les vivres, les munitions
nécessaires à la défense de Verdun. Et c'est ce qui explique que
nous ayons pu nourrir méthodiquement nos lignes de défense
et amener sans heurt, sans fausse manœuvre, sans anicroche,
des milliers et des milliers d'hommes, qui ont agi selon les pré-
visions de notre Etat-major. » (Bulletin des armées.).
Il n'en est pas moins certain que les Allemands avaient
l'avantage de quatorze voies ferrées et que cet avantage a pu
contrebalancer, dans leur pensée, la force de la position de
Verdun. Soyons assurés qu'ils ont pesé exactement cette force.
Mais il est dans les doctrines de guerre allemandes, inspirées
en cela des maximes napoléoniennes, de ne pas redouter
d'attaquer l'adversaire à son point fort : c'est ainsi seulement
qu'on obtient de grands résultats. Le moyen de vaincre est de
prendre le taureau par les cornes.
LA BATAILLE DE VERDUN.
481
Les Allemands ont cherché à Verdun la lutte décisive, soit
qu'ils aient voulu devancer une offensive alliée, soit qu'ils
aient eux-mêmes besoin d'une décision prompte... Cette réso-
lution une fois prise, ils en ont poursuivi la réalisation avec une
méthode irréprochable.
La première chose à faire était de préparer, pour livrer la
bataille, une masse de choc fraîche. Ils l'ont fixée à quatre
corps d'armée, formés chacun de deux divisions à trois régi-
mens. Si l'on estime la division à 40 000 baïonnettes, on obtient
un total de 80000 fantassins. Il est probable que cette estima-
tion est un peu au-dessous de la vérité.
En octobre 1914, c'est pareillement avec une masse de quatre
corps que les Allemands avaient cherché à rompre le front
allié en Flandre. Mais ils avaient alors doublé la puissance du
choc par l'effet de la surprise, en jetant sur la ligne quatre
corps neufs, qui n'avaient pas encore combattu. En février 1916,
la capacité de l'Allemagne de former des unités nouvelles étant
épuisée depuis longtemps, il a fallu prélever la masse de bataille
sur les armées existantes; et comme la densité sur le front
russe est réduite depuis longtemps au strict minimum, il a
fallu en fait prendre les unités sur le front français. L'Elat-
major allemand a donc retiré de la 4e armée, celle qui combat
de la mer à Ypres, le XVe corps ; de la 2e armée, celle qui combat
sur la Somme, le XVIIIe corps; de la Ie armée, celle qui
combat sur l'Aisne, le VIIe corps de réserve ; enfin le IIIe corps,
après avoir longtemps appartenu à la lre armée, celle qui
combat sur l'Oise, avait figuré, au moins par une de ses divi-
sions, dans la bataille de Champagne, sur le front de la 3e armée;
il parait avoir fait ensuite la campagne de Serbie, mais
derrière les Autrichiens, et sans être engagé.
Tous ces corps ont été mis au repos complet, loin du bruit
du canon, et spécialement entraînés. Un détail permet de
mesurer la durée de cet entraînement. C'est dans les derniers
jours d'octobre que le VIIe corps de réserve a quitté le front, où
il a été remplacé par le Xe, depuis le canal de l'Oise à l'Aisne
jusqu'à Graonne. La période de préparation a donc duré quatre
mois. En même temps, les Allemands faisaient revenir toute la
182 REVUE DES DEUX MONDES.;
grosse artillerie du front serbe et une partie de celle du front
russe. Ces préparatifs supposent plusieurs mois de travail. Il
faut donc admettre que l'idée de la bataille de Verdun a suivi
d'assez près la fin de l'offensive française de Champagne.
De son côté, le commandement français n'ignorait pas ce
qui se préparait. Pour ne prendre que les renseignemens les
plus récens, la présence du IIIe corps et du VIIe de réserve était
connue le 8 février; le 11, le XVe corps était signalé, et l'on
savait, d'une part, qu'une grande concentration de troupes était
faite dans la région Damvillers, Ville, Azannes et Gremilly,
et, d'autre part, qu'une puissante artillerie était massée dans le
bois de Gremilly, comprenant du 380 et du 420. — En réponse,
le commandement français mettait, du 11 au 16, à la disposi-
tion du groupe des armées du centre, pour renforcer la région
fortifiée de Verdun, six divisions d'infanterie, six régimens d'ar-
tillerie lourde attelée et à tracteurs, enfin de l'artillerie lourde
à grande puissance et de l'artillerie lourde sur voie ferrée. —
Enfin, le 20 février, une nouvelle division était rattachée à la
région, et deux corps d'armée étaient mis en mouvement vers
Bar-le-Duc et Revigny.
D'autre part, vers le 20 janvier, le chef d'état-major géné-
ral était venu visiter la région. Quelles étaient alors nos posi-
tions de première ligne?
Elles avaient été déterminées, à la fin de 1914, par une série
de combats, où nous avions fait, au Nord de Verdun, de sen-
sibles progrès. Le 15 octobre, nous avions enlevé le village de
Brabant et le bois d'Haumont. Le 21 décembre, poussant en
avant entre ces deux points, nous avions enlevé la corne Sud-
Est du bois de Gonsenvoye, et, à un kilomètre au Sud, un petit
bois dit bois en E.
Mais, tandis que notre centre avançait ainsi, nos ailes
s'étaient heurtées à deux obstacles extrêmement forts. A notre
gauche, sur la rive Ouest de la Meuse, s'élevait devant nous une
longue arête étendue d'Ouest en Est, haute de 300 mètres à
l'Ouest, vers Guisy, et de 272 mètres à l'Est, vers la Meuse. Elle
se terminait là par un promontoire boisé, dit le bois de Forges.
Ce promontoire est lui-même fendu longitudinalement par un
ravin qui constitue une position d'artillerie excellente, puis-
qu'elle est défilée à nos coups venant du Sud, cachée aux vues
des avions par le couvert des bois, et qu'elle a elle-même des
LA BATAILLE DE VERDUN.
183
vues très dangereuses sur le flanc gauche de nos positions de
Brabant. De plus, pour accéder à ce bois de Forges, il eût fallu
qu'une attaque française s'élevât sur les glacis qui en descen-
dent de toutes parts, glacis nus, sans un défilement, qui offrent
aux défenseurs les plus beaux champs de tir. Pendant l'hiver de
1914-1915, le 15e corps français avait en vain tenté d'en
approcher.
L'aile droite française avait également trouvé devant elle
un observatoire très fort, composé de deux hauteurs dites les
jumelles d'Ornes, dont elle avait tenté en vain de s'emparer à
la fin de 1914. — Ainsi, les deux flancs de la ligne française
au Nord de Verdun étaient comprimés par deux fortes positions
allemandes, qui l'obligeaient à infléchir sa gauche et sa droite,
tandis que le centre se bombait en verre de montre devant le
bois d'Haucourt et le bois des Gaures. Ces deux bois avaient été
organisés par les chasseurs du colonel Driant. En avant, le
village de Flabas était neutre. Une compagnie française qui
avait poussé en flèche jusque là avait été rappelée.
Ce dispositif en arc de cercle Brabant-bois d'Haumont-
bois des Caures-Ornes se trouvait naturellement exposé à des
feux convergens venus de trois côtés : à l'Ouest, du bois de
Forges; au Nord, du bois de Consenvoye, du bois de Wavrille
et de Crépion ; à l'Est, du bois de Gremilly et de la forêt de
Spincourt, derrière les jumelles d'Ornes. Il est bien évident
qu'une position aussi exposée ne devait être qu'une avant-
ligne, qui ne pourrait être tenue devant une attaque à fond.
Le chef d'état-major général avait donc prescrit, en même
temps que le renforcement de cette avant-ligne, celui d'une
deuxième position, et la création de positions intermédiaires.
Au total, l'organisation défensive des Français sur la rive
droite de la Meuse dans la seconde moitié de février, d'après le
Bulletin des armées, était la suivante.
La gauche s'appuyait sur Brabant, le bois d'Haumont et le
bois des Caures, formant première position. En arrière, la
seconde position était jalonnée par la ligne Samogneux, cote
344, ferme Mormont. ,
Le centre occupait le bois de Ville, le plateau de l'Herbebois
et Ornes. La seconde position suivait la ligne Beaumont-la
Wavrille-les Fosses-bois des Caurières.
La droite, dans la plaine de Woëvre, avait été déterminée
184 REVUE DES DEUX MONDES.,
par les combats du printemps de 1915 : elle s'e'tendait de
Mogeville à Fromezey, par l'étang de Braux et le bois des
Hautes-Charrières. La seconde position s'étendait de Bezonvaux
à Dieppe, par le bois du Grand-Chena.
Une troisième position était constituée par la ligne des forts
et définie par le village de Bras, Douaumont, Hardaumont, le
fort de Vaux, la Laufée et Eix. — Entre la deuxième et la troi-
sième position, de la Meuse à Douaumont, s'élève une ligne de
collines, qui sont, de la gauche à la droite : la côte de Talou,
la côte du Poivre, la colline 378 : une ligne de défense inter-
médiaire avait été esquissée sur la contre-pente de ces hauteurs,
c'est-à-dire sur leur revers Sud. On sait que l'organisation des
contre-pentes, employée par les Anglais dans les guerres du
premier Empire, préconisée en France dès 1902 par le général
Piarron de Mondésir, avait été employée efficacement en Cham-
pagne par les Allemands pour leur seconde position.
VI
« Le 21 février, à quatre heures du matin, écrit le corres-
pondant de la Gazette de Francfort, la place forte de Verdun
fut réveillée de son assoupissement par un obus lourd alle-
mand. C'était un coup de canon de réjouissance, et il signifiait
le commencement des grands combats autour de la ceinture
fortifiée de la place, combats qui depuis lors, malgré des inter-
ruptions locales plus ou moins grandes, se sont poursuivis en
une suite presque ininterrompue (récit du 26 mars). »
Le bombardement véritable commença à 7 h. 15 du matin.
Ce fut une formidable avalanche d'obus de tous les calibres,
depuis le 420 jusqu'au 210, en passant par le 380 et le 305
autrichien. L'artillerie au-dessous du 210 ne prit point part à
la préparation, qui a été effectuée exclusivement par les grosses
pièces. La densité du tir est extraordinaire. Les aviateurs
français qui volent sur la forêt de Spincourt « s'accordent à
dire que cette région est le centre d'un véritable feu d'artifice.
Le petit bois de Gremilly, au Nord de la Jumelle, accuse une
telle densité d'ouvertures de feu que les observateurs en avions
renoncent à pointer sur leurs cartes les batteries qu'ils voient
en action. » {Bulletin des armées, récit du 22 mars.) Ces
régions, farcies de canons, ne représentent plus en effet, aux
LA BATAILLE DE VERDUN.
185
yeux des aviateurs, qu'un nuage traverse' d'innombrables lueurs-
A quatre heures de l'après-midi, l'intensité du feu redouble.
Enfin à cinq heures, la première attaque d'infanterie allemande
est lancée contre notre centre, sur le bois d'Haumont et le
bois des Gaures. La bataille est engagée. C'est le moment de
définir la tactique particulière que les Allemands y ont employée.
A l'époque de Napoléon, la tactique changeait tous les dix
ans. Elle change aujourd'hui tous les trois mois. Celle qui a
été suivie en Champagne, le 25 septembre, était fondée sur
l'expérience de la bataille d'Artois du 9 mai. Les Allemands
ont mis à leur tour à profit l'expérience de la bataille de
Champagne, et voici le système qu'ils ont adopté.
Ils sont partis de cette idée que l'on ne pouvait faire lutter
des hommes contre du matériel. En conséquence, ils ont mis
beaucoup de soin dans la préparation d'artillerie, choisissant
un objectif restreint, cinq cents mètres de front par exemple,
qu'ils arrosaient d'une manière méthodique, jusqu'à les avoir
transformés en labour.
Il est remarquable qu'ils aient creusé beaucoup moins de
boyaux que nous ne l'avions fait. Ils n'ont pas établi de paral-
lèles de départ. C'est la tranchée de première ligne qui en a
servi, creusée d'abris profonds où les troupes s'entassaient, et
prolégée par une masse couvrante. Quand un de nos obus
tombait dans ces agglomérations de soldats, il y causait des
ravages. Ils n'ont pas cherché non plus à pousser ces tranchées
jusqu'à la distance d'assaut. Dans certains secteurs, par exemple
devant l'Herbebois, ils ont attaqué à la distance, presque
incroyable dans la guerre actuelle, de 1 100 mètres.
Les assauts ont été exécutés sur des objectifs précis, démolis
par l'artillerie. Pour s'assurer de l'écrasement de nos lignes,
une reconnaissance conduite par un officier se portait en avant,
forte à l'ordinaire d'une quinzaine d'hommes, mais en comprenant
parfois jusqu'à soixante. Venait ensuite une ligne de pionniers
et de grenadiers, puis la première vague d'assaut. Les vagues
se succédaient à une centaine de mètres d'intervalle. — Si
l'infanterie rencontrait un obstacle non détruit, elle devait
s'arrêter et on recommençait la préparation d'artillerie. Si, au
contraire, le nivellement de la position avait été suffisant pour
que la défense fût impossible, elle prenait possession du terrain,
s'y retranchait, et ne poussait pas plus avant. C'était, en
186
REVUE DES DEUX MONDES.
somme, l'artillerie qui conque'rait, et l'infanterie qui occupait-
On pensait, par ce procédé, avancer avec très peu de pertes.
En fait, notre infanterie a tenu. Sous ce feu d'enfer, il est
bien évident que le défenseur doit s'abriter, s'accrocher où il
peut, et le plus souvent reculer. Arrive le moment où l'assail-
lant lance son infanterie. Il est alors obligé d'allonger le tir
de son artillerie, qui cesse d'être un tir de démolition pour
devenir un tir de barrage. Il devient dès lors plus dispersé et
n'est presque jamais absolument infranchissable. Une infanterie
qui a du mordant revient reprendre ses positions à 'travers
ce tir de barrage. Elle perd du monde, mais elle passe, et quand
l'assaillant arrive à son tour devant les positions qu'il croit
vides, elle le reçoit avec ses mitrailleuses.
Le plan d'ensemble des Allemands n'était pas moins bien
calculé que leur tactique de détail. Ils avaient mis sur le pla-
teau, à l'Est de la Meuse, trois de leurs quatre corps de choc :
c'étaient, de leur droite (Ouest) à leur gauche, le VIIe de réserve,
le XVIIIe et le IIIe. Le dernier, le XVe, était plus à l'Est, dans la
plaine de Woèvre. Cette masse était elle-même encastrée dans
l'armée du Kronprinz, qui avait serré, principalement sur sa
droite, pour lui faire place. C'est ainsi qu'à l'Ouest de la
Meuse, faisant face à nos positions de Forges, se trouvait le
VIe corps de réserve, appartenant à cette armée. Au contraire, à
l'extrême Est, en Woëvre, le XVe corps était prolongé par le
Ve de réserve.
Ces corps n'ont pas été engagés en même temps. Le premier
choc a été donné par les trois corps placés sur le plateau, à
l'Est immédiat de la Meuse, devant le front qui va de Brabant
à Ornes. Pendant ce temps, le XVe corps attendait, avec le
dessein sans doute de se porter contre la droite française quand
la victoire serait dessinée sur le plateau, et de compléter ainsi
la rupture frontale par une attaque de flanc. Il n'eut d'enga-
gées dans les premiers jours que quelques unités, qu'il déta-
cha en soutien aux corps du plateau. L'armée du Kronprinz
s'engagea plus tard encore, le VIe corps de réserve le 6 mars
seulement, et le Ve corps de réserve le 8 mars. On peut donc
admettre, comme nous l'avons déjà indiqué, que les Allemands
comptaient sur une rupture brutale et centrale, les consé-
quences de cette victoire devant être ensuite exploitées par les
ailes, qui se refermeraient pour ainsi dire sur les masses
LA BATAILLE DE VERDUN.
181
françaises rompues et pelotonnées dans la région sans issue
de la Meuse.
Tout indique que les Allemands comptaient que ce mécanisme
de précision fonctionnerait avec une exactitude foudroyante.
On raconte qu'avant la bataille, tous les commandans de régi-
mens avaient été appelés à Charleville, au grand quartier général,
et que là, en présence de l'Empereur, sur un terrain analogue à
celui de Verdun, ils avaient exécuté une véritable manœuvre
de cadres, une répétition générale de la bataille. Quoi qu'il en
soit, jamais une grande action militaire n'a été préparée avec
plus de méthode, outillée avec plus de puissance, machinée
avec plus de calcul, déclenchée enfin avec un mélange plus
étonnant de circonspection et de vigueur.
VII
La première attaque d'infanterie, le 21 février à cinq heures
du soir, par une froide journée d'hiver, fut lancée sur le front
Haumont-bois des Caures-Herbebois. Le bois d'Haumont, mal-
gré la disposition englacis du terrain qui l'entoure et qui favo-
rise la défense, fut enlevé dans l'espace de trois heures. Le
bois des Gaures fut également perdu par nous, mais sa partie
méridionale fut reprise. A l'Herbebois, plateau couvert de
taillis sous futaie, l'ennemi, maitre des tranchées avancées,
fut arrêté sur les positions de soutien.
Le 22, la lutte recommence sous la neige. A notre gauche,
où nous tenions la corne Sud-Est du bois de Consenvoye, l'en-
nemi attaque à sept heures et demie en se faisant précéder de
jets de liquide enflammé, et il arrive jusque dans le ravin qui,
passant entre Brabant et Haumont, mène dans la vallée de la
Meuse à Samogneux. Dans le secteur qui est à la droite de
celui-ci, une contre-attaque tentée par nous sur le bois d'Hau-
mont échoue; le village, à un kilomètre en deçà du bois, est
pris par l'ennemi à six heures du soir, après une défense
héroïque. Plus à droite encore, le bois de Ville est perdu, et
nous devons nous replier plus au Sud sur la Wavrille. En
revanche, à l'extrême droite, nous tenons bon dans le bois de
l'Herbebois, dont l'ennemi n'a pu occuper que la corne Nord-Est.
En fin de journée, nous tenons de la gauche à la droite
Brabant, Samogneux, la ferme Mormont ; nous tenons toujours
188
BEVUE DES DEUX MONDES.
la partie Sud du bois des Gaures, barrant ainsi la route qui
descend de ce bois sur Vacherauville ; nous tenons enfin la
Wavrille et l'Herbebois. En d'autres termes, notre ligne
conversé autour de sa droite, qui a formé pivot et qui a tenu
bon dans l'Herbebois. Notre gauche, au contraire, depuis le
bois de Gonsenvoye jusqu'à Samogneux, a reculé de plus d'une
lieue. Seule, à l'extrême gauche, la position de Brabant, négligée
par l'ennemi, est restée en flèche, mais tellement aventurée
qu'il faut l'évacuer dans la nuit du 22 au 23.
La journée du 23 s'annonce mieux. Sans doute, à gauche,
l'ennemi tient Samogneux sous un feu d'enfer, qui nous
interdit même de contre-attaquer. Mais, au centre, nous tenons
bon des deux côtés de Beaumont, tête d'un ravin important; du
côté gauche, dans les fermes d'Anglemont et de Mormont ; du
côté droit, dans un autre groupe défensif formé par la Wavrille
et la cote 351. Enfin, à droite, à l'Herbebois, l'ennemi a attaqué
de onze heures du matin à quatre heures du soir sans réussir à
s'y établir.
Nous avons un récit pittoresque de ces combats de l'Herbe-
bois. Là, comme au bois des Caùres, la lisière Nord est un
taillis épais, profond de 500 mètres, avec de gros arbres çà et
là. En arrière, le taillis s'éclaire et se change en futaie; mais
cette futaie était elle-même transformée par les obus allemands
en abatis. II fallait ramper sous la neige dans un fouillis
d'arbres abattus, élever des palissades et organiser les trous
d'obus. Le 21, les Allemands s'emparèrent de la première ligne,
si on peut donner ce nom à des sillons bouleversés et à un
paysage lunaire d'entonnoirs. A quatre heures et demie du
matin, le 22, contre-attaque des élémens français de soutien.
La journée reste indécise. Dans la nuit du 22 au 23, bombar-
dementépouvantable des Allemands; mais, quand ils déclenchent
l'attaque, bombardement des Français qui interdisent à l'infan-
terie d'avancer. Le 23, après un nouvel arrosage, l'ennemi
attaque avec de très grandes forces : sur le front d'une
compagnie, il avait, dit-on, la valeur d'un bataillon. Les Fran-
çais l'attendent à cinquante mètres, et l'abattent par des feux
de salves par sections. C'est un jeu de massacre où l'on voit les
Allemands tomber en hurlant. Derrière eux, une nappe d'obus
de 75 tombe en barrage et interdit le retour. L'attaque est
anéantie. Cependant, les Allemands lancent quatre autres
LA BATAILLE DE VERDUN.
189
attaques qui ont le même sort. L'obstination est égale des
deux parts. On cite quatre grenadiers français qui, dans le
boyau allant de l'ancienne tranchée de tir, occupée par les
Allemands, à la tranchée de soutien encore tenue par nous,
abattent à coups de bombes les groupes ennemis qui se pré-
sentent, pendant plus de vingt heures! Partout, les hommes
manœuvrent comme à l'exercice. Dans les combats d'infanterie,
ils ont presque toujours eu le dessus.
Mais, en fin de journée, il se produit un événement grave.
A notre centre droit, l'ennemi s'empare de la Wavrille. On
voit immédiatement que la position de l'Herbebois, ainsi
débordée sur son flanc gauche, devient intenable. Les troupes,
qui n'avaient pas cessé d'y résister, sont obligées de se replier.
L'ordre arrive à quatre heures seize. Les hommes, enragés de
fureur, refusaient d'obéir et voulaient se faire tuer sur place.
Enfin, à la nuit, il fallut se résoudre à évacuer les positions si
glorieusement défendues.
Ainsi, le 23 au soir, toute notre aile droite doit à son tour
reculer; l'extrême droite se retire de l'Herbebois sur le bois
du Chaume; les troupes qui tenaient la Wavrille se retirent
sur la lisière Nord du bois des Fosses, en interdisant a l'ennemi
de déboucher de la Wavrille. Au centre, Beaumont reste dans
nos mains, ainsi que, plus à gauche, la forte position de la
cote 344 ; mais, à l'extrême gauche, Samogneux peut être
considéré comme perdu. Un régiment d'infanterie s'établit
seulement en deçà du village sur la route qui mène à Vache
rauville, sa gauche appuyée à Champneuville, sa droite appuyée
à la cote 344, pour interdire aux Allemands de déboucher de
Samogneux.
Ainsi, le 24 au matin, la ligne française s'était ployée pour
ainsi dire en arc convexe. Son centre était resté en saillant,
tenant toujours Anglemont et Beaumont et interdisant aux
Allemands la sortie du bois des Caures. Mais les deux ailes
étaient en retraite, la gauche en deçà de Samogneux, la droite
au bois des Fosses et au Chaume.
La journée du 24 est la plus mauvaise. Devant notre aile
gauche, l'ennemi cherche à déboucher de Samogneux, de façon
à déborder la cote 344 et à la prendre à revers. Après des
pertes énormes, il y réussit dans la nuit du 24 au 25. Au
centre, nous réussissons d'abord une contre-attaque qui, en
190
REVUE DES DEUX MONDES.
partant du ravin Sud-Est de Beaumont, reprend la lisière Sud-
Ouest du bois de la Wavrille. Mais nous sommes arrêtés là par
les mitrailleuses. Cependant, les zouaves et les mitrailleuses
restent accrochés à la lisière conquise. Derrière eux, les obus
pleuvent à gauche sur Beaumont, à droite sur le bois des
Fosses. A une heure de l'après-midi, un retour offensif des
Allemands reprend d'abord la lisière. Puis, une attaque débor-
dante enveloppe de tous côtés la position Beaumont-bois des
Fosses; Beaumont est tourné par l'Ouest, le bois des Fosses'
par l'Est. Ce bois est enlevé à une heure et demie. Beaumont,
défendu pied à pied, est également perdu. Enfin, à notre aile
droite, le bois de la Chaume est également pris.
Il est alors un peu plus de deux heures de l'après-midi. La
situation est extrêmement critique. L'ennemi, pour exploiter son
succès, vient de lancer une masse fraîche en plein centre de la
ligne, à deux kilomètres et demi au Sud de Beaumont, vers
Louvemont. D'autre part, devant notre droite, il enlève, après
la Chaumière, le bois des Caurières. Ce bois borde un ravin,
celui de Bezonvaux, orienté d'Ouest en Est, qui descend vers la
Woëvre, comme le bois des Fosses borde un ravin, orienté
d'Est en Ouest, qui appartient au système de la Meuse. Ces
deux ravins sont pour ainsi dire opposés par le sommet. Ils
sont séparés par un isthme Nord-Sud que commande la ferme
des Chambrettes. L'ennemi s'empare de cette ferme, et contour-
nant ainsi par la tête du vallon le ravin de Bezonvaux, s'inliltre
dans le bois qui forme le revers Sud de ce ravin, le bois de la
Vauche. Enfin, à notre extrême droite, en fin de journée, au
pied Est du plateau, le village d'Ornes, qui faisait partie de
notre première ligne, et qui avait tenu jusque-là, débordé et
entouré de trois côtés, par une marée d'ennemis, est évacué
par sa garnison qui se retire sur Bezonvaux.
Ainsi, dans la nuit du 24 au 25, nous étions rejetés par
notre gauche le long de la Meuse sur Bras, par notre droite
sur le plateau vers le point culminant, décisif, occupé par le
fort de Douaumont. Entre ces deux points, séparés seulement
par un intervalle de moins de cinq kilomètres, notre front se
développait en un arc convexe par la côte du Poivre, le village
de Louvemont, la cote 378, le bois de la Vauche. Celte position,
était comme le bord d'un entonnoir de ravins profonds qui
constituait l'intérieur de nos lignes, et qui descendait à la Meuse.
LA BATAILLE DE VERDUN.
191
La situation était si grave que le général commandant le
groupe du centre, incertain de savoir si l'on tiendra sur la rive
droite, donne aux troupes établies plus à l'Est en Woëvre, et
qui, en cas de rupture du front de Verdun, auraient été très
compromises, l'ordre de se replier dans la direction de l'Ouest,
sur les Hauts-de-Meuse. Ce mouvement doit s'effectuer dans la
nuit même du 24 au 25.
A ces nouvelles, le général Joffre constitue une nouvelle
armée avec les troupes actuellement sur la rive gauche de la
Meuse, et celles qui y débarqueront prochainement. Il met en
même temps de nouveaux eiYectifs en mouvement. Cette nou-
velle armée a pour mission, dans le cas où les troupes engagées
seraient obligées de se replier sur la rive droite, de les recueillir,
et, en tout cas, d'interdire le passage de la Meuse à l'ennemi.
Mais il faut voir la situation sur place. Dans cette même
journée du 24, le chef d'état-major général, en plein accord
avec le commandant en chef, qui lui donne pleins pouvoirs,
part pour Verdun. Il s'arrête au quartier général du groupe du
centre. Le moment est grave, certes, mais non désespéré.
Les divisions de première ligne, qui se battent depuis quatre
jours, ont dû céder le terrain; mais elles ne sont pas submer-
gées. Déjà les premiers soutiens sont arrivés; le 20e corps a
poussé une division sur la rive droite. D'autre part, l'ennemi,
qui a avancé devant notre gauche de sept kilomètres, va être
obligé de déplacer son artillerie. On a donc le temps, le 25,
d'organiser les positions de combat sur la rive droite et de faire
passer de nouvelles divisions. Dans ces conditions, il n'y a plus
de doute. Après avoir prévu sagement le pire, le commandement
français pouvait ordonner le mieux. On tiendra sur la rive droite.
Le chef d'état-major téléphone au commandant de la région for-
tifiée de Verdun : « La défense de Verdun se fait sur la rive
droite. Il ne peut donc être question que d'arrêter l'ennemi à
tout prix sur cette rive. » Lui-même arrive à Verdun le 25 au
matin et renouvelle son ordre : Tenir coûte que coûte, là où
l'on est. — Enfin, dans la soirée, le général Pétain prend le
commandement des troupes de la région fortifiée de Verdun et
des troupes disponibles delà rive gauche. Il amène avec lui son
état-major. Il a pour unique mission d'enrayer l'effort de
l'ennemi.
192
REVUE DES DEUX MONDES.
VIII
Dans cette journée du 25, les Allemands font encore dé
nouveaux progrès. Devant notre gauche, une patrouille de trois
hommes apparaît à l'aube sur la cote 344; à deux heures de
l'après-midi, toute la position est aux mains de l'ennemi ; en
fin de journée, il a redescendu la pente Sud, et enlevé au pied
de cette pente le moulin de Côtelettes, une de nos anciennes
positions d'artillerie. Au centre, il enlève le village de Louve-
mont, et, continuant dans la direction du Sud, il vient attaquer
la côte du Poivre. A notre droite, il enlève le village de Bezon-
vaux; nos premiers élémens de soutien, qui avaient poussé le 24
au soir jusqu'au ravin de Bezonvaux, sont ramenés vers le
Sud, et des élémens de IIIe corps brandebourgeois, poussant
jusqu'à la ligne des forts de la défense permanente, pénètrent
dans le fort de Douaumont.
C'est la fin de l'avance allemande. La réorganisation du
commandement et de l'état-major, l'arrivée des renforts font
maintenant sentir leurs effets. Le 26 au matin, cinq éner-
giques contre-attaques reportent le front en avant du fort de
Douaumont; un petit groupe de Brandebourgeois reste cram-
ponné dans les ruines ; entouré de trois côtés, il réussit à main-
tenir par un boyau ses communications avec les lignes alle-
mandes, et reste là en flèche.
C'est là le point essentiel. Plus à l'Est, l'ennemi réussit bien à
s'emparer des positions d'Hardaumont.De même à notre gauche,
maître de Samogneux, de la cote 344, et du moulin de Côtelettes,
il pénètre dans la boucle que fait la Meuse, et occupe la partie
Nord de cette boucle avec Champneuville ; mais nous gardons
la partie Sud, qui domine par une crête nommée la côte du
Talou. Cette boucle se trouve d'ailleurs dans une situation singu-
lière. Si les Français se maintiennent dans la presqu'île qu'elle
détermine, ils sont entourés par l'ennemi au Nord et à l'Est,
par la Meuse à l'Ouest et au Sud, et ils risquent d'être entiè-
rement cernés. D'autre part, si les Allemands essaient de s'y
établir, ils tombent sous le feu des batteries françaises établies
à l'Ouest de la Meuse, dans les ravins occidentaux du Mort-
Homme. Intenable, pour l'un comme pour l'autre adversaire, la
région est en quelque sorte neutralisée à partir du 27 février.
La Bataille de vërdun. 193
En somme, dans la journée du 26, l'élan des Allemands est
brisé sur le point principal, dans cette région de Douaumont
qui est la clé du champ de bataille.
Toutefois, comme on l'a vu, des élémens brandebourgeois y
restent en flèche. La tactique de l'ennemi va être de les dégager
et d'élargir la position. Or, à 530 mètres dans l'Ouest du fort,
et en contre-bas d'une dizaine de mètres, les Français occupent
le village de Douaumont. C'est ce point d'appui qu'il faut
enlever et relier au fort. Du 26 au 29, il est attaqué avec
fureur. Le 26, une double attaque, sur le village et à quelques
centaines de mètres dans le Nord-Ouest, sur le bois Chauffour,
échoue. Le 27, une première attaque allemande sur le village,
précédée d'un déluge de projectiles, est suivie d'un corps à
corps où l'ennemi est rejeté. Il réussit à s'emparer d'une
redoute à l'Ouest du village; mais les Français la reprennent,
et l'ennemi se retire en laissant des piles de cadavres. Une
seconde attaque sur le village, dans l'après-midi, est pareille-
ment repoussée, après un corps à corps acharné. Une troisième
attaque, menée par des troupes fraîches, a un sort pire encore ;
elle est prise sous le feu et écrasée avant d'avoir atteint les
tranchées françaises. Le 28, l'attaque se produit des deux côtés
du fort ; à l'Ouest, sur le village que les Allemands prennent,
puis reperdent; a l'Est, sur un bois à la droite du fort, dit
bois de la Caillette ; les Allemands y pénètrent, mais s'y
font décimer par les mitrailleuses, et en sont finalement
chassés.
Le 29, les attaques allemandes se poursuivent sans résultat
autour de Douaumont, puis cessent; l'ennemi est épuisé; sa
situation est calée, et le chef d'état-major général, rassuré, peut
retourner auprès du commandant en chef. La première partie
de la bataille est finie.
Quel avait été le sort des corps allemands engagés? Devant
notre gauche, l'assaut avait été mené par le VIIe corps de
réserve. Il avançait, ses deux divisions l'une derrière l'autre.
La 13e division marchait en tête, et souffrit beaucoup des pre-
miers jours de lutte; le 28, la 14e la releva; en même temps,
elle étendit sa gauche jusqu'à la côte du Poivre.
Devant notre centre, le XVIIIe corps avait combattu, ses
deux divisions en ligne. La division de droite (Ouest), la 21e,
avait débouché du bois des Caures en direction de 344, tandis
TOME XXXIII. — 1916. 13
194
REVUE DES DEUX MONDES.
que la division de gauche, la 25e, avait mené l'attaque d'abord
le 24 sur Beaumont et le bois des Fosses, puis le 25 sur Louve-
mont. Elle avait perdu beaucoup de monde dans cette lutte
acharnée. Le 27, elle passa en seconde ligne. La 21e division,
moins éprouvée, appuya pour prendre sa place.
Devant notre droite, l'attaque avait été menée par le
IIIe corps. Il avait ses deux divisions en ligne : la 5e à droite
^Ouest), la 6e à gauche (Est); mais chaque division était formée
en profondeur, de sorte qu'un régiment de seconde ligne pou-
vait venir en première ligne prendre la place d'un régiment
fatigué; c'est ainsi qu'à la 5e division, le 24 au soir, au moment
où le corps d'armée avait atteint la lisière Sud du bois de la
Vauche, le 52e régiment avait remplacé le 12e.
Ce sont des élémens de la 6e division (24e et 64e régimens,
et 3e bataillon de chasseurs) qui avaient pénétré le 25 au soir
dans le fort de Douaumont. Pendant ce temps, la 5e division
était plus à l'Ouest, devant le village de Douaumont. Enfin, pour
faire liaison entre le IIIe et le XVIIIe corps, le commandement
allemand détachait, dans la nuit du 25 au 26, un régiment de
soutien du XVe corps, qui n'avait pas pris part à l'attaque et qui
était en Woëvre. Ce régiment, le 105e, passait derrière le front
du IIIe corps, par Ornes, allait s'établir au bois des Caurières
et, le 20 au matin, attaquait au bois Chauffour, tandis que la
droite du IIIe corps (52J régiment, 5e division) attaquait le vil-
lage de Douaumont. On a vu que l'attaque sur le village avait
échoué; quant au 105e, se portant sur le bois Chauffour, il a
été complètement écharpé par les mitrailleuses. Le IIIe corps a
encore fourni l'attaque du 28; la 5e division, ayant remis son
42e régiment en ligne, le place à sa gauche, de façon à attaquer
le village de Douaumont par l'Est, en venant du fort; la 6e divi-
sion attaque le bois de la Caillette ; c'est le dernier effort des.
Brandebourgeois : le 29, épuisés, ils sont ramenés à l'arrière.
Pour prendre leur place, le XVIIIe corps (21e division) appuie
à gauche, tandis qu'une partie du trou est bouchée par une
division fraîche, la 113e, appartenant au détachement d'armée
qui opère entre xMeuse et Moselle, sous les ordres du général
von Strautz. C'est la première unité n'appartenant pas à la
première mise, qui apparaît sur le champ de bataille.
En somme, au moment de la première trêve, le 29 février,
la masse de choc initiale, très éprouvée, est dans l'état suivant.
LA BATAILLE DE VERDUN-t 195
A la droite allemande, de la Meuse à la côte du Poivre incluse,
la 14e division de re'serve; elle avait perdu relativement peu de
monde, 10 pour 100 de l'effectif; son moral était bon, mais sans
enthousiasme; l'autre division du VIIe corps, la 13e, se reposait
à l'arrière. — Au centre, la 21e division, jusqu'au bois Chauf-
four; l'autre division du XVIIIe corps, la 25e, était en échelon en
arrière. — A droite, la 113e division, qui a pris la place du
IIIe corps désorganisé, et qui n'a pas encore combattu.
En Woëvre, le XVe corps a suivi du 23 au 27 nos troupes
qui se replient, comme on l'a vu, sur les Hauts de Meuse. Ses
colonnes avancent sous la protection d'avant-gardes fortes d'un
bataillon par régiment; il a subi ainsi quelques pertes. Ses
deux divisions sont en ligne du bois Feuilla (Sud-Est de
Damloup) jusqu'à Mandres, la 30e au Nord, la 31e au Sud;
chacune a deux régimens en ligne. Les deux autres régimens,
le 105e et le 132e, comme nous l'avons dit, ont été détachés au
IIIe corps. Le 105e a été massacré à la droite de ce corps, le 26e
au bois Chauffour; le 132e n'a pas été identifié avec certitude;
il était probablement à la gauche du même corps, devant Vaux.
Après deux jours de répit, le 2 mars, la lutte reprit sur le
front de Douaumont, menée à l'Ouest par la 21e division, à
l'Est par la 113e. La 21e division, massée au Sud-Est de Louve-
mont, attaque tout entière sur le bois Chauffour, et s'y fait
massacrer. — La 113e division attaque le village de Douaumont.
De dix heures du matin à trois heures de l'après-midi, le village
est écrasé d'obus. L'infanterie allemande croit la position net-
toyée; elle s'avance de deux directions : du Nord, par un ravin,
et de l'Est, en descendant du fort. Les Allemands qui viennent
dans ce sens sont coiffés de casques français. L'attaque est reçue
par un feu de mitrailleuses qui la fauche. L'ennemi recommence
une préparation d'artillerie, et cette fois il occupe le village;
un bataillon français qui le défendait se battit héroïquement; à
la gauche, la 10e compagnie, submergée par des masses alle-
mandes de plus en plus fortes, et se sentant perdue, fonça sur
elles, à coups de crosse et de baïonnette, et revint a la charge
jusqu'au dernier homme. Le village pris, les Allemands
essayèrent de déboucher par la sortie Sud-Ouest et d'atteindre la
ferme Thiaumont, à 800 mètres au Sud. Mais une compagnie
française se forme en crochet définitif, face à l'Est, à 50 mètres
du village, et interdit la sortie. Le 3, la grosse artillerie fran-
196 REVUE DES DEUX MONDES.
çaise ouvre à son tour le feu sur le village ; les soldats s'amu-
saient de voiries obus éclater sur les Allemands. A la tombée de
la nuit, deux bataillons, l'un du 410e, l'autre du 414e, enlèvent
les barricades à l'entrée du village, qui est repris. Mais le 4, à
l'aube, les Allemands renforcés reviennent à la charge, et après
cinq heures de combat, le tas de ruines que fat le village retombe
aux mains des Allemands. Les Français s'établissent à 200 mètres
au Sud, et l'ennemi ne peut pas faire un pas de plus.
Ainsi, la prise de Douaumont a été pour la 113e division
allemande un succès qu'elle n'a pu exploiter. Il lui a coûté
terriblement cher; devant une seule tranchée française, après
une contre-attaque allemande du 3 au soir, on a compté
800 cadavres. Du côté français, les troupes ont été héroïques.
On cite un lieutenant qui, au plus fort de l'affaire, se promenait
tranquillement, la cigarette aux lèvres, au milieu de sa com-
pagnie. Un soldat blessé au début d'une attaque refuse de se
faire panser et nettoie les fusils de ses camarades. Un autre,
attaqué par cinq Allemands, en tue deux à la baïonnette et
abat les trois autres pendant qu'ils s'enfuient.
IX
Le combat du 2 avait achevé la ruine du XVIIIe corps. Ainsi,
des trois corps qui avaient fourni l'attaque, deux étaient complè-
tement hors de combat, et le but n'était pas atteint. Il est vrai
que les Français avaient perdu leurs deux premières lignes;
mais ils avaient opposé sur la troisième une résistance invin-
cible. La ruine de la masse de choc allemande, avant qu'elle ait
rempli sa mission, pouvait être regardée par l'Allemagne comme
un désastre. Mais cette masse de choc, comme nous l'avons
montré, était venue, au moment de sa formation, s'encastrer
dans l'armée du Kronprinz; or, cette armée était intacte; on
décida de la faire donner à son tour.
Ainsi la bataille allait se dérouler dans l'ordre primitive-
ment établi : aprè.s l'attaque sur le centre, les attaques d'ailes.
Seulement ces attaques, au lieu de se faire après le succès
de l'attaque centrale, allaient se faire après son échec. C'était
bien la machine telle qu'elle avait été prévue, et le mécanisme
fonctionnait comme il avait été monté. Seulement, la pièce
maîtresse était cassée.
LA BATAILLE DE VERDUN. 197
L'attaque d'ailes se déclenche le 6 à l'aile droite allemande,
à l'Ouest de la Meuse, — et le 8 à l'aile gauche, dans la région
de Vaux.
A l'Ouest de la Meuse, les positions françaises comprenaient
une avant-ligne, formée par les villages qui bordent le ruisseau
de Forges, c'est-à-dire d'Ouest en Est, Malancourt, Béthincourt
et Forges; à l'Est de Forges, la ligne allait s'appuyer à la
Meuse; à l'Ouest de Malancourt, elle se courbait au Sud-Ouest,
et allait à travers bois rejoindre Avocourt; elle nous laissait
ainsi une corne de ces bois, dite bois d'Avocourt. En arrière de
cette avant-ligne, était établie une ligne de défense principale
appuyée à deux hauteurs, à deux sortes de piliers, la colline 304
à gauche, et le Mort-Homme à droite. En arrière de cette ligne
définie par le front Avocourt-colline304-Mort-Homme-Gumières,
se trouve une troisième position séparée de la première par
une ligne de ravins où l'assaillant subirait des pertes effroyables,
et formée par un arc concave de collines, Montzéville, bois
Bourrus et fort de Marre.
Le 6, deux divisions, l'une du VIe corps de réserve, l'autre
du Xe de réserve (un corps qui paraît avoir été constitué en
réserve générale et qui apparaissait pour la première fois sur ce
champ de bataille), commencèrent l'attaque par la droite de
notre avant-ligne, qui, au voisinage de la Meuse, enfoncée de
trois côtés dans une boucle formant presqu'ile, était nécessai-
rement difficile à soutenir. L'ennemi enleva les petites garnisons
qui tenaient Forges et Regnéville; tournant alors face à l'Ouest,
il trouva des ravins qui le conduisaient dans la direction de
notre position principale du Mort-Homme. L'un de ces ravins,
large et double, défilé aux coups venus du Sud, était tapissé
d'un bois, qui fournirait un excellent couvert et une position de
départ à petite distance pour les attaques sur le Mort-Homme :
c'est le ravin du bois des Corbeaux ; les Allemands l'attaquèrent
et, après de sanglans échecs, s'y établirent définitivement le
10 mars.
Maîtres du bois des Corbeaux, les Allemands pouvaient
négliger le reste de notre avant-ligne et attaquer directement
la ligne principale au Mort-Homme; c'est une colline double
ayant un sommet de 265 mètres au Nord-Ouest, et le sommet
principal, haut de 295 mètres, au Sud-Est. Le massif se trouve
juste sur la route de Béthincourt à Cumières. Cette route esca-
198 REVUE DES DEUX MONDES.;
lade la colline 265 et la divise en deux par le sommet; arrivée
devant la colline 295, au contraire, elle s'infléchit et la
contourne par le Nord-Est. Le 14 mars, les Allemands atta-
quèrent. Ils emportèrent la cote 265, mais échouèrent devant la
cote 295, qui a le commandement et qui est la clé de toute la
position. Le 16, ils renouvelèrent l'attaque et échouèrent de
nouveau.
lis essayèrent alors de prendre nos lignes de la rive gauche
par l'autre bout ; au lieu de les forcer par la droite et de
prendre le Mort-Homme, ils essayèrent de les forcer par la
gauche et d'enlever la colline 304. Le couvert le plus rapproché
de cette colline est cette corne Sud-Est du bois d'Avocourt, que
nous occupions ; c'est en même temps la direction par où elle se
prête le mieux à l'escalade ; on y accède de là par une longue
rampe, nue à la vérité, mais sans coupures et sans obstacles. Le
20 mars, leKronprinz lança sur le bois d'Avocourt une division
fraîche, la 11e bavaroise, un corps d'élite qui avait fait toute la
campagne d'élé en Galicie et en Pologne dans la phalange
Mackensen. Elle attaqua avec des liquides enflammés et s'en
empara; mais quand elle voulut déboucher vers la colline 304,
et qu'elle apparut en terrain nu, elle fut prise sous de tels
feux croisés qu'elle y dut renoncer. Les trois régimens de cette
division, d'après des chiffres communiqués au colonel Feyler,
ont perdu, du 20 au 22 mars, de 50 à 60 pour 100 de leurs
effectifs. Après quatorze jours d'efforts, la bataille d'aile, à
l'Ouest de la Meuse, était perdue.
Elle l'était pareillement à l'Est de la Meuse. Le 4 mars, 1
Kronprinz avait fait appel à ses Brandebourgeois du IIIe corps,
qui étaient au repos depuis cinq jours, et il leur avait demandé
un dernier effort pour prendre Verdun, « le cœur de la France. »
Le 5 mars, il ramenait également au front la 21e division
(XVIIIe corps), abîmée, comme nous l'avons vu, le 2, et qui
avait été envoyée à l'arrière pour être reconstituée. En même
temps, il avait" mis en ligne un de ses anciens corps, le Ve de
réserve, et, le 8 mars, il donna l'assaut sur la côte du Poivre,
notre centre et notre aile droite, de Vaux.
L'attaque ne fut pas lancée à la fois sur tout le front de
combat. Elle commença le 8 au centre de la ligne, sur un front
qui va de Douaumont à l'Ouest jusqu'à l'éperon d'Hardau-
mont, au Nord du ravin de Vaux, à l'Est. Elle fut menée par le
;
LA BATAILLE DE VERDUN. 199
IIIe corps, la 113e division, et deux régimens du XVe corps. — Le
IIIe corps avait été renouvelé depuis le 2, par ses cadres aux deux
tiers, et pour ses effectifs, par des recrues de la classe 1916 qui
comprenaient dans certains régimens jusqu'aux deux cinquièmes
de l'effectif. Malgré ces renforts, les compagnies qui, le 2 mars,
comptaient 200 fusils, n'en comprenaient maintenant pas plus
de 120. En général, la classe 1916 se bat très bien. Cependant,
des sous-officiers prisonniers ont raconté qu'à ces combats les
recrues avaient donné l'éveil en criant : Hurrah! à cent cin-
quante mètres, et s'étaient ensuite dispersés aux premiers coups
de feu. Sauf la prise d'un ouvrage à Ilardaumont, les attaques
du 8 et du 9 sur le centre échouaient avec de grosses pertes. Le
IIIe corps fut renvoyé définitivement à l'arrière. Depuis le
21 février, il avait perdu 22 000 hommes.
Le 9, l'attaque s'était de plus développée à l'Ouest et à l'Est,
A l'Ouest, le VIIe corps de réserve se fit repousser à la côte du
Poivre, et la 21e division, à sa gauche, acheva de se faire mas-
sacrer dans la région de crêtes et de ravins qui sépare la côte
du Poivre de Douaumont. A l'Est, les choses marchèrent plus
mal encore. Là, le Ve corps de réserve attaquait sur Vaux, et sur
le fort de Vaux.
Vaux est un village qui forme, vers la Woëvre, l'entrée
d'un ravin Est-Ouest, long de deux kilomètres : ce ravin, qui
s'insinue dans le plateau, s'en va finir derrière Douaumont; en
avançant par là, les Allemands prendraient donc notre centre à
revers. Des plateaux enferment ce ravin au Nord et au Sud;
celui du Sud porte le fort de Vaux; celui du Nord a un bord fes-
tonné qui le découpe en lobes; le plus oriental s'appelle Har-
daumont; mais, une fois maître d'Hardaumont, l'assaillant,
poussant vers l'Ouest, en rencontre un second, juste entre
Douaumont et Vaux, qui porte le bois de la Caillette. Les Alle-
mands attaquèrent sur tout le front Hardaumont-fort de Vaux.
Nous avons vu qu'au Nord ils occupèrent dès le 8 une redoute
près d'Hardaumont. Au centre et à la gauche, le 19e régiment
de réserve (Ve corps) déboucha le 9, à l'attaque du village de
Vaux, dans le ravin, et du fort, sur le plateau Sud. Les Alle-
mands croyaient le village abandonné. Le 1er bataillon s'avança
en colonne par quatre, venant d'Ornes, c'est-à-dire du Nord,
sans patrouille et sans avant-garde. La compagnie de tête entra
dans le village, fut reçue par un feu de mitrailleuses, chargée
200 REVUE DES DEUX MONDES.
à la baïonnette, extermine'e à coups 'le grenades dans les mai-
sons où elle s'était réfugiée. Le 2e et le 3e bataillon, passant à
l'Est du village, étaient venus, au Sud, attaquer la croupe qui
porte le fort de Vaux; mais, à courte portée, ils sont balayés par
nos feux et refluent en désordre. Dans cette journée, le 19e régi-
ment a subi des pertes effroyables. L'attaque, reprise le lende-
main, a de nouveau échoué sur les pentes du fort. Le seul
résultat que purent obtenir les Allemands fut de prendre la
partie Est du village de Vaux, et, au Nord, l'éperon d'Hardau-
mont. Pour un pareil effort, ce gain représentait un terrible
échec.
Leurs récits déclarent que, depuis ce moment, le front est
stabilisé sur la rive droite et qu'on y est retourné à la guerre
de positions. Cependant, le 16 et le 18, ils faisaient sur Vaux
une nouvelle attaque qui échouait. Ainsi, à l'Est de la Meuse
comme à l'Ouest, la bataille d'ailes était manquée.
Vers le 22 mars, l'armée de choc aux deux tiers anéantie,
l'armée du Kronprinz elle-même, épuisée sans avoir oblenu
aucun résultat essentiel, la bataille était bien perdue. Une longue
trêve suivit, du 22 au 28 mars. Mais abandonner Verdun
serait pour les Allemands l'aveu d'un tel désastre qu'ils ne
voulurent pas considérer la partie comme finie.
Ils avaient amené de nouvelles forces encore : la 192e bri-
gade parait sur la rive gauche ; — trois divisions au centre
(121e, 58e et 19e de réserve) viennent avec la 113e remplacer le
XVIIIe et le IIIe corps définitivement hors de combat ; une divi-
sion venant de Russie est signalée à la gauche ; et, le 28 mars,
commence une troisième bataille. Elle débuta sur la rive gauche.
Nous avons vu que, de ce côté, les Français tenaient en février
une avant-ligne Avocourt-Forges, derrière laquelle se dressaient
les deux piliers de la ligne principale, la colline 304 et le Mort-
Homme. Les Allemands avaient forcé l'avant-ligne aux deux
bouts, à l'Est par Forges (6 mars), à l'Ouest par le bois d'Avo-
court (20 mars). Il devenait dès lors inutile de faire tomber du
front la partie centrale de notre avant-ligne. Maître des extré-
mités, l'ennemi pensait se porter directement de là sur les
positions principales, de Forges par le bois des Corbeaux sur. le
Mort-Homme, du bois d'Avocourt sur la colline 304. Mais ces
tentatives avaient échoué le 14 et le 22 mars : le Mort-Homme
avait résisté et la colline 304 n'avait pas même pu être attaquée.
LA BATAILLE DE VERDUN. 201
Il fallait donc revenir à une avance méthodique et faire tomber
tout ce qui restait de notre avant-ligne, de Malancourt à
Béthincourt. L'opération commença mal pour l'ennemi. Le 28,
il échoua devant Malancourt. Le 29, les Français reprirent le
bois d'Avocourt. Mais du 30 mars au 8 avril, les Allemands réus-
sirent la première partie de leur dessein : iis emportèrent succes-
sivement Malancourt, Haucourt, Béthincourt. [Les Français se
replièrent à l'Ouest sur les premières pentes de la colline 304,
au centre sur les hauteurs au Sud du ruisseau de Forges,
à l'Est à 500 mètres environ au Sud de Béthincourt. Le Kronprinz
pensa alors le moment de l'attaque générale venu, et il la lança
le 9, d'Avocourt à la Meuse, avec une violence et une ampleur
qu'on n'avait pas vues depuis les premières attaques de février.;
Ce fut un sanglant échec.
Parallèlement, une attaque était lancée le 31 mars sur la
rive droite. Il y a presque toujours corrélation entre les com-
bats de l'une et de l'autre rive, le but de l'ennemi étant de
diviser et d'affaiblir nos réserves. Le 31, les Allemands atta-
quèrent sur la partie Ouest de Vaux, qu'ils prirent. Le 2 avril,
ils essayèrent d'élargir leur succès en enlevant, sur le flanc
Nord du ravin de Vaux, le bois de la Caillette. Mais le 3, d'éner-
giques contre-attaques françaises reprenaient toutes leurs posi-
tions et rétablissaient le front tel qu'il était au mois de mars,
Bien mieux, les Français inauguraient un système de contre-
attaques à petits effectifs, locales, mais très énergiques, et
commençaient la reprise méthodique du terrain. Ils avançaient
ainsi au Nord du bois de la Caillette et au Sud de Douaumont.
Le 20 avril, ils étendaient ce système à la rive gauche et
élargissaient leurs positions devant le Mort-Homme.
Ainsi, la bataille changeait de face. Les Allemands, devant
ce progrès, ont essayé de réagir. Ces réactions, qui ont désor-
mais un caractère de défensive-offensive, ont été au nombre de
trois. Le 11 avril, ils ont attaqué entre Douaumont et Vaux ;
le 17, ils ont attaqué sur tout le centre, dans le secteur de
l'ancienne masse de choc, entre la Meuse et Douaumont; le 19,
ils ont cherché une diversion lointaine vers les Éparges,
Aucune de ces tentatives n'a donné de résultat.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
X
Résumons l'enseignement et les traits de cette longue
bataille.
L'Allemagne, soit qu'elle voulût prévenir une offensive
alliée, soit qu'elle eût besoin d'une décision prompte, prépara
d'octobre à février, sur ce front français où elle n'avait jamais
cessé de garder les deux tiers de ses forces, une action de
première grandeur. Elle engagea dans cette action d'abord
six et successivement jusqu'à trente divisions. En admettant
qu'elle n'ait pas voulu au début donner à la bataille une impor-
tance capitale, il est évident que cette bataille a pris ce carac-
tère.
Si l'on considère la bataille dans l'espace, après deux mois
de lutte, les Allemands avaient obtenu les résultats suivans. Sur
la rive droite de la Meuse, ils étaient parvenus dans notre
secteur droit à la ligne des défenses permanentes de la place ;
sur la ligne Douaumont- Vaux, ils avaient même écorné cette
ligne à Douaumont; dans le secteur gauche, ils étaient contenus
sur un front en demi-cercle autour du ravin de Bras. Sur
la rive gauche, ils avaient fait tomber la totalité de l'avant-ligne
sur le ruisseau de Forges; sur la ligne principale, composée
de deux positions symétriques, le Mort-Homme et la colline 304,
ils avaient abordé le Mort-Homme sans pouvoir s'en emparer;
ils n'avaient jamais pu attaquer directement la colline 304.
Si l'on considère la bataille dans le temps, les progrès
allemands se décomposent en quatre phases : sur la rive droite,
la presque totalité du gain a été faite du 21 au 26 février; elle
mesure par endroits 1 kilomètres de profondeur. Depuis ce
moment, c'est-à-dire depuis plus de deux mois, la stagnation
est absolue : les Allemands n'ont gagné que deux étroits lopins
de terre : au centre, le village de Douaumont (4 mars); à l'Est,
la moitié du village de Vaux (8 mars). Sur la rive gauche, le
gain a été fait en deux grandes phases : du 6 au 10 mars, les
Allemands ont fait tomber la partie droite de notre avant-ligne,
et comme épilogue, ils ont pris le 14 la cote 265; — du 30 mars
au 8 avril, ils ont pris la partie gauche de notre avant-ligne, et
ils ont cru dès lors pouvoir donner l'assaut général du 9 qui a
été désastreux pour eux.
LA BATAILLE DE VERDUN.
203
Ainsi sur la rive droite, le progrès de l'ennemi a été arrêté
totalement le 26 février, ou au plus tard le 8 mars; depuis
six semaines, ses attaques se brisent sur un mur. Sur la rive
gauche, la bataille a été commencée quinze jours plus tard,
l'avant-ligne, presque nécessairement sacrifiée, a tenu beaucoup
plus longtemps que sur la rive droite ; ces diverses raisons ont
prolongé l'avance allemande jusqu'au 8 avril. Mais à ce moment,
elle s'est à son tour brisée sur un mur infranchissable. Il y a
plus : depuis le 4 avril sur la rive droite, depuis le 20 sur la
rive gauche (qui accuse encore ici le même retard), les Français
ont passé à la contre-offensive. Cette contre-offensive a été faite
suivant le système même de l'ennemi par actions locales,
limitées, bien préparées. Du Nord de l'étang de Vaux au Sud
de Douaumont, au bois d'Haudremont, au Mort-Homme, nos
positions se sont élargies.
Vaincre, c'est, suivant la formule classique, imposer sa
volonté à l'ennemi; les Allemands ont voulu briser le front
français et ils ont échoué; les Français, inversement, ont voulu
livrer une bataille défensive, c'est-à-dire infliger à l'ennemi le
maximum d'usure jusqu'au moment où, la balance ayant
culbuté, ils reprendraient l'offensive. Ils sont arrivés pleinement
à ce résultat. Les Allemands ont engagé, usé, renouvelé, usé
encore des forces de plus en plus grandes. Ils ont fait massacrer
leur classe 1916, ils ont aminci le reste du front, ils ont engagé
dans un effort désespéré toutes leurs disponibilités. Cessons
maintenant de considérer le détail des faits. Revenons à notre
point de départ. Les Allemands ont engagé la bataille de Verdun
parce que, dans une lutte d'usure, lisseraient nécessairement
inférieurs, et qu'il leur fallait dénouer le nœud par l'épée. Mais
cette fois l'épée s'est brisée. Ils se trouvent dans une situation
pire qu'avant le 21 février. Ils sont comme une bête dans des
rets, qui se prend d'autant plus fortement qu'elle s'efforce de
s'en dégager. Leur effort les a épuisés et a accru l'inégalité. La
bataille de Verdun précipite le destin : c'est, par la faute même
des Allemands, le premier acte de la victoire définitive.
Henry Bidou.
REVUE LITTÉRAIRE
L'HUMANISME DÉVOT (1).
M. l'abbé Henri Bremond vient de publier les deux premiers tomes
d'une Histoire littéraire du sentiment religieux en France, qui s'étendra
sur quelque dix à douze volumes in-octavo, et qu'il a préparée avec
beaucoup de zèle, non sans méthode, et qu'il écrit avec beaucoup de
verve. Nous aurons l'occasion de revenir à cette œuvre immense.
Nous en apercevons déjà les grandes lignes : une série de quatre
tomes est consacrée aux dernières années du xvie et au xvne siècle,
l'auteur ayant pris son départ au point où finissent les guerres de
religion ; le xvme siècle et le xixe formeront la deuxième et la troisième
série. De 1590 à 1620, M. l'abbé Henri Bremond voit naître et se mani-
fester le phénomène religieux qu'il appelle « l'invasion mystique ; »
la « conquête mystique » se développe jusqu'au milieu du siècle ; et
les années 1650-1700 nous mènent à « la retraite des mystiques : »
ces dates, évidemment, moins précises que celles des batailles de
Marignan ou de Rocroy. L'invasion, la conquête et la retraite des
mystiques font et feront l'objet des tomes II, III et IV, qu'il faudra
examiner ensemble. Je me borne, pour le moment, au préambule :
tome Ier, L'humanisme dévot, plus de cinq cents pages. Du reste, la
longueur de l'ouvrage ne doit effrayer personne ; pas plus que ne doit
effrayer personne la digne austérité du sujet. Le sujet, sans aucun
doute, est l'un des plus attachans ; et l'ouvrage, même si l'on ne s'y
attend guère, l'un des plus amusans qui soient. Je ne sais pourquoi
({) Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres
de religion jusqu'à nos jours, par Henri Bremond, tome 1er, L'humanisme dévot,
15SO-1G60. (Bloud et Gay, éditeurs.) Le tome II vient de paraître.
RËVUË LITTÉRAIRE. 205*
M. l'abbé Henri Bremond, qui certainement s'est plu à le composer,
redoute quelquefois notre ennui, de sorte qu'il se dépêche : nous
l'inviterions à ne pas aller trop vite. Il craint, et avec une timidité
gracieuse, d'être importun ; bref, il se méfie de notre frivolité : nous
l'inviterions à ne pas nous croire tant frivoles et, par endroits, à ne
pas l'être, en considération de nous. S'il écrit, d'un des personnages
qu'il nous présente : « Le P. Binet a comme cela tout un répertoire de
contes plaisans qui ne sont pas dans une musette, » c'est pure bonté,
complaisance d'un docteur ou d'un apôtre qui veut amadouer les
Gentils. Inutiles précautions : il pouvait se fier, je ne dis pas, à nous,
mais à lui, et plus encore au vif attrait de la littérature singulière et
charmante qu'il nous révèle.
Ses humanistes dévots sont des gens extraordinaires, que nous ne
connaissions pas beaucoup ; et nous avions tort de ne pas les
connaître : nous ne les oublierons pas. Des écrivains dignes de leurs
contemporains succulens Théophile, Saint-Amant, Guez de Balzac ;
des originaux fieffés, et qui ont, dans l'excentricité même, une déli-
cieuse innocence ; des saints joyeux, et à qui l'on sent que la parfaite
honnêteté du cœur et de l'esprit donne leur liberté admirable. Un
Louis Richeome, un Etienne Binet, un Jean- Pierre Camus n'ont pas
leurs pareils, pour notre louable divertissement.
Louis Richeome, le plus ancien des trois, est né en 1544, et à
Digne, dont il montre de la fierté, car il inscrit à la première page de
ses livres sa qualité de Provençal auprès de sa qualité de jésuite; et,
contre les Italiens qui vantent leurs citrons, il revendique tout
honneur pour les prunes de Brignoles et figues de Marseille. Il eut, au
collège de Clermont, les leçons du fameux Maldonat, Espagnol, « un
lion en chaire, un agnet en conversation ; » puis il entra chez les
jésuites, fonda le collège de Dijon qui, parmi ses élèves, comptera
Bossuet. Il occupa les plus hautes charges de son ordre à Lyon, Bor-
deaux, fut à Rome assistant de France et mourut au premier quart du
grand siècle. C'était un homme doux et capable de violence, qui
aimait son prochain, les animaux et la nature et qui détestait les
ennemis de l'Église, voire s'il les découvrait dans la Compagnie de
Jésus. Il y a de lui des libelles farouches et, par exemple, une Chasse
du renard Pasquin découvert et pris en sa tanière, toute pleine
d'injures et de gros mots qu'Etienne Pasquier releva et qu'il jugea en
termes tels que je ne puis les copier : jadis, un vieux jurisconsulte et
un religieux accompli avaient une franchise de vocabulaire que nous
interdisent les progrès du goût peut-être, et aussi les progrès du pha-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
risaïsme. Richeome n'est pas du tout pharisien et il met au service de
la meilleure cause, très volontiers, une gaillardise de langage et de
pensée très agréable. Il ne veut pas que la dévotion soit jamais
triste ; — et l'on devine en lui, à cet égard, un devancier de saint
François de Sales ; — il ne veut pas que la religion soit renfrognée et
sourcilleuse. Il entend que notre piété nous récompense dès ici-bas,
par une excellente gaieté. Tout le zèle de sa plume, quand il ne le
dédie pas à vilipender les infidèles et hypocrites, il l'emploie à nous
communiquer une saine allégresse. Il n'estime pas que Dieu ait créé
le monde pour notre chagrin et ait inspiré à ses prophètes le texte de
la Bible pour notre mélancolie. La Bible, qui est toute sagesse antici-
pée, et le monde, qui est toute réalité provisoire, lui sont deux trésors
de contentement. Certes, il cherche dans le livre sacré la parole
divine ; mais il y cherche l'occasion de s'attarder « sur quelque
digne sujet, avec honnête récréation. » Ses Tableaux sacrés sont un
jeu littéraire, un jeu malin, un jeu d'artiste. Il a passé des heures
fines et ravissantes à dessiner, avec des mots, à dessiner et à colorier
maintes scènes de l'Ancien Testament, comme ceci:/< L'ange apporte à
Élie sa nourriture. » Et il s'agit de peindre un ange : « Le peintre... »
Et, le peintre, c'est Richeome lui-même... « Le peintre lui a fait le
visage lumineux ; sa perruque volante en arrière est de couleur d'or :
il lui amis aussi des ailes au dos. Vous les voyez étendues en l'air
inégalement, l'une montrant le dedans et l'autre le dehors, merveil-
leusement belles. Les guidons d'icelles et les deux grosses pennes
premières sont de couleur de ver luisant, comme celles d'un paon ;
les autres de même rang sont entremêlées de jaune, orange, rouge et
bleu à guise d'arc-en-ciel ; les cerceaux et petites plumes qui revê-
tissent les tuyaux de celles-ci et les autres qui suivent en divers
ordres sont riopiolées à proportion des premières ; le duvet qui
couvre le dos de l'aile est comme une entassure de menues et petites
écailles de diverses couleurs mises sur du coton... » Etc. Cela dure
toute une page; et, remarque le peintre de l'ange avec bonhomie,
« cependant que je parle, le bon vieillard Élie dort toujours. » Louis
Richeome avait choisi un graveur habile, l'un des maîtres de l'époque.
Léonard Gaultier, pour lui confier le soin d'illustrer joliment les
Tableaux Sacrés. Mais le graveur n'a que du noir et du blanc;
Richeome veut de la couleur : et c'est lui-même qui l'ajoute, en son
commentaire, au dessin de Léonard Gaultier. Voire, le meilleur
dessin, c'est lui Richeome qui le trace, quand il faut qu'on ait sous
les yeux le cheval que monte Abraham rendant visite à Melchisedech :
REVUE LITTÉRAIRE. 207
« Ce coursier de poil bai-doré, balzan des deux pieds, qui montre par
la belle façon de tout son corsage qu'il est bien maniant et adroit et
digne d'être monté d'un grand capitaine. Contemplez un peu sa tête
petite, ses oreilles de rat accrestées, le front décharné et large,
marqué d'une étoile droit au remoulin ; le col de moyenne longueur,
grêle joignant la tête, gros vers la poitrine et doucement voûté par le
milieu; voyez comme, en mâchant superbement son frein, il jette
l'écume blanche, ouvrant ses naseaux enflés et montrant le vermeil
du dedans. » Voilà un cheval ! et Richeome est un connaisseur.
Richeome, qui a de l'imagination, a aussi des yeux savans et
attentifs.
Je disais qu'il avait deux trésors de contentement, la Bible et le
Monde. Le peintre des anges, des patriarches et des interventions
divines, est encore le peintre des menus objets et de toutes beautés
rares ou vulgaires qui se rencontrent dans la nature. Il copie avec
une fidélité patiente « la figure des glaïeuls violets quand ils sont
épanis; » il admire et note justement « la posture de leurs feuilles,
dont trois alternativement courbées en arcade et jointes à la pointe,
et trois autres, recourbées et couchées alternativement aussi vers la
tige, faisant trois espaces vides, représentent une couronne impé-
riale ; » et il nous prie de contempler « le velours violet de celles qui
se courbent avec les petites broches rangées en long sur le mitan
comme ouvrage de frise ou canatil. » Les tulipes et lys et toutes fleurs
lui sont de précieux modèles ; et, les feuilles, il ne les méprise pas : il
a suivi leur pathétique aventure depuis le printemps jusqu'à l'au-
tomne et il sait comment elles se développent, comment elles se
tachent, se fanent, puis tombent. Il est curieux et je crois qu'il est
gourmand, car il appelle les cerises « ces morceaux de gelée délicate. »
Il a observé les animaux, et leur anatomie, et leur manège : une
mouche, — et comme « elle entortille ses jambettes devant et derrière,
les faisant passer sur sa tête et sa croupe, pour donner le fil à son bec
et force à son vol, » — et comme, sur une table, elle glisse, telle « une
galère poussée des avirons sur la surface de la mer. » Le dépit de
Richeome est de se dire qu'il y a types de mouches et moucherons
qu'il n'a pas vus. Dans ses voyages, en province ou hors de France, il
ne manque pas de quêter toutes étrangetés : à Montpellier, il a vu le
jardin du Roi ; et, à Bordeaux, le jardin du pieux, docte et grave pré-
sident Cheysac, qui a fait venir chez soi « les Indes orientales et
occidentales et les richesses de leurs fleurs; » et, à Rome, une infinité
d'autres merveilles; et, en Avignon, l'an 1592, un caméléon qu'on
208
REVUE DES DEUX MONDES.
avait apporté du Portugal. Il a vu l'oiseau cardinal du Brésil et
l'oiseau dit du Paradis : « Sa tête est jaune, son col émaillé d'un vert
gai, ses ailes teintes de tanné pourprin et le reste un corps d'or
paillé. » Un vert gai. Richeome indique là son plaisir ; les couleurs
lui sont liesse. Il a vu le combat d'une belette et d'un serpent; et il
a vu les rudesses de la police, dans la république des fourmis; et
il a vu des batailles d'abeilles, les essaims répartis en bataillons de
diverse figure, carrés ou ronds, triangulaires ou en forme de croissant,
« tous armés des mêmes armes, qui étaient une cote d'écaillés, et de
mêmej courage, tous lanciers montés dessus leurs ailerons : » pen-
dant la mêlée, ce fut, en l'air, « comme une grêle de fèves ou de
balles de harquebuse donnant les unes contre les autres et tombant à
terre, dru et menu. » Quel écrivain ! et qui s'amuse.
L'amusement d'écrire, Louis Richeome le pratique avec bonheur
et avec une exquise adresse. Il avait composé une règle du
jeu, ou rhétorique. Et, un jour, un jeune jésuite la lui demanda.
Mais Richeome la refusa; et il a détruit sa rhétorique, non qu'il fût
jaloux de son secret charmant : il craignit qu'une tête « plus ingé-
nieuse que vertueuse » n'en mésusât « pour battre l'innocence. »
Incomparable Richeome, si bien averti et des délices et des dangers
de la littérature ! Il en faisait, quant à lui, un bon usage, et anodin; il
ne permettait pas que son doux jeu se pervertît.
Son doux jeu, il le consacrait au bien des âmes et à leur allé-
gresse. Mais il n'est pas un moraliste ou un prêcheur perpétuel.
Quand il offre à son lecteur ses tableaux sacrés, sans doute il tâche
de le rendre assidu aux livres saints ; il lui embellit l'importante
lecture, afin de l'y gagner : surtout, il l'amuse, en même temps qu'il
s'amuse lui-même, et gentiment. S'il peint les mœurs des animaux,
ce n'est pas à la façon d'un fabuliste qui songerait premièrement à la
leçon. Ses livres de ménagerie ne ressemblent point aux bestiaires
du Moyen Age, très subtiles allégories et qui sont toutes destinées à
révéler des « senefiances » difficiles. Le Physiologue du Moyen Age
nous intime de savoir que le lion, poursuivi par les chasseurs, efface
de sa queue les traces de ses pas, et que le lion est ainsi le symbole de
Notre-Seigneur, lequel, descendu ici-bas, se dissimula de telle sorte
que les Hébreux ont dû le méconnaître. Ces pieux rébus ne sont pas
ce que cherche Richeome dans la création. Il a plus de liberté; il a
même plus de liberté que Bernardin de Saint-Pierre et les autres phi-
losophes qui nous dévoilent les harmonies de la nature pour que
nous concluions au créateur. Richeome ni ses ouailles n'ont besoin
REVUE LITTÉRAIRE. 209
qu'on leur prouve la finalité ou Dieu. Que veut-il donc, Richeome ?
Une gaieté innocente, et dont il remercie Dieu. Il eût écrit, comme
Bourdaloue : « Mon Dieu, je suis content de vous !» Et il écrivait aux
novices de saint André : « Mes bien-aimés, [vous remercierez Dieu]
nuit et jour, en santé, en maladie, en prospérité, en adversité, aux
champs, aux villes, aux églises, à chaque pas que vous faites, prenant
matière d'admiration, de dilection et de louange de tout ce que vous
oyez et touchez en l'école de son Église et de la nature. » Le bon-
homme Richeome, devancier de saint François de Sales, a aussi en
lui quelque chose de l'autre saint François, — et bien qu'il eût l'hor-
reur, souvent comique, de tous moines mendians et franciscains : —
il avait pris dans sa Provence natale un peu de cette allégresse ado-
rable que saint François d'Assise avait reçue du clair soleil d'Ombrie,
du paysage lumineux, des vignes et des oliviers.
Etienne Binet, jésuite également, c'est un extraordinaire bavard,
et drôle, et un saint homme. Un grand faiseur de phrases tonitruantes,
et magnifiques. Un grand faiseur de vacarme : le tintamarre des mots
est la musique habituelle de sa pensée. Il n'a pas beaucoup de délica-
tesse; et il n'a pas du tout de discrétion. Ses abus de langage sont
énormes, sont ridicules; cependant il montre, dans le pire excès de
ses diatribes véhémentes et tatillonnantes, une espèce de génie : et
c'est à peine si l'on n'ose le comparer à l'auteur de Pantagruel, quel-
quefois. Il invective contre les catholiques imparfaits : « Où êtes-vous
maintenant, catholiques de boue et de fumier?... » Simplement!...
« 0 hommes sans âmes, et âmes sans raison, et raison sans religion,
et religion sans Dieu ! Si fait, dea, vous en avez un, qui se nomme le
ventre. Mais tel Dieu, tel service. Vos poumons sont son temple ; le
foie, son autel, toujours couvert de sang et de voirie ; l'estomac,
l'encensoir; les fumées qui en sortent sont l'encens le plus doux; la
graisse est la victime, le cuisinier est votre aumônier qui est toujours
en service, et vos inspirations ne dévalent à vous que. par la chemi-
née ; les sauces sont vos sacremens, et les hoquets vos plus pro-
fondes prophéties. Toute votre charité bouillonne dans vos grasses
marmites ; votre espérance à l'étuvée toujours couverte entre deux
plats ! » Cela est écrit par le P. Etienne Binet, jésuite, dans un ou-
vrage intitulé La fleur des psaumes :et, ce doux titre de manuel dévot,
ces phrases-là le secouent rudement. Plutôt que de prêcher l'absti-
nence, Binet dénigre la gourmandise. En d'autres termes, il est
mieux fait pour traiter de la gourmandise, — et fût-ce pour la
condamner, — que pour traiter de l'abstinence, et fût-ce pour la
TOME XXXIII. — 1916. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
louer; il est mieux fait pour condamner que pour louer. S'il a en tête,
et il l'aura bien, de nous recommander les bonnes œuvres, le strata-
gème ne sera pas de nous attendrir sur les mérites de la charité :
plutôt, il nous avilira nos motifs de cupidité ou d'épargne. Vous
économisez, afin de maintenir l'honneur de votre maison, la prospé-
rité de votre famille? Ah ! belles dupes!... « Vous fierez-vous à vos
parens? 0 les harpies, ô les vautours ! 0 les loups-garous! Ils ne
vous aiment, cruels, que pour ronger barbarement votre pauvre car-
casse, casser vos os félonnement et pour avidement en sucer les
moelles et le sang encore tout bouillant!... » Mais vous avez des
enfans qui ont droit de compter sur vous, que vous ne dépouillerez
pas, que vous ne laisserez pas, vous défunt, sans ressource et pi-
tance? « Quelle horreur, je vous prie, qu'il faille être un voleur en
sa vie, un désespéré à sa mort et un damné pour tout jamais, afin de
laisser ses biens à trois petits morveux qui se moqueront de vous
après votre mort et volontiers ne voudraient de leur gré donner trois
carolus pour faire dire une pauvre messe pour vous qui vous êtes
damné pour eux! O grand sot de père qui se damne pour des
ingrats... » Il est lancé, il est déchaîné... « pour des ingrats et pos-
sible (peut-être) bâtards ! Ne vous fiez pas à vos enfans, ce sont des
voleurs! » Voilà Binet : quel homme! La brutalité même. Et il ap-
pelle ainsi ses auditeurs : « Venez, canailles ; venez, tous les soldats
d'enfer !... » La brutalité même ; et puis, les grâces d'un bon garçon.
Ce brutal a au fond de l'âme une étrange douceur, et telle que les
violences de la Bible, par endroits, l'étonnent et, pour un peu,
l'offenseraient. Mieux pourvu d'aménité, Richeome trouve ses délices
dans le Pentateuque et les Prophéties ; le terrible Binet préfère les
aménités de l'Évangile. Et il écrit : « Le Vieux Testament fut la loi de
rigueur où on ne parle que de morts, que de foudres, et du Dieu des
armées. Or, que gagna-t-il avec cela? Il faisait fuir tout le monde ;
personne quasi ne le voulait servir ; on aimait mieux parler à Moyse
qu'à lui. Au Nouveau Testament, le Verbe incarné se nomma un
agneau. Cette bénignité attira le cœur de tout le monde. » Il ne faut
pas s'y tromper, Binet le terrible préfère la bénignité. Il a composé un
livre Du gouvernement spirituel qui invite les gouverneurs de nos
âmes à imiter nos doux gardiens les anges. Raphaël disait au petit
Tobie : « « Mon petit frère, vous plairait-il que nous fissions ceci ou
cela? » L'ange n'usait pas de brusquerie à l'égard de l'enfant, ne le
poussait pas, ne le tirait pas, ne lui disait : « Allez là, car Dieu le
veut ainsi et qu'on se garde d'y faillir. Allons donc ! car, si vous n'y
REVUE LITTERAIRE.
211
allez pas, on vous y fera bien aller, plus vite que le pas ! » Ces façons,
remarque Binet, sont inconnues au ciel, et ce n'est pas le style des
anges. Et il prie les gouverneurs de nos âmes de méditer un saint
exemple, celui du pape Grégoire, lequel pouvait, souverain pontife,
parler à coups de tonnerre, jeter la foudre des censures et excommu-
nications : « Mais le saint homme y va bien d'un autre air. Et dit tan-
tôt : S'il plaisait à votre douceur... tantôt : Votre suavité agréera bien
que je lui dise... Aulieu donc de répandre la grêle et les tonnerres sur
la tête des humains, ce saint homme faisait rouler des torrens de
miel et emportait tout... » Mais lui, Binet, sa violence?
Eh! la violence de Binet, ne l'a-t-on pas senti, c'est bonne humeur.
Ses cris de « canaille » et « soldats d'enfer, » gaieté. La vivacité de ses
réprimandes, le tapage de ses mots et les gros mots qu'il ne ménage
pas, jovialité. Il avait un singulier visage, tout maigre et aux traits
marqués fortement : un nez solide, les joues qui se retirent et qui
dégagent bien la bouche; des lèvres, non pas certes de gourmand,
mais de bavard, fines et avançantes, sous des moustaches rases ; un
peu de poil au menton, pour le terminer en pointe ; les yeux, noirs,
grands, pétillans, sous le front chauve et les arcades sourcilières
larges et touffues ; et une physionomie qu'on devine extraordinaire-
ment mobile, prompte à passer de la colère vraie ou feinte au rire, et
habile aux mines, aux grimaces peut-être. Je crois que ce fut un
plaisant spectacle et beau, Binet se démenant au service de l'Évangile
avec sa pieuse ferveur et son entrain de bonté véritable.
Sa doctrine est parfaitement pure ; et, si l'on souhaite, à ce pro-
pos, un témoignage, sainte Chantai a dit de lui qu'elle n'avait pas
rencontré en ce monde un esprit plus conforme à celui de Monsei-
gneur. Et Monseigneur est saint François de Sales : on ne saurait
demander à sainte Chantai un certificat meilleur. Etienne Binet fut,
en sa dévotion, l'égal des saints. Mais il eut, dans sa perfection, des
réserves d'indulgence et, dans sa raison, les règles d'une clémente
sagesse. Comme Louis Richeome, il ne voulait pas que la religion
devînt triste, hargneuse ou alarmante. Il avait soin des âmes que
Dieu ne semble pas destiner dès ici-bas aux plus hautes méditations
et aux vertus les plus difficiles. « Pensez-vous que tout le monde
doive avoir la dévotion d'un capucin ou d'un chartreux? » disait-il;
et, quand il avait célébré les éminentes qualités de sainte Claire, il ne
manquait pas d'ajouter : « Je vous défends très expressément d'imiter
cette vierge sainte ; c'est assez pour vous de l'admirer! » Il se méfiait
grandement de ces dévots qui « se rendent des droits fainéans, sous
212
REVUE DES DEUX MONDES.
couleur de solitude ; » il admet que l'on soit modeste et grave, hypo-
condriaque non pas. Il blâme une piteuse figure et une sombre conte-
nance, car « ce ne sont pas là les effets des sacremens, ni de la grâce
qui est gaie, active., ardente, forte et toujours à cœur joyeux et à
visage riant. » Binet veut qu'un homme bien dévot « fasse plus
d'affaires et mieux que trois autres; » il lui propose le modèle de
Judas Macchabée qui « priait en frappant, frappait en priant et assé-
nait plus brusquement les coups qu'il dardait après avoir poussé
plus ardemment ses prières vers le ciel. » Qu'est-ce à dire? Binet
demande que la religion ne soit pas étrangère à la vie, ne soit pas un
coin séparé de nos existences, un jardin clos et où il est difficile de
pénétrer, où peu à peu nous n'allons plus, si nos besognes quoti-
diennes et peut-être aussi notre futilité nous occupent.
Or, Pascal s'est moqué de Binet, comme de tous ces jésuites. Et le
grand nom de Pascal, autant que son impitoyable raillerie, accable à
tout jamais « notre célèbre père Binet, qui a été notre provincial... »
Pauvre père Binet, dont l'idée était pieuse et intelligente !... La reli-
gion de ce bonhomme ne contentait ni le génie de Pascal, ni sa
passion de la douleur, ni son angoisse. Mais ni l'angoisse de Pascal,
ni sa passion de la douleur, ni son génie ne sont à notre portée; et, si
nous l'admirons, comme les filles à qui le père Binet vantait sainte
Claire admiraient cette vierge sainte, il nous est défendu de l'imiter :
nous n'en sommes pas capables et notre singerie serait détestable. Et
alors, que nous reste-t-il, à nous, gens de petite pensée et de commun
courage? à nous, gens qui sommes, ou peu s'en faut, tout le monde?
Absolument rien, selon Pascal : et c'est à nous que s'adresse le père
Binet, charitable d'esprit, justement informé de notre faiblesse et
bien résolu à ne pas mépriser notre bonne volonté. Dira-t-on qu'il a
trop d'obligeance et qu'afin de ne pas nous rebuter il tempère d'une
excessive indulgence les sévérités de la foi ? Je ne le crois aucune-
ment. Sa morale, telle qu'elle apparaît dans les résumés et les cita-
tions de M. l'abbé Henri Bremond, ne me semble pas du tout relâchée,
mais difficile encore et parfaitement digne d'offrir un idéal aux meil-
leurs d'entre nous. Qui suivrait ses préceptes avec une attentive exac-
titude serait un catholique sans reproche, et gai, un catholique à faire
envie. Dans la querelle de Pascal et des jésuites, c'est Pascal qui est
sublime ; et, la plupart du temps, ce sont les jésuites qui ont raison.
Le tort de Binet, — revenons à la littérature, — ce fut d'écrire et
d'imprimer quelque deux cents volumes. Aussi ne le lit-on guère,
faute de choisir dans tout ce fatras. Il écrivait beaucoup trop ; mais il
REVUE LITTÉRAIRE. 213
écrivait bien. Ou plutôt, s'il n'écrivait pas à merveille, il écrivait d'une
façon jolie, attrayante, et parfois cocasse, et toujours vive. Il ember-
lificote souvent sa pensée; et, ce qu'il dit, généralement, il pourrait
le dire avec moins de mots. C'est qu'il adore les mots, et les adore
pour leur son, leur figure, et pour les significations qu'il leur attribue
avec justesse, et pour les images qu'ils font à ses yeux. Adorer les
mots : il y a là de l'excès, probablement; et il suffit de les aimer.
Encore faut-il ne pas manquer à cet amour, si l'on fait métier de litté.
rature : et c'est où pèchent maints écrivains, par une austérité
fâcheuse, ou par ignorance. La littérature est un art; elle ne doit donc
pas négliger notre plaisir : et elle a tort, si elle prétend éluder toute
concupiscence. Les honnêtes concupiscences de la littérature, Binet
ne les refuse pas ; et il les refuse d'autant moins qu'il les emploie au
salut de nos âmes, légères, volantes, et qu'on ne prend pas avec^du
vinaigre. Il a compté sur les belles séductions de l'éloquence et il a
tourné au bénéfice de la religion les attraits d'un style opulent. Les
solécismes et « vilains barbarismes » sont, à le croire, péchés de pré-
dicateur et d'apologiste. Il a pitié des orateurs qui, adressant leur
remontrance à telles gens de corporations ou de métiers, les font rire
par leurs métaphores : combien d' « affineurs » se moquent tout leur
saoul, quand ils entendent, au sermon, le prêcheur affirmer « que le
sang de bouc mollit le diamant et que le marteau et l'enclume se cas-
seront plus tôt que jamais ébrécher la dureté opiniâtre du même
diamant? » Car, « il y a mille choses où, pensant faire merveille de
bien dire, certes on ne dit chose qui vaille. » Premièrement, il faut
savoir et s'informer. Bien parler, bien écrire, cela exige de l'étude ; et
Binet n'a point épargné son étude. Il a examiné toutes les sciences,
tous les métiers et, du résultat de ses recherches, composé une ency-
clopédie. L'on écrit et l'on parle avec des mots; les mots sont les
signes des objets : il a examiné les objets. Comme Richeome, il a
examiné les fleurs : « Quelle vergogne de voir qu'on ne sait pas parlei
de ces belles beautés! Quand les plus huppés ont dit la rose, le lis,
l'œillet, le bouton et la feuille, ils sont au bout de leur savoir. »
Comme Richeome, il a examiné les animaux et il peint joliment la
course du lièvre, la pâmoison mélodieuse des rossignols et la furie
belliqueuse des abeilles : « ces petites gens ne sont que feu et colère
qui vole. » Il a étudié la médecine et particulièrement la pharmacie,
où sont cachées, dit-il, grandes richesses d'éloquence. Il a étudié
l'orfèvrerie, la vénerie et la marine : et il a visité l'une et l'autre mer,
car, dit-il, « les plus riches pièces d'éloquence et de poésie sont em-
214 REVUE DES DEUX MONDES.)
pruntées de la mer. » Le travail de tous les artisans l'a occupé, tant il
est curieux de tout connaître et content si, pour prix de sa peine, il
enrichit de quelques mots techniques son vocabulaire. Comme un bon
humaniste, il ne méprise pas les mots qui viennent du grec et du
latin; mais il préfère encore les mots tout vivans, les mots du peuple,
les braves mots qui chaque jour sont à l'ouvrage. Il entre dansles
ateliers et les simples boutiques afin d'y prendre des leçons et il, dis-
pute avec les compagnons à dessein de leur ouvrir la bouche et de
les « faire parler : » il note les tours de phrases, les mots, les maximes,
les proverbes, « mille et mille secrets. » Et il assure que c'est ainsi
qu'ont procédé, aux meilleures époques, les plus grands orateurs :
« de là ils tiraient des comparaisons si naïves, si bien prises, que
l'auditeur d'aise ne pouvait se tenir de rire et par ce sourire témoi-
gner son contentement. » C'est aussi ce qu'il veut obtenir, Binet, de
son auditeur et de son lecteur.
Camus, évêque de Belley, de qui les méchans ont médit, pourquoi
lui fut-on sévère? Il avait beaucoup de vivacité naturelle et un entrain
de bonhomie qui permettrait de le comparer quelquefois, sinon à
Binet, du moins à Richeome. Il a plus de retenue que Binet, dans son
langage; mais il ne manque ni de fantaisie, ni d'impétuosité. Des
Ligueurs l'avaient taquiné dans leurs libelles, touchant ce nom de
, Camus : et le bonhomme était-il dépourvu de nez ? « Je les prie de se
tirer d'inquiétude de ce côté-là : car si les grands nez donnent grand
poids aux écrits, je les avise que nous avons jadis été ainsi nommés
par antiphrase, et je n'en connais point en notre lignage dont le nez
ne démente le nom, si bien que nous sommes ainsi nommés, comme
la guerre par les Latins et les Euménides par les Grecs, à contresens
et comme propres à chausser des lunettes à voir de loin l'impertinence
de nos censeurs ! » On l'a calomnié; mais il ne craignait pas la polé-
mique et il y montrait de la rudesse. Il était impétueux de caractère,
et hardi d'allure, et gaillard; mais il eut tant d'amitié pour saint
François de Sales que la douceur de son ami le gagna peu à peu, le
gagna insensiblement, si bien qu'un jour il s'aperçut qu'en prêchant il
imitait son ami, les gestes de son ami, la façon de parler, la façon de
penser, la façon d'être doux, suave et tendre, qu'il admirait en son
ami. Or tout, en saint François de Sales, était « lent et posé, pour ne
pas dire pesant, à cause de sa constitution corporelle. » Et lui, Camus,
était d'une autre constitution corporelle et spirituelle ; de sorte qu'il
fut dès lors méconnaissable à son cher peuple de Belley : « somme,
je n'étais plus moi-même ! » Saint François le sut et le lui reprocha. Et
REVUE LITTERAIRE.
215
Camus : « Eh bien! est-ce là un si mauvais exemplaire à imiter? »
Saint François n'admettait point de Camus sans joyeuseté : « Joyeuseté
à part, vous vous gâtez ! Si les naturels se pouvaient changer, que ne
donnerais-je pas de retour pour un tel que le vôtre? Vous allez à
pleines voiles, et moi à la rame; vous volez, et je rampe ou me traîne
comme une tortue. Vous avez plus de feu au bout du doigt que je n'en
ai en tout le corps... Et maintenant, vous pesez vos mots, vous
comptez vos périodes, vous traînez l'aile, vous languissez et faites
languir vos auditeurs. Est-ce là cette belle Noémi du temps passé? »
Camus se le tint pour dit ; et il n'essaya plus de dissimuler son humeur,
qui était fougueuse et folâtre. Il défendit les jésuites contre tous leurs
adversaires et avec tant de passion véhémente qu'il fut au point de les
compromettre : prudens, les jésuites le supplièrent de modérer son
obligeance. Il avait en estime particulière Ignace de Loyola et, je ne
sais comment, trouvait, dans les Exercices, le modèle d' « une spécu-
lation si simple, si humble, si naturelle, si aisée! » Puis il faisait de
Ronsard ses délices. Il a écrit beaucoup de romans et, notamment,
Palombe ou la femme honorable. Autrefois, Hippolyte Rigault tâcha de
les louer ; mais Sainte-Beuve se fâcha et ne permit point qu'on voulût
« ressusciter ce qui n'a jamais eu vie. » Camus, s'il n'est pas un grand
romancier, avait une intention gracieuse : il espérait offrir à son
lecteur une gentille récréation. Et il ne craignait pas de lui conter des
aventures galantes. Après cela, les pécheresses de ses romans allaient,
de coutume, au repentir. Mais il ne les menait pas au repentir assez
vite pour qu'on n'eût quelque récréation à suivre leur aimable
erreur. M. l'abbé Henri Bremond le remarque : l'évêque de Belley,
dans ses romans, prêche moins que nombre de romanciers mo-
dernes.
Que de liberté, que de franchise heureuse attestent Louis
Richeome, Etienne Binet et Camus ! Comme ils ne sont ni guindés, ni
farouches! et comme leur dévotion, parfaitement sincère, ne les
gêne pas du tout! Leur croyance ne les opprime pas et n'accable ni
leur méditation, ni leur gaieté. Comme ils sont variés, riches de mots,
de pensée et d'audace ! Richesse et variété que bientôt réglera la dis-
cipline du grand siècle : belle discipline, sur tant d'opulence.
André Beaunier.
REVUE SCIENTIFIQUE
L'AVANCEMENT DE L'HEURE
« Time is money, » disent nos amis anglais qui s'y connaissent.
Mais ce n'est pas seulement le temps qui est de l'argent, c'est aussi la
manière de mesurer le temps; nous Talions montrer à propos du
projet, actuellement pendant, d'avancer l'heure légale française et qui
a fait depuis quelques jours couler chez nous tant d'encre et de propos,
les uns sensés..., les autres moins.
On s'étonnera peut-être de nous voir au cours d'une chronique
scientifique traiter de questions qui se rapportent à ce « vil métal »
qu'est l'argent. Mais d'abord, les poètes appellent aussi du même nom
l'or, bien que son poids atomique soit fort différent et qu'il soit placé
à un endroit très distinct du premier dans la spirale de Mendéléef. Et
puis, ne l'oublions pas, si l'homme de science a le droit et peut-être
le devoir de mépriser l'argent pour lui-même, il ne saurait s'en désin-
téresser comme phénomène social, car le bien-être de l'humanité n'est
point une chose négligeable, même du point de vue de Sirius, et les
sciences elles-mêmes, je veux dire les sciences expérimentales, seules
dignes vraiment de ce nom, ont besoin de la richesse pour vivre
et progresser. Enfin, et surtout, à l'heure actuelle, une préoccupation
doit polariser lésâmes de tous les Français : la défense du pays, et
elle est étroitement enlacée aux questions économiques.
Une remarque avant tout s'impose : si intéressant qu il soit, ce
projet d'avancement de l'heure légale n'est pas d'une importance assez
capitale pour justifier les nombreux débats publics, les interminables
discussions privées, les polémiques de presse, trop abondantes par ce
on
REVUE SCIENTIFIQUE. . -li
temps de crise du papier, qu'il a suscitées. D'où provient cet immense
mouvement d'intérêt passionné dans une question dont, encore une
fois et heureusement, le sort du pays ne dépend qu'en une faible
mesure? D'abord de ce qu'il s'agit d'un des rares problèmes dont on
puisse, à l'heure qu'il est, disputer sans entendre aussitôt un terrible
cliquetis de ciseaux. L'opinion publique est un peu comme ces sul-
tanes prisonnières en de voluptueux sérails et qui aiment d'autant
plus passionnément les cigarettes qu'aucune autre distraction ne leur
est possible. Mais il y a autre chose aussi dans toutes les controverses
un peu byzantines qu'a soulevées cet anodin projet : il y a la crainte
que, par quelque côté, il ne porte atteinte à nos mœurs, à nos douces
et chères habitudes qui sont, par un privilège unique, d'autant plus
aimées que cet amour est plus ancien. Nous sommes ainsi faits
qu'une révolution, une guerre, un cataclysme historique énorme, mais
passager, nous émeuvent moins à certains égards que des modifica-
tions légères, mais permanentes, de nos us et coutumes. Il y a plus
de sagesse qu'on n'imagine dans cet état d'âme. Il y aie sentiment de
ce que la géologie moderne a si bien mis en évidence à rencontre
du catastrophisme de Cuvier : la prépondérance dans l'évolution des
choses, des actions faibles, mais continues, sur les phénomènes
intenses mais accidentels. Mais l'avancement de l'heure légale tou-
cherait-il vraiment à nos mœurs? C'est ce que nous verrons dans un
instant.
En tout cas, les questions de ce genre ont toujours soulevé les
passions : lorsque l'Angleterre décida de faire commencer l'année au
1er janvier, et non plus à Pâques, comme on faisait jadis et que lord
Chesterfield décida que le 1er janvier 1751 on compterait 1752, le
peuple fit une émeute, voulante char per le noble lord, aux cris mille
fois répétés de : « Rendez -nous nos trois mois! » Ce fut une belle et
imposante manifestation ouvrière. Pourtant, la Parque infernale qui
déroule et coupe je ne sais où le fil des choses dut en sourire, si elle
a l'occasion de lever le nez de dessus ses ciseaux. Elle sait en effet
que la fuite du temps ne dépend pas plus de l'étalon dont on la mesure
que notre taille du mètre employé.
Voici d'abord comment est né le problème actuellement pendant.
De tout temps les actes de la vie humaine ont été réglés plus ou
moins sur le soleil. Celui-ci était non seulement le père nourricier de
cette vie, mais il en était le régulateur, et les lois de son mouvement
218
REVUE DES DEUX MONDES.
commandaient ceux des cités et des champs. A vrai dire, suivant les
époques, on a pris des libertés plus ou moins grandes avec cette
tyrannie du soleil, et comme tant d'autres souverains, il a vu son
autorité parfois indiscutée et parfois autocratique, singulièrement
tempérée par les convenances de ses sujets. Dans l'antiquité, c'étaient
les cadrans solaires, c'était donc l'heure vraie qu'on utilisait, mais
sans cependant y apporter cette frénésie d'exactitude qu'a provoquée
la trépidante activité des temps modernes. Longtemps les patriciens
de Rome eurent des esclaves spécialement chargés d'aller quérir l'heure
pour la leur rapporter, au cadran solaire du forum. Que devenait
l'heure durant le trajet de retour du porteur ? C'est ce que je ne me
charge point d'élucider.
Jusque vers la fin du xvnr9 siècle, il en fut ainsi, et les mots midi
et minuit correspondaient vraiment aux instans où le soleil était au
plus haut et au plus bas de sa course. Mais le soleil est un astre fort
irrégulier dans sa marche apparente, et le temps qui s'écoule entre
deux midis vrais varie beaucoup d'un bout de l'année à l'autre; la
durée d'une heure vraie (supposée la 24e partie d'un jour) n'est pas
toujours la même. Pour obvier à cet inconvénient qui obligeait à
dérégler continuellement les pendules qui avaient le tort de marcher
plus régulièrement que le soleil, on a imaginé un soleil administratif,
idéal, sans taches et bien régulier, comme sont seuls les êtres irréels,
et qui d'un mouvement uniforme se trouve, au bout de Tannée, avoir
parcouru le même chemin que l'astre éclatant dont il est le peu
brillant second. Ce pâle soleil fictif, dit soleil moyen, définit un jour
moyen, un temps moyen, un midi moyen qui ont été employés à
Paris dès 1816, pour régler les pendules et la vie civile. C'est alors
que, craignant une émeute de la population parisienne qui dès lors
était, dit-on, chatouilleuse sur l'heure de ses repas, le préfet M. de
Chabrol exigea un rapport du Bureau des Longitudes avant de substi-
tuer le midi moyen au midi vrai. Dès ce jour, le temps civil ^cessait
d'être du domaine de la science : il était inutilisable pour les besoins
de l'astronomie, il devenait quelque chose de tout à fait conventionnel
et il devait être encore bien plus par la suite une hérésie scientifique,
comme nous allons voir.
Le soleil vrai ou le soleil moyen dans leur course apparente
passent successivement au-dessus des divers méridiens qui, du pôle
Nord au pôle Sud, traversent les divers lieux du globe. Il n'est donc
pas midi en même temps (ni midi vrai, ni midi moyen) pour des lieux
situés à l'Est ou à l'Ouest les uns des autres. Ces différences sont
REVUE SCIENTIFIQUE.
219
notables : elles sont de 37 secondes du Point-du-Jour au Pont de
Charenton, de 20 minutes entre Paris et Nice, de 27 minutes entre
Brest et Paris.
Longtemps chaque ville eut son heure locale. Cela n'avait pas
d'inconvénient au temps des diligences, et tant que les bonnes gens,
inscrites irrémédiablement dans le petit cercle de leur cité, voyageaient
peu. Les chemins de fer et les télégraphes obligèrent à substituer à
toutes les heures locales une heure unique pour la France, ce qui fut
fait par une loi en 1891. Le temps légal pour tout le pays fut dès lors
le temps moyen du méridien de Paris.
Puis nouveau changement. Pour des raisons d'unification inter-
nationale analogues aux raisons nationales, qui avaient motivé la loi
de 1891, on a songé ensuite à n'avoir qu'une heure légale pour la terre
entière. Mais il y a loin de la coupe des théories aux lèvres de la
réalité. Et on dut renoncer bientôt à l'idée de l'heure unique univer"
selle : on se serait malaisément habitué, en effet, à lire des dépêches
ainsi conçues : « Hier, à Tokio, à midi, quelques instans avant le
lever du soleil... » Sur l'initiative des États-Unis, on a finalement dé-
cidé que, faute de pouvoir marquer la même heure, toutes les pen-
dules de la terre marqueraient simultanément la même minute ; la
terre entière dans ce système est divisée en vingt-quatre fuseaux
horaires, correspondant chacun à 15 degrés de longitude, étant en-
tendu que l'heure légale de tous les fuseaux est fondée sur le temps
moyen du méridien de Greenwich, cette heure étant la même à l'inté-
rieur de chaque fuseau et augmentant ou diminuant exactement d'une
heure, suivant qu'on passe dans un fuseau situé à l'Est ou à l'Ouest
du précédent. C'est ainsi que l'Europe a été conventionnellement
divisée en trois grands fuseaux.
Après de longues et, avouons-le, fort légitimes résistances, la
France a adhéré à ce système qui a retardé de 9 minutes 21 secondes
l'heure légale delà France, par une loi" votée parlaChambre des députés
en 1898 et par le Sénat en... 1911, treize ans après. Ce précédent est
assez piquant à l'heure où le projet de loi Honnorat, qui vient d'être
adopté par la Chambre, parait rencontrer au Sénat un accueil un peu
dénué de chaleur. Comme ce projet de loi ne prévoit l'avancement de
l'heure légale que pour la durée de la guerre, il faut espérer que, si
le Sénat a besoin de treize ans pour l'adopter, la loi sera devenue
inutile... à moins qu'on ne l'ait modifiée pour la rendre applicable au
temps de paix. Que voilà donc des causes d'ajournement en perspec-
tive!
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour compléter ce rapide historique, je dois rappeler qu'un congrès
international de l'Heure, réuni à la fin de 1913 à l'Observatoire de
Paris, a unifié et organisé la transmission radiotélégraphique de
l'heure de Greenwich dans le monde. C'était moins d'un an avant la
guerre. C'est là qu'on entendit le fameux professeur Wilhelm Fœrster,
de Berlin, célébrer « la collaboration fraternelle du genre humain » et
« la France qui depuis deux siècles marche à la tête de l'exploration
scientifique du globe. » Il parlait vraiment très bien, ce vieillard, et
avec des larmes dans la voix qui mouillaient son léger accent teuton.
Depuis, il a signé le célèbre manifeste des 93...
*
* *
Comme on le voit par l'exposé précédent, l'heure légale en France,
l'heure qui règle les habitudes de notre vie civile a été fréquemment
modifiée en des sens divers et principalement pour des raisons de
commodité et d'adaptation à nos besoins. L'heure légale n'est donc
nullement une sorte d'idole intangible qu'on ne peut toucher sans
sacrilège ; ce qu'on a fait hier, ce qu'on a fait avant-hier, on peut le
faire demain, si un progrès peut en jaillir dont profite la collectivité
nationale. L'heure légale a montré assez de souplesse dans son histoire
pour pouvoir subir un nouveau redressement, si l'utilité s'en fait
sentir. Cette utilité existe-t-elle actuellement? Toute la question est là.
Si un aviateur survolant en ce moment notre pays pouvait voir
instantanément tout ce qui s'y passe, il constaterait qu'en cette saison,
dans les cités et beaucoup de villages, un grand nombre de maisons
sont encore closes et abritent des gens endormis longtemps après que
le soleil déjà levé verse des torrens de lumière sur ceux qui le
dédaignent ainsi. Si notre aviateur refaisait le même parcours après
le coucher du soleil, il constaterait au contraire que les lumières arti-
ficielles sont allumées pendant longtemps presque partout.
Si on met à part les paysans qui règlent leur vie sur le lever et le
toucher du soleil, — et encore cette règle n'est-elle qu'à peu près
vraie, — la vie de la plupart d'entre nous est décalée par rapport au
soleil, c'est-à-dire que nous vivons beaucoup moins avant le milieu du
jour qu'après celui-ci. Il est incontestable en effet que notre vie
sociale est réglée sur la pendule, non sur la marche réelle du soleil. La
preuve, c'est qu'à Nancy et à Brest les mêmes heures correspondent
aux mêmes occupations dans les industries, les administrations, les
familles, bien que le soleil se lève et se couche dans la première de
ces villes 43 minutes plus tôt que dans la seconde. Une autre preuve
REVUE SCIENTIFIQUE.
221
est qu'aucune de nos habitudes n'a été changée, bien qu'on ait depuis
1911 retardé toutes les pendules de 10 minutes. Ainsi les bureaux de
poste qui ouvrent, comme on sait, de 8 heures à 20 heures, ouvrent et
ferment en réalité 1 0 minutes plus tard depuis qu'on a adopté en France
l'heure du méridien de Greenwich.
Or, au moment où paraissent ces Lignes, le soleil se lève à Paris
à -i h. 33 et se couche à 19 h. 4; si donc on avançait les pendules
d'une heure, les bureaux de poste useraient de la lumière artificielle
pendant une heure de moins chaque jour. Il en serait de même dans
toutes les familles où on se lève en ce moment et où on se couche bien
après le lever et le coucher du soleil, dans toutes les industries et les
commerces où on commence et achève le travail après ce lever et ce
coucher.
C'est de ces considérations qu'est né le projet actuellement discuté
et qui sous le nom de « Dailygh saving Bill » a vu le jour en Angle-
terre, où il a été voté au Parlement en deuxième lecture, mais n'a pu
franchir la passerelle de la troisième lecture, faute d'une voix de
majorité. Nous allons maintenant examiner le plus succinctement pos-
sible les diverses objections qu'a soulevées ce projettes inconvéniens
qu'il pourrait présenter et du même coup ses incontestables avan-
tages.
* -,
On a invoqué d'abord contre ce projet (que nous appellerons pour
abréger projet Honnorat, du nom du député qui a pris l'heureuse ini-
tiative de le présenter à la Chambre), des argumens d'ordre scienti-
fique. Un des membres les plus distingués de l'Académie des Sciences,
M. Lallemand, a notamment présenté ces argumens au cours d'une
communication qu'il a faite à titre personnel devant cette assemblée.
D'après lui, on serait obligé de conserver l'heure normale actuelle
pour les besoins de la science et de la navigation, ainsi que pour les
relations internationales ferroviaires et télégraphiques.
J'avoue avoir été d'autant moins convaincu par cette argumenta-
tion, que M. Lallemand lui-même l'avait réfutée par avance lorsqu'il
parlait en 1911 devant le Sénat en qualité de commissaire du gouver-
nement, lors de la discussion du projet adoptant l'heure de Greenwich.
Le principal problème de la science et de la navigation où inter-
vient l'heure est celui des cartes et des longitudes. Les longitudes de
nos cartes étaient naguère fondées sur l'heure du méridien de Paris.
« Le projet, disait alors M. Lallemand répondant à M. l'amiral de
222
REVUE DES DEUX MONDES.
Cuverville, laisse de côté la question du méridien pour les cartes
marines... Cette question est tout à fait indépendante de l'heure civile
qui règle la vie économique du pays... Pour la marine la situation sera
demain ce qu'elle était hier et ce qu'elle est aujourd'hui. » — Et
M. Lallemand remarquait aussi, alors, que ce n'est pas l'heure scien-
tifique, mais l'heure civile qui règle les chemins de fer et les postes. —
Tout cela, qui était vrai lorsque « l'heure normale actuelle » était
celle du méridien de Paris, ne l'est pas moins aujourd'hui que cette
heure normale est celle du méridien de Greenwich.
Cela est même, si j'ose dire, plus vrai aujourd'hui qu'en 191 1, car
il est incontestable qu'au point de vue de la science et de la navigation,
l'adoption de l'heure de Greenwich a eu l'inconvénient certain de
périmer la valeur et l'usage de toutes nos belles cartes anciennes
basés sur le méridien de Paris. Au contraire, aujourd'hui, qu'on
avance et qu'on retarde les pendules d'une heure, il n'y aura pas à
changer les cartes en usage, puisque l'heure sera basée sur le même
méridien initial.
La vérité, et le bref exposé historique que j'ai fait ci-dessus suffi-
sait déjà à le prouver, est que l'heure civile a depuis longtemps cessé
d'avoir aucun rapport nécessaire avec l'heure vraie, dont elle est indé-
pendante, et qui seule intéresse directement les astronomes et les
savans. Si on modifie la constante arbitraire déjà ajoutée à la diffé-
rence variable existant entre le temps moyen et le temps vrai, ils
n'ont pas à s'en préoccuper.
L'Académie des Sciences a d'ailleurs parfaitement compris que la
détermination de l'heure légale n'engage aucune question scientifique
et, sollicitée de se prononcer contre le projet, elle s'est refusée à
émettre un avis sur un problème qu'elle n'estime pas de sa compé-
tence ni dans ses attributions. Elle est restée ainsi fidèle à l'attitude
qu'elle avait adoptée lors des discussions passionnées que souleva
naguère le remplacement de l'heure de Paris par celle de Greenwich.
Le 25 juillet 1898, en effet, les secrétaires perpétuels de l'Académie,
Berthelot et Bertrand, transmettaient au gouvernement la conclusion
prise par l'Académie dans cette question et qui était que « ce système
ne soulève aucune question de théorie qui puisse motiver l'interven-
tion de lAcadémie. En conséquence, elle est d'avis que le soin de
se prononcer sur l'adoption de ce système doit être laissé aux pou-
voirs publics, seuls compétens pour apprécier l'intérêt d'une telle
mesure en ce qui concerne les relations commerciales, économiques
et politiques du pays. » Tel est encore le cas aujourd'hui.
REVUE SCIENTIFIQUE.
223
Si d'ailleurs on avançait d'une heure l'heure légale française, le
système des fuseaux horaires, qui, ne Touillions pas, correspond à des
nécessités pratiques mais non théoriques, ne cesserait pas d'être
respecté dans son idée directrice. Gela provient de cette heureuse cir-
constance de fait que le fuseau oriental est bordé partout par l'Océan-
En ce qui concerne les pays situés à l'Est de ce fuseau deux hypo-
thèses peuvent se présenter : ou bien ces pays garderont l'heure du
fuseau central et nous aurons la même heure qu'eux, ce qui sera sans
inconvénient ; ou bien ils avanceront également leur heure légale ;
telle paraît bien être leur intention, et une dépêche nous apprend
notamment qu'un décret paru il y a quelques jours dans le Journal
officiel de Budapesth décide l'avancement de l'heure légale en Hongrie
à partir du premier mai. Une autre dépêche plus récente annonce que
la même mesure a été prise aussi en Autriche. Dans ce cas, si la
France a également avancé son heure légale, celle-ci différera toujours
de 60 minutes de celle qui est adoptée dans le fuseau central; sinon,
l'heure française retarderait de deux heures sur celle-ci, ce qui aurait
des inconvéniens pratiques qui sautent aux yeux. Donc, dans tous les
cas, au point de vue du système des fuseaux, l'adoption du projet
Honnorat ne peut avoir que des avantages et aucun inconvénient.
On a émis aussi la crainte que l'adoption de ce projet ne porte un
coupa la transmission radiotélégraphique de l'heure par la Tour Eiffel,
telle qu'elle a été organisée par le dernier congrès de l'Heure. Cette
crainte est chimérique, puisque l'heure envoyéepar les stations radio-
télégraphiques, du monde entier est toujours uniquement celle du mé-
ridien initial de Greenwich et nullement celle d'un autre fuseau.
On a invoqué contre le projet l'opinion hostile de certains savans.
Mais d'autres non moins éminens se sont prononcés en sa faveur,
notamment en France M. Painlevé et M. Appell, président de l'Acadé-
mie des Sciences, en Angleterre sir William Ramsay, le savant peut,
être le plus éminent du Royaume-Uni, les célèbres astronomes
Turner, Robert Bail, etc.
Au point de vue scientifique, la cause est entendue, et j'ajoute que
même si, — ce qui n'est pas, je crois l'avoir démontré, — les inté-
rêts de la science pouvaient être ici et momentanément en opposition
avec l'intérêt public, celui-ci à l'heure où nous sommes devrait primer
ceux-là. Mais le projet Honnorat est-il vraiment d'intérêt pubUc? C'est
ce que nous allons voir maintenant.
2^4 REVUE DES DEUX MONDEâ.
On a dit que la réforme serait inopérante et ne produirait pas plus
une économie d'éclairage, qu'on ne diminuerait le froid l'hiver en
abaissant le zéro des thermomètres. On a fait à ce sujet beaucoup de
plaisanteries du même genre; elles sont peut-être très spirituelles, —
ce n'est pas sûr, —mais elles ne sont assurément que cela. Ici en effet
les chiffres, les chiffres froids mais sûrs, répondent avec une singulière
éloquence : lorsque la France et l'Allemagne ont remplacé par une
heure centrale unique les heures locales de chaque ville, elles ont vu
augmenter dans des proportions considérables la consommation du
gaz dans celles des villes situées à l'Est du pays, elles l'ont vue dimi-
nuer dans les villes situées à l'Ouest. Voici par exemple quelques
chiffres officiels que, pour ne pas soulever de polémiques, j'emprunte
à des villes non pas françaises mais allemandes : tandis qu'à Kœnigs
berg (Prusse orientale) la consommation du gaz passait brusquement,
entre 1892 et 1893, de 4250000 mètres cubes à 4 500 000, pour ne
plus varier ensuite, à Dusseldorf (Allemagne occidentale) elle dimi-
nuait et passait brusquement de 7 450 000 mètres cubes, à 6 850000.
Ces centaines de milliers de mètres cubes multipliés, comme il
convient, comptent dans le budget d'une nation. Quand la Belgique,
qui est à l'Est du méridien de Greenwich, a adopté l'heure de
celui-ci, on a vu à Bruxelles par exemple la quantité annuelle de
gaz consommé augmenter brusquement de 8,3 p. 100, si bien
qu'un grand nombre de commerçans croyant à une erreur adres-
sèrent à la ville des réclamations. C'est pour la même raison que la
Hollande, qui avait adopté naguère l'heure de Greenwich, est revenue
depuis peu à celle d'Amsterdam.
Inversement, en adoptant pour notre vie civile l'heure du fuseau
central on économisera chaque jour une heure d'éclairage dans toutes
les maisons où on est debout seulement après le lever du soleil et
jusqu'après son coucher. Les nombreux millions de charbon ainsi
économisés iront fortifier nos industries de guerre, et le fret, dont la
crise actuelle est la cause principale de la vie chère, en sera allégé
d'autant.
A vrai dire, l'économie ainsi réalisée ne sera sensible que pendant
les mois les plus longs. Quel sera, si la loi est votée, le régime adopté
pour le semestre d'hiver? Deux systèmes sont en présence: l'un con-
sistant à avoir la même heure avancée toute l'année. Il aurait l'avan-
tage de n'exiger qu'une fois pour toutes un co jp de pouce aux pen-
REVUE SCIENTIFIQUE. 225
dules, et l'inconvénient d'obliger l'hiver un grand nombre de gens à
se lever contre leur gré à la chandelle, ce qui les ramènerait insensi-
blement aux anciennes habitudes et détruirait, par répercussion, petit
à petit, en vertu d'un nouveau décalage progressif de la vie vers le
soir, les heureux effets de la réforme. L'autre système consiste à
rétablir pour les mois d'hiver l'heure du méridien de Greenwich; cela
aura l'inconvénient d'exiger deux coups de pouce par an aux pen-
dules. Les compagnies de chemins de fer consultées déclarent que ce
ne sera qu'un jeu pour elles, d'autant qu'elles feront coïncider ces
changemens avec leur transformation bisannuelle déjà existante des
horaires d'été en horaires d'hiver et réciproquement. Quant aux
autres collectivités et aux particuliers, rien ne leur sera plus facile que
ce petit changement que connaissent tous ceux qui ont traversé l'Océan
ou seulement la frontière suisse : il n'est pas plus pénible d'avancer
ou retarder sa montre d'une heure que de la remonter.
On a dit aussi qu'il n'y avait pas de raison, si on avance les pen-
dules d'une heure, de ne pas porter cette avance à deux ou trois
heures. L'argument ne porte pas. Il y a une chose qui limite pratique-
ment et qui impose la grandeur de l'avance de l'heure : c'est la quan-
tité dont notre vie civile est aujourd'hui pratiquement décalée vers la
nuit. Et il est facile de montrer, — l'espace me manque pour faire
aujourd'hui cette démonstration, — qu'une heure d'avance rétablira
très sensiblement notre vie dans la norme qui est le jour solaire vrai.
En vivant plus au soleil et moins à la lumière artificielle, on amélio-
rera sans aucun doute la santé générale de la nation, et c'est cette
considération qui a rallié au projet Honnorat l'Académie des sports.
Il n'y a pas en effet dans le projet Honnorat seulement des consi-
dérations économiques à faire valoir. Outre les argumens financiers
propres à émouvoir le très grand nombre de nos contemporains qui
n'ont dans leur ciel terne d'autres étoiles que les gros sous, il y a des
argumens d'un tout autre ordre et qui concernent la santé générale
du peuple. Il n'est pas douteux en effet que la vie à la lumière du jour
dans les rayons étincelans et microbicides du soleil, est plus saine,
plus créatrice de joie, de santé, d'euphorie, que la pâle splendeur de
la vie vespérale et nocturne. Ce n'est pas à démontrer, tous les méde-
cins, tous les physiologistes le savent.
Il n'est point jusqu'aux poètes qui ne puissent trouver des rai-
sons d'applaudir à la mesure projetée puisqu'on jouira mieux et
TOME XXXIII. 1916. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
plus des premières heures du jour et que, comme le dit un verf
charmant,
Tout le plaisir des jours est dans leur matinée.
Enfin et par une répercussion évidente, tous les travailleurs qui
aujourd'hui ignorent le délassement de l'heure exquise qui précède
la chute du jour, tous ceux, employés, ouvriers, que la nuit tombante
trouve encore sous la lampe tôt allumée, enfermés dans les murs
tyranniques où se pétrit le pain quotidien, libérés plus tôt par la nou-
velle loi, jouiront enfin de la calme douceur où le jour s'ensevelit.
*
* *
J'ai lu, non pas chez un conteur de fables, mais en des gazettes
apparemment fort sérieuses, que le projet Honnorat serait déplorable
et funeste parce qu'il nous donnerait l'heure boche. Voilà un plaisant
argument.
Tout d'abord, il est inexact que l'heure du fuseau central de
l'Europe soit une heure boche : elle est, comme la nôtre et celle de
tous les pays ayant adopté le système des fuseaux, une heure anglaise,
puisqu'elle est fondée sur le méridien initial de Greenwich. C'est donc
une heure anglaise que nous avons aujourd'hui, une heure anglaise
que nous aurons demain, si le projet Honnorat est appliqué. L'heure
du fuseau central est d'ailleurs aussi celle de notre alliée l'Italie. Au
surplus, il est curieux de constater que, tandis que l'Allemagne a une
heure fondée sur celle de Greenwich, l'Irlande n'a pas encore adhéré
au ystème des fuseaux et a toujours son heure particulière. Gela du
reste n'empêche pas les Irlandais n'utilisant pas le méridien de
Greenwich de donner du fil à retordre aux Boches qui le possèdent, et
cela se passe sur un méridien qui est celui d'Ypres. Je ne pense pas
que la perspective d'avoir la même heure que la Russie empêche nos
ennemis d'avancer leurs pendules de soixante minutes, si, comme il
apparaît aux dernières nouvelles, ils croient y trouver leur avantage.
Faisons comme eux et ne nous préoccupons que d'une chose :
prendre toutes les mesures qui nous fortifieront. Si l'emploi de
l'heure de V Europe centrale est de celles-là, adoptons-la sans hésiter,
car par là même nous nuirons à nos ennemis. — Gela serait vrai môme
si cette heure était réellement boche.
Allons-nous renoncer à radiographier nos blessés sous prétexte
que les rayons X ont été inventés par Rœntgen? Qu'il puisse se trouver
des gens sérieux et assurément bien intentionnés pour se conduire
REVUE SCIENTIFIQUE.
227
par des argumens de cette sorte, c'est une chose attristante. Elle
procède de la même mentalité naïve qui prétendrait exclure l'alle-
mand de nos écoles. Assez de choses tuent en ce moment en France,
sans y ajouter le ridicule.
Pour finir et à bout d'argumens, on a soutenu qu'il n'était point
besoin d'une loi pour obtenir le résultat cherché par le projet Hon-
norat, et qu'il suffirait d'imposer aux administrations, aux commer-
çans et industriels, aux particuliers de changer l'horaire de leurs occu-
pations habituelles et de se lever et de se coucher une heure plus tôt.
Mais ces mesures administratives seraient inefficaces et révolteraient
tout le monde, car elles violenteraient les mœurs et les habitudes; le
projet Honnorat au contraire est un artifice qui respecte toutes les
habitudes, tous les emplois du temps coutumiers, un « truc, » si j'ose
employer ce mot, qui tourne la difficulté au lieu de la heurter de front.
Allez donc imposer par des règlemens à un industriel, à un ouvrier, à
une Parisienne d'allonger d'une heure le temps qui sépare son lever
de son repas, de diminuer d'autant celui qui sépare son dîner de son
coucher ! Mais si, subrepticement, une belle nuit, vous avancez leur
pendule d'une heure, vous aurez obtenu, sans rien brusquer dans leurs
habitudes, qu'ils vivent une heure de plus au soleil : le lendemain, ils
n'apercevront même plus le changement.
Il est au cadran solaire de la vieille Sorbonne une devise char-
mante : Sicut umbra dies nostri. Mais encore que gracieuse, la compa-
raison ne me paraît pas exacte. La vie est peut-être moins pareille à
une ombre passant dans de la lumière qu'à un de ces rayons de soleil
qui pénètrent dans une cave par un soupirail, et où soudain étincellent
des myriades de poussières. Celles-ci dansent en tous sens, jouets
inconsciens du milieu qui les baigne, puis, le rayon d'or envolé, dis-
paraissent à jamais dans l'ombre sépulcrale. Supposez-les douées du
pouvoir de tourner un instant avec l'évanescente lumière : elles
auront vibré plus longtemps dans son vivant frisson.
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La dernière quinzaine de mars avait été la quinzaine des Alliés :
celle-ci, du 10 au 25 avril, pourrait s'appeler la quinzaine des Neutres.
La position des Puissances de l'Entente a été, d'un commun accord
entre elles, fixée parla Conférence de Paris; et voici le moment arrivé,
pour quelques-unes au moins des Puissances neutres, de prendre,
chacune en ce qui la concerne, une résolution et une position. Les
incidens qui se sont récemment produits, les événemens qui se
préparent, en font une obligation plus particulièrement pressante
pour trois ou quatre de ces États. Ce sont leurs raisons de se déter-
miner, les considérations d'intérêt ou de sentiment auxquelles ils
peuvent obéir, que nous allons sommairement exposer ici.
Prenons la carte et faisons d'un coup d'oeil rapide le tour de
l'Europe. Les Puissances européennes demeurées neutres aujourd'hui
encore, au vingt et unième mois de guerre, sont la Suède, la Norvège,
le Danemark, les Pays-Bas, l'Espagne, la Grèce, la Roumanie, la
Suisse. Par une coïncidence curieuse, elles se trouvent être, elles
aussi, au nombre de huit : faut-il risquer le mot ? ce sont, en face et
en regard des huit Puissances de l'Entente, les huit Puissances de
l'Attente. Leurs forces sont d'ailleurs inégales, et leur situation géo-
graphique ou politique, les circonstances naturelles ou historiques
de leur existence, susceptibles d'avoir une influence sur leur conduite,
ne sont pas les mêmes pour toutes. Presque toutes pourtant, sept sur
huit, sont des Puissances plus ou moins maritimes. Quatre le sont
pleinement : les quatre États du Nord, qui, en temps ordinaire,
sillonnent et exploitent la mer comme agens de transport, d'expor-
tation et d'importation, pour leur plus grand profit, et à la satisfaction
d'autres États moins bien placés, moins favorisés, maintenant engagés
dans l'immense conflit ; ces quatre voituriers de la mer sont la Suède,
la Norvège, le Danemark, la Hollande. Les trois États du Sud,
REVUE. — CHRONIQUE.
229
Espagne, Roumanie, Grèce, tirent peut-être de la mer, à des degrés
divers et avec des étendues de côtes, avec des ressources très diffé-
rentes, plus de vie qu'ils ne lui en rendent; la Grèce ne peut vivre que
d'elle : hors du milieu marin, elle dépérit et s'éteint en quelques jours.
Au centre des terres, la Suisse est, pour son approvisionnement, dépen-
dante de ses voisines ; elle a besoin d'une issue ou plutôt d'une entrée,
d'un accès et d'une route, vers l'un ou l'autre des marchés du monde.
Mais cette conflagration de l'univers, où a été jetée plus de la
moitié du genre humain, ne touche pas seulement l'Europe, ni seule-
ment les possessions ou les colonies extra-européennes des États
européens. Déjà le Japon, en Extrême-Orient, s'y est volontairement
mêlé. Dans l'hémisphère occidental, il ne s'est pas, depuis deux ans
bientôt, passé un mois, sans que les États-Unis se soient vus
contraints ou se soient crus obligés d'élever quelque protestation, de
faire entendre quelque avertissement. Et ce ne serait pas assez de
dire « l'Amérique : » on doit dire « les Amériques, » celle du Sud
comme celle du Nord ; car pas une des vingt et une républiques de
l'énorme continent n'est restée et ne saurait rester absolument indiffé-
rente ; certaines, même, de ces républiques latines, l'A. B. C, l'Argen-
tine, le Brésil, le Chili, ont ressenti profondément, comme toujours,
en leur population hétérogène, traversée de courans opposés, les
secousses du'tremblement de terre.
Ainsi que leur situation géographique et politique, la situation
juridique de toutes ces Puissances neutres, européennes ou non,
n'est pas, dans la forme, entièrement la même. Le Recueil des Docu-
mens intéressant le droit international [guerre de 1914) ne contient
aucune déclaration spéciale de neutralité pour les États Scandinaves,
ni pour la Grèce, ni pour la Roumanie. Au contraire, les Pays-Bas ont
proclamé, dès le 5 août 1914, leur neutralité dans la guerre entre la
Belgique et l'Allemagne, entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne;
l'Espagne, le 7 août, a proclamé la sienne dans les guerres entre
l'Allemagne, la Russie, la France et la Grande-Bretagne, entre
l'Autriche-Hongrie et la Belgique ; elle en a fait autant, chaque fois
qu'un nouvel État est venu se joindre aux belligérans. Avant la
Hollande et l'Espagne, au premier jour, le 4, la Suisse s'était déclarée
neutre, avec une solennité qui prouve combien elle savait sa position
délicate. De ce premier jour aussi, 4 août, est la « proclamation de
neutralité rendue par le Président des États-Unis d'Amérique à l'occa-
sion des guerres entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, l'Allemagne et
la Russie, l'Allemagne et la France, » complétée ensuite, du 5 août au
230 REVUE DES DEUX MONDES.
1er septembre, à mesure que le conflit se développait. Sans doute, les
différences de forme n'emportent pas nécessairement d'irréductibles
différences de fond, entre États qui ont déclaré et États qui n'ont pas
déclaré officiellement leur neutralité ; et sans doute il serait témé-
raire d'en déduire une différence probable d'attitude et d'action. C'est
pur hasard (mais le hasard est parfois plein d'apparente logique)
si la neutralité de fait, dont se couvrent certaines Puissances qui
appartiennent au second groupe, a paru, à plus d'une reprise, avoir
quelque chose d'hésitant, ou même de précaire, et comme de sus-
pensif.
Les procédés de l'Allemagne ont mis à une rude épreuve les
neutralités même les plus mûrement délibérées et les plus solidement
assises, déjà soucieuses, pourquoi le nier ? des difficultés inhérentes à
une pareille guerre, et qu'aucune attention n'était capable de leur
épargner tout à fait. Quand la moitié de l'humanité s'entretue, il est '
impossible que l'autre moitié n'en souffre pas et s'en tire sans une
écorchure. On aura beau dire que ce serait son droit : il suffit de ré-
pondre que c'est impossible. Mais cela n'est vrai que d'une part de
contrainte et de gêne inévitable, d'un minimum de mal, d'un mal que,
précisément, les neutres ont le droit de voir réduire et que les belli-
gérans ont le devoir de réduire au minimum, qu'en tout cas il est à
la fois absurde et criminel d'aggraver. Or, du blocus à la torpille, il y
a toute la distance de ce minimum inévitable au paroxysme qui pour-
rait et qui devrait être évité. Peser au même poids et mesurer à la
même mesure ceux qui recourent au blocus régulier et ceux qui usent
de la torpille contre des passagers inoffensifs, est une idée qui ne
serait venue à personne, voilà seulement deux ou trois ans, lorsqu'il
y avait encore un droit international. Il est vrai que les Allemands
soutiennent qu'il y en a toujours un, mais que, comme il n'a pas
déterminé les conditions de la guerre sous-marine, cette guerre
étant restée hors de ses prescriptions, rien de ce qu'on s'y permet ne
peut être contraire au droit, et tout, par conséquent, peut lui être
conforme. Ce sont de beaux raisonnemens, et on les reconnaît bien là !
Mais une heureuse rencontre veut que trois des chefs d'État ou de
gouvernement des Puissances neutres, M. Woodrow Wilson, Prési-
dent de la République américaine, M. Hammarskjold, président du
Conseil des ministres de Suède, et M. Cort van der Linden, premier
ministre néerlandais, soient justement des spécialistes réputés, des
maîtres du droit international : il sera malaisé de leur faire accepter
cette théorie, où, par une manière de conciliation paradoxale, les
REVUE. CHRONIQUE.
231
juristes et les diplomates d'outre-Rhin se flattent d'établir l'identité
du droit et de la violation du droit.
Pour commencer par les États-Unis, parce qu'un geste énergique
fait par eux en ce moment porte assurément très loin, qu'on pense
ce qu'on veut de M. Wilson, de ses notes, de ses atténuations, de ses
ménagemens et de leurs motifs, on ne lui reprochera pas d'avoir
manqué de patience. D'origine écossaise encore toute récente, anglo-
phile affiché, comme ses ouvrages en témoignent, et notamment son
livre sur l'État, qui n'est guère qu'un hymne à la grandeur britan-
nique, seule comparable à la grandeur romaine, le professeur de
l'Université de Princeton n'a désavoué ni ses parentés de race, ni ses
affinités de culture, ni ses préférences d'esprit ; mais le Président des
États-Unis s'est fortement persuadé qu'il avait à se méfier de ces pen-
chans mêmes et à faire un effort sur soi pour se garder impartial et
juste. Sa conscience puritaine lui a représenté qu'il n'aurait pas
atteint la justice totale, s'il ne l'avait pas réalisée un peu contre ses
inclinations ; les réprimer ne serait que redresser la balance. Par-
dessus tout, il eût voulu la paix. La paix perdue pour les trois quarts
de l'Europe, il a continué à la vouloir pour l'Amérique. Et il en a
donné publiquement ses raisons, qui sont les unes particulières, les
autres générales; les unes d'ordre américain, si l'on peut ainsi dire, et
les autres d'ordre humain : « Nous nous sommes tenus en dehors de la
querelle, a écrit M. Woodrow Wilson dans son message du 6 décembre
1915. C'était manifestement notre devoir. Non seulement nous
n'avions ni part ni intérêt dans les politiques qui semblent avoir
amené le conflit, mais il était nécessaire, pour éviter une catastrophe
universelle, qu'une limite fût mise à l'extension de cette guerre des-
tructive et qu'une partie de la grande famille des nations maintînt
l'état de paix, ne fût-ce que pour prévenir une ruine économique col-
lective et l'effondrement dans le monde entier des industries qui
nourrissent et font vivre ses populations. » Sociologue jusqu'en ses
habitudes de langage, M. Wilson se montrait préoccupé demaintenir,
en un coin du globe, « la structure delà paix, » ce type même d'État
ou de société combiné pour la vie des hommes dans la paix, et
menacé de disparaître, de s'effacer de leur mémoire même si « la
catastrophe » devenait universelle ; Américain, il était naturellement
désireux que le coin sauvé du déluge fût l'Amérique, et en fût sauvé
par ses soins. En mai 191o, presque immédiatement après l'affaire de
la Lusitania,il osait prononcer ces mots, qui lui valurent tant d'invec-
tives, aux États-Unis et à l'extérieur, et qui certainement prêtaient au
232
REVUE DES DEUX MONDES.
moins à cette critique de n'être pas dits en leur temps : « L'exemple
de l'Amérique doit être un exemple spécial de paix non seulement
parce qu'elle ne veut pas se battre, mais parce que la paix est l'in-
fluence salutaire qui anime le monde, et que la guerre ne l'est pas. Il
y a tel cas où un homme est trop fier pour se battre, tel cas où une
nation est tellement dans son droit qu'elle n'apas besoin de convaincre
les autres par la force qu'elle est dans son droit. »
Hélas!... Cependant le ciel américain lui-même s'assombrissait;
l'Océan s'emplissait de cadavres; les pertes, les deuils s'accumulaient
et les cœurs se chargeaient de colères, qu'entretenaient et excitaient
d'impudentes provocations commises sous le couvert de l'hospitalité.
Quel que fût son amour de la paix par la vertu du droit, quelle que
fût sa foi dans l'accomplissement de la justice par la stricte observa-
tion d'une neutralité impartiale, M. Woodrow Wilson ne pouvait fer-
mer ses yeux et ses oreilles, au point de ne pas voir et de ne pas en-
tendre. Bientôt, il allait être amené à reconnaître qu'il est, à la fin du
compte, des choses pour lesquelles une nation doit se battre, et des
cas dans lesquels une nation, quoiqu'elle soit manifestement dans son
droit, « a besoin de convaincre les autres par la force qu'elle est dans
son droit. » — « Il y a, confessait-il, quelque chose que les Américains
aiment mieux que la paix : ils aiment mieux les principes qui sont le
fondement de leur vie politique. » Le premier de ces principes, évi-
demment, qu'il est inutile d'écrire, car il est comme « l'essence de la
vie pour l'âme nationale, » c'est l'indépendance, la dignité, la souve-
raineté des États-Unis. Mais, comment M. Wilson ne s'en serait-il
pas bien vite aperçu, si, par leurs interventions indiscrètes, des
essaims d'« indésirables » n'ont cessé de se rappeler et de vouloir
s'imposer à lui? — ily a, dans tous les États de l'Union, jusque dans
l'Est, surtout dans l'Ouest moyen et l'Extrême-Ouest, « des Américains
égarés par des sentimens erronés d'allégeance aux gouvernemens
sous lesquels ils sont nés. » Des Américains, oui, sur les registres,
pour les statistiques; mais, comme ce sont des échappés d'une nation
qui souffre qu'on la renie sans abandonner sa nationalité, qui fait plus
et désire être reniée pour être plus efficacement servie, ils sont tout à
la fois Américains et ne le sont pas devenus, ne sont plus Allemands
et le sont restés : ainsi que, dans l'ancien droit français, le gentil-
homme qui avait dérogé par le fait de marchandise ou de labourage
chez autrui était « toujours sur ses pieds pour remonter à noblesse, »
ils sont toujours debout, dans leur nouvelle patrie, pour retourner à
l'ancienne, et coulent des jours prospères entre deux défections. Au
REVUE. CHRONIQUE.
233
temps de la dernière insurrection de Cuba contre l'Espagne, Canovas
del Castillo me dit plaisamment un jour : « Mes nègres ne sont pas,
comme ceux des États-Unis, des nègres blancs. » L'Allemand des
États-Unis, plus opiniâtre que le nègre, ne blanchit pas, autrement
dit ne « s'américanise » que par exception. Ce sont ces néo-Améri-
cains, vieux et persévérans Allemands, cachant, sous un masque
adouci de progermains, leur germanisme de plein exercice, qui
depuis vingt mois ont assailli le Président de leurs plaintes et de
leurs récriminations. Cris, parce que des compagnies américaines
fournissaient aux Puissances de l'Entente des armes, des munitions,
du blé, des vivres; injures et cris, parce que la flotte anglo-française,
maîtresse de la mer, affamait le paisible peuple d'Allemagne, privait
de pain ses vieilles femmes et de lait ses petits enfans; injures, cris et
menaces, parce que M. Woodrow Wilson ne se décidait pas à conseil-
ler aux citoyens des États-Unis de ne pas voyager sur des navires
même neutres, s'ils étaient armés, ne fût-ce que pour leur défense, et
mettait ainsi une entrave à la liberté d'action de l'ingénieuse, auda-
cieuse et victorieuse Allemagne. Encore s'ils n'avaient fait que de se
plaindre et de récriminer ! S'ils n'avaient tendu que des pièges et
allumé que des pétards parlementaires ! Mais des bombes étaient
furtivement déposées dans la cale des bateaux, qui soudain brûlaient
le long des quais; les gares et les ports s'embouteillaient ; des ponts
sautaient ou étaient minés; des usines flambaient : une immense
main noire s'était abattue sur les États-Unis, chiffonnait le drapeau,
et jouait insolemment avec les quarante-huit étoiles. Une foule d'offi-
cieux, d'agens et d'espions s'agitait, tissait ses trames, ergotait,
complotait, corrompait, sans plus de souci de se couvrir de honte que
de couvrir les autorités de ridicule.
Seulement, sur deux de ces points, la vente des armes et des mu-
nitions, la faculté de voyager sur des navires armés pour leur dé-
fense, M. Woodrow Wilson s'était souvenu que les Américains ont
des principes auxquels ils sont fortement attachés, et, comme il
s'agissait de droit positif, il avait, de bonne heure, pris soin de les
écrire. En effet, pouree qui est des armes, dans l'acte même portant
« proclamation de neutralité, » acte d'une gravité, d'une majesté reli-
gieuse, où le Président parle personnellement : « Moi, Woodrow
AVilson, Président des États-Unis d'Amérique, » et daté, en style de
diplôme : « Fait dans la ville de Washington, le quatrième jour du
mois d'août de l'année de Notre Seigneur 1914, et de la cent trente-
neuvième année de l'indépendance des États-Unis d'Amérique, » —
234 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui révèle un des cas dans lesquels, suivant une juste remarque, la
République américaine ressemble plus à la monarchie anglaise du
temps des Georges qu'à une démocratie moderne ; vers la fin de cette
proclamation, M. Wilson avait dit : « Et, par la présente, je préviens
tous les citoyens des États-Unis, de même que toutes personnes
habitant ou se trouvant sur leur territoire ou sous leur juridiction...
que, si toutes personnes peuvent légalement, et sans restriction
vu l'état de guerre, fabriquer et vendre, à l'intérieur des États-Unis,
des armes et des munitions de guerre, ainsi que d'autres articles
appelés communément « contrebande de guerre, » cependant
toutes personnes ne peuvent transporter de tels objets à travers les
mers pour l'usage ou pour le service d'un belligérant, pas plus
qu'elles ne peuvent transporter des soldats et des officiers d'un belli-
gérant, ou essayer de forcer un blocus légalement établi et maintenu
pendant la guerre, sans encourir le risque d'une capture par V ennemi et
les pénalités énoncées par le droit des gens à cet égard. »
La règle étant ainsi pleinement et sûrement posée, une circulaire du
département d'État ou ministère des Affaires étrangères, du 15 octobre
suivant, en donnaitce commentaire que nous résumons : « La vente
à un belligérant faite par le gouvernement des États-Unis lui-même
constitue un acte contraire à la neutralité; mais la vente à un belligé-
rant de quelque produit des États-Unis, faite par un simple particulier,
n'est ni illicite, ni contraire à la neutralité, et l'Exécutif n'a pas, à
l'intérieur du territoire, le pouvoir d'empêcher ou de contrôler un
pareil acte... L'obligation d'empêcher ces articles de parvenir à leur
destination incombe à l'ennemi, et non pas à la nation dont font
partie les citoyens vendeurs. Si l'ennemi de la nation qui a acheté
les articles de contrebande est incapable de s'opposer à l'arrivée à
destination de ces articles, cela est pour lui un des malheurs de la
guerre; cette incapacité n'impose, en aucune manière, au gouver-
nement neutre, l'obligation d'empêcher la vente. » Aussi, lorsque,
le 8 janvier 1915, le sénateur Stone, président du Comité des Affaires
étrangères, eut transmis au secrétaire d'État, alors M. William
Jennings Bryan, la liste des vingt griefs qu'avaient articulés auprès
de lui « beaucoup de personnes sympathiques à l'Allemagne et à l'Au-
triche, » M. Bryan ne se donna que douze jours de répit, et répliqua,
article par article, le 20 janvier : 9° Sur ce que les États-Unis n'ont
pas empêché la vente à la Grande-Bretagne et à ses Alliés des armes,
munitions de guerre, chevaux, uniformes et autres munitions de guerre,
quoique de telles ventes prolongent le conflit: « Il n'est pas dans le
REVUE. — CHRONIQUE. 235
pouvoir ae l'Exécutif d'empêcher la vente des munitions de guerre
aux belligérans. » En somme, le gouvernement impérial allemand
lui-même avait acquiescé à cette doctrine. Son mémorandum du
15 décembre précédent ne disait-il pas que « d'après les principes
généraux du droit international, on ne peut blâmer lés États neutres
de laisser le matériel de guerre aller aux ennemis de l'Allemagne
du territoire neutre ou à travers ce territoire, » et que les adver-
saires de l'Allemagne dans la présente guerre étaient, dans l'opinion
du gouvernement impérial, autorisés à« tirer des États-Unis delà
contrebande de guerre et spécialement des armes pour une valeur
de billions de marks. » Et plus loin, sur le vingtième chef, Attitude
inamicale générale du gouvernement envers l' Allemagne et l'Autriche,
le secrétaire d'État proposait cette explication qui n'a pas dû plaire
à tout le monde : « Si quelques citoyens américains, partisans de
l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie, estiment que l'administration
a agi d'une manière injuste pour la cause de ces pays, ce sentiment
vient de ce fait que sur lahaute mer le pouvoir naval de l'Allemagne
et de l'Autriche-Hongrie a été jusqu'ici inférieur à celui de la Grande-
Bretagne. » Nous n'ajouterons rien, qu'une simple remarque : la date
de ces documens (janvier 1915) n'indiquerait-elle pas que l'Alle-
magne, en son machiavélisme grossier, préparait dès lors « mora-
lement » sa campagne de sous-marins, qui devait s'ouvrir en février?
De même, pour la question des navires armés. Elle a été réglée
par une autre circulaire du département d'État (19 septembre 1914),
aux termes de laquelle, selon le gouvernement des États-Unis :
t° un vaisseau marchand de nationalité belligérante peut avoir un
armement et des munitions de guerre dans le seul dessein de se
défendre, sans acquérir le caractère de navire de guerre: 2° la pré-
sence d'un armement et de munitions de guerre à bord d'un vaisseau
marchand crée bien une présomption que l'armement est pour des
buts inoffensifs; mais les propriétaires ou agens peuvent détruire
cette présomption par un témoignage démontrant que le vaisseau
portait un armement seulement pour sa défense. Ce sont autant de
« symptômes » du caractère défensif de l'armement, et par suite de
la persistance du caractère de navire marchand, que les canons soient
de petit calibre, qu'ils soient en petit nombre, qu'il n'y en ait pas à
l'avant, qu'il y ait peu de munitions, que le bâtiment soit monté par
son équipage habituel, qu'il suive sa route habituelle, que sa vitesse
soit faible, qu'il n'ait embarqué que le charbon et les provisions
strictement nécessaires, qu'il ne transporte que des marchandises
236
REVUE DES DEUX MONDES.
non suspectes, qu'il ait reçu des passagers, si ces passagers « sont
entièrement incapables d'accomplir un service militaire ou naval du
belligérant dont le vaisseau porle le pavillon, ou d'un de ses alliés,
en particulier si la liste des passagers comprend des femmes et des
enfans. » Notez que ces dispositions ne visent que des navires de
commerce battant pavillon d'une puissance belligérante : ainsi que
certains codes s'étaient refusés à prévoir le parricide comme trop
horrible, on n'avait pas pensé qu'on dût stipuler pour les neutres.
Une phrase, pourtant, de la proclamation de neutralité du 4 août
a pu offrir un prétexte aux machinations du gouvernement impérial
allemand et de ses correspondans d'Amérique, celle où le Président
disait : « Je notifie que tous les citoyens des États-Uni* et toutes
autres personnes pouvant réclamer la protection de ce gouvernement,
qui se conduiraient mal, le feront à leur propre péril, et qu'ils ne pour-
ront, en aucun cas, obtenir la protection du gouvernement des États-
Unis contre les conséquences de leur mauvaise conduite. » On sait le
sens très particulier qu'ont, dans la langue juridique et politique de
la Confédération, les expressions : « se bien conduire, se mal con-
duire. » Il n'y avait plus qu'à faire convenir M. Wilson que ce serait
s'être mal conduit, comme citoyen américain, que d'avoir pris pas-
sage sur un navire marchand armé, que c'était donc avoir perdu la
protection des États-Unis et s'être volontairement, à son propre péril,
exposé aux torpilles allemandes, transformées en régulateurs inno-
cens de la bonne et de la mauvaise conduite. On sait aussi que
M. Woodrow Wilson, si endurant qu'il soit et animé d'un si fort
parti pris pour la neutralité et pour la paix, n'a pas eu la souplesse
d'échiné qu'il eût fallu pour s'incliner. Quand les manœuvres des
Allemands d'Amérique ont réussi à en faire appeler du Président au
Congrès, dans l'affaire des navires armés, M. Wilson, par une riposte
habile, à son tour en a appelé au Congrès des prétentions proger-
maniques, et il a rangé derrière lui, à d'écrasantes majorités., et le
Sénat et la Chambre des représentans. Il y a à peine deux mois de
cela. Depuis ces séances mémorables, et qui n'ont pas été de vaines
cérémonies, le différend, non encore tranché, de la Lusitania, s'est
envenimé de l'affaire du Sussex, ces jours ci encore des cas de
YInverlyon et du Mangam-Abbey. Mais tout ici-bas a une fin. La
« dernière » note de M. Woodrow Wilson, qui était sa neuvième,
est partie : c'est plus qu'une note, un mémorandum; et c'est plus
qu'un mémorandum, un pré-ultimatum ou un quasi-ultimatum. Le
seul trait qui la distingue de l'ultimatum formel et catégorique est
REVUE. CHRONIQUE.
237
qu'aucun délai n'a été fixé peur la réponse. Mais, comme on s'est
servi du télégraphe pour l'envoyer, il semble que le temps accordé
en pensée ne saurait être très long. Et il n'est pas nécessaire qu'il
le soit, puisqu'il n'est pas très long de dire oui ou non. La conclu-
sion de la note est un dilemme : ou renoncer à ces méthodes abomi-
nables de guerre sous-marine, ou voir rompre les relations diplo-
matiques avec la République américaine. L'Allemagne a le choix,
mais plus de faux-fuyans, de promesses éludées, d'hypocrisie, de
casuistique, de pharisaïsme dilatoire. M. Woodrow Wilson en a
assez, il est à bout. Le Président a tenu au courant le Comité des
Afiaires étrangères, et, d'abord par ce comité, puis directement par
un message, il s'est adressé au Congrès lui-même. C'est toujours une
chose sérieuse que l'indignation du juste, et c'est une chose
redoutable que le courroux du pacifique.
La question est cette fois posée dans son ensemble ; non plus celle
de la Lusitania, ni du Sussex, ni de l'Arabie, ni de YJnverlyon, ni du
Mangam-Abbey, mais toute la question de la guerre sous-marine à l'al-
lemande et des droits de l'humanité. Qu'en adviendra-t-il? Il paraît
incroyable que l'Empire allemand cède. Il est invraisemblable que la
Confédération recule. Alors le comte Bernstorff recevrait ses passeports
et serait invité à rejoindre, dans une patrie qui ne leur a point été
ingrate, les von Papen et les Boy-Ed. Il pourra, pour se consoler,
rédiger ses mémoires en collaboration avec son collègue autrichien
Dumba; qu'il dise tout, ils ne manqueront pas de romanesque. Le
travail de l'un n'a pas été plus méritoire ou seulement plus correct
que le travail de l'autre, ou des autres. Et si la rupture des relations
diplomatiques est elle-même dépassée, si les choses se gâtent jus-
qu'au pire, l'Allemagne pourra se vanter de l'avoir bien voulu. Dans
quel intérêt? On a dit que, se sentant dès à présent battue, elle veut
l'être par tout l'univers contre elle conjuré, ce qui, pour la dynastie
du moins, relèverait, justifierait et presque glorifierait sa défaite.
Mais n'est-ce pas un peu subtil, raffiné, compliqué ? Il vaudrait
mieux, et elle aimerait mieux ne pas perdre une chance de vaincre.
On dit maintenant que l'intention secrète de l'Allemagne serait de
forcer les Etats-Unis à dépenser ou à emmagasiner pour leur
compte les armes et les munitions qu'ils fournissaient jusqu'ici aux
Puissances de l'Entente, et qui lui feraient moins de mal, juge-t-elle,
entre les mains américaines qu'elles ne lui en font entre les nôtres.
Ce serait déjà dans le même dessein, de leur faire gaspiller leur
poudre, qu'elle aurait suscité au Mexique le mouvement du général
238
REVUE DES DEUX MONDES.
Villa; bien moins pour les occuper ailleurs et les détourner d'elle
que pour les séparer et les écarter de nous. Mais qu'est-ce que l'Alle-
magne veut au juste? Veut-elle la rupture avec la République des
États-Unis, ou ne la veut-elle pas? Nous ne tarderons pas à le savoir ;
et la résolution qu'elle adoptera marquera en un certain sens son
degré de cbaleur vitale, le degré d'usure de ses forces.
Il y a pour elle de quoi réfléchir. Les plus belles unités de sa flotte
marchande sont emprisonnées dans les ports américains: de nombreux
navires, dont un seul aurait coûté cinquante millions; la confiscation
en serait ruineuse aujourd'hui, désastreuse pour demain, quand, après
la guerre, la vie devra reprendre, d'autant plus rapide et d'autant
plus intense qu'on aura plus perdu. Pour moins que cela, M. de Tirpitz
est tombé peut-être sous les coups de M. Ballin. Mais, d'autre part,
s'humilier en cédant, avouer, sur les mers, la maîtrise de l'Angleterre,
« que Dieu punisse! » L'Allemagne est, au carrefour, partagée entre
sa fortune et son orgueil. Cependant, le ministre de la Guerre des
États-Unis, M. Newton Baker, que le Président était allé chercher
parmi ses anciens élèves pour être sûr de l'avoir pacifiste à son gré,
dirige des préparatifs dans les arsenaux et dans les usines. Le Sénat
vote d'urgence une loi militaire. Il faudrait, le cas échéant, estimer à
tout son pouvoir le concours de l'armée et de la marine américaines.
Mais le terrain et le moment sont tels que, même sans son armée et
sans sa marine, les bras croisés, par les seules richesses de sesbanques,
de ses mines, par l'activité de son sol et de son industrie, la Confédé-
ration pourrait apporter à l'Entente une aide triomphante et porter à
l'Allemagne le coup définitif. Tout l'exposé de M. Wilson au Congrès
s'appuie sur cet axiome fondamental que, si fervent ami de la paix que
l'on ait été et que l'on demeure, il est néanmoins des principes pour
le maintien desquels on ne peut pas ne pas se battre, que les États-
Unis doivent préférer à tout, parce qu'ils sont l'aliment de leur vie,
l'essence de leur âme elle-même, et dont les circonstances leur ont
en quelque sorte remis la garde : « Nous ne pouvons pas oublier
que nous sommes un peu, et par la force des circonstances, les
porte-parole responsables des droits de l'humanité, et que nous ne
devons pas rester silencieux, alors que ces droits semblent être lancés
dans le « maëlstrom » de cette terrible guerre. » Voilà le point qui
résume tous les points du débat et qui les domine ; ils se réduisent tous
à cette espèce de dénominateur commun : « Une pareille façon de faire
la guerre, si l'on peut appeler cela faire la guerre, ne peut pas être
continuée sans violation évidente des préceptes et des droits de l'huma
BEVUE. CHRONIQUE* 2^9
nité. » M. Woodrow Wilson l'annonce donc au Congrès : « Conformé-
ment à la conception admise des droits de l'humanité, nous avons le
devoir de prendre position, maintenant, avec la plus grande solen-
nité et avec la plus grande fermeté. J'ai pris position et je l'ai fait avec
la certitude que vous m'approuverez et que vous me soutiendrez. »
Auprès de ce grand événement, peut-être de ce grand commence-
ment d'événemens, tout le reste pâlit. Nous n'avons plus aujourd'hui
assez de place pour étudier, comme nous l'aurions voulu, les condi-
tions particulières de la neutralité de chacune des autres Puissances.
L'occasion se présentera de les examiner dans le détail. Mais, en gros,
ou en somme, leur situation, principalement celle des États du Nord,
de la Scandinavie et des Pays-Bas, est, du grand au petit, très ana-
logue; et, le fond étant identique, il n'y aurait qu'à faire, par rapport
à ce total, la différence de leurs « équations personnelles. »
Cette analogie, cette identité, c'est ce qui permet à M. Woodrow
Wilson de dire : « Nous devons agir, nous le devons au respect de
nos propres droits, et à notre sens du devoir comme représentans
des neutres du monde entier. » A interpréter largement les mots,
elle serait ainsi virtuellement, pratiquement faite, cette Ligue des
neutres dont on a plusieurs fois parlé, dont il y eut dans le passé
des exemples, et dont l'idée serait venue, ou aurait été suggérée, tour
à tour, en Suède, en Roumanie, dans l'Amérique du Sud. Mais elle
ne se fait pas pour insinuer, s'il est désormais acquis qu'elle ne
saurait être imposée, « la paix allemande, » laquelle d'ailleurs ne
parviendrait pas plus à s'insinuer qu'à s'imposer. Le fond identique
de la situation des Puissances neutres dans le monde entier, c'est
que toutes ont été atteintes « par la violation évidente des pré-
ceptes et des droits de l'humanité; » que toutes ont eu des navires
coulés corps et biens, contre tout droit et toute humanité ; que toutes
comptent et pleurent des victimes parmi les milliers de neutres ou
de non-combattans qui dorment, non vengés, dans les profondeurs
de l'abîme; que toutes sont travaillées intérieurement par l'or alle-
mand, la presse allemande, l'espionnage allemand; que, chez toutes,
quelque Allemand ou quelque suppôt de l'Allemagne prétend mettre
l'Allemagne au-dessus de tout, et que par conséquent pas une d'elles
n'est plus maîtresse chez elle.
Le jour devait venir, et, s'il n'est encore venu, il est proche, où
personne, dans le monde civilisé, ne pourrait rester neutre, et ne
point cesser d'être libre, ni cesser d'être humain. Enfin, « le monde
entier, » pour reprendre une phrase célèbre, crie contre « une
240 REVUE DES DEUX MONDES.
cruauté si grande, qui, faite sans nécessité et demeurant sans excuse,
soulève le ciel et la terre. » 11 convenait aux États-Unis, comme les
plus forts, et à cause de la figure historique qu'ils tiennent à conserver
entre les peuples, il leur appartenait de donner le signal, d'évoquer
ces principes éternels et universels, pour la sauvegarde desquels,
au delà d'une certaine limite, le plus pacifique, le plus patient, le
plus doux et le plus humble de cœur est bien contraint d'envisager
l'hypothèse de devoir se battre. Seulement, ces principes-là, les
droits de l'humanité, il y a vingt mois passés que, nous et nos alliés,
nous nous battons pour eux; c'est-à-dire qu'il y a déjà plus de
vingt mois que, nous battant pour nous-mêmes, nous nous battons
aussi pour les neutres. Qu'ils sortent de leur neutralité ou qu'ils
s'y enferment, c'est leur affaire. Nous ne les retenons pas, nous ne
les poussons pas. Moralement, par l'adhésion même qu'ils ne peuvent
nous refuser; matériellement, par la résistance de Verdun qui com-
mande leur admiration, par la chute de Trébizonde et la désagré-
gation de l'Empire ottoman, par l'irrésistible vigueur de la pression
russe, par le développement gigantesque de l'effort anglais, par
l'extension progressive du concours italien, par la ténacité héroïque
et sainte de la Belgique, par la résurrection de l'armée serbe, par la
pointe que met Salonique au flanc de la coalition, par la disparition
des colonies allemandes et l'anéantissement ou la paralysie de la
marine allemande, nous nous sentons dans une posture à ne point
appeler au secours. Nous payons chèrement, de notre sang, mais
nous ne trouverons jamais que c'est trop cher, ce qui fait le prix de
la vie. Aux neutres de savoir si, pour vivre sans sacrifice, ils consen-
tent à perdre les suprêmes raisons de vivre. A la vérité, tous les
argumens classiques contre une neutralité prolongée intempesti-
vement se retrouvent, dans la conjoncture présente, multipliés,
fortifiés, et combien grandis I Nous ne voulons, quant à nous, penser
qu'aux plus nobles. Mais, pour de plus intéressés, il ne serait pas
hors de saison de songer que, s'il y eut des places dans la maison du
maître pour les ouvriers de la onzième heure, l'Évangile lui-même
n ajoute pas qu'il en resta pour ceux de la onzième heure et demie.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
KmÈ DouMic.
L'ALLEMAGNE ET LA GUERRE
DEUXIÈME LETTRE
31onsieur le Directeur et cher Coxfrère
Vous voulez bien m'inviter à vous communiquer les
réflexions que j'ai pu faire depuis que, répondant à l'appel du
bien regretté Francis Charmes, j'essayai de dire comment et
pourquoi la barbarie dont usaient les Allemands dans la guerre
actuelle était voulue, systématique, philosophique. Plus vive-
ment encore qu'en octobre 1914, à vrai dire, je sens aujour-
d'hui une répugnance à me recueillir, à coordonner mes idées,
à écrire. Plus que jamais, je songe à la devise de Hoche : Res,
non verba; Age quod agis; ce qui veut dire : Primo vincere,
deinde philosophari. Mais, d'autre part, il m'arrive du front des
lettres où nos admirables combattans, entre deux batailles for-
midables, me font la théorie de la guerre actuelle, et me citent
des textes de Platon ou de Pascal, avec une liberté d'esprit et
une sérénité de réflexion égale à celle que je goûtais chez eux
lorsque j'avais le bonheur de les voir travailler auprès de moi.
Et, dans le monde entier, cette guerre est considérée comme
une sorte de croisade philosophique, où sont aux prises deux
conceptions opposées du bien et du mal, et de la destinée
humaine. Il faut donc penser qu'il n'est pas contraire au devoir
de philosopher à l'heure actuelle, et que les idées sont admises
à se produire et à jouer un rôle, dans le temps même que la
force se déchaîne avec une violence inconnue.
TOME XXXIII. — 1916. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.;
Reste, il est vrai, la difficulté, l'impossibilité de se ménager
ce recueillement, que Descartes jugeait nécessaire à la pensée, si
elle voulait se distinguer des impressions fugitives de l'imagi-
nation. Mais peut-être, à de certaines heures, le langage des
événemens est-il si précis et si clair, que ce que l'on a de mieux
à faire, c'est de l'écouter, et de le reproduire aussi simplement
et fidèlement que possible.
*
* *
Le fait qui, dès le début de la guerre, a frappé le monde,
c'est la violation brutale des lois divines et humaines qu'a, tout
de suite, affectée l'Allemagne. Les crimes sont si énormes,
qu'une partie de l'opinion, parmi les nations neutres, se confor-
mant à l'injonction des représentans officiels de la science et de
l'art allemands, en nia, a priori, la possibilité. They cannot
hâve done lhat, entendions-nous dire de divers côtés.
Cependant, à moins d'être résolu à s'abriter derrière la neu-
tralité pour soutenir la cause allemande, il fallut se rendre à
l'évidence. Il n'était que trop certain, d'après les enquêtes les
plus irrécusables, que l'Allemagne actuelle, qui a pour devise :
Deutschland ùber ailes, entendait imposer à l'univers toutes les
conséquences, matérielles et morales, de ce principe, posé
comme un axiome. Dès lors, le monde s'est trouvé en présence
d'une question cruelle. Quoi! la patrie de Leibnitz, de Kant, de
Beethoven, de Goethe, en est venue à se dresser sciemment,
puissance diabolique, contre le droit, contre la civilisation,
contre l'humanité 1 Que penser d'une telle métamorphose? Est-
elle réelle? Est-elle profonde? Est-elle durable? L'Allemagne ne
doit-elle pas redevenir elle-même, dès que disparaîtront les cir-
constances qui l'ont fait sortir de son caractère ? Se peut-il qu'il
y ait au monde une nation érigeant la barbarie en manifesta-
tion de la culture, et que cette nation soit l'Allemagne? Ques-
tion urgente, car, delà manière dont elle sera résolue, dépendra
la conduite que les nations devront tenir envers l'Allemagne
après la guerre.
Beaucoup, il faut le dire, se sont contentés et se contentent
de cette réponse : Oui, l'Allemagne est changée, transformée,
méconnaissable. Mais ce n'est là qu'un phénomène accidentel
et passager, normal d'ailleurs : c'est la réaction, toute physiolo-
gique, d'un organisme qui, se trouvant engagé dans une lutte
l'allemacne et la guerre., 243
à mort, use indistinctement de tous les moyens dont il peut
disposer pour faire face à ses ennemis. La lutte finie, l'orga-
nisme, ayant retrouve' la sécurité', reviendra, tout naturelle-
ment, à son état antérieur.
Explication de naturaliste, indifférent aux enseignemens de
l'histoire, objectent ceux qui ont observé l'évolution dont
l'Allemagne a offert le spectacle, particulièrement depuis 1864.
Mais, parmi ceux-ci, plusieurs se contentent d'admettre qu'en
Allemagne, par suite de l'hégémonie de la Prusse, le milita-
risme s'est peu à peu implanté. Brisez, disent-ils, le militarisme
prussien, et l'Allemagne reconnaissante redeviendra la nation
pacifique et idéaliste dont le monde observait avec sympathie
la prospérité.
En face de ces interprétations, plus ou moins optimistes,
s'en est produite une autre toute différente. Recherchant le
passé le plus reculé de l'Allemagne, nombre d'érudits ont pensé
y trouver la preuve de la persistance, à travers les siècles,
d'une Allemagne toujours la même dans son fond, quelles que
fussent les effusions superficielles de ses théologiens, de ses
philosophes, de ses poètes, de ses musiciens. Et cette Allemagne
éternelle ne différait point de celle-là même que nous avons
sous les yeux. Rêver une conversion de l'esprit allemand serait
aussi insensé que de s'attendre à la transformation d'un loup
en agneau.
Mon esprit est, je l'avoue, obsédé par ce problème, que je
vois renaître dans tous les livres qui m'arrivent de l'étranger,
dans toutes les conversations que j'ai avec des neutres. Me
permettez-vous, Monsieur le Directeur et cher Confrère, d'indi-
quer la solution que je serais disposé à y donner?
*
Des théories et de la pratique actuelles, je trouve les germes,
non seulement dans l'Allemagne du Moyen Age, si laborieu-
sement et peut-être si incomplètement convertie à la doctrine
chrétienne du Dieu d'amour et de bonté, mais encore dans
l'Allemagne moderne et idéaliste, dans celle que, volontiers,
l'on oppose radicalement à l'Allemagne actuelle. Kant, par
exemple, a composé un traité de la paix perpétuelle. Or le
même Kant, dans son opuscule sur Vidée d'une histoire univer-
selle (1784), écrit : « Grâces soient rendues à la nature pour
244 REVUE DES DEUX MONDES.,
la répugnance à la conciliation, pour le désir insatiable de
possession et de domination dont elle a doté l'âme humaine.
L'homme veut la concorde; mais la nature sait mieux que lui
ce qui lui est bon : elle veut la discorde. » Goethe termine son
Faust par ces mots fameux : « L'éternel féminin (et, par là, il
entend, ce semble, l'amour qui se donne jusqu'au sacrifice)
nous tire à lui vers les cieux. » Mais l'agent de la rédemption
de son Faust, c'est, en fait, Méphistophélès, c'est-à-dire le
diable, le mal. Du mal seul peut naître le bien : telle est, dans
ce poème, la loi d'airain du monde réel. « Ne crains pas de te
présenter devant moi, dit le Seigneur à Méphistophélès. J'ai
plaisir à te voir. L'homme n'a que trop de propension à
s'endormir. C'est pourquoi je lui donne pour compagnon un
diable, dont l'office est de le stimuler. » Le mal est, dans le
Faust de Goethe, la condition, la source même du bien; le mal
est bon, car du mal, même voulu comme fin, le bien sort né-
cessairement. « Je suis, dit Méphistophélès, une partie de
cette force, qui veut toujours le mal, et toujours produit le
bien. »
Est-ce à dire que l'Allemagne actuelle procède, en droite
ligne, de Kant et de Gœthe?
Telle que l'avaient faite les Luther, les Leibnitz, les Kant,
les Gœthe, les Beethoven, la pensée allemande était multiple,
diverse, remarquablement riche. Aux principes que nous avons
énoncés, d'autres, très différens, faisaient, dans une certaine
mesure, équilibre. Peu scandalisée par la contradiction, parce
qu'elle goûtait cette doctrine, qu'un esprit supérieur sait réunir
en une synthèse transcendante les principes mêmes que la
raison vulgaire juge incompatibles, la pensée allemande cultivait
avec la même ardeur l'idéalisme et le réalisme, l'objectivisme
et le subjectivisme, l'art et la vie pratique, les parties basses
et les parties nobles de la nature humaine.
Or, à partir de 1648, date du traité de Westphalie, à
travers 1806, 1813, 1815, 1864, 1866, 1870, l'Allemagne a
opéré, parmi les divers principes qu'elle nourrissait, une
sélection. Laissant tomber ceux qui ne répondaient plus à
son actuelle disposition d'esprit, développant les autres d'une
manière exclusive et systématique, elle en arriva à différer très
réellement d'elle-même. Ainsi s'explique l'étonnement doulou-
reux, et comme incrédule, qu'éprouvent aujourd'hui nombre
l'allemagnb et la guerre. 245
de ceux qui ont connu l'Allemagne avant 1870, à une époque
où ses destinées ne paraissaient pas encore définitivement
fixées. Alors, certes, les tendances multiples d'autrefois étaient
déjà visiblement ramenées à deux : l'Allemagne au-dessus de
la Prusse, la Prusse au-dessus de l'Allemagne; et, entre
deux thèses telles que celles-là, nulle conciliation n'était plus
possible. Mais on pouvait encore se demander si, de ces deux
tendances contradictoires, ce serait la seconde qui l'empor-
terait. Après 1870, le doute ne fut plus permis.
L'Allemagne actuelle n'est pas la continuation pure et
simple de l'Allemagne d'autrefois. Ce n'est pas, non plus, l'effet
fatal d'un développement spontané. C'est une détermination,
contingente, en quelque mesure, des tendances séculaires de
l'àme allemande. Comment s'est produite cette détermination ?
On a souvent répété, dans ces derniers temps, le mot de
Frédéric II : « Je prends d'abord, je sais qu'il se trouvera tou-
jours des pédans pour démontrer que j'étais dans mon droit. »
Selon cette manière de considérer les choses, c'est uniquement
dans les instincts, les appétits, les forces impulsives agissant
au sein de l'àme allemande qu'il faudrait chercher l'explication
de la conduite tenue par les Allemands. En vain ceux-ci
mettent-ils en avant des idées, des principes, des raisonnemens,
qu'ils nous donnent pour les motifs et les causes de leurs
actions. On se refuse à admettre que de tels actes puissent réel-
lement procéder, à quelque degré que ce soit, de la raison, et
l'on s'en tient à cette commode maxime : la pensée n'est que le
reflet de J'action. On suppose donc que les théories allemandes
dont le monde s'étonne ne sont autre chose que la justification,
essayée après coup, d'une pratique à laquelle aucune idée
réfléchie et sérieuse n'a, réellement, présidé. Et l'on conclut
que, si, quelque jour, les Allemands sont matériellement
empêchés de satisfaire leurs instincts violens, toutes ces
doctrines scandaleuses se dissiperont comme par enchante-
ment. Cette interprétation sommaire est-elle conforme à la
réalité ?
En d'autres pays, peut-être, les idées sont, à l'égard des
faits, des manifestations, des épiphénomènes, plutôt que des
causes. En Allemagne, elles ont certainement agi. Quelle fut
246 REVUE DES DEUX MONDES.,
l'origine première de ces idées allemandes, dont l'historien
constate l'influence? Nul ne peut le dire : au fond de l'àme
humaine la pensée, la volonté, le sentiment, sont intimement
unis, et, constamment, agissent et réagissent l'un sur l'autre.
Mais il n'est pas douteux que la pensée proprement dite, la
pensée consciente, ne soit, par elle-même, capable d'influence;
et, de cette efficacité, l'Allemagne nous offre un exemple parti-
culièrement remarquable.
A partir de 1648, nous voyons les penseurs allemands
s'appliquer, de plus en plus systématiquement, à implanter
dans l'âme allemande cette idée, que l'état de morcellement où
se trouve l'Allemagne et sa dépendance à l'égard de l'étranger
sont contraires à son génie et à sa destinée, et que, unie et
consciente de son originalité, l'Allemagne pourra défier l'uni-
vers, en attendant qu'elle le domine. Cette idée, qui sera le
thème de la chanson : Deutschlànd ïtber ailes, de 1841, n'était
pas, au xviie siècle, la traduction du mouvement des faits,
puisque l'Allemagne, alors, était radicalement et, semblait-il,
irrémédiablement divisée : c'était une réaction de l'esprit
contre le fait. Et c'est de l'esprit allemand que, peu à peu, par
l'utilisation des événemens, cette pensée est descendue dans le
monde des réalités.i
Pour se rendre compte de la manière dont s'est produite
cette évolution, il n'est pas inutile de considérer certaines
notions, étranges au premier abord, qui jouent un rôle capital
dans la philosophie allemande ; je veux parler des notions de
conscience transcendantale, de finalité inconsciente et imma-
nente, d'universel concret, de volonté inhérente au Tout. Ces
concepts sont des expressions diverses de cette idée, que les
consciences individuelles peuvent être guidées, gouvernées,
modelées, à leur insu même, par un plan idéal, qui, plus réel
qu'elles-mêmes, les domine, les pénètre, et, en quelque sorte,
les recrée. C'est ainsi que, pour David Strauss, ce n'est pas le
Jésus du monde visible qui a fondé le christianisme et qui en
est l'âme et la vie : c'est le Jésus idéal, seul véritablement
capable de perfection, d'être et de puissance. Le plan allemand,
la loi de réalisation de ce plan, la méthode suivant laquelle les
événemens seront exploités en vue de cette réalisation : autant
de forces vivantes qui agissent sur les consciences allemandes,
et avec lesquelles ces dernières peuvent et doivent s'identifier.
L ALLEMAGNE ET LA GUERRE.
247
Et tout se passe comme si une Providence allemande menait
fatalement les âmes allemandes vers le but qu'elle leur a mar-
qué. C'est ainsi que 1813, 1864-60-71, 1914 sont, au point de
vue allemand, les momens successifs, logiquement enchaînés,
d'un môme processus dialectique. En 1813, le moi allemand
s'affranchit du joug étranger. De 1864 à 1871, il se constitue
comme puissance en s'unifiant intérieurement. En 1914, il inau-
gure son mouvement d'expansion. A mesure que les événe-
mens se déroulent, ils sont interprétés comme la révélation et
la réalisation progressive du plan conçu par la conscience
allemande. Les individus se sentent les instrumens, élus et
passifs, d'une volonté supérieure. Us ne pensent plus, ils n'agis-
sent plus pour eux mêmes et par eux-mêmes : l'idée allemande
se réalise en eux et par eux.
*
En quoi consiste ce plan, conçu et voulu par la pensée et la
volonté allemandes comme par un être qui, effectivement, pla-
nerait au-dessus des individus, et du dedans susciterait leurs
pensées et leurs actes?
Ce plan est l'histoire abrégée de l'univers; c'est la série des
momens par lesquels celui-ci doit nécessairement passer pour
accomplir sa destinée.
La première phase est le chaos (das Mannigfaltige) : les
forces dont se compose l'univers agissent d'abord comme si
chacune existait seule, comme si chacune était douée d'indé-
pendance et de libre arbitre. Dépourvues de toute coordination,
de toute organisation, ces forces n'engendrent que des assem-
blages éphémères, et elles détruisent, d'elles-mêmes, leurs
incohérentes productions.
Le second moment est l'apparition, au sein de cette diver-
sité et de cette instabilité radicales, de l'idée, de la pensée, de
la conscience (Begriff). Ce n'est pas du dehors, et comme par
miracle, que l'idée vient planer au-dessus de l'abime où les
forces s'entre-choquent. C'est du fond de l'abime lui-même,
grâce à la guerre que les élémens se livrent naturellement
entre eux, qu'à l'heure fixée par le destin, l'idée surgit. Au sein
même du désordre, en effet, certaines combinaisons se montrent
plus résistantes, plus puissantes que d'autres. L'idée est la
conscience de la raison pour laquelle ces combinaisons pos-
248 REVUE DES DEUX MONDES.
sèdent un tel privilège. Cette raison est la systématisation,
l'organisation, laquelle du multiple fait une unité, des indi-
vidus un tout. L'idée se dresse, dès lors, en face du désordre et
de l'individualisme, comme l'affirmation de l'excellence et du
triomphe nécessaire de l'unité, de l'organisation. L'idée est le
commandement de réaliser le Tout comme unité.
Cette idée, tout d'abord, ne possède qu'une part infiniment
petite de réalité objective. Issue du réel, toutefois, elle est
capable d'agir sur le réel ; et, peu à peu, grâce à la méthode
avec laquelle elle échelonne et additionne ses conquêtes, elle se
fait un corps et devient capable de tenir tête, victorieusement,
aux hordes désordonnées des forces élémentaires. Cette lutte de
l'idée contre le règne anarchique des individus est la seconde
phase du développement de l'être.
La troisième est l'organisation, non plus seulement d'un
noyau cenlral, mais du monde entier; c'est l'unification, s'éten-
dant méthodiquement, se faisant plus étroite et plus parfaite, à
mesure que, grâce à leurs défaites mêmes dans leur lutte contre
l'idée, les individus et groupes humains s'affranchissent de leur
prétention à l'individualité et à l'indépendance.
Tel est le plan divin. Il enveloppe, évidemment, a priori,
une absolue nécessité de réalisation. D'ailleurs, nous n'avons
qu'à regarder autour de nous, pour constater qu'il se réalise, en
effet, d'une façon irrésistible.
L'idée a jailli et s'est levée, et elle n'est pas demeurée à
l'état d'idée pure ; mais elle s'est faite chair et elle a habité
parmi nous : elle s'est incarnée dans la nation allemande.
L'Allemagne, ou la nation teutonne, est la nation par excel-
lence, car la mot thiud, racine de deutsch (thiudisks), veut dire
nation ; et Allemand, suivant Fichte, c'est AU — Mann, c'est-
à-dire l'homme universel.
La nation germanique a surgi, comme l'opposé de la disso-
lution, de la corruption gréco-romaine. Les essais d'organisa-
tion qui s'étaient produits dans l'ancien monde, comme ils ne
procédaient pas de l'esprit, n'étaient que des tâtonnemens,
destinés à préparer l'organisation teutonne.
L'Allemagne s'est révélée dans la forêt de Teutoburg, en
l'an 9 après Jésus-Christ, comme une puissance, non seulement
opposée à la puissance latine, mais essentiellement guerrière. Et
en effet, ce n'est pas dans les temples sereins de la sagesse clas-
l'allemagne et la guerre. 249
sique, c'est seulement parmi les horreurs d'une guerre à mort
que l'Idée pourra revêtir la force matérielle dont elle a besoin pour
s'imposer aux nations rebelles, entête'es de leur indépendance.
Combattre les latins, construire et faire triompher la théorie
d'une culture morale, religieuse, intellectuelle, opposée aux
principes de la civilisation classique : telle est la tâche qui
incombe à l'Allemagne.
Or, l'idée gréco-latine, c'était celle de l'homme, comme
possédant une vertu et une valeur propre, et comme susceptible
d'accroître cette valeur en faisant effort pour se rapprocher de
l'idéal de vérité, de beauté, de justice et de bonté que conçoit
la raison humaine :
"' y.aPiev ^' avOpcoTCOç, OTav avGpwxo; Y) !
« Quelle chose aimable que l'homme, quand il est vraiment
homme : » ainsi Ménandre a-t-il formulé la pensée grecque.
L'idée allemande, donc, ce sera la négation de toute valeur
et de toute vertu propre à l'homme en tant qu'homme, ce sera
la concentration dans le Tout, comme unité, comme réalité
substantielle et supérieure, de toute vertu, de toute puissance,
de toute excellence; et ce sera la réduction des personnes
humaines à la condition de simples parties inertes, recevant du
Tout qu'elles composent toute leur activité, toute leur valeur
toute leur réalité.
Et, d'autre part, comme la pensée grecque avait vu, dans le
mal, dans la barbarie, dans la brutalité, des formes vicieuses de
l'être, que la civilisation devait tendre à diminuer et faire
disparaître, la pensée allemande érigea le mal, la violence, la
destruction en élémens intégrans du Tout absolu et divin. Bien
plus, elle conçut le bien, la paix, la lumière, comme ne pouvant
être engendrés que par le mal, par la guerre, par les ténèbres.
Dieu ne sera, que s'il est créé par le diable, à qui seul appar-
tient la puissance créatrice; et il ne subsistera, que si le mal
subsiste pour le recréer éternellement. S'il cessait d'être stimulé
par Méphistophélès, Faust, instantanément, se reposerait; et, le
jour où il appellera le repos, il mourra. L'homme est ingrat
envers le péché, envers le crime : il ne comprend pas qu'il est
indispensable de pécher pour devenir juste : Sûndig milssen wir
iverden, ivenn wir wachsen wollen, dit la Magda deSudermann :
« Nous devons pécher, si nous voulons croître. »
250 REVUE DES DEUX MONDES.
L'esprit allemand conçoit le Tout, et il est seul à le conce-
voir. Or, l'idée du Tout est telle qu'on ne peut la concevoir
véritablement que si l'on est, soi-même, l'égal du Tout, un avec
le Tout.
Très profondément et très doctement, a priori et a posteriori,
en particulier par l'analyse des caractères de la langue alle-
mande, langue primitive par excellence, type de la vie en face
des langues mortes du monde latin, le philosophe Fichte
démontra aux Allemands que la conscience allemande ne fait
qu'un avec la conscience de l'univers. L'Allemand peut, dès
lors, en tout domaine, remonter à la source même de l'être et
de la vie. Il lui est loisible, en se repliant sur lui-même,
d'assister, de participer à la création même des choses, de les
voir du dedans, intuitivement, dans leurs causes génératrices,
dans la raison et la loi de leur existence. Les autres hommes
au contraire, ne peuvent apercevoir les choses que du dehors,
au moyen de concepts, dans leurs résidus morts et inertes. Ils
voient les fleurs figées dans l'herbier : l'Allemand a conscience
de la force qui les fait jaillir de leur semence.
Or, l'Esprit universel, réalisé dans le génie allemand, est
essentiellement puissance d'organisation. L'Allemand est donc,
lui seul, en possession du secret de l'organisation universelle.
Les autres peuples peuvent essayer d'imiter l'organisation
idéale, comme un peintre imite les couleurs de la vie. Mais
cette imitation est vaine, parce qu'elle est faite du dehors, et
que l'œuvre de la vie ne saurait être accomplie en juxtaposant
des pièces matérielles, impénétrables les unes aux autres.
Dann hat er die Telle in seiner Hand,
Fehlt, lelder! nur das geistlge Band.
« Il tient en ses mains les parties; mais, hélas! le lien spi-
rituel lui manque. »
L'Allemand, qui est le confident, Yalter ego de Dieu, voit,
en lui-même, toute activité, toute semence :
schaut aile Wirksamkeit und Samen.
Il lui appartient donc d'organiser le monde par la vertu de
l'idée du Tout et des idées secondaires qui en émanent. C'est
son affaire de composer, au moyen des nations humaines, un
système humain universel, de plus en plus cohérent, puissant,
pacifié et durable.
l'allemagne et la guerre. 251
Par là se déterminent les fins vers lesquelles doit être
orientée la marche de l'humanité.
Il convient, à cet égard, de distinguer entre le rôle qui
appartient à l'Allemagne, et celui qui convient aux autres
nations. Alexandre de Humboldt écrivait : « Il n'y a point de
race dont on puisse dire qu'elle est plus noble que les autres :
toutes sont également destinées à la liberté. » Fausse doctrine,
conçue sous l'influence française. L'Allemagne tient à Dieu
immédiatement, elle est la race de Dieu, la race noble par
excellence. L'Empereur allemand peut dire : « Moi et Dieu. »
Les autres nations ne sauraient entrer en rapport avec l'Eternel
que par l'intermédiaire de l'Allemagne. Dès lors, l'Allemagne
n'a pas à prendre en considération les besoins, les vœux, la
morale, les droits des autres nations. « Une seule voix plus
celle de Dieu, dit Guillaume II, forme toujours la majorité. »
C'est pourquoi la maxime allemande, c'est proprement la for-
mule par laquelle Gœthe termine Hermann et Dorothée :
Dies ist unser! so lass uns sagen und so es behaupten !
« Ceci est nôtre ! Voilà le principe qu'il nous faut maintenir
envers et contre tous. »
L'Allemagne ne doit penser qu'à elle. L'égoïsme est sa loi.
La raison en est simple : elle porte en elle tout ce qui peut
honorer et grandir l'humanité, tandis que les nations de la
terre, les enfans des hommes, ne représentent que des formes
dérivées et inférieures de l'être. L'Allemagne comprend à fond
et estime à leur juste valeur les idées, l'histoire, la langue, les
aspirations des peuples. Mais les peuples ne peuvent comprendre
et apprécier ce qui concerne l'Allemagne. C'est ce que les
Allemands ne se lassent d'expliquer à l'univers. Voici, par
exemple, en quels termes le philosophe Wilhelm Wundt, dans
un opuscule intitulé : Die Nationen und ihre Philosophie, 1916
(p. 78), apprécie la collaboration apportée par les Français,
avant la guerre, à la préparation d'une édition interacadémique
des œuvres de Leibnitz : « Les Français ont proposé à l'Asso-
ciation internationale des Académies de confier à l'Institut de
France et à l'Académie de Berlin la tâche de publier, en com-
mun, une édition complète des œuvres de Leibnitz. Mais, pré-
cisément, les idées qui forment le fond de la philosophie de
Leibnitz sont demeurées étrangères à l'intelligence française.
252 REVUE DES DEUX MONDES.)
Dans cette philosophie, la Réforme allemande, la mystique
allemande, et, par-dessus tout, la manière allemande d'appro-
fondir les problèmes ont agi d'une manière beaucoup trop
vivante, pour qu'elle pût prendre racine dans le sol français. »
C'est ainsi que tout ce qui est allemand passe la compréhension
des autres peuples : la religion allemande, la morale allemande,
la musique allemande, la poésie allemande, la science alle-
mande, la noblesse de l'âme allemande.
Il n'en est pas, d'ailleurs, de l'égoïsme allemand comme de
celui des autres peuples. Quand il s'agit de l'Allemagne, l'absolu
égoïsme ne fait qu'un avec l'absolu dévouement à l'humanité,
parce que l'Allemagne est le sel de la terre, et que tout ce qui
lui profite rejaillit, comme une bénédiction, sur le monde
entier. L'Allemagne a le devoir moral de se suffire, de ne
penser, de n'agir que pour elle-même et par elle-même. Seule
elle possède ce caractère de fin en soi (Zweck an sich selbst),
que Kant, sous l'influence de l'individualisme français, croyait
devoir attribuer à toutes les personnes., humaines et à toutes
les nations. Les nations ne sont dans la droite voie que si elles
jouent, à l'égard de l'Allemagne, le rôle de moyens et d'inslru-
mens.
A l'Allemagne doit être réservée la force, par laquelle seule
la paix et la justice peuvent être réalisées parmi les hommes.
Dominées par l'Allemagne, les nations posséderont les vrais
biens, qu'elles ne sauraient conquérir par elles-mêmes : la
sécurité, l'ordre, la méthode, le rôle qui convient à leur capa-
cité et à leur valeur, les moyens de tirer le meilleur parti de
leurs ressources et de leurs facultés. Contribuer, comme organes
subordonnés, à l'existence et au développement d'un organisme
supérieur, c'est, pour les vivans, une condition plus haute que
de former, en demeurant isolés, des organismes individuels,
indépendans et élémentaires.
La première phase de la régénération consiste ainsi, pour
les peuples, à abdiquer leur indépendance, pour s'élever à la
dignité d'instrumens de la volonté allemande. Mais il est une
perfection plus haute encore, à laquelle la magnanimité de
l'Allemagne leur permet de prétendre. L'Allemagne n'est pas
seulement l'incarnation de l'unité, elle est encore, et elle
est seule, le principe de la vraie liberté. Elle possède et elle peut
communiquer cette liberté, qui consiste, non à disposer de soi, à
l'allemagne et la guerre. 253
vouloir, en vertu d'un prétendu libre arbitre individuel, c'est-à-
dire en vertu d'une puissance particulière, insurgée contre le
Tout, mais bien à identifier sa volonté avec celle du Tout, qui
est Dieu. Partageant avec Dieu la nécessité d'expansion qui
caractérise l'infini, l'Allemagne se dilate, et se fait, naturelle-
ment, le champion de la nationalité et de la liberté des peuples.
En vain ceux-ci se croiraient-ils" en possession de leur person-
nalité et de la volonté de se développer selon leur génie : s'ils
résistent aux directions de l'Allemagne, leur sentiment les
trompe. Ce n'est qu'en puisant à la source divine de l'être et de
la conscience, que l'homme peut se former une personnalité
réelle, vivante, digne et capable de subsister. Les nations, les
individus ne deviendront eux-mêmes, ne revêtiront une natio-
nalité et une liberté, non plus imaginaires et anarchiques,
mais affectives et douées d'un caractère moral, que le jour où
elles parviendront à penser et à agir, non seulement sous la
direction de l'Allemagne et en vue de la grandeur allemande,
mais encore par la vertu de l'âme allemande elle-même, de telle
sorte qu'elles puissent proclamer : ce n'est plus moi qui vis,
c'est l'Allemagne qui vit en moi.
Unes avec l'Allemagne par la conscience et par la volonté,
elles ne seront plus, à proprement parler, les instrumens de
l'Allemagne. Elles seront vraiment elles-mêmes, vraiment
libres, puisqu'elles se détermineront d'elles-mêmes à servir
l'Allemagne. Unité de l'individu avec le Tout, Einheit des
Einzehien mit dem Ganzen : telle est la définition allemande de
la liberté.
Ainsi s'accomplira, dans toute son ampleur, la tâche de
l'Allemagne, que l'on pourrait résumer par ces mots : recréer
le monde, en y infusant l'àme allemande.
*
* *
Tel est le plan divin. Gomment procédera l'Allemagne pour
le réaliser?
La méthode qu'elle s'est faite résulte d'une doctrine qui est,
semble-t-il, l'une des plus caractéristiques de la pensée alle-
mande.
Les Grecs, en distinguant avec insistance, dans les choses,
deux élémens, qu'ils appelaient la matière et l'esprit, vou-
laient dire que les lois de ces deux essences différaient radica-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
lement. Dans le monde matériel régnait, selon eux, une
nécessité aveugle, àvàyxTi. Le monde des esprits, au contraire,
avait pour loi la vérité et la beauté ; et il se portait vers ces
fins idéales, d'un libre effort, secouant le joug de la nécessité, et
suivant, de lui-même, l'attrait de la persuasion. Là régnait le
fait brut, la force; ici, la parole et l'intelligence. Et le problème
de la civilisation, c'était de rendre efficaces ces puissances pure-
ment morales, l'intelligence et la parole, au sein du monde
matériel lui-même. Le Dieu d'Aristote est vérité et bonté, mais
il n'est point force. Son action consiste à attirer vers lui, à
gagner, à spiritualiser les forces qui se déchaînent dans le
monde de la nécessité.
Or, les philosophes allemands ont, à la fois, considéré les
forces psychiques comme irréductibles aux forces physiques, et
admis que les premières sont soumises à des lois de nécessité
non moins rigides que celles qui gouvernent les secondes. Chez
presque tous ses représentans, la pensée allemande proscrit,
comme absurde et comme impie, toute doctrine de libre arbitre,
et s'applique à concevoir la liberté morale comme une nécessité
plus nécessaire encore que la nécessité mécanique. Etre libre,
selon Kant, c'est être dégagé de la contrainte à laquelle est
soumis l'individu qui se distingue de la loi, et confondre entiè-
rement sa volonté avec la nécessité universelle, primordiale et
absolue. La Grèce s'était appliquée à détrôner la fatalité orien-
tale : l'Allemagne, dans une métaphysique transcendante, s'est
donné pour tâche de la rétablir dans sa souveraineté.
Si les forces morales sont, avant tout, des forces soumises à
un absolu déterminisme, elles relèvent, non moins que les
forces physiques, de l'axiome : savoir, c'est pouvoir. Qui pos-
sède la science des forces psychiques dispose, estiment les Alle-
mands, des sentimens, des pensées, des volontés, des consciences
humaines, exactement comme l'ingénieur est maître, par la
science mécanique, des forces de la nature. Qu'on ne s'abuse
donc pas sur la signification de la différence proclamée par les
philosophes allemands entre les réalités sensibles et les impon-
dérables du monde moral. Ces derniers, chez eux, sont soumis
à une sorte de mécanisme métaphysique qui n'est pas moins
inflexible que le mécanisme physique. L'esprit souffle où il
veut, disait l'Écriture. Les Allemands entendent le contraindre
à souffler où il leur plaît.
l'allemagne et la guerre. 255
La première condition à remplir, pour réaliser le plan alle-
mand, c'est d'en inculquer l'idée aux esprits allemands, de telle
sorte que ceux-ci ne puissent plus penser, juger, comprendre,
fonctionner, que sous l'action de l'idée allemande. Or, ce
résultat peut être obtenu, grâce à une science pratique dont la
philosophie allemande permet, mieux que toute autre, de for-
muler les principes : la pédagogie. Les nations latines s'en
tenaient, pour former l'homme, à ce qu'elles appelaient l'édu-
cation. Celle-ci prenait pour point de départ la nature humaine,
ses dispositions, ses tendances, ses aspirations, Elle était, par
suite, un mélange intime de science et d'art, de méthode et de
liberté, et elle ne prétendait pas à réaliser son objet avec
l'infaillibilité d'une technique purement scientifique. Or, l'Alle-
magne veut une éducation qui produise une forme d'esprit
déterminée, comme la décarburation de la fonte produit de
l'acier : « Il nous faut, dit Fichte, dans ses Discours à la
Nation allemande, une éducation qui engendre, d'une façon
nécessaire, la nécessité que nous avons en vue. Il s'agit de
créer dans l'homme, infailliblement, une volonté infaillible. »
Nul égard donc ne sera accordé au libre mouvement de la
nature, aux sentimens des individus. Seules, seront prises en
considération les lois du mécanisme psychique, telles que les
établit la science allemande ; et ces lois seront employées à
créer, chez les individus, la manière allemande de penser,
comme le sont, dans l'industrie, les lois physiques, pour obtenir
tel résultat matériel. Ainsi entendue, la pédagogie mérite
évidemment d'être distinguée, par son nom même, de laclassique
éducation.
Telle est la méthode que l'Allemagne substitue à l'éducation
gréco-latine. Quel usage en fera-t-elle?
L'objet qu'elle se propose est de modeler les cerveaux, de
telle sorte qu'à toute impression qu'ils reçoivent réponde auto-
matiquement le réflexe voulu, le réflexe prussien, ou, en lan-
gage actuel, le réflexe allemand. La tâche dont il s'agit peut
être définie la création d'un certain instinct. Or, un instinct,
c'est une tendance, une et strictement déterminée, qui, n'étant
tenue en échec par aucune autre, se déploie, dès qu'elle est sol-
licitée, immédiatement et irrésistiblement. Pour créer une
pareille tendance, la pédagogie allemande procède par une
sélection minutieusement appropriée. D'une part, elle élimine
256 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les influences qui seraient de nature à provoquer ou à
maintenir les tendances antagonistes. D'autre part, elle ras-
semble et fait converger toutes les influences propres à déter-
miner l'état d'esprit qu'il s'agit de produire. Gréant ainsi un
véritable monoidéisme, elle rend impossible la délibération,
source de scrupules et d'hésitations, et elle assure à l'action la
décision et la plénitude, qui lui confèrent toute sa puissance.
A considérer dans ses détails l'éducation allemande, on la
voit constamment régie par de tels principes. Les écoliers alle-
mands sont soigneusement prémunis contre la tentation de
connaître directement les choses étrangères. Celles-ci, estime-
t-on, ne peuvent être vues telles qu'elles sont en réalité que si
elles sont aperçues à travers les lunettes allemandes. C'est,
actuellement, en Allemagne, un axiome fondamental, que les
Allemands n'ont rien à apprendre des étrangers.
Wir sind die Meister aller Welt :
« Nous sommes les instituteurs de l'univers, » lit-on dans
un recueil de couplets composé à l'usage des soldats allemands
de 1914, et intitulé : Der deutsche Zorn, « La colère allemande. »
On apprend aux Allemands à se placer, pour apprécier tout
ce que peuvent dire les étrangers, au point de vue indiqué dans
une célèbre épigramme de Schiller :
Du willst wahres mich Ichren? Bemiïhe dich nicht : Nicht die Sache
Will ich durch dich, ich will Dich durch die Sache nur sehn.
« Tu prétends m'enseigner une vérité. Ne te donne pas tant
de peine. Je ne songe pas à voir la chose à travers loi, mais toi
seul à travers la chose. » Dans la philosophie de Descartes,
dans la tragédie de Corneille et de Racine, dans les principes
de la Révolution française, l'Allemand ne saurait voir autre
chose que des documens, qu'il emploiera à définir l'esprit fran-
çais. De la valeur de ces œuvres au point de vue de la vérité,
de la beauté ou de la justice, il ne saurait être question. Voici,
par exemple, la signification de la philosophie de Descartes,
telle que la dégage le professeur Wundt, à la page 21 de l'ou-
vrage cité plus haut : « Descartes manifeste merveilleusement le
talent qu'ont les Français de dissimuler, sous une rhétorique
admirable, la faiblesse de leur pensée. Il pratique cet art de la
persuasion avec une maîtrise de styliste, qui, aujourd'hui
L* ALLEMAGNE ET LA GUERRE. 257
encore, fait, de la lecture de ses ouvrages un véritable re'gal
intellectuel. »
Comme elle élimine, ou interprète à sa manière, tout ce qui
n'est pas allemand, ainsi la pédagogie allemande accumule et
met en valeur tous les moyens positifs et directs dont elle peut
disposer pour former des esprits exclusivement germaniques.
Gymnastique, grammaire, arithmétique, géographie, danse,
histoire naturelle, langues et littératures étrangères, travail,
jeux, lectures, promenades, solennités, religion, ripailles : tout
exalte l'Allemagne, la montre unique et inégalable. Et tout
dresse l'Allemand au mépris et à l'exploitation de l'étranger.
Nulle étude n'est plus remarquablement adaptée à cette fin
que celle de l'histoire. Le rôle essentiel que joue dans la péda-
gogie allemande le procédé éliminatoire est ici particulièrement
visible. Tous les livres d'histoire que l'on met entre les mains
des écoliers sont intitulés : Weltgeschichte, « Hisloire univer-
selle. » Or, la place qu'y tiennent les nations autres que l'Alle-
magne est extrêmement restreinte, et tout ce qui, bien
qu'étranger, y est admis, est systématiquement déprécié. Au
contraire, le rôle de l'Allemagne est mis en relief et grandi
d'un bout à l'autre. Toute l'histoire est orientée vers le règne
universel de Dieu, c'est-à-dire de l'Allemagne, sur la terre.
L'histoire est partagée en deux périodes, dont l'une n'est
qu'une introduction : avant et après la rencontre de Rome avec la
Germanie. Et les étapes de l'histoire de l'univers, à partir delà
victoire de Hermann sur Quinctilius Varus, sont marquées par
les noms d'Othon le Grand, Luther, Frédéric II, Bismarck.
En 1864, commence la phase dernière et définitive de l'histoire.
A partir de la guerre de l'Allemagne contre le Danemark, en
effet, l'histoire de l'univers marche d'un pas sûr, sans plus
s'attarder en de fastidieux détours, vers ses destinées providen-
tielles. Aussi l'enseignement de l'histoire universelle dans les
écoles allemandes partira-t-il désormais de l'année 1864 après
Jésus-Christ. Un éminent zoologiste anglais, M. Chalmers
Mitchell, dans un livre remarquable, intitulé Évolution and
the War, 1915, trouve que l'histoire, ainsi travaillée, filtrée,
aseptisée, ensemencée, ressemble moins à ce que nous appelons
l'histoire, qu'à un bouillon de culture psychologique.
L'Allemagne est l'éducatrice du monde. Mais les peuples ne
sont pas, tout d'abord, disposés à lui reconnaître ce rôle. Nous
tome \.\xm. — 1916. 17
2o8 REVUE DES DEUX MONDES.
savons que la pédagogie divine, pour éduquer les hommes,
commence par les traiter par la crainte. Timor Domini initium
sapicntûe. Pareillement, l'Allemagne doit être, tout d'abord, la
terreur des nations. C'est pourquoi, constamment, ou elle leur
fait la guerre, ou elle les en menace. Elle les tient en présence
de cette alternative : servir ou périr. Bien qu'à défaut de la
guerre elle emploie, d'ordinaire, la menace, elle sait aussi
recourir aux moyens séducteurs. C'est, volontiers, une tête à
double face, qui, d'un côté, se fait aimable, gracieuse, koket-
tirend, comme on dit en allemand, pour promettre aux nations
raisonnables sa protection, et qui, de l'autre, revêt un masque
effrayant, pour intimider les indociles.
L'Allemagne, d'ailleurs, ne veut pas la guerre pour la
guerre, elle est sincèrement pacifique. Mais elle se tient tou-
jours, bien réellement, prête à faire la guerre. Et quand il lui
semble que, décidément, les nations deviennent insolentes
(Als die Rainer frech geivorden, dit la chanson), quand elle craint
que la prolongation de la paix n'amollisse ses sujets, elle
applique résolument la grande loi naturelle et divine, qui veut
que la paix ne soit jamais que la conclusion d'une guerre,
et ne se puisse maintenir que renouvelée par des guerres
opportunes.
La guerre est, d'ailleurs, conduite selon les vues de la Pro-
vidence, avec toute la violence de l'état de nature, sans aucun
égard aux protestations des âmes sensibles et féminines. Ls
guerre est menée par l'Etat prussien, lequel est au-dessus de
cette médiocre morale de la personnalité humaine comme fin
en soi, où s'attarda Kant, mais qui n'a qu'une valeur relative,
et ne concerne, en tout cas, que les individus. L'Etat prussien,
suprême réalisation du divin, ne peut être obligé qu'envers
lui-même. C'est dire que son devoir est de n'admettre, en face
des autres Etats, d'autre loi que la force, et, par tous les
moyens, de se rendre toujours plus fort. Sa tâche est d'orga-
niser l'Allemagne, puis le monde, et de recréer l'humanité. Il
en est de son œuvre comme des grandes cathédrales du Moyen
Age. Qui s'inquiète aujourd'hui des misères, des bassesses, des
injustices, des crimes, des atrocités qui ont pu se mêler au
travail pieux dont elles sont issues? Qu'est-ce que les indi-
vidus, au regard de l'œuvre anonyme et grandiose, qu'ils
construisent sans la comprendre? Les individus retombent
l'allemagne et la guerre. 259
dans le néant, d'où ils ne sont sortis un instant qu'à l'appel de
l'esprit, qui avait besoin de leurs mains pour se réaliser. Mais
l'œuvre reste, l'œuvre, qui seule importe. De même, qui
pourra bien accuser l'Allemagne d'avoir assassiné lâchement
des nations loyales et inoffensives, d'avoir renié sa signa-
ture, d'avoir massacré des enfans,des vieillards et des femmes,
d'avoir, avec une brutalité de sauvage, infusé son noble sang à
des races dégénérées, lorsque le monde entier sera allemand
ou dressé à bénir le joug allemand?
Gomme la science et la méthode, nées de l'intelligence,
confèrent la toute-puissance et permettent de renouveler la face
du monde, ainsi l'œuvre, une fois accomplie, réagit sur l'âme
et sur le cœur des hommes, et y provoque le sentiment. Sau-
vées et nées à une vie nouvelle par la grâce de l'Allemagne,
les nations, quelque jour, aimeront l'Allemagne.
*
* *
Telle m'apparaît la pensée allemande. Heine disait : « L'Al-
lemagne est une âme qui se cherche un corps. » L'Allemagne,
avec une constance, une méthode, une vigueur qu'il importe
de ne pas méconnaître, après avoir conçu un plan de la société
humaine, s'est identifiée avec ce plan, et, de plus en plus systé-
matiquement, a mis en œuvre toutes les forces physiques et
morales dont peut disposer l'homme, pour le réaliser.
Ce plan est extraordinaire. C'est l'idée d'un absolu artificia-
lisme. Peu importent la nature propre des êtres, leurs tendances,
leurs vœux, leurs sentimens. Peu importent la vérité et la jus-
tice, devant lesquelles se prosterne le genre humain. Le plan
du monde que le philosophe Kant dressait a priori, en combi-
nant, d'après les dictées de la conscience transcendantale, les
formes de la sensibilité et les catégories de l'entendement, ne
tenait aucun compte de la nature propre des élémens donnés.
Ces élémens, infiniment divers (das Mannigfallige), le philo-
sophe les suppose absolument indifférens et malléables; et il
en forme un monde, où les êtres n'ont d'autres propriétés que
celles qu'ils tiennent de l'organisation. Pareillement, la pensée
allemande ne voit, dans tout ce qui n'est pas elle, que des
matériaux et des instrumens; et elle s'attribue le droit et le
pouvoir d'user, à son gré, de toutes choses, pour se réaliser
elle-même dans sa plénitude.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Allemands ont tué en eux ce que les hommes appellent
sincérité', à savoir l'effort candide pour agir, parler et penser
selon la vérité. Tout leur est moyen, stratagème, méthode,
politique, tendant à la réalisation de leurs ambitions. Dans tout
ce qu'ils disent, dans tout ce qu'ils font, dans les indignations
qu'ils affichent, dans les caresses qu'ils accordent,
Man merkl die Absicht, und man wird verstimmt (Gœthe) >
« On aperçoit l'intention, et l'on est inquiet. »
Détruire en soi la sincérité, c'est, chez les autres, ruiner la
confiance.
Par un dernier sophisme, l'Allemagne présente son mépris
de la vérité comme une sincérité supérieure, comme la sincé-
rité par excellence. La sincérité véritable, enseignent ses doc-
teurs, a pour condition la conformité de la parole et de l'action,
non avec une formule figée, avec une lettre morte, mais avec
le principe vivant d'où découle toute vérité comme tout être :
l'esprit transcendant et insaisissable. « Quoi ! tu me demandes
une signature, pédant ! dit Faust à Méphistophélès. N'as-tu
donc jamais eu affaire a un homme, à la parole d'un homme?...
La parole meurt en passant par la plume. »
Auch ivas Geschriebenes fordcrst du, Pédant?
Hast du noch Ueinen Mann, nicht Manneswort gekannt?
> ,....
Das Wort erslirbt schon in der Feder.
La seule sincérité qui compte est celle de la conscience
transcendantale, une et universelle, dont nos consciences par-
ticulières ne sont jamais que des expressions inadéquates. Or,
la conscience transcendantale forme précisément le fond de
l'âme allemande, et d'elle seule. Et ainsi, les Allemands sont
seuls juges de leur sincérité, comme de leur responsabilité en
général. Des jugemens que peuvent porter sur eux les autres
hommes, ils ne sauraient avoir cure.
Se peut-il, dira-t-on, que des idées aussi étranges aient
une valeur pratique; et si, effectivement, une philosophie
nourrie de telles idées gouverne aujourd'hui la pensée, non de
quelques esprits bizarres, mais du peuple allemand lui-même,
considéré dans son ensemble, pouvons-nous voir dans ce phéno-
mène autre chose qu'un cas de folie, non plus seulement indi-
viduelle, mais collective : manifestation, certes, fort intéres-
l'Allemagne et la guerre. 261
sanle pour le psychologue et le me'decin, mais incapable
d'exercer une influence réelle sur les destine'es de l'humanité?
Il serait, au plus haut point, imprudent de transformer
ainsi une réalité donnée en un simple sujet d'étude médicale
ou de discussion académique. Peu importe que ces idées soient
plausibles ou absurdes, facilement ou difficilement réfutables.
Peu importe que les cerveaux qui en sont imprégnés soient
sains ou dérangés : ces idées ne sont pas demeurées à l'état
d'idées. Parle dressage psychologique, par l'application savante
et continue d'une organisation, non seulement matérielle, mais
morale, ces idées sont, véritablement, devenues des êtres, des
forces, des principes d'action. L'âme s'est faite corps, selon le
mot de Heine. Or, un corps, c'est, proprement, un faisceau
d'instincts, de tendances, d'habitudes, fixées, emmagasinées et
organisées, de telle sorte qu'ils possèdent désormais une apti-
tude résistante à se conserver et à se déployer.
L'Allemagne, aujourd'hui, et, avec elle, une grande portion
de l'Autriche-Hongrie, est pénétrée, jusque dans ses profondeurs,
par la manière de penser, de juger, de vouloir, de sentir, que
lui a inculquée la domination prussienne. Prétendre la ramener
à l'état intellectuel et moral où elle se trouvait, alors qu'elle
n'avait pas succombé à cette influence, est un rêve. Il serait
vain de nier la capacité interne de relèvement et de concen-
tration d'un pays pour qui les dates de 1648 et de 1806 ont été
le recul qui prépare un élan nouveau. Et la puissance des
méthodes pédagogiques allemandes est suffisamment démontrée
par la profonde ressemblance intellectuelle et morale qui carac-
térise aujourd'hui tant de populations d'origines et de traditions
si différentes. Que d'Allemands célèbres, que de villes alle-
mandes considérables, dont le nom, plus ou moins déguisé,
est d'origine slave, ou latine, ou celtique! Si, dans certains cas,
cette origine a laissé des traces, ou même se traduit par une
résistance vigoureuse à la germanisation, dans nombre d'autres
l'empreinte allemande paraît singulièrement profonde.
Au lendemain comme à la veille de la guerre, ce type
•mmanent d'intelligence et de volonté, qui, comme une sorte
d'àme commune, a créé le germanisme, subsistera. L'Aile^
magne ne changera, si elle doit changer, que par une révo-
lution morale et intérieure. Cette révolution, qui peut dire si
elle se produira?
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce qui dépend de nous, c'est d'avoir, demain non moins
qu'aujourd'hui, la volonté ferme de maintenir, non en paroles,
mais en réalité, les principes sacrés pour lesquels nous luttons :
la liberté et la dignité humaine, l'indépendance des nations
grandes et petites, le respect de la justice et de la morale dans
les rapports entre les peuples comme dans les relations des
individus.
Ce qui dépend de nous, c'est de nous rendre compte du
danger mortel qui nous menacerait, si, considérant cette guerre
comme un simple cauchemar, effroyable, sans doute, mais
passager, nous nous imaginions que nous pourrons, la paix
signée, reprendre notre vie au point où nous l'avons laissée
en juillet 1914.
Nous sommes dûment avertis. Les menaces de l'empereur
allemand, du général F. von Bernhardi, des interprètes officiels
de l'idée allemande n'étaient pas de vaines paroles. L'Alle-
magne fait, de la domination sur l'univers, et en particulier
de la mutilation et de l'asservissement de la France, une
condition de son existence. Weltherrschaft oder Niedergang!
« Hégémonie universelle ou décadence, » c'est sa devise. L'Alle-
magne croit, d'ailleurs, de longue date, et, par-dessus tout, à
la toute-puissance de l'idée pour créer le fait, de la volonté et
de l'organisation pour produire la force morale, l'union,
l'enthousiasme et la persévérance, aussi bien que la force maté-
rielle. Ce n'est pas la quantité de force visible qui lui restera
après la guerre, qui sera la mesure des périls qu'elle pourra
encore faire courir à l'humanité, c'est la persistance de sa
volonté de domination, d'agrandissement et d'oppression.
Latente, invisible, dissimulée, niée, cette volonté, si nous
jugeons de l'avenir par le passé, subsistera. Et qu'est-ce qu'un
traité de paix? Qu'est-ce que des engagemens allemands? La
sincérité allemande consiste à employer, en conscience, les
moyens les plus propres à tromper les autres au profit de
l'Allemagne.
Nous ne saurions manquer de comprendre, désormais,
que prêcher le désarmement, c'est vouloir se livrer à l'Alle-
magne, et que pacifisme signifie, en fait, consentement à la
germanisation de l'univers. Ce n'est pas par hasard que le prix
Nobel de la paix était, en 1914, promis à Guillaume II.
Et nous aurons constamment présente à l'esprit cette pensée,
l'allemagne et la guerre. 263
que ce qui constitue notre France, c'est, avec notre sol, qui nous
a fait siens et que nous avons fait nôtre, notre àme nationale,
incarnée dans nos traditions, dans notre histoire, dans notre
littérature, dans nos monumens, dans nos mœurs, dans nos
institutions, en sorte que négliger notre passé pour nous
borner à contempler un avenir abstrait et vague, ce serait
dépouiller nos idées françaises de leur contenu, de leur beauté,
de leur vie, de leur action sur l'âme des peuples, pour les
réduire à l'état de mots sonores et vides, qui n'engendrent
plus, parce qu'ils sont détachés des réalités vivantes. L'être
concret, c'est le passé; demeurer une même personne, c'est
incorporer à son passé ses fins présentes et ses rêves d'avenir
Mais si conserver et faire prospérer la France que nous ont
léguée nos pères est notre premier devoir, la présente guerre
aura ce résultat, de nous faire mettre à leur rang, à un rang
inférieur et peut-être infime, maintes différences d'opinions,
auxquelles, jadis, nous prêtions parfois une importance vitale.
On peut vivre sans imposer aux autres ses croyances, ses opi-
nions, ses habitudes, et sans prétendre les dominer et les
opprimer. Mais que deviendrait la vie humaine, si l'on en
retranchait la tradition, la variété, la liberté, la poésie, la
fidélité, la justice et l'humanité ?
Or, demain comme aujourd'hui, il nous faudra reconquérir,
chaque jour, ces biens suprêmes, si nous voulons les posséder.
Agréez, je vous prie, monsieur le Directeur et cher Confrère,
l'assurance de mes sentimens bien cordialement dévoués.
Emile Boutroux.
LE CHEMIN SANS BUT
(i)
PREMIERE PARTIE
« Non serviam. »
I
Un soir de décembre, vers huit heures, Vivien Lemire, la
tête enfouie dans le col relevé de son paletot de fourrure, les
mains dans ses poches, marchait vile, tout d'une pièce. Il
traversait le pont de la Concorde, s'acheminant vers les Champs-
Elysées. Une bise aigre soulevait par momens des tourbillons
de poussière. Quelques rares piétons. Un fiacre arrivait au loin,
de la rue Royale; ses lumières glissaient au-dessus de la
chaussée comme les fanaux d'un navire solitaire sur la mer.
C'était un de ces momens de vide qui se font soudain dans
l'agitation de la grande ville; seuls régnaient le vent, le froid,
la nuit. Vivien sentit tout à coup sa solitude parmi l'hostilité
des élémens; ses yeux errèrent adroite, à gauche, en haut. La
profondeur du ciel était très noire entre les feux glacés des
étoiles. Vivien ne vit pas la splendeur du firmament; il n'en
vit que l'obscurité. Il était seul; pas une image ne vint
réconforter son cœur : ni celle de la chambre chaude douce-
ment éclairée par la lampe d'hiver, près de laquelle travaillait
sa mère; ni celle des heures lumineuses de l'été où la joie du
jour triomphe de nos plus sombres ennuis.
Soudain, de tous côtés, de la rue Royale, de la rue de Rivoli,
du pont, débouchèrent des flots de voitures parsemées d'autos,
(1) Copyright by Jules-Philippe Heuzey, 1916.
LE CHEMIN SANS BUf. ^63
— il en roulait relativement peu il y a dix ans. Ce bruit, ces
lumières, cet enchevêtrement de routes différentes, c'est la
vie humaine dans sa trépidation fiévreuse... Les hommes
avaient repris possession de la ville, chacun se hâtait vers sa
destinée... Vivien s'abandonna au courant; pour lui, comme
pour les autres, l'incomparable splendeur des étoiles ne fut
plus que le décor coutumier qui ne sollicite pas les regards...
11 héla un fiacre, craignant subitement d'être en relard et,
tandis qu'il était emporté vers la rue François-Ier, il ne pensa
plus qu'au diner auquel il se rendait chez le docteur Daubenoire,
le célèbre spécialiste des maladies nerveuses.
C'était la première fois que Vivien était invité chez l'illustre
praticien et, à cette idée, une inquiétude commençait à l'agiter.
Il raisonna sa timidité : « Qu'est-ce que cela me fait d'alier
diner à la table de ce pontife? Il ne m'en impose pas avec son
port avantageux. Pourquoi m'a-t-il invité?... On ne sait pas...
Comme cela... pour faire nombre; je ne suis pour lui qu'un
littérateur quelconque... A moins qu'il ne pressente en moi un
jeune qui arrivera, et comme c'est un diner de jeunes... On
le donne pour les dix-huit ans de Mlle Daubenoire. Le bonhomme
est fier de sa fille et, parait-il, ce n'est pas sans raison... » La
pensée qu'il ne connaissait ni MUe Daubenoire ni sa mère, ni
peut-être aucun des autres convives, interrompit le cours de ses
réflexions. Sa nervosité le reprit. Il se mit à chantonner, ce qui
était signe chez lui de grand agacement. Le fiacre s'arrêta :
Vivien Lemire était arrivé.
Rien que le bruit massif, autoritaire, de la lourde porte qui
se refermait sur les visiteurs, disait la richesse cossue de l'hôtel
où il pénétrait.
Le docteur Daubenoire et sa femme appartenaient l'un et
l'autre à la bourgeoisie arrivée, celle des grasses prébendes et
des honneurs officiels. Le docteur était, à cinquante ans à
peine, membre de l'Académie de médecine, grand officier de la
Légion d'honneur. Il joignait à une science réelle le génie de la
mise en valeur de son savoir. Tandis qu'il poursuivait ses
ambitions avec une âpre ténacité, sa femme se laissait vivre
sans grands désirs, sans aspirations, les yeux fixés sur l'horizon
terrestre, jamais au delçi; ne souhaitant pour ses filles, — elle
en avait deux, — qu'une situation pareille à la sienne : de
l'argent, de la considération et, par surcroit, quelque notoriété.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
L'ainée de ses filles, la jolie Jacqueline, était mariée depuis
quatre ans avec Robert Beaugrand, le fils d'un grand agent de
change, part d'agent de change lui-même. Quand Mme Daube-
noire pensait à Jacqueline, elle soupirait ; quand il y songeait,
le docteur avait un pli entre les sourcils : Jacqueline voulait
divorcer. Pourquoi cette idée avait-elle passé sous son front
étroit et lisse, dans cette tête qui n'était lourde que des che-
veux qui la couronnaient? Nul n'aurait pu le dire, et elle ne le
savait pas trop elle-même, et c'est cela qui déconcertait sa
mère : tant d'ennuis sans utilité !... Et l'entêtement de Jacque-
line dans la déraison exaspérait Mme Daubenoire. Jacqueline
voulait changer pour changer, non pas changer d'amant, mais
changer d'intérieur, et le mari est un meuble nécessaire dans
un intérieur bien aménagé.
— Ton enfant? disait sa mère.
— Il a trois ans, répondait Jacqueline. Robert me le lais-
sera; il n'irait pas s'encombrer d'un bébé de trois ans!
— Mais, si tu te remaries, disait le père, l'enfant peut être
un sujet de discorde dans ton nouveau ménage...
— Mais non, mais non, tout s'arrangera. Et puis, n'ayez
donc pas les yeux fixés sur un avenir problématique : c'est
aujourd'hui que je vis, je ne m'inquiète pas de demain...
Le père et la mère haussaient les épaules avec décourage-
ment. Ils ne se reconnaissaient ni l'un ni l'autre dans cet être
d'imprévoyance. Pour se consoler, ils reportaient leur pensée
sur les dix-huit printemps nouvellement éclos de leur seconde
fille. Celle-là le docteur Daubenoire était fier de la vivacité de
son intelligence et de tous les dons physiques et moraux que
la jeune fille, il se l'avouait modestement, tenait de lui.
Florence arrivait dans la vie, en conquérant sûr de vaincre,
l'esprit assoupli par le travail scolaire, ouvert, curieux, prêt à
faire son miel de toutes fleurs. Et dans son jeune corps, de si
justes proportions, les sens sommeillaient. Elle jouissait de sa
beauté, elle se penchait ravie sur son image, mais ne songeait
pas encore à la mirer dans les yeux amoureux des hommes.
Si l'admiration du docteur pour sa plus jeune fille était sans
mélange, celle de Mme Daubenoire s'atténuait de quelque souci.
Jacqueline était indépendante avec déraison, en enfant gâtée;
on pouvait espérer qu'une saute de vent ferait tourner la
girouette dans un sens favorable; Florence avait la volonté de
LE CHEMIN SANS BUT. 267
son indépendance. Mme Daubenoire sentait instinctivement
que, si jamais il y avait un conllit entre cette volonté et l'auto-
rité maternelle, la victoire ne resterait pas à l'autorité...
Florence, un peu à l'écart dans le salon, tandis que ses
parens accueillaient leurs invités, causait avec une de ses amies,
Loulou Barthélémy, la fille du riche sucrier.
Vivien venait d'entrer. Le docteur appela sa fille.
— Florence, dit-il, je te présente M. Vivien Lemire, un ami
de ton ami Lambert, le critique du Jour.
Vivien salua gauchement. Les tranquilles regards de ces
jeunes filles posés sur lui l'intimidaient. Pourtant, rapide, son
coup d'œil enveloppait les deux amies, et l'image qu'il empor-
tait de Florence, tandis qu'il allait se réfugier dans un coin
solitaire, lui semblait digne d'être détaillée. De sa retraite, il la
suivait du regard, ce regard habituellement voilé, mais qui
devenait à certains momens un si pénétrant instrument
d'analyse.
« L'autre est quelconque, » avait-il pensé aussitôt de Loulou
Barthélémy.
On passa dans la salle à manger. Ce fut Ja jeune fille
« quelconque » que Vivien eut à mener à table et qui orna sa
droite. Mon Dieu, qu'allait-il trouver à lui dire?... Elle ne lui
inspirait rien... mais là, rien du tout... De l'autre côté, il était
flanqué d'une grosse dame sur le retour. Les deux voisines
connaissaient chacune leur a^rc voisin, elles étaient tournées
vers eux et leur parlaient.
Vivien, isolé comme le dernier arrivé d'une table d'hôte,
mangeait son potage en silence. De temps en temps, il essayait
de saisir quelques menus propos de ses voisines pour entrer en
matière. Les propos ne l'inspiraient pas plus que les voisines.
Aussi, après avoir offert du vin à la jeune fille quelconque qui
ne buvait que de l'eau, ne chercha-t-il plus à sortir de son iso-
lement. Il promena ses regards autour de lui ; ils firent une
rapide inspection des convives, puis s'arrêtèrent sur Mlle Daube-
noire : elle seule méritait de les retenir.
Elle n'était pas placée loin de Vivien. Il entendait le son de
sa voix sans pouvoir distinguer ses paroles, et cette voix lui
semblait harmonieuse. Ce n'était pas l'organe indéfis d'une
vierge qui s'ignore; c'étaient les intonations justes, vibrantes,
d'une femme sûre d'elle-même. Et cependant il avait bien une
268 REVUE DES DEUX MONDES.
vierge devant les yeux : elle pressentait le pouvoir qu'elle exer-
cerait un jour sur les hommes ; elle n'avait pas encore eu le
désir de l'essayer. Les lignes svcltes et pures de son corps ne
semblaient faites que pour être admire'es.
Quand on détaillait son visage, aucun trait ne frappait par
une perfection particulière; chacun était « intéressant, «pensait
Vivien. La bouche était grande, mais de lignes si mobiles,
réfléchies, ironiques ou voluptueuses dans leur sourire ; le nez
était trop fort, mais les ailes en étaient frémissantes; les yeux,
ni grands ni petits, mais aux regards tantôt brillans d'intel-
ligence quand elle parlait, tantôt voilés de réflexion quand elle
écoutait.
« Et le front, pensait-il encore, me semble le front de Pallas
Athénè, agrandi comme le désirait Renan. »
Au-dessus, c'étaient les cheveux châtain clair, drus et
légers.
Après le dîner, Vivien passa au fumoir avec les autres
hommes et il commençait à se demander quand il pourrait
bien filer « à l'anglaise ; » il avait épuisé le plaisir de l'obser-
vation ; ce qui l'entourait à présent ne l'intéressait plus. Il
sentit tout d'un coup qu'il s'ennuyait et, chez lui, l'ennui
dégénérait aussitôt en malaise nerveux, et le poussait invinci-
blement à fuir.
— Tiens, Lemire !
C'était Lambert, le critique, qui s'exclamait ainsi. Il venait
d'entrer. Lambert, le premier, avait parlé dans le Jour de cer-
taines nouvelles écrites par Vivien. Il les avait goûtées avec une
sympathie intelligente et prédit un bel avenir au jeune auteur.
Vivien devait à Lambert quelque chose de sa notoriété nais-
sante ; il lui avait voué une reconnaissante affection.
Ils se serrèrent les mains.
— Vous dîniez ici ?
— Oui.
Lambert, qui était sensible aux succès mondains, — cette
vanité était son petit travers, — conçut pour le talent de Vivien
plus de considération de ce que le docteur Daubenoire eût'
invité le jeune homme à sa table.
— Moi, j'arrive. J'entre en passant, avant d'aller chez le
président du Conseil. Daubenoire a toujours accueilli les pauvres
gens que je lui recommandais avec tant de bonne grâce que je
LE CHEMIN SANS BUT. 269
tenais à porter moi-même mes souhaits à sa charmante fille.
Accompagnez-moi, voulez-vous ?
MUe Daubenoire e'tait à l'entrée des salons lorsque les deux
hommes y pénétrèrent.
— Mademoiselle Florence, dit Lambert, je viens rendre
hommage à vos dix-huit ans, auxquels je souhaite tout ce qu'ils
peuvent désirer.
Florence eut un petit rire, des yeux seulement.
— Mes dix-huit ans vous remercient. Ils vont aussitôt vous
adresser une requête.
— Ordonnez, belle enfant.
— Maintenant que je compte, je vous demande de m'envoyer
votre prochain livre au lieu de l'adresser à maman, — avec une
dédicace : j'aime beaucoup les dédicaces.
— C'est entendu. Vous aurez une dédicace digne de vous;
du moins je l'espère. Et voici mon jeune confrère qui se fera
un plaisir de vous envoyer ses nouvelles, avec hommage de
l'auteur.
— Je serai très heureuse de les lire ; je suis sûre qu'elles ne
sont pas quelconques.
— Attendez de les avoir lues pour vons prononcer, dit vive-
ment Lemire,car rien dans ma conversation n'a pu vous donner
ce pressentiment si flatteur pour moi.
Florence rit :
— C'est vrai. Vous aviez l'air de vous ennuyer à table,
entre vos deux voisines. C'était déjà une preuve de goût, ajoutâ-
t-elle entre ses dents.
Elle avait tourné la tête vers une jeune femme qui entrait
et la saluait. Vivien et Lambert s'étaient éloignés.
— La petite rosse 1 dit le critique.
— Elle est charmante, s'écria Lemire avec élan.
Lambert s'arrêta et regarda fixement le jeune homme. Il ne
parla qu'un peu plus tard, quand ils furent dans le fiacre,
Lambert reconduisant Vivien chez lui. Le critique remarqua •
— Mon petit, je ne vous conseille pas de la trouver si
charmante que cela, MUe Florence Daubenoire !
— Vous craignez pour mon cœur ? demanda Lemire ironique.
Oh! là là! Cette jeune fille m'intéresse; elle m'amuse, même.
— L'intérêt est une pente dangereuse...
*r- Un certain intérêt peut-être... Le mien est purement.,,
270 REVUE DES DEUX MChNDES.i
purement (je ne veux pas dire intellectuel, le mot est si galvaudé
de nos jours!), purement... professionnel. Le spécimen d'huma-
nité que représente Mlle Daubenoire est nouveau pour moi, et
comme tel retient la curiosité de mon esprit... de mon esprit
seulement...
— On commence par l'esprit...
— MIle Daubenoire n'est pas la première femme qui m'inté-
resse. S'il fallait tomber amoureux de toutes celles qu'on
remarque!... je n'ai pas le tempérament d'un don Juan!
— Non, malheureusement. Vous êtes un sentimental.
Lemire haussa brusquement les épaules.
— Moi? Allons donc!...
Lambert continua comme s'il n'avait pas entendu la protes-
tation :
— Le sentimental est un jobard. Si vous n'étiez ni senti-
mental, ni jobard, dit-il affectueusement, vous ne m'inspireriez
pas l'intérêt qui me fait vous crier : Attention ! descente
rapide! Les femmes comme elle sont faites pour séduire les
hommes comme vous et les rendre malheureux. Elle n'est pas
plus jolie qu'une autre; elle ne semble pas avoir plus d'esprit
que plus d'une, mais on sent en elle une force dont on ne peut
prévoir les effets. Avez-vous admiré parfois certains méca-
nismes dans les Expositions? Ils n'ont pas encore servi ; ils sont
polis, brillans, glorieux. Ce sont des puissances qui attendent.
Mllc Daubenoire me fait la même impression...
— Rassurez-vous, dit Vivien, MIle Daubenoire n'est pas des-
tinée à croiser souvent mon chemin : son monde, le monde
m'assomme. Enfin, elle n'est pas la femme que je rêve. Si je me
marie, je veux à mon foyer un être de douceur, de tendresse, de
fragilité, celle qui console et celle qu'on protège.
— L'idéal!... Le rêve!... soupira Lambert. La réalité leur
donne souvent de cruels démentis. Enfin! Au revoir. A bientôt!
Le fiacre s'était arrêté devant la maison de Vivien. Quelques
secondes plus tard, le jeune homme montait lentement les
marches de l'escalier. Il réfléchissait à l'article qu'il avait à
faire pour une Revue et dont la fin ne venait pas à son gré
C'était un fragment de l'étude considérable qu'il avait entreprise
sur l'empereur Frédéric II, cette étrange et redoutable figure
qui domine, avec celle d'Innocent III, la fin du Moyen Age.
Vivien Lemire s'assit à sa table de travail, alluma une ciga-
LE CHEMIN SANà BUT. 211
rette, relut les dernières pages qu'il avait écrites : bientôt, ce
furent les figures de ce lointain passé qui lui devinrent présentes,
tandis que les dernières heures qu'il venait de vivre disparais-
saient subitement de sa mémoire.
II
Verneuil est une gracieuse petite ville, normande, dit la
géographie, mais en réalité plutôt beauceronne! Verneuil est
déjà une ville du centre de la France; elle en est par l'élégance
de ses monumens et de certaines de ses maisons qui font
revivre un temps où l'on avait du « goût. »
Mrae Lemire habitait dans une rue silencieuse, mais d'un
clair silence, une maison à un seul étage, blanche, sans aucune
prétention architecturale.
Ce jour-là, elle était assise près de la fenêtre de sa chambre,
qui donnait sur le jardin. C'est le charme des maisons des
petites villes; le seuil franchi, on entre dans la campagne. Le
jardin, environné de jardins voisins et où nul œil étranger ne
peut plonger, est une liberté. C'est comme ces jardins insoup-
çonnés des cloîtres, qui, même au cœur de Paris, éloignent
à cent lieues de leur solitude toute l'agitation extérieure.
Mrae Lemire jouissait de l'heure crépusculaire, ce moment
où tout ce qui respire sur terre éprouve le regret et l'amour de
la lumière qui s'en va. Les mains abandonnées sur ses genoux,
elle songeait. Elle aussi était au crépuscule de la vie, non pas
le crépuscule d'hiver si vite angoissé d'ombre que ses yeux
contemplaient, mais un crépuscule de septembre, si doucement
lumineux, plus près du jour que de la nuit.
« J'ai cinquante-cinq ans, déjà, songeait-elle, une vieille
femme demain; et lui, il a vingt-neuf ans; il serait temps qu'il
se mariât, mon petit I »
Elle se renversa sur le dossier de son fauteuil, les yeux
perdus dans le vague...
Son petit! Elle le revoyait soudain, avec ses culottes courtes
et ses blouses de marin. 11 rentrait du collège et, avant de se
mettre à ses devoirs, îl venait dans la chambre de sa mère.
Il faisait asseoir Mme Lemire au coin de la cheminée, et lui,
étendu sur le tapis, tout près des chenets, comme un chat
frileux, appuyait sa tète contre les genoux maternels.
272 REVUE DES DEUX MONDES.)
— Tu vas te rôtir la figure, disait-elle doucement en lui
caressant les cheveux...
— Non, on est si bien là, tous deux, sans la lampe, ne
bougeons pas.
Et elle ne bougeait pas, elle ne parlait pas, elle respectait
cette rêverie d'enfant; le silence, côte à côte, les unissait plus
étroitement que les plus tendres paroles.
Cependant, au bout d'un instant, elle disait :
— Mon petit, notre travail!...
Et elle se levait pour allumer la lampe.
Vivien avait onze ans alors. Sa mère n'était veuve que
depuis un an. Vivien gardait le souvenir de la maison joyeuse
de sa toute petite enfance. Dans ce temps-là, il y avait des petites
filles plus grandes que lui qui le faisaient jouer et qui étaient
ses sœurs. Il y avait son père, qui était médecin, un grand jeune
homme, robuste et franc. Dans la maison, on entendait des
rires, des rondes et des berceuses, gaités de nid heureux.
Mais un matin d'été, un petit cercueil franchit la porte
d'entrée; un second, tout pareil, le suivit à quelques jours de
là. Plus jamais la jeune mère ne fredonna de rondes, ses petites
filles étaient reparties. Et ce fut le père qui s'en alla à son tour.
Vivien n'entendit plus autour de lui les rires des jeunes
foyers heureux, mais sa mère avait conservé le tendre sourire
dont il sentait la caresse jusqu'au fond du cœur. Il venait,
ce sourire, des profondeurs secrètes de l'àme où l'amour de
l'enfant qui restait vivait mêlé à l'amour des enfans que Dieu
avait repris.
La chrétienne à laquelle a été demandé le sacrifice de ses
enfans et qui a offert son holocauste dans les larmes, mais avec
résignation, ne peut plus aimer la créature sans mêler à son
humaine tendresse quelque chose de l'immortel amour.
L'amour maternel de M",e Lemire ne se contenta pas d'être
cet instinct que les femmes interposent entre leurs petits et les
rigueurs du sort. Elle ignora le geste d'égoïste possession,
qu'ont tant de mères selon la chair ; elle ne se considéra que
comme la dépositaire d'un trésor dont il lui serait demandé
compte un jour. L'enfant sentit ce respect de son âme; il en
éprouva une inconsciente reconnaissance qui se traduisit dans
son cœur filial par une nuance particulière de vénération.
Vivien avait une sensibilité extrême et de cœur et de cer-
LE CHEMIN SANS BUT. 273
veau; il ressentait très vivement le plaisir ou la peine;. même
tout enfant, la moindre incompréhension de ses sentimens le
blessait ; adolescent, ce recul devant la main brutale des
hommes se transformait en une sorte de timidité faite à la fois
de pudeur et d'orgueil. Jeune homme, il se faisait un abri de la
raillerie, mais, quel que fût son âge, son geste restait le même :
c'était en se dérobant qu'il se soustrayait à tout ce qui pouvait
lui causer une souffrance.
M mc Le mire ne s'était pas alarmée, lorsqu'il était enfant, de
cette faiblesse de caractère, les rapports de douceur qu'elle avait
avec son tendre petit garçon ne lui ayant montré sa faiblesse
que sous la forme de la docilité. Ce n'est que plus tard, — trop
tard, — qu'elle se rendit compte que le manque de volonté, joint
à la vivacité d'impressions, le mènerait fatalement à l'incon-
stance et au dégoût qui suit la satiété.
Il eût fallu, dès le début, marquer l'àme de Vivien d'em-
preintes ineffaçables qui pussent résister à l'assaut de la vie et
des hommes. Il avait eu des attendrissemens et des enthou-
siasmes religieux, mais la foi dans cette nature flottante n'avait
pas trouvé où accrocher ses racines, indéfectiblement. Là encore
la perspicacité de Mme Lemire avait été en défaut. Elle avait
confondu l'impressionnabilité religieuse avec la ferveur reli-
gieuse, ce qui était reçu du dehors avec ce qui émane du dedans.
Certaines dispositions de Vivien auxquelles elle n'avait pas
attaché grande importance, parce qu'elles ne s'exerçaient que
rarement en sa présence, s'étaient développées à un point
extrême durant dix années de vie parisienne et littéraire.
M"'e Lemire croyait Vivien réfléchi : il était observateur, ce qui
n'est pas la même chose. Et comme il n'était pas moqueur,
elle n'avait pas pris garde à la naissance d'une raillerie qui avait
surtout des origines intellectuelles.
Lorsque, dans les œuvres de son fils, elle voyait toutes choses
passées au crible de la critique, quand elle tombait sur les
pages de mordante ironie où s'affirmait spécialement son talent,
son cœur se serrait. L'idée que les croyances qui avaient nourri
iadis l'âme de son enfant n'excitaient plus que sa curiosité
de psychologue lui causait une peine profonde. « Il les res-
pecte, »se disait-elle, pour calmer son angoisse, tout en compre-
nant que, s'il s'arrêtait au bord de certains sujets, c'était surtout
pour la ménager, elle. « Sa nature est faible, il a été entraîné,
TOME XXXIII. 1913. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.:
j'ai trop aimé sa douceur, j'aurais dû m'appliquer à déve-
lopper son caractère, c'est de ma faute ! » Et elle se sentait
un peu soulagée de penser qu'une partie du péché de son fils
retombait sur elle. Puis elle relisait certaines pages de Vivien où
elle le retrouvait bien réellement son « petit, » avec sa péné-
tration de toutes les nuances du sentiment. Elle se rappelait
les attentions de son amour filial : « Il a un cœur si bon, si
délicat, une si bonne nature, je prierai tant pour lui, Dieu
m'exaucera. Et si j'ai le bonheur qu'il épouse une femme selon
mon cœur, vraiment digne de lui, elle le ramènera. »
Comme on le voit, Mme Lemire attribuait surtout à la fai-
blesse de caractère de son fils et aux fréquentations où l'avait
entraîné la carrière littéraire, la perte de sa foi religieuse.
Pour elle qui avait toujours vécu dans la somnolente retraite de
Verneuil, Paris était un peu la Babylone de l'Ecriture. Elle avait
raison de tenir compte de la sensibilité et de la faiblesse de
Vivien quand elle le jugeait, raison aussi de faire la part des
influences qu'il avait subies; mais elle ne pouvait comprendre
que la complexité intellectuelle de son fils fût la cause domi-
nante de son évolution morale. Elle saisissait encore moins
dans l'âme de Vivien les apports de son métier d'écrivain.
Vivien Lemire est avant tout un homme de lettres, — donnez
à cette épithète sa signification la plus avantageuse. Il a ce
besoin, aussi impérieux que la faim et la soif, de voir sa pensée
écrite, de la communiquer sous* cette forme aux autres hommes
et de désirer leurs suffrages; mais s'il a l'ambition d'arriver au
premier rang, c'est par son talent, non par son habileté. Sa
probité littéraire est poussée jusqu'au scrupule; il est aussi
incapable de négliger son style volontairement que de com-
mettre une faute contre l'honneur. De l'homme de lettres il a
la vanité; il la dissimule par orgueil, et son orgueil, il le cache
par intelligente pudeur. Et l'on peut reconnaître en lui l'écri-
vain de race, à ce signe que l'idée se présente à son esprit
écrite et non parlée. Il l'écrit, mais après la première joie de
la création, il regarde son œuvre en s'éloignant de quelques
pas et ne lui retrouve plus la beauté qu'elle avait, alors qu'elle
n'était encore que dans sa pensée. De là, chez lui, cette inquié-
tude qui le pousse à produire de nouveau dans l'espoir de faire
mieux, d'atteindre enfin la perfection de son rêve.
Et l'on peut encore reconnaître en lui le tempérament du
LE CHEMIN SANS BUT. 275
véritable écrivain en ce qu'il ne voit jamais les autres hommes,
qu'il ne s'observe jamais lui-même sans qu'il ne s'opère aussitôt
un dédoublement de sa vision ; l'écrivain fait son jeu à part ; et
de tout, actions, sentimens, pensées, il extrait la matière de
son œuvre.
L'étude de la vie, l'étude des hommes est pour lui intéres-
sante entre toutes; ses facultés d'observation se développent à
mesure qu'il les exerce et réclament un champ plus vaste pour
leurs investigations. Par une conséquence logique, la pente de
l'esprit de Vivien vers le plaisir de la curiosité s'est nécessaire-
ment accentuée; avant de créer, il faut que l'artiste sente et
jouisse; cet épicurisme, comme celui de Montaigne, est logé
surtout en la cervelle. Ce n'est pas qu'à certains momens il ne
s'abandonne aux désirs de sa sensibilité, mais la satiété vient
vite; la perspicacité de son esprit empêche son imagination de
prolonger ces fugitifs plaisirs par quelques mirages. C'est la curio-
sité qui s'est développée entre toutes ses facultés; agile, aiguë»
subtile, elle s'est glissée parmi les connaissances humaines;
d'étapes en étapes jusqu'à l'inconnaissable; une sorte de respect
sacré un instant a retenu Vivien comme il allait soulever le
voile; des enchanteurs captieux ont guidé ses doigts hésitans;
le premier geste seul lui a coûté. Depuis, il s'est raillé de cette
timidité; il s'est dit qu'une crainte héréditaire l'avait provo-
quée; mais celui qui n'a voulu scruter l'infini qu'avec sa curio-
sité a trouvé sa punition et la porte pour toujours en soi-même :
le désenchantement. Vivien sentit ce froid dans son âme comme
la gelée nocturne qui brûle les bourgeons. Ce fut une impression
rapide, fugitive, mais qu'il eut la certitude d'éprouver de nou-
veau et souvent le long de la route. Il comprit dans un éclair
qu'un jour, quand il aurait fait le tour de tout ce qui intéresse
l'esprit humain, il se retrouverait au même point de la course,
mais plus nu, plus dépouillé, malgré les moissons faites sur le
chemin.
Il se fit de son ironie un bouclier contre ses propres scru-
pules. II avait d'ailleurs la jeunesse, l'avenir, il était ambitieux;
lui qui ne croyait plus à l'immortalité de son âme, il voulait se
survivre dans la mémoire des hommes. Le spectacle de la vie
lui était encore assez varié pour captiver ses regards. Enfin cette
ironie mordante et si élégamment enveloppée, il l'aima comme
une des formes de son talent et la cultiva pour elle-même.
276 revue des deux mondes*
Quand sa mère l'avait envoyé dix ans plus tôt à Paris pour
achever ses études, elle ne l'avait pas fait sans une certaine hési-
tation, mais elle espérait qu'une fois ses diplômes de bachelier
conquis, son droit terminé, il reviendrait sinon près d'elle, a
Verneuil, du moins dans quelque autre ville de province, soit
comme membre du barreau, soit en qualité d'homme de loi ;
elle n'avait consenti qu'avec une extrême répugnance à ce qu'il
s'engageât dans la carrière des lettres. Aussi, moitié par
orgueil, moitié par souci de ne pas tourmenter sa mère, Vivien
feignait-il au début de gagner largement sa vie avec sa plume.
Il avait vécu plusieurs années dans une de ces chambres
d'étudiant dont le mobilier d'une si banale misère eût affligé
Mme Lemire dans son âme de ménagère ordonnée. Vivien avait
caché à sa mère combien rudimentaire était son installation et
il ne lui avait jamais parlé des nourritures fâcheuses de -cer-
taines gargotes du Quartier. S'il sentait, par contraste, tout le
bien-être du foyer maternel, les privations de sa vie parisienne
ne coûtaient guère à sa jeunesse. 11 découvrait le monde; il
jouissait de ses explorations intellectuelles, il jouissait de sa
propre intelligence; il était heureux de la sentir s'aiguiser a
mesure qu'il s'en servait. Après les années difficiles du début, —
les meilleures d'une vie littéraire, par leur cortège d'espoirs, —
il en connaissait de plus confortables. Lambert en le décou-
vrant dans les jeunes revues où il écrivait pour l'amour,
non de Dieu, mais de la littérature, lui avait ouvert la porte
des grandes revues qui classent un auteur. Puis, c'avait été la
publication sur Frédéric H et sa Cour qui, d'un coup, le rendait
célèbre.
Il n'habitait plus à présent la chambre mansardée de la rue
des Fossés-Saint-Jacques. Il ne hantait plus les cabarets du
quartier Latin ou de Montmartre qu'en noctambule inter-
mittent. De son enfance, passée loin des brutalités du collège,
il avait gardé un raffinement que froissaient certaines grossiè-
retés masculines; non qu'il n'eût, lui aussi, au temps de sa
prime jeunesse, pris part à quelques bruyantes orgies, par
sotte vanité de tout jeune homme, mais le gaudeamus igitur
était un état d'âme qu'il n'arrivait pas à comprendre, ou du
moins qui lui inspirait une insurmontable antipathie, car il se
piquait de comprendre et d'expliquer toutes les manifestations
de la nature humaine, qu'elles fussent de l'ange ou de la bête,
LE CHEMIN SANS BUT. 277
Vivien Lemire habitait depuis deux ans un appartement de
la rue Saint-Guillaume, le deuxième étage d'un vieil hôtel
donnant sur un jardin. Ce besoin d'avoir un jardin sous les
yeux est un des plus pressans chez les provinciaux qui ont
grandi dans la demeure paternelle. Cet appartement était
arrangé avec goût, et cependant, plus d'une fois quand il y
rentrait, Vivien songeait que les logis les mieux chauffés restent
froids lorsqu'on n'y sent pas la chaleur d'une tendresse fémi-
nine partout présente; car, lui, l'ironiste et le désenchanté, qui
concluait déjà ses investigations curieuses par un « à quoi
bon? » découragé, et qui, d'autres fois, affectait l'élégante
insouciance d'un coureur de ruelles, portait dans le secret de
son cœur le rêve d'un bonheur, très bourgeois auraient dit
certains, en réalité très humain : une femme aimante et douce,
quelque être de bonté et de grâce auprès de lui, et des ber-
ceaux abrités par leur mutuel amour. Un foyer, une femme,
des enfans ; cette vérité de la famille, il ne l'analysait pas, il
la sentait en lui, il en avait l'instinctif besoin.
Mais où trouver la compagne rêvée? Jusqu'ici ses amours
avaient été passagères, vives de désir, de joie très courte, parce
qu'elles n'étaient que la satisfaction des sens et que chez ce
raffiné, trop habitué à vivre par le cerveau, l'instinct ne parlait
pas longtemps en maître.
Avec cela, il avait la curiosité des femmes, de toutes les
femmes, disait-il; en réalité, il n'était attiré que par les femmes
du milieu où il vivait. C'est pourquoi il y avait peu de chances
pour qu'il réalisât son rêve d'une fidèle épouse, filant la laine
près d'un chaste foyer. Les femmes, capables de le charmer,
ne connaissaient la laine et le lin que drapés avec art autour
de leurs formes gracieuses.
Il analysait avec clairvoyance les âmes de celles qu'il ren-
contrait dans le monde, au théâtre, dans le demi-monde
artiste; il savait « extraire » ces belles amies de leur cadre
et de leurs ornemens. Mais, tout en leur disant avec une élégante
impertinence qu'elles n'étaient que des êtres inférieurs, inca-
pables de penser par elles-mêmes, créées par les dons de leur
esprit, aussi bien que par leurs agrémens physiques, pour
l'unique raison de servir à l'homme de jouets ou d'esclaves, il
était leur dupe. Vivien a besoin de sentir les louanges fémi-
nines voltiger autour de ses œuvres ; il goûte un plaisir très
278 REVUE DES DEUX MONDES.:
vif à disserter avec les femmes sur des questions complexes de
sentiment. Comme tous les écrivains qui sont avant tout des
analystes, il trouve seulement dans certaines âmes de femmes
une délicatesse d'esprit et une intuition, sœurs des siennes.
Il a besoin aussi du raffinement de leurs manières autour
de lui, de leur science du costume, car l'homme compliqué qu'il
est devenu, bien qu'il pense que toutes les âmes des hommes
sont intéressantes à étudier et qu'on trouve plus de vérité
humaine chez les simples, ne se plaît qu'avec les compliqués»
si parfois il les fuit dans un accès de clairvoyant mépris : une
âme qui s'appareille à la sienne, il ne peut la rencontrer que
parmi ces fleurs d'extrême civilisation qui l'entourent.
III
Deux années, c'est-à-dire deux saisons théâtrales, deux
salons, deux villégiatures à la mer ou dans la montagne, deux
saisons d'eaux : rien ne passe plus vite.
La notoriété de Vivien Lemire n'a fait que s'affirmer pen-
dant ces deux années. Son dernier roman, Le Mirage (c'est le
second qu'il écrit), a été un événement parisien. Toute la presse
l'a vanté. Les littérateurs arrivés traitent à présent Vivien en
confrère et le dénigrent. On attend avec impatience son roman
en préparation, et les belles dames, au thé de cinq heures,
demandent : « Avez-vous lu la dernière étude de Vivien Lemire?
Tout à fait remarquable. » — « C'est bien du Lemire ? » dit-on
de certaines de ses phrases. — D'autres écrivains ont une langue
plus colorée, nul n'en a de plus expressive dans sa limpidité;
d'autres sont plus riches, nul ne sait mieux distribuer sa
richesse; d'autres ont une intelligence plus étendue, nul n'en
possède une plus sensible, et sa langue traduit exactement les
nuances, la souplesse, le charme de cette intelligence. On peut
dire de ce qu'il écrit : « C'est bien du Lemire, » et pourtant, sa
manière ne saurait créer un poncif; sa manière, c'est ce je ne
sais quoi qui reste insaisissable à la caricature.
Sa vie sentimentale, pendant cesdeux années, ne lui a donné
ni grandes joies, ni peines réelles. Son cœur est sorti intact de
fugitives expériences, mais le cœur qui n'apas sa part de bonheur
ou de souffrances, réclame : celui de Vivien se plaint de sa
solitude.
LE CHEMIN SANS BUT. 279
Comme le jeune écrivain l'avait dit à Lambert, sa route
n'était pas destinée à croiser souvent celle de M"e Daubenoire.
C'est la première fois qu'il la revoit, ce soir, depuis le grand
diner d'il y a deux ans. Vivien s'est rendu à cette réception de
l'ambassade de Russie parce qu'il sait y rencontrer Brandukoff,
l'historien qui veut traduire en russe son Frédéric IL
Mlle Daubenoire a deux ans de plus sur ses jeunes épaules;
à son âge, deux hivers ne sont pas une charge, mais une gloire.
Vivien, qui la regarde de loin, la trouve en beauté. Elle est
devenue tout à fait femme dans les lignes de son corps. Ses
mouvemens sont souples sans indécision; quand elle marche,
elle a cette harmonie naturelle des fauves aux pas élastiques.
Ses vingt ans ont de l'orgueil, pas de coquetterie. Elle sait
qu'on l'admire, en est satisfaite, mais ne s'en émeut pas.
Elle sourit, et c'est à ce sourire que s'attache le regard de
Vivien : il passe, éclatant, sur tout le visage; puis sa clarté se
voile peu à peu, comme s'il se retirait à l'intérieur, derrière
les yeux qu'il vient d'illuminer. La curiosité de Vivien est
attirée soudain vers ce rayon de fugitive lumière. Après un
court débat avec sa timidité, il va saluer Mlle Daubenoire.
— Monsieur, lui dit-elle aussitôt, j'aime beaucoup votre der-
nier roman. La formule de mon admiration est plus que banale ;
tant pis, c'est tout ce que je trouve, mais c'est très sincère.
— Je suis content que vous l'aimiez beaucoup, dit Lemire.
— Pourquoi?... Mais asseyez-vous, dit-elle en désignant un
siège à Vivien ; on cause mal debout..
Il s'assied. Elle reprend aussitôt :
— Vous ne connaissez pas du tout les femmes de ma géné-
ration, cela se voit dans votre œuvre; aussi n'est-ce pas pour
vos analyses de l'âme féminine que j'admire votre talent, mais
pour votre intelligence en général.
— Comment, dit Vivien, un peu piqué par la tranquille affir-
mation de cette critique, vous croyez que je ne connais pas les
femmes ?
— Les femmes de ma génération, ai-je dit. Pour vous, il n'y
a que la femme esclave, celle qui aime à être battue, dont
l'unique raison de vivre est d'aimer, c'est-à-dire de servir.
Nous, nous sommes des personnes, nous existons pour nous-
mêmes, nos bras ne battent pas l'air à la recherche de soutiens
pour leur faiblesse...
280 REVUE DES DEUX MONDES.!
Vivien, instinctivement, a jeté les yeux sur les bras de cette
amazone; ils sont très blancs et si souples! Il pense qu'il aime-
rait les avoir enroulés autour de son cou. 11 Se tait un instant,
puis reprend :
— Vous êtes la femme de demain.
Le ton est railleur ; il traduit cette sourde hostilité de
l'homme devant tout geste d'indépendance de la femme.
— Mademoiselle, j'en suis fâché pour vous et pas du tout
pour nous, vous arriverez difficilement à jouer les virago avec
cette apparence si essentiellement féminine...
Elle haussa les épaules, agacée.
— Vous ne comprenez pas, dit-elle. Nous goûtons trop vive-
ment la beauté pour nous enlaidir quand nous ne sommes pas
laides. Ce qui enlaidit, c'est de forcer son talent; nous ne
faisons pas d'efforts pour briser des liens, nous no.us épanouis-
sons librement. Nos facultés intellectuelles, comme les vôtres,
d'une autre manière, cela se peut, nous deviennent une jouis-
sance. Nous mettons enfin la main sur notre part d'héritage;
l'univers, tout comme à vous, nous livre ses énigmes, ses
forces, sa beauté; nous les saisissons par d'autres moyens que
les vôtres; qu'importe, du moment que nous les possédons?
— Et l'amour, qu'est-ce que vous en faites?
— Pour le moment, rien, répond-elle en riant, revenant sou-
dain à la joyeuse insouciance de ses vingt ans. L'amour, je
pense que c'est une rencontre que nul n'est certain d'éviter et
qui a des conséquences heureuses ou malheureuses, plus sou-
vent malheureuses. L'amour, dit-elle tout à coup songeuse, je
m'en méfie!
— Parce que vous le désirez...
— Non, je n'en ai que la curiosité...
Elle se tait; c'est le voile de la pudeur qui vient d'envelopper
ce cœur de vierge.
Vivien a trop de goût pour essayer de le soulever. Cette
timidité soudaine du cœur parmi les hardiesses de l'esprit le
touche. C'est avec d'autres yeux qu'il regarde la jeune fille.
Oui, ces bras blancs comme ceux de la divine Hélène sont faits
pour s'enlacer au col altier des hommes; ces yeux, pour refléter
leurs regards extasiés; ces lèvres, pour se plaindre doucement
sous les baisers.
Un jeune attaché militaire suédois vient de s'approcher de
LE CHEMIN SANS BUT. 281
MUo Daubenoire et s'incline devant elle. Le charme est rompu. Vi-
vien se lève et s'en va, tandis que Florence sourit aimablement au
bel e'phèbe blond, tout d'azur vêtu, comme le Prince Charmant.
L'attaché mène Mlle Daubenoire au buffet. Vivien les regarde
s'éloigner, si bien assortis par la taille, l'élégance et la jeunesse ;
une sourde antipathie le prend contre ce godelureau en cos-
tume d'opéra-comique, une inquiétude mal définie l'agite : « Il
faut que je la revoie, » se dit-il. Il manœuvre pour rejoindre
Mlle Daubenoire et son père au vestiaire. Comme il approche
d'eux, il voit que la jeune fille murmure quelques mots rapides
au docteur qui regarde Vivien.
— Monsieur, lui dit Daubenoire, nous réunissons quelques
amis à notre table dimanche prochain; si vous étiez libre, vous
nous feriez grand plaisir en vous joignant à eux.,
Vivien accepte sans une seconde d'hésitation, et c'est ainsi
que deux jours plus tard, il franchit pour la seconde fois le seuil
des Daubenoire ; il n'est plus intimidé comme naguère, et
cependant il croit que c'est la timidité qui fait battre plus vite
son cœur, lorsque Florence lui tend la main et lui sourit dès
l'entrée du salon.
Aujourd'hui, Vivien est près d'elle à table. Tous les deux
auraient le désir de reprendre le ton confiant de leur intretien
de l'ambassade; ils ne sauraient le faire de but en blanc; ils
attendent que le courant s'établisse. De l'autre côté de la table,
Mrae Jacqueline Daubenoire, la sœur de Florence, débite des
extravagances qui amusent tous les convives, à l'exception de
ses parens. Son fiancé, le comte Charles de Mirville, est assis
près d'elle. Ils doivent se marier dans un mois.
— Oh ! Robert ! s'exclame Jacqueline à une réflexion de
son fiancé. Et elle est prise d'un fou rire. Robert, c'est le nom
de son ex-mari.
— Pardon, dit-elle, une vieille habitude, cela passera.
Le fiancé rit sans conviction. Florence rit franchement.
Vivien a le petit ricanement de l'observateur qui s'amuse.
— Il est évident, dit-il à Florence, que le divorce rend cette
antique institution du mariage moins solennelle.
— Heureusement ! dit Florence. Quand je songe à nos
grand'mères qui étaient liées pour la vie... pour la vie! J'en
ai le frisson. Je ne puis comprendre comment elles pouvaient
se décider à franchir le paso,j
282 REVUE DES DEUX MONDES.,
— On avait la ressource des coups de canif, dit Vivien.
— Oui, mais que d'ennuis on risquait ! Rien ne vaut l'abso-
lue liberté'.
— L'union libre? demande Vivien avec un rien d'étonne-
ment dont Florence ne s'aperçoit pas.
— Oui, si cela se pouvait. Pour le moment, il est plus pra-
tique de passer encore par la mairie ; nos filles ne connaîtront
plus les barrières, il faut nous contenter de les avoir déver-
rouillées !
— Il y a des Turner admirables, dit le docteur.
— J'irai les voir demain, dit Florence à Vivien. J'aime
beaucoup les Turner, ils sont de notre temps, quoique déjà loin
de nous. Je n'aime que la peinture de notre temps; l'autre, je
l'admire quand elle ne m'ennuie pas, mais elle m'est étrangère.;
Et vous?... Aimez-vous autre chose que notre temps? que les
artistes, que les écrivains, que la pensée de notre temps?
— 11 y a, répond Vivien, un grand charme à évoquer le
passé, à vivre avec les hommes des générations disparues, à les
faire revivre...
— L'historien de Frédéric II ne pouvait répondre autre-
ment, mais vos personnages, inconsciemment, vous les faites
revivre dans notre temps. Ce n'est pas vous qui allez vers eux,
c'est eux, que vous amenez vers vous. Pour comprendre les
âmes d'autrefois, vous êtes obligé de leur prêter votre âme
d'aujourd'hui.
— Vous avez raison en partie, mais qu'importe que ce ne
soit qu'un jeu de mon imagination, si ce jeu me ravit? Et
puis, non, sincèrement, je crois comprendre les hommes du
passé dans ce qu'ils ont de différent de nous...
— Chante rez-vous ce soir? demande à Florence un de ses
voisins.
— Peut-être I Cela dépendra de ceux qui viendront après le
diner. S'ils sont anti-musiciens, je ne puis leur infliger un bruit
désagréable.
— Qui donc serait insensible au charme de votre voix?
Florence s'incline ironique.
— Circé vous remercie, dit-elle.
— Vous chantez? demande Vivien.
— Un petit peu.
— Vous n'avez jamais entendu Mlle Daubenoire? dit le voisin
LE CHEMIN SANS BUT. 283
de Lemire. Mademoiselle, vous serez obligée de chanter, rien
que pour notre futur académicien.
Une heure plus tard, Vivien entend la voix de Florence. Il
se tient à l'écart dans une porte.
Aux premières notes de ce chant, il tressaille et regarde la
jeune fille comme s'il ne l'avait pas encore vue. Elle a une voix
de mezzo, pas très étendue, mais avec les notes du médium, —
celles qui se rapprochent le plus de la voix parlée, — rondes,
amples, chaudes. Florence est musicienne et chante avec habi
Ieté, mais c'est l'expression naturelle de son timbre de voix qui
émeut la sensibilité de Vivien.
Il a oublié ses curiosités intellectuelles; il voudrait prendre
cette femme dans ses bras, l'emporter, et une grande tristesse
l'accable.
Quand elle s'est tue, Vivien s'approche d'elle.
— Je ne suis, dit-il, guère savant en musique, mais vous
avez un chant qui est d'une beauté si naturelle que j'aimerais
l'entendre en tous lieux, à toute heure.
— Merci, dit-elle simplement.
— Oui, continue-t-il, on vous entendrait dans les bois, au
bord des eaux, dans la nuit des jardins, et cela serait toujours
un charme ajouté à ce qui nous environnerait, tandis que la
plupart des chanteuses me sembleraient ridicules mêlées à la
nature.
Florence ne répond rien, mais sourit.
— Accompagnez-moi, dit-elle, je vais boire un verre
d'orangeade : le grand art altère...
On entend les premiers accords d'un pianiste qui prélude.
— C'est le petit Kotschensko, dit Florence, Jacqueline
admire beaucoup ses compositions. Moi, elles m'agacent. C'est
de la musique d'homme du monde pour gens du monde. Ne
rentrons pas au salon, dit-elle, après qu'ils ont quitté la salle
à manger. Asseyons-nous dans le cabinet de mon père, nous
serons mieux pour causer loin de ces vaines harmonies.
Elle s'est assise dans un fauteuil, près d'une bibliothèque
tournante qu'elle balance d'une main distraite. Sur la tablette
de la bibliothèque, il y a un bas-relief, la copie de la Naissance
d Aphrodite du musée des Thermes. Vivien le regarde un
instant avant de s'asseoir à son tour.
— J'aime beaucoup ce bas-relief, dit Florence.,
284 REVUE DES DEUX MONDES.:
— C'est cependant de l'art antique...
— Sa grâce archaïque me semble d'aujourd'hui. En ge'ne'ral,
les dieux, les de'esses ne m'amusent pas ; mais j'aime ce que
me représentent les statues grecques .: un peuple épris de
beauté sous un ciel clair, le peuple qui eut la plus juste, la plus
harmonieuse conception de la vie...
— Vous n'êtes donc pas chrétienne?
La question a jailli spontanément des lèvres de Vivien. Sans
qu'il sache pourquoi, son cœur se serre.
— Pas pour un sou, répond tranquillement Florence. J'ai
été baptisée pour suivre la coutume ; j'ai fait ma première
communion pour la même raison, mais il y a belle lurette que
je ne vais plus à l'église. Pourquoi irais-je ? Je ne crois à rien
de ce qu'on y enseigne.
— Vous ne croyez à rien?
— Je crois à la vie présente, et je crois que nous mourrons
tous un jour. Hors de cela, ni vous, ni moi, ni personne n'a de
certitude.
— Et vous avez perdu la foi sans que cela vous troublât?
— Je ne l'ai jamais eue. Je n'ai pas eu ma nuit dramatique..
Je n'ai pas besoin de croire à l'au-delà ; d'ailleurs, je m'y éver-
tuerais bien inutilement. Et je n'essaierai jamais, parce que
cela ne me manque pas. Gela vous préoccupe, vous, l'au-delà?
Le même malaise que tout à l'heure a saisi Vivien.
— De temps en temps ; un reste d'éducation première, mais
plus je vais, plus, comme vous, je reconnais la vanité de telles
recherches, et je m'applique à vivre dans le présent.
Il parle avec détachement, presque avec légèreté. Un mélange
de pudeur et de lâcheté lui dicte ses réponses, et surtout il veut
être en harmonie de pensées avec elle.
— Gela se voit bien dans vos romans, surtout dans le der-
nier, que pour vous tout est matière d'art. Quand vous parlez
des croyances passées, vous avez un respect teinté d'ironie, et
une ironie teintée de respect qui valent toutes les négations et
qui sont plus élégantes.
Sans qu'il l'ait voulu, l'image de sa mère a traversé soudain
la pensée de Vivien ; mais la vanité littéraire a étouffé la
protestation qui montait à ses lèvres.
— Le moment présent, reprend-il; vous avez raison. En lui
seul est notre bonheur : car c'est à l'instant même où nous sen-
LE CHEMIN SANS BUT. 285
tons le bonheur que nous sommes heureux, et ceux-là qui
ne croient pas à l'avenir et ne sont pas attachés au passé
éprouvent les joies humaines dans leur intensité et dans leur
plénitude...
Elle l'a écouté, étonnée ; il a parlé avec une chaleur dont
elle ne le croyait pas capable, ce dilettante. Elle ne peut deviner
que c'est elle qui vient de se refléter en lui. Vivien, avec son
imagination d'artiste, a saisi sa pensée à elle ; il se l'approprie
tout en l'analysant et la rend dans son langage. Et il la fait
sienne, en vérité; il croit ce qu'il dit, car l'amour qui a envahi
son cœur rend vibrant jusqu'à son esprit...
11 regarde Florence. Elle baisse les yeux, gênée tout à coup.
— Venez, dit-elle, le tzigane du quartier Marbeuf a fini.
Et ils rentrent dans le salon...
IV
Florence Daubenoire vient de se coucher. A demi renversée
sur son oreiller, elle songe; elle n'éteint pas sa lampe, elle a
les yeux grands ouverts. Et elle entend la voix vibrante, la voix
chaude, la voix enveloppante de Vivien, qui dit :
— Le moment présent... vous avez raison...
Et elle revoit les yeux ardens comme la voix.
Quelque chose en elle s'émeut à ces souvenirs, une douceur
heureuse se répand dans son être. Elle jouit d'être seule dans
le silence de sa chambre. Elle n'entend que la voix de Vivien :
« Sa voix qui m'aime, » pense-t-elle.
Jusqu'ici, elle n'a goûté les hommages des hommes que
lorsqu'ils étaient silencieux. Les paroles d'amour l'ont ennuyée.
Est-ce parce qu'elle sent celui-là vraiment épris qu'elle s'est
troublée?
D'autres, avant lui, ont été aussi sincères.
Est-ce parce qu'il est quelqu'un et que son genre d'esprit
l'intéresse? Il y a de cela. C'est l'esprit de Vivien qui, tout
d'abord, l'a séduite; mais, ce soir, c'est dans sa sensibilité
qu'elle est émue. Elle ne se souvient en ce moment ni de l'in-
telligence du jeune homme, ni de son talent ; un seul désir
demeure en elle, après que le trouble s'est apaisé, de l'aveu
qu'elle vient de se faire : le revoir. Elle est certaine qu'il
l'aime, et la pensée qu'il sera de nouveau près d'elle, dimanche
286 REVUE DES DEUX MONDES.
prochain, est une joie qui fait sourire ses yeux, sur lesquels,
doucement, se ferment ses paupières.
Et il revient le dimanche suivant, il revient les autres
dimanches; il cherche des occasions de la rencontrer au
théâtre, aux expositions. Elle s'est emparée de lui tout entier ;
il l'aime, et c'est pour lui un ravissement; il admire chacune
de ses paroles, chacun de ses mouvemens : il l'aime!
Un jour, nettement, cette pensée se formule dans son
esprit : l'épouser.
Il la veut à lui, près de lui, dans sa maison, sienne à toute
heure de la vie. Il la voit tout en blanc, sortant à son bras de
l'église, et, soudain, il songe à sa mère. Les deux tigures de
femmes sont en présence; jusqu'ici, sa pensée avait évité cette
rencontre; il sent aussitôt un malaise en lui. Les paroles de
Florence lui reviennent à la mémoire : « Je ne suis pas chré-
tienne pour un sou. » 11 sait combien sa mère aurait été péni-
blement affectée par de tels propos. N'en a-t-ii pas reçu
lui-même comme un choc désagréable ? Mais il veut être heu-
reux ; Florence, c'est son bonheur. Il se dit que les deux femmes
ne vivront pas dans la même ville. Il préviendra Florence, qui
saura éviter certaines conversations dangereuses. A Verneuil,
elle gardera les apparences catholiques. Il veut que tout s'ar-
range et ne s'aperçoit pas de la déloyauté de son égoïsme. Il
ira à Verneuil, il parlera à sa mère; il lui fera aimer Florence
avant qu'elle ne la voie. Il faut que, la semaine prochaine, sa
vie soit décidée.
Le lendemain soir, tandis qu'il est seul un instant avec
Florence, il lui dit son amour. Elle, d'abord, n'est pas troublée.
« Il se décide, » pense-t-elle. Peu à peu, la voix de Vivien s'em-
pare d'elle; les mots passionnés, les mots tendres se succèdent
sur les lèvres du jeune homme; elle les sent plus qu'elle ne
les entend; c'est dans la vibration de sa voix, surtout, qu'est son
éloquence.
— Oui, je veux bien être votre femme, dit Florence sim-
plement.
Mais sa voix n'est pas assurée.
— Demain, dit-il, j'irai voir ma mère, et je lui apprendrai
mon bonheur. Elle ignore mes projets. Puis je reviendrai et je
ferai ma demande au docteur.
Florence rit.
LE CHEMIN SANS BUT. 287
— Nous allons entrer dans la solennité. Papa sera enchanté
de jouer un instant son rôle de paterfamilias ; il a encore ça
dans les veines, mais si rarement l'occasion de le sortir!
Vivien arrive le lendemain à Verneuil. Sa mère remarque
aussitôt ce qu'il y a en lui de nerveux, de fébrile. Après le
déjeuner, elle lui dit, tandis qu'ils se rendent au jardin :
— Qu'as-tu donc? Tu es préoccupé.
Il répond tout d'une traite :
— Maman, j'aime une jeune fille, et je voudrais l'épouser;
c'est Mlle Florence Daubenoire, la fille du grand médecin.
— Ahl dit la mère, surprise, tu ne m'avais jamais laissé
soupçonner ce projet.
Le cœur de Mme Lemire s'est serré ; le cœur de son fils a été
pour elle comme celui d'un étranger, puisqu'il ne lui a pas
confié le secret dont il vivait.
Vivien a senti un reproche attristé dans le ton de sa mère.
— Je ne voulais pas te parler de mon amour, dit-il, tant
que je n'étais pas sur d'être aimé. Gela t'aurait fait de la peine
de me voir souffrir.
Mme Lemire sourit. Elle croit ce que dit son fils, elle a besoin
de le croire. Elle lui prend la main.
— Mon cher enfant !
Ils restent longtemps silencieux.
— Quel âge a-t-elle? demande enfin Mrae Lemire.
— Vingt ans.
— Je ne te demande pas si elle est jolie?
— Elle l'est, mais je ne le sais plus; elle est trop près de
mon cœur. Quand tu la verras, tu seras charmée, comme moi.
Elle n'est pas coquette, elle n'est pas poseuse, et cependant elle
a la beauté, l'intelligence, le talent. Les hommages ne la
grisent pas...
Il n'ajoute pas :
— Parce qu'ils lui semblent dus...
Vivien parle du docteur, de Mme Daubenoire, vante la science
du praticien, présente sa femme comme une bourgeoise quel-
conque, glisse sur Jacqueline, dont il omet de mentionner le
divorce. Sa mère, de le voir si heureux, sourit, écoute et ne
questionne pas.
Un peu plus tard dans l'après-midi, Vivien quitte sa mère
pour aller ilàner dans cette ville de son enfance dont il connaît
288 REVUE DES DEUX MONDES.:
chaque pierre et dont chaque pierre le connaît. Aujourd'hui,
c'est avec attendrissement qu'il leur confie son intime bonheur.
Il est arrivé devant l'église Notre-Dame. Il entre. C'est
«. leur » église, celle de son baptême, de sa première commu-
nion, celle de leurs deuils. Il y a longtemps qu'il n'y avait
pénétré, et cependant il lui semble que c'était hier. Ces vieilles
pierres ont été imprégnées par le souffle de ses lèvres innocentes
qui répétaient après tant d'autres bouches les paroles qui
unissent l'homme à Dieu. Les générations dont il est sorti ont
prié là ; par elles, il se sent relié à cette église. Il ne croit plus
au Dieu du tabernacle, son front s'incline cependant devant
l'autel. II est seul ; nulle vie apparente autre que la sienne et
celle de la lampe du sanctuaire. Le voici qui s'agenouille, la
tête dans ses mains. Il prie. Qui?... Personne. Il ne fait pas
un acte de foi, il ne vient pas d'avoir son illumination de
Damas. Ce n'est pas non plus une vague sensualité mystique
de littérateur attendri. Mais il s'est retrouvé avec le cœur
simple de son enfance. Dans ce cœur, à cette minute même,
il n'y a que son amour dégagé de tout ce qui l'entoure, isolé de
ce qui l'a provoqué : les sentimens vrais sont toujours simples
La foi en l'immortalité de l'amour, qui est la vie même de
l'amour, l'a prosterné dans une invocation inconsciente : «Mon
Dieu, bénissez-la! » Il donne une âme à celle qui refuse d'en
avoir une, car, loin de son apparence, c'est cette àme qu'il
aime. Il ne désire plus posséder la forme de Florence, il n'a
plus soif de ses caresses, il ne demande plus, il se donne, il
donne ce qu'il a de bon, de généreux, de noble en lui.
Son cœur est simple en lui-même, c'est-à-dire qu'il se laisse
pénétrer tout entier par ses sentimens ; il n'est compliqué que
par les raffinemens de la pensée. Sa profonde connaissance du
cœur des autres hommes ne sert pas à Vivien dans sa propre
histoire ; elle n'interviendra qu'au jour de la désillusion et de
la douleur, pour rendre la désillusion plus amère et la douleur
plus cuisante.
Il rentre chez sa mère :
— J'ai été faire un tour dans mon enfance, lui dit-il,
comme elle le questionnait sur sa promenade.
— Tu as été lui faire tes adieux.
— Non, au contraire, j'ai relié mon présent à mon passé
par des liens très doux, mais très forts.
LE CHEMIN SANS BUT. 289
Il s'était assis. Sa mère était debout près de lui.
— Mon bon fils! lui dit-elle, lui posant la main sur la
tête.
— Votre mère m'a écrit une lettre tout à fait charmante,
dit Florence à Vivien, qui arrive pour dîner chez sa fiancée. Je
suis très touchée de ses affectueuses dispositions à mon égard.
— Elle serait bien heureuse de faire votre connaissance.
Quand m'accompagnerez-vous à Verneuil, que je vous présente
à elle?
— Quand vous voudrez. Entendez-vous avec maman.
Et ils reviennent l'un à l'autre, car il ne se lasse jamais de
lui dire qu'il l'aime; elle écoute avec le même plaisir ses
paroles d'adoration. Les yeux de son fiancé lui renvoient son
image embellie; elle en est charmée elle-même.
Maintenant que rien ne reste de sa timidité première»
Vivien lui révèle les faces diverses de son esprit, il en est le
virtuose, parce qu'il sent que c'est par lui qu'il l'a conquise et
qu'il la retient. Devant elle, surtout quand ils ne sont pas
seuls, il se montre l'homme de ses livres. Et son esprit, à elle,
s'aiguise à ce contact, s'assouplit et lui devient, à elle-même,
une jouissance.
« Elle est bien la femme moderne, se dit-il, l'ultime produit
de cette civilisation, d'esprit si souple, si bien fait pour se
marier aux subtilités du nôtre, la femme très intelligente sans
rien de masculin dans le tour de sa pensée, parce que, comme
elle le répète volontiers, elle est une pensée par elle-même. Et
quelle grâce fîère, quelle décence lorsqu'elle se pare de ses
richesses intellectuelles I Rien de faisandé en elle, pas d'outrance
juive, ni de déséquilibre boréal, une vraie Française avec le
« goût » inné de la race ! »
Elle est affranchie du joug de toute croyance. « Elle sera
mieux à moi ainsi, songe-t-il. Mon amour sera sa foi. » Car il
faut qu'il l'asservisse en pensée, tant ce geste est inconscient
chez l'homme dans l'amour! Ainsi, Vivien met sa pénétration
de psychologue au service de son cœur comme pour mieux être
dupe de son amour; son esprit participe à sa joie d'amant.
Ce soir-là, au moment de la quilter, il dit à Florence :
TOME XXXIII. — 1916. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.)
— Alors, c'est bien après-demain que vous viendrez chez nous ?
Elle sourit.
— Vous m'amusez quand vous dites « chez nous. » Je sup-
pose que Verneuil est un sinistre trou où vous seriez désespe'ré
qu'on vous forçât de vivre, mais de loin vous l'embellissez. Il
n'existe plus que par rapport à vous.
— Gomment?
— Oui, vous en avez fait le cadre qui convenait à vos souve-
nirs d'enfance, ô poète ! Vous aimez en votre pays les sentimens
qu'il fait naître en vous.
Vivien réfléchit :
— Il y a de cela, dit-il, mais il y a aussi des réalités; il y a
ma mère, il y a mes morts. Et puis c'est bien le sol lui-même
que j'aime. Oui, j'aime cette terre et, par-dessus tout, la
parcelle qui m'appartient.
— J'avais oublié que vous êtes patriote.
— De toute mon âme.
Il y eut un silence ; il reprit :
— Et la date de notre mariage, l'avez-vous choisie?
— Dans trois semaines, si vous voulez.
— Si je veux!... Quelle est votre paroisse? Saint-Pierre de
Chaillot ou Saint-Philippe du Roule?
— Ma paroisse? Pour quoi faire? Vous voulez vous marier
à l'église?
Il est si troublé par ces mots auxquels il ne s'attendait pas,
qu'il ne sait que répondre platement :
— Dame ! oui... comme tout le monde 1
— Ni vous, ni moi ne sommes tout le monde. Vous êtes
donc religieux?
Le ton est ironique.
— Non.
— Vous croyez au sacrement du mariage?
— Non, répond-il encore, les dents serrées.
— A présent, le mariage purement civil est admis par les
gens de mon milieu, puisque vous tenez à faire « comme tout
le monde. » Avec beaucoup de fleurs, à la rigueur, de la mu-
sique, un beau lunch pour finir, nous serons très suffisamment
mariés, ne le pensez-vous pas?
Il ne répond rien ; une irritation est en lui, il se sent humilié
par elle; il lui en veut.
LE CHEMIN SANS BUT. 291
— Vous n'avez pas de sentimentalités, c'est vrai, dit-il enfin
avec un ricanement où il se raille aussi bien qu'elle-même,
mais l'ingénu que je suis n'aime pas à faire souffrir. J'ai une
mère qui est très religieuse, vous ne l'ignorez pas. Pour elle,
nous ne serons pas mariés, si nous ne passons pas par l'église.
Ne trouvez pas étrange que je m'inquiète du jugement de ma
mère et non de l'opinion de ce que vous appelez votre milieu?
C'est leur premier conflit. Elle ne l'avait jamais vu ainsi,
avec cette irritation sourde des gens faibles qui se savent vaincus
d'avance. Elle sent quelque chose d'hostile dans le son de sa
voix, elle en est froissée. Au fond, ce mariage uniquement
civil ne lui importe guère. Il lui aurait demande avec quelques
mots enjôleurs, comme il sait en trouver, de lui faire ce sacri-
fice, de passer par l'église; elle aurait dit : oui. Une cérémonie
de plus ou de moins, quelle importance cela a-t-il? Mais c'est le
ton railleur et un peu méprisant des paroles de Vivien qui la
blesse; d'instinct, elle cherche à châtier qui lui fait du mal;
elle ne se dit pas que c'est elle qui a frappé la première.
— Entre votre mère et moi, vous n'hésiterez donc pas à
choisir votre mère? dit-elle.
— Entre ce qui lui cause une souffrance et ce qui vous
cause une contrariété, quel choix dois-je faire?
— Vous exagérez les choses, lorsque votre mère est en jeu;
vous en diminuez l'importance quand il s'agit de moi. Votre
mère éprouvera une vive contrariété, mais passagère; pour la
lui épargner, vous ne balancez pas à sacrifier mes convictions.
Vous me forcez à mentir.
Il hausse les épaules.
— Je croyais que pour vous le mariage à la mairie aussi
était un mensonge, puisque vous m'avez dit maintes fois que
vous ne reconnaissiez pas plus la valeur du lien civil que celle
du serment religieux.
— Je n'éprouve pas la même répugnance pour le mariage
civil.
— Est-ce donc, remarque Vivien, ironique, que les paroles
sacramentelles vous impressionnent? Ressentez-vous un malaise
à la pensée de braver les puissances célestes?
— Aucun, vous le savez. Mais le mensonge conventionnel
dans cette pompe, dans cette solennité, s'affiche avec une sorte
d'impudeur qui me répugne.
292 REVUE DES DEUX MONDES.)
En ce moment, elle sent qu'elle ne trouve que de mauvais
argumens. Gela l'irrite, car elle veut vaincre; instinctivement
elle recourt aux armes féminines, elle cherche les pièges où
faire tomber la faiblesse de celui qui l'aime.
La résistance de Vivien ne l'a atteinte que dans sa vanité;
chez lui l'opposition de Florence a provoqué la souffrance. Elle
a l'avantage dans la lutte, son cœur n'étant pas en jeu. Pour
triompher, elle comprend qu'il faut qu'elle réduise à l'impuis-
sance l'ironie qui est la seule arme de Vivien.
— Il est triste de penser, dit-elle, que la première fois que je
vous demande un sacrifice, qui n'est même pas le sacrifice d'une
conviction, vous vous dressez aussitôt contre moi, hostile!
— Florence, dit-il d'une voix émue, vous savez bien que
je ne résisterais pas ainsi, si j'étais seul en jeu.
— Oui, vous êtes de ceux qui, à chaque sacrifice demandé,
répondent : « Tout ce que vous voudrez, mais pas cela. »
— Pourquoi me dites-vous exprès des choses méchantes?
vous n'êtes pas loyale! s'écrie-t-il.
Ce mot a blessé Florence dans son orgueil.
— Pas loyale? Croyez-vous l'être vous-même? Ai-je jamais
joué la comédie, moi? Ai-je jamais dissimulé mes opinions?
mais vous, quand vous feigniez d'être libéré de toute supersti-
tion, d'être affranchi de toute entrave, vous me trompiez pour
mieux me séduire. Ne le niez pas, vous y tenez pour vous-même
à ce mariage religieux. Et votre chétif amour ne peut même pas
dompter la crainte obscure qui vous agite, catholique honteux!
Elle est debout, appuyée contre une table. Elle le regarde
avec un pli d'indicible ironie au coin de la lèvre, ses yeux ont
plus d'éclat que de coutume, tout son corps frémit. Comme il
vient de relever la tête, cinglé par ses dernières paroles, il la
voit ainsi, avec son mauvais sourire, il la désire, et la rage au
cœur, mais les bras ouverts, il dit :
— Je ferai ce que vous voudrez.
Ses bras se sont refermés sur elle. Il la serre contre lui;
violemment, sa bouche s'abat sur ces lèvres qui disent les
paroles qui avilissent ou qui torturent, mais ces lèvres qui
donnent les baisers.
Et sans un mot, il s'en va, la laissant stupéfiée, comme
meurtrie par ce baiser brutal, humiliée à son tour par sa propre
victoire...
LE CHEMIN SANS BUT. 293
Lui cependant marche dans la rue, très vite; il fuit sa
honte, il fuit son amour. 11 veut cette femme. Elle a raison : à
quoi bon les simagrées? Elle verra, quand il la tiendra dans ses
bras, s'il n'est pas le maître...
« Et c'est cela, l'amour? » se dit-il avec un ricanement dou-
loureux.
11 est arrive' chez lui.
. — Monsieur, lui dit le concierge, il y a deux dépêches pour
vous; la dernière arrive à l'instant.
Vivien a pâli. Il prend les télégrammes, en ouvre un, c'est
le second.
« Tout est fini; que Dieu t'assiste 1
« ESTHER LeMIRE. »
Vivien n'a pas besoin de lire le premier télégramme pour
comprendre que c'est de sa mère qu'il s'agit, ni de voir la
signature de sa vieille cousine Esther; il ouvre pourtant la
dépêche envoyée deux heures plus tôt.
« Mère dangereusement malade. Viens de suite. »
Il reste là, hébété.
— Monsieur a reçu de mauvaises nouvelles? demande le
concierge d'une voix compatissante. Vivien le regarde avec des
yeux qui ne voient pas et, d'une voix blanche, il dit :
— Ma mère est morte subitement.
Il monte l'escalier quatre à quatre. Très vite, il fait ses pré-
paratifs de départ. Il se hâte sans savoir pourquoi, puisqu'il
arrivera trop tard, peut-être mû par cet espoir insensé qui
demeure en nous tant que nous n'avons pas « vu » notre
malheur.
En deux mots, sans penser à celle qu'il prévient, il apprend
à Florence la mort de sa mère et son départ à lui pour Ver-
neuil. Puis il s'en va, il court, il se précipite, l'esprit tendu en
avant comme le corps ; une seule pensée dans la tête : arriver.
Et c'est seulement quand il voit sa mère sur son lit de mort
qu'il comprend et que sa douleur éclate.
VI
M. Daubenoire et sa fille le rejoignent le lendemain. Vivien,
quelques instans plus tôt, a mis sa mère dans le cercueil; depuis
294 REVUE DES DEUX MONDES.
la veille il accomplit tous les rites douloureux de la mort, sans
savoir ce qu'il fait. Il souffre. On lui annonce que sa fiancée
est là. Elle entre; ils se serrent la main sans un mot. Mais de
lui voir un visage si défait, sa pitié de femme s'émeut; elle
pose sur le visage de Vivien des regards si compatissans qu'il
en sent la douceur.
— Oh ! Florence, je suis si malheureux, murmurc-t-il,
appuyant son front brûlant sur la main de sa fiancée.
Elle demeure près de lui pendant la dernière nuit de la
veillée mortuaire. La douceur de sa voix, la compassion de
ses gestes apaisent un peu sa souffrance. Elle le plaint, elle
écoute sa plainte. En ce moment, il ne désire pas d'autre conso-
lation que cette humaine sympathie. Il est atteint jusqu'à ses
fibres les plus secrètes, mais il est de ceux que la douleur bou-
leverse, non pas de ceux qui se raidissent dans un mutisme
farouche, comme s'ils voulaient, en gardant leur peine pour
eux seuls, conserver encore quelque chose des êtres qui
viennent de leur être arrachés. Vivien a pour pleurer sa mère
le cœur qu'il eut pour l'aimer, un cœur d'enfant ardent et naïf.
11 ne sent pas que la compassion de Florence est autour de
sa peine et non avec sa peine. Elle ne l'a pas entendu murmurer
en son cœur : « Mon Dieu, ayez pitié de nous! Seigneur, vous
qu'elle priait, je vous prie pour son âme ! » Elle ne compren-
drait pas ce besoin de suivre sa mère au delà, comme si, par des
liens mystérieux, il restait attaché à la foi maternelle.
Tout est fini. Vivien est demeuré seul dans la maison après
le départ de M. Daubenoire et de sa fille : il veut régler aussitôt
les affaires matérielles qui accompagnent nécessairement la
mort. Et puis, s'en aller vite, non pas fuir le souvenir de sa
mère, mais fuir la souffrance. Deux jours plus tard, il rentre à
Paris, et la vie le reprend.
Depuis qu'il a pleuré près de la pitié de Florence, quelque
chose de plus tendre s'est mêlé à son amour. Et aussi cet
amour est sa seule joie permise, sa joie, en un mot : il va vers
elle. Il a oublié le contlit qui les avait jetés l'un contre l'autre;
mais incoi.s •.iemment, lorsqu'il se retrouve en présence de Flo-
rence, il ressent un peu de ce brutal désir qu'il avait éprouvé
dans la colère et dans le mépris. L'amour des sens ne lui
sera-t-il pas le suprême oubli que réclame sa lâcheté humaine?
Il a été décidé qu'ils se marieraient prochainement, dans
LE CHEMIN SANS BUT. 295
la plus stricte intimité, c'est-à-dire une centaine d'amis triés
sur le volet de la notoriété.
Les Daubenoire s'entretiennent avec leur fille de la date du
mariage.
— As-tu réglé définitivement cette question du mariage
civil? demande le docteur à Florence.
— Pas encore.
— Puisqu'il avait cédé sur ce point avant la mort de sa
mère, dit à son tour Mme Daubenoire, il n'y a aucune raison
pour qu'il fasse des objections : le seul obstacle n'existe plus.
— Il n'y a de raison que sa sentimentalité, dit Florence
dubitative. Avec lui, est-ce qu'on sait? Après tout, moi, cela
m'est égal !
— Mais c'est à cause de ton père que la question n'est pas
indifférente. Tu sais bien qu'il a en Berthier un rude concur-
rent pour le siège de sénateur.
— Oui, dit le docteur, Berthier organise un battage énorme
autour de son sérum. Ton mariage religieux me nuirait certai-
nement, tandis que, purement civil, avec un écrivain en vue
comme Lemire, la publicité que les journaux feront à cet
événement produira le meilleur effet. Et une fois sénateur, je
suis sur d'avoir la grand'croix, qui m'est d'ailleurs bien due.
Vivien entre au même instant. M. et Mme Daubenoire se
retirent. Doucement le jeune homme a pris les mains de sa
fiancée; il les amène sur son cœur et attire ainsi le visage de
Florence près du sien. Il voudrait l'absorber tout entière dans
son être, elle est tout pour lui, elle est sa seule raison de
vivre. Tandis qu'il venait chez elle, l'image de sa mère a par-
ticulièrement hanté son cœur ; on dirait qu'elle l'a purifié de
ses troubles désirs, il ne veut que la tendresse apaisante de
celle qu'il aime; il s'accroche à sa jupe comme un enfant
débile.
Elle s'en étonne; elle sent combien cette faiblesse le lui
livre. Elle éprouve pour lui une sorte de pitié condescendante ;
c'est toujours la faute de Samson si Dalila le méprise.
Voulez-vous, dit-elle au bout d'un moment, que nous
fixions notre mariage au 2 mai, c'est-à-dire dans quinze jours?
— Enfin, dit-il, enfin, je vous aurai à moi!
Si à cette minute elle lui disait une douce parole, il pleure-
rait de joie; elle est préoccupée de ce qui lui reste à ajouter et
296 REVUE DES DEUX MONDES.,
ne remarque pas son émotion. Elle dit, sans avoir l'air d'y
attacher d'importance :
— Nous nous marierons à deux heures, et après, tout de
suite, en revenant de la mairie, nous recevrons les quelques
intimes que nous aurons invités. Pas de cortège. Pas de céré-
monie.
Il a laissé tomber la main de Florence qu'il tenait dans les
siennes. Il ne dit rien.
— Eh bien! reprend-elle après un moment d'attente, la date
ne vous convient-elle pas?
— Alors, dit-il sans répondre, vous ne voulez pas vous
marier à l'église ?
— Je croyais que nous avions déjà résolu cette question.
Pourquoi renouveler ce débat? Je comprenais, dit-elle d'une
voix plus douce, quand vous craigniez de contrarier votre mère,
mais à présent...
Oh! comme cet « à présent » vient de reléguer définitive-
ment sa mère dans l'oubli ! Il le sent et il en souffre ; il souffre
bien plus encore de la solitude qui l'enveloppe soudain, de l'iso-
lement de sa peine. Et comme il est homme de lettres, c'est par
une citation qu'il formule en soi sa détresse : « Quelle solitude
que ces corps humains ! » pense-t-il avec Musset.
— A présent !... répète-t-il. Vous ne comprendriez pas ; c'est
encore une de mes sentimentalités. Je ferai comme il vous
plaira, conclut-il d'un ton brusque.
Les quinze jours qui séparent Florence et Vivien de la date
de leur mariage ont vite passé. Aujourd'hui, Vivien ne quitte
pas des yeux la beauté de celle qu'il aime.
Dans la blancheur de sa robe, elle est comme un grand lys
triomphant dont le parfum dominateur engourdit ceux qui le
respirent, et Vivien se livre tout entier à cette ivresse. Elle fait,
par sa seule vue, ce qu'aucun de ses raisonnemens n'arrivait à
faire ces jours derniers : à son apparition, les remords se sont
dissipés par enchantement, car c'étaient des remords qui
venaient, aux heures solitaires, éloigner le travail de la table de
Vivien et chasser le sommeil de son chevet. Il avait beau les
nommer des sentimentalités, il se disait en vain : « Je suis un
pauvre être! Qu'importent les formes, les rites, les ce ut imes?
Ma mère, hélas ! ne voit plus rien des choses d'ici-bas ; elle n'en
souffre pas. Moi, je ne crois pas à l'efficacité des paroles consa-
LE CHEMIN SANS EUT. 29?
crées! Mes argumens, opposés à ceux de Florence, ne tiennent
pas debout... »
Mais un malaise persistait en lui; ce triomphe de sa raison
avait un autre nom: il s'appelait lâcheté; il semblait à Vivien
qu'il <( profitait » de ce que sa mère était morte ; quand ce mot
venait malgré lui à sa pensée, il en aurait crié de douleur et
de honte.
Aujourd'hui, il ne voit plus que Florence. Il jouit de sa
grâce, de son esprit ; il s'enorgueillit de voir l'admiration
qu'elle provoque. Pas une seule fois, pendant cette journée,
l'image de sa mère ne vient s'interposer entre sa fiancée et lui.
Pourquoi surgirait-elle aux yeux de Vivien? Les morts ne
nous répondent que lorsque nous les appelons près de notre
cœur par les paroles de la vie éternelle. Cette heure qui vient
de lier deux destinées n'a entendu que les formules du code.
Elle ne fut ni solennelle, ni émouvante.
Le soir même de leur mariage, Vivien et Florence partent
pour Marseille. Ils s'en vont aux îles Baléares, c'est là qu'ils
passeront leur lune de miel.
A deux semaines de là, par une de ces journées enivrantes
du printemps méditerranéen, tel qu'on ne peut le sentir que
dans les îles, car de toutes parts les souffles de la mer se
mêlent aux rêves, leur donnent la pureté, la fécondité que
dispense la coupe merveilleuse d'Amphitrite, Vivien était assis
dans un jardin en terrasse baigné par les flots,, un jardin de
conte indien, et fumait béatement. Florence était rentrée dans
l'hôtel pour écrire une lettre. Il l'attendait, et comme il y avait
plus d'une heure qu'elle l'avait quitté, il commençait à
s'ennuyer. Il avait besoin de l'avoir constamment près de
lui. Elle était la fée du royaume de son rêve; sans elle, « les
jardins et le jour » perdaient leur beauté et leurs parfums.
Vivien ne se lassait pas de regarder marcher, parler, rire,
celle qu'il aimait; les aspects du paysage n'étaient que le fond
du tableau dans lequel elle se mouvait.
Elle se montrait dans la plénitude et la liberté de ses dons.
L'aimait-elle ? Elle jouissait d'être aimée par lui. Chez l'être
jeune et sain qu'elle était, le cœur et la sensibilité ne faisaient
pas leur jeu à part. Mais elle n'avait pas le désir de se fondre
en celui qu'elle aimait, ni le regret de ne pas y parvenir. Ce
qui l'avait séduite tout d'abord en Vivien, dès leur première
298 REVUE DES DEUX MONDES.
rencontre, c'était son esprit. C'était à cet esprit qu'elle prenait,
pour s'en parer elle-même, comme des joyaux de sa corbeille
de noces, certains modes de penser, certaines façons de
s'exprimer. Elle se sentait plus intelligente au contact de cette
intelligence, mais restait bien elle-même, gardait ses sympathies
personnelles et ses propres antipathies; elle n'était en rien un
reflet. Et il demeurait en elle un peu d'inconscient dédain
d'être celle qui asservit.
Il fumait donc, nonchalant, et l'attendait. Un sourire éclaira
son visage. Elle sortait de l'hôtel et à travers le gazon venait
vers lui. De loin, elle lui sourit aussi. Elle arrivait de son pas
cadencé, avec son assurance joyeuse que ne diminuait nulle vanité.
— ■ J'ai écrit à maman. A présent, je suis tout à vous, mon
cher seigneur? Où allons-nous cet après-midi?
Elle était près de lui, elle lui abandonnait ses doigts qu'il
porta à ses lèvres.
— Où vous voudrez.
— Faisons-nous mener en voiture jusqu'au promontoire
que nous avons découvert avant-hier; il y fera délicieusement
frais au coucher du soleil.
— Oui, et l'on n'y rencontre personne. Je vais dire qu'on
attelle.
Une heure plus tard, la voiture les déposa près d'un sentier
qui suivait le bord des falaises. Ils s'y engagèrent à pied, serrés
l'un contre l'autre, marchant lentement et ne prononçant que
de rares paroles. Et ils s'assirent dans une anfractuosité du
roc, bien à l'abri du soleil. Elle avait appuyé sa tête sur
l'épaule de Vivien, elle regardait la mer sans la voir. Soudain,
elle se redressa et se mit à chanter la mélodie de Bizet :
Ma bien-aimée
Est enfermée
Dans un palais d'or et d'azur;
Je l'entends rire
Et je vois luire
Sur le cristal du gouffre obscur
Son regard pur.
Il l'écoutait, et une tristesse indéfinissable lui envahissait
le cœur; au milieu de cette fête de lumière et de couleurs, il
sentait des ténèbres monter, monter vers la lumière de sa joie
et l'éteindre.
LE CHEMIN SANS BUT. 299
Cette voix ardente, vibrante, ce n'élait pas celle qui lui par-
lait, à la minute précédente, avec tant de douceur joyeuse; c'était
la voix d'une amante passionnée et farouche.
Il regarda autour de lui, comme, en se réveillant, un
homme que la baguette d'une fée aurait endormi. La nature
étrangère l'environnait.
— Florence, dit-il, comme on appelle pour se rassurer.:
Florence, supplia-t-il, car elle n'avait pas interrompu son
chant...
— Quoi?
Elle tournait les yeux vers lui, il sentit encore davantage sa
solitude : elle n'avait rien deviné du trouble qui l'agitait.
Il s'était laissé glisser à ses pieds. Une détresse infinie lui
était entrée dans l'âme. Il avait pris ses mains; il dit d'une
voix suppliante :
— Florence, dis-moi que tu m'aimeras toujours I
Elle le regardait en souriant, calme, un peu étonnée de cette
ardeur subite.
— Je t'en conjure, dis-le-moi !
Il cherchait le roc où s'attacher, le roc indéfectible que le
doute n'ébranle pas...
— Toujours?... dit-elle pensivement; pourquoi dire tou-
jours? Je te dis : je t'aime. Est-ce que cela ne vaut pas mieux?
Elle rapprocha ses lèvres de celles de Vivien; l'ardeur, avec
laquelle il avait parlé, l'avait émue. Elle était sur son cœur.
— Toujours... toujours?... Je t'aime aujourd'hui, je t'aimerai
demain, je t'aimerai après-demain et après... après... mais
toujours, cela ne veut rien dire; toujours n'existe pas.
— N'importe! j'ai besoin de ce toujours...
— Et moi, dit-elle, je n'en ai pas besoin, voilà la différence.
A trois jours de là, tandis qu'il était seul, un matin, et se
promenait à petits pas sur la terrasse de l'hôtel, Vivien revit
Florence, chantant la sérénade; il se souvint des paroles qu'ils
avaient échangées ensuite. Il ne sentit plus l'aiguillon de la
douleur, mais il souffrit d'un malaise vague qui ne lui enleva
pas sa lucidité d'esprit. L'artiste se réveilla en lui et vit ce qu'il
pourrait faire de cet épisode de leur vie sentimentale. En pensée,
il le transposa dans le mode littéraire. Et il sembla à Vivien
qu'il souffrirait moins quand « d'un de ses grands chagrins il
aurait fait une petite chanson. »
300 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette impression disparut presque aussitôt de son esprit, mais
elle avait laissé après elle un peu de cette joie que provoque
tout acte créateur de la pensée. Ce fut son amour qui en
bénéficia.
Deux mois plus tard seulement, alors qu'ils étaient rentrés
à Paris, il écrivit la nouvelle dont l'idée première lui était
venue, au bord des flots bleus, à l'ombre des citronniers, issue
de son angoisse et de sa détresse.
Il cisela ce joyau avec son art le plus raffiné, le plus sobre.
Comme il était un nrtiste véritable, il ne garda dans sa nouvelle
que l'impression de la minute qu'il avait vécue; il inventa le
cadre et imagina les personnages.
Lambert, le critique, étant venu diner chez eux, Florence
pria son mari de leur lire sa nouvelle qu'elle ne connaissait pas
encore. Elle écouta avec une attention où l'on sentait qu'elle
mettait toute son intelligence. Lambert loua très vivement
l'œuvre de Vivien, très sincèrement; le jeune écrivain le sentit.
Florence ne parla que lorsqu'ils furent seuls tous deux. A son
tour, elle essaya de lui montrer à quel point elle comprenait
l'artiste chez lui, comme elle saisissait les moindres nuances de
son talent. Un autre jour, pour un autre de ses ouvrages, il
aurait goûté délicieusement ces louanges délicates de la femme
qu'il aimait. Elle vantait sa psychologie, saisissait les inflexions
les plus subtiles de son ironie.
— Vous êtes inimitable lorsque vous maniez cette arme;
une raillerie comme la vôtre, c'est toute une philosophie. Votre
conte est délicieux.
Il ne disait rien : il attendait. Elle n'avait pas compris. Elle
n'avait pas deviné avec son cœur; elle n'avait pas entendu le
cri de sa détresse, qu'il étouffait sous ces railleries, ni soup-
çonné à quelle source amère s'alimentait son désenchantement.
« Elle ne me comprend pas, se dit-il, découragé; elle ne me
comprend pas. Elle est trop intelligente. »
Les nouveaux mariés ne quittèrent Paris qu'à la fin de juillet
et y rentrèrent dès le mois d'octobre. Le commencement de
l'hiver les trouva définitivement installés dans leur vie pari-
sienne; l'un et l'autre y étaient accoutumés, elle eût certai-
nement manqué à chacun. Ils auraient pu se plaindre que les
exigences de cette vie les séparassent souvent de fait dans la
journée. Elle le disait parfois, car elle avait toujours plaisir
LE CHEMIN SANS BUT. 301
à revoir son mari, mais elle ne le mêlait jamais à sa pensée
intime quand il était loin d'elle.
Lui, quand elle était présente, n'éprouvait plus que la joie
de la voir et de l'aimer; mais quand il l'avait quittée, il sentait
dans son âme l'inquiétude constante de ceux qui ne sont pas
heureux. Seuls, les cœurs qu'unit un mutuel amour peuvent se
consoler de la séparation, car chacun est resté dans le cœur de
l'autre. Vivien comprenait au vide de son cœur qu'elle ne lui
avait pas donné le sien, et c'était son cœur qu'il voulait ; qu'im-
portait le reste, s'il ne le possédait pas? Il aurait moins souffert
d'être jaloux; mais Florence ne lui en donnait pas de motif,
elle n'avait d'autre coquetterie que celle de son esprit.
Il sentait que c'étaient les sources mêmes de leur vie profonde
qui ne pouvaient se mêler; certains mots, l'espace d'un éclair,
lui avaient révélé ce fond obscur de leur âme. L'espace d'un
éclair... Puis il s'était laissé reprendre aux joies secondaires de
leur amour, et lui-même croyait, à certains momens, qu'elles
lui suffisaient. Enfin, sa vie littéraire continuait son cours et lui
donnait les satisfactions que désirait son esprit.
Quant à Florence, l'épanouissement de sa jeunesse glorieuse
lui tenait lieu de bonheur. Elle accueillait gracieusement
l'amour de Vivien, mais comme un hommage. Elle n'en était
plus touchée, ainsi qu'aux premiers jours de leur union.
Elle goûtait le plaisir de vivre auprès de cet esprit distingué,
mais ce n'était vraiment que de son propre esprit, de ses dons
personnels qu'elle jouissait. Elle n'était qu'à la première étape
du voyage. Son matin radieux ne pressentait pas la morne
chute du jour.
Jules-Philippe Heuzey.
(La deuxième partie au prochain numéro.)
LA
GLERRE VU PAR LES ECRIVAINS ANGLAIS
BERNARD SHAW — G. K. CHESTERTON
H. G. WELLS — R. KIPLING — JOHN GALSWORTHY
La guerre a banni le dilettantisme. Elle rend les lecteurs
forcément utilitaires et les empêche de porter à la littérature
une attention désintéressée. Nous tournons-nous vers les
hommes de lettres, ce n'est guère pour jouir de leur originalité
ou par curiosité de leur manière. A eux comme au premier
venu, à celui qui entre dans notre maison ou que nous croisons
dans la rue, — comme à toute chose aussi, à la pluie qui
tombe, au vent qui souffle, — notre esprit pose la même ques-
tion : « Que peux-tu, que vaux-tu pour cette guerre? »
Si donc nous allons vers les écrivains anglais, vers certains
de ceux qui sont les plus fameux dans leur pays, les plus popu-
larisés chez nous, ce sera moins afin de mesurer leur talent que
dans l'espoir d'apprendre d'eux quelles forces morales recèle la
Grande-Bretagne pour assurer la victoire. Et il semble qu'à les
choisir dans la diversité des partis et des opinions, l'un belli-
queux, l'autre pacifiste, celui-ci socialiste et celui-là conserva-
teur, il y ait chance d'obtenir une assez large réponse à l'obsé-
dante question.
Mais il ne faudra pas nous étonner si cette réponse à notre
interrogation anxieuse nous est parfois donnée sur le ton de
la plaisanterie, ni croire qu'elle soit moins décisive, pour être
exempte de notre angoisse. Les preuves de la détermination
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 303
anglaise sont aujourd'hui trop manifestes pour que nous nous
laissions inquiéter par la persistance d'une liberté' d'opinions
dont nous autres avons fait momentanément le sacrifice et d'une
verve amusée d'elle-même qui ne nous est plus possible. A
passer de France en Angleterre, on ne sort pas de la guerre,
mais on s'éloigne néanmoins du canon. Certes, l'Angleterre est
de toutes les nations belligérantes celle qui, depuis août 1914,
a subi, ou plutôt opéré délibérément la plus profonde révolu-
tion intérieure. Elle est allée en dix-huit mois jusqu'à la
conscription détestée, et nul autre peuple, pour répondre aux
exigences de la guerre, n'a fait un bond pareil dans l'inconnu,
n'a creusé un abîme aussi vaste entre son passé et son avenir.
C'est assez dire qu'elle a au fond de sa conscience la pleine
perception de la gravité de l'heure. Mais elle demeure malgré
tout, — malgré avions et zeppelins, — une île. Elle peut
conserver ce qui nous semble un air de détachement. Elle n'offre
pas au visiteur le spectacle de cette unanime intensité qui
frappe chez nous. Les sacrifices déjà consentis, si grands qu'ils
soient, n'ont pas assombri d'un crêpe le caractère national. La
question de vie ou de mort ne s'y pose point avec la même
cruelle netteté qu'en France. L'ennemi n'y apparaît pas comme
ce monstre formidable que nous avons vu se ruer sur Paris, et
dont la première défaite a pris pour nous je ne sais quel air
miraculeux. C'est en vain que l'Allemagne a crié à l'Angleterre
sa haine, lui a craché à la face un hymne corrosif « comme un
jet de vitriol, » pour reprendre la forte expression d'Emile
Hovelaque. L'Angleterre ne s'en est pas épouvantée, peut-être
pas assez épouvantée. Elle y a surtout répondu par de l'humour,
— un peu comme dans la fable la lime répond au serpent qui
veut l'entamer et qui s'y brisera les dents.
De là, surtout au début, une bonne humeur qui nous confon-
dait, nous qui avions senti le couteau sur notre gorge. Tour à
tour, c'était jovial, badin, voire mièvre, rarement au ton tra-
gique que nous sentions convenir aux circonstances. Avec
ses traditions de sport et d'humour, l'Angleterre ne se piquait
de rien plus au début que de la joyeuselé insouciante de ses
Tommies, allant au combat comme à un foot-ball plus pas-
sionnant, exempts de pensées anxieuses et même de toutes
pensées, se refusant à voir au delà de l'heure présente. Qui ne
se rappelle cette armée de professionnels qui en devait voir de
304 Revue dès deux mondes.)
si rudes et se révéler si admirable dans sa retraite précipitée
de Mons à Meaux? Elle respirait d'abord l'allégresse de l'igno-
rance. On n'y prenait pas la guerre au tragique. A peine même
l'y prenait-on au sérieux.
Les temps ont changé. Les immenses pertes et souffrances
subies pendant des mois ont dissipé l'insouciance primitive.
Les volontaires ont peu à peu pris la place des réguliers. Ils ont
apporté leur réflexion, leur conscience du péril national, leur
connaissance de la grandeur de l'effort à faire, leur souci
des familles laissées derrière eux. Et cependant, cet entrain,
qui ne leur était plus aussi naturel et facile qu'aux profession-
nels, a continué d'être cultivé en eux comme une hygiène
nécessaire. Les Anglais partent du principe d'Hamlet, que
« la pâle réflexion rend malade l'énergie. » Ils travaillent à
conserver à leurs troupes la liberté d'esprit. On en trouverait
l'indice jusque dans leur « littérature des tranchées. » Un
éminent professeur d'Oxford que nous eûmes le plaisir
d'entendre en Sorbonne il y a deux ans, sir Walter Raleigh, a
eu l'idée de procurer aux soldats britanniques des lectures
pour leurs heures de loisir. Il ne s'agissait pas de livres, trop
encombrans et qui eussent effarouché. Ce seraient des feuilles
détachées qu'on put se passer de main en main, déchirer ou
perdre ensuite sans regret. Le choix des textes est significatif.
Ce sont tous passages qui ont une valeur réelle, extraits de
classiques d'hier et de demain, en vers et en prose, suscep-
tibles d'instruire et de récréer. Mais n'imaginez pas que le
choix en ait été orienté vers la guerre, supposant chez le soldat
une sorte d'obsession qui le rendrait indifférent à des lectures
d'un autre ordre. Bien au contraire, si l'on y peut découvrir
un caractère commun, c'est de fuir (à peu d'exceptions près) les
allusions à l'heure présente.
Voici, réunies vraiment au hasard, une vingtaine de ces
feuilles volantes, de ces Times Broadsheets, comme elles
s'appellent. Elles se vendent quatre sous la demi-douzaine, et
les correspondans des soldats les leur envoient une à une dans
la même enveloppe que leurs lettres. Rien de plus varié ni de
plus inattendu dans sa variété : vers d'amour de Robert Burns,
vers de Sheliey prophétisant le triomphe de l'amour universel
(hélas !), passages comiques de Dickens évoquant ses plus déso-
pilantes créations, Mr. Micawber, Mr. Pecksniff, le couple Man-
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 305
talini ; des fantaisies de Barrie, de Stevenson, de Charles
Lamb,etc. Et nécessairement il y a des extraits de Shakspeare :
celui-ci (qui n'est pas sans à-propos) où Falstaff passe en revue
les extraordinaires villageois éclopés et malingres qu'il a
recrutés économiquement avec l'argent du Roi. Et cet autre qui
surprend un Français, si large et si libre que nous concevions
le choix des textes pour le front. C'est cet endroit d'un des
drames historiques où le pieux roi Henri VI assiste, sans y
prendre part, à la bataille qui décidera de sa couronne. Sa ter-
rible femme, Marguerite d'Anjou, l'a obligé a se tenir à l'écart,
parce que sa présence gâterait tout. Et dans son désœuvre-
ment, à quelques pas de ceux qui luttent, Henri se met à dire
son horreur de la guerre, son souhait d'une vie pastorale. Il
décrit avec une envie complaisante les douceurs simples de cette
vie qui est l'antithèse de celle du guerrier :
La victoire soit à qui Dieu voudra !...
Je voudrais être mort, pourvu que ce fût la volonté du bon Dieu,
car qu'est donc ce monde, sinon chagrin et malheur?
Ciel! ce serait une heureuse vie, me semble-t-il,
de n'être rien de mieux qu'un simple berger,
assis sur une colline comme moi en ce moment,
et qui s'amuse à faire de curieux cadrans solaires
pour voir comment s'écoulent les minutes.
Et tout demême, ce passage qui est du plus naïf et du plus
élémentaire antimilitarisme doit produire un bizarre effet sur
le Tommy qui subit un bombardement ou va être convié à un
assaut...
Dans cette vingtaine d'extraits, un seul est en harmonie
avec les circonstances, ressemble à un appel au courage et à la
ténacité. 11 est même si à propos qu'il mérite une mention. Il
est tiré d'un roman de Bullen qui s'appelle la Croisière du
Cachalot. Il retrace la fin d'une baleine géante, chassée par
l'équipage d'un canot. L'énormité du monstre, l'apparente folie
de ces quelques hommes qui entreprennent sa capture, les pre-
miers coups de harpon enfoncés dans le mastodonte, sa plongée
profonde, interminable, où il semble devoir entraîner le frêle
esquif dans l'abîme, sa réapparition brusque et menaçante, les
battemens de sa formidable queue capable de tout briser, de
tout engloutir, le sang-froid de cette poignée de marins qui
évitent ses assauts et affrontent les minutes périlleuses avec la
TOME XXXIII. — 1916. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.;
vision du triomphe certain, enfin les dernières secousses de la
bête, le flottement inerte du corps immense sur la mer ensan-
glantée, — on aperçoit là un symbolisme inévitable et puissant,
propre à donner du cœur à ceux qui aujourd'hui luttent
contre le cachalot germanique, dans l'incessant danger de ses
sursauts et de ses évolutions, mais comptant ses plus rudes
attaques pour des convulsions qui présagent sa mort et sachant
qu'il s'agit de traverser, d'un cœur ferme, la tempête que pro-
voque son agonie.
Mais peut-être aurions-nous tort de voir là, de la part des
éditeurs, une leçon préméditée. Le détachement est le caractère
habituel de ces feuillets. De même une certaine liberté d'esprit,
un jeu de la fantaisie dont peu de Français sont aujourd'hui
capables, nous apparaît chez plus d'un des écrivains anglais qui
ont parlé de la guerre.
C'est assurément le cas de Bernard Shaw qui n'a pas l'habi-
tude de brider sa langue. Celui-là, c'est l'enfant terrible de la
littérature britannique, celui dont la spécialité est de crier ce
que tout le monde s'accorde pour taire. Son rôle consiste à
prendre le contre-pied de l'opinion courante. Il caresse l'instinct
national à rebrousse-poil. A vrai dire, il répète à satiété qu'il
n'est pas Anglais, mais Irlandais. Il a, dit-il, « la faculté irlan-
daise de critiquer l'Angleterre avec un peu du détachement de
l'étranger et peut-être avec un malin plaisir de la dégonfler de
sa suffisance. » Même la guerre déclarée, il est resté bien décidé
à faire usage de cette indépendance critique.
Ce n'est d'ailleurs pas sa seule qualité d'Irlandais qui fait
de lui un frondeur. Il est socialiste et donc hostile aux institu-
tions existantes, hostile au gouvernement, surtout à un gou-
vernement libéral. En effet, le ministère actuel, démocratique
et réformateur, exaspère les socialistes en leur prenant une
partie de leur programme, en exécutant à moitié et par petits
coups successifs les transformations qu'eux-mêmes voudraient
immédiates et radicales. Enfin et surtout, Shaw est frondeur par
nature, par attitude, par talent. On ne l'imagine pas approu-
vant ni encensant. Dans une société parfaite il n'existerait pas.
Sa verve serait tarie, son esprit sans emploi.
Donc, à l'heure grave où le danger national créait là-bas
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 301
aussi, non sans peine, il est vrai, une atmosphère plus recueil-
lie, Shaw a ouvert toutes grandes les e'cluses de sa raillerie. Le
contraste a aggravé le scandale auquel il se complaît. Ceux-là
mêmes qui avaient applaudi ses plus hardies boutades se sont
détournés de lui avec indignation. L'heure était aux patriotes, et
Shaw, en apparence au moins, rompait avec le patriotisme. On
ne parle guère de son pamphlet, Un peu de sens commun à
propos de la guerre [Common sensé aboul the war), que comme
d'une inconvenance.
Shaw s'est attiré cette réprobation moins peut-être par les
idées qu'il exprime que par le ton qu'il prend. Il ne s'est pas
avisé que telle bouffonnerie dont on s'amuse en temps de paix
détonne à l'heure tragique où nous sommes. Il est entré dans la
chambre où venait de se commettre un crime avec le même air
de drôlerie impertinente qu'il s'y rendait la veille pour prendre
le thé. C'est le contraire du tact. Mais aussi Shaw a-t-il le tact
en grand mépris, n'y voyant que la forme courtoise de l'hypo-
crisie. Il lâche donc les rênes à son génie naturel, qui est celui
du raisonnement effréné et des rapprochemens de faits ou
d'idées imprévus, et tant pis pour les délicatesses qu'il foule
aux pieds de sa monture ! Son rire peut sonner trop sec, man-
quer de chaleur et de bonhomie. Mais Shaw est ce qu'il est.
Sa malignité se manifeste en ceci qu'il prend pour exacte et
démontrée la thèse allemande sur les origines de la guerre, et
se plaît à lui donner la préférence sur celle de ses compa-
triotes. Il affecte une foi entière dans les explications du Kaiser
et du chancelier Bethmann-Hollweg : l'Allemagne ne voulait
point la guerre ; elle y a été contrainte par la menace russe
combinée avec l'astuce anglaise. Inutile de dire que, dans toute
cette partie de son pamphlet, Shaw fait fi des documens et des
faits. Sa seule excuse est qu'il l'écrivit en septembre 1914,
quand une petite partie seulement des livres officiels et autres
avaient paru. Mais, même alors, il aurait pu être mieux informé
s'il avait été aussi avide de vérité que de scandale. Sir Edward
Grey joue dans ces pages un rôle ténébreux, bien qu'on n'arrive
pas à savoir si Shaw le tient pour un Machiavel ou pour un
innocent. C'est lui qui, par aveuglement ou par perfidie, on
ne sait au juste, a rendu la guerre inévitable. Cette guerre, en
somme, avait été préparée de longue main, non moins par
l'impérialisme anglais que par le pangermanisme. Les Junkers
308 REVUE DES DEUX MONDES.
sont une engeance détestable, mais il ne s'en rencontre pas
seulement en Allemagne. Shaw cherche en effet dans son dic-
tionnaire allemand-anglais la définition du mot Junker et,
comme il y trouve : jeune noble, gentilhomme campagnard, etc.,
il conclut :
Sir Edward Grey est un Junker de la pointe des pieds au bout des
orteils... Lord Groraer est un Junker. M. Winston Churchill est un
composé bizarre et non désagréable de Junker et de Yankee : sa farouche
pugnacité anti-allemande est énormément plus populaire que le babil
moral (expression de Milton) de ses sanctimonieux collègues. C'est un
Junker joyeux et batailleur, tout comme lord Curzon est un Junker arro-
gant. Je n'ai pas besoin de défiler tout le chapelet. Dans nos îles, le
Junker se trouve littéralement sur tous les rayons de la boutique.
Shaw continue pourtant à défiler le chapelet. Ne faut-il pas
d'abord pousser une nouvelle botte à Grey?
Naturellement, le Kaiser est un Junker, bien que moins bon teint que
le Kronprinz, et beaucoup moins autocratique que sir Edward Grey
qui, sans nous consulter, nous envoie à la guerre par un mot dit à un
ambassadeur et qui promet toute notre richesse à des étrangers d'un seul
trait de sa plume.
Ce n'est pas fini. Car il convient que tout le ministère y passe.:
Et son chef ne sera pas oublié :
M. Asquith, bien que sereinement convaincu qu'il est un homme d'État
libéral, est en fait très approximativement ce qu'eût été le Kaiser si celui-
ci était un homme du Yorkshire et un homme de loi, au lieu d'être Anglais
pour une moitié, Hohenzollern pour l'autre, et empereur oint par-dessus
le marché. Pour ce qui est des libertés populaires, l'histoire ne fera pas
de différence entre M. Asquith et Metternich.
C'est parler comme une suffragette, d'avant la guerre encore.
Tout cela est assez gaiement dit et d'une gaieté sans grande
amertume. L'exagération est si énorme qu'elle cesse d'être
méchante. Le lecteur ne commence à se fâcher que quand
Shaw veut lui faire prendre ses saillies pour des vérités pro-
fondes. Ce mécontentement va jusqu'au malaise quand Shaw
piétine les sentimens les plus respectables et sincères de ses
compatriotes. L'Angleterre a déclaré la guerre à l'occasion de
l'envahissement de la Belgique par les Allemands. Tous les
peuples l'en honorent. Elle-même se sait gré, très naturelle-
ment, d'avoir pris les armes pour une cause aussi belle, aussi
sacrée. Ne pensez pas que Shaw lui permette de s'en applaudir.:
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 309
Lui qui voudra tout à l'heure fonder la paix future du monde
sur des contrats passe's entre les grandes nations de l'Occident,
il trouve tout aussi naturel que le chancelier allemand le geste
qui déchira un chiffon de papier. Est-ce que tous les traités ne
sont pas chiffons pareils et n'ont pas été mis en pièces tour à
tour? Shaw omet volontairement ce qu'il y eut de vraiment
humain dans l'acte de l'Angleterre, non moins que toute la
longue tradition politique qui détermina sa décision de secourir
la Belgique. Toute cette partie de son argumentation serait à
traiter simplement d'odieuse, si on consentait à la prendre au
sérieux et si l'on n'y apercevait pas la grimace du pince-sans-
rire qui cherche à « faire bondir » l'Angleterre.
Ainsi compromet-il par le voisinage de ce cynisme laborieux
des boutades de meilleur aloi, comme celle où il proteste contre
les Anglais trop satisfaits et trop pressés qui voudraient déjà
porter sur leur poitrine l'inscription de « sauveurs des Belges »
et réclame à la place pour les Belges celle de « sauveurs de
l'Angleterre. » On lui concéderait aussi volontiers le droit de
s'égayer un instant aux dépens des impérialistes notoires subi-
tement oublieux de leurs doctrines : « Nous ne pouvons pas
crier pendant des années que nous sommes de la race des
bouledogues et puis brusquement poser pour les gazelles. » Il
amuse quand il déconseille à l'Angleterre de se présenter au
Congrès final dans l'attitude de « l'innocence maltraitée »
(injured innocence), ou quand il s'accuse de gâter « la sainte
image entourée d'un halo que le journaliste britannique chauvin
voit juste en ce moment quand il regarde dans le miroir. » Ce
sont là coups d'épingle à l'amour-propre humain, peut-être
inopportuns, mais permis au moraliste.
Ce grand railleur de fadaises est-il lui-même sans ses
momens de naïveté? Examinant les raisons pour lesquelles
l'Angleterre aurait pu rester en dehors du conflit et attendre
que l'Allemagne, ses autres ennemis vaincus, l'attaque à son
tour, ne s'écrie-t-il pas :
Pourquoi ne pas compter sur notre marine, sur l'extrême improbabilité
que l'Allemagne, si triomphante qu'elle soit, fasse à son peuple dans la
même génération deux appels aussi terribles que ceux de la guerre ? Pour-
quoi ne pas compter sur la sympathie des vaincus, et sur Vappui de l'opinion
publique en Amérique et en Europe quand notre tour serait venu?
On aurait lieu de trembler pour le salut de l'Angleterre si
310 REVUE DES DEUX MONDES.,
Shaw occupait la place de son ennemi sir Edward Grey au
Ministère des Affaires étrangères au lieu d'être le premier
comique de son pays.
Non seulement il est plus ingénu qu'il ne le pense, mais
nous dirions, si nous n'avions peur de lui faire trop de peine,
qu'il y a en lui un « jingo » qui s'ignore. Il est au fond de
lui très convaincu que le grand, le premier rôle dans la guerre
revient aux Anglais, que leurs soldats sont les meilleurs, qu'à
eux il appartiendra de dicter les termes de la paix. Et au total»
ses rancunes exhalées, ce frondeur n'a pas sur la conduite
à tenir pendant la guerre des idées bien différentes de celles de
la majorité. Ses griefs sont surtout rétrospectifs. Il estime que
la lutte une fois engagée doit être menée jusqu'au bout sans
fléchir. Il se sépare tout net d'un socialiste pacifiste comme
Keir Hardie. Il entend qu'on fasse tout le nécessaire pour en
finir avec le Kaiserisme. Sa conclusion, avec ses visions d'un
millénaire diplomatique et social, avec l'entêtement qu'il met à
choquer le lecteur, avec son mélange de trivialité et d'éloquence,
ne manque ni de force, ni de grandeur :
Nous devons faire servir cette guerre à donner le coup de grâce à la
diplomatie médiévale, à l'autocratie médiévale, à l'exportation anarchique
du capital, et à convaincre le monde par sa conclusion que la démocratie
est invincible, et que le militarisme est un sabre rouillé qui se brise dans
la main. Nous devons rendre nos soldats libres et leur donner des foyers
qui vaillent la peine de se battre pour les sauver. Et nous devons dépouiller
les ordes guenilles de notre impeccabilité et nous battre en hommes qui
ont tout à gagner, même un bon renom, nous inspirant et nous encoura-
geant de nobles desseins bien définis (la noblesse dans l'abstrait ne beurre
pas les navets), de manière à démontrer, à quelque prix que ce soit, que la
guerre ne peut pas nous abattre, et que celui qui n'ose pas en appeler à
notre conscience n'a rien à espérer de notre terreur.
A bon entendeur salut. Les Anglais sont malmenés, mais
tout de même Shaw dit au Kaiser : N'y viens pas ! Et son atti-
tude n'a guère varié dans les dix-huit mois qui ont suivi. Sa
volonté de conclure ne s'est pas démentie. Il n'a modifié que ses
animosités intérieures. Il lui faut toujours un adversaire, mais
il en change. Au temps de ses campagnes dramatiques, il disait :
« Moi et Shakspeare. » Ce fut ensuite, nous l'avons vu : « Moi
et Grey. » Or il s'egt avisé depuis d'un ministre entre tous popu-
laire et qu'il y avait en conséquence plus d'éclat à attaquer,
et il dit aujourd'hui : « Moi et Lloyd George. »
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS.] 311
*
* *
Si Shaw est, comme il s'intitule lui-même à l'occasion,
le charlatan ou le diseur de boniment du radicalisme, on
peut définir G. K. Chesterton, nous n'osons dire comme le
clown, mais comme l'équilibriste ou le funambule de l'or-
thodoxie. Il est vrai qu'il faut singulièrement étirer le mot
d'orthodoxie pour l'adapter à un écrivain qui sans doute sou-
tient en religion le catholicisme et combat le socialisme en poli-
tique, mais se fait le champion de la démocratie et de la Révo-
lution française. Ce n'est donc qu'avec force réserves qu'on peut
le traiter, comme l'a fait Wells, de représentant de l'esprit
réactionnaire. Son attitude est singulière au point d'effarer le
public anglais à peine moins que celle de Shaw. Opposés comme
ils le sont l'un à l'autre, divergens comme le mysticisme et
le rationalisme, ils se rejoignent par l'amour du paradoxe.
Chesterton emploie à l'ordinaire ses paradoxes à la défense des
idées traditionnelles. Il rend la morale admise surprenante, le
bon sens étrange, par la façon dont il les préconise. Cet homme
volumineux, outrageusement corpulent, semble une gageure
parmi les Anglais maigres d'aujourd'hui. Le caricaturiste le
représente à bon droit comme marchant sur sa tête. Logicien
et humouriste, il n'excelle à rien tant qu'à pousser à l'absurde
les idées de l'adversaire. Curieux spectacle que les mouvemens
de sa verve et les articulations de son raisonnement. Cela
amuse, cela éblouit. A trop haute dose il fatigue, mais il est
loisible de le lire avec discrétion.
La guerre n'a rien changé à ses façons coutumières. Son
esprit n'en a pas été assombri. Toutefois, si nous autres Français
éprouvons quelque gêne devant son entrain, nous n'avons
pas à craindre avec lui les impiétés patriotiques de Bernard
Shaw. Nous nous sentons rassurés par une entière conformité
de vues et de sentimens sur tous les points essentiels. Lui et
nous avons mêmes amis et mêmes ennemis, mêmes amours et
mêmes haines.
Dès le début de la guerre, Chesterton écrivit un article assez
considérable sous ce titre : Comment l'Angleterre en est venue
à s'y mettre. Il y justifiait contre les pacifistes entêtés la
participation de l'Angleterre au conflit. Son argumentation s'y
fonde tout simplement sur la sainteté des traités. Loin d'accepter
312 REVUE DES DEUX MONDES.i
comme Shaw la thèse allemande, il la relève et la combat point
par point. Aux Allemands qui excusent leurs péchés en invo-
quant les velléités de pécher qui ont dû exister chez leurs
adversaires, Chesterton réplique qu'il s'en tiendra aux faits
constatés, aux actes accomplis. : « Si l'on dit que les Français
voulaient attaquer les Allemands, il suffît de répondre que les
Allemands ont attaqué les Français. » Mais tout le passage est
intéressant :
Ici comme ailleurs, je crois que les professeurs semés sur toute la
plaine de la Baltique manquent de lucidité et du pouvoir de distinguer
les idées. Naturellement il est très vrai que l'Angleterre a des intérêts
matériels à défendre et qu'elle se servira probablement de l'occasion
offerte de défendre ces intérêts, ou, en d'autres termes, que l'Angleterre,
comme tout le monde, serait plus à l'aise si la Prusse était moins prédo-
minante. Le fait reste que nous n'avons pas fait ce qu'ont fait les Allemands.
Nous n'avons pas envahi la Hollande pour saisir un avantage naval et
commercial, et ils ont beau dire, soit que nous aurions voulu le faire dans
notre cupidité, soit que nous avons eu peur de le faire dans notre couar-
dise, le fait reste que nous ne l'avons pas fait. A moins de tenir devant
nos yeux ce principe de bon sens, je ne conçois pas comment on pourrait
jamais juger une querelle. Un contrat peut être passé entre deux personnes
uniquement pour des avantages matériels de côté et d'autre, mais on
suppose en général que l'avantage moral demeure à la personne qui
respecte le contrat. Assurément il ne peut pas être malhonnête d'être
honnête, — même si l'honnêteté est la meilleure politique. Imaginons le
dédale le plus complexe de motifs indirects, il n'en reste pas moins que
l'homme qui tient sa parole pour de l'argent ne saurait être pire que l'homme
qui manque à sa parole pour de l'argent... On peut qualifier l'Angle-
terre de perfide en manière de résumé historique et déclarer qu'on est
convaincu dans son for intérieur que M. Asquith avait juré dès sa petite
enfance la ruine de l'Empire germanique, — que c'est un Annibal et un
haïsseur des aigles. Mais tout cela dit, c'est un non-sens de traiter un
homme de perfide parce qu'il tient sa promesse. 11 est absurde de se
plaindre de la trahison soudaine d'un homme d'affaires parce qu'il aurait
observé ses engagemens avec ponctualité, ou de la secousse déloyale
donnée à un créancier par son débiteur qui lui aurait payé ses dettes.
De la même manière Chesterton établira que l'Allemand
est le barbare par excellence. Car le vrai barbare n'est pas celui
qui est moins cultivé, dont la civilisation retarde. Ce n'est pas
le nègre d'Afrique ni le Canaque de la Nouvelle-Calédonie. C'est
celui qui se dresse contre la civilisation, qui en nie et combat
le principe essentiel. C'est l'Allemand qui renie la parole donnée
et n'admet même pas qu'il y ait pour l'homme un devoir qui
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 343
consiste à tenir sa parole. Du coup il fait crouler ce qui est le
support même de la vie sociale.
Et Chesterton de conclure dans un mouvement d'éloquence
lyrique qui succède curieusement à ses plaisanteries familières
de tout à l'heure :
Nous nous battons pour la loyauté des .contrats et des rendez-vous,
pour la fidélité des engagemens et des assignations, pour tout ce qui fait
de la vie autre chose qu'un cauchemar désordonné. Nous nous battons
pour le bras long de l'honneur et de la mémoire, pour tout ce qui peut
soulever l'homme au-dessus des sables mouvans de ses besoins et lui
donner la maîtrise du temps.
Mais son attitude se montre plus au vif encore dans une
brochure récemment publiée et qui n'a pas eu le temps de se
répandre beaucoup chez nous : Les Crimes de l'Angleterre.
C'est une amusante riposte aux accusations accumulées par
les Allemands contre l'Angleterre depuis le début de la guerre.-
L'humouriste leur réplique : « Quel beau sujet vous aviez là,
mais comme vous l'avez gâché ! Que vous vous y prenez donc
mal! Vous ne savez pas mieux incriminer les Anglais que vous
justifier vous-mêmes. Quand on vous reproche un forfait, comme
le torpillage de la Lusitania, vous ne présentez pas une excuse,
mais une dizaine d'excuses. » Et pour le bénéfice du prétendu
professeur allemand Whirlwind (tourbillon), il établira la loi
qu'il faut s'en tenir à une seule justification. Ecoutons-le :
Si un commerçant avec qui vous n'avez que de très légers rapports
sociaux vous surprend en train de jouer avec les sous de sa caisse, vous
pouvez lui expliquer que vous vous intéressez à la numismatique et
que vous êtes collectionneur de monnaies, et il se peut qu'il vous en croie.
Mais si vous lui dites ensuite que vous l'avez pris en pitié à le voir
surchargé de disques de cuivre peu maniables, et que vous étiez en train
de les remplacer par des six-pence d'argent à vous, cette nouvelle expli-
cation, loin d'accroître sa foi dans l'excellence de vos motifs (chose
étrange), ne fera que la diminuer. Et si vous êtes assez malavisé pour être
frappé d'une autre idée lumineuse et pour lui dire que ses sous étaient des
sous faux que vous cachiez pour le sauver d'une perquisition de la police,
ce commerçant peut même se montrer assez bizarre pour requérir la
police contre vous.
Or ce n'est en aucune manière exagérer la façon dont vous avez ruiné
les bonnes excuses que vous pouviez offrir pour justifier le torpillage de la
Lusitania. J'ai de mes yeux lu les explications suivantes, provenant appa-
remment de votre plume : 1° que ce vaisseau était un transport amenant
des soldats du Canada; 2° qu'à défaut, c'était un navire marchand trans-
314 REVUE DES DEUX MONDES.
portant illégalement des munitions pour le front français: 3° que, comme
les voyageurs avaient été avertis d'avance, l'Allemagne était justifiée de les
faire sauter jusqu'à la lune; 4° qu'il y avait des canons à bord, et qu'il
fallait torpiller le vaisseau, attendu que le capitaine anglais allait justement
faire feu; 5° que les autorités anglaises ou américaines, en jetant la Lusi-
tania à la tête des commandans allemands, les ont exposés à une tentation
irrésistible, — chose apparemment démontrée par le fait que le vaisseau
était arrivé à la minute fixée sur l'horaire et qu'il y a un principe mysté-
rieux en vertu duquel prendre le thé à l'heure du thé justifie l'empoison-
nement du thé; 6° que le vaisseau n'a pas du tout été coulé par les
Allemands, mais par les Anglais, le capitaine anglais ayant résolu de se
noyer, lui et un millier de ses compatriotes, pour provoquer un échange
de notes vives entre M. Wilson et le Kaiser. Si cette intéressante histoire
est vraie, je puis seulement dire que ce suicide frénétique par dévouement
aux intérêts les plus lointains de sa patrie mérite presque au capitaine le
pardon de son crime. Mais ne voyez-vous pas, mon cher professeur, que
la richesse même et la variété de votre génie inventif jette un doute sur
chacune de vos explications considérée en elle-même? Nous autres qui
vous lisons en Angleterre arrivons à un état d'esprit auquel il n'importe
plus guère que vous offriez telle ou telle explication, ni même que vous
n'en offriez aucune. Nous sommes prêts à vous entendre dire que vous
avez coulé la Lusitania parce que les Anglais, ces fils de la mer, vivraient
plus heureusement, comme les poissons, en eau profonde — ou encore
parce que toutes les personnes qui étaient à bord revenaient en Angleterre
pour y être pendues. ...
Autre conseil au professeur Whirlwind : quand on veut
répandre des mensonges nécessaires, ne pas les adresser à ceux
qui savent la vérité, — ne pas dire aux Esquimaux que la
neige est verte, ou aux nègres d'Afrique que le soleil ne brille
jamais sur le continent noir. Mieux vaut dire aux Esquimaux
que jamais le soleil ne luit sur l'Afrique, et puis, se tournant
vers les Africains, voir s'ils croiront que la neige est verte. De
même, la manœuvre sûre est de calomnier les Russes auprès
des Anglais et les Anglais auprès des Russes. Mais ne pas affir-
mer aux Anglais que Scarborough est une forteresse, ni que
Mr. Morel (le gallophobe) est un homme universellement admiré
en Grande-Bretagne. Les Anglais ont vu Mr. Morel, ils ont éga-
lement vu Scarborough.
En troisième lieu, ne vous vantez pas perpétuellement de votre Kuîtur
dans une langue qui prouve que vous n'êtes pas cultivés. Vous prétendez
au droit de vous imposer au monde entier pour la raison que vous êtes
farcis d'esprit et de sagesse et que vous en avez assez pour l'univers. Mais
les gens qui ont assez d'esprit pour en remplir l'univers en ont assez pour
remplir un paragraphe de journal. Et il est rare que vous puissiez en
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 315
achever un sans être monotones, à côté, ou inintelligibles, ou en contra-
diction avec vous-mêmes, ou à bout de forces... Nous ne pouvons pas
croire ce que vous nous dites de votre éducation supérieure, à cause de la
manière dont vous le dites. Si un Anglais dit : I don't make no mistakes in
Etiglish, not me, nous pouvons comprendre sa remarque, mais non y
souscrire. Dire : « Je parler le Frenche language, non demi » est compré-
hensible, mais non convaincant.
Mais à tant insister sur la préface, on manque de temps
pour le livre lui-même. Le voici en quelques mots : pour aider
les Allemands qui ne savent pas s'y prendre, Chesterton dira,
lui, les vrais crimes de l'Angleterre. Dans ce dessein, il par-
courra à grands pas l'histoire entière de son pays. Sa brochure
est le pendant anglais de Y Histoire de deux Peuples, par Jacques
Bainville, où toute la politique ancienne et moderne de notre
patrie est jugée sur ses relations avec l'Allemagne, approuvée
si elle combat l'Allemagne, honnie si elle s'accorde avec elle.
De même, selon Chesterton, toutes les fois que l'Angleterre
s'est associée avec la Prusse, qu'elle a subi l'influence germa-
nique, et pris l'Allemagne pour modèle, elle a dévié de sa vraie
voie, elle a mis en péril son intérêt et son idéal. L'infatuation
pour Luther, pour Frédéric le Grand (dit le héros protestant),
pour Blùcher, autant d'étapes vers le cataclysme actuel. C'est la
politique à la prussienne qui a si longtemps désolé l'Irlande.
Une des pires bévues des dernières années a été la remise
d'Héligoland au Kaiser. Carlyle, enthousiaste du germanisme et
sinistre glorificateur de 1870, a tourné la tête à la Grande-Bre-
tagne. Son influence néfaste a conduit sa patrie au bord de
l'abime. L'Angleterre n'a commencé vraiment a réparer ses
erreurs qu'en prêtant son concours à cette bataille de la Marne,
qui a sauvé le monde de la nouvelle invasion des Barbares.
Il est douteux que les historiens de l'avenir contresignent la
doctrine de Chesterton sans lui demander des retouches. Mais
la thèse est originale, opportune, et, jusque dans ses excentri-
cités, donne à réfléchir. Après tout, la guerre est comme la len-
tille du microscope qui, dans la tache imperceptible à l'œil nu,
fait surgir le monstre jusqu'alors insoupçonné.
* *
L'intrépidité avec laquelle Chesterton explore le passé a
pour pendant celle de H. G. Wells à explorer l'avenir. Peu
316 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hommes de lettres ont autant écrit que Wells depuis le début
de la guerre, et aucun n'a autant prophétisé. Prophéties à ce
point nombreuses et diverses qu'il est arrivé ce qui était inévi-
table : la moitié environ en a été confirmée, l'autre moitié
démentie par les événemens. Mais Wells n'éprouve aucune gêne
de l'échec partiel de ses prédictions. Dans ses pages les plus
récentes, Demain? il persévère intrépidement dans son prophé-
tisme. Il y reconnaît d'ailleurs si franchement ses erreurs et en
prend si crânement son parti! Il est si fier de ses prévisions
justifiées et si peu contrit des autres! Et puis, comment lui oser
chercher chicane? Ne dit-il pas qu'il laisse aux « oisifs » le
plaisir de rechercher ses erreurs dans ses écrits et qu'il livre
la supputation de ses coups manques à ceux que cela peut
amuser? Excusons-nous d'avance s'il nous arrive d'en supputer
un ou deux. Et lui, excusons-le sur ses tentations de prophète,
car elles ont été grandes.
Je me suis laissé dire qu'il y a quelques années, un ami de
Wells, lui aussi romancier de talent, était tombé gravement
malade, dans le Sud de la France. Son état empirait, et la mort
était proche. Ses médecins n'inspiraient au moribond aucune
confiance. Dans le trouble de la fièvre, il allait répétant à ceux
qui le soignaient : « Il n'y a qu'un homme qui puisse me sau-
ver, qui ait l'esprit assez ingénieux et inventif pour trouver le
remède qu'il me faut. Appelez Wells. Télégraphiez-lui de venir. »
Or, à l'heure où l'Angleterre à peine armée s'avisa du péril
allemand, plus d'un des lecteurs de Wells dut se dire que la
recette scientifique, le salut, était peut-être là, dans la tête sur-
prenante du romancier. Le Wells des romans dits scientifiques
avait imaginé de si étranges machines de combat, rêvé de
guerres si neuves et si savantes, conçu de si colossales batailles
sur terre et dans l'air, à coups de chimie et d'électricité ! Rap-
pelez-vous l'effrayante descente des Martiens en Angleterre, la
guerre aérienne entre la Germanie et les Etats-Unis, etc. Il
était naturel de tourner vers lui un regard d'attente et d'espoir,
— espoir de je ne sais quel engin merveilleux qui armât for-
midablement l'Angleterre et décidât d'un coup la victoire. E-t-
ce que notre Jules Verne n'avait pas été le premier à diriger un
ballon et à faire naviguer un sous-marin? Or, Wells, qui, ayant
un coin de cruauté dans l'imagination, combine Jules Verne
avec Edgar Poe, n'était-il pas tout désigné pour la création de
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 311
l'arme inouïe, semeuse d'épouvante, qui serait le salut des
Alliés? N'apporterait-il pas au monde la formule libératrice?
Comment en vouloir à Wells s'il l'a cru un peu lui-même?
On l'a vu, revenant à ses visions de guerre dans les airs,
faire campagne pour l'emploi d'avions sur un plan gigantesque.
Ce seraient des escadres de milliers d'aéroplanes qui, franchis-
sant les tranchées où se tapit l'envahisseur, voleraient au delà,
parmi les troupes au repos, dans les villes de l'arrière, jusque
dans la lointaine Allemagne, pour répandre l'incendie et la
mort. Les Alliés se sont-ils inspirés de ce projet du journaliste?
C'est après qu'il eut paru, notons-le au crédit de Wells, qu'ont
effectivement commencé ces raids d'escadrilles aériennes dont les
communiqués nous ont dit les hardiesses et les succès, — rame-
nés, il est vrai, à des proportions plus modestes que le pro-
gramme du romancier, pour lequel n'existent ni les difficultés
de la création réelle, ni la résistance de la matière.
Wells s'est, avec moins de bonheur, aventuré dans la stra-
tégie, et, pour atteindre ses fins stratégiques, dans la diplo-
matie. Il a vu dans la Hollande la clé de l'Allemagne. Diplo-
matie qui effraya la censure anglaise, car son article, destiné à
un journal de Londres, ne put paraître, en février 1915, qu'à
New York. C'était un appel à la Hollande de sortir de sa neutra-
lité. Qu'elle ouvre son territoire aux Alliés, leur permettant de
gagner par cette voie défendue le cœur de la Germanie, et ce
sera la victoire finale hâtée de bien des mois. Et, du même
coup, ce sera le salut de la Hollande, qui ne peut être assuré
que par la victoire de l'Angleterre. Seuls, les Alliés lui garanti-
ront son indépendance, son territoire respecté, même agrandi.:
Ainsi Wells en appelait à la fois aux intérêts et aux sentimèns
de la Hollande. Mais, en romancier tourné vers l'avenir et peu
renseigné sur le passé, — Wells méprise le passé, qui, de temps
à autre, se venge, — il posait naïvement en principe une sorte
de communauté de souvenirs et d'aspirations entre la Hollande
et la Grande-Bretagne. Il ignorait vraiment trop l'histoire.
Il n'avait nulle idée des souvenirs amers laissés dans les
Pays-Bas par un empire colonial aujourd'hui très diminué, par
une suprématie navale disparue, le tout au profit de l'Angle-
terre. C'est ce que lui rappela, avec quelque ironie,
M. H. W. van Loon, le journaliste hollandais qui lui répondit,
lequel protesta de sa grande pitié pour les Belges, de la grande
318 REVUE DES DEUX MONDES.
sympathie de son pays pour la France, mais déclina, au nom de
ses compatriotes, cette invitation venue de la Grande-Bretagne
à risquer la mort en rompant pour elle avec la Germanie.
Pénible réplique, un peu méritée tout de même par l'écri-
vain trop sûr de lui, qui s'improvisait à la fois historien et
diplomate.
Il faut bien le dire, il y a chez Wells une intrépidité de
jugement, qui fait de lui un des plus entrainans parmi les
auteurs, mais qui tout de même devance trop l'examen des
faits. Il doit relire aujourd'hui avec surprise cette phrase qu'il
écrivait en décembre 1914 : « L'armée allemande est tout ce
que les partisans de la conscription rêvaient de faire de notre
peuple. C'est, en fait, une armée qui est d'environ trente ans
en arrière de ce qu'exigent les conditions contemporaines. »
Ou que pense-t-il de son mot sur « la prétendue faculté organi-
satrice des Allemands (sham efficient Germans)? »
Au moment où on serait enclin à l'accuser de trancher des
questions qu'il connaît mal, il nous désarme d'ailleurs en
avouant lui-même son ignorance. 11 a le curieux privilège de
la connaître et cependant de n'en être ni gêné ni repentant. Le
voici, par exemple, c'est en août 1914, qui refond la carte de
l'Europe. Il éprouve une allégresse extrême à penser que toute
l'Europe, toute la société, peuvent être remaniées. « C'est, dit-il,
une époque d'une incalculable plasticité. » Et il s'en donne à
cœur joie. Il fait hardiment une Suisse au centre même de
l'Europe, avec les résidus slaves, bohèmes et hongrois de l'Au-
triche. Il supprime d'un trait de plume les rois des Balkans, car
il ne voit pas le besoin « de conserver ces pustules d'ambition
maligne sur la belle face du monde. » Puis il ajoute : « Voilà
mon idée personnelle du but où nous devons viser dans cette
guerre... Très manifestement, dans toutes ces questions je suis
bel et bien un ignorant. Très manifestement, mes plans sont
fort mal digérés (crude stuff). Et j'admets que j'ai le sentiment
d'une présomption absurde à m'asseoir devant la carte de l'Eu-
rope, comme un convive devant le canard qu'il va découper... »
Mais cela ne le retient pas de découper le canard, et il affirme
même que c'est le devoir de tout homme moyennement intel-
ligent de faire ainsi de la géographie politique.
Son audace de profane apparaît plus au vif encore dans
cette fougueuse lettre au Times qu'il écrivit le 31 octobre 1914,
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 319
au moment où une descente allemande sur les côtes anglaises
ne paraissait pas impossible. Il y préconise la leve'e en masse,
la mobilisation instantanée de tout ce qu'il reste d'hommes non
employés sur le front belge, des trop jeunes et des trop vieux,
armés de carabines, employant pour se concentrer tous les
véhicules imaginables. Les experts, c'est-à-dire les spécialistes,
ont raillé cette idée, mais Wells rend aux experts dédain pour
dédain :
Que les experts ne se fassent pas d'illusion sur ce que nous autres, gens
ordinaires, nous ferons si nous trouvons un beau matin des soldats alle-
mands sur le sol anglais. Nous nous battrons. Si nous ne pouvons pas nous
battre avec des fusils, nous nous battrons avec des carabines de tir; si
nous ne pouvons pas nous battre d'après les règles de la guerre faites appa-
remment par les Allemands pour ligoter les experts militaires britan-
niques, nous nous battrons selon nos lumières intérieures. Il se présentera
une multitude d'hommes et un nombre non petit de femmes, pour tirer
sur les Allemands. Il sera impossible de les en empêcher après les histoires
belges. Si les experts tentent de s'interposer avec leur pédantisme, nous
tirerons sur les experts.
Sans doute, nous comprenons trop bien qu'à la pensée d'une
invasion la souffrance s'exalte jusqu'à la frénésie. Mais que dire
de ce mépris des experts, au fond duquel on aperçoit une foi
effrénée en l'incompétence individuelle, un anarchisme infini?
Ce qui est ici particulièrement curieux, c'est que Wells s'était
montré d'un bout à l'autre de ses œuvres partisan d'une organi-
sation scientifique rigoureuse de la société, et que cette orga-
nisation ne se comprend guère sans experts, qu'elle est l'inverse
même de cette improvisation militaire qu'il recommande ici.
En somme, dans une heure de passion, Wells contredit sa
pensée maîtresse.
Il y aurait quelque chose de pathétique dans sa situation
présente si lui-même paraissait le moins du monde en souffrir.
Lui qui eut pour idéal une société où les laboratoires rempla-
ceraient les temples, où les savans tiendraient lieu de prêtres,
où la vie sociale, matérielle et intellectuelle, serait dirigée par
l'Etat socialiste puissant et instruit, il avait été conduit à pro-
poser un modèle de perfectionnement national, qui ressemblait
beaucoup plus à l'Allemagne des chimistes et des techniciens
qu'à ce pays de l'empirisme, de la liberté hasardeuse, du pro-
grès au petit bonheur qu'est l'Angleterre. Mais par momens,
320 REVUE DES DEUX MONDES.,
dans son patriotisme exacerbé par la guerre et le péril, il
oublie tout de ses systèmes. En bonne foi, nous ne lui en vou-
lons pas. Nous l'aimerions même davantage de s'humaniser ; s'il
était un rien plus modeste, nous lui saurions gré de céder à l'in-
stinct et de raisonner(ou déraisonner) comme le premier venu.
Il est toutefois un ordre d'idées où il montre plus de persé-
vérance, et où d'ailleurs, pour une bonne raison, nul démenti
ne lui a été infligé par les faits. C'est quand il décrit l'avène-
ment de la paix prochaine, — de cette paix qui sera définitive.
Car, ainsi que le dit le titre d'une de ses premières brochures,
la guerre actuelle est « la guerre qui mettra fin à la guerre, »
et, comme l'exprime le titre d'une autre, la paix qui la suivra
devra être « la paix du monde. »
Wells, qui nous a décrit dans ses romans des guerres
effrayantes comme des cauchemars, n'a été guidé vers ces
sujets, dit-il, que par son horreur même de la guerre. Il a
voulu en détourner les hommes par la peinture des invraisem-
blables massacres qui résulteraient de l'emploi des armes scien-
tifiques nouvelles. Il est lui-même un pacifiste déterminé, mais
en idéaliste, non point à la manière d'un utilitaire comme
Norman Angell, qui condamne la guerre parce qu'elle ne fait
pas ses frais.
Or, dit Wells, c'est là justement la seule chose honorable et attrayante
qu'on puisse dire de la guerre. Rien de ce qui vaut vraiment la pein?
qu'on le recherche dans la vie ne fait ses frais... L'amour ne fait pas ses
frais, l'art ne fait pas ses frais, l'honnêteté n'est pas la meilleure poli-
tique ; la générosité invite les natures basses à l'ingratitude. A quoi
bon cet argument de petit marchand ? Il révolte tous les hommes
honorables.
Non, ce pour quoi Wells exècre la guerre, c'est parce qu'elle
est « atrocement laide, cruelle, destructrice d'innombrables
beautés. » Et puis, par-dessus le marché, « parce que c'est une
chose assommante. C'est un insupportable ennui. La guerre et
la préparation à la guerre, les impôts, l'exercice, l'intrusion
dans toute activité libre, l'arrêt et le roidissement de la vie,
l'obéissance à des gens de troisième ordre vêtus de l'uni-
forme, dont les Allemands ont été les infatigables protago-
nistes, — tout cela est devenu une intolérable plaie pour
l'humanité entière. »
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 321
Cet antimilitarisme est plus tenace chez Wells que ses
autres senlimens. On le retrouve, avec l'espoir d'une paix qui
sera pour toujours dans ce Demain? qui est en train de paraître.
Pourtant, telle est la nature impulsive de l'auteur que l'on a
pu se demander un instant s'il n'allait pas verser dans l'autre
sens et adorer ce qu'il avait brûle'.
Il écrivait en octobre 1915 un article : Looking aheadl qui
est de sa part bien surprenant. La guerre, y déclarait-il, a
transfiguré l'Angleterre. Jamais Wells, qui n'avait encore
consacré à sa patrie que des satires, ne l'a vue aussi noble :
« L'Angleterre est aujourd'hui un pays plus propre, plus endurci,
plus brillant et plus beau qu'il n'était en août 1914. Elle a
l'àme plus suave et est à tout prendre plus heureuse qu'il y a un
an. » Le luxe frivole a seul perdu. Ce qui frappe l'observateur
étranger, c'est le nombre inouï de soldats, la khakification de la
Grande-Bretagne. Des millions déjeunes gens qui eussent végété
dans la routine de la vie industrielle ou commerciale ont été
élevés à l'héroïsme... Et c'est mieux encore pour l'avenir. Une
grande transformation sociale s'accomplit. Les volontaires n'ont-
ils pas leur vie assurée par l'Etat? Les femmes ne reçoivent-
elles pas des allocations après le départ de leurs maris, des
pensions après leur mort? « Toutes les ressources du pays sont
pour les hommes qui servent leur pays, doctrine qui s'étendra
facilement du temps de guerre au temps de paix. » Une mul-
titude de traditions et de préjugés sont en train de s'évanouir.
« Cette guerre nous a changés. L'Angleterre est aujourd'hui
mobile et plastique comme elle ne le fut jamais jusqu'ici.
L'Angleterre est en fusion. L'Angleterre qui était un rocher est
vivante. » Rien n'y sera plus comme auparavant. Le sceptre
financier passera de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis. « L'An-
gleterre cessera d'être le pays gras du monde. Le douteux pri-
vilège de cette graisse ira de l'autre côté de l'Atlantique. » Ce
ne sont pas les classes inférieures qui auront le plus souffert de
la guerre : ce sont celles qui avaient des réserves d'argent, des
capitaux placés :
Nous soutenons cette guerre avec nos économies, avec notre graisse
sociale. Toute la communauté en est appauvrie, mais, à proportion, les
riches deviennent plus pauvres, et les pauvres plus à l'aise. II se détruit
beaucoup de richesse, mais beaucoup de richesse aussi se distribue...
L'Angleterre qui sortira de cette guerre sera une Angleterre plus maigre,
TOME XXXIII. — 1916. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
plus expérimentée et plus démocratique. Elle aura rompu avec ses habi-
tudes d'acquiescence et de liberté chaotique. Son imagination aura été
excitée à l'activité. Et il sera arrivé quelque chose d'analogue à toutes les
communautés européennes.
Car c'est à l'Europe entière, sachons-le bien, que Wells étend
le bienfait de la guerre dont nous jouissons. Etrange pacifiste
qui s'est ainsi oublié un jour. On comprend mal qu'il ait pu
revenir ensuite à ses rêves de paix éternelle. Et cette preuve
s'ajoute aux indices déjà relevés pour montrer tout ce qu'il y a
d'imaginatif chez ce systématique, de capricieux dans ce dévot
de la science. Avec ses airs de laboratoire, il est l'homme le
plus impatient d'expérimentation attentive, le plus emporté par
sa verve, le plus conduit par la folle du logis. Cette constatation
nous rendra peut-être moins prompts à croire en ses prophéties
ou en ses panacées. Elle nous fait apparaître aussi la grande
part de jeu intellectuel, — souvent bien entraînant et vivifiant,
— qui subsiste dans son sérieux même. Si l'écrivain politique
en est un peu endommagé, le romancier n'en souffrira pas.
Gomme il y a l'antithèse de Shaw et de Chesterton, il y a
celle de Wells et de Kipling. Celle-ci était depuis une quinzaine
d'années un des lieux communs de la littérature anglaise. Elle
s'est encore accentuée avec la guerre. Wells représente une
réaction récente et violente contre les instincts et les traditions
de l'Angleterre. Kipling représente l'Angleterre même. Tout ce
qu'il y a de profond et de séculaire dans le sentiment national
s'est condensé dans ses livres. La loi morale et sociale qui a
régi le développement de l'Empire britannique a trouvé son
expression merveilleusement imaginative dans les livres de la
Jungle, — loi d'empirisme, de vaillance et de discipline, lutte
constante contre les élémens de désordre et de violence trouble.
Très franchement Kipling a été de tout temps impérialiste et
guerrier. Il avait une foi assurée dans l'hégémonie anglaise,
avant que la menace du pangermanisme lui fût connue. Il
croyait de toutes ses forces à la supériorité d'une nation, de sa
nation. Son idéal a été une vie d'action incessante, d'énergie
employée à la colonisation et à l'organisation de la terre : tâche
d'honneur, mais aussi devoir redoutable, le lourd fardeau du
blanc. De la fermentation démocratique et socialiste qui
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS.
323
agitait son pays à l'intérieur, il s'était détourné avec une irri-
tation inquiète. Rien de plus constant chez lui que le dédain du
parlementarisme et de la bureaucratie, que son mépris des
hommes qui, parlant ou griffonnant, prétendaient diriger de
Londres les volontés vaillantes et intelligentes éparses sur
toutes les frontières de l'immense empire.
Rien en lui du pacifiste. Il aimait la guerre, il adorait les
soldats, admirant par-dessus tout le courage et l'esprit de
sacrifice. Il ne considérait d'ailleurs pas la prospérité matérielle
comme un idéal, la jouissance ou le repos comme un but.
Agir, tendre ses forces à les briser, c'était le seul bonheur qu'il
reconnût. Il était le poète et le romancier de l'héroïsme. Mais
son impérialisme se distinguait du pangermanisme par les
conditions profondément différentes de la Grande-Bretagne et de
l'Allemagne. L'Allemagne ne pouvait réaliser son rêve que par
la guerre européenne et la conquête. L'Angleterre largement
pourvue avait surtout à organiser ses possessions presque illimi-
tées. D'autre part, l'esprit anglais d'individualisme s'opposait en
lui à l'étatisme germanique. Pour Kipling, la vertu primordiale
était l'initiative; il exaltait le caractère plus que la science; la
discipline consentie, non la discipline machinale.
Aussi la guerre présente ne pouvait-elle pas être envisagée
par lui avec le même courroux, la même angoisse, la même
stupeur, que par les radicaux surpris au beau milieu de leurs
rêveries pacifistes. Kipling y vit plutôt une secousse opportune
donnée à des énergies qui commençaient à somnoler. Il l'ac-
cepta comme une chose inévitable et peut-être salutaire. Les
deux peuples qui visaient à l'hégémonie devaient nécessaire-
ment un jour affronter leurs forces. Il n'y avait qu'à être le plus
fort. Et sans doute il se fût abstenu de toute condamnation
morale de l'ennemi, si celui-ci eût respecté les lois fondamen-
tales dont pas même la guerre ne dispense.
La terre est une jungle, bien entendu. Elle n'est pas, proba-
blement ne sera jamais, ce paradis que voient en songe les
pacifistes et où les loups fraterniseront avec les agneaux. Mais
vous savez que, même dans la jungle, il y a une loi, un bien et
un mal, une vertu et un vice, une foi et une perfidie. Il est de
certaines choses qui ne doivent pas y être faites. Or, les
Allemands se sont mis hors de la loi de la jungle. Ce sont les
chiens rouges, les Dholes, que tous les autres animaux se
324 REVUE DES DEUX MONDES.:
doivent réunir pour exterminer. Par la violation de leur foi
jurée, par les atrocités dont ils se sont souillés, les Allemands
sont sortis de l'humanité. Et c'est ainsi que dans un discours
prononcé pour le recrutement, à Southport, devant dix mille
auditeurs, Kipling posera la question :
L'Allemand ne reconnaît l'existence d'aucune loi, — moins encore de
celles auxquelles il a souscrit lui-même. Il est exécrable pour avoir, de
propos délibéré, accumulé en Belgique les horreurs. Donc, tant qu'il
existera une Allemagne non brisée, la vie sera intolérable sur cette planète,
non seulement pour nous et nos alliés, mais pour toute l'humanité... Il
n'y a aujourd'hui que deux catégories dans le monde : les êtres humains et
les Allemands.
Voilà qui est simple et net et décisif. Ces mots prononcés,
Kipling donne congé à toute théorie, à tout examen des causes,
à toute prophétie sur la paix à venir. Il ne disserte pas, il
n'argumente pas, il agit. Et il y a plaisir à passer de tant de
pages, où les plus belles et ingénieuses paroles semblent un
peu vaines, à celles de Kipling où chaque mot est un appel
direct à l'énergie.
A cet égard, ses vers et sa prose se valent.: Leur objet est
précis et immédiat. Il s'est employé à activer le recrutement
des volontaires pour l'armée de Kitchener, tantôt stimulant
les enrôlemens par le récit de sa visite au front français, par
l'admiration de l'immense effort que fait notre nation tout
entière, d'où l'Angleterre doit tirer un exemple et une
leçon; tantôt signalant aux hésitans de son pays les durs tra-
vaux quotidiens de ces recrues spontanées dont les camps
recouvraient peu à peu la campagne anglaise. Ou bien il est
allé parmi ces marins qui lui sont si chers. Non pas exacte-
ment sur la flotte royale, mais explorant « les franges de la
flotte, » évoquant pour les millions d'Anglais et d'alliés qui
s'en doutaient à peine, l'incessant labeur, si monotone et si
périlleux, de cette multitude presque anonyme qui sert d'auxi-
liaire à la flotte régulière, — de ces officiers de marine retraités,
de ces matelots du commerce et de ces pêcheurs qui, par une
vigilance de toutes les heures, jour et nuit, montés sur les
embarcations les plus hétéroclites, draguent les mers, sur-
veillent les sous-marins allemands, visitent les navires suspects,
assurent aux autres les routes du trafic, tiennent libres les
côtes anglaises et bloquent l'Allemagne, — en un mot garan-
LA GUERRE VUE PAR LES ÉCRIVAINS ANGLAIS. 325
tissent à la Grande-Bretagne cette absolue prédominance mari-
time en quoi l'Entente met un de ses plus fermes espoirs de
victoire définitive.
Croquis vifs et elliptiques, raccourcis parfois déconcertans,
notes trop succinctes pour supporter d'être analysées, qu'il faut
lire intégralement et compléter en les lisant, vibrations suc-
cessives d'un œil rapide, — tout le contraire de ce journalisme
qui, autour d'une seule maigre impression, d'un pauvre fait
isolé, accumule indéfiniment les mots.
Et, tout le temps, Kipling a un objet pratique. A l'Angle-
terre encore déconcertée par la grandeur des sacrifices spon-
tanés que lui offrent tant de ses enfans, il s'acharne à faire
sentir les devoirs que cette abnégation impose au reste du
pays. Il admire les volontaires et réclame pour eux l'unanime
admiration :
Dieu sait qu'ils se donnent assez de peine, ces soldats, ces sous-offi-
ciers et ces officiers, avec cette manière masquée et cette sourdine de
nos hommes quand nous sommes réellement au travail. Ils sont tous au
commencement des choses; ils créent dans le chaos; ils font face aux
nécessités à mesure qu'elles apparaissent; ils trouvent des pierres
d'achoppement dans toutes les directions et ils les écartent à force de
simple bonne volonté, de bonne humeur, d'abnégation, de sens commun,
et autres vieilleries de rebut...
Car toute l'Angleterre ne s'est pas mise en mouvement d'un
coup, et Kipling attaque avec une mordante ironie ceux de ses
compatriotes qui n'ont encore incliné aucune de leurs commo-
dités personnelles devant les besoins de l'heure, ceux dont le
paisible et décent confort entend n'être pas dérangé d'une
ligne par le tumulte des apprêts militaires. Il nous montre
autour du manoir ce parc dans lequel manœuvrent des artil-
leurs, mais avec défense expresse de passer sur le terrain de
golf, — défense très gênante, car, comme le dit à Kipling un
des canonniers : « Ça vous coupe vos effets de tactique. » Et
Kipling d'ajouter : « L'impudence parfaite, comme la parfaite
vertu, est inexpugnable, et, après tout, les éclairs de cette
guerre qui ont mis en relief tant de résolution et d'esprit de
sacrifice, doivent également faire ressortir certaines âmes et
certaines institutions qui sont incorrigibles. »
Ailleurs, il nous promène dans un camp de magnifiques
volontaires canadiens, tous en pleine activité, et il nous trace
326 REVUE DES DEUX MONDES.
à côté quelques silhouettes de ces réfractaires à l'enrôlement
qui correspondent là-bas aux embusque's de chez nous :
Trois jeunes hommes parfaits de santé, qui étaient en train de réparer
le gazon d'une pelouse de golf, interrompirent leur tâche pour venir
regarder les Canadiens. Deux jeunes cavaliers (également robustes)
montés sur des chevaux de sang, les genoux au menton et leur selle entre
les oreilles du cheval, traversèrent la pelouse au petit galop. Le bruit des
automobiles militaires agita leur monture. Les cavaliers civils ont à subii
de grands ennuis aujourd'hui. Un gentleman s'est déjà plaint de ce que
ses galops personnels sont saccadés par les roues des canons et irrémédia-
blement abîmés.
Ainsi va Kipling, combattant avec sa plume, recrutant avec
son ironie, réconfortant de sa cordialité tous ceux qui donnent
à la patrie leur peine ou leur sang, cinglant les dernières résis-
tances de l'égoïsme et de la torpeur. Il est moins à compter
parmi les littérateurs de la guerre que parmi les soldats. Il a
donné à la préparation de la victoire toute l'énergie de son
talent, comme il lui a donné, hélas 1 son fils unique, tombé sur
le champ de bataille.
*
* *
C'est assurément par Kipling qu'il conviendrait de conclure,
si l'on se réglait ici pour leur distribuer des places sur le seul
génie des écrivains. Il est le plus original comme le plus illustre
parmi les littérateurs anglais de ce temps. Cependant, il a paru
à propos de laisser le dernier mot à John Galsworthy parce que
c'est lui qui, de tous, nous apporte la réponse la plus com-
plète et la plus commodément formulée à la question : « Que
fera l'Angleterre pour le succès commun? »
L'esprit de Galsworthy dut être, au moment où la guerre
éclata, troublé entre tous. C'était un démocrate résolument
réformateur, un critique obstiné de l'idéal anglais traditionnel,
voisin par les idées de Shaw et de Wells. Comme eux, il
était pacifiste résolu. Il dira dans le Credo qu'il écrivit en
décembre 1914 :
Je crois en la paix de tout mon cœur. Je crois que la guerre est un
crime, — une noire souillure faite à l'humanité et au bon renom de
l'homme. Je hais le militarisme et le dieu de la force. J'irais à n'importe
quelle concession pour éviter une guerre d'intérêt matériel, une guerre
qui ne reposerait pas sur des principes, car je me méfie profondément
du sens ordinairement donné à ces mots : l'honneur national.
LA GUERRE VUE PAR LES ECRIVAINS ANGLAIS. 327
Mais il était dès avant la guerre aussi différent de Shaw et
de Wells par le tempérament qu'il se rapprochait d'eux par
ses idées. Celait avant tout un psychologue, et ses romans
fameux tels que Les Pharisiens de l'île et l'intraduisible Man of
Property se distinguaient par un sérieux dans la satire même,
un besoin de justice et de vérité, qui témoignaient d'une
conscience scrupuleuse jusqu'à l'inquiétude.
La souffrance de cette conscience, lorsque la guerre fut
déclarée, ne pouvait s'étourdir par des paradoxes brillans ou
de téméraires visions d'avenir. Il semble qu'il ait d'abord
éprouvé une stupeur douloureuse. Il connut ce noble tour-
ment dont souffrirent à la fin du xvnr9 siècle les Goleridge et
les Wordsworth mis en demeure d'opter entre leur patriotisme
et leur amour de la Révolution française. Pour Galsworthy, il
s'agissait de savoir s'il approuverait la participation de
l'Angleterre à la guerre continentale. Il n'avait, pas plus que
Wordsworth, la faculté de s'aveugler sur les défauts ou sur les
responsabilités antérieures de son pays. Si le crime présent de
l'Allemagne éclatait aux yeux, il n'en était pas moins certain
que l'Angleterre avait été conquérante et accapareuse dans le
passé.
Où d'autres se jetaient, le cœur léger, dans la mêlée,
Galsworthy pesait donc le pour et le contre, et c'est après un
examen poignant que dans le même Credo il concluait pour sa
patrie et pour la guerre :
Je ne crois pas que le chauvinisme jaloux et apeuré ait jamais été plus
que la frange sale du pacifisme anglais, et je proclame ma foi sacrée que
ma patrie est entrée en guerre, non par peur, ni par espoir d'agrandisse-
ment, mais parce qu'elle le doit, pour l'honneur, pour la démocratie, et
pour l'avenir de l'humanité.
Depuis le jour où il eut atteint cette conclusion, Galsworthy
n'a plus cessé d'exprimer sa propre détermination de mener la
guerre jusqu'au bout et d'inculquer à ses compatriotes, particu-
lièrement à ces pacifistes parmi lesquels il se rangeait naguère,
une résolution semblable à la sienne.
Il a voulu aussi expliquer le caractère de ses compatriotes
aux étrangers, aux neutres. Et c'est ainsi que, l'année dernière,
il était amené à écrire pour une revue d'Amsterdam un article
qu'il intitulait Diagnostic de l'Anglais. Il ne semble pas que cet
328 REVUE DES DEUX MONDE8.;
article ait pénétré chez nous, et c'est dommage. Il nous inté-
resse au premier chef, car il émane d'un romancier qui s'est
révélé le juge le plus pénétrant, le plus indépendant aussi, du
caractère national, que l'Angleterre ait produit depuis Meredith.
Et puis, ce diagnostic est tout dirigé vers la solution que nous
cherchons. Galsworthy établit que l'Anglais est, surtout par sa
faute, mal connu sur le continent, que d'ailleurs il se connaît
mal lui-même. Or, il est une des principales valeurs de la
guerre européenne, et il est nécessaire de saisir son caractère
pour pronostiquer l'issue de la lutte.
Il est impossible de suivre d'un bout à l'autre l'analyse que
nous' offre Galsworthy, et d'ailleurs le regret qu'on a d'omettre
un bon nombre de considérations tirées du tempérament phy-
sique, du climat, de la géographie, des Public Schools et des
institutions politiques, est amoindri par la pensée que, depuis
les Notes sur l'Angleterre de Taine et les travaux de Boutmy, sans
parler des belles études récentes d'André Chevrillon, de sem-
blables remarques sont familières en France. Contentons-nous
de glaner quelques avis donnés au passage.
D'abord, « il ne faut pas juger l'Anglais sur sa presse, qui,
recrutée, à quelques exceptions près, parmi ceux qui ne sont pas
des Anglais-types, est bien des fois trop montée en couleur
pour représenter le véritable esprit anglais... Il ne peut pas non
plus être jugé sur la partie de sa littérature qui est le mieux
connue sur le continent. L'Anglais proprement dit est inca-
pable d'expression ; il est inexprimé. » Et ici, Galsworthy se
trouve en parfait accord avec Kipling pour reconnaître qu'un
des traits caractéristiques de l'Anglais est la répression de la
personnalité enseignée comme un devoir dans les Public
Schools : « Ne montrez jamais vos sentimens, — les montrer
n'est pas viril et assomme autrui. Ne criez pas quand vous vous
faites mal, car cela vous rend insupportable aux autres...
Évitez toute emphase de parole et de manière, sous peine de
vous faire moquer de vous. » Cette maxime est suivie à tel
point que, sauf dans sa presse, l'Anglais a l'habitude de tout
atténuer (understate).
Les étrangers s'y trompent, — n'a-t-il pas été dit au début
de cet article que nous autres, Français, avons pu nous en
étonner et presque nous en scandaliser? — et ils appellent
indifférence ce qui est peur de l'effet et de l'éclat. Kipling, de
LA GUERRE VUE PAR LES ECRIVAINS ANGLAIS. 329
son côté, avait été frappé, dans son séjour en France, des
fâcheuses interprétations que nous donnions à ces litotes
anglaises : « S'il nous est difficile de comprendre les Français,
écrivait-il, il est plus difficile encore pour les Français de nous
comprendre. Je ne les en blâme pas. Par exemple, vous vous
rappelez S... causant de cette infernale affaire que nous avons
eue en avril dernier. Impossible de lui en faire dire plus que :
'Twas damned unhealthy . (C'était diablement malsain.) Et il est
comme nous tous Anglais. Et que diable voulez-vous que les
Français fassent de cela? Nous sommes tous aussi inarticulés
que nous l'étions à notre premier jour. »
Ne nous méprenons donc pas sur ce tour de langage qui est
un trait de caractère, et cessons d'y voir un manque de convic-
tion, de sérieux ou d'intensité. Galsworthy en tire au contraire
argument de force latente. Et il estime qu'il faut de même
mettre au nombre de nos raisons de confiance la lenteur de
décision et de mouvement de ses compatriotes. Enfin, rassem-
blant toutes les caractéristiques diverses qu'il a relevées chez
l'Anglais, il aboutit à cette conclusion qui vaut d'être signalée :
Il faut qu'on mette une chose sous le nez d'un Anglais pour qu'il se
décide à agir. Faites-le et il continuera d'agir après que tous les autres se
seront arrêtés. Il vit beaucoup dans le moment présent parce qu'il est
essentiellement un homme pratique, et non un homme d'imagination. Son
manque d'imagination le rend, au regard du philosophe, un peu ridicule.
Dans les affaires, cela lui nuit au départ, mais une fois qu'il s'est mis en
train, cela lui donne une incalculable force d'endurance. L'Anglais, en
partie par manque d'imagination et de sensibilité nerveuse, en partie par
aversion innée des extrêmes et par habitude de réduire au minimum toute
expression de ses sentimens, est l'exemple parfait de la conservation de
l'énergie... Il a besoin d'être convaincu et il faut un tas de preuves pour le
convaincre. 11 absorbe les idées lentement, à contre-cœur; il préfère ne
rien imaginer du tout, à moins d'y être obligé, mais à proportion de la len-
teur avec laquelle il s'avance est la lenteur avec laquelle il recule !...
Pour la situation particulière à laquelle l'Anglais doit aujourd'hui faire
face, il est terriblement bien adapté. Parce qu'il a si peu d'imagination, si
peu de faculté d'expression, il économise ses nerfs tout le temps. Parce
qu'il ne se jette jamais aux extrêmes, il économise son énergie de corps
et d'âme. Preuve a été faite depuis six mois (1) que les hommes de toutes
les nations sont à peu près également doués de courage et d'esprit de sacri-
fice ; c'est d'autres qualités que l'on doit attendre la victoire dans une
(1; Ceci était écrit au début de 1915.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre d'épuisement. L'Anglais ne s'analyse pas, il ne médite pas, ni ne
voit plus loin devant lui qu'il n'est nécessaire, et il lui faut son bout de
plaisanterie. Ce sont là des avantages effrayans et merveilleux...
Quand commença cette guerre, l'Anglais frotta ses yeux tout embués
de pacifisme. Il se les frotte encore un peu, mais de moins en moins
chaque jour. Profondément épris de paix par habitude et par tradition, il
comprend vraiment aujourd'hui qu'il est plongé dans la guerre jusqu'au
cou. Pour quiconque le connaît bien, c'est quelque chose (1)!
On doit avouer franchement que, du point de vue esthétique, l'Anglais
privé de lumières et d'ombres, vêtu d'un complet marron, et surhumai-
nement d'aplomb sur ses pieds, n'est pas trop attrayant. Mais pour la
lente besogne de la guerre actuelle, usante, déchirante et terrible, l'Anglais
qui se bat de son propre gré, qui manque d'imagination, humoriste,
combatif, pratique, jamais porté aux extrêmes, optimiste muet et invé-
téré, et terriblement tenace, est sans aucun doute équipé pour la victoire.
Paroles réconfortantes, et d'autant plus clignes de foi qu'elles
partent d'un homme moins disposé à l'illusion patriotique,
qui dans toute sa carrière de romancier a pesé sans indulgence
le bon et le mauvais du caractère national et qui, le connais-
sant du dedans, l'a jugé avec l'impartialité d'un étranger.
Mais la conclusion à laquelle atteint Galsvvorthy est au fond
la même où aboutissent les quelques écrivains dont il a été
parlé, si divers que soient leurs tempéramens et leurs points de
vue. Shaw lui-même, pour qui sait lire sa vraie pensée sous
ses sarcasmes, ne fait pas exception. Et une affirmation de
foi semblable sort des pages d'une multitude d'autres hommes
de lettres, prosateurs ou poètes, qui n'ont pu malheureusement
trouver place dans ce choix trop restreint et un peu arbitraire :
Thomas Hardy, Edmund Gosse, Arnold Bennett, Jérôme K.
Jérôme, Gonan Doyle, Hilaire Belloc, Maurice Hewlett, Laurence
Bynion, pour n'en citer que quelques-uns. Tous s'entendent
pour réclamer que la guerre soit conduite sans fléchir jusqu'au
bout et pour qu'elle soit décisive. Tous sont d'accord pour croire
que l'Angleterre est pour sa part capable de la mener à bonne
fin, et aucun d'eux ne doute un instant que, ce que l'Angleterre
peut, elle ne le veuille.
Emile Legouis.
(1) En français dans le texte.
LA VIE CHÈRE
II
CHEZ NOS ENNEMIS
« Beaucoup d'Allemands du Nord, écrivait récemment, dans
le Berliner Tageblatt, M. Théodor Wollf, ne se trouveront pas
mal de modérer leur consommation de beurre ; car, dans ce
pays, les personnes que l'indigence ne préserve pas des excès
de nourriture sont souvent affligées d'une monstrueuse obésité.
Il y a des peuples qui savent se nourrir et qui ne voient pas la
nécessité d'ajouter du beurre au fromage. »
Il y en a, n'en doutez pas, monsieur Wollf, et parmi ces
peuples figuraient les Allemands de naguère ; puisque l'Alle-
mand de 1914 mangeait le double de ce que mangeait celui
de 1870. Les chiffres le prouvent sans réplique, et les hommes
politiques d'outre-Rhin le constataient, non sans orgueil, avant
la guerre.
I
C'est assez dire que, si les jeunes générations nées au sein
de cette abondance récente, si même les vieilles gens qui
s'étaient graduellement accoutumés à ce bien-être croissant,
éprouvent quelques tiraillemens d'estomac à perdre en quelques
mois les satisfactions de bouche qu'ils avaient gagnées en un
(1) Voyez la Revue du 1" avril 1916.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
demi-siècle, il n'en est pas moins vrai que l'Allemagne actuelle
pourrait être sevre'e de beaucoup de vivres sans être « affamée, »
ni en danger de souffrir de la faim.
Nous savons tous d'ailleurs que les inte'rêts matériels ne
comptent plus dans cette guerre ; l'Allemagne a sacrifié les
siens aux rêves d'une ambition morbide, et nous ne nous sou-
cions plus des nôtres, maintenant que le sang de nos fils a été
répandu à flots. Ce ne sont ni les embarras économiques, ni le
manque d'argent qui mettront fin à la lutte; ce ne sera pas
davantage la pénurie des armes et des munitions, puisque, des
deux côtés, elles se multiplient sans cesse ; mais ce sera un
jour l'inégalité d'effectifs des armées belligérantes, parce que les
hommes ne se fabriquent pas et ne se renouvellent pas comme
les choses. Ce jour-là, l'Allemagne qui, la première, déchaîna
le « nombre » et triompha par lui, sera vaincue par le
« nombre » à son tour.
Jusqu'ici, notre blocus, suscitant chez nos ennemis la hausse
de nombreuses marchandises, provoque seulement une certaine
gêne et entretient un mécontentement assez naturel parmi la
foule germanique, qui ne comprend pas pourquoi la guerre
dure toujours, puisque les Alliés sont, lui dit-on, depuis long-
temps terrassés.
Ce blocus, en raison des ménagemens dus aux neutres, fut
ultra-bénin tout d'abord : d'août 1914 à mai 1915, durant les
dix premiers mois de guerre, l'exportation d'Allemagne en
Amérique avait à peine diminué de moitié, par rapport aux
dix mois correspondans de 1913-1914. Mais, si l'on envisageait
le mois de mai isolément, elle n'avait plus été que de 15 mil-
lions de francs en 1915 contre 75 millions en 1914. Pour
l'importation des Etats-Unis en Allemagne, à ne considérer que
les statistiques, elle était tombée à presque rien; mais les
cotons, les laines et les blés faisaient un détour et entraient par
les petites portes Scandinaves et hollandaises. Avec une man-
suétude, que d'aucuns de ses dirigeans dans le Cabinet taxaient
de duperie, l'Angleterre attendit jusqu'à fin septembre prur
déclarer que « le pavillon ne couvrirait plus la marchandise. »
Les Allemands, eux, avaient crié bien avant qu'on ne les
écorchàt ; c'est même une contradiction piquante que celle du
gouvernement de Berlin : s'il veut protester contre le blocus et
réclamer la liberté des mers, il laisse entendre que le pays est
LA VIE CHÈRE. 333
affamé et manque de tout; s'il est question de la durée de la
guerre et des chances de victoire, il annonce que l'Allemagne
ne manque de rien et pourra tenir indéfiniment.
En tout cas, si l'on pouvait faire du pain avec des lois,
l'Allemagne en aurait à revendre, car ce n'est point de lois sur
les denrées et marchandises que l'on chôme en Germanie
depuis le début des hostilités; et ce n'est pas non plus d' « asso-
ciations, » de « conseils, » d' « offices, » de « comités, »
de Kriegswirthschaftsgeselleschaften, « centrales d'achats de
guerre. » Ces bureaux copieux, — il en est plus d'une centaine
peut-être, — où brille ce que nos voisins appellent complai-
samment « leur génie d'organisation, » sont composés partie
de fonctionnaires, partie de professionnels de bonne volonté,
chargés d'inventorier, acheter, réquisitionner, transformer,
répartir, contrôler, taxer, vendre et rationner la plupart des
alimens et des matières premières.
Tous participent des pouvoirs dictatoriaux dont le Conseil
fédéral a été investi par la loi initiale du 4 août 1914, que des
lois, décisions ou décrets postérieurs sont venus peu à peu pré-
ciser, étendre ou corriger. « Il y a déjà eu dix ordonnances sur
les pommes de terre, disait au Landtag le ministre de l'Agri-
culture prussien. Il n'est certainement pas agréable de prendre
toujours de nouvelles ordonnances. La critique est facile, et l'on
est beaucoup plus avisé lorsqu'on sort de la salle des délibéra-
tions que lorsqu'on y entre... » Ce colossal effort de bureau-
cratie, quelque louable qu'il puisse être, ne mérite pas l'admi-
ration béate où les Allemands se sont complu devant les rouages
compliqués de leur appareil disciplinaire.
A entendre M. Walther Rathenau, fils du fondateur de la
grande Société d'électricité, — Allgemeine Elektric Gesellschaft,
— conférencier sur les « Centrales » d'achat devant un audi-
toire respectueux, on croirait que le groupe de techniciens-
patriotes dont il fut le chef a sauvé l'Allemagne de la disette et
permis au printemps de 1915 le succès de son offensive en
Galicie. Tout au contraire, si l'on écoute les plaintes des com-
merçans, la « Société centrale d'achats» aurait commis nombre
d'erreurs, renchéri les prix en opérant des déplacemens inu-
tiles de marchandises et diminué la qualité des produits mis en
vente, pour n'en avoir pas pris le soin nécessaire en magasin.
Dans un pays où l'Est ruraj et producteur devait nourrir
334 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Ouest industriel et consommateur, la question des denrées
était pour beaucoup une affaire de répartition.
Or, le soi-disant « génie d'organisation, » prompt à prendre
un pavé pour tuer une mouche, a surtout institué quelques
paniques qui ont réjoui les Alliés. Il manquait à l'Allemagne,
l'an dernier, environ 23 millions de quintaux de froment
qu'elle achetait habituellement à l'étranger ; mais comme elle
avait supprimé ses exportations de seigle, dont elle récolte sur
son territoire 110 à 115 millions de quintaux, elle se trouvait,
avec les 40 millions de quintaux de froment de son propre sol,
être seulement en déficit d'une quinzaine de millions de quin-
taux de grains, défalcation faite des semences, pour
l'année 1914-1915, sur sa consommation de 160 millions du
temps de paix.
Ce déficit théorique et positif, accru par le gaspillage inévi-
table des réquisitions de guerre, par les lenteurs de transport
d'un point à l'autre de l'Empire, par le peu de goût qu'éprou-
vaient pour le pain bis les consommateurs de pain blanc, finit
par aboutir au rationnement, aux cartes de pain et à la fabri-
cation du fameux pain de seigle presque « complet, » dit KK
{Kartoffel, pomme de terre, et Korn, seigle), dont la fécule de
pomme de terre alourdissait et affadissait la pâte.
Cette réglementation effrayante avait organisé surtout la
dissimulation et le secret; si bien qu'à l'été de 1915 les auto-
rités ne purent même pas se rendre compte exactement de la
récolte. En août, « on trouvait, dit le directeur de la Société des
Céréales de guerre, 10 millions et demi de tonnes; c'était bien
peu, on comptait sur 14 à 15 ; le 16 novembre, nouveau recen-
sement encore inférieur. Les statistiques officielles estimaient
à 900 000 hectares la diminution de la surface cultivée en blé,
ce que les agriculteurs déclaraient impossible. » De fait, les
déclarations de la culture, lors de l'inventaire initial des blés,
furent partout reconnues fausses et inférieures à la réalité,
lorsqu'en février les introductions de blé roumain eurent
dissipé les craintes de disette.
La disette n'intéressait pas les 15 millions de producteurs
vivant de leur propre exploitation, parce que la quantité de
9 kilos de céréales à pain, par personne et par mois, qui leur
est concédée par les ordonnances, n'est, pour ces détenteurs du
stock, capables de se servir eux-mêmes, qu'une vaine formalité.
LA VIE CHÈRE. 335
Les 30 millions de population qui reçoivent la farine de leur
commune sont moins à l'aise, et les 20 millions d'habitans des
villes, servis par l'Office impérial des grains, ne le sont plus du
tout : les cartes de pain, à Brème, donnaient droit, le 15 mars
dernier, à 1725 grammes par semaine et par tête ; à Munich, à
1687 grammes; c'est moins de moitié de la consommation
normale du temps de paix.
Gomme ces quantités seraient insuffisantes pour les ouvriers,
des supplémens sont accordés à ceux qui se livrent aux travaux
pénibles. A Berlin, 600 000 cartes sont ainsi distribuées, don-
nant droit à un surplus de 105 grammes par jour; la ration
atteint alors 437 grammes. La qualité de ce pain parait inquié-
tante lorsqu'on le voit coté 0,45 centimes le kilo dans la même
localité où la farine se vend 1 fr. 65. L'écart entre les deux
chiffres est significatif; il est vrai qu'il existe de la « farine de
paille » à 0,32 centimes, que la farine de maïs ne vaut que
1 fr. 10 le kilo et qu'avec les « ilocons de maïs », à 0,55 cen-
times le kilo, on fait une espèce de panade très nourrissante.
Les listes de prix des vivres qui, des journaux allemands où ils
abondent, passent quotidiennement dans les nôtres, ne donnent
qu'une idée assez confuse, même incohérente, de la situation.
Les uns sont exagérés et tendancieux; les autres sont des tarifs
peu sincères parce que les marchandises auxquelles ils s'appli-
quent, comme le pain, ont changé de nature. A Cologne, à
Chemnitz, les cuisines roulantes de la ville circulent de onze
heures et demie à une heure et de six heures et demie à huit
heures du soir, dans un certain nombre de rues ; elles fournis-
sent, nous dit-on, diner et souper chaud pour une somme
minime. En effet, le conducteur délivre des tickets de 25 centi-
mes donnant droit à des portions d'un litre. Il faudrait y
goûter pour savoir ce que contient ce litre et s'il n'y a pas trop
de ces « succédanés » problématiques dont les Allemands sont
si fiers.
Je me souviens d'une boutique sur laquelle, durant le siège
de Paris en 1870, on lisait en gros caractères : « Boucherie de
chien, chat et rat. » Celle-là ne trompait point son monde, elle
appelait les choses par leur nom. Suivant le système qui prévaut
aujourd'hui chez nos voisins, elle se fût appelée : « Boucherie
de succédanés. » Car le succédané alimentaire n'est pas, comme
on essaie de nous le faire croire, une invention comestible,
336 REVUE DES DEUX MONDES.)
mais l'application de la vieille formule : « Faute de grives on
prend des merles » et même des moineaux.
Leurs orateurs ont beau déclarer que « la science et la
technique allemande ont découvert et mis en pratique de nou-
veaux produits de substitution qui nous permettront de « tenir »
et. seront après la guerre une richesse durable, » croyez bien
que les bourgeois cossus d'outre-Rhin ne font sur leur table
aucun usage de ces produits si savamment « substitués. » Les
citoyens pauvres ne leur témoignent pas moins de méfiance, et
c'est par contrainte qu'ils absorbaient dans leur pain le son
dont les animaux étaient privés. Quant à ces derniers, vaches
ou chevaux, incapables de protester contre les fourrages artifi-
ciels, fabriqués avec un mélange de sciure de bois, que leur
préparait 1' « Association de fourniture des Agriculteurs, » ils
maigrissaient à vue d'œil. Us ne se sont pas mieux trouvés de
la merveilleuse découverte qui consiste à amalgamer, pour le
bétail, de l'ammoniaque avec du sucre et de la levure.)
II
L'Allemagne n'est pas en danger de manquer de viande, si
l'on en croit l'affirmation de M. de Bethmann-Holiweg que,
depuis le mois d'avril 1915, le troupeau s'était accru de 4 p. 100
pour les moutons, de 10 pour 100 pour les chèvres et de
16 pour 100 pour les porcs, dont l'effectif, disait le chancelier,
était, au commencement de 1916, de vingt millions.
On admettra pourtant que nos ennemis ne sont pas fort à
leur aise en voyant leur réglementation touffue, et d'ailleurs
contradictoire sur cet article : les variations du gouvernement
à ce sujet sont pleines d'indications sur les espérances et les
embarras de l'Allemagne,. En temps de paix, ce pays importe
40 pour 100 de sa consommation fourragère; c'est la pénurie de
fourrages qui a engendré la crise de la viande. L'importation
du bétail, sur pied ou abattu, ne représentait que 225 millions
de francs, et les quantités introduites venaient surtout des
Pays-Bas, du Danemark ou de la Suisse; tandis que le maïs,
l'orge, les tourteaux et le riz faisaient ensemble plus d'un mil-
liard de francs.
Au début, l'Allemagne, estimant que la guerre serait courte,
que les stocks nationaux et les ressources considérables de
LA VIE CHERE.
337
la Belgique et du Nord de la France devaient parer à tous les
besoins, ne prit aucune précaution. Après la bataille des Flan-
dres il devenait évident que la guerre durerait longtemps et
que le cheptel germanique subirait une assez grande diminution.
La disette de fourrages imposait d'ailleurs l'obligation de sacri-
fices immédiats. L'élevage bovin étant le plus précieux et le plus
difficile à reconstituer, l'État ordonna Yabatage en masse des
porcs. De 25 millions en 1914.1e chiffre des porcs était tombé,
au 15 avril 1915, à 16 millions et demi. La viande ainsi obtenue
servit à constituer des provisions et tous les fourrages dispo-
nibles furent réservés aux vaches et bœufs.
Dans l'été de 1915, le resserrement du blocus démontra
que, faute de fourrages, les bovins allemands allaient périr;
une nouvelle décision fut suggérée aux pouvoirs publics : l'éle-
vage des porcs fut repris d'une manière intensive, et l'on sacri-
fia les bovins. L'État fournit gratuitement tout ce qu'il put
trouver de déchets de grains, de son, etc., aux éleveurs qui
passent contrat avec lui, et les sociétés agricoles excitent leurs
adhérens à profiter de ces offres : « La livraison de la pâture,
dit l'office de Brandebourg, commencera bientôt pour l'hiver
1916-1917; il faut avant tout que l'élevage des truies ne péri-
clite pas dans notre province ! »
La récolte de pommes de terre, due à une saison favorable
et non point à l'utilisation décrétée des jardins d'agrément et
des cimetières pour la culture de ce tubercule, facilita l'élevage
des porcs et leur accroissement, beaucoup plus, croyons-nous,
que le Statut de la nourriture du 28 octobre, où étaient édictés
« deux jours sans viande, deux jours sans graisse, un jour
avec viande, mais sans porc. »
Ce maigre laïque, qui défraya les conversations et les
gazettes, ne donna pas les résultats attendus parce que, les
ménages échappant à tout contrôle de l'autorité, il était difficile
de surveiller l'observance de ces menus de pénitence et l'on ne
tarda pas à l'abandonner.
Il fallut aussi renoncer aux tentatives d'introduction détour-
née de viande étrangère devant la saisie, par l'Angleterre, de
quatre navires qui apportaient en Danemark la viande de
Chicago. L'affaire avait été pourtant bien machinée : des agens
allemands étaient venus s'installer dans des hôtels de Copen-
hague ; ils y avaient constitué une société danoise, ou mieux
TOME XXXIII. — 1916. -*
338 REVUE DES DEUX MONDES.;
s'étaient introduits dans des sociétés locales, déjà connues pour
leur trafic d'importation. Sous le pseudonyme innocent de
Davis, ou autres désinences anglaises, des càblogrammes, dont
la censure britannique découvrit les véritables expéditeurs,
étaient envoyés en Amérique : les uns, de Copenhague, donnant
des ordres de livraison à Gènes ; les autres, de Rotterdam, pour
des chargemens soi-disant destinés aux ports Scandinaves; d«
façon à laisser inconnu, jusqu'au dernier moment, le point
d'atterrissage qui serait jugé le plus favorable pour le transit.
Un code spécial avait été inventé, — le mot « arnham »
voulait dire « vaisseau pour Copenhague, » — et les grandes
banques de Berlin, Dresde et Francfort avaient accumulé de
larges crédits à New- York. La ligne Holland-America ayant
refusé les chargemens de viande, parce que les affréteurs ne
pouvaient naturellement lui garantir qu'ils ne seraient pas
réexportés, les maisons allemandes des États-Unis proposèrent
à différentes compagnies de faire naviguer pour la circonstance
quelques-uns de leurs bateaux sous pavillon américain. Ces
offres ayant été déclinées, une compagnie spéciale fut formée
tout exprès pour ce trafic ; mais ses premiers cargos furent
arrêtés et déclarés de bonne prise en Angleterre, malgré les
protestations du syndicat des usines de viande de Chicago, et nos
ennemis durent renoncer à ce mode d'approvisionnement.
L'Allemagne, d'après ses statistiques, était avant la guerre,
par rapport à sa population, plus riche en espèce bovine que les
autres nations du continent : 301 animaux dont 163 vaches
laitières par 10 000 habitans ; la France seule lui était supé
rieure, avec 371 bovins dont 196 vaches à lait. Un détail permet
d'apprécier combien ce cheptel germanique est en décroissance :
en deux mois de l'automne dernier, les abattoirs de Berlin ont
vu passer 53 000 têtes, au lieu de 36000 en 1914 et de 15000 en
1913.
Les animaux abattus ne sont pas aussi gras que précédem-
ment. La Bavière, qui exporte son bétail vers la Prusse, — on
lui reproche même de l'exporter trop chichement, — fait obser-
ver, dans un document officiel, que « l'on ne saurait exiger des
bœufs la même qualité qu'en temps de paix. » Les prix sont
partout en hausse, mais avec de sensibles différences : la livre
de bœuf, qui valait au mois de mars à Berlin 3 francs, n'en
valait que 2 à Munich et 1 fr. 85 à Karlsruhe.
LA VIE CHÈRE.
339
Or cette même viande coûtait moitié il y a un an et moins
de moitié en 1914. La cherté est chose relative; pour bien
apprécier celle qui sévit aujourd'hui au delà du Rhin, il ne
faut pas oublier que le prix de la vie en général, quoiqu'il se
fût élevé depuis quinze ans, était beaucoup plus bas que chez
nous, comme d'ailleurs les salaires restaient inférieurs aux
nôtres. Une enquête faite à Brème en décembre dernier par le
Syndicat des métiers, chez 787 ménages ouvriers, constate
qu'un tiers d'entre eux gagnaient moins de 31 francs par
semaine et 130 moins de 25 francs. Rien d'étonnant si une
cinquantaine déclarent ne pas consommer de viande. Chez les
735 autres qui en achètent, cet aliment représente 1 fr. 25 par
semaine et par tête; la graisse (beurre et margarine) compte
pour 1 franc. Dans une famille de cinq personnes, le double-
ment du prix de ces deux seuls articles se traduit par plus de
11 francs par semaine ou par une restriction de moitié dans
leur consommation.
L'autorité les incline d'ailleurs à cette dernière solution et
même la leur prescrit, puisque les cartes de rationnement,
instituées à Berlin fin février, donnent droit à une livre et
demie de viande et à une demi-livre de graisse de porc par
quinzaine et par personne; on ne peut pénétrer qu'à certain
jour, suivant la couleur de sa carte, chez le charcutier ou la
bouchère.
Celle-ci se plaint de ne pas gagner sa vie : « On ne se fait
pas idée, dit-elle, de ce que nous y mettons de notre poche
avec le porc municipal... ; attendez, si la guerre dure encore un
an, les cliens mendieront un morceau de viande. » En atten-
dant, le jambon se paie, à Leipzig, 5 fr. 40 la livre depuis
avril, le porc frais et le lard 4 fr. 60, le boudin 4 francs. En un
mois, l'augmentation a été de 8 pour 100 et l'on s'attend à voir
restreindre la fabrication des saucisses; ce qui, dans un pays
où l'on mangeait deux fois plus de porc que chez nous, est
aussi grave que de remanier la Constitution.
Les prix ci-dessus ne sont pas les maxima officiels; ces der-
niers sont plus bas d'un tiers, tout en étant supérieurs encore
de 80 pour 100 aux chiffres de 1913. Seulement, en dépit de
l-'observation minutieuse à laquelle les cours sont censés soumis
par le « Bureau central d'examen pour les prix des denrées
alimentaires, » les maxima sont peu observés : comme ils ne
340 REVUE DES DEUX MONDES.
s'appliquent qu'aux marchandises indigènes, il ne se trouve
plus au marché que de la viande « étrangère, » que l'on pouvait
vendre 3 fr. 75 la livre quand la viande du pays était taxée à
1 fr. 80. Les choux des provinces du Nord échappent de même
à la taxe en s'offrant comme « choux du Danemark. » Ailleurs,
où les choux sont libres, mais où les pommes de terre sont
réglementées, les paysans cèdent leurs pommes de terre au
cours légal, mais à condition que l'acheteur prenne un chou
qu'ils ont annexé au sac et qu'ils font payer 2 ou 3 francs.
Depuis que les fromages allemands sont tarifés, ils ont
disparu des boutiques, les seuls qui soient en montre sont
« importés. » Il faut « dénoncer ces faits à la police, » disent
les journaux, pleins du récit des ruses et artifices employés
pour tourner la loi. On décide que certains marchands vendront
uniquement les fromages « indigènes, » d'autres les « étran-
gers ; » que, de ces derniers, nul n'en pourra introduire que
par la « Société centrale d'achats » et avec son autorisation.
Remarquons, entre parenthèses, que ces organismes d'État
ne sont pas à l'abri de tout reproche, puisque le directeur de
la Centrale de lait, à Berlin, a été condamné à 500 marks
d'amende, en février, pour mélange quotidien de mille litres
de lait écrémé au lait pur. Le ministre de l'Intérieur prussien a
beau stigmatiser, dans sa circulaire du 20 mars dernier, « le
trafic usuraire des denrées; » le Conseil fédéral a beau édicter
pour le mois courant des pénalités renforcées, un an de prison,
40 000 marks d'amende, privation des droits civiques, pour
venle au-dessus des maxima, refus de livraison, dissimulation
ou conservation des marchandises qui y sont sujettes, etc.; ces
menaces ne prouvent que la résistance croissante à laquelle se
heurte la politique de coercition et l'impuissance du gouverne-
ment à se faire obéir, quand il s'agit d'un objet vraiment rare.
C'est le cas des graisses et huiles, animales ou végétales, sur
lesquelles la « Commission de guerre » a la haute main et
qu'elle se procure à prix d'or : tel « coco, » riche en glycérine,
vendu par son fabricant d'Amsterdam 2 francs, est revendu,
lorsqu'on lui a fait passer en fraude la frontière du Brabant,
8 francs le kilo aux autorités allemandes de Belgique. Il ne se
passe pas de semaine où la Hollande ne saisisse des matières
grasses dirigées en contrebande vers la Germanie : tantôt c'est
un stock de mastic mélangé à de l'huile de lin; tantôt ce sont,
LA VIE CHÈRE. "341
h deux jours d'intervalle, des bateaux charges d'huile pour
400 000 et 500 000 francs chacun, qui essaient de franchir sur
l'Escaut le cordon douanier.
C'est en effet le plus souvent par eau que le passage est
tenté et le besoin d'huile de l'Allemagne est si grand que, pour
s'en procurer, elle fait frauder jusque dans les caisses à eau des
remorqueurs qui regagnent son territoire : on remplissait ces
caisses moitié d'huile, moitié d'eau, et les vérificateurs hollan^
dais furent quelque temps avant de s'apercevoir de la super-
cherie ; les contrôles se faisant en ouvrant les robinets des
caisses, l'huile surnage et l'eau seule apparaît.
Les huiles et suifs alimentaires étrangers se payant cou-
ramment 6 et 7 francs le kilo aux premières stations frontières,
et tel ambassadeur accrédité à Berlin étant obligé d'envoyer
chercher en Suisse, à Bàle, l'huile nécessaire à la consomma-
tion de sa maison qu'il ne peut se procurer autrement, on
s'explique que le tarif intérieur de 3 fr. 50 pour les produits
nationaux similaires soit d'une application plutôt pénible. Ce
serait le cas, ou jamais, d'avoir recours à ces précieux « succé-
danés » qui « ont si bien réussi, affirme un ingénieur alle-
mand, qu'aujourd'hui peu d'industries continuent à faire usage
de leurs matières premières originaires et que l'on pourrait
même livrer certains articles aux Alliés. »
Cet ironiste trouverait l'utile emploi de ses facultés de rem-
placement dans le domaine des graisses et huiles, puisque
l'Allemagne importait d'ordinaire 86 pour 100 des graines
oléagineuses qu'elle travaille, et qu'elle a réduit l'an dernier la
culture de ces sortes de plantes. On se borne à réquisitionner
tous les corps gras, compris les savons. Encore ces derniers
sont-ils indélicatement truqués par les introducteurs : « Alors
qu'un bon savon, dit la Chemiker Zeitung du 1er mars, doit
contenir 60 pour 400 de graisse, le savon qui arrive actuelle-
ment de l'étranger n'en contient que 15 et demi pour 100. »
Or, il coûte 3 francs à 3 fr. 75 le kilo. Français, qui gémissez
de payer le savon de Marseille 1 fr. 20, au lieu de 0,65 centimes
avant la guerre, votre sort n'est-il pas enviable?
En attendant que l'on soit parvenu à obtenir des graisses
avec de la levure (?), ou que l'on ait dérobé à l'égout les eaux
grasses au moyen d'un appareil très vanté, les journaux d'outre-
Rhin se bornent à recommander aux ménagères de s'inspirer,
342 REVUE DES DEUX MONDES..
dans leurs fonctions domestiques, d'un petit tract intitulé : La
cuisine avec peu de graisse. A tous les citoyens on prêche l'éco-
nomie du savon dans leur toilette : « C'est un préjugé de l'em-
ployer en abondance; il suffit qu'il touche la peau, il en faut
très peu pour se bien laver. »
III
« Peut-on dire, demande un journaliste allemand, que la
population de Berlin désire très vivement ne point voir
cinq cents femmes, gardées par deux agens de police, attendre
devant la porte du marchand de beurre? Peut-on dire que tout
Berlinois de bon sens ne considère pas cette scène comme le
complément du tableau de Berlin en temps de guerre? » La
scène, en effet, parut si peu plaisante, surtout à celles qui
devaient la jouer régulièrement, que la patience leur manqua;
il y eut pour le beurre des émeutes, que l'on prit à tort chez
nous pour des manifestations politiques ; mais tout de même,
dans ces mutineries, le sang coula.
Le beurre coûte officiellement 3 fr. 35 la livre dans la capi-
tale prussienne, où il se vendait 2 francs l'an dernier. Comme
il vaut meilleur marché en Wurtemberg et en Bavière, où d'ail-
leurs les cartes de beurre ne donnent droit qu'à 125 grammes
par semaine, les polémiques vont leur train entre confédérés,
et les gens du Nord reprochent aigrement aux Bavarois
l'égoïsme qui les porte à faire beurre à part. A quoi les gazettes
de Munich ripostent que, si le beurre fait brèche à l'unité poli-
tique et militaire de l'Empire, c'est que Berlin, où il s'en
consommait annuellement 15 kilos par tête, — cinq fois plus
qu'en Bavière, — « tirait 80 pour 100 de sa subsistance de
l'étranger. »
En effet, l'Allemagne importait, en 1913, 55000 tonnes de
beurre. De la Hollande seule, en 1915, elle a tiré 28 000 tonnes
qui sans doute lui manquent aujourd'hui. Sur ce chapitre, la
législation germanique en est revenue au « chacun pour soi »'
du Moyen Age : les Badois, tout en se plaignant que les Wur-
tembergeois leur refusent du beurre, le refusent eux-mêmes à
l'Alsace-Lorraine ; les juges du Grand-Duché condamnent à
l'amende le marchand de Kehl qui transporte du beurre à Stras-
bourg sans une autorisation, que du reste on ne délivre guère.
LA VIE CHERE.
343
Les œufs étaient aussi pour l'Allemagne un article d'impor-
tation : 170 millions de kilos, c'est-à-dire quelque 3 milliards
d'œufs, lui venaient du dehors. L'Autriche-Hongrie ne pouvait
en fournir que la moitié, et il faut croire que les œufs bulgares
et polonais, qui valaient à Francfort récemment 200 francs le
mille, ou même les œufs hollandais à 22o francs, n'ont pas
suffi à remplacer ceux de Russie, puisqu'on a payé couramment
les œufs 22 centimes la pièce à Berlin cet hiver, en dépit des
Centrales d'achat et des œufs municipaux à 18 centimes, qui
furent épuisés en quinze jours.
Par la hausse des prix, dont on vient de lire le détail, on
conçoit que le prolétaire allemand, — il n'est pas question des
riches pour qui la cherté n'est qu'un thème à conversations, —
a dû restreindre la quantité de ses alimens et en changer la
nature. Fut-il devenu végétarien par nécessité, il n'aurait pas
le choix des légumes frais ou secs : les choux, les carottes, les
épinards ont doublé de prix; les pois, les fèves, les haricots ont
triplé; les navets et le riz ont quadruplé. Il est possible que la
spéculation y soit pour quelque chose ; 1' « organisation » et la
taxation, qui ont fait fuir ces denrées, y ont eu certainement
grande part.
Il existait de vieille date des maxima fixés par le Conseil
fédéral, inférieurs de 50 pour 100 à la moyenne des cours;
mais nul n'en tenait compte. En Hesse, où, depuis la guerre,
on n'a pas appliqué les taxes, les marchés se trouvent mieux
approvisionnés. A Berlin, depuis le mois de mars, pour remé-
dier au manque absolu de choux, on a suspendu les maxima
sur les choux étrangers. «. Par une série de mesures inoppor-
tunes, disait, il y a quelques semaines, le baron de Wangenheim
aux fermiers de Poméranie, non seulement un grave dommage
a été causé à notre agriculture, et le marché des pommes de
terre a été complètement bouleversé; mais une forte inquié-
tude a été jetée parmi les consommateurs, et une profonde
amertume, bien justifiée, a gagné les producteurs. » Le secré-
taire d'État Delbruck avait donc quelque raison de dire que,
« pour ces articles, les questions de prix et de réquisitions sont
particulièrement compliquées. »
Mais, quoique l'administration n'ait pas fait une fameuse
besogne et n'ait pu transporter de l'Est à l'Ouest, faute de
wagons, des quantités assez fortes pour unifier les prix, l'abon-
344 REVUE DES DEUX MONDES.i
dance est telle que le salut des classes laborieuses vient en
Allemagne de la pomme de terre. Elle vaut officiellement, ce
printemps, 17 centimes le kilo à Berlin, ce qui nous parait bon
marche' et ce que nos ennemis trouvent cher, parce que ce
prix est le double des anciens et aussi de ceux actuellement
pratiqués dans les campagnes de Silésie : 68 millions d'habi-
tans, en présence d'une récolte de 54 millions de tonnes en
1915, — contre 44 millions en 1914, — devraient, semble-t-il,
avoir des pommes de terre à discrétion ; et l'on s'étonne que
nos ennemis s'efforcent d'en importer de Pologne, de Cour-
lande et de Lithuanie.
On s'étonne surtout que la nouvelle carte, — car il existe
aussi une carte de pommes de terre dans les grandes villes.
— ne donne droit qu'à 10 livres tous les ,12 jours. C'est qu'une
bonne partie de ces tubercules sont de qualité fourragère, bonne
pour l'alimentation des bestiaux plutôt que des hommes; c'est
encore que les réquisitions, les stocks mal conservés par les
communes, le refus de vente des paysans n'accélèrent pas la
consommation.
A ces pommes déterre, le sel ne manquera pas; son prix
de 15 centimes le kilo est sans changement depuis la guerre.
Le sucre est à peu près dans le même cas ; l'Allemagne en
exportait pour 170 millions de francs, elle était très fière de
cette industrie; la surface cultivée en betteraves s'élant
réduite l'an dernier d'un tiers, il en est résulté une hausse du
sucre brut de 25 à 38 francs les 100 kilos, suffisante pour dou-
bler ou tripler les dividendes distribués par certaines sucre-
ries, mais représentant pour l'acheteur un supplément de
13 centimes seulement. Toutefois, les quantités disponibles
répondent maintenant si juste aux besoins, que les Allemands
ne veulent pas laisser sortir de sucre, si ce n'est en Suisse et
contre compensation. La moindre spéculation les mettrait dans
la gêne; les autorités, qui la redoutent, risquent de la provo-
quer en recommandant aux brasseries de ne donner que deux
petits morceaux de sucre par tasse de café.
Du café, l'Allemagne en avait des stocks importans au
début de la guerre, comme il convient à un pays qui en intro-
duit pour 260 millions de francs par an et dont le café au lait
constitue, avec la bière, la boisson nationale. La consomma-
tion, loin de se restreindre, a augmenté, en dépit des chimistes
LA VIE CHERE.
345
qui soutiennent, mais sans succès, qu'avec la chicorée par-
fumée d'une légère dose de caféine, on obtient une imitation
parfaite.
Les négocians hollandais ou Scandinaves, seuls importa-
teurs, profitent de la situation et les prix de gros ont aujour-
d'hui plus que doublé. Au détail, le café torréfié, — la vente
en vert est interdite, — coûte 3 francs la livre, malgré des
droits de douane très modérés, et il est interdit, sous peine de
1 500 marks d'amende ou de six mois de prison, d'en livrer
plus de 250 grammes à la fois par acheteur. Le thé, moins
recherché, vaut 5 francs, et il est à noter que sur tous ces
articles, sur le cacao par exemple qui a doublé, la part du
détaillant, son bénéfice proportionnel a sensiblement diminué.,
IV
Quoique l'alcool soit, en Allemagne comme chez nous,
un engin de guerre, puisque la fabrication de l'éther en absorbe
de grosses quantités, son prix, de 193 francs l'hectolitre pour la
qualité comestible, n'est rien comparé au. nôtre. Nos voisins le
trouvent aujourd'hui exorbitant parce qu'il n'était avant la
guerre que de 80 à 87 francs. Présentement encore, l'alcool
d'éclairage est chez eux à des chiffres très abordables, tandis
que le pétrole est onéreux; lorsque les réserves de la société
germano-américaine commencèrent à s'épuiser après sept ou
huit mois de guerre et que l'on eut recours aux pétroles de
Roumanie, les prix montèrent de 100 pour 100.
L'occupation russe n'avait pas causé en Galicie autant de
dégâts que les Allemands le redoutaient. Dès la première
moitié de mai 1915, plusieurs puits furent remis en exploita-
tion ; dix jours après la reprise de Krosno, les premiers wagons
de benzine et d'huile à graisser étaient expédiés sur le front.
Le gouvernement allemand s'est entendu avec l'Autriche pour
la livraison de pétroles, qu'il transporte jusqu'à sa frontière au
moyen d'une canalisation construite à cet effet. Mais la produc-
tion des puits galiciens est loin d'atteindre, comme le disent
les journaux allemands, 75 pour 100 de la normale.
En y joignant les envois roumains, assez irréguliers par
suite de la mauvaise volonté des chemins de fer hongrois, le
pétrole, taxé à 40 centimes le litre, est censé représenter le
346 REVUE DES DEUX MONDES.
cinquième de la consommation ordinaire de l'Allemagne; en
fait, les marchands, malgré la loi et la répression judiciaire, le
réservent à leurs bons cliens ou le cèdent, en prime, à qui fait
chez eux d'autres acquisitions. La ration officielle d'un litre par
mois est bien maigre pour un ménage; heureux qui peut avec
des protections accroître sa dose : « notre commune, écrit à la
louange du sous-préfet un administré reconnaissant, a obtenu,
grâce aux bons offices de la Kreis direction, un fût de pétrole à
répartir entre les habitans ; chaque famille recevra de la sorte
deux litres supplémentaires. » On prêche l'économie et les
chemins de fer badois donnent l'exemple, en faisant couper les
mèches de lampe de façon que la flamme ne brûle que sur une
demi-circonférence.
La benzine (de pétrole) s'est payée un moment jusqu'à
2 fr. 50 le litre ; mais depuis quelque temps le benzol (de
houille) a été mis par les autorités militaires à la disposition
de l'industrie avec plus de libéralité : Hambourg a reçu
100000 kilos en février, et le général commandant le VIIe corps,
ayant permis qu'il fût débité pur aux moteurs et aux automo-
biles, chacun s'est empressé de faire des provisions.
Le gaz, qui se paie maintenant à Berlin 20 centimes le mètre
cube et seulement 17 centimes à Francfort, n'est pas comme en
France une cause de perte pour les compagnies exploitantes,
puisque c'est à peine si le charbon a haussé en Allemagne. On
estime la production actuelle à 70 pour 100 de celle des plus
fortes années; or, en 1913, l'extraction avait été de 195 millions
de tonnes, dont 40 millions vendues à l'étranger. Nos ennemis
peuvent donc supporter sans dommage la mobilisation de nom-
breux mineurs, et l'emploi intensif des wagons pour l'armée
qui a diminué l'activité des houillères. Leurs mines sont pour
eux une grande force en temps de guerre, non seulement par le
bon marché du charbon, mais par ses sous-produits que leur
procure la distillation mensuelle de 1 800 000 tonnes de coke :
l'ammoniaque sulfurique, le benzol et le toluol, utiles à la
fabrication des explosifs.
Exportateurs de houille, les Allemands sont grands impor-
tateurs de bois ; tant arbres à feuilles que conifères, ils en
introduisaient pour plus de 300 millions de marks d'Autriche
et de Russie. La consommation de bois sur les deux fronts a
été jusqu'ici à peu près égale : les forêts de Pologne et les terri-
LA VIE CHÈRE. 341
toires occupés leur ont fourni le bois nécessaire au front orien-
tal ; tandis que pour le front Ouest, une fois qu'ils eurent épuisé
les stocks trouvés en France et en Belgique et les forêts déboi-
sées, ils ont fait appel dans une très large mesure aux sources
de l'Allemagne, où les prix ont alors rapidement augmenté.
Le mètre cube, en madriers de 80 millimètres, qui valait
G7 et 69 francs à Cologne et à Berlin en août 1914, vaut aujour-
d'hui 97 francs à Berlin et 112 francs à Cologne ; soit 40 pour 100
de hausse dans le Nord et l'Est, et 60 pour 100 dans l'Ouest.
L'autorité militaire craint de manquer de noyers pour l'arme-
ment ; certains se sont vendus jusqu'à 800 francs, et l'on a
décrété la saisie de tous les noyers sur pied et de toutes les
pièces de cette essence mesurant un mètre de longueur sur six
centimètres d'épaisseur.
Le bois à papier fait également défaut; depuis plusieurs
années avant la guerre, par suite de la surproduction et des
bas prix qui en étaient la conséquence, la situation de l'indus-
trie du papier en Allemagne était critique. Sur 46 Sociétés,
30 ne donnèrent aucun dividende en 1913-1914; la moyenne
de revenu des autres ne dépassait pas 3 et demi pour 100.
Depuis la fermeture de la frontière russe, la Suède seule
exporte la cellulose, et nous savons, nous autres Français, à quel
prix. L'association des fabricans germaniques a, depuis le
1er avril, augmenté ses prix de 33 pour 100; certains, pour ne
pas vendre à perte, ont restreint leur production. Quelques-uns
suggèrent au ministre de réquisitionner tout le vieux papier et
les déchets de carton; d'autres conseillent de développer l'aba-
tage des épicéas en Pologne russe. Un petit nombre de jour-
naux ont jusqu'ici majoré leur abonnement et d'une façon
insignifiante.
Suivant la méthode de parcimonie puérile, dont nous avons
signalé quelques exemples, le ministre de l'Instruction publique
de Bade recommande, pour ménager le papier, de diminuer les
devoirs des élèves; les fonctionnaires ailleurs ont reçu l'ordre
de ne plus laisser dans leurs lettres de service les blancs inu-
tiles, que l'on considérait comme un protocole de respect, et
d'en bannir les longues formules de politesse.
348 REVUE DES DEUX MONDES*
Les alliés de l'Allemagne, plus pauvres, moins bien outillés,
souffrent davantage de la perturbation apportée par la guerre.
La vie, en Autriche-Hongrie, en Turquie, en Bulgarie même,
dont on a utilisé les produits indigènes sans presque lui rien
apporter du dehors, est aujourd'hui plus chère qu'en Allemagne.
Les agens autrichiens, jusqu'à ces derniers mois, payaient en
Hollande pour certains articles des prix plus élevés que les
Allemands. Ceux-ci avaient de ce fait beaucoup de peine à
conclure leurs marchés. Pour obvier à cette concurrence, la
commission berlinoise chargée du contrôle des achats faits à
l'étranger centralise maintenant toutes les marchandises péné-
trant dans l'Empire. Dès lors il devient impossible à l'Autriche
de se ravitailler en Hollande; elle doit passer par Berlin et
verser un courtage à ses alliés.
Quelle qu'en soit la cause, les prix de détail de toutes les
denrées, blé ou viande, lait ou légumes, sont plus élevés à
Vienne qu'à Berlin et plus élevés à Buda-Pesth qu'à Vienne. Je
ne parle pas du Trentin, où les saucisses se paient 10 fr. 50 le
kilo. La volaille, qui vaut 6 francs, à Berlin, en vaut 10 à Peslh
et les oies 22 francs; le sucre, 111 francs le quintal en gros
contre 38 francs en Allemagne. Les Etats de François-Joseph
n'ont jamais été plus « dualistes; » unis jusqu'à la farine
exclusivement, ils mêlent leur sang sur les champs de bataille
plus volontiers que leurs denrées pour la cuisine. Dans le der-
nier trimestre de 1915, on a consommé à Vienne moitié moins
de bœufs et de porcs que dans le trimestre correspondant de
1914 et, au prix où se paye le blé venu de Roumanie, il est clair
que la classe ouvrière ne mangera pas à sa faim.
D'autant plus que les salaires restent bas, quoiqu'il y ait(beau-
coup moins de main-d'œuvre. On emploie des prisonniers russes
à 25 et 30 centimes par jour. La consommation se restreint, en
même temps que la vie civile se ralentit; 55 à 60 pour 100 des
brasseries sont fermées. Le charbon, quoiqu'il soit monté depuis
1914 de 38 francs à 50 francs la tonne, nous parait pour rien;
mais le pétrole lampant à 47 centimes le litre et l'essence à 91 cen-
times, non compris l'impôt, sont une preuve que la production
actuelle en Galicie est loin d'atteindre ses chiffres antérieurs.:
LA VIE CHÈRE. 349
De pétrole, en Turquie, il n'en faut plus parler; c'est un
article pratiquement disparu. Le Tartine exhorte les gens qui
en manquent à songer la nuit à l'avenir lumineux que la guerre
prépare à leur postérité. Quant au charbon, il est coûteux et
rare sur les rives du Bosphore. Le seul point où Constanti-
nople puisse s'approvisionner est sur la Mer-Noire, c'est-à-dire
à portée de la flotte russe. Le Gœben et le Breslau ont remorqué
des convois partis du port de Saynldagh, qui ne cessait d'être
bombardé. La nécessité et de grosses primes ont poussé des
hommes entreprenans à tenter ce voyage périlleux. Qu'advien-
drait-il, si le Gœben éprouvait quelque accident?
Quand ces arrivages se font attendre, on économise sur les
provisions des chemins de fer, de la flotte ; on modère la
lumière électrique et la marche des tramways, mais on ne peut
arrêter les moulins sans risquer la disette. La question du
charbon est liée en effet à celle de la farine ; les moulins qui
travaillent pour la capitale ottomane sont presque tous mus à
l'électricité; les moulins à eau ou à vent ne comptent pas. Les
envois de houille par terre sont difficiles avec une ligne unique
de chemin de fer, accaparée encore par l'administration mili-
taire et manquant le plus souvent de wagons.
Le ministre Talaat a assuré au Sénat que le gouvernement,
« en achetant des vivres à l'étranger, avait réussi à assurer
l'alimentation du peuple pour au moins deux ans. » Mais c'est
une pure fable. Un Allemand, retour de Gonstantinople, avouait
il y a six semaines qu' « étant donné l'indolence orientale, on
n'a pu obtenir aucune organisation sérieuse pour le blé. »
En Anatolie, les réquisitions militaires ont raréfié les moyens
de transport et, depuis dix-huit mois, elles ont fait le vide dans
le voisinage des voies ferrées. « Nous mangeons, dit un Turc,
du pain fabriqué avec du blé roumain. Ce pain-là est très blanc,
mais il n'est pas rassurant pour nous d'en être réduit à compter
sur les Balkans. A la moindre offensive russe sur le front de
Bessarabie et de Bukovine, à la moindre oscillation de la poli-
tique roumaine, les livraisons deviennent problémaliques. Puis,
avant que les céréales ne parviennent à la Corne d'Or, il y a
tant de questions à résoudre!... »
Les cartes de pain, existent présentement à Constantinople,
comme en Allemagne ; la gêne est grande, mais le calme est
complet. «■ Il faut avoir vu, dit un voyageur, avec quelle impas-
350 REVUE DES DEUX MONDES.]
sibilité, avec quelle lassitude résignée les gens attendent, des
heures durant, les bras pendans, à la porte des boulangeries,
pour comprendre que le peuple turc, quoiqu'il souffre, n'aura
pas l'énergie de manifester, qu'il est même incapable de bouger,
tant qu'il ne sera pas réduit à la dernière extrémité. » Le gou-
vernement a la main sur tout, et la presse locale, qui ne daigne
jamais s'occuper de l'état économique de la Turquie, a complè-
tement cessé de relater les mouvemens de protestation qui ont
eu lieu à Vienne et à Berlin contre la cherté des vivres.
VI
Les raisons de la longanimité britannique sur le chapitre du
coton, durant la première année de guerre, doivent être cher-
chées aux Etats-Unis, où l'ouverture des hostilités fut le signal
d'une crise terrible sur ce textile^ En quelques semaines, son
prix tomba de 70 centimes la livre à 40 centimes, puis à 30. La
navigation suspendue, un groupe de corsaires allemands écu-
mant les mers, la récolte nouvelle du coton, de 15 millions de
balles, soit une valeur de plus de 5 milliards de francs aux
cours de fin juillet, irréalisable ; l'industrie et le commerce
dans les Etats du Sud s'arrêtant parce que les planteurs, sans
argent, ne payaient plus personne ; les chemins de fer et les
sociétés financières de la région suspendant par contre-coup
leurs dividendes : tel était, à l'automne de 1914, l'état critique
auquel on ne voyait pas de remède. Les uns demandaient au
gouvernement de « valoriser » le coton, suivant le système bré-
silien du café ; d'autres préconisaient comme œuvre de solida-
rité sociale l'achat par chaque ménage américain d'une balle de
coton, pour venir en aide aux concitoyens du Sud. Pour leur
permettre d'attendre des jours meilleurs, les banques de Saint-
Louis souscrivirent un prêt de 700, millions de francs, et l'on
bâtit, en vue de loger ce coton, d'énormes hangars.
Si les Alliés, sans égard à cette mévente, avaient alors mis
l'embargo sur le coton, ils auraient soulevé contre eux l'opi-
nion encore hésitante aux Etats-Unis. Ils patientèrent donc, se
bornant à mettre obstacle à l'importation directe en Allemagne,
mais laissant les neutres l'approvisionner à leur aise; si bien
qu'au lieu de 2800 000 balles embarquées en 1913-1914 à desti-
nation des ports germaniques, il n'y en eut que 231 000 en
LA VIE CHERE.
351
4914-1915; mais il en vint 600 000 par Gênes et par l'Italie en
général, 500 000 par Rotterdam et 550 000 par Gothenburg et
autres ports Scandinaves.
Aucune pénurie de textiles ne se fit donc sentir à l'Alle-
magne, qui possédait de grands stocks à Brème et s'appropria
tous ceux de la Belgique, du Nord de la France et de la
Pologne. Lorsque, par suite de ces affrètemens copieux pour
l'Europe, y compris la France et l'Angleterre qui achetèrent
plus que d'habitude ; par suite aussi de la demande indigène,
— jamais il n'avait été manufacturé autant de coton aux Etats-
Unis, — le marché eut recouvré son assiette et un prix normal;
lorsque l'Amérique était pleinement informée de la justice
de notre cause, l'Angleterre déclara le coton contrebande de
guerre.
Aussitôt (1er août 1915) le ministère prussien de -la Guerre
interdit la fabrication de presque tous les articles de coton,
étoffes pour vêtemens, linge de corps ou de maison. Le lende-
main, il prescrivit la déclaration ; le 14 août, il opéra la saisie
du coton en tous ses états : bruts, filés, tissus, déchets ou
chiffons. Défense de le vendre, ou de le mettre en œuvre autre-
ment que pour l'armée ; encore les usines ne doivent-elles pas
travailler plus de trente heures par semaine.
Au coton américain, du reste, nos ennemis ne renoncèrent
pas volontiers. Durant la seconde quinzaine d'août, dit M.André
Sayous dans une remarquable étude sur le Commerce et l'Industrie
allemande, les quatre grandes banques germaniques s'entendirent
pour grouper les commandes des fabricans et financer un achat
collectif. Par télégraphie sans fil, un ordre fut lancé montant
à 375 millions de francs : un million de balles à 75 centimes
la livre, livrables à Brème, lorsque le cours était seulement
de 50 centimes. Ordre colossal et platonique, puisqu'il était
inexécutable, les Américains ayant reconnu la légitimité du
blocus.
Faute de pouvoir renouveler ses provisions, l'Allemagne
s'efforça de les économiser et d'employer d'autres matières : on
a essavé de fabriquer du coton artificiel avec de la cellulose où
avec la fibre de l'ortie : cette dernière traitée d'abord, d'après
un procédé fort coûteux, à l'ammoniaque, puis tout simple-
ment, au dire du professeur autrichien Oswald Richter, avec de
l'eau pure. Il ne semble pas que les résultats obtenus aient été
352 REVUE DES DEUX MONDES.;
bien notables, malgré l'affirmation de la presse que l'on n'utilise
plus pour les explosifs un kilo de coton.
Le souci de l'e'conomie se manifeste par des conseils ou par
des prohibitions : on recommande dans les paroisses de ne pas
habiller de neuf les premiers communians ; inutile de mettre
les garçons en noir et les filles en blanc. Le général comman-
dant à Nuremberg la IIIe division bavaroise invite les femmes,
qui « se croient obligées de porter des jupes très amples et de
hautes bottines, et qui emploient ainsi de grandes quantités
d'étoffe et de cuir en pure perte, à se contenter, vu la gravité
des temps, de vêtemens étroits et de chaussures basses. »
On s'est égayé de cette charge d'un militaire contre une
mode qu'il déclare « ridicule ; » que cette mode soit plus ou
moins esthétique, je ne sais, et il n'y a qu'un général allemand
capable de dire si elle est ou non « patriotique. » Mais qu'une
mode, née sous les feux croisés des canons, dans l'horreur du
sang, des larmes et des deuils, ait pu radicalement transformer
les corps féminins de l'Europe et sans doute de l'univers, qui
ressemblaient au commencement de la guerre à des crayons el
qui ressemblent maintenant à des amphores ; que cette mode
se soit imposée aux épouses, filles ou sœurs des belligérans,
malgré les tranchées et les blocus; de sorte qu'elle représente,
au milieu de ce choc effrayant des peuples, où les internationa-
listes professionnels ont abdiqué, un vestige triomphant d'inter-
nationalisme : celui de la toilette du beau sexe ; voilà, semble-
t-il, un mystère de psychologie et de « panurgisme » où les
philosophes trouveront de quoi s'amuser et les couturiers de
quoi s'enorgueillir.
Les autorités allemandes agissent aussi par voie de coerci-
tion : le Conseil fédéral, pour ménager la vente des étoffes et
des vêtemens, a récemment interdit aux magasins de nouveautés
« tous procédés susceptibles d'accélérer l'écoulement des mar-
chandises, tels que les expositions de saison, les liquidations
ou articles-réclames. » Ces règlemens, dit la Gazette de Cologne,
« ne sont pas une preuve de pénurie, mais seulement la volonté
d'être armé et d'être prêt. »
Le coton ne manque pas encore, puisqu'il n'y a pas long-
temps le gouvernement en mettait 100 000 balles à la disposi-
tion des filatures qui travaillent pour l'armée. Mais il devient
rare ; pour la ouate, on cherche à lui substituer le lin, comme on
LA VIE CHÈRE. 353
fait des couvertures avec des vieux journaux et des matelas avec
du papier haché, en guise de laine. Maigre' les quantités de
matières premières enlevées dans les territoires occupés et esti-
mées, pour la laine seule, d'après un communiqué officiel, à
625 millions de francs, la hausse des tissus est énorme pour la
population civile.
Pour l'armée, l'Allemagne avait largement de quoi l'habiller
au moment de la déclaration de guerre, mais elle n'avait pas
de marchandises de réserve. L'administration, que le Reichstag
avait chapitrée pour avoir fait une provision de 25 millions de
draps, s'était bornée à passer contrats par avance avec des
entrepreneurs, qui se trouvèrent incapables de tenir leurs enga-
gemens. Aujourd'hui, chacun des dix-huit magasins de corps
fabrique, pour les troupes qui dépendent de lui, les uniformes
et les chaussures « en telle abondance, dit un fonctionnaire,
que nous en pourrions fournir les 4 millions d'Anglais et les
6 millions de Russes. »
Le bluff allemand est ici d'autant plus grossier que les
journaux conseillent à la population de remplacer les chaussures
de cuir, qui coûtent 37 francs, par des sabots ou du moins par
des bottines en toile à voiles, pour la partie supérieure, dont la
cambrure, la semelle et le talon sont de minces feuilles de bois
collées, « ce qui, dit-on, est très chaud. » L'Allemagne exportait
avant la guerre de la peausserie de luxe, — 30 millions encore
en 1914, — la plus grande partie en Autriche, Suisse et Dane-
mark. Au début, la « Société des Peaux Brutes » et celle du
« Cuir de guerre » ayant réquisitionné depuis les stocks des
cordonniers et des tanneurs, jusqu'aux bouchers et aux abat-
toirs, et les intendances enchérissant les unes sur les autres
dans leurs achats, la spéculation fit monter les prix par bonds
rapides jusqu'au triple du temps de paix, pour les peaux de
vaches entières, et davantage pour certaines parties comme le
« flanc. »
Les fabricans de cuir réalisèrent de gros profits; on cite la
maison Adler et Oppenheimer, de Strasbourg, comme .ayant
travaillé sur le pied d'un bénéfice de 100 pour 100 de son capital
de 15 millions de francs. Pour limiter ces gains, ou pour en
prendre sa part, l'administration militaire exigea des tanneurs
le versement de 0 fr. 62 par livre de peau brute employée ; de
sorte qu'en tirant ainsi un revenu de l'élévation des cours, elle
tome xxxin. — 1916. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
se trouvait frapper d'un impôt indirect de 1 fr. 25 quiconque
faisait ressemeler une paire de souliers. Ce prélèvement fut
réduit de moitié en octobre et supprimé en décembre 1915,
quand le gouvernement édicta des maxima. Le prix des chaus-
sures est double de celui du temps de paix; mais les autorités
admettent qu'il faut de gros bénéfices pour stimuler la produc-
tion, parce que, si les matières tannantes ne manquent pas, si
les Allemands ont trouvé en Belgique notamment beaucoup
d'extraits de quebracho, le cuir lui-même n'est pas seulement
cher, il est rare.
VII
On n'a pas réussi jusqu'ici pour le cuir, comme pour le
caoutchouc, à faire du neuf avec du vieux. A mesure qu'augmen-
tait la gêne causée par la rareté du caoutchouc et de la gutta-
percha, dont il était difficile de s'approvisionner, les autorités
allemandes ont saisi la matière sous toutes ses formes : et
d'abord les pneumatiques, bandages pleins, chambres à air,
sous peine de six mois de prison et de 10 000 marks d'amende
pour les non-déclarans. Les propriétaires de camions automo-
biles ont été dispensés, à partir du 1er janvier dernier, de
l'emploi d'un bandage élastique, mais en limitant la vitesse de
marche.
Quant au caoutchouc artificiel, pour lequel il y a au moins
trente brevets et dont on annonce toujours le lancement, il n'est
pas commercialement exécutable. La société de produits chimiques
Fried. Bayer, d'Elberfeld, a confectionné par synthèse, suivant
des procédés connus, un pneumatique offert au Kaiser, mis en
usage sur une voiture impériale. C'était un travail de labora-
toire, qui figure maintenant au musée industriel de Munich et,'
faute d'avoir résolu ce problème, c'est uniquement par la régé-
nération des caoutchoucs usés et... par une circulation plus
réduite des automobiles, que nos ennemis comptent se tirer
d'affaire.
Pour le cuivre aussi, la refonte du vieux métal, l'économie
rigoureuse du neuf et son remplacement, lorsqu'il est possible,
dans les alliages par du fer zingué, — comme l'aluminium
manquant a été remplacé par le fer-blanc, — sont les moyens
dont se sert l'Allemagne pour parer au déficit. Elle employait»
LA VIE CHÈRE. 355
en temps de paix plus de 250000 tonnes par an; la guerre, qui
paralyse bien des industries, a suscité de nouveaux besoins, à
tel point que le cuivre a doublé de prix dans le monde depuis
1913. Les cours actuels de 2800 et 3350 francs la tonne, suivant
qualités, n'avaient plus été enregistrés depuis un demi-siècle; il
faut remonter à la guerre de Grimée ou à la guerre de Sécession
pour retrouver des prix semblables. Ces prix toutefois ne sont
pas pour arrêter tes acheteurs; l'Angleterre levait, il y a quelques
semaines, aux États-Unis une option de 200 millions de kilos*
Les ressources de l'Allemagne en août 1914 étaient tout au
plus normales : le total des quantités existant dans les usines
(55 000 tonnes) jointes à celles existant dans les ports (6 000),
chez les producteurs et les marchands, y compris une entrée de
5 000 tonnes par Rotterdam qui fit quelque bruit à Paris au
commencement de la guerre, montait à 91000 tonnes. Les
prises des pays envahis (8 000 tonnes en Belgique), les quan-
tités venues en contrebande de la Suède et les minerais alle-
mands et austro-hongrois, représentent à peu près 70000 tonnes,
même en tenant compte des efforts pour développer la
production.
En Orient, il se trouve deux mines en Bulgarie, d'ailleurs
peu importantes, à Bratza et à Burgas. Les plus riches des
balkaniques, celles de Bor en Serbie, produisant de 7 à
8 000 tonnes, étaient exploitées par une société française. Les
Serbes ont emporté une partie de la machinerie et détruit le
reste. Les Bulgares sont, disent-ils, en train de réinstaller
l'exploitation.
La déclaration des cuivres, obligatoire en janvier 1915, fut
renforcée en juillet par la réquisition. Toutes nos usines du
Nord et de l'Est, situées dans le territoire occupé, ont été méti-
culeusement dépouillées de tout le cuivre qui pouvait se trouver
dans leur mécanisme. Des contremaîtres venus d'Allemagne
ont dirigé le travail de démontage des appareils; ce qui offrait
le double avantage de confisquer un métal indispensable et de
mettre ces manufactures hors d'état de fonctionner pendant de
longs mois après la conclusion de la paix; mais ce qui nous
imposera l'obligation d'installer nos compatriotes dans les
établissemens similaires de nos ennemis au jour, proche ou
lointain il n'importe, où l'Allemagne vaincue sera envahie à
son tour par les armées alliées.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
Les rafles s'étendirent aux objets de ménage, les batteries
de cuisine furent enlevées des riches installations de Roubaix-
Tourcoing. En Allemagne, les réquisitions analogues ont été
plus douces, dans la pratique, que les papiers officiels ne le
feraient supposer. Bien que les casseroles, les bassines, les
serrures, les portes de fourneaux ou de poêles, soient exigibles
en droit, — des réclames de magasin offrent les mêmes en
fer « garanties contre toute réquisition, » — en fait, on a jus-
qu'ici reculé devant la saisie effective. Des « bureaux collec-
teurs » sont installés et, de temps en temps, il est fait appel à
la bonne volonté de ceux qui ont des objets saisissables. On leur
donne un « dernier délai, » que l'on renouvelle à l'expiration
pour ceux qui n'auraient pas encore « rempli ce devoir patrio-
tique. »
La fédération du « Heimatschutz, » qui s'occupe de
conserver les traditions, a fait remarquer combien la mise à la
fonte des objets d'art ancien serait regrettable et ils ont été
exceptés de la saisie. Dans les tramways de Berlin, les dossiers
en cuivre entre les sièges ont été supprimés ; on les a rem-
placés, pour la division des places, par des raies rouges tracées
sur les fenêtres. On a fondu les cloches « qui ne sonnaient
plus, » ou « ne s'accordaient plus avec leurs voisines ; » on a
même fondu des linteaux de fenêtres, des chambranles de
portes et des toits d'édifices publics; toutes mesures qui cadrent
assez mal avec l'affirmation de députés, comme von Hassel à
la tribune du Reichstag, que « la provision de cuivre de
l'Allemagne suffisait pour continuer la guerre pendant des
années. »
Privée de cuivre, l'Allemagne, avec du charbon à discrétion
et les minerais du bassin de Briey qu'elle exploite à sa guise,
est, on le conçoit, beaucoup plus favorisée que nous et même
que l'Angleterre sous le rapport du fer et de l'acier. La mobilisa-
tion a privé les usines germaniques de 35 à 40 pour 100 de
leurs ouvriers ; elles ont dû renoncer aux équipes de nuit,
employer des femmes, et la production, avec un personnel
inexpérimenté, était tombée de 1 589 000 tonnes en janvier 1914
à 962000 en janvier 1915. Elle a d'ailleurs remonté en jan-
vier 1916 à 1224 000, et cette réduction de 24 pour 100 n'est
pas pour gêner un pays qui, sur les 18 millions de tonnes de
son ancienne fabrication, en exportait 8 millions à l'étranger.
LA VIE CHÈRE. 357
Aussi les produits des laminoirs allemands avaient-ils remplacé
l'anne'e dernière, avec de gros profits pour leurs actionnaires,
les envois ordinaires de la Belgique, de la Grande-Bretagne et de
la France, en Hollande et chez les Scandinaves.
Aujourd'hui, les fers ont monte', par l'entraînement des pays
neutres, de 32 pour 100 pour la fonte la plus commune et de
76 pour 100 pour l'hématite. Mais ils sont, à leurs nouveaux
prix, deux ou trois fois moins chers que ne sont chez nous les
qualités similaires; ils sont égaux et môme, pour le fer de choix,
plus bas que ceux de l'Angleterre ; tandis qu'en temps normal
les produits métallurgiques du Royaume-Uni n'avaient pas de
rivaux pour le bon marché. L'Allemagne jouit d'une abondance
analogue pour le zinc, puisqu'elle était avec la Belgique le prin-
cipal exportateur de ce métal; et l'on en peut dire autant de
certains produits chimiques dont elle s'était fait un monopole.
Qu'on ne croie pas cependant que le blocus ici n'ait pas
d'effet; tout au contraire; et, quoique l'affirmation puisse
sembler paradoxale, son action se fera sentir beaucoup plus par
ce qu'il empêche de sortir que par ce qu'il empêche d'entrer;
beaucoup plus après la paix que pendant la guerre. Les résul-
tats de ce retranchement de l'Allemagne, d'autant plus efficaces
et durables que la lutte aura été plus longue, apparaîtront alors
tout autrement pénibles et onéreux pour l'industrie et le com-
merce germaniques que la privation ou la cherté passagère de
quelques denrées et de quelques substances de première néces-
sité. C'est ce que nous montrera l'étude de la vie et des prix
actuels chez les neutres et chez nos alliés.
G. D'AVENEL.:
L'EVOLUTION DE L'ASIE ORIENTALE
ET L'ALLIANCE JAPONAISE
(1894-1915)
Si la guerre de 1914-1916 a eu, de la part des Puissances
germaniques qui l'ont provoquée, son principal motif ou pré-
texte dans la crise balkanique de 1912-1913, si donc c'est la
question d'Orient qui en a été la première occasion, cette
guerre, outre qu'elle gagnait de proche en proche toute l'Eu-
rope, l'Asie Mineure et une grande partie de l'Afrique, s'est
étendue de même aux lointains parages du Pacifique, à l'extré-
mité de l'Asie orientale et a eu l'un de ses théâtres à la pointe
du Ghan-toung chinois, dans les eaux qui baignent la Chine, le
Japon et l'archipel océanien.
Comment l'Asie orientale s'est-elle trouvée impliquée dans
la présente guerre, devenue quasi universelle ; comment les
deux grands peuples de l'Extrême-Orient, fermés jusque vers
le milieu du xixe siècle à tous rapports suivis avec l'Occident,
ont-ils été entraînés dans le torrent de la politique générale du
monde ; comment le Japon surtout, après être entré en alliance
avec l'une des plus grandes Puissances de l'Ouest, après avoir
conclu d'importans accords politiques avec deux autres de ces
Puissances, est-il aujourd'hui l'un des alliés, menant avec nous
le grand et bon combat contre l'agression et la barbarie germa-
niques, l'un des facteurs appelés à régler les destinées, à définir
les conditions, à tracer la forme du prochain avenir, c'est ce
que nous voudrions, en un rapide résumé et raccourci d'his-
l'évolution de l'asie orientale. 359
toire, indiquer et exposer ici à l'aide de nos propres souvenirs
et de quelques-uns des travaux qui, en France comme en
Angleterre, en Russie, en Chine et au Japon, ont été consa-
crés à la période si décisive des vingt dernières années, de
1894 à 1915.
I
Cette période de vingt années s'ouvre par la guerre sino-
japonaise, à la date du 31 juillet 1894.
La Chine et le Japon avaient à vider entre elles une vieille
querelle, celle de savoir à qui appartiendrait l'influence pré-
pondérante, le pouvoir, la domination en Corée, cette presqu'île
dite du Calme-Matin qui a été si souvent l'outre des tempêtes,
et qui a joué, dans les rapports entre les deux Empires de
l'Extrême-Orient, le rôle joué jadis par la Haute-Italie dans les
relations entre la France et le Saint Empire germanique. Ou
plutôt la guerre sino-japonaise a été l'occasion, qui devait forcé-
ment éclater, de décider par la force des armes lequel des deux
Empires exercerait l'hégémonie, serait le maître dans l'Asie
orientale où, à plusieurs reprises déjà et à de longs intervalles,
ils avaient été tentés de se défier et de se mesurer. Dans ce
duel, la Chine, malgré l'énormité de son poids, de sa masse, de
sa densité, malgré l'immensité de ses ressources virtuelles et
de ses possibilités indéfinies, était d'avance vaincue par son
prompt, agile et nerveux adversaire, qui, aux vertus, à l'élan
d'une armée et d'une flotte admirablement préparées, unissait
la parfaite sûreté, la méthode d'une politique réfléchie, con-
sciente du but et des moyens, et tendue par un constant effort
vers l'objet à atteindre. Si la Chine et le Japon étaient restés
seuls en présence, il est probable qu'après la bataille navale du
Ya-lou et la prise de Port-Arthur, la Chine, selon la loi inva-
riable de son histoire, aurait vu son ennemi et vainqueur
libre de disposer d'elle et d'installer à Pékin, sinon, comme
jadis les Mongols et les Mandchoux, une dynastie nouvelle, du
moins une sorte de protectorat dominateur et tout-puissant.
C'est l'intervention, après la paix de Shimonoseki, de la Russie,
de la France et de l'Allemagne, c'est le conseil amical donné
par elles au Japon de ne pas maintenir l'annexion de la pres-
qu'île du Liao-toung et de Port-Arthur qui a conjuré le péril,
360 REVUE DES DEUX MONDES.)
exorcisé une fatalité historique et préservé la Chine contre les
conséquences de la suprême défaite.
Cette intervention des trois Puissances de l'Ouest, celle de
la France surtout qui devait sentir quelque gêne de voir l'Alle-
magne se glisser en tiers entre elle et la Russie, a été, au
moment même où elle s'est produite, l'objet chez nous-mêmes
de très vives critiques dont le principal interprète fut au Parle-
ment un homme dès lors appelé et promis au plus grand et au
plus légitime avenir, M. Alexandre Millerand. A ces critiques,
dont quelques-unes n'étaient pas sans force ni valeur, le,
ministre des Affaires étrangères de 1895, M. Gabriel Hanotaux,
opposa des raisons à notre avis plus décisives et dont les deux
plus impérieuses étaient, la première la nécessité pour la
France de soutenir l'intérêt de notre nouvelle alliée, la Russie,
la seconde l'obligation que nous imposaient les traités anté-
rieurs, les droits acquis, le souci de notre situation politique
et économique, de ne .pas délaisser et abandonner au profit
exclusif du nouveau conquérant les bénéfices et avantages déjà
obtenus. La France défendait, avec sa propre cause et celle de
la Russie, dans un Empire avec lequel la Russie et elle-même
avaient une large frontière commune, la cause même de l'Occi-
dent et de son action en Asie. Elle s'était attachée, d'ailleurs,
comme la Russie elle-même, à donner à sa démarche auprès
du gouvernement japonais le caractère en effet le plus amical, le
plus conciliant, le plus propre à conserver intactes ses relations
présentes et futures avec le grand Empire nippon dont elle n'avait
pas été la dernière à pressentir et à saluer l'avènement.
L'effet le plus immédiat de l'intervention qui suivit la paix
de Shimonoseki fut, en tout cas, après avoir sauvé et préservé
l'intégrité et l'indépendance du territoire continental chinois,
d'interrompre et de prescrire la politique d'isolement et d'exclu-
sion dans laquelle la Chine s'était jusqu'alors renfermée. La
Chine s'était crue longtemps et de bonne foi le centre et l'om-
bilic du monde, le véritable Empire du Milieu, dont les autres
nations et États n'étaient que les vassaux, les tributaires, les
plus ou moins lointaines dépendances. Sur les cartes chinoises
répandues et vulgarisées dans le peuple, l'Espagne était repré-
sentée par la petite île de Luzon, l'Angleterre ne figurait que
comme une autre petite île perdue au fond de l'horizon occi-
dental, etc.-, etc. Depuis les empereurs Kang-Ili et Kien-long,
l'évolution de l'asie orientale. 3C1
t
depuis les travaux scientifiques accomplis à la cour de ces sou-
verains par les missionnaires catholiques, une telle erreur et
illusion, pour les lettrés et les gens instruits du moins, n'était
plus possible. Mais le peuple y persévérait et l'orgueil chinois
trouvait avantage à s'y complaire. Aujourd'hui pourtant, en
présence des faits, après le service rendu par les trois Puis-
sances de l'Ouest et devant .le danger possible d'une nouvelle
agression japonaise, la Chine était bien forcée de se convaincre,
de se pénétrer de la réalité. 11 était clair qu'il y avait dans le
monde d'autres Puissances que la Chine, que, sans le secours
de trois de ces Puissances, la Chine eût été sous le joug de son
voisin immédiat, de ces Japonais qu'elle appelait encore les
« Barbares de l'Est (Wo-jen), » et que, pour se garantir contre
de nouvelles menaces de ce voisin, elle ferait bien de s'appuyer
sur telle ou telle des Puissances qui déjà l'avaient sauvée. La
Russie, d'autre part, sentait, pour les nécessités de sa poli-
tique, pour le développement de ses possessions orientales,
l'avantage qu'elle aurait à pouvoir compter sur la Chine, sur la
situation géographique, le littoral et les ports, au moins sep-
tentrionaux, d'un Empire dont elle était elle-même limitrophe
sur une si longue étendue de frontière. Un an à peine après la
revision du traité de Shimonoseki, la Russie proposait à la
Chine un traité d'alliance, accompagné d'un projet de contrat
aux termes duquel, pour pouvoir communiquer librement et
sûrement avec le Céleste-Empire, elle aurait la faculté de faire
passer en territoire chinois, à travers la Mandchourie, la ligne
de chemin de fer qu'elle était en train de construire entre Saint-
Pétersbourg et Wladiwostock.
C'est pendant les fêtes du couronnement du tsar Nicolas II,
à Moscou même, qu'eurent lieu entre les ministres du Tsar et
l'ambassadeur extraordinaire qui représentait la Chine à ces
fêtes, le vice-roi Li-hong-tchang, les pourparlers préliminaires
où l'alliance se décida. — Li-hong-tchang qui, pour la première
fois, voyait l'Europe, un souverain et des ministres d'Occident,
mais qu'une longue expérience des affaires, une intuition
géniale de la politique de l'univers et le sentiment très vif de
la situation présente et des intérêts de la Chine avaient dûment
préparé au rôle qui allait être le sien, n'hésita pas. Il comprit
que l'heure était venue pour la Chine de renoncer à son rêve
solitaire, à sa tour d'ivoire ou de porcelaine, et d'entrer réso-
362 REVUE DES DEUX MONDES.)
lument dans la voie qui s'ouvrait à elle. La Chine menacée ne
pouvait plus garder la belle et hautaine indifférence de jadis.
Force lui était de choisir, de se prononcer et surtout de ne pas
rejeter le concours précieux, inespéré, qui s'offrait. Li-hong-
tchang sut, de Saint-Pétersbourg, par ses télégrammes pres-
sans, convaincre l'empereur Kouang-siu, l'impératrice douai-
rière, le prince Kong et se faire autoriser par eux à signer avec
le prince Lobanoff le traité proposé, et qui, revêtu de son seing,
au mois de mai 1896, était complété le 20 septembre de la
même année par la conclusion du contrat relatif au passage
sur le territoire mandchou de la ligne ferrée transsibérienne.
De par ce traité, la Chine, alliée à la Russie, prenait place
dans la politique générale du monde. Elle devenait un pion
sur l'échiquier. Et, de fait, sa politique, à partir de cette date,
se rattache à celle de la Russie qui s'ordonne et se poursuit
elle-même selon les principes et les intérêts de l'alliance franco-
russe. — La Russie et la France ont, comme il était naturel,
tiré des rapports ainsi établis les profits et avantages qui en
devaient résulter pour leur propre situation politique et écono-
mique en Extrême-Orient. La Chine, si elle a fait, en somme,
bonne mesure à ses alliés, a recueilli, elle, de son traité avec
la Russie, un sentiment de sécurité et, en même temps, le béné-
fice d'une accalmie, d'une trêve pendant laquelle, en réparant
ses brèches, en restaurant ses finances, elle a pu, après avoir
payé une forte indemnité de guerre et libéré son territoire,
inaugurer avec quelque confiance l'ère nouvelle.
Le Japon, qui s'était conformé, après la paix de Shimonoseki,
au conseil amical des trois Puissances de l'Ouest, ne fit aucune-
ment mine de contrarier ou de combattre le parti qu'avait pris
la Chine d'accepter l'alliance ou la protection de la Russie. Il
garda, vis-à-vis de cette ère nouvelle d'une Chine se plaçant
sous l'égide russe, une extrême réserve qui ne l'empêcha pas
de chercher lui-même à s'entendre avec la Russie sur la question
de Corée que le traité de Shimonoseki n'avait qu'imparfaitement
résolue. — Il retint toutefois des événemens accomplis et du
pacte conclu entre la Chine et la Russie deux enseignemens :
l'un, qu'il pouvait y avoir lieu pour une Puissance asiatique de
contracter union et alliance avec une Puissance de l'Ouest ;
l'autre, que la question chinoise était de celles qui ne peuvent
être abordées, ni à plus forte raison réglées en dehors de
l'évolution de l'asie orientale. 363
l'Europe et sans elle. Ce double enseignement ne devait pas
être perdu. Si la Chine avait été la première à entrer en alliance
avec une Puissance de l'Ouest et à relier ainsi l'Asie à l'Europe,
le Japon n'allait pas tarder à suivre ce mémorable exemple. Et
ce serait précisément pour aborder et régler d'accord avec
l'Occident la question chinoise que le Japon chercherait lui-
même un allié en Europe. La politique d'isolement et de réclu-
sion avait vécu. Les ponts étaient décidément jetés entre
l'Europe et l'Asie.
II
Avant que ces ponts, toutefois, ne fussent plus solidement
établis, une nouvelle et terrible rafale, — l'insurrection des
<c Boxeurs, » — allait s'abattre encore sur la Chine. Le mouvement
dit des « Boxeurs, » bien qu'il émanât du foyer ordinaire et
permanent des sociétés secrètes, eut, il faut le dire, sinon sa
cause première, du moins l'occasion propice, l'étincelle oppor-
tune dans l'acte contradictoire et violent que commit, au mois
de novembre 1897, l'Allemagne soi-disant venue en 4895,
comme la France et la Russie, au secours de la Chine. L'occu-
pation, en pleine paix, à cette date, par l'escadre allemande du
port de Kiao-tchéou, comme rançon du meurtre de deux mis-
sionnaires catholiques de la congrégation de Steyl, qu'une
bande de brigands avait assassinés dans un village perdu du
Chan-toung, parut, aux yeux de la nation chinoise, difficilement
conciliable avec la politique tutélaire que l'Allemagne, deux
années auparavant, avait affecté d'adopter à l'égard de la Chine.
La nation chinoise, qui n'existait guère avant les désastres de
la récente guerre et l'éclair de confiance dont l'avait illuminée
ensuite l'intervention des Puissances en 1895, éprouva une
cruelle désillusion a constater que c'était de l'une de ces Puis-
sances censées protectrices que lui venait ce coup de force et
de déprédation. La « Société des Poings de la Fleur du pru-
nier » (tel est le nom authentique et complet des Boxeurs) se
trouva prête, s'étant formée dans le Chan-toung même, à
s'approprier et à servir cette cause du ressentiment national.
Elle y gagna une plus patriotique devise, un plus grand
nombre d'adhérens, et peu à peu la sympathie, la protection,
l'appui, d'abord du gouverneur de la province du Chan-toung
364 REVUE DES DEUX MONDES.
ot des autorités locales, puis, de proche en proche, des provinces
voisines et notamment du Tche-li, enfin, lorsque, après les vaines
tentatives de re'formes libérales de l'empereur Kouang-sïu, l'impé-
ratrice douairière, par son coup d'Étatdu moisde septembre 1898,
redevint maîtresse de l'empire, du gouvernement de Pékin
passé dans les mains du prince Touan, et de la Cour elle-même
dont le prince Touan avait réussi à forcer la conviction. Par
l'association de la nation, des Boxeurs, du gouvernement et de
la Cour, le mouvement des chevaliers du Poing de la Fleur du
prunier était devenu le soulèvement de la Chine contre les
excès et abus de pouvoir de l'étranger.
Devant une telle révolte à laquelle, avec plus ou moins de
franchise, la Cour impériale et le gouvernement prêtaient leur
complicité, toutes les Puissances étrangères, quoi qu'elles pen-
sassent de la responsabilité encourue par l'Allemagne, ne pou-
vaient et ne devaient former qu'un seul front. — Elles par-
vinrent, malgré le danger qui, pendant trois mois, menaça les
légations de Pékin, et grâce aux hésitations qui empêchèrent
certains hauts mandarins de seconder l'attaque furieuse des
Boxeurs, à pénétrer dans les murs de la Ville impériale, à
délivrer leurs nationaux, à dompter l'insurrection. — Tandis
qu'après cette défaite, la Cour et le gouvernement s'enfuyaient
vers l'Ouest, jusqu'à l'ancienne capitale de Sin-gan-fou, les
Puissances, pour ne pas aggraver leur tâche, pour rendre pos-
sibles le rétablissement de l'ordre et la reconstitution des pou-
voirs publics, consentirent à paraître croire, à admettre que la
Cour et le gouvernement lui-même avaient été dupes et vic-
times plutôt que complices. Elles acceptèrent d'entrer en négo-
ciation, par l'entremise de deux personnages restés étrangers à
la folle aventure des Boxeurs, le prince King et Li-hong-tchang,
avec le gouvernement qu'il s'agissait de restaurer et de
reconstituer. — Peut-être l'occasion eût-elle été bonne alors de
faire pour la Chine ce que les grandes Puissances avaient fait,
au traité de Paris, en 1856, pour la Turquie, c'est-à-dire de la
faire entrer dans le droit public de l'Europe, de garantir collec-
tivement son indépendance et son intégrité, d'appliquer à
1' a homme malade » du Céleste-Empire le même régime que
la thérapeutique internationale avait inauguré pour 1' « homme
malade » du Bosphore. L'Europe se fût épargné ainsi, et elle
eût épargné à la Chine bien des difficultés et des traverses. —
l'évolution de l'asie orientale. 365
Mais les Puissances eurent surtout le souci de poursuivre la
punition effective et exemplaire de quelques-uns des hauts
mandarins les plus compromis dans l'insurrection et d'exiger
de lourdes indemnite's pe'cuniaires. — A peine le protocole
final de Pékin, réglant cette liquidation, était-il signé, le
7 septembre 1901, que les choses reprenaient en apparence leur
cours. L'impératrice douairière et l'Empereur rentraient dans
la Ville impériale. L'ancien ministère des Affaires étrangères,
quoiqu'il eût changé de nom, retomba vite à ses invariables
pratiques. Le traité sino-russe, qui avait survécu aux mesures
que la Russie dut prendre en commun avec les autres Puis-
sances pour combattre les Boxeurs, recouvra sa pleine vigueur.
C'est alors que le Japon, qui avait pris, à côté des Puissances
européennes, une grande part dans la répression et la défaite
de l'insurrection des Boxeurs, éclairé par les derniers événemens,
et se rendant compte qu'après une crise si grave les Puissances
de l'Ouest n'avaient pas jugé opportun ou nécessaire de définir
et de régler avec plus de précision la situation et la destinée
de la Chine, estima que l'heure était venue pour lui de prendre
position, de ne plus risquer d'être isolé comme il l'avait été
en 1895 et de chercher en Occident, pour être mieux préparé
à résoudre les questions qui inévitablement allaient se poser
dans l'Asie orientale, le concours, l'alliance qui lui apparaissait
désormais comme indispensable.
III
Le Japon avait, à cette date de 1901, conclu déjà avec la
Russie, pour le règlement de la question coréenne, plusieurs
arrangemens et accords dont le plus ancien remontait à
Tannée 1896. La convention signée alors entre le maréchal
Yamagata et le prince Lobanoff, après le couronnement de
l'empereur Nicolas II, était précisément contemporaine du traité
d'alliance intervenu entre la Chine et la Russie. D'autres tenta-
tives avaient été faites dansle même sens et pour le même objet.
Un parti considérable au Japon, à la tête duquel était le prince
(alors marquis) Ito, pensait que c'était avec la Russie que le
Japon devait surtout chercher à s'entendre. Dans les derniers
mois de l'année 1901, le marquis Ito s'était rendu en Europe,
et tout d'abord à Paris, puis à Saint-Pétersbourg, pour sonder
366 REVUE DES DEUX MONDE3.
les dispositions de la France et de la Russie sur la possibilité et
l'opportunité d'un rapprochement plus étroit entre le Japon et
la Russie. A la même date, il est vrai, le comte (alors baron)
Hayashi, ministre du Japon à Londres, s'efforçait, de son côté,
de décider lord Salisbury et lord Lansdowne à conclure un traité
positif d'alliance entre les deux pays. Le gouvernement japonais,
qui avait alors pour président le général comte Katsura, ne
s'était pas encore prononcé. C'est à la dernière heure, semble-
t-il, et parce que le marquis Ito n'avait pas rencontré à Saint-
Pétersbourg l'accueil et le concours sur lesquels il comptait,
que le conseil des anciens hommes d'État (genro) réuni à Tokyo
sous la présidence de l'Empereur, résolut de pousser activement
les négociations avec le gouvernement britannique et de donner
au baron Hayashi ses instructions définitives. Le gouvernement
britannique lui-même craignit alors de se laisser devancer par
la Russie et hâta les derniers pourparlers. Le traité d'alliance
entre la Grande-Bretagne et le Japon fut signé à Londres le
30 janvier 1902.
Le comte Hayashi a raconté dans ses Mémoires, publiés à
Tokyo après sa mort, en 1913, qu'au début même de sa campagne
diplomatique, lors de ses premiers entretiens avec lord Lans-
downe, il ne fut pas peu surpris de recevoir un jour les
confidences du conseiller de l'ambassade d'Allemagne à Londres,
qui l'encourageait fort à poursuivre sa tentative, l'assurant que la
Grande-Bretagne, malgré sa tradition peu favorable à des enga-
gemens de ce genre, désirait avoir dans le Japon un allié et
ajoutait que l'Allemagne, quant à elle, ne pourrait qu'être satis-
faite de voir une telle alliance se conclure. La Puissance, qui
était depuis de longues années déjà le mauvais génie de l'Europe,
et qui maintenant étendait sa malfaisance à l'Asie, l'Allemagne,
ne cherchait, en excitant l'Angleterre et le Japon à se rapprocher,
qu'aies liguer contre la Russie. Interrogée un moment sur l'éven-
tualité selon laquelle elle entrerait elle-même en tiers dans
l'alliance anglo-japonaise, l'Allemagne s'empressait, d'ailleurs,
de décliner tout désir de participation. Elle eût trop craint de
découvrir son jeu et de se démasquer vis-à-vis de la Russie
qu'elle poussait, d'autre part, contre le Japon. L'Angleterre,
dans ces premières années du xxe siècle, n'était pas encore
édifiée et rassurée sur les véritables intentions et tendances de
la politique russe. Elle croyait avoir à se protéger contre la
l'évolution de l'asie orientale. 307
Russie en Orient et dans toute l'Asie, en Chine, aux Indes, au
Thibet. C'est dans cet esprit que fut d'abord conclue l'alliance
anglôjaponaise dont le but, la portée et les effets devaient au
reste subir, avant môme d'être renouvelée, de profondes et
significatives transformations. A cette heure, toutefois, et comme
contre-partie au traité russo-chinois de 1896, elle était et ne
pouvait être qu'un instrument, une arme contre la politique
russe en Extrême-Orient.
Cette politique n'ayant pu, surtout depuis l'installation de
la Russie à Port-Arthur (1898) et depuis l'occupation de la
Mandchourie par les troupes russes après l'insurrection des
Boxeurs (1900-1902), se concilier avec celle que le Japon consi-
dérait comme nécessaire pour la préservation de ses intérêts
en Corée et dans la mer baignant ses côtes occidentales, un
conflit devenait menaçant. Les négociations qui s'engagèrent
à la fin de 1903 entre les Cabinets de Tokyo et de Saint-Péters-
bourg parurent un instant pouvoir le conjurer. Mais l'opposition
entre les deux thèses, les deux tendances adverses, était trop
forte, les passions s'étaient, de part et d'autre, trop exaltées. La
guerre éclata subitement au mois de février 1904 et se prolongea
jusqu'à l'été de 1905.
L'heureuse intelligence entre les alliés respectifs du Japon
et de la Russie, entre l'Angleterre et la France, que venaient
fort opportunément de rapprocher et d'unir, au mois d'avril 1904,
les liens de « l'entente cordiale, » limita le théâtre de la guerre.
La bienfaisante médiation du président Roosevelt et la sagesse
des deux adversaires en abrégèrent la durée. Le traité de
Portsmouth, signé sous les auspices du gouvernement des
Etats-Unis le 5 septembre 1905, n'allait pas seulement réconcilier
les deux ennemis de la veille. Il allait ouvrir entre eux, dans la
situation générale de l'Extrême-Orient, dans les rapports entre
le Japon, la Chine et les Puissances de l'Ouest une ère nouvelle.
Il marque à cet égard une date capitale dans l'histoire de
l'Europe et de l'Asie et de tout le monde civilisé.
IV
La tempête, dont les derniers éclats venaient de s'éteindre,
avait dégagé et purifié l'atmosphère. La clarté réapparaissait
dans le ciel du lointain Orient. Les deux adversaires, au lende-
368 REVUE DES DEUX MONDES.:
main de la lutte, n'en gardaient, avec une mutuelle estime, un
égal respect l'un pour l'autre, qu'une conviction, désormais
bien ancrée en eux, c'est que l'Asie orientale avait assez de
place pour tous deux, c'est que leurs destinées n'étaient pas
hostiles et qu'au contraire une même tâche leur était dévolue,
c'est que non seulement la paix, mais l'entente s'imposait à
leurs communs efforts. Leurs alliés, la Grande-Bretagne et la
France, partageaient le même sentiment et s'arrêtaient aux
mêmes conclusions. La diplomatie de l'alliance anglo-japonaise
et de l'alliance franco-russe se mit à l'œuvre.
Le Cabinet français présidé par M. Georges Clemenceau,
avec M.Stephen Pichon comme ministre des Affaires étrangères,
le Gouvernement russe avec MM. Stolypine et Iswolsky, le
Cabinet anglais avec M. Asquith et sir Edward Grey, le Gou-
vernement japonais présidé par le marquis Saionji avec le
vicomte Hayashi comme ministre des Affaires étrangères firent
bonne et prompte besogne. Moins de deux ans après le traité de
Portsmouth, une succession ininterrompue de conventions,
d'arrangemens et d'accords avait non seulement substitué à
l'ancienne rivalité du Japon et de la Russie, ainsi que de la
Russie et de la Grande-Bretagne, une charte de complète entente
dans toutes les questions d'Asie, mais d'une façon plus générale,
et par la juste interprétation ou application de cette entente,
établi entre l'alliance anglo-japonaise et l'alliance franco-russe
de tels liens que ce n'était plus dans la seule Asie, mais en
Europe et dans le monde entier que les rapports et l'action poli-
tique des trois grands Etals européens et du Japon lui-même,
se trouvaient modifiés et transformés. En trois mois, du 10 juin
au 31 août 1907, par l'arrangement franco-japonais signé à
Paris le 10 juin, par l'accord russo-japonais signé à Saint-Péters-
bourg le 30 juillet, par la convention anglo-russe signée dans
cette même ville de Saint-Pétersbourg le 31 août, tandis que la
France, l'Angleterre et la Russie achevaient de déterminer les
conditions d'ajustement et d'union de leur politique commune
avec celle du Japon dans l'Asie orientale, principalement vis-à-
vis de la Chine, les trois grandes Puissances de l'Ouest se rap-
prochaient définitivement entre elles. C'est en Asie, par les
heureuses accordailles, ou mieux par la conjugaison de l'alliance
anglo-japonaise et de l'alliance franco- russe, qu'est née la Triple-
Entente. Le Japon a ainsi sa part, sa grande part dans l'origine
l'évolution de l'asie orientale. 369
historique d'un groupement, d'un système politique, qui devait
jouer un rôle essentiel et décisif dans la crise mondiale de 190 .
à 1916. C'est par cet enchaînement des faits, des situations et
des accords qu'après avoir rallié la France, l'Angleterre et la
Russie et s'être rallié à elles dans la façon d'envisager et de
régler les questions de l'Asie orientale, et notamment la
question chinoise, il s'est trouvé relié lui-même à la politique
de l'Europe et que, par une interprétation loyale, par un accom-
plissement généreux de son devoir, il est devenu l'allié de la
Triple-Entente dans la présente guerre.
La France, la première, avait, dès 1906, compris qu'en défi-
nissant a nouveau ses relations avec le Japon, en reconnaissant
les faits accomplis et les conséquences qui en résultaient, elle
avait tout ensemble la mission, le pouvoir et le moyen de pré-
parer, par ses propres arrangemens avec la cour de Tokyo, le
rétablissement de rapports, non seulement corrects, mais
cordiaux entre le Japon et la Russie, son alliée. Lorsqu'elle
entama ses négociations avec le gouvernement du mikado et
et qu'elle autorisa, au printemps de 1907, l'émission à Paris
d'un emprunt japonais de 300 millions de francs, il était
entendu que l'arrangement qu'elle allait conclure avec le Japon
serait suivi d'un arrangement semblable entre la Russie et le
Japon.— Le Japon, d'autre part, en se prêtant à cette tactiquequi
était conforme a ses propres desseins et intentions, prévoyait,
souhaitait, encourageait et secondait le progrès ultérieur par
lequel son arrangement avec la Russie serait suivi d'un accord
général entre la Russie et la Grande-Bretagne, son alliée, sur
les questions asiatiques (Perse, Afghanistan, Thibet), qui avaient
été entre elles l'objet de longs litiges.
Les circonstances ont permis ou voulu que le même diplo-
mate et homme d'État japonais qui avait, en 1902, comme envoyé
extraordinaire et ministre plénipotentiaire, signé à Londres
le premier traité de l'alliance anglo-japonaise, fût, en 1907, à
Tokyo, comme ministre des Affaires étrangères, l'inspirateur et
le négociateur des accords avec la France et la Russie. Le comte
Hayashi fut l'artisan conscient, réfléchi, heureux, de cette évo-
lution qui de l'alliance anglo-japonaise tirait les principes et les
élémens de rapprochement étroit avec les deux Puissances de
l'alliance franco-russe. Il apporta à l'exécution de cette grande
et magistrale politique, outre les vertus de sa race, la souplesse
TOME XXXIII. 1916.
370 REVUE DES DEUX MONDES,:
et la force d'un esprit formé à la double expérience de l'Orient et
de l'Europe, qui sut, à l'heure fatidique, non seulement assurer
l'action commune en Asie de son pays et des trois Puissances de
l'Ouest les plus intéressées à la paix et à l'équilibre de l'Orient,
mais, par sa collaboration à l'origine même et à l'œuvre de la
Triple-Entente, préparer et réserver au Japon dans ce groupe-
ment la part et le rôle dont l'échéance était encore le secret de
l'avenir.
La conclusion de l'accord franco-japonais, puis de l'accord
russo-japonais, enfin de l'entente anglo-russe, fut saluée à
Tokyo par de grandes fêtes populaires qui marquèrent, en même
temps que l'enthousiasme de la nation pour une politique
répondant à ses aspirations, le sens aigu et affiné qu'elle avait
de ses propres intérêts et destinées. Le peuple japonais éprou-
vait et pressentait, comme ses hommes d'Etat, que sa mission en
Asie, comme dans le reste du monde, ne pouvait s'accomplir
que d'accord avec l'Europe, et qu'en Europe, c'est aux Puissances
de la Triple-Entente qu'elle devait naturellement s'associer et
s'allier. — La presse japonaise et ses grandes revues pério-
diques, si spécialement dédiées à l'étude et à l'enseignement
des questions diplomatiques, n'ont cessé d'orienter la nation
dans ce sens et sur la grande voie où ses intérêts, ses sympa-
thies, son sur instinct même l'engageaient.
Quant à la base sur laquelle se fondaient, après l'alliance
anglo-japonaise, les accords avec la France et la Russie, elle
n'était autre, remarquons-le, que celle même sur laquelle repo-
sait la politique franco-russe de 1895 : à savoir le maintien de
l'indépendance et de l'intégrité de la Chine, la préservation du
statu quo, et de l'équilibre de l'Asie orientale. C'est la même
devise inscrite au préambule des divers traités de l'alliance anglo-
japonaise, et dans le texte des accords avec la France et la
Russie. Le Japon s'était ainsi rallié, comme les Puissances de
la Triple-Entente, à cette politique de conservation et de
garantie qui, appliquée depuis I806 à l'Empire ottoman, avait,
sinon résolu, du moins atténué et en tout cas ajourné pendant
une période de plus d'un demi-siècle la crise de l'Orient musul-
man. La différence entre la politique adoptée à l'égard de la
Chine et le régime appliqué à la Turquie, c'est que, tandis que
la Turquie était elle-même partie contractante au traité de
Paris, les accords relatifs à l'intégrité et à l'indépendance de
l'évolution de l'asie orientale.
371
la Chine avaient été conclus sans cette dernière, sans qu'elle
fût appelée à y donner son adhésion et à y apposer son sceau,
La méthode n'en demeurait pas moins sensiblement égale,
et il n'est pas douteux que c'est à cette méthode, ainsi adoptée
à partir de 1907, qu'ont été dus les résultats relativement
satisfaisons obtenus en 1908 après la mort presque simultanée
de l'empereur Kouang-siu et de l'Impératrice douairière, et, en
1911, lors de la révolution chinoise.
Ajoutons que, le 30 novembre 1908, c'est-à-dire quinze
jours après la mort de l'Empereur et de l'Impératrice douairière
de Chine, le gouvernement des États-Unis de l'Amérique du
Nord, par un échange de notes diplomatiques avec l'ambassa-
deur du Japon à Washington, avait lui-même adhéré à la
méthode et à la politique déjà adoptées, en ce qui regarde
l'indépendance et l'intégrité de la Chine et le statu quo de
l'Asie orientale, par le Japon, ainsi que par l'Angleterre, la
France et la Russie. Les États-Unis et le Japon s'engageaient,
en outre, à encourager le libre et paisible développement de
leur commerce dans l'océan Pacifique, et, au cas où le statu quo
de la Chine viendrait à être troublé ou menacé, à examiner en
commun les mesures qu'il leur paraîtrait utile de prendre.
Parmi les grandes Puissances de l'Ouest ayant des intérêts
ou des établissemens en Asie, l'Allemagne seule était demeurée
en dehors de ces ditïérens arrangemens et accords destinés à
préserver le statu quo, l'équilibre et la paix. En Asie, comme
en Europe, l'Allemagne ne poursuivait que des fins de domi-
nation égoïste et conquérante ou une politique d'obstruction,
de nuisance, d'obstacle et de gêne à l'égard des autres Etats.
Dans cette région du monde, comme partout ailleurs, c'est plus
particulièrement à partir de 1907, c'est-a-dire de la formation
de la Triple-Entente, qu'apparurent et se manifestèrent ces
tendances malfaisantes et parfois agressives de la politique
germanique.
L'Allemagne n'avait pu que ressentir avec aigreur, et comme
de nouveaux effets et succès de l'encerclement dont elle avait
commencé à se plaindre, les trois accords successifs et coup sur
coup en un espace de trois mois, du Japon avec la France, du
372 REVUE DES DEUX MONDES.
Japon avec la Russie, de la Russie avec l'Angleterre. Elle
avait, depuis longtemps déjà, depuis la guerre sino-japonaise,
et par la bouche même de l'empereur Guillaume II, témoigné
son déplaisir, sa mauvaise humeur à l'égard de la politique
japonaise et du « péril jaune. » Que le Japon maintenant, après
un accord avec la France, se réconciliât à fond avec la Russie,
et que, par la conclusion de l'accord anglo-russe, il fût pour
quelque chose dans la création si redoutée et désormais accom-
plie de la Triple-Entente, c'en était trop. L'Allemagne ne pou-
vait rien directement contre le Japon, inaccessible dans ses
îles et que protégeaient, outre son armée et sa flotte, ses accorda
mêmes avec les Puissances de la Triple-Entente. Mais elle pou-
vait lui susciter des difficultés, des obstacles, indisposer et
soulever contre lui, contre sa politique d'expansion, contre ses
ambitions économiques, la Chine, les États-Unis. Elle pouvait
tenter d'exciter la défiance même et les ombrages, soit de la
Russie où les inquiétudes du parti militaire n'étaient qu'assou-
pies, soit de l'Angleterre qui, dans certaines régions de Chine,
se voyait supplantée ou menacée par les progrès du commerce
et de l'industrie de son allié.
L'Allemagne excelle dans ces campagnes et travaux de sape,
de mine et d'intrigue. Elle n'eut pas de peine à alarmer la
Chine, toujours à l'affût du danger japonais. Elle soudoya, dans
la presse, l'opinion et les partis des divers pays intéressés, des
organes, des voix, des « meetings » pour dénoncer les empiéte-
mens du Japon en Mandchourie, dans la vallée du Yang-tse,
dans toutes les provinces chinoises. Il est probable qu'elle ne
fut pas sans quelque influence sur la proposition que fit, à la fin
de 1909, le secrétaire d'État des États-Unis, M. Knox, et qui
consistait à internationaliser les grandes voies ferrées de
Mandchourie, un syndicat devant se former parmi les capita-
listes des États-Unis et de l'Europe pour racheter et exploiter
lesdites lignes, et pour en construire de nouvelles. Elle-même,
pour ne pas laisser le champ libre à la concurrence de ses
rivaux, réclamait son admission dans de grandes entreprises
qui, d'après des contrats parfaitement réguliers, avaient été
conçues et formées sans elle, telles que les lignes de.Hankeou
à Canton et au Sse tch'ouan. Elle s'efforçait d'entretenir dans
les colonies anglaises de Chine ou des régions voisines une
animosité permanente contre l'infiltration japonaise, contre
l'évolution de l'asie orientale. 373
l'aveuglement des gouvernemens europe'ens qui laissaient
ainsi évincer et déposséder leurs nationaux.
Ces manœuvres, il est vrai, n'étaient pas toujours couronnées
de succès, comme il advint notamment dans le cas de la propo-
sition ou du « Mémorandum » de M. Knox. L'Allemagne avait
pensé que les entraves suscitées à la pénétration russe et japo-
naise en Mandchourie et en Mongolie seraient en Asie l'équi-
valent des embarras qu'elle cherchait à créer en Europe à la
politique française au Maroc et à la politique russe dans les
Balkans. Mais précisément, de même qu'en Europe ces efforts
de l'Allemagne ne réussirent qu'à consolider les liens de
1' « Entente cordiale » franco-anglaise et de la Triple-Entente,
ils n'eurent en Asie d'autre effet que de resserrer, de rendre
plus étroits les liens du Japon et de la Russie. C'est du « Mémo-
randum » de M. Knox et de la vaine tentative faite pour inter-
nationaliser le réseau ferré de Mandchourie que sortit l'accord
russo-japonais du 4 juillet 1910 par lequel les deux gouver-
nemens délimitèrent avec plus de rigueur leurs zones respec-
tives d'influence et d'action tant en Mongolie qu'en Mandchourie.
Le Japon profita, d'autre part, de ce nouvel accord pour rema-
nier en conséquence ses arrangemens et conventions de chemins
de fer et de mines avec la Chine et pour proclamer son annexion
définitive de la Corée (août 1910).
Les intrigues parallèles que l'Allemagne avait simultané-
ment ourdies contre l'alliance anglo-japonaise, dont elle se
flattait d'amener à bref délai la dénonciation, n'eurent de même
pour résultat que le renouvellement anticipé, le 13 juillet 1911,
du traité de 1902 déjà renouvelé et prorogé une première fois
en 1905. Dans ce renouvellement de 1911, le traité n'avait dIus
à faire mention de la Corée, devenue depuis l'année précédente
partie intégrante du Japon. Il contenait, en revanche, une
disposition nouvelle aux termes de laquelle chacune des Puis-
sances contractantes se réservait la faculté de conclure une
convention d'arbitrage général avec une tierce Puissance.
(C'était le cas pour l'Angleterre qui venait de négocier une
convention de ce genre avec les Etats-Unis.)
Dans cette même année 1911, le Japon, poursuivant l'œuvre
d'émancipation commencée en 1894, concluait et signait avec
la plupart des Puissances de l'Ouest de nouveaux traités de
commerce et de navigation conçus et rédigés selon les principes
374 REVUE DES DEUX MONDES.
de la réciprocité absolue. Le Japon, qui s'était affranchi en 1894
des privilèges de la juridiction extra-territoriale et consulaire,
recouvrait en 1911 la libre disposition de ses tarifs douaniers,
n'accordant de tarifs conventionnels et réduits qu'aux Puis-
sances qui pouvaient lui consentir des avantages égaux ou
similaires. Il achevait et consacrait ainsi son entière assimila-
lion aux grandes Puissances de l'Ouest dont, étant l'égal, il
élait plus libre de demeurer ou de devenir l'allié.
VI
La première grande crise qui permit d'éprouver et d'attester
l'efficacité, la sûreté du puissant instrument créé par les accords
du Japon avec l'Europe, je veux dire avec la Triple-Entente, ce
fut la Révolution qui éclata en Chine au mois d'octobre 1911.
Ce qu'eût été cette révolution, si le Japon n'eût pas été en
alliance ou entente avec les Puissances les plus intéressées de
l'Ouest, si ces Puissances elles-mêmes n'eussent pas été amies
et n'eussent pas d'avance prévu et détini le concert de leur
action avec celle du Japon, il n'est que trop aisé de se le repré-
senter. — Le danger fut conjuré parce que, dès le principe, il
fut évident que le Japon et les Puissances alliées ou amies
étaient résolus à ne pas laisser le foyer de la conflagration
s'étendre et surtout à prendre, dès que les circonstances s'y
prêteraient, les mesures nécessaires pour que l'ordre ne fût pas
irrémédiablement troublé, pour qu'il n'y eût pas de vacance du
pouvoir, pour qu'il y eût une autorité responsable avec qui
négocier et traiter. — Si la dynastie mandchoue eût voulu et pu
se défendre, s'il y eût eu encore à Pékin la main ferme de l'Im-
pératrice douairière, les Puissances eussent sans doule, comme
elles l'avaient fait en 1860 et en 1900, aidé et concouru à son
maintien. — Mais la Cour s'étant aussitôt confiée à l'ancien mi-
nistre disgracié, Yuan che kai, et celui-ci n'ayant eu d'autre plan
et tactique que de négocier avec la Révolution, la Révolution,
d'autre part, consentant à entrer en pourparlers avec Yuan et à
faire de lui l'intermédiaire entre le Palais impérial de Pékin et
l'Assemblée dite nationale qui s'était spontanément réunie à
Nankin, il est clair que c'était avec Yuan qu'il y avait à compter
et s'entendre et que c'est lui qui serait le maître de l'heure.
Très vite, par la nécessité même de la situation, par la
l'évolution de l'asie orientale. 375
pénurie dans laquelle se trouva le Trésor chinois, par l'impos-
sibilité d'improviser des ressources et l'urgence de pourvoir à
la reconstitution et à l'entretien de la vie nationale, la question
de Chine et de la Révolution chinoise se réduisit à être une
question financière. C'était, pour l'Europe et les Puissances de
l'Entente associées au Japon, l'occasion et la chance la plus sûre
de prendre et d'assumer dans la direction des événemens le rôle
décisif. La négociation d'un emprunt devint ainsi la grande
affaire du nouveau gouvernement qui, aux mois de février et
mars 1912, émana des savantes combinaisons élaborées entre
la Cour, Yuan che kai, le président Sun yat sen et l'Assemblée
de Nankin, c'est-à-dire de la République parlementaire dont la
présidence fut dévolue provisoirement à Yuan. La négociation
fut longue, elle passa par bien des péripéties et traverses. A une
certaine date, le gouvernement des Etats-Unis, par un scrupule
de doctrine de son nouveau président, M. Wilson, s'en retira.
L'Allemagne ne manqua pas, selon son humeur coutumière et
sa pratique constante, de créer, chemin faisant, mainte difficulté,
maint embarras. Mais les Puissances de la Triple-Entente et le
Japon dominaient et connaissaient trop la situation pour que
le succès ne répondit pas à leurs communs efforls. L'emprunt
fut enfin signé le 27 avril 1913, malgré l'opposition du Parle-
ment chinois, et dans les conditions mêmes qui, longtemps
débattues entre les négociateurs, tenaient compte des réserves
faites par le Japon et la Russie concernant leurs intérêts spé-
ciaux en Mandchou rie.
Le premier stade de la Révolution chinoise, le plus difficile
peut-être, était franchi. — Il n'avait pu l'être que par l'accord
étroit, imperturbable, de la Triple-Entente et du Japon. La
politique des alliances et ententes, l'instrument forgé par cette
politique, avaient confirmé leur maitrise. Dans ce premier
essai, dans cette sorte de répétition générale, l'union de la
France, de l'Angleterre, de la Russie et du Japon avait démon-
tré ce qu'elle pouvait pour le règlement des questions de l'Asie
orientale et de la Chine qui étaient, par origine et par destina-
tion, son but essentiel et son premier objet. — L'heure allait
sonner maintenant où une tâche singulièrement plus vaste et
plus rude allait lui être assignée, et où l'épreuve qu'elle allait
subir relèverait aux plus hauts sommets de l'histoire, parmi les
événemens faisant date dans les annales de l'humanité.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
VII
Lorsque, à la fin de juillet, et du 1er au 3 août 1914, l'Autriche-
Hongrie et l'Allemagne déchaînèrent la guerre en Europe, le
Japon venait de traverser une crise intérieure et constitution-
nelle d'une sérieuse gravité. Quatre ministères s'étaient succédé
dans le court espace de dix-huit mois. Il n'avait pas fallu moins,
pour en finir, que faire appel à la haute autorité d'un vétéran
des anciennes luttes, du comte Okuma, tiré à soixante-seize ans
de la retraite où sa popularité n'avait cessé de grandir. — Dans
les premiers jours de la guerre, et avant que l'Angleterre n'eût,
au sujet de la neutralité du territoire belge, adressé son ulti-
matum à l'Allemagne, le gouvernement japonais avait d'abord
fait lui-même une déclaration de neutralité. Mais, dès que
l'Angleterre fut entrée dans le conflit, dès que, par conséquent,
se présentait le casus fœderis prévu par l'alliance anglo-japo-
naise, l'Empire mikadonal était prêt à remplir tout son devoir,
à s'acquitter de toutes les tâches qui lui seraient dévolues.
Le 15 août, après s'être concerté avec le gouvernement
britannique, le gouvernement japonais adressait au gouverne-
ment allemand une note délibérément rédigée sur le modèle
de celle qu'il avait reçue lui-même du ministre d'Allemagne à
Tokio au printemps de 1895 après la paix de Shimonoseki. —
Le gouvernement impérial japonais, pour la préservation de la
paix de l'Orient et des intérêts généraux dont l'alliance anglo-
japonaise avait prévu la défense, croyait devoir donner au
gouvernement allemand l'avis : 1° de retirer immédiatement
des eaux chinoises et japonaises ses bâtimens de guerre et ses
navires armés de toute espèce, ou de désarmer ceux qui ne
pourraient être retirés; 2° de livrer aux autorités japonaises à
une date n'excédant pas le 15 septembre au plus tard, sans
condition ni compensation, le territoire cédé à bail de Kiao-
tcheou, en vue de la restitution éventuelle dudit territoire à la
Chine. — Le gouvernement japonais ajoutait que si, à la date
du 23 août, le gouvernement allemand ne s'était pas conformé
à cet avis, il serait lui-même forcé de réserver son entière
liberté d'action pour les mesures qu'il jugerait nécessaire de
prendre. — Le gouvernement allemand ayant fait savoir ver-
balement dans la matinée du 23 août qu'il ne jugeait pas devoir
l'évolution de l'asie orientale. 377
répondre à la note du gouvernement japonais, celui-ci faisait
connaître le même jour, à midi, par une proclamation impé-
riale, que le Japon déclarait la guerre à l'Allemagne et que
l'armée et la marine de l'Empire recevaient l'ordre de pour-
suivre de toute leur vigueur les hostilités contre l'Empire
allemand.
L'éventualité envisagée dans les accords conclus de 1902 à
1907 et 1911 devenait une réalité. Le Japon, allié de la Grande-
Bretagne et, par conséquent, de la France et de la Russie, enga-
geait avec nous la lutte contre l'Allemagne et ses alliés. Il pre-
nait part au grand combat que la Triple-Entente et d'autres
Puissances de l'Europe ou du monde civilisé allaient mener
contre les Empires germaniques. Il avait sa place et son rang
parmi les Alliés et coalisés de la Grande Guerre. C'est ainsi que
la grande Puissance de l'Asie orientale a, dès la première heure,
joué le rôle et accompli la mission qu'en 1902, et plus encore,
en 1907 et en 1911, les actes solennels revêtus de son sceau,
comme des sceaux de la Grande-Bretagne, de la France et de
la Russie, lui avaient par avance assignés et réservés.
Ce qu'a été, ce que continue à être ce rôle du Japon, l'his-
toire de la présente guerre l'enregistre chaque jour. Le Japon a
tout d'abord, comme l'avait annoncé sa note du 15 août, exigé
par ses forces de terre et de mer la reddition du port et du ter-
ritoire de Kiao-tcheou, si étrangement occupés par l'Allemagne
en 1897, et dont elle avait fait la base, le levier de son action
conquérante et spoliatrice en Chine. L'expédition japonaise,
vigoureusement menée par la première et la deuxième escadre
de la flotte, avec l'assistance de deux bàtimens anglais, et par
une division et une brigade de l'armée de terre, assistées d'un
petit contingent britannique, commença le 2 septembre et se
termina le 7 novembre suivant, après le bombardement de la
place et la capture des forts, par la capitulation sans conditions
du commandant Mayer-Waldeck, gouverneur de la colonie.
La flotte japonaise avait, d'autre part, occupé dans les mers
du Sud et dans l'archipel océanien quelques-unes des posses-
sions allemandes, Jaluit et le groupe des Marshall, les Mariannes,
les Carolines. Elle avait enfin contribué largement, avec les
bàtimens britanniques et australiens, à faire la police des mers
et à purger le Pacifique des « raids » de piraterie exercés par
les derniers croiseurs allemands qui avaient échappé à la pour-
378 REVUE DES DEUX MONDE3.
suite. C'est elle, entre autres exploits, qui, peu à peu, obligea
l'ancienne escadre allemande des mers de Chine et du Japon,
après ses incursions et sévices sur les côtes occidentales de
l'Amérique du Sud, à évacuer le Pacifique, à franchir le détroit
de Magellan et à affronter, au sortir du détroit, à la hauteur
des îles Falkland, l'escadre britannique du vice-amiral sir
Frederick Sturdee. C'est dans cette rencontre que furent coulés,
le 8 décembre 1914, le Scharnhorst, le Gneisenau, le Nûrnberg
et le Leipzig.
En Europe même, le Japon s'est associé aux actes et résolu-
tions des Alliés. Il a adhéré au pacte de Londres du 4 sep-
tembre 1914, par lequel les Alliés se sont engagés à ne pas
conclure de paix séparée et à ne poser aucune condition de paix
sans accord préalable avec chacune des autres Puissances alliées.
Il a pris acte de l'adhésion ultérieure de l'Italie à cette même
déclaration. Il a enregistré et ratifié, en ce qui le concernait,
les déclarations faites par les Puissances alliées au sujet de la
Belgique et de la Serbie.
Il a enfin, avec une loyauté, une énergie, une constance et
une efficacité auxquelles tous les autres Alliés ont rendu hom-
mage, fourni au Gouvernement russe, surtout pendant la période
qui a suivi la campagne de Pologne, le matériel de guerre, les
munitions, les effets d'habillement et d'équipement, les vivres
dont il pouvait disposer, ou qu'en hâte il construisait, fabri-
quait, recueillait et expédiait à destination de la grande armée
alliée. Le Japon est devenu une vaste usine, un chantier de
construction, un énorme magasin d'approvisionnement pour la
Russie. L'immense stock ainsi préparé a été régulièrement et
sans répit acheminé vers Pétrograd et Moscou par la voie du
Transsibérien, qui a été, dans cette guerre, la grande artère des
communications entre la Russie, le Japon et les Etats-Unis, le
débouché le plus assuré. Par la constitution, à l'arrière des
armées russes, de ce centre si méthodiquement organisé de
constant et infini ravitaillement, le Japon a rendu un service
capital qui a permis, malgré la ruée violente des armées germa-
niques sur le front de Galicie et de Pologne, le ralliement et le
redressement des armées russes, la préparation graduelle et
sûre de leur nouvelle offensive. Sans être entré lui-même en
ligne sur le front européen, le Japon a concouru ainsi à la
grande lutte et a avancé l'heure de la décision finale.
l'évolution de l'asie orientale. 319
Après avoir arraché à l'Allemagne le port, la forteresse et le
territoire de Kiao-tcheou, le Japon devait naturellement les
détenir pendant toute la durée de la guerre, comme une posi-
tion et un boulevard demeurant entre les mains des Alliés
contre l'ennemi commun. Le Japon, toutefois, ainsi qu'il l'avait
fait prévoir dans son ultimatum du 15 août, avait en vue de
faire restitution ultérieure à la Chine de cette partie de son
domaine si perfidement acquise par les soi-disant représailles
de l'Allemagne. Mais cette restitution même, conforme à
la politique des Alliés et au programme du maintien de l'inté-
grité et de l'indépendance du territoire chinois, ne pouvait
être faite qu'avec les précautions et garanties nécessaires et
avec la certitude que le territoire ainsi récupéré ne serait
pas de nouveau aliéné en de mauvaises mains. Le gouverne-
ment japonais jugea donc opportun, toute résolution définitive
étant d'ailleurs ajournée jusqu'à la conclusion de la paix géné-
rale, de définir d'avance avec le gouvernement chinois certaines
de ces précautions et garanties. Tel fut l'objet des négociations
engagées entre les deux gouvernemens, du 18 janvier au
1er mai 1915, et qui aboutirent, le 25 mai, à la signature de
conventions, lettres et protocoles, par lesquels étaient réglés,
outre la restitution ultérieure à la Chine du territoire et du
port de Kiao-tcheou, différens points touchant les intérêts japo-
nais dans les provinces du Chan-toung,de la Mandchourie méri-
dionale et de la Mongolie orientale. Il était expressément sti-
pulé que le gouvernement chinois, une fois rentré en possession
de Kiao-tcheou, n'aliénerait, ni par cession à bail, ni sous aucune
autre forme, aucun point du territoire continental ou côtier du
Chan-toung, ni aucune des îles situées dans les eaux territo-
riales. Le gouvernement chinois s'engageait, en outre, à faire
de Kiao-tcheou un port ouvert au commerce international, à y
établir un quartier ou concession japonaise, ainsi qu'une con-
cession internationale, si les Puissances en exprimaient le
désir. Le gouvernement japonais se réservait la faculté d'être
substitué, dans la province du Chan-toung, au gouvernement
allemand pour tous les droits, avantages et privilèges, notam-
ment en matière de chemins de fer et de mines, précédemment
concédés à l'Allemagne. Dans les provinces de la Mandchourie
méridionale et de la Mongolie orientale, il obtenait la proroga-
tion, au terme de quatre-vingt-dix-neuf ans, des baux réguliers
380 REVUE DES DEUX MONDES.
dont il était déjà concessionnaire pour le territoire du Liao-
toung et de Port-Arthur, de même que pour les lignes ferrées
du Sud-Mandchourien et de Moukden à Antoung. Quelques
concessions additionnelles de mines et de chemins de fer lui
étaient enfin reconnues dans certaines régions de la Mandchourie
du Sud et de la Mongolie orientale.
Ce n'est pas sans résistance que la Chine finit par acquiescer
à ces divers règlemens, qui, s'ils n'étendaient pas la sphère de
l'action japonaise dans les provinces limitrophes de Mandchourie
et de Mongolie, en prolongeaient la durée et en augmentaient
les privilèges, droits et avantages. Le gouvernement japonais,
cependant, s'il mettait à profit des circonstances propices,
n'excédait pas les termes et les limites du programme contenu
dans les précédens accords conclus, soit avec la Chine, soit avec
les Puissances de l'Ouest. La politique du maintien de l'inté-
grité et de l'indépendance de la Chine, ainsi que du statu quo et
de la paix de l'Asie orientale, demeurait celle dont, pendant la
guerre qui ravageait l'Europe, le gouvernement japonais conti-
nuait a s'inspirer. S'il accomplissait son devoir en se rangeant
à côté des Alliés, et en soutenant avec eux la lutte contre l'en-
nemi commun, il restait fidèle, en ce qui concerne l'Asie orien-
tale et la Chine, à la méthode et au programme des accords
conclus de 1902 à 1912.
C'est en pleine guerre, et dans la satisfaction du devoir
accompli, que le Japon a, pendant l'automne de 1915, procédé
à Kyoto aux fêtes religieuses et rituelles du couronnement de
l'empereur Yoshi-hito, dont les longs deuils de la Cour avaient
jusqu'alors retardé la célébration. Au lendemain de ces fêtes
pour lesquelles, à cause des événemens, aucune invitalior
n'avait été adressée aux Cours et aux Gouvernemens étrangers,
représentés seulement par leurs ambassadeurs ou ministres
déjà accrédités, la Cour de Russie a tenu, par un acte de haute
courtoisie et de spéciale gratitude, à déléguer au Japon, en
mission extraordinaire, l'un des membres de la famille impé-
riale, le grand-duc Georges Michaïlovitch. La pensée qui a pré-
sidé à cette démarche de la Cour de Pétrograd, l'accueil qui a
été fait à Tokyo par l'Empereur, le Gouvernement impérial et
le peuple japonais à l'envoyé du Tsar, permettent de mesurer,
avec tout le chemin parcouru dans ces vingt dernières années,
le caractère des rapports unissant aujourd'hui les deux Cours,
l'évolution de l'asie orientale. 381
les deux gouvernemens, les deux peuples. Ils attestent aussi,
en même temps que l'intimité' des liens entre la grande Puis-
sance asiatique et les grandes Puissances d'Europe dont elle
est l'alliée, l'unité et la convergence des efforts qui, de cette
extrémité de l'Asie orientale, comme de tous les fronts de
l'Europe, sont concertés pour la direction et la victorieuse issue
de la plus vaste, comme de la plus effroyable guerre que le
monde ait connue.
L'alliance japonaise, contractée d'abord avec la Grande-Bre-
tagne, devenue ensuite, par l'entremise de la Grande-Bretagne
et de la France, aussi intime et étroite avec la Cour de Pétrograd
qu'avec celle de Saint-James, après avoir été l'un des cimens
de la Triple-Entente, s'est aujourd'hui incorporée, comme l'un
des élémens les plus résistans, dans le solide airain de la pré-
sente coalition contre les Puissances germaniques et leurs
complices. L'évolution de l'Asie orientale, dont la courbe a été
ici esquissée, atteignait ainsi son heureux et logique épanouis-
sement. 11 était juste que le Japon, après avoir conçu, recherché
et voulu le rapprochement, l'union avec l'Occident et l'Europe
comme la loi de son histoire et de sa destinée, eût sa place, sa
mission et son rôle dans la guerre prodigieuse où se jouent et
décident la vie, la liberté, l'avenir de l'Europe et du monde.]
A.: Gérard.;
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE
Il fut question de cette sortie, il y a quelque six semaines,
au moment où la grande lutte sous Verdun battait son plein et
cette coïncidence même donnait à penser. Le grand Etat-major
allemand, qui sait employer la force navale à la poursuite de
ses desseins, ne nous ménageait-il point quelque coup de revers
au moyen duquel, troublant nos dispositions militaires et
affolant la nation, — cette nation si impressionnable, tout bon
Allemand le sait, — il faciliterait au Kronprinz l'assaut de la
forteresse et la percée « nach Paris ? »
J'examinerai tout à l'beure ce cas particulier d'une question
qui reste d'ailleurs pendante et dont l'intérêt ne fera qu'aug-
menter : « Que peut donc faire la flotte allemande?... » Mais
avant de se demander quelles sont les opérations que cette flotte
pourrait en effet entreprendre, il convient sans doute d'établir
les fortes raisons, les raisons impérieuses, peut-être, qui la
pousseront à entreprendre quelque chose et à s'exposer aux coups
redoutables de sa puissante rivale, la flotte anglaise.
L'empereur Guillaume et ses conseillers navals (il n'est pas
dit que l'amiral von Tirpitz ne soit pas encore au nombre de
ceux-ci) savent fort bien quelle est la supériorité des Home
fleets britanniques sur leur Iloch see flotte, en dépit des unités
neuves dont s'est renforcée cette dernière depuis vingt et un
mois, en dépit même des nouveaux engins défensifs et offensifs,
d'un type inconnu jusqu'ici, dont ils ne peuvent s'empêcher de
menacer leurs adversaires. Il doit leur paraître bien difficile
d'admettre qu'une bataille rangée puisse tourner en faveur de
leurs escadres, à moins que les escadres anglaises n'acceptent
cet engagement décisif dans des parages où, par suite de
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE.; 383
mouvemens très habiles, très compliqués aussi et par consé-
quent faciles à déjouer, le commandant en chef allemand pour-
rait les attirer sur des champs de mines préparés à l'avance.
Et il ne semble vraiment pas, à en juger par son attitude habi-
tuelle, que le haut commandement anglais soit disposé à com-
mettre des imprudences de ce genre.
D'autre part, l'Etat-major de Berlin a un sens trop juste de
la guerre pour croire qu'en dehors du plan d'eau de la mer
Baltique, dont il s'est réservé la maîtrise, il lui soit permis
d'espérer un résultat final avantageux d'opérations stratégiques
à grande portée que n'auraient pas précédées des opérations
tactiques destinées à établir d'une manière définitive la supé-
riorité de l'un ou de l'autre des belligérans sur le « champ de
bataille » maritime. A quoi servirait, par exemple, de dérober
quelques marches à la flotte anglaise et de courir, tout essoufflé,
jusque dans la Méditerranée, si l'on y devait être, en fin de
compte, atteint par l'adversaire et, alors, ou battu et détruit, ou
bloqué et paralysé ?
Et pourtant, elle sortira, cette flotte allemande, elle sortira
et elle se battra! Pourquoi donc?...
D'abord, un moment viendra, prochain peut-être, où l'opinion
publique l'exigera. J'ai eu l'occasion déjà de faire remarquer,
à propos de la question des sous-marins, quel danger il pouvait
y avoir à exalter le sentiment de confiance dans la supériorité
de ses moyens d'action, quels qu'ils soient, chez un peuple où
une extraordinaire infatuation a complètement aboli le sens
critique et qui n'a d'ailleurs jamais eu celui de la mesure. Le
gros de la nation allemande est parfaitement convaincu que
« sa marine », — et il ne distingue pas bien les diverses moda-
lités de l'organisme très complexe que désigne ce mot, — vaut
largement celle de l'odieuse Angleterre, et déjà il s'étonne que
« sa flotte, » dont on lui a tant vanté la supériorité technique
et militaire, sinon la supériorité numérique, ne se soit pas
encore mesurée avec ces escadres ennemies qui n'osent pas
l'attaquer et dont la froide, l'impassible réserve lui inspire un
dédain moqueur.
Et puis, si lentement que ce soit, les résultats de ce blocus à
grande distance exercé par une flotte invisible ne laissent pas
de se faire sentir, de s'aggraver tous les jours. L'Allemagne se
resserre, s'appauvrit. L'exaspération sera bientôt à son
384 REVUE DES DEUX MONDES.;
comble. et, ne trouvant plus de satisfaction suffisante dans
d'officielles, mais vaines imprécations, n'en trouvant pas surtout
d'assez immédiate dans les « représailles » exercées par les
sous-marins, la nation réclamera impérieusement une action
navale énergique qui dissipe enfin l'effrayant cauchemar de la
disette universelle.
D'ailleurs, il ne faudrait pas croire que les techniciens, —
les marins, dans l'espèce, — même les plus prudens, consi-
dèrent une bataille navale engagée entre les Home fleets et la
Hoch see flotte, comme devant aboutir nécessairement à un
résultat désastreux pour celle-ci. Sur mer comme sur terre,
l'infériorité numérique peut se trouver compensée — et au
delà ! — par l'avantage de l'armement, par celui de la
manœuvre, par celui du tempérament offensif, de l'énergie, de
la ténacité. Les Nelson, les Suffren, les Tourville ne se sont
point émus en comptant dans la ligne ennemie plus de vaisseaux
que dans la leur. La disproportion était pourtant bien grande,
quelquefois. A La Hougue (1), le 29 mai 1692, Tourville s'enga-
geait avec 44 voiles contre 99 et il n'était point battu !... Ajou-
tez à cela que, s'il s'agit des Allemands et des Anglais d'aujour-
d'hui et que, comme il est probable, la bataille ait la mer du
Nord pour théâtre, les premiers ont leur retraite assurée et
ne se laisseront couper sans doute ni d'Helgoland, ni de
l'embouchure de l'Elbe et de Cùxhaven, leur forte place
d'armes. Voilà pour « la manœuvre », pour celle, du moins,
dont la liberté importe surtout au plus faible. Quant à l'avan-
tage de l'armement, hé! qui sait ce que nos ennemis préparent
à ce sujet à nos alliés ! Il faut renoncer à l'opinion générale-
ment admise, et non sans raison jusqu'ici, de la radicale infé-
riorité de l'Allemand en ce qui touche l'invention. Avouons-le :
dans cette guerre, il invente. Ses inventions ne sont point
géniales, certes, en ce sens qu'on y trouve toujours des rémi-
niscences. Mais pour l'homme, créer est-ce autre chose, après
tout, que se souvenir, adapter, approprier? D'ailleurs, d'être,
dans une crise comme celle-ci, un ingénieux copiste, un perfec-
tionneur averti et de sens pratique, c'est déjà considérable, et il
(1) J'emploie la dénomination consacrée par l'usage. En réalité, la bataille
rangée du 29 mai 1692 eut lieu au large de la pointe du Cotentin appelée Barfleur.
Ce n'est que le 2 juin que six de nos vaisseaux échoués à La Hougue furent, après
une belle défense, incendiés par l'ennemi.
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE. 385
y parait, quand on considère ce que sont devenus en quelques
mois les submersibles que l'Allemagne, de 1906 à 1914, imitait
assez platement des nôtres.
Il faut donc se méfier de quelques surprises, aussi bien au
point de vue de l'armement défensif qu'à celui de l'armement
offensif, sans parler de certains procéde's tactiques où la ruse
germaine se donnera librement carrière. J'ai déjà eu l'occasion
(et je profite encore de celle-ci) de signaler l'usage que les Alle-
mands feront dans la grande bataille navale de leurs « zeppe-
lins, » de leurs croiseurs aériens, comme ils les appellent fort
justement. Au moment où j'écris, on affirme qu'ils vont en
avoir soixante, en tout; s'ils en réservent seulement une dizaine
pour le cas qui nous occupe, cela peut représenter le jet de
cent cinquante ou deux cents bombes de fortes dimensions sur
les ponts des cuirassés de l'adversaire. Or, il faut remarquer
qu'au milieu de l'effroyable canonnade du combat naval il ne
saurait être question de se servir des bouches à feu à tir verti-
cal, au moyen desquelles on cherche à « descendre » un zeppe-
lin. A moins que les canons spéciaux soient placés sous tourelles,
ce qui ne laissera pas de présenter de grosses difficultés, ils ne
pourront être servis par leur personnel plus de quelques instans,
sous le déluge des projectiles lancés par les canons de bord. Les
obus qui tomberont du ciel, — des dirigeables, veux-je dire, —
auront donc toute licence de percer les ponts, le pont cuirassé
compris, et d'atteindre certaines parties vitales des bâtimens,
appareils moteurs, poste central, soutes à munitions, etc.
Vraiment, le sort de l'unité de combat moderne devient de
plus en plus précaire : œuvres vives, œuvres mortes, flottaison,
ponts, blockhaus, tourelles, tout est menacé et aux points les
plus délicats. Qu'arrivera-t-il d'un dreadnought, si puissant
qu'il soit, que peuvent atteindre à la fois des obus de 1 000 kilos,
des torpilles et des mines chargées de 120 à 150 kilos d'explo-
sifs violens et des bombes aériennes contenant le redoutable
« air liquide? » On peut bien dire que c'est Y attaque envelop-
pante dans toute sa perfection, et que la destruction du mal-
heureux mastodonte apparaît inévitable.
Mais laissons cela, qui n'est point tout à fait dans notre
sujet. Il reste que la bataille navale future, prochaine peut-être,
je le répète, aura certainement une physionomie très particu-
lière et que nos ennemis s'efforceront d'y séduire la victoire
TOME XXXIII. — 1916. 25
386
REVUE DES DEUX MONDES.
par des attraits inattendus. Mais quoi! Le nombre est le nombre,
c'est-à-dire la plus grande des forces que l'on puisse mettre en
jeu à la guerre; et au demeurant, on peut être assuré que nos
alliés ne seront pas pris au dépourvu. Ils progressent, ils per-
fectionnent, ils inventent tout comme les Allemands. Et nous
aussi, je suppose.
Il y a enfin une dernière raison de « sortir » pour la Hoch
see flotte : c'est dans le cas où la flotte anglaise, les flottes
alliées, si l'on veut, entreprendraient sur la côte allemande,
soit directement, du côté de la mer du Nord, soit indirecte-
ment, du côté de la Baltique, — et je n'ai pas besoin d'expliquer
ce que j'entends ici par indirectement.
Dans l'une comme dans l'autre de ces hypothèses, il est
clair que l'ennemi interviendrait aussitôt. Pour en douter un
seul instant, il faudrait ne pas savoir que l'intangibilité de son
littoral est un des dogmes où se complaît l'orgueil de l'Alle-
mand, et qu'au surplus ses chefs militaires sont convaincus
eux-mêmes de l'invulnérabilité que conférerait à leurs places
maritimes l'action de la flotte, tandis que celle-ci, à son tour,
verrait doubler sa force en s' appuyant sur les ouvrages de côte.
Il s'en faut bien, en réalité, qu'une telle confiance soit justi-
fiée; mais, pour la thèse que j'expose, il suffit que cette
confiance existe et, en fin de compte, on peut affirmer que,
lorsque les Alliés le voudront réellement, il leur sera facile
d'obtenir cette grande bataille navale après laquelle, pour des
motifs que j'ai déjà exposés, il y a longtemps, ils ne soupirent
peut-être pas autant qu'on le croit.
Donc, la flotte allemande sortira. Mais de quel côté ira-t-elle
et quelle sorte d'opérations entreprendra-t-elle?
Le choix n'est point indifférent, au moins dans la phase
actuelle de la grande guerre. Il ne le deviendrait que dans la
période ultime où, désespérant de l'issue définitive du conflit
si légèrement provoqué, les dirigeans de l'Allemagne se diraient
qu'après tout, perdue pour perdue, — car les Alliés en exige-
raient la remise au traité de paix, — leur belle flotte serait
assez utilement employée à détruire, dans une bataille rangée,
n'importe où, le plus possible de cuirassés anglais.
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE. 381
On n'en est point encore là, et le grand Etat-major de Berlin
peut en ce moment se décider sur d'autres considérations que
celles qui, plus tard peut-être, le conduiront à tenter un coup de
désespoir. On sait d'ailleurs qu'habile à mettre en jeu toutes ses
ressources au moment opportun, et peu sensible à la crainte
d'éprouver des pertes, quand il lui paraît que lesrisquessontcom-
pensés par les bénéfices éventuels d'une action vigoureuse, cet
Etat-major n'hésite pas à employer les vaisseaux à soutenir, à for-
tifier de tous leurs moyens offensifs les opérations des armées.
C'est ainsi qu'au mois d'août 1915, on se le rappelle, une
forte escadre, comprenant des cuirassés, des croiseurs de
combat et nombre d'unités légères, entreprit, de concert avec
l'aile gauche des armées du maréchal von Hindenburg, de
s'emparer du golfe de Riga, de serrer de près ce grand port et
même d'effectuer à Pernov un débarquement, qui ne visait à
rien moins que de pousser jusque sur Reval, peut-être mal
défendu encore du côté de terre, comme l'était Sébastopol au
mois de septembre 1854.
Ces desseins ambitieux, mais non pas inexécutables, disons-
le tout de suite, furent déjoués par le dévouement d'une partie
de la flotte russe, commise à la défense de Riga, et aussi par
l'intervention opportune, au Sud de Pernov, de contingens de la
défense que l'assaillant croyait avoir écartés. Il y avait eu aussi
des circonstances atmosphériques, — une brume épaisse et pro-
longée, — plus favorables à la défense qu'à l'attaque. Enfin, il
semble que tous les mouvemens des Allemands n'aient pas été
aussi exactement combinés qu'il est nécessaire dans ces déli-
cates opérations mixtes. Nos adversaires ne sont pas infaillibles.
Toujours est-il que l'échec fut complet et marqué fâcheuse-
ment par la destruction du cuirassé Pommera et de quelques
navires légers, tandis que le beau croiseur de combat Moltke,
frère jumeau du célèbre Gœben, n'échappait qu'à grand'peine au
même sort. Il y avait déjà dans la Baltique des sous-marins
anglais habilement commandés.
La première hypothèse qui se présente à l'esprit pour qui,
connaissant la ténacité allemande, se demande ce que fera
cette année-ci l'escadre baltique de la Hoch see flotte, c'est donc
celle d'une reprise de l'opération avortée, il y a huit ou neut
mois. Or, précisément, des correspondances récentes de Pétro-
grad, émanées de critiques militaires autorisés, faisaient prévoir
388 REVUE DES DEUX MONDES.]
une attaque combinée non plus du golfe de Riga, mais bien du
golfe de Finlande.
On précisait en disant que, comme ce golfe est barré par
des lignes de torpilles, — où sont ménagées, bien entendu, les
« portières » indispensables aux mouvemens des navires russes,
— le premier effort des Allemands se porterait sur la destruc-
tion de ces lignes, ce qui les conduirait à prendre terre d'un
côté ou de l'autre du golfe pour enlever les ouvrages perma-
nens auxquels s'appuient les barrages. Il se peut. N'essayons
pas, sur des renseignemens trop vagues, de déterminer d'avance
la marche des opérations, dans le cas en question. Je me borne
a observer que la flotte russe s'est singulièrement renforcée dans
ces derniers mois par la mise en service des quatre « dread-
noughts )> du type Gangout, de quelques croiseurs de 6800 tonnes '
du type Svietlana, de grands torpilleurs d'escadre et de sous-
marins, sans parler de certains navires auxiliaires. D'autre
part, le nombre des sous-marins britanniques s'est certainement
accru, malgré toutes les précautions prises par les Allemands
pour barrer à ceux-ci le débouché du Sund dans la Baltique.
Il n'est d'ailleurs pas impossible et il serait très désirable
que le concours fourni par les Alliés de l'Ouest à la flotte russe
de la Baltique ne se bornât pas là. Tous les bâtimens qui calent
moins de 6 mètres et qui peuvent par conséquent franchir le
seuil méridional du détroit dano-suédois seraient les bienvenus
dans la Baltique orientale, à condition, d'abord que leur pas-
sage ne fût pas signalé à l'avance par les grand'gardes alle-
mandes qui se tiennent dans le Gattégat, ensuite qu'un mouve-
ment opportun de l'escadre légère russe, — nombreuse et forte,
— leur assurât d'être « recueillis » à la hauteur de Bornholm,
après qu'en forçant de vitesse ils auraient réussi à distancer
les croiseurs disposés en observation derrière le champ de
mines du Sund.
Ce sont peut-être là de graves difficultés, et d'aucuns remar-
queront qu'il serait, dans ces conditions, plus avantageux, sinon
plus simple, de franchir de vive force le Grand Belt avec la plus
grande partie des Home fleets elles-mêmes. Evidemment. Je
n'insiste pas cependant sur cette question délicate, objet de
tant de controverses. On sait ce que j'en pense et je l'ai assez
souvent dit ici. Pour ne pas sortir de mon sujet actuel, je me
contenterai de noter que, dans le cas d'opération sérieuse de la
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLExMANDE. 389
flotte allemande à l'ouvert du golfe de Finlande, ce serait sans
doute de'charger la marine russe d'une grande partie du poids
qui pèserait sur ses épaules que de retenir vers Helgoland,
par une vigoureuse démonstration, les élémens les plus mo-
dernes, les plus puissans des escadres cuirassées ennemies.
Si la liberté relative dont jouit la marine allemande dans la
Baltique, — « notre mer, » disent orgueilleusement nos adver-
saires, — donne un sérieux caractère de probabilité à des opé-
rations entreprises contre la côte russe, il n'est point interdit
d'en considérer quelques autres comme possibles. Jetons donc
nos regards plus à l'Ouest, vers la mer du Nord et les eaux bri-
tanniques. Où peut conduire, de ce côté, une sortie de la Hoch
see flotte? La question est très complexe; à elle seule, elle
exigerait une assez longue étude. Je tâcherai de me borner,
avec, d'ailleurs, d'autant plus de regret que l'éventualité d'une
importante opération maritime allemande — d'un débarque-
ment, pour tout dire, — semble admise encore, à l'heure qu'il
est, par certains de nos amis d'outre-Manche et non des
moindres, ni des moins influons sur l'opinion. Une descente!
une grande descente, s'entend, sur le sol anglais, après ces
vingt et un mois de guerre, après le grand échec de l'offensive
allemande vers Dunkerque et Calais, après celui de Verdun, si
grave au point de vue de l'usure matérielle et morale, après
que la Grande-Bretagne s'est donné une armée de plusieurs
millions d'hommes et qu'elle a presque doublé sa flotte, déjà
si puissante, si supérieure en nombre à la flotte allemande!
Je ne crois pas être suspect de défiance ou seulement d'indif-
férence à l'égard des opérations combinées dont j'ai toujours
soutenu l'efficacité; mais, vraiment, je ne vois pas comment
celle-ci pourrait réussir, et les appréhensions auxquelles je
faisais allusion tout à l'heure me paraissent absolument chimé-
riques. Certes, il n'est pas indispensable d'être maître delà mer
pour exécuter un coup de main sur la côte ennemie. Il peut
suffire qu'après avoir fait des préparatifs minutieux en vue
d'une opération bien déterminée et de portée limitée, qu'après
avoir pris exactement des mesures d'ailleurs très compliquées,
on profite de circonstances de temps favorables, — mettons une
brume épaisse et de quelque durée, — pour se soustraire à la
390 REVUE DES DEUX MONDES.,
surveillance des croiseurs ennemis et atteindre sans fâcheuse
rencontre un littoral d'ailleurs peu éloigné.
Il se peut même, à. la grande rigueur, qu'on ait le temps de
jeter à terre quelque quinze ou vingt mille hommes avant
qu'intervienne le gros de la flotte des défenseurs : par exemple,
si on a su attirer ce gros à une grande distance du point de
débarquement par une habile démonstration. Mais enfin, ce ne
sera jamais là qu'un répit de vingt-quatre heures, au maximum
et, ce délai passé, il faudra bien en découdre sans avoir eu le
loisir de terminer l'opération et en abandonnant au hasard du
combat, sinon l'infanterie du corps de débarquement, du moins
sa cavalerie, son artillerie, en tout cas ses encombrans « services
à l'arrière, » approvisionnemens, munitions, sections de chemin
de fer, outillages et appareils spéciaux, auto-projecteurs, auto-
canons, T. S. F., parc d'aérostation, etc. Et si l'on est battu,
comme il est plus que probable dans le cas qui nous occupe»
que deviendra ce corps d'armée isolé, perdu en pays ennemi,
privé de ses ravitaillemens et de la plupart de ses moyens
d'action? J'entends bien que le choix du point de la descente a
pu être tel que cette situation si complètement aventurée n'en-
traîne pas de danger immédiat. Admettons qu'il en sera ainsi
quand on aura occupé une île très voisine de la terre ferme, ou,
mieux, une presqu'île dont le pédoncule puisse être aisément
barré; ou encore un port en saillie sur le littoral et d'une dé-
fense facile contre un retour offensif de l'adversaire.
Mais justement les bénéfices de telles positions ne tardent
pas à se retourner contre le téméraire assaillant. N'en pouvant
pas déboucher, faute de moyens suffisans, il y sera bloqué
presque aussitôt, bloqué du côté de la terre par la concentra-
tion rapide des troupes de la défense, bloqué du côté de la mer
par celle de la flotte victorieuse.
Ce blocus (( tactique, » très rapproché, très resserré, pourra-
t-on le rompre quelquefois — bien rarement! — au moyen de
bàtimens très rapides, très armés, très défendus et en même
temps susceptibles de porter dans leurs cales de quoi subvenir
aux besoins les plus impérieux du corps bloqué? Peut-être.
Cela ne résoudra d'ailleurs pas les difficultés. La grosse artillerie
entrera en jeu, à bref délai, aussi bien du côté de la terre que
du côté de la mer et un bombardement formidable, écrasant,
ininterrompu, viendra à bout de la résistance des bloqués avant
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE. 391
même que la faim ou l'e'puisement de leurs munitions aient fait
tomber les armes de leurs mains.
Ainsi l'on en revient toujours à la nécessite' de s'assurer,
avant tout et au moins pour un laps de temps assez étendu, de la
maîtrise de la mer. Or, nous n'avons examiné dans tout ce qui
précède que le cas relativement simple du « coup de main, »
n'exigeant que le transport d'effectifs restreints. Imagine-t-on
les impossibilités en face desquelles on se trouverait, s'il s'agis-
sait de mettre à terre une armée capable de conquérir un grand
pays? Il faut des jours, des semaines pour cela, et l'opération de
débarquement n'est, en fait, jamais terminée, puisqu'il faut ali-
menter constamment de toutes choses ce grand corps si exigeant
et, pour obtenir ce résultat, créer une ligne de communications
parfaitement sûre où une flotte de vapeurs pourra faire la double
navette entre la base primitive et la base secondaire, entre le
point de départ et le point d'arrivée de l'expédition.
Mais pourtant, objectera-t-on, si les Allemands avaient été
victorieux sur l'Yser et qu'ils eussent occupé nos ports du Pas
de Calais, n'auraient-ils pas pu réussir à franchir le détroit en
employant des procédés spéciaux de nature à paralyser l'action
de la flotte anglaise?
On l'a dit. Il a été question, après coup, d'une sorte d'ave-
nue constituée, entre Calais et Douvres, par deux doubles ou
triples lignes de mines automatiques, gardées par des bâtimens
légers et par des sous-marins. Sous la protection de ces deux
barrages parallèles, — qui rappellent un peu les « longs murs »
reliant Athènes au Pirée, — l'armée d'invasion, empruntant sans
doute le concours d'une flottille dans le genre de celle de 1805,
aurait atteint la côte anglaise sans avoir rien de sérieux à craindre
de la part des Home fleets. A supposer que celles-ci se fussent
risquées à franchir ce double rempart, leurs pertes eussent été
tellement fortes, sous les coups des mines et des torpilles, que
la FJoch see flotte survenant en aurait eu très bon marché.
Nous ne verrons jamais l'exécution de ce beau projet et si l'on
pouvait ne se placer qu'au point de vue de « l'art, » on serait
tenté de le regretter. En attendant, une foule d'objections se
présentent immédiatement à l'esprit : comment la flotte anglaise
eût-elle laissé exécuter le long travail de la pose de plusieurs
milliers de mines sans intervenir en temps utile? Sans doute
elle avait assez passivement laissé miner la mer du Nord au
392 REVUE DES DEUX MONDES.
prime début des opérations. Mais c'est qu'à cette époque le
mode de participation de la Grande-Bretagne à cette grande
guerre naissante n'était pas nettement déterminé.
Quelques mois après le 1er août 1914, on ne pouvait raison-
nablement compter qu'une telle faute se renouvellerait. Mais
admettons les deux barrages établis cependant : allait-on faire
abstraction des canons de cette flotte anglaise? Pour arrêter
l'immense flottille progressant lentement vers la côte de
Douvres ou vers Dungeness, point n'était besoin aux cuirassés
britanniques de s'exposer à de graves périls en essayant de
forcer l'avenue. Il leur suffisait de lancer à bonne distance une
pluie d'obus sur cette réunion de bàtimens. L'avenue ne pouvait
être assez large pour que ceux-ci échappassent aux effets d'un
tir, exécuté de l'un et de l'autre côté de ce long, mais étroit
plan d'eau. Il n'était même pas nécessaire d'employer à ce
bombardement par l'extérieur le gros des escadres cuirassées.
Les bàtimens de seconde ligne, les croiseurs légers et les
destroyers suffisaient ; et donc les cuirassés, les dreadnoitghts
en tête, restaient prêts à se mesurer avec les escadres alle-
mandes. Enfin l'amirauté anglaise disposait déjà, en novembre
4914, d'un grand nombre de sous-marins et de bàtimens de très
faible tirant d'eau, chalutiers ou autres, armés de canons.
Toutes ces petites unités pouvaient pénétrer dans l'avenue sans
s'embarrasser autrement des mines, les unes passant au-dessus,
les autres passant au-dessous. Quant à arrêter les sous-marins
par des filets, il n'y fallait guère songer, la mise en place de
ces filets, en plein détroit et surtout dans la mauvaise saison
représentant un travail très pénible et très long.
Si maintenant on réfléchit que c'était pourtant entre Calais
et Douvres que les chances de succès étaient les plus marquées,
— les moins illusoires, devrais-je dire; — qu'aujourd'hui il
faudrait, allant d'Ostende à un point quelconque du Kent,
compter avec une distance quadruple et aussi avec le champ de
mines anglais de la Manche des Pays-Bas, on se rend aisément
compte de l'impossibilité d'entreprendre cette extraordinaire
opération.
On le voit assez d'ailleurs. Au moment même où j'écris ces
lignes, nous parvient la nouvelle de V attaque combinée que les
Allemands viennent d'exécuter contre l'Angleterre pour mas-
quer le désastreux eiïet moral produit par la note si dure et si
LA SORTIE DÉ LA FLOTTE ALLEMANDE. 393
inquiétante pour eux du président Wilson. Quand il eût fallu,
pour occuper la scène et « amuser la galerie » une opération
sensationnelle et de grande envergure, ils ne trouvent rien de
mieux qu'une nouvelle sortie de leurs croiseurs, aussitôt
rejetés delà côte anglaise par leurs adversaires et qu'une trente-
huitième incursion de zeppelins ou d'hydravions. Us y ajoutent
pourtant un « numéro » nouveau, inattendu même, recon-
naissons-le, un essai de soulèvement de l'Irlande. Mais quelle
insuffisance de moyens pour un objet si ambitieux !
Un mot là-dessus, toutefois, puisque aussi bien l'examen
d'une sérieuse opération de descente en Irlande peut rentrer
sans effort dans le cadre de cette étude.
Oui, certes, au début de la guerre, une expédition partie des
ports de la mer du Nord et réussissant à se dérober vingt-
quatre ou trente-six heures à la flotte britannique, — et cela
n'était pas très facile! — eût peut-être atteint un point favo-
rable de la côte du Connaught ou du Munster et, débarquant
rapidement une trentaine de mille hommes, aurait causé au
gouvernement anglais des embarras dont la répercussion se fût
certainement fait sentir sur la marche de nos propres affaires,
assez mal en point à ce moment-là.
Mais que de difficultés déjà, à cette époque! Les hésitations
auxquelles je faisais allusion tout à l'heure, admissihles quand
il s'agissait de définir exactement le rôle de la Grande-Bretagne
dans un conflit où ne semblaient engagés tout d'abord que des
intérêts un peu lointains peut-être pour le gros de la nation,
ces hésitations, dis-je, n'avaient plus de raison d'être, dès que
l'Allemagne lui portait un coup aussi direct et aussi dangereux.
Or les Home fleets étaient, répétons-le, toutes prêtes, ayant été
mobilisées à la fin de juillet pour la grande revue du roi
George V. Elles tenaient la mer du Nord, au moins par leurs
grand'gardes, et comment une grande flotte et un long convoi
eussent-ils pu échapper à leur surveillance, même en profitant
de la brume pour s'élever au Nord, le long du Jutland et de la
Norvège, pour tourner ensuite à l'Ouest, au large des Shetland?
Il suffisait, pour que tout fût découvert et que la tentative
avortât, de la rencontre inopinée d'un petit croiseur, d'un
« destroyer » muni delà T. S. F. Et la mer était sillonnée de
ces petits bàtimens.
394 REVUE DES DEUX MONDES.:
*
* *
En résumé, s'il reste toujours possible auv Allemands d'en-
treprendre avec des chances de succès un coup de main n'ayant
pour objet que la mise à terre de quelques milliers d'hommes, —
à condition qu'ils soient pourvus de munitions pour longtemps,
— on ne voit pas du tout comment ils pourraient débarquer une
armée, je dis même une petite armée, sur le sol anglais avant
d'avoir battu la flotte britannique.
Mais, puisque j'admets le coup de main, n'est-il pas indiqué
d'examiner si cette opération ne pouvait être conduite contre
nous? Et même n'est-il pas permis de penser et de dire, main-
tenant que tout danger est parfaitement conjuré sur notre front
continental, qu'il y a eu, à la fin de février dernier, des jours
sombres où la nouvelle d'une descente, même de portée res-
treinte, sur certains points toujours favorables de notre littoral
aurait pu causer un grave ébranlement à l'esprit public et de
sérieux embarras au commandement? C'est ce que j'exposais
au prime début de cette étude et je ne pense pas être bien témé-
raire en estimant qu'à Berlin, à l'Office de la Marine comme
au grand Etat-major, on avait dû examiner avec une certaine
bienveillance les plans d'une opération qui s'inspirait dans son
principe de l'opinion que se faisaient nos adversaires, qu'ils se
font encore pout-être, de la mentalité française.
Eh bien! supposons réunie sous Helgoland, à ce « mouil-
lage des vaisseaux » que connaissait si bien notre escadre cui-
rassée de 1870-71, une force navale allemande ayant la compo-
sition suivante :
6 croiseurs de combat ou cuirassés rapides (Von der Tann,
Moltke, Seydlitz, Derfflinger, Lùtzow, Hindenburg ) ;
6 croiseurs légers, du type dit « des villes d'Allemagne; »
1 flottille de « destroyers » ou « grosse torpedoboote » de
10 unités, plus le bâtiment chef de flottille ;
4 paquebots-géans, du type Imperator (50 000 tonnes,
23 nœuds de vitesse), capables d'enlever chacun de 4 000 à
5000 hommes, au moins, pour une traversée assez courte et de
prendre dans leurs immenses cales le matériel correspondant à
l'effectif d'une forte division de toutes armes, ainsi que les che-
vaux et mulets indispensables;
2 paquebots du même type chargés de combustibles et
aménagés pour les ravitaillemens en pleine mer.
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE. 395
Cette escadre combinée aurait la vitesse de ses élémens les
moins rapides, c'est-à-dire des transports, car les croiseurs de
combat vont de 27 à 30 nœuds, les croiseurs légers de 27 à 28
et les « destroyers » atteignent 32 nœuds. Mais il faut remar-
quer que ce sont là des vitesses d'essais que l'on ne retrouve
pas facilement dans la navigation courante. Or, pour des motifs
bien connus des spécialistes, l'écart entre ces vitesses d'essais
et les allures pratiquement réalisables pendant une traversée est
bien moindre pour les vapeurs de commerce que pour les
navires de guerre. En somme, la force navale en question
verrait très probablement s'établir l'accord des vitesses entre
bàtimens des deux catégories vers 20 ou 21 nœuds; c'est-à-dire
que, si elle visait l'une de nos îles, — ne précisons pas ! — du lit-
toral de l'Atlantique, elle pourrait effectuer en moins de quatre-
vingt-dix heures le trajet de 1 800 milles environ d'HelgoIand
à cette île, en passant par le Nord de l'Ecosse après avoir
couru au Nord jusqu'à la hauteur de Bommel Oen, à peu près.,
<( Mais il y a la flotte anglaise, dira-t-on, et justement sui
les rades de l'Ecosse... » Sans doute. Toute la question est de
savoir si l'on peut dérober à cette flotte une marche de trois ou
quatre jours. Je ne dis pas que ce soit facile ni qu'il ne faille
pas de la chance pour y arriver. Je répète seulement que c'est
possible, avec des circonstances de temps favorables et d'adroites
diversions du gros de la Hoch see /lotte resté dans la mer du
Nord. Ne venons-nous pas de voir que cette escadre des croi-
seurs de combat allemands a pu insulter impunément la côte
anglaise, le 25 avril, et bombarder Lowestoft sans avoir affaire
à autre chose que des croiseurs légers, des « destroyers » et —
peut-être — des sous-marins? Pourquoi la vaillante division des
croiseurs de combat anglais de l'amiral Beatty, celle qui, deux
fois déjà, avait refoulé l'ennemi en lui faisant éprouver des
pertes (York et Blilcher), pourquoi n'était-elle pas là? C'est,
suivant toute apparence, qu'elle avait été appelée du côté de
l'Irlande où s'était produit, dès le 21, le mouvement que l'on
sait. Et il était eh effet, parfaitement logique d'admettre que les
Allemands envoyaient de ce côté-là quelque chose de plus qu'un
chalutier à vapeur et qu'un sous-marin.
Les Allemands, toujours si bien renseignés, n'ont-ils pas été
prévenus, du reste, de ce faux mouvement des adversaires qu'ils
redoutent le plus? Cela encore est fort possible. Toujours est-il
396 REVUE DES DEUX MONDES.,
que la plus grande vigilance ne met pas le parti le plus fort
à l'abri d'une surprise ou d'un piège stratégique.
Joignez à cela un brouillard favorable, ou seulement ce que
les marins appellent un temps bouché, et vous arriverez a la
conclusion que le coup de main, — le coup de main, pas plus !
— reste toujours possible. J'ajoute que la force navale alle-
mande que je mets hypothétiquement en jeu pourrait fort bien
tenter le passage du Pas de Calais et de la Manche, ce qui
accourcirait singulièrement sa randonnée (900 milles, au lieu
de 1 800) et dérouterait ou du moins retarderait singulièrement
ainsi les escadres anglaises. Mais le détroit est bien gardé et
par des moyens que les grandes unités redoutent, avec raison.
Cependant, là aussi, je dis : il ri y a pas impossibilité, et nos
ennemis sont gens à tout risquer quand ils verront s'évanouir
peu à peu leurs chances normales de se tirer d'affaire.
Reste, une fois le petit corps expéditionnaire débarqué et
installé dans sa conquête (je mets à dessein les choses au pis),
la difficulté de l'y faire vivre, de l'y maintenir en le ravitaillant
au fur et a mesure de ses besoins ; mieux encore, de le ren-
forcer peu à peu et de lui donner les moyens d'entreprendre
réellement une action sur notre littoral. C'est là que l'on en
revient à la nécessité de la bataille navale, et l'on sait ce que je.
pense du résultat de cette rencontre. Peut-être, toutefois, réus-
sirait-on à organiser un service de blockade runners entre l'Al-
lemagne et ce corps détaché à l'aventure. Mais combien pré-
caires seraient ces communications, si rapides et si habiles que
fussent les navires qu'on y emploierait! On l'imagine aisément.
Et bientôt, les Anglais et nous, nous mettrions fin à l'« exploit »
en allant forcer et capturer dans son île, ou sa presqu'île,
l'audacieux envahisseur.
*
* *
Mais, — soyons logiques, — si nous acceptons comme réa-
lisable cette entreprise sur le littoral français de l'Atlantique, il
est difficile de ne pas accepter aussi l'éventualité de l'entrée de
la force navale que nous considérons dans la Méditerranée. Ce
ne serait que 400 milles de plus à faire pour atteindre Gibraltar,
et si l'on avait, comme je le disais plus haut, réussi à devancer
de trois jours, moins même, les Hottes anglaises, celles-ci n'arri-
veraient pas à temps pour engager, versTrafalgar, une nouvelle
LA SORTIE DE LA FLOTTE ALLEMANDE. 391
et décisive bataille. Le détroit serait défendu, sans doute; pas
aussi bien, cependant, que le Pas de Calais. Les circonstances
géographiques et hydrographiques ne s'y prêtent pas.
Les Allemands trouveraient-ils bientôt, du moins, une
concentration imposante de forces navales capables de leur
barrer la route et de les détruire? Oui et non. Ce n'est point du
tout certain. Il y a la flotte autrichienne qui ne se laisserait pas
oublier dans cette affaire compliquée dont son chef, l'archiduc
Karl-Stephan, entretenait, en février dernier, l'Etat-major naval
de Berlin et le prince Henri de Prusse. Je n'entreprendrai pas,
— ce serait beaucoup trop long, — de débrouiller les fils d'un
écheveau stratégique aussi enchevêtré ; et d'ailleurs, quand on
effleure des questions de ce genre, il convient de se tenir dans
les généralités. Ce que je puis dire, c'est qu'il n'est pas si aisé
qu'on le pense, d'abord, — stratégiquement, — d'opérer à point
nommé des concentrations exactes d'escadres dispersées, dont
tous les élémens ne sont pas toujours prêts à marcher simulta-
nément et qui ne sauraient se dégager, là, tout de suite, sur
un simple signal de T. S. F., des opérations essentielles où
elles se trouvent engagées; en second lieu, — tactiquement, —
de se mettre en travers de la marche d'unités rapides et bien
armées, vigoureusement conduites d'ailleurs, et qui veulent
absolument passer. On peut les canonner certainement, les
torpiller... peut-être; les avarier gravement, les couler même,
si la fortune s'en mêle ; mais on ne peut les arrêter net, les
fixer, comme on le fit quelquefois dans certains combats de la
marine à voiles (lj.
Les transports eux-mêmes auraient des chances de passer.
Grâce à leur très petit nombre, les unités de combat pourraient
les encadrer et les soustraire aux coups les plus dangereux en
les plaçant au centre de l'intervalle entre deux colonnes.
Mais à quoi bon tout cela? Que viendrait donc faire en
Méditerranée cette escadre rapide, sans doute, mais trop faible
pour y jouer, même réunie à la flotte autrichienne, un rôle
prépondérant, puisque aussi bien la supériorité numérique res-
terait aux Franco-Anglo-Italiens, même avant l'arrivée des
Home fleets un moment déroutées? S'agirait-il donc de se faire
(1) Par exemple Nelson, sur le Captain, au combat du cap Saint- Vincent
contre la flotte espagnole (1791) et Lucas, sur le Redoutable, — contre le Victory
de Nelson, justement, — à Trafalgar.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
enfermer dans l'Adriatique et bloquer étroitement a Pola ou à
Cattaro ? Et ces 18 ou 20 000 hommes de débarquement, à quoi
serviraient-ils? Pour les joindre aux Autrichiens du Carso, de
l'Istrie ou de l'Albanie, point n'était besoin de les exposer aux
dangereux hasards d'une telle traversée...
Certes! — Aussi n'est-ce point l'Adriatique qui serait, en
pareille conjoncture, l'objectif de nos adversaires, ni, davan-
tage, les rives orientales de l'Egée, ou celles de la mer Syrienne.
Je crois que je puis m'en fier à la pénétration des lecteurs de la
Revue pour déterminer le point où, rapidement mis à terre, ce
petit corps allemand suffirait pour provoquer, non point un mou-
vement populaire, — ■ et encore, qui sait?... — mais un mouve-
ment politique et militaire en faveur des empires du Centre.
Et quant aux conséquences de ce coup d'audace, il est,
n'est-ce pas? inutile de les développer. Elles seraient considé-
rables. J'ajoute que l'escadre allemande, — si elle réussissait
décidément à déjouer les manœuvres des flottes alliées pour
l'intercepter, — trouverait aux Dardanelles un refuge assuré.
Bien mieux, ralliant à Constantinople le Gœben et le Breslau,
encore à peu près valides, dit-on, malgré leurs avaries, elle
serait en mesure de disputer énergiquement la Mer-Noire à
l'escadre russe.
Ai-je besoin de dire, de répéter qu'en tout ceci j'ai mis les
choses au mieux pour nos adversaires et que la réussite d'une
opération aussi téméraire supposerait un concours de chances
heureuses qui ne se produit guère dans le cours ordinaire des
choses. Mais c'est assez, il me semble, que le succès ne soit pas
absolument impossible pour qu'il y ait intérêt à en étudier de
près les ressorts. C'en est un très fort, très solide, que l'avan-
tage d'une grande vitesse longtemps soutenue, et cet avantage,
nous n'avons pas le droit de le refuser a priori à nos adver-
saires. Les Alliés le possèdent d'ailleurs aussi bien qu'eux.
La vitesse! La vitesse, avec une puissance offensive et
défensive suffisante, caractéristiques essentielles des « croi-
seurs de combat... » avec cela, que ne peut-on entreprendre?
Contre-Amiral Degouy.
EN KABYLIE
LES PÈRES BLANCS
PENDANT LA GUERRE
En quittant Maillot pour nous rendre chez les Pères Blancs
d'Ighil-Ali, nous traversons une admirable région algérienne
qu'on pourrait appeler lau Provence africaine, » car son paysage
montueux, boisé d'oliveraies, rappelle, avec plus d'ampleur et de
force, les campagnes d'Aix à Toulon.
En 1871, cette partie de la Kabylie fournit les chefs de la
formidable insurrection qui tint en échec pendant plusieurs
mois deux armées françaises, Maintenant, agréable constata-
tion, malgré la guerre mondiale prolongée, c'est ici la sécurité
absolue. Des patres en burnous et des laboureurs à jambes nues,
beaux comme des figures de Virgile, saluent au passage notre
voiture. Nous roulons vers l'une des plus curieuses villes ber-
bères de l'Afrique où les Pères Blancs, puis les Sœurs, plan-
tèrent bravement leurs tentes, au lendemain de la défaite des
insurgés kabyles. Sans cesse la route s'élève de la vallée de
l'oued Sahel vers la montagne de plus en plus dénudée,
hargneuse et pourtant magnifique de couleur et de ligne. Le
pays cbange d'aspect et, de provençal, devient àprement afri-
cain. A gauche, les cimes neigeuses du Djurjura semblent coiffer
1' « arekia, » cette calotte de laine blanche portée par certains
400 REVUE DES DEUX MONDES.
Kabyles. Des pitons roux sont couronnés, sur leurs sommets, de
bourgades de la nuance des mandarines et du corail. Les
figuiers de Barbarie, en haies concentriques, forment des
remparts e'pineux à ces villages qui s'affrontent et semblent se
provoquer. Hier encore, en effet, les Kabyles se battaient de
hameau à hameau et même de rue à rue. Aujourd'hui, les
'< çofs, » ces partis de mutualité offensive et défensive persistent
toujours chez ces montagnards farouches. Aussi les « tsars, »
ces vendettas, déciment encore certaines familles, et il n'est pas
de mois où, dans l'un ou l'autre de ces hameaux, quelque per-
sonne ne soit victime d'un guet-apens. De village en village,
pendant notre voyage, nous sommes passés à travers des affaires
de meurtre de la journée ou de la veille.
Voilà la Berbérie que les Pères Blancs du cardinal Lavigerie
voulurent conquérir à l'esprit de charité et à l'influence
française (1).
Six mille habitans vivent agglomérés à Ighil-Ali en trois
groupes, installés sur trois collines escarpées, qui donnent à ces
quartiers des allures de forteresses. Et, à la vérité, ces divisions
correspondent aux trois « çofs » qui se faisaient jadis une
guerre perpétuelle. Les gens du faubourg de Tazaërt eussent
été tués s'ils avaient eu l'audace de venir commercer avec les
gens d'Ighil-Ali, et ceux-ci risquaient le poignard ou le plomb
s'ils dépassaient d'une enjambée la porte qui marquait l'entrée
du quartier de leurs voisins. 11 fallait à ces citadins d'une même
ville obtenir 1' « anaïa, » c'est-à-dire le sauf-conduit représenté
par un gage que délivrait un notable ennemi.
Symboliquement, le couvent des Pères Blancs se trouve
placé entre Tazaërt et Ighil-Ali, et il forme trait d'union. Son
aspect n'est pas imposant. On le devine, une stricte économie
présida à son érection, et les religieux ne cherchèrent pas à
jouir des biens de ce monde, en ce lieu splendide pour un
artiste amoureux de la montagne et de la féerie quotidienne de
la lumière, mais déshérité, assoiffé, sinistre pour des Français
accoutumés à notre aimable vie provinciale.
De la route qui continue vers les hauts plateaux de Sétif, il
faut descendre par un chemin raide vers la cour extérieure
bordée de murs, derrière lesquels se récréent une centaine
(1) Les Pères Blancs m'assurèrent qu'ils faisaient d'abord et avant tout œuvre
de propagande française.
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE.. 401
d'écoliers kabyles. Chaque soir, cette cour est soigneusement
close, car le Berbère, « chapardeur » de nature, fùt-il même
l'obligé des Pères, ramasserait — le pauvre homme ! — tout ce
qu'il trouverait : outils et vêtemens. A travers un corps de bâti-
ment destiné aux salles d'école, nous pénétrons dans une cour
intérieure sur laquelle ouvrent les fenêtres des cellules, du
réfectoire et des communs. Un peu en dehors de ces humbles
constructions, sans étage sous leurs toitures de toiles à la
romaine, se trouve la chapelle. Les mœurs berbères obligèrent
les Pères à tenir leur église écartée des regards indiscrets des
villageois, et un sentier bordé de haies vives fut tracé, qui
permit aux femmes christianisées et aux jeunes filles de l'ou-
vroir des Sœurs de se rendre aux offices sans risquer d'être
aperçues des hommes d'Jghil-Ali. Même les Kabyles convertis
éprouvent une certaine angoisse à l'idée d'exposer leurs épouses
ou leurs filles à l'examen de leurs voisins. Les religieux durent
satisfaire à ce préjugé contre lequel ils luttent avec la discrétion
diplomatique nécessaire.
Trois Pères assurent les divers services religieux, scolaire et
d'assistance médicale de ce couvent. Sur le chemin, tout à
l'heure, nous avions rencontré un petit homme olivâtre, aux
yeux de houille, en uniformede facteur rural. Il s'était offert à
nous indiquer le chemin et parlait correctement notre langue.
Son allure était celle d'un Européen. Nous le pensions un
Vaiencien naturalisé, lorsqu'il éclata de rire :
— Moi! je ne suis qu'un « bicot, » comme certains colons
appellent les indigènes, mais je suis un bicot chrétien, voilà la
différence. Je suis marié à une Kabyle convertie. Quand vous
visiterez notre village, vous pourrez le constater, nous vivons à
peu près comme des Français. Ah I que d'obligations nous
avons aux Pères! Ils ont fait du gamin déguenillé que j'étais un
em-plo-yé du gou-ver-ne-ment!
Avec quel orgueil le facteur proclame ses fonctions! Il ajoute
aussitôt :
— Je sais lire et écrire votre langue, je pratique la religion
catholique, il est donc bien naturel, n'est-ce pas? que je porte
la casquette galonnée et non pas « leur » chéchia.
L'employé, d'une main dédaigneuse, semble repousser tous
les porteurs de turban, ses frères de race.
A peine avait-il prononcé ces mots, que nous aperçûmes,
TOME XXXIII. — 1916. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.:
devant le couvent, un religieux robuste, vêtu du burnous blanc
et de cette chéchia écarlate dédaignée par le postier ; celui-ci
nous chuchota :
— C'est le Père G..., mon ancien maître. Tandis que vous
lui parlerez, j'irai prévenir le Père supérieur.
Les yeux du religieux, d'un bleu de ciel armoricain dans son
visage brûlé par le soleil, nous laissent à supposer que nous
avons devant nous un compatriote ; avec une joie profonde, il
s'écrie :
— Vous avez deviné, mon Dieu I Seriez-vous aussi des Bre-
tons comme moi? Songez qu'il y a vingt-neuf ans que j'habite
l'Afrique. Vingt-neuf ans que je bourlingue dans le « bled » et
que je n'ai pas entendu le son des voix de chez nous et réjoui
mes regards à la fraîcheur des coiffes de nos paysannes. On a
beau se donner de toute son àme à sa mission, le cœur retourne
souvent au cher village et, en songe, je reviens à nos landes
pour me consoler de cette pierraille rouge qui nous entoure.
Vers nous s'en venait d'un pas de guerrier un grand homme
drapé à la mode arabe dans la laine fine, au long visage maigre
à la fois grave et patient, le Père B..., le supérieur. Nous
souhaitant la bienvenue, il ajoute :
— Quoique notre patrie soit engagée dans une terrible
guerre, vous goûterez ici la paix. En vous assurant que votre
séjour parmi nous sera reposant, ne croyez cependant pas que
des ermites comme nous aient toujours été exempts d'inquié-
tudes. Aux premiers mois des hostilités, nous n'étions pas
rassurés au milieu des Kabyles de notre entourage.
Allons donc! Père, proteste notre compatriote. Vous, pas
rassuré? Vous verriez approcher le martyre sans même froncer
les sourcils. Et vous êtes tellement aimé des musulmans les plus
endurcis que, même parmi ces gens, vous trouveriez des hommes
qui se feraient tuer pour vous, si l'on vous attaquait.
Modestement, le supérieur avoue qu'il n'en doute pas ; cer-
tains Kabyles, au péril de leur propre vie, fussent intervenus.
Mais ne préjugeons pas de l'attitude des nombreux igno-
rans et fanatiques, continue-til. Que serait-il arrivé s'ils
n'avaient pas été domptés dès le mois de septembre 1914 par
notre victoire et par l'énergie prévoyante de notre gouverneur?
En assurant les distributions de céréales qui empêchèrent la
famine de nos populations, qui ne vivent que de commerce et
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 403
ne peuvent faire fructifier un sol presque aussi aride que le
Sahara, le gouvernement algérien empêcha ces loups de sortir
du bois : s'ils en étaient sortis, ils nous auraient dévorés, quitte
à payer cher ce repas d'un jour.
— Ma foi ! c'est bien possible, accorde le Père G...
— L'un et l'autre vous êtes des pessimistes, s'écrie du fond
du couloir un troisième moine, un sexagénaire au visage fin et
aux yeux clairs qui s'approche de nous, et le Père G... nous
présente l'arrivant en ces termes :
— Veuillez voir en notre Père D... le Fra Angelico de notre
petit couvent.
— Je suis trahi, dit ce religieux avec un sourire, mais je
n'ai, hélas ! aucune des qualités du suave artiste de San-Marco.
Oserais-je néanmoins vous prier de visiter mon atelier?
Nous le suivons dans une petite salle exposée au Nord. Par
le large vitrage, un panorama prestigieux s'aperçoit : dans le bas,
la vallée profonde et son oued limoneux qui serpente à travers
les lauriers-roses ; plus haut, les oliviers aux crinières argentées
montent à l'assaut des pentes rocheuses; encore plus haut, le
Djurjura et ses dentelures éblouissantes d'une neige qui brille
à facettes comme des gemmes sur un ciel d'outremer profond.
— Voila le tableau de Dieu qui m'humilie chaque jour
et me donne la mesure de mon ignorance de barbouilleur,
dit humblement le religieux qui, bras croisés, considère la
puissante montagne balafrée de vert, de carmin et de bleu
par ses forêts, ses rocs et ses failles. — Et pourtant, reprend-il,
lorsque, plusieurs heures chaque jour, j'ai fait ma classe
à mes cinquante petits Kabyles et donné mes soins médicaux
à leurs parens, c'est avec un bonheur profond que je me
retire dans ce cabinet vitré, pompeusement appelé atelier, et
que j'y copie quelque portrait de notre fondateur, le cardinal
Lavigerie, afin d'envoyer cette toile à l'un de nos petits mous-
tiers de Berbérie. D'autres fois, je hausse mon orgueil jusqu'à
tenter de créer une scène religieuse. Saints infortunés, com-
bien je vous maltraite ! Enfin, j'ose m'inspirer du paysage qui
nous entoure, et comme je suis devenu presque un sauvage
dans cette solitude africaine, je peins des toiles où les arbres,
les plantes, les pierres, sont peut-être reproduits avec amour
mais sans art. Ah ! Roger de la Pasture, grand peintre de ma
race, tu devrais bien quelquefois me porter secours! Qu'im-
404 REVUE DES DEUX MONDES.:
porte! Ce n'est là que ma récréation, mon devoir est ailleurs. Il
s'agit d'abord de franciser mes enfans bruns, de leur donner
une haute idée du génie français et, — sans apostolat, car nous
nous défendons de faire aucune pression sur les petits musul-
mans qui nous sont confiés par leurs parens, — de les pénétrer
un peu de la douceur, de la bonté et de la pitié, qui sont les
parfums naturels à tous les Européens de tradition chrétienne.
En sa qualité de Breton, le Père G... ne veut pas nous
quitter, afin de pouvoir évoquer, chemin faisant, la Bretagne, et
s'offre à nous conduire à Ighil-Ali. Sans un introducteur aussi
qualifié, nous ne serions pas admis dans les logis, et pourtant,
là seulement, nous pourrons constater les résultats de l'œuvre
des Pères Blancs.
Notre compatriote coiffe une chéchia neuve, une vraie
pivoine, s'arme d'un solide bâton ferré pour escalader les
ruelles et, gaillard, nous entraine. Cité saharienne d'aspect
avec ses logis en alvéoles, Ighil-Ali possède également des
maisons à plusieurs étages en encorbellemens d'une architec-
ture mauresque. Certains bàtimens s'enorgueillissent même de
tourelles en forme de pigeonniers.
— Voyez-vous, nous explique le Père C..., ces constructions
variées vous donnent l'image assez incohérente des cervelles
berbères où paganisme, fétichisme et islamisme s'entremêlent
et se nouent comme l'osier d'une corbeille. Par là-dessus,
ajoutez comme un souvenir du christianisme primitif, car
pourquoi ces Kabyles n'auraient-ils pas été chrétiens à l'époque
de saint Augustin? Certes, ma supposition ne s'appuie sur
aucun fait historique; pourtant quelles singulières découvertes
nous faisons parfois de croix entaillées dans les portes d'entrée!
Enfin, fréquemment, les femmes sont tatouées entre les sour-
cils de petites croix. Mieux encore, les tatouages dans quelques
villages imitent le crucifix posé sur son piédestal. Bien entendu,
ces dessins traditionnels sont reproduits avec une parfaite
ignorance de leur signification. Dans ces conditions, ils
ne communiquent aucune vertu spéciale à leurs porteurs qui
sont, comme tous les Berbères de cette région, avides de gain.
N'affirment-ils pas en riant que Juifs et Mozabites, chez eux,
mourraient de maigreur? Bemarquables sont leurs dons com-
merciaux, trop remarquables même. Nos villageois excellent à
vendre leur huile de mauvaise qualité et à maquiller les tissus
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 405
et tapis d'Angleterre ou de Lyon qu'ils revendent effrontément
aux Européens pour des produits orientaux rapportés par eux à
grands frais de Brousse, de Damas ou de Perse, car ce sont des
parleurs à langue dorée.
Or, tandis que le Père nous esquissait les caractères psycho-
logiques de ses voisins, nous avions dépassé un cimetière tra-
.gique, aux tombes creusées en désordre à flanc d'une colline
affreusement stérile. Assis sur les morts ou les piétinant avec
une parfaite indifférence, quelques citadins s'entretenaient de
leurs affaires, très éloignés de songer à leurs défunts.
— Leur attitude vous étonne, reprit le religieux : cepen-
dant, il ne faudrait pas les mal juger. En leur mentalité si
différente de la nôtre, ces passans ne croient pas manquer de
respect à leurs morts. Tout au contraire, ils pensent les réjouir
de leur présence. Par leur bavardage, ils font la « djemâa » sur
les pierres tombales, c'est-à-dire l'assemblée civile et politique,
et ils sont persuadés qu'ils intéressent leurs ancêtres. Ah! cer-
tainement, ne vous attendez pas chez eux à de grandes marques
de sensibilité à la mort d'un père, d'un fils ou d'un frère. Non I
ils acceptent leur sort. Dieu l'a voulu! Dieu soit béni! Tenez,
plusieurs fois, depuis cette guerre, l'on me chargea d'annoncer
à des familles le glorieux trépas au front de leur garçon, un
tirailleur. Je me rendais chez ces musulmans avec le recueil-
lement de tout chrétien en semblable circonstance. Après
quelques instans d'une conversation assez banale sur leur santé,
leurs profits et leurs espérances, je leur faisais entrevoir peu à
peu la triste nouvelle.
Sans qu'un trait de son visage frémît, le père me répon-
dait froidement :
— Il est mort, Ghadli ? Ça va bien ! .
Et pourtant, j'en suis sûr, ce vieillard souffrait. Il ne souf-
frait pas à notre manière, mais à la sienne, contenue, farouche,
fatale. Quant aux femmes, par exemple, elles hurlaient. Enten-
dons-nous bien, elles se lamentaient en mesure. Leurs voix,
d'abord graves, montaient à Y ut dièse en gamme chromatique.
Et la mère interpellait son enfant dans un langage qui pourrait
se traduire ainsi :
— Notre Chadli, réponds! Où te trouves-tu a a ahi, hi, hi ?
Que fais-tu? Pourquoi ne reviens-tu pas? o o ah! ah! a, —
çn gamme descendante,;
406 BEVUE DES DEUX MONDES.:
Rien de spontané, une douleur collective, rituelle et
rythmée.
En vous donnant ce détail pour la mort d'un brave tué par
les Allemands, je voudrais vous montrer combien noire tâche
de religieux français et l'œuvre de notre gouvernement se
heurtent a des difficultés inouïes quand nous devons agir intel-
lectuellement sur ces populations. Il faudrait changer leurs cer-
velles cristallisées et remplacer leurs cœurs islamisés, pour
espérer des résultats rapides de francisation, d'humanisation.
Notez-le bien, je ne suis pas un découragé. Au contraire;
malgré les succès difficiles de nos missions, je crois en l'avenir.
Depuis quelques années, la France a trouvé le point faible de
ces tètes dures et elle obtiendra de plus grands résultats que les
Romains, parce qu'elle associe les indigènes à notre système
économique dont ils bénéficient. Voilà ce qui les touche. Nous
autres religieux, qui visons seulement les âmes et les intelli-
gences avec une telle discrétion que les cadis les plus hostiles
ne peuvent nous reprocher aucune pression, mais constater
seulement que leurs coreligionnaires viennent à nous spontané-
ment; nous autres Pères, vous le pensez bien, nous ne possé-
dons pas la clef qui ouvrirait facilement ces êtres fermés :
l'intérêt matériel. Mais, si les Berbères chétiens sont la minorité,
notre action rayonne pourtant sur la masse indigène, et il me
plairait que vous interrogiez là-dessus les mahométans de
l'élite : nous trouvons justice près de ceux qui devraient spé-
cialement nous détester.
*
* *
— Commençons par visiter des maisons musulmanes, plus
tard nous nous rendrons au village des Berbères chrétiens, nous
annonce le Père C. Ainsi pourrez-vous juger des changemens
qu'apporte, non seulement dans les âmes, mais jusque dans
leur vie matérielle, notre religion. D'ailleurs les uns et les
autres, je vous en préviens, frappés par cette guerre qui les
empêche d'aller vendre aux Arabes du Sud leurs figues et leur
huile, ne vous donneront pas une image avantageuse de leur
condition. Marchands et colporteurs, ils sont beaucoup plus
atteints que les indigènes cultivateurs qui récoltèrent du blé et
du sorgho avec abondance en 1915. Dans cette partie de la
Berbérie, la production des céréales n'assure pas plus de trente
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 407
jours de farine par an, et la population doit proce'der à des
échanges, vendre, trafiquer, s'ingénier. Gomme presque tous
les objets de fabrication européenne, française, anglaise et
austro-allemande qu'ils colportaient ne leur arrivent plus et
que leurs oliviers fourniront une maigre cueillette, voilà nos
Kabyles réduits à la portion congrue. Sans les prêts et les dons
du gouvernement, je ne sais trop ce qui serait arrivé.
Tout en nous entretenant, le Père Blanc piquait le sol de
son bàlon ferré et grimpait les sentiers difficiles creusés par le
ruisseau médian qui servait aussi, hélas 1 d'égout. A la vue du
religieux suivi d'étrangers, dix, vingt, puis une nuée de gar-
çonnets en petites djellabas ou burnous à capuchon et de fillettes
en tuniques, fines et sveltes comme des cabris, bondirent
devant et derrière nous et galopèrent sur nos côtés. Aux cous
nus de ces gamines, de lourds colliers et les ifzimen, ces fibules
d'argent et de corail qui retiennent sur les épaules, suivant une
disposition vieille comme l'humanité, la pièce d'étoffe non
cousue qui les vêtait, carillonnaient. Elles sautaient sur leurs
pieds nus, effrontées, rieuses, charmantes, insolentes. Quelques-
unes portaient à califourchon s'ir leur dos, retenus dans une
sorte d'écharpe d'indienne bigarrée, des poupons extraordinaires,
petits bouddhas ventrus dont les tètes bouffies branlaient à
chaque gambade de leurs porteuses.
— Polissonne d'Aïcha! Drôlesse de Seffa, les apostrophait
le Père C..., ne feriez-vous pas mieux de vous rendre chez les
sœurs du couvent! Fi donc! n'avez-vous pas honte de trotter
comme des chèvres tout le jour? Ah! les sauvages!
Et Aicha, Seffa, Zakia, Fathma répondirent l'une après
l'autre à ces admonestations :
— J'irai chez la Mère Blanche quand je serai plus haute!...
Non! moi je ne pourrai jamais rester immobile comme une
pierre!... Mon père, à moi, ne veut pas que je me rende au
couvent des roumis... Moi, j'ai ma sœur grande, déjà, dans la
maison à cloche.
Ce fut au tour des garçons de repousser violemment les
filles pour converser avec nous dans un français naïf, rudimen-
taire. Soudain la canne du Père toucha le dos d'un gamin d'une
douzaine d'années, cambré comme un coureur grec, et qui avait
planté sur sa tête enturbannée une branche fleurie de pêcher.
— Je t'y prends, coquin, à manquer la classe du Père D...,
REVUE DES DEUX MONDES.:
Ahl tu joues au guerrier sarrasin, dis-tu? Eh bien! garde-toï
du chevalier croisé, il pourrait bien te donner une bonne
frottée. Va vite à l'école.
D'abord penaud, le superbe guerrier mima le geste d'enfour-
cher un cheval et ruant et se dérobant, son plumet rose assuré
sur sa calotte, il descendit vers le couvent avec des hennisse-
mens de victoire.
— Croyez-vous qu'il soit facile de tenir en bride ces garçons,
reprend le Père G...? Quelle patience il faut unir à la fermeté
pour n'être pas débordé par leur pétulance atavique! Ces gail-
lards sont des pur-sang. Mais, Dieu merci! il se trouve parmi
ces indomptés quelques braves petits cœurs qui se donnent
entièrement à nous et nous récompensent de notre effort parfois
pénible.
A peine cette déclaration faite, un escadron de polissons, à
califourchon sur des branches d'olivier, chargea du sommet de
la ruelle en escalier et faillit nous bousculer; alors le bâton du
Père devint lance et glaive et, avec des rires gutturaux, ces
petits Berbères arrêtèrent leurs montures de branches vertes.
— Si vous le voulez bien, nous allons visiter le « palais » du
caïd d'Ighil-Ali.
En l'espèce, le « palais » de ce chef indigène semblait une
assez pauvre ferme. La porte cintrée poussée, nous traversâmes
une sorte de vestibule bordé par un vaste banc en maçonnerie.
Sur ce terre-plein, les jours de réception, parens, amis ou
cliens du caïd attendent, sans risquer d'apercevoir les femmes
qu'un couloir coudé dérobe aux indiscrétions.
— Le Sidi n'est pas au logis, jious avertit un enfant.
— C'est regrettable pour ton seigneur, répondit gaiment le
religieux; nous verrons toujours sa famille.
Quelle marque de confiance donnée aux Pères Blancs que de
leur permettre de rendre visite aux femmes en l'absence des
maris! Il faut voir là une preuve du respect qu'ils inspirent.
Combien d'années s'écoulèrent avant que ces mahométans
d'une jalousie morbide se décidassent à considérer ces religieux
comme leurs propres pères? Après avoir épié leur conduite,
Berbères ou Arabes, pleins d'étonnement devant leur vertu,
consentent à ce que le « baba » pénètre à sa volonté dans les
logis. Chaque fois qu'il vient au village, ils savent qu'il
donne un bon conseil, soigne les malades, écrit une lettre,
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 409
intervient en faveur des malheureux, prévient les désordres,
réconcilie les ennemis, juge les contestations, aide au place-
ment des jeunes gens, sert d'intermédiaire entre nos colons et
les ouvriers indigènes. De jour et de nuit, quand il est appelé
pour un accident, une maladie, à travers le « bled » dangereux,
parfois au risque de sa vie à la traversée des oueds débordés,
le moine blanc saute sur sa mule, emporte sa pharmacie de
voyage et va sauver de pauvres bédouins.
Le Père C... s'annonce d'une voix retentissante à l'entrée
du patio sur lequel quatre portes ouvertes correspondent aux
quatre appartemens des proches parentes du caïd. Aussitôt des
cris aigus répondent :
— Soyez les bienvenus ! Allah bénisse ce jour qui nous
envoie des hôtes !
Une vingtaine de femmes et jeunes filles, grand'mères
et jeunes épouses, vierges et fillettes accourent curieusement.
Leurs yeux cernés par le koheul et leurs sourcils épaissis par le
trait noir qui les réunit en accolade à la racine du nez, leur
donnent des physionomies inquiétantes. Les Egyptiennes de
Séti Ier étaient akisi maquillées. Le henné rougit leurs ongles et
la paume de leurs mains. De lourds bijoux des Benni-Yenni
d'un style byzantin, pendeloques, fibules, anneaux de pieds,
bracelets, colliers et diadèmes les font ressembler à des idoles;
mais ce sont des idoles très vivantes, impétueuses, ardentes,
indiscrètes, criardes, désordonnées. Il faudrait encore, pour
nous défendre de leurs importunités, le bâton du Père G..., mais
ce glaive semble rentré dans son fourreau, et il ne serait pas
galant de s'en servir contre ces guêpes féminines qui vocifèrent,
interpellent et pincent nos vêtemens, afin de mieux retenir
notre attention.
Goguenard, le Père C... les entretient en berbère. De plus
en plus excitées, elles lèvent vers moi des bras supplians.
Comme je ne réponds pas, et pour cause, à leur langage
incompréhensible, elles redoublent de gestes et finissent par me
saisir aux manches qu'elles baisent. Notre guide s'égaie fran-
chement. Je le soupçonne de nous trahir. Que signifie cette
comédie? Enfin, comme il voit une vieille Kabyle édentée prête
à se jeter à mes pieds, le Pèra G... l'arrête et m'explique cette
scène.
Les parentes du caïd lui avaient demandé :
410
REVUE DES DEUX MONDES.
— Quel est ce Français que tu accompagnes?
Pour plaisanter, il leur avait répondu :
— Si c'était le ministre de la Guerre, que diriez-vous?
— Ah ! par Dieu ! c'est lui! c'est donc lui !
— Je ne vous dis pas cela, c'est une plaisanterie, avait pro-
testé le religieux.
— Non ! non ! baba ! tu regrettes maintenant de nous l'avoir
appris ; c'est bien le ministre de la Guerre.
Et persuadées de s'adresser au chef suprême de l'armée
française, ces naïves Berbères me suppliaient de ne pas leur
N prendre leurs autres fils et de leur rendre bientôt leurs maris.
Mon silence leur laissant croire que j'étais troublé par leur
insistance, c'est à grand'peine que je pus sauver mes vêtemens
des griffes de ces femmes convaincues que j'avais les pouvoirs
nécessaires pour renvoyer les hommes à leurs foyers.
Le Père G... riait encore quand il nous prévint qu'il allait
nous mener dans une famille, méritante et sincèrement atta-
chée à la France.
— Ce sont encore de nos « cliens, » c'est-à-dire de ces braves
gens qui réclament nos soins, viennent se faire arracher leurs
mauvaises dents et consultent le Père Supérieur dans les cas
embarrassans de leur existence. Musulmans tièdes, ils nous
écoutent volontiers et prononcent : « Vous êtes peut-être dans
la vérité. » Cependant ils s'en retournent chez eux et nous ne
les revoyons que lorsque leurs intérêts l'exigent. Nous savons
d'ailleurs pourquoi ils ne viennent pas franchement à nous. La
question de la femme les arrête. Une chrétienne peut montrer
son visage à tous les hommes; une chrétienne peut entretenir
au passage un homme sans qu'il soit utile de tirer, par repré-
sailles, un coup de fusil sur son interlocuteur; une chrétienne
se rend au marché, achète et vend sans être surveillée par son
mari ; une chrétienne ne doit pas être battue et traitée comme une
bête de somme. Voilà ce qui fait hésiter ces Kabyles intelligens,
mais égoïstes. Ils sont forcés d'accorder à la civilisation
chrétienne une supériorité sur leur triste société musul-
mane; pourtant, ils ne rompent pas les liens qui les enchaînent
à leur demi-barbarie pour des raisons sans générosité et sans
hauteur morale. Qu'arriverait-il de leur conversion? Leurs
épouses libérées ne voudraient plus accepter leur misérable
servage. A l'idée que leurs femmes, ces créatures inférieures,
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 411
pourraient un jour discuter avec eux et contre-balancer l'auto-
rité d'un mauvais chef de famille, certains maris s'éloignent de
nous, après avoir cependant reconnu qu'ils vivent dans l'erreur.
S'ils l'osaient, ces rusés Kabyles proposeraient une singulière
combinaison. Ils accepteraient pour eux le christianisme et la
vie à l'européenne, à la condition d'en profiter seuls et de tenir
comme auparavant leurs femmes soumises aux préjugés lamen-
tables de l'islamisme. Les musulmans, je parle de la masse
inculte répandue dans le bled et non de l'élite des villes, accep-
teraient les avantages de la francisation, droits civils et poli-
tiques, tout en continuant à tenir en esclavage leurs femmes et
tilles. En visitant le village de nos « paroissiens, » vous verrez
combien ces Berbères se transforment, non pas seulement au
moral, mais même au physique, par suite de leur vie plus
décente et plus confortable. Dans la maison musulmane où je
vais vous introduire, si les cœurs sont sains les corps sont
affligés.
Au bout du classique couloir coudé qui sert à masquer l'in-
térieur du logis aux regards des passans, nous étions parvenus
dans une cour où volailles, chiens et chèvres pataugeaient dans
la vase noirâtre qui clapotait sur les pierres d'un ancien dallage.
Dans une pièce ténébreuse, sous une arcade de maçonnerie, un
âne côtoyait deux brebis. Accroupie sur le sol enduit d'un
mortier de chaux grasse devenu à l'usage un stuc, une vieille
femme paralysée des jambes se penchait et se redressait sans
cesse avec une petite plainte. Près d'elle, une gracieuse figure
biblique, une Rebecca de seize ans, déjà mariée, berçait un bébé
enluminé comme une poterie. Plus avant, dans le clair-obscur,
Arezki, maître du logis, vieillard qui semblait échappé d'une
eau-forte de Rembrandt avec son nez de faucon, son long cou
granuleux et son regard d'oiseau de nuit, nous salua. Contre
la muraille étaient appuyées deux nattes dans lesquelles, le
soir, cette famille s'enroulait pour dormir. Un kanoun, foyer
composé d'un trou circulaire, laissait filtrer une fumée dense
qui, ne trouvant aucune issue, se rabattait comme une draperie
sur les roseaux de la toiture qu'elle vernissait en noir. Le vieil-
lard vint baiser la main du religieux avec un respect qui ne
trompait pas sur ses sentimens. Ancien revendeur, Arezki, par-
lant un peu le français, nous souhaita mille prospérités. La
Rebecca fixait le Père G... avec des yeux étincelans de joie.
412 REVUE DES DEUX MONDES.)
Enfin, elle dénoua un pan de son voile de tête et en sortit une
lettre.
— Ah ! Seffa, tu désires que je te lise ce papier de ton mari,
le sergent Sadok, mon ancien élève? Volontiers. Au fait, je vais
voir s'il n'a pas oublié sa grammaire.
Parcourant la page griffonnée, le Père Blanc nous dit :
— Ce coquin doit être meilleur sous-officier qu'écrivain.
Regardez-moi cette orthographe ! Et c'est à son poupon de
huit mois qu'il écrit, non à sa femme, ce qui serait humiliant
pour un musulman kabyle. C'est l'usage. Un garçon, même de
six semaines, quel personnage à côté de la mère ! Reprenons
cette page :
« Mon cer Chadli,
« On ait bien nourriz en France. La santhé est bon. Je pas
été blaissé. Je fourché un Boche qui parlera plus. Je vu mon
fraire Ahmed à Paris ou qu'il van des tapis mouton avec bainé-
lîce. Après la guairre, je ferai comme lui commerce. Lé Fran-
çais sont bons avec nous. Il y a de l'argent à gagner en France.,
Les camaraddes ont espoir de fourcher encore des Boches. La
midaille militaire vaut cent francs de rente I Des fois je
laurai.
« Soignais les figuiers, mon père. Salut et santé à vous. »
— Es-tu contente, Seffa? demanda le Père C... Ton mari
me paraît un brave soldat, peut-être un peu intéressé ; mais,
après tout, ce garçon, qui n'est pas Français, se bat de bon
cœur. Nous lui revaudrons le service qu'il nous rend, père
Arezki.
La vieille femme, cessant de se balancer, ne quittait plus de
ses yeux passionnés le visage du moine :
— Oui, c'est un bon pays, la France, s'écria-t-elle. Mon fils
aîné Ahmed me disait : « Mère, à Paris, la caillasse est d'or. »
Aussi ne quitte-t-il plus cette grande ville et il y a fait venir
Zakia, sa femme.
— C'est la vérité, nous assura le Père C..., et ce ménage
kabyle, exceptionnel, s'est acclimaté aux Batignolles. Cet
exemple mérite réflexion. Qui sait? dans un milieu chrétien,
peut-être les Berbères fusionneraient-ils rapidement avec nos
ouvriers et nos paysans.
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 413
— Ahmed est resté musulman, proteste Arezki qui nous
écoute attentivement.
— Non, méchant bonhomme, lui répond gaiement le
Père G..., je le sais. Il n'est plus rien du tout qu'un vendeur
de camelote, ton fils, et ce n'est pas suffisant pour faire un
homme.
Le vieillard fait de grands gestes de dénégation. Non ! non 1
C'est impossible que son garçon ait abandonné tout à fait
Mahomet.
Et comme le religieux hausse les épaules en considérant
Arezki, celui-ci, changeant de ton, nous dit avec douceur :
— Les « meskines (1) » doivent penser surtout à gagner des
douros. Il ne faut pas leur en vouloir.
— Vilain païen, proteste le Père ; en Kabylie, vous adorez
tous le Veau d'or.
Secouant sa tête de faucon, Arezki ricane et répète :
— Les meskines, Père, les meskines sont obligés de cher-
cher à manger avant de songer à la prière. Les marabouts
arabes, qui sont grrrâs, prient après un bon repas. Nous autres,
toujours maigres, nous courons jusqu'à la mort après notre
nourriture. Comprends-tu la différence?
— Je comprends, et je sais que les Kabyles enrichis, reprend
le Père, continuent à poursuivre àprement les douros et
reçoivent volontiers soins, cadeaux, médicamens, alimens,
écoles, ateliers professionnels, leçons de culture, prêts de
semences, distributions de plantes et d'arbrisseaux, sans témoi-
gner grande reconnaissance. Je vous excepte pourtant du nom-
bre de ces ingrats; aussi nous vous serons toujours dévoués.^
A cette déclaration du religieux, Arezki, la mère et Seffa
veulent lui baiser l'épaule, grande marque de respect.
Nous nous trouvons à l'office de cinq heures, à la cha-
pelle du couvent qui domine la vallée bleuâtre. Au-dessus
d'elle, tout autour, ce sont des pitons rocheux et, à l'horizon,
la grandiose chaîne du Djurjura vêtue par l'hiver de son bur-
nous blanc. Combien cette chapelle et ce couvent paraissent
minuscules dans cet immense panorama d'une Afrique austère,
(1) « Meskines, » pauvres.
414 REVUE DES DEUX MONDES..
hostile, déconcertante et pourtant sublime ! La petite cloche
tinte. Quelle voix de France!
— Fermez les yeux et vous vous imaginerez près d'ici un
bourg flamand ou breton. N'est-ce pas d'une douceur exquise?
Ainsi s'exprime le Père D..., le Fia Angelico d'Ighil-Ali,
comme l'a surnomme' le Père C..., et il ajoute : « Gomment trou-
vez-vous notre chapelle? Nous en sommes les constructeurs. »
Tour à tour architectes, entrepreneurs, maçons, menuisiers,
agriculteurs, vignerons, oléiculteurs, médecins, instituteurs et
juges de paix, les moines du cardinal Lavigerie doivent, à
l'exemple de Robinson, être capables d'organiser un village
civilisé dans les contrées les plus dénuées de ressources.
La cloche sonne toujours et, par le sentier creux qui ser-
pente entre le village chrétien et le couvent, nous voyons arriver
les femmes qui viennent assister à l'office. Leur maintien décent
garde une légèreté de marche qui tient à leur race monta-
gnarde, déliée et nerveuse. De leurs visages sont bannis les
fards, et si les tatouages décorent encore certains fronts, ces
dessins datent de leur enfance.
Dans la nef divisée par une allée centrale, les femmes se
sont placées à droite, derrière les jeunes filles de l'ouvroir,
vêtues de gandourahs rouges, leurs cheveux noués dans des
foulards cerise. Les religieuses font tache de neige parmi leur
troupeau éclatant. A gauche, agenouillés sur les bancs, se dan-
dinent les garçons de l'école franco-berbère issus de mariages
entre Kabyles chrétiens. Leurs crânes rasés sont bleus. Avec
quelle peine ces gamins peuvent se retenir de cabrioler! Un
enfant de chœur délicieux comme un angelot de Luini dans
son petit burnous clair, trottine sur ses pieds nus autour de
l'officiant.
Jeunes filles et garçonnets chantent avec un accent guttural
plein de saveur. En dehors de ce petit vaisseau de style ogival,
image de la France, c'est le vaste continent islamisé, sans
tendresse, sans suavité, sans charité, où tous les faibles doivent
périr ou se mettre en servage ; c'est le « bled » hostile où,
seuls, les forts ont droit à la vie. Les Kabyles asservis à leur
dur Coran, ce code qui n'a jamais d'effusions, mais seulement
des ordres, des prescriptions et une philosophie trop pra-
tique, comprendront-ils jamais la loi d'amour des peuples de
l'Occident ?
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 415
C'est la sortie de l'office. Les femmes s'éloignent avec des
airs pénétrés.
Dans la chapelle désertée, nous considérons sur les pare-
mens les peintures du Père D...
— Hélas ! chuchote-t-il, San Marco est loin d'Ighil-Ali I
— Moi je dis, ça c'est beau, prononce d'une voix ardente le
petit enfant de chœur kabyle qui saute sur ses pieds nus
comme s'il voulait atteindre les tableaux.
— Voilà notre récompense, Père D..., dit avec un sourire
le supérieur.
Le couvent des Sœurs Blanches, construit sur une colline
aride, sans une herbe et pas même une mousse, domine le
cimetière musulman harcelé par ses éclats de schiste enfoncés
à la tête des tombes plates. Toute la sécheresse d'un Islam en
décadence s'affirme dans ce tableau sinistre. Et nous allons
brusquement retrouver l'esprit de charité et de bonté, aus-
sitôt franchi le seuil de ces religieuses nées dans nos pro-
vinces où la vie aimable leur eût tissé des années de charme et
de paix. Or, ces Françaises préfèrent l'exil en pays barbare.
Maintenant, est-il bien certain que les femmes berbères
apprécient le dévouement des Sœurs Blanches? C'est ce que
nous demandons aussitôt à la Mère Supérieure, une religieuse
jeune encore dans l'Ordre, mais déjà riche d'œuvres bienfai-
santes. Elle nous reçoit dans une salle chaulée, pauvre, à peine
meublée, où cependant nous respirons comme une atmosphère
de chez nous au milieu de l'air brûlant et sans caresses de ce
« bled. » Elle nous répond :
— Sans doute, surtout depuis cette guerre qui prive les
indigènes kabyles même d'une nourriture suffisante, les indi-
gènes nous sont reconnaissantes d'aider leurs filles ; mais
comment voudriez-vous que les mères de famille comprissent,
je ne dirai pas notre sacrifice, car nous consentons avec joie à
cette existence souhaitée par nous, mais les petites privations
spirituelles et matérielles dont nous souffrons quelquefois? Il
faudrait à ces pauvres femmes la connaissance de la France
et de sa vie toute baignée de suavité, la vie de nos compa-
triotes restés à l'ombre de leurs belles églises dans l'affection
de leur parenté et les attentions des êtres polis de leur race.
Quand ces Berbères demi-nues sous leurs bijoux archaïques
viennent nous trouver, comme elles sortent de leurs taudis sans
416 • REVUE DES DEUX MONDES.:
mobilier, glacés l'hiver et brûlans l'été, elles trouvent que nous
jouissons, dans ce couvent pourtant plus dénué de confort que
la dernière des fermes françaises, d'un vrai bien-être, parce
que les salles sont balayées et qu'on y mange a sa faim tous
les jours de l'année. Quel phénomène inexplicable pour ces pri-
mitifs qui se gavent à l'époque de leurs récoltes et s'ingénient
ensuite à subsister d'herbes, de paille hachée, de couscous
fabriqué avec de la farine de glands ou de racines amères
comme les arums qui les empoisonnent. Notre morceau de pain
bis, chaque midi, et notre soupe aux légumes secs leur semblent
un luxe merveilleux.
Une sauvagesse tatouée jusque sur le menton, qui semblait
nous écouter avec plaisir et avait assisté plusieurs fois à nos
exercices religieux, me dit une fois :
— Je sais maintenant pourquoi vous vous êtes faites chré-
tiennes. La-bas, dans votre pays, vous pâtissiez. Ici, sans tra-
vailler la terre, sans aller chercher l'eau si lourde à remonter
de la vallée, vous mangez chaque jour plus que vos dents ne
peuvent broyer d'épis.
Ainsi cette pauvre créature réduisait notre vocation à" son
petit raisonnement utilitaire. Gomme je lui objectais qu'au
contraire, nos religieuses perdaient en bien-être ce qu'elles
gagnaient en joie d'accomplir leur devoir, elle m'interrompit
vivement :
— Seriez-vous donc des innocentes?
Toutes les Kabyles, d'ailleurs,, ne tiennent pas ce langage
brutal. Quelques-unes, d'âme plus douce, plus compréhen-
sives, soupçonnent la joie profonde de certains renoncemens.
La Supérieure nous conduisit à son ouvroir. Dans une
salle au carrelage couvert de nattes une trentaine de fillettes et
de jeunes tilles kabyles, quelques-unes tatouées et parées de
leurs fibules, colliers et lourds anneaux, à croupetons, car-
daient de la laine ou bien, assises jambes allongées derrière des
métiers, tissaient des burnous.
Les plus jeunes retiraient des toisons brutes, avec leurs doigts
légers, les graines et les épines que les moutons accrochent au
passage, travail préparatoire.
Une Sœur vaillante, chef de cet atelier dirigeait ces Africaines
avec bonne humeur.
— Ces fillettes ne gagnent pas même leur soupe du matin,
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 417
les pauvres! nous dit-elle; nous les acceptons cependant afin
de leur donner l'habitude de la discipline, de la propreté.
Au seuil de son petit moustier africain que le soleil calci-
nait, la Supérieure, d'une voix mélancolique, termina :
— J'avais fait un seul rêve au temporel, voir les arbres que
je plante autour de notre maison brûlée nous donner une douce
ombre qui nous eût rappelé l'atmosphère de France. Vaines ten-
tatives! Frênes, figuiers et jusqu'aux oliviers périssent, et pour-
tant nous arrosons, nous piochons et nous allons chercher la
terre fertile au bord de l'oued. Nos arbres veulent mourir.
Quelle leçon! Ils semblent nous signifier :
« Non ! ne cherchez pas à oublier l'Afrique pierreuse. Ce n'est
pas en notre ombrage qu'il faut mettre votre satisfaction. »
A l'entrée du village des Kabyles chrétiens, isolé d'Ighil-Ali
et de Tazaërt, afin d'assurer l'indépendance de vie de ses habi-
tans, le facteur des postes nous attend. Il tient à nous conduire
d'abord dans son logis, afin de nous faire constater le progrès
accompli sur les masures des Berbères restés musulmans.
Trois beaux-frères, tous trois convertis : un fabricant d'huile,
un mercier-épicier et le facteur occupent chacun un des côtés
d'un bâtiment à corps central et deux ailes donnant sur une
cour entourée de hauts murs. Même chrétiennes, leurs femmes
répugnent à être aperçues de leurs voisins.
La vaste chambre du postier comporte un lit en bois ciré « à
la mode de Paris, » nous assure-t-il fièrement, une armoire à
glace qui ferait le bonheur d'un « pipelet » de Montmartre,
une table en faux Louis XIII, des chaises, luxe inconnu dans les
intérieurs musulmans et un étrange berceau aérien formé d'une
corbeille d'osier suspendue au bout d'une corde. L'appareil
oscille à travers la pièce. Deux réveille-matin semblent engager
une lutte de vitesse sur une étagère.
La femme du facteur, ancienne élève des Soeurs, s'avance
vers nous. Elle a eu le bon goût de ne pas abandonner son cos-
tume indigène. Dans son visage d'un ovale allongé transparait
une expression nouvelle. Ses yeux vous examinent avec fran-
chise. Elle n'a point l'hypocrisie sauvage de la Berbère qui
dérobe son regard en présence de son mari. D'une voix chan-
tante d'écolière sage, elle nous apprend que, malgré sa jeunesse,
toiie xxxiii. — 1916. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
elle est déjà mère de neuf enfans. Nous apercevons le dernier-
né dans le berceau.
— Si je sais un peu tenir ma maison, reprend-elle, je le
dois aux religieuses. Quand je reçus ces meubles français, jugez
de mon embarras. Comment s'en servait-on? Devait-on les
laver? Je faillis décoller mon armoire à glace en jetant à pleine
cruche de l'eau dans son tiroir. Je voulais tellement bien faire!
... A ce moment la femme du mercier vient nous prier de
visiter son logement. Nous y remarquons un mobilier semblable
tenu avec la même propreté. Cette Kabyle évolue avec une par-
faite aisance dans cet intérieur qui pourrait être celui d'un
employé de Rennes ou de Grenoble. Nous la complimentons.
— Oh ! ne me croyez pas civilisée, j'ai beaucoup de défauts
dont je n'ai pu encore me corriger, avoue-t-elle avec une honte
qui colore son teint citronné. Je ne puis m'empêcher d'aimer
mes bijoux kabyles.
Elle sort d'un tiroir des agrafes d'argent massif sertissant
du corail.
Comme nous nous intéressons à son petit trésor, elle court
nous chercher des « rdif, » ces légers anneaux pour les che-
villes dont on retrouverait peut-être l'origine à Byzance, et plus
loin encore, en Assyrie, en Egypte. D'une voix qui s'anime,
elle nous explique que ses « rdif » sont à la dernière mode,
tandis que sa mère porte encore des « khelkhel, » ces lourds
bracelets de pieds qui, à chaque enjambée, tintent avec le bruit
des chaînes pour prisonniers. Sa comparaison la fait éclater de
rire ; puis elle marche sur la pointe des pieds, afin de nous
prendre à témoin de la supériorité des « rdifs » dont elle s'est
parée. Soudain, dans la porte s'encadre le Père D...
— Jolie scène de genre pour un peintre profane! s'écrie4-il.
Je t'y prends, Jeanne la coquette.
Jeanne Bou-Chakfa se sauve dans l'appartement de sa sœur,
tandis que le Père nous offre de nous mener à la classe du Père
breton désireux de nous montrer ses cinquante élèves avant de
les renvoyer.
Parles baies vitrées de l'école, le prestigieux Djurjura bleu
et blanc se profilait au-dessus des oliveraies argentées. Les
écoliers en gandourahs rayées étaient assis à leurs bancs; dans
leurs capuchons rabattus entre les épaules, nous apercevions
les petits turbans ou les chéchias qu'ils recoifferont à la sortie.,
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 419
Parmi ces enfans, quelques-uns très roux aux yeux bleus.
Vous connaissez l'hypothèse de Gaston Boissier? Il tenait
ces Berbères blonds pour des Aryens d'Espagne, nous dit le
Père G... Intelligens? Sans doute, ils le sont. Laborieux? Cer-
tains. Ils apprennent aisément le français et ils sont surtout
doués pour le calcul. Quels habiles marchands en herbe I
Presque tous ces garçons nous viennent de familles musul-
manes et nous nous gardons de tout prosélytisme à leur
égard. Les parens le savent, d'où la confiance qu'ils nous
témoignent. Ici, par principe, je ne fais donc que cultiver les
intelligences et leur donner quelque éducation, — ce der-
nier point très important. Il faut les civiliser, les polir, les
discipliner. Ces poulains échappés m'arrivent avec des cabrioles
et vous voyez qu'en somme, nous obtenons d'eux un silence
et une décence que pourraient envier leurs condisciples de
France. Parfois, dans l'un ou l'autre de nos établissemens de
Kabylie, nous découvrons un sujet tout à fait exceptionnel qui
s'attache à nous. Nous le gardons. Il vous arrivera de rencontrer,
à travers le bled, un religieux que vous croirez Français et,
pourtant, ce sera un Berbère. L'instruction, la vie en commun
avec nous et la piété l'auront transformé. Voilà nos meilleures
victoires.
*
* *
A travers les tribus des Beni-Yenni, des Kouriet, des Beni-
Mahmoud et des Beni-Aissi, nous avons visité d'autres couvens
où quelques Pères, isolés parmi la population la plus rude de
l'Afrique du Nord, consolent, soignent, protègent et font aimer
la France.
Dans l'importante tribu des Ouadhia qui fournit en ce
moment tant de braves tirailleurs à l'armée, nous sommes
restés à Taguemmount-Azouz, dans l'une des maisons les plus
importantes de la Berbérie. Son supérieur, le Père Vidal, jouit
d'un véritable prestige dans les villages de la région. Lorsque,
en sa compagnie, nous traversions ces bourgs d'un millier
d'babitans perchés comme des aires de faucon au sommet des
collines, hommes et femmes s'élançaient vers lui en clamant
avec un accent à la fois comique et touchant :
— Pârre Vidal ! Pârre Vidal 1
Toutes et tous voulaient l'entretenir, lui demander avis, être
420 REVUE DES DEUX MONDES.)
soignés par lui. Au passage, de pauvres montagnardes lui remet-
taient une pièce d'argent en lui disant :
— Garde pour moi ! Gela me vient de mon allocation, car
mon fils est soldat à la guerre. Garde, j'ai peur d'être volée. Je
crains aussi de mal dépenser. Quand j'aurai besoin, j'irai te
réclamer, Pàrre Vidal.
Le religieux me disait en souriant :
— M'obligent-elles à exercer m\ mémoire ! Il faut que je
me souvienne de tous ces dépôts. I\! a' heureuses créatures ! Vous
n'entendez chez elles aucune plainte, et pourtant combien
d'entre elles, veuves, orphelines, infirmes vont gratter le sol
pour en extraire des racines ! Oui, la détresse est grande dans
cette tribu sans terres arables, aux familles de huit et dix
enfans. Que faire? Nous favorisons les engagemens à l'armée
et nous plaçons les tâcherons. Nos Pères s'attachent à cette
population des Ouadhia en proportion même de sa pauvretés
Certains d'entre eux souhaitent mourir au milieu de ces Kabyle,
qui, je n'en doute pas, — peut-être m'accusera-t-on d'optimisme,
— nous sont reconnaissans et aiment la France.
A la déclaration de la guerre, que de paroles émouvantes
nous avons entendues dans les familles des soldats partis pour
la France ! Au retour des fontaines, les femmes s'assemblaient
sous le drapeau tricolore que nous avions planté sur le portique
de notre couvent et lui adressaient des discours passionnés:
« 0 drapeau, qui couvres les têtes de nos maris et de nos
fils, flotte toujours haut dans le ciel! 0 nos garçons! ramenez-
nous ce drapeau-là triomphant, ou bien nous noircirons vos
visages à la suie (1) 1 ! ! »
Pendant notre promenade, plusieurs fois des femmes et des
vieillards supplièrent le Supérieur de venir chez eux lire une
lettre récemment arrivée de l'armée. Un tirailleur, ancien élève
des Pères, écrivait à ses parens :
« Il faut connaître les Français en France pour savoir com-
bien ils sont bons. Gomme j'avais été renvoyé à l'arrière pour
le repos, j'allais aider un jardinier. Alors cet homme me nourrit
à sa table et sa famille me considéra comme un fils. Et ils me
dirent : « Si tu veux, après la guerre, tu resteras chez nous, car
tu es brave et honnête; » mais ce sont eux qui sont braves et
(1) Dans les guerres entre tribus, les femmes noircissaient les visages des
hommes qui fuyaient.
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 421
honnêtes. Après la guerre, je voudrais bien rester parmi ces
jardiniers. »
Dans un autre logis, le Père Vidal traduisit à ses naïfs audi-
teurs, quirabattaient leurs oreilles avec la main afin de ne pas
perdre un mot, une page griffonnée au crayon violet par un
caporal de « turcos. »
« 0 mes parens ! 0 mon père, e'coutez et retenez cet écrit
jusqu'à votre mort, car ceci est la vérité. Partout, dans les villes
riches de France, les habitans nous donnent à manger et à
boire et nous offrent des Heurs pour nos fusils, et nous disent
des bonnes paroles, et nous traitent comme leurs propres
enfans. Ainsi, sachez-le, les soldats kabyles et les Français sont
aussi semblables que les doigts de la main; mais si nous
sommes le petit doigt parce que nous sommes ignorans encore,
les Français sont le grand doigt parce qu'ils savent beaucoup.
Mais les uns et les autres nous appartenons à la même main, et
cette main-là frappe durement ses ennemis et distribue le bien
à ses amis. Répétez-le. »
Lorsque le Père eut achevé cette traduction, dans le silence
profond qui suivit, les yeux de ces Kabyles considérèrent avec
émerveillement la feuille qui recelait ces nouvelles étonnantes.
Enfin, ils s'exclamèrent :
— Dieu est grand, et que notre fils soit béni de nous
apprendre de telles choses!
Au détour d'un chemin, nous fûmes arrêtés par un jeune
homme dont la courte gandourah laissait voir les genoux déliés
et forts. C'était un superbe montagnard, large de poitrine,
mince de flancs, avec un visage cuivré énergique. Il nous
annonça :
— Je pars m'engager. Je suis tes conseils, Père Vidal. Ne
me disais-tu pas le mois dernier : « Puisque ton travail de col-
porteur ne te nourrit plus et que vous êtes sept enfans à la
maison, sois soldat. En allant combattre les Allemands, tu
défendras la Kabylie, car vous serez plus heureux après la victoire
de la France. » Mais avant de partir, Père Vidal, je te confie la
garde de ma femme et de mes deux enfans. Si je n'avais pas
su que je pouvais compter sur toi mieux que sur ma propre
famille, je ne me serais pas engagé.
422 REVUE DES DEUX MONDES.;
*
* *
Nous avons encore été les hôtes de quelques petits couvens
du Djurjura.et lorsque nous nous promenions dans les villages,
les Berbères que nous interrogions, afin de connaître leur senti-
ment sur les Pères répondaient presque toujours : « A la fin
d'août 1914, quand les bruits de certaines victoires allemandes
se répandirent dans le « bled, » quelques-uns d'entre nous
frémirent. Même ceux qui se trouvaient heureux de la domi-
nation des Français qui améliora leur bien-être se souvinrent,
malgré tout, qu'ils étaient les fils des insurgés de 1871 et regar-
dèrent vers l'Europe, afin d'apercevoir les maîtres de l'heure.
Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils remarquèrent que pas
un Père Blanc ne quittait la Kabylie! Dans toutes leurs maisons
ils continuaient d'aller et venir et de nous porter des secours
comme au temps de la paix. Alors, le soir, dans les djemâa des
villages, ces Kabyles dirent : « Puisque ces religieux français
restent dans leurs logis et puisqu'ils continuent de nous assister,
ô hommes, soyez-en asssurés, la France n'est pas vaincue, la
France sera victorieuse. »
— Moins fatalistes que les Arabes, par conséquent plus sen-
sibles à l'influence de notre civilisation, nous disait le Père L... à
Aït-Lhassen, les Berbères nous jugent d'après nos actes, et nous
vous affirmons que s'ils ne sont pas toujours reconnaissans des
bienfaits qu'ils reçoivent, nous obtenons au moins d'eux une
neutralité bienveillante. Chez leur élite, mieux encore, c'est
du respect, sinon de l'affection. Quanta nos chrétiens, ils nous
témoignent un vrai dévouement. N'oublions jamais, dans nos
colonies, les services, même politiques, que nous rendent les
indigènes convertis. En Indo-Chine, n'est-ce pas aux avertisse-
mens des catholiques que nous devons d'avoir pu échapper à la
tentative d'empoisonnement général de nos officiers et de nos
troupiers? Interrogez en Algérie les chefs indigènes, qui certes
ne sont pas de nos catéchumènes, mais des musulmans ralliés à
la France, et demandez-leur ce qu'ils pensent de l'action de nos
Pères et de nos religieuses.
Pourrépondre à ce vœu, nous nous rendons àDjemâa-Saridj,
cette délicieuse oasis berbère où les sources de la région se sont
assemblées pour fertiliser les terres et arroser caroubiers, oran-
LES PÈRES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 423
gers, figuiers et grenadiers qui forment des sous-bois parfumés
et multicolores. Le caïd Clieurfa, portant beau sous le turban
qui fait un diadème à son front intelligent, nous accueille :
« Certes 1 nous confie-t-il, le point de vue confessionnel des Pères
Blancs ne m'intéresse pas, mais comment ne tiendrais-je pas
pour une bénédiction la présence dans ma petite ville du couvent
des Sœurs ? Si les femmes de cette commune sont un peu meil-
leures ménagères que leurs compagnes des villages monta-
gnards, elles le doivent à l'éducation pratique qu'elles reçoivent
de ces religieuses dévouées jusqu'à la mort. Et ce ne sont pas
là des mots. Des faits leur valent l'admiration reconnaissante
de notre population. En 1911, une épidémie de typhoïde faisait
mourir jeunes femmes, vieillards et enfans. Avec abnégation
les Sœurs Blanches veillaient nos malades, prodiguaient leurs
remèdes, indiquaient les précautions à prendre, montaient la
garde pour assurer le jeûne prescrit, sauvaient ainsi les conva-
lescens et risquaient à chaque heure leur vie.
Le caïd voulut nous accompagner au couvent de Djemâa-
Saridj édifié sur le modèle des petits moustiers toscans. Sur
la galerie extérieure les pampres montent à l'assaut des gros
piliers ocrés, et les lianes festonnent comme une décoration
perpétuelle de fête entre leurs arceaux. Un jardin à végétation
africaine exubérante, où chantent les oiseaux et les eaux vives,
entoure ce couvent.
Prévenue de notre arrivée par une jeune Kabyle au teint de
mandarine qui bondit afin d'accomplir plus vite sa commis-
sion, la Mère Supérieure, à laquelle quarante années de Kabylie
n'ont pas enlevé son accent morlaisien qui frappe les syllabes
comme un marteau sur l'enclume, regrette l'absence de deux
Sœurs en ce moment occupées dans les villages environnans à
donner leurs leçons d'hygiène, de ménage et de travaux manuels
aux femjnes qui ne savent ni coudre, ni tricoter, ni cuisiner
ni soigner leurs enfans.
— Il meurt presque la moitié des nourrissons, faute de soins,
ou plutôt à la suite d'horribles superstitions que nous com-
battons de notre mieux, nous assure la Supérieure.
Approuvant ces paroles, le caïd conclut :
— Les Sœurs Blanches l'ont compris, ce qu'il faut à nos
femmes, ce n'est pas tant la connaissance de la grammaire
française, qu'une éducation de mère de famille. Elles ignorent
424 REVUE DES DEUX MONDES.,
les élémens mêmes de la civilisation. Incurie et malpropreté,
gaspillage et basses sorcelleries, voilà leur lot.
Avec un sourire, la Supérieure reprit :
— Caïd Gheurfa, n'est-ce pas un peu la faute dés musul-
mans, s'il en est ainsi ? Ne préfèrent-ils pas que leurs filles
restent incultes, afin de les mieux dominer?
Levant les bras, le caïd répondit avec bonhomie :
— Vous pourriez bien avoir raison ! Cependant, dans le
Coran, je vous l'assure, le Prophète n'interdit pas l'instruction
des femmes.
— ■ Mais il ne la conseille pas non plus, repartit la religieuse.
Sur la table du parloir où nous étions reçus, de vieilles
monnaies verl-de-grisées se trouvaient amoncelées.
— Voilà le résultat des fouilles de notre chère sœur M...,
nous apprit la Supérieure. A Djemàa-Saridj, ancien centre de
colonisation romaine, nous avons découvert des sarcophages,'
des colonnes, des pièces, et nous voudrions être plus savantes
pour reconstituer l'histoire de ce pays jadis christianisé. Après
quinze cents ans, nous reprenons donc l'œuvre interrompue.
Dans un bâtiment séparé, à gauche de la cour, nous étions
entrés dans l'atelier des tapis organisé par les religieuses, afin
d'apprendre un métier à leurs jeunes Kabyles. La Sœur qui le
dirige tâche de se procurer des modèles berbères anciens, afin
de les faire reproduire par ses élèves qui étalent à nos pieds des
tapis de haute laine où toutes les nuances des fleurs d'Afrique
éclatent harmonieusement.
A la sortie du couvent, comme nous apercevions sur la
place de Djemâa-Saridj, à l'ombre d'un caroubier, d'énormes
pierres superposées, la Supérieure, avec un sourire malicieux
nous expliqua leur signification :
— Ils nous narguent, ces blocs pesans qui commémorent
l'Assemblée de 1850 par laquelle les tribus Berbères réunies
ici proclamèrent que la loi salique serait désormais appliquée
en Kabylie et que les femmes n'hériteraient plus. Ainsi, en face
de notre maison, chaque jour, nous contemplons ce monument
de la déchéance des femmes. N'est-il pas vrai, Si Cheurfa?
Le caïd en convint et ajouta :
— Vous autres, Sœurs Blanches, détruisez patiemment
ce barbare témoignage de l'égoïsme, et par vous les femmes
seront relevées qu'écrasaient ces rochers.
LES PERES BLANCS PENDANT LA GUERRE. 425
A Taguemmount-Azouz, une sorte de « Maternelle » fut
organisée par les religieuses dans le triple dessein de garder
les orphelines ou les petites filles sans surveillance, de leur
apprendre à coudre et enfin de les nourrir sans offenser par une
charité' trop visible la susceptibilité ombrageuse de leurs
parens, courtiers et revendeurs, atteints par la guerre qui
ralentit leur négoce.
Les Sœurs nous content que la fierté des fillettes berbères
de quatre à dix ans, fines et élégantes comme des Tanagra dans
leur misère secrète, les surprend. Ces enfans ne se plaignent
pas, ne réclament rien. Dans Ja salle, assises sur leur bancs,
leurs petites figures ciselées comme des bijoux n'expriment
aucune angoisse, mais elles ferment tout à coup les yeux et
semblent s'endormir. Elles sont évanouies. Depuis la veille,
elles n'ont pas mangé. Pendant Ja récréation, l'une d'elles danse
avec une sorte de frénésie et s'effondre. Encore une qui n'a pu
recevoir de sa malheureuse mère une pincée de farine de glands
doux.
Un bon repas les ranime; et, lorsqu'elles se sont signalées
par leur sagesse, la douce Sœur qui veille ces fillettes leur
accorde comme récompense suprême... un petit morceau de
savon de Marseille! Jamais parfum précieux ne fut emporté
avec plus de fierté et de bonheur...
H • •' V
A travers la montagneuse Kabylie presque inconnue, dans
ces villages du Djurjura h peine desservis par des sentiers
muletiers qui courent au bord des abîmes ou sont coupés par
des oueds infranchissables pendant les crues, les petits couvens
blancs attestent à ces archaïques Berbères qu'une France géné-
reuse les protège et les élèvera de leur brutalité primitive
vers la civilisation des roumis, faite de bonté, de pitié pour les
faibles, de prévoyance et de méthode.
Charles Géniaux.
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES
La Chambre des Députes a discuté, dans ses séances des
24 et 31 mars, deux interpellations sur la crise des frets et des
transports. La presse en a rendu compte de façon sommaire, et
le public n'y a vu qu'un des moindres incidens de cette époque
tragique. Notre attention est absorbée par la lutte qui se dé-
roule autour de Verdun. Pour ce qui est de la crise des trans-
ports, nous n'ignorons pas que la hausse considérable des
articles de la vie courante en dépend. Mais les uns se consolent
de cette hausse en usant du moratorium des loyers, en touchant
leurs allocations de famille, en percevant des salaires beau-
coup plus élevés ou des bénéfices de guerre ; les autres laissent
philosophiquement passer la rafale.
Pourtant, il y a, dans cette perturbation des moyens de
communication maritimes, plus qu'une affaire d'argent. Nous
avons en effet besoin de jouir de la liberté des mers, non seule-
ment pour l'alimentation de la population civile, mais encore
pour le ravitaillement de nos armées. Gomment nous fournir
de houille et d'acier depuis que nos mines de charbon du Nord
et notre bassin de Briey sont occupés par l'ennemi ? Comment
recevoir l'essence, le coton, le caoutchouc, sinon par mer?
Faute d'en être régulièrement pourvus, les fours des usines qui
forgent nos armes s'éteindraient, les canons resteraient sans
munitions, les convois automobiles s'arrêteraient au bord des
routes. . . Sans songer à pousser le tableau trop au noir, je voudrais
montrer les origines de cette crise nationale, qui traverse une
phase particulièrement aiguë, et indiquer les remèdes de nature
à la conjurer ou à l'adoucir, persuadé que ces remèdes sont à
notre portée.
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 427
Ayant eu l'occasion de parcourir plusieurs fois Je littoral de
l'Océan et de la Méditerranée, de Dunkerque à Bayonne, de
Port-Vendres à Nice, et de visiter la Corse et l'Algérie, j'ai pu
voir la crise naitre et se développer. J'en ai eu, en quelque
sorte, l'obsédante vision le long des quais tumultueux de Mar-
seille, de Bordeaux et du Havre...
*
* *
Il est assez étrange de constater que le mal n'a pas été
soupçonné tout d'abord. Le 8 août 1914, au moment de mon
premier passage à Marseille, le trafic du port était absolument
suspendu. Une tîle ininterrompue de steamers s'échelonnait
sur tout le parcours des bassins de la Joliette et les rares navires
qui entraient dans les docks n'y venaient que pour désarmer.
J'ai cheminé depuis à travers les ruines de Nieuport, d'Ypres
et d'Arras. Au milieu des décombres des cités détruites, parmi
les incendies qu'allumaient les lourds projectiles allemands,
c'est à peine si j'ai éprouvé une impression plus désolante qu'en
naviguant devant cette nécropole de navires que la guerre venait,
semble-t-il, de frapper à mort. La mobilisation ayant suspendu
tous les transports par voie ferrée et enlevé au commerce la main-
d'œuvre des dockers, aucun mouvement maritime n'était plus
possible. Les bàtimens étrangers, eux-mêmes, devaient s'éloi-
gner de ces rives désertes où les grues inactives dressaient au
ciel pur de l'été méridional leurs bras mélancoliques. A ce
moment, les armateurs avaient la sensation de quelque chose
de définitif, inhérent à l'état de guerre et qui devait se prolonger
avec lui. On n'entrevoyait pas la résurrection prochaine. Les
compagnies de navigation, qui, par la suite, ont si cruelle-
ment souffert de la réquisition, l'envisageaient alors comme un
bienfait et elles proposaient spontanément leurs navires aux
autorités requérantes.
Six mois plus tard, la flotte marchande avait repris toute son
activité; et la recherche à outrance de tout le fret possible
allait faire sortir, du fond des darses où elles croupissaient,
toutes les vieilles coques en état de tenir la mer. Alors se
révéla l'insuffisance du tonnage flottant par rapport au trafic
maritime. Étudions quelles sont les causes qui ont amené ce
déficit.
La première, et la moins contestable assurément, est la
428 REVUE DES DEUX MONDES.
raréfaction du tonnage du navire. On estimait en chiffres ronds
à 50 millions de tonneaux de jauge brute le total du tonnage
mondial, au moment de la déclaration de guerre (1). Sur cet
ensemble, la France figurait pour 2 500 000 tonneaux, la Grande-
Bretagne pour21000 000, l'Allemagne pour5000 000 de tonneaux.
Pour ne parler que des vapeurs, leur tonnage brut atteignait
45 000 000 de tonneaux environ, dont 27 millions aux alliés, et
6 millions aux Empires du Centre. L'inutilisation presque, com-
plète de la flotte austro-allemande a eu pour effet d'enlever au
trafic mondial plus de 10 pour 100 du tonnage utile, tout en
tenant compte des navires saisis dans les ports alliés, dont la
jauge dépasse un million de tonneaux. Bien que la diminution
du tonnage du navire trouve une contre-partie dans la dimi-
nution du trafic allemand, l'immobilisation de la flotte com-
merciale germanique n'en a pas moins influé sérieusement
sur la situation maritime générale. En second lieu, ce que
l'Empire n'a pu transporter sur ses propres navires, il l'a
malheureusement confié à des compagnies de navigation neutres.
Par suite du relâchement du blocus, nos ennemis ont reçu par
la Hollande, le Danemark et les Etats Scandinaves une grande
partie des matières indispensables à leur entretien. Il nous est
assez pénible de constater qu'une portion du tonnage neutre,
dont l'utilisation nous eût été si précieuse, a servi à ravitailler
nos adversaires. En outre, il est certain que leur flotte contri-
buait dans une trop large proportion au trafic entre les ports
français et l'extérieur. Nos colonies elles-mêmes n'avaient pu
s'affranchir du fléau teuton ! En 1913, le nombre des navires
austro-allemands qui ont fréquenté nos possessions lointaines se
monte à 1 687, représentant un tonnage de 3 319 000 tonneaux,
ayant transporté 658 000 tonnes de marchandises, d'une valeur
de 147 725000 francs. Pour ne pas interrompre l'intercourse
coloniale, nos bâtimens ont dû suppléer à l'absence des navires
allemands.
*
* *
La réquisition, la saisie et la destruction des navires par le
fait de guerre ont accentué cette disette du tonnage. Nous avons
(i) Les auteurs varient dans l'appréciation de ce tonnage. Le chiffre de
50 millions de tonneaux a été donné par le sous-secrétaire d'État de la marine
marchande à la tribune de la Chambre des députés dans la séance du 21 mars 1916,
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 429
déjà parlé de cette métamorphose des navires de commerce
réquisitionnés. Nous avons montré comment, sur le pont des
steamers, les pièces de 14 centimètres avaient chassé les chaises
d'osier où s'alanguissaient les « transatlantiques » au cours de
leurs paresseuses traversées; puis, de quelle façon, les fumoirs
des paquebots avaient été bouleversés pour installer les salles
de chirurgie des transports-hôpitaux, tandis que les paisibles
cargo-boats étaient mués en transports auxiliaires d'escadre
ou en ravitailleurs de l'armée d'Orient. Dans l'ensemble, on peut
estimer que le tonnage de la flotte réquisitionnée ou affrétée par
les Puissances alliées varie de 8 à 9 millions de tonneaux, ce
qui représente 20 pour 100 de la flotte mondiale et 33 pour 100
de la flotte alliée, voiliers exceptés.
Voilà donc une fraction très importante de la marine alliée
soustraite au trafic commercial, et absorbée en grande partie
par les mouvemens de troupes ou de matériel, sans profit appré-
ciable pour le ravitaillement général. La réquisition n'a pas
seulement frappé l'armement parla quantité des navires qu'elle
lui a pris, elle l'a atteint encore par la qualité des bàtimens
sur lesquels le choix de l'Etat s'est porté. Il est bien évident que
la marine pratiquant la devise : Ego nominor leo, a choisi
les meilleures unités, parmi celles qui s'offraient. J'ai vu
comment s'exerçaient les réquisitions, dans la hâte fébrile du
départ à ordonner. Une dépêche du ministre parvient à l'Inten-
dance maritime de xMarseille. Il s'agit du transport d'une divi-
sion sur les Dardanelles : vite le fonctionnaire zélé, qui veut
exécuter les instructions de son chef, jette un coup d'oeil sur
la liste des paquebots présens sur rade et élimine toutes les
non-valeurs, pour ne s'arrêter qu'aux types les plus récens,
même si, comme le cas s'est présenté, le vapeur étant en charge,
il faut le délester de ses marchandises. Lorsque l'on doit amé-
nager un transport-hôpital, on s'adresse au plus confortable,
car c'est dans le beau décor du paquebot rapide qu'il faut
abriter les souffrances de nos blessés. On a ainsi enlevé à
la Compagnie transatlantique : la Lorraine, la Provence-II, la
France-lV ; aux Messageries, le Sphinx ; à la Sud atlantique, la
Lutetia; à Cyprien Fabre, le Canada et la Sant' Anna. Dans ces
conditions, la flotte non réquisitionnée doit avoir un rendement
très inférieur à son tonnage réel, en raison de l'ancienneté des
unités qui la composent.
430 REVUE DES DEUX MONDES.!
La saisie par les belligérans des navires ennemis se trouvant
dans leurs eaux, ainsi que l'immobilisation des bàtimens dans
les ports neutres, au moment de la déclaration de guerre, a eu
également pour effet d'amoindrir notablement la Hotte com-
merciale active. Les Alliés ne se sont pas fait faute d'armer
pour leur compte les navires austro-allemands qu'ils avaient
sous la main ; l'Italie, sans être en guerre avec l'Empire ger-
manique, vient de s'y résoudre, et nous savons qu'une telle
détermination a entraîné la rupture des relations diplomatiques
entre l'Allemagne et le Portugal. D'autre part, les navires alliés
saisis dans les ports germaniques et les navires allemands immo-
bilisés dans les ports neutres restent toujours inutilisés. Il
existe notamment 171000 tonnes de navires britanniques et
23 000 tonnes de navires français ou russes, détenus dans les
ports allemands.
Les pertes alliées ou neutres dues à l'état de guerre, par
capture ou destruction, atteignaient, au 30 mars, 2140 000 ton-
neaux, soit 4,2 pour 100 de la flotte mondiale. En ce qui concerne
la flotte française, le chiffre, au 15 avril 1916, était de 176422 ton-
neaux et la liste des vaisseaux qui disparaîtront ainsi dans les
profondeurs de l'Océan, sans aucun profit pour le commerce
du monde, tend à s'allonger chaque jour davantage.
On voit quelles amputations ont été pratiquées .dans la
flotte marchande alliée ou neutre, par réquisition, saisie ou
destruction. Si l'on additionne tous les élémens que nousvenons
de donner, savoir la flotte austro-allemande, 5 000 000 tonneaux
(en tenant compte des navires utilisés par les Alliés), les réqui-
sitions 9 000 000 de tonneaux, les pertes 2140 000 tonneaux, les
navires séquestrés en Allemagne 200 000 tonneaux, on obtient
une réduction de 16340 000 tonneaux sur le tonnage mondial
mis à la disposition des nations alliées ou neutres, soit un pour-
centage de 32 pour 100. La flotte qui navigue encore commer-
cialement est, en outre, assez sérieusement gênée dans sa marche,
pour que cette situation influe sur l'organisation générale des
services maritimes. Plusieurs circonstances ont entraîné ce que
j'appellerai l'allongement des voyages. La fermeture des Détroits
nous a contraints d'aller chercher dans l'Amérique du Sud le
blé que nous prenions à Odessa, et au Texas le pétrole qui pro-
venait de Roumanie : d'où traversée plus longue et indisponibi-
lité plus prolongée des pétroliers ou des transporteurs de céréales..
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 431
Certaines Compagnies de navigation d'Extrême-Orient ont
renoncé à passer par le canal de Suez, pour doubler le cap de
Bonne-Espérance. De ce fait, la traversée de Colombo sur l'An-
gleterre, durera dix jours de plus. Enfin, les précautions à
prendre pour éviter la rencontre des sous-marins entraînent
également à des pertes de temps sensibles : suspension des dé-
parts, déroutemens, atterrissages de nuit, etc. Voici un exemple
personnel. Au moment où j'allais rentrer en France, étant en
Algérie, des submersibles allemands écumaient les eaux de
l'Afrique du Nord. Une dépêche du ministre de la Marine sus-
pendit la navigation pour quarante-huit heures entre la France
et l'Algérie. Quand notre appareillage fut décidé, il s'effectua de
nuit, tous feux éteints. Notre commandant, pour tromper la
surveillance des pirates, inclina sa route de plusieurs milles
dans l'Est et évita les Baléares pour rentrer à Marseille avant
l'aurore. Nous y arrivâmes de plusieurs jours en retard sur
notre itinéraire, après une traversée qui avait duré trente-six
heures, au lieu de vingt-six. Ce n'est là qu'un fait isolé, dont
la répétition amène forcément un grand ralentissement des
expéditions maritimes.
*
* *
Cette raréfaction brutale et cette mauvaise exploitation du
tonnage se sont produites à une époque où les besoins deve-
naient de plus en plus pressans. Il importe de remarquer, toute-
fois, que l'augmentation du trafic a été assez lente à s'affir-
mer. Après la stagnation complète des importations, imputable
à la mobilisation des chemins de fer, il s'est écoulé une période
relativement longue pendant laquelle le mouvement général
des affaires fut nettement inférieur à ce qu'il était avant la
guerre. Mais le réveil de la marine marchande était proche.
A Marseille, le trafic, qui représentait, en janvier 1915, 51 pour 100
du trafic moyen de l'année précédant la guerre, bondissait, en fin
de février, à 123 pour 100. A Bordeaux, au cours de l'année 1915,
le tonnage des navires ayant remonté le fleuve excédait de
1090 833 tonneaux celui de 1913. Je ne veux pas surcharger
cette étude de statistiques fastidieuses. Il suffira d'une statis-
tique éloquente, que j'emprunte au discours prononcé par
M. Louis Dubois devant la Chambre des Députés, le 31 mars 1910,
pour faire comprendre quel est le surcroit de besogne qui
432 REVUE DES DEUX MONDES.,
incombe à la flotte marehande du fait de l'accroissement de nos
importations. Les douze principales gares-ports du réseau de
l'Etat recevaient 6017 000 tonnes en 4913; elles en ont admis
10 404000 en 1915 : soit une augmentation de 73 pour 100.
Si l'on envisage la situation d'ensemble, on s'aperçoit que
nos importations, qui étaient de 48 millions de tonnes en 1913,
sont bien tombées à 32 millions; mais il en est venu 31 mil-
lions par mer, au lieu de 30 millions en 1913, ce qui s'explique
par la fermeture presque complète de nos frontières terrestres.
En tenant compte des marchandises de toute sorte introduites
en France pour le ravitaillement des armées anglaises ou
belges, on ne s'étonnera plus que le port du Havre, qui avait
reçu 2 700 000 tonnes en 1913, en ait débarqué 4 500000 en
1915; que Rouen soit passé de 5 millions à 8 millions d'impor-
tations; tandis que des ports secondaires, comme Dieppe, qui
importaient 545 474 tonnes en 1913, reçoivent 849469 tonnes de
marchandises en 1915! En 1916, les importations continuent à
s'accroître. Elles atteignent actuellement le chiffre de 3 millions
de tonnes par mois pour les seules marchandises sujettes aux
droits de douane, non compris celles destinées à la réexportation.,
M. Charles Gide, en formulant dans son traité d'économie
politique ce que J.-B. Say a appelé la loi des débouchés, enseigne
que celle-ci, quoique vraie en principe, n'empêche pas d'inces-
santes ruptures d'équilibre dans l'échange, lesquelles provoquent
des crises, que le savant professeur appelle des « maladies de
l'organisme économique. » Nous sommes ici en présence d'une
de ces maladies dont le symptôme se traduit par la hausse des
frets, c'est-à-dire par l'exagération du coût des transports mari-
times. Le propre de toutes les crises de déficit est d'entraîner de
pareilles conséquences. Faut-il crier à l'accaparement, au profit
scandaleux, ainsi que l'ont fait quelques-uns? je ne le pense
pas. Les armateurs, en l'espèce, se sont bornés à profiter de
l'infaillible loi de l'offre et de la demande. Ils ne l'ont pas
provoquée, pas plus que le viticulteur qui vend son vin 70 francs
l'hectolitre. Il n'y aurait donc aucune raison de frapper le
bénéfice de l'un plutôt que celui de l'autre.
Il ne faut pas non plus négliger l'augmentation du taux des
assurances qui sont incorporées dans les frais de transport. Il
a fallu tenir compte du risque de guerre. Les Etats belligérans
les prennent à leur compte, moyennant une prime assez faible.
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 433
L'assurance d'Etat fixée par la Commission executive du minis-
tère des Finances est actuellement de 0 fr. 80 de Bordeaux à
New-York et varie de 0 fr. 73 à 1 fr. de France sur l'Angleterre.
Quant aux assurances ordinaires, elles ont subi elles-mêmes une
hausse appréciable.
Le tléchissement marqué des exportations a également
contribué à modifier les bases des contrats d'affrètement. En
temps normal, il y a des échanges à peu près équilibrés entre
les importations et les exportations; le fret est donc réparti
également à l'aller et au retour entre les importateurs et les
exportateurs. Aujourd'hui, la France vend moins qu'autrefois,
tant à cause du ralentissement de notre production que des
prohibitions de sortie. A Rouen, de 449 000 tonnes en 1913, les
exportations sont tombées à 171 000 tonnes en 1915; à Boulogne
de 379 000 à 55 000 tonnes; à Saint-Nazaire de 252 000 tonnes à
82 000 tonnes; à Nantes de 352 000 à 135 000 tonnes. Les bateaux
partant à vide, les chargeurs, qui introduisent des marchan-
dises en France, doivent payer intégralement les frais généraux
du voyage, comme s'ils en profitaient entièrement.
Gomment, sous l'action de ces différentes causes, ne se
serait-il pas produit une majoration des prix? Dès le mois de
juin 1915, celle-ci oscillait entre 25 et 30 pour 100 sur presque
tous les produits importés. Actuellement, le fret de la tonne
de céréales de la Plata s'est élevé de 12 fr. 50 en 1914 à
155 francs fin 1915. Le fret de la viande congelée du Sud-Amé-
rique de 92 francs à 300 francs, celui du riz de l'Indo-Chine
de 35 francs à 182 francs. A Marseille, le fret sur l'Angleterre
est monté successivement à 75, 115 et même 130 francs la
tonne, puisqu'on a atteint le cours de 95 shillings. Le charbon
de Cardiff que l'on exportait sur le Havre à 5 fr. 25 en 1913,
paye 42 francs le 17 mars 1916 ; aux mêmes époques, à Rouen
les chiffres passent respectivement de 7 francs à 45 francs; à
Saint-Nazaire de 6 fr. 50 à 60 francs; à Bordeaux de 7 francs
à 75 francs; à Gênes de 11 francs à 132 francs. Le transport du
minerai de Bilbao vaut à Bordeaux 38 francs au lieu de 7 fr. 50.
J'arrête là mes citations. En résumé, les frets représentent
fin mars le décuple de ce qu'ils représentaient avant la guerre.
Les navires eux-mêmes, vu leur rareté, ont triplé ou qua-
druplé de valeur. Des navires valant 100 000 livres avant la
guerre se vendent maintenant de 400 000 à 500 000 livres, de
TOME XXXTTT 1916. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte que, pour faire fructifier leur capital, les armateurs sont
contraints d'envisager une majoration de loyer proportionnelle
à cette plus-value. Celle-ci augmentant à mesure que les sous-
marins allemands détruisent des navires, il semble que la
courbe des frets doive, à moins qu'on n'y mette bon ordre, conti-
nuer à progresser sous l'influence des ventes de navires, de
nombreux armateurs ayant cherché dans cette opération un
enrichissement immédiat.
Voici les conséquences de cette hausse. Avant la guerre,
nous payions 350 millions par an à l'armement étranger; en
1915, nous avons acquitté près de 2 milliards de traites au profit
de cet armement, dont les trois quarts pour l'Angleterre. En
1916, si cette ascension vertigineuse du fret continue, c'est
peut-être 3 à 4 milliards que la nation française devra donner
aux marines marchandes alliées ou neutres. Nous n'aurons
même pas la consolation de penser que nos armateurs en profi-
teront; leurs navires ayant été en grande partie réquisitionnés,
leurs recettes sont peu de chose en comparaison de ce que nous
devrons verser au dehors. On peut s'en faire une idée par le
calcul suivant : nos importations étant de 3 millions de tonnes,
à raison de 60 francs par tonne de fret moyen, payent 200 mil-
lions de fret par mois en chiffres ronds. Sur cet ensemble, la part
du tonnage français représente 26 pour 100 des navires trans-
porteurs, le pavillon étranger figurant pour 74 pour 100, dont
48 pour 100 sous pavillon anglais. Mais comme nous possédons
peu de cargo-boats et beaucoup de paquebots dont le rapport
est moindre, on peut compter que nos armateurs n'encaissent
que 40 millions, contre 160 millions prélevés par l'armement
étranger. Il est impossible de ne pas se montrer soucieux de
l'importance de cette dette. L'Etat ou le consommateur français
auront finalement à la solder sous forme d'augmentation du
nrix des produits importés et elle entraînera une perturbation
encore plus grande dans notre cours du change. La question des
affrètemens se présente donc comme un des problèmes les plus
préoccupans qui se posent dans notre pays par suite de la pro-
longation de la guerre.
*
* *
Malheureusement, la crise des transports ne se dénoue pas à
l'arrivée, elle subsiste même après le mouillage du navire. Elle
LA GRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 435
s'aggrave et se prolonge dans le port et même au delà du port.
A la crise mondiale due à la raréfaction du tonnage flottant,
s'ajoute une crise nationale qui tient à l'encombrement des
quais, à l'insuffisance des moyens de déchargement et d'éva-
cuation des marchandises. Si nous subissons malgré nous la
loi générale de la pénurie des instrumens maritimes, on peut
se demander si nous n'eussions pas été à même d'éviter que cette
crise se développât, en organisant avec plus de prévoyance la
libre circulation des produits importés sur le sol français.
Qu'on me pardonne une métaphore, dont Molière n'eût pas
rougi. On ne peut reprocher à un médecin l'embarras dont
souffre l'estomac de son malade, mais on peut lui en vouloir de
n'avoir pas su le dissiper à l'aide d'une médecine appropriée.
v Pour se convaincre de l'état de congestion de nos établisse-
mens maritimes, rien ne vaut un voyage sur le littoral. En
juillet 1915, lorsque, au sortir du tunnel de l'Estaque, j'aperçus
la rade de Marseille se déroulant à mes pieds sous le soleil
matinal, je fus étonné d'y contempler toute une flotte ancrée
devant les bassins. « Voilà, dis-je, des transports militaires qui
s'apprêtent à cingler vers les Dardanelles. — Pas du tout, me
fut-il répondu, ce sont des bâti mens de charge, qui attendent
une place à quai. » J'en avais compté trente-deux. Je suis
heureux d'apprendre, à la date d'aujourd'hui, qu'on a pu réduire
à trois ou quatre seulement le nombre des cargo-boats mis en
purgatoire. A Bordeaux, il y eut, en septembre 1914, jusqu'à
23 navires stationnant au Verdon avant d'être admis à remon-
ter la rivière : leur nombre varie actuellement de 8 à 10. Et je
me souviens qu'à Saint-Nazaire des charbonniers attendaient,
dans l'avant-port, leur tour d'être déchargés. Même situation
pour le Havre, les navires devant relâcher bien souvent dans un
port voisin avant de suivre leur destination. On conçoit que,
pendant le temps où ils sont inutilisés, l'armateur fasse payer
au chargeur la location de ses navires. C'est ce qu'on appelle
les surestaries. Elles sont fonction du temps d'indisponibilité
et du tonnage du bâtiment. A Bordeaux, on paye actuellement
3 francs de surestarie par tonne. A Dieppe, le chiffre, qui était
de 1 fr. 80 par tonne de charbon en février 1916, est tombé à
5 fr. 25 en mars, et il dépasse actuellement 10 francs. A Nantes»
il se tient au cours de 3 francs. On a cité à la tribune du Sénat
des chiffres de surestaries qui monteraient jusqu'à 30 francs,
436 REVUE DES DEUX MONDES.,
mais il ne peut s'agir que de cas très particuliers. Le ministre
des travaux publics a rectifié cette assertion en ramenant à 6,
7 et 8 francs au maximum la moyenne de surestaries par
tonne. En prenant le chiffre intermédiaire de 7 francs et en
le multipliant par les importations, on arrive à cette conclusion
qu'il faut fixer approximativement à 21 ou 22 millions le tribut
mensuel que nous payons aux marines française et étrangères,
sous forme de surestaries. C'est déjà un total impressionnant!
Il en est ainsi, parce que les quais exploitables ne sont pas
assez vastes et que le déchargement des navires ne s'opère pas
avec assez de rapidité. Bien avapt la guerre, on se plaignait de
l'exiguïté de nos ports et les Chambres de commerce avaient
entrepris, à peu près partout, des travaux d'amélioration impor-
tans. On a dû improviser des installations de fortune pour
augmenter les postes de déchargement. Les autorités locales
ont fait preuve de beaucoup d'initiative, mais elles n'ont pu
d'un coup de baguette magique faire reculer les berges des
fleuves et surgir du fond de la mer les blocs de béton.
Je dois dire, enfin, que les bases navales militaires ont
accaparé une surface très appréciable de quais. A Rouen, le
port appartient presque entièrement à l'armée britannique ; au
Havre, à Dieppe, à Boulogne, celle-ci possède des terre-pleins
spacieux. A Marseille, le trafic pour le compte de l'Etat (guerre,
marine, ravitaillement de la population civile) enlève au com-
merce la libre disposition de la moitié environ de la superficie
totale des hangars, soit 63 000 mètres carrés. La base française
occupe les hangars 3, 4 et 6 et 15000 mètres carrés du quai des
Anglais, soit 35 000 mètres carrés. La base britannique dispose
des hangars 7 et 8 du môle D et de 1 000 mètres carrés environ
du quai des Anglais : soit 28 000 mètres carrés. Au surplus,
nous ne nous en plaignons pas et nous les lui cédons de bon
cœur...
Après bien des tribulations, voici notre navire à quai.
Hélas! il n'est pas encore au bout de ses peines, car les dockers
lui feront souvent faux-bond. La mobilisation a privé l'acco-
nage de ses hommes les plus jeunes et les plus vigoureux. On a
essayé d'employer des étrangers, des Espagnols, des Kabyles, des
Marocains : ces expériences n'ont point donné ce qu'on en
espérait. Les prisonniers allemands, au contraire, nous ont
rendu des services. Je les ai vus pour la première fois à Saint-
LA GRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 437
Nazaire, coltinant des sacs de farine et couverts de poussière
blanche. A la Rochelle et à Roehefort, ils avaient changé de
couleur ; ils déchargeaient du cardiff. Les premiers maîtres de
la marine, qui les surveillaient, se de'claraient satisfaits de leur
discipline et de leur travail. Mais partout on déclarait qu'ils
étaient en nombre trop infime.
*
* *
En supposant le problème du déchargement résolu, un
autre se présente, beaucoup plus complexe : celui de l'enlève-
ment des marchandises. A ce point de vue, l'encombrement
des quais dépasse parfois tout ce qu'on peut imaginer. Le long
des darses de Marseille, du Vieux-Port à l'Estaque, c'est une
accumulation invraisemblable de marchandises de toute prove-
nance, à travers lesquelles on circule difficilement. Quand,
d'aventure, l'unique pont transbordeur, qui fait communiquer
la mer avec les docks de construction, est ouvert, en un clin
d'œil les voitures de charroi s'enchevêtrent et la circulation est
pour ainsi dire interrompue pendant tout le laps de temps que
dure la manœuvre. Les marchandises séjournent sous l'âpre vent
de mistral : elles se dessèchent et se détériorent. Au quai des
matières grasses, le soleil darde des rayons implacables sur les
fûts de pétrole ou de mazout, dont des mares visqueuses se
répandent sur le sol. A Bordeaux, changement de décor : une
pluie fine pénètre les laines du Sud-Amérique dont les balles
baignent pendant de longues semaines dans la boue de la
rivière. A Dieppe, lors de mon passage, pas une grue ne fonc-
tionnait faute de matériel roulant et le port était encombré de
navires. Presque chaque jour à Boulogne, on peut voir le tra-
vail arrêté durant plusieurs heures. Certains négocians ayant
essayé de faire travailler la nuit, ont dû y renoncer, car les
wagons leur manquaient ensuite pendant le jour. Au Havre,
l'engorgement est tel que, dans la première quinzaine de jan-
vier, la gare n'a pu être ouverte au public que deux fois, à
raison de six heures chaque fois.
Il est certain qu'il y a eu insuffisance de la main-d'œuvre
affectée au mouvement des marchandises. Insuffisance numé-
rique et qualitative tout à la fois. La guerre a apporté dans
cette branche de l'activité nationale une indéniable perturba-
tion. La réquisition des chevaux et des voitures a enlevé aux
438 REVUE DES DEUX MONDES.
entrepreneurs de camionnage leurs instrumens de travail, les
empêchant ainsi de donner suite aux commandes de leurs
cliens. Le département de la Guerre a bien essayé de remédier
à cet état de choses en envoyant des voitures réquisitionnées ;
un dépôt a été constitué à Marseille, près de la gare des voya-
geurs; mais quels véhicules y ont été rassemblés? de petites
charrettes, à peine capables d'enlever quelques centaines de
kilos. De sorte que, quand on a voulu s'en servir, on s'est
aperçu que le remède était pire que le mal. Ces voitures, vu
leur nombre excessif par rapport à leur peu de rendement, inter-
rompaient la circulation des voies. Il aurait fallu des poids
lourds; or, le service de l'avant absorbait toutes nos disponibi-
lités en camions-automobiles. Ce n'est que tout récemment
que la Chambre de commerce a créé un parc d'automobiles qui
sont loués aux intéressés. De ce fait, le port a pu être dégagé.
Cependant, cet embouteillage des ports de commerce tient
surtout à la pénurie des wagons. Nous avons vu dans quelle
proportion le trafic des chemins de fer avait augmenté au Havre,
à Rouen et à Dieppe. A Boulogne, il est passé de 719 000 tonnes
en 1913 à 1316 000 en 1915; à Saint-Nazaire, de 1490 000
à 2122 000; à Nantes, de 1 611 000 à 2 429 000; à la Pallice, de
486 000 à 921000. De même que pour faire face aux transports
maritimes grandissans, le tonnage flottant devenait de plus en
plus rare, de même le matériel roulant des chemins de fer
disponible diminuait dans de notables proportions. Sur un parc
d'environ 360 000 wagons à marchandises que nous possédions
en août 1914, 47 000 à peu près ont été retenus par l'ennemi.
Si l'on déduit de ce chilTre 3 000 wagons allemands saisis et
7 000 wagons belges, il nous manquerait encore 37 000 wagons.,
En outre, les besoins de la défense nationale nous obligent à
maintenir dans la zone des armées de 20 à 25 000 wagons. Ce
chiffre a atteint 40 000, dit-on, au moment de la bataille de la
Marne. Il n'est pas besoin de pousser la démonstration plus
loin pour comprendre les motifs de l'engorgement des ports.
Comme ici la concurrence ne joue pas, il n'y a pas eu hausse
dans le coût du transport, ainsi que pour le fret; mais nous avons
montré que cette situation réagit fortement sur le prix de
revient général de la marchandise, puisqu'elle occasionne des
retards dans le déchargement et le payement de surestaries.
Tout se tient dans un voyage maritime, depuis le moment où
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES.
439
le navire prend charge jusqu'au jour où les colis sont livrés aux
mains du consommateur. Il y a donc une relation étroite entre
le transport à terre et le transport en mer. C'est pourquoi nous
n'avons pu dissocier aucun des élcmens de la question, afin
que celle-ci fût bien connue.
Que dis-je! il importerait de porter nos investigations
même sur le territoire américain. Il y a aux alentours de New-
York 45 000 wagons qui attendent d'être déchargés & desti-
nation de l'Europe ; vous pensez bien que les chargeurs des
Etats-Unis ne feront pas les frais de cette immobilisation.
*
* *
Nous sommes maintenant fixés. Lorsqu'on aura totalisé le
prix du fret, les assurances, les surestaries, les droits de
stationnement, les pertes de toute nature, matérielles ou com-
merciales, subies par les retards de livraison, on s'expliquera le
taux des mercuriales dont nous nous plaignons. Ainsi que l'a
fait remarquer un orateur, à la Chambre des Députés, « la crise
des transports est à la fois d'ordre militaire et d'ordre écono-
mique. Dans les deux cas, c'est la guerre qui en est la cause
première et permanente. » Nécessairement, tant que la cause
subsistera, le mal doit persister. Est-il au moins possible
d'espérer qu'il se calmera? Les crises économiques, avons-nous
dit, sont comparables aux maladies de l'organisme humain.
A défaut d'une guérison impossible, il existe des palliatifs
qui atténuent la gravité du mal. Cherchons quels sont les
remèdes appropriés au cas qui nous occupe.
En ce qui concerne la perturbation apportée au cours du
fret, il semble a priori qu'il soit assez peu aisé d'en adoucir les
rigueurs. D'une part, tout le monde s'accorde à dire que le
volume des transactions augmentera en 1916 par comparaison
avec l'année précédente ; d'autre part, le tonnage flottant se fera
de plus en plus rare, à mesure que se poursuivra la campagne
sous-marine allemande. On ne peut guère compter sur les
constructions neuves pour combler les vides creusés par les
sous-marins dans les rangs de la flotte marchande alliée ou
neutre. La moyenne nécessaire pour faire face à l'usure normale
des bateaux en temps de paix, ou aux pertes par suite de nau-
frages, atteignait 3 millions de tonnes. En 1915, l'ensemble des
chantiers de construction du monde entier n'a pas produit plus
440 REVUE DES DEUX MONDES.
de 1500 000 tonnes! Il y a donc déficit non seulement par
rapport aux sinistres dus à des événemens de guerre, mais
encore par rapport aux disparitions ordinaires de navires.
Gomment sortir de cette impasse? On a proposé au Parlement
de taxer le fret, afin de limiter les bénéfices des armateurs. Je
ne trouverais rien à objecter à cette mesure, si elle était réali-
sable. Mais à quoi servirait de taxer les navires français qui
n'absorbent qu'une partie malheureusement peu importante
du trafic, si le pavillon étranger restait libre? Pour que la
taxation produisit des résultats réels, il faudrait qu'elle fût
décidée de concert avec les nations alliées. Même dans cette
hypothèse, les neutres refuseraient de se plier a cette décision
arbitraire, qui risquerait ainsi de manquer en partie son but.
Toutefois, c'est dans la voie de l'entente avec le gouvernement
anglais qu'il faut s'engager pour obtenir une réduction du prix
des transports. Tel fut l'objet du voyage à Londres de M. Sem-
bat, voyage à la suite duquel le sous-secrétaire d'Etat de la
marine marchande a pu déclarer à ses interpellateurs : « Nous
pourrons, sur ces deux questions de la centralisation des
affrètemens et de la réduction du prix des charbons, vous
apporter la double satisfaction que très légitimement vous
recherchez. » Pour le moment, le principe de cette réduction
a été seul admis, les moyens d'exécution ont été renvoyés à
l'examen d'une commission.
La Grande-Bretagne, notre fidèle et loyale alliée, se rendra
certainement compte que la France, si prodigue de son sang et
de ses richesses, ne peut supporter plus longtemps la dime
écrasante que prélèvent sur ses échanges les armateurs étran-
gers. Grâce à l'importance du tonnage inscrit au Board of
Trade, celui-ci exerce une sorte de contrôle sur le fret mondial.
Il serait facile à nos amis de faire baisser ce fret soit en le
taxant, soit en réquisitionnant les navires. Il ne parait pas
exagéré de leur demander que cette solution soit adoptée, tout
au moins pour le transport du charbon, de l'acier et générale-
ment des importations destinées à la fabrication du matériel
militaire. Au lieu de cela, le gouvernement anglais a frappé les
bénéfices de guerre d'une taxe de 50 pour 100, qui a eu pour
effet de faire augmenter encore le prix du fret! Il est aisé de
voir que, de cette façon, le Trésor anglais perçoit indirectement
un impôtélevé sur la consommation française, puisqu'une grande
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 441
partie de notre transit est confiée à des armateurs britanniques.
Il serait sage de rechercher également une meilleure utili-
sation de la flotte française, en s'effbrçant de diminuer le nombre
des navires réquisitionnés dont l'emploi n'a pas toujours été
parfait, et d'autre part en permettant a ces navires de prendre
des marchandises quand le service militaire ne s'y oppose pas,
au lieu de voyager sur lest, fait qui arrive journellement. Un
intérêt national évident s'attache aussi à la réouverture des
chantiers de construction navale; faute de quoi, notre marine
marchande se trouvera dans une situation d'infériorité désas-
treuse à la signature du traité de paix. La proposition de loi de
M. de Monzie, qui tend à créer une société de crédit hypothé-
caire ayant pour objet les prêts garantis par des hypothèques
sur des navires construits ou en construction ou sur des immeu-
bles à destination maritime, s'inspire de cette considération.
S'il ne dépend pas de nous de redresser les cours du fret, il
nous appartient d'améliorer les conditions de manutention des
marchandises. Il m'est permis de penser que sur ce point nous
avons manqué de prévoyance, en ne prenant pas, quand il le
fallait, les mesures voulues pour y parer. Actuellement, de
grands efforts sont réalisés pour augmenter les surfaces de quais
et les postes de déchargement. A Bordeaux, la Chambre de
commerce a pu livrer 600 mètres de quais nouveaux : les
quais de Bourgogne qui ont 198 mètres de long et les appon-
temens de Bassens, en service depuis un mois, d'une longueur
de 400 mètres. A Dieppe, la Chambre de commerce qui pos-
sédait 23 grues en compte 37 actuellement; deux appontemens
sont en cours de construction et le mur Ouest du bassin à flot
va être prolongé de 170 mètres, travail qui aura pour résultat
de porter à 8 le nombre des places à quai. A Boulogne, la mise
en service du bassin de marée Loubet, où les navires calant
6 mètres peuvent entrer à toute heure, a permis de tripler le
rendement du port. Saint-Nazaire se trouve aujourd'hui dégagé.
A Marseille enfin, la situation s'est beaucoup améliorée; les
navires ne subissent plus de retards appréciables pour leur
entrée dans le port où leur durée de séjour est assez courte. Les
chargemens et les déchargemens s'effectuent d'une manière
rapide, puisqu'on décharge en moyenne 25000 tonnes par jour,
et le camionnage des colis pour la ville se fait régulièrement.,
Ces quelques exemples prouvent que es Chambres de
442 REVUE DES DEUX MONDES.
commerce ne négligent rien pour perfectionner nos établisse-
mens maritimes. En même temps, elles se préoccupent de
remédier à la pénurie de dockers civils. Bordeaux emploie
600 prisonniers allemands, Pauillac 200. A Dieppe, le contin-
gent des prisonniers a été porté de 450 à 200. A Marseille, leur
total atteint 1 200 unités environ. Cette main-d'œuvre n'est
malheureusement pas inépuisable et j'estime qu'il eût été sage
de faire appel aux travailleurs indigènes. Si les Arabes n'ont
pas donné toute satisfaction, en revanche, les coolies chinois,
que l'on emploie dans le monde entier pour les travaux les
plus divers, auraient certainement fait de bons dockers. Pour-
quoi n'en a-t-on pas recruté dans les ports de la Chine ? Il est
enfin assez étonnant qu'on ne soit pas parvenu dans la plupart
des localités à organiser le travail de nuit.
La question de la pénurie de wagons est beaucoup plus
complexe. Nos Compagnies de chemins de fer ont bien com-
mandé 35000 wagons pour combler leur déficit; nous devrions
recevoir mensuellement, d'après les prévisions du contrat, de
1000 àl 500 wagons depuis le mois dernier; mais par suite de
l'intensité des productions métallurgiques, demandées par la
Guerre, les usines sont, là comme ailleurs, en retard dans
l'exécution de leurs commandes. A la date du 31 mars, il n'était
arrivé que 500 ou 600 wagons. Nos ateliers de construction
spéciaux se trouvant pour la plupart dans les régions envahies,
nous restons sur ce point tributaires de l'étranger. Nous avons
pris toutes les mesures voulues pour obtenir notre matériel le
plus rapidement possible. Que pouvons-nous faire de plus?
Suppléer à l'insuffisance de la traction roulante par la navigation
fluviale? Nous nous y efforçons. Nous essayons également de
doter nos ports de voitures automobiles qui, dans certains cas,
peuvent remplacer le matériel de chemin de fer, mais il ne faut
pas se dissimuler, a dit le colonel Gassouin, que« tant que nos
35 000 wagons ne seront pas là, nous aurons les plus grosses
difficultés à conjurer la crise des transports. »
Nous nous trouvons donc en présence d'un programme
gigantesque à réaliser en pleine guerre, à un moment où les
ressources de l'activité nationale sont absorbées par d'autres
soucis. Déjà, nous avons, depuis le début des hostilités, posé plus
d'un millier de kilomètres de voie en tant que raccordemens,
embranchemens, développement de gares. Au Havre, les instal-
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 443
lations qui pouvaient recevoir 700 wagons par jour ont été por-
tées à 1 100 wagons et le seront bientôt à 1 300. Ce labeur doit
être poursuivi d'une façon infatigable, car les résultats acquis
restent insuffisans.
L'organisation elle-même du service des transports a été
critiquée. La loi de 1888 avait placé tous les chemins de fer
sous l'autorité du ministre de la Guerre. Ce régime a été
étendu dans la suite à la navigation, par la création, au
4e bureau de l'armée, de la Commission de la navigation et par
l'institution d'une Commission des ports maritimes. On peut
se demander si la centralisation nécessaire des questions inté-
ressant les ports ne se serait pas plus utilement opérée dans les
mains du sous-secrétaire d'Etat de la Marine marchande, dont
les services sont plus compétens pour résoudre les difficultés
que soulève l'affrètement des navires et qui, déjà, s'occupe
de tout ce qui concerne le voyage maritime. On rendrait aux
Chambres de commerce plus de liberté et, pour satisfaire aux
exigences de la défense nationale, il paraîtrait suffisant d'ac-
corder au représentant local du ministre de la Guerre un droit
de priorité dans le déchargement de toutes les marchandises que
celui-ci signalerait comme urgentes à évacuer. Il semble qu'il
y ait une sorte de solution de continuité entre le règne de la
Commission de navigation du quatrième bureau et celui du
Comité des transports maritimes, institué par décret du 29
février 1916, sous l'autorité du ministre de la Marine et chargé
de ' centraliser tous les renseignemens relatifs aux frets, de
suivre la situation des moyens de transports maritimes, d'amé-
liorer leur rendement et de « dresser le programme des impor-
tations réalisables en classant ces importations suivant leur
degré d'urgence et d'utilité. »
Mais il ne suffit pas de combattre les manifestations exté-
rieures de la crise; il faut encore remonter à l'origine même
du mal et l'attaquer dans ses racines profondes, comme on lutte
contre une invasion microbienne. A cet égard, la genèse de la
crise des transports doit être recherchée dans une rupture
d'équilibre entre la production et la consommation.
Que la production ait été contrariée par les circonstances,
personne n'en doute. Les Allemands détiennent une notable
444 REVUE DES DEUX MONDES.,
portion du sol français, et il se trouve, malheureusement, que
nous retirions du territoire envahi la houille, indispensable à la
marche de nos usines, et le minerai de fer destiné à forger nos
armes. La situation serait bien différente si nous pouvions
exploiter, d'une façon intensive, nos mines du bassin houiller
du Nord et nos riches gisemens de fer de Briey. A bien d'autres
titres, l'occupation de nos départemens industriels réagit défa-
vorablement sur notre situation économique. En outre, la raré-
faction de la main-d'œuvre a amené une baisse indéniable dans
le rendement de nos instrumens de production.
Gomment, dans cette occurrence, faire face à la consomma-
tion grandissante? Il ne s'agit pas seulement de l'effroyable
dépense de richesses qui s'accomplit, heure par heure, sur le
front : de la poudre qui se volatilise, des projectiles qui
labourent la terre, des balles qui se perdent, des équipemens,
des armes, des habillemens qui s'usent ou disparaissent, des
voitures automobiles qu'on abandonne au bord de la route, de
l'essence qui se brûle dans les convois incessans de troupes ou
de matériel. Tout cela amène, directement ou indirectement,
des consommations inouïes de coton, de produits chimiques,
d'acides, d'acier, de nickel, de cuivre. Mais il faut encore
songer que les besoins des armées en campagne absorbent une
quantité tout à fait inusitée de liquides et de denrées. Je n'en
donnerai qu'un seul exemple. Le stock disponible en bœufs de
boucherie, pour la consommation ordinaire d'une année, en
temps de paix, n'était que de 1800 000 têtes; tandis qu'en
ajoutant aux rations militaires la fourniture quotidienne de
100 grammes par habitant civil, c'est en un seul trimestre de
guerre que devait être absorbée toute cette réserve de bétail.
Ce raisonnement pourrait être appliqué à la plupart des vivres
entrant dans la nourriture du soldat : au blé, aux pommes de
terre, au vin surtout, dont l'Intendance a dû réquisitionner
presque toute la récolté. Il suffît, d'ailleurs, de songer aux
93 millions que nous dépensons par jour pour se représenter
ce que cette somme suppose de matériel anéanti pour chaque
jour de guerre. Le terme de guerre d'usure convient bien à
une telle déperdition d'énergie. On aurait pu espérer tout au
moins que la population civile pourrait se limiter dans ses
besoins. Mais toute une série de considérations ont fait, au
contraire, qu'il y a eu des gaspillages, sinon dans les articles
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 445
de luxe, du moins dans les matières d'emploi courant, qu'il eût
été particulièrement essentiel de ménager.,
Il nous reste donc un double devoir à remplir : augmenter
notre production nationale et réduire notre consommation, aussi
bien celle des particuliers que celle des services publics. Avons-
nous conscience d'avoir fait à cet égard tout ce que nous
pouvions? Il semble, au contraire, que, depuis cette guerre,
nous ayons cédé à la tentation de dépenser sans limite. Nous
avons mis une sorte d'orgueil imprudent à ne nous priver de
rien, en face d'une Allemagne affamée. Nous devrions, au
contraire, nous représenter les répercussions ruineuses de nos
consommations sur le taux du fret. Chaque Français qui
gaspille une richesse importée contribue à aggraver la crise
dés transports. Voilà ce qu'il faudrait se dire. Si nous avions
les uns et les autres conscience de l'erreur patriotique que
nous commettons en achetant un objet superflu, nous arri-
verions à soulager, chacun pour notre part, le trafic de nos
ports de commerce.
La Grande-Bretagne, qui pourtant bénéficie de la hausse
des frets autant qu'elle en souffre, nous donne l'exemple en
prohibant l'entrée de certains articles de luxe. Cette décision va
encore faire hausser les frets sur Londres, en tarissant notre
meilleure source d'exportation. Pourquoi n'adopterions-nous
pas une mesure analogue? Il est temps de songer à endiguer le
fleuve par lequel s'écoule la fortune de la France.
Les consommations des particuliers représentent relative-
ment peu de chose en regard des dépenses des services publics.
Nous nous garderons de faire ici le procès des administrations,
quelles qu'elles soient. Cependant, il est facile de constater
que des approvisionnemens s'accumulent dans les ports et
subissent des avaries sans être évacués, preuve qu'on aurait pu
attendre pour les importer. Non seulement les commandes de
certains ministères sont parfois excessives, mais encore elles
sont faites sans qu'on ait toujours songé aux moyens pratiques
de les acheminer sur notre pays. La hausse brusque des frets a
surtout été provoquée par cette disproportion entre les offres
d'affrètement et le tonnage disponible. En équilibrant nos
demandes avec les moyens dont nous disposions réellement, on
eût évité la plupart des difficultés actuelles. Il y a lieu d'espérer
que le Comité des transports saura régulariser le fonctionnement
446 REVUE DES DEUX MONDES.,
de notre service d'importation, ce qui aura pour eïïet d'atte'nuer
notablement les conse'quences de l'encombrement des marchan-
dises dans les ports et de stabiliser le cours des frets.
Les Allemands connaissent aussi bien que nous cette situa-
tion et elle leur a été un prétexte à de folles espérances. Nos
ennemis ne se cachent pas pour dire qu'ils comptent sur la
crise des transports pour hâter a leur avantage la fin de la guerre.
Tel était notamment le but de leur campagne sous-marine contre
les neutres. Ils se flattaient de rendre les mers inhabitables et
de raréfier le tonnage flottant au point que le trafic mondial
serait pratiquement interrompu. Telle était leur thèse, qui
concordait pleinement avec leur sauvage conception du droit de
la guerre. Heureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres.
En admettant que leur raisonnement lut exact, s'ils ont pu
vivre sur eux-mêmes pendant 18 mois, qui nous empêcherait
de faire comme eux? Mais qu'on se rassure ; nous ne serons
jamais réduits à cette extrémité : la mer est grande, nos
navires n'ont pas peur. « Le chien aboie, la caravane passe ! »
Enfin, il est permis de croire que la fière et nette réponse du
président Wilson à la note allemande, changera considéra-
blement la situation.
Quoi qu'il en soit, et en admettant même que les Allemands
ne modifient pas leurs méthodes de guerre sous-marine, on peut
affirmer que celle-ci manquera son but essentiel qui était de
suspendre, ou même de gêner le ravitaillement des Alliés.
Quelque regrettable que puisse être la perte de plus de 2 mil-
lions de tonnes de navires marchands, il en reste encore assez
pour nous permettre de jouir de la liberté des mers qui
demeure toujours la grande force de l'Entente. Celle-ci possède,
après plus de 20 mois de guerre, 25 millions de tonnes de
navires. Malgré tous leurs efforts, les Allemands ne peuvent
compter, avant la victoire de nos armes, diminuer ce tonnage
dans des proportions embarrassantes. Nous avons, en outre,
à notre disposition la flotte neutre. Jusqu'ici, nos adversaires
n'ont pas osé toucher à la marine américaine, de peur que par
rétorsion les Etats-Unis ne missent la main sur les navires alle-
mands immobilisés dans leurs ports. Peut-être aussi pouvons-
nous espérer que quelques nations suivront l'exemple du
Portugal en armant les navires retenus chez eux. Ce serait alors
quelques centaines de mille tonnes libérées pour le trafic mondial ,
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES. 447
La destruction de nouveaux navires ne pourrait, en consé-
quence, se traduire que par une hausse des frets plus accentuée.
Or, il nous est permis d'enrayer ce mouvement. Celui-ci profite
à 26 millions de tonneaux de navires alliés, y compris les bâti-
mens saisis, contre 18 millions de tonneaux de navires neutres,
sur lesquels la moitié à peine travaille pour nous. En limitant
par voie d'entente, entre les nations alliées, le bénéfice des
armateurs, c'est-à-dire par la taxation du fret, le problème
pourrait recevoir sa solution, puisque ce sont les Alliés qui
pâtissent et qui bénéficient tout à la fois de cette hausse. Il
semble d'ailleurs que la question soit sur le point d'aboutir si
l'on en croit les déclarations qui ont été faites au Sénat dans
la séance du 15 avril dernier. « Le gouvernement anglais, a
dit le rapporteur de la loi sur le prix des charbons, possède,
d'après les témoignages de M. le ministre des Travaux publics,
la possibilité d'abaisser le taux des frets pour les navires por-
tant le pavillon britannique. Il espère aussi être en mesure
d'imposer la même limitation de prix aux armateurs neutres. »
Nous pouvons donc envisager l'avenir avec confiance. Ainsi
que M. Nail l'a déclaré : <c Nous payons la rançon anticipée de
la victoire. La crise des frets, les Allemands seraient peut-être
heureux de la subir, plutôt que de connaître les jours sans
viande, les cartes de pain et de pommes de terre, symptômes
précurseurs de la défaite et de la révolution. »
René La Bruyère.
PIERRE-MAURICE MASSON
Lui aussi ! Ce jeune maître, — car c'en était un, — dont la
Sorbonne s'apprêtait à applaudir les thèses courageusement
achevées dans les tranchées lorraines, cet être si délicieusement
vivant, aujourd'hui mort, tué net par un éclat d'obus! Cette
fine et riche nature, ce cœur généreux et ardent, cette pensée
robuste et agile, ce souple talent si plein d'avenir, cette œuvre
déjà imposante (1) : tout cela brisé, ruiné, enseveli... Qu'on me
pardonne d'exprimer naïvement ma douleur! Si personnelle
qu'elle me soit, j'ai le sentiment que, comme toutes nos dou-
leurs d'aujourd'hui, elle est un peu collective. Depuis douze
années que je le connaissais, j'aimais tendrement Maurice
Masson, d'une affection presque fraternelle; mais je n'aimais
pas seulement son âme délicate et charmante, j'aimais sa haute
distinction d'esprit, et je n'étais pas le seul à voir en lui l'une
des personnalités représentatives de sa génération. La Sorbonne,
en conférant solennellement au candidat qu'elle n'avait pu
entendre l'honneur d'un doctorat posthume, vient de témoigner
que nous ne nous étions point trompés...
Pierre-Maurice Masson était Lorrain. Il appartenait à l'une
de ces familles de la bonne bourgeoisie provinciale où se
conservent jalousement les fortes traditions morales et reli-
gieuses, et qui sont l'honneur solide et trop méconnu de notre
race. Le sens pratique des affaires y va de pair avec le goût des
choses de l'esprit. Le père était un peu artiste ; il peignait,
(1) Fénelon et Jtfm« Guyon, Hachette, 1907; — Alfred de Vigny, Bloud, 1908;
— Une vie de femme au XVIII* siècle : M™ de Tencin, Hachette, 1909; — Lamar
tine, Hachette, 1910; — La Profession de foi du Vicaire savoyard de Jean-Jacques
Rousseau, édition critique, Hachette, 1914-1916; — La Religion de Jean-Jacques
Rousseau, 3 vol., Hachette, 1916.
PIERRE-MAURICE MASSON. 449
dessinait. On vit sans déplaisir l'enfant s'orienter vers une
profession libe'rale. En 1900, après de fortes études à Nancy,
puis au lycée Louis-le-Grand, il entrait à l'Ecole normale.
Ce qu'était l'Ecole normale d'alors, je suis trop imparfaite-
ment informé pour le dire avec une entière précision. Tout me
fait croire que, suivant l'usage, on y menait une vie de fécond
travail, d'ardentes et libres discussions, de chaude amitié. Les
tempéramens les plus opposés s'y développaient sans contrainte.
Parmi ses aînés, Maurice Masson y connut le socialiste Albert
Thomas, notre secrétaire d'Etat aux munitions, et parmi ses
cadets, Emile Clermont, le subtil auteur de Laure, comme lui,
hélas! tué a l'ennemi. Plusieurs de ses camarades de promo-
tion ont déjà tenu les promesses qu'ils faisaient concevoir :
Paul Hazard, Pierre Villey, — noms connus de nos lecteurs, —
le philosophe Jacques Chevalier, l'historien Maurice Legendre.
Dans ce milieu très ouvert et très vivant pénétraient et s'exer-
çaient les influences les plus diverses : celle de Jaurès et celle de
Brunetière, celle de M. Boutroux, de M. Bergson, d'Edouard
Le Roy, celle aussi de M. Loisy. Le problème religieux y
était souvent posé et discuté. Il semble bien que, d'assez bonne
heure, Maurice Masson, catholique complet, s'y soit formé,
sur ces hautes questions, une sorte de philosophie qui corres-
pondait aux multiples besoins de sa nature, à la fois très simple
et très élevée : quelque chose comme un stoïcisme chrétien, qui
du reste est allé en s'attendrissant de plus en plus. En tout cas,
il s'était profondément épris de Vigny, qui lui a inspiré son
premier article. Et dès lors, sans y tâcher, par sa simple
manière d'être, tout ensemble enjouée et grave, il faisait sentir
non seulement à ses camarades, mais à ses maîtres eux-mêmes,
avec la précoce vigueur de sa pensée et de son talent, l'ardeur
et la richesse de sa vie morale.
La variété de ses goûts et de ses aptitudes n'était pas sans
danger pour le choix définitif d'une discipline intellectuelle.
Un moment, je crois que la philosophie l'a tenté. Mais s'il
aimait les idées, il aimait aussi la vie, et son imagination
n'était point indifférente aux choses concrètes, au décor mouvant
du monde. De plus, il était passionné d'érudition, d'informa-
tion exacte et précise, et, à l'école de M. Bédier, de M. Lanson,
il s'était initié a toutes les exigences, à tous les scrupules de
nos modernes méthodes critiques. Bref, à bien des égards, il
tome xxxiii. — 1916. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
avait un tempérament d'historien. Il crut tout concilier en se
tournant du côté des études d'archéologie, d'épigraphie et
d'exégèse, et, son amour des voyages aidant, il rêva d'entrer à
l'Ecole d'Athènes. L'excellent Georges Perrot, qui l'aimait et
l'estimait beaucoup, voyait en lui un de ses futurs « Athéniens. »
La destinée a disposé de Maurice Masson autrement.
L'occasion vint s'offrir en effet à lui d'occuper la chaire de
littérature française moderne de l'Université de Fribourg en
Suisse. Après quelques hésitations, il accepta. Dans ce champ
d'études, qui n'était d'ailleurs point nouveau pour lui, il s'avisa
bien vite qu'il trouverait aisément l'emploi de toutes ses
facultés et de toutes ses préoccupations. Surtout, l'homme d'ac-
tion, le soldat qu'il y avait en lui, comprit que, dans ce poste de
confiance qui lui était proposé, il aurait une œuvre particuliè-
rement utile à poursuivre et à réaliser. Il accepta.
Fondée en 1889 par un homme d'Etat supérieur, qui aura
une belle page dans l'histoire de son pays, M. Georges Python,
l'Université de Fribourg est l'une des institutions les plus ori-
ginales de notre temps. Université catholique, sans exclusi-
visme d'ailleurs, et puisque aussi bien le canton de Fribourg
est catholique, mais Université d'Etat, au même titre que les
Universités de Genève, de Lyon ou d'Upsaî, l'Université de
Fribourg a pour caractère essentiel d'être une Université inter-
nationale. Réunir et grouper autour de l'idée catholique des
représentans qualifiés des diverses méthodes d'enseignement et
des différentes « cultures » nationales, créer pour les étudians de
tous les pays un centre, peut-être unique, d'études, d'obser-
vations et d'expériences : telle avait été la généreuse et haute
pensée de son fondateur. En fait, par la faute des circonstances,
par la faute aussi de nos Français, trop casaniers, il s'était
souvent produit une certaine rupture d'équilibre dans la « répar-
tition » des nationalités et des influences ethniques. Ai-je besoin
d'ajouter que cette rupture d'équilibre s'était toujours faite au
profit de l'envahissante Allemagne? Il y a vingt-quatre ans de
cela, l'Université de Fribourg ne possédait qu'un seul professeur
français laïque; à la Faculté des Lettres, en face de neuf profes-
seurs allemands, il n'y avait ni un Italien, ni un Français,
pas même dans la chaire de littérature française. Et comme si
la part du lion ne leur suffisait pas, quelques professeurs alle-
mands s'avisèrent même un jour de tenter, contre le gouverne-
PIERRE-MAURICE MASSON. 451
ment du pays qui les hospitalisait, un véritable petit coup d'Etat,
qu'ils soulignèrent par une bruyante démission collective et par
une fort inélégante brochure. Ils préludaient à « l'avant-guerrel »
C'est dans ce milieu très cosmopolite, passionnément curieux,
excitant et vivant, que Maurice Masson fut appelé à évoluer.
Il s'y adapta avec une remarquable souplesse. Mettant à profit
l'expérience de ses devanciers, il se rendit un très juste compte
des conditions et des limites de son action. Il comprit qu'il ne
suffisait pas de faire consciencieusement d'excellens cours et de
diriger dans leurs travaux les étudians qui s'adressaient à lui,
mais qu'il fallait se répandre au dehors, produire, s'encadrer
dans les organisations locales, tâcher d'y rendre service, bref,
ne perdre aucune occasion de témoigner discrètement pour la
pensée et pour la vie françaises. Ce programme, que la concur-
rence allemande rendait parfois plus méritoire et plus difficile
à réaliser qu'on ne pense, nul ne mit plus de généreuse ardeur
que ce jeune homme de vingt-cinq ans à le concevoir et à le
remplir. Et que cette lente action continue et collective ait
produit ses fruits, c'est ce qu'on ne saurait nier. Les sympathies
de la population fribourgeoise pour notre cause auraient été
moins vives, si elle n'avait pas vu à l'œuvre quelques Français
authentiques. Et, d'autre part, si j'en juge par divers aveux
que j'ai pu recueillir, les professeurs et étudians allemands qui
sont passés par Fribourg ont dû être moins surpris que la
plupart de leurs compatriotes de la vitalité française.
Maurice Masson fut, tout de suite, un remarquable profes-
seur. Il parlait bien, avec une vivacité pressante, ingénieuse et
spirituelle qui attirait et retenait l'attention. Et sa parole était
nourrie et précise. Il avait lu, ce qui s'appelle lu, les œuvres
dont il parlait, et il s'efforçait toujours de présenter à ses audi-
teurs le dernier état des questions que chacune d'elles soulevait.
Il s'en serait voulu, par exemple, de faire un cours sur Lamar-
tine, sans avoir exploré au préalable les manuscrits de la
Bibliothèque nationale. Et ainsi du reste. Travailleur infatigable,
il acquérait ainsi au jour le jour cette étonnante érudition dont
chacun de ses écrits porte la trace. Et par la nature de son
enseignement, comme par les directions qu'il donnait à ses
étudians, il prouvait assez clairement que la science française,
pour la précision, la méthode... et l'agrément, ne le cédait peut-
être en rien à la docte science allemande,,
452 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces recherches, ces lectures, après avoir alimenté de sug-
gestives et vivantes leçons, aboutissaient peu à peu à des articles
et à des livres. Quelques-uns de ces articles » ont paru ici
môme : on en a goûté l'élégante construction, la solidité sub-
stantielle, la forme aisée, allante, joliment française. Le
xvine siècle avait attiré de bonne heure Maurice Masson, et la
grâce piquante de ses écrivains s'était transmise à leur historien.
En arrivant à Fribourg, il avait déjà arrêté l'important sujet
d'étude auquel il allait vouer son principal effort. Analyser
dans ses origines historiques et psychologiques la conception
religieuse de Rousseau, en suivre comme à la trace les trans-
formations successives, en retracer les destinées littéraires et
morales, il lui avait paru qu'il y avait là un de ces sujets
complexes, intéressans, féconds en aperçus de toute sorte,
comme il les aimait, et où il pourrait se mettre tout entier. Il
s'y consacra pendant dix ans, en effet, mais non sans se per-
mettre, au gré des occasions ou des circonstances, des échap-
pées, des incursions dans des régions plus ou moins voisines.
Fénelon et Mme Guyon, Vigny, Mme de Tencin, Angellier, La-
martine, Chateaubriand lui inspirèrent tour à tour des études
plus ou moins détaillées, toutes ingénieuses et pénétrantes. A
deux reprises, pour son Vigny et pour son Lamartine, l'Acadé-
mie lui avait décerné le prix d'éloquence. Brunetière disait des
pages sur Alfred de Vigny qu'elles lui rappelaient les premiers
articles de Sainte-Beuve. Et quant aux thèses sur Rousseau,
heureusement achevées et qui viennent de paraître, elles sont, au
témoignage d'un juge compétent et sévère, M. Lanson,
le travail le plus considérable, le plus riche, le plus fort qui, depuis des
années, ait été donné sur Jean-Jacques Rousseau... 11 n'y a, dit encore
M. Lanson, il n'y a pour ainsi dire pas de problème relatif à la vie, au
caractère et à l'œuvre de Rousseau, ni de problème relatif à l'évolution du
sentiment religieux entre Fénelon et Chateaubriand, — pas un problème
philologique, historique, psychologique, esthétique, — qui ne soit touché
dans ce beau livre, et qui n'y reçoive une solution toujours neuve par
quelque endroit, toujours ingénieuse et sérieuse, parfois définitive.
Je reviendrai sur cet important travail. Je ne puis en noter
aujourd'hui que ce qui a trait à la physionomie morale et lit-
téraire de son auteur. Or, ce qui fait l'originalité du livre de
Maurice Masson sur Rousseau, comme aussi bien de toute son
œuvre critique, c'est qu'il est à la fois le livre d'un érudit, — du
PIERUE-MAURICE MASSON. 453
plus consciencieux et du plus minutieusement exact des érudits,
— d'un historien philosophe et psychologue aussi curieux des
grandes idées générales que des âmes individuelles, et enfin
d'un véritable écrivain. Masson porte allègrement tout le poids
de sa science, parce qu'il la pense et qu'il la juge, et en même
temps, il se refuse à être ennuyeux, et il a trop de goût pour
n'avoir pas le vif sentiment du style. De là l'agréable sécurité
qu'on éprouve à le lire : il instruit, et il plaît; sa langue fine,
agile, nerveuse, élégante et élancée comme sa personne, est
parmi les meilleures de celles qu'on parle aujourd'hui.
C'étaient là de bien beaux dons; et ses maîtres et ses amis
attendaient beaucoup d'un esprit aussi riche et aussi bien muni.
La vie, au total, lui avait été facile et ne l'avait point gâté : il
restait bon, simple, dévoué, délicat. Ce Lorrain, très justement
fier de sa province natale, était entré dans une famille lorraine :
il avait épousé l'une des filles d'un membre de l'Institut, mort
récemment, M. René Zeiller, dont les beaux travaux sur le sol
lorrain nous ont enrichis d'un nouveau trésor souterrain. Il
achevait la rédaction de ses thèses, quand la guerre survint et
« le mit à son poste de combat. » Il partit, non sans tristesse,
mais plein d'ardeur et d'espoir. Il était sergent de territoriale..
Il resta longtemps dans un fort de Toul, se réacclimatant au
métier militaire qu'il avait toujours aimé. Les heures s'écou-
laient, souvent longues et monotones. 11 aspirait à une vie
plus active qui, peut-être en le rapprochant du danger, opére-
rait entre ses hommes et lui une fusion plus complète. Il
souffrait parfois de l'indigence d'amitié. Il écrivait de longues
lettres, d'un tour exquis, et parmi lesquelles il en est d'admi-
rables. J'espère qu'on en publiera quelques-unes : elles feront
mieux connaître cette âme d'élite, etelles prolongeront son action.
Il y avait en lui l'étoffe d'un vrai chef, et l'on s'en aperçut
assez vite. On le nomma sous-lieutenant, et on l'envoya au
front. Il fut enchanté de « faire en guerre œuvre plus guer-
rière » et s'accommoda à merveille de la dure vie de « troglo-
dyte des tranchées » qu'il décrivait en termes pleins d'humour
et de saveur pittoresque. « J'ai plus de responsabilités, disait-il,
je prends mon métier au sérieux, et je passe toute ma journée
à surveiller mes hommes, et à tâcher de les connaître, pour en
tirer le meilleur parti, en leur rendant la vie aussi supportable
que possible. » Il y parvenait fort bien d'ailleurs, et ses hommes
454 REVUE DES DEUX MONDES.
adoraient cet officier si brave, si gentiment paternel, et dont
l'élégante beauté virile portait si crânement l'uniforme.
Cependant cette vie d' « ermite vaseux «comportait quel-
ques loisirs. L'idée vint à Maurice Masson de les mettre à
profit pour achever la rédaction, l'impression et la correction
de son Rousseau. Avec une activité un peu fébrile qui nous
étonnait et nous inquiétait parfois, à la manière d'un pressen-
timent funèbre, mais avec une liberté et une sérénité d'esprit
que nous admirions, et où il entrait de la bravoure, de la
coquetterie, et une subtile ironie à l'égard des « Boches, » il se
mit à la besogne. Au fond de son « trou inconfortable » trans-
formé en cabinet de travail, il corrigeait ses épreuves, et il
<( narguait les obus. » « Et pourtant, ils tombent dru, ajoutait-
il, et depuis que je vous ai commencé ce petit mot, voilà trois
fois déjà que ma bougie s'est éteinte sous le souffle des tor-
pilles qui viennent éclater sur mon toit. Avouez qu'il est plaisant,
au milieu d'un pareil sabbat, de s'amuser à distinguer encore
les deux Jean Sarrazin... » La thèse achevée, — « ce livre qui
aura été pour lui, ainsi qu'il le disait joliment, comme la bague-
souvenir que l'on cisèle en campagne, » — il se faisait une
fête de venir, en soldat, « l'épée au poing, » la soutenir à la
Sorbonne. La date était fixée. L'offensive allemande vint ruiner
ce, beau projet, et précipiter le fatal dénouement.
Car notre ami, affecté à un régiment de réserve, et bientôt
nommé lieutenant, avait été envoyé, il y a quelques mois, dans
l'un des secteurs les plus tragiquement célèbres du front.
« Mathématiquement, disait-il, si nous restons trois mois là-
haut, mon tour doit venir. » Il n'avait pas d'illusions. Il multi-
pliait les lettres, comme si, sentant sa fin prochaine, il voulait,
en se faisant tout à tous, donner à ceux qu'il aimait le plus
possible de lui-même. Son âme s'élevait, s'épurait encore. Lui
qui, s'il s'était écouté, aurait pu aisément être un peu « aris-
tocrate, » il ne tarit pas sur l'affection admirative que lui
inspirent ses soldats; il s'en voudrait de quitter ces « héros
inconsciens; » il « les remercie intérieurement pour le réconfort
que leur seule vue lui donne; » et quand il va « s'asseoir au
parapet, près de l'un d'eux, » quand, « reçu avec un bon sourire
d'amitié et de confiance, il regarde ces yeux paisibles que le
danger n'effraie pas, » il se dit « content d'être à la fois le chef
et le camarade de tels hommes. » Et la mort qui frappe à coups
PIERRE-MAURICE MASSON. 455
redoublés parmi ses proches lui inspire ces hautes pensées :
Heureusement, toutes ces tristesses mêmes portent avec elles leur
remède, et presque une certaine joie. Avant-coureurs de la vie éternelle
ces nobles âmes qui ont su faire leur sacrifice avec tant de générosité
restent près de nous comme des aides et des amis. On se sent porté pai
leur exemple, et l'on veut demeurer dignes d'eux... Jamais... je n'ai mieux
éprouvé au dedans de moi la présence efficace de X... que depuis que le
lien terrestre est brisé entre nous. Dans la maisonnette solitaire ou je
t'écris ceci, je me sens entouré affectueusement par d'invisibles entraî-
neurs... Tous me disent que la mort n'est pas si dure, et qu'il y a des
choses qui valent mieux que la vie. Je ne le désire certes pas, mais je n'ai
pas peur de les suivre...
Et encore :
Pouvant disposer de sa vie, S... a jugé que son devoir était de faire plus
que son devoir, et qu'une vie, si utile qu'elle fût, ne vaudrait pas l'exemple
qu'il donnerait en la perdant, car une mort comme celle-là fait germer la
vie derrière elle.
La veille de sa mort, il écrivait enfin à M. Rébelliau :
Pour l'instant, ce n'est point de livres qu'il s'agit. Il s'agit de tenir et de
fixer la victoire, et, en attendant, de croire en elle. Je n'oublie point de quelles
tristesses vous la paierez ; vous savez aussi les nôtres. Mais n'est-ce point
la meilleure façon de rester fidèle à ceux qui sont morts pourla France en
péril que de penser moins à eux qu'à la France, tant que le péril durera?
Le lendemain, 16 avril, au moment d'un bombardement
terrible, plus pressé de s'assurer que chacun était à son poste
que de regagner son abri, mais « jugeant que son devoir était de
faire plus que son devoir, » il donnait sa vie pour cette France
qu'il avait si vaillamment servie et si passionnément aimée.
Et maintenant, dans le petit cimetière du front dont il avait
envoyé la photographie aux siens, il repose, en attendant le
grand réveil de la victoire française. Soldat, professeur, écri-
vain, suivant le mot du poète qu'il aimait, mais transfiguré par
l'espérance chrétienne, il a fait énergiquement, jusqu'au bout,
jusque sous le feu de l'ennemi, sa longue et lourde tâche. Il est
mort de la plus belle mort que puisse souhaiter un écrivain
français. Il nous laisse, avec un admirable exemple, une œuvre
forte, variée, suggestive, une haute, pure et tendre mémoire.
Ne le plaignons pas, puisqu'il ne voulait pas être plaint.
Envions-le plutôt. Imitons-le. Continuons-le. Travaillons.
Victor Girauo.
REVUES ÉTRANGÈRES
ENCORE DE NOUVELLES SÉRIES
D'« ATROCITÉS » ALLEMANDES
German Atrocities, an officiai Investigation, par le professeur J. H. Morgan,
un vol. in-8°, Londres, librairie Fisher Unwin, 1916. — Caged dying
Men, rapport officiel d'une commission d'enquête sur le traitement des
prisonniers anglais au camp de Wittenberg, dans le Daily Mail du
10 avril 1916.
« Il y a présentement dans un hôpital de Londres un soldat anglais
appelé Stanley Turner qui, — pour incroyable, que cela puisse
paraître, — a été sauvé de la mort par la pitié de quelques Allemands!
Blessé très grièvement pendant une attaque, Turner était resté étendu,
depuis un samedi matin jusqu'au lundi suivant, à mi-distance entre
sa tranchée et la tranchée allemande : si bien qu'il allait périr d'épui-
sement et de fièvre lorsqu'un officier anglais, qui savait un peu l'alle-
mand, s'est avisé de demander aux occupans de la tranchée ennemie
s'ils ne consentiraient pas à laisser enlever le soldat blessé. — Nous
vous donnons tout juste cinq minutes ! — ont daigné répondre les
Allemands d'en face. Et le plus étonnant est que, en effet, pas un coup
de fusil n'a été tiré sur les brancardiers anglais qui, — sans perdre
un instant, comme l'on peut penser, — ont couru relever leur
camarade et l'ont ramené à l'intérieur de leurs lignes. »
Voilà un trait de bonté allemande dont je ne prétendrai pas, à coup
sûr, qu'il ait eu rien de sublime, ou même de particulièrement mémo-
rable ! Mais j'ai cru devoir le signaler parce que c'est, en vérité
REVUS ÉTRANGÈRES. 451
l'unique trait de ce genre qu'il m'ait été donné de découvrir, depuis
bientôt deux ans, non seulement dans des journaux anglais ou
français, mais encore dans la demi-douzaine de '< livres de guerre »
allemands qui me sont tombés sous la main. Pas une fois, par exemple,
l'auteur d'un petit recueil berlinois intitulé : Nos Héros n'a eu l'idée
d'enregistrer, — dût-il l'inventer au besoin, — le moindre épisode
qui nous montrât ses « héros » allemands se conduisant d'une manière
simplement « humaine » à l'égard de soldats ou de civils ennemis.
Et je sais bien, après cela, que la Légende Dorée est toute pleine
d'histoires comme celle de ce cupide et méchant receveur d'impôts
égyptien nommé Pierre qui, un jour, — faute d'avoir à sa portée un
autre projectile, — avait lancé à la tête d'un mendiant le reste d'un petit
pain de seigle qu'il était en train de manger ; et puis, la nuit suivante,
ayant été saisi d'une fièvre maligne, ce Pierre avait eu un rêve où il
s'était vu forcé de comparaître devant le tribunal suprême. « Et voici
que, sur l'un des plateaux d'une balance, des diables tout noirs dépo-
saient ses péchés, tandis que de l'autre côté se tenaient tristement des
anges vêtus de blanc qui ne trouvaient rien à mettre pour faire contre-
poids ! Et l'un de ces anges dit : « Hélas ! nous n'avons rien à mettre
« sur ce plateau, si ce n'est un morceau de pain de seigle que le
« seigneur Pierre a donné au Christ ce matin, et encore contre son
« gré ! » Et les anges mirent le pain sur le plateau, et Pierre vit qu'il
faisait contrepoids à tous ses péchés. » Mais malgré tout ce qui nous
'à été ainsi révélé des trésors infinis de la paternelle indulgence divine,
j'ai peine à me représenter les deux plateaux de la balance ramenés,
semblablement, à l'équilibre parfait lorsque, là-haut, « devant le tri-
bunal suprême, » en réponse à des milliers de diables noirs qui seront
venus rappeler la longue et tragique série des « atrocités » alle-
mandes, le groupe désolé des anges préposés à la garde spirituelle
de l'empereur Guillaume et de ses sujets aura timidement murmuré
le récit des « cinq minutes » accordées par les habitans d'une tranchée
allemande pour permettre à des soldats anglais de sauver de la mort
un de leurs compagnons !
Sans compter que le pain de seigle donné, « contre son gré, » par
le « seigneur Pierre » n'a pas eu du tout pour effet de lui valoir aussitôt
la béatitude éternelle. « Ajoute encore quelque chose à ce pain de
seigle, — lui ont dit ses anges, — si tu ne veux pas tomber entre les
griffes de ces mauvais diables !» Et il faut lire dans la Légende Dorée
toute la somme énorme d'humble repentir et de brûlant amour
« ajoutée » désormais par l'ex-receveur d'impôts à ce qu'il avait plu
458 REVUE DES DEUX MONDES.
au Très-Haut d'accepter miraculeusement comme un premier essai
de charité chrétienne ! Tandis que les Allemands, bien loin d'avoir mis
fin à leurs « atrocités » après le fugitif élan de pitié d'une poignée
d'entre eux, nous semblent au contraire s'acharner toujours davan-
tage à réaliser le type absolu de la « barbarie. » De jour en jour no-
tamment, — tout au moins jusqu'aux complications « diplomatiques »
de ces dernières semaines, — leurs journaux nous ont apporté un
témoignage plus manifeste de la passion croissante avec laquelle la
masse entière du peuple accueillait et encourageait les exploits mon-
strueux de ses sous-marins; et j'ai appris d'une source très sûre
qu'après avoir naguère rejeté d'un commun accord, comme autant de
mensonges outrageans pour l'honneur de leur nation, les relations
des sévices pratiqués en Belgique et en Pologne par les troupes alle-
mandes, une foule de bourgeois, d'ouvriers, et de paysans d'outre-
Rhin en étaient arrivés maintenant à déplorer ouvertement qu'un
excès de scrupule de leur maître impérial empêchât l'escadre bien-
aimée de leurs zeppelins de procéder à l'anéantissement radical de
toute la population civile de Paris et de Londres. C'est comme si, sous
le choc d'une déception trop complète infligée soudain à ses rêves
secrets de rapine et de domination, cette race naturellement brutale
et sauvage avait reconnu l'impossibilité pour elle de s'accommoder
plus longtemps d'une « civilisation » qui jamais, d'ailleurs, n'était
parvenue à toucher les sources profondes de s'on être, — de
telle sorte qu'elle ne songerait plus dorénavant qu'à en dépouiller
jusqu'aux moindres vestiges !
Rien de plus significatif, à ce point de vue, que l'effroyable progrès
de toutes les formes du crime, dans la vie allemande de ces années
de guerre. Car il n'en a pas été de l'Allemagne comme de notre pays
et de l'Angleterre, où c'est chose certaine que la tâche de la police et
des tribunaux s'est trouvée sensiblement allégée depuis qu'une même
angoisse patriotique a envahi tous les cœurs. Sans arrêt, au contraire,
les « variétés » les plus abominables de l'assassinat et du brigan-
dage ont continué à se développer parmi les rues de Berlin et des
autres capitales ou grandes cités d'outre-Rhin. Jamais encore, je crois
bien, la rubrique des « faits-divers » des journaux de là-bas n'avait été
fournie aussi abondamment; et. c'est également dans ces journaux
que j'ai lu à quel point les pouvoirs publics se montraient alarmés, en
particulier, de la place considérable que tenaient les enfans, les
jeunes garçons d'une quinzaine d'années, dans la liste des héros de
REVUES ÉTRANGÈRES, 459
ces « faits-divers. » Ou bien ce sont de très jeunes femmes, telles
que la demoiselle Ullmann et son amie la dame Sonnenburg qui
l'autre jour, à Berlin, ont égorgé une de leurs voisines, afin de pou-
voir envoyer à leurs « hommes, » sur le « front, » l'argent qu'elles espé-
raient découvrir dans ses poches. Elles avaient invité leur victime,
une ouvrière appelée Franzke, à venir prendre le « café au lait »
dans le logement de l'une d'elles. >.< Après quoi, ayant installé la
Franzke de façon qu'elle eût le visage tourné vers le mur, la fille
Ullmann s'était mise à marcher de long en large derrière elle, avec un
rasoir ouvert dans la main, pour être prête à lui couper la gorge au
moment où l'invitée se pencherait sur sa tasse de café ; et puis, à ce
même moment, la Sonnenburg avait pris le cou de la Franzke dans
un nœud coulant, ce qui avait facilité le travail de sa complice. Mais
comme la malheureuse ouvrière, malgré ces précautions, leur avait
opposé une vive résistance, la fille Ullmann, lorsqu'elle avait enfin
réussi à la tuer, s'était encore vengée sur son cadavre en coupant,
avec le rasoir, l'un de ses poignets. Cela fait, les deux amies s'étaient
soigneusement lavé les mains, et étaient revenues savourer à loisir
leur café au lait. » Arrêtées au bout de quatre semaines par la police
berlinoise, la fille Ullmann et sa complice ont avoué qu'elles avaient
d'abord songé à se servir d'un revolver, et s'étaient longuement
exercées à la pratique de cette arme. — Je cite ce cas entre vingt
autres non moins caractéristiques, où l'on retrouverait, delà même
manière, un mélange singulier d'inconscience quasi « enfantine » et
de dépravation. Ne lisais je pas, tout récemment, l'histoire d'un petit
collégien saxon qui avait essayé d'assassiner sa propre mère pour se
procurer le moyen d'aller contempler, dans les somptueux « cinémas »
de sa ville natale, les exploits, — plus ou moins « truqués, » — de
l'armée allemande ?
« D'année en année, — écrivait le fameux « sociologue » germano-
américain Gustave Aschafîenburg, — le nombre des crimes s'accroît
dans tout l'Empire allemand suivant des proportions absolument
effrayantes même pour l'optimiste le plus invétéré. Et ce qui achève
de prêter à ce phénomène social une gravité exceptionnelle, c'est que
l'immense majorité des auteurs de ces crimes est faite de jeunes gens
de toute condition. Dans toutes les classes de la société, nous
assistons à une extension incessante, et toujours de plus en plus
rapide, d'une pourriture morale contre laquelle notre système pénal
se montre de plus en plus puissant, » Aussi bien le Manuel statistique
de l'Empire d'Allemagne de 1907 était-il déjà obligé de constater que
4G0 REVUE DES DEUX MONDES.)
« le nombre des criminels précoces, âgés de douze à dix-huit ans,
avait presque doublé depuis l'année 1883. » Et voici ce que disait
hier encore à un rédacteur du Daily Graphie un négociant danois,
M. Torssen, qui venait de passer plusieurs mois à visiter diverses
régions de l'Allemagne :
De tous les signes de démoralisation que j'ai observés pendant mon
voyage, l'un des plus frappans est, à coup sûr, l'énorme progrès du crime.
En temps de paix, la plupart des crimes étaient commis par des hommes
d'âge adulte : mais aujourd'hui, bien que tous ces hommes se trouvent
retenus sur le « front, » vous ne sauriez croire à quel point le meurtre, le
vol et d'autres forfaits se sont multipliés, tout cela ayant désormais pour
auteurs des femmes ou surtout de tout jeunes gens des deux sexes. Un
magistrat de Munich, qui me signalait avec une inquiétude trop justifiée
cet accroissement du ciime pendant la guerre, ajoutait en propres termes
ceci : « Notre bonne chance nous a, il est vrai, épargné jusqu'à présent les
angoisses d'une invasion étrangère; mais nous avons à l'intérieur un en-
nemi non moins terrible que celui du dehors, et dont la force grandissante
constitue un grave danger pour notre vie nationale. » Les journaux alle-
mands évitent autant qu'ils peuvent d'insister sur ce sujet, de manière à
ne pas trop effrayer le public : mais le peu qu'ils sont contraints d'avouer
suffit pour faire soupçonner l'extrême gravité de la situation. C'est ainsi
que, par exemple, le Sud-Ouest de Berlin est tout rempli de cambrioleurs,
et même la paisible forêt de Grùnewald (lé bois de Vincennes berlinois)
sert maintenant de refuge à des bandes organisées de jeunes brigands.
Et comment ne pas regarder, aussi, comme l'indice d'un véri-
table retour à 1' « animalité » la conduite des autorités et de la
population allemandes vis-à-vis de plusieurs centaines de prisonniers
de guerre atteints d'une terrible épidémie de typhus dans le camp
saxon de Wittenberg? Nos journaux ont signalé brièvement, le mois
passé, les conclusions du rapport officiel d'un comité d'enquête
anglais sur cette suite nouvelle d' « atrocités, » égale ou peut-être
même supérieure en ignominie à toutes celles qui nous avaient été
révélées jusqu'alors ; mais l'on ne saurait trop regretter qu'il ne se
soit pas trouvé quelque moyen de placer et d'entretenir plus durable-
ment sous les yeux du public français le texte entier d'un rapport
dont chaque ligne aurait eu de quoi raviver dans nos cœurs la haine
généreuse, — et nécessaire, — du « Boche. » Qu'on Use, par exemple,
ce récit de l'arrivée à Wittenberg d'un groupe de six médecins
anglais :
L'épidémie de typhus a éclaté en décembre 1914. Aussitôt tout le per-
sonnel militaire et médical du camp s'est retiré précipitamment : si bien
REVUES ÉTRANGÈRES. 461
que, depuis cette date jusqu'au mois d'août 1915, aucune communication
n'a plus eu lieu entre les prisonniers et les autorités allemandes, si ce
n'est sous la forme de commandemens criés du dehors à l'intérieur du
camp. Les provisions, pareillement, étaient envoyées du dehors au moyen
d'un système de wagons à « trolley. »
Pendant les deux premiers mois, les prisonniers malades ont eu à se
passer complètement de tous soins médicaux. Le 10 février 1915, six des
treize médecins anglais retenus prisonniers à Halle, — contrairement à
tout droit, — ont reçu l'ordre de se rendre au camp de Wittenberg. Au-
cune explication ne leur a été donnée des motifs de cet ordre, et c'est
seulement de la bouche du' conducteur de leur train qu'ils ont appris
l'existence à Wittenberg d'une épidémie de typhus. En arrivant au camp,
les médecins ont été frappés du silence apathique des prisonniers anglais
entassés dans les deux grandes salles. Au milieu d'une obscurité lugubre,
ces infortunés marchaient de long en large, ou bien gisaient sur le sol,
tous déjà touchés par la maladie. Le soir de ce même jour, deux des méde-
cins anglais ont été transférés dans des hôpitaux installés en dehors du
camp. Des quatre autres, un seul, le major Lauder, est demeuré vivant.
Malades ou bien portans, les prisonniers étaient contraints à dormir,
trois par trois, sur un seul matelas : ce qui rendait la transmission de la
maladie presque inévitable. Vainement le major Lauder a demandé aux
autorités que l'une des deux salles fût réservée aux malades atteints du
lyphus : du dehors, les officiers allemands ont enjoint aux quelques gar-
diens maintenus dans le camp de s'opposer à la séparation ainsi réclamée,
— sans même tenter, d'ailleurs, la moindre justification d'une défense
aussi insensée. Nul moyen d'obtenir pour les malades la nourriture ou
les remèdes dont ils avaient besoin. Chaque jour, des doigts de pieds se
prenaient de gangrène, et impossible de se procurer de quoi les bander!
L'un des rares prisonniers anglais sortis vivans de Wittenberg, le soldat
Lutwyche, a dû, à son retour d'Allemagne, se faire amputer les deux
jambes, tandis que, sans l'ombre d'un doute, la gangrène dont il souffrait
aurait pu se guérir avec un pansement moins rudimentaire.
Je ne puis malheureusement songer à pousser plus loin mes
citations ; mais les quelques lignes qu'on vient de lire suffiront déjà
pour donner une idée d'une lâcheté vraiment monstrueuse et qui est
encore, au dire des témoins les plus autorisés, l'un des traits dis-
tinctifs de F« abrutissement» de la race allemande. Que l'on se
représente le degré d'abjection morale où doivent être descendus ces
officiers et ces médecins allemands du camp de Wittenberg qui,
depuis l'apparition des premiers signes du typhus, « s'enfuient préci-,
pitamment » au dehors et n'osent plus remettre le pied au camp aussi
longtemps qu'il y reste un seul prisonnier malade ! Ou plutôt non :
une fois, au cours des six mois qu'a duré l'épidémie, les prisonniers
ont reçu la visite du médecin -chef du camp, le très galonné docteur
462 REVUE DES DEUX MONDES.
Aschenbach. « Ce haut dignitaire nous est arrivé revêtu de haut en bas
d'un costume imperméable, avec des gants de caoutchouc et, sur
la tête, un masque pareil à ceux qui servent à protéger des gaz
asphyxians.Sa visite, précédée d'une foule de mesures de précaution,
n'a pas duré, en tout, plus de dix minutes. » Et le rapport ajoute que,
dès la semaine suivante, cette visite de l'intrépide docteur Aschenbach
a mérité à celui-ci d'être décoré de la Croix de Fer, — « pour services
exceptionnels rendus en combattant une épidémie de typhus (1)! »
Lâches et féroces, tels étaient bien les Allemands de Wittenbérg.
Écoutons encore ce passage de la relation du docteur Lauder, —
dont chaque détail nous est confirmé par le témoignage unanime de
vingt autres prisonniers anglais récemment rapatriés : « Nos morts
étaient enterrés dans un cimetière improvisé sur la limite extérieure
du camp. Les Allemands nous envoyaient, tous les jours, un certain
nombre de cercueils où nous déposions les prisonniers morts, après
quoi les collègues encore valides de ceux-ci étaient autorisés à les
emporter jusqu'au cimetière, en passant par une porte découpée dans
la clôture de fils barbelés. Le cimetière était beaucoup trop petit, de
sorte que les cercueils avaient peine à être entassés les uns sur les
autres. Mais ce que les prisonniers avaient le plus de peine à supporter
était les sarcasmes insultans avec lesquels ces cercueils de leurs malheu-
reux camarades ne manquaient jamais d'être accueillis par les habitans
de Wittenberg, qui se tenaient en dehors des barrières, et avaient toute
permission d'outrager aussi bien les morts que les vivons! » D'une façon
générale, les prisonniers en étaient arrivés à souhaiter d'être atteints
du typhus . « Ils préféraient ce mal, avec toutes ses horreurs, au
régime abominable que leur faisaient subir leurs gardiens alle-
mands. »
Et voici maintenant une autre série d'« atrocités, » rapportées à
grand renfort de preuves « documentaires » par l'un des maîtres les
(1) Autre trait de l'incroyable « lâcheté » allemande : plusieurs prisonniers
revenus d'Allemagne m'ont dit que leurs gardiens les avaient priés de leur donner,
avant de partir, une sorte de « certificat » attestant que ces gardiens s'étaient
montrés indulgens et serviables à leur endroit : après quoi ils avaient cousu le
papier sous la doublure de leur capote, « pour le cas où ils seraient appelés sur
le front. » En d'autres termes, ces soldats allemands ne rêvaient déjà qu'à la
possibilité pour eux de devenir, à leur tour, nos prisonniers de guerre: et je
crois les entendre murmurant à leur « fiancée, » en manière de consolation : « Ne
te fais pas trop de soucis, ma chère Marguerite ! Avec l'aide du bon Dieu, et à
force d'y tâcher, je réussirai bien à me faire prendre par l'ennemi dès mon arri-
vée sur le front! »
REVUES ETRANGERES. 4G3
plus considérables du barreau anglais, M. J. H. Morgan, professeur
de droit constitutionnel à l'Université de Londres ! M. Morgan a été
l'un des membres les plus actifs de la Commission chargée d'aller^
s'enquérir, sur les lieux, des crimes commis par les Allemands dans
les régions occupées par les troupes anglaises ; et nul doute qu'il ait
contribué déjà, pour sa bonne part, à la rédaction du rapport officiel
publié naguère par cette Commission. Son^séjour prolongé dans le
Nord de la France et de fréquentes visites à d'autres parties du « front
occidental » lui ont même procuré l'occasion d'observer toute sorte
de menus aspects de notre vie française, que nous traduit avec une
précision et une délicatesse singulières un article récent du Nineteenth
Century. Nous y trouvons décrits, par exemple, des types infiniment
divers de « poilus » de tout âge et de toute origine ; ou bien c'est, à
propos de la survivance « miraculeuse » de la statue équestre de
Jeanne d'Arc décorant le parvis de la cathédrale de Reims, ce magni-
fique éloge de la femme française :
Pendant que je regardais l'héroïque Pucelle continuant à élever vers le
ciel son étendard, en face de la cathédrale profanée, et toujours absolu-
ment intacte au milieu des ruines qui l'entouraient, j'ai eu soudain l'im-
pression d'avoir là devant moi un symbole parfait de toutes les femmes de
France. Je me suis souvenu d'avoir rencontré partout d'authentiques des-
cendantes spirituelles de Jeanne d'Arc. N'était-ce pas l'une d'elles qui
m'était apparue sous l'espèce de la petite vieille que j'avais vue, tout à
l'heure, faisant l'école au fond d'une cave, et enseignant avec une gaîté
héroïque les légères « chansons de France » à des enfans qui arrivaient et
s'en allaient coiffés de leurs petits masques respiratoires, indispensables
pour les protéger contre les obus empoisonnés qui ne cessent point de
tomber parmi les vénérables places et rues de leur ville? N'était-ce pas
une héritière de Jeanne d'Arc que j'avais rencontrée sous l'espèce de
l'aimable « patronne » de mon hôtel, demeurant fidèlement à son poste, et
répondant avee une simplicité indomptable à mes questions sur l'averse
quotidienne des obus allemands : « Ma foi, m'sieu, on a vite fait de s'y
habituer I » Et ces travailleuses des champs que, tout de même que Jeanne,
j'avais vues « hardies de chevaucher chevaux et les mener boire! » Et puis
encore ces tranquilles âmes qu'il m'avait été donné d'entrevoir sur tout
mon chemin, ces femmes et ces mères françaises vivant frugalement de
leur allocation de vingt-cinq sous par jour, et dont les doigts agiles ne se
lassent point de confectionner des « tricots » pour leurs chers « poilus »
et qui, tout de même que Jeanne en présence de ses juges, pourraient
affirmer que, « quant à ce qui est de filer et de coudre, elles pourraient
tenir tête à n'importe quelle femme de Rouen! » Et cette autre petite
vieille qui, chaque jour et du matin au soir, l'été passé, stationnait en
plein soleil devant la porte d'une ambulance voisine du Vieil-Armand avec
464 REVUE DES DEUX MONDES.
un parapluie tout décoloré dans ses mains tremblantes, attendant l'entrée
ou la sortie des blessés amenés sur des brancards afin d'abriter leurs yeux
de l'aveuglante lumière, n'était-elle pas, elle aussi, une fille spirituelle de
Jeanne, qui lui avait légué sa « grande pitié au royaume de France? »
Et c'est ce que les fils de France ont clairement compris. Au Nord de
Reims s'étend une ligne de tranchées crayeuses occupées par un certain
régiment; et derrière ces tranchées sommeille un village dont l'église,
presque entièrement détruite, se pare d'une statue de Jeanne d'Arc per-
sistant, là comme partout, à se dresser tout à fait intacte sur son piédes-
tal. Or, au delà de ce village, s'ouvrent des abris garantis des bombes, des
abris soigneusement creusés par un régiment de chasseurs qui, depuis,
a été envoyé sur un autre point du « front; » et la première chose qui
ait frappé mon regard en y pénétrant, avant même que j'eusse le loisir
d'admirer l'ingénieuse maîtrise de ce « travail d'art, » a été la manière
dont ses créateurs l'avaient décoré : car au seuil de l'abri, surmontant
l'inscription : &9a chasseurs à pied, s'élevait, avec la grâce élancée d'un
ange s'apprêtant à prendre son vol, une exquise petite statue de Jeanne
d'Arc! Celle-ci est bien, en vérité, la perpétuelle réincarnation de la
France, comme aussi le secret de son immortelle jeunesse. Une France
repue et satisfaite peut faire parfois semblant de l'oublier; une France
rationaliste peut affecter de la « laïciser ; » mais toujours la France
éprouvée et souffrante est revenue, revient, et reviendra vers elle! C'est
en elle que toujours la vraie France retrouvera son souffle et le sang de
son cœur.
Mais il faut que j'arrive aux « atrocités » dont l'étude a fait l'objet
du long séjour en France de M. Morgan. Non content de travailler,
comme je l'ai dit, à la rédaction du rapport officiel de la com-
mission anglaise dont il était membre, l'éminent professeur de droit
constitutionnel a encore recueilli, pour son propre compte, un certain
nombre de témoignages dûment contrôlés, et qui ne laissent pas de
nous renseigner efficacement, eux aussi, sur l'étonnante dépravation
morale des Allemands. Voici d'abord, par exemple, des relations
apportées, sous serment, le 16 octobre 1914, devant le commissaire de
police de la ville de Bailleul! Une « ménagère » appelée Hélène B...
raconte qu'elle a vu six soldats allemands « présenter à un officier
trois jeunes gens civils qui portaient des paquets. » L'officier a dit
aux soldats, en langue française, — sans doute afin d'être compris des
trois jeunes gens : « Allez vite les fusiller dans la prairie I » Et c'est
bien ce qu'ont fait les soldats, ainsi qu'il résulte des affirmations
d'une dizaine d'autres témoins, également cités par M. Morgan. L'un
de ces témoins, Mme GabrielleD..., dontla maison se trouve exactement
en face de la « prairie » où a eu lieu l'exécution, avait alors cbez elle
un soldat allemand, qui s'occupait à « faire la cuisine, » et qui lui a
REVUES ÉTRANGÈRES. 465
dit, en désignant du doigt le funèbre cortège : Regardez, madame,
comme c est beau! Voir fusiller des civils français, regardez, c'est ça qui
est du beau travail / On devrait les tuer tous comme ça!
Pareillement le réserviste prussien Richard Gerhold, tué en sep-
tembre 1914 à Nouvion en Picardie, avait écrit, peu de jours aupara-
vant, sur son carnet de route : « C'est pour moi une folle joie quand
on peut se venger de cette canaille de curés belges et français ! » Et
comment ne pas mentionner encore ce passage d'une lettre qu'écri-
vait à sa fiancée, de Péronne, le 16 mars 1915,1e soldat bavarois
Johann Wenger : « Je t'envoie un bracelet fait d'un éclat d'obus. Tu
auras là un beau souvenir d'un guerrier allemand qui a fait toute la
campagne et tué des tas de Français. J'ai aussi tué à la baïonnette un
bon nombre de femmes. Pendant le combat de Badonviller j'ai ainsi
expédié sept (7) femmes et quatre (4) jeunes filles dans l'espace de
cinq minutes. Le capitaine m'avait dit de tuer ces truies françaises
à coups de fusil, mais j'ai préféré me servir de ma baïonnette (1). »
M. Morgan nous transmet aussi une très curieuse série de témoi-
gnages russes, qui lui ont été communiqués par une commission offi-
cielle de Pétrograd. Qu'on me permette d'en extraire, tout au moins,
la saisissante déposition du soldat Nicolas Dorojka :
Durant la seconde moitié de juin 1915, le régiment de ce témoin a pris
part à un combat près d'Ivangorod. Resté maitre du champ de bataille, le
régiment s'y est installé pour la nuit; et quelques-uns des soldats ont aidé
les brancardiers à transporter les blessés dans un hangar de bois, couvert
de paille, à l'extrémité du village voisin. D'après les témoignages des mé-
decins et de tout le personnel de la Croix Rouge, le nombre des blessés
logés dans ce hangar était d'environ soixante-dix. Or voici que, vers onze
heures de la nuit, on a entendu le fracas soudain et violent d'une fusillade :
le village venait d'être cerné par des Allemands! Le témoin Dorojka a pris
son fusil et s'est enfui avec trois camarades ; mais, dans l'obscurité, ils
sont tombés sur une patrouille allemande qui leur a enlevé leurs armes,
et les a ramenés dans le même hangar où le témoin avait aide à trans-
porter les blessés russes. Quelques instans plus tard, un officier alle-
mand a donné un ordre à ses soldats ; puis, rassemblant de ses propres
mains une brassée de la paille qui tapissait le sol du hangar, il l'a placée
contre l'un des coins du bâtiment, et y a mis le feu avec une allumette. Le
témoin déclare qu'il s'est presque évanoui en voyant l'officier mettre le
feu au hangar. La paille s'est tout de suite enflammée, le feu a commencé
à envelopper le bâtiment ; et bientôt des cris perçans se sont élevés de l'în-
(1) C'est le soldat lui-même qui répète en chiffres, dans des parenthèses, —
pour être plus sûr de se faire bien comprendre, — le nombre des femmes et
jeunes filles qu'il a « expédiées. »
tome xxxiii. — 1916. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
térieur : c'étaient les blessés qui appelaient au secours! A ce moment,
l'officier qui avait allumé l'incendie s'est aperçu de la présence des quatre
prisonniers, debout sur le seuil : sans dire un mot, il s'est approché d'eux
et a déchargé son revolver contre la tempe de l'un des camarades du
témoin, qui aussitôt est tombé à terre. Pendant que l'officier s'apprêtait à
frapper pareillement un autre des prisonniers, Dorojka, ayant pris son
élan, a réussi à franchir un groupe de soldats allemands et à s'échapper
sans trop de dommage, malgré les coups de revolver tirés contre lui. Il a
erré au hasard toute la nuit, et a fini par rentrer dans les lignes russes.
Cet officier s'amusant à brûler vifs soixante-dix blessés russes,
voilà un trait qui eût mérité de prendre place en compagnie des
« atrocités » décrites, l'autre jour, par M. John Morse (1) ! Et combien
d'autres détails encore, dans ces témoignages envoyés de Russie au
professeur Morgan, qui auraient également de quoi confirmer le
jugement du vieux négociant anglais, — deveuu volontaire dans
l'armée russe pour montrer aux Allemands la « couleur de ses yeux, »
— sur la transformation d'une race soi-disant « civilisée » en une
horde d'animaux féroces! De la même façon que, tout à l'heure, nous
voyions les habitans de Wittenberg accablant de leurs ignobles sar-
casmes, à la fois, les cercueils des victimes anglaises du typhus et les
survivans du fléau, nous lisons dans un des rapports publiés par
M. Morgan toute espèce de « bonnes farces » inventées par les soldats
allemands pour vexer et torturer leurs prisonniers russes. « Ils
annonçaient aux prisonniers qu'on allait leur donner un supplément
de soupe ; et puis quand les Russes se précipitaient vers la cuisine,
on lâchait contre eux une meute de chiens qui leur mordaient les
jambes, au grand ravissement de tous les spectateurs. » Il n'y avait
pas jusqu'aux infirmières allemandes, — jusqu'à des femmes vêtues
de l'uniforme de Sœurs de Charité, — qui ne se divertissent à mysti-
fier les blessés russes confiés à leur garde. Elles feignaient j de leur
offrir du pain et des saucisses; après quoi, lorsque les blessés éten-
daient la main, elles y assénaient un fort coup avec une cuiller de
bois ; ou bien encore elles frottaient le visage des blessés avec une
saucisse dont elles-mêmes, sans doute, se régalaient ensuite! Dans
toutes les villes où passaient des convois de soldats russes blessés,
la foule des habitans civils se pressait autour d'eux, « les frap-
pait violemment, tirait leurs moustaches, et leur crachait dans la
bouche ! »
(1) Voyez la Revue du 15 mars dernier.
REVUES ÉTRANGÈRES. 467
Lâches et féroces : toujours, décidément, ce sont les deux mots
qui nous reviennent en tête, au spectacle de ces Allemands « décivi-
lisés. » Et puis encore, avec cela, une fourberie à la fois si fuyante et
si effrontée qu'elle aussi évoque en nous l'idée d'une race où ne
subsiste plus aucun vestige de dignité « humaine. » Entre toutes les
formes de la dépravation allemande, c'est même là, peut-être, la plus
répugnante; et l'on conçoit sans peine l'étonnement mêlé de dégoût
qu'éprouve, devant elle, le professeur Morgan. Mensonge à tous les
degrés de l'échelle sociale, depuis le soldat prêt à cacher sa traîtrise
sous les sermens les plus solennels jusqu'à cet Empereur qui ose
maintenant affirmer sans rougir, à la face du monde, qu'il « n'a pas
voulu » la présente guerre! Mensonge au fond de chaque parole du
gouvernement impérial, à tel point que, suivant l'expression de
l'émment professeur anglais, « nul homme raisonnable et sans
parti pris ne peut plus y croire si peu que ce soit. » N'a-t-il pas en
effet, ce gouvernement qui ne cesse pas de se targuer de sa « loyauté, »
n'a-t-il pas « falsifié à dessein des documens belges absolument
anodins, de manière à en faire un grief contre la Belgique, » n'a-t-il
pas « à plusieurs reprises rompu des engagemens contractés par lui
vis-à-vis du ministère anglais et du Vatican, » n'a-t-il pas « sciem-
ment, tous les jours, détourné de leur sens le plus manifeste les
différens articles des conventions internationales où il avait sou-
scrit ? » Une publication foncièrement allemande, éditée en Suisse
pour tromper les pays neutres sur sa véritable origine, « et dont le
titre même, — la Revue Internationale, — est déjà un mensonge, »
n'a-t-elle pas reconnu expressément que « toutes les histoires de mu-
tilation de soldats allemands, naguère activement propagées parles
autorités allemandes, n'étaient en réalité rien d'autre que le produit
d'une suggestion hystérique? »
J'ai eu pour ma part, — ajoute M. Morgan, — l'occasion de collaborer
avec les autoritésfrançaises à la démonstration de l'entière authenticité d'un
ordre émanant d'un général de l'armée allemande qui prescrivait à ses
soldats de massacrer tous les blessés qui leur tomberaient entre les mains.
Tout d'abord, cette authenticité avait été niée, de la façon la plus éner-
gique, par le gouvernement impérial de Berlin : mais lorsque ensuite nos
recherches l'ont établie sans l'ombre d'un doute possible, le même gouver-
nement a publié une déclaration affirmant qu'un ordre analogue avait été
émis, une année auparavant, par l'un des généraux de l'armée anglaise,
— excuse tout à fait mensongère, d'ailleurs, et qui jamais n'a pu s'accom-
pagner du moindre semblant de preuve.
Mais, aussi bien, me paralt-il que les autorités allemandes souffrent
468 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui d'une espèce de perversion morale absolument morbide. C'est
ainsi que, l'année dernière, le gouvernement impérial écrivait, dans un
mémoire où il tâchait à se défendre du crime abominable qu'avait été le
torpillage de la Lusitania : « Le cas de cette destruction du paquebot anglais
met en relief, avec une clarté horrible, à quel affreux sacrifice d'existences
humaines aboutit la pratique de la guerre telle qu'elle est exercée par nos
ennemis. «Cette affectation de s'indigner devant les conséquences de ses
propres crimes, et cet effort à en rejeter la faute sur autrui sont certai-
nement parmi les signes les plus remarquables de la susdite perversion
morale de l'âme allemande, — dont chaque jour nous apporte de nouveaux
témoignages.
Il faut lire, dans l'éloquente Introduction de l'ouvrage de M. Morgan,
toute sorte d'autres exemples de cette « perversion » du sens moral
chez la race allemande. Et la conclusion qu'en tire inévitablement le
savant professeur est que toute convention internationale signée dé-
sormais avec un tel adversaire ne risquerait pas seulement de demeurer
vaine, mais aussi de devenir pour nous un « danger positif, » — en
raison de ce que M. Morgan appelle la « casuistique d'une nation de
sauvages intellectuels. » Le moyen, en vérité, de ne pas se défier des
effets d'une convention signée par des peuples de bonne foi, atta-
chant aux mots leur sens authentique, avec un peuple qui, selon
l'expression célèbre du vieux Thucydide, « a prostitué les mois jus-
qu'à leur faire perdre leur relation naturelle à l'égard des choses? » Il
y a là un problème politique infiniment délicat, et qui mérite bien de
retenir toute l'attention des Puissances Alliées. Évidemment, celles-ci
devront, même après la paix, se préoccuper de modifier leurs anciens
codes internationaux, de façon à nous garantir des « tours » et des
« retours » delà fourberie allemande. Sans compter l'obligation pour
elles de tâcher, dès maintenant, à nous en garantir en préparant de
toutes leurs forces l'avènemenl, plus ou moins prochain, d'une vic-
toire qui leur permettra d'opposer, ensuite, une digue plus solide aux
futurs assauts d'une « casuistique » bien autrement dangereuse que
celle des Sanchez et des Escobar !
T. de Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Comme la note du Président Wilson au gouvernement impérial
allemand réclamait une réponse immédiate, on pouvait croire qu'il ne
se passerait pas quinze jours sans que cette réponse fût arrêtée,
envoyée, connue dans le détail ; et comme la réponse réclamée
consistait uniquement dans le choix entre les deux propositions de la
plus simple des alternatives, oui ou non, il semblait qu'il ne fallût
pas tant d'allées et venues, tant de consultations, tant d'audiences
solennelles, pour n'arriver qu'à tant de car, de si, de mais, et de
peut-être. Mais c'était à la fois méconnaître l'esprit et ignorer la
situation de l'Allemagne, portée par l'un à ergoter sans bonne foi
et obligée par l'autre à tâcher de s'esquiver sans fausse honte. En
attendant qu'il fût prêt à ne dire aux États-Unis ni oui, ni non, et que
sa presse, docile jusque dans la colère, eût épuisé sur eux le trésor
de ses séductions et l'arsenal de ses menaces, l'Empire qui, hier, se
croyait déjà le maître du monde, montait contre le plus détesté de
ses ennemis, contre l'Angleterre, un triple coup, et le manquait.
Pas de doute possible sur l'origine : le coup a bien été monté
par l'Allemagne contre l'Angleterre. Tous les faits, ici, sont publics,
évidens, incontestables. Par la concordance de ces trois attaques,
deux de vive force, maritime et aérienne, une en traîtrise, l'insur-
rection d'Irlande, la politique prussienne a mis sous son œuvre
sa signature, qui est un curieux mélange d'astuce, d'impudence et de
niaiserie. Le lundi soir, 24 avril, un raid de zeppelins, le trente-troi-
sième ou le trente-quatrième de la série, mais qu'on eût dit plus
méthodique que les autres, fouillait la côte anglaise, comme s'il se fût
agi, on en a fait l'observation, de « reconnaître la route entre Helgo-
land et Lowestoft. » Presque en même temps, ou aussitôt après, une
escadre allemande, composée de vaisseaux rapides, croiseurs et
contre-torpilleurs, apparaissait, courait le long de cette partie de la
4-70 REVUE DES DEUX MONDES.
côte britannique, de Lowestoft à Yarmouth, lâchait quelques coups
de canon, puis, accrochée par les forces, médiocres, de la défense
locale, s'échappait et montrait sa légèreté en filant au bout de vingt
minutes de combat, dans la crainte d'une plus mauvaise rencontre et
d'un pire destin. Presque en même temps encore, voici le mélodrame
ou le roman-feuilleton. La scène se passe à Tralee-Bay , sur la côte Sud-
Ouest d'Irlande. On voit rôder un sous-marin, qui a l'air d'escorter un
second navire. Ce second navire, pour inspirer plus de confiance,
louvoie tranquillement sous une honnête et candide figure de cabo-
teur hollandais. Ils avancent tout doucement, à petite vapeur, le cor-
saire au pas du marchand, comme des gens qui ne porteraient vrai-
ment que des harengs dans leurs barils. Là-haut, en pleine mer du
Nord, une patrouille anglaise les a « arraisonnés, » leur a demandé
leurs papiers ; ils en ont présenté de si parfaitement en règle qu'ils
ont été invités à passer, avec un salut. Le capitaine n'a pas fini d'en
rire, lorsque, ayant brusquement piqué au Sud, il arrive en vue de la
verte Erin. Soudain, un coup de semonce, « par le travers de l'avant
du hollandais. » C'est d'autant plus sérieux qu'il va être procédé à la
visite du bâtiment suspect. Il faut avouer que le bâtiment n'est pas
hollandais, mais allemand ; que ses vingt hommes d'équipage sont
allemands; que ses officiers sont allemands; que sa cargaison, —
20 000 fusils de guerre, des mitrailleuses et des munitions, — est
allemande; bref, que ses desseins sont allemands. Tandis qu'ayant
reçu l'ordre de suivre jusqu'au port de Queenstown la vedette qui l'a
capturé, le faux hollandais, auquel on ne saurait du moins refuser
le courage, arbore enfin son drapeau et bravement essaie de se
couler, on rattrape deux hommes qui s'enfuyaient dans un canot
pliant, et dont l'un ne tarde pas à confesser qu'il est sir Roger (Jase-
ment. Dès son début, l'équipée tourne court : Feringhea a parlé !
Nous n'avons point l'intention d'entreprendre une longue biogra-
phie de sir Roger Casement : ce n'était hier qu'un intrigant, mêlé à
des affaires louches, traînant en pays étranger les titres qu'il avait
emportés du sien, et le reste de crédit que lui avaient laissé ses
anciennes fonctions ; c'est maintenant quelque chose de plus, ou
quelque chose de moins ; il réglera son compte avec le lord-chief
justice, et le règlement sera sans doute sévère, puisque lui, il n'a pas
même, dans son crime, cette dernière excuse d'être Allemand. Au sur-
plus, l'aventure de sir Roger ne serait qu'un épisode sans intérêt, si
elle n'avait servi à découvrir, dirigeant le complot et tirant les
ficelles, la main de l'Allemagne. Trois jours auparavant, le vendredi
REVUE.
CHRONIQUE. 471
21 avril, le bruit avait été répandu à Amsterdam, pour être, de là,
répandu à Londres, que sir Roger Casement ,venait d'être arrêté et
emprisonné en Allemagne. Arrêté et jeté en prison, pourquoi? Pour
lui permettre de s'embarquer, en toute sûreté, à Kiel, ce même Ven-
dredi-Saint, qui devait lui porter malheur. C'était, comme on le
devine, le fin alibi, le plus fin qu'ait été capable d'inventer la police
allemande; et c'est un paraphe ajouté à la signature de ce beau
travail. Mais, dans les plans de l'Allemagne, sir Roger Casement
n'était qu'un instrument; l'incursion des croiseurs et le raid des
zeppelins n'étaient que des diversions ; sa machine infernale à triple
détente ne manquerait pas de semer la révolution en Irlande, la
panique en Angleterre, la prudence aux États-Unis.
De fait, le lundi de Pâques, 2-4 avril, le lundi des zeppelins et des
croiseurs, pendant que, fidèle aux chères habitudes, tout le Dublin
officiel était aux courses, éclatait un mouvement d'une violence fou-
droyante, qui dépassait l'émeute, et d'un coup allait aux extrêmes, à
la séparation d'avec la Grande-Bretagne, à la proclamation de la
République irlandaise, au comble des désirs profonds et passionnés
de l'Allemagne. En un instant, les insurgés se sont emparés de l'hôtel
des postes, des deux gares du chemin de fer, du. Palais de justice,
de nombre d'édifices publics et privés ; d'autres se sont enfermés
dans la Bourse du travail, dans Liberty-Hall ; ils ont, auparavant,
dressé des barricades et coupé les communications, si bien que les
fonctionnaires, absens de la ville pour les fêtes, ont du mal à y rentrer.
Dans les comtés, sur quelques points, des troubles se dessinent ; à
Atheney, à Galway, en deux ou trois centres encore. Peut-on dire que
c'est une surprise, et que rien n'avait permis de prévoir la rébellion ?
Lord Middleton a affirmé le contraire, le lord-lieutenant ou vice-roi
d'Irlande, lord Wimborne, l'a reconnu, et le secrétaire d'État pour
l'Irlande, M. Birrell, ne l'a point nié. Il semble, en effet, que, depuis
le commencement de l'année, les signes se soient multipliés. Le
5 février notamment, et le 17 mars, jour de la Saint-Patrick, à Dublin
et à Cork, plusieurs centaines de « volontaires irlandais, » 1 600 ici, et
là 1 100, paradent et défilent, armés, pour les deux tiers, de fusils,
« du reste hétéroclites ; » ils font, de carrefour en carrefour, « une
sorte de répétition de petite guerre. » Perquisitions et saisies d'armes,
de munitions ou de manifestes, le 14 mars à Cork, le 22 et le 24 à
Dublin; le 27 mars, ordre d'expulsion contre trois organisateurs delà
fédération des volontaires, antérieurement arrêtés; le 16 mars, à Tul-
lamore, le 31 à Dublin, meetings et conflits avec la police. Arrive le
472 REVUE DES DEUX MONDES.
mois d'avril. Le i, à la conférence irlando-américaine de Londres, un
ancien fenian, John Devey, presse les Irlando-Américains de lever un
fonds de 1 million de dollars pour organiser une révolte en Irlande ;
le 10, arrestation à Dublin de deux individus qui transportaient dans
une automobile des fusils et des munitions ; le 23, à Currahane
Strand, saisie d'un bateau submersible contenant une cargaison
d'armes et de munitions. Sauf le petit courant de la surveillance quo-
tidienne en temps calme, les autorités paraissent n'avoir opposé à
tous ces préparatifs que leur flegme : en cela, il y a eu faillite par-
tielle, défaillance de la fonction gouvernementale. Qui ne sait le prix
auquel de tels abandons se paient? Meurtres, incendies, destructions,
répressions, fusillades, déportations; au total, directement ou indi-
rectement, des milliers de victimes. Après une semaine de lutte, l'in-
surrection est partout domptée, elle expire ; laissons-en aux journaux
le récit circonstancié: ce qui nous intéresse, c'est beaucoup moins ce
qu'elle a fait, et comment elle l'a fait, que pourquoi elle l'a fait ;
autrement dit, c'est ce qu'elle a voulu être, c'est ce qu'on aurait voulu
qu'elle fût. Et l'important, par-dessus l'intéressant, est d'identifier avec
certitude, de personnifier ce vague, fugace et impersonnel « On. »
Deux élémens se sont associés visiblement pour bouleverser l'île,
s'ils l'avaient pu, et le deuxième est tout moderne : celui qui a établi,
comme d'instinct, son quartier général à Liberty-Hall, à la Bourse du
travail. C'est ce qu'on pourrait nommer l'élément, non pas propre-
ment socialiste, mais syndicaliste, recruté parmi les ouvriers, en par-
ticulier des transports, et obéissant à James Gonnolly, naguère lieu-
tenant de Jim Larkin, comme lui éminent « gréviculteur. » Mais le
premier élément est connu, pour ainsi dire, de toute éternité, dans la
suite séculaire et ininterrompue des agitations de l'Irlande. Il se
qualifie maintenant de Sin-Fein, qualifie ses adeptes de Sinn-Feiners,
ce qui assure-t-on, veut dire : « Nous-mêmes, » en gaélique. Ce serait
donc le parti de l'autonomie, de l'indépendance, de la souveraineté
irlandaise. — Fraction insignifiante de la nation, notait M. Louis Paul-
Dubois dès 1907, et qui n'en est ni la plus éclairée, ni la plus recom-
mandable ; exaltés, déclassés, rêveurs, gamins, mauvais sujets.
— Mais que les Sinn-Feiners soient ce qu'ils veulent ou ce qu'ils
peuvent être, M. Jules de Lasteyrie, en 1865 et 1867, M. John
Lemoinne, en 1848, ne s'exprimaient pas différemment, dans la
Revue, sur le compte des « Fenians » ou de « la Jeune Irlande. » Les
mots mêmes, les noms mêmes décèlent et étalent la parenté. Quel
que soit le sens du gaélique Sin-Fein, les Sinn-Feiners rappellent les
REVUE. CHHOMQUE. 473
Fenians, qu'on rattachait, il y a cinquante ans, aux Feini, le plus mé-
ridional des trois peuples primitifs qui habitaient Erin ; et quant à ces
Feini, on les faisait descendre ni plus ni moins que d'un certain
Fenius,roi de Phénicie, qui aurait été le Francus de l'Irlande, le héros
troyen que toute nation un peu fière se doit d'inscrire en tête de sa
généalogie. Pour nous en tenir à une filiation plus certaine, les Sinn-
Feiners se relient aux Fenians, qui continuaient la Jeune-Irlande,
laquelle perpétuait les Irlandais-Unis, les Enfans-Blancs , les Enfans-
du-Chêne, les Enfans-de-1'Acier, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs.
Le but ou l'objectif est le même. L'autre jour, Connolly, « com-
mandant militaire des forces républicaines de Dublin, » grimpé sur
le toit d'un tramway, harangua la foule en ces termes : « Conci-
toyens ! Nous avons conquis l'Irlande et occupé le siège du gouverne-
ment. Tous les Irlandais ont le devoir de nous aider, et en leur nom
je proclame la République d'Irlande. » Aussitôt, symbolique ment, une
grande affiche où flamboyait, en énormes caractères rouges : « Pro-
clamation de la République irlandaise, » fut étendue, comme un drap,
barrant le trottoir. La nouvelle République, — the Jrish Republic, — a
son journal : Irish War News; il publie le communiqué du « général
G. H. Pearse, commandant suprême de l'armée et président du Gou-
vernement provisoire, » qui vaut d'être conservé par curiosité : « La
République irlandaise, disait le Bulletin, a été proclamée le lundi de
Pâques, 24 avril, à midi. Simultanément, la division de Dublin de
l'armée républicaine, y compris les volontaires irlandais de la milice
citoyenne, occupait les positions dominantes de la cité. La bannière
républicaine flotte sur le palais delà poste. » Mais combien de fois
depuis la Révolution française, et même depuis la Révolution
d'Amérique, cet étendard n'avait-il pas été déployé, combien de fois
la République irlandaise proclamée ! Toujours en vain ; cette fois
plus vainement que jamais.
Les personnages sont lés mêmes, c'est-à-dire que d'autres
hommes, affublés des mêmes oripeaux, jouent le même rôle. Par
génération spontanée, « les généraux » foisonnent. « On appelait
général quiconque portait un revolver. » C'est un phénomène uni-
versellement constaté aux heures d'anarchie : le pavé des villes
devient d'une fécondité incroyable ; il y pousse à vue d'oeil des chefs
improvisés. Leur cas n'est pas exempt de quelque cabotinage : plus
d'un prend son parti de monter plus tard sur l'échafaud, s'il monte
d'abord sur le théâtre. La « Comtesse verte, » au moment de se
rendre, l'autre jour, baisa dévotement la crosse de son browning.
474 REVUE DES DEUX MONDES.
Aussi le Crown security bill a-t-il jadis supprimé l'échafaud, et atténué
en simple « félonie » la haute trahison. « 11 y aura, disait le solicitor
général, un grand avantage à convertir la trahison en simple félonie,
parce qu'il y a des gens qui commettent des crimes uniquement pour
faire parler d'eux. C'est pour cela qu'on se jette du haut de la
colonne. » Ce qu'on nous a conté des meneurs du Sin-Fein n'engage
pas à corriger la rigueur de ce jugement.
Les procédés, les moyens sont les mêmes. Ce sont ceux de la
guerre révolutionnaire, de la guerre de rue, qui n'exclut pas les plus
abominables. L'autre semaine, Dublin a revu les flammes de cet enfer
jaillir du soupirail et de la fenêtre. Le pétroleur, ou lapétroleuse, est,
depuis longtemps, de toutes les Communes. Chacun, homme ou
femme, récite sa théorie, son catéchisme du parfait insurgé : « blo-
quer les troupes dans leurs casernes, couvrir la ville de barricades,
couper les chemins de fer. » La leçon de nos Journées parisiennes
n'est pas perdue. L'organe de John Mitchell, Y United Irishman, a
baptisé ces gentillesses : « Plan d'opérations à la mode française,
French fashion. »
La conduite de l'affaire et sa fin sont les mêmes. On ne s'est pas
plus caché, cette fois-ci, des autorités constituées que ne s'en cachaient
les « confédérés » d'autrefois, lorsqu'ils avaient l'audace d'écrire « à Son
Excellence le comte de Clarendon, espion général de Sa Majesté et
suborneur général en Irlande » : « Il n'y a point de jour fixé pour la
prise du château. Vous le saurez aussitôt que nous. Vous le fixerez
vous-même. » Pareillement, ou parallèlement, les autorités d'autre-
fois ne s'en inquiétaient pas plus que ne se sont émues celles d'hier,
au moins tant qu'elles n'eurent devant elles que des meetings et des
revues : « Le gouvernement anglais assistait à ces 'grandes démon-
strations verbales avec la plus désolante impassibilité. » Mais soudain
des clubs remplacèrent ces grands meetings que dédaigneusement
Wellington avait traités de « farces. » L'agitation irlandaise, de type
oratoire et procédurier, telle que l'avait menée Daniel O'Connell, en
maître et presque en roi, qui avait eu sa liste civile et à qui il n'avait
manqué que la couronne, retournait à la conspiration de type clas-
sique. L'Irlande revenait à son vice invétéré, à sa vieille pratique des
sociétés secrètes ; très peu secrètes, puisque les clubistes, par com-
pagnies de vingt ou trente hommes, défilaient devant O'Brien, dans
un champ près de Cork, sous le regard placide du lord-lieutenant.
Alors, comme à présent, « les jeunes gens des clubs passaient leurs
journées dans les tirs à la carabine ou à faire l'exercice avec la pique ;
REVUE. CHRONIQUE. 415
des convois d'armes, achetées en Angleterre même, arrivaient libre-
ment en Irlande. » La révolution préparait son règne par la terreur et
désignait ouvertement dans chaque district ses futurs otages, qu'elle
marquait, ses marked men. La seule différence entre autrefois et
aujourd'hui, c'est qu'autrefois le gouvernement anglais s'éveilla,
suspendit Yhabeas corpus, proclama la loi martiale, l'état de siège, et
que lord Lansdowne et lord John Russell firent ainsi avorter le mou-
vement en le devançant; ce que M. Birrell et lord Wimborne n'ont pas
fait l'autre jour, par une confiance excessive qu'ils vont racheter dans
la retraite.
Le mouvement des Sinn-Feiners s'est déroulé exactement comme
le mouvement des Fenians, et dans les mêmes lieux, quoique, cette
fois, à cause des circonstances, il ait revêtu plus de gravité. La nuit
du mardi 5 au mercredi 6 mars 1867, comme le lundi de Pâques 1916
à midi, le soulèvement avait été simultané à Dublin et dans les
environs, à Drogheda, à Cork, dans quelques parties du Limerick,
dans la partie du Tipperary au Nord des Galtees, et au Sud des mêmes
montagnes, entre^le Black- Water et le Lee. Quarante postes de police
avaient été attaqués sur cette étendue de soixante-dix lieues de
longueur, de vingt ou trente lieues de largeur, sans qu'aucun poste de
plus de cinq hommes eût été pris, sans qu'aucun rassemblement eût
attendu l'approche d'une troupe quelconque. « Neuf chefs armés
chacun d'un revolver se sont laissé mettre des menottes et ont pu
être traînés en prison par quatre hommes de police. » Axiome à
l'usage des constables et de la yeomanry : « Il est acquis qu'un soldat
de police vaut cinquante fenians ; quatre hommes de police en ont
battu deux cents ; quinze hommes de police en ont battu deux mille. »
Le fenian, « prêt au martyre, » très excitable, enthousiaste, avait
couru, pieds nus et tête nue, au rendez-vous dans la bruyère ; puis,
le premier feu tombé, il s'était soumis. Cette fois, la résistance a été
plus dure, mais également inutile : le bilan se liquide par des cen-
taines de morts, auxquelles s'ajoutera une douzaine d'exécutions.
Jamais les insurrections irlandaises n'ont tenu; et c'est peut-être ce
qui, pour une part, explique l'optimisme serein du gouvernement
britannique :il ne prend pas la peine de prévenir des désordres qu'il a
si peu de peine à réprimer.
Les mobiles non plus, les têtes, les cœurs, les âmes n'ont pas
changé. Pour les plus désintéressés, les plus sincères, les idéalistes,
c'est toujours : « L'Irlande l'Irlande; l'Irlande à elle seule, avec tout
ce qu'elle possède, depuis le gazon jusqu'au firmament. » Une poignée
476' REVUE DES DEUX MONDES.
de républicains à l'antique peut bien rêver aussi d'une Irlande répu-
blicaine. Des socialistes ouvriers ou agraires peuvent bien construire
en esprit une société irlandaise régénérée et heureuse après tant de
siècles de misère. Mais, plus bas, il y a les autres. Comme en tout
temps et en tout pays, il y a les pêcheurs en eau trouble. Il y a les
affamés de notoriété et de pouvoir. Il y a les amateurs de bruit et de
panache, ceux qui abritent des appétits derrière des systèmes, ceux
qui tirent, surtout en l'air, des coups de pistolet. Il y a les fanatiques,
les hypnotisés, les faiseurs, les dupes. Il y a ceux qui se dévouent,
ceux qui s'inclinent, ceux qui se donnent, ceux qui se prêtent, et
ceux qui se vendent. Il y a ceux qui travaillent pour la gloire, ceux
qui travaillent pour la patrie, et ceux qui travaillent pour l'étranger.
Les insurgés de la dernière semaine d'avril ont travaillé pour
l'étranger, et pour quel étranger! pour le roi de Prusse. Cette révolte
de l'Irlande n'a point du tout été irlandaise, mais allemande; elle n'a
gardé d'irlandais que la forme; c'est un métal, un plomb allemand
coulé dans le moule des révolutions irlandaises; la tentative de
guerre civile n'était qu'un acte ou qu'une scène de la grande guerre
européenne. Aucune question vraiment irlandaise n'était posée, ni
même aucune espèce de question. Cela nous met à l'aise pour la
condamner, sans étouffer l'écho que n'ont cessé d'éveiller chez nous,
comme en Angleterre même, les justes plaintes de l'Irlande. Et cela
nous fournit une occasion de faire deux réflexions : l'une, que, chaque
fois que l'Irlande, par une campagne « pacifique et légale, » fût-elle
de celles qu'on a définies « pacifiques, c'est-à-dire jusqu'à la dernière
extrémité en deçà de la guerre ; légales, c'est-à-dire jusqu'à la dernière
limite en deçà de la loi, » a été amenée à portée d'accomplir son vœu,
des forcenés ou des insensés sont venus tout compromettre. Ainsi,
contre O'ConnelI, s'était formée la Jeune Irlande, et contre M. John
Redmond se dresse le Sin-Fein. L'autre réflexion, plus essentielle
encore, c'est que, chaque fois que l'Angleterre a été engagée dans une
guerre extérieure, ses ennemis se sont efforcés de déchaîner une révolte
et d'opérer un débarquement en Irlande, sans que jamais aucun de ces
projets ait abouti. L'Allemagne avait sous les yeux nos exemples de
1796 et de 1798; longtemps avant les nôtres, celui de l'Espagne;
et le sien propre, l'expérience, qui date de plusieurs siècles, de
Martin Schwartz, avec 2 000 lansquenets, allant à Dublin aider au
couronnement du prétendant national Lambert Simnel, traversant le
canal d'Irlande, et finalement déconfit à la bataille de Stoke-on-
Trent. Tout entière à sa haine, elle n'a pas entendu l'avertissement.
REVUE. CHRONIQUE. 477
La main de l'Allemagne, répétons-le, traîne partout en cette tragi-
comédie. Elle s'est glissée, depuis des années, dans l'université, dans
les municipalités de Dublin et de Cork, avec les professeurs allemands
de philologie celtique, Zimmer et Kuno Meyer. Dès le premier jour
de l'insurrection, elle a tenu la plume qui a écrit la proclamation de
James Connolly. C'est elle qui a rédigé, dans le premier numéro du
journal Irish War News, le long article qui a pour titre : Si les Alle-
mands conquièrent V Angleterre. C'est elle qui lance effrontément
des dépêches de ce genre : « Verdun est tombé aux mains des
Allemands; la Hollande a déclaré la guerre à l'Angleterre et la flotte
britannique a perdu dix-huit bâtimens en un combat dans la mer du
Nord ; » pendant exact à la pancarte exposée en face des tranchées
anglaises sur l'Yser et annonçant un désastre britannique en
Irlande. C'est elle qui promet l'appui de la « chevaleresque « et
« victorieuse » Allemagne, car quelle autre main qu'une main alle-
mande aurait pu, sans se dessécher, accoler à ce nom ces deux épi-
thètes? Elle est là, la main allemande, et elle y tricote, et elle y tripote,
comme elle tricote et tripote dans l'Afrique australe, aux États-
Unis, dans les Indes néerlandaises. Le véritable sens de la Weltpo-
litik, n'est-ce pas : l'Allemagne partout, et se croyant chez soi chez
les autres, avide de chasser les autres de chez eux? En Irlande, on ne
peut pas dire qu'elle n'ait pas obtenu de résultat, bien que ce ne soit
pas celui qu'elle cherchait. Elle a fait apparaître l'unité, l'unanimité
de l'Empire britannique dans la guerre soutenue et à soutenir contre
elle. Elle a donné l'argument décisif en faveur du service militaire
obligatoire. Et, par là, si elle n'a pas fait de révolution en Irlande,
elle a contribué, malgré elle, à en faire une en Angleterre. Elle a
tacitement avoué que l'infiltration allemande crée ou entretient, à
l'intérieur de chaque État, une constante et croissante menace, dans
le moment même où elle est, vis-à-vis delà plus puissante des Puis-
sances neutres, dans une position infiniment délicate.
C'est le 4 mai seulement que le gouvernement allemand a remis
sa prétendue réponse à la note américaine qui lui avait été signifiée
le 20 avril. De ce document gratté et regratté, pendant quatorze jours,
par des civils, des marins et des militaires, on n'est pas sûr encore
d'avoir un texte authentique. Il en existe plusieurs variantes. II y en
a, s'il est permis de s'exprimer ainsi, pour l'usage interne et pour
l'usage externe, pour l'opinion allemande et pour le dehors. Il y a la
version adoucie des radiotélégrammes et la version renforcée de
l'Agence Wolff. La presse allemande, la plus savamment orchestrée
478 REVUE DES DEUX MONDES.
du monde, où chaque journal est chargé de tenir sa partie et joue
sous le bâton du chef, les a, par surcroît, embrouillées de son mieux,
enveloppées de fumée et de tapage. L'Allemagne manie ses gazettes
comme elle manœuvre son artillerie lourde; elle s'en sert pour
retourner le terrain, pour étourdir et pour affoler l'adversaire.
Dans la dissertation signée de M. de Jagow, on distingue, à la
loupe, les traces de deux tendances et les manières de cinq ou six
collaborateurs. Non seulement le gouvernement impérial s'y montre
préoccupé de faire deux visages : un visage farouche, inflexible, pour
l'Allemagne même, un visage moins repoussant pour les États-Unis;
mais on l'y sent déchiré, écartelé par des sentimens opposés, rage
et crainte, peur et fureur, qui le tirent, comme des chevaux emportés,
de contradiction en contradiction. La bouche gronde ou raille, l'œil
appelle, et le tout fait un singulier mélange. C'est de la résignation
poudrée d'impertinence, de la provocation avec « mille pardons, » le
pour et le contre, le oui et le non en quatre cents lignes. « Devine si
tu peux, et choisis si tu l'oses. » Si le Président Wilson aime les
énigmes, il a eu de quoi s'exercer.
La « réponse » allemande commence par admettre ce que la chan-
cellerie avait jusqu'ici contesté, avec dessins et croquis annexés :
la possibilité que le navire mentionné dans la note du 20 avril comme
ayant été torpillé par un sous-marin allemand soit effectivement
le Sussex. C'est que l'enquête est là, et qu'elle est telle que, sur ce
point, toutes les issues sont fermées. Mais, pour Berlin, ce n'est qu'un
point de fait, un point de détail, un menu point, que le gouvernement
impérial se refuse 'à laisser généraliser. Il n'accepte pas que les
États-Unis le posent « comme un exemple des méthodes de destruc-
tion délibérée et sans discernement de navires de toutes prove-
nances et de toute destination par les commandans de sous-marins
allemands. » On lui fait injure : « Par égard pour les intérêts des
neutres, » et au risque de procurer un avantage à ses ennemis,
l'Allemagne adonné des ordres pour que la guerre sous-marine fût
menée « selon les règles du droit international, qui s'appliquent à la
visite, à la perquisition et à la destruction des navires de commerce. »
Elle ne les « donnera » pas, elle les « adonnés. » Certes, il peut se
produire des erreurs, qui peuvent produire des accidens. Mais qu'y
faire ? Il faut être indulgent aux faiblesses humaines, et même inhu-
maines. « Certaines tolérances doivent être accordées dans la
conduite de la guerre navale, contre un ennemi qui recourt à toutes
sortes de ruses, qu'elles soient licites ou ne le soient pas. » Pour ce
REVUE. — CHRONIQUE. 479
qui est des principes sacrés de l'humanité, — des principes, enten-
dons-le bien, — l'Allemagne y attache autant de prix que per-
sonne. Tout le mal vient de l'Angleterre, et les États-Unis eux-
mêmes ne sont pas sans reproche. Si les États-Unis avaient écouté
l'Allemagne, ils auraient pu « réduire au minimum pour les voya-
geurs et les biens américains les dangers inhérens à la guerre
navale. » Ils n'avaient qu'à obliger l'Angleterre, puisque l'Allemagne
n'est pas maîtresse de la mer, à renoncer au blocus, à lui livrer
le passage, à neutraliser complètement la mer. Ils n'avaient qu'à
empêcher l'Angleterre « d'affamer des millions de femmes et d'en-
fans allemands dans le dessein avoué de contraindre à la capitulation
les armées victorieuses des Puissances centrales. » L'indulgence,
la partialité, l'injustice des États-Unis ont aggravé, par conséquent,
« cette guerre cruelle et sanglante. » Il ne manquerait plus que, par
leur faute encore, elle fût « élargie et prolongée ! » Cet horrible
souci empoisonne la conscience de la triomphante Allemagne.
Parce qu'elle est triomphante, rien ne lui interdit d'être généreuse.
Et voici, peut-être, la phrase pour laquelle tout le reste est écrit :
«Le gouvernement allemand, conscient de la force de l'Allemagne,
a annoncé, deux fois dans l'espace des quelques derniers mois,
qu'il était prêt à faire la paix sur une base qui sauvegardât les
intérêts vitaux de l'Allemagne. » Ah! si les États-Unis le voulaient!
Si le Président comprenait!... C'est là, bien plus que sa conclusion
qui n'est pas une conclusion, ce qui mérite de subsister de cette
réponse qui n'en est pas une. L'Allemagne s'abstiendra si... Elle
donnera des instructions, pourvu que... Ergotage et verbiage, du
vent. Mais écoutez ce cri, cet aveu, ou ce soupir : la paix! Diploma-
tiquement, la soi-disant réponse allemande n'est qu'un mémoire de
procureur; psychologiquement, elle est une révélation.
L'Allemagne et son Empereur sont pleins de précipices. A la
lecture d'un si lourd et perfide, plat et cauteleux factum, M. Woodrow
Wilson aurait eu le droit de réfléchir, et même d'hésiter. Quatre partis
lui étaient offerts : céder, rompre, discuter, attendre. Les « gros
malins » de la Wilhelmstrasse l'invitaient à une conversation, avec la
Grande-Bretagne en tiers. En somme, ce qu'ils lui demandaient,
c'était de renvoyer à l'Angleterre, comme à sa véritable adresse, la
note des États-Unis au gouvernement impérial ; d'être auprès d'elle
leur interprète, leur commissionnaire ; de renverser l'échelle des
valeurs morales et de placer sur le même degré, de frapper de la
même réprobation la guerre maritime conforme au droit et l'assassi-
480 REVUE DES DEUX MONDES.
nat contraire à tout droit. Ils se flattaient de le pousser ainsi à se faire
ou l'instigateur d'une querelle inique ou le médiateur d'une paix
impossible. Impossible, même s'il fût entré dans le jeu: de quelque
respect que soit entouré et de quelque crédit que jouisse le Président
des États-Unis, il y a des choses qui dépendent de M. Wilson et des
choses qui ne dépendent pas de lui. Il ne peut, à lui seul, sur la
prière de l'Empereur, décréter une paix que personne ne veut, tant
qu'elle se présente comme la paix allemande, tant que l'Alle-
magne n'a pas appris que vivre, ce n'est point manger autrui.
Rien n'est (quelquefois, du moins) plus habile que l'honnêteté. La
droiture de M. "Wilson l'a sauvé. Il a empoigné les deux branches du
piège allemand, et il les a brisées entre ses doigts. Il prend l'Alle-
magne à son serment, attache à sa parole plus de prix qu'elle-même»
met à l'impératif ce qu'elle amis au conditionnel. C'est convenu, c'est
juré : les sous-marins allemands ne s'attaqueront plus aux neutres»
épargneront, ménageront les non-combattans ; l'Allemagne fera ce
qu'elle doit faire, quoi que fasse tel ou tel autre gouvernement belb-
gérant, et sans qu'elle ait à considérer ce que les États-Unis font ou
ne font pas à l'égard de tel ou tel gouvernement : ils demeurent libres
d'agir comme il leur convient, c'est l'Allemagne qui ne l'est pas de se
conduire comme il lui plaît. « Sa responsabilité est personnelle, elle
n'est pas conjointe, elle est absolue et non relative. » Nous voilà
sortis de l'équivoque. M. Wilson a paré, il est gardé, il voit venir.
Qu'est-ce qui vient? Ou nous n'avons jamais été aussi près de la rup-
ture, ou l'Allemagne n'a jamais subi une si complète humiliation.
Son attitude va donner la mesure de son usure. Regardons bien le
dynamomètre.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.
LA
CARICATURE ET LA GUERRE
Si la caricature était, comme on l'a souvent prétendu, « l'art
du rire, » la présente étude serait sans objet, et son titre même
ne pourrait s'écrire de sang-froid. Les spectacles auxquels
nous assistons, depuis vingt mois, ont éveillé ou surexcité en
nous, jusqu'au paroxysme, tous les sentimens dont l'âme
humaine est capable, sauf ceux dont le rire est l'expression.
Même les neutres, même les habitans les plus lointains de ce
globe, qui semble, d'ailleurs, s'être rapetissé comme une boule
d'argile dans la fournaise, ont senti que l'humanité entière
court un danger. Que l'on puisse, en plein xxe siècle, déchirer
un traité, renier sa signature, préparer froidement et dans le
plus grand détail l'assassinat d'un peuple, mutiler des enfans,
noyer des familles entières d'émigrans, envoyer des infirmières
au poteau d'exécution, c'est là une surprise tellement tragique,
un réveil si brutal des longs songes de paix et de fraternité
sociales, qu'à peine aujourd'hui même notre pensée peut les
« réaliser. » On n'en pourrait rire que dans Sirius, à la condi-
tion encore que dans Sirius il y eût des hommes et qui fussent
dépourvus de tout sentiment d'humanité. Les auteurs gais se
sont donc tus, du moins ceux dont l'humour vise au plaisant
et demande, pour être goûté, l'esprit paisible et détaché des
dilettantes. Ils ne feraient pas leurs frais.
tome xxxiii. — 191 G. 3i
482 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais la caricature, — on a essayé de le montrer, ici même,
il y a déjà longtemps (1), — n'est pas nécessairement, ni essen-
tiellement, l'art du rire. C'est seulement une de ses fonctions
que de faire rire, — et ce n'est pas la plus haute. Les pages
immortelles de la Danse de* Morts de Holbein, des Horreurs de
la Guerre de Callot, les plus belles pages de Hogarth, de
Gillray, de Rowlandson, de Daumier, de Gavarni, de Grand-
ville, de John Leech, et, plus près de nous, de M. Forain, de
M. Willette, de M. Steinlen, de M. Grandjouan, n'ont jamais
fait rire personne : elles ont fait penser. Plus d'une fois,
elles auraient pu faire prévoir. « Tiens, tu m'fais mal avec
tes ennemis les Anglais!... » disait, il y a quelque vingt
ans, un terrassier de M. Forain, en montrant un obus que
son camarade venait de déterrer dans un terrain vague, près
de Paris. « Il est peut-être anglais, celui-là!... » et il n'était
guère possible de résumer, avec plus de bon sens, la conduite
à tenir dans les conseils de l'Europe. « Tiens! la bière, aussi,
est allemande! » s'écriait un reporter de Garan d'Ache,
admis à la table de l'État-major turc, pendant la première
guerre gréco-turque, en considérant l'étrange allure des offi-
ciers du calife. Et, vers la même époque, le même prophète
dessinait une double image de Guillaume II. Dans l'une, le
Kaiser, debout devant sa fenêtre, montre au public tout le haut
de son personnage, casqué, cuirassé, la main sur son sabre, en
empereur de la guerre ; mais le reste de son accoutrement
dément cet appareil belliqueux : c'est une robe de chambre, des
pantoufles, les attributs du commerce et des arts libéraux.
Dans l'autre, c'est le buste d'un négociant ou d'un artiste qu'on
aperçoit par la fenêtre ; seulement, le reste du personnage
dément ce décor pacifique : les hautes bottes, le sabre, les
engins de la guerre sont là pour avertir celui qui pénètre dans
l'intimité, regarde et réfléchit. Et l'on se demandait : « Lequel
est le vrai? » Tandis que Jules Simon, revenant de Berlin,
répondait sans hésiter : « C'est le pacifiste ! » et que Déroulède
affirmait : « C'est le guerrier ! » Caran d'Ache laissait ouverte
la porte du formidable inconnu.
Cet exemple du plus gai de nos caricaturistes modernes
n'est pas unique. Elles fourniraient des volumes, les légendes
(1) Voyez la Revue du 1" octobre 1898.
LÀ CARICATURE ET LA GUERRE. 483
profondes, suggestives, amères même, de Gavarni et de
M. Forain. « Si « humour » voulait dire seulement « rire, »
e'crivait Thackeray, qui fut, lui aussi, un caricaturiste à ses
heures, vous ne prendriez guère plus d'intérêt à l'histoire des
e'crivains humoristes qu'à la vie du pauvre Arlequin, qui par-
tage avec eux la faculté de faire rire. Si la vie et l'histoire de
ces hommes éveillent en vous une curiosité mêlée de sympa-
thie, c'est qu'ils s'adressent à un grand nombre de facultés,
outre le sens du ridicule. L'humoriste cherche à éveiller et à
diriger votre amour, votre compassion, votre bonté, votre
mépris du mensonge, de la prétention, de l'imposture, votre
tendresse pour les faibles, pour les pauvres, pour les opprimés,
les misérables... » Thackeray, qui ne prévoyait pas la guerre
actuelle, explique ainsi pourquoi, sans rien abdiquer des senti-
mens de tristesse ou d'indignation qu'elle suscite, on a pu la
mettre en caricatures.
Ce qu'on découvre, en les regardant, ce ne sont point des
faits, comme dans les photographies ou les dessins des champs
de bataille, mais les sentimens des peuples sur ces faits. Ce
qu'on y saisit, ce ne sont point des réalités, mais l'image que
les artistes et leur public se font des réalités et aussi des aspi-
rations de leurs amis et de leurs adversaires. A ce point de vue,
la caricature projette une plus vive lumière que la parole écrite
sur le grouillement complexe et confus des passions, des espé-
rances et des craintes, éparses dans la subconscience d'une
nation. Et cela pour deux raisons.
D'abord, elle résume. En tirant de tous les traits qui com-
posent une figure le seul trait qui marque sa dissemblance
d'avec l'espèce, le caricaturiste nous découvre le caractère
propre à l'individu et, par là, nous résume le visage. De même,
en faisant tenir, dans le cadre étroit d'un dessin et le geste de
deux ou trois personnages, tout un événement contemporain, ou
une théorie sociale, ou un système politique, il nous les dégage
de tout ce qui est accessoire et, même en les exagérant, nous
en fait apparaître, à première vue, l'essentiel. C'est là, surtout
quand il s'agit des idées et des sentimens d'un peuple étranger,
lointain, ou dont nous ne pouvons pas aisément lire les jour-
naux, un secours qu'il ne faut point dédaigner.
Ensuite, elle exprime très vraisemblablement, de ce peuple,
le sentiment moyen et universel. Le trait caricatural est un
484 REVUE DES DEUX MONDES.:
signe ou un « sigle. » Pour qu'il soit employé, il faut qu'il soit
compris. La « légende » môme est trop courte et trop resserrée
pour évoquer ce qui ne serait pas, déjà, dans l'esprit du lec-
teur. La preuve en est que beaucoup de « légendes » de
M. Forain, quoique bien modernes, sont déjà inintelligibles
pour ceux qui n'ont pas assisté aux faits qu'elles résument ou
qui, y ayant assisté, les ont oubliés. Quel homme d'État désignait
chez nous un 7 gigantesque auquel on le figurait pendu? Quel
autre, une ceinture dorée ou trente-six bêtes? Que voulait dire
ce morceau de lard, accroché au chapeau d'un prince? Autant
de signes qui seraient, dès maintenant, pour beaucoup d'entre
nous, lettres mortes. Aujourd'hui même, quelle nation désigne
le Dindon chez les Anglais, quel parti l'Éléphant chez les Amé-
ricains? Lorsque le kangourou bondit dans une image politique,
anglo-saxonne, quelle idée et quel pays traine-t-il à sa suite? Le
tigre, à New- York, a une signification complètement inconnue
de ce côté de l'eau. C'est tout un langage presque hiérogly-
phique à déchiffrer pour nous et cependant très clair pour le
premier gamin qui passe dans le Strand ou Broadway.
Il y a donc conformité entre la caricature d'un homme ou
d'une chose et l'idée que la foule se fait de cet homme ou de
cette chose, du moins lorsque cette caricature circule, se répète,
entre dans les habitudes et les moyens d'expression du public.
Lorsqu'il s'agit d'un simple accessoire signalétique, cela n'a pas
grande importance; mais s'il s'agit d'un trait moral ou physio-
logique, ce peut être très révélateur. Du temps de Gillray, c'est-
à-dire sous la Révolution et l'Empire, la silhouette d'un homme
maigre, efflanqué, mal rasé, sordidement vêtu de loques, dévo-
rant des grenouilles ou jetant sur un roastbeef anglais des
regards d'envie, désignait, sans plus de gloses, un Français.
Gela ne prouve pas que les Français, à cette époque, fussent
hâves et mourans de faim; mais cela prouve que les Anglais
les croyaient tels. II en va tout autrement d'un livre, un dis-
cours, même un article de journal, qui est un développement
d'idées et peut ainsi exprimer une thèse tout individuelle,
quitte à la développer, à la commenter et à la défendre, si elle
ne répond pas, tout de suite, au sentiment moyen du lecteur.
La caricature y répond, de toute nécessité. S'en servant en
dehors et en dépit de l'assentiment public, le dessinateur
ferait comme un écrivain qui emploierait de nouveaux signes
LA CARICATURE ET LA GUERRE.;
à la place des lettres accoutumées : il ne serait pas compris.)
Puisqu'il l'est dans son pays, tâchons, nous aussi, de le
comprendre et, par là, de comprendre mieux le sentiment
populaire dont il est l'expression. Même exagérée, même fugi-
tive, elle a son prix, parce que ce sentiment a sa force. Elle
change comme il change, se fixe s'il se fixe, tourne à tous les
vents. Il y a peu d'années encore, ce que la caricature, en Alle-
magne, raillait le plus, c'était le militarisme prussien. C'est le
pacifisme qu'elle raille aujourd'hui. C'est donc une girouette.
Mais il est bon de consulter les girouettes, — en temps d'orage
surtout. Ne dédaignons pas ces légères annonciatrices, si gro-
tesques parfois que soient leurs formes découpées sur le ciel.,
Regardons les inflexions qu'elles prennent sur nos toits, sur les
toits de nos amis, sur les toits de nos adversaires. Elles nous
indiqueront les grands souffles qui passent, en ce moment,
sur l'Humanité.
I. — CHEZ LES ALLIÉS
La guerre, qui a surpris nos politiques, nos sociologues et
nos financiers, a surpris également nos caricaturistes. Leur
ironie n'était pas prête. Elle a, d'abord, été étouffée par l'in-
dignation : l'indignation devant la mauvaise foi évidente des
prétextes de guerre, la violation de la parole donnée, les
cruautés inouïes de la première heure. Et l'indignation, dans
son premier spasme, n'a pas d'esprit. Puis, l'événement nous
prenait au dépourvu, non pas d'esprit critique, — c'est une
vertu qui ne manque guère en France, — mais de notions
nécessaires pour l'entretenir. Nous n'étions pourvus d'armes
que contre nous-mêmes. Des anecdotes désobligeantes sur nos
hommes d'Etat, sur leur passé, sur leurs familles, nous en possé-
dions à revendre, et aussi des portraits si peu flattés que leurs
moindres défauts, physiques ou moraux, en faisaient de purs
grotesques. Mais, de traits contre l'Ennemi, qui, secrètement,
minutieusement et de longue main, venait de perpétrer les
moyens de nous assassiner, nous n'en possédions pas. A part
le Kaiser, — que la satire, chez nous, a respecté infiniment
plus qu'elle n'a fait nos propres hommes d'Etat, — et depuis
quelque temps, le Kronprinz, les figures d'outre-Rhin nous
étaient totalement inconnues. Ce fut une révélation que celles
486 REVUE DES DEUX MONDES.,
de M. de Bethmann-Hollweg, de Bernhardi, de von der Goltz,
de Tirpitz, de M. Helfferich, de llindenbourg, du comte Zep-
pelin, de von Kluck. Ainsi, les actes, — des actes formidables,
— précédèrent les visages, et l'Histoire universelle fut faite par
des gens dont nous ignorions l'histoire individuelle, les antécé-
dens, les mœurs, les ridicules, les manies; — bref, tout ce qui
peut prêter à l'ironie et à la caricature. « On entendait le pas
du cheval, mais sans voir le cavalier. » Dans ces conjonctures,
l'ironie ne sait trop où se prendre. Il n'est pas nécessaire de
connaître un homme pour lui tirer dessus, mais c'est indispen-
sable pour le caricaturer, pour montrer ses défauts, ou seule-
ment ses caractéristiques. De là, sans doute, le peu de satires
mémorables que la guerre inspira, chez nous, contre l'Ennemi.
Une autre raison, tout à l'honneur de nos humoristes, est
que beaucoup d'entre eux étaient aux armées. La plupart des
journaux satiriques ont dû cesser brusquement leur publica-
tion. Le Français, dont c'est le métier d'être spirituel, devint
subitement grave et résolu. Les « mots, » s'il en fit, furent
entendus seulement de quelques camarades, bons juges de leur
à-propos héroïque, et plus d'un les signa de son sang. Lorsque, la
guerre se prolongeant, plusieurs purent reprendre leur crayon
et les journaux satiriques leur publication, il semble que le
désir de se détendre, de distraire, un instant, les yeux et l'esprit
des horreurs du massacre, de l'ambulance et des mutilations,
l'ait emporté sur le goût de stigmatiser l'envahisseur.
La matière n'était pas, non plus, excellente. La raillerie n'a
de prise que sur la faiblesse ou ce qui est faible dans la force,
jamais sur la force même. L'odieux est un bloc où l'ironie ne
peut mordre. Ce qui prête, parfois, à l'erreur sur ce point, c'est
qu'on confond le motif déterminant de l'attaque avec cette
attaque même et ses moyens. Il est vrai que souvent des hommes
d'esprit ont été déterminés à user de leur arme par l'indigna-
tion que leur a causée l'excès de la force. Mais ils ont senti
leur arme s'émousser sur du granit, et l'on ne saurait citer un
bon trait qui ait porté. Si, parfois, ils ont réussi à pousser leur
pointe ironique, c'est que le granit avait un défaut, quelque fis-
sure : par exemple, l'hypocrisie, — c'est-à-dire une faiblesse,
ou l'infatuation, — c'est-à-dire une autre faiblesse. Et comme,
souvent, en effet, le criminel a de ces faiblesses, qu'il se masque
d'hypocrisie ou se drape d'infatuation, il est vulnérable et l'esprit
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 487
fait son œuvre. Mais la brutalité triomphante ne l'est point.
En fait, nos maîtres de la caricature ont produit des planches
excellentes sur la guerre; mais, si l'on y prend garde, les meil-
leures ne sont pas sur les Allemands : elles sont sur nous-
mêmes. La plus célèbre de toutes : Pourvu quils tiennent! —
Qui ça? — Les Civils, figurée par deux « poilus » exposés aux
balles, au froid, à la faim dans les tranchées, n'est point des-
tinée à ridiculiser l'Ennemi, mais à réconforter ceux qui ne
risquent rien, ceux de l'arrière, par la vue de ceux qui, sans se
plaindre, risquent tout. Et jamais, aux heures les plus bril-
lantes du Doux Pays, M. Forain n'a été mieux inspiré.
Au même ordre d'idées appartiennent une foule de dessins
comme celui de M. Roubille. « Je vous l'achète, votre casque ! »
dit un monsieur quelconque, orné d'un brassard où on lit
Service-Publicité ', en s'adressant à un blessé, décoré de la
médaille militaire. Celui-ci a rapporté un casque à pointe et le
montre à un groupe de passans dans la rue. « Il n'est pas à
vendre, répond le « poilu, » mais je puis vous donner l'adresse
du magasin. » Et aussi, cette page excellente de M. Ricardo
Florès. Ce sont encore les poilus de M. Forain. Un an a passé :
ils sont toujours dans la tranchée, au froid, emmitouflés, le
nouveau casque posé sur leur passe-montagne, et lisant le
journal. « Ils ne crieraient pas si fort s'ils étaient ici ! »
remarque l'un d'eux en fumant sa pipe. Voilà de quoi défrayer
bien des mémoires à de savantes académies, si, un jour, les
archéologues s'emparent de ce texte obscur. Il y aura bien des
discussions pour savoir lequel des corps d'armée allemands,
bulgares, turcs, avait coutume, -au xxe siècle, de pousser des
cris effroyables pour épouvanter l'adversaire. Mais nous, nous
savons qu'il ne s'agit pas des Prussiens...
Si les civils, chez nous, en ont pris pour leur grade, les
soldats ont été abondamment célébrés par les humoristes.,
L'heure de la justice a sonné pour eux, en même temps que
l'heure du sacrifice. Et l'éloge décerné par un railleur de pro-
fession a une saveur que les autres n'ont pas. Il semble arraché,
par l'évidence du mérite, à l'esprit critique défaillant sous
l'émotion, mais demeurant l'esprit tout de même. En réalité,
ceux qui savent le mieux couper sont aussi ceux qui savent le
mieux coudre, qu'il s'agisse de réputations ou de dynasties, ou
de lauriers. « Merci, père La Victoire 1 » s'écrie une cantinière
488 REVUE DES DEUX MONDES.,
de M. Willette, en se jetant au cou du général Joffre. C'est que
le vieil homme de guerre lui apporte une statuette dorée, au
soir d'une journée d'orage. Et cette statuette est celle de la Vic-
toire avec les ailes, et elle semble être sortie des Volutes de
fumée d'un 75, et la cantinière a le bonnet de la République, et
l'arc-en-ciel est aux couleurs de la France...
Le symboliste ému qu'a toujours été M. Willette, du temps
où il conduisait la farandole de ses pierrots sous les moulins et
la lune de Montmartre, a trouvé encore une très belle image
pour figurer ce que la France doit à son armée. Elle parut en
1914 et elle s'appelait Les Semailles. Dans un vaste champ d'au-
tomne, un paysan demi-soldat pousse la charrue, tandis que la
femme, tenant un poupon, d'un bras, guide de l'autre les bœufs
lourds, attentifs à suivre la gaule, Du haut du ciel, un aigle
immense, aux ailes écartelées, va fondre sur l'attelage, et son
ombre déchiquetée blasonne déjà la morne plaine. C'est une
aigle héraldique : sa tête est coiffée de la couronne impériale,
elle tient dans une de ses serres non pas un globe, mais une
bombe; dans l'autre, non pas un sceptre, mais un poignard.
Mais elle ne fera pas de mal. Un guerrier antique, coiffé du
bonnet phrygien, un géant, couvert de son bouclier, le glaive
en main, veille sur l'humble attelage... Et le sillon com-
mencé s'achève.
Toutefois, nos humoristes ne se sont pas occupés que de
nous-mêmes. Ils se sont aussi, un peu, occupés de l'ennemi. Ils
ont vite découvert son point faible. Le point faible du Teuton,
c'est sa prétention à l'humanité, à la propreté morale, à la
« culture. » S'il ne l'avait pas, la raillerie ne saurait où le
mordre, mais il l'a, et très forte. Aussi, tout ce qui marquera
le désaccord énorme entre cette prétention et ses actes portera.
C'est la vertu de cet admirable dessin de M. Forain, digne
d'être retenu par l'histoire, gravé sur l'Arc d'Infamie par où
passeront, éternellement, les ombres des assassins de Miss
Cavell. Une voiture d'ambulance est embourbée, sur le champ
de bataille, par une journée grise d'hiver, et le conducteur
s'efforce de la redresser. Le vent fait flotter sa Croix-Rouge sur
fond blanc, au-dessus de la plaine nue et morne. « Cache donc
ton drapeau I Tu vas te faire tuer I » crie une sentinelle, qui
connaît les mœurs de l'ennemi. Raillerie des prétentions alle-
mandes à la civilisation, raillerie aussi, peut-être, de cette naïveté
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 489
d'un ambulancier, qui croit encore aux conventions de Genève,
le mot de M. Forain vise deux faiblesses, et, par là, il porte.
Une autre faiblesse de l'Allemand, ce fut sa prétention à
une victoire foudroyante et à la rapide conquête de Paris. S'il
ne l'avait pas affiche'e, ses succès dans le premier mois de la
guerre eussent été suffisans pour que la raillerie ne sût où se
prendre. Mais son infatuation fut plus grande que ses succès.:
On se souvient du diner que l'Empereur devait offrir, à ses
intimes, dans un restaurant célèbre, d'avance choisi, à Paris.
La Vie parisienne s'en est souvenue, elle aussi. Elle a représenté
une luxueuse salle à manger vide : la table mise, la nappe au
chiffre impérial, les serviettes en bonnets d'évêque, le surtout
en biscuit de Sèvres, les bouteilles de Champagne et les coupes,
tout annonce qu'on attend d'illustres hôtes. Mais ils ne viennent
point... et, à leur place, des rats grignotent le linge et des
araignées tendent leurs fils entre les chaises et le surtout. —
« Sire, voire potage refroidit... » Jamais plus petit signe ne
résuma plus grandes choses.
Enfin, c'est une infatuation que de s'imaginer terroriser Paris
avec des Taubes et des Zeppelins. M. Albert Guillaume l'a bien
fait voir dans le Bystander. C'est une délicieuse scène de genre,
surprise dans quelque jardin de Paris, au Luxembourg, par
exemple, a l'heure de la promenade. Tout le monde a le nez en
l'air pour regarder ce qui se passe dans le ciel. Une joie sans
mélange règne autour de ces nez levés par la curiosité : nez de
l'étudiant de trentième année, le doigt pointé en l'air, nez de
l'élégante à face-à-main et de son compagnon assis, jambes
pendantes, sur la balustrade, nez du monsieur à la jumelle,
nez du petit garçon arc-bouté sur son cerceau, nez du petit
chien intrigué de ce qui se passe. C'est une scène de paix pro-
fonde, une des rares minutes où l'humanité oublie toutes ses
misères pour s'attacher à une vision enchanteresse. C'est
Y Heure du Taubc...
Le Punch a traité, à peu près, le même problème psycholo-
gique, et la solution qu'il en a donnée marque une nuance du
caractère anglais. Le Zeppelin a passé ; il a jeté sa bombe sur le
village et, entre autres désastres, a mis en miettes la maison de
l'épicier. Ce n'est plus qu'un risible et lamentable amas de
décombres. Mais l'épicier, un vieil hommes à lunettes, n'est pas
mort. Il prend donc un crayon et sur le dernier pan de mur
490 REVUE DES DEUX MONDES.
branlant il écrit avec application : « Le magasin est ouvert,
comme d'habitude, l'après-midi... »
C'est que les Anglais et les Français, si diflerens en tout et
en bien des choses si contradictoires, se ressemblent en un
point : le mépris de la force brutale, le dédain du fait accompli,
— dès lors que ce fait a blessé leur conscience. Nul peuple au
monde n'est moins fataliste que ces deux peuples, moins
disposé à s'incliner devant la conjuration des forces humaines
ou la conjonction des astres. Nul n'a mieux entendu le Tu, ne
cède malis... du poète latin. Le Français, auquel on montre une
masse prête à l'écraser, s'en moque. L'Anglais ne l'aperçoit
même pas. L'esprit, seul, qui anime cette masse les intéresse
tous les deux, mais ils l'évoquent au tribunal de leur conscience
individuelle, et si cet esprit leur paraît injuste ou faux, ils le
méprisent, sans plus.
« Say, old chap, aurais-tu jamais cru, que la Marseillaise
irait si bien avec le God save the king? » dit un grand diable
de piper des Scots guards, orné du kilt et du béret national,
en arpentant une route de France, pipe à la bouche, les rubans
de son béret flottant au vent... « T'épate pas, mon vieux, »
répond le tambour Bara qui file à ses côtés, sabots aux pieds et
une rose à la bouche, en allongeant ses petites jambes pour
rejoindre l'énorme compas de YEnglish. « T'épate pas, t'en
verras bien d'autres. » On dirait, à voir ce dessin de M. Louis
Vallet, qu'on aperçoit l'humoriste français et l'humoriste
anglais, si diflerens qu'ils soient l'un de l'autre, cheminant du
même pas.
Mais la caricature anglaise a quelque chose de plus tragique.
Où que ce soit, dans le vieux Punch ou chez ses deux filleuls :
le Punch de Melbourne et le Hindi Punch de Bombay, dans la
Westminster Gazette ou le Bystander, ou même dans le Cape Times
ou le Bulletin, de Sydney, sur les plages les plus lointaines et
sous les latitudes les plus diverses, partout où un homme de race
anglo-saxonne prend la plume pour tracer un symbole de la
Germanie et de la guerre, on se sent au pays de William
Blake et de Shakspeare. C'est un jet de lumière sur un char-
nier : il éclaire, il frappe; il ne scintille pas, ni ne joue.
Or, ce qui a frappé le plus l'humoriste anglais, dans toute cette
affaire, c'est la faillite de la civilisation, la régression de tout un
peuple vers les sauvageries et les perfidies animales. La guerre
LÀ CARICATURE ET LA GUERRE., 491
lui fait horreur, mais moins la guerre que la façon dont on la fait.
On ne se sent pas en présence d'un pacifiste convaincu, mais
d'un loyaliste. Le Français caricature le manque d'élégance, le
Hollandais le manque d'humanité, l'Anglais, surtout le manque
de bonne foi. Le business man, en lui, ne comprendra jamais
qu'un souverain ait pu protester sa signature au bas d'un traité,
et le sportif qu'un général ait triché, pour y gagner, au jeu
de la guerre. Si l'homme a fait quelques progrès, depuis
l'âge de pierre, c'est qu'il s'est entraîné à tenir sa parole et à
lutter, lorsque la lutte est inévitable, avec le moins de cruauté
possible. S'il l'oublie, il retourne instantanément à la condition
de l'anthropopithèque. Les progrès dont il se sert n'y font rien.
Il ne sera pas moins un gorille parce qu'il connaîtra les pro-
priétés de la nitroglycérine ou de la balistite qu'aux jours
lointains où, pour assommer son rival, il se saisissait d'un
quartier de roche ou emmanchait à quelque branche d'arbre un
silex convenablement éclaté. La science, avec ses engins nou-
veaux de destruction, ne fera que surexciter ses instincts de
gorille, en leur donnant toute liberté de s'épanouir.
C'est ce qu'a très fortement exprimé Will Dyson dans plu-
sieurs de ses Kultur Cartoons. Il a imaginé un vieux savant, en
pantoufles, un Ostwald ou un Gultman, malingre, souffreteux,
tout en cerveau, flottant dans sa redingote et son châle, qui
confère avec un anthropopithèque. Celui-ci a le front fuyant et
les bras formidables. Et, à la lumière du laboratoire, le cerveau
du xxe siècle montre à la brute des temps où les siècles n'étaient
pas encore commencés, une fine éprouvette pleine d'une
substance mystérieuse et lui dit : « Ensemble, mon cher habi-
tant des Cavernes, nous serions irrésistibles I » Il semble que
la brute ait compris, car elle laisse tomber la hache de silex
qui lui servait jusque là et passe affectueusement son bras sous
le bras du professeur... Plus loin, nous voyons un chimpanzé,
pendu par une patte à un Taube que dirige un autre singe et
prêt à laisser tomber les bombes accrochées à ses trois autres
pattes, sur une capitale moderne : sur ses dômes, ses écoles,
ses hospices, ses églises, ses musées. Et les deux singes sont
coiffés du casque à pointe, et c'est intitulé : Merveilles de
Science... Que celle-ci ait fait ou non faillite, dans sa préten-
tion d'améliorer, à elle seule, l'humanité, c'est ce qui n'est pas
en question ici. Mais il semble bien que Will Dyson ait trouvé,
492 REVUE DES DEUX MONDES.,
là, le symbole qui résume le monstrueux accouplement que
nous offre l'Allemagne : la science la plus avance'e unie à la
plus ancienne barbarie.
Cette barbarie est un des thèmes les plus ordinaires du cari-
caturiste anglais. Il estime qu'il suffit de la montrer pour
provoquer, dans le corps social, la réaction nécessaire. Le
Punch, de Melbourne, emprunte à Frémiet sa saisissante vision
d'un gorille de l'âge préhistorique enlevant une femme, et sur
le bras du gorille il écrit : Allemagne, et sur le bras de la
femme il écrit : Civilisation. Edmund Sullivan, dans son album
La guirlande du Kaiser, montre un soldat allemand embrochant
un enfant au bout de sa baïonnette et le Kaiser lui-même,
donnant le bras à sa fiancée la Mort, qui est en voile de mariée.
Des cynocéphales leur jettent des roses et cela s'appelle Mariage
de convenance. Des femmes et des enfans viennent d'être mas-
sacrés : c'est l'Arménie; l'Allemand et le Turc tiennent encore
le couteau sanglant à la main. Un troisième bandit s'approche :
il porte les traits de Ferdinand de Cobourg : « Lorsque je
suis venu en Bulgarie, je me résolus, s'il y avait des assassi-
nats, à être du côté des assassins, » dit-il, dans le Punch. Pareil-
lement, David Wilson, qui a fait toute une suite sur ce sujet,
dans le Graphie, montre trois personnages : un Prussien, le
fantôme du Brouillard et la Mort, qui vont de compagnie. Le
Prussien quitte le continent et enfonce une de ses grosses
bottes dans l'eau : il part pour quelque expédition. Le Brouil-
lard le précède, le couvrant de ses voiles, la Mort le suit, en lui
passant discrèlement sa faucille. Il tient à la main une bombe
pour les villes sans défense : c'est le raid sur la côte anglaise
qui commence... Au loin, sur les plaines qu'il vient de quitter,
disparaît la cathédrale de Reims. Et c'est intitulé : la Réelle
Triple- Alliance.
La même horreur de la barbarie inspire les Alliés dans
l'autre hémisphère. Dans le Bulletin, de Sydney, on voit le
Kaiser trônant sur un amas de crânes desséchés, comme ceux
que Veretschaguine peignait jadis, après la campagne de
Plevna, pour inspirer l'horreur de la guerre. Derrière son
trône, un squelette géant, armé du fusil et de la bombonne aux
gaz asphyxians, le protège de son corps hideux. Devant lui,
l'Épidémie, décharnée, couverte de pustules, suivie des figures
mille et mille fois grossies des bacilles et des microbes, s'incline
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 493
respectueusement. Et la Maladie dit à l'Empereur : « Salut,
maître! J'en ai tué des dizaines, mais vous en avez tué des mil-
liers! » Enfin, le Punch de Melbourne montre une longue théorie
de femmes en deuil, pleurant et priant, que leurs enfans, pen-
dus à leurs voiles noirs, tâchent de consoler, et il intitule cela :
« Veuves et orphelins Made in Germany. »
Voilà qui est net. Mais si l'horreur presque physique des
cruautés germaniques a inspiré les symboles anglo-saxons, on
sent pourtant que le coup brutal, tout seul, n'eût pas soulevé la
conscience britannique, comme la déloyauté du prétexte d'abord
et ensuite l'hypocrisie du but : c'est-à-dire le péché contre
l'Esprit. L'assassinat de miss Gavell a moins blessé l'âme anglaise
que le mot « ce chiffon de papier. » Des villes entières brûlées
lui ont paru un spectacle moins monstrueux que le Gott mit
uns. Dans le Graphie, Edmund Sullivan figure continuellement
le Kaiser agitant le papier où la signature de l'Allemagne
garantit la neutralité de la Belgique et y mettant le feu :
le papier flambe et met le feu, à son tour, à une corbeille de
papiers pleine d'autres traités qui incendient la mappemonde
entière, — et le Kaiser et le kronprinz s'en vont, d'un pied
lé°-er, en fumant leur pipe allumée à l'incendie universel.
Ou bien, encore, l'Homme au casque pointu patauge dans
le sang de la Belgique, en agitant toujours le traité en flammes,
comme une torche... David Wilson le montre en « Empereur
de la Paix, » des ailes blanches attachées à ses épaules, des
lys blancs sortant de son fusil : seulement, la colombe qu'il
tient au bout du doigt, comme le fauconnier son gerfaut, prend
insensiblement des airs de Taube, et de son bec dégoutte du
sang, — tandis qu'à l'horizon des villes brûlent sous le ciel
noir. Le même artiste évoque, auprès du Kaiser habillé en
amiral, l'ombre de son modèle : l'écumeur de mer du temps
de la reine Elisabeth. Et ce bandit, qui porte encore le serre-
tête, les larges boucles d'oreilles, le pistolet du partisan, se
croise les bras avec indignation, — car, au loin, une colonne
d'eau fuse sous le chapelet de lumières qui annonce un paquebot
dans la nuit : une torpille vient d'éclater, — et il dit : « On
l'appelle un pirate 1 On oublie que les pirates, eux-mêmes,
jouaient selon les règles du jeu ! »
Et à cela pas d'excuse! Le jeu a des règles, la civilisation
a des lois : il se peut qu'elles soient conventionnelles, mais
494
BEVUE DES DEUX MONDES.
sans elles il n'y a pas de match, pas de cricket possible, ni de
vie en commun dans l'humanité. « Laissez-moi vous expli-
quer... » dit le Germain au moine qui écrit l'histoire de la
Belgique sur le grand livre des siècles, en vue des villes détruites
et des populations massacrées. — « Je n'écris pas les explica-
tions, mais les faits, » répond l'Histoire. Les explications
seraient, d'ailleurs, pitoyables. Car si l'on peut violer une
convention, sous prétexte que les circonstances ont changé
depuis qu'on l'a signée, quel est non pas seulement le traité,
mais le contrat, l'acte de vente, la promesse la plus banale et la
plus ordinaire qu'on ne puisse, du matin au soir, répudier à
plaisir? Et si c'est une guerre « préventive, » que celle qu'on
déchaîne contre le monde entier, quand le monde entier incline
au désarmement, est-il possible d'imaginer une seule agression
que ce sophisme ne justifie ? Caïn a tué Abel, préventivement :
qui sait si Abel n'aurait pu inventer quelque arme perfectionnée,
un nouveau « silex éclaté » qui lui aurait procuré quelque
avantage? Le loup a tué l'agneau « préventivement : »
l'agneau, sous couleur de se désaltérer, avait « repéré »la place
du loup, près de 1' « onde pure, » et allait, peut-être bien, pré-
venir les chiens du troupeau... Il faut se méfier d'un agneau
qui se désaltère... Enfin, si l'on appelle « philanthropie » et
« humanité » le massacre d'une population entière pour abréger
la guerre et limiter ses horreurs, qu'est-ce qu'on appellera,
dans la langue de Bernhardi, « barbarie »et « cruauté? » Mieux
vaut, pour l'honneur de la raison humaine, avouer qu'on a
frappé parce qu'on était le plus fort et qu'on a violé les règles
du jeu parce qu'on a pensé que nul ne serait là, pour les faire
respecter. Ainsi, on n'ajoutera pas un crime contre l'Esprit au
crime contre l'humanité. Car le crime contre l'Esprit ne sera
jamais pardonné. C'est ce que signifie une très belle planche de
Will Dyson, dans ses Kultur Cartoons, intitulée : « La Voix du
ciel. » Sous un haut portique de Ninive ou de Thèbes, un
Kaiser, casqué, se courbe, se cache, se sauve ébloui : c'est qu'à
travers le portique, apparaît un soleil aveuglant. Et ce soleil
grandit, s'approche, éclate, entouré de millions d'anges, les
anges à peine perceptibles, dans la lumière qu'on voit au
Paradis de Gustave Doré : — et de toutes ces splendeurs, une
voix, la voix du Ciel, répond au paradoxe de l'avorton chétif :
« Notre loi ne connaît pas de nécessité.. »
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 495
L'invoquer, au même instant qu'on transgresse sa loi, est
une hypocrisie intolérable. Ce sentiment, que nous verrons
admirablement exprimé chez les Neutres, notamment par
Raemaekers, anime constamment l'artiste anglais ou australien.
Le Bulletin, de Sydney, montre la horde allemande passant
devant un crucifix, piétinant des cadavres de femmes, portant
des corps d'enfans embrochés à ses baïonnettes, brandissant
des bouteilles de Champagne, jetant devant eux des gaz empoi-
sonnés : « En avant, soldats chrétiens! » dit la légende. Et, une
autre fois, c'est le Christ qui paraît, au milieu d'eux, portant
sa croix, sous les doubles étendards de l'aigle allemande et du
croissant, conduit pour la seconde fois au Calvaire. « Jérusalem,
Samarie et le mont des Oliviers sont transformés en champs
d'exercice pour les soldats turcs sous la direction des Allemands
et, au Golgotha, des cibles ont été dressées pour apprendre aux
Turcs à tirer sur les chrétiens. » C'est pourtant dans une
église que David Wilson représente toutes les fortes têtes de la
Germanie, réunies, en foule compacte, chantant pieusement et
comme une chose agréable à Dieu Y hymne de haine, le Gott
strafe England, qui a remplacé, pour les théologiens de là-bas,
pour les Deissmannet les Dryander, le Pa.rin terris des anges de
Bethléem. Enfin, une image du Cape Times résume le crime,
tous les crimes, dans une vision saisissante, — saisissante, au
moins, pour les peuples anglo-saxons, à qui la Chanson du
vieux marin, de Coleridge, est familière. Le pont d'un navire,
sous le ciel noir; un albatros y gît, transpercé d'une flèche; un
marin, armé d'une arbalète, le regarde, épouvanté de ce qu'il a
fait... « Et il a fait une chose infernale. Et cela leur portera
malheur! » Et l'albatros est la Paix de l'Europe, et la flèche est
la Guerre et le marin est Guillaume II.
D'où viendra le châtiment? — « Du Peuple, » répond
Bernard Partridge, dans le Punch. C'est la vieille idée anglaise,
qui est aussi bien française ou latine : en appeler du chef
coupable au Peuple qui, nécessairement, est abusé et trahi. « Si
le Peuple savait! » dit-on aujourd'hui, dans les pays démocra-
tiques, comme on disait jadis : « Si le Roi savait! » car l'on ne
doute pas que, sachant, il ne punisse les coupables. L'huma-
nité n'a fait que changer de rêve... Le Kaiser est dans son
cabinet, penché sur ses cartes de guerre ; il a entendu un léger
bruit, il s'est redressé et regarde : une sombre figure de femme
^96 REVUE DES DEUX MONDES.
est là, derrière le rideau, en haillons, coiffée du bonnet
phrygien ; elle tient une torche, la main basse, et sur la fumée
remontante de cette torche on lit : Révolution. Ou bien le
Kaiser, toujours assis devant ses atlas, levait son verre pour
boire : « Au jour... » mais avant qu'il ait pu achever son toast,
une main, la main d'un spectre horrible, l'a saisi au poignet
et lui montrant un gibet prêt, avec le bout de la corde qui s'y
balance, le spectre termine ainsi le voeu : «... du Jugement! »
Même sort attend Ferdinand de Cobourg, toujours d'après le
Punch. Il s'avance, à pas prudens, le long d'une ruelle, le cou-
teau à la main, pour entrer dans la rue de la Serbie et y faire
son mauvais coup, mais il est inquiet, car dans l'ombre d'une
voûte, sur ses traces, se glisse un homme armé d'un couteau
semblable, et sur le manteau de cet homme qu'il ne voit pas,
nous lisons ce mot : Révolution. En attendant que son propre
peuple désavoue l'agresseur, la voix des Peuples le condamne,
sur tout le globe, et le Bulletin, de Sydney, montre le Teuton,
revenu à l'âge de bronze, nu, hagard, qui fuit, sa lance homi-
cide à la main, lapidé par une foule furieuse : c'est une -
vision comme celles que nous donnait jadis M. Gormon. Voilà
Yhmaëldes Nations, dit le journal australien, et il ajoute : « Et
ce sera un homme sauvage et il sera l'ennemi de tout homme
et tout homme sera son ennemi. »
Tel est le ton général de la caricature anglaise. Mais elle
ne se tient pas toujours à cette hauteur biblique. Elle ne
s'indigne pas toujours contre la force ; elle raille aussi la fai-
blesse : faiblesse militaire, faiblesse diplomatique. Que les
légions du Kaiser n'aient pas pu triompher de la « misérable
petite armée du général French, » et que cette armée soit
devenue la grande armée de Kitchener, c'est un échec à com-
mémorer. Et l'on a vu l'Empereur et son fils observant, à la
lorgnette, le lion britannique, qui leur parait gros comme un
rat, — mais ils avaient regardé par le mauvais bout de la
lorgnette et le lion bondit sur eux, formidable. Ils avaient
cru pouvoir aller à Calais : ils n'y sont jamais parvenus. Et
l'on voit, dans le Punch, le Kaiser en grand costume de général
et gants blancs qui chante, au milieu de son état-major, un
vieux refrain de music-hall, qu'il a ainsi rajeuni : « Y a-t-il
quelqu'un qui aurait vu Calais? » Et tous les autres généraux,
appuyés sur leurs sabres, l'air dolent et désespéré, reprennent
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 497
en chœur : « Y a-t-il quelqu'un qui aurait vu Calais? » L'Impé-
rial Comique (c'est le nom irrévérencieux que le Punch lui
donne) se de'clommage avec l'empereur François-Joseph.
« Gomme nos armes font de bonne besogne! » lui dit le vieil-
lard, un peu titubant, et l'autre, redressant furieusement les
pointes de ses moustaches : « En effet I A propos, j'apprends
que vous êtes en guerre avec l'Italie. Avez-vous des nouvelles
de ce front? » De même, le parti qu'a pris jusqu'ici la flotte
allemande de ne point affronter la haute mer réjouit trop l'An-
gleterre pour que, dans le Taltler, le caricaturiste n'ait pas
trouvé son symbole : c'est un bouledogue provocant d'une
part, et, de l'autre, un chien enfoncé dans sa niche et qui n'ose
sortir. Et le chien à la niche est l'Allemagne, et le bouledogue
est l'Angleterre. Enfin, le sort des colonies allemandes est
admirablement résumé dans ce dessin du Passing Show : nous
sommes dans un bureau du ministère des Colonies, à Berlin ; la
porte est fermée, le silence profond. Dans un fauteuil, dort
paisiblement, la casquette enfoncée jusqu'aux oreilles, les mains
jointes sur le ventre, un fonctionnaire sans fonction. Sur le
mur, en effet, le planisphère, où l'araignée a suspendu son fil,
porte de nombreuses étiquettes collées sur les colonies alle-
mandes et portant ce mot -.perdu. II y a perdu sur Kiao-Tchéou,
perdu sur le Togo, perdu sur la Nouvelle-Guinée et les îles de
la mer du Sud, perdu sur le Cameroun, perdu sur le Sud-Ouest
africain, en tram de se perdre sur l'Est- Africain... Partout, les
araignées tissent leur toile, les rats rongent le tapis et font cent
tours, la tapisserie se décolle et pend lamentablement. Le
fonctionnaire ne se réveille pas pour si peu : c'est le sommeil
heureux du bureaucrate, dont le droit au repos est désormais
incontesté.
Les échecs diplomatiques de l'Allemagne n'ont pas moins
excité la verve des Anglais que ses échecs militaires. Deux des-
sins du Punch, surtout, sont admirables et méritent d'être
retenus. Le premier a trait aux négociations avec l'Italie, avant
l'entrée de celle-ci dans l'Entente. Un bersaglier, qui accuse
une vague ressemblance avec le roi Victor-Emmanuel, écoute
distraitement et d'un air fort détaché les propos que lui tient le
Kaiser, en le tirant par la manche. Ce kaiser vieilli, insinuant,
réalise un extraordinaire type de ruffian et de louche entremet-
teur. Tout bas, — pour ne pas être entendu par un oiseau cou-
tome xxxm. — 1916. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
ronné qu'on voit au loin sur son perchoir, — et l'œil fixé sur le
plumet du bersaglier, le tentateur lui dit : « N'auriez-vous
pas besoin encore de quelques plumes? Je connais un aigle à
deux têtes... »
Si Bismarck était encore là, tout cela ne serait pas arrivé !
se disent bien des gens en présence de ces erreurs. C'est le
sujet du second dessin du Punch : le Navire hanté. Pour le
comprendre, il faut se souvenir d'un autre dessin paru dans le
même journal, vingt-cinq ans auparavant. C'était après le ren-
voi du chancelier de fer par le jeune Empereur. Le monde
entier était surpris de ce qu'il considérait comme un acte d'in-
gratitude et d'imprudence. Alors, dans le Punch du 29 mars 1890,
on vit ceci : un marin de haute stature, triste, vieux, mais
vigoureux encore, descend, lentement, l'échelle d'un navire de
haut bord, la main gauche tàtant encore la paroi du vaisseau
qu'il a longtemps guidé, et ce marin a les traits de Bismarck.
Penché au haut du bastingage, un jeune souverain le regarde
partir. L'impression produite fut immense. Le Punch s'en est
souvenu et, dans un de ses récens numéros, il a figuré le
même navire et, sur le même bastingage, le même souverain,
couronne en tête, mais vieilli, lui aussi, et les yeux grandis
par la terreur. Que voit-il donc? Tout contre l'échelle que des-
cendait Bismarck il y a vingt-cinq ans, un canot vient d'ac-
coster, une ombre épaisse et lourde en est sortie et a gravi len-
tement les premières marches, et ce fantôme, qui a une casquette
et de grosses bottes, ressemble étrangement au vieux pilote
autrefois congédié, dans la présomptueuse insolence des jours
de la jeunesse, et il murmure : « Cela m'élonnerait, s'il me chas-
sait, maintenant!... »
Les ombres des morts reviennent parfois, dans les carica-
tures, pour raisonner sur ce que font, après eux, les vivans.
Que diraient-ils s'ils voyaient ce que nous voyons? S'ils savaient
où conduisait cette route qu'ils ont faite avec nous? Lequel d'entre
eux serait sans surprise? Lequel, sans reproche? La Westminster
Gazette a évoqué les ombres de lord Salisbury et de Gladstone,
ces deux adversaires d'antan, unis dans le pays où il n'y a plus
d'adversaires, ni de temps, et l'ombre de Salisbury demande à
celle de Gladstone : « A quoi pensez- vous? » — « A la Bul-
garie! répond Gladstone, et vous? » — « A Héligolandl »
C'est un des rares exemples où les Anglais se caricaturent euy-
LA CARICATURE ET LA GUERRE* 499
mêmes. Un autre, emprunté au Bulletin, de Sydney, est égale-
ment saisissant. L'artiste a voulu stigmatiser l'attitude de ceux
qui refusent le service obligatoire. Il a représenté une galère
antique où rament de jeunes et robustes Anglais enchaînés. Un
Teuton sauvage, aux longues tresses, leur laboure les épaules
à coups de fouet et, sous le dessin, on lit ces mots : « La fin des
indolens. Ils ont préféré l'esclavage à la conscription. »
Indignation contre le crime, raillerie des échecs de l'ennemi
et de ses propres faiblesses, cela ne suffit pas au Punch, qui se
souvient encore, au milieu des horreurs de la guerre, qu'il se
doit à ses lecteurs de les faire rire, ou au moins sourire, et
qu'il s'appelle le Charivari de Londres. II a eu, pour son premier
numéro de 1916, une idée fort ingénieuse. II a imaginé qu'il
était soumis à la censure impériale allemande et qu'ainsi texte
et dessins devaient être modifiés selon l'humour germanique.
La couverture même, fameuse depuis le temps de Lemon, a
subi quelques améliorations. Le Polichinelle bossu et ventru,
qui se grattait le nez, a été remplacé par le Kaiser qui redresse
ses moustaches, le roquet anglais, par un basset allemand qui
fait le beau ; le lion britannique, qui souriait sur le chevalet de
Master Punch, tourne le dos et fuit honteusement devant son
nouveau peintre ; la Bacchanale qui errait sur le soubassement
ne montre plus le triomphe de Silène-Punch, mais du Kron-
prinz, le tambourin où frappe un petit génie et qui rend le son :
à Calais! et l'ophicléide où souffle un génie ailé : Gott strafe
England! — cependant que des cornes d'abondance, muées en
gigantesques saucisses, sortent des légions de petits « boches »
éperdument amusés par ce triomphe de l'esprit germanique.
Il a imaginé, ensuite, ce qui arriverait Si le Kaiser devenait le
directeur du Punch, et notamment ce que serait le diner des rédac-
teurs du journal. La scène est truculente et digne de Hogarth.
C'est vraiment une belle fin de repas de corps. Les convives se
tiennent assez bien : un seul a mis sa botte sur la table, mais
tout le monde, comme il convient, parle à ,1a fois : « Regardez 1
des ballons 1 » dit le comte Zeppelin en montrant les cercles de
fumée qu'il tire de sa pipe., « Je suis un sous-marin : voyez
mon périscope ! » dit l'amiral de Tirpitz, en sortant de dessous
la table et en montrant un bock posé sur son crâne dénudé. Il
rit, mais cela ne fait pas rire M. de Bethmann-Hollweg, qui a le
vin triste et lui crie : « Cessez, Tirpitz, c n'est pas drôle 1 »
SOO REVUE DES DEUX MONDES.:
Dans un coin, le roi Ferdinand de Bulgarie tâche de réveiller
le Sultan, endormi, par ses joyeux propos : « Courage, Mahomet,
à nous deux, nous lancerons un Punch balkanique! » Le prince
Henri de Prusse chante à lue-tôte et l'Empereur, debout, les
bras croisés, furieux, clame : « L'humour allemand au-dessus
de tout! » — ce que, d'ailleurs, nul n'écoute, sauf le Dr Sven
Hedin, qui applaudit, et s'écrie : « Oh! Guillaume, vous êtes un
homme étonnant. Vous auriez du être lama! » En vérité, quand
on songe à tous les rôles qu'il joua, jadis, avant de débuter dans
la tragédie, cela semble presque une satire des temps de paix.
Chez les autres pays alliés, la caricature a été moins active.
Pourtant, la Mucha, de Varsovie, le Novi Satirikon de Petro-
grad, le Numéro, le Pasquino, ÏUomo di Pietra et YAsino en
Italie, donnent fréquemment des images dignes d'être retenues.
Telle, cette satire parue dans la Mucha, en 1914, lorsque les
Allemands voulant déborder notre aile gauche, montèrent,
montèrent indéfiniment vers le Nord. Nous sommes en Amé-
rique, devant les chutes du Niagara. L'oncle Sam, gigantesque,
avec sa queue de pie et ses gros souliers traditionnels, se penche,
fort intrigué, sur une armée de myrmidons qui traverse le fleuve.
11 reconnaît, soudain, le casque à pointe et s'écrie : « Qu'est-ce
que c'est que tout ça? L'armée allemande? D'où sortez-vous? »
Campé sur son cheval, le général de Dummerjahn lui répond :
« Depuis trois semaines, nous faisons un mouvement envelop-
pant sur l'aile gauche des Alliés et cela nous a conduits ici.
Maintenant, les Alliés ne nous échapperont sûrement pas. »
L'expédition d'Egypte inspire à la même Mucha une satire
semblable. Tous les sphinx se mettent à rire, de toutes les
fentes et les crevasses de leurs pierres millénaires, et les Arabes
s'écrient: « 0 Allah! qu'est-ce qui est arrivé? — C'est, répond
le Sphinx, que les Allemands veulent conquérir l'Egypte, à
travers le désert de Libye. Il y a de quoi faire rire même les
pierres! » De même, la campagne de Russie lui parait un
accès de folie. Elle représente un Napoléon regardant à la
loupe un tout petit Guillaume II, lilliputien, qu'il a pris dans
le creux de sa main : « Et ce pygmée a le toupet de prétendre
me remplacer! » dit l'Empereur, « la seule ressemblance sera
que son Waterloo arrivera juste un siècle après le mien. »
L'ironie de l'artiste slave est parfois plus amère. Dans un de
ses derniers dessins, il montre le Kronprinz, en déshabillé,
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 501
armé d'une loupe, lui aussi, afin de mieux examiner ies objets
d'art et les pendules dont il fait l'inventaire. Pourtant, c'est le
jour où l'on célèbre l'anniversaire des Hohenzollern. « N'êtes-
vous pas encore prêt? Les invités sont tous arrivés, » lui dit son
père, en grande tenue, indigné. — « Laissez-moi seul, répond
le jeune homme. Au lieu de me réjouir au cinquième cente-
naire des voleurs de notre famille, je préfère jouir de la collec-
tion que j'ai moi-même réunie, en une seule année, par ma
propre industrie. » Ou bien encore, on voit Mars, dieu de la
guerre, devenu un général allemand qui interpelle la Mort, un
peu lasse de faucher sans cesse : « Dis donc, tas d'os, ne fais
pas attention à ce que j'ai dit de mon intérêt pour les Polonais.
Coupe-les, fauche-les, sans pitié. Je ne me soucie pas qu'il reste
des gens vivans sur le sol, mais dans ce sol je dois préparer un
terrain libre pour les immigrans qui arriveront du pays natal. »
En Italie, la caricature, d'abord neutre puis alliée, est beau-
coup moins amère. Elle est aussi moins saisissante, du point
de vue graphique. La légende y est toujours très supérieure au
dessin. Le peuple le plus fin du monde n'est jamais à court
d'esprit, mais son art, toujours orienté vers le Beau, n'a jamais
condescendu à s'appliquer aux menues besognes de la catagra-
phie. C'était vrai déjà, du temps de Léonard, dont les carica-
tures sont de simples « charges » et n'ont rien de psycho-
logique. Les peuples et les époques d'art hautement plastique
et idéaliste ne connaissent point la caricature fine et nuancée :
elle n'apparaît que chez les peuples et aux époques d'art « carac-
tériste » et réaliste.
Toutefois, l'idée satirique suffit parfois pour rendre son signe
précieux. Telle est celle des deux rats figurés par le Pasquino,
de Turin, dans les premiers jours de la guerre. C'est le Rat de
Paris et le Rat de Berlin, en face l'un de l'autre, des deux côtés
du Rhin et songeant aux invasions et aux sièges futurs : « Lequel
de nous aura l'honneur de servir de comestible? » — se deman-
dent-ils. Lorsque, plus tard, il est question, pour l'Italie, de
prendre part au conflit, le Numéro, de Turin, résume ainsi
l'attitude de l'Allemagne. Un Prussien tient dans sa main une
marionnette qui a la tête d'un Turc et, de ses doigts cachés sous
la figurine, lui fait manœuvrer un sabre de bois, le tout pour
effrayer la pauvre petite Italie, encagée sur sa chaise, par la
neutralité. L'enfant, apeurée par le pantin, serre craintivement
502 REVUE DES DEUX MONDES.!
sa chère petite poupée Libye, sur son cœur. Et le Prussien lui
dit : « Bul Bu! Bu! tu vois comme il est méchant? Si tu n'es
pas gentille, il mangera ta poupée. » Mais l'Italie n'a pas eu
peur de la menaçante baudruche et tous ses crayons satiriques,
maintenant, sont tournés contre l'Allemagne. Un des plus
acérés est celui de YAsino, de Rome. Il a parfaitement retracé,
en quatre tableaux, la folie mégalomane qui a déchaîné cette
guerre. Cela s'appelle les Discours du Kaiser en 1915. Dans le
premier tableau, on voit un grand Kaiser et un tout petit Père
Eternel, enchaîné à sa fortune, tenant dans sa main une petite
boule, qui est le monde. Nous sommes au mois de janvier et
l'Empereur, brandissant une épée gigantesque et sanglante,
s'écrie : « A moi seul je déferai le monde ! » En mars, il ajoute :
« Naturellement avec l'aide de Dieu » et son vieux Dieu alle-
mand a un peu grandi. « Cela va mal : ce n'est pas ma faute 1 »
s'écrie-t-il, au mois de juin, en désignant le Père Eternel fort
embarrassé du globe qu'il lui a mis sur les bras. Enfin, en
décembre, le Kaiser est tout petit, estropié, le « vieux Dieu
allemand » gigantesque et désolé : « C'est sa faute! » crie le
Kaiser... Hélas 1 ce léger croquis de YAsino, c'est l'éternelle
attitude de l'homme en face de la Providence. Mais, ici, l'homme
est si prodigieusement puissant et si manifestement coupable,
qu'il ne peut se décharger sur la fatalité. Rien ne fut jamais
moins fatal, rien ne fut plus délibéré, ni voulu, que cette
guerre. Le hasard n'a aucune part dans cette régression vers
la Barbarie. Les satires qu'on en a faites ne dépassent donc
pas, d'un trait, la cruelle vérité. Elles resteront intercalées
dans les pages de la grande Histoire. On y regrettera seulement
l'absence de Goya, de Valdès Léal et de Daumier.
Robert de la Sizeranne,
LA MENDICITÉ ALLEMANDE
AUX TUILERIES
1852-1870
Le 21 octobre 1870, le comte de Bismarck posait à M. Rameau,
maire de Versailles, cette question : « Connaissez-vous les docu-
mens trouvés aux Tuileries? — Non; vous savez que nous
sommes au secret depuis plus d'un mois. — Ces documens sont
très curieux. Il y a là des coryphées du parti démocratique qui
sont un peu compromis. Il faudra que je fasse paraître cela dans
notre petit journal, le Nouvelliste de Versailles... » Ce journal,
qui servait, pendant la guerre, de Moniteur Officiel à la Préfec-
ture allemande de Seine-et-Oise, avait paru le 15 octobre sous
les auspices du préfet, M. de Brauchitsch. Il publia de nombreux
extraits des Papiers des Tuileries en guise de « Variétés. » Mais
il est à remarquer qu'il ne donna que les textes favorables aux
desseins de la Prusse et se garda bien de révéler aux lecteurs
ce qui devait être désagréable à l'Allemagne. Or, c'est cette
partie négligée que je veux étudier aujourd'hui.
En ces temps de vertu allemande, il me parait bon de rappeler
aux Prussiens ce qu'ils ont volontairement oublié. On verra
jusqu'à quel point ces hommes intègres, indépendans, désinté-
ressés ont sollicité servilement les faveurs impériales. Depuis
les plus hauts personnages et les savans les plus illustres, jusqu'à
des êtres infimes, tous frappaient à la porte des Tuileries, solli-
citant de l'or, des titres ou des faveurs. Jamais publication
504 REVUE DES DEUX MONDES.;
n'aura été plus utile pour rabaisser la morgue et l'orgueil de
nos ennemis. C'est par André Lavertujon, secrétaire de la
Commission nommée le 4 septembre 1870 et ancien sénateur,
que j'ai connu ces pièces, dont Henri Bordier, ancien biblio-
thécaire de la Bibliothèque nationale, avait le premier formé
un dossier important, édité chez Beauvais en 1872.
Les dossiers contenaient plus de deux mille lettres, sans
compter celles qui ont disparu dans l'incendie des Tuileries,
et celles qui peuvent se trouver encore aux Affaires étrangères
ou dans les Archives de chancellerie qui en dépendent. M. Bordier
se félicitait d'offrir en bloc aux chercheurs et aux philosophes
une abondante moisson d'élémens psychologiques sur l'Alle-
magne contemporaine. Il leur laissait le soin de les analyser, de
les critiquer, d'en tirer parti, mais je puis affirmer, si étonnant
que cela soit, que ces documens, publiés en dehors de l'édition
officielle, passèrent presque inaperçus.
Je voudrais bien savoir si l'on pourrait trouver aux Archives
de Berlin, impériales et royales, des lettres similaires de nos com-
patriotes quijamain tendue pourréclamerde l'or et des faveurs,
se seraient prosternés devant le roi de Prusse ou l'Empereur
allemand? Si elles y étaient, il y a longtemps qu'elles seraient
publiées. J'ai mis en œuvre avec soin les documens que nous
devons aux recherches de Bordier et André Lavertujon et l'on
verra ce qu'il faut penser des affirmations audacieuses de
M. de Bismarck qui, le 7 décembre 1871, déclarait que le senti-
ment de la justice était éteint en France, tandis que celui du droit
et de l'honneur restait incarné dans l'àme du peuple allemand.
*
* * •
Commençons immédiatement notre étude par les petits qué-
mandeurs, puis nous continuerons par ceux qui appartiennent
a des classes plus élevées, et enfin nous arriverons aux sommités
allemandes, comme bouquet de ce véritable feu d'artifice.
Et d'abord, voyons les inventeurs. Ceux-ci sont légion.
Combien s'adressent à Napoléon III pour lui expliquer leurs
systèmes, implorer ses critiques, demander des audiences et
finalement son appui et surtout de l'argent 1 Combien lui écri-
vaient pour lui soumettre des idées nouvelles sur les canons et
les fusils, les projectiles, les lance-feux, le coulage des balles,
les fusées incendiaires, l'utilisation des miroirs d'Archimède,
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 505
de nouveaux explosifs, la mesure des distances en matière
d'artillerie, la manière de faire sauter les villes à l'aide du gaz,
le perfectionnement du fusil à aiguille, les incendies provoqués à
longue distance !...Semmelmaier d'Augsbourg offre à l'Empereur
un nouveau projectile, à l'aide duquel on pourrait porter la
destruction la plus certaine sur n'importe quel point. Il ne
s'expliquera entièrement à ce sujet qu'avec l'acquiescement
de S. M. et une somme nécessaire pour expérimenter ses décou-
vertes en grand. S'il réussissait, « ses prétentions s'élèveraient
à une récompense de trois millions de tlorins. »
Braun et Sôlme, fabricans d'acier à Schondorf, envoient une
cuirasse d'acier et une visière-blindage pour les canons se
chargeant par la culasse, en réclamant les commandes du
gouvernement français de 1861 à 1866. Le baron von Goeler
de Ravensburg présente un système de canon-monstre avec un
obus qui éclate au moindre choc et produit autant d'effet que
plusieurs centaines de kilos de poudre. Otto von Grahl de
Wùlssdorf fait hommage d'un livre dans lequel il propose un
nouveau canon, — système Lenk, — qui se tire avec le coton-
poudre. Mais, obéré momentanément pour avoir secouru des
amis, il sollicite un secours de 4 000 francs et rappelle que son
père est un ancien médaillé de Sainte-Hélène.
Le graveur Auguste Grimmer à Pforzheim a inventé une
machine de guerre qui permettra à Napoléon de détruire la
puissance russe, de même que les Romains, avec leurs éléphans,
ont vaincu tous les peuples. Il rappelle la proposition faite par
lui-même d'une sorte de locomobile militaire pour opérer sur
les terrains raboteux. L'auteur de l'invention a vainement
cherché à l'exploiter en Allemagne; il pense, à présent, qu'on
pourrait l'utiliser au Mexique. En tout cas, il demandera un
peu d'argent, si on le fait venir à Paris (mars 1863).
Le docteur Hahn, chimiste, propose une nouvelle poudre de
guerre et exprime sa douleur de voir une telle invention rejetée
après les expériences. « Etant étranger, avoue-t-il, je serais perdu
si le cœur noble et bienveillant de V. M. ne m'inspirait pas le
courage d'implorer votre grâce et de prier très humblement
que V. M. veuille daigner m'accorder un secours pour pour-
suivre mon but et retourner dans mon pays. » Il se contentera
de deux cents francs.
D'autres proposent des inventions nouvelles pour la marine,
506 REVUE DES DEUX MONDES.
des hélices, des gouvernails, des blindages perfectionnés. L'un
d'eux, ancien oberleutenant prussien, Philippe Krùger, est
venu de Silésie à Paris pour exhiber une lunette marine qui
indique instantanément la distance à laquelle se trouve un objet
éloigné. Il s'excuse de ne pouvoir se présenter à l'audience parce
qu'il est malade. Il envoie sa photographie et y ajoute ces mots :
« Monsieur le chef du Cabinet... Aide-toi, le ciel t'aidera...
Ce sont ces mots qui forcent le soussigné de vous attaquer par
les lignes suivantes. C'est hardi naturellement, mais je serais
si heureux de pouvoir peindre clairement ma situation. Cela est
difficile, car il n'est pas convenable d'écrire si longuement à de
hautes personnes en mauvais français. Je n'étais pas préparé à
un tel long séjour à Paris et, pour la première fois de ma vie,
j'avais faim. Les sacrifices de ma noble sœur m'ont sauvé jus-
qu'ici. » Il ne se plaint cependant pas des difficultés qu'on lui
oppose. « Le ministère français n'est pas obligé de faire parfaite
une invention imparfaite, notamment pour un étranger... Si je
m'adresse à vous, c'est parce que je sais que vous êtes un
homme d'esprit qui ne vit pas pour son plaisir seulement. Aussi,
j'ai fait une enquête sur votre personne, et ce que je dis est très
franc. On m'a dit des deux parties le même mot : « C'est un
brave homme. » Parce que nous avons en allemand l'expression
braver Mann, j'ai lieu de croire que c'est la chose dont j'ai
besoin. » En fin de compte, il reçoit et accepte cinquante francs...
Combien lui succèdent et qui offrent de précieuses découvertes
pour ferrer les chevaux, tripler les produits agricoles, augmenter
la rapidité du tannage, clarifier l'eau, conserver la viande,
sauver les vers à soie, fabriquer de la glace, faciliter la naviga-
tion aérienne, former une nouvelle pile voltaïque et un moteur
à mouvement perpétuel !... Et c'est toujours la même antienne :
des secours ou des fonds pour réaliser tous ces prodiges I
C'est à qui s'ingéniera ensuite en Allemagne à guérir l'Empe-
reur, dès qu'on apprend qu'une maladie quelconque l'a frappé.
L'un propose des bains aromatiques, aux feuilles de pin, aux
feuilles de ronces, à la camomille et même aux œufs de fourmi;
l'autre, la fleur de soufre, le savon blanc, la morphine; celui-
ci le vin d'Ahr, celui-là un régime de grogs et enfin des moyens
magiques. Est-ce tout ? Non. L'imagination allemande est plus
étendue qu'on ne le croirait. Des limaçons en poudre, du raifort
pilé, des gouttes de Harlem, des frictions de pétrole, que sais-
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES., 507
je?... On veut guérir à tout prix le malheureux souverain du
rhume, du mal d'estomac, des douleurs de jambe, de la goutte,
de la pierre, du diabète, du choléra, de maladies de cœur, de
la sciatique et d'une foule d'horreurs dont il n'était heureuse-
ment pas affligé.
Voici l'une des plus étonnantes requêtes. Elle est du
sieur Daniel Vogel de Kleinruckerwalt. Elle est datée du
26 septembre 1869. L'auteur prend la liberté « d'informer Sa
Majesté qu'il a été favorisé d'un rêve tel qu'il doit l'écrire, afin
de mettre sa conscience en repos, Veranlassung dazu giebt mein
Gewissen zu beruhigen... Dans ce rêve, il a été conduit à tra-
vers des arcs de triomphe et des palais, jusqu'à la chambre du
monarque. Un ami, auquel il en a fait la confidence, y a vu
un avertissement du Ciel et lui a dit : « Toi, l'homme de la
magie et de la sympathie, c'est Dieu qui te désigne évidemment
pour la guérison des maladies incurables, et comme les journaux
venaient d'annoncer que l'empereur Napoléon est malade, c'est
manifestement toi qui dois le guérir. » De là cette lettre... Elle
contient les prescriptions suivantes : « 1° Daigne Votre Majesté
écrire le nom de son défunt père; 2° celui qni lui est propre;
3° envoyer une chemise sale portée par elle ; 4° faire une collec-
tion de rognures de cheveux, de poils et ongles, de toutes les
parties du corps, envelopper le tout dans une sorte de saucisse;
5° appeler un chirurgien et faire extraire du pied quelques
gouttes de sang, trois ou quatre, et en imbiber le linge en
dessus ; 6° à partir de ce moment, garder sans faute la première
urine et précieusement l'introduire dans la vessie d'un porc
récemment tué et la suspendre ainsi dans une cheminée pen-
dant deux mois. Enfin enterrer le tout ensemble dans un
fumier. » Et ravi de sa trouvaille, Vogel prophétise : « Le
remède est souverain!... » Je néglige encore les onguens parti-
culiers, les bains sulfureux, les eaux minérales de Kœnigsdorf,
Schwalbach, Burtscheid, Gastein, Weldungen, Franzensberg et
autres, les fluides magnétiques, les spécifiques Antirheuma, etc.
Des centaines de médecins, carabins, apothicaires, rebouteux,
empiriques et charlatans tudesques croyaient pouvoir s'adresser
en toute liberté à la naïveté et à la bourse de l'Empereur.
C'était à qui offrirait des tisanes, des potions, des toniques, des
philtres et des dictâmes... Rien de plus bouffon que ces lettres
écrites généralement dans le style des Diafoirus de Molière I
508 REVUE DES DEUX MONDES.)
Vient ensuite la séquelle des vendeurs de dessins, tableaux,
sculptures, objets d'art variés, collections d'antiquités, pianos,
harpes, bijoux, bois de lit chinois, papiers rares, manuscrits
autographes, bois de chevreuils, défenses de rhinocéros et
d'éléphans, etc.
Ce n'est pas tout. On s'adresse à, l'Empereur lui-même et on
cherche à obtenir ses faveurs en le louant d'abord dans son
oncle sublime, puis dans sa propre personne. Le sculpteur
prussien Hartung, qui a exécuté un important groupe en marbre
pour une place publique de Coblentz, sa ville natale, et un Phi-
loctète, dit que sa composition du héros grec a reporté sa pensée
vers un héros plus grand des temps modernes et lui a fait
concevoir un groupe de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Les suf-
frages du roi de Prusse et de l'illustre Alexandre de Humboldt
lui ont inspiré le plus vif désir de soumettre son œuvre au digne
successeur de Napoléon le Grand. « Personne en effet, écrit-il»
ne pouvait s'identifier mieux avec la noblesse, la hauteur de
vues et les sublimes pensées de votre oncle que Votre Majesté.
Mon vœu le plus ardent a été d'être admis à l'insigne honneur
de déposer mon travail au pied de son trône. Votre jugement
seul, Sire, sera ma suprême loi ; soit qu'il condamne ma tenta-
tive comme au-dessous de la hauteur de mon sujet, soit qu'il
l'approuve comme digne de traduire dans le marbre et le
bronze la sublime grandeur de Napoléon enchaîné sur un
rocher au milieu de l'Océan ! » Le sculpteur Hartung obtint une
audience le 9 janvier 1853, mais le groupe projeté ne lui fut pas
commandé. Théodore Hilgard de Heidelberg offre à l'Empereur
un poème allemand : Die Hundert Tage. « En composant cette
épopée des Cent Jours, dit-il, je me suis senti inspiré non seule-
ment par la grandeur sans égale du sujet que je considère
comme le plus sublime et le plus tragique que l'histoire puisse
offrir à la poésie épique, mais encore par le désir de rendre
pleinement justice a tous les beaux traits du génie et du cœur
de Napoléon Ier et de combattre ainsi les préjugés aussi funestes
que fortement enracinés chez la plupart de mes compatriotes
contre ce grand homme et son illustre dynastie. »
Le docteur Kirsch de Wiesbaden envoie deux exemplaires
de son poème, Eine Ephcnranhe zur Sxcularfeier Napoléons,
comme témoignage de sa vénération à l'occasion de l'anniver-
saire de la naissance de Napoléon Ier, et le docteur Herz y
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 50'J
ajoute force notes laudatives. Joseph Marchener, journaliste à
Ratisbonne, présente à l'Empereur le croquis de l'emplacement
où s'arrêta Napoléon Ier quand il fut blessé à Ratisbonne, et
demande un secours do 100 francs. On lui accorda 200 francs
en 1867. Le major Niedermeyer dit qu'il est propriétaire de la
colline Napoleons'hôhe où Napoléon fut blessé le 25 avril 1809.
Il a fait relever la pierre où s'était assis l'Empereur et planter
trois érables autour. Dans le cas où Napoléon II I voudrait faire
ériger un monument en ce lieu, il met la colline à sa disposi-
tion. On remercia le major et on refusa. Sophie von Rauchgie-
negger, née von Speth, offre à l'Empereur sa brochure La
Papauté et l'Empire et lui écrit pour le supplier de la lire et de
ne pas se laisser effrayer par le titre de cet écrit fondé sur des
principes inattaquables et sur des points vraiment importans
pour la haute dynastie de l'Empereur. Es ist im Interesse ihrer
hohen Dynastie...
Viennent ensuite les vers et poèmes écrits en l'honneur de
Napoléon le Grand et ils sont nombreux. Celui de Harnish, pre-
mier lieutenant à Neisse, se dit l'interprète des sentimens de
plusieurs millions d'habitans et dépose aux pieds de l'Empereur
un poème intitulé Protection et un volume de poésies où il est
question de son oncle illustre... Wo von ihrem Grossen Onkel
spricht. Le libraire Meyer, de Hambourg, fait hommage d'un
ouvrage intitulé Les hauts faits de Napoléon et ne demande
rien. Aussi reçoit-il ce mot favorable : « Sa Majesté me charge de
vous faire savoir qu'elle a été sensible à cette marque de
votre dévouement et je vous envoie par ses ordres, comme
témoignage de sa bienveillance, une médaille d'or à son effigie
(février 1854). » Le baron Plessen von Tiesenhausen de Stuttgart
présente un poème intitulé Patkul et sollicite l'autorisation de
dédier à l'Empereur un autre poème qui portera pour titre :
La Mort de Napoléon. L'Empereur fait remercier l'auteur et
refuse la dédicace.
Le docteur Cari Vogt, de Munich, fait hommage à l'Empereur
de plusieurs poèmes sur Napoléon Ier et Joséphine, et ajoute :
« Le manque de moyens pécuniaires, parce qu'il est aveugle et
paralysé du bras droit, est cause qu'il ne peut envoyer à Sa
haute Majesté Impériale tous ses ouvrages imprimés. » 11 solli-
cite, mais en vain, un secours. Certaines demandes sont moti-
vées par leurs auteurs sur des faits bien singuliers. Celui-ci
510 REVUE DES DEUX MONDES.
se recommande à la générosité de l'Empereur parce qu'il a
vu son oncle; celui-là, parce qu'il lui a porté une dépêche;
l'un, parce qu'il lui a repassé un rasoir ; l'autre, parce qu'il
l'a rencontré à l'auberge du Bonnet-Blanc, à Leipzig. Les
détenteurs d'objets ayant appartenu au grand Empereur sont
légion. Ils offrent sa montre, son couvert, sa tasse, sa bague,
son épingle, sa tabatière, son essuie-mains, son portefeuille,
son nécessaire de toilette, le traîneau de la retraite de Russie,
une lampe, un verre, des autographes, etc. Le pharmacien
Friedrich Julling, de Munster, qui a écrit un drame intéressant
sur William Penns, demande une audience impériale à titre
sympathique, car il est tombé du haut d'un tilleul, le 5 mai 1821,
à six heures du soir, au moment où mourait Napoléon Ier.
Mais une telle chute n'a pu émouvoir l'impérial neveu.
Quant à Napoléon III lui-môme, il est l'objet d'adulations
interminables. Ce sont des vers sur son jour de naissance, des
traits inoubliables de sa prime jeunesse, des complimens sur
tout et à propos de tout. Il est pour les Allemands enthou-
siasmés « le prince le plus bienveillant de l'humanité, le héros
invinctissimus, le monarque sublime, le plus grand prince de
l'univers, l'arbitre du monde connu, l'homme le plus célèbre
de l'Europe, le bras puissant élevé par Dieu pour la protection
de l'Empire franco-atlantique, l'écrivain illustre et génial, le
magnanime Protecteur des sciences, des lettres et des arts, le
maître de la civilisation, l'esprit doué d'une sagesse magna-
nime et créatrice, l'auteur d'exploits incomparables et féconds
pour le genre humain, l'étoile du bonheur, la lumière plus bril-
lante que le diamant, le bouclier de l'ordre, l'âme essentielle
du monde civilisé, la main puissante vers laquelle les nations
tournent leurs regards et leurs espérances, le bienfaiteur de la
France et du monde, le chef donné à son pays par la main
divine, le grand Empereur du grand Peuple qui parle la langue
la plus élégante de la terre, l'auteur d'une politique grandiose
et divinatoire, l'homme de jugement, d'esprit cultivé, de génie
et de science sans pareil, celui pour lequel on éprouve autant
de sympathie que d'admiration, l'Humanité personnifiée tenant
le trône et le sceptre, le Génie créé pour assurer le bonheur du
peuple le plus noble et le plus glorieux de l'univers, le monarque
le plus éclairé et le plus magnanime, le prince rempli de béné-
dictions divines, le père de l'Europe, l'Homme immortel, le direc-
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 511
teur des destins du monde civilisé... Et j'en passe 1 Tout cela
exprimé dans des phrases amphigouriques, des éloges etcompli-
mens qui valent leur pesant d'or, si l'on en croit ces courtisans!
La sollicitation, la quémandcrie, la mendicité allemandes
se portent sur tout et utilisent tout pour arriver à leur but,
c'est-à-dire pour obtenir des honneurs, des avantages, des titres
et de l'argent. Toutes les classes de la société font l'assaut des
Tuileries. Des tailleurs, des aubergistes, des musiciens, des
peintres, des armuriers, des calligraphes, des chambellans,
des directeurs de cirques, des coiffeurs, des conseillers auliques,
des conseillers de gouvernement, des consuls, des dentistes, des
médecins, des chirurgiens, des docteurs de toutes les sciences,
— et Dieu sait s'il y en a en Allemagne, in nostro docto corporel
— des ébénistes, des céramistes, des inspecteurs ou des commis-
saires, des écrivains et des journalistes, des fabricans, des
industriels, des commerçans, des fonctionnaires de tous les aca-
bits, des fumeurs, des priseurs, des imprimeurs, des institu-
teurs, des jardiniers, des astronomes, des poètes, des juges, des
libraires, des négocians, des barbiers, des brocanteurs et des
gens de tous métiers, forgerons, pâtissiers, maçons, remou-
leurs, menuisiers, tonneliers, relieurs, selliers, potiers, chape-
liers, vétérinaires, tous sollicitent l'Empereur ou son chef de
cabinet ou son secrétaire. C'est une bande, une troupe, une
légion, une foule qui se renouvelle sans cesse, les mains cro-
chues et les dents longues. Il y a des solliciteurs qui envoient
leur portrait à l'Empereur et demandent le sien en échange
ou celui de la chère famille impériale. Quant au petit Prince,
il est, lui aussi, assailli de complimens et de sollicitations ou de
présens. On lui envoie force poèmes sur sa naissance, son bap-
tême et sa première Communion. On lui offre des broderies, un
ruban de cou, une grammaire, des bonbons, des pains d'épice,
une boîte de soldats de plomb, une petite chaise, une paire de
bottes, une Bible hébraïque imprimée à Amsterdam en 1723,
formant quatre volumes de grandeur colossale, reliés en bois et
en cuir et du poids de cent kilos (1). Que ne ferait-on pas pour
l'enfant de France, le fils de France, le roi d'Algérie, le prince
(1) Ces présens ont bien la forme du goût allemand. Ainsi, je me rappelle
ayoir vu, au cent cinquantième anniversaire de Gœthe, à Francfort, des bustes
du poète en saindoux chez les charcutiers et en chocolat chez les confiseurs, avec
ces mots : Feine Chocolade.
512 REVUE DES DEUX MONDES.)
de la Paix!... On prodigue aussi les conseils et les remèdes pour
sa chère santé, un emplâtre indien, de l'eau contre les scrofules
et des spécifiques secrets merveilleux. Les suppliques sont nom-
breuses, demandes de subventions, de secours particuliers, etc.
Les anciens condisciples du gymnase Sainte-Anne d'Augs-
bourg assaillent à leur tour l'Empereur. Le chirurgien Dodel-
bauer, le curé Filser, le docteur Hoff, Kiderle, Kolle, Hoffmann,
Prazer, Wolf envoient leurs complimens en prose et en vers.
Franck de Wurzbourg, qui se dit un très pauvre diable : ganz
armer Schlucker, condamne les vues fausses de l'Allemagne sur
le gouvernement français et se dit prêt à sacrifier sa vie pour
Sa Majesté Impériale. « N'aurai-je point mérité, comme étant
le plus grand fanatique de Votre Majesté, quarante francs d'or,
et cela en récompense de mes sympathies? » Le docteur Lœwen-
stein ne peut faire la dépense de 1400 francs pour envoyer son
fils compléter en France ses études médicales et obtient la
somme demandée.
Adolf Reichenbach sollicite un exemplaire de l'Histoire de
César comme signe du souvenir de leurs études communes « et
quelques douzaines de ces fameux cigares que Sa Majesté
daigne fumer. » Ce serait pour lui un amical supplément.
So wœre das eine freundliche Dreingabe. Napoléon III a la bonté
d'envoyer les cigares à cet indiscret fumeur bavarois. Le coif-
feur Théodore Schneider désirerait une place quelconque. Il a
cinquante-quatre ans et jouit d'une bonne réputation et, quoique
évincé, renouvelle sa demande trois ou quatre fois.
Schralz, Stauer, Thaeter, Vincom, Wideman, demandent
des secours en remerciant Sa Majesté de les avoir exaucés.-
Brolle, curé de Gronhausen, en Bavière, ancien condisciple du
prince, devenu président de la République et souvent honoré de
ses bienfaits, désirerait bien obtenir une esquisse de sa vie, car
il n'a pas perdu le souvenir des intéressantes journées passées
avec lui à Augsbourg, « où. dit-il, nous animions à table, et inter
pocuia, par des conversations intimes et tous les plaisirs de la
jeunesse, les heures les plus heureuses de mon existence. »
Louis-Napoléon lui fit répondre par son chef de cabinet :
« Monsieur,
« Le président de la République voulait vous écrire lui-
même. Il vous aurait exprimé combien vos sentimens le
tA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 513
touchent. Les affaires l'en empêchent sans cesse et il me charge
de lui servir d'interprète. Il n'a oublié, monsieur, ni les élans
dévoués de votre jeunesse, ni vos entretiens, ni vos inspirations
prophétiques, et les nouveaux témoignages de votre attache-
ment ont donné un nouveau prix à ces souvenirs. Parmi les
graves sollicitudes du rang où la Providence l'a placé, il pen-
sera avec plaisir qu'un ami vertueux et fidèle prie tous les
jours pour lui au pied des autels. Ne doutez point, à votre tour,
monsieur, dans votre pieuse retraite, et de sa reconnaissance
affectueuse et de son désir de vous voir heureux. » Brolle mourut
en 1855, comme l'annonça à Napoléon le curé d'Inchenhofen.
La croix de la Légion d'honneur jouissait d'une renommée
toute particulière en Allemagne. Aussi, les demandes de cette
croix sont-elles au nombre de plus de quarante, et encore nous
ne connaissons pas toutes celles qui sont demeurées dans les
chancelleries. Il y en a de bien curieuses, comme celle du
conseiller Bergmann, qui désirerait savoir s'il n'a pas le droit
de porter la croix qu'il aurait reçue de la main d'un officier du
général Régnier, mort en 1813, à deux milles de Berlin. Le
chancelier Braun, rédacteur du Eaus und Familienbuch, qui a
écrit le roman historique de Napoléon II, puis der Genius
Menschheit et l'Étoile de la France, l' Impérialisme et Vidée
du Congrès, demande la croix de chevalier le 23 juin 1864. Il
se vante d'avoir composé un « traité sur la Connaissance du
Beau » dont le célèbre critique Menzel a dit que la défini-
tion du Beau faite par lui était « la plus remarquable depuis
Aristotel » Le docteur Garus réclame la croix que Napoléon Ier
lui avait, dit-il, promise la veille de la bataille de Leipzig. Un
ancien capitaine de la Garde, Charles G runholz, ayant secouru
vingt-deux Français pendant le bombardement de Vienne
en 1848, sollicite également la croix. On la lui refuse, parce
qu'on a appris qu'il avait fait faillite comme limonadier et
entrepreneur de concerts. Le lieutenant Ilzig envoie force
vers à l'Empereur « qu'il adore de toute son âme » et demande
la croix qui lui est aussi refusée. Le gardien du tombeau de
Carnot à Magdebourg, Louis Lohrengel, présente trois feuilles
de lierre à Sa Majesté comme symbole de la Foi, de la Charité
et de l'Espérance, et sollicite la croix « pour les soins pro-
digués par lui à ce monument. » Le docteur Ludke la réclame
aussi pour avoir conversé une journée à Lenzburg avec le
TOMB XXXIII. — 1916. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.!
prince, futur Empereur. Le docteur Mùller fait la même
demande pour avoir offert un exemplaire de Méditations poé-
tiques, religieuses et philosophiques, à Sa Majesté, « le plus
ardent promoteur de toute inspiration scientifique. » Le cham-
bellan du roi de Bavière, le baron Siegfried de Buttenheim, qui
a adressé à l'Empereur des félicitations pour la naissance du
prince impérial, serait très heureux d'obtenir cette décoration,
et le docteur Weiss, ami de M. Acker, sollicite la même faveur
pour son dévouement à la cause impériale. Le baron von
Witzleben la demande comme simple savant et le docteur
Zaillner invoque pour cette distinction des cahiers écrits par
le duc de Reichstadt et offerts par lui à l'Empereur. Je laisse
de côté bien d'autres sollicitations du même genre dont le
dénombrement et l'analyse seraient fastidieux.
*
* *
Arrivons aux savans. L'Empereur a écrit la Vie de Jules
César, et cet ouvrage a attiré l'attention de toute l'Allemagne.
Le philologue Dressel demande un secours pour les sources
inédites qu'il a révélées à Sa Majesté sur la vie de César. Le
docteur Kaltschmidt, établi à Versailles, propose un diction-
naire universel sous ce titre Panglotte-Napoléon et désirerait
avoir une pension annuelle. Il offre de traduire le Jules César
en latin. Il regrette de ne pas être membre de l'Institut, car le
dictionnaire de l'Académie se ferait bientôt, grâce à lui, « d'une
manière radicalement fondamentale. » Le consul Cari Lorck,
qui a été chargé de traduire la Vie de César en danois, norvé-
gien et suédois, réclame 10000 francs pour son travail. On le
renvoie à l'éditeur Pion, qui est chargé des détails matériels.
Le docteur Ritschl, de Bonn, prépare une traduction allemande
du César, et s'exprime en ces termes : « J'ai travaillé pour
l'auteur impérial, non point parce qu'il est Empereur et que.
sans aucun doute, aucun prince du monde n'en partage à un
si haut degré que lui le jugement, l'esprit cultivé et le génie,
sans parler de sa puissance et de son influence, mais parca
qu'il s'est révélé comme un savant profond, intelligent, élo- 1
quent, pour lequel j'éprouve autant de sympathie que d'admi-
ration, car je ne doute pas que Y Histoire romaine de Mommsen,
cet exposé mesquin et rempli de fiel, ne soit immédiatement
reléguée au second plan par l'œuvre de l'homme qui, tout en
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 515
régissant les destinées du monde, arrive au plus haut point de
vue le plus grandiose et le plus équitable. » Le docteur Rudolf
Schulze avoue que, depuis qu'il a lu la Vie de Jules César, « la
meilleure partie de son être s'est absorbée dans la méditation
de la vie et des actçs de l'Empereur, » et que ces études sont
devenues pour lui une vocation entraînante.
Le prince Guillaume de Bade remercie chaleureusement
l'Empereur de l'avoir honoré de la Vie de César. Il dit que cet
ouvrage est un gage des sentimens que Sa Majesté renferme
dans son cœur pour toute l'humanité et une preuve d'affection
dont lui, personnellement, est fier d'avoir été l'objet. Le curé
Beck, de Stolpe, sollicite un exemplaire de la Vie de César. Sa
lettre est écrite en latin. « Scripsi aulem haslitteras scrmone latino
quo probarem Romanarum rerum me non prorsus ignarumesse. »
Le docteur Zumpt déclare que l'auteur de Jules César surpasse
par le talent et l'ampleur de son génie tous ceux dont le
métier est de s'adonner à la science et qu'un tel monument ne
pouvait être élevé au plus grand des Romains que par un esprit
aussi éclairé que celui de l'Empereur. Le docteur Helfferich,
professeur à l'Université de Berlin, offre à Napoléon III une
étude sur Jules César Pontifex maximus. Le docteur Bicking
présente un drame sur Calon et César avec un poème en
l'honneur de Sa Majesté. Le musicien Bœttcher s'extasie sur
l'ouvrage de Sa Majesté, qui lui a inspiré la marche intitulée
Jules César et destinée à l'armée française. Le capellmeister
Hans von Bûlow, gendre de Liszt, dédie à l'Empereur une
ouverture à grand orchestre sur Jules César. Le docteur Heller
envoie une étude sur les Commentaires de César au plus illustre
de ses commentateurs.
C'est à qui, dans l'Allemagne savante, s'empressera de féli-
citer, de louer, de célébrer le monarque remarquable qui a su
unir à une science profonde de la politique une érudition par-
faite. Toutes les occasions sont saisies par ces docteurs, ces
professeurs, ces écrivains, ces philosophes, ces publicistes, pour
faire parvenir leurs écrits ou leurs louanges à l'Empereur. C'est
ainsi que Henri Sybel, professeur à l'Université de Bonn,
membre du Parlement de l'Allemagne du Nord, écrit au grand
chambellan : « Monsieur le duc, S. M. l'Empereur a daigné me
recevoir l'année dernière avec tant de bonté, et je lui suis tel-
lement reconnaissant de m'avoir fait admettre à puiser aux dif-
516 REVUE DES DEUX MONDES.i
ferentes Archives de l'Empire que je désire ardemment profiler
de mon séjour à Paris pour présenter mes hommages à Sa
Majesté. Je serais donc obligé à Votre Excellence si elle voulait
avoir la gracieuseté de me faire obtenir une audience de l'Em-
pereur. » (19 mai 1867.) — Le même écrit encore : « Monsieur
le duc, j'ai trouvé aux archives de l'Empire une lettre inédite,
jusqu'à présent, du général Bonaparte. Tout ce qui provient du
grand Empereur est important pour l'histoire de France : j'ose
donc prier Votre Excellence de bieri vouloir présenter de ma part
à S. M. l'Empereur la copie ci-incluse de cette lettre... Veuillez
agréer, etc. » (Bonn, 18 juillet 1867.) Puis Henri Sybel s'adresse
directement ainsi à l'Empereur : « Sire, au cours des recherches
historiques que j'ai pu faire à Paris, grâce à la haute bienveillance
de Votre Majesté, j'ai eu le bonheur de trouver une lettre du
général Bonaparte, certainement inédite. Je l'ai rencontrée aux
Archives de l'Empire, parmi la correspondance diplomatique du
général Clarke. Ecrite quelques jours avant la signature des
préliminaires deLéoben, elle est très remarquable par plusieurs
traits saillans et singulièrement caractéristiques. C'est Votre
Majesté qui m'a mis à même de faire cette trouvaille intéressante.
J'ose donc lui en présenter une copie, en faible témoignage de
la profonde reconnaissance avec laquelle je suis, etc. »
Il faut remarquer que M. de Sybel, qui a écrit plus tard un
important ouvrage sur la Révolution française et l'Europe, ne
nous y a guère ménagés. Il est un exemple, avec Théodore
Mommsen, de l'ingratitude des savans allemands. Tous deux
ont eu, de préférence aux savans français, le privilège de voir
s'ouvrir devant eux toutes nos Archives et de se faire commu-
niquer librement nos trésors littéraires. Ils s'en sont servis, en
Teutons grossiers, pour nous insulter et exciter à la haine et
au mépris contre nous et nos savans.
En juin 1866, Mommsen, professeur à l'Université de
Strasbourg, adressait à l'Empereur un exemplaire du commen-
cement de sa nouvelle édition des Pandectes, en le remerciant
de la faveur extraordinaire dont il avait été l'objet, relative-
ment aux manuscrits de la grande Bibliothèque de Paris. Il
ajoutait : « Si les sciences et les lettres, en général, ont un
caractère international, et si tout le progrès du genre humain
se résume dans le développement de cette belle internationalité,
qui n'égalise pas les nations, mais qui leur enseigne de se
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 517
comprendre, c'est-à-dire de se respecter et de s'aimer, tout ce
qui se rattache au peuple romain, source commune de la civi-
lisation actuelle, porte éminemment ce caractère international. »
En outre, Th. Mommsen reconnaissait avoir touché sur la cas-
sette de l'Empereur 500 francs destinés à être remis par lui à
M. Walter, de Berlin.
« Cet érudit, remarquait Henri Bordier, en publiant cette
lettre, avait récemment écrit dans les journaux de son pays
pour nier énergiquement qu'il eût jamais rien reçu, ne fût-
ce qu'un franc, de l'ex-Empereur, et pour dire qu'il avait
refusé l'indemnité offerte à raison de sa participation à l'édition
des Œuvres de Borghesi, publiée aux frais de la cassette impé-
riale. « Je n'aurais point donné cette explication, ajoutait
Mommsen, si la presse allemande ne l'eût exigée de moi, car,
pour les assertions de la presse française, je n'ai point de
réponse à leur faire. Ce n'est pas seulement à cause de sa bêtise
(und nicht etwas bloss ihrer Albernheit wegen)... mais une
considération plus sérieuse m'impose le silence. Depuis la der-
nière guerre, le commérage parisien et la presse française, qui
en est l'expression, se sont fait un système de donner cours à
des faits mensongers et déshonorans s'ils étaient vrais, qu'on
attribue aux savans allemands qui sont connus, et haïs en
France. Pour ce qui me concerne, je pourrais, si je savais que
cela en vaille la peine, mettre en avant d'édifians exemples de
pasquinades de ce genre... Une opinion publique de la France,
à laquelle les savans allemands puissent en appeler, il n'en existe
plus. De même qu'il paraît méritoire en ce pays de frapper à mort
les Allemands qui s'y trouvent, de même c'est un acte de patrio-
tisme de porter atteinte à l'honneur de ceux qui ne s'y trouvent
plus au moyen de calomnies qu'on élabore, soit en les inventant,
soit en les répandant, soit en se taisant... » (3 janvier 1872.)
Déjà, avant cette lettre, parue dans la Gazette de Voss, un
savant français avait cru devoir venir au secours de Th. Momm-
sen, en publiant, dans le Moniteur universel du 1er janvier,
une lettre qui se terminait ainsi : « ... Je dois à la vérité de
déclarer qu'il est à ma parfaite connaissance que M. Mommsen
n'a jamais touché, sous une forme quelconque, aucune pen-
sion, indemnité ou subvention de l'empereur Napoléon III. »
« Ces déclarations, ajoutait Bordier, octroyaient à Th. Momm-
sen le bénéfice d'une confusion dans les mots. Ce savant ne
518 REVUE DES DEUX MONDËS.i
recevait aucune pension et n'avait touché aucune indemnité.
Seulement, le caissier de l'Empereur lui remettait de temps à
autre des sommes d'argent (environ 3 000 francs pour l'édition
de Borghesi, par exemple) qu'il distribuait entre ses amis,
élèves ou secrétaires berlinois, travaillant sous sa direction et
au profit de sa gloire. Rien de plus légitime, de plus honorable,
que de prendre part à une œuvre scientifique et d'en tirer un
juste émolument. Rien même d'extrêmement incorrect à rece-
voir de l'Empereur (après l'avoir demandé) 500 francs pour
quelque Allemand nommé Walter ou autre. Mais n'est-il pas
odieux, lorsqu'on est dans de tels rapports de courtoisie et de
solidarité avec les savans français, lorsqu'on a brigué auprès
d'eux l'honneur de s'entretenir familièrement avec le souverain
du pays, lorsqu'on a diné à sa table, qu'on a savouré ses
faveurs, de prendre la parole contre ceux dont, la veille, on
serrait les mains, assis à leur foyer? Et quelle parole ! Dire de
ceux-là mêmes « que la belle Internationalité enseigne de res-
pecter » qu'ils vont tomber « de la blague dans le désespoir; »
dire que « la saleté de la littérature française n'est comparable
qu'à la saleté des eaux de la Seine à Paris ; » dire que << ce
salon des Tuileries, » où l'on a été accueilli, « était comme un
salon du demi-monde; » et ce ne sont là que les menus propos,
les gaietés de cette haine germaniquej Leur auteur était plus
sérieux en signant les adresses de la municipalité de Berlin au
roi Guillaume. Lui-même a bien senti le louche de la situation,
lorsqu'il écrivait à l'un de nos académiciens, dans une lettre
dont le journal le Moniteur (12 janvier 1872) n'a cité que
quelques lignes : « Je demande si votre Académie veut conti-
nuer ses rapports avec la nôtre, ou plutôt, car il s'agira de
cela, remplacer à cet égard l'Empereur, et si le public le
souffrira... » Cette^lettre est du 13 mars 1871. Ainsi, après tout
ce qui s'était passé, à peine le siège de Paris levé, l'illustre
Allemand nous revenait radouci et obséquieux.
Et j'ajoute à ces justes observations de Henri Bordier que le
même Mommsen, après avoir insulté la France dans ses « deux
lettres aux Italiens, » a supplié Renan de soutenir sa candida-
ture à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et que cette
Académie a eu la faiblesse de l'élire. Gela ne se passerait pas ainsi
aujourd'hui, et nous ferions à l'égard de Mommsen ce que nous
avons fait à l'égard des signataires de l'odieux Manifeste des 93.
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES, 519
Au temps du règne de Napoléon III, savans et professeurs
allemands se multipliaient en adulations et en flatteries de tous
genres. Le professeur Buschmann, de Berlin, offrait huit volumes
de ses œuvres à Sa Majesté sur les langues du Mexique et de
l'Amérique du Sud, de l'Asie et des Aztèques. Il les mettait aux
pieds du fondateur et protecteur de l'Empire mexicain et lui
exprimait son admiration pour la régénération et le bonheur
de ce pays. Il ajoutait à cet envoi le manuscrit du Cosmos de
Humboldt et obtenait la croix de la Légion d'honneur. Le doc-
teur Eysell présentait son Histoire de Jeanne d'Arc, en espérant
que son livre ne serait pas indigne de l'approbation du glorieux
représentant de la nation française que couronnait non seule-
ment le diadème de la souveraineté, mais aussi le laurier de
l'écrivain. Le docteur Hirschius, de Halle, présentait à l'Empe-
reur son édition des Décrétâtes, pseudo-Didoriennes, composée
d'après les plus précieux manuscrits des Bibliothèques de
France et manifestait les plus vifs sentimens de reconnais-
sance envers notre patrie. Cet écrivain sincère fait un grand
contraste avec ses autres confrères qui ne louent ni ne flattent
que pour obtenir des faveurs spéciales. Le docteur Hùffer, de
Bonn, envoyait son ouvrage sur « l'Autriche et la Prusse sous
la Révolution. » — J'espère, écrivait-il à Napoléon III, que Sa
Majesté lira avec quelque intérêt l'histoire des célèbres négo-
ciations de Léoben et Gampo-Formio commencées et conduites
jusqu'à la fin par son glorieux prédécesseur. Dans tout ce que
j'ai dit de lui, je n'ai cherché que la vérité historique. Je suis
sur que l'ensemble des événemens le fera paraître à son grand
avantage et j'espère que mon récit montrera l'admiration qu'on
doit à son génie merveilleux. » On voit que pour M. Hiïffer,
Bonaparte n'était pas « le parvenu Corse » que raillait naguère
Guillaume II le Grand. Le docteur Pyl adressait un document ana-
logue sur la guerre qui eut lieu en 1425, entre le Danemark et
le Schleswig, « lequel, disait-il, pourra intéresser Sa Majesté
qui ne brille pas seulement entre les souverains de l'Europe par
une politique grandiose et divinatoire, mais se place au premier
rang par une intelligence scientifique remplie de génie. » Le
docteur Scheerer faisait don de trois mémoires écrits à l'occa-
sion du jubilé de l'Université de Freiberg. » La science, décla-
rait-il, fut toujours « un attribut des Napoléonides. » Il faut
admirer ce qui suit : « La force profondément pénétrante des
520 REVUE DES DEUX MONDES.»
sciences naturelles et la puissance terrestre du Napole'onisme,
s'avancent simultane'ment dans l'Histoire. Il n'y a pas de
hasard. Il y a une série obéissant à la loi d'un développement
immatériel. Ces deux maîtres, le Matérialisme et le Républica-
nisme se rencontrent dans l'erreur et marchent ensemble dans
la voie de l'illusion. Pour leur faire rebrousser chemin, avec la
vérité réelle il était besoin de toute la plénitude du génie
humain. Au Napoléonisme il a été donné de vaincre le Répu-
blicanisme; aux sciences naturelles il appartient de vaincre le
Matérialisme. » Le baron de Forth-Rouen, ministre de France
à Dresde, ayant recommandé ces élucubrations bizarres, fit
adresser par le cabinet impérial de vifs remerciemens à l'illustre
professeur. Un autre, le docteur Stefanus, proposait un projet
de Pasigraphie ou langue universelle. « Ruiné, disait-il, par la
politique du comte de Bismarck, » il sollicitait en 1869 un
emploi lucratif en France. Faut-il citer encore d'autres profes-
seurs qui offrent leurs livres sur les guerres de Frédéric Barbe-
rousse en Italie, ou la traduction de la Baguette Magique de
Davis, des œuvres musicales, des morceaux d'orgue, des
poèmes, des manuscrits plus ou moins inédits, des composi-
tions géniales et qui en retour demandent de l'argent pour
venir en France ou pour continuer leurs recherches, ou pour
avoir telles ou telles faveurs. La liste en est encore très éten-
due, mais ce que j'ai cité doit suffire.
* •
L'Impératrice n'était pas plus ménagée que l'Empereur. Que
de vers, de livres, de morceaux de musique, d'hommages, de
complimens, de fadeurs, de demandes ou recommandations
adressées à la souveraine! Que de compassion aussi pour les
souffrances de l'Empereur et de remèdes efficaces adressés à sa
noble épouse pour soulager et guérir le grand, le sublime
monarque ! Que de requêtes pour obtenir le nom d'Eugénie
en faveur de petites filles allemandes avec l'honneur de l'avoir
pour marraine 1 Pour la naissance du Prince impérial, ce fils
de France, c'est un déluge, un débordement, une avalanche de
poèmes, de sonnets, de lettres pompeuses et enthousiastes. L'un
des auteurs, le professeur Flecker, a fait imprimer, dans la
Gazette de Cologne, une pièce « qui lui a valu, dit-il, les félici-
tations de presque toutes les parties du monde 1 » Il ajoute
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 521
qu'il a d'autres poésies à offrir et qu'il est prêt à les publier,
si on lui avance pour cela quelques milliers de francs.
Ch. Gerichtsnige pre'sente aussi des vers pour cette heureuse
naissance et remercie l'Empereur de procurer à sa famille « un
pain qu'elle abreuve tous les jours des larmes de sa reconnais-
sance I » L'ancien bottier du prince Eugène se joint à tous les
admirateurs du jeune prince. Un ferblantier de Breslau, « dis-
ciple d'Apollon, » décrit sa joie en vers bien étamés; un télé-
graphiste de Dresde, « sentinelle avancée de la civilisation
française, » envoie ses félicitations enthousiastes ; un ouvrier
Israélite, né le même jour, à la même heure que le prince, écrit :
<( Dieu a fait ce jour, jubilons et réjouissons-nous à cause de
lui. » Il commente, comme un chrétien, le Exe Dies quant fecit
Dominus de la fête de Pâques. Le négociant Lœwenstein se
réjouit de consister qu'il lui est né une fille dans la même
nuit que le petit Prince et il saisit cette occasion pour déposer
ses vœux sur les marches du trône.
L'écrivain Sauter espère que l'enfant de France sera le
prince de la Paix et il lui envoie un produit de sa Muse. Le
baron von Buttenheim, filleul de Napoléon Ier, sollicite, à propos
de celte heureuse naissance, la croix d'honneur. Le conseiller
Weissgerber a écrit une petite pièce sur la naissance du Prince
impérial, pièce où figure Vénus. Le poète allemand a soin d'indi-
quer en note que «Vénus était l'aïeule de César et aussi la mère
des Grâces! » Il avoue enfin qu'un de ses amis littéraires et
français lui a dit franchement que ce poème n'était pas digne
d'être présenté à l'Empereur. Que ne l'a-t-il écouté?... Il y a
encore des vers de la colonelle von Munsch, mais je crois que
le lecteur ne les supporterait pas! La Kultur allemande n'est
décidément pas favorable à l'éclosion de bons vers français.
Donnons maintenant quelques épîtres de hauts personnages
et nous aurons montré avec quelle abondance les Allemands
répandaient sur les Tuileries leurs requêtes, leurs invocations,
leurs sollicitations, leurs instances, leurs prières et leurs impor-
tunités.
C'est une parente de Bismarck veuve d'un ancien officier
allemand au service de la France, Mme von Bismarck, qui écrit
à l'Empereur :
« Sire! La veuve d'un ancien officier de votre glorieux oncle
Napoléon le Grand ose se prosterner aux pieds du trône de V. M.,
522 REVUE DES DEUX MONDES.
pour y déposer un petit ouvrage contenant la biographie de son
mari, de'cédé subitement par un coup d'apoplexie à l'âge de
soixante-dix ans, qui l'a frappé dans un chemin de fer et qui
l'a laissée dans un cruel dénuement. La haute réputation d'huma-
nité et de grâce infinie que répand V. M. autour d'Elle, la fait
espérer qu'Elle daignera accepter cet hommage rendu aux
mânes du grand Empereur, l'idole de son mari défunt. Lors-
qu'en 1805 le prince régnant d'Isenburg, colonel au service de
la France, organisa des prisonniers de guerre autrichiens en
un régiment d'infanterie pour le service de la France, son mari,
oubliant qu'il était sujet prussien, sollicita du service auprès
du maréchal Berthier qui le renvoya au prince d'Isenburg,
lequel le fit premier lieutenant du 3e régiment d'étrangers pour
le service de la France, avec la promesse qu'il serait nommé
capitaine au bout de quatre semaines. Après la paix de Tilsitt,
lorsque l'Empereur établit le royaume de Westphalie, il devint
sujet du roi Jérôme et eut le bonheur d'assister à son entrée
solennelle dans la ville de Casse!.
« Son mari, qui, par des malheurs inouïs, a perdu toute sa
fortune, qui, à l'âge de 70 ans, aveugle, se trouva dans un
dénûment complet et se vit réduit à dicter sa biographie pour
avoir de quoi vivre, avait toujours manifesté le désir de la
dédier à Sa Majesté Impériale. S. M. le roi de Prusse a également
daigné accepter le susdit ouvrage et la pauvre veuve, sans nul
moyen d'existence, sans pension, ose espérer que S. M. ne
repoussera pas la prière de la plus infortunée des femmes. Elle
formera des vœux pour la conservaH .,. des jours précieux
de S. M. et de sa glorieuse fami '.<■ •' adressera au Ciel les
prières les plus ferventes qui soient ja.uai.s sorties du cœur d'un
être humain et elle a l'honneur de signer de V. M. I. la plus
humble et obéissante servante :
Minna de Bismarck. »
Rue de Schrosdorf, n° 4, à Magdebourg, le 14 juillet 1856.
Le Dr Boetticher, petiW-neveu du baron Teodor de Neuhof,
demande l'autorisation de porter les insignes de l'ordre de la
Libération fondé par son grand-oncle et motive sa demande,
ainsi : « V. M. conçoit ce que c'est d'avoir un parent illustre.
Mon oncle a développé un héroïsme et une énergie dignes d'un
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES.! 523
meilleur sort, et le ministre anglais, lord Walpole, a dit de lui :
That his daims to the Kingdom were as great as any monarch's in
modem Europe! » Le baron Otto von Braunecker a composé un
poème pour la glorieuse naissance du petit Prince et sollicite
une audience pour le lire et pour faire entendre l'air de berceuse
qui l'accompagne. Le savant F. Diibner est impatient de présenter
à S. M. les hommages de son cœur reconnaissant pour la pension
de 1 800 francs qui lui a été accordée en 1866 et qui sera la plus
belle et la plus honorable récompense de sa vie. Le Dr Eichholz
a écrit, de 1864 à 1870, vingt lettres à l'Empereur pour affirmer
son dévouement à sa dynastie et solliciter en même temps sa
générosité. Il espère que le souverain récompensera ainsi l'aîné
de ses fidèles. Le baron de Eisendecker, frère d'un ministre de
la Diète germanique, demande un emploi auprès de l'Empereur
à Paris, car il est « habitué à vivre dans le meilleur monde! »
Mme von Erfurth désire se marier avec l'écrivain Alexandre
Hirchfeld, mais sa famille refusant son consentement, parce que
le fiancé n'est pas noble, elle supplie Sa Majesté de vouloir bien
l'élever à l'état de noblesse. Le baron de Gablenz, député prus-
sien, voudrait établir dans Paris des kiosques où l'on débiterait
pendant l'été des boissons gazeuses glacées, afin de moraliser
le peuple en l'éloignant du cabaret. Mme de Goeler-Ravensburg,
fille d'une baronne qui adorait Napoléon Ier, sollicite 3 000 francs
pour rétablir l'état précaire de ses finances. La comtesse
B. von G..., née von X... au couvent de N... en Bavière, adresse,
le 20 mars 1868, une supplique éplorée à l'Empereur. Elle est
sœur de la duchesse de Z... Séparée du comte de G... son mari,
elle s'est rendue d'une maison de charité à une autre, saps y
trouver de satisfaction pour son esprit, ses goûts et le salut de
son âme. Elle est entrée ensuite dans un cloître de Bavière
comme surveillante d'infirmerie. Mais le découragement
l'envahit de nouveau et le ton froid qui règne dans ce cloître fait
souffrir son cœur. Elle désire en sortir au plus tôt et demande
à l'Empereur une place d'intendante dans un de ses châteaux
ou de directrice indépendante dans une maison de charité, ou
comme femme de chambre de l'Impératrice. Elle serait heu-
reuse de mettre ses hommages « aux pieds de Sa Majesté dont
elle baise les mains. » La demande de l'humble comtesse
B. von G... ne fut pas accueillie.
Le capitaine Hasselholdt von Stockeim adresse à l'Empe-
524 REVUE DES DEUX MONDES.
reur une étude historique sur les luttes politiques des Wit-
telsbach contre les Brandebourg de 1459 à 1465 et désire obtenir
un secours pour achever son œuvre. Napoléon III fait répondre
que, ne pouvant venir en aide à tous les auteurs français, autant
qu'il le désirerait, il n'a pu exaucer sa requête. Le baron von
Hermsdorf, très recommandé par le prince Charles de Prusse,
désirerait être consul général d'Espagne, ou directeur général
de l'émigration allemande en Algérie, puis avoir une concession
de 90 000 hectares en ce pays. L'administration demande du
temps pour faire un sérieux examen de cette requête... Le
prince de Hohenlohe-Langenbourg remercie l'Empereur de sa
bienveillante intervention en faveur du mariage du prince qui
a été célébré le 21 février 1861. Hermann-Holtze, secrétaire de
l'amirauté du royaume de Prusse, réclame un prêt de 500 tha-
lers en échange de trois obligations de l'ancien royaume de
Westphalie. G. Hambourg, rédacteur en. chef des Pariser
Nachrichten, sollicite l'appui impérial pour favoriser cette publi-
cation, dont le but est de rapprocher les deux nationalités alle-
mande et française. Le capitaine von Hopper fils, décoré par
Napoléon Ier pendant la campagne de Russie, sollicite le paie-
ment des arrérages et le rétablissement de sa pension de légion-
naire, supprimée par les Bourbons. Le comte Kalckreuth, direc-
teur de l'Académie de Weimar, désirerait obtenir la commande
d'un tableau. La comtesse Natalie von Kielmansegge, dame
honoraire de l'ordre de Thérèse à Munich, rappelle à l'Empe-
reur qu'elle l'avait vu à Rome pendant le carnaval et que sa
calèche a été inondée de violettes et d'autres fleurs. Elle a
conservé une amitié bien sincère au prince Louis, mais les tra-
casseries de société ont interrompu le commerce intime de sa
mère avec la duchesse de Saint-Leu. « Pour vous parler de moi,
Sire, ma vie aussi a été des plus agitées et traversée par des
événemens bien tristes et pénibles. Née luthérienne, j'ai eu
le grand bonheur d'entrer dans le sein de l'Eglise catholique.
Depuis ce moment, ma fille m'a reniée. J'avais espéré avoir la
vocation religieuse ; l'essai que j'en ai fait m'a convaincue déci-
dément que non. » Elle en vient à sa requête, qui est de recom-
mander à Sa Majesté 80 à 100 000 Allemands, jeunes et pauvres,
qui sont venus à Paris chercher un morceau de pain par leur
travail. Étrangers aux habitudes et à la la igue du pays, luttant
contre la misère, ils sont exposés à tomber en proie à la dépra-
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES.- 525
vation et au communisme. Elle supplie l'Empereur de fonder
une paroisse allemande et des écoles allemandes pour ces infor-
tunés. Le sous-chef du cabinet de l'Empereur répond très cour-
toisement que le projet de fondation qu'elle recommande ne
peut être accueilli.
Le docteur Kiefer, de l'Université d'Iéna, remercie le prince
Napoléon, président de la République française, d'avoir contri-
bué à l'érection du monument du célèbre nationaliste Oken,
mais ce n'est point assez : « L'abeille qui sent le miel retourne
aux sources du miel. Nous, académiciens allemands, nous
sommes les abeilles qui récoltons le miel des sciences où ils
en découvrent une source. Vous en possédez une dans le livre
intitulé : Collections orientales, 1836-1841. L'Université d'Iéna
n'a pas les fonds pour payer les frais de 628 francs, mais c'est
la prérogative de la haute puissance d'écarter toutes les diffi-
cultés par un mot. Il ne vous coûterait que ce mot et la biblio-
thèque d'Iéna pourrait se vanter de posséder dans ses perles
orientales un trésor. Veuillez prononcer ce mot et pardonnez
aux abeilles mellifères la franchise de cette préparation que
votre bienveillance pour la mémoire de M. Oken daignera
excuser. Que Dieu vous protège ainsi que la belle France I »
Friedrich Krupp, fabricant d'acier fondu à Essen, présente à
l'Empereur, en avril 1863, un atlas qui contient une collection de
dessins de divers objets exécutés dans ses usines. « Je me livre
à l'espérance, dit F. Krupp, que les quatre dernières pages qui
représentent les canons en acier fondu que j'ai exécutés pour
les divers hauts gouvernemens de l'Europe, pourraient attirer
l'attention de Votre Majesté et excuseront mon audace. » Lisez
attentivement la réponse du cabinet impérial : « L'Empereur a
reçu avec beaucoup d'intérêt l'atlas que vous lui avez adressé, et
Sa Majesté a donné l'ordre de vous remercier de le lui avoir
communiqué et de vous faire connaître quElle désire vivement
le succès et l'extension d'une industrie destinée à rendre des
services notables à l Humanité ! »
On sait quels services rend à l'humanité .l'usine Krupp...
mais, ceci dit, comment ne pas s'étonner que les directeurs de
l'artillerie française aient négligé les propositions de Frédéric
Krupp? En 1867, je me souviens d'avoir vu à l'Exposition les
produits de la célèbre usine allemande et remarqué surtout un
énorme canon d'acier se chargeant par la culasse* J'ai raconté»
526 REVUE DES DEUX MONDES.)
dans mon ouvrage sur les Causes et responsabilités de la guerre
de 1870, comment le Comité d'artillerie de la place Saint-
Thomas-d'Aquin préféra le canon de bronze rayé se chargeant
par la bouche au nouveau canon, et cela, malgré les désirs de
l'Empereur, qui, sur sa cassette, avait remis une somme impor-
tante au colonel Reffye pour son canon se chargeant par la
culasse. On sait aussi quelles conséquences fâcheuses amena le
rejet de ce canon, et combien aussi nous avons eu à déplorer,
au début de la guerre de 1914, l'absence d'artillerie lourde.
Nous avons à présent réparé cet oubli ou cette erreur néfaste,
mais il ne faudrait pas toujours attendre le péril pour savoir
ce qu'il convient de faire utilement, ainsi que le disait récem-
ment un de nos meilleurs généraux.
Le baron von Rathen, inventeur d'une machine à air
comprimé, convaincu qu'il est le seul homme à qui Dieu ait
contié le secret de faire les habitans du mopde prospères et heu-
reux, demande, pour lui permettre de vivre et de terminer son
invention pour le bonheur de la France, une avance de
20 000 francs. Le poète Belmontet appuie cette demande et
affirme que M. de Rathen a une tête géniale. « On dirait Galilée
regardant le Ciel 1 » Joseph Rawicz de Zdebinski sollicite un
emploi quelconque à la Cour impériale. Mlle Fledwije von
Reithlin-Maldegi pourrait assurer son bonheur et son avenir
par son mariage avec le comte de Reischuch si elle avait une
somme de 18000 francs à lui apporter. La comtesse von Roth-
stein sollicite une allocation de 500 francs; la baronne von
Rùpplin expose sa triste situation. La mort de sa mère l'a
laissée pauvre et sans appui. Le publiciste badois Gustave von
Sandken désirerait obtenir la protection de Sa Majesté pour sa
femme, ses deux fils et la patrie allemande. « Ce n'est pas légè-
rement que j'ajoute ce dernier mot, dit-il; je crois en effet que
ma patrie allemande ainsi que moi-même (peut-être que nous
avons été trop longtemps un peu trop idéals) nous avons tous
les deux un peu besoin de la protection réelle de Votre Majesté. »
Ainsi, c'est non seulement pour les siens, mais pour la patrie
allemande, que von Sandken sollicitait la protection française I...
On était loin alors de la mégalomanie qu'affectent les panger-
manistes actuels.
La princesse de Sayn-Wittgenstein implore une avance de
mille écus Dour cinq ou dix années, « C'est la première fois^
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 521
dit-elle, dans toute ma vie, que je demande quelque chose pour
moi et il n'y a pas de monarque dans le monde auquel j'aime
à m'adresser qu'à vous, Monseigneur, qui êtes aussi noble
que chevaleresque... » Elle réitère cette demande plusieurs
fois, mais sans aucun succès. Martin-Schmidt se dit « fils
naturel de Napoléon Ier .» et, en sa qualité de Napoléonide,
réclame la permission d'être admis une heure auprès du Prince
impérial et celle de visiter le tombeau de son père !... Le baron
von Spilcker-Schauenbourg saisit l'occasion de la naissance du
Prince impérial pour rappeler qu'il appartient à l'une des pre-
mières familles de Hanovre et qu'il a servi sous le premier
Empire dans les armées impériales. Il sollicite les moyens
d'acheter un petit ameublement pour ne plus être la victime
d'une hôtesse qui tient des chambres garnies. Le prince Erich de
Waldeck et Pyrmont vient de faire la connaissance de la jeune
baronne Constance de Falkener, fille ainée du prince François
de Hesse-Philippstahl. « La jeune dame, dit-il naïvement, m'a
fait une impression si agréable que je regarderais comme un
bonheur pour moi et d'une grande importance si Votre Majesté
Impériale daignait ordonner que le nom de baron et de baronne
Falkener fût assuré authentiquement, afin que mon cousin le
prince régnant de Waldeck et Pyrmont puisse donner son
consentement à mon mariage. » Il est répondu au pétition-
naire qu'il ait à procéder par voie de requête au Conseil d'État.
La baronne Elisa von Welden sollicite divers secours de
l'Empereur et obtient successivement des sommes allant de
500 à 1000 francs. Une autre baronne, Olga von Wessem-
berg, dont la famille a connu le prince Louis-Napoléon au
château d'Arenenberg, réclame 7 500 francs pour payer une
dette urgente, puis rabaisse ses prétentions à un secours immé-
diat de 3 à 4 000 francs. Le major Cari von Wellinger, direc-
teur de l'arsenal de Gemersheim, sollicite un secours pour
acheter une petite terre et, afin de motiver sa requête, envoie au
Prince impérial un petit poème où il l'appelle : « Ange précieux
d'une liaison tendre et sublime ! » La colonelle Cecilia envoie à
l'Empereur un exemplaire de sa triste biographie et, rappelait
que sa grand'tante était au service de Joséphine, implore un
don de 3 000 francs. Un ancien député de l'ordre des chevaliers
de Bramberg, Louis Wustemberg, rappelle que, le 6 juin 1812,
l'empereur Napoléon, se rendant à Danzig, s'arrêta quelque
528 REVUE DES DEUX MONDES.)
temps dans sa propriété. Wustemberg a fait élever en 1835 un
obélisque à cet endroit. Ce monument a besoin de réparation et
le coût s'en élève à 100 thalers. Après quinze demandes, il
obtient deux fois la somme de 600 francs. Enfin la baronne
Zollner von Brand, de Culm, restée veuve avec trois enfans,
sollicite un don qui lui permette de payer ses dettes... S'il
fallait mentionner ici les demandes de tous ces barons et
baronnes d'Allemagne, on soumettrait la patience du lecteur à
une trop rude épreuve.
Finissons par quelques lettres curieuses de la famille prin-
cière des Hohenzollern, la famille régnante, aujourd'hui impé-
riale. La princesse Joséphine de Hohenzollern écrit de Dussel-
dorf, le 18 juin 1866 à l'Empereur, pour le remercier d'avoir
facilité à son fils l'accès de la principauté de Roumanie, malgré
la Russie et l'Angleterre.
« Mon cher cousin, j'ai été longtemps combattue entre le
désir de Vous écrire et la crainte de Vous importuner en Vous
parlant de tout ce qui m'a si profondément agitée, troublée
même dans ces derniers mois. Tout en me sentant pressée de
recourir à Vous, de recommander mon fils Charles à Votre
bienveillant intérêt, j'ai dû céder à un sentiment de délicatesse
et me résigner à garder le silence. Je comprenais qu'en prin-
cipe, Vous ne pouviez donner un encouragement direct à la
résolution qu'il a prise. Mais si j'ai pu le laisser partir sans trop
de craintes, c'est que j'étais soutenue par l'intime conviction
que nous pouvions compter sur Votre bienveillance et que Votre
sympathie était acquise à une résolution qui partait d'un élan
généreux, et que soutenait et fortifiait la pensée de la protec-
tion que Vous avez toujours donnée à la cause de la Roumanie.
Maintenant que, grâce à cette auguste protection, les Puissances
garantes ne sont plus aussi hostiles à mon fils, je viens Vous en
remercier, mon cher cousin, et solliciter pour lui Vos conseils,
Votre appui. Daignez l'aider, le soutenir dans la tâche sans
doute bien difficile à laquelle il s'est voué avec toute la chaleur
de son jeune cœur.
« Permettez-moi d'ajouter à cette prière l'assurance que
jamais il n'aurait pris cette décision, s'il n'avait été intimement
convaincu qu'elle ne Vous déplairait pas. Cette conviction était
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES. 529
celle des Roumains eux-mêmes. Ils Vous doivent trop de recon-
naissance pour avoir persisté, ainsi qu'ils l'ont fait, dans leur
résolution, s'ils avaient pu craindre qu'elle dût encourir Votre
désapprobation. Pendant longtemps, je m'étais flattée de l'espoir
de venir à Paris et de Vous remercier plus vivement que je
saurais le faire en Vous écrivant. J'avais tant à cœur d'offrir
mes hommages à Sa Majesté l'Impératrice et la remercier de
toutes les bontés dont Elle a daigné, comme Vous, combler
Antoinette et Léopold pendant leur séjour aux Tuileries. En
Vous offrant l'expression de ma vive, de ma profonde recon-
naissance, j'aurais pu Vous parler de mes sollicitudes mater-
nelles, des espérances que nous mettons en Vous, en Vos
constantes bontés. Malheureusement, je dois renoncer à ce qui
m'eût rendue si heureuse ! Nous voici au milieu d'une guerre
dont nous ne pouvons mesurer les dimensions. Charles a la
triste tâche de devoir défendre les provinces du Rhin et de la
Westphalie contre l'Allemagne du Midi. Il se joint à moi pour
Vous prier de trouver dans ces lignes l'assurance de tous les
sentimens qui nous pénètrent et de daigner en faire agréer
l'hommage à Sa Majesté l'Impératrice. Nous osons espérer
qu'Elle appuiera ma prière auprès de Vous. C'est avec le plus
tendre attachement que je suis pour toujours, mon cher Cousin,
Votre bien dévouée cousine Joséphine. »
Il semble inutile de revenir sur des faits historiques que
tout le monde connaît et de redire combien l'intervention de
Napoléon III fut utile au futur roi de Roumanie, mais il est
piquant de rappeler avec quelle humilité ces Hohenzollern
imploraient les faveurs et l'appui de l'Empire dont ils complo-
taient la ruine.
Le prince Léopold saisissait, lui aussi, tous les prétextes
pour offrir à l'Empereur l'expression de son dévouement absolu.
C'est ainsi qu'il écrivait de Dusseldorf, le 11 juin 1866 :
« Votre Majesté a daigné accepter, il y a quelques années,
l'ouvrage de M. Tahne sur « les Dynasties westphaliennes, »
et vient d'honorer l'auteur d'une lettre flatteuse qui l'autorise
à offrir à Votre Majesté le résultat de ses recherches sur l'éten-
due des lignes Romaines (Grenzwàlle) dans les contrées du
Bas-Rhin dont il a donné le tracé sur la carte actuelle des pro-
vinces rhénanes. M. Tahne m'a demandé de faire parvenir ce
travail à Votre Majesté. Je m'en acquitte en prenant la liberté
TOME XXXIII. — 1916. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.,
de vous rappeler, Antoinette et moi, ainsi que notre famille, au
gracieux et bienveillant souvenir de Vos Majeste's et de rester
avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté, le très
obéissant serviteur et neveu, Léopold de Hohenzollern. »
Certains critiques pourraient ne voir ici qu'un hommage
officiel, mais il y a plus. Les Hohenzollern ne manquaient alors
aucune occasion de se rappeler aux bontés de l'Empereur, tant
ils avaient besoin de son appui. Enfin, un membre d'une
branche collatérale, Rossignol d'Astorg, oncle du prince de
Hohenzollern-Sigmaringen, premier ministre de Prusse, sans
fortune et père de cinq enfans, présenté en 1852 à l'Empereur
et nommé commissaire de surveillance administrative des
chemins de fer français, déclare ne s'être élevé au commissa-
riat de lre classe que par ses bons services. Les appointemens
étant insuffisans, il sollicite, le 13 mars 1859, Sa Majesté pour
obtenir le grade d'inspecteur.
On voit bien que les Hohenzollern n'avaient pas encore les
ambitions excessives qui amenèrent cette famille à seconder les
desseins perfides de M. de Bismarck et du roi Guillaume. Tant
que l'Empereur parait jouir en France et en Europe d'une
situation privilégiée, ils s'inclinent devant sa puissance, lui
prodiguent leurs fades complimens et l'assurent de leur res-
pect, de leur dévouement, de leur attachement même. Ils rap-
pellent leur parenté avec la dynastie impériale et s'en enorgueil-
lissent devant toute l'Europe, jusqu'au jour où ils pourront être
ingrats sans danger.
Que de princes, que de hauts seigneurs, de comtes, de
barons, de grands personnages ont, de 185*2 à 1869, offert ainsi
à l'Empereur leurs hommages, leurs éloges, leurs adulations !
C'était presque une tradition, car un de nos plus féroces enne-
mis, l'historien Heinrich von Treitschke, remarquait lui-même
que déjà, sous le premier Empire, ses compatriotes rivalisaient
de courtisanerie à l'égard de Napoléon Ier et de la France. Il
avait trouvé dans un cabinet d'autographes, à Cologne, des
lettres extraordinaires de l'Electeur de Bade et du landgrave de
Fùrstenberg et de Hesse, du prince d'Isenburg, du duc Fried-
rich de Mecklembourg, de la princesse régente de Œttingen-
Wallerstein, du Sénat des villes libres de Brème, Lubeck et
Augsbourg qui faisaient assaut de respect, de vénération,
d'admiration, de reconnaissance et d'attachement envers le
LA MENDICITÉ ALLEMANDE AUX TUILERIES; 531
grand Empereur. Le prince de Hohenzollern-Hechingen, entre
autres, priait le Ciel « de prolonger à Sa Majesté Impériale des
jours aussi brillans de gloire que précieux pour l'Empire fran-
çais, pour les gouvernemens voisins et particulièrement poul-
ies Etats germaniques! »
Le farouche Treitschke s'indignait, en 1872, de toutes ces
flagorneries. « N'est-il pas certain, disait-il, que toute l'Europe
(y compris la Prusse) a contribué à créer cette fameuse vanité
du peuple français ? Inutile d'insister. La vieille honte est
désormais lavée et expiée. Le temps où de braves Allemands,
comme Karl Friedrich de Baden et le vieux Lampe, bourgmestre
de Brème, pouvaient mettre leurs noms au bas de pareilles
lettres, nous apparaît aujourd'hui comme un mauvais rêve! »
Eh bien! dussions-nous troubler le repos des historiens qui
ont succédé à l'austère et impitoyable Treitschke, nous nous
flattons, grâce au formidable dossier réuni par la Commission
d'enquête sur les papiers des Tuileries et par Henri Bordier en
1872, d'avoir remis en leur vraie lumière les flatteries, les adu-
lations, les supplications, les requêtes et les demandes inces-
santes d'argent, d'honneurs, de titres, de faveurs de toute sorte
adressées à Napoléon III par les plus humbles citoyens de la
Prusse comme par ses plus hauts personnages. L'Allemand
n'est pas seulement, ainsi que le démontre cette affreuse
guerre, un être menteur, perfide et barbare ; c'est aussi, quand
son intérêt l'y pousse, un être plat et servile. « Sous un régime
sans honneur, disait je ne sais quel écrivain, tout le monde
tend la main; les villes comme les individus sollicitent. » Mais il
vaut mieux finir par le mot terrible de Montalembert qui
s'applique à cette race affamée et insatiable, honte et calamité
du monde entier: « Un peuple de solliciteurs est le dernier des
peuples. »
Henri Welschinger.
LE CHEMIN SANS BUT
m
DEUXIEME PARTIE (2)
VII
On était à la fin de février, en pleine fièvre de vie pari-
sienne. Les Lemire dînaient ce jour-là chez le sculpteur Périer.
Périer recevait des gens de toutes les paroisses, rarement des
gens ennuyeux, presque toujours des hommes intéressans.
On parlait librement de toutes choses. Florence avait comme
voisin de table Claude Herpin, le jeune socialiste, déjà célèbre
à vingt-cinq ans par deux ou trois écrits qu'il avait publiés sur
les questions les plus troublantes de l'heure actuelle. Brun de
cheveux, mais de teint blond, des yeux profonds ombragés de
longs cils, le front plus haut que large, la mâchoire volontaire,
des dents admirables que découvrait un large sourire, il ne
portait pas ses vingt-cinq ans. Au premier abord, on se disait :
« C'est un enfant 1 » mais dès qu'il parlait, avec son léger accent
de la Guyenne, — il était du Midi passionné où le fanatisme
espagnol se fait déjà sentir, — sa personnalité s'imposait, et l'on
comprenait aussitôt qu'aucune de ses opinions n'était négli-
geable.
Orphelin, fils d'avocat, il avait toujours eu assez de fortune
pour être indépendant. 11 venait de passer deux ans, tour à tour
en Allemagne, en Russie, en Angleterre. Depuis qu'il était
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1916.
^2j Copyright by Jules-Philippe Ileuzey, 1916.
LE CHEMIN SANS BUT. 533
rentré à Paris, il habitait un quartier populeux, menait une vie
austère, de'pensait très peu pour lui-même, employant ses
revenus presque en entier à des œuvres de propagande socia-
liste. Il ne frayait pas avec les hommes politiques du parti, dont
il me'prisait les compromissions à la Chambre. Il avait de la
jeunesse convaincue et orgueilleuse toutes les intransigeances.
On le voyait très rarement dans d'autres milieux que les
milieux socialistes; mais Périer était en train de faire une
allégorie pour le tombeau de Manceaux, le syndicaliste tué au
cours d'une récente bagarre : Herpin n'avait pu refuser son
invitation.;
Gomme on parlait de choses d'art, Florence remarqua que
son voisin se taisait.
— Vous n'avez pas vu la dernière exposition de Monet et de
Pissarro? demanda-t-elle.
— Non, dit-il simplement. Je suis un profane en peinture;
je n'ai pas le temps de m'en occuper.
— Votre vie est prise tout entière par vos travaux ?
— Oui... et elle passe... passe... c'est effrayant.
— Vous n'allez pas souvent dans le monde, j'imagine?
— Jamais. Il a fallu Périer pour m'y décider ce soir.
— « Car les emplois de feu demandent toute l'àme I » dit
Vivien, qui avait entendu les dernières phrases ol'Herpin.
— Oui, toute, répondit celui-ci avec passion. Mais on est
bien récompensé de se donner à son œuvre, sans réserve; à son
tour, elle nous communique une vie que rien ne peut égaler.
— Vous êtes jeune, dit Florence avec un sourire.
Il se redressa, car il était assez jeune en effet pour ne pas
aimer qu'on le lui dit.
— J'ai vingt-cinq ans.
Florence sourit de nouveau : cette protestation si spontanée
l'amusait.
— C'est l'âge de la bataille et des beaux coups, continua-
t-il d'une voix joyeuse.
Elle le regardait pensivement.
— Vous devez être très heureux...
— Je le suis, dit-il, parce que je vis et que je sens que
d'autres vies s'alimentent à la mienne. Vous ne pouvez com-
prendre la joie qu'on éprouve lorsqu'on voit ses idées, celles
qu'on a enfantées dans le silence de la réflexion, pénétrer dans
534 REVUE DES DEUX MONDES.,
d'autres âmes, les réveiller, les mettre en branle à leur tour.,
Vivien Lemire regardait le jeune homme, de bas en haut, en
clignant imperceptiblement des paupières. Ce type nouveau
pour lui l'inte'ressait. Il eut envie de le faire jaillir tout entier
de sa gaine pour en étudier la psychologie.
— Et où les menez-vous, ces hommes, demanda-t-il, après
les avoir mis en mouvement?
— Je fais naître en eux le sentiment de leur individualité ;
ils savent ce qu'ils valent, à quoi ils peuvent prétendre.
— Quand on met un groupe d'hommes en branle, généra-
lement il marche contre quelque chose ou contre quelqu'un?
— Contre la société telle qu'elle est constituée, c'est-à-dire
contre la forteresse de l'injustice : excusez-moi de parler en
« vieille barbe. »
— Vous voulez détruire ?
— Ce n'est pas le mot que j'emploie. Je ne me préoccupe pas
du passé. Nous sommes l'avenir; il faut que nous arrivions,
sans nous soucier de ce que nous écrasons sur notre passage.
Lemire hocha la tête :
— Et cependant, votre avenir sort du passé, votre jeunesse
de l'âge mûr qui l'a précédée. Le monde est composé de plus de
morts que de vivans, a dit un penseur.
— Ce sont des réflexions de moraliste que vous exprimez,
bonnes pour occuper des spectateurs. Les apôtres ne voient que
la vérité.
— Avec un grand V, remarqua Vivien en ricanant légère-
ment. Je serais tenté de vous demander comme Ponce Pilate :
« Qu'est-ce que la vérité? » si toutefois vous admettez que je
vous compare au Christ.
— Je n'y fais nulle objection, répondit Herpin, riant à son
tour. Le Christ, en son temps, a fait une œuvre salutaire ; il a
jeté dans l'ordre romain du monde des fermens de décompo-
sition, qui ont merveilleusement réussi. Mais il y avait dans
sa doctrine une illusion : Ja croyance à une vie future. Nous
travaillons à l'extirper de la conscience humaine, afin de neu-
traliser le venin des doctrines secondaires qui en sont I3
conséquence : le rachat par le sacrifice et l'amour de Dieu
comme suprême perfection. Le renoncement, le détachement,
voilà nos ennemis..
— Pourtant, vous êtes prêt à vous sacrifier à votre cause ?
LE CHEMIN SANS BUT. 535
— Oui, elle est ma vie. Mais moi, je veux le bonheur Je
l'humanité dès maintenant.
— Les chrétiens aussi le veulent dès aujourd'hui, quoiqu'ils
ne parlent que de la vie future, et par des moyens que, pour
ma part, je juge moins problématiques que les vôtres. Le
renoncement, le sacrifice, les disciples de Jésus vous diraient
que tout homme venant en ce monde peut trouver en soi ces
deux principes de bonheur, tandis que le bonheur que vous
prêchez dépend pour chacun de nous des autres hommes, et je
ne crois pas, mais pas du tout, à la bonté innée de mes sem-
blables.
— C'est que vous êtes un chrétien désaffecté, dit Florence
à son tour, tandis que M. Herpin, tandis que moi, cela se sent
tout de suite, nous ne sommes pas arrêtés dans notre élan par
les souvenirs attendris d'une croyance abandonnée.
— C'est vrai, dit Herpin. Moi, j'ai une foi si vivante qu'elle
ne laisse place à aucun regret. Et vous?
Il s'adressait à Florence seule.
— Moi, dit-elle lentement, moi, jusqu'ici, je n'avais eu
besoin pour aimer la vie que de vivre, c'est-à-dire de jouir de
ce qui m'entourait, mais il y a en vous une allégresse que je
n'avais encore vue chez personne et dont je vous envie la source.
Elle avait baissé la voix. Vivien n'avait pas entendu la
réponse de sa femme; son voisin de table venait de lui adresser
une question qui l'obligeait à tourner ailleurs son attention.
Herpin reprit d'une voix atténuée, lui aussi :
— Croyez! je vous assure, vous êtes faites pour croire. Je
voudrais vous persuader.
Il la regardait. Elle fixait les yeux droit devant elle. Son
attitude était pensive, non pas rêveuse, et il s'aperçut seulement
alors qu'elle était jolie.
— Croirel... C'est bientôt dit!... Mais je m'intéresse à ces
idées qui sont l'avenir. Je m'y intéresse, ne les connaissant
d'ailleurs que très superficiellement, je vous l'avoue.
— Vous aurez vite fait d'apprendre leur histoire. Les femmes
comme vous doivent venir à nous.
Elle sourit. Il la regarda. L'admiration qu'elle devinait dans
la voix du jeune homme, elle la lut dans ses regards : une joie
orgueilleuse activa Je cours du sang dans ses veines.
— J'aurais grand plaisir à faire plus ample connaissance
536 REVUE DES DEUX MONDES.
avec vous, dit-elle; je vous assure que ce n'est pas par banale
curiosité mondaine. Venez me voir.
Herpin répondait toujours à ces sortes d'invitations par un
refus poli. Cette fois, il ne se défendit même pas.
— Moi aussi, je serai heureux de vous connaître davantage,
mais je ne suis pas un homme à « jours. » Me permettrez-vous
de me présenter chez vous à d'autres heures que celles où vous
recevez?
— Vous me trouverez tous les jours au commencement de
l'après-midi. Je ne sors pas avant trois heures.
— Herpin, demanda le maître de la maison, votre petit
garçon est-il tout à fait remis de sa chute?
— Il n'y parait plus, heureusement. Nous en avons été
quittes pour la peur.
— Vous êtes marié? demanda Florence avec un rien d'éton-
nement.
— Oui, j'ai deux petits garçons.
— Comment, dit Vivien, que le long aparté de sa femme et
du jeune socialiste avait agacé, vous vous êtes servi de l'antique
institution du mariage?
— Oui, répondit simplement Herpin, parce que, dans l'état
actuel de la société, c'était le seul moyen d'assurer l'avenir de
ma femme et de mes enfans, si je venais à mourir. Je n'avais
pas le droit d'en faire volontairement des victimes.
La réponse avait sa valeur, on ne pouvait le contester;
Vivien n'insista pas.
Herpin se retira de bonne heure. Les Lemire s'entretinrent
de lui avec leur hôte après son départ.
— Sa femme, dit Périer, est une fille de prolétaire conscient,
comme ils disent dans les réunions publiques que préside
notre jeune ami, un de ces ouvriers parisiens intelligens, autodi-
dactes, avec des trous à jamais béans dans leur culture. Elle,
une élève de lycée de filles, qui se destinait à l'enseignement
quand elle connut Herpin. Elle avait dix-huit ans et s'en-
tlamma comme un punch, dès qu'elle entendit parler cet apôtre
à la figure de demoiselle : il avait vingt ans. On s'est marié
et il y a deux enfans.
— Intelligente? demanda Florence.
— Ma foi, je n'en sais rien, je la connais fort peu.
— Jolie? demanda Vivien.
LE CHEMIN SANS BUT.
537
— Elle l'a été. Une de ces frimousses chiffonnées de pari^
gote, mais avec deux yeux profonds, sombres, ardens. Ces
fraîcheurs de grisette, cela ne tient pas plus que le pollen sur
les ailes d'un papillon. La première maternité a tout fané. Elle
n'est plus jolie, mais elle a toujours ses grands yeux brillans
qui font qu'elle ne sera jamais laide. D'ailleurs aucune science
de la toilette. On dit qu'elle aime trop son mari pour songer à
le séduire.
— Et lui? demanda Florence.
— Lui, il est celui qui est aimé. Ça n'est jamais égal, ces
choses-la. N'est-ce pas qu'il est curieux à observer, mon jeune
ami? Son ardeur, sa foi en son œuvre ravissent un vieux blasé
comme moi. Il est prêt à se faire casser la tête pour ses convic-
tions et à casser celle des autres.
Évidemment, dit Vivien, cet heureux mortel ne se fait
pas à soi-même d'objections; ses bonnes méthodes critiques ne
jouent pas pour lui le rôle d'avocat du diable... L'esprit souffle
où il veut, finit-il, trouvant aussitôt des expressions emprun-
tées au langage des chrétiens, dès qu'il voulait définir un senti-
ment religieux.
VIII
Trois jours plus tard, Herpin se rendait à l'invitation de
Florence...
— Vous voyez, lui dit-elle; j'ai déjà étudié vos idées. Et
elle lui montrait les livres de Karl Marx, de Bebel, de Georges
Sorel qui étaient sur sa table.
Il sourit.
— Je suis heureux de vous avoir inspiré tant de sympathie
pour elles...
— Sympathie, peut-être plus encore curiosité. Mais ne
me croyez pas tellement ignorante des questions que traitent
ces livres. J'en avais lu des extraits ou des analyses.
— Gela suffit presque; l'essentiel est de connaître, dans
leurs grandes lignes, les théories qui nous ont préparés ; mais
plus encore il faut nous connaître, nous, nous entendre, nous
voir agir, nous comprendre; nous sommes des livres vivans.
L'écrit ne vaut pas la parole, lorsqu'on entreprend de faire par-
tager ses idées aux autres hommes.
538 REVUE DES DEUX MONDES.)
— En général. Mais ne pensez-vous pas que les convictions
que nous prenons dans les livres ont quelque chose de plus
profond? La parole, quand elle est harmonieuse, aune magie
qui peut égarer notre esprit en séduisant notre oreille.
— Le style aussi est une magie.
— C'est vrai.
— N'analysez pas tant vos sentimens. Si c'est la parole qui
vous convainc, abandonnez-vous à la parole ; si c'est le livre,
lisez. Pourvu que nous soyons vainqueurs, qu'importent les
armes? Ce que nous voulons, c'est être plus forts, plus persua-
sifs que nos adversaires. Nous ne redoutons pas la lutte; au
contraire nous la désirons comme ceux qui sont sûrs de la victoire.
— Sûrs ? Est-on jamais certain de vaincre ?
— Nous le sommes. Et savez-vous pourquoi?... C'est que la
plupart de nos adversaires sont comme vous, sont comme votre
mari, quand ils sont intelligens : — ils n'ont pas la foi. — Ils
disent: «peut-être?... qui sait?... » Au fond, tout leur est égal ;
leur défense n'est faite que de leur égoïsme et de l'égoïsme de
la société. Ils donnent les raisons de leurs résistances et philo-
sophent sur ce qu'ils veulent conserver, c'est tout ce qui dis-
tingue cette élite de la masse épaisse des bourgeois, — j'entends
par là ceux qui ont intérêt à ce que l'état de choses actuel
dure. — Un bloc qui ne doit sa cohésion qu'à la réunion d'inté-
rêts communs, quelle résistance peut-il opposer à cette force
une, simple, vivante, enflammée : la Foi?
— La Foi! — Mais vous raisonnez comme les chrétiens ?
— J'ai la Foi comme ceux qui sont dignes de ce nom de
chrétiens que tant d'entre eux ne doivent qu'à leur baptême.
Aussi les chrétiens véritables seraient-ils les seuls adversaires
que je craindrais dans la lutte, s'ils entraient dans l'arène, à
forces égales : mais ils ne sont qu'une poignée de combattans.
L'ardeur de mes convictions vous étonne?... En vous-même,
vous me traitez de naïf. Qu'importe? Oui, je crois que ma foi
est la seule vraie, je crois qu'elle triomphera. Pourquoi le
croyez-vous? telle est la question que vous allez me poser. J'y
crois parce qu'elle est victorieuse ; j'y crois parce que j'y crois,
il faut toujours en arriver là avec nos affirmations. Votre intelli-
gence, vos analyses, vos pourquoi, vos parce que, en fin de
compte, se heurtent aux mêmes barrières. On ne les franchit
qu'avec des ailes. Ah I que je voudrais vous faire partager ma foi I
LE CHEMIN SANS BUT.
539
Il dit cela spontanément parce qu'il regarde ce visage de
femme que la réflexion embellit, tandis que pour la plupart des
visages féminins, elle ne semble qu'une fatigue qui, en les ten-
dant, ôte à leurs lignes toute grâce.
Une ardeur de convertir enflamme Claude, le rend plus
pressant.
— Croire à son œuvre ! Ah ! si vous saviez quelle vie en nos
veines, quelle source sans cesse renaissante de joie en nous! et
ne sommes-nous pas nés pour la joie? L'univers en est trans-
formé à nos yeux. Nous ne sommes plus « agis, » nous sommes
des maîtres, des créateurs. Tandis que : je sais... je ne sais pas...
à quoi cela vous mène-t-il, si ce n'est au découragement,
puisque vous aboutissez toujours à ce « je ne sais pas, » final?
Elle demeurait rêveuse et ne répondait pas.
Elle leva enfin les yeux vers ceux de Claude et elle y vit
briller tant d'enthousiaste audace qu'elle sourit à ce jeune
conquérant, sa jeunesse attirée par cet ardent foyer.
A ce moment, Jacqueline entra dans le salon.
— M. Claude Herpin, dit Florence, présentant le jeune
homme; Mme Jacques de Mirville, ma sœur.
Claude s'inclinait et prenait congé en même temps.
— Que je ne vous fasse'pas fuir, dit Jacqueline, je connais
votre nom, monsieur, il ne m'effarouche pas...
Il est bien, ce révolutionnaire, remarqua la sœur de Flo-
rence, lorsque Claude se fut éloigné. Amène-le à l'un de mes
lundis.
— Il ne voudra pas; il ne fait pas de visites, il ne va pas
dans le monde.
— Alors, cette exception en ta faveur?... C'est qu'il en tient
pour toi.
— Quelle idéel Je l'ai rencontré l'autre jour pour la pre-
mière fois chez Périer, le sculpteur.
— D'autant plus significatif. Et l'on peut flirter même en
faisant de belles théories sur la société. Pendant qu'il te dit un
tas de mots sans grâce : capital, salaires, retraites ouvrières,
prolétariat, il n'a pas les yeux dans sa poche, cet homme ! Tu
es jolie, il est jeune...
— Tais-toi doncl dit Florence en haussant les épaules. Je
ne suis pas comme toi, je ne pense pas constamment à l'effet
que je produis sur les hommes.
540 REVUE DES DEUX MONDES.:
— Merci. Je n'y pense pas tout le temps non plus. Seule-
ment, ces choses-là, cela se sent, et moi, il n'y a que cela qui
m'amuse... Chacun prend son plaisir où il le trouve. N'est-ce
pas, Vivien, dit-elle à son beau-frère qui entrait au même
moment, n'est-ce pas, que c'est votre théorie à vous aussi,
qu'il ne faut faire dans la vie que ce qui vous amuse!
— Je n'ai pas dit exactement cela, répond Lemire en riant.
— Pas exactement, mais cela ressort si clairement de ce
que vous écrivez. Votre conclusion, c'est qu'il faut tuer le
temps parce que tout effort est vain.
— Tresser de la paille, murmure Vivien pour lui-même.
— Moi, continue Jacqueline, je le tue gaiement. Florence
s'adonne au marivaudage philosophique ; vous, vous coupez
des cheveux en quatre dans la pose de l'âne de Buridan. Au
fond, tout ça, c'est bien la même chose.
Vivien riait.
— Vous êtes une petite bête de joie, dernier cri, tout à fait
réjouissante, dit-il.
— A propos de bête, s'écrie Jacqueline, mon premier mari me
donne des ennuis. Imaginez-vous qu'il veut que mon petit garçon
appelle sa femme actuelle « maman, » sous prétexte qu'elle vient
d'avoir un enfant et que Pouf est le frère de ce nouveau-né !..«
— C'est inadmissible ! dit Florence, on n'a qu'une mère.
— C'est aussi ce que je dis. Voyons, Vivien, vous qui par
profession trouvez des titres exacts, comment Pouf peut-il
appeler cette femme-là?
— Mon Dieu, dit Vivien sérieux, mais avec une indéfinis-
sable ironie, je n'ai pas assez réfléchi à la question. Madame,
c'est trop Louis XIV; ma tante, ne rime à rien ; marraine, le
baptême joue un rôle si insignifiant dans tout cela 1 La meilleure
solution est qu'il vous appelle chacune : maman, en faisant
suivre ce mot de votre prénom : Maman Jacqueline, maman X. . .
— Non, cent fois non, dit la jeune femme avec véhémence ;
il n'est qu'à moi, moi seule suis sa maman. J'irai demander
conseil à mon avocat.
— C'est amusant, dit Vivien, lorsque sa belle-sœur fut
repartie, ces parodies des mères de Salomon. Le divorce n'est
pas encore épuisé comme mine d'effets comiques.
— C'est bien pourquoi, comme je vous l'ai dit souvent,
remarque Florence, l'union libre est la seule solution logique.
LE CHEMIN SANS BUT. 541
— Cela ne vous donnera pas une solution pour les
enfans...
— Les circonstances modifient l'individu ; l'amour paternel
et maternel, tout en subsistant, pourra se modifier par l'union
libre. Et l'union précédant la naissance de l'enfant, c'est à elle
qu'il faut d'abord penser, c'est-à-dire au bonheur des deux
êtres qui ont joint leurs destinées. Réellement, trouvez-vous que
nous soyons liés surtout par les paroles qu'a prononcées, devant
nous, cet officier de l'état civil?
— Nullement, dit Vivien, avec cette nuance d'ironie que
Florence ne saisissait pas lorsque l'ironie prenait sa source
dans Jes sentimens intimes de son mari.
— Nous sommes des amans légaux, dit la jeune femme.
Vivien se boucha les oreilles.
— Vous avez des mots qui hurlent d'être ensemble.
— Votre exclamation me donne raison, s'écria Florence
triomphante, nous sommes bien réellement des amans qui n'ont
d'autre lien que leur amour. Demain, si nous ne nous aimions
plus...
Elle s'arrêta, gênée subitement par le regard que Vivien
attacha sur elle. Il dit avec tristesse :
— C'est donc une possibilité que vous avez quelquefois envi-
sagée ?
— N'y a-t-il pas des heures où nous envisageons tout, tout
ce qui pourrait arriver?
— Oui, mais ces pensées involontaires, nous ne consentons
même pas à les exprimer, comme si nous craignions de rompre
un charme.
— Comme vous restez naïvement amoureux, vous le péné-
trant psychologue! Je crois que vous savez beaucoup mieux
analyser les sentimens des autres que vos propres sentimens.
— Vous vous trompez; je me rends aussi bien compte de ce
que vous êtes pour moi, que je vois ce que je suis pour vous.
Mais la clairvoyance ne nous préserve pas plus de souffrir
qu'elle ne nous garde d'aimer.
— Elle ne nous empêche peut-être que d'être heureux, dit
Florence pensivement. Je suis sûre, continue-t-elie en chan-
geant de ton, que Claude Herpin n'a pas le quart de votre per-
spicacité, qu'il ne connaît pas le cœur humain comme vous, lui
qui électrise tant de cœurs! Comme il est heureux, celui-là!
542
REVUE DES DEUX MONDES.
Il sort d'ici. Très curieux, cotte espèce de nabi du xxe siècle.
Elle parlait à présent comme Vivien lui-même. L'e'cho des
paroles de Claude s'était éteint peu à peu dans son âme.
— Voulez-vous m'accompagner à sa prochaine réunion salle
Wagram? dit-elle. Cela m'intéresserait de l'entendre et pour
vous ce serait peut-être un type à étudier...
Et ils allèrent à la réunion de Claude Herpin.
Vivien, bien qu'il s'en défendit tout d'abord, fut pris comme
les autres par la parole du jeune homme. A moins d'être mis
en garde par de fortes convictions contraires, on ne pouvait pas
ne pas être séduit par tant de juvénile ardeur. Vivien jouit des
dons oratoires de Claude, de l'harmonie de sa phrase, tantôt
passionnée, tantôt persuasive, toujours vibrante de la convic-
tion qui l'animait. Vivien admirait en artiste; il ne discutait
pas le fond du discours de Claude ; il accueillait ses idées
avec bienveillance dans son intelligente curiosité, comme on
observe des étrangers qui sont représentatifs des qualités de
leur nation. Puis la personne même de Claude lui plaisait, son
apparence extérieure, l'accent victorieux de sa voix, la franchise
de son regard. Du moment que les hommes d'action ne bles-
saient pas son vif sentiment du goût, qu'ils étaient de bonne
foi, Vivien se laissait aisément entraîner vers eux; il jouissait
de les regarder vivre, comme si un peu de cette flamme s'était
communiquée à lui; il ne devait retrouver la clairvoyance de
son jugement que plus tard, lorsque l'impression était émoussée.
Il félicita chaleureusement le conférencier à la sortie de la
réunion. Claude sentit que ses complimens étaient sincères; il
s'en étonna.
— Je pensais que j'aurais choqué beaucoup de vos idées...'
— Mais non, mais non, dit Vivien avec vivacité. D'abord,
vous avez une façon de dire les choses si pleine d'entrainante
conviction que nous ne chicanons pas sur la nature du plaisir
que nous prenons. Et puis, après tout, vous pouvez avoir raison.
Il vous est peut-être réservé de résoudre la question sociale ; je
ne sais pas, je ne demande pas mieux ; vous voyez que je suis un
homme de bonne volonté. Vous êtes jeune; vous vous adressez
à des jeunes, j'entends parla à des hommes nouveaux, il serait
assez logique que le salut de cette génération lui vint par vous,
qui avez ses idées, ses manières de sentir et de s'exprimer. Si
j'ai fait mes réserves, l'autre jour, sur vos moyens de sauver les
LE CHEMIN SANS BUT.; 543
hommes, c'est parce que je doute de leur efficacité et non parce
que j'en ai de meilleurs à vous proposer.
Claude, les yeux brillans, écoutait avec plaisir ce que
lui disait Vivien, mais sans y attacher un prix particulier; ce
qu'il cherchait en ce moment, c'étaient les mains tendues vers
lui, les sourires émus et joyeux; mais le sourire et la main qu'il
désirait entre tous, c'était le sourire et la main de Florence.
Elle n'avait rien dit, elle écoutait ce que disait son mari.
Claude lui demanda :
— Vous êtes contente?
Elle lui répondit :
— Oui, parce que je sens une partie de ce que vous avez
exprimé. Je ne connais pas encore assez à fond les moyens
que vous proposez pour faire le bonheur de l'humanité, mais
ce sont tous des moyens de liberté, c'est pourquoi je les aime.
Je ne puis souscrire qu'à ce qui rend cette liberté plus com-
plète, il y a en moi une invincible répugnance contre tout ce
qui l'entrave. Mon mari a raison, vous êtes de votre temps :
quand on ne marche pas avec son temps, il vous entraîne en
passant par-dessus vous, tandis que, lorsqu'on marche en avant,
on est le chef.
— Hum ! dit Vivien, son sens critique reprenant le dessus,
liberté absolue... chef... qui dit chef dit maître.
Claude n'avait que vaguement entendu la réflexion du
romancier ; d'autres auditeurs l'entouraient pour le féliciter.
Florence eut un haussement d'épaules agacé, et ne répondit rien
non plus, mais elle sentit en elle-même une sourde irritation
contre cette parole qui venait rabattre vers la terre l'essor de
son enthousiasme. Car elle ne résistait plus à l'élan qui portait
son être vers des doctrines dans lesquelles elle trouvait la
formule de ce besoin inné de liberté que son éducation sans
discipline avait développé.
Sans qu'elle s'en rendit compte, c'était sa sensibilité qui
commandait à son intelligence. Elle raisonnait encore, mais sa
raison suivait son instinct. Elle sentait naître en elle une foi,
ce fluide qui aimante nos facultés, qui reste mystérieux dans
son essence, même si l'on peut en définir les manifestations.
Et cette foi naissante, elle la devait à Claude. Elle lui en
était reconnaissante avec attendrissement, comme le disciple
envers l'apôtre qui lui a montré la lumière. Et désormais elle
544 REVUE DES DEUX MONDES.]
rechercha toutes les occasions d'entendre la parole qui l'avait
appelée sur la route.
Son mari, par son attitude, par la sincérité de son intérêt,
l'encourageait dans sa voie nouvelle. Il ne manquait pas une
des réunions de Claude, il prenait un plaisir extrême aux
découvertes qu'il faisait dans ce milieu nouveau pour lui. La
jeunesse fougueuse de ces combattans le revivifiait. Lui qui,
jusqu'ici, fréquentait surtout par profession des désabusés ou
des roublards, lui aussi semblait pris du zèle des néophytes.
Vivien en était à ce moment de curiosité passionnée qui était
pour lui un plaisir presque comparable à celui de la création
littéraire. Mais bientôt son imagination et son art d'écrivain
l'entraînèrent au delà du désir de connaître. Il ne s'était pas
contenté longtemps d'écouter Claude et ses amis; sollicité par
eux, il avait mis sa plume au service de leurs idées. Il avait
écrit dans leurs journaux, dans certaines revues, des articles
qui avaient fait sensation. Il soutint des polémiques où il dé-
ployait toutes ses qualités d'écrivain et aussi toutes ses habiletés.
Ses paradoxes étaient étayés par les raisonnemens les plus
logiques. Pour défendre les doctrines socialistes, il se décou-
vrait, plume en main, un tempérament d'avocat dans son argu»
mentation, mais dans son argumentation seulement; il restait
vrai dans sa bonne volonté et se convainquait lui-même en
cherchant à persuader les autres. Par momens il avait l'illusion
qu'une foi commune l'unissait à ceux dont il défendait les doc-
trines. Il s'imaginait être sincère lorsqu'il exaltait, au cours
de quelque polémique où l'intolérance et la mauvaise foi de
l'adversaire l'avaient aiguillonné, les moyens préconisés par
ses nouveaux amis pour amener une diminution de souffrance
dans le monde; son besoin de justice était satisfait momenta-
nément.
Mais ce qu'il ne voulait pas s'avouer à soi-même, c'est qu'en
réalité, il suivait Florence dans ce chemin où elle s'engageait
avec tant de joyeuse ardeur. C'était l'amour de sa femme qu'il
espérait y rencontrer, c'était elle qu'il voulait séduire en lui
montrant une nouvelle forme de son talent et presque une nou-
velle forme de sa nature. Elle le verrait dans la force, dans la
véhémence et dans la flamme. La pose du conquérant séduit
plus les femmes que ne les touche l'attitude implorante du
vaincu. Inconsciemment, il voulait que Florence détournât sur
LE CHExMIN SANS BUT. 545
lui les regards admirateurs qu'elle fixait sur Herpin. Elle était
de celles qui ne donnent leur amour que si elles sont prises
par leur orgueil.
Vivien entra en relations avec les principaux chefs du parti,
devint membre de leurs comités; on lui demanda de prendre
la parole; après quelques he'sitations, car il comprenait qu'il
serait obligé d'employer certains effets oratoires auxquels
répugnait son bon goût, il accepta. Il voulait connaître l'ivresse
des applaudissemens directs. Il ne résistait plus au flot qui
l'entraînait; il n'entrait pas dans la lutte, il s'y jetait; c'est le
mouvement des faibles, c'est aussi celui des scrupuleux qui ne
veulent plus écouter ni la voix de leur conscience, ni les
objections de leur critique.
Dans le « parti, » les gens pratiques s'applaudirent de
compter cette recrue de marque, venue d'un milieu si dif-
férent et dont on ne pouvait prendre en défaut la culture. Les
âmes évangéliques se réjouissaient avec simplicité de cette
conversion, les fanatiques la négligeaient, sentant bien que
Vivien ne descendrait jamais en personne dans la rue, et, un
théoricien de plus, à quoi bon?
Pour Claude, il n'éprouvait aucune sympathie à l'égard de
Vivien. Il avait l'intuition que, seules, leurs paroles s'accor-
daient, que jamais leurs sentimens ne seraient à l'unisson.
Claude Herpin était un visionnaire à l'ardeur concentrée,
tel que la Révolution en donna plus d'un à la France. Sa jolie
figure rappelait celle de Saint-Just. Il croyait à sa mission et
sa foi réelle servait son besoin de domination, son orgueil ; car,
ce qui distingue l'apôtre révolutionnaire de l'apôtre évangé-
lique, c'est que celui-ci vient au nom de son maître, tandis
que celui-là ne tient les maîtres dont il fut le disciple que pour
ses précurseurs. Le charmant visage, la voix prenante ser-
vaient une âme autoritaire très maîtresse d'elle-même, malgré
de subites violences. Claude était le révolutionnaire de son
temps, sans niaiseries sentimentales, mais chez lequel le naïf
optimisme des vieilles barbes de 48 élait remplacé par une cré-
dulité aveugle en la science humaine, ou du moins dans ses
manifestations actuelles, car il n'avait pas le sens historique.
Les facultés oratoires de Claude s'étaient développées de très
bonne heure, dès l'enfance, aux dépens des facultés de réflexion.
On pouvait dire qu'il parlait plus ses idées qu'il ne les pensait.
TOME XXXIII. — 191 G. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES*
Sa jeunesse avait rencontré tout de suite le succès; il avait
aimé cette parole qui le lui valait et ainsi il avait été entraîné à
n'envisager les idées que comme de la matière oratoire.
La parole, c'était aussi son instrument de domination ; s'il
en avait l'orgueil, en même temps, il s'y asservissait et, pour le
polir et l'aiguiser, lui sacrifiait la réflexion qui concentre la
pensée sur elle-même et l'isole des ornemens dont la revêt Ja
parole. Le cerveau de Claude était à vingt-cinq ans ce qu'il
serait à trente ; au fur et à mesure, il déversait au dehors tout
ce qui y prenait naissance, sans rien réserver pour son propre
développement.
Claude avait le mépris de la femme, non pas exprimé, mais
instinctif et logique. La femme, c'était pour lui le piège tendu
à la sensibilité de l'homme. S'il s'était marié, c'avait été dans
l'entraînement de ses vingt ans, volontairement chastes, mais
aussi par raison; il ne voulait pas être tenté par des amours
plus hasardeuses. Il appelait les femmes au travail pour l'éla-
boration de la cité future : il était préférable de les avoir pour
soi que contre soi ; mais il n'acceptait ces auxiliaires que parce
qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il craignait toujours
qu'elles ne vinssent à rabaisser les questions à leur taille au lieu
de se hausser jusqu'à elles; aussi n'aurait-il pu expliquer pour-
quoi il avait dit à Florence, quand il l'avait vue pour la pre-
mière fois : « Les femmes comme vous doivent venir à nous. »
Les femmes comme vous, cela voulait dire simplement
« vous. »
IX
Les Lemire dînent chez les Herpin pour la première fois.
Outre Vivien et sa femme, il y a six autres convives. Deux
jeunes gens, les disciples de Claude, qui le suivent partout
comme son ombre; le journaliste Rabaud, un gros homme
accueillant, une bonne tête de terre-neuve mâtiné qui ne ferait
pas de mal à une mouche, comme on dit, et qui sept fois la
semaine, dans son journal, envoie les bourgeois à la lanterne ;
le médecin Bernier qui parle peu et mange solidement, et le
ménage Delpierre. Mme Delpierre est une ancienne collègue de
Mathilde Herpin ; elle occupe un poste important dans l'ensei-
gnement primaire. Quoiqu'elle ait d'assez jolis traits, son visage
LE CHEMIN SANS BUT.
547
inspire l'ennui, quand on le regarde durant quelques instans.
Mère elle-même d'un enfant, et par profession voyant de claires
et joyeuses figures, il n'est resté dans ses prunelles nul reflet de
ces sourires innocens. M. Delpierre est le mari de Mme Del-
pierre ; aucun autre signe distinctif.
Vivien a Mrae Delpierre comme voisine de table.
— Gomme ils sont gentils, les petits garçons d'Herpin! dit-il
pour entrer en matière.
— Très gentils. Ne faites-vous pas trop travailler la cervelle
de l'aîné? demande-t-elle à Mathilde.
— Nullement; mais c'est un enfant qui est très intelligent
et qui réfléchit.
— A quatre ans! Il faut l'en empêcher. Son cerveau se dé-
formera.
— L'homme qui réfléchit est un animal dépravé, dit Vivien
en riant.
— Rousseau avait bien raison, monsieur, reprend gravement
Mme Delpierre. Aussi mon enfant est-il élevé en vrai sauvage.
Je ne veux pas qu'il ait une seule idée générale dans la tête;
l'idée générale, ce serait l'idée fausse, puisqu'elle lui serait
inculquée par autrui.
— Et quels sont les jeux de ce jeune sauvage?
— Il joue à courir, il fait des pâtés dans le sable, il élève des
constructions, il traîne une brouette; mais il n'a pas de chevaux.
Il imiterait les cochers et apprendrait à frapper les animaux.,
— Et il n'a pas de soldats de plomb? Puis-je vous avouer
que j'ai beaucoup aimé les soldats de plomb, sans vous inspirer
un peu de mépris?
Le sourire condescendant de Mme Delpierre prouve à Vivien
qu'elle ne le prend pas très au sérieux.
— Mon Jacquot ne se contenterait pas de faire des pâtés de
sable, dit MmeHerpin. Ses pourquoi me poursuivent du matin au
soir. Et il fautque je lui raconte des histoires, dès qu'il ne joue
plus.
— Vous ne lui racontez pas, j'imagine, ces absurdités dont
on a bercé notre enfance?
— Gomment I s'écrie Vivien qui s'amuse beaucoup, vous
prohibez jusqu'au Petit Chaperon Rouge et à Cendrillon !
— Des mensonges! des mensonges! qui faussent le cerveau
des enfans, dès le berceau.
548 REVUE DES DEUX MONDES.i
— Des mensonges, mais qui contiennent un sens si vrai de
l'homme et de la vie! Croyez-moi, les enfans ne sont pas si
bêtes. Ils ont vite fait de démêler cette vérité, cachée sous la
fiction qui l'enveloppe et l'embellit.
— Idées générales! Je ne veux pas que ce petit ait autre
chose que des réalités dans la cervelle.
— Pauvre petit! murmure Vivien sincèrement. Et il voit
tout d'un coup les livres d'images de son enfance, sur lesquels
il rêvait des heures, et le sourire de sa mère penchée au-dessus
de sa tête attentive. Comme elle contait joliment le Petit Poucet,
sa maman! quel doux nid ses mains pieuses faisaient à l'âme
du petit garçon sensible qu'il était!
On parle d'autre chose. Mathilde, qui est silencieuse, dis-
traite, regarde ses invités et tout à coup une contraction
douloureuse saisit son cœur. Elle a vu les regards de Claude
et de Florence se croiser. Qu'y avait-il dans ces regards qui
échangeaient leur clarté? Elle ne saurait le dire, mais elle
souffre. Et pendant tout le reste de la soirée, elle sent en elle
une détresse inexprimable; les larmes qu'elle ne répand pas
semblent refluer dans tout son être. Ce qui l'accable de tristesse,
c'est la joie triomphante qui illumine le visage de son mari;
il ne parle pas beaucoup : ses paroles, dirait-on, ne sont qu'un
tremplin qu'il tend aux paroles de Florence. Celle-ci est très
à l'aise; elle a été habituée presque dès l'adolescence à se sentir
écoutée et admirée, cela lui semble dans l'ordre. Mais ce soir,
elle éprouve en outre que Claude est fier d'elle. Cela pique son
orgueil et excite sa verve joyeuse. /
Vivien ne s'aperçoit pas de ce que Mme Herpin a tout de suite
deviné avec sa sensibilité de femme amoureuse : Vivien a dans
le cœur trop de généreuse naïveté pour soupçonner le mal
chez celle qu'il aime. D'ailleurs, le mot de trahison ne convien-
drait pas à l'élan qui porte l'une vers l'autre l'àme de Florence et
l'àme de Claude. Ils n'analysent pas leurs sentimens, ils se
livrent à ce flot sans penser aux conséquences futures de leur
rencontre.
Après sa conversation avec Mme Delpierre, Vivien est demeuré
silencieux : il porte les yeux sur Florence. De même qu'il
ne pouvait autrefois mettre en regard l'image de sa mère
et celle de sa fiancée, il ne se figure pas aujourd'hui sa femme
penchée sur un berceau. Non pas qu'il lui fasse l'injure de
LE CHEMIN SANS BUT. 549
croire que la fibre maternelle n'existe pas chez elle,— Florence
n'est pas une anormale, — mais Florence, mère de ses enfans à
lui, voilà ce qu'il ne voit pas. Comme tous les fils très aimés
par leur mère, il ne peut s'imaginer que la tendresse maternelle
ait une autre forme que celle qui, jadis, entoura son enfance.
Et Vivien sent plus encore tout ce qui les séparerait autour de
ce berceau, malgré l'apparente concorde de leurs idées
actuelles.
Vivien veut empêcher ce réveil d'un mal qui s'engour-
dissait; il sort subitement de son mutisme et se lance dans la
conversation avec un brio qu'on lui connaît rarement, une
verve qui ne flambe que sous l'empire d'une excitation
nerveuse. Et l'ironie qui veille toujours à l'arrière-plan de ses
discours reparaît aussitôt. Il l'exerce aux dépens des ennemis
de ses convictions nouvelles.
Les convives de Claude, Claude lui-même y applaudissent,
la goûtent comme quelque mets plus agréable au palais que
profitable à l'organisme. Florence, seule, écoute avec indiffé-
rence. Cette parole, qu'elle a admirée naguère pour elle-même,
n'a plus à présent l'attrait de la nouveauté.
Les hôtes de Claude se retirent vers minuit. Lorsqu'ils sont
partis, Mathilde dit à son mari :
— Crois-tu que Mme Lemire s'intéresse vraiment aux
questions sociales ?
Claude, qui pensait en lui-même qu'il ne reverrait Flo-
rence que huit jours plus tard et que le temps serait long
jusque-là, demande :
— Pourquoi?
— Parce que... je ne sais pas... avec son élégance, cela ne
va pas.:
La pauvre Mathilde ignore l'art de manier les aiguillons
dont certaines femmes jalouses savent si savamment piquer
leurs rivales.
Claude hausse les épaules.
— Alors, tu crois qu'une femme doit être nécessairement
fagotée pour s'occuper de questions sociales, comme tu dis?
Mathilde a compris la maladresse de son attaque. Elle a
senti surtout une douleur lui traverser le cœur, en rencontrant
le regard dont son mari vient d'envelopper toute sa personne.
Il se fait un silence.
550 BEVUE DES DEUX MONDES.,
— Si nous allions nous coucher, dit Claude qui bâille
longuement.
— Allons....
Avant de se déshabiller, Mathilde passe par la chambre de
ses petits garçons, pour voir s'ils sont bien bordés, si leur
sommeil est paisible. Ce soir, elle s'attarde à les contempler,
l'un après l'autre. Si l'un d'eux se réveillait et nouait ses petits
bras autour de son cou, Mathilde sangloterait dans une détente
bienfaisante, mais les deux petits dorment sans même tres-
saillir à l'approche de l'angoisse maternelle. Elle est seule, elle
n'a pas de refuge pour sa peine. Elle n'avait que lui; il était
tout pour elle, sa patrie et son Dieu, et c'est par lui qu'elle
souffre. Lui dire le chagrin qu'il lui cause, non. Les paroles
par lesquelles il la rassurerait la repousseraient en même
temps. Elle a l'intuition que nul n'est plus cruel pour la
femme qu'il n'aime plus, que l'homme dont le cœur vient de
se prendre à un nouvel amour : la pitié qu'il manifeste, il ne
la ressent pas.
Par avance, Mathilde souffre de tout ce qu'elle va souffrir
par la suite, et, dans la nuit, ses yeux restent grands ouverts,
et la fièvre martelle ses tempes... Son mari ne se doute pas de
l'agonie de ce cœur qui bat à ses côtés; il la trouverait absurde,
s'il la soupçonnait...
Claude doit partir le lendemain matin pour Saint-Etienne,
où se tient le grand Congrès socialiste international. Il parlera
le soir même dans le meeting d'ouverture. A la même heure,
Vivien prendra la parole à Paris, dans une réunion organisée
par un groupe de jeunes intellectuels du parti.
Tandis que celui-ci, nerveux, agité, cherche en vain le
sommeil, tout préoccupé qu'il est de son prochain discours,
Claude dort comme un enfant, parce qu'il a voulu dormir. La
journée du lendemain étant la première d'un combat dont
l'issue sera pour lui d'une importance capitale, cette pensée
l'ayant saisi, il n'y a plus eu en lui qu'un jeune chef qui veut
vaincre. L'image de Florence ne revint s'interposer entre le
souci de son œuvre et lui que le lendemain soir, quand les mains
d'une foule enthousiaste se tendirent vers lui, après qu'il eut
quitte l'estrade où il venait de parler une heure durant. Instinc-
tivement, ses yeux cherchaient les regards qui reflétaient si
joyeusement ses victoires... Plus d'une fois, il avait parlé à
LE CHEMIN SANS BUT. 551
Paris sans que Florence fût dans la salle, elle ne lui avait pas
manque'; mais, ce soir, il sentait son absence jusqu'au fond du
cœur. Il avait besoin d'elle auprès de son triomphe...
Tandis qu'il rentrait seul à l'hôtel, il ne songeait plus à la
victoire remportée, à l'ardeur de la lutte, à tout ce qui venait
de faire bouillonner sa pensée, et vibrer ses nerfs; il se répétait
ces seuls mots : « Je l'aime, je l'aime!... »
Un Vivien eût saisi la plume aussitôt et aurait crié son
amour, plus éloquent, plus sincère presque, dans ce monologue
éperdu. Claude ignorait la timidité de la parole; il traduisait
mieux ses sentimens par la parole que par la plume. Sa déci-
sion fut prise : dès qu'il arriverait à Paris, il irait chez elle et
il lui avouerait qu'il l'aimait. Et, à partir de ce moment, la fièvre
de l'attente rendit ses discours plus vibrans encore; son
éloquence bénéficia de son amour.
X
Vivien avait préparé particulièrement la conférence qu'il
faisait ce soir-là. Elle était importante, parce qu'elle inaugurait
à Paris une série de meetings socialistes qui devaient tenir le
parti en haleine durant la période électorale. Elle avait lieu à
la salle Gharras. Il l'avait écrite, empoigné par son sujet, mais
ne perdant pas une seconde de vue la forme. Quelle que fût
l'émotion que traduisait sa plume, sa raison était maîtresse de
son style.
Avant qu'il parût sur l'estrade, on entendait la salle
bruire d'un murmure de joyeuse impatience : c'était comme la
vibration de l'atmosphère un jour de canicule. Vivien, le cœur
battant, la fièvre aux tempes, parut. Et aussitôt, une houle d'ac-
clamations le porta jusqu'à sa place, tandis qu'un frisson lui
saisissait le cœur, aimantait jusqu'à la pointe de ses cheveux.
Ce n'était pas la première fois qu'il jouissait directement de
l'applaudissement des hommes; il ne se lassait pas de ressentir
cette griserie spéciale qui fait bourdonner le cerveau du bruit
des acclamations, de goûter l'ivresse de l'unanimité des senti-
mens, ce courant qui s'établit entre l'orateur et son auditoire,
mais l'âme de l'orateur ne subjuguant l'auditoire que lorsque
l'auditoire a donné à l'orateur une âme de foule vibrante,
passionnée, sublime ou absurde. L'accent de Vivien était si
552 REVUE DES DEUX MONDES.
convaincu qu'il entraîna le public, beaucoup plus que ses paroles
mêmes. Les intellectuels qui composaient la salle en majorité,
professaient le mépris du style, incapables qu'ils étaient de
l'apprécier, et cela parce que beaucoup d'entre eux n'étaient pas
Français d'origine. Mais Vivien s'était pris lui-même a l'accent
de ses propres paroles; il ne se rendait pas compte de la qua-
lité de l'admiration que provoquait son discours. Quand, après
lui, un autre orateur, véhément de gestes et fort en gueule,
improvisa une variation bruyante sur le « Aux armes ! » et
prêcha le recours à la violence, Vivien ne fut pas choqué que
les mêmes cris d'enthousiasme eussent salué l'une et l'autre
péroraison.
Il avait rappelé, en finissant son discours, qu'au même
instant, à Saint-Etienne, le jeune apôtre Claude Herpin pulvé-
risait leurs adversaires. Ces paroles avaient été accueillies par
un tonnerre d'applaudissemens. Seule, parmi les auditeurs,
Florence n'avait pas applaudi. Elle n'avait pas attendu que son
mari évoquât le souvenir de Claude, pour le rejoindre par la
pensée, et ce geste bruyant lui avait semblé trop vulgaire pour
exprimer ses sentimens intimes. Quant au discours de Vivien,
elle l'avait goûté en connaisseuse ; elle avait apprécié la beauté
des paroles, sans se laisser toucher par l'accent. Elle ne pou-
vait s'empêcher de le trouver d'emprunt, tant cette véhémence,
cette vibration continue lui semblaient contraires à ce qu'elle
croyait connaître de la nature de son mari. Mais Vivien était
encore si trépidant des acclamations entendues, qu'il ne remar-
qua pas ce qu'il y avait de voulu dans les félicitations que Flo-
rence lui adressa lorsqu'ils se retrouvèrent à la sortie de la
réunion.
Quel autre élan eut le : « Eh bien ? » dont elle salua l'arri-
vée de Claude, huit jours plus tard! Il était venu directement
de la gare chez elle ; il lui tendait les mains, les regards ravis.
— Cela a marché au delà de mes espérances; j'ai fait des
conversions.
— Ah ! que je suis heureuse ! dit-elle joyeusement. Ma pensée
vous a suivi constamment là-bas.
— Et moi!... Mes yeux vous cherchaient parmi tous ces
indifférens. Florence, dit-il d'une voix plus basse et toute
tremblante, vous l'avez compris que je vous aime, mais vous?...
vous?...
LE CHEMIN SANS BUT. 553
11 lui avait saisi les mains. Elle ne les retirait pas ; un trouble
inexprimable l'avait envahie.
— Et moi aussi je vous aime, dit-elle enfin, résolument, les
yeux grands ouverts fixés sur les yeux du jeune homme.
— Oh ! que je suis heureux! que je suis heureux! balbutiait-
il en l'attirant vers lui.
Elle se dégagea doucement.
— Oui, nous allons être très heureux, Claude, murmura-
t-elle plus bas, prononçant ce nom avec ferveur.
Il voulait la reprendre dans ses bras.
— Non, dit-elle. Ne me parlez plus, je vous en prie, partez....
J'ai besoin d'être seule avec mon bonheur.
— Florence ! implora-t-il.
— Non... non... demain, redit-elle troublée. Et puis Vivien
peut entrer d'une minute à l'autre... Partez!
Elle avait besoin d'être seule en effet pour voir clair en
elle-même, tant il lui semblait que son cœur avait été surpris
par un courant auquel il n'avait pu résister. Elle en était tout
étourdie. Elle aimait Claude; de cela elle était certaine. L'image
de Vivien se présenta à son esprit; elle comprit à ce moment
qu'elle ne l'aimait plus depuis longtemps. Elle ne comparait
pas l'amour qui prenait son cœur au sentiment qui l'avait
occupé jadis ; ce rapprochement n'aurait pu naître que dans
une conscience tourmentée qui se cherche des excuses. Son
amour d'aujourd'hui et son inclination d'autrefois étaient si
différens !
Elle était subjuguée ; jadis elle avait conquis. Elle avait
connu l'orgueil d'être aimée, elle connaissait l'enchantement
inexprimable de se donner. Son cœur, sa pensée ne cherchaient
plus dans le cœur et dans l'esprit de l'autre des parures, mais
un aliment.
Pendant quinze jours, Florence et Claude vécurent dans la
même félicité triomphante et juvénile. Ils se voyaient rare-
ment, Claude menant de front une campagne en province et
ses réunions à Paris; mais il était si fier d'être aimé d'elle qu'il
voulait lui donner surtout l'orgueil de son amour. C'était lft
réciproque orgueil qui refrénait momentanément l'ardeur de
leur passion et leur permettait de demeurer naturels devant
Vivien et de l'abuser sans recourir au mensonge.
Puis le mari de Florence se donnait corps et âme au parti ;
554 REVUE DES DEUX MONDES.
il vivait dans l'excitation perpétuelle des combats et des escar-
mouches. A chaque instant, il prenait la parole. Il lui arrivait
bien, lorsqu'il préparait ses discours dans la solitude, de trouver
qu'il se répétait, mais une fois qu'il était plongé dans l'atmo-
sphère des réunions, il était repris par les acclamations, par
les rires vainqueurs de ces conquérans joyeux. Et il ne trouvait
pas exagérés les comptes rendus des journaux amis, qui
transformaient les moindres avantages en triomphes.
Et cependant, par momens, il lui semblait ne pas se recon-
naître, lorsqu'il regardait en lui-même. Il se faisait l'effet d'être
en voyage dans un pays dont les curiosités l'enchantaient
momentanément; mais il était loin de son logis, l'habituelle
demeure de ses idées, il ne la reconnaissait pas. Qu'étaient
devenus son goût inné pour les nuances de la pensée, cette loi
de son esprit de ne se livrer à une opinion qu'après l'avoir
examinée sous toutes ses faces, ce respect de la conviction du
contradicteur, qu'il n'éprouvait pas par simple courtoisie, mais
à la fois par intelligence et par humilité? Il n'avait plus l'em-
ploi de ses dons de finesse, et cependant il sentait, quand, par
hasard, il se servait des délicats instrumens de son analyse, que
c'était dans leur maniement qu'il excellait. Un regret le prenait
alors, qu'il chassait aussitôt comme une tentation mauvaise.
Mais si de fugitives nostalgies de sa vie intellectuelle de
jadis l'inquiétaient parfois, il se retrouvait encore moins dans
le fond le plus intime de sa pensée. Jamais plus il ne rencontrait
les traditions dans lesquelles il avait été élevé, qu'il avait
vénérées, en aimant ceux qui lui en avaient révélé tout le prix.
Dans ces momens d'inquiétude qui passaient sur son àme
comme les signes avant-coureurs du désenchantement, il se
raccrochait à cette pensée que Florence partageait ses enthou-
siasmes, qu'ils étaient unis par des convictions communes. Il ne
s'apercevait pas que le cœur de sa femme brûlait d'une autre
flamme; il trouvait en elle une allégresse croissante et ne s'en
étonnait pas, l'attribuant à l'atmosphère de lutte fiévreuse dans
laquelle ils vivaient tous.
Et ce fut un soir que leurs destinées se décidèrent.
Il y avait eu une réunion fort houleuse dans une salle
populaire. Vivien n'avait pas pris la parole. Il faisait partie du
bureau. Claude avait tenu tète aux contradicteurs, des dissidens
du parU. L'orateur avait à uarler contre quelque chose, cela
LE CHEMIN SANS BUT.) 555
avait surexcité sa verve. Il se ramassait devant l'obstacle ; il
s'élançait à l'assaut, frappant d'estoc et de taille. Et il était resté
maitre de la place, au milieu des acclamations frénétiques de
tout l'auditoire. Florence l'écoutait, émue comme jamais elle
ne l'avait été. Ils n'avaient pu échanger que de brèves paroles à
la sortie.
— Claude, avait-elle murmuré, vous êtes ma fierté et mon
amour !
Et lui :
— Florence I Florence I Je ne puis plus vivre sans vousl
Elle rentra chez elle avec son mari. Elle resta muette durant
le trajet, les joues en feu, une fébrilité dans la poitrine et dans
la gorge. La voix de Vivien l'agaçait.
Quand ils furent arrivés, elle se laissa tomber dans un
fauteuil, tandis qu'il roulait une cigarette.
— Je meurs de soif, avait-elle dit, sonnant pour qu'on lui
apportât de l'eau.
— Les grandes émotions altèrent, dit Vivien avec un sourire.
Ahl il a été superbe, l'ami Glaude!
Sans savoir pourquoi, Je ton de Vivien déplut à sa femme;
elle ne dit rien.
— N'est-ce pas votre avis? demanda-t-il étonné de ce
mutisme.
— Certainement.
— Mais, continua Vivien, — qui avait pris l'attitude pen-
sive dont il avait eu jadis l'habitude et qu'il ne retrouvait d'or-
dinaire que dans la solitude, — mais, quand on y réfléchit, on
se dit qu'on pourrait réfuter aisément une grande partie de nos
discours. C'est avec sa tirade iinale d'un si beau mouvement
contre les appétits bourgeois, qu'Herpin a rallié les dissidens.
Tout de même... tout de même, les appétits de ceux qui sont
du même côté que nous de la barricade sont peut-être plus
inquiétans? Les uns sont engendrés par l'égoisme, les autres
par l'envie, tous mettent la bête en liberté. Le problème social
est terriblement complexe...
— Il est évident, dit Florence avec ironie, que ce n'est pas
auprès de vous que l'on trouverait une solution; vous ne par-
venez pas à rompre avec votre manie des dissertations stériles.
— Vous vous trompez. Je vois les réalités présentes, cela ne
m'empêche pas de ieter un coup d'oeil sur l'avenir. Vous,
556 REVUE DES DEUX MONDES.i
Claude, vous semblez certains que l'avenir sera tel que vous
l'organisez dans le présent. Moi, je ne puis me défendre de
voir cet avenir entouré d'ennemis nouveaux, créés par des
circonstances imprévues et de nouveaux besoins. Vous détruisez
la société, vous ne changez pas les hommes. Les affamés d'aujour-
d'hui seront les repus de demain.
— Alors pourquoi venez-vous avec nous? dit Florence,
puisque vous gardez au fond de vous-même votre éternel :
à quoi bon?
— Parce que je cherche...
— Vous cherchez... quoi? Vous passez votre vie à tourner
dans le même cercle. Avec votre façon de raisonner, rien
d'étonnant si, un beau jour, on vous retrouve dans le camp
adverse.
— Je ne le crois pas, dit Vivien tranquillement, cela se res-
semblerait trop. Tous, républicains, royalistes, socialistes, finissent
par en venir à l'argument du coup de poing; chacun fait appel à
l'arbitraire, chacun se sert des armes qu'il reproche à l'adver-
saire. Et tous les chefs, au fond du cœur, ont le mépris de leurs
troupes.
— Je vous assure, dit Florence, qui devenait agressive dans
l'irritation croissante que lui causaient les propos de son mari,"
faites volte-face, mettez le cap sur l'extrême droite; vous retrou-
verez là quelques-unes de vos anciennes idées, auxquelles vous
restez secrètement attaché...
— Non, les combattans politiques de l'autre côté choque-
raient aussi ce que vous appelez mes anciennes idées. Je
suppose que vous désignez ainsi les scrupules de mon éducation
religieuse; j'aurais une répugnance à voir certains hommes
rabaisser les choses éternelles au profit des affaires temporelles,
comme j'aurais dit au sortir du catéchisme de persévérance,
ajouta-t-il avec un sourire... Mais, pourquoi, Florence, me
parlez-vous avec je ne sais quoi d'hostile dans le ton? Ce n'est
pas la première fois que nous discutons sur ces sujets qui nous
intéressent.
— Intéressent 1... Le mot ne convient qu'à vous. Mais
ne vous êtes-vous pas aperçu qu'elles sont ma vie, à moi, ces
idées? Je ne discute plus, je ne raisonne plus; je me laisse
entraîner par quelque chose de supérieur...
Vivien regarda sa femme avec étonnement. Il remarqua
LE CHEMIN SANS BUT.; 557
alors le feu sombre de ses prunelles et ses gestes saccadés.
— Je vois, je sens, je crois... El c'est la parole de l'apôtre
qui vous a ainsi transformée? demanda-t-il, appuyant ironique-
ment sur le mot apôtre.
— C'est sa parole. Oui, c'est lui qui m'a convertie. Avant
de le connaître, j'étais comme vous; j'allais de-ci, de-là, cher-
chant mon plaisir, rien ne me prenait vraiment. A présent, je
comprends le bonheur de dévouer sa vie...
— Florence, dit plus âprement Vivien, qui soudain se sou-
venait des regards de sa femme croisant ceux de Claude, vous
aimez cet homme?
Elle tressaillit, resta un instant sans répondre, puis résolu-
ment, la voix sourde, les yeux vers le sol :
— Oui, je l'aime.
Vivien s'était élancé vers elle, il lui avait saisi le bras.
— Florence ! vous devenez folle !
Elle se dégagea.
— Non. Je ne parle pas dans une exaltation subite. Je vous
dis ce soir ce que je vous aurais dit demain. Je ne vous aime
plus, j'aime Claude, rendez-moi ma liberté.
Il était devenu d'une pâleur livide ; il se laissa tomber
dans un fauteuil, le front dans ses mains : il n'arrivait pas à
comprendre.
Florence était tremblante d'émotion.
— Je vous jure que je ne suis pas sa maîtresse, dit-elle.
— Ah ! que m'importe ! s'écria-t-il avec violence. Je ne vous
sais aucun gré de cette fidélité conjugale. Imbécile, que j'étais
d'accueillir à mon foyer ce beau parleur!... Imbécile et naïf...
C'était cependant dans l'ordre. On se sert du mari, on lui
vole sa femme... Ce prophète de réunions publiques avait de
trop beaux yeux et une voix trop caressante.
— Taisez-vous, dit Florence, vous parlez dans la colère.
Les choses que vous me dites sont injustes. Claude n'est pas
venu ici en séducteur. Nous sommes allés l'un vers l'autre,
irrésistiblement, l'amour a été le plus fort. Nous reparlerons
demain, voulez-vous. Quittons-nous à présent, avant d'échanger
de mortelles offenses.
Elle gagnait la porte du cabinet de travail ; il se leva et lui
barra la route.
— Florence, s'écria-t-il, cela n'est pas possible! Tu m'aimes
558 REVUE DES DEUX MONDES.
encore... Tu sais bien que tu me fais une peine affreuse. Tu as
été' surprise, tu vas te reprendre, c'est une ivresse passagère. Je
t'aime assez pour te pardonner.
— Laissez-moi passer, dit-elle, doucement. Je ne puis vous
répondre ce soir. Laissez-moi, je vous en priel...
Il restait immobile, comme assommé. Elle atteignit la porte,
sans qu'il fit un geste pour la retenir ; mais quand il entendit
la porte se refermer, il comprit soudain, et se laissant retomber
dans son fauteuil il se mit à sangloter longuement, désespéré-
ment, sans formuler ses griefs, avec seulement la certitude
atroce qu'elle avait tout ruiné dans sa vie.
XI
Ils ont parlé le lendemain, sans colère, sans motsviolens;
ils sont sortis meurtris de cet entretien : elle a l'impression d'un
mal nécessaire qui a amené la guérison, lui, d'une blessure
cruelle dont rien ne peut atténuer les élancemens.
« Elle a ruiné ma vie ! » c'est ce qu'il se répète lorsqu'il
est seul, après leur entretien, et un mot monte à ses lèvres, de
sa conscience, et de le prononcer dans sa douloureuse amer-
tume le soulage pourtant :
« C'est ma faute I... »
Ces paroles, semble-t-il, expient certaines lâchetés de son
passé, auxquelles il n'avait jamais voulu repenser. Mais ce qui
le torture, c'est la cruelle duperie de ce qu'il appelait leur
union. Unis? ils ne l'ont jamais été. Elle n'a jamais été sa
femme, en réalité. Il n'y a pas eu entre eux de mariage au sens
que Vivien donnait à ce mot par atavisme chrétien. 11 est
vaincu; il l'a été dès le premier jour, et, douloureusement, il se
méprise. Ils vont s'en aller l'un de l'autre, il en éprouve
presque du soulagement. Vivien souffre trop dans son cœur pour
sentir les regrets de sa chair. Il déteste vraiment Florence
comme il déteste « l'autre. » Il ne croit plus à ce nouvel
évangile vers lequel il est allé par intelligente curiosité, mais
surtout (il le comprend à cette heure), parce qu'il s'imaginait
qu'une foi commune le rapprocherait de Florence, et parce qu'il
pensait, par ses succès oratoires, lui inspirer de l'orgueil. 11 a
appelé cela une foi ! En réalité, il n'a éprouvé qu'un élan, et
cette bonne volonté qui se trouve au début de toutes ses évo-
LE CHEMIN SANS BUT. 559
lutions, cette ardeur qui fait taire sa raison, tant quelle aiguil-
lonne son plaisir. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il se détache :
plus d'une fois déjà son sens critique a protesté, il a dû faire
effort pour le réduire au silence.
Un orgueilleux, par bravade, resterait à son poste pour ne pas
avoir l'air de céder à un ressentiment, pour ne pas se faire trai-
ter d'inconsistant par ses coreligionnaires. Vivien n'a jamais su
dominer sa souffrance. Il a toujours devant elle le geste de fuir,
et comme il ne fuit vers aucun havre, c'est la déroute dans la
nuit glacée, celle qui précipite les passionnés vers le suicide.
Florence est partie le jour même. La vie n'était plus possible
sous le même toit. Elle ne s'est pas retirée chez ses parens dont
elle craint les récriminations, mais chez une amie, à Saint-
Germain. C'est là que Claude vient la voir. Il n'a pas eu, lui, le
courage de porter directement le coup mortel à sa femme ; il
souffrirait de la voir souffrir, et c'est ce qu'il ne veut pas, dans
l'égoïsme de son nouveau bonheur. Il a quitté le logis com-
mun et il a chargé un de ses amis de porter une lettre à
Mathilde, de la lui remettre après qu'on l'aura préparée à ce
qu'elle contient.
Le cri de l'abandonnée fut celui d'une bête blessée, et une
malédiction populaire monta à ses lèvres.
— Ah! la gueuse! c'est elle qui me l'a pris :
Sous une autre forme, sa protestation est la même que celle
de Vivien. Mais elle crispe désespérément les mains sur l'objet
qui échappe à leur prise.
— J'ai des droits sur lui, je suis sa femme. Et sesenfans?
Elle invoque le secours de la loi dont elle ne s'est jamais
-souciée jusqu'alors ; puis elle se rend compte que cette barrière
fragile, créée par des hommes, les hommes l'ouvriront devant
celui qui veut s'évader de ce qu'il considère désormais comme
une prison. Elle le comprend et ne s'oppose pas plus longtemps
au divorce, sachant que Claude trouvera toujours moyen de
l'obtenir; mais âprement elle dispute ses enfans à son mari,
elle a en eux la seule arme qui pourra le blesser. Elle ne
consent à divorcer que s'il prend par écrit l'engagement de ne
plus les voir. 11 se révolte, puis il signe. Il aime bien ses enfans,
mais il est à une de ces heures de la vie où le sentiment du
devoir seul peut nous retenir auprès des êtres que la veille nous
chérissions par-dessus tout. Claude ne se croit pas d'autre devoir
560 REVUE DES DEUX MONDES.!
envers ses enfans que celui de les nourrir. Il ne reconnaît pas
les liens supérieurs de la race et de la famille. Ni Mathilde, ni
ses enfans, ne manqueront jamais de rien matériellement.
Qu'ont-ils de plus à lui réclamer? Et il s'absout par un argu-
ment d'individualiste : « Je suis jeune; j'ai besoin, pour don-
ner ma mesure, de cette force merveilleuse qu'est l'amour de
Florence. »
Et c'est vrai : l'enthousiasme, que lui communique son
amour triomphant, le rend plus éloquent, plus entraînant.
Elle s'est donnée à lui, un soir qu'il le lui a passionné-
ment demandé. A quoi bon cette comédie d'attendre le règle-
ment d'intérêts qui se nommera leur mariage? Ils ne trahissent
pas, c'est tout ce que réclame la loyauté de Florence ; ils sont
libres.
Ce soir-là, il lui avait dit :
— Vous êtes celle que j'attendais, celle dont tout mon être
avait le besoin. Avec vous à mes côtés, la vie m'apparait
comme une perpétuelle victoire. Je suis un orgueilleux.
— Et moi, une orgueilleuse, dit-elle en souriant, tandis
qu'il l'attire sur son cœur. Il me faut de la fierté dans l'amour,
et à vous je suis fière de me donner.
Et ce sont leurs deux orgueils confondus qui chantent
l'épithalame.;
XII
Fragmens du journal de Vivien.
15 mars 1913.
Deux mois qu'elle est sortie de ma demeure pour ne plus y
rentrer jamais. Moi aussi, j'ai quitté ces lieux que, l'espace de
quelques jours, j'ai appelés « mon foyer. »
Je me décide à écrire mon journal. Je ne l'avais jamais fait
jusqu'à présent; mes idées, je les mettais dans mes livres; mes
sentimens, j'en animais certains de mes héros. Mais aujour
d'hui j'ai besoin de dire ma souffrance, et je n'ai pas de meil-
leur confident que moi-même. Les autres ne me comprendraient
pas; chacun de nous ne s'intéresse qu'à sa propre histoire, nous
sommes toujours seuls avec notre douleur.
Le journal intime d'un littérateur, remarquerais-je, s'il
LE CHEMIN SANS BUT. 561
s'agissait d'un de mes confrères, c'est encore de la littérature.
Nous savons bien qu'après notre mort, du moment que nous
aurons fait de notre vivant quelque bruit dans le monde, ces
notes intimes seront livrées à un public avide de commérages
et de scandales... (Vous me direz : mettez dans vos dernières
volontés que ce journal doit être brûlé; mais nous répugnons à
la destruction de ce qui sortit de notre plume.) Je sais cela :
qu'importe 1 II me semble que je souffrirai moins d'y voir plus
clair en moi. Et qu'importe aussi que ce soit de la littérature !
Et en vérité, non, cela n'en est pas. Suis-je moins sincère,
est-ce que je souffre moins parce que ma phrase rend ma pensée
d'une façon plus saisissante ou qu'elle la traduit en mots plus
harmonieux, mieux choisis que ne le fait le commun des
hommes? Mais c'est bien comme les camarades que nous
souffrons ; la douleur, nous la ressentons dans la mesure où
notre cœur est capable de souffrir. On dit que nous nous
consolons en chantant notre mal ; d'autres se consolent par la
débauche, d'autres par l'oubli; tous, nous nous consolons par
égoïsme ; nous ne sommes pas les seuls lâches ou frivoles.
Hélas 1 je n'en suis pas encore à l'oubli.
18 mars.
Je suis affreusement malheureux. Je n'ai pas eu le courage
de reprendre ma plume depuis l'autre jour; tout d'un coup,
j'avais évoqué si nettement son image que je n'ai plus connu
que cette souffrance physique qui vous anéantit dans un fau-
teil, les yeux clos.
Aujourd'hui, je me plains pour me plaindre. Je n'ai pas
l'amer dédain de Vigny :
Gémir, pleurer, prier est également lâche...
Je gémis : je ne sais pas prier, je le regrette, je ne me
révolte que par un mouvement physique. La révolte est stu-
pide, car, si vous croyez à la Providence, vous savez qu'elle ne
permet rien que pour votre bien final; si vous la niez... ni
vous la niez... on ne se révolte pas contre le néant!
Est-ce bien elle que je regrette'? Je ne sais plus. J'ai, par
momens, trop de colère contre elle : la rage de l'humiliation,
non la haine qui n'est que de la jalousie exaspérée. Je lui en
TOME XXXIII. — 1916. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
veux d'avoir fait de ma vie un désert qui n'est pas même
jonche' de ruines. Où sont les souvenirs de tendresse que je puis
évoquer pour y adoucir parfois la sèche amertume de mon
chagrin? Quelle ivresse partagée dont mon cœur puisse tres-
saillir encore?
Ah! certes, dans les premiers temps de notre union (notre
union !) elle a eu des paroles, des attitudes qui m'ont semblé
traduire ses sentimens véritables... Mais a-t-elle jamais connu
près de moi cette joie tour à tour inquiète ou ravie qui est en
nous quand nous aimons? A-t-elle connu les secondes d'abandon
parfait où nous ne demandons même pas à être payés de
retour? Non ; je lui ai inspiré de la curiosité et, quelque temps,
mon esprit l'a séduite. Peut-elle aimer?... Oh! souvenir
déchirant de Majorque ! Ce chant qu'exhalait ses lèvres et qui
révélait le secret de son cœur où je n'étais pas ! L'angoisse de
celte minute, je la retrouve. Oui, elle peut aimer.
26 mars.
Non, mille fois non, je ne me mêlerai plus de leur socia-
lisme! Lassagne et Roubille sont venus me trouver hier. Ils
m'ont demandé si ma retraite était définitive. Ils pensaient que
je ne m'étais retiré sous ma tente que sous le coup de mon
désastre conjugal. Une aventure pareille à la mienne est de peu
d'importance pour ces apôtres... Ces gens d'action ne me regret-
teront pas longtemps, car je ne suis pas un homme d'action.
J'ai voulu, moi, psychologue, moi, moraliste, moi, artiste, me
lancer dans l'arène sociale, je m'y suis fourvoyé; ajouterai-je
que je ne m'y suis jamais plu? Je ne saurais l'avouer en ce
moment, on dirait que je parle par dépit. Mais ce que j'avoue
aussi, — toujours à moi-même, — c'est que ces emballés sin-
cères, que je trouve un peu ridicules, valent peut-être mieux
que moi, parce qu'ils sont moins intelligens. Soyons francs : si
j'ai été vers eux, tout d'abord, ce fut à cause d'elle; je croyais
que la foi commune créerait un lien nouveau entre nous. Par
la suite, je sais bien que j'ai été réellement pris à mes propres
paroles. Et aujourd'hui, comme hier, je serais heureux et fier,
sans aucune préoccupation personnelle, de contribuer à l'amé-
lioration du sort de mes semblables. L'afTreuse injustice de
certaines destinées crie vers le ciel... Mais les moyens préconisés
par les apôtres comme Lassagne, comme ce misérable Heipin,
LE CHEMIN SANS BUT. 563
répugnent trop à ma nature. Je ne les condamne pas; je ne
puis m'en servir. Puis-je signer leur engagement de faire
triompher la révolution sociale par tous les moyens? Quelles
visions de bète humaine déchaînée cela fait passer devant nos
yeux! Le « sang impur, » chaque parti, à un moment donné,
se réjouit de le faire couler. L'aventure passera fatalement par
là boue et le sang; ma conscience m'interdit de pousser des
hommes à des actions que je ne voudrais pas commettre. On
n'a le droit de jeter les autres dans la rue, qu'en y descendant
avec eux... Et leurs intransigeances! l'imperturbable assurance
de leur doctrine! Comme si, tour à tour, telle doctrine n'était
pas bienfaisante ou néfaste, suivant le temps et les individus!
Et leurs façons brutales avec l'adversaire! Cette mauvaise foi
presque féroce dans la discussion! Non, tout cela choque autre
chose en moi que mon intelligence, mon sens critique, ma
modération d'esprit; c'est un instinct plus profond qui est
blessé. Je ne crois pas plus à la solution chrétienne du pro-
blème de notre destinée qu'à une autre, mais il est demeuré en
moi, tout au fond de moi-même, des « plis » de morale chré-
tienne; c'est au nom de cette morale, instinctivement, que
je condamne certains actes et réprouve telles conceptions
humaines. Je crois que le christianisme, intégralement pratiqué,
donnerait seul le bonheur aux hommes, mais je ne crois pas
que l'humanité soit digne de cette totale conversion. Les seuls
réformateurs qui me soient sympathiques, ce sont les apôtres du
renoncement et du sacrifice. On ne peut abolir la pauvreté
qu'en l'aimant. Ah! combien je comprends la sueur de sang du
Christ au mont des Oliviers, s'il a vu, dans l'ensemble des siècles,
tous ces baptisés, rués les uns contre les autres en invoquant
son nom, s'il a vu les bûchers, les guerres impies!... Quelle
agonie pour lui de songer que tant de mauvais appétits se couvri-
raient du masque hypocrite de la religion I Aussi quel rafraî-
chissement, quelle sécurité, dirais-je, lorsque nous rencontrons
déplace en place, semées dans l'humanité, des âmes exception-
nelles qui brûlent du pur amour du Christ, aussi brillantes,
aussi ardentes qu'aux jours de Néron ou de Décie. Elles
semblent de bien humbles lumières, et cependant aucune ruée
de ténèbres n'arrive à en obscurcir l'éclat... Je m'ennuie...
o64 REVUE DES DEUX MONDES.
9 avril.
Je m'ennuie... Ce cri l'autre jour m'a fait sortir de ma soli-
tude. Parlons avec élégance : j'ai cherché à distraire mon cha-
grin, j'ai trouvé des consolations faciles. Parlons brutalement :
j'ai couru I s filles de théâtre et j'ai traîné dans les cabarets de
nuit. Des périphrases pour désigner ces nobles exercices, à
quoi bon?... Et je m'ennuie. Voyager?... Le Nord, c'est trop
froid; le Midi? ses couleurs, sa joie, me feraient mal, et il ravi-
verait des souvenirs que je veux oublier. Je croyais que son
fantôme ne viendrait pas errer autour de moi, dans cette
demeure qu'elle n'a pas habitée. Je la retrouve, car c'est sa pré-
sence que je cherche quand je rentre, le son de sa voix ou
l'espoir de sa venue très prochaine. — « Madame n'est pas
rentrée? — Non, Monsieur. » Et alors, son arrivée, le bruit
de ses pas, de ses étoffes : sa vie communiquant aussitôt aux
choses endormies je ne sais quelle mystérieuse vibration...
Certes, mon foyer n'était pas tel que je l'avais rêvé; j'y
ai souvent souffert de ma solitude à ses côtés, mais elle était
là, et je l'aimais. Maintenant, autour de moi, c'est l'indiffé-
rence des choses qui ne sont plus que des choses; le silence
glacé du soir descend en moi. Alors je fuis, je m'en vais vers
de l'agitation humaine... et je m'ennuie.
10 avril.
Il y a des gens qui disent : « Je ne m'ennuie jamais. » Je
les regarde avec curiosité, ou je ne les regarde pas du tout
suivant qu'ils m'intéressent ou non. Ne pas s'ennuyer !... Est-ce
la preuve d'une extraordinaire vitalité, est-ce celle du plus grand
néant intellectuel?... Je connais toutes les formes de l'ennui :
celui que vous donnent les choses, celui que vous donnent les
hommes, celui qui vient de la vie, celui qui me vient de moi-
même. L'ennui qu'amène avec soi la satiété, l'ennui qu'on
éprouve si vite après l'envolée du rêve qui, dans son essor,
avait embrassé toutes les faces du plaisir et les dépasse d'un
coup d'aile, l'ennui qui succède au « Ce n'est que ça! » Dans
tous les domaines, l'ennui de toucher si vite à toutes les bar-
rières. Et l'ennui (ayant le dégoût des hommes) de les recher-
cher eux, qui nous ennuient, parce qu'on n'a pas le courage
LE CHEMIN SANS BUT.) 565
de rester en face de soi-même. Enfin, l'ennui de soi, l'incu-
rable ennui qui vient de l'impossibilité de nous intéresser à ce
qui n'excite plus notre curiosité. L'ennui, qui n'est pas le
chagrin, qui est pire, puisqu'il est le vide, et qu'on ne le fuit
qu'en l'emportant avec soi, sans l'espoir de jamais pouvoir s'en
débarrasser. Les ennuis partiels, l'ennui total, je les ai tous
éprouvés... Mais jamais je ne m'étais ennuyé comme depuis
deux mois. Il me semble que jamais plus rien ne pourra me
distraire, que je n'ai plus d'avenir. Et le passé le meilleur ne
réussit pas à m'attendrir quand je l'évoque. Dois-je le dire?
Toutes les images, même celle de ma mère, passent devant mon
cœur sans le toucher. Quel néant que nos sentimens les plus
purs!... Les méchans ne doivent pas s'ennuyer, mais cela ne
m'amuserait pas d'être méchant. Suis-je un homme fini?... On
me répète sous les formes les plus flatteuses : « Ecrivez. » Je
ne peux pas : je n'aime pas le travail quand il ne m'aime pas...
J'ai du talent, je le sais: j'ai de l'orgueil sous mon apparente
modestie. « Je sais ce que je vaux, » mais enfin que j'écrive un
roman de plus ou de moins, cela ne changera rien à la marche
de l'univers. Et je n'éprouve aucun plaisir à écrire.
2 mai.
Un charmant article de mon charmant confrère Bonmartin
qui analyse mes derniers discours socialistes et fait ressortir
la faiblesse du fond sous la vaine élégance de la forme. Pour
terminer, cette constatation : que je me suis gâté la main et que
je suis vidé... Voilà!... Gela vient de me donner l'idée d'une
nouvelle.
y, .' . v . . . . -.1 . ..'.-..'
Le journal de Vivien Lemire s'interrompit là.
Le coup d'aiguillon avait porté dans ses fibres littéraires,
restées sensibles, quoi qu'il en dit. Une idée de nouvelle surgit
dans son esprit, mordante, ironique, dans le genre d'un conte
de Voltaire, assaisonné de l'amère révolte d'un Anatole France.
Le travail fécond le faisait rentrer dans la vie littéraire; c'était,
comme en un domaine longtemps fermé, le printemps fleuris-
sant les gazons incultes.
Vivien parvenait à vaincre la répulsion que lui inspiraient
les commencemens d'une œuvre, la mise en train. Il forçait
son esprit à s'appliquer à la tâche : l'enchaînement des phrases,
566 REVUE DES DEUX MONDES.
leur subordination à l'ensemble, le choix des mots, leur valeur,
la beauté du style qui doit être le vêtement de la pensée, la
faire ressortir, la parer, mais sans détourner l'attention sur la
richesse des ornemens... Et il arrivait enfin à ce moment où
l'écrivain sent qu'il crée et où, regardant son œuvre, il la trouve
bonne et l'aime.
Il revécut ces minutes où la joie est si vive parce qu'elle
est désintéressée, car, au moment où l'écrivain l'éprouve, il
s'oublie totalement dans l'amour de son œuvre qu'il aime sans
songer qu'il en est l'auteur.
La vie littéraire de Vivien s'était ranimée ; l'autre se
réveillerait bientôt. Il en était à cette phase de la maladie où
les médecins disent du patient : « Il est sauvé ! » Vivien était
sauvé, en ce sens que le mal ne serait pas mortel, que si la
convalescence commençait, avec des hauts et des bas, de nou-
veaux ravages de la maladie n'étaient plus à craindre. On dit
que, dans notre organisme physique, chaque maladie laisse des
traces, que nous les constations ou non. Ce sont les jalons de
la route que la mort un jour parcourra à toute allure. Les mala-
dies morales laissent, elles aussi, des cicatrices. Elles semblent
insensibles. Les autres disent : « Il est guéri ! » Mais nous
savons qu'à certaines heures, sous l'épaississement du tissu, il
se produit des élancemens subits, comme si la blessure ancienne
allait se rouvrir, et ils nous rappellent qu'un germe morbide
est en nous que rien désormais ne saurait détruire.
Tandis que Vivien écrivait, le désir de pétrir de la matière
littéraire s'aviva. Il accueillait avec une sorte de reconnais-
sance attendrie cette joie inattendue. La nouvelle se fit roman
Il ne santait plus cette invincible répugnance qu'il avait à
remuer les souvenirs de sa vie récente, sachant la souffrance
qui allait en résulter pour lui. Il put évoquer ces jours doulou-
reux avec son esprit, sans que son cœur se révoltât. Et comme
il sentait cependant, à un frémissement, tantôt douloureux,
tantôt ironique, que l'obscur besoin d'une vengeance était tapi
dans le fond de son âme, il écrivit un roman autobiographique*
Il avait trop de délicatesse morale et littéraire pour ne
pas arranger les faits, pour ne pas déguiser suffisamment
son infortune conjugale ; mais c'étaient ses sentimens qui
animaient le héros de son roman, ses idées qu'il lui faisait
exprimer. Souvent, il lui semblait, tandis qu'il écrivait, qu'elle
LE CHEMIN SANS BUT. 567
était là, et l'écoutait ; cela lui donnait de l'éloquence. Elle
pouvait le voir tel qu'il était. Et lorsqu'il analysait son âme, à
elle, il le faisait d'un ton âpre et douloureux, et il goûtait le
plaisir de la démasquer comme une ennemie.
L'œuvre qui sortit de sa pensée frémissante fut la plus belle
qu'il eût écrite jusqu'alors. Jamais son succès littéraire ne fut
plus vif. On discuta autour de son roman, on polémiqua, on
s'enflamma pour ou contre ses idées; mais tous ceux au juge-
ment desquels il tenait s'accordèrent pour louer l'œuvre nou-
velle ; ils exaltèrent la beauté nerveuse de la forme, ils
admirèrent la pénétration profonde de la pensée.
Vivien vécut, durant les quinze jours qui suivirent la mise
en vente, dans une fièvre heureuse. Il retrouvait à lire cer-
taines lettres le plaisir excitant des applaudissemens que lui
valaient jadis ses discours, avec quelque chose de moins capiteux,
de moins secouant, mais qui durait aux fibres de son être.
Peu à peu la rumeur d'admiration s'apaisa : l'excitation
joyeuse de Vivien tomba de même. Il faut être un débutant
pour que la griserie du succès allume dans l'âme une flamme
nouvelle, génératrice d'œuvres futures.
Et dans un coin secret de son âme se cachait le désir de
savoir si elle avait lu son roman et ce qu'elle en pensait...
Jules-Philippe Heuzey.
(La troisième partie au prochain numéro.)
LES CONDITIONS
DE
L'OFFENSIVE GÉNÉRALE
A mesure que s'effondrait le plan d'attaque de Verdun, la
presse allemande variait ses commentaires et passait de l'hyper-
bole du début à des considérations de plus en plus modérées
et explicatives sur les péripéties d'une affaire désormais man-
quée. Tantôt c'était le siège de la forteresse que poursuivait,
suivant les méthodes régulières, avec une lenteur voulue, un
État-major soucieux de réduire les pertes (!), tantôt c'était une
simple rectification des positions pour dégager les communica-
tions allemandes gênées par le saillant Nord de Verdun.
Aujourd'hui, la note dominante est celle-ci : l'attaque de Verdun
n'est qu'une attaque préventive, destinée à devancer et à
enrayer l'offensive générale des Alliés, et dirigée particulière-
ment contre l'armée française, dont elle devait user prématu-
rément les réserves disponibles. Nous ne demandons qu'à
admettre cette thèse, car elle serait la confirmation incontes-
table de l'échec allemand. Les Neutres ne s'y sont pas trompés
d'ailleurs.
Si l'offensive montée contre Verdun n'a été qu'une opération
de précaution, c'est donc que le haut commandement croit aux
possibilités d'une offensive générale des Alliés, à une date rap-
prochée. Et alors, pourquoi a-t-il limité son offensive préven-
tive à un seul secteur du front, quelle que soit l'importance
qu'il lui ait attribuée? Serait-ce donc qu'il considère la capacité
d'offensive des armées impériales comme inférieure à celle des
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 569
Alliés, et que la crainte d'une offensive générale le laisse
incertain sur sa propre résistance ? Quelles raisons stratégiques
ou morales ont prévalu pour choisir le point d'attaque sur le
front occidental, et prendre pour objectif Verdun? Et l'on sait
avec quelle puissance, avec quel acharnement l'entreprise de
Verdun a été poursuivie !
Il a été répondu à toutes ces questions dans la Revue du
1er mai par l'éminent critique militaire qu'est M. Bidou. Nous
ne retenons, pour le développement de cette étude, qu'une seule
de ces interrogations : les possibilités de l'offensive générale
des Alliés. Et tout de suite nous constatons qu'à vouloir les
déjouer à l'avance, si tel a été l'objet des dernières opéra-
tions, les Allemands n'ont pas hésité à prendre à partie, dans
un effort qu'ils ont poussé à l'extrême limite, non pas les
Anglais si détestés pourtant, non pas les Russes, mais nous,
Français. Nous les en remercions. Ils ont montré ainsi une fois
de plus le cas qu'ils font de la France. Une défaite, même par-
tielle, de nos armées, et entre autres la prise de Verdun dont le
nom a gardé un singulier prestige en Allemagne, aurait eu un
retentissement considérable. Leur courte psychologie, toujours
préoccupée de l'effet immédiat, en eût abusé aussitôt sur l'es-
prit des Neutres. On ne peut vraiment croire que l'État-major
de Berlin ait été assez naïf pour s'imaginer qu'il aurait brisé le
front français, et ouvert par Verdun une brèche assez large à
une nouvelle ruée de ses troupes sur la route... de Paris. Il est
douloureux de penser qu'en France quelques esprits timorés
s'en soient émus jusqu'à l'angoisse. Mais passons!
La bataille de Verdun est donc à la fois un échec d'une
portée considérable pour l'Allemagne et un nouvel hommage
éclatant rendu par ses chefs militaires au rôle que joue la
France. Ils sentent de plus en plus quelle est la grande force
morale de la coalition et que les vainqueurs de la Marne restent
toujours les garans de la victoire européenne.
La bataille de Verdun, par sa durée, par les sacrifices qu'elle
a coûté de part et d'autre, par le trouble qu'elle a pu apporter
dans les projets et les prévisions des Alliés, serait-elle de
nature, comme veulent le faire croire les Allemands, à affai-
blir la force offensive des Alliés et à éloigner les probabi-
lités de l'offensive générale qui doit décider de l'issue de la
lutte ?
?)70 REVUE DES DEUX MONDES.
De cette offensive générale, en effet, personne ne doute, et
l'aveu des Allemands est significatif. On se rend compte qu'il
y aura un moment où se manifestera la rupture d'équilibre,
où les Allie's, ayant enfin acquis la supériorité de toutes
manières, se résoudront à donner d'un cœur égal l'assaut
suprême.
Mais il semble qu'on ne s'entende pas encore complètement
sur les conditions et sur l'époque de cette offensive générale;
et cette incertitude pèse sur les esprits et obsède l'opinion
publique. Il est difficile et même délicat de préciser ces condi-
tions et surtout la date où elles seront réalisées. Les gouverne-
mens et les chefs militaires possèdent seuls tous les élémens
du problème et de sa solution. Mais certaines données sont à
la portée de tous et peuvent être discutées avec la réserve
qui convient. La Revue nous a demandé de les présenter à
ses lecteurs. Nous allons l'essayer, aussi modérément que
possible.
En somme, la condition essentielle de l'offensive générale
est d'avoir la supériorité sur l'adversaire, mais une supériorité
telle que le résultat, c'est-à-dire la victoire, ne laisse aucun
doute et amène la fin de cette effroyable guerre au gré des
Alliés. Or, les facteurs militaires de cette supériorité restent
toujours : le nombre, le matériel, la méthode stratégique,
l'ascendant moral.
Cette quadruple supériorité, l'Allemagne l'avait, ou croyait
v l'avoir en 1914, quand la politique impériale a déchaîné la
tourmente; l'événement n'a pas répondu à son orgueilleuse
confiance. La victoire de la Marne a fait passer les chances de
vaincre d'un camp dans l'autre. La guerre s'est prolongée très
au delà des prévisions de l'Élat-major de Berlin. Après vingt et
un mois de lutte sans répit, l'usure réciproque des forces en
présence a produit ses effets, en particulier sur le nombre; mais
elle atteint aussi les autres sources d'énergie : la production du
matériel, les réserves d'argent et de vivres de la nation, la qua-
lité des combattans et la résistance morale des peuples. Il n'y a
pas de doute que l'Allemagne et ses alliés et complices souffrent
de la prolongation des hostilités plus que les Alliés. Et on a pu
émettre cette sorte de paradoxe qu'à la longue les forces alliées
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 571
croissent pendant que celles des Impe'riaux décroissent. C'est
exact et cela mérite l'attention.
On a cherché souvent à estimer, dans des articles de presse
et de revues, les effectifs globaux des belligérans et les disponi-
bilités restantes à telle et telle date. Gomme il s'agit de millions
d'hommes, les calculs et les chiffres présentent des écarts consi-
dérables. Le système de la nation armée mobilise tous les
hommes valides, de l'âge adulte au terme de l'âge viril, de vingt
à quarante-cinq ans. Mais les nécessités de guerre font entrer
en ligne de plus jeunes et plus vieilles classes, et la contribution
humaine s'élargit ainsi de dix-sept à cinquante ans.
Pour l'Allemagne, par exemple, les estimations ont varié de
13 millions à 8 millions environ d'hommes mobilisés. Une
erreur commise fréquemment a été de prendre pour base des
calculs le chiffre de la population en 1914, plus de 65- millions.,
Or, les plus jeunes classes appelées : 1916-1917, remontent pour
la naissance aux statistiques de 1896-1897, qui donnaient une
population de 53 millions environ. On s'accorde à peu près
aujourd'hui à fixer le rendement de la mobilisation allemande
entre 9 et 10 millions d'hommes.
La même proportion appliquée à la France fournirait plus
de 6 millions d'hommes, puisque en 1896 la population de la
France était de 38 millions, à peu près égale, on le sait, hélas!
à celle de 1914. Et il est facile de remarquer à ce sujet combien
le fort accroissement régulier de la population allemande aurait
fait dans moins de vingt ans pencher le plateau de la balance
des forces ; les naissances de 1914 auraient donné à l'Allemagne
en 1934 plus de 12 millions de soldats. Cette simple observation
montre combien il importe d'abattre le militarisme allemand
pour éviter qu'il reprenne l'œuvre de domination manquée,
quand ses forces numériques se seront rétablies.
On peut établir des évaluations du même ordre pour toutes
les armées belligérantes et on arrive ainsi à des totaux qui
font frémir. Cette guerre met aux prises plus de 50 millions
d'hommes !
Ne nous laissons pas cependant abuser par ces miroitemens
de chiffres colossaux. Le nombre des combattans importe, mais
ce sont leurs qualités guerrières qui décident de la victoire. Or,
il a été toujours acquis que, dans toutes les armées, la valeur
\ des combattans diminue avec l'âge. Les jeunes gens forment
572 REVUE DES DEUX MONDES.:
l'armée de choc, avec l'armée active et ses réserves immédiates,
puis la masse des réservistes de vingt-sept à quarante ans sert
de renfort aux premières lignes éprouvées; enfin, les classes
anciennes constituent une sorte de levée en masse, dont la
mission semblait être plutôt de défendre le territoire national
ou d'occuper et garder les territoires ennemis conquis, en,
arrière du front de bataille. Tous ces élémens, de qualité diffé-
rente, finissent à la longue par se confondre dans la tragique
mêlée, mais il arrive un moment, quand la lutte se prolonge et
que les sacrifices s'aggravent, où les plus jeunes, les premiers
et les plus exposés, disparaissent dans la tourmente et laissent
à découvert leurs aînés, qui sont obligés de faire face avec des
forces moindres à des dangers croissans.
Il est encore plus difficile de calculer et d'évaluer cette usure
que le total des disponibilités du début. Les nations peuvent la
dissimuler longtemps et voiler sous une attitude énergique les
défaillances intérieures et les signes de faiblesse. C'est ainsi
qu'à première vue, l'Allemagne se défend de paraître épuisée,
aussi bien par la voix des porte-parole de l'opinion nationale
que par les manifestations offensives de ses armées. Elle se
targue d'avoir livré à la publicité les listes de ses pertes, mon-
trant ainsi qu'elle ne craint pas que l'on fasse les soustractions,
que sa force restante demeure supérieure à celle des Puissances,
qui font le secret sur leur déficit.
En effet, on peut établir, d'après les documens allemands, le
compte approximatif des pertes subies par les armées alle-
mandes, mais ces chiffres sont sujets à caution, car il est
permis de croire que les listes dressées par les Allemands sont
aussi inexactes que leurs communiqués. Ainsi les chiffres les
plus récens donnent, fin mars, un peu plus de 700 000 morts,
1700000 blessés, 350 000 disparus. Ils sont manifestement au-
dessous de la vérité, surtout en ce qui concerne les morts. Les
Allemands combattent sur deux grands fronts, ils ont presque
toujours été les assaillans, ils ont poursuivi de terribles et opi-
niâtres attaques avec une tactique impitoyable, et sans doute
nécessaire, de formations denses et massives. Sur l'Yser, devant
Ypres, en Pologne, et actuellement à Verdun, leurs pertes ont
été extrêmement cruelles. Dans l'hiver 1914-1915, les batailles
de Pologne ont été particulièrement dures; beaucoup de blessés
n'ont pu être secourus et ont dû succomber dans la neige et sous
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 573
les rigueurs du froid. Des moyennes ont été établies, d'après
divers renseignemens recueillis et contrôlés dans les quartiers
généraux et chez les Neutres. Elles varient par périodes et par
théâtre d'opérations. Au 1er janvier, après dix-sept mois de
guerre, nous avions nous-même estimé, d'après des données
semi-officielles (1), le déficit global de l'armée allemande après
de trois millions d'hommes. Et à ce compte, il serait aujourd'hui
de quelques centaines de mille au-dessus. Il y aurait de la témé-
rité à s'aventurer dans de telles évaluations, et à donner des
indications bien fondées sur la valeur numérique des effectifs
restans après déduction des pertes : l'indécision est trop grande.
Mais on ne peut douter que l'usure des hommes soit très forte
en Allemagne et en Autriche-Hongrie, peut-être encore plus
chez cette dernière Puissance. Actuellement, toutes les classes de
dix-sept à quarante-cinq ans sont en ligne ou appelées ; il y a
quelques mois, le recensement discret des hommes au-dessus de
quarante-cinq ans était commencé en Allemagne. En Autriche,
les levées touchent jusqu'aux hommes de cinquante ans.
Les jeunes classes allemandes 1916, 1917 et 1918 ont fourni
ou fourniront des renforts assez considérables, car elles
atteignent 500 000 jeunes gens par classe, soit 1 500 000 hommes.
C'est la réserve suprême pour deux années de guerre.
L'appoint des vieux landsturmer a peu de valeur. On a constaté
parmi les prisonniers faits à Verdun la présence de soldats de
la classe 1916. C'est normal. Nous-mêmes avons dû com-
mencer à en user. Sur le front russe, les unités allemandes
comprennent une forte proportion de landsturm.
A» combien s'élèvent les effectifs des armées aux fronts? Il
serait évidemment intéressant de le savoir, pour estimer, après
décompte approximatif des pertes et des non-combattans indis-
pensables (2), les disponibilités des dépôts, qui constituent le
réservoir des renforts. Tout récemment, le Times a publié les
ordresde bataille des armées allemandes sur les différens fronts.
Le colonel Repingtonet le colonel Feyler, les éminens critiques
militaires du Times et du Journal de Genève, les ont commentés
à des points de vue très différens. Nous ne pouvons, dans cet
(1) Lettres à tous les Français, de la Ligue française. Lettre n" 3.
(2) Dans ces non-combattans entrent les mobilisés employés à l'usine de
guerre, les garnisons indispensables à l'intérieur, les hommes restés à l'étranger.
Ils sont à déduire du chiffre total de la mobilisation.
574 REVUE DES DEUX MONDES*
expose d'ensemble, reproduire et discuter les énumérations des
armées et des divisions re'parties entre les théâtres d'ope'rations
d'Occident et d'Orient. Il paraît certain cependant que la plus
grande partie de l'armée allemande est sur le front de France,
que les armées opposées aux Russes comprennent un tiers d'Al-
lemands et deux tiers d'Austro-Hongrois, et qu'il y aurait fort,
peu d' Austro-Allemands dans les Balkans. Les Italiens retiennent
devant eux peut-être la moitié de l'armée autrichienne.
A défaut de chiffres précis, nous avons pour apprécier la
réduction des effectifs un élément important dans la constata-
tion, absolument démontrée, que les Allemands ne peuvent
plus former et organiser des unités de guerre complémentaires
comme ils l'avaient fait dans le début.
C'est ainsi qu'après avoir mis en ligne en août 1914 plus
de 50 corps d'armée, doublant par là l'armée de première
ligne, l'état-major constitua, en octobre 1914, 6 corps d'armée
nouveaux a 8 régimens ; ce sont ces corps, formés avec Y Ersatz-
Réserve et les jeunes engagés du début de la guerre qui ont
fourni les hécatombes de la bataille de l'Yser et des Flandres.
En janvier 1915, 4 nouveaux corps à 6 régimens apparaissent,
surtout en Pologne. En avril 1915, la matière neuve com-
mence a manquer ; on forme des divisions à trois régimens, en
ramenant à trois le nombre des régimens de la plupart des
anciennes divisions ; c'est un simple remaniement de forces.
En juin 1915, on est réduit à se contenter de 10 régimens nou-
veaux constitués avec des compagnies prises sur le front ou
venant des dépôts. En juillet-août 1915, c'est le landsturm qui
fournit quelques régimens. •
L'armée allemande a donc atteint en 1915 son maximum de
formations tactiques encadrées : elles sont encore alimentées
par les blessés guéris, par les plus jeunes et plus anciennes
classes, jusqu'à épuisement. Par conséquent, les Allemands
doivent suffire au développement énorme de leurs opérations
avec les armées actuellement en ligne.
Toutes les offensives qu'ils ont conduites, depuis le mois de
mai 1915, avec une maîtrise qu'on doit reconnaître, tant sur le
front russe qu'en Serbie et en dernier lieu contre Verdun, n'ont
pu être réalisées que par prélèvemens d'effectifs sur d'autres
fronts. En particulier, l'armée des Balkans, pompeusement
appelée armée d'Egypte, a été organisée avec une dizaine de
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 575
divisions dont la plus grande partie provenait du front russe.
Et on peut remarquer que si l'offensive contre les Russes a pu
embrasser, grâce au concours des Autrichiens, le vaste ensemble
du front oriental, l'offensive récente contre le front occidental a
dû se restreindre au secteur de Verdun et n'a pu être soutenue,
comme le commandait la doctrine courante, par des attaques
dans les autres secteurs.
Nous pourrions ajouter d'autres considérations, non moins
valables, sur le déchet de la valeur combative produit par
l'usure des cadres, particulièrement sensible dans l'armée alle-
mande, où les officiers constituent une caste aristocratique
recrutée sur elle-même, fermée aux sous-officiers en temps de
paix. Mais ce serait dépasser le cadre de cette étude, et le sujet
vaudrait à lui seul un article, car cette guerre a donné, sur
la formation et la valeur des cadres, les démentis les plus
imprévus aux idées reçues et aux vieilles routines dans tous les
Etats belligérans.
Il résulte de ces considérations forcément sommaires que
la suprématie numérique des Austro-Allemands, qui paraissait
indiscutable en août 1914, plus encore par suite de leur longue
préparation et de la surprise de la Triple-Entente que par la
comparaison des chiffres totaux des mobilisés de part et d'autre,
a été profondément et irrémédiablement abaissée.
Les mêmes considérations, en ce qui concerne les pertes et
déchets, s'appliquent naturellement aux Alliés, mais avec cette
différence, très étrange, que les Alliés n'ont pas mis en ligne,
au début de la guerre, comme les Allemands, tous leurs
effectifs mobilisables, pour diverses raisons dont la principale
fut cette surprise dont ils faillirent être victimes, en pleine
vllusion pacifiste. Seule la France, mieux préparée, malgré
les imprévoyances de certaine politique, mobilisa toutes ses
forces. La Russie, gênée par sa vaste étendue et par une réorga-
nisation inachevée à la suite des revers d'Extrême-Orient, ne
pouvait mobiliser et armer que successivement, avec de grands
écarts de temps, ses masses énormes. L'Angleterre, qui avait
mis toute sa confiance dans sa flotte et dans son splendide
isolement, n'avait qu'une armée coloniale, dont quelques
divisions seulement étaient disponibles pour aller sur le
continent. Ainsi les trois grandes Puissances alliées, dont la
population dépassait 200 millions, sans compter les colonies,
576 REVUE DES DEUX MONDES.)
disposaient fatalement de moins de soldats mobilisés et prêts à
entrer en campagne que les Empires du Centre, avec leurs
420 millions d'habitans.
Mais l'échec du plan initial allemand et la transformation
de la guerre en guerre de tranchées sur le front occidental a
renversé les proportions. Les Alliés ont gagné le temps néces-
saire pour réparer les fautes et les erreurs et faire l'effort magni-
fique, inouï, qui a mis la nation tout entière à l'usine de
guerre comme au front de bataille.
Malgré ses pertes cruelles, la France oppose à la masse
allemande, qui pèse encore sur elle, une barrière infranchis-
sable. Nos admirables soldats, réduits jusqu'ici à une défensive
presque passive, frémissent d'impatience dans l'attente de
l'irrésistible furia qui expulsera l'envahisseur. La Russie si
éprouvée, mais dont le peuple et l'armée restent étroitement
unis pour la lutte contre l'Allemand spoliateur et corrupteu*
de consciences, a fourni une nouvelle et puissante armée avec
ses innombrables réserves; elle nous envoie, pour preuve de
sa fécondité et de sa solidarité indéfectible, de superbes
troupes qui vont combattre à côté des nôtres. Et l'Angleterre,
s'arrachant lentement à ses vieilles institutions, consciente
à la fois du danger et de sa force qu'elle ne soupçonnait pas,
après avoir transformé, avec deux millions de volontaires, la
« misérable petite armée, » dont parlait avec dédain le Kaiser»
en une nombreuse et solide armée, vient d'accepter le service
obligatoire qui mobilise 5 millions d'hommes. Elle affirme
ainsi, à côté de ses alliées, sa volonté implacable d'abattre à
nouveau « l'ennemi du genre humain (1). »
Le compte est facile à faire maintenant. Les millions
d'hommes s'ajoutent aux millions ; Français, Russes, Anglais,
Raliens, sans oublier les Belges, les Serbes, les Monténégrins
et les Portugais, peuvent réunir en Europe 20 millions de
combattans résolus contre 10 millions à peine d'Impériaux. Et
c'est à regret que nous ne comptons pas encore les Japonais,
alliés qui ne sont pas inactifs, loin de là, mais dont il serait à
(1) Nous ne comparons pas le Kaiser à Napoléon. A travers l'épopée sanglante
de la Révolution et de l'Empire, Napoléon reste éblouissant, sa gloire est pure et
son œuvre fondamentale a duré. Mais on comprend que l'Europe coalisée de 1814
ait voulu en finir avec des guerres épuisantes, et qu'elle ait âprement lutté contre
celui qu'elle appelait l'ennemi du genre humain : aujourd'hui, c'est contre le fléau
de l'humanité, le nouvel Attila, que l'Europe et le monde sont alliés.
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE./ 51T
désirer que la belle valeur guerrière fût utilisée sur les chemins
de Constantinople.
Le nombre est donc aujourd'hui du côté des Alliés, et non
pas le nombre brut, un total humain, mais le nombre organisé,
armé, outillé pour la lutte décisive. Car il ne s'agit pas seule-
ment dans cette formidable guerre de la supériorité numérique.
L'arithmétique ne perd jamais ses droits, mais elle ne suffit
pas. Toutes les sciences collaborent à l'œuvre guerrière par les
forces incomparables de destruction qu'elles ont fournies à l'art
de la guerre.
La supériorité numérique doit être soutenue par la supério-
rité du matériel. Elle serait impuissante contre un adversaire
disposant d'un outillage plus meurtrier. Et cette guerre nous a
donné encore de ce côté des surprises extraordinaires.
*
* *
Les Allemands avaient cru aussi s'être assuré la supériorité
du matériel perfectionné. De même que le vieux de Mollke avait
transformé les méthodes de guerre en 1866 et en 1870, en adap-
tant les chemins de fer, la télégraphie et les canons Krupp à la
stratégie des grandes armées de plusieurs centaines de mille
hommes, de même l'Etat-major de Berlin, qu'il avait dirigé
jusqu'à sa mort, avait appliqué aux millions d'hommes, qu'il
comptait mettre en ligne, les sensationnels progrès du machi-
nisme scientifique qui avaient marqué la fin du xixe siècle et
le commencement du xx". Toute l'industrie allemande était
mobilisée et organisée en vue de la guerre, et l'on sait à quelle
puissance de recherche et d'organisation était arrivée cette
industrie dans toutes les branches : métallurgie, physique,
chimie, transports, etc. L'Allemagne, prenant son bien partout
où elle le trouvait, démarquait et exploitait les idées et les inven-
tions des autres pays, les réalisant au double profit de sa richesse
économique et de la conception pangermaniste.
Nous n'avons rien à apprendre aux lecteurs de la Revue sur
tout ce travail d'avant-guerre préparatoire à la victoire qui a carac-
térisé dans le monde entier l'action allemande à partir de l'avè-
nement de Guillaume II. Il y a même encore aujourd'hui quelque
chose d'incompréhensible dans le fait que cette Allemagne, qui
semblait conquérir le monde commercialement et économique-
ment par le seul jeu de ses forces d'organisation et d'expansion,
xomb xxxni. — 1 9 J G. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
se soit jetée dans une guerre en apparence inutile, dont elle
ne pouvait attendre aucun profit supérieur à ce qu'elle tenait
déjà! Le voile se lève peu à peu sur cette mystérieuse et effroyable
démence, sur ce mal de l'esprit qui a frappé le cerveau alle-
mand... pour le salut de l'Europe et de l'humanité !
Nous ne pouvons rappeler que sommairement les élémens
de cette supériorité matérielle qui renforçait au plus haut degré
la supériorité du nombre et de l'organisation militaire : l'artil-
lerie lourde de tous calibres, les mitrailleuses, l'aviation, les
automobiles, les sous-marins, les gaz asphyxians, elc.
Tout le monde sait aujourd'hui la disproportion d'artillerie
lourde qui existait entre l'Allemagne et ses adversaires. L'effica-
cité et la mobilité de ces pièces à grande portée et à gros
projectiles avaient été l'objet de nombreuses polémiques et
controverses. Nous venions cependant d'adopter en France un
programme de réfection de notre matériel. Les Allemands
avaient déjà réalisé le leur, et ce fut sans doute une des raisons
pour lesquelles, ayant l'avance certaine sur ce point, ils ne vou-
lurent pas attendre plus longtemps l'occasion. Les premières
batailles parurent confirmer la puissance de cette artillerie nou-
velle, jusque là réservée aux places fortes et aux sièges. Les
obusiers légers de 105, les obusiers lourds de 150, les mortiers
de 210, accompagnaient les corps d'armée, grâce à la traction
automobile. Et les avalanches de projectiles de tous calibres qui
précédaient comme des avant-gardes de fer et de feu les colonnes
allemandes, firent fléchir au début nos troupes surprises et
notre admirable 75. A cette artillerie, copieusement approvi-
sionnée, prodigue de ses obus, s'ajoutaient des engins plus
petits, mais encore plus meurtriers et impressionnant, les
mitrailleuses, véritables canons d'infanterie, transformant en
zone de mort impénétrable tout le terrain battu par leurs rafales
précipitées. Les Allemands les avaient multipliées et en avaient
pour ainsi dire fait la base de leur tactique d'infanterie. Nous
avions aussi des mitrailleuses, supérieures même technique-
ment aux mitrailleuses allemandes, mais dans le rapport d'une
contre trois, et il régnait encore dans notre armée une certaine
indécision, presque du scepticisme, sur leur emploi. Les théo-
ries très entraînantes de l'offensive à outrance, de l'assaut à la
baïonnette, seuls déterminans de la victoire, avaient illusionné
notre belle et ardente infanterie sur les difficultés de l'attaque
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE CÉnÉRALË. 579
à découvert, sur les effets meurtriers des armes de toute
nature, et sur les leçons que nous avaient données pourtant
les guerres récentes au point de vue de l'emploi de la fortifica*
tion du champ de bataille et de la nécessité des cheminemens
lents, mesurés, progressifs, à travers les couverts naturels et
artificiels.
Les premiers revers eurent tôt fait de nous ouvrir les yeux.
Notre tactique s'adapta rapidement à la dure expérience des
faits. Et il se passa ceci, que l'artillerie lourde allemande, si
efficace au début contre notre offensive qu'elle contribua à briseï
encore plus que le choc de ses masses de fantassins, ne put suivre
et se réapprovisionner aussi rapidement que le comportait la
marche accélérée des armées allemandes. A mesure que notre
habile reploiement stratégique ramenait nos armées sur leurs
renforts et sur leurs ressources, les lignes de communications
allemandes s'allongeaient et se distendaient outre mesure; la
rupture des ponts de la Meuse, de l'Aisne, de l'Oise, ralentis-
sait le passage des trains de combat, et le retour offensif de
la Marne surprit certainement les Allemands en pleine crise
de munitions, particulièrement leur aile droite, épuisée par sa
colossale conversion.
Notre 75 reprit le dessus, qu'il n'a plus perdu, et seconda
magnifiquement l'élan de nos soldats dans les journées inou-
bliables du 5 au 13 septembre 1914. Et s'ils ne purent dépasser
l'Aisne et reconduire, la baïonnette haute, les envahisseurs
jusqu'aux Ardennes, c'est que ceux-ci retrouvèrent à leur tour
leur artillerie lourde et leurs munitions, et qu'il nous fut impos-
sible, faute d'artillerie lourde et de munitions, de forcer les
positions déjà retranchées du Soissonnais et de la Champagne.
Mais la victoire de la Marne avait produit ce double effet
d'arrêter un ennemi triomphant et de nous éclairer sur les in-
suffisances de notre matériel. La guerre va se transformer en
guerre de tranchées. Le sublime effort que nous et nos alliés
belges et anglais fournissons encore jusqu'au 13 novembre 1914,
de l'Aisne a l'Yser par Arras et par les Flandres, et qui est encore
plus digne d'admiration peut-être que le redressement de la
Marne, fixe définitivement l'invasion sur ce front immuable
dont les deux adversaires poursuivent depuis vingt mois sans
relâche la rupture. Alors la France improvise dans les condi-
tions les plus difficiles, séparée qu'elle est de ses plus impoiv
580 REVUE DES DEUX MONDES.
tantes régions industrielles, l'usine de guerre qui doit lui
fournir les forces de destruction, dont un ennemi formida-
blement outillé et préparé a cru accabler son imprévoyance.
Toute notre métallurgie se modifie, s'élargit, s'adapte à l'œuvre
de salut public. Des canons, des munitions! le mot d'ordre est
donné à l'atelier national. Il faut des canons de tous calibres, des
mitrailleuses, des grenades, des engins de tranchées, des pro-
jecteurs, des explosifs, des armes, des munitions, en quantités
de plus en plus extraordinaires. Car l'usine de guerre alle-
mande prend des proportions formidables. Le plan de l'Alle-
magne a été déçu, enrayé, mais elle le poursuit avec une âpreté
croissante, elle entraîne dans la lutte d'autres Etats, pour ou
contre elle. Ses offensives répétées sur le front oriental donnent
la mesure de la puissance de sa production matérielle et du
sens impitoyable qu'elle veut donner à la lutte.
A l'exemple de la France, l'Angleterre adapte lentement
aux nécessités impérieuses de la guerre la plus grande partie
de sa supériorité industrielle. Il lui faut du temps, elle a tout à
apprendre et à changer dans ses institutions et dans ses mé-
thodes pour faire face à la plus imprévue et à la plus tragique
des vicissitudes de son histoire. Et la France et l'Angleterre
doivent tout d'un coup fournir le matériel à la Russie. Il faut
aussi pourvoira la détresse de la Serbie. Avec l'aide de l'iudus-
trie japonaise, tout est réparé en Russie, malgré qu'il y reste
encore des traces de la funeste corruption allemande. A l'heure
actuelle, on peut enfin affirmer que les Alliés ont résolu le
problème, si chargé d'inconnues il y a encore quelque temps,
de s'assurer la supériorité du matériel en quantité et en qua-
lité. Les lecteurs de la Revue nous pardonneront de ne pas
insister davantage sur cette question et de ne pas leur parler
des gaz asphyxians et délétères, des jets de pétrole enflammé,
et de tous ces procédés d'une barbarie atroce introduits par les
Allemands dans le combat. Nous y répondons peut-être avec
trop de ménagemens! Nous avons l'âme trop éprise d'huma-
nité, trop chevaleresque, trop sensible. Il faudra bien pourtant
rendre coup pour coup.
A la guerre terrestre s'est superposée la guerre aérienne. Là
encore, les Allemands avaient pris, dès le début, une certaine
supériorité, plutôt tactique que technique. Si l'aviation, après
les sensationnelles expériences de Wilbur Wright, au camp
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 581
d'Auvours, était devenue pour ainsi dire une marque française,
grâce à la souplesse de nos hardis pilotes et à la science pra-
tique de nos constructeurs, elle e'tait cependant restée plus
sportive que militaire. Beaucoup d'officiers et de sous-officiérs.
impatiens d'aventures et lassés de la vie de garnison, s'étaient
jetés dans cette passionnante lutte avec l'air, mais l'entente ne
s'était pas faite sur l'utilisation de l'aéronautique, de la cin-
quième arme, comme on l'appelait, en vue de la guerre. Comme
pour l'artillerie lourde, on tâtonnait, on hésitait, on disputait,
et nous entrâmes en campagne avant qu'une méthode de guerre
aérienne eût été adoptée. Nos appareils, de modèles assez variés,
monoplans et biplans, assez solides, mais d'une vitesse modérée,
servirent surtout d'abord à l'exploration et aux reconnaissances.
Au contraire, les Allemands, nous empruntant d'ailleurs comme
toujours nos brevets, ne s'étaient pas contentés de perfectionner
les systèmes, ils avaient réglé le jeu de leurs avions comme
une arme liée aux autres, en stratégie et en tactique. En parti-
culier, ils se servirent des avions pour repérer le tir de leur
artillerie. Et ceux qui furent témoins des premières batailles se
rappellent la rapidité avec laquelle les obus arrivaient sur les
emplacemens vulnérables après que le vol tournoyant des
avions les avait désignés aux observateurs des batteries. Mais,
en août 1914, l'aviation militaire n'était pas assez avancée pour
qu'on pût faire à la guerre aérienne la part que certains roman-
ciers des temps futurs lui avaient assignée.
Les Allemands eux-mêmes, qui avaient prévu et préparé
tout le modernisme scientifique de la guerre brutale et destruc-
tive, ne pouvaient attendre que la navigation aérienne eût fait
les progrès qui devaient certainement, dans un avenir assez
éloigné, la rendre très redoutable et en faire même l'instru-
ment décisif de la bataille. Il en a été de même d'ailleurs des
sous-marins. La marine allemande s'en était suffisamment pré-
cautionnée, mais le type de croiseur submersible à très grand
rayon, capable de tenir pendant plusieurs semaines la haute
mer et de semer les torpilles et les mines sur un vaste champ
de naufrage, était encore dans les cartons des ingénieurs. Il
est probable que si l'amiral von Tirpitz ne s'était pas fait illusion
sur l'attitude de l'Angleterre et sur les possibilités du blocus de
l'Allemagne, il aurait conseillé au Kaiser de retarder de
quelques mois le geste du glaive, et que la guerre sous-marine
582 REVUE DES DEUX MONDES.:
aurait été autrement préjudiciable aux flottes alliées, surtout
dès les premières semaines de la lutte.
La guerre aérienne, comme la guerre sous-marine, s'est
développée et s'est accrue avec la prolongation de la guerre.
Les combats aériens sont devenus de plus en plus fréquens, ei
les adversaires ont rivalisé d'ingéniosité et de hardiesse. Les
Allemands semblent s'être altachés à confier à l'aviation pro-
prement dite la tactique de reconnaissances et de combats sur le
front, et à pratiquer les bombardemens avec les grands diri-
geables. Les Zeppelins ont fini par se substituer aux fameux
Taubes pour lancer les bombes sur les villes ouvertes et les
campagnes, dans ce parti pris de terreur et d'extermination
qui est au fond des méthodes de guerre germaniques. Mais
leur vulnérabilité les oblige à marcher et agir de nuit, leur
action est incertaine, et les résultats obtenus sont tout à fait
hors de proportion avec le coût de ces monstres de l'air et les
pertes qui les éprouvent.
Nous et nos alliés, nous avons au contraire forcé notre pro-
duction en avions spécialisés pour le but qu'ils poursuivent :
bombardement, chasse, reconnaissances d'artillerie, explo
ration. Et on ne peut nier qu'actuellement nous n'ayons
acquis un réel ascendant sur les pilotes allemands. Nos esca-
drilles aident puissamment le commandement et les troupes.
Quoique la guerre aérienne soit encore limitée parles difficultés
techniques de l'aéronautique, elle peut et doit devenir un des
élémens de cette supériorité nécessaire à l'offensive générale, et
il est à souhaiter que nous voyions des appareils nouveaux et
très nombreux accompagner et précéder nos lignes, quand elles
refouleront les Barbares.
*
• •
Nous en arrivons maintenant à la partie la plus délicate de
cette étude. De ce que nous venons de dire bien succinctement,
nos lecteurs auront compris que l'offensive générale est rigou-
reusement subordonnée à la certitude de cette supériorité du
nombre et du matériel indispensables. C'est parce qu'ils étaient
aveuglément convaincus de la posséder que les Allemands ont
lance on 1914 cette formidable offensive qui a failli submerger
le théâtre de guerre occidental, et c'est quand nous, alliés, nous
serons persuadés à notre tour que nous la tenons, qu'alors nous
LES CONDITION» DE L'OFFENSIVE GENERALE.! 583
pourrons fixer l'heure de l'abordage décisif. Et la question vient
naturellement aux lèvres de tous : Quand serons-nous prêts?
Il est impossible d'y répondre, et je doute même que les
gouvernemens et les généralissimes soient en état de fixer une
date plus ou moins prochaine. Ils peuvent prévoir et calculer;
leurs résolutions et leurs décisions dépendent non seulement de
leur certitude et de la connaissance de leurs forces, mais aussi
de l'évaluation de la résistance qu'opposera l'adversaire et du
choix du moment opportun où ils sentiront que son affaiblis-
sement provoquera la défaillance sous le choc irrésistible. Et
c'est la grande inconnue, même à l'heure qu'il est.
L'usure de l'Allemagne est manifeste : elle se révèle par
l'acharnement même que son haut commandement continue à
mettre contre Verdun. Les assaillans ont été exaltés par la parole
impériale : Verdun pris, c'est la fin de la guerre! Il est possible
que l'Etat-major essaie encore d'exploiter l'attitude, en appa-
rence passive, des Alliés, par de nouvelles manifestations offen-
sives. L'Allemagne, il faut le reconnaître, n'est pas au bout de
ses forces. Elle n'est pas encore sur les genoux 1 Mais elle
souftle et elle souffre. L'hémorragie vide ses veines, l'anémie
que cause le blocus épuise les nerfs de son peuple. Qu'on
s'imagine l'état d'àme de ce peuple allemand, grisé de conquêtes
et de victoires, abusé sur son rôle prédestine, et qui voit bien
que la guerre dure, que ses adversaires ne se reconnaissent pas
vaincus, que les listes funèbres font pénétrer les deuils et les
angoisses dans tous les foyers, que les vivres sont rationnés, que
la vie facile d'avant la guerre fait place à la disette et à la misère,
que la richesse promise sur les dépouilles des nations vaincues
est un mirage qui s'enfuit, que les ports si débordans naguère
d'activité mondiale sont déserts, que l'industrie et le commerce
sont réduits aux fournitures de guerre I Certes il est discipliné,
formé à cet automatisme intellectuel et moral qui l'a mis dans
les mains du militarisme et de la féodalité prussiennes et qui a
engendré dans la nation et dans l'armée, étroitement solidari-
sées, de grands efforts collectifs. Mais il est incapable encore de
comprendre ce qui s'est passé dans ces vingt mois de guerre, et
comment se sont renversés les destins.
Cependant, déjà des voix s'élèvent et des manifestations
populaires se produisent. La faim est mauvaise conseillère. 11
est de plus en plus certain que l'Allemagne désire la paix, non
584 REVUE DES DEUX MONDES.;
pas certes la paix du vaincu, mais la paix de celui qui n'a pu
être victorieux et qui, conscient encore de sa force, propose la
trêve et l'accommodement à l'adversaire qu'il croit assez affaibli
lui-même pour céder par lassitude et épuisement. C'est le
moment où à la volonté de vaincre, facteur essentiel de l'offen-
sive et de la victoire, succède la volonté, puis le désir de ne pas
être vaincu, prélude de la défensive et de la défaite.
C'est ce que comprennent les Alliés au fur et à mesure qu'ils
sentent leurs forces associées croître et devenir supérieures à
celles de l'Allemagne. Et ils doivent n'en être que plus impla-
cables dans leur volonté de vaincre, mais aussi plus prudens
dans les décisions capitales qui lanceront leurs armées à la
suprême bataille. Jamais le proverbe familier : « Avoir tous les
atouts dans son jeu » n'aura eu plus solennelle application. Les
Alliés tiennent la paix de l'Europe et du monde dans leurs
mains, et comme on l'a dit maintes fois, le temps travaille
désormais pour eux.
Les Neutres le comprennent aussi aujourd'hui. Le respect
ou la terreur que leur inspirait l'Allemagne, et même les senti-
mens et les relations d'amitié qui illusionnaient certains chefs
d'Etat et hommes politiques sur les véritables intentions de
l'Empereur et de ses conseillers et sur la mentalité du peuple
allemand, les empêchèrent de faire l'acte de protestation una-
nime, le jour où les armées allemandes pénétrèrent sur le
territoire de la Belgique. Protestation d'ordre platonique sans
doute, mais qui désolidarisait leur conscience du crime commis
contre un petit peuple confiant dans la foi jurée I II est pro-
bable qu'ils se seraient inclinés devant le fait accompli de la
victoire de l'Allemagne et qu'ils auraient accepté de gré ou de
force la vassalité plus ou moins déguisée qui en aurait été la consé-
quence. L'échec initial du plan pangermanique lésa sauvés, eux
aussi, de l'absorption et de la honte. Il leur a fallu cependant
la longue épreuve de près de deux ans de guerre pour voir clair
dans ce conflit qui mettait aux prises deux civilisations, deux
conceptions du droit et de la force. Le président Wilson, après
de longs atermoiemens, a enfin donné la note qui doit guider
désormais les politiques neutres. En acceptant de se conformer
pour la guerre sous-marine aux conventions internationales,
l'Allemagne a implicitement avoué, non seulement la défaite
morale qu'elle a subie à Verdun, mais aussi l'impuissance où
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE. 585
elle se trouve à imposer ses méthodes et ses volonte's aux
Neutres comme aux Alliés. Il en résulte que l'ascendant moral,
complément de la supériorité guerrière, passe tout entier dans
le camp des Alliés : les conséquences s'en font certainement
déjà sentir chez nos ennemis et ne peuvent que s'aggraver de
jour en jour. Cet ascendant moral s'est maintenu chez nos
ennemis jusqu'aux derniers événemens par ce fait que les Impé-
riaux semblaient avoir toujours le monopole et l'initiative des
attaques et de l'offensive. Et l'on comprend qu'ils cherchent
toujours à en imposer par des manifestations réitérées de leur
force offensive. Mais elle s'épuise, et les temps sont proches où
ils subiront à leur tour la volonté de l'offensive alliée.
*
* *
Il nous reste maintenant à examiner comment l'offensive
générale peut être exécutée et dans quelles conditions straté-
giques et tactiques elle aboutira d'abord au recul, puis à la
dislocation des armées impériales.
On ne peut comparer stratégiquement cette offensive géné-
rale, tout au moins dans son mouvement initial, à l'offensive
allemande de 1914 et à la contre-offensive française de la
Marne, pas plus qu'aux premières batailles de Galicie et de
Pologne. En août et septembre 1914, les armées firent ce que
les doctrinaires militaires appelaient la guerre en rase cam-
pagne et la guerre de mouvement. Les plans stratégiques s'y
déployaient dans toute l'ampleur des marches et des manœuvres
sur de vastes espaces, et les batailles gardaient leur caractère
ancien, à cela près qu'elles mettaient aux prises des millions
d'hommes et se prolongeaient pendant plusieurs jours, au lieu
de se dérouler entre un lever et un coucher de soleil. Puis la
guerre se mua en guerre de positions, et le sol fouillé à des
profondeurs de plus en plus grandes, raviné de tranchées et de
boyaux, hérissé de fils de fer barbelés, bouleversé et chaotique
sous le labourage des obus et l'explosion des mines, devint
l'obstacle infranchissable devant lequel les lignes de fusils et de
mitrailleuses se guettent à quelques mètres de distance. Le
siège commença de part et d'autre et imposa la transformation
des méthodes tactiques. Il fut reconnu que l'infanterie ne pou-
vait aborder et enlever ces boursouflures perfides et meur-
trières, qui constituent les lignes successives de tranchées,
586 REVUE DE8 DEUX MONDE3.)
qu'après qu'elles auraient été aplanies, nivelées, broyées, com-
blées, et que les défenseurs en auraient été exterminés ou
expulsés par d'effroyables et longs bombardemens. Et après
vingt-deux mois de cette guerre sans précédent, le front occi-
dental, de la Belgique à l'Alsace, est resté à peu près immuable
dans sa forme générale, sous cette réserve cependant, que nos
héroïques soldats ont occupé peu à peu, au prix de durs sacri-
fices, la première bordure des lignes allemandes. Mais toutes
les grandes attaques qui ont été tentées pour le briser et le
rompre, pour faire ce qu'on appelle des trouées et des percées,
n'ont pu arriver qu'à gagner quelques centaines de mètres,
quelques kilomètres, âprement disputés. Elles ont presque tou-
jours brillamment débuté après la préparation des bombarde-
mens, puis elles se sont butées contre d'autres lignes que l'artil-
lerie n'avait pas pu atteindre. Il en a été ainsi pour nous et
nos alliés à Ypres, en Artois, en Champagne, en Alsace, et pour
les Allemands sur l'Yser, en dépit des gaz asphyxians, et enfin
à Verdun, où a échoué l'attaque la plus formidable, la mieux
préparée qui ait été faite sur le front occidental.
On pourrait donc en conclure que les fronts ainsi orga-
nisés sont inviolables, que leur forcement exige des sacrifices
d'hommes démesurés et révoltans, et qu'alors il faut attendre la
fin de la lutte, soit de l'action sur d'autres théâtres d'opérations
plus favorables, soit du lent épuisement d'un adversaire bloqué
et affamé! Il faut se garder d'une telle interprétation d'actes de
guerre qui n'ont en rien réalisé les conditions indispensables à
l'offensive générale, seule capable de rompre les fronts et les
tranchées qui les protègent. C'est à tort qu'on s'est imaginé
qu'il suffirait d'y pratiquer des brèches plus ou moins larges,
trouées ou percées, peu importe le mot, pour ouvrir le passage
aux masses tenues en réserve.
Outre que la brèche doit se continuer en profondeur contre
les obstacles nouveaux qui ralentissent et usent l'attaque, et
qu'on ne peut ainsi déployer en largeur au delà des lignes
fortifiées, aussi rapidement qu'il conviendrait, les troupes victo-
rieuses au premier assaut, afin de gagner l'espace nécessaire
aux opérations décisives, il arrive fatalement que l'adversaire,
un moment ébranlé, a le temps de se ressaisir, d'amener des
réserves de l'arrière ou des secteurs voisins, et peut, par enve-
loppement et rabattement, mettre en danger les assaillans
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GENERALE.] 587
épuisés. C'est ce qui s'est passé par exemple en Pologne, en
décembre 1914, quand deux corps d'armée allemands, qui
avaient forcé les lignes russes à l'Est de Lodz, furent enveloppés
par les réserves russes et faillirent être complètement anéantis.
Sur des fronts aussi formidablement fortifiés, la rupture ne
peut être valable que si elle se produit à la fois sur plusieurs
secteurs, ou si elle renverse d'un seul coup 100 à 150 kilomètres
de tranchées. L'effort ne doit pas être localisé, mais généralisé.
C'est-à-dire qu'on ne peut comprendre une tentative de force-
ment que comme une bataille engagée sur tout le front, affectant
, dès le début une violence égale partout, maîtrisant l'ennemi,
l'empêchant de faire les navettes de ses réserves, jusqu'au mo-
ment où, sous des pressions progressives, de larges pans de la
muraille s'elîondreront, laissant auxarmées de manœuvre, prêtes
à s'élancer, les possibilités de prendre le large au delà des bar-
rières renversées et de chercher alors la guerre de mouvement
qui achèvera la dislocation des armées en retraite. La bataille
reprendra alors le caractère stratégique et tactique d'autrefois.
Auparavant, on le voit, cette bataille doit se plier aux condi-
tions nouvelles de la guerre de tranchées. Elle doit être généra-
lisée et frapper uniformément le front entier, mais elle n'est
tout d'abord qu'une attaque frontale, sans manœuvre possible
avant l'éclatement des lignes fortifiées. Il n'y a qu'à considérer
les fronts actuels pour se rendre compte qu'ils ne peuvent être
ni tournés, ni débordés suivant les principes de guerre enseignés
et pratiqués jusqu'ici. En effet ils n'ont pas d'ailes. Ce ne sont
pas seulement leurs vastes dimensions et leur organisation
défensive qui en rendent l'attaque si difficile, c'est l'impossibi-
lité de les manœuvrer. Les batailles fameuses de Cha-ho et de
Moukden, dans la guerre russo-japonaise, nous avaient laissé
un exemple des batailles modernisées sur des positions for-
tifiées, se prolongeant pendant plusieurs journées. Mais leurs
ailes n'étaient pas appuyées à des obstacles infranchissables :
elles ont été tournées. C'est ainsi qu'à Moukden l'armée de
Nogui, après la prise de Port-Arthur, procéda à l'enveloppe
ment de l'aile droite russe, attira sur elle les réserves qui
s'étaient portées d'abord à la gauche, et permit au centre
japonais de forcer le centre russe. Or le front occidental se ter-
mine d'un côté sur la Manche et de l'autre sur le Rhin et la Suisse.
Il ne pourrait être tourné que par un débarquement des Alliés
588 REVUE DES DEUX MONDES.,
sur la côte belge ou hollandaise. Mais une telle opération, que
la maîtrise de la mer favoriserait sans doute, n'aurait de chances
de réussite que si les Alliés avaient déjà fortement avancé en
Belgique et si la Hollande se joignait aux Alliés. L'offensive
générale sur le front occidental doit donc prendre la forme
que nous indiquions : attaque frontale, d'abord uniforme»
attaques plus violentes et sans trêve sur des secteurs déterminés,
où se feront les poussées décisives.
On peut en dire autant du front russe. Il est également
limité par la Baltique au Nord et par la Roumanie au Sud.
Mais il est beaucoup plus étendu que le front occidental, par
conséquent plus facile à rompre. Gomme nous l'avons dit au
cours de cet exposé, les effectifs austro-allemands sur ce front
sont certainement inférieurs à ceux du front français. Les
plaines molles et ondulées de la Lithuanie et de la Pologne
sont favorables à la guerre de mouvement. Les armées russes
reconstituées auront moins de peine que nous, semble-t-il, à
ramener les Impériaux hors du territoire russe.
Le front italien est spécial : c'est la guerre des Alpes. Les
Italiens ont essayé de le tourner par leur droite en attaquans
Gorizia et le Carso, qui ouvrent à la fois les chemins de Trieste
et de Laybach. On s'est étonné qu'ils n'aient pas, avec l'aide de
leur flotte, enlevé Trieste et coupé l'Istrie de l'Autriche. On
s'est étonné aussi qu'ils n'aient pas secouru à temps les
Serbes et prolongé ainsi leur action sur le Danube. L'histoire
fera plus tard la lumière sur ce point comme sur tout le reste.
Le résultat de l'intervention italienne, en dehors du noble
sentiment qui l'a amenée, a été de retenir la moitié de l'armée
autrichienne sur un front nouveau. Il n'y a pas de doute
que l'offensive générale n'arrive, sur le front italien, à faire
reculer les Autrichiens (1), mais elle sera singulièrement
aidée par l'offensive générale dans les Balkans.
De tous les fronts, celui des Balkans, réduit actuellement
aux camps retranchés de Valona et de Salonique, paraît le plus
propice à une offensive, sinon immédiate, du moins prépara-
toire à l'offensive générale des Alliés. L'armée bulgare de
Macédoine et les corps turcs qui tiennent à sa gauche la Thrace
(1) Au moment où paraît cet article, une offensive autrichienne se dessine
avec violence sur le front italien, en particulier du côté du Trentin. L'État-major
de Berlin veut que les Autrichiens aient à leur tour leur Verdun I
LES CONDITIONS DE L'OFFENSIVE GÉNERALË.i 589
n'ont pu organiser ces régions avec la même puissance que les
grands fronts français et russes. Le pays, quoique montagneux,
se prête à la guerre de mouvement pendant tout l'été. L'armée
serbe, ressuscitéeet animée de l'àpre exaltation de la vengeance
saura bien retrouver les chemins qu'elle a parcourus, victo-
rieuse, en 1912 et 1913. Les routes qui conduisent à Sofia et à
Constantinople, sont moins longues que Gellesqui vont au Rhin
et à l'Oder. Nous avons déjà exposé nos idées à ce sujet dans
un précédent article (1). Nous n'y revenons que pour insister à
nouveau sur l'importance capitale d'une décision et d'une offen-
sive prochaines en Orient. La capitulation de Kout-el-Amara
a été un événement fâcheux, au point de vue moral, mais c'est
un incident militaire très réparable. Et il ne doit nullement
arrêter la marche convergente des Russes et des Anglais sur
Bagdad et Alexandrette.
On pourrait sans doute examiner de plus près les modalités
de l'offensive relatives à chaque front, et rechercher les
objectifs sur lesquels seraient dirigées les attaques principales.
Mais nous entrerions ainsi dans un domaine où l'on risquerait
de s'égarer et de donner prise à la censure. Nous en avons dit
assez, croyons-nous, pour cette fois.
Pour résumer ces réflexions sur les conditions de l'offensive
générale, nous espérons avoir éclairé l'esprit de nos lecteurs
sur deux points :
1° L'offensive générale des Alliés ne peut être décidée que
lorsque leur supériorité numérique et matérielle ne fera plus
aucun doute. Il serait téméraire d'en conjecturer la date. Les
gouvernemens et le haut commandement en sont seuls juges.)
Elle se produira, elle sera victorieuse. C'est affaire de patience
et de constance des nations comme des armées.
2° Cette offensive doit être simultanée et poussée à fond sur
tous les théâtres d'opérations. Cela ne veut pas dire que tout le
monde bondira hors des tranchées à la minute réglée sur toutes
les montres. Mais il faut que tous les fronts soient attaqués à
la fois et dans toute leur étendue, que ni trêve ni répit ne
soient laissés aux Impériaux jusqu'à ce que, d'abord, les terri-
(1) Voyez dans la Revue du 1." mai : La Guerre dans le Levant.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
toires envahis soient libérés, et que par suite leurs armées
soient refoulées au delà des frontières que l'expansion germa-
nique n'aurait pas dû dépasser.
11 y aura sans nul doute échelonnement dans les attaques
et les efforts. L'habileté du commandemenl consistera à saisir
au moment opportun les faiblesses et les défaillances de
l'ennemi sur chaque front.
Nous sommes convaincus que dans un avenir, que tous
voudraient prochain, mais qui dépassera la deuxième année de
guerre, la victoire couronnera enfin l'union indissoluble des
Alliés et donnera au monde la paix qu'il faut. Mais ce sera à
une condition essentielle, celle qui résume toutes les autres :
V entente absolue eniïe les Alliés. L'union, l'alliance, ne seront
ni relâchées ni rompues, malgré les perfides machinations de
l'Allemagne et de quelques pacifistes irréductibles et aveuglés.
Les Alliés sentent qu'ils sont désormais les maîtres de l'heure :
les Neutres n'en doutent plus. 11 importe que chacun recon-
naisse les erreurs et les fautes passées et accepte la leçon des
faits, et que les stratégies militaire et diplomatique obéissent
à un mot d'ordre commun et impérieux. Ce mot d'ordre, nous
le disons hautement, doit partir de la France. C'est elle qui a
tenu le coup, — l'expression est vulgaire, mais elle est juste! —
et brisé à la fois le plan et l'orgueil allemands. Elle a donné
l'exemple d'un effort national inouï dans l'histoire. Elle
constitue par sa situation européenne, par sa modération, par
son désintéressement, nous le répétons, et qui en douterait? la
grande force morale de la coalition. Elle reste la grande géné-
ratrice de foi, de lumière, de justice. Autour d'elle, les natio-
nalités opprimées, et les Puissances alliées qui la soutiennent
dans le combat pour l'humanité, attendent avec confiance les
conséquences de la victoire, c'est-à-dire la paix européenne et
mondiale fondée sur la ruine du militarisme et du féodalisme
germaniques qui ont jeté à la mort des millions d'êtres laborieux
et innocensa
Général Malletërre.
LE TROISIÈME CENTENAIRE
DE
CERVANTES
L'Espagne vient de céle'brer le troisième centenaire de la
mort de Miguel de Cervantes, décédé à Madrid le 23 avril 1616,
le jour même où s'éteignait à Stratford-sur-Avon son émule
William Shakspeare. Est-ce cette curieuse coïncidence qui a
décidé les Espagnols à se livrer à une nouvelle apothéose de
leur plus grand écrivain, qu'ils avaient déjà fêté très copieuse-
ment en 1905, lors du troisième centenaire du Don Quichotte?
Cela semble peu probable. D'autres motifs malaisés à discerner
nous ont donc valu la fête de cette année, qui, à un intervalle
si rapproché, ne pouvait guère offrir qu'une copie atténuée de
la première : onze ans ne suffisent pas pour renouveler un
sujet. En 1905, écrivains notoires, érudits de toute taille,
hommes politiques, militaires, marins, médecins et crimina-
listes avaient abondamment parlé et écrit; plusieurs avaient
même, comme on dit, vidé leur sac jusqu'au fond. L'Espagne,
pendant quelques mois, fut comme submergée par une inonda-
lion de papier noirci, au profit de Cervantes ou à son détri-
ment. A côté de travaux fort recommandables et d'heureuses
trouvailles de nature à éclairer l'homme et l'œuvre, on vit
surgir un trop grand nombre d'improvisations ou de fantaisies
sans portée, qui ont inutilement grossi la liste déjà imposante
des écrits antérieurs sur le grand Miguel, dressée dès 1895 par
592 REVUE DES DEUX MONDES.)
un très méritant cervantiste catalan, Leopoldo Rius. Depuis, le
calme s'est rétabli dans la république des lettres espagnoles :
les manifestans ont passé à d'autres exercices, et il n'est resté de
la fête que les quelques travaux de détail qui méritaient de lui
survivre ou quelques entreprises de longue haleine qu'elle avait
suscitées et qui se continuent sous nos yeux. En ces dernières
années, un seul incident a remis en ébullition le petit monde
des cervantistes. Il s'agit de la découverte d'un portrait à l'huile
de Cervantes, daté de l'an 1600, et que son propriétaire a géné-
reusement cédé à l'Académie espagnole. Gomme on pouvait s'y
attendre, l'authenticité de l'œuvre a provoqué de nombreuses
controverses qui n'ont pas abouti à la rendre certaine. Ne le
regrettons pas, car ce portrait est fort laid, peu expressif, et
aucun trait n'y répond indiscutablement à la jolie esquisse
tracée de son physique par Cervantes lui-même dans le prologue
des Nouvelles.
Des commémorations de grands écrivains fournissent
volontiers le prétexte à une étude rétrospective de leur
renommée et remettent sur le tapis des questions débattues,
que chaque époque résout à sa façon et qui demeurent néan-
moins éternellement ouvertes. Comment Cervantes a-t-il été
compris et jugé d'abord par les siens, puis par les étrangers
qu'a séduits son génie, et quelle intention profonde, — si
intention et profondeur il y a, — doit-on reconnaître à son
œuvre principale, celle qui seule a rendu son nom immortel?
A ces deux questions il serait difficile en ce temps-ci de n'en
pas joindre une troisième : en quelle mesure le livre si repré-
sentatif de l'âme espagnole à un moment de plein épanouisse-
ment, répond-il aux sentimens et aux aspirations de la même
âme quelque peu troublée et hésitante aujourd'hui?
I
Lorsque parut en 1605, à Madrid, la première partie de
['Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Cervantes
n'était que l'auteur de la Galatée et d'une trentaine de pièces
de théâtre, dont il avoue lui-même le médiocre succès, en disant
simplement qu'elles échappèrent aux sifflets des habitués du
parterre comme o.ux orojectiles variés, concombres ou autres
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 593
légumes, que ces juges aussi sévères que brutaux avaient cou-
tume de lancer sur la scène pour marquer leur mécontente-
ment : en somme, déjà admis dans la confrérie des gens de
lettres, écrivain (ingenio) connu et estimé, mais non pas
célèbre. Pour s'y faire agréer, il avait pris ses précautions et,
suivant un usage très répandu en Espagne, il avait inséré dans
sa pastorale un morceau assez obséquieux à l'adresse de ses
émules (Le Chant de Calliope), où il distribua à chacun plus
que son compte d'éloges outrés, espérant capter ainsi leurs
bonnes grâces et obtenir d'eux, en retour, de sérieux coups
d'encensoir. L'une des strophes de ce panégyrique visait
Lope de Vega, alors, en 1585, un débutant, mais en passe déjà,
grâce à une forme de drame bien adaptée au goût du jour qu'il
fit sienne, de devenir l'auteur préféré des Madrilènes, amateurs
passionnés de théâtre. Les deux hommes, que leur nation choya
et glorifia de leur vivant presque au même degré, auraient pu
se contenter de régner l'un sur le roman, l'autre sur la
comedia; mais comme le violon d'Ingres est de tous les pays et
de tous les temps, Cervantes ne pardonna pas à Lope de lui
avoir ravi la première place au théâtre où il comptait réussir,
et celui-ci enragea de n'avoir jamais pu écrire une nouvelle du
genre italien capable de soutenir la comparaison avec celles de
son rival. Ils devinrent ennemis et se firent une guerre assez
vive à coups d'épingles; seulement Lope, ayant eu l'avantage
de survivre à Cervantes une vingtaine d'années, resta maître du
terrain et contribua, soit par un silence dédaigneux, soit par
d'autres manœuvres, à rabaisser l'auteur du Don Quichotte. Et
qu'on ne dise pas qu'il se radoucit vers la fin de sa vie, dans ce
Laurier d'Apollon, long poème qui forme le pendant du Chant
de Calliope, et où Cervantes est en apparence bien traité. En
fait, de quoi Lope le loue-t-il? De sa blessure de Lépante, qui
n'a rien à voir avec la littérature, et de ses vers « tendres,
sonores et élégans, » alors que chacun savait en Espagne que le
grand écrivain en prose n'eut jamais que l'étoffe d'un piètre
versificateur. Prôner le côté faible du talent d'un ennemi et se
taire sur le reste, n'est-ce pas d'une assez jolie perfidie?
Le succès de la première partie du Don Quichotte fut écla-
tant : quatre éditions dans la seule année 1605, dont deux à
Madrid, une à Valence et une à Lisbonne, ce qui, pour l'époque
et pour un pays où on lit peu, atteste une vogue extraordinaire.
TOME XXXIII. — 1916. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
Très vite aussi, le livre se répandit dans les pays étrangers
soumis à la domination espagnole, à Milan, aux Pays-Bas.
Ailleurs, les traducteurs se mirent sans plus tarder à l'œuvre :
la traduction de l'Anglais Thomas Shelton date de 1612, celle
de notre César Oudin de 1614. Sauf quelques esprits chagrins
et malintentionnés dont nous aurons à définir l'attitude, toute
l'Espagne, et à sa suite toute l'Europe, se mit à rire de bon
cœur et s'engoua des parades héroï-comiques du bon chevalier
de la Manche tout autant que des malices et des « simplicités »
de Sancho Panza. Les neuf dixièmes des Espagnols ne goûtèrent
dans le roman que le côté bouffon, la fantaisie des inventions
et le persiflage de ridicules que ceux-là mêmes qui en étaient
atteints furent amenés par la bonne grâce de l'auteur à trouver
réussi. Si l'on voulait, par comparaison, se former une idée
exacte de l'accueil fait au Don Quichotte en Espagne, il faudrait
se remémorer celui que reçut chez nous le premier Tartarin, en
tenant compte, bien entendu, de la différence des milieux et
de la distance qui séparera toujours le vrai inventeur de l'imi-
tateur de grand talent. Donc œuvre drolatique, divertissante et
satirique sans trop d'âpreté, œuvre « de délassement, » comme
on disait alors : voilà sous quelle rubrique l'Espagne classa ce
roman, qui avec le temps devait devenir son plus grand livre
et même, d'après certains étrangers médisans, son seul livre,
puisqu'il dispensait de lire tous les autres.
, Ce qui, en outre, laissa au Don Quichotte son étiquette de
livre simplement amusant, ce fut le verdict des critiques paten-
tés, non pas seulement de ceux qui avaient des raisons person-
nelles d'en vouloir à l'auteur, tels que Lope de Vega, mais du
oroupe très nombreux et très influent des mandarins de lettres,
des licenciés et des docteurs, de ce que nous nommerions
maintenant « le monde universitaire. » Pour cette coterie pré-
somptueuse d'écrivains imprégnés ou seulement barbouillés
d'humanités, Cervantes n'était qu'un philistin, un lego (laicus),
sans études classiques, nous dirions un produit de l'enseigne-
ment moderne, et les Espagnols disaient, eux aussi, un roman-
lista, pour désigner celui qui ne possédait que sa langue mater-
nelle, son romance, et ne savait pas de latin. Il faut voir quel
*,on de supériorité et de pédanterie prend Lope de Vega en
parlant des nouvelles de Cervantes, auxquelles il veut bien
concéder de l'esprit et du style, mais qui. dit-il, ne sauraient
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 595
être exemplaires y c'est-à-dire nourries de pensées morales, car il
faudrait pour cela qu'elles fussent l'œuvre d' « hommes scienti-
fiques. » Déjà ce mot de scientifique, dont on a fait un si grand
abus depuis ! Cervantes, qui dans le prologue du premier Don
Quichotte bafoue très impitoyablement ces pédans et ces « scien-
tifiques, » sentait, il ne le cache pas, les lacunes de sa culture
intellectuelle et il en souffrait. Ce n'est pas par fausse humilité
qu'il y parle de son roman « dépourvu d'érudition et de doc-
trine » ou qu'il confesse le « peu de lettres » que d'autres plus
heureux et fortunés pouvaient lui reprocher. Avouons-le, les
« scientifiques » n'avaient pas tout à fait tort. Cervantes passe à
juste titre et partout, même sous les trahisons des traducteurs,
pour un très grand, un charmant et un spirituel écrivain; mais
pour les Espagnols, vrais connaisseurs de leur idiome, il n'est
pas toujours un bon écrivain. Certains de ses défauts, il les par-
tage à vrai dire avec beaucoup de ses compatriotes, en ce sens
qu'il improvise et ne compose pas, qu'il écrit trop souvent au
hasard de la plume, sans savoir jusqu'où il ira ni par quoi il
finira. A lui, du moins à plusieurs de ses écrits, aux longs
plutôt qu'aux courts, s'applique cette pensée du pénétrant
moraliste Balthazar Gracian : « Il y a des gens pour qui tout
consiste à commencer et qui ne finissent jamais; ils inventent
et ne continuent pas... Cela tient à une certaine impatience
d'esprit, qui est le défaut des Espagnols. » Formé par l'ensei-
gnement universitaire et surtout nouni de lectures classiques,
il eût sans doute mieux combiné le plan de plus d'un de ses
ouvrages et il eût mieux surveillé sa syntaxe, parfois assez incor-
recte ou molle. Cette question du style de Cervantes vaut qu'on
s'y arrête un peu, quoiqu'elle ne serve pas à expliquer la for-
tune de son grand roman. Entre les puristes qui effaceraient
des éclairs de génie pour redresser une phrase à leur avis
boiteuse et les cervantistes qui admirent tout aveuglément,
traitant le texte de Cervantes comme un texte sacré dont les
plus évidentes aberrations doivent être respectées, il semble
qu'il y ait une opinion moyenne à défendre et qui consisterait
à tenir Cervantes pour un écrivain hors de pair, quoique parfois
sommeillant. Par exemple, en aucun cas on ne doit accueillir
celle de quelques critiques allemands qui, du haut de leur
incompétence, proclament Cervantes le créateur de la prose
castillane. Vingt auteurs pris dans tous les compartimens de
596 REVUE DES DEUX MONDES.]
la littérature démentent une telle exagération, et quand le Don
Quichotte parut en 1605, tous les genres presque pouvaient
montrer des chefs-d'œuvre. En matière de style, Cervantes n'a
pas été un initiateur. Il a su tirer parti à la fois des modèles
dont il disposait et des ressources infinies de la langue popu-
laire, puis il s'est appliqué à assouplir la prose narrative castil-
lane encore un peu raide et empesée en y introduisant la dose
voulue de grâce et d'ironie qu'il emprunta à son maître
Arioste. En cela consiste, semble-t-il, son mérite essentiel et le
moins contestable.
Quoi qu'il en soit et quelque jugement que les arbitres
du goût aient porté et portent sur la qualité de son style, le
déclarant les uns inimitable, les autres plus ou moins défec-
tueux, une chose est certaine, c'est qu'à partir du Don Quichotte,
le xviie et la première moitié du xvine siècle en Espagne
ne voulurent voir en Cervantes qu'un amuseur indigne d'avoir
accès au sanctuaire de la haute littérature. Chez aucun des
auteurs espagnols de cette période qui se vouèrent un peu à
la critique littéraire, on ne trouve appréciées ou même men-
tionnées ses œuvres. Ni Quevedo, un ami cependant et curieux
de réhabilitations littéraires, ni Saavedra Fajardo, dans sa
République des lettres, assez pauvre aperçu de la littérature
nationale, ni aucun autre critique que l'on sache, n'ont seule-
ment cité le nom de Miguel de Cervantes. Ce silence ne nuisit
pas d'abord, autant qu'on serait porté à le croire, à la réputation
du romancier. Pourtant, à la longue, le Don Quichotte finit
par ne plus plaire également à toutes les catégories de lec-
teurs. Dès la fin du xvne siècle, ce sont plutôt les humbles et les
simples qui se délectent des aventures du roman : aussi le réim-
prime-t-on sur un papier de plus en plus mauvais et avec des
illustrations qui rappellent beaucoup notre imagerie d'Épinal.j
Le Don Quichotte entre dans la composition de toute « Biblio-
thèque bleue, » à côté des contes orientaux, des prouesses des
paladins de Charlemagne ou de quelques grosses facéties. Les
raffinés n'en ont plus cure, d'autant mieux que la farce popu-
laire s'est emparée du chevalier et de l'écuyer et en a fait des
caricatures grotesques, que les compagnies de comédiens ambu-
lans exposent au rire épais des foules. A ce contact, l'hidalgo de
la Manche se dégrade, perd ses délicats traits de caractère et
finit par tomber dans le plus fâcheux discrédit.
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 597
Il est à remarquer aussi que les milieux doctes comme les
autres ignorent tout de la personne de l'auteur; nul ne connaît
plus son lieu de naissance ni aucune des circonstances de sa
vie. Nicolas Antonio, le grand bibliographe de la fin du
xvne siècle, consacre à Cervantes une notice insignifiante et le
fait naître à Séville!
Avant de montrer ce qu'on pourrait appeler la réhabilitation
du Don Quichotte en Espagne, à l'instigation de quelques Anglais,
il est intéressant pour nous de suivre la fortune du livre en
France dès son apparition.
Lorsqu'en 1614 César Oudin, interprète du Roi « ez langues
germanique, italienne et espagnole, » traduisit à la demande
du jeune Louis XIII la première partie du Don Quichotte en
français, les relations entre la France et l'Espagne étaient encore
un peu tendues. On s'acheminait toutefois à une entente, que
devaient sceller en 1615 les « mariages espagnols, » celui de
Louis XIII avec Anne d'Autriche et celui du prince Philippe,
le futur Philippe IV, avec Elisabeth de Bourbon. La langue
castillane, que certains patriotes, par haine du nom espagnol
et à cause des souvenirs de la Ligue, se refusaient à apprendre,
jouissait dans notre société polie d'un grand prestige. On peut
suivre chez Oudin la marche ascendante de cette faveur.
En 1597, dans la préface de sa grammaire espagnole, il s'excuse
d'enseigner aux Français « la langue de nos ennemis. »
Quatorze ans plus tard, il accompagne le texte espagnol d'une
édition de la Galatée de Cervantes d'une jolie lettre, en un
castillan fort bien tourné, où la Galatée espagnole menace
gentiment les dames de France, si elles ne lui font pas bon
accueil, de s'adresser à leurs galans et de les caresser de façon
quelles aient à se repentir de lui avoir manqué de courtoisie.
Ce morceau, prélude d'une réconciliation entre les gens de
lettres des deux pays, montre que César Oudin avait acquis une
connaissance appréciable de la langue de Cervantes, suffisante
en tout cas pour rendre en français, sinon toutes les finesses
de son grand roman et le goût du terroir, du moins avec
assez d'exactitude la suite des aventures des deux héros et
l'essentiel de leurs conversations. Le Don Quichotte d'Oudin ne
saurait passer a coup sûr pour un modèle, par la raison que
l'interprète du Roi n'était pas en son propre idiome un très
grand clerc; or, comme dit l'autre, pour traduire il faut au
598 REVUE DES DEUX MONDES.i
moins posséder bien l'une des deux langues. Mais ni son style
raboteux et empêtré, ni ses contresens ne nuisirent beaucoup à
cette version, venue à son heure et qui répondit amplement
à ce que nos Français en attendaient. Pendant cinquante ans
environ et jusqu'à l'apparition de la belle infidèle, ou de l'infi-
dèle tout court, de Filleau de Saint-Martin, c'est le Don Quichotte
de César Oudin et de son continuateur François de Rosset qui
popularise en France le chef-d'œuvre de Cervantes, lequel, est-il
besoin de le dire? n'y fut pas compris et jugé autrement qu'il
ne l'avait été par le gros de la nation espagnole. Nous aussi
nous le traitâmes de livre plaisant et de passe-temps, et en
particulier de parodie burlesque de ces livres de chevaleries
dont s'était tant inspirée notre littérature sentimentale du
xvne siècle. Nul n'y chercha un sens caché ou une intention
dissimulée, et ce que le roman contenait d'exclusivement espa-
gnol, mœurs ou institutions, nous échappa entièrement.
Le rapprochement des deux nations sous les auspices de
Cervantes, qu'atteste la traduction d'Oudin, fut complété par
un incident tout à l'honneur de nos compatriotes et digne
de mémoire, puisque Cervantes y fut directement mêlé. Les
mariages royaux décidés, Marie de Médicis jugea bon d'envoyer
à Madrid un ambassadeur extraordinaire pour porter à l'infante
les présens d'usage; elle choisit pour cette mission de courtoisie
le chevalier de Sillery, Noël Brulart, frère du chancelier Nicolas
Brulart, qui arriva à Madrid le 16 février 1615. Au cours d'une
visite que lui rendit, le 2o du même mois, Don Bernardo de
Sandoval, archevêque de Tolède et protecteur assez décidé de
Cervantes, plusieurs gentilshommes de la suite de l'ambas-
sadeur s'informèrent auprès des chapelains du prélat des livres
nouveaux et les plus réputés à Madrid. L'un des chapelains,
chargé précisément de censurer la seconde partie du Don Qui-
chotte, ayant prononcé le nom de Cervantes, nos gentilshommes
attestèrent par des paroles enthousiastes la grande estime dont
jouissaient les œuvres de l'écrivain espagnol en France et
dans les pays circonvoisins, citant la Galatée, que l'un d'eux
savait presque par cœur, la première partie du Don Quichotte
et les Nouvelles. Agréablement surpris de cet hommage rendu
à son compatriote, le chapelain offrit aux gentilshommes de les
conduire auprès de Cervantes, ce qu'ils acceptèrent avec empres-
sement, demandant qu'on les renseignât sur son âge, sa profes-
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 599
sion, sa qualité et sa situation de fortune. « Je fus contraint,
écrit alors le chapelain, de leur avouer qu'il était vieux, soldat,
hidalgo et pauvre. A quoi l'un des gentilshommes répondit :
Et cet homme, l'Espagne ne l'a pas comblé de richesses et ne
le nourrit pas aux frais du trésor public? Mais un autre ajouta
finement : « Si le besoin l'oblige à écrire, plaise à Dieu qu'il ne
connaisse jamais l'abondance, afin qu'en restant pauvre il enri-
chisse le monde avec ses œuvres. » Le chapelain, rapporteur de
cette conversation, se nommait le licencié Marquez Torres; il l'a
consignée dans sa censure du deuxième Don Quichotte et avec
tant de tact et d'aimable simplicité qu'on a supposé non sans
raison que Cervantes avait lui-même tenu la plume. On ne nous
a pas appris si les gentilshommes visitèrent vraiment le pauvre
grand homme, déjà bien fourbu et prêt à réciter ces vers qu'il
inscrivit l'an d'après, quatre jours avant de mourir, dans la
dédicace du Persiles : « Un pied passé dans rétrier et en proie
à des transes mortelles... » Qu'ils l'aient vu ou non, nos Français
ont en tout cas approché de bien près l'immortel écrivain et
se sont apitoyés sur les infortunes de ses dernières années qui
ne touchèrent pas beaucoup ses propres compatriotes.
L'Angleterre a précédé la France dans la connaissance du
Don Quichotte, puisque la traduction de Thomas Shelton
devança de deux ans celle de César Oudin. A bien des égards,
['Angleterre peut être considérée comme la seconde patrie de
Cervantes. En aucun pays, il n'a compté autant d'admirateurs,
autant de disciples. Tous les humouristes anglais, depuis les
plus grands, tels que Fielding et Sterne, doivent quelque chose
à l'Espagnol : leur humour dérive en bonne partie du sien. Mais
si Cervantes a rendu aux Anglais le service d'inspirer quelques-
uns de leurs meilleurs conteurs et de façonner leur talent, les
Anglais en revanche ont rendu ce service à Cervantes qu'ils ont
obligé les Espagnols à le relire plus attentivement, à le prendre
au sérieux et a s'enquérir des vicissitudes de son existence, ce
que pendant longtemps ils avaient tout à fait négligé de faire.
11 arriva en effet que la reine Caroline, femme de George II,
désireuse de compléter une collection d'auteurs choisis qu'elle
avait formée en y introduisant le Don Quichotte, s'adressa au.
baron de Carteret, qui, ne trouvant aucune édition du roman
digne de la Reine, s'occupa d'en faire exécuter une nouvelle a
Londres, avec ce luxe typographique si commun en Angleterre.
600 REVUE DES DEUX MONDES.)
et d'y joindre une vie de l'auteur qu'il demanda à un érudit
espagnol très qualifié, Don Gregorio Mayans y Siscar. Quoique
sans doute un peu ému de cette prétention anglaise d'exhumer
un auteur espagnol trop oublié, Mayans s'acquitta fort convena-
blement de sa besogne ; il composa une biographie de Cervantes,
surtout d'après ses œuvres, très méritoire et que personne alors
n'eût mieux exécutée que lui. Grâce à cette belle édition de lord
Carteret, les Anglais purent s'octroyer ce plaisir incomparable,
dira Byron plus tard, de lire commodément le Don Quichotte
dans le texte :
To read Don Quixote in the original,
A pleasure before which ail others vanish.
Lire c'était déjà bien; comprendre vaut encore mieux. Or,
le Don Quichotte offrait aux Anglais comme à tous les étrangers
bon nombre de difficultés de fond et de forme, sur lesquelles la
plupart des traducteurs sautent d'habitude à pieds joints, mais
que les fervens anglais de Cervantes avaient à cœur d'élucider.
L'un d'eux, le Révérend John Bowle, se mit à l'œuvre avec un
zèle admirable et aboutit en 1781 à gratifier ses compatriotes
studieux d'un commentaire très nourri du Don Quichotte, pre-
mier essai d'interprétation du célèbre roman, aujourd'hui vieilli,
mais encore utilisable, surtout pour ce qui concerne les cheva-
leries, auxquelles Bowle prit la peine de s'initier. Entre temps,
le romancier Smollett, auteur d'une nouvelle traduction du
Don Quichotte, eut le premier le mérite d'identifier avec le nôtre
le Cervantes dont il est beaucoup parlé dans la Topographie
et histoire d'Alger du moine bénédictin Diego de Haedo, ouvrage
inappréciable pour la connaissance des bagnes, ce qui lui
permit d'asseoir sur un fondement solide l'histoire de la capti-
vité de l'écrivain et de déterminer enfin son vrai lieu de
naissance.
Aussitôt que les Espagnols, selon l'expression de Mérimée, se
furent aperçus que Cervantes était le meilleur de leurs écrivains
parce que toute l'Europe l'avait proclamé tel, ils se décidèrent
à entrer dans la voie. ouverte par les Anglais et à traiter le
Don Quichotte avec les honneurs dus à un ouvrage classique :
de là des éditions annotées comme celle de Pellicer, dont les
curiosités érudites et certaines conjectures ou corrections ingé-
nieuses piquent encore l'attention; de là surtout la Vie de
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 60 i
Migue.l de Cervantes Saavedra, de Don Martin Fernandez de
Navarrete, publiée en 1819, livre excellent, aussi remarquable
par l'étendue des recherches que par un esprit critique toujours
en éveil et un jugement très sain. A ce livre, qui n'a presque
rien perdu de sa valeur, se rattachent tous les travaux biogra-
phiques publiés depuis ; c'est toujours à Navarrete qu'il faut
recourir pour s'orienter et avant de s'engager dans de nou-
velles investigations. Le premier âge des études cervantesques
en Espagne se termine par le commentaire du Don Quichotte
de Don Diego Clemencin, qui se substitua avantageusement aux
commentaires antérieurs de Bowle et de Pellicer. Le nouvel
interprète entoura, et parfois jusqu'à l'étouffer un peu, le texte
du roman d'une glose continue où il condensa le fruit
d'immenses lectures. Histoire, usages, allusions aux choses du
jour, emprunts aux livres de chevaleries, tout ce qui reste lettre
morte pour le commun des lecteurs est ici soigneusement relevé
et en bien des cas élucidé avec bonheur. La partie faible ce sont
les notes grammaticales : Glemencin, plus historien que gram-
mairien, ne connaissait pas assez la langue du xvie siècle pour
se permettre d'en remontrer à Cervantes.
Après le commentaire de Clemencin, l'Espagne érudite se
reposa un peu et crut avoir suffisamment rattrapé l'avance prise
sur elle par les étrangers. Aussi bien, les années 1830 à 1880
environ ne furent pas chez nos voisins très favorables au tra-
vail littéraire. L'édifice, d'ailleurs assez vermoulu, des vieilles
universités espagnoles s'était écroulé pendant la guerre de
l'Indépendance et n'avait été remplacé que par des constructions
hâtivement échafaudées ; des centres doctes, créés par diverses
congrégations religieuses au xvme siècle, disparurent égale-
ment, et les guerres civiles qui ensanglantèrent le pays pen-
dant si longtemps détournèrent la jeunesse des études d'érudi-
tion qui exigent le calme et la méthode. En outre, l'effervescence
romantique exerça une action néfaste sur les milieux intellec-
tuels en surexcitant beaucoup d'esprits déjà trop enclins de leur
nature à l'improvisation et à la recherche de succès bruyans et
faciles. Ce fut alors qu'on vit naître le cervantisme , fâcheuse
manie de dilettantes qui prétendirent accaparer Cervantes, lui
vouèrent un culte exclusif et excessif, frisant le ridicule, et
gâchèrent beaucoup de papier en élucubrations fantasques,
dépourvues de tout intérêt. Un tel dévergondage littéraire eut
602 REVUE DES DEUX MONDES.:
les conséquences qu'on pouvait prévoir : il dégoûta les gens
raisonnables d'un écrivain si maladroitement prôné par ses
adorateurs et les cervantistes devinrent la risée de la foule,
L'anecdote suivante, qui a beaucoup circulé en Espagne,
dénonce assez plaisamment les excès du cervantisme. Dans
quelque bourg perdu de la Vieille-Caslille, dit-on, un vieillard,
sentant sa fin prochaine, convoqua ses parens les plus proches
pour leur faire une grave révélation. Groupés autour du mori-
bond, tous attendaient avec anxiété qui l'aveu d'une faute, qui
la désignation précise de quelque trésor caché. L'homme alors,
s'étant péniblement levé sur son séant, prononça d'une voix
caverneuse ces paroles mémorables : « Le Don Quichotte m'en-
nuie » (nie fasiidia el Quijote), puis il retomba et rendit son
dernier soupir.
Dès 1880 environ, et sous l'influence bienfaisante de Menén-
dez y Pelayo, le grand historien de la littérature espagnole et
le restaurateur des bonnes études en son pays, il y eut par delà
les monts, en faveur de Cervantes, une reprise d'activité de
bon aloi. Après tant de niaiseries et de puérilités, quelques
esprits rassis recommencèrent le travail utile interrompu
depuis Clemencin et s'efforcèrent de remplir les lacunes lais-
sées par les érudits du xvnr9 siècle. Ces nouveaux efforts, cou-
ronnés par les publications du centenaire de 1903, ont produit
d'importans résultats. Il serait long et hors de propos de recen-
ser ces travaux, qui se composent ou de recueils de documens,
— les plus recommandables sont ceux d'un ecclésiastique grand
fureteur d'archives de notaires, feu Perez Pastor, — ou de
lexiques de la langue de Cervantes, ou de fac-similés d'an-
ciennes impressions, ou enfin d'éditions annotées du Don
Quichotte et de quelques nouvelles. Les Espagnols ne possèdent
pas encore la dextérité ni la méthode rigoureuse des éditeurs
de Dante et de Shakespeare ou des collaborateurs à la collection
de nos Grands écrivains. L'art d'éditer un texte, de le tourner
et de le retourner, pour en extraire tout le suc, exige une
patience et une minutie qui ne leur sourient pas beaucoup; ils
y arriveront sans doute, surtout s'ils se sentent contrôlés et sti-
mulés par la concurrence étrangère. Celle-ci ne chôme pas, et
ce sont, une fois de plus, les Anglais qui marchent à l'avant-
garde. Parmi leurs travaux, rien de mieux conçu, par exemple,
que cette traduction anglaise des œuvres complètes de Cer-
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 603
vantes, publiée par un libraire de Glasgow et munie de fort
bonnes introductions d'un vrai connaisseur, M. Fitzmaurice-
Kelly.
II
Avec le secours d'un pareil outillage, il semble que l'inter-
prétation du grand roman de Cervantes ne devrait plus offrir
de difficultés sérieuses et que les desseins avoués ou cachés de
l'auteur devraient apparaître très nettement à tout lecteur
quelque peu réfléchi. On ne saurait dire qu'il en soit ainsi.
Rien que sur la pensée fondamentale du livre, commentateurs
et critiques ne tombent pas d'accord et continuent de discuter.
Le Don Quichotte, comme Cervantes l'a donné à entendre, par-
lant en son nom ou par la bouche de ses personnages, est-il
une machine de guerre destinée simplement à ruiner ces
fameuses chevaleries, qui avaient comme intoxiqué la nation,
ou bien, sous le couvert d'une satire littéraire, ne viserait-il
pas plutôt la société espagnole tout entière, et en particulier
certaines institutions remontant au Moyen Age, dont le prin-
cipe se trouvait en contradiction avec les nouvelles destinées
de l'Espagne et causait son grand malaise? Avant de répondre
à cette question, il importe d'examiner les motifs de la mau-
vaise humeur qui se serait manifestée chez quelques Espagnols,
lors de l'apparition du Don Quichotte. Quels étaient donc ces
esprits chagrins dont il a été parlé et que trouvèrent-ils à
objecter au roman? Peut-être de leurs critiques verrons-nous
jaillir quelque lumière.
Un Espagnol, rencontré à Bruxelles vers 1665 par Sir
William Temple, fit au diplomate anglais cette confidence que
l'histoire de Don Quichotte avait, à son avis, détruit jusque
dans ses fondemens la monarchie espagnole par le discrédit
qu'elle jeta sur le sentiment de l'honneur et de l'amour désin-
téressé. Grâce à son inimitable humour, Cervantes serait arrivé
à ce .résultat que les Espagnols, pour échapper au ridicule,
n'auraient plus combattu et aimé que poussés par le plus vil
intérêt et pour satisfaire de bas instincts. Le récit de Temple
aurait peut-être passé inaperçu; mais il tomba sous les yeux de
Byron, qui en prit prétexte pour invectiver Cervantes au trei-
604 REVUE DES DEUX MONDES.!
zième chant du Don Juan, donnant ainsi aux plaintes de
l'Espagnol de Bruxelles une notoriété mondiale. Cervantes,
dit-il, en raillant la chevalerie espagnole, l'a complètement
anéantie, et à partir de ce jour, l'Espagne n'a plus guère
enfanté de héros. La gloire de l'écrivain a été chèrement payée
par la ruine de sa patrie.
And therefore hâve his volumes done such harm,
That ail their glory, as a composition,
Was dearly purchased by his land's perdition.
En Espagne aussi, l'opposition continua. Vers le milieu du
xvme siècle, un nationaliste renforcé du nom de Marujan attaqua
Cervantes et lui reprocha en termes très amers d'avoir mis en si
mauvaise posture son chevalier. Les coups, dit-il, dont il laisse
accabler Don Quichotte, tous les Espagnols les ont reçus, et
cependant, par une sotte inadvertance, ils n'ont pas reconnu
dans l'auteur le bourreau de l'honneur castillan. « Dès qu'il
eut franchi nos frontières, le livre fournit aux étrangers un bon
prétexte pour se gausser de nous. Ils nous le renvoyèrent réim-
primé et traduit, illustré de leurs dessins, tissé dans leurs
tapis, sculpté dans leurs marbres, et, en nous le rendant, ils
nous dirent : Petits niais, regardez-vous en ce miroir, vous y
verrez ce que vous étiez jadis et ce que vous êtes maintenant. »
Faut-il encore citer cette phrase de Capmany, auteur du Théâtre
historico-critique de l'éloquence espagnole , ouvrage qui fit auto-
rité à la fin du xvme siècle, et où on lit que le Don Quichotte
« fut d'abord peu apprécié par les contemporains et détesté du
vulgaire? » Quel vulgaire? Quoique Capmany ne l'explique
pas, il semble qu'il ait voulu ici se ranger à l'opinion des deux
autres Espagnols. Ces témoignages, même si on ne leur accorde
pas une très grande valeur, permettent d'entrevoir qu'une
partie au moins de la nation ne se laissa pas tromper par le
comique des aventures, qu'elle n'attacha guère d'importance à
la critique des chevaleries, mais que, derrière cette, façade, elle
aperçut l'intention de peindre un type social où s'incarnait la
vieille Espagne et d'en montrer le -dangereux anachronisme.
Bref, le Don Quichotte, aux yeux d'un groupe d'Espagnols clair-
voyans et patriotes, passa pour une satire de Yhidalguisme.
Toute l'histoire sociale de l'Espagne au xvie siècle tient dans
l'antagonisme entre trois classes : la masse des vilains taillables
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 605
et cDrvéables, qui forme comme partout la première assise de
la nation, celle qui tient aux entrailles de la terre; seconde-
ment, la gentilhoinmerie citadine ou campagnarde, c'est-à-dire
les hidalgos, et, en troisième lieu, la noblesse patentée de tous
degrés, depuis le simple caballero jusqu'aux comtes, marquis et
ducs, qui continuent en une certaine mesure les riches-hommes
du Moyen Age. Chacune de ces classes observe sa voisine et la
hait, les deux privile'gie'es s'enfermant dans les limites de leur
domaine et repoussant impérieusement tout empiétement des
inférieurs : elles ont leur étiquette immuable qu'on n'enfreint
pas sans danger. Combien d'épées sortirent de leur fourreau en
Espagne pour un Don omis involontairement ou à dessein,
pour une Grâce substituée à une Seigneurie! Celte hiérarchie
de classes existe aussi ailleurs, chez presque toutes les nations
de l'Europe chrétienne ; mais ce qui distingue des autres la
nation espagnole, c'est l'importance extraordinaire que prit, dès
avant le xvie siècle, la classe intermédiaire du petit gentil-
homme, de l'hidalgo. Les étrangers voyageant à travers la
Péninsule en étaient frappés et notent cette particularité dans
leurs relations. Rappelons seulement le portrait en raccourci,
tracé vers 4460 par notre compatriote Robert Gaguin, du pauvre
écuyer castillan, qui, satisfait d'avoir vécu misérablement dans
la domesticité d'un riche seigneur, ne laisse en mourant à ses
héritiers que sa rondache, son épée et sa dague, son épieu et sa
lance, son carquois et son arbalète. Ne voilà-t-il pas à peu de
choses près le mobilier de Don Quichotte ? Chacun en Castille
voulant être noble par point d'honneur et aussi par intérêt,
afin de se soustraire à des charges fiscales, à l'avilissante taille
que seuls payent les vilains, il fallait avoir recours à toutes
sortes de pratiques, souvent peu licites, pour s'assurer la qualité
de gentilhomme : acquérir des preuves de vie noble et de pureté
de sang, telle était la grande occupation de quiconque cherchait
à fuir l'abjection de la vie laborieuse et des métiers méca-
niques. L'énorme quantité d'anciens brevets de noblesse, de
carias de hidalguia, que recèlent les arrière-boutiques des
libraires espagnols, atteste cette fièvre nobiliaire dont furent
atteints tant de contemporains de Cervantes. Lui-même en
souffrit cruellement, plus qu'il ne l'a avoué ; lui trop pauvre
pour s'offrir le luxe d'un brevet et à qui ne fut jamais reconnu
le droit de porter le Don, il a pu mesurer la profonde ironie de
606 REVUE DES DEUX MONDES.)
ce mot d'hidalgo, — proprement : fils de quelque chose, — dont
il se parait néanmoins : « Adieu, s'écrie-t-il quelque part, adieu,
faim pénétrante de l'hidalgo, pour n'y point succomber, j'aime
mieux sortir de mon pays et de moi-même. »
L'hidalguisme, plaie des plus malignes de l'Espagne de la
grande e'poque, contribua cependant en une certaine manière à
sa splendeur. L'extraordinaire dépense d'énergie physique et
morale, que réclamèrent les grandes entreprises réalisées par
la monarchie des Rois catholiques, de Charles-Quint et des
premiers Philippe, incomba surtout à cette petite noblesse, à
ces hidalgos pauvres qui ne pouvaient trouver que dans la
carrière des armes la satisfaction de leur orgueil de caste et de
leurs besoins. Ils suivirent Gonsalve de Cordoue en Italie et
Fernand Cortés à Mexico, ils chargèrent avec Charles-Quint à
Miïhlberg, ils combattirent avec Don Juan d'Autriche à Lépante,
ils cheminèrent sur les dunes de Hollande avec Albe, Requesens
et Farnèse. Cervantes, qui jusqu'à ses derniers momens et
longtemps après avoir déposé la pique se réclama de sa qualité
de soldat, rappelant à ses envieux et à ses calomniateurs
l'honorable blessure qu'il reçut au cours de la bataille que les
Espagnols appellent par excellence la Navale, Cervantes se
rendait compte de la force de résistance que ce noyau de
soldats d'élite, recrutés parmi les nobles pauvres, procurait aux
armées catholiques; mais il apercevait aussi les graves dangers
de l'accroissement indéfini d'une classe moyenne décidée à
vivre noblement, c'est-à-dire sans participer aux charges du
commun et en traînant une existence oisive et inutile, attendu
que les hidalgos qui ne s'enrôlaient pas sous les étendards du
Roi, croupissaient dans des emplois de basse domesticité, ou
vivaient chichement, enfermés en leur manoir, du misérable
produit de quelques lopins de terre.
Cervantes a donc peint l'hidalgo castillan de son temps tel
qu'il le voyait autour de lui et tel qu'il le voyait en lui-même,
puisque Don Quichotte en définitive est la chair de sa chair
et le sang de son sang. Il a montré ses travers et ses ridicules,
mais en grand artiste il s'est arrangé à ne jamais le rendre
méprisable. Le mot du vieux Samuel Johnson appliqué au bon
chevalier reste toujours vrai : commonly ridiculoits, but never
contemptible. Don Quichotte est un gentilhomme campagnard
bien appris, de tenue correcte, sans mesquinerie choquante et,
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 601
de plus, judicieux et avisé toutes les fois que sa terrible manie
ne lui détraque pas la cervelle ; il n'a donc rien des allures
misérables et de la répugnante grossièreté de l'hidalgo du
théâtre populaire. Quand Sancho, pour éclairer son maître sur
l'opinion qu'on a de lui, raconte que les chevaliers de l'endroit
trouvent mauvais que les hidalgos cherchent à se hausser
jusqu'à eux, surtout ces hidalgos de l'espèce écuyère qui cirent
leurs souliers avec du noir de fumée et reprisent leurs bas
avec de la soie verte, Don Quichotte riposte que ces cri-
tiques ne l'atteignent pas, car il est toujours bien vêtu, non
raccommodé, tout au plus un peu déchiré, mais de déchirures
honorables qui tiennent au métier qu'il exerce. La sympathie
que Cervantes éprouvait pour son héros, et qui s'est traduite
par quelques traits adorables qu'il lui a prêtés, nous la
retrouvons souvent à l'adresse des hidalgos en général, même
dans les dernières couches de la société. Quelque mal dis-
posés que les vilains fussent à l'égard de ces privilégiés, iis
leur gardaient toutefois une certaine estime, ils admiraient
secrètement des gens d'une autre essence que la leur, résignés,
par esprit de corps et pour ne pas déroger, à s'imposer les plus
dures privations. Dans un merveilleux chapitre du Lazarille de
Tonnes, dont Cervantes s'est souvenu, ne voyons-nous pas le
jeune garçon, que la misère a rendu haineux et qui ne par-
donne ni à l'aveugle ni au curé de village leur dureté ou leui
avarice, s'attendrir à la vue de son troisième maître, l'écuyei
famélique, victime du « maudit honneur, » jusqu'à partager
avec lui le produit de ses mendicités? « Cet homme, me disais-
Je, est pauvre, et personne ne donne ce qu'il n'a pas, mais
l'avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur qui vivaient
de la grâce de Dieu, l'un en se faisant baiser les mains, l'autre
en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est
juste de les haïr, comme il est juste d'avoir compassion de
celui-ci... D'une chose seulement j'étais un peu mécontent :
j'aurais voulu qu'il n'eût pas autant de présomption et qu'il
abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ;
mais c'est, à ce qu'il semble, une règle entre eux observée et
suivie qu'encore qu'ils étaient vaillant un denier, leur bonnet
reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils
mourront de ce mal. »
Cervantes ne s'est pas seulement proposé de décrire l'esoèce
608 REVUE DES DEUX MONDES..
sociale à laquelle il appartenait et dont une longue expérience
lui avait révélé les tristes servitudes à côté de quelques gran-
deurs : en promenant Don Quichotte et Sancho sur toutes les
routes d'Espagne, son cadre s'est élargi, et il y a mis bien
d'autres variétés du monde espagnol, depuis les galériens et les
montreurs de marionnettes, les aubergistes et les souillons de
cuisine, les muletiers et les soldats réformés jusqu'au paysan
cossu, au magistrat, au médecin, au noble titré et au grand
d'Espagne, maître souverain en son « état : » sans parler des
types provinciaux, Andalous, Castillans et Catalans, et des
derniers musulmans espagnols, ces malheureux Morisques, sur
lesquels, à la veille presque de leur expulsion définitive
d'Espagne, il a répandu tout ce qu'il avait amassé de haine
contre le Croissant pendant sa captivité dans les bagnes d'Alger.
En somme, on peut appliquer à Cervantes ce que Sancho disait
de son maître : « Je croyais bonnement qu'il ne savait que ce
qui a trait à ses chevaleries, mais maintenant je crois qu'il n'y
a plat où il ne pique- et ne laisse de mettre sa cuillère. » Toute
l'Espagne s'est mirée dans son miroir, et à ce titre il n'y a
aucune exagération à reconnaître dans le Don Quichotte le grand
roman social du xvie siècle espagnol, de la seconde moitié
surtout.
Certains personnages que Cervantes nous montre dans son
livre et certains sous-entendus qu'on a prétendu y découvrir
ont donné lieu à des hypothèses très risquées et à des interpré-
tations fantaisistes que rien ne justifie. Le Don Quichotte n'est
pas un roman à clef. Il est possible que Cervantes ait peint
d'après nature tel ou tel personnage, possible aussi que le héros
lui-même nous représente quelque hidalgo maniaque de son
voisinage, aucun nom historique célèbre ne saurait être substitué
aux noms imaginés par l'auteur. Don Quichotte n'est ni Charles-
Quint ni le duc de Lerme, comme on l'a supposé très inconsidé-
rément. Quoique fort instruit dès tares du régime gouverne-
mental et administratif de son pays, Cervantes ne s'est jamais
senti la vocation d'un frondeur politique ni d'un réformateur ;
jamais il ne se serait permis de satiriser un ministre tout-puis-
sant, ni de projeter une ombre sur la mémoire d'un grand sou-
verain. Charles-Quint, l'homme le moins aventureux du
inonde, n'offre au moral rien qui permette de le comparer à
Don Quichotte; son physique seul, tel qu'il ressort des portraits
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES.- 609
du Titien, de celai notamment qui le montre achevai, la lance
à la main et prêt à fondre sur les protestans allemands, pourrait
faire penser au Chevalier à la triste figure, et les illustrateurs
du Don Quichotte n'ont pas été des derniers à noter cette res-
semblance et à s'en servir; mais c'est tout : les noms du roman
ne cachent certainement aucune personnalité célèbre. En
revanche, d'un bout à l'autre du livre, le système administratif
de Philippe II est certainement visé, et si Cervantes ménage la
personne du Roi en la passant sous silence, il ne ménage guère
les pratiques de son gouvernement ni la conduite de ses agens.
On peut croire aussi qu'il a démêlé l'esprit chimérique des
entreprises extérieures de Philippe II. Témoin des progrès de
la puissance ottomane dans la Méditerranée, malgré Lépante,
et de l'insuccès des tentatives faites pour l'enrayer, Cervantes,
en sa qualité aussi de pourvoyeur de la grande Armada, put
mesurer la folie de cette expédition mal préparée et plus mal
exécutée, et assista ensuite aux échecs diplomatiques et mili-
taires des dernières années du règne. Les déceptions cruelles
qui affligèrent le sombre roi au fond de son Escurial n'ont-
elles pas quelque analogie avec celles que Don Quichotte
récolta pendant ses chevauchées ? N'y a-t-il pas dans le fana-
tisme de Philippe II quelque chose qui rappelle la manie de
Don Quichotte et la crédulité de Sancho ? Les moulins à vent du
Roi, ce sont les hérétiques, il en voit partout et se persuade
qu'il les exterminera jusqu'au dernier : seulement, les Flamands
résistent, la moitié des Pays-Bas se libère de son joug et fonde
une république. Il rêve, comme l'écuyer, de conquérir une île
et d'en devenir le maître : ses bateaux sont coulés ou sombrent
dans la tempête. Il veut alors, avec l'aide de la maison de Lor-
raine, s'emparer d'abord de la Bretagne, pour s'assurer une base
navale contre l'Angleterre, puis de la couronne de France qu'il
réserve à sa fille chérie, Isabelle; mais il a compté sans le bon
sens et le patriotisme de Jacques Bonhomme, nous nous ressai-
sissons et les derniers Espagnols de la Ligue quittent Paris,
salués par Henri IV, qui leur souhaite bon voyage en les priant
de ne pas revenir. De ce rapprochement, qu'il ne faudrait pas
pousser à l'absurde, résulterait au moins que, si Cervantes n'a
pas eu la pensée de s'attaquer au souverain lui-même, il a, au
moyen de Don Quichotte, de Sancho et de leurs comparses,
indirectement fustigé le régime dont ils sont la vivante image.
tomb xxxiii. — 1916. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.^
Convaincu que l'Espagne, affaiblie par une trop grande déper-
dition de forces matérielles et humaines aussi bien que par
une organisation sociale incompatible avec le rôle qu'elle
voulait tenir dans le monde, ne réaliserait pas les rêves de ses
gouvernans, il a préféré rire de cette déconvenue pour ne pas
être obligé d'en pleurer. Ce rire, quoique tempéré et sans amer-
tume, déplut fort aux défenseurs de l'hidalguisme, à ces vieux
Castillans ombrageux qui accusèrent Cervantes d'avoir insulté
à leurs convictions intimes en écrivant la satire burlesque de
l'héroïsme national. Sans doute on n'admettra pas avec les plus
exaltés d'entre eux que Cervantes ait délibérément porté un
coup mortel à la grandeur de la monarchie espagnole; on leur
concédera cependant que son roman laisse parfois, malgré toute
la belle gaîté qui y est répandue, une impression un peu
mélancolique et affligeante, parce qu'il nous fait entrevoir le
déclin de cette grandeur en en soulignant quelques causes.
L'importance sociale du Don Quichotte une fois démontrée
et reconnue, la question des livres de chevalerie passe au
second plan et il devient facile de déterminer la place que ces
livres occupent dans la création de Cervantes. Les chevaleries
constituent, si l'on peut ainsi dire, le procédé littéraire ; elles
permettent à l'auteur d'étendre et d'embellir indéfiniment son
sujet, en l'approvisionnant à foison d'incidens et d'aventures.
Quand Cervantes se sentait à court, il n'avait qu'à puiser
dans le trésor immense du roman chevaleresque : en transpo-
sant et en parodiant tel ou tel épisode d'un Amadis ou d'un
Palmerin, il s'épargnait la peine d'inventer et il charmait ses
lecteurs, enchantés de retrouver quelque ancienne connaissance
sous un nouveau travestissement. Aujourd'hui que nul ne s'inté-
resse plus à cette littérature médiévale démodée, Cervantes nous
semble en avoir un peu abusé, surtout dans la seconde partie
du roman; mais les contemporains en jugeaient autrement :
des aventures et des personnages qui ne nous disent plus rien
leur étaient familiers; aussi les pastiches habilement exécutés
qu'on leur en offrait les ravissaient-ils d'aise. Ils souriaient
maintenant de ce que leurs pères avaient pris au sérieux. Ce
n'est pas tout : le plus grand service peut-être que les chevale-
ries rendirent à celui qui sut si bien les exploiter fut de lui
fournir un jargon spécial, qu'il mit dans la bouche de Don
Quichotte et qui, lu ou prononcé, produit un effet comique
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 611
irrésistible. Et il ne s'agit pas seulement de mots complètement
tombe's en désuétude, mais de la prononciation et de formes
vieillies de mots de la langue courante. Rien que l'emploi, par
exemple, du mot fcrmosura pour hermosura ou celui de la
seconde personne du pluriel au lieu de la formule usitée du
temps de Cervantes de Votre Grâce, rien que cette légère teinte
d'archaïsme donne au langage du chevalier une saveur et un
piquant qu'appréciaient fort les Espagnols du xvne siècle et que
sentent encore très vivement ceux d'aujourd'hui. Si Cervantes
n'avait pas disposé de cette ressource, s'il avait dû faire parler
son maniaque comme un hidalgo quelconque, la gravité vieil-
Motte qui émaille ses discours n'aurait pas été rendue, et, de
plus, son langage ne se serait pas distingué d'une façon assez
tranchée du parler trivial de Sancho.
Mais si les chevaleries ont été pour Cervantes un acces-
soire très utile, elles n'ont jamais été pour lui l'essentiel.
Comme on l'a déjà remarqué, il n'a jamais pu entrer dans
sa pensée de tuer, en la parodiant, une littérature à bout de
souffle, presque moribonde et dont les adeptes ne comptaient
plus. En 1605, il ne pouvait plus être question de protester,
comme l'avaient fait soixante ans auparavant les députés aux
Cortès, contre les dangers de ces « livres de menteries et de
vanité comme sont les Amadis et autres de son espèce, » qui
exaltaient outre mesure les esprits et causaient de nombreux
ravages, surtout chez les femmes; de tels livres n'avaient plus
la vogue, et de même que beaucoup de nos romans ou de
nos drames à gros succès du xix° siècle ne se retrouvent plus
que dans les cabinets de lecture de province, il n'y avait plus
au xvne siècle en Espagne que des attardés ou des monomanes
comme Don Quichotte' pour se nourrir de chevaleries et les
collectionner. La mode était ailleurs, non pas même aux
pastorales et aux bergeries, elle était aux romans de mœurs
contemporaines, aux nouvelles picaresques ou du genre ita-
lien. Pourtant, bien des gens d'âge mûr se souvenaient d'avoir
lu dans leur jeunesse les Amadis, et c'est ce qui permit à Cer-
vantes de tabler sur une connaissance encore assez répandue
de ces livres dont il se servit avec tant de bonheur, à la fois
pour motiver la folie de son héros et pour ajouter à sa propre
invention quelques grâces de surcroit qui lui impriment vrai-
ment un cachet inimitable.;
612 REVUE DES DEUX MONDES.,
Comme d'autres livres célèbres, le Don Quichotte n'a pas
complètement résisté à l'épreuve redoutable de la traduction :
bien des passages qui enchantent le plus les Espognols dans les
dialogues des deux protagonistes s'évaporent en passant du cas-
tillan en une langue étrangère quelconque ; certains tours, cer-
tains idiotismes et, en somme, tout ce qu'embrasse le nom de
couleur locale disparait ou s'atténue beaucoup, même chez les
plus habiles traducteurs. Mais à côté de ces « choses d'Espagne »
dont la parfaite intelligence n'appartient qu'aux compatriotes
de Cervantes, il en reste tant d'autres accessibles à tous que le
Don Quichotte a été très vite adopté par l'humanité entière et est
devenu un de ses romans de prédilection : peut-être ne partage-
t-il qu'avec Robinson Crusoé l'honneur de n'avoir absolument
pas vieilli et, point capital, de s'adresser à tous les âges. Le
plus grand signe de vitalité d'un livre d'imagination n'est-il
pas en effet qu'on en puisse tirer des abrégés pour l'enfance et
la jeunesse, sans le trop affadir ? Il y a donc un Don Quichotte
essentiellement espagnol pour les initiés et un Don Quichotte
universel, cosmopolite, pour les profanes ; un premier Don
Quichotte complet, tel qu'il est sorti de la plume de son auteur
et qui exige, pour être bien compris, une connaissance sérieuse
de la langue et de l'histoire d'Espagne, puis un second simpli-
fié, d'où l'on a le plus possible exclu les singularités du cru.
C'est ce second Don Quichotte qui a acquis droit de cité partout
et qui s'est répandu sur toute la surface du globe ; aussi Méri-
mée a-t-ileu raison de dire que c'est en grande partie à ses tra-
ducteurs que Cervantes doit sa renommée. Dans ce roman
maintenant dénationalisé et universalisé, quelles intentions les
étrangers ont-ils prétendu découvrir? La discussion ne porte
plus sur le point de savoir si le Don Quichotte représente une
satire sociale ou une satire littéraire, — la solution de ce pro-
blème est laissée aux Espagnols qu'elle intéresse seuls, — elle
porte presque uniquement sur la signification à attribuer aux
caractères des deux héros.
On a, comme c'était à prévoir, insisté sur le contraste entre
l'hidalgo et son écuyer, considérant dans l'un le « symbole de
l'âme » et dans l'autre le « symbole du corps; » on a opposé
l'idéalisme du premier au réalisme du second, les nobles rêve-*
ries de Don Quichotte aux grossières trivialités de Sancho, et
ces rapprochemens, où des critiques très prisés ont dépensé
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 613
beaucoup d'ingéniosité et de talent, sont devenus à la longue
une sorte de lieu commun littéraire. Chaque époque, chaque
nation, chaque école a envisagé à sa manière les deux créations
de Cervantes. Jusqu'à l'avènement du romantisme, la critique
tant anglaise qu'allemande ou française traite le Don Quichotte
comme un livre amusant, des plus amusans qui soient, et ne U
soumet pas à une analyse bien approfondie; elle constate qu'il
est une source toujours jaillissante de bonne et franche gaitô
et ne prend pas la peine de remonter aux origines de cette
source. Plus tard, l'étude comparée des littératures nationales
inaugurée en Allemagne, qui eut pour conséquence la réhabi*
litation du Moyen Age et de la chevalerie, classa le chef-d'œuvre
de Cervantes au nombre des grands livres romantiques : le
Don Quichotte fît alors son entrée dans la haute littérature, et
Cervantes fut égalé à Dante, à Shakspeare, à Rabelais et à
Molière. Il n'en fallut pas plus pour mettre en campagne tous
les symbolistes, les dénicheurs de sens caché et les abstracteurs
de quintessence.
Un de nos jeunes germanisans vient de consacrer plus de six
cents pages à l'étude de la littérature relative à Cervantes en
Allemagne depuis la fin du xvme siècle jusqu'à nos jours (1),
et il s'excuse de n'ofïrir à ses lecteurs que les « premiers résul-
tats » d'une enquête qu'il souhaite de voir se poursuivre.
Combien de volumes non moins compacts faudra-t-il donc pour
épuiser la matière ? On est surpris, à la lecture du très conscien-
cieux ouvrage de M. Bertrand, de la banalité et parfois aussi de
l'incongruité de beaucoup de jugemens portés par les plus fortes
têtes de la pensée allemande sur Cervantes et sur le Don Qui-
chotte. Gœthe n'a presque rien écrit qui mérite d'être cité et il
paraît d'ailleurs avoir plutôt goûté les Nouvelles; Guillaume de
Humboldt a mieux compris le grand roman, mais cela tient à ce
qu'il voyagea en Espagne où il rencontra des muletiers qui lui
donnèrent au moins l'explication de Sancho Panza; Frédéric
Schlegel déclare d'un ton doctoral que « de ce créateur immortel
(Cervantes) il faut avoir lu et traduit tout ou rien, » devançant
ainsi les cervantistes les plus falots de notre temps qui prêchent
la théorie du bloc; l'autre Schlegel s'en tire avec le mot roman-
tique : « Le poème du divin Cervantes est un peu plus qu'une
(1) J.-J. A. Bertrand, Cervantes et le romantisme allemand, Paris, 1914.
614 REVUE DES DEUX MONDES,:
Dambochade spirituellement imaginée, de dessin hardi et haute
en couleur. Il est, en même temps, un chef-d'œuvre accompli
de l'art romantique. » Schopenhauer en est encore à consi-
de'rer le Don Quichotte comme « une peinture satirique des
effets de mauvaises lectures. » Heine, le romantique désabusé,
a écrit quelques très jolies pages en marge du Don Quichotte,
mais ces pages nous plaisent non pas tant par leur nouveauté
ou leur profondeur que parce qu'elles sont de lui et qu'il y a mis
sa grâce et son esprit. L'aimable Stella disait de Swift : « Nous
savons tous que le doyen peut écrire des choses charmantes
même à propos d'un manche à balai, » — le manche à balai
était Vanessa, la rivale de Stella, — or, Heine aussi se tirait à
son honneur de n'importe quel sujet, et puis Cervantes lui
était extrêmement sympathique. Dans ce qu'il a dit du Don
Quichotte, par rapport à la littérature chevaleresque antérieure,
s'est au moins glissé un aperçu intéressant : « Le roman de
chevalerie dérive de la poésie du Moyen Age : c'était le roman
de la noblesse, et le peuple n'y paraît pas. Ce roman, Cervantes
le détrôna par son Don Quichotte; mais, par ce même roman,
il donna le modèle d'un nouveau genre littéraire ; il créa le
roman moderne en y mêlant l'élément populaire. » Malheureu-
sement, quelques lignes plus loin, Heine laisse apercevoir une
connaissance un peu trop superficielle de la littérature espa-
gnole : « Un gentilhomme tiré à quatre épingles comme
Quevedo, un ministre puissant comme Mendoza écrivirent des
romans déguenillés de mendians et de picaros. » Passe encore
pour les quatre épingles de Quevedo; quant à Mendoza, il ne
fut ni un ministre puissant, ni même un ministre quelconque,
et il est à peu près démontré qu'il ne prit aucune part au Laza-
rille de T ormes : ce père des romans picaresques est sorti du
groupe érasmien assez anticlérical, qui jouit d'une certaine
notoriété vers la fin du règne de Charles-Quint. La médiocre
valeur d'à peu près tout ce que les Allemands romantiques ou
autres ont trouvé à dire a l'endroit de Cervantes et de ses œuvres
tient à leur ignorance des mœurs espagnoles et de l'histoire
d'Espagne. Les mieux préparés avaient lu des récits de
voyageurs et pensaient qu'à coups de dictionnaire ils s'assimi-
leraient aisément les œuvres magistrales d'une littérature qui
ne livre pas volontiers ses secrets, même aux initiés. Ils s'ima-
ginèrent aussi, vu la flexibilité de leur langue et les succès
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 615
remportés par plusieurs de leurs traducteurs, qu'ils réussiraient,
sans en rien omettre, à transposer le Don Quichotte en alle-
mand. Des discussions très aigres eurent lieu entre interprètes
du roman, dont il n'y a maintenant qu'un fort mince profit à
tirer : la seule traduction qui, hors d'Allemagne, et malgré ses
contresens, se lise encore avec un certain plaisir est celle de
Tieck, bon écrivain en sa langue et désigné par la nature de son
talent à tenter une entreprise où il réussit dans la mesure
du possible.
Aucun de nos candidats au doctorat es lettres n'a encore
écrit six cents pages à propos de Cervantes en France, et il
n'est pas à souhaiter qu'une thèse de cette ampleur sur ce sujet
soit jamais soutenue dans nos Facultés. Il y aurait, toutefois,
quelque intérêt à montrer comment a évolué le culte du grand
écrivain chez nous, depuis César Oudin, son premier interprète,
jusqu'à nos plus récens traducteurs et à nos essayistes les plus
renommés qui ont su rafraîchir l'impérissable duo de Don
Quichotte etdeSancho, en évitant d'y mêler des notes fausses et
d'y chercher des abstractions ou des symboles. On ne rappellera
ici que la seconde étude de Mérimée (1), son dernier ouvrage,
qu'il eut à peine le temps de terminer avant de mourir et qui
sert de préface à la traduction de Lucien Biart. Cette étude
essentiellement biographique n'est plus au point depuis les
nombreuses découvertes documentaires de ces cinquante der-
nières années, mais on y trouve, avec la connaissance précise
de l'Espagne, qui a manqué à tant d'autres, les vues les plus
justes sur le génie de Cervantes, qu'était mieux à même
d'apprécier que personne un si grand prosateur, un prosateur
de sa famille. Dans un genre différent, l'essai d'Emile Mon-
tégut, écrit à l'occasion du Don Quichotte illustré par Gustave.
Doré, est un voyage d'une fantaisie charmante à travers le
roman, semé de réflexions profondes et fines, qui font regretter
une fois de plus que ce critique d'une si belle indépendance
d'esprit et si instruit des choses de l'étranger n'occupe pas dans
notre histoire littéraire la place à laquelle il a droit.
(1) La première, qui remonte à 1826, a été annulée par la seconde.
616 REVUE DES DEUX MONDES.:
III
En temps de crise, les nations éprouvent le besoin de s'abri-
ter sous l'aile de leurs grands hommes et cherchent à deviner
s'ils auraient approuvé la conduite qu'elles tiennent et les sen-
timens qui les animent. Il est probable que certains Allemands
se sont demandé depuis 1914 ce que l'olympien et cosmopo-
lite Gœthe aurait pensé des méthodes de guerre de leurs diri-
geans, de l'asservissement, érigé en principe par leurs « kultu-
ristes, » des petites nationalités et de la fondation d'une plus
grande Allemagne sur les décombres de l'Europe par le fer et
par le feu. La réponse qu'ils ont reçue de l'ombre de Gœthe n'a
pas dû les satisfaire beaucoup. Nous avons sur eux l'avantage
d'être plus assurés de l'approbation de nos conducteurs d'âmes.
Si Corneille pouvait descendre de son piédestal de la Montagne
Sainte-Geneviève et visiter les avancées de Verdun, tout porte à
croire qu'il ne se déclarerait pas mécontent de ses Français et
qu'il ne regretterait pas les enseignemens d'héroïsme qu'il leur
donna il y aura bientôt trois siècles.
Les Espagnols d'aujourd'hui ont-ils aussi interrogé celui qui
personnifie leur génie à travers les âges et savent-ils s'il aurait
donné son assentiment à la neutralité qu'ils observent dans le
terrible conflit qui ébranle notre planète? Questions délicates et
qu'il serait peut-être pertinent de les laisser trancher eux-
mêmes, d'autant plus qu'ils ne manquent pas d'écrivains
« ingénieux, » qui, au moment de l'anniversaire de 1916, ont
dû se les poser, se préparant sans doute à y répondre. En atten-
dant de connaître leur réponse, qu'il nous soit permis, par pur
dilettantisme et avec toutes les précautions nécessaires pour ne
blesser aucune susceptibilité, d'évoquer l'ombre de l'hidalgo
Miguel de Cervantes et de la mettre en présence de ce qui se
passe actuellement en Europe.
A la question « aliadophile » ou « germanophile, » pour
parler la langue espagnole du jour, Cervantes serait bien
empêché de répondre, car le monde a marché depuis Phi-
lippe III et le groupement des Puissances n'y est plus le même
qu'alors. Grande serait sa surprise de voir toute l'Europe en
feu, y compris le petit Portugal, qu'il a appelé une fois « le
lambeau arraché à la robe de l'illustre Castille, » et de consta-
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES. 617
ter l'abstention de la monarchie espagnole. Des grandes nations
en ce moment aux prises, il ne connaissait de ses yeux que
l'Italie, une Italie divisée en beaucoup d'Etats, dont plusieurs
dépendans de la couronne d'Espagne et gouverne's par ses vice-
rois. Quelle stupéfaction pour lui qu'une Italie unie, délivrée
du joug espagnol et gardienne d'une Rome purement spiri-
tuelle, isolée et impuissante 1 Des Allemands il ne savait rien,
sauf qu'au cours de ses voyages en Espagne, il avait souvent
rencontré de ces pèlerins de Compostelle venus d'outre-Rhin,
« qui, dit-il, ont coutume de visiter nos sanctuaires, qu'ils
appellent leurs Indes, à cause des gros profits qu'ils en tirent;
ils parcourent notre pays en tous sens, et il n'y a village dont
ils ne sortent bus et repus, comme on dit, et avec un réal au
moins en monnaie, lequel multiplié leur vaut, au bout de leur
voyage, plus de cent ducats en or, qu'ils rapportent chez eux
dissimulés dans le creux de leurs bourdons ou dans les coutures
de leurs capes pour échapper aux gardes des frontières. » A la
place de pèlerins, il rencontrerait aujourd'hui des commis
voyageurs tout aussi aptes à échanger des réaux en ducats ; mais
ce qui le surprendrait et l'indignerait fort, serait la prétention
de ces mendians sordides de jadis, devenus riches et puis-
sans, d'établir la suprématie allemande en Europe et, à cettefin,
d'anéantir les nations latines. Un pur latin comme Cervantes,
pour qui le bassin de la Méditerranée représentait l'unique
foyer de la civilisation européenne, s'incliner devant des bar-
bares du Nord! A aucun prix : une telle abdication le révolterait
extraordinairement.
Pour dire vrai, il ne se sentirait peut-être pas très attiré
vers nos alliés les Anglais, divers incidens de sa carrière et les
affronts subis sous le règne de Philippe II par l'Espagne, du
fait de la marine régulière ou des corsaires britanniques, l'ayant
assez mal disposé à l'égard de la grande Puissance insulaire;
et toutefois, dans sa nouvelle L'Espagnole anglaise, il a parlé
avec tant de mesure et de courtoisie d'Essexet de la reine Eli-
sabeth elle-même qu'on ne découvre en lui aucune tendance à
l'anglophobie. A notre endroit, ses sentimens sont amicaux,
comme on l'a déjà vu par le récit du licencié Marquez Torres
et comme l'indiquent encore des passages du Persiles : nos diffé-
rends n'ont pas éteint chez lui tout souvenir d'une ancienne
amitié franco-castillane remontant au xive siècle, que la poli-
618 REVUE DES DEUX MONDES.,
tique rompit à un moment donné, mais qui subsistait plus
géne'ralement qu'on ne le croit chez beaucoup d'Espagnols bien
nés, grands admirateurs de la « noble France » et de ses
« monsiures. » Un trait bien marqué du caractère de Cervantes-
Don Quichotte le range aussi à nos côtés : son humanité.
Tandis que la plupart des écrivains espagnols de la grande
époque, comme l'a noté Montégut, nous repoussent parce qu'ils
ont de sec, de raide et même de cruel (1), Cervantes ou son
sosie nous attire par ses sentimens profondément humains.
« Don Quichotte est un des nôtres, c'est un frère en huma-
nité, » dit encore Montégut; ajoutons : un frère en grandeur
d'àme et en générosité. Qu'aurait-il pensé d'un empire fondé
sur la violence, la haine, les rapines et le mépris des traités ;
qu'aurait-il pensé surtout d'une armée de géans, ■ — de ces
géans comme il en voyait si souvent dans ses rêves, — se ruant
sur le faible qui n'a commis d'autre faute que de défendre son
sol et ses foyers, les croyant garantis par la parole jurée?
Comme il eût trouvé beau ce roi Albert de Belgique et son
refus hautain de garder une couronne au prix d'une trahison!
Quels beaux coups de lance il eût donnés en Serbie et de quelles
invectives n'eût-il pas accablé les malandrins qui, à cent contre
un, ont terrassé l'héroïque petite nation! Allons, la cause est
entendue : Don Quichotte' ou Cervantes, ce qui revient au
même, est certainement « aliadophile. »
En revanche, il y a lieu de craindre que Sancho Panza ne soit
« germanophile. » On le dit ici à regret, à cause de quelques
bonnes qualités qui ornent notre écuyer; mais ses défauts, et
ils sont nombreux, le relèguent dans le camp de nos ennemis.
Le soin qu'il prend de son outre, quand elle est bien remplie,
et des bats de son àne, quand ils sont bien bourrés de vic-
tuailles, son gros appétit et sa soif inextinguible, qui concor-
dent avec le type classique de l'Allemand ivrogne et goinfre, ne
seraient pas un argument décisif. Plus graves et convaincans
sont son amour du bien d'autrui, quand il sait qu'il pourra s'en
emparer sans trop courir de risques, ses ruses sournoises, puis
(1) Le critique va trop loin en refusant aux mystiques et particulièrement à
sainte Thérèse tout esprit de charité. La réforme du Carmel tendait à autre chose
qu'à distribuer de la soupe à la porte des monastères, — ce soin incombait à
d'autres ordres, — mais la sainte a aimé la pauvreté et en a senti la grandeur ; elle
l'a d'ailleurs aussi secourue.
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE CERVANTES.) 619
l'admiration qu'il professe pour la force brutale, devant laquelle
il s'incline bien bas, et le peu de souci que lui causent les dénis
de justice. Ce sont ces défauts-là qui feraient de lui un admira-
teur de l'impérialisme germanique, admirateur prudent, bien
décidé à ne pas compromettre son repos et à se tenir à bonne
distance de la bagarre. En résumé, Sancho répond tout à fait à
l'état d'âme du « germanophile » espagnol neutraliste. Et nous
voilà ramenés d'une façon assez imprévue à ce symbolisme
cher aux romantiques allemands que nous combattions tout à
l'heure. Si l'on voulait en effet, à toute force, symboliser les
deux hommes, les circonstances présentes inviteraient à cher-
cher en Don Quichotte le symbole de l'individualisme héroïque,
qui, dédaignant le triste terre à terre de l'existence pour ne
vivre que de sentimens nobles et désintéressés, s'engage seul
dans des entreprises souvent folles et périlleuses, où il finit par
succomber, mais content d'avoir tout sacrifié à ses principes.;
Sancho, de son côté, nous offrirait l'image de l'être soumis,
domestiqué et organisé selon la recette de M. Ostwald, n'agis-
sant que sous l'empire de la crainte ou par l'appât d'une
récompense, et résigné à se courber devant n'importe quel
pouvoir, pourvu que ce pouvoir lui assure une somme suffisante
de jouissances matérielles.
Entre ces deux hommes, il nous plaît de croire que l'Es-
pagne a fait son choix. Malgré certaines apparences évidem-
ment trompeuses, l'Espagne du xxe siècle ne peut pas renier ses
traditions héroïques qui remontent très haut dans son histoire
et qui lui ont assuré l'estime du monde entier; elle ne sacrifiera
pas pour quelques avantages d'ailleurs problématiques tout un
passé de désintéressement et d'honneur. L'Espagne, quoi qu'on
puisse dire, restera fidèle à Don Quichotte.
A. Morel-Fatio>
LA QUESTION DES LOYERS
La Chambre vient de voter, à propos de la question des
loyers, une loi, on pourrait presque dire un code, tant est
longue la se'rie des cinquante-sept articles qui vont être discutés
au Sénat. La question est si importante, elle touche un si grand
nombre de Français, elle implique la solution de problèmes
juridiques si graves, qu'il nous a paru utile de soumettre à un
examen immédiat le projet tel qu'il est sorti des délibérations
du Palais-Bourbon. Nous serions heureux que la haute Assem-
blée, aux délibérations de laquelle l'œuvre des députés va être
soumise, voulût bien prendre en considération les observations
que nous a suggérées l'étude d'un texte dont la portée dange-
rense ne saurait d'ailleurs échapper à aucun de ceux qui pren-
dront la peine d'en mesurer les conséquences.
Nous sommes à une époque extraordinaire, nul ne le sait
mieux que nous, ni ne le sent plus profondément. Nous sommes
pénétrés de cette idée qu'il faut, par tous les moyens possibles,
venir en aide aux familles de ceux qui donnent leur vie pour le
salut de la patrie. Mais nous sommes aussi persuadés que ce
n'est pas au bouleversement d'une législation séculaire et tuté-
laire, à la destruction de principes admis librement et prati-
qués volontairement par tous les Français depuis des généra-
tions, que l'on doit avoir recours pour diminuer les difficultés
de l'heure présente. Il ne faut pas, sous prétexte de venir en
aide à ceux qui souffrent, leur préparer pour demain des souf-
frances plus grandes encore. 11 ne faut pas, en les déliant trop
légèrement d'engagemens pris par eux, les exposer à ne plus
trouver un jour l'abri qu'on voudrait leur assurer gratuitement
aujourd'hui. Il faut avant tout respecter les principes fonda-
LÀ QUESTION DES LOYERS. 621
mentaux de la propriété' privée, sur laquelle repose tout notre
état social.
La question des loyers a suivi une évolution qui s'explique
par les variations de l'opinion au sujet de la durée de la
guerre. Au début, alors que l'idée d'une campagne de quelques
mois au maximum était répandue, on crut que le règlement
par voie de décrets suffirait à organiser une situation provi-
soire. Quand, après une série de moratoires reculant la diffi-
culté sans la résoudre, il apparut que d'autres remèdes devaient
être cherchés, la Chambre considéra qu'une loi devenait néces-
saire. Dès la fin de 1914, des propositions émanées de l'initia-
tive parlementaire virent le jour et se multiplièrent sans
répit; au milieu de 1915, le gouvernement se décidait à déposer
deux projets concernant la résiliation, par suite de la guerre,
des baux à loyer, et les loyers échus pendant la guerre. Ces
lextes ont servi de base aux études de la commission de
législation civile et criminelle; des avis ont été formulés au
nom de la commission du budget et de la commission du com*
merce et de l'industrie : une partie des séances de la Chambre,
au cours des quatre premiers mois de 1916, a été consacrée à
la discussion du projet, qui avait donné lieu à deux rapports
remarquables de M. Edouard Ignace, député de Paris, et qui a
été voté finalement le 22 avril 1916, après avoir subi, sous
certains rapports, de notables modifications.
Nous rappellerons d'abord les origines de la question, qui
remontent aux premiers jours de la guerre, alors que, en pré-
sence du bouleversement général des esprits, on eut recours à
une série de moratoires, c'est-a-dire d'ajournemens des dettes;
nous exposerons ensuite la genèse du projet actuel ; puis nous
l'analyserons tel qu'il est sorti des délibérations de la Chambre;
dans une dernière partie, nous essaierons de le juger.
I
Le 4 août 1914, le gouvernement avait élé autorisé par le
Parlement à prendre, dans l'intérêt général, par décret en
Conseil des ministres, « toutes les mesures nécessaires pour
faciliter l'exécution ou suspendre les effets des obligations com-
merciales ou civiles, pour suspendre toutes prescriptions ou
péremptions en matière civile, commerciale et administrative,
622 REVUE DES DEUX MONDES*
tous délais impartis pour attaquer, signifier ou exe'cuter les
décisions des tribunaux de l'ordre judiciaire ou administratif. »
La loi du 5 août ajoutait que, pendant la durée de la mobili-
sation et jusqu'à la fin des hostilités, aucune instance, sauf
l'exercice de l'action publique par le ministère public, ne
pourrait être engagée ou poursuivie, aucun acte d'exécution ne
pourrait être accompli contre les citoyens présens sous les
drapeaux.
Usant de la délégation législative qui lui avait été donnée,
le gouvernement rendit une série de décrets prorogeant
l'échéance des valeurs négociables souscrites antérieurement au
4 août, de toutes sommes dues pour avances antérieures au
1er août, le paiement de fournitures de marchandises faites
entre commerçans, le remboursement des dépôts de banque.
Les loyers furent l'objet de dix-sept décrets successifs.
Le décret du 14 août 1914 accordait un délai de 90 jours
pour le paiement des loyers inférieurs à 1000 francs à Paris, à
000 francs dans les villes de 100 000 habitans, à 300 francs dans
les villes ayant plus de 50000 habitans et moins de 100 000, à
100 francs partout ailleurs. Le décret du 1er septembre accordait
un délai de 90 jours pour tous les autres loyers, dans un cer-
tain nombre de départemens, à la condition que le locataire se
déclarât hors d'état de payer. Le bénéfice de ces décrets a été,
le 8 octobre, étendu aux Alsaciens-Lorrains qui ont obtenu un
permis de séjour en France; le 14 octobre, aux Algériens; le
16 octobre, aux Polonais et Tchèques autorisés à séjourner en
France.
Le décret du 19 octobre 1914 accorde aux fermiers et
métayers, que la prorogation du bail d'un mobilisé met dans
l'impossibilité de prendre possession des nouveaux domaines
par eux loués, la faculté de conserver pendant un an la jouis-
sance de ceux qu'ils devaient quitter. Le décret du 27 oc-
tobre 1914 accorde un nouveau délai de trois mois pour le
paiement des loyers exigibles à partir du 1er novembre. Le
décret du 17 décembre 1914 accorde, dans tous les départemens,
aux locataires présens sous les drapeaux, un délai de trois mois
pour le paiement des termes de leurs loyers devenant exigibles
entre le 1er janvier et le 31 mars 1915. Le même délai est
accordé aux locataires non présens sous les drapeaux, dans cer-
tains départemens spécifiés, et, dans les autres, aux petits
LA QUESTION DES LOYERS., 623
locataires, suivant une échelle indiquée. Le décret du 7 jan-
vier 1915 étend aux veuves de militaires morts sous les dra-
peaux le bénéfice des dispositions du décret du 17 décembre 1914,
accorde un nouveau délai de trois mois aux locataires de la
Seine, de Saint-Gloud, Sèvres et Meudon, pour le paiement des
loyers exigibles du 1er janvier au 31 mars, ne dépassant pas
1000 francs, ou 2 500 francs, s'il s'agit d'industriels, com-
merçans ou autres patentés.
Le décret du 20 mars 1915 accorde un nouveau délai do
trois mois jusqu'au 30 juin aux locataires sous les drapeaux,
aux veuves des militaires tués à l'ennemi, aux femmes de
disparus. Le même délai est accordé dans les départemens
occupés, aux locataires non présens sous les drapeaux, dans la
Seine et dans trois communes de Seine-et-Oise, aux locataires ne
payant pas plus de 1 000 francs, ou, s'ils sont patentés, pas
plus de 2500 francs de loyer, avec une échelle décroissante dans
les villes selon leur population.
Le décret du 27 juin 1915 accorde une nouvelle prorogation
jusqu'au 30 septembre aux personnes spécifiées dans les décrets
précédens. Il décide qu'en cas de loyer payable d'avance, le
locataire, à défaut de paiement, ne peut être cité qu'après que
les termes sont échus. Si le locataire a versé au début de la loca-
tion les derniers termes à échoir, il ne peut, jusqu'à concur-
rence des sommes ainsi payées d'avance, être cité à raison des
termes échus. Le décret du 14 septembre 1915 proroge les
délais jusqu'au 31 décembre 1915, celui du 28 décembre 1915
jusqu'au 31 mars 1916, et celui du 28 mars jusqu'au 30 juin 1916.
En résumé, de trimestre en trimestre, le gouvernement
octroyait de nouveaux délais; mais aucune mesure ne s'étendait
à toute la durée de la guerre et ne réglait définilivement la
question.
II
Le besoin se faisait sentir de mettre de l'ordre dans des
dispositions multiples et quelque peu confuses, et surtout de
faire cesser l'incertitude dans laquelle on se débattait. Il
n'avait pas été déposé moins de dix-neuf propositions de loi
sur la matière, depuis le 22 décembre 1914. La multiplicité de
ces initiatives parlementaires indique combien la question des
624 REVUE DES DEUX MONDES.
loyers préoccupait les esprits. Aussi, le gouvernement pré-
senta-t-il à la Chambre deux projets de loi dont furent saisies
les commissions compétentes. L'un accordait à certains loca-
taires, dans des cas déterminés, la faculté de résilier le bail en
cours ; l'autre établissait le droit à la réduction du loyer, réduc-
tion pouvant aller jusqu'à l'exonération. Le 12 avril 1915,
M. Ignace terminait son premier rapport; plus tard, dans un
remarquable discours prononcé par lui le 2 février 1916 à la
Chambre, il développa les idées fondamentales, sur lesquelles
il s'est appuyé pour recommander à ses collègues l'adoption de
ses propositions. Nous essaierons de les analyser.
M. Ignace semble chercher d'abord, dans l'énormité appa-
rente de la récente plus-value de la propriété foncière parisienne
et dans le grand nombre des intéressés, un argument en faveur
de la solution à laquelle il veut arriver. Il fait observer que la
guerre a éclaté pendant une période de hausse des loyers qui,
dans la capitale, avait pris des proportions considérables. Cette
hausse n'avait pas dépassé 2 pour 100 de 1890 à 1900, 4 pour 100
de 1901 à 1910; mais, depuis celte dernière date jusqu'en 1913,
elle a atteint 15, 20 pour 100 et même davantage. Pour certains
immeubles, elle s'est élevée à plus de 100 pour 100. Au 1er jan-
vier 1915, la valeur locative des propriétés bâties était de
1091 millions, représentés jusqu'à concurrence de 431 millions
par les locaux affectés au commerce et à l'industrie, et de
660 millions par les locaux d'habitation. Or, en 1871, la valeur
totale des loyers de Paris n'était que de 490 millions de francs.
Sur les 1032 524 locaux d'habitation, 752 387, au 1er janvier 1915,
correspondaient à un loyer inférieur à 500 francs.
Ceci posé, le rapporteur aborde le côté juridique de la ques-
tion. Il rappelle qu'après 1871 la jurisprudence a eu à détermi-
ner les conditions d'application de l'article 1722 du Code civil
en cas de guerre; elle a invariablement posé le principe que la
perte de la chose louée ou de son utilité devait être inhérente à
l'immeuble même, et non résulter d'une impossibilité person-
nelle du preneur de jouir de la chose louée. L'atleinte à la
jouissance résultant de la force majeure créée par la guerre ne
peut être retenue pour donner ouverture à la résiliation ou
à la réduction du loyer que si elle porte sur la chose elle-
même ; le locataire n'a droit à rien, si l'événement de guerre,
laissant la chose louée intacte matériellement, n'a fait que le
LA QUESTION DES LOYERS. 625
mettre dans l'impossibilité d'en user et d'en jouir conformément
à ses prévisions.
M. Ignace se fonde sur cet état de choses pour justifier l'inter-
vention législative, en déclarant que le droit actuel est insuffisant.
Le contrat de louage, dit-il, so distingue des antres contrats :
ceux-ci constituent des conventions à effet immédiat et définitif,
tandis que l'obligation du bailleur est successive, c'est-à-dire se
prolonge pendant toute la durée du bail. « Le bailleur est obligé, »
d'après l'article 1719 du Code civil, « de délivrer au preneur la
chose louée; d'entretenir cette chose en état de servir à l'usage
pour lequel elle a été louée; d'en faire jouir paisiblement le
preneur pendant la durée du bail. » L'article 1722 ajoute : « Si,
pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité
par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit; si elle n'est
détruite qu'en partie, le preneur peut demander ou une dimi-
nution de prix, ou la résiliation du bail. » Mais l'obstacle à la
jouissance du preneur, né de la position personnelle de celui-ci,
et non de l'état de la chose louée, ne donne droit ni à la résilia-
tion ni à la suspension du bail, ni à la réduction du prix du
loyer. Le Code civil, dit le savant rapporteur, ne semble pas
avoir prévu la guerre telle qu'elle est actuellement conduite.
En 1871, d'ailleurs, une loi promulguée le 9 mai organisa
des jurys spéciaux qui étaient autorisés à accorder des délais ou
même des réductions sur les prix des baux pour les deux der-
niers termes de 1870 et le premier terme de 1871. La réduction
devait être proportionnelle au temps pendant lequel les loca-
taires auraient été privés matériellement de la jouissance de
tout ou partie des lieux loués ; ou, pour les locations d'un
caractère industriel ou commercial, de la jouissance industrielle
ou commerciale prévue par les parties. Le département de la
Seine était autorisé à payer aux propriétaires de logemens dont
'e prix annuel ne dépassait pas 600 francs, une somme repré-
sentant le tiers de ce qui restait dû par le locataire pour les
trois termes. Mais ce concours n'était accordé qu'au propriétaire
qui consentait à son locataire la remise définitive du surplus et
promettait de le maintenir en possession jusqu'en juillet 1871.
L'Etat participait pour un tiers dans les paiemens du départe,
ment, jusqu'à concurrence d'un maximum de 10 millions de
francs.
Le Code civil, disait M. Ignace dans son discours du 3 février,
TOME XXXIII. — 1916. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
continué le 2 mars 1916, bien que forgé au son du canon des
guerres de la Révolution et de l'Empire, n'a prévu ni la mobili-
sation générale, ni la nation armée. Les législateurs de 1803
n'ont pu deviner qu'un jour viendrait où tous les hommes
valides seraient sous les drapeaux. Notre devoir est de combler
cette lacune, de venir au secours des parties et de régler ce
qu'elles ont oublié de prévoir. « Lorsqu'on nous parle, dit-il, du
respect des contrats, lorsqu'on nous reproche de violer ce prin-
cipe intangible, ne nous sera-t-il pas permis à notre tour de
demander si c'est bien assurer ce respect que de maintenir
arbitrairement dans les liens d'une obligation le débiteur qui a
cessé de recevoir, par suite de la force majeure, l'équivalent
du prix qu'il s'est engagé à payer, c'est-à-dire la jouissance en
vue de laquelle il a traité ? N'est-ce pas au contraire se confor-
mer au vœu d'une impérieuse justice que de proclamer la néces-
sité de répartir équitablement les risques de guerre entre les
deux parties contractantes, dès lors qu'elles ont omis de prévoir
ce risque et d'en répartir les effets ? »
M. Ignace emprunte un argument à la récente juridiction
administrative : le Conseil d'Etat a admis que certains contrats
d'éclairage conclus entre des Compagnies et des municipa-
lités pourraient être revisés, la hausse désordonnée survenue
dans les prix du combustible n'ayant pas été envisagée : c'est ce
qu'on appelle la thèse de l'imprévision.
Répondant à un député qui se plaignait que la question des
baux ruraux ne fût pas réglée, le rapporteur répond que ceux-ci
sont soumis à des règles et à des principes de droit tout à
fait difïérens de ceux des baux à loyer. C'est ainsi que le Code
civil ouvre au profit du fermier un droit à une réduction cor-
respondant à une diminution dans le rendement des récoltes.
Les mêmes solutions ne s'appliquent pas aux deux natures de
contrats. D'ailleurs, un projet spécial aux campagnes a été
déposé : M. Chavoix en est le rapporteur.
Ces bases une fois posées, la Commission a décidé que les
exonérations ou réductions s'appliqueraient non seulement
aux loyers restés impayés, mais d'une manière générale à tous
les loyers échus pendant la guerre. Elle a rejeté la disposition
n'accordant la réduction qu'à ceux des locataires qui justi-
fieraient être, par suite de la guerre, dans l'impossibilité de
payer, même avec des délais. C'était, d'après elle, « ne venir
LA QUESTION DÉS LOYERS. 627
au secours que des locataires dépourvus de toutes ressources;
c'était en même temps consommer la ruine de ceux qui, vic-
times de la guerre, avaient été pour cette cause privés des
revenus ordinaires de leur travail : ceux-là étaient exposés ou à
perdre un capital nécessaire à la reconstitution de leur situation
ou à subir, sur les fruits du travail de l'avenir et souvent pour
un temps très long, des prélèveraens onéreux et injustes. »
Le projet, présenté par la Commission au mois d'août 1915,
ne vint en discussion à la Chambre qu'au début de l'année
1916. Dans l'intervalle, une interpellation s'était produite au
Sénat, où le président du Conseil avait été amené à faire, sur la
question des loyers, des déclarations très nettes, qu'il résumait
par les mots : « qui peut payer doit payer. » La résolution votée
à l'unanimité par la haute Assemblée était ainsi conçue : « Le
Sénat, convaincu qu'il est nécessaire de ne pas laisser croire
plus longtemps à ceux que l'état de guerre n'a nullement
affectés dans leurs intérêts, qu'ils pourront être déliés de leurs
obligations et que les mesures qui permettront de se rappro-
cher progressivement du droit pour l'exécution des contrats
sont seules susceptibles de sauvegarder la paix sociale et le
crédit public, passe à l'ordre du jour. » La portée de ce texte était
encore rehaussée par les paroles suivantes prononcées à la tri-
bune du Sénat par M. Aimond, rapporteur général de la Com-
mission du budget : « Pourquoi ne paye-t-on pas, alors que j'ai
démontré d'une manière irréfutable qu'on pourrait payer dans
les neuf dixièmes des cas ? C'est parce que malheureusement
l'idée s'est répandue dans le monde des locataires que le législa-
teur, dans une loi prochaine, que je considère pour ma part
comme impossible, déciderait que les contrats de location ne
seraient plus pour une partie que des chiffons de papier, et
ordonnerait de piano, sans examiner les situations particulières,
par un texte de loi générale, quelles que soient les facultés de
ceux qui ont contracté, que des exemptions ou des remises de
loyers fussent accordées par la loi. »
Dans son discours du 2 février suivant, M. Ignace répondit
que la Commission de la Chambre n'avait jamais méconnu les
principes invoqués par le Sénat, et défendit brillamment le
projet déposé par elle depuis le mois d'août.
La discussion des articles se poursuivait au Palais-Bourbon,
lorsque, le 3 mars, M. Viviani, garde des Sceaux, monta à la tri-
628 REVUE DES DEUX MONDES.:
bune et reprit la question dans toute son ampleur. Il
expliqua d'abord pourquoi le gouvernement s'était cru obligé
d'édicter des moratoires successifs ; il demanda que les ques-
tions de résiliation et de réduction fussent disjointes et que
la Chambre votât immédiatement les articles concernant la
première. Examinant ensuite le système par lequel le rappor-
teur entendait rattacher au Code civil les règles nouvelles,
M. Viviani disait : « Quand on parle du droit pour le juge
d'accorder des délais, le Code civil le permet ; quand vous per-
mettez au juge arbitral d'accorder la résiliation, le droit com-
mun l'aurait permis. Lorsque vous dites que le locataire com-
merçant pourra demander une réduction de loyer susceptible
d'aller jusqu'à l'exonération totale, parce qu'il n'aura pas
retiré de la chose louée les avantages essentiels, déjà vous vous
écartez du Code civil, auquel vous vous rattachez par les liens
ténus et ingénieux d'une certaine jurisprudence... Lorsque
vous dites que le tribunal arbitral aura le droit, dans l'intérêt
social, d'anéantir totalement ou partiellement une créance, ne
me dites pas que vous vous êtes rattaché au Code civil, dites
avec nous que vous forgez, à la lueur des événemens qui nous
enveloppent, un droit nouveau. »
A la suite de ce discours, le garde des Sceaux déposa, le
7 mars, un projet qui modifiait sur certains points importans
celui qui était en discussion depuis le mois de janvier. Cette
procédure est fort rare dans les fastes parlementaires. La
Commission de législation civile et criminelle et celle du budget
décidèrent de choisir, chacune par moitié dans leur sein, douze
membres : réunie sous la présidence de M. Cruppi, cette inter-
commission rédigea le nouveau texte. Nous allons le résumer
tel qu'il est sorti des délibérations de la Chambre.
III
Il régit, dit l'article premier, toutes les contestations entre
propriétaires et locataires, nées par suite de la guerre et relatives
à l'exécution ou à la résiliation des baux à loyer. Le titre Ier
fraite des résiliations. Lorsque le locataire a été tué à l'ennemi,
ou est décédé des suites de ses blessures, le bail est résilié de plein
droit, sans indemnité, sur la déclaration de sa veuve ou de ses
héritiers directs ou collatéraux, si ceux-ci habitaient ordinai-
LA QUESTION DES LOYERS.- 629
rement avec lui les lieux loue's. La résiliation peut, dans les
mêmes cas, être prononcée sur la demande des autres héri-
tiers, mais alors elle peut donner lieu à indemnité'. Le droit à
la résiliation sans indemnité est également acquis à la femme,
aux enfans ou descendans des disparus. Les héritiers des
membres d'une société en nom collectif ou des gérans d'une
société en commandite simple, si ces associés ou gérans ont tous
été tués à l'ennemi, peuvent obtenir la résiliation, avec ou sans
indemnité. Le locataire qui, par suite de blessures reçues ou
maladies contractées sous les drapeaux ou à la suite de faits
de guerre, justifie d'une diminution notable et permanente de
sa capacité professionnelle, peut demander au juge la résilia-
tion sans indemnité de son bail. Il en est de même du locataire,
mobilisé ou non, dont la situation aura été bouleversée parla
guerre de façon qu'il soit évident que, dans sa situation nou-
velle, il n'aurait pas contracté. Lorsqu'un fonds de commerce
a été donné en gage à un créancier, celui-ci a la faculté de
continuer le bail et d'en assumer les charges à ses risques et
périls, la résiliation ayant cependant produit ses effets entre le
propriétaire et le locataire.
Le titre II traite des exonérations et des délais. L'article 12
règle cette question capitale. Le juge est autorisé, sur le vu de
chaque situation, à prononcer une réduction pouvant aller jus-
qu'à l'exonération totale pour la durée de la guerre et les six
mois suivant la cessation des hostilités. Ce droit est accordé à
tout locataire qui justifiera avoir été privé, par suite de la
guerre, des avantages d'utilité ou d'usage de la chose louée tels
qu'ils avaient été prévus au moment du contrat : ainsi, toute
privation ou diminution de la jouissance, soit que la chose louée
ait été affectée directement et matériellement, soit que l'obstacle
ou la diminution ait résidé seulement dans la personne du loca-
taire, donne droit à la réduction. La seconde hypothèse envisagée
constitue l'innovation dont nous avons parlé plus haut. Le droit
à la réduction est encore accordé au locataire qui justifiera
avoir été privé, par suite de la guerre, d'une notable partie des
ressources commerciales, industrielles ou professionnelles, sur
lesquelles il pouvait compter pour faire face au paiement du
loyer. Ces deux dispositions combinées résolvent la question
au regard des mobilisés. Tous sont privés de la jouissance de la
chose louée. Mais les uns sont aussi atteints dans leurs revenus,
630 REVUE DES DEUX MONDES.;
tandis que d'autres continuent à les toucher en quantité suffi-
sante pour être en mesure de payer leurs loyers. La juridiction
tiendra compte de ces élémens. Le texte s'applique aux locataires
qui ont vu, par suite de la guerre, disparaître ou diminuer les
revenus de leur travail normalement affectés aux charges du
loyer.
L'article 13 permet au juge d'accorder, dans tous les cas,
des délais de paiement. Le moratorium légal résultant des
décrets se trouve ainsi remplacé par un moratorium judiciaire :
chaque espèce donnera lieu à une décision.
L'article 14 établit une présomption d'incapacité de paie-
ment en faveur des locataires occupant : 1° A Paris, dans le
département de la Seine, à Meudon, Sèvres et Saint-Gloud, des
locaux d'un loyer égal ou inférieur à 400 francs, si le locataire
est célibataire; à SOO francs, s'il est marié sans enfans; à
600 francs s'il a une ou plusieurs personnes à sa charge ; 2° Dans
les communes de 100001 habitans et plus, des logemens de
300, 350 et 400 francs; 3° Dans les communes de 30 000 à
100 000 habitans, des logemens de 200, 250 et 300 francs;
4° Dans les autres communes, des logemens de 100, 150 et
200 francs dans les mêmes conditions. Des majorations aux
chiffres ci-dessus sont admises en raison de personnes à la
charge des locataires. Tous ces locataires, sauf la faculté réser-
vée au propriétaire d'administrer la preuve contraire devant la
commission arbitrale, sont présumés ne pouvoir payer et tota-
lement exonérés du paiement de leurs loyers échus et à échoir
jusqu'au sixième mois qui suivra la fin des hostilités.
L'exonération est de droit, c'est-à-dire sans recours pour le
propriétaire, en faveur des locataires spécifiés à l'article 14 qui
sont mobilisés, réformés à la suite de blessures ou maladies,
attributaires de l'allocation militaire, de l'allocation des réfugiés,
de secours de chômage, de secours permanens du bureau de
bienfaisance, ou bénéficiaires de la loi de 1905 sur l'assurance
obligatoire. Les attributaires de l'allocation militaire sont
exonérés, quel que soit le chiffre de leur loyer. Pendant toute
la période pour laquelle l'exonération a été accordée, les loca-
taires seront maintenus en possession des lieux loués. Seront
également maintenus, sur leur demande, en possession des
lieux loués pendant toute la durée de la guerre et les six mois
qui suivront la cessation des hostilités, tous locataires ayant
LA QUESTION DES LOYERS.
631
ou non obtenu une exonération ou une réduction, à charge par
eux de se conformer, pour le paiement, aux décisions rendues
par les commissions arbitrales.
En tout état de cause, le locataire est autorisé à quitter les
lieux loués avant le complet paiement des loyers encore dus, et à
enlever les meubles, effets mobiliers, ustensiles et objets néces-
saires à son coucher, à son travail, au coucher et au travail des
membres de sa famille habitant avec lui, ainsi que ceux compo-
sant la salle à manger et la cuisine, le tout sans fournir caution.
Les sommes versées à titre de loyer d'avance se compensent de
plein droit avec le montant des termes échus pendant la durée
de la guerre. Il sera tenu compte des loyers payés par les loca-
taires depuis le 1er avril 1914; ils seront imputés sur les termes
à échoir ou sur les termes impayés. Le paiement des indem-
nités de résiliation effectué depuis le 4 août 1914 pourra
donner lieu a répétition.
Le titre 111 traite de la juridiction et de la procédure à suivre.
Dans chaque canton ou arrondissement siégera une commission
arbitrale des loyers, composée, outre le président, de quatre
membres : savoir, deux propriétaires et deux locataires.
Dans la huitaine de la promulgation de la loi, le premier
président de la Cour d'appel déléguera, pour présider chaque
commission, soit un des membres de la Cour, soit un des mem-
bres des tribunaux du ressort, soit un juge de paix ou un
conseiller de préfecture, un inspecteur de l'enregistrement ou
un avocat ayant au moins quinze ans d'inscription au tableau.
Dans chaque commune, le Conseil municipal dressera trois
listes : une des propriétaires d'immeubles à loyer, une des loca-
taires non patentés, une des locataires patentés. Le président
de la commission arbitrale tire au sort les noms des proprié-
taires et des locataires appelés à faire partie de la commission
arbitrale. La session est de deux mois au plus.
Il est, dans tous les cas, procédé à un préliminaire de conci-
liation. Il sera loisible aux parties, lors de la tentative de conci-
liation, de donner mission au président de prononcer sur leurs
difficultés comme amiable compositeur en dernier ressort.
Le président entendra les parties en personne et s'efforcera,
après examen des documens produits, d'amener une entente.
La procédure est aussi simplifiée que possible : le seul acte prévu
est l'assignation qui, à défaut de conciliation, appelle le défen-
632 REVUE DES DEUX MONDES.
deur à comparaître devant le tribunal arbitral. Les décisions sont
rendues en dernier ressort. La voie de l'opposition est ouverte
contre les décisions rendues par défaut. Le recours en cassation
pour excès de pouvoir ou violation de la loi reste seul ouvert
contre les décisions contradictoires. Le législateur s'est efforcé
de multiplier les chances de faire aboutir les solutions
amiables.
Le titre IV comprend les dispositions générales. Les baux
en cours au 1er août 1914 sont prorogés, si le locataire le
demande, d'une durée égale à celle de la guerre, et aux mêmes
conditions, à dater dé la cessation des hostilités. Pour les loca-
tions verbales, le locataire sera admis à conserver la jouissance
du local pendant une durée égale à celle de la guerre.
L'article 55 déclare nulles de plein droit et de nul effet les
obligations contractées par des bailleurs ou des locataires
envers tous intermédiaires qui se chargeraient de leurs intérêts
moyennant des émolumens fixés à l'avance proportionnellement
aux conditions et réductions à obtenir. Le but de cette disposi-
tion est d'écarter les agens d'affaires qui n'auraient pas manqué
de venir compliquer et envenimer les rapports entre locataires
et propriétaires. D'après l'article 56, ne sont admis au bénéfice
de la loi que les Français et. protégés français, les sujets ou
ressortissans des pays alliés, les Alsaciens-Lorrains, les Polonais
et les Tchèques ressortissans des empires allemand et austro-
hongrois, les sujets ottomans qui ont obtenu un permis de
séjour en France.
Le projet laisse de côté la question des baux ruraux : pour ces
derniers, un texte spécial a été préparé, d'après lequel on dis-
tingue deux périodes, celle de guerre et celle qui suivra la cessa-
tion des hostilités; au cours de la première, de nombreux cas
sont prévus où la résiliation sera de droit, même à l'encontre du
propriétaire mobilisé. Durant la seconde, le mobilisé, fermier
ou métayer, pourra, au cours des six mois qui suivront son
retour, obtenir la résiliation sans indemnité, s'il établit que ses
blessures le rendent incapable de continuer l'exploitation. Le
non-mobilisé pourra obtenir une réduction des fermages échus
pendant la guerre et un an après.
LA QUESTION DES LOYERS. 633
IV
Il nous reste a parler d'un point essentiel, dont le premier
projet de loi renvoyait la solution à une loi spéciale, celui des
compensations à donner aux propriétaires. Lorsqu'en mai 1916,
le garde des Sceaux déposa sur le bureau de la Chambre le
nouveau projet, il déclarait qu'il suivrait la Commission dans
la voie tracée par elle. « Mais, ajoutait-il, en présence de l'exten-
sion donnée au problème des loyers, on ne saurait éluder davan-
tage la question que se pose l'opinion impatiente, qui domine
tout le débat et qui, non résolue, risquerait de fausser les
décisions des juridictions arbitrales : à qui incombe en droit la
charge des exonérations ou des réductions accordées aux loca-
taires? qui, en définitive, en supportera le fardeau? »
Le gouvernement reconnaissait alors les obligations contrac-
tées vis-à-vis des propriétaires, et il leur offrait la transaction
suivante. Sur la promesse par eux de s'abstenir de toute action
du chef des loyers arriérés contre leurs locataires, de leur
donner quittance définitive du surplus, et de les maintenir en
jouissance pour toute la durée des hostilités et des six mois qui
en suivront la cessation, ils devraient être remboursés des deux
cinquièmes des loyers dont ils auraient fait remise. Les départe-
mens, avec ou sans le concours des communes, prendraient
ces deux cinquièmes à leur charge. L'État participerait pour
moitié aux dépenses consenties de ce chef par les départemens.
L'idée de faire contribuer le département pour un cin-
quième à l'indemnité prévue pour les propriétaires n'a pas été
accueillie avec faveur par les Conseils généraux. Celui de la
Seine, dans sa séance du 12 avril 1916, a pris la résolution
suivante : « Considérant que le Département de la Seine et
la Ville de Paris n'ont participé en rien au moratorium des
loyers et ne sont aucunement responsables de la situation de
fait créée par son maintien prolongé; estimant que le soin de
régler cette question et de supporter, le cas échéant, les charges
qui peuvent en résulter, doit incomber exclusivement à l'Etat,
invite le préfet de la Seine et le Bureau à faire, auprès des
pouvoirs publics et de la Commission de la Chambre des Députés,
les démarches les plus pressantes pour qu'aucune contribution
concernant une indemnité quelconque à allouer aux proprié-
634
REVUE DES DEUX MONDES.
taires de Paris et du département de la Seine ne soit mise à la
charge du département, ou à la charge des communes subur-
baines et de la Ville de Paris. »
En présence d'une opposition aussi nette et d'une attitude
semblable signalée dans les autres départemens, le gouverne-
ment renonça à l'idée d'indemniser les propriétaires et relira
l'offre du cinquième qu'il avait accepté de prendre à sa charge»
si un autre cinquième était fourni par les autorités locales.
L'indemnité aux propriétaires a donc disparu du projet. La
seule compensation qui leur est maintenue est la faculté
d'emprunter au Crédit foncier : ce droit à un prêt est réglé
par l'article 26 approuvant la convention passée à cet effet entre.
cet établissement et le ministre des Finances, et qui est annexée
à la loi, dont elle fait ainsi partie intégrante.
En vertu de cette convention, le Crédit foncier de France
s'est engagé à prêter, sous la garantie de l'État, aux proprié-
taires qui en feront la demande, des sommes dont le montant,
s'ajoutant aux sommes payées, ne pourra dépasser la moitié
des loyers échus du 4 avril 1914 à la fin du troisième mois qui
suivra la cessation des hostilités, le prêt ne pouvant, en aucun
cas, être de plus de 50 000 francs. Ce prêt sera garanti par une
hypothèque prise sur l'immeuble en faveur du Crédit foncier et
remboursable en 35 annuités commençant à courir à partir de
la cinquième année. L'État prend à sa charge l'annuité due par
les petits propriétaires, qui ont moins de 3 000 francs de re-
venu, en y ajoutant les charges de famille prévues par la loi
de l'impôt général sur le revenu; pour ceux qui ont. un revenu
compris entre 3 000 et 6000 francs, majoré de la même façon,
l'Etat prend à sa charge la moitié de l'annuité.
Le Crédit foncier émettra à cet effet un emprunt spécial, et
fixera le taux des prêts d'après le prix de revient dudit
emprunt, majoré de 40 centimes par 100 francs pour frais
d'administration.
Tel est le projet de loi que la Chambre a voté et qui va être
soumis aux délibérations du Sénat. Il a besoin d'être profon-
dément remanié. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs, que
les députés auront compté sur la sagesse des Pères conscrits
LA QUESTION DES LOYERS. 635
pour corriger les erreurs d'un texte qui n'a obtenu les suffrages
au Palais-Bourbon que parce que ses rédacteurs savaient qu'une
autre assemblée le modifierait.
Nous comprenons l'état d'esprit des représentans du peuple,
qui reçoivent directement le contre-coup des émotions de leurs
électeurs. En temps de guerre, ces émotions sont explicables
et, dans certains cas, infiniment respectables. Il est évident que
chaque Français est plein d'une reconnaissance sans bornes
envers les soldats qui luttent héroïquement et qui, chaque jour,
sauvent la patrie. Aucun sacrifice consenti par ceux qui sont
restés à l'arrière n'égalera ceux du front. Mais il ne faut pas
que le sentiment le plus généreux vienne apporter un trouble
inutile dans le domaine économique.
Or, à côté des nombreuses imperfections que contient le
projet que nous venons d'analyser, il présente deux vices capi-
taux, qui apparaissent d'autant plus nettement qu'ils résultent
de dispositions introduites postérieurement au dépôt des textes
primitifs. Le premier consiste dans la présomption d'insolva-
bilité établie en faveur des petits locataires, parmi lesquels
beaucoup sont en mesure de payer. Pourquoi ne pas procéder,
en cette matière, comme on l'a fait pour les allocations mili-
taires? Avant de les accorder, on exige des demandeurs la preuve
qu'ils n'ont pas de ressources suffisantes pour vivre. La simple
logique exigerait que, pour dispenser certaines catégories de
citoyens de payer leur loyer, on leur demandât de démontrer
qu'ils en sont incapables. Dans son premier rapport, M. Ignace
insistait sur ce point de vue.
La seconde critique majeure qu'appelle le projet est
l'abandon presque total de l'idée que l'État, en procédant à un
acte qu'on ne saurait mieux qualifier qu'en l'appelant une réqui-
sition, ne doit pas le prix, au moins partiel, de l'objet réquisi-
tionné. 11 y a un intérêt supérieur à ce que la notion de droit ne
soit pas obscurcie dans l'esprit du peuple, et à ce qu'il ne s'ima-
gine pas qu'il est au pouvoir de l'État de le délier de ses enga-
gemens en mettant à la charge exclusive de l'une des deux
parties tout le dommage résultant de cette rupture. L'organi-
sation des sociétés humaines repose sur cette idée que rien ne
s'obtient sans effort et que chacun de nous doit travailler pour
lui et les "siens. Le produit de ce travail, qui excède les besoins
quotidiens, forme ce qu'on appelle le capital, et s'emploie de
636
REVUE DES DEUX MONDES.
façon à donner à son tour un revenu à ceux qui ont eu l'énergie
d'épargner. S'ils ne l'avaient pas fait, aucune maison ne se
serait construite, et nous coucherions à la belle étoile, comme
les peuplades pastorales des premiers âges. Cela vaudrait peut-
être mieux pour notre santé que d'être enfermés dans des
murailles de pierre, mais nous ne pensons pas que cela serait
du goût de nos soldats, même au retour de leur rude vie des
tranchées. Si l'idée se généralise que le loyer d'un appartement
n'est pas une créance aussi certaine pour le propriétaire que la
fourniture du pain et de la viande l'est pour le boulanger et le
boucher, il se trouvera de moins en moins des gens disposés à
construire des maisons, à courir les risques inhérens à ce genre
de placement et à mettre à la disposition de leurs concitoyens
l'abri dont ils ont besoin.
La Chambre a entendu à ce sujet, le 3 mars 1916, un dis-
cours excellent de M. Louis Dubois, qui lui a rappelé la situa-
tion de nombreux petits propriétaires ne touchant pas un cen-
time de leurs loyers, alors que leurs locataires sont souvent
dans une situation bien meilleure qu'eux. Beaucoup d'habitans
de la banlieue parisienne arrivés, à force de travail et de pri-
vations, à économiser quelques sous, les ont consacrés à l'achat
d'un terrain, sur lequel ils ont construit une maison, souvent
avec des capitaux d'emprunt, dont ils paient les intérêts. L'ar-
gent des propriétaires qui ont édifié des habitations est aussi
intéressant que celui qui sert à payer les salaires des ouvriers :
il a souvent, à l'origine, été prélevé volontairement par le sala-
rié lui-même sur ce qu'il gagnait, et ce n'est que grâce à une
longue suite d'efforts persévérans que ce capital immobilier a
pu être constitué.
Les étapes qu'ont marquées les mesures prises par le gou-
vernement et les projets discutés par le Parlement sont instruc-
tives à rappeler. Au début, il ne s'agit que de moratoire; on
laisse tout en suspens; on donne aux locataires des délais pour
payer leurs termes; mais personne ne songe à porter atteinte au
principe même des contrats. La guerre se prolonge; on se décide
à attaquer le fond de la question. Le gouvernement ne veut
i'abord en envisager qu'un seul côté : celui des résiliations de
baux à loyer; bientôt il est amené à considérer aussi les réduc-
tions. Il se met d'accord avec la Commission de la Chambre :
une juridiction est instituée qui aura pouvoir, dans des
LA QUESTION DES LOYERS. 637
conditions déterminées, d'accorder résiliations et exonérations,
mais à la condition que les débiteurs prouvent leur insolvabilité.
On ajourne le problème des compensations à accorder aux créan-
ciers. Plus tard, au cours même de la discussion, le gouverne-
ment intervient de nouveau. Il considère qu'il n'est pas possible
de laisser la porte ouverte à un nombre indéfini de procès qui
vont surgir; il exige que, pour la majorité des petits locataires,
l'exonération complète soit la règle. En même temps, il veut
régler la question du droit des propriétaires et propose de leur
payer 40 pour 100 des loyers, dont moitié par l'Etat et moitié par
les départemens. Ceux-ci protestent ; le ministère retire son offre,
et il ne reste en fin de compte que la convention avec le Crédit
foncier. En échange de l'abandon de leurs droits, les proprié-
taires reçoivent la faculté d'emprunter. Seuls, ceux qui n'ont
que des ressources très limitées verront le Trésor se substituer
à eux pour payer en totalité, ou jusqu'à concurrence de moitié,
les annuités destinés à rembourser les emprunts faits par eux.
Les propriétaires créanciers de petits loyers qui ont un revenu
de plus, de 6 000 francs seront, comme l'a fait observer M. Paul
Leroy-Beaulieu, dans la situation qu'avait créée le décret de la
Commune du 29 mars 1871 : ils perdront leurs droits vis-à-vis
de leurs locataires pour tous les termes échus et à échoir jus-
qu'à six mois après la cessation des hostilités. Quant aux pro-
priétaires de logemens qui ne rentrent pas dans la catégorie
des « petits, » ils sont exposés à se voir imposer des réductions
qui peuvent aller jusqu'à l'exonération totale. Ceux-là, du
moins, ne sont pas dépouillés de prime abord : ils peuvent
espérer dans l'équité des commissions arbitrales.
Certes, les propriétaires doivent prendre leur part des
charges nationales et supporter, comme les autres Français, les
conséquences de la guerre. Mais il est inadmissible qu'on les
prive, même dans l'intérêt public, de ce qui leur appartient,
sans leur donner une indemnité. Ils sont prêts à payer des
impôts beaucoup plus élevés que ceux qu'ils payaient avant la
guerre; ils s'étonnaient même que la feuille du percepteur ne
leur eût pas encore apporté l'avis de cette augmentation inévi-
table, qu'ils connaissent depuis quelques jours par le projet de
loi déposé le 18 mai et contenant un programme de création de
taxes nouvelles et d'élévation de droits anciens. Ils seront
d'ailleurs dégrevés de la portion de la contribution foncière
638 REVUE DES DEUX MONDES*)
proportionnelle à la perte de revenu qu'ils subiront du chef de
la loi actuellement en préparation; on est ainsi obligé de dimi-
nuer les recettes publiques, parce qu'on a tari la source de
recettes particulières. Au demeurant, le dégrèvement est insi-
gnifiant par rapport à la perte subie.
Pourquoi ne pas faire cesser au mois de juillet prochain le
moratoire des loyers, de façon à rétablir le droit commun, en
maintenant bien entendu des exceptions pour les mobilisés qui
sont au front? On s'occuperait ensuite de régler la question des
termes échus depuis le commencement de la guerre; les sacri-
fices imposés aux propriétaires leur sembleront moins durs si
on leur rend pour l'avenir la libre disposition de ce qui leur
appartient. Il nous semble que c'est dans cet ordre d'idées que
devrait être recherchée la solution du problème.
Ce qui nous inquiète dans cet essai de législation, c'est à la
fois l'atteinte portée aux principes et les répercussions, inat-
tendues pour le législateur, qu'aurait la loi, si le projet voté par
la Chambre était ratifié par le Sénat. Il ne faut pas être dupe
des mots : ceux de propriétaire et de capitaliste ont le don de
faire déraisonner de très braves gens qui ne se rendent pas
compte de ce simple fait que toute l'organisation économique
de notre société repose sur l'épargne.
Pour ne prendre qu'un exemple, aucune des entreprises qui
fournissent en ce moment à la Défense nationale les armes,
les munitions, les approvisionnemens dont elle a besoin,
n'auraient pu se constituer sans elle. Or, les bàtimens destinés
à l'habitation ne peuvent exister que là où le capital qui sert à
les édifier est certain d'être protégé. Ces constructions sont
beaucoup plus nécessaires aux travailleurs qui y sont logés
qu'aux capitalistes qui y consacrent leurs économies, car ceux-
ci peuvent trouver d'autres emplois, et ne sont pas nécessaire-
ment condamnés à acheter des terrains et à y entasser des moel-
lons.
D'autre part, la propriété immobilière constitue un élément
notable de la fortune nationale et, par suite, de la matière impo-
sable. M. Ribot, au cours de la discussion, s'opposait à des
combinaisons qui eussent grevé d'une façon excessive les pro-
priétaires fonciers, parce qu'il voulait, disait-il, réserver leurs
facultés contributives pour l'établissement de ses futurs budgets.
Frapper de stérilité les milliards que représente un pareil do-
LA QUESTION DES LOYERS. 639
maine serait extrêmement dangereux et parfaitement illogique.
Au cours de la guerre on a, avec beaucoup de raison, fait de
se'rieux efforts en faveur de la fortune mobilière : on a affranchi
d'impôt les Bons et les obligations de la Défense nationale, la
rente 5 pour 100 émise au mois de décembre 1915; on a avancé
aux Compagnies de chemins de fer les sommes nécessaires pour
payer le coupon de leurs titres. Ce n'est pas dans l'intérêt des
rentiers ni des obligataires que l'Etat a pris ces mesures, mais
dans celui de son propre crédit, qui repose sur le maintien de
la richesse publique. Or, qu'adviendra-t-il si une partie de cette
richesse, celle qui alimente à la fois le budget du pays et celui
des communes, est ébranlée dans ses fondemens? Il est impos-
sible que le Sénat méconnaisse la grandeur du problème qui se
pose devant lui : il rétabTira, dans la loi sur les loyers, l'obli-
gation pour tous les locataires demandant une réduction de
prouver leur indigence, et pour l'Etat d'indemniser les pro-
priétaires, qu'il prive du droit de disposer librement de ce qui
leur appartient. C'est là le minimum des corrections qu'il faut
apporter au projet de la Chambre. S'il devait être maintenu
dans sa teneur actuelle, une atteinte grave serait portée à notre
état social; elle aurait des conséquences auxquelles n'ont pas
songé ceux qui ont voté l'ensemble des 57 articles de la Loi rela-
tive « aux modifications apportées aux baux à loyer par l'état de
guerre. »
La petite industrie du bâtiment, par les corps de métier,
charpentiers, maçons, peintres, menuisiers, serruriers, qu'elle
groupe autour d'elle, retient encore, dans les villes et bourgs de
province, toute une population qui constitue un élément essen-
tiel de la vie locale, qu'il est si important de conserver et
d'encourager. Le jour où ceux qui donnent du travail à ces
nombreux artisans cesseraient de le faire, nous verrions s'accé-
lérer encore le courant d'immigration dans les grandes cités
qui est un des dangers du monde moderne. Des considérations
de l'ordre politique le plus élevé se joignent donc à celles de
l'ordre économique pour engager nos législateurs, pendant
qu'il en est temps encore, à éviter l'écueil que nous leur
signalons.
Raphaël-Georges Lévy.
L'ECHEC
DE LA
RESTAURA™ IlOlRCniQlf EN CHU
Le 22 mars, le chef de l'État chinois, à la fois président et
empereur, s'est vu obligé de publier un décret-édit, pour faire
savoir qu'il renonçait à ceindre la couronne impériale.
Pourtant ce personnage astucieux et habile semblait devoir
réaliser le mot du poète en marchant « vivant dans son rêve
étoile. » Tout semblait conspirer pour le pousser sur le trône
rétabli des anciens empereurs.
Les événemens actuels, la rébellion du Yunnan, bientôt
étendue à d'autres provinces, l'impuissance du pauvre dictateur
à empêcher les scissions de se produire, sont venus démontrer
combien fragile est sa position, combien artificiel son pouvoir,
et souligner en même temps l'erreur de ceux qui comptaient
sur l'heureuse étoile de l'ancien mandarin. Celui-ci se trouve
aujourd'hui désemparé en présence des complications inté-
rieures et extérieures dont il ne peut sortir.
Ces complications extérieures affectent la politique mon-
diale. C'est là ce qui donne tant d'intérêt aux choses de la
Chine d'aujourd'hui, et particulièrement à l'évolution du projet
de restauration monarchique au profit de Yuen Chekai, brusque-
ment arrêté par la révolte du Sud.
I
Après le coup d'État de 1913, lorsque la dictature eut été
établie à Pékin, il devint évident, pour tous ceux qui suivaient
L ECHEC DE LA RESTAURATION MONARCHIQUE EN CHINE.:
641
de près les e'vénemens, qu'un effort allait être accompli afin de
stabiliser le nouveau pouvoir personnel de Yuen Chekai ;
influences chinoises, influences étrangères, y poussaient.
Le pre'sident s'était entouré d'une foule de gens qu'il atta-
chait à sa personne par les liens puissans de l'intérêt pécu-
niaire. Un bon nombre d'hommes avaient été nommés
Kouwenn, c'est-à-dire conseillers. Venus de leurs provinces où
ils auraient pu exercer peut-être une action indépendante de
celle de la capitale, ils se trouvaient paralysés à Pékin. Pour
la plupart, la fonction de conseiller n'était qu'une sinécure, un
prétexte à émolumens. Parmi ces Kouwenn, on trouvait très
peu de gens à principes, réellement partisans d'une dictature
en vue du bien public. Le gros de la troupe, fonctionnaires de
l'ancien régime, n'attendait du nouveau que le moyen de vivre
sans peine. D'autre part, quelques conseillers n'étaient que de
faux ralliés qui, avec la profondeur de dissimulation des Asia-
tiques, se faisaient payer un concours passif, en attendant le
moment propice de jeter le masque et de combattre le chef de
l'Etat qu'ils considéraient comme un tyran. Ces derniers étaient
peu nombreux-
Avec les conseillers sinécuristes, gravitaient, autour de
Yuen Chekai, les fonctionnaires effectifs de la capitale, flanqués
de leurs secrétaires et de leur clientèle, ainsi que les membres
de quelques corps politiques, débris des institutions des pre-
miers temps de la république, le Tsan chengyuen, qui rem-
plaçait l'ancien Sénat de la monarchie déchue, le Lifayuen ou
Cour législative, les ministres et leurs bureaux, le cabinet pré-
sidentiel, avec ses fidèles vivant dans l'atmosphère du dictateur,
le tout recruté parmi les gens d'ancien régime, habitués à vivre
dans le milieu corrompu de la Cour impériale.
Tout ce personnel n'aimait point et ne pouvait aimer la
république, car le parti républicain, composé de réformistes et
d'occidentalisés désireux de gouverner et d'administrer la Chine
selon les méthodes d'Europe et d'Amérique, se proposait, lors
de son avènement, de mettre dans les places des hommes
nouveaux, imbus de son esprit. Aussi, lorsque, en mai 1912,
l'Assemblée provisoire se fut transportée à Pékin, tout ce
monde de fonctionnaires s'employa-t-il à entraver son action
autant qu'il put ; ce fut bien pis après les élections de 1912-1913,
qui nommèrent une Chambre et un Sénat hostiles à Yuen
TOMB XXXIII. — 1916- 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.)
Chekai. En réalité, ces assemblées ne fonctionnèrent librement
pas même un seul jour et jamais leurs décisions ne furent
exécutées.
L'avènement du parti républicain devant être, pour tout ce
personnel, le signal de la débâcle, il était assez naturel que des
conseils et des bureaux montât aux oreilles de Yuen Chekai
comme un écho de la parole du devin : « Tu seras roi ! » Un
géomancien quelconque lui avait en effet, dans sa jeunesse,
prédit son ascension au trône impérial.
Yuen était d'ailleurs de l'étoffe dans laquelle tous les grands
ambitieux sont taillés. On l'avait toujours connu avide de
commandement et de pouvoir; tous ses actes s'étaient inspirés
du désir de la domination. Il prêtait donc une oreille favorable
aux conseils intéressés de son entourage chinois, et cela avec
d'autant plus de complaisance, que ces avis indigènes se trou-
vaient appuyés de ceux des Européens qui, également,
entourent le dictateur.
Dans les derniers temps de l'empire tartare-mandchou, les
diverses grandes Puissances s'étaient efforcées de mettre auprès
du débile gouvernement chinois des hommes à elles, chargés,
en dehors du monde diplomatique officiel, de suivre les mou-
vemens de ce vieillard décrépit, de soutenir ses pas chancelans
et de les diriger dans le sens des intérêts de chacune de ces
Puissances. Ces personnages portaient eux aussi le titre de
conseillers.
Non seulement les gouvernemens, mais aussi les Puissances
économiques, industrielles, financières, avaient leurs agens>
installés dans la capitale, le plus près possible des détenteurs
effectifs du pouvoir et entretenant avec eux des rapports suivis.
Yuen Chekai qui avait rempli, sous l'Empire, les fonctions
de gouverneur et de ministre, s'était aperçu du parti qu'on
pouvait tirer de cette situation pour entretenir des rapports
utiles et fructueux avec le monde extérieur sans passer par les
intermédiaires officiels ; aussi, dès son avènement, il se garda
bien de congédier les anciens conseillers, il en augmenta le
nombre au contraire, il en mit quelques-uns tout près de sa
personne et se les attacha par d'énormes émolumens. Tandis
que les Kouwenn chinois touchaient des soldes modestes de
quelques milliers de piastres, les conseillers étrangers avaient,
qui, cinquante, qui, soixante-quinze mille francs, ou plus encore.
l'échec de la restauration monarchique en chine. 643
D'autre part, ces étrangers, vivant dans l'ambiance du prince,
pouvaient, s'ils étaient habiles à servir d'intermédiaires dans un
tel milieu, édifier de véritables fortunes. Une restauration
monarchique au profit de leur patron chinois était évidemment
le meilleur moyen d'assurer, avec la stabilité du pouvoir, celle
de leur situation et la continuité de leurs profits.
Aussi, était-ce dans ce milieu que Yuen Chekai avait déjà
trouvé les plus vifs encouragemens à accomplir son coup
d'Etat, à chasser le Parlement, lorsqu'on s'aperçut que celui-ci
voulait remplir sérieusement sa fonction. Certains de ces
conseillers étrangers lui mettaient sous les yeux, en l'engageant
à le suivre, l'exemple de Bonaparte jetant, avec ses grenadiers,
les députés par les fenêtres ; d'autres le secondèrent directement
dans la conduite des opérations militaires, lorsqu'il s'agit
d'écraser les républicains soulevés contre l'arbitraire du
pouvoir.
D'autre part, la diplomatie de la plupart des Puissances fon-
dait les plus grands espoirs sur la restauration de l'Empire. Le
consortium qu'elle avait imaginé pour conduire et gouverner
indirectement ce peuple immense dans les voies de la civilisa-
tion occidentale pensait s'accommoder beaucoup mieux d'une
monarchie que d'une république. Un homme seul est toujours
plus facile à manier que des assemblées à huit cents têtes, élues
et renouvelables. v
Les Anglais attendaient, pour la réussite de leurs affaires,
pour l'obtention de concessions fructueuses de chemins de fer
et de mines, pour le développement de leur commerce et de
leur influence, beaucoup plus d'un régime qui, à cet égard,
avait fait ses preuves de faiblesse, que d'un système nouveau
combiné et mis en jeu par des gens connus comme désireux
d'arriver dans l'avenir à assurer l'indépendance économique de
leur pays.
Les Allemands, animés d'ailleurs des mêmes sentimens,
espéraient de la constitution d'un pouvoir unique la militarisa-
tion future de la Chine, ce qui leur aurait fourni l'occasion d'y
implanter leurs instructeurs militaires, d'y prendre pied
comme en Turquie et de se faire de cet immense réservoir
humain un instrument utile à leur ambition de domination
mondiale.
La diplomatie russe tenait avant tout à ce qu'une repu*
644 REVUE DES DEUX MONDES.
blique, propagatrice par l'exemple des idées et des seniimens
démocratiques, ne se créât pas sur les frontières de l'Empire
autocratique, non loin de cette Sibérie où, lors de la révolution
de 1305, des républiques locales, nées de la révolte, avaient dû
être rapidement écrasées.
Quant aux Français, ces grands prêteurs d'argent, il leur
semblait que leurs intérêts financiers seraient mieux garantis
par un pouvoir personnel que par tout autre genre de gouver-
nement. Ils avaient aventuré beaucoup de capitaux en Chine,
dans le passé; ils avaient soutenu financièrement l'instauration
de la dictature; certains d'entre eux avaient même uni directe-
ment leurs intérêts financiers à ceux du dictateur lui-même,
s'attachant ainsi étroitement à sa fortune.
Seuls, les Etats-Unis ne se montraient pas favorables à une
restauration par raison de principe. Sur ce point, l'opinion de
M. Wilson était bien connue.
Quant au Japon, il observait une attitude expectante,
ménageant l'avenir, flattant et protégeant les républicains
exilés depuis deux ans et demi.
Avant la guerre, ces deux dernières Puissances se trou-
vaient entraînées dans l'orbe d'attraction de l'Angleterre, de
l'Allemagne, de la France et de la Russie, derrière lesquelles
suivaient l'Autriche, l'Italie et les Puissances secondaires. Com-
ment les États-Unis et le Japon, divisés d'ailleurs entre eux par
de profonds dissentimens, auraient-ils pu faire bande à part ou
rester isolés en dehors du formidable groupe mondial ? C'eût
été se condamner à une impuissance fatale dans tout règlement
des questions chinoises. C'est manifestement pour cette raison
que ces deux Puissances, bien que s'étant montrées hostiles à
la dictature de Yuen Chekai, lorsque celle-ci n'était encore
qu'en préparation, se joignirent aux autres quand la diplo-
matie eut décidé de reconnaître la république chinoise, après
le coup d'État de novembre 1913, qui faisait de celle-ci une pure
illusion verbale.
Enfin, en dehors du monde officiel et des conseillers, les
résidens européens en Chine, commerçans, gens d'affaires,
courtiers de finance en quête d'emprunts à négocier, représen-
tai de fabriques d'armemens désireux de conclure de gros
contrats, attendaient également d'un gouvernement personnel
4e sérieux profits. Il n'était pas jusqu'aux traiîquans de bas
l'échec de la restauration monarchique en chine. 64î>
étage, habitués à évoluer au milieu de la vieille corruption
mandarinale, qui ne désirassent voir continuer indéfiniment ce
régime.
Telle était la situation avant le mois d'août 1914. Aussi,
Yuen Chekai pouvait-il s'avancer d'un pas assuré vers le trône,
objet de son ambition, en jetant un regard dédaigneux sur ses
adversaires de l'intérieur, redoutables pourtant. Jamais peut-
être un tel concours de circonstances favorables ne s'était ren-
contré dans l'histoire pour, soutenir un semblable projet.
Les étrangers en Chine, ainsi que les milieux diplomatiques,
entraînés par leurs préjugés, semblaient croire que le parti
républicain, une première fois abattu, ne pourrait jamais se
relever.
La difficulté de la langue chinoise, et surtout celle de l'écri-
ture, le caractère idéographique de la représentation des idée»
dans les livres et les imprimés rendant impossible à presque
tous les Européens de suivre le développement de la politique,
des erreurs de ce genre sont ordinaires en Extrême-Orient.
Déjà, avant, et même pendant la Révolution, les étrangers rési-
dant en Chine s'étaient lourdement trompés sur le caractère des
événemens; il devait en être de même, cette fois encore, au
sujet de la restauration monarchique. Cette erreur était d'ail-
leurs d'autant plus explicable que les républicains, toujours
plus nombreux, en Chine même, dissimulaient. Mais ils agis-
saient dans l'ombre, reconstituaient leurs cadres, attendant le
moment propice de combattre de nouveau pour la liberté.
La dictature s'affirmant de plus en plus depuis le coup
d'État, quelques impatiens reprenaient, comme dans les der-
niers temps de l'Empire, la lutte individuelle par les moyens
terroristes. De-çà, de-là, des attentats avaient lieu contre les
fonctionnaires connus comme les plus dévoués à la cause du
dictateur; des traîtres se glissaient même jusque dans les
bureaux de la présidence. La compression produisait sur les
militans son effet ordinaire. Tout droit de réunion, toute liberté
de presse ayant été abolis, les Sociétés secrètes s'étaient refor-
mées; la fameuse Tongmong houei, ou Société de l'Union jurée.
qui avait joué un si grand rôle dans la préparation et dans le
succès du mouvement révolutionnaire de 1 91 1 , s'était reconstituée
646 . REVUE DES DEUX MONDES.!
sous d'autres noms; comme au temps de l'Empire, ses chefs,
réfugiés à l'étranger, recommençaient la préparation de leurs
complots; leurs centres dirigeans étaient le Japon, Hongkong,
Singapour, l'Indochine, San-Francisco, où ils trouvaient l'ap-
pui moral et pécuniaire des dix millions de leurs compatriotes,
dont l'élite fut le soutien le plus précieux de la révolution.
Aussi, Yuen Chekai et son entourage s'efforçaient-ils de para-
lyser leur action ; ils cherchaient à conclure des conventions
avec les diverses Puissances, afin que ces hommes dangereux
fussent expulsés ou mis hors d'état de nuire.
En raison du voisinage de la Chine et du Tonkin, Yuen
put signer avec le gouvernement français un accord en vue
de réprimer toute action contre sa politique, soit en Indochine
même, où résident plusieurs centaines de mille Chinois, soit
sur les concessions françaises en Chine, et particulièrement
dans l'importante concession de Changhai.
Des démarches analogues furent faites au Japon, lieu d'asile
de certains leaders de l'opposition, et particulièrement du doc-
teur Sun Yatsen ; mais le gouvernement japonais, fidèle à sa
politique, ne voulut jamais entrer en conversation à ce sujet.
A l'intérieur, des mesures particulières furent prises pour
réduire à l'impuissance les républicains, dont on prévoyait la
colère lorsque la monarchie serait proclamée. Tous les gouver-
neurs militaires provinciaux, les tsangkiun, que Yuen s'était
attachés, durent faire la chasse aux opposans et aux suspects;
mais l'imperfection de l'administration, la corruption du
personnel rendait l'opération difficile et souvent vaine.
A Changhai, l'amiral Tseng, une première fois manqué,
succomba enfin à seize coups de revolver. En d'autres pro-
vinces, on signala, dans les derniers mois de 1915, des faits
analogues.
Mais, Yuen Chekai et ses conseillers, ne voulant pas tenir
compte de la force des convictions qui animaient des hommes
décidés à sacrifier leur vie à la cause qu'ils avaient embrassée,
attachaient peu d'importance à ces prodromes du mécontente-
ment populaire; ils se laissaient aller à l'illusion, si commune
chez les gouvernemens despotiques, de croire que la force peut
avoir toujours raison de toutes les rébellions et qui ne dis-
tingue point entre celles-ci. Eux et les Européens, en Chine,
se disaient, ainsi qu'en témoigne la lecture des journaux édités
l'échec de la restauration MONARCHIQUE EN CHINE.i 647
par les blancs, qu'on vient toujours à bout des minorités, fer-
mant volontairement les yeux à la vérité historique qui enseigne
que toutes les révolutions, même les plus considérables, ont
toujours été le fait d'un petit nombre d'initiateurs résolus.
L'emploi de la force, de mesures de police, au besoin une
action militaire, semblaient des moyens suffisans pour réprimer
toute tentative de révolte contre la réalisation d'un projet cher
à tant de gens. Ce n'était point de l'intérieur qu'on redoutait
les plus grandes difficultés, c'était du dehors.
On pouvait, croyait-on, négliger l'opinion publique chinoise,
sans organe pour se manifester; mais il fallait tenir compte de
l'étranger. Celui-ci a, depuis déjà de longues années, pris un tel
pied en Chine, que le gouvernement de ce pays ne peut plus
faire un mouvement sans son assentiment. De plus en plus
endettée, la Chine est à la merci de ses créanciers, qui, se pré-
valant de leurs prêts, réclament des droits d'intervention de
plus en plus étendus pour la sauvegarde de leurs intérêts. Il
faut, en outre, ménager l'opinion publique étrangère, en vue
des emprunts futurs, sur lesquels compte toujours un gouver-
nement incapable de se créer un système de finances viable.
Que le régime nouveau, c'est-à-dire l'impérialat de Yuen Chekai
ne fût pas reconnu au dehors, il était pour ainsi dire inexis-
tant, condamné à une mort rapide.
Pour gagner l'opinion de l'extérieur, on imagina donc deux
moyens principaux devant permettre aux diplomates de
consacrer l'usurpation et de détruire définitivement la répu-
blique reconnue précédemment comme le gouvernement légi-
time du pays.
Le premier de ces moyens fut la rédaction, par le docteur
Goodnow, conseiller du président, d'un rapport auquel on
donna la plus grande publicité. Le Dr Goodnow est de natio-
nalité américaine, et c'est vraisemblablement à cause de cette
particularité qu'il fut choisi pour présenter aux diverses chan-
celleries et au public mondial les raisons pour lesquelles il
devenait urgent d'annuler ce qui restait de l'œuvre de la révo-
lution de 1911, au profit de l'ancien ministre de la vieille et
despotique impératrice Tseushi.
Ce rapport débute par des considérations générales sur
l'existence des diverses républiques à travers l'histoire, les trois
quarts du document sont consacrés à des amplifications de
648 fcEVUE DES DEUX MONDÉS.;
rhétorique, la partie concernant spécialement la Chine s'y
trouve réduite à fort peu de chose. Visiblement le rédacteur se
trouva assez embarrassé pour soutenir sa thèse. Lors de son
élection à la présidence, Yuen Ghekai n'avait-il pas fait dire,
en effet, qu'il entendait être le Washington de la république
chinoise?
L'effet produit par le rapport Goodnow ne répondit pas à
l'attente du cabinet présidentiel et il ne convertit personne,
surtout dans les cercles américains où l'on remarqua la pau-
vreté d'argumentation de cet exposé fait par ordre. La situation
même de son rédacteur, dépendant étroitement du dictateur,
enlevait toute valeur à ses dires; l'expression d'une opinion a
besoin d'indépendance pour inspirer confiance. M. Wilson ne
fut nullement convaincu, et il le fit savoir; quant aux chancel-
leries, elles n'avaient pas besoin de l'être. D'autre part, le rap-
port du conseiller américain passa inaperçu auprès du public
mondial, absorbé par la grande guerre.
Afin de gagner la bienveillance de celui-ci, le dictateur
chinois employa donc un deuxième moyen : l'organisation d'un
semblant d'élection destiné à produire au dehors l'illusion de la
voix populaire acclamant l'accession au trône de celui qui
avait chassé les représentans du peuple librement élus, avait
dispersé leurs assemblées et leurs comités.
Il ne pouvait être question de faire des élections régulières
et sincères, car le sentiment de toute la partie de la nation qui
s'occupe des choses politiques, c'est-à-dire de la classe moyenne
et supérieure : commerçans et lettrés, était bien connu; son
hostilité à la dictature et à la personne même du dictateur ne
faisait doute pour personne. On reprochait à celui-ci de para-
lyser toutes les réformes utiles, de faire à l'étranger des
concessions humiliantes, de ne penser qu'à satisfaire son ambi-
tion et celle de toute la camarilla de dévorans, chinois et
étrangers, qui constituent sa clientèle.
On décida donc de faire, selon l'expression des journaux
japonais, « une élection d'opéra-comique, » à l'usage du public
mondial.
Pour cela, on créa d'abord la Société pour V organisation de
la paix, la Tcheounganhoei , présidée par le bras droit de Yuen,
M. Liang Cheu-y ; on fonda quelques journaux spéciaux; on
donna des ordres aux fonctionnaires qui figurèrent, avec
l'échec de la restauration monarchique en chine. 649
quelques comparses, les électeurs, et finalement, Yuen Chekai
fut plébiscité par deux mille voix unanimes. Ainsi se trouvait
exprimée l'opinion de quatre cents millions et plus des citoyens
en puissance de cet immense pays.
On retrouvait, dans cette simili-élection, le caractère enfantin
qui marqua si souvent les finesses et les ruses du monde man-
darinat, lorsque celui-ci s'essaya, dans le passé, à lutter contre
les Européens.
Les dépêches des agences annoncèrent pourtant avec fracas
au monde entier l'élection au trône de Yuen par le peuple chi-
nois, la presse mondiale publia cette importante nouvelle et la
diplomatie d'Angleterre, de France, de Russie, d'Italie, qui avait
précédemment reconnu, en apparence, la république comme
gouvernement légitime, s'apprêta à faire consacrer la destruction
de celle-ci au profit du dictateur. La diplomatie américaine se
montrait toujours hostile; celle du Japon se réservait.
*
En somme, tout semblait devoir marcher à souhait du côté
de l'extérieur, car on pensait que, ainsi qu'il était arrivé une
première fois, Etats-Unis et Japon finiraient par se rallier au
groupe des autres Puissances. La proclamation du changement
d'étiquette n'était plus qu'une question de jours. Le bureau des
rites ressuscitait pour cet événement les vieilles cérémonies de
l'ancien empire. On s'efforçait même de rendre la vie à la reli-
gion officielle qui, depuis de longues années, avait, avant de
s'écrouler lors de la révolution, dégénéré en simple formalisme
rituel dont toute foi était absente.
La proclamation de la restauration était fixée au mois de
février 1916; on fit dresser le trône impérial, broder la robe
à dragons.
Le premier ministre du Japon, le comte Okuma, venait de
faire des déclarations publiques favorables à la monarchie. Cela
sembla singulier et inquiétant à ces Asiatiques défîans si faci-
lement portés à croire le contraire de ce que l'on dit; seul?
peut-être, les diplomates de race blanche crurent que le Japon
allait enfin entrer dans leurs vues.
De son côté, l'Allemagne, en la personne de M. von Hintze,
ministre à Pékin, manifestait bruyamment son approbation.
Le Kaiser faisait dire à Yuen Chekai qu'il pouvait compter
650 REVUE DES DEUX MONDES.,
sur tout son concours moral et sur tout l'appui possible pour
le présent et pour l'avenir.
Avoir pour soi, unis dans le même desseins les deux groupes
de Puissances alors en guerre en Europe, était vraiment une
bonne fortune diplomatique autorisant tous les espoirs. L'ancien
mandarin étendait donc la main pour saisir cette couronne objet
de son ambition, lorsque soudain un coup de théâtre se produisit.
Le 28 octobre, le gouvernement japonais faisait remettre
une note au gouvenement chinois dans laquelle il lui exposait le
danger pouvant résulter de la restauration de l'empire, dans les
circonstances actuelles. Il était demandé au dictateur s'il se
croyait assez fort pour pouvoir résister à une révolte qu'on
prévoyait, ou mieux, s'il pouvait empêcher celle-ci de se produire
et de compromettre, par les troubles qu'elle occasionnerait, les
intérêts étrangers en Chine. Le Japon a, en effet, pendant la
Grande Guerre, assumé leur défense. La note concluait en disant
qu'il fallait « renvoyer sagement le projet de changer la forme
du gouvernement pour éviter que des troubles n'éclatent et pour
consolider la paix en Extrême-Orient. »
Les ministres de Russie et d'Angleterre se joignaient au
représentant du Japon pour appuyer ses observations, et,
quelques jours plus tard, on apprenait que la France elle-même,
toujours si favorable à la restauration monarchique, ne restait
plus à l'écart; son représentant s'unissait lui aussi au groupe;
l'Italie en fit autant.
De puissantes considérations avaient évidemment milité
aux yeux des diplomates pour qu'ils pussent abandonner ainsi
soudain, ou tout au moins différer, un projet qui était, en
somme, le leur, et à la réalisation duquel ils travaillaient depuis
la fondation de la République.
En effet, au Japon, l'opinion s'était montée et la nouvelle
en arrivait en Chine; le ministère Okuma était accusé, au dedans
et au dehors du Parlement japonais, de sacrifier les intérêts
nationaux et ceux de la race jaune à la politique des Puissances.
Déjà, celles-ci avaient obligé le Japon à retirer, en mai 1915, le
cinquième groupe de ses réclamations au sujet des Affaires
chinoises; le ministère Okuma avait cédé et renoncé à prendre
en mains Yuen Chekai; celui-ci passait aux Européens. Est-ce
que tout l'avenir de l'indépendance de l'Asie orientale, de sa
libération politique, n'était pas parla compromis?
l'échec de la restauration monarchique en chine. 651
Au Japon, les questions diplomatiques sont âp rement discu-
tées, même dans le peuple; il y a des associations populaires
exclusivement consacrées à leur étude.
Dans les conciliabules de celles-ci, l'opinion se montait.
D'autre part, l'élément opposé à l'immixtion des blancs dans
la politique de l'Extrême-Orient estimait que le moment était
propice pour que le gouvernement affirmât par des actes la
volonté de la race jaune de s'occuper elle-même de régler ses
différends et ses compétitions; cette opinion était soutenue avec
d'autant plus de complaisance qu'elle donne au Japon un rôle
prépondérant, puisqu'il est, au point de vue de la puissance, le
premier peuple de la race.
Les dirigeans de Pékin, ainsi que leurs partenaires euro-
péens, ne surent pas comprendre cet état d'esprit japonais, et
le cabinet présidentiel continua ses préparatifs, se figurant que
l'adhésion donnée par les Puissances de l'Entente à la note japo-
naise était de pure forme; qu'au fond le dictateur pouvait
toujours compter sur leur concours.
Aussi, le langage de la presse du Nippon s'éleva-t-il peu à
peu, laissant percer un grand mécontentement. On attaquait le
ministère qui, par sa note impuissante, causait une humi-
liation au pays.
Le ton monta encore, lorsque la nouvelle parvint, dans les
Iles, de l'entrée possible de la Chine dans le bloc de l'Entente,
il alla même jusqu'à la menace. On recherchait et on exposait
la cause de l'obstination de Yuen Ghekai, dont la force réelle
n'était qu'un mythe, à tenir pour nulle la volonté du puissant
Japon et l'on attaquait directement ses protecteurs. On repro-
chait à la Grande-Bretagne, qui, en réalité, menait le concert
de l'Entente en faveur de la restauration impérialiste, d'avoir
voulu conclure une alliance avec la Chine, afin de tenir plus
étroitement en mains le personnage qui la gouverne ostensi-
blement, et cela, en dehors du Japon lui-même et à son détri-
ment!
Voici sur ce point le langage que tenait le Yamato, journal
qui s'occupe beaucoup de politique étrangère et qui, bien que
n'étant pas officieux, sert à lancer les idées hardies et à exprimer
les choses un peu dures que le gouvernement japonais veut
exprimer sans s'avancer lui-même.
Après avoir fait, quelques variations sur la diplomatie tradi-
652 REVUE DES DEUX MONDES.,
tionnelle de la « perfide Albion » en des termes que nous ne
reproduirons pas, il poursuit :
« Sir John, désireux de se faire un nom, avait envie de
pousser la Chine a se joindre au groupe de l'Entente. Les auto-
rités du gouvernement de Yuen, prenant avantage de cette
situation, essayèrent d'abord de pousser l'Angleterre, la Russie
et la France à reconnaître la monarchie en Chine, en second
lieu à s'assurer un emprunt nécessaire à la réalisation du plan
monarchique, et en troisième lieu à obtenir des Puissances
qu'elles fissent une pression sur le Japon afin de contenir celui-ci.
« Les autorités chinoises pensaient que si elles donnaient
quelques commodités à la Russie et à l'Angleterre pour éloigner
l'influence des Allemands, ces deux Puissances pourraient
consentir à agréer la requête chinoise au sujet d'un appui.
Aussitôt que les trois Puissances feraient un mouvement, le
Japon, pensaient-elles, se retiendrait sans faire le moindre
effort. »
Ce passage expose bien la situation, car c'est, en effet, vers
cette époque que les organes russes, anglais et français parlèrent
pendant quelques jours avec une bienveillance marquée de
l'entrée de la Chine dans le groupe de l'Entente et qu'ils envi-
sagèrent la possibilité d'expulser les Allemands des concessions
étrangères en Chine. Cette question fut discutée, en Angleterre,
en d'importans articles.
Le Japon, dont l'intérêt est également d'évincer l'Allemagne
d'Extrême-Orient, ne vit là qu'un prétexte, qu'un moyen, pour
l'Angleterre et la France, pour les groupes financiers de ces
deux pays, de mettre la main sur le dictateur afin d'en faire un
instrument utile; il prétendit que la Chine n'est capable
d'apporter à l'Entente ni forces militaires, ni munitions de
guerre, ni argent, ce qui est évident. Aussi, le Yamato
concluait-il en disant que le Japon repoussait nécessairement
un tel plan.
Fin novembre également, le Hochi, organe officieux,
faisait, dans un langage plus diplomatique, écho au Yamato,
pour bien faire savoir à qui de droit que le gouvernement
n'abandonnerait pas son point de vue général.
Bref, l'opinion publique japonaise s'exprimait avec une
grande vigueur, et la diplomatie européenne, habituée à traiter
librement les questions de l'Extrême-Orient, dans le secret des
l'échec de la restauration monarchique en chine. 653
chancelleries, hors de tout contrôle d'une opinion publique
quelconque, en raison de l'ignorance pour ainsi dire absolue de
ces questions par les Européens, se trouva là devant un obstacle
qu'elle ne put surmonter; elle continua donc à différer son
projet de restauration monarchique au profit de Yuen Chekai
et à ne pas contrarier le Japon.
D'ailleurs, l'opposition de celui-ci n'était que provisoire; la
diplomatie japonaise ne s'était pas engagée à fond : elle se réser-
vait évidemment de pouvoir changer d'avis suivant la tournure
des événemens.
Cette attitude parut encore trop molle aux patriotes
exaltés, et le comte Okuma, premier ministre, fut l'objet d'un
attentat; le 12 janvier, à onze heures du soir, une bombe fut
lancée sur sa voiture par un fanatique, Shimonoura Outamaro,
ami intime du meurtrier qui avait, il y a trois ans, à cause des
affaires de Chine, poignardé le diplomate M. Abé, et s'était
ensuite suicidé. Après cet attentat, on arrêta plusieurs per-
sonnes, dont M. Foukouda, un journaliste connu et membre
dirigeant de Y Association diplomatique populaire.
De vives attaques eurent lieu à la Chambre des représentans
contre le ministère afin que celui-ci ne faiblit pas dans ses
négociations et maintint, le point de vue japonais dans la ques-
tion chinoise.
Aussi, les bruits de l'entrée de la Chine dans l'Entente
s'éteignirent-ils peu à peu; bientôt, la bonne harmonie se
rétablit, l'on put entendre des paroles officielles proclamant la
solidité de l'alliance anglo-japonaise et la couronne impériale
sembla s'éloigner un peu plus de la main de Yuen Chekai, déjà
prête à la saisir.
*
* *
Cette opposition du Japon paraissait être, aux yeux des
étrangers en Chine, le seul obstacle sérieux aux projets du
dictateur. Pour eux, l'opposition intérieure n'avait pas de
portée. Les rapports n'annonçaient-ils pas l'adhésion tacite du
pays et l'impossibilité pour les républicains de le soulever de
nouveau avec quelques chances de succès?
Les étrangers étaient ainsi victimes des mêmes illusions et
des mêmes préjugés qui leur faisaient croire, en 1911, quelques
jours avant la Révolution, à la solidité du régime qu'ils consi-
654 REVUE DES DEUX MONDES.)
déraient comme si profitable à leurs intérêts. On admet facile-
ment ce que l'on désire.
Mais tout le monde ne partageait pas l'optimisme de
commande au sujet de la situation intérieure de la Chine; cer-
tains prévoyaient que le projet de Yuen allait se heurter aune
vive opposition dans le pays et s'attendaient à une révolte
républicaine. Ceux-là voyaient juste.
Le parti républicain était loin d'avoir disparu, au contraire.
La force n'a jamais tué les idées, bien qu'elle puisse les
comprimer pour un temps. Les hommes qui avaient fait la
révolution et fondé la république se préparaient dans le silence,
profitant de l'expérience acquise en 1913. Ils savaient mainte-
nant, pour l'avoir appris à leurs dépens, qu'il ne s'agissait pas
seulement pour eux de chasser du pouvoir un usurpateur, mais
bien de lutter en réalité contre la diplomatie de l'Allemagne,
de l'Angleterre, de la France et de la Russie, entreprise autre-
ment difficile.
Au moment du coup d'Etat, les républicains le plus en vue
avaient fui à l'étranger la mort certaine qui les attendait dans
leur pays; ils préparaient l'avenir, attendant l'occasion propice,
c'est-à-dire un changement dans la situation internationale,
afin de reprendre leur action.
Le gros de leurs troupes, anciens membres des Assemblées
dissoutes, des comités dispersés, militansdes combats de la
première heure, étudians exaltés pour la cause, se retrouvaient
en Chine dans les sociétés secrètes.
Au début du nouveau régime, les républicains se divisaient
en plusieurs groupes dont l'ensemble possédait la majorité dans
tous les corps élus ; les Assemblées provinciales constituaient
leurs forteresses parce que, là, l'action du gouvernement pouvait
plus difficilement s'exercer dans les élections. Le groupe Kouo-
minntang, ou Parti du peuple, correspondait à notre extrême
gauche ; ses membres avaient appartenu à l'ancien parti révolu-
tionnaire ; il dépassait tous les autres groupes en importance
numérique ; le minntchoutang ou démocratique bien moins nom-
breux pouvait se comparer à nos radicaux modérés ; le troi-
sième groupe qui le disputait en nombre au premier, s'appelait
Tsinnpoutang ou parti progressiste, et jouait le rôle du parti
du même nom en France; enfin, le groupe Konghouolang, ou
simplement républicain, constituait la droite avec quelques
l'échec de la restauration monarchique en chine. 655
dictatoriaux en quantité infime; ce parti, dit républicain, se
composait d'anciens fonctionnaires, de mandarins inquiets
pour leur situation personnelle compromise par le changement
brusque du régime politique; la plupart de ces hommes
n'avaient de républicain que le nom.
Lorsque la politique des Puissances s'affirma, quelques mois
avant que la dictature ne fût officiellement consacrée, les pro-
gressistes, constatant l'impossibilité de toute action républicaine
sérieuse en présence de l'hostilité de la diplomatie étrangère à
l'égard du nouveau régime, décidèrent de se rallier au pouvoir
personnel de Yuen. Quelle était la sincérité de ce ralliement
chez la plupart? Probablement fort douteuse.
Toutefois, un homme d'une grande valeur intellectuelle,
reconnue par tous les Chinois, le fameux lettré Liang Kitchao,
animé d'un vif amour pour son pays et qui fut exilé pendant de
longues années à la suite de la tentative de réformes de 1898, mit
avec ardeur son caractère et son talent au service du gouverne-
ment. Il prit, en fait, la direction du parti progressiste. Mais,
après avoir apporté au Président un loyal concours qui se mani-
festa par ses écrits, il dut, sous la poussée des événemens,
revenir de son illusion, et constater, comme il arrive presque
toujours en pareil cas, que l'accord entre des modes si diffé-
rons de concevoir la défense des intérêts publics est finalement
impossible. Déçu par le caractère archaïque, par l'impuissance,
par l'incapacité administrative du gouvernement de Yuen, il
prodigua articles et discours afin de montrer l'impossibilité
pour un seul homme de diriger un pays grand comme l'Europe,
dont la population représente le quart de l'humanité, et pour
faire voir l'abîme où ce système, si contraire à la nature des
choses, devait fatalement entraîner le pays. Bien entendu, ces
avertissement furent inutiles. En Chine, comme partout,
les gens férus des vieilles méthodes et surtout les bénéfi-
ciaires de privilèges ferment obstinément les oreilles aux
plus sages avertissemens, ils, cèdent à la force, jamais à la
raison.
Les républicains modérés, dont Liang Kitchao était le plus
éminent et qui, eux aussi, avaient collaboré au renversement de
la dynastie mandchoue, parce que celle-ci faisait à l'étranger
trop de concessions, devinrent donc peu à peu hostiles au régime
nouveau, obligés qu'ils étaient de constater que seul le parti
656
REVUE DES DEUX MONDES.
extrême avait été clairvoyant en refusant toujours d'accepter la
dictature de Yuen et de son entourage.
Ainsi, petit à petit, l'unité se refaisait contre le chef de
l'Etat, les forces qui avaient renversé le précédent gouverne-
ment s'aggloméraient de nouveau sous l'influence des senti-
mens qui leur avaient donné naissance dans les dernières
années de l'ancien régime. La restauration symbolique de
l'Empire, la consolidation, sous un autre nom, de la dictature
de Yuen, devait fatalement les rejeter dans le camp de ses
adversaires avérés et irréconciliables.
C'est ce qui arriva, en effet, ainsi qu'on put le constater en
décembre 1915.
Une autre raison poussait les républicains modérés, dits pro-
gressistes, à s'éloigner de Yuen Ghekai, raison très puissante
pour des Chinois, lettrés et commerçons ; ils s'apercevaient
également que l'Empire, avec le Président actuel comme empe-
reur, devait fatalement entraîner la militarisation de la Chine.
Ce n'était un mystère pour personne que le chef du gouverne-
ment voulait créer une grande armée qui soutiendrait sa for-
tune politique, maintiendrait le peuple dans l'obéissance; pour
cela, le concours des étrangers lui était assuré, les uns fourni-
raient, à grosses commissions, l'argent pour l'armement, les
autres, les instructeurs. Plusieurs centaines d'officiers alle-
mands se tenaient prêts à former une grande armée chinoise,
et au besoin à en prendre la direction occulte. Seules, les
rivalités étrangères avaient jusqu'ici empêché le projet de se
réaliser.
Malgré les préjugés antimilitaristes répandus en Chine pen-
dant des siècles, depuis plusieurs années, la constitution d'une
armée puissante avait séduit bien des gens; il leur semblait que
celle-ci pourrait être un utile instrument pour se débarrasser
de la domination politique des étrangers; les élémens chinois
sous l'influence de l'Allemagne, étudians militaires, élevés à
Berlin, ainsi que les officiers retour du Japon, répandaient cette
idée séduisante, tandis que les élémens d'extrême gauche
demeuraient fidèles aux vieilles idées chinoises sur ce point et
s'opposaient à la militarisation du pays par des Européens ou
des Japonais.
Les républicains avancés prétendaient que l'énormité de la
masse chinoise était, à elle seule, un obstacle à toute conquête
l'échec de la restauration monarchique en chine. 657
étrangère définitive par les armes, que le développement futur
de la nation ne devait se faire que dans les voies pacifiques du
progrès économique, du développement de l'instruction scien-
tifique occidentale ; que toute tentative de militarisation de la
Chine n'aurait d'autre effet que d'enfoncer celle-ci dans les
dettes au profit de l'étranger qui s'appuierait sur ses créances
pour la dominer plus encore. La grande guerre d'Europe apporta
à ces adversaires de la militarisation un argument puissant;
elle leur permit de montrer, par l'exemple de la Turquie, le
sort qui attendait la Chine, si celle-ci s'engageait dans la voie
où la poussait Yuen Chekai.
Déjà on annonçait que le premier acte du nouvel empire,
élait l'établissement de la conscription dans les provinces du
Nord. Les mesures préparatoires se déroulaient. En octobre,
quatre grandes zones militaires étaient créées comprenant toutes
les provinces; la première se composait du Tchéli, du Chan-
tong, du Honan, la deuxième, de la Mandchourie, du Chens-
et du Kansou, la troisième, de la Chine du centre et du Sud, la
quatrième, du Yunnan et des provinces frontières du Tonkin.
D'autre part, le dictateur s'efforçait de créer une caste mili-
taire à l'imitation de l'Allemagne. Il conférait des titres.de
noblesse héréditaire aux maréchaux et aux généraux, qu'il
nommait ou qu'il reconnaissait, dans les provinces; ceux-ci
devaient obligatoirement envoyer leurs enfans à l'armée pour
en faire de futurs officiers. Evidemment, l'ancien ministre de
Tseushi, conseillé par son entourage étranger, voulait se trans-
former dans l'avenir en un Kaiser d'Extrême-Orient.
Cette perspective ne souriait nullement aux républicains
progressistes qui avaient apporté leur concours au dictateur
pour de tout autres motifs; ils reculaient, et finalement rejoi-
gnaient les autres républicains qui ne s'étaient jamais laissé
aller à l'illusion et qui avaient préféré la persécution et l'exil
à l'abandon de leurs idées et de leurs espérances.
Quelque temps avant que la révolte ouverte n'éclatât, les
républicains avaient formé, sous le nom de Minnshientang,
ou parti constitutionnaliste, un groupe rassemblant tous leurs
élémens, depuis les plus avancés jusqu'aux progressistes.
Des concours arrivaient de tous cotés à ce groupe; à Pékin
tome xxxiii, — 1916. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
même, les démissions de fonctionnaires abandonnant le vais-
seau portant la fortune de Yuen furent si nombreuses en dé-
cembre 1915 que celui-ci dut retenir les fugitifs par la force. Le
ministre de la Guerre lui-même, le général Toan Kijoei, devint
suspect. On sentait venir l'orage au fur et à mesure que se
précisait le plan monarchique.
Les Chinois à l'étranger se rassemblaient, ramassaient des
fonds pour subventionner la révolte future; ceux d'Amérique,
plus libres de leurs mouvemens que leurs compatriotes résidant
en territoire anglais et français, s'agitaient beaucoup, poussaient
à la lutte et s'efforçaient d'amener les citoyens des Etats-Unis à
s'intéresser à une cause dont les principes devaient leur plaire.
Un commencement de révolte éclata d'abord à Ghanghai le
6 décembre; environ huit mille tireurs de pousse-pousse
s'étaient mis en grève, la ville était agitée. Des conjurés
essayèrent de s'emparer, avec la complicité d'officiers et de
marins du bord, du vaisseau le Tchaoho ancré dans le fleuve.
Ce coup de main échoua.
C'était de la région lointaine, montagneuse, d'accès difficile
du Yunnan que devait partir le mouvement. Un des meneurs de
l'action fut le général Tsaingoqui, en 1911, s'était emparé de la
province pour le compte de la révolution (1); il appartenait au
parti républicain modéré ; Yuen Ghekai l'avait appelé à Pékin
et immobilisé dans une sinécure : la direction de la Revision
Cadastrale, où le jeune général rongeait son frein. En novem-
bre, la police le surveillait et perquisitionnait chez lui; il
réussit à échapper à cette surveillance, alla au Japon, se rendit
secrètement au Yunnan, où ses soldats fidèles l'acclamèrent.
Les autorités du Yunnan étaient gagnées à la conjuration.
Avec la dissimulation habituelle aux Asiatiques, le gouverneur
même de la province, Tang Kiyao, et les autres fonctionnaires,
feignirent d'abord d'être favorables à la restauration; puis, le
moment venu, ils levèrent le masque. Tang, soutenu par Jenn
Koteng, l'inspecteur provincial, commença par sommer télégra-
phiquement Yruen de renoncer à son projet et d'en châtier les
promoteurs dans son entourage. Tsai prit le commandement
des troupes; un autre général, Li Liékiun, celui-là même qui, le
premier, avait levé l'étendard de la révolte, en 1913, contre la
(1) Dans notre ouvrage, A travers la Révolution chinoise (Pion, Paris), nous
donnons le récit des entrevues où il nous exposa ses idées.
l'échec de la restauration monarchique en chine. 659
tyrannie présidentielle, était, lui aussi, accouru au Yunnan.
Tous proclamèrent l'indépendance de la province, divisèrent
les troupes en trois colonnes, enrôlèrent dès soldats, pour gros-
sir l'armée, qui était d'une soixantaine de mille hommes envi-
ron, et se dirigèrent vers le Nord et l'Est, au-devant de l'armée
dictatoriale que Pékin devait nécessairement envoyer.
En même temps, les autorités civiles et militaires, les géné-
raux à la tète des troupes lançaient des manifestes, les adres-
saient à tous les fonctionnaires des autres provinces; d'anciens
gouverneurs des premiers temps de la République les imitèrent,
tels que l'ancien toutou de Canton, Tchenn Kiongming. Le lan-
gage de ces proclamations exprime sous des formes peu diffé-
rentes les mêmes idées. Le manifeste de Tang Kiyao débute
ainsi :
« Depuis qu'un seul ambitieux et quelques complices ont
soulevé la question de la forme du gouvernement, le peuple est
dans l'agitation. L'attitude de Yuen lui a valu les avertissemens
réitérés de cinq Puissances étrangères. Le gouvernement fait
perdre à la Chine son prestige et ses droits souverains. C'est
pourquoi tout le peuple demande maintenant la suppression du
projet monarchique. »
Les révoltés ne se contentèrent pas d'appeler leurs com-
patriotes aux armes contre le dictateur, ils s'adressèrent égale-
ment aux diverses Puissances, qui eurent aussi leur manifeste,
envoyé au nom du Gouvernement militaire de l'armée de châti-
ment du Yunnan, représentant l'armée chinoise. »
« Yuen Chekai, dit ce document, a adhéré au nouveau régime,
afin d'arriver à la présidence. Deux fois, avant d'être nommé
président, il fit serment, devant la nation et les Puissances
étrangères, de rester fidèle à la république et de gouverner selon
la Constitution. Malgré ses sermens, il a, pendant son gouver-
nement, et àt plusieurs reprises, gouverné comme si la Consti-
tution n'existait pas... Pendant ces quatre dernières années, il
a exercé ses pouvoirs de la façon la plus arbitraire, et il a eu
recours aux intrigues..., il a muselé l'opinion, causé la mort de
bons citoyens... 11 a pressuré le peuple, il l'a sacrifié pour satis-
faire son ambition de tyrannie... Sa politique à l'égard des
Puissances étrangères a été faite de déceptions et de tromperies,
et notre pays a perdu son prestige dans le concert des nations...
« Maintenant, nous sommes forcés de prendre les armes
660 REVUE DES DEUX MONDES.;
pour sauver la République reconnue par toutes les Puissances
amies, nous espérons que toutes ces Puissances tiendront compte
de notre situation, qu'elles reconnaîtront la justice de notre
cause et de notre conduite...
« Nous déclarons ici que tous les traités et conventions
conclus avec les Puissances amies avant la date de la présente
proclamation de notre juste cause contre une haute trahison, à
savoir, le mois de décembre de la quatrième année de la Répu-
blique chinoise, continueront à avoir plein effet, et que, dans
les limites de la juridiction de notre armée, nous assumons
toute responsabilité pour la protection de la vie des étrangers,
de leur commerce et de leurs missions, et pour l'exécution de
toutes les obligations des traités. Toutes les relations avec les
Puissances étrangères seront conduites par les représentans
autorisés du gouvernement militaire... »
Des déclarations du même genre furent faites au gouverneur
général de l'Indochine, à la date du 6 janvier 1916 :
« Yuen Ghekai, dit la lettre des autorités du Yunnan, a la
prétention de traiter les républicains chinois en rebelles, alors
que c'est lui qui est le rebelle, que c'est lui qui se met hors la
loi en violant la Constitution et en faisant fî du serment que,
lors de son élection, il avait prêté, à l'effet de maintenir la
République pendant toute la durée de sa présidence. »
Elles ajoutent l'engagement de protéger les biens des Fran-
çais au Yunnan et de respecter les traités.
Enfin, les députés de l'ancien Parlement dissous, représen-
tans de onze provinces, adressèrent une lettre collective au corps
diplomatique de Pékin, pour dire des choses analogues, et pro-
clamer, au nom du droit, la déchéance de l'usurpateur.
Ces déclarations posent la question sur le terrain des obliga-
tions morales et juridiques résultant d'engagemens solennels,
dont l'inviolabilité doit être un dogme pour les diplomates qui
ne sont pas Allemands.
La rébellion du Yunnan s'est étendue à d'autres régions;
depuis la fin de 1915, une à une, la plupart des provinces
situées au-dessous du Fleuve Bleu ont proclamé leur indépen-
dance du gouvernement de Pékin. Il est aujourd'hui manifeste
que le mouvement actuel a été soigneusement préparé et que
l'échec de la restauration monarchique en chine. 661
les républicains ennemis du dictateur ont profite' de l'expérience
acquise depuis quatre ans. Il est vrai que la guerre d'Europe
qui absorbe les forces des Puissances constituant l'ancien
consortium, et qui même a divisé celles-ci, a singulièrement
facilité leur tâche.
L'habileté des républicains chinois a été de choisir le
moment propice pour partir en guerre contre leur adversaire
dont les étais étrangers s'écroulaient sous la poussée des événe-
mens mondiaux, et ainsi la situation actuelle de l'immense
Chine est une conséquence directe de la Grande Guerre.
A l'heure actuelle, il est impossible de prévoir le dénoue-
ment de cette situation ; mais ce qui parait certain, c'est que
l'opposition entre les intérêts japonais et ceux des groupes
d'affaires anglo-français, qui exercent une influence prépon-
dérante dans la politique d'Extrême-Orient, rend des plus diffi-
ciles la position du personnage qui n'était qu'un instrument,
qu'un écran, derrière lequel agissaient certains diplomates.
L'instrument défaut, l'écran s'écroule sous le souffle de la
révolte actuelle, tandis que la diplomatie japonaise empêche les
mains européennes de le relever.
D'un tel état de choses peut sortir une nouvelle disposition
des pièces sur l'échiquier diplomatique : une division de la
Chine en deux grandes sphères d'influence : le Nord, c'est-à-dire
la région située au-dessus du Fleuve Bleu, appartenant à un nou-
veau groupement russo-japonais qui s'efforcerait de faire prédo-
miner ses vues à Pékin, soit en conservant le dictateur actuel,
soit en le remplaçant d'une manière quelconque ; le Sud,
comprenant les provinces qui avoisinent notre Indochine et bor-
dent le Pacifique jusqu'au Yangtsé, laissé à l'action des Anglais
et des Français. Ce n'est là qu'une hypothèse, mais cette hypo-
thèse n'est pas invraisemblable. Dans tous les cas, sa réalisation
ne semble pas devoir contrarier les intérêts politiques français,
bien que l'abandon de Pékin à d'autres influences soit suscep-
tible de décevoir les personnalités qui avaient mis leur confiance
en Yuen Chekaiou qui avaient associé étroitement leurs intérêts
à sa fortune.
Mais si les étrangers peuvent ainsi faire des plans suivant
les vieilles méthodes et sans tenir compte d'une évolution
historique rapide qui les gêne, ces plans de partage d'in-
fluence et de profits pourront-ils s'imposer aux Chinois qui
662 REVUE DES DEUX MONDES.
entendent être maîtres chez eux? Là est la vraie question.
En effet, malgré les apparences actuelles, il serait inexact de
parler de tendances séparatistes chez les Chinois; toutes les
provinces entendent constituer un seul État, mais elles veulent
posséder leur autonomie administrative ; la république qu'elles
conçoivent est fédérative et non pas centralisée. L'effet de la
dictature et de ses abus de pouvoir a été, depuis quatre ans, de
préciser et de fortifier cette tendance, cet éloignement de la
prédominance absolue du gouvernement central que le besoin
d'unité avait fait envisager un moment dès le début de la révo-
lution, et les hommes politiques chinois du parti constitution-
naliste en sont venus aujourd'hui à faire un système politique du
provincialisme qui fut pendant tant de siècles un état de fait
inconscient, produit de l'évolution historique du pays.
Il est très important, si l'on veut bien comprendre les
événemens actuels, de tenir compte de ce fait.
C'est ce sentiment provincialiste des Chinois, aujourd'hui
renforcé par une conception politique théorique, que les
hommes d'affaires et les diplomates étrangers ont méconnu
lorsqu'ils ont imaginé la création d'un pouvoir fort à Pékin qui
gouvernerait à son gré toute la Chine, et servirait à la fois les
intérêts étrangers et chinois en faisant entrer, par des actes
d'autorité venus d'en haut, tout le pays dans les voies de la
civilisation occidentale.
Une telle conception était vouée d'avance à l'insuccès.
Certes, les échecs répétés des Puissances, dans leur politique en
Chine, ont aussi pour cause leurs rivalités d'intérêts, leurs diver-
gences de vues, mais le provincialisme des Chinois est le prin-
cipal obstacle contre lequel sont venus se buter tous les efforts.
Quelles que soient les Puissances qui voudront, le cas échéant,
prendre en mains, d'une façon ouverte ou occulte, la direction
de cet immense pays, soit que les groupes financiers anglo-
français l'emportent, soit qu'une union russo-japonaise prévale,
les uns ou les autres se trouveront en face du même obstacle
dont la révolte actuelle fait apparaître toute la hauteur.
Fernand Farjenel.
UNE AMBULANCE
DE GARE
Une ville de France, et même d'Ile-de-France, toute grise,
inégale, serrée dans sa large ceinture de boulevards nobles et
déserts comme un coin du parc de Versailles, serrée autour de
la place montante d'où jaillit, toute grise aussi, silencieuse et
la face hautaine, la cathédrale à l'unique tour. La cathédrale,
allongée comme un sphinx ou ramassée en fixité farouche ;
surveillant un horizon de collines bleuâtres que longe, pares-
seusement attardée à contourner les prés et les avoines, la
rivière luisante et lente sous les fins peupliers des rives.
Une ville de chez nous, gardée par une église de chez
nous... Eglises de chez nous, réserves et sources de lumière,
revêtues de rayons et d'ombres, et toujours si singulière-
ment colorées sur les fonds de ciel, qu'elles paraissent elles-
mêmes des foyers de nuit ou d'aurore... Eglises de chez nous!
ô fleurs de notre race épanouie, si puissamment enracinées
au sol et si hardiment élancées, si sobrement tragiques au-
devant de l'orage et si follement chantantes dans l'azur, ô cathé-
drales de chez nous, symboles de notre àme, de notre âme
d'autrefois et de maintenant, en ces heures de calmes volontés,
de douleurs surhumaines et d'espoirs infinis! Telle était cette
église, pareille à toutes ses sœurs de France, qui veillait sur la
petite ville parée de gentillesse, de quiétude et de douce raison...
Une lourde chaleur. L'air danse en réseaux blancs. Un
silence solennel d'avant l'orage, chargé d'angoisse à en mourir.
$C4 REVUE DES DEUX MONDES.,
L'attenté aiguë où les heures sont éternelles, où chaque bruit,
chaque herbe qui bouge prend une importance dans le souve-
nir, une attente à la fois exaspérante et recueillie : chacun seul
devant son destin, prêt à crier, sentant la douleur vive" d'un
doigt pénétrant jusqu'au cœur... Attente.
Et tout à coup l'étrange glas que sonne la cloche la plus
grave de la tour... Voix de cauchemar, voix d'agonie, délire ou
hallucination; coups martelés implacablement; bourdonnement
qui va s'élargissant, et qui s'impose, et qui remplit là ville, la
vallée, auquel répond en chaque village une autre voix ; appel
qui monte du fond des siècles et que chacun, sans l'avoir
jamais entendu, reconnaît... Tocsin, voix du tocsin, tragique
et lente, la même qu'en ce temps où les guetteurs de l'antique
cité voyaient du haut de leur beffroi les flots de l'inondation
gagner la plaine, les flammes de l'incendie dévorer les poutres
des toits, les froids éclairs d'acier d'une forêt de piques, surgie
à l'horizon et grossissante, scander la marche de l'ennemi.
1er-2 août 1914. — Pour ceux qui partaient, c'était bien
simple. Ils s'élançaient, sans regarder derrière, les yeux brillans
et la bouche gamine. Même enthousiasme, même insouciance,
même héroïsme inconscient. Sur les douces collines de France,
la Marseillaise s'était dressée, les cheveux dénoués par le vent
des Victoires, glaive tiré, criant : Aux armes ! Et tous, au-dessous
d'elle voyant flotter les trois couleurs, choisissaient celle de
leurs rêves, rouge des batailles, blanc mystique et bleu des
poètes... la choisissaient et couraient au tournoi.
Mais ceux qui restaient... oh! ceux qui restent! La vie qui
s'arrête de battre en plein cours et dans les décors où tout à
l'heure elle débordait de puissance ! Tristes maisons changées
en châteaux de la Belle au bois dormant, où régnera la mort
jusqu'au « Retour, » chambres closes qui gardent le parfum de
l'absent, jardins lugubres où fleurit une cruelle moisson de roses,
route blanche, qui ne résonne plus d'un cher pas familier, allée
tournante où s'encadrait la silhouette disparue. Repas silencieux
autour de la table trop grande, les regards se fuyant, et le pain
salé par les larmes. Longueur insoutenable des heures et des
jours. Vision du bonheur qui s'écroule, et d'une ombre, au-
devant de soi, que l'on voit naître, grandir et s'allonger jusqu'à
tout ensevelir. Maisons désolées, tristes demeures, désertées
même par « ceux qui restent, » avides de fuir la hantise de leur
UNE AMBULANCE t»E GARE.
665
douleur... Tristes habitans des tristes demeures, jetés dans la
rue afin de s'enivrer dans les remous qui poussent la foule vers
le même pôle : la voie de l'Est, la voie chantante et délirante
où passent, hurlant la Marseillaise, les beaux trains fleuris des
premiers jours de mobilisation...
Ceux qui restent! Ah! la stupidité, l'infériorité, l'inutilité
de n'être qu'un « civil » dans l'élan des premiers jours de
guerre! La soif de dévouement, le besoin de s'étourdir dans
le travail, le désir d'approcher, quand ce ne serait qu'à genoux,
en leur lavant les pieds, tous nos soldats de France, l'orgueil
de se sentir « militaire » un peu ! Pauvres civils, en quête
d'un brassard, d'un insigne, d'un chef ou d'un drapeau! Les
Croix-Rouge les recueilleront comme des soldats dispersés.
DANS L'ATTENTE
Comment on s'enrôlait. — Pluie fine sur la place. Le buffet
de la gare où flotte désormais le drapeau blanc à la croix rouge.
Des messieurs importans font des gestes affairés derrière les
vitres dépolies. Une dame sévère préside à l'aménagement des
lits et du matériel.
Intimidée, l'aspirante infirmière se promène un quart
d'heure devant la porte et, sous la pluie, fait plusieurs fausses
entrées inaperçues, enfin, sollicitée d'un « Que voulez-vous,
madame? » assez sec, par des gens qui veulent signifier qu'ils
n'ont pas de temps à perdre, entre bravement, la bouche sèche
et les membres froids. Humblement et ardemment, cachant ses
larmes, elle prie qu'on l'accueille, solitaire et abandonnée, qu'on
la sauve de l'horreur de son oisiveté.
Un peu brusques, ils la sondent : « Si jeune! que savez-
vous? A quoi prétendez-vous servir? » Narquois, ils la toisent :
« Ah! la petite, peut-être que l'on s'imagine venir jouer à la
poupée? panser un bras articulé? des mannequins de bois?
Une infirmière qui s'évanouirait à la vue de la première vraie
blessure! » La dame sévère lance, d'un air de ne pas y toucher,
et comme si elle parlait au mur : « Nous pouvons choisir. Nous
avons dix fois plus de demandes qu'il ne nous en faudrait. »
Un monsieur intervient, plus conciliant : « Inscrivez tout de
même : nous verrons après. »
Alors la jeune femme se raffermit, bien mieux elle s'exalte,
GGG REVUE DES DEUX MONDES.;
la voix changée, dans sa résolution. Elle sent que la partie se
joue, qu'il s'agit d'un seul mot. Un peu de colère lui vient de
n'être pas comprise. C'est le fond de son cœur qu'elle voudrait
leur montrer. « Servir, oh ! servirl se donner toute! » Et des
mots éloquens lui montent aux lèvres, vibrans de douleur et
d'emportement.
Un courant sympathique s'établit... Elle a trouvé le chemin
des âmes, elle reconnait sur les visages, tout à l'heure froids et
ironiques, même douleur et même exaltation. Chacun pressent
le déchirant secret de l'autre. Les mains se tendent. Le grand
registre s'ouvre et la nouvelle enrôlée donne son adresse et son
nom.
Réunion générale. — Encore de la pluie, mais par averses.
Une énorme tente à plusieurs compartimens, près de baraque-
mens de fortune dans la cour de la gare des marchandises. On
croirait une installation de cirque forain.
Sous la tente, assemblée plénière : quelques femmes du
peuple et quelques isolées, puis toute une société. Les plus
jolies dames, les plus riches ou les mieux considérées, des
commerçans, des industriels, des magistrats, des professeurs,
des docteurs, des prêtres. Tous se reconnaissent, se saluent,
jacassent comme dans un des salons de la ville... si fort, même,
que le Bureau se voit forcé d'intervenir plusieurs fois et très
énergiquement pour établir un relatif silence.
Le Bureau : une dame et trois messieurs assis sur de mau-
vaises chaises devant une table de bois blanc. L'assistance est
debout. A quelques dames vacillantes on désigne les uniques
sièges vacans : des piles de sacs de grosse toile. Par les join-
tures de la tente, l'averse pénètre et l'on ouvre des parapluies.
On expose le but de l'œuvre, et c'est très simple : soigner,
panser, ravitailler, réconforter les blessés des trains sanitaires
qui, bientôt malheureusement, ramèneront de la frontière une
partie de cette belle jeunesse dont les chants et les cris, parve-
nant au passage, évoquent par sursauts la terrible réalité,
alimentent les larmes.
Pour assurer le service, trois dames, nuit et jour, veillent à
l'infirmerie, à la lingerie, aux cuisines, avec trois hommes de
garde, pour les protéger et les aider. Une heure avant le passage
des trains sanitaires, de petits cyclistes de bonne volonté pré-
viennent, dans leur demeure, les membres auxiliaires. Le
UNE AMBULANCE DE GARE. 667
remplacement s'assure par un roulement régulier du personnel.
Exactitude militaire demandée. Obéissance scrupuleuse.
Fidélité au poste, — même sous le feu des ennemis. (Ici la voix
de l'orateur devient tonnante, son geste pathétique confirme les
plus héroïques résolutions, et l'on applaudit chaleureusement,
tout en se rappelant avec une secrète complaisance que
400 kilomètres de bonne terre libre séparent la ville de l'ennemi.)
Gomme péroraison, la voix de l'orateur (une femme) se
brise dans un sanglot... D'enthousiasme, les statuts sont
approuvés, la liste des engagés se grossit d'adhésions nouvelles,
les mains se serrent, le brouhaha recommence, puis un piéti-
nement dans la boue, un moutonnement de parapluies reluisans
d'eau, coulant par toutes leurs gouttières, et les assistans
rentrent chez eux.
...On avait dit : « Le costume est de rigueur ! » Et c'était la
préoccupation de chacune. Celles dont la garde commençait le
lendemain, enfiévrées, soucieuses de bien faire leur entrée,
couraient les magasins, mobilisant les couturières et les toiles
avec cet enfantin plaisir que toute femme ressent à s'habiller
de neuf, et qui fait que les veuves, les plus tristes veuves,
savent encore draper coquettement les voiles noirs et les
bandeaux sur leurs cheveux.
Costume d'infirmière : jolie vision, banalisée maintenant,
mais douce quand même. Blancheurs d'anges, religieuses aux-
quelles on permettrait un brin de fantaisie sous la coiffe, fronts
marqués comme d'une étoile par la petite croix de sang,
fiancées, sœurs, épouses, mères, perdant, de par cet uniforme,
le droit de n'appartenir qu'à un seul, et devenant toutes, sans
âge, beauté, ni rang, les servantes de la Pitié.
Première nuit de veille. — Elles sont deux petites infir-
mières. La prise de service est à 18 heures (exactitude mili-
taire). Par crainte d'arriver à 18 h. 02, ou à 18 h. 04, elles ont
dîné hâtivement à l'heure où généralement on goûte, et les
voilà, doublant le pas sur la route, un peu mal à l'aise dans
leur toile blanche et leur voile, que tire le vent; intimidées
surtout par les regards surpris, curieux toujours et parfois
railleurs : elles sont les « premières » rencontrées... Elles se
pressent, elles se pressent, ayant vu leur chef de service tourner
la rue à quelques mètres en avant d'elles, entendent sonner
des heures imaginaires à toutes les pendules du quartier, et
668 REVUE DES DEUX MONDES.)
font leur entrée un quart d'heure trop tôt, ce dont on les féli-
cite : « C'est si rare, chez les dames, » paraît-il,
L'infirmerie est pleine d'infirmières. Elles sont trois dames
de garde, mais on ne s'en douterait pas. C'est un remue-ménagb
indescriptible. Des boîtes, des bocaux, des flacons, des cuvettes
remplacent les sandwiches et les liqueurs fines sur le comptoir
de marbre blanc. Des mains rangent, d'autres bousculent ce qui
vient d'être rangé, des couvercles sont ouverts et fermés dix
fois successivement, pour rien, pour le plaisir. Ces jeunes
femmes éprouvent une griserie de nouvelles locataires.
Les visiteurs affluent : administrateurs, médecins, infir-
mières des hôpitaux de la ville, parens et amis. L'infirmière-
major fait les honneurs de la maison : c'est une inauguration,
un vernissage ; il y a tout le monde dans l'infirmerie... sauf
les trois dames de garde qui se sont réfugiées sagement dans
leur salle de veille.
Aux approches de la nuit, l'infirmerie se vide et les trois
dames se trouvent seules. Au-dessus des vitres dépolies, des
têtes de curieux se hissent, depuis la place. Du côté des quais,
la porte grande ouverte laisse entrer une chaude vapeur de nuit
d'été. L'éclairage est parcimonieux : la ville craint de manquer
de gaz.
Elles sont toutes trois à se regarder, comme trois ombres
évoquées, entre une rangée de cinq lits vides et le comptoir.
Les bocaux ont des lueurs perverses ; ils attendent le magicien
pour une scène d'incantation. L'atmosphère est étrange. Est-ce
un conte ou un rêve? De quel culte sont-elles les célébrantes,
en ce costume et dans ce décor? Chaque geste, en ces lieux,
prend la valeur d'un rite. De peur de rompre le charme, les
voix s'assourdissent et les pas glissent. Tout ne va-t-il pas
s'évanouir?
Une torpeur douce les envahit. Pourquoi sont-elles là? Qu'y
feront-elles? Cela n'est plus très clair. Elles jouent leur rôle
dans le mystère muet des dames blanches, des lits vides, des
lampes à demi mortes et de la profonde nuit d'été. Leurs
idées se troublent : elles vivent une heure qui ne peut se situer,
ni dans l'espace, ni dans le temps. Sont-elles des religieuses
ou des pensionnaires au dortoir?
Un train passe. D'un grand frisson elles recouvrent
conscience. Et chacune, en secret, sent la présence d'un qua-
UNE AMBULANCE DE GARE. 669
trième personnage, un redoutable Inconnu qui vient prendre
son rôle à côté d'elles, invisible, muet, aveugle et sourd. Cha-
cune se sent guettée par son destin.
Pour cesser l'enchantement et maintenir la hiérarchie,
l'infirmière en chef se croit obligée de commander quelques
manœuvres inutiles : ouvrir et refermer les couvercles, tapoter
les oreillers des lits; enfin, lasse d'imaginer, elle donne le
signal de la retraite. Et les trois ombres s'assurent de toutes les
serrures et se glissent à petits pas, sans bruit, sans bruit, jus-
qu'à leur salle de garde contiguë.
Là, trois fauteuils les attendent, et une table, où des mains
bien intentionnées ont déjà déposé le manuel des infirmières et
des exercices de piété. Des demi-cloisons de planches séparent
leur cellule de toutes ses pareilles qui ont été aménagées dans
la vaste salle d'attente.
Trois dames blanches... trois fauteuils... trois couvertures..*
Les heures s'étirent démesurément.
Les yeux à demi clos, elles suivent les bruits qui meublent
le silence : les trois messieurs de garde, leurs voisins, discutent
inlassablement; chez les officiers, leurs autres voisins, une
porte claque ; des ronflemens de territoriaux se succèdent en
mesure; des trains passent, sans trêve, mais tellement apaisés
que les cris d'un soldat : « A Berlin! A bas Guillaume! »
restent sans écho. Et la demi-somnolence vient, le sommeil
enfin sur les trois voiles qui penchent...
Lorsqu'elles dorment tout à fait, un grand bruit à la porte,
un réveil en sursaut, l'estomac chaviré, les paupières piquantes,
et la bouche sèche. Les trois remplaçantes viennent prendre
leur garde. Il est minuit. Avec elles entre un air glacé qui vivi-
fie la petite salle, chaude et viciée comme un compartiment de
train. Elles laissent pénétrer la fraîcheur avec délices. Une voix
rageuse, sortie de la salle des officiers, les rappelle crûment à
l'ordre :
« Fermez donc la porte, nom d'un chien ! Voilà qu'elles
m'ont fait prendre un rhume ! »
Des accompagnateurs. — En moyenne, ils ont cinquante
ans. Il leur faut presque un âge de tout repos... et puis les
jeunes ne sont plus là.
Ils ont salué ces dames à la sortie de leur salle de garde, se
sont enquis de leurs demeures, se les sont partagées, et les voilà
670 REVUE DES DEUX MONDES.;
dans la nuit noire, chevaliers scrvans ou paternels gardiens,
escortant à travers les rues, voire les faubourgs et même les
routes, la respectable bonne vieille dame, la petite jeune femme
fringante, bavarde et sautillante comme trois merles, ou la
me'lancolique forme noire, muette et rigide sous sa grande
mante à capuchon.
Il y a de charmans vieux cavaliers qui s'offrent à porlcr le
sac, le réticule ou les menus paquets. Ils s'ingénient à fleurir
le temps de délicieuses banalités et jugent leur devoir accompli
seulement lorsque le verrou est tiré, à leur nez, derrière leur
protégée.
D'autres se prétendent ravis. Leur promenade forcée, ils la
qualifient d'hygiénique, de sportive... ou de romantique, et
s'extasient sur la fraîcheur de l'air, la pureté de la lune, le
chant des crapauds et la sonorité des routes.
Il y en a qui marchent à grands pas, tirant à la remorque
la grosse dame essoufflée qui roule comme un petit tonneau. H
est pressé de retrouver sa tasse de camomille et son lit chaud,
et n'a que faire de paroles inutiles. A celui-là, justement, échoit
la dame qui demeure à l'autre bout de la ville, presque aux
champs. Minuit : deux kilomètres... la camomille sera froide...
Brr!... Quel brouillard!... Il lève le col de son pardessus et met
son mouchoir devant sa bouche. N'arrivera-t-on jamais? Il ne
sera pas couché avant deux heures du matin! Enfin, voilà!
« Bonsoir ! — Bonsoir ! » Il salue sans s'arrêter, semant la dame
plus qu'il ne la dépose au seuil de sa maison, et fait demi-tour
avant qu'elle ait eu le temps de remercier.
Nuits de garde. — Les premières sont vides, désespéré-
ment vaines. Les équipes de trois remplacent régulièrement les
équipes de trois. Et chacune a déjà son allure et ses habitudes
vite nées.
Il y a l'équipe où l'on dort, vautré de tout son long, tout
bonnement, sans élégance, sur les lits qui sont venus
s'adjoindre aux trois fauteuils... et tout à fait sans élégance,
puisqu'un beau jour on lit sur la muraille : « Prière d'ôter ses
bottines avant de s'allonger. »
Il y a l'équipe joyeuse où l'on bavarde entre deux tasses de
thé, grignotant les premiers potins de l'assemblée, riant si fort
que du compartiment des officiers monte un : « Tonnerre !
Pourrons-nous dormir ? »
UNE AMBULANCE DE GARE. G" 1
Pour compenser, une équipe de bonnes âmes pourvoit
maternellement de café chaud ces messieurs de la gare, et ces
messieurs les officiers, vers les minuit.
Ici les nuits se passent confortablement et dignement. On
apporte ses pantoulles et des bas à tricoter pour les soldats.
Ici, les nuits sont tristes et muettes, chacune ayant au cœur
assez d'ennui. Les plumes grincent sur d'interminables lettres;
les fronts, sous prétexte de mauvais éclairage, restent penchés
obstinément sur les feuillets où de grosses larmes font déteindre
l'encre.
L'équipe-béguin âge : atmosphère de presbytère ou de pen-
sionnaires au couvent. Ces dames n'ont pas d'âge sous leur
v.oile, avec leur front lisse et leur face sans sourire. Les gestes
sont menus, les pas glissés. C'est l'équipe méticuleuse et pré-
cieuse entre toutes, qui range, époussète et classe inlassable-
ment jusqu'à l'heure fixée pour le sommeil : neuf heures...
Toutes les portes fermées soigneusement et silencieusement...
Les voix s'assourdissent, au point que les trois voiles doivent,
pour s'entendre, se pencher l'un vers l'autre comme des cornettes
de sœurs... (Il ne faut pas gêner ces messieurs de la gare.) —
Interminables dévotions, par demandes et par réponses, chape-
let, litanies, invocations, les trois dames agenouillées devant
les trois fauteuils, en triangle, les dos tournés. Et puis,
installation correcte sur les trois fauteuils, les mains croisées
sur les genoux et la tète bien droite, jusqu'au réveil...
La première alerte. — La salle d'attente est divisée en
alvéoles par des demi-cloisons de planches. Sommeil de « nuit de
veille, » à demi conscient, dans la petite cellule des infirmières ;
sourd bourdonnement de ruches des autres compartimens en
travail; torpeur, déchirée soudain par un appel sonnant,
comme un clairon, l'alarme : « Croix-Rouge! »
D'un bond, sans réfléchir, les deux jeunes femmes courent
aux portes de l'infirmerie, le cœur battant, dans l'angoisse du
premier contact avec un premier blessé de guerre... Chez les
messieurs, leurs voisins, c'est une bruyante bousculade. Une
voix crie : « Aux brancards! Surtout, pas d'affolement! »
L'infirmière en chef étudie son visage et se compose des
gestes de maîtresse femme, à la hauteur des circonstances. Des
ordres, d'abord, il s'agit de donner des ordres... A quoi servirait
une infirmière en chef, si elle ne donnait pas d'ordres?
672 REVUE DES DEUX MONDES.:
Donc, elle arrête l'élan des deux novices pleines d'un zèle
qu'elle juge intempestif :
— N'ouvrez pas la porte avant que ces messieurs aient le
temps de passer leur pantalon... Monsieur l'aumônier, surtout!
. Monsieur l'aumônier, un ve'ne'rable prêtre, dort à un bout de
l'infirmerie; à l'autre bout, c'est l'important M. S..., phar-
macien-infirmier. La vieille dame écarte pudiquement les deux
jeunes imprudentes, risque un œil : M. l'aumônier est déjà en
soutane. Quant à l'honorable S. . . , il ronfle béatement. Que faire ?
Des brancardiers, au dehors, heurtent déjà la porte... Tant pis !
Les deux jeunes révoltées font irruption dans la salle aux lits
blancs... La grande porte des quais s'ouvre... Voilà le Blessé.
Le Blessé, et sa suite... toute une « quadrille, » les officiers
à manchon blanc, les messieurs de garde, les brancardiers,
vexés de leurs inutiles brancards : le Blessé marche seul. Du
moins, six bras le soutiennent ; c'est tout juste s'il n'est pas porté
en triomphe : un blessé, enfin!
C'est un grand diable d'artilleur, abandonné par un train
montant. Pas le moindre pansement. Pas une trace de sang. Il
a tous ses membres ! Les trois infirmières sont désappointées.
Il est assis au milieu de la salle. Les hommes font cercle.
Les deux jeunes femmes agenouillées travaillent avec ardeur à
extraire ses pieds des énormes bottes. L'infirmière en chef
procède à l'interrogatoire.
Le pauvre bougre répond d'une voix pâteuse, l'air abruti et
dégoûté : « Il a mal au ventre... Il vient de Chartres... » C'est
tout ce que l'on peut en tirer. S..., enfin réveillé et habillé,
prépare du bismuth, la tête hirsute et les yeux clignotans.
On décide qu'/7 passera la nuit sur un des lits blancs. Pour
une simple colique, Madame l'infirmière en chef déclare qu7/ a
bien de la chance. — « Encore un qui voudrait arriver lorsque
tout serait fini... »
En attendant, le malheureux dort d'un sommeil de plomb,
vautré, anéanti. Il sent le cuir et la sueur. Les deux petites
sont grondées parce qu'elles ont négligé d'étendre une toile
cirée entre le drap et lui.
Avec attendrissement, elles le contemplent : Frère soldat!
Quel sommeil! C'est un sommeil de guerre, déjà. Harassés,
vaincus, ils dormiront n'importe où, tout équipés, sur le bord
d'un fossé, dans la neige, dans l'eau... Frère soldat I
UNE AMBULANCE DE GARE.
C73
Soudain, un gémissement sourd, des cris, des convulsions :
le malheureux se tord. — « Il est bien douillet, pour des
coliques, » constate dédaigneusement la maîtresse infirmière.
Les deux jeunes femmes sont indignées., Elles se mettraient à
genoux devant ce grand paysan malheureux. Elles s'ingénient :
« Si nous lui appliquions des serviettes chaudes sur le ventre? »
— S... secoué, réveillé, consulté, approuve d'un grognement
sans tourner son visage obstinément dirigé vers le mur, en
homme décidé à ne pas interrompre son sommeil pour si peu.
La vieille dame organise : l'une des aides chauffera la ser-
viette, l'autre la portera — et se détournera pendant l'applica-
tion. Car on ne pourra jamais accuser son service de manquer
aux convenances. Ce n'est pas elle qui confierait à des jeunes
filles un office dangereux pour la pudeur I
La nuit passe en tisanes, en compresses, en tapotages
d'oreillers. 0 gloire ! le lendemain elles apprenaient qu'elles
avaient soigné une crise d'appendicite... Comme cela aurait été
vexant d'inaugurer par une colique, une vulgaire colique,
•eur beau cahier-journal! Et de sa plus belle écriture, l'infir-
mière en chef couchera sur le registre tout neuf : « Etant de
garde, nous, Mme P. de V... assistée de Mmes L... et C... avons
recueilli cette nuit un artilleur du 4e corps atteint d'appendicite
aiguë... Lui avons administré une potion au bismuth et des
compresses chaudes... »
Quelques mesures pour rien. — Monotonie, monotonie,
coupée de quelques rares alertes : un coup de pied de cheval,
une crise d'épilepsie, une chute de coltineur, un pied ébouil-
lanté, contusions, entorses, bobos insignifians, prétextes à
pansemens modèles.
Le pansement au rite sacré! L'opérateur lave et brosse inter-
minablement ses mains qu'il tient écartées du corps, le pouce
et l'index en l'air, tout humides, en attendant le moment
d'intervenir... Une aide flambe la cuvette, et les ciseaux, l'autre
prépare le membre malade... Eau bouillie, teinture d'iode...
« Mademoiselle ! ce n'est pas la peine de flamber votre cuvette
si vous en infectez le bord avec vos pouces! » Vile! vite! les
pièces de pansement... Les petites aides s'empressent, tenant
les bandes, les compresses et le coton, comme un enfant de
chœur les burettes. Religieusement, elles contemplent l'épa-
nouissement d'un superbe spica, d'un beau huit de toile, autour
TOME XXXIII. 1910. 415
674 REVUE DES DEUX MONDES.!
d'une entorse, ou d'un bandage de tête en « côte" de melon. »
0 triomphe du pansement ! beau pansement élégant, moulé
suivant les règles de l'art, pansement de dispensaire! Gloire des
beaux pansemens exécutés avec tout le calme, tout le loisir voulu!
Les équipes luttaient et comparaient malignement entre elles
la méthode de leur chef. On discutait le nombre de tours de
bande qu'il fallait donner pour base à certains pansemens.
0 bavardage des premiers jours! Rien à faire. Rite de l'eau
bouillie, rite des compresses, rites des bandes de toile et des
carrés de tarlatane, pliage en deux, pliage en trois. Gestes
toujours les mêmes dans la chaleur et l'odeur du formol !
Monotonie, monotonie — chaleur, formol ; formol, chaleur —
entrecoupée de tasses de thé, de bavardages dans l'attente
énervée d'un coup de téléphone qui ne retentit jamais :
« Allô !... de Reims... on vous signale un train de grands
blessés pour 17 h. 02. »
L'APPRENTISSAGE
Le premier train. — Le premier train ne fut pas signalé.
Il arriva dans la nuit du lo août. Froid, pluie fine. Une demi-
heure d'arrêt.
Aux cuisines on s'était lassé d'attendre vainement depuis
quinze jours. Personne ne veillait. Pendant qu'une des dames
se faisait forcer la porte afin de réchauffer bouillon et café, les
deux autres prenaient contact.
Oh! ce premier contact! Nuit noire, wagons à bestiaux,
lourde porte dure à ouvrir qui grince en roulant sur ses
gonds. C'est très haut, on se hisse comme on peut avec les
coudes et les genoux. Des territoriaux de bonne volonté suivent
avec des lanternes.
Deux étages de civières, comme des hamacs de matelots;
une tête ou un pied dépasse, des mains pendent : cela sent
l'étable, le renfermé, le sang chaud, odeur fade qui fait tourner
le cœur. Dorment-ils? On dirait des morts... Sur chacun, le
brave homme dirige son falot; la jeune femme se penche, et
doucement interroge. « Du bouillon? Du café? » — « C'est
cela! » Réveillés un peu, ils tendent la main libre vers le quart
brûlant où le bouillon fume; à petites gorgées, comme rêvant
encore, ils boivent jusqu'à la dernière goutte... Ils ont si froid!
UNE AMBULANCE DE GARE. 675
« Madame! Il y en a un, là, blessé aux deux bras... » Elle
le découvre en marchant à quatre pattes sous les civières. Il
est par terre, sur la paille. Agenouillée, elle soulève le pauvre
visage pâle qu'elle appuie sur sa hanche, et doucement, soulevant
sa tête, elle le fait boire d'un geste maternel et joli, tandis qu'il
avance ses lèvres avec une grosse moue, comme un enfant.
Ils sont transis de froid. Celui-là, blessé aux jambes, a ses
culottes fendues de bas en haut par les ciseaux pressés de l'am-
bulancier du front. Il est tout nu, glacé, rigide. Est-il mort?
Un autre, là, gémit, le pansement défait. Celui-là crie que « ça
coule. » Un autre tend un bras tuméfié : de chaque côté du
pansement trop serré un gros bourrelet de chair tendue se
gonfle. Les bords de la tarlatane séchée entaillent douloureuse"
sent la peau luisante et rouge.
Il y a tant à faire, et elles ne sont que trois ! Alors, toute la
gare les aide : soldats, employés, officiers. De l'infirmerie au
train, du train aux cuisines, courses, trots, ordres, appels. Il
n'y a plus d'âge, plus de sexe, plus de grades, tout le monde
sert. Un commandant s'ébouillante avec un quart de grog brû-
lant. Deux territoriaux assistent sur la voie un pauvre éclopé
que tourmentent d'affreuses coliques. On entortille les pieds
nus dans tout ce que l'on peut trouver à la lingerie. Avec des
épingles de sûreté l'on façonne deux bonnets de coton blanc en
savates. Et pour celui qui n'avait plus de pantalon, le voilà plié
dans un maillot de coton cardé, ligoté de bandes de toile. En
trois quarts d'heure, tout est fini. Ils sont mieux, ils sourient..
Le train peut partir.
Les trois femmes haletantes se retrouvent à l'infirmerie,
enfin close et calme. Un gros soupir dans le lit du fond, un
bâillement de fauve, une face hérissée surgissant des mollesses
d'un blanc oreiller : c'est M. S..., pharmacien, qui s'éveille
après la bataille.
16 août. — Deuxième train. Il est annoncé deux heures à
l'avance. Les petits cyclistes ont le loisir de parcourir la ville ;
tout le personnel est prévenu.
L'infirmerie est toute blanche d'infirmières. Répétition géné-
rale. L'infirmière-major, la grande maîtresse, est là. Point n'est
besoin de son brassard rouge pour la reconnaître : les sourcils
hauts, le bonnet en diadème, la voix tranchante et le geste sec...
tout tremble. Point d'initiative privée, chacune à son poste l
616 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans l'hilarité générale on amène le pelil chariot à panse-
ment : on n'a pas trouvé mieux qu'un landau d'enfant, sans
capote, déguisé sous de la peinture grise et deux croix rouges.
L'équipe de service y entasse bouteilles, boîtes, bandes, coton,
cuvettes et plateaux. Cela ressemble à la petite voiture d'un
buffetier de gare : « Brioches... croissans... petits pains? » On
s'extasie, mais au fond de soi chacun trouve l'objet un peu ridi-
cule, et lorsqu'il s'agit d'une bonne âme pour la pousser, toutes
invoquent d'excellentes raisons pour décliner l'honneur...
D'office, on désigne la plus jeune.
De même, il y a peu d'empressement autour de la marmite
aux compresses. Mais on se dispute l'honneur du plateau
chirurgical. L'une s'empare triomphalement du pinceau à tein-
ture d'iode, l'autre d'une carafe d'eau bouillie. L'on s'assure
des dames interprètes. (Il y aura des prisonniers.)
— Le train, mesdames!
La procession s'ébranle : l'infirmière-major, le docteur,
tout de lin blanc, les manches relevées comme un sacrificateur,
les bras humides et les mains hautes, afin d'éviter les contacts
impurs. — « Brioches, croissans, petits pains, » la voiture où
les bocaux dansent, encadrée de jolies dames aux bras nus qui se
sont assurées de la belle ordonnance de leur coiffure avant d'af-
fronter les quais. L'officiante au plateau le tient, ce cher plateau,
comme s'il devait recevoir la tête de Jean-Baptiste. Suit : la
marmite d'eau bouillie, balancée entre deux autres dames;
suivent : les mannes aux cuvettes; enfin, les femmes de service
avec des seaux hygiéniques.
Il v a foule sur les quais : tout le personnel de la gare :
officiers, G. V. G., chapelet de braves territoriaux. Tous les
majors des hôpitaux auxiliaires, l'air goguenard. Tout le comité
de la Croix-Rouge : directeurs, administrateurs, secrétaires.
Tout le personnel des cuisines : les dames auxiliaires avec
leurs mannes à provisions établies sur des tréteaux de bois, par
petits postes, le long des quais. Les messieurs affiliés... et c'est
tout. Le quai regorge. Il n'y aura plus de place pour les blessés.
Le train. Le premier train « officiel, » moitié wagons do
troisième, moitié wagons à bestiaux.
Blessés, tous? oh! si peu ! Aux bras, aux jambes, et si légè-
rement! A peine sales, poussiéreux, noirs du train, rouges du
hâle... et si joyeux! « Ça marche! On les a! Ils filent comme
UNE AMBULANCE DE GARE. 677
des lapins! Ah! nos 75! Quel bon travail I Les obus n'e'clatent
pas. Us visent trop bas ou trop haut. C'est pour ça qu'on est
touché aux jambes. »
Ils sont tous sur les quais, pas sages du tout, dévalisant
presque les corbeilles de vivres. Et rigolant : « Ah! si ce n'est
que ça, la guerre, pas vrai! »
A peine trouve-t-on quelques pansemens à consolider. Trop
d'infirmières. C'est une foire de rouge et de blanc. La confusion
est extrême. On bavarde! on se bouscule! C'est un bel après-
jiidi très chaud. Un aéroplane survole la voie comme un éper-
"ier, très haut, dans l'air qui danse. Le ciel est poudré d'or. La
joie est délirante. Us en reviennent, ceux-là... ils ont vu... ils
sont contens... On tes aura! Noël ! Noël ! — Vive la France ! — •
Les taches rouges et blanches des costumes grouillent indescripti-
blement. Les beaux majors pérorent. Les territoriaux et les bles-
sés se tapent de grands coups sur les cuisses... Il fait bon vivre 1
Le lendemain, désagréable constatation : pour six cents
blessés on a prodigué deux mille tablettes de chocolat...
Le service modèle. — A la fin d'une journée de la troi-
sième semaine de guerre, un grand train de douze cents blessés
tut annoncé. Il devait rester deux heures garé sur la voie des
marchandises.
Tout le long des rails, des postes avaient été aménagés, un
pour quatre wagons. Un grand baquet d'eau près d'une potence
de bois où pendaient les essuie-mains ; des tréteaux supportant
les mannettes pleines de vivres, tartines, chocolat, gruyère,
biscuit, jambons, poires et sucre cassé; mannettes pleines de
quarts et de cuillers à soupe; bidons énormes fumant de
bouillon chaud et de café, bidons à grog, à lait, à vin. A chaque
secteur, deux messieurs et deux dames auxiliaires.
Deux postes de dames infirmières accompagnant les doc-
teurs à chaque bout du train, munies de leur voilure d'enfant
et de leurs bocaux. Un poste central de dames lingères, chargées
de serviettes de toilette, de mouchoirs, de chemises, de cale-
çons, de chaussettes de rechange que l'on avait ordre de distri-
buer parcimonieusement. Membres du Conseil d'administration
circulant d'un bout à l'autre. Boy-scouts, en message continuel
de l'infirmerie ou des cuisines aux petits postes. Des prêtres,
des aumôniers, des dames visiteuses. Un cordon de territoriaux
tout le long de la voie et des grilles d'entrée où la foule pal-
678 REVUE DES DEUX MONDES.)
pitante s'écrasait, avide de contempler ceux des leurs qui reve-
naient de là-bas. Le cre'puscule d'été. Les taches blanches des
groupes de femmes échelonnées de poste en poste. De l'impa-
tience. De l'anxiété. De la surexcitation. Et l'allégresse de sentir
dans la nuit tombante palpiter au vent léger la légèreté du
voile blanc, dans un rêve de gloire, de pitié et d'héroïsme...
Douloureuse et fervente petite ambulancière, ô femme de France,
mûre pour le dévouement suprême et le sacrifice total !
Le train se gare, — oh ! lent, si lent ! — à reculons comme une
bête malade et précautionneuse ; silencieusement, comme las
déjà de tant de misère ; un Irain long, long, long, qui n'en
finit plus; si long que l'on doit le sectionner en deux tronçons
sur deux voies; et dont l'arrêt, le plus amorti qu'il soit pos-
sible, propage de wagons en wagons un soubresaut pénible et
gémissant, où l'on croit percevoir une recrudescence de souffrance
dans les pauvres chairs torturées,
Quelques wagons de première pour les officiers (mais la
plupart gisent parmi leurs hommes), quelques troisièmes pour
les moins atteints, et les énormes wagons à bestiaux, les wagons
à civière où déjà quelques-uns s'immobilisent dans la rigidité
de la mort.
Engourdis encore dans l'habitude de leur faim et de leur
douleur, « ils » restent moroses, répondant à peine aux invites
des assistantes. Et puis, ils finissent par comprendre, gagnés
par l'entrain communicatif de ceux qui les sollicitent avec des
gestes vifs et de bons sourires tendres. Et les valides sautent à
terre, courant au baquet d'eau. Ah ! l'ivresse de l'eau, enfin !
Le premier frais contact contre leur peau brûlante, leurs joues
noires, leurs fronts où la sueur et le sang collent les cheveux,
leurs pauvres mains gonflées sous la(crasse et le cal, durcies
comme du cuir, déjà, par quelques jours de vie errante !
Ceux qui portent un bras en écharpe (ou dont la manche
vide et flasque révèle le membre coupé) regardent d'un œil
d'envie les autres... qui ont deux bras. Timidement, d'abord,
une jeune femme s'approche : « Si vous voulez que je lave
votre main valide? » Il balbutie, intimidé aussi : « C'est bien
trop salel Ce n'est pas la peine! » Mais les deux petites
mains se sont déjà emparées de la grosse main noire et bar-
botent de compagnie dans le baquet. Maintenant ils rient
tous deux, et la jeune femme s'enhardit : « Allons! que je vous
UNE AMBULANCE DE GARE. 679
débarbouille, maintenant! » Un peu rouge, il lui livre son bon
visage qu'elle e'ponge tendrement, fraternellement, avec d'infi-
nies précautions : « Au moins, je ne vous fais pas de mal? »
Lui, se prend d'un gros rire : « Ah ! vous pouvez racler, allez I »
Il trouve qu'elle ne frotte jamais assez fort.
Enfin, la soupe, la bonne soupe, le bouillon, dans les quarts,
brûlant... Ceux qui n'ont qu'un bras droit, on les installe sur
le marchepied du wagon, une cuiller dans la main, leur soupe
à côté d'eux. Les invalides, on les aide, à la becquée, comme de
tout petits, en soufflant la cuillerée fumante.
Pain, chocolat, grog, café, lait, vin, le petit poste se vide.
Les quatre wagons du secteur ne contiennent plus que ceux que
leur mal immobilise. Les visages se détendent, les langues se
délient. Réchauffés, restaurés, soulagés, ils se mêlent aux infir-
mières maintenant; c'est de nouveau la foule rouge, bleue et
blanche, le bourdonnement et l'animation d'une foire.
Pendant ce temps, les docteurs passent, traçant le travail de
leurs infirmières. Il y a toujours des pansemens défaits, des
plaies à vif, des pansemens trop serrés, des hémorragies, des
cas pressans. Ceux qui ne peuvent aller plus loin attendent sur
des brancards leur transport aux hôpitaux de la ville. On panse
dans les wagons, on panse sur les quais, des bras, des jambes,
des torses, des têtes. Des lambeaux de toile maculée traînent
partout, on piétine des tampons d'ouate, l'eau des cuvettes est
rouge, les tabliers et les blouses blanches se tachent de sang,
les doigts s'enfièvrent, les ordres s'exaspèrent, les aides ont à
répondre à quatre demandes à la fois... Il y a tant à faire, et le
temps est si court 1
N'importe! En deux heures, tout le train est visité, et lorsque,
de nouveau, s'ébranle le long convoi, ce n'est plus le pauvre
train mort, le train accablé et silencieux de l'arrière. Toutes les
têtes sont aux portières, des faces heureuses et consolées, des
yeux brillans, de bons sourires. Un déluge de merci, un délire
de cris, mouchoirs, bras, mains, képis, s'évertuant à témoigner
une gratitude véhémente.
Et quand l'immense clameur partie d'un bout à l'autre du
train les salue au passage : « Vive la Croix-Rouge ! » la gorge
contractée en un profond sanglot, elles se tiennent toutes là, près
de leurs compagnons, debout, comme au port d'armes, tandis
que les wagons défilent devant elles, leur train et leurs soldats 1
680 REVUE DES DEUX MONDES.;
QUELQUES SILHOUETTES
L'évêque. — Haute figure énergique. Aurait été chef do
cité, au Moyen Age, debout sur les remparts, la mitre en tête,
et la crosse à la main. Hôte assidu de l'ambulance. La tache
violette que fait sa soutane devient populaire, sur les quais. Il
ne manque le passage d'aucun train. Inépuisable source de
médailles et de bénédictions, il soulève un enthousiasme indes-
criptible. Intrépide, volontaire, généreux, il encourage, élec-
trise, vivifie. C'est YÉvêque. Le premier, à l'ambulance comme
dans sa ville, comme devant l'invasion allemande... l'évêque de
la bataille de la Marne 1
Ne dédaigne pas, aux heures de grande presse, de mettre
la main à la pâte, s'échaude plus d'une fois en passant des
gamelles de bouillon brûlant, et se laisse bousculer avec
bonheur par de petites infirmières courant en écervelées, un
lourd bidon à chaque bras...
L'un des chefs. — Cheveux blancs, pâleur, politesse exquise
et grande distinction. Donnant à chacune, par un simple
salut, l'illusion d'avoir été remarquée et particulièrement
appréciée.
L'àme, la tête, le bras. Le don de la présence simultanée
aux cuisines, au conseil, sur le quai et dans les wagons. Le
Patron avec une majuscule. L'homme sûr de lui-même, des
autres, de sa tâche, de la guerre, de la France et de Dieu.
Tranche immédiatement toute difficulté. Vous envoie promener
en un tour de bras, et vous rappelle dix secondes après, avec
un sourire éclatant...
• Le docteur. — Long, maigre, affairé, si pressé toujours I
Le corps un peu courbé, par habitude; les grands bras écartés
en quête d'opérations. On ne peut se le représenter autrement
que dépeçant, coupant, cousant, extirpant, grand sacrificateur,
d'ailleurs parfaitement dévoué.
... Parfaitement dévoué, aussi, mais soucieux de ne pas se
laisser déborder. Aime le travail propre et fini. Prudent, pru-
dent, ne décidera rien qu'à propos. Le médecin des familles
par excellence, le docteur « qui a fait ses humanités, » disert,
modeste, un médecin comme on n'en trouve plus. Ennemi juré
des microbes. Un peu distrait aussi : met dans la doublure de
UNE AMBULANCE DE GARE. 681
son chapeau sa pince et ses ciseaux qu'il vient de flamber
soigneusement.
Infirmières. — Courte, rougeaude, très bonne àme, le
cœur sur la main, et si maternelle! On la croirait descendue
du tableau de la « femme hydropique » de Gérard Dow. On ne
peut se l'imaginer autrement qu'armée de bols de tisane, ou de
gros oreillers ventrus plein les bras. Luisante, suante de
graisse, d'application, de bonne volonté, décidée à soigner à
tout prix, fût-ce sans eau, ni coton, ni toile. Sourde, de bonne
foi, à tout principe d'hygiène trop rigoureux et pansant pour
panser, aveuglément, sans envisager les conséquences, comme
une bonne chienne lèche la patte coupée de ses petits.
... Svelte, blondie au henné, la lèvre rouge et le tour des
yeux bistre. Coiffe savamment adaptée, quoique négligemment
posée, fin tablier travaillé de jours, blouse assez longue pour
ne point ridiculiser la silhouette, assez courte pour découvrir
un modèle de jambe tendrement nuancée par une illusion de
bas de soie, talons immanquablement Louis XV, enfin, l'infir-
mière gravure démode ou réclame pharmaceutique. Se contente
de suivre le docteur, un pinceau à teinture d'iode délicatement
tenu par une main effilée, le petit doigt élégamment écarté. Ou
bien distribue des cartes à écrire, ou des cigarettes, ou fait
simplement l'aumône de sa jolie présence, n'oubliant pas, entre
chaque train, de rentrer chez elle s'enduire à nouveau de rouge,
de noir et de blanc.
... La coiffe en bataille, les poings aux hanches, le verbe
haut, hardie, sans respect, sans pitié, sans peur ni reproche,
apostrophant un général comme un simple tourlourou, pirouet-
tant au nez de l'évêque; à toute heure partout, l'indispensable,
l'enfant terrible. Bonne fille, au fond, dévouée, enragée de
dévouement. Un peu de la cantinière vieux style, ou de la fille
du régiment.
...Diplômée, oh! très diplômée, très suffisante, très digne.
Accueille vos demandes d'explication d'un air de grande dou-
ceur méprisante, persuadée que vous êtes à jamais incapable
de saisir les fins secrets de l'art. Possède des principes très
arrêtés sur la façon de plier les compresses. Fignolera, pendant
un quart d'heure, de beaux « épis » de toile bien réguliers
autour d'un bras.
...Diplômée aussi, un long passé d'hôpital, de charité, de
682 REVUE DES DEUX MONDES.'
dispensaire, mais bonne, simple et vraie. Votre sœur plutôt
que votre maître. Une femme avec toute la douceur, toute
l'intelligence, toute la vivacité, tout le dévouement. Supplée-
rait un médecin, mais ne rougit pas des plus humbles besognes.
Noble visage. D'ailleurs fort jalousée.
DES BLESSÉS
L'Alsace, le Luxembourg, Dinant..., les trains descendaient,
de plus en plus serrés, de plus en plus nombreux. On commen-
çait à se rendre compte de ce que c'est que la guerre et de ce
que c'est que servir.
Tout chauds, tout fumans de la bataille, ils arrivaient là,
tels qu'on les avait ramassés sur la terre, ou tels qu'ils s'étaient
jetés dans les wagons, dans la hâte et la terreur d'être oubliés.
Il y en avait d'exubérans, de hâbleurs, de joyeux, gavroches
parisiens ou loustics du Midi. Ceux-là riaient de tout, de leur
mal, de leur accoutrement, de leur faim, de leur fatigue, du
canon, des mitrailleuses, de la bataille et de la mort. Du beau
rire français, de ce rire qui les exaspère, ce rire que nul
étranger, même le plus bienveillant, ne peut comprendre... et
qui nous vaudra éternellement cette épithète : « Le Français est
léger. » 0 noble légèreté en face de leur lourdeur! Rire français
qui monte aux lèvres comme aux joues d'une jeune fille le
rouge de la pudeur ! Rire français, qui pourra jamais com-
prendre tout ce que tu caches d'héroïsme, d'abnégation, de
sérieux profond et de grande bonté? Rire français derrière
lequel se retranche notre race, raffinement de coquetterie
suprême, élégante humilité de celle qui sait sa puissance, mais,
— voulant plaire, — cherche à se la faire pardonner, à la faire
oublier en l'oubliant elle-même de la meilleure grâce du monde,
et d'une entière bonne foi ! Insouciance jolie, qui cache un
froid courage et le souverain mépris du danger; inaltérable
bonne humeur ; acte de foi magnifique dans les destinées de la
race, race des croisés, des chevaliers sans peur et sans reproche,
race des poètes, race des saints et des héros ! Rire français,
triomphe de la spiritualité sur la matière, affirmation souve-
raine de l'être indépendant et libre qui traverse la vie comme
un voyage et n'a de comptes à rendre qu'à Dieu !
ainsi le rire monte-t-il, impalpable, cristallin, ailé, des
UNE AMBULANCE DE GARE. 683
tranchées de la mer aux Vosges, comme l'odeur et le fumet de
la bonne terre où gitent les louveteaux de France en attendant
l'heure de la grande chasse. Ainsi palpite-t-il, grésille-t-il dans
l'air léger, au-dessus du sillon des tranchées, comme le chant
de l'alouette de Gaule, bien haut dans l'azur, hors de l'atteinte de
leurs mitrailleuses, de leurs 420, de leurs bombes asphyxiantes,
de leurs aéroplanes et de leurs zeppelins... haut, si haut, que
toujours, — inventeraient-ils des appareils d'optique perfec-
tionnés, — il resterait dans l'Invisible et le Mystère, pour leurs
yeux de Teutons...
Ainsi riaient les premiers blessés dans leur grande misère.
Et certes, elle était grande. Et jamais plus au cours de cette
longue guerre ne se reverront de telles scènes qu'une organisa-
tion de fortune rendait quotidiennes, alors.
On avait vu passer les trains montans, trains de gloire,
d'espérance, d'allégresse, trains de la Revanche, trains enguir-
landés et fleuris, magnifiques trains hurlant la Marseillaise,
charriant à flot notre belle jeunesse que nous t'avons offerte en
holocauste, ô France, et que tu nous as prise pour l'offrir à
Dieu... Trains de la voie montante, ceux qui vous avaient vus
disparaître vers le redoutable Inconnu guettaient maintenant
sur la voie descendante la première rançon de la gloire, les
premiers déchets, les premiers vaincus... Et voilà qu'ils vous
voyaient poindre, ô trains reconnus au passage, où lamentable-
ment pendaient les fleurs fanées, où les branches de peuplier
séchées encadraient, — comme un triste lendemain de fête, —
les pâles visages et les corps abattus de ceux que vous aviez
menés vers le divin Rêve...
Mûre, voici vos fils qui se sont tant battus.
Et voici le gibier, traqué dans les battues,
Les aigles abattus et les lièvres levés,
Que Dieu ménage un peu ces cœurs tant éprouvés,
Ces torses déviés, ces nuques rebattues (1)...
Oh 1 le premier contact avec la triste réalité! Vaincus?
Etaient-ils des vaincus? Dans leur dénuement, leur pauvreté,
(1) Gh. Péguy, Prière pour vous autres, charnels.
684 REVUE DES DEUX MONDES.,
leur faim, leur soif et leur souffrance; étages sur leurs civières,
ou vautrés comme des moutons à l'étable sur la paille en
litière, ou grelottans et ruisselans de pluie sur les wagons à
bagage, les trucs découverts ; déchirés, déguenillés, les uns
sans veste, les uns sans chemise, les uns sans culotte; les pan-
semens maculés de boue, collés à leur peau, collés au drap de
leurs capotes raidies par l'empois sanglant ; mutilés, sans bras
les uns, les autres sans jambe; entassés par vingt, par trente,
sans médecins, sans infirmiers, au plus vite, confiés aux orga-
nisations des gares insuffisantes ou mal entretenues, ils parve-
naient à cette ambulance, après deux ou trois jours d'un suppli-
ciant voyage dont chacun gardait un hébétement dans la douleur.
Ceux qui les recevaient se sentaient le cœur crevé, l'âme
ébranlée.
Eux, ne doutaient pas. En des sursauts de lucidité, les mori-
bonds se redressaient : « Les vaches 1 on les a eus... la belle
charge! » De merveilleux récits couraient de portière en por-
tière, de la tête à la queue du train. Les yeux éteints s'avivaient
de lueurs noires. Les masques de souffrance se virilisaient, et le
vent des batailles enfiévrait comme hier les soi-disant vaincus,
demain fiers à nouveau, debout, l'arme terrible ! Lacolèreet la
soif de vaincre les altéraient plus que la brûlure de leurs plaies.
Ils réconfortaient l'âme de ceux qui venaient soulager leur
corps. Le même refrain, partout, corrigeait toujours la fâcheuse
impression que laissait un récit de lutte sans merci : On les
aura!... Ceux-là n'étaient pas des vaincus.
... Seulement dans certains yeux tristes et doux, aux re-
gards lointains, appartenant déjà aux visions d'outre-tombe, se
lisaient d'infinies détresses et l'épouvante d'indicibles scènes
d'horreur. Lents, sans une plainte, tristes et doux comme leurs
yeux, ils exhalaient en des lassitudes suprêmes :
« Ne plus revoir ce que nous avons vu I »
José Roussel-Lépine.;
[A suivre.)
REVUE LITTÉRAIRE
UN NOUVEAU LIVRE DE M. JOERGENSEN (1)
Il y a des pays où l'infernale propagande allemande est parvenue
à nous représenter, nous Français, comme les suppôts du Diable ; de
sorte que la religieuse Allemagne accomplirait une mission quasiment
céleste en détruisant ce repaire de l'impiété, la France. Or, il est ma-
nifeste que l'hypocrite Allemagne a déclaré la guerre à la France et à
la Russie pour satisfaire sa cupidité ancienne et son vieil instinct de
convoitise : la race de proie n'a guère changé, depuis le temps où Gré-
goire de Tours la maudissait. Toutefois, ses ruses ne lui réussissent
pas mal si, dans plusieurs nations chrétiennes, certains milieux qu'elle
a su tromper souhaitent encore le triomphe de la Germanie pour
assurer le triomphe de la morale évangélique. Monstrueuse comédie,
et qui trouve ses dupes!
Mais voici, du moins, un témoignage, et dont l'autorité ne sera
pas contestée facilement. Un neutre, et dont la neutralité première
n'est pas douteuse, M. Johannes Joergensen, dénonce l'imposture des
Allemands : il la dénonce avec une éloquence indignée.
Si l'on dit, pour diminuer la valeur de son plaidoyer, que
M. Johannes Joergensen est Danois et que le Danemark a été la pre-
mière victime du pangermanisme, j'avoue que je connais peu le Dane-
mark et ne saurais évaluer ses rancunes. Mais, quant à M. Johannes
(1) La Cloche Roland, par M. Johannes Joergensen, traduction de Jacques de
Coussanges (Bloud et Gay, éditeurs). Du même auteur, Le Néant et la Vie, traduc-
tion Pierre d Armailhacq ; Le livre de la route, Pèlerinages franciscains et Saint
François d'Assise, traduction T. de Wyzewa (chez Perrin) ; Paraboles, traduction
de M-* Husson(chez SansotJ.
686 BEVUE DES DEUX MONDES.)
Joergensen, je n'aperçois, dans aucun de ses ouvrages qu'une traduc-
tion française ait mis à ma portée, aucune trace de telle rancune à
l'égard de l'Allemagne. Il me semble même que, jusqu'à ces derniers
temps, M. Johannes Joergensen aimait l'Allemagne et l'aimait assez
tendrement. Avant de venir au catholicisme, il a subi l'influence de
Gœthe, celle de Heine, celle de ce Nietzsche, qui est Allemand, bien
Allemand, quoiqu'on essaye maintenant de le dégermaniser, et qui
est l'un des bons représentans de la mégalomanie allemande.
M. Johannes Joergensen a été longtemps à l'école de la pensée alle-
mande ; et M. André Hallays n'a pas tort, quand il voit, dans le Livre
de la route, de charmans « Reisebilder évangéliques. » A la veille de
sa conversion, le jeune écrivain Scandinave, délaissant la Scandi-
navie et M. Georges Brandes, part pour l'Italie ; et c'est en Ombrie
que la grâce le touchera. Mais il ne va pas en Italie tout de go : il
flâne longtemps et avec plaisir en Allemagne. A Nuremberg, la Fon-
taine des Vertus lui montre l'Espérance et le Courage, la Foi et la
Douceur, l'Amour et la Vérité, vertus admirables et toutes dominées
par la plus haute des vertus, qui est la Justice. Un tel symbole lui
paraît si important qu'il le médite et n'ouvre pas son parapluie,
malgré l'averse; puis il s'en va, mouillé, mais content d'avoir reçu
l'enseignement de Nuremberg. Il se promène à Anspach, à Rothen-
bourg-sur-la-Tauber. Les petites villes bavaroises lui donnent l'idée
d'une vie douce et quiète, que rhumilité sanctifie. Il est au cœur de
l'Allemagne ; « l'âme de la profonde et sentimentale Germanie » l'en-
chante. Au monastère de Beuron, dans la principauté de Hohen-
zollern-Sigmaringen, il passe un jour ou deux. Il fait ainsi connais-
sance avec la règle des communautés catholiques ; et il devine la force
qui naît de la solitude. Or, ce n'est point au catholicisme qu'il attribue
cette découverte et la révélation de cette vérité; mais il a cru entendre
« une parole jaillie du cœur même de la race germanique. » Au mo-
ment de quitter l'Allemagne et dépasser en Italie, le voyageur célèbre
« l'Allemagne, la vaste et vénérable Allemagne qui va de Passau à
Nassau, de Ratisbonne à Strasbourg, de Brème à Constance, l'Alle-
magne toute pleine de bière et de vin, de parfum de tilleul et de
chants populaires, et de saucisses et de tavernes, mais aussi d'art et
ie foi, et de beaux lacs et de villes merveilleuses. » Le voyageur
s'attendrit, quand ses « jours allemands » s'effacent derrière lui.
D'ailleurs, ce qu'il a visité, ce n'est pas l'Allemagne nouvelle, indus-
trielle et militaire ; il a recherché les petites villes où se confine la
vieille Allemagne : et, cette vieille Allemagne, il l'a vue à peu près
REVUE LITTÉRAIRE. 687
comme autrefois nos romantiques la voyaient, simple et honorable,
et chaste buveuse de bière, si rêveuse! Il l'a vue avec une espèce de
naïveté complaisante et comme si son maître Henri Heine ne l'avait
point averti de chercher, sous les benoîtes apparences, les velléités de
barbarie. Jacques de Coussanges, qui a traduit le dernier ouvrage de
M. Joergensen, La Cloche Roland, dit que M. Joergensen fréquenta
surtout le clergé rhénan et qu'il avait ses meilleurs souvenirs d'Alle-
magne dans les couvens et les églises. Ce voyageur était un pèlerin,
même avant sa conversion décisive ; et il était « en route. » L'Alle-
magne catholique le conduisait au pays du Poverello.
En somme, il avait de la gratitude à l'égard de l'Allemagne ; et,
quand la guerre a éclaté, il ne songeait pas du tout à renier sa grati-
tude.
Quand la guerre a éclaté, il songeait principalement à sainte Cathe-
rine de Sienne. Il songeait doublement à elle, en dévot sincère et en
homme de lettres. Il préparait une Vie de sainte Catherine, qui a
paru l'année dernière à Copenhague. Et il demeurait à Sienne, copiait
des documens, des paysages, travaillait de son mieux. Sa Vie dé saint
François d'Assise révèle sa méthode. Il réunit avec beaucoup de soin
tous les textes et il en fait judicieusement la critique. Il examine
l'œuvre des érudits et il y démêle très bien la conjecture et la réalité.
C'est un hagiographe malin. Puis il ne se contente pas de rédiger ce
qu'il a finalement appris de plus authentique : l'érudit devient un
poète, et qui « reconstitue » les scènes les plus émouvantes, les plus
jolies... « Un matin, il y a de cela sept cents ans, dans la ville d'Assise
un jeune homme qui commençait à renaître d'une longue maladie,
s'éveilla de son sommeil de la nuit. Les volets de sa chambre étaient
encore fermés. Un puissant rayon de soleil pénétrait dans la chambre
close, par la fente des volets... » Probablement! Et l'auteur du
Saint François invente, avec une délicate justesse, les probabilités
menues de l'histoire. Il n'est pas de méthode plus gracieuse, ni plus
imprudente. S'il faut l'avouer, je préfère l'histoire un peu plus mo-
destement bornée à de moindres certitudes. Mais enfin, l'auteur du
Saint François et de la Sainte Catherine essaie de h'miter son impru-
dence ou de la bien diriger ; il tâche de maintenir son imagination
toute proche de la réalité que la critique lui procure. Il a, pour cela,
besoin d'un silence parfait, d'une tranquillité parfaite ; il a besoin de
se recueillir, avec la seule pensée de saint François ou de sainte
Catherine, loin, très loin des nouveaux tumultes et du divertisse-
ment moderne.. Aussi la guerre qui a éclaté pendant qu'il était tout à
G88 REVUE DES DEUX MONDES.,
sa belle hantise de sainte Catherine, cette guerre l'importuna. Il
souhaita de reconduire : « Je me cachai bien loin, je me cachai
derrière toutes les montagnes bleues, je me réfugiai dans les siècles
lointains... »
N'avait-il pas prévu la guerre? Ce n'était pas son affaire, au bout
du compte !... Cependant, la guerre éclate ; et il se souvient des deux
dernières soirées qu'il a passées en Danemark, l'année 1913. L'une de
ces soirées, une séance où l'on traita de la sécurité danoise. A la tri-
bune, « un poète » prononça des paroles d'inquiétude : il sentait
venir les mauvais jours. Un jeune homme lui succéda qui démontra,
et par des chiffres, l'impossibilité d'une guerre en Europe: quoi! c'est
l'argent qui mène tout ; et, pour la guerre qu'on redoute, il faudrait
plus d'argent qu'il n'y en a dans l'univers! Le jeune homme positif
se moqua du poète : « Mais de pareils raisonnemens ne font pas im-
pression sur un esprit si élevé! Vous vivez dans le monde de l'ima-
gination... N'est-ce pas, honoré monsieur, la guerre mondiale éclatera
vers Pâques?... » L'assistance, rassurée, applaudit; et elle but •
c'était la paix, il n'y avait pas de danger. A l'autre soirée, quelques
étudians bavardaient. Et une femme, une « illustre comédienne, »
soudain se mit à parler. Elle dit des choses variées, raconta son exis-
tence ; et puis la confession s'épanouit en prophétie : elle annonça
de grands bouleversemens et affirma qu'on n'aurait pas à les attendre
plus tard que l'année 1915. M. Joergensen compare cette prophétie
d'une illustre comédienne à la première encyclique du « blanc
vieillard » pontifical, où il est dit que « l'homme de péché, »
l'ennemi de Dieu, le «sans loi » qui doit se manifester à la fin, vit déjà
sous le soleil. Autant d'avertissemens : la guerre éclate; et M. Joer-
gensen se demande si « les derniers temps » ne sont pas venus.
« Celui qui veut vivre avec cette pensée mourra d'horreur... C'est ce
que j'avais écrit, peu de jours avant que la guerre eût éclaté. Et je ne
voulais pas mourir!... » Alors, il se cache derrière les montagnes
bleues ; il se réfugie dans les siècles lointains. « Je m'asseyais dans
la tranquille et fraîche bibliothèque et je copiais, commodément et à
loisir, un vieux manuscrit. Je faisais des promenades sentimentales
dans les sentiers, où autrefois j'avais été heureux et où je rêvais à&
l'être encore une fois, encore une dernière fois, de jouir encore un
peu du soleil d'octobre avant la pluie de novembre et les ténèbres de
décembre... » Éluder, quant à lui, la guerre : ce fut le projet de
M. Johannes Joergensen, l'automne 1914.
Éluder la guerre, si neutre qu'on soit !... Mais, un jour il reçut
REVUE LITTÉRAIRE. 689
deux lettres, deux lettres qui tombèrent sur sa table comme des
bombes. Une lettre d'un ami belge : oui, la Belgique a été ravagée, la
Belgique sans reproche, et ravagée par les hordes d'une nation qui
devait protéger la Belgique, hordes bestiales et qui ont, de toutes
parts, fait de la mort et des ruines. Sous l'autre enveloppe, il y avait
l' Appel au monde civilisé, par les quatre-vingt-treize savans, artistes
et littérateurs dont l'Allemagne était le plus fière. L'Appel, à première
vue, -M. Joergensen le prit pour une réclame de négocians; et il le
jeta dans sa corbeille à papiers. C'est là qu'ensuite il le repêcha. Et il
le lut, avec émoi.
Il lut aussi pas mal de volumes qu'on a publiés pendant les pre-
miers mois de la guerre, le Rapport sur la violation du droit des gens
en Belgique, les Atrocités allemandes en Belgique, les récits des témoins,
les documens officiels : et il eut l'effroi, l'horreur, le dégoût de ce
qu'il apprenait ainsi. D'autre part, une brochure allemande lui
apporta ce pathétique propos de M. Stipberger, chapelain de la cour
munichoise : « C'est un chemin dur et abrupt que suit le peuple alle-
mand, le grand bienfaiteur du monde civilisé et le libérateur sublime.
Dans les ténèbres du Vendredi-Saint, on entrevoit la clarté du matin
de Pâques; dans les heures sombres de la guerre, les oriflammes du
triomphe. A présent encore, la croix pèse sur ses épaules; il souffre
encore le plus cruel des Gol gotha. » Diable ! si l'on ose ainsi parler ;
voilà le peuple allemand comparé à Jésus-Chrisl, et par un prêtre
catholique, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth fût le Dieu
vivant, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth ait porté la croix,
sur le chemin du Calvaire, pour le salut de tous les hommes ! Le
peuple allemand serait donc le nouveau Christ, à moins que l'on ne
veuille considérer comme un blasphème l'analogie trouvée par le cha-
pelain de Munich. Et l'on hésite, avant de condamner si durement le
saint homme.
Ou bien faut-il considérer comme des impostures les affirmation?
si nettes et terribles des gouvernemens belge et français?
M. Joergensen avoue son embarras. Et l'embarras de M. Joergen-
sen prouve l'habileté, la subtile rouerie de la propagande allemande.
Ces fameux organisateurs de duperie avaient mobilisé tous leurs
apôtres, catholiques, protestans et libres penseurs, un Stipberger, un
Ehrhard, un Haeckel. Un catholique tel que M. Joergensen était sen-
sible tout particulièrement au sermon du chapelain Stipberger et déjà
murmurait : « 0 peuple allemand, peuple patient, peuple souffrant,
peuple crucifié, libérateur du monde, nous penchons la tête, silen-
TOMB XXXIII. — 1916. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES,
cieusement recueillis, remplis de vénération pour la croix sur laquelle
tu as voulu souffrir!... » Mais, dans l'incertitude, M. Joergensen
recourut à la méthode la meilleure : il étudia les documens du
procès. Car, en définiitve, c'est un procès, le procès d'un peuple. Et
M. Joergensen, comme Pilate, avait à juger le nouveau Christ : il
n'allait pas laisser calomnier ce juste et se laver les mains.
Il entendit avec patience les avocats du peuple allemand, les
illustres Quatre-vingt-treize. Et les Quatre-vingt-treize, tout d'une
voix et par six fois, s'écrièrent : « Il n'est pas vrai... ! »
Premièrement, il n'est pas vrai que l'Allemagne ait provoqué la
guerre. L'Allemagne était pacifique; l'Empereur apparaissait comme
l'aménité, Ja mansuétude même. Mais il a bien fallu que le peuple
allemand se levât, quand de grandes Puissances, guettant aux fron-
tières, attaquèrent de trois côtés le territoire de la Germanie !... De
grandes Puissances ; de trois côtés : M. Joergensen prend une carte.
La Russie? Non; c'est unfait : le 1er août 1914, l'Allemagne a déclaré
la guerre à la Russie. L'Autriche ? Alliée de l'Allemagne. La Suisse ?
Neutre. La France ? Eh ! l'Allemagne lui a déclaré la guerre le 3 août
1914. Donc, les grandes Puissances qui guettaient l'Allemagne aux
frontières, c'est la Belgique ! « C'est la Belgique qui a franchi les
frontières allemandes ; c'est la grande, forte Belgique qui a fait irrup-
tion dans la petite Allemagne neutre et dont elle avait, en son temps,
garanti la neutralité. La Belgique, de son poing ganté de fer, repoussa
l'armée allemande héroïque, mais moins nombreuse. Elle entra victo-
rieusement à Aix-la-Chapelle. Ensuite, l'armée belge marcha sur
Cologne, bombarda la ville et sa cathédrale gothique, que nous
aimons tous ; ils la réduisirent en cendres, ainsi que Saint-Gédéon, les
Saints Apôtres et Sainte-Marie-au-Capitole. C'est ainsi que les choses
se passèrent! Ou ne se passèrent-elles pas ainsi? Et, s'il en fut autre-
ment, où sont les trois brigands qui attaquèrent l'Allemagne ? Les
Quatre-vingt-treize les ont vus; mais où? » Cette manière d'ironie
n'est pas l'usage habituel de M. Joergensen. Il y a, dans tous ses
livres, une douceur exquise, et qui serait un peu fade peut-être si elle
ne s'embellissait de poésie. Du temps qu'il était radical, auprès de
M. Georges Brandes, je ne sais s'il avait la violence d'un polémiste;
mais, aujourd'hui, le disciple du Petit pauvre d'Assise est un homme
qui, sans effort et tout simplement, pratique les vertus de bienveil-
lance et d'amitié. Ses ouvrages ressemblent aux Fioretti. Soudain, le
voici fort en colère. C'est qu'on a prétendu le tromper. On l'a pris pour
un sot; et il se fâche : le premier il n'est pas vrai n'est pas vrai !...
REVUE LITTÉRAIRE. 691
Deuxièmement, il n'est pas vrai que l'Allemagne ait violé la neu-
tralité de la Belgique. Cependant?... Non : la France et l'Angleterre
avaient résolu de la violer ; et la Belgique le voulait bien !... Aussitôt,
M. Joergensen se souvient de son pays natal : « Nous aussi, en Dane-
mark, nous nous sommes fiés à un paragraphe. Le nôtre était le
paragraphe V ; celui des Belges était le paragraphe VII : ils ont une
égale valeur pour les Allemands ! » Et il cite les conventions qui ont
garanti la neutralité de la Belgique : textes parfaitement précis et
qui ne laissent aucune incertitude, aucune occasion de chicane...
« Oui, répliquent les Quatre-vingt-treize, nous pouvons aussi étaler
notre science ; nous avons toute une bibliothèque où la trouver, soit
dans Rivier, soit dans Holtzendorff. Mais, pour citer Méphistophélès,
grises, chers amis, sont toutes les théories. Nous savons, messieurs,
que la France et l'Angleterre étaient décidées à violer la Belgique et
nous savons que la Belgique ne s'opposait pas à la violation. Il en est
comme de certaines filles vertueuses qui crient qu'elles ont été
outragées ; oui, par celui qu'il ne fallait pas : c'est pourquoi elles sont
si scandalisées. Ah! ah! ah! Là-dessus, deux bocks! Buvons tou-
jours un coup, monsieur le conseiller intime : avec la bière, tout
s'explique ! . . . » Et, il n'y a pas longtemps, M. Joergensen avait une
autre façon de traiter l'Allemagne, toute pleine, disait-il, de bière et
de rêverie. Ces faux rêveurs l'ont déçu; ces buveurs de bière l'ont
offensé. Il a reçu avec indifférence l'Appel des Quatre-vingt-treize ; il
a commencé de le lire avec sérénité. Maintenant, il renonce à toute
patience : il a vu la fourberie. La fourberie et le sacrilège, quand les
orateurs du mensonge intitulé La vérité sur la guerre adressent aux
peuples de la terre ce discours : « Écoutez, peuples de la terre. Nous
croyons en un Dieu éternel et nous nous fions au jugement des
hommes justes et sages!... » Il leur répond : « Malheur à vous, hypo-
crites et sépulcres blanchis ! Vous jouez la mascarade la plus osée
que le monde ait jamais vue. » Il a peine à contenir sa fureur honnête :
« Mais tais-toi, mon cœur; la mesure de leur péché n'est pas encore
remplie : les quatre-vingt-treize anges du mensonge n'ont pas encore
répandu sur la terre les six coupes de leurs démentis ! »
Troisièmement, il n'est pas vrai que les soldats allemands aient
tué des Belges, hors le cas de légitime défense : qui a tiré sur les
soldats allemands, qui a mutilé les blessés allemands, qui a tour-
menté, massacré les médecins allemands? la population belge!...
M. Joergensen refuse d'admettre la « légitime défense » des envahis-
seurs. Les documens qu'il a entre les mains l'autorisent à nier les
692 REVUE DES DEUX MONDES.,
« atrocités » que les Allemands reprochent à leurs victimes. Certes!
Mais il admire le sincère étonnement des envahisseurs qui s'atten-
daient qu'on les reçût à bras ouverts ; et il se demande quel droit ont
les Allemands à exiger de n'être ni détestés ni méprisés. L'orgueil
allemand tourne ici à la fatuité ridicule. M. Joergensen se moque de
ces drôles. Puis : « Je ne peux continuer à parler de ces choses avec
ironie ! C'est par trop incroyable, ce que les écrivains qui tiennent la
plume au nom de l'Allemagne se sont permis de calomnies à l'égard
d'un peuple qui, au pire, a combattu pour son pays, pour son foyer,
contre un agresseur plus fort. Qu'était-ce donc qu'André Hofer et
ses Tyroliens, sinon des francs-tireurs, un peuple en armes pour se
défendre à la vie et à la mort? Leur nom est en honneur; Hofer est un
héros : mais, si les Belges font ce que les Tyroliens ont fait, ce sont
des assassins !... » Or, qu'ont-ils fait, ces francs-tireurs et assassins
de Belgique ? M. Joergensen examine les racontars connus sous le
nom de « preuves allemandes : » il observe que, dans tous les récits
allemands, ni les lieux ni les gens ne sont expressément désignés.
Dans un village..., un soldat... Quel village ? et quel .était le nom du
soldat?... Un monsieur d'Aix-la-Chapelle a été tué... Le nom du
monsieur? sa profession ? son âge ?... « On ne témoigne pas ainsi de
la vérité; on n'apporte même pas ainsi un faux témoignage : il faut
un peu plus !... » Les documens belges sont d'une autre qualité: leur
exactitude contrôlée est incontestable. Eh bien ! le 3 octobre de
l'avant-dernière année, après Surice et Andenne, après Dinant,
Tamines, Termonde et Louvain, les Quatre-vingt-treize ont affirmé,
sur leur honneur et leur nom, que la Belgique n'avait pas été livrée
au meurtre, à l'incendie, à l'indignité : « que sont maintenant leur
nom et leur honneur ? »
Quatrièmement, il nest pas vrai que la rage allemande ait détruit
Louvain. Sans doute, .nous avons dû, « le cœur navré, » bombarder
un quartier de la ville; mais le célèbre hôtel de ville , nos soldats,
« au péril de leur vie, » l'ont préservé des flammes : et, en définitive,
si artistes que nous soyons, nous préférons à toute œuvre d'art la
victoire allemande ! Et enfin, ces gens de Louvain sont des furieux!...
M. Joergensen a passé des mois à Louvain, jadis. Il a connu, très bien
connu, ces gens de Louvain, tranquilles comme leur antique cité.
Parfois, le soir, des étudians parcouraient les rues, chantant la Bra-
bançonne : et c'était là tout le vacarme de Louvain. Mais, au mois
d'août, les étudians sont en vacances ; au mois d'août, lorsque les
Allemands arrivèrent, il n'y avait plus à Louvain qu'une population
REVUE LITTÉRAIRE. G9?
de fonctionnaires, de rentiers, de retraités et de prêtres, de religieux
de nonnes. Les gens de Louvain, des furieux ? « On ne peut s'empêcher
de rire, en lisant cela. Seulement, c'est un rire qui devient un sanglot,
si l'on pense à tout ce que la plus innocente des cités a dû souffrir; et
c'est un rire qui devient une haine frémissante. Mais, mais, il y a un
Dieu et le sang versé à Louvain crie vengeance au ciel plus haut que
le sang d'Abel ! »
Cinquièmement, il n'est pas vrai que les Allemands, à la guerre,
méprisent le droit des nations civilisées; les soldats allemands n'ont
point à se reprocher un crime de « cruauté indisciplinée. » Allons 1
ceci est pire : la cruauté disciplinée ; et quel aveu!
Sixièmement, il n'est pas vrai que notre militarisme se distingue
de notre « culture; » l'armée allemande et le peuple allemand ne
font qu'un. — Tant pis pour le peuple allemand ! — Mais les Quatre-
vingt-treize, en concluant, se réclament de leur Gcethe, et de leur
Beethoven, et de leur Kant... « Qu'est-ce qu'un Beethoven et un
Goethe peuvent avoir à faire avec ceux qui brûlèrent Louvain et bom-
bardèrent Reims? » Kant? « Mais un Eucken et un Wundt doivent
pourtant savoir que, le testament de Kant, sa pensée pour l'avenir,
c'était les États-Unis d'Europe et la paix perpétuelle ! Pourquoi alors
rappellent-ils sa grande ombre du royaume des morts?»
Les six démentis allemands, M. Joergensen les a réfutés avec
entrain. Six fois, il a surpris l'astuce des avocats frauduleux et il leur
a vivement rabaissé leur caquet. Sa critique est fine, adroite. Elle est
passionnée ; mais passionnée, après la découverte des mensonges :
équitable, d'abord. L'auteur de la Cloche Roland ne désirait pas de
trouver les Allemands coupables. Il n'avait contre eux aucune haine;
et peut-être n'avait-il pas, pour notre pays, une amitié particulière. Je
n'en sais rien; je crois pourtant que cette amitié particulière, s'il
l'avait éprouvée, on la sentirait dans ce livre qu'il a écrit pendant la
guerre, pendant la douleur et pendant l'héroïsme de la France. « Cette
noble France, cette chevaleresque France, dont l'art... » etc. Et : « ce
peuple de fine culture... » Oui, nous Usons ces mots aimables, dans
la Cloche Roland; mais l'auteur de la Cloche Roland les attribue à
son interlocuteur allemand : c'est un Allemand qui affecte de pronon-
cer ces mots aimables, pour donner à entendre que l'Angleterre a
fait tout le mal. M. Joergensen plaint amèrement le martyre de la
Belgique; et, le martyre de la France, il ne l'ignore pas, mais il le
néglige, ou il a l'air de le négliger. Peu importe ; et, en quelque
façon, cela vaut mieux, si l'impartialité de sesjugemens est ainsi plus
694 REVUE DES DEUX MONDES.i
manifeste. L'année qui a précédé la guerre, M. Joergensen assistait,
à Metz, au congrès du Centre allemand. Donc, il était l'ami des catho-
liques allemands. Par exemple, il était l'ami de l'éminent M. Erzber-
ger, député, l'un des personnages du Centre allemand ; l'ami de ce
surprenant bonhomme qui, dans les premiers mois de la guerre,
appelait éperdument les chimistes à la rescousse et les suppliait
d'inventer une drogue « pour anéantir Londres tout entier. » Londres?
Cela ne suffisait point aux vaillans désirs du très pieux bonhomme :
il demandait qu'on eût le moyen de « déverser une pluie de feu sur
le sol anglais. » Il ajoutait : « Tous les moyens sont bons !» Et il
s'écriait : « Pas de sentimentalité! » M. Joergensen semble n'avoir
pas lu cet Appel aux chimistes, de son vieil ami le député catholique
Erzberger : il n'en fait pas état. Mais, à défaut de l'Appel aux chimistes,
qui réconciliait le catholique Erzberger avec l'athée Ostwald, l'Appel
au monde civilisé permettait à M. Joergensen de s'instruire. Ce n'est
pas un ami de la France et des Alliés qui juge l'Allemagne : c'est un
ancien admirateur de l'Allemagne qui revient de son erreur. Et, plutôt
encore, c'est un chrétien, que des hypocrites ont déçu.
Il croyait l'Allemagne sincèrement et profondément rehgieuse.il
approuvait que les catholiques fussent « en bonne situation » dans ce
pays protestant ; que le gouvernement montrât de la clémence à leur
égard, et beaucoup plus que de la clémence, de la sympathie ; et il
appréciait, en Guillaume II, le bienfaiteur des bénédictins, hélas!
« tandis que la France persécute le catholicisme, chasse les religieux
et les religieuses, enlève la religion des écoles. » Avant de s'être in-
formé, sans doute aurait-il admis volontiers cette parole qu'il prête à
l'un de ces Tartufes : « En vérité, il faut être aveugle pour ne pas voir
où l'on combat au nom du Christ, et où l'on ne combat pas en son
nom ! » Et l'archevêque de Fribourg a dit : « Nombreux sont les en-
nemis qui nous environnent. Mais nous nous fions à la justice de
notre cause et à l'aide de Dieu. » L'évêque d'Osnabrûck a dit : « De
notre côté est le droit. C'est pourquoi Dieu est aussi de notre côté.
Quand Dieu est pour "nous, qui peut être contre nous ? » L'évêque de
Rottenburg a dit : « Dieu est avec nous, comme il est écrit sur le
heaume de notre pieuse armée ; et nos soldats sont les lutteurs de
Dieu qui, au nom de Dieu et avec la grâce de Dieu, ont accepté la
lourde tâche de la guerre. » Solennelles affirmations de prélats catho-
liques, et bien dignes d'être colportées : la propagande impériale les
a publiées dans tout l'univers catholique ; il est certain qu'elles ont
eu de l'influence. Et M. Joergensen réfute, catholique fervent qui
REVUE LITTÉRAIRE. 695
s'adresse à des catholiques, les deux évêques et l'archevêque de
Germanie : « Je réponds à cela : le royaume de Dieu ne consiste pas
en paroles, mais en vertus. Je réponds à cela par la plainte du pro-
phète au nom de l'Éternel : ce peuple m'honore des lèvres, mais son
cœur est loin de moi. Je réponds que le disciple de Jésus n'est pas
celui qui crie : Seigneur ! Seigneur ! mais celui qui fait la volonté du
Père céleste. Il y a dans l'Évangile une parabole où il est question
d'un homme qui avait deux fils. L'un disait à son père : je veux faire
ta volonté. Il alla, et ne la fit pas. L'autre refusait d'obéir; mais il
alla et fit ce que le père lui avait ordonné. Lequel des deux était le
vrai fils ? demande Jésus. » Et peut-être ai-je tort de supposer que
M. Joergensen n'a pas beaucoup d'attention pour la France...
Il a réfuté l'archevêque de Fribourg, les évêques de Rottenburg et
d'Osnabriïck; et, pour se garantir, il a les paroles de l'Évangile. Mais
enfin, l'autorité des deux évêques et de l'archevêque ne lui eût-elle
aucunement imposé ? Il ne les accuse pas de fraude volontaire. Ces
prélats allemands demeurent dans leurs tranquilles et agréables
palais épiscopaux, loin de la guerre et, aux heures de repas,
« rompent le pain que leur procure un gouvernement protestant : »
bref, il ne s'agit pas de les mépriser, ni seulement d'être, à leur
égard, trop sévère. Ils ne savent pas; ou ils ne savent guère. Et,
quoiqu'il en soit de l'erreur où leur discernement succombe, il y a
un autre prince de l'Église catholique, un évêque, primat du pays des
martyrs, qui a vu sa cathédrale tomber sous les obus des Barbares et
qui, du milieu des ruines, élève sa voix incontestable. Pour la Noël
de l'année 1914, le cardinal archevêque de Malines écrivait : « Lorsque,
le L2 août, une Puissance étrangère, confiante dans sa force et ou-
blieuse de la foi des traités, osa menacer notre indépendance, tous
les Belges, sans distinction ni de parti, ni de condition, ni d'origine
se levèrent comme un seul homme, serrés contre leur Roi et leur gou-
vernement, pour dire à l'envahisseur : tu ne passeras pas ! Du coup,
nous voici résolument consciens de notre patriotisme : c'est qu'il y
a en chacun de nous un sentiment plus profond que l'intérêt person-
nel, que les liens du sang et la poussée des partis ; c'est le besoin et,
par suite, la volonté de se dévouer à l'intérêt général, à ce que Rome
appelait la Chose publique, res publicaf » Il est impossible de conci-
lier les déclarations de l'archevêque de Malines et les déclarations des
prélats allemands. Il faut choisir. Et M. Joergensen a choisi.
Le mandement du cardinal Mercier le mène à des conclusions que
voici. La Belgique s'est dressée contre l'envahisseur au nom du droit,
696 REVUE DES DEUX MONDES.;
que la mention de Rome certifie : Rome antique et Rome nouvelle ; la
notion du droit que Rome antique a élaborée se confond avec le pré-
cepte de justice que représente Rome chrétienne. Or, l'Angleterre
n'est pas entrée dans le conflit pour un autre motif que sa volonté de
maintenir le droit. Si l'on en doute, qu'on relise la conversation ter-
rible du 4 août 1914, dont les interlocuteurs furent l'ambassadeur de
la Grande-Rretagne et le chancelier de l'Empire allemand. L'ambassa-
deur de la Grande-Rretagne refusait toute incertitude relative aux
engagemens pris; le chancelier de l'Empire allemand plaçait bien au-
dessus de la fidélité aux engagemens pris l'intérêt de l'Allemagne.
Les nations qui se sont réunies contre la déloyauté allemande forment
la coalition du droit contre la force impertinente. Les Alliés s'appel-
lent Rome et s'appellent le Droit; et l'Allemagne, qui était la force,
est aujourd'hui la force prête à chanceler devant le Droit. « La Ger-
manie contre Rome : c'est une formule qui contient l'essence de la
guerre mondiale. Une culture (la culture allemande) fondée sur le
sentiment, sur la passion, sur l'arbitraire et l'égoïsme contre une
culture fondée sur la raison, sur la réflexion, sur la volonté réfléchie
et sur l'altruisme. Une culture païenne, pour dire le mot suprême,
contre une culture chrétienne ! »
Au bout de son enquête impartiale, M. Joergensen arrive à l'au-
thentique vérité. 11 a écarté les nuées que la propagande et la subtile
manigance des Germains avaient accumulées autour de la vérité. Il a
débrouillé cette vérité : la Germanie continue la sauvagerie ancienne;
le christianisme ne l'a pas civilisée. Elle est, pour ainsi parler, anté-
rieure à la civilisation chrétienne; et elle dure, en son état de barbarie
que les siècles n'ont pas disciplinée. Elle est païenne et l'ennemie de
la religion qu'elle fait semblant de venger. Les soldats allemands, en
Relgique, se sont acharnés contre les églises, les prêtres; ils ont
souillé les sanctuaires, profané les objets du culte. Et ils criaient :
« A bas le catholicisme ! » L'archevêque de Fribourg n'y peut rien, ni
l'évêque de Rottenburg, ni l'évêque d'Osnabriick. L'imposture alle-
mande se dévoile ainsi. Et l'auteur de la Cloche Roland, c'est un
homme que l'Allemagne avait séduit, que le sacrilège soudain scanda-
lise. Il a crié au scandale ; et on l'entendra.
André Beaunier.
REVUE SCIENTIFIQUE
PHYSIOLOGIE DE L'AÉROPLANE
Avant la guerre déjà, il n'était personne dans le public qui ne fût
enthousiasmé des progrès stupéfians de l'aviation, étonné de ses pro-
messes, rêveur devant son avenir. Dans ces sentimens il y avait
quelque chose d'un peu mystique ; l'avion avait réappris aux foules à
lever leurs regards vers le ciel, vers cette petite bulle d'air qu'est
l'aérosphère, vers cet azur qui, parce qu'on n'en voit pas la limite
pourtant bien proche, a évoqué de tout temps l'idée de l'infini. On
l'avait désappris, ce geste, qui n'est, quoi qu'en pense Ovide, nullement
spontané chez l'homme ni conforme à sa conformation vertébrale; il
faut en effet que le tendre poète latin ait été curieusement réfractaire
au torticolis pour croire que l'os sublime est réellement et naturel-
lement humain.
Les merveilles accomplies par l'aéroplane, ses « performances, »
comme on dit dans un certain argot, que la guerre a amplifiées et fait
rebondir sur son dur tremplin, les vitesses et les altitudes atteintes
par l'aviateur, les poids qu'il emporte, les trajets immenses qu'il par-
court, les culbutes même qu'il est capable de faire impunément et qui
défient audacieusement la pesanteur, tout cela a dépassé beaucoup
ce qu'on avait rêvé. Dans l'espace millénaire et pourtant bien bref
qui s'étend du rêve puéril d'Icare aux exploits de nos modernes pilotes
de l'air, il y a tout ce qui sépare le mythe du réel, l'espoir de la pos-
session, la fiction de l'être. Et, comme chaque fois qu'on aborde dans
un de ces havres superbes que la science a creusés, l'antithèse ici
n'est nullement en faveur de la légende, et la réalité monte à des
hauteurs où n'avaient point atteint les ailes dorées de la fantaisie.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien à mon sens ne montre mieux l'infirmité du pauvre cerveau
humain, que son incapacité de concevoir, même lorsqu'il ouvre toutes
écluses à l'imagination, des choses qui ne se trouvent quelque jour
pauvres et puériles à côté de ce que la réalité enferme dans son flanc
insondable. D'un autre cûté rien ne montre mieux la puissante gran"
deur de ce cerveau que son pouvoir de réaliser toujours plus qu'il
n'avait rêvé... Ainsi, selonl'angle visuel et selon l'humeur dumoment,
on peut humilier ou glorifier le bipède humain! C'est un double soin
dont les moralistes se sont à l'envi très prolixement acquittés depuis
toujours. Aussi bien s'agit-il ici de physique et non de morale.
A propos de l'étourdissante progression de la navigation aérienne,
on a écrit maintes fois qu'elle avait pris la science au dépourvu,
qu'elle n'était que le fruit de l'empirisme et que les savans n'étaient
arrivés à la rescousse avec leurs x qu'après la bataille, comme les cara-
biniers d'Offenbach. Rien n'est plus faux. La théorie complète de
l'aéroplane a été mise sur pied par les Cayley, les Penaud, les Cha-
nute, les Langley, les Ader, — noms dignes de plus de célébrité qu'ils
n'en possèdent, — bien avant la réalisation qui ne dépendait que d'un
progrès pratique hé lui-même à de hautes questions de théorie : le
moteur léger.
Uniquement sportive avant la guerre, c'est-à-dire sans application
pratique réalisée, l'aviation a pris, au cours de celle-ci, une importance
sans cesse grandissante, dont nous expliquerons les causes et les
effets. L'avion s'est révélé comme un engin de guerre sans égal par
la multiplicité des rôles militaires qu'on peut lui assigner, et les chan-
gemens qu'il a introduits dans les anciens modes de combat. Enfin
de tous les moyens de locomotion connus, traction animale, traction
mécanique, terrestre, aérienne, ou marine, il se trouve être le seul
qui ait été jusqu'ici utilisé uniquement dans l'art de la guerre.
Le moment nous parait donc venu d'examiner en y mettant toute
la concision compatible avec une nécessaire clarté les questions sui-
vantes : Qu'est ce qu'un avion ? Pourquoi et comment fonctionne-t-il ?
Quelles sont en conséquence les diverses modalités réalisables et déjà
réalisées de son emploi à la guerre.
J'aborderai d'abord la première de ces questions. Mais, au heu de
commencer par l'étude scientifique du problème, par l'étude de cette
science de l'aérodynamique à laquelle la France a contribué, comme
nous verrons, par de si beaux travaux, je crois préférable d'entrer
REVUE SCIENTIFIQUE. 699
immédiatement dans le vif du sujet et d'examiner comment est fait
un aéroplane, et comment il fonctionne, supposant connus certains
résultats expérimentaux. Quant à la façon dont ceux-ci ont été obtenus,
quant à l'aérodynamique, aux méthodes délicates et variées dont elle
a enrichi la science du vol et qui sont tout imprégnées de l'ingénieux
génie français, j'en ferai l'objet d'une prochaine chronique, avant
d'aborder, pour finir, l'étude militaire de l'aéroplane.
Je le ferai en m'inspirant quelque peu de la marche suivie dans
leurs récentes publications par M. de Guiche et par M. Maurain qui
sont parmi nos meilleurs aérotechniciens, et en évitant néanmoins
toutes les formes trop techniques, bien qu'il soit difficile de faire
sur l'aviation, .sans le secours de quelque mathématique, un exposé
d'une diaphanéité vraiment aérienne.
On peut distinguer dans un avion quelconque deux parties essen-
tielles : celle qui lui sert à se soutenir dans l'air, à s'appuyer sur lui,
et celle qui lui sert à avancer. La première comprend les ailes et les
gouvernails, qui servent, comme nous verrons, à porter l'appareil, et à
maintenir son équilibre et sa direction; elle comprend aussi des
organes passifs, la nacelle où se placent les aviateurs, le combus-
tible, les instrumens et armes et le train d'atterrissage qui facilite le
départ et l'arrivée de l'appareil. La partie motrice de l'avion com-
prend le moteur et l'hélice, organes de son avancement dans l'air, de
sa traction.
Examinons d'abord pourquoi et comment fonctionne la partie sus-
tentatrice de l'avion : les ailes sont constituées, comme chacun sait,
par des surfaces minces à peu près planes et à peu près rectangulaires,
légèrement inclinées vers le haut (de l'arrière à l'avant) et dont l'en-
vergure, de même que pour les ailes d'un oiseau, est très supérieure
à leur largeur. L'hélice mue par le moteur fait avancer ces surfaces
dans l'air, de même qu'une hélice marine propulse dans l'eau le navire
auquel elle est fixée. L'aile en avançant heurte vivement par sa sur-
face inférieure l'air dans lequel elle avance ; cet air se comprime
contre elle et a tendance à résister à son mouvement; et comme cette
compression s'exeree sous l'aile, elle tend à la soulever, tout en sup-
posant à sa marche. D'autre part et au contraire, il se produit, pour
les mêmes causes, une sorte de vide, de dépression sur la face supé-
rieure de l'aile parce que cette face est dirigée vers l'arrière et que
l'air ne remplit pas instantanément l'espace vide laissé par l'aile der-
700 REVUE DES DEUX MONDES.;
nère elle dans son mouvement. Ces dépressions ne sont jamais
d'ailleurs très considérables, et elles sont au plus, dans les avions exis-
tans, d'environ cinquante grammes par centimètre carré de l'aile (elles
seraient vingt fois plus fortes, si ces dépressions correspondaient à un
vide parfait).
Quoi qu'il en soit, la pression exercée par l'air sur la partie infé-
rieure de l'aile légèrement inclinée, est, l'expérience le prouve, et,
comme il est naturel, d'autant plus forte que l'aile se déplace (sous
une inclinaison supposée invariable) avec une vitesse plus grande. Il
arrive donc, lorsqu'on augmente la vitesse de translation de l'aile, un
moment où la résistance de l'air est assez forte pour la soulever; à ce
sioment la poussée de l'air est égale au poids soulevé.
Chacun de nous a vu, dans les music-halls, ces jongleurs qui
lancent d'une main adroite des cartes à jouer d'un bout à l'autre de la
salle. La seule précaution prise par le lanceur est d'incliner légère-
ment la partie antérieure de ces cartes vers le haut. Elles se compor-
tent alors exactement comme une aile d'aéroplane. Il faut que l'aile
soit inclinée dans ce sens-là et non dans l'autre pour la même
raison qui fait, si j'ose employer cette analogie simpliste, que, lors-
qu'on caresse un chat à rebrousse-poil on soulève ses poils, tandis
qu'on les aplatit au contraire dans l'autre sens : une partie de la
vitesse de la main s'applique aux poils comme si elle leur était per-
pendiculaire dans un sens ou dans l'autre, de même que la poussée de
l'air a une composante dirigée normalement à l'aile et qui s'oppose à
<?on poids, et une autre dirigée parallèlement à celle-ci et sans effet sur
ce poids.
Considérons maintenant une surface mince, plate et rectangulaire
comme une aile d'avion ou une très grande carte à jouer se déplaçant
dans l'air, légèrement inclinée vers le haut d'un angle constant, l'expé-
rience prouve que la pression de l'air sur les deux faces dépend de
trois facteurs : 1° la vitesse du déplacement; 2° les dimensions de la
surface; 3° l'inclinaison de la surface par rapport à la direction de sa
translation, et qu'on appelle l'angle d'attaque.
1° La pression de l'air qui s'exerce sur la face inférieure de l'aile
et la dépression qui s'exerce de l'autre côté, et desquelles dépend
exclusivement la force qui soulève l'aile augmentent très vite avec la
vitesse; elles augmentent comme le carré de cette -vitesse; c'est-à-
dire que, si la vitesse double, la poussée de l'air quadruple. Sup-
posons pour prendre un exemple qu'une vitesse de 50 kilomètres à
l'heure allège de 300 kilos le poids apparent d'un avion; pour une
REVUE SCIENTIFIQUE. 701
vitesse de 100 kilomètres à l'heure, ce poids sera allégé de t 200 kilos.
Dès que le poids de l'appareil sera inférieur à celui dont il est
allégé par la poussée, il se soulèvera du sol et s'envolera; l'appareil
volera horizontalement lorsque sa vitesse sera telle que la poussée de
l'air soit inférieure à son poids; il montera pour une vitesse supé-
rieure, il descendra pour une vitesse moindre. Il va sans dire que le
poids à considérer ici est non seulement le poids des ailes elles-
mêmes, mais le poids de tout l'avion (moteur, fuselage, etc.).
2° Si on prend deux ailes de même profondeur ou largeur, mais
d'envergures différentes, l'expérience prouve que la poussée de l'air
est proportionnelle à cette envergure. Par exemple, sur une aile de
•2 mètres de large et de 20 mètres d'envergure, à une vitesse donnée,
la poussée de l'air est quatre fois plus grande que sur une aile de
même largeur et de 5 mètres seulement d'envergure.
Si au contraire on compare entre elles deux ailes de même enver-
gure et de profondeurs inégales, les mesures faites (par les méthodes
que nous décrirons) montrent que la force portante de l'air ne croît
pas indéfiniment lorsqu'on augmente la profondeur de l'aile. Il existe
une profondeur d'environ 1 mètre qu'il y a intérêt à ne pas dépasser
sous peine de voir diminuer ensuite la force portante de l'air. Ce fait,
paradoxal en apparence, est dû aux remous que le bord d'attaque de
l'aile produit à une certaine distance en arrière. C'est par suite de ce
phénomène dûment constaté que presque tous les avions, quelle que
soit leur envergure, ont à peu près la même profondeur d'ailes.
3° La force portante de l'air dépend évidemment de l'angle
d'attaque, c'est-à-dire de l'inclinaison de l'aile par rapport à l'hori-
zontale, si on suppose le cas simple où l'avion se déplace parallèle-
ment au sol. Si en effet l'angle d'attaque était nul, c'est-à-dire si l'aile
supposée plane se déplaçait exactement dans le sens de sa tranche, il
n'y aurait aucune différence entre les pressions exercées sur le dessus
et le dessous de l'aile, mais, d'autre part, la résistance à l'avancement
de l'aile serait infiniment faible ; aucune force ne la soutiendrait, mais
une force faible suffirait à la déplacer très vite. Si donc on l'incline
très légèrement sur l'horizon, .la poussée de l'air la soulèvera un peu;
et cette poussée sera multipliée par le carré de la grande vitesse,
à laquelle la faible résistance à l'avancement permettra d'amener
l'appareil. Si au contraire, l'angle d'attaque était le plus grand pos-
sible et égal à un angle droit, c'est-à-dire si l'aile était perpendiculaire
à son déplacement, la résistance à l'avancement sera énorme, puisque
l'aile résiste de toute sa surface à son déplacement dans l'air ; d'autre
702 REVUE DES DELa MONDES.
part, la force portante de l'air sera nulle comme dans le premier cas.
De tout ceci il résulte évidemment qu'on obtiendra les conditions les
plus favorables à une bonne sustentation en se rapprochant le plus
possible du premier des deux cas extrêmes précédens, c'est-à-dire en
donnant aux ailes un très petit angle d'attaque, dont l'expérience
montre d'ailleurs dans chaque cas particulier, mieux que toute théorie,
la valeur la plus favorable. En fait, les angles d'attaque utilisés
pratiquement en aviation sont toujours inférieurs à 20 degrés. On
conçoit d'ailleurs a priori qu'il y ait au moins une valeur pour
laquelle cet angle est le plus favorable possible, puisque lorsqu'il est
égal à zéro ou à un angle droit, la sustentation est nulle, et qu'elle
est toujours positive pour des valeurs intermédiaires.
Nos lecteurs voudront bien me pardonner ce que ces considéra-
tions ont d'un peu abstrait; ils le, feront, j'espère, avec d'autant plus
d'indulgence que je dois avouer que j'ai dû en sacrifier un peu la
rigueur aux dépens de la simplicité.
Ainsi qu'on vient de le voir, la résistance à l'avancement de l'avion
dont dépend pour un moteur donné sa vitesse, est fonction pour une
grande part de ses parties passives et en particulier de la nacelle.
On a trouvé que la forme qui convient le mieux à celle-ci pour
réduire au minimum la résistance à l'avancement est une forme arron-
die à l'avant et effilée à l'arrière. L'expérience a prouvé en effet qu'il
se forme à l'arrière des mobiles en mouvement dans l'air une zone
vide d'air qui provoque une sorte d'aspiration retardatrice, qu'on
n'atténue qu'en donnant à l'arrière des corps en mouvement une
forme effilée. Pour bien faire, c'est donc à l'arrière des trains qu'il
faudrait mettre le coupe-vent effilé des locomotives. On a appliqué
cette curieuse constatation dans les plus récens dirigeables qui sont
plus pointus et fins à l'arrière qu'à l'avant; et aussi dans certaines
automobiles et dans certains types de navires récens. Chose curieuse,
les poissons qui pourtant n'ont, à ce qu'on croit, jamais étudié la
dynamique des fluides, s'étaient depuis longtemps, à l'usine ingé-
nieuse de l'adaptation, fabriqué des formes analogues.
Tout ce que nous venons de dire s'applique aux ailes planes. Cela
s'applique à peu près aussi aux ailes légèrement incurvées vers le bas,
— comme celles des oiseaux, — que l'on a peu à peu substituées aux
ailes planes dans les avions. Ces ailes un peu concaves se sont
en effet, à l'expérience, montrées un peu supérieures aux planes. La
principale raison, — ou du moins la seule que sa faible complexité
nous permette d'indiquer ici, — en est qu'avec une aile légèrement
REVUE SCIENTIFIQUE. 703
incurvée vers le bas, les pressions de l'air sous l'aile sont plus consi-
dérables, de même que les dépressions sur sa partie supérieure. C'est
l'expérience qui a prouvé tout cela, l'expérience « source unique de la
vérité, » suivant la parole d'Henri Poincaré, qu'il se faut jamais se
lasser de répéter.
Un avion étant donné, que meuvent une ou plusieurs hélices com-
mandées par un ou plusieurs moteurs, et que portent deux ailes, il
faut pouvoir à volonté le faire monter ou descendre, le diriger à
droite ou à gauche, c'est-à-dire le faire virer. Ces mouvemens doivent
pouvoir être imprimés à l'avion dans un air calme, ouplutôt dans un
vent régulier, lorsqu'on veut modifier sa route; ils doivent aussi
pouvoir lui être imprimés, lorsque, sans changer sa route, on subit
l'effet d'irrégularités atmosphériques qui modifient, indépendamment
de la volonté du pilote, l'orientation et l'inclinaison de l'avion.
Tout cela, qui constitue en somme le pilotage de l'aéroplane, est
obtenu au moyen des gouvernails de direction et de profondeur, et au
moyen des ailerons ou des organes de gauchissement. Nous allons
très brièvement indiquer comment fonctionnent ces diverses gou-
vernes. Celles-ci sont commandées généralement à la main ou au pied
par des leviers et des fils de fer et des mécanismes simples qu'il n'est
pas utile de décrire ici.
Supposons qu*un pilote volant en ligne droite horizontalement
veuille obliquer à droite ou à gauche. Il n'a qu'à déplacer pour cela
son gouvernail de direction, qui est constitué par un ou plusieurs
petits plans verticaux mobiles autour d'un axe vertical, et semblables
à la queue de la plupart des poissons ou au gouvernail des petits
canots chers aux habitués de Bougival. Ce gouvernail e^t générale-
ment placé à l'arrière de l'avion à l'extrémité du fuselage; il agit en
vertu du même phénomène qui actionne le gouvernail des navires :
en inclinant le gouvernail de direction vers la droite, l'avion tourne
à droite : la résistance à l'avancement se trouve en effet augmentée
de ce côté, l'avion a donc moins de vitesse du côté de son aile droite
que de son aile gauche, et il tourne forcément vers la droite, de
même qu'un chariot tiré par deux chevaux, dont l'un va beaucoup
plus vite que l'autre tourne du côté de ce dernier.
Le gouvernail de profondeur qui permet au pilote de monter ou
de descendre est fondé sur un principe semblable. Il consiste en un ou
plusieurs petits plans mobiles autour d'un axe horizontal. Supposons,
704 REVUE DES DEUX MONDES.]
pour simplifier, que l'avion, volant horizontalement, ce gouvernail
soit lui-môme horizontal : si on le baisse légèrement, de telle sorte
que son angle d'altaque soit positif, l'air exercera sur lui une pression
qui relève l'arrière de l'avion; par conséquent, celui-ci, dans son
ensemble, pique du nez vers le sol. Au contraire, en relevant le gou-
vernail de profondeur, on fait cabrer l'avion. On peut aussi, sans
toucher aux gouvernes, faire monter ou descendre l'avion en modi-
fiant simplement la vitesse de l'hélice, c'est-à-dire l'admission des gaz
du moteur. Si on augmente cette vitesse, la force portante de l'air
diminue d'après ce que nous avons vu et l'avion descend, et récipro-
quement. L'avion est pareil à un cheval bien rassemblé, comme lui
en équilibre instable et qu'on peut modifier à volonté par l'une ou
Vautre des aides du cavalier.
Pour achever cette rapide revue des gouvernes de l'aéroplane, il
nous faut parler du gauchissement : le gouvernail de profondeur
sert à assurer la stabilité longitudinale, à amortir le tangage aérien ;
le gouvernail de direction assure la route ; reste à assurer la stabilité
transversale de l'appareil, c'est-à-dire à maintenir la direction à peu
près horizontale des ailes qui, pour des raisons variées, peut être
perturbée, à corriger le roulis de l'océan atmosphérique, à relever
l'aéroplane qui s'incline de façon dangereuse sur une aile ou, au
contraire, à l'incliner convenablement sur le côté dans les virages.
Tout cela a été réalisé d'abord au moyen du gauchissement entrevu
par Penaud et Mouillard, utilisé pratiquement par les Wright, et qui
a rendu l'aviation possible. Le gauchissement, imité d'un phénomène
qu'on constate dans le vol des oiseaux, consiste, comme son nom l'in-
dique, à donner aux ailes des formes de surfaces gauches, de telle
sorte que les deux ailes étant légèrement tordues en sens inverse,
l'angle d'attaque de l'une d'elles soit augmenté, celui de l'autre
diminué. Il est clair que l'une des ailes aura ainsi tendance à monter,
l'autre à descendre. Cette sorte de torsion des ailes n'est plus guère
réalisée aujourd'hui; elle imposait une fatigue et une déformation
dangereuses aux matériaux de construction des avions. On préfère
aujourd'hui, au gauchissement, l'emploi, identique au point de/vue des
résultats, de deux ailerons fixés à l'arrière des ailes, oscillant autour
d'un axe horizontal, et dont la commande est telle que l'une s'élève,
tandis que l'autre s'abaisse. Ainsi est réalisée la dissymétrie qui per-
mit de rétablir ou de modifier l'équilibre latéral des avions.
Nous sommes maintenant en état de comprendre les manœuvres
diverses, qu'accomplit le pilote pour se détacher du sol, s'élever ou
REVUE SCIENTIFIQUE. 705
s'abaisser, se diriger à son gré, suivant les trois dimensions de l'espace.
Mais ce qu'on ne peut imaginer lorsqu'on ne les a point partagées
ce sont les impressions exquises que procure une croisière aérienne
faite à toute la vitesse d'un rapide avion de chasse. A celui qui ne
les a pas éprouvées, il manque quelque chose d'aigu et d'inimagi-
nable dans la gamme des sensations permises à l'homme moderne.
C'est d'abord le départ, la rapide montée du passager dans le capot
le long de la coque brillante et légère, où on s'encastre dans un siège
étroit, devant le pilote, escalade qui me rappelle je ne sais pourquoi
celle des antiques et périlleuses impériales des petits omnibus d'il y
a vingt-cinq ans. Ainsi parfois s'établissent des analogies imprévues
entre les choses les plus extrêmement différentes. Puis l'hélice est
mise en marche et vous martèle les tympans de son impérieux bour-
donnement, si brutal et si fort qu'il rend muet tout ce qui n'est pas
lui, vous enveloppe d'un écran sonore imperméable aux autres bruits,
si bien que vous ne pourrez pas échanger dans le vol un seul mot
avec votre compagnon qui est là à 50 centimètres derrière vous, et
que seuls des gestes ou le secours d'un papier hâtivement griffonné
laisseront votre pensée communiquer avec la sienne. — Vent debout,
— car il faut le plus vite possible « décoller, » et plus le vent relatif
est fort, plus le soulèvement de l'avion est rapide, l'oiseau aux ailes
géométriques s'est mis à rouler sur le sol d'une allure légère et souple .
« Même quand l'avion roule, on sent qu'il a des ailes, » puis c'est
l'envol, sans à-coup, sans brutalité, sensible seulement à ce que
soudain toutes les vibrations, tous les petits cahots qui vous donnaient
un peu la sensation d'être en automobile, ont cessé, comme fondus
tout à coup dans une sorte de glissade fluide et douce. Puis ce sont
les sensations indicibles de la montée rapide en spirale, de l'espace
qui défile si vite qu'on croirait n'en pas faire partie plus que de
toutes ces maisons, de tous ces arbres, de ces routes, de ces petits
bipèdes qu'on voit là-dessous, collés au sol par cette chose, la
pesanteur, quon vient de jeter par-dessus bord. Mais tout cela a été
décrit et chanté mille fois déjà par les poètes et même les prosateurs,
qui ce jour-là se sentent tous poètes. Aucune description, aucune
richesse verbale qui ne soit mesquine et inadéquate à la subtile
douceur de toutes les sensations qu'on éprouve alors et qu'on
déformerait à les vouloir trop précisément formuler !
Nous avons vu quel est le mécanisme du vol ascendant, du vol des-
cendant, deschangemens de direction et des virages. Il est une forme
de vol que nous voulons expliquer d'un mot, c'est le vol plané qui sert
TOME XXXIII. — 1916. 45
706 BEVUE DES DEUX MONDES.
surtout pendant la difficile et périlleuse manœuvre de l'atterrissage.
Quant l'hélice est arrêtée, ou tourne assez lentement pour ne plus
donner de traction, l'avion descend en vol plané et son équilibre est
alors tel que la poussée totale de l'air soit exactement égale et
opposée au poids de l'appareil. Le pilote peut d'ailleurs, dans une
certaine mesure, diminuer la pente de descente, ce qui peut être utile
pour lui lorsque le vol plané lui est imposé par un arrêt, une panne,
— mon Dieu ! que voilà donc des mots peu orthodoxes ! — du
moteur et qu'il y a intérêt à atteindre un point le plus éloigné possible
de celui où on se trouve. Il existe, en effet, une certaine incidence,
qui dépend des appareils et qui est telle que la descente en vol plané
se fasse avec la pente la plus faible possible. Avec les avions les
plus parfaits à cet égard, cette incidence est de 12 centièmes
(ou 1/8 environ). Cela veut dire qu'un pilote commençant alors le
vol plané à 1 500 mètres d'altitude par exemple, atterrira, après avoir
parcouru au plus 12 kilomètres en distance horizontale.
Ces chiffres se rapportent naturellement à un temps calme. S'il y
a du vent, le phénomène de la dérive intervient, comme pour un
bateau en mouvement dans le courant d'un fleuve, et modifie la tra-
jectoire de l'avion. Cette modification est d'ailleurs très simple en cas
de vent régulier. Elle est définie exactement par le principe de rela-
tivité. Celui-ci indique que la seule chose à considérer, c'est la vitesse
relative de l'air par rapport à l'avion. Quant à l'atterrissage, il doit
s'exécuter comme le départ par vent debout, car il y a tout intérêt à
diminuer la vitesse de l'avion par rapport au sol lorsqu'ils entreront en
contact, et cette vitesse est évidemment réduite par un vent contraire .
Nous avons supposé jusqu'ici que la marche de l'avion a lieu
dans un air calme ou dans un vent régulier, c'est-à-dire de vitesse et
de direction constantes. Ce cas idéal n'est que rarement réalisé. En
fait, les aviateurs évoluent au milieu d'une atmosphère constamment
troublée et où la pression atmosphérique, ni la tempéralure ne
sont régulières et où le relief du sol suffirait à lui seul, à défaut de
toute autre cause perturbatrice, à produire des plissemens d'air.
Dans un vent régulier, l'appareil est déporté régulièrement et une
dissymétrie donnée, constamment maintenue dans les gouvernes,
assure la marche de l'appareil à la volonté du pilote. Celui-ci a
toujours la sensation d'un vent debout qui ne dépend que de la
vitesse relative.
REVUE SCIENTIFIQUE. 701
Ce sont donc uniquement les variations de la vitesse ou de la
direction du vent, — et une variation de direction, ia vitesse restant
constante, se traduit par une variation de vitesse dans le sens de la
marche, — qui peuvent troubler l'équilibre de l'appareil et sa route.
L'avion peut rencontrer des courans d'air ascendans ou descendans
produits dans l'air par des différences anormales de température,
au-dessus de certains endroits surchauffés (remous de chaleur) ou
au contraire frais, comme les bois et les vallées qui refroidissent
l'atmosphère sus-jacente. — De pareils courans d'air peuvent être
produits aussi par les plis accentués du terrain qui engendrent
au-dessus d'eux des sortes de vagues aériennes.
Un courant d'air ascendant soudainement rencontré a pour effet
d'augmenter l'angle d'attaque, donc de faire monter l'avion. Un cou-
rant d'air descendant le fait au contraire baisser. Cette sensation
brusque de descente est, — en avion comme en ascenseur, — beau*
coup plus vivement ressentie physiologiquement que la montée.
D'autre part, une descente rapide et imprévue est toujours beaucoup
plus dangereuse auprès du sol qu'une montée équivalente. De là vient
que les aviateurs ont donné au premier de ces phénomènes le nom de
« trou d'air, » sans penser qu'à côté des trous d'air, il y a des « pics
d'air. » — Il n'est pas douteux que les courans d'air descendans, les
trous d'air ont été cause d'un grand nombre de chutes soudaines et
d'écrasemens inexpliqués d'avions sur le sol. Tant il est vrai, les
pilotes le savent bien, qu'à rencontre de ce qu'on pourrait croire a
priori, il est, — même à l'abri des balles et des obus, — beaucoup
plus dangereux de voler près du sol qu'à une grande hauteur.
Les variations horizontales de la vitesse du vent ont pareillement
pour effet, lorsqu'elles se produisent dans le sens de la marche de
l'avion, de faire monter ou descendre soudain celui-ci. Lorsqu'elles
ont lieu obliquement, par rapport à la marche, elles se traduisent par
une variation brusque dans l'orientation de l'avion.
Toutes ces causes perturbatrices ont des effets encore plus graves
lorsque les filets d'air perturbateurs sont suffisamment étroits pour
n'agir que sur une partie de l'appareil, une seule aile, par exemple,
ou la queue. Le déséquilibre produit est alors beaucoup plus profond.
L'essentiel de l'art du pilote consiste précisément à savoir
constamment, et par une manœuvre rapide et proportionnée des gou-
vernes et du gauchissement, rectifier volontairement, ou, mieux
encore, d'une manière réflexe, toutes les causes de déséquilibre, et
éviter tous ces écueils fluides et ces gouffres, diaphanes et perfides,
708 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'océan aérien sème sous son envol. — Quant aux divers stabi-
lisateurs, par lesquels on a voulu réaliser automatiquement ce
redressement continuel de l'avion, il n'en est point encore de parfaits
et qui dispensent l'aviateur d'avoir bien en main son oiseau.
*
* *
Avion, aéroplane, aviation, aviateurs, gauchissement, tous ces
mots que j'ai dû employer dans ce bref rappel de la constitution ana-
tomique de nos modernes machines volantes, on les chercherait vai-
nement, non point seulement dans les auteurs classiques, mais même
dans les bréviaires modernes les plus complets de la langue française,
dans Littré par exemple. C'est que, si verba volant, les choses volent
plus vite eucore que les mots et que les pensées même dont ils sont le
balbutiant écho.
On s'est élevé naguère avec raison contre l'antagonisme factice
que certains ont voulu créer entre les lettres et les sciences, entre les
humanités et l'étude phénoménale de la nature. Peu avant la guerre,
cette question fit couler beaucoup d'encre très docte, et chacun fut
d'accord pour convenir que ces deux formes du perfectionnement
humain étaient faites pour 'se compléter et marcher fraternellement
unies, la main dans la main, fortifiées l'une par l'autre. Pourtant, en
y réfléchissant, il me semble qu'à un petit point de vue au moins, les
zélateurs d'une religion .littéraire exclusive 'de toute hérésie scienti-
fique auraient eu quelque raison de justifier leur attitude : n'est-ce
pas la science en effet qui, par toutes les choses nouvelles qu'elle
invente, 'par les phénomènes imprévus qu'elle découvre, inflige à la
langue tous ces néologismes qui, comme ceux que nous venons de
citer, en changent la physionomie et l'usage? N'est-ce pas elle qui,
dans une certaine mesure, contribue le plus à archaïser la belle
langue fixée par les classiques, à en périmer la valeur et la vitalité ?
A moins qu'on ne considère, au contraire, qu'une langue est d'autant
plus admirable qu'elle est plus vivante, comme l'eau qui est plus
belle lorsqu'elle coule ; et alors, en accélérant l'évolution du parler,
en y provoquant les changemens qui, là comme ailleurs, sont ce qui
caractérise la vie, la science serait, au contraire, le viatique le
plus précieux de la langue. J'avoue qu'entre ces deux points de
vue je ne sais quel est le bon... Peut-être est-ce un troisième.
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
La réponse allemande à la note du Président Wilson (20 avril) étant
du 4 mai, et la réplique américaine du 8, nous n'avons pu, au jour où
nous écrivions notre dernière chronique, en avoir et en donner qu'une
impression hâtive. Il vaut la peine d'y revenir, ou plutôt, si l'on en
a assez dit sur le texte des documens eux-mêmes, de voir quelles
réactions Os ont provoquées sur ce qu'il faut bien appeler l'âme alle-
mande. Encore n'avons-nous d'autre moyen de les connaître que de
lire les journaux, et l'on sait que la presse allemande est de toutes la
plus disciplinée, la plus « inspirée, » la plus « orchestrée, » — c'est
décidément le mot, — parlant la moins sincère, en tout cas la moins
spontanée. Même en temps de paix, la situation de « rédacteur »
n'offre là-bas guère d'indépendance vis-à-vis des pouvoirs de tout
ordre et de tout degré ; à plus forte raison, en temps de guerre. Il y
est aussi difficile, plus difficile peut-être de se défendre des invitations
que des interdictions; les gazettes les plus hardies ne parlent qu'après
que les autorités ont pensé, et naturellement d'après ce qu'elles
ont pensé. L'opinion publique est donc toujours, par reflet, — sauf
deux ou trois exceptions sans crédit à cause de cette indépendance
même qui passe pour de l'originalité, ou pis que cela, — l'opinion du
gouvernement. Et donc, pour ce que nous y cherchons, le vrai des-
sein du gouvernement impérial, découvrant l'état au vrai de l'Alle-
magne au vingt-deuxième mois de la crise, ces témoignages indirects,
émis sous le masque, soufflés en d'autres bouches, n'en auront
que plus de valeur.
Ce n'est que le mercredi 10 mai, après midi, que la deuxième note
de M. Woodrow Wilson, — la deuxième de cette dernière série,
celle qui, en une quarantaine de lignes, se borne à prendre acte et à
réserver la suite, — a été remise officiellement à M. de Jagow,
secrétaire d'État aux Affaires étrangères, par M. Gérard, ambas-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
sadeur des États-Unis à Berlin. Immédiatement, simultanément,
ou même un peu auparavant, dès qu'il avait été mis par ses infor-
mations en mesure de supposer à quel parti s'arrêterait, entre les
quatre résolutions qui lui étaient offertes, le Président de la Répu-
blique américaine, le gouvernement impérial s'était empressé
d'avouer sans réticence ni restriction que c'était bien un sous-marin
allemand qui avait torpillé le Sussex. Les termes, sinon le sens, de la
réplique de M. Wilson n'étaient pas encore définitivement fixés que
quelques journaux ofûcieux annonçaient, de la part de la Chancelle-
rie, et que des radiotélégrammes d'agences répandaient dans le monde
la nouvelle que l'ordre avait été déjà donné de conformer, à l'égard
des neutres, la guerre sous-marine aux règles du droit international.
Par là, l'on n'avait pas l'air de céder, on devançait; selon l'expression
vulgaire, « on fendait avant le coin, » ou, à la chinoise, livrant tout
le reste, « on sauvait la face. » En même temps encore, on essayait
de rattraper une phrase imprudente des Mùnchener neueste Nachrichten
qui avaient imprimé : « Ce que l'Allemagne exige des États-Unis, ce
n'est pas qu'ils entament ou feignent d'entamer une conversation
diplomatique avec l'Angleterre pour qu'elle desserre le blocus, c'est
qu'ils y réussissent. » Exiger, peste! le mot était vif, alors que l'Alle-
magne embarrassée avait devant elle une Amérique en colère. Mainte-
nant, il ne s'agit plus pour l'Empire allemand d'exiger, ni pour les
États-Unis de réussir, mais seulement de montrer, ceux-ci de la bonne
volonté, et celui-là un bon esprit. Plus tard même, quand le refus
de mêler les questions aura été, par le Président, signifié d'un ton
péremptoire, on soutiendra, comme si l'on pouvait supprimer les
textes, que l'on n'avait rien demandé, rien du tout, fût-ce simple-
ment non de réussir, mais de tenter. Peut-être, de son point de vue,
M. Wilson avait-il raison, et valait-il mieux qu'il procédât distincte-
ment, séparément, d'une part envers l'Allemagne, d'autre part envers
l'Angleterre, que les choses et les causes ne fussent pas fiées, que
l'atténuation du blocus ne fût pas présentée par les États-Unis à
l'Angleterre comme la condition ou la contre-partie de l'atténuation de
la guerre sous-marine par l'Allemagne. Satisfait et reconnaissant,
charmé de la générosité allemande, M. Woodrow Wilson ne pourrait pas
manquer de se tourner ensuite du côté de la Grande-Bretagne, pour
lui dire : « Et vous, qu'est-ce que vous donnez? » En attendant, le
plan est de paraître aussi modéré, aussi doux que possible, de s'huma-
niser autant que s'y prête le caractère national, et de faire sonner ce
renoncement très haut. Sans doute, il n'est pas fort aisé de contenter
REVUE. CHRONIQUE. 711
à la fois et les États-Unis et cette portion, militairement hystérique,
du peuple allemand qui croit dur comme fer, parce qu'on s'est
pendant un an acharné à le lui faire croire, que le sous-marin est la
meilleure arme de l'Empire et que par conséquent il en doit faire un
usage incessant et intensif, suivant l'idée géniale de M. de Tirpitz,
victime d'intrigues débilitantes. Aussi l'Allemagne torpille-t-elle tou-
jours, puisqu'elle ne saurait s'en passer ; mais elle appelle l'attention
de l'univers, et de l'Amérique d'abord, sur les précautions qu'elle
prend, et qu'elle aurait le droit de qualifier d'oratoires, car elle consent
à « arraisonner » les navires de commerce avant de les couler; avant
d'envoyer au fond de l'eau les voyageurs, elle pousse la complaisance
jusqu'à leur expliquer pourquoi elle les noie; par exemple, dans le
cas du Pestalozzi : affaire d'éducation. Notons pourtant que, dans le
cas, tout voisin, du Cymric, l'équipage entier, 107 officiers et mate-
lots, échappés par miracle, déclare qu'aucune de ces précautions
n'a été prise. L'erreur, l'accident ou le malheur du Sussex a fait
l'objet d'une confession tardive, mais formelle ; cependant, le lieute-
nant J. S. Otto Steinbrick, qui commandait le sous-marin torpilleur,
l'U 18, a reçu de l'avancement, outre la croix de l'Ordre pour le Mé-
rite : c'est ce qui constitue jusqu'ici tout son châtiment. Tandis que
l'Empire allemand s'inclinait devant la République américaine, l'ancien
attaché naval Boy-Ed, expulsé des États-Unis pour l'incorrection de
sa conduite, était décoré de l'Aigle-Rouge de 3e classe avec cravate : à
Washington, il eût fini par en avoir une de bon chanvre. Le jeu, le
double jeu continue : deux visages, deux attitudes, deux morales,
deux politiques : une pour le dedans, une pour le dehors ; dans la
face féroce, le sourire patelin; les yeux hors de la tête, et, sur les
lèvres, suivant la pente des événemens, le chant, aux strophes alter-
nées, de la superbe et de l'humihté.
Cette duplicité est si évidente que certaines personnes, particu-
culièrement méfiantes par tempérament ou par profession, se sont un
instant imaginé que, comme il y a deux visages, il y avait eu, en
réalité, deux réponses : la longue note d'un style rogue, arrogant et
grognon, du A mal, et une autre, ayant toute la souplesse d'une décla-
ration purement orale, transmise, à l'issue des réunions tenues au
grand quartier général, soit par M. Gérard, soit par le comte
Bernstorff ; en somme, un document public et une assurance secrète.
Quoi qu'il en soit de ce point d'histoire, qui sera un jour éclairci, il y
a eu en effet deux répliques américaines, la deuxième signée de
M. Robert Lansing, secrétaire d'État des États-Unis, confirmant, pré-
712 REVUE DES DEUX MONDES.
cisant encore celle du 8 mai, arrivée le 10 à Berlin, et fermant la porte
à la folle espérance de voir, par un renversement soudain des posi-
tions, qu'aurait savamment machiné l'astuce de la Wilhelmstrasse,
l'Amérique conduite à un conflit armé avec la Grande-Bretagne. Dans
cette note complémentaire, M. Lansing rappelait qu'il existe entre
l'Angleterre, la France, presque tous leurs Alliés, une vingtaine de
Puissances, sauf l'Allemagne, d'une part, et les États-Unis de l'autre,
un traité général d'arbitrage, aux termes duquel, s'il vient à surgir
quelque différend, le litige doit être aussitôt déféré à un jury, com-
posé d'un membre appartenant à chaque nation et présidé par un
neutre ; même si le désaccord ne peut être aplani, et si, pour le
trancher, la guerre devient inévitable, les hautes parties s'obligent
à ne recourir aux armes que lorsqu'il se sera écoulé un délai de toute
une année. Que reste-t-il de cet avertissement? Que l'Angleterre a,
dans un tel engagement, une garantie que l'Empire allemand n'a pas,
si d'ailleurs elle n'était parfaitement superflue, les États-Unis étant
parfaitement décidés à ne jamais traiter de même, comme actes équi-
valens, le blocus et l'assassinat. Pour prolonger l'illusion allemande,
on se dit vainqueur du Président des États-Unis comme de la Qua-
druple-Entente ; n'est-ce pas l'avoir battu que de l'avoir empêché de
rompre sur l'heure ? Pour endormir l'indignation américaine, on
pince, en M. Wilson, la corde sensible : « Le Président est le défen-
seur naturel et le champion de tous les neutres. C'est à lui qu'il
appartient de protéger l'Europe contre elle-même. » En l'amusant de
la sorte, on gagne du temps, on se donne de l'air, on se ménage des
occasions. Et qui sait ? cette proposition, incidente et comme inno-
cente, que l'Allemagne a négligemment jetée dans sa réponse du
8 mai, et où elle déclare que par deux fois elle a, vainement magna-
nime, ouvert des perspectives de paix, qui sait si elle sera perdue ?
M. Woodrow Wilson, flatté, séduit, la ramassera peut-être : mais le
moins qu'elle puisse faire, c'est de paralyser aux États-Unis mêmes les
interventionnistes, de dérouter et de retenir les neutres, de détendre
l'énergie des ennemis, de calmer les angoisses et de bercer les
souffrances du peuple allemand. Le gouvernement impérial l'assure,
la presse allemande le répand, l'Allemagne le voit, c'est un succès :
« Nous avons obtenu ce que nous voulions, sans compter ce que nous
obtiendrons encore. » Mais de mauvaises langues racontent que, dans
une dispute, un homme, furieux, en agaçait, harcelait, bousculait un
autre : « Donne-moi un soufflet ! Mais donne-le-moi donc ! » « Voilà I »
fit tout à coup l'adversaire, à bout de patience. Et l'homme, soudain
REVUE. CHRONIQUE. 713
apaisé : « Grand merci ! » puis, noblement, pour la galerie : « J'ai
obtenu ce que je voulais. »
Depuis quinze jours, nous regardions le dynamomètre, ses indi-
cations sont certaines. La dégradation des nuances dans les articles
des journaux, — articles commandés, insistons-y, presque dictés, —
à l'égard des États-Unis et de M. Woodrow Wilson, marque le fléchis-
sement des forces de l'Allemagne. Trois périodes : avant le 20 avril,
pendant que le Président des États-Unis prépare et rédige sa note ;
entre le 20 avril et le 8 mai, pendant que le gouvernement impé-
rial lit, relit, épluche, et, tous ses flambeaux allumés, sous l'œil jadis
étincelant de l'Empereur, diplomates, militaires, marins assemblés,
ratiocine, ergote, fignole sa réponse, l'envoie, en attend l'effet; après
le 8 mai, lorsque rapide, directe, foudroyante, par une « rentrée
d'autorité, » est arrivée la riposte américaine. Jusqu'au 20 avril, il
faut voir de quelle encre M. Wilson est barbouillé. Dans un pays où
les professeurs, même s'ils ne sont pas « Excellence, » régnent sou-
vent avec indiscrétion, honorés d'un culte puéril, « le professeur
Wilson » est vilipendé par le moindre soribe comme ne le fut jamais
par Bismarck lui-même « le professeur Gladstone. » Les États-Unis,
en tant que Puissance, sont ravalés au niveau le plus bas : leur ma-
rine est démodée ; leur armée n'existe point : ce qu'ils en ont est
ridicule. Visiblement, on se propose d'intimider le Président. Après
le 20 avril, quand il a bien fallu se rendre compte que sa main n'a
pas tremblé, la presse allemande se partage. On se distribue les
rôles. Les uns sont enragés ou font les enragés ; les autres font les
calculateurs, les politiques, les raisonnables. Il s'agit de peser, si
on le peut, sur la décision qui s'élabore péniblement dans le mystère
bourdonnant du grand quartier général; et, si on ne l'a pas pu, de
colorer de feinte ou d'adresse, de « camoufler » en habileté la
reculade, tout comme dans les bulletins de l'État-major où les
retraites précipitées ne sont que des « redressemens stratégiques »
voulus dès le commencement de l'action par la suprême sagesse.
Entre le 4 mai et le 8 mai, sa réponse partie, l'Allemagne rit, ainsi
qu'elle sait rire, du bon tour qu'elle vient de jouer aux États-Unis :
elle se réjouit de la malice allemande, qui de nouveau s'affirme propre-
ment ùber ailes, et elle épie, avec une ironie dont on mesure toute la
finesse, la tête que, pris dans les ficelles qu'elle lui a artificieusement
tendues, va faire le pauvre Président Wilson. Après le 8 mai, quand
cet homme juste et craignant Dieu est sorti du traquenard par la
voie sacrée, par la ligne droite, quand il n'a eu, pour marcher dans
714 REVUE DES DEUX MONDES.
les pas d'Hercule, qu'à choisir la vertu, qui lui a paru plus simple, le
gouvernement allemand, la presse allemande, le peuple allemand ont
courbé la barre d'acier de leur échine ; ils ont compris ; ils ont
accepté; ils ont salué. C'est un grand signe. Mais voici une curieuse
coïncidence : le changement est devenu sensible à partir du 25 avril.
Or, l'échec delà révolution d'Irlande est de la veille, lundi 24. Bien
que ce fût le lundi de Pâques, il n'est pas impie de soupçonner que
cette disgrâce fit, pour la conversion de l'Allemagne, autant, proba-
blement, que put faire la grâce.
Nous sommes à présent renseignés ; nous savons, sinon où en est
l'Allemagne, du moins où elle n'en est plus. Elle n'en est plus à la
saison pleine de sève où, défiant la terre habitée par toutes les races,
collectionnant les déclarations de guerre, elle s'écriait, comme il y a un
an, lors de l'entrée en scène de l'Italie : « Encore uni Nous pouvons
encore nous charger de celui-là ! » En avouant que l'hostilité des
États-Unis l'eût gênée, et par elle-même, et parce qu'elle eût pu
entraîner à leur suite d'autres neutres, elle accuse sa lassitude. En
plaidant : « Nous avons consenti un sacrifice nécessaire à notre unique
objet, qui doit être la victoire ; nous nous sommes réglés sur le seul
principe qui doive nous guider : garde-toi par-dessus tout de faire ce
que souhaite ton ennemi, » l'Empire allemand reconnaît que sa vic-
toire, maintenant, dépend de certaines conditions, qui seront ou ne
seront pas réalisées, mais n'est pas assurée en tout état de cause. Il ne
se croit plus infaillible et ne se montre plus inflexible, parce qu'il ne
se sent plus invincible.
C'est tout ce que nous-mêmes voulons dire. Pour être prudens en
nos inductions, nous ne nous avancerons point au delà. Mais nous
avons conscience, en allant jusque-là, de ne porter le pied que sur le
terrain le plus solide. Osons ici écrire : « certitude. » Nous savons, et il
est excellent que l'Allemagne sache que nous savons. C'était hier une
machine de guerre formidable, montée et mise au point durant un
demi-siècle, la plus formidable de tous les temps, et dont la puis-
sance, à l'essai, a dépassé tous les calculs : elle n'est pas encore usée
aujourd'hui, mais nous savons qu'elle s'use. Hier, c'était un im-
meDse réservoir qui durant un demi-siècle avait été rempli jusqu'à ce
qu'il débordât : aujourd'hui, il n'est pas encore à sec, mais nous
savons qu'il baisse. Durant un demi-siècle, chaque famille allemande
en pleine fécondité avait peuplé de ses cinq fils l'énorme caserne et
l'usine colossale qu'était l'Empire, mais nous savons où sont les
cinq fils de la famille allemande, et où sont les millions de recrues
REVUE. — CHRONIQUE. 715
de l'Allemagne. Nous savons qu'elle n'a plus sur le front russe qu'un
paravent et dans les Balkans qu'un rideau; que si, sur notre front,
dans quelques secteurs, elle a encore des lignes très garnies, bour-
rées d'hommes, et de vastes dépôts en Belgique, néanmoins, à l'ar-
rière, pour en combler les vides, à mesure que le feu les dévore, elle
n'a plus que de maigres fonds de tiroir. Tant de divisions sur le front
russe, tant sur le front serbe, tant sur le front belge, britannique,
français, tant au repos derrière le front occidental, nous savons com-
bien. Celles qu'elle nous envoie, nous savons d'où elle les retire,
qu'elle ne les ajoute pas, mais seulement les transporte, qu'elle ne les
remplace pas, mais seulement les déplace, et que, comme autrefois la
petite armée de Frédéric sur les routes, ses bataillons d'élite sont sur
les chemins de fer, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest, en un transit
perpétuel. Mais nous savons que ces voyages ininterrompus se
paient par une déperdition considérable, et que de cette chair à canon
ballottée sans merci il n'arrive que le squelette. Les unités dont l'Alle-
magne peut disposer encore, nous en savons la qualité comme la quan-
tité. Nous savons que, parmi les corps qui sont sur le front russe, il y
abeaucoupde landwehr; que les rares, très rares divisions maintenues
sur le front serbe sont mauvaises ; que, sur le front français, tout ce
que les Allemands peuvent avoir encore de monde un peu frais passe
tour à tour à Verdun, qu'ils ne peuvent plus prendre, — et nous savons
qu'il le savent, — pour en revenir, décimé, éreinté, désespéré, et y
retourner sans aucun répit. Par les prisonniers que nous faisons, par
les morts que nous relevons, nous savons que beaucoup de leurs
soldats, dans beaucoup de leurs régimens, sont aujourd'hui des
chétifs, des malingres, parfois même des mutilés. La témérité de leur
jeu ne nous en impose pas; nous y voyons justement ce qu'ils vou-
draient cacher, un symptôme de plus de leur épuisement. Nous savons
que l'Allemagne chancelle, qu'elle souffre, et même beaucoup plus
que nous ne le croyons : quand sa misère n'était pas vraie, elle la
criait; elle est vraie, maintenant qu'elle la nie. Nous savons que
l'Empire militaire est comme le boxeur exténué qui, ne pouvant plus
frapper, ne pouvant plus même parer, et sentant qu'au premier choc
il s'écroulera, s'accroche en corps à corps aux bras de l'adversaire
pour tâcher de gagner debout le coup de cloche final. Les assauts
obstinés, multipliés contre Verdun, la récente offensive autrichienne
contre le Trentin, le semblant de réveil allemand sur la Dwina ne
contredisent ni n'infirment ces observations et ces conclusions. Dans
toute cette guerre, la stratégie de l'Allemagne a été enchaînée à sa
716 REVUE DES DEUX MONDES.
politique. Nous savons donc pourquoi le kronprinz, héritier du
trône et confident de l'anxiété de Guillaume II, entasse les mon-
ceaux de cadavres. Politique intérieure : d'un bout à l'autre de
l'Empire, à la fin de février, alors qu'on se représentait la chute
prochaine de « la principale forteresse du principal ennemi, » les
élèves des écoles ont fait la même dictée : Importance de Verdun; tous
les journaux ont publié une sorte de communiqué intitulé : Verdun
cœur de la France. Politique extérieure : Verdun tombé, on escomp-
tait le désarroi moral chez nous, chez nos alliés et chez les neutres ;
Verdun pris, l'Allemagne, dit-on, aurait étonné la terre par la modé-
ration des conditions de paix qu'elle aurait offertes à la France. Cette
modération aussi, que nous nous félicitons de n'avoir pas eu à appré-
cier, est une indication du dynamomètre. Mais, nous le savons, ce
n'est pas de son bon naturel qu'était venu à l'Empereur ce souci. La
guerre d'usure, en'imposant des sacrifices qui sont ou qui semblent
être inégaux, n'agirait-elle pas comme un levain de particularisme?
Sans nous exagérer l'importance de pareils faits, qui ne se révélera
qu'après la guerre, si le germe doit se développer, remarquons que la
Saxe, la Bavière et le Wurtemberg se sont associés pour « les cartes
de viande, » en dehors des États du Nord de l'Empire. Dans l'Allemagne
occidentale se dessine, pour la centralisation des vivres, une organi-
sation qui, par ses contours géographiques, copie ou calque exacte-
ment la Confédération du Rhin. M. Delbrûck, jugé insuffisant, peut
s'en aller, M. Helfferich passer des Finances à l'Intérieur, M. de
Batocki être institué « dictateur de l'alimentation. » L'Allemagne n'en
aura pas un morceau de pain de plus et pas une terreur de moins. La
grasse et docile Allemagne a appris par la faim le mécontentement
(nous usons exprès du mot le plus faible). Encore une fois, ce n'est
rien outrés peu de chose, pour le moment : pas même un pli, à peine
une ride. Cependant il pourrait y avoir là-dessous un très lent et très
sourd travail qui, [sur cette race grisée d'orgueil, opère peut-être
plus profondément que ne l'eût fait un Waterloo en juin 1915. Si
l'Allemagne veut gagner le coup de cloche, gagner du temps, c'est
que, l'antique proverbe le dit : « qui a temps a vie. » Inversement, qui
n'a pas beaucoup de vie n'a pas beaucoup de temps; et il lui faut, en
conséquence, se presser, s'agiter, se dépenser en double. Lorsque
l'Allemagne n'aura plus que deux obus à tirer, elle les tirera ensemble
pour faire plus de bruit, à défaut de plus de mal : après quoi, elle
lèvera les bras : « Camarade ! » A l'heure même où elle attaque à
Verdun, où l'Autriche attaque sur l'Adige et sur la Brenta, elle vou-
REVUE. CHRONIQUE. 717
drait déjà nous le faire dire par M. Wilson et tramer par la main des
neutres la paix allemande. Ce que l'Allemagne veut forcer, à Douau-
mont et au Mort-Homme, c'est moins la victoire que la fin, qu'il lui
faut prompte pour lui permettre un recommencement. Mais nous ne
nous laisserons ni troubler, ni tromper. Nous savons.
Comme si M. Wilson avait une revanche à prendre d'avoir écrit
avec sobriété, il a parlé, ces jours-ci, avec abondance. Il a tenu dans
un cercle de journalistes des propos que ses interlocuteurs n'ont
point, par habitude de métier, entendus en confidence, et dont
quelques-uns, s'ils ont été fidèlement rapportés, ne laissent pas d'être
un peu acerbes. Le thème principal de l'interview est l'éloge de la
neutralité, mais quel éloge! un dithyrambe, avec, à l'adresse de tous
les belligérans, sans exception ni distinction, une diatribe. Le Prési-
dent des États-Unis professe, au sujet de la guerre européenne, l'opi-
nion de l'empereur François II d'Autriche au sujet des Constitutions :
Toi us mundus stullizat, disait l'Empereur à la Diète hongroise. Et
M. Wilson dit de même : « Tout le monde devient fou. » Ce sont ses
propres paroles. Les peuples et leurs chefs ont perdu la tête. « Cette
querelle a entraîné si loin ceux qui s'y sont engagés qu'ils ne peuvent
se maintenir dans les limites de la responsabilité. » Et ensuite : « Si le
reste du monde est fou, pourquoi ne pas refuser d'avoir rien à faire
avec ce reste du monde? » Interrogation qui se change en affirmation :
« Nous n'avons rien à voir avec la querelle présente. » — Les autres,
ceux qui se battent, fût-ce pour le droit et pour leur droit, fût-ce pour
leur terre, fût-ce pour leurs autels et leurs foyers, tout comme ceux
qui se sont rués à la conquête, au gain, à la rapine, sont des fous;
nous ne faisons pas entre eux de différence, nous les mettons dans le
même cabanon. Nous sommes les sages, puisque nous sommes les
neutres, et non seulement parce que, tandis qu'ils meurent, nous
vivons, mais parce que, devant l'horrible spectacle que donne plus de
la moitié du genre humain, nous conservons l'équilibre de notre
raison. — Le sang glacé ne coule pas. Le Président Wilson est très sûr
que la neutralité est toujours la sagesse, et c'est peut-être d'un bon
administrateur, mais ce n'est pas d'un grand politique.
Tous les grands politiques ont vu que la neutralité a ses périls,
que c'est souvent le moins honorable et parfois le plus maladroit des
partis. Assurément, les argumens de Machiavel, pieusement repris
par Cavour, le discours qu'il prête au légat romain répondant, dans
l'assemblée des Achéens, à l'ambassadeur d'Antiochus : « Quant
au parti qu'on vous dit être le meilleur et le plus utile à votre État
718 REVUE DES DEUX MONDES.
de ne point vous mêler de notre guerre, il n'en est pas qui puisse vous
être plus contraire... Il arrivera toujours que celui qui n'est pas votre
ami sollicitera votre neutralité, et que celui qui est votre ami vous
demandera de vous découvrir avec les armes. Et les Princes mal
résolus, pour fuir les périls présens, suivent le plus souvent cette voie
neutre, et le plus souvent ils se ruinent; » toutes ces raisons, qui n'ont
pas vieilli, portent surtout dans le cas de nations voisines, ayant des
frontières communes, ou du moins des points de contact, quelque
surface de friction. Les mêmes argumens peuvent paraître s'appli-
quer moins bien au cas spécial des États-Unis, séparés de l'Europe
par toute l'étendue de l'Océan. Mais cette guerre elle-même a prouvé
que l'Océan les en sépare beaucoup moins qu'on ne l'aurait cru.
Moralement, il faut ajouter qu'autant l'impartialité absolue, portée
jusqu'à l'indifférence, de la neutralité quand même, eût pu pourtant
s'expliquer chez des réalistes comme les grands Italiens, qui n'ont
été et n'ont voulu être que des politiques, pour qui la politique n'a
été qu'une géométrie, autant cette attitude est singulière chez un
homme qui, non seulement ne dissimule pas, mais aime à montrer
un peu des scrupules juridiques et des préoccupations religieuses.
Mais il y a dans l'interview de M. Woodrow Wilson quelque chose de
plus surprenant encore que la première partie, et c'est la seconde.
Là, ce modèle de maîtrise et de possession de soi, qui juge de haut
les nations, amasse les images de violence; seulement, il se trouve
que les trois paraboles de M. Wilson tombent toutes du même côté.
L'homme qu'il a dû « coucher à terre, » l'homme « sur le cou »
duquel il a conseillé de « s'asseoir, » le petit garçon dont il se pique
d'avoir « impressionné l'épiderme, » ces deux hommes et ce petit
garçon ne peuvent être qu'un seul et même homme, l'Empereur
allemand. Ainsi les verges mêmes du « professeur Wilson » ne sont
pas neutres. Mais alors, que voilà une neutralité fragile, et un étrange"
état d'esprit chez un peace-makerf
Car nous ne nous étions pas mépris en avançant que la phrase
capitale de la pseudo-réponse allemande du 4 mai était la phrase sur
la paix. C'était le coup destiné à M. Wilson, par enveloppement et
liement. Peut-être, plus ou moins, a-t-il été touché. Le fait est que,
non content de son interview, il a prononcé une harangue, sibylline
autant que biblique, qui ne nous est parvenue que par fragmens, et
qui, sans doute pour cette cause, n'est pas très clairement intelli-
gible. Mais l'intention en est assez transparente. « Beaucoup aime-
raient à penser, a dit M. Woodrow Wilson, que le sens de la comme-
REVUE. CHRONIQUE. 719
moration qui nous réunit,— le cent quarante et unième anniversaire
de la déclaration d'indépendance, — se manifesterait si nous nous
figurions nous-mêmes devant quelque emblème sacré de conseil et
de paix, de jugement conciliant et juste envers les nations et leur
rappelant ce passage de l'Écriture : « Après le vent, après le tremble-
ment de terre, après le feu, la voix toujours faible de l'humanité. »
Et M. Wilson a appuyé : « Quand vous ne pouvez vaincre, il vous faut
prendre conseil pour un arrangement. »
Il ne nous appartient pas de rechercher dans quelle mesure un tel
langage est du président en fonctions delà République américaine ou
du futur candidat à l'élection présidentielle d'octobre. Les cœurs les
plus fermes ont leurs faiblesses, et il n'est pas d'ambitions plus
tyranniques que celles qu'on avait juré de ne pas avoir. Certaines
gens prétendent que la concurrence de M. Roosevelt n'a pas été sans
influence sur la résolulion que M. Wilson a montrée dans la rédaction
de sa note du 20 avril : on prétendra, demain, que la candidature du
pacifiste M. Ford, adoptée par deux des États de l'Union, aura contri-
bué à réveiller, à raviver l'instinct qui est au fond de l'âme du Prési-
dent. Mais il n'importe. De sa seule initiative, ou à la prière de
l'Allemagne, pour le bien de l'humanité, par des considérations plus
étroites, si M. Wilson n'en est pas encore à proclamer, déjà, en
quelque sorte, il murmure, il souffle : la paix! Et c'est son droit. Le
nôtre est de n'écouter que lorsque notre heure sera venue. A l'homélie
du Président Wilson, M. Raymond Poincaré, M. Aristide Briand, pour
la France, M. Asquith et sir Edward Grey pour la Grande-Bretagne,
M. Sazonow pour la Russie, onl , par avance, ou tout de suite répondu.
La paix seulement quand les réparations nécessaires auront été faites,
quand la Belgique et la Serbie auront été relevées et dédommagées,
quand les Austro-Allemands auront évacué la Pologne, quand la
plaie qui saignait à notre tlanc depuis quarante-cinq ans aura été
fermée de telle manière que jamais plus elle ne puisse se rouvrir;
quand l'assassin aura été puni et quand le voleur aura rendu gorge-
quand la force brisée aura confessé à genoux qu'il n'y a de droit que
le droit; quand l'Allemagne, enfin, aura été mise hors d'état de nuire
ou d'épouvanter, et quand nous aurons sauvé d'elle pour des siècles,
dût- il nous en coûter toute une génération, la génération qui grandit
et celle qui va naître. Que M. Wilson daigne s'en convaincre : tous
les hommes d'Élat de l'Entente, en parlant ainsi, se tiennent préci-
sément « dans les limites de leur responsabilité, »et ils n'en sortent
pas, mais ils les emplissent, et leur faute serait un crime, s'ils
720 REVUE DES DEUX MONDES.
s'arrêtaient à mi-chemin. Quant à lui, vouloir imposer ou insinuer la
paix, alors qu'il ne peut y avoir la paix, alors que, pour les peuples
martyrisés, « la folie de l'épée » est devenue une espèce de « folie
delà croix; » que le devoir, pour nous, n'est plus seulement patrio-
tique, mais mystique, ce ne serait pas servir l'humanité, ce serait
servir l'Allemagne, ce serait tenir les bras de l'humanité pendant
qu'on l'outrage et qu'on la poignarde.
Nous l'avons dit, nous ne craignons pas de le redire, avec tout le
respect qui est dû à la dignité et au caractère du Président des
États-Unis : il y a des choses qui dépendent de M. Wilson et des
choses qui ne dépendent pas de lui. Au surplus, toutes les manœuvres
de l'Empire allemand sont condamnées à échouer. Chaque fois qu'il
s'est senti tenu en échec, il s'est ingénié à déclencher une interven-
tion nouvelle, la Turquie au lendemain de la Marne, la Bulgarie après
l'Yser. N'ayant pas pu réussir à jeter les États-Unis en travers de la
pression maritime de l'Angleterre, il s'est retourné vers la Suède, a
agité le spectre de l'invasion russe, a condensé sur les îles Aland les
nuages factices de sa chimie diplomatique. Le secours de l'armée et
de la marine suédoise lui eussent été bien utiles, si Hindenbourg,
maussade et comme envoûté par les clous dont on a percé sa statue,
se décide à reprendre sa marche manquée contre Petrograd. Mais le
malentendu a été dissipé, la Suède restera neutre; et, la onzième
heure étant passée, tous les autres neutres aussi, vraisemblablement,
resteront neutres, pour ne pas risquer de s'entendre dire qu'ils se
sont décidés trop tard : en quoi M. Wilson, panégyriste de la
neutralité, ne saurait manquer de trouver un sujet de consolation.
La paix n'est pas encore en vue. Mais la guerre paraît circonscrite,
si l'épithète n'est pas absurde pour une guerre qui couvre tout un
continent et déborde sur plusieurs autres. Au pis aller, la partie est
liée. Elle n'est peut-être pas encore gagnée pour nous. Elle est
sûrement déjà perdue par l'Allemagne. Les quatre mille tonnerres de
Verdun et les deux mille tonnerres de Rovereto n'y changeront rien.
Cbarles Benoist.
Le Directeur-Gérant ,
René Doumic.
L'ERE NOUVELLE
PROBLÈMES DE LA GUERRE ET DE LA PAIX
LE PROBLEME DE LA GUERRE
Eh bien ! oui, c'est la guerre... et une longue guerre !
L'humanité avait fait un beau rêve : au mois d'août 1913,
on inaugurait, à La Haye, le temple de la Paix. Et ce temple
ne s'est pas rouvert pour abriter le concert de l'harmonie
universelle, qu'un conflit terrible éclate et couvre de sang la
planète presque entière.
« 0 vieillard, tu te plais aux paroles sans fin comme autre-
fois aux temps de la paix ; mais voici qu'une bataille inévitable
se prépare. Certes, j'ai vu un grand nombre de combats, mais
je n'ai point vu encore une armée aussi formidable et aussi
innombrable : elle est pareille aux feuilles et aux grains de
sable ; et voici qu'elle vient, à travers la plaine, combattre
autour de la ville (1). »
Ainsi s'exprime, dans Ylliade, Iris, la messagère des dieux.
La guerre de Troie paraissait donc, même aux dieux, la plus
formidable de toutes les guerres, et les armées qui luttaient
sous les murailles d'Ilion les plus nombreuses de toutes les
armées. Et voici que nous répétons, à notre tour, ce que répé-
(1) Iliade. Traduction de Leconte de Lisle.
tome xxxni. — 1916. 46
*722 REVUE DES DEUX MONDES.
taient, sans doute après tant d'autres, nos plus lointains
aïeux.
Il faut s'incliner : la guerre est dans l'héritage du genre
humain. Maigre' les maux qui la suivent, malgré sa cruelle
sanction, — à savoir le fait de frapper les hommes à mort
sans jugement, — elle est inhérente à la vie : la vie est une
lutte.
Réfléchissons cependant : la guerre des hommes n'est pas la
guerre des bêtes; et l'humanité le sait. Dans la haute et instinc-
tive conception de sa propre destinée qui la distingue des
autres espèces, elle tend son intelligence et sa volonté pour
affirmer cette différence.
Car, pour elle, c'est le coup de partie : si l'odeur du sang
doit la faire retomber dans la bestialité, elle perd; l'effort admi-
rable accompli par elle, de siècle en siècle, pour s'élever au-
dessus des autres animaux est vain ; elle n'a plus qu'à renoncer
à l'idéal qui est l'aspiration suprême de toute société humaine
et qui se rattache à la plus profonde des lois naturelles et
divines : la justice.
Montesquieu dit : « Le droit de la guerre dérive de la néces-
sité et du juste rigide. » Tout est dans ces deux mots : le droit
de la guerre, — le juste rigide.
La guerre, en tant que fait, est une crise d'animalité :
elle n'appartient au riche trésor de la civilisation humaine que
si elle rentre dans le cycle du droit. Le problème consiste donc
à amener de plus en plus l'humanité à n'admettre et à ne conce-
voir la guerre que comme née du droit et soumise au droit. La
guerre n'est digne du nom de guerre que si elle est légitime.
C'est parce qu'il voit la chose ainsi que Proudhon reconnaît
dans la guerre un acte de la vie morale : « La guerre, de même
que la religion et la justice, est, dans l'humanité, un phéno-
mène plutôt interne qu'externe, un fait de la vie morale bien
plus que de la vie physique et passionnelle. »
Je voudrais que l'on réfléchit profondément sur ce principe
de toute vie sociale : respecter, dans les limites du juste, la vie
des autres. L'individu isolé est en proie à la violence : pour
mieux se défendre et sans doute pour mieux aimer, il se groupe
sous une règle et il introduit dans ses relations avec les autres
le juste; l'équilibre des sociétés tient à l'acceptation mutuelle
de ce principe. L'origine du droit est le consentement des par-
l'ère nouvelle. 723
ties, qui implique la liberté. De même qu'il y a, au dire de
Kipling, une « loi de la jungle » que tout animal respecte, il y a
une « loi de l'humanité » que toute société accepte. Une société
qui ne reconnaît pas sa limite dans le droit à l'existence des
autres sociétés (le juste rigide) se met elle-même hors de la vie :
elle s'expose à une coalition de tous qui la poursuivront jusqu'à
ce qu'elle se range au devoir commun.
La civilisation a pour tâche de réaliser ces instincts, fils de
la loi de justice et de la loi d'amour; elle tend à subordonner
le fait de la guerre au droit de la guerre, à entourer la guerre,
dans ses origines et dans ses phases diverses, de certaines ga-
rantieset conditions par lesquelles elle deviendra de plus en plus
la guerre des hommes et de moins en moins la guerre des bêtes.
Les penseurs du xvme siècle, achevant une lente et lointaine
élaboration des âges, ont dégagé cette conception avec une
autorité et une lucidité telles qu'on put la croire acceptée sans
conteste par tous : elle pénétra le sens humain comme un
acquis, passé, semblait-il, à l'état de dogme. La guerre, détestée
par les mères, matribus detestata, ne trouvait grâce devant
l'opinion du genre humain que si elle avait, à ses origines, le
droit et si, dans ses développemens, elle se soumettait au droit.
On pardonne beaucoup à la violence, fille de la passion : encore
faut-il qu'elle soit loyale et qu'elle garde le respect du juste,
alors même qu'elle rompt avec lui.
II s'était donc fait une sorte d'accord universel au sujet du
droit de la guerre, et le temps semblait venu où ce compromis
tacite pourrait essayer de se codifier en une première législation
acceptée par l'ensemble des sociétés civilisées.
Qu'on se souvienne des nobles paroles par lesquelles
M.Odier, délégué suisse, et M. Léon Bourgeois, délégué de la
France, célébraient à La Haye l'engagement mutuel pris par
les Puissances de recourir, en cas de conflit, à l'intervention des
neutres ou aux « bons offices » de la Cour permanente de La
Haye : « En préparant cette formule, dit M. Odier, nous avons
cherché à ouvrir une ère nouvelle dans les rapports internatio-
naux : à cette ère nouvelle correspondent des devoirs nouveaux,
particulièrement pour les neutres... Ils seront désormais, selon
une expression heureuse, des pacigérans... » Et M. Léon Bour-
geois : « Croyez-vous que ce soit peu de chose que, dans cette
conférence, c'est-à-dire non pas dans une réunion de théori-
724 REVUE DES DEUX MONDES.
ciens et de philanthropes discutant librement et sous leur res-
ponsabilité personnelle, mais dans une assemblée où sont
officiellement représentés les gouvernemens de toutes les nations
civilisées, l'existence de ce devoir international ait été pro-
clamée et que la notion de ce devoir, désormais introduite pour
toujours dans la conscience des peuples, s'impose, à l'avenir,
aux actes des gouvernemens et des nations? »
Le baron de Marshall, délégué de l'Allemagne, ayant adhéré,
au nom de son gouvernement, à la plupart des décisions prises
par la conférence, ne marchandait pas sa chaleureuse appro-
bation.
La grande responsabilité qui pèse sur l'Allemagne, du fait
des événemens actuels, n'est pas tant, à ce qu'il me semble,
d'avoir ouvert les outres d'Éole et d'avoir déchaîné sur le
monde la plus terrible tempête qu'il ait subie : c'est d'avoir
ébranlé, dans la conscience universelle, la foi au mythe, au
millénaire de la paix.
L'humanité, si elle eût suivi le peuple allemand dans sa
formidable hérésie, eût perdu le sens même de son évolution et
de sa destinée : elle fût tombée dans une sorte de manichéisme,
— opposant le principe de la force à celui du droit, le principe
du mal au principe du bien, — qui l'eût égarée à jamais.
Guerre insolente, s'il en fut. Faillite de tout ce que l'huma-
nité a voulu, a cherché, a fait. Les penseurs, les philosophes,
les hauts guides de la marche à l'étoile ont toujours réclamé
la paix, — « la paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté. » Don Quichotte, les résumant tous, dit avec sa savou-
reuse et profonde bonhomie : « Les armes ont pour objet et
pour but la paix, c'est-à-dire le plus grand bien que les mortels
puissent désirer en cette vie : cette paix juste, cette paix divine
est le véritable but de la guerre. »
Or, l'Allemagne prenait l'envers de ce rêve; elle s'inscrivait
en faux contre la parole du Christ; elle rompait avec l'idéal
universel, et c'est pourquoi son initiative redoutable, réfléchie
et voulue, a soudain frappé à l'âme le monde tout entier ;
elle a posé des problèmes sur lesquels doit, maintenant, pour
son salut, réfléchir à fond l'humanité.
Que voulait l'Allemagne? Quel calcul, quel instinct, quelle
volonté la dirigent?
l'ère nouvelle., 725
Il ne s'agit pas de revenir sur les exposés si nombreux, si
probans qui ont élucidé les doctrines pangermanistes, les motifs
qui déterminèrent les empires du Centre à rendre le conflit
inévitable, les méthodes appliquées par eux et leurs armées
dans la conduite des hostilités. Doctrines et faits sont connus :
c'est uniquement pour découvrir les raisons essentielles, pour
essayer de dégager les conséquences probables, qu'il est utile de
préciser certains points.
I. — DU PRÉTENDU MYSTICISME DES ALLEMANDS
Il conviendrait, tout d'abord, de mettre les esprits trop
dociles en garde contre une théorie venue d'Allemagne et qui
tend à se propager dans le monde, à savoir que c'est une sorte
de mysticisme qui aurait mis en mouvement et emporté, en
quelque sorte, hors d'elles et malgré elles, les masses alle-
mandes : d'après ce système, le soldat allemand combattrait et
se sacrifierait pour la régénération de l'univers.
En vérité, ces gens ont toutes les ruses. Personne ne s'entend
comme eux à envelopper de paroles graves et de propos grandi-
Ioquens les passions ou les intérêts... Il faudra bien, un jour,
percer à fond l'artifice de cette philosophie allemande qui met
le monde et Dieu lui-même aux pieds du Moloch État.
Quoi qu'il en soit, l'origine pangermaniste de la thèse du
« mysticisme » allemand n'est pas douteuse : elle est l'âme de
l'histoire de Treitschke ; elle est disséminée aux quatre vents de
l'enseignement universitaire et scolaire par la parole des
professeurs; elle gonfle le livre de Bernhardi, U Allemagne et la
prochaine guerre, publié en 1911-1913 et qui est comme le
manuel de ce que doit savoir et penser un Allemand, à la veille
des événemens de 1914. Cet enseignement et ces livres ont une
action puissante sur le peuple allemand, parce qu'ils lui servent
ce qui vient de lui : c'est le résultat d'une longue opération
intérieure où tous les sentimens de la race sont cuits et recuits.
Cette étrange doctrine a ce caractère singulier d'être faite non
pour l'universalité des hommes, mais pour un seul peuple :
elle n'a d'autre objet que de l'entraîner et l'exalter sur ses
propres vertus, de façon à l'amener à un état d'auto-suggestion
où il devient Dieu pour lui-même.
Un philosophe de vigoureux esprit, M. Lote, au cours d'une
726 REVUE DES DEUX MONDES.-,
thèse soutenue dès l'année 1911, a parfaitement démêlé, dans la
politique allemande du xvmc siècle, les origines de cette dispo-
sition où le pédantisme et le caporalisme se combinent dans la
formule de l'étatisme, pour sauvegarder contre l'invasion des
idées françaises le patrimoine des hobereaux et du sectarisme
prussien : « Tandis que Mme de Staël voit les Allemands « beau-
coup plus susceptibles de s'enflammer sur les pensées abstraites
que pour les intérêts de la vie, » nous constatons, au contraire,
que la raison d'Etat commande en souveraine : elle seule inspire
les querelles, l'inquisition, l'intolérance. Sauver les intérêts,
telle fut la volonté commune (1). » Ventre et fumée... c'est tout
le germanisme.
Pour matérialiser la fumée, pour satisfaire les appétits et
les intérêts, il n'y a qu'un moyen : une politique de proie, une
discipline, la conquête et l'expansion, en deux mots, la Guerre
et l'Etat. La doctrine de l'Etat devient le clou de toute la
pensée, de toute la philosophie allemande. Laissons encore
parler notre auteur : « Une réalité s'éclaire : l'effort, la volonté
de produire un Etat. La direction est nette, consciente et bru-
tale : sauver l'Etat ou refaire l'Etat, cette « raison » première
dont un Allemand du xixc siècle pourra dire : « Notre Etat est
ce que nous avons de suprême sur la terre. » A cet égard, la
poussée est formidable : il n'y a plus d'idéalistes, ni de nationa-
listes, ni de mystiques, ni de libéraux, ni d'orthodoxes : il n'y a
qu'une discipline en marche, fanatique d'elle-même et mena-
çante pour l'avenir (2). »
Quant à la « guerre, » il suffit d'invoquer, comme le fait
Bernhardi, la parole du maître de l'àme germaine, Luther :
« En somme, il ne faut pas voir dans la pratique de la guerre
comment on étrangle, comment on brûle, comment on se bat
et comment on se comporte : car c'est ce que font les yeux
bornés et simplistes des enfans qui ne considèrent que le
chirurgien coupant une main et sciant une jambe, ne voyant
pas qu'il faut le faire pour sauver le corps tout entier. De
même, il suffit de regarder avec des yeux virils la fonction du
glaive et son action terrible pour voir que c'est une tâche
divine en soi et aussi utile et nécessaire que de manger et de
boire. »
(1) René Lote, docteur es lettres, Du Christianisme au Germanisme, 1911, p. 193.
(2) Ibid., p. 195.
l'ère nouvelle. 727
Guerre et Etat, voilà les nécessités et les aspirations dont il
faut faire un tout, un dogme, un credo, une foi.
L'Allemagne, donc, se met à la recherche de son propre
mysticisme. Le Christ, l'Empire romain, Mahomet, la Révolu-
tion française, les grandes images flottent dans ces cerveaux
ténébreux : le besoin, l'instinct du pastiche est un des carac-
tères du ge'nie allemand ; il n'est content de lui-même que s'il
a égalé ou surpassé, — autant que la copie e'gale ou surpasse
l'original.
On chercha donc la grande idée, capable de couvrir les deux
aspirations et de les grouper dans un article de foi. On chercha
et l'on trouva : tel le docteur Faust, le célèbre chimiste Ostwald
rencontra, au fond de ses cornues, le mythe dont on avait
besoin. Il ne faisait que prendre son bien où il le trouvait, c'est-
à-dire dans la philosophie et la politique allemandes, toutes
deux ardentes aux réalisations pratiques et pragmatiques.:
Guerre et Etat, il résuma le tout dans un seul mot : Organi-
sation .
« Je vais, maintenant, dit-il, expliquer le grand secret de
l'Allemagne. L'Allemagne veut organiser l'Europe qui, jus-
qu'ici, ne l'a pas été. Nous, ou peut-être plutôt la race germa-
nique, avons découvert le facteur de l'organisation. Les autres
peuples vivent encore sous le régime de Y individualisme , alors
que nous, Allemands, sommes sous celui de Y organisation. »
Voilà donc ce « secret plein d'horreur ! » La phrase
d'Ostwald illumine tout, justifie tout.
Au moment où les armées allemandes, honteuses elles-
mêmes de la besogne qu'on leur a commandées, crient à leurs
victimes : « Nous ne sommes pas des barbares ! » au moment où
l'univers pousse un cri et se lève pour demander des comptes, au
moment où l'empereur Guillaume adresse au président Wilson
ce télégramme du 8 septembre 1914 qui est comme le premier
essai d'une justification, sinon d'une amende honorable, le
chimiste intervient, et il suggère, après coup, la thèse destinée
à égarer définitivement les consciences, ou plutôt à replonger
l'Allemand dans le bourbier de son pharisaïsme et de son
orgueil : « Non, vous n'êtes pas des barbares ! Vous êtes des
croisés! Vous apportez au monde la bonne parole de 1' « Orga-
nisation. »
Que le génie de 1' « Organisation » appartienne en propre à
728 REVUE DES DEUX MONDES.i
l'Allemagne, c'est une prétention dont il a déjà été fait justice (1).
Les Romains furent les organisateurs du monde antique.
Louis XIV et Napoléon ont passé jusqu'ici pour des organisa-
teurs; Louvois et Garnot de même. L'Europe vit encore sous le
régime que l'administration impériale lui a dicté. L'histoire
répète comme un lieu commun que la centralisation française,
élaborée parles Richelieu, lesGolbert, la Révolution, est tombée
dans une sorte d'excès. D'autre part, l'organisation industrielle
et commerciale a trouvé ses principes et ses méthodes en
Angleterre : sauf des détails d'application, il est impossible de
discerner les ressorts nouveaux que l'Allemagne aurait mis en
œuvre.
Une certaine tendance au socialisme d'Etat, l'ingérence
minutieuse et pointilleuse de la bureaucratie dans les affaires
particulières, le règne du verbolen, la militarisation de la vie
civile, ce ne sont pas des faits si nouveaux sur la planète. Notre
enfance a été élevée au bruit du tambour dans les lycées impé-
riaux assimilés à des casernes. Le régime des corporations a
des points à rendre à celui des cartels et des trusts ; le protec-
tionnisme avait son précédent dans le colbertisme. Le hobereau
n'est qu'un fils abâtardi du seigneur féodal. Tout ce déballage
est vieux comme le monde. S'il y avait lieu d'insister, il serait
facile de rappeler que le Moyen Age a libéré le serf pour obtenir
le maximum de rendement économique, que la Révolution fran-
çaise, ayant brisé consciemment l'organisation corporative de
l'ancien Régime et rendu le travailleur à lui-même, a préludé
par là à l'essor incomparable du xixe siècle et, qu'ainsi, l'intro-
duction et le développement du facteur individualisme ont été
peut-être les plus grands progrès économiques accomplis depuis
la chute de l'Empire romain. En fait, la civilisation oscille,
depuis des siècles, entre le régime de l'autorité et celui de la
liberté. La difficulté est de trouver la juste mesure ; et l'Alle-
magne la cherche comme les autres.
Les affirmations tranchantes du célèbre chimiste ne révèlent
donc pas un si formidable secret : la pierre philosophale n'est
pas au fond de ses cornues.
Cependant, la formule une fois lancée, appliquée au point
(1) Voir, notamment, l'excellent ouvrage d'Arnold van Gennep, professeur
d'histoire comparée des civilisations à l'Université de Genève : Le génie de l'Orga-
nisation; la formule française et anglaise opposée à la formule allemande.
LERE NOUVELLE., 729
de vue militaire et international par une préparation intense et
un système d'espionnage et d'avant-guerre qui est le véritable
« secret » des Allemands, fut acceptée par eux avec une complai-
sance facile à comprendre. « Notre peuple est le peuple élu! Il a
une mission à remplir. Que ne le lui a-t-on rappelé plus tôt? Dieu
l'a choisi. Il est en communication avec la divine Providence.:
L'arche sainte lui est confiée : « Dieu est avec nous ! »
La foi nouvelle se répandit, avec la rapidité de l'éclair, des
universités aux brasseries, des brasseries aux casernes. Herr
prof essor l'avait lancée en riant derrière sa barbe couleur
d'avoine. Michel la reçut avec transport : il sentait une âme
de paladin grandir en lui. Un décor moyen-àgeux ne messied
pas au bock du roi Gambrinus. Sans oublier ses appétits plus
réalistes (mainmise sur les richesses de l'Univers, extension
indéfinie des territoires allemands, développement colonial,
maîtrise de la mer, destruction des grandes maisons concur-
rentes, l'Angleterre, la France, la Russie) le philistin se réalisa
croisé; le casque à pointe se panacha d'une auréole. Guil-
laume II avait eu, d'avance, le sens de cette révélation : le vieux
Dieu allemand n'était-il pas son collègue, son complice? Le
soldat. allemand devient l'homme du Christ, Christ lui-même
et porteur du Saint-Sacrement!... « Et alors, vous venez, vous,
un petit peuple qui avez l'audace de nous arrêter, vous aux-
quels nous promettions paix et protection ! Et vous faites cause
commune avec nos ennemis! Mais c'est comme si vous attaquiez
an prêtre porteur du Saint-Sacrement! Nous sommes sanctifiés
par la grandeur de notre destinée; nous sommes, chacun de
nous, porteurs du Saint-Sacrement, gardiens et protecteurs de la
patrie, de nos femmes et de nos foyers (1). »
Ceux qui résistent à un tel peuple, ceux qui se mettent
en travers d'une telle mission sont de grands coupables. La
justice divine les frappe. On dégage la leçon des événemens de
Louvain et on conclut : « Jamais la faute et le châtiment ne se
sont trouvés en relation plus intime qu'ici... Toute la Belgique
s'est rendue coupable d'une ignominie terrible, d'un c&rime
contre l'humanité tout entière; aussi la juste punition a-t-elle
(1) Paroles mises dans la bouche d'un officier allemand, à propos des atrocité*
belges par le major Victor von Strautz : Die Eroberung Belgiens. 1914 Selbstl,
lebtes La conquête de la Belgique, 1914. Choses vécues. Chez Kohler, Minden in
Westfalen, p. 34. (Cité par Livre Gris Belge, p. 46.)
rtgQ REVUE DES DEUX MONDES.i
frappé le peuple belge tout entier représenté par les habitans
deLouvain (1). »
La thèse court jusque dans les petites écoles : « L Allemagne,
prévoyant que la guerre peut durer encore longtemps, fait une
propagande effrénée parmi les enfans... On cherche a mettre
dans l'esprit de ce peuple cette idée que la guerre actuelle est
une guerre sainte, que les soldats allemands sont des ; « croises »
L'Empereur est présenté comme le saint champion d une sainte
cause. Des libres penseurs notoires se sont découvert une sorte
de dévotion pour le Dieu des armées (2). »
Et on comptait enfin que la leçon rayonnerait sur les nom-
breux disciples habitués, au dehors, a subir l'enseignement
germanique. Les neutres aiment les explications philoso-
phiques : elles apaisent leurs consciences troublées. L impartia-
lité est un brevet de supériorité. Avant tout, n'est-ce pas, il tant
comprendre !... Pour une équipe de « camarades » de la pensée,
il était gênant qu'un peuple, dont les exemples et la culture
avaient été si longtemps prônés au-dessus de tout, s abandonnât
sans vergogne à des excès aussi déplorables; en vente, ses
violences dépassaient la mesure permise. Gomment expliquer
cela'' Comment concilier ces inconciliables? et Et 1 autorité de la
méthode ■> » et « la loi du progrès? » et « la critique de la raison
pure^ » et « l'impératif catégorique ?... » Cas embarrassant.
Ostwald a trouvé le joint : le mysticisme de l'Organisation ;
tout s'explique 1 Ce peuple est hors de lui-même, au-dessus de
lui-même : il ne se possède plus. Les sectateurs des religions
naissantes, les hashsahshins , les fanatiques de tous les pays, tels
sont les modèles, et les prototypes, excusés ou magnifies par
l'histoire, des incendiaires de Louvain et de Senlis des naufra-
eeurs de la Lusitania et du Susse*. L'Empereur et les chefs qui
ont ordonné les atrocités de Belgique, de Lorraine, de Pologne,
de Serbie, peuvent affronter la justice humaine et la justice
divine : mus par une force intérieure et supérieure, ils ont
accompli leur destin.
Et c'est aux peuples qui souffrent le plus du réalisme féroce
m DerWeltkrieR 1914 - Achtes Bùndchen - Sturm nacht inLôven. La guerre
J*£ Z H" Huitième fascicule. - Nuit orarjeuse a Louvain, chez Ma,
^"^r'Vorefles^cUations données par M- G. Bianquis : La Guerre sainte,
Grande Zu\, ]uin illicite dans G. Blondel, « LÊcole allemande et sa resPon.
sabilité, p. 6.
l'ère nouvelle., 731
de l'Allemagne, qu'on insinua ce subtil plaidoyer. Et nous,
nous l'acceptons, nous l'enregistrons, nous le versons, de bonne
foi, au dossier..., et nous l'y retrouverons quand sonnera
l'heure des sanctions et des réparations I Tel est le succès d'une
propagande qui, de l'intérieur de l'Allemagne, a rayonné sur le
dehors : cette guerre n'est pas moins redoutable que l'autre.
L'histoire ne se laissera pas égarer par la ruse qui tend à
fausser le grave problème moral et international posé par la
catastrophe actuelle. Ni l'Allemagne, ni son gouvernement
n'obéissaient à l'inspiration mystique ni à un démon socratique
quelconque quand ils exécutaient le coup de Tanger, le coup
d'Algésiras, le coup d'Agadir, quand ils extorquaient à la
France les territoires du Congo, quand ils écrasaient la Pologne
et l'Alsace-Lorraine à coups de talon, quand ils mettaient la
boucle au développement agricole et économique de la Russie
par des traités de commerce léonins, quand ils acculaient le
monde au dilemme de la capitulation universelle ou du conflit
inévitable. Ces placiers en camelote ne sont pas des apôtres!
La politique allemande s'est vantée longtemps d'être uni-
quement réaliste : elle n'a pas changé hier, elle ne changera pas
demain... Offrez seulement aux diplomates allemands Anvers
et l'arrondissement de Briey : et vous verrez ce que pèsent les
considérations mystiques!
Les professeurs se moquent de nous : après avoir obnubilé
l'entendement allemand, ils prétendent obscurcir le nôtre dans
des nuages d'encre noire. L'esprit français, clair et prompt,
dissipera les ténèbres amassées par une ruse solennelle et per-
sévérante. Un lourd et grossier matérialisme a troublé le
repos du monde par orgueil, convoitise et rapacité; après avoir
déclaré la guerre pour satisfaire ses appétits, il l'a conduite selon
ses instincts. Les méthodes de guerre de l'Allemagne résultent
logiquement du caractère et du tempérament allemand.
II. — L'ALLEMAGNE PUISSANCE DE PROIE
Essayons donc de reconnaître le fond des sentimens alle-
mands. Interrogeons les réalités et tâchons de découvrir les
« raisons » de l'offensive allemande sur l'univers.
Dans l'événement historique qui ébranle le monde, on
trouve, comme toujours, l'incident et le permanent.:
732 REVUE DES DEUX MONDES.;
L'incident, c'est le meurtre de Serajevo. Mais lui-même
n'est qu'un résultat ou, plutôt, c'est un anneau dans la chaîne
des faits qui rattache la guerre de 1914 aux e've'nemens anté-
rieurs : la guerre des Balkans, l'annexion de la Bosnie et Herzé-
govine, l'expansion allemande vers l'Est. En un mot, c'est une
manifestation du trouble général apporté dans l'équilibre uni-
versel par les ambitions de l'Allemagne et de l'Autriche depuis
l'inauguration de la « politique mondiale » (Weltpolitik).
Il est à peu près démontré que l'empereur Guillaume et
l'archiduc Ferdinand s'étaient entendus, lors de l'entrevue de
Konopitz, pour remanier la carte de l'Europe. On pourrait faire
remonter à cette date la déclaration de guerre. L'histoire a enre-
gistré d'ailleurs, à ce sujet, une preuve formelle : c'est la décla-
ration de M. Giolitti à la Chambre des députés italiens établissant
qu'en juillet et octobre 1913 les Empires germaniques avaient
fait connaître à leur alliée l'Italie leur intention d'agir contre
la Serbie, et lui avaient demandé de considérer cette action
comme entraînant l'application du casus fœderis. L'Autriche,
appuyée par l'Allemagne, prétendait donc, dès lors, « exécuter »
la Serbie : c'était la guerre. Le coup de Serajevo alluma un
incendie dont les matériaux étaient rassemblés : tel est l'inci-
dent.
Le permanent, c'est la situation géographique de l'Alle-
magne en Europe, ce sont les sentimens belliqueux des peuples
germains, c'est l'esprit d'invasion qui leur est naturel, ce sont
les circonstances qui ont porté ces ambitions géographiques,
ethnologiques et historiques à leur maximum d'intensité :
élaboration à la fois lente et précipitée qui s'est manifestée
sous les deux formes du Germanisme et de l'Impérialisme.
L'Allemagne est un pays sans frontières naturelles, habité
par des races diverses, qui n'a trouvé, jusqu'ici, ni sa forme,
ni son centre, ni ses limites. Elle est, au milieu de l'Europe,
comme une masse, longtemps molle et plastique, ayant
d'autant plus besoin d'une organisation de fer qu'elle était, par
essence, inorganique. L'Allemagne est, pour l'histoire euro-
péenne, la plus grosse des difficultés : cette difficulté ne serait
résolue que si l'Allemagne consentait à « s'articuler, » en
quelque sorte, à la vie commune. Malheureusement, une dispo-
sition si accommodante n'a jamais été la sienne. Par sa nature
même, par sa formation physique et psychologique, l'Allemagne
l'ère nouvelle. 733
déborde. Depuis les Cimbres et les Teutons, on ne connaît ses
peuples que par leur volonté d'intrusion et de conquête. César,
Tacite, tous les auteurs de l'antiquité, sont d'accord pour déter-
miner ainsi le caractère du Germain : race errante et pérégrine,
mal attachée au foyer et au sol, ne s'adonnant qu'à la guerre
ou à la chasse. Au cours de l'histoire, cette population mêlée et
bigarrée, composée de Celtes, de Teutons, de Scandinaves et de
Slaves, fait, en Europe, office de trouble-fête : inquiète et
malheureuse elle-même, pour l'inquiétude et le malheur des
autres.
Bernhardi, dans son livre sur l 'Allemagne et la prochaine
guerre, donne un exposé de l'histoire d'Allemagne au point de
vue pangermaniste : rien de plus pénible que ce tableau où le
parti pris actuel s'efforce de tirer une leçon héroïque des plates
annales du passé : l'épopée tourne, bien involontairement, à la
complainte.
D'abord la thèse : « Dès leur première apparition dans l'his-
toire, les peuples germaniques se sont affirmés comme un
peuple civilisé de premier ordre. » Mais, aussitôt, l'aveu contra-
dictoire : « Lorsque l'Empire romain succomba sous le choc des
barbares... » Et le tableau se développe ainsi dans ce stupéliant
contraste entre les prétentions et les réalités.
En somme, cette histoire est le récit d'une invasion perpé-
tuelle qui ne réussit jamais : les ambitions sont immenses, les
résultats nuls ou précaires. La « latinité, » toujours visée, —
ainsi que l'affirme encore aujourd'hui le chancelier Bethmann-
Hollweg, — la latinité s'est toujours défendue victorieusement.-
Les Cimbres et les Teutons sont battus par Marius, Arioviste
par César ; les Alamans par Clovis qui s'incline à Reims devant
l'évêque Rémi ; quelques hordes de Goths et de Vandales font
une pointe à travers l'Empire romain, pour laisser dans le
vocabulaire de la civilisation le mot de vandalisme. Charlemagne
restaure le* Romanisme et dompte les Saxons. Après Charle-
magne, quand l'àme de l'Europe se cherche, alors que l'Univer-
sité de Paris enseigne les peuples, la Germanie s'attarde dans
une sorte de byzantinisme sauvage. Je laisse parler l'apologiste
de la race : « Dans la lutte des deux puissances (Rome et
l'Empire), l'Empire succombe parce qu'il ne réussit pas à unir
les petits États germains... La puissance allemande gisait
anéantie... Puis vint un état de choses quasi anarchique. Les
734 REVUE DES DEUX MONDES.:
fâcheux défauts du peuple allemand, la manie de vouloir avoir
toujours raison et le manque de sens unitaire contribuèrent à
compromettre aussi son développement économique... L'activité
intellectuelle (?) dégénéra en rudesse »... Et en voilà pour tout
le Moyen Age!
Nous arrivons aux temps modernes : les faits ne sont pas
plus réconfortans. « Le peuple allemand fut presque anéanti et
perdit toute importance politique... » L'âge des découvertes
transforme la planète. Quelle est la part de l'Allemagne ?
<( L'Allemagne resta étrangère à ce formidable mouvement. »
L'Europe nouvelle prend conscience d'elle-même au xvie et au
xviie siècle ; l'Allemagne est absente, en proie aux horreurs
de la guerre de Trente Ans; elle se détruit elle-même : le sac
de Magdebourg fait la main aux destructeurs de Louvain.
« L'Angleterre devint la première Puissance coloniale et mari-
time du monde ; l'Allemagne, en revanche, ne fit rien et sa
puissance politique diminua toujours davantage. »
Dans cet exposé à grands traits, l'Autriche disparaît, pour
ainsi dire : c'est une parente pauvre et mal mariée : « L'Autriche
catholique, grand Etat indépendant issu en quelque sorte de
l'Empire, fondait sa puissance non seulement sur sa population
de race germanique, mais encore sur les Hongrois et sur les
Slaves. » L'Autriche, pourtant, a persévéré, pendant cinq siècles,
dans tes ambitions de la race. Sa volonté de domination, le
dessein poursuivi par elle d'établir un Empire universel est
l'effroi de toutes les nations libres de l'Europe. La France est
l'énergique adversaire du despotisme autrichien et finit par en
avoir raison. Mais, pour Bernhardi, la « véritable Allemagne »
n'était pas née. « Enfin, un centre de puissance protestante se
forme dans le Nord, la Prusse. » Tout est sauvé! — Pas
encore!.. « Une heure difficile devait sonner, une fois de plus,
dans la lente ascension de l'Europe. » Cette heure, c'est Iéna,
Mais le nom n'est pas prononcé. Waterloo ne console pas,
parce qu'il faudrait rappeler le service rendu par les alliés,
Autriche, Russie, Angleterre, tirant la Prusse de l'anéantisse-
ment : « La royauté prussienne s'humilia profondément devant
l'Autriche et la Russie et parut oublier ses devoirs nationaux. »
Il est temps que cette longue série de jours sombres, qu'est
l'histoire d'Allemagne, trouve, enfin, un ciel plus serein. Voici
Guillaume Ier et Bismarck : « L'Allemagne, ce géant couché
l'ère nouvelle.: 735
mollement sur le lit de repos de l'ancienne Confédération ger-
manique, se relève comme un phénix sortant de ses cendres
et déploie victorieusement ses ailes puissantes... » Ce gali-
matias achève le pénible panégyrique.
Quant aux données intellectuelles et morales, elles sont
dégagées en une page empruntée, en partie, à Treitschke :
« Ces deux sœurs (la littérature et la science) créèrent, avec
Kant et Fichte, des exigences morales telles qu'aucun peuple
ri en avait encore établi de semblables comme règles de conduite
et révélèrent, dans le domaine de la poésie, un idéalisme
transcendant. Sous l'influence de la colère héroïque de 1813,
ce travail intellectuel porta des fruits magnifiques... De cette
manière, notre littérature classique, partie de points de vue
bien différens, tendit au même but que l'œuvre politique
de la monarchie prussienne et des hommes d'action qui, à
l'heure du grand désastre, travaillaient pour le progrès (1). »
(Treitschke, I, 90.)
Il était nécessaire de donner ce résumé pour n'altérer en
rien le caractère de l'histoire allemande tel qu'il est conçu, en
Allemagne, à la veille de la guerre.^ Un tableau qui forme
apothéose fournira le trait tinal : c'est la rencontre de Napo-
léon et de Gœthe : « Moment historique que celui où Napoléon
et Gœthe se trouvèrent en face l'un de l'autre, — de puissans
conquérans tous deux : d'un côté, le fléau de Dieu, le grand
destructeur de tout ce qui avait fait son temps, de tout ce qui
était arrivé, le sombre despote, la dernière créature de la Révo-
lution, une partie de « cette force qui veut toujours le mal
et produit toujours le bien; » de l'autre, l'Olympien majes-
tueusement grave qui prononça ces mots : « Que l'homme soit
noble, charitable et bon, » Gœthe qui, dans son œuvre univer-
selle, montra que le génie allemand embrasse tout ce qui est
humain... Face à face avec le plus grand capitaine de son
temps, on vit le héros de l'esprit auquel devait appartenir la
victoire à venir, en face du représentant le plus puissant
du génie latin, le grand Germain qui se tient au faîte de
V humanité . »
Telle estlaconclua'on : opposer un surhomme allemand à un
surhomme latin et accabler Napoléon par la comparaison avec
(1) Bemhardi, p. 60.
73G REVUE DES DEUX MONDES.,
Gœthe! Ces arrangement, dans ce qu'ils ont de factice, d'arbi-
traire, de captieux, révèlent le caractère du germanisme.
L'Allemagne, féconde et troublée, ne se sent jamais à l'aise
dans ses limites : privée de larges ouvertures sur la mer,
obstruée par le réseau désharmonique de ses montagnes inté-
rieures, disloquée par le cours de ses fleuves divergens, elle est
portée tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre de ses frontières, et
elle ne trouve d'aucun côté des appuis solides fixés par la
nature. Cette vaste prison à une race vagabonde parait encore
trop étroite; elle hume l'air des contrées occidentales et méridio-
nales ; elle y sent des parfums plus délicats, un climat plus doux,
une joie de vivre qui lui sont refusés. Les pays du soleil lui sont
un paradis sur la terre. (Qui n'a vu les Allemands débarquer par
trains bondés sur la côte d'Azur, au temps du carnaval de Nice,
ne peut comprendre tout à fait cet émerveillement!) Ils désirent,
ils envient.
Cependant, l'Allemagne est toujours, comme on disait au
xvie siècle, « la matrice des peuples. » Les jeunes tribus
s'amassent dans son sein. L'aventure les attire : les vastes
plaines s'ouvrent devant elles. Elles partent. Et c'est toujours
la même tentation, toujours la même entreprise, toujours le
même échec et toujours les pareils et tristes retours jusqu'à de
nouveaux recommencemens.
La population allemande n'a pas accepté son lot. Elle veut
autre chose que ce quelle a : tantôt c'est l'Italie, tantôt c'est la
France, tantôt ce sont les Balkans, et puis ce sont les colonies,
et puis c'est la mer : « Notre empire est sur les eaux! »
La tradition, l'histoire, tous les témoignages et toutes les
preuves établissent que l'essence du Germanisme, c'est la
conquête, ou, pour parler plus exactement, l'invasion. Germa-
nisme, Pangermanisme, c'est tout un : seulement, les horizons se
sont élargis et on a conçu l'idée de la conquête du monde.
Bernhardi et Bùlow concluent dans les mêmes termes : « ou
l'hégémonie planétaire ou la décadence. » A la marée qui
déborde, il n'y a plus de bornes. « Il faut que le monde soit
victime du Germanisme pour que le Germanisme soit vrai. »
(Lote.)
Mais, ainsi, nous sommes ramenés à la guerre et à la
violence : le Germanisme en état de conquête, c'est ['Impé-
rialisme I
l'ère nouvelle. 731
Au congrès de Westphalie, quand les plénipotentiaires de
Louis XIV convoquèrent tous les princes européens à la confé-
rence pour la paix générale, ils s'exprimèrent en ces termes :
« Il est certain que la maison d'Autriche tend à la monarchie
européenne en prenant pour base la puissance qu'elle exerce sur
le Saint Empire germanique, centre de F Europe. » Ces paroles
expriment l'inquiétude traditionnelle des peuples européens
devant l'impérialisme allemand. Transposez à Berlin ce qui
est dit de Vienne, les rapports de l'Allemagne avec les autres
Puissances restent les mêmes. M. Poincaré n'a pas un mot à
changer à la lettre de Louis XIV.
Une seule différence : les ambitions de la maison d'Autriche
étaient plus lentes et plus dissimulées, celles de la maison de
Prusse sont plus brutales et plus téméraires. C'est qu'en effet,
les Habsbourg rencontrèrent mille traverses; les Hohenzollern,
au contraire, sont grisés par un bonheur inouï.
S'il s'agit de découvrir les raisons actuelles de la forme
aiguë du militarisme prussien, il faut absolument tenir compte
de l'étonnante fortune qui, de l'abaissement de 1848, a conduit
le pays au pinacle en 18^0, c'est-à-dire en vingt-deux ans. En
1866 et en 1870, la Prusse a cueilli trop facilement de trop
promptes victoires. De là l'orgueil monstrueux du parvenu pro-
digieusement enrichi, de l'esclave qui a brisé ses fers. Le déve-
loppement de l'histoire prussienne est un phénomène de
croissance anormale et de gigantisme déréglé. Une seule jour-
née, Sadowa, et c'en est fait de la maison d'Autriche; deux
batailles, Metz et Sedan, et c'en est fait des armées napo-
léoniennes. Comment ces gens ne seraient-ils pas gonflés d'avoir
fait ainsi « Charlemagne? »
Il fallait toute la prudence de Bismarck pour ne pas pousser
à bout la chance et ne pas doubler tout de suite la mise pour la
rafle définitive. Bernhardi et ses émules le blâment. L'exemple
qui les hante, c'est l'Empire romain, mais rafraîchi par le
sang des « barbares. » Il s'agit de réussir, une bonne fois, le
coup de l'invasion si longtemps manqué. Le romanisme soumis
et germanisé : cette fois, ce serait véritablement « Charle-
magne ! »
L'orgueil allemand est le fils grossier des victoires trop
faciles. Un peuple, longtemps agenouillé devant les ridicules
fantoches des Principautés germaniques, s'est trouvé, soudain,
TOME XXXIII. — 1916. y]
738 REVUE DES DEUX MONDES.,
debout et il s'est roidi de toute la fierté dont des siècles d'abais-
sement avaient amassé l'épargne. L'unité politique l'a gratifié
à peu de frais d'une puissance multipliée. Le voilà grand et
heureux : or, il ne sait jouir de son bonheur ni pour les autres,
ni pour lui-même. Il a la maladresse et les mains gourdes du
berger devenu roi. N'ayant pas eu le temps, n'ayant pas pris la
peine de faire l'apprentissage de sa récente autorité, il la brandit
comme une massue et en menace tout le monde. En lui appa-
raissent les tares des parvenus : le goût de l'étalage et du faste,
le manque de mesure et de tact. Le parvenu a su acquérir, il
sait rarement conserver.
On ne songe pas à nier les qualités de la race allemande,
sa vigueur, son endurance, son application, son esprit de suite
et de méthode : mais ce sont surtout des moyens de conquête et
d'acquisition. Et il faut bien aussi tenir compte de ses défauts :
besoins exigeans, appétits matériels, instincts destructifs, bru-
talité latente sous des formes apprêtées et obséquieuses. Les
circonstances ambiantes ouvrent la carrière à ces sortes de tempé-
ramens ; le temps n'est guère enclin aux nuances de la pensée,
aux délicatesses de l'intelligence et du cœur; nous sommes au
siècle de la matière : une poussée prodigieuse emporte le monde
vers les jouissances immédiates, les joies de l'abondance, la
grasse pitance du bien-être. Ce nouveau grand peuple a donc
sa place marquée en tête de la troupe qui va fournir la course :
trapu, vigoureux, le poil luisant, de quel galop joyeux, de
quelles foulées puissantes il va mesurer le terrain !
L'Allemagne se rua parmi le groupe des Puissances. La
brusque intrusion fut rude au reste du monde. Ainsi que le
constate Maximilien Harden, « sur la terre entière l'Allemagne
n'a pas un ami. » Qu'importe! on en avait écrasé d'autres! Là
encore, le succès fut facile : on avait affaire à des peuples
« arrivés, » tranquilles dans leur aisance acquise et qui se lais-
saient vivre. L'Allemagne hennit d'orgueil en voyant le terrain
libre devant elle. Elle tendit ses muscles, ses nerfs, sa volonté,
pour toucher au but qu'elle voyait si proche. Je ne crois pas
qu'il y ait jamais eu une adaptation aussi prompte et aussi
complète d'une nature, d'ailleurs aussi plastique, à ses nouvelles
destinées.
Pourtant, de telles métamorphoses ne sont pas sans éprouver
ceux mêmes qui se les imposent : une excessive tension nerveuse
l'ère nouvelle. T39
surmène les sociétés comme les hommes. Nabuchodonosor,
Alexandre, sont les types célèbres de ces victorieux que Dieu
exalte pour les perdre. L'Espagne avait connu quelque chose de
pareil quand les conquistadors,
Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal,
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Le délire des grandeurs fut, cette fois, le lot de tout un
peuple.
Bismarck, conscient du danger, l'avait signalé et, d'une
humeur maussade, avait morigéné d'avance la folie de ses suc-
cesseurs : « les arméniens ne suffiront pas, écrit le ministre
disgracié, dans une page d'une clairvoyance admirable; il faudra
en plus la justesse du coup d'œil pour piloter le vaisseau de
l'Allemagne à travers les courans des coalitions auxquelles notre
situation géographique et notre régime historique^ nous expo-
sent... Il faut, à cet effet, que nous sachions rester indifférens
aux séductions de la vanité. L'Allemagne commettrait une
grande folie si, dans les questions d'Orient auxquelles elle n'a
aucun intérêt spécial, elle voulait prendre parti avant les autres
Puissances directement intéressées... L'Allemagne est la seule
grande Puissance en Europe que nul projet ne saurait tenter
s'il ne peut se réaliser que par la guerre (voilà pour le milita-
risme à la Bernhardi et la politique mondiale à la Bùlow!).
Nous ne devons nous laisser forcer la main ni par l'impatience,
ni par quelque complaisance consentie aux dépens du pays, ni
par un sentiment quelconque de vanité, ni par des provocations
d'amis (ceci pour l'Autriche); rien ne doit nous décider, avant
le moment voulu, à quitter l'expectative pour l'action; sinon
plectuntur Achivi (ceci pour les sujets de l'empereur Guillaume!).,
Notre unité une fois établie dans les limites possibles, mon idéal
a toujours été de nous concilier la confiance des grandes Puis-
sances, comme celle des Puissances secondaires de l'Europe (1). »
Le vieux renard, plein d'appréhension pour le sort de son
œuvre, luttait déjà contre le parti rapace qui jetait un œil
d'envie sur le bonheur tranquille des petits Etats!
Mais le tempérament de la race était plus fort que les aver-
tissemens de l'ermite de Varzin. Une fois les convoitises excitées,
(1) Psnsées et Souvenirs, parie prince de Bismarck. Édit. franc. T. II, p. 312-346.
740 REVUE DES DEUX MONDES.]
les doctrines ne font pas défaut. Ivre de ses victoires, l'Allemagne
sentait, dans la force de son bras, le plus convaincant commen-
taire de la doctrine de la « volonté de puissance : » « Vous
aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles, — et la
courte paix mieux que la longue. — Je ne vous conseille pas la
paix, mais la victoire. — Une bonne cause, dites-vous, sanctifie
même la guerre; moi je vous dis : c'est la bonne guerre qui
sanctifie toute cause... » Ainsi parlait Zarathoustra!
Treitschke avait jeté les bases de la doctrine de la force
fondement du droit et le créant précisément parce qu'elle lui est
antagoniste : « Il ne convient pas à des Allemands de répéter
les lieux communs des apôtres de la paix ou des prêtres du
veau d'or, ni de fermer les yeux devant les nécessités cruelles
de notre époque. Oui, notre époque est une époque de guerre,
un âge de fer. Que les forts l'emportent sur les faibles, c'est la
loi inexorable de la vie. » Les petits Etats furent nominati-
vement inscrits sur la liste des prochaines victimes : le sort du
Luxembourg, de la Belgique, sans parler de la Hollande, était
d'avance réglé. Le reste viendrait par surcroit. La « politique
mondiale » était déchaînée.
Dès lors, c'est la rupture déclarée avec la foi des traités, avec
la validité des engagemens internationaux. Le long effort de
l'humanité pour faire de la guerre un droit et imposer à la
guerre le droit, Cet acquis si péniblement amassé et si fragile
que les plénipotentiaires de La Haye avaient tenté de cristalliser,
l'œuvre de la philosophie, l'œuvre de la religion, tout fut remis
en question.
Le cri de l'ivresse orgueilleuse donne le ton aux relations
entre les hommes. L'Allemagne doit dominer l'Univers. Pour
cela, elle recourra aux armes : « Puissance mondiale ou déca-
dence! » Voilà la véritable déclaration de guerre. « Cette lutte
étant nécessaire, inévitable, nous devons l'affronter coûte que
coûte... Aujourd'hui, nous sommes à la veille d'une décision
plus importante (qu'en 1871). Voulons-nous nous élever à la
hauteur d'une Puissance mondiale, nous maintenir à cette
hauteur, ou bien voulons-nous tomber au triple point de vue
politique, économique et national voilà le fond de la question :
« Etre ou ne pas être, » tel est le dilemme qui se pose à nous
aujourd'hui. »
Donc, guerre à la France, guerre à l'Angleterre, guerre
l'ère nouvelle. 741
même à la Russie (avec la nuance, pour cette dernière Puissance,
qu'on préférerait la tenir d'abord en dehors du conflit).
Quant aux petits Etats, ils sont condamnés : les traités qui
les protègent sont périmés : « Une autre question se pose, celle
de savoir si tous les traités conclus au commencement du siècle
dernier dans des conditions très différentes de celles d'aujour-
d'hui, si ces traités peuvent et doivent être maintenus en
vigueur. » A quoi bon chercher, dans les archives de l'État
Belge, des documens pour le réquisitoire intenté après coup.
Le sort de la neutralité belge était décidé bien avant que M. de
Below eût mis le pied dans le cabinet de M. Davignon... Car il
faut se hâter. Prenant exactement le contre-pied du conseil de
Bismarck, on entend bien « prévenir les desseins de la divine
Providence. » « Nous devons nous souvenir que nous ne
pouvons, sous aucun prétexte, éviter la guerre à laquelle nous
sommes contraints par notre situation mondiale et qu'il ne
convient nullement de la retarder outre mesure , mais au
contraire de la provoquer dans les conditions les plus favo-
rables (1). »
Les responsabilités de l'agression sont hautement réclamées.
C'est en vain que les chefs actuels de l'Allemagne essayent de
les rejeter. Toute l'intelligence allemande, toute la volonté
allemande, les assumaient un an avant la guerre; et elles les
accepteraient peut-être encore, malgré la leçon déjà rude que leur
apportent les événemens. L'universitaire allemand, le militaire
allemand, le diplomate allemand, associés dans la politique de
l'étatisme et du militarisme, savent ce qu'ils font. Logiques
avec eux-mêmes, ils appellent {'agression injuste de leurs vœux
et acceptent le duel avec ce qui est et reste l'idéal de l'humanité.
Le système se tient, dans la doctrine comme dans les faits :
du germanisme au pangermanisme, du pangermanisme au
militarisme, du militarisme à l'impérialisme les passages sont
franchis avec une rapidité foudroyante.
Mais il reste à voir la théorie descendre et prendre corps
dans le domaine des réalisations : le militaire pangermaniste
Bernhardi a pour instrument l'homme d'Etat diplomate, Bùlow.
L'empereur Guillaume, visé certainement par Bismarck dans
(1) Toutes ces citations sont empruntées textuellement à l'ouvrage de
Bernhardi, U Allemagne et la prochaine guerre, comme à l'exposé le plus récent
et le plus populaire du système.
742 REVUE DES DEUX MONDES.;
l'allusion prophétique qui vient d'être rappele'e, les couvre tous
deux de son impériale autorité.
Dès le début de son règne, Guillaume II est en rupture
avec la conception bismarckienne : en lui, s'étaient réfléchies
certaines aspirations auxquelles le vieux ministre se faisait
une loi de résister. Né en pleine crise d'orgueil, nature
éminemment réceptive, sans nuances et sans finesse, glo-
rieux et amoureux du « paroître, » il suivait le courant en
prétendant le diriger. Il appartient à cette classe des hobe-
reaux qui a pris la tête du flot. Son défaut est celui que
Bismarck avait dénoncé : la vanité. Certes l'intelligence ne lui
manque pas : peut-être eut-il, un instant, l'intuition des grands
maux dont il serait responsable s'il s'abandonnait à l'esprit de
conquête. Mais, l'âge venant, le regret de n'avoir pas laissé,
comme ses aïeux, une trace militaire, la jalousie du futur, la
pression des entourages, tout le porte sur les résolutions redou-
tables.
Précisément, l'homme qui devient le principal confident et
conseiller de cette politique, le prince de Bùlow, nous l'a ré-
vélée dans un livre de rancune et d'ambition dont on n'a pas
saisi peut-être toute la portée et qui est le plus éclatant des
aveux.
La doctrine de Bismarck y est franchement rejetée et relé-
guée dans les débarras de l'histoire. La politique nouvelle, la
politique de conquête et d'expansion mondiale, y est au contraire
proclamée, expliquée dans ses origines et ses développemens,
avec sa pointe pénétrant dans la chair de l'Angleterre. Sous les
paroles artificieuses du diplomate, on découvre, sans peine, la
brutalité des appétits avec le déchaînement des ambitions et des
violences.
Le ministre disgracié et exilé a voulu réclamer sa place au
soleil de l'histoire. Il s'est avancé sur le devant de la scène,
criant : me, me adsum qui feci. Il prétendait partager la gloire
du « grand dessein, » sauf à flétrir l'insuffisance et la faiblesse
de ses successeurs. Sa perspicacité en défaut ne prévoyait pas
qu'à bref délai les grandes catastrophes traîneraient, d'elles-
mêmes, à la lumière, les grands responsables.
Quoi qu'il en soit, nous avons le témoignage d'un des prin-
cipaux artisans delà politique de proie, de l'homme qui présida,
pendant douze ans, aux destinées de l'Allemagne. Biilow est le
l'ère nouvelle.; 743
Bernhardi de la diplomatie : son livre La politique allemande ne
laisse aucune place au doute ni aux atténuations.
Par une anecdote, qui parait bien un peu arrangée, il essaie
de mettre le système nouveau sous le couvert du grand nom
de Bismarck : il raconte que le directeur d'une des compagnies
de navigation allemandes, le fameux Ballin, conduisit un jour
Bismarck octogénaire à bord d'un des transatlantiques de la
ligne Hambourg-Amérique. Bismarck n'avait jamais vu un
bateau de dimensions pareilles. Il s'arrêta, jeta un long regard
sur le port et aurait dit enfin : « Vous me voyez saisi et remué.
Oui, voilà un temps nouveau, — un monde tout à fait nouveau ! »
Et de ce dire bien anodin, on conclut que « l'œil pénétrant du
génie reconnaissait les nouveaux devoirs de l'Empire allemand
dans la politique mondiale. »
En vérité, Bùlow est trop fier de son rôle pour en attribuer
la gloire à un rival, fût-ce l'illustre protecteur de ses premiers
pas. Il se vante d'avoir vu plus loin et plus juste que qui que
ce soit. Il précise, il donne les faits, les dates, les raisons qui
inaugurent en Allemagne la politique d'expansion à outrance.
Puisqu'il est mieux renseigné que personne, il faut l'en croire.
« Rendre possible la création d'une flotte suffisante était la
première et grande tâche de la. politique allemande post-bismarc-
kienne, tâche immédiate devant laquelle je me vis placé moi-
même, lorsque, le S 8 juin 1897, à Kiel, à la même date et au
même endroit où, douze ans plus tard, je demandai mon congé
(voilà le bout de l'oreille du mécontent), je fus chargé par
Sa Majesté l'Empereur de la direction des Affaires étrangères. »
Le 28 mars 1897, le Reichstag avait, en troisième lecture,
adopté les propositions de la commission du budget, proposi-
tions qui comportaient des réductions considérables sur les
demandes du gouvernement relatives aux arméniens maritimes
et aux constructions navales nouvelles ou de remplacement.
Après avoir nommé secrétaire d'Etat de la marine un homme de
premier ordre, de Tirpitz, le gouvernement publia, le 27 novem-
bre 1897, un nouveau projet de loi navale, dont le préambule
s'exprimait ainsi : « Il s'agit de créer, dans un délai déterminé,
une marine de guerre d'un effectif et d'une puissance suffisans
pour assurer la protection efficace des intérêts maritimes de
l'Empire. »
Tirpitz, une flotte de guerre, des intérêts maritimes, — le
744 REVUE DES DEUX MONDES.)
« rat de terre » se faisait « rat d'eau. » La politique, dont Bis-
marck avait, d'avance, signalé les périls, était inaugurée. Et
elle s'ouvrait, comme il l'avait prévu encore, sous les auspices
de l'orgueil et de la vanité. La fameuse formule : « Notre
empire est sur les eaux » est de 1900.
Après avoir marqué les origines, le chancelier du coup de
Tanger insiste sur le caractère nouveau du système : c'est ici
qu'il revendique franchement son brevet d'invention et d'origi-
nalité : (( Dans le riche trésor de notions politiques que nous a
légués le prince de Bismarck, nous ne trouvons nulle part, pour
nos tâches de politique mondiale, les principes généraux qu'il a
fixés pour un grand nombre d'éventualités possibles dans notre
vie nationale. C'est en vain que nous cherchons dans les résolu-
tions de sa politique pratique une justification pour les déci-
sions que notre tâche mondiale nous oblige à prendre... Dans
le discours du 14 novembre 1906, j'insistais sur ce point que les
successeurs de Bismarck ne devaient pas être ses imitateurs,
mais ses continuateurs (p. 28). »
Les dates étant fixées et le caractère nettement déterminé,
l'auteur développe les raisons de la politique mondiale : accrois-
sement de la population, insuffisance des subsistances, rivalité
avec les autres nations, et surtout volonté de puissance et senti-
ment d'orgueil : « L'Allemagne entend n'être pas traitée dans
le monde comme quantité négligeable (p. 102). » La cause est
entendue : on sait jusqu'où ces farouches erreurs ont porté le
peuple qui en fut la dupe et l'Europe qui en est la victime. Mais,
chose remarquable, ceux qui s'y abandonnaient avaient, jus-
qu'à un certain point, conscience de leur égarement : en effet,
le prince de Bùlow signale le double danger du changement de
système, danger qui, en fait, devait se révéler même avant que
l'auteur eût mis la dernière main à son ouvrage : 1° l'Allemagne
assume la responsabilité de la rupture de l'équilibre dans le
monde ; 2° l'Allemagne sera contrainte de faire la part de son
alliée, l'Autriche, et ainsi elle sera directement responsable de
la rupture d'équilibre dans la politique européenne. Avec la
perspicacité des ministres disgraciés, il dénonce d'avance, à son
tour, la faute de ses successeurs :
« Le couronnement de notre puissance militaire parla créa-
tion de la flotte n'a d'autre signification qu'une augmentation
et un renforcement de cette garantie de paix, pour peu que
l'ère nouvelle. 745
la politique étrangère de l'Allemagne soit bien dirigée (vous
sentez le dard). De même que l'armée empêche que l'on ne
porte à la légère le trouble dans les voies suivies par la poli-
tique continentale de l'Allemagne, de même la flotte s'oppose à
toute perturbation de notre expansion mondiale... (Gomme
cette phrase dut être difficile à rédiger, car qui dit expansion
mondiale dit perturbation!... « Tu la troubles, reprit cette
bête cruelle. ») Après avoir pris rang parmi les puissances
navales, nous avons paisiblement continué notre route anté-
rieure : la nouvelle ère de politique mondiale allemande sans
fond ni rive, que l'étranger pronostiquait partout, ne s'est pas
ouverte... »
Elle s'est ouverte malheureusement, et il était inévitable
qu'elle s'ouvrit. La digue rompue, les flots se précipitèrent.
L'Allemagne, puissance de proie, était lâchée, comme un cor-
saire, sur cet océan sans fond ni rive où la tempête s'est, par la
volonté d'hommes impuissans et orgueilleux, si affreusement
déchaînée.
En tant que polémiste, Bùlow signale aussi l'autre danger. Il
le connaissait bien, car, comme ministre, il l'avait créé.
« L'annexion définitive des provinces de Bosnie et d'Herzégo-
vine, que l'Autriche occupait depuis 1878, provoqua une grande
crise européenne. La Russie protesta contre l'acte de l'Au-
triche, etc. J'annonçai sans ambages dans mon discours au
Reichstag que l'Allemagne était résolue à rester attachée à tout
prix à l'alliance avec l'Autriche-Hongrie... »
Le « atout prix » était décisif. L'Autriche, une fois lâchée,
n'avait plus de frein. Ses ambitions devaient s'accroître avec la
puissance de son alliée. Puisqu'elle disposait de l'immense force
militaire et mondiale de l'Allemagne, comment n'eût-elle pas
été, à son tour, enivrée? Dès lors, la politique européenne de
l'Autriche, mène tout, y compris la politique mondiale de l'Alle-
magne, qui, à Algésiras, avait subi le chantage de son hypocrite
partenaire. On était arrivé au tournant redoutable prévu par
Bismarck : « L'Allemagne commettrait une grande folie si, dans
les questions d'Orient auxquelles elle n'a aucun intérêt spécial,
elle voulait prendre parti avant les autres puissances directe-
ment intéressées... Nous ne devons pas nous laisser forcer la
main ni par l'impatience, ni par quelque complaisance consentie
aux dépens du pays, ni par un sentiment quelconque de vanité,
746 REVUE DES DEUX MONDËâa
ni par des provocations d'amis, etc., etc. » On se laissait forcer
la main.
Jamais le monde, jamais l'histoire ne comprendront que
l'Allemagne par complaisance, et sans y être portée par ses inté-
rêts vitaux, ait précipité le monde dans une telle guerre, — et
de telle conséquence — pour seconder le caprice orgueilleux de
la bureaucratie viennoise voulant accabler une petite puissance
libre, la Serbie, et qu'elle se soit laissé ainsi entraîner par les
provocations de ses dangereux amis.
La faute et les raisons de la faute sont maintenant en pleine
lumière : une politique mondiale, fille de la vanité, fille de
l'orgueil, s'est abandonnée, par complaisance et par aveugle-
ment, aux vrais instincts de la race au lieu de les contenir et
de les refréner. Le dilemme absurde proclamé par les professeurs
et les militaires : politique mondiale ou décadence, a été souscrit
par les diplomates et les chefs d'Etat. Peu à peu, on s'habitua à
l'idée que l'Allemagne était la maîtresse du monde et qu'elle
pouvait tout se permettre.
D'autre part, les Alliés nécessaires, indispensables, abusent
de ce vertige : eux aussi ont leurs appétits et leurs ambitions à
satisfaire ; l'expansion kaiserlich répond à l'ambition impéria-
liste. La politique mondiale, — ainsi que son nom l'exprime, —
menace l'univers. La guerre devient la seule pensée et la
seule issue : « Nous devons nous souvenir que nous ne pouvons
sous aucun prétexte, éviter la guerre à laquelle nous sommes
contraints par notre situation mondiale et qu'il ne convient
nullement de la retarder outre mesure, mais, au contraire, de
la provoquer dans les conditions les plus favorables. »
Tout est clair, tout est logique, tout se tient.
Cette guerre avec ses surprises, ses violences, ses abomina-
tions, les régressions qu'elle entraine, ne fait que réaliser le
naturel, le passé et l'enivrement d'une race : c'est un prodigieux
phénomène d'auto-suggestion par l'orgueil et dans l'outrance.
Doctrine de puissance, négation du droit international,
rupture déclarée avec le reste du monde, anéantissement des
faibles et des désarmés, tout le système est essentiellement
allemand; pour préciser encore, il est « allemand moderne, »
allemand de la « culture, » allemand « Guillaume II. » C'est,
non seulement le retour aux vieux instincts barbares, mais le
dernier cri du stvle berlinois et munichois.
l'ère nouvelle. 717
Que va devenir ce système, cette doctrine, ce style, ce
« grand style, » en comparaissant devant le tribunal universel,
devant le juste rigide ?
Va-t-il triompher? L'homme contemporain se ralliera-t-il
aux nouveaux préceptes, au nouvel évangile prêché par le bar-
bare allemand? Restaurera-t-il les autels du dieu Mars, du
vieux Tuiston des bois, retombera-t-il sous le joug de la force
brutale que, pendant des siècles, il s'est efforcé de soulever?
Ou bien le funeste génie allemand l'enfoncera-t-il dans le bour-
bier sanglant où la civilisation de la justice, de la liberté et de
la paix sombrerait?
Oui, c'est le coup de partie. Et il s'agit d'un pari plus grave
que celui de Pascal, puisqu'il intéresse l'espèce entière et non
pas seulement l'individu. Par le problème de cette guerre, tel
qu'il est posé,- l'homme va prononcer le verdict sur lui-même..
Selon qu'il choisira, il persévérera dans le bien ou s'endurcira
dans le mal. L'humanité tout entière verra son sort réglé pour
des siècles : ou une grande servitude ou une grande libération!
III. — CARACTÉRISTIQUES PHYSIQUES, SOCIALES, MORALES,
DE LA PRÉSENTE GUERRE
Ou une grande servitude, ou une grande libération !... Il fal-
lait que le débat s'ouvrit; puisque le problème existait au fond
des âmes, il fallait qu'il se produisît au grand jour. Il fallait
que la plaie fût débridée et que l'humanité s'étendit elle-même
sur la table de dissection, qu'elle se soumit à l'opération redou-
table, qu'elle ouvrit les viscères et mit le venin à nu, — et
qu'elle délibérât.
L'histoire amasse, dans ses lointaines préparations, les maté-
riaux des grandes catastrophes. Les générations qui se suc-
cèdent ne peuvent que gagner du temps et retarder l'événe-
ment : elles apparaissent et disparaissent, recevant du passé et
léguant à l'avenir la crainte et l'espoir, — heureuses d'avoir
échappé aux maux qui les menacent, mais certaines que leurs
descendans n'y échapperont pas.
Les passions humaines, soumises aux lois de la nature etàla
volonté divine, sont elles-mêmes la cause de ces maux terribles
dont elles ont horreur, qu'elles déchaînent et qui les déchaînent
inéluctablement.
748 REVUE DES DEUX MONDES.]
Plus les intervalles entre les catastrophes sont longs, plus
les précautions les retardent et plus l'accumulation des élémens
de destruction devient redoutable. L'histoire, comme la nature,
procède à la fois par évolution et par révolution.
La guerre de 1914 apparaît, dès maintenant, comme une
de ces crises dans lesquelles l'humanité, réveillée par la souf-
france, aborde les douloureuses croissances et se mesure, une
fois de plus, avec le problème de sa destinée.
Les grandes époques sont toujours précédées de grands
bouleversemens : le christianisme perça sous les ruines de
l'Empire romain; la Renaissance fleurit sur les désastres de la
guerre de Cent Ans ; le monde moderne est le fils de la Révo-
lution.
Il suffit, pour chacun de nous, de faire un retour sur soi-
même pour découvrir le mécanisme de ces brusques change-
mens : par ces terribles désastres, l'homme se trouve placé sou-
dain en face du problème de la mort ; l'abîme insondable que
la religion et la philosophie lui ont signalé, tout à coup, il le
voit béant devant lui.
La vie n'est qu'un millième de seconde sur le cadran du
temps; c'est à peine si elle perçoit, dans un éclair, le rapport de
ce qui passe à ce qui dure, de l'éphémère à l'Eternité. Il en est
de même de la vie des sociétés. Elles peuvent se bercer au rêve
de la durée, au rêve de la paix, à la grâce et au sourire des
choses. Leur existence n'est qu'un passage : les plus heureuses
sont celles qui sont le plus cruellement visées par la jalousie du
Destin. La Belgique s'abrite en vain derrière sa sagesse et sa
bonhomie inoffensive et souriante, la Serbie derrière sa pau-
vreté et son héroïsme : le vent se lève; le roc lui-même est
arraché et roule dans la tempête.
Nous sommés à une de ces heures : le cyclone est déchaîné;
sans doute ses ravages s'étendront jusqu'aux limites de la terre.
Où la paix se réfugiera-t-elle ? La peur elle-même n'est plus
une voie de salut. C'est un trouble universel, une agonie sans
rivages. Chaque société humaine, chaque individu est entraîné
dans le remous.
La grandeur de l'enjeu fait la grandeur du risque : ce n'est
pas une portion de l'héritage humain qui est mise sur le tapis
sanglant, c'est le trésor tout entier. L'homme n'accumula son
épargne que pour la livrer à cette formidable partie : comme
l'ère nouvelle. 749
un joueur, il court après sa mise et se de'pouille de tout pour
gagner tout ou perdre tout.
On dirait, vraiment, que l'appareil des grandes découvertes
pacifiques ne s'est si prodigieusement accru que pour servir à
ces immenses massacres. La terre, la mer, l'air et le feu obéissent
pour répondre au besoin qu'a l'homme de tuer vite et beaucoup.
Pas un élément qui ne soit devenu un instrument de mort. Les
plus vieilles armes, la pierre, le couteau, la grenade se mesurent
avec les 75 et les 77 corrigeant d'eux-mêmes le recul, les
canons tirant à 30 kilomètres, les mitrailleuses fauchant un
bataillon, les poudres sans fumée, les gazasphyxians, les liquides
enflammés. Les moteurs mécaniques précipitent la course à la
mort. Chemins de fer, automobiles, bicyclettes, toutes les
machines s'alignent sur les routes multipliées. La physique, la
chimie s'épuisent en inventions. Le génie humain est à bout de
souffle. Il n'y a pas assez de fer, de cuivre, de charbon, de
pétrole dans les entrailles de la terre. Vite, vite, il faut mourir!
En même temps, les obstacles se multiplient pour laisser à
la mort le temps de rejoindre : la tranchée, le fil de fer barrent
la route ; les chevaux de frise, la barricade, les levées de
terre, la muraille, le béton armé s'entassent, se tendent, se
hérissent sur des milliers et des milliers de kilomètres. Ces
armées, qui ne respiraient que la vitesse, ne peuvent plus faire
un pas. Séparées par une ligne infranchissable, la moitié du
genre humain ignore l'autre moitié.
Le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil, les
signaux, les fanions, les projecteurs, les réflecteurs, tout ce qui
rayonne, tout ce qui vibre conjure avec la mort et veille à ce
qu'elle ne s'égare pas. Les états-majors, en lisant la carte, lisent
la pensée ; ils captent l'image, le chiffre, le film qui leur révèle
le champ de bataille, à l'abri de la poussière du combat. La
force du monde est évoquée : elle obéit à l'homme et porte au
loin ses ordres de mort.
Cuirassés et sous-marins, mines et fjorpilles poursuivent à la
surface ou au fond des océans le duel scientifique et sauvage.
Aéroplanes, zeppelins, hydroplanes, chassent dans les airs,
comme des oiseaux de proie. Le matériel de cette guerre est
infini. Les intendances ont dénombré et mobilisé toutes les
ressources de toutes les nations. On a ouvert un compte
750 REVUE DES DEUX MONDES.j
« profits et pertes » où le passé et le présent sont liquidés; main-
tenant, on engage l'avenir. On a vidé les bas de laine et les
coffres-forts ; on mange le blé en herbe ; on emprunte sans
scrupule et sans frein. Les familles perdent les héritiers et
dévorent les héritages. Jamais on n'a vu un tel gaspillage ni un
tel désintéressement. Tout le vieux est jeté au bûcher : on fera
du neuf avec la cendre des foyers et la cendre des morts... Il
suffit d'y réfléchir un instant pour comprendre que l'immensité
des sacrifices ne peut être payée que par une magnifique
récompense.
Dans le domaine social comme dans le domaine de la ma-
tière et, — ainsi que nous allons le dire bientôt, — dans le
domaine moral, cette guerre emploie toutes les ressources,
surexcite toutes les facultés humaines : chaque individu et
chaque groupement a pris la mesure de sa propre intelligence
pour en tirer le maximum de rendement.
Mais, parmi les problèmes d'ordre social, le plus grave
peut-être est celui-ci : dans quelle proportion l'homme, animal
sociable, doit-il subordonner sa capacité d'action à la capa-
cité d'action du groupe, dans quelle mesure doit-il rester maître
de son initiative propre ou l'engager comme un apport, une
part de collaboration disciplinée dans le travail commun? C'est,
— pour emprunter le langage des pédagogues d'outre-Rhin, —
le duel de l'individualisme et de l'organisation; c'est le vieux
duel de l'autorité et de la liberté.
Nous sommes à une phase nouvelle du grand débat, et nous
n'éprouvons nul embarras à suivre les polémistes allemands
sur ce terrain.
La vie universelle n'est qu'action et réaction : nous venons
de traverser une période d'individualisme dont le danger était
l'anarchisme ; nous retournons, sans doute, vers une période de
discipline dont le danger, d'ailleurs présent devant nos yeux,
est le militarisme. Les deux principes sont en lutte : c'est
encore une des grandeurs de cette guerre.
La crise n'est pas sans analogie avec celle qui mit fin au
Moyen Age : la guerre de Cent Ans. Les dix siècles postérieurs
à la chute de l'Empire romain avaient, par réaction contre
l'extrême centralisation de l'Empire, arraché le sceptre à l'au-
torité impériale et travaillé à la dispersion du pouvoir : « Ce
l'ère nouvelle.) 751
qui caractérise cette période, c'est l'émiettement et la localisa-
tion de la souveraineté. Chaque région, chaque province, chaque
district s'isole de la région, de la province et du district voi-
sins : chaque famille, et l'on pourrait dire parfois, dans chaque
famille, chaque individu fait de même. » L'Etat est un miroir
brisé.
Mais après de longs siècles, le bénéfice du système s'épuise,
et les maux qu'il cause deviennent insupportables : le particula-
risme féodal et communal apparaît impuissant, et odieux. On
réclame le retour à la règle ancienne. Le monde a besoin d'une
discipline et, d'un mouvement unanime et spontané, il réclame
du pouvoir la restauration du pouvoir : d'où l'essor de l'Etat
moderne, et, en France particulièrement, de la Royauté. Tou-
jours, dans les grands désordres, l'Etat grandit... Et voici que,
de nos jours, le même problème est posé. Plus particulièrement
dans le domaine économique, l'autorité de l'Etat s'est trouvée
débordée. On a usé et abusé des commodités et des tolérances
de l'individualisme. Le capitalisme s'est constitué en puissance
déréglée. Les grandes compagnies, les puissantes coopérations
ont créé un nouveau genre de féodalisme, — des Etats dans
l'Etat. Et ce désordre eut pour effet, direct ou indirect, l'anar-
chisme.
Eh bien ! la tendance nouvelle est de rendre à l'autorité
sociale la maîtrise que les conjurations particulières lui ont
dérobée»
L'Allemagne, Etat nouveau, adaptant plus facilement son
outillage aux besoins modernes, représente, dans ce sens, un
type plus avancé : elle a senti se préciser en elle la tendance
vers l'universelle organisation ; elle devient la puissance initia-
trice de l'étatisme moderne dans l'ordre militaire, politique et
économique : elle ne crée pas, mais elle applique. Le résultat
est cette mécanisation de la vie publique, qui a fait le jumelage
des disciplines nouvelles avec les instincts de proie de la race :
« Le peuple allemand tout entier, ouvriers, professeurs, agri-
culteurs, commerçans et industriels, est unanime à déclarer :
Sans le militarisme, point de culture intellectuelle alle-
mande... » « Non, nous ne suivrons pas le bon conseil que
nous donnent nos ennemis de nous débarrasser de notre mili-
tarisme. Nous en aurons toujours besoin, non seulement peur
nous protéger sur terre et sur mer et garantir la paix, mais
752 REVUE DES DEUX MONDE8.1
aussi parce que le devoir du service militaire universel est
devenu pour nous le moyen d'éducation qui donne à notre
jeunesse l'agilité physique et la fidélité au devoir, même en
temps de paix (1). »
Voilà le système.
Eh bien ! nous sommes prêts à accepter de cette leçon ce
qui doit être retenu. La guerre actuelle oppose les deux prin-
cipes : on jugera, à ses résultats, quelle dose d'autorité, —
mais aussi quelle dose de liberté, — conviennent aux peuples
modernes pour accomplir leur tâche et maintenir la cause de la
civilisation.
Dès maintenant, il est certain que l'organisation et le mili-
tarisme n'ont pas apporté au peuple allemand la supériorité
incontestée qu'ils lui avaient promise. Le magister s'est trompé.
La guerre n'a pas été cette promenade aisée que le militarisme
se promettait; elle se prolonge et atteint le peuple allemand
dans les racines de son être. Au point de vue civil, « l'organi-
sation » de l'alimentation n'a été qu'une cascade d'erreurs : on
tue les cochons parce qu'il n'y a pas de pommes de terre et on
jette les pommes de terre parce qu'il n'y a plus de cochons.
Par contre, le libéralisme désordonné à tendance anarchiste,
l'individualisme à outrance a dévoilé aussi ses faiblesses. Sur-
pris dans ses berquinades pacifistes, il doit convenir qu'il ne
suffit pas de se faire mouton pour supprimer les loups.
Nous ne sommes pas encore en mesure de donner les résul-
tats de la cruelle expérience que le monde fait en ce moment.
Mais il est probable que l'immense appareil que la guerre a mis
en mouvement trouvera sa règle rien qu'à la façon dont il se
comportera : une fois de plus, la fonction créera l'organe.
L'armée victorieuse, qui sera une « nation armée, » deviendra
sans doute l'image de la future société.
Une discipline acceptée et volontaire, un but unique, une
tâche commune, l'esprit de devoir et l'esprit de sacrifice, l'ordre
et la règle avec l'abnégation et le dévouement, telles seront les
bases probables de la future société, qui sera comme le prolon-
gement de l'organisme incomparable qui l'aura fondée. Le
peuple armé aura pour fils le peuple organisé.
(1) Von Bùlow. Le militarisme et la culture intellectuelle allemande. —
Wilhelm Wundt, Die Nalionen und ihre Philosophie. Leipzig. 1915. Cités par
A. Van Gennep, p. 42.
l'ère nouvelle. 753
Si puissantes que soient la mobilisation matérielle et la
mobilisation intellectuelle, elles ne sont que l'expression de la
mobilisation morale : n'est-ce pas là l'épreuve suprême? Repre-
nons le mot de Proudhon : « La guerre est un fait de la vie
morale bien plus que de la vie physique et intellectuelle. »
Ce qui se dépense de force morale dans les événemens
auxquels nous assistons est invraisemblable. S'il y avait un
manomètre pour cela, on constaterait que le graphique de notre
temps monte en flèche bien au-dessus de celui de n'importe
quel autre temps. Le cœur du monde dormait avant cet incom-
parable réveil.
Et cette dépense est universelle. Toutes les nations engagées
ont un coefficient surélevé. L'énergie, l'endurance, le mépris
de la douleur et de la mort, le sacrifice individuel, le sacrifice
collectif, l'exaltation patriotique, l'exaltation religieuse, la
résignation à la volonté divine, le stoïcisme, le renoncement
sous toutes ses formes, le courage, l'héroïsme, la pitié, l'humi-
lité, quel Livre des Martyrs ou quelles Vies des Saints en offri-
raient des manifestations plus éclatantes ? Plaignons les
neutres : ils ne connaîtront pas ces « élévations » sublimes.
L'humanité grandit de cent coudées. Si l'on pouvait recueillir
le dernier murmure du soldat qui tombe, si l'on pouvait
contempler cette âme à nu au moment où elle rompt le lien, si
on confessait ces belles et jeunes morts, que recueillerait-on,
mon Dieu? Vous avez fait l'homme à votre image, est-ce donc
pour qu'il subisse avec tant d'amour votre loi?
Voici Plutarque, voici Corneille, voici Pascal, voici Ylmita-
tion de Jésus-Christ :
Blandin, capitaine au 140e d'infanterie : coupé de son régiment et griè-
vement blessé dans un combat qu'il avait livré avec les quatre cents
bommes qu'il conduisait, a refusé de se laisser emporter en disant à son
lieutenant : « Le salut de la compagnie seul importe ; prenez le comman-
dement et continuez. »
Béduchaud, soldat de 2e classe au 49" régiment d'infanterie : blessé à
l'épaule le 3 septembre, ne pouvant se servir de son arme, se propose pour
transmettre les ordres. Envoyé à l'ambulance par son capitaine, il en
revient après un pansement sommaire, « pour ne pas encombrer l'ambu-
lance, » dit-il, et reprend sa place dans le rang. Dans une autre affaire, se
trouvant en face de deux sous-officiers allemands qui lui crient : « Haut
les mains ! » tue l'un d'eux, blesse le second de sa baïonnette et lui donne
a boire après l'avoir désarmé.
tome xxxm. — 1916. 48
754
REVUE DES DEUX MONDES.
Provost (G.-L.), capitaine au 281e d'infanterie : a été atteint, le 22 sep-
tembre, d'une balle qui lui a traversé la poitrine en lui fracturant l'épaule
pendant qu'il faisait exécuter un bond en avant à sa compagnie ; est resté
debout, continuant à la diriger pendant trois quarts d'heure ; puis, ayant
perdu beaucoup de sang, est tombé évanoui. Revenu à lui, s'est relevé et a
repris le commandement de son unité ; ne s'est rendu au poste de secours
que sur le commandement de son chef de bataillon. Évacué sur une voi-
ture, en est descendu pour laisser sa place à un soldat qui lui paraissait
plus atteint que lui, et a parcouru ensuite 10 kilomètres à pied, malgré une
forte hémorragie, pour se rendre au convoi sanitaire.
N'est-ce pas, à la fois, toutes les formes du courage et de la
vertu ?
Encore une fois, chez tous ces peuples engagés dans la lutte,.
il en est ainsi. J'ose dire cependant que la France offre le plus
remarquable exemple de beauté collective : cette race s'est
retrouvée elle-même. Verdun flambera sur l'horizon de l'his-
toire comme un volcan d'honneur. Certes les soldats allemands
sont pleins de courage : ils marchent en rangs serrés au-devant
de la mitraille. Mais le soldat français, qui a tenu, avec des
moyens inférieurs, contre une ruée préparée de longue main,
le soldat français qui arrêta l'avalanche au revers de la pente et
alors qu'elle battait les murs de la ville, est incomparable; cette
ténacité, cet élan, cette endurance sous le feu, dans la tour-
mente et dans la mort, voilà vraiment la conduite d'une grande
armée et d'un grand peuple, voilà qui rassemble et qui explique
toutes les pages de notre histoire. Comme individu historique,
la France s'est maintenue au plus haut rang.
Dans le monde entier l'exemple rayonnera. D'ailleurs, nous
avons convoqué l'univers sur notre territoire pour nous grandir
encore de son secours et de sa confiance. Indiens, Africains,
Australiens, tous remporteront dans leur pays, comme nos
amis les Anglais et les Belges, comme nos alliés les Russes,
l'image ineffaçable de ce qu'iis ont vu sur ce sol trois fois
sacré. « Passant, va dire à Sparte... » Ces Thermopyles de la
civilisation seront un lieu de pèlerinage pour le genre humain
délivré. Les souvenirs et les leçons resplendiront pendant des
siècles sur ces collines épiques.
L'enseignement moral de Verdun est grand à jamais. Mais
il est quelque chose de plus surprenant : c'est l'assaut qui fut
donné consciemment à la loi morale par le cynisme allemand.
l'ère nouvelle. 755
Cela aussi est une date, et non moins importante que l'autre.
Oui ou non, existe-t-il une morale acceptée par tous les
hommes, par tous les peuples, par toutes les philosophies, par
toutes les religions ? Dans tous les catéchismes, il est écrit :
Tu ne tromperas point, tu observeras la parole, tu ne mentiras
point, tu ne feras pas le mal pour le mal, tu ne frapperas point
des innocens. Oui ou non, ces règles se sont-elles transposées
dans le droit international? Les sociétés ont-elles des principes
moraux qu'elles doivent, elles aussi, observer? C'est à ces règles
particulières et publiques, pour la plupart consenties et signées
par elle, que l'Allemagne s'est soustraite de parti pris. Frappée
d'une folie orgueilleuse, elle se mit « au-dessus de tout, »
c'est-à-dire au-dessus de l'humanité. La théorie allemande du
droit de la force, de la volonté de puissance, est maintenant
bien connue, clairement élucidée. Dans les écoles, on propage
chez les enfans ce décalogue.
Satanique perversion des plus nobles principes! Prétend-on
forger un nouveau cœur humain où la violence et la haine
tiendront la place de l'amour et de la pitié? Déjà, il y a quelque8
années, les derniers survivans de « l'Allemagne sentimentale »
discernaient cette dégénérescence et cette régression du sens
humain : le prince de Hohenlohe, qui fut chancelier de l'Empire
avant Bethmann-Hollweg, écrivait dans ses Mémoires : « La lo1
naturelle de la lutte pour l'existence a revêtu un caractère
qui fait songer aux phénomènes du règne animal et qui fait
craindre une évolution en ligne descendante. » Il jugeait d'après
ce qu'il voyait autour de lui.
Et la brutalité des faits jalonne, maintenant, cette ligne
descendante. L'invasion de la Belgique et des départemens du
Nord de la France avant la victoire de la Marne fut une pure
sauvagerie délibérée. Les soldats allemands disent eux-mêmes :
« Ce que nous avons fait n'est rien à comparer avec ce qui nous
fut commandé! «Les faits d'atrocité, les 6 000 civils fusillés sans
jugement, les prêtres tués, blessés ou traînés en captivité, les
villages incendiés, les femmes et les enfans passés au fil de la
baïonnette, le pillage en règle de toutes les provinces occupées,
tout cela est pleinement avéré, indiscutable. Nous avons les
noms, les preuves, les sermens (1). Toutes les formes de la vio-
(1) Voir, notamment, ce martyrologe qu'est le Dernier Livre Gris belge : —
756 REVUE DES DEUX MONDES.
lence, le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, la délation,
le sadisme, ont étalé si largement leur souillure que la tache
ne peut plus être effacée : c'est une perversion complète et
généralisée.
On nie; les bourreaux cherchent à jeter un voile sur les
faits; ou bien encore ils disent : « N'en parlons plus, c'est le
passé. » On en parlera toujours. Les voilà pris, tout à coup, de
respect humain. Que ne respectaient-ils la vie et l'honneur
des hommes et des femmes quand ils étaient ou se croyaient les
maîtres?
« Ce sont des incidens? » — Mais niera-t-on que des popu-
lations par centaines de mille ont été traînées en esclavage sous
le vocable menteur de « prisonniers civils? » Le prisonnier est
un soldat qui se rend et qui met bas les armes. Il n'y a pas de
« prisonniers civils. » Le prisonnier civil est un esclave. Les
négriers d'Afrique ne faisaient pas autre chose : le rapt, la
dispersion des familles, la concentration dans des camps de
mort, tout ce que la cruauté la plus raffinée peut inventer pour
faire souffrir des innocens, tout cela se perpétue sous nos
yeux.
La philosophie et l'histoire n'ont pas une minute à perdre
pour inscrire sur leurs tablettes cet autre phénomène de
psychologie collective. J'ai dit tout à l'heure la tension maxima
de l'âme dans le bien, voilà maintenant sa tension maxima
dans le mal.
Et c'est pourquoi, le grand duel étant engagé dans l'âme des
hommes, dans l'âme des sociétés, l'issue de cette guerre ne
peut être qu'une grande servitude ou une grande libération.
La victoire allemande eût livré le monde à l'exploitation du
plus effarant orgueil que les siècles aient connu. Que d'autres
siècles il eût fallu pour réparer ce caprice du Destin ! Le péril est
heureusement écarté. D'ores et déjà, le fauve est entouré d'une
circonvallation qui a borné sa course. Demain, il sera traqué
et se rendra à merci. Car la justice éternelle ne peut être
injuste et la raison ne peut pas ne pas avoir raison. Autrement,
le monde périrait.
L'humanité sera donc libérée. Comme dans la légende
Réponse au Livre Blanc allemand du 10 mai 1915 ; » Die v'ôlkerrechtswidrige
Fuhrung des belgischen Volkskriegs. »
l'ère nouvelle.! 757
antique, Andromède sera de'livre'e de ses chaînes et elle appa-
raîtra dans sa noble et éclatante nudité'. 11 fallait, sans doute,
cette épreuve, pour qu'un fonds d'instincts destructeurs et
d'ancestrales barbaries fût nettoyé'. Ce grand cataclysme pré-
pare une magnifique rénovation. Elle se fera par la raison au
nom de la justice. Ce mysticisme, le vrai, celui pour lequel
périssent tant de braves gens, couvrira de son prosélytisme la
terre entière.
Les documens diplomatiques eux-mêmes tirent leur argu-
ment de la loi morale. Le président de la République améri-
caine s'exprime en ces termes : « J'estime comme un devoir de
prévenir l'Allemagne que, à moins qu'elle n'abandonne sa
guerre de terreur et de crimes, le gouvernement des États-Unis
devra rompre avec elle ses relations. »
« Guerre de terreur et de crimes, » voilà le nom dont la
guerre allemande sera flétrie dans l'histoire. Le verdict est
prononcé. Le président Wilson a parlé au nom de l'humanité
tout entière. C'est le sus à la bête, à la bête qui a rompu « la
loi de la jungle, » la loi des sociétés humaines.
Il fallait que le problème fût posé, une fois encore, dans les
termes les plus larges et dans une catastrophe qui ébranle la
planète : barbarie ou civilisation! Par la science, par l'intelli-
gence, par le courage, par la vertu, la formidable régression
nous sera épargnée.
Raison, justice, tels seront les deux facteurs sur lesquels se
reconstituera la société des peuples. Aujourd'hui porte demain
en ses flancs. C'est pour la liberté et pour la justice, pour ces
vieux mythes séculaires, que ces jeunes gens tombent. Leur
sang est pur : l'humanité sera, par lui, purifiée.
Gabriel Hanotaux.
LA CORRESPONDANCE DE H. THIERS
PENDANT LA GUERRE DE 1870-1871
LETTRES INÉDITES DE THIERS, MIGNET,
DUC DE BROGLIE, DUVERGIER DE HAURANNE, ETC.
Les papiers de M. Thiers ont été légués à l'État par M"e Dosne qui a Gxé
la date à laquelle ils pourraient être communiqués au public. Cette date
étant venue à échéance, nous extrayons des documens laissés par l'illustre
homme d'État un certain nombre de pièces relatives à la guerre de 1870 :
nous n'avons pas besoin d'en signaler au lecteur l'importance capitale.
Éclairée par les événemens actuels, la guerre de 1870, au regard de l'his-
toire, change sensiblement d'aspect et de portée.. Notre défaite d'il y a
quarante-cinq ans s'explique mieux et semble moins humiliante. L'absten-
tion de l'Europe prend un caractère d'exceptionnelle imprévoyance qui se
mesure au prix que coûte la guerre d'aujourd'hui à toutes les nations
civilisées. Les fautes qui ont amené la déclaration de guerre du 15 juil-
let 1870, malgré la courageuse intervention de M. Thiers, s'atténuent
pour ne laisser place qu'à l'immense danger dont la Prusse, par son
militarisme, menaçait depuis si longtemps le monde. Les lettres qui vont
suivre mettent en lumière le rôle de M. Thiers; signées de noms illustres,
elles nous font connaître, en même temps que les mouvemens de l'âme
française, les sentimens de certains pays, alors neutres, maintenant
engagés en pleine lutte. La lecture de ces documens ne peut inspirer que
confiance et réconfort. Elle nous permet de constater les progrès réalisés
dans l'éducation de l'esprit public en France ; d'apprécier à toute leur
valeur l'attitude de la nation en juillet 1914, aussi prudente, sage et
modérée, qu'elle avait été inconsidérée en juillet 1870; l'union, la disci-
pline des âmes, la tenue patiente et ferme du peuple après de longs
mois de guerre, en contraste avec les spectacles de 1871 tels qu'ils vont
être analysés plus loin. Les signes avant-coureurs de la défaite ont fait
place à des indices tout opposés, présages certains de la victoire.
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS.! 759
Le 15 juillet 1870, Emile Ollivier donnait lecture, à la tribune du Corps
législatif, du texte de la déclaration de guerre à la Prusse. La candidature
d'un prince de Hohenzollern au trône d'Espagne, cause initiale du conflit»
ayant été retirée avec l'assentiment du roi de Prusse, le gouvernement
français, poussé par les ultra-bonapartistes qui désiraient la guerre, avait
commis l'imprudence d'exiger du roi Guillaume des garanties contre un
retour possible de cette candidature. Guillaume avait déclaré à notre
ambassadeur Benedetti, qu'il voyait à Ems, ne pouvoir aller jusque là, et
lui avait même fait dire de ne plus l'entretenir directement de cette
affaire, de s'adresser à ses ministres à Berlin. M. de Bismarck avait
annoncé au monde cette notification par un communiqué aux journaux
rédigé de façon telle, — c'est ce qu'on a appelé la falsification de la dépêche
d'Ems, — que le gouvernement français y avait vu une provocation, d'où
la déclaration de guerre. Api es la lecture de la déclaration, M. Thiers
monta à la tribune et, pour éviter que la guerre ne fût engagée sur une
simple note de journal, demanda que l'on communiquât à la Chambre les
dépêches officielles, afin de s'assurer de la réalité de l'insulte. Il fut
accueilli par un concert de violences inouïes. « Cinquante énergumènes,
a-t-il dit dans l'enquête de l'Assemblée nationale, me montraient le poing,
m'injuriaient, disaient que je souillais mes cheveux blancs. » Les lettres
qui vont suivre sont adressées par M. Thiers à MM. Duvergier de
Hauranne et Paul de Rémusat, pour les remercier de leurs félicitations
relativement à son attitude pendant la séance du 15 juillet.
M. Thiers à M. Duvergier de Hauranne.
Paris, 17 juillet 1870.
« Mon cher Duvergier (1),
« J'ai été fort touche' de votre lettre et je vous en remercie
du fond du cœur. C'est un grand soulagement dans des cir-
constances aussi graves que celles où nous nous trouvons de se
savoir en conformité de sentimens avec les amis de toute sa
vie. Le Temps a rendu une grande justice à ma conduite dans
la terrible journée du 15 juillet, et je vous avoue que je crois
avoir mérité ce qu'il a dit. Depuis quarante ans que je suis dans
les assemblées, je n'ai pas eu une pareille lutte à soutenir.
Ceux qui ont assisté à cette scène diabolique pourront vous le
dire. J'étais menacé, insulté par des fous furieux, et mon indi-
gnation de la folie criminelle que l'on commettait était si
grande que ce qu'on appelait mon courage ne me coûtait pas du
tout. Mon cœur était soulevé de voir les misérables qui, en 1866,
(1) M. Thiers a ajouté en haut de la page : « Lettre qui n'a pas été envoyée. »
760 REVUE DÈS DEUX MONDES.:
n'avaient pas voulu empêcher le mal à son origine, vouloir
maintenant en précipiter les conséquences, au risque de les
rendre définitivement mortelles. Voici, du reste, le récit de
cette odieuse déclaration de guerre.
« J'ai toujours pensé que les fautes de 1866 étaient irrépa-
rables, car il y avait bien peu de chances de défaire la Prusse
de quelque manière qu'on s'y prit. Mais j'ai toujours cru qu'il y
aurait un jour où on pourrait l'essayer avec chance d'y réussir,
et ce jour était celui où la Prusse reprendrait le cours de ses
usurpations. Alors, les Allemands du Sud, envahis par elle, se
jetteraient dans nos bras ; l'Autriche ne pourrait plus hésiter
et l'Angleterre serait moralement avec nous. Dans ces condi-
tions, avec notre armée tenue sur un bon pied, on pourrait
peut-être refaire l'ancienne Confédération germanique ou
prendre sur le Rhin des garanties territoriales. Mais toute
guerre, avant que la Prusse ne commit une nouvelle usurpation
matérielle, me semblait une folie.
« Dès que l'incident Hohenzollern s'est produit, j'ai com-
mencé une campagne des plus actives pour prévenir la guerre.;
J'avais ménagé le ministère en vue des élections futures,
n'ayant, du reste, rien à faire de lui pour ce qui me concernait.
Le danger de guerre venu, je me suis applaudi de ménagemens
qui pouvaient devenir fructueux dans une occasion capitale.
Vous avez chanté trop haut, leur ai-je dit; mais enfin, avec de
la conduite, on peut réparer cette fausse note du début. La
Prusse s'est mise dans son tort, et on pourra le lui faire payer
par un gros échec. L'Angleterre va se mettre à l'œuvre pour
empêcher la guerre : tout le monde l'y aidera, et la Prusse sera
obligée de retirer son candidat. Ce sera un gros désagrément,
un véritable échec, et il faudra s'en contenter. Si vous allez au
delà, les amours-propres seront mis en jeu, et je regarde la
guerre comme inévitable. Cette guerre peut être malheureuse,
malgré la vigueur de l'armée française, et il ne faut pas en courir
le danger. Quant au désir naturel de défaire Sadowa, il faut le
mettre de côté et le remettre au jour des futures et inévitables
usurpations de la Prusse.
« On m'a dit que j'avais raison, mais que malheureusement
on ne croyait pas pouvoir obtenir le sacrifice du Hohenzollern.
J'ai répliqué qu'on l'obtiendrait, mais qu'il fallait s'en contenter.
« Le lendemain même de ce dialogue reproduit trois ou
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS.t 761
quatre jours de suite, la de'pêche espagnole, dont le roi de
Prusse était l'inspirateur, a été communiquée, et M. Ollivier,
qui venait de la recevoir chez M. de Gramont en accourut fou
de joie à la Chambre et, dans le débordement de cette joie, il l'a
laissé lire à tous les journalistes, boursiers, etc. Si la dépêche
avait pu être définitivement acceptée, le mal n'eût pas été bien
grand, mais le parti de la guerre, qui était le parti bonapar-
tiste, n'espérant reprendre son ascendant que par la guerre, a
poussé des cris de rage en voyant la querelle prête à s'éteindre.!
A la tête de ce parti se trouvait le maréchal Lebœuf, brave
homme, excellent soldat, ivre d'ambition et politique fort léger.,
Tous les bonapartistes se sont mis derrière lui et ont fait
retentir dans le Cabinet des cris de fureur. C'est une question
de savoir si l'Empereur n'a pas été plus entraîné qu'entraineur..
Toujours est-il que les pacifiques, qui étaient en majorité et
avaient Ollivier à leur tête, se sont laissé intimider et on a
convenu de demander au roi de Prusse des engagemens per-
sonnels afin de l'humilier: on le disait tout haut.
« J'ai vu les ministres après le funeste conseil qui a été
tenu mardi, je crois (12 juillet). Je leur ai dit qu'ils venaient
de commettre une grande faute en ne se déclarant pas satisfaits,
et que la guerre redevenait probable. Ils m'ont juré leurs grands
dieux qu'ils seraient prudens, c'est-à-dire peu exigeans. Pen-
dant ce temps, j'ai fait une vraie campagne auprès des gens du
Centre. Cent au moins m'ont déclaré que si je leur donnais le
signal de la paix, ils me suivraient. Il y en a un bon nombre
qui sont venus me dire : Prenez le pouvoir, nous sommes deux
cents qui vous soutiendrons : on ne peut pas laisser le pouvoir
dans de telles mains. Vous devinez la réponse que j'ai faite et
j'ai toujours insisté pour qu'on se bornât à avoir la paix pour
but essentiel. Je n'ai pas trouvé une seule objection, sauf chez
les bonapartistes que, du reste, je ne hantais guère. Le mer-
credi 13, on a remis les explications dernières à vendredi 15.
J'ai vu, revu les ministreSj et plusieurs m'ont déclaré, à moi
parlant, qu'ils donneraient leur démission plutôt que de prendre
la responsabilité de la guerre. Plichon, Chevandier me l'ont
promis.
« Vendredi, tout a changé de face. Le Cabinet divisé était
près de se rompre lorsqu'une faute du roi de Prusse, fait
inexplicable, est venue fournir un prétexte à toutes les
762 REVUE DES DEUX MONDES.,
lâchetés. Le roi de Prusse avait dit qu'il consentait à ce que ses
ministres de'clarassent avoir connaissance de la renonciation du
Hohenzollern et l'approuver. Certes, c'était bien assez. Mais on
a voulu son propre engagement et il s'y est refusé, vaincu par
les cris de l'armée et des bourgeois de Berlin, lesquels, d'abord
pour nous, ont tourné contre nous en voyant que la concession
faite ne nous arrêtait pas. Le Roi alors a déclaré qu'il ne concé-
derait rien de plus. Or M. Benedetti ayant eu la maladresse de
l'aborder dans une promenade, il a refusé de l'écouter. Ce
n'était pas là l'outrage dont on a parlé. C'était une imprudence
qui pouvait mal tourner. De bons citoyens auraient atténué la
chose, eu recours à l'Angleterre pour l'arranger et auraient
ainsi sauvé la paix. Mais messieurs les ministres y ont vu un
moyen de se rallier au parti de la guerre sans trop de déshon-
neur, de rentrer dès lors dans le Cabinet d'où ils se sentaient
près de sortir et ils ont apporté la folle déclaration de guerre
du vendredi 15. Lorsque, au milieu d'une anxiété inouïe, le
manifeste a été lu, une sorte de stupeur a saisi la Chambre.
Les centres ont fait comme les ministres, ont eu recours à ce
moyen de ne pas se brouiller avec le pouvoir, et les ministres,
pour sortir ministres, les ministériels pour pouvoir rester
ministériels, ont jeté le pays et le monde dans une épouvantable
guerre.
« La gauche elle-même, si brave, était saisie et paralysée,
quand je me suis levé par un mouvement dont je n'étais pas
maître, et alors toutes les fureurs du bonapartisme ont fondu
sur moi. Le Moniteur seul peut donner une idée de la scène.
« Voilà la pure vérité, que je puis jurer être la vérité devant
Dieu et les hommes ! Cet événement qui nous ôtera ou notre
liberté ou notre grandeur m'a brisé le cœur! Il faut faire, et je
fais des vœux pour notre armée. Mais pour ceux de nos mili-
taires qui sont libéraux, quelle douleur, en combattant pour
notre sol, de se dire qu'ils ne seront vainqueurs qu'aux dépens
de notre liberté ! Du reste, le devoir n'est pas équivoque : il faut
tout faire pour vaincre, et si j'étais soldat, je risquerais franche-
ment ma vie pour cette cause. Mais pour moi, désormais, il n'y
a plus que des sujets de tristesse. Hélas ! quand on vit beau-
coup, on restreint tous les jours le cercle de sa véritable estime!
« Adieu, mon cher ami; gardez cette lettre, mais pour vous
et vos enfans, et, si dans l'avenir on la retrouve, elle expliquera
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS.t T63
à nos petits-neveux comment s'est de'cidée cette odieuse guerre I
Adieu ! adieu ! Ecrivez-moi. Tout a vous de cœur.
« A. Thiers.: »
Le même à M. de Rémusat (1).
Paris, 19 juillet 1810.
« Mon cher ami,
« Vous avez deviné juste, les causes de la guerre sont des
plus pitoyables. La revanche contre la Prusse, pour offrir des
chances favorables, devait être différée. Comme la Prusse ne
pouvait continuer son œuvre, si souvent affichée, sans mettre la
main sur les Etats du Sud de l'Allemagne, il fallait attendre ce
jour-là, et nous aurions eu pour nous une moitié de l'Allemagne,
plus l'Autriche, obligée de se prononcer, puis l'Angleterre qui
n'aurait pas voulu souffrir de nouvelles usurpations prussiennes,
ou qui, si elle n'était devenue belligérante avec nous, aurait été
neutre, bienveillante, suffisante dès lors pour contenir la Russie.
Là était le moment de l'action. Jusque là, il fallait se contenter
de vider le mieux possible les incidens quotidiens sans avoir
tort, si une rupture devenait inévitable. La Prusse, qui s'était
donné tort en mettant en avant la candidature Hohenzollern,
ayant réparé son tort par le retrait de cette candidature, le tort
est de notre côté et nous sommes exposés à avoir toute l'Alle-
magne contre nous, l'Autriche résolument neutre et l'Angleterre
neutre exaspérée. Je l'ai dit aux ministres; ils ont semblé me
croire; ils m'ont affirmé qu'ils partageaient mon opinion et ils
la partageaient en effet; mais ils se sont laissé effrayer par les
bonapartistes qui croient regagner le pouvoir si l'Empire recouvre
son prestige au moyen d'une guerre heureuse, et, voyantvenir
une crise ministérielle, s'ils s'obstinaient pour la paix, ils ont
saisi l'occasion d'un mouvement d'humeur du roi de Prusse qui
était déjà suivi d'explications, ils ont tout exagéré et ont préféré
la guerre à leur retraite. Quant à la Chambre, elle était paci-
fique. Cent membres au moins m'avaient supplié de défendre
la paix; mais ils ont eu peur des clameurs bonapartistes et ils
ont envoyé les Français à la boucherie comme les poltrons de la
(1) M. Thiers a ajouté en haut de la lettre : « non expédiée. »
764 REVUE DES DEUX MONDES.:
Convention envoyaient les honnêtes gens à la guillotine, par
faiblesse. Pour moi, je ne les ai pas voulu imiter et j'ai fait ce
que vous savez.
« Ce que je dis est la pure vérité'. Et maintenant, Dieu sait
ce qui adviendra! Le ministre de la Guerre dit qu'il est prêt.
J'ai peur qu'en étant un aimable et brave homme, il soit prodi-
gieusement léger! Dieu veuille que l'entrain de l'armée supplée
à l'insuffisance des préparatifs! Pour moi, vous n'en doutez pas,
je désire ardemment la victoire; mais je sais bien ce qui arri-
vera : victorieux, nous retomberons sous le gouvernement
personnel, infatué et ressuscité en entier, ou, si nous sommes
vaincus, nous verrons la France terriblement traitée par
l'étranger; mais mieux vaut la victoire, cent fois mieux!...
« A. Thiers. »
Après Sedan et la proclamation de la République, Jules Favre, nommé
ministre des Affaires étrangères, avait rédigé le 6 septembre sa célèbre
circulaire où, rappelant que le roi de Prusse avait déclaré faire la guerre
à Napoléon III et non à la France, il ajoutait : a Veut-il continuer cette
guerre impie? Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une
pierre de nos forteresses! Notre intérêt est celui de l'Europe tout entière! »
Il supplia M. Thiers de se rendre dans les différentes capitales de l'Eu-
rope afin de plaider la cause de la France et de décider les gouverne-
mens étrangers à intervenir. M. Thiers partit pour Londres le 12 sep.
tembre. M. Mignet lui écrit afin de le tenir au courant des événemens.
On va voir avec quelle netteté l'éminent historien prévoyait les terribles
dangers qu'entraînerait pour l'Europe la victoire allemande.
M. Mignet à M. Thiers.
Paris, 14 septembre 1870.
(( Mon cher ami,
« Rien de nouveau depuis ton départ. Les Prussiens avancent,
mais lentement; ils sont plus loin de Paris qu'on ne le disait
avant-hier. On a plus de temps pour achever les préparatifs de
la défense à laquelle tout le monde est disposé avec une mâle
résolution et une ardeur croissante : toutes les places fortifiées
grandes ou petites comme Strasbourg, Metz, Thionville, Toul,
Phalsbourg, Montmédy, Verdun, ont tenu contre les bombar-
demens et les attaques des Prussiens. Paris, mieux fortifié et
bien défendu, mis longtemps à l'abri par sa ceinture de forts
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 765
avancés, protégé de plus par sa vaste et formidable enceinte,
tiendra avec vigueur et constance. La revue de la Garde natio-
nale et de la Garde mobile passée hier par le général Trochu,
de la place de la Bastille aux Champs-Elysées, a été d'un effet
grand et rassurant. L'esprit de cette multitude armée était
excellent et son attitude ferme.
« Les vœux comme les assentimens continuent à te suivre
dans ta mission patriotique. Puisse-t-elle réussir pour l'honneur
et l'intérêt des grandes Puissances de l'Europe, non moins que
pour le soulagement et l'intégrité de la France livrée à une
invasion qui reste maintenant sans motif fondé de la part d'une
Puissance aujourd'hui uniquement conquérante. L'Angleterre,
la Russie et l'Autriche ont un intérêt égal à s'opposer à la dévas-
tation, à la ruine, à l'amoindrissement territorial de la France.
Le maintien de l'équilibre européen leur importe aussi à un
degré égal. L'unité de l'Allemagne sous la Prusse, devenue
certaine de fait par la guerre et qui s'accomplira de droit après
la paix, rendra l'orgueilleuse et belliqueuse Prusse prépondé-
rante sur le continent. Si on la laissait prétendre à des annexions
aux dépens de la France, elle serait, tôt ou tard, et lorsqu'une
occasion favorable s'en présenterait, disposée à réunir au futur
et inévitable empire germanique les Allemands des provinces
autrichiennes et les Allemands des provinces russes de la
Baltique. Souffrir qu'elle se montre ambitieuse contre la France,
c'est s'exposer à ce qu'elle le soit un jour contre l'Autriche et
contre la Russie. Si on ne l'empêche pas d'être envahissante
aujourd'hui, on la rendra dangereuse pour tout le monde dans
un immanquable avenir.
« Adieu, mon cher ami, je te souhaite santé dans ce rude
voyage et succès dans cette tâche fort grande aussi européenne
que française. Bien affectueusement tout à toi.
« MlGNET. ))
De retour de Londres, où, hélas! ses efforts avaient échoué, M. Thiers
repartit le 20 septembre pour Vienne et Saint-Pétersbourg. Il devait
revenir par Florence et rentrer à Tours, siège de la délégation de la
Défense nationale, le 21 octobre. Le duc de Broglie lui écrit pour lui
retracer l'état des affaires en France et lui dire que seul il peut sauver le
pays. Autant M. Mignet était confiant, autant le duc de Broglie, troublé et
inquiet, charge de sombres couleurs un tableau dont heureusement les
pronostics pessimistes ne se sont pas tous réalisés.
766 REVUE DE8 DEUX MONDES.)
Le duc de Broglie au même.
Broglie, le 14 octobre 1870.
« Cher Monsieur Thiers,
« Je ne sais où cette lettre vous trouvera, mais mon désir
ardent est qu'elle vous arrive aussitôt que vous aurez remis le
pied en France.
« La situation de nos tristes affaires s'est beaucoup empirée
depuis votre départ et pendant votre absence, et je prends la
liberté de l'exposer à votre excellent jugement, telle quelle
m'apparaît, sans lâche faiblesse, j'espère, mais aussi sans
illusion.
« Ce n'est pas à Paris qu'est le mal. La défense de Paris
paraît plus forte, mieux conduite, plus courageuse qu'on ne
pouvait l'espérer. Tout fait croire qu'il n'y a la ni surprise, ni
abandon de soi-même, ni, immédiatement du moins, de violence
révolutionnaire à craindre.
« Mais ce n'est pas à nous qu'il faut dire que cette défense
ne peut être qu'une affaire de temps et que, dans un délai plus
ou moins long, Paris doit tomber s'il n'est secouru.
« Or, je cherche en vain d'où pourrait maintenant venir le
secours. De la diplomatie et de l'action des neutres? Si vous
nous rapportez cette bonne fortune, tout est sauvé, mais je ne
m'en flatte pas. Du temps seul et de la mauvaise saison? L'hiver
est encore loin et les Prussiens beaucoup mieux établis dans les
villas des environs de Paris que nous ne l'étions dans la tran-
chée de Sébastopol. D'une armée nouvelle faite sur la Loire ou
ailleurs? Dieu le veuille ! Mais est-il raisonnable de compter que
nous pouvons avoir aujourd'hui une armée meilleure que celle
qui s'est laissé bloquer à Metz ou celle qui s'est rendue à
Sedan?
« En attendant, ce qui va son train pendant que le siège
dure, c'est la désorganisation et la ruine de la France. Les
Prussiens la prennent et la pillent en détail. Les résistances
isolées qu'ils rencontrent, dépourvues d'ordre et d'unité, ne
font qu'aggraver le mal quelque honorables qu'elles soient
pour ceux qui les opposent, car elles changent en pillage propre-
ment dit les réquisitions de l'ennemi. Les républicains, bien
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 767
intentionnés, mais très incapables, portent le désordre dans
tous les services publics et jettent l'effroi dans les populations
qu'ils veulent animer. C'est une confusion et un décourage-
ment universels.
« Dès lors, quand Paris tombera (et à moins d'un miracle,
cette chute est inévitable), ce qui arrivera est infaillible. Le
gouvernement actuel tombera lui-même dans le désastre, soit
sous les coups de ses amis extrêmes, soit sous le poids de son
impuissance. Il disparaîtra dans la mêlée, et le roi de Prusse,
en possession de notre capitale, et ne trouvant aucune espèce
de gouvernement devant lui, sera plus maître de la France
qu'aucun conquérant depuis Alaric n'a été maître d'aucun
pays.
« Force lui sera, pour trouver avec qui traiter, de créer un
gouvernement lui-même et il en formera un, n'en doutez pas,
car on trouve toujours un Stanislas-Auguste pour prendre une
couronne, à charge de démembrer un Etat. Il dictera ses
conditions à volonté à ce gouvernement de sa façon et en assu-
rera l'accomplissement et le maintien de son œuvre par une
occupation prolongée.
« Voilà la fin de notre histoire, fin certaine, à moins que
Dieu, par un prodige de miséricorde, ne donne à Gambetta le
génie du premier Bonaparte ou ne fasse sortir Bazaine de ses
fers.i
« A cette horrible situation, je ne vois qu'une sorte de
remède, c'est qu'avant que la chute de Paris soit consommée,
une Assemblée soit convoquée pour délibérer spécialement sur
la continuation de la guerre ou la conclusion de la paix. C'est
une question sur laquelle le pays a le droit d'être consulté et
une telle Assemblée peut seule relever Jules Favre et son gou-
vernement de ce qu'il y a de trop absolu dans le terrain sur
lequel ils se sont placés. Avec une telle Assemblée, également,
le vainqueur, quelle que soit son insolence, sera pourtant obligé
de traiter. Sans doute, sa mission serait pénible et presque
humiliante; mais tout vaut mieux pourtant que l'extrémité de
tenir de la générosité seule du vainqueur, avec les débris de
notre territoire, la personne de notre souverain et la forme de
nos institutions.
« Quant à l'idée que, Paris vaincu, on pourrait encore conti-
nuer la lutte, vous connaissez trop la France pour vous en
768 REVUE DES DEUX MONDES.!
flatter et d'ailleurs, je le répète, la France est plus malade
aujourd'hui que Paris.
« Il n'y a que vous, cher Monsieur Thiers, qui puissiez faire
entendre au pays et à ceux qui nous gouvernent cette dure
vérité. Vous venez d'essayer, aux dépens de votre repos et de
votre santé, d'épargner à la France et à la République naissante
la dernière conséquence des fautes de l'Empire. Je crains fort
que vous n'y ayez pas réussi. Il s'agit maintenant de sauver la
République elle-même, si c'est possible, et en tout cas la France
des conséquences plus graves encore qu'entraînerait la persé-
vérance, au delà des bornes de l'honneur et de la raison, d'une
lutte sans espoir...
« Croyez à tout mon dévouement.
« Broglie. »
Au cours de son voyage diplomatique, M. Thiers avait prié les chargés
d'affaires à Londres, M. Tissot, et à Saint-Pétersbourg, M. de Gabriac, de
lui écrire pour le renseigner sur les sentimens des ministres étrangers
auprès desquels ils étaient accrédités, — en dehors du délégué de Jules
Favre (demeuré à Paris) au gouvernement de Tours, M. de Chaudordy. —
Par les lettres de M. Tissot qui suivront et celle de M. de Gabriac, donnée
plus loin, on verra à quel point l'Angleterre et la Russie étaient décidées
alors à conserver une neutralité dont les événemens d'aujourd'hui révèlent
l'imprudence. On relèvera cependant dans ces lettres, de la part d'hommes
d'Etat anglais, de claires prévisions d'un avenir que nous voyons se réaliser
sous nos yeux.
M. Tissot, chargé d'affaires de France à Londres, à M. Thiers.
Londres, 14 octobre 1870.
« Monsieur,
« Les journaux annonçant votre prochaine arrivée à Tours,
j'ai l'honneur de vous envoyer, sous le couvert du comte de
Chaudordy, la seule lettre qui me soit parvenue pour vous après
votre départ.
« La situation à Londres est à. peu près telle que vous l'avez
laissée. Le gouvernement anglais continue à se renfermer dans
son parti pris d'abstention et persiste à n'intervenir que lors-
qu'il lui sera prouvé que sa médiation aura quelque chance de
succès. L'opinion publique nous est de plus en plus favorable,
et de nombreux meetings se sont organisés ou s'organisent dans
tout le Royaume-Uni pour affirmer les sympathies de l'Angle-
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 769
terre pour la France et pour la cause de la paix. M. Gladstone
tient trop à sa popularité pour ne pas tenir compte, dès qu'il le
pourra, d'un mouvement aussi considérable. Mais il faudrait
que la situation actuelle, en se modifiant, lui en fournît l'occa-
sion. Il est regrettable, à ce point de vue, que les élections
générales aient été encore ajournées. Telle a été du moins
l'impression générale en Angleterre.
« En reprenant mes relations avec lord Granville, je l'ai
trouvé sous le charme de vos derniers entretiens avec lui.
« Je vous prie d'agréer...
« TlSSOT. »
Les mêmes situations réclamant les mêmes remèdes, on va voir
M. Thiers définir ici à un correspondant politique la nécessité, en 1870, de
l'« Union sacrée, » qui, à tant d'égards, a été si peu réalisée aiors, comme
on le constatera plus loin par une lettre du comte Daru. La lettre qui suit
offre des considérations dont chaque terme peut être repris et médité
aujourd'hui avec profit.
M. Thiers à M \> Dréo/ie, ancien député.
Florence, 18 octobre 1870.
« Monsieur,
« Je n'ai reçu qu'à Florence, et le 15 octobre, la lettre que
vous m'avez adressée de Monaco le 19 septembre. Cette cir-
constance vous explique mon silence, votre lettre ayant dû cou-
rir toute l'Europe pour me rejoindre. Je pense comme vous,
monsieur, que l'union de tous les partis unis, non pour leur
avantage personnel, mais pour sauver le pays, peut seule nous
aider à sortir de l'abime où nous sommes tombés. La forme,
le titre du nouveau gouvernement importent peu, et il faut
joindre nos efforts à ceux de tous les hommes honnêtes, qui,
mettant de côté leurs préférences personnelles, travailleront
d'abord à arracher le pays des mains de l'ennemi et à le reconsti-
tuer ensuite. Je ne sais ce qui nous attend, mais, pour moi, je
continuerai à consacrer les forces qui me restent au service de
notre chère et infortunée patrie, heureux de voir s'augmenter le
nombre de ceux qui la serviront sincèrement, et peu enclin à le
diminuer par des exclusions aussi injustes qu'impolitiques.
<( Agréez...
« A. Thiers. »
TOME xxxm. — 1916. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.]
M. Mignet à M. Thiers.
Paris, 26 octobre 1870.
« Mon cher ami,
« Te voilà arrivé à Tours. C'est fort heureux si tu n'es pas
trop fatigué de ce long et patriotique voyage. Ta présence et tes
conseils seront très utiles à l'organisation et à l'emploi des
armées qu'on lève pour la défense de la France envahie sur
tant de points, et l'assistance de Paris, jusqu'à présent plus
gêné que menacé par les Prussiens. Paris, qui te doit ses fortifi-
cations, et auquel ta prévoyante vigilance a fait procurer les
subsistances nécessaires à deux millions d'habitans pendant
plusieurs mois de siège, est dans un état formidable de défense.
On peut le considérer comme imprenable de vive force. Tous
ses abords sont inaccessibles, et les défenses ont été poussées
presque partout et sont maintenues bien au delà des forts déta-
chés. Depuis ton départ, les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix
mille gardes mobiles ont été constamment exercés aux pratiques
et aux mouvemens militaires, sont devenus des soldats et se
sont aguerris déjà dans quelques rencontres, où ils se sont
montrés aussi solides que résolus. La Garde nationale séden-
taire est elle-même comme une armée de 250 000 hommes : elle
a appris le maniement des armes, fait l'exercice avec beaucoup
de dextérité et d'ensemble sur les places et dans les rues de
Paris, transformé en immense ville de guerre, et va régulière-
ment aux remparts, qu'elle défendrait sans broncher. Après la
délivrance, elle sera, armée et disposée comme elle est, d'une
grande ressource contre le parti anarchiste et socialiste, qui
est, dans le moment, abattu, et dont les chefs ont perdu le
commandement des bataillons à la tète desquels ils avaient été
placés., Quant à la troupe régulière, qui s'élève à près de
60 000 hommes, sans compter les marins et les soldats qui sont
dans les forts détachés, elle est sortie de son découragement, a
repris son entrain et se comportera bien devant l'ennemi. Elle
l'a déjà montré. Il faudra seulement qu'elle soit habilement
conduite lorsqu'on fera, pour rompre les lignes des Prussiens,
un grand effort dans lequel l'artillerie, qu'on augmente beau-
coup, jouera sans doute le premier rôle.
« Jusqu'ici, les Prussiens n'ont rien tenté contre Paris., Ils
LA CORRESPONDANCE DE M. TIIIERS. 774
se sont bornés à l'investir. Attaqués même dans un assez grand
nombre de positions qu'ils avaient occupées, ils en ont été délo-
gés et ils ont été contraints d'éloigner leurs lignes d'investisse-
ment. Avec les troupes qu'ils ont, leur circonférence étant très
étendue, la ligne d'investissement ne doit pas être bien épaisse
sur certains points. C'est sur l'un de ces points qu'il faudrait la
percer. Immobiles jusqu'ici dans leurs retranchemens, atten-
dent-ils leurs grosses pièces de siège pour passer de l'investis-
sement à l'attaque? C'est peu vraisemblable. S'ils parvenaient à
jeter quelques bombes sur quelques coins de Paris, ils ne par-
viendraient jamais à prendre Paris. Paris, défendu comme il
l'est, est imprenable. Il est donc à croire qu'ils se borneront à
en maintenir l'investissement et qu'ils espéreront, à la longue,
le réduire par la famine. La famine est bien loin, et les res-
sources sont encore très abondantes. Mais il faut qu'à Paris et
en province, on s'applique à déjouer le plan des Prussiens et
qu'on ne néglige rien pour le faire tourner contre eux...
« Tout à toi de tout mon cœur.
« Mignet. »
La lettre qui suit, de M. Duvergier de Hauranne, a. été écrite le jour
même où se signait la capitulation de Bazaine à Metz ! Malgré ses
répugnances à toute tractation avec les Prussiens, Gambetta a consenti à
ce que M. Thiers allât discuter avec le gouvernement de Paris la question
de l'armistice. M. Thiers part le 28 octobre, muni de passeports allemands;
il ira à Versailles voir M. de Bismarck. Mais devant la fermentation des
esprits à la nouvelle de la capitulation de Bazaine, le gouvernement de
Paris sera obligé de repousser les conditions humiliantes que la Prusse
veut imposer à la France. M. Duvergier de Ilauranqe note l'état d'esprit
répandu dans les campagnes et enregistre des bruits singuliers — qu'on
a vus reparaître de nos jours sous des formes à peine différentes. 11 for-
mule déjà au sujet de l'Alsace ce qui sera le sentiment de la France
durant un demi-siècle. Il y a lieu de signaler dans cette lettre un passage
favorable à Gambetta. Les papiers de M. Thiers, pour l'année 1870, ne
contiennent à peu près rien venant de Gambetta. Mlle Dosne paraît, en outre,
n'avoir voulu conserver que les documens plutôt défavorables à l'organisa.
teur de la défense nationale.
M. Duvergier de Hauranne au même.
Herry. (lllien, '27 octobre 1870.
« Mon cher ami,
« Quand j'ai appris votre retour à Tours, j'ai pris la plume
pour vous écrire ; mais j'ai pensé que vous aviez beaucoup
772 REVUE DES DEUX MONDES.,
mieux à faire que de lire les lettres de vos amis et je me suis
abstenu. Aujourd'hui, pourtant, je lis dans les journaux que
vous êtes au moment d'aller à Paris traiter d'iyi armistice et,
si cela est vrai, je ne veux pas vous laisser quitter Tours sans
vous dire avec quel intérêt, comme patriote et comme ami, je
vous ai suivi pendant votre grand voyage et combien je désire
que vous puissiez couronner votre vie en rendant à la France
le plus signalé des services. Tout le monde ici aspire à la paix,
non certes à une paix honteuse et qui rendrait bientôt une nou-
velle guerre nécessaire ; mais, malgré les perfidies de la Gazette
et les bêtises du Siècle, on a confiance en vous et dans le gou-
vernement. Quant à nos moyens de défense, vous êtes a même
de les connaître bien plus que nous dans notre isolement, et je
n'ai rien à vous dire là-dessus, si ce n'est qu'il y a malheureu-
sement peu de fond à faire sur l'énergie des gardes nationales.
Mais vous devez, plus encore que Jaubert et Rémusat, éprouver
une satisfaction patriotique en pensant que l'admirable résis-
tance de Paris vous est due et que vous avez élevé de votre
main notre dernier rempart. Paris, disait-on à la fin d'août, ne
peut pas tenir quinze jours. Paris tient depuis cinq semaines et
veut tenir encore. Mais il est bien clair qu'il ne peut pas tenir
toujours et que, si une armée extérieure ne vient pas à son
aide, Paris devra succomber. C'est à vous à savoir s'il est vrai,
comme on nous le dit, que cette armée se réorganise et qu'elle
est en état d'agir.
« Peut-être aurais-je fait le voyage de Tours pour vous
serrer la main si je n'étais cloué ici par la stupidité de nos
paysans, qui s'obstinent à croire que ce sont les ennemis de
l'Empereur qui, désespérant de le renverser par eux-mêmes, ont
appelé les Prussiens à leur aide et qui, aujourd'hui encore, leur
portent de l'argent et des fusils. Ajoutez que les démocrates de
la Charité-sur-Loire ne sont guère moins absurdes et qu'ils
signalent comme amis des Prussiens ceux qui habitent des châ-
teaux. Ce qui donne à toutes ces rumeurs plus d'importance,
c'est que les Prussiens sont dans la vallée de la Loire et qu'en
peu de temps ils pourraient remonter jusqu'à nous.
« Adieu, mon cher ami, nous augurions bien mal de l'Em-
pire, vous et moi, et je n'ai jamais oublié le mot que vous me
disiez à Trouville, il y a quatre ans. Mais l'Empire a dépassé
nos prévisions, tout en les justifiant. Il ne faut pourtant pas
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS, 173
perdre courage. J'espère bien qu'on ne nous enlèvera pas l'Al-
sace ; mais, si nous la perdions, la France ne devrait plus avoir
qu'une pense'e : celle de la reprendre.
« Adieu encore ; faites mes amitie's à l'excellent amiral
Fourichon et à Glais-Bizoin. Je ne connais pas personnellement
Gambetta, mais mes fils le connaissent, et il justifie tout à fait
la bonne opinion qu'ils ont toujours eue de lui. Si Paul de
Re'musat est encore avec vous, serrez-lui la main pour moi.
« Tout à vous cordialement.
« DlJVERGIER DE HaURANNE. »
M. M igné t an même.
Paris, 6 novembre 1870.
« Mon cher ami,
« Je profite du retour de M. Cochery à Versailles pour
t'écrire quelques mots... Il m'a dit que tu te portais parfaite-
ment, ce qui m'a fait grand plaisir, et que tu ne tarderais pas
à retourner à Tours. J'espe'rais que tu reviendrais d'abord ici,
et c'était le désir comme l'espoir de tout le monde. Est-ce que
la négociation de l'armistice n'a pas abouti? C'est à craindre.
Si les Prussiens n'en ont pas admis les conditions fondamen-
tales qui étaient comme les moyens préliminaires d'une paix
acceptable par la France, la guerre se perpétuera d'une façon
terrible. Paris, qui vient de protester avec tant d'ensemble
contre l'anarchie et la sédition dont les chefs sont arrêtés ou
cachés, se défendra avec une énergie désespérée. Puisses-tu
être utile à Tours par ton habileté et ton patriotisme qu'on
admire et dont tous les bons Français parlent avec enthousiasme
et reconnaissance. Adieu, mon cher ami, tout à toi de cœur et
d'esprit.
« Mignet. »
!
M. Tissot, chargé d'affaires de France à Londres, au même
Londres, 12 novembre 1870.
« Monsieur et cher Maître,
« Permettez-moi de vous remercier du souvenir affec-
tueux que vous avez bien voulu me donner et que M. de
774 BEVUE DES DEUX MONDES.)
Roquette m'a fidèlement transmis. J'en ai été profondément
reconnaissant...
« Ai-je besoin de vous dire avec quelle anxiété et quelle
admiration pour votre dévouement j'ai suivi, de loin, les diffé-
rentes phases de la mission que vous aviez acceptée et que vous
seul pouviez remplir, précisément parce que le succès en était
jugé d'avance impossible? Perdue en présence des exigences
prévues de la Prusse, la cause que vous avez plaidée a été
gagnée pour nous auprès de l'opinion publique. Vous seul,
encore une fois, pouviez faire une vietoire de cet insuccès. Telle
est l'impression que je constate autour de moi, et c'est à vous,
en somme, que nous devons le mouvement si marqué, depuis
quelques jours, qui nous absout de nos fautes passées pour
condamner exclusivement les ambitions de l'Allemagne pour
lesquelles, naguère encore, l'Angleterre avait une si étrange
indulgence.. Je suis convaincu, d'ailleurs, et tout le monde ici
partage cet espoir, que vos entretiens avec M. de Bismarck
n'auront pas été stériles : la graine de la paix a été semée.
(( Lord Granville nous promet d'agir de nouveau auprès du
Cabinet de Berlin et il ne fait, en ceci, que céder aux vœux de
l'opinion publique anglaise, de plus en plus contraire à la pro-
longation de cette épouvantable guerre. Au fond de ces sym-
pathies que l'Angleterre nous témoigne, il y a, assurément,
le sentiment très égoïste des dangers qui la menacent;
peu importe : l'essentiel est qu'elle comprenne aujourd'hui ces
périls qu'elle a si longtemps niés. L'arrogance germanique y a
contribué plus encore peut-être que nos désastres. La presse
allemande réclame déjà Héligoland comme la clé de la mer du
Nord. Quant à la Hollande, elle sera appelée à faire partie du
Zollverein, en attendant qu'elle occupe, bon gré mal gré, la
place qui l'attend déjà dans la confédération allemande.
a Telles sont les conséquences les plus prochaines et l'on en
entrevoit d'autres dans un avenir plus ou moins éloigné. « Tout
ceci, me disait hier M. Otway, le sous-secrétaire d'Etat pour
les Affaires étrangères, finira par une coalition européenne
contre £ Allemagne! » — « Je l'espère bien, lui ai-je répondu,
mais que les membres de cette future coalition fassent en sorte
que nous puissions y jouer le rôle auquel nous avons droit! »
a Laissez-moi, avant de finir cette lettre déjà trop longue,
vous remercier encore une fois de votre abnégation, de votre
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 775
dévouement, de vos sacrifices, de l'exemple que vous nous
donnez à tous, cher et vénéré maître, et de joindre à l'expres-
sion de ces sentimens celle de ma profonde et respectueuse
affection.
« Tissot. »
Le marquis de Gabriac,
chargé d affaires de France à Saint-Pétersbourg , au même.
Saint-Pétersbourg, 18 novembre 1870.
« Monsieur,
« Je ne voudrais pas laisser achever ce long voyage que vous
venez d'entreprendre pour les intérêts de notre pauvre France
et dont Saint-Pétersbourg a été une des étapes, sans vous
adresser un souvenir de cette capitale où j'ai eu l'honneur de
passer avec vous quelques jours qui resteront gravés dans ma
mémoire. Nous vous avons suivi, comme tout le monde, avec
une émotion bien légitime dans toutes vos haltes, dans la der-
nière, surtout, celle de Versailles, qui devait être la plus pénible
de toutes. Aujourd'hui que je vous vois à Tours, 'je prends la
liberté, d'après votre aimable invitation, de reprendre avec
vous, à longue portée, l'entretien dont vous m'aviez permis
pendant huit jours d'avoir avec vous l'habitude.
« Depuis votre départ, la situation diplomatique ne s'est pas
beaucoup améliorée à notre profit. Il n'en pouvait être autre-
ment. Vous avez sans doute eu connaissance des télégrammes
que j'ai adressés au gouvernement provisoire. Le parti alle-
mand, en minorité dans le pays, mais dont vous connaissez la
force, a exploité contre nous auprès de l'Empereur des scènes
de désordre qui ont eu lieu en France, notamment à Marseille
et dans une partie du Midi. On a mis tout au long dans les
journaux le compte rendu des tristes scènes de l'Hôtel de ville.
D'autre part, la capitulation de Metz nous a naturellement beau-
coup nui comme effet moral et, militairement parlant, on en a
conclu que, n'ayant plus d'armée régulière à opposer à
l'ennemi, notre résistance n'était plus qu'un acte d'obstination
inutile. Cependant, j'ai constaté avec une grande joie que notre
victoire d'Orléans avait produit beaucoup d'effet. Un homme,
qui est cependant d'un orthodoxisme grec irréprochable et même
militant, me disait qu'il était convaincu que ce premier succès
776 REVUE DES DEUX MONDES.,
venant de la France nouvelle après les de'sastres inouïs du
passé et venant d'Orléans, rappellerait les anciens souvenirs
nationaux et réveillerait le patriotisme. D'autre part, la publi-
cation des cadres des nouvelles armées de Paris où l'entourage
militaire de l'empereur Alexandre affectait de ne voir distincte-
ment, à travers la personnalité honorable du général Trochu,
que des Flourens et des Millière, a causé ici un bon effet. Il y
avait donc des généraux pour de vrai en dehors de ceux tombés
à Sedan ou à Metzl Tout va donc dépendre aujourd'hui des
événemens militaires et de l'attitude que prendra l'Europe
vis-à-vis de la dénonciation du traité de 1856.
« J'ai vu hier la note anglaise qui a été remise avant-hier
au prince Gortchakow. Elle ne me paraît pas bien méchante.
L'Autriche en fera sans doute une aussi. Mais, au fond, que
veut et que peut faire l'Europe de durable sans nous? Jusqu'à
présent, il me semble qu'elle n'a jamais su s'entendre que
contre nous, mais qu'elle est impuissante à créer en dehors de
nous. Il nous est bien permis d'avoir quelque présomption
quand nous voyons ce qui se passe et de dire que, lorsque le
grand ressort est détraqué, les aiguilles ne peuvent plus
concorder ensemble. A défaut de meilleure vengeance, ce sera
la nôtre. Si la guerre dure encore longtemps, il me parait pro-
bable qu'il n'y aura plus d'autre politique que celle des convoi-
tises individuelles avec des entr'actes. Du reste, c'est celle qui
a moralement prévalu depuis l'écrasement du Danemark et
dont nous portons la peine aujourd'hui, sans espoir de nous en
relever complètement jusqu'à ce que les deux grandes agglo-
mérations nouvelles sorties de ce désordre, le germanisme et le
slavisme, s'entre-choquent dans une lutte suprême d'où j'espère
que nous serons assez habiles pour faire sortir de nouveau le
règne de la justice et du bon sens.
« Mais, en laissant de côté l'avenir, qui n'appartient à per-
sonne, et que nous pouvons même rendre plus favorable en
améliorant le présent, permettez-moi de me réjouir avec vous
de la résistance de Paris. Elle est tout bonnement admirable.
Elle sauve notre honneur. C'est à vous, Monsieur, qu'on la,
doit : nous ne devrons jamais l'oublier, car dans l'histoire
vous aurez eu le double honneur de la protéger matériellement
par une enceinte fortifiée, et moralement en demandant à
l'Europe de la préserver et de la secourir. Mais cette résistance
La correspondance de m. thiers. 177
sera-t-elle utile et permeltra-t-elle à la province d'arriver à
temps? Nous aidera-t-elle à conclure une bonne paix, car fina-
lement c'est là qu'il faut en revenir. Malheureusement, je crains
que nous ne devions surtout compter sur notre énergie, pour
obtenir cette paix honorable, but de nos espérances. L'idée des
cessions territoriales a fait malheureusement un peu son
chemin en Europe, et ici comme ailleurs. Le chancelier vous
en avait déjà touché quelque chose. Il m'en a aussi parlé. Je lui
ai rappelé aussitôt qu'il m'avait autorisé, dans un télégramme
rédigé en quelque sorte sous ses yeux, à faire savoir à M. Jules
Favre avant l'investissement de Paris que « le désir de la
Russie de voir des cessions territoriales épargnées à la France
n'était pas ignoré à Berlin. » Il m'a dit qu'il se rappelait ces
paroles, mais que la destruction de toutes nos forces militaires
régulières ne lui permettait pas, à moins d'un retour de fortune,
de nous laisser concevoir des espérances trop grandes ; que
toutes les Puissances, après des guerres malheureuses, avaient
dû faire des sacrifices, etc., etc. Je lui ai répondu, comme de
juste, tout ce qu'il y avait à dire à cet égard. J'ai ajouté un
argument que m'avait donné M. de Rudberg, c'est que l'Alsace,
— car, au fond, c'est d'elle seulement, je crois, qu'il s'agit, ici
du moins, — patriotique comme on la savait, était, de plus, de
tendance républicaine des plus accentuées, et qu'au fond elle
causerait les plus grands embarras à une Puissance monarchique
et en partie féodale comme la Prusse. Le chancelier ne l'a pas
contesté. Mais, au fond, je crains qu'à moins de grands succès
de notre part, l'Empereur n'ait admis, vis-à-vis du roi de
Prusse, la nécessité de quelques concessions. Ceci, du reste,
n'est pas une certitude, ce n'est qu'une présomption de ma part
et j'espère toujours que la Russie changera d'attitude sous
quelque bonne inspiration de la dernière heure, car vous
connaissez la mobilité du caractère slave et combien on peut
dire avec vérité, quand on a des rapports avec eux :
Tel qui rit vendredi dimanche pleurera.
« Malheureusement, cette bonne inspiration sera surtout
due à nos succès si nous en avons ; c'est triste à dire, mais
j'aime trop la vérité pour chercher à me la dissimuler à moi-
même ou à mon gouvernement...-
« J. de Gabriac. »
778 BEVUE DES DEUX MONDES.;
Après la capitulation de Metz, la délégation de Tours, accomplissant un
eJïort considérable auquel von der Goltz a rendu justice, improvisa de
nouvelles armées. D'Aurelle de Paladines, dans la région d'Orléans, tenait,
à la tête de la première armée de la Loire, contre le prince Frédéric-
Charles qui s'avançait avec 200 000 hommes contre lui. D'autres corps
étaient en formation dans l'Ouest. On notera dans la lettre suivante, chez
Mgr Dupanloup, comme on a noté plus haut, cette idée, inspirée d'un
passé héroïque, que le sort de la France allait se décider devant Orléans.
Mgr Dupanloup au même.
Orléans, le 19 novembre 1870.
« Monsieur et bien excellent ami,
« Je profite du voyage de M. Cochery pour vous écrire ce
tout petit mot.
« Fortifiez l'armée de la Loire; elle est parfaitement animée,
mais trop peu nombreuse. L'armée ennemie s'augmente et se
fortifie chaque jour et, malgré le courage de nos généraux et de
nos soldats, je crois que notre armée court les plus grands
dangers, peut-être le danger même d'un nouveau Sedan, si on
ne lui donne pas les moyens de faire face aux diverses attaques
et de tous les côtés.
« Pourquoi éparpiller nos forces dans l'Ouest quand tout va
se décider sous les murs d'Orléans?
« Vous savez mon tendre et respectueux attachement.
<( F. Év. d'Orléans. »
Le P. Gratry au même.
Pau, 23 novembre 1870.
« Cher et glorieux confrère,
« Vous êtes maintenant et resterez l'un des grands citoyens
de la France. Vous avez été, en tous ces événemens, un modèle
de noblesse, de clairvoyance, de courage, de sagesse. Vos forti-
fications de Paris, d'ailleurs, sont peut-être notre salut contre
l'invasion. Je supplie Dieu de vous bénir et de vous élever,
comme homme et comme enfant de Dieu, plus encore que vous
n'êtes comme citoyen.
« Que ne puis-je m'entretenir avec vous des grandes ques-
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 779
tions de science éternelle vers lesquelles je sais que votre esprit
se dirige depuis des années?
« Ne prenez pas la peine de me répondre : vous avez trop à
faire. Cependant si quelqu'un me répondait pour vous, faites-
moi savoir, je vous prie, par oui ou par non, si vous adoptez les
deux jugemens suivans :
« Premier jugement, qui semble appuyé sur les faits et les
explique tous :
« M. de Bismarck serait l'un des fourbes les plus méprisables
et des plus mauvais scélérats dont l'histoire fasse mention.
« Second jugement, fondé sur une conjecture :
« Le prince royal de Prusse serait un esprit élevé, éclairé,
un chrétien, un ami de la paix et du vrai progrès.
« Cher et digne confrère, je vous salue bien affectueu-
sement...!
« A. Gratry. »
Le comte Daru au même.
Chifïrevast, près Valognes, 30 novembre 1870.
« Mon cher et illustre collègue (4),
« L'opinion à Paris passe brusquement d'un extrême à l'autre.
Elle repoussait, il y a un mois à peine, toute pensée de paix, ou
l'accueillait du moins avec peu de faveur. Aujourd'hui, les
signes de défaillance paraissent se manifester. Les nouvelles
vraies et fausses que l'on a répandues ont ébranlé les courages.
On a dit que la république rouge était installée à Lyon, la
Phocéenne à Marseille, que le Midi était sens dessus dessous;
que Gambetta soufflait le feu partout, s'arrogeait une diclature
insolente, que la délégation de Tours entassait fautes sur fautes;
que les préfets, agens aussi stupides qu'odieux, n'étaient plus
obéis nulle part; que le Nord, la Normandie, la Bretagne
refusaient de reconnaître un gouvernement inepte et n'armaient
pas dans la crainte de se sacrifier inutilement. De la l'affaisse-
ment des esprits. Il y a du vrai dans ces nouvelles : il y a aussi
beaucoup d'exagération. La vérité est que le désordre est grand
et que l'on a semé malheureusement les germes d'une guerre
civile qui pourra bien éclater plus tard. La vérité est que l'ef-
(1) M. Thiers a écrit au dos : « Lettre curieuse, répondu. »
780 BEVUE DES DEUX MONDES.
fectif de nos armées de secours ne dépasse guère 250 000 hommes,
ce qui est peu, si l'on en déduit les non-valeurs, si l'on regarde
à la qualité des soldats, tous conscrits, et surtout si l'on tient
compte de l'incapacité de ceux qui les dirigent...:
« La situation me parait donc celle-ci :
« A Paris, du découragement. Certes si on avait vu la
province tout entière en armes, si l'on avait vu le Midi comme
le Nord et l'Ouest faisant les derniers efforts pour sauver la
capitale, l'espérance d'un secours aurait soutenu le moral de la
population et fait supporter bien des sacrifices. Mais après la
navrante capitulation de Metz, après les folies révolutionnaires
demeurées impunies, après les échecs successivement essuyés
par suite de fautes manifestes, les illusions se dissipent et, ne
sachant plus à quoi se raccrocher, on se laisse aller peu à peu
au découragement.
« Vous n'êtes pas, mon cher et illustre collègue, du nombre
de ceux que gagnent de telles défaillances. Pour mon compte,
je suis loin de croire le mal sans remède. Sans doute on a perdu
beaucoup de temps; on a dissipé maladroitement beaucoup de
forces. Je sais bien que nous sommes malades, fort malades.
Mais on revient de loin quand le moral se soutient. Nos médecins
sont mauvais. La seule conclusion à en tirer, c'est qu'il faut les
changer, on, si on ne peut pas les changer, il faut leur adjoindre
au moins un ou plusieurs bons docteurs consultans. Vous êtes
le premier, le plus renommé de tous. Vous êtes l'homme néces-
saire dans la situation présente. Votre patriotisme, votre dévoue-
ment vous ont conquis les cœurs de tous vos concitoyens. Vous
seul pouvez nous sauver. Si vous étiez à la tête des affaires, vous
auriez bien vite mis fin au désordre et organisé nos moyens de
défense. Vous rendriez ainsi au pays un signalé service et votre
mémoire serait impérissable. Prenez la direction ou mettez-vous
à la tête de la délégation de Tours, afin qu'il ne se fasse plus
tant de sottises. D'une façon ou de l'autre, dirigez tout. Il y a là
pour vous une grande gloire à conquérir. Il faut que vous
seul vous commandiez, que vous seul donniez des ordres. Vous
jugerez sans doute à propos de vous appuyer sur une assemblée.
A mon avis, cette assemblée ne devrait pas être très nombreuse,
ne devrait pas être constituante, car il ne s'agit pas de consti-
tution dans un pays envahi. Elle devrait exclusivement s'occuper
des moyens de défense. Quoi qu'il en soit, le pays remettra avec
LA CORRESPONDANCE DE M. THIERS. 781
une confiance entière son sort, entre vos mains Tout changera
de face immédiatement. La guerre ne sera plus une succession
d'échecs. L'ordre renaîtra partout. Mais n'attendez pas trop, ou
il sera trop tard.
« Le gouvernement actuel n'inspirera de regrets à personne.
II est faible, indécis, phraseur, vacillant : on n'en attend plus
rien de bon : il est reconnu au-dessous de sa tâche. Il nous faut
un gouvernement capable de traiter, si on le peut, ou de soutenir
le moral des populations, si la guerre doit se prolonger tout
l'hiver, s'il nous faut fatiguer et user un ennemi que nous ne
savons pas vaincre, organiser et armer les réserves puissantes
qui nous restent encore et donner le temps aux neutres d'agir;
et au hasard, qui joue son rôle dans les affaires de ce monde, de
nous venir en aide. Il y aura certainement peu de chances
de succès dans cette lutte; mais si M. de Bismarck nous oblige
à aller jusqu'au bout, nous serons bien forcés de marcher.
Nous voulions la paix : vous y avez travaillé. M. J. Favre l'a
offerte : on l'a refusée. Que faire? Les désordres de Paris et du
Midi ont montré l'indispensable nécessité de rétablir un gouver-
nement régulier, et, dans ce but, de procéder à des élections :
c'est ce qu'il faut exécuter avec ou sans armistice le plus tôt
possible. La Chambre verra si elle veut traiter ou si mieux vaut,
pendant qu'on y est, souffrir jusqu'au bout et faire de nou-
veaux efforts pour repousser les Prussiens. Paris aura sans
doute dans ce cas d'assez mauvais momens à passer : il ne
sera pas facile de le ravitailler, bien que cela ne soit pas impos-
sible; ses souffrances seront et sont déjà assez grandes, mais
après tout, quand Paris serait pendant quelques mois au pain
sec et à l'eau, il l'a peut-être mérité et le salut de la France
doit passer avant tout.
« Réfléchissez à tout cela, mon cher collègue. Recevez
l'assurance...]
« Daru. »
(A suivre.)
LE BARREAU DE PARIS
PENDANT LA GUERRE
Une triple cérémonie consacrée par le Barreau de Paris à
la mémoire de ceux de ses membres tombés au champ d'honneur
a rappelé sur le Palais de Justice une attention qui, depuis
bientôt deux ans, en avait été détournée par l'irrésistible force
des événemens.
Le 22 mai dernier, à quelques minutes d'intervalle, le Car-
dinal Archevêque de Paris et le Président de la République gra-
vissaient les marches de nos escaliers. Le prince de l'Eglise
accueillait en la chapelle de Saint-Louis le chef de l'Etat, leurs
mains s'unissaient et se serraient. Ensemble ils s'avançaient
vers l'autel, leurs deux cortèges se suivant de si près qu'ils se
fondaient presque en un seul. Puisque le Palais de Justice a
fourni le terrain de cette rencontre, puisqu'il a été le théâtre
de cette manifestation de concorde et de paix, l'heure semble
favorable à une esquisse rapide de ce que fut, au moins pour
le Barreau, la vie judiciaire depuis le jour de la mobilisation.
Une année judiciaire normale se termine en langueur. L'as-
soupissement précède le sommeil. La fête du 14 juillet a en-
tr'ouvert les portes du Palais. Quelques-uns, devançant la date
officielle des vacances, s'y sont glissés discrètement sans faire
leurs adieux. Les audiences deviennent courtes ; les magistrats
se font grondeurs, malgré quoi les avocats se font de plus en
plus rares. On n'engage plus d'affaires de longue haleine. On se
borne bientôt à celles qui ne méritent pas méditation et qui se
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 783
peuvent juger « sur le siège. » La lassitude gagne les plaideurs
eux-mêmes. Et quand, le 31 juillet, on pousse le dernier \errou
de la dernière audience, l'opération est silencieuse et passe
inaperçue. La Justice est endormie pour deux mois ; quelques
gardes demeurent avec mission d'e'carter de son sommeil tous
bruits importuns...
Il en fut autrement au mois de juillet 1914. Jamais fin
d'année ne fut plus tumultueuse. Un procès criminel, dont je
me refuse le droit de rien dire, en fut cause. Dix jours de suite,
les passions surchauffées allumèrent une série d'incendies, pro-
voquèrent de bruyantes explosions. Le rideau se baissa sur une
scène d'émeute. Il s'en fallut de peu qu'on n'en vint aux mains.
La salle d'audience s'était vidée le dernier soir avec la violence
d'un bassin de retenue dont on ouvre les écluses, et le flot des
vociférations s'était répandu dans les galeries obscures. C'est en
claquant à se briser que se fermèrent, en cette nuit de juillet,
les portes du Palais de Justice. Ce fut dépourvu de majesté : ce
fut d'une tristesse profonde.
Déjà, lors des dernières audiences, les rumeurs alarmantes
venues de la frontière avaient contribué à irriter les nerfs, à
susciter les inquiétudes. Si vraiment l'orage éclatait, serait-ce
donc sur une France en proie aux déchiremens intérieurs et qui
venait de donner dans le raccourci d'une salle d'audience le
spectacle de ses divisions? Quelle résistance pourrait-elle offrir?
A quelle discipline se pourrait-elle plier? Mais à la guerre on ne
voulait pas croire, on ne croyait pas. Alors que tout semblait
compromis, on espérait encore. Le jeudi soir, il semblait que
les dés fussent jetés. Le vendredi matin, un téléphone informé
m'avisait que tout s'était arrangé dans la nuit. On pouvait quitter
Paris : je partais pour la campagne... Jamais encore je n'avais
salué l'approche des vacances d'un tel soupir de soulagement.
C'est que jamais je n'avais éprouvé tel besoin de substituer au
spectacle des passions humaines celui d'un champ de blé que
dore le soleil, d'un bois qui chante ou d'un ruisseau qui joue
sur les cailloux... Cela devait être court.
Le lendemain même, à cinq heures du soir, l'affiche annon-
çant la mobilisation m'apprenait que les vacances étaient ter-
minées, j'entends le repos de l'esprit et la trêve des soucis. Je
ne devais cependant revoir le Palais de Justice qu'un mois plus
tard.
784 REVUE DES DEUX MONDES.:
Ce jour-là, on m'aurait fait sauter de surprise, si l'on m'eût
rappelé qu'un mois tout juste s'était écoulé depuis l'heure où
je l'avais quitté. Au cadran des saisons, peut-être. Au cadran de
ma vie, des années.
• •
Dès le seuil, les transformations opérées par la guerre ap-
paraissent.
En temps de paix, les vacances ont pour effet de livrer le
Palais de Justice aux ouvriers, qui pendant le mois d'août des-
cellent des dalles et des pierres, et pendant le mois de septembre
les remettent en place. A celui qui s'étonnait de l'inutilité de
ces travaux, on expliquait leur destination; ils servaient à
épuiser les crédits affectés à l'entretien du Palais et qui auraient
risqué d'être diminués à l'exercice suivant au cas où l'exercice
écoulé se fût présenté avec des économies.
En septembre 1914, pas d'ouvriers; mais, spectacle inhabi-
tuel, des avocats. J'ai peine à les reconnaître. Ils n'ont pas de
robe; ils portent l'uniforme. Ce sont les mobilisés qui ont été, à
raison de leur âge, affectés aux services auxiliaires du Gouverne-
ment de Paris, du ministère de la Guerre, de la Justice mili-
taire. Après quelques serremens de main, quelques propos rapi-
dement échangés, je me rends à notre Grand Quartier, je veux
dire au cabinet du bâtonnier : modeste réduit, difficile à trouver
pour les profanes, dont l'exiguïté et la simplicité ont toujours
paru suffisantes aux occupans successifs, puisque les plus
grands et les plus hauts s'en sont accommodés.
Affluence.On semble tenir conseil. Le bâtonnier préside. Car
Me Henri Robert est là. Il n'a pas un jour quitté Paris, où il
était retenu par son devoir. Il ne s'agissait pas seulement de faire
acte de présence pour le bon renom de l'Ordre et pour l'exemple.
Il fallait, en outre, par la création ou l'extension de certains
services dont je parlerai, mettre l'Ordre des avocats au service
de la population parisienne, qui réclamait des conseils et un
guide. Il fallait à des infortunes de toutes sortes prêter assis-
tance. Il fallait enfin, si Paris devait subir l'horrible épreuve
de l'occupation, trouver à son poste celui qui, par fonction et
par état, doit en tout temps et contre toutes les formes de l'op-
pression personnifier la défense. Ce sera l'honneur de Me Henri
Robert d'avoir eu la juste conception des obligations de sa
LÉ BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE., 785
charge et d'avoir, de pied et de cœur fermes, associé l'Ordre des
avocats à la destinée de Paris.
C'est donc dans son cabinet que, à l'heure où j'arrive, on
discute les dernières informations recueillies et qu'on échange
des prévisions. De quart d'heure en quart d'heure, la porte
s'ouvre pour un nouvel arrivant qui apporte un nouveau ren-
seignement. Car les agens de liaison n'ont en aucun temps
manqué entre le barreau, le Parlement, le Gouvernement.
L'ennemi avance, mal contenu par notre armée en retraite. On
a vu des uhlans à Gonesse. Le départ du Ministère et du Par-
lement est imminent : ce sera sans doute pour la nuit pro-
chaine.
Je risque une question : « Paris ne court aucun danger,
n'est-ce pas? » Silence. J'insiste : « Mais le camp retranché? »
Cette fois, on sourit, et je lis sur les visages l'apitoiement provo-
qué par mon innocente candeur.
J'étais désormais sans illusions.
*
* *
Plusieurs fois, au cours de septembre, je renouvelai ma
visite. Je retrouvais chaque fois les mêmes visages amis. Les
entretiens suivaient dans leur courbe les événemens. Sans nous
l'avouer en clair langage, nous attendions l'occupation. C'était
même cette pensée qui nous ramenait au cabinet du bâtonnier,
pour nous y sentir les coudes. Nous n'avons pas cru, pour cela,
être des héros. Nous participions avec simplicité à la bonne
tenue de la population parisienne. La rue nous donnait un
exemple facile à suivre. La curiosité y dominait l'émotion, les
spectacles ne manquaient pas; ensemble nous allions voir.
Les voies grandes et petites, vides de toutes voitures à perte
de vue. La visite quotidienne des Taubes planant avec une
insolente sécurité au-dessus de la ville et faisant miroiter
complaisamment leurs grandes ailes dans le ciel sans nuages.
Les boulevards s'animant à quatre heures d'une foule grouil-
lante. Les kiosques assiégés dans l'attente des journaux du soir.
Les attroupemens aux portes de Paris pour y voir les travaux
de défense. Les enfans émerveillés devant les arbres abattus,
les barrières en planches et les fossés. Les plus grands expli-
quant aux plus petits comment les chevaux des uhlans ne
manqueraient pas ou de rouler dans le fossé ou de s'embrocher
TOME XXXIII. — 1916. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.)
sur les branches couchées et taille'es en pointe, pendant
qu'abrités derrière les cloisons de sapin, nos fantassins déci-
meraient l'assaillant. Tout ce monde enfin grave, recueilli,
confiant, prêt à l'épreuve ou refusant d'y croire, un Paris plus
beau que je ne le vis jamais. Après dix jours d'incertitude,
Paris comprit que l'étreinte était brisée et qu'il était définitive-
ment sauvé.
A la fin de septembre, nous étions avisés qu'à la date tradi-
tionnelle du 2 octobre, la rentrée judiciaire aurait lieu suivant
le rite accoutumé.
C'était autrefois, avant la suppression de la messe du Saint-
Esprit, dite Messe rouge, une très imposante solennité. Quand
se groupaient les compagnies judiciaires dans le cadre incompa-
rable de la Sainte-Chapelle, quand s'avançait vers l'autel le
cortège de l'Archevêque de Paris et que se déployait dans sa
majesté la pourpre cardinalice, quand montaient entre les den-
telles de pierre les chants liturgiques, c'était, pour ceux mêmes
qui demeuraient indifférens à l'appel adressé par la justice
humaine à la justice divine, d'une souveraine beauté. La laïci-
sation exigeait, paraît-il, cette suppression. C'est dommage.
Surtout depuis la guerre. Quand nous avons vu s'allonger la
liste de nos morts, une pensée est venue. Ne serait-il pas
possible de rouvrir un jour ces portes closes, dont l'accès n'était
plus permis depuis des années qu'aux touristes autorisés, et de
célébrer là un service à la mémoire des avocats tombés au
champ d'honneur? Ne serait-ce pas le lieu, le seul? On hésitait
à le demander, parce qu'on craignait de ne pas l'obtenir. Ce
fut obtenu. Je dirai ce qu'a été en 1916, non pas la Messe
rouge, mais la Messe tricolore.
Par d'autres côtés, la rentrée judiciaire de 1914 échappait à
l'habituelle banalité. Et d'abord, qui s'y trouverait? A défaut
des jeunes qui étaient aux armées, les anciens auraient-ils
répondu à l'appel? Etaient-ils rentrés à Paris? Aucun devoir
impérieux ne semblait les y rappeler. L'audience solennelle ne
serait sans doute qu'une cérémonie sans lendemain. Les avocats
ne pensaient pas plus à plaider que les magistrats à juger : il
ne s'agissait donc pour eux que d'un acte de présence. Et
pourtant, on se disait qu'il serait de bon exemple et de bonne
tenue d'être là et d'y être en nombre. Y sera-t-on ? C'est la
question qu'on se pose en arrivant au Palais.
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 787
Avant de se rendre processionnellement à l'audience, le
Conseil de l'Ordre se réunit en sa salle des délibérations. Nous
nous comptons. Sur vingt membres qui composent le Conseil,
quatorze sont présens. Le quorum est mieux qu'honorable,
surtout si l'on observe que deux des absens ont la bonne
excuse. L'un est ministre de la Guerre, l'autre est mobilisé. Et
en tête du cortège qui se forme, à côté du bâtonnier se dresse
la haute silhouette de notre glorieux doyen, M. Bétolaud, de
taille si droite et d'allure si ferme qu'à le voir hors des
atteintes de l'âge, on le croit a l'abri des coups de la mort. Il va
pourtant tout à l'heure prêter son dernier serment d'avocat et
dans six mois il laissera vide sa place à la table du Conseil.
La première Chambre de la Cour où nous entrons pour nous
asseoir au banc des avocats n'est pas déserte : elle est silen-
cieuse. Ce n'est plus l'agitation bruyante des bavardages qui se
croisent, des propos échangés sur l'emploi des vacances, sur le
sort d'une affaire que l'un veut plaider à huitaine et que l'autre
veut remettre à quatre semaines, sur le mouvement judiciaire
qui vient de porter un magistrat à la Cour de cassation et un
autre à la présidence d'une Chambre de la Cour. Les soucis sont
ailleurs et plus graves. On apprend que déjà plus de trente
avocats sont tombés au champ d'honneur, que celui-ci a perdu
son fils en Lorraine, que celui-là a eu le sien tué sur la Marne,
qu'on est sans nouvelles de X... et que Y... doit être prisonnier.
Mais on sait aussi que tout ce jeune barreau rivalise de courage
et de belle conduite, qu'il écrit de son sang une page de notre
histoire auprès de laquelle pâliront tous les recueils de plai-
doiries. Tristesses et fiertés se mêlent. La Cour fait son entrée.
Le premier président, M. Forichon, paraît. Il a, drapé dans
son hermine, le grand air qui sied aux solennités. Mais comme
il est pâle ! Son visage est de cire. Est-ce l'émotion qu'expli-
queraient les circonstances? Est-ce une altération grave de la
santé? Les deux, sans doute : il mourra dans le cours de
l'année, laissant au barreau, qu'il accueillait avec prévenance et
courtoisie, d'unanimes regrets.
Derrière lui, les robes rouges se succèdent et se pressent.
Les sièges se garnissent et quand se ferme la porte d'accès,
quand l'audience solennelle est proclamée ouverte, on n'aper-
çoit pas de vides. Les absences sont rares. Les magistrats sont
à leur poste. La Cour est au complet, ou peu s'en faut.
788 REVUE DES DEUX MONDES.)
Discours et allocutions qu'inspire l'esprit de guerre. Le
premier président et le procureur général ont, sans emphase
ni longueur, prononcé les paroles attendues d'hommage aux
morts, de salut à nos troupes, de confiance en la victoire. Et
l'audience solennelle est levée : elle a été ce qu'il fallait qu'elle
fût.
*
Va-t-elle donner le signal d'une reprise normale des travaux
judiciaires? Personne ne le croit. C'est impossible et pour
beaucoup de raisons.
Une affaire de quelque importance ne peut venir à la barre
qu'après un travail de préparation à peine soupçonné du public
et dont aucun avocat ne se sent en ce moment capable. Où trou-
verait-on les longues heures de méditation et de recueillement
indispensables au classement d'un dossier, aux recherches de
législation et de jurisprudence, à la composition d'une plai-
doirie? Il faudrait, pour y réussir, un empire sur soi-même
qu'on se reprocherait comme un témoignage d'indifférence.
L'esprit est assez libre pour un avis, pour un conseil : il ne se
prêterait pas à l'effort prolongé, qui serait dix fois en un jour
coupé par les nouvelles militaires, l'arrivée d'une lettre du
front, la visite d'un blessé, la séance d'une œuvre de guerre, la
révélation d'une infortune à secourir.
La sélection s'est d'ailleurs opérée spontanément et par le
fait des plaideurs. La vie nationale a été brusquement inter-
rompue par la guerre. Banques, industrie, commerce, tout s'est
arrêté. Gomment les conflits d'intérêts naitraient-ils de l'inac-
tivité générale? Gomment aurait-on à rechercher l'interpré-
tation d'un contrat, quand il ne s'en passe plus ou que les
marchés antérieurs à la guerre ont cessé de recevoir exécution?
Gomment discuter un différend sur une liquidation de succes-
sion, quand il est impossible d'opérer un partage, quand toute
base d'évaluation manque, quand les valeurs mobilières ne sont
plus cotées, quand les immeubles sont sans revenus? Les décrets,
en interdisant avec raison d'engager ou de suivre aucune
instance contre un mobilisé, en prescrivant la suspension de
tous les délais, ont imposé ou facilité l'arrêt des procédures.
Puis, si ce n'est pas le justiciable, c'est son avocat qui est
mobilisé : son avocat qui avait étudié et connaissait l'affaire et
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE.; 789
dont on doit respecter et protéger le cabinet pendant qu'il
expose sa vie pour le salut commun. Tout concourt donc à faire
le vide autour de la barre. Les audiences ne se tiendront que
pour la forme; elles se fermeront quelques minutes après avoir
été' ouvertes; et il en sera ainsi pendant de longs mois.
Le Palais sera-t-il pour cela de'sert? Le cabinet de l'avocat
sera-t-il sans visiteurs? Non pas. La guerre a chassé une clien-
tèle : elle en amène une autre, si différente et si nombreuse
qu'il faudra, pour la recevoir et la satisfaire, créer toute une
organisation et faire appel à toutes les bonnes volontés I
C'est qu'on a dû, dès la déclaration de guerre, pour prévenir
des paniques et pourvoir aux plus urgens besoins, prendre une
série de mesures qui, sous forme de lois, de décrets, d'arrêtés
et de circulaires, ont réglé provisoirement et en vue delà guerre
les plus graves questions : baux à loyer et à ferme, assurances,
prorogation des échéances, limitation des retraits de fonds dans
les banques, allocations et secours de chômage, réquisitions,
précautions contre les sujets des Puissances ennemies, etc.
Le temps de la réflexion manquait, tant les événemens s'étaient
précipités, tant avait été brusque l'agression de ceux qui se
défendent aujourd'hui d'avoir voulu et préparé la guerre. Dans
la crainte d'un oubli, on multiplia les textes.
Je ne sais si on pouvait faire mieux, je suis certain qu'on
ne pouvait faire plus. Les dispositions se succédaient, se répétant
indéfiniment, se contredisant, s'enchevêtrant, arrivant en
quelques jours à dépasser en volume le Code civil, en quelques
semaines les cinq Codes réunis. « Nul n'est censé ignorer la
loi, » a proclamé, en un jour d'ironie, le législateur satisfait.
Personne n'était plus capable désormais de la connaître. Le flot
montait, le mascaret s'avançait, menaçant de tout submerger.
Comme des naufragés qui se précipitent vers les canots de
sauvetage, les malheureux Parisiens prirent en formations
serrées le chemin du Palais de Justice, dans l'espoir d'y obtenir
les éclaircissemens nécessaires.
Un service de consultations gratuites a été, il y a une quin-
zaine d'années, institué par les soins du bâtonnier Pouillet. Il
fonctionnait deux fois par semaine. Il suffisait d'inscrire son
nom sur un registre pour être convoqué à l'un de ces deux jours
devant un bureau, composé de trois avocats de bonne volonté, qui
entendait les explications et fournissait les lumières sollicitées.
790 REVUE DES DEUX MONDES.:
Dès qu'il fut rappelé à la population de Paris que l'Ordre
des avocats se tenait à sa disposition, l'afiluence fut telle qu'il
fallut sacrifier l'ancien système, renoncer au registre et à
l'inscription préalable, tenir ouverts chaque jour cinq ou
six bureaux et requérir l'assistance des gardes pour main-
tenir l'ordre. Ce fut d'autant plus difficile que, si les cliens
accouraient innombrables, l'effectif des avocats était par la
mobilisation réduit des deux tiers. A défaut des jeunes qui, en
temps normal, assumaient cette charge, il fut fait appel aux
anciens, et l'on put ainsi résister à cet assaut de clientèle.
Ce fut, surtout dans les premiers jours, un défilé un peu
tumultueux d'amateurs de conseils, — et de gratuité, — qui ne
méritaient pas tous un égal intérêt. Parmi la foule qui s'entas-
sait dans l'étroit local dont nous disposions, les femmes domi-
naient, beaucoup ayant par nécessité amené leurs enfans
qu'elles ne pouvaient quitter, quelques-unes laissant supposer,
par une mise plus soignée ou par un bijou mal dissimulé,
qu'elles ne menaient pas contre la misère une lutte trop dou-
loureuse. C'est que, l'anonymat étant devenu la règle, il s'était
vite trouvé des esprits avisés pour apercevoir le parti qu'ils en
pouvaient tirer. Avec un souci d'administration économe que
n'embarrassait pas le scrupule, des rentiers confortables
s'étaient dit qu'il y avait tout avantage à prendre une consulta-
tion au Palais de Justice plutôt que dans le cabinet d'un avocat.
Il est ainsi plusieurs fois arrivé qu'après avoir éclairé sa cliente
anonyme sur les effets du moratorium, l'avocat lui ait demandé
le chiffre de ce loyer qu'elle désirait ne pas payer et ait appris
alors que la location était de dix mille francs et plus. Pour essayer
de porter remède à un abus qui retombait sur les pauvres en
détournant d'eux le temps qui leur était réseryé,le bâtonnier a
rappelé par une affiche exposée en belle place que les consultations
gratuites n'étaient données qu'aux personnes nécessiteuses. Ce
fut, je crois, sans résultat. Et il n'importe. L'essentiel était de
ne pas laisser un indigent dans l'embarras. Quand on fait la
charité à un riche, la honte n'est pas pour celui qui donne.
Le barreau n'a pas d'ailleurs en cette circonstance obligé
des ingrats. Dès le début de 1915, alors qu'en trois mois, du
1er octobre au 31 décembre, ii avait été donné 30 000 consulta-
tions gratuites, le bâtonnier recevait la visite de M. Denys
Cochin, président, et de M. Groussier, vice-président du groupe
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 791
des députés de Paris, qui venaient exprimer au barreau leur
reconnaissance pour l'assistance ainsi prêtée à la population
parisienne. L'Ordre des avocats a trouvé dans cette démarche
une récompense pour le passé et un encouragement pour l'ave-
nir. Au 1er janvier 1916, le nombre des consultations s'élevait
à 112 500. Six bureaux, composés de deux avocats au moins,
n'ont cessé de se réunir chaque après-midi, et les membres du
Conseil de l'Ordre se sont entendus pour que chaque jour l'un
d'eux présidât au service.
Pour se montrer digne de la reconnaissance qui lui a été
témoignée, l'Ordre ne doit pas commettre d'ingratitude; et c'en
serait une que de ne pas ajouter que, si le barreau a pu apporter,
dans la mesure de ses forces, sa part contributive d'assistance
aux épreuves parisiennes, l'honneur en revient surtout au
bâtonnier Henri Robert, dont l'esprit d'initiative est demeuré
sans cesse en éveil, dont toutes les conceptions ont été géné-
reuses, dont l'activité a été inlassable, et qui, pour le seconder,
a trouvé un incomparable agent d'exécution, ayant droit à
l'honneur puisqu'il a participé à la peine, chef d'état-major
ponctuel, assidu et fidèle. Ecrivons son nom, c'est de simple
justice : M. Achille Raux.^
Nous avions d'autres devoirs. Nous nous sommes efforcés
de les remplir. Notre confraternité s'est trouvée en effet sou-
mise à une assez difficile épreuve ; nous avons dû conjurer une
crise financière.
L'Ordre des avocats de Paris a une réputation dangereuse :
on le croit riche. La vérité, dont il n'a pas à se cacher, est
qu'il boucle péniblement son budget. Ses recettes normales
consistent en cotisations annuelles versées par ses membres.
En y ajoutant les revenus de son modeste patrimoine, il peut,
sans perdre l'équilibre, assurer ses services administratifs de
secrétariat et de bibliothèque et alimenter sa caisse de secours
et de pensions. La guerre a affolé nos balances : le plateau des
recettes s'est enlevé avec la légèreté ''un avion, le plateau des
dépenses sous une lourde charge a piqué à terre.
Ce double résultat s'explique trop bien.
Le recouvrement des cotisations ne pouvait décemment
s'opérer sur les mobilisés. Il y a dans la tranchée quelques
792 REVUE DES DEUa MONDES.
occupations pressantes qui ne laissent pas le loisir d'envoyer
tous les semestres un mandat à la caisse de l'Ordre. Il faut bien
aussi reconnaître que le prêt et la solde ont, pour qui les
touche, de plus utiles emplois. Donc peu ou pas de recettes.
Mais la source des dépenses a commencé à couler avec un
débit chaque jour accru. Dépenses nécessaires, dépenses sacrées,
qui ne comportaient ni hésitation, ni recul.
C'est que, si l'Ordre n'est pas riche, l'avocat ne l'est pas
davantage. Sur une douzaine de noms que des circonstances
heureuses ont mis en vedette et désignés à la faveur de la
clientèle et que la légende pare d'une auréole d'or, on juge
deux mille avocats. On ignore ce qui se dépense de travail, de
science du droit et de talent pour maintenir dans cet ensemble
la dignité d'une vie médiocre et serrée. Survient la guerre.
Les uns partent, laissant derrière eux femmes et enfans. Les
autres restent : mais leur clientèle est dispersée et ne se
renouvelle pas. Le carnet d'honoraires demeure fermé. La
guerre se prolonge, les réserves s'épuisent. C'est l'embarras,
puis la gêne qu'on n'avoue pas, qu'il faut s'ingénier à décou-
vrir. Par de bienfaisantes et amicales indiscrétions, le trésorier
est informé. 11 va au-devant de l'infortune signalée ; il prend
la main qui ne se serait pas spontanément tendue ; il éprouve
à l'ouvrir une résistance que doucement il violente pour y
glisser l'obole confraternelle. Personne n'en saura rien, la
dignité est sauve, et un peu de chaleur rentre au logis visité.
Si la façon de donner vaut par le tact et la discrétion du dona-
teur, l'Ordre est assuré que sa manière est bonne, puisque son
trésorier est M. Busson-Billault.
Le barreau de Paris ne pouvait pas limiter son assistance à
sa propre famille. L'occupation ennemie a chassé devant elle
les populations de la Belgique et du Nord de la France. Les
exilés sont refoulés vers Paris. Les grands barreaux belges sont
dispersés. Leurs avocats ont pris des résolutions différentes. Les
uns sont restés pour défendre contre l'envahisseur, au risque de
l'emprisonnement et de la vie, les derniers vestiges des libertés
conlisquées; et l'on sait comment ils s'en sont acquittés, avec
quelle indomptable fierté un Theodor a bravé un von Bissing
qui n'a trouvé qu'une forteresse allemande pour étouffer cette
voix importune. Les autres ont suivi en France leur gouverne-
ment. Ils cherchent auprès de nous un refuge, une occupation,
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE* 793
un emploi. Nous les accueillons, nous les autorisons à plaider.
Mais à quoi bon? On ne plaide pas. Le bâtonnier avise. Dans les
administrations publiques ou privées, des vides se sont pro-
duits, des emplois peuvent être trouvés. Il s'en trouve. Avocats
de Belgique, avocats du Nord, peu à peu se casent et s'emploient.
Il a fallu de la patience et du temps. Il a fallu faciliter l'attente ;
avec la même discrétion, le nécessaire a été fait. Nous allions
ainsi droit à la faillite. Nous y allions, le cœur léger. Donner
d'abord, compter ensuite. Telle fut notre règle. C'est le renver-
sement des principes; mais avant de penser au lendemain, il
faut être sûr qu'on pourra terminer la journée. La crainte du
déficit est sagesse en temps de paix; c'est une désertion en temps
de guerre. Puis, même en comptabilité, il y a des miracles. Et
le miracle s'est produit.
Le plateau des recettes s'est chargé de sommes imprévues.
Libéralités anonymes. Quelle en était l'origine? Je n'aurais pas
le droit de le dire, si je le savais. Il est permis de supposer que
les donateurs appartiennent au barreau et que les plus fortunés
ont voulu contribuer à faire rentrer la sérénité dans l'âme du
trésorier. Nous aussi donc, nous avons tenu et nous tiendrons,
sans espérer toutefois que cette expérience victorieuse arrête le
cours des traditionnelles et faciles plaisanteries que les faiseurs
de bons mots continueront d'aiguiser contre la pseudo-confra-
ternité des avocats.
*
* *
Lorsqu'en octobre 1914 il avait clé décidé d'un accord à peu
près unanime que la guerre serait la trêve des plaideurs, per-
sonne n'en prévoyait la durée. C'était au plus la perspective
d'une année perdue. Mais les mois s'écoulent. Les alternatives
de succès et de revers se compensent, sans que paraisse se rap-
procher la décision. La patience des plaideurs se lasse. Quelques-
uns reparaissent. On les reçoit comme d'anciennes connaissances
depuis longtemps perdues de vue. La mémoire fait effort pour
ressaisir le fil embrouillé de leur différend. Le dossier se retrouve
avec quelque peine : la poussière reste aux doigts qui le tou-
chent. On interroge. Vraiment ce divorce ne peut-il pas atten-
dre encore? Le client donne ses raisons : il voudrait en finir et
avoir audience.
Puis voici des difficultés qui dérivent de l'état de guerre et
T94 REVUE DES DEUX MONDES.i
qui doivent recevoir solution imme'diate. Exemple : les mises
sous se'questre.La maison menacée dépêche à un avocat celui de
ses représentans qui a le moins d'accent allemand, pour expli-
quer l'inconcevable méprise et comment jamais à Paris n'exista
commerce plus ardemment français que celui de ces braves
gens, victimes d'une basse et calomnieuse dénonciation. L'avo-
cat éconduit le visiteur malgré ses protestations, appuyées de
l'exhibition d'un portefeuille agréablement gonflé, et lui
conseille de présenter lui-même ses explications au procureur
de la République et au président du Tribunal. Le naturalisé
court au Palais de Justice pour tenter de sauver sa firme. 11 y
retrouvera en nombre ses compatriotes.
Le Palais va reprendre ainsi une apparente animation. Les
salles d'audience seront un peu moins silencieuses; le cabinet
du président du Tribunal sera assiégé. C'est là que tout aboutit;
c'est là que va s'organiser l'administration des milliers de
maisons allemandes restées audacieusement ouvertes en pleine
guerre au cœur de Paris, c'est là que sont prises les mesures
urgentes d'humanité en faveur de détresses qui appellent à
l'aide.
L'audience des référés est dans la fièvre. La loi ne permet
au juge des référés que de prendre des mesures provisoires qui
n'engagent en rien le fond du litige. Ce sera pour le président
du Tribunal un titre à la reconnaissance publique d'avoir à
maintes reprises franchi délibérément les limites de sa compé-
tence, d'avoir volontairement oublié les dispositions de la loi
pour assurer par exemple à une femme et à des enfans aban-
donnés les ressources qu'un homme indigne leur refusait, se
croyant abrité par sa situation de mobilisé. M. Monier aura été
l'homme qui convenait à sa fonction et à l'état de guerre. Dans
le labyrinthe des lois et des décrets, si compliqué par les textes
nouveaux, il a pris un bon guide : il a suivi son cœur.
Une de ses ordonnances a fait récemment quelque bruit
C'est l'ordonnance qui interdit aux sujets Allemands l'accès
du prétoire. La Cour de Paris avait consacré le principe
contraire, motivant son arrêt par des considérations où le rai-
sonnement juridique s'affinait jusqu'à la subtilité. M. Monier
ne s'embarrasse pas de ces finesses. Il estime qu'il y a une
jurisprudence de guerre et, à tour de bras, il la forge, faisant
sonner le marteau et jaillir sous ses coups les étincelles dont
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LÀ GUERRE.) 795
quelques-unes ricochent jusqu'à la Cour elle-même. Son ordon-
nance a été critiquée par les juristes qui voudraient élever la
sérénité du magistrat au-dessus de tous les conflits. Elle a plu
aux braves gens d'esprit plus simple qui aiment la vigueur dans
la légitime défense et qui ne comprennent pas qu'on applique
avec élégance l'algèbre du droit à des ennemis qui ont pour
règle la violation des traités et des lois. Ceux-là louent le Pré-
sident du Tribunal de la Seine et lui savent gré d'une énergie
que n'a pas abattue la plus douloureuse des épreuves person-
nelles. En compensation des commentaires inévitables de la
Salle des Pas-perdus, M. Monier a eu pour lui l'opinion publique
et une bonne presse. Ceci vaut bien cela.
*
* *
Dans cette timide reprise de la vie du Palais, le principal
élément devait être fourni par l'Assistance judiciaire : clientèle
exigeante qui n'aime pas et qui ne doit pas attendre, soit qu'il
s'agisse de pourvoir à la défense d'un accusé, soit que le débat
n'ait que le caractère civil.
L'influence de la guerre s'est ici fait sentir pour augmenter
notablement le nombre des affaires criminelles et correction-
nelles, pour réduire au contraire celui des affaires civiles. Si on
compare deux périodes consécutives de dix-huit mois, celle qui
précède immédiatement la guerre (1er janvier 1913 au 31 juillet
1914) et celle qui la suit (1er août 1914 au 31 décembre 1915)
le chiffre des affaires criminelles et correctionnelles passe de
12210 à 17 350. Le chiffre des affaires civiles s'abaisse de 16 710
à 6 700.
' Ce second résultat n'est pas pour surprendre : il a son expli-
cation dans les faits que nous avons déjà notés.
Le premier pourrait prêter à l'erreur et faire supposer un
accroissement de la criminalité depuis la guerre. Il n'en est
rien. La Cour d'assises ne tient plus qu'une session sur deux.
Les quatre Chambres correctionnelles sont réduites à deux.
Mobilisation, état de siège, police plus sévère ont eu raison de
nos apaches. Le gros contingent que nous avons chiffré est
fourni par les trois Conseils de guerre qui siègent en perma-
nence, et la plupart des prévenus ont à répondre de délits mili-
taires.
Et chacune de ces affaires a eu son avocat 1
796 REVUE DES DEUX MONDES.i
Gomment a-t-on fait? Tout le monde s'y est mis. Plus de
jeunes gens ; mais les femmes et les anciens. La loi, qui a
admis les femmes à l'exercice de la profession d'avocat, n'a
plus depuis la guerre de détracteurs au Palais. Nos confrères
femmes se sont prodiguées. Elles ont assuré en grande partie le
service de la défense devant les Conseils de guerre. Elles l'ont
fait à la satisfaction de tous, et l'hommage rendu à leur intelli-
gence, à leur assiduité, à leur dévouement a été général. Elles
ont ainsi conquis le droit de cité qu'avant la guerre quelques-
uns leur refusaient encore. Il faut le dire aussi bien de celles
qui se montrent rarement au Palais que de celles qui suivent
les audiences. Car nous savons que les premières n'ont quitté
la robe d'avocat que pour prendre la blouse d'infirmière, ou se
consacrer avec un complet désintéressement à des ouvroirs et
à des soupes populaires. Elles ont été toutes, chacune à sa façon,
de bonnes ouvrières de la défense nationale.
D'autre part, les anciens de l'Ordre se sont spontanément
offerts, et chacun d'eux a tenu à honneur de réclamer son dossier
d'assistance judiciaire. Il en est plus d'un qui pour l'exemple
est sorti de la retraite. Des voix qu'on n'avait pas entendues
depuis dix ans à la barre se sont élevées pour répondre par le
sacramentel : « Aux ordres du Tribunal, » à l'appel d'un placet
rouge, couleur réservée à l'Assistance judiciaire; et j'ai vu les
magistrats lever des yeux étonnés pour s'assurer que leur oreille
ne les avait pas trompés et que c'était bien, chargé d'honneurs
et d'années, un des doyens de l'Ordre qui était à la barre,
apportant à un indigent le concours qu'un riche n'aurait pas
obtenu.
Dans cette vaste jachère, la récolte devait être et fut maigre
pour la chronique judiciaire. L'attention publique n'était pas
tournée vers le Palais, et rien n'était de nature à l'y ramener.
Dans le cours de ces deux années, deux fois seulement les
curieux d'audiences à scandale purent croire qu'un régal se
préparait pour eux, et qu'à défaut de la Cour d'assises le Conseil
de guerre le leur offrirait, On se précipita aux premières
audiences du procès Desclaux et du procès des réformes fraudu-
leuses. Grandes affaires, croyait-on. Il fallut déchanter.
Une affaire criminelle ne se classe parmi les causes célèbres
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 797
que si le crime dépasse les prévisions, si les passions s'y mêlent,
si le mobile est discutable, s'il suscite l'indignation des uns ou
la pitié des autres. Elle tombe dans le mépris, l'indifférence et
l'oubli, si elle n'inspire que le dégoût.
Or aucun de ces deux procès ne peut étonner qui veut bien
réfléchir. Il fallait prévoir que la guerre n'exercerait pas du jour
au lendemain son action purificatrice. Quand le favoritisme et
la camaraderie ont pénétré dans les mœurs, au point de consti-
tuer le régime normal, il n'est pas de tourmente capable d'en
amener la disparition universelle. Il était inévitable qu'il se
rencontrât des continuateurs du système pour tenter de s'attri-
buer, malgré la guerre et en vue de la guerre, des fonctions, des
honneurs et de l'argent. Ils ont commis une double erreur de
temps et d'adaptation. Ils auraient été, il y a deux ans, assurés
à peu près de l'impunité et couverts par leurs camarades et
leurs protecteurs. Aujourd'hui ils échouent sur les bancs du
Conseil de guerre.
Ils y sont une quarantaine dans cette affaire des réformes
frauduleuses. Piteuse exhibition. Rebuts et déchets d'humanité.
Le troupeau des exploités parqué autour des exploiteurs.
Les uns, pâlots, résignés, presque heureux. Que risquent-
ils? Les foudres du commissaire du gouvernement? ils les
préfèrent aux marmites. Une condamnation ? elle les met à
l'abri. Pourvu qu'elle soit assez longue, c'est autant de pris sur
la tranchée. Un avocat a eu au cours des débats l'idée de proposer
au Conseil de guerre de remettre l'affaire et d'envoyer au front
tous les accusés. Un frisson a secoué les pauvres hères. Quelle
perspective I Ils se seraient rendus à la première attaque; mais
alors, c'était le camp de captivité en Allemagne, au lieu de la
douce et accueillante prison de France. Ils se sont remis dès
qu'ils ont compris que c'était un effet d'audience, sans consé-
quences possibles, et destiné aux yeux des naïfs à les maquiller
en héros. L'alerte n'en fut pas moins vive. Elle est passée. Ils
n'iront pas au feu, et cela ne leur coûtera rien, et il ne faut pas
le regretter. Qu'aurait-on fait de ces haillons et de ces loques
au Mort-Homme ou à Douaumont?
Les autres, les profiteurs, sans panache et sans allure.
Bandits d'antichambre, de couloirs et de bureaux : le bandit de
grande route a plus de couleur. Quoil cet escroc auquel la
presse a fait une renommée, ce récidiviste qui avait le libre
798 REVUE DES DEUX MONDES.,
accès des administrations publiques, et qui se targuait de ses
hautes relations : c'est ça! C'est ce petit homme étriqué', travaille'
par la couperose, à la mine inquiétante de rongeur affamé, qui
avait une influence et qui, ayant des protecteurs, pouvait avoir
des protégés ! Ehl oui; et pour affirmer son honnêteté, sa servia-
bilité, son universelle compétence et son efficace puissance,
voici quatre-vingts témoins, jeunes ou vieux, avec ou sans
uniforme, qui défilent à la barre. Témoins, il est vrai, sortis on
ne sait d'où, dont on ne sait rien et dont il vaut peut-être mieux
ne rien savoir.
Mais attendez. Voici « M. le Sénateur. » Il aurait passé
inaperçu si le défenseur n'avait fait sonner son titre avec une
complaisance qui demeura sans effet et une déférence qui ne se
propagea pas. Et « M. le Sénateur » déposa. Il nous apprit qu'il
avait fait la connaissance de l'accusé « au café, » et que les
relations ainsi inaugurées se continuèrent heureusement, et
que, le Sénateur ayant eu une plaie à la jambe, l'accusé guérit la
jambe sénatoriale, et qu'il en résulta un resserrement de rela-
tions, et que l'accusé, étant tombé malade à son tour au moment
où la police le recherchait, s'adressa au Sénateur pour aller se
faire soigner en Suisse, etc., etc. Puis l'avocat remercia M. le
Sénateur, s'excusa même.
Voilà, vu par un de ses côtés, ce qu'est un procès criminel
pendant la guerre. C'est pénible et laid, mais c'est instructif.,
On y voit comment l'organisme national élimine les impuretés
dont il s'était chargé, dont il faut à tout prix le protéger à
l'avenir. Laissons l'œuvre de salubrité s'accomplir, et faisons
comme le public qui est venu voir, qui est parti et qui n'est
pas revenu. Détournons-nous. Justice est faite.
*
* *
Ces audiences n'ont même pas constitué un arrêt dans le
mal de langueur dont le Palais est atteint et qu'on diagnostique
au premier examen. La Salle des Pas-perdus n'a plus cette sono-
rité qui, certains jours, le mercredi et le samedi, était telle que
les initiés seuls pouvaient suivre sans trouble une conversation.,
Il semble qu'on ait matelassé ses murs et ses piliers de pierre.
Les groupes s'y forment encore, mais les gestes sont las et les
voix basses et graves.
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 799
Je sais bien ce qui manque. C'est le foyer auquel s'entrete-
nait notre énergie. C'est l'ardente jeunesse qui nous communi-
quait son mouvement, son goût de la vie et nous entraînait vers
l'avenir d'une course si rapide que le temps ne restait pas de
regarder en arrière et de s'attarder dans la contemplation du
passé.
On s'en aperçoit dès que l'un de nos jeunes gens, permis-
sionnaire ou blessé convalescent, traverse le Palais pour une
courte visite. C'est une minute de joyeux oubli. Un pas alerte a
retenti sur les dalles. On regarde. C'est l'uniforme bleu horizon.
Trois galons. La vareuse chamarrée : Croix de guerre, Légion
d'honneur. Un tout jeune visage éclairé d'un large sourire.
Eh quoi! serait-ce X...? Oui, c'est lui ; c'est ce stagiaire d'hier
qui donnait par ses inexactitudes et ses fantaisies tant d'occu-
pation au bâtonnier et qui là-bas, au feu, s'est conduit en
brave. Il est mieux qu'absous de ses peccadilles : on l'entoure,
on le fête. Les questions pleuvent. « Qu'a-t-il fait? d'où vient-
il ? Verdun ? les tient-on ? Quand repart-il ? » Et lui rit de
bonne et franche gaieté. « Si on les tient ! rien n'est à craindre :
on les aura, a dit Pétain : c'est mieux, on les a. » Et de rire
encore. Les mains s'étreignent : on se quitte, on a de la cha-
leur pour tout un jour, surtout si rien ne vient remettre en la
mémoire les noms de ceux qui, dans les mêmes conditions, sont
venus prendre l'air du Palais, sont repartis et qui, trois jours
après...
Fini donc le concours de la Conférence. Arrêté le flot des
robes noires qui, sur les épaules des stagiaires, s'engouffrait le
samedi dans notre Bibliothèque pour assister au tournoi d'élo-
quence où se trouvaient chaque année aux prises une centaine
de candidats pour la conquête des douze places de secrétaires
de la Conférence. Etre des douze : quel orgueil ! N'en pas être :
quelle déception ! Etre des douze : c'est-à-dire être appelé
l'année suivante à constituer aux côtés du bâtonnier le jury de
jugement des nouveaux candidats. Etre des douze" dans cette
promotion qui, de tout temps et depuis que la Conférence
existe, se proclame sans modestie la grande promotion des dix
dernières années. Et, parmi les douze, venir en tête, être des
deux premiers, avoir en perspective l'honneur, à la rentrée pro-
chaine, de prendre la parole après le bâtonnier, en présence du
Conseil de l'Ordre, devant tout le barreau assemblé, pour y
800 REVUE DES DEUX MONDES.;
prononcer sur un sujet choisi un discours qui sera imprimé
aux frais de l'Ordre. Aussi, quelle agitation aux dernières séances
du concours! Quelles délibérations passionnées avant de se
mettre d'accord sur les noms et les rangs ! Tout s'apaise grâce à
la paternelle autorité du bâtonnier, qui intervient d'autant plus
efficacement qu'il l'a moins laissé paraître. Le jour où la liste
est publiée, toutes les divisions s'effacent; chacun des jeunes
juges croit que cette liste est son œuvre : c'est tout simplement
celle du bâtonnier.
Le concours de 1914 avait été brillant. Quelques jours après,
les nouveaux élus fêtaient en conformité de l'usage leur nomi-
nation. Ils s'étaient, par une belle soirée de juin, réunis à diner
au Bois de Boulogne. Je me trouvais, ce même soir, dans un
autre restaurant du même Bois, être l'invité des deux promo-
tions de mon bàtonnat. Il fut proposé d'aller faire une visite à
nos cadets, le diner fini. Ainsi fut fait, et, bravant la curiosité
des autres dîneurs, nous opérâmes au Pré-Catelan une entrée
un peu tumultueuse. On fusionne, les verres se choquent, la
gaieté pétille dans ces yeux de vingt ans où flambe la joie de
vivre, on improvise des toasts comme il convient dans une
réunion de trente avocats qui sont trop jeunes encore pour
éprouver la satiété de la parole. Cela prend l'allure d'un
concours. On décerne le prix au premier des élus de 1913. Il a
la grâce, la finesse, la distinction et l'esprit. Quel joli discours
nous est promis pour la rentrée de 1914 !
Vaine promesse qui ne sera pas tenue. Ce discours n'a pas
été prononcé en 1914. Il ne le sera jamais. Voici pourquoi.
Un jour, le capitaine d'une compagnie d'infanterie demanda
quatre hommes de bonne volonté pour une reconnaissance dan-
gereuse. Il s'en présenta dix : le jeune lauréat était du nombre.
On tira au sort. L'avocat ne fut pas désigné. Il s'adressa à son
chef et, montrant un petit paysan qui était parmi les quatre
élus du sort :
— Mon capitaine, dit-il, le camarade est marié et a deux
enfans. Moi, je suis garçon. Dites-lui de me céder sa place.
Il obtint la faveur demandée, il fit la reconnaissance, il y
fut tué.
Du Bois de Boulogne- au champ de bataille, de la vie à la
mort, la distance pour lui fut brève : il n'avait pas perdu son
élégance en cours de route.
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 801
Combien d'autres ainsi sont morts! On dit que la mort est
aveugle et qu'elle frappe au hasard. N'en croyez rien. Je vais
vous prouver que la Gueuse sait choisir ses victimes. Venez
avec moi. Poussons cette porte. Vous voici au seuil de notre
Bibliothèque. Chapeau bas, je vous prie. Regardez.
*
* *
A votre gauche, un grand tableau, surmonté des trois cou-
leurs, tout encadré de fleurs. Le titre : «Liste des avocats tombés
au Champ d'honneur. » Des noms et encore des noms. Comptez :
107 à la fin de mai 1916, — 107, pour qui nous n'avons trouvé
provisoirement que cette forme d'hommage, insuffisante et qu'il
faudra compléter. Bronze ou marbre, quel métal ou quelle
pierre seront assez durs pour conserver à jamais ces noms et
les vouer à la piété éternelle de ceux qui nous succéderont?
Le culte des morts est dans la tradition du barreau. C'est la
confrérie qui accompagne l'avocat à sa dernière demeure. Mais
où sont les tombes de nos morts de la guerre? Champagne ou
Artois, Flandres ou Argonne, Verdun ou Alsace? Elles n'ont
pas reçu et ne recevront pas la visite du cortège confraternel. Si
quelque genou a pu sur la terre fraîchement remuée laisser son
empreinte, ce fut celui d'un frère d'armes, ce ne fut pas le
nôtre. Quelque consolante et légère qu'en ait pu être la pression
au héros endormi, comment ne souffririons-nous pas de l'inac-
complissement forcé de notre traditionnel devoir?
107, déjà! 107 qui ont offert à la patrie leur courte vie, qui
sont tombés avec un brin de laurier à leurs lèvres sanglantes !
Combien seront-ils, quand aura sonné, sur toute l'étendue du
front victorieux, le : « Cessez le feu? »
Quelque tentation qui puisse me venir de sympathies plus
vives ou de liens plus étroits, je ne cite aucun nom. Mais si,
parmi ceux qui liront la liste, il se trouve un familier du monde
judiciaire, il ne contredira pas la constatation. C'est bien parmi
la fleur de notre jeune barreau que la faux impitoyable a passé.
Faut-il s'en étonner? Hélas! ce devait être.
Le jeune avocat qui, dans une profession encombrée, arrive
au succès, ne peut se pousser au premier rang que par un
ensemble de qualités où se doivent rencontrer la volonté, le
goût de l'effort et de l'action et l'ardeur à la lutte. C'est un assaut
continu aux obstacles qui barrent sa route. Il a des adversaires
iomb xxxiii. — 1916. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.)
à vaincre, il a des rivaux à devancer. Jetez-le sur un champ de
bataille. Il s'y retrouvera tout entier, généreux, ardent, voulant
la victoire. Il disputait sa place à tous dans les examens et les
concours : il ne la cédera pas pour une reconnaissance ou pour
une attaque. Le premier à la Conférence, le premier au feu :
cela se tient. Mais cela se paie, et cher. En tués et blessés, la
Conférence des avocats n'est pas en retard dans ses paiemens.
Dans le cadre du tableau une palme d'argent brille : elle a
une histoire que je ne saurais mieux conter qu'en copiant le
procès-verbal qui constate son origine et qui fut par le barreau
de Petrograd adressé au barreau de Paris. Le voici :
« Le Conseil de l'ordre des Avocats près la Cour d'appel de
Petrograd dans sa séance du 5 août 1915 a statué :
« Déférer à l'examen de leur prochaine Assemblée générale
des Avocats la proposition du Conseil de charger l'avocat à la
Cour d'Appel V. C. Benthowski de transmettre au Conseil de
l'Ordre des Avocats de Paris une palme d'argent destinée à être
fixée au tableau portant les noms des confrères français tombés
à l'ennemi.
« La proposition du Conseil ci-dessus relatée a été acceptée à
l'unanimité par l'Assemblée générale des avocats de l'arrondis-
sement de la Cour d'Appel de Petrograd, tenue le 20 sep-
tembre 1915. »
Une autre adresse nous vint du Canada :
« L'Association du jeune barreau de Montréal, ayant appris
avec douleur les lourdes pertes subies par l'Ordre du barreau
de Paris, s'associe de tout cœur à son deuil, salue les héros
tombés glorieusement au champ d'honneur et, ayant scellé de
son propre sang sa solidarité avec ses frères de France, exprime
a l'Ordre du barreau de Paris, par l'entremise de Me Henri
Robert, sa certitude du succès final des armées alliées à faire
triompher les principes immuables du Droit et de la Justice,
dont le barreau français a conservé intact le précieux dépôt. »
Voilà un résultat que n'a pu prévenir toute la machinerie
de meurtre de nos ennemis et qu'elle a au contraire favorisé :
à travers les continens et les mers, malgré les massacres et les
noyades de femmes et d'enfans, les cœurs s'élançant au-devant
les uns des autres, et les serviteurs du Droit communiant dans
le même idéal, les mêmes espoirs et la même confiance.
Les palmes cueillies ou façonnées par les vivans à la
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 803
mémoire des morts : c'est bien. Mais plaignons ceux qui
pensent que c'est assez. Le laurier que nous posons sur une
tombe se fane et se flétrit : rien de ce que nous faisons ne dure.
La palme impérissable, nous n'en disposons pas. C'est à Dieu
qu'il faut la demander. Nous lui avons pour nos morts adressé
notre appel.
Notre prière fut respectueuse de toutes les croyances. Le
culte catholique, le culte protestant, le culte israélite eurent
chacun sa cérémonie. Si je retiens surtout l'une d'elles, ce n'est
pas pour rompre par une préférence cette pieuse égalité, c'est
que la Sainte-Chapelle où fut célébré le premier de ces trois ser-
vices et le Palais de Justice sont liés par une tradition sept fois
séculaire, que leurs pierres se touchent et se confondent, et que,
pour entrer dans l'une des maisons, on n'a pas à sortir de
l'autre. C'est une clef à tourner, une grille à pousser.
Nous l'avons éprouvé déjà en 1871. La Sainte-Chapelle
remplit alors pour nous son office de guerre. Lorsque l'incendie
criminel atteignit le Palais de Justice, ce fut elle qui assura le
salut de nos livres. Nous nous souvenons de cet épisode tra-
gique : le grand bâtonnier Rousse présidant au déménagement
précipité de notre bibliothèque et, comme Enée portant son père
Anchise (la comparaison est de lui), demandant à la chapelle de
saint Louis pour nos précieux volumes un abri que les flammes
ont respecté.
Depuis treize années, depuis la suppression de la Messe
Rouge, la grille était restée close. Le 22 mai 1916, date qui
comptera dans notre histoire, elle a glissé sur ses gonds. Il a été
permis à saint Louis de nous recevoir en sa chapelle. Rien qu'à
franchir ce seuil, après un si long temps et pour un tel objet,
les cœurs battaient.
Décrire et raconter? je n'ose. La Sainte-Chapelle est le chef-
d'œuvre parfait qui défie la description. Décrire, c'est essayer
d'embellir et de décorer. On n'embellit pas la beauté pure ; on
ne décore pas la Sainte-Chapelle. On l'a bien ainsi compris et à
l'occasion de cette solennité on s'est abstenu de couper par
aucun ornement les lignes du monument, de compromettre par
aucune tenture l'harmonie des couleurs et des contours. Un
faisceau discret de drapeaux derrière l'autel; c'était suffisant.,
Pour le reste, on s'en est remis à un décorateur qui fût digne de
l'architecte. A Pierre de Montereau nous avons offert le soleil
S04 REVUE DES DEUX MONDES.,
pour seul collaborateur. Et le soleil a bien fait les choses. A
l'heure fixée, il a donné rendez-vous à ses deux bonnes ouvrières :
la lumière et l'ombre. La première a fait étinceler dans les
vitraux du chœur les ors et les rubis, tandis que, dans la rosace
au-dessus de la porte, la seconde faisait concourir à des effets de
clair-obscur les topazes, les émeraudes et les saphirs. Quelle
joaillerie, dans quel écrin !
Lorsque, entouré de tout son chapitre, le Cardinal Archevêque
de Paris quitta le chœur pour aller recevoir au seuil de la
maison de Dieu le Président de la République, ce fut une
minute de grande et sainte émotion. Ce fut, dans ce tout petit
espace, la France de nos traditions, la France de notre glorieuse
histoire, la France des victoires passées, des épreuves pré-
sentes et des revanches prochaines, qui apparut dans son éter-
nelle unité.
Que ne devons-nous pas à nos morts ? Nous avions cru par
nos prières alléger notre dette : nous n'avons réussi qu'à
l'augmenter. Sans eux, sans leur sacrifice, nous n'aurions pas
fait cette épreuve, réconfortante en sa tristesse, de notre indis-
soluble union, de notre foi dans nos destinées nationales.
Nous n'aurions pas, pendant que l'éloquence sacrée inclinait
nos têtes et dans un vol magnifique emportait nos cœurs aifer-
mis vers les plus hauts sommets des consolations éternelles,
nous n'aurions pas senti palpiter dans cette étroite enceinte
l'àme même de la Patrie. Ce n'est pas seulement dans ce groupe
serré de familles en deuil, ce n'est pas seulement sous le ban-
deau blanc et les voiles de crêpe des épouses et des mères que
les larmes ont coulé. Mais si les yeux se sont mouillés, ce ne
fut dans la douleur ni désespoir ni faiblesse. Ce fut plutôt un
suprême témoignage de reconnaissance pour ces jeunes hommes
qui ont de leur sang scellé notre sainte union. C'est parce
qu'ils sont morts que la France de saint Louis et de Jeanne
d'Arc, la même qui combat aujourd'hui à Verdun, ne peut pas
mourir et vaincra.
Face au tableau de nos deuils, la bibliothèque expose celui
de nos gloires. Le mur disparait sous la profusion des fiches
où sont rapportées les citations à l'ordre du jour. Impossible de
les reproduire, d'énumérer seulement les noms. Le papier est
rare et il en faudrait trop. Je totalise :
50 citations à l'ordre de l'armée;
LE BARREAU DE PARIS PENDANT LA GUERRE. 805
31 citations à l'ordre du corps d'armée ;
30 citations à l'ordre de la division ;
13 citations à l'ordre de la brigade;
36 citations à l'ordre du régiment ;
37 croix de la Légion d'honneur ;
10 médailles militaires.
Nous pouvons quitter le Palais : la revue est passée.
L'usage veut qu'une revue se termine par un ordre du jour
claironnant à la gloire des troupes : rompons avec l'usage. Le
barreau de Paris ne réclame pas d'éloges : il a fait son devoir;
ni moins, ni plus.
Il s'est trouvé, il se trouve encore dans les bas-fonds de la
démagogie des apôtres de la lutte des classes» pour opposer les
uns aux autres dans l'accomplissement du devoir national, les
riches et les pauvres, les laïques et les prêtres, les bourgeois et
les nobles, les professions libérales et les métiers manuels. Dans
leurs criminelles tentatives que l'intérêt seul inspire, dans leur
besoin d'entretenir les divisions intérieures dont ils ont profité
et dont ils voudraient vivre encore, ils méconnaissent ce qui
aura fait la gloire de la France au cours de cette formidable
tourmente, ce qui lui vaudra le salut et la victoire : l'égalité
dans l'effort et le sacrifice.
Il n'a donc pas été dans mes intentions d'exalter le barreau
de Paris et de prétendre que les avocats l'ont emporté sur les
élèves des grandes écoles, sur les hommes de lettres ou de
sciences, sur les instituteurs, sur les ouvriers ou les paysans.
Le barreau ne cherche à être placé ni plus avant, ni plus haut.
Pour défendre le sol de la Patrie et tenir tête à l'agresseur, il
s'est mis à l'alignement. Il entend y rester.
Charles Chenu.
LA
CARICATURE ET LA GUERRE
lia)
EN ALLEMAGNE ET CHEZ LES NEUTRES
I. — EN ALLEMAGNE
L'Allemagne, en 1914-1916, a-t-elle été en guerre avec la
France? Un archéologue, qui n'aurait pour se guider, dans
quelques milliers d'années, que les caricatures allemandes,
— comme il arrive aujourd'hui qu'on ne possède sur un évé-
nement de l'ancienne Egypte, qu'une suite de dessins sur un
papyrus, — pourrait se poser la question. Non que les feuilles
satiriques d'outre-Rhin se soient désintéressées de la guerre.
Tous les crayons ont été mobilisés sur-le-champ, toutes les
plumes et tous les pinceaux, des Lustige Blaette?* et du Kladde-
radatsch de Berlin à la Jugend et au Simplicissimus de Munich.
Pareillement, la Muskete et le Kikeriki de Vienne et d'autres
moins célèbres, comme Y Ulk de Berlin et le Wahre Jacob de
Stuttgart et même le Brummer, ont donné. Tout ce qu'on peut
inventer de drôle, sur les bords de la Sprée, a été réquisitionné
par l'autorité supérieure, et, aussi, ce qu'on peut imaginer de
tragique pour épouvanter l'ennemi : les fantômes au gantelet
de fer, un peu démodés depuis les Burgraves, les diables cornus
du temps de Grunewald ou de Martin Schongauer, les vieux
dieux sont sortis de leurs obituaires; Breughel et Albert Durer,
(1) Voyez la Revue du 1" juin.
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 807
eux-mêmes, ont été' appelés à la rescousse. Depuis vingt mois,
c'est un feu roulant de sarcasmes et de quolibets, de menaces
apocalyptiques, où le gros rire alterne avec le susurrement de
la calomnie, — ce que les Anglais, qui suivent de très près ces
manifestations de l'esprit teuton, appellent « l'Évangile de la
Haine » ou « l'Humour des Huns » ou les « Gaz empoisonnés
pictoriaux. » Mais contre la France, on ne trouve presque rien.
Çà et là, dans la foule des Alliés, on aperçoit le bonnet de
Marianne, ou le képi du généralissime, ou le haut de forme du
Président de la République, mais on ne voit point toujours
clairement qu'ils aient à lutter contre l'Allemagne.
C'est que, sans se priver absolument de nous décocher
quelque épigramme, l'artiste allemand a toujours devant les
yeux cet unique but : l'Angleterre. C'est la grenouille de ce jeu
de tonneau. D'abord, c'est l'Angleterre qui a voulu la guerre :
c'est là, pour l'Allemagne, un axiome. Toute la responsabilité
en retombe, selon ses caricaturistes, sur sir Edward Grey. L'at-
titude que, dès le début de son ministère, l'homme d'Etat anglais
a prise en faveur de la France, l'a désigné comme cible à l'es-
prit teuton. Et, par une singulière interversion des rôles, celui
qui n'a fait autre chose que venir au secours des pays déjà
engagés dans la lutte diplomatique ou militaire, est censé les y
avoir entraînés. Aussi, sir Edward Grey est-il le plus visé, le plus
ridiculisé, déformé, stigmatisé des adversaires de l'Allemagne.
Aucun de nos compatriotes ne peut prétendre, même de bien
loin, à un tel honneur. Il n'est pas de semaine où son profil
aigu, son front bombé, ses lèvres minces n'apparaissent dans les
images d'outre-Rhin, les yeux protégés par des conserves, comme
on figurait autrefois le général Boulanger. Ses avatars sont
innombrables et extraordinaires. Après être apparu en aveugle
conduisant des aveugles, d'après Breughel, le voici transformé,
d'après Hans Thoma, en harpie posée sur les ballots de l'indus-
trie et du commerce allemands; en hibou, qu'offusque la lumière
du Croissant turc, dans le Kladderadatsch ; en maître d'hôtel, et
il attend respectueusement le choix que fera le petit Japonais
dans le menu du jour; en clergyman,et il prêche aux Français,
aux Russes et autres alliés le désintéressement; en médecin, et
il donne une potion à la France pour lui renouveler le sang; en
traître de mélodrame, et il soudoie un bravo pour assassiner des
nations paisibles; en négociant en têtes de morts, sous la firme
808 REVUE DES DEUX MONDES.i
Albion and C°, avec ce titre : Le gardien de la loi internationale et
ces mots : « La guerre est une affaire comme une autre. » La Mits-
kete, enfin , se souvenant d'un roman fameux et jouant sur le nom
du ministre, l'a montré tirant le rideau qui cache son propre por-
trait et découvre, avec horreur, que son « double » dépérit et enlai-
dit chaque jour. Et elle appelle cela: Le Portrait de Dorian Grey.
L'énormité de ces falsifications historiques montre assez la
naïveté sans bornes du peuple qui s'en nourrit. Sans doute,
il ne faut point croire à la bonne foi des historiens. Il y a
des pince-sans-rire à Munich. Mais la foule n'absorberait pas
indéfiniment cette nourriture, si elle la croyait frelatée. La
transformation du plus pacifiste des diplomates en un vampire
altéré de sang humain est opérée, sans aucun doute, de concert
avec le sentiment public en Allemagne. Et nul ne s'y étonne
de voir, dans le Wahre Jacob, un démon, échappé des tympans
de nos vieilles églises gothiques, précipiter sir Edward Grey
dans les flammes de l'Enfer, tandis qu'un autre, armé d'une
pince gigantesque, murmure : « En voici un que nous allons
rôtir très lentement... »
Donc, c'est l'Angleterre qui, selon les humoristes teutons,
a voulu la guerre. Comment est-il possible qu'au xxe siècle
une nation tout entière se décide à aller au-devant de la mort?
C'est qu'elle n'y va pas, ajoutent-ils. Elle fait la guerre avec le
sang des autres. Voilà ce que veut dire l'étrange image, parue
dans l&Jugend, de l'araignée Albion suçant le sang de la France,
après avoir sucé celui de la Belgique. L'incessant effort de la
feuille munichoise, comme des berlinoises, vise donc à impri-
mer, dans les cerveaux allemands, cette image doublement
fausse de l'Angleterre : la cruauté d'avoir déchaîné une guerre
mondiale, — ce qui est démenti par son peu de préparation
initiale, — et la répugnance à y prendre part, — ce que
démentent suffisamment ses sacrifices constans.
Les deux sont surpassées encore, dans l'esprit des Aile-,
mands, par son incapacité militaire. Cette « nation de bouti-
quiers » a voulu la guerre et elle est incapable de la faire. Elle
n'a pas de soldats et, pour s'en procurer, elle est obligée aux plus
humilians stratagèmes. « Ne voulez-vous pas vous engager? Les
choses vont au mieux pour l'Angleterre, » dit Kitchener, selon
le Simplicissimus, à un ignoble drôle qu'il rencontre au coin
de Hyde Park. « Alors, vous n'avez pas besoin de moi, » dit
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 809
l'autre. « Non, vous ne m'avez pas compris. L'Angleterre court
les plus grands dangers. Il faut vous enrôler, tout de suite. —
Non, dans ce cas, c'est trop dangereux pour moi, » rétorque le
drôle. Quels soldats peut-on faire de telles recrues? Le Punch
nous le dit, dans un dessin où il s'est diverti à exprimer le
sentiment allemand sur l'armée anglaise. Une troupe britan-
nique est installée autour de marmites fumantes, les joues gon-
flées de victuailles. Une estafette arrive, à motocyclette, et tend
un pli à l'officier, en lui disant : « Ordre du quartier général.
L'attaque doit commencer tout de suite.» L'officier, aux longues
dents, qui tient d'une main le biscuit où il a mordu largement
et de l'autre un pot de bière, s'indigne : « Quoi, à l'heure de
notre dîner? » C'est intitulé : « La vérité telle qu'elle se reflète
dans l'art allemand, » et le Punch ajoute : << Ce tableau, dessiné
par un artiste de Potsdam et destiné à représenter l'absence de
dévouement au devoir dans les rangs de l'Ennemi, a été sub-
stitué, par le censeur impérial allemand, à une sotte satire sur
les méthodes militaires allemandes. » Le journal anglais, en
supposant ainsi que son numéro a été rédigé par l'autorité
germanique, nous résume, d'un seul trait, des centaines de
caricatures allemandes sur le même sujet et montre, du même
coup, quelle source de gaieté elles sont pour nos Alliés.
Ainsi, selon l'humoriste teuton, les volontaires anglais ne
suffisent pas à lutter contre l'Allemagne. Alors, on fait appel
aux colonies. Un kangourou s'élance sur une page de l'Ulk,
intitulée : le Dernier espoir de l'Angleterre. Un kangourou,
cela ne paraît pas bien dangereux, mais regardez bien : dans
sa poche abdominale, il loge deux petits soldats en béret
écossais, qui, clignant de l'œil, visent l'ennemi, et cela s'appelle :
l'Australie sur le front. On descendra plus loin encore dans
l'échelle des êtres : Après la chute de Maubeuge, dit le Sim-
plicissimus, voici l'Anglais désemparé, meurtri, qui parle-
mente avec des nègres féroces. « L'orgueilleuse Albion a
encore une ressource pour l'aider, elle et ses alliés. Elle mendie
l'appui des Basutos, et leur chef Billy-Billy promet de débarquer
à Marseille avec cinq cent mille hommes. » Il en vient de par-
tout, des Boschimans et des Maoris, des Achantis et des Boto-
eudos. C'est avec cela que le pays de Bacon et d'Herbert
Spencer, s'écrie le Teuton, défend la civilisation et la pensée
libre. Hourra! voici les noires légions du désert, qui vont
810 REVUE DES DEUX MONDES.)
dévorer, à belles dents, les professeurs d'Iéna ou de Tubïngue.i
Après cela, quoi d'étonnant si, même au fond de la forêt tropi-
cale, les orangs-outangs, les mandrills et les chimpanzés
sentent comme un remords de ne pas voler au secours de la mère
patrie I « Quoi ! n'avez-vous pas de honte de ne pas aller vous
battre pour l'Angleterre contre l'Allemagne ? » dit une femelle
à son mâle à croupetons sur une branche d'arbre, tout en cueil-
lant des noix de coco... Et le Simplicissimus intitule triomphale-
ment cette dernière planche : « Les troupes anglaises d'outre-mer. »
Malgré ces honteux auxiliaires, l'Angleterre, — s'il fallait
en croire les journaux de Berlin; — est affolée. L'humoriste
d'outre-Rhin ne se tient pas de joie en songeant aux bles-
sures que lui infligent les sous-marins allemands. C'est un
sujet inépuisable de gaieté pour lui que la vue du Neptune
britannique, jadis « tranquille et fier du progrès de ses eaux, »
béatement endormi dans la sécurité de son omnipotence, qui
se sent tout à coup pincé, lardé, troué sous l'eau par une foule
d'espadons, et pousse des cris de douleur : — et c'est un
spectacle que la Jugend ou le Kladderadatsch s'offrent le plus
qu'ils peuvent. Leurs lecteurs ont l'entendement assez ouvert
par la haine pour comprendre que les espadons figurent, ici, les
sous-marins qui surprennent la marine anglaise là où elle ne
songeait pas à se défendre. John Bull, épouvanté, finit par grim-
per sur le sommet de son île, minuscule rocher, autour duquel
passent et repassent, plongent et émergent des sous-marins, qui
ont des gueules de requins. Gela s'appelle : Isolement splendide.
Il ne craint pas seulement pour ses jambes : il est fort effrayé
de ce qui se passe au-dessus de sa tête, et les Lustige Blaetter
nous montrent la foule de Trafalgar Square, prise de panique à la
vue d'un Zeppelin. La fin de tout cela, c'est qu'un Tommy tombé
en enfer, conduit par des démons et mordu par les molosses de
Satan, sur le gril éternel, s'écrie : « Pas de Zeppelins, ici, pas
de canons Krupp ! Pas de sous-marins I Je suis au ciel!... »
L'affolement de la « perfide Albion » n'est pas causé seule-
ment par ses désastres sur la mer, dit-on à Berlin, mais aussi
par la Révolution, chez elle ou dans ses colonies. Tous les
humoristes allemands ont concouru sur ce thème. Le Kladde-
radatsch, les Lustige Blaetter, YUlk, le Simplicissimus et la
Muskete ont fait appel à toutes les ressources de leur symbo-
lique : le sphinx pour l'Egypte, avec son cortège de pyramides,
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 811
et le tigre pour l'Inde ont été enrégimentés parmi les alliés des
Allemands. Par où il âpparait que leur mépris pour les peuples
de couleur était un peu surfait. Ils les trouvent trop noirs
pour défendre l'Angleterre, mais ils les trouveraient bien assez
blancs pour l'attaquer. Voici, par exemple, le soir qui tombe
sur l'Egypte, derrière les triangles sombres des pyramides,
une faucille menaçante, dégouttante de sang, s'arrondit dans
le ciel. Un horseguard s'en va, disant : « Je crains que le temps
ne change. La lune brille trop... » C'est l'idée du Simplicîssi-
mus. Moins avisé est l'officier, en khaki, des Lustige Blaetter.
Il se tient tranquille, les mains dans ses poches, sans voir
que, derrière lui, le sphinx réveillé, terrible, les sourcils fron-
cés en arc, a déterré une de ses griffes puissantes, la lève sur
lui... Et la légende dit : « L'ancienne énigme du Sphinx sera
bientôt résolue, d'un coup. » L'UIk suppose un peu plus de
perspicacité chez le touriste anglais. Coiffé du casque colonial, le
nez en l'air, il considère les figures tracées, il y a des milliers
d'années, sur la pierre. Raits! dit Set; Raus! dit Horus; Raus!
dit le Pharaon, — c'est-à-dire : Dehors! Dehors 1 Dehors! « A
la fin des fins, je commence à comprendre le sens des hiéro-
glyphes... » murmure l'Anglais. Et le dessin est intitulé :
Progrès en Égyptologie. Enfin, le Kladderadatsch résume tous
les espoirs de Berlin, en montrant un sinistre incendiaire qui
court, de réverbère en réverbère, allumer un feu terrible, et
ces réverbères sont l'Inde, l'Egypte, le Transvaal; et cet incen-
diaire est la Révolution.
Comment, de tant de dangers, la « perfide Albion » espère-
t-elle donc se tirer? se demande l'Allemand. Et il répond : par
sa perfidie, par son hypocrisie même et ses ruses déloyales de
guerre. D'abord, elle a « enchaîné la Vérité, » dit le Kladdera-
datsch, et John Bull, clignant de l'œil, d'un air féroce, monte
la garde près du poteau d'infamie, où elle se morfond. C'est
son « premier exploit. » Elle a tissé une trame de mensonges
et s'y promène comme une araignée, dit YUlk, qui ajoute :
« Lorsque le grand jour de la purification viendra, cette ordure
sera balayée avec le reste. » Pourtant, John Bull n'a point réussi
dans ses tentatives avec la Vierge grecque, dit la Jugend : il a
eu beau se transformer en taureau, en nuée légère, en pluie
d'or, elle l'a toujours repoussé... « Et quand je parle devenir
en Dreadnought, elle se moque de moi! » crie le vieux Jupiter
812 REVUE DES DEUX MONDES.)
britannique en serrant le poing, — tandis que Pallas Athéné,
debout, lance en main, se profile, dédaigneuse, sur la mer...
Alors, que faire? Se cacher, se dissimuler sous les pavillons
neutres, renier ses couleurs, pensent les Lustige Blaetter
et autres feuilles comiques. Il est impossible d'altérer plus déli-
bérément la vérité, car tous les faits constatés jusqu'à ce jour
mettent précisément à la charge des marins allemands les
procédés de dissimulation et de « camouflage » qu'ils feignent
de reprocher aux Anglais. Mais, une fois le point de départ
admis, les feuilles satiriques ont un champ immense à exploiter.
C'est, pour elles, un inépuisable sujet de sarcasmes. On voit le
patron d'un navire marchand anglais, en face d'une collection
complète de masques : le haut de forme étoile du Yankee, le
bonnet de la Hollandaise, l'immobile peau jaune du Céleste, et
se disant : « Aujourd'hui, il faut que je traverse la mer
d'Irlande : lequel de ces masques neutres doit prendre un vieux
marin honorable? » Ou bien, tout nu, aux bains de mer, John
Bull cherche parmi les drapeaux des nations, qui sèchent au
soleil, celui qui couvrira le mieux sa vilaine académie. Ou
encore, c'est la vieille Albion, en haillons, qui sort de sa cabine,
et se plaint ainsi : « Vraiment, je ne peux plus sortir avec ces
oripeaux dégoùtans... — Courage, Britannia, volez-en de meil-
leurs! » lui crie Churchill, en lui montrant les costumes des
neutres, qui se balancent, séchant au vent. « Quel habit choi-
sirai-je pour qu'on ne me reconnaisse pas? » se demande,
perplexe, John Bull, chez un fripier. « Pourquoi ne vous
habillez-vous pas en gentleman? » répond l'autre, goguenard.
Enfin, la Jugend a trouvé le meilleur moyen d'échapper aux
sous-marins allemands : c'est d'embarquer, à chaque voyage,
trois comparses américains qui protégeront les passagers anglais
et la contrebande de guerre. Sur le pont du paquebot, près de
la cloison où on lit : Attention! Minutions ! le capitaine crie à
son second : « Tout est-il prêt? — Non, monsieur, répond le
second, les trois Américains, en extra, ne sont pas encore à
bord. » En effet, on les voit, sur la passerelle, leur sac de
voyage et le drapeau étoile à la main, qui n'ont pas encore
atteint le navire.
Quant aux Zeppelins, c'est le Simplicissimus qui a découvert
quel procédé doit employer « la perfide Albion » pour exciter
contre eux l'indignation publique. Il a représenté une ville mari-
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 813
time anglaise, au moment où l'un de ces meurtriers ae'riens
est signalé. « Attention ! Vite 1 Tous les bébés dehors ! » s'écrie
un policeman, et, de toutes les fenêtres, se tendent des perches,
suspendant des poupons emmaillotés dans le vide, afin de les
exposer, seuls, aux bombes qui ne manqueront pas de tomber-
La noirceur de l'âme anglaise éclate, dans cette image, aux
yeux de l'innocente Germanie. Un dernier trait achèvera de la
peindre, et c'est la Jugend qui l'a trouvé. Il faut encore le
citer, parce qu'il montre à quel point on peut faire fond sur la
crédulité du public allemand. « Depuis qu'il a été déclaré que
les « Barbares » allemands refusaient de tirer sur les cathé-
drales, l'Angleterre a élaboré un joli petit plan pour la défense
de ses côtes, » dit la légende. On voit, en effet, des paravens
en forme de façades gothiques, dressés au bord de la mer; sous
les portails moyen-âgeux s'arrondissent des bouches de canon;
derrière les gargouilles, s'embusquent des tireurs : il n'est pas
un ornement, un fleuron, une ogive, qui ne recèle une embûche.
Bien mieux, les gardes-côtes cuirassés eux-mêmes ont une
superstructure de clochers et de chapelles, et, dans le ciel, les
aéroplanes volans prennent une allure de chapelles en dépla-
cement aérien.
Les Anglais accusent le coup, sans sourciller, en beaux
joueurs qu'ils sont (1). Ils n'y ont pas grand mérite, car le
coup ne porte guère, et ils pourraient aussi bien ramasser l'injure
qu'on leur jette comme une pierre et s'en parer comme d'un
joyau. Car si l'Australie et le Cap et les Indes et lé Canada et la
Nouvelle-Zélande, tous les pays d'outre-mer, accourent à la
défense de la vieille Angleterre, qu'est-ce à dire, sinon qu'elle
a su s'en faire aimer? Et si tant d'autres peuples et de tant de
couleurs, épars sur le globe, sous toutes les latitudes, se rangent
du côté des Alliés, qu'en peut-on conclure, sinon que la con-
science universelle se prononce contre l'Allemagne? Ce ne sont
pas des gens de « haute culture, » dira-t-elle : c'est à voir. Car
il faudrait démontrer que les Bachi-Bouzouks le sont et aussi
les Bulgares, et qu'on est plus près de l'idéal scientifique de
l'humanité à Panagourichté et à Kastamouni qu'à Melbourne et
à Montréal... « Nous appelons civilisés les peuples qui sont nos
(1) Toutes les caricatures contre l'Angleterre signalées ici ont été reproduites
dans des périodiques anglais à grand tirage ou dans des magazines américains
très lus en Angleterre.
814 REVUE DES DEUX MONDES.:
dupes et sauvages ceux qui ne le sont pas : » — voilà ce qu'il
faudrait dire, tout uniment, au lieu de tant de gloses, et cette
définition à la Gorenflot figurerait fort bien toute l'argumen-
tation des professeurs de Weimar ou de Greifswald. Pourquoi
ne peut-on employer des Gourkhas ou des Sikhs et peut-on
employer des gaz asphyxians? Pourquoi l'Angleterre est-elle
furieusement égoïste en faisant battre pour elle des Australiens
ou des Canadiens, qui sont nés d'elle, et l'Allemagne ne l'est-elle
pas en versant le sang des Turcs pour qui elle n'a jamais rien
fait? Et, en ce qui nous concerne, qu'y a-t-il de moins civilisé :
appeler des Sénégalais à librement combattre, ou enchaîner ses
propres citoyens a des mitrailleuses ? Transformer des nègres
en hommes libres, ou transformer des hommes libres en nègres ?
Le peuple du « libre examen » ne supporterait guère toutes ces
théories, si elles étaient, d'aventure, examinées librement.
De même, les plaisanteries des Allemands sur le recrute-
ment volontaire. C'est une honte, à leurs yeux, que de solliciter
un homme d'entrer au service, au lieu de le faire encadrer par
deux gendarmes. Mais c'est l'orgueil de l'Angleterre que d'avoir
vu trois millions d'hommes, sans y être forcés, accourir à
son appel. Il n'est pas très sûr que l'Allemagne, elle-même, eût
obtenu ce résultat. L'Angleterre a prouvé, jusqu'à l'évidence,
par sa pauvreté première en hommes et en munitions, qu'elle
ne tendait, ni ne s'attendait à la guerre, et, par son magistral
« rétablissement, » qu'elle était capable de la faire, comme les
camarades. De tout cela, elle a lieu d'être fière, et plus on lui
décerne de sarcasmes, plus elle les collectionne comme des
titres d'honneur. L'Allemagne n'en dit autant ni contre nous,
ni contre les autres Alliés. Pourtant, elle nous fait bien, çà et
là, l'honneur de quelques outrages ou l'injure de quelque
compassion. Il y a un sujet qui, évidemment, n'inspire pas de
réflexions très réconfortantes aux artistes de ce pays : c'est le
bombardement de la cathédrale de Reims. Ils n'en tirent pas
une extrême vanité. Aussi ont-ils délibérément pris le contre-
pied de la vérité. Ils supposent d'une part qu'on ne l'a pas bom-
bardée, ni aucune autre église, et d'autre part, que leurs ennemis
abusent de ce respect pour combattre sans danger. Dans l'Ulk,
on a vu ceci : Pallas Athéné, portant, dans une main, la cathé-
drale de Reims, de l'autre, son égide, protège des soldats et
même des civils, français, qui tirent « à l'abri de l'Art. » Sur un
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 815
autre point encore, le satiriste allemand est manifestement gêné :
l'union des Français. Là encore, pour faire son œuvre, il est
obligé de montrer le contraire de ce qui est. Selon lui, la guillo-
tine est dressée sur la place de la Concorde; le bourreau, masqué,
attend les chefs de l'Etat français, qui vont « encore une fois
perdre la tête. » Mais une certaine affectation d'impartialité est
souvent sensible. Un dessin de YUlk figure une représentation à
Berlin, les bustes de Molière et de Shakspeare sur la scène, cou-
ronnés, le parterre applaudissant à tout rompre, avec cette
légende : « Ces Allemands! ces Boches! Chaque soir, ils ridi-
culisent les grands poètes de la France et de l'Angleterre! »
Contre la Russie, les attaques sont plus âpres. Le grand-duc
Nicolas, surtout, est honoré d'une haine incessante et multi-
forme. Hindenburg l'enserre de ses griffes, fatales comme le
Destin, selon le caricaturiste de l'an dernier, détrompé aujour-
d'hui; ou bien il est nommé généralissime des blessés alliés,
comme ayant été le plus mutilé de tous; ou enfin, assis à une
table de jeu, il voit le râteau de la Mort, sinistre croupier, tirer,
hors de ses mains vides, ses derniers hommes. Ces images, qui
n'ont aucun sens réel, montrent pourtant la crainte que l'invasion
russe inspire aux Allemands. Pour se défaire de ce cauchemar,
ils comptent surtout sur la Révolution. Innombrables sont les
images qui invoquent le peuple russe contre le Tsar, dans
YUlk, dans le Wahre Jacob, dans le Kladderadatsch et jusque
dans la Muskete de Vienne. D'où l'on voit que la parfaite tran-
quillité de la Russie doit être, aujourd'hui, l'une des plus
amères désillusions du peuple allemand.
La Serbie est honorée d'une haine presque égale. Si l'esprit
chevaleresque dominait jamais le monde, il y a un coin où l'on
serait sûr, encore, de ne pas le rencontrer : ce serait YUlk, à
Berlin. Ce journal a représenté un moribond, affaissé dans une
petite voiture, avec, sur les genoux, une couverture brodée
d'une couronne royale. Il est coiffé du képi serbe. Devant lui,
debout, un gros homme, un hercule coiffé d'un fez, salue mili-
tairement : « Je ne sais pas si vous me reconnaissez, dit le Turc
avec un gros rire, je suis Y Homme malade! » L'Italie n'est pas
mieux traitée. Ses dirigeans sont, d'ordinaire, montrés emboî-
tant le pas à un fou, chauve, couronné de lauriers, armé d'une
lyre et qui les conduit aux abîmes... Depuis Lamartine, nul poète,
assurément, n'avait été autant caricaturé que M. d'Annunzio.
816 REVUE DES DEUX MONDES^
La présence de l'ancienne alliée aux côtés des amis du Droit a
déchaîné toutes les calomnies. « A-t-il signé? » demande le
soldat français à son camarade anglais, derrière un petit bersa-
glier qui est en train d'écrire, avec application, ces mots :
« Pas de paix séparée. » — « Yes, répond le highlander. — Alors,
surveillez-le avec un soin tout spécial ! » Enfin, le Kladdera-
datsch, en figurant « Noël dans les Dolomites, » évoque un pay-
sage de montagnes et de neige où s'ensevelissent, selon son
espoir, tous les espoirs italiens.
Même affectation de mépris à l'égard des Japonais, tant loués
pourtant, jadis, par le parti militaire allemand. Ils sont devenus
des sauvages, des singes, des monstres aux dents acérées,
dont la fureur, d'ailleurs, est impuissante. Une grande planche,
d'une assez belle allure décorative, a paru dans le Simplicis-
simus, tout au début de la guerre : c'était un chevalier immo-
bile dans son armure, planté sur un rocher, tenant d'un bras
de fer, bien horizontal, le pavillon allemand, tandis que des
vagues furieuses se recourbent autour de lui et la crête
écumeuse des vagues est faite de têtes féroces, à faces simies-
ques, les lèvres retroussées sur les gencives, montrant les
dents... C'était l'Allemagne à Kiao-tchéou. Un autre dessin
nous transportait dans un jardin zoologique. A travers les bar-
reaux d'une cage, on voyait des macaques nippés de costumes
européens, qui se divertissaient en compagnie d'autres singes
sans costume. Et la légende disait : « On demande que les
Japonais résidant présentement en Allemagne soient enfermés
dans les jardins zoologiques. On ne tiendra aucun compte des
protestations des chimpanzés. » La victoire des Nippons a mis
un terme à ces singeries.
De telles aménités, quelque mauvais goût qu'elles révèlent,
se conçoivent encore quand elles s'adressent à des pays en
guerre avec l'Allemagne. Elles surprennent fort quand elles
s'adressent à des Neutres. G'est un fait, cependant, que les
États-Unis ne sont pas mieux traités, par les satiristes alle-
mands, que les pays belligérans eux-mêmes. Ils sont considé-
rés, d'ailleurs, comme belligérans en quelque manière, car on
les accuse de forger l'arme des Alliés, en échange de leur or.
L'Or I le Dollar! les Affaires! le Profit! Quelle honte chez le
peuple de la Liberté « éclairant le monde! »Ah! elle est bien pré-
cieuse aux caricaturistes de la Jugend ou du Kladderadatsch,
LA CARICATURÉ ET LA GUERRE. 81 1
la statue de Bartholdi! Que feraient-ils sans elle? On la voit
submergée, engloutie par l'or que gagnent MM. Morgan,
Schwab et Rockefeller, et pouvant à peine élever son flambeau
par dessus le flot mortel, ou bien transformée en une vieille
mégère, « la Liberté du commerce des armes qui rapporte gros »
et ne tenant plus à la main qu'une lampe à pétrole, ou bien
déboulonnée et remplacée par le Dieu du Profit, un vieux mon-
sieur qui compte sur ses doigts... En vérité, on ne savait pas
que les Allemands eussent, à ce point, le mépris des Affaires 1
Mais il parait, aux yeux des assassins de Louvain, que l'Amé-
rique en oublie tous ses principes d'humanité. « Vous priez,
oncle Sam? » demande le Michel allemand à Jonathan, qu'il
voit à genoux, mains jointes, levant sa barbe de bouc vers le
ciel. « Oui, je demande au Ciel que vous capturiez les canons
que j'ai vendus aux maudits ennemis de l'Allemagne. » — « Ah 1
et pourquoi demandez-vous cela? » — « Pour que je puisse leur
en vendre encore davantage... » En effet, on voit le président
Wilson, dans le Simplicissimus, proposer des obus à des géné-
raux français, en qui l'on retrouve assez exactement reproduit
le type du général de Galliffet. Sur l'obus on lit : « Cause
beaucoup de douleur » et le président ajoute : « Vous comprenez,
naturellement, que plus l'agonie produite par mes obus est
douloureuse, plus ils coûtent cher. » Ou encore, il s'adresse à
un officier anglais, assis sur une table, en train de fumer sa
pipe et lui présentant un obus, emmailloté dans dupapier, il
lui dit : « Voici un nouveau modèle d'obus. Il est enveloppé
dans un petit bout de protestation, mais vous ne devez pas la
prendre très au sérieux. » Aussi, qu'arrive-t-il? Un Allemand,
gisant sur le champ de bataille, retrouve un morceau de l'obus
qui l'a frappé à la tête et y lit : Braves Allemands, nous prions
pour vous! Fabrique de munitions de Jonathan- Amérique.
Quelle hypocrisie! pense le lecteur d'outre-Rhin. Et il se pâme
encore devant cette image de Y Amérique neutre : Jonathan, qui
a fabriqué des faulx, en offre une à la Mort en échange d'un
sac d'écus, et l'homme à la bannière étoilée lui dit douce-
ment : « Madame la Mort, ne croyez pas que je cherche seu-
lement à gagner de l'argent. Je vous vends cela seulement
pour que vous ameniez la Paix... »
Après des satires aussi sanglantes contre tout le monde, —
y compris les Neutres, — il ne restait plus aux Allemands que
iomb xxxiii. — 1916. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.,
d'en faire contre eux-mêmes. Ils n'y ont pas manqué. S'ils
n'insistent pas sur les horreurs de la guerre, ils sont loin de la
présenter comme une chose belle en soi et* souhaitable. Une
suite de caricatures, assez récentes, du Wahre Jacob, de
Stuttgart, est, à ce sujet, assez significative. Elle montre l'évo-
lution qui s'est faite, dans certains esprits, au delà du Rhin.
Un gros industriel allemand est d'abord ravi de ce qui se
passe : « Enfin, voilà la guerre! » dit-il. « Déjà, un bon traité
pour fournitures de guerre, » continue-t-il, et, en ouvrant son
coffre-fort : « Pour ma part, la guerre peut durer dix ans! »
Mais il reçoit une convocation, sa figure change : « Oh! je suis
appelé ! » Le voilà, faisant l'exercice et déjà suant à grosses
gouttes, sous l'œil d'un feldwebel injurieux. « Oh I oh! »
crie-t-il, puis coiffé du casque à pointe, le sac au dos : « Ah!
ah ! » puis dans la tranchée, sous les obus : « Ah diable ! »
Enfin, il fuit, devant les éclatemens, tombe à genoux, et
s'écrie : « 0 Dieu, mon Dieu, donne-nous bientôt la paix! »
Tel est le dernier trait des crayons satiriques d'Allemagne.
C'est peut-être, aussi, le plus sincère. Si jamais l'on entreprend
d'écrire l'histoire d'après les images qu'ils en ont données, c'est
une étrange histoire qu'on écrira : l'Angleterre envahit la
France, et saigne à blanc la Belgique; des hordes nègres
accourent en Europe pour mettre la paisible Allemagne à feu
et à sang; les Etats-Unis conspirent contre elle; enfin, les
peuples français, russe et anglais se soulèvent contre leurs
gouvernemens respectifs et s'ensevelissent sous les ruines
d'une Révolution. Voilà qui nous indique seulement, chez les
Allemands, ce qu'est « le Désir, père de la Pensée. » Mais le
chauvin du Wahre Jacob qui souhaite la paix, dès qu'il a goûté
de la guerre, c'est une réalité.
II. — CHEZ LES NEUTRES
Le premier de tous les neutres dans l'ironie vengeresse et
la résistance à l'oppression, c'est la Hollande, et en Hollande
c'est Louis Raemaekers. L'Allemagne menaçait de tout sub-
merger sous le flot de ses calomnies et de ses promesses : il s'est
levé et, de son crayon acéré, a marqué la limite du cata-
clysme. Il n'est pas le seul, mais fût-il le seul, il eût suffi,
comme l'enfant célèbre de Harlem qui, de son doigt, boucha
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 819
la fissure de l'écluse et sauva la Hollande. Raemaekers a sauvé
son pays de l'inondation germanique. Etre une digue, la digue
de la civilisation et de la liberté, semble une tradition nationale
de ce pays. Il n'en est pas qui ait lutté plus souvent, plus
obstinément, plus victorieusement et contre de plus formi-
dables Puissances que les Pays-Bas. Et chose curieuse, c'est
aussi une tradition nationale que de lutter par la caricature.
C'est par elle, par les planches célèbres de Romain de Hooghe,
que les Hollandais combattirent et poursuivirent, dans toute
l'Europe, Louis XIV. Le grand Roi ressentit toujours cruelle-
ment les blessures de ce burin vengeur. La Hollande était telle-
ment considérée comme la patrie de la caricature politique,
au xvme siècle, qu'un pamphlet paru à Londres, en 1710, sous
le titre : Peinture de la malice, le dit expressément : « L' estampe
est originairement un talisman hollandais (légué aux anciens
Bataves par un certain nécromancien et peintre chinois), doué
dune vertu surpassant de beaucoup celles du Palladium, qui les
met à même non seulement de protéger leurs villes et leurs pro-
vinces, mais aussi de nuire à leurs ennemis, et de maintenir un
juste équilibre parmi les Puissances leurs voisines... » L'auteur de
ce pamphlet, deux cents ans à l'avance, définissait Raemaekers.
On eût pourtant fort étonné le dessinateur du Telegraaf, si
on lui eût prédit, il y a quelques années, qu'il jouerait un jour,
en face de Guillaume II, le rôle de Romain de Hooghe devant
Louis XIV et de Gillray devant Napoléon. L'histoire, ni la
tragédie ne l'attiraient spécialement. C'était un paisible paysa-
giste et un portraitiste. En cette qualité, il s'essayait à repro-
duire la ressemblance des hommes célèbres dans la politique"
aux Pays-Bas et, depuis quelques années, il donnait des dessins
politiques au Telegraaf, lorsque la guerre survint. La froide
cruauté de cette machination l'indigna, l'hypocrisie des fauteurs
d'assassinat lui parut insupportable et, aussi, le « ponce-pila-
tisme » de certains spectateurs. Il tailla son crayon plus affilé
que de coutume. Il s'en fit une arme. Les cris de douleur, de
protestation, de vengeance, éclatèrent hors des frontières et
dans les Pays-Bas eux-mêmes, dès longtemps exposés à l'infiltra-
tion germanique. On interdit la vente de ses albums, on le me-
naça de six ans de prison pour avoir mis la neutralité de la
Hollande en danger. On l'accusa d'être payé par l'Angleterre.
Une averse de calomnies et de menaces fondit sur lui. Le
820 REVUE DES DEUX MONDES.!
nouveau Romain de Hooghe ne s'en e'mut pas : il dessina de
plus belle. Il lui arriva, dès lors, ce qui ne pouvait arriver à
Romain de Hooghe, ni à Gillray, ni à aucun des artistes qui
attaquèrent la France : Paris l'a adopté et l'a désigné, d'un
geste sûr, à l'admiration du monde. Il a ce qui manquera tou-
jours aux crayons assermentés de la Jugcnd ou du Kladdera-
datsch : la consécration mondiale. On n'a jamais entendu parler
d'une gloire artistique née à Berlin.
Raemaekers a donc déclaré la guerre à Guillaume II :
Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier...
Et le vers admirable, le vers caricatural d'Agrippa d'Aubi-
gné, en ses Tragiques, semble avoir été fait pour définir exac-
tement le type imaginé par l'artiste. Ce n'est pas un gro-
tesque, comme Gillray avait eu le tort de peindre Napoléon,
ce n'est pas un fantoche : c'est un homme vigoureux et
adroit, mais dont l'adresse et la vigueur s'emploient pour le
mal, un mauvais homme, hypocrite et qui fait une œuvre
infâme. Il provoque non le rire, mais l'indignation. »< Voilà qui
est fait... » dit-il en écartant doucement le rideau qui cachait
l'exécution de miss Cavell, « ...maintenant tu peux m'apporter
la protestation de l'ambassadeur américain. » Et le sous-ordre
salue respectueusement, avec un rire silencieux, car il a compris :
au loin, une tête de femme, les yeux bandés, gît dans le sang,
et un soldat, le fusil sous le bras, comme un chasseur heureux,
la regarde. C'est le « juste arquebusier. »
Il n'a pas manqué son coup, non plus, quand il a visé les
femmes et les enfans que transportaient les paquebots : la Lusi-
tania et les autres. Ils sont bien morts, étouffés, serrés convul-
sivement les uns aux autres pour s'entr'aider, se maintenir, un
instant de plus, accrochés à une épave. Les voilà, glissant dans
la profondeur des eaux calmes, les yeux agrandis par l'épou-
vante, les cheveux dénoués et flottans, les vêtemens empesés
par le lourd liquide, de grosses bulles d'air remontant à la sur-
face, les faces glacées sous le mobile émail des eaux. Le souve-
rain « a giboyé aux passans trop tardifs à noyer » et il a
fait bonne chasse, grâce à la Mine flottante.
Il n'a pas été moins « juste arquebusier, » quand il a
installé sa machine à tuer dans le ciel. Nous sommes à Paris,
dans la rue, parmi l'embarras des voitures et des foules, une
LA CARICATURE ET LÀ GUERRE. 821
civière passe, encadrée de gardiens delà paix: c'est une fillette,
pâle, exsangue, qu'on transporte à l'hôpital sans doute. On
dirait, d'abord, un fait-divers de la paix, quelque chose comme
Y Accident qui fit, dans des temps lointains, la réputation de
M. Dagnan-Bouveret. Mais non : ici, il y a quelque chose
d'inattendu et de plus tragique. Un ouvrier, qui accompagne
la civière, se redresse vers le ciel avec un rictus effrayant de
colère aux confins de la folie et montre le poing à l'invisible : c'est
de là-haut qu'est venu le coup qui a fait de son enfant, qui jouait,
ce matin, une morte... Un Taube a passé. Et Raemaekers appelle
cela : La Culture gui vient de l'air. Aussi, la Vierge elle-même
prend peur, la Vierge de pierre de Notre-Dame de Paris, et
quand le sinistre oiseau passe et laisse tomber sa bombe sur un
coin de la cathédrale, elle se met à genoux et couvre, de sa
main et du pan de son manteau, l'Enfant-Jésus. Nécessité mili-
taire, dit la légende. Raemaekers, qui est un réaliste émouvant
plutôt qu'un symboliste, a pourtant trouvé, ce jour-là, un sym-
bole très simple et très touchant du péril que court, en face de
l'arquebusier royal, l'Art- des vieux siècles de foi.
Le Kaiser a-t-il donc déclaré la guerre à Dieu? Il le prétend
son allié, au contraire, il l'invoque à tout bout de champ, à
tout bout de crime, il l'enrôle dans son armée, l'enchaîne à sa
fortune, et cette prodigieuse aberration est peut-être, parmi tous
les problèmes de cette guerre, celui qui fait le plus hésiter et
chanceler la raison humaine. Là, encore, c'est Raemaekers qui
a trouvé l'image définitive. Il a évoqué le Christ dans une des
scènes de la Passion, celle que décrit saint Mathieu, lorsqu'il le
montre livré aux outrages des valets et de la soldatesque, par
ces mots : Et ils pliaient le genou devant lui et ils se moquaient
de lui. Un soldat à lunettes et à longs cheveux, qui, hier encore,
devait professer, dans quelque Université, que Jésus (Ger-us) veut
dire « germain » en latin, le coiffe d'un casque à pointe et
cherche à éteindre, ainsi, un peu de l'auréole divine. Un Turc,
à face parcheminée de vieux croupier, gambade devant lui en
faisant le salut militaire et lui offre un sabre. L'Autrichien
s'esclaffe à cette bonne plaisanterie. Et un quatrième ligotte le
Sauveur avec un ceinturon où brillent les mots qui sont le
suprême blasphème de cet Empereur : Gott mit uns!
Le châtiment ne se fera pas attendre. Châtiment au dehors
de lui, châtiment en lui-même. Trop de voix du ciel et de la
822 REVUE DES DEUX MONDES.i
terre s'élèvent pour l'accuser. « Voilà le profanateur! » disent les
statues de sainte Glotilde et d'un saint moine, devant la cathé-
drale incendiée. Et l'Allemand, ainsi interpellé, tombe à
genoux, épouvanté que les pierres parlent. « C'est une guerre
de conquête! Me voici, je ne puis faire autrement! » s'écrie
Liebknecht, suivant l'exemple de Luther, en se présentant devant
le Kaiser cuirassé, casqué, pensif, — et ce mot retentit comme
un premier glas de la conscience individuelle. D'autres cris l'en-
vironnent, des cris frêles, des voix d'enfans innombrables noyés
par ses sous-marins : les faces enfantines paraissent encore au-
dessus du flot qui monte, les yeux révulsés dans les orbites, et les
voix des Innocens affolent Hérode. « Ils crient : maman! mais
j'entends toujours : meurtrier! » dit Hérode, en se bouchant les
oreilles (l).Les cassolettes de ses thuriféraires ont beau l'enve-
lopper des vapeurs opiacées du sophisme : les cris d'enfans le
dégrisent et les théories de Bernhardi, sur l'humanité de la
guerre inhumaine, sont impuissantes à dissiper son cauchemar. . .
Le Bernhardi, lui, est radieux. Il n'a pas compris la leçon
des choses. A la Mort, vieille coquette, chaussée d'escarpins,
coiffée de roses, et qui manie l'éventail, il offre un bouquet
composé de crânes et de mains squelettiques. « Vous n'en espé-
riez pas tant, n'est-ce pas ? » dit-il en saluant avec la grâce d'un
pachyderme. Raemackers a résumé en lui tous les caractères du
a Boche » moderne. La tête rasée à la manière « hygiénique, »
le cou en bourrelet, le rire gras, le ventre sanglé et triomphant,
il tient son casque par la pointe, selon le geste habituel du
vieux Guillaume Ier aux bals de la Cour. La vieille coquette lui
paraît encore digne de ses hommages. Mais le Maître, plus sen-
sible, sinon moins coupable, s'épouvante déjà et s'excuse. Il n'a
pas voulu cette guerre, il le jure. Il fuit l'apparition du Christ
lumineux, et, courbé, hagard, il balbutie : « Nous ne sommes
pas... ne sommes pas... des barbares. » Il s'éveille, le matin,
encore hésitant devant le réel ; et tandis qu'un laquais, en
grande tenue, lui apporte son déjeuner, il murmure : « Je
rêvais si délicieusement que tout cela n'était pas arrivé! »
C'est que la guerre n'est pas chose moins terrible pour son
peuple que pour les autres. Qu'est-ce que cette effroyable valse
où est entraînée la pauvre Ger mania, exsangue et défaillante,
(1) Dans le texte hollandais, les deux mots mœder, mortier sonnent à peu près
de même.
LA CARICATURE ET LÀ GUERRE. 823
par un squelette aux escarpins vernis? C'est la continuelle
navette entre les deux lignes de feu : De l'Est à l'Ouest, de
l'Ouest à l'Est (da capo al fine), dit la légende. Qu'est-ce que
cette étendue d'eaux mornes, jalonnée, ça et là, par le sommet
d'un arbre ou le toit d'une maison, où flottent des cadavres alle-
mands en décomposition, des casques renversés? C'est la Route
de Calais... Plus loin, d'autres « Boches » apparaissent figés,
accroupis, dans la contraction subite de la rigor mortis, au
milieu des fils barbelés, comme de gros moucherons pris dans
la toile inextricable d'une araignée de fer. Aussi les survivans
ne conservent-ils plus grand espoir. La lettre qu'écrit un jeune
Allemand, du fond de la tranchée, le montre assez : « Chère
mère, nous avons fait encore quelques progrès; nos cimetières
atteignent la mer... »
Voilà pour les combattans : la population civile n'est pas
épargnée, non plus. Raemaekers la montre en files lamentables,
attendant devant les cantines de Berlin. « Les femmes à gauche ! »
crient les policiers, et les coups de crosse rangent brutalement
toute la gent féminine en quête de pain. Voilà où mène la folie
des rois. C'est encore parmi les combattans eux-mêmes qu'on
trouverait, cà et là, le plus d'humanité. Deux turcos se sont
agenouillés auprès d'un ennemi tombé et le font boire dans
leur quart. Les Bons Samaritains, dit Raemaekers; et, ailleurs,
c'est un soldat allemand, qui a quitté ses camarades en marche
pour regarder mourir un jeune Ecossais, un enfant, étendu sur
la route. Il s'est agenouillé, lui a pris la main, assiste à cette
agonie d'un air sombre, et, tandis qu'il le regarde, voici l'enfant
qui parle dans le délire, les yeux hagards. « C'est toi, maman ? »
murmure-t-il, trompé par cette étreinte, l'esprit déjà bien loin,
au moment de s'en aller plus loin encore...
Ainsi, pour Raemaekers, la guerre est le plus terrible des
maux. Il la flétrit, en elle-même. Il a déclaré « la guerre à
la guerre, » selon la formule chère à Mme de Suttner. Nous ne
savons trop quelle fortune aura, auprès des peuples d'Europe,
désormais, la théorie de Joseph de Maistre sur la « divinité de
la guerre » et ses bienfaits. Il est possible qu'on la soutienne.
Mais il ne faudra pas faire appel à Raemaekers pour l'illustrer.
Ses pages navrantes sur les Mères, les Veuves, Où gisent nos
pères? Les Fils barbelés, la lettre du soldat allemand dans la
tranchée, les petites victimes de la Lusitania, sont l'envers de
824 REVUE DES DEUX MONDES.
cette tapisserie magnifique que les Gros, les Ge'rard, les Vernet
et les van der Meulen tissaient dans leurs Galeries des Batailles.
Elles montrent ce que la guerre traîne avec elle, après elle»
presque fatalement, réserve faite des cruaute's propres à celle-
ci. Des femmes à genoux, dans leurs longs voiles de deuil, à
l'église, la tête appuyée sur le prie-Dieu, les yeux fermés, appe-
santis sous la douleur: les Mères; ou, venant en longues théo-
ries, la main dans la main, bourgeoises et paysannes unies dans
leur désespoir : les Veuves; des multitudes, un fleuve ininter-
rompu d'enfans, s'écoulant sous le ciel noir, entre deux haies de
croix mortuaires, ces mêmes enfans flamands que Léon Fré-
déric a montrés si souvent joyeux dans le soleil, devenus graves
soudainement, défians, serrés les uns contre les autres, les plus
grands portant les plus petits, beaucoup pleurant, allant tou-
jours, allant on ne sait où, en demandant : « Où gisent nos
pères? » Ce sont les Orphelins.
Une femme restée seule vivante dans un village incendié :
deux cadavres de vieillards fusillés étendus près d'elle, rigides;
un petit garçon, son petit, à terre, mort, les yeux ouverts.
Elle lui tient la main, elle rit : elle est devenue folle : c'est la
« jolie guerre nouvelle. » Des enfans encore, des écoliers de
tout âge, de toutes les nations, sont rangés par terre, sans
vie, déchaussés, quelques-uns encore enlacés dans l'étreinte
suprême, qui les unit au moment du danger. Entre leurs files
rigides, circulent les parons venus pour les reconnaître. Un
père et une mère qui ont « reconnu » sanglotent ensemble, la
face cachée dans leurs mains. Ce sont les Petites victimes de la
« Lusitania. » Heureuses victimes ! Le dur passage est accompli.
En voici qui n'y sont pas parvenus encore. Dans une salle
d'hôpital, une infirmière se détourne avec désespoir pour ne
pas voir, et un vieux major à lunettes, les bras croisés, regarde,
impuissant, deux malades horriblement convulsés, qui se
tordent, en des gestes fous, sur leurs oreillers : c'est Y Asphyxie
lente qui fait son œuvre. Dans une autre chambre d'hôpital, un
homme sanglote, assis près d'un lit où le drap dessine vague-
ment une forme humaine, et que marque un crucifix noir.
Quelle fut donc cette mort? Un châtiment? Et de quoi? Une
fillette, debout auprès de son père, tâche de le faire parler au
milieu de ses sanglots : « Maman n'avait rien fait de mal,
n'est-ce pas, père ? » Une dernière planche résume, là-dessus,
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 825
toute la pensée de Raemaekers : c'est une femme de la cam-
pagne, qui pleure, abattue par la douleur, la figure posée à
plat sur une table, tandis qu'une vieille paysanne, debout,
cherche à la consoler et qu'un enfant s'accroche au bras de la
vieille, épouvanté. C'est : « Une qui ne comprend pas les beautés
de la guerre. »
Raemaekers n'est point cependant un pacifiste quand même.
Il ne prêche pas que la honte soit préférable à la lutte. Il raille
le président Wilson, qui réfléchit profondément et dit à l'Huma-
nité éplorée pour la consoler : « J'écrirai, si vous avez à vous
plaindre de quelque chose, j'écrirai, — oui, mais quand j'y
pense, je crois que j'ai déjà écrit 1 » Il a sur les neutres, en
général, et leur masque d'impartialité, une image cinglante.)
Elle doit être dédiée à tous ceux qui prétendent, lorsque le
Droit est en jeu, se tenir au-dessus de la mêlée. C'est un bour-
geois gros, glabre, élégant, couvert d'un beau gilet à fleurs,
surmonté d'un chapeau de cérémonie. En sa présence, un
apache au front bas, à la face patibulaire, vient d'égorger une
femme, pour un butin qu'il emporte, et le voici qui tient encore
à la main le couteau sanguinolent. Le gros monsieur détourne
son regard et délibère, à part lui, sur ce qu'il convient de faire.:
« Lui dirai-je qu'il est un assassin? » se demande-t-il, puis
aussitôt : « Non, je vais le saluer poliment : c'est plus neutre. »
Tous les neutres ne raisonnent pas comme le bourgeois de
Raemaekers. Sans même sortir de son pays, on trouve d'autres
crayons que le sien occupés à flétrir la guerre. Ce sont princi-
palement ceux de Y Amsterdammer : Johann Braakensiek,
connu depuis ses dessins sur la guerre du Transvaal, George
von Raemdonck et Joan Collette. Seulement, ils flétrissent
la guerre en général plus nettement que l'auteur de la guerre.
On n'aperçoit pas toujours très clairement que, sans l'agres-
sion voulue, préméditée, de l'Allemagne, cette guerre n'eût
jamais eu lieu. Pourtant, ils l'ont symbolisée de façon sai-
sissante. Tel est le dessin où Raemdonck a montré tout ce
qu'a causé le meurtre de Serajevo. Un revolver est là, posé,
qui a fait feu et fume encore : du petit tube d'acier sortent,
enveloppées dans sa fumée, des figures et des calamités mon-
diales : après les têtes de l'archiduc et de sa femme unies
dans la mort, l'aigle à double têle de l'Autriche-Hongrie fon-
dant sur la Serbie suppliante, l'incendie allumé, les Alliés
826 REVUE DES DEUX MONDES.!
cherchant à l'éteindre, l'Allemagne l'attisant, puis les popula-
tions quittant les villes incendiées, les épaves de la Lusitania,
et rayonnant, dans une apothéose, un crâne : la Mort triom-
phante. A son tour, Braakensiek, adaptant un tableau de Hen-
neberg, a montré la Course impériale au Bonheur : le Kaiser,
suivi par la Mort, galope à la suite de la Fortune, par-dessus
le cadavre de la Paix; il va, il va, forçant le galop infernal, car
il a vu briller, dans la main de l'Inconstante, la couronne mon-
diale, et il ne voit pas qu'elle a dépassé le pont étroit où il la
poursuivait, qu'elle file maintenant au-dessus d'un abimeet que,
sur cet abîme, est écrit : Révolution.. .Une autre fois, — -et c'est
un de ses derniers dessins, — il figure une femme, coiffée du
bonnet phrygien, debout au bord d'un précipice, luttant contre
un aigle gigantesque et furieux qui l'assaille, et lui arrachant
des plumes qui tombent dans l'abîme. « Qui oserait main-
tenant parler de la décadence de la France? » dit la légende,
sous ce titre : La lutte pour Verdun.
Braakensiek ne plane pas toujours à ces hauteurs allégo-
riques. Il a de l'ironie, parfois à l'adresse des Alliés : ainsi
lorsqu'il représente une conférence entre trois gardiens de
l'ordre ; un policeman, un sergent de ville et un carabinier, en
face des cadavres qui jonchent la rue : le serbe, le belge, le
monténégrin. Un gamin, dissimulé derrière un pilier, leur
crie : « Dites donc, les protecteurs, si vous voulez réellement
protéger ces petits camarades, il ne faut pas toujours arriver
trop tard. En voilà encore un parterre!... » C'est un des plus
récens dessins du maître. Enfin, Joan Collette a nettement pris
parti contre l'Allemagne. Il montre, toujours dans YAmster-
dammer, des soldats du kaiser qui ont capturé une petite fille,
aux longues tresses, haute comme leurs bottes et l'interrogent :
« Elle a tiré!...» disent-ils et cela s'appelle le Crime de la popu-
lation civile. La Hollande a vu juste, à travers ses fils barbelés.
La Suisse, je veux dire la caricature suisse, a-t-elle pris un
parti aussi net contre l'Impérialisme? Cela n'est pas évident,
à ne considérer que les dessins du Nebelspalter, de Zurich,
son principal journal satirique. Au début de la guerre, on a pu
les confondre parfois avec les dessins allemands. Par exemple,
ils raillaient, de la même manière, l'Anglais, de faire appel à
des peuples de toutes les couleurs pour « établir fermement la
supériorité de la culture européenne » et les singes y jouaient
LÀ CARICATURE ET LA GUERRE. 827
leur rôle, tout comme dans le Simplicissimus. Plus tard, le
Nebelspalter a simplement montré l'avance de l'Allemagne sur
les Alliés dans les Balkans : Grey lutte de vitesse avec l'Alle-
mand, mais ses jambes sont plus courtes que celles de son
adversaire et il lui dit : « Si fort que je puisse courir, vous êtes
toujours devant! » Enfin, plus récemment, il a montré les
bellig'érans jouant aux cartes, selon la tradition bien ancienne
des caricaturistes politiques, — car elle remonte au xve siècle,
c'est-à-dire au Revers du Jeu des Suisses, et ce sont, à peu de
chose près, les mêmes partenaires qui jouent. Selon lui, les
Empires du Centre ont gagné : l'Allemand a raflé la Belgique et
le Nord de la France, l'Autrichien la Pologne, le Bulgare la
Serbie et ils déclarent : « Messieurs, on pourrait lever la partie.:
Nous avons assez gagné. » Mais les autres n'entendent pas de
cette oreille. « Continuons, disent le Français, le Russe et
'l'Anglais, peut-être la chance va tourner. » Plus récemment
encore, le Nebelspalter montrait le roi de Grèce et le général
Sarrail, passant en voiture au milieu du peuple hellène qui les
acclame et il leur faisait tenir le langage suivant : « Écoutez
le peuple qui acclame Votre Majesté, » disait le général. —
« Oui, répondait le Roi, mais je ne sais pas tout à fait exacte-
ment si c'est pour nous féliciter à l'occasion de votre départ,
ou pour vous féliciter de vous en aller... » On sent, ici, l'ironie
expectative du satiriste neutre. Ni le directeur du Nebelspalter,
Paul Altheu, ni son dessinateur principal, Boscovits le jeune,
n'interprètent entièrement les sentimens complexes et nuancés
d'un pays aussi divers que la Suisse : toutefois, leur attitude
mérite d'être notée.
Tout autre est celle des Etats-Unis, le plus puissant des
neutres, et beaucoup plus marquée. Ses artistes ont, presque
tous, pris le parti des Alliés, et avec une fougue et une verdeur
d'expression, qui témoignent assez de leur foi ardente. Ils
montrent volontiers les ombres de Washington et de Franklin,
sommant l'Amérique de sortir de sa neutralité en faveur de la
France. Que ce soit aussi en faveur du pays qu'ils ont com-
battu autrefois, voilà qui ne les trouble pas le moins du
monde I Ce n'est pas un Américain que l'historien teuton
embarrassera d'objections historiques, — ou préhistoriques! Le
Life a trouvé une très ingénieuse image pour s'en débarrasser :
c'est une chambre d'enfans, jonchée de jouets de construction
828 REVUE DES DEUX MONDES.
et de guerre. Un grand lion mécanique se soulève sur ses
roulettes et va tomber sur un" petit Américain, costumé en
général de 1781, qui se défend, comme il peut, avec son sabre
de bois. Heureusement, un autre petit garçon, costumé comme
était La Fayette à la même époque, se pend à la queue du lion
et l'empêche d'avancer, et l'artiste intitule cette scène d'enfans :
Our nursery days.
Le même journal satirique a pris parti plus nettement
encore. Il a intitulé un de ses numéros : Vive la France! Il y
montre les ombres de toutes les gloires françaises défilant, à
la manière de la Revue nocturne de Raffet, devant Joffre, qui
les salue. Le Kaiser, lui, est représenté, piétinant dans le sang,
submergé par un océan d'atrocités et de crimes où iîottent les
cadavres de la Lusitania, ou bien écrasant de son poids le
pauvre Michel allemand obligé de le porter sur ses épaules, à
travers les ruines. Au-dessus de la plaine ravagée, en vue de la
cathédrale de Reims qui brûle encore, il élève son coutelas vers
le ciel, en hurlant Y Hymne de Haine. La fin de toute cette
tragédie, selon les vœux du Life, c'est l'application de la peine
réservée aux pirates : la pendaison, et celui qui la subit offre
une grande ressemblance avec l'empereur Guillaume. Dans le
ciel où se balance le corps du supplicié, une vision dantesque
passe, une bu fer a infernal de nuées à figures humaines et ces
figures ressemblent à des mères échevelées qui serrent leurs
enfans sur leur cœur...
Ce n'est pas le Life, seulement, qui manifeste cette indigna-
tion. Elle est pareille dans les dessins de YEvening Sun, de
New- York, de YInquirer, de Philadelphie, du World, de New-
York, du Nashville American, d'une foule d'autres et avec
d'égales trouvailles d'expression. « Contrebande de guerre, »
dit YEvening Sun, en montrant Jonathan qui soulève dans ses
bras le cadavre d'une passagère de la Lusitania. « L'Allemagne
au-dessous de tout, » dit YInquirer, en figurant une main géante
sous les eaux de l'Océan, cherchant à saisir et à engloutir les
bateaux qui passent. « Pilote congédié, » dit un autre, en repre-
nant l'idée du Punch lors du départ de Bismarck, et en montrant
non plus le chancelier, mais la Civilisation qui quitte le navire
où commandent le Kaiser et l'amiral de Tirpitz. « La loi, épave
du temps de guerre, » dit YEagle de Brooklyn, en montrant
un livre déchiré, défeuillé, sur une grève : le « code inter-
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 829
national » que la tempête a rejeté, hors d'usage. « Par Allah ! »
s'écrie le Turc de YEvening Sun, en lisant le récit des atrocités
allemandes en Belgique, « il faut que j'intervienne au nom de
l'humanité! » A peu près toutes les images satiriques, de l'autre
côté de l'Océan, donnent la môme note.
Cette note est jusqu'ici tout simplement la note anglaise,
mais le caricaturiste américain en a une autre : la satire du
Germain ou du pro-Germain en Amérique. Celui-ci grince des
dents, roule des yeux furieux en voyant le flirt de la France et
de l'oncle Sam. Caché dans la charmille, tandis qu'ils se
racontent des douceurs, il les lapide de notes, d'explications, de
commentaires sur les événemens du jour. « Mais qu'est-ce que
cela peut bien nous faire, à vous et à moi, dearl » murmure
Jonathan qui, pour la circonstance, a rajeuni son allure, revêtu
un beau gilet étoile, des bottes neuves et qui serre tendrement
la main d'une petite paysanne en sabots, coiffée du bonnet
phrygien... Le même pro-Germain apparaît dans un dessin de
Charles Dana Gibson. Gibson est cet admirable synthétiste qui
créa, pour notre époque, le type idéal de l'Américaine, comme
jadis Burne-Jones celui de l'Anglaise et M. Helleu celui de la
Parisienne. L'élaboration de ce nouveau personnage fut peut-
être moins séduisante pour l'artiste, mais le résultat est aussi
heureux. Le gros homme à la tête carrée, aux extrémités mas-
sives, révélatrices de ses origines, remplit un large fauteuil, au
club, au milieu d'Américains authentiques. Il discute, ergote,
s'enfonce dans la dialectique et les contradictions, tandis que
tous ses voisins, furieux, brandissant les feuilles où ils viennent
de lire les derniers forfaits allemands. « Il reste neutre! » dit
la légende, et le dessin dit assez pourquoi.
Le pro-Germain est un sujet inépuisable de caricatures.
« Une des choses les plus touchantes de cette guerre, c'est que
la France est devenue pieuse, » dit une jeune Américaine, en
s'arrêtant de tricoter dans son fauteuil à haut dossier : « Tous
les Français prient. » — « Et tous les Allemands prient aussi, »
répond un pro-Germain furieux, et il ajoute, pour donner du
poids à son affirmation : « Ils prient Dieu de damner l'Angle-
terre ! » L'hypocrisie de ces appels à la Divinité indigne fort
l'artiste américain. Dans un de ses dessins, le plus saisissant
peut-être, un Satan gigantesque ouvre ses immenses ailes de
chauve-souris sur le Kaiser épouvanté, et le morigène ainsi :
830 REVUE DES DEUX MONDES.)
« Cesse de m'appeler « Dieu! » J'ai ce mot en horreur... » Ainsi,
lorsqu'il feuillette les images satiriques des Américains, le
lecteur allemand n'a aucune chance d'y éprouver un^ vif plaisir.
Les espagnoles sont un peu plus capables de le dérider. Le
Blanco y Negro, de Madrid, s'y essaie de son mieux. Il figure
deux requins, au fond de la mer, parmi des débris de navires et
des cadavres de noyés, et l'un dit à l'autre : « Frère Requin,
voilà notre subsistance assurée pour nous et pour nos enfans,
tant que la guerre durera, — et cela peut durer cent ansl » Il
y a là de quoi, peut-être, faire rire quelqu'un à Brème ou à
Hambourg. Une autre planche du même journal montre un
général anglais et un français juchés sur deux pitons des
Balkans et regardant, de tous leurs yeux, dans leurs lorgnettes.
« Voyez-vous quelques Italiens dans cette direction? » demande
l'un. — « Pas un seul. Et vous, » dit l'autre, qui interroge à
son tour : « Apercevez-vous quelques Russes? » — « Aucun! »
— L'attitude expectante de la Roumanie est caractérisée, dans
le Gedeon, de Madrid, par une ingénieuse image, qui n'est pas,
non plus, pour trop déplaire à l'Allemand : c'est un obus à
demi enfoncé dans la terre meuble, en vue de Salonique, aux
yeux inquiets des Alliés et qui n'a pas encore explosé, — mais
l'on ne sait de quel côté il lancera sa mitraille... Le lecteur
allemand se rembrunit, au contraire, devant les images de
Ylberia et de la Campana de Gracia, de Barcelone. Dans la pre-
mière, il voit une foule menaçante, parce qu'affamée, sous les
fenêtres du palais impérial, à Berlin, et elle crie : « Nous
avons faim et il n'y a pas de pain ! » et le Kaiser, à son balcon,
répond : « Eh bien! quoi? Moi aussi, j'ai faim, puisque je ne
puis dévorer l'Angleterre. » Dans la seconde, il voit son Kaiser
offrir galamment son bras à la Paix, avec cette demande : « Me
ferez-vous le plaisir de venir avec moi? — Merci, répond la
Paix. Quand vous vous serez lavé les mains, » qui sont
sanglantes. Dans la troisième, enfin, il voit son Kaiser en train
de choisir son rôti de Noël. C'est l'oiseau de la Paix qu'il
désigne en disant : « Si je ne peux avoir une bonne dinde, je
me contenterais de cette colombe. » — « Oh ! si je pouvais seu-
lement quitter la partie! » murmure le même Kaiser, dans
VEvening Sun, devant les piles d'écus qu'il a gagnés aux Alliés,
assis à la même table de jeu. C'est l'idée et quasi le dessin du
Nebelspalter. Par où l'on voit que, dans la pensée des Neutres,
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 831
c'est presque, un axiome que l'Allemagne, au point où en est
arrivée la guerre, désire la paix.
CONCLUSION
Et d'ailleurs, qui ne la désire pas, s'il fallait en croire toutes
ces images, — alliées, allemandes ou neutres, — qui ne l'a pas
toujours désirée? Quel est le peuple qui se vante ou seulement
avoue avoir rêvé d'agression, de domination ou d'hégémonie?
Aucun. Vainement chercherait-on, parmi tous ces dessins et ces
légendes, l'éloge ou seulement l'apologie de la guerre de
conquête : on ne la trouverait pas. Toutes exaltent les mêmes
vertus : la liberté des peuples, la fidélité à la parole donnée, la
fraternité; toutes flétrissent ceux qui, selon leurs auteurs, y
ont manqué. Il n'y a pas, sur les principes, de divergence :
tel est le premier point à noter. Que les chefs actuels de
l'Allemagne tiennent pour nulle leur signature au bas d'un
traité lorsqu'il les gêne, et pour moins encore le droit à la
vie des petites nations, c'est ce qui est discernable dans
leurs écrits et manifeste dans leurs actes. Que le peuple
allemand soit entré, tout entier, dans cette voie avec une
discipline impeccable, c'est ce que les faits ont surabondam-
ment démontré. Mais il est curieux d'observer que, dans leurs
images populaires, ils continuent à faire appel à des sentimens
tout différens, à ceux qui ont cours chez les Alliés : la jus-
tice, l'humanité, la franchise, la liberté. Une image assez récente
du Simplicissimus est significative à cet égard : elle figure
Neptune galopant sur son cheval marin, lequel a des pattes de
canard, le trident en bandoulière. Ce vieux Dieu équestre
accueille avec des transports de joie une sorte de Naïade et
cette Naïade élève au ciel ses deux bras chargés de chaînes, mais
de chaînes brisées... Cela s'appelle la Libération du Danube et
on lit : « Ainsi, ma petite fille, la liberté des fleuves sera suivie
bientôt, nous l'espérons, par la liberté des mers... »
Voilà pour la Liberté. Quant à la Vérité, l'Allemand ne la
chérit pas, en apparence, moins tendrement. La Jugend nous
fait assister à une scène digne de Shakspeare : dans un cime-
tière « survolé » par une bande de corbeaux; un fossoyeur,
sinistre, sorte de Galiban habillé aux couleurs de l'Angleterre,
est en train de creuser des tombes. Il a, déjà, enterré l'Hon-
832 REVUE DES DEUX MONDES.;
nêleté, l'Humanité, et quelques autres vertus sociales; mais du
fond d'une fosse nouvellement ouverte une figure de femme se
redresse, auréolée de feu, et lui présente un miroir. Et la légende
dit : <( L'Anglais voulait aussi enterrer la Vérité, mais elle s'est
redressée chaque fois et l'a confondu avec son miroir. »
Que dire de la fidélité aux engagemens? Elle ne tient pas
moins de place dans la caricature allemande. Le Kladderadatsch
a trouvé, pour l'exalter, une image apocalyptique. Le roi
d'Italie, sur son trône, est assailli par les objurgations d'un
immonde gnome qui est John Bull et d'une sorcière coiffée de
couleuvres, vêtue de plumes de coq, qui est la France ; et il va
les écouter, lorsque, dans l'ombre, une main gigantesque et
lumineuse parait, et cette main ouvre trois doigts de feu,
formidable rappel d'une trinité sainte, et la France s'écrie :
u Viens avec nous. Le mot « loyauté » est une pure invention
des barbares allemands. » On ne croirait pas possible, après
tant de « chiffons de papier » déchirés, la prétention que cette
image suggère et encore moins celle qu'affiche plus récemment
le Simplicissimiis, en figurant le voyage du cardinal Mercier.,
Celui-ci est représenté causant avec des catholiques et leur
disant : « Les Allemands m'ont donné un sauf-conduit, et
comme je sais qu'ils tiennent toujours leur parole, je peux les
calomnier avec assurance. » Qu'ils tiennent toujours leur parole!
est une telle trouvaille qu'on se demande à qui les ironistes de
Munich en veulent parfois...
Enfin, l'humanité est pareillement invoquée, contre toute
attente, par l'humoriste allemand. Le Simplicissimiis montre
toute une famille anglaise, femmes et enfans, rassemblée autour
d'une table couverte de cartouches, en train de confectionner
des balles dum-dum. Gela s'appelle : « L'aide aux soldats en Angle-
terre. » Pour lui, la barbarie est de l'autre côté de la Manche.
En regard de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés
qu'il attribue à ses adversaires, l'imagier teuton dresse la
figure idéale de l'Allemagne : une Allemagne unie, forte,
disciplinée, mais pacifique, uniquement appliquée à se défendre,
un roc compact et formidable que tous les Ilots du monde,
déchaînés, viennent battre, sans l'entamer. L'écume de ces flots
prend vaguement, sous la lune, une ressemblance avec des
formes fantastiques de John Bull, de Marianne et d'un moujik.
Le bloc, lui, ressemble à la Tour de Bismarck, blasonnée aux
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 833
armes des villes de l'Empire. « Il nous a construit une forte
demeure, un asile sûr en Dieu, contre toutes les tempêtes. »
Ainsi, l'idée du peuple allemand, réduit par la conjuration de
ses ennemis à défendre sa propre existence, est sensible dans
beaucoup de ces images : Fidée de ce même peuple entrepre-
nant la conquête du globe ne l'est nulle part.
Est-ce pour les Neutres que l'humoriste allemand donne
cette note extraordinaire? Est-ce pour la masse de son peuple?
Est-ce un sentiment tout personnel? En tout cas, dans ces my-
riades d'images destinées au grand public, rien n'a passé des
idées de Bernhardi et de Treitschke sur les beautés de la guerre
de conquête ou sur la légitimité de la terreur. Elles procèdent
toutes de ce postulat que l'Allemagne ne fait que se défendre
contre une coalition formidable d'envieux voisins. Que ce soit par
un hypocrite accord entre les auteurs et leurs lecteurs, ou que le
public allemand soit encore abusé par la plus gigantesque
mystification et la plus fatale dont l'Histoire nous offre
l'exemple, les humoristes d'outre-Rhin ne cessent d'invoquer les
mêmes principes que les autres. C'est pour les mêmes idées
qu'ils prétendent faire la guerre et y avoir été contraints par
les mêmes nécessités.
Pour la terminer, ils comptent également sur la même chose :
les dissensions intestines. C'est le second caractère commun aux
caricatures. Tout le monde est aux écoutes pour surprendre,
chez l'ennemi, les premiers travaux d'approche de la Révolu-
tion. Anglais et Français l'attendent du socialisme allemand ;
les Austro-Allemands, des révolutionnaires russes et de l'esprit
de fronde qui soufflait, d'habitude, en France. Ils l'attendent
aussi non pas du peuple anglais, — ils sont trop au fait pour
l'espérer de cette nation librement disciplinée qu'est la Grande-
Bretagne, — mais du moins de ses colonies, des Indes, de
l'Egypte, du Cap. Ils l'attendent, enfin, delà Tripolitaine contre
l'Italie. Jusqu'ici, les postes d'écoute en sont pour leurs
frais. Si fine que soit leur ouïe, nul bruit de sape ne vient la
frapper. La guerre, qui devait, selon les sociologues, dissocier
les nationalités arbitrairement réunies, les a resserrées, au
contraire, et les plus artificielles tiennent comme les autres.
Mais, quels que soient les faits, le sentiment demeure, et l'image
satirique montre, par tous les pays, la foi profonde ou l'espoir
qu'on a dans la Révolution chez le voisin.
TOME XXXIII. — 1916. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES..
Un troisième point, sur lequel il semble bien que tous les
humoristes soient d'accord, c'est l'énorme fardeau financier
de la guerre. « Tout cela finira par deux emprunts! » disait déjà
M. Forain, lors de la première guerre gréco-turque, en figurant
des veuves désolées sur des ruines. Par combien d'emprunts
l'actuelle tragédie va-t-elle finir? Par une telle quantité, estime
la San Francisco Chronicle quel'Europe entière est submergée et
se noie. Quelle sera « la place de la nation allemande au soleil? »
se demande la Kansas City Post. Et elle répond en montrant le
Michel allemand suant à grosses gouttes sous le fardeau énorme
de la Dette de guerre, intérêts et pensions, un sac si gros qu'il
le couvre entièrement de son ombre. Le même Michel se serre
furieusement le ventre, d'après Braakensiek, dans YAmster-
dammer, à mesure que les impôts vont croissant. « La Paix,
vite, ou nous sommes ruinés ! » crie, par la fenêtre, le banquier
allemand, dans le Star, de Montréal. Et YInçuirer de Philadel-
phie prévoit comment finira le globe terrestre : il le représente
envahi, peu à peu, par une calotte de glace, qui détruit toute
vie sur la surface, et cette glace s'appelle : la Dette de guerre.
Cette universelle ruine des pays combattans profitera-t-elle du
moins aux neutres? Ce n'est pas l'avis du Social Democrat de
Copenhague. Il figure, en eiïet, la Suède sous les traits d'un
homme qui n'a plus que la peau sur les os, assis sur son rivage
et mourant de faim. A la vérité, il est entouré de richesses, de
sacs et de lingots d'or; mais ce nouveau Midas meurt de faim,
tout de même, s'usant les dents à cette indigeste nourriture. La
morale de cette caricature est que gagner de l'or, ce n'est pas
produire des alimens, ni des objets utiles à la vie, et que ces
objets qui n'auront pas été produits, pendant des années, parles
millions de bras occupés à tuer ou à fabriquer des obus, man-
queront à tout le monde. Ainsi, l'image, en tout pays, mais
surtout chez les Neutres, s'accorde à déplorer les suites de la
guerre, comme elle déplore son principe et ses moyens.
Cette communauté qu'on observe dans les senlimens, vrais
ou feints des divers peuples, se retrouve dans les moyens
employés par leurs artistes pour les exprimer. Et, d'abord, ces
moyens sont exactement les mêmes qu'autrefois. Il serait
intéressant de noter les formes et les idées nouvelles que la
nouveauté prodigieuse des événemens apporta jusqu'ici dans
les arts du dessin et notamment dans la caricature. Et nous les
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 835
noterions, en effet, s'il y en avait. Mais il n'y en a pas. La
guerre va tout- renouveler en nous et autour de nous : il est dou-
teux qu'elle renouvelle la vision de l'artiste. L'artiste est comme
l'oiseau qui vole au-dessus des ruines, pépie, fait entendre ses
trilles et ses roulades dans les courts silences du canon : ce sont
les coups d'aile et les chansons appris aux jours de paix.
A priori, rien ne peut faire supposer que l'Art va être trans-
formé par la guerre. L'histoire n'offre pas d'exemple de ces
subites transformations. Sans doute, la tragique raideur des
héros de David s'apparente bien. aux principes et aux gestes de
la Révolution ; mais les héros de David n'ont pas suivi la Révo-
lution : ils l'ont précédée. Ils sont tout entiers contenus, et à
leur paroxysme, dans les Horaces, qui ont paru au Salon de
1785. Sans doute encore, Watteau et Y Embarquement pour
Cythère nous semblent bien refléter l'idéal galant et la société de
Mmede Pompadour; mais c'est bien plutôt cette société qui a reflété
Y Embarquement, comme en un « tableau vivant, » car Watteau
est mort l'année où est née Mme de Pompadour : il a peint sur-
tout au plus sombre et au plus austère du règne de Louis XIV.
Enfin, si le goût du Moyen Age sentimental et le style « trouba-
dour » paraissent une suite assez logique aux événemens de la
Restauration, il ne faut pas oublier qu'ils étaient déjà en hon-
neur, sous le Consulat, dans le salon d'Hortense de Beauhar-
nais. Si l'on remonte plus haut dans l'Histoire, on ne voit point
que, dans les arts plastiques, une esthétique nouvelle ait jamais
suivi une transformation sociale, dans des conditions telles
qu'on puisse y voir un rapport de cause à effet, ou bien elle
l'a suivie de si loin que, pratiquement, l'effet n'a pu toucherles
contemporains. Le christianisme a bien fait surgir un art nou-
veau, mais après combien do siècles ! Presque toujours, les
formes d'art et de vie esthétique adoptées après une grande
commotion sociale préexistaient à cette commotion. Elle les a
parfois fait adopter : elle ne les a pas fait naître.
En fait, rien n'est venu renouveler l'art depuis la guerre,
— pas même celui de la caricature! Aucune forme inédite n'a,
jusqu'ici, enrichi la raillerie, ni magnifié l'indignation. C'est
dans des moules anciens qu'on a coulé toutes les idées nou-
velles, — moules qui datent de cent ans parfois, et parfois de
bien davantage. Ainsi, le Napoléon de la Mucha, de Varsovie,
examine, à la loupe, un lilliputien Guillaume II qu'il tient dans
836 REVUE DES DEUX MONDES.
le creux de sa main et, ce faisant, il répète exactement le geste
invente' par Gillray pour son George III, considérant avec la
plus extrême curiosité les rodomontades d'un minuscule Bona-
parte. La seule différence est qu'il tient une loupe au lieu d'une
lorgnette. L'idée de montrer les belligérans autour d'une table
de jeu, qui est continuellement reprise de nos jours, date, nous
l'avons vu, de 1499. Celle de symboliser les nations par des
animaux : l'ours russe, l'aigle allemande, le kangourou austra-
lien, le lion britannique, le dindon turc, est vieille comme le
monde, puisque les vignettes du fameux papyrus de Turin : le
lion pinçant de la cithare, le marsouin soufflant dans une flûte,
le crocodile portant un théorbe, l'âne jouant de la harpe,
passent pour figurer l'Ethiopie, l'Egypte et d'autres pays soumis
à Ramsès. Le coq figure déjà la France, vers 1707, dans une
caricature où l'on voit la reine Anne qui lui rogne les ailes.
Les formules d'exécration, non plus, ne sont guère nou-
velles : il en est peu d'employées contre Guillaume II qui n'aient
déjà servi contre Napoléon. Les artistes ne se sont pas même mis
en frais de nouveaux traits pour ridiculiser la soldatesque enne-
mie. Les Anglais et les Français n'ont eu qu'à feuilleter la col-
lection du Simplicissimus pour trouver les types les plus gro-
tesques et les plus réjouissans de « Boches, » depuis le général
ventripotent et circonspect jusqu'au lymphatique étudiant
fourvoyé à la caserne, et depuis le lieutenant aristocrate et
penseur jusqu'à la sombre brute. Bruno Paul et Thony les
avaient tous éludiés et rassemblés depuis longtemps. De même,
les Allemands n'ont pas pris la peine d'inventer un type
nouveau d'officier anglais : ils ont tout bonnement pris celui de
Caran d'Ache et, par exemple, le général du Simplicissimus qui
donne commission à la Mort d'aller visiter les cours de Sofia et
d'Athènes, paru à la fin de 1915, sort tout droit du Rire, du
17 novembre 1900. Pareillement, les innombrables Sphinx, qui
s'ébattent dans les feuilles de Berlin, sont la lignée d'une figure
de Caran d'Ache, parue dans le Figaro du 12 février 1900 et
intitulée : le Sphinx bouge. C'est en temps de guerre, surtout,
qu'on prend son bien où on le trouve.
Ce goût du pastiche a conduit les artistes à user d'un pro-
cédé comique, déjà connu, mais peu employé jusqu'ici :
l'adaptation de quelque œuvre d'art célèbre à des idées nou-
velles. Nous avons vu la Parabole des aveugles, de Breughel,
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 837
exploitée par le Simplicissimus pour railler les chefs d'Etat
alliés conduits à l'abîme par sir Edward Grey et la Harpie de
Hans Thoma, détournée de son sens primitif pour incarner
le même Edward Grey. Pareillement, un tableau célèbre de
Bœcklin, les Sirènes, a servi à la Muskete, de Vienne, pour sym-
boliser la Russie, la France et l'Angleterre tâchant d'attirer les
navigateurs neutres de leur côté. Bœcklin a, d'ailleurs, donné
tous les modèles des Neptunes britanniques ridiculisés par l'hu-
mour allemand. Un symbole fameux de Sascha Schneider, la
Fatalité qui guette l'homme nu et désarmé, a été imité par la
même Muskete pour figurer le blocus guettant John Bull sur
son île et par le Kladdcradatsch pour montrer Hindenburg
guettant le grand-duc Nicolas. Le Punch, de Melbourne, a eu
recours au groupe fameux de Frémiet, Gorille enlevant une
femme, pour stigmatiser l'attitude de l'Allemagne envers la
civilisation. Et, chose inattendue, les Lustige Blaetter ont réqui-
sitionné le même gorille pour lui faire soutenir la thèse
contraire : elles l'ont coiffé d'un béret écossais, par quoi elles
donnent à entendre que c'est l'Angleterre, et la femme déses-
pérée que ce monstre enlève, c'est la Grèce ! David Wilson, dans
le Graphie, a repris un dessin célèbre de Joseph Sattler, la Mort
des livres. Mais, à la place du squelette qui passait sur les vieux
missels, avec des échasses, en y laissant ses traces, on voit le
Kaiser, qui souille les précieux vélins, et sur ces vélins on lit :
« Histoire de la Civilisation... La Belgique... »
Enfin, Albert Durer lui-même a été requis d'apporter le
concours de sa symbolique à l'imagination un peu courte de ses
successeurs. Les Lustige Blaetter ont reproduit sa planche
fameuse : Le Chevalier, la Mort et le Démon, en l'accommodant
aux idées de M.Maximilien Harden. Le chevalier, c'est Bismarck,
qui passe grave, impavide, tout en fer, sur ce fameux cheval,
ce cheval de profil, au pas, qui est devenu, depuis Durer, le
thème où s'essaient tous les artistes allemands. La Mort est à
pied ; elle a revêtu le kilt et coiffé le béret écossais : elle
menace, de sa masse d'armes, le chevalier qui n'en a cure. Le
Démon a, pour figurer la Russie, accentué la ressemblance
qu'il avait, déjà, chez Durer, avec un ours, mais un ours de
carnaval et il lève sa griffe en vain. Une foule de bêtes ram-
pantes, sifflantes, scorpions, serpens, araignées géantes, cra-
pauds, , — ce sont vraisemblablement les Neutres, — embar-
838 REVUE DES DEUX MONDES.)
rassent la route : le chevalier chemine toujours du même pas,
sans voir, sans entendre ce vain bruit de quolibets, et son cheval
placide ne sent même pas les facéties d'un singe coifle du képi
français, une sorte de Bandar-Log qui gambade et lui tire la
queue. A l'arrière-plan, la forêt et la montagne mystérieuses se
sont abaissées, et l'on voit, dans la lumière, un ange déployant
des inscriptions sacrées. « Bismarck, 1815-1915. Nous craignons
Dieu et nul autre. »L&Espana, de Madrid, a fait une adaptation
semblable, mais sans modifier, autant, l'idée primitive de Durer.
Chez elle, c'est le Kaiser qui est entré dans l'armure du cheva-
lier et à travers la forêt, on voit brûler la cathédrale de Reims.
Ainsi, pour donner une image saisissante de l'Allemagne contem-
poraine, il a fallu adapter un dessin vieux de quatre cents ans.
Toutefois, il y a là un signe que la caricature élargit ses
moyens d'expression. Ce recours à des formes nobles et à de
graves symboles doit retenir notre attention. Certes, l'évolution
symboliste de la caricature est bien antérieure à la guerre. Elle
était nettement perceptible, déjà, chez les maîtres, il y a une
vingtaine d'années. Mais la guerre l'a précipitée peut-être et, en
tout cas, l'a fait mieux voir. Ce qu'on appelait autrefois, et ce
qu'on appelle encore, par habitude et faute d'un mot plus précis,
une « caricature, » dans l'imagerie politique, n'a souvent rien
de la « charge » et ne déforme plus du tout les proportions.,
Il n'y a pas plus de déformations dans les dessins de Bernard
Partridge, du Punch, qui sont qualifiés « caricatures » que dans
les planches de Y Illustration, signées de M. Jonas, qui ne le
sont pas. Si l'on désigne encore de ce nom les dessins de
Raemaekers et de M. Forain, où les figures ne sont point davan-
tage déformées, c'est que ce terme ne désigne plus expressé-
ment le grotesque ou la« charge, » mais s'étend à quelque autre
chose, dont on n'a pas encore trouvé la définition. Cette autre
chose, c'est toute image qui caractérise fortement un état moral
ou une attitude politique, sous une forme brève et intelligible à
première vue.
Ainsi, le même terme sert aujourd'hui à qualifier trois sortes
d'images, tout à fait différentes d'art et d'intention et parfois
contradictoires. On appelle « caricatures » les formes exagérées
et grotesques, sans légende ni intention morale : c'est la cari-
cature de Léonard de Vinci. On appelle aussi « caricatures »
les scènes ironiques par leur intention, sans aucune forme
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 839
grotesque : c'est la caricature de Gavarni. Mais l'on est encore
contraint de donner ce nom, faute d'un autre plus adéquat, à
des images où il n'y a plus ni formes grotesques, ni intention
ironique, — mais des symboles de gloire, ou des spectacles
d'horreur. Quand Raemaekers montre une femme en deuil et
ses deux enfans agenouillés dans un coin d'église et récitant :
« Notre Père qui êtes aux cieux.., » il n'y a pas plus d'ironie
dans la pensée que dans la forme. Quand les Lustige Blaetter
dressent le lumineux fantôme d'Andréas Hofer parmi les neiges
des Alpes, au-dessus d'un chasseur tyrolien et dit : t< Confiez-
lui votre Tyrol bien-aimé.., » l'ironie n'est ni dans la forme,
ni dans la pensée. Si M. Forain dessine une paysanne qui
guide la charrue, tandis que sa petite gamine tire le cheval en
avant et appelle cela : Y Autre Tranchée, où est l'ironie? Si le
Life fait défiler devant le général Joffre les ombres de tous les
grands capitaines français qui l'acclament, et si le Punch
montre la déesse de la guerre veillant sur le tombeau de lord
Roberts, avec ces mots : « Celui-là fut le guerrier heureux. 11
fut ce que tout homme sous les armes doit désirer être... » où
est, je ne dis pas seulement l'ironie, mais même l'humour?
Dans toutes ces images, qui ont pourtant paru dans des feuilles
caricaturales, la pensée est admirative ou douloureuse, la forme
est réaliste ou académique. C'est la forme habituelle aux peintres
de genre ou de scènes « vécues. » La seule différence, — ce qui
distingue nettement l'œuvre du caricaturiste de l'autre, —
c'est qu'au lieu de chercher simplement à faire « voir, » elle
vise à faire « penser. »
Voilà pourquoi les mythes les plus anciens, les légendes les
moins scientifiques, ont subitement réapparu dans ces petits
miroirs de la mentalité contemporaine. C'est, là, un phénomène
constant. Tant qu'il s'agit de petits ridicules, d'ambitions
médiocres, ou même de crimes mesquins, l'ironie trouve, pour
les flétrir, des formules dans l'immédiate réalité. Mais quand
les événemens dépassent le train ordinaire de la vie, lorsqu'il
s'agit d'évoquer quelque chose de grand, d'impressionner vive-
ment les foules, l'artiste est obligé de faire appel aux souvenirs
bibliques, aux histoires traditionnelles qui nous arrivent toutes
chargées d'images et de rêves, du fond d'un lointain Passé.
Pour figurer le cataclysme mondial nié, jusqu'ici, par la raison
humaine, et les forces secrètes et incoercibles qui l'ont déchainé,
840 REVUE DES DEUX MONDES.,
il retourne, d'instinct, aux conceptions épouvantées de l'An
mil, aux images du xnie et du xive siècle. Le Prince des
Démons, avec ses cornes, ses griffes et ses ailes de chauve-
souris, quitte le tympan des vieilles cathédrales, la « pesée des
âmes, » les chaudières où « damnés sont boullus, » et opère une
rentrée triomphale aux kiosques des boulevards et dans les
bibliothèques de chemins de fer, partout où l'on débite l'ironie
vengeresse et le symbole à bon marché. Raemaekers, Edmund
Sullivan, Will Dyson,la plupart des caricaturistes américains et
allemands l'enrôlent dans leur troupe et en tirent des services
éminens. Gircé a quitté son rivage antique pour venir, chez
Dyson et Sullivan, verser son breuvage maléfique aux» Boches »
de 1914. La vieille Mort de Holbein est rentrée dans le cycle
habituel des figures qu'on voit dans les journaux. Il ne faut pas
s'en étonner. L'imagination plastique de l'homme est beaucoup
moins étendue qu'on ne le croit et surtout moins variée. C'est
la Nature qui est variée infiniment. Un seul coup de sonde, au
fond de la mer, ramène plus de monstres que n'en ont jamais
enfanté, dans les bestiaires, les volucraires ou les cathédrales,
tous les cerveaux du xine siècle, appliqués à s'évader de la
Nature et à découvrir de l'irréel. On vit, dès qu'on touche au
symbole, sur les formes du Passé. Et ce sont les êtres surna-
turels rêvés par Orcagna pour le Gampo Santo de Pise qui
reviennent, aujourd'hui encore, incarner les puissances du Mal
dans le Life de New- York, ou YUlk de Berlin.
Et aussi les puissances du Bien. On ne s'expliquerait pas,
autrement, la présence du Christ dans ces petits dessins autre-
fois qualifiés de « caricatures. » Or cette présence est fréquenta.-
Il apparaît, chez Raemaekers, dans le Bulletin de Sydney, en
France, dans les estampes, jusque dans des cartes postales
populaires, toutes les fois que la prétention des Allemands
d'être le « fléau de Dieu » provoque chez nous un sursaut
d'indignation. Le contraste entre l'esprit de l'Evangile et leurs
actes est si ilagrant, que les peuples le moins habitués à
transposer leurs idéals en des symboles bibliques et reli-
gieux ont senti le besoin de protester. En entendant les faus-
saires et les assassins dire : Gott mit uns! les gens mêmes qui
n'avaient nullement l'habitude de faire intervenir l'idée de la
divinité dans leurs spéculations théoriques se sont révoltés, leur
ont dénié le droit d'invoquer cet idéal de la Justice et l'ont
LA CARICATURE ET LA GUERRE. 841
revendiqué pour eux-mêmes. D'ailleurs, il n'y a pas contra-
diction. L'esprit moderne et le Christianisme se rejoignent
pour condamner l'un le but, l'autre les moyens du Panger-
manisme. Il est donc naturel que la figure de la Civilisation et
la. figure du Christ apparaissent toutes les deux, trahies et
bafouées par ces prétendus civilisés et ces pseudo-chrétiens,
pour les désavouer et pour les maudire.
Seulement, elles ne sont pas de la même ressource pour
l'artiste. Civilisation, Humanité, Charité, Justice, ce sont, là,
des termes abstraits, froids, impossibles à figurer en des images,
sinon par des allégories féminines, qui voudraient aussi bien
dire : Hygiène, Poésie, Assistance publique, Hiver ou Eté. La
figure du Christ, apparaissant, les résume, les incarne, leur
prête la vie, — sa vie, qui fut tout ce qu'on attend d'elles, qui
les mit en action et, pour ainsi dire, en tableaux sensibles à
tous les yeux. C'est pourquoi sans le vouloir, sans le dire et
presque à leur insu, les nouveaux symbolistes l'ont évoquée. Ils
ont montré le Christ enfant se détournant à la vue des
monstrueux présens des nouveaux rois : l'obus du Kaiser, le
305 de François-Joseph, le cimeterre du Sultan; ils l'ont figuré
sur sa croix, barrant le chemin au militarisme bardé de fer et
abattu par lui à coups de hache; ils l'ont dressé, lumineux
fantôme, comme un remords vivant, devant l'Empereur épou-
vanté. Sa seule présence est une condamnation. Toute la dialec-
tique des théologiens d'outre-Rhin ne prévaut pas contre la vue
des cadavres, des femmes en pleurs, des enfans mourant de
faim, des noyés, des ruines. « Vous jugerez l'arbre à ses fruits, »
dit l'Evangile. L'artiste fait de même : il montre ce qui est
arrivé. Les causes échappent à son crayon, mais l'effet est de
son domaine et l'effet n'est pas beau, il n'est pas souhaitable,
il n'est pas excusable. L'image qu'il en donne, soit qu'il repro-
duise les réalités, soit qu'il s'élève aux symboles, inspire
l'horreur de ce qui a pu produire de tels fruits. La caricature,
dans son ensemble et par ses maîtres les plus incisifs, s'est
déclarée contre la guerre.
Robert de la Sizeranne.
LE CHEMIN SANS BUT
(i)
TROISIEME PARTIE(2)
XIII
Vivien se promenait parmi les incohérences du Salon d'Au-
tomne. Il passait vite, le regard accroché, çà et là, par quelque
essai plus heureux, l'ébauche d'une promesse.
Une voix de femme le salua.
— Vivien! Gomme il y a longtemps qu'on ne s'est vu!
Il eut un sursaut : Jacqueline de Mirville était devant lui.
Gêné, Vivien lui serra la main.
— Ah! je ne pensais pas vous rencontrer ici, dit-il, balbu-
tiant un peu.
Elle rit.
— Quelle fichue rencontre, n'est-ce pas? Évidemment, vous
n'avez pas la surprise ravie. Moi, cela me fait plaisir de vous
revoir. Voulez-vous que nous nous fassions une petite visite sur
une de ces banquettes solitaires? J'attends des amis qui m'ont
donné rendez-vous à la Sculpture. Je suis en avance.
— Volontiers, dit Vivien, qui s'était ressaisi.
— J'ai été très contente de votre succès, dit Jacqueline gen-
timent. Après tous vos ennuis, cela vous aura consolé.
Vivien ne répondit rien.
— Je suis sûre, continua l'étourdie, que vous n'avez pas
pensé à moi, depuis que Florence vous a quitté?
— Mais si, protesta poliment Vivien, auquel l'entretien
devenait pénible.
(1) Voyez la Revue des 15 mai et 1" juin.
(2) Copyright by Jules-Philippe Heuzey, 1916.
LE CHEMIN SANS BUT. 843
— Eh bien ! moi, je me souviens toujours de vous avec
plaisir. Je n'ai pas compris Florence. Hein ! ajouta-t-elle en
riant, ce n'était pas la peine de me faire de la morale 1 La
plus estomaquée dans toute cette histoire, c'était maman. Elle
avait du mal à accepter le divorce de sa seconde fille. A présent,
elle y est faite ; c'est de l'histoire ancienne. Et vous, vous ne
vous remariez pas ?
— Non, dit Vivien, ironique, pas encore. Je n'ai pas la
bosse du mariage comme les demoiselles Daubenoire.
— Vous avez joliment raison de rester libre; si j'avais été
garçon, je ne me serais certes pas marié. J'aurais joui de la vie.
— Et vous, ma chère belle-sœur, vous ne redivorcez pas?
— Non, dit Jacqueline tranquillement. Trois maris, c'est
trop madame Barbe-Bleue, même quand aucun n'est trépassé
sous notre règne. Il y a bien eu un peu de frottement, dans les
premiers temps de notre mariage, entre Jacques et moi. A pré-
sent, c'est engrené. Mon mari va de son côté...
— Et vous du vôtre, dit Vivien.
Jacqueline rit.
— Et moi du mien. Vous n'avez pas l'air folâtre, continuâ-
t-elle. Vanné? Trop de fête, ou de nouvelles complications
sentimentales?
— Oh! non, s'écria Vivien avec énergie.
Jacqueline rit de nouveau.
— Chat échaudé craint l'eau froide. Je n'ose pas vous
demander de venir me voir, dit-elle en se levant, cela vous
serait peut-être désagréable de rencontrer Florence... c'est
encore un peu tôt...
— Oui, un peu !
— Je le regrette. J'aime bien Claude; je vous préférais. Je
crois que, l'un et l'autre, vous professez le même dédain pour
ma frivole personne, mais votre dédain avait des formes plus
indulgentes. Vous n'avez pas revu Florence?
— Non, répondit Vivien, qui tendait la main à Jacqueline,
désireux démettre fin à l'entretien.
— Je la crois heureuse... Elle est comme de votre temps,
moins égale d'humeur peut-être, parfois plus animée, parfois
plus silencieuse... Mais cela tient sans doute à son état...
— Adieu, madame, dit brusquement Vivien, on m'attend,
moi aussi ; je l'avais oublié.
844 REVUE DES DEUX MONDES.
Et il partit. Son cœur, soudain, lui faisait mal. Il lui semblait
qu'il se retrouvait à ces premiers temps de leur mariage, où
il avait désiré un enfant avec tant d'ardeur. Une détresse
l'angoissait : la sensation subite de sa solitude. Il imaginait Flo-
rence avec les gestes délicats des jeunes mères; il voyait sur
ses lèvres ce sourire maternel, qui est une pureté et une piété.
Il ne se disait plus ce qu'il s'était répété souvent jadis, pour se
consoler : que l'enfant eût été entre eux un sujet de discorde :
elle allait être mère par un autre 1
Il s'enfuit chez lui, incapable de supporter plus longtemps
le bruit et l'agitation des hommes. Mais l'image de Florence
telle qu'il venait de l'évoquer lui fit paraître plus désolée sa
solitude. « Je me marierai, se dit-il, ce sera un vrai mariage,
à l'église : je puis encore fonder une famille, trouver des joies
paisibles, les seules vraies. Je puis encore être heureux. »
Cet état d'àme persistait lorsque, vers cinq heures, il se
décida à rendre visite à la femme de Fauriel, l'académicien.i
Fauriel avait été le camarade de Vivien à l'Ecole des Hautes
Etudes; ils s'étaient perdus de vue un long temps, puis s'étaient
retrouvés dans les dernières années, chez des amis communs.
Mme Fauriel plaisait à Vivien par son esprit naturel et sa bonne
humeur.
Une dame, inconnue de lui, était dans le salon, lorsqu'il
entra.
— M. Vivien Lemire. Mrae Bertrand Davène, une de vos
grandes admiratrices, cher maître.
La jeune femme, ainsi présentée, tendit la main au romancier.
— Ma chère amie, dit-elle en s'adressant à Mme Fauriel, rien
n'est gênant comme ce qualificatif de grande. On ne trouve plus
rien pour manifester une admiration qu'accompagne une
épithète qui semble supposer un jugement plein d'autorité.
M. Lemire doit avoir tant de grandes admiratrices et, ce qu'il
apprécie plus encore, tant de grands admirateurs!
— J'apprécie autant les admiratrices que les admirateurs
que votre indulgence veut bien me prêter, mais j'aime incontes-
tablement mieux mes admiratrices.
Mme Bertrand Davène sourit. Vivien remarqua la finesse de
l'arc que dessinaient les lèvres; tout lui plut de cette jeune
femme : le pur ovale de son visage, ses cheveux blonds très fins,
les lignes de son corps gainées dans un fourreau à la mode,
LE CHEMIN SANS BUT. 84o
mais sans brutales indiscrétions La voix avait du charme. Tout
en elle était délicatement féminin sans mièvrerie ni futilité.
— Qui est cette Mme Davène? demanda-t-il à Mrae Fauriel dès
que la jeune femme fut partie. Je ne me souviens pas de l'avoir
jamais rencontrée...
— Vous avez dû la voir déjà.
— Gela m'étonne. Généralement, quand une femme est
jolie, je la remarque et je ne l'oublie plus : celle-ci est faite
pour attirer les yeux.
— Pendant deux ans, vous avez si peu fréquenté chez vos
amis d'autrefois... Vous ne vous rappelez pas, Bertrand
Davène des Affaires étrangères? On le voyait à toutes les pre-
mières sensationnelles...:
— Non...
— Eh bien ! Bertrand Davène, un garçon quelconque,
riche d'ailleurs, a rendu sa femme très malheureuse, pendant
les cinq ans qu'ils ont vécu ensemble. Il avait l'adultère maus-
sade, si biea que la pauvre Suzanne non seulement avait à
tolérer ses infidélités, mais encore à supporter les quintes de son
humeur aigrie par les complications de ses difïérens ménages.
Au commencement de son mariage, elle avait eu l'espoir d'être
mère; elle accoucha d'un enfant mort. A ce moment déjà, elle
n'avait plus d'illusions sur celui qu'elle avait épousé; elle
souffrit beaucoup de sa maternité déçue. Enfin l'année der-
nière, son mari a rendu sa belle âme à Dieu. Suzanne n'a ma-
nifesté aucune satisfaction de mauvais goût, mais comme elle
aura dit : Ouf! dans son for intérieur! Elle porte un deuil
décent, vous avez vu; elle est encore en noir et blanc. En tout,
elle s'est conduite avec un tact qui lui a valu de nombreuses
sympathies. Elle était en beauté aujourd'hui : la joie d'être libre
l'épanouit. Elle se remariera certainement.
i\lme Fauriel se tut; une pensée lui traversa l'esprit; elle fut
sur le point de l'exprimer, mais ne le fit pas. Elle venait de
rapprocher mentalement les deux solitudes de Vivien et de la
jeune veuve. Elle se dit, connaissant le cœur de l'homme, qu'il
valait mieux laisser Vivien s'aviser lui-même de semblable
réflexion, tandis qu'il suffirait peut-être de le pousser vers cette
union pour qu'il s'en détournât. Comme toutes les femmes,
Mme Fauriel aimait à faire des mariages; elle se promit d'inviter
ensemble le romancier et la jeune veuve...,
846 REVUE DES DEUX MONDES.3
Vivien s'en alla emportant en lui l'image attrayante de
Mme Davène dont les malheurs conjugaux l'attendrissaient et lui
causaient en même temps une obscure satisfaction. Comme
elle s'e'panouirait dans le bonheur! On éprouverait, à lui faire
goûter les joies d'un foyer véritable, ce plaisir que nous avons
à montrer des sites nouveaux à des êtres aimés.
Vivien accepta sans hésiter l'invitation à dîner que Mme Fau-
riel lui envoya quelques jours plus tard... Il était sûr de
retrouver Mrae Davène. Il ne s'était pas trompé; elle fut sa voi-
sine de table. Une sympathie certaine les rapprochait. Ils par-
lèrent avec confiance, quoique chacun eût la coquetterie de
montrer son esprit sous un jour avantageux.
Le surlendemain, Vivien rendait visite à la jeune femme et
dès lors il fréquenta assidûment son salon. Plus il la vit, plus
les diverses faces de son intelligence le charmèrent. Elle avait
le sentiment artistique juste, jouissant sans parti pris mondain
des œuvres d'art, comprenant les nuances délicates du style;
elle était émue par ce qui devait parler au cœur. Et ce cœur
de femme lui-même semblait à Vivien d'une qualité rare. On le
sentait tendre, maternel, passionné peut-être, s'il s'éveillait à
l'amour. Il la devinait attirée vers lui. Sa notoriété y avait été
pour quelque chose, mais les hommes célèbres seraient presque
fâchés qu'une femme ne commençât pas par se prendre à leur
gloire avant d'être séduite par leur attrait personnel. L'amour-
propre flatté d'un littérateur ouvre le chemin à l'amour.
De son côté, elle s'était aperçue que Vivien avait pour elle
certaines coquetteries d'esprit, cela lui avait extrêmement plu;
il lui semblait alors qu'il écrivait exprès pour elle telle ou telle
page de son œuvre. Puis elle avait appris à le mieux connaître.
Il lui avait laissé entrevoir, en un jour d'expansion, la misère
de son cœur. Elle l'avait vu malheureux, faible, découragé, et
la pitié avait mêlé un peu de tendresse émue à l'attrait que lui
inspirait le romancier.
On commençait à parler dans le monde de l'assiduité de
Lemire auprès de la jeune veuve. Mme Fauriel pensa qu'il était
temps de précipiter la conclusion de ce flirt sentimental. Délibé-
rément, sous le prétexte de recommander à Vivien un jeune
littérateur sans fortune et sans talent, elle alla trouver le
romancier.
— C'est très bien arrangé chez vous! dit-elle, inventoriant
LE CHEMIN SANS BUT. 847
son cabinet do travail, mais on voit bien qu'il y manque la
présence d'une femme. Dans le logis des célibataires, il semble
que l'air ne vibre pas.
— J'éprouve tout le premier ce froid silence.
— Alors, à quand le mariage?
— Mon mariage?
— Ne feignez pas de ne pas comprendre. Vous ne sauriez
faire un meilleur choix que celui de Mme Davène, jolie, intelli-
gente et, je crois, très disposée à devenir Mme Vivien Lemire.
— Je vous assure qu'il n'y a rien entre nous, dit Vivien
très calme, que le plaisir de nous voir. Comme vous, je la
trouve jolie, intelligente; son commerce m'est infiniment
agréable, mais de là à nous lier pour la vie, ni moi ni elle,
j'en suis sur, n'y avons pensé.;
— Voilà ce que vous ne me ferez jamais croire, cher mon-
sieur. Si de votre côté cependant, vous n'avez pas l'intention
d'aller jusqu'à l'autel, cessez ce llirt qui compromet à la longue
une honnête femme. Je vous parle ainsi parce que j'ai pour
elle une réelle affection.
— Merci, madame, je ferai mon profit de vos paroles.
Quand sa visiteuse fut partie, Vivien se sentit de fort
méchante humeur : « De quoi se mêle cette enragée marieuse? »
pensait-il. Il allait lui falloir rompre une habitude qui lui était
douce, carie dilemme se posait devant sa conscience : le mariage
ou rien. Il resta longtemps pensif, la tête dans ses mains...
— Je ne peux pas, murmura-t-il enfin en se redressant.
Et ce qu'il ne se disait pas, ce qu'il sentait tout au fond de
son être, c'est qu'il ne pouvait mettre une autre femme à « sa »
place. Des rencontres brutales et passagères ou des flirts sans
conséquence, oui; sa curiosité ou sa sensualité satisfaites, oui,
mais autre chose, jamais. Et ce « jamais » qui retentissait dans
la désolation de son être semblait se prolonger d'échos en échos
tout le long de sa vie! Jamais il ne pourrait mettre une autre
femme à son foyer, près de lui, parce que jamais il ne pourrait
l'aimer comme il l'avait aimée, elle !
Florence était la femme complète parelle-même ainsi qu'elle
le lui avait dit. II comprenait la richesse de cette nature lorsqu'il
se trouvait à présent avec d'autres femmes. Toujours pour lui,
elles étaient indigentes par quelque endroit. Mais ce qui rendait
le souvenir de Florence plus douloureux, c'était qu'elle était
848 REVUE DES DEUX M0NDË3.)
un bien à jamais perdu et c'était plus encore qu'elle ne l'avait
jamais aimé! Il l'avait intéressée, et elle avait été vis-à-vis de
lui-même comme il était, lui, à l'égard des aulres femmes. Mais
un autre, se disait-il, avait réveillé son cœur endormi, celui-là
la vaincrait, réduirait son âme s'il y pénétrait par l'amour...
« Il faudra que je sache! » conclut-il, trouvant soudain
impossible d'ignorer plus longtemps ce secret du cœur de
Florence.
Désormais, Vivien, avec la nervosité de son désir, n'eut
que cette idée : la revoir.
La charmante Mme Davène était loin de son cœur. Elle
rejoignait seulement dans son esprit les figures féminines qui
avaient traversé sa vie par son imagination. Cette fois encore,
dans sa hâte de courir vers ce qui l'attirait, il n'avait plus un
regard pour ce qui avait cessé de le captiver. Il fallut qu'une
parole de Mme Fauriel émût sa sensibilité pour que sa retraite ne
se fit pas offensante d'indifférence à l'égard de la jeune veuve.
Mrae Fauriel voulut bien être la messagère en ces délicates
conjonctures. Vivien fit ainsi savoir à Mme Davène qu'il s'éloi-
gnait parce qu'il ne se croyait pas capable de faire son bonheur,
qu'il connaissait trop ses propres défauts, que, par scrupule
d'honnête homme, il ne voulait pas céder à l'attrait si vif qu'elle
lui inspirait. Et il crut vraiment qu'il disait la vérité...
Il annonçait en même temps qu'il allait voyager. En réalité,
il s'en alla à Bruxelles où il séjourna huit jours près d'une
jeune actrice de la Monnaie qui lui avait plu par la richesse de
ses charmes tout flamands. Il revint à Paris, mais évita pen-
dant quelque temps de fréquenter les maisons où il pensait
rencontrer Mme Davène.
Et toujours cette pensée de revoir Florence le tourmentait...]
XIV
Les Herpin attendaient ce soir-là leur groupe habituel.
Claude dépouillait son courrier, Florence venait d'entrer dans
le cabinet de son mari; elle sortait de la chambre de son petit
garçon : elle était mère depuis trois mois.
— Je ne trouve pas qu'il grossisse comme il devrait, dit-
elle à Claude, préoccupée.
Il ne répondit pas, lisant toujours-
LE CHEMIN SANS BUT. 849
— Tu ne m'entends pas? demanda-t-elle avec un rien
d'impatience.
— Non... Oui... Tu dis que le petit ne grossit pas? Tu
t'inquiètes à tort. Cet enfant est en bonne santé.
Il reprit sa lecture ; Florence se tut, pensive. « Il ne s'inté-
resse pas beaucoup à son enfant, » se disait-elle. Et elle se sou-
venait que Claude avait de'sire' une fille, et elle se rappelait
surtout l'ombre qu'elle avait vue passer sur le visage de son
mari, la première fois qu'il avait regardé la petite créature
vagissante posée sur le lit de l'accouchée. Il l'avait longuement
considérée, puis, sans un mot, il avait été appuyer son front
contre les vitres, regardant machinalement dans la rue. Flo-
rence avait deviné alors qu'il pensait à ses aînés et compris
pourquoi il désirait une fille.
Comme elle était mère vraiment, émue de tout ce qui tou-
chait à son enfant, l'indifférence paternelle de Claude la peinait.
— Qu'est-ce que tu lis? demanda-t-elle.
— L'article de Berruyer. Je n'avais encore fait que le
parcourir. Il est vraiment magistral.
— Je l'ai lu.
— Eh bien! qu'en dis-tu?
— Si c'était le premier de lui que je lusse, je le déclarerais
admirable ; mais c'est au moins le douzième. Mon admiration
est émoussée parce que c'est toujours la même chose. Ces élans
subits et répétés d'enthousiasme me font un peu l'effet de coups
de grosse caisse destinés à attirer les badauds.
Claude haussa les épaules et avec un geste d'impatience il dit :
— Tu ne peux lire une ligne ou entendre une parole sans
que se retrouve en toi le souci littéraire.
— Mais non, mon ami, c'est du fond même de l'article que
je parlais; je lui voudrais la sincérité moins boursouflée. Et
puis, à t'entendre, on croirait que le mépris de la forme litté-
raire est une supériorité. Laisse cette opinion à un Roubille.
Ceux qui n'ont pas la forme, c'est qu'ils ne peuvent pas l'avoir.
Toi-même, tu soignes tes discours quand tu les prépares, et,
lorsque tu improvises, tes habitudes de belle ordonnance
interviennent naturellement.
— C'est possible que j'aie le don d'assembler les phrases avec
art, mais je t'assure que c'est le dernier de mes soucis. Je ne
me préoccupe que de l'Idée.:
TOME XXXIII. — 1916. 54
8.50 REVUE DES DEUX MONDES.:
— L'Idée!... répéta Florence avec une indéfinissable into-
nation.
— Oui, l'Idée, reprit-il en s'échauffant, la Foi ! Tu l'as
cependant, toi aussi? Il y a des momens où je serais tenté d'en
douter...
— Je l'ai, dit-elle, mais cela n'implique pas pour moi
l'admiration aveugle de ceux qui la partagent.
— Quand on aime passionnément son œuvre et qu'on veut
l'accomplir, on néglige les défauts de ses collaborateurs, du
moment qu'ils ont les qualités essentielles.
— Chacun a sa façon de juger les choses. On va à Rome par
plusieurs chemins. Pourquoi veux-tu absolument que je prenne
le tien, si le mien me semble aussi bon quoique moins direct?
— Parce que, dit-il, l'union de deux êtres doit se manifester
en toutes choses...
— Tu peux aussi bien prendre par ma route, dit Florence.
— La mienne va plus droit, tu l'as dit. Gela seul ne
condamne-t-il pas la tienne?
— Avoue plutôt que tu trouves ta voie la seule bonne,
parce qu'elle est la tienne, et, lorsque tu dis : « Notre union en
toutes choses, » cela veut dire que je dois épouser toutes tes
manières devoir. Voilà bien le despotisme masculin!
— Tu es venue à ma foi ; tu as été mon disciple et je sens à
présent que, par instant, tu m'échappes.
— Quand cela serait? N'est-ce pas l'histoire de tous les dis-
ciples qui ont une personnalité ? Le maître n'a été que l'initia-
teur. Mais cela n'est pas. Je n'ai nulle envie de faire un
schisme, rassure-toi, dit-elle en souriant. J'aime tes idées, et la
plupart sont les miennes parce qu'elles sont les tiennes; cela ne
m'empêche pas d'en garder qui me sont propres, qui sont enra-
cinées dans ma nature, qui en font partie. Quand tu veux, ou
les négliger ou les abolir, je les défends dans la mesure où je
me défends moi-même. Tu es autoritaire ; je ne crois pas l'être,
mais je n'abdique que volontairement.
— As-tu donc plus d'orgueil que d'amour? demanda-t-il
avec quelque âpreté dans le ton.
— Tu es injuste, dit Florence. Tu sais bien que je suis fière
de toi, que je désire passionnément ton triomphe, mais je t'aime
dans ma pleine liberté ; le jour où je ne serais plus que ta ser-
vante amoureuse, j'aurais perdu ce qui fait mon prix, crois-le.
LE CHEMIN SANS BUT.
851
Il y avait tant de hautaine assurance dans ses paroles, tant
de grâce altière dans son attitude, qu'il n'éprouva plus que
l'orgueilleuse joie d'avoir son amour.
Il lui prit les mains et sourit.
— Nous n'allons pas nous quereller pour une question de
mots, des amans comme nous !
Il l'avait attirée sur son cœur.
— Oui, des amans comme nous, répéta-t-elle, s'abandonnant
à l'étreinte de Claude.
11 avait fait appel à son orgueil, cet orgueil qui donnait à
Florence l'illusion de la liberté. Elle ne s'apercevait pas que
Claude avait toujours le dernier mot, quand il l'entourait de
ses bras, car dans l'amour, elle ne pouvait se donner que par
sa faiblesse et lui la prendre que par sa force.
Il fallait qu'elle échappât à la magie de la voix et du sourire
de son mari pour retrouver son libre jugement sur les choses et
sur les gens.
Ils croyaient s'aimer comme au premier jour, parce que le
désir qui les jetait aux bras l'un de l'autre était aussi ardent,
mais cela n'empêchait pas des conflits dans le genre de celui-ci
de se renouveler fréquemment; ils ne s'en affligeaient pas,
l'attribuant uniquement à des divergences de vues : ils n'avaient
pas encore compris que certaines dissemblances de leur nature
les provoquaient beaucoup plutôt que des opinions contraires,
et qu'un jour viendrait où leur amour lui-même pourrait en
être atteint.
— Encore toutes ces lettres à ouvrir! dit Florence après
qu'elle se fut dégagée des bras de Claude, en regardant le
courrier épars sur la table. Veux-tu que je t'aide?
— Volontiers.
Elle s'assit près de lui, prit une lettre au hasard, l'ouvrit;
une exclamation lui échappa.
— Lis, dit-elle, la passant à Claude.
Il la prit et lut :
« Monsieur,
« Mme Mathilde Rambure désirerait vous voir. Elle est très
malade. Vous la trouverez donc n'importe quel jour, à n'importe
quelle heure.
« Jeanne Trézard. »
852
REVUE DES DEUX MONDES.
Jeanne Tre'zard !... c'était une amie de sa première femme.
Claude eut le cœur serre'. On lui avait dit, quelques mois plus
tôt, que Mathilde était très changée, qu'elle toussait et ne voulait
pas se soigner. Cette nouvelle l'avait péniblement affecté, mais
les peines qui ne nous inspirent que de la pitié sortent vite de
notre mémoire. Claude avait demandé une ou deux fois des
nouvelles de Mathilde au mari de Jeanne Trézard, puis il n'y
avait plus pensé. Et voici qu'elle était en danger de mort,
perdue probablement.
— Pauvre femme! dit Florence avec compassion, après un
instant de silence. Et elle engagea son mari à se rendre aussitôt
à ce pressant appel.
Claude écrivit à Jeanne Trézard qu'il irait voir Mathilde dès
le lendemain; il regrettait qu'il fut trop tard pour le faire ce
jour-là même.
Mathilde était restée dans leur ancien appartement. Une
émotion troubla Claude lorsqu'il gravit les marches de l'esca-
lier. N'était-ce pas au temps de sa prime jeunesse, celle des plus
rayonnans espoirs, qu'il l'avait monté tant de fois en courant?
En sonnant à la porte, il songea qu'il allait voir ses enfans,
qu'il n'avait pas revus depuis le divorce, et son cœur battit plus
vite. Un des petits cria à la servante : « On sonne! » Claude
reconnut la voix du second. Et cette pensée traversa soudain
son esprit : « Si elle meurt, je les reprendrai avec moi. »
On lui ouvrit. Il fut introduit dans le salon ; la bonne alla
prévenir Mme Trézard, qui était près de la malade. Claude ne
s'était pas assis. Il ne songeait même pas à regarder autour de
lui les objets familiers d'autrefois. Il était nerveux.
— Vous allez trouver Mathilde très changée, lui dit
Mme Trézard. Les médecins l'ont condamnée. Elle se sent perdue ;
il serait bien inutile de chercher à l'abuser sur son état. Je
vous préviens cependant, afin qu'elle ne lise pas une trop vive
surprise sur vos traits. Elle est très, très changée.
Claude, trop ému pour parler, acquiesça d'un signe de tête
et suivit Mme Trézard près de Mathilde. La malade avait la tête
renversée sur les deux oreillers qui la soutenaient, n'ayant plus
la force de la soulever elle-même. D'une effrayante maigreur,
ses yeux immenses avaient gardé toute la vie qui était encore en
elle. Un souffle court passait entre ses lèvres bleues, presque
noires.
LE CHEMIN SANS BUT. 833
Claude s'approcha du lit. Elle le suivit du regard sans
parler. Il lui prit la main et dit d'une voix tremblante :
— Ma pauvre Mathildel
Elle le regardait toujours; elle eut un triste sourire.
— Tu n'as pas changé ! dit-elle enfin ; et il y avait dans sa
voix une immense tristesse. Ce n'est pas comme moi, hein?
ajouta-t-elle.
— Tu es changée parce que tu es malade; quand tu seras
mieux, tu reprendras ta figure d'autrefois.
Elle secoua la tête, puis, avec amertume :
— D'autrefois! dit-elle.
Un peu de rouge monta à ses pommettes. Elle se redressa.
— Jeanne, voulez-vous nous laisser? Il faut que je parle à
Claude.
Et quand ils furent seuls :
— Je suis perdue, dit-elle d'une voix nette; c'est la fin,
heureusement!
Claude voulut protester. Elle l'arrêta du geste.
— Tais-toi; cela n'est pas la peine. Ecoute sans m'inter-
rompre. Je ne t'accuse pas de ma mort, mais si je meurs, c'est
de sa faute, à elle.
Ses joues étaient plus rouges encore. Une lueur ardente
passa dans ses yeux.
— Oui, c'est elle qui t'a prise a moi. Je sais qu'aucune
autre n'aurait pu le faire. Tu m'aurais trompée, tous les
hommes trompent, mais tu me serais revenu après, entre
deux; aucune ne m'aurait volé mon foyer... Je ne te dirai
pas de mal d'elle : à quoi bon, puisque tu l'aimes ?... Mais
je veux que lu saches que je la hais, parce que moi, je
t'aimais plus que tout au monde, plus que mes enfans, que
pour toi j'aurais volé, j'aurais tué... Et c'est elle qui me tue.
Le chagrin m'a minée et puis je n'ai plus mangé, et puis...
un chaud et froid. Les médecins avaient toujours dit que je
n'avais pas la poitrine solide ; alors, j'ai fait ce que j'ai pu pour
que la mort me prenne par là, et j'y suis arrivée, tu vois!...
Tu penses que j'aurais bien pu en finir d'un coup de revolver,
je n'ii pas eu le courage... et aussi peut-être les enfans... les
quitter si brusquement! Mes enfans, je ne les ai pas assez
aimés pour ne vivre que pour eux, et Dieu sait cependant si je
les aime ! mais ils n'ont pu me consoler. Claude, il y a une
854 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée qui me torture, qui m'obsède, qui rend mes sommeils
douloureux, il y a un affreux désespoir en moi, c'est l'idée
qu'après moi, ils iront près d'elle, qu'ils l'appelleront maman,
comme son enfant à elle. Et cela me torture, et cela me semble
une punition atroce que je n'ai pas méritée.
Elle s'était dressée et avait saisi les mains de Claude dans
ses mains brûlantes.
— Claude ! Claude, jure-moi que tu ne les prendras pas
chez toi ?
Claude eut un tressaillement, un imperceptible recul...
— Tu hésites ! dit-elle, avec un ricanement qui marqua son
masque de mourante et qui la secoua d'une toux sèche. Tu
t'étais dit déjà que tu les prendrais! Oh! non, ce serait une
affreuse injustice ! ma mort ne peut pas te donner cette satis-
faction ! Tu n'es pas méchant, Claude, supplia-t-elle. Tu ne vas
pas vouloir que je meure désespérée. Jure-moi!...
— Calme-toi, dit-il, lui caressant la figure. J'ai été coupable
envers toi, je le comprends aujourd'hui, et cela me cause une
profonde douleur de te voir ainsi, mais... les .enfans... je suis
leur père... Tu veux donc les priver de toute tendresse ?
— Ils t'ont presque oublié. Oh! je ne leur ai jamais rien
dit contre toi, ajouta-t-elle en voyant les traits de Claude se
contracter péniblement. Je ne suis pas de celles qui exercent
ces lâches vengeances dont les petits sont victimes, car c'est leur
petit cœur qu'on fait souffrir. Mais ils sont si jeunes!... Les
enfans oublient plus vite encore que les hommes... Mon amie
d'enfance, Léonie Verdier, les prendra chez elle. Elle est intel-
ligente, elle est dans tes idées, et elle est si bonne ! Elle a*clore
les petits qui l'aiment comme une seconde maman. Tu iras les
voir chez elle tant que tu voudras. Ta femme n'en prendra pas
ombrage; elle connaît Léonie: elle n'a rien de séduisant pour
un homme comme toi.
Elle serra plus fort la main de Claude.
— Tu me jures? dit-elle de nouveau.
— Je te le jure, dit-il simplement.
Elle retomba, épuisée, sur ses oreillers.
— Merci ! dit-elle. Merci. Je mourrai tranquille... Adieu.
De la main, elle lui donnait congé. Ses paupières s'étaient
fermées. Ses forces physiques étaient à bout.
Il se pencha sur elle :
LE CHEMIN SANS BUT. 855
— Pardonne-moi! murmura-t-il.
— Je te pardonne, dit-elle.
Les lèvres de Claude longuement se posèrent sur le front de
la mourante.
— Mathilde, dit-il, plus bas encore, nos plus belles années
ont été les unes aux autres. Je t'aimerai en aimant les
en fans.
Elle sourit très doucement, rouvrit les yeux, le regarda;
mais le sourire s'éteignit, et ce ne fut plus qu'une immense
tristesse qui vécut dans ses prunelles.
Il s'éloigna du lit. Il sortit de l'appartement sans demander
à voir ses fils, tandis que Mathilde s'abandonnait, docile désor-
mais à Celle qui lui avait donné ce répit avant de l'emmener
aux sombres bords.
XV
La mort de Mathilde fut pour Claude un événement presque
heureux par ses conséquences, car il lui rendait en partie ses
enfans. Les imprécations douloureuses de la mourante, qui
l'avaient si péniblement impressionné, il les oublia bientôt; le
remords ne vint pas hanter ses nuits sous la forme de ce
spectre aux yeux de fièvre.
11 ne pensa plus à cet épisode de sa vie sentimentale :
d'autres soins le sollicitaient. Sa pensée tout entière était prise
par son œuvre oratoire. Il lui fallait la clameur sans cesse
renouvelée de l'enthousiasme populaire autour de lui. Le tribun
avait fini par absorber l'homme; la sonorité des paroles, de
plus en plus, lui tenait lieu de pensée et la vanité, en se déve-
loppant, développait fatalement l'égoïsme dont il est une des
formes. Claude avait à présent cet égoïsme suffisant de l'homme
public qui voudrait voir brûler à son propre foyer l'encens au
parfum violent, mais de qualité vulgaire, auquel ses thurifé-
raires l'ont habitué. De là, chez lui, une irritation croissante
chaque fois que Florence le contredisait. Même quand elle
n'exprimait pas ses objections ou ses réserves, il les sentait
et en éprouvait d'autant plus le désir de la soumettre, ne pou-
vant la convaincre. Sans qu'il s'en rendît compte, une chose
l'irritait surtout quand Florence résistait à ses idées : il lui
semblait que c'était sa supériorité à lui qu'elle discutait.
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques jours après la mort de Mathilde, Claude un malin
dit à sa femme :
— II y a ce soir une réunion chez Carmen Stypowska qui
veut fonder un Comité féminin dont le nom et le but précis
sont encore indéterminés, mais qui servira sûrement la cause
socialiste. Tu es priée d'y assister. Vas-y donc, puisque cela
peut nous être utile.
Florence fronça légèrement les sourcils.
— Carmen Stypowska, l'avocate! Je n'ai nulle sympathie
pour sa personne, et je doute qu'il puisse sortir aucun bien de
cette cervelle désordonnée. .
— Va quand même à sa réunion. Carmen est très protégée
par la Torche et le Flambeau. Ce journal se répand de plus en
plus parmi la jeunesse des écoles, attirée vers nos idées...
— Soit, j'irai. Mais pour ce qui est de m'enrôler dans ce
bataillon d'amazones, je fais toutes mes réserves.
Florence se rendit à la réunion; elle était féministe en ce
sens qu'elle réclamait toujours pour l'être humain le maximum
de liberté, mais elle ignorait l'abnégation que demande tout
effort collectif pour réussir; aussi son féminisme restait-il
très platonique et était incapable de faire des prosélytes. On
agita d'abord plusieurs questions de travail et de salaire
féminins.
La présidente, après une longue discussion, prit la parole.
Jadis, cette étrange Stypowska eût intéressé Florence comme
une curiosité exotique. Aujourd'hui, elle ne faisait que lui
causer une antipathie grandissante. Aucune hardiesse de
pensée ne dépassait Florence, et les originalités de langage
auraient pu la séduire, mais ce qu'elle n'aimait pas en celte
étrangère, c'était cet air de dédain à peine dissimulé pour tout
ce qui était d'origine française, cette insupportable supériorité
puritaine, cette façon de traiter les troupes qu'elle voulait diri-
ger, en vulgaire troupeau. Et Florence était agacée de voir
d'autres femmes, supérieures à la Stypowska, s'incliner devant
elle, admirer avec leur snobisme (car il y a un snobisme socia-
liste, il y a un snobisme populaire) ce qu'elle débitait dans son
français disloqué.
Et ce qui énervait encore Florence, c'était la forme que
revêtait l'intransigeance de plusieurs de ces femmes, la façon
dont elles se cramponnaient à leur idée, se cantonnant immé-
LE CHEMIN SANS BUT. 857
dialement dans leur petit domaine, peut-être par habitude
héréditaire de ménagères.
Les Herpin avaient à dîner quatre collaborateurs de Claude,
ce soir-là même : deux Français, un Russe et un Belge.
— Eh bien ! dit Claude à Florence, en se mettant à table,
comment s'est passée la réunion de tantôt?
— Bien, mais celte Stypowska m'agace. .. oh 1...
Claude sourit.
— C'est une mauvaise disposition pour être juste envers ses
intentions.
— Peut-être, mais ce qu'il y a de certain, c'est que je ne serai
pas membre d'un Comité dont elle sera la présidente.
— Tu as tort, c'est avec des inimitiés personnelles que l'on
divise les forces d'un parti.
— Herpin a raison, dit le Belge Vallaert, je crois que ce
serait d'un bon effet pour notre cause de vous voir entrer dans
le Comité de MUe Stypowska.
— C'est possible, repartit Florence, mais je ne lui prêterai
pas mon concours, car sous sa direction les œuvres féminines
qu'elle veut accaparer ne pourront que péricliter.
— Les œuvres féminines... dit Vallaert.
— Oui. Vous n'y aviez plus pensé, remarqua Florence avec
ironie. Avouez qu'elles sont le dernier de vos soucis?
Une protestation véhémente des quatre socialistes lui
répondit.
— Comment pouvez-vous dire cela, vous, la femme d'Herpin !
— Parce que j'ai constaté plus d'une fois que vous donniez
surtout de belles paroles aux femmes. En théorie, vous êtes
féministes; il en va tout autrement dans la pratique. Les
ouvriers socialistes, ces fidèles de votre église, barrent la route
aux femmes avec autant d'obstination que les autres travailleurs.
— A cause de l'avilissement des salaires, dont l'impré-
voyance des femmes est si souvent coupable.
— Même sans cela. Parce qu'ils sont aussi féroces que les
autres dans la lutte pour la vie et qu'ils sont les plus forts. Et
ils seront toujours les plus forts, physiquement.
Claude n'avait pris qu'une faible part à la discussion ; Flo-
rence lui en fit la remarque quand leurs hôtes les eurent quittés.
— Au fond, dit-elle, je suis sûre que tu penses comme eux
quant à l'action féminine ?
858 REVUE DES DEUX MONDES.;
Il haussa les épaules.
— En grande partie, répondit-il. Je pense surtout qu'il ne
faut pas demander à une femme de sacrifier une antipathie
personnelle à la cause qu'elle sert.
— Je pourrais te répondre, mais ce serait un piètre argu-
ment : que d'hommes sont femmes sur ce point! Non. Si je n'ai
pas confiance en la Stypowska, je t'assure que c'est beaucoup
plutôt parce que sa manière d'organiser une œuvre me semble
défectueuse. Je te l'avais expliqué tantôt, et tu m'avais
comprise, mais en ce moment, dans la mauvaise humeur que te
donne ma résistance, tu préfères employer les argumens qui
équivalent au brutal : « Tais-toi, tu ne sais ce que tu dis. »
— C'est à présent que je pourrais ^interrompre sur ces
derniers mots. Non, ce qui me contrarie, c'est de voir notre
désaccord sur tant de choses ; ce qui m'irrite, c'est que nos
amis en soient témoins.
— Tes amis n'ignorent pas que je pense par moi-même.
— Ils croyaient que j'avais en toi l'aide et le soutien.
Elle se redressa brusquement.
— Tu ne parles pas sérieusement, j'imagine? Désirer de
toute mon àme le triomphe de tes idées, t'aider dans la mesure
de mes forces, ne l'ai-je pas toujours fait? Mais, encore une fois,
ne me demande pas une soumission serviîe. Tu ne veux pas
faire de moi un simple secrétaire?
— Mais, c'est à chaque instant que nous sommes en contra-
diction, dit Claude. Ne t'en aperçois-tu pas? Et jamais, je te le
répète, tu ne veux sacrifier un de tes goûts personnels à un
intérêt plus impérieux. Tu as été trop adulée dans le monde
où tu vivais, ton orgueil reprend le dessus.
Florence rougit violemment. Sa fière nature se cabra sous
le reproche.
— Et ton orgueil, à toi, en est froissé I Tu désirais donc me
montrer à tes amis dans des exercices d'assouplissement?
— Si tu parles de domination, reprit Claude, je te répondrai
à mon tour qu'il y a en toi de la Dalila qui veut voir Samson
à ses pieds. Ta résistance à mes désirs est faite d'entêtement et
de vanité.
— Ma volonté seule la détermine. Ne continue pas, vois-tu;
tu ne te rends pas compte à quel point tu es injuste, toi, l'apôtre
de la justice !
LE CHEMIN SANS BUT.! 859
Le ton était redevenu ironique, Claude s'en irrita.
— Ce qui m'exaspère plus que tout, reprit-il, d'une voix
âpre, c'est ce ton persifleur que tu prends par momens. On
croirait entendre Lemire. On voit bien que tu as été son élève.
— Claude, tais-toi!
— Jusqu'ici je n'avais pas compris ce qui m'irrite parfois en
toi et me donne ce besoin de plier ton esprit sous le joug du
mien, c'est que c'est lui que je retrouve en toi, lui, son ironie,
sa critique; le reste, son chétif amour, je ne m'en soucie pas,
mais cela... cela!...
Il serrait son front dans ses mains. Elle avait bondi vers lui.
— Claude, tais-toi ; tu me fais souffrir. Je te le jure, ce n'est
pas lui que tu retrouves dans ma pensée. Dans mes paroles,
peut-être, car j'ai beaucoup admiré la forme qu'il savait donner
à ses idées; j'étais très jeune alors, à l'âge où forcément on
imite ce qu'on admire. C'est comme l'accent d'un pays où
l'on séjourne, et que l'on prend, ce n'est pas l'accent du pays
natal, qu'on porte en soi. C'est de Vivien lui-même que tu es
jaloux, je le sens, quoique tu ne l'avoues pas, et c'est injuste.
Souviens-toi que je l'ai vu malheureux, désespéré ; cela m'a
ennuyée, jamais touchée, parce que c'était la joie que j'avais
dans le cœur. Et c'est par toi que je souffre!... Tu n'as pas le
droit de me faire souffrir.
Claude releva la tête; il la regarda. Il n'avait plus devant
les yeux la Florence aux paupières mi-closes laissant filtrer un
regard railleur, à la lèvre ironique, au corps nonchalant, celle
qui se réservait, celle qui lui inspirait une sorte de répulsion
parce que c'était celle de « l'autre ; » il retrouvait sa Florence à
lui, la Florence qu'il avait éveillée à la passion, il n'avait plus
que le désir de la prendre. C'était ainsi après chacune de leurs
discussions. Aujourd'hui, la querelle avait eu quelque chose de
plus direct, des mots hostiles s'étaient entrechoqués; pour la
première fois, Claude avait prononcé le nom de Vivien, et la
jalousie, en répandant son mauvais ferment dans son amour,
avait aiguillonné son désir.
Il voulut attirer Florence sur son cœur ; elle ne se livra pas
à l'étreinte.
' — Laisse-moi, dit-elle.
Une indignation douloureuse faisait briller les yeux de la
jeune femme.
8G0 REVUE DES DEUX MONDES.,
— Laisse-moi...
Mais il l'attirait plus violemment vers lui.
— Florence, oublions tout ce que nous venons de dire; ce
ne sont pas ces misérables paroles qui pourront atteindre notre
amour. Quand je t'ai là, sur mon cœur, que m'importe le
reste !
Elle avait de'tourné les yeux et secouait la tête.
— Regarde-moi, dit-il. Tu crains donc que je ne lise dans
ton cœur? Sous ta colère, c'est ton amour qui frémit; je le
sens dans tout ton être.
La résistance de Florence s'amollissait; elle était sans force
entre les bras de Claude, avec sa parole si près de son visage.
Et cette fois encore, mais avec une sorte de rage humiliée,
elle se livra à l'amour comme à l'oubli...
Le lendemain, au réveil, elle ne retrouva en elle que la sen-
sation d'une déchéance. Eh quoi! ils en étaient arrivés là, elle
surtout, à ne rechercher dans l'amour qu'une sensation violente
où s'abolit la personnalité? Mais cette domination qu'elle subis-
sait dans sa chair, moins que jamais son esprit voulait l'ac-
cepter; aujourd'hui, il intervenait comme un témoin de sa
lâcheté, en lui montrant tout ce qui la séparait de Claude. Non ;
elle ne croyait plus à l'œuvre de l'homme qu'elle aimait. Elle
avait perdu la foi lorsqu'elle avait commencé à regarder
l'œuvre en la séparant de celui qui l'incarnait pour elle. C'était
ce jour où elle avait senti soudain que Claude voulait asservir
son esprit; son esprit avait regimbé, car il n'était pas, comme
sa sensibilité, sous le joug de l'amour, et du même coup il avait
retrouvé sa lucidité.
Dans cet instinctif mouvement de recul, Florence s'était
éloignée de l'œuvre de Claude, et, la voyant de moins près,
s'était mise à la juger. Elle comprenait à présent ce qui l'en
éloignait. La clarté ordonnée de sa pensée, sa raison, cette
crainte d'être dupe qu'elle tenait en partie de Vivien, tout cela
reprenait ses droits. Ceux qui entouraient Claude étaient ou des
naïfs dont la pensée était négligeable, mais dont la vanité
entée sur l'orgueil l'agaçait, ou des théoriciens qui laissaient
volontairement dans le vague la source première de leurs idées,
soit qu'ils ne voulussent pas la définir, soit qu'ils ne parvins-
sent pas à le faire, se retranchant, lorsqu'on les mettait en
demeure d'expliquer certaines obscurités de leurs doctrines,
LE CHEMIN SANS BUT. 861
derrière l'Idée, qui devenait ainsi une sorte d'idole myste'rieuse
et redoutable. Elle voyait plus clairement en elle aussi, et ce
travail se faisait dans son esprit : des ide'es, elle remontait à
celui qui lui en avait donné l'enthousiasme; elle commençait à
les discuter dans le cerveau même de Claude.
Qu'il eût de l'orgueil, elle n'aurait pu que l'approuver;
mais c'était ce, dont il s'enorgueillissait qu'elle ne comprenait
pas, et, par contre-coup, elle se sentait atteinte dans la fierté
de son amour. Pour la première fois de sa vie, elle connaissait
le désenchantement absolu ; elle n'avait éprouvé jusqu'alors
que les désillusions partielles qui ne déterminent pas la souf-
france. Elle avait passé d'une jouissance à une autre, les épui-
sant tour à tour, ne regrettant pas l'ancienne que la nouvelle
remplaçait, chacune enrichissant sa personnalité. Avait-elle
demandé autre chose à l'amour de Vivien que de lui « rap-
porter? » Et si aucun regret de cet amour n'était resté dans son
cœur, n'était-ce pas parce que l'amour de Claude lui avait
donné des joies préférables? Mais voici qu'elle souffrait par lui !
Ce n'était pas la douleur qui vous terrasse et par laquelle on
peut presque s'enorgueillir d'avoir été vaincue ; c'était la souf-
france qui humilie parce que notre lâcheté l'aida à nous
vaincre.
Et il y avait en elle, à côté de cette douleur précise, l'en-
tourant pour ainsi dire, un second malaise, un regret, une
nostalgie de quelque chose qu'elle n'avait pas et qu'elle ne
pourrait jamais avoir, et dont seule la possession avait du prix.
Ce quelque chose, elle l'avait effleuré du bout des doigts,
lorsque, par l'amour, elle avait été entraînée vers l'Idée que
Claude incarnait. A ce moment-là, elle avait eu l'intuition d'un
principe de vie en'dehors des prises de notre raisonnement et
que peut seul atteindre l'élan désintéressé de l'amour. Mais son
essor n'avait eu que quelques coups d'aile; bientôt elle avait
reconnu qu'elle avait pris un mirage pour la réalité. Elle s'était
ressaisie, honteuse de s'être trompée, revenant à son orgueil
cérébral comme à son port d'attache.
De ce jour, elle sembla s'intéresser davantage à une cause
dont elle était plus détachée. Elle travailla à l'œuvre commune
avec une intelligence qui pouvait suppléer à la conviction. Elle
fréquenta de nouveau certaines de ses anciennes relations
qu'elle avait négligées depuis son mariage. Il était bon que tous
862 REVUE DES DEUX MONDES.
les milieux comprissent que cela ne donnait rien d'anormal à
une femme d'être gagnée aux idées nouvelles.
Claude, avant son second mariage, vivait dans la simplicité
la plus grande; Florence lui avait sacrifié sans regret ses
habitudes de luxe, tout en gardant sa naturelle élégance qui
maintenant parait l'intérieur de Claude. Ce ne furent pas les
raffinemens mondains qu'elle retrouva avec plaisir chez les gens
de son ancien milieu, ce furent les préoccupations artistiques,
la musique surtout. Jamais, lui semblait-il, elle ne lui avait
donné de telles joies. Et Florence se remit à lire des œuvres
qui étaient avant tout des œuvres d'art, et elle éprouvait une
satisfaction secrète à ne partager ces plaisirs avec personne, à
se refaire une vie à part au milieu des préoccupations com-
munes.
Mais cette période fut de courte durée. Seul celui qui crée
peut trouver dans l'art l'aliment qui entretient sa vie; pour les
autres, l'art est ou bien l'oubli ou l'excitateur momentané de
certaines fibres de notre sensibilité. Florence connut le plaisir
de ce renouveau; elle ne pouvait en être renouvelée; quelque
chose en elle demeurait inassouvi. Elle ne croyait plus, mais
elle avait cru l'espace d'un moment ; le besoin de croire était
demeuré en elle, inconscient, identifié avec le besoin de vivre
que réclamait sa jeunesse.
Ce fut au printemps suivant que son mari fut appelé à
Rome pour prendre part au grand congrès socialiste interna-
tional. Florence l'accompagna, heureuse de voyager, de connaître
la Ville Eternelle qu'elle n'avait jamais visitée.
XVI
JOURNAL DE VIVIEN
Rome, 7 avril 1914.
Je suis à Rome. C'est une de mes crises d'ennui qui m'a fait
fuir Paris. Fuir mon ennui plutôt; autrement dit, me fuir moi-
même, non pas la souffrance qui pourrait être en moi, mais le
vide qui y est. Oh! que je voudrais être capable de véritable
souffrance, de celle qui anéantit, qui nous donne l'oubli de
nous-même dans notre propre douleur!
Je puis me prédire à coup sûr, quand je suis malheureux,
LE CHEMIN SANS BUT.
863
que cela passera; mais cela ne me console pas, au contraire.
Quelle infinie solitude de penser qu'il n'y a pas un être sur la
terre par lequel et pour lequel, je pourrais éprouver une douleur
véritable! Et il en sera ainsi jusqu'au bout, toutes mes sensa-
tions pénibles ou joyeuses iront s'affaiblissant... Mais cessons
cette lamentation, elle réveille la seule souffrance que je sois
capable d'éprouver : le malaise physique de l'ennui. Sortons. Par
la fenêtre ouverte, le printemps romain m'appelle au dehors.
10 avril.
Je n'aime pas beaucoup les voyages. Quand je suis en route,
j'ai de subites nostalgies de mon ciel de l'Ile-de-France, des
lignes d'un paysage coutumier. Je n'éprouve pas le besoin d'aller
voir sur place les chefs-d'œuvre du génie humain ; leur repré-
sentation suffit à me suggérer des rêves supérieurs à ceux que
me donnerait la réalité. A Rome, je n'ai pas la sensation d'exil.
Rome n'est pas pour moi une ville italienne; elle est la Ville.,
Comme tous les Français de ma génération, n'ai-je pas grandi
dans l'enceinte des nourrissons de la Louve? Dès notre petite
enfance, n'avons-nous pas nommé les héros de la Rome antique?
N'avons-nous pas frémi d'enthousiasme à leurs actions sur-
humaines? Leurs mots sublimes, n'en étions-nous pas fiers,
comme si nous les avions prononcés? Et n'avohs-nous pas été
moulus par la dent des lions dans le cirque de Néron, et l'arène
de Vespasien?
Mais si je suis chez moi, à Rome, c'est moins à cause des
Romains de mon enfance, de Virgile ou de Tacite, qu'à cause
du Vatican. Je l'ai compris ce matin en approchant de la
Confession de Saint-Pierre. Et si les débris couchés dans l'herbe
du Forum sont demeurés vivans, s'ils ne sont pas uniquement
de la pierre et du marbre comme l'idole des nations, c'est parce
que Pierre a marché parmi ces colonnes et passé devant ces
temples; et c'est parce que ses paroles continuent à être pro-
férées de siècle en siècle, que Rome est la Ville Eternelle.
Le Forum reçoit sa vie du Vatican et le ciment du Vatican fut
emprunté au cirque de Néron.
14 avril.
Une semaine que je suis ici : il me semble que j'y suis depuis
toujours. Il y a de l'éternité dans l'air de cette ville et tout nous
864 HEVUE DES DEUX MONDES.
y invite à l'oubli de notre passe' personnel : le passé lui-même
de Rome qui engloutit dans ses siècles nos quelques journées et
la vie sans cesse renouvelée du foyer catholique. Et le prin-
temps romain se fait complice de la ville elle-même : on sent
la domination romaine jusque dans l'oubli que nous versent les
calices des fleurs.
16 avril.
J'avais eu souci, jusqu'ici, d'éviter les heures et les endroits
où l'on risque de rencontrer des gens de connaissance. Mais le
moyen, à Rome? Un ami m'a reconnu, hier. Il venait voir des
dames à mon hôtel. Je l'ai prié de ne pas annoncer mon séjour
ici, urbi et orbi. Les hommes sont bavards et les promesses
vaines : dès le lendemain, les libraires du Corso ont mis mes
livres en bonne place dans leur vitrine, et ma photographie
s'étale au milieu d'eux. Cela m'empêche de m'arrêter aux éta-
lages. Mon ami... mon ami (je l'appelle par son nom, et nous
nous serrons la main avec effusion, mais il m'est parfaitement
indifférent), mon ami a tenu à me présenter aux dames qu'il
vient voir à l'hôtel. Il part demain, me dit-il, et recommande
à mes soins les dames de Saint-Sever. Je m'incline et bredouille
quelques vagues formules de politesse. J'aime à me promener
seul, principalement à Rome, où les dissonances agacent plus
qu'ailleurs. Mme de Saint-Sever et sa fille sont charmantes, sur-
tout mademoiselle. La maman, un peu coquette, ayant du mal à
abdiquer malgré ses cinquante ans; la fille, gracieuse, parlant
peu, — la maman parle pour deux, — des yeux gris, pensifs,
de beaux cheveux châtain clair, très fins. MUe de Saint-Sever a
subi, elle aussi, l'emprise de Rome; lorsque nous causons
ensemble, nous n'éprouvons pas ce besoin que ressentent des
compatriotes qui se retrouvent, d'évoquer des images de notre
vie française, nous ne parlons que de Rome.
19 avril.
J'ai fait aujourd'hui, pour la troisième fois, la promenade de
la voie Appienne; les dames de Saint-Sever la feront demain;
je le savais, c'est pourquoi j'ai choisi aujourd'hui. Ici, plus que
partout ailleurs, une seule exclamation à faux peut nous gâter
tout un paysage, comme une seule de nos pensées peut l'illu-
miner à jamais.
LE CIIEMIN SANS BUT. 865
Pour admirer, il faut que je sente. C'est de notre cœur que
jaillit l'acte de foi. La raison n'intervient qu'après, pour confir-
mer. Il manque quelque chose à la foi de ceux qui trouvent
Dieu par leur raison; elle n'est pas la source d'eau vive de
l'Écriture. Ils croient parce qu'ils veulent être dans la commu-
nion d'un certain nombre d'hommes qui ont leur confiance et
leur admiration ; ils croient, pour ainsi dire, par procuration.
Et je me souviens des paroles de saint Paul : « Quand j'aurais
la foi qui soulève les montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne
suis qu'un airain creux, une cymbale retentissante. » C'est ce
souffle enflammé qui fait la vie de l'Eglise.
Si ma pauvre maman était là, elle croirait à toutes les
légendes des Saints; elle irait vénérer pieusement toutes les
reliques. Moi-même, je n'entre pas dans une église sans lire les
Actes des Martyrs auxquels elle est consacrée : presque tous
ont de la grâce dans leur grandeur tragique. Quoi de plus
charmant que la légende de saint démenti C'est une fresque de
son église souterraine qui la raconte.
Le pape Clément ayant été jeté à la mer avec une ancre au
cou, les anges élevèrent une chapelle sous les flots, à l'endroit
que son corps avait touché. Jadis, chaque année, au jour de sa
fête, la mer se retirait, et les fidèles allaient en procession
honorer la chapelle sous-marine. Or, il arriva qu'une femme
fut si absorbée par son adoration qu'elle oublia, en repartant,
son petit enfant dans la chapelle. Mais le bon saint Clémeut
veillait, et aussi les saints anges, qui avaient eu la pieuse fan-
taisie de faire les architectes. L'année suivante, à pareille date,
la mère, ravie, retrouva son enfant, qui jouait devant l'autel de
la chapelle sous-marine.
Quand j'étais moi-même un petit enfant, j'aurais goûté cette
histoire, je me serais imaginé le petit abandonné préservé
des flots par une grande cage de verre tout illuminée de
cierges, regardant les poissons se promener au-dessus de sa tête
et s'extasiant devant la flore mystérieuse et délicate de la
mer.
Croyons au petit garçon préservé par saint Clément !
L'acte de foi ne me coûte rien sur cette terre que la foi a
rendue miraculeuse par le cœur des apôtres. Il ne m'est pas
plus difficile devant le tombeau des Horaces, par exemple. Ce
nom d'Horace illustre ce tertre de gazon, jalonne notre route,
TOME XXXIII. — 1916. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.;
quand nous parcourons la voie Appienne, d'héroïsme et de bru-
talité antique :
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
De la neige encore sur les sommets des monts Sabins. A
mes pieds, la plaine vallonné doucement, remonte sans heurts,
sans brisure, se soulève plutôt vers les flancs des montagnes...
Soudain les nuages qui obscurcissaient le ciel se sont déchirés;
le soleil du printemps, voilé, a promené une rêverie immor-
telle parmi tous ces rêves éphémères. Je ne pense plus à évoquer
les larves inquiètes des conquérans ; c'est le charme présent de
cette terre, de ces lignes qui me remplit le cœur : de l'ineffable
est en elle et parle en moi. La beauté de la nature a vaincu
encore une fois les laideurs de la vie. J'ai connu le meilleur
oubli, celui que nous rencontrons sans l'avoir cherché.
21 avril.
Hier matin, comme je passais, en sortant de l'hôtel, par la via
Bocca di Leone, la gueule du lion, qui donne son nom à la rue,
crachait son eau avec un murmure de ruisseau si joyeux, le
poivrier qui l'abrite balançait dans l'air vif une verdure si
légère, que, croisant ma jeune compatriote, je lui ai dit sponta-
nément, tant j'avais besoin de répandre autour de moi la
confiante allégresse qui me pénétrait :
— Mademoiselle, si vous n'avez pas de projets arrêtés pour
cet après-midi, puis-je vous prier, ainsi que Madame votre
mère, de faire une promenade en voiture avec moi?
Mme de Saint-Sever rejoignait sa fille au même instant. Elles
ont accepté mon invitation.
— Si nous allions à Saint-Paul aux Trois Fontaines? a
proposé MIle de Saint-Sever, comme nous étions indécis sur la
promenade a entreprendre ; j'aime beaucoup Saint-Paul, et les
trois fontaines : cela me rappelle un conte de fées de mon
enfance.
En cours de route, ma jeune compatriote m'a dit:
— Monsieur Lemire, ce matin, quand nous nous sommes
rencontrés, je revenais de la Scala Santa. Sur une des marches
j'ai récité un Ave pour vous.
Elle a dit cela simplement. Il ne lui viendrait pas à l'idée
de faire de la coquetterie avec sa piété.
LE CHExMIN SANS BUT. 867
Je ne connaissais pas Saint-Paul aux Trois Fontaines. Beau-
coup de poussière avant d'y arriver, de la pauvreté' et puis,
soudain, après un petit bois d'eucalyptus, un jardin charmant
de fraîcheur. Sous les ombrages, des fragmens de pierres
antiques comme en tout jardin romain qui se respecte. Dans
une des églises, — elles sont trois, — trois chapelles plutôt,
trois citernes que l'on nous découvre et où l'on puise de l'eau.
C'est là, nous explique le moine qui nous guide, que saint Paul
fut décapité, et sa tête ayant fait trois bonds, une source mira-
culeuse a jailli à chacun des endroits où elle toucha.
Donc, voici le lieu, où l'ardent, le fougueux Paul de Tarse
souffrit le martyre, et l'on voit bien cette tête laide et puissante,
aux yeux de flamme, bondissant sur le sol, comme si elle avait
tressauté d'allégresse victorieuse.
La fraîcheur des sources remplit de paix l'église ; cette
impression persiste même après qu'on s'est représenté la scène
sanglante. J'en fais la remarque à Mlle de Saint-Sever qui vient
de prier près du tabernacle, en communion avec l'apôtre des
Gentils.
— Cette fraîcheur de l'eau courante, me dit-elle, signifie
que la paix que l'on goûte, après les agitations et les souffrances
de la vie, fait oublier ses misères, mais à la condition que ce
soit une paix vivifiante comme les sources... J'aime cette cha-
pelle et ce jardin. Que ne puis-je y rester jusqu'à ce que le jour
décline, assise sous ces arbres ! J'aurais bien voulu connaître
saint Paul, dit-elle en soupirant, mais avec un sourire.
— Oh! ce n'était pas un saint commode !...
— Je me serais très bien arrangée de son incommodité. On
sent qu'il aimait si ardemment ses amis! Les adieux qui ter-
minent ses lettres sont si pleins de tendre sollicitude !
Elle reste silencieuse. Elle est avec saint Paul ; mieux que
moi, elle peut rejoindre cet homme d'un passé que sa foi
continue. Cet Hébreu et cette Française parlent la même langue,
ils sont plus près l'un de l'autre que je ne le suis d'elle, moi
qui appartiens à sa race.
— Nous allons demain entendre la messe aux Catacombes
de Saint-Calixte. Voulez-vous venir avec nous, monsieur Lemire?
demande-t-elle.
— Très volontiers.
— C'est à sept heures, la messe.
8G8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cela ne m'effraie pas. Nous verrons les catacombes sans
touristes...
L'âme simplement croyante de ma jeune compatriote me
plaît à accompagner dans ces lieux funèbres.
22 avril.
Nous sommes partis à six heures et demie, dans la fraîcheur
d'un matin que la tramontane rendait piquante. Mme de Saint-
Sever parlait peu, étant encore engourdie; sa fille ne parlait
pas parce qu'elle pensait à la messe qu'elle allait entendre.
Toute ma vie je me souviendrai de la messe des Catacombes.
Puisse cette image se présenter à mes yeux, au jour où ils se
fermeront pour jamais!...
S'il y a un Dieu, il connaît le fond de mon cœur; il sait que
j'ai vénéré des sentimens que je n'éprouvais pas et qu'à cer-
tains momens, par ma pieuse admiration, j'aj été presque dans
la communion des Saints. Il sait aussi que, si mon esprit a été
sollicité par bien des curiosités, s'il a aimé ces curiosités pour
elles-mêmes, s'il a recherché avant tout la jouissance (après
tout, les Saints en sont là, comme moi; seulement, c'est l'espèce
de la jouissance qui diffère, et tout de même, il y a une
hiérarchie), il n'ignore pas qu'il fut toujours sincère et inca-
pable de ricanement devant la beauté sacrée du sentiment
religieux. Enfin, il sait que je suis humble de cœur, si je ne le
suis pas toujours d'esprit. C'est là toute mon espérance de
salut.
Les Catacombes avaient repris leur silence séculaire, comme
si la nuit déserte avait été pour elles une longue prière; leurs
échos avaient oublié les propos ineptes des touristes. Silen-
cieusement nous sommes entrés derrière le Père qui nous
conduisait, et nous avons gagné la chapelle de Saint- Damase.
Un autel de bois, deux flambeaux ; derrière l'autel, le prêtre;
pour le servir,, un frère. Comme fidèles, nous et une femme du
peuple; pour s'agenouiller, la terre nue. Le prêtre disait la
messe avec une dignité où n'entrait rien de machinal. On
entendait toutes ses paroles. Elles seules, semblait-il, pouvaient
être prononcées en ces lieux; elles seules étaient capables de
faire revenir autour de nous les martyrs dont le tuf, durant tant
de siècles, avait conservé les restes.
Cécile était à côté, dans la crypte voisine. On sentait sa pré-
LE CHEMIN SANS BUT. 869
sence invisible; l'admirable geste de ses doigts mourans se
joignait aux gestes rituels du prêtre. Cette atmosphère des
Catacombes, je la sentais me pénétrer plus profondément
à mesure que se déroulait le drame de la Passion. J'étais
debout derrière ma jeune amie à genoux. Elle ne faisait pas
un mouvement. Tandis que ma sympathie et mon imagi-
nation évoquaient pieusement les Chrétiens des premiers
temps de l'Église, sa foi abolissait les siècles qui la séparaient
d'eux.
Au moment de la communion, lorsqu'elle revint à sa place,
je vis qu'elle pleurait. Un flot de larmes me monta aux yeux,
larmes qui jalousaient la source de ses pleurs. Les petites
lampes d'argile des Catacombes éclairaient splendidement son
âme.
Oh! comme je l'ai enviée, cette jeune sœur de Cécile,
d'Agnès, d'Agathe! Quand nous avons parcouru les Catacombes,
après la messe, j'ai vu ses mains pieuses se poser sur certains
grafitti, comme on caresse la joue d'un être aimé. Ce que les
colombes lui ont dit, nul ne peut l'entendre qui n'a le cœur pur
et plein d'amour. La petite cire qu'elle tenait dans ses doigts
éclairait faiblement son visage, mais j'y voyais une lueur
surnaturelle.
Elle était de celles qui avaient dit au Seigneur avec les dis-
ciples d'Emmaùs : « Demeurez avec nous, car il se fait tard et
la lumière du jour décline. » Hélas! je le connais, moi, ce
déclin du jour, cette angoisse des ténèbres approchantes, et je
ne puis appeler personne ! Elle, c'est naturellement qu'elle fait
le geste des orantes, et sa lampe s'alimente à la lumière de
l'Évangile. Elle voit briller tour à tour les clarlés qui envi-
ronnent le Christ. Elle a salué avec un cœur ravi la lumière
qui entourait Jésus quand il s'assit sur la montagne et dit :
<( Heureux ceux qui sont doux ! » Elle a senti la joie paisible
de ce matin de juillet où le Seigneur s'en allait parmi les mois-
sons mûres et frôlait de sa robe les lis sauvages. Elle a vu la
fulgurante clarté du Mont-Thabor et la divine lumière qui
émanait de Lui, marchant la nuit sur les eaux. Les petites
lampes d'argile lui rappellent ces clartés, je le lis dans la calme
et lumineuse joie de son regard.
Nous sortons de ces lieux sacrés et remontons à la lumière
du jour. Elle nous parait froide, malgré le resplendissant soleil,
870 REVUE DES DEUX MONDES.)
après l'ardeur de nos lumignons. Nous marchons sans rien dire
dans le jardin.
Ma jeune amie semble dépaysée. Mais soudain elle porte les
yeux vers le Nord ; ses bras se tendent et avec joie elle s'écrie :
« Saint-Pierre ! » Son exclamation a franchi tous les siècles qui
séparent le cimetière de Saint-Calixte de la coupole de Michel-
Ange ; sa foi les a reliés ensemble, tandis que moi, brus-
quement, je sors du rêve, et la réalité de ma pensée me
ressaisit...
22 avril.
Je suis redevenu celui qui se promène dans Rome. Des
impressions aussi intenses que celles d'hier ne sauraient durer.
Je ne suis pas comme ma jeune amie qui les accueille dans son
cœur et les y garde, parce qu'elles font vibrer la vie même de
ce cœur. Cette enfant est exquise de pureté. J'aime la pureté
chez les autres, bien que je n'aie nulle envie de renoncer à mon
impureté. Qu'aurais-je fait si j'avais vécu au temps de Vespa-
sien? J'aurais été le Romain lettré et blasé, plus attiré par ceux
qui pratiquaient les doctrines du dieu nouveau que par ces doc-
trines mêmes. Je crois aussi que je serais sorti de ma sceptique
nonchalance, si j'avais vu les membres fragiles de ma jeune
amie menacés par la dent des lions. La douleur chez les autres
émeut ma pitié, et j'ai le geste inconscient de défendre l'inno-
eence qu'elle atteint injustement.
23 avril.
Aujourd'hui, je m'ennuyais et j'avais pourtant besoin de
repos. Je suis allé à la villa d'Adrien. Les ruines antiques pou-
vaient me distraire en me plongeant dans un passé dont le
souvenir ne réveille en moi nulle inquiétude. J'ai erré dans le
jardin que le printemps faisait délicieux; les violettes et les
œillets sauvages souriaient parmi la mélancolie des ruines.
Puis je suis monté à Tivoli, en voiture. A ce moment,
j'avais une âme de touriste, très banale, qui ne m'aurait
certes pas intéressé si je l'avais rencontrée chez un autre.
A la nuit tombante, j'ai pris le train pour rentrer à Rome.
Une brume légère enveloppait toutes choses. Autour de moi,
complice de la nuit, elle faisait la solitude plus silencieuse. Au-
dessus de ma tête, le petit temple de Diane que je ne voyais
LE CHEMIN SANS BUT. 871
plus, à mes pieds l'Anio de Virgile que je devinais ; à gauche,
confuse, la villa d'Adrien; dans la plaine, les feux des villages
étrangers de cette terre étrangère. Les hommes parlent une
autre langue que la mienne ; le passé, le présent font autour de
moi une double solitude. Le mal du pays envahit mon cœur.
Je me penche à la portière dans un instinctif besoin de cher-
cher quelque objet familier. Et soudain, mes yeux rencontrent
la coupole de Saint-Pierre. On ne voit rien de Rome noyée dans
le brouillard et la poussière accumulée d'une chaude et sèche
journée ; la coupole flotte au-dessus de la brume, comme
l'arche au-dessus des eaux, et je la salue d'un cœur reconnais-
sant comme on saluerait son clocher. Mon clocher... clocher de
Verneuil !... Ses cloches ne m'ont-elles pas sonné les heures les
meilleures de mon existence, celles de ma pureté d'enfant?
Gomme il était pur, mon cœur ! et je voyais Dieu suivant la
promesse... C'est l'impureté de notre cœur plus que celle de
notre chair qui ternit le miroir de notre àme où Dieu se
reflète... Ce qui m'a relié, quand mes yeux ont rencontré la
coupole, c'est la communauté de langage. Sous cette coupole,
on parlait la même langue que dans les églises de mon pays,
celle que ma mère enseigna à mes lèvres balbutiantes.
Un attendrissement... voilà ce que la religion me fait
éprouver de meilleur, l'attendrissement d'un souvenir. Puis-je
comparer ce sentiment au frisson d'enthousiasme qui soulève
ma jeune amie quand elle aperçoit le Dôme? Avoir la Foi,
c'est avoir un avenir. Pour moi, je suis entouré de vide de tous
côtés, c'est pourquoi à certains momens mon dégoût de la vie
est si grand que je ne me console qu'en pensant que tout
finira; c'est pourquoi aussi j'essaie d'oublier cette idée de la
mort qui amène si souvent sur mes lèvres des « A quoi bon? »
— A quoi bon l'action? Qu'importe le vain bruit de la
renommée? Qu'importent nos tendresses, qu'importent nos
amours?
Qu'elle est belle la coupole de Saint- Pierre! Imposante, pas
écrasante, comme si elle ne pesait pas sur l'église. Elle se
referme comme la main de Dieu sur les prières humaines et
l'on comprend que c'est à la jonction suprême de ses lignes
venues d'en bas, si pures, si parfaites, que devait se dresser la
croix pour être montrée comme un phare à l'humanité. La
coupole de Saint-Pierre, c'est le carrefour éternel.
872 BEVUE DES DEUX MONDES.
Si ma jeune amie lisait ces lignes, — elle quitte Rome
demain, cette idée contribue à me rendre mélancolique, — elle
ne douterait pas de ma conversion prochaine. Elle ne compren-
drait pas que je jouis des beaux sentimens et des nobles
pensées, comme des lignes harmonieuses de l'architecture. Je
jouis humainement de ce que produit le génie humain, plus
vivement que d'autres, parce que, moi aussi, je m'efforce de
créer de belles lignes, e.t que lorsque je crois y avoir réussi,
j'éprouve cette joie du créateur qui égale l'homme aux dieux.
Ne pensons plus à ces choses. — Un obscur malaise finit par
m'envahir. Pour que je jouisse de mon scepticisme, il ne faut
pas que le problème de ma propre destinée soit en cause. Allons
à l'Olympia...
24, avril.
J'avais offert une glace napolitaine à ma voisine de table :
de beaux yeux du Midi, profonds comme des yeux de gazelle,
pas plus intelligens; elle avait accepté. Mes quelques mots
d'italien, ses quelques mots de français, suffisaient pour les
confidences que nous avions à échanger, quand une des
« artistes » de l'endroit se mit à chanter quelque ineptie de café-
concert, moins bête que les nôtres, parce qu'il y a, dans les
chants du Midi, de la libre joie de celte terre aimée du soleil.
Mais la voix de la chanteuse m'entra soudain dans le cœur et le
contracta d'un frisson. C'était la voix de Florence que j'enten-
dais ! — Alors j'ai posé deux louis sur la table : « Payez, ai-je
dit à ma compagne de hasard; j'ai mal à la tête, je ne puis
rester. » — Et je suis rentré chez moi.
26 avril.
Elle est ici. Je les ai vus hier. Ils marchaient devant moi
dans le Corso. Ils ne m'ont pas aperçu. Il faut que je la revoie.*
Jules-Philtppe Heuzey.
(La dernière, partie au prochain numéro.)
DEVANT VERDUN
L'AVEU ALLEMAND
EXTRAITS DE LETTRES ALLEMANDES
Lisons les journaux allemands depuis le 21 février; ils sont
censés traduire l'opinion allemande. Assurément nous les
voyons, suivant les vicissitudes de cette interminable bataille,
déborder d'enthousiasme ou prêcher la patience. Je viens de
relire ces articles et il serait déjà possible de montrer, d'après
les extraits de cette presse cependant asservie, quelle déception
a causée à l'Allemagne la tentative avortée contre ce que le
Kronprinz appefait (fort improprement d'ailleurs) « le cœur de
la France, » et l'Empereur lui-même, dans une dépêche célèbre,
« la principale place forte de notre principal ennemi. » Mais
une impression autrement vivante, et je dirai criante, — en
tout cas singulièrement plus sincère, — se dégage d'une autre
source : ces centaines de lettres que nous avons saisies, que
nous saisissons tous les jours sur les prisonniers et les morts
allemands de la grande bataille. Lettres adressées d'Allemagne
aux soldats, ou lettres que le prisonnier ou le mort allait envoyer
lorsque le destin l'a frappé, nous les avons là toutes devant
nous. Je les ai lues avec soin, et de même j'ai vu interroger
maints de ces prisonniers dont le témoignage verbal venait
s'ajouter aux témoignages écrits. Une habitude déjà vieille de
manier le document et d'en faire jaillir la vérité m'a amené
874 REVUE DES DEUX MONDES.;
à tirer de ces témoignages ce qu'on en peut extraire. Il n'est
pas interdit à un soldat de redevenir parfois historien, et j'ai
essayé, avec ces documens, — en est-il pour l'histoire de plus
sûrs que les lettres? — de me faire une idée de ce que l'Alle-
mand a pu penser, durant ces trois mois, de l'effort tenté et
de l'échec constaté. Si, ensuite, on relit les gazettes d'outre-
Rhin, on est frappé, du contraste, et on comprend bien pour-
quoi on trouve à plusieurs reprises dans ces lettres la pensée
que le soldat S..., du 208e de réserve, formule le 15 avril :
« Quelle dérision quand on lit parfois dans les journaux!... »
Il m'a paru curieux de suivre, à travers ces lettres et car-
nets, — je ne citerai que très subsidiairement les interroga-
toires, — les fluctuations de l'opinion et sa véridique expres-
sion. Je m'abaisserais si je me croyais obligé de déclarer que je
n'ai en rien sollicité ces textes. Mon passé d'historien est une
suffisante garantie de ma bonne foi.
Mais je tiens à formuler une dernière remarque, qui préci-
sément s'impose à un historien de métier.
Nous avons eu entre les mains un millier de témoignages
environ. Quelques-uns sont insignifians, — très peu. Si d'autres
paraissent d'abord peu intéressans, leur masse cependant
impressionne : après quelques heures de cette lecture, on semble
entendre une sorte de concert grondant de mécontentemens.
Prenons cinquante lettres, ce ne sont point vingt ou trente
ou quarante lettres qui se plaignent, ce sont, depuis quatre
ou cinq mois, cinquante sur cinquante où se lisent le trouble,
l'appréhension, l'aigreur, l'exaspération, parfois la révolte. Que
serait-ce si, — au lieu de mille lettres, — dix mille, cent mille
lettres étaient étalées devant nous?
J'irai plus loin : nous avons là un minimum de plaintes, soit
du côté des parens qui écrivent de l'arrière, soit du côté des
soldats qui écrivent du front.
« Je pourrais te raconter bien des choses, — ai-je lu dans une
lettre deMikultschùtz (Prusse) du 25 avril, — mais cela n'est pas
possible, car si la lettre se perdait et si quelqu'un la lisait, je
pourrais être punie (par la police). » Voilà la crainte que je
vois formuler dans bien d'autres lettres, et voici un scrupule
plus honorable exprimé après quelques lamentations : « Tu
comprends qu'on n'a guère envie dans ces conditions d'écrire
de l'intérieur au front. » Craintes uu scrupules, le soldat du
l'aveu allemand. 875
front est à plus forte raison amené à en concevoir : « Un ordre
du régiment, écrit le soldat X..., du 64e d'infanterie, permet aux
soldats d'écrire deux lettres et trois cartes par semaine à leurs
parens. Les lettres doivent être ouvertes. » En conséquence, un
autre soldat, celui-là du front oriental, écrit de Brest-Litowsk,
le 24 mars, à un camarade : « Je pourrais t'en dire beaucoup
à ce sujet, mais il n'est plus permis d'écrire la vérité, car la
censure est ici fort sévère. » Le lieutenant H..., du 39e réserve,
écrit de son côté, le 25 avril : « Je pourrais te raconter bien des
choses, mais il n'est pas permis d'écrire tout. »
De ces témoignages, que je pourrais multiplier, tout homme
de bonne foi conclura que nous sommes ici très probablement
en face de témoignages extrêmement modérés par la crainte
ou le scrupule. Ils n'en ont que plus de force. Et quant aux
cris de rancune exaspérée et de révolte violente qu'on verra
parfois s'élever de ce petit recueil, songeons à ce qu'il a fallu de
déceptions, d'injustices et de souffrances pour qu'ils échap-
pent à ces Allemands, — civils ou militaires.
Il m'a paru que je pouvais à peu près diviser en cinq cha-
pitres ces documens. Les premiers nous indiqueront assez bien
pourquoi le Kronprinz a, dans sa proclamation aux troupes à la
veille de l'assaut de Verdun, parlé de la « nécessité «d'attaquer.
Dans les témoignages suivans, nous verrons se formuler les
grandes espérances mêlées dès le début à bien des appréhensions,
puis troublées par bien des doutes. Puis, nous assisterons, comme
de la coulisse, à l'effort malheureux des troupes, suivi avec plus
d'anxiété que de confiance par la population. La déception se
fera jour bientôt et s'accentuera jusqu'à la lettre du 19 avril où
il est parlé de 1' « attitude de plus en plus indifférente de la
masse vis-à-vis des événemens de guerre » et du retour exclusif
« aux soucis économiques et autres. »
Par là, nous verrons de quel bluff la presse allemande essaie
de couvrir la colossale désillusion d'un peuple devant des
promesses enivrantes et finalement déçues.
I. — LA NÉCESSITÉ D'ATTAQUER
Le 14 février, le Kronprinz impérial adressait, aux troupes
qu'il allait lancer à l'assaut, une proclamat'on qui débutait par
ces mots :
876 REVUE DES DEUX MONDES.:
(( Ich, Wilhelm, sehe das deuische Vaterland gezwungen zur
Offensive uberzugehen : Je vois la patrie allemande contrainte
de passer à l'offensive. »
Ce texte nous fut livre' par trois de'serteurs alsaciens (à l'in-
terrogatoire de qui j'ai personnellement assisté) et les termes
nous en furent confirmés par des déserteurs polonais.
Le mot gezwungen est singulier. Il s'éclaire tout d'abord
par un autre témoignage, celui de trois Russes évadés des lignes
allemandes et recueillis le 18 février par nous près de Champion
en Woëvre. Annonçant l'attaque de Verdun, ils ajoutèrent : « La
situation intérieure est devenue intenable et il faut que l'Alle-
magne prenne l'offensive. » Des déserteurs lorrains recueillis
le 10 février près du bois de la Selouze avaient dit, le 12 février :
« Les hommes trouvent que la guerre traîne en longueur; ils
espèrent encore dans le triomphe de l'Allemagne; ils ont néan-
moins l'impression que la situation d'attente actuelle ne peut
amener une solution qui ne peut être produite que par une
victoire militaire... La crise économique en Allemagne, qui se
manifeste dans la correspondance venant de l'intérieur, cause
de l'inquiétude aux soldats allemands. »
La nécessité qui « contraignait la patrie allemande à passer
à l'offensive » peut se justifier par bien d'autres raisons que la
crise économique. Les unes, d'ordre militaire, les autres, d'ordre
diplomatique, nous sont ou nous seront connues. Notre objet
n'est pas d'en disserter. Nous apercevons probablement une
lueur dans les propos tenus par un grand négociant de Francfort
à un directeur de banque de Bàle en février. « Nous jouons
notre va-tout. La situation n'est plus tenable. Nos alliés Turcs
et Bulgares nous mangent littéralement. Il faut leur envoyer
de l'argent, des hommes, etc., pour qu'ils puissent continuer
la guerre; sinon, ils nous tomberont sur le dos. »
Tenons-nous-en aux lettres de l'hiver 1915-1916 tombées
entre nos mains. Nous y voyons l'indice d'une aggravation
singulière des troubles intérieurs et, par contre-coup, le mécon-
tentement des troupes du front.
Je prends simplement les extraits les plus caractéristiques de
quelques lettres.
l'aveu allemand. 817
Leipzig, 14 décembre.
« Mon cher fils,
« Nous voici bientôt à Noël, et toutes nos espe'rances sur la paix
et des temps meilleurs sont toujours dans le vague. Autant que
nous pouvons en juger, cela va toujours plus mal pour nous.
Mais au Reichstag et dans les journaux on veut jeter de la poudre
aux yeux aux travailleurs. On dit toujours que nous avons assez
de vivres et que les Anglais ne pourront pas nous affamer. Les
gens qui ont de l'argent peuvent bien tenir, mais la classe
ouvrière est déjà sur le point de mourir de faim... Par exemple,
nous n'avons plus de lait, plus de graisse, plus de beurre, nous
n'avons que du mauvais pain de pommes de terre, et encore pas
assez, pas de viande. Il y a deux jours dans la semaine qui sont
des jours sans viande et où les bouchers sont fermés... Je ne
peux que te dire qu'il est dur d'être dans des conditions pareilles,
on ne peut pas vivre et on souffre tout le temps de la faim... Il
n'y a rien à faire que de continuer à crever de faim et d'attendre
qu'il plaise aux criminels de faire la paix... Toute la rue est
pleine de femmes en rangs serrés, surveillées par des agens de
police... Et quand elles ont attendu une demi-journée, elles
peuvent arriver à avoir une demi-livre de graisse (à 2 marks 2o
la livre). Voilà ce qui se passe, à Leipzig. Et on lit dans les
journaux que nous avons des vivres!
« Ton père... »
Berlin, 10 décembre.
« ... En Allemagne, il n'y a plus de beurre. A Oberschvene-
werde, un certain samedi, six crémeries ont été prises d'assaut,
tout a été mis en pièces : confitures et fromages ont été volés.
Les rues étaient pleines de monde. Les gendarmes 'ne purent
maintenir l'ordre; l'un d'eux fit un discours pour dire que ce
n'était pas le moment de se faire la guerre entre Allemands, que
le peuple devrait faire tous les sacrifices pour rendre vain le
plan de l'Angleterre de nous affamer. Alors ils ont battu le
gendarme de telle sorte qu'on l'a emporté sur une civière. Des
agens de police montés sont venus de Berlin et ont mis sabre
au clair. »
878 REVUE DES DEUX MONDES.]
Charlottenbourg, 29 décembre.
« ... Elles (quelques centaines de femmes) font la queue
depuis midi; elles crèvent de faim, elles gèlent, elle deviennent
malades et s'e'vanouissent, elles se battent et se tapent dans la
figure avec leur filet... A Berlin, il y a deux ou trois semaines,
elles ont été devant le château en criant qu'elles voulaient
manger, qu'elles voulaient revoir leurs maris. Les agens de
police en ont arrêté. Elles cassent partout les carreaux. »
Berlin, 26 février.
« ... Parfois, on est si désespéré qu'on se suiciderait. »
Nous pourrions citer cinquante lettres de ce goût.
Nous verrons tout à l'heure se multiplier les plaintes venues
de l'intérieur : il importait d'indiquer ici qu'elles commençaient,
dès l'hiver de 1915-1916, à se formuler, notamment dans les
grandes villes.
Mais une situation plus angoissante se révèle sur le front,
où la guerre stagnante engendre la démoralisation.
Celle-ci, en dépit d'une discipline brutale, qui, nous le ver-
rons, arrache des plaintes, commence à se faire jour.
Je n'en veux pour preuve que la lettre du 15 mars, où un
soldat, qui ne paraît nullement un lâche,, écrit, de Salzwedel,
que, rappelé au dépôt sans qu'il eût fait une démarche, il va
repartir sur le front. « Mais je trouve cela horriblement dur
cette fois-ci : j'ai eu assez d'épreuves la première fois. Nous
n'avons pas dormi pendant dix jours, et pendant trois jours
(à l'Hartmannsweilerkopf), nous n'avons pas eu de vivres. Nous
étions les pieds dans l'eau et nous subîmes un feu d'artillerie
terrible... La veille du Jour de l'An, nous avons eu, de notre
compagnie seule, par le tir de notre artillerie, six tués et neuf
blessés. Ils tiraient toujours trop court... »
Les plaintes contre la brutalité des chefs ont dû arriver jus-
qu'en Allemagne, car voici la curieuse réponse faite par une
jeune femme à un soldat, caractéristique pour la double exaspé-
ration du front et de l'intérieur.
Weilburg (Prusse), 18 septembre 1915.
« Ta dernière lettre m'a naturellement très émotionnée ;
Willy, mon chéri, tu es vraiment arrivé à ce point que tu
songes à te suicider?... Il est vrai que le traitement que tu
l'aveu allemand. 879
subis est tellement indigne d'un homme, tellement cruel et
brutal, que je te souhaiterais d'aller bientôt aux tranchées pour
être délivré de tes bourreaux. Mon chéri, ne prends pas tant
tout à cœur... Laisse MM. les officiers faire ce qu'ils veulent,
quelque scandaleux que ce soit, puisque tu ne peux rien y
changer... A ta place, je montrerais tes mains blessées à l'offi-
cier; il faudra bien qu'il te donne congé jusqu'à ce qu'elles
soient guéries, car ces terribles sous-officiers n'ont pourtant
pas le droit d'écorcher les gens. Un propriétaire de X... m'a
montré une lettre de son fils en Galicie et d'un autre fils en
Argonne. Eh bien! on y apprend bien des choses; grâce à de
telles lettres du front, la vérité finit quand même par filtrer
peu à peu. Ah ! tu aurais dû entendre parler cet homme simple,
tu aurais dû entendre ses manières de voir au sujet de la guerre
et de la politique; je crois que tu y aurais pris plaisir. Mais
d'une chose je suis certaine, mon chéri, c'est que non seule-
ment vous autres, qui êtes là-bas en campagne, deviendrez des
sozialdemocrates, mais ici aussi, les Allemands restés en Alle-
magne le deviendront... Tu me connais assez pour savoir que
je ne suis pas d'un caractère fantaisiste, mais bien trop raison-
nable et réaliste pour ne pas me rendre compte que l'enthou-
siasme des « braves Feldgrauen » n'est pas si fameux, de même
que « l'incomparable discipline » qu'on ne cesse de tant vanter,
car je sais par des témoins oculaires que les officiers allemands
ont pillé en Pologne tout comme les plus grands voleurs ; mais
de telles choses, on ne doit pas les savoir, et il vaut mieux
aussi qu'on les ignore, afin que le dernier reste de l'idéal de
loyauté allemande ne nous soit pas enlevé... Si tu es dans la
tranchée, cher Willy, je t'en supplie, chéri de mon cœur, ne
t'expose pas inutilement au danger. Sois aussi un « tire au
flanc; » d'autres le font aussi. »
Les départs de soldats, — sans résultats appréciables, —
arrachent des cris de pitié. <c 2000 hommes encore partis la se-
maine dernière, écrit-on de Siegen, le 5 décembre : il n'y a pour
ainsi dire plus aucun homme ici entre dix-huit et quarante-cinq
ans, sauf ceux qui sont complètement vermoulus. » L'appel delà
classe 1897 (notre classe 1917) fait hausser les épaules.» Si ceux-
là sont obligés d'être soldats et d'aller en campagne, écrit-on de
Oberrotlrweil le 31 janvier, il faudra leur donner des jouets. »
Mais c'est toujours la gêne croissante qui domine les lettres.
880 REVUE DES DEUX MONDES.:
Certaines ont un ton menaçant. Appelant « l'offensive géné-
rale, » un correspondant de Dortmund écrira, le 22 janvier :
« Sais-tu que l'Allemagne ne peut tenir... Les gens se battent
dans les marchés pour avoir du beurre. » Un autre, de Cassel,
le 13 février : « Que le bon Dieu fasse que la guerre finisse
bientôt, autrement il y aura des désordres comme en 1848. » Un
autre (sans indication de lieu) du 28 février : « Espérons que la
guerre prendra fin bientôt; sans cela, on verra de tristes choses
en Allemagne. » Et enfin, de Dornhach, le 20 février (pour
n'en pas citer d'autres), part ce cri : « La guerre va-t-elle
continuer jusqu'à ce que tous les jeunes gens soient tués?
Tout le monde ici est très aigri par la durée de la guerre. »
Multiplions ainsi qu'il convient ces lettres par cent mille.
Elles sont caractéristiques d'une opinion au moins trou-
blée, « aigrie. » Si, comme tout permet de le croire, le
gouvernement impérial aune bonne police, cette opinion, déjà
si montée pendant l'hiver de 1915-1916, doit lui donner à
réfléchir. A l'arrière comme sur le front on se démoralise. Point
n'est besoin d'aller chercher les raisons d'ordre diplomatique et
d'ordre militaire. Ne pouvant donner à l'Allemagne le pain, il
faut lui donner la victoire, — faisant luire la fin de la guerre
comme une échéance proche. Les prisonniers russes évadés,
interrogés le 18 février au quartier général de l'armée de
Verdun, exposent la situation en gens qu'a édifiés un assez long
séjour à l'intérieur, puis parmi les troupes de l'Allemagne :
ce La situation intérieure est devenue intenable et il faut que
l'Allemagne prenne l'offensive... On dit que Guillaume II vou-
drait en finir en essayant de réaliser un grand mouvement. La
détresse est grande chez l'ennemi. »
Les estomacs crient, on casse des vitres, on pille des
magasins, on excite les soldats à se ménager, et le soldat lui-
même gronde. L'Empereur, désireux d'ailleurs de créer à son
fils des droits éternels à la reconnaissance nationale, est
« contraint » de jeter la nation allemande à l'offensive pour la
paix : ce sera l'attaque sur Verdun, « cœur de la France. »
II. — LES ESPÉRANCES ET LES CRAINTES
<( Mes amis, il nous faut prendre Verdun. Il faut qu'à la fin
de février, tout soit terminé. L'Empereur alors viendra passer
l'aveu allemand.
881
une Festparade sur la place d'armes de Verdun et la paix sera
signée. »
Tels sont les propos que le Kronprinz en personne tient aux
troupes massées autour de Verdun. Tels sont tout au moins
ceux que rapportent deux déserteurs lorrains.
Ont-ils été exactement reproduits ? Qui oserait l'affirmer ?
Mais quant à la pensée qu'ils formulent, elle éclate dans tous
les faits, gestes et paroles des chefs allemands à la veille de
l'attaque; et tous leurs soldats croient bien, dans les premiers
jours de février, se préparer à un assaut de Verdun qui, au dire
des officiers, aboutira promptement à l'occupation de la ville et
de la région et « contraindra la France à une paix séparée. »
C'est la grande espérance : des États-majors, elle s'est
répandue dans la troupe, de la troupe dans la nation.
L'intention est formelle de prendre Verdun. On attaquera
Verdun et de telle façon que l'infanterie n'aura plus qu'à
occuper des positions bouleversées par un tir d'artillerie
sans précédent. « Nous n'aurons plus qu'à avancer au pas de
parade, » dit un déserteur. Et cette affirmation se répète dans
plusieurs interrogatoires. Commentant la proclamation du
Kronprinz, les officiers affirment' qu'on vaincra. Des déserteurs
polonais recueillis à la cote 221 affirment que l'offensive a pour
but de « cerner entièrement Verdun. » Le 24 février, des pri-
sonniers du ...e d'infanterie rapportent que, le 18, leur a été lu
un ordre du jour très bref, déclarant que « la guerre de position
a suffisamment duré » et « qu'il faut maintenant terminer la
guerre en prenant une grande offensive. » « C'est pourquoi,
ajoute le Kronprinz, je donne l'ordre de se porter à l'attaque de
la place forte de Verdun. »
Une telle perspective provoque chez les uns de grandes
espérances, chez d'autres de grandes craintes.
Les espérances l'emportent au début. A la vérité, on consta-
tera qu'elles sont moins excitées par la perspective de la victoire
elle-même que par celle de la paix qui en sera la suite.
Le soldat R..., du 8e fusiliers (21e division), écrit :
21 février.
« Ma chère mère,
« Je vous annonce que nous arrivons à un grand moment;
nous avons reçu l'ordre de prendre d'assaut la cote 344 près de
TOME XXXIII. 1916. ""
882 REVUE DES DEUX MONDES.]
Verdun et Verdun lui-même. Je vous écris cette lettre le
21 février à quatorze heures. L'artillerie a déjà commencé à
tirer depuis huit heures avec les plus gros canons, des mortiers
de 42, de 38 et de 30. Il va y avoir une lutte comme le monde
n'en a pas encore vu. Nos chefs nous ont renseignés et nous
ont dit que l'Allemagne et nos chères familles attendaient de
nous de grandes choses., Espérons que notre entreprise va
réussir et que Dieu sera avec nous... Nous sommes désignés
pour la plus grande tâche qui va peut-être amener la décision
dans cette lutte effroyable. Tous seraient bien heureux si
c'était la fin, car tous voudraient bien rentrer chez eux,
mais un malheur est vite arrivé, surtout quand on doit prendre
une forteresse comme celle-ci, la plus grande forteresse des
Français. »
Nous verrons tout à l'heure la belle ardeur du soldat alle-
mand s'affaisser au cours de la lutte. Mais cette ardeur au
début n'est pas niable. Le soldat se jette violemment à l'assaut
de la <( plus grande forteresse des Français » avec l'espérance
de l'enlever et de « contraindre ainsi la France à la paix. »
Cette espérance des soldats trouve naturellement son écho
en Allemagne. Quand, le 25 février, un journal (1) écrit
déjà le mot : « Victoire de Verdun » et annonce « l'effondre-
ment de la France, » quand, après l'occupation de Douaumont,
transformée parle communiqué allemand en assaut magnifique,
un autre déclare qu'on peut entrevoir la chute de la forteresse
à brève échéance, quand la Vossische Zeitung annonce que
« Sainte-Menehould, Bar-le-Duc, Gommercy et Revigny sont
déjà évacués, » quand vingt gazettes proclament que Verdun,
« pierre angulaire de la France, » est « cerné, » ils repré-
sentent cette fois et formulent l'opinion un instant enivrée de
l'Allemagne. Et telle aura été l'ivresse que le « ralentissement
des opérations, » — autrement dit l'échec sur toute la ligne,
— après le 27 février, ne suffira pas à refroidir tous les
enthousiasmes.
Le 1er mars encore, on écrit d'Oberwinter (Prusse) :
« Maintenant, la décision va évidemment intervenir dans
l'Ouest. Ce serait bien à désirer. » Le 6 mars, une femme essaie
même de se rassurer sur les dangers que court son mari :
(1) Ckemnitzer Volksslimmung, du 25 février.
L AVEU ALLEMAND.
883
Emmendingen (Bade), 6 mars.
«... Étant donnée la grande quantité de troupes qui se
trouvent là-bas et le raccourcissement du front devant Verdun,
les troupes doivent pouvoir être relevées. L'assaut n'a pas dû
être terrible : pourvu que cela ne vienne pas après! »
Sans doute, les soldats ne partagent pas ces illusions. Nous
verrons qu'ils trouvent, eux, l'assaut fort « terrible. » Mais
certains, en dépit des premiers échecs, gardent les grandes espé-
rances. On sent cependant un peu de trouble même dans les
lettres courageuses.
Devant Verdun. 8 mars 1916.
« ... Depuis quelques jours, notre avance est arrêtée... Nous
sommes maintenant dans le village d'Avoncourt (sic) près du
fort de Vaux. L'artillerie française, qui est ici en quantité
formidable, nous canonne sévèrement et continuellement. Je
crois qu'on n'a pas encore dans toute la guerre enlevé une forte-
resse aussi puissante que Verdun. Si nous pouvions l'avoir! »
Etvoici que, comme un écho, arrive d'Allemagne, le 20 mars,
l'expression d'un trouble profond :
H..., le 20 mars.
« En ce qui concerne la chute de Verdun, les gens d'ici
ont des opinions différentes. Un parti est d'avis que, par la
chute de Verdun, on en arrivera à une décision entre la France
et l'Allemagne; l'autre parti dit : « Nous avons Verdun, il est
vrai (sic), mais il s'en faut de beaucoup que nous ayons la
France. »
A la vérité, les communiqués de temps à autre triomphans
de l'État-major relèvent les espérances. Un homme convaincu
écrit de Bojanowo, en Posnanie, le 20 mars, que son ancien
chef de bureau « prend part aux grandioses succès de Verdun
(sic). » « Je lui ai souhaité, ajoute-t-il, bonne chance pour de
nouveaux succès et un heureux retour, et en particulier qu'il
puisse prendre part à la prochaine entrée à Verdun. »
Il va sans dire que les « bonnes nouvelles » trouvent créance
assez facilement ; on écrit de Bruchhausen, 26 mars : « On dit
dans les journaux que Verdun est incendié et que les Français
sont cernés, » et le même jour, d'Altona : « ... Hier, nous
884 REVUE DES DEUX MONDES.,
avons appris par une édition spéciale que Verdun a été incen-
dié. Bientôt il sera complètement à nous... »
Mais la chute de Verdun, escomptée à plus ou moins brève
échéance, amènera-t-elle la fin de la guerre? C'est la grosse
question.
A dire vrai, ce qui m'étonne, c'est de n'avoir pas trouvé
plus de lettres où les espérances se fissent jour, même après les
succès du 21 au 26 février. Cela s'explique, lorsque, d'autre
part, on a constaté le scepticisme ou tout au moins les craintes
que, dès le début, nous allons voir se manifester au sujet de
l'attaque projetée, puis exécutée.
A aucun moment, en effet, on n'a vu se manifester, tant sur
le front qu'à l'intérieur, cette confiance absolue qui régnait en
Allemagne à la veille des grandes opérations — invasion de
la France, attaque de l'Yser, campagne de Pologne, campagne
des Balkans. L'annonce de l'assaut de Verdun a déjà trouvé une
population lasse des « victoires » sans lendemain.
De cet état d'esprit je ne citerai que quelques témoignages
qui m'ont paru singulièrement typiques.
Sur le front d'attaque, l'annonce d'un prochain assaut sur
Verdun n'a pas soulevé l'enthousiasme unanime, — il s'en faut.
Je ne ferai pas état des dires des déserteurs et prisonniers.
Cela peut être simples racontars. Mais, dès le 10 janvier,
une lettre venue de Silésie dénote peu d'enthousiasme pour
l'opération.
Sandau (Prusse), 10 janvier.
« ... J'ai entendu dire que cela allait barder près de Verdun.
Cela va coûter pas mal de sang... »
Le soldat B..., du 64e d'infanterie, qui tient carnet, voit,
le 14, sans plaisir, se préparer de grands événemens.
« On dit que c'est le 12 (février) que l'attaque va commencer!
Ahl que ce sera amer! Le moral n'est pas précisément très
bon. Dans la nuit du 11, il a fallu sortir pour couper les fils de
fer et ménager les voies de sortie en première ligne. Oh! que
ce fut amer! La tempête hurlait et la neige tombait épaisse. Le
lendemain 12, l'attaque devait commencer à cinq heures après,
midi, mais en raison du mauvais temps on la remit d'un jour...
Mais il semble que ce ne soit pas encore pour aujourd'hui, car
le temps est très brumeux. Mais voici que dans l'abri, on crie :
L AVEU ALLEMAND.
885
Dehors, les brancardiers! Un projectile a tué un homme et en
a blessé deux. C'est amer. »
Ce n'est pas ce genre d'amertume que je relève dans une
lettre civile, mais une remarquable clairvoyance que je n'aurai
pas besoin de souligner lorsqu'on l'aura lue. Elle est adressée
au soldat P... du 104e d'infanterie (tué à la cote 304, le 17 mai)
par son père, citoyen d'Ittlingen (grand-duché de Bade).
Iltlingen, le 5 février 1916.
« ... Tu nous écris que cela va bientôt se déclencher : j'ai la
conviction que les Allemands ne perceront pas; ils se trompent
sur les Français, surtout sur leur artillerie; tous les soldats qui
viennent en permission disent que l'artillerie française est bien
supérieure à la nôtre... Tu peux penser si les nôtres perçaient sur
un point, quels feux croisés, quel Trommelfeuer ils recevraient.
Tout le monde serait tué. Je crois que l'individu qui voulait
prendre une forteresse avec un régiment était un fou. Est-ce
qu'on croit que les gens élèvent leurs enfans pour les conduire
inutilement à la boucherie? Après la guerre, on en reparlera...
Sois prudent; cela n'a aucun intérêt. Cette guerre ne finira pas
par les armes; que signifient la Serbie et le Monténégro? C'est
accessoire. C'est celui qui aura le plus longtemps à manger qui
sera vainqueur, et ce n'est pas nous. »
Vers cette époque, le 9 février, le soldat R..., de la 9e com-
pagnie du 64e, devant Verdun, écrit sur son carnet : « De lugubres
pressentimens nous oppressent... Dieu nous ait en sa garde ! »
et le soldat Didier, du 143e d'infanterie, qui passe la frontière :
« Nous sommes entrés dans le silence, en France. »
Que sera-ce le jour où, après un effort malheureux que nous
allons essayer de suivre, on entendra s'élever (le 19 avril) ce
cri de colère : « Les hommes sont entraînés de force à la
boucherie. »
m. — l'effort malheureux
Le 21 février, après huit jours passés à se morfondre sous la
pluie et dans la brume, l'Allemand attaque.
L'Allemand autrefois, — sur l'ordre de ses propres chefs, —
tenait un carnet. Depuis que les carnets saisis au début de la
campagne ont révélé les pires vilenies et des atrocités dès lors
886 REVUE DES DEUX MONDES.
indéniables, on a défendu aux hommes d'écrire. Les carnets,
aujourd'hui, sont peu nombreux, secs et sans grand intérêt.
En voici cependant quelques-uns entre nos mains. Ils nous
livrent quelques impressions de bataille, — un peu brèves. On
y trouve plus de résignation que d'élan.
Lisons le soldat R... de la 9e compagnie du 64e :
« 9 février. — De grandes et pénibles choses se préparent.
Dieu nous ait en sa garde.
12 février. — L'attaque ne se fera pas aujourd'hui à cause
du brouillard qui est mauvais pour nous.
13 février. — L'attaque a été remise encore une fois. Vers
47 heures, feu violent de Fartillerie française. Les déserteurs
ont dû trahir nos projets.
14 février. — Donc cette offensive n'aura pas lieu ; elle a
été déjouée. On s'en aperçoit en observant les officiers qui se
remettent à gueuler, alors qu'auparavant ils se tenaient silen-
cieux et pâles dans les abris.
17 février. — Violens tirs d'artillerie. Nous sommes terrés
dans nos abris et nous parlons du pays... Ah! la paix; tous
nous avons assez de cette vie. Il pleut tous les jours; on ne
peut pas se sécher.
20 février. — Le feu augmente de violence aujourd'hui :
jusqu'à 600 obus de gros calibre en une heure et demie. Nos
abris et nos tranchées sont bouleversés.
22 février. — Ce soir, nous attaquons; ce sera chaud, mais
il faut que ce soit. Dieu nous protège ! »
Voici le carnet du soldat X..., compagnie de mitrailleuses
du 87e :
« 21 février. — Déclenchement de l'offensive sur le front
occidental. Toute la journée Trommelfeuer : à 6 heures du soir,
assaut. Les Français se défendent vaillamment.
22 février. — Le matin Trommelfeuer. A midi, assaut des
1er et 2e bataillons.
23 février. — Nous sommes en réserve en arrière de la
3e position française. Nous passons la nuit dans l'entonnoir
d'un obus de 21 centimètres et mourons presque de froid.
6i ••:•! •■•'•! ■
26 février. — Mort de notre commandant de régiment. Nous
occupons la hauteur devant Bras.
29 février. — Relève. »
l'aveu allemand. 887
Le point culminant de la bataille est la prise de Douaumont,
« due, écrira le Communiqué, à la ruée ardente des re'gimens
brandebourgeois, » mais qu'un document secret allemand,
tombé entre nos mains, apprécie en un style infiniment moins
glorieux. Négligeant ce document, je m'arrête à la lettre d'un
soldat du 69e. « Les Brandebourgeois, écrit-il le 28, ont rem-
porté la grande victoire de Verdun (sic). » Seulement il ajoute
en homme clairvoyant : « Mais je pense que leurs rangs se
sont encore bien éclaircis... Cela dure depuis trop longtemps! »
Ces jours, ce sont les jours de triomphe, les « beaux jours de
Verdun, » pour les Allemands. Il n'y parait guère déjà d'après
les lettres. Mais voici venir les jours sombres : l'élan est brisé;
le Français se « défend vaillamment », et opposant « une
résistance monstrueusement opiniâtre, » rejette son ennemi,
en fait un massacre. Le mieux me parait de suivre l'ordre
chronologique. On verra les plaintes grandir chaque jour plus
fortes.
Dès le 1er mars, Fritz Z... s'estime si malheureux qu'il
maudit ceux qui l'ont envoyé à cet « enfer. »
Devant Verdun, 1" mars 1916.
« Mes chers parens,
« ...Je vous fais savoir que je vais très mal, car je mange
tous les jours mon pain sec. Nous sommes dans une triste
région et tous les jours ça barde. Qu'est-ce que le pasteur a dit
encore? Il l'a belle de parler en chaire des braves Feldgrauen,
mais il ne vous raconte pas ce que tous ceux-ci ont à souffrir..
S'il n'y a plus rien à bouffer (fressen), qu'on fasse donc la paix.
Les riches peuvent bien tenir, mais les pauvres ont à souffrir... »
Le o mars, notre mitrailleur de tout à l'heure, ramené à la
ligne de feu, est « dans le ravin du Chauffour et bois Albain »
(près Douaumont) : « Nous souffrons beaucoup du froid, du feu
de l'artillerie française et de notre propre artillerie. Pour aller
chercher le manger, il nous faut traverser un tir de barrage
français sur la ferme des Ghambrettes.
9 mars. — Trommelfeuer de notre artillerie. Une de nos
batteries lourdes tire sans discontinuer (toute la journée) trop
court, ce qui occasionne de très fortes pertes. A midi, assaut.;
Nous arrivons à la deuxième tranchée française. Cette journée
888 REVUE DES DEUX MONDES.
a été une défaite pour notre artillerie lourde. Alors que les
troupes occupent la même position depuis une semaine, il n'est
pas admissible que l'artillerie tire trop court et encore pendant
toute une journée. Gela témoigne d'une grande indifférence de
ces messieurs.
10 mars. — A midi, nous devions faire assaut. En raison
d'un violent Trommelfeuer des Français, l'assaut a dû être
retardé. Très lourdes pertes pour notre régiment. Dans la nuit,
nous sommes relevés, il était grand temps, car sinon tous les
hommes seraient devenus fous dans ce « trou de sorcier. »
Le soldat E..., du 6e Leib. Gren. Rgt., pendant ce temps, se
morfond sous nos obus en arrière de Vaux. II n'a pas pris part
à l'assaut du fort, mais on lui a raconté que la division voisine
avait pris et perdu le fort de Vaux. Le malheur est que nous
n'ayons pas, — et pour cause, — la lettre d'un soldat de cette
fameuse division Guretsky, datée du fort de Vaux, et cependant
toute l'Allemagne, sur la foi d'un communiqué mensonger,
s'entêtera à affirmer qu'elle est entrée dans le fort.
Devant Verdun, 10 mars.
« ... Depuis hier matin, il y a beaucoup de neige; elle
arrête tout et ralentit les opérations devant Verdun. Nous ne
sortons pas du froid, de la pluie, de la neige, de la boue et
nous campons à la belle étoile... En outre, nous sommes con-
stamment sous un feu intense d'artillerie qui fait chaque jour
bien des victimes, car nous n'avons ni tranchées ni abris. Jus-
qu'à présent, nous avons été en deuxième ligne. Ce soir, nous
passons en première ligne. Nous ne pouvons avoir aucune
confiance dans notre artillerie lourde. » Et voici où le canard
s'envole : « Hier matin, notre autre division avait pris le fort
et le village de Vaux, mais elle a dû les évacuer parce que
(admirons l'explication) notre artillerie tirait dedans sans
arrêt. »
L'Oberleutnant du 7e Rés. a, lui, été sur la croupe de
Vaux, mais il ne parle pas de la prise du fort — naturellement.
« // mars. — A trois heures, départ pour la position devant
le fort de Vaux. Au lever du jour, nous occupons la position
qui était tenue par le 6e régiment. Le fort est à WO mètres en
avant de notre ligne. La position se compose de trous qui sont
réunis entre eux...
l'aveu allemand. 889
1% mars. — A quatre heures, départ pour la nouvelle posi-
tion (plus à droite), relève d'une compagnie du 37e. La plaine
derrière nous est soumise à un tir de barrage. Le transport des
vivres est difficile. A notre droite et plus bas se trouve le vil-
lage de Vaux dont les trois quarts sont entre nos mains.
Derrière Vaux se trouve leDouaumont; derrière nous l'ouvrage
et le bois de Hardaumont. Le soir, tir d'obus asphyxians de
notre artillerie. Des mitrailleuses et des Scharfschutzen (fran-
çais) tirent depuis le boqueteau à mi-pente au-dessus du village
de Douaumont, particulièrement sur la 6e compagnie qui a
quelques pertes.
14 mars. — Les Français commencent à lancer des bombes
sur notre position.
15, 16, 17 mars. — Nous faisons des pertes par le Kurtgits-
tave. Attaque du 60e sans résultat.
18 mars. — L'après-midi, attaque sur le bois de la Caillette
et à la Carrière sans succès. »
Cette croupe de Vaux devient l'effroi du soldat allemand :
un malheureux trahit, dans une courte carte, une sorte d'égare-
ment :
Le 24 mars 1916. — « Devant le fort de Vaux. Je n'ai pas
besoin d'en écrire davantage. Tout le reste se comprend. Je
veux cependant avoir de l'espoir. C'est amer! bien amer! Je
suis encore si jeune! A quoi bon? Que sert de prier, de sup-
plier? Les obus! les obus! »
Le froid continue à sévir — et ce qui en aggrave la rigueur
(il n'y a qu'une voix) on est mal nourri, parfois même privé de
tout aliment. Un homme du 44e régiment d'artillerie de cam-
pagne s'en plaint amèrement : « La nourriture laisse à désirer.,
lJas de pain et pas d'alimens gras, » et d'Allemagne (Strassburg,
Prusse, le 20 mars) on écrit : « Tu nous écris que vous avez dû
sucer de la neige tellement vous souffriez de la faim. » On plaint
le pauvre, en ne lui donnant que cette consolation : « Mais crois-
tu qu'il en est autrement ici, car ici on ne peut rien avoir. »
Les combats, cependant, suivent leur cours. L'artillerie fran-
çaise continue à faire de la casse. Un homme, qui a été de
l'assaut de la cote 265, écrit le 23 mars : « Dès les premiers
bonds, les projectiles se mirent à siffler au-dessus de nos têtes.
Nous reçûmes un feu terrible de mitrailleuses et d'artillerie au
moment où nous nous lancions à l'assaut de la hauteur 265,
890 REVUE DES DEUX MONDES.
en poussant des hurras. Nous enlevâmes les premières tranchées.
Malheureusement, nous y subîmes des pertes assez fortes. De
mon escouade qui comprenait dix-neuf hommes, il n'en reste
plus que trois... Celui qui s'en tire avec un Heunatschutz peut
dire qu'il a de la chance, mais maints camarades y laissent
aussi la vie. » Un revenant de Russie est terrifié par ce feu :
« Je suis de nouveau en campagne, écrit-il le 3 avril, mais sur
le front occidental. En Russie, c'était un jeu d'enfant à côté du
feu d'artillerie d'ici. »
On comprend que l'Empereur et le Kronprinz sentent, vers
le 1er avril, le besoin de remonter les soldats. A cette date, le
mitrailleur du 87e assiste à une inspection par le souverain et
son fils. Guillaume II prononce une allocution qui se termine
par ce mot d'une vérité incontestable : « Quand l'ennemi sera
abattu, nous aurons bientôt la paix. » De cette revue de Mar-
ville, nous avons un autre compte rendu, dans la lettre (du
2 avril), d'un soldat de la 21e division, qui ajoute que « l'Em-
pereur est devenu très vieux, » — le discours semblant d'ailleurs
en témoigner. t
Reste « pour avoir bientôt la paix, » à « abattre l'ennemi. »
Or, les lettres et carnets continuent à révéler chez les soldats
allemands la plus amère déception. Deux lieutenans échangent
leurs impressions; le lieutenant B..., du 32° de réserve, écrit au
lieutenant W..., du 82e de réserve, le 29 mars : « Votre position
n'est certainement pas des plus agréables, mais notre régiment
n'est pas mieux partagé, et l'artillerie ennemie nous inflige de
lourdes pertes (près de Douaumont). » Le mitrailleur du 87e qui,
le 6 avril, a été porté « à la position de la première ligne à
gauche de Douaumont, » signale que, « le 8, l'attaque a été étouf-
fée « par le violent tir des Français » et, le 14, il écrit mélan-
coliquement : « Aujourd'hui mon 19e anniversaire. Comment
me faut-il le célébrer? Par la pluie et le feu de l'artillerie,
blotti dans un trou sous terre comme une taupe. N'avoir que
dix-neuf ans et être en guerre depuis dix-sept mois! »
Le soldat S..., du 80e régiment, n'estime pas plus que ses
camarades le séjour de la rive droite : « ... Nous sommes ici,
écrit-il le 11 avril, dans un trou d'enfer : feu d'artillerie jour et
nuit. Hier, un obus est tombé tout près de l'église, et, du coup,
trois hommes tués et neuf blessés. Tu aurais dû les voir courir.
Si seulement cette malheureuse guerre prenait fin 1 Pas un
l'aveu Allemand. 891
homme raisonnable ne peut justifier une pareille tuerie
d'hommes... Nous sommes en ce moment au Nord-Est de
Verdun, certainement une situation bien délicate... Bien que
nous ne soyons pas depuis longtemps en position, nous en
avons plein le nez (die nasc voll) et aspirons à la paix, et nous
voudrions envoyer au front tous ces messieurs qui sont cause de
la guerre et y trouvent de l'intérêt! S'il en était ainsi, nous
aurions la paix depuis longtemps. »
On n'est pas beaucoup plus heureux sur la rive gauche, où,
arrêté sur la rive droite, l'Allemand a reporté son principal
effort. Le bois des Corbeaux a été le « tombeau » de maints régi-
mens : le Mort-Homme (dont le communiqué du 15 mars a
annoncé la prise) continue à opposer une infranchissable bar-
rière à la ruée allemande. Et, chose intéressante, c'est un offi-
cier allemand lui-même qui vient donner au communiqué men-
songer le plus formel démenti. Il s'agit du lieutenant R..., du
71e de réserve. Le 8 avril, il écrit :
« Mon cher Walter... Je suis assis en ce moment dans mon
trou, et je pense à toi. Ah! quelle différence entre le séjour ici
et la vie en Allemagne! Depuis huit jours, je suis dans la saleté
sans pouvoir me laver. Nonowow n'était pas bien agréable, mais
ici, dans cet enfer, devant Verdun, c'est d'une mortelle tris-
tesse. Demain, notre régiment attaque entre le bois des Cor-
beaux et le Mort-Homme, que, d'ailleurs, les Français occupent
toujours et où ils ont d'excellens observatoires. Le cercle autour
de Verdun se referme un peu, mais mon opinion, fondée sur
l'extrême précision du tir de l'artillerie française et la quantité
innombrable de leurs canons, est que nous ne prendrons pas
Verdun. Cela coûte trop d'hommes. Pour l'avoir, il nous fau-
drait des mois de combat. »
Ne quittons pas le corps des officiers. Le lieutenant H...,
du 81e, fait écho, — sur la rive droite, le 15 avril, — au lieu-
tenant S..., sur la rive gauche. Sa lettre mérite d'être tout
entière transcrite ici :
En campagne, le 15 avril 1916.
« Mes chers parens,
« Vous attendez probablement avec impatience un signe de
vie de moi. J'espère que celle lettre vous parviendra, mais il
n'est pas facile ici de mettre ses lettres à la poste.j
892 REVUE DES DEUX MONDES.,
« Mon beau temps d'officier de liaison avec le régiment 56
est passé depuis plusieurs jours. Nos pertes en officiers sont
assez considérables, de sorte qu'il a fallu que je prenne la
8e compagnie comme commandant de compagnie. Je me trouve
actuellement avec ma compagnie en toute première ligne. Je
suis ratatiné dans un tout petit trou de boue qui doit me pro-
téger contre les éclats des obus ennemis qui arrivent sans arrêt.
J'ai déjà vu bien des choses à la guerre, mais je n'avais encore
jamais connu une situation aussi indescriptiblcment effroyable.
Je ne veux pas vous en faire une description détaillée, car je
vous inquiéterais inutilement. Nous sommes jour et nuit sous
un tir d'artillerie effroyable. Les Français font une résistance
monstrueusement opiniâtre. Le 11 avril, nous avons fait une
attaque pour prendre les tranchées françaises. Nous avions
commencé par faire une préparation d'artillerie très considé-
rable, pendant douze heures, puis l'attaque d'infanterie s'est
déclenchée. Les mitrailleuses françaises étaient absolument
intactes, de sorte que la première vague d'assaut a été immé-
diatement fauchée par le tir des mitrailleuses, dès qu'elle a eu
quitté la tranchée. En outre, les Français ont déclenché à leur
tour un tel tir de barrage d'artillerie, qu'il a été impossible de
plus penser à aucune attaque. Nous sommes maintenant dans
la tranchée de première ligne, à environ 120 mètres des Fran-
çais. Le temps est lamentable, froid et pluie continuelle, je
voudrais que vous voyiez en quel état je suis, bottes, pantalon,
manteau, trempés et couverts d'une couche de boue d'un
pouce.
« Tous les chemins sont pris sans arrêt sous le canon par
l'artillerie française, si bien que nous ne pouvons même pas*
enterrer nos morts. C'est lamentable de voir ces pauvres diables
gisant morts dans leurs trous de boue. Tous les jours nous
avons des tués et des blessés. Ce n'est qu'en risquant des
existences qu'on peut faire mettre les blessés en sûreté. Il faut
aller chercher le repas à 3 kilomètres en arrière aux cuisines
roulantes, et là aussi il y a danger de mort. Nous avons tous les
jours des tués et des blessés parmi ceux qui vont chercher le
repas, si bien que les gens aiment mieux souffrir de la faim,
que d'aller chercher à manger. Dans la compagnie, presque tout
le monde est malade. Être à la pluie toute la journée, complè-
tement trempé, dormir dans la boue, être nuit et jour sous un
l'aveu allemand.
893
bombardement effroyable, et cela pendant 8 jours et 8 nuits
consécutifs, cela brise complètement les nerfs. Au point de vue
santé, je vais encore assez bien. J'ai les pieds complètement
trempés et froids et un froid colossal aux genoux.
« J'espère que j'aurai le bonheur de sortir vivant d'ici, je me
le souhaite, car on ne peut même pas y être enterré propre-
ment (1). »
Le soldat S..., du 208e, est encore plus amer et devient
même violent.
En France, le 15 avril.
«... Tu ne peux t'imaginer à quel point j'ai parfois assez
de la vie, car ici on nous fait barder suivant toutes les règles
de l'art. On n'a pas de repos jusqu'à ce qu'on tombe le nez dans
la boue. Quelle dérision quand on lit dans les journaux : « Nos
chers soldats (Feldgrauen)! » Si vous saviez à quelles épreuves
ils sont soumis et embêtés encore par-dessus le marché, on ne
vous servirait pas de pareilles histoires. Hier, il faisait encore
un temps affreux et nous étions transpercés jusqu'aux os. Alors
on a dit : « Pourquoi ne chantent-ils pas aujourd'hui ? » Et
dans notre misère, il a fallu encore chanter. »
Ce chant par ordre, quelle lueur il jette sur ces malheureux
et la mentalité de l'armée ennemie !
Je m'arrête : que de lettres il faudrait maintenant insérer
ici ! C'est tantôt une phrase sur les terribles blessures causées
par les éclats de nos obus « coupans et très chauds » (soldat
du 201e Réserve, du 18 avril), tantôt une plainte amère sur la
« grêle d'obus » tombant jour et nuit, et transformant le
terrain, où le soldat M..., du 39e Réserve griffonne sa carte, en
un champ « de ruines et de mort. » Et M... d'ajouter : « Je me
figurais que je ne partirais pas et voilà que je suis envoyé juste-
ment où c'est le plus terrible. » Faut-il citer aussi la lettre
(28 avril) d'un soldat du 39e Réserve qui est « avec le médecin,
en réserve, » mais voit avec tristesse arriver les blessés et partir
une foule de malades. « Nous avons continuellement des
pertes, toutes par l'artillerie... En outre, il n'y a rien à faire
avec nos troupes maintenant. Nous avons beaucoup d'évacués
pour maladie : typhoïde, dyssenterie, etc. »
(1) J'ai vu interroger le lieutenant H..., c'est un grand et gros jeune homme
qui n'avait certes point l'apparence d'un gaillard facilement démoralisante.
*^ REVUE DES DEUX MONDES.
Plaintes sur la nourriture, dont parfois on est totalement
prive. « Nous avons chaque soir la moitié d'un verre à boire
de café, » écrit le 11 avril un homme du 39e Réserve), plaintes sur
les « nerfs irrités, » les « nerfs malades, » les « nerfs absolu-
ment brisés, » plaintes sur l'artillerie française encore, qui
non seulement fait subir de grosses pertes en avant et en
arrière, mais encore (lettre d'un musketier du 20e régiment,
du 28 avril) bouleverse tous les travaux : « Tout ce que nous
construisons est aussitôt démoli par l'artillerie. »
A mesure que la bataille s'avance, sans avancer, la démora-
lisation s'aggrave, se traduit dans tant de termes et dans tant
de lettres qu'il me faut choisir.
29 avril 19)6.
« ... Je suis maintenant depuis quelque temps à l'hôpital
pour ma maladie de cœur; j'ai pris part à l'offensive devant
Verdun et cela m'a tapé sur les nerfs... Il m'est impossible de
te décrire la bataille devant Verdun telle qu'elle a été et qu'elle
est en réalité. Il n'y a jamais eu, sur aucun théâtre d'opéra-
tions, une lutte d'artillerie pareille à celle qui s'est déchaînée
là... Nos trois batteries ont perdu plus de 300 hommes tués ou
blessés en sept semaines, alors que pendant tout le reste de la
guerre elles en avaient perdu à peine 500... » (Lettre du conduc-
teur G... au soldat X... du 78e Réserve.)
Devant Verdun, sans date.
« Je vous fais savoir que je suis encore en bonne santé,
bien qu'à moitié mort de fatigue et d'effroi. Je ne peux pas
vous écrire tout ce que j'ai vécu ici, cela a dépassé de loin tout
ce qui avait eu lieu jusqu'à présent. En trois jours environ, la
compagnie a perdu plus de 100 hommes, et bien des fois je n'ai
pas su si j'étais encore vivant ou déjà mort... J'ai déjà aban-
donné tout espoir de vous revoir. Celui qui sortira d'ici entier
pourra remercier Dieu.... » (Lettre saisie sur un blessé allemand
du 56e Réserve.)
Devant Verdun, 30 avril.
« Je suis depuis le vendredi saint devant Verdun. C'est
effroyable. Nous avons eu déjà beaucoup de pertes. Nous
sommes sur le penchant d'une montagne, dans des trous...
l'aveu allemand.! 895
C'est parfois épouvantable. On dirait que la montagne s'écroule...
Les cuisines sont a deux heures de chemin en arrière. Pour
Pâques, nous n'avons rien eu à manger ni à boire, si ce n est
la moitié d'un quart de café. De l'eau, il n'y en a plus une
goutte ici ; mais maintenant la ration de café augmente un peu,
car notre nombre diminue de plus en plus. »
Je crois bien que le cri du chasseur L..., de la lre com-
pagnie du 11e bataillon, est dans nombre de bouches : « Ich
bin's cloud satt. J'en ai par-dessus la tête. » Il ajoute énef-
giquement : « Ce fumier-là aura bien une fin. »
On sourira de la conclusion imprévue que tire un soldat du
56e Réserve (9e compagnie), plus illusionné : « Il faut espérer
que le Français réfléchira bientôt et fera la paix : alors notre
plus grand souhait sera accompli. »
Et voici, pour finir, une des dernières lettres trouvées sur
un soldat et datée du 6 mai :
« Ce sera sans doute la dernière fois que je vous écris, car
on nous conduit à l'abattoir (1). »
Est-il besoin, après ces quelques lettres prises entre tant d'au-
tres, de donner les extraits d'interrogatoires, qui, tous, confirment
ces témoignages? Je n'en citerai que quelques traits entre mille.
Tous se lamentent sur les pertes subies par le fait de
notre artillerie ; ils décrivent les combats autour de Douau-
mont, devant Vaux, au bois des Corbeaux, au pied du Mort-
Homme, comme autant de « massacres. » Plusieurs affirment
que, devant la mort presque certaine, le nombre est croissant
des hommes qui se font porter malades la veille des combats.
« Les officiers feraient de même, » dit le compte rendu d'un
interrogatoire de soldats du 28e Ersatz bavarois, et il resterait
actuellement a la 12e compagnie « un officier sur quatre. » Des
Polonais du 60e régiment donnent, eux, les noms. La veille
d'un engagement à l'Ouest de Vaux, le 10 avril, « le major B...,
commandant le régiment, et le capitaine G..., commandant le
3e bataillon, se sont fait porter malades. » Des grenadiers du
3« régiment, 12e compagnie, racontent avec une grande aigreur
que (( le capitaine commandant la compagnie, très dur avec
les hommes, s'est fait porter malade le 22 avril, en arrivant
aux tranchées. »
(1) De Grunberg, le 11 mai, on écrira : « Tous les soldats écrivent qu'ils en ont
assez. »
896 REVUE DES DEUX MONDES.
Les pertes sont d'ailleurs effroyables : je ne citerai que
quelques témoignages. Un soldat du 8e grenadiers a écrit de
Benzheim, le 26 février : « J'ai été blessé le 24 février devant
Verdun. Nous avons eu de durs combats et de lourdes pertes.
Notre commandant de compagnie a été tué et les trois Zugfùhrer
ont été blessés. » Un autre soldat écrit : « Du 21 février au
12 mars, j'ai pris part à l'attaque de Verdun... Nous, c'est-
à-dire une compagnie, étions partis avec 210 hommes et nous
sommes revenus avec 30, » et il ajoute : « Savoir s'il y aura la
paix si Verdun tombe, c'est encore douteux! » Or, c'est pour
la paix qu'on se jetait à l'assaut.
Est-il étonnant qu'un prisonnier du 130e régiment, décrivant
après tant d'autres le moral en baisse de ses camarades, ajoute:
« Ce sont ces combats stériles devant Verdun qui ont déprimé
les courages. »
Les officiers du 11e chasseurs parlent de nouveau de recourir
au revolver contre leurs hommes, de jeunes soldats de la
classe 1896 ayant refusé de sortir des tranchées.
On essaie toujours, en haut lieu, de remonter les courages :
généraux, princes, l'Empereur lui-même se répandent en
harangues et proclamations.
Un ordre de l'armée parle « d'un arrêt momentané de la
lutte pour repartir ensuite à de nouveaux combats, » car il
faut prendre Verdun, « cœur de la France, » a dit le Kronprinz,
ce qui indique chez ce prince une médiocre connaissance ou
de la géographie ou de la physiologie. Les hommes, dit un
soldat du 8e, ont souri de l'expression, se demandant « com-
ment le cœur de la France pouvait se trouver à Verdun. »
L'Empereur, passant en revue la 21e division, s'est écrié :
« La décision de la guerre de 1870 a eu lieu à Paris. La guerre
actuelle doit se terminer à Verdun par une victoire essentielle
(wessentliche Sieg); » et le général von Deimling, devant les
troupes du XVe corps d'armée, dans la région de Norroy-le-Sec,
a prononcé, le 14 avril, une allocution vibrante : « Le XVe corps
d'armée s'est déjà distingué; il faut encore faire un effort pour
prendre Verdun, âme de la France. Nous n'avançons que lente-
ment, mais nous l'enlèverons certainement. Nos femmes, nos
enfans, nos parens le veulent. Les Français défendent Verdun
avec acharnement. Ils ont déjà engagé trente-huit divisions, et
ceci prouve toute l'importance qu'ils attachent à la place; mais
l'aveu allemand. 897
nos vaillantes troupes seront victorieuses, et les hommes du
XVe corps pourront être fiers, en rentrant dans leurs foyers, de
dire qu'ils ont participe' à la prise de Verdun. »
Cette harangue, napoléonienne, — à laquelle il ne manquait
qu'une chose : Austerlitz, — n'a pas produit grand effet.
La troupe ne croit plus, nous allons le voir, à la prise de
Verdun, et la population civile de l'Allemagne, déçue, ne
dissimule pas sa cruelle déconvenue.
IV. — LA DÉCEPTION
Ittlingen, 2 mars 1916.
« ... Nous sommes très inquiets, car nous pensons que tu es
aussi près de Verdun : là-bas, tout le monde est tué (Ailes
kaput) et il ne faut pas songer le moins du monde à percer. Les
Français ne sont pas des Russes et on ne peut pas dominer leur
artillerie. Tout ce que les journaux racontent, personne ne le
croit plus. Il n'y aura pas de décision, car chez les Turcs non
plus, cela ne va pas... Par quelles épreuves tu passes et rien à
manger !... Au début, ce n'était qu'un cri au sujet de nos grands
succès... Quelques criailleurs s'imaginaient que Verdun tombe-
rait en quelques jours. Oui, s'il n'y avait pas V artillerie fran-
çaise! Il ferait bon marcher sur Paris, s'il n'y avait pas les
Français en travers de la route! »
Déjà, la déception est formelle et l'aigreur de la déconvenue
donne de l'esprit à ce bourgeois d'Ittlingen, mais un esprit bien
peu conforme à « l'incomparable discipline. »
Strassdorf, 6 mars.
« Malheureusement, nous apprenons que tu es devant Ver-
dun... Ce doit être effroyable de tenir ainsi sous le feu des obus.
Les journaux français eux-mêmes écrivent qu'être à Verdun
maintenant, c'est pire qu'être en enfer; et pourtant, depuis
quelques jours, on dit que vous n'avancez plus. Les Français cl
les Anglais se défendent évidemment jusqu'à la dernière limite. »
« Vous n'avancez plus! » Huit jours avant, l'Allemagne illu-
minait pour la prise de Douaumont. Déjà, on s'impatiente, le
6 mars! et les lettres vont nous mener à la fin de mai, sans
qu'il y ait plus lieu d'allumer un lampion; au contraire. Les
lauriers sont coupés.
TOME XXXIII. — 1916. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
L'heure des grands espoirs a été brève, plus brève encore
l'heure des grandes ivresses.
A part quelques lettres que j'ai citées plus haut, je ne
trouve plus, à partir du milieu de mars, que des lettres
inquiètes, mécontentes, grondantes, bientôt affolées.
Dès le 5 mars, on écrit de Berlin-Rummelsburg « que le fils,
soldat, a perdu tout courage, » et on ajoute : « Il serait vraiment
grand temps que ces terribles massacres finissent. » Verdun
apparaît à tous comme un « trou d'enfer. » Sans aucune
pudeur, un soldat de la marine écrit, le 20 mars, d'Héligoland
à un camarade, le sous-officier K..., du 99e, devant Verdun.
« Tu es vraiment un enfant du malheur : (Un g lue k- fils), te voilà
devant Verdun. Moi, j'ai un bonheur de cochon fSchweingluck)
de m'être trouvé une semblable petite place. Nous ne sommes
plus que quatre ici, mais chacun de ceux-là a trouvé sa petite
embuscade. » Et il ajoute : « Penses-tu que cette attaque
de Verdun soit sérieuse? Je pense que nous allons encore
nous cogner le crâne contre la forteresse et que nous allons
encore verser bien du sang. » Même sentiment dans une lettre
de Budderbrock du 23 : « Avant que vous l'ayez enlevé (Verdun),
il faudra que plus d'un y laisse encore la vie. Ce matin encore,
il est arrivé une nouvelle annonce de mort. » Ces « annonces
de mort » se multiplient. Les journaux allemands, tout en
publiant des nouvelles rassurantes, sont obligés (l'expression a
toute sa valeur), de faire la part du feu. « Est-ce vrai, écrit-on,
le 24 mars d'Hindenburgos, que vous avez eu d'aussi grosses
pertes comme on le dit dans les journaux? » Et, dit un corres-
pondant du soldat K..., du 19e, écrivant d'Adelsdorf, le 19, « à
quoi bon se sacrifier puisque la forteresse n'est pas tombée
entre nos mains? »
Déjà les esprits s'aigrissent. A Leipzig, on regarde avec
désespoir partir, le 27 mars, un gros contingent pour le 106e :
(c Les 106 doivent avoir encore eu de bien grosses pertes. Espé-
rons que cette cochonnerie finira bientôt. » Et le ton montant
avec l'exaspération : « On devrait refuser de marcher, et cela
serait la fin. Les Grands n'ont qu'à se débrouiller tout seuls.
Après tout, cela nous est bien égal d'être Français, Anglais ou
Russes. Ici, c'est une vraie misère. Si ça continue quelque temps,
il y aura ici un sérieux grabuge. »
Deulschland uber ailes!
l'aveu allemand. 899
Je passe sur une demi-douzaine de lettres de la fin de mars,
sur le thème formulé par l'une d'elles (de Morsbach, 29 mars) :
« Pourquoi et pour qui les pauvres gens doivent-ils donc se
laisser immoler? »
Les plus mauvais bruits circulent :
Niéderdorla, 30 mars.
« ... On raconte ici que les soldats auraient déposé leurs
armes en disant qu'ils ne voulaient plus combattre avec de la
marmelade pour nourriture (1). Je ne peux pas leur donner
tort..., si cela est vrai... » Et voici une note intéressante : « La
misère dans le pays est très grande. En France, il ne peut en
être ainsi, car les prisonniers qui sont chez Karl Millier
reçoivent des envois, même de leurs compagnies. J'en tremble
quand je vois ces gaillards. »
On sait, par les lettres de soldats, qu'ils sont, eux aussi, peu
nourris.
Et peu à peu se fait jour un sentiment que je vois bientôt se
formuler dans bien des lettres : la rancune contre le riche qui
s'embusque.
19 avril 1916.
« Mon cher mari,
« C'est épouvantable : les hommes sont entraînés par force à
la boucherie ; naturellement, ce ne sont que les pauvres, car
les riches ne vont pas si loin à l'avant. Au commencement de
la guerre, on lisait dans les journaux que tel ou tel riche avait
été tué, mais maintenant, il n'y a plus que les pauvres qui
tombent au champ d'honneur. Merci pour l'honneur ! Vous
vous faites tuer là-bas, et nous, à l'intérieur, nous mourons de
soucis et de chagrins. » Une autre'correspondante écrit : «... De
ceux qui ont causé la guerre aucun ne meurt. »
On voit partir avec tristesse, parfois avec désespoir, les
jeunes hommes comme les « vieux : »
De Hagen (Westphalie), on écrit, le 5 mars, à un homme
(1) J'ai laissé de côté quantité de passages de lettres de soldats ayant trait à
cette question de la marmelade. Les hommes écrivent souvent : « C'est la guerre
de la marmelade. » Je pourrais résumer le point de vue alimentaire qui absorbe
tant de gens par cette formule : « Trop peu de saucisses à l'arrière, trop de
marmelade à l'avant. »
900 REVUE DES DEUX MONDES.
du 56e régiment : « Avant-hier et hier sont de nouveau partis
4 000 hommes, mais il aurait fallu que tu voies comme ils
étaient tristes tous! »
Les départs succèdent aux départs. De Letzel Wiebelsbach :
« Les jeunes gens de dix-huit ans ont dû tirer au sort... Gela ne
s'arrêtera pas jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne; » de
Wiesbaden : « Les jeunes gens de dix-huit ans sont déjà incor-
porés, ceux de dix-sept ans ont dû se faire inscrire sur les
listes de recrutement; » de Kl. Ringne (Westphalie) : « On
revise et incorpore de nouveaux hommes; » de Stammhamm :
(( Tu me demandes s'il y a encore des jeunes ici : malheureu-
sement ceux de dix-huit ans ont dû être incorporés le 4 avril.
Il n'y a plus que de tout jeunes gens ou des vieux comme moi. »
De Hambourg : « Maintenant, toute la classe 1916 s'en va au
front; samedi dernier, plus de 4 000 hommes sont partis d'ici.
Quand tout cela finira-t-il? » et le 19 avril : « Ceux de la
classe 1897 partent demain. » Ces enfans font pitié. « Il faudra
leur donner des jouets, » écrivait-on déjà le 31 janvier. Le
patriote de Bojanowo lui-même ne peut s'empêcher de s'apitoyer
ou de sourire devant la façon dont, par ailleurs, on racle les
tiroirs : « Même mon cousin de Gharlottenburg qui, dans le sens
le plus strict, n'est qu'un soupçon d'homme (ein Gedanke von
Gestalt) a dû y passer... Et le petit Max L... le tailleur, « la
dernière levée de l'Allemagne, » a été déclaré bon pour le service
de garnison. »
Aussi, un citoyen d'Alsfeld regarde-t-il avec « pitié » les
hommes qui, s'acheminant à la bataille, cantonnent dans la
ville. <( Il y a parmi eux des figures à faire pitié. Aucune compa-
raison avec nos beaux hommes de l'active de 1914! »
Tous les huit ou quinze jours, l'Allemagne apprend un
« colossal succès » obtenu par « l'incomparable armée. »
Beaucoup y sont encore pris : presque tous les Allemands ont
cru que Douaumont avait été emporté par la « ruée ardente des
réo-imens brandebourgeois, » encore que l'État-major sache qu'il
n'en est rien; toute l'Allemagne a cru que le Mort-Homme
était entre les mains de ses troupes depuis le milieu de mars,
alors que nous avons vu le lieutenant R... affirmer dans sa
l'aveu allemand. 901
lettre du 9 avril que « les Français l'occupaient toujours. »
Toute l'Allemagne a cru encore un instant, le 26 mars, que
Verdun étant « incendié » et les Français « cernés, » la ville
serait bientôt « complètement à elle. »
Mais déjà au commencement d'avril, le scepticisme devient
général. Les nouvelles qui arrivent du front ne justifient guère
l'optimisme inouï des journaux. Un soldat du 125e Landwehr a
déclaré, le 48 avril : « L'opinion, à propos de Verdun, est que
si la place avait pu être prise, elle le serait depuis six semaines. »
Et, de fait, je ne vois plus une seule lettre où perce le moindre
espoir qu'on entrera à Verdun.
Un Alsacien, évacué de Mulhouse, écrit le 24 avril : « La
jactance des officiers allemands à Mulhouse a beaucoup baissé.
On ne parle plus de victoire, mais on espère encore une paix
honorable. Quant à la troupe, elle est tout à fait démoralisée et
aspire à une fin rapide. »
Le 49 avril, une lettre au lieutenant A..., du 472e régiment,
datée d'Offenbourg (Bade), contient cette phrase : « La masse
du public a une attitude de plus en plus indifférente vis-à-vis
des événemens de la guerre et s'occupe bien plus de ses soucis
économiques. »
C'est que, pendant que de jour en jour la grande victoire de
Verdun paraît aux uns plus vaine, aux autres plus hypothé-
tique, on « se bat pour le pain quotidien. »
V. — LA « LUTTE POUR LE PAIN QUOTIDIEN »
« Je ne peux plus vivre cette vie-là; je ne peux pas résister
à cette lutte pour le pain quotidien. »
C'est le cri de désespoir par lequel se termine, le 19 mars,
la lettre d'une femme de Linden (Hanovre) à son mari. Pas un
instant, il n'y est question des « grandioses succès » de Verdun.
La guerre en France devient le cadet des soucis, surtout
lorsque, vers le milieu d'avril, le scepticisme commence à gagner
l'opinion. Ce scepticisme se traduit dans plusieurs lettres dont
il suffira de citer deux extraits. Je choisis la lettre d'un soldat
évacué qui, cependant, se proclame « optimiste : » « Seuls
quelques optimistes incorrigibles, — dont moi, — écrit ce soldat
à son lieutenant le 49 avril (d'Offenbourg), se promettent de la
chute prochaine, il faut l'espérer, de Verdun, un effet bienfai-
902 REVUE DES DEUX MONDES.
sant sur les esprits en France. Autant que je vous connais,
monsieur le lieutenant, vous ne partagez probablement pas cet
optimisme et vous avez peut-être raison... » Quant aux pertes,
on les tient pour sanglantes : « Il faut espérer que ce carnage
sera bientôt fini, écrit-on le 12 avril de Rudinghausen
(Prusse). Ici, dans les journaux, on dit toujours quand on a
enlevé une position : Les Français ont éprouvé des pertes san-
glantes, les nôtres sont peu élevées. Mais cela ne peut être
vrai; c est toujours l'assaillant qui a les plus fortes pertes. »
En réalité, « la masse, » suivant l'expression du soldat de
tout à l'heure, est « de plus en plus indifférente vis-à-vis des
événemens de la guerre, et s'occupe bien plus des soucis écono-
miques et autres qui, il est vrai, ajoute-t-il, sont brùlans. » Si
on pense à la guerre, c'est en faisant le plus amer rapproche-
ment entre « les deux guerres; » le 23 avril, une ménagère
de Dusseldorf écrit au soldat B..., du 39e Réserve : « Presque
chaque jour la guerre générale des femmes. Dans la rue, elles
se battent comme des chaudronniers. Vous autres, pauvres
diables, vous vous battez sur le front et nous autres femmes,
nous nous battons ici pour un peu de manger... »
Et certains vont jusqu'à entrevoir, après cette « guerre
générale des femmes, » une « guerre civile : » « Il faut
espérer, écrit-on de Krefeld, au sous-officier B..., du 39e Ré-
serve, le 24 avril, que la guerre aura bientôt une fin, car
si cela continue ainsi, la guerre finira par éclater dans le
civil. » En attendant, elle semble commencer entre la police et
les femmes.
Un instant (c'est assez frappant), les plaintes sur la« famine »
ont été plus rares et moins acrimonieuses. C'est entre le 20 février
et le 15 mars à peu près; c'est que les grands espoirs et les
nouvelles enivrantes ont produit leurefTet ordinaire de morphine.)
Mais voici qu'après les premières semaines de mars, l'insuccès
est patent. Et, dès lors, les plaintes recommencent, d'autant plus
vives que la situation, — je compare les lettres de décembre et
celles de mars — s'est sensiblement aggravée.
J'ai eu sous les yeux, — pour la période mars-mai 1916, —
cent lettres où se pose la question des yivres et où la charcuterie
occupe une telle place qu'on en sort avec une sorte de nausée.
Aussi bien, je n'entends pas entrer dans les péripéties de la
lutte pour la saucisse, car à la « guerre de la marmelade » dont
l'aveu allemand. 903
plaisantent amèrement les soldats, re'pond la « course à la
graisse » qui affole les civils.
Je m'arrête seulement à quelques traits en passant, sans
sombrer dans l'océan des chiffres. A Berlin (14 mars), « la
question des vivres est devenue épouvantable. Il n'y a plus ni
beurre, ni sucre, ni café. La viande de porc a déjà complète-
ment disparu depuis longtemps et on n'a la permission de fabri-
quer du chocolat qu'en petite quantité... Les pommes de terre,
qui forment le fond de l'alimentation des classes pauvres,
deviennent une délicatesse et leur prix augmente d'une façon
colossale... « Finalement il faudra que ce soit les soldats qui
envoient du front quelque chose à manger, ajoute le Berlinois,
car on répond toujours que tout a été réquisitionné pour
l'armée... » D'Eggartskirch,le 15 mai : « Gela ne peut pas durer
très longtemps. Il règne une grande misère dans les villes. Ils
ont bien des cartes de beurre, mais ils ne peuvent pas trouver de
beurre. Il en est de même pour tout. » De Wilhelmstahl (West-
phalie), le 5 mars, on se plaignait déjà que des gens volaient
les chiens pour faire leur « pot-au-feu ; » on en fait maintenant
des saucisses. De Lippstadt, le 25 mai : « ... On a encore sous-
crit 10 milliards 500 millions, mais à quoi sert l'argent quand
les vivres manquent? » De Mayence, le 2 avril, s'élève ce cri,
pathétique pour qui a vécu de l'autre côté du Rhin : « L'Alle-
magne n'a plus de pommes de terre. Il nous faut manger ce que
l'on donnait autrefois aux cochons. »
u C'est épouvantable, écrit-on de Halle, le 2 avril, tous les
jours ne manger que des tartines de compote et de marmelade ;
on finit par devenir soi-même compote et marmelade. Et il faut
être là à l'heure exacte et s'avancer au pas de parade, sinon l'on
n'a rien. » De Berlin-Treptov, le 6 avril : « Le pain dit « de
guerre » qu'il nous faut manger est une masse gluante et
brune... C'est une vraie nourriture pour les cochons, mais
comme il n'y a pas de cochons pour le manger, c'est à nous de
le faire. Quant aux cochons, ils sont actuellement fumés et
pendus dans les lardoirs des riches agrariens... » De Hambourg,
le 11 avril : « Les articles disparaissent l'un après l'autre,
jusqu'au moment où il n'y aura plus rien du tout et alors ce
sera la fin. » De Charlottenbourg, le 12 : « Il faut maintenant
faire la guerre pour le sucre comme pour le beurre et une fois
qu'on est dans la boutique, on vous dit qu'il n'y en a plus. Tu
904 REVUE DES DEUX MONDES.,
ne peux savoir dans quelle colère on se met... » D'Osnabruck,
même date : « J'espère que, pour la Pentecôte, tu seras de retour
auprès de nous... car je suis d'avis que la guerre ne peut plus
durer longtemps, car il y a ici une telle misère que c'est une
honte. » D'Essen, le 16 : « On pourra bientôt instituer un
Comité' de famine, car on n'a plus rien pour son argent. » De
Dusseldorf, le 17 avril : « Si la guerre dure encore longtemps,
nous mourrons de faim. » De Berlin, le 21 avril : « Nous
n'avons plus qu'à nous coudre l'estomac pour n'avoir plus
besoin de manger. » Les parens du musketier H..., du 20e régi-
ment, lui écrivent : « 11 n'est plus possible de vivre et même
pas de mourir (sic)... Combien de temps faudra-t-il pour avoir
une fin? Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hommes? »
On comprend que les soldats du front s'alarment de cet état
de choses. Le pionnier J..., du 30e régiment, dit qu'on aurait
beau vaincre, « cela ne pourrait durer bien longtemps, car il
n'y a pas beaucoup à manger là-bas. » W..., du 12e Landwehr,
revenant de permission, conclut le 23 mars, après un tableau
assez sombre : « C'est à vous enlever toui courage. »
Ce qui augmente l'irritation de tous, c'est que, d'une part,
on soupçonne « les spéculateurs » qui, écrit-on de Berlin le
5 mai 1916, « dans notre propre pays nous amènent la famine
plus sûrement encore que les Anglais, » et que, d'autre part, la
police se fait tous les jours, de tracassière, brutale jusqu'à pro-
voquer la révolte.
C'est qu'il lui faut intervenir dans cette « guerre générale
des femmes » dont parlait une correspondante.
Il faut rappeler ce que je disais dans les premières pages de
cet article : nous n'avons ici, — pour bien des raisons, — que
des échos rares et affaiblis, un minimum de confidences. Car si
une police brutalise les femmes, une autre surveille les lettres
et on retrouve sans cesse la formule : « On ne peut tout dire, »
et parfois même : « On ne peut rien dire. »
Mais voici quelques lueurs :
Elberfeld, 5 mars.
« Hier, il y a eu une émeute à l'Hôtel de Ville. Les femmes
sont parfois plus terribles que les hommes... Je crois que cela
ne fera qu'empirer. »
Dans une page arrachée d'une lettre, on lit : « ...Une femme
l'aveu ali.emvnd. 905
a été tuée, une autre a eu trois doigts coupés, une autre est
devenue folle. Un soldat qui était en permission a mis un
terme à cetle misère en repoussant l'agent de police. N'était-ce
pas honteux ? »
Aplerbeck, 2 avril.
« ...Il faut que je t'apprenne un événement qui s'est passé
hier matin à Dortmund. Une femme allait réclamer un secours
plus élevé parce que son mari est en campagne et qu'elle ne
peut suffire avec ses six enfans. Comme on ne lui accordait pas
davantage, elle donna une gifle au Commissaire de Police, ce
que celui-ci n'accepta pas (sic) et il la tua. Alors il y eut un ras-
semblement de femmes; toute la rue de Lenten était remplie de
monde. Le soir, les soldats y ont passé à cheval pour disperser
les femmes. Si le policier était sorti, certainement elles l'auraient
assommé aussi. Du reste il y a ici, à Dortmund, Cologne et dans
les environs, une excitation sans pareille... Si cela continue
ainsi, il se produira bientôt quelque chose; il y a assez de
misère ainsi et nous voulons espérer que cela ne durera pas
plus longtemps. »
Breslau, 27 avril.
(A l'OberleutnantL..., du 202° Rég.)
« ...Il y a eu, parait-il, hier, des cris devant l'Hôtel de Ville.
Ces jours-ci ton père a soutenu que s'il y avait une révolte, il
se mettrait à la tète comme chef... »
Ne croyons point que ce père d'officier soit aussi prêt à se
mettre à la tête d'une révolte et que cette révolte soit proche, —
si l'on veut parler d'une révolution. Mais la révolte est au
moins dans bien des cœurs. Elle gronde tantôt contre « ceux
qui ont causé la guerre et y trouvent encore de l'intérêt »
(11 avril), tantôt contre « les spéculateurs qui amènent la
famine plus sûrement que les Anglais » (mai), contre la police
qui force les femmes à défiler devant les boucheries « au pas
de parade » et reçoit les plaintes « à coups de plat de sabre »
(2 avril), contre « les riches agrariens » qui accaparent « en
leurs lardoirs » les cochons immolés (6 avril), contre les grands
a qui n'ont qu'à se débrouiller » (27 mars), contre « messieurs
les officiers servis d'abord » (27 mars).
« La guerre est bonne pour les riches ; ils deviennent encore
906 REVUE DES DEUX MONDES.
plus riches, mais les pauvres encore plus pauvres, » écrit-on,
le 9 avril, de Ulmbach, et, le 14, de Schrau : « Si la guerre
dure encore jusqu'à l'hiver prochain, personne ne vivra plus de
nous autres pauvres gens, car il nous faudra mourir de faim et
personne ne s'occupe de nous. L'essentiel, c'est que les grosses
panses soient pleines. » Dans une carte au musketier S..., du
202e Rés., du 16 avril (Berlin) : « Au Reichstag, il y a actuelle-
ment grande délibération au sujet des impôts. Tous les impôts
doivent être élevés. On applique toujours le vieux procédé que
tu connais bien : Tout pour la grande masse, c'est elle qui doit
cracher. »
A côté des jalousies de pauvres à riches, il y a les jalousies
de principauté à principauté : « Nous autres, en Prusse, nous
sommes les plus mal partagés; les Hessois et les Bavarois'ont
suffisamment (10 mai) (1). »
Le gouvernement soulève d'aigres critiques : « Nous circu-
lerons avec le couteau à la main pour nous procurer du pain,
écrit-on au soldat D..., de Krefeld, le 26 avril, s'il n'y a pas
bientôt un changement. Le pauvre Etat allemand 1 Les gens
sont révoltés. » Un correspondant de Berlin, exaspéré, dit, le
19 avril, que le gouvernement fera bien de faire attention*
« Sinon, il pourrait bien finir par pleuvoir dans sa baraque. »
Propos d'estomacs mal satisfaits, d'esprits aigris, d'âmes
révoltées, — propos sans conséquences immédiates et sans suite
pratique — peut-être. Mais est-ce là une mentalité de vain-
queurs ?
C'est que, et nous en revenons là, on ne croit plus partout, il
s'en faut, aux « victoires » de Verdun. Le 19 avril, un « optimiste »
a encore écrit : « On parle partout d'une attaque générale contre
cette forteresse obstinée (sic). » Mais 1' « optimiste » avoue qu'il
est un des rares Allemands à croire au succès possible. Une
naïve épouse veut, une fois pour toutes, en avoir le cœur net :
<( Maintenant, mon chéri, écrit-elle de Krefeld, le 25 avril, au
soldat K..., du 39e Réserve, dis-moi donc une fois franchement
si vous pensez enlever Verdun. Ici on dit toujours que vous
(1) Celte aigreur d'Allemands à Allemands se traduit en d'autres lettres : on
écrit de Munich, le 1 6 mai : « Ici, en Bavière, on est d'avis que ce sont les Prus-
siens qui ont fabriqué la guerre à Berlin, » et un soldat bavarois, le 15 : « J'aime
autant les Français que les Prussiens. » Plus généralement, une Posnanienne
polonaise écrit de Makenschan : « Les Allemands sont des cochons : la vérité se
fera jour. »
l'aveu allemand. 907
n'aurez jamais Verdun. » A cette question le banquier S...,
officier de réserve en congé, pourrait répondre. Le 26 avril, cet
homme de poids, financier et soldat, écrit à un autre officier sur
le front, une lettre par laquelle il me plait de terminer :
K..., 26 avril.
«... La situation économique de l'Allemagne produit
malheureusement des impressions bien pénibles, et si la guerre
avec l'Amérique vient s'y ajouter, la population finira par
mourir peu à peu de faim. De la viande, par exemple, on n'en
trouve plus du tout depuis huit jours àK...; la municipalité
fournit aux indigens de la viande salée que pas un homme ne
peut manger. Le sucre, le café, le thé, etc., tout est confisqué.
Les médecins ont déjà constaté une alimentation manifestement
insuffisante de la population civile de l'Allemagne. Seuls les
fournisseurs de guerre gagnent des millions et sont très satis-
faits de l'affaire. Tous les autres gémissent et récriminent. Et
de plus pas un homme ne croit à la paix prochaine, et la guerre
possible avec les Etats-Unis trouve même beaucoup de succès
ici, car le peuple imbécile croit que, par une guerre sous-
marine plus énergique, on en aura bientôt fini avec l'Angleterre.
Du reste, il semble qu'en Allemagne on escompte encore parfois
la chute de Verdun. Il y aura une belle désillusion à la fin. »
Ce gros monsieur n'est pas un malheureux aigri par la
misère. Il juge de haut, mais après avoir regardé de près. Sa
lettre est en quelque sorte la synthèse de tout ce que nous avons
lu dans tant de lettres, et synthèse plus forte encore ce qu'écri-
vait ce père de soldat à son fils, dans une lettre déjà citée :
« Cette guerre ne finira point par les armes... C'est celui qui
aura à bouffer le plus longtemps qui sera vainqueur et ce n'est
pas nous. »
Voilà, scrupuleusement dépouillé, le dossier. Je me suis
efforcé de laisser la parole à l'Allemand exclusivement.;
Malgré les scrupules et les craintes que peut inspirer, aux
correspondans de l'arrière et du front, un aveu trop franc des
appréhensions, des anxiétés, des déceptions, des sottises, des
échecs, des souffrances et des révoltes, il me semble difficile
que l'impression du lecteur ne soit point unanime.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
L'échec de l'armée allemande devant Verdun n'est point
seulement une défaite militaire, elle est un désastre moral.
La gêne de l'Allemagne, peu à peu accrue par dix-sept mois
de cette guerre, — voulue par elle, — et le mécontentement
qui, vers le commencement de l'hiver, commence à gronder,
a nécessité, — plus qu'aucune autre considération, — une
opération qui, aux yeux de l'État-major, serait « décisive. »
Cette opération, on y était « forcé, » a dit le Kronprinz, général
en chef des troupes devant Verdun. Et ce que nous avons publié
des lettres de l'hiver de 1915-1916 justifie suffisamment ce mot.
Cette opération devait, pour avoir tous ses effets moraux,
être couronnée d'un prompt succès. L'annonce a suffi à calmer
quelque temps les âmes, encore que les grandes espérances
aient été, nous l'avons vu, chez des gens clairvoyans, tempérées
ou même étouffées par de grandes appréhensions.
Mais même parmi ceux qui prévoyaient que l'opération coû-
terait encore des flots de sang allemand, l'enjeu semblait si
beau, si grand, qu'il leur paraissait que la tentative méritait
d'être faite : l'enjeu, c'était Verdun pris en quinze jours, l'armée
française détruite et, sans même que le chemin de Paris fût
ouvert ou forcé, la « paix séparée » imposée de Verdun par
l'Empereur à la France « effondrée. »
Que Verdun pris, Paris fût à la merci de l'ennemi et la
France effondrée, c'était déjà une illusion grosse de bien autres
déceptions. Que la France, parce que l'Empereur aurait, « sur
la place d'armes de Verdun, » passé sa Festparade le 1er mars
ou le 15 ou le 30, signât une « paix séparée, » l'idée nous paraît
tout simplement absurde. Mais un tel mirage flattait trop l'orgueil
des uns, la lassitude des autres pour qu'un instant cela n'imposât
pas silence aux estomacs révoltés et aux cœurs aigris.
Après des succès passagers et rapides, l'armée rencontre une
infrangible résistance. « Il ferait bon marcher sur Paris,
ricanera, le 2 mars, un Allemand, s'il n'y avait pas les Français
en travers de la route. » C'est sur la route même de Verdun que
le Kronprinz trouva l'armée française.
Il y rompit ses forces. Cinquante lettres de soldats, — que
ne les avons-nous toutes? car toutes témoigneraient, puisque
toutes les lettres saisies en font foi, — nous ont permis de
voir aux abords de Douaumont, dans le bois des Corbeaux,
sur les pentes du Mort-Homme, se briser le plus prodigieux
l'aveu allemand. 900
effort tenté par une nation contre une place forte. J'ai laissé
parler, gémir, gronder, pleurer (le mot n'est pas trop fort) ces
combattans, — soldats, sous-officiers, officiers. — Ils disent
leurs efforts malheureux, leurs transes, leurs souffrances, leurs
déconvenues, leurs pertes, leur révolte parfois.
Dès le milieu de mars, l'Allemagne a, en dépit d'une presse
mensongère et de communiqués stupéfîans d'imposture,
appris peu à peu l'insuccès: certains avaient pressenti l'échec;
les lettres du front, — pareilles à celles qui sont tombées entre
nos mains, — en confirmèrent la réalité.
Ce fut la plus immense déception qu'un peuple ait jamais
éprouvée. Alors tout ce que ce peuple a refoulé de souffrances se
réveille. Pas un n'accepte bravement la défaite. Ah! pas plus
que le malheureux qui grelotte de terreur devant le fort de
Vaux (« Je suis encore si jeune ») ou que l'officier H..., terrifié
devant la résistance « monstrueusement opiniâtre » des Français,
le civil de l'arrière, qu'éprouve la gène, n'est un Uebermensch.
Il gémit et murmure et, chose curieuse, il ne s'en prend
plus à l'ennemi. J'ai relevé très peu de cris de haine à l'adresse
des Français, comme ceux qui s'élevaient, au début de la
guerre, en un concert énorme. Car déjà dans son désir unanime
de la paix (durant ces cinq mois, c'est le leit motiv : la paix!
la paix!), l'Allemagne commence à comprendre enfin qu'il y a
chez elle des gens « qui sont cause de la guerre » et d'ailleurs
« en profitent. » C'est à la lueur de la bataille de Verdun, perdue
par le Kronprinz impérial en la présence auguste de l'Empereur
avec le meilleur sang allemand, que la vérité peu à peu appa-
raît.
C'est pourquoi il importait de grouper ces documens qui
sont une page d'histoire et de psychologie allemandes, écrite
par l'Allemagne même, et que je livre au jugement des lecteurs
de tous les pays.:
Louis Madelin.
UNE AMBULANCE
DE GARE
h «
QUELQUES SCÈNES
L'ambulance s'organisait admirablement. Les dévouemens
étaient sincères, la direction intelligente et active, les aides ne
manquaient pas. Jour et nuit, par roulement, les services se
remplaçaient aux cuisines et à l'infirmerie et chacun prenait à
cœur de se montrer à la hauteur de sa tâche. Peu à peu s'effa-
çaient les jalousies, les mesquineries, les rivalités, les tracas-
series, les menues guerres intestines que ne manquaient pas de
se livrer toutes ces belles oisives habituées à l'étroit esprit des
salons. Une nouvelle fraternité les rapprochait : le lien que
créent les mêmes angoisses et les mêmes douleurs. De chacune,
maintenant, on savait l'histoire. Et la fière comtesse dont le
mari se battait quelque part en Alsace s'enquérait avec le plus
grand intérêt du fiancé de la petite étudiante. Elles se disaient
le numéro de régiment de leurs soldats, des lieutenans, des
capitaines, et, tout en se livrant à une enquête personnelle,
chacune se renseignait pour les autres et les nouvelles étaient
discutées en commun, l'ambulance formant de plus en plus une
grande famille. Il y eut ainsi quelques beaux jours de vie
(1) Voir la Revue du 1er juin.
UNE AMBULANCE DE GARE. 911
intense et de prospérité. L'administrateur put lire avec orgueil
les félicitations du ministère de la Guerre...
<( Oui, mesdames! Oui, messieurs! En France il n'y a pas
deux ambulances de gare qui marchent comme celle-là... Vous
entendez?... pas u-ne. »
Réveil dans la nuit. — Rentré le soir à huit heures, vous
avez diné sans conviction, les genoux rompus. L'inquiétude
ou la trop grande fatigue vous ont tenu, deux heures, à danser
et à vous retourner sur votre lit. Le sommeil bienheureux est
enfin venu, profond, noir comme un lac... Croix-Rouge!
Gris dans la nuit, sonnette, hurlemens du chien de garde, et,
devant la porte, la lanterne de deux petits cyclistes avertis-
seurs : « Un train pour minuit. » Il est onze heures.
Premier sentiment : « Qu'ils aillent au diable! »
Premier geste : s'enfouir de nouveau dans le bienheureux
anéantissement, sourd, aveugle, muet...
Puis, le remords, la vision delà désolation qui vous réclame,
la honte, la juste fureur contre vous-même... et la résolution
héroïque... les habits ajustés en grande hâte... le vent frais
de la nuit... la route déserte... la symphonie des étoiles, du
croissant de lune, du grillon et des vers luisans... le « Qui
va là? » des sentinelles sous les ponts... le « Croix-Rouge! »
lancé fièrement... et l'agréable surprise de se trouver un des
premiers au rendez-vous dans les cuisines où vous guette la
première corvée.
La corvée du pain. — Minuit. Les cuisines affolées :
800 blessés annoncés, à peine du pain pour 200! Les boulangers
n'ont pas livré... On s'arrache les cheveux.
Apparition de trois dames auxiliaires suivies de trois mes-
sieurs accompagnateurs : « Ah! vous voilà, vous! » Il y a là
toute l'amertume des gens qui supportent toute la responsabi-
lité, en face de simples manœuvres... Aussitôt l'idée excellente :
« Au pain ! vite ! au pain ! Du pain à tout prix ! arrangez-
vous! » On leur met sur les bras paniers et corbeilles, de gré ou
de force : « Arrangez-vous! »
A travers les vieilles rues endormies, c'est une procession
nocturne comme une ronde de veilleurs au Moyen Age. Par
les soupiraux de caves, visions de torses nus blancs de farine,
de bras dans le pétrin jusqu'au coude, de faces de pierrots aux
cils poudrés. Le pain n'est pas encore au four.
912 REVUE DES DEUX MONDES.,
Plus loin : tout éteint. Ils frappent à la porte... pour l'amour
de Dieu. Une vieille en bonnet se montre à la lucarne, comme
la mère Michel dans la chanson, également prête à crier « au
voleur » ou bien à leur verser un broc d'eau sur la tète... Là,
récolte de dix pains rassis.
Ils continuent ainsi la ronde, balançant les mannes pleines
qu'ils portent deux à deux, et qu'ils ramènent en triomphe,
courant et suant de peur de manquer le train, sûrs d'avance des
exclamations et des complimens.
Aux cuisines, accueil nonchalant et glacé : « Posez cela dans
un coin, » le boulanger en leur absence ayant livré les pains
commandés...
La vaisselle. — On vient de ravitailler un train de huit
cents blessés. On annonce un autre train de cinq cents blessés
dans une demi-heure, et, dans deux heures, un grand train de
mille.
« A la vaisselle 1 » Tout le monde à la vaisselle 1 II ne s'agit
pas de se dérober. Aux portes de sortie il y a de sévères gar-
diens qui rabattent les fuyantes proies.
Ah ! ce barbotage de quarts ! On fait contre fortune bon
cœur, et mains noires, mains blanches, mains rouges veinées
de violet, mains douces, mains llasques, grosses mains
d'hommes maladroites, onctueuses mains potelées, tout cela
s'échaude, se graisse, ferraille, tripote, frotte, bouscule, empile
et range, dans un bourdonnement de rires, de cris, de bavar-
dages, tandis que l'administrateur monte la garde devant les
tentes.
C'est l'inévitable corvée à laquelle on n'échappe pas. Mme la
baronne de B... y voisine avec un chanoine, docteur en théo-
logie.
Linons et batistes. — Gomme les mouchoirs s'épuisaient,
il fut à la mode d'apporter ses mouchoirs de bal, douces
reliques sorties d'un sachet tleurant la violette ou l'iris.
Les heureux blessés qui recevaient le don relevaient galam-
ment les pointes de leurs moustaches, baisaient le petit carré
de dentelles d'un joli geste à l'ancienne France et, le serrant
précieusement dans leur portefeuille, continuaient de se mou-
cher dans des lambeaux de pansemens...
Monseigneur. — Ces messieurs les officiers de la gare se
sont fâchés : « Il y a trop d'encombrement et trop de désordre
UNE AMSU'LANCË DE GARÉ.
ÔÎ3
sur les quais. Ces dames de l'ambulance ne font pas assez de
ménage... etc., etc. »
L'évêque assiste silencieusement à l'algarade et se promène
de long en large sur les quais. Deux petits garçons le suivent
portant sa serviette bourrée de médailles : Dieu et Patrie.
Un train montant : des grappes de chasseurs aux portières,
sur les marchepieds, jusque sur les toits : « Vive mon-
seigneur! » Les petits gamins « lui » tendent les paquets. Lui,
tremblant de hâte, dépouille papiers, ficelles, et, par poignées,
puise inlassablement, et lance à toute volée ses médailles sur
chaque wagon qui passe, s'animant comme au jeu de balles.
Les soldats s'excitent au jeu : « Attrapera ! — Attrapera pas 1 —
A moi, monseigneur! Merci, monseigneur! — Vive mon-
seigneur ! »
A la gare, tout le monde est sur les quais : officiers, soldats,
infirmières... Pour un peu, on applaudirait aux beaux coups
d'adresse, et Monseigneur est très content. Et puis, comme le
train est passé et que des multitudes de petits papiers à médailles
jonchent le sol autour de lui, Monseigneur sourit mystérieuse-
ment, rentre à l'infirmerie, en ressort avec un balai... et, gra-
vement, un peu gauchement, avec la plus grande application
du monde, se met en devoir de nettoyer le quai...
A la manière de France. — Que n'ai-je su le nom de ce
vieux commandant, couché sur la paille d'un fourgon parmi
ses hommes ?
Il n'a pas soif, il n'a pas faim; sa jambe, enveloppée d'un
volumineux pansement, ne l'incommode pas le moins du
monde. Svelte et jeune sous ses cheveux blancs, sa fine tète
appuyée contre la paroi de planches, il domine ses pauvres
compagnons de misère, l'aspect si nettement supérieur que
point n'est besoin de compter les galons de son uniforme pour
reconnaître en lui le chef.
— Ah ! commandant, se récrie la petite ambulancière,
peinée de voir toutes ses offres déclinées, n'accepterez-vous
même pas une tasse de café ?
Le commandant sourit, prend un air embarrassé, considère
la frêle jeune fille toute blanche et lui dit doucement :
— Vous voulez donc à tout prix que je vous demande quelque
chose?
— Oh! oui, mon commandant!
TOMB XXXIII. — 1916. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien, voulez-vous me donner ma canne, ce bâton ferré?
Là... Maintenant, vous allez voir!
Péniblement il se relève, les jambes raides.
— Mon commandant, appuyez-vous sur moi.
— Ohl je marcherai bien tout seul!
Il s'arrête, fait un pas, s'arrête encore.
La jeune fille le regarde avec de bons yeux de chien d'aveugle :
— Mon commandant, si vous vouliez?
Elle se fait toute petite, lui tend son épaule, la met presque
à la portée de la main de l'officier.
— Mon commandant... Mon commandant...
Il hésite avec un charmant embarras.
— C'est que, mademoiselle, nous renversons totalement
les rôles...
Le visage de la jeune fille s'illumine d'un tel plaisir qu'il se
décide tout à fait.
Adossé soudain, mettant une certaine coquetterie à boiter
aussi peu que possible, il s'appuie fermement à sa petite com*
pagne, rouge de fierté :
— Mademoiselle, nous allons passer en revue mon bataillon.
De wagon en wagon, ils vont tous deux parmi les groupes :
elle, droite et grave sous sa coiffe blanche; lui, souriant et
paternel.
Il interroge ses hommes, s'inquiète de leurs blessures, prend
part à leurs souffrances, les encourage, les félicite, les console,
sollicite pour eux les vivres ou les soins qu'ils n'osent réclamer.
On devine le lien profond qui les unit : chefs et soldats sont
frères d'armes, hier exposés aux mêmes balles, aujourd'hui
pareillement infirmes. Néanmoins, pas un ne s'étonne de voir
le chef debout, tandis qu'ils restent prostrés dans leur douleur.;
Obscurément ils se sentent chacun dans leur rôle. Celui qui
s'élança le premier de tous à l'assaut, à cette heure, se penche
sur tous. Ils lui obéissent aveuglément : il leur doit de mériter
cette obéissance. Il est le chef : noblesse oblige...
Ainsi parcourt-il le train, en maître et en père. Lorsqu'il
s'est rendu compte de tout, il revient à son fourgon et se
recouche sur la paille. Et, comme la petite conductrice insiste
pour qu'il ne reparte point à jeun :
— Eh bien, maintenant, si vous le voulez bien, mademoi-
selle, vous pouvez me donner cette fameuse tasse de café.
UNE AMBULANCE DE GARE. 915
La « fièvre » du pansement. — Le microbe mit un cer-
tain temps à éclore et à se développer. Il manquait de har-
diesse, d'habitude, le terrain était trop neuf.
Il ne piqua pas tout le monde en même temps et fit d'abord
son apparition chez celles que, secrètement, tourmentait la
« vocation. » Il paya d'audace, et la contagion fit d'étonnans
progrès. Bientôt le mal éclata dans sa virulence et la plus timide
en fut infectée.
La crise débutait par une élévation de température, des
mouvemens désordonnés et une grande nervosité dès l'approche
d'un train de blessés. La fièvre augmentait à l'apparition du
premier soldat couché sur une civière. A la vue d'un membre
enveloppé dans un lambeau de toile rougie, les pulsations se
précipitaient, les gestes perdaient déplus en plus leur coordina-
tion, le cerveau battait la campagne et les premiers symptômes
se déclaraient.
Les doigts palpaient d'abord innocemment les alentours de
la plaie convoitée. On offrait d'entailler le drap de la capcte
raidie, on proposait des épingles de sûreté, on tâtait avec
délices la peau saine de chaque côté de la blessure, on posait
d'insidieuses questions : « N'est-ce pas trop serré ? N'est-ce pas
trop sec? Est-ce solide? » Le brave soldat tombait immédiate-
ment dans le piège : d'ailleurs, il ne demandait pas mieux.
Alors les doigts tremblans se jetaient sur la proie. — L'ivresse
de déplier les bandes, d'enlever un à un les carrés protecteurs,
de sentir la toile résister, de tamponner à l'eau tiède, de voir
le coton se détacher flocon par flocon, de découvrir enfin la
plaie, le mystère caché sous tant de voiles, le trou net et rond
de la balle, auréolé de violet, où des bourrelets de chairs gra-
nuleuses et noircies forment entonnoir, l'entrée d'une baïon-
nette, ouverte sur la peau comme une bouche grimaçante et
lippue s'épanouissant en hideux sourire, la pire curiosité des
blessures que l'on n'ose découvrir tout à fait, tant elles
paraissent horribles et profondes, l'étrange émotion de sentir
sous sa dépendance ces grands corps de guerriers abattus, la
vanité de remplacer par un ouvrage de ses propres mains
l'ancien pansement a priori détestable, la persuasion de
sauver un condamné à mort... et la gloire d'avoir bien mérité
de la patrie !
Ainsi se développait l'accès normal.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
Après cette première manifestation, le délire ne connaissait
plus de bornes. Frénétiquement, la malade se jetait sur son plus
proche voisin, et bras, jambes, cuisses, tête, ventre, épaules,
doigts passaient entre ses mains armées d'iode et d'eau bouillie.
Une fièvre sacrée l'exaltait, elle devenait machine à panser, et
rien ne l'arrêtait, pas même la défense du médecin!
L'épidémie les gagnant toutes, ce fut à chaque train une
débauche de coton, de toile, de tarlatane, de taffetas gommé.
Sur les civières, sur les banquettes, sur la paille, sur les marche-
pieds, sur les quais ; debout, couchés ; à l'abri, en plein vent, au
soleil, à la pluie, à la poussière, au froid, au chaud, ce n'étaient
que pans de chemise flottans, poitrails nus, flancs ouverts,
jambes déculottées. Elles pansaient, pansaient, pansaient.
La maladie prit des proportions tellement inquiétantes que
tous les docteurs se liguèrent pour sévir. Ils employèrent les
grands remèdes : ils enlevèrent tout droit de pansement à une
bonne moitié des infirmières qu'ils renvoyèrent à leurs occupa-
tions de la lingerie ou du ravitaillement. Ils firent surgir un
ordre du ministère interdisant aux dames de toucher aux
pansemens sans l'ordre formel du médecin-major.
Ainsi végéta misérablement le microbe après avoir connu
de si beaux jours. S
L'ovation. — Nuit d'été, claire, étouffante. Du train mon-
tant qui passe sortent d'étranges sons de cornemuse grêles,
aigres, nasillards, w C'est la nouba des Marocains, » explique
un officier aux infirmières qui veillent sur le quai.
Aux portières, quelques burnous blancs. Tout à coup ils
ont aperçu le drapeau de la Croix-Rouge et les jeunes femmes
groupées devant la porte. En une seconde, farouchement,
comme prendrait le feu, c'est la fantasia la plus échevelée.
Des portières au toit, d'un wagon à l'autre, pendus par un bras
dans le vide, gesticulant, hurlant, les regards jaillissant
comme d'un brasier, les burnous déployés couvrant soudaine-
ment tout le train de grands battemens d'ailes blanches, on
dirait une danse de fakirs. C'est un éclair de la folie guerrière
et de la frénésie des batailles. On sent l'odeur de la poudre et du
sang. On partirait en magnifiques chevauchées, chargeant à
mort, droit sur les destriers...
Ils crient et leur nouba nasille Sambre-et-Mense. Que
crient-ils, ces démons? Quel blasphème?
UNE AMBULANCE DE GARE. 917
Pâlissant un peu, et debout, les jeunes femmes regardent
passer l'avalanche. Lorsque le train a disparu, les oreilles bour-
donnent encore des vociférations...
— Avez-vous entendu ce qu'ils criaient? demande à nouveau
le capitaine : « Vivent les dames de France ! »
Des Marocains blessés. — Ils gardaient sur la paille ou
sur leurs civières le silence et l'immobilité' du désert. Il y avait
de vieux chefs à la barbe blanche. 0 voyageur, c'est celui que
vous avez rencontré sous la pure lumière, au centre du grand
cercle aveuglant de l'horizon ; c'est le grave pèlerin de l'Islam,
au chapelet d'ambre jaune ; c'est votre hôte de la palmeraie
où les femmes sont drapées de bleu; c'est celui dont vous
avez écrit : « Un vieillard m'attendait... »
Psichari, voici ceux dont vous avez reçu la première
leçon... Les voici, graves et tournés vers leur Dieu, indifférens
à la douleur qui les tenaille, indifférens au voyage, indiffé-
rons aux spectateurs, indifférens au décor de leur champ de
bataille et soucieux seulement d'obéir à leur destin. Les voici,
fermes comme le roc, lointains et superbes, absorbés dans leur
contemplation intérieure et fermés comme le silence et comme
la mort...
Presque tous portaient des blessures au sabre ou à la baïon-
nette. Sous leurs larges vêtemens de toile bise, ils grelottaient,
la nuit, de fièvre et de froid. Leurs lèvres décolorées avaient
d'étranges tons de terre brûlée, et les bords de leurs blessures
étaient noirs comme leurs lèvres.
Ils réclamaient tous du lait qu'ils buvaient avidement, en
pasteurs nomades, se figurant, rien qu'à la douce sensation du
lait tiède sur la gorge, le groupe des troupeaux au bord d'un
puits ou bien des soirs pleins de cris et de rumeurs sur les
villages...
Une grande timidité paralysait les petites infirmières à leur
approche. Certains remuaient à peine les lèvres ou ne compre-
naient pas. Elles lisaient bien une certaine reconnaissance
dans leurs yeux; mais ils remerciaient à peine, farouches et
hautains : « Ils nous traitent en moukhères, » constatait une
jeune femme dépitée. Quelques-uns, cependant, se mépre-
naient à la blancheur des voiles et murmuraient : « Merci, ma
sœur 1 »
Les lettres. — De la large poche de leur tablier blanc,
918 REVUE DES DEUX MONDES.,
celle que certaines appelaient en riant leur poche marsupiale,
les infirmières tiraient d'inépuisables trésors.
Quand leurs blessés étaient soignés, pansés et bien repus, et
que, ne sachant que faire, ils s'asseyaient sur les marchepieds
d'un air mélancolique, elles puisaient joyeusement dans leur
profond réservoir et tiraient des multitudes de cartes jaunes,
roses ou bleues, gaies à voir, engageantes au possible, accom-
pagnées de canifs et de crayons, et proposaient, comme une
suprême récompense : « Qui veut écrire à ses parens ? Qui veut
une carte ? »
Ils en voulaient tous. Les infirmes dictaient aux autres.
Ainsi que le bossu de la rue Quincanpoix, on aurait pu louer
son dos comme un pupitre. Ils écrivaient sur leurs genoux, par
terre, sur les portières, sur les parois des wagons. Les jeunes
femmes s'offraient comme secrétaires. Il y avait des adresses
péniblement épelées de petits villages perdus, aux noms de vieux
terroir, sur des rivières de romance ; de pittoresques mots du
Midi, claquans et secs comme des castagnettes; des mots bre-
tons chantans et terminés en ec... Elles se mettaient à dix pour
traduire en syllabes françaises les rudes sons gutturaux des
Arabes, et n'y parvenaient pas.
Ce qu'ils écrivaient? La plupart, l'adresse dictée, restaient
sots.
— Tournez quelque chose à votre idée, madame. Surtout,
ne dites pas que je suis blessé : ils s'en feraient du mauvais
sang!
Ou bien :
« Ma chère épouse, c'est pour t'annoncer que je vais très
bien. Le bonjour à tout le monde. Plus rien à te dire.
« Depla Edouard. »
Charitable erreur. — La jeune femme n'avait pas le
temps de penser. L'infirmerie était comble. Cinq lits et trois
brancards en rang sur le parquet. Un jeune homme blond,
touché au ventre, se tordait en convulsions silencieuses, les
yeux fous de douleur. Sur un fauteuil, un grand corps effondré
grelottait sous un cachemire des Indes ramassé Dieu sait où!
Sur une civière, un Arabe noir et maigre comme une vieille
chèvre suçait avec mille précautions, pour ne pas rouvrir
sa lèvre fendue, un biscuit trempé de lait qu'une jeune fille
UNE AMBULANCE DE GARE. 919
agenouillée introduisait doucement au coin de sa bouche. Dans
un angle, deux dames assistaient un malheureux fracturé du
bassin que tourmentaient de violentes coliques. D'autres écar-
taient les mouches des pâles visages sanglans qui reposaient sur
les oreillers... L'infirmerie était comble, comme une ambulance
après la bataille.
Elle, s'occupait de tout son cœur, très sage et appliquée, la
tête inclinée un peu de côté, par attention, reléguant au plus
noir d'elle-même l'angoisse.
La voix de son amie la fit trembler, soudain : « Regarde,
Glaire ! »
Elle tourna la tête vers ce que lui montrait sa compagne et
vit deux officiers qui souriaient sur le seuil... L'un avait la tête
bandée, l'autre le bras. Ils étaient jeunes, grands et portaient
l'uniforme de toile jaune que revêtent les tirailleurs. Ils s'étaient
glissés dans un train de voyageurs, et pendant l'arrêt venaient
réclamer à boire.
« Regarde, Claire ! » La gorge sèche et le cœur froid, elle
voit à leur col un numéro, le sien, le chiffre d'or brillant
comme une étoile. Il la fascine, il lui parle, il jaillit du dolman
jusqu'à son cœur qui ralentit. Elle se sent mourir de crainte.
Ils vont partir...
— Messieurs! Lieutenant! Lieutenant! Messieurs, connaissez-
vous Charles Génin? Il est de votre régiment... et capitaine.
L'un s'écrie étourdiment :
— Génin? Il est resté Là-bas...
Elle ne dit plus mot : ses doigts cherchent en l'air une
forme invisible, ses lèvres tremblent et son regard s'éteint. Son
amie fortement la serre par le bras, et l'autre lieutenant fixe
son camarade d'un œil qui comprend tout et voudrait réparer :
— Vous avez dit Pénin, madame ?
Elle revient de loin... d'un long voyage... s'accroche en
naufragée à cette planche de salut :
— Non! non! Génin, monsieur...
— Génin... Un capitaine? Nous avions bien Pénin, mais
Génin... non, non, non...
Elle tremble convulsivement, tout se trouble autour d'elle,
elle parle dans un nuage et ne comprend plus rien.
— Mon mari était bien de votre régiment. Des tirailleurs
sénégalais... capitaine...
920 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et de quel bataillon?
— Du premier...
— Ahl voilà! Nous sommes du second... et ne pouvons
vous renseigner sur lui, madame...
Ils sortent.
— Tu vois bien qu'ils se sont trompés, Glaire!
— Tu crois?... Oui?...
— Ils ne sont seulement pas du même bataillon! Sont-ils
sots, tout de même... Ils auraient pu faire attention... C'est vrai
que Pénin et Génin, cela peut se confondre...
— Aaahl... Effondrée sur une chaise, elle pleure nerveuse-
ment. Elle pleure de joie, tandis que ses compagnes, au-dessus
d'elle, échangent des regards navrés.
Dernière vision. — Dans la nuit noire, sous la pluie fine,
pénétrante et glacée. Les falots des équipes de secours s'enve-
loppent d'un brouillard de gouttelettes lumineuses. Les rails
sont luisans d'eau.
L'interminable train s'achève en fourgons de marchandises,
tous vides, explorés en vain... Il n'y a plus rien dans cette queue
de train... Pourquoi s'engager plus avant, sous la pluie, dans
l'enchevêtrement des rails?
Tout de même, ce dernier wagon...
La lourde porte roule et grince... La jeune fille se hisse avec
sa lanterne, explorant le grand fourgon noir... Elle ne peut
retenir un cri!
Dans l'ombre, tout à fait dans le fond, bien à l'abri, sur la
paille, comme à la crèche, dans le même dénuement et le même
abandon, un zouave est allongé, mourant, les yeux fixés sur un
souvenir d'épouvante, ouverts dans le vide et ne voyant pas.
Et près de lui, penchée, la silhouette jadis si familière
d'une cornette de sœur : grandes ailes blanches, toutes palpi-
tantes d'espérance et d'amour, planant sur ce mystère de
douleur et de mort.
PENDANT LA RETRAITE
Le 25 août au matin, tout un train de Méridionaux venant
de la forêt de Beatrix. « Ils nous ont bien arrangés I Voyez ce
qui reste. Les pauvres 1 Tous les officiers de la compagnie sont
tués. »
UNE AMBULANCE DE GARE. 921
Ce sont des soldats du 17e corps. Ils sont tellement surpris
d'en être réchappes qu'ils ne se rendent pas encore bien compte
de la distance qui les sépare du champ de bataille. Ils ne sont
pas encore certains d'être saufs.
A l'ambulance, les visages se sont assombris :
— Mais enfin... passeront-ils?
— Nous les avons délogés du bois à la baïonnette.
C'est tout ce qu'ils savent, et pour cela ils sont contens.
Qu'importe ce qui est arrivé ailleurs? Eux, dans leur coin, ils
ont fait consciencieusement leur ouvrage. Nous les avons délogés
à la baïonnette.
De groupe en groupe, on glane des détails effarans.
— Au lieu de fusils, ils ont des mitrailleuses. Oui... Cla-cla-
cla-cla... des compagnies entières... Il y en a dans tous les buis-
sons, derrière chaque arbre, dans les branches... La forêt
d'Ardennes en est bourrée comme de feuilles... Plus on en tue,
plus il en sort...
— Mais enfin, passeront-ils?
— Nous les avons délogés à la baïonnette...
Le train part... Un certain malaise règne sur les quais où
traînent les lambeaux de pansemens rouges. Pour la première
fois, les têtes se courbent et les mouvemens spontanés se para-
lysent. Sur la flamme d'espoir un souffle d'angoisse a passé.
Chacun se tait, portant son propre souci...
Un autre train... un autre train... un autre encore! La
journée est accablante. Chaleur torride. Les coiffes blanches
serrent les tempes comme un étau, les cheveux plaquent sur les
fronts luisans de sueur, les gorges sèchent de soif et de pous-
sière : il faut courir, il faut courir 1 Voici que l'heure de la
vraie servitude est arrivée...
La voie charrie des blessés comme un torrent les troncs
d'arbres de la forêt dévastée. Voici qu'il ne s'agit plus de donner
son temps, maintenant, et son savoir, mais son cœur, tout son
cœur, toute l'inépuisable pitié, toute la fraternelle charité, tout
le dévouement et tout l'amour.
Voici qu'il te faudra refaire quotidiennement le miracle de
la multiplication des pains et du multiple don de toi-même.
Ce ne sont plus tes quatre wagons que, pendant deux heures,
bien à l'aise, tu as le loisir de visiter soigneusement, homme par
homme, avec des gestes jolis et des rites minutieux. Six wagons,
922 REVUE DES DEUX MONDES.
huit wagons, maintenant, et quels wagons! Et tout le train,
bientôt, qu'il te faudra parcourir, un lourd bidon de grog ou de
café au bras, interrogeant, cherchant, fouillant tous les recoins
à la découverte des abandonnés, grimpant, sautant, enjambant
les marches et les corps, rampant sous les civières, recueillant
les prières, les plaintes, t'ingéniant à soulager avec des moyens
de fortune les pires misères, et les plus désespérées.
Ils t'appelleront ma sœur, ils t'appelleront maman, ils s'obs-
tineront à te reconnaître pour « une dame qui habite Paris...
Oh! vous lui ressemblez tant! » Leurs yeux te supplieront de
rester le plus longtemps possible et de leur sourire, de leur
sourire inlassablement.
Et souvent, tu n'auras rien à leur donner que ce sourire
et le geste maternel de passer sur un front brûlant ta main
fiévreuse aussi, mais qu'ils trouveront fraîche... Oh! la suprême
tentation, avec ta main, d'y poser tes lèvres... sur la pâleur de
cette face que l'ombre de la mort bleuit... la pauvre face doulou-
reuse de tous ceux-là qui passent, terrassés, abattus, tous ceux-
là, tes frères, tes maris, tes fils, tes pères, ta race et ton sang...
ceux qui furent si beaux, si grands et qui te semblent si petits...
tes enfans, tous ceux-là, tes pauvres enfans sur qui tu pleures I
Voici que l'heure est venue de la servitude et de la douleur.
La tâche devient écrasante. Il y a des blessés partout, dans
les trains de voyageurs, dans les fourgons de marchandises, et
les trains d'évacuation ne se comptent plus. Pour un d'annoncé
il en arrive trois. On ne les annonce même plus à l'avance.
Il faut un service permanent sur les quais. Plusieurs services
en même temps sur plusieurs quais. Le personnel des cuisines
succombe à la tâche. On bat le rappel en ville. On manque de
linge, on manque de lait. De quoi ne manque-t-on pas? Et
cependant les administrateurs se multiplient. Ils seront les
maîtres de la situation, coûte que coûte : et l'on sent la volonté
ferme de rester l'organisation modèle.
— Chez- nous, on ne flanchera pas. Le Patron l'a dit.
26-27 août. — L'évacuation des blessés de Charleroi conti-
nue. Il y en a trop. Certains courages commencent à faiblir.
Par contre, la Foi, ayant à lutter, prend conscience de sa force
et de ses profondes racines.
— Nous étions dix contre un.
— Nous les arrêterons.
UNE AMBULANCE DE GARE. 923
— Les sabres taillaient, les baïonnettes crevaient la chair
molle. Quand nous n'avions plus d'armes, nous luttions avec
nos griffes, avec nos dents, comme un troupeau de loups sau-
vages. Le village fut pris et reperdu cinq fois.
— Nous les arrêterons.
— Quand nous avions détruit un régiment, un autre sur-
gissait comme de dessous la terre. Dans le sang de leurs morts
germent des bataillons.
— Nous les arrêterons.
— Tous nos camarades sont restés là-bas. Le colonel est
mort, les lieutenans, cinq capitaines...
— Nous les arrêterons.
... Et voilà que tu apprends que celui-là que tu aimais...
celui-là que tu t'efforces de reconnaître dans chaque pauvre
visage mutilé... celui dont la seule pensée décuple ton cou-
rage... celui qui te soutenait, qui t'exaltait... ta seule raison
d'être... ta joie, ton orgueil, ton espoir et ton secret tourment...
celui qui te rend si vaillante et si forte, et si douce à tous ceux
qui passent... le centre de ta vie, la racine profonde de l'arbre
de ta destinée... voilà que tu apprends que ces blessés qui
passent l'ont vu tomber, là-bas, et l'ont laissé.
Voilà que sur les réalités de tout à l'heure un grand voile
descend... que tout se dérobe... que le vertige s'empare de toi,
et que tout fuit... et que tu sens dans l'univers immense ton
cœur seulement exister, sous ta douleur qui te semble au centre
du monde...
Voilà l'épreuve dernière où tout va sombrer. Voilà que tout
maintenant va finir. Tous meurent, et le tien aussi, que tu vou-
lais invulnérable. Tous meurent... et le tien.., Tout n'est-il pas
perdu?
Alors, d'un élan farouche, tu te redresses, tendue vers l'ab-
solu, quand même, et combattant sur l'idéal terrain 'où le prix
du sacrifice est sans mesure. Après le baptême de la Douleur,
tu comprends maintenant la valeur de ta race, tu vois nette-
ment le signe dont elle fut marquée. Levée en face de ceux
qui doutent, claire et droite sous la magnifique lumière de la
douloureuse foi, tu affirmes tranquillement:
— Nous les arrêterons.
Vraiment, il y avait un certain mérite à ne pas désespérer...
Voilà que le torrent ne charriait plus seulement les tronçons
924 REVUE DES DEUX MONDES.'
brisés du glaive, les armes et les combattans hors de combat.
C'étaient des villes, maintenant, toutes les villes emportées
par l'orage; les familles, pêle-mêle, les enfans, les vieillards,
les femmes; les uns demi-nus, pâles, hagards, surpris dans leur
sommeil par le sinistre; les autres chargés du plus touchant
butin, tout ce qu'ils avaient pu entasser dans des sacs, toutes les
chères et précieuses choses. Les femmes auraient voulu prendre
toute leur maison dans le pan de leur robe et n'avaient réussi
qu'à s'encombrer des choses les plus réellement attendrissantes.
Ils avaient oublié leur trésor dans l'armoire ouverte et serraient
sur leur cœur une cage à serin. Là suivaient les bêtes familières,
chiens et chats. Que n'avaient-ils pris chèvres, poules et lapins?
Cela ressemblait à la déchirante image des flots d'inondation,
charriant à la suite l'un de l'autre tous les hôtes de la maison
riveraine : les parens, le petit berceau de bois, et le chien de
garde au ventre gonflé, pattes en l'air...
Des épaves. Riches, pauvres, jeunes, vieux, tous égaux
sous la menace du Fléau : les vieillards accrochés aux robustes
dans le secret effroi d'être laissés à l'abandon, les mères cour-
bées en deux sur l'enfant qu'elles veulent dérober dans leur sein
avec le geste séculaire d'Agar chassée...
Tous égaux devant la misère, devant le froid, devant la
faim. Ils tendaient des pièces d'or au bout de leurs mains sup-
pliantes : « Du pain ! Rien que du pain ! A tout prix! » Mais qui
donc aurait prévu de tels besoins?
Du pain, il n'y en pouvait avoir pour eux, à aucun prix. On
leur disait : « Attendez jusqu'à l'autre gare ! » Et voilà deux
jours que certains attendaient!
Les infirmières avaient l'ordre de ne rien distraire des
réserves pour les blessés. Devant l'étalage des postes de secours
installés pour le prochain train de soldats, les yeux s'élargis-
saient de souffrance et de convoitise, les poings se tendaient,
les injures pleuvaient. Et si quelque jeune femme apitoyée se
laissait aller à céder en cachette une tartine de pain ou du
bouillon, cela représentait tout juste une goutte d'eau dans un
grand tonneau vide.
11 régnait un état d'esprit bizarre chez quelques membres de
l'infirmerie. On en voulait presque à ces gens d'encombrer les
trains, les quais et les services. Ce fleuve débordant devenait
par trop envahisseur. C'était bien assez avec les soldats. Qui
UNE AMBULANCE DE GARE. 923
pourrait tenir? On commençait à s'avouer de l'impuissance.'
Une grande lassitude et certain découragement attiédissaient le
zèle. On leur en voulait d'être trop. On leur en voulait de
leurs récits. On les rendait responsables de leurs villes incen-
diées et de leurs maisons écroulées. On leur en voulait de
semer la peur. Comme l'antique porteur de mauvaises nou-
velles, ils étaient maudits.
Pauvres gens !
A la gare, beaucoup s'indignaient et criaient bien haut leur
indignation devant de telles misères non secourues. Un soir,
on descendit un cadavre de petit enfant mort de privations. On
le prit aux bras de sa mère... qui dut continuer son voyage.
Ce fut le signal d'une mesure de clémence : la Ville donna
du lait pour les enfans et des boules de pain à distribuer.
Les trains se succédaient sans interruption. L'encombre-
ment de la voie était indicible :iconvois de troupes, blessés,
émigrés, bétail, chevaux, matériel... C'était le temps où, pour
franchir cinquante kilomètres, on mettait dix heures, quand
on arrivait à les franchir.
Le service de l'infirmerie ne devenait plus, à proprement
parler, un service. On n'osait plus donner des ordres, ni par-
ler de haut. On ne peut exiger du dévouement. Répondait à
l'appel qui voulait. Les rangs se clairsemaient. Sous une appa-
rence d'ordre on sentait que la débâcle générale gagnait aussi
ce service-là.
Il en résultait que les mêmes, toujours, se retrouvaient sur
les quais. Beaucoup s'y installaient à demeure, passaient la nuit
sur les bancs et se restauraient à la cantine de leurs blessés.
Ils formaient une sorte de clan dans la société de ceux qui reve-
naient régulièrement à leurs anciennes heures de service,' tous
les deux jours, comme si rien n'était changé.
Ceux-là, c'était le clan des « fidèles, » les vieux « gro-
gnards; » comme tels, dévoués avec rage, irascibles, un peu
hirsutes, n'en faisant qu'à leur tête et criant plus fort que le
« Patron. »
Pâles, étiques, le visage tiré, les yeux exorbités ou creusés
au fond des paupières noires, plus très élégans, — ni même très
propres — ils considéraient de leur hauteur les petites dames
poudrées et blanchies de frais qui revenaient de-ci, de-là,
l'après-dîner, et les bousculaient avec un certain plaisir.
926 REVUE DES DEUX MONDES.
Mille bras, des ailes aux pieds, suppléant à tout par l'ingé-
nieuse intelligence du cœur, ils régnèrent en maîtres pendant
les derniers jours.
Ils ne lisaient plus les journaux. Ils ne savaient plus rien.i
Ils étaient là, suspendus à cette vie qui circulait sur la voie de
l'Est, puisant à cette large artère la force et le courage. C'était
là, et là seulement, qu'ils mesuraient les pulsations, les sursauts
d'énergie de leur patrie; là qu'ils se penchaient avidement
comme au chevet d'un malade atteint d'une fièvre brûlante, se
débattant dans les plus violentes attaques... Qu'allait-il en
sortir? Mort ou Résurrection? Rien au monde ne les aurait fait
quitter leur poste. Ils se penchaient, ils écoutaient :
« D'où venez-vous? »
Ce n'était plus de Belgique, déjà. C'était des Ardennes, c'était
de Meuse... Les évacués jetaient des cris sinistres dans la nuit :
<( Mézières-Charleville brûle ! La gare de Sedan est en
flammes! »
Et les soldats :
« La Meuse est rouge de sang. Il y avait tant de cadavres,
que nous aurions pu la traverser à pied sec. »
On ne comprenait plus. Les uns parlaient de déroute. Les
autres d'éclatantes victoires. Ils venaient de partout, du Nord,
du Nord-Est, de l'Est. On se perdait en conjectures... De sensa-
tionnels renseignemens, sortis on ne sait d'où, entretenaient un
certain optimisme.
Le « Monsieur qui a dîné la veille avec un très haut person-
nage » confiait mystérieusement :
« On les attire dans la vallée de l'Oise. » Un guet-apens.:
Sur les hauteurs, les 75 sont tellement serrés que les batteries
touchent les batteries. »
D'autres :
« Ce sera près de Châlons, aux Champs Catalauniques. Nou-
veaux Huns, moderne Attila. »
Un matin, passèrent une série de trains sanitaires bien
ordonnés, les blessés rangés dans des civières, chaque wagon
sous la garde d'un infirmier présidant lui-même à la distribution
des vivres. Enfin, des trains modèles... comparés au pitoyable
agencement des fourgons à bestiaux habituels.
On se renseigna : les ambulances de Reims évacuaient...
Les ambulances de Reims 1...
UNE AMBULANCE DE GARE. 927
Le même jour parvint un ordre du ministère : il était
désormais interdit de descendre un blessé du train pour le
soigner dans les ambulances de la ville, quel que fût son
état...
Le lendemain, nouvel ordre : les ambulances de la ville
devaient se tenir prêtes à évacuer.
30 août. — Dans la gare, nouvelle cause d'encombrements
C'est la ville qui fond, à son tour, la ville qui s'écoule, se vide,
se disloque. Ininterrompu défilé de sacs, de bagages, de parens
et d'enfans. Les premiers prennent un air dégagé de gens qui
s'en vont aux bains de mer v: un rien d'un peu trop fiévreux
dans leurs gestes trahit leur hâte et leur gêne.
Ironiques, les jeunes femmes ont sorti sur les quais toutes
les chaises de l'infirmerie, et bien droites, l'air très sage,
s'appliquent à coudre des flanelles pour les soldats, avec la
tranquillité la plus parfaite. Toute la ville défile devant elles...
suant sous les manteaux et la charge des paquets.
De temps en temps elles lèvent la tête, interpellent une
passante avec la plus profonde stupéfaction.
— Comment, et vous aussi, madame?
Leur attitude est une muette protestation... Quelle joie
maligne lorsqu'elles reconnaissent un de leurs compagnons deia
veille : « La consigne est de tenir... On ne désertera jamais
son poste... Même sous le feu de l'ennemi. »
Au fond, elles trouvent tous ces gens-là un peu fous. Elles
avouent bien un certain malaise, mais appartenant à la race de
celles qui ont peur d'avoir peur, elles resteront aveuglément
optimistes.
Leur infirmerie est toujours aussi nette, aussi soignée. Elles
continuent à faire bouillir leurs marmites aux compresses, à
tailler des bandes de toile, à plier en quatre des plaques de
coton ; leur cahier-journal est tenu scrupuleusement à jour.
Chaque soir le comité se réunit à la même heure. La « façade »
est maintenue, l'ambulance de gare est toujours là, son petit
drapeau blanc se balance au-dessus de la porte.
Les trains d'évacuation se précipitent, les trains de blessés
s'espacent. Quelques voix timides insinuent que la ligne est
peut-être menacée... que l'on a choisi pour les blessés un autre
chemin plus sûr... Ces voix s'éteignent dans une huée générale.
Cependant, les officiers de la gare, eux-mêmes, tiennent
928 REVUE DES DEUX MONDES.
des conciliabules suspects. La sonnerie du téléphone résonne
trop souvent. La menace s'appesantit, et ceux qui souriaient se
taisent. Par habitude, machinalement, on contredit les porteurs
de mauvaises nouvelles... On ne veut rien savoir... On se sur-
veille mutuellement. Malheur à celui dont le visage reflète de
sinistres pensées ! L'espoir, jusqu'au bout.
Les chefs tiennent. L'un d'eux, vénérable entre tous, reçoit,
un de ces soirs, en plein visage, l'annonce de la mort de son
fils... Il n'y a pas à douter : ses Marocains, blessés, gisent dans
les wagons qui passent, et tous sont unanimes : leur capitaine
est resté là-bas... Debout devant ses hommes, superbe, tête nue,
il commandait le feu... une balle en plein front...
M. G..., qui était un peu pâle, pâlit encore plus, mais resta
sur le quai. L'heure du Conseil venue, il assista comme de
coutume à la séance, partit quand son tour vint, aussi droit,
aussi correct, aussi maître de lui... Il marchait seulement plus
vite qu'il n'aurait fallu.
31 août. — La ville est plus qu'à demi désertée. L'ambu-
lance ne vaut guère mieux. Il n'y a plus de ville; il n'y a plus
de gare ; il n'y a plus d'ambulance. Il n'y a qu'une poignée
d'obstinés qui se groupent autour du « Patron. »
Il vient sans être annoncé... Service de fortune... Nuit noire.
Des wagons à bestiaux intercalés de fourgons pleins de matériel
et de « trucs » vides... Pas une lumière, toutes portes fermées,
longueur interminable du convoi. Il faut le suivre sur la voie
libre, loin du trottoir des quais, dans l'enchevêtrement des
rails où les pieds bronchent.
Un cheminot pitoyable précède la petite infirmière avec un
falot. Ils s'éloignent tous deux sur la voie noire. La clarté de
la lanterne fait à leurs pieds un carré de lumière, et leurs
formes se dessinent, ombre sur ombre, à la Rembrandt.
Ils ont découvert entre deux files de trucs vides un grand
wagon fermé. Ils font rouler la lourde porte qui grince et
geint. Le falot découvre de la paille qui sort comme d'un râte-
lier, de grosses bottes, et, dans le fond, une face bandée, des
jambes et des bras émergeant de la paille.
La petite forme blanche de la jeune femme se hisse, rampe
sur la paille entre les corps étendus qu'elle devine et tàte dans
le noir. Des voix dolentes gémissent : « Attention à mon pied I
Guro à mon bras! » Dans le fond, à gauche, un râle continu,
UNE AMBULANCE DE GARE. 929
régulier comme un soufflet de forge. En face, une plainte douce
et vague : « J'ai soif! »
Ils sont vingt, trente, là, étendus côte à côte... Il ne faut
pas réveiller ceux qui dorment : ils sont si malheureux! Un
petit chasseur se plaint. Il ne peut remuer, il a le bassin frac-
turé; mais comme il boirait bien un peu de bouillon! Ceux-là
grelottent de fièvre : « De l'eau ! rien que de l'eau ! »
Le cheminot fixe son falot à la portière et court aux pro-
visions. La jeune femme reste toute seule avec eux.
Près du pauvre petit chasseur immobile, l'homme qui râle se
met à délirer tout haut. C'est un homme à barbe grise, maigre,
cave, les deux mains crispées sur sa poitrine. Il hoquette, il
étouffe. Le petit chasseur explique que « depuis le commence-
ment, c'est comme cela. » Il a une balle dans le poumon .
Entre le petit chasseur et le moribond la jeune femme s'est
agenouillée, attendant du secours. Elle remue la paille douce-
ment autour d'eux, préparant leur litière ; elle fait des coussins
pour la tête, elle en fait pour soutenir les jambes... Le moribond
s'épuise en efforts désespérés. Il veut se mettre sur son séant,
il étouffe. Elle l'aide, doucement, doucement... La pauvre tête
ballotte, le corps oscille et ploie comme une tige déracinée.
La petite le soutient de son épaule, et la pauvre tête, son
point d'appui trouvé, cherche refuge là. Les mains fiévreuses se
tordent en convulsions, grattent le drap de la capote et cherchent
à ramener sur le corps une couverture imaginaire. La pression
de deux petites mains fraîches les calme.
Il s'est emparé d'elle, il s'accroche à elle, il ne veut plus la
quitter. Maintenant, des paroles saccadées, entrecoupées de
hoquets et de râles, sortent de ses lèvres qui tremblent :
« Les vaches ! Ils m'ont crevé! Et je n'en ai pas crevé un
seul! J'ai quatre enfans! Les vaches ! ils m'auront eu ! Madame,
descendez-moi ! Ne partez pas ! Ne partez pas, madame !
Descendez-moi! Mourir, mourir dehors, que j'dis ! Pas là-
dedans, dehors! Mourir dehors, mourir dehors! »
Monotone, lente, convulsive, la plainte s'exhale après chaque
râle : « Mourir dehors! »
La lueur du falot baisse... Quelques blessés réveillés par
leur camarade se mettent à gémir aussi. Le chasseur s'agite
avec de petits grognemens, et toujours Ja plainte monotone :
« Mourir dehors, mourir dehors I »
TJME AAX1H. — i'JlC. 1)9
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans son impuissante détresse, la petite pleure. Ses larmes
tombent, chaudes et salées, sur le front de l'agonisant. Elle
reste là, elle ne sait plus combien de temps. Gela lui parait des
heures et des heures, cela ne finira jamais. Elle a mis ses
lèvres à la coupe amère. Jamais plus elles ne s'en détacheront.
Elle a touché le fond de la misère humaine. Cet homme va
mourir là,, sur son épaule, et tout va mourir, ici...
Le cheminot revient avec des vivres et des coussins de balle
d'avoine. Un aumônier l'a suivi.
Ils trouvent l'agonisant endormi sur l'épaule de la jeune
femme... Le train va repartir. .. Avec mille précautions ils sou-
lèvent le pauvre corps apaisé, le calent avec des coussins dans
l'angle du wagon. Et le prêtre, comme adieu, lui donne
l'absolution suprême...
1er septembre. — Les hôpitaux sont évacués ou vont partir.
On ne sait plus rien. On vit dans un rêve. On raconte que la forêt
de Compiègne brûle, que Soissons est en flammes, que l'état-
major anglais est dans les environs, que Paris est perdu... et
que l'on entend le canon.
A l'infirmerie, plus personne qu'une dizaine de dames et le
« Patron. »
Le matin, un petit automobiliste anglais vient se faire
panser le pouce. On l'interroge. Il ne sait rien. Il vient de
Compiègne. Il va vers le Sud, il est content de son sort et rit
tant qu'il peut. Il n'a pas l'air de faire la guerre. Il est là
comme en excursion. Son assurance et sa belle humeur
ramènent, pour un instant, un peu de gaieté dans l'ambu-
lance.
Le morne après-midi se passe à l'infirmerie, toutes portes
fermées, dans la chaleur, l'attente et l'abandon.
Le brouhaha des gens qui partent vient frapper les murs de
la grande salle blanche. Tout est en ordre. Sur le comptoir de
marbre poli les piles de boîtes minutieusement étiquetées, les
rangées de bocaux, les alignemens de flacons inégaux, les pla-
teaux et les cuvettes... l'étuve... le fourneau à gaz... les cinq
lits blancs... la symphonie des petites choses très nettes et très
pures chante dans le silence et l'espace désert... Les deux
dames de garde, très blanches aussi, s'immobilisent sur deux
chaises, écoutant le concert des petites voix familières accom-
pagnées en sourdine par les batte mens angoissés de leur cœur.
UNE AMBULANCE DE GARE. 931
Vers quatre heures, la porte s'ouvre violemment devant le
« Patron. » Il veut rire, comme toujours, mais personne n'est
dupe. Il y a « quelque chose. » Les dames le suivent... tout ce
qu'il reste de « fidèles. »
Dans la petite salle du Conseil, on tient une assemblée
suprême. Le « Patron » vient de recevoir un ordre du minis-
tère; il faut évacuer...
C'est donc la capitulation ? C'est donc fini ? Eux aussi
devront fuir? Une désertion? Ils se regardent, consternés.
Amèrement une jeune femme rappelle la première réunion
générale, les résolutions héroïques, les paroles enflammées :
« Les infirmières ne devront pas quitter leur poste, quand ce
serait sous les obus I »
L'ordre est formel. Il faut évacuer la gare. Les douze sont
là, rebelles, sourds, têtus. Alors, le Patron trouve une transac-
tion. « L'ambulance reste constituée. Nous nous mettons à la
disposition du ministre de la Guerre pour être envoyés n'im-
porte où, sur la ligne de feu... Cela va-t-il? »
Personne ne « flanche! » ah! personne ne « flanche » certes.
Le « Patron » est très fier. Ils se voient déjà campés en nomades..
Une ambulance! Une vraie! Des tentes, des lits de sangle, le
froid, la faim, les balles, les obus, la souffrance, la captivité,
la mort... Ah! la belle aventure!
Une dame supplie qu'on ne la sépare pas de sa petite chienne,
son unique amour. D'emblée l'adoption de la chienne est votée.j
Ce sera la chienne de l'ambulance!
On dresse une liste de noms, on sonde les courages, les
bonnes volontés, on s'excite mutuellement au sacrifice. On
rédige une demande télégraphique au ministère, et l'on se
sépare dans le plus pur enthousiasme.
Par habitude, deux dames viennent relever la garde. Jusqu'à
la dernière minute, elles tiendront.
L'évacuation de la ville se précipite dans la fièvre crois-
sante. On a peur, déjà, de ne pouvoir partir assez tôt. On
assiège la mairie pour les sauf-conduits, on assiège la gare. Les
rues sont encombrées des villageois environnans. Ils fuient,
droit devant eux, tous leurs biens sur leur charrette, sacs, pail-
lasses, bois de lits, femmes, enfans, bêtes... la vache, l'âne et
les moutons précédant la petite troupe. Toutes les pauvres car-
rioles sont sorties des remises. Quand il n'y a plus de chevaux,
932 REVUE DES DEUX MONDES.
ni d'ànes pour traîner, l'homme s'attelle à une charrette à bras.
Les pauvres poussent des brouettes. Enfin, ceux qui n'ont rien
vont à pied, tribus errantes, un bâton sur l'épaule, balançant le
mouchoir noué sur tout leur bien...
Au pas, régulièrement, sans tourner la tête, sans s'arrêter,
ils marchent droit devant eux, l'un à la suite de l'autre, les
cornes des bœufs chargées de la paille qui tombe du char à foin
qui les précède, la tête de l'homme près de la croupe du der-
nier bœuf, la brouette derrière le char-à-bancs, et les vieux
claudicansse soutenant l'un l'autre. On porte une vieille infirme
sur un fauteuil. Ceux-là poussent devant eux d'immenses trou-
peaux de moutons dans une dernière auréole de poussière et de
soleil.
C'est une file ininterrompue qui s'allonge sur toutes les
routes, venant du Nord et de l'Est, fuyant vers le Midi. Un tor-
rent qui s'écoule, auquel ne peut résister aucune digue, l'inva-
sion pacifique avant l'autre invasion. La route leur appartient.
C'est l'exode... Ce sont les fuyards séculaires que chasse devant
elle la horde sauvage, les migrateurs, ceux qui annoncent
l'ennemi.
— D'où venez-vous?
Un cycliste interpellé se lève droit sur ses pédales :
— Etes-vous fous? Que faites-vous encore en cette ville?
On se bat à Villers-Cotterets. On se bat à Crespy-en-Valois.
Demain ils seront à Dammartin. Et dans deux jours chez vous!
Toute la nuit, la procession continue sur les ro jtes. Chaque
voiture a une lanterne, et l'on dirait une chaîne de lucioles dan-
sant sur les collines au bruit de mille grelots.
L'armée anglaise en retraite traverse la ville. Des patrouilles
de dragons croisent à travers champs. Les chevaux galopent
lourdement, hennissent, se battent... On s'imagine entendre les
uhlans.
A minuit, le dernier petit boy-scout parcourt les demeures
des infirmières. Le dernier Croix-Rouge tinte à travers la nuit;
dernier appel, dernière réunion. Le ministère a répondu par un
ordre de dislocation. Il n'y a plus d'ambulance.
Dans un train qui va partir, on met un wagon à la disposi-
tion des infirmières... Il n'y a pas de temps à perdre: « ils »
vont être là.
« Ils » vont être làl..,j
UNE AMBULANCE DE GARE. 933
Que faire? Partir ou rester?
Toute la nuit, derrière les fenêtres éclairées, on devine de
fiévreux préparatifs, des entassemens désordonnés au fond
des malles, des cœurs qui battent la chamade, des cerveaux
surchauffés, des gorges sèches, des membres lassés et surexcités
qui finissent par ne plus coordonner les mouvemens à l'ordre
reçu.
De mystérieux travailleurs, entrevus par les soupiraux des
caves, fouillent le sol. Leur bougie posée devant eux projette
sur le mur une ombre immense qui brandit une pioche avec de
furieux gestes de criminels... Ils ensevelissent leurs trésors
comme des voleurs dans leurs cavernes.
Des automobiles en trépidation attendent devant le grand
trou béant d'une porte cochère, ouverte sur la profondeur d'une
noire avenue. Au fond de l'allée, une lumière brille au seuil de
la maison, comme à la fenêtre du château de l'ogre, dans le
petit Poucet.
Ici, déjà le désert, le silence morne, la tristesse désolée des
grands portails de fer clos sur les jardins... La demeure est
abandonnée. La famille a quitté le foyer qui reste seul, comme
un autel en prière, prêt à être consumé par le feu du ciel. Les
maisons désertées attendent comme des sphinx, redoutables par
la mystérieuse force qu'elles tiennent enclose derrière leurs
murailles dressées; muettes, passives et résignées comme des
victimes offertes au monstre acheminé vers elles. Les maisons
désertées montent une garde silencieuse, le long des routes, au
milieu des jardins magnifiques où le généreux été de notre
belle France ploie les branches des arbres sous une lourde
moisson de fruits. Dans la solitude des larges pelouses, les
reines-claude mûres tombent sur les corbeilles de montbrésias...
Les reines-claude tombent une à une, petites gouttes dans
le temps qui s'écoule. Les beaux arbres, comme des sabliers,
marquent l'heure par la chute de leurs fruits d'or... Hélas!
Hélas! le jour grandit... Un merveilleux soleil brille sur la ville
désolée... La terre est nue sous la lumière nue.
<( Ils » vont être là!...
Chaque silhouette apparue au sommet des collines semble
suspecte. La tache noire des bois lointains paraît se déplacer.
Les rayons qui jouent entre les branches révèlent des sentinelles
aux aguets. Tout point brillant sur une route est l'éclair du
934 REVUE DES DEUX MONDES.;
casque abhorré... Des piétinemens de chevaux font courir aux
portes...
« Ils » vont être là!
A midi, des avions planent en larges cercles sur la ville. Ils
ne sont pas français. Des avions planent lentement, comme dés
éperviers sur une proie certaine.
Le canon gronde nettement vers Dammartin. Il se rapproche,
sa lourde et profonde voix s'appesantit, il tient tout l'horizon...
« Ils » vont être là!
Le dernier train quitte la gare vide. La porte de l'ambulance
est close. Le drapeau blanc n'y flotte plus. Le dernier train
quitte la gare, avec tous les officiers... Derrière lui, les ponts
vont sauter... C'est fini... la ville est séparée du monde. Le
monstre peut venir.
Les Barbares peuvent venir : le bon Pasteur qui garde notre
race les attend là. Sur la ville abandonnée veille l'unique tour
à face de sphinx, la cathédrale, calme, droite, hautaine, pleine
de mystère et de clarté.
0 fleur jaillie de notre fine terre, taillée par nos aïeux comme
une figure de proue, face à l'envahisseur; sentinelle vigilante
au seuil de notre sol vierge de toute souillure ennemie ; dieu-
terme, borne pétrie de notre pierre, de notre sable, de notre
terre, de notre esprit, de notre amour, de notre foi; borne qui
leur as dît : « Vous n'irez pas plus loin! » Tu régnas sur la
pauvre ville abandonnée comme la Bergère sur le doux royaume,
au temps des Anglais.
Les vagues de la grande Horde déferlèrent jusqu'à tes pieds.
Ils pointèrent vers toi leurs gros canons, mais en vain.
Tu fus la triomphante tour qui sonna la première cette
glorieuse résurrection :
La VICTOIRE DE LA MARNE.;
/ José Rousse l-Lépine.
REVUES ÉTRANGÈRES
UN NOUVEAU « ROMAN DE GUERRE » ANGLAIS
Lct Pricst and Pcople weep! par Richard Shanahan, un vol. in-18, Londres,
librairie Gay and Hancock, 1916.
Francorchamps est, — ou plutôt était, car Dieu sait quels pitoyables
vestiges en subsistent désormais! — un gros village wallon de la fron-
tière allemande, tout proche de cette ville de Stavelot par où ont pé-
nétré en Belgique, le 4 août 1914, les troupes prussiennes du camp
d'Elsenborn. C'est dans ce village qu'était venue naguère se fixer la
très honorable famille des Simonnet, après s'être heureusement enfuie
de sa cité natale de Malmédy, située de l'autre côté de la frontière et
soumise, depuis tout juste un siècle, à la domination prussienne. Les
Simonnet s'en étaient enfuis pour échapper aux vexations de toute
nature dont les accablait l'autorité allemande, en punition, tout en-
semble, et de leurs propres sympathies envers la Belgique et.de la
conduite de leur unique fils, qui, désertant son poste à bord de l'un
des cuirassés de la marine de guerre impériale, était allé notoirement
s'engager dans l'artillerie belge. Si bien que l'un des premiers soins
du colonel Wagner, le matin du 8 août 1914, tout de suite après son
arrivée à Francorchamps, — où il avait reçu l'ordre de « faire un
exemple » qui eût de quoi inspirer une épouvante salutaire aux
populations du pays wallon, — avait été de s'enquérir de la maison
habitée par le vieux Martin Simonnet et sa fille Louise, qui s'était
encore exposée récemment aux tenaces rancunes de l'Allemagne en
épousant l'un des plus zélés « patriotes » de la région.
936 REVUE DES DEUX MONDES.i
Promenant son regard autour de soi, le colonel Wagner aperçut une
femme qui traversait rapidement la voie ferrée, en arrière des troupes.
— Qu'on l'arrête! dit-il.
Aussitôt deux soldats sortirent des rangs, et empêchèrent la femme
d'avancer en croisant devant elle les canons de leurs fusils. La femme
ne prononça pas une parole, et se contenta de tordre ses mains avec une
mine effarée. Le colonel Wagner s'approcha d'elle.
— Dites-moi ou se trouve la villa des Simonnet !
— Je ne sais pas ! répondit la femme.
— Comment, vous ne savez pas? Oseriez-vous plaisanter avec moi?
Allons, répondez à ma question, ou bien je vous fais fusiller tout de
suite!
-r- Je ne sais pas!
— Que l'on me fusille cette drôlesse! s'écria Wagner.
Sur quoi les deux soldats, s'étant reculés de quelques pas, firent feu
simultanément; et le corps de la femme s'abattit à leurs pieds.
Cet incident eut pour effet d'en amener un autre, non moins imprévu.
Au moment où la femme venait de tomber, on entendit s'élever un grand
éclat de rire; et une voix perçante s'écria, en patois wallon :
— Oh! quelle farce ! voilà qu'ils ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas! »
— Que l'on m'amène ici cet insolent! commanda Wagner.
Et lorsqu'on lui eut amené l'auteur de l'étrange exclamation, un jeune
garçon nu-pieds et nu-téte, avec l'apparence d'un mendiant ou d'un ma-
raudeur :
— Eh bien! coquin, qu'est-ce qui te fait rire? Dis-moi tout de suite
oU se trouve la villa Simonnet, ou bien je t'envoie dans l'autre monde
tenir compagnie à cette vieille femme!
— Celle-là est bonne ! les voilà qui ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas ! »
— Misérable idiot! hurla le colonel, en frappant au visage le jeune
garçon, d'un coup de poing qui le fit tomber à terre.
Et sans doute ce geste de l'officier fut interprété comme un signal : car
aussitôt deux autres soldats s'élancèrent contre la figure inanimée qui
gisait en travers du chemin, et lui écrasèrent la tête avec les crosses de
leurs fusils. Ce que voyant, un vieil homme en redingote noire, qui venait
de sortir de l'une des maisons voisines, s'avança vers le colonel, ôta poli-
ment son chapeau, et dit en français, d'une voix contenue :
— Monsieur, vous avez fait là deux choses que vous n'auriez sûrement
pas faites si vous aviez pu connaître la vérité ! Cette pauvre femme que
vos hommes ont fusillée était complètement sourde. Tout le monde ici
l'appelait : la mère « Je-ne-sais-pas, » parce que ces mots lui servaient de
réponse à toutes les questions qu'on lui adressait. Et quant à ce malheu-
reux garçon que vous avez soupçonné de se moquer de vous, celui-là était
un faible d'esprit bien innocent de ce que ses paroles pouvaient avoir d'in-
correct. Si vous aviez interrogé, de préférence, n'importe quel habitant qui
fût en état de vous répondre, vous auriez appris tout de suite que la
villa Simonnet état la quatrième à droite, en remontant la rue!
Bien loin d'exprimer le moindre remords de sa double erreur, comme
REVUES ÉTRANGÈRES., 937
aussi de songer à remercier le nouveau venu, Wagner fixa sur ce der-
nier le regard glacé de ses yeux de métal, et lui demanda de quel droit il
se permettait de l'interpeller. Et comme son interlocuteur, en réponse, lui
faisait savoir qu'il était depuis un quart de siècle le médecin du village :
— Oh! oh ! interrompit Wagner, vous êtes ce médecin qui déjà, toutà
l'heure, a eu l'aplomb de délivrer un certificat à la veuve d'un espion
exécuté par mes ordres; et voici que vous osez de nouveau critiquer mes
actes! Allons, qu'on me fusille cet individu!
Et ces soldats qui déjà ne s'étaient pas fait scrupule de tuer une vieille
femme et un jeune garçon n'eurent pas, non plus, l'ombre d'une hésita-
tion à sacrifier la nouvelle victime. Dès l'instant d'après, un joyeux rayon
de soleil, qui avait réussi à se dégager d'un monceau de nuages, éclairait,
sur la route, trois cadavres gisant à quelques pas l'un de l'autre.
Il faut savoir qu'avant même de procéder à ces « exécutions, » le
colonel Wagner avait remis aux officiers de son régiment la copie
d'un « ordre du jour » composé par lui, et dont lecture avait été
donnée à chaque compagnie. « Soldats, — y disait le colonel prus-
sien, — votre serment militaire vous contraint à suivre docilement
tous les ordres de vos chefs, qui sont auprès de vous les représen*
tans de notre auguste Empereur. Apprenez que nous allons aujour-
d'hui faire un grand exemple, dans ce village qui, du reste, a été
depuis longtemps un nid de francs-tireurs, ennemis implacables du
nom allemand ! Aussi s'agit-il pour vous de ne pas hésiter dans l'ac-
complissement de l'œuvre de destruction dont vous avez eu l'honneur
d'être chargés ! Et puis, quand cette œuvre sera terminée, il y aura
pour vous abondance de bonnes choses à manger et à boire, sans
compter que chacun de vous pourra prendre sa part d'un butin dont
la possession vous revient de plein droit ! » De telle sorte que l'on
imagine aisément ce qu'a été ensuite, durant toute cette tragique
matinée du 8 août, le sort de la centaine de vieillards, de femmes, et
d'enfans restés à Francorchamps, — tandis qu'un grand nombre de
leurs voisins avaient eu le bon esprit de quitter le village dès les
jours précédens.
L' « exploration » de la villa Simonnet, en particulier, avait été
confiée par le colonel Wagner à l'un de ses officiers les plus éner-
giques, le capitaine Winterhalter, qui longtemps avait demeuré à
Stavelot, en qualité d'espion. Le capitaine avait pris avec soi dix
hommes, parmi lesquels figurait l'un de ses anciens collaborateurs,
le sous-officier Fritz Lehmann, qui, celui-là, tout en se livrant
pareillement à l'espionnage, avait longtemps conduit la diligence
publique entre Stavelot etMalmédy. Les dix hommes avaient été rangés
938 REVUE DE* DEUX MONDES.
en cercle, autour de la maison; après quoi, le capitaine leur avait
ordonné de signaler leur présence en faisant feu sur toutes les
fenêtres. Bientôt le vieux Martin Simonnet apparut sur le seuil ; mais
dès l'instant suivant, il fut ramené de force à l'intérieur de la maison
et remplacé, devant l'entrée, par sa fille Louise, une fraîche et gra-
cieuse jeune femme tenant dans ses bras un petit enfant.
— A toi, Fritz! cria Winterhalter. Un bon coup de fusil sur cette
créature !
— Non, mon capitaine, décidément je n'en ai pas le courage! —
répondit l'ex-conducteur de la diligence, en abaissant son arme. —
Cette pauvre femme a toujours été excellente pour moi.
— Obéiras-tu, misérable? vociféra le capitaine.
— Non, décidément, c'est impossible !
D'un coup de son revolver, le capitaine fit sauter la cervelle de
l'homme qui, vingt fois, pendant bien des années, lui avait été d'un
précieux service. Puis, tournant son arme vers le seuil de la maison,
il « exécuta » successivement Louise Calay, l'enfant de celle-ci, et
Martin Simonnet, qui était revenu se poster sur le seuil.
— Et maintenant, dit-il à ses hommes, je vous laisse le soin d'ex-
pédier ce qui peut encore survivre de cette sale engeance !
Ou bien, peut-être, les habitans de cette maison ne s'appelaient-ils
pas Simonnet et Calay, ni leur bourreau Winterhalter, et peut-être le
détail des « exécutions » allemandes à Francorchamps n'a-t-il pas été
tout à fait tel qu'on vient de le lire? Car le récit que j'ai brièvement
résumé forme, en vérité, le dernier chapitre d'un roman anglais, et
où sans doute l'auteur n'aura pas manqué d'entremêler à des souve-
nirs scrupuleusement authentiques maintes particularités imagi-
naires. Mais si même nous ne savions pas, d'autre part, que le village
de Francorchamps a été l'un de ceux où l'armée allemande a cru
devoir faire l'un de ses « exemples » les plus rigoureux, — au point
de rendre désormais immortelle la mémoire du « premier massacre
de Francorchamps, » — nous jurerions encore que le romancier,
M. Shanahan, n'a rien mis dans son livre qui n'eût, tout au moins,
son « équivalent » dans la réahté. C'est bien de cette manière qu'ont
sûrement procédé, dans ce village ou ailleurs, durant les premiers
jours de leur entrée dans le pays wallon, des officiers de l'espèce du
colonel Wagner ou du capitaine Winterhalter, — sauf peut-être pour
M. Shanahan à n'avoir trouvé que dans son propre cœur l'image du
sous-officier prussien refusant de tuer, sur l'ordre de ses chefs, une
REVUES ÉTRANGÈRES, 939
jeune femme qui s'est naguère montrée pleine d'attentions délicates
à son endroit. D'un bout à l'autre du livre, nous avons l'impression
d'entendre la voix d'un témoin parfaitement véridique, soucieux
d'éviter jusqu'à la plus légère apparence d'exagération, et s'inter-
disant de prêter jamais aux diverses figures « symboliques » de
ses « héros » allemands le moindre trait d'astuce ou de cruauté dont il
n'eût puisé tous les élémens dans sa longue expérience personnelle
du sujet qu'il décrit. De tout son roman s'exhale un parfum de
simple franchise et de loyauté qui suffirait, à lui seul, pour nous
faire oublier sa complète ignorance du « métier » littéraire, — sans
compter que cette ignorance ne l'empêche pas, non plus, de nous offrir
çà et là d'aimables paysages, des portraits dessinés d'une main très
alerte, et jusqu'à des scènes entières méritant de compter parmi les
produits les plus remarquables de toute la littérature anglaise d'au-
jourd'hui.
Dans une savante étude publiée ici même, et dont je ne saurais
assez louer la très haute portée « documentaire, » M. Legouis nous a
entretenus des ouvrages nouveaux inspirés par le spectacle imprévu
de la guerre aux maîtres les plus fameux de cette littérature (1) ; et
force lui a été d'avouer, Ton s'en souvient, que pas un de ces maîtres,
les Wells et les Kipling, les Galsworthy et les Shaw, n'avait encore
rien écrit, depuis deux ans, qui fût pour ajouter sensiblement à leur
ancienne gloire. C'est comme si ces écrivains notoires, trop accoutu-
més à l'ordre de choses au milieu duquel s'était jadis formé et
développé leur talent, se fussent sentis mal à l'aise en présence d'un
ordre tout nouveau, et trop différent de celui dont ils se flattaient de
nous avoir révélé jusqu'aux moindres secrets : tandis qu'au-dessous
d'eux l'on a vu surgir d'autres hommes qui, absolument inconnus
jusqu'alors, et d'ailleurs beaucoup moins fournis en fait de ressources
« professionnelles, «n'en apportaient pas moins, à ce même spectacle
delà grande mêlée européenne, une vision plus fraîche et des nerfs
plus solides. C'est^à ce groupe d'obscurs débutans que revient, en
vérité, l'honneur incontestable d'avoir su tirer quelque parti de la
guerre au profit de la littérature nationale d'outre-Manche, — depuis
l'Australien M. Ambroise Pratt, dont j'ai eu déjà l'occasion dé
signaler ici un « roman d'aventures » où les dons d'invention les
plus heureux s'accompagnaient d'une observation très « poussée »
du caractère allemand (2), jusqu'à ce conteur d'origine probablement
(1) Voyez la Revue du 1er juin 1916.
(2) Voyez la Revue du 15 septembre 1915.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
irlandaise, M. Richard Shanahan, qui, sans l'ombre d'apprêt et avec
la simplicité ingénue d'un enfant, nous expose à cette heure ce qu'il
a pu découvrir des moyens employés par l'autorité allemande, entre
les années 1911 et 19U, pour assurer le succès d'une prochaine entrée
de ses troupes en territoire belge.
Le roman commence à Malmédy, le soir du 6 septembre 1911.
A peine revenu de son voyage quotidien à Stavelot, et avant même
de prendre le temps de dételer les deux chevaux de sa diligence, le
conducteur Fritz est allé faire son rapport au capitaine Wagner, — le
futur colonel du massacre de Francorchamps. La voiture n'a amené,
ce soir-là, qu'un seul voyageur: un jeune Belge de Stavelot, Jules
Calay, tout nouvellement rentré dans son pays après trois années de
service dans l'armée du Congo. Le jeune homme va passer la soirée
chez ses cousins de Malmédy, les Simonnet, dont on dit que l'unique
fille s'est fiancée avec lui au moment de son départ pour l'Afrique;
et Fritz ajoute que, déjà, il a retenu sa place dans la diligence peur
retourner à Stavelot le lendemain matin .
— Voilà un retour qui pourrait bien se trouver empêché ! répond
le capitaine Wagner. En tout cas, Fritz, aie soin de venir prendre mes
ordres demain matin à sept heures !
Carie fait est que, dès cette date, l'Allemagne est sur le point
d'entreprendre le « coup » longuement préparé. C'est ce que nous
apprend dans la suite du chapitre, en même temps qu'elle le révèle au
Belge Jules Calay, une vieille servante de l'hôtel du Lévrier Blanc à
Malmédy, dont le cœur de Wallonne s'accommode de plus en plus
malaisément du très lourd fléau de la domination allemande, — imposé
jadis à sa ville par un étrange caprice de la diplomatie internationale.
Mais aussi bien dirait-on que les Allemands s'efforcent à dessein,
depuis plusieurs années, de faire sentir plus durement aux habitans
de Malmédy le poids de ce fléau. Après leur avoir naguère permis le
libre emploi de la langue française, les voilà qui se sont mis à vou-
loir l'interdire par tous les moyens, punissant avec une rigueur
implacable les prêtres et maîtres d'école qui ne se résignent pas,
d'emblée, à prêcher ou à enseigner en langage allemand ! De jour
en jour, maintenant, toute espèce d'obstacles viennent entraver
l'ancien échange de rapports familiers entre Malmédy et sa sœur
jumelle de l'autre côté de la frontière, cette ville de Stavelot qui, tout
au long des siècles, lui est restée unie, sous la commune, et légère,
— autorité paternelle d'un même Prince-Abbé. Avec cela, un véritable
REVUES ÉTRANGÈRES. 941
régime de terreur, l'espionnage savamment installé dans toutes les
maisons, en un mot tout l'ensemble de ces procédés hâtifs et violens
de « germanisation » que connaissent depuis longtemps les « sujets »
impériaux de Pologne et d'Alsace-Lorraine. Et puis voilà qu'à présent,
non contente de « germaniser » le petit morceau de terre wallonne
qu'un funeste hasard lui a jeté sous la main, l'Allemagne médite de
s'approprier tout le pays wallon, ou peut-être même la Belgique
entière! Déjà la provocation d'Agadir a constituer « amorce» du
prochain attentat. D'une minute à l'autre, les parens de Jules Calay,
à Stavelot, — s'ils ne prennent pas la précaution de quitter la ville,
— recevront chez eux la visite de sinistres conquérans au casque
pointu.
Et la vieille Margot, tout en continuant de servir le souper de Jules
Calay, lui parlait de la grande armée allemande qui venait d'être ras-
semblée au camp d'Elsenborn, du renforcement continuel de la garnison
de Malmédy, des nombreux milliers de voitures automobiles alignées
depuis des semaines le long de la frontière, et toutes prêtes à transporter
en Belgique les troupes impériales. Elle lui disait de quelle manière tout
le monde, dans la région, considérait l'agression allemande comme immi-
nente et inévitable. Mais aucune de ces nouvelles que lui débitait com-
plaisamment la vieille servante n'intéressait l'officier autant que celle de
la récente arrivée à Malmédy de Charles Simonnet, qui, servant déjà
depuis deux ans dans la marine de guerre allemande, avait résolu de
déserter pour s'engager dans l'artillerie belge. Comme les autorités alle-
mandes se défiaient, — très justement, — du « loyalisme » des jeunes
Wallons de Malmédy, elles avaient dorénavant adopté l'usage de les
verser tous dans leur marine de guerre, ou il leur serait plus difficile de
témoigner efficacement de leurs sympathies envers la Belgique; mais elles
avaient compté sans les « permissions, » et c'est ainsi que Charles Simon-
net, en apprenant le projet d'invasion allemande, s'était juré de profiter
de ses quelques jours de congé pour passer au service de ce roi des Belges
que ses pères et lui-même avaient toujours honoré comme leur véritable
souverain légitime.
Après quoi nous voici, avec Jules Calay, chez les Simonnet, où le
jeune Charles ne se prive pas de décrire à son cousin l'aveugle et
grossière sévérité de la discipline allemande. Par soi-même, déjà,
l'horreur que lui inspire cette discipline aurait suffi pour lui faire
désirer de s'y dérober : et voici maintenant que le danger imminent
de la Belgique lui fait, en outre, un devoir d'entrer à son service !
Mais là-dessus ses parens ne s'accordent pas avec lui : ou plutôt il
se trouve que l'habitude funeste du joug teuton a dès lors commencé,
dans l'âme de ces braves gens, son œuvre habituelle de corruption et
942 REVUE DES DEUX MONDES.!
d'aveulissement. Le vieux Martin Simonnet, surtout, a beau recon-
naître et haïr la tyrannie du pouvoir étranger qui écrase sa cité
natale : il s'effraie des suites que risquerait d'entraîner, à la fois pour
son fils et pour tout le reste des siens, cette désertion du jeune
Wallon. Si bien que ce dernier a dû lui promettre, tout au moins, de
retourner à bord de son cuirassé de Kiel, sauf pour lui à se réserver
la faculté d'agir ensuite selon les circonstances.
Telle est l'une des deux grandes nouvelles qui attendent Jules
Calay, à son arrivée chez ses cousins de Malmédy, tandis que l'autre
nouvelle, infiniment plus douce pour lui, consiste à découvrir que
le cœur de sa chère fiancée lui est toujours demeuré tendrement
fidèle. Et la soirée s'achève en une libre causerie, — mais échangée
prudemment à mi-voix entre le visiteur et ses hôtes, car le fait est
que les murs eux-mêmes, à Malmédy, semblent dorénavant avoir
acquis des oreilles ! On cause, là encore, des nouveaux procédés de
« germanisation, » de l'odieuse campagne entreprise par les autorités
contre la langue française, et puis aussi de l'aventure d'Agadir et de
ses -conséquences. D'après le vieux xMartin, l'Allemagne, pour prête
qu'elle soit à entamer tout de suite le « coup » de brigandage ainsi
« amorcé, » préférerait cependant pouvoir attendre quelques années
de plus. Elle souhaiterait, en particulier, qu'il lui fût possible de
retarder son « coup » jusqu'à l'achèvement d'un multiple réseau de
lignes de chemin de fer dont elle a décidé l'installation le long de sa
frontière. Et il faut voir avec quelle rapidité fiévreuse elle travaille à
cet achèvement, amenant des centaines d'ouvriers dans des régions
où ne se fait sentir aucun besoin de nouvelles voies de communica-
tion, — à tel point que ce serait assez de ces lignes de chemins de fer,
créées par elle dans des endroits où personne ne passe, pour
attester publiquement au monde son dessein de jeter bientôt ses
armées en territoire belge.
Le roman de M. Shanahan nous ramènera encore plusieurs fois à
Malmédy, dans l'un ou l'autre de ses chapitres suivans, — pour nous
faire assister, par exemple, aux péripéties dramatiques de l'heureuse
évasion finale du vieux Martin Simonnet et de sa fille Louise. Car Ton
devine bien que Charles Simonnet n'a pas pu résister longtemps à
l'élan passionné qui le poussait à échanger sa livrée de marin allemand
contre l'uniforme de l'artilleur belge; et aussitôt la police allemande
a signifié au père du jeune homme que, s'il n'obtenait pas le retour de
son fils dans un certain délai, lui-même serait regardé comme le fau-
REVUES ÉTRANGÈRES. 943
teur de sa désertion, — d'où, pour le vieillard terrifié, la nécessité de
tâcher à s'échapper en secret de sa chère maison familiale. Mais
surtout l'action du roman a pour théâtre la petite cité belge de Sta-
velot; et c'est à Stavelot ou dans ses environs immédiats que nous
est montré, de chapitre en chapitre, l'effort infatigable de la ruse
allemande pour préparer les voies de l'agression future.
Voici d'abord une brillante équipe d'espions de toute origine et de
toute qualité! A l'hôtel du Prince d'Orange, équivalent du Lévrier
Blanc de Malmédy, le garçon de restaurant Henri, que son patron
lui-même croit être un Luxembourgeois ennemi de l'Allemagne, s'ap- ,
pelle en fait Heinrich Lehmann, est le propre frère du voiturier Fritz,
et conserve, lui aussi, son rang de sous-officier dans l'armée impé-
riale. Il a d'ailleurs auprès de soi l'un de ses chefs attitrés, Herr
Schmidt,qui demeure dans le même hôtel et semble pratiquer assi-
dûment son métier de commis voyageur, tandis qu'un de ses collègues,
un autre Ueutenant « détaché en mission, » se donne les allures plus
« distinguées » d'un rentier hollandais venu à Stavelot pour la gué-
rison de sa neurasthénie. Et c'est encore, chaque jour, à la table
d'hôte du Prince d'Orange, un nouveau défdé d'espions de passage, les
uns arrivant du cœur de la Belgique et désireux de compléter leur
« dossier» avant de rentrer dans leur pays, d'autres amenés de Mal-
médy par la diligence, et prétextant la louable curiosité de comparer
la bière belge à celle de Munich, de Kulmbach, ou de Pilsen. Que l'on
se représente l'œuvre collective de ces divers agens, dont chacun est
naturellement chargé d'une tâche spéciale, en même temps qu'il
doit « doubler » ou contrôler celle de ses complices ! Qu'on imagine
ces espions éprouvés s'attachant à recueillir, de repas en repas, à la
fois le ballot des nouvelles locales et maintes confidences, émi-
nemment suggestives, de naïfs « touristes » anglais ou français !
Et voici maintenant, à côté de ces Allemands qui écoutent et
regardent, d'autres agens non moins habiles qui s'emploient d'une
autre manière au service de leur patrie ! Ceux-là s'installent en qualité
de fermiers, de marchands, voire de bergers ou de cantonniers, sur
tout le long des chemins par lesquels passera l'invasion allemande ; et
bientôt les espions de Stavelot ont la satisfaction d'annoncer à leurs
chefs qu'en tel endroit une vaste grange est secrètement devem e an
dépôt de fusils, qu'en tel autre des caves jusque-là pleines de bière se
sont dorénavant remplies d'explosifs, ou bien encore que tel des forts
belges delà frontière est désormais miné de plusieurs côtés, et sautera
dès que l'on aura décidé de commencer l'attaque. En un mot, une
914 REVUE DES DEUX MONDES.
« préparation » qui s'est poursuivie pendant des années, sans que les
trop confiantes autorités belges parassent s'en émouvoir autant qu'il
convenait; et c'est principalement à l'exacte et minutieuse peinture
de ces actifs apprêts d'un grand crime prochain que s'emploie le
talent du romancier anglais. Jamais encore, je crois bien, personne
ne nous avait aussi fortement démontré la préméditation de ce crime,
■ — car j'ai dit déjà combien, sous ses dehors romanesques, le récit de
M. Shanahan nous frappait par sa forte et vivante odeur de vérité !
C'est ainsi que, par exemple, certain soir de la fin de juillet 1914,
Jules Calay reçoit la visite d'un ami qui lui dit :
Tu sais comme moi que, depuis quelque temps, le bruit courait d'une
nouvelle manœuvre allemande, consistant à emmagasiner des munitions
de guerre au Johanneum de Grand Halleux. Je me suis livré, là-dessus, à
une enquête personnelle; et j'ai appris qu'en effet, sans aucun doute,
de gros camions automobiles, venant de Recht et de Ligneuville, arri-
vaient souvent au Johanneum. Ils pénétraient sur les terrains de l'ancien
collège épiscopal par l'une des portes, et s'en allaient par l'autre côté.
Tu te rappelles peut-être qu'au bâtiment principal du Johanneum se
trouve adjointe une construction plus récente, longue et basse, au-
dessous de laquelle s'étend une large crypte ou cave voûtée, avec une série
de fenêtres grillées tout au ras du sol? Cette espèce de salle souterraine
servait jadis pour les récréations des élèves en cas de pluie : mais il y
a longtemps qu'on a cessé d'en faire usage, et c'était précisément là, que,
d'après la rumeur locale, devaient être cachées les munitions allemandes.
Or quand, hier soir, le général commandant la division de Liège est venu
examiner les lieux, — en réponse à 1^. lettre où je lui dénonçais les visites
mystérieuses des susdits camions, — force lui a été de constater que la
salle souterraine était entièrement vide. Mais, en même temps que j'écri-
vais à Liège, j'avais demandé à quatre hommes dévoués de tâcher à suivie
la piste des camions, depuis la porte par oU ils entraient dans l'enceinte
du Johanneum. Et voici que, ce matin, mes hommes ont entendu le bruit
d'une voiture qui arrivait par la route de Recht! La voiture contenait, en
plus du chauffeur, trois Allemands vêtus de costumes civils, mais qui cer-
tainement devaient être des officiers. Parvenus devant la porte du parc,
les voyageurs s'arrêtèrent; et l'un d'eux descendit pour ouvrir la porte,
qu'il referma soigneusement dès que le camion eut achevé d'entrer. Mais
nos hommes eurent vite fait de franchir le mur, à l'aide d'une échelle; et
ils s'étaient avancés dans lé parc à un demi-kilomètre environ de l'entrée
lorsqu'ils virent, à cent pas devant eux, la voiture s'arrêter de nouveau,
puis tourner à droite, et s'engager dans une vieille avenue qui formait
cul-de-sac. N'osant pas se risquer plus loin, les guetteurs se cachèrent sous
des buissons, et attendirent. Après une vingtaine de minutes, le camion
reparut dans l'allée principale, et continua son chemin vers la direction du
collège. Tout au fond du cul-de-sac, nos hommes constatèrent des traces de
REVUES ÉTRANGÈRES. 945
roues et des buissons foulés; sur quoi l'un d'eux, le vieux Grégoire,
s'écria :
— Voilà donc la solution du mystère! Ces Allemands ont pris pour
cachette la Grotte de Diane !
En effet, une porte nouvelle avait été pratiquée sur ce côté de lagrotte,
mais très habilement dissimulée, au dehors, sous un amas de branchages.
La porte était fermée d'un fort cadenas, dont nos hommes réussirent
pourtant à détacher les vis. Après quoi, il leur suffit d'un coup d'œil à
l'intérieur de la grotte pour découvrir que celle-ci était toute remplie de
bidons et d'obus. Inutile de te dire que je me suis empressé d'aller voir, à
mon tour! J'ai trouvé là, dans cette grotte, des milliers de bidons de
pétrole, et parmi les obus j'en ai observé un bon nombre d'énormes,
dépassant de beaucoup les dimensions ordinaires, si bien qu'il m'a été
impossible d'en emporter un seul et que j'ai dû me borner à en prendre
mesure. Voilà, mon cher ami, ce que j'avais à t'apprendre, et puis aussi
que, dès ce soir, en te quittant, je compte revenir à la grotte pour mettre
le feu à toutes ces munitions, traîtreusement déposées par l'Allemagne en
territoire belge !
Car s'il semble bien que le gouvernement belge, — pareil en cela,
hélas ! à tel autre qui nous touche encore de plus près, — ne se soit
pas suffisamment défié de cette dangereuse « traîtrise » de ses hôtes
allemands, nous apprenons de M. Shanahan qu'un bon nombre de
« particuliers » des régions wallonnes l'ont, au contraire, très vite
devinée, et de toute leur âme se sont ingéniés à lutter contre elle. Il
y a ainsi, dans le roman anglais, un groupe de patriotes de tout âge et
de toute condition qui, dès les premiers chapitres et jusqu'au dénoue-
ment, nous sont montrés prêts [à sacrifier leur repos et leur fortune,
leur vie même au besoin, pour empêcher les progrès publics ou cachés
de cette « germanisation » de leur sol national, — un beau groupe
d'obscurs et admirables héros, au premier rang desquels se dresse la
vivante figure d'un prêtre de village, l'intrépide Père André.
Là-dessus comme sur bien d'autres points, l'œuvre éminemment
ingénue du nouveau romancier a pour nous une très précieuse portée
instructive : nous y voyons se déployer librement cet esprit singu-
lier d'initiative individuelle qui appartient en propre au caractère
wallon, et contraste de la manière la plus radicale avec le profond
besoin d'obéissance de toute âme allemande. Soumis à l'obligation
d'une stricte discipline, les Calay et les Simonnet n'auraient peut-
être pas de quoi devenir d'aussi excellens soldats que les compa-
triotes du colonel Wagner et des frères Lehmann : mais avec quel
mélange incomparable d'intelligence pratique et de noble enthou-
siasme chacun d'eux s'efforce de mener à bien les pénibles missions
TOMB XXXIII. — 1916. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils se sont imposées, soit qu'il s'agisse pour eux de détruire un
dépôt de munitions allemandes, ou de faciliter l'évasion d'amis
enrôlés par force dans l'armée prussienne, ou de mystifier l'un quel-
conque des innombrables espions qui ne se lassent pas de rôder
parmi eux ! Et quant à ce clergé wallon que l'auteur aura sans
doute voulu « symboliser » sous les traits inoubliables de son Père
André, ajouterai-je que nous comprenons désormais les motifs de la
haine tout exceptionnelle dont l'a toujours honoré la barbarie
allemande? Non pas au moins que le Père André ait rien d'un « franc-
tireur, » comme oseront l'affirmer, — s'il tombe par malheur entre
leurs mains, — les lâches et féroces bourreaux de centaines de ses
frères du pays wallon ! Mais c'est chose certaine que son zèle de
patriote et sa foi de prêtre s'unissent en lui pour lui faire sentir plus
cruellement le double danger d'une conquête allemande, — le
danger de celle-ci pour la liberté politique et pour le développement
« spirituel » de sa race. De telle sorte que c'est lui qui est vraiment,
dans la ville ou dans le village, l'actif instigateur de la résistance,
s'efforçant à entretenir ou à raviver, chez ses paroissiens, la crainte
salutaire d'un ennemi dont la victoire risquerait de leur nuire à
la fois dans ce monde et dans l'autre. Et c'est pourquoi tout le monde,
autour de lui, l'aime et le vénère, s'empresse d'écouter ses généreux
avis ; et c'est aussi pourquoi l'Allemand, tout à l'heure, quand enfin
il aura réalisé son « coup » de brigandage, n'hésitera pas à frapper
dès l'abord le prêtre wallon, — sans comprendre qu'à défaut de
l'humble personne de cet adversaire le souvenir de sa vie et celui de
sa mort suffiront pour continuer d'alimenter toujours, dans le cœur
de son peuple, la haine et le mépris du nom allemand !
T. de Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Le fait caractéristique de la dernière quinzaine, qui déjà s'ébau-
chait dans la précédente, a été la reprise ou le redoublement de
l'offensive ennemie sur tous les théâtres de la guerre. Ce sursaut
général d'activité, ce revif simultané du corps germanique et de ses
pattes ou de ses antennes, était-il impossible de le prévoir? N'est ce
pas, au contraire, en un certain sens, une suite logique, un aboutis-
sement de la conférence solennelle que les Alliés tinrent à Paris, à la
fin de mars, et des résolutions qu'ils annoncèrent? Qu'une telle réu-
nion ait eu heu, c'était, nous l'avons noté sur-le-champ, un événe-
ment de l'histoire, et, pour notre cause, un événement de toute
manière excellent en soi, mais qui prendrait surtout une valeur
positive par les conséquences qu'on lui ferait porter. Rien d'étonnant
à ce que nos. adversaires, nous devançant, s'efforcent d'en couper
l'effet. Autrefois la première qualité recommandée au Prince était
le secret, et la seconde, la connaissance de l'occasion. Assurément,
l'État a bien changé ; tout y est maintenant public, le secret est diffi-
cile et les occasions s'éventent. Il reste pourtant à savoir si ces
maximes d'État ne sont pas immuables, et si ces vertus d'État ne sont
pas toujours nécessaires, quoique plus malaisées à pratiquer. « Ne
menace pas, disait la sagesse politique de l'ancienne école, quand tu
te prépares à frapper; car, en menaçant, tu invites ton ennemi à se
garder et tu l'excites à te frapper toi-même. » En style moderne :
« Taisons-nous! Méfions-nous! » L'avertissement est bon pour les
gouvernemens comme pour les foules. Nous parlons trop. Atout le
moins, si nous ne pouvons plus être secrets, soyons discrets, et si
nous ne savons plus saisir l'occasion, ne nous prêtons pas à ce qu'elle
se retourne contre nous.
C'est le dimanche 14 mai que s'est dessinée l'offensive autri-
chienne. Elle n'a été une surprise pour personne en Itahe, ni pour le
948 REVUE DES DEUX MONDES.
commandement, ni pour l'armée, ni même pour le gros de la nation.
On la voyait venir. Dès le début du mois, dès la fin d'avril, on savait
que plusieurs divisions ennemies avaient quitté la péninsule balka-
nique' pour être envoyées dans le Trentin : que, dans le Trentin aussi,
avaient été formées quelques autres divisions, par l'appel des nou-
velles classes, et avec ce qu'avait restitué d'utilisable, sur le déchet
des classes antérieures, une revision plus sévère. De notables contin-
gens encore avaient été transférés là de la figne de l'Isonzo, et
même, bien qu'en moindre nombre, du front de GaUcie; puis, les
effectifs étant rassemblés, le matériel amassé, les Autrichiens, à
l'imitation des Allemands, suivant leur tactique habituelle, avaient
enveloppé leurs projets d'une émission de nouvelles aveuglantes.
Au préalable, du 15 au 30 mars, ils avaient répandu le bruit qu'en
effet ils allaient « déclencher » une puissante attaque, et que ce
serait dans le Val Sugana; mais, sagement, on ne les en crut point. La
presse dont ils disposent dans un pays neutre imprima ensuite que,
décidément, cette offensive montée pendant cinquante jours ne se pro-
duirait pas ou ne serait menée que sur une échelle très réduite ; qui
sait même si la réunion de 300 000 hommes dans le Trentin n'avait
pas pour but d'aller donner la main aux armées allemandes, sous
Verdun? On peut se représenter sans peine que de pareilles bourdes
n'étaient guère faites pour la finesse italienne. Les feintes mêmes, au
moment de l'action, ne devaient pas mieux réussir ; par exemple, la
pointe assez vive contre Monfalcone, à l'autre extrémité de la ligne,
sur l'Adriatique Détail curieux, et peut-être un peu plus que curieux.
Lorsque les Italiens, cette affaire terminée, interrogèrent les prison-
niers qu'ils avaient faits, ils en tirèrent une réponse unanime : « On
nous a dit : Les Allemands prendront Verdun. Nous prendrons, nous,
Monfalcone. Alors Français et Italiens demanderont la paix, et la
guerre sera finie. » En attendant, le piège mal tendu avait été évité.
Le secteur réellement marqué pour l'offensive autrichienne paraît
délimité, à l'Ouest, par le Val Lagarina (qui est la vallée où coule
l'Adige, dans le district de Rovereto), au Nord de Zugna Torta ; à
l'Est, par le Val d'Arsa, au Nord d'Asiago. Ce serait, en ligne droite,
un front d'une quarantaine de kilomètres, mais il ne saurait être
question de ligne droite en ce pays où tout ce qui n'est pas montagne
est fleuve, rivière ou torrent.
Le terrain disputé s'étend donc, ou plus exactement se tord,
s'élève et s'abaisse, comprenant la vallée de l'Adige, avec les villes
d'Ala et de Rovereto ; la vallée de l'Arsa, parcourue par la route
REVUE. CHRONIQUE. 949
qui unit Rovereto à Schio et à Vicence ; le Val Terragnolo, qui
conduit de Rovereto à Arsiero ; le Val de l'Astico, qui, deLavarone,
en territoire autrichien, conduit également à Arsiero, en territoire ita-
lien; plus au Nord, dans la zone contiguë à celle-là, s'ouvre le large
et fertile Val Sugana, que suit la belle route conduisant d'un côté à
Feltre, de l'autre à Bassano, et, beaucoup plus bas, à Padoue. Entre
toutes ces vallées, pour la plupart étroites, surgissent des masses
rocheuses et neigeuses dont les sommets avoisinent ou dépassent
2 000 mètres. Durant la première période de la guerre, pendant l'été
et l'automne de 1915, les troupes italiennes avaient pu franchir la
frontière dans la vallée del'Adige; ainsi que le rappelle M. Romano
Guerra, du Giornale d'Italia, à qui nous empruntons ce résumé, elles
étaient arrivées à y conquérir Borghetto, Ala, Brentonico, Serravalle,
et, en dernier heu, le village de Marco, à 7 kilomètres, à peine, au
Sud de Rovereto; dans le Val d'Arsa, elles s'étaient emparées de Val
morbia, à 9 kilomètres au Sud-Est de Rovereto ; dans le Val Terra-
gnolo, elles avaient presque atteint le petit village de Piazza, à 8 kilo-
mètres à l'Est de Rovereto. Ainsi Rovereto se trouvait placé comme
au centre d'un cercle de fer qui lentement se resserrait, mais que
l'Autriche ne pourrait laisser se fermer tout à fait, car, Rovereto
défendant d'une part Trente même, de l'autre la formidable ligne de
forts dont se hérisse la frontière si artificieusement tracée : Dosso del
Sommo, Sommo Alto, Chérie, Belvédère, Folgaria, la Fricca, Finonchio
et Luserna, d'où les obus tombent sur Arsiero, à 1 1 kilomètres, ce
serait, aux mains des Italiens, non seulement la clef de leur propre
maison, désormais close et interdite, mais la clef du Trentin méri-
dional, de cette autre maison que l'Autriche prétend à elle, qu'ils
disent à eux par héritage, où ils ne sont jamais rentrés depuis qu'elle
leur a été prise, et qui leur serait désormais ouverte.
Tel est donc l'aspect du terrain. A l'Ouest, sur le front du Val La-
garina à la tête du Val d'Arsa, l'artillerie autrichienne exécuta, le
11 mai, un violent bombardement qui fut suivi, le lendemain lundi 15,
d'une attaque d'infanterie, à l'allemande, en colonnes profondes, contre
la partie du front italien comprise entre l'Adige et le haut Astico. Au
bombardement du 14, l'artillerie italienne avait riposté avec vigueur
et efficacité; le 15, après avoirrésisté vaillamment aux assauts répétés
de l'infanterie autrichienne et lui avoir infligé des pertes considé-
rables, les troupes royales se replièrent de leurs positions les plus
avancées sur leurs lignes principales de défense. Le 16, tandis que, sur
le reste du front, continuaient à se développer des actions d'artil-
950 REVUE DES DEUX MONDES.
lerie et des attaques partielles qui n'étaient que des diversions, la lutte
devenait de plus en plus âpre dans le secteur entier du Val Lagarina
au Val Sugana. Les Autrichiens, repoussés chaque fois, et dix fois de
suite, avec d'énormes pertes, ne se lassaient pas de revenir à la charge,
dans le dessein évident d'enfoncer le front italien. Tout ce qu'ils purent
faire fut de contraindre les Italiens à le rectifier, en abandonnant
encore quelques positions avancées, dans la zone entre le Val Terra-
gnolo et le haut Astico. Mais ils n'étaient pas à bout de souffle; ils
insistèrent le 17, toujours avec des diversions ailleurs, pour faire
ventouse sur l'armée italienne, et n'eurent pas un meilleur succès;
dans le Va! de Ledro, ils durent redescendre un peu vite, ceux, peu
nombreux, qui les redescendirent, les pentes du mont Pari. Le jeudi
18 mai, le général Cadorna prit un grand parti; une de ces décisions
qui exigent d'un chef le plus de sang-froid et de courage : il ramena
franchement ses armées en arrière, évacuant la position de Zugna
Torta, entre le haut Adige et le Val Terragnolo, reculant la ligne de
résistance de Monte Maggio à Soglio d'Aspio, entre le Val Terragnolo
et le haut Astico, préoccupé par-dessus tout d'épargner des sacrifices
inutiles et d'économiser des hommes qu'on ne retrouverait pas, plutôt
que de conserver à tout prix du terrain qu'on pourrait recouvrer.
Ainsi se passèrent les cinq premières journées de la bataille du
Trentin, qui furent, pour les Italiens, les journées critiques. Quand
elles s'achevèrent, l'action était demeurée concentrée dans la courte
zone entre le Val Lagarina et le haut Astico; le seul avantage acquis
par les Austro-Hongrois était, en somme, de s'être fait ou de s'être vu
céder les positions avancées de Zugna Torta et de la ligne de Mont e
Maggio à Soglio d'Aspio.
Depuis lors, ou depuis la fin de mai, le nouveau front semble à
peu près fixé, et jalonné, en croissant, de l'Ouest au Nord-Est, par
Goni Zugna, Pasubio, Forni Alti, Xonio, le mont Cogolo, le mont
Novegno, le mont Summano, le Sud-Est d'Arsiero, le mont Cengio
et, à travers le plateau des Sette Comuni, l'Est d'Asiago,le mont
Interrotto, la Cima Dodici, la Cima Undici, jusqu'à Ospedaletto, sur
la Brenta, où s'appuie la droite italienne. L'armée royale tient forte-
ment les deux ailes, et si le centre est secoué encore par de rudes
coups de bélier, vers Arsiero et Asiago, dans la direction de Vicence,
le général Cadorna, dont on connaît l'extrême prudence, déclare, à
la date du 2 juin : « L'offensive autrichienne est nettement arrêtée; »
prélude de la contre-attaque. Quant à l'archiduc héritier Charles-
François-Joseph, ou à l'archiduc Frédéric, ou à l'archiduc Eugène,
REVUE. CHRONIQUE. 951
ou qui que ce soit des princes de la maison d'Autriche qui commande
dans le Trentin, peut-être tous les trois ensemble, comme s'il se fût
agi pour eux de rentrer en possession d'un antique domaine de
famille, ils ont si bien l'impression que sur ce point ils ne perceront
pas, qu'ils songent, dit-on, à faire ghsser leur offensive sur une autre
voie d'invasion, à l'Ouest du lac de Garde, par Riva, vers Brescia. Pas
plus là qu'à Rovereto, les ItaUens ne seront surpris.
Il n'est pas un coin, pas un pouce de ce territoire prédestiné qui
ne soit parfaitement connu de chacun des deux adversaires : pour s'y
conduire sans tâtonnemens, ils n'ont qu'à consulter les archives de
leurs états-majors. Le général Cadorna,en particulier, marche jusqu'à
l'Isonzo dans les pas paternels. A bien d'autres égards, les Italiens ont
sur les Impériaux une supériorité certaine. Si les Austro-Hongrois
occupent les positions dominantes, celles que leur politique, en
traçant les confins, avait eu soin de leur ménager, et si, de là, leur
grosse artillerie peut couvrir d'obus de vastes circonférences, en
revanche, l'armée italienne les guette, bien retranchée, elle aussi, au
débouché des montagnes dans la plaine. Sortir d'un défilé et se
déployer à la sortie est toujours, au dire des experts, une opération
difficile, en face d'un ennemi déjà déployé ; dangereuse ici où il n'y a
dans la muraille qu'une brèche, large seulement de dix à douze kilo-
mètres, entre le costone d'Arsiero et le costone d'Asiago, que les ItaUens
ont garnis l'un et l'autre et qui prendraient l'envahisseur sous leurs
feux convergens. Les Autrichiens, par conséquent, ont pour eux la
hauteur, mais les ItaUens ont l'espace. Et pour toute sorte de raisons,
l'armée itaUenne a une liberté de manœuvre beaucoup plus grande.
Elle a derrière elle un réseau serré de chemins de fer ; trois lignes
aboutissant aux Alpes, directement au front : Padoue-Vicence-
Thiene-Schio ; Venise-Padoue-Castelfranco-Gittadella-Bassano; Venise-
Trévise-Montebelluna-Feltre ; avec leurs transversales, doublées,
multipUées par de bonnes routes qui lui permettent d'amener des
réserves, de s'approvisionner, de se ravitailler. Or, elle a des réserves
en abondance ; de quoi noyer, si même elles ne les écrasaient pas, les
quarante-deux divisions que les Autrichiens ont, paraît-il, sur toute
l'étendue du front itahen, les seize ou dix-huit divisions qu'ils ont sur
la partie présentement active du front, entre le Val Lagarina et le Val
Sugana, entre l'Adige et la Brenta. L'ItaUe a le nombre ; eUe a un
matériel qui s'accroît de jour en jour, el qu'elle travaille à accroître
encore, le tirant de partout où eUe peut le trouver. Plus que tout cela,
plus que les hommes et les canons, plus que la force et le nombre,
952 REVUE DES DEUX MONDES.
plus que la chair et le fer, l'Italie a la volonté, elle a l'âme. La guerre
qu'elle fait n'est point une guerre ordinaire : c'est une guerre popu-
laire, et non point vulgaire ; mais populaire dans toute la plénitude
du terme, nationale au degré le plus éminent, et, en même temps,
dynastique. C'est l'acte final d'une série qui procède de la Renaissance
parle Risorgimento; c'est un achèvement, qui ne peut à aucun prix
Être un avortement. L'Italie ne saurait s'y tromper, l'archiduc héritier
l'en a instruite dans une proclamation de style pseudo-napoléonien :
ce que l'Autriche poursuit au delà des monts, c'est une réparation.
François-Joseph ne veut pas que sa vieillesse désavoue sa maturité ; au
bout de soixante ans, il n'a pas reconnu « le vœu des populations, »
dont il ne reconnaît pas le droit. Pour l'Italie, comme en 1848, comme
en 1859, comme en 1866, comme toujours depuis le premier frémisse-
ment de l'unité, il y va aujourd'hui des conditions nécessaires de son
existence, c'est-à-dire qu'il y va de son existence même. Cette fois
comme l'autre, cette fois vraiment, jusqu'au bout, Italia farà da se;
elle fera, elle maintiendra avec les armes, selon la parole immortelle.
Avec ses armes, ses propres armes, et les armes de l'alliance où elle
s'est librement, spontanément, noblement engagée. Le premier mot
qu'elle a prononcé, quand les Tedeschi se sont rués de Rovereto, celui
qui est venu sur toutes les lèvres, a été le nom de Verdun ; et par là
s'est marquée dans l'épreuve la solidarité complète qui se marque
dans l'effort et qui se marquera dans la récompense. Assaillie, l'Italie
n'avait pas besoin de demander de l'aide : tout aussitôt, à l'autre
extrémité de l'immense champ de bataille, le colosse russe a fait
pesée : la Bukovine va décongestionner le Trentin. L'Orient et
l'Occident, à ce jeu du monde, sont comme les deux plateaux d'une
balance que les Empires du Centre ne peuvent charger qu'alternative-
ment. Contraignons donc l'ennemi à charger les deux plateaux à la
même heure ; ni l'un ni l'autre ne le sera plus assez ; il est perdu.
Voici, justement, que l'Orient vient de ressentir une autre
secousse, plus légère, mais qui peut grandir. Après avoir depuis trois
mois pourfendu verbalement la péninsule balkanique sans bouger
d'une semelle ou en ne bougeant que pour des promenades mili-
taires, les Germano-Bulgares se sont mis en mouvement. Les
Germano-Bulgares ou les Bulgaro-Allemands, car il n'importe guère
que Guillaume soit devant ou que Ferdinand soit derrière. Ils ont,
sans coup férir et surtout sans coup subir, occupé Rupel et, en aval,
quelques forts de la Strouma. Ce n'est pas que la poudre n'ait point
parlé, mais, si j'ose le dire, pour suivre la métaphore, elle a parlé
BEVUE. GHHONIQUB. 953
d'une voix blanche. L'enfant des Orientales était peut-être là, mais en
lui donnant de la poudre, on avait oublié les balles. A peine les
pièces de Rupel eurent-elles tiré leurs vingt-quatre coups pour rien
que des officiers se détachèrent de la bande en parlementaires. Le
commandant grec n'hésita pas, sur l'on ne sait quel signe, à les recon-
naître pour Allemands, et tout de suite il s'inclina. Il fit mieux que de
s'incliner : par déférence, il leur céda la place. On raconte que,
comme il se retirait avec sa garnison, il rencontra, à une certaine
distance, un détachement anglo-français : « Quel dommage, dit-il,
que vous n'ayez pas marché plus vite ! J'avais ordre de remettre le
fort au premier qui se présenterait. » Et c'est, apparemment, pour la
Grèce, une manière de garder la neutralité.
Mais il était temps que cette comédie cessât. Cette comédie ou cette
farce, qui a des côtés tristes. Le général Sarrail a proclamé l'état de
siège dans le territoire de Salonique. Opiniâtrement neutre et ambigu,
le gouvernement grec s'est empressé de protester, d'une part contre
l'occupation par les Bulgaro-Allemands des forts de la Strouma, à
laquelle il a consenti ; de l'autre, contre l'établissement par les Anglo-
Français de la loi martiale, que sa dupbicité ou sa complicité avait
rendu indispensable. Nous ignorons, mais nous devinons comment
les Allemands ont accueilli sa protestation. Quant à nous, nous pas-
serons outre à la plainte, puisque les Germano-Bulgares ont impuné-
ment passé outre aux coups de semonce. Où voulaient-ils aller? On
a cru que leur objectif prochain était Sérès, et leur objectif principal,
Cavalla. Ils s'en sont défendus. Malgré tout, malgré leurs sermens,
on n'avait pas tort de le croire, et c'est maintenant qu'on aurait tort
de les en croire. Un de leurs hommes politiques les plus en vue, dont
on ne peut pas dire qu'il soit de ceux qui aient, dans les derniers
temps, affiché le plus de zèle pour la cause allemande, ne se gênait
pas, l'autre hiver, pour le déclarer : « Je suis, comme mon ami,
M. Rizofï, Macédonien de Monastir. Mais nous ne nous battrions, ni
lui ni moi, pour la possession de notre ville natale. Au contraire, lui
et moi, nous nous battrons, à fond et à mort, pour Cavalla. » Cavalla,
c'est la troisième mer, la mer étincelante, c'est l'Egée. Si les Grecs
n'y tiennent pas plus qu'au fortin de Rupel, c'est leur affaire. Mais
c'est notre affaire, à nous que Cavalla, en elle-même, laisse indiffé-
rens, de ne pas souffrir que la Grèce ait pour ceux que nous conte-
nons et refoulons à son profit des attentions ou des faiblesses qui
puissent nous nuire.
Nous disons, par abréviation, la Grèce, mais il faut distinguer. Il y
954 REVUE DES DEUX MONDES.
a, en Grèce, le Roi, le gouvernement et le peuple : négligeons le Par-
lement, qui n'est plus un Parlement et ne compte plus, après le tour
de passe -passe d'élections sans vertu et comme vidées par l'absten-
tion des deux tiers du corps électoral. Le Roi est avant tout un
excellent parent, invraisemblablement féru de la famille de sa femme
et qui reste étourdi de l'honneur autant que du bonheur qu'il leur
doit; peut-être un peu aiguillonné aussi de cette crainte qui ajoute
un charme, amer et exquis, à l'amour. Quand des flatteurs, — tout
prince a les siens, — le comparent aux plus grands hommes de la
Grèce, même antique, et remontent à des milliers d'années avant de
trouver son pareil, ils l'assomment sous le pavé d'un compliment
dont il ne peut manquer d'être plus étonné que personne. Ce n'est
pas cette cloche qui tintait aux oreilles du diadoque Constantin après
la première guerre gréco-turque, et les officiers ne faisaient pas alors
des cabales ponr l'acclamer. On ne lui décernait les surnoms ni de
Nicator ni de Poliorcète. Il a fallu, pour en faire un stratège, la
seconde guerre balkanique : ce sont des réputations qui se perdent
plus facilement qu'elles ne s'acquièrent, et les rois ne mesurent
jamais assez tout ce qu'ils peuvent perdre.
Quant au gouvernement, il a pour chef, en M. Skouloudis,un vieil-
lard, comblé d'ans comme Nestor, et fécond en ruses comme Ulysse,
avec la barbe, sinon la tête, de Platon. La secte des philosophes aux-
quels il se rattache est celle des philosophes embarrassés, parce qu'ils
ont entrepris témérairement de résoudre des questions insolubles.
Dans le conflit déchaîné autour de la Grèce, il y avait pour elle deux
positions possibles et une position impossible : faute de fermeté de
cœur ou de clarté d'esprit, son gouvernement a choisi l'impossible.
Elle pouvait se ranger avec les Empires du Centre ; elle pouvait, et
sans doute elle devait, en considération plus encore de son avenir que
de leur passé, prendre parti pour les Puissances qui furent ses créa
triées et sont restées, en dépit d'elle-même, ses protectrices : la seule
chose qu'elle ne pût pas faire, c'est celle qu'on s'épuise à lui faire faire,
de se cacher, de se terrer dans une neutralité qui ne peut durer que
par l'hypocrisie et cesser que par la trahison. Le peuple a deux
horreurs trop justifiées, mais contradictoires, qui se paralysent l'une
l'autre et s'annulent : celle du Bulgare et celle de la guerre. Lorsqu'il
est admis à manifester, pourvu que ce ne soit qu'une manifestation,
ses sympathies ne sont pas douteuses ; dans la circonscription même
de Sérès-Drama-Cavalla, par une majorité accablante, il élit un véni-
zéliste. L'armée ne serait pas une armée, si la bataille toute proche ne
REVUE. CHRONIQUE. 955
lui donnait pas d'impatience; mais, tout à l'opposé du peuple, ses
sympathies, ou, pour être plus vrai, la préférence des officiers, ou,
pour être -tout à fait vrai, l'admiration de son état-major vont à
l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie, sans que la haine du Turc et le
mépris du Bulgare les retiennent. Au surplus, elle est mal équipée, mal
vêtue, mal nourrie, mal payée : elle s'est usée autant par la mobili-
sation oisive qu'elle se serait usée par la guerre. Voilà la situation de
la Grèce en face de nous ;et nous, quelle est notre situation en face de
la Grèce ? Le pire péril, pour nous, aurait été de ne pas savoir où elle
en est, et où nous en sommes. Si nous ne le savions pas dorénavant,
c'est que nous serions incapables de voir et d'entendre. Mais nous le
savons, et nous commençons à montrer que nous le savons. Inutile
de nous fâcher : nous n'avons qu'à nous souvenir que ce magnifique et
malheureux pays n'aurait pas devant lui quarante-huit heures de vie,
s'il était coupé de la mer. Il y a dans cet axiome toute une politique.
Mais aucune nation, grande ou petite, riche ou pauvre, ne vit
longtemps, ou très longtemps, si la mer lui est interdite. C'est pour-
quoi, le 31 mai, la flotte allemande a tenté de se la rouvrir. Elle s'est
aventurée hors de ce que M. Winston Churchill appelait, en langage
pittoresque, « ses trous à rats. » L'escadre anglaise de croiseurs, aux
ordres de l'amiral Beatty, qui se trouvait dans ces parages, lui a barré
la route. Le combat s'est engagé en face des côtes du Jutland, entre
l'entrée du Skagerrak et le Horns Riff. Il a duré tout l'après-midi et
toute la soirée du 31 mai. Autant qu'on peut le reconstituer d'après
les renseignemens publiés, il s'est divisé en trois phases. Dans la
première, une forte escadre allemande rencontre l'escadre légère de
sir Francis Beatty, qui, hardiment, vient se placer entre elle et sa base.
Dans la deuxième, survient le reste de la flotte allemande de haute
mer. Dans la troisième, c'est, du côté anglais, l'amiral Jellicoe qui
apparaît avec quelques dreadnoughts, et la flotte allemande, virant de
bord, file à toute vitesse vers la terre. D'urgence, les bureaux de
Berlin se sont mis à lancer la nouvelle dans le monde par un radio-
télégramme soigné, que nous eûmes à Paris le 2 juin. L'amirauté
allemande prenait ses précautions, et, — une fois n'est pas coutume,
— le faisait assez habilement. Le ton de la dépêche était modéré;
l'évaluation même des pertes de l'adversaire se tenait plutôt au-
dessous de la vérité, telle qu'à son tour, avec sa loyauté traditionnelle,
l'amirauté anglaise l'a fait connaître. Mais, sur les pertes allemandes,
beaucoup plus de discrétion encore. Un croiseur, deux peut-être, et
peut-être un troisième, mais vieux et petits, et, en outre, des torpil-
056 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs, on ne savait combien. C'avait été une grande bataille, et c'était
une grande victoire ; mais on ne le disait pas , on se contentait de dire
que la flotte allemande de haute mer avait eu brusquement affaire à
toute la flotte anglaise, et l'impression qui faisait exulter de joie
l'Allemagne résultait de la précision des détails sur les pertes
anglaises, de leur imprécision sur les pertes allemandes. Victoire
donc ; on carillonna, on illumina, les enfans des écoles eurent encore
un jour de congé. Leurs mères eussent préféré pour eux un jour de
viande. Peu à peu, on dut déchanter, jusque dans le Reichstag, où l'on
confessa « de graves dommages. » Et peu à peu l'opinion générale
s'est renversée : il n'y a point eu de victoire allemande, mais une
victoire anglaise, qui a coûté très cher, et qui n'a pas été écrasante
comme elle eût pu l'être, par suite de circonstances défavorables. La
flotte allemande a perdu tout autant et sans doute plus que la flotte
britannique, mais, même à égalité de pertes, elle serait battue, puis-
qu'elle n'était pas, qu'elle n'a jamais été à égalité de forces, et que la
flotte anglaise, avec les constructions nouvelles, représente main-
tenant, en valeur militaire, non plus deux fois, mais de trois à quatre
fois la flotte allemande. Et puis il y a ce qu'on ne nous dit pas. Sur le
coup, on a signalé l'absence de huit ou neuf navires allemands qui,
supposait-on, se seraient réfugiés dans les ports danois ; depuis
lors, silence absolu. Ces vaisseaux fantômes, où sont-ils? Mais
d'abord, où allaient-ils? Il reste là une inconnue.
Six jours après la bataille navale du Skagerrak, le croiseur cui-
rassé le Hampshire, qui portait en Russie le feld-maréchal Kitchener,
a coulé, au Nord de l'Ecosse, aux îles Orcades ; et c'est au moins une
coïncidence, si ce n'est une corrélation. Des pertes que l'Angleterre a
faites, et qu'elle n'a essayé ni de dissimuler ni de diminuer, voici la
plus douloureuse comme la plus irréparable. Dans un moment où de
si grandes choses sont à faire, où de si grands intérêts sont enjeu,
la vie d'un homme tel que lord Kitchener ne peut s'éteindre sans que
la vie delà nation, et peut-être, en une certaine mesure, ses destinées
mêmes, 'en soient affectées. En temps de crise, et quelle crise ! la plus
formidable de tous les temps, rien n'est plus nécessaire à une nation
qu'un chef : tout le reste se crée ou se remplace, ou l'on s'en passe ;
mais la nation vit ou meurt d'avoir ou de ne pas avoir un chef qui
utilise, économise et, d'un mot qui dit tout, organise sa puissance.
Lord Kitchener fut, au degré le plus rare, cet homme national, ce
chef, cet organisateur. Son esprit était, comme son corps, droit, sain,
haut, robuste. On a dit de lui que ses membres vigoureux montraient
REVUE. CHRONIQUE. 957
bien qu'ils avaient été, suivant l'expression shakspearienne, « faits en
Angleterre. » Mais la lumière qu'il y avait dans son esprit, comme
dans ses yeux bleus de Celte à demi Breton, nous autorise à nous
rappeler qu'il avait été formé chez nous, et à penser avec orgueil
que du sang français l'avait nourri. Il avait fait sous le drapeau
français, contre le même, commun et universel ennemi, contre
l'Allemagne, l'apprentissage des armes, avant de mener la véritable
vie du soldat anglais, la vie errante. Il la mena, ou elle le conduisit,
quarante années durant, à Chypre et dans tout l'Orient méditerra-
néen, au Soudan, aux Indes, dans l'Afrique australe et de nou-
veau en Egypte, tantôt militaire, tantôt administrateur, tantôt di-
plomate, et le plus souvent faisant les trois métiers ensemble.
Comme organisateur, il fit ses essais en Egypte, sur l'armée du
vice-roi ; il les acheva, à Bombay et àCalcutta, sur l'armée indienne.
Quand la guerre éclata, il allait repartir, irrésistiblement attiré
par cet Orient qui n'avait pas de secret pour lui, et dans lequel
il dédaignait seulement un peu ou voulait ignorer l'Orient balka-
nique. La Grande-Bretagne avait besoin de lui ; on le lui dit; il resta.
Il s'attela à la tâche gigantesque de donner non pas une, mais trois ou
quatre armées à l'Angleterre, qui n'en avait pas, et qui, pendant des
siècles, avait refusé d'en avoir. Changer les institutions d'un peuple,
surtout quand il faut commencer par changer ses idées et ses habi-
tudes, presque son caractère et ses mœurs, c'est une œuvre qui, ordi-
nairement, réclame la collaboration du temps. Lord Kitchener n'avait
pas le temps ; il lui fallait, à lui seul, en un instant, face à l'ennemi,
faire une révolution pour un peuple qui n'avait pas voulu, et ne vou-
lait que faiblement encore, faire une évolution. Un autre, qui eût
mieux connu l'Angleterre, se fût peut-être dérobé ; le feld-maréchal y
avait peu vécu, il la connaissait mal, mais il se connaissait, et il osa.
Tous les grands politiques agissent sur leur temps et sur leur pays
autant et plus par opposition avec eux que par accord ou adaptation.
Grand chef de guerre, grand organisateur, lord Kitchener était par
surcroît un grand politique, si c'est la marque d'un politique de
réduire autant qu'il se peut la pari de la fortune dans les affaires de
ce monde, comme l'a écrit un de nos maîtres, ou, comme l'a écrit un
autre, de ne rien livrer au hasard de ce qui peut lui être ôté par
conseil et prudence. Pourtant, à quel fatal hasard ce calculateur s'est
livré ! Ainsi en est-il finalement de tous : « J'avais tout prévu, disait
César Borgia, méditant sur sa chute, sauf que je serais malade lorsque
mon père mourrait. » Le jour où lord Kitchener s'embarqua, il faisait
958 REVUE DES DEUX MONDES.
un si mauvais temps qu'on le pressa de retarder, pour la sécurité de
son voyage, que les torpilleurs ne pouvaient pas éclairer. Il refusa. Il
dort maintenant dans la mer, terre britannique, où des braconniers
peuvent bien sournoisement venir à la maraude, mais qui ne sera
jamais leur terre et d'où ils seront à jamais chassés. Ils ont pu le frapper,
mais son œuvre survit. En lui, une force anglaise disparaît; mais la
force anglaise est intacte, accrue par lui, et, par lui, croissante après lui.
Mes douze pages sont remplies, douze pages, forme fixe pour les
quinzaines vides des étés paisibles, des étés passés, et pour ces ter-
ribles quinzaines où les événemens poussent si dru que chacune de
nos chroniques exigerait un volume. On me pardonnera de ne pouvoir
que noter, en éphémérides, tant de faits qui auraient mérité d'être
retenus. Paris et la France ont fait au général Galbéni de triomphales
funérailles. Galliéni avant Kitchener, ce n'est pas la mort seule qui
rapproche ces deux noms ; les deux hommes furent très près l'un de
l'autre ; l'un plus carré, plus musclé, plus trapu, l'autre plus fin, plus
nerveux et plus souple sous une apparente raideur. — Au loin, encore
une fin de vie qui est la fin d'une histoire : celle de ce Yuen-Chekai,
président et empereur, dictateur de la Chine, dont la Revues, retracé
récemment la carrière romanesque, entretenue par l'intrigue, ense-
velie dans le mystère. — Par-dessus ces vies et ces morts, par-dessus
la vie et la mort, la victoire, celle-là certaine et grandissante, des
Russes en Volhynie. — Et, comme c'est la loi de l'humanité que le
comique se mêle au tragique et à l'épique, le discours du chancelier
de l'Empire allemand, s'excusant pour la dixième fois d'avoir pro-
voqué la guerre, se défendant contre une brochure que tout le monde
à présent voudra lire, tonitruant, en une fanfaronnade qui tremble,
que l'Allemagne ne veut ni d'un demi-triomphe, ni d'une demi-paix,
ni d'un demi-butin. La paix, « sur le terrain de la carte de guerre. »
Soit, nous verrons cette carte dans quelques mois. Douaumont et
Vaux ne sont pas Verdun, qui n'est pas la France. Jusque là, nous
dirions, si nous parlions tout net, que les propos de M. de Betbmann-
Hollweg sont extravagans. Il vaut mieux dire, avec une périphrase,
que c'est le discours d'un homme que Jupiter a déjà touché.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.
SIXIÈME PÉRIODE. — LXXXVIe ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
TRENTE-TROISIÈME VOLUME
MAI — JUIN
Livraison du 1er Mai.
Pages.
Scènes de la vie militaire. — En commandant la troupe, par ART ROË
(Lieutenant-Colonel Patrice Mahon) 5
La Revue des Deux Mondes en 1870-71, par Mma Marie-Louise PAILLERON. 39
La Guerre dans le Levant. — Salonique. — Erzeroum. — Trëbizonde. —
Bagdad, par M. le Général MALLETERRE 73
L'Apôthe des Indes et du Japon. — François de Xavier. — 111. De Goa aux
îles Moluques, par M. André BELLESSORT 92
La France d'aujourd'hui jugée par les étrangers. — I. Avant la guerrb,
par M. Victor GIRAUD 124
Emile Clermont, par M. René D OU MIC, de l'Académie française 151
Poésies. — Le Désert, par MAGALÏ-BOISNARD 159
La Bataille de Verdun, par M. Henry BIDOU 171
Revue littéraire. — L'Humanisme dévot, par M. André BEAUN1ER 204
Revue scientifique. — L'Avancement de l'heure, par M. Charles
NORDMANN 216
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 228
Livraison du 15 Mai.
L'Allemagne et la guerre (deuxième lettre), par M. Emile BOUTROUX, de
l'Académie française , ... 241
Le Chemin sans but, première partie, par Jules-Philippe HEUZEY 264
La Guerre vue par les écrivains anglais, par M. Emile LEGOUIS 302
La Vie chère. — II. Chez, nos ennemis, par M. le Vicomte Georges
DAVENEL 331
L'Alliance japonaise (1894-1915), par M. A. GERARD 358
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pages.
La Sortie de la flotte allemande, par M. le Contre-Amiral DEGOL'Y. . . 382
En Kabylie. — Les Pères blancs pendant la guerre, par M. Charles
GÉNIAUX 399
La Crise des transports, par M. René LA BRUYÈRE 426
Pierre-Maurice Masson, par M. Victor GIRAUD 448
Revues étrangères. — Encore de nouvelles séries d' « atrocités alle-
mandes, » par M. T. DE WYZEWA 456
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 469
Livraison du 1er Juin.
La Caricature et la guerre. — I. Chez les Alliés, par M. Robert
DE LA SIZERANNE 481
La Mendicité allemande aux Tuileries (1852-1870), par M. Henri
WELSCHINGER, de l'Académie des Sciences morales et politiques. . . 503
Le Chemin sans but, deuxième partie, par Jules-Philippe HEUZEY 532
Les Conditions de l'offensive générale, par M. le Général MALLETERRE. 568
Le Troisième Centenaire de Cervantes, par M. A. MOREL-FATIO, de l'Aca-
démie des Inscriptions et Belles-Lettres 591
La Question des loyers, par M. Raphaël-Georges LÉVY, de l'Académie des
Sciences morales et politiques 620
L'Échec de la restauration monarchique en Chine, par M. Fernand FAR-
JENEL 640
Une Ambulance de gare, première partie, par José ROUSSEL-LÉPINE. . . 663
Revue littéraire. — Un nouveau livre de M. Joergensen, par M. André
BEAUNIER 685
Revue scientifique. — Physiologie de l'aéroplane, par M. Charles
NORDMANN 697
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 709
Livraison du 15 Juin.
L'Ère nouvelle. — Problèmes de la guerre et de la paix. — I. Le Problème
de la guerre, par M. Gabriel HANOTAUX, de l'Académie française. . . 721
La Correspondance de M. Thiers pendant la guerre de 1870-1871. — Lettres
inédiles de Thiers, Mignet, duc de Broglie, Duvergier de Hauranne, etc. 758
Le Barreau de Paris pendant la guerre, par M. Charles CHENU 782
La Caricature et la guerre. — II. En Allemagne et chez les neutres, par
M. Robert DE LA SIZERANNE 806
Le Chemin sans but, troisième partie, par Jules-Philippe HEUZEY 842
Devant Verdun. — L'Aveu allemand. — {Extraits de lettres allemandes), par
M. Louis MADELIN 873
Une Ambulance de gare, dernière partie, par José ROUSSEL-LÉPINE. . . 910
Revues étrangères. — Un nouveau « roman de guerre » anglais, par
M. T. DE WYZEWA 935
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 947
Paris. — Typ. Philippe Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 53427.
Association Nationale d'Expansion Économique
(INDUSTRIE - COMMERCE - AGRICULTURE)
8, Fla.ce de la. Bourse — FJLR.IS
->*
APPEL
Notre Programme
La guerre qui, depuis dix-huit mois, ravage l'Europe
el. menace le reste du monde a donné un caractère
d'urgence extrême à la nécessité, déjà manifeste en
temps de paix, de rénover notre organisation écono-
mique.
C'est à ce besoin qu'ont voulu répondre les promo-
teurs de l'Association nationale d'Expansion
économique récemment créée sous le patronage
des Chambres de Commerce de France et avec le
concours des grands Groupements de l'Industrie, du
Commerce et de l'Agriculture. Son programme est
défini de la façon la plus claire à l'article 2 des sta-
tuts :
« L'Association a pour objet d'étudier et de mettre en
« œuvre tout ce qui peut contribuer à l'expansion écono-
« mique de la France sur les marchés du monde.
« Elle participe au développement de notre organisation
" industrielle, commerciale et agricole en vue d'atteindre
« ce résultat.
« Elle s'attache à attirer l'attention des Pouvoirs publics
.. cl des consommateurs sur l'intérêt national qu'il y a à
« donner la préférence aux produits français ou, à leur
« défaut, aux produits des nalions avec lesquelles la
« France entretient des relations amicales. »
Nos moyens d'action
L'arlicle 3 résume l'exposé des moyens d'action
qui seront employés :
« L'Association nationale est un organe d'enquête et
» d'action qui groupe, sans qu'il soit porté atteinte à leur
« autonomie, les Associations et les personnes appartenant.
« au commerce, à l'industrie ou à l'agriculture, ou s'y
« intéressant, en vue d'unir leurs efforts et de coordonner
« leurs travaux.
« Elle recueille leurs avis el leurs propositions, les étudie
» au même titre que ceux émanant de sa propre initiative,
« et en poursuit la réalisation auprès du Gouvernement,
« du Parlement, des Administrations publiques et privées.
« Elle assure l'action commune clans le sens de l'intérêt
» national. A cet effet, d'une part, elle favorise, soit direc-
« tement, soit par voie d'encouragement, la création de
« toutes institutions, organisations ou ententes tendant à
- faciliter la fabrication, le transport et la vente des pro-
« duits français.
« Elle provoque ou seconde la constitution de nouvelles
I industries en France et l'ouverture de nouveaux débou-
o chés à l'étranger.
« Elle appuie de son autorité les commerçants français
« à l'étranger. »
Comme on le voit, c'est le plus vaste et magnifique
programme qui se puisse concevoir.
Le futur régime économique
Forte de toutes les sympathies agissantes sur les-
quelles elle sent qu'elle peut s'appuyer, l'Associa-
tion nationale n'a même pas attendu d'être complè-
tement organisée pour se mettre au travail. Elle a
tout de suite abordé la partie la plus urgente de sa
tâche, qui était l'étude de ce que doit être le régime
économique qu'institueront le futur traité de paix et
les conventions annexes ou complémentaires.
Elle a donc ouvert une grande enquête sur la con-
currence que l'Allemagne faisait à nos produits tant
sur le marché Irançais que sur les marchés extérieurs.
Des que les résultats en seront connus, on aura une
base solide pour concerter avec les alliés les déci-
sions destinées à réaliser entre eux, sur le terrain
économique, l'entente consacrée sur le terrain poli-
tique et militaire par l'accord signé à Londres, et à
régler leur situation vis-à-vis des neutres.
En même temps qu'elle essaye de préparer ainsi le
lendemain de la paix, l'Association nationale s'ap-
plique à mettre également les exportateurs français
en position de ne pas souffrir des initiatives ennemies
pendant la période intermédiaire qui suivra les hosti-
lités. On sait que l'Allemagne prépare pour ce moment
la reprise de son activité industrielle et qu'elle a
constitué à cet effet des stocks de matières premières
dans les pays neutres. Nous ne devons pas être moins
prévoyants et il importe de préciser le plus tôt
possible la ligne de conduite que nous avons à
adopter.
Parallèlement à ces deux enquêtes, l'Association
nationale a commencé et continuera à mettre à son
ordre du jour toutes les questions dont la solution
doit influencer le développement de notre production
industrielle ou agricole et de nos relations commer-
ciales avec l'étranger : recrutement de la main-
d'œuvre; importation de matières premières; res-
serrement des relations d'affaires entre la Métropole
et les Colonies; organisation d'une publicité collective
et individuelle à l'étranger; ententes avec les Alliés
pour la défense commune contre la concurrence
ennemie sur les marchés intérieurs et extérieurs,
etc., etc.
L'Union fait la Force
Quelle que doive être la durée de la lutte armée, il
n'est point trop tôt pour prévoir la paix. Déjà nos
ennemis, les neutres et nos alliée s'efforcent de s'as-
surer sur les marchés futurs la place la plus large. Il
est indispensable que nous nous mettions en mesure
de nous y présenter en même temps qu'eux et avec
les mêmes chances de succès. Ce ne sera pas trop,
pour atteindre ce but, de la collaboration de toutes
les initiatives et de toutes les bonnes volontés. Les
Pouvoirs publics auront, cela va de soi, un rôle capi-
tal à jouer; la solution de beaucoup de questions à
résoudre dépend d'eux.
Mais si puissante et si intelligemment distribuée
qu'on la suppose, l'aide de l'État demeurerait ineffi-
cace sans l'effort collectif et individuel des intéressés
eux-mêmes.
C'est d'ailleurs tout leur avenir qui est en jeu. Au
lendemain de la cessation des hostilités, l'agriculteur
ou l'industriel le moins ambitieux et l'exportateur le
plus entreprenant seront logés à la même enseigne :
l'un et l'autre se trouveront aux prises avec toutes
les difficultés d'un nouveau début dans un monde
bouleversé.
L'action concertée de l'Agriculture, du
Commerce et de l'Industrie
Ils ont donc un égal intérêt à concourir au succès
de l'œuvre entreprise par l'Association nationale. Mais
pour que celle-ci assure la méthodique et complète
application de son programme, il ne suffit pas que
ses promoteurs aient réussi à composer son premier
Conseil d'administration de telle manière que tous les
modes d'activité concourant à notre expansion éco-
nomique s'y trouvent représentés par des hommes
faisant autorité dans leur profession ou exerçant sur
le mouvement général de l'agriculture, du commerce
et de l'industrie une influence indiscutée. Il est éga-
lement indispensable qu'autour des ouvriers de la
première heure viennent se grouper tous ceux qui,
en France, comprennent la nécessité d'une action
concertée de toutes les forces productrices de la
Nation.
Pour permettre à toutes les bonnes volontés de
collaborera l'œuvre nationale que les circonstances
rendent si urgente, l'échelle des cotisalionsa été fixée
de manière à permettre aux futurs membres de l'As-
sociation de se classer eux-mêmes dans la catégorie
qui correspond à l'importance de leur établissement
agricole, commercial et industriel.
Le mouvement d'intérêt provoqué par la consti-
tution de l'Association, les adhésions spontanées et
les concours qui se sont offerts dès la première heure
ne permettent pas de douter du succès de l'œuvre.
C'est donc avec la certitude d'être entendus que le
Président et les Membres du Conseil d'administration
de l'Association nationale d'Expansion économique
adressent le présent appel aux Agriculteurs, aux
Commerçants et aux Industriels français.
LISTE
des Membres du Conseil d'Administration !
Président : M. David-Mennet, président de la Chambre de Commerce de Paris
Vice-P résidents
MM.
J.-Chatiles Roux, président du Gomilé cen-
tral des Armateurs de France; président
de la Compagnie générale Transatlan-
tique; président de l'Union coloniale.
Charles Laurent, premier président hono-
raire de la Cour des Comptes-, président
de l'Union des Industries métallurgiques
et minières.
Mascuraud, piésident du Comité républi-
cain du Commerce, de l'Industrie et de
l'Agriculture; sénateur.
Eugène Schneider, vice-président du Co-
mité des Forges de France.
MM.
Touron, président de l'Association de l'In-
dustrie et de l'Agriculture françaises ;
vice-président du Sénat; président de
la Chambre de Commerce de Saint -
Quenlin.
Viger, ancien Ministre de l'Agriculture ;
sénateur.
Trésorier : M. de Ribes-Christofle, membre trésorier de la Chambre de Commerce de Paris.
Membres
MM.
Aine Montaillé, président de la Chambre
syndicale de la Couture.
Artaud, président de la Chambre de Com-
merce de Marseille.
Aucoc, ancien président de la Chambre
syndicale de la Bijouterie, Joaillerie et
Orfèvrerie; membre de la Chambre de
Commerce de Paris.
Auuebert, président de la Société d'Agri-
culture de la Gironde.
Barbier, président du Comité national des
Conseillers du Commerce extérieur;
sénateur.
Bary (De), président de la Chambre syn-
dicale des Vins de Champagne.
Beauregard (Paul), président de l'Union
du Commerce et de l'Industrie pour la
Défense nationale; député; membre de
l'Institut.
Blanchet, délégué de la Chambre de Com-
merce de Grenoble.
Bertrand, président de l'Association de la
Fabrique lyonnaise.
Berge (René , membre de l'Académie
d'Agriculture; président de la Sociélé
d'Agriculture de la Seine-Inférieure.
Carmichael, président de l'Union des Syn-
dicats patronaux des Industries textiles
de France.
Cavali.ier (Camille), maître de forges ;
vice-président de la Chambre de Com-
merce de Nancy.
Baron Cerise, président de l'Union syndi-
cale des Compagnies d'assurances.
Chagnaud, président du Syndicat profes-
sionnel des Entrepreneurs de Travaux
publics de France.
Chaumet, piésident du Comité parlemen-
taire du Commerce ; député, ancien sous-
secrétaire d'Etat.
Coignet, président de la Chambre de Com-
merce de Lyon.
Coumerais, président de la Chambre de
Commerce de Nantes.
MM.
D..RCY, président du Comité central des
Houillères de France.
Delalande (Louis), président de l'Union
cenlrale des Syndicats des Agriculteurs
de France.
Delombre, ancien Ministre du Commerce
et de l'Industrie; président de l'Unon
des Associations des Anciens élèves des
Ecoles supérieures de Commerce.
Déhnoix, membre de la Chambre de Com-
merce de Paris.
Deville, délégué du Conseil municipal de
Paris.
Dumont (Charles), président de la Société
centrale des Banques de Province.
Dupont, sénateur ; président de la Cham-
bre de Commerce de beauvais ; prési-
dent du Comilé français des Expositions
à l'étranger.
Forsans, président de l'Union des lnlérêts
économiques.
Fournier, vice-président de la Société d'En-
couragement pour le Commerce français
d'Exporlalion.
Gall, (Henri), président de la Société des
Ingénieurs civils de France.
Gervais (Prospcr), membre de l'Académie
d'Agriculture; vice-président de la So-
ciété des Viticulteurs.
Gillet, industriel à Lyon.
Girard, président de la Chambre de Com-
merce de Toulouse.
Goulet, président du Syndicat national
du Commerce en <?ros des Vins, Cidres,
Spiritueux et Liqueurs de France.
Guérin (Louis), membre de laChambrede
Commerce de Lille.
Guestier, président de la Chambre de
Commerce de Bordeaux.
Havy, vice-président de la Société d'Eco-
nomie industrielle et commerciale.
Jouanny, président du Comité central des
Chambres syndicales; membre secré-
laire de la Chambre de Commerce de
Paris.
MM.
Kempk, président de l'Association géné-
rale du Commerce et de l'Industrie des
Tissus et Matières textiles.
Lamy, président de' la Chambre de Com-
merce de Limoges.
Lebaudy (Paul), ancien député.
Lebon André), président de la Fédération
des Industriels et des Commerçants
fi aurais.
Leclerc (Max), éditeur; membre de la
Chambre de Commerce de Paris.
Lehideux (Roger), président de l'Union
syndirale des Banquiers de Paris et de
la province.
Leverdier, président de la Chambre de
Commerce de Rouen.
Lindet, président de la Société d'Encou-
ragement pour l'Industrie nationale.
Mathon (Eugène), président du Syndicat
des Fabricants; ancien président du Tri-
bunal de Commerce de Roubaix.
Mayoussier, directeur général des Affaires
commerciales des Produits chimiques de
Saint-Gobain, Chauny et Cirey.
Matignon, directeur de la Compagnie d'as-
surances « Le Phénix » ; membre de la
Chambre de Commerce de Paris.
Michaut (A ), administrateur des Cristal-
leries de Baccarat.
Michelin, industriel.
Monplanet (A. de), inspecteur général
honoraire des Finances ; président du
Copseil d'administration de la Société
générale de Crédit industriel et commer-
cial; trésorier de la Société des Agricul-
teurs de F'rance.
Morel (Ennemonl), vice-président de la
Chambre de Commerce de Lyon
Muzet, président du Syndicat général du
Commerce et de l'Industrie.
Nic.olle (Louis), président de la Fédéra-
tion des Associations départementalesde
Sinistrés.
Palomera (De), président de la Confédéra-
lion des Groupes commerciaux et indus-
triels de F"rance.
MM.
Paniivbu, administrateur de la Société
anonyme des Anciens Etablissements
Panhard et Levassor.
I'elteremj (Placide), président du Syndi-
cat général des Cuirs et Peaux de France :
ancien membre secrétaire de la Chambre
de Commerce de Paris.
Péret (Raoul i, président de l'Union natio-
nale pour l'Exportation des Produits
français; ancien Ministre du Commerce
et de l'Industrie.
Petit (Henri), ancien président de l'Aca-
démie d'Agriculture.
Pluchet. président de la Société des Agri-
culteurs de France.
Pinart, président de l'Alliance syndicale
du Commerce et de l'Industrie.
MM.
P^ot (Robert), secrétaire général du c;.>-
milé des Forges de Fiance et de la
Chambre syndicale des Constructeurs
de Matériel de Chemins de fer.
Poirrier, ancien président de la Chambre
de Commerce de Paris; sénateur.
Pru.on (Léopold), vice-président de l'Union
des Industries métallurgiques et miniè-
res; vice-président du Comité des Forges
de France.
Prevet, président de l'Union des Syndi-
cats de l'Alimentation en gros; prési-
dent de la Chambre de Commerce de
Meaux.
Qleriioent (De), vice-président de la
Chambre de Commerce du Havre.
MM.
Renault (Louis), président delà Chambre
syndicale des Constructeurs d'Automo-
biles.
Bousiers (Paul de), secrétaire général du
Comité des Armateurs de France.
Sagnier (Henry), secrétaire perpétuel de
I Académie d'Agriculture de France.
Saint- Quentin (Comte de), sénateur,
membre de l'Académie d'Agriculture.
Tavermer, président de la Chambre de
Commerce de Saint-Etienne.
Tiiomassin, membre de l'Académie d'Agri-
culture.
Yiii.kmin, président de la Fédération du
Bâtiment.
Vii.mohin (Ph. de), membre de l'Académie
d'Agriculture de France.
ASSOCIATION NATIONALE D'EXPANSION ÉCONOMIQUE
(INDUSTRIE — COMMERCE — AGRICULTURE)
8, Place de la Bourse — PARIS
r\ Tèl.Ki-iiovE : Uutrnberc, 18-OS
BULLETIN D'ADHÉSION
Je soussigné, déchue adhérer a {'ASSOCIATION NATIONALE d'EXPANSTON
ÉCONOMIQUE, en qualité de :
Membre ; ■•)
OsTE :
Cotisation annuelle : (?)
Adresse :
Nom (Personnel ou Commercial) sous lequel le nomeau membre do I
et indication de sa spécialité agricole, commerciale ou industrielle :
SlGNÀTtmB
(t> Plane à remplir par l'indication de la qualité choisie. Voir cnïessous art 5
i .1 remplir par lu chiffre de la cotisation correspondant à la calegon
EXTRAIT DES STATUTS
\..T. 5.
ent faire partie de l'Association Nalio
I* Les Syndicats professionnels et Unions de
syndicats;
2° Les Associations d'intérêt général s'occu-
pant des questions économiques, industrielles,
commerciales, agricoles et coloniales;
3» Les personnes et Nociclês exerçant des
professions industrielles, commerciales et agri-
coles ;
personnes s'inlëressanl aux questions
rentrant dans l'objet de l'Association.
Les personnes doivent être de nationalité fran-
çaise et jouir de leurs droits civils; si elles ont
(le naturalisées françaises, les naturnlisnl;ons
doivent remonter à dix ans au moins.
Les admissions sont prononcées par le Conseil
<i .hl'nmistr.-v jon, auquel incombe spécialement
d'apprécier si les Syndicats Associa
t ons, Société cl nci -< uni - donl 1^ candidature
r>t présentée peuvcnl collaborer u Elément au
1"i! poursuivi. Les admissions pronoi i
i'' i onseï) sont ratifiées paria prochaine Assem-
blée i:«'nérale-
Les cotisations sont annuelles et fixées ainsi
qu'il suit :
Membre adhérent 5fr.
— actif 2b »
— parPcipanl 100 »
— soc elaire 500 »
Membre fondateur, de l .000 à 10.000 francs.
Les Syndicats el Assocl lions ne peuvent pas
payer une cotisation inférieure à 100 francs
A ht. 6.
l'Association lient chaque ruiner une Assem
. de Ordinaire..
dah
idmis à l'Assemblée générale lous les
• actifs, pnriicip mis, socii [aires el fon-
cl les membres «tu Comité de palro-
Les membres actifs on] droit a une voix: les
membres participants a deux voix; les membres
sociétaires, à trois voix; les membres fondateurs,
.i quatre voix, si leur cotisation e&l de 1 000
francs, cl a une voix supplément aire pour
i li iqtie somme de 1,000 lianes payée en plus,
sans toutefois pouvoir dejiasser le chiffre de
dis voix.
Les membres du Comité de patronage auront
un nombre <'e tout déterminé d'après l'.mpor-
lance de leur subvention et calcule conforro*-
m'iit à la règle ci-dessus comme si le cri ffre de
ce le subvention e'.iil le chiffre d'une cotisai ion.
Les membres al scnls peuvent se faire repre-
s ci ici- par un pouvoil donné a l'un des membres
de i a ssemblée
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